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Full text of "Histoire du Brésil français au seizième siècle"

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N 


HISTOIRE  DU  BRÉSIL  FRANÇAIS 


AU  SEIZIEME  SIECLE 


HISTOIRE 


BRÉSIL    FRANÇAIS 


AU  SEIZIEME  SIECLE 


PAUL'    GAFFAREL 


ProTeiaenr  i  U  facalté   dô9   Leltras   da  D^Jod. 


PARIS 

MAISONNEDVE  ET  0",  LIBRAIRES-ÉDITEURS 

25,  4UU  TOLTAIBX,  25 


F 


■ 


DÉDICACE 


SA     MAJESTÉ     DON     PEDRO     II 


EMPEREUR     DU     BRESIL. 


SIRE, 


Votre  Majesté  n'a  jamais  caché  ses  sympathies 
pour  la  France,  A  F  heure  où  nous  désespérions  presque 
de  notre  salut,  Vous  traversiez  F  Océan,  Vous  nous 
tendiez  une  main  amie,  Vous  nous  rendiez  ï inestimable 
service  de  nous  relever  à  vos  propres  yeux.  Aussi, 
malgré  les  partis  qui  nous  divisent  encore,  tous  les 


p' 


Français  ont-Us  gardé  à  Votre  Majesté  une  profonde 
reconnaissance.  Ce  n'est  pas  seulement  au  souverain^ 
c'est  plus  encore  au  propagateur  des  idées  libérales^  au 
représentant  de  la  civilisation ,  à  ïérudit  et  à  r homme 
de  goût  que  nous  aimons  à  rendre  hommage.  Puisque 
tant  de  liens  unissent  la  France  à  l'Empereur  du  Brésil, 
Votre  Majesté  permettra-t-elle  au  plus  humble  de  ses 
admirateurs  de  lui  dédier  un  ouvrage,  qui  prouve  les 
antiques  relations  de  nos  deux  pays  et  pourra  ne  pas 
sembler  inutile  aux  Brésiliens  et  aux  Français  qui 
s'intéressent  aux  traditions  de  leur  patrie. 


Paul   GAFFAREL. 


PRÉFACE 


L'auteur  de  cet  ouvrage  est  du  trop  petit  nombre  des 
Français  qui  croient  encore  à  Timportance  et  même  à  la 
nécessité  de  la  colonisation.  Il  pense  également  qu'on  ne 
saurait  trop  s'élever  contre  le  préjugé  qui  consiste  à 
répéter  que  la  France  ne  sait  pas  coloniser.  Nos  colonies, 
il  est  vrai,  n'ont  que  médiocrement  réussi  jusqu'à  pré- 
sent ;  leur  histoire  ne  fut  trop  souvent  qu'une  sinistre 
énumération  de  fautes  et  de  catastrophes  ;  nous  avons 
semé  et  d'autres ,  plus  habiles  ou  plus  heureux ,  ont 
récolté;  mais,  si  la  Louisiane  et  le  Canada,  si  les  Antilles 
ou  THindoustan  ne  nous  appartiennent  plus,  au  moins 
y  avons-nous  laissé  des  souvenirs  impérissables  et  d'ar- 
dentes sympathies,  car  nous  n'y  avons  jamais,  comme 
tant  d'autres ,  marqué  la  trace  de  notre  passage  par  du 
sang  et  des  ruines.  Aussi  bien  la  meilleure  preuve  que 
le  Français  sait  et  peut  coloniser,  c'est  que  nos  deux 
récentes  acquisitions,  l'Algérie  et  la  Cochinchine ,  sont 


en  voie  de  progrès  coiiliiiu,  el  nous  réservent  peut-être 
de  splendides  compensations. 

