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N
HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS
AU SEIZIEME SIECLE
HISTOIRE
BRÉSIL FRANÇAIS
AU SEIZIEME SIECLE
PAUL' GAFFAREL
ProTeiaenr i U facalté dô9 Leltras da D^Jod.
PARIS
MAISONNEDVE ET 0", LIBRAIRES-ÉDITEURS
25, 4UU TOLTAIBX, 25
F
■
DÉDICACE
SA MAJESTÉ DON PEDRO II
EMPEREUR DU BRESIL.
SIRE,
Votre Majesté n'a jamais caché ses sympathies
pour la France, A F heure où nous désespérions presque
de notre salut, Vous traversiez F Océan, Vous nous
tendiez une main amie, Vous nous rendiez ï inestimable
service de nous relever à vos propres yeux. Aussi,
malgré les partis qui nous divisent encore, tous les
p'
Français ont-Us gardé à Votre Majesté une profonde
reconnaissance. Ce n'est pas seulement au souverain^
c'est plus encore au propagateur des idées libérales^ au
représentant de la civilisation , à ïérudit et à r homme
de goût que nous aimons à rendre hommage. Puisque
tant de liens unissent la France à l'Empereur du Brésil,
Votre Majesté permettra-t-elle au plus humble de ses
admirateurs de lui dédier un ouvrage, qui prouve les
antiques relations de nos deux pays et pourra ne pas
sembler inutile aux Brésiliens et aux Français qui
s'intéressent aux traditions de leur patrie.
Paul GAFFAREL.
PRÉFACE
L'auteur de cet ouvrage est du trop petit nombre des
Français qui croient encore à Timportance et même à la
nécessité de la colonisation. Il pense également qu'on ne
saurait trop s'élever contre le préjugé qui consiste à
répéter que la France ne sait pas coloniser. Nos colonies,
il est vrai, n'ont que médiocrement réussi jusqu'à pré-
sent ; leur histoire ne fut trop souvent qu'une sinistre
énumération de fautes et de catastrophes ; nous avons
semé et d'autres , plus habiles ou plus heureux , ont
récolté; mais, si la Louisiane et le Canada, si les Antilles
ou THindoustan ne nous appartiennent plus, au moins
y avons-nous laissé des souvenirs impérissables et d'ar-
dentes sympathies, car nous n'y avons jamais, comme
tant d'autres , marqué la trace de notre passage par du
sang et des ruines. Aussi bien la meilleure preuve que
le Français sait et peut coloniser, c'est que nos deux
récentes acquisitions, l'Algérie et la Cochinchine , sont
en voie de progrès coiiliiiu, el nous réservent peut-être
de splendides compensations.
S'il nous était donné , dans notre modeste sphère, de
rendre quelque service au pays , ce serait en appelant
Tattention sur Thistoire trop oubliée de nos colonies
perdues. Cette histoire est souvent glorieuse et toujours
féconde en renseignements utiles. Le récit des fautes et
des maladresses qui compromirent le succès de nos
colons en préviendraient sans doute le retour. L'expé-
rience du passé nous mettrait en garde contre les erreurs
de l'avenir. En apprenant comment nous avons su con-
quérir, mais non garder, nous trouverions sans doute le
secret d'organiser et de conserver. Nous n'avons pas eu
d'autre pensée en composant cette histoire de nos établis-
sements brésiliens au seizième siècle.
HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS
)
AU SEIZIEME SIÈCLE.
PREMIERE PARTIE : LA DÉCOUVERTE.
JEAN COUSIN ET PAULHIER DE GONNEVILLE.
I. — Jean Cousin.
Le Brésil fut une des premières régions Américaines que
Iréquenlèrent nos compatriotes au XVP siècle. Si même on
en croit de respectables traditions, non-seulement aucun
Européen ne les aurait précédés dans cette direction, mais
encore Tun d'entre eux, un Dieppois, Jean Cousin, aurait
reconnu la côte américaine avant Christophe Colomb. Nous
ne cherchons pas ici à soutenir un paradoxe, et, plus que
tout autre, nous rendons justice au navigateur génois dont la
patience triompha des préjugés contemporains. Les consé-
quences de la découverte de Colomb durent encore, et c'est à
lui, bien réellement, qu'il faut en reporter l'honneur ; mais,
ne serait-ce qu'à titre de curiosité historique, n'avons-nous
pas le droit et presque le devoir de chercher à remettre en
pleine lumière le hardi marin, à qui reviendrait peut-être la
gloire d'avoir, le premier, dans les temps modernes, mis le
pied sur le sol américain? Tout en reconnaissant que les
: preuves de la priorité de ce voyage ne sont pas encore très-
. solides, avouons au moins (|ue ce problème géographique
mérite une discussion spéciale.
i2 IIISTOIHE DU imiîSIL FUANCAIS.
Jean Cousin (1) appartenait à une des bonnes familles du
pays dieppois. Dès sa jeunesse il s'était adonné à la navi-
gation. Tour à tour soldat et négociant, il s'était distingué
dans un combat contre les Anglais (2), et il avait fait ses
preuves aux côtes d'Afrique et dans plusieurs voyages au long
cours. On était alors en 1488. Les grandes guerres contre
l'Angleterre étaient achevées. Louis XI, en réprimant la
turbulente activité des seigneurs féodaux ou apanages, sem-
blait avoir clos l'ère des guerres civiles. Le commerce exté-
rieur renaissait. Au bruit des découvertes portugaises en
Afrique, à la pensée des mondes nouveaux qui s'ouvraient
aux convoitises mercantiles, il y eut comme une recrudes-
cence dans le commerce dieppois. Quelque gros marchands
de cette ville s'associèrent et proposèrent à Jean Cousin de
partir pour un voyage d'exploration. Il devait s'engager dans
la voie déjà frayée par ses compatriotes, et s'efforcer, tout en
suivant leurs traces, de prévenir les Portugais aux Indes
orientales. Cousin était alors dans la force de l'âge et dans
(1) Sur Jean Cousin on peut consulter Desmarquets. Métnoires
chronologiques iwur servir à Vhistoire de Dieppe et de la naviga-
tion Française, 2 vol. in-12, 1785. — Estancelin. Recherches sur
les voyages et découvertes des navigateurs normands, — Vitet.
Histoire des anciennes villes de France (Dieppe). — Margry. Les
navigations Françaises et la révolution maritime duXIV'^auXVl^
siècle, — P. Gaffarel. Rapports de l'Amérique et de V Ancien
continent avant Colomb, p. 314-324. — Revue politique et litté-
raire (lu 2 mai 1874.
(2) Desmarquets, ouv. cit. t. I. 92 a Un jeune capitaine de cottcî
flotte s'était distingué par les habiles manœuvres qu'il avoit faites,
et par la bravoure avec laquelle il s'était battu contre quelques
vaisseaux anglois qu'il avoit pris. Le compte qu'on en rendit aux
armateurs de Dieppe ne resta point sans une distinction méritée. Il
était trop de leur intérêt d'avoir d'habiles capitaines pour ne pas
accueillir ceux qui donnoient des preuves de leur capacité ».
4EAN COUSIN ET PAULMIEH DE GONNEVILLE. S
l'ardeur des espérances. Bien qu'il lui fallût s'avancer au sud
de l'équateur avec ces navires de l'époque, si mal construits,
à peine pontés, surchargés de voiles et de cordages inutiles,
et affronter les courants qui, même aujourd'hui, rendent très
dangereuses les approches de la côte africaine, il accepta les
offres des armateurs dieppois, et mit à l^a voile en 1488. Il est
impossible de préciser davantage la date de son départ, la
tradition seule ayant conservé le souvenir de ce voyage.
Pourtant jamais expédition maritime n'aurait été plus
féconde en résultats inespérés. Afin d'éviter les tempêtes,
toujours fréquentes dans ces parages, et de ne point échouer
sur les écueils et les bancs de sable si nombreux sur
la côte occidentale d'Afrique depuis le détroit de Gibraltar
jusqu'au cap des Palmes, Cousin avait profité des vents
du large, et s'était lancé en plein Océan. AiTivé à la hau-
teur des Açores, il fut entraîné à l'ouest par un courant
marin et aborda une terre inconnue, près de l'embouchure
d'un fleuve immense. Il prit possession de ce continent; mais,
comme il n'avait ni un équipage assez nombreux, ni des res-
sources matérielles suffisantes pour fonder un établissement,
il se rembarqua. Au lieu de revenir directement à Dieppe
pour y rendre compte de sa découverte, il cingla dans la
direction du sud-est, c'est-à-dire de l'Afrique australe, décou-
vrit le cap qui depuis a gardé le nom de cap des Aiguilles, prit
note des lieux et de leur position, remonta au nord le long du
Congo et de la Guinée, où il échangea ses marchandises, et
revint à Dieppe en 1499.
Tel aurait été le voyage de Cousin. Est-il vrai que, dans
la première partie de ce voyage, précurseur immédiat de
Colomb, il ait découvert en Amérique le Brésil et Tembou-
chure des Amazones? Est-il vrai que, dans h seconde moitié
de son expédition, devancier direct de Vasco de Gama, il ait
presque doublé l'Afrique et indiqué le chemin do l'Hin-
doustan ? Si de pareilles prétentions étaient fondées, ce ne
serait pas un médiocre honneur pour notre pays que d'avoir
-4 HISTOIRE DU URIÎSIL KllA.NCAlS.
donné le jour à celui qui découvrit le Nouveau Monde, et
augmenta si démesurément le domaine de l'humanité. Mais
laissons de côté tout amour-propre national, et, sans imiter
Tamusante fureur de ce savant étranger qui refusait d'ac-
cepter, sur ce point, même la plus courtoise des controverses,
discutons froidement la validité ou la fausseté de la tradition
dieppoise.
Nous nous occuperons seulement de la première partie du
voyage, c'est-à-dire de la découverte réelle ou prétendue de
l'Amérique.
Tout d'abord les objections. Voici la plus grave : Il n'existe
aucune preuve authentique de ce voyage de Cousin ; nul docu-
ment ofliciel n'en a conservé le récit; les titres sur lesquels
on s'appuie pour déposséder Colomb de sa vieille gloire n'ont
donc aucune valeur. — En effet le seul souvenir qui nous soit
parvenu de la découverte de Cousin a été conservé dans uu
ouvrage écrit avec trop peu de critique pour faire autorité.
Cet ouvrage, composé par Desmarquets, est intitulé : « Mé-
moires chronologiques pour servir à l'histoire de la naviga-
tion Française y>. Il est plein d'erreurs et de négligences, mais
il a été composé sur des manuscrits officiels, sur des relations
extraites des dépôts de l'Amirauté et de l'Hôtel de Ville de
Dieppe, et il pèche plutôt par les détails que par le fond. Jusqu'à
nouvel ordre cet ouvrage est notre seule autorité, et par
conséquent l'objection subsiste. Les Dieppois, il est vrai, assu-
rent que Cousin, d'après le vieil usage des capitaines nor-
mands, avait consigné au greffe de l'Amirauté le récit de son
expédition, mais que, lors du bombardement et de l'incendie
de la ville par les Anglais, en 1694, ccîtte relation fut anéantie
avec toutes celles qui s'y trouvaient conservées depuis trois
siècles au moins. L'incendie des Archives dieppoises, en
1694, n'est que trop réel, et la relation de Cousin a sans
doute été brûlée avec les autres ; mais l'avenir nous réserve
plus d'une surprise. Chaque jour, grâce à l'activité ingénieuse
de nos savants, surtout de nos savants provinciaux, l'histoire
JEAN COUSIN ET PAULMIEU 1)K GONNE VILLE. .)
se modifie et les erreurs disparaissent. Peut-être un manus-
crit jusqu'alors oublié surgira-t-il de quelque greffe de cam-
pagne, de quelque armoire municipale, de quelque sacristie,
où il dormait depuis des siècles, et alors nous aurons un Jean
Cousin non plus d'après Desmarquets, mais d'après Cousin
lui-même. Ce jour-là seulement disparaîtra tout à fait cette
première objection.
Seconde objection : Est-il vraisemblable que Cousin se soit
tellement avancé dans l'Atlantique qu'il ait rencontré le Gulf
Stream qui le jeta sur les côtes Brésiliennes ? — Mais, depuis
de longues années (1), les Dieppois fréquentaient les rivages
africains; ils y avaient même fondé des comptoirs; aussi con-
naissaient-ils les dangers de la navigation dans ces parages;
ils savaient combien la côte occidentale de l'Afrique est peu
hospitalière, surtout quand souffle le vent du nord-ouest. Les
Portugais, avec lesquels ils étaient en rapports constants, les
avaient contirmés dans leurs appréhensions, et c'était pour
ainsi dire une notion courante chez les pilotes dieppois que,
pour atteindre aux côtes africaines, il fallait s'élever au large
jusqu'à la hauteur du point précis oii l'on désirait aborder.
Dès lors quoi d'étonnant que Cousin se soit conformé aux
présomptions généralement reçues, et que, voulant aborder
beaucoup plus au sud que ses compatriotes n'en avaient l'ha-
bitude, il se soit avancé beaucoup plus à l'ouest dans l'Atlan-
tique jusqu'à ce qu'il ail rencontré sans s'en douter le Gulf
Stream, au courant duquel il s'abandonna? Il n'y a là rien que
de très-probable. Cousin a simplement suivi l'exemple de ses
devanciers, et il a profité d'un courant dans les eaux duquel
il était entré par hasard.
Une troisième objection, toute contemporaine, est relative
au prétendu maître de Cousin, à l'abbé Descaliers. Cet abbé
(1) Explorateur du 15 avril 1875. Les Normands au Sénégal et
en Guinée au XIY^ siècle.
6 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Descaliers ouDesceliers était né à Dieppe (1). Il entra dans
les ordres, et fut attaché à une des églises de la ville. Les
mathématiques, et surtout Tastronomie devinrent son étude
favorite. Le voisinage de la mer et la fréquentation des marins
rengagèrent à appliquer aux progrès de la navigation les
sciences qu'il aimait, et à distribuer les trésors de son expé-
rience à tous ceux qui voudraient en profiter. Il obtint de tels
succès dans cette œuvre patriotique, et Técole d'hydrographie
qu'il avait fondée devint si importante, que les bourgeois de
Dieppe lui assurèrent des ressources pour acheter des livres
et des instruments, des loisirs pour perfectionner son
enseignement. Il est vrai que sa réputation ne s'étendit pas au
loin, parce qu'il vivait dans un temps d'ignorance , et craignait
de se compromettre en exposant au grand jour ses théories ;
mais ses compatriotes lui rendaient justice (2). Ils la lui ont
même tout récemment rendue, en donnant son nom à une des
rues de leur ville (3). Desceliers ne se contentait pas seulement
d'enseigner les principes de la navigation : il dressait des
sphères et des cartes nautiques (4), qu'il distribuait à ceux de
(1) Le nom se retrouve sous les formes de Des Choliers, Des
Celiers, Deschaliers ou Descaliers.
(2) Desmarquets, ouv. cit. t. I, p. 92 a Descaliers était le meilleur
mathématicien et astronome de son temps. Sa mémoire jouirait do
la plus grande réputation, s'il fût né deux siècles plus tard, ou s'il
y eût eu depuis sa mort quelque historien qui Teût fait connoître.
C'est lui qui a donné les premiers éléments de la science hydrogra-
phique. »
(3) Malte-Brun. Bulletin de la Société de Géographie de Paris^
sept. 1876.
(4) AssELiNB. Les antiquités et chroniques de la ville de Bieppi,
édition 1874, tome II, p. 325. a Pour ce qui est des cartes marines,
je dirai que le sieur Pierre Desceliers, prestre à Arques, a eu la
gloire d'avoir esté le premier qui en ait fait en France. Aussi
JEAN COUSIN ET PAULMIEH DE GONNEVILLE. 7
ses élèves qui entreprenaient des voyages au long cours, ou
même vendait à ceux qui les lui commandaient. Deux de ces
cartes marines existent encore. La première appartenait à
M. Gristoforo Negri. Il la vendit au ministre d'Angleterre à
Turin, M. Iludson, qui la déposa au British Muséum, où elle se
trouve aujourd'hui. Cette carte a 2 mètres 15 centimètres de
longueur sur 1 mètre 35 centimètres de hauteur (1). Elle porte
la mention suivante : Faicte a arques par pierre des-
GELiERS. p. ERE : L ' AN 1550. La socoude cst OU possossion
(le monsieur l'abbé Bubics de Vienne. On a pu l'admirer en
1875 à l'Exposition internationale de Géographie de Paris (2).
Elle ne mesurait pas moins de deux mètres et demi carrés.
Elle portait la mention suivante : Faicte a arques par
PIERRE DESCELiERS, PREBSTE., 1553. Malgré quclquos
différences, ces deux cartes sont évidemment du même auteur,
et cet auteur n'est autre que le fondateur de l'hydrographie.
Par malheur, Desmarquets et les biographes Normands qui
l'ont copié font naître DesceHers vers 1440. Il aurait donc eu
110 et 113 ans quand il composa les Portulans de Londres et
de Vienne. D'ordinaire on n'a pas, à cet âge, conservé la plé-
nitude de ses facultés au point de construire une carte. Si
donc Desceliers composait des cartes en 1550, il n'était pas né
en 1440, et ne pouvait en 1488 donner des leçons à Cousin. Le
maître ne professant pas à cette époque, l'élève n'a jamais
profité de ses leçons, et la tradition est fausse.
Cette objection paraît, au premier abord, à peu près insolu-
estoit-il un si habile géographe et astronome, qu'il fit une sphère
plate; au milieu on voyait un globe qui représentait toutes les
parties du monde. »
(1) Communication de M. de Challaye, insérée dans le Bulletin
de la Société de Géographie de Paris, de septembre 1852, p. 235.
(2) Section d'Autriche-Hongrie n° 147,
8 HISTOIUE 1)1 HHKSIL FRANÇAIS.
ble. Nous avions essayé de la résoudre en alléguant que deux
abbés Pierre Desceliers pouvaient avoir existé (1). Nous avions
cru également que les Portulans de Londres et de Vienne
n'étaient que des copies de cartes réellement exécutées par
Desceliers, et auxquelles on aurait conservé, comme ce fut
longtemps et comme c'est encore l'usage, le nom de leur
auteur : mais nous ne pouvions nous dissimuler la faiblesse
de cette argumentation. M. Malte-Brun, auquel nous avons
exposé nos doutes (2), nous a fait remarquer avec raison que
les deux Portulans ne peuvent avoir été composés que par
l'abbé Pierre Desceliers. C'est ce môme abbé qui aurait dressé
sur la demande de François de Guise, son contemporain, une
carte des forêts de France (8) ; c'est encore lui dont M. de
Beaurepaire a retrouvé le nom dans un acte de 1537 (4). Le
doute n'est plus possible, et l'objection subsiste dans toute sa
force.
Nous savons déjà que Desmarquets est fort sujet à caution.
Il mêle volontiers le faux et le vrai, confond les époques et les
hommes, et exagère l'importance des actes des Dieppois. Peut-
être cette date de 1440, donnée par lui, est-elle erronée ? Ce
qui nous porterait à le croire, c'est qu'un autre annaliste diep-
pois, bien plus consciencieux et plus complet que Desmarquets,
Louis Asseline (5), parle de Cousin comme du contemporain
et nullement comme de l'élève de Desceliers. Il le cite même
comme travaillant avec lui à la confection de cartes et d'ins-
(1) Revue politique et littéraire, art. cité.
(2) Lettre particulière du 14 novembre 1876.
(3) GuiBERT. Mémoires biographiques et littéraires sur les homtnes
de la Seine-Inférieure, t. I, p. 303.
(4) DE Beaurepaire. Recherche sur l'instruction publique dans
le diockse de Rouen avant 1789, t. III p. 197.
(5) Ouv. cit. t. II, p. 3S5.
JEAN COUSIN ET PAUI.MIEH DE GONNE VILLE. 9
truments nautiques. « J'ajouterai à cela, dit-il, à la louange
de nos Dieppois que le sieur Pretot (Prescot), surnommé le
savant, excellait en la pratique des globes, et que le capitaine
Coussin (Cousin) qui était habile à les construire, ne l'était
pas moins à fabriquer les sphères. On tient qu'il en fit une
dans un œuf d'autruche, avec tant d'industrie et de justesse,
que cet ouvrage imitait le mouvement des cieux. » Dès lors
tout s'expliquerait. Desceliers et Cousin étant à peu près du
même âge, ils ont pu se communiquer les résultats de leurs
opinions et leurs connaissances positives. De la sorte l'exis-
tence des deux Portulans de Londres et de Vienne n'infirme-
rait en rien l'authenticité du voyage de Cousin au Brésil.
Reste une dernière objection : En 1500 (1) le Portugais
Alvarès Cabrai qui voulait, lui aussi, tourner l'Afrique et
s'était enfoncé dans l'Océan, fut entraîné par le même courant,
et, le 22 avril, arriva en vue d'un continent qu'il désigna sous
le nom de Véra-Cruz. C'est le Brésil actuel . Il en prit posses-
sion au nom du roi de Portugal, et jamais les Dieppois ne lui
contestèrent ce droit de premier occupant. Donc Cousin n'a
pas découvert le Brésil en 1488, douze ans avant Cabrai. —
Il est vrai que les Dieppois n'ont jamais protesté (2), mais,
ainsi que les Phéniciens dans l'antiquité, ils gardaient soi-
gneusement le secret de leurs découvertes. Ils redoutaient la
concurrence, et lorsque par hasard des rivaux commençaient
(1) Bakros. Decada primeira da India, liv. I, § 30. — Ramusio.
Raccolta di navigazioni e viaggi, etc. — OsoRio. De rébus Emma-
moelis Lusitaniœ régis, liv. II, p. 48-52.
(2) Desmarquets, ouv. cit. I, 94 : « Les armateurs de cette ville
étaient convenus, pour leur intérêt de garder le secret des décou-
vertes que feroient leurs navires ; ils cachèrent celle • que Cousin
venoit de faire du bout de l'Afrique, Ils crurent être les seuls qui
pourroient, à ce moyen, pénétrer jusqu'aux Indes, et en tirer un
parti immense. »
10 HISTOIRE DU BRÉSIL FRAN(.;AIS.
à fréquenter le pays avec lequel ils avaient longtemps seuls
commercé, ils s'éloignaient et cherchaient ailleurs des aven-
tures plus profitables et une contrée plus mystérieuse. Do
plus, comme ils n'étaient soutenus ni par le gouvernemcMit
français, ni par leurs compatriotes des autres ports du
royaume, et qu'ils n'étaient que de simples négociants, jamais
ils n'auraient seulement eu la pensée d'entrer en lutte contre
un souverain étranger, et de lui contester l'exercice d'un de
ses droits; car, avec les idées de l'époque, ils pouvaient être
considérés comme des contrebandiers et traités en cette qua-
lité. A partir de l'année 1493, lorsque le pape Alexandre VI,
dans sa munificence ignorante, eut concédé aux rois de Cas-
tille et de Portugal la possession de toutes les terres décou-
vertes ou à découvrir entre les Açores et les Moluques, tout
étranger qui s'aventurait sur le domaine de ces deux princes
et y tentait fortune, non-seulement violait un décret pontifical,
mais encore s'exposait à être traité comme un maraudeur
surpris en flagrant délit dans une propriété privée. Les Por-
tugais surtout mettaient à soutenir ce prétendu droit une
énergie passionnée : aussi les Dieppois ne se hasardèrent-ils
pas ni à revendiquer pour l'un d'entre eux l'honneur de la
découverte du Brésil, ni à braver à la fois la puissance ponti-
ficale et la marine portugaise. Ils laissèrent Cabrai prendre
possession au nom de son maître du pays qu'il croyait avoir
découvert, et se contentèrent de continuer à exploiter les
richesses de la contrée.
Nous avons cité les témoins à charge. C'est maintenant le
tour des témoins à décharge. Leurs preuves s'enchaînent
plus rigoureusement et apportent une vraisemblance plus
complète.
Tout d'abord le voyage de Cousin est-il possible ? Il l'est
géographiqudment et historiquement. La tradition dieppoise
se fonde en effet sur le hasard d'un courant qui aurait porté
Cousin sur le continent américain. Or, ce courant existe : au
large des Açores, naît en plein océan un véritable fleuve
JEAN COUSIN ET PAULMIER DE GONNEVILLE. 11
maritime qui se dirige à rOuest> vers la côte du Brésil,
remonte au Nord, contourne le golfe du Mexique, sort par le
détroit de Bahama, et se déploie dans la direction de l'Eu-
rope. C'est le fameux (1) Gulf Stroam. Ses eaux sont animées
par un mouvement constant de translation. Elles charrient
d'énormes pièces de bois, des troncs d'arbres, des roseaux
qu'on dirait abandonnés à la pente d'un fleuve continental.
Un navire qui a pénétré dans ce courant n'aurait, pour ainsi
dire, qu'à se laisser aller pour arriver des Açores au Brésil.
Aussi bien, on connaît tellement aujourd'hui la force et l'im-
pétuosité de ses eaux que les navires, même à vapeur, qui
font le trajet d'Europe au Brésil, s'engagent volontiers dans
ce courant, qui leur épargne une grande dépense de combus-
tible et de temps, et l'évitent, au contraire, quand ils revien-
nent du Brésil en Europe. Cousin le rencontra et se laissa
conduire. Il se fia au hasard qui le servit admirablement, et
ses compagnons n'hésitèrent pas à le suivre, quand il se fut
engagé dans cette direction nouvelle. Géographiquement, le
voyage est donc possible.
Historiquement, il l'est aussi : De tous les peuples qui, sur
la foi de la boussole, se risquèrent à de lointains voyages et
affrontèrent gaiement les dangers de l'Océan, il n'en est
aucun qui se soit avancé aussi loin et avec plus d'audace que
les Dieppois. Dieppe, à la fin du XV® siècle, était à la fois
notre grand port de commerce et notre grand port militaire,
notre Marseille et notre Brest. Ses négociants étaient aussi
actifs que ses corsaires étaient braves. Ils semblaient avoir
conservé en partie l'héroïsme et l'esprit d'aventure de leurs
ancêtres les Northmans. Pêcheurs hardis, ils poursuivaient
en pleine mer la baleine ou le cachalot, et se laissaient
emporter par la tempête à d'énormes distances. Voyageurs
(1) Voir Bulletin de la Société de Géographie, 1872. Masque-
RAY. Le Gulf Stream,
12 HISTOIRE I)U BUKSIL FRANÇAIS.
intrépides, surtout aux côt^s d'Afrique, ils n'hésitaient pas à
s'enfoncer dans les continents inconnus. Aussi, (^râce à leurs
batailles, à leurs pêches, à leurs voyages de découverte et
d'exploration, la réputation de nos Dieppois était-elle solide-
ment établie en France et en Europe. Dans un pareil milieu,
l'expédition confiée à Cousin devenait non- seulement possi-
ble, mais même probable. A la fin du XV* siècle, les Castil-
lans et les Portugais commençaient à se lancer sur toutes les
mers. Les souverains des deux pays prenaient une part
directe à ces expéditions et les encourageaient, quand ils ne
les inspiraient^pas. Le commerce étant pour Dieppe une ques-
tion de vie ou de mort, il fallait répondre à la concurrence
étrangère par une activité fiévreuse et une audace plus grande.
Les Dieppois furent à la hauteur de leur vieille réputation, et
de la sorte s'explique l'expédition projetée par quelques négo-
ciants de cette ville, qui en confièrent le commandement à
Jean Cousin.
Le lieutenant (1) de Cousin était un Castillan, nommé Pin-
çon. Jaloux de son capitaine, cet étranger avait essayé de
soulever l'équipage contre lui. Cousin avait eu besoin de sa
fermeté et de son éloquence pour contenir les mutins; au lieu
de punir le traître, il lui conserva son commandement, mais
ne tarda pas à se repentir de sa générosité. Au retour (2),
sur la côte d'Angola, il avait envoyé son lieutenant à terre
pour y échanger des marchandises. Les Africains deman-
dèrent une augmentation de prix. Pinçon la leur refusa, et
s'empara par force des objets de leur négoce. Les Africains
voulurent se venger, et assaillirent les Dieppois. L'expédition
faillit échouer, et la réputation de la probité dieppoise fut
compromise sur la côte. Pinçon avait donc manqué à ses
devoirs de lieutenant, et il s'était maladroitement comporté
(1) Desmar guets, ouv. cit. L 95.
(2) Id., I. 96.
JEAN COUSIN ET PALLMIEK DE GONNEVILLE. 13
comme négociant. Cousin le cita à THôtel-de- Ville de Dieppe,
où se tenait le Conseil, devenu plus tard le tribunal de l'Ami-
rauté, le fit casser, et déclarer impropre à servir désormais
dans la marine dieppoise Pinçon accepta le jugement qui le
frappait, et se retira à Gênes, puis en Castille. Or, tout porte à
croire que ce Pinçon est le même auquel Colomb confia, trois
ans plus tard, le commandement d'un des trois bâtiments de
sa petite escadre, et, dès lors, quel jour sur la découverte de
notre capitaine Dieppois !
De fréquents rapports existaient entre les Dieppois et les
Castillans. Les matelots des deux nations étaient réciproque-
ment exemptés de certains droits. On a conservé une ordon-
nance de 1364 qui dispense les Castillans de payer toute
rétribution pour le feu entretenu au cap de Caux. Depuis que
les marins Français et Espagnols avaient appris à s'estimer
en combattant ensemble les Anglais sous les règnes de
Charles V et de Henri de Transtamare, ils avaient entretenu
des relations suivies. Leji Dieppois faisaient fortune en Cas-
tille, comme Robert de Braquemont qui devint amiral de
Castille, ou Jehan de Béthen(;ourt qui obtint le titre de roi
des Canaries (1) sous la suzeraineté de la Castille. Les Cas-
tillans de leur côté s'étaient établis en assez grand nombre à
Dieppe. Pas un navire dieppois ou castillan ne prenait la mer
qu'il n'eût à son bord un interprète ou un pilote castillan ou
dieppois : U est donc naturel que Cousin ait choisi pour lieu-
tenant un Castillan réputé pour sa science nautique (2).
Si, d'un autre côté, nous nous rappelons que Colomb avait
perdu tout espoir, lorsque tout à coup il fut accueiUi par trois
marins de Paies, habiles, prudents, renommés, qui devinrent
(1) G. Gravier. Le Cana'^ienj passim.
(2) El cual era aquel tiempo hombro muy sabido en las cosas «lo
kl mar. Procès ilc Coloiub citô par Vitet. Histoire de Dieppe^
11, Go.
14 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
ses amis, ses confidents et bientôt ses associés, est-ce donc
que ces trois marins, égoïstes et calculateurs, auraient été
séduits par l'enthousiasme communicatif de Colomb ? Rien
n'est moins probable. La réflexion et non la passion, le sou-
venir d'un voyage antérieur ou la conformité des plans et des
vues, nullement la confiance aveugle en un seul homme
décidèrent ces froids et avisés navigateurs. Or ces trois
obscurs Castillans qui donnaient à Colomb ce que lui avaient
refusé des souverains étrangers se nommaient Alonzo Pinçon,
Vincent-Xavier Pinçon, et Martine Pinçon. L'un des trois
frères, Alonzo, était sans doute l'ancien lieutenant de Cousin,
qui avait déjà entrevu le Nouveau Monde. Pour le retrouver
il manquait un homme d'action ; Coloml) se présenta, et des
intérêts confondus naquit l'association.
Plus encore que l'accueil fait à Colomb, ou que la confor-
mité du nom, ce qui semblerait indiquer dans Alonzo Pinçon,
lieutenant de Colomb , la connaissance antérieure d'un autre
continent, ce fut sa conduite pendant le voyage. Bien que
sous les ordres de l'Amiral, puisque Colomb avait reçu de la
couronne de Castille et ce titre et l'investiture des futures
découvertes. Pinçon agit toujours à sa guise. Le fils de
Colomb, dans la Vie de son père qu'il composa plus tard,
n'essaye seulement pas de contester que, dans les circons-
tances difllciles, Colomb consulta toujours Alonzo Pinçon. Ce
n'était certes pas à titre de marin, car Colomb avait navigué
toute sa vie, et n'avait besoin des leçons de personne ; ni en
qualité de lieutenant, car Colomb l'eût fait venir à son bord
pour tenir conseil avec lui, tandis que souvent il passe sur
la Pinta que commande Pinçon, s'enferme Je longues heures
avec son prétendu subordonné, lui communique des cartes,
et ne décide rien sans f avoir consulté. On eût dit qu'il s'a-
dressait moins à sa science qu'à ses souvenirs. Quand Pinçon
insistait à plusieurs reprises, ot notamment les 18 et 25 sep-
tembre et le 6 octobre, pour qu'on cinglât vers le sud-ouest
afin de trouver terre, n'était-ce pas qu'il se rappelait le grand
JEAN COUSIN KT l'AlUJUEU DE GONNEVILLE. 15
courant équatorial, et voulait le retrouver pour être porté par
ses eaux (1) ? Lors du procès qui s'éleva après la mort de
Colomb entre son fils Diego et la couronne de Gastille, dix
témoins déposèrent dans l'instruction que TAmiral demandait
à Pinçon si l'on était en bonne voie, et que Pinçon avait tou-
jours répondu négativement jusqu'à ce qu'on eût pris la
direction du sud-ouest. Colomb marchait en homme qui n'a
fait que rêver ce qu'il exécute (2), et Pinçon comme s'il cher-
chait un chemin autrefois parcouru par lui : Il était si con-
vaincu, si sûr de lui-même, que Colomb finit par l'écouter.
Quelques jours plus tard on touchait à San-Salvador.
Alonzo Pinçon était donc un associé plutôt qu'un subor-
donné. Le 6 octobre, quand les équipages découragés
demandèrent à grands cris le retour, et que Colomb assembla
les capitaines à son bord afin de prendre une détermination
décisive, ce fut Alonzo Pinçon qui prit la parole et ralîermit
les esprits ébranlés. Il y avait, dans cette ferme volonté de
conserver la même direction, autre chose qu'un effet de pur
hasard et d'heureux entêtement. Cette affirmation répétée de
découvrir la terre ne reposait pas sur une simple conjecture.
Pinçon n'eût pas autrement agi s'il eût élé certain de l'exis-
tence d'un continent, et il l'était, comme le prouva l'issue du
voyage.
Sa conduite ultérieure, après la découverte, prouve jusqu'à
(1) Journal du bord de Colomb, 8 et 12 août, 18 et 25 sept., 6,
11, 17, 19 octobre, etc.
(2) Journal de Colomb: « On quitta la route de l'ouest pour
prendre celle du sud-ouest, du côté de cotte terre que Ton croyait
être à vingt-cinq lieues». — «Martin Alonzo Pinçon exprimaTavis
qu'il valait mieux naviguer an quart de Touest, dans la direction du
sud-ouest; Avant tout il fallait, dit-il, arriver à la terre ferme
d'Asie, on verrait les îles ensuite ».
IG HISTOIRE DU HUÉSIL FUANT.ÂlS.
révidence qu'il agissait avec réflexion. Une première fois (1)
il abandonna Colomb comme s'il ne pouvait supporter la
pensée de servir sous ses ordres, et, pendant quarante-cinq
jours, découvrit lui seul de nombreuses îles. Quand il eut
par hasard rejoint l'Amiral, il essaya de l'abandonner une
seconde fois (2) et de porter le premier gi Europe la nou-
velle de la découverte. On a prétendu que la jalousie l'excitait:
sans doute ce sentiment haineux dictait en partie sa conduite,
mais l'amer regret de n'être qu'en seconde ligne à profiter
d'une découverte antérieure n'entra-t-il pas pour beaucoup
dans sa défection ?
Le Pinçon, lieutenant de Colomb, est-il bien le même,
dira-t-on, que le Pinçon, lieutenant de Cousin? En 1489, le
Pinçon de Cousin fut renvoyé de Dieppe, et deux ans et demi
plus tard l'escadre de Colomb entrait dans l'Atlantique. Pin-
çon avait donc eu le temps de revenir en Castille, de s'en-
tendre avec ses frères et de préparer son expédition. Sans
insister sur la similitude absolue du nom, à tout le moins fort
probante, nous remarquerons encore que les caractères pré-
sentait une grande analogie : hauteur, emportement, dupli-
cité, mais aussi fermeté et persévérance. Si donc la chrono-
logie, si les noms, si les caractères, si tout s'accorde à prouver
l'identité des Pinçon, l'authenticité de la tradition dieppoiso
n'est-elle pas par cela même confirmée ?
Peut-être objectera-t-on que, si réellement Pinçon avait
découvert l'Amérique avant Colomb, il aurait revendiqué
pour lui cet honneur lors du procès qui s'éleva à la mort de
l'amiral : Mais Pinçon avait été renvoyé ignominieusement de
Dieppe, il ne voulait sans doute pas rappeler cette mauvaise
affaire, et s'exposer à l'affront d'être publiquement démenti
par les Dieppois, s'il réclamait pour lui la gloire d'avoir
(1) Journal de Colomb. 21 novembre 1492 et G janvier 1493.
v2) id. 14 février 1493.
JEAN COUSIN ET PALLMlEIt DE GUNNEVILLE. 17
aperçu le premier la terre nouvelle. Aussi bien ce fut toujours
comme un héritage de famille chez les Pinçon de voyager
dans la direction du Brésil. En 1499, le neveu d*Alonzo, Vin-
cent Janez Pinçon, entreprenait à ses frais une expédition
on Amérique, et se dirigeait précisément vers le point de la
côte que Cousin est censé avoir découvert en 1488, en com-
pagnie de son lieutenant castillan, c'est-à-dire vers le Brésil,
entre Fernambuco et Tembouchure de TAmazone. Etait-ce
pur hasard, coïncidence fortuite ou dessein prémédité, on
l'ignore. Janez Pinçon voulait sans doute profiter pour son
compte des indications de son oncle Alonzo. Son voyage fut
heureux. Le 20 janvier 1500, avant Cabrai, auquel on attribue
d'ordinaire l'honneur de cette découverte, il découvrait une
terre qu'il nommait Santa-Maria de la Consolacion ; puis, lon-
geant la côte à partir du cap Saint-Augustin, il explorait les
embouchures de l'Amazone, le fleuve entrevu par Cousin. La
uiême année 1499 sortait encore de Paies, c'est-à-dire de la
ville des Pinçon, un de leurs matelots, Diego de Lepe, qui
observait le Delta de l'Orénoque et côtoyait le Paria. Il y
avait donc à Palos, dans la famille et dans l'entourage des
PinçoH; une tradition véritable dont l'origine remontait à l'an-
cien lieutenant de notre Cousin. La couronne de Castille
reconnut en partie les droits de cette famille à la découverte
(le l'Amérique, lorsque, en 1519, Charles-Quint lui concéda
des lettres de noblesse avec des armoiries parlantes : Trois
caravelles voguant en pleine mer, et une main étendue vers
une île pleine de sauvages.
De tout ce qui précède, n'avons-nous pas le droit de con-
clure que notre compatriote fut le précurseur immédiat de
Colomb? Dès 1582, un autre Dieppois, La PopelHnière (1),
(1)La PoPET^himÈRE. Histoire des trois mondes. C'est ce que disait
oncore Bergbron dans son Histoire de la navigation p. 107. « Tou-
tefois nos Normands et Bretons maintiennent les premiers avoir
trouvé ces terres-là, et que de toute ancienneté ils ont trafiqué avec
2
18 HISTOIKE Dr BUKSIL FRANÇAIS.
écrivait déjà de Cousin : « Nostre François, si mal advisé,
n*a eu ni Tesprit ni la discrétion de prendre de justes mesures
publiques pour l'asseurance de ses desseins aussi hautains et
généreux que ceulx des autres. » En effet, le silence s'est fait
pendant deux siècles autour de son nom. Il n*a été rompu
que de nos jours par MM. Estancelin, Vitet et Margry . Serons-
nous plus heureux que nos prédécesseurs, et réussirons-nous
non pas à modifier une opinion préconçue, mais à établir que,
très-probablement, c'est à un Français que revient l'honneur
d'avoir, le premier dans les temps modernes, mis le pied sur
le sol américain?
La meilleure preuve de la probabilité du voyage de Cousin,
c'est le grand nombre des expéditions maritimes entreprises
par les Dieppois et les Normands dès les premières années
du XVP siècle, dans la direction du Brésil. Ces expéditions
sont fréquentes et presque régulières. Elles dénotent de la
part de ceux qui s'y risquaient une connaissance réelle du
pays où ils s'engageaient. Cousin avait tracé la voie : ses
compatriotes la suivirent avec ardeur. De 1488 à 1555, c'est-
à-dire depuis l'expédition de Cousin jusqu'à la tentative de
colonisation ordonnée par l'amiral de Coligny, les voyages
des Français au Brésil se succédèrent tantôt heureux, tantôt
marqués par de dramatiques péripéties. Leur souvenir s'est
pourtant conservé à grand'peine, moins encore dans les rela-
tions françaises que par le témoignage des étrangers, Portu-
gais, Italiens, Allemands même. Peut-être ne sera-t-il pas
sans intérêt d'en rechercher la trace à travers les documents
contemporains, et d'essayer de reconstituer une période trop
délaissée de notre histoire nationale.
II. — Voyages clandestins.
Il peut sembler étrange, au premier abord, que nos histo^
les sauvages <iu Brésil au lieu dit depuis Port Real, mais faute
d'avoir gardé par écrit la mémoire de tout cela, tout s'est mis en
oubli. »
^
JEAN COUSIN ET PAULMIER DE GONNEVILLE. 19
riens du XVP siècle se soient montrés si peu soucieux de
transmettre à la postérité le souvenir de ces aventureux
voyages au Nouveau Monde ; mais le commerce et la naviga-
tion tenaient alors une place bien secondaire dans la politique.
C'était sur le continent et jamais sur la mer que se décidaient
tous les conflits internationaux. Nos souverains, qui luttaient
avec peine et contre leurs propres sujets et contre TAnglais
ou TAllemand, s'étaient complètement désintéressés des ques-
tions d'outre-mer. Leur juridiction et leur protection ne
s'étendaient pas au-delà des côtes. L'Océan était un domaine
ouvert à tous, mais celui qui s'y aventurait le faisait à ses
risques et périls. Dès lors on excuse l'indift'érence systéma-
tique de nos historiens. L'écho de ces courses lointaines ne
pai'venait même pas à leurs oreilles. Uniquement préoccupés
des faits et gestes de nos souverains, de leurs batailles ou de
leurs négociations, ils se souciaient bien peu de tel voyage
entrepris par un obscur négociant, ou de telle découverte qui
n'agrandissait pas le domaine immédiat de la couronne !
A défaut du témoignage des écrivains contemporains, nos
voyageurs et nos négociants auraient au moins dû, semble-t-il,
consigner dans des journaux de bord ou dans des relations
spéciales le souvenir de leurs découvertes. Ils ne l'ont pas
fait, mais leur silence était prémédité. Le i 4 mai 1494, le pape
Alexandre VI Borgia avait, parune bulle célèbre (1), partagé les
(1) De nostra mera liberalitate et ex certa scientia ac de Apos-
tolicœ potestatis plenitudine, omnes insulas et terras firmas inven-
tas et inveniendas, détectas ac detegendas versus occidentem et
meridiem, fahricando et oonstniendo unam lineam a polo arctico
scilioot soptont.riono ad polnm antarctipiim scilioot nmridiom, qiim
linea distet a qiialibot insnlanini qUit» viil|xaritornunoupantiirdelos
Açores et Cabo verdo centura leucis versus occidentem et meridiem,
auctoritate omnipotentis Dei nobis in beato Petro côncessa ac
vicariatus Jesu-Christi quo fungiraUr in terris cura omnibus illorum
dominiis, civitatibus, castris, locis et villis, juribusque ot juris*
20 HISTOIRE DU BKt)JlL KHAN(;AIS.
continents nouveaux entre les deux couronnes de Forlugal
et d*Espagne. Au-delà d*une ligne tracée d'un pôle à Taulre
et passant à cent lieues à l'ouest des Açores, toutes les terres
étaient concédées à la couronne d'Espagne. En deçà de cette
même ligne, le Portugal était considéré comme le légitime
possesseur des îles et continents. Il était interdit à tout autre
peuple, non-seulement de s'établir, mais encore d'entrepren-
dre un voyage dans les pays ainsi délimités sans en demander
l'autorisation à l'une ou à l'autre des deux cours privilégiées.
Le roi François P' demanda bien un jour, non sans malice,
qu'on lui montrât l'article du testament d'Adam qui léguait
le Nouveau Monde à ses bons cousins d'Espagne et de Por-
tugal, et, sans plus se soucier de la défense pontificale, envoya
coup sur coup plusieurs expéditions en Amérique ; les rois
d'Angleterre, de leur côté, ne prirent même pas la précaution
de protester contre les prétentions du Saint-Siège, et diri-
gèrent vers les terres nouvelles de nombreux découvreurs :
mais la liberté que se donnaient les rois de France ou d'An-
gleterre était interdite à de simples armateurs. Le fisc espa-
gnol ou portugais surveillait attentivement tous les navires,
de quelque provenance qu'ils fussent, et malheur à l'impru-
dent étranger qui se laissait surprendre! Il était considéré
comme pirate et traité sans pitié. Les Portugais surtout sou-
tenaient leurs prétendus droits avec une âpreté extraordinaire.
Mais ces prohibitions, au lieu de les comprimer, surexcitaient
les convoitises; car, s'il est dans la nature humaine de résister
à toute tyrannie, la tyrannie commerciale plus que toute autre
inspire une profonde répugnance. Aussi une vasta contre-
bande s'était-elle organisée, dans laquelle nos Normands,
avec leur caractère audacieux et entreprenant, rencontrèrent
dictionibus ac pertinentiis universis, vobis hoeredibusque et succès-
soribus vestris Castellœ et Legionis regibus in perpetuum tenore
prœsentiarum donamus, concedimus ot assignamus etc. Cité par »
d'AvEZAC. Iles de l'Afriquej p. 2.
JEAN COUSIN ET PAULMIER DE GONNEVILLE. 21
peu de rivaux, et, à côté des voyages officiels, commencèrent
les voyages clandestins.
Le nombre de ces expéditions anonymes fut considérable.
En 1858 M. de Gastelnau (1), un de nos plus éminents voya-
geurs, trouvait entre les mains d*un négociant de Salem, dans
le Massachussetls, une carte manuscrite des terres polaires
visitées depuis de longues années par les navires de ce négo-
ciant, et qui n'ont été définitivement décrites et gravées que
depuis peu, après les immortels voyages de Kane et de Hayes.
Or, si le désir de conserver un monopole commercial empêche
de donner Findication même de régions pauvres et stériles,
et cela à une époque où nul ne conteste plus le principe de la
liberté des mers, on comprend pourquoi nos marins du XVI*
siècle se sont bien gardés d'annoncer bruyamment leurs
découvertes, retenus qu'ils étaient par la certitude d'être les
seuls à faire des gains énormes dans des pays inexploités et
d'une richesse merveilleuse, et arrêtés par la crainte d'être
poursuivis comme contrebandiers. Comme le remarque avec
autant d'éloquence que de perspicacité notre grand historien
Michelet (2) : «Une maladie terrible avait éclaté au XV® siècle,
la faim, la soif de l'or, le besoin absolu de l'or. Peuples et
rois* tous pleuraient pour de l'or. Il n'y avait plus aucun
moyen d'équilibrer les recettes et les dépenses. Fausse mon-
naie, cruels procès et guerres atroces, on employait tout,
mais point d'or. Les alchimistes en promettaient, et on allait
en faire dans peu, mais il fallait attendre. Les peuples, mai-
gres et sucés jusqu'à l'os, demandaient, imploraient un mira-
cle qui ferait venir Tor du siècle. » Le miracle s'opéra : Les
mines américaines furent découvertes, et les inépuisables
richesses d'un sol vierge se déversèrent en Europe. Aussitôt
tout le monde se précipita vers les heureuses régions qui
(1) DE Castelnau. Voyage dans TAmérique du Sud t. IV, p. 259.
(2) Michelet. La mer, p. 278.
"22 HISTOIHE DU BHKSIL FHAN(,:A1S.
recelaient dans leurs flancs tant de trésors. Combien d'ambi-
tions excitées et de convoitises allumées, et, par conséquent,
que d'aventures tentées et de voyages entrepris dès la fin du
XV** siècle, dont nous ne savons plus rien! Dès Tannée 1501,
Alonzo de Hojeda (1), nommé gouverneur d'une partie du
Venezuela, constatait la présence d'Anglais établis sur la
partie occidentale de la côte depuis quelques années. Bal-
boa (2), dans son fameux voyage à travers l'Amérique centrale,
signalait aussi des incursions antérieures faites par des capi-
taines, dont on ne connaissait pas la nationalité. Ainsi agirent
nos compatriotes : ils quittaient mystérieusement la France,
après avoir confié à quelque affidé le secret de l'entreprise,
évitaient avec soin toute rencontre fâcheuse sur l'Océan, et
débarquaient en cachette dans quelque anse ignorée, au
besoin sur quelque île voisine du rivage, où ils disposaient
leurs comptoirs d'échange, et ébauchaient quelques grossiers
retranchements. Avec autant de précautions que les Phéni-
ciens ou les Carthaginois quand ils eurent à lutter contre la
concurrence grecque ou romaine, ils abordaient les terres,
dont leurs rivaux leur interdisaient l'approche. Comme ils
connaissaient le prix du silence, ils ne consentaient à le rom-
pre qu'en faveur de leurs amis. De la sorte s'explique* par
l'indifférence des historiens officiels, et par l'abstention volon-
taire de nos marins, l'absence de renseignements précis sur
los navigations au Brésil dans la période que nous étudions.
Ces expéditions ont pourtant été faites ; elles ont même été
fort nombreuses et presque régulières. En 1503, lorsque le
capitaine Paulraier de Gonneville, dont nous raconterons
bientôt le voyage à/travers l'Atlantique et sur les côtes brési-
liennes, débarqua pour la seconde fois sur le continent améri-
%
(1) NAVARRETE.Collecion deviajesydescubrimientosque hicieron
pop mar les Espânoles etc., trad. de la Roquette, t. III, p. 41, 86,
88, 543, 545
(2) id., p. 367, 379, 380,
JEAN COUSIN KT PAILMIER I)K GONNEVILLK. 23
cain, il remarqua, non sans étonneinent, que les indigènes
ne paraissaient nullement surpris de sa présence. Ils connais-
saient l'usage des divers instruments qui garnissaient le
navire, ils n'ignoraient même pas les redoutables effets de
l'artillerie : enfin, comme le constate GonnevillC; ils avaient
déjà vu des Européens, et avaient échangé contre les objets
qui excitaient leur curiosité ou leur admiration, les diverses
productions de leur sol « comme estoit apparent par les den-
rées de chrestienté que les dits Indiens avoyent. » (i) Rien
ne prouve, il est vrai, que ces Européens fussent des Français,
mais rien non plus ne prouve le contraire; et, comme les
Portugais avouent qu'ils n'ont connu le Brésil qu'en 1500 avec
Alvarès Cabrai, et qu'ils n'en ont pris réellement possession
que quelques années plus tard avec Gristoforo Jacquez,
Affonso Souza et plusieurs autres, il n'est pas improbable que
c'étaient des compatriotes de Gonneville qui, avant lui, avaient
ouvert des relations avec ces indigènes brésiliens.
Aussi bien un autre passage (2) de la relation de Gonneville
est plus explicite encore : « Or passez le tropique Capricorne,
écrivait-il, hauteur prinse, trouvèrent estre plus esloignez de
TAffrique que du pays des Indes Occidentales, où dempuis
aucunes années ença les Dieppois et les Malouins et autres
Normands vont quérir du bois à teindre en rouge, cotons,
guenons, et perroquets et autres denrées ». Assurément
l'expression géographique d'Indes Occidentales manque de
précision, et s'apphque tout aussi bien à l'Amérique du Nord
qu'à celle du Midi, mais ce n'est que dans l'Amérique du Midi
et spécialement dans le Brésil qu'on trouvait alors des bois
de teinture, des guenons et des perroquets. Les Français
voyageaient donc au Brésil plusieurs années avant Gonne-
ville, et déjà même il existait des relations suivies entre les
(1) Nouvelles annales des Voyages. Juillet 1869. D*Avezac. Mé-
moire sur Gonneville.
(2) id. id.
j^i HISTOinE I)L BHÉUIL FRAiNÇAIS.
deux régions, puisque ua commerce régulier s'était établi.
Ce sont justement des Normands et des Bretons, c'est-à-dire
ceux de nos compatriotes qui avaient dû être les premiers
informés de la découverte de Jean Cousin, qui s'élançaient
sur ses traces, et exploitaient les richesses encore inconnues
de la région. Nous ne pouvons, il est vrai, préciser aucune
date, ni désigner aucun nom ; mais la réalité historique do
ces voyages nous semble indiscutable, et nous nous asso-
cierons de tout cœur à la fîère protestation de la Popellinière
qui, frappé de l'insouciance des Français en matière de navi-
gation, revendiquait hautement pour les siens l'honneur
d'avoir précédé tous les autres peuples de l'Europe dans
la découverte du Brésil. « Les François (i) toutesfois.
Normands surtout et les Bretons maintiennent avoir
premiers descouvert ces terres et d'ancienneté trafiqué
avec les sauvages du Brésil contre la rivière de Saint-
François, au lieu qu'on a despuis appelé Fort Real.
Mais, comme en autres choses, mal advisez en cela, ils
n'ont eu ny l'esprit ny discrétion de laisser un seul escrit
public pour asseurance de leurs desseins... tellement que le
Portugais se veut attribuer l'advantage d'en estre paisible
seigneur par le moyen de Pedralvarez, lequel, pour laisser
avant que partir nom éternel à cette belle province, fît haus-
ser... une croix beniste avec toutes les solennités qu'y peurent
pratiquer lois prostrés qu'il y avoit menez, la nommant aussi
terre de Sainte-Croix. Les François seuls l'ont nommée
Terre de Brésil par ignorance de ce que dessus, et qu'ils y
ont trouvé ce bois à commandement, encore qu'il n'y soit
qu'en une contrée, laquelle mesme en porte assez d'autres ».
Ce passage, bien qu'il soit l'écho d'une tradition perdue
par notre négligence, ne suffirait pas pour appuyer nos pré-
tentions nationales, car l'auteur des Trois Mondes ne cite pas
(1) La Popelunière. Les trois mondes^ livre th., p. 21.
JEAN COUSIN ET PAULMIER DE GONNKVILLE. 25
ses autorités, et les procédés actuels de la critique historique
répudient un pareil genre de preuves: mais cette justice, que
nos compatriotes se refusent à eux-mêmes, les étrangers plus
impartiaux ou plus soucieux de la vérité n'hésitent pas à la
leur rendre. On conserve à la bibliothèque (i) de Dresde un
opuscule intitulé: Copia des Newen Zeytung auss Pressiliff
Innd. C'est la version allemande , d'après un original ([ui
paraît portugais, d'un fragment de lettre relatif à un navire
arrivé du Brésil le 12 octobre précédent. Gomme la Copia
des Zeilung ne porte ni désignation de date, ni nom d'auteur,
ni lieu d'impression, il est impossible de préciser l'année à
laquelle eut lieu le voyage. On sait seulement, d'après l'in-
terprétation de certains passages, qu'il se fit dans les premières
années du XVP siècle (2). Ce document n'a pour nous d'im-
l)ortance que parce qu'il y est parlé des arrivages antérieurs
et répétés, sur la côte Brésilienne, de marins dépeints par les
indigènes aux Portugais de telle façon qu'on ne peut mécon-
naître en eux des Français, et particulièrement des Normands.
« Les habitants de cette côte, lisons-nous dans la Copia (3),
rapportent que de temps en temps ils voient arriver d'autres
navires, montés par des gens qui sont habillés comme nous ;
d'après ce que disent les indigènes, les Portugais jugent que ce
sont des Français. Ils ont généralement la barbe rousse ». Les
Portugais, rivaux et ennemis naturels de nos matelots, étaient
(1) HuMBOLDT dans son Histoire de la Géographie du nouveau
continent (t. V, p. ^39-258), et Ternaux Compans dans les Non-
vcUês annales des Voyages (1840 t. ii, p. 306-309) en ont donné la
traduction française. L'original est cité par Varnhagen,. Historia
gérai do Brasil, t. i, p 435.
(2) D'Avezac. Bulletin de la société de Géographie, 1856.
(3) Os moradores da costa disseram que, de quando em quando,
ahi chegavam outros navios, cujas tripolacôes se vestiam como os
nossos, e tinham quasi todos a barba puiva. Os Portuguezes créera
por estes signaes serem Franeezes...
"2^ HisfoiKE nr hhksil fkan(,:ais.
les meilleurs juges de la question. S*ils croyaient queces étran-
gers étaient des Français, il faut nous incliner devant leui* pers-
picacité commerciale. Ils nous jalousaient, ou plutôt nous
détestaient, et, puisqu'ils se prononcent si nettement, leurs
soupçons valent une certitude. Dès les premières années du
XVP siècle et même dès la fin du XV*, par conséquent dans
les quinze années qui séparent l'expédition de Cousin et le
voyage de Gonneville (1*488-1503), nos compatriotes fréquen-
taient donc la côte brésilienne, et, malgré la j^alousie ou les
hostilités portugaises, ils n'ont plus cessé de la fréquenter.
A propos de Tauthenticité de ces voyages, nous alléguerons
une preuve qui, pour être philologique, n'en a pas moins sa
grande valeur. Quand Alvarez Cabrai découvrit le Brésil en
1500, il lui donna le nom de terre de Santa-Cruz, et cette
dénomination officielle fut, pendant le XVP siècle, acceptée
et répétée non pas seulement par les Portugais, mais encore
par. tous les cartographes de Tépoque. Les Français au con-
traire n'ont jamais cessé de désigner ce pays sous le nom qui
depuis a prévalu. Or, que signifie le mot Brésil? Il a de tout
temps été employé pour indiquer les bois de teinture de
provenance exotique. En Italie, dès le XIP siècle, bresill,
brasiUy^ bresilzi, braxilis, brasile étaient appliqués à un
bois rouge propre à la teinture des laines et du coton. Mura-
tori l'a prouvé en citant les tarifs de la douane de Ferrare en
1193, et ceux de Modène en 1306 (1). Marco Polo parle éga-
lement du berzi « qu'ils ont en grant habondance, do meillor
dou monde » (2). En Espagne le bois de teinture ou brasil
fut introduit de 1221 à 1243 (3). En France, nous lisons dans
(1) MuBATORi. Antiquités italiennes, t. ii. Dissertation xxx,
p. 894-899.
(2) Marco Polo. T i, p. 99, édit. Société de géographie, 1824.
(3) Capmany. Memorias sobre la antigua marina, comercio y
artes de Barcelona, t. ii, p. 4, 17, 180,
JEAN COUSIN ET PAULMIER DE GONNEVILLE. ^7
le Livre des métiers y rédigé sous le règne de Saint-
Louis (1) : a Li barillier puvent fere baris de fus de tamarie
et de brezilyi et plus loin « nus tabletier ne puet mettre, avec
buis nule autre manière de fust, qui ne soit plus chier que
buis; c'est à savoir cadre, bonus, brezil et cîpres ». A la fin
du même siècle le brésil est mentionné, comme article d'im-
portation, dans les droitures^ coustumes et appartenances de
la viscomté de l'eau de Rouen (2). En 1387 la coutume d'Har-
fleur élève les droits sur le brésil à quatre deniers et demi les
cent livres (8). En 1896 les droits sur cette précieuse denrée
étaient fixés pour Dieppe à « la carche de brésil vin deniers,
la balle m deniers (4)». Il est donc certain que toute l'Europe
occidentale, pendant le moyen-âge, appelait brésil les bois de
teinture. Par le plus curieux des hasards, le nom de la pro-
duction fut appliqué au pays producteur, et, comme on ne
connaissait pas exactement la situation de ce pays, la terre
du Brésil, au fur et à mesure des découvertes, voyagea,
comme avaient voyagé dans l'antiquité l'Hespérie, le mont
Atlas ou les colonnes d'Hercule. Le portulan Médicoen de
1851 dessine au milieu de l'Atlantique une insula de Brazi.
I^ carte de Picignagno en 1867 la conserve sous le nom
d'insula de Bracir, et la carte catalane de 1375 sous celui
d'insula de Brazil. Sur le portulan de Mecia de Viladestes
(1418) nous trouvons à l'ouest de l'Irlande une insola de
Brazil. Le portulan de la bibliothèque de Dijon, dont il est
permis de fixer la date à l'année 1428, les cartes d'Andréa
Bianco (1436) et de Fra Mauro (1457) l'enregistrent soigneu-
(1) Le livre des métiers. — Collection des documents inédits de
l'histoire de France, p. 104 et 177. ^
(2) Bibliothèque nationale Ms. 10391-13.
(3) Archives de la Seine-Inférieure. Registre des droits et cou-
tumes de la prévôté d'Har fleur.
(4) id. CouiuYnes de Dieppe, fol. 28 et 32,
28 HISTOIUE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
sèment. L*atlas d'Ortelius et celui de Mercator (1569) con-
servent encore ce nom, et le souvenir de cette île errante
s'est perpétué jusqu'à nos jours dans le Brasil Rock, rocher
basaltique, que marquent les caries anglaises et allemandes
k quelques degrés à Touest de l'extrémité occidentale de
l'Irlande.
A peine l'Amérique fut-elle découverte que les voyageurs
ou plutôt les négociants s'imaginèrent qu'ils venaient de
retrouver le pays originaire du bois de brésil. Pierre Martyr
Anghiera (1) raconte que Colomb, dans son second voyage,
trouva à Haïti des forêts de ce bois que les Italiens nomment
vergùio et les Espagnols brasUe, Dans le troisième voyage (2)
il chargea sur la côte de Paria trois mille livres de brésil
supérieur à celui d'Haïti. A mesure que les découvertes
s'étendaient au sud du cap Saint-Augustin, le commerce de
bois rouge devint de plus en plus actif. Ainsi Amerigo Ves-
pucci (3) dans sa quatrième expédition (1504) en prenait un
chargement entier à la baie de tous les saints. Dès 1516 le
gouvernement espagnol défendait l'importation de tout brésil,
qui ne proviendrait pas des Indes Occidentales appartenant
aux domaines de Gastille (4). On s'empressa de ne pas obéir
à ces prescriptions intempestives, et plus que jamais les côtes
de l'Amérique méridionale continuèrent à être exploitées
sui'tout à cause de leurs bois de teinture. Aussi l'usage pré-
valut-il peu à peu de les désigner sous le nom de cette pré-
(1) P. Martyr. Oceanica, Dec i, liv. iv, p. 11. Sylvas immensas,
quse arbores nullas nutriebant alias prœtepquam coccineas, qua-
rum lignum mercatores Itali verzinum, Hispani brazilum appel-
lant.
(2) id. liv. IX, p. 21.
(3) In eoportubresilico puppes nostras onustas efficiendo quinque
perstitimus mensibus.
(4) Nay ARRETE. Doc. Biplomat.^ t. ii, p. 339. Ordenanzas hechas
el 15 de junio 1516.
JEAN COCSLX ET l'AULIlIEK DE GO.NWEVILLE. 21)
cieuse denrée, et c*est ainsi qu'à la dénomination de Terva de
Santa Cruz imposée par Cabrai se substitua celle de Terra
de BrasilfH changement inspiré par le démon, écrit avec une
naïve terreur Thistorien Barres (1), car le vil bois qui teint le
drap en rouge ne vaut pas le sang versé pour notre salut ».
Bien des années avant que l'orgueil portugais se fût abaissé
à accepter une dénomination consacrée par Tusage, ou que les
autres peuples de l'Europe se fussent conformés à cette appel-
lation, nos compatriotes ne nommaient jamais que terre du
Brésil le pays où ils trouvaient le brésil. Nous en avons la preuve
dans la relation du voyage de Gonneville. Presque à chaque
page il emploie le mot Brésil. Il cite même le cap Saint
Augustin, que venait à peine d'entrevoir ou de retrouver
Américo Vespucci. « Dempuis après, lisons-nous dans le
procès-verbal de retour, le Brésil connuy firent une traversée
de plus de huit cents lègues sans ver aulcune terre avec la
plus mauvaise aise du monde, toujours démenés par la pluie,
la tempeste dans de grandes ténèbres... et furent forcés de
doubler le chapo dAiigoustin, » (2) Que signifient ces mots
de Brésil et de chapo d'Augoustin, employés par Gonneville
dans la relation d'un voyage entrepris en 1503, par conséquent
bien avant que les Portugais eussent changé la dénomination
oflicielle de terre de Santa Cruz, si ce n'est que la région
décrite par l'intrépide marin était depuis longtemps visitée
par les Français, et qu'ils connaissaient, môme dans ses parti-
cularités physiques, le pays qu'ils désignaient par le nom
même de sa principale production ? Nous avons donc le droit
d'affirmer que ce sont les Français qui ont donné au Brésil le
nom qui ne lui fut définitivement attribué que plus tard.
Ce qui prouverait encore la réalité de ces voyages ou clan-
destins ou ignorés, c'est le grand nombre des mots brésiliens
(1) Barros. Asia^ Dec. i, liv. v, § 53.
\ji) Soutelles annales des voyages, ouvr. cit.
^0 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
qui ont passé directement dans notre vocabulaire. Dans tous les
autres pays américains, où nous avons été précédés par un autre
peuple européen, par les Espagnols par exemple, nous avons
toujours désigné les productions du Nouveau Monde par le
nom que leur donnaient les Espagnols. Nous reconnaissions
par cela même que nous n'avions pas été les premiers à décou-
vrir ces contrées. Dans le Brésil au contraire nous n'avons
emprunté ni aux Espagnols, ni aux Portugais, ni à personne
les dénominations locales : c'est aux indigènes eux-mêmes
que nous avons demandé les noms du tapir, du sagouin^ de
ïara^ du toucan, de l'acajou, de l'anana, du manioc et de
cent autres animaux ou productions qui sont passés directe-
ment dans notre langue. N'est-ce pas la meilleure preuve que,
dès Torigine, nos négociants ont été en contact direct avec les
tribus brésiliennes? Si les Portugais ou tout autre peuple
avait occupé, avant eux, cette belle région, nous n'aurions
pu que traduire en français leur traduction du brésilien et le
mot indigène eût été à peu près méconnaissable, tandis que
les empruntant de première main aux Brésiliens nos alliés,
nous n'avons eu qu'à les habiller à la française pour leur donner
tout de suite droit de cité.
De tout ceci ne résulte-t-il pas que, pour ne pas avoir laissé
de traces authentiques dans l'histoire, les voyages de nos com-
patriotes au Brésil, de 1489 à 1503, n'en sont pas moins plus
que vraisemblables ?
III. — Voyage de Gonneville.
En 1503, le capitaine Paulmier de Gonneville, dont nous
avons déjà cité le nom, accomplit au Brésil le premier des
voyages par ordre chronologique, dont nous ayons la ])reiive
ofilcielle. Ce vaillent capitaine serait parti de Honflcur en
juin 1503, aurait touché successivement à Lisbonne, aux Ca-
naries, aux îles du Gap Vert et au Brésil; mais, après avoir
doublé le cap Saint Augustin, il se trouvait à la hauteur du
cap des Tourmentes, quand il fut battu plusieurs semaines
JEAN COLSLN ET l'AL'LMIEU DE GONNEVILLË. 81
par une tempête qui le jeta, lui et ses compagnons, sur un
continent inconnu, où ils séjournèrent six mois environ. En
1663, un des descendants du capitaine, issu du mariage de sa
fille avec un des sauvages (ju'il avait ramenés avec lui, Tabbé
Binot Paulmiel» de Gonneville, qui désirait fonder une mission
dans les terres australes, publia la première relation sur le
voyage de son ancêtre dans son Mémoire présenté au pape
Alexandre VII par J, Paulmier de Gonneville, prêtre indien,
chanoine de la cathédrale de Saint Pierre de Lisieux, touchant
l'établissement d'une mission chrétienne dans la terre aus-
trale, tiré d'une déclaration judiciaire faite par Gonneville
au siège de r Amirauté, sur la réquisition du procureur du
roi le 19 juillet 1505, L'abbé de Gonneville prétendait dans
son mémoire, qu'appuyèrent Saint Vincent de Paul et les
évêques destinés aux premières missions de l'extrême Orient,
(|ue le continent découvert par son ancêtre était l'Australie.
Comme les preuves qu'il alléguait semblaient vraisemblables,
et que d'un autre côté cette prétention flattait l'amour-propre
national, on accepta son affirmation sans la discuter. Avec le
temps cette opinion s'accrédita. Flacourt (1), un des premiers
marins qui plantèrent à Madagascar le drapeau de la France,
n'hésitait pas à proclamer que le continent entrevu par Gonne-
ville ne pouvait être que l Australie. Le président de Brosses (2),
dans sa fameuse Histoire des terres australes, plaçait ce con-
tinent sous les Moluques, dans ce qu'on appelait de son temps
l'Australasie. En 1832, M. Estancelin (3), l'ingénieux et savant
auteur des Recherches sur la navigation des Normands,
réclamait encore pour son compatriote l'honneur de cette
découverte. On avait pourtant remarqué (|u'il était à peu près
(1) DE Flacourt. Histoire de la grande isle Madagascar,
(2) DE Brosses. Histoire des terres australes^ t. I, p. 106-120i
^3) Estancelin. Recherches sur les voyages et découvertes des
nttvigateurs normands, p. 165.
32 HISTOIRE DL HIlÉSIL FUAN^IAIS.
impossible de déterminer la situation précise de celte contrée;
on s^étonnait de ce que les naturels, dont Gonneville avail
retracé les mœurs, ressemblassent si peu aux indigènes aus-
traliens; on trouvait également que les diverses étapes du
voyage ne concordaient pas avec les distances parcourues.
De plus, en 1738, Bouvet de Lozier (1), chargé par la Com-
pagnie des Indes de trouver un point de relâche dans les
parages que Gonneville, passait pour avoir sillonné le premier,
no rencontrait que la terre de la Circoncision, au milieu des
glaces. En 1770 après la perte du Canada, de la Louisiane
et des Indes, ([uand la France cherchait une compensation à
ses pertes, le capitaine Kerguelen de Tremarec (2) reçut la
mission officielle de retrouver cette terre de Goimeville, pla-
(u;e, croyait-on, sur le chemin des Indes; mais il se heurta à
des glaces flottantes et dut renoncer à son projet. Ce double
insuccès avait ébranlé les théories de Tabbé Paulmier. Pour-
tant, à Texception d'un certain Bénard de la Harpe, qui
croyait que la terre de Gonneville correspondait aux côtes de
Virginie, savants et marins s'obstinaient à chercher ce conti-
nent mystérieux à Test du cap de Bonne-Espérance, dans
rOcéan Indien ou dans la mer Pacifique. Les uns s'en tenaient
à l'opinion commune ; les autres désignaient Madagascar. Celte
opinion émise pour la première fois par le capitaine de Ker-
guelen, fut reproduite par Eyriès dans son Histoire dos
Voyages et par Léon Guérin (3) dans son Histoire des marins
fronçais. Tout récemment le baron Baude (4), dans un article
(1) Margry. Le.f naci gâtions françaises du XIV'' an XVI^ sibcle,
p. 151, 152.
(2) DE Kerguelen. Relation de deux voyages dans les mers aus-
traies et les Inde s , faits de 1771 à 1774.
(3) L. OuÉRiN. Histoire des Marins français.
/i HAn>E. Le golfe int*' rieur de la Seine. Kovuo dos «loux niMiiflo<!
15 août 1860.
JKA.N CUISI.N KT PAlLMlKlt I)K GO.N.NKVILKE. ?M
de la Revue des deux inondes ^ se rangeait encore à cette hypo-
thèse. Les uns et les autres se trompaient pourtant : c'était à
l'ouest et non pas à Test du cap de Bonne Espérance, sur
l'Océan atlantique par conséquent et non pas sur la mer des
Indes ou le grand Océan qu'avait voyagé de Gonneville, et le
hardi marin avait entrevu non pas l'Australie ou Madagascar,
mais bien le Brésil.
Voici comment on est arrivé à résoudre ce problème géo-
graphique. L'abbé Paulmier de Gonneville avait bien eu entre
les mains la relation authentique de l'expédition de son aïeul,
mais sa copie est non-seulement fautive mais encore infidèle,
peut-être de parti pris, et tons les auteurs qui, après lui, ont
traité la question, n'ont jamais reproduit que ce texte contre uvé.
Bouvet de Lozier(l) avait déjà soupçonné que ce texte pré-
sentait des lacunes et des erreurs, et aurait voulu consulter
le document original, mais on lui répondit de Ronfleur que
les registres de l'Amirauté étaient incomplets. Le comte de
Caylus et l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, Fréret
en tête, se préoccupèrent également de retrouver la relation
authentique, mais ces recherches furent aussi inutiles que les
précédentes. M. Estancelin crut être plus heureux en s'adres-
sant aux bureaux du ministère de la marine, mais son espoir
fut encore déçu. En 1847 seulement, M. P. Margry, archiviste
(le la marine, eut l'heureuse chance de retrouver dans le dépôt
confié à sa garde la copie entière du procès-verbal de retour
du 19 juillet 1505. Cette copie avait été envoyée après le retour
de Kerguelen au ministre de la marine, Sartines, par un des
descendants de Gonneville, qui revendiquait pour son ancêtre
l'honneur de ses actes Elle présentait avec la version de
l'abbé Paulmier de notables différences, qui permirent à
M. Margry de démontrer que Gonneville avait débarqué non
pas en Australie, mais bien au Brésil (2). En 1869, M. d'Avezac
(1) Margry, ouv. cit., p. 156.
(2) Margry, ouv. cit., § III, p. 135-181.
3i HISTOIRE UU IJHKSIL FriANCAIS.
compléta la démonstration en publiant la relation originale
qui avait enfin été retrouvée par M. Paul Lacroix (1), conserva-
teur de la bibliothèque de TArsenal. Ce savant avait remarqué
en rédigeant un catalogue résumé des manuscrits du marquis
de Paulmy une plaquette do douze feuillets in quarto (cotée
H. F. 24 ter), dont il prit copie, et qu'il communiqua à
M. d*Avezac. Ce dernier en reconnut tout de suite Timpor-
tance capitale, et s'empressa de la publier en lui restituant
son vrai titre : Déclaration du voyarjc du capitaine Gonneville
et ses compagnons es IndeSy et reclierches faites audit voyage
baillées vers justice par il capitaine et ses dits compagnons f
iovstc qu'ont requis les gens du Roy nostre SirCy etqu'enioint
leur a esté. Grâce à ces deux pièces d'une authenticité incon-
testable, il nous sera facile de détruire une erreur trop long-
temps accréditée, et de prouver, après MM. Margry et d'Avezac,
que Gonneville n'a pas découvert l'Austrahe, mais simplement
qu'il a continué l'œuvre de Jean Cousin, et débarqué au Brésil
après de longues courses sur l'Atlantique.
Paulmier de Gonneville et deux de ses amis, Jean l'Anglois
et Pierre le Garpentier, fiers et hardis compagnons, habitués
comme tous leurs compatriotes aux courses lointaines et aux
expéditions lucratives, n'avaient pas vu sans un secret dépit
les négociants portugais décharger sur les quais de Honfleur (2)
« les belles richesses d'épiceries et autres raretez venant en
icelle cité de par les navires Portugalloises allant es Indes
Orientales empuis aucunes années découvertes. » Ils résolurent
de tenter la fortune dans ces contrées encore inconnues, dont
on racontait tant de merveilles. Gomme ils n'avaient pas à
compter sur le secours du gouvernement, et qu'il leur fallait
au contraire garder le secret pour ne pas éveiller les soup-
çons des deux puissances qui s'étaient attribué l'exploitation
(1) D'AvEZAC. Nouvelles annales des voyages. Juillet 1869»
(2) D'AvEZAC, juv. cit.
Jean cousin kt faulmieu Dte ûonneville. 35
exclusive des terres nouvelles, ils ne cherchèrent pas à
étendre leur entreprise en dehors de leur ville natale. Ils
s'adressèrent seulement à deux Portugais, Bastiam Moura et
Diego Colnuto, que les hasards de leur existence avaient con-
duits à Honfleur, et les engagèrent comme pilotes. Il est pro-
bable qu'ils achetèrent chèrement leurs services, car ces deux
étrangers jouaient gros jeu en consentant à guider des Fran-
çais dans des mers que leur souverain considérait comme
siennes. Quelques bourgeois de la ville, entraînés par leur
exemple, et séduits par la perspective d'un gain probable,
s'associèrent à leur entreprise, et contribuèrent à l'achat et à
l'armement d'un navire de cent vingt tonneaux, auquel ils
donnèrent un nom de bon augure, VEspoh\ Ils se nommaient
Etienne et Antoine Théry, Adrien de la Mare, Batiste Bour-
geoz, Thomas Atinal et Jean Caney.
Il faut lire dans la Déclaration du voyage la curieuse énu-
mération des armes et des munitions de guerre, du matériel
naval de rechange, des approvisionnements et des marchan-
dises qu'on entasse à fond de cale. C'est l'unique moyen non-
seulement de se rendre compte des conditions d'un voyage
au long cours au commencement du XVP siècle, mais encore
de savoir quels étaient à cette époque les principaux articles
d'exportation destinés aux terres nouvelles. La Hste des mar-
chandises nous intéressera tout particulièrement, car dès lors
nous les retrouverons sur tous les navires envoyés par nos
compatriotes au Brésil : trois cents pièces de diverses toiles,
quatre mille haches, bêches, serpes, contres ou fourches,
deux mille piques , cinquante douzaines de petits mi-
roirs, et six quintaux de rassades de verre. On nommait
ainsi des verroteries vénitiennes diversement colorées,
et percées au milieu, qu*on pouvait assembler en colliers
ou en bracelets* Les miroirs et les rassades , dans la pen-
sée des organisateurs de l'expédition, devaient concilier
à nos marins les bonnes grâces des beautés indigènes,
dont ils voudraient avoir pour amis les frères ou les maris*
UEspoit portait encore dans ses flancs huit quintaux de
^
36 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
quincaillerie de Rouen, deux cent quarante douzaines de cou-
teaux, et une balle d*épingles et d'aiguilles. On ne comprend
guère Tutilité de ce dernier article pour un pays dont les
habitants perlaient un costume si rudimentaire , mais comme
Gonneville et ses associés ne connaissaient encore que très-
imparfailement leurs futurs clients, ne sont-ils pas excusables
d'avoir supposé que ces clients pourraient avoir besoin
d'épingles pour retenir, et d'aiguilles pour réparer leurs vête-
ments ? Par une semblable ignorance des nécessités écono-
miques s'explique la présence à bord de l'Espoir de vingt
pièces de droguet, trente de futaines, quatre de drap écarlate,
huit de draps divers, une de velours figuré, et de quelques
robes brochées. Il est probable que cette partie de la cargai-
son ne dut pas être à Gonneville d'une grande utilité pour ses
relations avec les Américains, mais ne perdons pas de vue
qu'en partant de Honfleur il avait l'intention de débarquer
aux Indes, et nullement sur le nouveau continent.
Soixante hommes (1 ) , matelots, volontaires et officiers compo-
saient l'équipage. Presque tous étaient originaires de Norman-
die. Le premier pilote se nommait Colin Vasseur, et le directeur
général deTexpédilion était Gonneville. Ses associés l'avaient
choisi non pas seulement parce qu'il était intéressé directe-
ment, et sans doute pour une grosse part, à la réussite de
l'entreprise, mais surtout parce qu'il s'était acquis une répu-
tation légitime par son expérience nautique et sa fermeté à
toute épreuve.
L'armement du navire, le recrutement de l'équipage et les
derniers préparatifs de l'embarquement ne furent achevés
qu'en juin 1503. Quand tout fut disposé, matelots et officiers
vinrent, d'après un touchant usage, s'agenouiller ensemble
(1) Voir la liste de bord dressée par M. d'AvEZAC {Nouvelles
Annales des VoyageSy juillet 1869).
JEAN r.OUSlN ET PAULMIEK DE GONNEVILLE. 87
au pied des autels. Us reçurent les sacrements, et, après
avoir appelé sur leur entreprise les bénédictions célestes,
mirent à la voile le jour de saint Jean-Baptiste, le 24 juin 1503.
Les premiers jours de la navigation ne furent signalés par
aucun incident notable. Le 12 juillet, V Espoir arriva en vue
des Ciinaries, le 30 il était au cap Vert. Dans les premiers
jours d'août il franchissait la ligne; mais à peine avait-il
pénétré dans Thémisphère austral que la chance tournait. Le
scorbut se déclarait à bord. On ne résistait pas alors à cette
terrible maladie. Le 12 septembre, six des compagnons de
Gonneville avaient déjà succombé : Louis Le Carpentier, un
des promoteurs de Tentreprise, Coste, un engagé volontaire
que l'attrait de l'inconnu avait jeté dans l'entreprise, Pierre
Estienne, Cardot Hascamps de Pont-Audemer, Marc Drugeon
du Breuil, et Philippe Mûris de Touques. Pendant plusieurs
semaines, Gonneville, malgré les maladies qui décimaient les
siens, continua résolument sa marche à travers l'Atlantique,
sans autre rencontre que celle de varechs flottants. Il se croyait
arrivé fort au-dessous de cap de Bonne-Espérance, tant à cause
de la route parcourue que de la diminution très- sensible de la
température. On s'étonnera peut-être de le voir traverser l'At-
lantique en ne suivant d'autre direction que celle du Sud, et en
évitant pour ainsi dire de parti pris le voisinage des terres :
mais il agissait ainsi en premier lieu parce qu'il ne voulait
pas naviguer dans des mers fréquentées par les flottes portu-
gaises, et en second lieu parce qu'il était de tradition parmi
ses compatriotes, depuis Descaliers et Jean Cousin, de tou-
jours se diriger au Sud jusqu'à la hauteur où l'on désirait
aborder le continent africain ou le doubler. Vasco de Gama,
dans ses fameuses Instructions nautiques pour le voyage des
IndeSj rédigées en 1500, avait expressément recommandé,
une fois qu'on aurait dépassé l'île San lago du cap Vert, de
suivre cette direction. Ses instructions avaient été fort goû-
lées. Il est très-probable que les deux Portugais qui servaient
de guide à Gonneville les connaissaient. En tous cas, ils se
88 HISTOIRE Dr BRÉSIL FRA.\<:A1S.
conduisaient comme d'après un plan aiTolé. La rencontre de
ces varechs flottants, ainsi que l'abaissement de la tempéra-
ture, nous permettront d'avancer que VEspoIr était alors
arrivé dans le voisinage de Vîle Tristan d'Acunha, très-recon-
naissable à la masse des goémons flottants qui signalent son
approche.
Nous avons jusqu'à présent suivi pas à pas dans son
voyage à travers l'Atlantique, le navire de Gonneville ; mais
voici que la narration ne présente plus ni clarté ni précision.
Des vents contraires s'élèvent tout à coup : « si que par après
de trois sepmaines n'avancèrent guières... et fut ledit mal-
heur d'autre suivi, scavoir, de rudes tourmentes, si véhé-
mentes que contraints furent laisser aller, par aucuns iours, au
gré de la mer, à l'abandon, et perdirent leur route, dont
estoient fort affligez, pour le besoin qu'ils avoient d'eaux et
se rafraichir en terre. » Nous avouerons avec Gonneville
qu'il est impossible de préciser la région de l'Atlantique
où VEspoir fut ainsi ballotté pendant plusieurs semaines
jusqu'au 80 novembre. Nous lisons bien dans la relation le
passage suivant « aussi estoient incommodez de pluyes puantes
qui tachoient les habits : cheutes sur la chair, faisoient venir
bibes, et estoient fréquentes, » et nous savons d'un autre
côté qu'en approchant des côtes méridionales du Brésil de
pareilles pluies sont assez fréquentes (1) ; mais comme elles
peuvent tomber sur un espace plus ou moins considérable,
nous ne pouvons encore rien préciser.
(1) Ainsi nous lisons dans la Relation d*un Voyage fait au Brésil
par Jean de Léry (§ iv) : a La pluye qui tombe soubs et es environ
de ceste ligne non seulement put et sent fort mal, mais aussi est si
contagieuse que si elle tombe sur la chair, il s'y levé des pustules
et grosses vessies ». Dans la première des lettres de Nicolas Barré,
que nous aurons occasion de citer plus loin, nous lisons encore:
« les vents estoient ioincts avec pluye tant puante, que ceulx les-
quels estoient mouillez de ladicte pluye, souldain ils estoient cou-
Trerts do grossos pustules?).
JEAN COUSIN ET PAILMIEH DE GONNEVILLE. tVj
A celle période de mauvais temps succédèrent quelques
jours de calme : « disent que la tourmente fut suivie d'aucuns
calmes, si qu'avançoient-ils peu (1) ». Ici nous serons plus affir-
malifs. Cette alternative de violentes tempêtes et de calmes
plats nous permettra d'indiquer approximativement la région
de r Atlantique dans laquelle ils se trouvaient. Nos marins lui
donnent un nom familier : Le Pot au noir ; c'est le Doldrums
des Anglais, le Cloud ring de Maury, autrement dit Tanneau
nébuleux de notre planète, oscillant au gré des saisons entre
le nord et le sud, la région des calmes équatoriaux, des pois-
sons volants et du scorbut. Elle est située entre le Sô'* et le
37** latitude sud, le 15*» et le 2*» longitude ouest de Paris.
Nous arrivons à un passage décisif qui a été singulière-
ment défiguré dans la version de Tabbé Binot Paulmier.
UEspoir, on Ta vu, n'avait pas encore quitté l'Atlantique.
Or, l'abbé Binot Paulmier raconte qu'après avoir doublé le
cap do Bonne Espérance il fut assailli d'une furieuse tempête,
qui lui fit perdre sa route, et subit plusieurs semaines de calme
plat avant de rencontrer par hasard un continent inconnu.
C'est uniquement sur ce passage qu'on s'appuyait pour éta-
blir que Gonneville, après avoir doublé le cap, avait découvert
ou Madagascar ou plutôt l'Australie. Mais il n'y a rien de
semblable ni dans le Procès-verbal du retour, ni dans la
Déclaration de voyage : Nous lisons en effet dans le premier
de ces documents : « Estant à la hauteur du cap Tourmente,
battus par furieux vent touiours excessif, sans remarcher
aucune baie, ils furent abandonnés au calme d'une mer qu'ils ne
connaissaient pas ». ha Déclaration est d'accord avecle Procès-
verbal de retour : « Item disent que huit iours après la Toussaint
virent flottants en mer de longs et gros roseaux avecques leurs
racines, que les deux Portugallois disoient estre le signe du
cap de Bonne-Espérance, qui leur fit grande ioie. » Suit le
;i) D'AvEZAc. ouv. cit.
iO HISTOIRE DL BRKSIL FKANÇAIS.
récit de la tempête qui les égare et des calmes plats qui leur
font perdre un temps précieux, mais il n'est pas dit un mot
qui indique que Gonneville ait doublé le cap. L'abbé Binot
Paulmier avait pris sur lui d'avancer que son ancêtre avait
doublé le cap, tandis que le Proe/'s-vei»Aâ7 indiquait seule-
ment que la tempête vint les battre à la hauteur de ce cap, et
la Déclaration qu'ils approchèrent de la pointe méridionale de
l'Afrique. Il est donc prouvé par ces deux textes indiscutables
que VEspoir n'est pas sorti de l'Atlantique, et dès lors ce
n'est plus en Australie mais ailleurs, non plus à l'est mais
à l'ouest, qu'il faut chercher ce continent inconnu.
Aussi bien un autre passage de la Déclaration de voyage,
nous démontrera jusqu'à l'évidence non-seulement que l'abbf^
Binot Paulmier avait, ou par ignorance, ou de parti pris altéré
le texte qu'il avait sous les yeux, mais encore que le conti-
nent découvert n'était que l'Amérique: « Dieu les réconforta,
car ils commencèrent à voir plusieurs oiseaux venans et
retournans du costé du zud ; ce qui leur fit penser que de là
ils n'estoient éloignez de terre : pour quoy, iaçoit qu'aller là
fust tourner le dos à l'Inde Orientale, nécessité lez fît tourner
les vesles, et le cinq ianvier descouvrirent une grande terre,
qu'ils ne purent aborder que l'assoirant du lendemain ».
VEspoir a donc décidément tourné le dos à l'Inde Orientale,
renoncé par consécjuent à doubler le cap de Bonne-Espérance
et pris la direction de l'ouest, afin de rencontrer la terre dont
le voisinage lui est annoncé par des bandes d'oiseaux: c'est
ainsi que, que, le 5 janvier 1504, ils abordent en vue de la
côte américaine, la seule qu'ils pouvaient rencontrer sur leur
chemin dans cette direction, et qu'ils y débarquèrent le len-
demain 6 janvier.
Cette partie du continent américain ne peut être que le
Brésil, et dans le Brésil, nous nous prononcerons pour les
provinces méridionalos, car il est dit expressément qu'Esse-
mericq, un des jeunes indiens que Gonneville ramena en
France, habitait un pays situé au delà du tropique austral.
JEAN COUSIN ET PAL'LMIER DE GONNEVILLE. 41
IJ Espoir aborda probablement entre le 33** et le 23<* de latitude
sud, à celte partie de la côte brésilienne qui correspond aux
provinces acluelles de Sào Paulo, Santa Oatarina et Rio
Grande do Sul. Après avoir reconnu le pays, nos Normands
arrivèrent dans un fleuve qui était (1) « quasiment comme la
rivière de l'Orne ». Il ne faudrait peut-être pas 'prendre à la
lettre cette indication ; nos compatriotes étaient hantés par
les souvenirs du pays natal ; depuis plusieurs mois ils n'a-
vaient pas vu la terre. Le premier pays où ils débarquèrent
dut leur paraître délicieux, et leur rappeler la « tant doulce
terre de France » ; mais il est à peu près impossible de fixer
la position de ce fleuve brésilien, dont les rives ombragées
et la limpidité des eaux leur rappelaient TOrne normande.
Comme les provinces méridionales du Brésil, situées au sud
du Tropique austral, sont coupées par de nombreux cours
d'eau qui ne présentent aucune particularité géographique, et
se ressemblent tous plus ou moins, Tlguape, le Paranaga,
FArarangua, laMambituba, le Rio Grande do Sul, etc ; comme
d'un autre côté le capitaine de Gonneville se contente de
mentionner cette vague ressemblance, et ne donne aucun
autre détail, nous ne pouvons pas préciser l'endroit où débar-
quèrent nos compatriotes.
Nous savons seulement, par d'autres témoignages contem-
porains, que ceux des indigènes avec lesquels ils entrèrent en
relations se nommaient les Carijos. Nos Français reçurent
d'eux un accueil cordial, et en effet tous les voyageurs s'ac-
cordent dans leurs relations à vanter la douceur de caractère
et les vertus hospitalières de ces Brésiliens. En plein XVII®
siècle, un écrivain portugais qni les fréquenta, Vasconcel-
los (2), disait encore de leurs descendants qu'il n'y avait pas
(1) D'AvEZAC, ouv. cit.
(2) Vasconcellos. Chronica da Compania de Jesn do Estado do
Brasil. — Lisbonne, 1663, livre i, g 62.
•42 HISrOUtE Di: BUÉSIL fha.\(:ais.
o
dans toute la contrée de race meilleure — a inelhor naçâo do
Brasil. — Voici comment en parle Fauteur de la Déclaration
de voyage : « Estans lesdits Indiens gens simples , ne
demandant qu'à mener ioyeuse vie, sans grand travail; vivant
de chasse et de pêche, et de ce que leur terre donne de soi,
et d'aucune» légumages et rachynes qu'ils plantent, allant
mi-nuds, les ieunes et communs spéciaulment ». Ce sont
déjà les habitudes et le genre de vie que décrira si naïvement,
un demi-siècle plus tard, à propos des Tupinambas voisins
immédiats des Carijos, Jean de Léry, l'auteur de l'intéressante
Relation d'un voyage faict au Brésil (1). Il n'est pas jus-
qu'aux détails pittoresques du costume, qui ne présentent de
singulières analogies. Nous lisons en effet dans la Déclaration
de Gonneville (2) : « Portent manteaux qui de nattes déliées,
qui de peau, qui de plumasseries, comme sont en nos pays
ceulx des égyptiens et Boëmes, fors qu'ils sont plus courts
avec manière de tabliers ceints par dessus les hanches, allant
iusques aux genouils aux hommes, et à my-iambe aux fem-
mes ». La description de Léry est identique (3). Les hommes,
continue Gonneville, portent longs cheveux battants, avec un
tour de plumasses hautes, vif teinctes et bien atournées ». —
a Quant à l'ornement de tête de nos Tonoiipinambaoults,
lisons-nous dans Léry, entre la couronne sur le devant et
cheveux pendans sur le derrière, dont i' ay fait mention, ils
lient et arrengent des plumes d'ailes d'oiseaux incarnates
(1) LÉRY* Relation d'un voyage faict au Brésil^ chap. 8 et 14.
Nous aurons souvent occasion de citer ce rarissime volume, dont
une nouvelle édition, entreprise par nos soins, est en ce moment
sous presse chez l'éditeur Lemerre.
(2) D'AvEZAC, ouv. cit.
(3) LÉRY, ouv. cit. § 8. — Cf. SoARES. Reteiro gérai com largos
informacoes de toda la costa do Brasil, % 78 p. 89. : « Costima este
gentio no inverno lançar sobre si umas pelles da caça que matam,
una par dian'io, outra por de traz ».
JEAN COUSIN ET PAULMIER DE GONNEVILLE. i3
rouges et cVautres couleurs, desquelles ils font des fron-
teaux ».
Le pays était bien fertile, et assez bien cultivé. Nos Nor-
mands, fatigués par la travereée, jouissaient avec délices des
beautés naturelles du sol et de la douceur du climat. Ils ne se
lassïiient pas de parcourir les grands bois, dont les paysages
variés les charmaient. Ils observaient avec une curiosité émue
les poissons, les oiseaux et les animaux, qui différaient si
étrangement de ceux du pays natal. Les perroquets excitaient
surtout leur admiration par la beauté de leur plumage et leur
grand nombre. C'est là en effet un des traits caractéristiques
de la faune brésilienne. Gabriel de Souza (1), Gandavo, Hans
Schmiedel, Jean de Léry, et tous les voyageurs portugais,
allemands ou français qui ont décrit le Brésil aux premiers
jours de sa découverte se sont extasiés sur le compte de ces
oiseaux. Ils formèrent plus tard un des articles d'exportation
les plus recherchés en France. Aussi les compagnons de
Gonneville avaient-ils, dans leur naïf étonnement, donné à la
région le nom de terre des Perroquets, qui fut longtemps
conservé sur les cartes. Ils s'étonnaient aussi du nombre pro-
digieux des coquillages, remarque que fera également Léry (2),
et que confirment les observateurs contemporains (3). L'un
d'entre eux, Nicolas Lefebvre de Honfleur « qui estoit volon-
taire au viage, curieux, et personnage de sçavoir, avoit pour-
trayé les façons; ce qui a esté perdu avec les iournaux du
viage, lors du piratement de la navire, laquelle perte est à
(1) G. DE Souza. Biario da naoigaçao da armada que foi aterra
do Brasil en 1330 — edit. Varnhagen — Gandavo. Histoire de
la province de Santa-Cruz, edit. Ternaux-Compans. — H. Schmie-
del. Histoire de son admirable navigation au Brésil et à la Plata,
de 1534 à iS54, — edit. Ternaux-Compans — Léry, ouv. cit.
(2) LÉRY, ouvrage cité, § 7.
(3^ Agassiz. Voyage au Brésil. Tour du monde.
ii HISTOIHR DU BKÉSIL FKANÇAIS.
cause qu'icy sont maintes choses, et bonnes rechierches
obmises. » (i) Jamais perte ne fut plus rej^rettable. Il est pro-
bable que Lefebvre avait accompagné ses dessins de notes
explicatives, et, si le hasard nous les avait conservés, nous
connaîtrions dans leurs plus intimes détails les mœurs des
indigènes visités par Gonneville {2\
Le pays, malgré sa fertilité, n'était pas très-peuplé. Il
n'existait pas, à proprement parler, de villes, mais plutôt des
hameaux de trente à quarante cabanes « faictes en manière
de halles, de pieux fichez, ioignants l'un l'autre, entreioints
d'herbes et de fueilles, dont aussi lesdites cabanes sont cou-
vertes, et y a pour cheminée un trou pour faire en aller la
fumée; les portes sont de bastons proprement liés^ et les
ferment avec des clefs de bois quasiment, comme on fait en
Normandie aux champs les estables. » (3) Chacun de ces
hameaux était gouverné par un roitelet, investi du pouvoir le
plus absolu. On en eut une preuve dramatique. Un jeune
Indien de dix-huit à vingt ans avait, dans un moment de
colère, souffleté sa mère. Le roi l'apprit, et, malgré les suppU«
cations de la mère, malgré les deman«les réitérées de nos
compatriotes, ordonna que le coupable serait jeté à la rivière
avec une pierre au cou. Un certain nombre de ces roitelets
reconnaissaient l'autorité suprême de l'un d'entre eux, et se
rangeaient sous ses ordres, surtout en temps de guerre. Le
chef suprême de cette sorte de confédération se nommait
^
(1) D'avezac. Nouvelles annales des voyages^ ouvr. cit.
(2) C'est ainsi que, grâce aux dessins de Jacques Lemoyne de
Mourgues, qui accompagna Laudonnièra dans son expédition de
Floride en 1562, dessins qui ont été conservés par de Bry dans sa
X splendide collection des Grands et des Petits Voyages^ nous pou-
vons étudier d'après nature les mœurs et les usages des Floridiens.
Voir Paul Gaffarel. Histoire de la Floride française, passim.
(3) D'AvBZAC, ouv. cit.
JEAN COUSIN ET PAULMIER DE (ÎONNEVILLE. i5
Arosca. C'était un homme de soixante ans, « de grave main-
tien, moyenne stature, grosset et regard bontif. » 11 avait tout
de suite apprécié les avantages qu'il pourrait retirer d'une
alliance étroite avec nos Français, et les comblait de préve-
nances et de bons traitements, espérant qu'ils voudraient
bien le suivre dans quelque expédition contre les peuplades
voisines, et lui assurer la victoire par la supériorité de leurs
armes : t Eust bien eu envie qu'aucun de la navire l'eust
accompagné avec bastons à feu et artillerie pour faire paour
et desrouter lesdits ennemis, mais on s'en excusa. » Gonne-
ville agissait en ceci avec une prudence consommée ; comme
il voyait que le pays était riche et qu'il avait l'intention d'y
revenir, il voulait garder entre tous ces principicules la plus
stricte neutralité, afin de les avoir tous à sa dévotion, et
d'exploiter à son aise les richesses du pays.
Les Indiens n'avaient sans doute pas encore vu d'Euro-
péens, car ils ne se lassaient pas d'admirer et le navire et les
divers ustensiles qui le garnissaient. C'était pour eux un
plaisir indicible que de se contempler dans un miroir, et ils
cédaient volontiers ce qu'ils avaient de plus précieux pour
acquérir ce petit meuble de toilette. Gomme ils avaient remar-
qué que nos compatriotes recherchaient avec empressement
des peaux, des plumes et des bois de teinture, ils en portèrent
au navire de grandes quantités, « si que des dites dansrées
en fust amassé plus de cent quintaux qui en France auraient
vallu bon prix. » Ils ne demandaient en échange que des cou-
teaux, et autres menus objets de quincaillerie, dont V Espoir
était abondamment pourvu. Nos compatriotes ne cherchaient
alors qu'à se faire bien venir d'eux, afin d'assurer leurs rela-
tions futures. Aussi leur distribuaient-ils de petits couteaux,
peignes, verroteries et autres menus objets « si aimez que
pour eux les Indiens se fussent volontiers mis en quartiers leur
apportant foison de chair et de poisson, fruits et vivres, et do
ce qu'ils voyoient estre agréable aux chrestiens. »
Gonneville réussissait au-delà de ses espérances. Il avait,
i(5 HISTOIKE DU BRESIL FUANÇAlS.
il est vrai, renoncé à l'expédilion projetée, et ce n'était pas
aux Indes Orientales qu'il trouvait la fortune, mais ne valaiUl
pas mieux exploiter un sol vierge encore, entrer en relations
avec des peuplades douces et bienveillantes, et surtout ne pas
s'exposer à la rivalité commerciale des Portugais ? N'était-ce
pas comme une mine inépuisable qu'il venait de découvrir, et
dont il comptait bien révéler le secret à ses compatriotes ?
Aussi était-il dans le ravissement. Afin de perpétuer le sou-
venir de sa découverte, et pour marquer par un signe matériel
sa prise de possession, il fit construire par le charpentier de
l'Espoir une croix en bois, haute de trente-cinq pieds, sur
laquelle on grava d'un côté le nom du pape régnant, Alexan-
dre VI, et ceux du roi de France Louis XII, de l'Amiral, du
capitaine de Gonneville, et de tous les armateurs et matelots,
de l'autre un distique latin, composé par Lefebvre (1), qui,
par ringénieuse combinaison des caractères, indiquait la date
exacte du séjour des Français. Cette croix « fust(2)planctéesur
un tertre à veue de la mer, à belle et dévoste cérémonie, tam-
bour et trompette sonnant, à coin exprès choisy, sçavoir le
iour de la grande Pasques 1504, et fust la croix portée par le
capitaine, et principaux de la navire, pieds nus, et aydoient
ledit seigneur Arosca et ses enfants, et autres greigneurs
indiens qu'a ce on invita par honneur, et s'en monstroient
ioyeux; suivoit l'équipage en armes, chantant laletanie, et un
grand peuple d'indiens de tout aage, qui de ce long temps
devant oh avoit faict feste, coys, et moult intentifs au mistére.
Ladite croix planstée, furent faictes plusieurs descharges de
scoppeterie et artillerie, festins et dons honnestes audit sei-
gneur Arosca, et premiers Indiens; et pour le populaire il
(1) Voici le distique :
HIC sacra paLMarlVs posVIt gonlVIIIa bInotVs, GreX, soclVs,
parlterqVe, VtraqVe progenies*
'2) D'AvEZAC, ouv* cit.
1ÎEAN COUSIN ET FAL'LMIER DE GONNEVILLE. -47
n*y eust cil à qui on ne fist quelque largesse de quelques
mesnues babioles, de petit coust, mais d'eux prisées, le tout
à ce que du fait il leur fust mémoire, leur donnant à entendre
par signes et autrement, du moins mal qu'ils pouvoient, qu'ils
eussent à bien conserver et honorer la dite croix. »
Il était temps de songer au retour. Tous ceux des matelots,
qu'avait attaqués le scorbut, étaient alors en pleine santé. Le
navire avait été radoubé. Il était chargé de bois pré-
cieux et de diverses denrées spéciales au pays. Les vivres
étaient renouvelés. Ne valait-t-il pas mieux, plutôt que de
prolonger le séjour du nsivire, mettre à la voile et faire part
de la découverte aux amis de Normandie ? Gonneville assem-
bla donc ses officiers, et, d'un commun accord, le départ fut
décidé.
C'était alors la coutume, toutes les fois que l'on touchait
une terre étrangère, de ramener en France un ou plusieurs
indigènes, preuve vivante du voyage. Gonneville se garda
bien de négliger cet usage. Il eut la bonne fortune de décider
Arosca à lui confier un de ses six enfants, jeune homme d'une
quinzaine d'années, nommé Essomericq, qui s'était signalé
par sa cuiiosilé et son ardent désir d'être initié aux usages
européens. Essomericq et son père ne firent pour ainsi dire
aucune résistance. Il suffit de leur promettre (i) « qu'on leur
apprendroit l'artillerie, qu'ils souhaitoient grandement pour
maîtriser leurs ennemis, comme astoutàfairemirouërs, cous-
teaux, haches, et tout ce qu'ils voyoient et admiroient aux
Ghrestiens, qui estoit autant leur promettre que qui pro-
mettroit à un Ghrestien or, argent et pierreries, ou luy
apprendre la pierre philosopha'c. » Pourtant Arosca ne voulut
pas abandonner à des étrangers son jeune fils sans lui donner
un compagnon ou plutôt un défenseur. Il lui adjoignit un
Indien de trente*cinq à quarante ans, nommé Namoa. Gon-
,;i) D'AvBZAc, ouv. cit.
â
IH inSTOIRK Dr BRKSIL KUANÇAIS.
neville lui promit de les ramener tous deux « dans vingt lunes
de plus tard, car ainsi donnaient-ils entendre les mois (1). » ;
mais il ne put tenir sa parole. Namoa fut attaqué par le scorbut
à bord même de V Espoir et pendant le voyage du retour. On
voulait le baptiser; Nicole Lefebvre représenta que « ce seroit
prophaner le baptesme en vain, pom' ce que ledit Namoa ne
scavoit la croyance de nostre mère Sainte Eglise, comme doi-
vent scavoir ceux qui reçoivent le baplesme, ayant aage de
raison (2). » On le crut sur parole, et on laissa le malheureux
Indien périr sans les secours de la religion. Lefebvre se
repentit bientôt de sa rigueur, et lorsqu'à son tour le jeune
Essomericq subit les atteintes de la contagion, et parut à la
veille de mourir, il lui administra lui-même le sacrement, et
pria Gonneville, Antoine Thierry et Adrien de la Mare de
lui servir de parrains. Essomericq reçut le nom de Binot, et
« semble que ledit baptesme servit de médecine à Tâme et
au corps parce que dempuis ledit Indien fut mieux, se guérit,
et est maintenant en France ». Gonneville prit très au sérieux
son litre de parrain. Gomme V Espoir fut pillé par des pirates
avant de rentrer en France et que les armateurs ne voulurent
pas s'exposer à de nouvelles pertes, le capitaine ne put ren-
voyer son filleul à Arosca. Au moins s'efforça-t-il de lui faire
oublier cet exil forcé. Il lui donna une bonne éducation, le
maria en 1521 à sa fille Suzanne, et lui légua en mourant une
partie de ses biens, à charge de porter, lui et ses descen-
dants mâles, le nom et les armes des Gonneville. L'abbé
Paulmier de Gonneville, le rédacteur du Mémoire adressé au
pape Alexandre VII, était directement issu de ce mariage, et
se qualifiait, non sans raison, de prêtre indien.
U Espoir quitta les côtes brésiliennes le 3 juillet 1504, et
chercha tout d'abord à gagner le large afin de dépasser le
tropique et de couper la ligne ; mais on ne connaissait pas
(1) D'AvEZAC, ouv. cit.
^2) la., ici.
JEAN COUSIN Et PAULMIEh DE (iONNEVILLE. i9
encore les courants marins qui facilitent la navigation, et, au
lieu de se laisser porter par ces fleuves océaniques, nos com-
patriotes luttaient contre la masse de leurs eaux. Aussi
n'avançaient-ils que lentement. Le scorbut se déclara à bord
du navire. Le chirurgien Jean Bicherel de Pont TEvesque,
Jean Renoult soldat d'Honfleur, Stenot Vernier de Gonne-
ville-sur-Honfleur, valet du capitaine, et Tlndien Namoa péri-
rent les uns après les autres. Le reste de l'équipage fut
diversement atteint. Gomme on manquait de vivres frais, et
que le navire, depuis son départ, n'avait pas encore réussi à
s'élever au large du continent américain, Gonneville donna
l'ordre de laisser arriver et de prendre la terre dans la direc-
tion de l'ouest.
Le 10 octobre 1504, on était en vue d'un pays montueux
et couvert de forêts. Nos Français y débarquèrent. « Item (1)
disent que là ils trouvèrent des Indiens rustres, nuds comme
venant du ventre de la mère, hommes et femmes, bien peu y
en ayant couvrant leur nature, sepeinturant le corps, signam-
ment de noir; lèvres trouées, les trous garnis de pierres
verdes proprement polies et agencées, tincises en maints
endroits de la peau, par balafres, pour paroistre plus beaux
fîlS; ebarbez, my-tondus. » L'auteur de la Déclaration ne
donne pas le nom de ces Indiens, mais les traits de sa des-
cription se rapportent de point en point avec les indications de
Léry. G'est dans le pays des Tupinambas et desMargaïats, c'est
à dire dans les provinces actuelles de Rio-Janeiro, Espiritu
Santo et Bahia que venaient de débarquer Gonneville et ses
compagnons. Margaïats et Tupinambas étaient également
nus (2) ; ils se teignaient le corps de genipat pour se donner
un aspect farouche (3); «outre plus ils ont ceste coustume.
(1) D'AvEZAC, CUV. cit.
(2, 3) LÉRY, ouv. cit., § Vlll. — Haxs Stades, Voyage au- Bré-
sil, p. 268. — Gandavo, Histoire de la province de Santa-
4
50 HISTOIRE DU DRÉSIL FRANÇAIS.
que dès l'enfance de tous les garçons, la lèvre de dessous, au
dessus du menton, leur estant percée, ils enchâssent au per-
tuis de leurs lèvres une pierre verte (1) » ; ils aimaient à se
balafrer la figure et le corps ; ils se rasaient seulement la
moitié de la tête. Il n'y a donc pas d'hésitation possible, et
c'est dans cette région, que nous aurons bientôt l'occasion
d'étudier en détail, que se trouvaient Gonneville et ses com-
pagnons.
Ces indigènes, plus avancés que les Carijos, avaient déjà
vu des Européens, « comme (2) estoit apparent par les den-
rées de chrestienté que lesdits Indiens avoyent ». L'aspect
du navire ne les étonnait plus. Ils connaissaient l'usage de
divers instruments ou ustensiles. Ils avaient même éprouvé
les redoutables effets des armes à feu, dont ils avaient une
grande terreur. Il paraîtrait même qu'ils avaient déjà eu à
se plaindre des Européens, car non-seulement ils n'allèrent
pas à leur rencontre, mais encore, quand les Français cher-
chèrent à entrer en relations avec eux, il les assaillirent à
rimproviste, tuèrent Henri Jesanne, firent prisonniers et
entraînèrent dans les bois, où sans doute ils les dévorèrent,
Jacques L'Homme, dit la Fortune, et Colas Mancel, et bles-
sèrent quatre autres personnages de l'équipage, parmi les-
quels Lefebvre « qui par curiosité dont il était plein s'estoit
descendu à terre (3). » La blessure de ce dernier ét£iit mor-
telle. A peine remonté sur V Espoir^ il expirait dans les bras
de ses amis.
Essayer de le venger était chose facile. On aurait vite eu
raison de ces barbares ; mais Gonneville ne voulut pas expo-
Or*!* j, p. 114. — D*Orbiony, Voyage dans les deux Amériques, p.
168. — Thevbt, Cosmographie universelle ^ p. 931.
(1) Voir la note précédente.
(2) D'AvEZAC, ouv. cit.
(3) D*AvEZAC, ouv. cit.
JEAN COUSIN ET PAULMIER DE GONNEVILLE. 51
ser ses hommes à quelque échec qui compromettrait le reste
de Texpédition, et, comme il fallait à tout prix renouveler les
provisions, et surtout trouver une terre hospitalière où les
malades et les convalescents reviendraient à la santé, V Espoir
leva Tancre aussitôt pour le jeter de nouveau cent lieues plus
au Nord.
M. d'Avezac (1) pense que cette nouvelle relâche se fit non
loin de Bahia, car il est question dans la Déclaration de Gon-
neville d*un débouquement, c'est-à-dire d'une sortie par un
détroit, et le seul point de la côte brésilienne en deçà du tro-
pique austral qui permette un débouquement est la rade de
Bahia formée par Tîle d'Itaparica. Sans être aussi affirmatif,
contentons-nous d'indiquer cette hypothèse. C'est, en tout
cas, sur le rivage de la province actuelle de Bahia que l'^s-
poir put se ravitailler. Cette fois, nos Français étaient sur
leurs gardes. D'ailleurs les indigènes les accueillirent fort
bien. « La navire fut là chargée de vivres et des marchandises
dudit pays predeclarees... et eussent lesdites marchandises
vallu deffrayer le voyage, et outre bon profflct, si la navire
fut venue à bon port (2). »
Quand tout fut remis en ordre, V Espoir mit à la voile pour
la troisième fois, et se lança en pleine mer. Sept à huit jours
après le débouquement, « il (3) se trouvait en présence d'un
islet inhabité, couvert de bois verdoyans, d'où sortoient des
milliasses d'oiseaux, si tant qu'aucuns se vinrent à nicher sur
les mâts et cordages de la navire. » Cette île est probablement
Fernando de Norônha. Léry (4), quelques années plus tard,
passera dans son voisinage. « Nous vismes que ceste isle,
écrit-il, estoit non-seulement remplie d'arbres tout verdoyans
en ce mois de ianvier, mais aussi il en sortoit tant d'oyseaux.
(1) D^AvESsAc, CUV. cit.
(2) Id., id.
(3) Id., id.
(4) LÉRY, CUV. cit., p. XXI*
o2 Histoire du Brésil français.
dont beaucoup vindrent se reposer sur les mats de nostre
navire, et s'y laissèrent prendre à la main, que vous eussiez
dit, la voyant ainsi un peu de loin, que c'estoit un colombier. »
Nos compatriotes eurent bientôt franchi la ligne, et se
trouvèrent alors en pleine mer des Sargasses. Les immenses
espaces occupés par ces prairies naturelles de TOcéan ne
laissèrent pas de leur causer quelque frayeur. En effet,
l'aspect étrange de cette mer a souvent effrayé les naviga-
teurs qui la parcoururent. Les compagnons de C. Colomb et
Colomb lui-même eurent grand peur quand ils se virent
engagés dans ces masses de végétation flottante. Jean de
Léry, quand il revenait en France, se crut arrêté par les sar-
gasses qui retenaient son navire comme les filaments du
lierre, et les matelots durent à plusieurs reprises s'ouvrir un
passage avec la hache. Ces dangers étaient sans doute exa-
gérés par la naïve crédulité des voyageurs d'alors, car ils ont
de nos jours à peu près complètement disparu. Des barques
ou de petits navires à voile auront peut-être quelque peine à
se frayer un passage, mais de gros navires et surtout des
bateaux à vapeur s'ouvriront toujours et facilement une voie.
On comprend néanmoins les terreurs de l'équipage de
V Espoir, Les matelots se croyaient à chaque instant arrêtés
par ces herbes flottantes (1), dont quelques-unes atteignent
des proportions gigantesques, mais ils parvinrent à se déga-
ger, et se trouvèrent dans une mer libre. Quelques jours plus
tard ils arrivaient aux Açores, puis en Irlande et enfin à
Jersey. Les côtes de France étaient en vue: quelques
heures encore les séparaient de l'heureux moment où ils
pourraient revoir leurs familles, et jouir en paix d'un repos
bien légitime ; mais deux corsaires les guettaient. L'Anglais
(1) On a recueilli telle de ces algues qui mesurait 183 mètres, et
Une autre qui atteignait la longueur extraordinaire de 366 mètres.
V. Paul Gaffarel. La mer des Sargasses, Bulletin de la Société
de Géographie. Décembre 1872.
JEAN COUSIN ET PAULMIER DE GONNEVILLE. 53
Edward Bluat, de Plymouth, et un Breton, Mouris Forliii,
prévenus de leur arrivée et comptant sur un riche butin, les
attaquèrent à Timproviste. Gonneville et les siens se défen-
dirent avec Tenergie du désespoir, mais ils étaient par trop
inférieurs en forces. Ils s'échouèrent à la côte de l'île oii leur
navire se brisa et disparut avec sa riche cargaison. Douze
d'entre eux succombèrent dans ce combat inégal, et quatre
autres moururent des suites de leurs blessures. Telle était la
triste issue d'une expédition jusqu'alors si heureuse et si
féconde en résultats. Ils comptaient sur la fortune et n'avaient
recueilli que des fatigues et des maladies. Au moins conser-
vaient-ils la preuve vivante de leur découverte, le jeune
Essomericq, « qu'audit Honfleur et par tous les lieux de la
passée, estoit bien regardé pour n'avoir jamais eu en France
personnage de si loingtain pays » (1).
A peine débarqué, Gonneville déposa sa plainte au Conseil
de l'Amirauté ; mais la police des mers n'était alors qu'un
vain mot, et cette absence de sécurité faisait de la piraterie
une véritable profession. Les gens de l'Amirauté ne purent
offrir aux malheureuses victimes de Blunt et de Fortin que
de stériles consolations. Ils eurent pourtant une heureuse
pensée, et, sans le savoir, préparèrent pour Gonneville la plus
splendide des réparations en assurant à son nom l'immor-
talité. Ils le requirent « pour la rareté dudit voyage, et iouste
les ordonnances de la marines portantes que à la lustice
seront baillez les iournaux et déclarations de tous voyages au
long cours, que ledit capitaine et compagnons fissent ainsy :
pourquoi, obéissant à lustice, il capitaine de Gonneville, et
lesdits Andrien de la Mare et Anthoine Thiery, qui ont esté
chiefs présents à tout le voyage, ne pouvant à leur regret
bailler aucun de leurs iournaux, pour avoir esté perdus
avecques la navire, ont fait la présente déclaration. » C'est
(1) D'AvEZAc, CUV. cit.
54 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
cette déclaration longtemps égarée ou mécoimue, dont nous
venons de faire l'analyse. Elle concorde de tous points avec
le Procès-verbal du 19 juillet 1505 dressé à la suite par les
gens de l'Amirauté, et qu'on avait également perdu. De ces
deux documents il résulte que le capitaine de Gonneville,
parti de Honfleur pour aller chercher fortune aux Indes-
Orientales, fut arrêté par la tempête dans l'Atlantique et jeté
hors de sa voie sur le continent américain. Il débarqua au
Brésil dans le pays des Garijos, et y séjourna six mois envi-
ron, de janvier à juillet 1504. Dans ce long séjour, il eut le
temps d'observer les mœurs des indigènes, et d'étudier les
ressources du sol. Durant son voyage de retour il débarqua
deux autres fois sur le continent, une première fois dans le
pays des Margaïats ou des Tupinambas, une seconde fois
non loin de Bahia. Il longea l'île Fernando de Norônha, tra-
versa la mer des Sargasses, toucha aux Açores, en Irlande et
à Jersey, où il fut attaqué par les corsaires qui le dépouil-
lèrent de son avoir. Gonneville est donc le premier de nos
compatriotes après Gousin, dont le voyage au Brésil ait laissé
des traces certaines dans l'histoire, et la relation de son
voyage est bien authentique, puisqu'on peut en confirmer la
véracité et reconnaître, au moins dans leurs traits principaux,
les pays qu'il a décrits.
LES ANGO.
I. — Les deux Ango.
Après Jean Gousin et Paulmier de Gonneville, et pendant
les premières années du XVP siècle, un nom domine tous les
autres : celui de deux illustres armateurs dieppois, les Ango.
Ge sont eux, qui les premiers, organisèrent en quelque sorte
un service régulier entre la France et le Brésil, et pendant
LES DEUX ANGO. 55
leur lougue carrière, ne cessèrent de disputer aux Portugais
la domination de ces riches contrées. Tous deux avaient du
cœur et de Tintelligence : on les aurait dit taillés à Timage
de notre héroïque Jacques Cœur. Bien qu'ils aient rendu à
leur patrie de réels services, ils n'ont pas encore obtenu la
justice qu'ils méritaient. Leur nom figure à peine dans les
histoires de l'époque. Il n'est pas cité par les dictionnaires
biographiques les plus complets, ni parBayle, ni par Moréri,
ni même par Michaud. Aussi, après un si long oubli est-il
difficile de donner sur leur compte des indications précises.
Nous ressayerons pourtant, ne serait-ce que pour protester
contre la coupable indifférence de nos devanciers.
Le premier des Ango qui ait illustré sa fomille était d'ori-
gine normande. Ses parents étaient pauvres et de basse
extraction : mais il avait de l'énergie, de l'activité, un esprit
ouvert et entreprenant. Tout porte à croire qu'il débuta par
le rude métier de marin, et parcourut lui-même les pays dont
ses navires exploitèrent plus tard les ressources. Comme il
fut heureux dans ses voyages, il acquit une certaine for-
tune, et devint armateur. Ses spéculations réussirent, et ses
richesses augmentèrent. Il eut bientôt à ses ordres une véri-
table flotte marchande, et prit à son service les meilleurs
capitaines de l'époque ; tous élèves de Desceliers, aussi
rompus à la pratique des mers que pénétrés des principes de
la nouvelle école d'hydrographie (1). On a conservé le nom
de quelques-uns de ces utiles auxihaires : Jean Denis de
Ronfleur et Gamart de Rouen qui se trouvaient au commen-
cement du XVP siècle dans les eaux de Terre-Neuve et du
(1) Ramusio Raccolta di Yiaggi^ t. III, p. 354 Un navilio d'On-
fleur, del quale era capitano Giovanni Dionisio et il pilote Gamarto
di Roano, primamente v*ando, e nell anno 1508 un navilio di
Dieppa dette la Pensée, el quale era di Gieuan Ango, padre del
monsignor le capitano e viscente di Dieppa, sendo maestro, over
patron di dotta nave, maestro Thomase Aubert.
50 HISTOIRE DU BHÉSIL FRANÇAIS.
Canada ; Tliomas Auhert de Dieppe qui, sur le navire la PonscCy
explorait en 1508 les mêmes parages. Jean Denis paraît avoir
été le plus résolu de ces capitaines, car son nom est encore
cité dans la curieuse relation insérée par Ramusio (1) dans sa
collection de Voyages, sous le titre de Discorso dun grau
capitano di mare Francese del luogo di Dieppa. « Une partie
de cette terre du Brésil, y est-il dit, fut découverte il y a une
vingtaine d'années par Denis de Honfleur ». Nous n'avons
pas d'autre détail sur celte expédition. Il ne faudrait donc pas
citer Denis de Honfleur parmi les voyageurs illustres, mais
il a eu l'heureuse chance de transmettre son nom à la posté-
rité, et, déplus, nous savons par Ramusio (2) que son exemple
fut imité par un grand nombre de vaisseaux français. « Depuis
cette époque, lisons-nous dans le Discorso d'un gran capi-
tano, beaucoup d'autres navires français ont abordé au Brésil,
sans y rencontrer aucune trace de la domination portugaise.
Aussi les habitants sont parfaitement libres, et ne recon-
naissent ni puissance royale, ni lois. Ils ont un penchant
marqué pour les Français qu'ils préfèrent à tous les autres
peuples qui fréquentent leurs côtes. On pourrait comparer
ces peuples à une table blanche, sur laquelle le pinceau n'a
point encore laissé de trace, ou à un jeune poulain qui n'a
pas connu de frein ».
L'importance de ce passage est capitale, car il nous prouve.
(1) id. id. a L'altra parte fu scoperta pcr une de Honfleur chia-
mato Dionisio d'Honfleur da veriti anni in qua ».
(2) id. id. p. 355-6. a Di poi molti altri navilii di Francia vi sono
stati, 0 mai non trovorano Portoghesi in terra alcuna che la tenes-
sero por il ro di Portagallo, equelli dolla terra son liberi, e non
sogetti ne a re ne a legge, ed amano piu le Francesi che qual-
cunque altra gente che vi pratichi, detti popoli sono corne la tavola
bianca nella quale non v' 6 amora stato posta il pennello, ne dise-
gnato cosa alcuna, over corne sia un poledro giovana, il quale non
ha mai portato ».
à
LES DEUX ANGO. 57
que les côtes brésiliennes étaient fréquentées par de nom-
breux négociants français, assurés d'y trouver un bon accueil
et d'y faire de fructueux échanges. C'étaient surtout les capi-
taines d'Ango qui exploitaient la région. On ne connaît il est
vrai ni le nom des navires ni celui de leurs capitaines, mais
au moins est-on assuré de leur présence dans ces parages
dès les premières années du XVI® siècle. En voici une preuve
nouvelle : U Histoire du Brésil par M. de Varnhagen contient
un extrait de VEnformaçao do Brasil e de suas capitanias,
composé en 1584 par un jésuite anonyme. On y lit dans le cha-
pitre intitulé, (1) Daprimeira entrado dos Francezes no Brasil :
« En l'année 1504 les Français arrivèrent au Brésil pour la
première fois au port de Bahia, ils entrèrent dans la rivière
de Pagnaraçu, qui se trouve dans la même baie, y firent
leurs échanges, et, après de bonnes affaires, retournèrent en
France, d'oii vinrent depuis trois navires. Or, tandis que
ceux-ci étaient dans le même endroit occupés à trafiquer, il
entra quatre bâtiments de la flotte du Portugal qui leur brû-
lèrent deux navires et leur prirent l'autre après leur avoir tué
beaucoup de monde. Quelques hommes cependant s'échap-
pèrent dans une chaloupe, et trouvèrent à la pointe Itapu-
rama, à quatre lieues de Bahia, un navire des leurs qui
retourna en France. » Il y avait donc, dès 1504, au moins
quatre navires français qui trafiquaient en même temps, et
sur le même point de la côte brésilienne, le tout sans préju-
dice des autres navires qui peut-être exploitaient à la même
époque d'autres points de la côte : ce qui semblerait indiquer
des relations fréquentes et une grande activité.
La fréquence des relations entre la France et le Brésil, dès
les premières années du XVI* siècle, nous est encore attestée
par le passage suivant, emprunté à la Chronique ou plutôt à
la continuation de la Chronique d'Eusèbe de Césarée, par
(1) T. I, p. 404-435, 412-414.
58 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Prosper et Mathieu Paulmier. « En 1509, lisons-nous dans
cet ouvrage qui fut imprimé en 1518, sept Sauvages origi-
naires de cette île qu'on appelle le Nouveau-Monde furent
amenés à Rouen avec leur barque, leurs vêtements et leurs
armes. Ils sont de couleur foncée, ont de grosses lèvres ;
leur figure est couturée de stigmates ; on dirait que des veines
livides, qui partent de Toreille et aboutissent au menton,
dessinent leurs mâchoires. Ils n'ont jamais de barbe au visage
ou ailleurs, aucun poil sur le corps, sauf les cheveux et les
sourcils. Ils portent une ceinture avec une sorte de bourse
pour cacher leurs parties honteuses. Ils parlent avec les
lèvres, ils n'ont aucune religion. Leur barque est d'écorce :
un seul homme peut avec ses mains la porter sur l'épaule.
Ils ont pour armes des arcs très étendus, dont la corde est
faite de boyaux ou de nerfs d'animaux. Leurs flèches sont en
roseau, et terminées par des pierres ou des arêtes de pois-
son. Ils mangent de la chair desséchée, et boivent de l'eau.
Ils ne savent ce qu'est le pain, le vin ou l'argent. Ils niar-
(1) EusEBi Cœsariensis Chronicon cum additionibus Prosperi
ET MATHiiE Palmerii. Parisiîs H. Stephanus, 1518, — réimprimé
à Bâle en ]529, p. 156. « Anne 1509 septem homines sylvestres
ex ea insula, quae terra nova dlcitUr, Rothomagi adducti sunt cum
cymba, vestimentis et armis eorum (sic). Fuliginei sunt colorum,
grossis labris, stigmata in facie gerentes, ab anre ad médium men-
tum instar lividœ venulœ per maxillas deductse. Barba per totam
vitam nulla, neque pubes, neque ullus in corpore pilus, prœtep
capillos et supercilia. Baltheum gerunt in que est bursula ad
tegenda verenda, idioma labris formant, religio nuUa, cimba
eorum corticea, quam homo una manu evehat in humeros : Arma
eorum, arcus lati, chordœ ex intestinis aut nervis aninialium.
Sagittœ cannœ saxo aut osse piscis acuminatœ. Cibus eorum car-
nes tostœ, potus aqua, panis et vini et pecuniarum nullus omnino
usus. Nudi incedunt aut vestiti pellibus animalium, ursorum,
cervorum, vitulorum marinorum et similium. Regio eorum parai-
lelus septimi climatis, plus sub Occidente cjuam Gallica rôgio.
LES DEUX ANGO.
59
chent nus ou recouverts de peaux d*animaux, ours, cerfs,
veaux marins et autres semblables. Leur pays est sous le
parrallèle du septième climat plus abaissé sous l'Occident que
la région française. »
Cette description est assurément trop vague pour qu'il soit
possible de déterminer le pays d*où venaient ces Brésiliens.
On sait pourtant, à ne pas en douter, que ce sont des Brési-
liens ; car leurs costumes, leurs habitudes, et jusqu'aux par-
ticularités de leur physionomie s'appliquent aux indigènes de
l'Amérique du Sud, et, de plus, le septième climat, d'après la
cosmographie de l'époque, correspond exactement à la région
brésilienne. Ces sept Sauvages avaient sans doute été amenés
par quelque capitaine normand, à titre de curiosité, ou même
par satisfaction d'amour propre, afin de mieux prouver à ses
compatriotes la réahté et l'importance de son expédition.
Peut-être encore les avait-il mis à son bord dans un intérêt
commercial, espérant qu'ils deviendraient, une fois retournés
dans leur pays, ses auxiliaires dévoués et les propagateurs
inconscients de son influence, car ils reviendraient tout émer-
veillés de la puissance et des richesses de la France,
enchantés du bon accueil qu'ils avaient reçu, et disposés,
afin de garder sur leurs compatriotes une sorte de supério-
rité, à rester les amis de ces puissants étrangers. Il est vrai
que les Brésiliens de leur côté ne demandaient alors qu'à
venir en Europe. Tandis que, dans la plupart des autres régions
américaines, les Espagnols ou les Portugais étaient souvent
obligés de recourir à la violence pour embarquer sur leurs
navires quelques indigènes, les Brésiliens au contraire
aimaient à changer de place, et éprouvaient comme une
curiosité enfantine qui les poussait à voir de leurs propres
yeux le pays dont on leur racontait tant de merveilles. En
outre, les plus intelligents, loin de nier la supériorité de la
civilisation européenne, comprenaient la nécessité de l'étu-
dier pour se la mieux assimiler. N'avons-nous pas déjà vu le
cacique Arosca se décider tout de suite à confier son fils
^
60 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Essomericq à Gonaeville, pai'ce que ce dernier s*était engagé
à lui apprendre à tirer le canon, et à fabriquer des miroirs,
des couteaux et des haches. Dès ce moment, sur tous les
navires français qui revinrent du Brésil en Europe montèrent
un ou plusieurs Brésiliens. Leur séjour et leur présence
furent attestés à diverses reprises par les écrivains contem-
porains, et quelques monuments, que nous aurons Toccasion
d*étudier, gardent encore le souvenir de leur venue. Le
passage de la chronique d'Eusèbe, que nous venons de citer,
ne prouve-t-il pas que dès 1509 les Brésliens s'étaient telle-
ment accoutumés à nos compatriotes que sept d'entre eux à
la fois n'hésitèrent pas à croire à leurs promesses et à venir
en Europe ? Cette grande confiance de leur part semble indi-
quer que plusieurs d'entre eux les avaient déjà précédés en
France, et par conséquent que -des relations presque régu-
lières existaient dès cette époque entre la France et le Brésil.
Avec Jean Ango, le second de sa dynastie, les voyages de
France au Brésil ou du Brésil en France devinrent plus nom-
breux encore, et les articles de provenance brésilienne figu-
rèrent régulièrement sur nos marchés. Jean Ango continua
les traditions et la profession paternelle. Il était né à Dieppe
vers 1480. Son père lui fit donner une instruction développée,
car il avait assez de bon sens pour comprendre que le capital
intellectuel est le seul que n'entame pas l'adversité. Il le fit
assister aux doctes leçons de Desceliers ; peut-être même
l'embarqua-t-il avec l'un ou l'autre de ses meilleurs capi-
taines, pour qu'il se rendît compte par lui-même des res-
sources inépuisables du commerce, et des nouveaux débou-
chés qu'il pourrait un jour ou l'autre ouvrir à sa maison. A
la mort de son père, dont on ignore la date précise, mais
qu'il est permis de fixer approximativement aux premières
années du règne de François P', le jeune Ango, qui avait
hérité de son immense fortune, se fixa à Dieppe, dont il fit
comme le centre de ses opérations. Non-seulement il retint à
son service tous les anciens capitaines de son père, obscurs
LES t)EUX ANGO. 61
artisans (i) de sa prospérité : Denis, Gamart, Aubert, mais
encore il appela près de lui tous ceux de ses anciens condis-
ciples à récole de Desceliers, dont il avait pu apprécier le
mérite ou la science : Pierre Mauclerc, qui se rendit célèbre
par ses connaissances astronomiques ; Pierre Crignon, voya-
geur et poêle, qui ne dédaignait pas de célébrer les pays
qu'il avait visités, ou les hauts faits dont il avait été le
témoin ; Jean Parmenlier, qui devait le premier déployer aux
lades-Orientales le pavillon français, et son frère Raoul. Il
n'hésitait même pas à prendre à sa solde les marins étrangers
dont il connaissait la réputation. Ainsi Jean Verrazzano,
l'illustre marin à qui nous devons la découverte de la côte
occidentale des Etats-Unis actuels, fut spécialement engagé
par lui pour exécuter un voyage aux Indes, si du moins nous
ajoutons foi à un curieux contrat, ou plutôt à un projet de
rédaction aujourd'hui conservé à la Bibliothèque nationale (2).
Grâce à sa féconde impulsion, le commerce français prit à
cette époque un essor prodigieux. A Dieppe, à Honfleur, à
Rouen, et dans cette nouvelle cité que la protection de Fran-
çois P' allait bientôt tirer de son obscurité pour en faire le port
le plus florissant de la Manche, au Havre, se formèrent des
compagnies de négociants, et bientôt, de tous les ports fran-
çais de l'Océan, partirent dans la direction du Brésil de véri-
tables flottes marchandes.
De tous les capitaines au service d'Ango (3), le seul, dont
(1) Margry. Les Navigations françaises» § IV, p. 181-225.
(2) Fonds, de Fontette, portefeuille XXI, pièce 16, Cf. Margry,
ouv. cit. p. 194-195.
(3) Il BOUS faut pourtant mentionner encore le navire français
que Gabotto trouvait en 1518 à la Baie de tous les Saints. C f.
GoBiARA. Hist, gen. de las Indias, § LXXXVIII, p. 114. Y en el
camino topo una nao Francesa, que contratava con los Indios dol
golfo de Todos los Santos ». Rien n'empêche de supposer que ce
navire appartenait à Ango.
62 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
la relation de voyage au Brésil ait été conservée, est Jean
Parmentier, et encore l'authenticité de cette relation n'est-
elle établie que depuis peu. Ramusio, dans le troisième
volume de sa célèbre Collection de voyages, avait inséré un
discours « sur les navigations d'un grand capitaine français
du port de Dieppe, et sur les voyages faits aux terres nou-
velles des Indes Occidentales, dans la partie appelée la Nou-
velle-France, depuis le 40® jusqu'au 47* degré, sous le pôle
arctique, aux terres du Brésil, de la Guinée, et aux îles de
Saint-Laurent et de Sumatra, jusqu'où sont parvenus les
caravelles et les navires français (1) ». Ce grand navigateur
anonyme aurait donc parcouru à peu près toutes les mers
alors connues, et abordé toutes les terres nouvelles dont
s'occupaient les négociants et même les souverains. Le
résumé de ses voyages, composé par Ramusio, est en effet
très-curieux. Il abonde en observations pittoresques, et dénote
un savant théoricien en même temps qu'un vaillant cher-
cheur. Voici la description que donnait du Brésil, d'après
Ramusio, le capitaine dieppois anonyme : «La terre du Brésil
est située au-delà de la ligne équinoxiale dans la partie méri-
dionale (2).... Entre le fleuve Maragnon et le cap Saint-
Augustin, on rencontre des peuplades dont quelques-unes
ont des mœurs douces et sociables, et les autres conservent
des habitudes belliqueuses ; on y rencontre des plantations,
des maisons et des châteaux recouverts d'écorces d'arbres.
Les hommes, ainsi que les femmes, sont nus ; ils ont pour
(1) Navigazioni d*tm gran capitdno del mare francese del luogo
di Dieppa, sopre le navigazioni faite alla terra nuova dell'Indie
Occidentali éhiamata la Nuova-Francia, da gradi 40 fino a gradi
47, sotto il polo articOj e sopra la terra del Brasilj Guineay isola
di San Lorenzo^e quella di Sumatra fino aile quali hanno nati-
gato le caravele e navi francese.
(2) Suit une énumération de distances, que nous supprimons, car
ellç ne présente aucun intérêt;
LES DEUX ANGO. 63
armes des arcs et des flèches dont rextrémité porte une
pointe de bois très dur ou d*os. Les nobles et les personnes
élevées en dignité ont le visage percé de trous dans lesquels
ils placent des pierres blanches et bleues bizarrement sculp-
tées. Leurs colhers sont des espèces de chapelets ornés
d'écaillés de poissons, et ils portent d'énormes panaches atta-
chés sur le dos (1). Lorsqu'ils assistent à quelque banquet
pour se repaître de la chair d'un ennemi, quelques-uns, pour
ajouter à leur gentillesse, imaginent de se peindre le corps
de diverses couleurs, et d'autres se couvrent de plumes de
la tête au pied, ce qui ne laisse pas que d'être curieux à
voir.
Le long de cette côte et vers le couchant, les Portugais
n'ont élevé aucun château ni forteresse; seulement, on trouve
dans un lieu dit FernamboucO; situé après le cap Saint-
Augustin, une petite forteresse de bois, qui sert d'asile à
quelques Portugais exilés. La partie la plus fréquentée par
les Français et les Bretons est située entre le cap Saint-
Augustin et le Port-Royal, qui est placé au 12" degré ; c'est
aussi dans cette partie que se trouvent les meilleurs bois du
Brésil et en plus grande quantité.
On ne rencontre, le long de cette côte, aucune forteresse
ni château qui indique la présence des Européens. La popu-
lation se montre plus affable aux Français qu'aux Portugais .
Le terrain de ces contrées est bon et fertile en arbres frui-
tiers, dont les produits sont, pour la plupart, propres à la vie
animale ; l'air y est fort sain ; la côte a de bons ports, et, en
quelques lieux, des rivières qu'on pourrait utiliser. Leurs
maisons et leurs plantations sont entourées de palissades ;
les deux sexes vont également nus sans en paraître embar-
rassés» Ils sont armés comme leurs voisins, ne se servent
pas de monnaie, et ne savent point compter au-delà du
(1) L'exactitude de tous ces détails est confirmée par Léry,
Thevet, H. Staden, Gaadavo, otC; Ouv. cit. passim*
61 Histoire dC bhÉsil f^ançaiî».
nombre de leurs doigts, en y comprenant ceux des pieds. îlâ
échangent des bois précieux contre de petites haches, des
coins de fer et des couteaux.
Dans quelques contrées, les habitans sont obHgés d'aller
chercher les bois d'échange souvent à trente lieues dans
Tintérieur du pays, ils y vont par bandes ou compagnies do
quatre ou cinq cents hommes, conduites chacune par leurs
rois
Les habitants du Brésil vivent des produits du pays, qui
sont des fèves, des navets, du millet, etc. Ils ont en abon-
dance des poules, des oies, des perroquets, des canards, des
lièvres, des lapins et autres espèces de gibier. Leur boisson
est une sorte de bière qu'ils fabriquent avec du millet, et
avec laquelle ils s'enivrent souvent. Ils labourent leurs terres
au moyen de bêches de bois ; se nourrissent de serpens, de
lézards, de tortues, de sauterelles et de poissons. Ils n'ont
point d'heure fixe pour leurs repas, qu'ils prennent lorsqu'ils
ont faim, le jour comme la nuit. Ils livrent facilement leurs
filles aux étrangers, mais ne permettent pas que ceux-ci
touchent à leurs femmes qui, de leur côté, se montrent fidèles
à leurs maris (1). »
Telle est la première description du Brésil par un de nos
compatriotes. On aura remarqué la précision des détails et
l'exactitude des observations. Ramusio rendait pleine et en-
tière justice à ce capitaine dieppois : « Nous regrettons,
disait-il (2), de ne pas savoir son nom, parce que ne pas le
(1) Les paragraphes suivants sont relatifs à la découverte du
pays, et aux prétentions portugaises. Nous les avons déjà cités
plus haut.
(2) Ramusio, t. III, p. 430. a Questo discorso ci è parso vera-
mente molto bello, e degno dresser letto da ogni uno: ma ben ci
dolemo di non sapere il nome deir autore, perciocchè non ponendo
il suo nome, ci pardi faro ingiuria alla memoria di cosi valente
e gentil cavaliero. »
LES DËLX À\GO. ($5
dire nous paraît faire injure à la mémoire d*un homme d'un
tel mérite. »
Ses vœux ont été de nos jours exaucés : On sait que ce
gran capitano del mare Francese se nommait Jean Parmen-
tier, et qu'il était au service d'Ango. Voici comment on est
arrivé à retrouver son nom : Un heureux chercheur, M. Estan-
celin (1), découvrit à Sens, vers 1830, un manuscrit intitulé :
« Mémoire que nous Issismes du Havre de Dieppe ^ le iour de
Pasques, 28^ iour de mars 1529, etc.» C'était le journal de bord
de deux navires dieppois, appartenant à la maison Ango, la
Pensée et le Sacre que leur capitaine, Jean Parmentier, con-
duisit jusqu'à Sumatra. En comparant ce journal de bord à
la partie de la Relation de Ramusio qui se rapportait au
voyage du capitaine anonyme à Sumatra, M. Estancelin
s'aperçut, à sa grande surprise, que le journal et la Relation
étaient identiques, ou du moins que le journal était comme le
commentaire et l'explication la plus complète de la Relation.
Ainsi, pour n'en donner qu'une preuve, trois petites îles près
de Sumatra avaient été nommées par Parmentier la Louise,
la Marguerite et la Parmentière : nous les retrouvons sur la
carte annexée à la Relation de Ramusio sous les noms de
la Loyse, la Margarite et la Formentière. Le capitano Fran-
cese n'est donc autre que Jean Parmentier, et, comme l'au-
thenticité de la Relation de Ramusio est indiscutable pour le
voyage de Sumatra, n'inspire- t-elle point par cela môme une
égale confiance dans ses autres parties ?
Aussi bien ce n'était pas un homme ordinaire que Jean
Parmentier. Grand mathématicien et excellent marin, il ne
dédaignait pas les arts libéraux et se reposait dEolus et de
Thétis, pour employer le langage mythologique de l'époque,
soit en traduisant Salluste, soit en composant des poésies en
l'honneur des Terres Neufves et du Nouveau Monde. Pierre
(1) Estancelin, ouv. cit., p. 191
6G HISTOIRE DC BRÉSIL FRANÇAIS.
Grignon, son contemporain et son biographe, a grand soin de
faire remarquer « qu'il estoit une perle en rhétorique fran-
çaise, et en bonnes inventions tant en rithme qu'en prose (1). »
M. Margry a retrouvé quelques-uns de ces morceaux poéti-
ques (2), mais, malgré l'intérêt qui s'attache à la personne de
leur auteur, nous avouons ne pas partager le naïf enthou-
siasme de Grignon. Il est difficile d'imaginer des allégories
plus raffinées et moins compréhensibles. Le hardi capitaine
réservait sans doute toute la netteté de son esprit pour les
difficiles expéditions dont le chargeait Ango. Ge ne sera cer-
tes pas dans ses moralités à personnages, ni dans ses chants
royaux (3) t laits soubs termes astronomiques, géographiques
et maritimes, à l'honneur de Marie », que nous recherche-
rons la trace de ses vigoureux efforts, mais bien plutôt dans
ses voyages. Tout jeune, il avait fréquenté Terre-Neuve et ses
pêcheries. Plus tard, il avait visité le Brésil. Un de ses frères
ayant obtenu d'Ango l'autorisation de conduire un navire au-
delà des Indes, dans les grandes îles qui produisent les épi-
ces, il raccompagna dans ce long voyage, et poussa jusqu'en
Gliine. Cette première tentative ayant réussi, il revint, avec
son frère, dans les mêmes parages, et, cette fois, fit une
longue station à Sumatra. Il est sans doute difficile de préciser
la date de ces divers voyages ; ils furent cependant, ceux de
Terre-Neuve et du Brésil du moins, antérieurs à 1526, car
c'est en 1526 que les frères Parmentier partaient pour la
Chine, et en 1528 pour Sumatra.
Jean Parmentier aimait à rendre justice à ses collaborateurs
et à ses devanciers. Sans lui nou^ ne connaîtrions pas les
noms de Gamart, d'Aubert et de Denis de Ronfleur. Il détes-
tait de tout cœur les rivaux de la France en matière commer-
(1) Margry. Les Navigations françaises, p. 200.
(2) Id., p. 383-392.
(3) Réimprimés dans la colloction Silvostre, 1838, 5« livraison é
LES DEUX ANGO. 67
ciale, les Portugais, et remarquait avec plaisir que les Brési-
liens ne les aimaient pas davantage. Si quelque heureux
hasard nous restituait le journal de bord de ses voyages au
Brésil, il est probable que notre sympathie augmenterait pour
celui qu'il faut continuer à nommer, avec Ramusio, il gran
capitano Francese.
A défaut de ce voyage, à défaut des relations des autres
expéditions tentées dans ces contrées par les capitaines au
service d'Ango, il nous est permis d'étudier un monument
contemporain, qui nous donnera la preuve indiscutable des
relations qui existaient à cette époque entre la France et le
Brésil. A Dieppe, dans l'intérieur de l'égUse de Saint-
Jacques, du côté de l'Evangile, sous la voûte de la contre-
allée du chœur, la seconde travée est murée par une maçon-
nerie ajoutée après coup, et formant une petite salle qu'on
nomme aujourd'hui encore le Trésor. Cette maçonnerie est
délicatement fouillée par le ciseau du sculpteur, et les orne-
• ments variés qui la composent dénotent une rare habileté de
main et une capricieuse imagination. En 1582, lors des fureurs
iconoclastes qui jetèrent les protestants sur les temples
catholiques, et leur firent anéantir en un moment de folie les
chefs-d'œuvre amassés par tant de siècles, les délicates
sculptures de cette muraille furent endommagées. Lors de la
première Révolution, elle eut également à souffrir du brutal
vandalisme des prétendus patriotes. Par bonheur la frise
qui ornemente cette charmante façade et qui est élevée à ^^ngt
pieds à peu près au-dessus du sol a peu souffert de nos discordes
religieuses ou politiques. Elle représente non pas une céré-
monie chrétienne, comme on serait tenté de le croire en pareil
lieu, mais des hommes, des plantes et des animaux qui n'ap-
partiennent pas à nos climats. L'artiste anonyme qui a si
délicatement fouillé la pierre semble avoir voulu consacrer
la vieille gloire des navigateurs dieppois. Il a représenté les
peuples avec lesquels sa ville natale était alors en relations, et
rendu hommage à sa prodigieuse activité. Le clergé y a
68 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANgÀlé.
volontiers consenti, bien qu'une pareille représentation fût
contraire à toutes les habitudes chrétiennes. Il reconnaissait
par cet acte de complaisance les services de la marine diep-
poise, et en même temps éternisait la gloire de la patrie
commune. Gomme le remarque ingénieusement Vitet (i),
« de quelque manière qu'on interprète ce monument, qu'on y
voie une mosaïque des diverses espèces de nations décou-
vertes par les Dieppois, qu'on veuille au contraire y chercher
la représentation d'un fait, d'une action quelconque, dont tout
ces personnages seraient les acteurs, ou enfin qu'on suppose
que ce sont autant de figures isolées jetées au hasard et sans
intention, toujours devra-t-on reconnaitre que ce bas-relief
est une image des mœurs et des costumes des pays situés
au-delà de l'équateur. »
Trente quatre personnages, sans parler des animaux et des
plantes, figurent sur ce bas-relief. On reconnaît aisément
parmi eux trois Nègres et Négresses, et dix-sept Asiatiques.
Les vêtements, les armes et les traits de six autres sont moins
faciles à distinguer. Quant aux sept derniers, ce sont, à ne pas
s'y méprendre, des Américains et spécialement des Brésiliens.
Un premier groupe est formé par trois personnes, un homme,
une femme et un enfant : Tous les trois sont nus, mais coilïes
de plumes, coiffure originale que Léry décrit en ces termes : (2)
« Quant à l'ornement de tête de nos Tououpinamkuins, ils
lient et arrangent des plumes d'ailes d'oiseaux incarnates,
rouges, et d'autres couleurs, desquels ils font des fron-
teaux, assez ressemblans, quant à la façon, aux cheveux vrais
ou faux, qu'on appelle raquettes ou ratepenades : dont les
dames et demoiselles de France, et d'autres pays deçà depuis
quelque temps se sont si bien accommodées. » L'homme et la
femme portent encore une ceinture de plumes, et la femme a
^1) ViTET. Higtoirtt de Dieppe y t. II, p. 126.
(2) LÉRY, GUY. cit., § VIII.
LES DEUX ANGO. 69
en plus une collerette de plumes. Quanta Tenfant, ilgamba^le
près de sa mère, sans autre ornement que sa coiffure. L'homme
est armé d'un arc ; derrière son dos s'étale un paquet de
flèches. La femme tient une sorte de thyrse terminé par une
grosse fleur. Entre leurs deux têtes était jadis figuré un oiseau,
dont il ne reste plus aujourd'hui qu'une aile et la queiie.
L'artiste avait sans doute voulu représenter un de ces magni
flqves perroquets brésihens alors si recherchés en France.
Séparé de ce premier groupe par sept personnages, se pré-
sente un autre Brésilien, en costume de travail, car il ne porte
que sa coiffure de plume. De la main droite il se suspend à
un arbre, de la main gauche il brandit une cognée. Nous pre-
nons ici sur le fait un trait de mœurs : Ce bûcheron
est un Brésilien occupé à débiter le bois précieux dont les
Européens se montrent si avides. Vitet (1) n'osait se pro-
noncer sur ce personnage : « Que fait-il? Danse-t-il? Fait-il
effort pour arracher ce tronc d'arbre qu'il vient d'émonder
avec une sorte de serpe ? C'est ce qu'il est difficile de déter-
miner ; » nous ne partageons pas l'hésitation du célèbre cri-
tique. Jamais Brésilien ne dansa tout nu et tenant une serpe
à la main ; la danse était chez eux une cérémonie grave et
presque sacrée. Ils ne s'y livraient qu'à de rares et solennelles
occasions, et alors y prenaient part avec leur costume de
guerre, et munis de toutes leurs armes (2); tandis que l'action
de couper des bois précieux était pour ainsi dire leur occupa-
tion quotidienne, spécialement dans leurs rapports avec les
Européens. Il est donc permis de supposer que l'artiste ano-
nyme dieppois avait tenu à figurer ce Brésilien débitant la
marchandise à laquelle plusieurs de ses compatriotes devaient
leur fortune.
A l'extrémité de la frise nous trouverons encore trois autres
\l) ViTBT, CUV. cit., p. 122.
(2) LÉRT, ouv. cit., [planche p. 246.
70 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Brésiliens : Les deux premiers paraissent lutter ensemble ; le
dernier tient de la main droite un long javelot, et fait de la
main gauche le geste d'un homme qui voudrait parler. Ils sont
entièrement nus, et leur coiffure semble composée de feuilles
plutôt que de plumes. A côté du dernier, trois grands singes
finement étudiés, grimpent aux arbres ou dévorent des fruits
avec une aisance de gestes, qui laisserait supposer de la part
de Tartiste anonyme quelque arrière pensée malicieuse.
Ces six personnages sont donc des Brésiliens. Sans énon-
cer une conjecture trop hardie, on pourrait avancer qu'ils ont
été copiés d'après nature, car c'était alors l'usage chez tous
les capitaines au long cours de ramener à leur bord, comme
pièces de conviction, des sauvages qu'ils exposaient à la curio-
sité publique, et dont ils se servaient en qualité d'interprètes
dans leurs voyages ultérieurs. Comme les vaisseaux allaient
et revenaient sans cesse, il y avait toujours à Dieppe un cer-
tain nombre d'indigènes, dont il était facile au sculpteur de
reproduire les traits ou les manières. Même en supposant que
l'artiste n'ait pas eu à sa disposition de modèles vivants, il y
avait alors à bord de chaque navire quelque personne en état
de dessiner, soit le charpentier du bâtiment, soit même quelque
dessinateur de profession. (1) Les croquis de costumes, les
armes et les instruments, les singularités de tout genre étaient
dessinés avec soin, annexés au rapport du capitaine, et
déposés avec ce rapport au Greffe de l'Amirauté, où on
pouvait les consulter et au besoin les copier.
La muraille de Saint Jacques a été, d'après les ingénieuses
conjectures de Vitet (2), construite de 1525 à 1530, quelques
années ava^nt que Jean Ango eût fait bâtir ou plutôt réparer
(1) Ainsi Nicole Lefebvre à bord de VEspoir de Gonneville
Jehan Saisy à bord de la Pensée de Parmentier — Jacques Lemoyne
do Moupgues attaché à rexpédition de Laudonnière en Floride, etc.
(2) Vitet, ouv. cit., p. 130-136,
LES DEUX ANGO. 71
dans cette même église la chapelle destinée à recevoir sa
sépulture. Si donc l'artiste anonyme a, dès cette époque, exé-
cuté dans une église chrétienne un bas-relief représentant les
mœurs et les costumes de pays situés au delà de Téqualeur,
c'est que ces contrées lointaines étaient déjà connues, obser-
vées et étudiées ; c'est que des relations fréquentes exis-
taient entre Dieppe et le Brésil, et que les capitaines au ser-
vice de Jean Ango choisissaient de préférence cette région
pour en exploiter les richesses.
IL — Les Produits brésiliens.
N'en déplaise à d'austères censeurs ou à de systématiques
adversaires, nous avons tous, nous autres Français, de sédui-
santes qualités. Notre vivacité, notre intelligence, notre
absence de morgue et de prétentions nous ont toujours valu
les sympathies des peuples avec lesquels nous entrions en
relations, et surtout des tribus primitives, qui se laissent
volontiers prendre aux apparences. Aussi les Brésiliens
accueillaient-ils avec empressement nos compatriotes, d'autant
plus que les Portugais, nos rivaux sur la côte, ne cherchaient
au contraire qu'à imposer et nullement à faire accepter leur
domination. Fiers, brutaux, cruels, ils considéraient les Bré-
siliens comme placés très au dessous d'eux dans la hiérarchie
des êtres humains, et ne leur cachaient ni leur mépris ni leurs
convoitises. Non contents de les exploiter, ils les maltraitaient.
Aussi la comparaison était-elle tout à notre avantage. Dès
qu'un navire français était signalé au large, les BrésiUens
couraient au rivage, s'empressaient autour de nos matelots,
leur apportaient des vivres frais, leur prodiguaient les soins
les plus touchants de l'hospitalité, et s'ingéniaient à leur plaire.
Ils allaient jusque dans les forêts de l'intérieur couper les bois
précieux tant recherchés par leurs hôtes européens, et les
portaient sur leurs épaules, parfois à d'énormes distances,
jusqu'à bord de nos navires. Il faut lire dans les naïves des-
*72 HISTOIRE DU imâsiL FRANÇAIS.
criptions de Léry (1) la joie eufaiiUne qu'ils témoignaient à la
vue de nos compatriotes, et les prévenances parfois puériles
mais toujours sincères et parties du cœur dont ils les accom-
pagnaient. Aussi Jean Parmentier avait-il raison de procla-
mer que (2) : « si le roi François P' voulait tant soit peu lâcher
la bride aux négociants français, en moins de quatre ou cinq
ans ceux-ci lui auraient conquis Tamitié et assuré l'obéissance
dos peuples de ces nouvelles terres, et cela sans autres armes
que la persuasion et les bons procédés. Dans ce court espace
de temps, les Français auraient pénétré plus avant dans Tinté-
rieur de ce pays que n*ont fait les Portugais en cinquante ans,
et probablement les habitants en chasseraient ces derniers
comme leurs ennemis mortels. »
Entre les Brésiliens et les Français, les meilleurs intermé-
diaires furent les interprètes Normands. C'étaient de hardis
aventuriers qui n'hésitaient pas à se fixer au milieu des tribus
brésihennes, apprenaient leur langue, se conformaient à leurs
usages, et vivaient de leur vie. D'une bravoure à toute
épreuve, d'une activité que rien ne lassait, ce furent les véri-
tables ancêtres de ces héroïques trappeurs franco-canadiens,
dont les romans de Cooper ou de Mayne Reid nous ont appris
à admirer l'énergie et la persévérance. Habitués à ne compter
que sur eux-mêmes, aux prises avec des difficultés sans cesse
renaissantes, ils gagnaient à cette lutte quotidienne contre les
hommes et les éléments une incomparable énergie. Leur bra-
voure commandait l'admiration aux Brésiliens, qui les aimaient
(1) LÉRY, CUV. cit., § XVIIl.
(2) Ramusio, ouvrage cité, t. III, p. 357. Imperoche se (il re
Francesco) volesse dar la briglia alli mercatanti del suc paese,
loro conquisteriano i traffichi e amicitie délie genti . di tutte
quelle terre nuove in quatre o cinque anni, ed il tutto per amore
e senza forza, e sariano penetrati piu a dentro che non hanno fatto
li Portoghesi in cinquante anni, e li popoli di dette terre li discac-
ciariane corne suoi nemici mortali. >
LES DEUX ANGO. 73
aussi pour leur adresse, pour leur complaisance, pour la facilité
avec laquelle ils se conformaient aux usages nationaux et par-
laient leur langue. Ces interprètes paraissent même, en cer-
taines circonstances, avoir outrepassé leurs instructions, ou du
moins les avoir exécutées avec un zèle mal entendu. Bon
nombre d'entre eux non-seulement adoptèrent la langue et les
coutumes de leur pays d'adoption, mais encore poussèrent
l'oubli de leur origine jusqu'à renoncer à leur religion et à
prendre pnrt aux plus horribles festins du cannibalisme. Assu-
rément le fait n'a jamais été bien prouvé, mais Léry l'affirme
dans son intéressante relation : (1) « Sur quoy à mon grand
regret ie suis obligé de réciter icy que quelques truchements
de Normandie qui avoient demeuré huit à neuf ans dans ce pays
là pour s'accommoder à eux, menans une vie d'atheiste, ne se
polluyoient pas seulement en toutes sortes de paillardises et
vilenies parmi les femmes et les filles... mais aussi surpassant
les sauvages en inhumanité, i'en ai ouy qui se vantoient d'avoir
tué et mangé des prisonniers. »
Il est possible que Léry se soit laissé emporter par son
imagination : en tout cas les interprètes normands, s'ils ne
prenaient point part à ces honteux festins, ne faisaient rien
pour en détourner leurs alliés. Un Allemand au service du
Portugal, un certain Hans Staden, de Homberg en Hesse,
était tombé entre les mains des Brésiliens et allait être dévoré
par eux. Il se souvint à temps que les Français étaient les
alliés de S3S vainqueurs et se prétendit leur ami (2). « Sachant
qu'il y avait des Français dans le pays, raconte-t-il, et qu'il
venait souvent des vaisseaux de cette nation, je persistai
toujours à dire que j'étais leur ami, et je les priai de m'épar-
gner jusqu'à ce que ceux-ci arrivassent et me reconnussent.
Ils me gardèrent donc avec soin jusqu'à l'arrivée de quelques
(1) LÉRT, ouv. cit., § VIT.
(2) Relation du voyage de Hans Staden, éd. Ternaux-Compans,
p. 115.
74 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Français que des vaisseaux avaient laissés chez les sauvages
pour y recueillir du poivre. » Confronté avec Tun d'entre
eux, il ne put lui répondre dans sa langue. « Les sauvages qui
nous environnaient écoutaient avec beaucoup d'attention.
Voyant que je ne le comprenais pas, il leur dit dans sa langue :
Tuez-le et mangez-le, car ce scélérat est un vrai Portugais,
votre ennemi et le mien. Je compris bien cela et je le sup-
pliai au nom de Dieu de leur dire de ne pas me manger ;
mais il me répondit : Ils veulent te manger fl). »
Nous serons donc fondés à reprocher aux interprètes Nor-
mands leurs mœurs relâchées, leur inhumanité, leur oubli de
toute formule religieuse, mais il nous faudra reconnaître
qu'ils rendirent au commerce français d'inappréciables ser-
vices, et étendirent dans tout le continent l'influence fran-
çaise. On le savait si bien au Brésil que tous les étrangers
cherchaient à se faire passer pour Français. L'Anglais Antoine
Knivet {2) dont les compagnons portugais avaient été mas-
sacrés jusqu'au dernier par des sauvages Tamoyos eut la
présence d'esprit de se déclarer Français: « Ne crains rien,
lui dirent aussitôt les Brésiliens, tes ancêtres ont été nos
amis, et nous les leurs, tandis que les Portugais sont nos
ennemis et nous font esclaves : c'est pourquoi nous avons agi
envers eux comme tu as vu ». Aussi Knivet, dans sa curieuse
relation de voyage, recommande-t-il à ses compatriotes, pour
se faire bien venir des indigènes, d'adopter les usages fran-
çais, et au besoin de se faire passer pour Français. Hans
Staden, dont nous venons de raconter la triste entrevue avec
un interprète Normand, avait eu l'heureuse chance d'échapper
une fois encore à la mort (3). On le conduisit quelques
(1) Hans Staden, ouv. cit. p. 119.
(2) PuRCHAS his Pilgrims, t. iv, p. 1217-1237.
(3) Sa barbe rousse le sauva, en lui permettant d'affirmer qu'il
n*était pas Portugais, puisque tous les Portugais avaient la barbe
noire. Hans Stadbn, ouv. cit., p. 147,
LES DEUX ANOO. 75
semaines après à un puissant cacique, nommé Quoniam Bebe,
qu'il essaya d'apitoyer sur son sort, en continuant à se pré-
tendre Tami des Français. « Tu es un Portugais lui répondit
le barbare, car tu n'a pas pu causer avec lui : il parlait du
Français qui m'avait vu et qu'il appelait son flls. Je cherchai
à m'excuser, l'assurant qu'étant absent depuis longtemps
j'avais' oublié la langue; mais il s'écria : J'ai déjà pris et
mangé cinq Portugais, et tous prétendaient être des Fran-
çais. Cependant ils mentaient ». Voyant cela, je renonçai à
l'espérance de vivre, et je me recommandai à Dieu, car je
voyais bien que je n'avais plus qu'à mourir » (1).
Notre influence sur les Brésiliens était donc considérable,
puisqu'elle nous préservait des convoitises cuHnaires de nos
alliés, et que les autres peuples européens cherchaient à se
couvrir de notre nom comme de la meilleure des sauvegardes.
C'était surtout pour les relations commerciales qu'il fallait,
si on voulait s'enfoncer dans l'intérieur du continent, être ou
paraître Français. Indiquons à ce propos les principaux
articles d'exportation et d'importation.
Les articles d'exportation sont indiqués par le chargement
du navire VEspoiVy de Gonneville: Nous les avons déjà
signalés plus haut (2) : pièces de toiles et de draps, quincail-
lerie, verroteries, peignes et miroirs, etc. Hans Staden énu-
mère les mêmes articles : (3) « Les sauvages, dit-il, ajoutaient
que les Français venaient tous les ans dans cet endroit, et
leur donnaient des couteaux, des haches, des miroirs, des
peignes et des ciseaux». — « On leur donnait, lisons-nous
dans Ramusio (4) des bêches, des couteaux et autres fer-
(1) Hans Staden, ouv. cité, p. 126.
(2) Voir page 45.
(3) Hans Staden. Ouv. cit., p. 110. Cf Thevet. Singularités de
la France Antarctique, % 47.
(4) Ramusio, ouv. cit., t III, p. 355 « E li barattauo con le
76 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
railles, car ils estiment plus un clou qu'un écu ». Ces articles
sont encore mentionnés dans les contrats passés entre arma-
teurs et capitaines, que le temps a respectés (1). Aussi bien
ces habitudes commerciales se sont maintenues presque jus-
qu'à nos jours. Les tribus sauvages ont toujours eu une
prédilection marquée pour les mille brimborions dont elles ne
comprennent pas l'usage, mais dont Timprévu ou l'étra'ngeté
les frappent. Gomme les enfants qui n'aiment, en fait de
jouets, que ceux qu'ils voient pendus à l'étalage des mar-
chands, les Brésiliens demandaient à nos compatriotes sur-
tout ce dont ils n'avaient pas besoin. Pendant longues
années, bien qu'ils eussent une vue excellente, ils se crureut
obligés de porter des lunettes qui les gênaient, mais qui les
rehaussaient dans leur propre estime, ou bien encore, habi-
tués qu'ils étaient à errer dans les bois et à couvrir leur
nudité de haillons rudimentaires, ils ambitionnèrent la pos-
session d'un hausse-col ou d'un ceinturon. Mieux avisés,
quelques autres réclamaient des armes : Dès qu'ils connurent
le terrible effet des armes à feu, et se rendirent compte de la
supériorité que ces armes donnaient aux Européens, ils leur
en demandèrent. On eut la sagesse de les leur refuser. Quel-
ques négociants, imprudents ou avides, consentirent à la fin
à leur en livrer ; mais les sauvages n'osèrent pas tout d'abord
ou ne surent pas s'en servir. Hans Staden (2) raconte que
son maître possédait une arquebuse, dont il était très-fier ;
mais, dans les moments de danger, poursuivi par l'ennemi,
ou sur le champ de bataille, il la remettait à son esclave
européen, et lui ordonnait de s'en servir contre les ennemis.
Quant aux articles d'importation ils n'étaient pas encore
dette manare, cunei, e coltelli,ed altriferramenti, atalchestimano
molto pin caro un chiodo, che une scudo.
(1) DE Frétille. Commerce maritime de Rouen, t. I, passim.
(2) Hans Staden, ouy. cit., p. 93, 105.
LÈS DEUX ÀNGO. *?7
três-nombf eux : On n'en comptait guère que quatre à cinq :
animaux rares, plumes, coton, épices et bois de teinture (1).
Parmi les animaux rares, les plus recherchés étaient les singes
et les perroquets. Les singes sont fort nombreux au Brésil :
sapajous et sagouins, singes hurleurs et singes lions, ouis-
titis, tous les types les plus étranges, toutes les variétés les
plus faciles à apprivoiser se rencontrent dans les forêts de
l'intérieur et même sur la côte. Aussi nos matelots en rap-
porlaient-ils en France de nombreux spécimens. Les sagouins
étaient surtout fort recherchés, sans doute à cause de leur
rareté, car ils supportaient difficilement la traversée et ne
s'acclimataient en France qu'avec peine (2). On en voyait
pourtant quelques-uns, car c'est à un de ces animaux que
Clément Marot faisait allusion quand il mettait ces paroles
dans la bouche de son valet Fripelipes :
Combieii que Sagoii soit un mot
Et le nom d'un petit marmot.
Cette pièce de Marot (3) est de l'année 1537. Elle prouve
(1) Curieuse énumération des objets rapportés du Brésil en 1531
par le navire français la Pèlerine : 15,000 quintaux de brésil, 300
quintaux de coton, 300 quintaux de graines do coton, 600 perro-
quets sachant déjà quelques mots de français, 3000 peaux de léo-
pards et autres animaux. 300 singes et guenons, minorai d'or et
huiles médecinales, le tout pour une valeur de 602,300 ducats. Wnr
aux pièces justicatives la Protestation du baron de Saint-Blan-
card.
(2) LÉRY ouv. cit. § 10 a Et de fait, s'il estoit aussi aisé à repas-
ser la mer qu'est la guenon, il seroit beaucoup plus estimé : mais
outre qu'il est si délicat qu'il ne peut supporter le branlement du
navire sur mer, encore est-il si glorieux que, pour peu de fasche-
rie qu'on luy face, il se laisse mourir de despit ».
(3) Marot, édit. Jannet, t. I, p. 24S, épitre ii.
78 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
par conséquent que, dès cette époque, ces jolis animaux bré-
siliens étaient fort appréciés en France ; mais les perroquets
l'étaient encore plus : nos marins tenaient à honneur de rap-
porter chez eux, comme un souvenir vivant de leur voyage,
quelque ara au brillant plumage, ou, pour employer une
expression du temps, quelque papegai aussi étonnant par les
richesses de sa robe que par la variété de son langage. Les
perroquets brésiliens étaient fort nombreux, si nombreux que
parfois ils devenaient un des fléaux de Tagriculture, mais tous
n'étaient pas également estimés. On recherchait surtout ceux
dont les plumes offraient la coloration la plus variée ou qui
reproduisaient le plus fidèlement la voix humaine. Les indi-
gènes les cédèrent d*abord très-facilement, mais à peine se
furent-ils aperçus de la haute estime oii les tenaient nos com-
patriotes, qu'ils haussèrent leurs prix. Léry raconte Thistoire
d'une BrésiHenne qui tenait tellement à son perroquet que
lorsqu'on lui demandait à quel prix elle le vendrait, (i) « elle
répondit par mocquerie, moca-ouassoUj c'est-à-dire une artil-
lerie, tellement que nous ne le sceusmes iamais avoir d'elle ».
Gandavo (2) rapporte de son côté que les Brésiliens préfé-
raient ces oiseaux parleurs à deux ou trois esclaves. Thevet(3)
confirme le fait: « ceux du pays, écrit-il, en font grand
compte, et les tiennent si cher qu'à grand peine souffrent-ils
que un estranger en aye que à bonnes enseignes ». Les plus
estimés se nommaient dans le pays les aiourous. Nos inter-
prètes normands faisaient métier d'en élever. L'un d'eux en
donna im à Léry (4) « qu'il avoit gardé trois ans, lequel pro-
fessoit si bien tant le sauvage que le français, qu'en ne le
(1) LÉRY, GUY. cit. § XI. Voir dans la carte du Brésil insérée dans
Ramusio la chasse aux perroquets par les indigènes.
(2) Gandavo. Histoire de la province de Santa Crus, p. 85.
(3) Thevet. Cosmographie universelle, p. 939.
^4) LÉRY, ouvé cit. § XI.
LES DEUX ANGO. 79
voyant pas vous n'eussiez sceu discerner sa voix de celle d*un
homme ». C'était sans doute un perroquet de cette espèce, ou
bien encore le même qu'il rapportait en France pour en faire
hommage à l'amiral de Coligny, et à la possession jjuquel il
tenait tellement que, bien que souffrant toutes les horreurs
de la famine, il ne se décida à le sacrifier qu'à la dernière
extrémité (1). « le le tins cinq à six iours caché sans luy pou-
voir rien bailler à manger, tant y a que la nécessité pressant,
ioint la crainte que i'eu qu'on ne me le dérobast la nuict, il
passa comme les autres ». Les perroquets n'étaient pas les
seuls oiseaux qu'on cherchait à rapporter en France. L'in-
nombrable tribu des colibris et des oiseaux mouches, si
richement représentée au Brésil, était encore un des princi-
paux articles d'importation (2). On les recherchait surtout pour
leurs plumes dont on se servait alors beaucoup pour les riches
toilettes des dames de la Cour. Chaque navire qui revenait en
France rapportait une grande provision de ces frêles et splen-
dides ornements, et les propriétaires de ces trésors étaient
assurés d'en retirer des bénéfices inespérés. D'après Thevet (3)
le plumage du toucan était également fort apprécié. On en
garnissait des épées ou des toques de cérémonie.
Le coton et les épices ne figuraient encore qu'à titre de
cunosité, mais il n'en était pas de même pour les bois pré-
cieux, et spécialement pour les bois de teinture, qui formaient
le chargement essentiel de nos navires. On connaît la prodi-
gieuse fertiUté du Brésil en essences de premier choix. Nos
négociants ne furent pas longs à se rendre compte des res-
sources, pour ainsi dire inépuisables, que leur offraient ces
forêts, et comme les Brésiliens de leur côté s'estimaient fort
heureux d'avoir à leur disposition des matériaux d'échange
(1) LÉRY, ouv. cit., §XXII.
(2) Cf. Ferdinand Dbnis. De arte plnmaria»
^3) Thevet. Singularités, etc. § 47.
80 HlSTOlKE DÛ BÙÉsiL F'itANÇAlS*
aussi abondanls, l'exploitation des richesses végétales du
pays commença pour ne plus s'arrêter. Ce ne fut même pas
une exploitation, mais plutôt une destruction. Comme le bois
de teinture coûtait fort cher en France, et qu'on s'en servait
non seulement pour donner aux étoffes une magnifique cou-
leur pourprée, mais aussi pour la fabrication de meubles pré-
cieux, chaque navire français (1), en abordant au Brésil,
s'enquérait avant toute chose de l'endroit où il pouvait faire
sa provision de bois. Les indigènes qui s'habituaient aux
demandes de nos négociants en préparaient à l'avance d'énor-
mes tas qu'ils entassaient sur le rivage : seulement comme
ils ne savaient pas ménager leurs ressources, ils abattaient
ces arbres pour ainsi dire au hasard. Parfois même, afin
d'éviter la peine de les scier, ils mettaient le feu au pied, et
l'incendie gagnait le reste de la forêt. Quelques années de ce
gaspillage effréné suffirent pour anéantir bien des essences
précieuses. C'est ainsi que de nos jours, on a tellement abusé
dans les forêts boliviennes des arbres à quinquina, qu'on est
obligé, pour en retrouver, d'aller à leur recherche dans des
vallées presque inaccessibles (2).
L'essence la plus recherchée par nos compatriotes se nom-
mait Varaboulaii. Cet arbre atteignait parfois des proportions
gigantesques. Comme il ne croissait que sur les hauteurs, et
souvent assez loin du rivage, les BrésiUens étaient obligés de
le débiter en morceaux pour le transporter plus facilement,
et ils en perdaient toujours des quantités considérables. Nous
signalerons encore V ibirapitanga, qui s'élevait à la hauteur
d'un chêne, dont les feuilles ressemblaient à celles du buis,
et les fleurs étaient d'un blanc jaune comme le muguet. On
en distinguait trois espèces : la meilleure se nommait Vibira-
(1) Voir les planches de Thevet, dans sa Cosmof/rnphie univer-
selle y p. 950, 954.
(2) P. Marcoy. Tour dt! monde, voyage dans les vallées des
quinquinas. 1870-1872.
Les DtUX A.NGO. 81
pilanga brazil, et fournissait une teinture très-brillanle ; le
brazU assou était de qualité inférieure, et le brazileto ne
donnait que des produits médiocres. On en faisait pourtant
des meubles précieux, et, à cause de sa résistance, d'excel-
lent bois de charpente. Plongé dans Teau, il durcissait : aussi
était-il fort estimé pour les navires. Nos négociants récol-
taient encore le javucanda^ dont la couleur brune tirait sur le
violet. Ils connaissoient, mais ne paraissent pas avoir beau-
coup estimé V acajou. « Mais surtout ie diray (1) qu'il y a un
arbre en ce pays- là, lequel avec la beauté sent si merveilleu-
sement bon, que quand les menuisiers les chapôtoyent ou
rabotoyent, si nous en prenions des coupeaux ou des buschilles
en la main, nous avions la vraye senteur d'une franche rose ».
Léry s'étend avec complaisance sur ces merveilles de la
flore brésilienne « l'en ai veu d'aussi iaunes que buis ,
écrit-il, d'autres naturellement violets... de blancs comme
papier, d'autres sortes si rouges qu'est le brésil ». Les voya-
geurs contemporains (2) sont unanimes dans l'expression de
leur admiration pour ces beautés de la nature, et pourtant les
forêts brésiliennes ont perdu l'exubérance de leur végétation,
et, sauf dans les cantons presque ignorés de l'intérieur, sont
toutes exploitées. Aussi quel ne devait pas être l'enthou-
siasme de nos ancêtres du seizième siècle en présence de
telles magnificences !
Le commères assurait donc à nos compatriotes dans le
Brésil des ressources immenses, et étendait leur influence
politique. Les tribus indigènes aimaient à se grouper sous le
patronage de nos négociants. 11 eût été bien facile, si l'on eût
augmenté le nombre des interprètes, de fonder rapidement
une véritable colonie : mais le gouvernement d'alors se préoc-
(1) LÉRY. CUV. cit., § XIII.
(2) BiARD, Agassiz. Voijfif/es aa Brésil, dans le Tour du nioiido,
passim.
G
82 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
cupait bien peu de ces questions extérieures. François P',
Henri II et ses enfants se débattaient contre l'ambition de la
maison d'Autriche ou contre le protestantisme. Ils ne com-
prenaient pas que le meilleur moyen d'épargner à leur
royaume une diminution d'importance ou les horreurs de la
guerre civile était de fonder en Amérique quelque France
nouvelle et d'y envoyer des colons protestants. Quant à nos
négociants, égoïstes et intéressés, ils ne songeaient qu'à
l'heure actuelle, et ne cherchaient qu'à profiter d'un marché
où ils n'avaient pas encore de rivaux.
Ils nous faudra cependant faire une exception pour Ango
qui sut, du moins, noblement se servir de sa fortune. Ces
fructueuses expéditions l'avaient tellement et si vite enrichi
qu'il devint un des plus grands propriétaires du royaume.
Gomme il avait une prodigieuse activité, et que ses premières
spéculations avaient réussi, il ne se contenta plus d'expédier
dans toutes les directions des navires et des matelots, il s'en-
gagea encore dans de nombreuses affaires en France et sur le
continent. Il avait pris à ferme les recettes des abbayes de
Fécamp et de Saint- Wandrille, et de plusieurs autres sei-
gneuries au pays de Gaux. Il acheta également les charges
de grenetier et de contrôleur du magasin au sel de Dieppe.
L'archevêque de Rouen, cardinal d'Amboise, frappé de son
esprit et de son activité, s'intéressait à sa fortune et le pous-
sait à la Gour oii il fit rapidement son chemin. Dès 1526, il
avait déjà, par ses armements et ses spéculations, amassé
tant de richesses qu'il se fit bâtir une magnifique maison ou
plutôt un palais de bois, qui existait encore à l'époque du
bombardement de Dieppe par les Anglais en 1694. Les Diep-
pois en étaient fiers et la montraient aux étrangers comme
une curiosité. Lorsque le cardinal Barberini (1) la visita en
1647, il déclara aux Oratoriens qui l'accompagnaient que
jamais il n'avait vu de maison de bois aussi bien ornée. La
(1) VlTET, ouv. cit*, t. II, p. 419*
LES DEUX ANGO. 83
façade était toute sculptée et représentait des fables d'Esope,
des combats entre Normands et Anglais, et des scènes de
navigation. Elle était occupée par un immense salon dont les
fenêtres, ornées de balcons, tlonnaient sur le port et sur la
mer. Les parquets étaient de bois choisis, les murs revêtus
de lambris dores et de tableaux italiens. Grâce à un réser-
voir placé au sommet de la maison, on avait ménagé dans
toutes les chambres des eaux jaillissantes. Les meubles les
plus précieux de France et les curiosités des deux Mondes
étaient réunis côte à côte. Les animaux du Brésil, les singes
et les papegais couraient sur les toits ou jacassaient sur leurs
perchoirs. De temps à autre paraissait quelque Brésilien au
costume étrange, ramené par les capitaines d'Ango. Il rece-
vait une fastueuse hospitalité dans ce palais, dont il décrivait
les merveilles, une fois de retour dans sa hutte natale. C'était
une sorte de musée universel, un spécimen toujours renou-
velé des productions les plus opposées.
La maison d'Ango devint bientôt célèbre. François I" désira
la visiter et annonça sa prochaine arrivée à Dieppe. A cette
nouvelle, l'armateur obtint de la ville la permission de préparer
une de ces entrées solennelles qui étaient alors en vogue ; il se
chargeait d'en payer tous les frais. Le roi et la cour admirèrent
sans réserve la magnificence déployée par le Médicis dieppois.
La vaisselle ciselée excita surtout leur étonnement. Après avoir
étalé ses trésors, Ango proposa une promenade en mer. Un arc
de triomphe avait été improvisé et six nefs légères, richement
dorées, attendaient le cortège. Ravi de ces prévenances et
charmé de sa visite, le roi annonça en débarquant à son hôte
qu'il lui donnait le commandement du château de Dieppe, en
remplacement de Du Mauroy qui venait de mourir, et lui con-
férait des lettres de noblesse (1). Ango atteignit alors l'apo-
(1) 11 portait de sable au champ (rargent, chargé d*uii lion mar-
chant de sable avec une molette d'éperon. — Son emblème de
prédilection fut une sphère surmontée d'un crucifix et portant cette
84 HISTOIUE DU BRÉSIL FliANÇAl!».
gée de sa fortune : à maintes reprises il prêta à François 1®'
de Targent et même des vaisseaux, surtout quand il s'agit
d'empêcher les Anglais de se fortifier à Boulogne, comme
l'atteste ce quatrain composé' par un Dieppois, son contem-
porain, un certain du Puy de l'Assomption (1) :
Ce fut luy, luy seul qui fist armer
La grande flotte expresse mise en mer,
Pour faire veoir à l'orgueil d'Angleterre
Que Françoys estoit roy et sur mer et sur terre.
C'est à ce moment qu'il obtint la permission de joindre à
son nom celui de sieur de la Rivière (1532), et équipa de
véritables flottes qui portaient sur toutes les mers son dra-
peau et sa réputation.
g III. — Rivalité et Hostilités du Portugal.
Cette prospérité sans pareille valut à Ango des envieux et
des ennemis. Les plus acharnés de ces ennemis furent les
Portugais. Cetle haine remontait aux premières années du
siècle. Les Portugais, en effet, atteignaient alors l'apogée de
leur fortune commerciale et politique. Admirablement secon-
dés, excités même par leurs souverains, ils s'étaient lancés
avec ardeur dans une carrière indéfinie de découvertes et de
conquêtes. Un moment ils se crurent les dominateurs de
l'Océan. Les côtes africaines reconnaissaient leur suzerai-
neté : l'Hindoustan, l'Indo-Chiee, les îles Malaises, la Chine
elle-même s'ouvraient à leur influence. Les archipels de
l'Atlantique leur obéissaient. Dès 1500, Alvarès Cabrai avait
pris possession des côtes brésiliennes au nom de son maître,
belle devise : Spes mea Deus a juventute mea. Cf. Féret. Annales
de la Normandie. 1826.
(1) ViTET, ouv. cit., t. II, p. 423.
LES DEUX ANGO. 85
le roi Emmanuel. Enfiévrés par le succès, les Portugais, dans
leurs prétentions outrecuidantes, soutenaient que pas un
navire étranger n'avait le droit de s'aventurer dans leurs
eaux, et ils poursuivaient comme des pirates les négociants
qui n'étaient pas leurs compatriotes. Leur puissance néan-
moins ne reposait sur aucun fondement solide : elle était
toute d'opinion. Ils n'étaient ni assez nombreux ni assez
puissants pour la faire respecter, et s'imaginaient naïvement
qu'il leur suffirait de parler pour être obéis. Clomme l'écrivait
avec autant d'esprit que d'énergie le gran capUano Francese
dont Ramusio (1) a conservé les voyages : « Bien que ce
peuple soit le plus petit de tout le globe, il ne lui semble pas
assez grand pour satisfaire sa cupidité. 11 faut que les Portu-
gais aient bu de la poussière du cœur du roi Alexandre pour
montrer une ambition si démesurée. Ils croient tenir dans
une seule main ce qu'ils ne pourraient embrasser avec toutes
(1) Ramusio. ouv. cit. t. III, p. 352. « E quantumque essisiauoil
piu piccolo popolo del mondo, non li par pero chequello sia davanzo
grande per sodisfare alla loro cupidita. lo penso che ossi delibano
aver bevuto délia polvere dol cuore del re Alessandro, che li causa
una tal alterazione di tan ta sfrenata cupidita, e par a loro tener
nel pugno serrato quello che essi con ambedue le mani non potria-
no abbraciare, o credo che si persuadano che Iddio non fece il mare
ne la terra se non per loro, e che le altre nazioni non sieno degne
di navigare, e se fosse vel poter loro di raettere termini e serrar
il mare dal capo di Finis terre fin in Hirlanda, gia molto tempo
saria che essi ne traveriano serrato il passo, e tanto e di ragione
che li Francesi vadino a quelle terre nelle quali loro non hanno
piantata la fede christiana, e dove non sono amati ne obediti,
come noi haveressimo ragion d'imperdirli di passar in Scocia,
Dannemarca e Norwega, quando noi prima di loro vi fossimo
stati, e possia che essi hanno navigato al lungo d'una costa, essi se
la fanno tutta sua. Ma tal conquista e molto facile a fare, e
souza gran spesa, perche non vi sono assalti ne resistencia ».
86 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
les deux, et il semble que Dieu ne fît que pour eux les mers
et la terre, et que les autres nations ne sont pas dignes de
naviguer ; certainement s'il était en leur pouvoir de fermer
les mers depuis le cap Finisterre jusqu'en Irlande, il y a long-
temps qu'ils l'auraient fait. Cependant les Portugais n'ont
pas plus le droit d'empêcher les négociants français d'aborder
aux terres que les premiers se sont arrogées, dans lesquelles
ils n'ont pas planté la foi chrétienne, et oij ils ne sont ni
aimés ni obéis, que nous n'aurions le droit de les empêcher
d^ passer en Ecosse, dans le Danemarck et en Norwége, en
admettant que nous y eussions abordé les premiers. Aussitôt
que les Portugais ont navigué le long d'une côte, ils s'en
emparent et la considèrent comme leur conquête, conquête
facile et à peu de frais, car elle n'a nécessité ni assaut ni'
résistance. »
Cette fière protestation est peut-être la première de celles
qui retentirent en France, à diverses reprises, contre les
tyrans de l'Océan. Elle est curieuse, et comme expression
indignée des sentiments qui animaient alors nos marins contre
les prétentions portugaises, et comme document, dont l'impor-
tance chronologique n'aura échappé à personne. Aussi bien
nos rois se sont toujours posés comme les défenseurs de
l'indépendance des mers, et ils ont eu le mérite de soutenir
leurs théories par les armes. « François P', écrivait un histo-
rien espagnol contemporain, Herrera (1), entend poursuivre
ses conquêtes et ses navigations, dont on lui conteste la léga-
lité, tout comme les autres princes Chrétiens. Il veut égale-
ment conserver des relations d'amitié et de bonne intelligence
(1) Herrera. Historia de la^i Indiaa Occidentales, Decad. VII,
liv. I, § IX, p. 14, edit. 1726 : Que el ontendia seguir sus con-
quistas y navegaciones que de derecho le competian corao à les
otros principes de la Christiandad, y que queria conservar amisdad
y buena inteligencia con algunos principes de las Indias.
LES DEUX ANGO. 87
avec quelques princes indiens. » Un de ses officiers (1),
général des galères depuis 1521, Bertrand d^Ornezan, baron
de Saint Blancard, élevait ces considération à la hauteur d*un
principe absolu, quand il proclauiait à propos de la capture
de la Pèlerine par les Portugais en 1532 que le roi de Por-
tugal n'avait ni droit ni juridiction sui* les nations américaines,
que la mer était commune, Taccès des îles ouvert à tous, non
pas seulement aux Français, mais à tous les peuples de Tuni-
vers. Les Ordonnances de la marine de 1517, 1537, 1543 et
1584 ainsi que les traités de paix de 1529, 1559 et 1598 sou-
tinrent les mêmes théories de liberté (2). La plupart de nos
ports, surtout ceux de TOcéan, ne cessèrent de les revendi-
quer (3). Aussi, malgré les déceptions et les déboires qui
constituent trop souvent Thistoire de la France d*outre-mer, ce
ne sera pas un médiocre honneur pour nos souverains et pour
nos négociants que d'avoir, dès Torigine, posé des principes,
qui sont aujourd'hui passés dans le droit international des
nations civilisées.
Au XVP siècle, les Portugais niaient résolument ces prin-
cipes. Cette contestation eut pour conséquence forcée, non pas
une guerre ouverte entre les deux couronnes, mais une hos-
tilité sourde et continue entre les marins des deux nations,
(1) Varnhagbn. Historia gérai do Brasil, p. 443. Dictus rex Sere-
nissimus nnllum habet dominium nec jurisdictionem in dictis insulis ;
imo gentes eas incolentes plurimos habent regulos quibus more
tamen et ritu silvestri reguntur, et ita ponitur in facto. Etiam
ponitur in facto probabili quod dictus serenissimus rex Portugaliss
nuUam majorem habeat potestatem in dictis insulis quam habet rex
Christianissimus ; imo enim mare sit commune, et insulœ praefatae
omnibus apertse, permissum est nedum Gallis, sed omnibus aliis
nationibus eas frequentare et cum incolis commercium habere. » —
Cf. La Popellinière. Histoire des trois mondes^ liv. II, § 12, 13.
(2) Pardessus. Collection des lois maritimes^ passim.
(3) Archives municipales de Rouen. A. 20, fol. 468.
88 HISTOIRE DL BRKSIL FRANÇAIS.
qui se traduisit souveuL par iles faits regrettables, et prit même
un tel caractère d'acharnement qu'elle faillit se convertir en un
débat plus sérieux. Il serait curieux, mais il est difficile à
cause de Tabsence des documents, de sui\Te dans ses infinis
détails cette querelle franco-portugaise. Le Brésil en fut
surtout le théâtre. Les matelots des deux nations ne se con-
tentèrent bientôt plus de se piller réciproquement. Ils adop-
tèrent vis-à-vis les uns des autres les féroces procédés des
indigènes avec lesquels ils étaient en relation. Ils les asso-
cièrent même à leurs vengeances. Thevet (1) raconte qu'il voulut
un jour arracher à la mort un prisonnier portugais, qui était
tombé au pouvoir d'un cacique allié de la France : c mais le
barbare farouche, ajoute-t-il, se print à me regarder d'un tel
travers d'œil avec un visage si esmeu que rien plus, disant :
Ha ! malheureux que tu es, jamais ie n'eus pensé que tu
deusses de tant t' oublier, et que tu fusses si desloyal que de
me prier pour ung qui est ennemi de ton nom. Ignores-tu que
les siens et les ditz Margaïatz nos adversaires ne demandent
que la ruine de ton capitaine et de toy, aussi bien que de nous,
qui avons tousiours esté voz amis. » Cette haine réciproque
était si bien enracinée au cœur des uns et des autres, qu'elle
oblitérait les notions les plus élémentaires de l'humanité. En
voici un exemple entre mille : L'Allemand Hans Staden avait
été fait prisonnier par les Tupinambas, qui, le prenant pour
un Portugais, s'apprêtaient à le dévorer. Il se prétendit l'ami
des Français, et fut présenté à un interprète normand qui ne
le comprit pas, et annonça à ses maîtres qu'ils pouvaient
l'immoler en toute conscience. Plus heureux dans une seconde
tentative, Staden réussit à convaincre le Français de sa natio-
nalité. L'interprète consentit alors à intervenir en sa faveur,
mais il ne chercha même pas à s'excuser de sa première
inhumanité. « Il m'assura qu'il m'avait oris pour un Portugais
(1) Thevet. Cosmographie universelle^ p. 909,
LES DEUX ANGO. 89
et que les gens de cette nation étaient de tels scélérats (1)
qu'aussitôt que les Français pouvaient en prendre un au Bré-
sil, ils le pendaient sur-le-champ; ajoutant qu'ils étaient bien
obligés de se conformer aux mœurs des Indiens, et de souffrir
qu'ils traitassent leurs prisonniers comme ils l'entendaient,
puisqu'ils étaient comme eux ennemis des Portugais. » La
haine entre Français et Portugais atteignit même un telparo-
xisme qu'elle engendra des crimes monstrueux. On ne se con-
tentait pas de laisser les Brésiliens accomplir en paix leurs
hideux festins ; on leur fournissait des vivres humains. Sta-
den (2) raconte comment l'équipage du navire dieppois la
Belette ayant réussi à s'emparer d'un navire Portugais, dis-
tribua quelques-uns de ses prisonniers aux Brésiliens, qui
s'empressèrent de les immoler et de les manger. Les Portu-
gais (3) de leur côté se faisaient un j-eu des souffrances de
leurs prisonniers Français. Tantôt ils les enterraient jusqu'aux
épaules, et prenaient leurs têtes en guise de cible, tantôt ils
les pendaient après les avoir mutilés, ou bien ils les livraient
aux Brésiliens pmir être dévorés. Léry (4) rapporte même
qu'ils les écorchaient vifs ou les brûlaient à petit feu. Aussi
que de sanglantes représailles et quelle série de crimes mons-
trueux !
Les Portugais paraissent s'être donné les torts de la pre-
mière attaque. Dès 1504, afin d'empêcher les découvertes et
(1) Hans Staden, ouv. cit., p. 151.
(2) id. p. 196, 208.
(3) Varnhagen. Historia gérai do Brasil, t. I, p. 443. « Idem
Loppes suspendio dédit dictum dominum, ...et viginti alios ex
suis sodalibus, duosque vivos silvestribus dilaniaii')ds et manden-
dos tradidit. v
(4) LÉRY, ouv. cit., § II. a S'ils les trouvent sur mer à leur avan-
tage, ils leur font une telle guerre qu'ils en sont venus iusques-là
d'en avoir escorché de tous vifs et fait mourir d'autre mort cruelle. »
dO HLSTOfRE DU BhÉSSL F&JISÇAIS.
les pn^rès de oos matelots, le i 1> roi Emmanuel avait exprès-
démeot détendu à ses sujets de leur Teadre des cartes ou des
sphères terrestres, où seraieat marqués les pays au sud de
MaoicoQgo et des îles San Tome et del Principe. Depuis (2)
il défendit également à ses capitaines de prendre à leur ser-
vice des pilotes on des matelots appartenant à d'autres
nations ; mais cette double interdiction ne fat jamais observée ;
non-seulement nos armateurs et nos n^^ociants eurent à leur
disposition les cartes et les sphères portugaises dont ils
avaient besoin, mais encore bon nombre de pilotes ou de
mntelots Français montaient à bord des navires portugais.
Ainsi, pour n'en donner qu'une preuve, lorsque le Portugais
Magellan (3) fit, au service de l'Espagne, son fameux voyage
de découverte, il avait plusieurs Français à bord de son
escadre : sur la Trinité^ Jean-Baptiste de Montpellier et f^etit-
Jean d'Angers; sur le Saint- Antoine^ Jean de Rouen et
Bernard Calmet de Lecloure; sur la Vwioîre, Simon de la
Rochelle; sur le Saint-Jacques, Barthélémy Prieur de Saint-
Malo, Richard d'E\Teux, Pierre Gascon de Bordeaux, Laurent
Oorrat de Normandie, Jean Massiat de Troyes, Jean Breton
du Croisic et Pierre Armand d'Auray, sans parler d'un prê-
tre (4) qu'il fut obligé de débarquer à cause de son insubor-
dination.
Les rois de Portugal comprirent bien vite que leurs ordon-
(1) Vabnhagbn, ouv. cit., t. I, p. 36.
(2) Ordenacoes Manuelinas, liv. V, tit. 78, § 2 — tit. 88, § 11.
(3) Navabrete. Yiages y descuhrimentos de los Espanoles,
t. IV, p. 12.
(4) Herrera, ouv. cit., dec. II, liv. IX, § XIV. On peut encor»
remarquer, d'après Hacklujt : The principal navigations^ t. III,
p. 719, qu'un pilote français aurait remis à sir John Yorcke, bien
avant Cabot, une note sur les courants qui existent entre le cap
do Bonne-Espérance et les côtes d'Amérique.
LES DEUX ANCrO. 91
nances resteraient lettre morte s'ils ne les appuyaient point
par les armes. Fort irrités par la présence de nombreux navi-
res français sur des côtes qu'ils prétendaient leur appartenir,
ils donnèrent ordre à leurs capitaines (1) de courir sur ces
navires, et de les couler bas ou tout au moins de les prendre
quand ils se trouveraient en force.
Le premier (2) acte d'hostilité, dont l'histoire ait gardé le
souvenir, remonte à l'année 1505. Nous l'avons déjà rap-
porté, quand nous avons essayé de démontrer que nos com-
patriotes fréquentaient le pays dès le commencement du
siècle. Deux de nos navires auraient été brûlés par les Por-
tugais dans la rivière de Paraguaçu, un troisième pris, et
leurs équipages impitoyablement massacrés. Mais il faut
croire que les profits du commerce dans cette région compen-
saient et au-delà les inconvénients de la surveillance portu-
gaise, car, quelques années plus tard, nos vaisseaux
se retrouvaient dans ces parages aussi nombreux qu'en
1505. n est probable qu'ils avaient répondu aux attaques des
Portugais par des attaques semblables, et que tout voyage au
Brésil était à ce moment à la fois une entreprise commerciale
et une expédition militaire.
Le roi de Portugal ne s'attendait peut-être pas à cette
résistance de la part de nos négociants. Dès 1516 (3) il expé-
diait un ambassadeur, lacome Monleiro, à François P' pour
se plaindre des pirateries de ses sujets, et, en même temps.
(1) Curieux récit de Hans Staden (ouv. cit. \), 78) : « Nous trou-
vâmes au pays des Buttugaris un vaisseau français que l'on char-
geait de bois : nous nous empressâmes de l'attaquer, dans rospoir
de nous en emparer facilement, etc. »
(2) Cité par Varnhagen, Historia do Brasil, t. I., p. 412-414.
Cf. Vasconcellos, Noticia do Brasily § XIX. — Id., Cronica do
Brasily liy. I, § 39.
(3) Vabhnagbn, ouv. cit., p. 37.
92 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
chargeait un de ses plus vaillants capitaines (1), Chris-
tovam Jaques, de débarrasser la côte brésilienne de la
présence des Français. On ne connaît pas le résultat des
négociations entamées par Monteiro, mais rexpédition de
Jaques ne réussit que trop bien. Après avoir fondé un comp-
toir fortifié à Itamarca, dans la province de Parahyba, il
ruina tous les établissements (2) français qu*il rencontra sur
la côte, et prit ou détruisit leurs navires. Mais les vrais com-
merçants ne se découragent pas pour si peu. Chassés sur un
point, ils reparaissent sur un autre. Les Phéniciens dans
l'antiquité, les Anglais dans les temps modernes n*ont jamais
réussi qu'à force de persévérance et d'obstination. Ainsi
firent nos négociants français. Malgré leurs échecs répétés,
malgré la perte de tant de leurs navires et l'indifférence du
gouvernement à leur égard, ils ne renoncèrent pas aux pro-
fits du commerce dans ces terres nouvelles, et, sans plus se
soucier de la surveillance organisée par les croisières portu-
gaises, continuèrent leurs voyages à la côte du Brésil.
Dès son avènement au trône, Jean III envoya un nouvel
ambassadeur en France, Francesco de Silveyra (1522). Le
bruit s'était répandu que les Normands projetaient de fonder
un établissement au Brésil, et que l'amiral de France, Bon-
nivet, s'intéressait à la réussite de ce projet. On désignait
même le Florentin Verrazzano comme le chef de l'expédition,
et déjà quelques navires étaient en armement dans les ports
deNormandie. Silveyra fui très bien accueilli par François P'',
mais ne reçut pas de réponse définitive. Gomme ses instruc-
tions étaient pressantes, il insista, et finit par obtenir que le
(1) HuMBOLDT, Histoire de la géographie du nouv'tau continent^
t. V, p. 148. — SouTHEY, Histoire du Brésilj t. I, p. 29.
(2) D*après Gandavo (ouv. cit., p. 35), ce serait Lopez de Souza
qui « le premier conquit Itamarca et la délivra des Français au
pouvoir desquels elle était, quand il vint s'y fixer. »
Les bEUx ango. 93
roi défendrait à rexpédillon de partir (1). M. Murphy (2),
auteur d'une intéressante biographie de Verrazzano, a retrouvé
la dépêche de Silveyra, en date du 25 avril 1523, par
laquelle Tambassadeur apprenait à son souverain qu'il avait
réussi « à mettre l'embargo sur le voyage du Florentin ».
Mais nos compatriotes supportaient avec peine cette im-
mixtion des Porttigais dans leurs affaires. Quelques-uns
d'entre eux, exaspérés par la perte de leurs vaisseaux et la
ruine de leurs spéculations, cherchèrent à leur rendre le mal
pour le mal, et répondirent aux pirateries portugaises i)ar
des actes semblables de brigandage. On a conservé les lettres
de marque délivrées en 1522 à Jehan Terrien, de Dieppe, à titre
de représailles contre les Portugais, qui avaient pris un de ses
gaUons sur la côte même du Portugal. Combien d'autorisations
semblables durent être accordées (3), dont il n'est resté aucune
trace dans l'histoire ! Il paraît que nos corsaires ne réussi-
rent que trop bien à troubler le commerce portugais, car, en
1526, le roi Jean 111 se décida à tenter un vigoureux effort.
11 lit (4) pubher dans son royaume un édit par lequel il enjoi-
gnait à tous ses sujets, sous peine de mort, (le couler les
navires français qui allaient au Brésil ou qui en revenaient.
Afin de mieux assurer l'exécution de ces ordres, il envoya
^^1) Andrada. Cronica do reij D, Joao, part. I, § XI 11.
(2) Murphy. The voyage of Verrazzano : a chapter in the Early
of History' maritime discovery in America, Cf. Revue critique
d'histoire et de littérature. 1««" janvier 1876.
(3) Fré VILLE. Histoire du commerce maritime de Rouen ^ t. II,
p. 432.
(4) Varnhagen. Ouv. cit. t. I, p. 443* « In anno MDXXVI idem
rex Serenissimus per totum ejus regnum edictum ab oo enarratuiii
publicaCioui dederat, quo continebatur prœcoptum expressuni om-
nibus ejus subditis, sub pœna capitis, de omnibus Gallis ad dictas
insulas accedentibus, seu ab eis recedentibus, submergcndis. »
94 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
plusieurs escadres au Nouveau -Monde, et recommanda à
leurs capitaines d'agir avec énergie.
11 serait intéressant de suivre dans leurs détails les péri-
péties souvent tragiques de la querelle engagée entre les deux
marines française et portugaise ; mais cette étude présente
des difficultés à peu près insolubles, car les documents
authentiques font défaut ou se contredisent. En Tabsence de
données sérieuses pour résoudre ce problème, au moins
essaierons-nous de poser quelques jalons. Trois épisodes
paraissent avoir attiré Tattention des contemporains, la croi-
sière de Ghristovain Jaques , Taffaire de la Pèlerine et
l'expédition de Sousa : nous allons successivement les passer
en revue.
Le roi Jean III avait appris qu'une flotte française se dis-
posait à piller les établissements portugais du Brésil. En
réalité cette flotte se composait de deux navires et d'une
galéasse, dont les armateurs se nommaient Ivon Cretugan,
Jean Bureau, Jean Jamet et Guerret Mathurin Tournemou-
che (1). Deux de ces navires étaient Normands, le troi-
sième appartenait à un armateur de Saint-Paul en Breta-
gne (2). Nos compatriotes rencontrèrent à l'entrée du Rio-
Francisco un vaisseau nommé le Gabriel^ qui faisait partie
(le la flotte de Garcia de Loaysa et était commandé par Ro-
drigo de Acuna. Ils pensaient si peu à le maltraiter qu'ils
envoyèrent une de leurs chaloupes à sa rencontre pour lui
indiquer les passes du fleuve, et lui prêtèrent des charpen-
tiers et des calfats pour le radouber. Mais la bonne harmonie
ne dura pas longtemps. Les matelots des deux nations se
prirent de querelle, des coups de feu furent échangés, et le
Gabriel^ qui ne voulait pas engager la lutte dans ces condi-
tions d'infériorité, coupa précipitamment ses amarres, et
(1) Varnhagen. Ouv. cit. t. I, p. 45.
;2) Nav ARRETE. Ut supra, t. V, p* 172, 231, 239, 329, 32J.
LES DEUX ANGO. 95
s'enfuit en abandonnant à terre le capitaine Acuna qui resta
prisonnier. Le Gabriel alla se réfugier à la Baie de tous les
Saints, mais il rencontra un autre navire français qui l'atta-
qua et le prit. Ce fut le dernier succès de nos compatriotes.
Une véritable escadre portugaise, composée d'un navire et
de cinq caravelles, venait d'arriver sur les côtes brésiliennes.
Ghristovam Jaques, déjà connu par l'heureuse issue de la
croisière de 1516, la commandait en chef. Il avait sous ses
ordres Diogo Leite, Gonzalo Leite et Gaspar Gorrea. Il ren-
contra au nord de Bahia, dans un port près de San Francisco,
les deux navires normands et le navire breton qui achevaient
leur chargement de brésil, et s'en empara. Ge ne fut pas du
moins sans résistance, car les Français, bien que très-infé-
rieurs en nombre, se défendirent toute une journée (1). Les
vainqueurs abusèrent de leur triomphe. Ils massacrèrent leurs
prisonniers, après leur avoir fait subir d'horribles tortures.
Ne s'avisèrent-ils pas de les enterrer jusqu'aux épaules, et
de prendre leurs têtes comme cible à leurs arquebuses (2).
Ghristovam Jaques qui, dans sa haine contre la France, avait
autorisé de semblables cruautés, voulut assurer la prépondé-
rance portugaise dans ces parages en achevant de ruiner
l'influence française. Pendant plusieurs mois, il fouilla les
anses et les baies de la côte, prenant tous les navires
qu'il rencontrait, détruisant nos comptoirs, brûlant les cases
des Brésiliens nos alliés, et bâtissant de loin en loin quelques
forteresses pour assurer aux matelots portugais aide et pro-
tection contre les attaques prochaines de leurs rivaux.
La précaution n'était pas inutile. La croisière de Jaques
avait ruiné en France bon nombre de familles. Le récit des
(1) Vaknhagen. Ouv. cit. t* l, p. 32.
(2) Ces cruautés sont rappelées par une lettre de Diego de Gou-
véa adressée de Paris au roi do Portugal le 17 février 1525*
Cf. Varnhagen, ouv* cit. t. 1. p* 130.
yC Histoire iiu brésil français.
cruautés portugaises avait exaspéré Topinion publique. De
vives protestations s'élevèrent contre ces actes de brigandage
et ces massacres que rien ne justifiait. Le comte de Laval,
gouverneur de Bretagne, réclama, au nom des victimes, une
indemnité de 600,000 écus, et François 1"" chargea son hérault
d*armes, Angoulème, de porter à Lisbonne cette réclamation.
Gomme les négociations traînaient en longueur, bon nombre
d'armateurs résolurent de se faire justice à eux-mêmes, et,
en attendant que la Cour leur eut accordé Taulorisalion
d'exercer des représailles, tombèrent sur les navires portu-
gais. En décembre 1530, un galion français sucprit Fernaiii-
buco (i), et saccagea cette ville. Duarte Coelho, qui com-
mandait la place, avait essayé de résister; mais les Brésiliens
s'unirent aux Français, et il dut se résigner à évacuer la
position. Le 16 janvier de la même année, le roi de Portugal
écrivait à son ambassadeur en France, Silveyra, que les
corsaires français avaient enlevé plus de trois cents bâti-
ments, et pris des marchandises pour une valeur de plus de
six cent mille cruzades (2). Ces chiffres sont très-probablement
exagérés, mais ils prouvent que la marine française avait
rendu le mal pour le mal, et que les victimes de Chrislovain
Jaques avaient été pleinement vengées.
La vengeance fut même si complète que le roi tle Portugal
s'inquiéta de nouveau des progrès de la France au Brésil, et
résolut de renouveler la croisière qui avait si bien réussi en
1526. Il fit équiper une flotte de cinq vaisseaux, dont il confia
le commandement avec des pouvoirs très étendus à Martin
l) Vasconcellos. Cronica do Brazily liv. I, § 100. Cf. Diario
de Pedro Lopez de Sousa, p. 14 et 18, â la date du vendredi 17
février 1531. « E me disseram que foran ao rio de Pernambuco, e
como havia dous mezes que ao dito rio chegara hum galeaii de
França, e que saqueara a feitoria, e que roubara toda a fazenda
que nelle estava del Rei nosso senhop ».
(2) Ternai>x Compans. Notice sur la Guyane Française.
LES DEUX ANGO. \}1
Affonso de Sousa (1). L'escadre mit à la voile le 3 décembre
1530. Le 31 janvier 1531, Sousa était en vue du cap Saint-
Augustin et capturait un vaisseau français muni de beaucoup
de poudre et d'artillerie, et chargé de bois de Brésil. Au sud
du cap, il prenait un second navire français chargé de la
même marchandise, et livrait un combat acharné à un troi-
sième vaisseau de la même nation, mais plus grand que les.
deux autres. Il le prenait également, et, après être entré à
Fernambuco, le renvoyait en Portugal, et brûlait ses autres
prises. Pendant plusieurs mois il longea les côtes brési-
liennes, et fit partout reconnaître l'autorité du Portugal. Dans
son voyage de retour, le 15 août 1532, non loin de l'île Saint-
Alexis, près du cap Saint- Augustin, il s'empara d'un quatrième
navire français, armé de huit- canons, et d'un autre qui
arrivait d'Europe chargé de munitions de guerre. Ces muni-
tions étaient destinées à une petite forteresse bâtie sur la côte
par nos compatriotes. Découragé par la perte de ces deux
navires, le commandant de la forteresse invita Sousa à en
prendre possession. Le vainqueur sans combat la fit raser,
et construisit avec les matériaux une autre citadelle beaucoup
plus forte.
Pendant que s'accomplissaient au Nouveau Monde ces opé-
rations, qui ressemblaient singulièrement à des faits de guerre,
en Europe les négociations n'avaient jamais été interrompues
entre les cours de Lisbonne et de Paris, et, bien que leurs
sujets se traitassent en ennemis, les souverains de ces deux
pays affectaient de croire à une solution pacifique de la ques-
tion brésilienne. Ils avaient même institué une commission
mixte chargée de régler les indemnités réciproques, et conti-
(1) Le Diario de navegaç.âo da armada que foi a terra do Bra-
sil, en 1530-1532, a été composé par Pedro Lopes de Sousa et
imprimé à Lisbonne en 1839 par M. de Varnhagen. M. de San-
TAREM en a donné une analyse dans les Nouvelles Annales des
Voyages. 4« série, t. I, p. 330-372.
98 HISTOIHE DU 13RKSIL FUANÇAIS.
nuaieiit à observer tous les dehors de la légalité. On connaît
peu le détail des négociations engagées entre les deux cou-
ronnes. Il paraîtrait néanmoins (jue François I" céda trop
légèrement aux obsessions de la cour de Lisbonne, car, dès
1531, il ordonnait à l'amiral de France d'arrêter les navires
français qui revenaient du Brésil et de la Guinée, sous pré-
texte que le commerce de ces régions était exclusivement
réservé aux Portugais. On conserve aux Archives munici-
pales de Rouen le procès-verbal d'arrestation des navires de
Nicolas de la Chesnaye, Jean le Gros, Pierre Moisi, Gilles le
Froissi, Jean de Guignes et Richard Fessart, qui s'étaient
livrés à ce commerce déclaré soudainement interlope (1).
Ango lui-môme, qui passait pour posséder la faveur du roi,
n'aurait pas été épargné ; mais l'avisé normand affirma que
ses navires revenaient d'un lieu a où oncques chrétien n'es-
toit encore allé », et on le laissa libre (2). Marine Giustiniano,
un de ces alertes négociateurs que Venise entretenait alors
dans les principales cours de l'Europe pour surveiller les
événements et surtout les intérêts de la Sérénissime Réou-
plique, n'a eu garde d'oubher le débat diplomatique engagé
entre les deux couronnes. Dans un de ces curieux rapports
que les ambassadeurs vénitiens expédiaient à leur gouverne-
ment, et qui constituent une source abondante de renseigne-
ments précis sur l'histoire de l'Europe, Marine Giustiniano
s'exprimait en ces termes : « Le roi très- chrétien est en
bonne amitié avec le roi de Portugal, qui respecte cette liai-
son avec soin. L'ambassadeur de Portugal me disait que son
roi craignait beaucoup l'empereur, et désirait par conséquent
(1) Fréville. Commerce maritime de Rouen ^ t. i, p. 327.
(2) Rcquôto (lo 1534 adressée au connétable de Montmorency.
Cette pièce faisait partie de la collection David vendue en 1857 à
Paris. On ignore ce qu'elle est devenue. Voir Fréville, ouv. cit.,
t. I, p. 327.
LES DEUX ANOO. 99
que la France s'agrandît. On sait bien que dans les Indes,
qui appartiennent au roi de Portugal ex vetori occupatione^
celui-ci (1) non-seulement ne voudrait pas de rivaux, mais
même prétend que ses rivages soient fermés aux sujets d'une
puissance étrangère. Les Normands, les Bretons, les Picards
qui étaient allés au Brésil ont été fort maltraités, ce qui donne
lieu à des plaintes amères de la France contre les Portugais.
Cependant les Français qui sont là, et d'autres qui y arrivent
tiennent à conserver leurs . droits : c'est pourquoi une négo-
ciation est depuis longtemps entamée. L'amiral traite pour la
France, l'ambassadeur de Portugal pour son roi ; mais les
riches présents que celui-ci donne à l'amiral traînent l'affaire
en longueur ». Le fin diplomate croit savoir qu'une alliance
de famille trancherait le débat. « Par là, ajoute-t-il, le Por-
tugal voudrait couper court aux différends passés, et obtenir
du roi très-chrétien l'engagement de ne pas toucher au Brésil :
mais les négociations traînent, et le roi très-chrétien n'y met
pas beaucoup d'intérêt ».
C'est en 1535 que Giustiniano adressait cette dépêche à son
gouvernement : En parlant de la longueur et du peu de pro-
grès des négociations entamées, il faisait peut-être allusion à
une affaire restée célèbre sous le nom d'affaire de la Pèlerine,
Au mois de décembre 1530, Bertrand d'Ornesan, baron de
Saint-Blancard (2), général des galères françaises sur la
(1) Relation de Marino Giustiniano, éd. Tomraaseo, t. I, p. 87 :
non solaraente vuol avère la superiorità, ma non vuol ch'alcun
altr' uomo, sta chi si voglia, vada a quelli luoghi. Ed essendo andati
moite volte al Brasil, Francesi di Normandia, di Brettagna e Picar-
dia, sono stati molto mal trattati dà Portughesi. E pur vogliono
mantenore questa proprièta alcuni Francesi ed altri che vanno la*
(2) Voir aux pièces justificatives la protestation du baron de
Saint-Blancard. Cf. lettre royale adressée de Lisbonne le 28 sep-
tembre 1532. « Na Costa de Audalusia foi tornada agora pelas
tninhos oaravelas que andavam na armada do Éstreito, una nâo
100 iiisTuiiii!: b[: buksil fkançais.
Méditerranée, avait obtenu du roi François I" Tautorisation
d'armer à ses frais un navire, la Pèlerine^ destiné à naviguer
dans les eaux brésiliennes. La Pèlerine portait dix-huit
canons, et avait cent vingt hommes d'équipage commandés
par le capitaine Duperet. Son chargement avait été fait avec
soin. Il consistait en marchandises à l'usage des indigènes, et
en munitions et armes pour un fort que Saint-BIancard avait
ordonné de construire sur la côte. La Pèlerine partit de
Marseille, et, après trois mois de traversée, arriva à Fernam-
buco, où elle fut attaquée par six navires portugais. Les
Français, qui étaient mieux armés, eurent le dessus, mais ils
n'usèrent de leur victoire que pour conclure un armistice
avec les Portugais, et construire un fort, dans lequel ils
entassèrent non-seulement les objets de provenance euro-
péenne qu'ils avaient emportés, mais surtout les marchandises
brésiliennes qu'ils ne cessaient d'acheter. Dès que le fort fut
achevé, Duperet renvoya la Pèlerine en France, sous le com-
mandement de Debairau : sa cargaison représentait une
valeur de six cent deux mille trois cents ducats, sans parler
de tout ce qu'on gardait encore dans le fort.
Le voyage de retour ne fut signalé par aucun incident. En
août 1531, la Pèlerine se trouvait en vue du port de Malaga ;
elle y entra pour se procurer des vivres, qui commençaient à
lui manquer. Une flotte portugaise de six voiles, commandée
par D. Marlin et Gorrea, se trouvait à Malaga. Les Portugais
s'informèrent de la provenance du navire, et des motifs do
son arrêt. Dès qu'ils surent que les Français revenaient du
Brésil avec une riche cargaison, ils résolurent de s'emparer
du navire : seulement, comme Malaga appartenait à l'Espagne,
franceza carregada de brazil, e trazida a esta cidade, a quai foi de
Marselha a Pernambuco, e desembarcon gente em terra, a quai
desfez una feitoria minha que ahi estava, o deixon là se tenta
homens... com tençao de povo arem a terra e de sa defenderena ».
Cf. Varnhagen, ouv. cit., t. i, p. 61-63.
LES DEUX ANGO. 10 1
et qu'ils ne voulaient pas commellre un acte d'hostililé dans
les eaux espagnoles, ils proposèrent à Debarrau de lui fournir
des vivres et de partir avec eux. Le naïf marin ne soupçonna
seulement pas le piège qu'on lui tendait. Il remercia au con-
traire Tamiral portugais de ces prévenances, lui acheta du
biscuit, et leva Tancre en même temps que lui. A peine la
Pèlerine et les vaisseaux portugais ètaient-ils en pleine mer,
que Martin fit venir Debarrau à son bord sous prétexte de le
consulter sur la route à suivre, et le déclara son prisonnier.
Il s'empara aussitôt de la Pèlerine et de sa cargaison, et
retourna à Lisbonne pour y rendre compte de son coup de
main.
Le roi non-seulement approuva cet acte odieux, mais encore
fît jeter en prison les matelots de la Pèlerine^ et prononça la
confiscation, au profit du Trésor, des marchandises françaises.
Prévenu de la construction du fort de Fernambuco, et résolu
à ruiner à tout jamais le commerce français dans ces parages,
il donna trois navires à Pierre Loppes, et le chargea de
détruire le fort, et de massacrer sa garnison. Loppes suivit à
la lettre ses instructions. Dès le mois de décembre de la
même année, il se présentait à l'improviste devant la cita-
delle et en commençait le siège. Un certain de la Motte
avait été investi par Duperet du commandement. Pen-
dant dix-huit jours il résista, et tua beaucoup de monde
aux Portugais; mais comprenant qu'il ne recevrait aucun
secours et ne pourrait prolonger davantage la résistance,
il demanda à capituler. En échange du fort, Loppes non-
seulement lui promettait la vie sauve, mais encore s'en-
gageait à le transporter lui, ses hommes, et leurs marchan-
dises dans un lieu sûr. Cette capitulation fut signée par les
parties contractantes, et Loppes jura sur une hostie consa-
crée qu'il resterait fidèle à ses engagements. A peine les
Portugais avaient-ils pris possession du fort que leur chef,
sans mêms écouter les protestations indignées de nos compa-
triotes, ordonnait de pendre de la Motte^et vingt de ses^hom-
102 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
mes, et en livrait deux autres à ses alliés brésiliens pour
leurs hideux festins.
Loppes laissa pour commandant au fort de Fernambuco un
certain Paulo Nunez, et revint en Portugal avec quelques
navires français capturés, une trentaine de prisonniers, et
toutes les marchandises qu'il avait trouvées dans le fort. Le
roi fit aussitôt conduire les Français dans la prison de Faro,
et prononça de nouveau la confiscation des marchandises au
profit de la couronne.
Cette double exécution criait vengeance. La capture de
la Pèlerine et la trahison de Loppes indignèrent nos
populations méridionales. Le baron de Saint - Blancard
prit en main la défense de ses subordonnés, et ré-
clama non - seulement une punition exemplaire , mais
encore une forte indemnité. L'affaire avait fait du bruit. Le
haut rang du demandeur, les nombreux intérêts engagés
dans le commerce brésilien, la fin tragique de ces victimes
des jalousies portugaises, tout se réunissait pour rendre
probable la punition des coupables. En effet, en vertu de la
requête présentée par Saint-Blancard le 11 mars 1538, une
commission franco-portugaise fut créée, siégeant à Bayonne
et à Fontarabie, pour le règlement des prises en mer. Jean
de Calvimont, président, et Bertrand de Moncamp, conseiller
au parlement de Bordeaux, furent nommés commissaires
pour la France ; Gonçales Pinheiro, évêque de Santiago au
cap Vert, et le licencié Affonso Fernandez, commissaires
pour le Portugal (1). On ne connaît pas le résultat de leurs
délibérations. Il paraît cependant que les prisonniers de la
Pèlerine et du fort furent enfin relâchés. Ils avaient été fort
maltraités à Faro. Quatre d'entre eux étaient morts de faim.
Les autres n'avaient été mis en hberté qu'après avoir signé
une fausse déposition, et onze d'entre eux, qui n'avaient pas
(1) Santarem, ouv. cité, t. III, p. 248-274.
LES DEUX ANOO. 103
consenti à se déshonorer par ce mensonge, avaient été punis
par un redoublement de sévérité. Il fallut Tintervention directe
de Saint-Blancard pour obtenir leur élargissement délhiitif.
Quant aux marchandises confisquées, dont la valeur totale
s'élevait au chiffre de 1,703,336 ducats, malgré Tauthenticité
des comptes présentés par les plaignants, on ne sait s'ils
obtinrent jamais satisfaction. Il est probable que l'obstination
portugaise lassa la vengeance française, et que les armateurs
de la Pèlerine ne furent pas plus indemnisés que ne l'avaient
été les parents des victimes. Ce qui nous porterait à le croire,
c'est que dès 1537, et le 22 décembre 1538, François P' rendit
deux édits fort sévères pour défendre de nouveau le commerce
d'outre-mer. Les négociateurs portugais avaient sans doute
réussi à le convaincre que les armateurs et les matelots fran-
çais bravaient son autorité ou compromettaient ses alliances.
Autrement on ne s'expliquerait pas une pareille mesure, dont
la conséquence immédiate était la ruine de nôtre commerce
d'outre-mer.
Pendant que la commission franco -portugaise continuait
ses laborieuses négociations, et que la cour de France, par
sa coupable indifférence, semblait autoriser les déprédations
portugaises, Jean Ango, persuadé que François P', malgré
la protection dont il le couvrait, ne prendrait jamais sur lui
d'imposer ses volontés au Portugal par crainte de le joindre
à la coalition, résolut de se passer de l'autorisation officielle et
d'exercer des représailles. Il ne se plaignit pas, mais agit.
Vers 1530, apprenant que les Portugais avaient pris un de
ses plus beaux vaisseaux, et, après en avoir massacré l'équi-
page, l'avaient conduit triomphalement à Lisbonne, il jura de
se venger. Un simple particulier entreprit alors une tâche
devant laquelle reculait son souverain. Il osa déclarer la
guerre au roi de Portugal et dirigea contre lui une grande
expédition. C'est ainsi qu'au siècle dernier un négociant mar-
seillais, Georges de Roux, irrité par les pertes que lui avait
fait subir la marine anglaise, arma- en corsaires tous ses
104 HISTOIIŒ DU BRÉSIL FRANÇAIS.
navires marchands, et lança un manifeste ou plutôt une vcri-
lable déclaration de guerre, signée Georges de Roux, contre
Georges III d'Angleterre. L'armateur dieppois fut, au XVP
siècle, plus heureux que l'armateur marseillais au XVIIP.
Secondé par les marins normands qui désiraient venger l'in-
jure commune et solder un long arriéré de haines inassouvies,
soutenu par l'opinion pubhque qui n'était pas insensible à la
gloire de voir un simple particulier braver au cœur même de
sa puissance le roi qui s'arrogeait l'empire des mers, Ango
eut bientôt équipé dix grands navires et autant de moyenne
grandeur. Huit cents volontaires grossirent le chiffre ordi-
naire des équipages. La flotte arriva bientôt à l'embouchure
du Tage ; chemin faisant, elle capturait tous les navires por-
tugais. Elle remonta le fleuve en brûlant les villages bâtis sur
ses rives, et menaça directement Lisbonne. Le roi de Portu-
gal, très-effrayé, s'imagina tout d'abord que le roi de France
lui avait déclaré la guerre; car son orgueil ne s'abaissait pas
jusqu'à supposer qu'un simple armateur ait eu l'audace de
l'attaquer, et il envoya des députés en France pour présenter
ses excuses et demander la raison de ces hostiUlés. Fran-
çois P' était alors à Chambord. Ango lui avait caché sa
prouesse. Très-flatté dans son amour-propre de ce qu'un de
ses sujets lui eût rendu le service de faire respecter ainsi le
pavillon de la France, le roi renvoya les Portugais à Ango.
Ce dernier les reçut à son château de Varangeville, très-
durement disent les uns, avec magnificence prétendent les
autres, mais en tout cas ne donna à ses vaisseaux Tordre de
se retirer qu'après avoir obtenu toutes les satisfactions qu'il
léclamait.
Cette anecdote a été contestée. Sans doute aucun historien
portugais n'en fait mention, ni Francisco de Andrada (1), ni
Emmanuel de Coutinho, biographes particuliers du roi de
(1) Chronica de Dom Joâo III, 4« partie, § 56.
LES DEUX ANGO. 105
Portugal alors régnant, Jean III (1521-1557). Il nous faut
d'ailleurs reconnaître qu'elle est assez peu vraisemblable.
Est-il en effet possible qu'un souverain, qui disposait d'une
puissante marine et régnait sur les Indes, ait été réduit à
solliciter la paix d'un armateur étranger? M. Vitet, qui raconte
cette anecdote d'après les traditions dieppoises, n'y croyait pas
lui-même, et faisait soigneusement remarquer qu'elle ne s' ap-
puyait sur aucune preuve authentique. Pourtant une tradition
non interrompue a conservé le souvenir de cet acte glorieux.
On a peut-être brodé sur les détails, mais le fond de vérité
est certain. Le vicomte de Santarem (1) a publié les lettres
de marque délivrées par François l" à Jean Ango de Dieppe,
le 22 mars 1530, par lesquelles le roi enjoignait à tous ses
gouverneurs des provinces maritimes de ne pas s'opposer à
ce que le vicomte et capitaine commandant de la ville et du
château de Dieppe usât de représailles contre les navires du
Portugal, à titre d'indemnité des pertes occasionnées à cet
armateur, jusqu'à concurrence de 250,000 ducats. Un autre
document contemporain, une lettre adressée par la reine
Marguerite d'Angoulême, sœur de François P', à son cousin
le Légat, semble indiquer que l'affaire eut un certain retentis-
sement. Cette lettre est datée de Blois, 10 juin 1530 (2).
« Mon cousin, le vicomte de Dieppe, ce porteur, s'en va
maintenant en court, pour faire entendre au Roy, à Madame
et à vous la vérité comment il va de l'affaire qu'il a en Por-
tugal, et du peu d'estime que le Roy dudict Portugal, a faict
des lettres que le Roy luy a escrites pour la . dicte affaire ; de
quoy i'ai esté fort esbahie, et combien que la cognoissance
que vous avez des mérites du dict vicomte et des bons, grans
(1) De Santarem. Quadro elementar das relacoês politicas
diplomaticas de Portugal com as diversas potencias de mundo*
Cf. GuÉRiN, Histoire maritime de la France, t. I, p. 201.
(2) Lettres de Marguerite d'Angoulême, édit. Génin, p. 253.
106 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
et continuels senices qu'il a faicts au Roy, suffisent en vos-
tre endroict pour sa recommandation, si ne me suis ie peu
garder, pour la bonne et affecsionnée voulonlé que ie luy porte,
de vous en faire en sa faveur une particulière et non com-
mune, etc » On connaissait donc à la cour les griefs
d*Ango contre la cour de Lisbonne, et bon nombre de per-
sonnes haut placées prenaient un vif intérêt à cette revendi-
cation nationale.
L'acte d'accusation dressé contre l'amiral Chabot (8 février
1541), renferme deux nouvelles preuves de cette intei'ventiou
d'Ango contre Jean III. Nous y lisons (1), en effet, que l'amiral
a été atteint et convaincu « d'avoir iniustement prins et receu
dudict Jehan Ango, vicomte de Dieppe, et de Pierre Proun,
marchands de Rouen, poursuyvans près du Roy des lettres
de marque contre le Roy de Portugal et ses subiectz, ung
dyament eslimé 3,005 escus. » Les Normands et le plus riche
des Normands poursuivaient donc en 1530 leur vengeance
contre le Portugal, et se considéraient vis-à-vis de son sou-
verain comme en état d'hostilité. Il y a plus : Le même acte
d'accusation renferme un témoignage irrécusable de la
démarche du roi de Portugal, de l'ambassade qu'il envoya en
France, et de la négociation entamée par ses députés avec
Ango. On y lit en effet que l'Amiral a été convaincu « d'avoir
desloyalement et infidellement prins et receu plusieurs
sommes de deniers par les mains des ambassadeurs du Roy
de Portugal, mesmement la somme de 10,000 escûz d'une
part, 15,000 escuz par aultres, 16,000 francs soubz coulleur
de composition faicte, au nom de lehan Ango, vicomte de
Dieppe. D'aultre part une tapisserie de la valeur de 10,000
escuz soubs tiltre de prest (2) ». Si donc les ambassadeurs
(1) IsAMBERT. Recueil des anciennes lois françaises, t. XTI,
p. 726.
(2) ISAMRSRT, id. 725,
LES DEUX ANGO. 107
portugais achetaient si cher non pas la paix, mais seulement
la médiation de l'amiral auprès d'Ango, leur visite au manoir
de Varangeville cesse d'être invraisemblable, et la tradition
dieppoise reçoit au contraire une éclatante confirmation.
M. Puiseux (1), qui le premier a fait ressortir l'importance
de cette déposition, se félicite comme d'une bonne fortune
d'avoir mis hors de doute un fait qui était un nouveau titre
d'honneur ajouté à tant d'autres pour la marine dieppoise.
Ce fut le plus haut comble de prospérité auquel soit par-
venu Ango. Il paraîtrait que les Portugais, effrayés par ce
déploiement inattendu de forces, prirent la résolution de
s'adresser directement au roi de France, en le suppliant
d'interposer son autorité pour arrêter les envahissements de
ses sujets. François P' était alors sous le coup du honteux
traité de Cambrai. Charles-Quint venait de se faire couronner
à Bologne empereur et roi d'Italie. Il dominait l'Europe cen-
trale et méridionale. Ses Etats enveloppaient et menaçaient
de tous côtés ceux de son rival. Aussi François P' tenait-il à
ménager les rares souverains qui ne s'étaient pas encore
inféodés à la politique autrichienne, et, plutôt que de mécon-
tenter le roi de Portugal qui, à un moment donné, pouvait
opérer sur les derrières de Charles-Quint une utile diversion,
il était disposé à sacrifier les intérêts de ses marins et de ses
négociants. Cette politique était déplorable : le roi de Portu-
gal n'était ni de taille ni d'humeur à aider la France dans la
lutte qu'elle soutenait alors pour l'équilibre de l'Europe, et il
allait profiter du désir trop visible qu'avait François P' de
conserver à tout prix son alliance ou tout au moins sa neu-
tralité pour lui arracher des concessions funestes à la navi-
gation française. Aussi bien ce sera l'histoire éternelle de
notre marine, sous François P' comme sous Louis XIV et
Napoléon P'. Elle sera toujours sacrifiée à d'autres intérêts.
(1) Puiseux. Rapport surtme charte relative à l'histoire de la
Normandie au XVI^ siècle (1852).
108 HISTOIRE DU BHÉSIL FRANÇAIS.
et délaissée ou compromise, alors qu'il aurait fallu la protéger
et la fortifier à tout prix. François P' ne comprit pas que ses
plus sûrs alliés étaient les' négociants et les matelots nor-
mands. Non-seulement il ne les soutint pas contre leurs
rivaux, mais encore il eut le triste courage ou plutôt la funeste
imprévoyance de préparer en quelque sorte leur ruine, quand
il interdit à ses sujets, par Tordonnance du 22 décembre
1538, tout coniinerce d'outre-mer.
Cet acte malencontreux mérite une mention spéciale. Nous
en reproduisons (1) les parties principales : « Françoys F',
par la grâce de Dieu, etc.. L'ambassadeur de nostre très
cher et très amé frère, allyé et confédéré, le roy de Portugal,
nous a faict dire et remonstrer que combien que de pièça,
sur les remonstrances à nous faictes de la part de nostre dict
frère, allyé et confédéré, par lettres patentes du pénultième
iour de may l'am mil VXXXVII, et depuis, par aultres du
XXIII iour d'aoust ensuiant, confîmiatives d'icelles, nous
eussions faict defTences et inhibitions à tous nos subgectz de
ne aller à la terre de Brésil ne à la Malaguette , et que sy
aucuns y estoient allez ou alloient, que tous et ungs chacuns,
leurs biens, vaisseaulx et marchandises fussent prins et mis
soubs nostre main, ainsi qu'il est plus à plain contenu et
déclaré par nosd. lettres, inhibitions et deffences, contreve-
nant à nostre vouloir et intention, ent voyagé esd. terres de
Brésil et Malaguette, nous requérant led. ambassadeur sur
ce pourveoir de nostre provision et remède convenable. Pour
ce il est que nous ces choses considérer, voullans garder,
observer et augmenter de nostre part les anciennes alliances
et confédérations d'entre nous et nostre très cher et très amé
frère allyé et confédéré le Roy de Portugal.... commentons
par ces présentes que vous faictes ou faictes faire derechef
et dabondant expresses inhibitions et deffences de par nous,
(1) Frétille. Histoire maritime de Rouen, t. II, p. 437.
LES DEUX AN GO. 109
sur certaines et grandes peines, à nous à applicquer à nosd.
subiects, tant generallement que particulièrement, et à son
de trompe et cri public, qu'ils n'ayent à voyager esd. terres
de Brésil et Malaguelte, ny aux terres descouvertes par les
Roys de Portugal, sur peine de confiscation de leurs navires,
denrées et marchandises, et de tous et ungz chascuns leurs
biens et de punition corporelle, en les contraignant de ce faire
et souffrir par prinse de corps, saisissement en nostre main
de leurs d. biens, navires et marchandises, et aultres voeyes
et manières deubz et raisonnables, et au surplus informez -
vous ou faictes informer bien et duement de ceulx de nosd.
subiects qui ont voyagé esd. pays et terres du Brésil et
Malaguette, depuis nosd. ordonnances, inhibitions et defiences,
dont les cas, noms et surnoms vous seront baillez par escript
plus à plain par déclaration. Et oultre ceux que par informa-
tion ou aultrement, duement vous trouverez chargez et cou-
pables, procédez ou faictes procéder par prinse do corps,
saisissement en nostre main de leurs biens, navires, denrées
et marchandises, le tout par inventaire, de manière que on
sache respondre en nostre compte, etc »
C4ette ordonnance draconnienne mit en grand émoi tous les
négociants français. Ango, qui commençait à vieillir, et
n'avait ni Taudace ni les bonheurs de la jeunesse, en fut péni-
blement affecté. Il engagea néanmoins ses compatriotes à
protester. Quelques Rouennais (1), « les maîtres de navire»,
Chariot Migart, Olivier Ghonard, Romain Guerry, Jean Geof-
froy, Jean Chaulieu, Jean AvelHne et Genevois, réunis à un
certain nombre de marchands, décidèrent qu'ils iraient solli-
citer le retrait de Tordonnance. Us obtinrent satisfaction, et
de nouveau la mer fut déclarée libre. Quelques années plus
tard, en 1541, sur la nouvelle de l'arrivée en France d'un
(1) Archives municipales de Rouen. A. 14, fol. 285. — Cf. de
Frkville, ouv. cit. I, 328.
liO HISTOraE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
ambassadeur portugais, qui venait renouveler les plaintes
éternelles de sa cour au sujet des voyages français, les
Rouennais (1), Jean de Quintanadoine, Barthélémy Laisselay,
Guillaume de Monchel, Pierre Gordier et Joseph Tasserye se
réunirent de nouveau, et envoyèrent à la cour une députation
chargée d'empêcher le rétablissement de l'ordonnance. On
ignore le résultat de leurs démarches, mais il est probable
qu'elles aboutirent heureusement, car un des articles de
l'ordonnance de 1543 sur la marine stipule (2) expressément la
liberté des mers.
Ge fut le dernier jour de bonheur d'Ango. A la mort de
François P', son royal protecteur, la chance tourna. Il est vrai
qu'il s'était aliéné ses concitoyens pai' sa hauteur. Inabordable
aux bourgeois ses égaux de la veille, il ne logeait plus qu'au
château, entouré de gardes, dur et sévère pour tous. Dans
une assemblée de notables, il eut le malheur de frapper un cer-
tain Morel, son ancien associé, qui se prétendait frustré par
lui. Morel lui intenta aussitôt un procès par devant l'Amirauté
et son exemple encouragea d'autres créanciers. Goup sur coup
on lui intenta cinq ou six procès en restitution. Or, les folles
dépenses d'Ango avaient épuisé son trésor. Le roi n'était plus
là pour venir à son aide, et, comme pour l'accabler à point
nommé, son successeur rendit l'ordonnance du 10 décembre
1549, d'après laquelle, sous prétexte de couper court aux
fraudes, que n'avaient pu prévenir les ordonnances antérieures
du 28 octobre 1539, du 15 novembre 1540, du 23 février 1541
et du 25 mars i543, il était interdit, sous les peines les plus
graves, et sous n'importe quel prétexte de paix ou de guerre,
d'importer en France, autrement que par Rouen, deux cent
huit articles, dont suivait la nomenclature. G'était pour Dieppe
un coup de mort, car cette prohibition insensée écartait tous
les spéculateurs : c'était aussi pour Ango la ruine et la ruine
(1) Id. A. 14, fol. 337. — De Fréville, id.
(2) Ordonnance de février 1543. Cf. Isambert , ouv. cit. passinii
LES DEUX ANGO. 111
sans espoir, car il n'était plus assez jeune pour tenter une
nouvelle fortune. En effet ses biens furent décrétés de prise et
vendus. Il s'enferma dès lors au château de Dieppe, dévoré
de chagrins, et abandonné par ses anciens amis. Il y mourut
en 1551.
On l'enterra à Téglise Saint- Jacques, dans la chapelle qu'il
avait fait construire à ses frais vers 1535, alors qu'il nageait
en pleine prospérité et que, de tous les points du monde, ses
capitaines lui apportaient comme les tributs des pays par eux
visités et exploités. Sur la pierre noire de sa tombe on grava
l'écusson de ses armoiries. C'est tout ce qui reste d'Ango à
Dieppe, car son palais de bois disparut dans le bombardement
anglais de 1694. Les ruines du principal de ses châteaux, celui
de Varangeville , existent encore. L'ancien manoir d'Ango
n'est plus qu'une vaste ferme, mais dont les granges et les
bergeries conservent un certain air d'élégance et de majesté.
Des fenêtres encadrées de festons et d'arabesques, des mé-
daillons sculptés et des balcons à jour, conservés çà et là,
permettent de juger par ces débris de l'ensemble du château.
Ango y dépensa beaucoup d'argent. On y travaillait encore
en 1544, car on a retrouvé cette date au milieu d'un fleuron
triangulaire sur une couronne qui supporte aujourd'hui une
étable à vaches. A l'intérieur il ne reste que deux cheminées,
l'une presque en ruines, l'autre surmontée d'une Iresque dont
les couleurs sont effacées. Dans l'intérieur du chambranle est
figuré un vieillard, tenant en main un globe terrestre : c'est
peut-être le père d'Ango. Dans un des angles delà cour, deux
médaillons sont appelés par les gens du pays les portraits de
François 1®' et de Diane, mais les traits sont tellement effacés
qu'on peut tout aussi bien y reconnaître Ango et sa femme.
Les autres médaillons représentent des nègres et des Brési-
liens. A Varangeville comme à Saint Jacques, Ango avait tenu
à honneur de perpétuer le souvenir des peuples, auxquels il
devait en grande partie sa fortune. « On dirait que ce char-
mant manoir a conscience du changement de ses desti-
11:2 HISTOIRE DU DKÉSIL FRANÇAIS.
nées (1) ! En voyant ses murailles tronquées, ses grands toits
aigus, ses tuiles d*ardoise et de plo:nb remplacées par ces
lourdes couvertures qui Técrasent, et ce fumier en guise de
fleurs, et ces lourds valets de ferme au lieu de pages et
d'élégants varlets, de riant qu'il était il prend un aspect mélan-
colique et sévère » , et Ton songe malgré soi à ce Médicis
Normand^ à cet autre Jacques Cœur qui survécut lui aussi à
sa fortune, et eut à regretter d'avoir vécu trop tard.
VOYAGEURS ET NÉGOCIANTS.
I. Les Français au Brésil.
Ni les malheurs et la ruine d'Ango, ni la rivalité portugaise
n'arrêtèrent nos compatriotes dans leurs fructueuses expédi-
tions à la cô(e du Brésil. Au contraire, ces expéditions
devinrent plus fréquentes, et les Portugais, malgré leur
jalousie, durent se résigner à laisser nos marins négocier en
paix avec les tribus de la côte, car ils n'étaient plus assez puis-
sants pour les en empêcher, et avaient beaucoup de peine à
maintenir leur domination dans les régions qu'ils occupaient.
Il y eut alors comme une période de calme dans l'histoire de
nos établissements brésiliens. Les relations entre la France
et le Brésil furent plus fréquentes et devinrent presque régu-
lières. Hans Staden, le prisonnier allemand, dont nous avons
à plusieurs reprises cité la relation, parle comme d'une chose
toute naturelle des voyages des Français. On retrouve pour ainsi
dire à chaque page de son livre la trace de nos compatriotes.
Ici (2) c'est un sauvage à qui les Français ont vendu un fusil
(1) VlTET, OHl\ cit., t. H, p. 431.
(2) Hans Staden, ouv. cit., p. 93.
VOYAGEURS ET NEGOCIANTS. 113
et de la poudre, et qui force Staden à s'en servir. Là ce sont
des Brésiliennes (1) qui entourent le captif et lui coupent la
barbe et les cheveux avec des ciseaux de provenance fran-
çaise. Plus loin (2), il parle de nombreux navires qui venaient
tous les ans opérer leur chargement à la côte. « Sachant
qu'il y avoit des Français dans le pays, écrit-il, et qu'il
venait souvent des vaisseaux de cette nation. » — « Les
Indiens me dirent que les Français venaient tous les ans
dans cet endroit. » (3) — « C'est là que les Français ont
l'habitude de charger du bois de brésil (4). » Les rapports
étaient donc suivis ; l'influence française grandissait tous les
jours, et peu à peu se préparait le terrain pour une exploitation
sérieuse et un établissement définitif.
Parmi ceux de nos compatriotes, qui visitèrent alors la région
brésilienne, nous en citerons deux (5) qui méritent une men-
tion spéciale : le premier, Jean Alfonse de Saintonge, a, en
effet, donné la première description scientifique du Brésil, et
le second, Guillaume le Testu, en a dressé la première carte
vraiment digne de ce nom.
On a prétendu que Jean Alfonse n'était pas Français.
D'après le père Gharlevoix (6), il serait originaire de Galice,
(1) Id., p. 105.
(2) Id., p. 115.
(3) Id., p. 96.
(4) Id., p. l'75.
(5) Nous n'oublierons pas cependant quelques négociants de
Rouen, cités dans le procès de l'amiral Chabot : Dagincourt et
Huet qui, par contrat passé le 19 mai 1533, s'engageaient, au cas
où ils relâcheraient au Brésil, à donner à l'amiral tout le bois de
teinture qu'ils rapporteraient, et Pierre Proun, l'associé d'Ango
dans ses revendications contre le Portugal. Isambert. Recueil des
anciennes lois françaises, t. xii, p. 726.
(6) Charlevoix. Histoire et de^crijHion de la Nouvelle France,
t. I, p. 21.
8
114 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
peut-être de Santoiïa : mais les ouvrages qui nous restent de
lui portent tous la désignation suivante : « faict par Jan
Alfonse Xainctongeois, né au pays de Xainctonge, près la
ville de Cognac ». Nous avons donc le droit de le revendiquer
comme notre compatriote. Il est vrai qu'à Texemple de plusieurs
marins il navigua plus souvent à bord des navires étrangers
que sur les vaisseaux français, et que dans ses longues naviga-
tions (i),
Ayant suivi plus de vingt et vingt ans
Par mille et mille meis, Tun et l'autre Neptune,
il fut la plupart du temps au service du Portugal, spé-
cialement sur un navire commandé par Duarte de Paz :
mais il n'abdiqua jamais sa nationalité. On le désignait
dans la marine portugaise sous le surnom de il Francez.
On a même conservé des lettres royales de sauf-conduit
en faveur de Johannis Alfonsi Francez, qui erat exper-
tus in viagiis ad Brasiliarias insulas (2) : Par ces lettres
on lui promettait, au cas où il renoncerait à servir le Portugal,
de ne pas le rechercher en vertu des lois contre les marins
qui prenaient du service à l'étranger, ou naviguaient sans
autorisation aux possessions portugaises d'Amérique. Il
semble donc que notre marin ait tenu à honneur de réserver
tous ses droits, et que les Portugais, par une faveur bien rare,
aient voulu en quelque sorte renrlre hommage, et à ses talents,
et à son caractère, en lui accordant des privilèges spéciaux.
(1) Vers de Mellin DE Saint-gelays dans son édition des Voyages
Avantureux de Jan Alfonse.
(2) Varnhagen, ouv. cit., p. 46. 0 proprio Joâo Alfonso, de
appellido Fancez, pratico do Brazil recebeu d'el rei carta de seguro
de que nâo séria demandado, nem perseguido, por incurso nas
penas dos que acceitavam serviço do mar das outras naçoês, on
iam as conquistaa som licença.
VOYAGEURS ET NEGOCIANTS. 115
Aussi bien Jean Alfonse allait, à la lin de sa carrière, revenir
dans son pays natal, et lui apporter le concours de son expé-
rience nautique. En 1541, lorsque Jacques Cartier organisa
son troisième voyage au Canada, et que Jean de la Roque,
seigneur de Roberval, fut nommé par François P' comman-
dant en chef de Texpédition et vice-roi des terres découvertes
et à découvrir, Jean Alfonse fut désigné pour servir de
pilote principal. Non-seulement il s'acquitta de ces délicates
fonctions à la satisfation générale, mais encore fut envoyé
par Roberval « vers le Labrador, afin de trouver un passage
vers les Indes orientales : n'ayant pu réussir dans son des-
sein à cause de la glace, il fut obligé de retourner avec le
seul avantage d'avoir découvert le passage qui est entre l'île
de Terre Neuve et la grande terre du nord (1) ». Jean Alfonse
composa ce qu'on appelait alors le Routier du voyage.
Cette œuvre a été en partie conservée parHakluyt. Elle porte
le titre suivant : An excellent Ruttier shewing thc Course
from Relie isle, Carpont, and the grant Ray up the river of
Canada for the space of 230 leagues, observed by John
Alphonse of Xainctoigne chiefe Pilote to monsieur Rober-
val, 1542. Nous n'avons pas à nous prononcer ici sur le
mérite de cet ouvrage, car les pays décrits par Jean Alfonse
dans ce Routier ne sont pas ceux dont nous nous occupons en
ce moment. D'ailleurs notre marin n'y attachait qu'une mé-
diocre importance. Ce n'était sans doute qu'un de ces jour-
naux de bord comme il en avait rédigé à chacun de ses
voyages. Il s'intéressait bien davantage à une Cosmographie
générale, à laquelle il travaillait depuis plusieurs années^ et
où il se proposait de consigner le trésor de ses observations
et de l'expérience de ses contemporains. A peine revenu du
Canada il se rendit à la Rochelle avec son ami et secrétaire.
(1) Hakluyt The principal navigations y wiages and discoveries
of the English nation, made by sea and ower land, t. m,
p. 237-240.
110 IIISTOIHE DU lihÉSIL FKANÇAlS.
un capitaine de Honfleur, nommé Paulin Secalar, et les deux
marins travaillèrent de concert au livre qui devait assurer
leur réputation. 11 est difficile d'établir leur part de collabo-
ration. Peut-être Secalar se contentait-il de rechercher dans
les ouvrages nautiques diverses observations qu'il ajoutait
aux notes personnelles de Jean Alfonse. Le manuscrit com-
mencé en 1544 fut achevé le 24 novembre 1545. Il est intitulé
a Cosmographie avec espère et régime du soleil et du nord,
en nostre langue française, en laquelle amplement est traicté
comment et par quel moyen les mariniers se peuvent et
ûoibvent gouverner, conduire en Fart marine, etc ». Jean
Alfonse n'eut pas le plaisir de se voir imprimé. Il eut le mal-
heur d'encourir la disgrâce du roi, et fut emprisonné à Poi-
tiers (1) pour avoir fait la course contre les Espagnols.
Fortune lors, qui ses faits valeureux (2)
Avoit conduit au temps de sa ieunesse
L'abandonna et en lieu malheureux
Le rend captif en sa foyble vieillesse.
Il seiïible avoir été tué dans un combat naval :
La mort aussi (3) n'a point craint son effroy,
Ses gros canons, ses darts, son feu, sa fouldre,
Mais l'assaillant Ta mis en tel desroy
Que rien de luy ne reste plus que pouldre.
L'œuvre de Jean Alfonse, dont la grosseur effraya les im-
primeurs, et la mauvaise écriture rebuta les lecteurs, n'a
(1) Thevbt. Cosmographie universelle ^ t. ii, p. 1021.
(2) Mellin de Saint Gelays — ut supra — Alfonse est mort
avant le 7 mars 1547, date du permis d'imprimer des Voyages
Avantureux qui contiennent ces vers de Mellin.
^3) Id. id.
VOYAGEURS ET NEGOCIANTS. 117
jamais obtenu les honneurs de la publicité : mais, comme le
bruit s'était répandu qu'il avait composé un ouvrage de
longue haleine sur la navigation, un libraire de Poitiers, Jean
de Marnef, crut pouvoir extraire du manuscrit, qui lui avait
été confié, une sorte de résumé (i) qu'il intitula « Les Voyages
Avantureux du capitaine lanAIfonce sainctongeois. Le poëte
Mellin de Saint Gelays avait été chargé par lui de la confec-
tion de ce résumé « à la requeste de Vincent Aymard, mar-
chant du pays de Piedmont, escrivant pour luy Maugis
Vumenot, marchant d'Honfleur » ; mais il s'acquitta si mal de
sa mission que la réputation de Jean Alfonse (2) en fut
ébranlée. Marc Lescarbot, l'auteur de la Nouvelle France,
n'écrira-t-il pas quelques années plus tard, et non sans raison,
que « si les volages de Jean Alfonse avoient peu estre
(1) In-4. 68 feuillets, chiffrés au recto, avril 1559. — Voici le
sonnet, d'ailleurs médiocre, mis en tête de Fédition par Saint
Gelais, édit. Blanchemain, t. i, p. 292.
Si la merveille unie à vérité
Est des esprits délectable pasture,
Bien devra plaire au monde la lecture
De ceste histoire et sa variété.
Autre Océan d'autres bords limité.
Et autre ciel s'y voit d'autre nature.
Autre bestail, autres fruits et verdure.
Et d'autres gens le terrain habité.
Heureux Colon qui premier en fit queste,
Et plus heureux qui en fera conqueste,
L'un hémisphère avec l'autre unissant!
C'est au Dauphin à voir ces mers estranges,
C'est à lui seul à remplir de louanges
La grand'rondeur du paternel croissant.
(2) Thevet lui-même, malgré sa crédulité, signale et réfute di-
verses erreurs de Jean Alfonse. Cf. Cosmographie universelle, t. ii,
p. 1021.
118 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
advantureux pour quelqu'un, ce n*avoit certes pas esté pour
le marin ». Pourtant telle est la force du fait accompli ou
plutôt Tempire de l'habitude que, malgré ses imperfections
et ses erreurs, les Voyages Av antureux ïwveni encore réim-
primés, en 1559, à Poitiers, chez le même Jean de Marnef ;
en 1578, à Rouen, chez Thomas Mallard ; en 1598 à Paris, et
en 1605 à la Rochelle chez les héritiers de Jérôme Haultin.
Quant au manuscrit original, qui contient tant d'observations
nouvelles, et constitue à vrai dire comme TEncyclopédie
maritime du XVI* siècle, il fut oublié. Il serait aujourd'hui
encore complètement inconnu sans M. Pierre (1) Margry, le
savant archiviste du ministère de la marine, qui le découvrit
pour ainsi dire à la Bibliothèque (2) nationale, et en donna
une intéressante analyse accompagnée de nombreux extraits.
Nous reproduirons ceux qui se rapportent au Brésil, d'autant
plus volontiers qu'ils renferment la première description
scientifique d'un admirable pays. Le style en est naïf, parfois
puéril, mais l'impression générale est fort exacte, et les détails
présentent une remarquable précision. Dans le texte est
intercalé le tracé successif de la côte décrite et ce tracé est
d'une étonnante fidélité.
Le Brésil, d'après Jean Alfonse, est compris dans la pre-
mière des trois parties de l'Amérique, celle qui s'étend de
la rivière de Maragnon au pôle antarctique; il est habité
par trois nations, les Topinabaulx, les Anassoux et les
Tabejares (3), « lesquels, dit-il, sont au-dedans de la terre,
et ont continuellement guerre avec les aultres ; et quand un
de ces sauvages a été fait prisonnier, celui qui le tient est obligé
(1) ^ASLOBn^ Navigations françaises, p. 225-341.
(2) Fonds Baluze -f^ ancien 503, iu-folio. 194 f.f. papier,
lignes longues, cartes et figures coloriées, relié en veau fauve
marbré, à Taigle de France sur les plats, et au chiffre de Napoléon
sur lo dos.
(3) Margrt, ouv. cit., p. 305.
VOYAGEI'RS KT NÉGOCIANTS. Ii9
de luy donner six mois d'espace pour le graisser avant qu*il le
tue, et luy bailler tout ce qu'il demande, et sa propre fille
pour coucher avec luy. Et si elle engroisse et elle ayt enfant
masle, il sera mangé après qu'il sera grand et gras, car ils
dient qu'il tient du père ; et si elle est fille ils la feront mourir,
cap ils dient qu'elle tient de la mère qui doibt pas estre man-
gée ». Ces révoltants détails sont confirmés par Léry (1):
€ Celui qui aura un prisonnier, écrit-il, ne faisant point diffi-
culté de luy bailler sa fille ou sa sœur en mariage, s'il advient
que les femmes qu'on avoient données aux prisonniers
deviennent grosses d'eux, les sauvages qui ont lue les pères,
alleguans que tels enfants sont provenus de la semence de
leurs ennemis, mangeront les uns incontinent après qu'ils
seront naiz ; ou selon que bon leur semblera, avant que d'en
venir là, ils les laisseront devenir un peu grandets ». Gandavo
ajoute même à l'horreur de ces détails : « Ils tuent l'enfant (2)
après sa naissance, sans que personne parmi eux ait pitié
d'une mort aussi injuste. Le père et la mère de la femme qui
devraient le plus regretter cette mort, sont ceux qui eu
mangent le plus volontiers disant que c'est le fils de son père
et qu'ils se vengent de lui ». Jean Alfonse parle de la poly-
gamie, qui est pratiquée dans tout le Brésil. Il vante la pureté
de mœurs des femmes américaines, du moins après leur
mariage, et leur horreur de l'adultère. « Et sont bonnes gens
à nous chrestiens, ajoute-t-il, et est bienheureux celuy qui
en peut avoir un pour nourrir. » En effet Léry qui vécut
quelques mois dans l'intimité des Tupinambos confirme la
véracité de ces observations, et revient à plusieurs reprises
sur l'excellent accueil qu'il était assuré de rencontrer chez
tous les sauvages d'alentour.
Jean Alfonse n'avait pas observé seulement les indigènes :
il avait encore étudié les productions du sol. Il décrit avec
(1) LÉRY, GUY. cit., S XV.
(2) Gandavo, ouv. cit., p. 140,
120 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
exactitude VavaU (\) ou maïs « qui vient en manière de
matras (2) et fait bonne farine ; Yananas qui semble à arti-
chaulx et sent si bon quand il est meur que la maison en
sent toute, et est bon comme saveur de soucre et de con-
serve ». Il mentionne aussi quelques animaux; il en décrit
d'auti'es qu'il ne nomme pas, mais le fait avec assez de pré-
cision pour qu'on puisse les reconnaître. C'est surtout comme
observations géographiques que son ouvrage est précieux.
Les erreurs qu'il enregistre à côté de découvertes très-réelles
servent à mieux faire apprécier sa bonne foi, et donnent pour
ainsi dire la clef des discussions scientifiques qui agitaient
alors le monde érudit. Ainsi il croira de très-bonne foi que le
Brésil est une grande île et que la Plata et l'Amazone ont
leur source commune dans un lac inmiense situé à l'intérieur,
c Par la Flatte, écrit-il (3), ont passé deux navires de mon
temps : l'un, qui estoit navire d'Espagne, entra par la rivière
de Maragnon, et l'autre qui estoit de Portugal, entra par la
rivière d'Argent, et entrèrent dans le grand lac dont i'ay
parlé ». Nous retrouvons ici l'écho d'une tradition singulière,
qui a traversé les âges : On crut, aux premiers jours de la
découverte, qu'il existait à l'intérieur du continent un lac
immense, nommé le lac Parime, qui baignait un pays d'une
richesse fantastique, dont le roi était vêtu de poudre d'or de
la tête aux pieds. Ce monarque métalHque, El Dorado, avait
donné son nom à toute la contrée à la recherche de laquelle
s'égarèrent bien des aventuriers. Jean Alfonse avait entendu
parler de l'Eldorado, il connaissait la Platâ et le Marafîon, et
peut-être avait quelque temps remonté ces deux fleuves
gigantesques. Au débit énorme de leurs eaux et à leur double
direction, il s'imagina qu'ils étaient l'un et l'autre alimentés
(1) Marobt, CUV. cit., p. 806.
(2) Espèce de javelot.
(3) Margbt, GUY. cit., p. 306-307.
VOYAGEURS ET NÉGOCIANTS. 121
par ce lac inaccessible, et, sur la foi de quelques récils, dont
il ne contrôla pas suffisamment Texactitude, il écrivit sans
hésiter que ce grand lac était leur source commune, mais il a
soin de faire remarquer qu'il ne parle que par ouï-dire. Aussi
bien excuserons- nous sa crédulité. Il a fait comme jadis
Hérodote : Quand un récit frappait son imagination, il s'en
emparait avec avidité. Nous Texcuseroas d'autant plus faci-
lement que cette erreur fut partagée par ses contemporains
et qu'elle peut jusqu'à un certain point se justifier. Toutes
les cartes (1) du seizième siècle désignent en effet la Plata et
l'Amazone comme prenant leur source dans la même contrée,
et, si celte erreur s'accrédita, cela tient à ce que les afiluents
du Haut-Amazone et de la Haute-Plata sont en effet très-
rapprochés, et parfois communiquent entre eux dans la
saison des pluies par des marais analogues à ceux du Haut-
Nil, qui occupent, à cause du peu de déclivité de la région,
d'énormes espaces. N'est-il vraiment pas curieux de penser
que l'intérieur du continent avait déjà été exploré cinquante
ans à peine après sa découverte, et que c'est un Français qui
se faisait l'écho de ces voyages à l'intérieur ?
Pour .tous les pays qu'il a visités lui-même, Jean Alfonse
est d'une minutieuse exactitude. Qu'on en juge par cette
description des bouches de l'Amazone, qu'on croirait écrite
par un contemporain, tant elle est exacte et scrupuleusement
étudiée (2). « Cette rivière Doulce a soixante lieues de large
à son entrée, et vient tant d'eaux de la rivière Doulce, et court
si très fort, qu'elle entre plus de vingt Ueues en la mer,
tellement que en les dictes vingt lieues ne se trouve point
salée pour l'eau de ladite mer». L'amiral Sabine a, en efîet,
constaté à plus de cent kilomètres en mer l'action des eaux
douces de l'Amazone sur la salure de l'Océan. « Geste lar-
(1) Cf. la carte de Ramusio reproduite dans ce volume.
(2) Margrt, GUY. cit. p. 308.
122 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
geur en ladicte rivière, continue Alfonse (i), va bien vingt et
cinq lieues en la terre, et icy fait deux rivières : Tune va vers
le su-est, et l'autre va au sur-ouest, et celle qui va au
su-est fort proffonde et a bien demy lieue de largeur, en
sorte que une canaque y peut bien aller sans sonder, et
Peaux court si fort qu'il fault que ung navire ayt bonnes
amarres et bonne ancre ». Après la grande île Marajo se pré-
sentent en eflFet deux énormes cours d'eau, exactement
orientés comme l'indiquait Jean Alfonse ; l'Amazone propre-
ment dit et le principal de ses afQuents, l'Araguay. c La
terre de ceste rivière, dit en terminant notre cosmographe (2),
est une terre basse et plate, belle terre, car i'ay esté bien
cinquante lieues en plus amont ladicte rivière sans que ie
aye peu veoir aulcunes montaignes ». Rien de plus exact que
cette description des vastes plaines formées par les alluvions
du grand fleuve, et qui s'étendent avec une désespérante
monotonie sur une étendue de plusieurs centaines de kilo-
mètres carrés (3).
Combien est-il à regretter que toutes les auti*es relations
de nos capitaines du XVI* siècle aient été ou perdues ou
détruites ! Si nous les avions conservées, il eût été possible
de reconstituer l'histoire de ces hardies générations, et
presque de dresser la carte de l'Amérique à cette époque :
mais l'insouciance de nos pères ne connaissait pas de hmites ;
elle n'était surpassée que par leur hardiesse.
Guillaume le Testu, qui fut un des pla<^ fameux pilotes de
son temps, s'il n'en était le plus instruit, est une autre victime
de cette insouciance nationale. On ignore jusqu'au lieu
précis de sa naissance. D'après les uns il était d'origine
provençale, d'api es les autres il serait né en Normandie.
Comme il prend lui-même le titre de pilote de la mer du
^1) Margrt, ouv. cit., p. 308.
(2) Margry, id. id.
(3) Voir Tour du monde, n«- 399, 400, 401, 461,
VOYAGEURS ET NECtOCIANTS. 123
Ponent en la ville du Havre, il est peut-être originaire de
ce port. Il voyagea toute sa vie dans les mers d'Afrique et
dans celles du Nouveau Monde ; André Thevet, qui fut à
plusieurs reprises son compagnon de voyage, le qualifie de
« renommé pilote et singulier navigateur ». Le Testu paraît
avoir adopté la Réforme. La dédicace de son Portulan en fait
foi. Ce magnifique ouvrage, que nous a conservé le hasard
des temps, fut composé en 1555 et dédié à Tamiral Goligny.
L'auteur lui souhaite félicité et paix durable (1). CePortulan qui
dénote une connaissance peu commune des régions qu'il
décrit, est aujourd'hui conservé au dépôt de la guerre. Les
peintures qui l'ornent sont dues à une main fort habile. Il
serait à désirer, pour l'honneur de la cartographie française,
que ce respectable monument des connaissances scientifiques
de nos compatriotes au milieu du XVI* siècle fût un jour ou
l'autre tiré d'un injuste oubli. Chacune des cartes de Testu
est enrichie de notes fort étendues. Voici celle dans laquelle
il décrit le Brésil, avec une remarquable exactitude :
« Geste pièce faict démonstration d'une partie d'Amérique
ou les régions tant du Brésil caniballes que du royaulme de
Prate sont descriptes situées soubz la zonne toride soubs le
premier climat antidia meroes et finissant soubz le meilleu du
qnatreisme climat antidia rodon. Envyronnée du costé de
septentrion de l'océan des Caniballes et Entille du costé
d'Orient la grant mer océane. Tous les abitants de ceste terre
sont sauvaiges n'ayant cognoissance de Dieu. Ceulx qui abi-
tent à l'amont de l'équinoctial sont malings et mauvais man-
geans chair humaine. Ceux qui sont plus eslongnés de l'équi-
noctial estantplus aval sonttraictables. Tous les dicts sauvaiges
tant de l'amont que de l'aval sont nutz ayant leurs loges et
(1) On peut consulter sur ce Portulan deux très-curieux articles de
M. Sabin Berthelot à propos de Touvrage de Don Ramon de la
Sagra sur Tîle de Cuba, insérés dans le Journtil de V Instruction
publique. Cf. F. Denis Une fPte brésilienne célébrée à Houen en
1550, p. 82-35.
124 HKÎTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
maisons couvertes d'écorches de boys et de feuilles. Ils mè-
nent ordinairement guerre les uns contre les autres, c'est
assavoir ceulx des montagnes contre ceulx du bort de la mer.
Geste région est frétille en milcq et manioc qui est une racine
blanche de quoy ils font de la farine pour menger, car ils ne
font point de pain ; aussy y a-t-il force naveaux de trop meil-
leur goust que ceulx du pays de France avec ennenieus (1)
qui est un fruict délicieux avec plusieurs aultres sortes de
fruicts. Aussi nourrit ceste terre sengliers, loups cerviers,
agoutins, tatous et plusieurs sortes de bestes, avec grand
nombre de poulailles semblables à celles de ce pays de France.
Papegaulx de divers plumaige. Les marchandises de ceste
terre sont cotons, brésil, poyvres, bois servans à teincture
avec gros vignolz desquels on faict patenostres et ceintz à
femmes, les desuditz abitans sont grant pescheurs de poisson
et fort adroicts à tirer de Tare ».