S'il  nous  était  donné ,  dans  notre  modeste  sphère,  de 
rendre  quelque  service  au  pays ,  ce  serait  en  appelant 
Tattention  sur  Thistoire  trop  oubliée  de  nos  colonies 
perdues.  Cette  histoire  est  souvent  glorieuse  et  toujours 
féconde  en  renseignements  utiles.  Le  récit  des  fautes  et 
des  maladresses  qui  compromirent  le  succès  de  nos 
colons  en  préviendraient  sans  doute  le  retour.  L'expé- 
rience du  passé  nous  mettrait  en  garde  contre  les  erreurs 
de  l'avenir.  En  apprenant  comment  nous  avons  su  con- 
quérir,  mais  non  garder,  nous  trouverions  sans  doute  le 
secret  d'organiser  et  de  conserver.  Nous  n'avons  pas  eu 
d'autre  pensée  en  composant  cette  histoire  de  nos  établis- 
sements brésiliens  au  seizième  siècle. 


HISTOIRE     DU    BRÉSIL    FRANÇAIS 


) 


AU   SEIZIEME   SIÈCLE. 


PREMIERE  PARTIE  :  LA  DÉCOUVERTE. 


JEAN  COUSIN  ET  PAULHIER  DE  GONNEVILLE. 

I.  —  Jean  Cousin. 

Le  Brésil  fut  une  des  premières  régions  Américaines  que 
Iréquenlèrent  nos  compatriotes  au  XVP  siècle.  Si  même  on 
en  croit  de  respectables  traditions,  non-seulement  aucun 
Européen  ne  les  aurait  précédés  dans  cette  direction,  mais 
encore  Tun  d'entre  eux,  un  Dieppois,  Jean  Cousin,  aurait 
reconnu  la  côte  américaine  avant  Christophe  Colomb.  Nous 
ne  cherchons  pas  ici  à  soutenir  un  paradoxe,  et,  plus  que 
tout  autre,  nous  rendons  justice  au  navigateur  génois  dont  la 
patience  triompha  des  préjugés  contemporains.  Les  consé- 
quences de  la  découverte  de  Colomb  durent  encore,  et  c'est  à 
lui,  bien  réellement,  qu'il  faut  en  reporter  l'honneur  ;  mais, 
ne  serait-ce  qu'à  titre  de  curiosité  historique,  n'avons-nous 
pas  le  droit  et  presque  le  devoir  de  chercher  à  remettre  en 
pleine  lumière  le  hardi  marin,  à  qui  reviendrait  peut-être  la 
gloire  d'avoir,  le  premier,  dans  les  temps  modernes,  mis  le 
pied  sur  le  sol  américain?  Tout  en  reconnaissant  que  les 
:  preuves  de  la  priorité  de  ce  voyage  ne  sont  pas  encore  très- 
.  solides,  avouons  au  moins  (|ue  ce  problème  géographique 
mérite  une  discussion  spéciale. 


i2  IIISTOIHE    DU    imiîSIL   FUANCAIS. 

Jean  Cousin  (1)  appartenait  à  une  des  bonnes  familles  du 
pays  dieppois.  Dès  sa  jeunesse  il  s'était  adonné  à  la  navi- 
gation. Tour  à  tour  soldat  et  négociant,  il  s'était  distingué 
dans  un  combat  contre  les  Anglais  (2),  et  il  avait  fait  ses 
preuves  aux  côtes  d'Afrique  et  dans  plusieurs  voyages  au  long 
cours.  On  était  alors  en  1488.  Les  grandes  guerres  contre 
l'Angleterre  étaient  achevées.  Louis  XI,  en  réprimant  la 
turbulente  activité  des  seigneurs  féodaux  ou  apanages,  sem- 
blait avoir  clos  l'ère  des  guerres  civiles.  Le  commerce  exté- 
rieur renaissait.  Au  bruit  des  découvertes  portugaises  en 
Afrique,  à  la  pensée  des  mondes  nouveaux  qui  s'ouvraient 
aux  convoitises  mercantiles,  il  y  eut  comme  une  recrudes- 
cence dans  le  commerce  dieppois.  Quelque  gros  marchands 
de  cette  ville  s'associèrent  et  proposèrent  à  Jean  Cousin  de 
partir  pour  un  voyage  d'exploration.  Il  devait  s'engager  dans 
la  voie  déjà  frayée  par  ses  compatriotes,  et  s'efforcer,  tout  en 
suivant  leurs  traces,  de  prévenir  les  Portugais  aux  Indes 
orientales.  Cousin  était  alors  dans  la  force  de  l'âge  et  dans 