Guillaume le Testu devait mourir non loin de cette région,
dont il connaissait si bien les productions et les habitants.
En 1572, il se trouvait dans le Darien, près de la ville de
Nombre de Dios, quand il apprit l'arrivée de l'anglais Francis
Drake, qui préludait à sa gloire future en poursuivant sur
toutes les mers le pavillon espagnol. Les deux capitaines
associèrent leurs haines et s'emparèrent d'un butin énorme,
mais, dans l'action, Guillaume le Testu fut tué par un soldat
ennemi (2).
Jean Alfonse et Guillaume le Testu ne sont pas les seuls
capitaines français voyageant au Brésil, dont l'histoire ait
conservé le nom. Parmi les hardis marins et les intrépides
armateurs, qui, tout en faisant leur fortune, soutenaient alors
dans ces lointains parages l'honneur du pavillon national, il
(1) Ananas?
(2) GiMBEB et Danjou. Archives curieuses de l'Histoire de
France, l^ série, t. ix, p. 434-437. Torzay. Vie de Strozzi.
VOYAGEURS ET NEGOCIANTS. J25
en est deux, Jean Duplessis et Guillaume de Moner, qui ont
eu l'heureuse chance de transmettre leurs noms à la posté-
rité.
Il est vrai que le souvenir de Duplessis ne nous a été con-
servé que par la gracieuse légende de Paraguassu et Gara-
mourou, qui résiste difficilement aux exigences de la critique
historique: mais, en négligeant les détails pour ne tenir
compte que de Tensemble, le fait en lui-même, c'est àjdire la
réalité du voyage de Duplessis, est à l'abri de toute contes-
tation. Voici le résumé de cette légende qui a inspiré à un
poète brésilien, Santa Rita Durao, des chants fort appréciés
par ses compatriotes (1) : Un Portugais, Diego Alvarez Gorrea,
jeté par un naufrage sur les rives de San Salvador, près de
Bahia, mais assez heureux pour conserver ses armes et ses
munitions, réussit à inspirer aux sauvages qui l'avaient
recueilli un tel respect qu'ils le surnommèrent Caramourou^
ou l'homme qui lance le feu. Garamourou leur rendit tant de
services qu'ils le choisirent comme chef de tribu et s'hono-
rèrent de son aUiance. La fille d'un des principaux chefs
indigènes, Paraguassu, s'éprit pour lui d'une violente passion
et vécut avec lui. Après quelques années survint un navire
français, monté par des Dieppois, et commandé par le capi-
taine Duplessis. Gorrea, que sa grandeur n'attachait pas au
rivage brésilien, se jeta à la nage, dès qu'il eut aperçu le
navire, afin d'y trouver un asile et de regagner l'Europe.
ParaguassU; voyant s'éloigner celui sans lequel elle ne pou-
vait plus vivre, se jeta elle aussi à la mer. Touché par sa
constance, Duplessis consentit à la recevoir avec son ingrat
amant, et les débarqua tous deux dans un des ports du
(1) Ce poëme a été traduit en français par Eugène de Montglave
(18f9), et réimprimé en 1845 dans la collection des Epicos Brasi-
leiros. — Voir sur Garamourou Brito Freyre : America Portu-
f/nesa, liv. i, 95—101 Warden. Histoire de l'Empire du Brésil,
t. I, p. 252-255.
120 HISTOIRE DU BRESIL FRANÇAIS.
royaume. L'aventure de Pai*aguassu et Caramourou fut vite
connue. Présentée à la cour de France, la belle indienne eut
rinsigne honneur d*être tenue sur les fonts baptismaux par
Henri II et Catherine de Médicis. Quelque temps après elle
fut mariée avec celui qu'elle avait choisi. Revenus au Brésil,
les deux époux acquirent dans la province actuelle de Bahia,
une sorte de pouvoir souverain sur des tribus jusqu'alors
indépendantes. Leurs droits furent respectés par le Portugal,
et ils moururent tous deux dans un âge fort avancé (1).
D'après une autre version, qui paraît se rapprocher davantage
de l'histoire, Gorrea aurait reconnu les bienfaits de Henri II
par la plus noire ingratitude. Il lui avait promis d'employer
son influence sur les Brésiliens pour fonder une colonie fran-
çaise. Il avait même obtenu d'un négociant français, peut-être
de Duplessis lui-même, deux vaisseaux bien garnis de muni-
tions et de marchandises, mais il les livra au roi de Portugal,
Jean III, qu'il avait déjà fait prévenir des projets du roi de
Fi ance par Pedro Fernandez Sardinha, qui venait de terminer
ses études à Paris. Sardinha fut récompensé par le titre de
premier évêque du Brésil, et Gorrea fut investi du gouverne-
ment de Bahia (2).
Telle est la légende. Elle est restée populaire au Brésil. On
montre encore l'arbre de la Découverte, derrière lequel
Gorrea s'était caché aprè^ son naufrage ; dans la chapelle da
Graça, qui relève du couvent de San-Bento, et que l'on con-
sidère comme le plus ancien édifice de San-Salvador, repose
Paraguassu. Ses descendants directs vivent encore, et
occupent dans leur patrie un rang honorable. En dépit de la
perpétuité de cette tradition, rien n'est moins prouvé que le
(1) Ferdinand Denis. Le Brésil, Collection de TUnivers pitto-
resque, p. 35-38.
(2) AcciOLi. Memoria da provincia Bahia, 1835, t. i, \\ 54. —
Vasconcblos. Cronica do Brasil, liv. I., p, 36 et 38.
ï
VOYAGEURS ET NEGOCIANTS. 127
voyage de la belle Paraguassu à la cour de Henri II. Il est
impossible de lui assigner une date précise, et de la confirmer
par des témoignages contemporains. Paraguassu a pourtant
vécu, et la poésie populaire lui assure Timmortalité. N'est-elle
pas comme le touchant symbole de la jeune Amérique qui se
donnait naïvement et de tout cœur à Tancien monde, dont elle
reconnaissait la supériorité? Aussi n'est-ce que justice d'asso-
cier à son nom celui du capitaine Duplessis, qui l'aurait con-
duite en Europe.
Bien autrement authentique est le voyage de Guillaume de
Mener. Hans Staden, dont nous avons à diverses reprises (1)
allégué le témoignage, rapporte qu'en 1554 il était prisonnier
des Brésiliens et avait à peu près perdu l'espoir de recouvrer
sa liberté, quand il apprit qu'un navire dieppois, nommé la
Marie Belette, venait de débarquer dans la baie de Rio, « C'est
là que les Français opt l'habitude de charger du bois du Brésil.
Ils vinrent avec une embarcation au village où j'étais, et ache-
tèrent aux Indiens du poivre, des singes et des perroquets.
L'un d'entre eux, nommé Jacques, qui parlait leur langue,
étant venu à terre, me vit, et demanda la permission de
m'amener. Mon maître refusa, disant qu'il voulait beaucoup
de marchandises pour ma rançon. » Il paraît que cette propo-
sition refroidit notre compatriote, car il ne répliqua rien, se
contenta de donner à l'infortuné quelques banales consolations,
et repartit. Staden désespéré prit alors un parti extrême. Il
courut au rivage en renversant les Brésiliens qui voulaient
l'arrêter, et atteignit la chaloupe française au moment même
011 elle partait. Il s'attendait à être le bienvenu, mais les ma-
telots le repoussèrent en alléguant que, s'ils l'emmenaient de
force, ils s'aliéneraient les indigènes, avec lesquels ils tenaient
au contraire à conserver les meilleures relations. L'infortuné
dut reprendre le chemin du village, où sa tentative d'évasion
(1) Hans Staden. Histoire d'un pays situé dans le Nouveau
Monde, p. 175 et auiv.
1-8 HISTOIRE DU BKÉSIL FRANÇAIS.
fut punie par un redoublement de cruauté. L'égoïsme com-
mercial avait étouffé chez nos compatriotes la voix de Thuma-
nité. Aussi bien Téquipage de la Marie Belette semble avoir été
singulièrement composé. Ce sont ces mêmes matelots qui,
après avoir pris un navire Portugais, livrèrent un de leurs
prisonniers à un chef, nommé Stama, qui s'empressa de le
manger. Cette barbarie reçut sa juste punition. Le vaisseau
se perdit en mer dans le voyage de retour, et Staden, alors
délivré, put annoncer aux parents des victimes leur sort
malheureux.
En effet l'équipage d'un autre navire Français, plus acces-
sible aux sentiments de pitié, délivra la même année Hans
Staden. Ce dernier, dans sa reconnaissance, sentiment bien
rare pour un Allemand, a conservé le nom du navire et de ses
chefs. Le navire se nommait la Catherine de Wateville; il
avait pour commandant Guillaume de Mener, pour pilote
François Schantz, et pour interprète Perot. Staden fut accueilli
chaleureusement par eux, quand il vint les visiter avec son
maître dans la baie de Rio. On lui donna des vêtements et on
joua à bord une véritable scène de comédie pour décider le
Brésilien à céder son esclave moyennant rançon. Deux des
matelots feignirent d'être les frères de Staden, envoyés à sa
recherche par leur vieux père. Ils le serrèrent dans leurs bras,
et se mirent aux genoux de Mener, pour le décider à emmener
leur malheureux parent. Le capitaine était au courant de la
situation, mais, comme il ne se dissimulait pas le méconten-
tement du Brésilien, et tenait à ne pas compromettre ses rela-
tions futures, il voulait paraître avoir la main forcée. La vue
de quelques marchandises européennes détermina enfin le
barbare, et Hans Staden recouvra la liberté. A peine installé
dans le vaisseau libérateur, il dut prendre part à un combat
contre un navire Portugais, et reçut une blessure à la jambe.
Le 31 octobre 155i, la Catherine quitta la baie de Rio, et,
après une traversée fort heureuse, arriva à Ronfleur le
22 février 1555.
VOYAGEURS ET NEGOCIANTS. 1^9
Si les noms de Jean Alfonse, Guillaume le Testu, Duplessis,
et Guillaume de Mener sont les seuls que le temps ait respec-
tés, on sait néanmoins que nos compatriotes fréquentaient
alors le Brésil. D'après Staden (1) on avait vu des Français à
San Salvador, et à Tatuapura. Ils venaient même si souvent
dans un port situé à Tembouchure du San Francisco qu'on
. l'appelait Porto dos Francezes. D'après la Noticia do Brasil (2)
ils fréquentaient la baie d'Ibipitanga, Traïçâo, la rivière de
Magoape, le cap Saint Augustin et Porto Velho. Les histo-
riens portugais (3) avouent que les indigènes entraient volon-
tiers en relations avec nos matelots, surtout avec ceux de Nor-
mandie et de Bretagne, qui s'habituaient à considérer ces
régions comme leur appartenant. A Bahia, et surtout à Rio
lem' prépondérance n'était même plus discutée. En 1551, un
ertain Gaspar (4) Gomes de llheos était bloqué deux mois et
demi dans le golfe do Rio par un capitaine français, qui, tout
en le surveillant, continuait paisiblement ses opérations com-
merciales avec les indigènes, et Gomes de llheos n'osait ni
troubler sa quiétude, ni essayer de forcer le blocus, parce
qu'il avait appris que d'autres navires français étaient en
charge au cap Frio. Le 15 avril de la même année un combat
naval s'engageait (5) au cap Frio entre un vaisseau français
et un vaisseau portugais commandé par Goës. Vers la même
époque un autre Portugais, Luys Alvares de San Vicente
(1) Hans Staden, ouv. cit. p. 45.
(2) Noticia do Brasil, § IX, XI, XVIII.
(3) Varnhagen, Historia gérai, t. I, p. 189. « Mas outre perigo
crescente punha en maior risco a ruina e a perda do Brazil a
Bretanha et a Normandia consideravam as terras do Brazil tâo suas
como o proprio Portugal. » Cf. id. p. 228
(4) Ternaux Compans. Notice historique sur la Guyane Fran-
çaise, p. 12-17.
^5) Varnhagen, ouv. cit. p. 206.
9
130 HISTOIRE Di: «RÉSIL FRANÇAIS.
n'échappait qu'avec peiae à la poursuite d'un navire français
qui comptait, disait-il, au moins trois cents hommes d'équi-
page, et Bras Cubas de Santos apprenait à la cour de Lisbonne
que décidément les Français (1) se fortifiaient au cap Frio. La
fortune semblait se déclarer en notre faveur, et nos rivaux
renonçaient presque à leurs droits.
IL — Les Brésiliens en France.
La preuve la plus curieuse de la fréquence des rapports
qui, vers le milieu du ^VP siècle, resserrèrent les liens qui
unissaient la France au Brésil, nous est fournie par un
curieux oj)uscule, imprimé à Rouen en 1551, et dont M. Fer-
dinand Denis a eu l'heureuse idée de donner une analyse
étendue et de citer les passages les plus importants (2).
C'était alors la coutume, quand un souverain visitait pour
la première fois une des villes de son royaume, de lui faire
ce qu'on appelait une entrée. Les plus riches citoyens et les
plus hauts fonctionnaires luttaient entre eu3i de magnificence,
afin de marquer son séjour par des fêtes brillantes. En 1548,
Lyon avait reçu la Cour avec un luxe inouï et une prodigalité
qui fit sensation. Les Rouennais prièrent le roi de vouloir
bien à leur tour les honorer de sa visite, et résolurent de lui
faire oublier les splendeurs de Lyon par la richesse et l'ori-
ginalité de leur réception. Henri II et Catherine de Médicis
étaient alors dans l'enivrement des premières années de leur
royauté ; ils ne rêvaient que plaisirs et fêtes ; aussi acceptèrent-
ils avec empressement la proposition des Rouennais, et, en
octobre 1550, la Cour de France arriva dans la vieille capitale
normande. Un écrivain anonyme a décrit les fêtes et les céré*
(1) Ternaux Compans, ut supra.
(2) F. Denis. Une fête Brésilienne célébrée à Rouen en 1S30.
I*aris, Techener 1850.
VOYAGEURS ET NÉGOCIANTS. 131
monies de Rouen dans un opuscule intitulé : « La Déduction
du sumptueux ordre plaisantz spectacles et magnifiques théâ-
tres dressés, et exhibés par les citoiens de Rouen ville métro-
politaine du pays de Normandie, à la sacre Maiesté du Très
Christian Roy de France, Henry secôd leur souverain Sei-
gneur, et à Tresillustre dame, ma Dame Katharine de Medicis,
la Royne son espouze, lors de leur triumphant ioyeulx et
nouvel advenement en icclle ville, qui fut es iours de mer-
credyet ieudy premier et secôd iours d'octobre, mil cinq cens
cinquante (1). » Grâce à ce curieux opuscule, nous savons
que les Rouennais, afin de donner plus d'éclat à leur récep-
tion, avaient invité des artistes et des poètes étrangers à les
aider de leurs inspirations. Ils offrirent en présent deux sta-
tues d*or au royal visiteur, dressèrent en son honneur des
obélisques, des temples, des arcs de triomphe « animez de
fort beaux personnages », et, dans leur amour des réminis-
cences antiques, figurèrent jusqu'à Tapothéose de François I".
Mais la partie vraiment originale de la fête, celle qui intéressa
le plus vivement la Cour entière, fut la reproduction de
quelques scènes de la vie brésilienne. Il y avait alors à Rouen
un certain nombre de Brésiliens, venus en France pour la
visiter. Ils appartenaient à la tribu des « Tabagerres »,
importante fraction du peuple Tupinanaba, qui de tout temps
s'était signalée par son accueil empressé et sa large hospita-
lité vis-à-vis de nos compatriotes. Leur chef les avait accom-
pagnés. Il se nommait Morbicha (2). Les Rouennais le prièrent
de vouloir bien, lui et ses hommes, donner au roi de France
conmie une idée des mœurs brésiliennes. Malgré la saison
(1) Rouôn, chez Robert le Hoy Robert et Jehan dictz du Qord
tenantz leur boutique au portail des libraires, 1551.
(2) C'était sans doute un chef électif, et le nom de Morbicha s'ap-»
plique moins à un homme qu'à une dignité. Cardim {Narrativa
epistolar de una viagem e missâo jesuitica pela Bahia etc.,) parle
desMurubichas qui conduisaient au combat les guerriers brésiliens*
132 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
avancée, on était au commencement d'octobre, il fut convenu
que les lives de la Seine offriraient les scènes pittoresques et
variées que nos matelots contemplaient sur les rivages amé-
ricains. Afin de rendre l'illusion plus complète, on improvisa
une forêt brésilienne, on bâtit à la hâte quelques cases, et
comme les productions et les animaux du pays ne manquaient
pas à Rouen, il ne fut pas malaisé de rendre Timitation aussi
complète que possible. Enchantés de se retrouver au milieu
d'un paysage qui leur rappelait le pays natal et de vivre quel-
ques heures comme au milieu de leurs forêts, fiers d'attirer
sur eux l'attention des souverains et des plus grands sei-
gneurs d'un puissant royaume, ces Brésiliens se prêtèrent
avec empressement au désir des magistrats de Rouen, et Ifeur
promirent de jouer au naturel ce que, dans la langue légère-
ment pédantesque du temps, le rédacteur anonyme de la
€ Déduction du sumptueux ordre » appelle leur sciomacbie (1),
ou combat fictif.
Les Tabagerres de Rouen n'étaient pas assez nombreux
pour « naïvement dépeindre au naturel » leurs guerres et
leurs danses, les divers incidents qu'amenait le trafic du boii
de Brésil, et leurs chasses. Ils n'étaient en effet que cin-
quante (2). Mais un grand nombre de matelots normands
(1) Mieux vaudrait sciamachie^ ou combat avec son ombre ; allu-
sion à un exercice antique qui consistait à agiter les bras et les
jambes comme une personne qui se battrait contre son ombre.
(2) T. Farin, dans son Histoire de la ville de^Rouen (t. I, pp.
126, 1738) parle de la fête de 1550 ; il connaissait probablement la
Déduction de la Somptueuse entrée, mais il Tavait ou mal lue ou
copiée avec négligence, car il n'hésite pas à faire danser trois cents
Brésiliens sur les bords de la Seine, tandis que le récit authentique
n'en admet qu'une cinquantaine... a Le long de la chaussée des
emmurées, dit-il, dans une place vuide, était une troupe de Brasi-
liens, au nombre de trois cents hommes tous nuds, qui exerçaient
une espèce de guerre les uns contre les autres entre les arbres et
les brussailles, qui y étaient plantez pour donner du plaisir au Roy. »
VOYAGEURS ET NEGOCIANTS. 183
connaissaient le Brésil et ses coutumes. Plusieurs d'entre eux
avaient même séjourné quelque temps dans le pays en qualité
d'interprètes. Le conseil municipal de Rouen pria tous ceux
qui voudraient ajouter à l'éclat de la cérémonie de grossir
pour quelques jours la petite troupe brésilienne, et de figurer
avec eux dans cette fête étrange. Deux cent cinquante matelots
ou interprèles acceptèrent la proposition, et se mêlèrent aux
Brésiliens. Ils poussèrent même si loin l'exactitude et la cou-
leur locale, qu'ils adoptèrent le costume primitif des Taba-
gerres, et se montrèrent, vêtus de leur bonne volonté, devant
Catherine de Médicis et ses jeunes dames d'honneur. Mais
telle était la naïve curiosité qui entraînait alors les esprits
que cette particularité passa comme inaperçue. Non-seulement
les magistrats de Rouen qui avaient organisé la fête, « gens
doctes et bien suffisants personnaiges », n'y virent aucun mal,
mais encore la Cour tout entière y montra « face ioyeuse (1) et
riante. » La reine Catherine témoigna même à diverses reprises
toute sa satisfaction, car « le second iour, comme on renou-
veloit le spectacle, la royne, passant en sa pompe et magni-
ficence par dessus la chaussée, ne le sut faire sans prendre
délectation aux iolys esbatements et schyomachie des Sau-
vages. »
Mais il est temps de céder la parole à l'auteur de la Déduc-
tion du sumptueux ordre, et de connaître d'après lui les scènes
de ce drame à trois cents personnages : « Le long de la dicte
chaussée qui s'estend depuis le devant de la porte des dites
emmurées, iusques au bort de la rivière de Seyne, sied une
place en prarye non ediffiée de deux cens pas de long (2) et de
trente cinq de large, la quelle est pour la plus grande partie
naturellement plantée et umbragée, par ordre, d'une saussaie
de moyenne fustaye et d'abondant fut le vuide artificiellement
(1) F. Denis, ouv. cit., p. 8.
(2) Id.,' p. 13-16.
134 HISTOIKE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
remply de plusieurs autres arbres et arbrisseaux comme
genestz, geneure, buys et leurs semblables entreplantez de
taillis espes. Le tronc des arbres estoit peint et garny en la
cime de branches et floquai*tz de buys et fresne, rapportant
assez près du naturel aux feuilles des arbres du Brésil.
Autres arbres fruitiers estoient parmy eulx chargez de firuictz
de diverses couleurs et espèces imitans le naturel. A chacun
bout de la place, à Tenviron d'une quadrature estoient basties
loges ou maisons de troncs d'arbres tous entiers, sans doUer
ni préparer d'art de charpenterie, icelles loges ou maisons
couvertes de roseaux, et fueillarts, fortifiés à l'entour de pal
en lieu de rempart, ou boulleverd en la forme et manière des
mortuabes et habitations des Brisilians. Parmi les branches
des arbres voUetoient et gazoulloient à leur mode grand nom-
bre de perroquets, esteliers, et moysons de plaisantes et
diverses couleurs. Amont les arbres grympoient plusieurs
guenonnez, marmotes, sagouins, que les navires des bour-
geois de Rouen avoient nagueres apportez de la terre du
Brésil. Le long de la place se demenoient ça et là, iusques au
nombre de trois centz hommes tous nuds, hallez et herisson-
nez. Sans aucunement couvrir la partie que nature com-
mande, ils estoient façonnez et équipez en la mode des sau-
vages de l'Amérique dont saporte le boys de Brésil, du nombre
desquelz il y en avoit bien cinquante naturelz sauvages fres-
chement apportez du pays, ayans oultre les autres scimulez,
pour décorer leurs faces, les uns, lèvres et aureilles percées
et entrelardéez de pierres longuettes, de l'estendue d'un
doigt, poUies et arrondies, de couleur d'esmail blanc et verde
esmeraude. Le surplus de la compagnie, ayant fréquenté le
pays, parloit autant bien le langaige et exprimoit si nayfve-
ment les gestes et façons de faire des sauvages, comme s'ilz
fussent natifz des mesmes pays. Les uns s'esbatoient à tirer
de l'arc aux oyseaulx, si directement éiaculantz leur traict fait
de cannes, iong ou roseaux, qu'en l'art de sagaptaire ils sur-
passoient Merionez, le Grec, et Pandarus, le Troyen. Les
VOYAGEURS ET NEGOCIANTS. 185
autres couroient après les guenonnes, viste comme les Tro-
glodytes après la sauvagine ; aucuns se balançoient dans leurs
lictz subtilement tressez de lil de coton attachez chacun bout
à l'estoc de quelque arbre, ou bien se reposoient à Tumbrage
de quelque buisson trappys, les autres coupoient du boys
qui, par quelques-uns d'entre eulx, estoit porté à un fort
construit poui' l'effet sur la rivière , ainsi que les mariniers
de ce pays ont accoustumé faire quand ils traictent avec les
Brisilians : lequel bois iceulx sauvages troquoient et permu-
toient aux mariniers dessus ditz, en haches, serpes et coings
de fer, selon leur usage et leur manière de faire. La troque
et commerce ainsi faite, le boys estoit batellé par gondolles
et esquiffes^ en un grand navire à deux hunes ou gabyes
radiant sur ses ancres : laquelle estoit bravement enfunaillée
et close sur son belle de paviers aux armaries de France,
entremeslées de croix blanches, et pontée davant arrière :
l'artillerie rangée par les lumières et sabortz tant en proue
qu'en poupe, et le long des escottartz les bannières et
estendarts de soye tant hault que bas estoient semées d'an-
cres et de croissanz argentez, undoyants plaisamment en l'air.
Les matelotz estoient vestus de sautembarques et bragues de
satin, my-partis de blanc et noir, autres de blanc et verd qui
montoient de grande agilité le long des haultbancz et de l'au-
tre funaille. Et sur ces entrefaites, voicy venir une troupe de
sauvaiges qui se nommaient à leur langue Tabagerres, selon
leur partialitez, lesquels estants accroupis sur leurs talions
et rangez à l'environ de leur Roy, autrement nommé par
iceux Morbicha, avec grande attention et silence ouyrent les
remontraoces et l'harangue d'iceluy Morbicha, par un agite-
ment de bras et geste passionné, en langaige brésihen. Et ce
fait, sans réplique, de prompte obéissance vindrent violente-
ment assaiUir une autre troupe de sauvaiges qui s'appeloient
en leur langue Toupinabaulx ; et ainsi ioinctz ensemble se
combatirent de telle fureur et puissance, à traict d'arc, à
coups de masses et d'autres bâtons de guerre, desquels ils
ont accoutumé user, que finablement les Toupinambaulx des-
186 HISTOIRE DU BRKSIL FRANÇAIS.
confirent et mirent en roulte les Tabagerres; et non contens
de ce, tous d'une volte coururent mettre le feu et bruller à
vifve flamme le mortuabe et forteresse des Tabagerres, leurs
adversaires, et de faict, ladite scyomachie fut exécutée si
près de la vérité, tant à raison des sauvages naturelz qui
estoient meslés parmi eux, comme pour les mariniers qui par
plusieurs voyages avoient traffiqué et par longtemps domes-
tiquement résidé avec les sauvages, qu'elle sembloit estre
véritable, et non simulée, pour la probation de laquelle chose
plusieurs personnes de ce royaulme de France, en nombre
suffisant, ayant fréquenté longuement le pays du Brésil et
Cannyballes, attestèrent de bonne foy l'effect de la figure (1)
précédente estre le certain simulachre de la vérité. »
La fête brésilienne de Rouen eut un grand retentissement.
Il y eut dès lors, dans presque toutes les cérémonies de ce
genre, des sauvages qui se livrèrent à leurs jeux en présence
de la Cour. Ainsi à l'entrée de Charles IX à Troyes, le 23 mars
1564, des sauvages figurèrent, mais le Cérémonial se tait sur
leur nationalité. A l'entrée du même souverain à Bordeaux,
le 9 avril 1565, on vit paraître trois cents hommes d'armes
« conduisans douze nations estrangères captives, telles qu'es-
toient Grecs , Turcs , Arabes , Egyptiens , Taprobaniens ,
Indiens, Canariens, Mores, Ethiophiens, Sauvages améri-
cains et Brésiliens, Les capitaines desquels haranguèrent
devant le Roy chacun en sa langue entendue, par le truche-
ment, qui l'interprétoit à sa maiesté (2) ».
(1) Allusion à une planche fort intéressante qui accompagne la
Déduction. Gravée sur bois par un artiste inconnu, elle reproduit
dans la naïveté de leurs attitudes et l'innocence de leurs costumes
les Brésiliens de Rouen. M. F. Denis remarque avec raison que
c'est le premier monument iconographique que le xvi« siècle ait
fourni sur le Brésil. Aussi Ta-t-il fait figurer dans sa réimpression
de la Déduction de la Somptueuse entrée,
(2) Th. Godefrot. Le Cérémonial de France ou description des
VOYAGEURS ET NÉGOCIANTS. 137
A Rouen même a*est longtemps perpétué le souvenir de
la présence et du séjour des Brésiliens. « Rue Malpalu, n° 17,
écrit un savant archéologue (1), presque en face de la rue des
Augustins est renseigne de Tîle (2) du Brésil, maison en
bois. Elle se distingue par un grand bas-relief, divisé en
deux sujets relatifs à la découverte de TAmérique; de petites
figures nues sont sculptées sur les montants, au milieu d'or-
nements gothiques. Cette devanture, qui n*est pas indigne de
l'attention des curieux, date du milieu du XVP siècle ».
L'hôtel de la rue Malpalu a été récemment démoli, mais l'en-
seigne a été conservée et déposée au Musée des Antiquités.
Sculptée sur bois et peinte, elle représente les diverses
opérations qu'exigeaient delà part des Brésiliens la coupe et la
traite de Tibirapitanga.
De ces divers témoignages il résulte que les relations entre
la France et le Brésil étaient fréquentes vers le milieu du
XVP siècle ; aussi comprend-on que le gouvernement fran-
çais, malgré son indifférence en matière commerciale, ait
enfin songé à détourner cette activité à son profit, en fondant
un établissement sérieux dans cette région, et en assurant à
nos négociants et armateurs la protection de ses canons et de
cérémonies, rangs et séances observées aux couronnemens des
Roys de France, etc.
(1) La Québièbe. Description historique des maisons de Rouen,
dessinées et gravées par E. H, Langlois, (1821).
(2) Cette dénomination d*île du Brésil ne doit pas nous sur-
prendre. Dans les premières relations adressées du pays de Santa
Cruz au Portugal, ce pays est presque toujours désigné sous le nom
d'île. Les navigateurs normands partageaient cette erreur. Ex ea
insula quse terra nova dicitur, lisons-nous dans la Chronique
d'Eusébe de Césarée continuée par M. et P. Paulmier. Ad Brasi^
Haras insulas, est-il dit dans la protestation du baron de Saint
Blancard, etc.
138 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
ses vaisseaux. Le chevalier de Villegaignon (1) fut le promo-
teur de cette entreprise qui, bien conduite, aurait été pour
notre pays une source pour ainsi dire inépuisable de richesses
et de conquêtes pacifiques. Elle échoua par sa faute, et la
déception fut d'autant plus vive que les espérances étaient
mieux fondées. Ce fut le premier essai de colonisation tenté
par la France, et ce devait être la première des mésaventures
qui constituent presque toute notre histoire coloniale.
(1) Peu de noms entêté orthographiés de tant de façons diverses
Bien que le chevalier soit nommé sur son épitaphe Yillegagnon •
bien que le bourg qui appartenait à sa famille et le château dont
les ruines existent encore à dix-sept kilomètres de Provins soient
désignés sous le même nom, comme le chevalier signait ses lettres
Villegaignon, et que plusieurs de ses contemporains l'appellent
ainsi, nous ayons adopté cette forme de Villegaignon,
DEUXIÈME PARTIE: LA COLONISATION.
LES PROJETS DE VILLEGAI6N0N.
I. — Biographie de Villegaignon.
Villegaignon est un des personnages les plus extraordi-
naires du XVP siècle, si fécond pourtant en types étranges.
Soldat, marin, diplomate, historien, controversiste, faiseur
de projets, agriculteur, industriel, érudit, philologue même,
ce fut, à vrai dire, un homme universel. Il mériterait les hon-
neurs d'une biographie particulière qu'on n'a pas encore songé
à écrire (1), sans doute parce que les éléments en sont dis-
persés dans trop d'ouvrages différents, et que, pour étudier
Villegaignon, il faudrait étudier l'histoire du XVP siècle tout
entier. Nous nous contenterons de rappeler ici les faits sail-
lants de sa vie antérieure, et nous n'insisterons que sur le
curieux épisode de la colonisation du Brésil entreprise sous
ses auspices.
Nicolas Durand de Villegaignon naquit à Provins (2) vers
(1) Nous faisons pourtant une très-honorable exception pour la
Notice mise par M. de Grammont en tête de son édition de la Re-
lation de V expédition de Charles-Quint contre Alger (p. 1-26).
(2) Et non en Provence, comme l'ont imprimé très à tort les édi-
teurs du MoRÉRT, trompés sans doute par la similitude des mots.
140 HISTOIRE DD BRESIL FRANÇAIS.
l'an 1510 (1). Son père se nommait Louis Durand, seigneur
de Villegaignon, et sa mère Jeanne de Fresnoy (2). Louis
Durand était procureur du roi au bailliage de Provins. Un
acte de 1516 le qualifie même de conseiller du Roy en ses
conseils d*état et privé : ce qui détruirait les allégations des
écrivains protestants qui, plus tard, contestèrent au chevalier
sa noblesse et jusqu'à son nom (3). La famille de Villegai-
gnon était au contraire fort honorablement connue dans la
province, où elle avait, à plusieurs reprises, exercé des
charges de magistrature. Villiers de Tlsle Adam, le fameux
grand-maître de Tordre de Rhodes, qui défendit avec tant
d'héroïsme cette île chrétienne contre les assauts des Turcs,
était le propre oncle de Nicolas, et ce fut sans doute son
exemple, sa protection, et l'espoir justifié de parvenir, grâce
à lui, à une haute position qui déterminèrent la vocation du
jeune Champenois.
(1) Cette date n'est qu'approximative, car les registres de l'état
civil n'étaient pas encore régulièrement constitués, et nous n'avons
pas l'acte de naissance du chevalier.
(2) Voir Mémoires de Claude Haton, éd. Bourquelot. La généalogie
de la famille est reproduite dans l'appendice. Louis Durand assistait
le 2 juin 1504 à la dédicace de saint Quiriace. Il signait en 1509 le
procès-verbal sur la réforme de la coutume de Meauz, et mourait
en 1521. Sa veuve lui survécut 43 ans. Elle mourut le 30 août
1564. L'un et l'autre furent inhumés â Saint-Pierre de Provins. Ils
étaient représentés sur leur tombe avec leurs huit garçons et leurs
cinq filles. Cf. Bourquelot, p. 1095.
(3) Les armes de Villegaignon portaient : D'azur à trois chevrons
d'or brodés, accompagnés de trois besans d'or, deux en pointe, un
en chef. D'après D. Morice. Mémoires pour servir de preuves à
V Histoire de Bretagne^ t. III, p. 1089, le cachet de cire rouge fer-
mant une lettre de Villegaignon au duc d'Estampes représentait
les armes du chevalier a qui sont escartelés au 1 et 4 ». Trois che-
vrons accompagnés de trois tourteaux, bezans et coquilles, et au 2
et 3 un sautoir. Au chef chargé d'une croix.
LEE PROJETS DE VILLEGAIGNON. 141
On ne sait rien de ses premières années. 11 est probable
qu'il reçut cette forte et vigoureuse éducation des gentils-
hommes de répoque, où se mêlaient dans un équilibre har-
monieux les exercices du corps et ceux de Tesprit ; car il fut
toute sa vie aussi distingué par sa force et son adresse que
par son érudition et et la variété de ses connaissances. C'est
à l'Université de Paris, où Calvin fut son condisciple, qu'il se
prépara de la sorte aux aventureuses et dramatiques péri-
péties de sa future existence : mais il aimait trop la vie active
pour prolonger son séjour dans une Université. Aussitôt que
les règlements le lui permirent, il prononça ses vœux et entra
dans l'ordre de Saint- Jean de Jérusalem, qui venait de perdre
Rhodes, et se fixait à Malte. D'après la Biographie univer-
selle et la Biographie Didot il aurait pris cette grave déter-
mination en 1531 ; M. Ythier (1) donne pour date 1535, mais
cette différence de date importe peu, car le futur défenseur
de la bannière du Christ était alors relégué dans une position
secondaire, qui ne lui permettait pas de laisser une trace dans
l'histoire de son temps. C'est seulement en 1541, lors de la
fameuse expédition de Charles Quint contre Alger, qu'il se
signala pour la première fois par son héroïsme, et appela sur
lui l'attention de ses contemporains.
Nous n'avons pas à raconter ici cette déplorable entre-
prise (2). On sait que l'Empereur avait réuni contre Alger des
forces imposantes, 65 navires de guerre et 451 bâtiments de
(1) Miscellanea, Recueil manuscrit de la bibliothèque de Pro-
vins.
(2) Voir sur l'expédition d'Alger. Expeditio in Africain ad Ar-
gieram par Villegaignon — Papiers d'états du cardinal de Gran-
VELLE, journal do Vandenesse, t II, p. 612. — Ch arrière. Né go-
dations de lu France dans le Levant^ t. I, p. 522, 525, 527, 535. —
Brantôme, edit. Lalanne, t. I, p. 52, 72, 73. Sander Rang et
Denis. Fondation de la Régence d'Alger. — Marmol. Description
de l'Afrique^ livre V. — P. Jove, livre II, p. 714, etc.
142 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
transport, montés par 12,330 marins et 23,900 soldats. Ces
soldats appartenaient à presque toutes les nations chrétiennes.
Allemands, Italiens, Espagnols, etc. Une centaine de cheva-
liers de Malte, et parmi eux Villegaignon, faisaient partie de
V Armada. Le débarquement s'effectua sans résistance (23 oc-
tobre), et les Impériaux s'emparèrent de toutes les positions
qui dominaient la ville. Alger semblait condamnée. La tem-
pête la sauva. Des pluies torrentielles fondirent tout à coup
sur Tarmée chrétienne, qui n'avait pas encore reçu son maté-
riel de campement, et des vents impétueux empêchèrent la
flotte d'approcher du rivage. Les Algériens profitèrent du
découragement et de la lassitude des assiégeants pour tenter
une sortie générale. Tout plia sous leur choc impétueux. Ils
surprirent et égorgèrent dans leur premier sommeil les postes
avancés, et arrivèrent jusqu'au camp. Au milieu de la panique
générale les chevaliers de Malte firent face à l'ennemi, se
groupèrent autour de leur étendard porté par le brave Savi-
gnac de Balaguer, ne tardèrent pas à disperser les assaillants,
et, prenant à leur tour, l'offensive, marchèrent sur la porte
Bab-Azoun. Leur charge fut tellement vigoureuse que le
dey, effrayé de leur audace, fit fermer la porte, abandonnant
les fuyards au fer des chevaliers qui en firent un grand
massacre. S'ils avaient été soutenus, la ville aurait pu être
prise : mais le plus grand désordre régnait dans l'armée
chrétienne, et l'Empereur Charles-Quint ne se doutait seule-
ment pas qu'une poignée de braves étaient aux portes d'Alger.
Les chevaliers de Malte abandonnés de tous, écrasés par
les projectiles qui tombaient sur eux du haut des murs, se
décidèrent à reculer jusqu'au défilé de Gantarat-el-Afran
pour y soutenir une nouvelle attaque des Algériens. C'est à ce
moment que Savignac de Balaguer, furieux de voir qu'il lui
fallait retourner en arrière, planta sa dague dans la piorte
Bab-Azoun en criant aux assiégés : « Nous reviendrons la
chercher ! » Dans les nouvelles positions occupées par les
chevaliers s'engagea un terrible combat dont les indigènes
LES PROJETS DE VILLE6AIGN0N. 143
conservèrent longtemps le souvenir ; Villegaignon s*y signala
par sa froide valeur. Réunis en un seul groupe qui barrait
comme une muraille rentrée du défilé, et résolus à mourir
pour sauver Tarmée, les chevaliers firent subir à Tennemi des
pertes effroyables. On raconte que Villegaignon arracha de
son cheval un Algérien qui venait de le frapper de sa lance,
et, quoique blessé, trouva la force de le clouer à terre avec
sa dague. Les ennemis étonnés de cette résistance se réfu-
gièrent alors sur les hauteurs voisines et décimèrent sans
péril à coup de flèches ou de fusils ces héroïques défenseurs
de la bannière chrétienne. Près de la moitié d'entre eux,
trente-huit sur quatre-vingt-seize, et parmi eux Villegaignon,
gisaient à terre morts ou hors de combat, lorsqu'enfin l'Em-
pereur chargea en personne pour les dégager. Ils avaient
peut-être sauvé Farmée: ils avaient certainement sauvé
l'honneur du drapeau (25 octobre 1541).
Les chevaHers étaient allés au combat couverts de leurs
cuirasses, mais portant au- dessus de ces cuirasses des sou-
brevetés de soie cramoisie ornées de la croix blanche. Les
Algériens se souvinrent longtemps de ces hommes rouges,
qu'ils n'avaient pu entamer. Le bruit se répandit parmi eux
qu'Alger ne tomberait que sous les coups de guerriers vêtus
de rouge, et, si on en croit la tradition, les pantalons garance
et les retroussis écarlates de nos soldats, en 1830, justifièrent
cette prédiction. Tous les historiens du temps s'accordent à
exalter le courage de ces chevaliers, dont le plus grand
nombre appartenait à la langue de France. Ce sont eux encore
auquel l'Empereur confia le périlleux honneur de former
Tarrière-garde et de couvrir la retraite. Pendant quatre jours
ils réussirent en effet à contenir la poursuite, et empêchèrent
le massacre des traînards.
La blessure reçue par Villegaignon au combat de Cantarat-
el-Efran le priva de Thonneur de prendre part à ces quatre
jours de combats acharnés : On avait dû remporter du champ
de bataille^ et l'embarquer tout de suite. Il fut assez heureux
144 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
pour échapper à l^effroyable tempête qui engloutit la plupart
des survivants de ce désastre, mais sa blessure se rouvrit
pendant la traversée et il fut forcé de s'arrêter à Rome pour
y achever sa guérison. Il y reçut l'hospitalité dans le palais
que possédait alors dans la capitale du monde chrétien Fil-
lustre famille Angevine des du Bellay. Guillaume du Bellay,
aussi grand capitaine qu'habile négociateur, et son frère, le
cardinal Jean, avaient groupé autour d'eux une véritable cour
de lettrés, et presque de hbres penseurs. Villegaignon passa
quelques mois dans ce milieu sympathique, où il rencontra
celui que Budé appelait « le gentil et ingénieux Rabelais. » Il
profita de ses loisirs forcés pour composer en latin la Relation
de l'Expédition d'Alger, et s'acquitta d'un devoir de recon-
naissance en dédiant son œuvre à Guillaume du Bellay. Cet
ouvrage plusieurs fois réimprimé (1) au XVP siècle, traduit
en Français (2) et en Allemand (3), était devenu à peu près
introuvable. M. de Grammont en a donné en 1874 une nouvelle
édition, enrichie de notes et de commentaires, qui lui prêtent
la valeur d'un travail original (4). On peut reprocher à I'^a-
peditio in Argieram de manquer de manquer de précision
dans certains détails, par exemple dans la fixation des dates,
mais le récit est fort animé. Une grande sincérité y éclate
partout. Les recherches les plus minutieuses n'y laissent rien
découvrir de douteux. Les événements militaires sont expo-
(1) Edit. princeps 154L — 2« 1542, in-4<». — se retrouvé inter
varies authores de rébus Caroli V lu Africa, 1555, in-8°. Brune t
{Manuel du libraire, t. I, col., 1235) cite les éditions d'Anvers,
Strasbourg et Venise.
(2) Traduction française par Pierre Tolet, 1542 — autre tra-
duction par Benoist de Gourmont 1552.
(3) Traduction allemande par Martin Merendano. Neubourg,
1546 — se retrouve inter germanicarum rorum scriptores Schurdii,
1574, in-8o, p, 1419.
(4) Relation de l'expédition de Charles-Quint contre Alger, par
M. H. D. DE Grammont, 1 vol., in-S». Paris et Alger, 1874.
LES PROJETS DE VILLEGAIGNON. 145
ses avec une rare intelligence. Le style est sobre, et d'une
élégance qui n'exclut pas la concision et l'énergie. On voit
que l'auteur était nourri de la lecture des meilleurs écrivains
de l'antiquité. En résumé c'est le plus précieux des docu-
ments qu'on puisse citer sur la désastreuse expédition de
Charles-Quint.
Lorsque Villegaignon fut guéri, il revint en Champagne, à
Provins, pour y terminer les affaires que sa campagne contre
Alger l'avait forcé de suspendre (1) : mais il n'était pas d'hu-
meur à dissiper en de stériles discussions le temps qu'il pou-
vait consacrer à de plus nobles occupations. Au milieu de
l'année 1542 nous le trouvons en Hongrie guerroyant contre
les Turcs (2). Comme son contemporain Monluc, il aurait pu
dire : « J'ay eu ce malheur là toute ma vie, que dormant et
veillant ie n'ay iamais esté en repos ». C'était pourtant malgré
ses protecteurs les du Bellay (3) qu'il s'était engagé dans
cette expédition. La guerre était alors imminente entre la
France et Charles- Quint. Guillaume du Bellay aurait désiré
garder près de lui un gentilhomme dont il appréciait la valeur
et l'expérience militaire. Son frère le cardinal avait même
voulu l'attacher a la personne du duc d'Orléans (4), le fils du
roi. Cette- fugue en Hongrie contrariait donc les projets de ses
protecteurs. Mais Villegaignon était trop avisé pour les mé-
contenter tout à fait. Il rejoignit en toute hâte l'armée fran-
çaise au moment où commençait la brillante campagne du
Piémont si heureusement terminée par la victoire de Cérisoles
(1) Expeditio in Argieram, « Quum œtas antc acta me in Galliam
ad domestica quaedam negotia revocassot... itaquo negotia in aliud
tempus rejicienda mihi esse duxi ».
(2) Voir aux pièces justificatives lettre I de Villegaignon.
(3) id. « Je n'ay ausé demeurer, pour la défense que m'en avoit
faict Monseigneur de Langey ».
(4) Id., id. « Il vous pleut un iour me vouloyr donner d Monsei-
gneur d'Orléans, qui me. semble très gentil prince, etc. ».
10
146 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
(1542-1544), et combattit bravement à côté de Guillaume du
Bellay.
Ses exploits durant cette campagne sont restés dans Tom-
bre. Sans une lettre qu'il écrivait à la fin de sa carrière, en
février 1568, au duc d* Anjou, et que le hasard des temps
nous a conservée, on ne saurait même pas qu'il faisait partie
de Tarmée française à cette époque (1). « Du temps que i*es-
toye au service du Roy vostre grand-père, mon souverain
Seigneur, en Piedmont, ie souloye tenir des souldatz au camp
de Tempereur, auxquelz ie donnois bon estât par moys, plus
que ne povoyt monter leur paye, et ung venoit tous iours à
moy, estant les aultres au camp des ennemis, qui estoit cause
que i*estoye fort bien adverti (2). » Mais, pour ne pas avoir
laissé de traces dans l'histoire, ses services n'en furent pas
moins très-réels et fort appréciés par ses contemporains,
puisque nous le retrouvons, bientôt après, chargé d'une im-
portante mission.
Henri VIII, roi d'Angleterre, et Henri II, roi de France,
désiraient tous les deux avoir pour belle-fille la jeune reine
d'Ecosse, Marie Stuart. Henri VIII eut le tort de procéder
violemment. Il avait d'abord obtenu une promesse, mais il
exigea bientôt la garde de sa future bellQ-fîlle, et voulut l'en-
lever de force. Pendant qu'une flotte anglaise entrait dans le
Forth et brûlait Edimbourg, l'armée ravageait le territoire
écossais. Ces injustes prétentions exaspérèrent le sentiment
national. La reine régente, Marie de Lorraine^ implora l'aide
(1) Voir aux pièces justificatives lettre XVII de Villegaignon.
(2) C'était la méthode du général Guillaume du Bellay. D'après
Brantôme^ éd. Lalanne, t. III, p.21â. « Entre autres grands poincts
de capitaine qu'avoit M. de Langeay, c'est qu'il despendoit fort en
espions ; ce qui est très requis en un grand capitaine... Bien sou-
Vent, luy estant en Piedmont, mandoit et envoyoit au roi advertis-
sement de ce qui se faisoit ou se devôit faire vers la Picardie ou
Flandres in
LES PROJETS DE VILLEGAIGNON. 147
de la France. Une petite armée française fut aussitôt conduite
en Ecosse. André de Montalembert, le vaillant çénéral qui
venait de se couvrir de gloire en forçant Charles-Quint à
lever le siège de Landrecies, en avait le commandement. La
flotte qui transportait en Ecosse le corps expéditionnaire était
sous les ordres de Leone Strozzi, chevalier de Malte et prieur
de Gapoue. Les principaux capitaines des navires se nom-
maient Bonnechose, de Brosse et Villegaignon(l). Le passage
s'effectua heureusement, sauf « ung navire qui rompit ses
arbres auprès du Havre, où il fut contraint de se retirer pour
se rabiller, et y estoit dedans le cappitaine Bonnechose avec
VII" hommes. Mais cela, si Dieu plaist, ne gardera que Ton
ne puisse parachever ce qui se présentera pour le service et
faveur de ce pays (2) ».
Nous n'avons pas à raconter ici les divers épisodes de l'in-
tervention française. Ce fut Villegaignon qui remporta le
principal honneur de l'entreprise. Assuré que celui qui aurait
la garde de la jeune reine finirait par être en possession du
royaume, le régent d'Angleterre Somerset non seulement
empêchait Marie Stuart de se rendre en France, et exerçait
sur toute la côte la surveillance la plus active,mais encore ilfît
partir, pour s'emparer de sa personne, une flotte commandée
par Clinton. Marie de Lorraine, qui comprenait le danger,
aurait voulu envoyer sa fille en France, mais ce n'était point
une tâche facile que de tromper la croisière anglaise. Ville-
gaignon qui se trouvait alors à l'ancre dans le port de Leith,
avec les quatre galères placées sous ses ordres, fut chargé
de cette délicate mission. Afin de donner le change aux vais-
(1) De Thou {Histoire dé Prance, livre VII) rappelle dès cette
époque le commandeur de Villegaignon, mais il est probable qu'il
ne reçut ce titre que plus tard.
(S) Teulet. Relations politiques de la France et de l'Espagne
avec VEcosse au XVI* siècle. Lettre d'Andelôt à d'Aumale, 20 juin
1548.
148 HISTOIRE DU BUESIL EU.VNgAlS.
seaux anglais, il entreprit de faire le tour de File par le nord,
navigation que Ton considérait comme très-hardie, car on ne
croyait pas que des galères pussent doubler le cap Dunkansby.
Voici comment le sieur d'Oyssel, un de nos généraux,
rendait compte de cette traversée au duc d'Aumale, T oncle
de Marie Stuart (1) : « Et au regard, Monseigneur, de ce qui
touche le passaige de la petite Royne devers le Roy, la Royne
vostre sœur, a donné charge au seigneur Pierre (2) faire
partir ce iour d'huy, de nuict, sans bruit, les gallaires qu'il a
pieu au Roy de donner pour cest effect, entre lesquelles
doibt estre la Realle, pour plus seurement et mieux porter sa
personne ; et le sieur d'Andeloi doibt par le mesme moyen
faire secrettement embarquer sur icelles le nombre de sept
vingts soldats, feignant que les dictes gallaires vont revisiter
les rivières d'icy à Tentour et le fort de Bronticral » (3). Pen-
dant que Villegaignon faisait le tour de l'Ecosse, la reine Marie
de Lorraine conduisait sa fille d'Inch Mahome au milieu du
lac de Menteith à Dumbarton au fond du golfe de la Glyde,
et disposait tout pour son prochain départ. Elle l'annonçait
même à ses conseillers, et écrivait, le 6 juillet 1548 (4), à ses
Irères le cardinal de Guise et le duc d'Aumale : « Je croy que
la Royne ma fille, lui (5) portera des premières nouvelles.
Incontinent que i'auray esté un iour ou deux audit camp (6),
le me retireré où elle est pour la faire partir ».
Villegaignon arrivait en effet à Dumbarton sans avoir été
inquiété par les croiseurs anglais. Le 7 août 1548, presque
(1) Teulet, ouv. cit. Lettre du 24 juin 1548, t. I, p. 170.
• (2) Stpozzi.
(3) Bponghthy-Craigs, sur la rive gauche du Tay, dans le comté
d* An gués.
(4) Teulet, ouv. cit., t. I, p. 170.
(5) Henri II.
(1) Devant la place assiégée d'Haddington.
LES PROJETS DE VILLEGAIGNON. 149
au moment où la flotte anglaise, enfin prévenue, allait fermer
la route, il prenait à son bord la jeune reine, avec son frère
naturel, lord James, âgé de dix-sept ans, ses deux gouver-
neurs, et ses quatre jeunes campagnes, auxquelles l'histoire
a conservé le surnom gracieux des quatre Marie. Elles se nom-
maient Marie Flenning, Marie Seaton, Marie Livingston et
Marie Beaton, et commençaient ainsi, de bonne heure, à par-
tager les vicissitudes et les aventures d'une existence qui
devait être féconde en péripéties romanesques et tragiques (1).
Le 13 août, Villegaignon débarquait à Brest (2), ayant eu la
fortune de réussir dans cette délicate entreprise. Le roi le
récompensa de ce grand service, en le nommant vice-amiral
de Bretagne, mais en lui laissant toute latitude pour ses
voyages et ses engagements avec Tordre de Malte.
L'île de Malte (3) était alors fort menacée par les Turcs.
Maîtres de la Méditerranée par leurs pirates, possesseurs des
côtes Tunisiennes et Algériennes grâce aux fameux corsaires
Haroudj, Kaireddin, Dragut, etc., ils rencontraient toujours
devant eux les agiles galères de l'Ordre et bien souvent la
bravoure des Chevaliers neutralisait leurs efforts. Aussi
avaient-ils juré de s'emparer de ce rocher, si dangereux
pour leur prépondérance maritime, et se disposaient-ils à
attaquer les possessions de l'Ordre avec toutes leurs forces.
Averti du danger par le connétable de Montmorency, Ville-
(1) Voir MiGNBT. Histoire de Marie Stuart, t. I, p. 33-34.
(2) D'après D. Morice. Histoire de Bretagne, t. II, p. 259, Ville-
gaignon aurait débarqué non à Brest, mais à Morlaix. D'après une
monographie de Morlaix, publiée par F. GouiN, le lieu du débar-
quement aurait été Roscoff.
(3) Sur l'affaire de Malte consulter Touvrage de Villegaignon. De
Bello Melitensi commentarius, N. dr Nicolay: Les quatre pre-
miers Hures des navigations et pérégrinations orientales. § i-xxii.
— Gharriere. Négociations de la France dans le Levant j t. Il,
p. 154.
150 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
gaignon s'empressa de se rendre à son poste de combat.
Après avoir inutilement cherché à obtenir quelques secours
du vice-roi de Sicile, il débarqua à Malte, et son premier soin
fut d'avertir le grandmaître du formidable armement qui
allait fondre sur lui. Le Grand maître se nommait don Juan
Omédés. Il était espagnol, et les chevaliers espagnols affec-
taient alors sur les chevaliers des autres nations une supé-
riorité qui n'était justifiée que par les droits de suzeraineté
conservés par le roi d'Espagne sur l'île de Malte (1). Omédés
n'aimait donc pas Villegaignon à cause de sa qualité de Fran-
çais. Il le jalousait encore parce qu'il était le neveu de l'ancien
grand maître, et aussi pour sa réputation naissante (2). Il
affecta donc de ne tenir aucun compte de ses sages avis, et
ne pressa nullement les préparatifs de défense. C'est à cette
coupable incurie que faisait allusion Villegaignon quand il
écrivait au connétable de Montmorency, le 24 août 1551. « Les
affaires (3) de la Rehgion sont en si mauvais état que i'ay honte
de vous en escrire ; toutesfois la nécessité me presse de vous
dire que s'il ne plaist au Roy et à vous intercéder envers le
Grand Seigneur de nous laisser en paix, nous sommes en
danger d'estre défaits... La Religion ne se trouva iamais si
dénuée de toutes choses, nos places toutes, sinon le Ghas-
teau, ne sont point tenables contre une fureur d'artillerie...
Il ne se trouve pas quatre cent portans Croix pour la garde de
toutes nos places... Les murailles ne valent pas de bonnes
hayes d'espines vives, car elles sont de pierre et terre sans
chaux, n'y sablon, le lieu assez petit, et dedans vingt mille
âmes de peuple de l'île ».
Pendant ce temps les Turcs arrivaient. Dragut, le plus
redoutable des corsaires du temps, furieux d'avoir perdu la
(1) Acte de cession de Charles V (24 mars 1530).
(2) Vertot. Histoire de Malte, t. m, p. 251-254.
(3) Voir aux pièces justificatives lettre ii de Villegaignon.
LES PROJETS DE VILLEGAIGNON. 151
forteresse d'Africa, vint menacer Malte avec une flotte consi-
dérable commandée par Sinan-Pacha. La vue des fortifications
du château Saint-Ange détourna le pacha de Fidée d'une
attaque directe, mais, comme il ne voulait pas se retirer sans
avoir tenté une démonstration, il se dirigea contre la Cité
Notable, qui n'était pas encore entourée de murailles. Les
paysans épouvantés demandèrent des secours au Grand
maître qui les refusa sèchement, prétextant qu'il avait besoin
pour la nouvelle capitale de toutes les forces de Tordre. Ils
le supplièrent alors de leur donner au moins le chevalier
Villegaignon. Ce dernier accepta avec empressement une
demande aussi flatteuse, et partit en compagnie de six che-
valiers français ses amis. Ils pénétrèrent à la faveur des ténè-
bres dans la place, et les cris de joie des paysans firent
croire aux Turcs qu'ils venaient de recevoir un renfort consi-
dérable. Sinan-Pacha, qui craignait d'être pris entre deux
feux, jugea prudent de se retirer, et c'est ainsi que la seule
arrivée de notre compatriote sauva une ville, qui paraissait
condamnée (1).
Les Turs se vengèrent de leur déconvenue en ravageant
la petite île du Gozzo, et surtout en s' emparant de Tripoli,
une des résidences des Chevaliers. Tripoli avait énergique-
ment résisté, mais le Grand maître Omédés avait négligé de
la fortifier, et ne lui avait donné qu'une garnison insuffisante.
Cette garnison, composée de troupes espagnoles et cala-
braises, peu accoutumées au service, s'était mutinée contre
le gouverneur, le Français Vallier, et l'avait forcé de capi-
tuler. Quelques volontaires, et parmi eux Villegaignon,
(1) Aussi bien il était déterminé à pousser la résistance jusqu*à
ses dernières limites. N'écrivait-il pas à son protecteur Montmo-
rency : c Puisque i'ay esté là ordonné par le conseil, ie ne puis me
refuser d'y aller voir ce qu'il plaira à Dieu ordonner de moi... si
Dieu me garde l'esprit et la santé, et que mes gens ne. s'estonnent
pas, i'espère défendre l'assaut ».
152 HISTOIRE DU liUKSIL FRANÇAIS.
étaient accourus au secours de la place, mais ils arrivèrent
trop tard, et ne purent qu*êtro les témoins de la catas-
trophe.
En même temps que Villegaignon, assistait à ce désastre
Tambassadeur de France à Gonstantinople, le sieur d'Aramon.
Il n'était venu à Tripoli que sur les instan(îes du grand-
maître Omédés (1), qui Tavait supplié de négocier la levée du
siège. Les chefs de l'armée assiégeante l'avaient reçu avec
de grands honneurs, car le sultan et le roi de France étaient
alors alliés, mais ils n'en avaient pas moins poursuivi et
achevé les opérations du siège. Notre ambassadeur intervint
alors de sa personne, et, puisqu'il n'avait pu sauver une
place chrétienne, au moins s'efforça-t-il d'arracher de nom-
breux prisonniers à leur malheureux sort. Il racheta géné-
reusement de ses deniers tous les chevaliers tombés entre les
mains du vainqueur, et poussa la condescendance (2) jusqu'à
(1) Lettre d'Aramon à Henri II (26 août 1551), citée par Char-
RiÈRE, t. II, p. 154. a Le Grand maître me pria très instamment»
en présence de tous ceux de la grande croix, que comme i'avois
bien vdulu interrompre mon voyage pour leur faire venir faveur
et divertir les Turcs de l'entreprise dudit Malthe, je voulusse auss^
prendre la peine d'aller iusque en Tripoli pour ce mesme effect,
tenant pour certain que ladite armée y estoit allée mettre le siège».
(2) Nicolas de Nicolaï, ouv. cit., § xx. a Puis on amena dans
une barque une grande partie des chevaliers et souldats promis.
Desquels le chevalier Vallier tenoit le roole pour les appeler les
uns après les autres, et estoit la foule si grande, à qui d'entre eux
entre roit le premier en nos galloros, que c'ostoit chose très-
pitoyable à veoir. Car ceux, qui se vouloyent trop haster, estoyent
par les Turcs à grands coups de poing et de baston repoussez :
et si aucuns avant que sortir de la barque furent despouillez
en chemise Aramon, dans sa lettre à Henri II, raconte que a les-
dits chevaliers m'en prièrent bien instamment de leur costé, et
que, sans jnon moyen, ils estoient en grand danger que la pa-
role leur fust rompue, et do demeurer sur les navires turquois
LES PROJETS DE VILLEGAIGNON. 153
les ramener lui-niôine à Malle. Le Grand maître, au lieu do
le recevoir avec empressement, et de le remercier de ses
bons offices, affecta de le considérer comme un traître et un
espion. Il prétendit qu'Aramon avait vendu Tripoli aux Turcs
et n'était venu à Malte que pour examiner la place. Prévenu
de cette accusation, notre ambassadeur voulut se discul-
per (1). « Le conseil de la Religion fut tenu par trois fois, où
Tambassadeur ne s'espargna aux iustes raisons de maintenir
au Grand maistre le contraire de sa faulse opinion. De laquelle
pour remonstrances qu'on luy sceut faire ne s'en voulut
divertir. » Aramon se heurtait (2) à une opinion préconçue. Il
comprit que le temps seul le justifierait de ces odieuses impu-
tations, et partit pour Gonstantinople, laissant aux Chevaliers
français et à son roi le soin de venger son honneur (3).
Villegaignon se chargea de ce soin. Le Grand maître, heu-
reux de rejeter sa mésa\enture sur autrui, venait d'instituer
un conseil de guerre, composé de ses créatures, et chargé
d'examiner la capitulation de Tripoli. Des témoins subornés
accusèrent l'ancien gouverneur Vallier d'avoir vimdu la place
aux Turcs. Villegaignon eut le courage de parler en sa faveur,
et il le fit avec tant de franchise et d'éloquence que quelques
Chevaliers se joignirent à lui, et secondèrent par leurs témoi-
esclaves. A quoy ie m'efforçay, encore que l'eusse mes galères bien
chargées de gens, pour satisfaire et aux uns et aux autres, de les
porter iusques icya.
(1) Nicolas de Nicolaï, ouv. cit. § xxii.
(2) Voir la lettre déjà citée d' Aramon à Henri II a J'ai trouvé
tout autre visage du Grand maistre et des autres de son party, que
ie n'avois vu l'autre fois, avec tant de divisions et de partialitez,
que ie ne puis rien dire, sinon que ie pense que Dieu permet que
les choses se passent ainsi pour les ruiner du tout ».
(3) D'après Nicolaï (ouv. cit. § xxii). Omédès aurait fait préve-
nir Doria pour qu'il s'emparât de l'ambassadeur au passage. Pré-
venu à temps, Aramon partit le 26 août, et fila sur Cerigo.
154 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS .'
gnages la cause de Vallier. Les juges intimidés par cette
opposition, déclarèrent qu'il n*y avait pas eu trahison, mais
condamnèrent néanmoins Vallier pour avoir livré une place,
dont la défense lui avait élé confiée (1).
Omédès ne se contenta pas de cette première iniquité. Ce
qu'il lui fallait, c'était la vie de l'accusé. Il disjoignit sa cause
de celle des Chevaliers qui avaient capitulé comme lui, et fit
recommencer l'instruction. Vallier semblait perdu. Villegai-
gnon le sauva une fois encore. Il était parvenu à connaître
les intrigues mises en jeu par le Grand maître, et n'hésita
pas à l'accuser d'avoir à l'avance acheté les juges. Confondu
par cette rude franchise, Omédès dut constituer un autre tri-
bunal, qui condamna Vallier seulement à la prison et à la
confiscation de ses biens.
Villegaignon avait à l'avance protesté contre cette nouvelle
iniquité en composant une relation de l'affaire, qui eut un
grand retentissement. Ce nouvel ouvrage du fougueux défen-
seur de Vallier est intitulé : De Bello MeUtensi ad Carolum
Csesarem commentarius (2). Il eut coup sur coup plusieurs
éditions, et fut traduit en français (3) et en espagnol. Ville-
gaignon démontrait l'innocence des accusés, et rejetait toutes
les fautes commises sur l'incurie, l'égoïsme et la jalousie du
Grand maître. Une pareille philippique compromettait singu-
lièrement Villegaignon, mais il rencontra tout à coup un
défenseur inattendu dans la personne du roi de France.
(1) Lire les détails de Taffaire dans le Be Bello MeUtensi com^
mentaritis.
(2) Parisiis apud C.Stephanum. MDLIII, in-4'>, 53 f. f. sans pagi-
nation, aucun alinéa. La conclusion seule se détache du texte :
« Nunc tuum, Carole Csesar, erit judicare, ad quem arcium dedita-
rum dedecus pertineat: quamque iniquiet improbi fuerint qui eam
cladem in Francos avertere sunt conati ».
(3) Traité de la guerre de Malte et de l'issue d'icelle, fç.ussement
imputée aux Français, Paris, Ch. Estienne, 1553, ïn-k?.
LES PROJETS DE VILLE6AI0N0N. 155
Henri II avait été informé par Aramon de la coupable con-
duite d'Omédès. Il connaissait les jalouses préventions des
Chevaliers espagnols ou italiens contre les Chevaliers fran-
çais. Gomme il voulait à la fois disculper son ambassadeur (1),
et conserver à Malte la légitime influence de la France, il
résolut d'intei*venir directement dans le débat. Il écrivit donc
au conseil de l'Ordre le 30 septembre 1551 : (2) « Très-chers et
bons amis, ayant entendu le bruit qui couroit avec le témoi-
gnage de. quelques Chevaliers de vostre Religion, que le sieur
d' Aramon, nostre ambassadeur, en passant par Tripoli, où il
estoit allé à vostre requeste, comme il nous a écrit, pour
divertirTarméeTurquesquede l'entreprise dudit Tripoli, avoit
au contraire persuadé la prise de ladite place ; que les Turcs,
après ravoir battue jusques au cordon, vouloient sans luy
abandonner, Testimant imprenable, de laquelle accusation,
qui est une imposture et calomnie, vous pouvez mieux que
nulz autres scavoir ce qui en est, etc. ». Le grand maître
Omédès ne] pouvait rompre ouvertement avec le roi de
France. Il lui écrivit donc une lettre dans laquelle il avouait
ses torts envers l'ambassadeur (3), mais continua à abuser
(1) Le roi tenait d'autant plus à cette justification que les mi-
nistres de Charles-Quint n'hésistaient pas à accuser Aramon de
connivence avec les Turcs. Le cardinal Granvelle n'écrivait-il pas
^ Simon Renard, le 14 septembre 1551 (mémoires de Granvelle,
*• ïii, p. 452) : « Aramon fit appeler dehors du chasteau le gouver-
neur de Tripoli qui estoit François, lequel contre la defiense qui
^^i avait été faite de sa religion de parlementer, sortit, et, ayant
P^Hé avec ledit Aramon et le Bassa, fit rendre la place au Turc ».
(2) Ch ARRIÈRE. Négociations de la France dans le Levant, t. Il,
P- 161.
(3) On trouve dans Ribibr. Mémoires et papiers d'Etat, t. ir,
P* 309, cette lettre en date du 16 novembre 1551 : « Noi per sapere
et intender quali de i nostri fossero stati causa délia perdita di
^Uello castçllo et castigar coloro che se ne truovassero colpevoli,
^^bbiamo fatto far informationi et inquisition i, nelle quali non
156 HISTOIRE DU BÉSIL FRANÇAIS.
de son autorité pour retenir Vallier en prison, malgré Téner-
gie et l'éloquence de son défenseur.
Villegaignon était le principal auteur de Thumiliation que
venait de subir le Grand maître. Il ne voulut pas affronter
plus longtemps sa colère, et, bien que sa présence à Malte
fût encore nécessaire, il sollicita la permission de revenir en
France. Omédès la lui donna tout de suite, tant il avait hâte
de se débarasser de ce redoutable adversaire. Villegaignon
quitta donc cette île, qu'il avait contribué à illustrer par ses
exploits, et qu'il ne devait plus jamais revoir, et débarqua en
France où ses services antérieurs et son titre de vice-amiral
de Bretagne lui assuraient un accueil distingué.
C'est en cette qualité qu'il commanda la croisière de la
flotte française sur les côtes d'Angleterre, au moment où
le roi crut devoir favoriser les entreprises de Jane Grey contre
Marie Tudor. Bien qu'on n'ait conservé aucun détail sur la
façon dont il conduisit les opérations, il est probable qu'il se
comporta de façon à fixer sur lui l'attention publique, car ses
deux protecteurs, le cardinal du Bellay et le connétable de
Montmorency, songèrent à ce moment à lui confier une mis-
sion de haute importance. Il s'agissait d'enlever la Corse aux
Génois, et d'y établir une forte garnison française. Le 7 juin
1553 le cardinal envoyait au connétable tout un plan de con-
quête et d'organisation, et il ajoutait ces paroles très hono-
rables pour Villegaignon : (1) « S'il vous prenoit goust d'y
adviser, vous pouriez par le menu vous en faire adviser par
Villegaignon avec qui autrefois i'en ay advisé : carie crois
appare ne s'e truovato detto ambasiator esser stato causa di tal
doditione, ne manco haverla procurata opermasa, ne tal causa di
lui mai habbiamo stiraato ». Cf. de Thou, Histoire de France,
livre VII : Eas litteras rex per oratores suos passim publicari jussit,
quapublicatione Csesarianorum querelis evulgata in Gallici nominis
invidiam fama conquievit».
(1) Rtbier, ouv. cit., t. Il» p. 467.
LES PROJETS DK VILLEGAIGNON. 157
qu'il Tentend aussi bien qu'homme de France ni d'Italie ».
Les projets du cardinal n'aboutirent pas, ou du moins furent
remis à une autre époque, mais Villegaignon n'en était pas
moins dès lors considéré comme un homme d'exécution, et
comme un des meilleurs officiers de notre armée.
Jusqu'alors la fortune avait souri au chevalier de Malte.
Aucun de ses protecteurs ne l'avait abandonné. Il avait mené
à bonne fin de difficiles entreprises ; il s'était honoré par son
courage et la noblesse «le sa conduite : De magnifiques des-
tinées lui semblaient donc réservées; mais il avait, de trop
bonne heure, épuisé la bonne chance, et allait bientôt se
heurter contre des obstacles imprévus. C'est à Brest où, pour
la première fois, il se trouva aux prises avec des difficultés
inattendues. Les devoirs de sa charge de vice-amiral de Bre-
tagne l'avaient conduit dans cette ville. On s'occupait alors à
la fortifier, et le duc d'Estampes, gouverneur de la province,
déployait un grand zèle pour rendre cette place imprenable (1).
Villegaignon n'avait d'abord paru à Brest, que pour faire
réparer les vaisseaux de la flotte, mais le duc d'Estampes qui
connaissait ses talents d'ingénieur profita de sa présence
pour les utiliser, et lui confia la direction des travaux de
défense. On a conservé une lettre de Villegaignon relative à
ces travaux (2). Elle est adressée au duc d'Estampes, en date
(1) D. I^ORiCE. Mémoires pour servir de preuv-is à V Histoire de
Bretagne, t. m, p. 1095. Lettre du connétable de Montmorency
au duc d'Estampes. Gompiégne, 16 juillet 1553. « Le roi est satis-
faict du voyage que vous y avez faict, pour avoir si bien et dili-
gemment veu ce qu'il faut, et est nécessaire de faire. Il remet en
vous de faire continuer ce que vous y avez fait commencer pour
rendre la place en tel estât qu'elle mérite pour l'importance dont
elle est.... Le chevalier de Villegaignon a aussi esté dépesché
avec argent pour aller faire radouber les gros navires du Roy ».
(2) Voir aux pièces justificatives la lettre III de Villegaignon.
— Sur les travaux entrepris à Brest consulter Levot. Histoire de
'1
158 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
du 9 décembre 1552. Le chevalier s*était efforcé de tirer parti
des positions formidables qui entouraient la ville, et en avait
augmenté la force par de nombreuses batteries, mais il comp-
tait plus encore sur ses vaisseaux, et aurait voulu qu'on lui
donnât la permission de prévenir l'attaque que projetait
contre Brest don Philippe d'Espagne. « Je donne conseil au
Roy et à Monseigneur le Gonnestable, disait-il, de faire armer
ses navires et les mettre en mer, et avecque eux il mecte un
personnage de qualité pour aller combattre le prince de
Espaigne où il se trouvera. Par là nous garderons non-seu-
lement Brest, mais toute laBretaigne, Guiène et Normandie...
Il en fayra ce que ses affaires porteront, et moi tout ce qui lui
plaira m'ordonner ». Pendant que Vill.egaignon rempUssait à
la fois les fonctions d'amiral et celles d'ingénieur, le gouver-
neur particulier de Brest, Jérôme de Carné, entamait avec
lui une discussion, qui ne devait pas se terminer à l'hon-
neur du chevalier. Lieutenant de la capitainerie de Brest
après la mort de son père, Jérôme de Carné tenait aux pré-
rogatives de sa charge. 11 ne tarda pas à se trouver en désac-
cord avec Villegaignon. Un conflit s'éleva dont le prétexte
paraît avoir été une divergence d'opinion sur la. façon de for-
tifier la place, mnis dont les vraies causes furent d'un côté la
jalousie du capitaine et de l'autre les emportements hautains
du chevalier. Bientôt la querelle s'envenima, et les choses
furent poussées si loin que la position devint impossible pour
le gouverneur de Brest ou pour le vice-amiral. On ignore les
détails de l'affaire. Il est probable que Villegaignon, qui
avait raison pour le fond, se donna les torts de la forme, car
le roi Henri II, prié de trancher la difficulté se prononça
après mûr examen en faveur de Jérôme de Carné (1).
Brest, t. I, p. 59, citant une lettre écrite le 29 novembre 1560 par
Piètre Fredance au duc d'Estampes, d'après laquelle il semblerait
que de 1553 à 1560 on commença à exécuter à Brest les projets de
Villegaignon.
(1) Jérôme de Carné méritait les fayôurs royales. Lire dans Doit
LES PROJETS DE VILLEOAIGNON. 159
La décision royale mécontenta vivement Villegaignon. Il
se crut la victime d'une intrigue, et exhala son dépit en termes
amers. « Dès lors, écrit un contemporain (1), commença à se
desplaire en France, l'accusant d'une mesconnaissance des-
honneste, attendu qu'il avoit consumé toute sa jeunesse por-
tant les armes pour le service d'icelle. II adioustoit davantage
que son cœur ne pouvoit plus comporter d'y faire long séiour
et résidence, veu le maigre recueil qu'il avoit reçu de ses
services passés » . De retourner à Malte il n'y fallait pas son-
ger, tant que vivrait Omédès. Il s'était fermé l'Espagne et
TAnglelerre en guerroyant contre ces deux puissances, et
d'ailleurs il lui répugnait de proposer ses services aux enne-
mis de son pays. Villegaignon était donc fort embarassé,
quand il rencontra par hasard un commis du trésorier de la
marine qui avait jadis voyagé au Brésil, et qui lui vanta la
MoRiCE. Histoire de Bretagne, t. m, p. 1061, lettre du 10 août
1548. — P. 1205, 4 octobre 1557. — P. 1357, lettre flatteuse de
Charles IX (10 février 1568) lui conférant le collier de Saint-Michel.
— P. 1392, lettre du 17 septembre 1571 « ie vous dirai quant à
vostre particulier et vous assurerai que Tai si bonne souvenance de
vos services qu'il ne se présentera iamais occasion de vous en faire
reconnaissance que ie ne le fasse volontierc ». — P. 1395-6, lettres
du 18 mars, du 16 avril et du 17 octobre 1572.
(1) Crespin. Histoire des martyrs persécute;^ et mis. à mort pour
la vérité de l'Evangile, etc., p. 399. Ce livre eut un grand succès.
La première édition parut en 1554. Elle fut souvent réimprimée et
très augmentée. L'édition la plus complète est c^le de Genève,
1619, in-fol. — Crespin aimait à s'adresser aux témoins des scènes
qu'il racontait. Parfois même il les priait de rédiger eux-mêmes
les événements auxquels ils avaient pris part. C'est ainsi que Léry
composa pour lui la relation de ce qu'il appelle la persécution subie
au Brésil par ses coreligionnaires. (Voir le dernier chapitre de l'ou-
vtage de Léry). Toutes les citations que nous ferons sous le nom
de Crespin doivent donc être attribuées à Léry*
100 IIISTOIHE DU BHÉSIL FRANÇAIS.
région. « Ses devis pleurent merveillousemenl à Villegai-
^•iion, qui, par grand désir faisoil souventes fois répéter les
mômes paroles, etiaavoitpar fantaisie envahi l'empire de tonte
cette terre; le désir d'y aller de ioureniouraugmenloit, mais
les moyens ne lui estoient grands (1) ». Peu à peu germa
dans l'esprit du vice-amiral le projet de chercher au Nouveau
Monde la justice qu'on lui refusait dans l'Ancien, et d'y
fonder comme un royaume dont il serait le maître incontesté.
Avec un homme aussi prompt à l'action que l'élait le cheva-
Uer, de pareilles pensées demandaient une exécution immé-
diate. Villegaignon quitta donc la ville de Brest, dont le séjour
lui était pénible depuis la malheureuse issue de son contlit,
et il se rendit à la cour, afin d'emporter le consentement du
roi, et surtout celui de l'amiral de Coligny, ordonnateur
suprême de toutes les expéditions d'outre-mer.
II. — DÉPART POUR LB BrÉSIL.
Juscju'alors de simples armateurs et des marins sans attache
oflîcielle s'étaient seuls aventurés au Brésil. Villegaignon qui
voulait fonder dans celte région une véritable colonie, et pré-
tendait ne tenter l'entreprise qu'avec l'assentiment de l'amiral
de Coligny et le concours du roi s'exposait à plus d'un mé-
compte. Arracher le consentement de Coligny, juge suprême
en matière maritime, obtenir l'autoris^ion royale, réunir des
approvisionnements, des vaisseaux et des hommes en nombre
suffisant pour ne pas échouer d'une façon misérable, c'étaient
en effet aulant«d'obstacles à vaincre pour un catholique aussi
déterminé qu'ill'était, pour un homme tombé dans la disgrâce
du roi, et pour un militaire qui n'avait de fortune que son
épée. Mais Villegaignon avait pour qualité maîtresse une
(1) Crespin, ut. supra.
LES PROJETS DE VlLLEGAIGNON. 161
persévérance à toute épreuve. Il s'était juré à lui-même de
se tailler au Nouveau-Monde comme une principauté dont il
serait Tunique maître, et il se tint parole.
Aussi bien, il faut lui rendre cette justice, Villegaignon s'y
prit fort habilement. Un des historiens qui ont raconté inci-
demment sa tentative de colonisation au Brésil, le pèreMaim-
bourg (1), prétend qu'il n'eut aucune peine à obtenir le con-
sentement de l'Amiral, parce qu'il s'était déjà engagé dans
l'hérésie. « Avec toutes ces belles qualités, écrit-il, Villegai-
gnon eut le malheur en présumant trop de son esprit, et se
voulant faire juge des différends de la reUgion, de tomber
dans l'hérésie. Et comme il vit que le roy Henry faisoit pour-
suivre à outrance les protestants, il eût peur, s'il estoit des-
couvert et déféré de perdre sa fortune et peut estre aussi la
vie. C'est pourquoy il s'alla présenter à l'Amiral de Coligny,
et luy proposa le dessein qu'il avait conceu d'établir une co-
lonie dans l'Amérique méridionale, où avec les grands avan-
tages qu'on en pourroit tirer, on aurait une retraite assurée
pour les protestants persécutez qui s'y voudraient réfugier. »
Mais Villegaignon ne s'était pas encore prononcé. En sa qua-
lité de chevalier de Malte, c'est-à-dire de défenseur attitré du
catholicisme, il passait même poui* exagérer la rigueur de ses
sentiments orthodoxes. Rien dans sa conduite antérieure ne
laissait soupçonner un changement dans ses croyances. Le
père Maimbourg se trompe donc quand il attribue à la peur
d'être poursuivi comme hérétique la proposition du vice-
atmiral de Bretagne. Le plus probable est que Villegaignon,
qui avait absolument besoin du consentement de Gohgny,
adopta non pas la plus honorable, mais la plus sûre des tac-
tiques : il flatta l'Amiral dans son amour-propre. Il feignit une
conversion prochaine, et lui fit entrevoir la prompte réali-
sation d'un de ses projets favoris, en le berçant de l'espoir
de créer au delà de l'Atlantique, comme un champ d'asile
(1) Maimbourg. Histoire du Calvinisme, livre II, p. 101.
11
162 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
pour ses coreligionnaires persécutés (1). On croit facilement
ce qu'on désire. Goligny fut la dupe de ces avances intéres-
sées. Villegaignon, sans se convertir ouvertement aux doc-
trines nouvelles, laissait entendre qu'il accepterait la discus-
sion, et pratiquerait la tolérance la plus absolue. Gomme il
jouissait d'une réputation incontestée de bravoure et de ca-
pacité militaire, une pareille recrue était bien désirable au
parti protestant, qui s'attendait d'un jour à l'autre à être
attaqué, et organisait déjà la résistance. Goligny accepta donc
avec empressement ces ouvertures, et fit savoir à son subor-
donné qu'il désirait connaître plus à fond ses projets. Ville-
' gaignon les lui exposa, et, comme il était beau parleur, dès
qu'il eut fait entrevoir la possibilité de créer à peu de frais et
tout de suite une France américaine, où les protestants joui-
raient de la liberté de conscience, Goligny n'hésita plus, et
accorda toute sa confiance à l'habile négociateur. A ce mo-
ment, la guerre civile était imminente en France. Goligny en
redoutait l'explosion, et cherchait à la prévenir. Villegaignon
lui démontra sans peine qu'il y parviendrait en colonisant une
de ces régions récemment découvertes, dont l'Espagne et le
Portugal prétendaient se réserver la propriété exclusive. De la
sorte il concilierait avec le respect du à son souverain ses sym-
pathies pour la cause protestante, et remplii'ait lés devoirs de
sa charge, tout en suivant les inspirations de sa conscience.
(1) Telle fut du moins ropinion des contemporains dont Lescar-
LOT {Histoire de la Nouvelle-France, liy. II. p. 143), se fit Tinter-
prète en écrivant : « Il fit entendre que dès longtemps il avoit
non seulement un désir extrême de se ronger en quelque païs
lointain où il peut librement, et purement servir à Dieu selon la
réformation do FEvaDgilo : mais aussi qu'il dovroity préparer lien
à tous ceux qui s'y voudroient retirer pour éviter les persécutions. »
D*aprèâ Crespin, Hiatoirc des Martyrs, p. 399, a ceux ausquels il
s'cstoit adressé crurent facilement ses paroles louans ceste ontre-
prinso digne plustost d'un prince que d'un simple gentilhomme.
LES PROJETS DE VILLEGAIGNON. 163
Dans ces mondes récemment découverts, où les aventu-
riers Espagnols et Portugais ne cheichaient que des trésors,
les protestants français trouveraient un sûr asile^ et travail-
leraient en même temps à la gloire de la patrie. « Une France
jeune et forte surgirait par delà les mers, tandis que calme
et paisible, la vieille France serait pour jamais délivrée des
persécutions qui la déshonoraient, à Tabri des guerres civi-
les qui menaçaient de Tensanglanter (1). » Tels furent les
projets à la fois grandioses et séduisants, que Yillegaignon
sut présenter à Famiral avec un art infini et une éloquence
persuasive. Coligny ne demanda qu*à être convaincu. Peut-
être même avait-il formé de son côté de semblables projets.
Il promit donc à VilUegaignon de Tappuyer de tout son pou-
voir, s'entendit avec lui sur le choix du pays à coloniser, le
désigna à Tavance pour commander Texpédition et le recom-
manda chaudement au roi.
La négociation devenait ici plus délicate : Henri II était alors
(1555) en guerre avec TEspagne, avec TEmpire et avec l'An-
gleterre. Enveloppé par une ceinture continue d'Etats enne-
mis, il se débattait avec peine contre la coalition, et se sou-
ciait médiocrement de distraire une partie de ses forces pour
les expédier au Nouveau-Monde. Si du moins, on lui avait
proposé d'attaquer l'Amérique espagnole, il aurait peut-être
consenti à autoriser Texpédition ; mais il n'avait aucun motif
de guerre contre le Portugal, et, si les Français s'établis-
saient dans une région qui passait pour dépendre du Portu-
gal, n'était-ce pas se donner de gaieté de cœur un nouvel
ennemi ? De plus Henri II avait encore sur le cœur les em-
portements du vice-amiral de Bretagne contre le comte de
Carné, et se souvenait de ses folles provocations de Brest.
Gei*tes, s'il eût été réduit à ses propres ressources, Villegai-
gnon n'aurait jamais obtenu le consentement du roi de
France : mais Coligny avait adopté ses projets, et lui avait
(1) Tessier. L'amiral Coligny, p. 9i
164 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
promis de le soutenir. Il n'eut pas de peine à démontrer à
Henri II que, depuis un demi-siècle, la France et le Portu-
gal se disputaient la possession du Brésil^ sans que jamais la o
guerre eût été officielleuent déclarée à ce propos entre les
deux couronnes. Il n* était donc pas probable que le Portugal
se joignît dans cette circonstance aux ennemis de la France.
Quant aux avantages de Tentreprise, ils étaient sérieux et im-
portants. Sans parler de Taccroissement de la puissance ex-
térieure de la France, n'en résulterait-il pas pour le com-
merce , et par conséquent pour la richesse nationale , une
augmentation considérable ? N'était-ce donc rien que de fon-
der au-delà des mers une France nouvelle, alors qu'en Eu-
rope on soutenait depuis si longtemps une formidable coali-
tion, et ne prouverait- on pas la vitalité et la force d'expan-
sion du royaume en créant, à ime heure aussi dangereuse, une
colonie de premier ordre? Ces raisons spécieuses firent im -
pression sur le roi. Gomme le remarque le père Maimbourg (1),
ce prince « donnait aisément raison à tout ce qui avait quelque
apparence de grandeur, et ne pénétrait pas dans le fond des
secrètes intentions de l'Amiral. » Il ne se prononça pas en-
core, mais fit savoir à Villegaignon qu'il s'occuperait de son
affaire et lui donnerait bientôt une réponse définitive.
Ne pas s'être heurté contre un refus absolu était un pre-
mier succès. Villegaignon, convaincu de la nécessité de
profiter de ces bonnes dispositions, s'occupa avec sa viva-
cité ordinaire de triompher des dernières hésitations de
Henri II. Il excita sa curiosité par la description des mer-
veilles de cette autre terre promise. Afin de mieux le con-
vaincre, il s'était sans doute procuré quelques-uns des pro-
duits brésiliens, oiseaux, singes, plumes ou bois précieux :
ce qui lui était facile à cause de ses rapports avec les Nor-
mands. D'ailleurs Henri II avait assisté en 1550 aux fêtes de
(1) Maimbourg, avec cit., p* 102.
^ LES PROJETS DE VILLEGAIGNON. 165
r
Rouen (4). Le Brésil n'était pas pour lui une terre inconnue.
Il avait vu des Brésiliens, il s'était entretenu avec eux des
, ressources de leur pays, ' et n'ignorait pas les avantages de
la colonisation dans ces fertiles contrées. Aussi Villegaignon,
réussit-il aisément à vaincre ses derniers scrupules, et obtint
le consentement qu'il réclamait.
>^ Un des compatriotes de Villegaignon, le curé Claude Ha-
ton de Provins, raconte dans ses mémoires (2) que le vice-
amiral de Bretagne, pour mieux assurer l'exécution de ses
projets, choisir l'emplacement de la future colonie, et se ren-
dre compte par lui-même des ressources que présentait le
pays, aurait fait un premier voyage au Brésil « Il trouva ce
pays fort beau, raconte Haton, et bien peuplé d'hommes et de
femmes, vivants sans Dieu, sans foy sans loy, sans comman-
demens du moings divins, duquel il avait faict récit au Roy
après son retour, demandant congé à samaiesté et quelque
moyen et ayde pour y retourner, en intention d'y planter la
foy catholique... ce qu'il n'avoit peu obtenir à cause des guer-
res entre le Roy et l'Empereur. » Mais ce témoignage est
isolé, et les autres historiens contemporains s'accordent à
dire que Villegaignon ne connaissait le pays que de réputa-
tion, quand il demandait ainsi à Henri II, la permission de le
coloniser. Son succès auprès du roi n'en est que plus éton-
nant, puisque son éloquence était toute d'imagination et nul-
lement de conviction.
Il est vrai de dire que Villegaignon eut l'art d'intéresser à
sa cause de puissants auxiliaires, non pas seulement Coli-
gny et les seigneurs de son parti, mais encore les chefs du
parti opposé : ainsi le cardinal de Lorraine, le frère du duc
de Guise, qui le considérait encore comme un des plus fer-
mes soutiens de la cause catholique, intervint en sa faveur.
Soutenu de la sorte par les personnages les plus opposés, il
(1) Voir plus haut, pages 130-136.
(2) Claude Haton. Mémoires^ édit. Bourquelot, p. 36.
166 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
ne pouvait que réussir. Le roi se décida en effet à autoriser
le départ d'une expédition française au Brésil, et, pour mieux
marquer l'intérêt que lui inspirait son chef, lui confia « deux
beaux et grands navires, armés d'artillerie, munitions et au-
tres choses nécessaires, ensemble dix mille francs pour la
despense des hommes qu'il conviendrait passer : avec grande
quantité d'artillerie, poudre à canon, boulets et armes pour
la construction et défense d'un fort (1). » Il lui donna même
l'autorisation de prendre à son bord des ouvriers et des la-
boureurs, de recruter ses équipages comme bon lui semble-
rait, et, en cas de réussite, lui promit la vice-royauté de sa
future conquête.
Restait à organiser l'expédition : Villegaignon n'était pas
riche ; il trouverait sans doute des matelots pour monter sur
ses navires, mais comment les payer ? Quant aux émigrants,
il était plus difflcile-d'en réunir un certain nombre. On n'a-
vait encore tenté que des voyages d'exploration, nullement de
colonisation, et les français ne se décidaient déjà que rarement
à quitter leur patrie. Heureusement quelques armateurs
normands et bretons s'associèrent à l'entreprise de Villegai-
gnon dans l'espoir d'en profiter. Ces fins et avisés négociants
avaient jusqu'alors fait le commerce du Brésil à leurs ris-
ques et périls, et avaient eu trop souvent à redouter la con-
currence portugaise. Fort joyeux de s'abriter derrière le pa-
villon royal, et de couvrir du beau nom de patriotisme leurs
spéculations mercantiles, ils feignirent d'accepter avec em-
pressement la proposition de Villegaignon, et lui fournirent
les fonds nécessaires pour recruter des matetots et équiper
ses navires.
« Ces choses (2) ainsi obtenues, Villegaignon composa
avec les capitaines, maistres de navires et pilotes, pour coa-
(1) Crespin. Histoire des Martyrs, p. 435.
(2) Crespin, ouv. cit. p. 436.
LES PROJETS DE VILLEGAIGNON. 167
duire les vaisseaux et faire la charge du bois de Brésil et
autres commoditez en ladite terre. » Dès le commencement
de Tannée 1555 les deux navires étaient armés, approvision-
nés, tout prêts à prendre la mer. Les équipages étaient
recrutés, mais les colons manquaient encore. Or Villegai-
gnon ne voulait pas aller au Brésil seulement pour en exploi-
ter les richesses : son intention était de fonder un établisse-
ment durable. Il avait par conséquent besoin de colons
décidés à s'associer à sa fortune, et à faire du Brésil une
seconde patrie. Il avait d'abord espéré qu'à la simple annon-
ce de l'expé'dition de nombreux volontaires se présenteraient,
surtout parmi les protestants. Certes, s'il avait ouvertement
fait profession de protestantisme et appelé à lui tous ceux
qui, sentant le terrain se dérober sous leurs pas, auraient
voulu trouver au Brésil la liberté de conscience, il aurait ren-
contré de nombreux adhérents ; mais il n'osa pas rompre ses
voeux de chevalier de Malte et s'attirer la haine du parti catho-
lique. Il ne s'adressa que timidement aux protestants. « Pour
à quoi parvenir, faisoit entendre par tous les endroits où il
pouvoit qu'il ne demandoit que gens craignant Dieu, patiens
et bénins : sachant que de tels il tireroit plus de services et
commodités que d'autres^ par l'espérance qu'ils auroient d'y
voir une assemblée et une congrégation de gens de bien,,
dédiée au service de Dieu. A ceste occasion plusieurs bons
et honnestes personnages n'estimans rien le long voyage, ni
grandeur des dangers qui peuvent avenir en telle navigation,
ni la soudaine mutation de l'air, ni l'estrange manière de
vivre, furent surpris par les belles paroles et douces pro-
messes de Villegaignon. » On a conservé le nom de deux
d'entre eux, la Chapelle et de Boissi : c'étaient sans doute de
petits gentilshommes, effrayés par la perspective des guerres
civiles, et jaloux de pratiquer leurs doctrines librement et au
(1) Crespin, ouv. cit. p. 436.
(2) LÉRT. ouv. cit. § XXI.
168 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
grand jour. Nous citerons encore parmi eux un certain
Thoret, ancien compagnon d'armes de Villegaignon dans sa
campagne de Piémont, excellent soldat qu'il investit de sa
confiance, çt dont il devait plus tard faire comme son bras
droit. Nicolas Barré mérite encore une mention spéciale.
C'était un pilote renommé, maître expert en l'art do la navi-
gation, qui a laissé de curieux détails sur l'entreprise (1). Il
devait, quelques années plus tard, périr en Floride, victime
du fanatisme espagnol (2). La Chapelle, de Boissi, Thoret et
Barré étaient des protestants convaincus, tout prêts à sacri-
fier leur vie à leurs croyances, mais énergiques, intelligents,
dévoués à l'entreprise, et relativement aisés. Ils formaient à
eux quatre un excellent noyau de colonisation.
Parmi les catholiques de marque qui se joignirent à l'ex-
pédition, nous signalerons un neveu de Villegaignon, Bois-le-
Comte, et deux prêtres, Jean Cointa et André Thevet. Le
principal titre de Bois-le-Comte était sa parenté avec le
vice-amiral. Marin brutal, soldat médiocre, administrateur
imprévoyant, il ne devait commettre que des fautes, et
laisser une mauvaise réputation. Jean Cointa, surnommé
Hector, était un docteur en Sorbonne, mais dont les opinions
étaient mal assises. Ainsi que Villegaignon, il cherchait sa
voie ; aussi l' avait-il séduit par la communauté de leurs sen-
(1) Nous avons de N. Barré deux lettres publiées pour la pre-
mière fois à Paris, chez Lejeune, en 1557, et réimprimées par
Ternaux Compans dans les Archives des Voyages, t. I, p, 102.
Elles sont intitulées : Copie de quelques lettres sur la navi-
gation du chevalier de Villegaignon es terres de V Amérique
oultre VŒquinoctial,,, envoyées par un des gens du dict seigneur.
Elles ont été traduites par de Bry, Americœ descriptio, par. III,
p. 285, 295. Exemplar duarum litterarum quitus breviter expli^
cantur et navigatiê Villagagnonis,.. et mores etc. scriptœ ad /?ie-
men Ganabarœ a quodam è Villagagnonis domesticis,
(2) P. Gafparel. La Floride française, p. 37, 43,227.
LES PROJETS DE VILLEGAIGNON. 169
timents, et exerça-t-il sur son esprit une influence qui ne fut
pas toujours heureuse. Quant à André Thevet, c'était un cor-
delier passionné pour la lecture et les voyages. Après avoir
ternoiiné ses études théologiques, désirant augmenter son
instruction par des voyages, il avait obtenu de ses supérieurs
la permission de visiter l'Italie. Le cardinal de Lorraine,
qu'il rencontra à Plaisance, lui fournit les moyens de se
rendre en Orient. De Constantinople, il passa en Asie mi-
neure, visita la Grèce et la Terre Sainte, et revint en
France en 1554. Apprenant le prochain départ de Villegai-
gnon pour le Brésil, il lui demanda de faire partie de
l'expédition, dont il promettait de devenir l'historiographe.
En effet, quand il rentra définitivement en France vers 1557,
et reçut en récompense de ses services le titre d'aumônier de
la reine régente, et de cosmographe du roi Charles IX , il
s'acquitta de sa promesse en écrivant les Singularités de la
France antarctique ^ autrement nommée Amérique, et de plu-
sieurs terres et isles découvertes de notre temps{i). Quelques
années plus tard, il consacrait à l'histoire du Brésil plusieurs
chapitres de sa Cosmographie universelle f2), illustrée de
diverses âgures des choses les plus remarquables vues par
l'auteur y et, dans ses Vrais Portraits (S) et vies des hommes .
illustres, recueillies de leurs tableaux, livres, médailles an-
tiques et modernes, n'avait garde d'oublier Villegaignon et
les principicules Brésihens, avec lesquels il s'était trouvé en
relation. Les contemporains de Thevet, Léry, Belleforest et
Fumée (4) et surtout de Thou (5) ont vivement attaqué son
(1) Anvers, 1558, in-S». — Paris, 1558, in-4o.
(2) Paris, 1571-1575, 2 vol. in-folio.
(3) Paris, 1584, 2 vol. in-f.
(4) LÉRT, ouv. cit. Toute la préface et plusieurs passages du
livre sont dirigés contre Thevet. Cf. Belleforest, Additions à la
Cosmographie de Mv/nster et Fumée, Histoire des Indes.
(5) L'attaque de de Thou {Histoire de France, liv. XVI) est fort
170 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
témoignage et relevé ses erreurs. Il est certain que ses
ouvrages sont dépourvus de critique, et contiennent des
fautes et même des contradictions qui pourraient faire douter
de sa bonne foi : mais ils n'en présentent pas moins une
mine féconde de renseignements curieux sur Tépoque que nous
étudions, et, tout eu faisant la part de son ignorance ou de
ses mensonges, nous les consulterons à divers reprises.
Tel était Tétat-major de l'expédition, mais c'était un état-
maj or sans troupes, car on ne pouvait tenir compte de quelques
Écossais, que Villegaignon avait attachés à sa fortune depuis
i|u'il les avait rencontrés dans son expédition d'Ecosse en
1548. Ces Ecossais formaient sa garde particulière. Dévoués
à sa i!)ersônne, et prêts à lui sacrifier leur vie, ils le suivaient
au Brésil, comme ils se seraient attachés à ses pas partout
aiHeurs. Ils n'avaient donc pas l'intention de se fixer en
Amérique, et ce n'étaient pas là de véritables colons. Or il
fallait en trouver à tout prix, ou sinon l'entreprise échouait
avant d'avoir reçu même un commencement d'exécution.
Comme Villegaignon tenait essentiellement à n'emmener avec
lui que des gens honnêtes, et dévoués à l'œuvre, il essaya de
faire appel à la curiosité publique. « Ledict Seigneur feit sa-
voir à tous ceux ausquelz il avoit accointance principallement
violente : c 11 s'appliqua par une ridicule vanité à écrire des
livres, qu'il vendait à de misérables libraires : après avoir compilé
des extraits de différents auteurs, il y ajoutait tout ce qu*il trou-
vait dans les guides des chemins, et autres livres semblables qui
sont entre les mains du peuple. En effet, ignorant au delà de ce
qu'on peut imaginer, et n'ayant aucune connaissance ni des
belles-lettres, ni de l'antiquité, ni de la chronologie, il mettait
dans ses livres l'incertain pour le certain, et le faux pour le vrai,
avec une assurance étonnante. Il me souvient que quelques-uns de
mes amis, gens habiles et d'un esprit fin, l'étatit un jour allé voir
pour se divertir, lui firent accroire en ma présence des^ choses
absurdes et ridicules, que des enfants mêmes auraient eu de la
peine â croire : ce qui me fit beaucoup rire . »
LEE PROJETS DE V1LLE6AI6N0N. 171
aux ieunes hommes, s'ils vouloient aller et faire ce voiage
avec luy ; mais peu en ti'ouva, parce qu'on se doubtoit de son
intention, qui estoit de laisser là audit pays ceux qu'il auroit
menez. Ledit voyage fut alors publié en la ville de Paris à la
trompette par les carrefours, affin que, s'il y avait gens des-
bauchez ou esclaves fugitifz de leur pays, ou aultres qui
eussent volonté d'aller veoir la mer et le pays, qu'ilz y
allassent enroUer au logis dudit Seigneur dedans Paris.
Aulcuns curieux de veoir y allèrent, mais non en si grand
nombre que ledict Seigneur eust bien voulu (1) ». Ces nou-
velles recrues étaient déjà de qualité bien inférieure. Ce
n'étaient plus des volontaires qui se donnaient librement et de
tout cœur à l'entreprise, mais des aventuriers dégoûtés d'eux-
mêmes et de leur profession, ou bien des déclassés qui
n'avaient, en se rendant au Brésil, d'autre espoir que celui
d'échapper à la misère qui les attendait en France : véritables
mercenaires qui allaient au Brésil pour qu'on les payât pour
y aller, mais qui seraient partis pour n'importe quel autre
pays. Aussi bien, bon nombre d'entre eux auraient mieux
figuré dans une prison que partout ailleurs : Comme l'écrit
un contemporain (2), « la plupart d'iceux estoient rustiques,
et sans aucune instruction d'honnesteté et civilité, adonnez à
beaucoup de vices et dissolutions impudiques. »
Desespéré de la tournure que prenaient les choses, Ville-
gaignon, sans doute d'après les conseils de Coligny, résolut
de s'engager plus avant dans les voies que nous appellerions
de nos jours libérales, et de se poser en protecteur avoué du
protestantisme. Cette tactique, pensait-il, lui vaudrait de
nombreux partisans. Dès lors « il proposait (3) à ceux qu'il
coonaissoit aller avec lui d'une franche volonté, les sainctes
et bonnes ordonnances qu'il espéroit faire avec leur avis et
(1) Haton, Mémoires, ut supra.
(2) Crespin, ouv. cit. p. 400.
(3) Crespin, id. id.
172 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
conseils au pays de Brésil, se voulant du tout rapporter à la
délibération des plus notables. Et quant au fait de la religion,
tout son désir estoit que TEglise qui y seroit établie fut refor-
mée comme celle de Genève. » Ces propositions frappèrent
en effet et séduisirent par leur nouveauté. On n'était pas alors
habitué à voir un gentilhomme chargé d'un commandement
promettre le partage de son autorité. La tolérance religieuse
n'était aussi qu'un vain mot, et, dans la bouche d'un chevalier
de Malte, de semblables engagements étaient à tout le moins
singuliers. Comme Villegaignon « en toutes les compaignies
honorables où il se trouvoit , promettoit le semblable » ,
quelques protestants sincères se laissèrent prendre à ces
belles paroles, et se décidèrent à l'accompagner : mais ils
étaient en bien petit nombre, car on le savait changeant et
irrésolu : on avait connu « le personnage les années précé-
dentes, peu réformé en sa vie et conversation, ne pouvant ou-
blier la cruauté des galères dans lesquelles il avoit esté
nourri tout sa ieune aage (2). » Aussi repoussa-t-on en géné-
ral ses avances, et il en fut pour ses frais d'éloquence.
L'entreprise s'annonçait mal. A l'exception de quelques
gentilshommes qui avaient consenti à suivre Villegaignon, et
des volontaires, cathoHques ou protestants, qui d'eux-mêmes
avaient demandé à faire partie de l'expédition, on n'avait
encore recruté que des mercenaires, et encore dans les bas-
fonds de la société. Les navires étaient déjà équipés, et les
matelots enrôlés : pour peu qu'on retardât le départ, il était à
craindre que les colons volontaires ne se dégoûtassent de
l'entreprise. D'un autre côté on s'exposait à un échec certain
en ne conduisant au Brésil qu'une poignée d'hommes. Ville-
gaignon, désolé de voir que son grand projet avortait, pour
ainsi dire dès le début, recourut alors au moyen suprême. Il
(1) Crespin, ouv. cit. p. 401.
(2) Crespin, ouv. cit. p. 401.
i
LES PROJETS DE VILLEGAIGNON. 173
se présenta de nouveau à Henri II et lui demanda l'autorisa-
tion de débarrasser la France des criminels entassés dans les
prisons, qui voudraient bien échanger les horreurs de la cap-
tivité et la crainte du dernier supplice contre la perspective de
la réhabilitation par le travail et au besoin de la libération au
Brésil. « Parquoy eut recours au Roy, écrit un contempo-
rain (i), auquel ilfeit entendre que, pour parfaire Tentreprinsc,
en faulte que les hommes ne se présentèrent en nombre suf-
fisant pour demeurer là, il seroit bon s'il plaisoit à Sa Majesté
de prendre les criminels des prisons de Paris, de Rouen, et
autres villes de quelque qualité qu'ilz fussent, pour les mener
avec luy audit pays, les laisser là avec ce peuple barbare :
comme le roy lui accorda. » C'était déjà la salutaire pensée
que les Anglais reprendront deux siècles plus tard, quand ils
créèrent leurs colonies pénitentiaires d'Australie : expatrier
les criminels, mais en leur donnant l'occasion de se régénérer
par leur bonne conduite, et de renaître pour ainsi dire à une
vie nouvelle par l'expiation et la persévérance dans le travail.
On sait quels ont été pour les Anglais les merveilleux résul-
tats de ces colonies pénitentiaires. En 1787, les premiers
convicts débarquaient àBotany-Bay, et aujourd'hui plusieurs
millions d'Européens ont créé dans ces lointains parages une
nouvelle Angleterre, réservée sans doute à d'importantes
destinées. Combien est-il à regretter que nous n'ayons pas
profité plus tôt de cette excellente idée, conçue par un
Français, et que le projet de Villegaignon n'ait jamais été
repris, sauf à une époque tout à fait contemporaine, par Tun
ou l'autre des très intelligents ministres de la marine, qui se
sont succédé dans notre pays !
Henri II goûta très fort la demande du vice-amiral de
Bretagne, et ce dernier commença tout aussitôt ses tournées
d'inspection dans les prisons de Paris et de Rouen (2). « Tous
(1) Claude Haton, ouv. cit. p. 37.
(2) Claude Haton, ouv. cit. p. 38.
174 HISTOIRE DU BRESIL FRANÇAIS.
ceux qu'il trouva aux dictes prisons qui n'estoient trop vieils
ni caduques, après avoir enquis pour quel cas ils estoient là
prisonniers, retira par escript leurs noms, leur qualité et
mestier et dé quoy ils étoient punis, requist aux iuges de liiy
délivrer ceulx qui estoient criminelz et qui debvoient estre
condamnez à raorir, pour les mener audict voyage, et tant
feit de debvoir d*un costé et d'aultre, qu'il recouvra des
hommes en assez bon nombre de toutes qualitez, comme de
prebstres, moynes de toute religion, de massons, de charpen-
tiers, de menuysiers, de barbiers, de laboureurs, de vigne-
rons, de tanneurs, de cordonniers, de cardeurs,de drappiers,
de bonnetiers, de chapeliers, d'éguiletiers et mégîssiers, et
de toutes manières d'estatz. » Villegaignon n'avait oublié au-
cune profession. On aurait voulu transporter en Amérique
tous les corps de métiers d'une grande capitale et improviser
en pays barbare une ville civilisée qu'on n'aurait pas autre-
ment agi. Le chef de la future expédition ne s'était même
pas contenté du nécessaire, il avait songé au superflu, car
j'imagine que des fabricants d'aiguillettes n'étaient pas
indispensables à une colonie naissante. Ce qui l'excuse jus-
qu'à une certain point, c'est qu'il entendait fonder au Brésil
un établissement durable, et croyait, avec la naïveté de
l'inexpérience, qu'il fallait y implanter tout d'une pièce et les
nécessités et les raffinements de la vie européenne.
Par une singulière imprévoyance qui dénotait non seule-
ment sa profonde ignorance en matière coloniale, mais aussi
celle de ses supérieurs immédiats, Villegaignon avait oublié
le principe essentiel de toute société en formation : il n'avait
pas songé à la famille. Tous ces colons étaient en effet des
hommes, et comment espérer qu'ils s'attacheraient à cette
nouvelle et lointaine résidence, s'ils ne s'y créaient pas un
intérieur aimable, et si leurs enfants, Français d'origine,
mais Brésiliens de naissance, n'étaient pas retenus en Amé-
rique par les mille attaches qui rendent toujours si cher le
pays natal ? Villegaignon connaissait bien mal le cœur hu-
LES PROJETS DE VILLEGAIGNON. 175
main s*il espérait que sa colonie se renouvellerait incessam-
ment par des flots toujours nouveaux d'immigrants. Cet aus-
tère chevalier de Malte, habitué à la rude discipline de son
ordre, croyait sans doute que la^ociété ressemblait à un de
ces couvents militaires, qu'il avait jusqu'alors fréquentés. Il
oubliait que ses compagnons d'armes, en entrant dans la
milice chrétienne, faisaient violence à la nature, et d'ailleurs
ne constituaient qu'une glorieuse exception. Il affichait donc
Vis-à-vis de l'autre sexe le plus profond dédain, et, moitié
par vertu, moitié par tempérament, n'avait pas voulu de
femmes à bord de ses vaisseaux. C'était une grave faute :
non seulement il autorisait presque de graves désordres,
3iiais encore rendait impossible le progrès et l'accroissement
de la colonie qu'il voulnit fonder. Aussi bien, presque tous
nos établissements du XVP et du XVIP siècle échouèrent
pour le même motif. Il semble que les directeurs de ces
diverses entreprises n'aient pas compris que les colons
qu'ils expédiaient dans de lointaines contrées, sans espoir de
s'y créer une famille, conserveraient toujours l'arrière-pensée
de revenir au pays natal. Bien mieux inspirés furent nos
voisins d'Outre-Mancbe, qui n'hésitèrent pas à se transporter
eux et leurs familles de l'autre côté de l'Atlantique, et s'y
établirent pour toujours. Les colonies anglaises ont grandi
sans bruit, mais d'une façon continue. Nos pionniers fran-
çais, au contraire, bien qu'ils aient souvent accompli des
merveilles, n'ont rien fondé de durable. Que reste-t-il en
effet de leurs travaux et de leurs exploits? A peine un souve-
nir dans l'histoire, et l'amer regret d'avoir travaillé pour
autrui, ou, comme le disait un de nos ennemis les plus achar-
nés, (f avoir essuvé les murs !
Une autre faute commise par Villegaignon fut de croire
trop facilement, sur la foi des négociants qu'il avait interro-
gés, que le Brésil était une véritable terre promise, qui lui
fournirait d'inépuisables ressources : aussi ne se préoc-
cupa-t-il pas suffisamment d'assurer les besoins matériels de
176 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
ses hommes. Il ne comprit pas que l'acclimatation serait pé-
nible, si elle n'était pas ménagée. Il aurait fallu continuer à
se nourrir comme en Em'ope, au moins pendant quelques
mois, et charger par conséquent, à bord des navires, des
provisions alimentaires considérables. Villegaignon se con-
tenta d'emporter des semences, espérant que les colons au-
raient l'énergie de les confier à ce sol vierge qui ne deman-
dait qu'à être fécondé. C'était encore bien mal connaître la
nature humaine. N'était-il pas en effet plus qu'évident que
les mille soucis d'une première installation interdiraient tout
d'abord les travaux agricoles, et aussi que les nouveaux dé-
barqués préféreraient demander aux richesses naturelles du
pays des ressources malheureusement aléatoires. Lorsque
l'expédition échoua quelques années plus tard, et que les en-
nemis de Villegaignon cherchèrent à faire retomber sur lui
l'insuccès final, ils prétendirent que le vice-amiral de Bre-
tagne, au lieu de consacrer à l'achat des provisions indis-
pensables les fonds que le roi lui avait confiés, les avait con-
fisqués à son profit. « Ceci indigna (1), des lors beaucoup de
personnes contre ledit Villegaignon, l'accusant d'une insa-
tiable avarice, ayant épargné l'argent du roy, et icelui con-
verti en ses propres usages, au lieu de l'employer en vivres
et choses nécessaires pour la nourriture et santé de tous ceux
qu'il avait menez en cette lointaine région. » Cette accusa-
tion est mal fondée : Villegaignon était trop habile pour estre
deshonnête, et, si réellement on avait suspecté sa loyauté,
jamais on ne lui aurait confié, quand il revint d'Amérique,
les importantes et délicates fonctions dont il fut investi. 11
n'en est pas moins vrai qu'il gaspilla maladroitement les
sommes dont il pouvait disposer. Pour son entretien person-
nel, il déploya un faste fort déplacé en la circonstance. Sa
garde-robe surtout était d'une magnificence princière. Léry
trouve souvent l'occasion de le railler à ce propos. Le
(1) Crespin, ouv. cit.
LES PROJETS DE VILLEGAIGNON. 177
luxe de sa table et de son ameublement étaient encore
bien inopportuns. Ne s*avisa-t-il (1) pas d'embarquer des
meubles précieux, et jusqu'à de magnifiques ornements d'é-
glise ? Il prit soin également, mais sur ce point nous ne sau-
rions le blâmer, car de semblables préoccupations dénotent^
en lui un profond et sincère amour de la science, il pmt
soin d'emporter une bibliothèque choisie. C'étaient sur-
tout des livres de science et de religion. Villegaignon en
effet ne dédaignait aucune des connaissances humaines, et se
doutait bien qu'il aurait souvent besoin, dans sa future
royauté américaine, de renseignements précis qu'il rencon-
trerait dans ses livres. Quant à la théologie c'était depuis
longtemps son étude favorite, et ses contemporains l'étu-
diaient avec passion. Aussi réservait-il tous ses moments de
loisir à de longues et sérieuses lectures. Par malheur, il
prendra un tel intérêt à ces controverses religieuses qu'il en
perdra le sens politique, et commettra la faute de vouloir
imposer ses doctrines au lieu de se contenter du rôle d'admi-
nistrateur.
Ainsi se préparait à la légère et dans de tristes condi-
tions une expédition qui, bien conduite, pouvait avoir pour
la France d'incalculables conséquences. Mais on n'avait
alors devant soi ni l'expérience des fautes antérieures ,
ni le précédent d'entreprises analogues : Aussi n'aurons-
nous peut-être pas le droit de nous montrer trop sévères pour
un homme qui avait le mérite de devancer son époque, et
qui, sur bien des points, avait rencontré juste. Sommes-
nous donc aujourd'hui tellement assurés de nous-mêmes que
nous ne commettons plus aucune erreur en matière colo-
niale ? Déplorons donc, mais excusons les fautes commises.
Le plus singulier est peut-être que Villegaignon n'en ait pas
commis davantage.
(1) Mémoires de Claude Haton, p. 89.
12
178 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
FONDATION DU FORT COLIGNT.
I. — Fondation du fort Coligny.
Quand les préparatifs de l'expédition furent enfin achevés,
et lorsqu'il eut reçu les dernières instructions de l'Amiral
Coligny, Villegaignon donna le signal du départ. Près de six
cents personnes étaient à bord des deux navires. Jamais en-
core expédition française à destination de l'Amérique n'avait
été si considérable. La petite flotte mit à la voile le 12 juil-
let 1555. Elle se composait de deux forts vaisseaux, chacun
de deux cents tonneaux, bien pourvus d'artillerie, et d'un
navire de charge pour les provisions. Un bon vent d'est, la
poussa d'abord aisément hors du Havre, mais à peine avait-
elle pris la haute mer qu'un vent du Midi la força de se jeter
à la côte anglaise, non loin d'une rade . que Nicolas Barré,
dans la première des lettres qu'il adressa plus tard à sa fa-
mille, appelle Blanquet, Nous ne savons trop quelle peut
être cette rade. Nous ne trouvons en effet sur la côte an-
glaise de la Manche, que la rade de Branksea, dont le nom
présente une lointaine analogie avec Blanquet. Aussi bien
le détail n'a qu'une minime importance. Le vent du Midi qui
détournait si mal à propos Villegaignon de sa route se con-
vertit bientôt en une furieuse tempête, et un des deux na-
vires français, celui que montait le chef de l'expédition, fut
tellement maltraité par la mer, qu'il fit eau de toutes parts.
L'équipage fut obligé de recourir aux pompes, et les répara-
tions semblèrent si urgentes et si indispensables, qu'à la pre^^
mière accalmie l'escadre française revint en NormandiSi pour
se mettre plus en état de braver les fureurs de TAtlantique.
FONDATION DU PORT COUGNY. 179
Cette fois, Villegaignon se dirigea non plus vers son port de
départ, mais vers Dieppe : encore eut-il beaucoup de peine à
pénétrer dans le port à cause de son peu de profondeur. Les
Dieppois en grand nombre durent s*atteler à des cordes pour
tirer ou plutôt remorquer le navire (i555). Ce début était
malheureux : Plusieurs des gentilshommes qui étaient partis
avec Villegaignon se dégoûtèrent d'une entreprise qui s'an-
nonçait si mal, et profitèrent de ce retour forcé en France
pour se faire débarquer et renoncer à leur voyage. Un grand
nombre d'ouvriers, tous ceux qui avaient accepté les offres
de Villegaignon et s'étaient présentés comme volontaires,
quelques soldats également se retirèrent (1). Cette désertion
était fâcheuse à tous égards. Non seulement elle produisait
un effet déplorable, mais encore, comme c'étaient les mem-
bres IjBs plus actifs et les plus intelligents de l'expédition qui
se dérobaient ainsi à leurs engagements, Villegaignon ne
pouvait plus compter désormais que sur des mercenaires ou
des condamnés. Il n'avait plus à réclamer le dévouement de
ses collaborateurs mais uniquement des services salariés ou
obligatoires. Cet abandon sera certainement une des causes
de l'insuccès final.
La réparation des navires demanda trois semaines. Au
commencement d'août eut lieu un second départ : mais la
fatalité semblait s'acharner contre Villegaignon. Les vents
furent si contraires que l'escadre fut obligée de retourner une
seconde fois à Dieppe , et n'en partit définitivement que le
14 août. Pour des hommes superstitieux, comme l'étaient et le
sont encore nos marins, cette série d'accidents et de contre-
temps était d'un bien mauvais augure. Ce qui préoccupait Ville-
gaignon bien autrement que les craintes superstitieuses de son
(1) Première lettre de N. Barrb. « De icelle venue plusieurs de
nos gentilshommes se contentèrent d*ayoir veu la mer, accomplis-
(sant le proverbe : mare vidit et fugit. Aussi plusieurs soldats, ma^»
nouvriers et artisans furent desgoutez et se retirèrent. »
180 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
équipage, c'était de perdre son temps à de stériles prépara-
tifs. Il avait hâte de prendre possession de sa vice-royauté
américaine, et de trouver un champ ouvert à sa fiévreuse
activité ; mais il ne pouvait lutter contre des obstacles maté-
riels. Il se résigna donc, et, après avoir attendu ces longues
semaines qui durent lui sembler éternelles, après avoir re-
nouvelé ses provisions fraîches, il s'élança, dès qu'il le put,
dans l'Atlantique.
Les trois vaisseaux longèrent d'abord les côtes de France,
d'Espagne et de Portugal, passèrent en vue de Madère, et
arrivèrent aux Canaries (1). Villegaignon voulait s'y arrêter
pour prendre de l'eau et des vivres frais. A peine s'appro-
chait-il de Ténériffe, qu'il fut accueilli par le feu de la cita-
delle. Un boulet atteignit le navire qui ne portait pas son
pavillon, et blessa un artilleur qui mourut quelques jours
après des suites de sa blessure. Assurément les Canaries
appartenaient à l'Espagne, et on était alors en guerre avec
l'Espagne ; mais Villegaignon n'avait fait aucune démonstra-
tion hostile, et c'était sans provocation de sa part que le
gouverneur de Ténériffe l'accueillait ainsi. Les usages du
temps le permettaient sans doute, et autorisaient le comman-
dant espagnol à traiter comme pirates tous les navires étran-
gers qui voguaient dans les eaux espagnoles, mais il s'ex-
posait à de terribles représailles. En effet , Villegaignon
(1) Première lettre de N. Barré : « Gomme nous pensions mouil-
ler Tancre, pour demander de Teaue douce et des rafrechissements,
d'une belle forteresse située au pied d*une montagne, ils des-
plovèrent une enseigne rouge, nous tirans deux ou trois coups de
coulouyrine, Tun desquels perça le vice admirai de nostre compa*
gnie Il nous convint soustenir leurs coups, mais aussi de
nostre part nous les cannonasmes tant qu*il y eut plusieurs mai-
sons rompues et brisées, et les femmes et enfants fuyoient par les
champs. Si nos barques et basteaux eussent esté hors les navires,
ie croy que nous eussions faict le Brésil en ceste belle isle. »
k
FONDATION DU PORT COLIGNY. 181
ordonna de riposter. En quelques instants, les boulets de
nos vaisseaux bien dirigés eurent allumé de nombreux in-
cendies dans la citadelle et dans la ville. On voyait déjà les
femmes et les enfants s'enfuir dans la campagne. Une des-
cente dans rîle aurait certainement réussi. Pour employer
la pittoresque expression de Barré, nos compatriotes auraient
fait leur Brésil dans ce beau pays. Villegaignon en fut peut-
être tenté ; mais la mer était mauvaise^ et il ne voulut pas
exposer ses chaloupes à quelque accident irréparable. D'ail-
leurs, s'il s'emparait des Canaries, il lui fallait s'y maintenir
par une forte garnison, et, en ce cas, son rêve de royauté
américaine s'achevait brusquement au milieu de l'Atlantique.
Il se contenta de canonner quelques temps encore la cita-
delle, et, quand il jugea la réparation suffisante, reprit la
mer. A son point de vue, il avait peut-être raison de ne pas
profiter du prétexte et de l'occasion pour s'emparer de ce
magnifique archipel ; mais au point de vue français, il est
regrettable qu'il n'ait pas terminé là son expédition et ne se
soit pas solidement établi dans cette position maritime in-
comparable, qui nous appartiendrait peut-être encore.
L'escadre française continue sa marche. Toujours poussée
par le vent du nord, elle doubla les caps Blanc et Vert, longea
les côtes de Guinée, et coupa l'équateur, le 6 octobre, entre
l'île de Saint-Thomas et la province de Manicongo. Nos com-
patriotes traversaient alors la région par excellence des cha-
leurs accablantes. Gomme ils n'avaient pu, depuis leur dé-
part de France, renouveler leur provision d'eau, et que la
température produisait une rapide décomposition, ils eurent
beaucoup à s|oufifrir. « Quand nous beuvions d'icelles eaues,
écrit naïvement Barré, (1) il nous falloit boucher les yeux et
estoupper le nez. » Le scorbut se déclara même à bord des
navires. Près de cinquante personnes en furent atteintes,
dont cinq moururent. Villegaignon, avec une prudence qui
(1) Première lettre de N. Barré.
182 HISTOIRE DU BRESIL FRANÇAIS.
honore sa perspicacité, mais qui n'est pas à l'éloge de son
caractère, s'empressa de changer de navire pour avoir moins
à redouter l'épidémie. De nos jours un chef qui abandonne-
rait ainsi son poste au moment du danger serait stigmatisé
par l'opinion publique : Au xvi* siècle, on trouvait encore
cette conduite toute naturelle, et Barré, qui nous a conservé
ce trait, l'enregistre sans la plus petite réflexion.
La continuation des chaleurs et l'absence d'eau auraient
pu devenir très-dangereux. Par bonheur, les équipages pu-
rent se procurer des poissons en abondance, et cette saine
nourriture les réconforta. De plus, des pluies diluviennes ra-
fraîchirent l'atmosphère ; enfin le vent tomba tout à coup, et,
comme c'était le vent d'est, celui qui poussait au Brésil,
Villegaignon fit gouverner dans cette direction. Le 20 octo-
bre, l'île de l'Ascension était en vue ; le 3 novembre, la vigie
signalait le continent, et sept jours plus tard, le 10 novem-
bre, nos vaisseaux entraient dans la baie de Ganabara, aux
cris mille fois répétés des équipages heureux de voir ter-
minée cette longue traversée, et en présence de quelques
centaines de Brésiliens attirés par le bruit du canon, et par-
tagés entre la crainte et la joie ; car ils ne savaient encore si
c'étaient des Portugais ou des Français qui montaient ces
navires , et redoutaient autant la présence des premiers
qu'ils souhaitaient au contraire l'arrivée de nos compa-
triotes.
Les Portugais en effet n'avaient encore paru dans la
région que pour s'y faire détester. C'étaient eux qui les pre-
miers avaient découvert cette baie immense. Ils l'avaient
nommée rivière de janvier (Rio de Janiero), d'abord parce-
qu'ils avaient eu le tort de prendre pour l'embouchure d'un
fleuve ce qui n'était qu'un golfe, et, en second lieu, parce
qu'ils l'avaient découverte au mois de janvier. Ils y avaient
construit une tour, où ils déposèrent quelques condamnés à
mort, auxquels ils avaient fait grâce de la vie à condition
d'ouvrir des relations avec les indigènes. Ce premier essai
II,
FONDATION DU PORT COLIGNT. 188
de colonisation avait fort mal réussi. L'auteur du martyro-
loge protestant parle en ces termes de cette tentative avortée :
c Après quelques années (1), iceux se portèrent si mal à l'en-
droit desdits habitants naturels, que, par iceux fut la plus
grande partie exterminée, saccagée et mangée. Les autres
s'enfuirent en la haute mer dans un bateau. Depuis les sus-
dits n'ont osé y habiter, car leur nom y est demeuré si odieux,
que iusques auiourd'hui ils sont en délices et volupté de
manger de la teste d'un Portugalois. » Les Français au con-
traire fturent très bien reçus par les Brésiliens. Ce furent
des négociants de Honfleiu* qui, vers l'an 1525, commen-
cèrent à envoyer leurs navires dans ces parages. « Iceux
composèrent entre eux une alliance qui dure iusques auiour-
d'hui, depuis l'on a continué tous les ans de la naviga-
tion (2) ». Â vrai dire, nos compatriotes n'avaient pas fondé
d'établissement dans la baie; car il n'y eut alors ni prise
de possession solennelle , ni construction de fort ou de
magasins : Us se contentèrent d'entrer en relations avec les
indigènes, de les assurer de nos bonnes dispositions, et de
,leur promettre aide et protection contre les Portugais^ à
charge de réciprocité, et moyennant certains avantages com-
merciaux. L'alliance était fondée sur l'intérêt commun. Elle
devait durer, et dura en effet tant qu'il y eut des français au
Brésil.
C'était donc dans un pays connu qu'abordait Villegai-
gnon, et il avait le droit de compter sur la bonne récep-
tion des indigènes. Ses hommes ne songèrent au premier
moment qu'à contempler le paysage qui se déroulait à leurs
yeux. Ce paysage est \m des plus splendides que puisse
rêver l'imagination d'un peintre ou d'un poète. La baie de
Ganabara, ou, pour lui donner son nom moderne, la baie de
Rio-Janeiro présente en effet im aspect enchanteur. Avec
(1) Crespin, ouv. cit. p. 401.
{2) Crespin, id., id.
184 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
le Bosphore à Gonstantinople, le golfe de Naples et Tembou-
chure du Tage, à Lisbonne, il est peu de sites comparables
à la fois comme majesté et comme grâce pittoresque. Les
maisons de campagne, les manufactures et les exploitations
agricoles ont remplacé de nos jours les forêts vierges. Les
cours d*eau qui bondissaient des montagnes font maintenant
tourner les roues des usines, et la civilisation a partout rem-
placé la nature. Quels ne devaient pas être les sentiments
d'admiration de nos Français^ si facilement accessibles aux
émotions extérieures, lorsqu'ils contemplaient ce majestueux
entourage de montagnes et de rochers aux formes étranges,
cette nappe immense d'une eau calme et azurée, ces forêts
plusieurs fois séculaires qui descendaient alors jusqu'à la
mer, à peine traversées de loin en loin par quelque tribu sau-
vage ou parcourues par les bêtes fauves. Cette baie s'enfonce
profondément dans l'intérieur des terres, sur une longueur
de douze à quinze lieues, et une largeur de sept a huit. Elle
forme comme deux étranglements successifs. Notre rade de
Toulon lui ressemble, mais sur de bien moindres proportions .
Gomme elle est dominée de tous les côtés par de hautes
montagnes, un des colons Genevois qui devait, quelques
mois plus tard, grossir les rangs de nos compatriotes, et qui
a composé sur cette expédition un intéressant récit que nous
avons déjà eu l'occasion de citer, Jean de Léry (1), comparait
ces hauteurs à celles du Jura et du Salève, et trouvait une
grande ressemblance entre la baie de Rio et le lac de Genève.
Les analogies sont en effet assez frappantes : mais ce qu'on ne
trouvera jamais qu'à Rio, c'est ce ciel éternellement bleu,
cette végétation luxuriante, et, pour peu qu'on néglige l'en-
semble pour étudier les détails, cette prodigieuse variété de
formes et d'aspects.
L'entrée de la baie est comme gardée par trois petites îles
(1) LÉRY, CUV. cit. § VII.
^
FONDATION DU PORT COLIGNY. 185
OU plutôt trois écueils qui rendent la passe dangereuse (1).
A gauche, se dresse une roche pyramidale fort élevée,
c laquelle n'est pas seulement d'esmerveiUable et excessive
hauteur, mais aussi à la voir de loin, on dirait qu'elle est
artificielle : et de faict, parce qu'elle est ronde et semblable à
une grosse tour, entre nous Français, par une manière de
parler hyperbolique, l'avions nommée le Pot de Beurre (2) ».
C'est le rocher, connu de tous les navigateurs, et qu'on a
surnommé depuis le Pain de sucre ou le Corcovado: (3) (bossu).
En avançant dans la baie, on trouvait deux îles, l'une de mé-
diocre grandeur qu'on nommait le Rattier, et l'autre plus
considérable, qui devait porter le nom d'île aux Français.
Les Brésiliens ont conservé à la seconde, par un senti-
ment qui les honore, le nom d'île Villaganhon. Au fond de la
baie, une troisième île (4) plus grande que toutes les autres,
et quelques ilôts (5) épars. A l'exception de cette grande île
habitée par des sauvages Margaïats^ toutes les autres étaient
désertes. Quant aux rivages, où se déroulent aigourd'hui
tant de charmantes villas et de jolies petites cités de plai-
sance ou de commerce^ Botafogo, la Gloria, Nichteroy,
le Castel, Mana, Prayagrande, Praya-Domingo , etc., ils
étaient occupés par une vingtaine de peuplades, que nos
Français désignèrent (6) par le nom de leurs caciques^ et qui
appartenaient presque toutes à la famille des Tupinambas.
(1) Thbvbt. Cosmographie universelle^ p. 908. « En Fembou-
chnre d'icelle, vous y voyez trois petites îles qu'il faut costoyer,
pour entrer en ladite rivière... et y entrasmes par un détroit assez
fâcheux. 9 Ces ilôts se nomment Tucinho, Pay et Taipu.
(2) LÉBT, OUV. Cit, p. VII.
(3) BiABD, Voyage au Brésil. Tour du monde, n» 79, p. 7,
(4) Aujourd'hui ilha do Governador.
(5) Ils se nomment Caqueirada, das Enchadas, das Tavares, Ju-
ruhàhybas, Agoa, Roqueiro. Brocoio^ dePaqueta, etc.
(6) D'après' [Léry, ouv. cit., § XX, les villages qu'on trauvait à
186 HISTOIRE bu BRESIL FRANÇAIS.
Villegaignon n'avait que rembarras du choix. Il pouvait
ou bien s'établir sur une des îles de la baie, ou bien se fixer
tout de suite sur le continent. De nos jours, nous n'hésiterions
pas à prendre pied sur le continent : c'est en effet le moyen
le plus assuré de connaître le pays et d'étendre ses relations :
mais au xvi* siècle, on possédait encore bien peu la pratique
de la colonisation, et on se conformait volontiers aux erre-
ments antiques. Or, dans l'antiquité^ tous les peuples coloni-
sateurs s'étaient, quand la nature des lieux le leur avait per-
mis, étabUs dans des îles. Une île est en effet de facile dé-
fense. Elle peut servir à la fois de dépôt et de refuge; Tout
en surveillant le continent, il semble qu'on soit plus étroite-
ment rattaché à la métropole. Depuis les Phéniciens jus-
qu'aux Portugais, cet usage avait toujours été suivi. Fidèle
aux traditions maritimes, Villegaignon se décida donc à pren-
dre possession d'une des îles de la Baie.
Si l'on en croit la relation de Léry, l'île du Rattier fixa
d'abord son attention (1). Il aurait ordonné d'y construire des
baraquements en bois. Deux grosses pièces d'artillerie et quel-
ques fauconneaux furent débarqués, et on se disposa à bâtir
un fort. Mais on avait compté sans la marée. Le flux arriva,
et d'un élan irrésistible balaya les constructions ébauchées,
et jeta à la mer artillerie et munitions. Cette erreur de Ville-
gaignon est bien invraisemblable : il avait le coup d'oeil trop
exercé, et, à diverses reprises, tout récemment encore à
propos des fortifications de Brest, il avait donné trop de
preuves de savoir pour aller commettre en Amérique une
semblable bévue. Thevet, l'antagoniste de Léry, dont les ou-
gauche en entrant dans la baie se nommaient Karianc, Vaboraci,
Euramyry, Piraouassou, Sapopem, Ocarentin, Ouraouassououée,
Tentimen, Gotina, Pane, Sarigoy, La Pierre, Upec, la Flècbe, —
à droite Kériu, Aeat^àn, ek Morgoaïaouassou : dans Fîle des Mar-
gaiats : Pindoousson, '6oronque> Piraniiou.
(1) Liât, oùv. cit. § vin.
FONDATION DU PORT COUGNY. 187
vrages dépourvus de critique sont pourtant utiles à consulter,
surtout quand il raconte ce qu'il a vu, nous semble être plus
près de la vérité en disant que Villegaignon voulut faire du
Rattier un simple poste d'observation et de défense, mais qu'il
ne songea jamais à y fonder son principal établissement.
« Nous vismes une grande roche fort dangereuse, raconte-
i-il, que nous nommasmes le Rattier, laquelle est si fâcheuse
que, si le pilote n'est accort et bien expérimenté, il se mettra
en hasard de perdre et soi et sa compagnie. Et pour ce qu'il
est fort près de ladite entrée, nous y fismes braquer deux
grosses pièces d'artillerie et quelques faulconneaux : mais
la mer se desbanda un iour si outrageusement qu'elle mit
artillerie et boulets au parfond d'icelle : et Dieu sçait la
peine que nous eusmes pour les tirer hors. » Dans un autre ou-
vrage, encore inédit (2), conservée la Bibliothèque nationale,
Thévet revient avec insistance sur cette question, et, comme il
se trouve cette fois avoirtoutà fait raison, il triomphe deLéry
avec une satisfaction non déguisée. « Or pour n'oublier rien
du Rattier ou rocher auquel il dit (3) que nous estions logés,
le fais iuge le liseur, si le nombre d'hommes que nous estions,
avec l'équipage de trois grands navires, meubles, artillerie,
munitions de guerre et autres bardes, le tout eut pu ranger
sur un rocher haut élevé d'une toise et demie en façon de
pyramide au mitan, et qui ne peut contenir que ce que i'ay
dit par ci-devant. Tant s'en faut, nul de nous ne mit pied en
terre, sinon quelque trois ou quatre mois en après, que le
capitaine feit mettre deux petites pièces d'artillerie pour gar-
der l'entrée de la rivière. Mais la mer estans débordée
(1) Thevet. Cosmographie universelle, p. 908.
(2) Histoire cT André Thevet, Angoumoisin , cosmographe du
Roy, de deux voyages par luy faicts aux Indes australes et occi"
dentales, Bibl. nat. fonds St Germain français, n« 656 fol. 106.
(3) Lbrt, ouv. cit. § Tii.
188 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
traisna ces deux pièces au fond d'icelle. Considérés ie vous
prie si cest élément inconstant n'en eust pas autant peu faire
de nous, si y fussions esté logés, et par la violence des
ondes ne fussions pas esté tous perdus. »
Ce n'est donc pas sur le Rattier que débarqua tout d'abord
Villegaignon, et il ne considéra jamais cet îlot que comme
une position défensive. En parcourant la baie, le chef de
l'expédition avait tout de suite saisi les avantages d'une autre
lie, de médiocre étendue, mais admirablement disposée pour
la défense. Les Brésiliens la nomment aujourd'hui isla de
VUlagahbon. Elle s'étend au sud-est de la moderne Rio de
Janeiro. La future demeure des colons était très bien choisie.
Une ceinture de rochers à fleur d'eau la protégeait. On ne
pouvait y débarquer que d'un côté et encore avec de petits
canots. La moindre surveillance était donc suffisante. L'île
était de plus détenninée par trois hauteurs : deux à chaque
extrémité^ où l'on pouvait facilement construire des batteries
de défense, et une plus considérable, juste au milieu, sur
laquelle on bâtirait un fort, qui commanderait à la fois la rade
d'entrée et la grande rade. Villegaignon fit aussitôt débar-
quer tout son matériel, et les travaux d'installation commen-
cèrent.
Thevet (1) prétend que les Français ne se mirent au travail
que deux mois après leur arrivée, « après avoir pensé à nos
affaires, et avoir fait descente en terre continente pour tirer
l'amitié de ces barbares. » Il se peut en effet que quelques
Français aient été envoyés sur le continent par Villegaignon,
ne serait-ce que pour se procurer des vivres frais, mais il est
bien plus probable que le vice-amiral s'est tout de suite
occupé de mettre son monde à l'abri. Il connaissait le prix du
temps; il n'avait pas oublié les surprises portugaises, et
n'ignorait pas qu'on avait appris avec peine à Lisbonne le
(1) Thstxt, Cosmog. univ,, p. 908.
roNDATioN DU FORT coligny; 189
départ de T expédition qu'il commandait. Comme d'un instant
à Tautre une escadre portugaise pouvait entrer dans la baie,
et ruiner son entreprise, il voulut avant tout se trouver en
mesure de la recevoir énergiquement, si elle se présentait.
Il est donc probable qu'il ajourna toute descente sur le conti-
nent et toute expédition dans l'intérieur jusqu'au moment où
il se sentirait en sûreté dans son île. Son séjour à l'île de
Malte et son commandement de Brest lui avaient fait apprécier
l'utilité des bonnes murailles. D'ailleurs il n'était pas tellement
sûr des dispositions des Brésiliens, et désirait, avant d'entrer
en relations suivies avec eux, pouvoir leur dicter ses condi-
tions à l'abri d'une forteresse imposante. Il ordonna donc
que, jusqu'à nouvel ordre, tout le monde travaillerait aux
fortifications, dont il se chargea de diriger lui-même les tra-
vaux. Sur l'éminence du milieu s'élèverait un grand fort,
auquel il donna par avance le nom de fort Coligny. Aux deux
extrémités, à l'entrée du petit port, et à deux emplacements
qu'on trouva commodes pour cette destination, seraient
construites cinq batteries destinées à défendre les approches
de l'île et à commander les eaux de la baie. La maison du
gouverneur, les casernes, les logements des ouvriers et les
magasins seraient établis, avec le temps, aux endroits qui
paraîtraient favorables. Villegaignon fit approuver ce plan
par ses principaux ofiiciers qu'il réunit en conseil, et tout le
monde se mit au travail.
Aux premiers jours on est plein d'ardeur. La nouveauté
séduit et enchante. Aussi ne marchande-t-on pas sa peine.
Les colons se prêtèrent avec empressement aux volontés de
leui* chef. Aussi bien, ils comprenaient la nécessité de se
construire des abris et des protections. Non seulement les
manœuvres et les ouvriers, mais encore les soldats et les
matelots s'improvisèrent terrassiers, maçons et charpentiers.
Les officiers eux-mêmes dérogèrent à la coutume ou plutôt
au préjugé qui leur interdisait toute occupation manuelle,
prirent la pioche et furent les premiers à se rendre au travail.
190 HISTOIRE DU BRESIL FRANÇAIS.
« Mesme les principaux d'entre eux^ écrivait à ce propos
Thevet (1), ne s'i espargnoient, pour donner exemple aux
autres, monstrant chacun de nous Taflection que nous avions
de faire service au roy en une entreprinse si grande et péril-
leuse. » Grâce à la bonne volonté et au concours actif de
tous les membres deTexpédition, les constructions ébauchées
sortirent rapidement de terre. Aux deux extrémités et au
centre^ d'après le plan convenu, s'élevèrent des maisonnettes
ou des batteries. Sur le rocher du milieu, Villegaignon fit
bâtir son logement particulier. Sans doute, comme le remar-
quait un écrivain contemporain (2), « faut noter que excepté
la maison qui est sur la roche, où il y a un peu de charpente et
quelques bouUevers mal bâtis, sur lesquels l'artillerie estoit
placée, tous ces logis ne sont pas des Louvres, mais des
loges faittes des mains des sauvages, couvertes d'herbes et
gazons à leur mode. » Au moins ces demeures rustiques
suSisaient-elles à préserver nos hommes de l'ardeur du soleil
ou des fraîcheurs de la nuit, et d'ailleurs> avec le temps, on
pouvait les améUorer ou les transformer.
Dans ces premiers jours d'installation, Villegaignon se
préoccupa donc surtout du fort CoHgny qui, dans sa pensée,
devait assurer son séjour et préparer la domination déflnive de
la France dans toute la contrée. Le fort Coligny devint bien-
tôt redoutable. L'emplacement avait été choisi avec bonheur,
car non seulement il commandait la rade, mais encore était
capable de supporter un long siège. Aussi bien, après le dé-
part de Villegaignon, lorsque les Portugais cherchèrent à
s'en emparer, ils ne réussirent que par la famine et la lassi-
tude. En 1711, (3) lors de l'audacieuse attaque de Duguay-
Trouin contre la capitale des établissements portugais
(1) TflBVET, msSé cité.
(2) Lescarbot, Histoire de Id Nouvelle^ France, p. 207.
(8) Mémoires de Duguay-trouin, pasB*
FONDATION DU PORT COUGNY. 191
d'Amérique, ce furent les canons de ce fort qui seuls Farrê-
tèrent et faillirent compromettre son succès. A Theure ac-
tuelle il constitue encore la meilleiu*e défense de Rio de
Janeiro. Léry, qui est systématiquement hostile au chef de
l'expédition française, n'ose pas lui reprocher le choix heu-
reux de l'emplacement du fort ; il se plaint seulement de ce
que Villegaignon ait donné à sa citadelle le nom de Goligny,
parce, dit-il (1), « en quittant ceste place aux Portugois, qui
en sont maintenant possesseurs, il leur donna occasion de
faire leurs trophées et du nom de Goligny et du nom de
France Antarctique qu'on avait imposé à ce pays-là. »
Ce n'était rien que d'assurer la sécurité de l'avenir. Il
fallait encore pourvoir aux nécessités du moment, et fournir
les aliments indispensables aux quelques centaines d'hommes
qui travaillaient sur ce rocher aride, et avaient besoin, pour
soutenir leur ardeur, d'une nourriture saine et abondante.
Par malheur on compta trop sur les indigènes, et, au lieu de
demander à ce sol fertile, qui ne demande pour être fécondé
qu'un travail insignifiant, des ressources qui auraient été
bientôt inépuisables, on espéra que les Brésiliens pourvoi-
raient à tous les besoins matériels de la colonie. C'était une
lourde faute. On sait que l'homme, pour passer de l'état sau-
vage à l'état civilisé, doit traverser trois périodes qui corres-
pondent à son enfance, à son adolescence et à sa virilité.
Dans la première, il est chasseur et tue pour vivre ; dans la
seconde il est pasteur et élève des animaux, dans la troisième
il est laboureur et demande à la terre les fruits de son travail.
Or les Brésiliens n'avaient encore franchi aucune des étapes
de la civilisation. Ils n'étaient que chasseurs, et, si parfois ils
confiaient à la terre quelque maigre semence, c'était unique-
ment pour les besoins indispensables de leur alimentation,
mais ils ne songeaient nullement à produire au delà de ce
qui leur était indispensable, et ne pouvaient par conséquent
(1) LsRT, GUY. cit. S VIL
192 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
venir en aide aux nouveaux débarqués. Aussi bien, ce sera
l'histoire de presque toutes nos colonies du XVP siècle. Au
lieu de s'adonner résolument aux travaux agricoles, nos
compatriotes se fieront aux indigènes, et bientôt la famine
coupera court à toutes leurs espérances. Ils poursuivront des
chimères, trésors fantastiques ou empires à conquérir, mais
ils se heurteront à la plus triste des réalités, et mourront de
faim (1).
Il est vrai de dire que les compagnons de Villegaignon
avaient quelques raisons de croire au bon accueil des Brési-
liens. Tous ceux de leurs compatriotes qui les avaient pré-
cédés dans ces parages, avaient toujours rencontré de vives
sympathies parmi les tribus indigènes. Au premier jour de
leur débarquement, les Ocarentins, les Gariacs, les Gotinas,
les Sarigoys et autres Tupinambas, riverains de la baie,
effrayés par le déploiement inusité de nos forces, s'étaient
d'abord retirés dans les forêts de l'intérieur ; mais quelques
cadeaux habilement distribués les ramenèrent presque tout
de suite à nous. Les interprètes normands, ceux q«i étaient
déjà fixés dans le pays, et ceux qui revenaient sur les vais-
seaux du vice-amiral, furent comme toujours les principaux
intermédiaires entre eux et les Français. Peu à peu ils se
rapprochèrent et devinrent même assez familiers. Le grand
air de Villegaignon, sa longue barbe, son magnifique cos-
tume, et les gardes écossais qui le suivaient leur inspirèrent
une profonde vénération. A peine le voyaient-ils qu'ils se
pressaient autour de lui, ou se jetaient à ses genoux en bai-
sant ses mains. Ils l'appelaient leur maître, et l'avaient affu-
blé du surnom de Pay Cola, qui signifiait dans leur langue
le seigneur Nicolas. « Ledit Seigneur (2), lisons-nous dans les
(1) Cf. Paul Gaffarsl. Histoire de la Floride Française.
passim.
(2) Claude Haton. Mémoires, p. 88.
FONDATION UU FOUT COLIGNY. 193
mémoires de Haton, ayant prins terre audit pays avec ses
gens, furent lesdits sauvages quelquement esbays d*en tant
veoir, et pourcepensoient ledit seigneur estre quelque grand
Roy ou prince de la terre, et en leur iargon semeirent autour
de lui à genoux, criant à haulle voix pour luy faire honneur,
et à luy et aux siens leur monstrèrent grand signe d'amitié,
auxquels il feit des présens de chappeaux, de bonnets de
diverses couleurs et façons, de chemises, d'habits légers et
de petite valeur pour les hommes et femmes, d'épingles, de
cousteaux et de tout aultre sorte de nécessitez, comme de
souliers et aultres. Desquelles choses moult se contentèrent
lesdits sauvages, qui sont maistres gens et d'assez bonne
corpulence. » Le vice-amiral eut la pensée de profiter de
leurs bonnes dispositions, et leur demanda s'ils voulaient se
charger de fournir des vivres à la colonie naissante. Alléchés
par l'espoir de cadeaux ou de gratifications, les Brésiliens
acceptèrent avec empressement, et promirent d'apporter
chaque jour des vivres frais dans l'île aux Français.
Mieux aurait valu cultiver soi-même la terre, et, puisqu'on
avait apporté des semences d'Europe, les confier à ce sol
vierge qui les rendrait bientôt au centuple, d'autant plus que
bon nombre de nos colons étaient agriculteurs. Il semblait
presque que la nécessité imposât celle obligation à nos com-
patriotes, car il fallait prévoir le moment où les indigènes,
pour une raison ou pour une autre, cesseraient de pourvoir à
notre alimentation. En ce cas, les ressources manquant du
jour au lendemain, que deviendrait la colonie française sur
une île stérile, sans approvisionnements en réserve? Ces
réflexions ne se présentèrent même pas à l'esprit des chefs de
l'expédition. Ils ne songèrent nullement à la famine prochaine,
et, parce que leurs vivres étaient assurés au jour le jour, ils
s'imaginèrent que cette abondance relative n'aurait pas de fin.
C'était bien mal connaître la nature humaine ; c'était surtout
se préparer, de gaieté de cœur, de nombreuses difficultés et
plus de déboires encore ; mais ils se trouvaient dans un pays
spleiîdide ; la nature déployait autour d'eux sa magnilicence;
13
19t HISTOIRE DC imÉsiL kka>'«;ais.
les forêts étaient giboyeuses, les arbres chargés de fruits
savoureux, des bandes innombrables de poissons se jouaient
dans les eaux de la baie. Qu'était-il donc besoin de se préoc-
cuper de la vie matérielle 1 Ne valait-il pas mieux exploiter
ces forêts si riches en essences précieuses, ou ces mines
qu'on rencontrerait sûrement dans les montagnes, dont les
fiers profils se dessinaient à Thorizon ? Certes personne dans
la petite colonie ne soupçonnait seulement que l'unique
richesse est la richesse agricole. Emportés par leur imagi*
iiation, nos Français ne rêvaient que richesses fantastiques.
Avec une imprévoyance funeste , ils acceptèrent donc les
vivres qu'apportaient les Brésiliens, c'est-à-dire qu'ils se
mirent à leur merci. Ils allaient bientôt, et durement, expier
cette faute ! (i).
Nos colons en commirent une autre plus grave encore : Ne
8*avisèrent-ils pas de demander aux Brésiliens de les aider
dans les travaux du fort ! Les indigènes, habitués à leur
cUmat, étaient certainement plus capables que nos hommes
de supporter la fatigue, et ils devinrent facilement de meilleurs
ouvriers : Peu à peu on se déchargea sur eux de toute la
grosse besogne. L'ardeur des premiers jours disparut : à de
fortes et saines occupations succéda bientôt l'oisiveté. Les
Brésiliens ne tardèrent pas à comprendre qu'on abusait de
leurs forces et de leurs complaisances : Ils réclamèrent. Ville-
gaignoû, déjà mécontent des progrès de Tindiscipline parmi
ses hommes , fut comme exaspéré par leurs plaintes , et
(1) Lbscarbot, dans son Histoire de la Nouvelle France , (p. 211),
signale avec raison cette faute comme un des principaux motifs do
rinsuccès final : « Villegaignon, dit-il^ ne s'est adonné à la culture
de la terre, ce qu'il fallait faire dès l'entrée, et ayant païs décou-
vert semer abondamment et avoir des grains de reste sans en.
attendra de France. Ce qu'il y a peu et deu faire en quatre ans ou
environ qu'il y a été, puisque c'estoit pour posséder la terre. Ce
qui lui a été d'autant plus facile que cette terre produit en toute
saison. »
FONDATION DU FORT COLIGNY. 195
ordonna de les traiter avec plus de rigueur. Oubliait-il donc
que les Brésiliens ne travaillaient que volontairement, et
parcequ'ils espéraient un fort salaire ? Ils eurent bientôt dis-
paru, et avec eux disparut aussi Tabondance.
Il fallait à la fois continuer le travail commencé et se pro-
curer des vivres, et cela avec des hommes déjà dégoûtés du
travail, et plus insouciants que des enfants. Aussi la famine
devint-elle bientôt menaçante. Elle se déclara lorsque les
Brésiliens se furent enfoncés dans leurs forêts, pour éviter la
tyrannie ou les mauvais traitements de nos compatriotes. Au
lieu d'interrompre brusquement les travaux commencés, et
d'assurer les ressources de Tavenir en faisant défricher et
ensemencer quelques terrains dans le voisinage, Villegaignon
s'imagina que les provisions qu'il avait apportées de France
lui suffiraient longtemps encore ; mais elles furent promptement
épuisées (i). Non seulement nos hommes durent renoncer au
pain et au vin, mais même se contenter de racines et d'eau,
et « encore en si petite quantité, (2) écrit un contemporain,
que c'estoit chose pitoyable à voir, veu qu'un homme seul eust
bien mangé ce qu'on donnoit à quatre. » A la famine s'ajou-
tèrent bientôt des maladies contagieuses, mortelles pour la
plupart, car on manquait de médicaments. « Par (8) ce sou-
dain changement, plusieurs tombèrent en fâcheuses et grosses
maladies , desquelles ils ne pouvoyont relever , veu que
toutes choses requises aux maladies leurs défailloyent, qui
indigna dès lofs beaucoup de personnes contre ledit Villegai-
(1) D'après Lescaebot. {Histoire de la Nouvelle France), p. 179:
a Je trouve un autre défaut en ceux qui ont fait tant les voyages
du Brésil que de la Floride, c'est de n'avoir porté grande quantité
de blés et farines, et chairs salées pour vivre au moins un an ou
deux, puisque le Roy fournissait honnêtement aux frais de Téqui-
page sans s'en aller par delà pour y mourrir de faim. »
(2) Crespin, ouv. cit. p. 406.
(3) Crespin, id. id.
196 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
gnon, Taccusant d'une insatiable avarice, ayant espargné
l'argent du Roy, et icelui converti en ses propres usages,
au lieu de remployer en vivres et choses nécessaires pour la
nourriture et santé de tous ceux qui qu'il avoit menez en ceste
lointaine région. » Des plaintes s'élevèrent : Villegaignon
chercha à se disculper en alléguant que les négociants et
matelots de Normandie l'avaient assuré qu'il trouverait au
Brésil d'abondantes ressources. Ces explications furent peu
goûtées. Au moins les travailleurs espéraient-ils que le vice-
amiral aurait égard à leur fatigue , et diminuerait leur
tâche : Il n'en fît rien. Dur et inflexible pour lui-même, l'aus-
tère chevalier ne tenait aucun compte des faiblesses humaines.
Il ferma l'oreille à toutes les plaintes, et ordonna de pousser
activement les travaux. « Tant s'en faut que pour cela (1)
ainsi on leur diminuast le travail, que de iour en iour on
leur augmentoit, autant que s'ilz eussent esté bien nourris
et sustentez, mesmement en tel pays où l'ardeur du soleil est
si véhémente que peu de gens le pourroyent croire. Il leur
estoit nécessaire depuis le iour levant iusqu'au iour couchant
entendre les uns à rompre les pierres, autres à porter la terre
et couper le bois. » Ces rigueurs intempestives amenèrent un
profond découragement, qui se traduisit bientôt par des actes
coupables.
Le plus grand nombre des colons Français avait été raccolé
dans des prisons de Paris et de Rouen, et n'appartenait pré-
cisément pas à l'élite de la société. Ils n'éprouvaient aucune
reconnaissance pour l'homme qui leur avait sauvé la vie.
Quelques-uns d'entre eux regrettaient même d'avoir accepté
(1) Crespin id. id. Cf. Seconde lettre de Nicolas Barre ; a La-
quelle soudaine et repontive mutation fust trouvée estrange, nom-
mément des artisans, qui n'estoient venus que pour la lucrative et
profiit particuliers. loinct les eaux difficiles, les lieux aspros et
déserts, et labeur incroyable, qu'on leur donnoit, pour la nécessité
de loger où nous estions. »
FONDATION DU FORT COLIGNY. 197
les propositions de Villegaignon, et préféraient à la vie au
grand air les impures senlines où ils végétaient en France.
Exaspérés par les durs traitements du vice-amiral, qui n'avait
pas oublié leur origine, et avait peut-être le tort de la leur
rappeler trop sonvent, ils conspirèrent contre lui. Les uns,
plus modérés, voulaient simplement déserter, et se fondre
avec les Brésiliens ou se rendre aux Portugais ; les autres ne
songeaient à rien moins qu'à assassiner le vice-amiral et ses
officiers, à se partager leurs dépouilles, et à s'installer en leur
lieu et place. Ce dernier avis prévalut. Le chef de l'entreprise
fut un interprète normand, établi depuis sept ans dans le pays,
et qui vivait en concubinage avec une brésilienne. Villegai-
gnon lui avait ordonné de se marier avec cette femme, ou de
ne plus continuer ses relations, sous peine de mort. L'inter-
prète se souciait peu du mariage, et, d'un autre côté, il aimait
sincèrement cette brésilienne, dont il avait eu plusieurs enfants.
Poussé à bout par les ordres de Villegaignon, il jura de se
venger, et n'eut pas de peine à persuader à une trentaine de
mécontents d'associer leur vengeance et la sienne.
L'interprète avait d'abord songé au poison, mais un de ses
complices l'en détourna. Il voulut ensuite mettre le feu aux
poudres, qui avaient été déposées dans un atelier provisoire, au-
dessus duquel couchaient tous les Français : Mais « aucuns (1)
ne le trouvèrent pas bon, parceque toute la marchandise,
meubles et loyaux que nous avions, eussent été perduz , et
n'y eussent rien gaigné. » Les conjurés se décidèrent enfin à
le poignarder, lui et son état-major, mais ils voulurent
attendre pour l'exécution du crime le départ des vaisseaux
pour la France, car ils redoutaient l'attachement des matelots
pour leur ancien chef. Ils résolurent également de ne le frapper
qu'un dimanche, afin de profiler de la sécurité qu'offrait le
repos de ce jour. « Gest avis malheureux (2) fust approuvé de
(1) Seconde lettre de Nicolas Barré.
(2) Crespin, id. id. f. 40L
198 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
tous, et louèrent le bon entendement de ce personnage : dès
lors ils le constituèrent chef de toute Tentrepriuse, et ia par
fantaisie partissoyent entre eux les dépouilles qu'ils esperoyeoi
bientost amasser. »
De semblables projets pour réussir demandent à être axé*
cutés aussitôt que conçus : Or les conjurés attendirent trop.
Ils essayèrent, afin d*assui*er le succès de leur entreprise, de
faire entrer dans la conspiration trois (1) des Ecossais de la
garde particulière de Villegaignon. « Or les soldats Ecossois (2)
en estant advertis font semblant d'approuver tel acte, alléguans
beaucoup de rudesses qu'iceux avoyent receu du dit Villegai-
gnon, tant en France que sur le voyage. En ceste dissimula-
tion les Ecossois s'infonnent diligemment de la vérité du iour,
de l'heure, du moyen et des complices, pour faire le rapport
plus certain. Estant deùement instruits, ingèrent l'acte trop
inhumain et indigne d'estre celé : partant s'adressèrent à un
des plus familliers du dit Villegaignon, tant pour la connais-
sance de langue écossoise que pour autre considération. » Ce
famiUer de Villegaignon était Barré. Surpris et indigné de
la confidence dangereuse qu'il venait de recevoir, il courut,
comme son devoir le lui ordonnait, en prévenir le vice-amiral.
Tout ce qu'il y avait dans la colonie naissante de Français
honnêtes, officiers^ soldats ou volontaires, fut averti à la hâte,
et vint au fort assurer Villegaignon de son dévouement. Le
principe d'autorité n'était pas alors ébranlé comme il l'est
de nos jours. Le vice-amiral, investi par Henri II de pou-
voirs fort étendus, représentait le roi, et le roi c'était la
France, d'autant plus aimée qu'on en était plus éloigné.
(1) Thbvbt, dans sa Cosmographie universelle (p. 665) raoonte
la conspiration en termes à peu près identiques. Il ajoute un dé-
tail, à savoir que les conjurés s'étaient entendus « avec deux royte-
lets du païs, auxquels ils avoient promis ce peu de bien que nous
avions. »
(2) Crespin, ouv. cit. p. 402.
FONDATION DU FORT COLIGNY. 199
Officiers et volontaires n'éprouvaient pas pour le chef de
i)ien ardentes sympathies, mais ils comprenaient d'instinct la
nécessité du commandement, et comme, après tout, ils ne pou-
vaient reprocher à Villegaignon que de l'imprévoyance et de
la dureté, mais rien de contraire ou à l'honneur ou à ses enga^
gements, ils se serrèrent autour de lui, Ce qui augmenta leur
indignation, c'est qu'ils apprirent qu'aux conjurés s'étaient
joints six Portugais pris sur un navire échoué dans la rivière
des vases, et rachetés aux sauvages, qui s'apprêtaient à les
dévorer. Ces ennemis héréditaires témoignaient leur r^oon^
naissance en s' associant à des Français égarés, pour ruiner la
nouvelle colonie ! Aussi les officiers demandèr«nt-ils à Ville-
gaignon la punition exemplaire des coupables, et lui promirent
leur concours en cas de conflit (4 février 1556),
Le vice^miral, qui se sentait soutenu par la majorité des
colons, résolut de frapper un coup terrible^ afln de raffermir
son autorité. Comme il tenait entre ses mains tous les fils de
la conspiration, il ne voulut pas laisser aux conjurés le loisir
de se reconnaître ou de se dérober par la fuite au châtiment.
Accompagné de ses fidèles Eeossais et de ses partisans les
plus dévoués, il « saisit au (1) corps quatre des principaux,
desquels on fit punition exemplaire, pour retenir les autres
dans leur devoir et estât. » Dès le lendemain, Tun des pri-
sonniers réussit à se traîner près des rochers et se jeta à la
mer, où il fut noj é : un autre fut étranglé, les deux derniers
furent condamnés aux travaux forcés. Le reste des conjurés
fut épargnéi mais surveillé de très près et traité plus sévère-
ment encore, Auasi bien la terreur étouffa leurs rancunes, et
ils ae remirent à la besogno avec un redoublement d'ardeur.
Le chef de la conspiration, l'interprète normand, fut assez
heureux pour éviter la punition qu'il méritait. Il n'était
pas dans l'île quand fut découverte la conspiration. Dès
qu'il apprit la déplorable issue de ses projets, redoutant la
(1) Crespin, ouv. cit.p.402. Cf. Seconde lettrf de Nicolas Barrb.
200 HISTOIRE DU BRÉï^IL FRAXÇ.VIS.
légitime vengeance de Villegaignon, il s'enfonça dans les
forêts et eut Tart d'entraîner (1) dans sa fuite vingt-cinq de
ses compagnons, auxquels il persuada de le suivre et d'adopter
les mœurs brésiliennes plutôt que de céder à la tyrannie du
vice-amiral. Cette désertion en masse des interprètes nor-
mands fut très-préjudiciable à nos intérêts : Elle nous privait
du concours d'hommes habitués à la façon de vivre et a\ix
mœurs des Brésiliens, qui comprenaient leur langue, et nous
servaient d'intermédiaires. De plus ces interprètes, pour
expliquer leur conduite à leurs compatriotes d'adoption, leur
représentèrent Villegaigon et les colons comme disposés à les
assujettir à mille travaux, à les exploiter, à les traiter en un
mot comme les Portugais le faisaient déjà. Ces calomnies
tombèrent sur un terrain tout préparé, car les Brésiliens
avaient déjà eu à se plaindre de la brutalité du vice-amiral :
aussi portèrent-elles leur fruit, en éloignant de nous les
populations, avec lesquelles il nous fallait entrer en rapport,
à moins qu'on ne voulut faire de la colonie un simple poste
d'observation militaire.
Plus encore que les calomnies intéressées des interprètes
normands, ce qui nous rendit les Brésiliens hostiles, fut que
la maladie, dont souffraient les Français, prit tout à coup les
les caractères d'une épidémie, et s'abattit avec une violence
extraordinaire sur la population indigène : c'était sans doute
le scorbut amené par l'absence de vivres frais, ou bien la
dyssenterie provenant des fatigues excessives et de l'entasse-
ment de tant de monde sur un si petit espace. Quelques Bré-
siliens, alléchés par l'appât du gain, avaient continué à tra-
vailler au fort Coligny. La maladie s'attaqua principalement à
eux. En quelques jours plusieurs d'entre eux moururent. Les
(1) Seconde lettre de Nicolas Barrx. « Lequel a desbauché tous
les autres truchements de la dicte terre, qui sont au nombre de
vingt ou vingt cinq, lesquels font et disent tout du pis qu'ils peu-
vent, pour nous estonner et nous faire retirer en France. »
FONDATION DU FORT COLIGNY. 201
autres s'enfuirent épouvantés, mais ils portaient avec eux les
germes de la maladie, et plus de huit cents de leurs compa-
triotes périrent. Les interprètes (1) normands n'eurent pas de
peine à leur faire croire que Villegaignon avait voulu les punir
de leur abandon, et que lui seul était Fauteur de la mort de
leurs compagnons. Cette accusation porta d'autant mieux
qu'elle était plus absurde. Les Brésiliens furieux voulaient se
jeter sur Tîle aux Français, et massacrer les colons. Les inter-
prètes durent les calmer après les avoir excités, en leur fai-
sant comprendre qu'ils couraient à une mort certaine, fou-
droyés qu'ils seraient par l'artillerie et les armes à feu. Les
Brésiliens se rendirent à ces raisons, mais en se promettant
de profiter de la première occasion pour tomber sur les Fran-
çais. Ils ne devaient que trop bien tenir leur serment, quelques
années plus tard.
IL i— Fautes et Maladresses.
Depuis la découverte de la conspiration et la désertion des
interprètes normands jusqu'à l'arrivée des colons Genevois,
c'est-à-dire depuis le mois de février 1556 jusqu'au mois de
mars 1557, les détails manquent sur ce que devinrent les
colons Français et leur chef. Les auteurs contemporains ne
nous ont laissé aucun renseignement précis sur cette période.
Crespin et Léry se sont contentés de la résumer. Thevet ne
procède que par allusion. Les lettres de Nicolas Barré sont
(1) Seconde lettre de Nicolas Barré : « Parcequ'il est advenu
que les sauvages ont été persécutez' d'une fièvre pestilentieuse de-
puis que nous sommes en terre, dont il est mort plus de huit cents,
leur ont persuadé ^ue c'estoit Monsieur de Villegaignon qui les
faisoit mourir. Parquoy conçoivent une opinion contre nous qu'ils
nous voudroient faire la guerre, si nous estions en terre continente,
mais le lieu où nous sommos les retient. » Cf. Thbvet, Cosmog.
univ, p» 923.
2l)â HLSTOIRE DU BRESIL FRANÇAIS.
brusquement iaterrompues. De plus, aucun de ces qualre
auteurs ne donne de chronologie précise. En l'absence
de documents authentiques nous sommes obligés d'en-
registrer ce qui est parvenu jusqu'à nous, mais en faisant
remarquer que nous ne prétendons pas suivre l'ordre des
temps.
Il paraîtrait qu'en face de l'hostilité des interprètes nor-
mands et de la défiance des indigènes, Villegaignon songea à
transporter ailleurs la colonie. Malgré les avantages incontes-
tables que présentait la baie de Ganabara, et les importants
travaux commencés dans llle aux Français, il se sentait si
peu aimé et exposé à tant de périls qu'il chercha un autre
emplacement. D'ailleurs l'île aux Français n'était pas exemple
d'inconvénients. Elle ne possédait pas d'eau potable : on était
obligé d'aller en chercher sur le continent pour tous les
usages domestiques, ce qui compliquait le travail, et pouvait,
en cas d'attaque extérieure, devenir une cause de ruine. De
plus la vermine s'était multipliée dans des proportions infinies,
et devenait une incommodité réelle. Non seulement les hom-
mes en étaient infectés, mais encore le peu d'approvisionné-
ments qui restait en magasin était compromis. Il fallait parer
à ce double inconvénient. Villegaignon résolut alors de recoa-
naître le pays» et envoya deux expéditions en reconnaissance,
la première au cap Frio, la seconde beaucoup plus au sud,
jusque dans les parages du fleuve la Plata, Seulement,
comme rien encore n'était décidé, et que, jusqu'à nouvel
ordre, il fallait agir comme si on devait toujours rester sui'
l'île, il ordonna de continuer les travaux, de creuser des
citernes et de faire une chasse acharnée aux animaux ron-
geurs. La précaution était bonne, car les deux reconnais-
sances n'aboutirent pas, et, quand revinrent ceux qui en
avaient été chargés, ils trouvèrent construite une vaste citerne
qui pouvait contenir de l'eau pour six mois, et les rats et
autres animaux malfaisants avaient à peu près disparu.
On n'a aucun détail sur la reconnaissance entreprise au oap
FONDATION DU FORT COLIGNY. 208
Frio. Thevet (1), qui la mentionne, se contente de dire qu'elle
a eu lieu, mais sans entrer dans d'autres explications. Gomme
il faisait partie de la seconde expédition, il la raconte tout au
long dans sa Cosmographie universelle (2). Dix-huit matelots
ou volontaires partirent à la découverte, dans la direction du
sud, en mars ou avril 1556. Ils longèrent la côte, dont ils sui-
virent toutes les sinuosités, et arrivèrent enfin à l'embouchure
de la Plata, véritable mer d'eau douce qu'ils essayèrent de
remonter. Ils voulaient prendre connaissance du pays, étudier
ses ressources, et voir si les Français ne pourraient pas y
tenter quelque établissement. Sur les bords du fleuve, ils
remarquèrent des hommes d'une taille extraordinaire qui
leur firent signe de descendre à terre : « Nos gens (3) qui
avoient faute d'eau et vivres, et que aussi leur navire estoit
fort intéressé, comme celuy qui rendoit de l'eau à bon escient,
veirent bien qu'il falloit mettre pied à terre, et d'autre part,
ils cognoissoient le péril évident, auquel ils se mettoient, se
flans à la miséricorde de ces hommes si monstrueux en gran-
deur, et qu'ils estoyent plus barbares que tous les autres pour
n'avoir esté fréquentez de personne ». Ces Américains étaient,
sans doute, des Patagons, à en juger par leur haute taille,
dont les proportions ont été si singulièrement exagérées par
les voyageurs depuis Magellan jusqu'à nos jours. Grâce à la
lumineuse discussion d'un savant naturaliste, d'Orbigny (4),
cette taille chimérique est aujourd'hui réduite à ses mesures
exactes : on sait qu'elle ne dépasse jamais 1"»,92. Il est vrai
que la largeur d'épaules des. Patagons, leur tête nue, la ma-
nière dont ils se drapent avec des manteaux de peaux d'ani-
maux sauvages cousues ensemble produisent de loin une telle
(1) Thevet, Cosmographie universelle p. 908.
(2) Id. p. 904-907.
(3) Thevet, id. id.
(4) d*Orbigny. L'homme américain^ t. IL p. 67,
20 i HISTOIRE nu BHKSIL FRANÇAIS.
illusion qu'on peut les prendre pour des hommes d'une taille
extraordinaire. Le crédule Thevet qui acceptait sans les cri-
tiquer* les contes les plus invraisemblables, et était porté à
amplifier tout ce qu'il voyait, s'est bien gardé de ne pas se
laisser prendre aux apparences. Il débite avec conviction mille
histoires effrayantes sur leur grandeur et leur force. Il les
compare « aux plus grands Allemans (1) qui onc entrèrent en
France », et raconte avec une stupéfaction comique qu'il vit
un jour quatre d'entre eux porter à bras tendus, depuis la
source jusqu'aux barques françaises, quatre futailles pleines
d'eau. Ces sauvages n'étaient pas seulement redoutables par
leur force : ils étaient traîtres et voleurs. Il fallait user vis à
vis d'eux des plus grandes précautions. Si les Français n'a-
vaient pas eu la prudence, quand ils se décidèrent à débar-
quer pour entrer en relations avec eux, d'improviser un camp
retranché garni d'artillerie, ils auraient été surpris pendant
la nuit et massacrés : mais quand les Patagons voulurent
attaquer, « ils furent saluez (2) tout autrement qu'ils ne pen-
soient, etoyansce grand bruit de l'escopeterie et canonnades^
c'estoit un plaisir que de les voir fuyr par le milieu des cam-
paignes ».
Un jour quelques-uns d'entre eux avaient aidé nos mate-
lots dans leurs travaux, et ceux-ci, au lieu de les remercier,
tournaient en dérision leurs manières et leur langage. Les
Patagons entrèrent en fureur, tirèrent une barque à terre, et
commencèrent à la démolir. Il fallut encore de l'artillerie pour
les déloger. Thevet eut particulièrement à se plaindre d'eux.
Il était fort malade et avait demandé à être débarqué. Sur-
pris par les sauvages, il fut par eux dépouillé de ses vête-
ments, et porté sur la plage où ils s'apprêtaient à l'enterrer
vivant. Par bonheur il fut sauvé par un Ecossais qui l'arra-
cha aux mains de ces barbares, et réussit à le transporter à
(1) Thevet, Cosmographie universelle y p. 907.
(2) Id. id.
FONDATIOx\ DU FOUT COLIGNY. 2^05
bord. Avec des tribus aussi farouches il était difticile de
s'entendre même pour les rapports de la vie quotidienne, et
par conséquent à peu près impossible de fonder un établis-
sement sérieux. Nos Français se contentèrent d'examiner
rapidement le pays. Ils rencontrèrent bien quelques peuplades
de mœurs plus douces, qui consentirent à leur céder, en
échange de leurs marchandises, des bètes prises au lasso;
mais rien ne prouvait leur sincérité. Mieux valait renoncer à
l'entreprise projetée que s'exposera des périls inconnus. Nos
dix-huit hommes rebroussèrent donc chemin, et retournèrent
dans la baie de Ganabara rendre compte de leur voyage au
vice-amiral.
Ces deux reconnaissances n'avaient pas abouti, ou du moins
n'avaient donné que de mauvais résultats : Villegaignon résolut
de s'en tenir à son premier projet, et de rester dans l'île aux
Français. Les fortifications commençaient à devenir impo-
santes ; peu à peu ses hommes s'habituaient et au climat et à
leur nouveau genre de vie ; les Brésiliens, avec la mobilité
d'impression qui caractérise les peuples enfants, revenaient
de leurs injustes soupçons, et continuaient à approvisionner
la colonie. Pourquoi ne pas rester dans une région connue,
dans des parages depuis longtemps fréquentés par nos ma-
rins? Pourquoi ne pas s'appliquer à mieux profiter des res-
sources de la contrée ? C'était assurément une sage détermi-
nation : Restait à la bien exécuter.
Si Villegaignon avait eu le sens exact de la situation, il se
serait efforcé de se concilier de nouveau les bonnes disposi-
tions des indigènes : Quelques égards, quelques prévenances,
des cadeaux habilement distribués auraient suffi pour lui
ramener ces peuplades, qui ne demandaient qu'à vivre en
bonne intelligence avec nous, et avaient besoin de notre pro-
tection contre leurs ennemis héréditaires , les Margaiats.
Appuyée sur les Tupinambas, la colonie Française' aurait
rapidement prospéré. Les indigènes s'offraient presque à nous.
11 suffisait que l'un des nôtres descendît à terre et demandât
206 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
rhospitalité dans l'un des villages Brésiliens qui entouraient
la baie pour qu'il fût tout de suite accueilli à bras ouverts.
Les femmes brésiliennes surtout, avec ce naïf instinct qui a
toujours poussé les races inférieures vers les races supé-
rieures, ne cachaient pas leurs prédilections pour ces hôtes
étrangers. Dans cette société primitive, constituée à l'état rudi-
mentaire, les liens de la morale étaient fort lâches, et souvent
il arrivait que tel père ou tel mari, croyant s'honorer et hono*
rer ses hôtes, leur offrait ses filles ou sa femme. Ces unions
temporaires étaient de part et d'autre acceptées avec bonheur
et reconnaissance. Si Villegaignon avait eu le bon sens de les
encourager, en les sanctifiant par le mariage, une race Franco-
brésilienne, vive et hardie, intelligente et féconde comme
toutes les races métisses, se serait vite acclimentée autour du
fort Goligny, et une véritable France américaine aurait été
fondée sur les rives du Ganabara ; mais il ne comprit pas les
nécessités de la situation. Tout imbu des préjugés de son
époque et de sa caste, il considérait volontiers les Brésiliens
comme des êtres d'une nature inférieure qu'il pouvait exploi-
ter, mais n'était pas tenu à ménager. Il ne leur témoigna que
du mépris, ce qui acheva de les lui aliéner. Quant à ces
unions avec les Brésiliennes, il les défendit au lieu de les
encourager et bientôt les proscrivit. C'était vouloir couper
l'arbredanssaracine,et interdire toutprogrèsè la petite colonie.
Villegaignon aurait voulu faire de l'île aux Français comme
une Malte brésilienne. Sans tenir compte de l'origine et des
antécédents de la plupart de ses hommes, il leur imposa des
règles qui n'auraient pas été désavouées dans une comman-
derie de Malte, mais qui étaient à tout le moins fort déplacées
au Brésil. Ne s'avisa-t-il pas en effet de prescrire la chasteté
la plus absolue, et de menacer de la peine capitale tout Fran-
çais qui entretiendrait avec une Brésilienne des relations
illicites, en exceptant toutefois le cas oii cette Brésilienne
se convertirait. Certes il ne nous viendra jamais à la pensée
de reprocher au vice-amiral d'avoir songé à moraliser les
hommes dont on lui avait confié la direction ; mais vraiment
FONDATION DU FORT COLIGNY* 207
ne poussait-il pas trop loin l'auslérité des principes, et, pour
une faute de cette nature, la peine de mort n'était-elle pas une
une loi draconienne, c'est à dire inexécutable? D'ailleurs
n'était-ce pas agir contre toutes les règles de l'économie poli-
tique que d'empêcher ainsi les unions entre Européens et
Américaines? Si, plus tard, nos compatriotes réussirent à
fonder au Canada un établissement sérieux, ce fut uniquement
par la fusion des races : à cette seule condition une colonie a
des chances sérieuses de prendre racine dans un pays : autre-
ment elle sera un jour ou l'autre détruite ou absorbée par les
indigènes, ce qui est un malheur ; ou bien elle devra exter-
miner ces indigènes, ce qui est un crime.
Il est vrai qu'au seizième siècle ces intéressants problèmes
n'étaient même pas discutés. La plupart des contemporains
de Villegaignon partageaient ses préjugés à l'endroit des
Brésiliens, ou se forgeaient à leur propos des théories non
moins erronées. Peut-être ne sera-t-il pas sans intérêt de
rechercher la trace de ces erreurs économiques dans les écrits
de deux des plus grands esprits de l'époque. Le premier est
l'auteur des Essais, et le second le plus illustre des poètes de
la Pléiade. Montaigne (1) a consacré un des plus intéressants
chapitres de son ouvrage à la description des mœurs brési-
liennes. Prédécesseur inconscient de Rousseau dans son
étrange apologie de la vie sauvage, il a cru voir un dédain
raisonné de nos mœurs là oii il n'y avait qu'enfance de la vie
sociale. « le treuve, écrivait^il, qu'il n'y a rien de barbare et
de sauvage en ceste nation, sinon que chascun appelle bar-
barie ce qui n'est pas de son usage.... Ils sont sauvages, de
mesme que nous appelions sauvages les fruits que nature de
soy et de son progrez ordinaire a produicts ; tandis qu*à la vérité
ce sont ceulx que nous avons altérez par notre artifice, et des-
tournez de Tordre commun que nous devrions appeller plustôt
(1) Montaigne. Essais^ livre I. | xxx. Des Cçinnibales.
208 HISTOIRE DL BUÉSIL FRANÇAIS.
sauvages. Ea ceux-là sont vifves et vigoreuses les vrayes
et plus utiles et naturelles vertus et proprietez. » Montaigne
pensait donc que les Brésiliens seraient heureux de conserver
leurs mœurs et leurs usages à l'abri de tout contact étranger ;
sinon ils s'exposaient à les corrompre et préparaient leur
propre ruine. Au nom de la philosophie et de la morale
il n'était nullement partisan de la fusion des deux races.
Quanta Ronsard, il s'imaginait très à tort, comme l'ont
toujours cru la plupart des poètes, que les hommes ne
s'étaient jamais autant rapprochés de la perfection que lors-
qu'ils vivaient dans ce qu'on a nommé l'âge d'or. D'après lui,
les Brésiliens étaient encore dans cette heureuse période de
paix et d'innocence, et il reprochait à Villegaignon de leur
enlever leurs illusions en les initiant à la civilisation euro-
péenne (1) :
Docte Villegaignon, tu fais une grand faute
De vouloir rendre fine une gent si peu caute,
Comme ton Amérique, où le peuple inconnu
Erre innocentement tout farouche et tout nu,
D*habit8 tout aussi nu qu'il est nu de malice,
Qui ne cognoit les noms de vertu ny de vice,
De sénat ni de Roy, qui vit à son plaisir.
Porté de l'appétit de son premier désir,
Et qui n'a dedans Tâme ainsi que nous emprainte
La frayeur de la loy qui nous fait vivre en crainte,
Mais suivant sa nature et seul maistre de soy,
Soy mesmes est sa Loy, son Sénat et son Roy ;
Qui de contres tranchans la terre n'importune,
Laquelle comme l'air à chascun est commune,
Et comme Teau d'un fleuve, est commun tout leur bien.
Sans procès engendrez do ce mot tien et mien.
Pour ce, laisse-les 14, no romps plus (io te prie)
Le tranquille repos de leur première vie.
(1) Ronsard. Les Poèmes^ liv. 11. Discours contre fortune. Edit.
olzévirionne t. VI. p. 166.
FONDATION DU FORT COLIGNY. 209
Laisse-les, ie te pri, si pitié te remord,
Ne les tourmente plus, et t'enfuy de leur bord.
Las ! si tu leur apprens à limiter la terre,
Pour agrandir leurs champs ils se feront la guerre,
Les procez auront lieu, l'amitié defaudra,
Et Taspre ambition tourmenter les viendra,
Comme elle fait icy nous autres pauvres hommes.
Qui par trop de raizons trop misérables sommes.
Ils vivent maintenant en leur âge doré.
Or pour avoir rendu leur âge d'or ferré
En les faisant trop fins, quand ils auront l'usage
De cognoistre le mal, ils viendront au rivage
Où ton camp est assis, et en te maudissant
Iront avec le feu ta faute punissant,
Abominant le iour que ta voile première
Blanchit sur le sablon de leur rive estrangere.
Pour ce laisse-les là, et n'attache à leur col
Le ioug de servitude, ainçois le dur licol
Qui les estrangleroit, sons l'audace cruelle
D'un tyran ou d'un iuge, ou d'une loy nouvelle.
Vivez, heureuse gent, sans peine et sans souci :
Vivez ioyeusement, ie voudrais vivre ainsi.
Ainsi donc ni Ronsard ni Montaigne ne croyaient à la né-
cessité de fusionner les deux races française et brésilienne. Ils
prétendaient Tun et Tautre que les Brésiliens seraient trop
malheureux d'échanger leur sauvage innocence contre les
séductions et les corruptions de la vie civilisée. Etait-ce de
leur part ou bien un paradoxe, ou bien un jeu d'esprit? Nous
rignorons. Toujours est-il que Villegaignon fut leur disciple
inconscient, et, malheureusement pour lui, mit en pratique
ces théories antisociales.
Un autre contemporain, Lescarbot (1), s'appuie sur des
raisons théologiques pour démontrer qu'il est défendu de
prendre en mariage une femme infidèle, car, disait-il naïve-
(1) Lescarbot. Histoire de la Nouvelle France, p. 183.
14
210 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
ment^ < en TAncien Testament il estoit défendu d'accoupler à
la charrue deux animaux de diverses espèces > ; mais il ne
paraît pas très convaincu de la justesse de son argument et
a grand soin d'ajouter : c II est vray qu'il est aisé en ce pays-
là de faire d'une infidèle une chrétienne, et se fussent peu
telz mariages contracter s'il y eut eu une demeure bien so-
lide et arrêtée pour les François... d'autant plus qu'ily avoitlà
force ^ens délibérez qui ne demandoient pas mieux que
d'aider à reraphr cette nouvelle terre. » Lescarbot parlait en
connaissance de cause. Il avait voyagé au Canada, et constaté
par lui-même les excellents effets de ces unions avec les
indigènes ; mais, de tous ses contemporains, il était à peu
près le seul de son avis : Aussi dirait- on qu'il redoutait
d'être accusé d'immoralité, ou tout au moins de paradoxe. Il
était pourtant dans le vrai, et Yillegaignon commit une
lourde bévue en proscrivant, au lieu de les encourager, ces
relations avec les Brésiliennes^ qui seules pouvaient assurer
l'avenir de la colonie.
Si les indigènes n'occupaient dans les pensée du chef de
l'expédition qu'une place secondaire, il n'en était pas de
même de la métropole, sur les secours de laquelle il comp-
tait pour augmenter l'importance de sa vice-royauté améri-
caine. Dès les premiers jours de son débarquement, Yillegai-
gnon avait envoyé en France de nombreuses lettres, et
demandé à l'amiral Goligny et à ses amis de lui expédier des
hommes et des vaisseaux. Il était éloquent et disert ; il dé-
peignait sous les couleurs les plus séduisantes les beautés
pittoresques du nouveau monde. Il en décrivait les mer-
veilles avec une émotion communicative, parlait des facilités
de la vie, des douceurs du climat, et ouvrait aux imaginations
une perspective indéfinie de trésors et de richesses à con-
quérir. Ses lettres (i) étaient avidement lues et commentées.
On se les passait de main en main. Bon nombre d'armateurs
(1) Ces lettres éont malheureusement perdues.
FONDATION DU FORT GOLIGNY. 211
qui, jusqu'alors avaient hésité à tenter fortune au Brésil, dès
qu'ils apprirent que, sous la protection des canons du fort
Goligny, ils pourraient impunément braver la jalousie ou la
poursuite des Portugais, se décidèrent à envoyer leurs na-
wes à la côte brésilienne. Ils ne furent pas tous également
heureux. N. Barré (1) raconte le naufrage de l'un d'eux qui
se brisa sur les rochers de la baie ; mais ce n'était qu'un
accident, et les profits du voyage compensaient, et au-delà,
ces pertes exceptionnelles. La baie de Ganabara prit à ce
moment une animation extraordinaire. Un petit village euro-
péen s'éleva non loin de l'emplacement occupé aujourd'hui
par Rio de Janeiro. Il était fréquenté surtout par les matelots
arrivant d'Europe, qui venaient y faire leurs achats de bois
précieux, et échanger leurs marchandises avec les indigènes
sous la protection du fort. Thevet (2), dont l'imagination
grossissait toujours les réaUtés, décore ce village du titre
pompeux de ville, et l'appelle, du nom du roi de France,
Henryville. Certes, Léry (3) a beau jeu pour le tourner en
ridicule ; mais, à défaut de capitale régulière avec ses rues
bien alignées et ses somptueux édifices, il n'est pas moins
prouvé que nos colons devinrent alors trop nombreux pour
résider tous dans Tîle aux Français, et que bon nombre
d'entre eux se transportèrent sur le continent, où ils se cons-
truisirent des cabanes dans un village, qui serait réellement
devenu une ville, si notre colonie avait duré davantage.
De tous les navires attirés au Brésil auprès de nos compa-
triotes par la sécurité des relations et la certitude de ramas-
ser rapidement une grosse fortune, on n'a conservé le nom
(1) Nicolas Babbé. Secondé lettre^ c nous avons du depuis perdu
un grand basteau, et une barque contre les roches : »
(î) Thstet, Cosmographie universelle, p. 908*
(3) Lert, ouv. cit. § Yiu
212 HISTOIRE DU BRESIL FRANÇAIS.
que de deux d'entre eux. Le premier est le Pépin (1), navire
normand qui s'établit au village de Vaboraci, dans la baie de
Ganabara, et y fit de si bonnes affaires que le village en gar-
da son nom. Le second est la Serpente (2), du port de deux
cents tonneaux, appartenant à Jacques de Gauzvigny, de
Fécamp, capitaine de la marine royale. Par contrat passé le 5
juin 1557, en présence de Jacques Dulot et de Thomas
Lepage, tabellions royaux, de Gauzvigny donnait procuration
à un certain Geffroy Dupuy « de affréter iceluy navire à
honorable homme Guillaume Berry, marchand, demeurant au
Havre de Grâce, ou autres telles personnes qu'il verra bien
estre pour faire le voïage du Brésil, pour tel prix, charges,
conditions et moïens qu'il pourra bien estre, et faire pour
luy, en ces choses, tout ainsi que si présent en sa personne y
estoit. » Le hasard des temps a conservé cet acte notarié et
sauvé de l'oubli le nom de la Serpente et de ses capitaines
et armateurs : mais combien furent rédigés d'actes sembla-
bles, qui ont à tout jamais disparu, ou qui dorment encore
dans une poussière séculaire ! (3)
A défaut de documents analogues, nous avons néanmoins
le droit d'affirmer que ces voyages au Brésil étaient fré-
quents : nous n'en voulons d'autre preuve que cette ordon-
nance (4) datée d'Amboise le 8 mai 1555, relative à la levée
(1) Lery, GUY. cit. § XX. a Les François appelent ce second
(village) Pépin, à cause d'un navire qui y chargea une fois, duquel
le maistre se nommoit ainsi. »
(2) Archives de la Seine-Inférieure. Liasse du tabellionage de
Fécamp, citée par de Frétille. Commerce de Rouen,i, II, p. 445.
(3) On connaît encore le nom de deux capitaines, un Normand
de TEspine, et un Picard, Mogneville, qui firent à la côte Brési-
lienne un séjour assez long pour se permettre quelques parties de
chasse dans Fintérieur du pays. Voir Thevbt, Singularités de la
France antarctique % lu.
(4) DE Fréville, ouv. cit. t. II, p. 443.
FONDATION DU POP.T COLIGNV. 213
d'un droit de vingt sols par tonneau de mer. « Et comme à
présent il y a plusieurs des dicts navires marchans pretz à
faire voïage, tan pour aller au sel en Brouage et à la Baye
qu'à la Terre Neufve, le Brésil, la Guynée et autres lieux,
qui se sont apprestés auparavant la publication de la pré-
sente tresfve pour aller faire leur dit voïage, s'actendent à
avoir conduicte et garde de nos dicts navires comme ilz ont
eu pour le passé, elc. » Nous citerons encore ce passage
d'une dépêche adressée par l'ambassadeur espagnol près de
Henri II (1), Simon Renard, à la princesse de Portugal (15
septembre 1556) : « Les Françoys ont encore de douze à
treize bateaux aux Indes, pour fortifier un port sur le pas-
saige, qui donnera grand emouschement si Ton le leur souf-
fre, et est auprès du cano de Très Pontos. » Les navires
français étaient donc nombreux au Brésil dans les années
1555, 1556 et 1557, et c'est sans aucun doute à l'entreprise de
Villegaignon qu'il faut attribuer ce redoublement d'activité.
Ce n'était pas seulement la présence des négociants ou des
armateurs qui promettait à la colonie Française un avenir
prospère. Après tout, cette population était flottante ; elle
n'abordait au Brésil que pour le quitter au plus vite, et ce
n'étaient point là de véritables colons disposés à se fixer dans
ce pays d'adoption et à le féconder par leurs sueurs. Les
hasards de la politique allaient fournir à Villegaignon ce qui
lui manquait encore, une population honnête, intelligente,
relativement aisée, et qui ne demandait qu'à faire du Brésil
comme une seconde patrie.
La guerre religieuse était alors menaçante en France.
L'amiral Colign^ aurait voulu en prévenir l'explosion. Ce
grand citoyen pensait qu'en assurant à ses coreligionnaires
comme un refuge ou plutôt comme un champ d'asile en Amé-
rique, noii seulement il obtiendrait pour eux la liberté de
conscience, mais encore réussirait à étendre au loin l'influence
(1) Mémoires du cardinal de Granyelub, t. IV, p. 701.
214 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Française. Là où les aventuriers Espagnols ou Portugais
poursuivaient uniquement la richesse, les émigrants Français
porteraient les trésors de leur foi. Les promesses de Coligny
et les lettres de Villegaignon décidèrent un grand nombre de
personnes. Des bateaux s'armèrent sur les côtes de Nor-
mandie et de Bretagne. L'amour propre national s'en mêla.
« En ceste coste, écrit un contemporain, La Popellinière (1),
les François délibéroient de descendae à centaines pour y
establir, sous Villegaignon, un lieu de refuge à tous ceux
qui, tourmentez pour quelque occasion que ce fust eussent
mieux aymé suivre le hasard du bien et du mal qu'ils y
eussent peu trouver. » Léry (2) n'hésite pas à écrire que,
sans les fautes de Villegaignon, plusieurs milliers de colons
étaient alors disposés à émigrer au Brésil, c Qui doute si les
François y fussent demeurez (ce qu'ils eussent fait, et y en
auroit maintenant plus de dix mille, si Villegaignon ne se
fust révolté de la religion réformée) qu'ils n'en eussent receu
et tiré le mesme profict que font maintenant les Portugois qui
y sont si bien accommodez (3). » Il revient avec insistance
sur la même idée dans un autre passage fort curieux : « Affln
de mieux faire entendre que Villegaignon est seul cause que
les François n'ont point anticipé et ne sont point demeurez
en ce pays-là, ie ne veux oublier à dire qu'un nommé Fari-
ban de Rouan, qui estoit capitaine en ce vaisseau, ayant à la
requeste de plusieurs notables personnages faisans profession
de la Religion réformée au Royaume de France, fait expres-
sément ce voyage pour explorer la terre et choisir prompte-
ment lieu pour habiter, nous dit que n'eust esté la révolte de
Villegaignon en avait des la mesme année délibéré de passer
se fit à huit cens personnes dans de grandes hourques de
(1) La Popelliniàre, Histoire des trois mondes, p. 18.
(2) LÉRY, OUV. cit. S IX.
(3) LÉRY, ottv. cit. 8 >fvin.
FONDATION DU FORT COLIGNY. 215
Flandres pour commencer de peupler Tendroit où nous
estions. Comme de faict ie croy fermement... qu'il y auroit à
présent plus de dix mille Français, lesquels... posséderoient
maintenant soubs Tobéissance du Roy un grand pays en la
terre du Brésil, lequel à bon droit, en ce cas, on eust peu
continuer d'appeler France Antarctique. »
ATétranger on surveillait d'un œil jaloux les progrès
incessants de notre colonie. Simon Renard, ambassadeur du
roi d'Espagne, le négociateur de la trêve de Vaucelles, écri-
vait, à ce propos, à la princesse de Portugal, au commence-
ment d'août 1556 : « l'ay advis que Villegaignon, aiant prins
un port au passaige des Indes, le fortifie et a mandé au Roy
de France qui si luy envoyé gens de guerre iusqu'à trois ou
quatre mil, il lui conquestera partie des Indes, et empes-
chera la navigation celle part; et, comme las Françoys
arment bateaulx en Bretaigne et Normandie, encore que se
pourroit estre à aultre effort, sy ne m'a semblé des lors faillir
de donner cestuy advis, afin que vostre Altesse prévienne
et advertisse ceulx qui convient : car facilement ils ppuiroient
donner moleste aux passaigiers et navigeans ausdites Indes.»
Quelques semaines plus tard, le 15 septembre 1556, Simon
Renard exposait de nouveau ses inquiétudes à son auguste
correspondante : (2) « Et y a en ce royaume, disoit-il, deux
Espaignols qu'ils offrent au Roy de France, avec peu de
gens, emprendre les Indes et les conquester. » Ce n'étaient
point là de vaines menaces. Des deux peuples qui se
disputaient alors la possession de l'Amérique, Portugais
et Espagnols , les premiers n'étaient pas assez nom-
breux même pour surveiller l'immense étendue des côtes
qui étaient censées leur appartenir, et si, résolument, ^1^
France avait voulu s'établir au Brésil, ils auraient été inca-
pables de lui résister.Les Espagnols étaient plus redoutables.
(1) Mémoires du cardinal de Grajïtbllb, t. IV, p. 659.
(2) Id. t. IV. p. 701.
216 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
mais Gharles-Quint et son fils Philippe II, avaient, dans leur
fiévreuse activité, dispersé leurs ressources et disséminé leurs
soldats sur tant de points différents ; ils avaient formé de si
gigantesques projets que, peu à peu, la nation s'épuisait sous
cet effort continu. L'Amérique presque tout entière leur
appartenait nominalement, mais, à l'exception du Pérou, du
Mexique, et de quelques Antilles, les autres contrées leur
échappaient. Si la France, comme le craignait Simon Renard,
avait eu la sagesse d'accepter les propositions de ces deux
Espagnols, traîtres à leurs pays, et si elle avait distrait au
profit du Brésil la minime partie de cette vitalité, de cette
exubérance de forces qu'elle dissipait au dehors, en mille
entreprises stériles, certes le Brésil nous appartiendrait
encore. Mais ni Henri II, ni ses conseillers, ni Coligny lui-
même ne soupçonnaient l'importance de cette acquisition
lointaine, et, par leur indifférence , ils allaient inaugurer la
longue série des fautes inavouables et des mécomptes cons-
tamment renouvelés qui constituent la triste histoire de nos
colonies.
Mieux inspiré que ses chefs, Villegaignon avait eu pourtant
une heureuse idée qui, bien exécutée, pouvait assurer au
Brésil Français un long avenir de prospérité. Il avait songé à
s'adresser directement au chef des Protestants Français, à
Calvin en personne, en le priant de lui envoyer un certain
nombre de colons destinés à faire souche d'honnêtes gens, et
à renouveler la population primitive. Ici se place dans la vie
de Villegaignon un singulier épisode, qui, de son vivant
même, fut discuté avec passion, et que les travaux de la cri-
tique moderne n'ont pas suffisamment élucidé. Il s'agit de
savoir si le vice-amiral, en recourant ainsi à Calvin, avait
renoncé au catholicisme, ou bien s'il conservait encore ses
convictions premières. Les écrivains protestants l'ont tous
accusé d'avoir, en cette circonstance, abjuré sa religion par
intérêt, et d'être, plus tard, revenu au catholicisme, quand
son intérêt lui conseilla cette seconde apostasie. Après l'avoir
comblé d'éloges jusqu'au jour oîi il parut s'éloigner des doc-
FONDATION DU PORT COLIGNY. 217
trines Romaines, ils Faccablent d'outrages à partir du mo-
ment où il revint aux doctrines de sa jeunesse. Ils affectent
même de le traîner dans la boue. Ils le surnomment le Gain
de FAmérique. Ils composent même contre lui des pam-
phlets (i) orduriers ou du moins grossiers. Les écrivains
catholiques au contraire n'ont jamais cessé de considérer
Villegaignon comme un ardent défenseur de leur cause. Ils
rappellent avec complaisance les grands services par lui
rendus à la cause de la chrétienté à Malte, devant Alger ou
en Hongrie; ils font remarquer qu'il expia une défaillance
momentanée par toute une vie d'abnégation et de sacrifices.
Nous n'avons pas la prétention d'instituer ici une controverse
théologique, d'autant plus que nous manquerions de compé-
tence ; au moins nous sera-t-il permis de soulever ce problême
historico-psychologique , et de rechercher de sang-froid,
puisque nous sommes désintéressé dans la question, si Ville-
gaignon a fait litière de ses opinions pour arriver à ses fins,
ou si les sanglants reproches qu'on lui adressa sont réellement
mérités.
Le protestantisme en France avait recruté des partisans
surtout dans la bourgeoisie et la petite noblesse de province.
Villegaignon, par son origine et son éducation, était très au
courant des opinions nouvelles. A l'exemple de beaucoup de
ses contemporains, le goût de la controverse religieuse l'en-
traîna sans doute plus loin qu'il n'am*ait voulu. Dans la cha-
leur de la discussion ou dans l'entraînement de l'improvisa-
tion, il aura peut-être présenté ses opinions de telle façon
qu'on les aura mal interprétées. Peut-être même aura-t-il
laissé entendre qu'il n'attendait qu'une occasion favorable
pour se convertir au protestantisme, et, comme on croit aisé-
ment ce qu'on désire, les écrivains du parti réformé, déçus
dans les espérances que leur avait fait entrevoir sa conver-
sion probable, n'ont pas caché leur dépit en apprenant qu'il
(1) Voir plus loin, troisième partie, § i.
218 HISTOIRE DT BRÉSIL FRANÇAIS.
restait catholique. En réalité Milegaignon ne s'eit jamais
prononcé ouYertement. Chevalin' de Malte, il était forcé de
(aire profession de catholicisme : il eût été de sa part plus
qu'imprudent de rompre avec un ordre puissant : de plus son
protecteur, le cardinal de Lorraine, était le chef avoué du
parti catholique; enfin Vill^aignon connaissait assez bien les
hommes et les choses, et avait une expérience suffisante pour
comprendre que la masse de la population et les fonc^on-
naires resteraient toujours en France invinciblement attachés
à la vieille religion. D'un autre côté, il avait besoin des pro-
testants pour ses futurs desseins, et ne se dissimulait pas
l'importance de l'appoint qu'ils apporteraient à sa colonie
brésiUenne par leur dévouement, par leur esprit d'entreprise
et leurs richesses. J'imaginerais plutôt que, déterminé à res-
ter catholique, Villegaignon avait l'intention de ménager en
même temps les protestants. Il ne demandait qu'à vivre en paix
avec les uns et avec les autres, car il avait également besoin
des catholiques et des protestants. Il appartenait à ce parti
qui naissait à peine, et ne devait acquérir d'importance
qu'une trentaine d'années plus tard (i), le parti des Politiques,
comme on les nomma : citoyens intelligents, en avance sur
leur siècle, grands esprits ou nobles cœurs qui auraient
voulu des concessions réciproques et répugnaient aux réso-
lutions extrêmes ; mais, en temps de crise, les modérés ont
toujours tort. On ne comprend ni leurs ménagements, ni
leurs hésitations. Leur indifférence passe pour de la dupli-
cité, et leurs tâtonnements sont taxés de fourberie. Villegai-
gnon devait être une des victimes de l'opinion. Les contem-
porains, qui ne comprenaient pas sa secrète pensée, lui ont
prêté leurs préjugés et leurs passions. Les uns n'ont pas
voulu admettre que son opinion n'était pas encore faite, et
(1) Mais, â ce moment, Villegaignon aura renoncé à ses idées
de tolérance, et sera fort compromis parmi les exagérés du parti
catholique.
FONDATION DU FORT COLIONY. 219
roat accusé de trahison ; les autres, quand il se prononça
décidément, T attaquèrent avec d'autant plus de violence
qu'ils avaient un moment compté sur son concours actif et
son utile appui.
En l'absence de tout document impartial, il est donc à peu
près impossible d'exposer les sentiments religieux de Ville-
gaignon. Au moins essaierons-nous, et cela en nous appuyant
sur des faits authentiques, de raconter ses hésitations et de
montrer comment catholiques ou protestants ont pu, à tour de
rôle, se méprendre sur ses véritables opinions.
Nous constaterons tout d'abord que Villegaignon était
encore catholique quand il quitta la France. Sans doute il
avait fait de nombreuses avances au parti protestant, et c'était
un des chefs de ce parti, l'amiral Goligny, qui patronait son
entreprise ; mais si réellement Villegaignon s'était décidé à
partir au Brésil par zèle pour le calvinisme qu'il aurait em-
brassé et pour ménager une retraite sûre à sas nouveaux
coreligionnaires, qu'avait-il besoin d'emporter des livres et
des ornements d'église cathoUque (i) ? Pourquoi des moines
et des prêtres l'accompagnaient-ils ? Pourquoi jusqu'au der-
nier moment, suivit-il les offices avec régularité, et pratiqua-
-t-il toutes les cérémonies extérieures du catholicisme ! Enfin
et surtout pourquoi les deux tiers au moins de son équipage
et de ses colons appartenaient-ils à l'ancien culte ? Il lui eût
été pourtant bien facile de n'amener avec lui que des protes-
tants, ou tout au moins de laisser en France les livres, les
ornements d'Eglise et les prêtres catholiques. De plus, une
fois débarqué en Amérique, il se serait empressé de rompre
avec les prêtres catholiques et d'adopter les pratiques nou-
velles. Or il n'en fit rien. Jamais il n'inquiéta dans l'exercice
de leur religion ceux de ses hommes qui appartenaient au
catholicisme. Jamais il ne se sépara de Thevet, de Gointa et
(1) Mémoires de Claude Haton, ouv. cit.
220 HISTOIRE DU BaÉSIL FRAXÇAIS.
des autres prêtres, pas plus que des livres théologiques,
dont il faisait au contraire sa lecture habituelle. Eafin son
premier acte, en arrivant au Brésil, fut de prier Thevet de
recevoir sa confession et de lui administrer la communion
dans la messe solennelle de la (i) Noël (1555).
Ville^^aignon était donc catholique pratiquant quand il
quitta l'Europe, et catholique resta-t-il lorsqu*il débarqua au
Brésil. Mais conserva-t-il toujours la pureté et l'intégrité de
sa foi ? N*inclina-t-il pas à un certain moment vers les doc-
trines nouvelles? Nous avouerons ici qu'il nous faut recon-
naître à tout le moins de singulières hésitations dans sa
conduite ultérieure : non pas qu'il ait précisément fait profes-
sion de calvinisme, mais il pencha très-fort de ce côté, et
quand, plus tard, il répudia toute idée de conversion, et
devint le champion déterminé de la religion officielle, il avait
néanmoins par ses imprudences donné sur lui assez de prise
pour que ses ennemis aient presque eu le droit de l'accuser
d'apostasie.
Gomment s'opéra cette pseudo-conversion ? Les protestants
formaient à peu près le tiers des émigrants, et ils constituaient
la partie intelligente et surtout morale de la colonie ; car ils
s'étaient jusqu'alors recrutés surtout dans la petite noblesse
de province et les classes bourgeoises. Tous les officiers et
les principaux colons appartenaient donc au protestantisme.
Gomme Villegaignon, en quittant l'Europe, leur avait promis-
la liberté de conscience, ils s'exprimaient ouvertement, même
en sa présence, sur le dogme ou les cérémonies au sujet des-
quels la scission s'était opérée entre les deux religions. Ces
questions de controverse religieuse ne nous passionnent plus
aujourd'hui, parce que, d'un commun accord, on évite de les
soulever ; mais nous n'apprendrons rien à personne en rap-
pelant ici l'aigreur et la vivacité des discussions sur ce point,
quand par hasard il s'en élève entre personnes du même
(1) Thbvit, Singularités de la France antarctique.
FONDATION DU FOUT COLIGNY. 221
monde et de la même instruction. Au milieu du XVP siècle
ces intéressants problèmes occupaient tous les esprits: On
les discutait avec autant de feu et de passion qiie nous dis-
cutons aujourd'hui les questions d'économie sociale ou poli-
tique. Par malheur la discussion ne restait pas toujours dans
les hauteurs sereines de la théorie, et aux arguments théolo-
giques succédaient trop souvent les coups de force et les
démonstrations brutales. Villegaignon et les protestants qui
l'entouraient aimaient à soulever ces redoutables problèmes.
Ils recherchaient même la discussion sur ces brûlantes ma-
tières. Quelques-unes des objections de ses contradicteurs
firent sur l'esprit du vice-amiral une vive impression. La
lecture attentive de la Bible et des pères acheva de le trou-
bler. Jean Gointa, le docteur en Sorbonne, sur les opinions
duquel il aimait à s'appuyer, assistait la plupart du temps à
ces tournois théologiques. C'était un esprit inquiet, dont les
croyances étaient mal assises. Les objections des protestants
l'avaient d'abord irrité, puis ému. Le doute s'empara de lui.
Au lieu de soutenir Villegaignon et de l'encourager à la
résistance, il augmenta son trouble. Quanta Thevet, il appar-
tenait, sans doute, à l'école de ceux qui, de parti pris, repous-
sent toute discussion. Il ne semble pas avoir pris part à ces
<iébats théolo^iques, et, si parfois il y intervint, ce fut pour
commander et jamais pour discuter. Or Villegaignon avait
alors besoin non pas d'ordres impératifs mais de raisonne-
ments. Il voulut tenter une expérience. Puisque ses conseil-
lers naturels, Cointa et Thevet, ou bien l'abandonnaient, ou
bien ne le secondaient pas, il écouta ses officiers protestants,
et forma le projet de demander à Calvin, son ancien condis-
ciple à l'Université de Paris, un ministre pour éclaircir ses
doutes et rendre le repos à sa conscience.
2f2 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
LES COLONS GENEVOIS.
I. — Arrivée des Cîolons.
Villegaignon venait de prendre une grave détermination en
s'adressant ainsi à Genève. Sans doute il ne rompait pas
encore avec le catholicisme, mais il faisait une avance au parti
opposé, et, de la part d'un défenseur officiel du vieux culte,
cette démarche devait avoir et eut un grand retentissement.
Il est vrai que le vice-amiral essaya d'en atténuer les consé-
quences en demandant de nouveaux colons en même temps
qu'un nouveau ministre. Il espérait peut-être que l'arrivée de
ces émigrants ferait oublier la présence au milieu d'eux d'un
ministre. Cette petite habileté ne réussit pas. Les Catholiques
se persuadèrent que Villegaignon les trahissait, et les Protes-
tants de leur côté acceptèrent avec empressement cette ouver-
ture, convaincus qu'elle était comme la préparation et l'annonce
de la conversion prochaine du vice-roi de la France antarctique.
Ainsi que l'écrit (1) Léry : c II écrivit et envoya expressément
homme à Genève, requérant l'Eglise et les ministi'es dudit
lieu de luy ayder et le secourir autant qu'il leur serait possible
en ceste sienne tant saincte entreprise. Mais surtout, afin de
poursuyvre et advancer en diligence l'œuvre qu'il avoitentre-
prius, et qu'il désiroit, disoit-il, de continuer de toutes ses
forces, il prioit instamment, non-seulement que on luy
envoyast des ministres de la parole de Dieu : mais aussi pour
tant mieux reformer luy et ses gens, et mesme pour attirer les
sauvages à la cognoissance de leur salut, que quelque nombre
(1) LÉRT, oQv. cit. S i.
LES COLONS GENEVOIS. 223
d'autres personnages bien instruits en la religion chrestienne
accompagnassent lesdits ministres pour l'aller trouver. » Cres-
pin (1) est également afflrmatif : « Aceste cause en la plus grande
diligence qu'il lui fut possible, fit entendre aux ministres de
Genève la nécessité des pasteurs et moissonneurs où il estoit :
s'estant retiré là seulement pour entendre les loix et ordon-
nances de Dieu. Et attendu que de longtemps il avait conceu
une sainte opinion de leur vie et reformation de la religion
chrestienne, il avoit prins la hardiesse de les prier comme
ses frères, de luy vouloir prester secours, faveur, conseil et
ayde. »
Depuis que Calvin s'était retiré à Genève, cette ville était
devenue comme la citadelle du Protestantisme. A cette source
brûlante de conviction et d'éloquence venaient puiser leurs
inspirations d'ardents missionnaires, qui répandaient ensuite
au loin la doctrine et les idées du Réformateur. Fiers du rôle
qu'ils jouaient, les Genevois se prêtaient aux volontés souvent
despotiques du maître qu'ils s'étaient choisi. Au premier signal
ils couraient exécuter ses ordres, et n'hésitaient pas à s'expa-
trier pour lui plaire. Villegaignon qui connaissait et ces dis-
positions des Genevois et le caractère de Calvin, pensa qu'ils
répondraient à son appel, et, de la sorte, moitié par désir de
connaître à fond les doctrines nouvelles dont on lui parlait
tant, moitié pour augmenter les ressources et assurer l'avenir
de la colonie, il prit cette hardie résolution qui devait lui
causer tant d'ennuis, et ruiner à jamais le Brésil français.
Calvin accueiUit avec plaisir la proposition très inattendue
de son ancien condisciple. C'était pour lui tout à la fois une
satisfaction d'amour-propre et un apaisement de conscience
que la pensée de propager sa doctrine au Nouveau Monde par
l'intermédiaire d'un chevalier de Malte. Il assembla aussitôt
le Conseil, lui communiqua la lettre de Villegaignon, et, après
avoir obtenu son assentiment, s'occupa d'organiser l'expé-
dition.
(2) Gbespin, GUY. cit. p. 404.
22 i HISTOIHE DU BRÉSIL KRANÇAIS.
Il y avait alors à Genève un vieux gentilhomme français,
nommé Dupont de Corguilleray, protestant convaincu qui avait
cru trouver auprès de Calvin un asile et le repos. Goligny.
dont il avait été le voisin de campagne à Ghàtillon-sur-Loing,
faisait grand cas de ses vertus (1) et de son caractère. Bien
qu'il fût déjà sur le déclin de Tâge, Calvin pensa que, par zèle
pour les intérêts de la religion, il consentirait à conduire au
Brésil les colons genevois, et apporterait à Villegaignon le
concours de l'expérience et l'autorité de son nom. Corguilleray
accepta sans hésitation, « quoy(2) qu'il fust ia vieil et caduc, si
est-ce que pour la bonne affection qu'il avoit de s'employer à
un si bon œuvre, postposant, et mettant en arrière tous ses
autres affaires, mesmes laissant ses enfants et sa famille
de si loin, il accorda de faire ce qu'on requérait de lui. »
Calvin s'occupa ensuite de trouver des ministres de la parole
divine. Il n'avait pour ainsi dire que l'embarras du choix, car
de nombreux solliciteurs se pressaient autour de lui, fiers
d'exécuter ses ordres et de porter à ces peuples inconnus
les doctrines dont ils étaient comme pénétrés. L'apôtre du
Protestantisme choisit un homme de cinquante ans, Pierre
Richier, et un jeune pasteur, Guillaume Chartier, qui n'en
avait que trente. Il espérait que le sens rassis du premier
atténuerait la fougue du second, et qu'ils se compléteraient l'un
et l'autre par leurs qualités contradictoires. Richier était un
ancien carme déchaussé, docteur en théologie, qui n'avait
abjuré qu'après mûre réflexion, et apportait dans ses nouvelles
fonctions une conviction raisonnée. Il était érudit et disert,
bien que trop porté à abuser des formules scholastiques, calme
et froid, mais d'une froideur qui n'excluait pas la passion, car
il attaqua plus tard Villegaignon avec un acharnement extra-
(1) Haa.g. France Protestante. Article Dupont de Corguilleray.
Cf. La Popellinière. Histoire des trois mondes^ p. 6.
(2) LÉRY, ouv. cité, § I.
LES COLONS GENEVOIS. 225
ordinaire, et lança contre lui de violents factums (1). Quant à
Guillaume Ghartier il avait toute Tardeur du néophyte, et
partait pour le Brésil bien résolu à y mourir, s'il le fallait,
pour assurer le triomphe de la bonne cause : admirable instru-
ment de propagande, que Calvin avait choisi en connaissance
de cause; peut-être était-il trop raide dans ses manières, trop
absolu dans ses idées, mais n'était-ce pas comme le signe
distinctif des disciples immédiats de Calvin, vraies barres
d'acier que rien ne pouvait faire plier?
Après les chefs il fallait songer aux simples colons. L'envoyé
de Villegaignon avait raconté aux Genevois monts et merveilles
sur le Brésil. Il n'avait cessé de vanter les ressources du sol,
la beauté du climat, les inépuisables richesses des forêts. Il
s'était engagé en outre, au nom de son maître, à largement
payer tous ceux qui consentiraient à l'accompagner au Nouveau
Monde. Il avait promis « de donner (2) honnestes gages aux
artisans, pensions aux femmes de ceux qui seroyent mariez,
aux autres entretenemens de toutes choses, qui leur seroyent
nécessaires pour la vie : et mesme octroi de retourner libre-
ment en France, le cas avenant qu'ils ne se trouvassent bien,
ou qu'on ne les voulust recevoir selon les promesses faites en
en pleine assemblée au dit lieu de Genève. » Mais les Genevois
ne se fiaient pas à ces belles paroles. A tort ou à raison Ville-
gaignon ne leur inspirait aucune sympathie, et le Brésil leur
paraissait une région dangereuse. D'ailleurs Dupont de Cor-
guilleray, qui ne voulait tromper personne, et tenait beaucoup
plus à la qualité qu'au nombre des futurs colons, ne cachait
ni les inconvénients ni les dangers de l'expédition projetée. Il
(1) Libri duo apologetici contra N, Durandum qui se cognonimai
Yillagagnonem, 1561. Réfutation des folles resveries et mensonges
de N, Durand, dict le chevalier de Villegaignon. 1562. Brief
sommaire des traditions de Calvin etc. Cf. Haag. France Protes-
tante. Article Richier.
(2) Crespin. ouv. cit. p. 406.
15
226 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
exagérait même la longueur du chemin : « il adioustoit (1)
qu'estant par\'enu en ceste terre d'Amérique, il se faudroit
contenter de manger, au lieu de pain, d'une certaine farine
laite de racine, et quant au vin, nulles nouvelles aussi tous
ceux qui aymans mieux la théorique que la pratique de ces
choses, n'ayans pas volonté de changer d'air, d'endurer les
flots de la mer, la chaleur de la zone torride, ni de veoir le *
Pôle antarctique, ne voulurent point entrer en Uce, ni s'enroller
et embarquer en tel voyage. » Mais Calvin avait parlé : ses
moindres désirs étaient des ordres pour les Genevois. Onze
d'entre eux se décidèrent à suivre au Brésil Corguiileray et
les deux ministres. On a conservé leurs noms : Pierre Bordon,
Mathieu Veraeuil (2), Jean Dubordel (3;, André Lafon, Nicolas
Denis, Jean Gardien, Martin David, Nicolas Raviquet, Nicolas
Carmeau^ Jacques Rousseau et Jean de Léry. Pour la plupart
c*étaient des artisans ; car Villegaignon avait expressément
recommandé que les nouveaux colons pussent lui rendre des
services matériels : ainsi Bordon était tourneur, Verneuil
menuisier, Dubordel coutelier, etc.
Le plus intelligent des colons, le seul qui n'exerçât pas de
profession, bien que Thevet ait plus tard essayé de tourner
en plaisanterie son talent de cordonnier, était Jean de Lery,
le futur historien de l'expédition. C'était un jeune Bourgui-
gnon, né en 1534 à la Margelle-Saint-Seine (4), dont les pa-
rents avaient de bonne heure embrassé le protestantisme, et
qui, pour obéir à une iiTésistible vocation, était allé à Genève
étudier la théologie. Il s'attacha aux pas de Calvin, et suivit
ses cours de théologie, ses prédications et son enseignement.
(1) LÉRY, CUV. cit. § II.
(2) Vermeil d'après Crespin ôt Thevet : nous avons suiti les indi-
cations de Léry.
(3) Bourdel d'après Thevet.
(4) Département de laCôte-d'Or.
LES COLONS GENEVOIS. 227
On (1) a prétendu que Calvin lui avait conféré les ordres
sacrés dès Tâge de vingt et un ans : mais telle n'était pas
l'habitude de Réformateur. D'ailleurs Léry a pris soin de
déclarer dans son ouvrage (2) que les deux pasteurs étaient
Richier et Chartier, et que lui « tant pour la bonne volonté
que Dieu lui avoit donnée dès lors de servir à sa gloire, que
curieux de voir ce monde nouveau, fut de la partie. » Il
n'était donc et ne pouvait être en 1555 qu'étudiant en théolo-
gie. Il se préparait, sans doute, à consacrer à la prédication
du nouvel Evangile l'ardeur et la foi qui débordaient en lui,
mais il était trop jeune encore pour devenir un des acolytes
immédiats du Réformateur.
Le 10 septembre 1556, les quatorze Calvinistes quittèrent
Genève après avoir reçu les dernières instructions et les béné-
dictions de Calvin. Ils n'étaient certes pas nombreux, mais
tous résolus : moins des colons que des missionnaires dé-
terminés à fonder en Amérique comme une succursale de
Grenève. Il semble que les écrivains contemporains n'ont pas
compris importance de ce départ. Ils se contentent d'enre-
gistrer le fait, mais sans le faire suivre d'aucune réflexion.
N'était-ce pas cependant une démarche singulière de la part
du représentant officiel de la couronne au Nouveau Monde
que d'appeler à lui des hérétiques? La liberté religieuse pros-
crite dans l'ancien continent allait- elle donc s'établir en Amé-
rique ? Aussi les Genevois avaient-ils grand hâte d'arriver à
cette terre promise. Ils le désiraient d'autant plus vivement
qu'ils craignirent un instant que leur voyage ne fut arrêté dès
le début, au moment même où ils traversaient la France pour
aller chercher sur les côtes de Normandie le vaisseau qui les
conduirait au Brésil. La guerre venait en effet d'éclater de
nouveau entre la France et l'Espagne. Henri II avait signé une
alliance offensive et défensive avec le pape Paul IV, vieillard
(1) Senebier. Histoire littéraire de Genève, t. II, p. 28-
(2) LÉRY, ouv. cit. § I.
22^8 HISTOIUE DU BUÉSIL FRANÇAIS.
plein de zèle pour l'Eglise, mais dur, violent, tout disposé
aux mesures extrêmes. Il était à craindre que la persécution
protestante ne fût le prix de cette alliance. Aussi quand les Ge-
nevois passèrent à Châiillon-sur-Loing pour y présenter leurs
hommages à Goligny, ce dernier les engagea très-fort à per-
sévérer dans leur entreprise, mais à ne point s'attarder en
France.
Nos Genevois restèrent pourtant un mois entier à Paris.
Ils y furent rejoints par quelques coreligionnaires, « car (1)
pour lors les feux estoient allumez par tous les quartiers de
France, qui esmeut plusieurs personnes de bon zèle et affec-
tion à s'assurer à la compagnie des ministres ». C'étaient des
Parisiens, des Champenois et des Normands : les premiers
étaient attirés par l'attrait de la nouveauté ; les seconds son-
geaient au Brésil parce que Villegaignon était leur compa-
triote ; quant aux Normands ils étaient tout disposés par leur
caractère et leurs habitudes aux lointains voyages. Peu à peu
la petite troupe grossissait et devenait importante. Tous en-
semble se rendirent à Rouen, et, de là, à Honfleur qu'on leur
avait désigné comme port d'embarquement.
Le roi Henri II venait de se décider à envoyer une seconde
escadre au Brésil, et il en avait confié le commandement au
propre neveu de Villegaignon, au capitaine Bois le Comte.
Le roi non seulement donnait à Bois le Comte trois beaux
navires, mais encore prenait à sa charge tous les frais d'équi-
pement et d'armement. Il avait fini par s'intéresser à l'entre-
prise, et d'ailleurs, puisqu'il était en guerre avec l'Espagne,
et n'ignorait pas combien ses ennemis redoutaient l'immixtion
de la France dans les affaires américaines, n'était-ce pas un
acte de bonne politique que de favoriser une expédition qui
les mécontentait si fort? Le plus singulier c'est que les redou-
tables questions religieuses qui se débattaient alors semblent
avoir été laissées de côté par les intéressés. On ne voulait
^1) CRK6P1N', ouv. cit. p. 407.
i
LES COLONS GENEVOIS. 229
pas s*inquiéter des croyances religieuses des émigraiits. Co-
ligny d'un côté encourageait les Genevois et tous ses coreli-
gionnaires de France à partir pour le Brésil, car il croyait à
la tolérance de Villegaignon; Henri II, d'un autre côté, inter-
venait personnellement dans les préparatifs de Texpédition,
car il continuait à avoir confiance en Villegaignon, et le
croyait, comme par le passé, un fervent défenseur du catho-
licisme. Autrement il l'aurait destitué au lieu de lui envoyer
des renforts. Goligny et le roi étaient donc également per-
suadés que le vice-amiral leur appartenait. Est-ce à dire qu'il
les avait trompés tous les deux ? En réalité la confusion la
plus grande régnait dans les esprits. On s'attendait à de
graves événements, et on affectait une ignorance qui n'existait
pas. Comme à toutes les époques troublées, on ne croyait que
ce qu'on avait intérêt à croire. Villegaignon sera bientôt la
victime de cette fausse situation, et, par malheur, il entraî-
nera dans sa ruine la France brésilienne.
La petite flotte mit à la voile le 19 novembre 1556. Elle se
composait de trois navires. Le plus grand s'appelait la Grande
Roberge. Son capitaine était Sainte-Marie de l'Epine. Il avait
pour pilotes Jean Humbert et Jean le Menu, tous deux de
Honfleur. Cent vingt personnes, matelots, soldats ou colons,
formaient son équipage. Le plus petit mais le meilleur voilier,
la Petite Roberge, avec quatre-vingts hommes d'équipage,
portait le pavillon de Bois le Comte. Le troisième navire s'ap-
pelait, du nom de son capitaine, la Rosée. Il était monté par
quatre-vingt-dix personnes, dont six jeunes gens destinés à
servir d'interprètes, et cinq jeunes filles sous la direction
d'une femme plus âgée. Elles devaient se marier au Brésil.
On ne sait si elles partirent volontairement ou si c'étaient des
condamnées, auxquelles on permettait de se réhabiliter par
leur travail et leur bonne conduite. Ce furent les premières
Françaises qui passèrent au Brésil, « dont les sauvages dudit
pays, écrit naïvement Léry (1) n'en ayans iamais veu aupara-
(1) LÉRY, OUV. cit. § II.
280 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
vant de vestues, lurent bien esbahis à leur arrivée ». On com-
mençait à comprendre que Tunique moyen de retenir des
émigrants sur une terre étrangère était de les y rattacher par
les liens de la famille. Il est fâcheux que l'expérience n'ait
pas été tentée sur des proportions plus étendues. Six femmes
pour une population de plusieurs centaines d'hommes ne suf-
fisaient pas à constituer une famille sérieuse, et pouvaient,
au contraire, créer par leur petit nombre et les passions
qu'elles exciteraient de sérieuses difficultés . On peut juger
des scènes effroyables de jalousie ou des disputes atroces dont
elles seraient Toccasion par ce qui est arrivé en Californie
aux premiers jours de la découverte des gisements aurifères,
et par ce qui se passe journellement au Colorado, (1) et dans
toutes les régions où les femmes ne sont pas assez nom-
breuses pour adoucir les mœurs par les doux liens de l'habi-
tude. Mais on était alors dans la période des tâtonnements en
matière de colonisation, et, à tout prendre, c'était un réel
progrès que d'avoir décidé l'austère Villegaignon à consentir
à la présence de quelques Françaises au milieu de ses
hommes.
Léry nous a conservé la relation du voyage de ces deux
cent quatre-vingt-dix nouveaux colons. Elle est fort curieuse
parce qu'elle donne sur les usages maritimes de l'époque des
détails cractéristiques. La loi du plus fort régnait alors sur
la mer. Tout navire rencontré au large était considéré comme
une proie par celui qui était le mieux armé, comme un danger
par celui qui se sentait le plus faible. On ne soupçonnait seu-
lement pas les règles du droit international, admises aiyour-
d'hui par tous les peuples civilisés. Le pavillon national
n'était qu'une faible sauvegarde. Chaque nôvire devait porter
avec lui ses garanties. Aussi partait-on pour une entreprise
de commerce comme pour une expédition de guerre. Tous les
(1) Hepworth Dixon. La Nouvelle Amérique. Trad. Chasles,
p. 225-231.
LES COLONS GENEVOIS. 231
bâtiments portaient des canons, comme en ont encore aujour-
d'hui'ceux qui voyagent dans les mers chinoises et malaises
infestées par les pirates. « De même (1) que l'anarchie féodale
avait enfanté sur terre des bandes d'aventuriers et de bri-
gands mercenaires, qui, sous le nom de brabançons, de
routiers, de grandes compagnies, de condottieri entraient au
service de qui les voulait payer, et rançonnaient également
amis et ennemis, de même la mer était couverte de corsaires
qui, en temps de guerre, se mettaient à la solde des puissances
belligérantes; la paix venue, ils continuaient leur métier,
leur seul moyen d'existence. Vrais loups de mer, ils n'a-
vaient d'autre patrie que leur nef, d'autre loi que le sabre
et la poudre ». Les équipages de Bois le Conte étaient en
grande partie recrutés parmi ces aventuriers. Tacitement
encouragés par leur chef, qui les laissait faire parce qu'il
partageait leurs profits, fiers de leur formidable artillerie (2),
ils commirent sur toute leur route dé véritables actes de bri-
gandages, pour lesquels ils seraient aujourd'hui condamnés
par tous les tribunaux.
A peine les trois vaisseaux, après avoir longé les côtes
anglaises, avaient-ils pénétré dans l'Océan qu'îU rencontrèrent
deux navires marchands, de nationalité anglaise, qui reve-
naient d'Espagne chargés de riches productions de ce pays.
On était alors en guerre avec l'Angleterre, dont la reine, Marie
Tudor, avait signé avec l'Espagne une alliance offensive et
défensive contre la France. Bois le Comte avait donc le droit
d'arrêter ces deux navires, mais non celui de les piller, et
c'est pourtant ce qu'il ordonna, parce qu'il était le plus fort,
(1) PuiSEUx. Charte relative à Vhistoire maritime de la Nar~
mandie au XVI, siècle. Société des antiqiiaii^s de Nornàandie,
1852, p. 7.
(2) LÉRY, ouv. cit. § II. « n y avoit dix huit pidce» de bronze, et
plus de treutea berches et mousquets de fer, sans les autres muni-
tions de guerre, en celuy où l'estois. »
23^ HISTOIRE DU BHÉSIL FRANÇAIS.
et, comme le dit Léry avec uiie ironie mélancolique, « parce (i)
que i'ay veu pratiquer sur mer ce qui se fait le plus souvent
en terre : assavoir que celuy qui a les armes au poing, et qui
est le plus fort, l'emporte et donne la loi à ses compagnons.»
Dupont de Corguilleray et les deux ministres genevois ne
purent cacher leur étonnement et leur indignation, quand ils
assistèrent, malgré eux, à cette scène de pillage éhonté. Ils
essayèrent de représenter à Bois le Comte et à ses honmies
toute rindignité de leur conduite, mais leurs observations
furent inutiles. Quelques-uns essayèrent de se retrancher der-
rière les instructions de Villegaignon ; certains matelots « dé-
clarèrent (2) apertement que c'estoit le défaut de vivres qui les
contraignoit ce faire » ; mais ce n'étaient là que de mauvaises
défaites. D'autres plus francs leur répondirent « (3) que c'est
la guerre et la coustume, et qu'ils se faut accommoder ». Il
s'en trouva même qui accueillirent fort mal leurs observations,
et les accablèrent d'injures au lieu de raisons. « Aussi les
ministres et autres eurent-ils la bouche close de là en après,
sans oser peu ou point reprendre le faict des mariniers, et
encores, ce qu'ils en parloyent familièrement, estoit prins en
dérision et moquerie (4) ».
Le voyage fut marqué par plusieurs incidents de même
nature. Sur toute sa route l'escadre de Bois le Conte continua
« àdégraisser», suivant la pittoresque expression d'Aubigné, (5)
les navires qu'elle rencontra. Le 5 décembre, à la hauteur du
cap Saint- Vincent, un navire irlandais fut arrêté, auquel on
se contenta de prendre quelques tonneaux de vin d'Espagne,
des figues et des oranges. Le 12, l'escadre arrivait en vue des
(1) LÉRY, id. id.
(2) LÉRY, CUV. cit. § II.
(3) LÉRY, id. id.
(4) Crsspin, ouv. cit. p. 408.
(5) D*AvBiQf^±, Histoire universelle , liv. I. §. xvi. éd. 1616. p. 41.
LES COLONS GENEVOIS. 233
Canaries. Une vingtaine de soldats et de matelots descendirent
à terre dans l'espoir de faire du butin. Les Espagnols étaient
sur leurs gardes, car ils se souvenaient encore de l'affaire
de Villegaignon, et • ils les rembarrèrent (1) de telle façon
qu'au lieu de mettre pied à terre, ils n'eurent que haste de se
retirer en mer » ; mais ils se vengèrent en prenant une cara-
velle de pêcheurs, dont ils emportèrent jusqu'aux voiles, et
qu'ils coulèrent à fond en la quiltant. Ils étaient tellement
furieux d'avoir été prévenus dans leurs projets que, malgré
les vents qui devenaient défavorables, ils croisèrent trois
jours entiers dans ces parages, attendant l'occasion de s'em-
parer de quelque navire ou d'opérer une descente. Le mer-
credi 16 décembre, le vent changea brusquement. Une des
barques qu'on avait envoyées pour surveiller la côte chavira
et les deux hommes qui la montaient faillirent périr. Bois le
Comte ordonna de lever les ancres et de continuer le voyage,
mais en passant à travers l'archipel. Dès le surlendemain, 18
décembre, la Gran Ganaria était en vue, et Léry ainsi que les
colons qui n'avaient pas encore navigué admiraient le magni-
fique spectacle que présente le pic de Téjiérilfe avec sa cime
neigeuse et ses ilancs verdoyants. Bois le Conte se préoccu-
pait médiocrement des beautés du paysage. Il aurait voulu
débarquer pour renouveler ses provisions d'eau et ses vivres
frais, mais l'éveil était donné. Les Espagnols faisaient bonne
garde. On les voyait suivre sur le rivage les mouvements de
l'escadre. D'ailleui-s le vent était contraire. Bois le Conte dut
renoncer à ses projets, et ordonna de prendre le large.
Le dimanche 20 décembre, une caravelle portugaise fut
signalée. Elle était sous le vent et ne pouvait échapper à la
poursuite de l'escadre. Elle ne l'essaya même pas, et vint se
ranger à bord de la Pelitc Roberge. Bois le Comte en cette cir-
constance avait au moins l'excuse des représailles. On sait que
les marins portugais, quand ils étaient en force, ne ména-
(1) LÉRT, ônv. cit. % n.
9M HISTOiRE ne BRÉSIL rRA3tCJUS.
gesiïeni pa» ceux de notre nation : c Qr, en vouloient-îls i ces
naiionsif écrit la Popellinière (1), pour ce qu'elles défendent
aux François sur tous la descente es ferres qu'ils disent avoir
premiers descouverts jusques à avoir escorché vifs et
autrement tyrannisé nombre de François nommément de
Normandie plus coustumiers à ce voya^ qu'aultres^ lesquels
ne s'y trouvèrent les plus fins ny les plus forts. » Bois le
Comte était donc fondé jusqu'à un certain point à considérer
comme de bonne prise le navire portugais. S'il s'était con*
tenté de le joindre aux siens, et de l'emmener au Brésil,
certes nous ne trouverions rien à redire à cet acte, quelque
illégal qu'il fût, puisque nous n'étions pas en guerre avec le
Portugal : mais il trouva moyen d'aggraver cet acte de pira-
terie par l'odieux traitement qu'il fit subir à ses prisonniers.
Le capitaine de la caravelle portugaise, comprenant tout
do suite à qui il avait affaire, n'essaya pas de l'apitoyer sur
son sort en le suppliant de lui rendre son navire. Comme il
connaissait les us et coutumes de l'Océan et que, sans aucun
doute, il ne se serait pas comporté autrement s'il l'avait pu,
il pria seulement Bois le Comte de lui confier une barque et
quelques matelots déterminés, se faisant fort de capturer un
autre navire, cas auquel on lui rendrait le sien. La proposi-
tion était originale. Le commandant de l'escadre l'agréa, et
donna au Portugais une barque avec vingt^six soldats, qui prît
la tôte du convoi.
Le 25 décembre, nos écumeurs de mer rencontrèrent une
caravelle espagnole, chargée de sel, et s'en emparèrent après
une courte résistance. Bois le Comte la considérant comme
de bonne prise y fit immédiatement passer une partie de ses
hommes, et la joignit à son escadre. Strictement fidèle à sa
promesse, il rendit au Portugais son navire, mais il aurait
été plus humain en immolant tout de suite ses compagnons
et lui. En effet « nos mariniers (2) (cruels qu'ils furent en cest
(l) La PoPELLiNiàits. Histoire des trois motides, 8*« partie, p. 3.
(d) LArt, ouv, cit. § u.
LES COLONS GENEVOIS. 285
endroit) ayans mis tous les Espagnols, dépossédez de la leur,
pesle mesle parmi les Portugalois, non seulement ils ne lais-
sèrent morceau de biscuit ni d'autres vivres à ces pauvres
gens, mais qui pis est, leur ayant deschiré leurs voiles, et
mesme esté leur petit basteau, sans lequel toutes fois ils ne
pouvoient approcher ni aborder terre, ie croy, par manière
de dire, qu'il eust mieux valu les mettre en fond, que les
laisser en tel estât. Et de faict estans ainsi demeurez à la
merci de Feau, si quelque barque ne survint pour les secou-
rir, il est certain ou qu'ils furent enfin submergez, ou qu'ils
moururent de faim. » Telles étaient les mœurs maritimes du
XVP siècle ! Aussi que de drames inconnus, que d'émou-
vantes péripéties à jamais ignorées eurent alors pour uniques
témoins les abîmes de l'Océan ! Il est vrai que les Genevois
protestèrent contre cet acte inique, mais ils ne formaient
qu'une infime minorité, et leur voix se perdit sans écho. Au
moins a-t-elle retenti dans l'histoire, et la postérité condam-
nera, comme l'avait fait Léry, la barbarie du commandant
français.
A défaut de sentiments philantropiques, Bois le Comte
avait l'intelligence nette et précise de ses affaires. Il suivait
en ce moment une des routes fréquentées par les navires de
commerce portugais et espagnols, et, comme il se sentait en
force, il se gardait bien ^e s'en écarter. L'opération était
excellente. Les Portugais et les Espagnols n'étaient pas habi-
tués à rencontrer dans cette direction des navires français et
ils s'y étaient engagés en toute sécurité. Le 26 décembre, on
signala un navire portugais. Les matelots avaient grande
envie de le piller encore, mais Bois le Comte inclina cette
fois vers la clémence. Il se contenta de « quelques respects,
et (1) on les laissa aller sans leur rien oster. » Le 29 décem-
bre, ce fut le tour d'un bâtiment espagnol. « Il luy (2) ftit
(1) LÉRY, CUV. cit. § II.
(2) LÉRY, id. id.
236 HISTOIRE DD BRESIL FRANÇAIS.
pris du vin, du biscuit et d'autres victuailles ; mais surtout le
capitaine regretta merveilleusement une poule qu'on luyosta»
car, comme il disoit, quelque tourmente qu'il fist, ne laissant
point de pondre, elle luy fournissait tous les iours un œuf
frais dans son vaisseau. » Les navires français étaient sans
doute surchargés, et le pillage devenait impossible ; autre-
ment on ne s'expliquerait pas que Bois le Comte ait ainsi
laissé échapper cette double prise.
Le plus singulier, c'est que Léry et ses compagnons s'habi-
tuaient insensiblenrent à ces prouesses. De même que, dans
un roman célèbre, le jeune Hermann Schulz ne peut s'empê-
cher de rendre justice aux vaillants compagnons d'Hadji
Stavros, le roi des Montagnes, ainsi les Genevois admiraient
avec naïveté la bravoure des équipages. Lorsque, le dimanche
4 janvier 1557, l'homme en vigie au sommet du grand mât
eut signalé à l'horizon cinq caravelles, et que nos matelots,
joyeux de cette aubaine inattendue, firent le branle-bas de
combat, et se disposèrent à tomber sur cette flotte, Léry décrit
avec animation leurs préparatifs, et partage presque leur
déconvenue quant la flotte signalée eut disparu. Il ajoute,
comme pour s'excuser de ce mouvement dont il rougit:
« Néantmoins (1) nos capitaines, maistres, soldats et mariniers
la pluspart Normans, nation aussi vaillante et belliqueuse
sur mer qu'autre qui se trouve #iujourd'hui voyageant sur
l'Océan, avoyent en cest equippage non seulement résolu
d'attaquer et combattre l'armée navale du Roy de Portugal,
si nous l'eussions rencontrée, mais aussi se promettoient d'en
remporter la victoire. »
Depuis plusieurs semaines on était en mer, et, comme on
n'avait pu aborder nulle part, on commençait à souffrir du
manque d'eau. Les provisions en étaient presque épuisées,
et le peu qui restait, distribué d'une main avare, répugnait
tellement au goût « qu'il n'y avoit si bon cueur qui n'en cra-
(1) LXRY, CUV. cit. § II.
LES COLONb GENEVOIS. 237
chast: mais, qui estoit bien encore le pis, quand on en
beuvoit, il falloit tenir la tasse d'une main, à cause de la
puanteur, boucher le nez de Tàutre ». Les vivres se faisaient
rares, et le biscuit tombait en miettes. La chaleur devenait
intolérable ; des grains fréquents tombaient sur les navires,
et décourageaient les équipages. Il était grand temps de
débarquer, ou sinon le scorbut allait éclater et les matelots
ou soldats refuseraient tout travail. Par bonheur un vent
favorable poussait Tescadre vers la côte américaine, qui fut
signalée le 26 février 1557, à huit heures du matin. Aussitôt
les équipages poussèrent des cris de joie, et, le soir du même
jour, ils jetaient Tancre à une demie-lieue du rivage, tout
près d'une montagne que Léry appelle Huassou, et qu'on a
cru retrouver entre le Rio Mucuri et le Rio Doce, dans la pro-
vince brésilienne actuelle de Espiritu Santo. Attirés par le
bruit des salves de canon, les naturels accoururent au rivage.
Ils appartenaient à la tribu des Margaiats, alliés du Portugal,
et ennemis déclarés de la France. Quelques matelots se
jetèrent dans une barque, et s'approchèrent de la côte, mais
en se tenant hors de portée des flèches. Us montraient de loin
des couteaux, des miroirs, des peignes pour les échanger
contre des vivres frais. Les Margaiats, sans se faire prier
davantage, en apportèrent sur le champ. Six d'entre eux
et une femme n'hésitèrent même pas à monter à bord de la
Petite Roberge. Léry et ses compagnons se pressèrent autour
d'eux, car ils n'avaient pas encore vu de Brésiliens, et les
regardèrent avec avidité. Les Margaïats, sans paraître étonnés
de cette curiosité, parcouraient le navire, touchaient à tous
les instruments dont ils ne connaissaient pas l'usage, et
demandaient aux matelots, avec une cupidité qu'ils ne pre-
naient pas la peine de dissimuler, de vouloir bien leur donner
divers menus objets qui excitaient leurs convoitises. On leur
distribua des vêtements et du linge, entre autres des che-
mises dont ils firent un plaisant usage. Ils les avaient passés
sur leyurs corps, mais à peine rentrés dans leurs barques, ils
les retroussèrent pour ne pas les abîmer, jusqu'au dessus du
288 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
nombril. « Ne voila-t-il pas, s'écrie à ce propos Léry, d'hon-
nestes officiers et une belle civilité pour des ambassadeurs?
Car nonobstant le proverbe si commun en la bouche de nous
tous de par de ça: assavoir que la chair nous est plus proche
et plus chère que la chemise, eux, au contraire, pour nous
montrer qu'ils n*en estoient pas là logez, et possible poui' une
magnificence de leur pays en nostre endroit, en nous mons-
trant le cul préférèrent leurs chemises à leur peau (1) ».
Le lendemain, dimanche 27 février, on rencontra un fort
portugais (2), Spiritu Santo, avec lequel on échangea inuti-
lement quelques coups de canon. Nos compatriotes conti-
nuèrent à longer la côte, et arrivèrent en pays ami, à Tape-
miry (3). Les Tupinambas, alliés de la France, succédaient
aux Margaïats. Plusieurs des matelots avaient déjà navigué
dans ces parages. Ils signalaient à leurs camarades les prin-
cipaux accidents du terrain. Ils leur faisaient remarquer la
forme étrange des collines « faites (4) en pointe de chemi-
née », et admirer la végétation luxuriante, qui s'étalait sur
leurs flancs. L'escadre longea successivement le pays des
Onetacas et celui des Maqhués (5), puis doubla le cap Frio ;
mais, le mardi 2 mars, elle fut assaillie par un vent furieux
qui faillit la briser sur les petites îles de Maqhué (6). Ces
vents dangereux régnent encore sur la côte. On les nomme
les pamperos. Ils sont presque aussi redoutables que les cy-
clones de rOcéan indien (7). Si les ancres qui retenaient la
(1) LÉRY, CUV. cit. § V.
(2) Aujourd'hui près de Victoria, dans la province de Espiritu
Santo.
(3) Aujourd'hui ville et rivière d'Itapemurim dans la province
de Espiritu Santo.
(4) LÉRT, ouv. cit. § Yi
(5) Aujourd'hui Macahé dans la province de Rio de Janeiro*
(6) Aujourd'hui Santa Anna ot Papagayos.
(7) Liais. Le Brésili p. 312.
LES COLONS GENEVOIS. 239
Petite Roberge n'avaient pas tenu bon, le navire était jeté à
la côte et tout Téquipage périssait. Il est vrai que les pam-
peros tombent aussi rapidement qu'ils se lèvent. Dès le len-
demain la mer était apaisée, et Tescadre entrait en relation
avec les Tupinambas, qui leur donnaient des nouvelles toutes
fraîches de Villegaignon.
D'ordinaire les navires français s'arrêtaient au havre du
cap Frio. Ils y prenaient des vivres frais, et échangeaient
leurs marchandises avec les indigènes. Mais Bois le Comte
avait hâte de rendre compte de sa mission à son oncle. D'ail-
leurs ses instructions lui prescrivaient d'arriver au plus vite
au fort Coligny, et non de commercer avec les Brésiliens. Les
colons partageaient son impatience. Il donna Tordre du départ
définitif. « Par quoy (1) dès le soir de ce même iour ayans
appareillé et fait voiles, nous singlasmes si bien que le
dimanche septième de mars 1557, laissans la haute mer à
gauche, du costé de l'est, nous entrasmes au bras de mer et
rivière d'eau salée nommée Ganabara par les sauvages ».
Dès que la petite escadre eut découvert le pavillon français
qui flottait au sommet du fort Coligny, elle le salua de toute
son artillerie. Les canons de la citadelle rendirent immédia-
tement le salut, et le débarquement commença. Léry et ses
compagnons venaient ainsi d'achever le long voyage qui de
Genève les avait conduits à Rio. Ce ne devait être que le
commencement de leurs aventures, et, par malheur, de leurs
tribulations.
II. — Discussions Théologiqubs.
A peine débarqués, les nouveaux venus se mirent à genoux,
et remercièrent la Providence de leur avoii* accordé une heu-
reuse traversée, puis ils tendirent la main, en signe d'union,
(i) LÉRY, CUV. cit. §. V.
240 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
au gouverneur général qui était venu à leur rencontre en
grand appareil, revêtu du plus somptueux de ses costumes,
entouré de sa garde écossaise, et au bruit des canons du fort
répété par les échos de (1) la baie. L'entrevue fut cordiale :
A peine Dupont de Gorguilleray et les deux ministres
avaient-ils présenté leurs lettres de créance à Villegaignon,
que ce dernier les assurait de ses bonnes dispositions, et
trouvait quelques mots heureux pour leur faire entendre ses
idées de tolérance. Les deux ministres affectèrent de prendre
celte ouverture pour un engagement, et, pour entrer tout de
suite en matière, déclarèrent à Villegaignon avec une impé-
tuosité toute genevoise qu'ils étaient venus en Amérique sur-
tout pour y fonder une Eglise réformée. Le vice-amiral ne
s'attendait peut-être pas à une mise en demeure aussi
prompte; mais, comme il tenait à ne pas décourager les nou-
veaux venus, il leur répondit sans se déconcerter qu'il ne s'y
opposerait pas : « Quant (2) à moy, ayant voirement, depuis
longtemps et de tout mon cœur, désiré telle chose, ie vous
reçois très-volontiers à ces conditions, mesme parceque ie
veux que nostre Eglise ait le renom d'estre la mieux reformée
par dessus toutes les autres »; et il ajouta ces mots signifi-
catifs : « le délibère d'y faire une retraite aux povres fidèles
(jui seront persécutez en France, en Espagne et ailleurs outre-
mer, à fin que sans crainte ni du Roy, ni de l'Empereur et
d'autres potentats, ils y puissent purement servir à Dieu selon
sa volonté. » Il Ut ensuite assembler tout son monde, et, à la
tête de ses hommes, introduisit les Genevois dans la plus
grande salle du fort Goligny. Tous ensemble se mettent à
genoux, Richier invoque le Seigneur, entonne un psaume (3),
(1) D'après Crespin a la poudre à canon n*y fust espargnee, ni
les feux de ioie, ni autre chose qu'on observe ordinairement en tels
actes. »
(2) LÉRY, ouv. cit. § VI.
(3) Ce fut le psaume v : Vorba mea auribus porcipo, Domine
intollige.clamorem meum.
LES COLONS GENEVOIS. 211
et prêche le premier sermon protestant qu'on ait entendu au
Nouveau Monde, sur ce texte qui prêtait aux développements
de circonstance : Je n'ai adressé au (1) Seigneur qu'un
souhait, celui d habiter dans sa maison tous les Jours de ma
vie, « Durant iceluy (2), Villegaignon entendant exposer cette
matière, ne cessant de ioindre les maius, et lever les yeux au
ciel, de faire de grands souspirs et autres contenances, faisait
esmerveiller un chacun de nous. »
Telle fut, d'après Léry, la première entrevue du vice-amiral
et de ses nouveaux hôtes. Léry fut sans doute témoin ocu-
laire, et son récit mérite quelque créance, mais il était trop
intéressé dans la question pour être impartial, et il a très-
probablement arrangé la scène à sa fantaisie, car il n'est pas
à supposer que Villegaignon si fier, si emporté, si pénétré du
sentiment de son importance et de ses prérogatives, se soit
ainsi laisser dicter des conditions par des inconnus, après
quelques minutes seulement de conversation. Si réellement
il avait prononcé à la fin de son discours les mots que lui
prête Léry, Villegaignon venait de contracter un engagement
solennel, et de rompre avec le Catholicisme. Les Genevois
se sont sans doute mépris sur ses paroles. Ils ont pris quelques
formules de politesse banale pour de sérieuses promesses, et,
très à tort, se sont crus autorisés à espérer que leur rêves se
convertiraient on réalité. De part et d'autre on était de bonne
foi. Ainsi s'expliqueront plus tard et la fermeté indignée de
Villegaignon qui se défendra d'avoir jamais appartenu, même
en intention, à l'Eglise Réformée, et la violence des attaques
dirigées contre lui par ceux qui l'accusèrent de les avoir
trahis.
Quelques jours après le débarquement, le 1*' avril, un des
trois navires de Bois le Comte, la Rosée, retournait en Europe.
(1) Texte tiré du psaume xxvr. Unam petii a Domino, hanc re-
quiram etc.
(2) LÉRY, CUV. cit. § VI.
16
2il2 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Un des colons genevois était déjà pris de nostalgie, et deman-
dait à quitter le Brésil. Il se nommait Nicolas Carmeau. Ville-
gaignon fît droit à sa demande, et même le chargea de porter
une lettre à Calvin, en réponse à celle que lui avait envoyée
le réformateur. Cette lettre a été conservée par Léry dans la
préface de son livre (1). Le vice-amiral exposait à Calvin la
situation, se réjouissait de Tarrivée des nouveaux émigrants,
et terminait par ces paroles au moins étranges dans la bouche
d'un catholique : « Nostre Seigneur lésus- Christ vous veuille
défendre de tout mal avec vos compagnons, vous fortifier
par son esprit, et prolonger vostre vie un bien long temps pour
l'ouvrage de son Eglise. » Il avait même ajouté de sa propre
main, en encre du Brésil, comme dit Léry, cette curieuse pro-
fession de foi : « Padiousteray (2) le conseil que vous m'avez
donné par vos lettres, m'efîfbrçant de tout mon pouvoir de ne
m'en desvoyer tant peu que ce soit. Car de faict, ie suis tout
persuadé qu'il n'y en peut avoir de plus sainct, droit, ny entier.
Pourtant aussi nous avons fait lire vos lettres en l'assemblée
de nostre conseil, et puis après enregistrer, à fin que s'il
advient que nous nous destournions du droit chemin, par la
lecture d'icelles nous soyons rappeliez et redressez d'un tel
fourvoiement. » Il avait enfin recommandé à Carmeau « de (3)
dire de bouche à monsieur Calvin, qu'il le prioit de croire
qu'à fin de perpétuer la mémoire du conseil qu'il luy avoit
(1) Elle est aujourd'hui déposée à la Bibliothèque publique de
Genève, et fait partie d'ua recueil de lettres manuscrites de divers
correspondants à Calvin. Le recueil figure dans le Catalogue sous
la rubrique Manuscrits latins n» 110. Le manuscrit n'a pas do
pagination. L'original est en latin, la signature lacérée n'a con-
servé que le prénom Nicolas. Une traduction française qui doit
être du temps est annexée à l'original et a pour titre: Exploits du
Roy de V Amérique Villegaignon,
(2) LÉRY, ouv. cit. § VI.
(8) LÉRY, ouv. cit. § VI.
LES COLONS GENEVOIS. 243
baillé, il le feroit engraver en cuyvre : comme aussi il avoit
baillé charge audit Garmeau de luy ramener de France quelque
nombre de personnes, tant hommes, femmes, qu'entans, pro-
mettant qu*il défrayeroit et payeroit tous les despens que ceux
de la religion feroyent à Taller trouver. »
Que Villegaignon ait ou n'ait pas, dès ce moment, embrassé
le Calvinisme, nous n'avons pas à discuter encore ce pro-
blème : Au moins nous faudra-il reconnaître que, fidèle à ses
promesses, il usa vis à vis des nouveaux colons de la plus
large tolérance. Les deux ministres eurent toute licence
d'organiser publiquement l'exercice de leur culte. Chaque
soir, après le travail, ils réunissaient leurs hommes pour les
prières communes, et leur prêchaient l'évangile du jour, A
tour de rôle ils prenaient une semaine de repos, sauf le
dimanche où ils prêchaient tous deux. Administration régu-
lière des sacrements, enseignement permanent de la doctrine,
rien ne fut oubHé. L'île aux Français devint une véritable suc-
cursale de Genève.
Pour compléter l'analogie, Villegaignon consentit à renoncer
en partie à son omnipotence. 11 partagea son autorité avec un
Conseil de dix notables, qu'il se contenta de présider. Le pre-
mier soin du nouveau Conseil fut de composer un règlement
de police intérieure très minutieux et fort sévère. Qu'on ne
s'étonne pas de voir un homme tel que Villegaignon descendre
à de si minces détails. L'éducation qu'il avait reçue, et sa jeu-
nesse passée tout entière à Malte, dans cette rude école de
discipHne monacale, le prédisposaient à cet amour de la
réglementation. Les chevaUers de Malte étaient alors de
vrais moines astreints à des pratiques régulières et à une
obéissance absolue. Bien que mêlés à la vie active, ils gar-
daient toujours comme l'empreinte de leur genre de vie.
Longtemps habitué à obéir, puis investi de commandements
importants, Villegaignon exagérait peut-être ce double senti-
ment d'obéissance non raisonnéeet d'autorité incontestée. Dur
et sévère pour lui-même, il était inflexible pour les autres, et,
i
2 a HISTOIRE DU BRÉSIL FHAN(,:AIS.
comme les ministres de Genève, dans leur ardeur de néo-
phytes, Tencourageaient au lieu de le retenir, il composa de
concert avec eux un règlement, que Calvin lui-même n'aurait
pas désavoué. Pour ne citer qu'un seul de ces articles intem-
pestifs, ne s'avisa-t-il pas de renouveler la plus impolitique
de ses ordonnances, et de prononcer la peine de mort contre
tous ceux qui entretiendraient avec des Brésiliennes des rela-
tions illégitimes ? Cette loi draconienne fut exécutée dans toute
sa rigueur. Il n'y eut de dérogation qu'en faveur d'un inter-
prète normand, qu'on se contenta de mettre à la chaîne.
Il est vrai que la colonie française fut à ce moment saisie
d'un véritable accès de ferveur rehgieuse. L'enseignement des
deux ministres porta ses fruits. Il y eut de nombreuses con-
versions. Plusieurs de ces malheureux prisonniers de Paris
et de Rouen, jetés par les hasards de leur vie d'une geôle
européenne aux forêts du Nouveau Monde, n'avaient jamais
eu les secours de la religion. Ils furent touchés par l'austère
doctrine et les vertus des ministres protestants. Ils vinrent à
eux, furent traités avec des égards auxquels ils n'étaient plus
habitués, et acceptèrent docilement la loi nouvelle. Villegai-
gnon non seulement ne fit rien pour empêcher leur conversion,
mais encore sembla la favoriser. Nos alliés les Tupinambas
venaient de lui vendre comme esclaves dix jeunes Margaïats,
qu'ils avaient fails prisonniers. Le vice-amiral, pris de pitié
pour leur jeunesse et leur ignorance, les confia àRichier, qui
leur imposa les mains et en lit des protestants. Colons fran-
çais et brésiUens, tous alors semblaient se déclarer en faveur
de la Réforme, et les défenseurs attitrés du Catholicisme,
prêtres ou commandants, allaient s'engager eux-mêmes dans
cette voie.
Nous avons déjà parlé de Jean Cointa, surnommé Hector,
de ce docteur en théologie de la Sorbonne, dont les opinions
étaient si mal assises, et qui cherchait péniblement la vérité
religieuse qu'il ne pouvait saisir. Le rôle de ce personnage
est fort complexe. Avait-il réellement conçu des doutes sur
la religion orthodoxe, ou n'était-ce qu'un ambitieux vulgaire,
LES COLONS GENEVOIS. 245
que le désir de primer ses collègues jeta dans Taposlasie ?
Tantôt on s'intéresse aux agitations de sa conscience, tantôt
on traiterait volontiers de trafics honteux ses fréquents chan-
gements d'opinion. Aujourd'hui catholique ardent, demain
calviniste convaincu, bientôt il reviendra à ses anciennes
croyances ; et néanmois, comme il paraît toujours sincère, on
excuse presque ses hésitations et ses contradictions. Gointa
n'aimait pas les ministres protestants, car il s'était heurté
contre leurs inflexibles prétentions, et, après avoir espéré
qu'il les dominerait (1), il avait dû s'avouer à lui même son
impuissance ; mais, tout en les haïssant, il étudiait leurs doc-
trines, et plusieurs de leurs objections le troublaient étrange-
ment. Comme on était alors dans toute la ferveur du début,
et que les prédications de Richier et de Ghartier avaient déjà
déterminé de nombreuses conversions, Gointa ne savait plus
quel parti prendre. Partagé entre ses croyances et ses doutes,
il eut la malencontreuse idée de s'adresser à Villegaignon,
et le suppha de venir à son aide en éclairant sa conscience.
Villegaignon de son côté était fort inquiet. Il ne pouvait se
dissimuler le rôle étrange qu'il jouait, lui chevalier de Malte,
et représentant officiel du fils aîné de l'Eglise catholique, en
permettant à des hérétiques de travailler ouvertement à la
propagation de leurs doctrines ; mais il ne voulait pas non
plus retirer sa parole, puisqu'il s'était engagé vis à vis de
Goligny et de Calvin à respecter, en Amérique, la liberté des
cultes. A ces soucis politiques se joignaient des agitations
morales. Villegaignon était fort instruit ; il s'était soigneuse-
ment tenu au courant des questions théologiques qui passion-
naient ses contemporains, et avait cru reconnaître que bon
nombre des attaques dirigées contre l'Eglise établie étaient
fondées. La lecture des ouvrages de piété ou de théologie
qu'il avait emportés avec lui d'Europe, la fréquentation des
Genevois, et surtout les ardentes supplications de Gointa
(1) Crespin, ouv. cit. p. 410.
246 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
achevèrent de le troubler. Il oublia quelque temps son devoir
de chef d'expédition pour devenir un sectaire. L'amour de
la polémique religieuse l'emporta sur les préoccupations ad-
ministratives. Non pas qu'il se soit déclaré du jour au lende-
main ; il ne faudrait pas prendre à la lettre les exagérations
deLéry, de Grespin et des autres écrivains protestants. A les
entendre il aurait tout de suite adopté la nouvelle religion.
Au contraire, il commença par exposer ses doutes aux mi-
nistres, et ne s'engagea vis à vis d'eux que progressive-
ment.
La discussion roula d'abord sur la célébration de la Cène.
Cointa et Villegaignon voulaient que, conformément aux
anciens usages de l'Eghse, l'eau et le vin fussent mêlés dans
la consécration. Les ministres s'y refusaient en alléguant les
Saintes Ecritures. « Ces disputes (1) se firent devant l'admi-
nistration de la Cène, et s'appointèrent légèrement; pour le
moins, les parties d'une part et d'autre feignoyent estre d'ac-
cord ». Les ministres surtout firent de grandes concessions,
car ils espéraient que leurs contradicteurs se convertiraient
solennellement, et que cet exemple entraînerait ceux qui hési-
taient encore. Le jour fixé pour la cérémonie était le 21 mars.
Cointa, fort ému par les apprêts de la fête, paraît en cette
occasion avoir faibli devant les ministres. Non seulement il
ne souleva pas de nouvelles objections, mais encore, comme
on doutait de sa sincérité, il consentit, avant de recevoir la
communion des mains de Richier, et d'après les formes usi-
tées à Genève, à faire la confession publique (2) de ses fautes
et à abjurer le cathoHcisme. Quant à Villegaignon, après avoir
(1) Crespin, ouv. cit. p. 410.
(2) Crespin, Histoire des martyrs, « Or pour ce que Cointa s'es-
toit trouvé fort estrange en disputes et en ses mœurs mal reformé :
Fun des ministres le pria de rendre confession de sa foi publique-
ment, afin que toute la mauvaise opinion qu'on pouvoit avoir de
lui puis après demeurast du tout esteinte.»
LES COLONS GENEVOIS. 2A1
fait sortir, comme incapables d'assister à ces saints mystères,
les ouvriers et les matelots qui ne s'étaient pas encore
déclarés protestants, il se mit à genoux, et prononça à haute
voix, deux oraisons, que nous a conservées Léry (1), et qui
sont, en effet, Texpression des opinions calvinistes. « Ces
deux prières finies, il se présenta le premier à la table du
Seigneur, et receut à genoux le pain et le vin de la main dii
ministre ».
Le vice-amiral venait de rompre avec l'Eglise catholique,
mais il semble ne pas avoir eu conscience de la gravité de
cet acte. Il est vrai qu'il n'abjura pas solennellement ses
anciennes erreurs, ainsi que c'était l'usage pour les nouveaux
convertis. Etait-ce que Richier ne voulait pas pousser trop
loin ses avantages, et se contentait d'avoir amené Villegaîgnon
à s'engager publiquement ? Ou bien encore le chef de l'expé-
dition avait-il simplement voulu, en prenant une part directe
à cette cérémonie, prouver d'une façon éclatante, sa tolérance
et ses hésitations ! On l'ignore : toujours est-il que les Calvi-
nistes triomphèrent de cette demi-abjuration, et que les
catholiques en furent, au contraire, déconcertés.
Quelques années plus tard, Villegaignon se défendait avec
énergie non seulement d'avoir abjuré, mais même d'avoir
conçu la pensée d'une abjuration. Il s'avouait coupable d'avoir
écouté avec trop de complaisance des discours hérétiques,
et d'avoir autorisé des cérémonies anti-catholiques ; il ne niait
ni sa présence au milieu des protestants dans cette fête du
21 mars, ni les deux prières qu'il y prononça ; mais il affir-
mait qu'il s'était contenté d'assister à la Cène sans y prendre
part, et que les deux oraisons que lui prêtait Léry avaient été
imaginés après coup. En un mot il ne cessa de protester
contre l'apostasie qu'on lui imputait. Ses amis l'en défendent
également. Les écrivains protestants, au contraire, l'ont tou-
jours considéré comme un traître, ou, pour employer Tex-
(1) LÉRY, CUV. cit. S VI.
248 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
pression Lliéolo^ique, coninie uu relaps. Entre ces deux opi-
nions conlradidoires il est difficile de se prononcer. Il se
peut que Ville^^^aignon, séduit un moment par les opinions
calvinistes, laissa supposer par sa tolérance qu'il les parta-
geait; mais j*imagine qu'il comprit bien vite et le danger
auquel il s'exposait et la honte qui rejaillirait sur lui, et revint
au catholicisme avec d'autant plus d'ardeur qu'il s'en était
momentanément éloigné.
Même en admettant que Richier ait converti le viceramiral
au calvinisme, sa conversion ne dura pas longtemps. Quelques
jours à peine s'étaient écoulés depuis la célébration de la
Cène (1), et déjà s'élevaient de nouveaux débats théologiques
à propos de l'Eucharistie. Coinla, qui n'avait pas peu con-
tribué à pousser Villegaignon vers les idées Genevoises, fut
encore le principal instrument de son retour définitif au catho-
licisme. Après son abjuration solennelle, Gointa avait fait un
nouveau pas en avant. Il venait de se marier avec l'une des
rares Françaises, qui avaient consenti à venir au Brésil.
G'était la nièce et l'héritière d'un Rouennais, nommé La Ro-
quette, qui venait de mourir en lui laissant un assortiment
assez complet de marchandises. Richier avait béni ce ma-
riage qui eut lieu le 17 mai ; mais le nouveau converti ne
tarda pas à regretter et son abjuration et son mariage. Il se
rapprocha de Villegaignon, à qui sans doute ne déplaisait
pas ce rôle de confident, et lui fit part de ses nouvelles inquié-
(1) D'après le Père Maimboug, Histoire du Calvinisme, liv. IL,
p. 102 « Ceux cy voulaient qu'on retint les cérémonies de l'Eglise
Catholique, et ceux là les rejettoient comme superstitieuses. Il se
trouva même que le ministre Richer... interprétait d'une manière
très scandaleuse et très impie ces paroles de l'Evangile: « C'est
l'esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien, » car il soutenait que le
verbe fait chair... ne doit estre ni adoré, ni invoqué, et qu'ensuite
la cène ou l'eucharistie, en quelque manière que l'on y reçoive le
corps de J. C, n'apporte aucune utilité à celuy qui communie. »
à
LES COLONS GENEVOIS. 249
tudes. Il ne pardonnait pas aux ministres Thumiliation qu'ils
lui avaient imposée, en le soumettant seul à une confession
générale et publique, et, comme ses griefs particuli3rs se
mêlaient à des doutes sérieux, il confondit sa haine et ses
inquiétudes religieuses, et pria Villegaignôn d'intervenir
pour les dissiper.