(1)  Sur  Jean  Cousin  on  peut  consulter  Desmarquets.  Métnoires 
chronologiques  iwur  servir  à  Vhistoire  de  Dieppe  et  de  la  naviga- 
tion Française,  2  vol.  in-12,  1785.  —  Estancelin.  Recherches  sur 

les  voyages  et  découvertes  des  navigateurs  normands,  —  Vitet. 
Histoire  des  anciennes  villes  de  France  (Dieppe).  —  Margry.  Les 
navigations  Françaises  et  la  révolution  maritime  duXIV'^auXVl^ 
siècle,  —  P.  Gaffarel.  Rapports  de  l'Amérique  et  de  V Ancien 
continent  avant  Colomb,  p.  314-324.  —  Revue  politique  et  litté- 
raire (lu  2  mai  1874. 

(2)  Desmarquets,  ouv.  cit.  t.  I.  92  a  Un  jeune  capitaine  de  cottcî 
flotte  s'était  distingué  par  les  habiles  manœuvres  qu'il  avoit  faites, 
et  par  la  bravoure  avec  laquelle  il  s'était  battu  contre  quelques 
vaisseaux  anglois  qu'il  avoit  pris.  Le  compte  qu'on  en  rendit  aux 
armateurs  de  Dieppe  ne  resta  point  sans  une  distinction  méritée.  Il 
était  trop  de  leur  intérêt  d'avoir  d'habiles  capitaines  pour  ne  pas 
accueillir  ceux  qui  donnoient  des  preuves  de  leur  capacité  ». 


4EAN  COUSIN  ET  PAULMIEH  DE  GONNEVILLE.  S 

l'ardeur  des  espérances.  Bien  qu'il  lui  fallût  s'avancer  au  sud 
de  l'équateur  avec  ces  navires  de  l'époque,  si  mal  construits, 
à  peine  pontés,  surchargés  de  voiles  et  de  cordages  inutiles, 
et  affronter  les  courants  qui,  même  aujourd'hui,  rendent  très 
dangereuses  les  approches  de  la  côte  africaine,  il  accepta  les 
offres  des  armateurs  dieppois,  et  mit  à  l^a  voile  en  1488.  Il  est 
impossible  de  préciser  davantage  la  date  de  son  départ,  la 
tradition  seule  ayant  conservé  le  souvenir  de  ce  voyage. 

Pourtant  jamais  expédition  maritime  n'aurait  été  plus 
féconde  en  résultats  inespérés.  Afin  d'éviter  les  tempêtes, 
toujours  fréquentes  dans  ces  parages,  et  de  ne  point  échouer 
sur  les  écueils  et  les  bancs  de  sable  si  nombreux  sur 
la  côte  occidentale  d'Afrique  depuis  le  détroit  de  Gibraltar 
jusqu'au  cap  des  Palmes,  Cousin  avait  profité  des  vents 
du  large,  et  s'était  lancé  en  plein  Océan.  AiTivé  à  la  hau- 
teur des  Açores,  il  fut  entraîné  à  l'ouest  par  un  courant 
marin  et  aborda  une  terre  inconnue,  près  de  l'embouchure 
d'un  fleuve  immense.  Il  prit  possession  de  ce  continent;  mais, 
comme  il  n'avait  ni  un  équipage  assez  nombreux,  ni  des  res- 
sources matérielles  suffisantes  pour  fonder  un  établissement, 
il  se  rembarqua.  Au  lieu  de  revenir  directement  à  Dieppe 
pour  y  rendre  compte  de  sa  découverte,  il  cingla  dans  la 
direction  du  sud-est,  c'est-à-dire  de  l'Afrique  australe,  décou- 
vrit le  cap  qui  depuis  a  gardé  le  nom  de  cap  des  Aiguilles,  prit 
note  des  lieux  et  de  leur  position,  remonta  au  nord  le  long  du 
Congo  et  de  la  Guinée,  où  il  échangea  ses  marchandises,  et 
revint  à  Dieppe  en  1499. 