Le vice-amiral n'était déjà que trop porté par son tempé-
rament et ses études à se mêler à de pareilles discussions.
« Renouvelant (1) les questions comme ia assoupies, eux deux
cerchent occasion de calomnier l'institution de l'Eglise ; ils
confèrent les ansiens avec les modernes, et cottent la diffé-
rence : et réduisent en catalogue certains articles qu'ils
affermoient estre très-nécessaires à retenir ».• Richier et
Chartier n'étaient pas moins ardents à soutenir leurs idées.
Ce ne fut d'abord qu'une simple contestation ; mais peu à peu
le débat s'envenima. Ainsi qu'il arrive toujours en pareille
matière, la discussion dégénéra en personnalité. D'une ques-
tion de principes on fit une question de personnes, et bientôt
la scission fut complète. Il est vrai de dire que les catholiques
qui avaient accompagné Villegaignôn au Rrésil, et qui étaient
restés fidèles à leurs opinions, avaient vu de très mauvais
œil l'arrivée des Genevois, et l'amitié que leur témoignait
Villegaignôn. Ils n'avaient pu s'empêcher de lui exprimer
leur étonnement des concessions qu'il leur faisait, et bientôt
leurs plaintes de sa conduite. A peine eurent-ils compris que
le vice-amiral regrettait sa tolérance et revenait à eux qu'ils
l'entourèrent, le soutinrent dans ses résolutions, et l'exhor-
tèrent à ne plus faiblir. Ils eurent l'art d'éveiller ses soup-
çons au sujet de la mauvaise impression que produirait en
France la nouvelle de cette amitié soudaine et des égards
intempestifs prodigués aux protestants. « Lesdits (2) firent
(1) Lbry CUV. oit. § VI.
(2) Crespin, Histoire des martyrs y p. 411.
250 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
entendre à Villegaignon que le bruit estoit grand en France
qu'il estoit passé grand nombre ds Luthériens dans sss
navires qui pouvoyent esmouvoir le roy Henry à lui donner
beaucoup d* ennui , comme de proscrire son bien, retenir ses
navires, empescher qu'homme ne lui donnast secours. A quoi
il pensa bien longtemps, et imaginant que cela se pourroit
faire, délibéra d'y pourvoir ».
Villegaignon était déjà fort ébranlé dans ses croyances par
ses propres réflexions. Cointa, qui s'efforçait de regagner le
temps perdu, excitait d'un autre côté son impatience, mais
le vice-amiral avait donné sa parole aux Genevois, et il lui
répugnait de la violer. Aussi se détermina-t-il à attendre une
occasion favorable pour se déclarer. Les protestants s'étaient
aperçus sans peine des nouvelles dispositions du gouverneur;
mais, comme ils avaient besoin de sa protection, ils le ména-
geaient et se tenaient sur leurs gardes. Néanmoins Villegai-
gnon, qui cherchait une occasion de rupture, ne tarda pas à
la rencontrer. Vers la fin du mois de mai, Richier célébrait
deux mariages en présence de la plupart des colons. Il prê-
cha sur le baptême et affirma qu'il fallait revenir aux tradi-
tions antiques, et administrer ce sacrement comme l'avait fait
saint Jean-Baptiste. Villegaignon le laisse à grand'peine
achever son discours, puis, en pleine assemblée (1), « le dé-
ment et proteste contre lui que les susdits qui avoient intro-
duit lesdites cérémonies estoyent plus gens de bien que ledit
Richier et ses semblables, et que quant à luy il ne vouloit
délaisser ce qui avoit estéia observé par plus de mille ans ».
Richier, bravé en face, riposta vigoureusement. La discus-
sion s'aigrit tout de suite. Le vice-amiral déclara qu'il n'as-
sisterait plus ni au prêche [ni aux prières, et même qu'il ne
partagerait plus ses repas avec les ministres. Richier, qui
regrettait son emportement, et redoutait les conséquences de
cette rupture pour l'avenir de sa petite Eglise, voulait avoir
(1) Crespin, id. id.
LES COLONS GENEVOIS. 251
une nouvelle explication, mais Villegaignon refusa de le rece-
voir. La question se compliquait. La rupture religieuse allait
sans doute amener la séparation. Le gouverneur ne se dissi-
mulait pas que le retour immédiat des Genevois en France
ruinerait la colonie, car il était évident qu'ils se plaindraient
amèrement de sa déloyauté, et empêcheraient toute nouvelle
immigration protestante. Il feignit donc d'écouter les conseils
de Gointa, et fit savoir à Gorguilleray que le seul moyen
d'arranger l'affaire à la satisfaction commune des deux par-
ties était de demander en Europe de nouvelles instructions.
Il lui proposa de renvoyer en Europe l'un des deux ministres
par un des navires qui allaient prochainement porter en
France des nouvelles de la colonie. En attendant son retour
les protestants s'engageraient à ne pas administrer les Sacre-
ments, et à ne jamais parler sur les articles qui formaient
l'objet de la discussion.
Les écrivains protestants ont prétendu qu'en agissant ainsi,
Villegaignon ne cherchait qu'à se débarrasser de l'un ou de
Fautre de ses contradicteurs. Il se peut en effet que le vice-
amiral n'ait pas été fâché de n'avoir plus à lutter que contre
un seul ministre, mais il n'était pas homme à reculer devant
plusieurs adversaires théologiques. Il le prouva bien plus
tard ! Ses ennemis ont encore affirmé que Villegaignon atten-
dait, pour lever entièrement le masque, le départ du navire
pour l'Europe, car il voulait jusqu'au bout garder les appa-
rences pour lui, et ne pas arrêter par une intolérance intem-
pestive quelque nouvelle immigration de calvinistes. Il est
probable que le vice-amiral ne fut pas retenu par de pareils
scrupules. Il commençait déjà à se repentir d'avoir favorisé
l'introduction des protestants en Amérique, et ne se souciait
que médiocrement de voir arriver dans sa colonie de nou-
veaux adhérents à leur doctrine. Ge ne fut donc ni par peur
ni par prudence, mais réellement pour sortir à tout prix d'une
situation équivoque, que Villegaignon autorisa l'un des deux
ministres à chercher auprès de Galvin des instructions plus
précises.
252 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Gliartier, le plus jeune et sans doute le plus ardent des
ministres, fut désigné par ses coreligionnaires pour remplir
cette délicate mission. Il partit le 4 juin. Villegaignon l'avait
chargé pour Calvin d'une lettre, qui n'a pas été conservée,
ou du moins que nous n'avons pas retrouvée. Les discussions
théologiques ne furent pas interrompues par ce départ. Elles
redoublèrent au contraire d'intensité. Richier et les Genevois
n'avaient accepté que très à contre-cœur l'obligation de ne
plus administrer les sacrements, et surtout de ne pas prêcher
sur les articles discutés. Ils ne cherchaient qu'à éluder ces
engagements, et, bien que n'osant braver en face le gouver-
neur qui n'entendait pas raillerie sur cette matière, ils se
réunissaient en secret pour accomplir leurs cérémonies.
Villegaignon le savait, et en était fort irrité; aussi résolut-il
de se prononcer plus catégoriquement. Quelques jours après
la Pentecôte, il revint avec éclat aux cérémonies de l'Eglise
catholique, et, tout en laissant les dissidents libres, comme il
le leur avait promis, de pratiquer leur culte, il défendit pour-
tant à Richier de prolonger ses prêches au-delà d'une demi-
heure. En même temps il se répandit en invectives contre
Calvin et sa doctrine, et permit à Cointa, qui cherchait à se
faire pardonner son apostasie par un redoublement de zèle,
d'attaquer publiquement les articles de la foi protestante.
Il y eut alors dans la petite colonie comme un tournoi
d'éloquence ou plutôt de théologie entre les deux partis. D'un
côté Richier, Corguilleray, Léry et les Genevois; de l'autre
Villegaignon, Cointa et les catholiques. Ces débats nous
laissent indifférents aujourd'hui, mais, au milieu du XVI* siè-
cle, aucune question ne passionnait davantage. Richier, avec
un courage qui ne reculait devant aucune perspective, n'hé-
sitait pas à attaquer le tout puissant gouverneur. Celui-ci,
sans se soucier des progrès et de l'avenir de la colonie, ne
songeait plus qu'à la discussion. Il s'enfermait dans sa biblio-
thèque, en dévorait les ouvrages, et ne perdait aucune occa-
sion de catéchiser ou de prêcher. Ce n'était certes pas un
LES COLONS OliiNEVOIS. 253
théologien de fantaisie, dans le goût du Ghilpéric, dont Gré-
goire de Tours a tracé le portrait, ou de son terrible contem-
porain Henri VIII Tudor. Quoique les protestants aient affecté
de tourner en ridicule ses connaissances spéciales, elles
étaient sérieuses. Il avait jadis étudié en Sorbonne, en com-
pagnie de Calvin, et passait pour un des meilleurs controver-
sistes de l'époque. Il le prouva plus tard lorsque, revenu en
France, il composa sur ces matières plusieurs ouvrages qui
eurent un grand retentissement. Villegaignon et Richier
étaient donc deux adversaires sérieux, également instruits;
également ardents et opposés à toute concession. Ils ne pou-
vaient s'entendre, et la conséquence immédiate de leurs
dissentiments fut la ruine de la colonie française.
Les écrivains protestants se sont répandus en violentes
invectives contre ce qu'ils appellent l'abjuration de Villegai-
gnon. Ils l'ont accusé non seulement d'avoir violé sa parole,
mais encore d'avoir attiré leurs coreligionnaires dans un
l)iége. Quand ils ont cherché les motifs de sa conduite, ils
ont prétendu que Villegaignon avait eu peur de l'inquisition.
« Que (1) si on demande maintenant quelle fut l'occasion de
ceste révolte, quelques-uns des nostres tenoyent que le car-
dinal de Lorraine et autres qui lui avoyent escrit de France
par le maistre d'un navire, qui vint en ce temps là au cap de
Frie, l'ayant reprins fort asprement par leurs lettres, de ce
qu'il avait quitté la religion catholique romaine, de crainte
qu'il en eut, il changea soudain d'opinion. » Il se peut en effet
que Villegaignon, averti des conséquences de sa tolérance,
et craignant à son retour en France une punition exemplaire
ou tout au moins une disgrâce, ait, à la réception des lettres
du cardinal, marqué plus fortement encore ses répulsions
calvinistes; nous remarquerons néanmoins qu'il était fort
difficile à un navire d'aller du Brésil en France et de France
au Brésil dans le court espace de temps qui sépara l'arrivée
(1) LÉRY, ouv. cit. § VI.
254 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
des Genevois au fort Goligny et la nouvelle détermination du
vice-amiral. D'ailleurs quel est ce vaisseau mystérieux qui
s'arrête au cap Frio, et dont le capitaine semble craindre de
communiquer librement avec le gouverneur de la colonie?
Léry a peut-être inventé et ce voyage et ces lettres du cardi-
nal. Il allègue encore, (1) mais sans la prouver, une cause sin-
gulière : € Fay entendu depuis mon retour que ViUegaignon
devant mesme qu'il partit de France, pour tant mieux se ser-
vir du nom et auctorité de feu monsieur l'admirai de Chas-
tillon, et aussi pour abuser plus facilement tant l'Eglise de
Genève en gênerai que Galvin en particulier avoit prins advis
avec ledit cardinal de Lorraine de se contrefaire de la Reli-
gion.» Mais était-il donc besoin de feindre une conversion au
Calvinisme pour connaître les sentiments de son chef et les
dogmes qu'il professait? Certes ni Calvin ni ses ministres n'en
faisaient mystère. Il n'était pas nécessaire, pour les bien
pénétrer, d'attirer au fond de l'Amérique quelques-uns de
ses disciples. Les accusations des écrivains protestants tom-
bent donc d'elles-mêmes. Qu'on accuse ViUegaignon de fai-
blesse, d'hésitations, d'inconséquences même, soit; mais
d'hypocrisie ou de trahison, jamais. S'il parut à certains
moments pencher vers Iq Calvinisme, si même il se compromit
par quelques démonstrations extérieures, la faute en doit être
imputée moins à lui qu'à l'époque anxieuse et troublée au
milieu de laquelle il vivait.
Aussi bien la meilleure preuve de la sincérité de ViUegai-
gnon est que, à partir du moment oii il rompit avec les
Genevois, il resta ferme et inflexible dans sa vieille doctrine
catholique. Il eût seulement le tort de ne pas observer à la
lettre ses engagements envers les colons qu'il avait fait venir
de Suisse, et d^apporter dorénavant dans ses rapports avec
eux une aigreur qui se traduisit par des faits regrettables.
Comme l'écrit Léry dans son pittoresque langage : « Dès lors
U) LÉRY, CUV. cit. I TI.
LES COLONS GENEVOIS. 255
i fort mauvais visage ; conclusion, sa dissimulation
ien descouverte, qu'ainsi qu'on dit communément
ubmes lors de quel bois il se chauffoit. r"
La grande faute de Villegaignon fut en effet d'accorder une
importance exagérée à ces dissentiments théologiques, et de
voir dans les hommes qu'il dirigeait, non pas uniquement des
colons, à l'avenir desquels il devait pourvoir, mais des
adversaires religieux qu'il voulait contraindre à penser comme
lui. Le sectaire en un mot l'emporta chez lui sur l'adminis-
trateur, et, à ces querelles regrettables, la France perdit un
empire. Quand les colons Genevois débarquèrent, ils étaient
tous résolus à entreprendre avec ardeur le grand œuvre de
la colonisation. Ils ne demandaient que du travail et une
direction. Au lieu de profiter de leur bon vouloir pour les
lancer immédiatement dans les forêts de l'intérieur, ou bien
de commencer à cultiver la terre, Villegaignon les retint dans
l'île aux Français, et les employa à ces travaux de fortifica-
tions qui lui semblaient nécessaires pour consolider la prise
de possession du pays. Les Genevois avaient obéi sans pro-
tester, mais non sans perdre quelques-unes de leurs illusions,
surtout quand ils se heurtèrent aux exigences matérielles de
la vie. Léry (1) s'est fait l'interprète de leur découragement :
« Nous autres nouveaux venus, écrit-il, demeurasmes et
disnames ce iour-là en la mesme salle, où pour toutes viandes
nous eusmes de la farine faite de racines, du poisson boucané
c'est-à-dire rosti à la mode des sauvages, d'autres racines
cuictes aux cendres, et pour breuvage de l'eau d'une cysterne,
ou plustost d'un esgout de toute la pluye qui tombait en
l'isle, laquelle estoit aussi verde, orde et sale qu'un vieil fossé
couvert de grenouilles... Outre plus, sur le soir qu'il fut
question de trouver logis..., on nous bailla une maisonnette,
laquelle un sauvage esclave de Villegaignon achevoit de
couvrir d'herbe, et bastir à sa mode sur le bord de la mer :
(I) LÉRY, OUV. cit. §VL
2-36 HiàT'»iht DL' BRÉSIL na.xrAis.
auquel lieu à la façon des Amériquâins, nous pendismes des
liriceux et des licts de coton, pour nous coucher en Tair. »
I>cs Genevois espéraient que cette installation provisoire se
modifierait, et qu'ils jouiraient bientôt d'un confortable rela-
tif. Il n'en fut lien. Non seulement Villegaignon les fît tra-
vailler sans trêve ni relâche à son fort, malgré les fatigues
du voyage et l'imprévu des nouvelles habitudes à contracter,
mais encore il ne leur donna qu'une nourriture insuffisante,
si bicMi « qu'avec ces incommoditez et debihlez, estans con-
trainctft de tenir coup à la besogne depuis le poinct du iour
ius^iues à la nuict, il sembloit bien nous traiter un peu plus
durement que le devoir d'un bon père, tel qu'il avoit dit à
nostre arrivée nous vouloir estre, ne portoit envers ses
eiifans. » Les Genevois croyaient alors travailler pour leurs
coreligioimaires. De plus Hichier, dans l'enthousiasme de la
première heure, leur représentait Villegaignon comme un
« RCîcond saint Paul », et les encourageait dans leurs bonnes
résolutions. Pendant plusieurs semaines, malgré les fatigues
d'un travail auquel la plupart d'entre eux n'étaient pas habi-
tués, ils ne reculèrent i)as devant celte besogne fastidieuse,
(.'t furent à tour de rôle terrassiers, maçons ou charpentiers.
Leurs déceptions pourtant avaient été bien vives : ils avaient
cru trouver au Brésil une teri'e de promission, un véritable
paradis terrestre, et ils se heurtaient chaque jour à la plus
triste des réalités; mais ils avaient promis d'obéir, et ils
obéirent juscju'au jour où ils comprirent que Villegaignon
exploitait leur bonne volonté, et ne voyait en eux que des
instruments do travail et noa des auxiliaires. Encore ne son-
geaient-ils pas A lui disputer l'exercice de l'autorité, mais ils
déclarèrent hardiment qu'ils n'exécuteraient ses ordres que
jusqu'au jour où leur conscience le leur défendrait. Tous
ceux que le vice-amiral avait froissés par sa hauteur et ses
brutalités se groupèrent immédiatement autour d'eux. C'était
un noyau d'opposition qui se formait. Personne encore ne
relisait ouvertement d'exécuter les ordres du gouverneur,
mais on ne le faisait qu'avec répugnance» et le méconten-
Les colons genevois. 257
tement se traduisait par de sourdes résistances. Villegaignon
se crut bravé, et redoubla d'exigences. Habitué par son
éducation et ses antécédents à une stricte discipline, il ne
pouvait supporter l'idée de la désobéissance. Il se croyait
toujours sur sa galère maltaise, et confondait volontiers les
colons avec la chiourme. Aussi parut-il étonné de cette
opposition inattendue et résolut-il de la briser.
Le vice-amiral s'en prit d'abord aux Brésiliens employés
aux travaux du fort ; il espérait peut-être prévenir une révolte
ultérieure, en montrant ce dont il était capable, si on le pous-
sait à bout. Ces Brésiliens étaient des Margaïats prisonniers,
que Villegaignon, pour empêcher nos alliés les Tupinambas
de les dévorer, leur avait achetés. D'après les usages de
l'époque, ils étaient ses esclaves légitimes. Encore n'était-ce
pas une raison pour les traiter comme il le fit. Sans la moin-
dre raison, il les rouait de coups, les jetait en prison, et les
accablait de mauvais traitements. Un jour l'un d'entre eux,
nommé Mingaut, avait commis une vétille, « pour (1) laquelle
il ne méritoit presque pas qu'il fut tancé; il lui lit embrasser
une pièce d'artillerie, et dégoutter et fondre du lard fort
chaut sur les fesses, tellement que ces pauvres gens disoient
souvent en leur langage : Si nous eussions pensé que Paycolas
nous eust traité de ceste façon, nous nous fussions plus tost
faits manger à nos ennemis que de venir vers lui. » Aussi
bon nombre d'entre eux s'enfuirent dans les bois, malgré les
Tupinambas qui y avaient bâti leurs villages, préférant tom-
ber entre les mains de leurs ennemis héréditaires que subir
plus longtemps la tyrannie de Villegaignon.
Ces Margaïats fugitifs ne tardèrent pas à contracter alliance
avec les interprètes Normands, qui n'avaient pas vouhi se
soumettre aux ordonnances du vice-amiral, et continuaient à
mener dans les forêts vierges de l'intérieur la vie aventureuse
(1) LÉRY, otiv* cit. § xvîi.
2»">8 JII.STOIIŒ l)L BKÉSII FKAM'.AIS.
à laquelle ils étaient accoutumés. Les interprètes appelèrent
à eux ces Margaïats, et les défendirent contre les Tupinambas
qui voulaient les reprendre pour les restituer à Villegaignon,
ou plutôt pour les dévorer. Ils unirent leurs ressentiments à
leur propre haine, et tous ensemble devinrent les ennemis
les plus acharnés du gouverneur.
Contre la mauvaise volonté bien constatée des Genevois, et
les hostilités déclarées des interprètes Normands et des Mar-
gaïats, Villegaignon aurait dû s'assurer à tout le moins les
bonnes dispositions des Français qu'il avait amenés avec lui.
Il ne prit même pas cette précaution élémentaire, et réussit
à s'en aliéner la majeure partie par ses emportements et ses
fureurs. Plusieurs d'entre eux ne méritaient, il est vrai,
aucune sympathie. C'étaient des criminels de la pire espèce,
puisqu'ils étaient déjà condamnés à mort quand il les recruta
dans les geôles de Paris et de Rouen. Un moyen existait
pourtant d'amender ces natures perverses ; il fallait leur faire
comprendre la nécessité du travail et la possibilité de la réha-
bilitation. Villegaignon ne sut que les punie, et développer
en eux les mauvais sentiments qui avaient déjà fait explosion
en Europe. Un de ces malheureux, un certain Laroque,
menuisier de son état, avait ourdi contre le vice-amiral une
conspiration qui n'avait même pas reçu un commencement
d'exécution. « L'ayant (1) fait coucher tout à plat contre terre,
et par un de ses satellites à grands coups de baston tant fait
battre sur le ventre, qu'il en perdoit presque le vent et l'ha-
leine, après que le pauvre homme fut ainsi meurtri d'un costé,
cet inhumain disoit : Corps S. Jacques, paillard, tourne l'au-
tre; tellement qu'encores qu'avec une pitié incroyable il
laissast ainsi ce pauvre corps tout eslendu, brisé et à demi-
mort, si ne fallut-il pas pour cela qu'il laissast de travailler
de son métier. » Quelques-uns de ses compagnons, exaspérés
^1) LÉRY, OUVi cit» g Vli
LES COLONS GENEVOIS. 259
par ces mauvais traitements, complotèrent de s*enfuir, et
débarquèrent sur le continent, où ils rejoignirent les inter-
prètes Normands. C'étaient autant d'ennemis déclarés, sans
compter tous ceux qui restaient en apparence fidèles à leur
devoir, mais n'obéissaient plus qu'avec répugnance, et n'at-
tendaient qu'une occasion pour se jeter à terre et fuir cette
intolérable tyrannie.
On a souvent observé pour certains orgueilleux que la
conscience qu'ils avaient de leurs torts ne les empêchait pas
de persévérer dans une conduite dont ils prévoyaient néan-
moins les fatales conséquences. Villegaignon était certes trop
intelligent pour ignorer qu'il s'aliénait, par ses emportements,
les bonnes dispositions de ses hommes, mais il se croyait
engagé d'honneur à ne céder sur aucun point. Au lieu de
désarmer par quelques concessions bien faciles les haines qui
couvaient autour de lui, il redoubla de sévérité. Pour la
moindre faute il ordonnait la bastonnade ou la prison. Ses
gardes écossais, fidèles exécuteurs de sa volonté, allaient
saisir le délinquant et appliquaient la peine dans toute sa
rigueur ; car ils se sentaient isolés au miheu des colons, et
comprenaient que Villegaignon était leur seul appui. Le vice-
amiral en arriva même à distribuer les punitions presque au
hasard. On prétendait dans l'île que ses rigueurs variaient
avec ses costumes, « de façon (1) que, quand nous voyons
le vert et le iaune en pays, nous pouvions bien dire qu'il n'y
faisoit point beau; mais surtout lorsqu'il était paré d'une
longue robbe de camelot iaune, bordée de velours uoir, les
plus ioyeux de ses gens disoyent qu'il semblait lors son vray
enfant sans souci. » Or, s'il tolère jusqu'à un certain point
une sévérité outrée, l'esprit humain est ainsi fait qu'il repousse
toute injustice et surtout tout caprice. Nos colons auraient
peut-être supporté les sévérités du gouverneur : ils se
révoltèrent contre ses injustices.
(1) LÉRY, GUY. cit. § vi.
::iH«) histoire dc brk.-^il FiLL?î<;Aia.
]jes amis de Villegaignoa n'échappèrent pas à ses caprices.
Thoret, le commandant dn fort Coligny, devint toat-à-conp
Tobjet de sa haine* C'était un vieux soldat, qui avait autrefois
servi en Piémont, peut-être sous les ordres de Viliegaignon.
Le vice-amiral, qui connaissait sa capacité et avait alors en
lui toute confiance, Tavait investi d'un poste d'honneur, en le
nommant gouverneur du fort : « Mais autant qu'il l'avoit aimé,
autant le désaima, et à petite occasion lui donna beaucoup
d'ennuis (1). » Thoret avait de bonne heure embrassé la
réforme. L'arrivée de Richier et de Charlier surexcita son
zèle religieux. Il suivit avec ferveur tous les exercices, et pra-
tiqua jusqu'à la minutie les moindres observances du nouveau
culte. I^orsqueVillegaignon se déclara contre les Protestants,
Thoret, fidèle à son devoir et aux exigences de l'honneur
militaire, continua à remplir ses fonctions sans jamais donner
prise à la moindre observation, mais il laissa voir par son
attitude froidement correcte qu'il désapprouvait la conduite
de son supérieur hiérarchique, et était attaché de cœur et
d^esprit au petit groupe des Genevois. Villegaignon essaya
d'abord de le ramener à lui, mais il comprit bien vite que
c'était peine perdue, et dès lors s'acharna contre cet ancien
ami, auquel il fît subir mille avanies, que ce dernier accepta
par esprit de sacrifice. Il s'imagina très à tort qu'il pouvait
abuser de cette longanimité, et, à propos d'une question futile,
lui intenta une détestable querelle.
Il s^agissait de payer les Tupinambas qui avaient vendu des
esclaves à Villegaignon. Ces Tupinambas avaient été ren-
voyés au trésorier, nommé la Faucille, qui n'exécuta pas
leur réclamation. Ils se plaignirent alors au vice-amiral, qui
chargea Thoret de faire droit à leur demande. Thoret s'em-
pressa do prendre en main leur cause, et lit au trésorier
quelques observations que celui-ci reçut fort mal. Une dis-
(1) Crk«i»in, Histoire des martyrs, p. 411.
LBS COLONS GENEVOIS. 2CA
cussion s'engagea, et Thoret, provoqué par les réponses de
la Faucille, lui donna un démenti. « Or (1) le conseil avoit fait
ordonner que nul n*eust à desmentir plus grand que soi, ou
son compagnon, à peine de faire réparation d'honneur, un
genouil en terre, le bonnet au poing, et suspendu de son office
et estât, si aucun en avoit, pour trois mois. » A peine Ville-
gaignon est-il informé du démenti, qu'il convoque le conseil,
fait comparaître Thoret qui avoue sa faute, et réclame l'exé-
cution pure et simple du règlement. En vain Thoret fait-il
observer qu'il avait agi dans l'intérêt du service; en vain
quelques-uns des membres du conseil demandèrent-ils un
arbitrage, l'opinion du vice-amiral prévalut, et Thoret dut se
résigner à cet affront immérité. « A quoi (2) à grandes diffî-
cultez et prières condescendit cet homme vaillant et adroit
aux armes : connoissant que le iugement estoit faict par ses
propres ennemis. Toutesfois il obéit à la prière de Richier et
Dupont qui le prièrent de prendre patiemment le tort qu'on
lui faisoit. » Villegaignon aurait dû se contenter de cette
facile victoire, mais il abusa de sa position pour se permettre
contre cette victime volontaire du devoir mille plaisanteries
fort déplacées. « Laquelle (3) moquerie et indignation Thoret
porta si impatiemment que d'un grand desplaisir s'avisa de
passer un bras de mer de deux lieiies, le plus secrettement
qu'il peut sur trois pièces de bois liées ensemble pour trouver
passage en un navire de Bretons, qui estoit à un port distant
de là trente lieiies, oii il fut fort bien accueilli du capitaine. »
Cette défection était fort dangereuse, non seulement parce
qu'elle privait la colonie d'un officier utile et dévoué, mais
surtout parce que cet officier, injustement traité, ne manque-
rait pas, à son retour en Europe, de dénigrer Villegaignon et
la colonie, et serait d'autant mieux écouté que sa position
(1) Crespin, id.
(2) Crespin, id.
(3) id. id.
262 HISTOIRE DC RRÉSIL FRA3(ÇÂIS.
avait été plus élevée et son traitement plus ligoureux. Le
vice-amiral, qui aurait dû essayer de le retenir à tout prix,
perdait alors comme le sentiment de la situation. Non seule-
ment il exagérait la dureté naturelle de son caractère, mais
encore c la grande (i) modestie et patience des povres per-
sonnes accreut tellement l'audace de son cœur, que plus il ne
pensoit que ruiner, mesler, et renverser sens dessus dessous
l'ordre ecclésiastique et politique, lesquels lui-mesme avoit
en une si sainte affection, érigé, establi et confirmé.» Mais sur
ce point il rencontra une résistance inattendue. Les Genevois
lui avaient obéi, tant qu'il leur avait seulement demandé de
rendre à César ce qui appartient à César. Du jour où il s'avisa
d'excéder les limites de son autorité en leur imposant des
règles contraires à leur liberté religieuse, ils lui déclarèrent
hardiment qu'ils n'écouteraient plus que leur conscience.
Exaspéré par cette déclaration, dont il ne pouvait s'empêcher
de reconnaître la justesse, mais trop emporté par la passion
pour s'arrêter quand il en était encore temps, Villegaignen
poussa tout de suite les choses à l'extrême, et interdit au
ministre Richier de prendre dorénavant la parole, à moins de
modifier les prières et le culte, c'est-à-dire d'abjurer. De plus
il défendit toute assemblée. Dupont de Corguilleray, le chef
des Genevois, vieillard respectable que les deux partis s'ac-
cordaient à ménager, s'indigna de cette injuste prétention,
et fit savoir au gouverneur qu'il ne le reconnaissait plus pour
son suzerain, se considérait comme délié de tout engagement
à son égard, et n'attendait plus qu'une occasion de rentrer en
Europe. Cette fois la rupture était complète, et Yillegaignon
l'avait seul provoquée par ses exigences intempestives.
(1) Crispin, ouv. cit. p. 411.
LES COLONS GENEVOIS. 268
II f. — DÉFAUT DES GexKVOLS.
Le vice-amiral avait jusqu'alors toujours imposé ses volon-
tés. Pour la première fois, on le bravait en face, et à ses
caprices arbitraires on opposait une résistance d'autant plus
dangereuse qu'elle était légale. Surpris par ces prétentions
inattendues, il refusa de donner acte à Corguilleray de sa
sommation, et annonça qu'il maintiendrait son autorité. Il
n'aurait certes pas reculé devant un coup de force, mais il ne
se sentait pas suffisamment appuyé, et redoutait un conflit,
qui ne se résoudrait peut-être pas à son avantage. Nicolas
Barré, le principal de ses lieutenants, celui qu'il avait investi
de sa confiance après la fuite de Thoret, était sans doute un
homme d'exécution et un serviteur dévoué, mais c'était aussi
un protestant convaincu, et, pour rien au monde, il n'aurait
consenti à user de violence contre ses coreligionnaires. Les
gentilshommes volontaires, qui avaient suivi le vice-amiral
au Brésil, l'auraient plus facilement écouté, mais ils respec-
taient Corguilleray, gentilhomme comme eux, et le préjugé
n'étouffait pas chez eux la voix de l'honneur au point de leur
persuader que les Genevois étaient dans leur tort. Restaient,
il est vrai, son neveu Bois le Comte et ses gardes écossais,
prêts à lui obéir envers et contre tous ; mais Villegaignon
n'osa pas leur donner l'ordre d'arrêter les Genevois, il crai-
gnait une résistance ouverte de leur part, et savait qu'au
premier signal non seulement tous les protestants prendraient
fait et cause pour eux, mais encore les colons, qu'il mainte-
nait à grand'peine dans le devoir, profiteraient de l'occasion
pour secouer son autorité.
Il se résigna donc, comprima sa fureur, et se réserva d'agir
suivant les circonstances ; seulement, pour mieux prouver sa
colère aux dissidents, il leur coupa les vivres, et ordonna de
264 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
les laisser vivre à leur guise. Ceux-ci ne demandaient pas
mieux. La maigre pitance que leur octroyait Villegaignon ne
leur souriait que médiocrement. A peine eurent-ils appris
que cette modeste rémunération de leur travail leur était
refusée qu'ils cessèrent de leur côté de travailler aux fortifi-
cations, et entrèrent en relation avec les Brésiliens, qui leur
fournirent en effet des vivres en abondance, et ne les lais-
sèrent manquer de rien.
Villegaignon avait espéré les prendre par la famine. Ses
calculs étaient déjoués. Furieux de sa déconvenue, il résolut
de faire un exemple pour ressaissir une autorité qu'il sentait
lui échapper. Deux des Genevois, Jean Gardien et Jean de
Léry (1), avaient quitté l'île aux Français et étaient allés
passer quelques jours en terre ferme. Or le vice-amiral avait
ordonné précédemment que pas im colon ne sortirait de File
sans lui en demander l'autorisation, et les deux amis, se con-
sidérant comme déliés de tout engagement vis à vis de lui;
n'avaient pris conseil que d'eux-mêmes pour partir. A peine
étaient-ils de retour que Villegaignon ordonna de les arrêter
et de les enchaîner. Corguilleray, scrupuleux jusqu'à la du-
perie, aurait voulu que Gardien et Léry se laissassent
enchaîner, car, disait-il, ils avaient enfreint un règlement;
d'ailleurs il leur promettait d'intervenir en leur faveur. Les
délinquants lui firent remarquer que, puisque Villegaignon
n'avait pas tenu ses engagements, ils étaient libres de se
(1) Ce refus d'obôii^sanee de la part de Léry a éîé singulièrement
travesti par Thevet, qui, confondant, suivant son habitude, des
épisodes très divers, a cru que Léry êtiit un des cinq prétendus
conspirateurs, dont nous racontons plus loin la fin Lunentable.
Nous lisons en effet dans son Histoire di d^ux rodages aux Indes
Aush'aUs et Occidentales: ja9. f. SI Germain n* 656) c et quant
an quatriesme, qui estoitLéiy, fin et aecort, fit tant qu*il se déferra
les deux iambes, et se sauva de nuit dans un bateau arec d*autres,
et gaigna le cap de Prie etc. »
LES COLONS GENEVOIS. 265
comporter à leur guise, et ils refusèrent nettement d*obéir.
La circonstance était critique. Villegaignon allait-il pousser
les choses à Textrême : « En ce cas (1) nous estions quinze
ou seize de nostre compagnie, si bien unis et liez d*amilié,
que qui poussoit Tun frapperoit l'autre, comme on dit ».
Aussi le vice-amiral hésita-t-il à donner le signal de la guerre
civile. Il feignit d'accepter les raisons des Genevois, et n'in-
sista pas davantage ; mais rentré chez lui il exhala sa fureur
en termes amers, et fit entendre à ses familiers qu'il se pré-
parait à un acte éclatant de vengeance.
Ce refus d'obéissance faillit provoquer une explosion. Tous
les mécontents, et ils étaient nombreux, persuadés que Ville-
gaignon était réduit à l'impuissance, supplièrent les Genevois
de pousser leur victoire jusqu'au bout, et de déposer le gouver-
neur. Quelques-uns, plus violents, proposaient même de s'en
débarrasser en le jetant à la mer, « à fin, (2) disoient-ils, que
sa chair et ses grosses espaules servissent de nourriture aux
poissons » . Corguilleray et Richier n'auraient eu qu'à faire un
signe et la révolte éclatait ; mais, scrupuleux observateurs de
la légalité, ils ne voulurent pas mécontenter l'amiral Coligny,
sous les auspices duquel l'expédition avait été entreprise, et
qui avait honoré Villegaignon de ses faveurs. Ils rejetèrent
toutes les ouvertures de rébellion, et poussèrent même la
discrétion et les ménagements jusqu'à se cacher pour célé-
brer leurs offices ; ils continuèrent pourtant à prêcher en
public, bien persuadés que Villegaignon n'oserait ou ne pour-
rait les troubler.
Le vice-amiral ne tarda pas à comprendre que la présence
des Genevois dans l'île aux Français constituait pour lui une
menace permanente. Bien qu'il leur eût positivement défendu,
au début de leurs contestations, de s'éloigner du fort, il se
décida à leur permettre, dans les premiers jours d'octobre.
(1) LSBT, OUV. cit. § VI.
(2) id. id.
266 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
rr aller attendre sur le continent l'arrivée d'un navire fran-
çais qui les rapatrierait. Cette fois encore on conseilla aux
Trenevois de profiter de leur départ pour déposer le gouver-
neur ; mais ils refusèrent par respect pour la France et pour
la relif^ion, et s'établirent au fond de la baie de Ganabara,
dans un petit village brésilien qu'on avait surnommé la Bri-
queterie. Ils devaient y rester deux mois encore avant de
s'embarquer pour l'Europe.
Villegaignon ne les avait laissés partir que très à contre-
CAiiUT, et uniquement parce qu'il les redoutait. Il eut la peti-
tesse de leur faire subir, quand ils quittèrent l'île, quelques
humiliations bien inutiles. Ainsi n'ordonna-t-il pas de fouiller
leurs coffres et leurs paquets. Les artisans avaient emporté
quelques outils ; il les fit saisir comme lui appartenante Cor-
guilleray et Richier avaient gardé quelques livres ; il les con-
fisqua sous prétexte qu'il les avait tous achetés lui-même.
Comme les bagages des Genevois étaient trop considérables
pour qu'ils fussent transportés tous à la fois et sur une seule
barque, deux d'entre eux, un tourneur et un menuisier, atten-
dirent le retour du bateau, et déposèrent leurs effets sur la
grovo. Villegaignon outré de fureur assistait au départ.
Voyant (jue ces deux ouvriers restaient seuls dans l'île, il
fio donna la triste satisfaction de visiter lui-même leurs ba-
gngos. Il trouva dans ceux du tourneur quelques ouvrages en
bois (jne l'ouvrier avait fabriqués dans ses moments de loisir,
avec l'espoir d'en ti*ouver un prix avantageux quaud il revien-
drait ou France. « Comme(i) icelui Villegaignon, ne pouvant
plus contenir la rage dont il était transporté, lui imposa qu'il
estoit larron, d'avoir fait tels vaisseaux de son bois, et leva
deux ou trois fois le poing pour le frapper. Toutesfois pour
00 que que quelqu'un de ses familiers Taperceut, il se contint
pour cette fois: neantmoins il se vengea sur les coupes, les-
quelles il c^assa ot fVoissa aux pieds, blasphémant et despitant le
nom de Dieu». Revenu a lui, il eut honte de son emportement,
;r CitBspiN, p. 114,
LES COLONS GENEVOIS. 267
et envoya un de ses officiers présenter ses excuses et offrir
une indemnité au tourneur. Mais le mal était fait.Villegaignon
avait commis une mauvaise action, et il s'était rendu ridicule.
Pendant les deux mois que les Français passèrent à la
Briqueterie, les indigènes leur fournirent des vivres ; encore
fallait-il les acheter bien cher, et leur donner en échange des
vêtements ou des armes. Il était évident que, du jour où ces
ressources leur manqueraient, les Brésiliens les abandonne-
raient ; car l'intérêt et non la reconnaissance les amenait
près d'eux. Il peut sembler étrange que, menacés d'une
famine prochaine, les Genevois n'aient pas songé sinon à
cultiver la terre, au moins à se procurer par la chasse ou la
pêche quelques ressources supplémentaires ; mais tel était
l'aveuglement de tous les colons du temps qu'ils ne son-
geaient même pas à exploiter les richesses naturelles du sol.
Moitié par indifférence, moitié par orgueil, ils aimaient mieux
s'exposer à mourir de faim que s'abaisser à un travail dégra-
dant, pensaient-ils, pour des Européens. Ils parcouraient les
environs, et assistaient aux fêtes et aux cérémonies indigènes.
Les plus anciens d'entre eux interrogeaient les Brésiliens sur
les productions du sol, sur leurs traditions nationales, sur
l'origine de leurs coutumes. Quelques-uns, plus soucieux de
l'avenir, rédigeaient même des dictionnaires de leur langue.
Entre tous se distinguait par l'ardeur de ses investigations
Jean de Léry. Peut-être songeait-il déjà à publier le récit de
son voyage. Il pénétrait dans les forêts de l'intérieur, il rece-
vait rhospitalité dans les cases brésiliennes, il tâchait de sur-
prendre le secret de leurs croyances, il achetait des oiseaux
ou des animaux rares, des plumes, et autres objets, qu'il se
réservait de rapporter en Europe, Pendant ce temps Corguil-
leray et Richier préparaient leurs moyens de défense ; car ils
s'attendaient à être attaqués par Villegaignon à leur retour en
Europe, et ne voulaient pas être pris au dépourvu. D'après
Villegaignon (1), — mais il faut nous défier ici de son témoi-
(1) Pièces justificatives. Lettre VII de Villegaignon.
268 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
gnage, — ils auraient môme essayé à diverses reprises d'orga-
niser la rébellion immédiate, t Au (I) moyen de quoy secrète-
ment se mit à séduire mes hommes, et les plus proches
d'auprès de moy : leur disant qu'il s'en retournoit en France
pour ramener tant de gens que, par force, il pourroit planter
la religion que i'avois refusée, et, pour confirmer ceulx de
mes hommes qu'il avoit gaignez, feist recognoisire une isletto
à trois lieues de moy, où il designoit de se retirer > et plus
loin « à l'heure de son partement, vint trouver mes hommes
et leur dire.., qu'il serait de retour dedans dix moys, en si
bonne compagnie que ie seroye tout ioli de me tenir cloz et
couvert tout seul en mon isle ». Il se peut, en effet, que Cor-
guilleray et Richier aient été imprudents en paroles, et qu'ils
aient fait aux colons des promesses qu'ils n'étaient pas cer-
tains d'accomplir, mais ils avaient jusqu'au dernier moment
donné l'exemple de l'obéissance, et Villegaignon n'avait pas
à craindre de leur pai't une révolte ouverte. Le vice-amiral de
son côté organisait sa vengeance. Il savait que le calvinisme
était proscrit en France, et voulait que Richier et les siens
fissent profession des doctrines condamnées, afin de demander
un châtiment exemplaire. Dès le 8 septembre 1557, un certain
Aubery fut par lui député au ministre, et l'interrogea sur cer-
tains points controversés. Richier, qui ne se doutait pas du
piège, et qui d'ailleurs était homme à ne pas reculer devant le
martyre pour mieux affirmer sa croyance, répondit sans hési-
tation, et l'envoyé de Villegaignon, convaincu de ses senti-
ments hérétiques, n'hésita pas à délivrer au vice-amiral un
certificat attestant que Richier s'était nettement prononcé
contre le catholicisme (2). Quelques semaines plus tard, le
27 décembre 1557, Villegaignon qui voulait avoir enti'e les
mains toutes les pièces nécessaires, députa à Richier un autre
envoyé, Pierre la Faucille, ce receveur qui avait été la cause
(1, 2) ViLLEGAiONON. Les propositions cofttentieuseSj entre le che-
vallier de Villegaignon et maistre Jehan Calvin, Préface.
LES COLONS GENEVOIS. :26y
de la punition et de la fuite de Thoret. Richier, qui était à la
veille de son départ, et ne s'imaginait pas que la vengeance
de Villegaignon le poursuivrait au delà de l'Océan, non seule-
ment répondit à son envoyé qu'il était calviniste, mais encore
lui donna par écrit son opinion sur trois propositions conten-
tieuses. Il venait de signer son arrêt de mort, si, par bon-
heur, ces pièces accusatrices ne fussent tombées entre les
mains de juges éclairés et tolérants (1).
Un vaisseau français venait d'arriver dans la baie de Gana-
bara. 11 se nommait le Jacques^ et était commandé par le
capitaine Faribault (2). C'était un vieux navire, à peu près
hors d'usage, mauvais marcheur, et qu'on cherchait à utiliser
pour un dernier voyage. Son possesseur, maître Martin
Baudoin, du Havre, s'était associé pour l'équiper à quelques
grands seigneurs protestants, moitié par désir d'augmenter
leur fortune par une bonne spéculation, moitié avec l'arrière-
pensée de préparer pour leurs coreligionnaires un asile au
Nouveau Monde. On parlait alors beaucoup en France de la
tentative de colonisation du Brésil. On en attendait même des
résultats inespérés, car le capitaine Faribault annonça aux
Genevois que plusieurs navires étaient en armement dans les
ports de France, tout prêts à conduire au Brésil de nombreux
colons. C'était tout un courant d'émigration qu'on voulait
diriger vers cet heureux pays. On espérait que, dans quel-
ques années, plusieurs milliers de Français seraient établis
dans la région, assez solidement pour repousser toute attaque
portugaise. Aussi Faribault fut-il très- décontenancé quand
Corguilleray et Richier lui eurent appris que la discorde
régnait dans l'île aux Français. Le capitaine n'hésita pas à
leur dire que la nouvelle de ces dissensions serait fort mal
accueillie, et que les colons resteraient très-probablement en
(1) Villegaignon, id. Le procès-verbal de la Faucille fat rédige
et donné à Villegaignon le mardi 8 juin 1558.
(%) On trouve également Fariban et Faribaut.
\
270 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Europe, puisqu'ils ne trouveraient plus au Brésil la liberté
religieuse. Faribault avait cruellement raison. La France
avait alors entre les mains un merveilleux instrument de for-
tune, et, par insouciance ou par ignorance, elle le brisait
avant de s'en servir. Combien de fois dans notre histoire
coloniale, aurons-nous à signaler et à déplorer des faute»
semblables !
Deux des gentilshommes qui étaient partis de France avec
Villegaignon, La Chapelle et Boissi, l'avaient abandonné
depuis quelque temps à cause de son intolérance religieuse,
et s'étaient joints aux Genevois (1). Désireux de regagner la
France et d'échapper aux mauvais traitements du vice-amiral,
ils firent marché avec le capitaine du Jacques, et s'engagèrent
pour eux et leurs compagnons à payer six cent livres tour-
nois et à fournir des vivres. Villegaignon, qui ne pouvait
s'empêcher de regretter leur départ, fît néanmoins contre
mauvaise fortune bon cœur, et leur octroya la permission
régulière de rentrer en France. Il écrivit même au capitaine
Faribault pour calmer ses scrupules, et il ajoutait dans sa
lettre : « tout (2) ainsi que ie fus ioyeux de leur venue, pen-
sant avoir rencontré ce que ie cerchois, aussi, puisqu'ils ne
s'accordent pas avec moy, suis-ie content qu'ils s'en retour-
nent ». Il lui confia en même temps un petit coffret, rempli
de lettres qu'il envoyait à plusieurs personnes. Une de ces
lettres était une dénonciation en forme adressée au premier
juge français, dans le ressort duquel aborderaient les Gene-
vois; et en vertu de laquelle ils devaient être traduits devant
la justice comme hérétiques, et traités en conséquence ; en
sorte que le vaisseau que ces infortunés croyaient devoir être
l'instrument de leur salut serait celui de leur perte, et que
(1) LisRY, CUV, cit. § XXI.
(2) LÉRY, id. id. Diaprés de Thou (Histoire de France, liv. XVI,)
qui s'est évidemment trompé, le capitaine du Jacques se nommait
Martin Baudouin;
LES COLONS GENEVOIS. ^71
le capitaine Faribault devenait leur dénonciateur inconscient.
Certes on a beaucoup chargé la mémoire de Villegaignon, et
la plupart des accusations lancées contre lui par les écrivains
protestants ne sont pas fondées, mais nous n'hésiterons pas
à condamner sa déloyauté en cette circonstance. Il est vrai
que, dans les dernières semaines que les Genevois passèrent
dans la baie de Ganabara, de part et d'autre furent échangés
des propos regrettables. Si Villegaignon avait, à plusieurs
reprises, exprimé ses regrets d'avoir laissé échapper de si
cruels ennemis, les Genevois de leur côté ne s'étaient pas fait
faute de le menacer de leur vengeance. Ainsi qu'il arrive
toujours en pareil cas, des rapporteurs officieux avaient enve-
nimé ces propos, et Villegaignon, qui ajoutait foi à leurs exa-
gérations, était presque convaincu que « les calvinistes re-
tourneroyent bien accompagnez et ordonnez pour le chasser
lui et ses complices ». Il se crut peut-être, en essayant de les
prévenir, dans le cas de légitime défense, et c'est ce qui
explique sa dénonciation. Cet acte n'en reste pas moins à son
passif. Un gentilhomme a d'autres moyens pour se venger,
et le représentant du roi de France aurait dû rie pas se prêter
à un moyen aussi indigne d'assurer sa vengeance.
Aussi bien Villegaignon, malgré sa parole et le congé for-
mel qu'il avait délivré aux Genevois, essaya jusqu'au dernier
moment de retarder ou même d'empêcher ce départ, dont il
redoutait les conséquences. Il accusa les fugitifs des crimes
les plus atroces afin de les noircir aux yeux de leurs futurs
compagnons de route. Il exploita même la superstition des
lïîatelots, en leur rappelant que la présence d'un prêtre à bord
passait pour funeste. Quelques matelots se laissèrent prendre
à ces pièges grossiers, et déclarèrent au capitaine Faribault
qu'ils ne prendraient la mer que si les passagers assuraient
leurs approvisionnements en apportant chacun deux boisseaux
de farine. Les Genevois durent en passer par ces exigences.
Us vendirent jusqu'à leur dernier vêtement pour se procurer
ce surcroît de vivres, tant ils avaient hâte de fuir un conti-
272 HISTOIRE DU BRESIL FRANijAIS.
nent, où ils n'avaient éprouvé que des déboires, et partirent
enfin le 4 janvier 1558. Ils ne se doutaient certes pas qu'ils
allaient s'offrir à la justice, et que cinq des plus vicieux d'entre
les matelots du Jacques avaient promis à Villegaignon de les
livrer au bras*séculier, au cas oia sa dénonciation ne parvien-
drait pas en temps opportun.
La mauvaise chance qui n'avait pas abandonné la petite
colonie Genevoise depuis son départ de Genève, sembla
s'acharner encore contre elle. Le voyage de retour fut en effet
fécond en péripéties tragiques. Le Jacques était un mauvais
navire à peu près hors de service, et on l'avait chargé outre
mesure de bois de teinture et autres marchandises. A peine
avaient-ils pris la mer que les matelots s'aperçurent avec
effroi que la cale était remplie d'eau et que le navire enfon-
çait. On se mit aux pompes douze heures consécutives. L'eau
sortait des tuyaux rouge comme du sang à cause du bois de
teinture. On songeait presque à regagner la terre, quand enfin
le charpentier réussit à aveugler la voie d'eau, mais il déclara
que les bordages étaient tellement rongés par les vers qu'il
n'était que prudent de regagner le continent, pour y construire
un nouveau bâtiment, ou attendre le passage de quelque autre
navire. C'était le parti le plus sage à prendre; mais Faribault
ne se souciait de perdre ni son vaisseau ni ses marchandises.
Il déclara qu'on continuerait la route ; seulement, pour dégager
sa responsabilité, il proposa à Corguilleray et aux autres
passagers de leur donner une barque qui les jetterait à la
côte. Plusieurs des Genevois ne s'étaient décidés que très à
contre-cœur à quitter l'Amérique. Ils avaient entendu parl^
des persécutions qui ensanglantaient alors la France, et leur
séjour au Brésil, bien que très court, avait suffi pour leur
inspirer l'amour de ce sol enchanteur, et de ce climat délicieux.
Léry était du nombre de ceux qui regrettaient ainsi leur
départ. Comme il (1) l'écrivait plus tard : « nous avions gousté
(1) Léry, ouv. oit. g xxi.
LES COLONS GENEVOIS. 273
a fertilité du pays... aussi ie regrette souvent que
irmi les sauvages, ausquels i'ai cogneu plus de
3n plusieurs de par deçà, lesquels à leur condam-
îut teste de çhestien. » Lorsque Corguilleray fit
compagnons des propositions du capitaine, six
dont Léry, se décidèrent à les accepter. On leur
•arque avec quelques vivres et leurs bagages. Léry
escendu dans la barque, quand un de ses amis le
ester, car il avait le pressentiment d'affreux mal-
nenaçaient, s'il persévérait dans sa résolution. Léry
'e un avertissement du ciel; abandonnant une
partie de ses bagages, il remonta sur le navire, et laissa partir
les cinq autres. Aucun de ces cinq infortunés ne devait revoir
sa patrie, et c'est ce pur hasard ou plutôt ce mouvement ins-
tinctif qui sauva le futur auteur de la Relation du Voyage au
Brésil.
Le Jacques était en si mauvais état et tellement chargé que
deux mois après le départ il n'avait pas encore quitté les eaux
Brésiliennes. A la fin de Janvier 1558, les passV&ers recon-
nurent l'île Fernando de Noronha. En février seulement, après
sept semaines de traversée, ils doublèrent le cap Saint Roch.
Comme on n'avait pas compté sur un aussi long voyage, les
vivres s'épuisaient, et la fatigue augmentait, car une partie
de l'équipage était obligée de travailler constamment aux
pompes. Les matelots auraient voulu débarquer, du moins
pour prendre des vivres frais, mais le capitaine leur fît remar-
quer que la côte était habitée par nos ennemis les plus achar-
nés, les Margaïats, et fréquentée par les Portugais. Plutôt
que de tomber entre leurs mains, ne valait-il pas mieux con-
tinuer sa route? L'équipage y consentit. Seulement, pour
augmenter les provisions et diminuer le nombre des bouches
inutiles, on tua tous les singes et tous les animaux rares qu'on
rapportait du Brésil, à l'exception de quelques perroquets au
splendide plumage.
Le 11 mars l'équateur fut traversé. La chaleur était acca-
18
27i IIISTOIHK DU DUÉSIL FUANgAIS.
blantc. Matelots et passagers, surmenés de fatig'ue, étaient en
proie à la fièvre. Le contre-maître et le pilote se prirent de
querelle, et songèrent à leur vengeance plutôt qu'à la direc-
tion du vaisseau. Le 26 mars, le pilote, au lieu de faire son
quart, était en discussion avec son ennemi, quand un ouragan
furieux tomba sur le navire, le coucha sur le flanc et balaya
le pont. Les deux hommes qui étaient la cause indirecte de ce
malheur, au lieu de se réconcilier quand le danger fut passé,
ne songèrent (iu*à leur haine : « leur (1) action de grâces fut
de s'empoigner et battre de telle sorte que nous pensions
qu'ils se deussent tuer Tun et Tautre. » Quelques jours plus
tard, le charpentier travaillait dans la cale du navire, quand
il souleva par hasard une pièce de bois qui, en se détachant,
découvrit une voie d'eau énorme « par où (2) Teau entra si
roide et si viste que faisant (juitler la place aux mariniers qui
abandonnèrent le charpentier, ([uand ils furent remontez vers
nous sur le tillac, sans nous pouvoir autrement déclarer le
fait, crioyent, nous sommes perdus, nous sommes perdus ! »
Aussitôt la chaloupe est jetée à la mer avec de nombreuses
pièces de bois pour construire un radeau. On s'y précipite
avec tant d'ardeur que le pilote est obligé de défendre l'entrée
de la barque un couteau à la main. Par bonheur le charpentier
avait eu la présence d'esprit de jeter son caban sur la voie
d'eau, et de le maintenir avec ses pieds. Bien que soulevé
par la force de l'eau, il appelle au secours, mais sans aban-
donner son poste. On finit par entendre ses cris, on se décide
à venir à son aide, et, cette fois encore, le péril est esquivé.
Tous les malheurs fondaient à la fois sur cet infortuné
navire, tantôt grains furieux ou tempêtes, tantôt calmes plats.
De plus le pilote ignorait son métier. Il engagea le Jacques
dans l'inextricable mer des Sargasses, et le dégagea à grand
(1) LÉRY» GUY. cit. 8 XXli
(2) id. id.
LES COLONS GENEVOIS. 275
peine de ces prairies maritimes , qui s'étendaient à Fin-
fini. A peine arrivait-on sous le Tropique, dans la région fré-
quentée par les navires portugais, que le capitaine Fari-
bault, qui craignait de les rencontrer, ordonna le branle-bas
du combat; mais le 28 avril, au moment où Ton séchait sur le
pont et dans un pot de fer les poudres qui avaient été gâtées
par rhumidité de la cale, « le canonnier (1) laissa ce pot si
longtemps sur le feu qu'il rougit, la poudre s'estant emprise,
la flambe donna de telle façon d'un bout en autre du vaisseau,
mesme gasta quelques voiles et cordages, que peu s'en fallut,
qu'à cause de la graisse et du breits dont le navire estoit
frotté et goldronné, le feu ne s'y mist. » Un mousse et deux
matelots furent grièvement brûlés, à tel point que l'un d'entre
eux mourut après quelques jours d'atroces souffrances. Léry
qui se trouvait sur le pont au moment de l'accident eut la pré-
sence d'esprit de rabattre sur son visage son bonnet de
matelot. Il en fut quitte pour avoir le bout des oreilles et les
cheveux grillés.
Ce n'était que le commencement des infortunes réservées
à l'équipage du Jacques, Il se trouvait encore à cinq cents
lieues de France quand les vivres commencèrent à manquer.
Depuis longtemps il était réduit à la demi-ration. Le pilote
s'était si fort trompé dans son estimation qu'il croyait être à. la
hauteur du cap Finisterre d'Espagne, et n'avait pas encore
atteint celle des Açores, Dès la fm d'avril tous les vivres
étaient consommés. On balaya la soute aux biscuits, mais on
n'y trouva que des vers, des excréments de rats et d'informes
débris, dont on composa une bouillie noire et amère comme
de la suie. Tous ceux qui avaient encore des singes et des
perroquets les sacrifièrent. Dès les premiers jours de mai la
famine fut si violente que deux matelots moururent de faim,
et furent jetés par dessus bord. Pour comble de malheur, la
(1) LÉRY, GUY. cit. § XXI.
276 HISTOIRE DU BRESIL FRANÇAIS.
tempête se déchaîna. Il fallait, malgré Tépuisement, veiller
aux pompes et surveiller la mâture. Impossible à cause de
Tagitation des flots de prendre aucun poisson. On s'avisa de
couper des rondelles de cuir de tapir qu'on faisait bouillir,
puis rôtir, et qui rappelaient de fort loin le goût de la couenne
de lard. Quand cette ressource fut épuisée, on passa aux sou-
liers, puis aux couvercles des coffres, aux cornes de lan-
ternes et aux chandelles de suif. Le 12 mai, mourut le canon-
nier ; mais « nous (1) nous en souciasmes tant moins pour
Tesgard de sa charge, qu'au lieu de nous défendre, si on
nous eust lors assaillis, nous eussions plus tôt désiré d'estre
prins et emmenez de quelque pirate, pourveu qu'il nous eust
donné à manger ». Le même jour fut signalé un navire, mais
il ne vit pas ou fit semblant de ne pas voir les signaux de
détresse du Jacques, car, en ce temps de mutuelles défiances,
les navires évitaient de se rencontrer en pleine mer, et nos
infortunés compatriotes souffrirent d'autant plus de leur aban-
don qu'ils avaient espéré plus vivement leur salut.
Quelques matelots, plus ingénieux que leurs compagnons,
firent la chasse aux rats et aux souris toujours abondants
dans la cale d'un navire ; ils les vendaient jusqu'à quatre écus
pièce. Le barbier qui avait réussi à en prendre deux d'un
seul coup refusa d'en céder un aux Genevois, qui lui propo-
saient en échange un habillement complet. Un jour le contre-
maître qui avrait pris un gros rat en jeta sur le tillac les
quatre pattes. Survint un affamé qui s'en empara, les fit
griller sur des charbons, et déclara « n'avoir (2) iamais tasté
d'ailes de perdrix plus savoureuses. Pour le dire en un mot,
qu'est-ce aussi que nous n'eussions mangé ou plutôt dévoré
en telle extrémité ? car de vray, pour nous rassassier, sou-
haitions les vieux os et autres telles ordures que les chiens
traînent par dessus les fumiers ; ne doutez pas si nous eus-
(1) LÉRY, CUV. cit. § XXII.
(2) Lkrt, ouv. cit. § xxn.
LES COLONS GENEVOIS. 277
sions eu des herbes vertes, voire du foin, ou des feuilles
d'arbres que tout ainsi que bestes brutes nous les eussions
broutées. »
L'eau elle-même fit défaut. On fut obligé de tellement la
ménager que chaque matelot n'en buvait qu'un petit verre
par jour. Aussi toutes les fois que tombait la pluie, étendait-
on des voiles pour la recueiUir. Depuis longtemps il n'y avait
plus ni rats ni souris. On en était réduit à grignoter du bois
de Brésil. Cinq matelots avaient succombé, et on avait jeté
leurs cadavres à la mer, non sans regrets, car déjà dans les
yeux de quelques-uns brillait la fièvre qui explique presque
le cannibalisme. Dupont de Gorguilleray était à peu près le
seul qui eût conservé la sérénité de son esprit. Ses compa-
gnons déliraient. Richier lui-même avait perdu tout espoir.
Quant au reste de l'équipage il n'attendait qu'un prétexte
pour se ruer sur les passagers et les égorger. Qn touchait à
cette heure critique où la douleur physique se convertit en
hallucination, puis en folie furieuse. Par bonheur Léry avait
conservé un magnifique perroquet, « aussi gros qu'une oye »,
qu'il destinait à Coligny. Craignant qu'il ne lui fût volé, il le
tua, et le partagea avec ses compagnons, dont ce maigre
repas soutint les forces.
Le 24 mai fut enfin signalée la terre. On avait tant de fois
inutilement crié terre^ que personne ne croyait à cette heu-
reuse nouvelle. Les Genevois et les matelots restaient éten-
dus sur le tillac ; personne ne bougeait ; mais l'homme de
vigie redouble ses cris; ce n'est plus une illusion. Des côtes
rocheuses, estompées par le brouillard, se profilent à l'hori-
zon. Aussitôt l'équipage du Jacques se jette à genoux pour
remercier la Providence, et le capitaine Faribault avoue alors
à ses hôtes « que (1) pour tout certain si nous fussions encore
demeuré un iour en cest estât, il avoit délibéré et résolu, non
pas ietter au sort, comme quelques-uns ont faict en pareille
(1) LÉRT, ouv. cit. § XXII.
278 HISTOIRE DU BRESIL FRANÇAIS.
destresse, mais sans dire mot, d'en tuer un d'entre nous pour
servir de nourriture aux autres ».
C'étaient les rivages de Bretagne qu'on venait de décou-
vrir. Faribault, Corguilleray et quelques matelots ou passa-
gers débarquèrent à Audierne (1) pour y acheter des vivres.
Les autres attendirent sur le Jacques. Deux des Genevois,
que Léry avait priés de lui rapporter du pain et de la viande,
n'eurent pas le courage de revenir à bord, et s'enfuirent pour
ne plus reparaître. Le reste de l'équipage se crut abandonné.
Une barque de pêcheur s'était aventurée tout près d'eux ; ils
la forcèrent à se rapprocher du navire, et dévorèrent toutes
ses provisions. L'intention du capitaine Faribault était de
pousser jusqu'à la Rochelle pour y vendre son chargement
de bois, mais il apprit que des pirates infestaient la côte, et,
comme il avait déjà subi par trop d'épreuves dans son voyage,
il se décidsbbrusquement à le terminer, et annonça qu'il dé-
barquerait au Blavet (2). Plusieurs vaisseaux s'y trouvaient
alors réunis. L'un d'entre eux, de Saint-Malo, avait enlevé
une galiote espagnole revenant du Pérou et richement char-
gée. Plusieurs négociants de Paris et de Lyon étaient arrivés
pour acheter ces marchandises espagnoles. Dès qu'ils appri-
rent que l'équipage du Jacques descendait à terre, ils s'em*
pressèrent autour de ces infortunés, saisis de compassion
pour leur misère, et veillèrent à tous leurs besoins. Ils les
engagèrent à manger avec modération. Léry et ses compa-
gnons suivirent ces sages conseils, et, bien que leur santé fut
longtemps ébranlée, parvinrent à se remettre. Ils gardèrent
seulement toute leur vie une grande faiblesse d'estomac, et
pendant quelques mois les seùs de l'ouïe et de la vue furent
chez eux tout à fait oblitérés. Quant aux matelots, gens gros-
Ci) Petite ville du Finisterre, à 37 kil. 0 de Quimper, au fond de
la baie à laquelle elle donne sou nom, à l'embouchure du Goyen.
(2) Plus exactement à l'embouchure du Blavet> c'est à dire à
Port Louis, tout près de Lorient (Morbihan.)
LES COLONS GENEVOIS. 279
siers et incapables de ménagements, ils mangèrent avec
gloutonnerie, et la moitié d'entre eux périt.
Ce n'était pas encore la fm de leurs misères, car Villegai-
gnon les avait dénoncés comme hérétiques, et, sans le savoir,
Faribault était porteur de la dénonciation. Ils n'avaient donc
échappé aux dangers de l'Océan et aux tortures de la famine
que pour être traînés devant la justice, et condamnés à un
supplice ignominieux! Mais les juges repoussèrent avec
indignation jusqu'à la pensée de poursuivre les Genevois.
« Après (1) qu'ils eurent veu ce qui leur estoit mandé, tant
s'en fallut qu'ils nous traitassent de la façon que Villegaignon
désiroit, qu'au contraire, outre qu'ils nous firent la meilleure
chère qui leur fut possible, encore offrans leurs moyens à
ceux de nostre compagnie qui en avoyent affaire, prestèrent-
ils argent audit sieur Dupont et à quelques autres... Voilà
comment Dieu qui surprend les loisez en leurs cautelles, non
seulement, par le moyen de ces bons personnages, nous déli-
vra du danger où la révolte de Villegaignon nous avait mis,
mais qui plus est, la trahison qu'il nous avoit brassée estant
ainsi descouverte à sa confusion, le tout retourna à nostre
soulagement ». De l'embouchure du Blavet les Genevois
gagnèrent Nantes, puis Paris, sans être inquiétés. La triste
ruse de Villegaignon n'avait donc pas abouti. Sa vengeance
lui échappait. Il est vrai qu'il allait trouver au Brésil une
sinistre compensation !
(1) LÉRT, CUV. cit. $ tXïh
TROISIEME PARTIE
RUINE DES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS,
LA DÉFECTION DE VILLE6AIGN0N.
I. — Exécution de trois Genevois
Depuis le départ des Genevois rien en apparence n'avait
été changé dans la petite colonie brésilienne. En réalité, la
désaffection croissait de jour en jour. On n'acceptait plus,
mais on subissait Tautorité de Villegaignon. Peu à peu le
terrain se dérobait sous ses pas. Il crut pourtant nécessaire
de faire quelques concessions, afin de s'attacher les colons
qui ne l'avaient pas encore abandonné. Il feignit la bienveil-
lance et se départit de sa rigueur. « Par (1) douces paroles
et gracieuses, les cuida rendre à sa discrétion. » Rien n'y fit.
On se défiait de ses avances, et on avait peur de lui. De plus
en plus s'accusaient les sentiments hostiles.
Afin de distraire ses hommes de toute pensée de révolte,
et de détourner les esprits des fâcheuses préoccupations qui
les absorbaient, le vice-amiral aurait dû entreprendre résolu-
ment la colonisation. Non seulement les colons n'auraient
(1) Crespin. Histoire des martyrs, p. 437.
LA DÉFECTION DE VILLEGAïGNON. 281
pas perdu leur temps à de futiles discussions, mais encore
ils auraient étendu le cercle d'activité de la France et jeté
sérieusement les bases de notre futur empire. Au lieu de les
retenir dans la baie de Ganabara pour bâtir une citadelle, et
assistera des tournois théologiques, mieux aurait valu recon-
naître le pays et nouer des relations avec les tribus brésiliennes.
Ni les hommes, ni les instruments n'eussent fait défaut à
Villegaignon ; car nos colons, surtout au début, étaient pleins
d'ardeur. Ils ne demandaient qu'à parcourir les solitudes
inexplorées qui s'offraient à leurs ardentes investigations. Ils
nourrissaient tous au fond de leur cœur la chimère d'un
Eldorado fantastique qu'ils espéraient découvrir. Villegaignon
n'aurait eu qu'à diriger leur bonne volonté. Il ne le fit pas : Il
ne comprit pas la situation. Il s'imagina qu'il devait se com-
porter vis-à-vis des Brésiliens, comme il l'eût fait en Europe
sur son rocher de Malte et contre les Turcs. Il ne comprit
pas que l'unique moyen de s'attacher les indigènes était de
leur témoigner de la confiance, et de leur inspirer du respect
d'abord, de l'amitié ensuite, en les initiant peu à peu à la
civilisation. Aussi bien les Européens du XVP siècle ne
soupçonnaient seulement pas ces vérités économiques. Ils ne
songeaient qu'à exploiter les indigènes au lieu de se les
assimiler, et, quand ils rencontraient chez eux de la résis-
tance, ils les exterminaient. Villegaignon ne fut ni meilleur
ni pire : Il se conforma aux traditions reçues, et, comme il
était impossible de fonder une colonie au Brésil sans le con-
cours des Brésiliens, il allait dépenser inutilement les
ressources de la France.
Il est vrai de reconnaître que le départ des Genevois
ruina ses projets. Même en supposant qu'il ait un instant
songé à suivre la seule politique indiquée par les circons-
tances, c'est-à-dire à oublier la métropole pour concentrer son
activité et ses soins sur la colonie, il se serait heurté contre
d'invincibles obstacles, et surtout contre la mauvaise volonté
manifeste de ses collaborateurs. Subitement la confiance avait
1
282 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
disparu. Les colons nourissaient tous Tarrière pensée de
retourner au plus vite en France afin d'échapper aux bruta-
lités du gouverneur. Ils n'obéissaient plus qu'à contre-cœur
à des ordres qu'en toute autre occasion ils se fussent empres-
sés d'exécuter. Aussi tout établissement sérieux devenait-il
impossible. Il n'y avait plus ni entrain, ni gaieté. On pressen-
tait la ruine prochaine de la colonie.
Il semble que Villegaignon lui-même ait eu comme la
conscience des fâcheuses destinées réservées à son entre-
prise, et qu'il ait pris à tâche de ne rien faire pour en arrêter
la décadence. On eût dit qu'il se repentait d'avoir montré
quelque bienveillance à ses hommes. Son naturel hautain et
brutal reparut. Le départ des Genevois l'avait froissé et
inquiété. Il avait jugé opportun, pour faire diversion, de se
montrer modéré, mais à peine le temps avait-il calmé la
blessure de son amour-propre et émoussé en lui le senti-
ment du danger, qu*il redevint le tyran impérieux, cruel et
injuste de la colonie. Ses propres domestiques eurent d'abord
le plus à souffrir de ce brusque retour à des sentiments trop
longtemps comprimés. Un maître d'hôtel, depuis trois ans àson
service, excita tout à coup sa défiance. « Villegaignon (1)
cerchè beaucoup de petites choses sur son estât, ausquelles
le maistre d'hostel satisfait suffisamment : lui respondant le
. plus gracieusement qu'il peut, le supplia, d'autant qu*il co-
gnoissoit que son service ne lui estoit agréable de lui donner
congé de retourner en France. » Villegaignon refusa tout net
en le menaçant des étrivières et de la chaîne, et, pour se
débarrasser de ses importunités, le jeta hors du fort en lui
retenant les vêtements qu'il lui avait donnés. Son successeur
ayant essayé de* réprimer les jurements et les désordres des
autres domestiques fut par eux dénoncé comme hérétique.
Battu, enchaîné et chassé, il n'eut plus d'autre ressource que
de s'enfuir au milieu des sauvages. Les ouvriers étaient
(1) Grkspin. Histoire des martyrs^ p. 438,
LA DEFECTION DE VILLE6AIGN0N. 283
traités plus durement encore que les serviteurs, non pas
seulement les anciens condamnés, mais même les volontaires.
Mal nourris, plus mal vêtus, obligés de se contenter de
cabanes ou de huttes grossièrement construites, et astreints
à un travail incessant, bon nombre d'entre eux étaient tombés
malades. Un de ces ouvriers volontaires , dégoûté de Teau
puante de k citadelle et des vivres insutfisants qu'on lui
allouait, demanda au vice-amiral Tautorisation d'aller vivre
avec les Brésiliens. Villegaignon y consentit, mais à condi-
tion qu'il renoncerait à ses gages par acte notarié. Les
Brésiliens accueillirent le fugitif, et lui fournirent des vivres,
mais en échange de ses vêtements. A peine Veurent-^ils
dépouillé, qu'ils l'abandonnèrent. « Le povre (1) fut réduit en
telle extrémité qu'il mangeoit l'herbe, et toute sorte de fruits
indifTéremment sans connoistre ce qui lui estait profitable ou
contraire ; en ceste grande langueur manda plusieurs fois à
Villegaignon qu'il print compassion de lui pour l'honneur de
Dieu : mais iamais il n'eust response. Un matin on le trouva
mort de faim sous un arbre. »
De semblables traitements n'étaient certes pas faits pour
ramener au vice-amiral des colons déjà désaffectionnés : Une
scène dramatique et terrible acheva de porter le dernier coup
à son autorité. Les cinq Genevois, qui avaient quitté le
Jacques, avant que ce navire se fût engagé en plein Océan,
se nommaient Jean Dubourdel, Mathieu Vermeil, Pierre
Bourdon, André Lafon et Jacques Leballeur. Ils étaient à dix-
huit lieues de la côte. Aucun d'eux ne savait manier une
barque, et on leur avait donné un canot à peu près hors
d'usage, sans mâts et sans voiles. A peine leur avait-on cédé
quelques vivres, ils couraient donc un danger très grave, en
risquant une pareille traversée. « Les plus advîsez d'entre
eux plantèrent un aviron pour un masts, et, au lieu d'une
huné, ih ioignirent deux arcs ensemble : de leurs chemiâes
(1) Crespin. Histoire des martyrs, p. 438.
284 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
feîrent une voile ; de leurs ceintures, les escoutes, boulnies
et rouets , qui sont cordages à ce nécessaires. » Pendant
quatre jours un calme plat ne leur permit d'avancer que bien
lentement. Le cinquième jour une affreuse tempête les jeta à
la côte dans une région stérile et déserte. Ils se rembarquè-
rent et descendirent à une rivière, que les Français avaient
auparavant nommée la rivière des Vases. Les indigènes les
accueillirent assez bien, et leur vendirent même des provi-
sions, mais ils exigèrent d'eux, en guise de paiement, une
partie de leurs vêtements. Comme ils comprenaient d'instinct
la supériorité européenne et n'auraient pas mieux demandé
que d'avoir tout près d'eux des colons instruits et intelligents,
dont la présence et l'alliance auraient tout de suite assuré
leur suprématie sur les tribus voisines, ils proposèrent aux
Genevois de rester au milieu d'eux. Deux d'entre eux étaient
tentés d'accepter, car ils redoutaient la vengeance de Ville-
gaignon, mais les trois autres étaient malades et découragés.
Il leur tardait de retrouver leurs compagnons et de ne plus
voir autour d'eux rien que des visages inconnus. D'ailleurs,
ils espéraient que l'excès de leur infortune attendrirait le vice-
amiral. Après quelques jours d'hésitation leur avis prévalut
enfin, et la petite barque, qui n'était éloignée du fort Coligny que
d'une trentaine de lieues, reprit la mer, cette fois en longeant
la côte. Ils venaient de prendre la plus funeste des résolutions.
S'ils avaient seulement soupçonné le sort qui leur était
réservé, ils auraient fui bien loin : mais la fatalité les entraî-
nait à leur perte.
Le voyage de retour dura trois jours « à raison (1) de la
contrariété des vents et marées qui sont là fort violentes.
Estant entrez en la rivière de Colligny, avec grandes difficul-
tez et dangers, et mesme en grand'doute si c'estoit elle ou
non, parce qu'un brouillaz couvroit les terres ; en contestant
les uns contre les autres, le brouillaz tomba : si apperceurent
(1) Crespin. Ouv. cit. Id., id.
LA DEFECTION DE VILLEGAIGNON. . 285
la forteresse de Villegaignon, et le village des François, situé
en terre continente. » Le gouverneur se trouvait alors dans
l'un des petits villages de la côte. Ils allèrent le trouver, se
mirent à ses genoux, lui firent un touchant récit de leurs
souffrances et implorèrent sa pitié. Villegaignon était dans
un jour de clémence. Il les releva, leur donna de bonnes pa-
roles, et leur permit de jouir des franchises et libertés dont
usaient les autres colons, mais il leur défendit « de tenir (1)
ou semer aucun propos de la religion à peine de la mort. »
Seulement, comme un certain esprit de mercantilisme se
mêlait à tous ses actes, il commença par tirer d'eux la plus
mesquine des vengeances en confisquant leur barque et en
les laissant sans vêtements ni instruments ; « Combien (â)
qu'il les vit en grande détresse, n'ayant de quoi acheter des
vivres, oncques ne leur en fit restitution d'un clou. »
Pendant quelques jours Villegaignon fit semblant de les
oublier. Les colons, plus généreux que lui, avaient pourvu à
tous leurs besoins. Peut-être entrait-il dans cet empresse-
ment quelque pensée d'opposition. En accueillant avec intérêt
ces ennemis du vice-amiral, ils faisaient ressortir son avarice
et sa cupidité. Nos Genevois avaient repris leur habitudes
d'autrefois, et se croyaient rentrés en grâce : mais, pendant
ces jours de répit, l'imagination du gouverneur avait battu
la campagne. A force de réfléchir sur l'arrivée soudaine de
ces cinq fugitifs, et sur les circonstances d'ailleurs assez
romanesques et même peu vraisemblables de leur odyssée,
il finit par se persuader que ces Genevois n'étaient que des
espions envoyés par Corguilleray et Richier pour préparer le
(1) Id. id. Voir aux pièces justificatives lettre VII de Villegai-
gnon: a En somme je leur feiz deffense de ne dogmatiser ne parler
de leur doctrine à mes gens, ne empescher raffection qu'ils me
dévoient porter sur peine de leur vie. »
(2) Crespin. ouv. cit. p. Id. id.,
286 HISTOIRE OU BRÉSIL FRANÇAIS.
terrain et disposer les colons à la révolte (1). 11 se figura que
leur vaisseau était caché dans quelque anse ignorée de la
côte, et n'attendait qu'un signal pour paraître dans la rade,
et s'emparer par surprise de la citadelle, dont les cinq espions
lui auraient ménagé l'entrée. « Cette fausse opinion (2) s'im-
prima si avant dans son esprit qu'il la crut véritablement
estre telle, et ne peut aucunement estre diverti d'icelle, et
des lors se défia de tous ses serviteurs fidèles et anciens. •
La conséquence immédiate de ses soupçons fut un redou-
blement de sévérité envers ses domestiques qu'il regardait
comme des complices. «11 (8) prenoit occasion en peu de chose
de les maltraiter, les outrageant de grieves injures, menaces
de coups de bâton, ou chaînes, ou autres choses semblables.
Ce qui leur sembloit si déraisonnable que la plupart d'entre
eux désiroient que la terre s'ouvrit pour les engloutir, tant
ils avoient afTection d'estre déUvrez de la présence de ce
maistre. » Villegaignon ne leur laissait même pas le repos
de la nuit. 11 se réveillait en sursaut, persuadé que les
Genevois venaient de débarquer, et appelait aux armes. 11
s'était ouvert de ses inquiétudes à quelques confidents, qui
essayèrent de lui en démontrer l'absurdité, et lui prouvèrent
qu'une citadelle gardée par quelques centaines de colons
résolus ne pouvait être prise d'assaut par cinq fugitifs : mais
Villegaignon avait son idée préconçue, et dès lors il ne
songea plus qu'à se débarrasser de ceux qu'il redoutait comme
ses futurs assassins.
(1) Voir aux pièces justificatives lettre VII do Villegaignon :
« Je fuz adverty qu'ils disoient qu'à tort et contre Dieu ie leur
deffendoye de m*adnoncer TEvangile, persuadants à mes gens de
se retirer avec certains bannis truchements à ung endroict, ou
debvoit arriver le Pont à son retour, et que si cependant io leur
vouUoye faire mal, qu'ils se deffenderoyent et conciteroyent les
sauvages contre moy. »
(2) Crespin. Ouv. cit. Id.^ id.
(8) Id. id.
LA DÉFECTION DE VILLEGAIGNON. 287
Les Genevois ne donnaient prise à aucune accusation. Us
iccomplissaient régulièrement tous leurs devoirs, et se fai-
saient même remarquer par leur exactitude. Ils tenaient
scrupuleusement leur parole , et évitaient avec soin toute
conversation sur des sujets religieux. Il ne fallait pas songer
à les accuser de haute trahison, ni surtout espérer les prendre
en flagrant délit de révolte. « Considérant (1) donc que par
ce moyen il ne le pourroit faire, sans encourir note d'infa-
mie... il s'avisa qu'ils estoient de l'opinion de Luther et Calvin
en la religion, parquoi lui comme lieutenant du Roy en ces pays-
là leur pouvoit demander raison de leur foi.» Certes Villegai-
gnon était trop intelligent pour se dissimuler à lui-même
l'odieux de ce revirement inattendu. Il se souvenait encore
de ses promesses répétées de tolérance ; mais il existe
toujours des compromis avec la passion, et les prétextes ne
lui manquèrent pas pour colorer sa perfidie. Après tout, ces
Genevois n'étaient-ils pas des étrangers, des propagateurs
d'opinions perverses, et son devoir ne lui imposait-il pas
l'obligation de faire exécuter les ordonnances royales contre
les hérétiques. Il finit par se persuader qu'en les épargnant
il désobéissait à ses instructions. Il fit venir les Genevois^
dressa pour eux un questionnaire, et leur donna douze heures
pour y répondre par écrit et point par point.
Cette nouvelle fut accueillie avec étonnement et indignation.
Ceux de nos compatriotes, qui avaient déjà cherché contre la
tyrannie du vice-amiral un refuge dans les forêts de l'intérieur,
étaient d'avis de pousser les choses à l'extrême. Bon nombre
de ceux qui étaient jusqu'alors restés fidèles pensaient de
même. On essaya de l'etenir les Genevois. « On (2) voulait
les empescher par tout moyen de rendre raison de leur
foi à ce tyran qui ne cherchoit que l'occasion de les faire
mourir. Au contraire leur persuadoient de se retirer avec les
(1) Crespin. Ouv. cit. Id., id.
(2) Crespin. Ouv. cit. Id., id.
288 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇA.IS.
Brésiliens, à trente ou quarante lieues de là, ou qu'ils se
rendissent à la merci des Portugais, avec lesquels ils retrou-
veroienl plus de courtoisie sans comparaison qu'avec Ville-
gaignon. » Mais les Genevois, forts de leur honnêteté,
méconnurent la sagesse de ces prudents conseils. Ils ne se
dissimulaient pas les périls qu'ils couraient ; mais la persé-
cution religieuse a toujours enfanté des héros. Simples
ouvriers, sans grande instruction, dépourvus de livres et de
conseils, ils résolurent de professer publiquement leur foi,
et de répondre article par article aux questions posées. Le
moins ignorant d'entre eux était Jacques Dubourdel. C'était
aussi le plus déterminé au dernier sacrifice pour soutenir sa
croyance. Ses compagnons le prièrent de rédiger la dange-
reuse réponse; ils se bornèrent à Técouter attentivement
quand il leur en fit la lecture, et la signèrent avec lui (1).
Villegaignon s'empressa de parcourir cette déclaration de
principes, qui allait entre ses mains devenir une arme terrible,
et n'eut pas de peine à reconnaître qu'elle était de tout point
conforme aux doctrines calvinistes. Résolu dès lors à les
faire mourir, il cacha sa décision jusqu'au 9 février 1558.
C'était le jour où un de ses bateaux allait chercher sur le
continent des vivres frais. Le pilote reçut l'ordre d'amener
les cinq Genevois à l'île aux Français. Ils reçurent cette
nouvelle avec fermeté : Leurs amis se doutaient bien du sort
déplorable qui les attendait. Ils essayèrent une fois encore de
les retenir, t Nonobstant (2) Jean Dubourdel, homme ver-
tueux et doué d'une constance merveilleuse, pria tous les
François de n'intimider plus ses compagnons, lesquels aussi
par telles paroles exhorta non-seulement d'y aller, mais aussi
se présenter à la mort, si Dieu le vouloit. » Ses paroles ne
furent pas inutiles. Trois de ses compagnons montèrent avec
(1) Cette déclaration de principes a été insérée tout au long par
CRESPiN,dans son Histoire des martyrs, p. 440.
(2) Crespin. Id.
LA DÉFECTION DE VILLEGAIGXON. 2SQ
lui sur le bateau. Le cinquième, Pierre Bourdon, qui était
fort malade, et incapable de supporter la traversée, resta à
terre.
A peine les Genevois furent-ils introduits devant le vice-
amiral, que ce dernier, qui tenait en main leur formulaire,
leur demanda d'une voix irritée s'ils en étaient réellement les
auteurs et les signataires. Sur leur réponse affirmative, il
les menaça de mort, et les fit tout de suite jeter, en prison,
où son bourreau les enchaîna avec des poids de cinquante à
soixante livres. Les prisonniers, au lieu d'éclater en impré-
cation, entonnèrent un cantique d'actions de grâces, et
remercièrent le Ciel de leur permettre de mourir ainsi pour
la sainte religion. Leur ferme attitude et la déloyauté de
Villegaignon inspirèrent aux colons les sentiments les plus
divers, aux uns l'indignation, au plus grand nombre la ter-
reur. «Néanmoins (1) aucuns d'eux secrètement visitoient les
prisonniers, leur consolant de quelque espoir, pareillement
de vivres auxquels ils avoient grande nécessité: mais à raison
qu'entre eux il n'y avoit homme d'autorité en apparence qui
pût prendre la hardiesse de remontrer au dit Villegai-
gnon l'iniustice et tyrannie qu'il commettoit, espéroient peu
de secours de ceux de ladite isle. » Ces amis de la dernière
heure s'exposaient pourtant à la colère du gouverneur. 11
venait d'interdire toute communication entre l'île et le conti-
nent sous peine de mort. Il organisait des rondes, il inspectait
lui-même les remparts, il courait de sa demeure à la prison
pour voir si les portes étaient bien closes. Poussant même la
défiance jusqu'aux dernières précautions, il enleva aux sol-
dats et aux ouvriers toutes les armes qu'ils détenaient dans
leurs chambres, tant il redoutait une explosion soudaine ! La
nuit fut terrible pour lui. D'heure en heure il se réveillait en
sursaut, et courait à la prison dague au poing et pistolets à
la ceinture. « Ce (2) temps pendant lean Dubourdel conti-
(1) Crespin. Ouv. cit. p. 454.
(2) Crespin. Id. id.
19
290 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇàlS.
nuoit et persévéroit d'exhorter ses compagnons à louer Dieu,
et lui rendre grâces de Thonneur qu'il leur faisoit, les appe-
lant à la confession de son saint nom, en ce pays-là si
barbare et estrange, leur donnant espoir que Villegaignon
ne seroit si transporté de cruauté de les faire mourir, seule-
ment ils s'attendoient estre quittes demeurant serfs ou
esclaves toute leur vie. » Getle dernière illusion allait bien
vite se dissiper.
Dès le lendemain matin 10 février, Villegaignon fait de
nouveau comparaître devant lui Dubourdel, et Tinterroge sur
le Saint -Sacrement. Ce dernier lui donne une réponse
calviniste. Aussitôt le vice-amiral furieux et perdant toute
retenue, saute sur sa victime enchaînée et impuissante, et lui
lance à travers la figure un coup de poing si violent que le
sang et les larmes jaillirent à la fois. Du rôle de juge il
s'abaissait à celui de bourreau, et il avait si peu conscience
de la lâche action qu'il venait de commettre qu'il eut le triste
courage de se moquer de ces larmes provoquées par la dou-
leur, et continua son interrogatoire, sans donner à Dubourdel
le temps de respirer. Gomme le Genevois continuait à lui
répondre conformément à ses opinions religieuses, il lui fit
lier les bras et les mains par son bourreau, et lui ordonna de
le conduire sur un roc élevé, d'oii il serait jeté à la mer. 11
n'eut pas honte d'accompagner lui-même sa victime, escorté
d'un page. « Dubourdel (1) passant près de la prison où
estoient ses compagnons, s'écria à haulte voix qu'ils prinssent
teur courage : veu qu'ils seroient bien tost délivrez de ceste
vie misérable. Et en allant à la mort de grand ioie chantoit
psaumes et cantiques au Seigneur, chose qui estonnoit la
cruauté de Villegaignon et son bourreau. Estant monté sur la
roche, à peine obtint la faveur de prier Dieu, premier que de
partir de ce monde pour la précipitation que faisoit Ville-
gaignon à son exécuteiu»... mesme qu'il le menaça de lui
faire donner les estrivières s'il ne se hastoit : partant à
(1) Crsspin. Histoire des martyrs, p. 455.
LA DÉFECTION DE VILLEGAIGNON. 291
Testourdi le bourreau iette en mer le pauvre homme invo-
quant Nostre-Seigneur lésus à son aide iusquesà ce que, noyé
par grande violence et cruauté, il rendit à Dieu son esprit. »
Ce fut ensuite le tour de Mathieu Vermeil. On ne prit môme
pas la peine de Tinterroger. Le bourreau le conduisit tout de
suite sur le rocher fatal, où l'attendait le vice-amiral. Ver-
meil lui demanda le motif de sa condamnation et protesta
qu'il allait mourir sans avoir été convaincu d'aucun crime,
mais uniquement pour croire à des articles de foi^ que le
gouverneur lui-même avait professés huit mois auparavant.
n termina en implorant sa grâce. « Villegaignon (1) confus de
vergongne ne savoit que respondre aux pitoyables requestes
de ce pauvre patient, sinon qu'il ne trouvoit à quoi l'employer,
l'estimant moins que l'ordure du chemin. ToutefFois lui pro-
mettoit d'y penser, s'il se fust voulu dédire, et confesser qu'il
erroit. » Vermeil refusa noblement ces propositions, qui n'a-
vaient même pas le méiite de la sincérité, et vint se placer sur
le roc, d'oii le bourreau l'envoya rejoindre son compagnon.
Le troisième Genevois qu'alla chercher le bourreau était
André Lafon. Il exerçait le métier de tailleur. Villegaignon,
qui avait besoin de ses services, désirait le gracier, mais il
voulait paraître avoir la main forcée. Un de ses pages, qui
était au courant de ses intentions, prit sur lui d'avertir Lafon
qu'il n'avait, pour obtenir la vie sauve, qu'à déclarer son
ignorance théologique. Lafon venait d'apprendre la mort
héroïque de ses deux compagnons. Surexcité par leur exem-
ple, il avait comme la fièvre du martyre et refusa cette décla-
ration. Le bourreau se disposait à l'exécuter : mais les pages,
dont la jeunesse était sans doute émue par cette abnégation,
supphèrent leur maître d'épargner un pauvre homme cou-
pable d'avoir cédé à de mauvais conseils, et qui, mieux
dirigé, reviendrait sans doute à la vraie religion. Le vice-
amiral feignit d'agréer ces excuses et convertit la peine capi-
tale en une détention perpétuelle aux travaux forcés.
(1) Grbspin, Histoire des mdrtyrs, p. 455.
2^2 HISTOIHE Di: BHÉSIL FHAXÇAIS.
Il en l'ut de même pour le quatrième, Jacques Leballeur,
également condamné aux travaux forcés.
Aucune voix ne s'était élevée en faveur de ces innocentes
victimes. Personne n'avait bougé dans Tîle. Villegaignon
régnait, mais il régnait par la terreur : ce n'était plus un chef
respecté, mais un tyran abhorré. Il le sentait lui-même, car il
ne voyait autour de lui que des visages désolés, et cette
muette désapprobation le gênait peut-être plus que ne
l'aurait fait une protestation énergique. Il voulut néanmoins
pousser jusqu'au bout son honteux triomphe. Un cinquième
Genevois, Pierre Bburdon, était resté sur le continent,
malade et grelottant de fièvre. Villegaignon le détestait tout
particulièrement à cause de l'indépendance de son caractère
et de la franchise parfois piquante de ses reparties. Avant
que les communications régulières fussent rétablies entre
l'île et le continent, et que Bourdon fût averti du triste sort
de ses compagnons, le vice-amiral entra lui-même dans un
bateau et se fît conduire à la cabane occupée par le
malade, c La (1) première salutation qu'il fait à ce pauvre
malade fut de lui commander de se lever et s'embaixjuer avec
diligence. Et comme celui-ci eust déclaré tant par paroles
que par grande débilité qu'il ne pouvoit faire service en ce à
quoi on le vouloit employer, veu que pour lors il estoit inu-
tile, Villegaignon lui fit response que c' estoit pour le faire
panser et traiter, et le fit porter jusqu'au basteau. » Bourdon
se doutait si peu du sort affreux qui lui était réservé qu'il
demanda naïvement aux matelots qui le portaient quel était
le travail si pressé pour lequel on venait l'arracher à son lit de
30uffrance. Aucun d'eux n'eut le triste courage de le désabu-
ser. A peine est-il débarqué que Villegaignon, levant le
masque, l'interroge brusquement, et, après un simulacre de
défense, ordonne au bourreau de le conduire sur le rocher
du haut duquel ses compagnons avaient été jetés à la mer.
k
(1) Crespin. Histoire des Martyrs, p. 455.
LA DEFECTION DE VILLEGAIGNOX. 2i98
Malgré ses supplications, on ne lui laisse môme pas le temps
de faire sa prière. « Ce pauvre (1) homme, voyant que les lois
divines et humaines, les ordonnances honnestes et civiles,
rhumanité, la chrétienté estoient comme ensevelies, bien ré-
soUu se fournit au bourreau ; et en invoquant le secours et
faveur de Dieu, expira au Seigneur. »
La tragédie était achevée: trois des prétendus espions
venaient de payer de la vie le crime d'avoir excité les soup-
çons du gouverneur, et les deux autres étaient jetés en pri-
son pour le reste de leurs jours. Villegaignon pouvait se ras-
surer. Personne ne songeait plus à surprendre le fort Goligny
ou à Tassassiner ! Dans Texaltation de sa facile victoire, il
convoqua le même jour tous ses hommes et les somma avec
d'effroyables menaces de renoncer au calvinisme (2), dont il
avait été lui-même infecté. Gomme personne ne réclamait,
comme personne n'osait même élever la voix, il affecta de
prendre ce silence pour un assentiment. Il fit alors distribuer
un supplément de vivres en signe de réjouissance, et rentra
heureux et triomphant à la citadelle.
Le coup était porté : la terreur régnait dans l'île et sur le
continent. Catholiques ou calvinistes n'avaient plus qu'un
désir : se soustraire au plus vite à la tyrannie du vice-amiral.
Quelques jours après l'exécution des trois martyrs, la moitié
des colons avaient déserté : ou bien ils s'étaient jetés dans
les forêts de l'intérieur et y avaient rejoint les interprètes
normands, ou bien ils avaient couru sur la côte, dans l'espoir
d'y rencontrer quelque navire français. Les autres ne restaient
(1) Crespin. Histoire des Martyrs, p. 455.
(2) Pourtant, d'après une de ses lettres (Pièces justificatives,
lettre VIII), il aurait continué à permettre la libre discussion,
c Ce neantmoins, aulcuns d'eux monstroyent n'estre du tout
résoluz, et souvent me disoyent que ce leur seroit un grand bien
et repos de conscience de scavoir ce que Calvin pourroit respondre
à ce que i'auroye obiecté à ses ministres, contre sa doctrine. »
i
294 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
au fort Coligny que parce qu'ils étaient dépourvus de toute
ressource et tremblaient devant le gouverneur. Dès ce jour
la colonie était perdue ! L'immigration seule et la pré-
sence de nombreux colons pouvaient la soutenir ; et il était
évident qu'au récit des fureurs de Villegaignon, pas un
Français ne se risquerait à passer en Amérique. Aucun pro-
testant surtout, comme on l'avait espéré au début, ne vou-
«Irait affronter la colère du bourreau des Genevois. Même en
admettant que Villegaignon revînt en France et qu'on dési-
gnât un autre officier pour diriger la colonie, la première
impression était produite, et elle était déplorable. Il de-
venait impossible de la modifier.
U. — Retour de Villegaignon en Frange.
L'histoire de notre colonie brésilienne n'est plus qu'un
long enchaînement de fautes et de malheurs. La première et
peut-être la plus grave de ces fautes fut le départ subit de
Villegaignon pour la France. Détesté par les calvinistes,
méprisé et redouté par les catholiques, abhorré par les Bré-
siliens, il se dégoûta de son œuvre, et ne songea plus, avec
la mobilité ordinaire de son caractère, qu'à retourner en
Europe pour y chercher de nouvelles aventures. Ses ennemis
ont prétendu qu'il quitta le Brésil, parce qu'il craignait un
retour offensif des Portugais, ou les sanglantes représailles
des Brésiliens, « si bien que crainte et d'apréhension qu'il
eust d'estre boucané par iceux ou crucifié par les Portugais,
il quitta bientost le pays. (1) » — « Se voyant les Portugais sur
les bras qui; iointzauxMargaiatz, les venoient attaquer, il quitta
sa conqueste. (2) » Mais la vie tout entière de Villegaignon
(1) La Popblllnière. Histoire des deux mondes, §. 17,
(2) D*AuBiQNÉ. Histoire universelle, Hy. I, §. 16.
LA DEFECTION DE VILLE6AI0N0N. S95
proteste contre cette accusation. A défaut de persévérance
dans ses projets, de loyauté dans son administration, ou de
douceur dans son caractère, on ne saurait lui refiiser le
courage militaire. Ce n*est certes pas le héros de Malte ou
d'Alger que la crainte d'une attaque portugaise ou brésilienne
aurait déterminé à abandonner son poste. D'ailleurs la cita-
delle était achevée; elle se dressait imposante et redoutable
au milieu de la rade, et commandait le pays entier. La gar-
nison pouvait braver un siège en règle, et, puisqu'il avait
assuré la sécurité matérielle de ses hommes, Villegaignon
avait presque le droit de se considérer comme autorisé à les
abandonner momentanément. Ce n'e^ donc point par lâcheté
qu'il quitta le fort Coligny.
Le motif qui détermina son départ fut exclusivement un
motif rehgieux. Villegaignon n'ignorait pas que les catho-
liques lui savaient mauvais gré de ses premières concessions,
et que les calvinistes l'accusaient ouvei*tement de déloyauté.
Ses deux protecteurs, Montmorency et Coligny, auprès
desquels il avait été desservi, étaient également indisposés
contre lui. Villegaignon était l'homme des décisions
promptes. Il comprit que la situation exigeait une franchise
absolue ; il comprit surtout qu'il lui fallait se déclarer entre
les deux partis, et, puisqu'il venait de donner un gage san-
glant de ses opinions définitives, qu'il devait accentuer plus
vivement encore son retour à la foi, et venir en personne se
défendre contre les calvinistes, et s'excuser auprès des catho-
liques. La Popellinière (1) indique avec finesse les motifs de
son départ : < Auquel lieu ce vice-roy n'osa persister crainte
d'estre révoqué et puny comme hérétique, ainsi queportoient
les lettres qu'il reçut de plusieurs de la court, aussi qu'ils
entendirent par le moyen des premiers les grands moyens
qui se présentoient pour y avancer la doctrine de leurs enne-
mis. » Villegaignon reconnaissait lui-même tous les embarras
(1) La PopxLLiNiàiii. Ouv. eit. p. 18
296 HISTOIRE DU DHÉSIL FKAXCAIS.
de sa situation, et les énumérait dans une lettre qu'il adressa
plus lard au connétable de Montmorency : « Monseigneur (1),
il vous pleut me faire ceste grâce et faveur à mon retour du
Brésil, de me descouvrir les raports que Ion vous avoit faict
de moy en mon absence , pour vous en donner maulvaise
oppinion: c'estoit que i'estoye allé là, pour me faire autheur
d'une nouvelle loy, ne tenant ne de l'Eglise romaine, ne de
Calvin, ne de Luther: dont monstriez... avoir desplaisir
me commandant, après m'avoir ouy, de me purger, et faire
cognoistre au monde que Ion m' avoit à tort imposé tel vitu-
père.» Aucune accusation ne pouvait être plus dangereuse au
XVI* siècle. On risquait fort, en essayant de concilier les
opinions contradictoires, de les réunir toutes contre soi, et
les ennemis de Villegaignon avaient habilement calculé en
prétendant que le gouverneur du Brésil avait l'intention de
fonder une nouvelle religion. Fort heureusement pour lui, le
vice-amiral avait conservé des amis qui le prévinrent à
temps. Il s'empressa d'écrire lettres sur lettres, par lesquelles
il promettait « que si on ne le recerchoit de ce qu'il avoit faict
prescher au pays de Brésil, il feroit merveille contre les
ministres, lesquels il promettoit rendre muets (2). » Comme
on le savait rude jouteur, et intéressé plus que personne à
soutenir la lutte, ses amis obtinrent pour lui une sorte de
sauf-conduit, et lui firent savoir qu'il pouvait se présenter en
cour. A peine eut-il reçu l'assurance de ne pas être inquiété
qu'il se disposa à partir. C'était donc uniquement pour se
disculper de certaines préventions qu'on avait sur ses opi-
nions religieuses, et nullement par peur qu'il rentrait en
France.
Seulement, et c'est là le véritable tort de Villegaignon, il
partit avec une regrettable précipitation. Il ne prit même
(1) Villegaignon. Préface de son ouvrage intitulé Les Propo-
sitions contentieuses, etc.
(2) La PePBLLiNià&E, ouv. cit. p. 18.
LA DÉFECTION DE VILLEGAIGNON. 297
pas, pour sauvegarder les intérêts des malheureux qu'il aban-
donnait, les précautions que lui suggéraient Fhonneur et
l'humanité. Les Portugais, qui avaient appris avec le plus
grand plaisir nos discordes et la ruine prochaine de la colonie,
multipliaient leurs attaques. Ils lançaient contre nous des
nuées de sauvages, nos ennemis les Margaïats, qui rendaient
impossible toute relation commerciale. Ils pratiquaient sour-
dement nos alUés les Tupinambas, et, de jour en jour,
resseraient autour du fort Coligny le cercle d'investissement.
Villegaignon aurait dû comprendre que le meilleur moyen de
se justifier auprès de ses protecteurs était de maintenir haut
et ferme le drapeau de la France dans cette admirable région.
Il aurait dû ne pas oubUer que tout grand établissement
rencontre à son début d'inévitables difficultés. S'il eût bravé
la haine de ses ennemis de France, si résolument il avait per-
sisté à fonder une France américaine, si surtout il avait fait
face au danger, et retrouvé en face de l'ennemi son héroïsme
d'autrefois, sans nul doute il aurait été honorablement
maintenu à son poste, et la postérité lui saurait gré d'avoir
sacrifié son amour propre à son devoir. Que si au contraire
il était intimement convaincu de la ruine prochaine du Brésil
français, l'honneur ne lui imposait-il pas l'obligation de rame-
ner tous les colons en France. « En quoy faisant, écrit un
contemporain (1), il eut eu plus d'honneur de ramener son petit
peuple, estant bien certain que les Portugais ne les lairroient
guère en repos, et de vivre tousiours en appréhension, c'est
perpétuellement mourir. » Sans doute il leur promit de revenir
promptement, et avec des forces imposantes, mais était-il
tellement sûr de tenir sa parole, et ne devait-il pas s'attendre
au contraire, lui qui avait eu tant de peine à recruter ses
premiers colons, à revenir presque seul au Brésil ? Il est
encore vrai qu'il leur laissa comme gouverneur son propre
neveu Bois le Comte, ce qui semble indiquer de sa part un
(1) Lescarbot, ouv. cit. p. 210.
S98 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
projet bien arrêté de revenir dans sa vice-royauté ; mais ce
choix était malheureux, car Bois le Comte n'était ni aimé ni
estimé, et d'ailleurs, comme le remarque Lescarbot (i), t si
un homme d*authorité a assez de peine à se faire obéir,
mesme en un pais esloigné de secours, beaucoup moins
o})oira-on à un lieutenant, de qui la crainte n'est si bien
enracinée es cœur des sujets qu'est celle d'un gouverneur en
chef. » A vrai dire, Villegaignon ne fit aucune de ces
réflexions. Le démon de la controverse régnait déjà en maître
sur cet esprit égaré. Il ne sut qu'activer ses préparatifs de
départ, et rentra piteusement en France, oii l'attendaient,
non pas cet avenir de gloire qu'il avait rêvé, mais une carrière
tourmentée, des haines inexpiables, les dédains et presque
l'oubli de la postérité.
Le départ de Villegaignon ressemblait donc à une défection
et était presque une défection. Tant que le gouverneur était
resté à son poste, sa réputation de courage et d'habileté en
avait imposé aux Portugais et à leurs alliés, qui n'avaient pas
osé l'attaquer directement. A peine s'était-il embarqué, que
la colonie s'effondra pour ainsi dire sous les coups répétés
de ses ennemis ; en sorte que Villegaignon, qui avait arrêté
ses progrès, fut encore le principal auteur de sa ruine. Si en
effet nous résumons les principaux actes de son administration,
c'est sur lui que retombera toute la responsabilité de l'insuc-
cès final. Au lieu de consacrer son temps et l'énergie de ses
hommes à construire une citadelle, s'il eût ordonné, dès le
début, de cultiver le sol, et d'entamer avec les Brésiliens des
relations régulières, il aurait donné un salutaire exemple, et
peut-être assuré l'avenir de la colonie. Les Français auraient
vite compris que le meilleur moyen de tirer parti des richesses
de la terre est encore de la féconder par le travail. Les Bré-
siliens se seraient vite attachés à nos compatriotes par les
mille liens de l'habitude et des intérêts. Les Portugais enfin
(1) Lescarbot. Id. id.
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 299
n'auraient jamais osé se heurter à des positions pour ainsi
inexpugnables. Villegaignon ne se contenta pas de mécon-
naître les vrais principes de la colonisation, et de compro-
mettre l'avenir de son œuvre. Il prit à tâche, en quelque
sorte, de la détruire lui-même. Au lieu de pratiquer la large
tolérance, qui aurait décuplé les ressources du Brésil français,
il y déchaîna les passions qui fermentaient alors dans l'Europe
entière, et le premier sang qui coula hors d'Europe pour la
religion, ce fut lui qui le répandit. Celte expédition, dont il
avait été le- promoteur, il en fut aussi le destructeur, comme
s'il était dans la destinée de ce singulier personnage de tout
essayer et de ne rien terminer !
VICTOIRE DES PORTUGAIS.
I. — Chute du fort Coligny.
Le départ de Villegaignon entraîna la ruine presque immé-
diate de la colonie. Son successeur intérimaire et neveu Bois
le Comte n'avait ni l'autorité ni les talents nécessaires pour
maintenir les colons dans l'obéissance et pour résister aux
Portugais et à leurs alliés. Les premiers le tenaient en
médiocre estime, les seconds le méprisaient ouvertement. Les
écrivains de tous les partis se sont acharnés après sa
mémoire. On le comprend de la part des protestants, qui
poursuivaient en lui le neveu de Villegaignon ; on l'excuse
de la part des Portugais, dont il traverserait les desseins; mais
cette haine systématique a lieu de surprendre de la part des
auteurs catholiques. Cette unanimité de sentiments laisserait
croire que Bois le Comte n'était pas réellement à la hauteur
de ses fonctions. Aussi bien son oncle lui-même, — mais ceci
ne l'excuse en rien de lui avoir délégué son autorité, — paraît
800 HISTOIHE DU BHÉSIL FHANÇAIS.
n*avoir que peu goûté ses talents administratifs et sa mora-
lité. Nous lisons en effet dans les mémoires de Claude Haton:
« 11 laissa (i) ses gens sous la conduite de Monsieur du Bois
le Comte, son nepveu, auquel ie ne scai s'il dist adieu : Car,
comme ie croy, eust été content qu'il ne feust iamais revenu,
pour ce qu'il estoit assez maulvais garçon. »
Malgré le mauvais choix du vice-gouverneur, tout espo»r
n'était cependant pas perdu de fonder une France brési-
lienne. Il est vrai que les Portugais n'attendaient qu'une
occasion favorable pour tenter un coup de main contre l'île
aux Français ; mais, à défaut d'autres mérites, Villegaignon
avait au moins celui d'être un excellent ingénieur, et il avait
si bien choisi le site et l'emplacement de la citadelle, il
l'avait construite avec tant de soin et en se conformant avec
tant de scrupule aux règles de l'art, qu'elle passait pour
imprenable. D'ailleurs elle était bien armée, pourvue de
munitions ei d'artillerie, et très en état de soutenir un long
siège. Quelques-uns de nos compatriotes, bien commandés
et résolus à se défendre, auraient pu y braver toutes les atta-
ques des Portugais. Ils n'avaient donc à redouter ni surprise,
ni siège en règle, pour peu qu'ils se fussent serrés autour de
leur chef, déterminés à soutenir l'honneur du drapeau natio-
nal. Ils avaient d'autant moins à les redouter, que les Portu-
gais étaient disséminés dans leurs immenses possessions.
Les alliés des Portugais, les sauvages Margaïats, étaient
peut-être plus redoutables, car ils étaient nombreux, braves,
résolus, et nous détestaient, non seulement à cause des
mauvais traitements qu'ils subissaient de notre part, mais
surtout parce que nous prêtions à nos ennemis héréditaires,
les Tupinambas, le concours de nos soldats et de nos armes
de guerre. Répandus dans les forêts qui entourent la baie de
Ganabara, ils épaient nos hommes, fondaient sur eux à
l'improviste et les décimaient. Trop heureux ceux de nos
(1) Mémoires de Claude Haton^ p. 38,
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 301
colons qui ne tombaient pas vivants entre leurs mains, car ils
étaient réservés à d*affreux supplices. Sur la côte, les Mar-
gaïats épiaient l'arrivée des vaisseaux français, et couraient
avertir les Portugais de leur approche, C'étaient en un mot
d'utiles et dévoués auxiliaires. Si pourtant Bois le Comte
avait pris hardiment l'offensive et appelé pour cette œuvre de
défense générale les tribus Tupinambas, qui ne demandaient
qu'è se ruer sur les Margaïats, il est hors de doute qu'il les
aurait refoulés facilement, et tenus pour longtemps éloignés
de la baie. Il eut le tort de trop les mépriser, et, à l'heure de
la lutte, il se repentira de les avoir néghgés.
Contre ces ennemis tout disposés à profiter de nos moin-
dres fautes. Bois le Comte aurait pu réunir des forces à peu
près égales. Nos colons, en effet, étaient encore assez nom-
breux. Le capitaine Faribaut, sur le Jacques, n'en avait
ramené en France qu'une douzaine ; Villegaignon était
retourné seulement avec ses domestiques, ses gardes écos-
sais et quelques amis particuliers, on tout une vingtaine de
personnes. Il y avait donc encore au moins quelques cen-
taines de colons français au Brésil, sans parler de tous ceux,
négociants ou marins, qui continuaient à s'y rendre pour
leurs affaires. Il est vrai que tous n'étaient pas également
braves, également animés de bonnes intentions ; mais il eût
été facile de les réunir dans une pensée de défense com-
- mune, et, dans une heure critique, tous auraient fait leur
devoir. Bois le Comte pouvait encore compter sur les nom-
breux interprètes normands, qui avaient fui la tyrannie de
Villegaignon et vivaient depuis quelque mois dans les forêts
brésihennes, mais restaient attachés de cœur à leurs compa-
triotes, et seraient accourus au premier signal, puisqu'ils
n'avaient plus à redouter la présence d'un chef abhorré. Leur
concours aurait été d'autant phis précieux qu'ils connais-
saient admirablement le pays, étaient habitués au climat, et
exerçaient sur les Brésiliens, par l'ascendant du courage,
une véritable influence. Si nos intérêts avaient été bien diri-
gés au Brésil, ces interprètes, soutenus et encouragés par
302 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
le gouvernement, seraient bientôt devenus les véritables
colonisateurs du pays. Quant à nos alliés indigènes, les
Tupinambas, malgré les mauvais traitements dont les avaient
accablés Villegaignon, ils n'avaient pas encore oublié les
vieilles relations d'amitié qui les imissaient à nos négo-
ciants et à nos soldats, et auraient été pour nous des auxi-
liaires d'autant plus dévoués qu'ils auraient trouvé en face
d'eux, dans les rangs ennemis, leurs rivaux séculaires les
Margaïats.
Profiter de la bonne volonté de nos colons pour les habi-
tuer à se défendre eux-mêmes, rappeler au fort les inter-
prètes Normands, qui ne s'en étaient éloignés que par dépit,
et que la moindre prévenance y ramènerait, enfin s'attacher
les Tupinambas par des égards et des promesses, telle était
la politique à suivre, celle que semblaient dicter les circons-
tances. Elle eût infailliblement réussi, si on l'eûtadoptée. Bois
le Comte se serait maintenu au Brésil malgré le Portugal et
ses alliés, et se maintenir c'était assurer la durée de la colonie.
En matière coloniale les années les plus dangereuses sont
toujours celles qui suivent immédiatement la fondation.
Après l'entraînement de la première heure, quand l'enthou-
siasme et la fièvre du début se sont apaisés, surviennent la
lassitude et bientôt le dégoût. Si les chefs de la colonie
réussissent à surmonter ce découragement fatal, s'ils prouvent
à la métropole que la colonie a sa raison d'exister, puisqu'elle
existe, l'avenir du nouvel établissement n'est-il pas assuré ?
Quant aux colonies dont les chefs n'ont pas su résister à ces
pénibles épreuves, elles sont condamnées à l'avance. Bientôt
elles disparaissent du sol, et presque de l'histoire. Tel fut,
grâce à l'apathie de Bois le Comte et à l'indifférence
systématique de ses hommes , le triste sort du Brésil
français.
Le vice-^gouverneur avait, en matière administrative, tous
les préjugés de son oncle : Il se conforma fidèlement a sa
manière d*agir; il l'exagéra même, malgré les leçons de
l'expérience. En prenant possession de son commandement.
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 303
n'aurait-il pas dû délivrer les victimes des fureurs religieuses
de Villegaignon ? Cet acte de sage tolérance lui aurait concilié
tous ceux des colons qui étaient restés attachés de cœur
aux doctrines calvinistes; mais cette politique était trop
sage pour être suivie. Fidèle à la tradition, croyant peut-être
bien mériter du roi et de son pays en persécutant les dissi-
dents, il commit Timprudence de défendre Texercice public
du culte réformé, et ordonna la stricte application des récentes
ordonnances contre Thérésie. Restaient les colons catholi-
ques : au moins Bois le Comte essayerait-il de se créer
parmi eux des partisans en les traitant avec douceur. Il n'en
fit rien. Il se montra même plus dur à leur égard et plus
orgueilleux que Villegaignon lui-même, et, comme ses pré-
tentions n'étaient justifiées ni par ses talents, ni par ses
services, les Français, qui étaient déjà prévenus contre lui,
le détestèrent d'autant plus qu'ils l'estimaient moins. Bois le
Comte avait assez d'intelligence pour comprendre qu'il
faisait fausse roule, mais ni assez de. cœur ni assez d'esprit
pour reconnaître ses torts et changer de système. Il redoubla
au contraire de sévérité, espérant se maintenir par la tyran-
nie à défaut d'affection. Si du moins il avait songé à l'avenir
de la colonie, s'il avait envoyé ses hommes à la découverte,
et essayé de profiter des richesses naturelles du sol ; mais il
les concentra dans l'île ou aux alentours de la baie, sous
prétexte deles^voir sous la main en cas d'attaque portugaise.
Ces procédés maladroits indisposèrent contre lui. A l'heure
du danger, il sera bien mal secondé, car nos colons consi-
déraient à l'avance leur cause comme désespérée.
Restaient les interprètes normands et les Brésiliens : Les
premiers n'attendaient qu'un signal pour rentrer au fort ; les
seconds s'étaient déjà instinctivement rapprochés de nous.
Bois le Comte, au lieu de profiter de ces bonnes dispositions,
fit savoir aux interprètes qu'il les considérait comme des
ennemis plus dangereux que les Portugais eux-mêmes, et
ceux-cij froissés dans leur amour propre et leur patriotisme,
s'enfoncèrent de nouveau dans les forêts, et y portèrent la
304 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
haine de son nom. Quant aux Tupinambas, le vice-gouver-
neur prit plaisir à les insulter, à les humilier à tout propos.
Il les attaqua même dans Texpression la plus sacrée des
sentiments humains, dans leurs usages domestiques et leurs
cérémonies religieuses, dont il se moquait avec ses familiers.
Aussi les tourna-t-il promptement contre lui. A vrai dire, il
avait pris le contre pied de la politique à suivre. Les Portu-
gais auraient souhaité à la tête de nos colons un chef qui
servît leurs intérêts, qu'ils n'auraient certes pas fait un autre
choix.
La conséquence immédiate de cette conduite impolitique
fut de préparer la ruine de notre colonie. L'opinion publique
en France avait été désagréablement affectée par les nou-
velles reçues du Brésil. Les Genevois avaient tellement parlé
des cruautés de Villegaignon, que pas un de leurs coreligion-
naires ne fut désormais tenté d'aller chercher fortune au nou-
veau monde. Les hourques de Flandre, toutes prêtes à partir,
restèrent prudemment dans leurs ports. Les négociants nor-
mands, bretons ou rochelois suspendirent leurs armements.
Goligny, froissé du rôle de dupe qu'il avait joué dans cette
affaire, indigné des mauvais traitements infligés aux protes-
tants, et d'ailleurs détourné des questions d'outre-mer par
des préoccupations d'une toute autre nature, ne songeait plus
et ne devait plus songer à cette entreprise, qu'il considérait
comme avortée. Le parti catholique, qui n'avait jamais
accueilli que très à contre-cœur la nouvelle de cette expédi-
tion, était presque heureux de cet échec. Henri II, qui s'était
intéressé à l'entreprise, et l'avait même soutenue de ses
deniers, était mort. Ses deux successeurs, deux enfants,
François II et Charles IX, connaissaient-ils seulement le Bré-
sil ? Quant à leur mère, la reine régente Catherine de Médi-
cis, elle avait en tête bien d'autres projets, et les Guise, qui
s'attendaient à l'explosion de la guerre civile et s'y prépa-
raient, ne tenaient pas à se priver d'une partie de leurs hom-
mes pour les expédier en Amérique. Personne en France ne
s'intéressait donc plus au Brésil.
f
(
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 305
' Quand le vice-amiral revint en Europe, il put en effet
constater un grand changement dans les esprits. La guerre
civile était imminente. Les catholiques, excités par de vio-
lentes prédications et sûrs de Timpunité, se ruaient sur les
assemblées et sur les temples. Les protestants commençaient
à résister, et leurs chefs tramaient dans Tombre la fameuse
conspiration connue dans Fhistoire sous le nom de tumulte
d'Amboise. Au milieu d'un tel déchaînement de passions, il
était difficile de garder la neutralité. Villegaignon, qui n'avait
rien à ménager d'un côté, et beaucoup à se faire pardonner
de l'autre, n'hésita pas et se jeta dans les bras des Guise.
Ceux-ci l'accueillirent avec empressement, car ils avaient
besoin d'hommes d'exécution, et le cardinal ne s'intéressait
déjà plus au Brésil. L'ambassadeur vénitien , Michel
Suriano, toujours à l'affût des nouvelles politiques, n'était-il
point comme l'interprète de l'opinion publique quand il par-
lait à son gouvernement de notre colonie brésilienne en ter-
mes aussi vagues que dédaigneux. « Le roi (1) possède encore
quelque chose aux nouvelles Indes, du côté du Brésil, mais
ce n'est pas une possession bien grande ni bien sûre ; elle ne
sert que pour entretenir la navigation et le commerce qui,
dans ce moment ci, est presque réduit à rien, » Tout donc se
réunissait contre l'infortunée colonie : impéritie du comman-
mandement, abandon de la métropole, dédains de l'opinion.
Peut-être allait-elle succomber à sa propre faiblesse et dis-
paraître d'elle-même, quand les Portugais se chargèrent de
précipiter sa ruine.
Les Portugais avaient suivi d'un œil inquiet les progrès de
(1) Relations des ambassadeurs vénitiens, Edit. Tommaseo t. I,
p. 475. Ha encore nelle Nove Indie verso il Brasil alcune cose :
ma perche sono incerto e di poco momento, non e da metter le in
eonsiderazione per altro che per mante nere quella navigazione
viva, la quale pero al présente. Si usa cosi poco che quasi e
estinta del tutto.
306 HISTOIRE DU BRÉSIL FRAiNÇAIS.
la colonie française. Ck)mme ils connaissaient et le pays et
remplacement du fort Coligny, ils craignaient qu'un établis-
sement français à poste fixe dans une région aussi exception-
nellement favorisée par la nature ne devînt dangereuse pour
leurs possessions brésiliennes. Ils redoutaient la concurrence
de nos négociants, dont le nombre s'accroîtrait en raison de
la sécurité que leur assurerait la diadeUe bâtie par Yillegai-
gooa. Ils appréhendaient plus encore notre influence sur les
peuplades brésiliennes. Tant que Villegaignon dirigea les
colons français, ils n'osèrent pas l'attaquer ouvertement, car
ils rendaient justice à la capacité militaire du gouverneur. Us
se contentèrent d'arrêter nos vaisseaux français et de guer-
royer contre nos alliés indigènes. A peine le capitaine, dont
ils craignaient la résistance, était-il en France, qu'ils se dis-
posèrent à une attaque générale de nos établissements.
Cet événement, dont les conséquence^ devaient être si
funestes pour la|France, a passé pour ainsi dire inaperçu dans
l'histoire contemporaine. Quatre historiens français seule-
ment en parlent : Aubigné (1) et de Thou (2), qui se conten-
tent de faire allusion à ce désastre, La Popellinière (3) qui le
résume, Thevet (4) qui est plus explicite, mais se contredit
lui-même dans le double récit (fu'il a donné delà défaite. Les
Portugais ont été moins concis, mais leurs historiens anciens
ou modernes, depuis Vasconcellos et Anchieta jusqu'à Sou-
they etmême Varnhagen, manquent tellement de précision,
qu'il est difficile de s'appuyer sur leur témoignagne. Voici,
jusqu'à nouvel ordre, quelle paraît avoir été la fin de notre
colonie brésilienne.
Le roi de Portugal, Jean III, avait donné l'ordre au gou-
(1) Aubigné. Histoire universelle, liv. I, § XVI.
(2) De Thou. Histoire de France, liv. XVII.
(3) La Popellinière, Histoire des trois Mondes,, p. 17*
(4) Thevet, Cosmographie universelle, p. 909 et 910.
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 307
yerneur Duarte de Costa de reconnaître Tétat du fort et de la
barre. Cette reconnaissance fut exécutée avec beaucoup de
soin. On sut, à ne pas en douter, que la petite garnison fran-
çaise, comptant sur la force de la citadelle, se relâchait sin-
gulièrement dans la surveillance des approches du fort. De
plus on reconnut que la baie était facilement accessible^ et que
les canons du fort Coligny ne. suffisaient pas pour en défendre
l'entrée. Duarte de Costa s'empressa d'envoyer ces rensei-
gnements à Lisbonne, espérant qu'on lui confierait l'honorable
mission d'expulser les Français du pays. Sur ces entrefaites
(1557) mourut Jean III. Sa veuve Catherine, régente au nom
de son petit-fils Sébastien, resta fidèle aux traditions du règne
précédent. Déterminée à restituer au Portugal tautes ses pos-
sessions américaines, elle accepta avec empressement la pro-
position de Duarte de Costa, mais chargea un autre gouver-
neur de l'exécuter.
Ce nouveau gouverneur est resté célèbre dans les annales
brésiliennes, non pas seulement parce qu'il a fondé la capitale
du pays^ mais aussi parce qu'il a contribué par ses victoires et
la fermeté de son administration à consolider au Brésil la
puissance Portugaise (i). Il se nommait Men de Sa. Plein
d'activité, d'intelligence et surtout d'honnêteté, il avait déjà
donné de nombreuses preuves de sa capacité. Ce choix était
heureux. Il fut bien accueilli par l'opinion publique. Men
de Sa allait justifier cette confiance par d'éclatants succès.
Les instructions (2) du gouverneur étaient spécialement
dirigées contre les Français. Il s'agissait non seulement de les
inquiéter dans leur colonie, mais d'arrêter leurs vaisseaux, de
(!) Varnhagen. Histoire du Brésil, p. 232. A situaçao critica
em que se via o Brazil pedia un governador active, entendido, e
sobretudo honesto. Todos estes dotes reunia o dezembargador Men
de Sa.
(2) Voir lettres patentes du 11 juin 1557 analysées par Wa&den
Histoire du Brésil, t. I, p. 284.
.S08 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
ruiner leur commerce, et finalement de les expulser. Un des
principaux officiers de Men de Sa, Bartholomeu de Vascon-
cellos, était particulièrement chargé de cette expédition, mais
il était entendu que le gouverneur se réservait la direction
suprême, et, au besoin, commanderait en personne (1). Vas-
concellos reconnut bientôt que les forces navales qu'il avait à
sa disposition ne suffiraient pas pour tenter une attaque de
vive force. Il se contenta de surveiller la côte, arrêtant au
passage tout navire suspect, et resserrant peu à peu les Fran-
çais dans leur île. Mais ce blocus, pour être sérieux, devait
être effectif, et, soit par mer, soit à travers les forêts du
continent, nos colons trouvaient toujours moyen de commu-
niquer avec Textérieur. Cette situation risquait de se prolonger
indéfiniment, et, à la longue, serait devenue onéreuse à la
couronne de Portugal, si la Compagnie de Jésus n'était en ce
moment intervenue très à propos par ses conseils et par son
concours direct.
Les Jésuites commençaient à peine, mais ils songeaient
déjà à la domination, et ils se préparaient un empire au Nou-
veau Monde en convertissant les sauvages au catholicisme.
Dès 1547, avec le gouverneur Souza, étaient arrivés le Père
Manoël de Nobrega et cinq autres missionnaires, qui se
mirent immédiatement à l'œuvre. Parmi eux se distinguèrent
par leur ardeur Palacios, Navarre et surtout cet infatigable
Leonardo Nunez, que les Brésiliens surnommèrent ingénieuse-
ment Abaré Bébé, le père qui vole, voulant d'un seul mot faire
comprendre le zèle infatigable du missionnaire. En 1551
débarquaient sept autres pères, parmi lesquels le futur apôtre
(1) Varnhagen, ouv. cit., p. 239. Comandada pelo capitaô môr
Bartholomeu de Vasconcellos da Cunha, a armada destinada a ip
contra os Francezes, devendo receber de Men de Sa as ordens con-
venientes sobre o mododelos aggredir, indo atacal-os, on obrigando
os pelo bloquée.
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 309
du Brésil, Joseph Anchieta (1). Il n'avait que vingt ans quand
il partit pour ces vastes solitudes, dont on ignorait encore
rétendue géographique, et dont les populations étaient à peu
près inconnues. Par son activité, son dévouement, et aussi
par son intelligence, Anchieta prima bientôt ses compagnons,
et exerça sur les Brésiliens du voisinage un incroyable ascen-
dant. Il prit sur lui d'enseigner le latin non seulement aux
Portugais, mais encore aux néophytes. Pour faciUter les rela-
tions entre Européens et Américains, il apprit les langues
indigènes, et composa (2) en Tupi une grammaire, un voca-
bulaire, des cantiques, des chansons et même des pièces dra-
matiques ayant trait à la morale, et que les nouveaux convertis
allaient répétant dans les forêts. Anchieta s'occupait aussi de
chirurgie, mais il n'avait pour instrument qu'un canif, et encore
hésitait-il à s'en servir, pour ne pas répandre de sang. Loyola
consulté lui répondit que la charité n'avait pas de scrupule,
et qu'il pouvait saigner et couper à loisir. Mêlant ainsi la pré-
dication à l'enseignement, et la poésie à la chirurgie, le Père
Anchieta fut bientôt le maître de ces âmes naïves qu'il initiait
à la civilisation. En 1553 lorsque treize nouveaux membres de
la Compagnie, sous Manoël de Païva, eurent rejoint leurs
compagnons, et que le supérieur général, le Père Nobrega,
résolut de s'installer à poste fixe, et choisit comme siège des
travaux apostohques la plaine de Piratininga, à dix lieues de
(1) La biographie de Tapôtre du Brésil a été plusieurs fois écrite
par les Pères Almeyda, Astria, Berretari, Longaro delli Oqpi,
DE Paternita, Rodriguez et Vasconcellos. Cf. Eloge d' Anchieta
par Pierre de la Court. Bordeaux, 1605, et Pereira da Sylva,
Plutarco BrasileirOj 1847, t. I.
(2) Anchieta. Arte de grammatica da lingoa mais usada na cosia
do Brasil. Coïmbre, 1595, iii-8« 58 ff. — Epistola quampluri-
marum rerum naturaliunij quoe S. Vicentii provinciam incoluntj
sistens descriptionen : Publication de TAcadémie de Lisbonne, 1. 1,
p 127.(1812).
310 HISTOIRE DU BKÉSIL FRANÇAIS.
la mer et à treize de San Vicente, le P. Anchieta n'eut qu*à
faire connaître son désir, et aussitôt plusieurs milliers de Bré-
siliens se groupèrent autour de lui, renonçant à leurs habi-
tudes nomades pour adopter les usages nouveaux, et surtout
pour être à portée d'écouter la brûlante parole de leur père
spirituel (i). Les Jésuites disposaient donc à leur gré de
plusieurs milliers de Brésiliens convertis, et ils n'avaient,
pour ainsi dire, qu'à faire un signe pour les entraîner à leur
suite.
Ce fut sur ces entrefaites qu'un évoque Portugais nouvelle-
ment débarqué à Bahia, D. Pedro Leitao, conseilla à Men de
Sa de pousser avec vigueur l'expédition contre les Français,
d'en prendre lui-même la direction , et de se servir des
Jésuites pour lancer, grâce à eux, contre la citadelle ennemie
toutes les forces indigènes qui leur obéissaient. Le conseil (2)
était excellent : Le gouverneeur s'empressa de le mettre à
exécution. Il fit savoir à Bartholomeu de Vasconcellos qu'il
allait le rejoindre bientôt avec des forces imposantes, écrivit à
tous ses officiers en leur enjoignant de lui envoyer les ren-
forts disponibles, et enfin pria les Pères de la Société de Jésus
de lui assurer le concours de leurs hommes. Nobrega et
Anchieta obéirent avec empressement. Ils désiraient en effet
le succès de Men de Sa, non pas seulement par devoir patrio-
tique, mais plus encore parce que la majorité des Français,
qu'il s'agissait de chasser du Brésil, croyaient aux doctrines
nouvelles. D'ailleurs, en partageant les périls de leurs hommes,
en les habituant à marcher au feu sous leurs ordres, cette com-
(1) Vasconcellos. Chromca da Companhia de Jesu doEstadodo
Brasil, et do que obrarao seus filhos nesta parte do Novo mundo.
1663. gr. f. 379 pages. — p. 148, 153, 161. ïd. Vida do Anchieta
I. 51. — SouTHBY. History ofBrazil, % 9.
(2) Varnhagen, Hist. d. Brésil, p. 239. Adujado da influencia
deste prelado e dos jesuitas de reunir todos os gentios alliados e
homens de guerra que se julgom poderem dispensar.
VICSTOIRE DES PORTUGAIS. 311
munauté de périls serait un nouveau lien qui rattacherait ces
néophytes aux directeurs de leur conscience (1). Les Jésuites
répondirent donc au Gouverneur qu'ils se mettaient à sa dis-
position, eux et leurs hommes.
Men de Sa prit la mer le 26 janvier 1560 avec deux gros
vaisseaux et huit embarcations, abondamment pourvues
d'armes et de munitions, et montés par environ 2^000 hommes.
Quelques renforts envoyés de Santos et de San Vicente gros-
sirent le corps expéditionnaire, qui se trouva réuni le 21 février.
Plusieurs personnes distinguées de Bahia passèrent abord, et
on embarqua tout ce qu'on put trouver en milices esclaves
et en Brésiliens alliés. D'après Thevet, quand Men de Sa entra
le 15 mars dans la baie de Ganabara, vingt-deux navires de
toutes grandeurs étaient sous ses ordres {2), •• -
Le Gouverneur avait pris toutes les précautions pour réussir.
Non seulement il avait réuni toutes les forces disponibles,
mais encore il avait choisi son temps pour attaquer à l'impro-
viste. Nos hommes étaient dispersés, le plus grand nombre
d'entre eux sur le continent, quelques-uns seulement à l'inté-
rieur du fort. Bois le Comte avait quitté son poste, et chassait
dans les forêts des Tupinambas. Avant que lui et les Français
aient eu le temps de rejoindre la citadelle, Men de Sa débarqua
le gros de ses* forces sur le continent, en face de l'île aux
Français, afin d'empêcher la concentration de ses adversaires,
^1) Varnhagen, id. id. Para soUicitar este reforço de S. Vicente se
offerecen o Padre Nobrega.
(2) On peut rapprocher de ce récit, la lettre écrite par Men de
Sa à la Régente. Cette lettre a été publiée dans le premier volume
des Memorias historicos de Rio de Janeiro § 1. « L'expédition
envoyée par Votre Altesse arriva à Bahia le dernier jour de
novembre. D'après la décision prise en conseil de s'emparer du fort
de Rio, je partis de Bahia le 16 janvier, et je parus devant Rio
Janeiro le 21 février. L'ennemi ayant répondu fièrement à ma pre-
mière sommation, j'ordonnai l'attaque le vendredi 15 mars. »
M2 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
et commença la construction de batteries destinées à tirer à la
fois contre la citadelle et contre ceux des Français qui tente-
raient un retour offensif. En même temps ses vaisseaux s'appro-
chaient du fort Coligny, tout prêts à joindre leur feu à celui
des batteries de terre, et de nombreuses embarcations sur-
veillaient la rade. Enfin plusieurs milliers d'Indiens, les néo-
phytes d'Anchieta, tenaient la campagne «t empêchaient nos
compatriotes de se rallier et de tenter une défense sérieuse.
La situation était à Tavance désespérée. Pourtant les Français
du fort, ramenés par le danger au sentiment de leurs devoirs,
résolurent, malgré leur infériorité numérique, de résister
jusqu'à la dernière extrémité. Ils répondirent par un refus
absolu de capituler aux sommations du général Portugais, et
soutinrent bravement le feu pendant plusieurs jours (i). La
position choisie par Villegaignon pour bâtir le fort Coligny
était par étl^-même si redoutable que les assiégés réussirent
à tuer cent vinrgt des assaillants pendant qu'ils n'en perdaient
qu'un seul. Ils réussirent également à démonter plusieurs des
canons de la batterie établie sur le continent, si bien que Men
de Sa fut obligé de transporter ses grosses pièces sur le som-
met de la plus haute montagne voisine, nommée monte das
Palmeiras, qui commandait l'île. Cette fois le feu des assié-
geants mieux dirigé endommagea la citadelle, mais pas assez
néanmoins pour contraindre ses défenseurs à capituler. La
poudre par malheur commençait à manquer, les vivres et
surtout l'eau potable à faire défaut. Quelques jours de patience
encore et la capitulation devenait inévitable. Men de Sa, qui
commençait à se lasser de la résistance de cette poignée de
braves usa d'un subterfuge. Il feignit de se retirer en plein jour,
revint pendant la nuit, réussit à débarquer sans être aperçu.
(1) Quinze jours, d'après La Popellinière, ouv. cit. p. 17, et la
dépêche de Men de Sa. Dix-neuf ou vingt et un, d*après Thevet,
Cosmographie universelle p. 909-910.
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 313
et attaqua les Français et leurs auxiliaires Brésiliens, alors
plongés dans un profond sommeil. Une trentaine d'entre eux
furent tués, et un bien plus grand nombre blessés. Soixante
et quatorze Français et quelques esclaves tombèrent entre les
mains des Portugais. Quelques-uns seulement réussirent à se
précipiter du haut des rochers dans leurs canots et à gagner
le continent, mais la plupart d'entre eux furent pris les jours
suivants par les vainqueurs (1).
D'après la Popellinière (2) , une capitulation aurait été
signée qui fut indignement violée. « Les uns, dit-il, eurent la
vie sauve en partie, les autres demeurans esclaves des Por-
tugais contre la foi iurée. » Le récit de Thevet (3) se rapproche
davantage de la version portugaise, et sans doute aussi de la
vérité. € A la fin, écrit-il, les nostres estoientsurle point de
capituler, pour composer avec l'ennemy, les assaillans meirent
pied à terre, et vindrent furieusement donner l'assault au fort,
qu'ils prindrent peu après et saccagèrent, mettant tout par
pièces, et se feirent maistres de l'artillerie françoise et autres
munitions de guerre. » Il est vrai que, quelques lignes plus
loin (4), l'auteur de la Cosmographie semble se contredire
quand il raconte que les défenseurs du fort Coligny se ren-
dirent à condition d'avoir la vie sauve et de conserver leurs
bagages. « Les ennemis, nonobstant telle convention et pro-
messes, ayant pris pied à terre, pillèrent et saccagèrent tant
ce qui estoit au fort que ce qu'ils trouvèrent en l'isle. Et non
contons de ce, emmenèrent esclaves ces pauvres gens^ qui
s'estoient renduz soubs leur foy et asseurance que dessus. »
(1) Varnhagen, CUV. cit. t. I. p. 240. Capitularam em numéro de
setenta e quatre, e alguns escravos ; aos quaes depois se uniram mai
de qaarenta, dos de um uavio aprezado, e de outros que andavam
em terra.
(2) La Popellinière, ouv. cit. p. 17.
(3) Thevet. Cosmog. univ, p. 910.
(4) id. id.
314 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Ceintes les Portugais étaient coutumiers du fait, et, dans la
joie de leur facile triomphe, il se peut qu'ils aient oublié leurs'
promesses et fort mal traité leurs adversaires. Mais y eut-il
réellement capitulation, et le récit que nous avons donné
d'après les historiens Portugais ne se rapproche-t-il pas
davantage de la vraisemblance ? Aussi bien Thevet a prisi
tâche en quelque sorte de se réfuter lui-même, car il a oublié
qu'il avait parlé de capitulation, et dit catégoriquement quêtes
Portugais surprirent le fort.
Quelles que soient les circonstances de la chute de la cita-
delle française, un fait se dégage avec une implacable netteté,
celui de la chute de la seule place dont la possession assurait
l'avenir de la colonie Française. C'était un grand triomphe
pour les Portugais. Il terminait à leur avantage la lutte enga-
gée depuis soixante ans entre les négociants et les matelots
des deux nations. « Pendant que l'artillerie marquée des armes
de France estoit portée à Lisbonne, principale ville de Por-
tugal, en triomphe et trophée de victoire », Men de Sa qui
avait grand peur du retour de Villegaignon, s'empressa de
démolir la citadelle, et partit en toute hâte pour Santos où
le Père Nobrega lui avait préparé des ravitaillements.
II. — Dernières années de Villbgaignon.
La nouvelle de cette catastrophe fut accueillie en France
avec la plus parfaite indifférence. Elle passa pour ainsi dire
inaperçue. Il semble que les esprits s'étaient à l'avance
habitués à l'idée de perdre cette colonie. En tout cas aucune
protestation ne s'éleva. Il n'y eut même pas de réclamation
adressée à l'ambassade de Portugal. On n'était pourtant pas
en guerre ouverte contre ce royaume, et la prise du fort
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 315
Ck>ligny était un acte d'hostilité parfaitement caractérisé ;
mais le di'oit des gens n'existait pas pour les affaires d'outre-
mer. En dehors du sol national nos compatriotes n'étaient
plus que des aventuriers. Réussissaient-ils au gré de leurs
; désirs, on les accueillait avec plaisir quand ils rentraient en
France gorgés de richesses. Echouaient-ils au contraire dans
I leurs entreprises, payaient-ils de la vie leurs audacieuses
espérances, on les plaignait, mais on ne les vengeait pas.
C'étaient les chances bonnes ou mauvaises de la vie maritime.
Un homme pourtant aurait dû protester et agir en faveur
du Brésil français. C'était Villegaignon qui se reposait tran-
quillement en France, pendant que ses compagnons étaient
tués ou dispersés. Il s'était engagé d'honneur à revenir au
plus vite au fort Coligny . Ses anciens surbordonnés et son neveu
Bois le Comte comptaient sur sa promesse. 11 se devait à lui-
même^ à sa réputation, à son avenir de ne pas abandonner
son œuvre. Les Portugais s'attendaient à un retour offensif
de sa part, et le redoutaient fort. Men de Sa, dans sa dépêche
du 16 juin, par laquelle il annonçait à la reine régente la
chute du fort Colligny, écrivait : « Villegaignon est parti
pour ramener une flotte considérable destinée à combattre
celle de l'Inde, et à former un établissement à Rio-Janeiro.
Il est donc nécessaire de peupler au plus vite cet endroit
pour la protection de tout le Brésil. (1) » Un autre historien
du Brésil, Warden (2), prétend que Villegaignon se préparait
à partir avec une flottille de sept navires, afin d'intercepter
la flotte des Indes, et de détruire les établissements portugais
du Brésil, mais il ne put réussir^ parce que les Huguenots le
détestaient, et que les cathoUques ne s'intéressaient pas aux
expéditions d'outre meps II est possible comme le prétendent
(1) Memorias historicos de Rio de Janeiro, liv. I § 1.
(2) Warden. Histoire du Brésil, t. I. p. 283.
816 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Men de Sa et Warden, que ce remuant personnage ait eo
effet, dès son retour en France, essayé de réunir quelques |d
hommes de renfort, mais il ne paraît pas s'être prêté àlali
réalisation de cette entreprise avec son activité ordinaire, et l^i
rhistoire se tait si bien sur son compte pendant ces aimées m
troublées que, tout récemment, dans le questionnaire de la II
Société bibliographique, un des savants les plus versés dans Ip
la connaissance du X\T siècle, M. Tamizey de Larroque, lé
demandait à propos de quelques points à éclaircir dans k m
biographie de Villcgaignon si Ton savait quelque chose de |>
ses faits et gestes pendant les années comprises entre 1558
et 1560. Nous avons essayé de résoudre ce problème, et les
témoignages contemporains que nous avons réussi à décou-
vrir sont seulement au nombre de trois.
Le premier est celui de Claude Haton (1) ; et encore le
curé Champenois ne parle-t-il de son compatriote que
l)Our mentionner son arrivée en France. Voici du reste le
passage en question : « Le dit Seigneur au partir print par
force ou amytié quelque demy cent de personnes de ce pays-
là, hommes, femmes et enfants, tant fils que filles, qu'il
amena en France avec soy ; d'une partie desquels feit pré-
sent au roy et aultres seigneurs, et en retint pour soy et son
frère quelque demye douzaine. Desquels en donna à son
frère, le bally de Provins, deux ieunes garçons de seize et
dix-huit ans, lesquelz s'appeloient l'ung Donat et l'aultre
Doncart, que ledit bally habilla et s'en servit iusque à la
mort. Lesquelz, (juand ils sceurent un peu parler francoys et
entendre que c'est que de Dieu, après avoir esté cathéchisez
en la vraye religion, furent baptisez à l'hostel Dieu de Pro-
vins, et ont vescu depuis, chacun sept ou huit ans, au dit
Provins, et sont morts au service dudit bally, qui les traictoit
fort humainement. » Villegaignon s'occupait donc de distri-
(1) Mémoires de Claude Haton, p. 448.
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 317
buer ses jeunes Brésiliens à ses amis et à ses protecteurs,
mais non pas d'envoyer des renforts à ses compagnons. On
a peine à s'expliquer une pareille indifférence de la part d'un
homme qui, jusqu'alors, s'était montré jaloux à l'excès de
ses droits, et dont personne n'avait contesté la valeur. Il
faut ou bien qu'il ait jugé l'affaire comme désespérée, ou
plutôt qu'emporté par le tourbillon de la guère civile, il ait
été, comme le furent tous ses contemporains, saisi par cette
sorte de fiièvre qui, jusqu'à la fin du siècle, poussa nos
ancêtres à consumer leur activité en fureurs intestines.
Lorsque Villegaignon revint en Europe, la guerre civile était
imminente. Il se jeta dans les bras des catholiques, qui l'ac-
cueillirent avec empressement: le connétable de Montmorency
et le cardinal de Lorraine devinrent ses protecteurs officiels,
et il leur donna tout de suite un gage non équivoque de son
retour à l'orthodoxie.
Lors de la sanglante répression du tumulte d'Amboise,
Villegaignon fut chargé de poursuivre les Huguenots qui
s'enfuyaient par la Loire, et il s'acquitta de cette mission
avec une implacable cruauté (mars 1560). Un écrivain con-
temporain, Régnier de la Planche,, raconte cette campagne
en ces termes : « Entre les autres (1), Villegaignon, homme
de nature cnielle, barbare et sanguinaire s'il en fust iamais au
monde, s'estant présenté à tout faire pour ces gens dès le
temps du feu roy Henry, pensant avoir trouvé matière pro-
pre pour se venger de ceux qui avoyent publié ses cruautés,
commises du temps de Henry en l'Amérique, accompagnant
le grand prieur, frère des susdicts, dressa devant ce tumulte
une fantastique guerre navale, comme s'il eust esté question
de résister à une grande et puissante armée, et rendre par
icelle la rivière de Loyre tellement inutile, que l'eau n'eut
(1) Régnier de la Planche. De V Estât de la France nous
François IF, éd. Buchon, p. 267.
818 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
pas seulement servi à abreuver les chevaux de rennemi.
Mais ceci commencé avec grande despense, fut tellem^
trouvé ridicule, que le tout tourna à leurmocquerie et confa-
sion. »
Pendant que Villegaignon triomphait ainsi sans combat
sur la Loire, que devenait le Brésil ? Personne ne s'en occu-
pait plus, le vice-amiral moins que personne. Il était tout entier
à ses controverses théologiques, et, jusqu'à la un de sa vie,
il ne cessa de poursuivre les Huguenots d'une haine inex-
piable, les combattant de sa plume, quand il ne luttait pas
avec eux sur les champs de bataille. Une seule fois, ce fut
sans doute quand on apprit la chute du fort Coligny, il parait
s'être souvenu que jadis il avait exercé au nouveau monde
un commandement important, et encore ne songea-t>-il qa'i
sauvegarder ses intérêts, sans plus se préoccuper de ses
anciens subordonnés qu'il abandonnait à leur malheureux
sort. Nous lisons en effet dans une dépêche de rambassadenr
portugais à Paris, Joao Pereira Dantas, en date du 10 janvier
1563, que Villegaignon assiégeait l'ambassade de ses
demandes d'indemnité, et qu'on finit par lui fermer la bouche
en Taisant droit à ses réclamations (1).
Aussi bien ne sera-t-il pas hors de propos de raconter ici, en
les résuHiant, les dernières années de l'homme qui aurait pu
donner à la France un empire au-delà des mers, et ne réussit
mômo pas à triompher des dédains de la postérité. La terrible
répression du tumulte d'Amboise avait consterné les Protes-
tants. Ils avaient compris que le moment n'était pas encore venu
de faire triompher leurs principes les armes à la main, et atten-
daient une occasion meilleure. Réduit à l'inaction par la paix,
mais désireux de prouver à ses protecteurs la sincérité de
(1) VarnHagen, ouv. cit. t. I, p. 240. Nunca mais volton ao
Hrazil, o annos depois o en contramos reclamandoiademnisacôes, n
ambai^aida Porttt^ueza em Paris, a quaes naturalmente foraiu
satisfeitas.
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 319
^n retour définitif à la vraie foi, Villegaignon ne s*avisa-t-il
pas de poursuivre en Europe avec le chef reconnu du protes-
tantisme la discussion qu*il avait entamée en Amérique avec
ses lieutenants, et de proposer à Calvin un tournoi théologique.
Il adressa donc un défi en forme à Calvin ou plutôt aux
magistrats de Genève. (1) « le voy que la France vous est
suspecte, au moyen de quoy ie ne vous en parle point, mais
que vous m'asseuriez quelque heu hors de ce royaume, et de
vostre iurisdiction et religion où seurement ie me puisse
retirer. Si vons le faites, et que i*aye sauf conduit, ie vous'
promets de m'y en aller incontinent, en condition, que si ie
suis trouvé menteur ou calomniateur ie soye miz entre voz
mains pour faire de moy à votre plaisir... et quant est ce que
i'ay dict de Calvin, ie lui présenteray de briefs articles, que
i'ai extraict de sa doctrine, lesquelz s'il me peut maintenir
et défendre, ie soye convaincu sans nulle exception, et où il
demeurera confus, soit aussi mis entre les mains de l'Eglise
catholique pour souffrir le iugement qu'elle fera de luy. »
Villegaignon terminait en proposant de choisir pour arbitres
deux Allemands et le prince sur le territoire duquel aurait
lieu la conférence, et il annonçait qu'il attendrait la réponse à
Paris pendant quarante jours. (16 juillet 1560).
Calvin était déjà furieux d'avoir été la dupe des protesta-
tions de son ancien condisciple. Il s'en voulait à lui-même
d'avoir un instant cru à la possibilité de propager sa doctrine
au Nouveau Monde par l'intermédiaire d'un chevalier de Malte.
De plus il éprouvait un amer regret de la mort des Genevois
qui avaient été tués au Brésil pour avoir soutenu la Réforme.
La proposition de Villegaignon acheva de l'exaspérer. C'était
un mercier de la rue Saint-Denis, un certain Boniface Marquis,
qui s'était chargé de porter à Genève le lettre du vice-amiral.
Calvin lui donna une audience, le 8 août 1560, en présence de
(1) Cette lettre est insérée dans la préface du livre de Villegai-
gnon intitulé Les propositions contentieuses, etc*
^20 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Claude Abraham et d'Hugues de la Roche, mais il ne sut pas
dissimuler sa fureur. Il prit la lettre que lui tendait le messa*
ger, et, après Favoir lue, la foula aux pieds en disant qu'il
ne donnerait pas d'autre réponse (1).
Toute conférence était d'ailleurs impossible : Entre ces deux
hommes il y avait déjà trop de haines soulevées, et trop de
sang versé. En admettant une rencontre entre eux, ils n'au-
raient en (jue des insultes à échanger. D'ailleurs quel souve-
rain aurait pu leur garantir, dans une de ses villes, une absolue
neutralité. L'Europe était alors partagée en deu$ camps hos-
tiles. Si Villegaignon avait consenti à se rendre dans une cité
prolestante, il est plus que probable qu'il n'en serait pas sorti
vivant. Calvin n'aurait pas été davantage épargné s'il s'était
rendu dans une ville catholique. Un contemporain, Claude
Haton (2), trouve singulier que t le patriarche huguenot de
rjenefvre » n'ait pas accepté le sauf conduit proposé ; mais,
n'en déplaise au curé du Mériot, Calvin se montra fort sagace
en déclinant l'invitation. Son unique tort fui de trop laisser
voir combien la provocation de Villegaignon l'avait piqué
au vif.
(1) D*apro8 le procès-verbal dressé en présence des notaires au
Châtelot, Philippe Lamyral et François Crozon, comparaît Boniface
Marquis attestant qu'il a porté à Calvin la lettre de Villegaignon.
« Lequel Calvin après Tavoir veûe, tenue, leùe à son loisir, leiecta
soubs ses pieds, marchant dessus, disant qu'il n'en feroit aultro
rosponso... dont acte le jeudi 8 août 1560. — Voir la préface des
Propositions contentieuses,
(2) Claude Haton. Mémoires, p. 633. « Il de Villegaignon a
maintes fois somond à la dispnto M« Johan Calvin, patriarche
huguenot do Gonefvo, pour disputer contre lui de la religion, en
telle ville de Franco, Bourgongne on Daulphiné que ledit Calvin
vouldroit, avec toute assurance de sa vie, pour laquelle assurer luy
a à diverses fois envoyé sauf-conduit du roy, et lui a offert hommes
pour ostagea mener dedans la ville de Genfefve, pour Tassurance de
de la sienne : mais oncques ledit Calvin ne s'y voulut accorder, d
Victoire î)es portugais. 32l
A défaut du maître qui se dérobait par prudence, le vice-ami-
ral s'attaqua aux disciples, tant était grande sa fureur de contro-
verse ! Un de ses anciens condisciples à TUniversité , Simon
Brossier, ministre de Loudun, était alors détenu à Tours.
Villegaignon alla Ty trouver afin de faire montre des trésors
d'érudition théologique, qu'il croyait avoir amassés au Brésil :
€ mais (1) il feit aussi mal ses besongnes qu'auparavant, en
sorte que ne pouvant exposer de bouche ses raisons, il les
rédigea-par escript, principalement la dispute de la Gène (2).
A quoy Brossier respondit au contentement de tous gens
doctes. Entre autres choses, il luy remonstra que sa forme de
dispute n'estoit Sorbonique, et encore moins théologale, mais
ressembloit plus tost aux Académiques, et à gens qui, sans
aucun sentiment de Dieu, disputent des choses incogneues aux
hommes. Que s'il vouloit suivre la vraie manière de disputer
par les Escriptures, il estoit prest de luy satisfaire. Et néant-
moins à fin qu'il ne s'en allast sans response, il confuta par
arguments de TEscripture toute sa doctrine. Et enfin le pria
de corriger ce vice d'escrire qu'il avoit, à sçavoir de se rendre
confus pour n'estre veu sans propos, quand il ne pouvait
rendre raison de son fait. »
Cette piteuse aventure exaspéra cette démangeaison d'écrire,
que raillait avec esprit le ministre de Loudun. Villegaignon
s'erTprit alors à Marlorat qui dirigeait l'Eglise Réformée de
Rouen, et venait de pubHer, non sans succès,sa Remonstrance
à la Royne mère par ceux qui sont persécutez pour la parole
de Dieu, Il lança contre lui un violent pamphlet intitulé :
(1) Régnier de la Planche, ouv. cit. p. 267. Cf. Crespin, His^
toire des martyrs p. 418. a Brossier le rembarra de telle sorte qu'il
fut jugé homme du tout impertinent et sans aucun vrai sentiment
de religion. »
(2) Cet ouvrage de Villegaignon est intitulé Ad articulos Cal-
vinianœ de saramento Eucharistiœ tradUionis ah ejus ministris
in Francia Antarctica evulgatce r^^pon^tones. Parisiis, 1560, in-4»,
et 1662 in- 4*».
21
9ttt HISTOiBK DC BRÉSIL FRAIIÇAIS.
Leiires da ebertJJer de Vilkgmgnon sur les Remonstnaees
à b Rof'De mère da Rojr^ sa ganveraine dMwe^ toacbauat h
religion. La forme piquante, le ton violent, el les grosges
injures contenues dans ce petit ouvrage, ainsi que la notoriété
qui commençait à s'attacher à son auteur, lui valurent une
certaine réputation. La première édition parut à Paris le
10 may 1561 (1>. Le libraire André Wéchel la réimprimait (2)
à Paris et le libraire (3) Rigaud àLyon avant la fin de l'année.
Marlorat de son côté, ou du moins l'un de ses amis, ripostait
par une attaque sanglante : La Response aux lettres de Aieo/as
Durant, diet le cbevalier de Villegaignon^ adressées à la Rojrne
mère du Roy. Ensemble la confutation d'une bérésk mise en
avant par h dict Villegaignon contre la souveraine puissance
et anthorité des rois (4). L*auteur anonyme de ce violent fac-
tam ne se contentait pas seulement de tourner eu ridicule les
prétentions théologiques du vice-roi du Brésil, il dépeignait
aussi sous les plus sombres couleurs la conduite qu'il avait
ti.'nue au Nouveau Monde. Comme s'il ne trouvait pas la
prose assez énergique pour traduire ses sentiments, c'était en
vers lyri(iues qu'il racontait la « Briefve Description du
voyufjc do Villeguignon ftu Brésil, et des cruautés qu'il y a
exercée H. »
La guerre était déclarée: Tout autre que Villegaignon aurait
reculé devant ce débordement de colères et de passions : mais
il ne redoutait pas plus les attaques protestantes que jadis il
n'avait eu peur des Turcs. Il se mit au travail, et, maniant
les textes avec autant de dextérité qu'il remuait jadis les pierres
et les rochers quand il construisait une citadelle, il lança coup
sur coup plusieurs ouvrages contre les ennemis de la foi
(1) Petit in-8», 7 f.f.
(2) In-(iuart(>.
('J) In-octavo^
(4) San» lieu ni date, 46 f.f., se trouve aussi sous la rubrique*
Paris, 1661, in-A».
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 323
catholique. Sa plume est lourde mais cruelle. Il rend avec
usure les coups qu'il reçoit, et jamais ne recule devant un
mot grossier ou une riposte peu décente. Ces pamphlets, pro-
duits hâtifs de l'improvisation et de la colère, ont été bien vite
oubliés. Ils ont disparu en même temps que les causes qui les
avaient suscitées. Nos bibliothèques n'en conservent plus que
de rares exemplaires, et ces exemplaires ne rencontrent plus
de lecteurs. Nous n'avons nullement l'intention de remuer les
cendres de ces fureurs rétrospectives. Au moins nous saura-
t-on gré d'indiquer les principaux de ces ouvrages.
En 1561 Villegaighon publiait : 1° Response aux libelles
<f injures. (Paris, André Wecher, 1561, in-4°). — 2*» Libellus
de Cœnœ controversiœ Ph, Melanchtonisjndicio. Paris, 1561,
in 4". — 3® De consecrationey mystico sacramentOy et duplici
Cbristi oblacione, adversus Vannium Lutherologiœ professe-
rem. — 4** De Judaici Paschatis implemenlo adversus Calvi-
nologos. — 5** De poculo sanguinis Cbristi^ et introitu in
sancta sanctorum interiora adversus Bezam. — 6** Paraphrase
du chevallier de Villegaignon sur la résolution des Sacre-
mensy demaistre lehan Calvin, ministre de Genève. (Paris,
A. Wechel 1501, in 4**, 42 pages.)— 7® Les propositions con-
tentieuses entre le chevsJlier de Villegaignon et maistre lehan
Calvin concernant la vérité de l'Eucharistie. (Paris, A. We-
chel, 1561, in-4®, I. XXXII. 1-240.) Nous no s^ons à quelle
époque Villegaignon publia l'ouvrage, dont son contemporain,
le curé Haton, parle en ces termes : {Mémoires, p. 622).
« Entre autres livres qu'il a fait, en a composé un magnifique
et doctement recueilly, qu'il a intitulé De la vraye et réelle
assistance des corps et sang de nostre Seigneur Jésus- Christ
au Saint- Sacrement de I autel, soubs les espèces du pain et du
vin, qui sont par le prebstre consacrez à la Sainte Messe. »
Cet ouvrage, approuvé par la Faculté de théologie, autorisé
par le pape, aurait eu un grand succès, car on le traduisit en
Allemand, et « de la science duquel se sont aydés plusieurs
grands et scavans docteurs en leurs sermons, en cittant les
passages d'iceluy, et en attribuant l'honneur audit sieur de
de Villegaignon. »
324 HISTOIRE DU BRESIL FKANi^AlS.
(jue cet ouvrage ait été ou non composé en 1561 par Ville-
gaignon, Tactivité de ce rude jouteur n'en était pas moins
étonnante. Nous avons peine à croire qu'il ait porté sans plier
cet accablant fardeau, et nous penserions volontiers, comme
l'en accusèrent certains de ses contemporains, qu'il « laissa (1)
imprimer à Paris sous son nom certains libelles latins très-
obscurs contre la pure doctrine. » Mais qu'il ait eu ou non
(les collaborateurs, sa facilité de travail n'en est pas moins
prodigieuse. Nous avouons en toute humilité qu'il nous a élé
impossible de résoudre les intéressantes questions de biblio-
graphie soulevées par les ouvrages précités. Aussi bien nous
n'avons pu en réunir qu'un petit nombre, nos recherches dans
les bibliothèques de Paris ou de la province n'ayant abouti
qu'à des résultats médiocres. Nous avouerons également que
la lecture des ouvrages de Villegaignon, que nous avons eu
la bonue fortune de rencontrer, ne nous a inspiré qu'un plai-
sir très modéré. A moins d'études spéciales, et sauf une com-
pétence qui nous fait absolument défaut, les trente-quatre
chapitres des Propositions conlenliausus, par exemple, nous
laissent plus que froid. Nous n'éprouvons plus aucun intérêt
à savoir « si (2) nostre Seigneur se peult exhiber vrayinent et
non corporellement ; si (3) la chair de Jésus peult estre canal,
et de la vie résidente en Dieu le père ; si la (4) chair d'Adam
est canal ou seconde cause de mort etc. »
Les contemporains et les adversaires de Villegaignon
pensaient autrement que nous : Ils dévoraient ses ouvrages.
Les uns en parlaient avec admiration : « Ce bon Seigneur,
lisons-nous dans les mémoires (5) du curé Haton, en temps
(1) Crespin. Histoire des martyrs p. 4X7.
(2) Propositions contentieuses chap. 12.
(3) Id. chap. 14.
(4) Id. chap. 17.
(5) C. Haton Mémoires p. 622.
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 325
de paix ne cessoit de faire la guerre auxdicts Huguenotz par
les armes spirituelles de la sainte parole de Dieu, qu'il a
recueilli des Evangiles et escriptz de plusieurs anciens et
modernes docteurs, et dont il a faict plusieurs beaux livres
latins et François. » Les autres au contraire ne cachaient pas
leur colère, et, à leur tour, cherchaient à le réfuter. Calvin
n'avait pas voulu intervenir directement dans le débat, mais
Richier, Marlorat, le doux Théodore éfe Bèze lui-même, et
toutes les plumes secondaires du parti s'acharnèrent après
l'ancien gouverneur du Brésil. Toute une bibliothèque de
pamphlets, plus satiriques, plus violents et plus orduriers les
uns que les autres, fut lancée contre lui. On n'en a plus con-
servé que les titres. Ils méritent d'être reproduits, car ils
donnent une idée de la vivacité de la polémique engagée :
1® Pétri Richerli apologetici libri duo contra Nicolaum
Duranduni, qui S3 Villagagnonem vocatj quibus illius in pios
Americanos tyrannidem exponit, et negotium Sacramènta-
rium tractât, (Genève, 1561,in-/i**.)— 2** L amende honorable
de Nicolas Durand {XhU, in 12. 8 ff.) — 3« L'Êstrille de Ni-
colas Durand, dit le chevalier de Villegaignon (1561,in-18.
4 ff.) — 4° La suffisance de maistre Nicolas Durand pour sa
retenue en T Estât du Roy : item ÏEspoussette dés armoiries
de Villegaignony pour bien faire luire la fleur de lys qne
Testrille n'a point touchée (1561,in-18, il ff. autre édit.) —
5** Réfutation (1) des folles resveries, exécrables blasphèmes,
erreurs et mensonges de Nicolas Durand (1562,in-12, 8 ff.) —
6"* Le Leur de Nicolas Durand dit Villegaignon (sans lieu ni
date, in-8'» 14 ff.) — Certes le vice-amiral n'eut pas toujours
à se féliciter d'être ainsi devenu le plastron des Protestants ;
il est plus que probable qu'il regretta plus d'une fois de s'être
engagé dans cette mêlée furieuse. Comme l'écrivait un grand
(1) Cet ouvrage, plus considérable que les précédents, est de
Richier. 2 livres. 176 ff.
i>o^te contemporain, Ronsard d), ea mettant ces paroles dais
!a bouche «les protestants.
Et quoi / 0$ gefldl âoc eserit doncr^* coiitz<s hoiib ?
Il tiatt» les aeignoira, Ll Mt «lu diable ul ange.
Avanc qu'il mïc langtem]^ aa toi r«idn aoa dban^.
Comme à VUlegaignon, «^oi ne ^'esc bi^iL tiouTé.
D'avoir <3e gr%^ Calvin au combat eayiouvé.
Mait) Villegâi^oQ était de ceux qui ne reculent pas toIoq-
ûevîi: Il Tâvaitdéjà prouvé eu mainte circonstance; cette
fois encore il fut à la hauteur de sa vieille répotatioa de
fermeté, et répondit aux attaques de ses adrersaires en pn-
hiiant de nouveaux factums aussi vi^ureux que les précé-
dentA. Kn 1562 paraissent successivement : 1* Derenerandis-
siimo Keek'siw siacrifkîo ad versus CâJvimstnfjs (ioidStyiik^»).—
2^ /lO.^ponse sur la résolution des sacrements de Jean Cal-
vin (Paris ISfôyirh^'*). — ^ Une seconde édition des Proposi-
tions cont^sntienses. Toujours sur la brèche et prompt â la
rip^>stey Villegaignon était tout disposé à continuer cette
polémique fiévreuse, lorsque fort heureusement pour son
éniditiori et son zèle théologiques, il eut à paraître sur d'au-
tres champs de bataille, et à manier des armes auxquelles il
était plus habitué.
La guerre civile venait en effet d'éclater. Les massacres
de Vassy et de Sens déterminèrent l'explosion. Tous les
protestants se soulevèrent à la fois et bientôt la moitié de la
VnmvA) fut en feu. Villegaignon offrit aussitôt ses services
aux (luiBo, qui s'empressèrent de tirer parti de son expé-
rience inililHire, et le donnèrent comme conseiller au général
on chef do rarinoe royulo, au roi de Navarre Antoine de
IJourhoii, pour les tulonts et surtout pour le zèle duquel ils
n'ûprouvaioîit qu'une médiocre confiance. Le principal effort
(l) RoNMARD. Remonstranca au peuple de France. Edition
KUevirietino t. VII, p. 78.
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 827
des belligérants se porta d'abord en Normandie. Les protes-
tants étaient comme les maîtres de cette province. Ils avaient
installé leurs alliés les Anglais dans la forte position du
Havre, et, pendant que leurs partis couraient la campagne,
saccageant les villages et massacrant les populations catholi-
ques, ils entraient à Rouen, déjà fanatisé par les prédications
du pasteur Marlorat et lui donnaient comme gouverneur le
meurtrier de Henri II, Montgomery. Les chefs du parti
catholique comprirent tout de suite la nécessité de rétablir
Tordre dans cette importante province. L'armée royale, forte
de 18,000 hommes, dispersa facilement les bandes éparses,
fit rentrer dans le devoir les petites places que ne défendaient
pas des garnisons suffisantes, et, le 29 septembre 1562, arriva
devant Rouen, qu'elle investit aussitôt (1). Sur les conseils
de Villegaignon, les catholiques commencèrent leur attaque
par le couvent fortifié de la montagne Sainte-Catherine, qui
commandait la route de Paris, et réussirent à s'en emparer par
surprise le 6 octobre. Enhardis par ce premier succès, ils ten-
tèrent un double assaut sans avoir ouvert de brèche sufKsante
(13 et 14 octobre), et furent repoussés. Dans la seconde
afTaire, huit cents assiégeants et plus de cinq cents assiégés,
dont plusieurs femmes, restèrent sur le carreau. Le roi de
Navarre était dans la tranchée, lorsqu'il fut atteint d'un coup
de fauconneau « en présence (2) de M. de Villegaignon, natif
de Provins, chevalier de Malthe, qui fut blessé dudit coup en
une jambe qu'il eut rompue, de laquelle il demeura boiteux
le reste de sa vie. > Il mourut quelques jours après des suites
de sa blessure, et Villegaignon, retenu sur son lit -de douleur,
n'eut pas la satisfaction de prendre part au troisième assaut.
(1) Sur le siège de Rouen consulter Floquet Histoire du parle-
ment de Normandie t. II, p. 435. — Mémoires de Condé t. IV, p.
50. — Mémoires de Vieilleville^ coll. Michaud t. IX, p. 382. —
Mémoires de Cla.udb Haton, p. S85-290.
(2) C. Hatôn, Mémoires, p. 287.
328 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
celui du 26 octobre, ni d'assister aux honteuses scènes de
pillage, et aux affreuses représailles qui le signalèrent. Au
moins apprit-il avec bonheur Texécution de Marlorat, un de
ses principaux contradicteurs, et les terribles vengeances par
lesquelles les Guise victorieux signalèrent leur triomphe.
La blessure de Villegaignon Téloignait forcément des
champs de bataille. Soit qu'elle ait été mal soignée au début,
soit plutôt que l'irritation engendrée chez lui par cette inac-
tion forcée l'ait envenimée, il fut obligé de garder la chambre
vingt mois, et encore ne la quitta-t-il, le 25 mai 1564, que
pour aller prendre bs eaux de Plombières. « Voicy le pre-
mier voyage, écrivait-il à cette occasion au cardinal (1)
Granvelle, que i'ay fait depuis la prise de Rouen, où ie feuz
blessé d'une arquebuse en l'os de la giambe, en forçant le
fossé que nous guasnasmes, dont sont les nerfs encore si
débiles que ie ne peulx, sinon avec une douleur bien grande,
aller ni à pied ni à cheval. » Pour un homme aussi vigou-
reusement trempé, aussi entreprenant, aussi désireux de
jouer un grand rôle que l'était Villegaignon, ce long repos
dût être bien pénible. Pendant que se battaient ses amis, il
n'avait d'autre distraction que la lecture des libelles lancés
contre lui ; il était réduit à se servir de nouveau de la plume,
lui qui aurait si volontiers manié l'épée ! Si du moins les
catholiques avaient continué la guerre avec autant d'achar-
nement qu'au début contre ces protestants , qu'il accusait
d'être la cause de tous ses malheurs ; mais il ne pouvait se
dissimuler que, peu à peu, s'affermissaient les idées de dou-
ceur et de tolérance. Il assistait avec peine aux progrès
incessants du parti modéré. Ce fut avec indignation qu'il
a[)prit la paix d'Amboise (12 mars 1563). Aussi songea-t-il
dès ce moment à se proposer à une cour plus ardente dans
sa haine du protestantisme, et, par l'intermédiaire du cardi-
nal de Lorraine, qui était resté son protecteur, négocia-t-il
(1) Pièces juBtificativcs, lettre XII de Villegaignon.
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 329
son admission au service soit du roi d'Espagne Philippe II,
soit de Tempereur Ferdinand. A peine avait-il obtenu une
réponse favorable qu'il renonçait, avec une désintéresse-
ment trop rare pour ne pas être loué, aux faveurs qu'il tenait
de la munificence royale, et prenait congé de la reine mère
Catherine de Médicis. « l'ai quicté, (1) écrivait-il au cardinal
de Granvelle, tous les estatz et pensions que i'ay eu du Roy;
ayant prins congié de la Royne mère à Bar, dernièrement,
ai dit tout hault que iusques à ce que le Roy soyt ennemi
formel des ennemis de Dieu et de son église, les Aygnos,...
ie ne porteré iamays armes au service dudict Seigneur, ce
que ie veulx tenir et observer religieusement, et employer
tout ce que Dieu a «lis en moi à nuire ceste infélice et exécra-
ble secte. » Ce n'était pas la première fois que Villegaignon
s'exprimait avec une aussi rude franchise : Catherine de
Médicis, tout habituée qu'elle était à ses boutades, lui avait à
plusieurs reprises exprimé son mécontentement; mais elle
connaissait son dévouement à toute épreuve, et le savait dis-
posé à revenir au premier appel. Elle ne voulut donc pas
décourager ce précieux serviteur ; seulement, fidèle à ses
habitudes de prudence italienne, et désirant ne pas laisser
pénétrer ses sentiments secrets, elle ne répondit rien à Ville-
gaignon, car elle aurait été entendue par des protestants :
« mais en me départant d'elle elle me feit signe de l'œil, et
me feit approcher et me dict: « Asseurez-vous, Villegaignon,
que ie suis votre amie » par ainsi i'euz quelque froide espé-
espérance qu'elle se ennuiera bien tost de ces gens
là. » (3).
Mais Villegaignon haïssajt trop les Huguenots pour atten-
dre l'explosion d'une seconde guerre civile en France. Comme
il récrivait lui-même au cardinal Granvelle « ie vous asseure
(1) Pièces justificatives, lettre XII.
(2)id. id.
(3) id, id.
330 HISTOIRE DU BRESIL FRANÇAIS.
que ie ne feray iamais paix avec les ennemiz de noire
saincte foy, et qu'ils me peuvent tenir pour formellement
consacré à leur nuire de ce que Dieu a mis de puissance en
moy, comme fît Hannibal s'en allant contre les Romains. »
Déterminé à les poursuivre à travers l'Europe entière, il
demanda une lettre de recommandation au cardinal Granvelle
pour l'empereur d'Allemagne qu'il voulait éclairer sur les
véritables sentiments des protestants Français à son égard.
Grauvelle, qui connaissait le personnage, et aimait beaucoup
mieux le retenir en Europe que lui donner le moyen de
déployer de nouveau en Amérique sa redoutable activité,
s'empressa de satisfaire à sa demande et le recommanda au
vice-chancelier de l'Empire, le docteur Seld. « Le chevalier
Villegaignon, écrivait-il (1) de Baudoncourt le 8 juin 1564, a
esté aux bains de Plombières, prouchain d'icy, lequel m'a
faict entendre qu'il se veult trouver vers sa Maiesté impé-
riale, en la première assemblée qui se fera en l'Empire, pour
faire congnoistre le mescompte auquel les Huguenots Fran-
çois tiennent les princes du Sainct Empire et les ministres
d'iceulx. Il désiroit scavoir à qui il se pourroit addresser
pour avoir accez à sa dicte maiesté, et ie luy ay dict qu'il
print son chemin droict vers vous. Il est homme de guerre et
de bonne volonté, et qui aung fort beau style latin, et le vous
recommande. »
On ne sait si Villegaignon réussit à convaincre l'Empereur.
On ignore même s'il lui fit part de ses craintes ; mais il est
probable qu'il réussit à gagner sa confiance, car nous le
retrouvons en Hongrie, deux ans plus tard, faisant partie de
l'armée impériale, en qualité de volontaire contre les Turcs,
et datant ses lettres de ce camp « soubz Javarin », où il était
venu vingt quatre années auparavant. Mais Villegaignon
n'avait plus son ardeur d'autrefois. Il ne combattait les Turcs
(1) Lettre inédite, communiquée par M. Castan, bibliothécaire
de Besançon, et tirée des Mémoires de Granvelle, XII. 125.
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 831
que par devoir, tandis qu'il aurait lutté conti*e les Huguenots
avec passion. Les deux lettres de lui, que nous a conservées
le hasard des temps, le montrent chagrin, découragé, fatigué
par l'âge et les blessures, et songeant à prendre une retraite
^' définitive. Il paraîtrait que le cardinal de Lorraine lui avait
confié une mission qui ne lui plaisait que médiocrement, celle
de surveiller les premiers pas dans la carrière militaire de
son jeune neveu Henri de Guise : mais le futur héros de la
Saint-Barthélémy et des Barricades n'écoutait son mentor
que d'une oreille distraite. « Mondit seigneur, vostre nepveu,
écrivait non sans amertume Villegaignon (1) au cardinal de
LoiTaine, piqué de sa sensualité et gaillardise de son âge, et
insité par gens de sa compagnie, qui plus approchent de son
humeur, fayct délibération d'aller à Venise, Rome, Naples et
toute l'Italie avant son retour, et Dieu scayt les belles entre-
prinses que l'on mesle parmi ces conseilz.... Il est sur le
point de prendre pli bon ou mauvais, âge le plus périlleux
de sa vie. » L'austère mentor terminait sa lettre en engageant
le cardinal à couper les vivres à son ardent neveu, et à le
rappeler en France, car « vous scavez, monseigneur, que
mon aage ne ma disposition en la force de l'hyver ne me
soufirent vagabonder par les montagnes , ne voler avec
gens de l'aage de cest animeux prince. » 24 octobre
1566 (2),
Au lieu de gerdre son temps à surveiller un jeune homme
qui ne cherchait alors qu'à jouir de la vie, Villegaignon au-
rait mieux fait de consacrer les ardeurs de sa verte vieillesse
à une œuvre utile et patriotique ! C'était le moment oii ses
anciens compagnons d'armes luttaient avec héroïsme au
Brésil pour conserver à la France cette lointaine possession.
Si Villegaignon, se souvenant enfin de sa promesse, avait eu
l'heureuse inspiration de demander au jeune roi Charles IX
(1) Bibliot. nat. coll. Dupuy, vol. 549. f. 33.
(2) id. id.
332 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
à conduire quelques renforts au nouveau monde , il aurait
certainement obtenu cette permission. Charles IX terminait
alors ce long voyage, que la Régente, sa mère, lui avait fait
entreprendre à travers les provinces de son royaume. A
Rouen on lui avait présenté trois Brésiliens, qu'il interrogea
avec la naïve curiosité de son âge. Leurs mœurs originales,
leurs vives reparties intéressèrent la cour. Certes, Villegai-
gnon n'avait pour ainsi dire qu'à se présenter, et il aurait tout
de suite obtenu le consentement de Charles IX et la permis-
sion de conserver à la France un empire américain. Il ne le
fit pas : sa haine des Huguenots Taveugla sur les consé-
quences de cet abandon. Il préféra rester à la disposition des
chefs catholiques, et prendre part à la guerre civile, qui
menaçait de nouveau.
Au moins cette entrevue de Rouen, si elle fut stérile pour
nos intérêts politiques et commerciaux, nous a-t-elle valu
une page piquante, un vrai modèle de cette langue alerte et
spirituelle du XVP siècle, qu'on a trop longtemps affecté de
dédaigner. Montaigne (l)assistaitàla scène, et voici comment
il la raconte. On nous saura gré de citer textuellement :
« Trois d'entre eulx (2), ignorants combien coustera un
iour à leur repos et à leur bonheur la cognoissance des cor-
ruptions de deçà, et que de ce commerce naistra leur ruyne,
comme ie présuppose qu'elle soit desia avancée (bien misé-
rables de s'estre laissey piper au désir de la nouvelleté, et
avoir quitté la douceur de leur ciel pour venir voirie nostre î)
feurent à Rouan du temps que le feu roy Charles neufviesme
y estoit. Le roy parla à eux longtemps. On leur feit veoir
nostre façon, nostre pompe, la forme d'une belle ville. Après
cela, quelqun demanda leur advis, et voulut scavoir d'aulx
ce qu'ils y avoient trouvé de plus admirable : ils respondirent
r
(i) Montaigne. Les Essais, Liv. I, § 30.
(2) Il s'agit de Brésiliens.
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 333
"krois choses, dont fay perdu la Iroisième, et en suis bien
inaarry ; mais i'en ay encore deux en mémoire. Ils dirent
qu'ils trouvoient en premier lieu fort estrange que tant de
^ands hommes portantz barbe, forts et armez, qui estoient
avtour du roy (il est vraisemblable qu'ils parloient des
Souisses de sa garde), se soubmissent à obéir à un enfant,
et qu'on ne choisissoit plus tost quelqu'un d'entre eux pour
commander. Secondement (ils ont une façon de langage telle,
' qu'ils nomment les hommes moitié les uns des aultres) qu'ils
avoient apperceu qu'il y avoit parmi nous des hommes
pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez et que leurs
moitiez estoient mendiants à leurs portes, descharnez de
. faim et de pauvreté ; et trouvoient estrange comme ces moi-
tiez icy nécessiteuses pouvoient souffrir une telle iniustice,
r qu'ils ne prinssent les aultres à la gorge, on meissent le feu à
leurs maisons.
le parlay à l'un d'eulx fort longtemps ; mais i'avois un
- truchement qui me suyvoit si mal et qui estoit si empesché
à recevoir mes imaginations, par sa bestise, que ie n'en
peus tirer rien qui vaille. Sur ce que ie lui demanday quel
fruict il recevoit de la supériorité qu'il avoit parmi les siens
(car c'estoit un capitaine, et nos matelots le nommaient roy),
il me dit que c'estoit « marcher le premier à la guerre » :
De combien d'hommes il estoit suyvi ? Il me monstra un
espace de lieu pour signifier que c'estoit autant qu'il en
pouiToit en une telle espace ; ce pouvoit eslre quatre ou cinq
mille hommes. Si hors la guerre toute son activité estoit
expirée ? Il dict « qu'il luy en restoit cela, que, quand il
visitoit les villages qui despendoient de luy, on luy dressoit
des sentiers au travers des hayes de leurs bois, par où il
peust passer bien à l'ayse. » Tout cela ne va pas trop mal,
mais quoy ! Ils ne portent point de hault de chausses. »
Tels étaient les hommes à la direction desquels Villegai-
gnon préférait les stériles satisfactions de la vengeance. 11
est vrai que, quelques mois après Tentrevue de Rouen,
334 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Tadversaire des Aygnos^ trouvait enfin roccasîon d'assouvir
sa haine.
* La seconde guerre civile venait d'éclater. Les Protestants
avaient pris les armes avec un ensemble et une résolution
qui prouvaient Torganisation formidable de leur parti (16
septembre 1567). Ils avaient essayé de surprendre la Cour à
Monceaux, et auraient enlevé le roi sans l'énergique résis-
tance des Suisses. Condé, leur général, avait poussé l'audace
jusqu'à présenter la bataille aux troupes royales dans la
plaine de Saint-Denis. Battu par Montmerency, il s'était
retiré à Montereau où le rejoignirent les renforts de Guyenne
et du Poitou, et se disposa à marcher à travers la Cham-
pagne au devant des reîtres allemands que lui amenait le
Palatin Jean Casimir. La ville de Sens se présentait sur son
chemin. Comme il était dépourvu de ressources, sans maga-
sins, sans places fortes, réduit pour vivre à rançonner les
villages, et suivi par une armée deux fois plus forte que la
sienne, il résolut de s'en emparer, et la somma de se rendre.
Le gouverneur de la place était Villegaignon. A la pre-
mière nouvelle du renouvellement de la guerre civile, il était
accouru. Le cardinal de Lorraine l'avait fait nommer- (1) gou-
verneur de Sens, persuadé qu'il défendrait jusqu'à la dernière
extrémité ce poste important. Villegaignon ne trompa point
la confiance du parti catholique (2). Prévoyant la prochaine
attaque des ennemis, il se mit en mesure de les recevoir.
Les habitants de Sens redoutaient les vengeances du parti
protestant. En 1562 ils avaient pour ainsi dire donné le signal
de la première guerre civile en massacrant les ministres et
les protestants établis dans leur ville. Aussi, comme ils
(1) Claude Haton. Mémoires, p. 440,
(2) Voir aux pièces justificatives la lettre XV de Villegaignon,
datée de Sens le 23 novembre 1567, et adressée à la Reine mère.
Elle est relative aux fâcheux dissentimeats qui s'étaient élevés
entre les chefs de l'armée royale.
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 385
venaient d'apprendre que Gondé, après avoir pris d*assaut
Pont- sur- Yonne en avait passé les défenseurs au fîlde Tépée,
et les menaçait, en cas de résistance, d'un traitement sem-
blable, « beaucoup (1) d'entre eux commencèrent à s'atton-
ner.... toutes fois se résolurent à l'assurance dudit sieur
Villegaignon, auquel ils promirent tous d'obéir. »
Plus encore que les habitants de Sens, Villegaignon était
exposé aux vengeances des Protestants. S'il tombait entre
leurs mains, sa mort était certaine. Aussi était-il disposé à
pousser la résistance jusqu'à ses dernières limites, d'abord
pour remplir son devoir, et aussi par nécessité. Il commença
par faire démolir les maisons et les églises de trois des fau-
bourgs de la ville, ceux de Saint-Didier, Saint-Antoine et
Notre-Dame, afin de prévenir les approches de l'ennemi.
Comme l'œuvre de destruction s'avançait trop lentement, il
remplaça par le feu la pioche des démolisseurs, et les habi-
tants qui d'abord avaient été consternés par cette exécution,
y prêtèrent les mains dès qu'ils en comprirent l'urgence.
€ Le (2) feu n'estoit estinct des dictes maisons et éghses que
le camp des Huguenots arriva devant la ville ; pour lesquels
bienvigner et festoyer, leur feit faire la feste ledit Villegai-
gnon à son d'instrumens de haultz boys, par une bonne
bande de menestrez qu'il avoit faict monter au sommet des
tours de l'église de M** Saint-Etienne. Lesquelz haultz boys
et menestrez, après avoir avoir ioué de leurs instrumens et
faict la feste au camp huguenot, leur fît sonner un aultre son
par l'instrument de l'artillerie qui avoit esté apposée sur
lesdictes tours qui sonnoit une basse contre toute différente à
celle des haultz boys, au son de laquelle faisoit tous iours le
petit ou le canart quelque hugenot dudit camp. »
Les Protestants étaient nombreux et résolus, mais ils
n'avaient pas d'artillerie suffisante pour ouvrir une brèche
(1) Claude Haton. Mémoires, p. 479.
(2) Id. id.
â36 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
dans les fortes murailles de la ville. D'ailleurs un siège en
règle, en une pareille saison, était impossible: L'armée catho-
lique de secours arrivait en toute hâte, et Gondé avait besoin
de s'ouvrir un chemin vers les reîtres allemands. Il essaya
de s'emparer de la ville par surprise : mais Villegaigaon
connaissait trop bien l'art de la défense des places : Il évenla
sans peine une mine creusée par les assiégeants, entre les
portes d'Yonne et de Saint- Antoine, « et la (i) feit tomber
sur ceux qui la faisoient, où soixante d'eux demeurèrent
morts et estropiatz, sans que nulle pierre de la muraille
tombast. »
Quelques jours plus tard il s'avisa d'un stratagème ingé-
nieux. Il laissa ouverte, comme par néghgence, une des
portes de la ville « sans que aulcune personne des habitants
ni soldats de la garnison se présentast à la dicte porte pour
les empescher. Quoy voyant, les ditz Huguenotz firent entrer
(le vitesse quelque centaine de leurs gens dedans la petite
porte et pont-levis, pour s'en i)enser saisir et prévaloir ; ils
pensoient passer plus ouUre dedans la ville, ne se doublant
de l'appareil que leur a voit appresté le sieur Villegaignon,
qui estoit de sept ou huit pièces de canon posées au milieu
de la rue, nonloingde la dicte porte, toutes chargées à plomb,
dans lesquelles luymesme mit le feu sans que le hugenot s'en
apperceust que n'ouist le son de la dicte artillerie. Elle
desbanda le long et au travers d'eux, de plusieurs desquels
volèrent les testes et membres au loing sans se gçavoir
iamais rassembler en ce monde ; aultres demeurèrent en la
place, les ungs morts, les autres demy-morts. Après le son
de laquelle artillerie, sortirent sur le reste des Huguenotz
près de cinq cens soldatz tant des habitans que de la garni-
son, qui estoient en embuscade dans les maisons, rues et
ruelles ioygnans ladicte porte ; lesquels do fureur se ruèrent
(1) Claude Haton, p. 479.
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 337
sur lesditz Huguenotz ia fort espouvantez de ladicte artillerie,
et les rechassèrent iusques à leur camp. » (1)
Plusieurs sorties heureuses, bien préparées et brillamment
exécutées^ achevèrent de décourager les assiégeants. Gondé,
qui craignait d*être pris entre deux feux, se détermina très à
regret à lever le siège, et à se retirer près de Nogent (dé-
cembre 1567). La ville de Sens demeura tranquille jusqu'à la
fin de la guerre, et non seulement Villegaignon n'eut plus à
redouter une attaque directe; mais encore il se trouva en me-
sure, avec sa garnison, de battre les environs, et de rendre
de nouveaux services à la cause royale. Deux des lettres de
sa correspondance sont relatives à cette période agitée et
glorieuse de sa vie. Dans (2) la première adressée au roi,
quelques jours après la levée du siège, le 26 décembre 1567,
le gouverneur de Sens prévenait la cour que de nombreuses
bandes ennemies battaient la campagne, et demandait, pour
les disperser, quelques troupes régulières, pourvu qu'elles
fussent soldées. « Car aultrement n'i a plus d'ordre de les
soubstenir, se mectans à fayre come les propres ennemis. »
Il réclamait en outre des instructions spéciales au sujet de la
conduite à tenir vis-à-vis de certains gentilshommes, dont il
suspectait les sentiments, et terminait en racontant qu'il
avait appris la veille de Noël que « tous les brigands des
lieux susdictz s'estoient assemblez à Auxerre pour nous
venir donner une camisade, la nuict que l'on seroyt à matines,
au son de nos grosses cloches, à ce attirez par quelques
mauvais esperits de nostre ville, mais grâce à Dieu nous n'en
avons rien veu, nous estant cependant tenuz sur nos guar-
des, » La (3) seconde lettre, en date du 1®' février 1568, estadres-
sée au duc d'Anjou, généraUssime de l'armée royale. Elle est
exclusivement consacrée au détail des opérations militaires.
(1) Claude Haton. Mémoires, p. 480.
(2) Voir aux pièces justificatives la lettre XVI de Villegaignon.
(3) Voir aux pièces justificatives la lettre XVII de Villegaignon.
22
838 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Villegaignon raconte la recormaissance militaire qu'il a
opérée dans les deux villes de Joigny et de Villeneuve-le-Roi.
Il parle avec un profond mépris des vignerons de Joîgny qui
jouaient au soldat, et ne soupçonnaient seulement pas les
principes de la stratégie. Il recommande également au dnc
quelques mesures de rigueur contre certains mutins qu'il
lui signale, et termine en lui conseillant d'entretenir au canq)
ennemi de nombreux espions.
Il est probable que le gouverneur de Sens aurait rendu de
nouveaux services à la cause catholique, car l'âge n'avsit
pas émoussé l'ardeur de sa haine, mais la paix de Longjo-
meau (23 mars 1568), qui terminait la seconde guerre civile,
le rendit à contre-cœur à un repos qu'il redoutait. Villegai-
gnon (1) avait trop attiré sur lui l'attention dans la dernière
campagne pour ne pas obtenir de récompense. Il reçut en
effet la flatteuse mission de représenter l'ordre de Malte
auprès de la cour de France, et c'est revêtu de cette dignité
qu'il alla résider à Rome auprès du comte d'Anguillara,
avec lequel il s'était déjà rencontré sous les murs d'Alger.
Les ennemis de Villegaignon ont affecté de passer sous
silence les deruières années de sa vie. Ils se contentent de
dire qu'après son retour en Europe il perdit son temps à de
futiles querelles théologiques. Les auteurs de la France pro-
testante^ (2) d'ordinaire si bien informés, terminent brusque-
ment l'article qu'ils ont consacré au vice-roi du Brésil par
ces paroles dédaigneuses: « Regardé comme un fou par
ceux-là même qui lui voulaient le plus de bien, il finit par se
retirer dans la commanderie de Beauvais, oii il mourut en
1571. » Etait-ce vraiment un fou que l'homme que consul-
taient sur les affaires les plus graves le roi Charles IX,
(1) Voir aux pièces justificatives lettre XVIII de Villegaignon^
adressée au duc d*Aumale, datée de Rome 7 janvier 1569.
(2) Haa(ï. France protestante. Article Villegaignon*
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 839
Catherine de Médicis, les cardinaux de Lorraine et de Gran-
velle ? Ne s*occupa-t-il que de discussions théologiques, celui
qui se faisait blesser aux côtés du roi de Navarre, qui guidait
en Hongrie les premières armes du duc de Guise, qui
commandait la place de Sens, et venait d'être jugé digne de
représenter Tordre de Malte à la cour de France ? Il n'a pas
été difficile à ses ennemis de le représenter « rodant par les
cuisines des Seigneurs , qui quelquefois s'esbatoient à lui
ouïr faire des contes des Terres Neufves (1)», mais l'histoire
impartiale doit lui restituer toute son importance, et démon-
trer qu'il ne cessa de prendre une part active aux événements
de son temps.
Villegaignon ne resta pas longtemps à Rome. La trêve de
Longjumeau n'avait été que passagère. La troisième guerre
civile venait d'éclater. Villegaignon revint en toute hâte. Il
fut nommé gouverneur de Montereau et chargé de pacifier le
pays voisin. Dès le 4 mars 1569, il était à son poste, comme
le prouve une de ses lettres (2) adressée à la duchesse de
Ferrare pour la prier d'intei'venir auprès des Protestants de
la province, qui s'exposeraient, en persévérant dans larévolte,
à de terribles punitions. On ne connaît pas la réponse de la
duchesse, mais il est probable que le nouveau gouverneur de
Montereau ne se contenta pas de menacer, et que les Pro-
testants, une fois de plus, eurent à compter avec cet infati-
gable adversaire.
Ce fut le dernier acte de la vie militaire de Villegaignon.
La paix de Saint-Germain (août 1570) termina la troisième
guerre civile. Dégoûté par ces continuels revirements
d'opinion, incapable de comprendre et surtout d'apprécier la
politique de bascule qui plaisait tant à la cour de France, il
abandonna volontairement la représentation de l'Ordre, et se
(1) Grespin. Histoire des martyrs, p. 418.
(2) Pièces justifi<îatives. Lettre XIX de Villegaignon,
340 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
disposa à finir ses jours dans cette île de Malte (1), où il n'était
pas retourné depuis longtemps. Quelques-uns de ses biogra-
phes ont prétendu que c'était pour cause d'infirmités qu'il
renonçait ainsi au service de la France : mais ces infirmités
ne lui auraient-elles pas également interdit d'entrer en cam-
pagne ? Or on préparait alors à Malte la campagne navale
qui se termina par la célèbre bataille de Lépaate. Nous
croirions plus volontiers que, s'il renonça à sa dignité, c'est
que les fêtes et les cérémonies lui convenaient médiocrement.
Il se sentait plus à Taise sur un champ de bataille ou devant
une brèche. Homme d'action, mais point de représentation,
il avait hâte d'échanger contre un pourpoint de buffle ses
vêtements de cérémonie. Il n'est donc pas besoin, pour
expUquer ce désintéressement, de recourir à de prétendues
infirmités. Le caractère bien connu et la vie tout entière du
chevaUer suffisent à l'expliquer.
Avant d'entreprendre cette dernière campagne, Villegai-
gnon voulut jouir de quelques semaines de repos, et se décida
à les prendre dans sa commanderie de Beauvais près Nemours.
Le jour des Rois de Tannée 1571, il partait de Provins, son
pays natal, et arrivait bientôt à Beauvais, mais il fût tout à
coup attaqué d'un mal subit, dont il mourut le 15 janvier
d'après Claude Haton (2), le 9 d'après Tépitaphe de son
tombeau copiée dans la chapelle de la commanderie de
Beauvais (3). Les auteurs protestants ont vu dans cette mort
(1) C. Haton. Mémoires^ p. 624. a Le bon seigneur estoit en
C68te délibération de retourner, au nouveau temps de ceste année,
à Malte, à la guerre contre le Turc. »
(2) C. Haton. Mémoires, p. 622.
(3) Ythibr. Miscellanea^ cité par Bourquelot (éd. Haton, p.
1096). Voici Tépitaphe: «Cy gist noble et religieuse personne Nico-
las Durand, en son vivant seigneur de Yillegaigaon, chevalier de
TOrdro do Saint-Jean de Hiérusalem, commandeur de Beauvais,
loquel décéda le neuvième iour de ianvier 157L»
.1
3
VICTOIRE DES PORTUGAIS. 341
foudroyante la marque des vengeances célestes. « Finale-
ment, écrit Tun d'eux (i), une maladie extraordinaire, asscavoir
d'un feu secret, le saisit et consuma peu à peu, tellement qu'il
finit sa malheureuse vie par une mort correspondante à ses
cruautez, sans repentance de son apostasie et des maux qui
s'en estoient ensuivis. » Mais il n'est pas besoin de recourir
à un miracle pour comprendre qu'un homme aussi affaibli
par rage et par les blessures ait succombé aux premières
étreintes de la maladie.
Ainsi mourut cet homme remarquable à tant d'égards.
i
f
] Soldat, il fut irréprochable ; homme privé, la simplicité de sa
î vie, son dédain des richesses et des dignités, son désinté-
' ressèment sont au-dessus de toute contestation. Ecrivain, il
l a de la concision et du trait, surtout en latin. Controversiste,
; ses ouvrages ne passèrent pas inaperçus, et plus d'un, sans le
dire, y trouva des secours. Homme politique, gouverneur du
Brésil, soldat des guerres civiles, il fut avant tout l'homme
de son temps, et il ne nous faudrait pas oublier que les
mêmes actions qui lui valurent tant de haines parmi ses
contemporains lui suscitèrent en même temps des amis
dévoués. Pour comprendre son rôle , pour aprécier son
caractère, avec ce mélange de bonnes et de mauvaises quali-
tés, il faut avant tout nous reporter par la pensée à l'époque
à laquelle il vivait. C'est ce que nous avons essayé de faire,
mais sans trop espérer que nous ne rencontrerons pas de
contradicteurs ; car l'infortuné gouverneur du Brésil fut un
de ces hommes que poursuivent, même au-delà de la tombe,
les préventions et les rancunes des contemporains.
(1) Ceespin. Histoire des martyrs, p. 418.
342 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
RUINE DES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS.
I. — Fondation de Saint-Sébastien.
Malgré Tabandon de Villegaignon, Tapathie du gouverne-
nement et rindifférence publique, le drapeau français flottera
encore au Brésil presque jusqu'à la fin duXVP siècle; mais il
ne sera plus déployé que par des aventuriers trop peu nom-
breux pour y fonder un établissement durable, ou par des
négociants qui songeront à leurs intérêts commerciaux plutôt
qu'à ceux de Fétat. Le temps était passé des grandes pensées
et des grandes entreprises. C'est seulement avec le règne
réparateur de Henri IV que s'ouvrira une ère nouvelle dans
l'histoire de la colonisation Française.
Lorsque tomba le fort Coligny sous les coups de Men de Sa,
bon nombre de colons français se trouvaient à terre. Bois le
Comte, le vice-gouverneur, était du nombre de ceux que sur-
prit ainsi l'agression portugaise. Ni lui ni ses soldats ne purent
rentrer dans la citadelle assiégée : au moins inquiétèrent-ils
les ennemis par leurs attaques incessantes. Quand Men de Sa
eut détruit la forteresse, ils furent encore rejoints par tous
tous ceux qui avaient pu s'échapper, et alors commença une
guerre d'extermination qui ne laissa pas que d'être meurtrière.
Les Français en effet connaissaient très bien le pays. Leurs
alliés Tupinambas, et parmi eux la tribu des Tamoyos, qui
appréciaient leur courage, les recevaient avec plaisir dans
leurs villages, et au besoin protégeaient leurs expéditions :
enfin et surtout, comme ils savaient que les Portugais n'épar-
gnaient pas ceux d'entre eux qui tombaient entre leurs mains,
et qu'ils avaient tout à gagner et rien à perdre en prolongeant
RUINE DES ETABLISSEMENTS PRANÇAIS. S48
la résistance, ils se livrèrent avec ardeur à cette petite guerre
de surprises et d'embuscades. Bientôt même ils se rendirent
assez redoutables pour bâtir une petite forteresse à Uruçumiry,
sur la rivière de Carioca (Lo Calete), non loin de la prairie
qui porta longtemps le nom de prairie du Flamand (1). Quel-
ques semaines plus tard, forts de l'impunité, ils osèrent
davantage, et prirent possession de Tîle que les Brésiliens
nommaient Paranapacuy (ilha do mar) près du Maracaïa
(aujourd'hui do Governador). Les Tupinambas se réjouirent
fort de voir nos compatriotes reprendre peu à peu leurs
avantages, et, comme ils comptaient sur leur concours contre
leurs ennemis héréditaires les Margaïats, ils leur fournissaient
en abondance des vivres, et les aidaient dans leurs travaux
de construction.
Bientôt (2) nos colons passèrentde la défensive à l'offensive.
Aidés par les Tamoyos, ils attaquèrent à la fois par la côte et
par les montagnes les Portugais de Piratininga, et leiu* flrëht
subir de nombeux échecs. Ils attaquèrent même la cité nais-
sante de San Paolo, et l'auraient prise sans l'énergique résis-
tance des néophytes commandés par im chef brésilien, Martin
Âlfonso Tebyreza (1561).
En 1562 les Tamoyos montés sur leurs canots à rames, que
commandaient des Français, ravagèrent toute la côte et
répandirent la terreur dans les établissements portugais.
En 1563 une tribu de Tupinambas, les Goaynazes, attaquèrent
Espiritu Santo, et tuèrent successivement deux gouverneurs,
Menezes et Gastello Branco. Men de Sa, fatigué de ces échecs
répétés, résolut de prévenir leurs attaques, et envoya une
flotille commandée par son fUs Fernand. Mais les Portugais
furent battus, et Fernand tué. Certes, si la France, plus sou-
(1) Yàrnbagen, GUY. cit«, 1. 1, p. 253. Era um forte intrinchdira-
mento que dispozera Bois le Comte.
(2) Pour toute cette période consulter db Bbauchamp. Histoire
du Brésil, t. I.
341 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
cieuse de ses véritables intérêts, eût alors envoyé seulement
quelques vaisseaux dans ces parages ; si Villegaignon, au lieu
de perdre son temps à de stériles réfutations théologiques, eût
entraîné à cette expédition quelques gentilshommes et quel-
ques valeureux soldats, la seule apparition du drapeau fran-
çais aurait suffi pour rallier à notre cause tous ceux des
Brésiliens qui hésitaient encore, et les Portugais, déjà décou-
ragés par ces échecs, n'auraient pas seulement résisté. Mais
la guerre civile déchirait alors notre infortunée patrie, et
personne ne songeait au Brésil français.
Bien plus avisée fut la couronne de Portugal. La reine mère
et régente du royaume, Catherine, annonça l'envoi de nom-
breux renforts à Men de Sa, qui désigna pour les commander
son neveu Estacio de Sa. Pendant que s'organisait la nouvelle
expédition, le gouverneur, fidèle à la politique qui lui avait
déjà si bien réussi en 1560, pria les Jésuites d'user de nouveau
de 4eur influence sur les Brésiliens alliés de la France pour
obtenir d'eux, sinon leur alliance au moins leur neutralité. Les
Pères Nobrega et Anchieta acceptèrent cette dangereuse
mission, et partirent seuls à la rencontre des Tamoyos, les
plus dangereux de ces Brésiliens. Ils coururent l'un et l'autre
de grands dangers. Non seulement ils n'étaient pas couverts
parleur caractère d'ambassadeurs que méconnaissaient ces bar-
bares, mais encore ils se présentaient comme les chefs et les
directeurs des tribus les plus hostiles. A force d'énergie et de
patience, ils finirent par se faire tolérer, mais il fallut cinq
mois de négociations pénibles. On raconte que le Père
Anchieta (1) profita de ces longs loisirs pour composer en
latin un poème de cinq mille vers en l'honneur de . la Vierge.
(1) Vasconcellos, Chronica da Compania, p. 581-528 a publié ce
poème : « Os versos que seguem, dit-il, sac os que o venerabel
Padre Joseph de Anchieta compos, quando esteve em refens entre
08 Indios Barbares, com ajuda do Virgem, escrevendos na praia em
lugar de pape, que alli nâo tinha, mem tinte. »
RUINE DES ETABLISSEMENTS FRANÇAIS. 345
Comme il n'avait ni papier ni plume, il récrivait sur le sable
et rapprenait par cœur.
a En tibi quse vovi, mater sanctissima, quondam
oc Carmina, quum ssevo cingeret hoste latus. »
Parmi les chefs Tamoyos les plus déterminés et les plus
hostiles aux missionnaires , était un certain Anibere. Il
détestait les Portugais pour avoir été quelques temps leur
esclave, maltraité par eux, et forcé à ramer sur leurs galères.
Il avait de plus marié sa fille à un Français, et partageait les
préventions de son gendre contre ces étrangers. Enfin il redou-
tait dans les Portugais les futurs dominateurs du pays, et,
moitié par rancune personnelle, moitié par haine patriotique,
il ne cessait d'exciter ses compatriotes à la guerre. Au pre-
mier bruit des négociations entamées, les Français accou-
rurent. Anibere ne parlait de rien moins que d'assassiner les
ambassadeurs : mais Nobrega et AnchijBta avaient eu le bon
esprit de se mettre sous la protection du cacique Coaquira,
sans doute le rival d' Anibere. De plus par leur calme et par
leurs vertus ils imposèrent aux indigènes une admiration
mêlée de respect. Ce fut surtout leur continence qui les
charma. Il paraît qu'Anchieta, malgré sa jeunesse, sut résis-
ter aux séductions des belles indigènes, et sortit victorieux de
plusieurs épreuves dangereuses pour sa pureté. Les Tamoyos,
avec la promptitude de résolution qui caractérise les peuples
primitifs, passèrent de la défiance à l'enthousiasme. L'influence
de Coaquira prévalut. Anibere lui-même dut remettre à plus
tard ses projets de vengeance, et les Tamoyos promirent aux
habiles et persévérants négociateurs de garder une scrupuleuse
neutralité.
Ce fut le salut du Portugal. Trois cents canots de guerre
étaient déjà équipés chez les Tamoyos. Si ces belliqueuses
tribus, conduites par les Français, avaient profité de la désor-
ganisation et de la faiblesse des Portugais pour entreprendre
résolument leur expulsion, ils étaient à peu près sûrs du
S46 HISTOraE. DU BRÉSIL FRANÇAIS.
résultat final. Les Jésuites portugais avaient donc rendu un
service signalé à leur pays en oTîtenant ainsi la neutralité des
Tamoyos. Restait à en assurer les conséquences en procédant
sans retard à Texpulsion, désormais probable, des Français.
Nos compatriotes, en effet, se trouvaient dorénavant seuls en
présence de leurs ennemis, et, comme ils ne recevaient aucun
secours, l'issue de la lutte n'était plus douteuse.
Comme les Portugais avaient appris à leurs dépens à appré-
cier la valeur de nos compatriotes et qu'ils redoutaient de leur
part quelque coup de désespoir, ils n'agirent qu'avec une
extrême prudence. Estacio de Sa, neveu du gouverneur géné-
ral, était à Bahia en janvier 1564 avec deux galiotes, quand il
reçut l'ordre d'examiner les positions françaises et de ne les
attaquer que s'il était de beaucoup supérieur en forces. Il se
présenta le mois suivant dans la baie de Rio, mais s'aperçut,
à son grand désappointement, que les Français étaient sur leurs
gardes. Appuyés par leurs deux forteresses d'Uruçumiry et
de Paranapacuy, souteîius par les riverains de la baie qui
n'avaient pas accepté la neutralité des Tamoyos, ils avaient
encore à leur disposition deux navires, et à peu près cent
vingt barques brésiliennes. Le prudent Estacio, n'osa pas
se risquer à une attaque générale. Gomme il était de beau-
coup supérieur en vaisseaux, il essaya de provoquer à une
action maritime la flotille franco-brésilienne, car il espérait
la battre une fois en pleine mer et éloignée des fortifications.
Il en fut pour ses frais de provocation. Nul ne bougea
dans la baie. Ses moindres mouvements étaient au con-
traire épiéS; et le nombre des Brésiliens hostiles grossissait
d'heure en heure. Inquiet de cette attitude défensive et déses-
pérant d'attirer les Français en pleine mer, Estacio de Sa
battit en retraite jusqu'à San Vicente. Il y trouva, fort heu-
reusement pour lui; le Père Nobrega, qui lui amenait un ren-
fort considérable de Brésihens convertis, et, à leur tête, se
dirigea sur Santos afin d'y attendre les Père Anchieta et
Oliveira, que leur chef infatigable avaient envoyés à Bahia et
RUINB DES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS. 34l
à Espiritu Santo pour lui chercher d'autres renforts. On eût
dit une véritable armada. Les Portugais comprenaient la
nécessité d'en finir avec une poignée d'ennemis qui luttaient
depuis si longtemps, bien qu'abandonnés par leur métropole,
et dont la présence au Brésil constituait pour le Portugal
comme une menace permanente.
Bientôt en eflfet, grâce à l'énergique intervention des Jésuites,
tous les Brésiliens des missions furent armés et rassemblés.
Six navires de guerre et de nombreux canots arrivèrent de
Bahia sous la conduite d'Anchieta. Le Père Oliveira, de son
côté, amena d'imposants renforts. Le contingent de la pro-
vince de San Paolo était réuni depuis longtemps. Estacio de
Sa se crut alors assez fort et entra en campagne (jan-
vier 1565). Le 20 janvier la flotte portugaise et les canots
brésiliens partaient deBertioga ou de Buriquioca. C'était pour
les alliés un jour d'heureux augure, l'anniversaire de la fête
de leur roi Sébastien ; mais ils avaient compté sans les vents
contraires, qui s'opposèrent à leur marche et ne leur permirent
d'arriver dans la baie de Rio qu'au commencement de mars,
après avoir épuisé toutes leurs provisions. Ces délais et la
menace de la famine avaient découragé les indigènes. Beau-
coup d'entre eux avaient déjà déserté. Les autres étaient sur
la point d'en faire autant. Cette fois encore le Père Anchieta
intervint à propos, et retint sous les drapeaux ces mobiles
esprits.
Les Français n'étaient pas assez nombreux pour s'opposer
au débarquement : ils essayèrent bien quelques escarmouches,
mais, lorsque Estacio de Sa se présenta avec le gros de ses
forces, ils se retirèrent prudemment dans leurs forteresses, et
lui laissèrent le champ libre. Le général portugais débarqua
paisiblement à Villa Velha sous la protection du fameux rocher
le Pain de Sucre, qui domine la rade. La position était heu-
reuse au point de vue militaire, mais l'eau potable man-
quait. Par bonheur deux Portugais, Adorno et Namaredo,
découvrirent une source en creusant un puits dans le sable.
348 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Il n*y avait dans cette découverte rien d'extraordinaire, mais
Anchieta, pour échauffer Tenthousiasme des auxiliaires, eut
grand soin de la leur présenter comme un miracle, et de leur
affirmer que le ciel se déclarait en leur faveur.
Sur ces entrefaites les Brésiliens qui combattaient avec les
Français surprirent un des néophytes d' Anchieta, et, au lieu
de remmener dans leurs forêts ou de le livrer aux Français,
eurent le tort de l'attacher à un arbre et de le cribler de
flèches. Cette cruauté gratuite exaspéra ses compagnons.
Excités par Anchieta qui avait eu grand soin de leur présenter
ce crime sous les plus sombres couleurs, et de faire de la
victime un véritable martyr, ils sautèrent dans leurs canots,
tombèrent à Timproviste sur la flotille des Tamoyos, et la
détruisirent en partie (16 octobre). Six jours après, nos alliés,
pour se venger de leur déconvenue, réussirent à les attirer
dans une crique solitaire, où ils avaient disposé une embus-
cade de vingt-sept canots. Mais les néophytes étaient encore
dans la surexcitation de leur premier succès et de leur future
vengeance. Non seulement ils réussirent à se défendre, mais
encore détruisirent les canots ennemis, débarquèrent sur le
continent, et incendièrent les cases des Tamoyos. Estacio de
Sa aurait pu profiter de ce double succès pour essayer
une attaque de vive force contre les forteresses françaises,
mais ce général poussait la prudence jusqu'à Texcès. Soit qu'ij
ne se crut pas assez fort pour tenter un coup décisif, soit plutôt
qu'il ait craint de se compromettre, il se contenta pendant
plusieurs mois d'une guerre d'escarmouches. Lorsque le Père
Nobrega, que fatiguaient ces lenteurs intempestives, se décida
à venir dans la baie pour se rendre compte par lui-même des
opérations, il fut comme indigné du peu de résultats acquis,
et, dans son impatience, envoya au gouverneur général son
fidèle lieutenant Anchieta en le priant d'expédier des renforts
ou plutôt de venir lui-même.
Men de Sa n'avait pas été fâché d'envoyer à l'avance son
neveu pour tâter le terrain et préparer l'action décisive. Il se
RUINE DES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS. 349
réservait la gloire finale. Jugeant cette fois que le moment
était venu, il écouta complaisamment Anchieta, et lui promit
tout ce qu'il demandait. Le 18 janvier 1566 il arrivait en
personne dans la baie avec deux vaisseaux, six caravelles et
trois galiotes commandées par Christovam de Barros. De
nombreux Portugais d'Ilheos, de Porto Seguro et d'Espirilu
Santo Tavaient accompagné avec leurs serviteurs et leurs
esclaves, dans l'espoir de participer à une action glorieuse,
et sans doute aussi à une opération fructueuse.
Le 20 janvier (1), anniversaire de Saint-Sébastien, Men de
Sa se dirigea avec toutes ses forces contre le fort d'Uruçu-
miri. Cette citadelle fut vaillamment défendue par sa petite
garnison, mais onze Français et quelques auxiliaires Bré-
siliens ne pouvaient longtemps résister à toutes les forces
portugaises réunies contre eux. Le fort fut emporté. Tous les
Tamoyos qui le défendaient furent passés au fil de Fépée, et
les cinq Français qui survivaient au désastre, massacrés
d*après une version, pendus d'après une autre.
Quelques jours plus tard, la seconde forteresse française,
celle de Paranapacuy, était également enlevée, mais le capi-
taine portugais Barlosa périssait dans l'attaque, et Estacio de
Sa était frappé d'une flèche, dont il mourut, après un mois
de cruelles souffrances. Les Français qui réussirent à s'esqui-
ver montèrent sur quatre navires qu'ils avaient en rade, et
s'échappèrent à grand'peine.
Le vainqueur, averti par l'expérience, ne commit pas la
faute d'abandonner une seconde fois une aussi forte posi-
tion. Il comprit que Tunique moyen de se maintenir dans la
région était de la fortement occuper. D'ailleurs, il en connais-
sait tous les avantages. Il avait été surtout frappé des facili-
(1) Varnhagen, GUY. cit., t. I, p. 254. a A primeira tranquéira,
na terra firme» foi tomada logo de assolto, e de onze Fraacezes que
ajudavam a defcndel a coiram mortos seis, e foram os outros cinco
passados à espada. »
850 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
tés qu'offrait à la défense rentrée de la rade, et, déterminé
qu'il était à substituer à la domination française la domina-
tion portugaise, il résolut à la fois de fonder une grande ville
dans la baie, et d'en défendre les approches par de redouta-
bles fortifications. Christovam de Barros, ingénieur aussi
distingué qu'il était habile marin, fut chargé de diriger les
travaux, et le gouverneur général, quelques jours après sa
victoire, jeta les fondements de la future capitale du pays sur
les rives de la baie, où il venait de planter définitivement le
drapeau portugais. En l'honneur du roi régnant, et aussi
de la victoire remportée par lui le 20 Janvier, il la
nomma Saint-Sébastien, mais l'usage a prévalu de la dési-
gner sous le nom de Rio , de Janeiro. C'est la moderne capi-
tale du Brésil et la plus grande ville de l'Amérique du Sud.
Elle aurait pu être française ; grâce à nos fautes, elle devint
portugaise. Ce n'était pas la première et ce ne sera sans
doute pas la dernière fois que nous avons semé et que
d'autres plus adroits ou plus patients ont récolté.
La victoire de Men de Sa avait été remportée à la fois sur
des Français et sur des Huguenots. Afin de mieux marquer
ce double caractère à la fois national et religieux, le gouver-
neur crut devoir donner comme un sanglant baptême à la
cité naissante en ordonnant le supplice d'un Français protes-
tant. Il se nommait Jean Bolés. C'était un érudit ; il savait le
grec et l'hébreu. Il faisait partie de ces rares volontaires qui,
croyant Villegaignon sur parole, l'avaient suivi au Brésil,
bien persuadés qu'ils y trouveraient la liberté de conscience.
11 était vite revenu de ses illusions, et bientôt n'avait plus
songé qu'à fuir la tyrannique oppression du bourreau de ses
coreligionnaires. Naïf et enfant, comme le sont presque
toujours les hommes de cœur et de conviction, il s'était
imaginé qu'il trouverait auprès des Portugais la tolérance que
lui refusait Villegaignon. Il leur avait donc demandé asile,
et s'était réfugié à San Salvador avec trois compagnons.
Arrêté à l'instigation du Provincial des Jésuites, le Père
RUINE DES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS. 351
Louis de Gram, il avait été déaoncé comme hérétique, et jeté
en prison. Depuis huit ans, on le traînait de cachot en cachot,
sans lui donner des juges que, fort de son innocence, il ne
cessait de réclamer. Le temps était passé des ménagements.
Men de Sa avait hâte de reconnaître, par un acte éclatant, les
services et Taide que lui avait donnés la compagnie de Jésus.
Il livra donc à leurs rancunes l'infortuné Bolés, qui fut jugé
pour la forme, condamné et aussitôt exécuté. Cet acte bar-
bare d'intolérance marqua les premiers jours de la nouvelle
capitale. Salvador Correa de Sa, parent du gouverneur géné-
ral, et premier gouverneur de la ville, assista en grande
pompe à Texécution, voulant ainsi marquer qu'il détestait en
Bolés le Français avec autant d'impitoyable rigueur que les
jésuites ses amis haïssaient en lui l'hérétique.
Les Portugais se croyaient à l'abri de toute attaque dans
leur nouvelle conquête. Ils s'y installaient paisiblement, et
commençaient même à entrer en relations avec les tribus voi-
sines, quand ils faillirent de nouveau être chassés par nos
compatriotes. On se rappelle que les vaincus d'Uruçumiri et
de Paranapacuy s'étaient enfuis sur quatre navires qu'ils
avaient en rade. Ils firent voile vers Fernambouco, et s'éta-
blirent sur le récif qui couvre la place. Ce choix était excel-
lent et dénotait de la part des réfugiés une connaissance
très exacte de la côte et de ses ressources. Malheureusement
pour eux s'élevait dans le voisinage la ville portugaise
d'Olinda, dont les habitants les attaquèrent, avant qu'ils
aient eu le temps de se fortifier, et les forcèrent à se rem-
barquer. Un de nos compatriotes, fatigué de ces déplace-
ments continuels, exprima son chagrin en gravant sur un des
rochers du récif ces mots, conservés par le chroniqueur por-
tugais Rocca Pitta dans leur naïve orthographe : Le munde
va de pis ampis.
Réduits au désespoir par cette seconde expulsion, et
poussés par ce sentiment inconscient qui force, à ce qu'on
raconte, les animaux de la forêt surpris par les chasseurs à
revenir au gîte pour y mourir, nos compatriotes pi^irent la
352 HISTOIRE DU BRESIL FRANÇAIS.
résolution hardie de rentrer à Rio. Peut-être auraient-ils
l'heureuse chance de tomber au dépourvu sur leurs ennemis;
peut-être encore comptaient-ils sur une prise d'armes en
leur faveur des Tamoyos. Toujours est-il que dans l'été de
1568 on les signalait au large du cap Frio. Bientôt après ils
pénétraient dans la baie, dont l'entrée n'était pas encore suffi-
samment défendue par les nouvelles fortifications. Le gou-
verneur de Saint-Sébastien , Correa Salvador de Sa, très-
effrayé par ce retour inattendu des Français, envoya aussitôt
prévenir son oncle, alors à San Salvador, et le supplia de venir
à son aide. L'infortune avait émoussé l'ardeur de nos com-
patriotes. Ils ne surent pas profiter de la désorganisation où
leur attaque jetait les Portugais. Au lieu de commencer réso-
lument le siège de Saint-Sébastien, ils se bornèrent à en
faire le blocus, et appelèrent aux armes leurs anciens alliés.
Ceux-ci n'avaient certes pas oublié leurs engagements, et
beaucoup d'entre eux regrettaient déjà la domination portu-
tugaise, mais ils ne comprirent rien aux hésitations des Fran-
çais. Il aurait fallu profiter de leur ardeur pour les entraîner
au combat. Correa de Sa, plus habile et plus rassuré, ne per-
dit pas l'occasion que lui présentait la fortune. Sans attendre
les renforts que lui avait promis son oncle, voyant les Ta-
moyos dispersés et nos compatriotes encore hésitants, il saisit
pour les assaillir le moment ou la marée laissait à sec nos
vaisseaux et empêchait nos matelots de se servir de leurs
canons. Les Français durent attendre le flux pour remettre ù
la voile, et, quand ils réussirent à gagner le large, ils avaient
perdu bon nombre d'entre eux (1).
(1) Varnhagen ouv. cit. p. 256. 257, assigne â cette attaque la
date de 1584, mais nous ignorons les raisons pour lesquelles il
s'est arrêté à cette époque. <c Gom a vasante da mare, as naos
francezas de madrugada apparareo^ram em seco, e poderam ser
canhon eadas à vontade por um falcao unico que havia em terra ;
mas vindo a enchente se fizeram â vêle e ao mar. s
RUINE DES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS. 353
Enhardi par sa victoire, le gouverneur de Saint-Sébastien,
qui venait de recevoir les renforts impatiemment attendus,
résolut, afin de prévenir toute attaque ultérieure, de pour-
suivre la flotte française. Il avait appris que nos hommes
s'étaient arrêtés au cap Frio, dans l'espoir de s'y établir. Il
se dirigea aussitôt contre la nouvelle forteresse française,
mais n'y trouva personne. Nos compatriotes, découragés par
leurs insuccès répétés, avaient renoncé à s'établir au Brésil,
et étaient partis pour la France.
Au moment où ce vainqueur sans combat s'apprêtait à
rentrer dans sa capitale improvisée, un gros navire français
d'au moins douze cents tonneaux fut tout a coup signalé. Les
nouveaux arrivants ne connaissaient sans doute pas les ré-
centes catastrophes, et nourrissaient encore un fier dédain
pour les canots de guerre des auxiliaires Brésiliens. Au lieu
de fuir prudemment comme l'avaient fait leurs compatriotes,
ils s'imaginèrent que la supériorité de leur tactique compen-
serait l'infériorité du nombre, et s'engagèrent bravement au
milieu des longs canots Brésiliens. Ils réussirent en effet à
couler bon nombre de ces canots, et repoussèrent longtemps
toutes les attaques. Gorrea de Sa fut trois fois jeté à la mer,
et à trois reprises sauvé par les Brésiliens. Au premier rang
parmi ces derniers on remarquait Alfonso Tebyryza, le vieil
allié du Portugal. Il payait bravement de sa personne, comme
s'il avait conscience de l'importance de cette lutte décisive.
Les Français attaqués de tous les côtés à la fois, criblés de
flèches quand ils essayaient de repousser l'abordage, et obli-
gés pourtant de se montrer pour repousser les assaillants,
perdirent beaucoup de monde. Leur capitaine, qui rachetait
son imprudence par un courage héroïque, et donnait l'exem-
ple de la résistance, tomba bientôt mortellement blessé, et
les derniers survivants de l'équipage se rendirent à merci
(juin 1568j. Doublement victorieux et par la retraite des
Français du cap Frio«et par la prise de ce gros navire, Gorrea
de Sa rentra en grande pompe à Saint-Sébastien. Les canons
qu'il avait pris furent débarqués et fortifièrent la rade. Le roi
23
354 HISTOIRE DU BRB6IL FRANÇAIS.
Sébastien, informé de ce fait d*armes, conlirma Correa de
Sa dans son commandement, et récompensa le chef Brésilien
qui avait tellement contribué à la victoire en lui envoyant une
de ses armures (1).
A part quelques interprètes égarés dans les forêts, ou
quelques fuyards guettant sur la côte un navire qui les rapa-
trierait, (2) il ne restait plus un Français au Brésil. Petite
guerre assurément, mais grands résultats ! Tout un continent
nous échappait, et, avec cet empire américain, s'échappaient
encore des richesses à acquérir, notre prospérité maritime
et commerciale à consolider, notre influence politique à affer-
mir. Personne pourtant ne parut se douter alors de l'étendue
du désastre, et, même à l'heure actuelle, combien est-il de
nos compatriotes qui jetteront un coup d'oeil distrait sur
cette triste page de notre histoire d'outre-mer !
II. — Derniers voyages a la côte Brésilienne.
La chute des dernières forteresses françaises consoHda si
bien le triomphe du Portugal que nos marins et nos négo-
ciants renoncèrent dès lors à soutenir ouvertement la lutte.
Ils se contentèrent d'actes isolés de piraterie ou d'échanges
(1) Vasconcellos. Vida del Padre Anchieta II. 13-16.
(2) La Popellinière. Histoire des trois mondes, p. 18 parle d'eux
en ces termes : Les Francoys vescurent depuis à la sauvagine,
iusqu'à ce qu aucuns trouvèrent moyen avec le temps de se dérober
et passer en France es navires Normands qui descendirent et
chargèrent en ces cartiers, mais plus rarement et plus secrette-
ment que par le passé. » D'après Aubigné. Hist, universelle liv. I,
§ 16. a Ceux des siens qui purent endurer une rude nourriture
se retirèrent enfin en France par le secours de quelque navire
marchand do la Chine. »
RUINE DES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS. 355
clandestins avec les indigènes. L'histoire de nos rapports
avec le Brésil jusqu'à la fin du siècle ne présente plus aucun
intérêt. Tout se réduit à une stérile énumération de brigan-
dages et de crimes. Tantôt ce sont les huguenots français qui
jettent à la mer l'équipage des vaisseaux qu'ils rencontrent,
tantôt ce sont les navires portugais qui se vengent en incen-
diant nos comptoirs et en livrant leui's prisonniers aux
sauvages qui les torturent ou les dévorent. Ces petits faits,
dont la recherche est difficile et la réunion monotone, prou-
vent seulement que, s'ils eussent été soutenus, nos compa-
triotes n'auraient pas renoncé si aisément aux bénéfices d'un
établissement ou tout au moins de relations commerciales
régulières dans cette magnifique contrée. Si nos guerres
civiles n'avaient détourné leur activité vers d'autres soins, si
nos divers souverains n'avaient, pour ainsi dire de parti pris,
abandonné à elle-même notre marine nationale, qui sait les
destinées qui nous eussent été réservées à une époque oij
bien peu de nations songeaient à tirer parti des richesses
américaines ? Nos fautes et notre indifférence triomphèrent
des avantages inespérés que nous offrait alors la fortune,
et le pavillon Français, au lieu de se déployer fièrement sur
les murs de citadelles imposantes, et de protéger de nom-
breuses populations indigènes, ne servit qu'à couvrir dq
déplorables expéditions : déplorables, quand elles se tour-
naient contre nous, plus déplorables peut-être encore quand
nous étions vainqueurs, car elles amenaient de sanglantes
représailles.
Dès l'année 1565, un huguenot déterminé, Jacques Sore
ou Soria, un normand qui deviendra plus tard amiral de
Navarre, et tiendra tête sous les murs de La Rochelle au
baron de la Garde, croisait avec cinq vaisseaux, dont uri
galion nommé le P rince ^ à la hauteur de l'archipel de Madère,
quand il rencontra un gros navire portugais, le /Sa//2/t/ac^wes.
Ce navire portait au Brésil trente-cinq missionnaires jésuites,
dont le provincial Azevedo. Le corsaire s'en empara, et se
donna la satisfaction de forcer les trente-cinq victinuîs de
356 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
ses fureurs religieuses à se jeler eux-mêmes à la mer. 11
n'épargna qu'un novice qui portait encore l'habit séculier (1).
Six ans plus tard un autre pirate, Jean Capdeville, renou-
vela ce triste exploit. Il montait encore le même galion le
Prince, et croisait au large des Canaries avec trois autres
navires français et anglais, quand il rencontra les huit vais-
seaux qui portaient au Brésil Luiz Vasconcellos, nommé
gouverneur en remplacement de Men de Sa. Aussitôt le
combat s'engagea. Malgré la résistance des Portugais un de
leurs vaisseaux tomba entre les mains des pirates, et les
quatorze jésuites qui le montaient furent impitoyablement
massacrés. (2)
Grâce à cette double exécution, ont été conservés les noms
de Jacques Sore et Jean Capdeville : mais combien d'autres
pirates sillonnèrent alors l'Atlentique, dont les exploits sont
restés inconnus ! Normands, Bretons, Rochelois ou Gascons
inauguraient alors cette grande flibuste qui devait bientôt
ruiner la puissance coloniale du Portugal. En 1569 l'ambas-
sadeur de Venise à Paris, Jean Gorrero, faisait allusion à ce
brigandage maritime, quand il écrivait à son gouverne-
ment (3) : « Les Français ont commencé par traverser le
commerce des Indes, ne pouvant pas souffrir que le pape
Alexandre VI ait partagé cette navigation entre les Portugais
et les Espagnols au préjudice des tiers. Ils prennent autant
de navires qu'ils peuvent, et, afin qu'il ne reste aucune trace
de ce brigandage, ils les coulent et tuent l'équipage. Cepen-
dant ils ne peuvent agir si secrètement qu'il ne s'en porte de
(1) Jarric. Bistoire des Indes, liv. III § 25.
(2) RocHA PjTA. America Portugueza, liv. III | 46-47. — Vas-
concellos, ouv. cit. liv. IV § 5, 25, 115. — Jarric, ouv. cit. liv.
III S 26.
(S) Relations des ambassadeurs vénitiens^ édit. Tommaseo, t. II,
p. 173, 175.
RUINE DES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS. 857
grandes plaintes à la cour : mais, comme les seigneurs ont
leur part de butin, tout se réduit à de vaines paroles. »
L'audace de nos pirates, la connivence intéressée de quel-
ques grands seigneurs, et aussi la faiblesse du Portugal,
telles sont les causes qui sans doute expliquent la continuité
de nos relations avec le Brésil, malgré tant d'échecs et de
désastres. Dans le tarif de la carue de Rouen, c'est-à-dire
du chargement et du déchargement des marchandises, figu-
rent, à la date du 30 juillet 1567, (1) des objets d'importation
brésihenne, et spécialement des bois de teinture. Les relations
commerciales n'étaient donc pas interrompues à cette époque.
Elles ne l'étaient pas non plus en 1575 puisque les écrivains
portugais (2) avouent eux-mêmes que nos compatriotes
étaient alors établis à Rio-Réal, à huit heues nord-est de
Itapicura, entre Bahia et Sergipe. et au cap Frio. Le premier
établissement ne fut jamais qu'un comptoir et ne laissa pas
de traces durables. Le second , au contraire , fut plus
sérieux. (3) Les Français y avaient fondé un vaste dépôt
d'armes et de munitions, et les fournissaient aux Tupinambas
et aux Tamoyos, qui menaçaient la nouvelle capitale, Saint-
Sébastien, et, d'un jour à l'autre, pouvaient s'en emparer
par surprise et la restituer à la France. Par malheur ce
n'était point le patriotisme, mais uniquement la cupidité qui
animait nos compatriotes. A peine le gouverneur Antonio
Salema (4) se fut-il aperçu qu'ils n'étaient pas insensibles à
l'appât d'un gain énorme, qu'il acheta leur neutralité. Aban-
(1) Archives municipales de Rouen. A. 19, fol. 36-38.
(2) RocHA PiTTA. America Portugueza^ liv. III § 61-2.
(3) SouTHEY. History of Brazil, §. 10.
(4) Varnhaqen. Ouv. cit. I. 277. a Antonio Salema contra Brasi-
lianos instigados por muitos Francezes que ahi se haviam estabe-
lecido em una feitoria, unde faziam grande contrabando principal-
mente de pan-brazil, resolven-se a reduzir esso paragen... etc. d
358 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
donnés à eux-mêmes, les Brésiliens essayèrent de résistar,
mais ils furent exterminés. Les débris de la puissante tribu
des Tamoyos se réfugièrent alors à Tambouchure du Mara-
gnon, et, par le fait, la vieille alliance Franco-Brésilienne se
trouva rompue. (1572-1575).
C'était un malheur et une faute, dont nous allions immédia-
tement subir les conséquences. Dès 1579, les capitaines
Lamotte, Adritm Gilles, Guillaume Clémence, Michel Fret,
Jean Bouel, Guillaume Lefèvre de Dieppe, Abraham Grenier,
Casoier et autres du Havre, commandant onze navires nom-
més la Marie, le Bouc, le Robuste, V Aventureuse, le Crois-
sant, la Licorne, le Grand- Anglais, la Marie-Martbe, le
Guillaume, la Chevillette et le Grand-Cbien, qui étaient
chargés de marchandises pour la valeur déplus d'un million,
et trafiquaient sur la côte du Brésil, furent attaqués par les
Portugais qui brûlèrent les vaisseaux ; les équipages, pour
leur échapper, furent forcés de se réfugier dans les forêts de
rintérieur. (1)
Dès lors chaque année est marquée par un désastre : En
1580, le 18 mai, ce sont trois navires français, surpris par
les Portugais dans la baie de Rio Janeiro, et obligés de
s'enfuir précipitamment dans les mers du Sud. (2) En 1581
trois autres navires essayent de profiter de Téloignement du
gouverneur, occupé à faire la guerre aux Indiens, pour
surprendre Rio Janeiro, mais ils sont repoussés. (8) Quel-
ques mois plus tard, le capitaine Fructuoso Barbosa, envoyé
par le gouverneur de Bahia, Manoel Telles Barreto, se venge
de cette audacieuse attaque en chassant les Huguenots fran-
(1) Remonstrance très humble que font au roy les capitaines de
a marine de France ^ etc. citée par Tebnaux Compans, Notice his-
torique sur la Guyane française, p. 19.
(2) Relation du voyage de Thomas Grrigg insérée dans Hackluyt,
t. III, p. 705.
(3) Jarric. Ouv. cit. liv. III, § 29.
RUINE DES ETABLISSEMENTS FRANÇAIS. 359
çais qui avaient fondé un fort à Parahyba, et en brûlant cinq
navires entrés dans le port de cette ville (1). D'après quelques
auteurs^les Français auraient brûlé eux-mêmes leurs navires,
et se seraient retirés chez leurs alliés les Pitigoares.
Ces désastres répétés, finirent par émousser Tardeur de
nos compatriotes. Nous trouvons la preuve de ce découra-
gement dans un document contemporain , la Copie dune
lettre missive envoyée au gouverneur de La Rochelle par les
capitaines des galleres (2) de France^ etc. Près de cinq cents
soldats et matelots s'étaient embarqués à La Rochelle en
destination du Brésil (1581). Ils firent une première station à
Flores, une des Âçores^ où ils soutinrent Tattaque des Espa-
gnols ; puis, après avoir passé au large de l'Ascension, ils
débarquèrent à Parahyba. « Auquel lieue de cinq à si}( cens
sauvages, tous nuds, avec leurs arcs et flèches, nous signi-
fiant ea leur langage que nous estions les bien venus nous
offrants de biens et faisant les feu de ioye, dont nous estiops
venuz pour les défendre contre les Portuguoys et autres, leurs
ennemis mortels et capitaux. » Certes il eut été bien facile à
nos Français de profiter de ces bonnes dispositions pour
tenter un suprême effort, et expulser les Portugais du terri-
toire. Ils n'y pensèrent même pas. Ils ne songèrent qu'à tirer
parti des richesses du sol, et surtout qu'à trouver des métaux
précieux. Ce n'étaient pas des soldats résolus à soutenir
l'honneur du drapeau, mais des commerçants peureux. A la
première alerte, ils n'eurent rien de plus pressé que de
remonter sur leurs navires : Le motif de ce brusque départ
aurait été une prétendue conspiration ourdie contre eux avec
(1) JaRRIC, liv. III, § 31.— Cf.VARNHAOXN, ouT.cit. liv. ï, p. ^fSi;
LoPB Vaz. Description des Indes orientales insérée dans Hackluyt,
t. III, p. 778.
(2) Noua publions, atxz pièces justificatives, eette Lettre missive.
Elle est intéressante comme etpression des préjugés populaires et
aussi comme peinture de morara.
I
360 HISTOIRB DU BRÉSIL FRANÇAIS.
les sauvages par un iaterprète. L'auteur de la Copie l'avoue
iogénuement. c Nous eûmes soupçon de quelque surprise,
qui fut la cause de quoy nous mismes les voiles auvent. » Ils
continuèrent leur voyage avec une égale prudence, n'abor-
dant € qu'en de petites isles non habitées sinon de bestes
sauvages ; et se retirant tousîours le mitant de l'eau de
peur des ambuscades. » Après avoir avoir paru en vue de la
baie de Ganabara, où sans doute ils eurent l'audace de faire
quelques échanges, ils se décidèrent à revenir en Europe et
c firent tant par leurs iournées qu'ils arrivèrent... à grande
ioie, et sans aucune perte tant de noz gens que de nostre
marchandise, qui est un grand miracle de Dieu^ voyant les
grandes rencontres et dangers que nous avons passé. »
Afin de prévenir de nouveaux malheurs et de couper court
à toute réclamation, les ministres de Henri III résolurent de
profiter des circonstances pour faire du Brésil une terre
française. La couronne de Portugal était alors vacante, ou du
moins disputée entre plusieurs compétiteurs. Le roi de France
se prononça pour l'un d'entre eux, le prieur Antonio deCrato,
et lui promit son appui. En sa qualité d'héritière de la maison
de Boulogne, la reine mère, Catherine de Médicis, avait
quelques prétentions à la succession de Portugal. Non seule-
ment elle y renonça formellement en faveur de don Antonio,
mais encore engagea son fils Henri à prêter au prétendant
les soldats et les vaisseaux de la France. Pour reconnaître
ces bons offices, don Antonio, de son côté, promit le
Brésil (1) à Catherine : Mais ce traité resta toujours lettre
morte, car don Antonio fut battu malgré les secours de la
France, et ne put reconnaître les services de ses alliés.
Philippe II resta le maître incontesté du Portugal et de ses
anciennes colonies, y compris le Brésil.
(1) ToRZAY. La vie, mort, et tombeau de Philippe de Strozzi.
« Dont elle et ledict roy don Antonio estoient demeurés d'accord
que, lay restabli en ses estais, elle auroit pour ses prétentions la
région du Rrézil. »
RUINE DES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS. 361
Nos marchands et nos matelots avaient un instant espéré,
grâce à cet accord, que cette région si longtemps disputée
entre les deux couronnes finirait par nous appartenir. Ils se
vengèrent de leur déconvenue en couvrant la mer de corsaires,
et en redoublant de témérité. Les Espagnols, c'est-à-dire les
nouveaux maîtres du Brésil, redoublèrent de leur côté de
surveillance et de sévérité. De part et d'autre ce fut une guerre
d'extermination. En 1587 le capitaine Pois de Mil, de Joson
en Saintonge, allant au Brésil avec le navire le Valant, dont
l'équipage était de 116 hommes, fut pris par les Portugais et
conduits par eux dans la baie de tous les saints, où ils furent
tous pendus (1). En 1594 trois vaisseaux français, dont deux
de Dieppe commandés pas Jean Noyer, et le troisième de la
Rochelle, accompagnés de deux pinasses furent rencontrés à
Fernambouc par l'Anglais James Lancaster. Ils se disposaient
à arrêter au passage les navires portugais (2), et à pousser
quelques pointes daus l'intérieur. On ne sait s'ils réussirent
dans leur dessein : peut être le corsaire français qui, cette
même année 1594, prit sur les côtes brésiliennes un vaisseau
portugais richement chargé, appartenait-il à cette flotille
aperçue par Lancaster (3). L'année suivante (1595) quelques
vaisseaux partis de La Rochelle pour aller attaquer Bahia,
pillèrent le fort d'Arguin sur la côte d'Afrique, et furent ensuite
dispersés par une tempête. Deux navires seuls arrivèrent à
Bahia et tombèrent au pouvoir des Espagnols (4).
Ces exactions mutuelles ruinaient le commerce, et arrêtaient
toute entreprise sérieuse. Nos négociants adressaient en vain
leurs plaintes à la couronne.Notre infortunée patrie se débattait
alors dans les convulsions de la guerre civile, et les divers
(1) Remonstrance, etc. ouv. cit.
(2) Voyage de Lancaster inséré dans Hackluyt, t, III, p. 711.
(3) Jarric, ouv. cit. liv. III, § 28.
(4) Id., GUY. cit. liv, III, § 29.
362 HISTOIRE DU BRESIL FRANÇAIS.
partis qui se disputaient Tinfluence se préoccupaient médio-
crement de nos intérêts extérieurs. On a conservé dans les
archives de la Chambre de commerce de Rouen (1) le procès-
verbal d'une assemblée des marchands et notables de cette
ville, tenue le 20 août 1584, sous la présidence d'un des
anciens consuls, Adrien le Seigneur, sieur de RauUe, et rela-
tive aux déprédations commises par les Espagnols. Malgré sa
longueur nous citerons ce curieux document, qui jette un
jour singulier sur la nature des opérations commerciales de
l'époque : « Après avoir prins et receu les advis des assistans,
a esté résolu qu'il seroit faict entendre à mond. S' le Prési-
dent (2), que les Françoys sont, en gênerai, empeschez de
pouvoir traficquer au cap de Vert, Cerlionne (3), coste de
Guinée, coste de la Myne, coste des bonnes gens, etgeneralle-
ment au reste de la coste de l' Affrique, mesmes en la coste de
Brésil, tant de l'amont que de l'aval, terres fermes et isles du
Pérou, et generallement à tous les pays que occupe à part le
roy d'Espagne... et que à ces causes les marchaadz ne
peuvent plus faire aulcun traficq par la mer, et une infinyté
de mariniers, qui vivoient soubz eux, à cause de lad. naviga-
tion, sont contrainctz aller chercher leurs vies, de eux et leurs
familles, aux pays estrangers, choze grandement préiudiciable
aux forces de la marine. Et plus craignent lesdits marchandz
du peu de moyen qui leur reste à leur négociation, pour
estre le bruict commun que le roy d'Espagne leur entend
pour l'advenir empescher tant la traite de Barbarye que la
pescherie des terres neufves: ce que, s'il adyenoit, seroit toute
traficque et commerce adneantis en ce royaulme, au grand
préiudice du Roy nostre Sire et ses subiectz. Et pour le regard
(1) Carton 16, liasse 6, citée par de Frétille, ouv. cit., t. II,
p. 504-505.
(2) DB SizEON, président au Parlement.
(8) Sierra Leone.
RUINE DES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS. 863
des pertes, advertissent qu'il y en a auculnes, sy congnues et
ressenties qu'elles sont à un chacun notoires; comme de deux
flottes de navires de ce païs, qui ont esté bruslez à la coste de
Brésil par les Espagnolz, Tune en Fan mil V IIIxx deux conte-
nant XVIII navires, et Fautre en Tan mil V^'IIIxx troys, conte-
nant VII navires. Et au mesme an IIIxxii, deux navires au
castel de Myne, avec grande quantité de marchandize et perte
d'hommes. Et pour le fait des pertes particulières, elles sont
en tel nombre qu'il seroit difficile en bailler le catalogue
etc. »
Malgré ces pertes, malgré ces désastres répétés, malgré
rincurie du gouvernement, notre commerce au Brésil avait
une telle vitalité, et les intérêts qui nous Haient à cette région
étaient depuis si longtemps et si solidement établis que nos
négociants, sans se décourager, continuaient à y envoyer de
nombreux vaisseaux. En 1584 nos compatriotes s'établissaient
de nouveau à Itamaraca (1). En avril 1586 on signalait à Bahia
sept vaisseaux Français (2). Dans une lettre de FelicianoCieça
de Carvalho, gouverneur de Parahyba, au roi d'Espagne Phi-
lippe II, on trouve le passage suivant : « Le 3 juillet 1596 on
m'amena un prisonnier, un Français, qui m'apprit qu'il y avait
sept grands vaisseaux de sa nation à l'ancre dans le Rio grande,
et que treize autres attaquaient le château de Caboledo et
avaient débarqué trois cent cinquante hommes bien armés. Le
gouverneur du château a été tué, ainsi que le chef des Français
et un grand nombre des siens. Ils voulaient s'emparer du fort
pour, de là, commercer avec les Indiens; mais n'ayant pu y
réussir, ils allèrent rejoindre ceux qui les attendaient auRio-
grande. J'ai appris qu'un Français, nommé Darmigas, a
découvert une abondante mine d'argent. Parmi les Français
blessés se trouve un sieur Mifa, parent du gouverneur de
(1) Varnhagen, ouv. cit., t. I, p. 290.
(2) id. id. p. 292.
I
364 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Dieppe. Il annonce aussi que Tannée prochaine, le comte de
Villadorca doit venir de La Rochelle avec une flotte nom-
breuse ; ce prisonnier m'a encore parlé de deux vaisseaux qui
avaient été jetés à la côte, et dont les équipages s'étaient
ligués avec les Indiens. Il commandait lui-même un de ces
vaisseaux; l'autre était commandé par un nommé Rifoles.
Le 29, je marchai contre les Indiens rebelles, et je leur fis
vingt quatre prisonniers, qui m*ont confirmé la présence des
Français au Rio grande (1). » A la même époque nos compa-
triotes se trouvaient encore au cap Frio, car c'est là qu'un
certain Jacques Postel de Dieppe fut attaqué par quatre cara-
velles et sept bateaux espagnols; une partie de ses gens
furent tués, et les autres faits prisonniers (2).
Les côtes du Brésil, jusqu'à la fin du XVP siècle furent
donc toujours fréquentées par les Français. Quelques années
plus tard, en 1612, nos compatriotes devaient y fonder un
nouvel établissement, à l'embouchure du Maragnon : mais
l'histoire de cette colonie dépasse les limites que nous nous
étions assignées, et nous n'en parlons ici que pour prouver
par un nouvel exemple la continuité de nos relations avec le
Brésil.
La monotone énumération de ces petits faits isolés nous
permettra du moins de formuler une conclusion ; c'est que nos
fautes seules nous ont empêché de fonder dès cette époque
un grand empire américain. Comme l'écrivait à Catherine de
Médicis, le 4 janvier 1567, notre ambassadeur à Madrid, Ray-
mond (3) de Forquevaulx, en lui proposant les services d'un
Lucquois, Francisco del Bagno, qui voulait tenter un voyage
(1) Hagrlutt, t. III, p. 716. Les noms Français sont tellement
estropiés dans cette relation qu'il est impossible de les reconnaître.
Cf. Ternaux Compans, Notion sur la Guyane Française, p .21- 22.
(2) Remonstrance, etc., p. 10.
(3) Bibliothèque nationale. Manuscrit fonds français n» 10,751
p. 586, inédit.
RUINE DES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS. 3G5
de découvertes : « Il est besoin que ce soit sous la conduite
de tel personnage qui en sache rendre meilleur compte que ne
firent ceux que le roi François P' envoya en Canada, ni les
autres qui depuis sont allez en Brésil ou à la Floride, car en
telles découvertes et conquêtes ne suffit à un capitaine d'être
soldat expérimenté et bon marinier, car il faut que, outre cela,
il soit politique et versé un petit en toutes choses de savoir,
afin de bien fonder et bâtir une nouvelle province et un monde
tout neuf, qu'il n'y faille rien désirer du côté du chef pour en
tirer réputation et profit pour le Roy et son royaume, à l'exal-
tation de l'honneur de Dieu. » Ces qualités multiples que
réclamait notre ambassadeur pour le chef d'une future colonie,
aucun de ceux qui furent envoyés au Brésil ne les réunit
en sa personne. Villegaignon lui-même, qui avait pour lui
l'expérience des choses de la mer et de la science militaire,
qui même était versé dans la diplomatie, et passait, à juste
titre, pour un des plus savants de son temps, manqua de
mesure et de tolérance, et ruina la colonie qu'il avait créée.
Si nos ancêtres du seizième siècle avaient eu l'heureuse chance
d'être dirigés au Brésil par un homme aussi bien doué que le
sera par exemple notre Dupleix, ce magnifique pays nous
appartiendrait encore. Nos ennemis le reconnaissent eux-
mêmes, et nous ne saurions mieux terminer cette étude que
par l'aveu du plus récent historien du Brésil (1), M. Adolfo de
Varnhagen : « Le Brésil , écrit-il , serait aujourd'hui une
nation indépendante qui devrait son origine à des colons
Français. »
\ (1) Le passage mérite d'être cité en entier (t. I, p. 230). « Se
nessa colonia tem desde o principio reinado uniao, e se os colonos
ia seguros dos Barbaros passam para o continente, à chegada dos
reforços esperados, e fazem algunas plantacôes, e adquirem por meio
destas o amor à terra que dàa propriedade délia, quando amanhada
com 0 proprio suor, talvez ninguen honvesse podido mais desalojal
os; e o Rio de Janeiro, e sens contorn'/s, pelo menos, pertenceriam
hoje como a Guiana a Franca; on formariam acaso una naçâo inde*
pendente de colonisaçâo franceza. ...»
QUATRIÈME PARTIE
PIÈGES JUSTIFICATIVES
PROTESTATION DE BERTRAND D'ORNESAN
Baron de Saint-Blancard
CONTRE LA CAPTURE DE LA PÈLERINE.
MDCXXXVIII.
Varnhagen, Historia gérai do Brazil^ 1. 1. p. 441-444.
Nobilis Bertrandus Dornesan miles Baro, et dominus de
Sant Blancard ac preffectus classis Régis cristianissimi in mari
Mediterraneo, Actor ad versus Epm. vulgo Dom Martin nuncu-
patum, Antonium Gorrea et Petrum Loppes reos» Coram vobis
prestantissimis viris Dominis commissariis Regum cristia-
nissimi et serenissimi pro petitione sua et ad fines de quibus
infra dicit ut sequitur.
In primis q. in anno Domini millésime quingentesimo tri-
gesimo, et in mense Decembris dictus Actor, cum consensu
et expressa licentia Régis cristianissimi, armavit quamdam
suam navim vocatam la Pellegrina de decem et "octo ' peciis
machinarum ex ère eneo compositarum ponderis quadringen-
PIECES JUSTIFICATIVES. tS67
torum quinque quintalorum et de pluribus aliis petiis earum-
dem machinarum ex ère fereo comffectarum in tam magno
globo q. suffecissent pro tuitione dicte navis et ultra unius
castri.
It. Et armavit eamdem navim qs. plurimis generibusarmo-
rum videlicet balistis, piquiis, lanceis et pluribus aliis invasi-
bilibus et pro defensione dictarum navis et castri, stipavitque
eamdem navim centum viginti hominibus belicosis nobilibus et
plebeiis magno numo conductis.
It. Et in misit in dicta navi q. s. plurimas merces requesitas
et in maximo pretio habitas in insulis Bresiliaribus, in quibus
subuchende erant pro eis commutandis cum aliis mercibus
dictarum insularum summe in gallia requesitis, in misitque
instrumenta necessaria pro constructione unius castri et reda-
tise (sic) terre inculte ad culturam et supellectilia etiam neces-
saria ad garniendum dictum castrum.
It. Dicte navi prefecit Joanem Duperet qui solvit a Massilia,
et sulcavit maria per très menses post quos applicuit dictis
insulis in loco Fernambourg nuncupato.
It. Et ibi compertis sex Lusitanis adorsi sunt ipsi Galli ab
eis cum maximo furore et magno commeatu silvestrorum, sed
Deo juvante incolumes evastunt galli et victoriam reportarunt.
Etandem pace inter eosinita Galli unum fortalitium construxe-
runt juvantibus silvestribus et etiam dictis sex Lusitanis sump-
tibus Gallorum tamen, et ab eisdem stipendiatis quod eddifitium
fuit constructum, ut in eo nedum merces sed et eorum
personas se tutarent adversus dictes silvestres.
It. Et pro constructione preffacta fuerunt per dictum Duperet
quatuor mille ducati expositi. Interea tamen qu. perfactum
fortalitium construebatur dictus Duperet merces quas ex
Massilia aduxerat libère cum incolis dictarum insularum trafi-
cando cum mercibus dictarum insularum commutavit de quibus
tam maximum globum congessit qu. vix totum illum castrum
poterat eas capere.
It. Et postquam bec via fuerunt facta et castrum munitum
et de cunctis hiis que supetebant pro tuicione et detenlione
368 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
ipsius tam inermis quam suppelleclilibus quamdam portionem
dictarum mercium in navi immisit ut eas in Gallia subuchcret
in qua in inagno pretio habebantup.
It. Et inter alias merces de quibus navem oneravit fuerunt
quinque mille quintalia ligni brasilii quod tune in Gallia ven-
debatur precio octo ducatorum pro quintallo; quare valions
erant quadraginta mille ducatorum.
It. Et tricenta quintalia bonbicis valions trium mille duca-
torum adrationem decem ducatorum pro quintallo, et lantum-
dem granis illius patrie valions nonigentorum ducatorum ad
rationem trium ducatorum pro quintallo, et sexcentos pssitacos,
jam linguam nostram conatos, valions trium mille et sexcen-
torum ducatorum ad rationem sex ducatorum pro quolibet, et
ter mille pelles leopardorum et aliorum animalium diversorum
collorum, valoris novem mille ducatorum ad rationem trium
ducatorum pro pelle, et Irescentas simias seu melius agueno-
nes valions mille et octocentorum ducatorum ad rationem
sex ducatorum pro aguenone, et de mina auri q. purificata ut
decebat ter mille ducatos reddidisset, et de oleis medicabilibus
valions mille ducatorum, et tanti ut preffactum est vendi
potuissent in Gallia ad quam destinata erant preffacte merces.
It. Et omnes sume preffacte junte sumam sexaginta duo-
rum mille ducatorum cum trescentis ascendebant.
It. Et dicte navi fuit datus preffectus dominus Debarram
cum quadraginta hominibus belicosis ipso computato pro eo
adversus piratas tuenda.
It. Solverunt a dicto Fernamburg, et committanle sorte satis
prospéra in mensse augusti anni millesimi quingentesimi tri-
gesimi primi in portu de Mallega in Hispania apulerunt in
quo anchoras jecerunt ob penuriam alimentorum.
It. Et compertis ibi dictis Dom Martin et Correa cum decem
navibus et caravelis ab ipsis dictus Barram preffectus accitus
est inquisitus de hiis que subuchebat unde et ad quem
locum.
It. Et de omnibus cerciorati ac de penuria esculentorum,
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 369
dicti Lusitani pietate fita mutuo dederunt trigenta quintalia
panis biscocti dicto Barram, et quia Romam petebant ad quam
tune ipse Dom Martin ut aiebat legatione pro Rege serenissimo
Portugallie fungebatur, promiserunt dicti Lusitani dicto Bar-
ram conservantiam usque in dictam Massiliam.
It. Et flde sic data aceptata omnes una a dicto portu de
Malega solverunt, tutum tamen et nondum quinque milia-
ribus de mari travatis coati sunt gradum sistere ob cessa-
tionem venti.
It. Et die sequenti q. erat dies assumptionis virginis Marie
dictus Dom Martin fingens velle omnes nautos preffectosque
navium consulere circa navigationem fiendam accivit ad se dic-
tum Barram et nauclerum patronum sue navis, quos adven-
tatos ipso Correa présente et favente Dom Martin cepit, et
deinde alios sodales dicte Peregrine, et omnes vinculis dédit
vinculatosque per vim et navi cum mercibus depredata mer-
ces navem et homines Régi jam dite serenissimo mandavit,
qui cuncta ratifHcans homines carceri mancipavit, navem
mercesque sibi appropriavit.
It. Et certifficatus dictus serenissimus de castri constru-
tione in dictis insulis, et de mercibus et machinis armis
supellectilibus et hominibus in dicto castra existentibus ad
tutum très naves armavit, quibus dictum Petrum Loppes
preffecit, eisque in mandatis dédit ut cellerrime ad dictum cas-
trum subvertendum merces et cetera que in eo erant capienda
et homnes proffligandos accederet.
It. Et antea in anno miiessimo quingentessimo vigessimo
sexto ydem serenissimus per totum ejus regnum edictum ab
eo emanatum publicatim dederat, quo continebatur preceptum
expressum omnibus ejus subditis sub pena capitis de omnibus
Galis ad dictas insulas accedentibus seu ab eis recedentibus
submergendis et expressam commissionem ad hoc finis dicto
Correa signatam tradiderat.
It. Et illud decreverat licet tune nuUum bellum inter pre-
factos Reges seu eorum subdilos ; imo tune confederati erant
24
370 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
et Kcet etiam merces de quibus supra facta est mentio non
sint de hiis que de jure prohibentur ad inimici deffens; et
licet etiam dictus rex serenîssimus nuUum habeat dominium
nec jurisdilioaem in dictis insulis, imogentes eas intollentes
plurimos habeant régules quibus more tamen et ritu silvestri
reguntur et ita ponitur in facto.
It. Etiam ponitur in facto probabili quam dictus serenissi'
mus rex Portugalie nnllajn majorem habet potestatem in dictis
insulis quam habeat rex cristianissimus, imo enim mare sit
commune et insuli prefacte omnibus ad eas accedentibus
aperte permissum est nedum Gallis sed omnibus aliis natio-
nibus eas frequentare et cum accolis comertium babere.
It.Et maxime quia tune Lusitani Gallie libère frequentabant
et eum Galliis in dies commercium habebant : quare indem
erat aut debebat esse premissum Galis inLusitania et in dictis
insulis etiam date qu. dicte Régi serenissimo spectaset attenta
dictorum Regnum confederatione.
It. Et circa mensem decembris dicti anni millesimi quigen-
tessimi primi dictus Loppes cum suis navibus dicto portu de
Femamburg applicuit, castrum dicti actoris obsedit, et
per decem et octo dies machinis impetui et tandem conquas-
savit.
It. Et ob qu. Dominus Délia Mote qui in dicto castre capi-
taneus erat vidons etiam de longo tempore non posse succurri
colloquium de deditione cum dicto Loppes habuit, et post
maximas altercationes inita fuit inter eos transactio, qua lau-
tum fuit qu. castrum dicto Loppes pro dicto Rege serenissimo
traderetur et ydem Loppes salvaret homines ac merces in
dicto castre exislentes, quos homines et merces promisit in
loco libère subuchere et dimittere francos et libères cum
mercibus et hiis qui in dicto castre habebant.
It. Et dicta transactio fuit juramento dicti Loppes velato
solepnim, et supra sanctum corpus Christi presbiterum ibi tune
consecratum.
It. Et illo non obstante tradito castre dicto Loppes, ydem
Loppes suspendio dédit dictuia doininum délia Mote capita-
^
PBKCES JUSTIFICATIVES. 371
neum et viginti alios ex suis sodalibus duosque vivos silves-
tribus delaniandos et mandendos tradidit, aliosque cum
mercibus et aliis rébus in dicto Castro existentibus Régi sere-
nissimo aduxit, qui homines carcere dédit in in villadeFarom
cum ceteris captis predictum Gorrea et merces cetera quas
sibi propria fecit.
It. Et in quo carcere multum fuerunt per Lusitanos vexati
per vigintiquatuor menses in magna inedia famé et longa
oppressione quatuor ex hiis animas efflaverunt, et post xxim
menses alii liberati sunt demptis undecim. Proprius tamen
Lusitani coegerant dictos Gallos captivatos falso deponere
in inquesta per eos fata prope e factis depredationibus
cooperiendis.
It. Et quare adhuc detinentur dicti undecim, et xx fuerunt
suspensif duo vivi delaniati et comesti, et quatuor in carcere
interempti, qui omnes triginta septem ascendunt.
It. Quod a dicto anno captionis usque adhuc dictus actor sol-
vit vel onoxius est uxoribus seu heredibus eorum stipendia pro-
missa, vydelicet très ducatos pro mense cuilibet ascendentia,
in cumule summa mille tricentorum ducatorum cum triginta
et uno pro quolibet anno quare per septem annis summa
novem mille ducatorum cum trecentis et decem.
It. Et ceteris qui manserunt in isto carcere per dictos
viginti quatuor mensibus solvit etiam prefacto modo stipendia
aut pro eis manet onoxius ascendentia pro dicto tempore
summa sex mille nonningentorum septuaginta quatuor duca-
torum cum octoginta très homines essent, non computatis
dictis triginta septem hominibus.
It. Et dicta navis cum suis armamentis valions erat duorum
mille ducatorum, machine vero arma et alid mobilia mercibus
non computatis tam in navi quam in castre existencia valloris
erant sex mille ducatorum.
It. Preffacte omnes summe rerum depredatarum ascendunt
in universo summam ducentorum sexaginta octo milium duca-
torum cum ducentis octoaginta quatuor, cuj us summa quadru-
plum cum pro rébus raptis detur summa in decem centum
372 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
septuaginta trium mille ducatorum cum centum triginta sex
ducatis ascendit.
It. Et quia diclis mercibûs seu vallore earum si depredate
non essent dictus actor Iraftcum ceptum continuasset et cum
eis in decuplum lucratus esset, petit idem actor illud intéresse
lucri cessantis.
It. Et saltem illud consideratur et ratio illius habetur in
solito lucrari et mercari in Gallia ad rationem de viginti pro
centenario pro quolibet anno quod interesse in quinque annis
principale accenderet, ideo enim principale dictarum mercium
summa ducentorum quadraginta millia ducatorum ascendat
totidem ascendit et interesse.
It. Quia omnia et singula predicta sunt vera et notaria,
offerens actor ea probare ad suffîcientiam tamen et non alias
imo rejecto superflue onore probationis de quo expresse pro-
testatur.
Concludit dictus actor qûatenus ipsi reii in dictis summis
condenentur erga actorem aut in alia summa de qua apparebit
pretestis aut per Juramentum ejusdem actoris ad quod petit
admitti, attente q. est questio de rébus depredatis, et ita con-
cludit et alias pertinentes juxta materiam subjectam cum
expenssis dannis et interesse petens in omnibus jus dici et
justiciam minislrari.
Protestando tamen qu. in casuum dicti reii non invenirent
solvendo pro summa condenata et per vos declarata executio
remaneat dicto actori salva adversus mandantem et ratiffl-
cantem.
Petens litteras vestras citatorias adversus dictes Dom Martin
Gorrea et Loppes sibi decerni visuros dictam petitionem coram
vobis fieri et aliter procedi ut juris et rationis juxta formam
dictarum commissionum noslrarum,
Certifié conforme par Jehan Pyrot, secrétaire greffier des
commissaires français, le 11 mars 1538.
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 373
COPIE DE QUELQUES LETTRES
SUR LA NAVIGATION DU CHEVALIER DE VILLEGAIGNON ES TERRES
DE l' AMÉRIQUE OULTRE l'œQUINOCTIAL, IUSQUES SOUBZ LE TROPIQUE
DE capricorne; CONTENANT SOMMAIREMENT LES FORTUNES ENCOU-
RUES EN CE VOYAGE AVEC LES MŒURS ET FAÇONS DE VIVRE DES
SAUVAGES DU PAIS : ENVOYÉES PAR UN DES GENS DUDIT SEIGNEUR.
MDGLVI
Édition originale : Paris , Martin le jeune , à l'enseigne Saint-
Christophle, devant le collège de Cambray. 1557.
Réimpression : Teenaux-Compans , Archives des Voyages,
vol. I, p. 102.
Première Lettre.
Mes frères suivant les promesses que vous feis à mon
départ au val d'Argenteuil, iusques auquel lieu vous m'accom-
pagnastes de vos grâces pour prendre Tadieu et congé (qui
fut avec grands regrets comme ie croy) les uns des autres,
vous, vous retirant à vos heureuses muses, moy poursuivant
la mienne entreprinse (contre vos vouloirs) de ceste lointaine
pérégrination. le n'ay voulu estre accusé du vice de me-
congnoissance des plaisirs que i'ay receus de vous autres,
et des promesses par lesquelles me suis obligé d'escrire
(combien que pour ceste heure il ne me reste beaucoup de
874 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
temps pour y vaquer) mais de ce peu que i*ay peu desrober,
succintement pour le présent vous Pescriray.
L'an du Seigneur mil cinq cens cinquante cinq le douzième
iour de iuillet, monsieur de Villegaignon ayant mis ordre et
appareillé tout ce qu'il lui sembloit estre convenable à son
entreprinse; accompagné de plusieurs gentilshommes maiiou-
vriers et mariniers, desquels equippa en guerre et marchan-
dise deux bons vaisseaux, lesquels le roy Henry second de
ce nom lui avoit faict délivrer, du port chacun de deux cents
tonneaux, muniz et garnis d'artillerie, tant que pour la
deffense des dicts vaisseaux que pour en délaisser en terre :
avec un hourquin de cent tonneaux, lequel portoit les vivres,
et autres choses nécessaires en telle faction. Ces choses ainsi
bien ordonnées, commanda qu'on fist voile, ledict iour sur
les trois heures après midi, de la ville du Havre de Grâce :
auquel lieu s'estoit faict son embarquement.
Pour lors la mer estoit belle, afflorée du vent northest^ qui
est Grec Levant, lequel (s'il eust donné) estoit propre pour
nostre navigation, et d'icelluy eussions gaigné la terre occi-
dentale. Mais le lendemain et iours suivants, il se changea
au sud ouest, auquel avions directement affaire : et tellement
nous tourmenta, que fusmes contraincts relascher à la coste
d'Angleterre nommée le Blanquet, auquel lieu mouUames les
ancres, ayant espérance que cestuy vent cesseroit : mais ce
fut pour rien, car il nous convint icelles lever en la plus
grande diUgence qu'on sçauroit dire, pour relascher et
retourner en France au lieu de Dieppe. Avec laquelle tour-
mente il survint au vaisseau auquel s'estoit embarqué ledict
sieur de Villegaignon, un lâchement d'eaux, qu'en moins de
demie heure Ion tiroit par des sentines le nombre de huict à
neuf cents bastonnées d'eaux qui reviennent à quatre cents
seaux ; qui estoit chose estrange et encore non ouye à
navire qui sort d'un port. Par toutes ces choses nous en-
trasmes dans le havre de Dieppe à grande difficulté, parce que
le dit havre n'a que trois brassées d'eau, et nos vaisseaux
PIECES JUSTIFICATIVES. 375
tiroient deux brassées et demie. Avec cela il y avoit grande
levée pour le vent qui ventoit, mais les Dieppois (selon leur
coustume louable et honneste) se trouvèrent en si grand
nombre pour haller les emmares et cables que nousentrasmes
par leur moyen le dix septième iour dudict moys. De celle
venue plusieurs de nos gentilshommes se contentèrent d'avoir
veu la mer, accomplissant le proverbe : mare vidit et fugit
Aussi plusieurs soldats, manouvriers et artisans furent
desgoutez et se retirèrent.