Tel  aurait  été  le  voyage  de  Cousin.  Est-il  vrai  que,  dans 
la  première  partie  de  ce  voyage,  précurseur  immédiat  de 
Colomb,  il  ait  découvert  en  Amérique  le  Brésil  et  Tembou- 
chure  des  Amazones?  Est-il  vrai  que,  dans  h  seconde  moitié 
de  son  expédition,  devancier  direct  de  Vasco  de  Gama,  il  ait 
presque  doublé  l'Afrique  et  indiqué  le  chemin  do  l'Hin- 
doustan  ?  Si  de  pareilles  prétentions  étaient  fondées,  ce  ne 
serait  pas  un  médiocre  honneur  pour  notre  pays  que  d'avoir 


-4  HISTOIRE    DU    URIÎSIL    KllA.NCAlS. 

donné  le  jour  à  celui  qui  découvrit  le  Nouveau  Monde,  et 
augmenta  si  démesurément  le  domaine  de  l'humanité.  Mais 
laissons  de  côté  tout  amour-propre  national,  et,  sans  imiter 
Tamusante  fureur  de  ce  savant  étranger  qui  refusait  d'ac- 
cepter, sur  ce  point,  même  la  plus  courtoise  des  controverses, 
discutons  froidement  la  validité  ou  la  fausseté  de  la  tradition 
dieppoise. 

Nous  nous  occuperons  seulement  de  la  première  partie  du 
voyage,  c'est-à-dire  de  la  découverte  réelle  ou  prétendue  de 
l'Amérique. 

Tout  d'abord  les  objections.  Voici  la  plus  grave  :  Il  n'existe 
aucune  preuve  authentique  de  ce  voyage  de  Cousin  ;  nul  docu- 
ment ofliciel  n'en  a  conservé  le  récit;  les  titres  sur  lesquels 
on  s'appuie  pour  déposséder  Colomb  de  sa  vieille  gloire  n'ont 
donc  aucune  valeur.  —  En  effet  le  seul  souvenir  qui  nous  soit 
parvenu  de  la  découverte  de  Cousin  a  été  conservé  dans  uu 
ouvrage  écrit  avec  trop  peu  de  critique  pour  faire  autorité. 
Cet  ouvrage,  composé  par  Desmarquets,  est  intitulé  :  «  Mé- 
moires chronologiques  pour  servir  à  l'histoire  de  la  naviga- 
tion Française  y>.  Il  est  plein  d'erreurs  et  de  négligences,  mais 
il  a  été  composé  sur  des  manuscrits  officiels,  sur  des  relations 
extraites  des  dépôts  de  l'Amirauté  et  de  l'Hôtel  de  Ville  de 
Dieppe,  et  il  pèche  plutôt  par  les  détails  que  par  le  fond.  Jusqu'à 
nouvel  ordre  cet  ouvrage  est  notre  seule  autorité,  et  par 
conséquent  l'objection  subsiste.  Les  Dieppois,  il  est  vrai,  assu- 
rent que  Cousin,  d'après  le  vieil  usage  des  capitaines  nor- 
mands, avait  consigné  au  greffe  de  l'Amirauté  le  récit  de  son 
expédition,  mais  que,  lors  du  bombardement  et  de  l'incendie 
de  la  ville  par  les  Anglais,  en  1694,  ccîtte  relation  fut  anéantie 
avec  toutes  celles  qui  s'y  trouvaient  conservées  depuis  trois 
siècles  au  moins.  L'incendie  des  Archives  dieppoises,  en 
1694,  n'est  que  trop  réel,  et  la  relation  de  Cousin  a  sans 
doute  été  brûlée  avec  les  autres  ;  mais  l'avenir  nous  réserve 
plus  d'une  surprise.  Chaque  jour,  grâce  à  l'activité  ingénieuse 
de  nos  savants,  surtout  de  nos  savants  provinciaux,  l'histoire 


JEAN    COUSIN    ET    PAULMIEU    1)K   GONNE VILLE.  .) 

se  modifie  et  les  erreurs  disparaissent.  Peut-être  un  manus- 
crit jusqu'alors  oublié  surgira-t-il  de  quelque  greffe  de  cam- 
pagne, de  quelque  armoire  municipale,  de  quelque  sacristie, 
où  il  dormait  depuis  des  siècles,  et  alors  nous  aurons  un  Jean 
Cousin  non  plus  d'après  Desmarquets,  mais  d'après  Cousin 
lui-même.  Ce  jour-là  seulement  disparaîtra  tout  à  fait  cette 
première  objection. 