Nous demeurasmes là l'espace de trois semaines, tant pour
attendre le vent bon et second, que pour le radoubement des
dictes navires. Puis après le vent retourna au north est,
duquel nous nous mismes encore en mer, et pensants tousiours
sortir hors les côtes et prendre la haulte mer. Ce que ne
peusmes. Ains nous convint relascher au Havre, d'oii nous
estions partis, par la violence du vent, qui nous fut autant
contraire qu'auparavant. Et là demourasmes iusques à la
vigile de la nostre dame de la my aoust. Entre lequel chascun
s'efforça de prendre nouveaux refrechissements pour rentrer
de nouveau, et pour la troisième fois en mer. Auquel iour
nous apparut la clémence et bénignité de nostre bon Dieu :
car il appaisa le courroux de la mer, et le ciel furieux contre
nous, et le changea selon ce que nous lui avions demandé
par nos prières. Quoy voyants, que le vent pouvoit durer de
la bande d'où il estoit, de rechef avec plus grand espoir que
n'avions encore heu, pour la troisième fois nous nous embar-
quasmes, et feimes voile ledit iour quatorzième d' aoust.
Celuy vent nous favorisa tant, qu'il feist passer la Menche,
qui est un destroict entre l'Angleterre et la Bretaigne, le
gouffre de Guyenne et de Biscaye, Espaigne, Portugal, le
cap de Saint- Vincent, le destroict de Gybalthar, appelé les
colonnes d'Hercule, les isles de Madère, et les sept isles
fortunées, dictes les Canaries. L'une desquelles recon-
gneusmes appelée pic Tanarifle, des anciens, le mont d'Atlas,
et de cestuy selon lesComographes est dicte la mer Atlantique.
376 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Gesluy mont est merveilleusement hault. Il se peult voir de
vingt cinq lieues. Nous en approchasmes à la portée du
canon le dimenche vingtième iour de nostre troisième embar-
quement. Du Havre de Grâce iusques au dict lieu ily a quinze
cents lieues. Cestuy est par les vingt et huict degrez au
north de la Ugne torride. Il y croist,à ce que ie puis entendre,
des sucres grande quantité, et de bons vins. Geste isle est
habitée des Espagnolz, comme nous sceusmes. Gar comme
nous pensions mouUer l'ancre, pour demander de Teaue
douce et des rafrechissements, d'une belle forteresse située
au pied d'une montagne, ilsdesployerentune enseigne rouge,
nous tirans deux ou trois coups de coulou\Tine, l'un desquels
perça le vice admirai de nostre compagnie. G'estoit sur
l'heure de onee ou douze heures du iour, qu'il faisoit une
chaleur merveilleuse sans aucun vent. Ainsi il nous convint
soustenir leurs coups, mais aussi de nostre part nous les
cannonasmes tant qu'il y eut plusieurs maisons rompues et
brisées : et les femmes et enfants fuyoient par les champs.
Si nos barques et basteaux eussent esté hors les navires, ie
crois que nous eussions faict le Brésil en ceste belle isle. Il
n'y eust qu'un de nos cannoniers qui se blessa en tirant d'un
cardinac, dont il mourut dix iours après. A la fin l'on voit
que nous ne pouvions rien practiquer là que des coups : et
pour ce nous nous retirasmes en mer, approchant dé la coste
de Barbarie, qui est une partie d'Aiîricque.
Notre veut second nous continua et passasmes la rivière de
Loyre en Barbarie, le promontoire Blanc, qui est soubs le
tropique de Cancer : et vinsmes le huictième iour dudict mo}S
en la haulteur du promontoire d'Ethiopie, oii nous commen-
çasmes à sentir la chaleur. De l'isle qu'avions recongnue ius-
ques audict promontoire, il y a trois cents lieues. Ceste chaleur
extresme causa une fiebvre pestilentieuse dans le vaisseau où
estoit ledit Seigneur, pour raison que les eaues estoient puantes
et tant infectes que c'estoit pitié, et les gens dudict navire ne
se pouvoient garder d'en boire. Celle fiebvre fut tant conta-
gieuse et pernicieuse que de cent personnes elle n'enespargna
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 377
que dix qui ne fussent malades : et des nouante qui estoient
malades, cinq moururent, ce qui estoit chose pitoyable et
pleine de pleurs. Ledict seigneur de Villegaignon fut
contrainct soy retirer dedans le vice-admiral, où il m'avoit
faict embarquer, où nous estions tous dispos et fraiz, bien
faschez touttefois de Taccident qui estoit dans nostre compa-
gnon. Ce promontoire est quatorze degrez près la zone torride :
et est la terre habitée des Mores. Là nous faillit nostre
bon vent, et fusmes persécutez six iours entiers de bonnasses
et calmes, et les soirs sur le soleil couchant, des tourbillons
de vents les plus impétueux et furieux, ioincts avec pluye tant
puante que ceulx lesquels esloient mouillez de ladicte pluye,
soubdain ils estoient couvertz de grosses pustules, de ces
vents tant furieux. Nous n'osions partir , que bien peu , de
la grande voile du Papefust. Touttefois le Seigneur nous se-
courut : car il nous envoya le vent sur-oest, contraire neant-
moins, mais nous estions trop occidentaux. Ce vent fut tou-
siours fraiz, qui nous recréa merveilleusement Tesprit et le
corps, et d'iceluy nous costoyasmes la Guinerie, approchant
peu à peu de la zone torride : laquelle trouvasmes tellement
tempérée (contre Topinion des anciens) que celuy qui estoit
vestu, ne lui convenoit se despouiller pour la chaleur,
ne celuy qui estoit devestu, lui falloit se vestir pour la
froideur.
Nous passasmes ledit centre du monde le dixième d'octobre
près les isles de Sainct Thomas, qui sont soubz Toequinoctial,
prochaine de la terre de Manicongre. Combien que ce chemin
ne nous estoit propre, si est ce qu'il convenoit de faire ceste
route là, obéissant au vent qui nous estoit contraire : et telle-
ment obeismes audict vent que pour trois cents lieues qu'avions
seulement à faire de droict chemin^ nous en feismes mille ou
quatorze cents. Voire que si nous eussions voulu aller au
promontoire de Bonne Espérance, qui est trente sept degrez
deçà la ligne, en l'Inde Orientale, nous y eussions plus tost
esté qu'au Brésil, cinq degrez north dudict œquateur, et cinq
degrez sur-oest dudict œquateur. Nous trouvasmes si grand
378 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
nombre de poissons eï de diverses espèces, que quelquefois
nous pensions estre assecquez sur lesdicts poissons. Les
espèces sont marsouins, daulphins, baleines^ stadius, dorades,
albacorins, pelamideS; et le poisson voilant, que nous voyons
voiler en troupe comme les estourneaux en nostre pays. Là
nous faillirent noz eaux, sauf cellesdes ruisseaux, tant puante
et infecte que nulle infection est à y comparer. Quand nous
beu viens d'icelles il nous falloit boucher les yeux et estoupper
le nez.
Estants en ces grandes perplexités et presque hors d'espoir
de venir au Brésil^ pour le long chemin qui nous restoit, qui
estoit de neuf cents à mille lieues, le seigneur Dieu nous
envoya le vent au sur-oest, dont nous convint mettre la prore
à Toest, qui estoit le lieu où nous avions affaire. Et tant
fusmes portez de ce bon vent, qu'un dimanche matin vingtième
d'octobre, eusmes congnoissance d'une belle isle, appelée dans
la carte marine l'Ascension. Nous feusmes tous resiouys de la
voir, car icelle nous monstroit où nous estions, et quelle dis-
tance y pouvoit y avoir iusques à la terre d'Amérique. Elle est
eslevée de huict degrez et demy. Nous n'en peusmes approcher
plus près que d'une grande lieue. C'est une chose merveilleuse
que de voir ceste isle loing de la terre ferme de cinq cents
lieues. Nous poursuyvismes nostre chemin avec ce vent second,
et feismes tant par iour et par nuict, que le troisième iour de
novembre ung dimenche matin nous eusmes congnoissance
de rinde Occidentale, quarte partie du monde, dicte Amé-
rique, du nom de celuy qui la découvrit l'an mil quatre cens
nouante trois.
Il ne fault demander si nous eusmes grande ioye, et si chas-
cun rendoit grâces au Seigneur, veu la povreté et le long
temps qu'il y avoit que nous estions partis. Ce lieu que nous
descouvrismes est par vingt degrez, appelé des sauvages Pa-
rarbe. Il est habité des Portugois, et d'une nation qui ont
guerre mortelle avec ceulx auquelz nous avons alliance. De
ce lieu nous avons encore trois degrez iusqu'au tropique de
Capricorne, qui vallent octante lieues. Nous arrivasmes le
PIÈGES JUSTIFICATIVES. 379
dixième de novembre en la rivière de Ganabara, pour la simi-
litude qu'elle a au lac. Icelle est droictement sous le tropique
de Capricorne. Là nous meismes pied en terre, chantans
louanges et actions de grâces au Seigneur. Auquel lieu trou-
vasmes cinq à six cens saulvages, tous nudz, avec leurs arcs
et fLecheSy nous signifiant en leur langage que nous estionns
les bien venus, nous offrants de leurs biens, et faisantz les
feux de ioie, dont nous estions venus pour les deffendre
contre les Portugois et autres leurs ennemis mortels et capi-
taulx.
Le lieu est naturellement beau et facile à garder, à raison
que rentrée en est estroicte, close des deux costez de deux
haults monts. Au milieu de ladicte entrée (qui est possible
demy lieue de large) il y a une roche longue de cent pieds, et
large de soixante, sur laquelle monsieur de Villegaignon a
faict un fort de bois, y mettant une partie de son artillerie pour
empescher que les ennemis ne viennent les dommager. Celle
est tant spatieuse que tous les navires du monde y seroient à
l'ancre seurement. Icelle est semée de préaux et isles tant
belles, garnies de bois tousiours verd : à l'un desquels (estant
à la portée du canon de celuy qu'il a fortifié) a mis le reste de
son artillerye et tous ses gens, craignant que s'il se fust mis
en terre ferme, les sauvages ne nous eussent saccagé pour
avoir sa marchandise.
La terre ne produit que du mil, que l'on appelle en nostre
pays bled sarrazin, duquel ils font du vin avec une racine
qu'ils appellent maniel, qui a la ftieille du Pœonia mas, et
pensois véritablement que s'en fust. Elle vient en arbre de la
hauteur du sanbucus. D'icelle ils font de la farine molle qui
est autant bonne que du pain. l'ay veu une herbe qu'ils
appellent petun, de la hauteur de consolida major, dont ils
succent le jus et tirent la fumée, et avec celle herbe peuvent
soustenir la faim huict ou neuf iours. Oultre il y a deux sortes
de fruicts merveilleusement bons : l'un qu'ils appellent nana,
et vient dans une plante semblable à l'aloes : elle est toutefois
spumeuse : le fruict est de la grosseur d'un artichault, rem-
I
880 fflSTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
pli de ius sucré, neantmoins il est de mauvaise concoction.
L'autre est une espèce de figue qu'ils appellent Pacona : La
plante d'icelluy a les fueilles du Lapathum aquaticum. Il est
de bonne concoction. La terre produit aussi de bonnes et
menues febves, lesquelles sont de bon nourrissement : de
la canne de sucre, mais non pas en grande quantité. Sem-
blablement des oranges, citrons et limons : mais tant peu que
ce n'est rien, car les habitants sont négligents de la cultiver:
quant aux autres simples, ie n'en recougneu que du pourpié,
du myrthe et du basilic. Tout le reste est tant saulvage et
et eslongue, que si maistre Jean, démonstrateur des herbes y
estoit, il y seroit bien empesché. le pense que nous y trouve-
rons quelques métaulx : car les Portugoys ont trouvé or,
argent et cuyvre, cinquante lieues plus aval, et cinquante lieues
plus amont. La terre est arrousée de fort belles rivières d'eaues
doulces, des plus saines que ie beu iamais. L'air est tem-
péré tendant touttefois plus à chaleur qu'à froideur. Leur
esté est au moys de décembre , quand le soleil vient en
son Tropique, et qu'il leur est pour Zenith. Tout le temps
que le soleil s'approche d'eux les soirs ils ont de la pluye et
tonnerre pendant trois heures : le reste du temps que le soleil
se retire en son œquinoxe et en son Tropique de Cancer, il y
faict (comme ils disent) le plus beau temps du inonde. Voyla
quant à la fertilité de la terre, salubrité et disposition de
l'aer.
Il reste à parler des habitants, de leurs conditions, statuts
et mœurs. Geste nation est la plus barbare et estrange de
toute honnesteté qui soit soubs le ciel, comme ie croy. Car
ils vivent sans conguoissance d'aucun Dieu, sans soucy, sans
loy, ou aucune religion ; non plus que les bestes brutes qui
sont conduites par leur seul sentiment. Ils vont nuds, n'ayans
aucune honte ou vergongne de leurs parties honteuses, et
ce, tant les hommes que les femmes. Leur langage est fort
copieux en dictions, mais sans nombre, tellement que quand
ils veulent signifier cinq, ils montrent les cinq doigts de la
main. Us font la guerre à cinq ou six nations, desquelles
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 381
quand ils prennent des prisonniers, ils leur donnent en ma-
riage les plus belles filles qu'ils ayent, leur mettans au col
autant de licols qu'ils les veulent garder de lunes. Puis
quand le temps est expiré, ils font du vin de mil et racines,
duquel ils s'enyvrent, appelans tous leurs amys. Puis celuy
qui Ta prins prisonnier Tassomme avec une massue de bois,
et le divise par pièces, et en font des carbonnades, qu'ils
mangent avec si grand plaisir qu'ils disent que c'est ambroi-
sie et nectar. Leur manger sont, serpents, crocodiles, crap-
paux et gros lysars, lesquels estiment autant que nous
faisons les chappons, les levraux et les connilz. Leur alliance
a en estendue cent lieues. Ils font guerre avec Ouitachas,
Ouyamas, Margaias, Taliarbas et Portugoys. Les conditions
d'icelle sont telles que ceulx avec lesquels nous habitons. Ils
prennent autant de femmes qu'ils veulent, et ont liberté les
femmes de délaisser leurs maris pour petite occasion. Ils
estiment nos habillements, noz armes, et tout ce qui vient de
nestre pays, mesprisants l'or, l'argent, et toutes pierreries,
que nous estimons beaucoup. Leurs armes sont des arcs et
flesches armées de petits os. Ils navigent dans des auges ou
almadas, qui ont trente ou quarante pieds de long. Ils nagent
naturellement bien, qui est cause qu'ils ne se soucient s'ils
enfondrent en l'eaue ou non. Leurs richesses sont colliers
blancs, qu'ils font de petits limassons de mer ; et aussi plu-
masseries dont ils se revestent, quand ils arrivent. Plus le
bois de Brésil, duquel ils chargent les navires. Le bois
croist merveilleusement hault, et à la feuille de buxus. l'ay
veu des arbres haults de cent pieds, et six de diamètre. le
croy (si Dieu n'a pitié d'eulx) qu'ils seront fort fascheux à
réduire au christianisme : et à grande difficulté on leur
pourra ester ceste misérable coustume de se manger les uns
les autres. Ils vivent en congrégation, s'assemblants cinq ou
six cents et édifient de longues loges que les anciens appe-
loyent mapalia. Tous ceulx d'une lignée se tiennent volontiers
ensemble. Us ont force cotton dont ils font des licts qui pen-
dent, et y faict autant bon dormir qu'en licts de plume : nous
882 HISTOIRE DU BRESIL FRANÇAIS.
ne dormons point en d'autres licts : Eln chacun village, celui
qui aura esté le plus vaillant, c'est à sçavoir qui aura le plus
prins de prisonniers et tué, ils le créent pour leur Roy. Tout
est commun entre eux, mais quand ils nous apportent quelque
chose, il leur fault donner le pour ce, ou aultrement ils ee
mal contenteront.
Voylà mes firères que i'ay peu recueillir, et mettre par
escript de tout le discours de nostre voyage, pour Fheure
présente : nous espérons, avec Fayde de Dieu, aller plus aval,
iusques par delà les trente sept ou trente huict degrez. Ce
que ie ne fauldray de vous escrire en attendant que ie retourne
au pays. Ce temps pendant ie prieray le créateur vous donner
en heureuse et longue vie, accomplissement de vos bons dé-
sirs, me recommandant affectueusement à vos bonnes grâces.
De la rivière de Ganabara au pais de Brésil, en la Fance An-
tarctique, soubs le tropique de Capricorne, ce premier iour
de febvrier 1555. •
Vostre très parfaict amy,
Nicolas Barré.
Et ont esté ies présentes receues le ieudy 23 de juillet 1556.
Deuxième Lettre
Mes frères et meilleurs amys, l'occasion s' offrant, ie n'ay
voulu la laisser passer sans vous écrire succinctement les
dangers et périls merveilleux, desquels le seigneur Dieu, par
sa bonté, nous a délivrez. AfBn que (comme nous), apprenez
à vous asseurer en sa bonté, estant exercitez par tels ou
autres périls.
Deux iours après le parlement des navires qui fut le qua-
trième iour de febvrier 1556, nous descouvrismes une coniu-
ration faite par tous les artisans et manouvriers qu'avions
amenez, qui estoient au nombre d'une trentaine : contre mon-
sieur de Villegaignon, et tous nous autres qui estions avec
PIECES JUSTIFICATIVES. 383
luy, qui n'estions que huict de deffense. Nous avons sceuquo
ce avoit esté conduit par un truchement, lequel avoit esté
donné audict seigneur par un gentilhomme normand, qui
avoit accompagné ledict seigneur iusques en ce lieu. Ce tru-
chement estoit marié avec une femme sauvage, laquelle il ne
vouloit ny la laisser ny la tenir pour femme. Or ledit sieur
de Villegaignon, en son commencement, régla sa maison en
homme de bien, et craignant Dieu: deffendant que nul
homme n'eust affaire à ces chienes sauvages, si Ton ne les
prenoit pour femme, et sur peine de mort. Ce truchement
avoit vescu (comme tous les autres vivent) en la plus grande
abomination et vie Epicurienne, qu'il est impossible de
raconter : sans Dieu, sans foy, ne loy, Tespace de sept ans.
Pourtant luy faisoit mal de délaisser sa putain, et vie supé-
rieure, pour vivre en homme de bien, et compagnée de chres-
tiens.
Premièrement proposa d'empoisonner monsieur de Ville-
gaignon, et nous aussi : mais un de ses compagnons l'en
destourna. Puis s'adressa à ceux des artisans et manouvriers
lesquels il congnoissait vivre en regret, et grand travail, et à
peu de nourriture. Car par ce que l'on avoit apporté vivres
de France, pour vivre en terre, il convint du premier iour
laisser le cydre, et au lieu boire de l'eau crue. Et pour lebis-
cuyt s'accommoder à une certaine farine du pays, faicte de
racines d'arbres, qui ont la fueille comme le Pœonia mas, et
croist plus hault en haulteur qu'un homme. Laquelle sou-
daine et repentine mutation fust trouvée estrange, mesme-
ment des artisans, qui n'estoient venus que pour la lucrative
et profflt particuliers. loinct les eaux difficiles, les lieux
aspres et déserts, et labeur incroyable, qu'on leur donnoit,
pour la nécessité de loger où nous estions : parquoy aisément
les séduit : leur proposant la grande liberté qu'ils auroyent,
et les richesses aussi par après, desquelles donneroient aux
sauvages en habandon, pour vivre à leur désir. Lesquels
volontairement s'accordèrent, et à la chaulde voulurent
mettre le feu aux pouldres, qui avoient esté mises dans un
384 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
cellier faict légèrement, sous lequel nous couchions tous :
mais aucuns ne le trouvèrent pas bon, parceque toute la
marchandise, meubles et ioyaux que nous avions, eussent
esté perduz, et n'y eussent rien gaigné. Ils conclurent donc
entre eux de nous venir saccager, et couper la gorge, disant
que nous serions en nostre premier somme.
Touteffois ils trouvèrent une difficulté pour trois Ecossois
qu'avoit ledict seigneur pour sa garde, lesquels s'efforcèrent
pareillement séduire : mais eux, après avoir congneu leur
mauvais vouloir, et la chose estre certaine, m'en viadrent
advertir, et décelèrent tout le faict. Ce que soudainement ie
declaray audict seigneur, et à mes compagnons pour y remé-
dier. Nous y remédiâmes soudainement en prenant quatre des
principaux, qui furent mis à la chaisne et aux fers devant
tous : l'autheur n'y estoit pas. Le lendemain, l'un de ceux
qui estoient aux fers, se sentant convaincu, se traisna près
de l'eaue, et se noya misérablement. Un autre fut estranglé.
Les autres servent ores comme esclaves : le reste vit sans
murmure, travaillant beaucoup plus diligemment qu'aupara-
vant. L'autheur truchement (parce qu'il n'y estoit pas) fut
averty que son affaire avoit esté descouverte. Il n'estretourné
du depuis à nous : il se tient maintenant avec les sauvages :
lequel a débauché tous les autres truchements de ladicte
terre, qui sont au nombre de vingt ou vingt cinq, lesquels
font et disent tout du pis qu'ils peuvent, pour nous estonner
et nous faire retirer en France. Et parce qu'il est advenu que
les sauvages ont esté persécutez d'une fièvre pestilentieuse
depuis que nous sommes en terre, dont il est mort plus de
huit cents, leur ont persuadé que c'estoit monsieur de Ville-
gaignon qui les faisait mourir, parquoy conçoivent une opi-
nion contre nous, qu'ils nous voudroient faire la guerre, si
nous estions en terre continentale : mais le lieu où nous
sommes les retient.
Ce lieu est une islette de six cents pas de long, et de cent
de large, environné de tous costez de la mer, large et long
d'un costé et d'autre, de la portée d'une coulouviûne, qui est
riÈCKS JCSTIFlC.iTiVES, 385
cause qu'eux n'y peuvent approcher, quand leur frenaisie les
.prent. Le lieu est fort naturellement, et par art nous l'avons
flancqué et remparé tellement que quand ils nous viennent
voir dans leurs auges et almadas, ils tremblent de crainte. Il
est vray qu'il y a une incommodité d'eaue doulce, mais nous
y faisons une cysteme, qui pourra garder et contenir de
l'eaue, au nombre que nous sommes, pour six mois. Nous
avons du depuis perdu, un grand basteau, et une barque
contre les roches : quy nous ont faict grand faute, pour ce que
nous ne scaurions recouvrer ni eaue, ny bois, ny vivres, que
par basteaux. Avec ce, un maistre charpentier et deux autres
manouvriejs se sont allez rendre aux saulvages, pour vivre
plus à leur liberté. Nonobstant Dieu nous a fait la grâce de
résister constamment à toutes ces entreprises, ne nous défilant
de sa miséricorde. Lesquelles choses nous a voulu envoyer,
pour monstrer que la parole de Dieu prend difficilement
racine en un lieu, afin que la gloire luy en soit reportée :
mais aussi quand elle est enracinée, elle dure à jamais. Ces
troubles mont empesché que n'ay peu recongnoistre le païs,
s'il y avoit mineraulx ou autres choses singulières : qui sera
pour une autre fois. Lon nous menasse fort que les Portu-
goys nous viendront assiéger, mais la bonté divine nous en
gardera.
le vous supplie tous deux de m'escrire amplement de vos
nouvelles, et m'advertir de vos desings, et où vous espérez
de vous retirer pour iouir de l'usufruict de voz études ; afin
que quand il plaira au Seigneur me rappeler de ce pays, ie
me puisse resiouyr avec vous : lequel ie prie vous donner en
longue et heureuse vie l'accomplissement de voz bons désirs,
me recommandant affectueusement à voz bonnes grâces.
De la rivière de Ganabara, au païs de Brésil en la France
Antarctique; soubs le tropique de Capricorne, ce vingt cin-
quième iour du mois de may mil cinq cents cinquante six.
Vostre bon amy, .
Nicolas Barhé.
25
886 HISTOIRE DU BRÉSIL FIUKÇAiS.
LETTRES DE TILLEGAIGHOH.
Lettre I (1).
AU CARDINAL DU BELLAY (2).
Monseigneur, vostre bonté et humanité me contraignent de
mectre toute mon espérance en vous à mon parlement de la
court. le laysse une lectre au doyen vostre home, pour vous
donner en recommandation du bien que m'avez pourchassé.
De là ie m'en allé en Hongrie, pour veoyr le camp des Impé-
riaulx, où ie n'ay ausé demeurer, pour la défence que m'en
avoit faict monseigneur de Langey (3). le vous envoyé ung
mémoire des novelles dudict camp. Il vous pleut ung iour
me vouloyr donner à Monseigneur d'Orléans (4), qui me
semble très gentil prince ; s'il vous semble; Monseigneur,
que ce soyt mon bien,ie vous prie achever ce que vous havez
commencé, et me fayre donner quelque honneste degré de
servitude en sa maison, affin d'havoyr adveu en France. le
(1) Bibliot. Nat. ancien fonds français Delamarre, n» -^^
(2) Jean du Bellay, évêque de Bayonne, puis de Paris en 1632,
cardinal en 1535, puis évêque d'Ostie et doyen du Sacré-Gollégeé
(3) Guillaume du Bellay, frère aîné du cardinal, vice-roi de Pié-
mont depuis 1537.
(4) Charles d'Orléans, troisième fils de François I" et de Claude
de France (1522-1545).
PIECES JUSTIFICATIVES. 387
commence à me lasser de tant pérégriner. Il me semble estre
temps d'en cueillir quelque fruict. Tescrips audit seigneur
que vous lui conterez des novelles dudit camp, affln d*havoyr
entrée et occasion de lui parler de moy. le suis à Venise,
attendant novelles de Monseigneur de Langey pour fayre ce
qu'il me commandera. le n'ay loysir de vous fayre plus
longue lectre, qui sera cause que ie me recommanderé très
humblement à vostre bonne grâce, priant Dieu, Monseigneur,
vous donner, en très parfayte santé et longue vie, Taccom-
plissement de voz nobles désirs.
De Venise, ce XX iuillet 1542.
Vostre très humble serviteur,
VlLLEGAlGNON.
Lettre II (1).
AU CONNESTABLË (2).
Monseigneur, les affaires de ceste Religion (3) sont en si
mauvais estât que i'ay honte de vous en escrire ; toutesfois
la nécessité me presse de vous dire que s'il ne plaist au Roy
et à vous intercéder envers le Grand-Seigneur (4) de nous
laisser en paix, nous sommes en danger d' estre défaits ; i'ay
(1) Guillaume Ribier. Lettres et mémoires d' estât ^ t. II,
p. 302, 303.
(2) Anne de Montmorency, connétable depuis le règne de Fran-
çois 1«'.
(3) Il s'agit dt Tordre de Malte.
(4) Le sultan.
»)88 iiiSTOiiiE bi: iiUEsiL fuAmjais.
trouvé à mon retour toutes nos places au mesme estât qu'elles
estoient de temps de feu bonne mémoii^e Lisle Adam, et
maintenant que le danger nous entoure, nous trouvons tant
d'affaire tout en un temps, que Ton ne sçait auquel commen-
cer. La Religion ne se trouva iamais si dénuée de toutes
choses, nos places toutes, sinon le Ghasteau (i), ne sont point
tenables contre une fureur d'artillerie, si est-ce qu'il faut que
nous nous mettions en effort de les garder avec un petit nom-
bre de gens de guerre, ou de laisser perdi'e tout, n'ayant pas
où nous retirer. Quand ie fus envoyé à la Cité, ie ne trouvay
que dix-huict chevaliers avec moy, pour garder là vingt
mille âmes qui estoient dedans, il ne se trouve pas icy quatre
cent portans Croix pour la garde de toutes nos places, nous
avons une autre difficulté, que nous ne pouvons à ce besoin
trouver soldats, et noslre ennemy est si fort, que nous n'y
avons point d'espérance de secours ; il a pris Tripoli en cinq
jours, ne se trouvant là que quarante chevaliers, ce qu'il y
avoit de soldats perdoient le cœur. le croy qu'il me faudra
retourner à la Cité, combien qu'elle ne me semble raison-
nablC; car les murailles ne vallent pas de bonnes hayes d'es-
pines vives, car elles sont de pierre et terre sans chaux, n'y
sablon, le lieu assez petit, et dedans vingt mille âmes de
peuple de l'isle, puisque i'ay esté là ordonné par le Conseil,
ie ne puis refuser d'y aller voir ce qu'il plaira à Dieu ordon-
ner de moA- ; le commençay l'autre fois des fossez par dedans
de seize pieds de large, et derrière une muraille de douze
pieds de large de pierres sèches, n'ayant terre ni fascines, n'y
autre matière à remparer, et si Dieu me garde l'esprit, et la
santé, et que mes gens ne s'estonneht pas, i'espère défendre
l'assaut : il y a un gouverneur genevois, chevalier de la
Grande-Croix, nommé frère Georges, adroit, vaillant et ver-
tueux chevalier, duquel i'ay bonne espérance, nous ferons le
^1; U ë'agit du château Saiat-Elmc.
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 389
sacrifice à Dieu de nos vies pour la garde de tant de pauvres
âmes.
Monsieur d'Aramon arriva à Tripoli fort à propos pour ces
pauvres chevaliers qui estoient là enfermez, car ils estoient
tous esclaves sans lui, nous luy avons très grande obligation
pour les bons offices et courtoisies qu'il nous a faits.
De Malthe, le 24 août 1551.
ViLLBGAIGNON.
Lettre III {\),
VILLKGAIGNON AU DUC D*ESTAMPES (2)
Monseigneur, par vostre commandement i*ai distribué les
lettres qu'il vous a pieu m'envoyer, et retenu celles qui sont
pour l'urgent (3). Au reste. Monseigneur, i'ai faict
ung au Roy et envoyé, où i'ai exprimé les advantages de
nos ennemis et les nostresj afiîn de y besongner promptement
et en diligence. Cependant nous ferons des canonières cou-
vertes dans la roche tout à l'entour du parc, et pour garder
les ennemis de venir, ie fais accoustrer les grands bateaulx
du Roy en galère, et sur les bords faire une pavaysade (4) de
gros cables pour estre couverts. Nous fayrons aussi le flanc
(1) DoM. MoRiCE. Mémoires pour servir de preuves à l'histoire
de Bretagne, t. III, p. 1088-1089.
(2) Gouverneup de Bretagne.
(3) Suivent cinq â six lignes indéchiffrables. Dom Morice n'a
lu que quelques mots , dont la réunion ne présente aucun sens.
(4) Sur ces fortifications consulter le curieux ouvrage de Levot.
Histoire de Brest, passim.
390 HISTOIRE DU BRESIL FRANÇAIS.
sur la fontaine, et pour ce que Ton peut venir à covert
iusques sur le bord du fort près du dongion devers la porte,
le lieu où Ton fit autrefois la batterie, et que du moullia
Ton nous peust ester ledit dongion, et qu'en toute celle cor-
tine n'avons lieu où mettre nostre artillerie, ie suis d'avis de
faire fortifier ce lieu où la Chatière a fait rompre la tour au
devant dudit dongion, et de là tirer une cortine iusqes à la
mer par devant la porte, et pour faulte de chaux et de matière
faire mon rampart de terre et genêt liés de gros bois que ie
prendrai en un navire que nous y avons. Il nous faut un
commissaire d'artillerie et des canonniers pour donner ordre
à la dite artillerie et la remonster. Il vous plaira escrire à
M. de Carné (i) qu'il et qu'il ordonne des deniers
comme il est capitaine de la place. Je suis d'avis
l'honneur, et quant l'affaire viendra lui pour estre parti-
cipant au bien, et si bien que le Roy et vous en soyez
en son degré de gouverneur, et moi de puisque ainsi
plaist au Roy (2). le aimerais bien mieux que les affaires se
portassent bien en obéissant que mal en commandant. Tout
l'honneur que alors i'hauroye est que le service du Roy soit
faict, et que nous lui gardions la place. le donne conseil au
Roy et à Monseigneur le Connestable de faire armer ses
navires et les mettre en mer, et avecque eux il mecte un
personnage de qualité pour aller combattre le prince (3) de
Espaigne où il se trouvera. Par là nous garderons non seule-
ment Brest, mais toute la Bretaigne, Guiene et Normandie.
S'il considère la despense qu'il faudra faire à reprendre une
place perdue, elle sera trouvée beaucoup plus grande que de
dresser son armée de mer. Il en fayra ce que ses aOaires
porteront, et moi tout ce qui lui plaira m'ordonner. Il me
semble. Monseigneur, qu'il seroit bon d'establir un cheval
(1) Gouverneur de la place de Brest.
(2) Allusion à ses démêlés Avec M. de Carné. Voir p. 158.
(3) Don Philippe, le futur Philippe II. v »
PIÈGES JUSTIFICATIVES. 391
sur le chemin d*icy à Nantes, pour vous faire tenir lettres et
à nous les vostres, aflBn que incontinent ie vous advertisse
de ce que i* entendre. l'ai ces iours eu ialousie d'un Anglais
nommé Strangié , frère comme Ton dict, d'un chevalier de
l'ordre d'Angleterre... est venu dans ce havre en ung navire
de... avecq six autres gentils hommes en guyse... l'ai sceu
par aucuns de ses gens que... dix huict navires en Angleterre
et que la... Hongrie y estoit. Vous en pourrez estre mieux...
mais ie suis en opinion que le prince d'Espaigne fera
entreprise sur nostre place, qu'il n'ait intelligence avec lesd.
Angloys, leur promettant les y mettre, s'ils se veulent décla-
rer. Si l'en descouvre quelque chose, ie ne fauldré à vous en
avertir comme de toutes autres choses : qui est l'endroit,
Monseigneur, où ie me recommanderé très humblement à
vostre bonne grâce , priant le créateur vous donner en
très heureuse et longue vie l'accomplissement de vos nobles
désirs.
De Brest, le 9 décembre 1552.
l'ay délibéré de m'accômpaigner d'ung bon nombre de
chevaliers de nostre ordre, et entre autres de Lardière qui
se tient à six lieues des Essarts. Et vous plaira, Monseigneur,
lui faire tenir mes lettres pour me venir trouver.
Vostre très humble et Xtès obéissant serviteur.
ViLLSGAIONON.
392 HISTOWE DU BRÉSIL FRANÇAIS,
Lettre IV (1).
A CALYIX.
le pense qu'on ne scauroit déclarer par paroles combien
m'ont resiouy vos lettres, et les frères qui sont venus avec
icelles. Ils m*ont trouvé réduit en tel poinct^qu'il me faloit faire
office de magistrat, et quant et quant la charge de ministre de
l'Eglise : ce qui m'avoit mis en grande angoisse, car l'exem-
ple du roi Ozias me destournoit d'une telle manière de vivre :
mais i'estpis contraint de le faire, de peur que nos ouvriers
lesquels i'avoir prins à louage, et amenez par deçà, par la
fréquentation de ceux de la nation ne vinssent à se souiller de
leurs vices : ou par faute de continuer en l'exercice de la
religion tombassent en apostasie : laquelle crainte m'a esté
ostée par la venue des frères. Il y a aussi cet advantage que, si,
doresenavant il faut travailler pour quelque affaire et encou-
rir danger, ie n'auroy faute de personnes qui me consolent et
aident de leur conseil : laquelle commodité m'avoit esté ostée
par la crainte du danger auquel nous sommes. Car les frères
qui estoient venus de France par deçà avez moy , estans esmeus
pour les difficultez de nos affaires, s'en estoyent retirez en
Egypte, chacun allegant quelque excuse. Ceux qui estoient
demeurez estoyent pauvres gens souffreteux et mercenaires,
selon que pour lors ie les avois peu recouvrer. Desquelz la
(1) Cette lettre fut d*abord écrite en latin. Léry, dans la préfaee
de son histoire du Brésil, fait remarquer qu*elle a été traduite,
imprimée, et que l'original se trouve en bonnes mains. On le con-
serve en effet à la bibliothèque de le ville de Genève.
PIEGER JUSTIFICATIVES. 893
condition estoit telle que plus tost il me falloit craindre d*eux
que d'en avoir aucun soulagement. Or la canse de ceci est
qu'ànostre arrivée toutes sortes de fascherieset diffîcultez se
sont dressées, tellement que iô ne scavois bonnement quel
advis prendre, ny par quel bout commencer.
Le pays estoit du tout désert, et en friche. Il n'y avoit point
de maison, ny de toicts, ni aucune commodité de bled. Au
contraire, il y avoit des gens farouches et sauvages, esloignez
de toute courtoisie et humanité, du tout différens de nous en
façon de faire et instruction : sans religion, ny aucune
cognoissance d'honnesteté ny de vertu, de ce qui est droit ou
injuste : en'sorte qu'il mevenoit en pensée, assavoir si nous
estions tombez entre des bestes portans la figure humaine. Il
nous falloit pourvoir à toutes ces incommoditez à bon escient
et en toute diligence, et y trouver remède pendant que les
navires s'apprestoyent au retour, de peur que ceux du pays,
pour l'envye qu'ils 'avoient de ce que nous avions apporté,
ne nous surprinssent au dépourvu et missent à mort.
Il y avoit davantage le voisinage des Portugallois, lesquels
ne nous voulans point de bien, et n'ayans peu garder le pays
que nous tenons maintenant prennent fort mal à gré qu'on
nous y ait receu, et nous portent une haine mortelle. Par
quoy toutes ces choses se présentoient à tous ensemble :
assavoir qu'il nous falloit choisir un lieu pour nostre retraite,
le défricher et applanir, y mener de toutes parts de la provi-
sion et munition, «dresser des forts, bastir des toicts et logis
pour la garde de notre bagage, assembler d'alentour la ma-
tière et étoffe, et par faute de bestes la porter sur les espaules,
en haut d'un costeau, par des lieux forts et bois très empes-
chans. En outre, d'autant que ceux du pays vivent au iour la
iournée, ne se soucians de labourer la terre, nous ne trou-
vions point de vivres assemblez en un certain lieu, mais il
nous les falloit aller recueillir et quérir bien loin ça et là :
dont il advenoit que nostre compagnie, petite comme elle
estoit, nécessairement s'escartoit et diminuoit. A cause de
ces difflcultez, mes amis qui m'avoyent suyvi, tenans nos
k
894 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
affaires pour désespérées, comme i*ay desia desmontré, ont
rebroussé chemin, et de ma part aussi i'en ay esté aucune-
ment esmeu.
Mais d'un autre costé pensant à part moy que i'avois
asseuré mes ainis que ie me départois de France, à fin d'em-
ployer à Favancement du règne de Jésus-Christ le soin et la
peine que i'avois mis par ci devant aux choses de ce monde;
ayant cognu la vanité d'une telle estude et vacation, i'ay
estimé que ie donnerois aux hommes à parler de moy et de
me reprendre, et que ie feroys tort à ma réputation si i'en
estois destourné par crainte de travail ou de danger ; davan-
tage puisqu'il estoit question de l'affaire du Christ, ie me suis
asseuré qu'il m'assisteroit et amèneroit le tout à bonne et
heureuse issue. Parquoy i'ay prins courage et ay entièrement
appliqué mon esprit pour amener à chef la chose que i'avois
entreprinse d'une si grande affection pour y employer ma
vie. Et m'a semblé que i'en pourrois venir à bout par ce
moyen, si ie faisois foy de mou intention et dessein par une
bonne vie et entière, et si je retirois la. troupe des ouvriers
que i'avois amenez de la compagnie et accointance des infi-
dèles. Estant mon esprit adonné à cela, il m'a semblé que ce
n'est point sans la providence de Dieu que nous sommes
enveloppez de ces affaires, mais que cela est advenu de peur
qu'estans gastez par trop grande oisiveté, nous ne vinssions à
lascher la bride à nos appétits desordonnez et fretillans. Et
après il me vient en mémoire qu'il n'y a riei;i si hault et ma-
laisé qu'on ne puisse surmonter en se peu forçant : partant
qu'il faut mettre son espoir et secours en patience et fermeté
de courage, et exercer ma famille par travail continuel, et
que la bonté de Dieu assistera à une telle affection et entre-
prinse.
Parquoy nous nous sommes transportez en une isle esloi-
gnée de terre ferme d'environ deux lieues, et là i'ay choisi
lieu pour nostre demeure, afin que, tout moyen de s'enfuir
estant osté, ie pense retenir nostre trouppe en son debvoir.
Et pour ce que les femmes ne viendroyent point vers nous
PIEGES JUSTIFICATIVES. S95
sans leurs maris Toccasion de forfayre en cest endroit fut
retranchée. Ce néantmoins il est advenu que vingt six de nos
mercenaires, estans amorcez par leurs cupidités charnelles,
ont conspiré de me faire mourir. Mais au iour assigné pour
l'exécution, Tentreprinse m*a esté révélée par un des com-
plices, au mesme instant qu'ils venoyent en diligence pour
m'accabler. Nous avons évité un tel danger par ce moyen :
c'est qu'ayant fait armer cinq de mes domestiques, i'ay com-
mencé d'aller droit contre eux : alors ces conspirateurs ont
esté saisis de telle frayeur et estonnement que sans difficulté
ny résistance nous avons empoigné et emprisonné quatre des
principaux autheurs du complot qui m'avoyent esté déclarez.
Les autres espouvantez de cela, laissans les armes, se sont
tenus cachez. Le lendemain nous en avons deslié un de ses
chaînes, afin qu'en plus grande liberté il peust plaider sa
cause : mais prenant sa course, il se précipita dedans la mer
et s'estouffa. Les autres qui restoyent, estans amenez pour
estre examinez, ainsi liez comme ils estoyenfc, ont de leur bon
gré, sans question, déclaré ce que nous avions entendu par
celui qui les avoit accusez. Un d'iceux ayant esté un peu
auparavant esté chastié par moy pour avoir eu affaire avec
une putain s'est démontré de plus mauvais vouloir, et a dit
que le commencement de laconiuration estoit venu de luy, et
qu'il avoit gagné par présens le père de la paillarde, à fin
qu'il le tirast hors de ma puissance, si ie le pressoye de s'abs-
tenir de la compagnie d'icelle. Cestuy la a esté pendu et
estranglé pour tel forfaict ; aux deux autres nous avons fait
grâce, en sorte néantmoins qu'estant enchaisnez ils labourent
la terre : quant aux autres ie n'ay point voulu m'informer de
leur faute, à fin que l'ayant cogneue et avérée ie ne la lais-
sasse pas impunie, ou si i'en voulois faire iustice, comme
ainsi soit que la troupe en fust coupable, il n'en demeurast
point pour parachever l'œuvre par nous entreprins.
Par quoy en dissimulant le mescontentementque i'en avois
nous leur avons pardonné la faute, et à tous donné bon cou-
rage : ce néantmoins nous ne nous sommes point tellement
896 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
asseurez d'eux que nous n'ayons en toute diligence enquis et
fondé par les actions et deportemens d'un chacun ce qu'il
avoit au cœur. Et par ainsi ne les espargnant point, mais
moy mesme présent les faisons travailler, non seulement nous
avons bousché le chemin à leurs mauvais desseins, mais aussi
avons bien muni et fortifié nostre isle tout à Tentour. Cependant
selon la capacité de notre esprit ie né cessois de les admo-
nester et destourner des vices et les instruire en la religioa
chrestienne, ayant pour cest effect establi tous les iours
prières pubUques soir et matin : et moyennant tel devoir et
pourvoyance nous avons passé le reste de l'année en plus
grand repos.
Au reste nous avons esté délivrez d'un tel soin par la
venue de nos navires : car là i'ay trouvé personnages, dont
non seulement ie n'ay que faire de me craindre, mais aussi
ausquels ie me puis lier de ma vie. Ayant telle commodité en
main, i'en ay choisi dix de toute la troupe, ausquels i'ay remis
la puissance et autorité de commander. De façon que d'ores
en avant rien ne se face que par advis du conseil, tellement
que si i'ordonflais quelque chose au préiudice de quelqu'un,
il fust sans effet ny valeur, s'il n'estoit autorisé et ratifié par
le conseil. Toutesfois ie me suis réservé un point, c'est que,
la sentence estant ordonnée, il me soit loisible de faire grâce
nu mal faicteur, en sorte que ie puisse profiter à tous sans
nuire à personne. Voilà les moyens par lesquels i'ay délibéré
de maintenir et défendi^e notre estât et dignité. Nostre sei-
gneur lésus-Christ vous veuille défendre de tout mal avec
vos compagnons, vous fortifier par son esprit, et prolonger
vostre vie un bien long temps pour l'ouvrage de son église,
le vous prie saluer affectueusement de ma part mes très
chers frères et fidèles Céphas et de la Flèche. Si vous
escrivez à Madame Renée (1) de France , nostre mais-
(1) La duchesse de Ferrare, protectrice de Calvin,
WÈCES JUSTIFICATIVES. 3*J7
tresse, ie vous supplie la saluer très humblement en mon
nom (1).
ViLLEGAIGNON.
De Colligny en la France Antarctique, 31 mars 1557.
Lettre F (2)
AU LECTEUIl
Tay esté adverty qu'aulcuns de ceulx qui auroyent leu les
traditions de la doctrine de Calvin, que i'ay impugnées, les
auroyent trouvées si estranges, lourdes et absurdes, qu'ils
ne pouvoient croire qu'homme de telle réputation eust esté
si ignorant et si inconstant en son dire, ne qu'il se fust tant
esloingné de sa foy et religion catholique, qu'il se monstre à
m'ouyr. Au moyen de quoy, pour faire apparoistre de la
(1) D'après Lépy(p. 69, édit. X580) : « Villegaignon escrivit d'ancre
de Brésil de sa propre main ce qui s'ensuit : « l'adiousteray le
conseil que vous m'avez donné par vos lettres, ra'eiforçant de tout
mon pouvoir de ne m'en desvoyer tant peu que ce soit. Car do fait
ie suis tout persuadé qu'il n'y en peut avoir de plus sainct, droit,
ny entier. Pourtant aussi nous avons fait lire vos lettres en
l'assemblée de nostre conseil, et puis après enregistrer, afin que,
s'il advient que nous nous destournions du droit chemin, par la
lecture d'icelles nous soyons rappelez et redressez d'un tel four-
voyement. »
(2) Cette lettre se trouve en tête de l'ouvrage intitulé : Para*
phrase sur la résolution des sacrements. Le privilège étant daté de
Blois, 6 juin 1560, on peut fixer, par à peu près, la même date à
cette lettre manifeste.
398 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
vérité, iay prins sa résolution des sacremens ; l'œuvre des
siens le plus diligemment faict, comme celluy qui luy a sem-
blé de plus grande importance^ pour la pacification de la sur-
nommée église, et ay escript de mot à mot touts les articles,
en nombre vingt six, esquels il a expliqué sa doctrine ; et au
dessoubs i'ay noté briefvement les faultes et contradictions,
que i'ay trouvées, lesquelles i'ay vouUu publier tant pour ma
descharge que pour monstrer que si Ton prent guarde à
ceste nouvelle doctrine, Ion n'y trouvera que du vent, et des
paroUes artificielles, desguisées par illusions sophistiques,
en laquelle science ledict Calvin a très studieusement exer-
cité sa ieunesse. Gela donnera tesmoignage au lecteur, que
s'il s'est fouvoyé en ce, oii il a employé toutes les forces de
son entendement, que ce n'est merveille, qu'il ayt chopé ez
choses où il luy a semblé n'avoir besoing de si grande dili-
gence : et par ainsi pourra-t-on iuger que ie ne lui auray
imposé des choses que i'ay reprises de sa doctrine.
ViLLEGAIGNON.
rilk^»
Lettre Vï (1).
AU MAGISTRAT DE GENEFVE (2)»
Pierre Richer, Carme defïroqué, est venu de pai* vous et
de maistre Jehan Calvin en nostre désert pour nous instituer
e vostre reUgion. Estant arrivé tant pour l'aucthorité de son
(1) Voir l'ouvrage intitulé: Les propositions contentieuses entre
le chevallier de Yillegaignon et maistre Jean Calvin concernant
la vérité de l'Eucharistie é
(2) Il s'agit du conseil de la tille;
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 399
précepteur que de vostre ville, nous luy donnasines congé d'e-
xécuter sa charge. L'ayant eue il n'oublia rien de toutes les
choses appartenantes à son office. La première qu'il voullust
faire fut de s'efforcer de nous ester la dévotion que nous avions
à la Religion Catholique, pour mieulx après nous imprimer
la vostre : et luy semblant ne perdre temps, il nous feist des
briefs sommaires des traditions de Calvin, qu'il nous donnoit
pour aprendre par cœur, affîn de nous dresser ung chemin
plus aisé à la perfection de ceste doctrine. Il avoit employé
en ceste entreprinse toutes les forces de son entendement ayant
sucé la mouëlle de tous les livres de Calvin, et extraict comme
ung trésor précieux. Toutesfois afin qu'elles ne fussent des-
couvertes et trop communes aux indignes, il couvrit ses
sentences de ie ne scay quels enveloppemens de paroles
obscures. Ce faisant il m'enflamba du désir incroyable d'en-
tendre le secret de la science, et esplucher les choses par
le menu, tant que ie pourroye atteindre par la foiblesse de
mon entendement. En quoy faisant ie prouffîtay si bien que
ie penetray iusques aux plus profondes cachettes des tradi-
tions, si que i'attouchay les sainctes idées. La résolution et fin
de ceste saincte tradition estoit que toute nostre espérance et
foy gisoit en fantaisies et imaginations, mais le docteur les
appeloit idées Platoniennes. Il usoit du sacrement de vostre
Cène pour approuver nostre doctrine,preschant qu'il consis-
toit en deux espèces, une visible, l'autre invisible. Il disoit de
l'invisible que c' estoit une réalité intellectuelle, non corpo-
relle, que vous recepvrez par foy, tellement que si vous
croiez que lésus soit mort et ressuscité pour vous et qu'il vous
est offert, il est ainsi, aultrement vous ne mangez à votre Cène
que du pain (1)...
Cesresveries esmeurent entre nous de très-grands troubles :
(1) Suit une page de commentaires théologiqued, qui n'offreili
plus qu'un intérêt secondaire^ et que nous avons cru pouvoir
supprimer.
400 H1^)T0IUë du BRÉSIL FHAKÇAIS.
et plus esloieul disputées, plus se découvroit la vanité de
la doctrine. Au moyen de quoy nous ne confians en tout de
Richer eusmes recours aux livres de Calvin pour en entendre
sa résolution. Mais nous trouvasmes que sa doctrine estant
bien considérée ne regardoit à aultre chose qu'à ces idées,
combien qu'il confist son opinion et couvrit p:ir artifice de
langage et sophisteries plus excellentes que son disciple.
Au moyen de quoy ie reieltay avec un très grand desplaisir
vostre doctrine me semblant tendre sous masque de I. Christ
et conduire droit aux ferceneries de Valentin et Marcion, et
enfin à Tathéisme, et me résolu d'en advertir FEglise Chres-
tienne affin que les infirmes se gardent de tomber aux filets
de vos traditions.
Davantage aflin que mes escriptz fussent moins exposez à
vos calomnies, ie me déliberay de venir en France, et, si vous
me vouliez assigner lieu ou ie me pousse seurement trans-
porter, y aller, pour vous monstrer ce que ledict Richer me
laissa escript de sa propre main, et les aultres choses qu'il
me bailla par la main du notaire et d'ung gentilhomme que ie
lui envoiay pour s'expliquer plus clairement, et ceste délibé-
ration est si fort imprimée en mon entendement que ie ne
m'en peulx départir. Il est donc en vous d'avérer ces choses,
et d'accomplir ccste miene délibération. le voy que la France
vous est suspecte, au moyen de quoy ie ne vous en parle
point, mais que vous m'assigniez quelque lieu hors de ce
royaume et de vostre iuridiction et religion, où seurement ie
me puisso retirer. Si vous le faites et que i'aye sauf conduit,
ie vous promects de m'y en aller incontinent, en condition,
que si ie suis trouvé menteur ou calomniateur ie soye mis
entre voz mains pour faire de moy à vostre plaisir.
l'ay advisé ce chemin pour fort expédient à la cognoissance
de la vérité de nostre cause, et plus court que de perdre
temps à escrire ot respondre comme oscoliers. Car aussi
n'est-ce ma profession que d'y occuper mon temps, estant
subiect à suivre les guerres, n'en ayant pas tant loisir. le
voub porleray les escriptb' de Richer, que vous pourrez faire
PIEGES JUSTIFICATIVES. 401
recognoistre audict Richer, et quant est de ce que i'ai dict de
Calvin à l'exemple dUcelluy Richer, ie lui présenteray de
briefs articles, que i*ay extrait de sa doctrine, lesquelz s'il ne
peut maintenir et défendre, ie soye convaincu sans nulle
exception, et oîi il demeurera confus, soit aussi mis entre les
mains de TEglise catholique pour souffrir le iugement qu'elle
fera de luy. Il m'a semblé qu'à peu de fraiz ceste œuvre se
pourra achever s'il veult emmener avec luy deux hommes de
sa secte, et moy deux de ma religion, et que nous en ayons
de l'Eglise Gerofianique, auxquels soit toute la puissance de
iuger de nostre différent, et pour le nombre imper soitadioinct
le magistrat ou prince qui nous donnera le lieu et sauf con-
duict : sur cest offre et sommation i'attens vostre responce à
Paris à Sainct lehan de Latran l'espace de quarante iours.
ViLLEGATGNON.
13 iuillet 1560.
Lettre VII (1).
AU LECTEUR.
Lecteur chrestien, sachant maistre lehan Calvin que
i'estoye allé au Brésil en intention d'y planter la parolle de
Dieu, meu de nostre ancienne cognoissance, m'envoya tant
en son nom, que de la ville de Genefve, des ministres de sa
doctrine, des plus scavans qui se peurent trouver, avec
quelques artisans, lesquels vindrent muniz de tous les livres
dudict Calvin et des aultres qu'ils scavoient leur estre à propos.
En passant à Paris, quelques-ungs se ioignirent avec eulx et
(1) Même indication que la lettre précédente.
26
i02 HISTOIRE DU BRESIL FRANÇAIS.
entre aultres un iacobin renyé, nommé lehan Cointat,
homme d'entendement prompt et versatile. Eulx arrivés,
s'ornèrent d'un fort beau tiltre. Ils se nommoyent l'Eglise
reformée. Au moyen de quoy furent de moy receuz le plus
humainement qu'il me fut possible, cuidant qu'ils me fussent
utiles à mon entreprinse : s'estans mis à faire leur office, ie
trouvay qu'ils avoient usurpé img tiltre pour ung aultre,
qu'au lieu d'Eglise reformée ils debvoient dire informée tout
de nouveau. Car ie trouvay si peu de conférence de l'une à
l'aultre borne qu'il me sembla changer, non seuUement d'u-
sage, mais de religion. Encores ne se trouvèrent d'accord,
ne perseverans en leurs traditions : car selon qu'ils appre-
noient tous les iours, y adioustoient quelque chose.
Ce Iacobin voulut suivre une doctrine à part; il semistà
deffendre et publier la confession d'Auguste, et sans dissi-
muler, impugner la doctrine de Calvin : dont s'esmeut dis-
corde si grande, qu'il ne fut possible d'y remédier, sinon en
renvoïant l'ung des ministres de Genefve : et pour vray en
trois moys que noz navires séiournèrent ie fus si lassé d'eulx
tous, que si n'eust esté la difficulté de vivres, ie les eusse ren-
voiez. N'y trouvant ordre, i'en vouluz faire mon prouffict, ie
me mis à vouloir bien entendre l'une et l'aultre religion, et la
conférer aux anciens livres des gens de l'Eglise, de trois cents
ans après lésus-Christ, qui est le temps cotté par Mélanchton
en ses lieux communs, que l'Eglise n'estoit coiTompue. le
me rendy si diligent disciple de Calvin qu'en peu de iours nul
des ministres qui estoient consumez en sa doctrine ne se
pouvoit conférer à moyen ceste science.
Eulx estant d'accord avec moy de l'intelligence de la doc-
trine, ie me mis à la considérer et impugner avec Pierre
Richer, le Pont, et aultres par l'auctorité des livres anciens.
Mais ils me les nyèrent, non y pouvans respondre. Et la diffî-
nition de ceste querelle fut à leur dire que ie pechoye contre
le sainct esprit : que c'estoit grand dommage que ie ne
prenoye le bon chemin : que i'estoye pour faire grand fruictà
leur église, si l'eusse aussi bien prins le bon party que le
PIÈGES JUSTmOATiVES. 403
mauvais. Et se mirent à haïr plus perfectement ce Jacobin,
disans qu'il estoit le ministre de Satan, suscité pour troubler
et empescher Tadvencement du royaulme de Dieu. Estant dé-
bouté de l'espérance de les veincre par les livres de TEglise,
ie leur demanday compte de leur doctrine. Richer ip'en feit
quelques articles, que i'impugnay lui monstrant que nulle de
ses propositions ne se scauroit defifendre, qu'elle ne fust
pleine de blasphème et exécration, conduisant les observa-
teurs à toutes les plus insignes hérésies, qui ayent esté faictes
depuis lésus-Ghrist, et non m'y pouvant satisfaire, me remi-
rent à Calvin et aultres qui estoient en ceste science plus
expérimentez.
Ce conflit dura dix moys, qu'arriva ung navire auquel ils
s'embarquèrent pour s'en revenir. Le Pont avoit trouvé le
païs fort beau et commode, avec ce il avoit ung regret et des-
plaisir merveilleux du refifus que i'avoye faict de l'Evangile
de Genefve. Au moyen de quoy secrètement se mit à séduire
mes hommes, et les plus proches d'auprès de moy * leur
disant qu'il s'en retournoit en France pour ramener tant de
gens que, par force, il pourroit planter la religion que i'avois
refusée : et, pour confirmer ceulx de mes hommes qu'il avoit
gaignez, feist recognoistre une islette à trois lieues de moy,
où il designoit de se retirer : il estoit lors demeurant en terre
ferme, en la maison de mes iardins, pour plus commodément
faire ses vivres. Le Jacobin y estoit aussi, lequel m'advertit
de l'entreprinse, me mandant que tous mes hommes luy don-
noient la foy de me laisser, et se retirer avec luy à son
retour.
Par ainsi feiz entendre au Pont ce que i'en avoye ouy, et
asçavoir, que s'il revenoit jamais ne homme de sa compagnie,
ie leur feroye la guerre. Qu'il se debvoit contenter de ce
qui estoit passé entre nous. Il fut adverty que i'en vouloye
escripre en France pour empescher son retour : qui l'esmeut
à me mander et assurer n^avoir iamais pensé à ce que Ion
m'auroit dict. Mais à l'heure de son partement, que i'avoye
ia distribué mes lectôs, vint trouver mes hommes^ et leur
404 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
dire à chascun particulièrement, puis en général, qu'ils per-
sévérassent en la foy et Evangile qui leur avoit esté adnon-
cée, qu'ils ne se laissassent séduire par mes parolles, après
le parlement des enfans de Dieu lesquels ie chassoye : qu'ils
s'asseurassent qu'il seroit de retour dedans dix moys, en si
bonne compaignie, que ie seroye tout ioly de me tenir cloz
et couvert tout seul en mon isle. Cela me fut rapporté
quelques iours après , que ie m'emploioye à réduire mes
hommes en leur première foy et religion: enquoyie ni'apper-
cevoye ne perdre temps.
Au bout de vingt iours arriva une barque avec cinq hommes
desquels ie cognoissoye trois moines reniez, qui s'en vindrent
descendre au village de mes gens, dont ils estoientpartiz.Ils
m'y trouvèrent, ie leur demanday qu'ils y venoient faire, veu
le deffîment que m'avoit faict le Pont à son partement, s'ils
venoient pour corrompre mes hommes, pour conciter trouble
entre eulx et moy, et empescher qu'ils ne retournassent à
leur première religion? qu'ils scavoyent ce que i'avoye faict
dire au Pont, suivant cela, s'ils voulloient abiurer leur reli-
gion pour tenir la nostre, qu'ils seroient bien venus, sinon
que ie n'estoye pour souflrir deux religions en ma compai-
gnie. Ils me demandèrent un lieu pour se retirer, et vacquer
à leurs cérémonyes, que ie leur refusay, sachant ce qu'ils
pouvoient faire en prenant pied et fondement, et que i'approu-
veroye leur faulce religion : puis ie voioye leur espérance du
retour de Pont. En somme ie leur feiz deffence de ne dogma-
tiser ne parler de leurs doctrines à mes gens, ne empescher
l'aiTection qu'ils me dévoient porter sur peine de leur vie.
Trois iours après ie fuz adverty par ung des miens qu'ils
disoyent que mon lésus Christ estoit un bastelleur, qu'iliouoit
do souplesse puisqu'il estoit en tant de lieux tout en ung
temps, et qu'il se faisoit invisible, et qu'il falloitobeyràDieu
plus qu'aux hommes; qu'à tort et contre Dieu ie leur deffen-
doye de m'adnoncer l'Evangile, persuadants à mes gens de
se retirer avec certains bannis truchements à ung endroict,
où debvoit arriver le Pont à son retour : et que si cependant
PIECES JUSTIFICATIVES. 405
ie leur vouUoye faire mal, qu'ils se deffenderoyent et conci-
teroyent les saulvages contre moy. Gela entendu, ie les feiz
appeller en mon isle, et, le procès des trois moynes faict, ie
les feis noyer : ie conservay les deux aultres qui ne me sem-
bloient si dangereulx.
Cela faict aisément ie contins mes gens en crainte et obéis-
sance. Ce neantmoins aulcuns d'eux monstroyent.n'estre du
tout résoluz, et souvent me disoyent que ce leur seroit ung
grand bien et repos de conscience de scavoir ce que Calvin
pourroit respondre, à ce que i'auroye obiecté à ses ministres,
contre sa doctrine : que non seulement pourroit proufSter à
eulx, mais en France à tant de peuples, qui s'habandonnoient
du tout à ses traditions. Ces choses m'induiront à rédiger par
escript tout ce qui auroit esté debatu entre nous et le faire
entendre à l'Eglise chrestienne : et pour les vérifier m'en
venir moy mesme en France, espérant me trouver avec Calvin
et luy monstrer par l'escripture de son ministre ce que l'en
auroye apprins, affln que Ion ne me peust imputer les avoir
controuvées; en oultre qu'il me respondit aux difflcultez que
ie trouvoye en ses livres.
Ayant eu la commodité, i'en ay escript aux magistrats de
Genefve, par homme exprès, les lettres que i'ay ia traduictes :
lesquelles lues par Calvin, comme s'il fust tourné en rage,
pour responce les mist soubs ses pieds, et furieusement
chassa le messagier : l'avoye donné six sepmaines de temps
pour me faire responce à Paris à Saint lehan de Latran,
sçavoir s'ils m'assigneroient lieu auque i'allasse faire mon
debvoir. Le temps expiré sans responce m'a faict mectre par
escript en ceste langue ce que i'avoye à demander et dire à
Calvin, affin d'en faire proufflct pour ceulx qui auroient quelque
opinion dudict Calvin, asseurant les lecfeurs qu'ils ne sçauront
despestrer de sa doctrine, entendue comme il declaire en ses
commentaires, qu'il ne tombe en l'hérésie des Ebioniens,
Marcion, Valentin, Manichéens, Arriens, Nestoriens, Euti-
chiens, Sabelliens et aultres tendant à l'anéantissement de la
religion de Jésus Christ, et structure d'une pire que celle de
406 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Mahomet, que vous voirrez particulièrement à la fin de ce
traicté : desquels i'avoye espérance de le conveincre, s'il
m'eust voulu donner lieu, où ie l'eusse peu voyr seurement.
le croy que pour estre fort nourry en la science de bien et
artificiellement parler qu'il pourra (quoiqu'il ayt dict foulant
mes lectres aux pieds) faire quelque response. Mais au lieu
de respondre à propos sur chascun point, et y donner solution,
pour occuper l'esprict des lecteurs, selon sacoustume, pren-
dra quelque occasion de quereller par iniures : Mais ce n'est
le bust de nostre matière, qu'il s'excuse des abhominations
que sa doctrine me semble contenir, selon que Ion les voirra
desduictes, puis s'il s'en lave, que l'on me tienne en opinion
de fol et de nul iugement.
ViLLEGAIGNON.
Lettre VIII (i).
A TRÈS ILLUSTRE ANNE DE MONTMORENCY, PER ET CONNESTABLE
DE FRANCE.
Monseigneur, il vous pleut me faire ceste grâce et faveur
à mon retour du Brésil , de me descouvrir les raports que Ion
vous avoit faict de moy en mon absence, pour vous en donner
maulvaise oppinion : C'estoitque i'estoye allé là, pour me faire
autheur d'une nouvelle loy ne tenant ne de l'Eglise romaine,
ne de Calvin, ne de Luther : dont pour l'ancienne servitude
que i'avoye à vous, et l'amitié qu'il vous avoit pieu me porter,
monstriez avoir desplaisir, me commandant, après m'avoir
ouy, de me purger, et faire cognoistre au monde, que Ton
m'auroit à tort imposé tel vitupère. A quoy ie m'emploiay sur
(1) Voir Touvrage de Villegaignon intitulé : « Propositions con-
tentieuses etc.
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 407
le champ le plus diligemment qu'il me fust possible pour la
briefveté du temps par ung livre en latin que i*ay divulgué,
demonstrant non seuUement ma religion estre totalement
conforme à l'Eglise en laquelle i'ay faict profession de chres-
tienté ; mais descouvrant la vanité de la doctrine, que Ion me
seroit venu adnoncer de Calvin, marquée d'artificielles et
blandissantes paroles, que ie refusay et deschassay, l'ayant
cogniîe, ainsi que ie vous feis entendre par les lettres qu'il
vous pleust recevoir de moy.
Depuis il a pieu à la Royne mère du Roy me commander
d'exposer en françois ce que i'avoye faict en latin. A quoy ie
n*ay voulu faire faulte, tant pour luy obéir, que de zèle de
faire entendre à ceulx qui adioustent quelque foy aux sophis-
tiques persuasions de Calvin combien il est esloingné de la
vérité, et combien est faulse, vaine et dangereuse, sa fondée
doctrine. Pour ce que vous pourrez plus facilement entendre
mes raisons en ceste langue qu'en latin, ie vous envoyé un
livre, vous suppliant, quand vous en aurez loisir, prendre la
peine de vous le faire Hre : vous asseurant que vous me trou-
verez n'avoir en rien fourvoyé du droict chemin, et que le
mieulx qu'on puisse iuger de ceste doctrine, que i'ay refusée,
et qu'elle comprend en soy toutes les plus abominables et
exécrables hérésies qui ayent esté depuis I. Christ, avec
quelques autres, desquelles Calvin se faict autheur, desquelles
la fin n'est que trouble et confusion, eu ung chemin ouvert à
l'athéisme : comme ie luy eusse faict veoir, à peine de ma vie,
s'il eust ausé se trouver avec moy, selon que ie Ten ay semond
par mes lettres envoyées aux magistrats de Genefve par
homme exprès. Lon en voirra Texperience par ses responces,
s'il ause ingérer de respondre, quelque grand sophiste et
orateur qu'il cuide estre, et emploiast-il le bel entendement
de son frère Beze et martyr avec le sien : car la nature de la
vérité est telle que plus est impugnée moings est offensée :
mais plus se monstrent foibles, et inutiles les impugnateurs
d'icelle.
ViLLEOÀIGNON.
1561
408 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Lettre IX (1).
A SÉRENISSIME KATHERINE DE MEDICIS, ROYNE MERE DU ROY, MA
SOUVERAINE DAME.
Madame, quand le temps de quarante iours a esté expiré,
par moy préfix aux magistrats de Genefve, pour me deman-
der en qu(îl lieu ils me vouldroyent appeller, à leur rendre
compte de ce que ie disois contre leur doctrine et ministres,
ayant en mémoire le commandement qu*il vous a pieu me
faire de mettre en francois le livre que i*en avoye divulgué en
Latin. Fai faict ung extraict que ie vous envoyé où i'expose
partie de ce que i'eusse eu à debatre avec Calvin, s'il eust
ausé comparoistre devant moy, pour maintenir la faulce doc-
trine que ses disciples me seroient venu adnoncer de sa
part, et de sa surnommée Eglise, espérant qu'estant ladite
doctrine conférée avec celle des orthodoxes et bien entendue,
suivant les responces, aux objections que i'y ay faict, que Ion
la cognoistra n'avoir sans grande raison esté de moy reietée.
Pour ce que nostre religion gist en foy, illustrée des faicts
merveilleux de Dieu, incompréhensibles à nos iugements, se-
lon la prudence humaine, en la considération et examen
des causes et forces de la nature créée : Ces gens s'estants
mis à rimpugner, nous provoquent à la disquisition de la vé-
rité d'icellepar humaine sensualité, monstrant qu'il n'est pos-
sible qu'ung corps finy, de mesure certaine, soit contenu
en divers lieux tout en ung temps. Et s'estants faicts auth-
(1) Voir Touvrage de Villegaignon intitulé : Les propositions
contentieuses entre le chevalier de Villegaignon et maistre lehan
Calvin, Préface. Cette lettre fut composée à la fin de 1560 ou au
commencement de Tannée suivante.
PIEGES JUSTIFICATIVES. 409
eurs d^une tradition contraire à nostre foy, en sublimité de
langage artificiel, aléchent les hommes à mespris de nostre
foy, par licence de vivre, soubz prétexte de vérité évangelique
par eux proposée, dont facilement ont gaigné grand nombre
de sectateurs, les paisçans de vaines fumées d'imaginations
au nom de pasture spirituelle de leurs âmes; et usurpant,
partie du grec, partie du latin, certaines paroUes non commu-
nes au vulgaire, enflées et précieuses, pour estre en plus
grande admiration au peuple (1)
Ce qu'estant par moy considéré m'a induict de rechercher
selon ma capacité aussi diligemment leurs raisons et les tra-
ditions qu'ils subrogent, au lieu de nostre saincte religion,
qu'ils ont esté soigneux à la vouloir destruire et abolir. Ce
qu'ayant faict avec eulx tout à loisir l'espace de dix moys,
qu'ilz ont esté en nostre désert, il me souvient des bouteilles
de savon destrampé en l'eaue, que Ion faict pour esbatre les
enfans, belles, rondes et enflées, enrichies de varietez de cou-
leurs célestes, portées ça et là par le soufflement des enfans,
iusques à ce qu'estant par eulx touchées pour en cuyder iouyr
au premier bruit se dissolvaient en rien.
Aussi ayant enfoncé ces traditions, les ayant conféré aux
sainctes lettres et à la propre doctrine de Calvin en divers
lieux, ie les ay trouvées redondantes de tant d'hérésies, sot-
tises, inepties et contrariétés, qu'il m'a semblé n'avoir besoing
d'aultres livres à les combatre que les leurs propres pour les
passages par eulx alléguez en confirmation de leur dire : de
sorte que i'eu honte et desplaisir de la peine, que i'auroye
emploie à la lecture de telles vanitez : dont i'entray en très
grand doubte que voulant divulguer et adverer ce que i'en
auroye trouvé par la déduction et interprétation à moy par
eulx faicte, lors ne mescreust de leur imposer.
Au moyen de quoy me résolu de venir par deçà pour me
(1) Suit une longue page d'injures théologiques, qui ne présen-
tent aucun intérêt, et que nous avons cru pouvoir supprimer.
410 HISTOIRE DU BRESIL FP.ANÇAIS.
trouver en personne avec Calvin ou aultre que députeront
les Genefvoys en leur nom : pour leur monstrer par escript
de la main de leur ministre les plus exécrables et moins
croiables artifices que i*aye faicl transcrire et les aultres par
la main du notaire de nostre pais receus de la bouche dudict
ministre. Et pour ce faire ay par lettres interpellé très
instamment les magistrats de Genefve, me soubzmectant où
ie seroye trouvé calomniateur d'estre livré en leur main pour
faire de moy tout leur plaisir. Lesquelles lettres ayans esté
présentées à Calvin, après les avoir leues, estant confus et
honteulx de veoir le secret de ses impostures divulgué, entra
en si grande rage que, pour toute response, ne feit aultre
chose que que les foulleraux pieds, et avec cruelles menasses
chasser le messagier hors la ville. Or puisque la defflance de
sa querelle luy a faict décliner et craindre ma présence, i'en
lairay le iugement à ceulx qui sans passion en vouldront
cognoistre. Espérant s'il veult respondre par escript, sans
divertir hors du propos des choses par moy obiurées qu'il
augmentera mon droict et honneur, qu'il a vouUu par ses
detractions honnir : faisant comme ung regnard prins d'ung
lacq par le col, lequel pour eschapper, plus se secoue et do-
maine, plus fort s'estrangle : et s'entachera des plus notables
et infâmes hérésies, qui ayent esté depuis lésus-Christ. Pro-
testant doresnavant de voulloir employer le temps à choses
meilleures qu'à lire ses resveries, et des siens, quoy qu'ils
babillent et escripvent.
A Dieu.
ViLLEOAIGNON.
PIÈGES JUSTIFICATIVES. 411
Lettre X (1).
A ILLUSTRE HAULT ET PUISSANT GASPAR DE COULLIGNY, SEIGNEUR DE
CHASTILLON SUR LOING, ADMIRAL DE FRANCE
Monseigneur estant débouté de l'espérance de me trouver
avec Calvin pour donner compte de moy et des choses que
i'ay divulguées en ung livre latin, contre sa doctrine, ie les
ay voullu exposer en françois, pour ceulx qui n'auroyent
intelligence de Taultre langue. En quoy ie reçois quelque
satisfaction par l'espérance que i'ay faict de me trouver en
personne avec ledit Calvin pour exposer par vive voix ce
que i'ay faict par escript et ouyr ses solutions et répliques.
Pour ce que surtout il enseigne de ne sortir des saintes
escriptures et n'aquiescer en la doctrine de ceulx qui ayent
escript depuis les apostres, ie le vouUoye principallement
prier de me prouver sa doctrine par les dites escriptures.
En quels passages il a trouvé !... (2)
le me suis offert au cas qu'il qu'il me prouve par les saintes
escriptures l'une de ces propositions d'endurer tel supplice
qu'il me vouldroit constituer, et m'en aller pour ouyr ce qu'il
me vouldroyt dire, au lieu qu'il m'assigneroit seur avec sauf
conduit, comme pouvez avoir sceu. Mais sa conscience l'a
destourné de ce combat. Au moyen de quoy i'ay par le menu
deduict et confuté sa doctrine.
(1) Se trouve dans Touvrage intitulé Les propositions conten»
tieuses, etc. Comme cette lettre a été écrite après le refus de Cal-
vin de prendre part au tournois théologique, auquel le défiait
Villegaignon, on peut en fixer la composition à la fin de 1560 ou
au commencement de Tannée 1561.
(2) Suivent dix-sept propositions entachées d*hérésie.
412 HISTOIRE DU BRÉSIL FRA3IÇAIS.
Mais, (i) Monseigoeur, s'il vous plaict prendre la peine d'ea
descoavrir le fons, vous avez sur moy puissance de me
commander de vous aller trouver pour vous le explicquer, et
vous lire tout le livre. Et pleust à Dieu que ce fust en pré-
sence de quelque grand docteur de ceste secte, à charge
que, s'il ne sçavoit respondre ne convaincre, ou défendre son
maîstre Calvin d'exécrables blasphèmes, vous me tinssiez à
iamais pour tel qu'ung maling malicieusement m'a imposé,
comme il vous a pieu me dire d'estre devenu (â). Si l'on
s'esbahit de me veoir si chauldement embrasser ces choses
qui semblent estre contre ma profession, le dommage et
perte que i'ay repceu par les ministres de ceste doctrine
ayant empesché mon entreprinse au Brésil, si heureusement
commencée, que vous avez bien sceu, et à si grands frais et
travaulx de moy et des miens, m'en doibt estre sufiBsante
excuse.
VlLLEGAlGNON.
Lettre XI (3).
AU CARDINAL DE GRANX-ELLE (4).
Monseigneur, i'auré un desplaysir incroyable d'estre
approché si prez de vous (5) sans vous faire la révérance, et
vous communiquer des choses passées en ceste sinistre et
déplorable condition de temps, où Dieu m'a continuellement
(1) Suivent d*aiitres détails théologique»: nous les avons Eupprimés.
(2) Allusion an surnom qu'il avait reçu de Gain d'Amérique.
(3) "blémoiTes de Granyelle, XII. 66. édit. Weiss. t. VII p. 666.
(4) Ministre de Charles-Quint et de Philippe II.
(5) Le cardinal était alors à Bandoncourt (Haute-Saône).
PIEGES JUSTIFICATIVES. 413
exercité en la compagnie de nostre prince, le pieux et saint
Françoys, duc de Guise, que Dieu, par sa miséricorde, veuille
absoudre.
S'il n'i avoit aultre considération que de mon intérêt, ie ne
fauldroye à vous aller trouver ; car i'ay quiclé tous les estatz
et pensions que i'ay eu du Roy ; ayant prins conngié de la
Royne mère à Bar, derniôrement, ai dit touthault queiusques
à ce que le Roy soyt ennemi formel des ennemis de Dieu et
de son église, lesAygnos, c'est-à-dire, en langage de Suisse,
rebelles et conjurés contre leur prince pour la liberté, ie ne
porteré iamays armes au service dudit Seigneur, ce que ie
veulx tenir et observer religieusement, et employer tout ce
que Dieu a mis en inoy à nuire ceste infélice et exécrable
secte. le vous eusse voulontiers communiqué de quelque
mienne délibération, si vous n'eussiez trouvé maulvays mon
aller par devers vous ; mais i'espère que quelque iour vous
le pourrez entendre. le sohaylte estre aymô et cogneu du
Roy Philippe, comme i'ay esté de l'heureuse mémoyre de
l'Empereur (1) son père, pour m'aller reposer et consoler
auprès de lui, attendant l'occasion que ie désire.
Voicy le premier voyage que i'ay faict despuis la prinse de
Rouen, où ie feuz blessé d'une arquebuse en los de la giambe,
en forçant le tossé que nous guasnasmes, dont sont les nerfs
encoires si débiles que ie ne peulx, sinon avec une douleur
bien grande, aller ni à pied ni à cheval. l'espère m'en retour-
ner d'icy iusques à Vie (2), qui est à Monseigneur le cardinal
de Lorraine, pour disposer de nos affaires, et de là passer en
Italie ou Âllemaigne à la diète, si ie vay n'i perdre temps,
pour respondre aux calomnies desquelles noz ennemis ont
abrevé les princes de l'Empire. Cependant, Monseigneur, ie
(1) Charles Quint, dont il avait été un des soldats à rexpédition
d'Alger.
(2) Vie, ancien chef-lieu de canton de la Meurthe, aujourd'hui
dans la Lorraine annexée.
â
i
4 14 ttlSTOItlE DU BRESIL FRANÇAIS.
supplie le Créateur vous donner en sainte heureuse et longue
vie, raccomplissement de vos saints et nobles désirs.
De Plumières (1), le 25 de may (1564).
Vostre très humble et très obéissant serviteur
VlLLEGAIGNON.
Lettre XII (2).
AU CARDINAL DE GRANVELLE.
Monseigneur en prenant congié de vous, ie vous mercie
très humblement du bon conseil et adresse (3) qu'il vous a
plu me donner ; cella estoyt une des raisons qui plus m'affec-
tionnoyt à parler à vous. Fay trouvé que vous, Monseigneur,
et Mons«' le cardinal de Lorraine concurrez en ceci ; mays il
m'avait parlé d'ung sainct personnage de la Société de Jésus
qui presche à Ausburg, duquel i'ay oublié le nom, ie ne scay
si c'est cellui que me nomez (4). Quoy qu'il en soyt, ie ne
(1) Plombières, chef-lieu de canton des Vosges.
(2) Mémoires de Granvelle, édit. Weiss, t. VIII, p.
(3) On ne sait quel est ce conseil.
(4) C'est à ce projet de Villegaignon que le cardinal Granvelle
faisait allusion quand il écrivait de Baudoncourt, le 3 juin 1564,
au chancelier, docteur Seld : a Le chevalier Villegaignon a esté aux
bains de Plombières, prouchain 3'icy, lequel m'a faict entendre
qu'il se veult treuver vers sa Majesté Impériale, en la première
assemblée que se fera en l'Empire, pour faire cognoistre le mes-»
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 415
prétériré rien de tout ce qu*il vous playst me conseiller, vous
suppliant de me dire par où ie debvré prendre mon chemin
pour aller devers sa maiesté; et en protection de qui ie mo
trouvé mectre pour ma seurre garde par les chemins. Si ce
n'estôyt que ie m'apercoy de quelque soublagement par les
baings, ie partiroys dès demain; mais ie attendre encores
quelques peu de iours pour estre plus fort. Estant à Vi, ie
*ayré mes mémoires, lesquels ie vous envoyré par articles, et
et si ne me donnez meilleur adresse, ie les vous fayré tenir
par le vice chancelier de Tempire, auquel i' envoyré mon pa-
quet par le moyen de mons. de Verdun ; i'en envoyré autant
à mondit sieur le cardinal ; puis, du iour de mon partement,
ie vous fayré tenir aultres lettres, afiin qu'à mon arrivée de-
vant Sa Maiesté (1) ie soye moins nouveau, s*il vous plaist
prendre la peine de luy faire quelque mention de mon dessin
et aller par devers sadite maiesté. De la Germanie, i' espère
passer à Rome ou à Venise, et sur la fin de Testé, par les
galères qui pourront retourner en Espagne, aller trouver su
Âlteza, ce que ie ne fayré sans levons escrire, pour me gou-
verner par vostre bon conseil. Mays une chose pourroyt chan-
ger ce mien propos, si la royne (2) se déclaroyt à bon essient
contre les aygnos (3), et leur meust la guerre par quelque bon
capitaine, dont ie la voy fort desproveue, et ne me mectré à
-«uivre home que ie ne cognoisse bien si elle demeure en ceste
^•résolution où ie la voy, de sorte que les choses demeurent
CK>mpte auquel les Huguenotz français tiennent les princes du Saint
Kmpire et les ministres d^iceulx. Il désiroit sçavoir àqui il sepour-^
iï*oit adresser pour avoir accè;5 à sadite Maiesté,etieluy ay dit qu'il
l^rint son chemin droict vers vous. Il est homme de guerre et de
k>onne volonté, et qui aung fort beau style latin, et le vous recom-
Kiciande. » Cette dépêche est inédite»
(1) 11 s^agit de Tempereur d'Allemagne, Ferdinand.
(2) Catherine de Médicis»
(3) Huguenots.
416 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
au maulvais chemin auquel elles sont avoyées. Et Dieu ins-
pirant le roy Philippe d'entreprendre quelque chose en faveur
de TEglise, ie ne fauldré à le servir de tel soin, zèle et dévo-
tion que i'ay servi les roys mes maistres, si mon service luy
est agréable, soyt contre les Aygnos, soyt contre les Turcs
car i'ay délibéré de obéir au conseil et commandement que
me feyt d'heureuse mémoyre, le bon Charles, moy estant à
Crémone, où il m'envoya, la sieur Gymera mon compaignon :
c'est de ne pouiter iamais armes sinon contre les ennemis de
nostre sainte religion.
le ne vous fascheré d'aultres plus longues lettres iusques
à ce que ie soye à Vi, et ne vous tiendré plus long propos
que de vous dire que sur le six de may dernier (1) cinquante
quatre ou quarante quatre ministres firent un synode en
la maison de la Ferlé Gauche (sous Jouarre) du prince
de Condé, où ils traytoyent de choses contre le Roy tant
deshonestes, de sorte que ung d'eulx, en estant estonné
en sa conscience et en ayant horreur, vint trouver nostre
maistre de Sainctes, docteur en théologie, et luy en feit
plaincte, luy déclarant les articles de la communication; lequel
de Sainctes envoya ce pénitent ministre à monsieur le car-
dinal (2) à Bar, où mondict sieur le présente à la Royne, avec
les mémoyres,desquelz ie n'ay sceu la particularité. Cella luy
pourroit estre cause de la fayre declayrer; nous voyrrons ce
qu'elle en fayra. Elle est en une craincte incroyable des Alle-
manz qu'ils ne reviennent au secours des Aygnos, et cepen-
dant elle les laysse fortifier et augmenter. Toutesfois, m'estanl
trouvé ces iours passez avec ung de son conseil, ie luy remon-
tray que messire Gaspar de Colligny et ceulx de son parti ne
sont ignorans de nostre loy salique, laquelle dit que les biens
des rebelles annexés à la couronne par arrêt de la cour, sont
(1) Mémoires du cardinal Grantelle. Edit.Weiss, t. VII, p. 578. i
(2) Cardinal de Lorraine. *
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 417
inaliénables; puis après ce n*est au prince d'en fayre don ne grâce;
qu'en force de ceste loy, ledit de Colligny voyt soy et sa pos-
térité hors de Ghastillon, et inhabile d'avoir biens et honneurs
en France, sinon par souffrance et tant qu'il playra au prince,
duquel la volonté et délibération luy peut estre peu certene ;
que cela pourra faire que ledit de Colligni vouldra, en ayant
occasion, fayre tuer ceulx qui luy semblera pour fayre aultres
loys, et se fortifier d'aultres remèdes. En oultre, que si la
Royne veult fayre en ce reguard estindre la loy salique, que
le roy Philippe (1) aura autant de raison de dire que ladite loy
ne vault, et ne doibt avoyr Heu en ce qu'elle ordonne de la
succession au royaulme, en en déboutant les femmes : car
toutes ces deux cautions viennent d'une source. l'ay procuré
ass3z d'aultres moyens pour amener lesdits rebelles en haine
et suspicion de ladite dame, et à mon parlement ie luy di que
i'avoye esté estropié pour son service, combattant les enne-
mis de la couronne, quoy que l'on en eust dit, et que par la
cour de parlement ilz avoyent esté déclarez tels : à quoi elle
ne me respondiL aulcune chose ; puis en me départant d'elle,
elle me feit signe de l'œil, et me fait approcher et me dit :
« Asseurez-vous, Villegaignon que ie suis vostre amie. » Ce
que ie n'attendoye d'elle, ayant aultre foys dit que i'estoye
trop passionné; par ainsi i'euz quelque froide espérance
qu'elle se ennuiera bien tost de ces gens-là.
En faisant fin, Monseigneur, ie vous supplieré de me tenir
tousiours en vostre bonne grâce, et vous asseure que ie ne
feray iamais paix avec les ennemis de nostre saincte foy, et
qu'ilz me peuvent tenir pour formellement consacré à leur
nuire de ce que Dieu a miz de puissance en moy, comme fit
Hannibal s'en allant contre les Romains.
(1) Singulière prescience de l'avenir ! On naît en effet qu'à la
mort d*Henri III, Philippe II réclama le trône de France, en pré-
tendant abolir la loi salique.
27
418 HISTuraE DU BRÉSIL FRA.NÇAIS.
Monseigneur ie supplie Dieu vous donner, en très-parfaite
santé et longue vie, raecomplissement de vos nobles
désirs.
De Plumières, (1) le 27 de may 1564.
Vostre très-humble et très obéissant serviteur,
VmLEGAIGRfON.
Lettre XIII (2).
AU CARDUfAL DE LOR&AINS (3).
Monseigneur, ce n'est que pour ne faillir à ma coustume
de vous escripre toutes les sepmaines que ie vous fays ce
mot de lettre ; car il n'est survenu aulcune occasion d' escri-
pre despuis mes dernières lettres, nous estans attendus que
le Turc commence à désarmer et se retirer pour fayre le
semblable et lui, ce semble, estant touché de ceste mesme
considération, nous fayct ici fayre séjour. L*on me dit hier
chez TFÎmpereur que ledit sieur Turc a fayct construire grand
nombre d'escuries pour chevaulx et cameaulx à Bude, et qu'il
a feit renforcer la garnison de Strigonia, qui est aulx ungs
signe de retraytte, aulx aultres de vouloir hyberner à Bude,
aulx quels ie n'adhère, parce qu'il est novelle du tumulte des
Cymariotes, c'est à dire Albanois de l'Epire, qui se sont
rebellez ; pour aulxquelz obvier est à croire que le Turc yra
hyberner à Andrinopoli. Monseigneur vostre nepveu se porte
(1) Plombières.
(2) Bibl. nat. Colloction Dupuy, vol. 549, fol. 83. »*<».
(3) Charles de Lorraine (1525-1574).
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 419
très bien, come aussi fort tous les aultres. II vouidroyt que
Ton ne partyst d'ici de tout rhyver, tant il se fasche peu.
le n'ay à dire aultre chose, sinon. Monseigneur, que ie supplie
le Créateur vous donner en heureuse et longue vie Taccom-
plissement de voz très nobles désirs.
Du camp soubz lavarin, le XI octobre 1566.
Votre très humble et très obéissant serviteur,
ViLLEGAIGNON.
Lettre XIV (1).
AU CARDINAL DE LORRAINE.
Monseigneur, nous avons eu lettres que le Turc s*est re-
tiré, ayant disposé ses guarnisons par tous les lieux de ses
novelles conquestes et aultres nécessayres, ce qui est cause
que l'Empereur face de son costé diligence de bien armer ses
frontières, s'aprestant à sa retraycte à Viene. Voyant cella
i'ay trouvé nécessayre de vous fayre ee paquet pour vous
advertir de nos affayres. Et vous dire que Monseigneur vos-
tre nepveu s'est faiz fort grand et beau, et qu'il commence
à voler sur sa foy en délibération d'aller de Bavières en
Italie, selon vostre ordonnance, avec Monsieur son oncle, qui
Tayme come son filz. Mays, mon dit sieur vostre nepveu,
piqué de sa sensualité et gaillardise de son âge, et insité par
gens de sa compagnie, qui plus approchent de son humeur,
fayct délibération d'aller à Venise, Rome, Naple et toute
l'Italie avant son retour, et Dieu scayt les belles entreprinses
(1) Bibl. nat. coUect. Dupuy, vol. 549, fol. 35.2o
420 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
que Ton mesle parmi ces conseilz. Les vieulx, comme Tran-
chelion et moy Crévefosse, n'avons n'aylles ne iambes assez
bonnes pour le suivre, et les aultres de sondit conseil ne le
surpassent guayres d*âge. le croy que le plus viel n'attingt
rage de 22 ans, qui me fàyct prévoyr ce que ie ne vouldroye
veoyr, et pour y remédier vous supplie de despescher ung
homme à Ferrara incontinent pour supplier mons. son oncle
de ne lui bailler argent pour telz voyages, et que de vostre
part et autorité le rappeliez en France, lui disant que le Roy
le veult employer en choses d'importance come seroyt pour
la guerre de Flandre ou aultre que mieux scaurez adviser, luy
promectant que l'an qui vient le roy le renvoyera à Rome
avec charge honorable : car, sans ces stratagèmes, ie croy
que Pardeur de son âge et la sensualité ne le layssent retour-
ner sans s'en aller promener. Il est sur le point de prendre
pli bon ou mauvais, âge le plus périlleux de sa vie ; i'en ay
communiqué à Monseigneur de Ferrara, qui trouve bon ce
conseil ; ainsi qu3 il vous playra veoyr par ses lettres. Mons.
de TrancheUon a esté si malade qu'il a esté forcé de se retirer
à Viene ; Mons. de Carné veult aller à sa mayson de Bavière :
le Fossé de Ferrara, et Brouilli par vostre commandement
s'en va à la route du camp ; et vous scavez. Monseigneur,
que mon aage ne ma disposition en la force de l'hyver ne me
souffrent vagabonder par les montagnes ne voler avec gens
de l'âge de cest animeux et ardent prince. Mons. de Ferrara
vous escripra ce qu'il a fayct avec l'empereur de l'affaire que
scavez ; il en a parlé come de soy, en ayant telle response
qu'il vous scaura dire. le ne suy encores résolu du lieu de
mon hyver, non sçachant quand nous retirerons et quand ie
pourray laisser nostre ieune prince. le sohayte avoyr quelque
lieu près de vous qui fust commode et aysé de vivre pour
fayre ma retraycte, fust-il Deyuse ou aultre, car ie n'en veulx
pour plus que pour ma vie, affin que, quand il me playra
demeurer en France, i'en aye le moyen, l'ay eu envie de
Saint-Honorat en Provence, laquelle ne m'est passée, mays
ie ne scay coment négocier cella avec l'abbé ; ie vouldroye
PIECES JUSTIFICATIVES. 421
avoir assigné aultant de revenu à Paris que vault cellui de
ladite abbaye et en avoyr la réserve. C*est, Monseigneur, ce
que ie vous peulx escripre pour le présent, attendant la
route du camp, qui doibt eslre, ainsi que Ton dict, dedans
huict iours que i' espère vous despescher Brouilli , selon vos-
tre commandement. Monseigneur, ie supplie le Créateur vous
donner, en heureuse et longue vie, Faccomplissement de voz
très nobles désirs.
Du camp sous lavarin, le XIIII octobre 1566.
Votre très humble et très obéissant serviteur,
ViLLEGAIGNON.
Lettre XV. (1)
A LA REINE MERE.
Madame, vous entendres por ce pourtour, lequel vous
connesés, Tarrivée de mons. de Guise, qui a esté à ce soyr
en ceste ville de Sans, et des troupes qu'il a avecque luy ; il
faict estât de bientost aie trouvé le Roy et vostre maiesté.
Et pour se. Madame, que vous m'avès commandé vous tenyr
avertie de ce qui conserne le servysse du roy et vostre, atan-
dant que ia se bien et onneur nous soye par plus emplement
vous faire antandre se discours, ie vous dire avoir laisé
mons. le cardinar et d'autres bien faschés du comman-
deman que vous leur faicttes d'aller trouver mons. le
maréchar à Vès, et quant au sieur cardinar, il m'a asuré qui
n'iera poynt, comme ie panse qui vous l'a escript ; quant à
l'autre il dit qu'il iera, mes qui ne veut estre commandé
(1) Bibl. nat. collection Harlay, n« 318 fol. 36 21 .
422 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
du dit sieur maréchar, pour estre trop plus vieus cappittaine
que luy, mes qui fera le voyage. Or, madame, pour se qui me
sanble, sauf vostre bon avis, que en toutte ses disputtes il n'y
a rien de Tavansement du ser\'ice du Roy et vostre, et que le
tans n*est propre à débatre cela, il me sanble, si vostre
maiesté Ta agréable, sans toutte foys que ie soys si vous
plaict alégué, que vous ferès bien leur en faire une bonne
despêche et mêmes audit sieur Cardinar. Car, pour vous
parler librement, ié bien connu que, sy vous ne le repattriés,
que sa bourse et crédit n*aura plus de vigueur, et ne se vou-
dra mêlé de rien, qui ne vyendret pour le présan à propos,
car iusque icy il n'a rien espargné; mes maintenant il let
faurt fret(l). Comme ie vous discoure quand il vous plaira me
commandé vous aie trouvé, ce que i'use faict sans des auca-
sions que me commandastes au party de demuré ici, et atandre
le passage dudit sieur de Guyse, se que ié fais, dont ie espère
vous rendre bon conte de tout. Et en attandant ie prie Dieu,
vous donner en santé bonne et longue vie.
De Sans, ce XXIIP au soyr de novanbre 1567.
Quant à TAlemaigne, pour le prèsan ie ne vous em puy
randre bien serttene, pour n'estre mon homme de rettour;
bien es-ie entandu que le comte de Mansfaict (2) a déia troys
myle bons restre pour le Roy son maistre, qui sont déia à la
duché de Lussambourg.
Quant à seuls des ennemys, à présant ie ne vous en dire
rien, si ce n*est qui n'y a rien de pressé qui puisse estre dans
vostre reaume de tout se moys ny du disyème de l'autre,
à ce que m'a asuré le segrétaire du duc X estans à Troys.
VlLLEGAlGNON.
(1) Sic. Peut-être faut-il lire il est fort froid.
(2) Mansfeld,
PlÈCiSS JUSTIFICATIVES. 423
Lettre XVI {V)
AU ROI (2)
Sire, incontinent que i*ay receu vos lettres, ie fey partir le
capitaine Bérat, ià s'en estant le capitaine Rancé au camp, y
estant appelé par monseigneur, ainsi que ià ie vous ay faict
entendre, parquoy ie passeré à la responce de la fin de voz
lettres.
Les ennemis laissez à la guarde de Nogant en ayant esté
chassez se sont retirez à Auxerre, où ilz sont encores ; oultre
ceulx-là s'en trouve quelque nombre tant de pied que de
cheval en chasteaulx et maysons fortes de ce pays, qui lo
pillent et achèvent de saquager tous les iours, sans que nous
y puissions donner ordre, non ayants lé moyen ; pour à quoy
obvier seroyt bon d'avoyr ici cinquante chevaulx, et deux ou
troys centz arquebousiers, mays il fauldroyt qu'ils fussent
payez, affîn de les fayre vivre en discipline, payants leur
hoste de gré à gré affîn de les povoyr souffrir. Car aultre-
ment n'i a plus d'ordre de les soubstenir, se mectans à fayre
come les propres ennemis ; et, pour ma part, ie ne scauray
plus ouïr les plainctes que i'ay eu à ouïr ces iours passez par
faulte de payment.
Le sieur de Glayrmont s'est retiré à Préci, disant avoir
saulvegarde de vostre maiesté et pardon de ses faultes,
auprès duquel toutesfois se retirent les ennemis comme s*il
estoit non repentant de Tintelligence des GoUignis. Il vous
plaira, Sire, me faire entendre come i'auray à me maintenir
(1) Bibl. Nat. collection Harlay, n» 318, fol. 179, ?«.
(2) Charles IX.
424 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
avec lui. Il a prins, corne Tenteos, en sa protection le sieur
de Choinot et son chasteau, relraycte des brigans. Ceulx de
Courtenay, de Chastillon et Chasteau Renard n'ont moindre
commerce avec eulx qu'avec ung de vos prineipaulx enne-
mis. D'aultre costé nous avons Valeri, Dolot, Cheon, chas-
teaux occupés par le prince de Condé, pleins de brigans qui
sont continuellement à batre et espier les chemins pour voler
les passans, disantz estre en saulve-guarde de V. M., et pour
endormir vos pauvres subiects portent croix blanches en leurs
manteaux, iusques à l'approche de leur proye qu'ils se des-
couvrent et monstrent leur casaque de huguenotz. Nous pour-
rions remédier à ces inconvéniens si avions de bons souldars
bien payez et bien vivans.
Nous eusmes novelles conformes,venans de divers lieux la
vueille de Noël que tous les brigans des lieux susdictz
s'estoient assemblez à Auxerre pour nous venir donner une
camisade, la nuict que Ton seroyt à matines au son de noz
grosses cloches, à ce attirez par quelques mauvais esperitz
de nostre ville ; mais grâce à Dieu, nous n'en avons rien veu,
nous estantz cependant tenuz sur nos guardes.
l'ay envoyé à Auxerre pour sçavoir toutes nouvelles, dont
i'advertiré V. M. incontinent. Dieu aydant, la suppliant, si lui
semble, de m'envoyer icy quelques gens m'en advertii*, affln
de provoyr à leurs vivres et logis de bone heure.
Sire, ie suppHe le créateur vous donner en très heureuse
et longue vie l'accomphssement de vos très nobles et subli-
mes désirs.
De Sens, le xxvi décembre 1567.
Vostre très humble et très obéissant serviteur et subîect.
ViLLEGAIGNON.
i
PIÈGES JUSTIFICATIVES. 425
Lettre XVII (1).
AU DUC d' ANJOU. (2)
Monseigneur, ie fuz hier à loigni pour accomplir voz com-
mandemens, mays ie trouvay ung peuple si rude et si bestial
qu'il n'i a espérance de Tamener à rayson, sinon par force; il
n'i a sur eulx homme qui commande. Les vignerons et menu
peuple se mectent ensemble et crient tous ensemble, et Tung
veult, Taultre non, de sorte qu'il n'en fault attendre que con-
fusion. Ils ont chassé leur gouverneur, et n'obéissent à leurs
eschevins non plus que s'il n'i en avoyt. Ils ne veulent aulcune
garnison disantz qu'ils se gouverneront et défendront bien
d'eulx mêmes, iaçoyt qu'ils n'aient armes que de fourches de
fer et vieulx rançons. Leur ville est commandée de montagnes
et en ung endroict est batue en courtine par dedans, de sorte
que, la bresche estant faycte, ne sera possible de la défendre
sans y faire des traverses; leur muraille n'est flanquée, et ie
entray dans le fossé tout à cheval et vins au pied d'une tour
près d'un poste, sans que ie peust me voyr m'offenser, et se
peult icelle tour et le pan du mur mesme desrogner sans dan -
gier, de façon que ietien la ville pour perdue,si elle est assaillie.
Il y a ung pont de boys que l'on peult rompre en demi-iour,
si les villains le permectoyent, mays ils n'en feront rien sans
forces, et ne sont deUberez d'ouvrir leur porte. le ne sçay si
la révérence qu'ils doibvent à leur seigneur les pourroyt
fleschir. Le sieur de Langueron m'a dict vous en avoir escript.
Blasset, l'ung des capitaines des ennemis, les est venu reco-
gnoystre avec cinquante chevaulx, et les soma ; il est néces-
(1) Bibl. nat. collectioa Harlay n» 320 fol. 19212.
(2) Le futur Henri III.
426 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
sayre d*i provoyr promptement, car ceste \âlle estant perdue,
vous amènera beaucoup de difficultés. Au moyns est il
nécessayre de rompre le pont, ie ne di de les descouvrir
seulement, mays de cousper les palz qui sont plantez dans
Teaue, sur lesquelz est assis le pont, de sorte qu'il n'i ayt
moyen de le refayre sans y planter noveaux arbres, qui ne
sont aisés à trouver. l'en ay ainsi fayct à la ville de Pont (1).
Quant à la Villeneuve le Roy, c'est la plus belle et la plus
forte qui soyt sur la rivière. Il n'i a rien qui la commende;
elle se peult fort bien guarder et le pont avec elle; mays il se
fault saysir d'une demie douzaine de mutins, ainsi que ie vous
ay escript, pour fayre vostre plaisir de ladicte ville. l'espere,
avec l'aide des soldatz qu'il vous a pieu nous envoyer, vous
rendre le bon compte de la ville de Sens, et amener tousiours
le peuple à faire et obéir à vostre voulorilé, ce que ie fayray
aussi dudit lieu de Villeneufve, estant purgée de ces mutins.
Ils ne m'avoyent voulu recepvoir avant hier, mays hier, en
rapaisant, les principaulx vindrent au devant de moy pour me
fayre entrer, parcequ'ils voyoyent que ie n'avoye compagnie
de souldars. Il vous playra nous envoyer incontinent ung pre-
vost du camp, pour se saysir de ces mutins suspectz de leur
foy, puis vous iouirez de la ville à vostre playsir. l'envoyé
troys homes pour vous dire novelles des Pr ovensaulx ennemis,
car ie ne me veulx fier au raport d'ung seul, de paour qu'il
ne m'apporte des novelles de taverne, faysant acroyre qu'il
soyt allé bien loin, et qu'il se soyt arresté bien près. Du temps
que i'estoye au service du roy vostre grand père, mon souve-
rain seigneur, en Piedmont, ie souloye tenir des souldatz au
camp de rempereur,ausquelz ie donnoye bon estât par moys,
plus que ne povoyt monter leur paye, et ung venoit tous jours
à moy, estans les aultres au camp des ennemis, qui estoyt
cause que i'estoye fort bien adverty. le sohayte que vous,
Monseigneur,ou quelque capitaine des vostres en usent ainsi.
\
(1) Pont-sup- Yonne.
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 427
Feu monseigneur de Langey, lieutenant du Roy en ce temps
là, faysoit plus : car par force d'argent et de promesses avoit
gaigné les secrétaires du marquià de Gousto, ce que scayt
très bien Gaspar de Colingny, et Dieu veuille qu'il ne se serve
de ces moyens. Mais, ie supplye le créateur vous donner, en
très heureuse et longue vie, Taccomplissemenlde vos sublimes
désirs.
De Sens, 1*' février 1568.
Vostre très humble et très obéissant serviteur,
ViLLEGAIGNON.
Lettre XVIII (1).
AU DUC d'aumale (2).
Monseigneur, ayant eu commandement du Roy par lectres
expresses de venir accompagner monsieur le conte de Lan-
guillara, et fayre résidence auprès de luy pour voyr ce qu'il
me vouldroyt ordonner pour le service dudict seigneur, ie n'y
ay voulu fayre faulte, encore que ie n'ay eu nulle provision
pour ce faire, et estant arrivé, ie vous ay voulu fayre la pré-
sente, pour vous dire que onques ne fut mieux venu home
que a esté le conte. Le pape (3) lui envoya son capitaine des
guardes, aveoq plus deux centz souldars, au devant plus de
deux mil, et sans cella il y vint plus de troys cents chevaulx
(1) Bibl. nat. Mélanges Clérambault vol. 56, fol. 10,271.
(2) Claude de Lorraine, troisième fils de Claude I«' de Lorraine
(1526-1573)
(3) Le Pape était alors Pie V.
à
428 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
des gentilshommes Romains et capitaines. Il y a une merveil-
leuse suitte et affection de tout le monde et de grands moyens
de fayre servisse par dessa, et ie vous peulx bien asseurer
qu'il y a une volonté incroyable de s'employer, et fusse à ses
despens, pour faire cognoistre à tout le monde qu'il est aultre
que ses ennemis ne l'ont voulu fayre trouver, et que s'a esté
grand domage de lui havoyr faict perdre tant de temps. Le
Roy ne povoyt fayre mieulx pour havoyr le ceur des gentils-
hommes et seigneurs d'Italie que le traycter si honnestement.
Il va, en toutes les grandes compagnies oii il se trove, près-
chant la volonté et grandeur dudit Seigneur, et enflambe tout
le monde à le servir. le fayré mon debvoir de l'entretenir en
ceste bone volonté et préparer les volontez de tous ceulx qui
me sembleront ydoynes au service du Roy, de sorte que l'on
pourra dire que ie n'auré perdu temps. Monseigneur, pour
l'incroyable affection que i'ay à vous fayre service, ie vous
veulx supplier me fayre cest honneur que m' employer et me
commander en tout ce que ie pourré fayre pour vous, vous
asseurant que ne troverez iamais plus loyal ne plus affec-
tionné serviteur. Qui est l'endroict, Monseigneur, où ie prière
le créateur vous donner en très heureuse et longue vie
l'accomplissement de vos nobles désirs.
Vostre très humble, très obéissant serviteur,
ViLLEGAIGNON.
Rome 7 janvier (1569).
PIECES JUSTIFICATIVES. 429
Lettre XTX {i).
A LA DUCHESSE DE FERRARE (2).
Madame, après que Monseigneur vostre (3) nepveu eut
entendu la prinse du chasteau de Dieu, se résolut de faire
effort de le reprendre, et craignant que ce fust une entre-
prinse qui regardasl de plus loing, luy a pieu m'envoyer en
celieu de Montereau, pour y prendre garde et aux villes
circonvoisines de ceste riuière, puis entendre à Texpugnacion
dudit lieu, dont l'espère faire bonne issue; s*il ne leur vient
aultre force que celle du chasteau, dont ilz ont espérance,
par le moïen de leurs confrères qui sont tant en vostre
ville (4) que aultres lieux qui sont en vostre obéissance, chose
que n'entendez, ne vouldriez contre le Roy favoriser telles
entreprinses, ainsi que i'ay assuré mon dict seigneur et son
conseil, ayant de si long temps congnoissance de vostre vertu
et zèle inestimable au lieu de la couronne. le ne vous useray
d'aultre langaige persuasif de destourner si sinistres des-
seings, qui sont ceulx de ces pauvres incensez, saichant que
ce seroient parolles perdues et que de vous mesmes les
aborrez et blasmez aultant que le Roy pourroit souhaiter.
(1) Bibl. nat. ancien fonds français, n» 8735, fol. 30.
(2) Renée de Ferrare, deuxième fille de Louis XII et d*Anne de
Bretagne, de retour en France depuis 1560, s'était déclarée protes-
tante, et avait accueilli ses coreligionnaires dans son château de
Montargls. Elle mourut en 1575.
(3) Henri d'Anjou, plus tard Henri III.
(4) Il s'agit du château de Montargis.
480 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
C'est Tendroict, Madame, où ie supplieray le créateur vous
donner très longue et heureuse vie.
Voslre très humble et obéissant serviteur,
ViLLEGAIGNON,
De Montereau, fault Yonne, 4 mars 1869.
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 431
JEAN CRESPIN.
Bistoire des martyrs persécutez et mis à mort pour la yérité
de rËYangile.
CllAI*ITRE L
DIEU RECUEILLE UNE EÔLIÔE AU PAYS DU BRESIL, PARTIE DE L*AMÉ-
RIQUE AUSTRALE : COMMENT ELLE FUT AFFLIGEE ET DISPERSÉE.
Pour parvenir à l*histoire qui sera ci après mise en son
ordre, de quelques fidèles martyrs, qui franchement se sont
exposez à la mort, et ont arrousé de leur sang la sécheresse
de la terre du Brésil, pour maintenir la doctrine du fils de
Dieu, il est expédient d'entendre le commencement et le
motif, d'avoir eu en ce temps Eglise reforme selon la parole
de nostre Seigneur en terre si eslongnee des royaumes et
lieux, esquels le suiet de nostre histoire iusques ici s'est ar-
resté. La mémoire des choses tant mémorables avenues en ce
temps, nous doit picquer et soUciter vivement à une médita-
tion continuelle des merveilles du Seigneur, et convient croire
que Toubliance ou suppression d'icelles sera un iour cher
vendue à ceux qui l'auront peu faire entendre et publier par
toute la terre. La grandeur du subiect de ceste histoire avec
les circonstances des lieux est de grand poids et consé-
quence.
432 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Le truict et utilité de ceste histoire.
Car où est-il escrit qu'au Monde nouvellement descouvert
il y ait eu aucun sacrifié et mis à mort pour le tesmoignage
de la parole de Dieu ? Nous avons veu et leu que les barba-
res oat tué, sacrifié et mangé aucun Portugais et François :
Mais pourquoi ? D'autant que leur avarice et ambition déme-
surée ils avoient outragé et offensé lesdits Barbares. Chacun
conoit fort bien que les Portugais, et mesmes les François,
qui ont fréquenté icelles régions, n*ont iamais parlé un seul
mot du Seigneur lesus Chr'st aux povres gens de ces pays-
la. Veu doncques que les trois personnages (la mort desquels
est descrite ci après) se sont comme prémices exposez à la
mort pour maintenir la iuste querelle de l'Evangile : ce seroit
chose malséante et de très mauvaise conséquence de laisser
leur mémoire comme ensevelie et esteinte entre les hommes :
et aviendroit qu'un iour leur sang redemanderoit vengeance
de l'oubliance de ceux qui l'auroyent peu faire entendre par
toute la terre. Ces considérations ont esmeu ceux qui ont esté
presens à ce qui est ici récité (i)et entre lesquels est parvenu
ce recueil, d'en faire participant le lecteur pour l'instruire
contre les calomnies qui pourroyent obscurcir la vérité de
causes de l'entreprise, des moyens, exécutions, protestations,
révolte, bref de tout ce qui s'ensuit.
Villegagnon se despite en France.
Estant Nicolas de Villegagnon, ordonné vice admirai en
Bretaigne, entré en discord avec le capitaine du chasteau de
Brest, principale forteresse de tout le pays, à raison des
(1) Voici bien une preuve que la relation a été réellement com-
posée par Léry.
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 433
fortifications du chasteau, ce discord engendra mescontente-
ment et haine mortelle entre eux iusques à espier les occa-
sions pour se surprendre Tun Tautre. Leur querelle parvint
iusque aux oreilles du roy Henri second de ce nom ; duquel
estoit beaucoup plus favorisé le capitaine du chasteau, que
Villegngnon: qui lui donna très mauvaise espérance de Tissiie
de sa querelle. Il est certain qu'il esperoit abysmer ou du
moins rendre infâme son adverse partie : mais considérant
que peu il avançoit son entreprise, mesme travaillant possi-
ble contre la vérité du faict, ou contre trop grande faveur, des
lors il commence à se desplaire en France, Taccusant d'une
mesconnoissance deshonneste : attendu qu'il avoit consumé
toute sa ieunesse portant les armes pour le service d'icelle.
Il adioustoit d'avantage que son cueur ne pouuoit plus com-
porter d'y faire long seiour et résidence, veu le maigre re-
cueil qu'il avoit receu de ses services passez. Pendant ce
temps, audit lieu de Brest, residoit un commis du Thresorier
de la marine qui frequentoit familièrement ledit Villegagnon.
Ce commis parlant à table et en ses propos familiers d'un
lointain voyage qu'il avoit autrefois fait es Indes Méridionales
en la partie du Brésil : louant grandement la température de
l'air du pays, la beauté et sérénité du ciel, la fertilité de la
terre, l'abondance des vivres, les richesses et grands biens
qui proviennent en la terre, et autres choses dignes de sin-
gulière recommandation, inconnues totalement aux anciens :
ses devis pleurent merveilleusement à Villegagnon, qui par
grand désir faisoit souventesfois repeter les mesmes paroles,
et ia avoit par fantasie envahi l'empire de toute celle terre :
le désir d'aller de iour en iour augmentoit, mais les moyens
ne lui esloyent grands.
// imagine une monarcliie en un nouveau monde.
Car voulant sortir de France en honneur et réputation, il
lui convenoit faire une grande despense, laquelle il n'eust
peu fournir : ioinct que le Roi eust trouvé fort mauvais que
28
i^i HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
sans occasion il eust quitté son service, pour se retirer en
exil volontaire avec un genre d'hommes les plus estranges
eteslongnez d'humanité qui soyent sous le ciel. A ceste cause
par subtils moyens il s'insinua en faveur, faisant entendre à
tous ceux desquels il esperoit grand support et qui pouvoyent
avancer son entreprinse heureusement, qu'il avoit un ardent
désir et affection incroyable de cercher un lieu de repos et
tranquillité, pour retirer ceux qui sont affligez pour l'Evan-
gile en France ; et qu'ayant longuement pensé en quelle part
il seroit bon de se retirer pour éviter les eruautez et tyran-
nies des hommes, il s'estoit souvenu de la terre du Brésil: de
laquelle tous ceux qui y avoyent navigé, louoyent la tempe-
rature, fertilité et bonté, en laquelle on pourroit commodé-
ment habiter.
Fait diverses pour lacheminemeul de son entreprise. Mais
en contrefaisant le chrestien pour tromper le monde j Use
trompe soi-mesmOy et devient ûnalement apostat.
Ceux auxquels il s'estoit adressé, creurent facilement ses
paroles, louans ceste entreprise, digne plustost d'un prince
que d'un simple gentilhomme. Et à la poursuite luy promirent
toute faveur vers le Roy, pour impetrer toutes choses qui
seroyent requises à la navigation, connoissans que ledit sieur
l'auroit pour agréable : attendu qu'elle redonderoit à son
honneur et gloire, et au profit de tout son royaume. Cest
affaire fut sollicité en toute diligence, tellement que bientost
après Villegagnon obtint deux beaux et grands navires armez
d'artillerie, munitions, et autres choses nécessaires, ensemble
dix mille francs pour la despense des hommes qu'il convien-
droit passer avec grand quantité d'artillerie, poudre à canon,
boulets,et armes pour la construction et défense d'un fort.
Ces choses ainsi heureusement obtenues, il composa avec
les capitaines, maistres de navires et pilotes, pour conduire
les vaisseaux et faire la charge du bois de Brésil, et autres
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 435
commoditez en ladite terre. Or il lui restoit à recouvrer gens
fidèles de bonne vie et conversation pour habiter au pays
avec lui : pour à quoi parvenir, faisoit entendre par tous les
endroits oii il pouvoit qu'il ne demandoit que gens craignans
Dieu, patiens et bénins : sachant que de tels il tireroit plus
de seruice et commodité que d'autres, pour Tesperance qu'ils
auroyent d'y voir une assemblée et congrégation de gens de
bien, dediee au service de Dieu. A ceste occasion plusieurs
bons ethonnestes personnages n'estimans rien le long voyage,
ni grandeur des daugers qui peuvent avenir en telle naviga-
tion, ni la soudaine mutation de l'air, ni l'estrange manière
de viure, furent surprins par les belles paroles et douces
promesses de Villegagnon. En outre, il leur convenoit mener
gens de labeur ; et artisans de tous mestiers, lesquels il ne
peut trouver sans grande difficulté, et moyennant grande
somme de deniers : encores la pluspart d'iceux estoyent rus-
tiques, et sans aucune instruction d'honnestelé et civilité,
adonnez à beaucoup de vices et dissolutions impudiques.
Attendant le temps de l'embarquement, souventefois il pro-
posoit à ceux qu'il connoissoit aller avec lui d'une franche
volonté, les sainctes et bonnes ordonnances qu'il esperoit
faire avec leurs airs et conseil au pays de Brésil, se voulant
du tout rapporter (comme il disoit) à la délibération des plus
notables. Et quant au fait de la religion, tout son desin estoit
que l'Eglise qui y seroit establie fust reformée comme celle
de Genève. Et en toutes les compagnies honorables où icelui
se trouvoit, promettoit le semblable : chose qui imprima au
cœur des bons un espoir merveilleux de son entreprinse.
Vrai est qu'aucuns en ingèrent mal, ayans comme ce person-
nage les années précédentes peu reformé en sa vie et conver-
sation, ne pouvant oublier la cruauté des galères dans les-
quelles il avoit esté nourri tout son ieune aage.
Embarquement de Villegagnon,
Sur ceste bonne opinion la compagnie s'embarque dans les
436 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
navires, et les anchres levées font voile du Havre de grâce,
Fan MDLV, le XV de iuillet, après avoir soustenu et outre-
passé plusieurs dangers, difflcultez et accidents fascheux sur
le voyage, comme relaschemens, défaut d*eaux douces, fièvres
pestilentieuses, Texcessive ardeur du soleil, et les vents con-
traires, tempestes et tourbillons, Fintemperature de la zone
torride, et autres choses trop longues à raconter, les susdits
arrivèrent au Brésil terre de TAmerique, en la partie Méri-
dionale où le pol antarctique s'esleve sur Thorizon 23 degrez
quelque peu moins. A la descente des François en terre, les
habitans du pays se trouvèrent en grand nombre pour les
recevoir avec bon acueil : leur faisant présent de vivres du
pays et autres choses singulières, pour traiter avec eux une
alliance perpétuelle.
Son imprudence.
Or partant du Havre de grâce, les passagers ne s'estoyent
point informez si Villegagnon avoit mis vivres dans les na-
vires pour ceux qui habiteroyent en la terre, comme il estoit
raisonnable. Partant arrivez à terre, et connaissans qu'il n'y
avoit vivres pour les sustenter, trouvèrent fort estrange, et
fascheux à comporter de vivre seulement de la nourriture de
celle nouvelle terre, assavoir de fruicts et racines au lieu de
pain, et d'eau pour du vin, et encores en si petite quantité
que c'estoit chose pitoyable à voir, veu qu'un homme seul
eust bien mangé ce qu'on donnoit à quatre.
Le mal qui s'en suit.
Par ce soudain changement, plusieurs tombèrent en gros-
ses et fascheuses maladies, desquelles ils ne se pouuoyent
relever, veu que toutes choses requises aux malades leur
defailloyent, qui indigna des lors beaucoup de personnes
contre ledit Villegagnon, l'accusant d'une insatiable avarice,
ayant espargné l'argent du Roi, et icelui converti en ses pro-
PIEGES JUSTIFICATIVES. 487
près usages, au lieu de remployer en vivres et choses néces-
saires pour la nourriture et santé de tous ceux qu'il avoit
menez en celle lointaine région. Il est certain que les mari-
niers qui estoyent nouvellement revenus de ce pays là,
auoyent donné à entendre qu'il y avoit des vivres en la terre
suffisamment pour sustenter tous ceux qui y passoyent : par-
tant qu'il n'estoit besoin charger les vaisseaux de ceux de
par deçà.
Servitude égyptienne,
C'estoit l'excuse et response que prenoit Villegagnon pour
se purger de celle tache. Et d'autant plus estoyent esmeus
les povres personnes, tant malades qu'autres, d'autant que ce
grand défaut se trouvoit tout au commencement, sans y avoir
aucune considération : tant s'en faut, que pour cela en rien
on leur diminuast le travail, que de iour en iour on leur
augmentoit, autant que s'ils eussent esté bien nourris et sus-
tentez : mesmement en tel pays où l'ardeur du soleil est si
véhémente, que peu de gens le pourroyent croire. Il leur
estoit nécessaire depuis le iour levant, iusques au iour cou-
chant, entendre les uns à rompre des pierres, autres à por-
ter la terre et couper bois, considéré que le lieu, le temps et
l'occasion requeroyent grande diligence, craignant le danger
tant des habitants naturels, que des Portugais ennemis mor-
tels des François en celle terre.
Les artisans conspirent contre celui qui les traite
indignement.
Les artisans, gens de petite considération, et peu ou point
touchez d'aucun honneur, se persuadèrent que la fin serait
fort dangereuse, puisque le commencement estoit tel : et les
plus ingénieux d'entre eux preveurent que s'ils enduroyent
438 HISTOIRE DU BRÉSIL FRA^CÇAIS.
croistre le ioug, lequel leur estoit imposé, estans encore la
plus part sains et dispos, pour le repousser et reietter, il
aviendroit en fin qu'ils en seroyent les plus faschez. Parquoy
ayant fait au complot entre*eux, et assemblé ceux qu'ils
estimoyent dignes d'eslre admis au conseil d'une telle entre-
prise, consultèrent ensemble, par quel moyen ils pourroyent
éviter le cruel ioug de servitude qu'on leur vouloit imposer
contre toutes lois civiles et humaines. Aucuns estoyent d'opi-
nion de se retirer avec les naturels habitans de la terre sans
entreprendre plus outre : les autres estoyent d'opinion con-
traire, assavoir que plutost ils se devoyent rendre aux Portu-
gais qui habitent bien près de là : aucuns, qui furent la plura-
lité des voix, qui souvente fois surmonte la meilleure,
n'approuvèrent les deux susdites opinions, veu qu'elles sem-
bloyent peu advantageuses pour obtenir pleine et entière
liberté. Par ainsi un entre les autres le plus audacieux, leur
remonstra qu'ils s'abusoyent grandement s'ils laissoient
longuement vivre Villegagnon et tous ceux qui le voudroyent
défendre. A ce adioustoit, qu'il leur estoit loisible, veu qu'on
ne se desfloit aucunement d'eux. Cest avis malheureux fut
approuvé de tous, et loiierent le bon entendement de ce per-
sonnage ; des-lors ils le constituèrent chef de toute l'entre-
prise, et ia par fantasie parlissoyent entre eux les dépouilles,
qu'ils esperoyent bien tost amasser. Le iour auquel l'exécu-
tion se devoit accomplir fut assigné, le mot du guet donné,
ils espierent icelui fort à propos en un Dimanche, lors que
chascun s'estoit retiré en sa maison sans aucune desfîance.
Une chose leur sembloit nuire et empescher leur dessein,
c'est assavoir trois soldats Escossois qui estoyent de la garde
de Villegagnon. Ils tentèrent des les induire à leur parti, afin
d'avoir moins de nuisance et empeschement à l'exploit de ce
qu'ils avoyent proposé. Or les soldats Ecossais en estans
avertis, font semblant d'approuver tel acte, alleguans beau-
coup de rudesses qu'iceux avoyent receu dudit Villegagnon,
tant en France que sur le voyage.
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 439
Conspiration descouverte,
Ea ceste dissimulation les Escossois s'informent diligem-
ment de la vérité du iour, de l'heure, du moyen et des com-
plices, pour faire le rapport plus certain. Estans deiiement
instruits, ingèrent l'acte trop inhumain et indigne d'estre celé :
partant s'adressèrent à un des plus familiers dudit Ville-
gagnon, tant pour la connaissance qu'il avoit de la langue
Escossoise, que pour autres considérations : Ils lui déclarent
entièrement la coniuration machinée, les coniurateurs princi-
paux, le iour et l'heure : afln qu'en estant averti on y peut
mettre tel ordre, qu'il en fust mémoire à la postérité. Ainsi
Villegagnon averti, ensemble tous ceux qui estoyent de bon
vouloir avec lui, s'emparent des armes, et saisissent au corps
quatre des principaux coniurateurs, desquels on fit punition
exemplaire, pour retenir les autres dans leur devoir et estât :
deux furent retenus en prison aux chaines et fers, besoignans
aux œuvres publiques iusques à certain temps. Telle fut la
fin de ceste malheureuse coniuration. En quoi Villegagnon
ne peut nier qu'il n'ait esté assisté des gens honnestes qui
s'estoyent volontairement embarquez avec lui, mais depuis il
leur a rendu un très mauvais loyer et guerdon de leur bon
service.
Dissimulation de Villegagnon.
Celle Visitation rendit pour un temps Villegagnon fort
affectionné à la parole de Dieu : et de vrai, il monstroit un
zèle et désir merveilleux de vouloir là establir une Eglise, et
souventes fois souhaitoit quelque bon Ministre pour endoc-
triner sa famille, et instruire tant de povres personnes de ce
pays, qui vivent sans aucune connaissance de Dieu, ne mesme
d'aucune civilité et hpnnesteté. Souventes fois il deploroit sa
condition, se voyant accompagné de si peu de gens de bien,
lesquels combien qu'ils fussent en petit nombre, nonobstant
410 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
luy avoyeot assisté en toutes ses fascheuses rencontres : ce
qui le faisoit penser que sa vie serait plus asseuree entre les
mains des grens vertueux, qu'entre mercenaires iotalonait
despouillez de toute honnesteté et vertu.
// escrii mu ministres de Genève.
A ceste cause en la plus grande diligence qu^il \m fut
possible* fit entendre aux ministres de la viUe de Genève la
nécessité des pasteurs et moissonneors où il estoil : s*estant
relire là seulement pour entendre les lois et «i^onnaDces de
l>ieu. Et attendu que de long temps il avoît conceu une
saîncie opinion de leur vie et leformalion de la religion
Càresiieane. il avoît prins la hardiesse de les prier eomme
ses âreres. de hii voaI«jîr prester secours, &vear. consefl et
akie : aâa qu ils participassenl esgaleinesit aux biens îûAs et
mémoire per\iiirable de Thonaenr içai en pourroit redonder:
pronateitant élire très bon ei honneste lecoeil à ceux qui y
serv^yeat envoyez» tant sor le voy^e qu'andit pays. D reqœ-
rvnt avec un oa deox znînistresw queïqms gens de nksslîec,
mortes oa o^ra. 3e pareille cooocssanee^ obesmes des femmes
et filles pour peupler ^Ile s^arefle terre. Car il preroyoît
qu ;jivec ^mutôe difficulté le pays s'habcteroîl par autre moyen.
P. Rxier ^ G.
tes p^Ks^etcps A? TEgîîse dé t3,îneve ayanfi reeea feelfesiioo-
veîtes. refl^ien; ^rr^ces à Keu ie ^amp&âcat^^a da reçne de
tKH>uv ^Hfi^jEeur lesus^ diux terres âanfi lomlùies ei séparées
>k^ uos>(re hâ^îtacion. Fuus en toofie dtlf^eiBee fini eieeiîaii de
vWu\ Xbati^tres. T^tn 3Lcaxmê iL Pujrre Rûciter a^éde 50 ans.
t^AU4îv V jiptNfuoiîi >L G^ttlfaume OhMtàer de raa^ de A aœ.
UxNx\ e;^>\eat coaniiîv ie saine ei soude docirîae. tf une bonne
\k^ ^s ÎKHKie*jfe* sva^erafiion : ei oufire œia piu^^ieiirs artcsans
ftMXH*; .i^>v^\e^ sK>uc iiire .vmpi^nie aosdîfcs ^busires : entre
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 441
lesquels aucuns estoyent mariez, autres non. La conduite de
ceste compagne fut donnée à Philippe de Corguilleray, dit du
Pont, gentilhomme bien renommé, habitant près delà ville de
Genève : lequel (combien que son aage et sa disposition ne re-
queroyeut d'entreprendre un tel voyage) ne fut neantmoins
aucunement diverti par les choses susdites : ne mesme l'amour
de ses propres enfans et négoces domestiques ne le peurent
empescher de s'employer à la charge à laquelle le Seigneur
Tappeloit. Or passant par la France, pour se rendre à Honfleur
port de mer en Normandie, où les navires les attendoyent, le
bruit s'espand incontinent par le pays. Pour lors les feux es-
toyent allumez (1) par tous les quartiers de France, qui esment
plusieurs personnes de bon zèle et affection, à s'associer à la
compagnie des Ministres. Plusieurs de Paris, de Cham-
pagne (2) et de Normandie, se présentèrent à l'embarquement:
desquels aucuns furent receus, autre non : à (*^use que les
navires n'eussent peu comprendre toute la compagnie qui se
presentoit, tant estoit desia la renommée de celle entreprinse
publiée et manifestée.
A esté obmis ci-dessus que l'ambassadeur de Villegagnon
avoit proposé de bouche beaucoup de choses au grand hon-
neur et advantage dudit Villegagnon, comme de donner
honnestes gages aux artisans, pension aux femmes de ceux
qui seroyent mariez, aux autres entretenemens de toutes
choses qui leur seroyent nécessaires pour la vie : et mesmes
octroi de retourner librement en France, le cas avenant qu'ils
ne se trouvassent bien, ou qu'on ne les voulust recevoir, selon
les promesses faites en pleine assemblée audit lieu de Genève.
(1) Allusion aux exécutions qui signalèrent les dernières années
du régne de Henri II.
(2) De Champagne, car Villegaignon était Champenois ; de Nor-
mandie, à cause de leur esprit aventureux et des voyages pour
ainsi dire réguliers de leurs compatriotes au Brésil. Cf. d*AvBZAC.
Bulletin de la Société de Géographie, 1857.
442 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS».
Estans arrivez en la viHe de Honfleur lieu de leur embarque-
ment, furent recueillis de ceux qui en avoyent la charge, et
réitérées lesdites promesses, qui ia avoyent esté faites avec
ampliation de plus grandes, selon la coustume de ceux qui
ont aftection d'exécuter une entreprise. Le temps du départe-
ment venu, chacun s'embarque dans le vaisseau qui lui estoit
ordonné par les chefs de la navigation. Car aussi il n'eust esté
possible de les loger tous dans un seul navire, sans encourir
un grand inconvénient. Ainsi disposez, desmarent du port de
Honfleur, à voiles haussées se mettent en mer, et en peu de
temps deslaissant les terres de l'Europe, approchent des Isles
fortunées, prochaines de l'Afrique : où ils eurent commence-
ment des douleurs et ennuis avenir. Car deslors on retrancha
leurs vivres fort estroitement, comme s'ils eussent ia esté dix
mois en mer : soit que la faute vinst par le nombre des per-
sonnes, ou par le larrecin des officiers : nonobstant ce^ elle
estoit bien grande. Car les butineries qui furent commises
sur ledit voyage, de là s'ensuyvirent. Les matelots déclarèrent
apertement que c'estoit le défaut des vivres qui les contrai-
gnoit ce faire : et combien que les Ministres leui' remon-
trassent le tort et iniures qu'ils faisoyent aux povres marchans,
les despouillans de leurs biens, et mesme de leurs vaisseaux
(chose si inhumaine que i'ai horreur de la raconter) nonobs-
tant ne rapportèrent que vilaines iniures et calomnies.
Matelots <f accord avec Villegagnon,
Pour resolution on leur repliquoit qu'il leur estoit commandé
par Villegagnon d'ainsi faire : duquel il se sentoyent très bien
avoiiez. Partant les Ministres et autres eurent la bouche close
de là en après, sans oser peu ou point reprendre le faict des
mariniers, et encore, ce qu'ils en parloyent familièrement,
estoit prins en dérision et moquerie. le ne veux ici spécifier
le tort fait aux Anglois (avec lesquels pour lors nous avions
la paix iuree) les pillant de leur argent et marchandises.