Seconde  objection  :  Est-il  vraisemblable  que  Cousin  se  soit 
tellement  avancé  dans  l'Atlantique  qu'il  ait  rencontré  le  Gulf 
Stream  qui  le  jeta  sur  les  côtes  Brésiliennes  ?  —  Mais,  depuis 
de  longues  années  (1),  les  Dieppois  fréquentaient  les  rivages 
africains;  ils  y  avaient  même  fondé  des  comptoirs;  aussi  con- 
naissaient-ils les  dangers  de  la  navigation  dans  ces  parages; 
ils  savaient  combien  la  côte  occidentale  de  l'Afrique  est  peu 
hospitalière,  surtout  quand  souffle  le  vent  du  nord-ouest.  Les 
Portugais,  avec  lesquels  ils  étaient  en  rapports  constants,  les 
avaient  contirmés  dans  leurs  appréhensions,  et  c'était  pour 
ainsi  dire  une  notion  courante  chez  les  pilotes  dieppois  que, 
pour  atteindre  aux  côtes  africaines,  il  fallait  s'élever  au  large 
jusqu'à  la  hauteur  du  point  précis  oii  l'on  désirait  aborder. 
Dès  lors  quoi  d'étonnant  que  Cousin  se  soit  conformé  aux 
présomptions  généralement  reçues,  et  que,  voulant  aborder 
beaucoup  plus  au  sud  que  ses  compatriotes  n'en  avaient  l'ha- 
bitude, il  se  soit  avancé  beaucoup  plus  à  l'ouest  dans  l'Atlan- 
tique jusqu'à  ce  qu'il  ail  rencontré  sans  s'en  douter  le  Gulf 
Stream,  au  courant  duquel  il  s'abandonna?  Il  n'y  a  là  rien  que 
de  très-probable.  Cousin  a  simplement  suivi  l'exemple  de  ses 
devanciers,  et  il  a  profité  d'un  courant  dans  les  eaux  duquel 
il  était  entré  par  hasard. 

Une  troisième  objection,  toute  contemporaine,  est  relative 
au  prétendu  maître  de  Cousin,  à  l'abbé  Descaliers.  Cet  abbé 


(1)  Explorateur  du  15  avril  1875.  Les  Normands  au  Sénégal  et 
en  Guinée  au  XIY^  siècle. 


6  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

Descaliers  ouDesceliers  était  né  à  Dieppe  (1).  Il  entra  dans 
les  ordres,  et  fut  attaché  à  une  des  églises  de  la  ville.  Les 
mathématiques,  et  surtout  Tastronomie  devinrent  son  étude 
favorite.  Le  voisinage  de  la  mer  et  la  fréquentation  des  marins 
rengagèrent  à  appliquer  aux  progrès  de  la  navigation  les 
sciences  qu'il  aimait,  et  à  distribuer  les  trésors  de  son  expé- 
rience à  tous  ceux  qui  voudraient  en  profiter.  Il  obtint  de  tels 
succès  dans  cette  œuvre  patriotique,  et  Técole  d'hydrographie 
qu'il  avait  fondée  devint  si  importante,  que  les  bourgeois  de 
Dieppe  lui  assurèrent  des  ressources  pour  acheter  des  livres 
et  des  instruments,  des  loisirs  pour  perfectionner  son 
enseignement.  Il  est  vrai  que  sa  réputation  ne  s'étendit  pas  au 
loin,  parce  qu'il  vivait  dans  un  temps  d'ignorance ,  et  craignait 
de  se  compromettre  en  exposant  au  grand  jour  ses  théories  ; 
mais  ses  compatriotes  lui  rendaient  justice  (2).  Ils  la  lui  ont 
même  tout  récemment  rendue,  en  donnant  son  nom  à  une  des 
rues  de  leur  ville  (3).  Desceliers  ne  se  contentait  pas  seulement 
d'enseigner  les  principes  de  la  navigation  :  il  dressait  des 
sphères  et  des  cartes  nautiques  (4),  qu'il  distribuait  à  ceux  de 


(1)  Le  nom  se  retrouve  sous  les  formes  de  Des  Choliers,  Des 
Celiers,  Deschaliers  ou  Descaliers. 

(2)  Desmarquets,  ouv.  cit.  t.  I,  p.  92  a  Descaliers  était  le  meilleur 
mathématicien  et  astronome  de  son  temps.  Sa  mémoire  jouirait  do 
la  plus  grande  réputation,  s'il  fût  né  deux  siècles  plus  tard,  ou  s'il 
y  eût  eu  depuis  sa  mort  quelque  historien  qui  Teût  fait  connoître. 
C'est  lui  qui  a  donné  les  premiers  éléments  de  la  science  hydrogra- 
phique. » 

(3)  Malte-Brun.  Bulletin  de  la  Société  de  Géographie  de  Paris^ 
sept.  1876. 

(4)  AssELiNB.  Les  antiquités  et  chroniques  de  la  ville  de  Bieppi, 
édition  1874,  tome  II,  p.  325.  a  Pour  ce  qui  est  des  cartes  marines, 
je  dirai  que  le  sieur  Pierre  Desceliers,  prestre  à  Arques,  a  eu  la 
gloire   d'avoir  esté   le  premier  qui    en   ait  fait  en   France.    Aussi 


JEAN   COUSIN   ET    PAULMIEH    DE   GONNEVILLE.  7 

ses  élèves  qui  entreprenaient  des  voyages  au  long  cours,  ou 
même  vendait  à  ceux  qui  les  lui  commandaient.  Deux  de  ces 
cartes  marines  existent  encore.  La  première  appartenait  à 
M.  Gristoforo  Negri.  Il  la  vendit  au  ministre  d'Angleterre  à 
Turin,  M.  Iludson,  qui  la  déposa  au  British  Muséum,  où  elle  se 
trouve  aujourd'hui.  Cette  carte  a  2  mètres  15  centimètres  de 
longueur  sur  1  mètre  35  centimètres  de  hauteur  (1).  Elle  porte 
la  mention  suivante  :  Faicte  a  arques  par  pierre  des- 
GELiERS.  p.  ERE  :  L '  AN  1550.  La  socoude  cst  OU  possossion 
(le  monsieur  l'abbé  Bubics  de  Vienne.  On  a  pu  l'admirer  en 
1875  à  l'Exposition  internationale  de  Géographie  de  Paris  (2). 
Elle  ne  mesurait  pas  moins  de  deux  mètres  et  demi  carrés. 
Elle  portait  la  mention  suivante  :  Faicte  a  arques  par 
PIERRE  DESCELiERS,  PREBSTE.,  1553.  Malgré  quclquos 
différences,  ces  deux  cartes  sont  évidemment  du  même  auteur, 
et  cet  auteur  n'est  autre  que  le  fondateur  de  l'hydrographie. 
Par  malheur,  Desmarquets  et  les  biographes  Normands  qui 
l'ont  copié  font  naître  DesceHers  vers  1440.  Il  aurait  donc  eu 
110  et  113  ans  quand  il  composa  les  Portulans  de  Londres  et 
de  Vienne.  D'ordinaire  on  n'a  pas,  à  cet  âge,  conservé  la  plé- 
nitude de  ses  facultés  au  point  de  construire  une  carte.  Si 
donc  Desceliers  composait  des  cartes  en  1550,  il  n'était  pas  né 
en  1440,  et  ne  pouvait  en  1488  donner  des  leçons  à  Cousin.  Le 
maître  ne  professant  pas  à  cette  époque,  l'élève  n'a  jamais 
profité  de  ses  leçons,  et  la  tradition  est  fausse. 