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 443
Inhumanité barbare,
le délaisse aussi les Espagnols et Portugais, desquels par
force on print leur navire, avec la marchandise, et les povres
misérables personnes mises dans un autre vaisseau, lequel
pareillement avoit été pillé et saccagé comme à guerre ouverte :
et qui plus est (chose de grande commisération) on les laisse
dans le jit vaisseau sans vivres, voiles, cables, ancre, et même
sans leur basteau,pour du tout les rendre plus misérables. En
fin ne trouvans plus que prendre ne piller, poursuivent leur
roule commencée, pour tendre au Brésil. Ils passèrent la zone
torride , sous laquelle ils endurèrent grandes chaleurs : et
autres incommoditez qui s'y treuveut : et ayans seiourné quatre
mois entiers sur les ondes, bien las et cassez d'un si long em-
prisonnement, arrivèrent à la rivière de ColHgny, en la terre
de TAmerique Australe partie du Brésil, située comme est dit
ci dessus. La trouvèrent Villegagnon fortifié et parqué dans
une isle esloignee de la terre continente, la portée d'une cou-
leuvrine d'un costé et d'autre, selon que la commodité du
temps, des hommes et du lieu l'avoit permis. Car le lieu
qu'icelui avoit esleu pour fortifier, s'estoit trouvé si désert et
despourveu de tout ce qui est nécessaire à un lieu de fortifi-
cation, qu'une puissance Royale eust esté assez empeschee à
le rendre commode pour habiter. Celle rivière dans laquelle
est située l'isle de Colligny, est autant belle qu'aucune autre,
aisée et fort commode pour grans vaisseaux : car de toutes
marées sans danger, tant la nuict que le iour, l'on y peut
entrer. L'entrée est close de deux pointes, n'ayant plus de
demi lieue de large, et de profond, 12 brasses d'eau, elle
s'insinue dans les terres plus de dix lieues : oii elle s'estend
et amplifie en tel endroit, qu'elle a de six à sept lieiies de
large. Elle est semée de plusieurs isles et isleaux de singu-
lière beauté. Ils font entendre que c'est la mer mesme qui
regorge en et par toute celle terre, et dans icelle descendent
444 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
des pays lointains grans et beaux fleuves, très abondans en
toute espèce de poissons dissemblables aux nostres. En la
plus prochaine isle de rentrée (comm i'ay dit dessus) Ville-
gagnon avec sa compagnie s'estoit retii'é pour faire un fort,
selon la promesse qu*il avoit faite au roi Henri. Puis que nous
sommes sur ce propos, ie pense qu'il sera bon de déclarer
par qui et en quel temps, celle rivière, et consequemment
toute la terre a esté descouverte, à cause que plusieurs eslon-
gnez de la marine, ont opinion que Villegagnon a esté le
premier qui est passé en ces pays-là.
La terre Occidentale descouverte.
Or la vérité est, qu'à la descouverte de la terre Occidentale,
qui fut Tau (1) 1497, par Christophle Colomb, aux despensdu
Roi d'Espagne, Americ Vespuce soldoyé par le roi de Por-
tugal, fut envoyé à la partie de midi, oii il reconnut toute la
terre du Brésil continente par longue distance du chemin avec
les Indes occidentales (2). Ce temps fut environ l'an 1500. Les
Portugais desirans habiter les plus beaux ports et havres
qu'ils trouvoyent en la reconnaissance de ladite terre, érigent
une tour de pierre en la rivière de CoUigny, qu'ils nommèrent
pour lors de lanuario, pour ce que le premier iour duditmois
ils y entrèrent. En celle tour lesdits Portugais avoyent laissé
quelque nombre de povres condamnez à mort pour permuter
avec les habitants naturels, aussi pour apprendre la langue.
Après quelques années passées, iceux se portèrent si mal à
l'endroit desdits habitans naturels, que par iceux fut la plus
grande partie exterminée, saccagée et mangée. Les autres
(1) Graves erreurs, sans doute faute d'impression.
(2) Sur la priorité de la découverte du Brésil par les Français et
par les Castillans, V. Revue politique et littéraire 2 mai 1874,
et HuMBOLDT, Histoire de la géographie du nouveau continent,
passim.
PIECES JUSTIFICATIVES. 445
s'enfuirent en haute mer dans un basteau : depuis les susdits
n'y ont osé habiter, car leur nom y est demeuré si odieux,
que iusques au iour d*huy ils ont en délice et volupté de man-
ger de la teste d'un Portugais. Quelque temps après, qui fust,
peut estre^ en Tan M. D. XXV. les marchans François de la
ville de Ronfleur y envoyèrent leurs navires pour traiter avec
les habitants naturels, desquels ils tirèrent du bois de Brésil,
des poyvres et autres marchandises. Iceux composèrent entre
eux une alliance qui dure iusques auiourd'hui, depuis Ton a
continué tous les ans la navigation. Pour telles causes Ville-
gagnon ne peust estre premier descouvreur, ne mesme habi-
tant de celle terre : mais il sufBt avoir traité légèrement de la
description de celle dite rivière, en tant qu'elle est nécessaire
à rintelligence de ceste histoire, priant celui qui en désirera
savoir plus amplement, de lire les livres qui en ont esté faits
exprès.
La bienvenue des Mêles en la terre de I Amérique,
Maintenant retournons à la compagnie parvenue au port
tant de fois d'iceux désiré. Ils descendent en terre le 7 de
mars M.D.LVI. où ils furent receus de Villegagnon et de tous
les siens à grande ioye, faisant démonstration de resiouys-
sance extérieure par tous les moyens qu'il pouvoit inventer,
pour le nouveau secours qui luy estoit venu heureusement et
à souhait. La poudre à canon n'y fust espargnée, ni les feux
de ioye; ni autre chose qu'on observe ordinairement en tels
actes. Les ministres présentent leurs lettres d'élection signées
de L Calvin: ensemble rendent ample témoignage de tous ceux
qui estoyent passez avec eux. Villegagnon ayant leu les lettres
fut grandement consolé et resioui en son entendement, con-
noissant que tant de vertueux et honnestes personnages
avoyent son entreprise en singulière recommandation. Il leur
déclara apertement quelle aflection l'avoit induit de laisser les
plaisirs et délices de France, pour vivre privement en celle
terre : où s'estant veu mal accompagné les années passées,
avoit âupplié mesàieors de G^newe de le vouloir àecourir el
(avonfier. Et d'autant qu'ils avoyeoi îa demoiistré une partie
fie leur boone affectioa, par le nombre des geas qui hiy
estoyent venus de leur part : icelui s'en sentoît d'autant plus
obligé en leur endroit, et deslors avoit telle confiance, qu'ils
continueroyent, veu les bons commencemens qui leur appa-
roissoyent de leur bonne volonté, de quoi il les remotMoit
trr'S afTectueusement. Au reste, quant aux ^lînistres et à leur
compagnie, les pria d'establir la police et discipline de FElglise
selon la forme de Genève, à laquelle il promit, en pleine
assemblée, se submettre et sa compagnie pareillement. Quant
au gouvernement civil, il esleut dix personnes des plus nota-
bles [X)ur le corps du conseil^ auquel il presidoit : devant les-
quels tous les difTerens, tant ecclésiastiques que civils, estoyenl
décidez. Ce voyant les Ministres louent grandement ce bon
propos, et exhortent toute l'assemblée se monstrer modestes
et s^'rviables en toute raison : puis après aussi font entendre
r|ue pour les mesmes causes qu'ils avoyent ià entendues aupa-
ravant, ils avoyent délaissé la France, leur pays naturel,
aucuns leurs femmes et enfans, biens et possessions, pour
iouir du bénéfice de la prédication de l'Evangile, lequel ils
esj)eroyent, avec la grâce de Dieu, pouvoir la prendre pied et
racines : et s'il leur accordoit ce poincl, il ne devoit douter
qu'avec lui ils estoyent prests d'endurer toute extrémité et
langueur (jui se pourroit [iresenter plustost que l'abandonner.
A (|Uïji il fit response qu'il vouloit et entendoit que l'Eglise
fut policée et ordonnée comme celle de laquelle ils estoyent
partis. Car il avoit dos longtemps (comme il disoit) dédié sa
vie i'X lous SOS biens à l'amplification d'icelle : n'ayant plus
aucun dosir do retourner en France. Chacuns oyant telles
paroles, eut un courage merveilleux de s'employer en tout ce
qu'il estoit appelé, comme les Ministres en leur ministère,
lequ(îl ils exerçoient par sepmaines pour le soulagement l'un
(le l'autre, à cause qu'il convenoit prescher une fois tous les
iours, et les dimanches deux fois. Les artisans et autres selon
leur pouvoir, avançoyent la fortification à laquelle on les enl-
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 447
ployoit comme povres gastadous : ce qu'ils ne refusoyent,
tant ils avoyent d'espoir aux promesses dudit Villega-
gnon.
L'ambition de L Coinlacy estudiant de Sorboime.
En ce bon train, avint (qui a esté depuis la source de tout
le desordre qui s'en est suivi) qu'un nommé lean Cointac
estudiant de Sorbonne, lequel estoit passé en la compagnie
des Ministres, d'autant qu'il estoit homme docte et lettré :
poussé d'ambition et d'un fol désir d'estre estimé plus docte
que les Ministres, affectoit l'intendence d'Episcopatpar dessus
iceux, alléguant qu'elle lui avoit esté promise en France. Mais
il en fut débouté comme un téméraire et impudent, estant
depuis mal estimé en la compagnie. Il conceut une haine mor-
telle contre lesdits Minisires, faisant preuve de sa folie en
toutes les disputes et prédications, epiloguant rigoureusement
pour estre veu quelque chose. A la vérité il avoit en appa-
rence extérieure quelque marque de vertu, comme une promp-
titude de bien parler, de faire entendre ce qu'il avoit conceu
en l'entendement, soit en Latin on François. Outre plus, il
s'adonnoit au goust et plaisir d'un chacun, à cause de quoi
Villegagnon l'accosta et presta l'aureille à beaucoup de folles
questions, lesquelles il rapportoit en public, pour estre veu
supérieur, et plus idoine au Ministère, que ceux lesquels
avoyent esté légitimement et par suffrages esleus, selon l'an-
cienne forme de l'Eglise.
Différent entre Villegaignon, Cointac et les MinistreSj tou-
chant la Cène du Seigneur,
Le temps venu que l'on devoit célébrer la Gène (car il avoit
esté ordonné au conseil que tous les mois elle seroit célébrée)
Cointac demande quel appareil on vouloit faire, où estoyent
les vôstemens sacerdotaux, les vaisseaux dédiez et sacrez pour
tel usage : en après, qu'il estoit convenable et nécessaire
448 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
user de pain sans levain, de mesler l'eau au vin, et autres
telles questions. Il confermoit ses argumens par les anciens,
assavoir lustin martyr, Irenee, Tertullian et autres. Les
Ministres insistoyent sur ce, d'autant qu'il n'y a aucun témoi-
gnage en la parole de Dieu, ne mesme exemple, partant il
convenoit se résoudre sur ce que nostre Seigneur lesus et ses
Apostres nous avoyent laissé par escrit. A quoi contrarier ils
eussent esté vous plustost rebelles que vrais enfans. D'avan-
tage, lesdits Ministres remonstrent la promesse qu'on leur
avoit faite, tant en France qu'en ladite terre, pour vivre selon
la reformation qui eètoit au lieu d'où ils estoyent partis. Ville-
gagnon s'adioint à Cointac, et considère les anciens, ausquels
il dit avoir plus d'autorité qu'aux docteurs modernes. Et d'au-
tant qu'il voyoit que Clément prochain des apostres avoit
meslé de l'eau vin, il insista rigoureusement que ladite mixtion
se devoit nécessairement faire, et qu'elle se feroit, veu qu'il
estoit le chef en celle compagnie ; car il ne voyoit rien qui
l'en peust empescher. Les Ministres et la plus grande part de
l'assemblée n' estoyent d'avis que celle mixtion se fist néces-
sairement et mesmes qu'ils ne la devoyent admettre : afin
qu'en aucune manière celle superstition n'entrast en l'Eglise,
qui seroit à l'avenir cause de grands troubles. Pour ceste
cause ils demandoyent que les promesses qui leur avoyent
esté faites, fussent inviolablement gardées. Ils adioustoyent
autres articles, assavoir que tout le pain qui seroit mis sur la
table, lors que le Ministre prononce les paroles, estoit consa-
cré : et par conséquent, s'il en restoit quelque chose demeu-
roit sainct : et qu'il le convenoit reserver précieusement,
comme sainctes reliques, iouxte la forme des Eglises de
Rome. Ces disputes se firent devant l'administration de la
Cène, et s'appointèrent légèrement : pour le moins, les parties
d'un part et d'autre feignoyent estre d'accord : afin que l'usage
de la Cène ne fust retardé à un autre temps. Villegagnon et
Cointac voyans qu'ils ne pouvoyent gagner ce poinct des
Ministres, que de leur faire confesser que c'estoit chose fort
nécessaire, et comme dépendante du Sacrement que la mixtion
PIECES JUSTIFICATIVES. 449
de Teau au vin, secrettement commanda au maistre d*hostel
d'y mesler de Teau selon ce qui seroit raisonnable. Les iours
precedens aux exhortations et presches, les ministres avoyent
admonesté un chacun sonder soy mesme et s*esprouver, pre-
mier que de se présenter à ce sainct banquet : et en particulier
ils en tirent très bien leurs devoirs.
Cointac et Villegagnon font confession de leur foi.
Or pourceque Cointac s'estoit trouvé fort estrange en dis-
putes et en ses mœurs mal reformé : d'avantage qu'il avoit
confessé à quelques uns, qu'il tenoit un bénéfice en France,
l'un des ministres le pria de rendre confession de sa foi
publiquement, afin que toute la mauvaise opinion qu'on pou-
voit avoir de lui, puis après demeurast du tout esteinte : ce
qu'il fit sur le champ, au grand contentement de tous. Ville-
gagnon semblablement ce iour rendit publicque certification
de sa foi, bien ample et saincte, de laquelle chacun se trouva
fort content.
Cointac derechef irrité par le commandement du Ministrei
et voyant qu'à lui seul on s'estoit adressé : retint en son cœur
une mauvaise affection. Nonobstant ce, la Cène fut adminis-
trée à Villegagnon, Cointac, et tous autres qui sembloyent
eslre dignes : avec protestation d'appointer tous les troubles et
différents qui estoyent ia esmeus entre eux.
Peu de iours après, Cointac se plaignit privement à Ville-
gagnon de l'iniure qui lui avoit esté faite par le Ministre en
pleine Congrégation : et renouvelant les questions comme ia
assopies, eux deux cerchent occasion de calomnier .l'institu-
tion de l'Eghse : ils confèrent les anciens avec les modernes,
et cottent la différence : et réduisent en catalogue certains
articles, qu'ils affermoyent estre très nécessaires à retenir.
1/ Eglise de Genève gouvernée par Villegagnon et Cointac, *
Et d'autant qu'ils consideroyent que l'Eglise de Genève les
avoit censurez,ils la déclarent mal gouvernée et mesme admi-
29
450 HISTOIRE DU BRESIL FRANÇAIS.
nistree par hérétiques. Toutefois ils n'admettoyent tous les
poincts de la Papauté, en laquelle ils confessoyent avoir de
grands abus, pareillement vouloyent retenir ce qui leur sem-
bloit bon des Allemans, et de leur fantasie adiouster ou
diminuer, ayans affection de faire une secte nouvelle.
Articles de Villegagnon et Colntac.
Ces articles estoyent, « que le baptesme se devoit faire avec
du sel, du crachat et l'huile : Le pain de la Gène, estre con-
sacré seulement par la prolation du prestre, sans avoir esgard
à la foi du recevant : qu'il estoit nécessaire porter icelui pain
consacré au malade s'il le requeroit », et autres, qui seroyent
trop longs à raconter. Desquels articles de iour en iour s'aug-
mentoyent les disputes fort aigrement. Le mauvais commen-
cement fut grandement favorisé de quelques remonstrances
faites par aucuns, qui pour lors ne pensoyent que la consé-
quence en fust si grande qu'elle a esté depuis. Lesdits firent
entendre à Villegagnon que le bruit estoit grand en France,
qu'il estoit passé grand nombre de Luthériens dans ses
navires, qui pourroyent esmouvoir le roi Henri à lui donner
beaucoup d'ennui, comme de proscrire son bien, retenir ses
navires, empescher qu'homme ne lui donnast secours. A quoi
il pensa bien long temps, et imaginant que cela se pourroit
faire, délibéra d'y pourvoir.
Villegagnon dément le Ministre.
Quelques iours après on fit deux mariages où la plus part
des capitaines, ministres et officiers de marine, et des mate-
lots, se trouvèrent en grand nombre. Ce iour Richer estoit en
sa sepmaine, et avoit en son texte le baptesme de Saint lean,
déclarant ce passage touchant les traditions humaines par
lesquelles ce S. Sacrement a esté corrompu : et y insista fort
longuement appelant ceux qui avoyent introduit le selj cra-
chat, et huile, faussaires et malavisez. Villegagnon (la predi-
PIECES JUSTIFICATIVES. 451
cation finie) en grande colère devant rassemblée dément
Richer, et proteste contre lui, que les susdits qui avoyent
introduit lesdites cérémonies estoyent plus gens de bien que
ledit Richer et ses semblables : et quant à lui il ne vouloit
délaisser ce qui avoit esté ia observé par plus de mille ans
pour s'adioindre à une nouvelle secte Calvinienne. Reaucoup
d'autres iniures et fols propos furent tenus ce iour d'une part
et d'autre. Ledit Villegagnon protesta de là en après, de ne
plus assister aux prédications et prières, voire mesme de ne
manger avec eux. Richer désirant faire entendre les paroles
qu'il avoit dites en preschant, pour se purger des calomnies
que Villegagnon et Gointac lui imposoyent, ne peut estre ouï.
Toutes fois les plus apparens de la compagnie desplaisans
grandement de tels discords, persuadèrent aux parties, après
longues remonstrances tant d'une part que d'autre, de traicter
quelque bon accord : ce que Villegagnon et Gointac promettent
faire, moyennant que les articles mis en contention fussent
rais en ordre, et envoyez aux Eglises de France et d'Alle-
magne, pour décider : et pour ce faire plus seurement, le
plus ieune Ministre dit Ghartier, fut esleu pour les porter.
Geste fraude fut controuvee pour s'en defiaire, comme Ville-
gagnon a depuis confessé (1). Gependant Richer qui demeu-
roit, auroit liberté de prescher à telle condition qu'il s'abstien-
droit d'user des sacremens, et de parler contre les articles
mis en contention.
Gombien que telles conditions semblassent iniques et fort
preiudiciables à l'Eglise, neantmoins pour acheter la paix,
toute la congrégation les receut, espérant que les dessusdits
garderoyent inviolablement la resolution qui viendroit des
Eglises, tant de France que de Suisse. Mais ils avoyent
auti'ement résolu entre-eux car ils entendoyent ne recevoir
aucune chose qui fust décidée de la part desdites Eglises,
(1) Notez que de tout temps la vraye administration des Sacre-
tnens a despieu aux supposts do Satan. (Note de Lory.)
ain.^ seulement de la Sorf>*^3ne de Paris. Villegagiion se
void en Cr:dîflfer'>Qt âueiia^eaieat coatmiat, et empesché, al-
Urnrlij que le^i navires qoi avoyeal apporté iesdits passagers
CâtoyeDt eacores là prests à partir, s'il east empesché tout
îacontîœat /comme plus après il a fait> de ne prescher. Par
sa promesse il devoît renvoyer toute ladite compagnie en
paix, comme ils estoyent veans, qui loi lîist tourné non seu-
lement à deshonneur, mais aussi à son grand desavantage :
car il fut demouré seul en proye aux habitants naturels et aux
Portugais. Pour couvrir son mauvais vouloir, il faisoit enten-
dre à chacun, qu'il ne demandoit que le repos et union de
TEglise : pareillement pour ne perdre la bonna réputation
qu'il avoit acquiseen France par lettres, il declaireà chascun
qu'il s'oblige de tenir la résolution des poincts, dont ils s'es-
toyent trouvez en contention.
En attendant le département des navires pour conformer
l'alliance de parfaite amitié entre Villegagnon et Ck)intac,
cestui s'amourache d'une ieune fille de Rouan, qui avoit
succédé à quelque bien, par la mort d'un sien oncle décédé
audit lieu du Brésil : il la demande en mariage, et lui fut
accordée avec grandes promesses avantageuses de ne la
laisser iamais en nécessité. Cointac fut espousé en l'Eglise
par Richer. Bien tost après les navires départent du Brésil,
pour retourner en France, dans l'un desquels Chartier et
(]uelques autres s'embarquent, chargez des articles susdits,
(lesquels ils devoyent envoyer la response dans six mois
après estre arrivez en France. Villegagnon et Cointac voyans
(iu(î Tospoir do retourner à ceux qui restoyent avec lui, leur
ustoit totalement osté, confessa publiquement qu'il ne tien-
drait aucune résolutoin, si elle n'estoient issue de la Sor-
bonno. Et avec ce adiousta beaucoup d'autres articles,
auxquels Cointac ne se trouva accordant : comme en la
transsubstantiation du pain de laCene, invocation des saincts,
prière pour les morts, purgatoire, et le sacrifice de la
messe.
Des lors aussi Cointac se deslia de Vilkîgagnon par ce
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 453
q'uil ne lenoit les promesses qu'il lui avoit faites. Le la))eur
des povres artisans s'augmentoit, n'ayant aucun esgard à
Textrême famine qu'ils enduroyent : quelques-uns desdits
artisans voulurent remonstrer leurs raisons, mais ils en fu-
rent déboutez si rudement, et avec si grandes menaces, que
depuis ils n'osoyent ouvrir la bouche pour en parler : seule-
ment ils se retiroyent vers du Pont et Richer, sous la foi
la foi desquels ils estoyent passez en cette terre : lesquels se
voyans totalement abusez en Villegagnon deploroyent leur
condition misérable. Icelui desdaignoit les prédications de
Richer, tantost voulant qu'il preschat d'un, tantost d'autre :
ce que nonobstant ne peut iamais obtenir d'icelui. Parquoi il
s'en absenta, et quelque partie de sa compagnie : car la plus
grande partie de l'assemblée trouvoit si mauvais ce qu'il
avoit ia suscité, que peu de gens avoyent opinion que les
afaires de la religion par après se portassent bien.
Source de la haine de Villegagnon contre Thoret,
Il ne sera hors de propos de raconter un fait qui inconti-
nent survint, les navires parties de ceux de la compagnie de
Genève. Il y avoit un nommé le Thoret, homme de bon en-
tendement, ayant fait profession des armes en Piémont par
un long temps. A ceste cause Villegagnon le posa capitaine de
sa forteresse à la première distribution de ses estats. Il lui porta
quelque temps bonne amitié, mais après avoir connu qu'il ne
pouvoit fleschir de son costé, autant qu'il l'avoit aimé, autant
le desaima : et à petite occasion lui donna beaucoup d'ennuis.
Le faict est tel : quelques sauvages estans venus au fort, pour
recevoir payement de quelques esclaves qu'ils avoyent vendus
à Villegagnon furent envoyez au receveur des marchandises
venu de Paris en la compagnie susdite, qui s'appeloit la Fau-
cille, duquel comme les sauvages ne pouvoyent avoir raison,
derechef signifient à Villegagnon qu'ils se vouloyent retirer
en leurs villages, partant qu'il leur fit délivrer leur paiement.
Villegagnon donna la charge à Thoret : lequel, comme il
454 HISTOIRE DU BRÉSIL FRAPPAIS.
cuidoit remonstrer audit receveur qu'il faisoit mal de se fairs
chaperonner pour si peu de chose, ils entrent tous deux en
cholère telle, que ledit Thoret provoqué par les réponses de
la Faucille, lui donne un desmenti. Or le conseil avait fait
ordonnance que nul n'eust à desmentir plus grand que soi,
ou son compagnon, à peine de faire réparation d'honneur un
genouil en terre, le bonnet au poing, et suspendu de son of-
fice et estât, si aucun en avoit, pour trois mois.
Villegagnon et Gointac ayant oui le desmenti, provoquent
ledit receveur (qui autrement estoit prest de se reconcilier) de
demander réparation d'honneur selon l'ordonnance. Ils lui
forment sa complainte, et au iour du conseil fait appeler
Thoret, qui trouvoit estrange que Villegagnon se formalisoit
si avant d'une chose que lui-mesme devoit composer prive-
ment, attendu qu'elle estoit provenue pour son service. Et
neantmoins Villegagnon avoit le fait si affecté qu'il sembloit
estre iuge et partie. Nonobstant Thoret se présente au con-
seil, où il confesse avoir donné ce desmenti, lequel il vouloit
maintenir estre bon, en tant qu'il avoit esté par trop pro-
voqué par ledit receveur. Sur ce requeroit Thoret que l'ordon-
nance fust sans passion considérée, à laquelle il se subraet-
toit. Aucuns du conseil estoyent d'avis que ce difiTerent fust
appointé par deux arbitres : car ils trouvoyent tous les deux
en faute, tant celui qui avoit donné le desmenli que celui qui
Ta voit provoqué par iniures, et propos deshonnestes. Leur
avis estoit que l'ordonnance se devoit exposer plus ample-
ment, afin que si les deux estoyent coulpables, ils receussent
les mesmes peines contenues en ladite ordonnance. Villega-
gnon et Gointac n'approuvent tel avis, ains au contraire
insistent sur l'ordonnance, laquelle devoit avoir lieu, autant
que le défendeur confessoit l'iniure, et combien que la plura-
lité des voix conclud qu'ils se devoyent reconcilier ensemble
par arbitres, ce nonobstant Villegagnon prononce que Thoret
seroit condamné aux peines contenues dans l'ordonnance. A
quoi à grandes difflcultez et prières condescendit Thoret
homme vaillant et adroit aux armes : connoissant que le
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 455
iugement estoit fait par ses propres ennemis. Toutefois il
obéit à la prière de Richer et du Pont qui le prièrent de
prendre patiemment le tort qu'on lui faisoit. Ayant satisfait à
tout ce que ses ennemis vouloyent craignant troubler l'Eglise
fut suspendu de la capitainerie pour quelque temps : pendant
lequel Villegagnon et Cointac se moquoyent de la patience de
ceux de Genève, qu'ils appeloyent pusillanimes : et se van-
toyent qu'ils avoyent fait faire amende honorable à Thoret, et
prenoyent ce comme note et marque d'infamie. Laquelle mo-
querie et indignation Thoret porta si impatiemment, que
d'un grand desplaisir s'avisa de passer un bras de mer de
deux lieiies, le plus secrettement qu'il peut sur trois pièces de
bois liées ensemble : pour trouver passage en un navire de
Breton, qui estoit à un port distant de là trente lieiîes, oii il
fut fort bien accueilli du capitaine.
L Eglise des ûdeles réduite en grande extrémité.
De là en après Villegagnon voyant avoir acquis un tesmoi-
gnagede cruauté, poursuivit le reste de ce qu'il esperoit
mettre à exécution , si l'heur le favorisoit comme il avoit
commencé. Car la grande modestie et patience des povres
personnes accrurent tellement l'audace de son cœur, que plus
il ne pensoit que ruiner, mesler, et renverser sans dessus
dessous tout l'ordre Ecclésiastique et Politique, lesquels lui-
mesme avoit en une si saincte affection érigé, establi, et
confirmé.
Premièrement il déclare le conseil nul, disposant les affaires
communes selon les désirs de son cœur. Il fait inhibitions et
défenses à Richer de ne prescher plus, ne de s'assembler
pour prier, si ledit Richer ne changeoit les prières mal fon-
dées, comme il disoit. Certainement il esperoit les réduire à
telle extrémité, qu'ils consentiroyent à introduire nouveile
religion forgée en son cerveau. La désolation estoit grande
en la compagnie pour les troubles esmeus, et mesmes en un
temps auquel il n'y avoitaucun moyen de retourner en France.
^Àux^ i^ '* ^jf^ipk^'XL^ -^ 2:i»saiiés il ^enr désaû fniTri^ or
r:vt v>:2»i;^i9dr c:;'^tï::::^ii^tiî ik &e faââéai c&^âontî» des
u^éfi^^ *X f:;iek^ ^ fx^e^CTr Iie?s aarriresâ pfrdiskin. Si aupiës
p<nT^ pervys^k^ f<rire&l en perplexité, eeax-ô y estoycal
f»çrfi »Y»at fi<>«ifrez : car de toutes leurs requestes plos que
raiii/ifïX)iaJ>les , lamaô» cm ne knr en Tooliit ottiover une
Vill^iifjnon empes^y: Jes ûdeles de sortir deTÂMoeriqae.
yisûn prjrndant leurs altercations, arriva on navire François
d/; la ville du Havre de Grâce, non de ceux de Villegagnon,
ni de SOS alliez : le capitaine duquel se monstra assez &vo-
rable k du Pont et i Richer, et avec icelui composèrent
moyennant la somme de cent escus, pour seize personnes, de
laquelle muiine se foisoit solvable du Pont pour tous les
autren. Il restait aussi d'obtenir leur passe-port et congé, car
autrement le capitaine ne Teust fait. Villegagnon ayant en-
UmtXn que le passage estoit accordé dans le navire nouvelle-
ment yenn^ fut grandement indigné contre le capitaine, le
voulant empescher de charger son navire des commoditez
Ai*M s«uvages : mais lesdits sauvages avoyent ia promis audit
capitaine et h bch offlciers de leur fournir ce qu'il demandoit.
Villegagnon refusa le congé que lui demandoit du Pont et
Kichor, alléguant qu^ils avoyent promis de lui tenir compa-
gnie, iijK({uos à la venue de ses navires : ce qu'on lui accorda
(mtre vrai, si de sa part il n'eust violé ses premières pro-
niosHoSy leur ayant, contre sa foi, fait défense de neprescher,
ni mosmo prier Dieu en sa compagnie : qui estoit les priver
PIÈGES JUSTIFICATIVES. 457
du plus grand bien qu'ils eussent seu souhaiter. Considéré
aussi que les iours passez il leur avoit tenu des termes si
rigoureux, tendant du tout à les exterminer, ils avoyent esleu
un moyen fort propre pour lui et pour eux, par le navire qui
estoit nouvellement arrivé. D'avantage, allèguent qu'ils trou-
vent fort estrange que les iours passez il les vouloit chasser,
tost après les retenir : enfin conclurent avec lui qu'ils vou-
loyent se retirer en France, congé ou non : parquoi qu'il y
avisast : et usèrent de paroles rudes, par lesquelles ils de-
claroyent que d'autant il avoit faussé sa foi, et apostatisé de
la religion, ne les connoissoyent plus pour leur seigneur,
mais pour tyran et ennemi de la republique. Villegagnon
oyant parler si audacieusement, leur donne congé en telle
forme qu'ils voulurent^ et leur enioint de sortir de son isle le
plus tost qu'il leur seroit possible. Au départ il n'y eut coffre,
malle, ne paquet, qu'il ne visitast^ cerchant occasion de les
surprendre en larrecin. Les artisans avoyent aporté quelques
utils de leur mestier, semblablement le ministre et du Pont,
livres pour leur particulier estude; Villegagnon ravit et
saisit le tout, disant qu'il lui apartenoit, comme estant acheté
de son argent, et selon une ordonnance qui avoit esté faite au
conseil, lorsque le tout estoit en son entier.
Touchant un menuisier et un tourneur.
Tout le bagage ne se peut transporter en une barque à une
fois : pourtant deux demeurèrent attendans le second voyage
du basteau, leurs besongnes estant sur la grève. L'un des
deux estoit tourneur, l'autre menuisier. Villegagnon visite
les besongnes du tourneur, où il trouva quelques vaisseaux et
coupes tournées de bois d'ebene, lesquelles ce povre homme
(qui avoit charge d'enfans) avoit faites les iours qu'il ne be-
songnoit point pour ledit Villegagnon, afin d'en retirer
quelque pièce d'argent estant arrivé en France. Comme icelui
Villegagnon ne pouvant plus contenir la rage dont il estoit
transporté, lui imposa qu'il était larron, d'avoir fait tels vais-
458 H1ST0IRB DU BRESIL FRANÇAIS.
seaux de son bois, et leva deux ou trois fois le poing pour
le frapper. Toutefois pour ce que quelqu'un de ses familiers
Tapperceut, il se contint pour cette fois : neantmoins il se
vengea sur les coupes, lesquelles il cassa et froissa aux
pieds, blasphémant et despitant le nom de Dieu. Estant revenu
à lui, et sa cholere passée, eust souvenance que le tort qu'il
avait fait à ce povre homme estoit fort grand, et seroit un
argument à la postérité d'un cruel et barbare faict, et tesmoi-
gna aux autres de la compagnie, que s'il eust cuidé estre le
plus fort, il les eust tous fait passer au fil de l'épée. Il iugea
que la mémoire do ce grief seroit esteinte s'il fcdsoit restitu-
tion de quelque chose au tourneur pour le dommage
qu'il avoit fait : et commanda à celui qui le porta, de
l'excuser.
Révolte de Villegagnon qui avoit instruit les autres.
De tous ces troubles et mutations, les gentilshommes,
familiers et serviteurs de Villegagnon furent grandement
contristez, attendu que la plupart d'iceux avoyent esté par
ledit Villegagnon catéchisez et instruits la première et seconde
année : et avec lesquels il avoit résisté à tant de contrarietez
qui se presentoyent au commencement : lesquels aussi estoyent
tesmoins des premières fascheries, rebellions et conspirations
desquelles le Seigneur l'avoit garenti. Icelui Villegagnon les
voyant affectez à l'opinion de Richer, s'estudie pour les dis-
suader de ne suivre l'heresie des modernes qui est totalement
répugnante (comme il disoit) aux traditions des premiers
Pères, lesquels nous avoyent délaissé une forme selon les
préceptes des Apostres. Premièrement par douces paroles et
gracieuses les cuida rendre à sa dévotion : puis voyant qu'il
n'avançoit beaucoup, usa de grandes menaces et mauvais
traitement aux uns, aux autres commission d'aller descouvrir
des terres bien loin de là. Enfin il n'oublia rien pour les
divertir de la bonne opinion qu'ils avoyent conceu, espérant
obtenir par rigueur, ce qu'il n'avoit peu par douceur et
amitié.
PIÈGES JUSTIFICATIVES. 459
Le lieu où se retira la compagnie du Pont et Richer estoit
en terre continente distante du fort de CoUigny demie lieu, au
village que les mois précédons avoyent construit quelques
povres François que Villegagnon avoit chassez de son isle,
comme bouches inutiles. Entre lesquels estoit Gointac , qui
s'apercevoit du mal provenu de son ambition : car il estoit
délaissé du tout de celui duquel il esperoit recevoir grande
courtoisie et honnesteté : deietté en terre avec les sauvages,
comme personne de nulle valeur. Il iette souspirs, regrets, et
déteste le iour et l'heure que iamais il avoit eu connaissance
de Villegagnon.
Humanité des sauvages.
Du Pont, Richer, et leurs compagnons vivoyent des vivres
que les naturels habitans leur apportoyent : comme racines,
fruicts, poissons et quelques légumes qu'ils achetoyent de
leurs chemises et vestements, à cause qu'ils n' avoyent aucunes
marchandises, ni moyen d'en recouvrer, et ce en attendant
que leur navire fust prest. D'autre part Villegagnon voulant
empescher le capitaine du navire de ne passer les susdits,
il les accuse de grands et énormes crimes tant aux officiers
qu'à quelques matelots qu'il voyoit ia murmurer. Telles
calommies esmeurent une sédition entre les dits officiers et
matelots. Les officiers vouloyent tenir leur promesse, consi-
déré qu'il leur en provenoit une grande somme de deniers :
les matelots au contraire, qui ne participoyent à icelle, resis-
toyent de tout leur pouvoir.
Inhumanité et fureur estrange de Villegagnon vray sauvage
entre les sauvages.
Villegagnon cependant, voyant que son entreprise peu
s'avançoit, et qu'en vain il travailloit de révoquer ce qu'il
avoit planté en ses serviteurs, cerche les occasions d'exécuter
une mauvaise volonté, pour donner exemple aux autres de ne
460 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
demeurer trop pertinax en leurs opinions. Il s'adresse à un
sien maistre d'hostel qui l'avoit servi depuis le iour de son
embarquement, et en ses fascheuses fortunes très fidèlement
subvenu : il cerche beaucoup de petites choses sur son estât,
ausquelles le maistre d'hostel satisfait suffisamment : lui res-
pondant le plus gracieusement qu'il peut, le supplia, d'autant
qu'il connoissoit que son service ne lui estoit agréable, aussi
qu'il n'y avoit aucun reste d'Eglise, de lui donner congé de se
retirer en France avec les autres : ce qu'il diffère fort longue-
ment, le menaçant de lui faire donner les estrivieres ou les
chaisnes au pied; en fin ennuyé des requestes ordinaires dudit
maistre d'hostel, le ietta rigoureusement hors de son fort,
sans avoir esgard à trois années de son service : et qui plus
est, n'eust honte de lui ester quelques vestemens qu'il lui
avoit donnez, estant à son service. Huit iours après, celui qui
avoit esté mis en la place du susdit, à cause qu'il reprenoit
ceux qui iuroyent et blasphemoyent, et s'employoit de tout
son pouvoir à reformer la vie dissolue des domestiques dudit
Villegagnon sur lesquels il avoit authorité, fut soudainement
accusé d'estre un ministre, et outre ce qu'il évita un nombre
infini de coups de baston ou les chaisnes de fer, endura
beaucoup d'autres iniures et mauvais traictemens, perdit
beaucoup de ses besongnes, et fut chassé bien rudement :
lequel se retira avec du Pont et les autres.
Comment lespovres laboureurs y estoyent traitez.
On peut reciter encore un autre acte autant vertueux que
les autres. Il avoit au commencement mené avec lui plusieurs
personnes de labeur à ses gages pour le temps de deux ans;
dedans lequel plusieurs moururent accablez de labeur, et
atténuez de famine et langueur : autres, desquels la nature
estoit plus robuste, résistèrent mieux ausdits assaux : combien
qu'un iour attendant la fin de leur terme, leur semblast un an
entier, en tant que sans relasche immodérément ils travail-
loyent, et mesme sans estre sustentez que d'une farine de
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 461
laquelle i'ay parlé ci dessus, encores n'en avoyent-ils à la
quatrième partie de ce qu'il convenoit à sustenter nature :
avec ce, leur breuvage estoit d'une eau puante et infecte,
d'une sale cisterne plustost poison au corps humain que nour-
riture. Un de ceste compagnie ne pouvant plus supporter la
nécessité, pria Villegagnon de le laisser aller vivre avec les
sauvages : ce qu'il lui accorda, moyennant qu'il quitteroit ses
gages, et de ce passeroit acte devant le notaire : à quoy con-
sentit pour obtenir liberté. Ayant seiourné quelque temps avec
les sauvages, donne tous ses vestemens pour vivre : quand il
n'eust plus rien que la chemise, les sauvages le chassent ne
lui donnant plus que vivre. Ce povre fut réduit en si grande
extrémité qu'il mangeoit l'herbe, et toute sorte de fruicts
indifféremment, sans connoistre ce qui lui estoit profitable ou
contraire : en ceste grande langueur manda plusieurs fois à
Villegagnon qu'il print compassion de lui pour l'honneur de
Dieu : mais iamais il n'eust response. Un matin on le trouva
mort de faim sous un arbre. Ceux de la terre vivoyent en
grande destresse, tant pour le défaut de marchandise que
pour le long seiour qu'il leur convenoit faire attendans leur
navire. Et d'abondant les matelots leur signifient qu'ils ne
pouvoyent passer, s'ils ne faisoyent provision chacun de deux
boisseaux de farine, qui leur fut un ennui bien grand, consi-
déré qu'ils n'avoyent moyen d'en acheter : et mesmes qu'il y
avoit grande nécessité en la terre. Nonobstant ce, chacun
essaya de donner ce qu'il leur restoit d'habillemens, pour
satisfaire à la requeste des matelots : car leur affection estoit
si grande de sortir de celle fascheuse servitude, que volontiers
ils se fussent obligez à toutes conditions, voire presque
impossibles.
Rapports pour troubler la compagnie.
Comme ces choses se passoyent, ceux qui alloyent de la
part de Villegagnon à la compagnie de du Pont, rapportoyent
des propos bien légers, assavoir que Villegagnon estoit
grandement desplaisant qu'il n' avoit sacrifié tous les seize : et
462 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
mesme adioustoit, que s'ils tomboyent encore une fois en sa
main, qu*il leur feroit bien sentir. D'autres semblablement
rapportoyent de la part de du Pont et Richer qu'ils blasmoyent
leur pusillanimité d'avoir comporté si grandes iniures d'un
tyran, lequel on ne devoit laisser régner non plus qu'une
peste. Et après adioustoyent lesdits faux rapporteurs, que les
susdits passagers se vantoyent de retourner bien accompagnez
et ordonnez pour le chasser lui et ses complices. Certainemenl
la plus grande partie estoit controuvee : et telles pestes sont
très dangereuses aux Republiques et gouvernement des
Royaumes : car par icelles elles sont destruites et désolées.
Les susdits rapporteurs en aigrissoyent par trop les deux
parties, car ils y adioustoyent foi, comme si c'eust esté une j
chose bien vérifiée. Or puisque Richer et du Pont s'en retour-
noyent en France, Villegagnon pensant prévenir la vérité que
rapportoyent les susdits estans de retenue, et que la bonne
renommée, qu'il avoit acquise les années passées, en un ins-
tant seroit supprimée : s'advisa de faire un recueil de certains
poincts qu' avoit preschez Richer, et à iceux faire response
pour contenter les Papistes, puisque il se voyoit desfavorisé
de l'autre part. Et attendu qu'il n'estoit bien memoratif du
tout, il instruit un sien familier (qui par grandes menaces
s' estoit révolté avec ledit Villegaignon) et lui donne commis-
sion de savoir de Richer, quelle estoit son opinion touchant
le Sacrement et autres articles que ce personnage proposa,
feignant d'avoir désir d'estre enseigné : mesmement sur cer-
tains poincts desquels il n'estoit bien résolu : considéré qu'ils
estoyent prest de leur département. Richer ne fait scrupule
de lui dire de bouche ce qui lui en sembloit. Ce personnage
fait registre de toutes les responces, et sans les communiquer
à Richer, les présente à son maistre qui les a espluchez et
calomniez comme bon lui a semblé. Il est certain que si
Richer eust esté adverti que Villegagnon demandoit son opi-
nion pour y respondre, il eust rédigé par escrit lui mesme
avec meilleur ordre, et doctrine plus solide, qu'elle n'est
insérée au livre dudit Villegagnon*
PIECES JUSTIFICATIVES. 463
Eln ce mesme temps comme Villegagnon preuveust que beau
coup de sa compagnie le pourroyent laisser pour le mauvais
traitement qu*il leur faisait, aussi pour la mutation de la reli-
gion, iugea qu'il serait bien à propos de les eslongner les
uns des autres, en envoyant les uns dans un navire en la rivi-
ère de Plate, tendant au Pol anlartique plus aval 500 lieues,
dans lequel il posa dix huit personnes et deux pages pour les
servir. Il avait establi capitaine un sien fidèle serviteur, et
pour maistre, un marinier qui avoit esté retenu du dernier
voyage, adonné, selon la complexion des mariniers, à tous
vices, et ne faut croire qu'il fut de la partie de du Pont et du
ministre: mais homme voluptueux, n'ayant aucune crainte
de Dieu.
Celle descouverture se faisoit tant pour faire absenter la
compagnie, afin qu'elle se peust adioindre avec les autres
(comme il avoit opinion) que pour cercher quelque mine d'or
ou d'argent, prétendant par tel moyen gratifier le roi Henri.
Acte exécrable dun marinier.
Le jour précèdent qu'ils devoyent partir, il fut dénoncé au
Capitaine, que le maistre du navire avoit violé un sien pa-
rent, ieune enfant. Ce fait exécrable troubla le capitaine et son
équipage merveilleusement : considéré que c'estoit sur leur
département. Toutefois le capitaine ayant interrogé le mari-
nier, lequel ne voulut confesser son crime, l'envoyé à Ri-
cher, lequel estoit touiours ministre, nonobstant que Villegai-
gnon lui eust donné congé : car il ne fut iamais déposé. Le
Ministre dénonce au marinier la grandeur de son péché, et le
iugement horrible de Dieu sur ceux qui commettent tels cri-
mes. Le marinier appréhendant le iugement de Dieu tombe
en grand fantasie de desespoir, se voulant ietter en mer, et
perdre malheureusement sa vie, déclarant extérieurement
qu'il estoit desplaisant d'avoir fait et commis tel acte. Richer
fut d'avis, voyant sa repentance, que le capitaine le pourroit
mener au voyage, le menaçant fort de iour en iour de la
464 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
mort, s*il ne se declaroit et monstroit estre vrayement des-
plaisant de tel faict. Partant le lendemain le capitaine part avec
le maistre du navire, attendu aussi qu'il n'y avoit que lui qui
eust connaissance des manœuvres et pilotages dudit navire.
Quant à ce qu'on a voulu dire que ledit Richer lui avoit or-
donné l'absolution pour un bail de poivre, il appert du con-
traire, par ce qui a esté prouvé: car ledit marinier estant
revenu de son voyage, et souffrant la mort, a déclaré devant
Villegagnon et plus de cinquante autres personnes dignes de
foi qu'il n'estoit point vrai : mais bien que quinze iours aupa-
vant qu'il fust accusé de ce faict, il avait vendu à du Pont et
Richer un caque de poivre, qu'ils lui avoyent très bien payé,
voire plus qu'il ne valoit. Les tesmoins ont vescu longtemps
depuis, et aucuns en France.
Le département de plusieurs fidèles en la terre du Brésil,
Le capitaine du navire des passagers ayant chargé son
vaisseau de toutes les commoditez qu'il peut recouvrer, fait
embarquer tous ses gens avec du Pont, Richer et autres qui
estoyent en nombre de seize. Le navire appareillé fît voile
de la rivière de Golligny pour se mettre en mer, au grand
desplaisir et mescontentement de Villegagnon et d'aucuns
mariniers, lesquels avoient esté sollicitez pour empescher le
retour : ou pour le moins leur donner tel ennui, par le che-
min, et en France, qu'il en peust estre mémoire de là à long
temps. Les susdits matelots estoyent simples manœuvriers
dans ledit vaisseau qui ne participoyent au profit et rapport
du navire, partant empeschoyent que les dits passagers s'em-
barquassent: attendu le peu des vivres qui rest oient pour un
si long passage. On disoit que Villegagnon en avoit pratiqué
cinq des plus vicieux, auxquels il avoitpromis grand avantage,
pourveu qu'estans arrivez en France ils livrassent du Pont et
Richer à la iustice : ce qui a esté vérifié depuis. Ce navire
ayant prins la haut mer vingt cinq ou vingt six lieues, com-
mença à puiser beaucoup d'eau (ou pour avoir esté trop chargé.
JUSTIFICATIVES. 465
OU de vieillesse) en telle abandance, qu'un chacun eut grand
peur et crainte de mort : mesmement les mariniers qui tra-
vailloyent iour et nuict à espuiser ladite eau, perdoyent cou-
rage, considerans qu'il ne lapouvoyent espuiser. Le capitaine
et ofliciers, mesme les passagers, se trouvèrent si esperdus,
qu'ils se souhaitoyent estre encore en la terre du Brésil. D'a-
vanture (selon la coustume) on traînoit une barque arrière la
nef: les matelots la nuict la pensèrent surprendre pour se
sauver enterre, n'ayans grand espoir au navire qui se remplis-
soit d'eau : mais le capitaine et officiers en estans avertis y
donnèrent tel ordre, que les mariniers ne mirent à exécution
les mauvais actes qu'ils avoyent proposé. A ceste avanture
survint un merveilleux accident de regorgement d'eau, dans
la soute au biscuit. La plus grand'part de leur biscuit fut
perdue par le degout de ladite eau, qui decouloit dessus: ce
qui desbaucha grandement l'équipage autant ou plus que le
reste : la pluspart des passagers voyant les matelots desbau-
chez se vouloyent retirer en terre, demandans au capitaine la
barque que le navire trainoit en pouppe : ce qui leur fut re-
fusé par le capitaine, attendu qu'il eust esté trop preiudi-
ciable, si les dits passagers s'en fussent retournez. Le capi-
tain ayant entendu par ceux qui travailloyent à tourner le
cours de l'eau, qu'il se pourroit estancher, seulement ildevoit
renvoyer une partie des passagers pour faire place aux au-
tres. Et comme du Pont et Richer et quelques autres estoyent
prests à se mettre dans la barque, le capitaine les retint,
leur donnant bon courage, que le tout se porteroit mieux
qu'on n'esperoit. Toutefois s'il y en avoit d'autres desdits
passagers qui s'en voulussent retourner, volontiers leur don-
neroit ladite barque, veu que les vivres qui restoyent ne pou-
voyent satisfaire à tant de personnes pour un si long voyage.
Cinq retournent en la terre*
Du nombre desdits passagers se trouvèrent cinq pei'sonnes
d'un tnesme vouloir, lesquels acceptèrent l'offre du capitaine
30
466 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
contre le gré de tous leurs compagnons, qui prevoyoyent
bien que Villegagnon leur pourroit faire quelque desplaisir.
Nonobstant lesdits cinq personnages estimoyent estre bien
recueillis, considéré qu'ils n*avoyent aucunement offensé Vil-
legagnon, mais fait tout plaisir et service. Par ce ayans prins
congé de leurs compagnons et amis, avec grans souspirs et
regrets s'embarquèrent dans le basteau se recommandans à
la garde de Dieu les uns des autres, tant ceux du navire qui
passoyenten France, que ceux de la barque, qui retournoyent
en la terre du Brésil : dont les trois depuis y laissèrent la vie
pour maintenir la vérité de TEvangile, comme il sera dit en
son lieu (1), après l'ordre et la suite des martyrs de l'année
M. D. LVII.
Chapitre IL
JEAN DU BORDEL, MATHIEU VERMEIL ET PIERRE BOURDON.
Nous avons veu ci dessus le traitement des fidèles en la
terre du Brésil, entre les sauvages: il a esté promis pour
preparatif de ce qui est maintenant à déduire, touchant la
mort de trois martyrs, qui ont, comme seaux précieux, rendu
authentique la prédication de l'Evangile en pays estrange et
terre Antartique. L'histoire non seulement nous en a esté
escrite par homme fidèle, mais aussi au vrai récitée par gens
dignes de foi, qui ont esté de la partie, voire première et
principale de tout le récit. La distance des lieux n'a peu ca-
cher une chose si digne de mémoire ; de laquelle une telle
barbarie, toute estonnee d'avoir veu mourir les martyrs de
nostre Seigneur lesus Christ, produira quelque iour les fruicls
qu'un sang si précieux a de tout temps accoustumé de pro-
(jl) Sans doute ajouté par réditeUr^ Crespin*
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 467
duire. Quant aux fidèles, faire ne se peut qu'ils n'en reçoyvent
grande consolation, quand au milieu des eaux, des pierres
et rochers, en faim, soif, nudité et indigence de toutes choses,
ils voyent leurs propres frères en pays estrange douez de
telle hardiesse de courage.
Lorsque ceux du basteau se départirent du navire, ils pou-
voyent estre loin de terre dix huit ou vingt lieues. L'adieu
fut fort grief aux uns et aux autres, mais le péril qui estoit
presque esgal tant d'une part que d'autre, causoit une dure
départie. Or ceux qui entrèrent dans le basteau pour retour-
ner au Brésil, estoyent totalement ignorans de la navigation,
pource qu'ils n'avoyent hanté la mer, que depuis qu'ils es-
toyent passez de France au Brésil. Et à peine entendoyent
ils quelle part il faloit mettre la proiie de la barque, et icelle
conduire pour parvenir à quelque port. Davantage la barque
n'avoit ne masts, ne voiles, cordages, ni autres choses néces-
saires à la navigation, car quand ils départirent de leur na-
vire, chacun estoit si empesché à cercher les moyens pour
estancher l'eau, qu'on ne leur seut donner ce qui estoit ne--
cessaire, et eux mesmes estoyent si esperdus qu'ils n'avoyent
souvenance de ce qui leur estoit propre. Les plus avisez
d'entre eux plantèrent un aviron pour un masts ; et au lieu
d'une hune ils ioignirent deux arcs ensemble: de leurs che-
mises firent une voile : de leurs ceintures, les escoutes, bou-
lines et rouets, qui sont cordages à ce nécessaires.
Ils rament quatre iours entiers, la mer estant calme et
bonnasse. Le cinquième sur le soir comme ils pensoyent
aborder en terre, l'air s'obscurcit de noire nue, et d'icelui
procéda un tourbillon de vent furieux à merveilles, avec
grand'pluye et tonnere qui^esmeut la mer en un instant, ren-
dant les vagues espouvantables, et en ce fascheux temps ils
se dévoyèrent de leur route, perdirent leur gouvernail, et
furent transportez errans ça et là sans oser monter un pied
de leur voile. La nuict survenante la bourrasque continue de
plus en plus • ils passent par des destroicts entre des rochers
468 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
et très dangereux passages, où en plain iour les pilotes eus-
sent esté bien empeschez : en fin sont iettez par la violence
de la mer sur le rivage à couvert d'une montagne haute. Le
iour estant venu, ils descendent en terre pour cercher de
Teau douce, ou quelques fruicts à manger, mais la terre
estoit si stérile, qu'après la tempeste passée, ils furent con-
trains de partir de là, et aller quatre lieiies plus avant, où
ils trouvèrent de l'eau douce. Ayant seiourné là quatre iours
pour se refraischir, il survint quelque nombre des habitans
naturels, qui monstroyent assez bonne caresse aux povres
affligez François, toutesfois les voyans en nécessité de vivre,
leur vendoyent bien cher quelques racines et farines, parce
qu'ils sont curieux des habillemens des François. Au reste,
ils convenoyent si bien avec les nostres qu'ils eussent gran-
dement désiré qu'iceux eussent là fait long seiour, ce que
les nostres ne pouvoyent faire tant pour l'importunité desdits
habitans, que pour le regret qu'ils avoyent d'estre privez de
la compagnie des François. Partant délibérèrent se retirer
aves les Ghrestiens, et gens de mesme langage. Principale-
ment ceux qui estoyent mal disposez ne pouvoyent recouvrer
santé, conversant longuement avec lesdits Brésiliens, exempts
de toute honnesteté chrestienne. Aucuns comme les plus
sains, n'estoyent de cest avis, prevoyans que Villegagnon
les pourroit mal traiter, pour le mauvais vouloir qu'il leur
portoit à cause de la religion : et furent quelques iours en
ceste difficulté. En fin les malades prièrent si aflectueusement
leurs compagnons, que cela fut résolu de départir de ceste
isle, pour aller au port de Golligny distant par mer du lieu
où ils estoyent (qui s'appelle la rivière des Vases) environ
de trente lieiies. Les Brésiliens vouloyent empescher ce dé-
partement, et demonstroyent qu'ils estoyent grandement des-
plaisans d'iceluy.
Ils seiournerent plus de trois iours à faire ces trente lieiies,
à raison de la contrariété des vents et marées qui sont là fort
violentes. Estant entrez en la rivière de Golligny, avec gran-
des difftcultez et dangers, et mesme en grand' doute, si c'es-
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 469
toit elle ou non, pour ce qu'un [brouillaz couvroit les terres :
en contestant les uns contre les autres, le brouillaz tomba: si
apperceurent la forteresse de Villegagnon, et le village des
François, situé en terre continente, esloigné dudit fort la
portée d*une couleuvrine. Estans descendus en terre, ils trou-
vèrent Villegagnon au village qui y estoit allé au matin, pour
quelques siens affaires. Ils se présentèrent à lui, declarans
les causes de leur relaschement, le péril où ils avoyent laissé
leur navire : et le supplient de les vouloir retenir au nombre
de ses serviteurs, et avoyent d'autant osé entreprendre de
retourner sous sa puissance, considéré qu'ils estoyent asseu-
rez en leur conscience de ne l'avoir iainais offensé : par ainsi
avoyent mieux aimé se retirer estans François avec les Fran-
çois, que se rendre aux Portugais, avec lesquels ils eussent,
peut estre, esté bien recueillis, ou avec les Brésiliens de la
rivière des Vases, desquels ils avoyent receu bon et honneste
traitement.
Requeste des povres persécutez.
Davantage adioustent que si le faict de la religion Tesmou-
voit seulement à les maltraitter et reietter, il savoit très bien
qu'entre les plus doctes, les articles dont estoit sortie la con-
tention, n'estoyent encore résolus, et que luy mesme les
années passées avoit fait protestation du contraire. Et outre
ce que dessus, remonstrent et adioustent qu'ils n'estoyent
Espagnols, ne Flamens, ne Portugais, encores moins Turcs
infidèles, atheistes, libertins, ou Epicuriens ; mais Chresliens
baptisez au nom de noslre Seigneur lesus Christ : François
naturels, non loin de sa connoissance, non fugitifs ou bannis
de leur pays pour quelque infamie ou deshonneste faict, mais
ayans laissé aucuns d'eux leurs femmes et enfans pour lui
venir faire service en ce pays si lointain et eslongné où ils
avoyent fait leur devoir selon leur puissance. Et si onques
povres gens deiettez par tempeste en quelque estrange port,
on despossedez de leurs propres héritages par la violence de
470 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
la guerre, ou par autres telles calamitez, sont dignes d'estre
receus à compassion ; ils remonstroyent qu'ils estoyent es-
crits en tel catalogue : car outre la perte de leurs biens, la
mer les avoit mis en extrême langueur et ennui. Nonobstant,
tels qu'ils estoyent, offrirent leurs services à Villegagnon,
le supplians leur permettre de vivre avec ses serviteurs,
iusques à ce que nostre Seigneur leur donneroit moyen de
repasser en France.
Response de Villegagnon.
Après telle remontranse, Villegagnon leur fit une réponse
douse et honneste, assavoir qu'il louoit Dieu de ce qu'il les
avoit sauvez d'entre les autres ! aussi de les avoir amenez
de la haute mer, eux qui ne savoient gouverner la barque,
en un si bon port. Et s'estant informé comme le tout estoit
avenu, et même quelle espérance elle essayoit de leur nuire,
il les console, leur permettant vivre avec les siens, aux mê-
mes franchises et libertés. Et parce qu'il craignoit que ceux-
ci ne le retirassent avec les Portugais et les Brésihens, leur
usa d'un fort beau langage, disant qu'il avait oui très volon-
tiers des causes de leur relaschement, lesquelles l'étonnoient
grandement si elles estoient véritables et quand maintenant
ils seroient les plus estrangers du monde, et même les enne-
mis, il ne leur voudroit nier le traité, ni demeure asseurée.
Et nonobstant qu'eux et leurs compagnons fussent départis
de la forteresse en mécontentement, et presque comme ses
propres ennemis, contre lesquels il eut pu user de droit
d'hostihté, estant tombé sous la puissance ; si est-ce toutefois
qu'il vouloit pour lors oubher les ennuies passées, et rendre
le bien pour le mal, se contentant de la vengeance que Dieu
feroit de ses ennemis.
Partant leur permit de iouir des franchises et libertés,
telles que les autres François iouissoient, et ce néanmoins
par telles conditions, qu'ils n'eussent à tenir ou semer aucun
propos de la religion, à peine de la mort; bref, qu'ils se gou-
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 471
vernassent si prudemment qu'il n'eut occasion de les mal-
traiter. Villegagnon se saisit de la barque que lesdits passa-
gers avoient amenée, laquelle de droit leur appartenoit. Et
combien qu'il les vit en grande détresse, n'ayant de quoi
acheter des vivres : oncques ne leur en fit restitution d'un
clou. Les susdits, sur cet espoir, demeurèrent en terre re-
cueillis des François serviteurs de Villegagnon, et ils com-
mençoient s'assurer, et recouvrer une partie de leurs forces
perdues. Les Français les assistoient d'habillements, vivres
et autres choses, selon leur pouvoir. A peine demeurèrent-
ils en cette tranquillité et repos douze jours entiers : car
Villegagnon depuis le iour qu'il eut parlé à eux, epilogua sur
les responses qu'ils avoyent faites touchant leur navire. Il en-
tra en opinion que tout ce que les susdits avoient respondu,
estoit chose trouvée et fausse, et il lui sembla qu'il y avoit
fraude en leurs paroles et que cette farce s'estoit ainsi brassée
de guet à pens par du Pont et Richer, attendu qu'ils se re-
tiroient du Brésil, contre leur vouloir et à leur grand regret,
tant pour la bonne température du pays que pour le repos
qu'ils esperoient avoir à l'avenir.
Persuation fausse de laquelle est agité Villegagnon,
Telles fantaisies lui firent légèrement croire que les susdits
cinq estoient envoyés pour épier, et pour pratiquer les autres
François de la terre des serviteurs, qui du tout n'estoient à la
dévotion de Villegagnon, afin qu'ayant l'opportunité et l'oc-
casion bien disposée, le navire qu'il iugeait estre caché à
trois on quatre Ueues, avec le renfort de ceux qui estoient
allés en la rivière de Plate, en une nuit tous ensemble peu-
vent surprendre sa forteresse : voire le mettre en pièce avec
tous ceux qui seroient de son costé et parti.
// n'y a point de paix au méchant, dit le prophète IsaL
Villegagnon en eut la preuve.
Cette fausse opinion s'imprima si avant dans son esprit
472 HISTOIRE DU BRESIL FRANÇAIS.
qu'il la crut véritablement estre telle, et ne peut aucunement
estre diverti d*icelleet dès lors il se défia de tous ses servi-
teurs fidèles et anciens, conspirant puis sur Fun, puis sur
Tautre. Il prenoit occasion en peu de chose de les maltraiter,
les outrageant de grièves injures, menaces de coups de
baston, ou chaînes, ou autres choses semblables. Ce qui leur
sembloit si déraisonnable, que la plus part d'eux désiroient
que la terre s'ouvrit pour les engloutir, tant ils avoient affec-
tion d'estre délivrés de la présence de ce maître. Le iour s'il
s'estoit bien empesché à maltraiter ses gens, la nuit lui estoit
encore plus contraire. Car aucune fois il songeoit (comme
gens sanguinaires, et avec lesquels l'esprit de Dieu n'habite
point) qu'on lui coupoit la gorge : autrefois que du Pont et
Richer avec grand nombre de gens le tenoient assiégé étroi-
tement, sans lui présenter aucune composition.
Villegagnon délibère de faire mourir les cinq qui estoient
revenus,
S'estant par telles fausses conjectures persuadé que les
personnes revenues estoient traîtres et épies, proposa en lui-
même qu'il estoit fort nécessaire, et voire même expédient,
pour maintenir sa grandeur, de les faire mourir. Il considère
beaucoup de moyens pour le blâme et reproche des hommes :
son désir était de convaincre de trahison, mais cela ne le
pouvoit prouver, ne par conjecture, ne par verisimilitude
quelconque. Considérant donc que par ce moyen il ne le pou-
voit faire, sans encourir note d'infamie mêmement entre
ceux lesquels ne portent aucune faveur à la religion : il s'avisa
qu'ils estoient de l'opinion de Luther et Calvin en la religion,
parquoi lui comme lieutenant du Roi en ces pays-là, leur
pourroit demander raison de leur foi. Et d'autant qu'il les
oonnaissoit merveilleusement contant en eux : il aviendroit
qu'ils voudroient plutôt souffrir la mort, que renier ce qu'ils
auroient confessé publiquement. Aussi non seulement seroit
délivré de l'ennui que leur pauvre vie leur donnoit : ainsi cet
PIECES aUSTIFICATn-ES. 473
acte lui tourneroit à grand honneur. Car il savoit que la
plupart de la Cour prenoit grand plaisir au sacrifice des
pauvres chresliens : et ce qui serviroit d'ample témoignage,
quoique il qe fut touché de la crainte de Dieu, ni de zèle
d'amplifier son règne : comme il avoit les années précédentes
fait entendre à toutes personnes.
Commandement de respondre sur les articles.
Pour procéder à l'exécution de ce qu'il avoit délibéré, il
dressa un catalogue des articles, auquel il voulait qne les
susdits respondissent : et leur envoyant, commanda que dans
douze heures il délibérassent de respondre par écrit. Les dits
articles se pourront entendre par leur confession de foi,
laquelle sera insérée ci-après.
Les Français de la terre continente les vouloientempescher
par tout moyen de ne rendre raison de leur foi à ce tyran,
qui ne cherchoit que l'occasion de les faire mourir. Au con-
traire leur persuadoient de se retirer avec les Brésiliens, à
30 ou 40 lieues de là, ou qu'ils se rendissent plutôt à la
merci des Portugais, avec lesquels ils retrouveroient plus
de courtoisie sans comparaison, qu'avec Villegagnon. Mais
contre l'opinion de tous desdits conseillers, nostre Seigneur
fortifloit ces pauvres gens d'une constance admirable, veu
qu'ils avoient option de faire l'un ou l'autre, et se pouvoient
retirer la part de la terre où bon leur eust semblé sans que
Villegagnon ni les siens eussent peu leur donner empes-
chement. Ils estimoient peu tous les susdits moyens, voyant
que l'heure estoit venue, en laquelle il convenoit faire preuve
de la connaissance que Dieu leur avoit donnée. Partant très
volontairement ayant invoqué l'aide du Seigneur, entrepre-
nant de faire la response aux articles envoyés par Villegagnon,
estimant qu'en ce saint combat le Seigneur leur assisteroit
par son saint esprit, etlesinstruiroit abondamment de ce qu'ils
auroient à répondre. Lesdits articles estoient en grand nombre,
d'aucuns points des plus difficiles de toute la Sainte Escri-
474 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
ture : auxquels un bon théologien, voire ayant tous les autres
livres nécessaires à l'étudedesSaintesEscritures, se fut trouvé
bien empesché en un mois. Les pauvres personnes à peine
avoient-ils une Bible pour le soulagement des passages,
loint que les uns s'estoient mal disposés, les autres surpris de
crainte, etpeu exercés aux Escritures.
Gela fut cause qu'il elleurent entr*eux Jean de Bordelle le
plus ancien et mieux instruit aux lettres, pour la connaissance
médiocre qu'il avoit de la langue latine. A la vérité, c'estoit
celui qui sembloit avoir plus de dons et de grâces, que tous
les autres. Bien souvent il aiguillonnait ses compagnons, et
les voyant comme refroidis, les tançoit, consoloit et encoura-
geoit : afin qu'ils fussent trouvés fidèles serviteurs à leur
maître : auquel ils avoient toute asseurance. Celui du Bordel
mit par escrit une confession de foi qui contenoit ample ré-
ponse aux articles, et la communiqua à tousses compagnons:
leur en faisant la lecture plusieurs fois, et distinctement les
interrogeant sur chaque article : laquelle confession ils ingè-
rent estre catholique, et fondée sur la parole de vérité : en
laquelle ils prioientle Dieu (si c'estoit sa volonté) de mourir.
Chacun la signe de sa propre main , pour déclarer qu'ils la
reçoivent comme leur propre. Laquelle aussi (ami lecteur), ie
t'ai voulu communiquer en ce Recueil, selon qu'elle a esté
transcrite de mot à mot sur l'original de leurs propres escrits.
Or si elle ne se trouve du tout si ample qu'il seroit requis ,
veuilles, ie te prie, considérer en quel lieu les pauvres per-
sonnes estoient : en quelle perplexité tant de leurs corps que
de leurs esprits, sans support, faveur, conseil ni aide, ni de
personnes, ni de Hvres : choses qui apportent grand soulage-
ment à l'intelligence des Escritures. D'avantage, comme les
dons de Dieu sont divers, aussi les uns en reçoivent plus, les
autres moins, selon qu'il leur est expédient.
Suivant la doctrine de S. Pierre apostre en sa première Epi-
tre, tous les chrétiens doivent être toujours prests de rendre
raison de l'espérance qui est en eux : et ce en toute douceur
et bénignité: nous, sous-signez, seigneur de Villegaignon,
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 475
avons unanimement (selon la mesure de grâce que notre Sei-
gneur nous a faite) rendu raison à chacun point, comme nous
avez enioint et commandé : et commencement au premier
article. l**Nous croyons en un seul Dieu immortel et invisible,
créateur du ciel et de toutes choses, tant visibles qu'invisibles :
lequel est distingué en trois personnes, le père, le fils et le
Saint-Esprit, qui ne font qu'une même substance en essence
éternelle, et une même volonté ; le Père, source et commen-
cement de tout bien : le Fils engendré du Père éternellement :
lequel, la plénitude du temps accomplie, s'est manifesté en
chair au monde, estant conçu du S. Esprit, né de la vierge
Marie, fait sous la Loi pour racheter ceux qui estoient sous
eux, afin que nous recueillions l'adoption des propres enfants :
le S. Esprit procédant du Père et du Fils, docteur de toute
vérité, parlant par la bouche des prophètes, suggérant toutes
choses qui ont esté dites aux Apostres par notre Seigneur Jésus-
Christ. I. C. lui est le seul consolateur en affliction, donnant
constance et persévérance en tout bien. Nous croyons qu'il
faut seulement adorer et parfaitement aimer, prier et invo-
quer la maiesté de Dieu en foi., ou particulièrement.
2® Adorons notre Seigneur lésus-Ghrist, nous ne séparons
une nature de l'autre, confessons les deux natures, à savoir
divine et humaine, en icelui inséparables.
3* Nous croyons du Fils de Dieu et du saint Esprit ce que
la parole de Dieu et la doctrine apostoHque, et le symbole
nous enseigne.
4® Nous croyons que notre Seigneur Jésus viendra iuger
les vivants et les morts, en forme visible et humaine, comme
il est monté au ciel, icelui jugement qu'il nous a prédit en
Saint Mathieu vingt cinquième chapitre, ayant toute puissance
de iuger, à lui donnée du Père, en tant qu'il est homme.
Et quant à ce que nous disons en nos prières, que le père
apparaîtroit au iugement en la personne de son fils, nous
entendons par cela que la puissance du Père donnée au Fils
sera manifestée audit iugement, non toutesfois que nous
47G HISTOIRE DU BRÉSIL FFANÇAIS.
voulions confondre les personnes, sachant qu'elles sont
réellement dictinctes l'une de l'autre.
5** Nous croyons qu'au S. Sacrement de la Gène, avec les
signes corporels du pain et du vin, les âmes fidèles sont
nourries réellement et du fait, de la propre substance de notre
Seigneur lésus, comme nos corps sont nourris de viandes :
et si n'entendons dire, ne croire, que le pain et le vin soient
transformés, ou transubstantiés au coi*ps et sang de lui : car
le pain demeure en sa nature et substance, pareillement le
vin : et n'y a changement ou altération. Nous distinguons
toutefois ce pain et vin de l'autre pain qui est dédié à usage
en tant que ce nous est un signe sacremental, sous lequel la
vérité est infailliblement reçue.
Or cette réception ne se fait que par le moyen de la foi, et
n'y convient imaginer rien de charnel, ni préparer les dents
pour les manger, comme saint Augustin nous enseigne : Pour-
quoi apprêtes-tu les dents et le ventre? croi, et tu l'as mangé.
Le signe donc ne nous donne pas la vérité, ni la chose signi-
fiée : mais nostre Seigneur lésus-Ghrist par sa puissance, vertu
et bonté, nourrit et entretient nos âmes, et les faits parti-
cipantes de sa chair et de son sang, et de tous les bénéfi-
ces. Venons à l'interprétation de paroles delésus-Ghrist : Geci
est mon corps. Tertullian au livre quatrième contre Marcion,
explique ces paroles ainsi : Geci est le signe et la figure de
mon corps, saint Augustin dit : Il ne donnait que le signe de
son corps. Partant (comme il est commandé au premier canon
du Goncile de Nicée) en ce saint Sacrement nous ne devons
imaginer rien de charnel, et ne nous amuser ni au pain ni au
vin qui nous sont en ceci proposés pour signes, mais éle\er
nos esprits au ciel pour contempler par foi le Fils de Dieu
nostre Seigneur lésus siégeant à la droite de Dieu son Père.
A ce propos nous pourrions ioindre l'article de l'Ascension,
avec plusieurs autres sentances de Saint Augustin : lesquelles
nous obmettons, craignans d'être longs.
6* Nous croyons que s'il eût esté nécessaire de mettre l'eau
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 477
au vin, les Evangélistes et S. Paul n'eussent obmis une chose
de si grande conséquence. Et quandà ce que les docteurs an-
ciens Font observé (se fondant sur le sang meslé avec Teau qui
sortit du costé de lésus-Ghrist) d'autant que telle observation
n*a aucun fondement en la parole de Dieu, veu mômes qu'après
l'institution de la sainte Gène cela avint : nous ne le pouvons
admettre aujourd'hui nécessairement.
7* Nous croyons qu'il n'y a autre consécration que celle qui
se fait par le Ministre récitant au peuple en langage connu
l'institution de la Cène, iouste la forme que notre Seigneur-
lésus nous a prescrite, admettant le peuple de la mort et
passion de notre Seigneur. Et mêmes comme dit S. Augustin
la consécration est la parole de foi qui est prêchée et reçue
en foi. Pourquoi il s'ensuit que les paroles secrettement pro-
noncées sur les signes, ne peuvent estre la consécration, comme
il apert par l'institution que notre Seigneur lésus Christ laissa
à ses Apostres, adressant des paroles à ses disciples présents,
auxquels il commanda de prendre et manger.
8® Le S. Sacrement de la Cène n'est viande que le corps,
ainsi pour les âmes (car nous n'y imaginions rien de charnel :
comme nous avons déclaré article cinquième) recevons en lui
par foi, laquelle n'est charnelle.
9® Nous croyons que le Baptême en Sacrement de Pénitence,
est comme une entrée en l'Eglise de Dieu, pour estre incorporés
en lésus-Christ. Celui-ci nous représente la rémission de nos
péchés passés et futurs, laquelle est pleinement acquise par
la seule mort de notre Seigneur lésus. D'avantage la mortifi-
cation de notre chair nous y est signifiée, et le lavement
représenté par l'eau ietée sur l'enfant, qui est signe et marque
du sang de notre Seigneur lésus, qui est la vraie purgation
de nos âmes. L'institution de celui-ci nous est enseignée en
la parole de Dieu, laquelle ont observée les saints Apostres :
prenant de l'eau au Nom du Père, du Fils et du S. Esprit.
Quand aux exorcismes, adiurations de Satan, chrême, salive
et sel, nous les rejetons comme trahison des hommes : nous
\
478 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
contentant de la seule forme et institution délaissée par Notre
Seigneur I. Christ.
10** Quand au franc arbitre, nous croyons que le premier
homme estant créé à Timage de Dieu a eu liberté tant à bien
qu'à mal, et lui seul a su que c'estoit du franc arbitre, estant
en son intégrité. Or il n'a guère gardé ce don de Dieu: ainsi en
a esté privé par son péché et tous ceux qui sont descendus de
lui, tellement que nul de la semence d'Adam n'a une étincelle
de bien. A cette cause saint Paul dit, que l'homme sensuel
n'entend les choses qui sont de Dieu, et Osée crie aux enfants
d'Israël : Ma prédiction est de toi, ô Israël. Or nous entendons
ceci de l'homme qui n'est point régénéré par le S. Esprit.
Quand à l'homme chrétien, baptisé au sang de lésus Christ,
lequel chemine en nouveauté de vie : notre Seigneur lésus
restitue en lui le franc arbitre, et réforme la volonté à toutes
les bonnes œuvres : non point toutefois en perfection : car
l'exécution de bonne volonté n'est en la puissance, mais vient
de Dieu : comme amplement ce S. Apôtre déclare au
septième chapitre des Romains, disant, i'ai vouloir, mais en
moi ie ne trouve le parfaire. L'homme prédestiné à vie éter-
nelle, iaçoit qu'il pèche par fragilité humaine, toutefois il ne
peut tomber en impénitence. A ce propos S. lean dit qu'il ne
pèche point, car l'élection demeure en lui.
11® Nous croyons que c'est à la parole de Dieu seule de
remettre les péchés : de laquelle, comme dit S. Ambroise,
l'homme n'est que ministre : partant s'il condamne on absout,
ce n'est pas lui, mais la parole de Dieu, laquelle il annonce
S. Augustin : en un endroit dit, que ce n'est point par le mérite
des hommes que les péchés sont remis, mais par la vertu dn
S. Esprit. Car le Seigneur avoit dit à ses Apostres : Recevez
le St-Esprit : puis il ajoute : Si vous remettez à quelqu'un les
péchèSj etc. Cyprian dit que le serviteur ne peut remettre
l'offense commise par son maître.
12® Quand à l'imposition des mains elle a servi à son temps
et n'est besoin maintenant la retenir : car par l'imposition des
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 479
mains on ne peut pas donner le S. Esprit, car c'est à Dieu
seul. Touchant Tordre Ecclésiastique, nous croyons ce que
Saint Paul en a écrit en la première à Timothée, et autres
lieux.
13* La séparation d*entre Thomme et la femme légitime-
ment unis par mariage, ne se peut faire sinon par fornica-
tion comme notre seigneur lésus nous l'enseigne. Et non
seulement séparation peut estre faite pour la dite fornication :
mais aussi la cause bien examinée devant le magistrat, la
partie non coupable ne pouvant se contenir, se peut marier :
comme S. Ambroise dit sur le 7 de la première aux Corin-
thiens : le Magistrat toutefois y doit procéder avec maturité
de conseil.
14. Saint Paul enseignant que TEvêque doit être mari
d'une seule femme, ne défend par cela qu'après le décès de
sa première femme il ne lui soit loisible se marier : mais le
Saint Apostre improuve la bigamie à laquelle les hommes de
ce temps-là étaient grandement enclins : toutefois nous en
laissons le jugement aux plus versés aux saintes Escritures,
notre foi n'estant fondée sur ce point.
15. Il n'est licite de vouer à Dieu, sinon ce qu'il aprouve :
or, il est ainsi que les vœux monastiques ne tendent qu'à une
corruption du vrai service de Dieu. C'est aussi grande témé-
rilé et présomption à l'homme dévouer outre la mesure de
sa vocation, veu que la Sainte Escriture nous enseigne, que
continence est un don spécial. Pourtant il s'ensuit que ceux
qui s'imposent cette nécessité renonçant au mariage toute
leur vie, ne peuvent être excusés d'extrême témérité et outre*
cuidance effrontée. Et par ce moyen tentent Dieu, attendu
que le don de continence n'est que temporel en aucuns : et
que celui qui l'aura un iour quelques temps, ne* l'aura pour
le reste de sa vie. Sur ce donc les moines, prêtres, et autres
telles gens qui s'obligent et promettent de vivre en chasteté,
attentent contre Dieu : en tant qu'il n'est en eux de tenir ce
qu'ils promettent. Saint Cyprien en l'onzième épitre parle
. ainsi, si les vierges se sont dédiées de bon cœur à Christ,
480 HISTOIRE DU BUÉSIL FRANÇAIS.
qu'elles persévèrent en chasteté sans feintise, estant ainsi
fortes et constantes qu'elles attendent le loyer que leur est
préparé pour leur virginité ; si elles ne veulent ou peuvent
persévérer comme elles se sont vouées, il est meilleur qu'elb
se marient que d*être précipitées au feu de paillardise par
leurs plaisirs et délices. Quand au passage de Tapostre Saint-
Paul, il est vrai que les veuves qu'on prenoit pour servir à
l'église se submettoient à ne se remarier tant qu'elles se-
roient subjecles à la dite charge, non qu'en cela on les
reputât ou qu'on leur attribuât quelque sainteté , mais à
cause qu'elles ne se pouvoient bien acquiter de leur devoir
estant mariées : et se voulant marier renonçoient à la vo-
cation à laquelle Dieu les avoit appelées, tant s'en faut
qu'elle accomplissent ce qu'elles avoient promis en l'Eglise,
que mêmes elles violèrent la promesse faite au Baptême,
en laquelle il est contenu ce point : Que un chacun doit
servir à Dieu en la vocation en laquelle il est appelé. Les
veuves donc ne voyent point le don de continence, sinon
autant que le mariage ne convenoit à Toffice auquel elles
se présentoient , et n'avoient autre considération que de
s'en acquitter. Elles n'ont esté aussi tellement contraintes
qu'il ne leur ait été permis soi marier plutost que de brus-
1er, et tomber en quelque infamie et deshonneste faict. En
outre pour éviter tel inconvénient, l'Apostre S. Paul défend
qu'elles soient reçues à faire tels vœux que premier elles
n'ayent l'aage de soixante ans, qui est un aage communément
hors d'incontinence. Il aioute que celles qu'on élira, n'ayant
été mariées qu'une seule fois, afin que par ce moyen elles
ayent deçà une approbation de continence.
16® Nous croyons que lésus-Christ est notre seul médiateur,
intercesseur ^t avocat : par lequel nous avons accès au Père,
et qu'estant unifiés en son sang, serons délivrés de la mort, et
par lui étant ia reconciliés, nous obtiendrons pleine victoire
contre la mort. Quant aux saints trépassés, nous disons qu'ils
désirent notre salut et Taccomplissement du royaume de Dieu,
et que le nombre des eslus soit accompli : toutesfois nous ne
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 481
nous devons adresser à eux par intercession pour obtenir
quelque chose : car nous contreviendrions au commmande-
ment de Dieu. Quant à nous, durant que nous vivons, d'autant
que nous sommes conioints ensemble comme membre d'un
corps, nous devons prier les uns pour les autres, comme
nous sommes enseignés en plusieurs passages de la sainte
Ecriture.
17® Quand aux morts, S. Paul nous défend d'estre centristes
sur eux : car cela convient aux Païens, lesquels n'ont aucune
espérence de ressuciter. Le S. Apostre ne commande et
n'enseigne de prier pour eux : ce qu'il n'eust oublié s'il eust
esté expédient. S. Augustin sur le psaume 48, dit qu'il par-
vient seulement aux esprits des morts ce qu'ils ont fait du-
rant leur vie, que s'ils n'ont rien fait estant vivants, il ne leur
parvient rien estant morts.
C'est ici la response que nous faisons aux articles que vous
envoyez, selon la mesure et portion de foi que Dieu nous a
donnée, le priant qu'il lui plaise faire qu'elle ne soit morte
en nous, ainsi produise fruits dignes de ses enfants, tellement
que nous donnant accroissement et persévérance en elles,
nous lui en rendions action de grâces et louanges à tout
iamais.
Ainsi soit-il.
Au dessous leurs noms y estoient escrits ainsi :
lean du Bordel,
Mathieu Vermeil,
Pierre Bourdon,
André la Fon,
Le méchant ne peut lontemps cacher son hypocrisie.
Geste confession fut envoyée à Villegagnon pour respondre
à ses articles. Il songe sur eux comme bon lui semble,
indice touiours d'un mauvais talent. 11 les déclare hérétiques
sur les articles du Sacrement, des vœujc, et autres: les ayant
31
482 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
en plus grande horreur que les pestiférés. 11 n'avoit point
honte de dire qu'il n'estoit loisible de les laisser longtemps
vivre : afin que de leur poison le reste de sa compagnie ne
fut surpris. Ayant pour la dernière fois résolu de les faire
mourir, dissimula ce qu'il avoit envie de faire fort ingénieu-
sement : de peur que les pauvres hommes ne fussent avertis
de la trahison qu'il brassoit. On disoit qu'il ne communiquât
à homme vivant de son entreprise, et se contint ainsi secret
iusqu'au vendredi neuvième iour de février 1558, auquel
iour dès le matin, sachant que son bateau devoit aller en
terre ferme chercher quelques victuailles, commanda à ceux
du basteau de lui amener lean de Bordel et ses compagnons,
qui pour lors s'estoient logés avec autres François. Le com-
mandement estant fait, ils ingèrent que c'estoit pour les in-
terroger sur leur dite confession de foi, partant furent saisis
de crainte et tremblement. Les François en pleurs et larmes
les dissuadoient de s'aller rendre à la boucherie.
Exhortation de du Bordel à ses compagnons.
Nonobstant lean de Bordel, homme vertueux et doué d'une
constance merveilleuse, pria tous les François de nïntimider
plus ses compagnons, lesquels aussi par telles paroles exhorta
non seulement d'y aller, mais aussi se présenter à la mort si
Dieu le vouloit: disant, mes frères ievois que Satan nous veut
empescher par tous moyens de comparaître auiourd'hui, pour
la querelle de notre Seigneur lésus et ie m'apperçois qu'aucun
de vous n'est intimidé plus qu'il n'est raisonnable, comme
nous défiant du discours en faveur de nostre bon Dieu, lequel
nous savons tenir notre vie en sa main, laquelle les tyrans de
la terre ne nous peuvent ester sans sa volonté. le vous prie
de considérer avec moi, comme et pourquoi nous sommes
venus en ces quartiers ; qui nous a fait passer deux mille
lieues de mer ? qui nous a préservés au milieu d'infinis dan-
gers et périls ; N'est-ce pas celui qui conduit et gouverne
toutes choses par sa bonté infinie, assistant aux siens par
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 483
moyens admirables ? Il est certain que nous avons trois puis-
sants ennemis : assavoir le Monde, Satan, la Chair . contre
lesquels nous ne pouvons de nous-mesmes résister. Mais nous
retirant ànostre seigneur lésus-Ghrist, qui les a vaincus pour
nous, assurons- vous, voire reposons nous en lui, car il nous
assistera comme il a promis : veu qu'il est fidèle et puissant
de tenir ce qu'il promet. Prenons donc courage, mes frères,
que les cruautés, que les richesses, que les vanités de ce
monde ne nous empeschent à venir à Christ.
Ses compagnons reçoivent incroyable consolation de ces
paroles ; et d'un saint zèle et affection prient le Seigneur les
fortifier, et assurer par son esprit, et instruire pour respondre
devant les hommes de la connaissance qu'il leur avoit donnée.
Puis lean du Bordel, Mathieu Vermeil, André la Fon s'em-
barquent dans le basteau qui estoitlà, pour les mener en l'isle
de CoUigny. Pierre Bourdon demeura en terre bien malade,
ne se pouvant embarquer.
Abord des trois à Villegagnon.
Esta nt descendus en fisle, Villegagnon commande qu'ils
fussent amenés devant lui auxquels (tenant leur confession de
foi en la main) demanda s'ils l'avoient faite et signée, et s'ils
estoient prests de la soutenir. Ils respondent ensemble qu'ils
l'avoient faite et signée, reconnaissant chacun son seing : et
attendu qu'ils la pensoient chrétienne, puisée des saintes
Escritures, selon la confession des saints Apostres et Martyrs
de la primitive Eglise, ils se deliberoient d'elle, moyennant
la grâce de Dieu, maintenir de point en point estrebien fondée
voire iusque dans leur sang, si Dieu le permettoit : se sub-
mettant, ncmobstant ce, à la censure et iugement de ceux
qui auroient plus de grâce et d'intelligence des saintes Escri-
tures. A peine eurent-ils respondu ce peu de paroles que Ville-
gagnon demonstrant un visage furieux et coui'oucé^ de grand'
audace menace de les faire mourir, s'ils continuoient en celle
opignon mal fondée (comme il disoit) et damnable. Et tout à
484 IIISTOIIIE DU BRÉSIL FIUNÇAIS.
l'heure, commanda à son bourreau de les enferrer par les
iambes, et à chacune chaîne estre suspendue la pesanteur de
cinquante ou soixante livres. On dit qu'il estoit fourni suffi-
samment de tels engins, desquels il instruisoil les pauvres
Brésiliens au pitié, au lieu de leur donner Tintelligence de
Dieu par douceur. Non content de les avoir fait enferrer,
commande qu'ils fussent ferrés estroitement en une prison
puante et obscure, et soigneusement gardée par gens armés
qu'il avoit ordonnés pour ce fait. Les pauvres emprisonnés au
contraire se resiouissent et consolent l'un et l'autre en leurs
liens, prient, chantant psaumes et louanges à Dieu, d'un grand
zèle et affection.
Les pauvres sauvages ont eu pour maislres des barbares cer-
tainement sauvages à savoir : Villegagnon, les Espagnols
et telles autres pestes du monde.
Or toute la compagnie de l'isle fut grandement troublée de
cet acte, et chacun en son endroit conçut une grande crainte,
néanmoins aucuns d'eux, quand Villegagnon estait empes-
chô en son repos, ou autre lieu, secrètement visitoient les
prisonniers, les consolant de quelque espoir, pareillement
de vivres auxquelles ils avoient grande nécessité. Mais à
raison qu'entre eux il n'y avoit homme d'autorité ou appa-
rence qui pût prendre la hardiesse de remontrer au dit
Villegagnon l'iniustice et tyranie qu'il commettoit : espérant
moins de secours de ceux de la dite isle. Tout ce iour Ville-
gagnon défend que barque ni bateau sortit de son isle à peine
do mort, par ainsi ceux de terre ferme ne peuvent estre aver-
tis de ce qui se passoit en la forteresse. Ce iour Villegagnon
eut peu de repos, se promenant tout autour de son isle,
pensif lui deuxième. Souvent il alloit aux prisons voir si les
portes estoient bien closes, et iusque aux serrures si elles
ti'estoient fausses.
PIÊGBS JUSTIFICATIVES. 485
Siffnes d'une conscience agitée de tourments.
Il se saisit des armes que les soldats et artisans tenoient en
leurs chambres, pour la garde et défense du lieu. C'estoit de
crainte que le peuple ne s^élevât contre lui. Les affaires
ainsi ordonnées, le reste du iour et de la nuit, consulta à
part soi de quelle espèce de mort il devoit faire mourir :
enfin il conclut de les faire estrangler et suffoquer en mer,
parce que son bourreau n'estoit stylé aux autres espèces
de mort. Et combien qu*il Peut arrachée, si est-ce que cette
nuit il ne reposa aucunement : mais alloit et envoyoit visiter
les prisons d'heure en heure. Ce temps pendant lean du
Bordel continuoit et perseveroit d'exhorter ses compagnons
pagnons à louer Dieu, et lui rendre grâces de Fhonneur qu'il
leur faisoit, les appelant à la confession de son saint nom, en
ce pays là si barbare et estrange, leur donnant espoir que
Villegagnon ne seroit si transporté de cruauté, de les faire
mourir : seulement ils s'attendoient estre quittes, demeurant
serfs ou esclaves toute leur vie. Mais ses compagnons con-
naissant le naturel de Villegagnon avoient peu d'espérance en
leur vie : attendu que des longtemps celui-ci avoit cherché
l'opportunité qui lors lui estait venue fort à propos. Le lende-
main matin, iour de vendredi dudit mois, il descendit bien
armé avec un page et une salette, dans laquelle il fait amener
lean du Bordel enferré, auquel il demanda l'explication de
l'article du Sacrement, oii il confessoit que le pain et le vin
estoient signes du corps et du sang de notre Seigneur lésus-
Christ, le conformant par le dire de saint Augustin.
Du Bordel lui voulant alléguer le passage poui' conformer
son dire, Villegaignon esmeu de grande cholere dément ce
pauvre patient, et levant le poing lui en donne un tel coup sur
le visage, que tout incontinent le sang lui sortit du nez et de
la bouche en abondance Et le frappant aiouta semblables
paroles : Tu as menti, paillard, St Augustin ne l'a pas ainsi
486 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
entendu , parquoi auiourd'hui premier que ie mange ie le
ferai sentir le fruit de ton obstination. Ce pauvre homme
ainsi outragé, ne lui fit autre response qu'au Nom de Dieu
fût.
Cruauté barbare de Villegagnon.
Comme il lui tomboit quelques larmes avec le sang de la
grand' douleur du coup qu'il avoit reçue, Villegagnon se mo-
quant l'appelait douiller et tendron, pour ce qu'il pleuroit
d'une chiquenaude. Derechef lui demanda s'il vouloit mainte-
nir ce qu'il avoit escrit et signé. Il lui fut fait response par le dit
du Bordel qu'oui, iusques à ce que par autorité de la S. Ecri-
ture il fut enseigné du contraire. Villegagnon voyant la fer-
meté et asseurance du dit du Bordel, commanda à son bour-
reau de le lier par les bras et les mains, et le mener sur une
roche, laquelle il avoit lui-même choisie à propos, oii la mer
s'enfle deux fois le iour de trois pieds; lui avec son page les
armes au poing conduisant ce pauvre patient au lieu assigné.
Bordel passant près delà prison oii estoient ses compagnons,
s'escria à haute voix qu'ils prinssent leur courage : veu qu'ils
seroient bientôt délivrés de cette vie misérable. Et en allant
à la mort de grand'ioie chantoit Psaumes et cantiques au
Seigneur, chose qui estonnoit la cruauté de Villegagnon et son
bourreau. Estant monté sur la roche, à peine obtint la faveur
de prier Dieu, premier que de partir de ce monde pour la
précipitation que faisoit Villegaignon à son exécuteur.
Toutefois par manière d'acquit il lui permit de se ieter à
genoux sur la dite roche, oii il fit confession à Dieu de ses
fautes et péchés, lui demanda grâce et pardon au nom de son
fils lésus Christ : entre les mains duquel il recommanda son
esprit. Puis il se dépouilla en chemise se submettant à la
merci du bourreau, le priant de ne le faire languir. Villega-
gnon voyant que l'exécution tardoit trop, menace le bourreau
de lui faire donner les estrivières s'il ne se hastoit : partant à
l'estourdi le bourreau iette en mer ce pauvre homme invoquant
PIECES JUSTIFICATIVES. 487
notre Seigneur lésus à son aide, iusqu*à ce que, noyé par
grande violence et cruauté il rendit à Dieu son esprit.
lean du Bordel exécuté, le bourreau amena Mathieu Ver-
meil, estonné grandement de la mort de son compagnon :
toutefois il demeura franc et constant. Car en le menant au
lieu d'exécution, Villegagnon qui ne lui portoit telle haine
qu'à lean du Bordel, lui demanda s'il se vouloit perdre ou
damner; mais cet homme vertueusement le repoussa. Vrai est
qu'en se dépouillant sur la roche, il appréhendoit la mort : et
sur ce requiert qu'on lui dit sur quelle raison on le faisoit
mourir : 0 Seigneur de Villegagnon, (disait-il) vous avons
nous desrobé, ou outragé le moindre de vos serviteurs ?
Avons-nous machiné vostre mort, ou procuré chose à vostre
déshonneur ? faites comparaître ceux s'il y en a aucuns qui
nous accusent de ce. Non paillard, respond Villegagnon, toi ni
tes compagnons ne mourez pour aucune des choses que tu
allègues : mais d'autant qu'estes pestes très-dangereuses
séparés de l'Eglise, il vous faut retrancher comme membres
pourris : afin que ne corrompiez le reste de ma compagnie.
Ce pauvre patient respond en ces termes : Or puisqu'il est
ainsi que preniez la religion pour couverture, ie vous prie,
avez-vous pas fait ("il n'y a pas huit mois passés) encore ample
confession des points et articles pour lesquels auiourd'hui
vous nous faites mourir ? 0 Dieu éternel, puisque pour la
querelle de ton fils lesus-Christ nous souffrons auiour-
d'hui, puisque pour maintenir ta sainte parole et doctrine
on nous mène à la mort, vueilles par ta clémence te res-
veiller et assister aux tiens, prenant leur cause, qui est la
tienne, en ta main, à ce que Satan, ni les puissances du
monde, n'ayent victoire sur moi. Retournant la fasse vers
Villegagnon, le pria qu'il ne le fît mourir, le retenant pour
son esclave. Villegagnon confus de vergongne ne savoit que
répondre aux pitoyables requestes de ce pauvre patient: sinon
qu'il ne trouvoit à quoi l'employer^ l'estimant moins que l'or-
dure du chemin. Toutesfois il lui promettiot d'y penser s'il se
fut voulu défaire j et confesser qu'il erroit. Lors Vermeil
488 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
voyant que Tespoir qu'on luidonnoit estoit au préjudice de son
salut, et encore incertain, tout résolu cria à haute voix, qu'il
aimoit mieux mourir pour vivre éternellement au Seigneur,
que vivre un peu de temps pour mourrir à iamais avec Satan.
Puis ayant fait sa prière, snr la roche, et ayant recommandé
son âme en la garde de Dieu, laissa volontairement faire le
bourreau : et criant à haute voix, Seigneur lésus ayez pitié
de moi; rendit Tesprit.
Le troisième André la Fon , tailleur d'habillements , fut
amené par le bourreau au lieu du supplice En y allant requé-
rant que s'il avoit offensé quelqu'un, on lui pardonnast, veu
que c'estoit le vouloir de Dieu qu'il mourut pour la confession
du saint Nom. Or Villegagnon eût bien voulu retenir celui-là
pour le service qu'il lui pouvoit faire de son état, attendu qu'il
n' avoit aucun tailleur en sa maison : toutesfois afin qu'on ne
l'estimât porter plus de faveur à l'un qu'à l'autre, on disoit
qu'il avoil instruit un sien page de ce faire : car ce page avec
un autre avertirent La fon, que s'il vouloit sauver sa vie, il
lui convcnoit remontrer à Villegagnon qu'il n'estoit beaucoup
versé aux saintes Escritures pour respondre à tous les points
qu'on lui pourroit demander. La Fon ne se fit grand conte de
leur conseil, ayant opinion qu'il n'avoit à faire du pardon des
hommes, mais de Dieu. Ce page et l'autre font retarder le
bourreau : et cependant accoururent à Villegagnon qui n'estoit
loin de là. Ils lui requièrent qu'il donnât la vie au tailleur, lui
remontrant qu'il n'avoit estudié, et qu'il ne désiroit tenir une
opinion obstinément, et se pourroit faire avec le temps que le
pauvre tailleur changeroit d'opinion. I>avantage alléguant que
le dit tailleur lui seroit fort nécessaire pour son service,
suppléroit au lieu d'un autre, qui lui conviendroit entretenir
à grandes dépenses. Villegagnon de prime face rebute très
rudement les suppliants de leurs requestes, alléguant que ce
tailleur demeuroit obstiné en l'opinion de ses compagnons :
dont il estoit fort desplaisant : Car il l'avoit homme paisible,
duquel il pouvoit tirer services : s'il vouloit reconnaistre son
erreur, il lui pardonnoit; autrement il ne le pouvoit garentir
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 489
de mort. Il demanda qu*on sût cela de lui, premier que le
bourreau Tétranglàt. Ce pauvre homme estant prêt de passer
le pas fut sollicité et pratiqué par le page et son compagnon
de se dédire, ou promettre de reconnaistre son erreur : ou
pour le moins qu'il protestât de ne vouloir estre obstiné :
autrement il n'y n'y avoit moyen de lui sauver là vie. Enfin
ces conseillers persuadent tellement le tailleur, que pour
éviter la mort condescendit à dire qu'il ne vouloit estre obs-
tiné, ne persista en ses opinions, quand on lui enseignoit
le contraire par la parole de Dieu insistant en ce qu'il enten-
doit se dédire. Villegagnon ayant entendu qu'il promettoit
d'abiurer ce qu'il avoit tant constamment sousienu, manda
au bourreau qu'il le déliast et le laissast aller en paix en la
forteresse, laquelle lui fut donnée pour prison, et dans la-
quelle il est demeuré captif se vouant de son estât pour le dit
Villegagnon et ses gens.
Toutes ces choses furent expédiées le dit iour avant neuf
heures du matin, et premier que la plus grande partie des
personnes qui estoient en l'île en fut averties. Donc après
avoir connu la cruauté et barbarie de Villegagnon blasmèrent
à bon droit leur pusillanimité, par ce que personne ne s'estoit
voulu opposer à l'inutile effusion du sang innocent. Par ce
qu'il n'y avoit homme pour entreprendre de faire la dite
remonstrance, chacun se contint en sa chambre sans oser
proférer un seul mot de ce qu'il pensoit : parlant il fut loisible
à Villegagnon d'escouter telle cruauté que bon lui sembla.
Le sacrifice sanglant de Villegagnon n'estant du tout accom-
pli, le quatrième restoit qui estoit Pierre Bourdon, celui qu'il
haïssoit extrêmement. Il estoit demeuré en terre ferme bien
malade, partant ne s'estoit pu embarquer avec ses compagnons.
Villegagnon pour parfaire l'exécution qu'il avoit commencé,
entra en un basteau avec quelques mariniers (craignant qu'en
son absence le tourneur ne trouvast faveur en ses serviteurs),
puis descend en terre lui deuxième, le reste demeure dans le
bateau. Estant entré dans sa maison demande le tourneur,
490 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
lequel on lui présente à demi mort de maladie. La première
salutation qu*il fait à ce pauvre malade, fut de lui commander
de se lever et s'embarquer en diligence.
Et comme celui-ci eut déclaré tant par paroles que par
debileté, qu'il ne pouvoit faire service en ce à quoi on le
vouloit employer, veu que pour lors il estait inutile : Villega-
gnon lui fit response que c'estoit pour le faire panser et traiter.
Et voyant que ce pauvre malade ne se pouvoit tenir debout,
(tant s'en faut qu'il eût peu marcher) il le fit porter iusqu'au
bateau. Comme on le portoit, il demanda si on le vouloit em-
ployer à quelque chose : mais homme ne lui osa respondre un
seul îiiot. Or estant interrogé par Villegagnon s'il vouloit sou-
tenir la confession qu'il avoit signée : si respond qu'il y pen-
seroit : toutesfois sans aucune dilation, quand ils furent des*
cendus à terre, le bourreau (selon le commandement qui lui
estoit fait) le lia, puis le mena au lieu oij les autres avoient
souffert, l'avertissant de penser à sa conscience. Lors ce
pauvre patient leva les yeux au ciel et les bras croisés, se
contrista aucunement, iugeant qu'en ce lieu là ses compagnons
avoient obtenu victoire contre la mort. Il recommanda son
âme à Dieu, et s'écria à haute voix, en tels termes : Seigneur
Dieu, ie suis de la mesmepaste que mes compagnons, qui ont
avec gloire et honneur soutenu ce combat en ton nom : ie te
prie me faire la grâce que ie ne succombe au milieu des
assaux que me livre Satan, le Monde et la Chair, et me veuille
pardonner toutes mes fautes, et offenses que i'ai commises
contre ta sainteté, et ce nom de ton Fils bien aimé nostre Sei-
gneur. Ayant ainsi prié se retourna vers Villegagnon auquel
il demanda quelle estoit la cause de sa mort. On lui fit res-
ponse que c'estoit parce qu'il avait signé une confession
hérétique et scandaleuse. Et comme il vouloit répliquer,
et entendre sur quel point il estoit déclaré hérétique, veu
qu'il n'avoit esté aucunement examiné : tant s'en faut qu'il
eut esté convaincu. Mais ces remonstrances n'eurent aucun
lieu par ce (comme disoit Villegagnon) qu'il n'estoit temps
dé contester en cause : ains de penser à sa conscience,
PIECES JUSTIFICATIVES. 491
commandant au bourreau de faire diligence. Ce pauvre
homme voyant que les lois divines et humaines, les ordon-
nances honnestes et civiles, l'humanité, la chrétienté, estoient
comme ensevelies, bien résolu se fournit au bourreau : et
en invoquant le secours et faveur de Dieu, expira au Sei-
gneur : suffoqué et estranglé fut ieté en Teau comme ses
compagnons. Cette tragédie ainsi accomplie, Villegagnon
se trouva grandement soulagé en son esprit, tant pour avoir
exécuté le dessein de ce qu'il y a de longtemps il avoit
conspiré, que pour avoir fait preuve de la puissance et
tyrannie envers les siens. Il assembla sur les dix heures son
peuple : et par une longue harangue les exhorta de fuir et
éviter la secte des Luthériens: de la quelle il avoit esté lui-même
surpris, à son grand desplaisir, pour n'avoir lu les écrits des
anciens. Il proposa à ceux qui ne seroient abstenu, grandes
menaces de mort, telle qu'avoient souffert les trois. Et leur
protesta qu'il en auroit moins de pitié que des susdits : par-
tant chacun eut à tenir et garder ce que les Pères avoient si
religieusement institué et entretenu. Ce iour il ordonna que
largesse de vivre fût faite aux artisans et manouvriers en
mémoire de très grande resiouissance.
Depuis le temps d'une si barbare cruauté, Villegagnon
alla toujours en empirant. Ses afaires lui succédant tout
au rebours, il promit par lettres à quelques courtisans,
que si on ne le recherchoit de ce qu'il avoit fait prêcher
au pays du Brésil, il feroit merveille contre les ministres :
lesquels il promettoit rendre muets. Puis, quittant ses fan-
tastiques desseins sur l'Amérique, il revint en France, et
pour rentrer en grâce publia et laissa imprimer à Paris
sous son nom certains libelles latins très obscurs, contre la
pure doctrine. On lui respondit sous le nom de P. Richer, et
fut rudement estrillé, et repoussé, ce misérable docteur, telle-
ment qu'au lieu de la gloire qu'il attendoit, il devint odieux et
insupportable à tous, voire fut réputé fou et perdu de cerveau.
Sous le règne de François II, il entreprit premièrement de
-i92 rilSTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
vive voix, puis par escrit contre M. Simon Brossier ministre
de Loudun, prisonnier des mains de TArchevesque de Tours.
Mais Brossier le remboura de telle force que Villegagnon fut
iugé homme du tout impertinent et sans aucun vrai sentiment
de religion. Ayant rodé quelque temps auparavent dans les
cuisines des seigneurs, qui quelquefois s'esbatoient à lui ouir
faire des contes des terres neufves, finalement une maladie
extraordinaire assavoir, d'un feu secret, le saisit et continua
peu à peu, tellement qu'il finit sa malheureuse vie par une
mort correspondante à ses sermons, sans repentance de son
apostasie, et des maux qui s'en estoient ensuivis.
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 493
COPIE D'UNE LETTRE (1)
MISSIUE ENUOYÉE AUX GOUUERNEURS DE LA ROCHELLE, PAR LES
CAPITAINES DES GALLERES DE FRANCE, SUR LA VICTOIRE QU'iLS
ONT OBTENUE CONTRE LES MORES ET SAUUAGES , FAISANT LE
VOYAGE DE l'iSLE DE FLORIDE ET DU BRESIL.
ENSEMBLE LES MANIERES DE VIURES TANT DES MORES QUE DES
SAUUAGES, PLUS LA TRAISON QU*A VOULU FAIRE UN SOLDAT DES
NAUIRES FRANÇOISES, SE DISANT TRUCHEMENT TANT DES FRANÇOIS
QUE DES SAUUAGES.
Suyuant la coppie imprimée à la Rochelle, par lean Portau.
1583.
Copie d'une lettre envoyée au gouverneur de la Rochelle
par Jes capitaines des galleres, faisant mention des assaulx
et combatz qu'ils ont soutenuz, faisant le voyage de lisle de
Floride et de plusieurs autres isles des Sauuages,
1581.
Monseigneur, ayant prins congé de vostre excellente et
notable personne, nous nous meismes en deuoir d'accomplir
nostre voyage avec toutes noz gardes et ensemble tous nos
forsaires, qui estoient en nombre plus de cinq cens, pour en
bref temps approcher de Tisle de Floride, dont ayant bien
(1) Archives curieuses de V Histoire de France, (1" série, t. ix,
pages 327-339.
494 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
continué de voguer Tespace de trois sepmaines ou plus pas-
sées, vers une contrée que les habitans d'icelle nommoient
Carsique, où nous primes complot tous ensemble de prendre
repos pour le soulagement de noz forsaires, Tespace de trois
iours, dont es environ de ceste contrée estoient en embus-
quade quelque quantité de gensdarmes, tant sur mer que
sur terre ; lesquels, ayant veu nostre train si ample et puissant
nous enuoyèrent espionner pour sçauoir à fait quelles gens
nous estions, iusques vers nos gallères, dont celui qui fut
enuoyé flst pour response à son capitaine que nons estions si
bien muniz d'armes que nul de nous ne se donnoit peine de
combattre, et que nostre entreprinse estoit de prendre chemin
vers risle Floride, pour y entrer defaictet de force si besoing
en estoit, pour en prendre iouissance toute nostre vie et la
vie noz suyuans, et la rendre en l'obéissance du roi de France,
lequel est notre souverain Seigneur. Adonc le gouverneur de
ceste contrée, estant bien adverti de ce. faict, soudainement
s'esuertua de s'embarquer avec multitude de Mores et Sau-
nages pour nous suyure de près et pour faire rompre nostre
voyage et entreprise, cognoissant que ladicte isle dès long-
temps estoit inhabitable, et que s'il aduenoit qu'elle fust
habitée et peuplée d'autre nation que la leur, cela ne leur
tournast un iour en grande ruine et perdition, et pour éuiter
le danger que pourroit aduenir de leur pays, et que dès lors
ladicte isle a esté surprise et descouuerte par les François,
ne passoient vers icelle qu'en grande crainte et doubte, dont le
plus souvent n'accomplissoient leurs voyages ; ce que dores-
navant ilz n'oseroient encores moins d'entreprendre d'aller de
pays en autre pour l'empeschement des voyes, lesquelles leurs
sont fermées et closes, ce qu'ilz ne trouvent faciles, se voyant
séparez de leurs voisins. Lors se voyans ainsi frustrez, se
sont auancez de plus fort en plus fort de nous suyure et
attaindre pour nous faire changer de voye, dont pour nous
penser estonner, firent tirer quelques fuzées en assez grande
quantité, brusler noz gallères; mais Dieu pai* sa saincte grâce
et miséricorde nous en a gardez et défenduz. Lors voyant en
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 495
nous mesmes que sans cesse nous poursuyuoient de combattre,
nous mismes en deuoir de tirer sur eux, et commençasmes à
entrer l'un sur l'autre iusques à nous toucher de fort près,
dont demeurasmes en tel destroict bien l'espace de cinq iours,
sans auoir aucun relasche de combatre, dont y a eu fort grand
meurtre de nos forsaires, bien iusques au nombre de soixante
ou quatre vingtz, et du costé des Mores et saunages y eut
aussi grande destruction et meurtres au dedans de leurs
nauires, lesquels, pour la quantité des coups de canons que
nous leur tyrions sans cesse, ne pouuoient nullement résister,
tellement qu'il y en eut deux péries et enfondrées en la mer,
sans que iamais ilz sceussent rien sauuer de tout ce qui estoit
dedans, dont le courage nous esmeut de plus en plus de les
poursuyure, tant que de rechef prismes une deleursgallères,
là où nous trouuasmes le gouuerneur de toute la gendarmerie
des Sauuages, homme vaillant et hardy, lequel auoit esté tué
d'un coup de canon; qui fut la cause qu'ilz nous abandon-
nèrent et prindrent autre chemin, voyant tous les principaux
chefs et soldatz morts; et de ceux qui sont restez en vie
dedans ladicte galère, les auons prins prisonniers et menez
par nous en ladite isle, ce qui fascha fort le demeurant de
leurs compagnies, ce qui leur causa de se retirer de nostre
voye, et se sauuer de quelque costé qu'ils peurent. Adonc
nous, voyant que Dieu par sa grâce nous auoit deliurez de
leurs mains, nous eusmes tous bon courage de nous haster
d'attaindre ladicte isle, auquel arriuasraes le vingt et uniesme
iour d'aoust mil cinq cens quatre vingts-ung, pour nous y
retirer, où en bref temps auons délibéré d'y faire bastir quel-
ques forteresses sur les riuages de la marine et sans aucun
séiour y auoir garde tant de iour que de nuict, de peur de
quelque surprinse de noz ennemis. Lors estans arrivez en
cedict lieu, auons mis noz forsaires en pleine liberté, à celle
fin qu'iceux pussent besongner et ouurer de leurs mestiers
pour gaigner leur vie les uns auec les autres et trafBcquer par
ledict pays de quelque marchandise que ce soit, et nous, sor-
tans de l'isle de Floride, prismes nostre chemin pour tirer Vers
l'isle de Brésil.
490 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
Nous rencontrasmes si grand nombre de poissons, et de
diuerses sortes, que nous pensions esire tous perdus, voyant
la grande troupe et abondance de poissons, et leurs noms sont
marsouyns, daulphins, baleines, stadins, dorades, albacorins,
pelamides et plusieurs autres sortes de poissons, desquels ie
n'ay la cognoissance. Après que nous eusmes passé le danger
desdicts poissons, noz eaues nous faillirent, et avions espé-
rance aux ruisseaux d'eau douce ; mais elle estoit tant puante
et infecte que nulle inffection tant puante qu'elle soit n'est à
y comparer. Quand nous beuuions d'icelle il nous falloit bou-
cher les yeux et estoupper le nez. Quand l'eau douce nous
faillit, nous estions encore à mille ou neuf cens lieues du
Brésil, estants en ces grandes nécessitez et presque hors de
désespoir de arriver au Brésil pour le long chemin que nous
auions encore affaire ; le seigneur Dieu nous enuoya si bon
vent que nous paruinsmes iusques-là où nous prétendions.
Le dimanche matin, le vingtiesme d'octobre, eusmes cognois-
sance d'une belle isle appellée l'Ascension; nous fumes tous
résiouis de la voir, car icelle nous monstroit où nous estions
et quelle distance y pouuoit y auoir iusques à la terre de
l'Amérique. Nous poursuyuismes nostre chemin auec ce bon
vent ; il ne faut demander si nous eusmes grande ioye et si
chacun rendoit grâces au Seigneur, veu la pauvreté et le
long temps qu'il y auoit que nous estions partis. Ce lieu que
nous descouvrimes est appelle par les Saunages Parabe; il
est habité par les Portugoys et d'une nation qui ont guerre
auec ceux ausquels nous avons aUiance. Là nous mismes le
pied en terre, chanlans louenges et actions de grâces au
Seigneur ; auquel lieue de cinq à six cens saunages, tous nudz
avec leurs arcs et. flesches , nous signifiant en leur langage
que nous estions les bien venus, nous offrants de biens et
faisants les feu de ioye, dont nous estions venuz pour les
défendre contre les Portugoys et autres, leurs ennemis mor-
tels et capitaux.
Le lieu est fort beau et commode pour habiter. La terre ne
produit que du blé à trois quarrés, que l'on appelle blé de
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 497
sarrazin, duquel ils font du vin auec une racine qu'ilz appellent
manie], qui a la feuille^de pœonia mas, et pensois véritable-
ment que s*en fut. Elle vient en arbre de la hauteur du sam-
bucus; d'icelle ils font de la farine molle qui est autant bonne
que du pain. Tay veu une herbe qu'ils appellent Petun, de la
grandeur du consolida maior, dont ils succent le ius, et tirent
la fumée, et avec celle herbe peuuent soustenir la faim pen-
dant huit ou neuf iours. Oultre, il y a deux sortes de fruictz
merveilleusement bons, l'un qu'ilz appellent nana, et vient
dans une plante semblable à Faloës ; elle est toutefois spu-
meuse. Le fruit est de la grosseur d'un artichaut, remply de
ius sucré ; néantnioins il est de mauuaise décoction. L'autre
est une espèce de figue qu'ilz appellent pacona. La plante
d'iceluy a les fueilles de lapaticum aquaticum ; il est de bonne
décoction. La terre produit aussi de bonnes et menues febues;
lesquelles sont de bon nourrissement, de la canne de sucre,
mais non pas en grande quantité ; semblablement des oronges,
citrons et Umons^ mais tant peu que ce n'est rien, car les
habitants sont négligents de la cultiver. Quant aux herbes
communes de nostre pays, nous ne auons recognu tant seule-
ment que du pourpié, du myrthe et du basilic; tout le reste
est tout saunage et eslongné de nostre cognoissance. Nous
pensions trouuer quelques métaulx, car les Portugoys ont
trouué or, argent et cuivre enuiron cinquante lieues plus
auant et autres cinquante plus amont. La terre est arronsée de
fort belles riuières d'eau douce les plus saines que ie beu
iamais. Voilà quant à la fertilité de la terre, salubrité et dis-
position de l'air. Il reste parler des habitants, de leurs condi-
tions, statuts et mœurs, et manière de vivre.
Geste nation est la plus barbare et estrange de toute hon-
nesteté qui soit soubs le ciel, comme ie croy, car ilz viuent
sans cognoissance d'aucun Dieu, sans soucy, sans loy et saas
aucune religion, non plus que les bestes brutes qui sont con-
duites par leur sentiment. Hz vont nuds, n'ayans aucune
32
498 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
honte ou vergongne de leurs parties honteuses, et ce tant les
hommes que les femmes. Leur langage est fort à entendre en
dictions, mais sans nombre, tellement que quand ilz veulent
signifier cinq ils montrent les cinq doigts de la main. Ils font
guerre à cinq ou six nations, desquelles, quand ilz prennent
des prisonniers de ceux qui leur font la guerre , ilz leur
donnent en mariage les plus belles filles qu'ilz ayent, leur
mettant autant de licols qu*ilz le veulent garder de lunes.
Puis, quand le temps est expiré, ils font du vin de mil et de
quelque sorte de racine, duquel ils s'enyurent, appellants
tous leurs amis , puis celui qui Ta pris prisonnier l'assomme
auec une masse de bois et le diuise par pièces, et en font des
carbonnades qu'ilz mangent auec si grand plaisir qu'ilz disent
en leur langage que c'est ambroisie et nectar. Premièrement,
leur manger d'ordinaire est de toute sorte de venin, comme
serpens, cocodriles, crapaux et gros lisars, lesquels estiment
autant que nous estimons les chappons, les lapreaux, les
connilz.
Leur aliance a en estendue cent lieues. Ils font guerre aux
Onitachas, Onyamas, Margaïas, Taliarbas et Portugoys. Les
conditions d'iceux sont telles que ceux avec lesquels nous
habitons. Hz prennent autant de femmes qu'ilz veulent, et
ont liberté les femmes de délaisser leurs maris pour petite
occasion. Hz estiment noz habillements, noz armes, et tout ce
qui vient de nostre païs, mesprisant Tor, l'argent et toutes
pierreries que nous estimons beaucoup. Leurs armes sont
des arcs et flaiches armées de petits oz. Hz naviguent dans
des auges ou almadas qui ont trente ou quarante pieds de
long; ilz nagent naturellement bien, qui est cause qu'ilz ne
se soucient s'ils enfonderont en l'eau ou non. Leurs richesses
sont colliers blancs, qu'ilz font de petis os de Hmassons de
mer, et aussi plumasseries dont ilz se reuestent quand ilz
arriuent. Le bois de Brésil croist merueilleusement haut et à
la fueille de buxus ; i'ay veu des arbres haultz de cent pieds,
le crois (si Dieu n'a pitié d'eux) qu'ilz seront fort fascheux à
réduire à la religion Ghrestienne, et à grande difficulté on
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 499
leur pourra oster ceste misérable coustume de se manger les
uns les autres. Hz viuent en congrégation, s'assemblent cinq
ou six cents, et édifient de longues loges que les anciens
appelloyent mapalia; tous ceux d'une lignée se tiennent
volontiers ensemble. Hz ont force cotton dont ilz font des
lictz qui pendent, et faicliautHnt bon coucher qu'en licts de
plumes ; nous ne dormions point en d'autres durant le temps
que nous y auons esté. En chacun village, entre eux, ils ont
une coustume que celuy qui aura esté le plus vaillant, c'est
à sçauoir qui aura le plus prins de prisonniers et tué, ils le
créent pour leur Roy. Tout est commun entre eux, mais
quand ilz nous apportent quelque chose, il nous faut donner
autre chose pour récompense pour ce qu'ils vous auront
baillé ! Voilà ce que ie vous récry pour le présent, tout le
voiage que nous auons veu de pardesà. Quand est des bestes
sauvages, ie ne vous en sauroy tant d'escrire qu'il y en a, et
de diuerses sortes, etànousincogneues, parquoy nepouuons
bonnement les despeindre, tant sont farouches et sauvages.
Nous espérons avec l'aide de Dieu aller plus outre si possible
nous est : nonobstant, nous espérons douant nostre retour
faire quelque petit recueil des choses que nous auons veues
de par deçà, qui sont fort rares et quasi sont incroiables.
le vous aduertis que après le parlement des nauires du
Brésil, qui fut le quatrième iour de nouembre mil cinq cens
octente et un, nous descouurismes une conspiration faicte
par un de nostre compagnie qui se disoit fort bien entendre
le langage des saunages, lequel par ses menées il fîst tant
qu'il s'amourescha d'une sauvage fort belle fille, et en luy-
mesme conclut de ne plus reuenir vers nous, donna à entendre
à ceux du pays que nous que nous estions allés là pour
tascher à les faire mourir, et pour autant d'une grande mala-
die qui se mit entr'eux et qu'il en mourut beaucoup. Que fist-il
dauantage avec sa saunage ? la menant quant et luy de peur
des autres sauuage, il va cercher les autres truchemens pour
leur donner à entendre la marchandise qui pouuoit estre en
«500 HISTOIRE DU BRÉSIL FRANÇAIS.
nos nauires, et que s'il vouloienl luy assister, il sçauoit bien
le moyen de nous surprendre, et que ils partageroient.le
butin entre eux, se que les uns furent d'accord et les autres
non ; et fumes aduertis le second iours de feburier par Tun
de ceux qu'il auoit voulu suborner et nous auoit promis de le
remettre entre noz mains. Quand n^s veimes qu'il ne reue-
noit comme il auoit promis, nous eûmes soupçon de quelque
surprise, qui fut la cause de quoy nous mismes les voiles au
vent. Il n'est icy question de nommer le personnage ny la
nation, car on dict communément que de ce païs-là sont su-
biectzà cela, nonobstant que ie veux blasmer toute une nation
pour Famour de quelques-uns qui se pourroient trouver entre
plusieurs gens de bien. Or, pour reuenir à nostre nauigation
et poursuiure nostre voyage, quand nous eûmes marché
environ trois iournées, nous trouuasmes une petite isle non
habitée sinon de bestes sauvages, laquelle est la plus belle
qu'il est possible de veoir, tant en arbres qu'en toutes sortes
de fruictz. Après nostre rafreschissement, nous reprimes la
route pour reuenir vers le Brésil, tousiours nous tenans sur
noz gardes de peur d'estre surprins ; au retour de nostre
voyage, nous retirâmes tousiours le mitant de l'eau de peur
des ambuscades, tant des saunages que du sophi, grand
terrien, lequel tient la plus grande partie des isles orientales
et des saunages. Lorsque nous fumes à trois degrez du tro-
pique de Gaprionne, qui valent octante ireûés, nous arriuas-
mes le dixiesme de novembre en la riuiere de Ganabare, qui
est désia en la subiection du Turc, à l'occasion d'un fleuue
qui sort de la riuière de Ganabara, qui fait la séparation du
prestref lean, lequel tient presque toutes les isles orientales
et la plus grande partie des saunages, et plusieurs isles qui
n'ont point esté descouvertes ; et l'autre costé de la riuière de
Ganabara est le Brésil. Comme par cy douant i'ay déclaré
leurs manières de vivre et coustumes de faire, lesquelz ne
sont subiectz que aux plus forts, lors nous primes le chemin
vers la Floride, là où nous eûmes de grands empeschemens
et destourbiers de volleurs et escumeurs de mer au commen-
PIÈCES JUSTIFICATIVES. 501
cernent de la Turquie. Vous n'eussiez osé vous mettre en
pleine mer si ce n'eust esté en bataille ; car nous auions les
saunages d'une part, les saunages de Tautre, le Turc de
Tautre, par quoy fumes grand espace de temps soubz le
promontoire de l'Ethiopie, qui est quatorze degrez de la zone
torride, et est terre habitée des Mores, fort noirs, et n'y a
aucune religion en eux, ny aucune cognoissances de Dieu,
et ne ont autre Dieu que le soleil et la lune ; d'autre cognois-
sances ils n'en ont aucune, L'air qu'ils tiennent est tempéré,
tendant plus à chaleur qu'à froideur; leur esté est au mois de
apuril; et ne ont aucun yver ; car plus vous approchez de
l'Orient, tant y a plus grandes chaleurs, car le soleil de midy
approche sur une partie des Saunages et Mores, qui est la
cause qu'ilz sont ainsi bruslés et noirs. Il y a plusieurs sortes
de Mores, lesquels sont sans Roy, vagans et errans ainsi
que les Saunages. Nous fîmes tant par nos iournées que nous
arriuasmes à l'isle de Floride à grande ioye, et sans aucune
perte tant de noz gens que de nostre marchandise, qui est
un grand miracle de Dieu, voyant les grandes rencontres que
nous avons passé. Or, pour le partement de l'isle de Floride,
nous retirâmes tousiours vers les terres et isles subiectes au
Roy de Portugal et d'Espaigne, au plus près que possible
nous estoit, pour estre plus à sauueté des auant-courreurs de
tant des Mores blancs que de la Turquie. Or, vous pouuiez
penser les peines et tourmens que nous auons endurée et
endurons tous les iours et spécialement de peur de la grande
gendarme du Turc contre le Roy de Perse, et ne craignons
que la rencontre des deux armées.
Fin de la présente missive, en nous recommandans à vos
bonnes grâces. Le vingtième mars mil cinq cens octant et
deux.
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE.
Parmi les raretés bibliographiques ou les précieux docu-
ments qu'il nous eût été facile de joindre à ces pièces justifi-
catives, il en est trois que nous avons omis à dessein : le.,
premier, parce qu'il est facile de le consulter dans un recueil
assez répandu, et les deux autres, parce qu'ils seront bientôt
l'objet d'une publication spéciale: Nous nous contenterons de
les mentionner ici.
1** D'AvEZAc. Déclaration du voyage du capitaine Gonne-
ville et ses compaguons es Indes^ et recherches faictes audit
voyage baillées vers iustice par il capitaine et ses dits corn-
pagnons. Nouvelles Annales des Voyages, juillet 1869.
2** André Thevet. Les singularitez de la France antarc-
tique, nouvelle édition avec notes et commentaires, par Paul
Gafîarel. 1 vol. in-8®. Paris, 1878, Maisonneuve.
3* Jean de Léry. Histoire d*un voyage faiet au Brésil^ etc.
Nouvelle édition avec notes et commentaires, par Paul
Gaffarel. 2 volumes, petit in-18 (Bibliothèque d'un curieux).
Paris, 1878, A. Lemerre.
SI
I:
'j.i
t
CHRONOLOGIE.
Voyage de Jean Cousin au Brésil 1488 -1489 (?).
Bulle du pape Alexandre VI 1493.
Voyage de Vincent Pinzon au Brésil . . . 1499.
Il découvre la côte Brésilienne 20 janvier 1500.
Alvares Gabal au Brésil ^. 22 avril 1500.
Voyage de Gonneville au Brésil 1503-1505.
Départ du navire V Espoir 24 juin 1503.
Arrivée aux Canaries 12 juillet.
Mort de Louis le Carpentier 12 septembre.
Tempête jusqu'au 30 novembre.
Premier débarquement au Brésil 6 janvier 1504.
Séjour au Brésil 1504.
Premier départ de Gonneville 3 juillet.
Second débarquement au Brésil 10 octobre.
Le roi Emmanuel interdit la vente des
cartes et des sphères 1504.
Voyage d'A. Vespucci au Brésil 1504.
Quatre navires français signalés à Bahia. 1504.
Procès- verbal de retour de Gonneville . 19 juillet 1505.
Voyaye de Thomas Aubert au Brésil ... 1508.
Voyage de sept Brésiliens à Rouen 1509.
Naissance de Villegaignon à Provins. . . 1510.
L'Espagne défend l'exportation des bois
de teinture 1516.
Ambassade de Monteiro à Paris 15i6.
506 HISTOIRE DU BRÉSIL FRA5ÇAI8.
Expédition de Christovam Jaques 1516-1517.
Ordonnance de François I*' sur la liberté
des mers 1517.
Navires firançais signalés à la baie de
Tous les Saints 1518.
Ambassade de Silveyra à Paris 1522.
Lettres de marques délivrées à lehan
Terrien 1522.
Silveyra empêche le départ de Verazzano. 25 avril 1523.
Jean III ordonne de couler les navires
français naviguant au Brésil 1523.
Honfleurois signalés dans la baie de Rio. 1525.
Voyage de Jean Parmentier au Brésil
vers 1525.
Construction de Saint-Jacques de Dieppe 1525-30.
Lettre de Jean III à Silveyra 16 janvier 1530.
Lettres de marque délivrées à Ango 22 mars.
Lettre de Marguerite d'Angoulême 10 juin.
Fernambouco ravagé par une flotte fran-
çaise Décembre.
Expédition d'Ango contre Lisbonne 1530.
Expédition de Martin de Souza 3 déc. 1530-158$
Affaire de la Pèlerine 1531-1532.
Dépêche de Giustiniano à Venise 1535.
Edit de François P' contre la navigation
du Brésil 1537.
Nouvel édit 22 déc. 1538.
Villegaignon à Alger 1541.
Protestation des Rouennais 1541.
Le Routier de Jean Alfonse , 1542.
Ordonnance de François P' stipulant la
liberté des mers 1543.
La Cosmographie de Jean Alfonse 1545.
Arrivée des Jésuites au Brésil 1547.
Villegaignon en Ecosse 1548.
CHRONOLOGIE. 507
Edit de Henri II contre le commerce
d*outre-mer 1549.
Portulan Desceliers au British Muséum . 1550.
Fête Brésilienne de Rouen 1550.
Villegaignon à Malte 1551.
Mort d'Ango 1551.
Gaspard de Ilheos bloqué à Rio 1551.
Combat du cap Frio 1551.
Arrivée d'Anchieta au Brésil 1551.
Villegaignon en Bretagne , 1552-1554.
Les Jésuites s'établissent au Brésil 1553.
Portulan Desceliers à M. Bubics 1553.
La Catherine à Rio 1554.
Retour de la Catherine à Honfleur 22 février 1555.
Ordonnance de Henri II relative au com-
merce Brésilien 8 mai 1555.
Portulan de Guillaume le Testu 1555.
Villegaignon prépare son expédition. . . 1554-1555.
Premier départ 12 juillet 1555.
Second départ 14 août.
Arrivée sous l'Equateur 6 octobre.
Arrivée à T Ascension 20 octobre.
L'Amérique est signalée 3 novembre.
Débarquement 10 novembre.
Conspiration avortée 4 février 1556.
Voyages de découverte Mars-avril.
Lettre de Simon Renard à la princesse
de Portugal Août.
Départ des Genevois 10 septembre.
Seconde Lettre de Simon Renard 15 septembre.
Les Genevois à Paris Octobre.
Les Genevois à Honfleur Novembre.
Départ de Bois-le-Comte 19 novembre.
Pillage de deux navires anglais Décembre.
La flotte en vue des Canaries 12-18 décembre.
508 HISTOIRE DU BHÉSIL FRANÇAIS.
Pirateries Fin décembre.
L'Amérique est signalée 26 février 1557.
Arrivée à Espiritu Santo 27 février.
Tempête aux îles Maqhé 2 mars.
Arrivée au fort Coligny 7 mars.
Départ de la Rosée pour l'Europe 1*' avril.
Mariage de Gointa 17 mars.
Départ de Ghartier 4 juin.
Men de Sa nommé gouverneur du Brésil 11 juin.
Les Genevois à la Briqueterie Octobre-déc.
Départ des Genevois 4 janvier 1558.
Exécution de cinq colons 9-10 février.
Voyage du Jacques janvier-24 mai.
Départ de Villegaignon pour la France. . fin 1558.
Men de Sa décide une expédition contre
les Français 26 janvier 1560.
Concentration du corps expéditionnaire. 21 février.
Arrivée à Ganabara 15 mars.
Prise du fort Goligny Fn mars.
Dépêche de Men de Sa 16 juin.
Les Français attaquent San Paolo 1561.
Alliance avec les Tamoyos 1562.
Mort de Fernand de Sa 1563.
Reconnaissance exécutée par Eustacio
de Sa 1564.
Nouvelle expédition dirigée contre les
Français Janvier 1565.
Fête Brésilienne de Bordeaux 9 avril 1565.
Défaite navale des Tamoyos octobre 1565.
Pirateries de Jacques Sore 1565.
Arrivée de Men de Sa 18 janvier 1566.
Prise de Uruçumiri 20 janvier.
Fondation de Saint-Sébastien Janvier.
Prise d'un navire français 1568.
Plaintes de l'ambassadeur Cornero 1569.
CHRONOLOGIE. 509
Exploits et pirateries de Jean Capdeville 1571.
Mort de Villegaignon 9 ou 15janv. 1571
Français signalés à Rio-Real 1575.
Rupture de Talliance Franco-Brésilienne 1572-75.
Onze navires français brûlés 1579.
Trois navires brûlés à Rio 1580.
Attaque inutile contre Rio 1581.
Français signalés à Itamaraca 1584.
Français signalés à Bahia 1586."
Catastrophe du Valant 1587.
Français signalés dans le Rio-Grande . . 1596.
Colonie française à Tembouchure du
Maragnon 1612.
4
1 ■