Cette  objection  paraît,  au  premier  abord,  à  peu  près  insolu- 


estoit-il  un  si  habile  géographe  et  astronome,  qu'il  fit  une  sphère 
plate;  au  milieu  on  voyait  un  globe  qui  représentait  toutes  les 
parties  du  monde.  » 

(1)  Communication  de  M.  de  Challaye,  insérée  dans  le  Bulletin 
de  la  Société  de  Géographie  de  Paris,  de  septembre  1852,  p.  235. 

(2)  Section  d'Autriche-Hongrie  n°  147, 


8  HISTOIUE    1)1     HHKSIL    FRANÇAIS. 

ble.  Nous  avions  essayé  de  la  résoudre  en  alléguant  que  deux 
abbés  Pierre  Desceliers  pouvaient  avoir  existé  (1).  Nous  avions 
cru  également  que  les  Portulans  de  Londres  et  de  Vienne 
n'étaient  que  des  copies  de  cartes  réellement  exécutées  par 
Desceliers,  et  auxquelles  on  aurait  conservé,  comme  ce  fut 
longtemps  et  comme  c'est  encore  l'usage,  le  nom  de  leur 
auteur  :  mais  nous  ne  pouvions  nous  dissimuler  la  faiblesse 
de  cette  argumentation.  M.  Malte-Brun,  auquel  nous  avons 
exposé  nos  doutes  (2),  nous  a  fait  remarquer  avec  raison  que 
les  deux  Portulans  ne  peuvent  avoir  été  composés  que  par 
l'abbé  Pierre  Desceliers.  C'est  ce  môme  abbé  qui  aurait  dressé 
sur  la  demande  de  François  de  Guise,  son  contemporain,  une 
carte  des  forêts  de  France  (8)  ;  c'est  encore  lui  dont  M.  de 
Beaurepaire  a  retrouvé  le  nom  dans  un  acte  de  1537  (4).  Le 
doute  n'est  plus  possible,  et  l'objection  subsiste  dans  toute  sa 
force. 

Nous  savons  déjà  que  Desmarquets  est  fort  sujet  à  caution. 
Il  mêle  volontiers  le  faux  et  le  vrai,  confond  les  époques  et  les 
hommes,  et  exagère  l'importance  des  actes  des  Dieppois.  Peut- 
être  cette  date  de  1440,  donnée  par  lui,  est-elle  erronée  ?  Ce 
qui  nous  porterait  à  le  croire,  c'est  qu'un  autre  annaliste  diep- 
pois, bien  plus  consciencieux  et  plus  complet  que  Desmarquets, 
Louis  Asseline  (5),  parle  de  Cousin  comme  du  contemporain 
et  nullement  comme  de  l'élève  de  Desceliers.  Il  le  cite  même 
comme  travaillant  avec  lui  à  la  confection  de  cartes  et  d'ins- 


(1)  Revue  politique  et  littéraire,  art.  cité. 

(2)  Lettre  particulière  du  14  novembre  1876. 

(3)  GuiBERT.  Mémoires  biographiques  et  littéraires  sur  les  homtnes 
de  la  Seine-Inférieure,  t.  I,  p.  303. 

(4)  DE  Beaurepaire.  Recherche  sur  l'instruction  publique  dans 
le  diockse  de  Rouen  avant  1789,  t.  III  p.  197. 

(5)  Ouv.  cit.  t.  II,  p.  3S5. 


JEAN    COUSIN    ET    PAUI.MIEH    DE   GONNE VILLE.  9 

truments  nautiques.  «  J'ajouterai  à  cela,  dit-il,  à  la  louange 
de  nos  Dieppois  que  le  sieur  Pretot  (Prescot),  surnommé  le 
savant,  excellait  en  la  pratique  des  globes,  et  que  le  capitaine 
Coussin  (Cousin)  qui  était  habile  à  les  construire,  ne  l'était 
pas  moins  à  fabriquer  les  sphères.  On  tient  qu'il  en  fit  une 
dans  un  œuf  d'autruche,  avec  tant  d'industrie  et  de  justesse, 
que  cet  ouvrage  imitait  le  mouvement  des  cieux.  »  Dès  lors 
tout  s'expliquerait.  Desceliers  et  Cousin  étant  à  peu  près  du 
même  âge,  ils  ont  pu  se  communiquer  les  résultats  de  leurs 
opinions  et  leurs  connaissances  positives.  De  la  sorte  l'exis- 
tence des  deux  Portulans  de  Londres  et  de  Vienne  n'infirme- 
rait en  rien  l'authenticité  du  voyage  de  Cousin  au  Brésil. 

Reste  une  dernière  objection  :  En  1500  (1)  le  Portugais 
Alvarès  Cabrai  qui  voulait,  lui  aussi,  tourner  l'Afrique  et 
s'était  enfoncé  dans  l'Océan,  fut  entraîné  par  le  même  courant, 
et,  le  22  avril,  arriva  en  vue  d'un  continent  qu'il  désigna  sous 
le  nom  de  Véra-Cruz.  C'est  le  Brésil  actuel .  Il  en  prit  posses- 
sion au  nom  du  roi  de  Portugal,  et  jamais  les  Dieppois  ne  lui 
contestèrent  ce  droit  de  premier  occupant.  Donc  Cousin  n'a 
pas  découvert  le  Brésil  en  1488,  douze  ans  avant  Cabrai.  — 
Il  est  vrai  que  les  Dieppois  n'ont  jamais  protesté  (2),  mais, 
ainsi  que  les  Phéniciens  dans  l'antiquité,  ils  gardaient  soi- 
gneusement le  secret  de  leurs  découvertes.  Ils  redoutaient  la 
concurrence,  et  lorsque  par  hasard  des  rivaux  commençaient 


(1)  Bakros.  Decada  primeira  da  India,  liv.  I,  §  30.  —  Ramusio. 
Raccolta  di  navigazioni  e  viaggi,  etc.  —  OsoRio.  De  rébus  Emma- 
moelis  Lusitaniœ  régis,  liv.  II,  p.  48-52. 

(2)  Desmarquets,  ouv.  cit.  I,  94  :  «  Les  armateurs  de  cette  ville 
étaient  convenus,  pour  leur  intérêt  de  garder  le  secret  des  décou- 
vertes que  feroient  leurs  navires  ;  ils  cachèrent  celle  •  que  Cousin 
venoit  de  faire  du  bout  de  l'Afrique,  Ils  crurent  être  les  seuls  qui 
pourroient,  à  ce  moyen,  pénétrer  jusqu'aux  Indes,  et  en  tirer  un 
parti  immense.  » 


10  HISTOIRE    DU    BRÉSIL    FRAN(.;AIS. 

à  fréquenter  le  pays  avec  lequel  ils  avaient  longtemps  seuls 
commercé,  ils  s'éloignaient  et  cherchaient  ailleurs  des  aven- 
tures plus  profitables  et  une  contrée  plus  mystérieuse.  Do 
plus,  comme  ils  n'étaient  soutenus  ni  par  le  gouvernemcMit 
français,  ni  par  leurs  compatriotes  des  autres  ports  du 
royaume,  et  qu'ils  n'étaient  que  de  simples  négociants,  jamais 
ils  n'auraient  seulement  eu  la  pensée  d'entrer  en  lutte  contre 
un  souverain  étranger,  et  de  lui  contester  l'exercice  d'un  de 
ses  droits;  car,  avec  les  idées  de  l'époque,  ils  pouvaient  être 
considérés  comme  des  contrebandiers  et  traités  en  cette  qua- 
lité. A  partir  de  l'année  1493,  lorsque  le  pape  Alexandre  VI, 
dans  sa  munificence  ignorante,  eut  concédé  aux  rois  de  Cas- 
tille  et  de  Portugal  la  possession  de  toutes  les  terres  décou- 
vertes ou  à  découvrir  entre  les  Açores  et  les  Moluques,  tout 
étranger  qui  s'aventurait  sur  le  domaine  de  ces  deux  princes 
et  y  tentait  fortune,  non-seulement  violait  un  décret  pontifical, 
mais  encore  s'exposait  à  être  traité  comme  un  maraudeur 
surpris  en  flagrant  délit  dans  une  propriété  privée.  Les  Por- 
tugais surtout  mettaient  à  soutenir  ce  prétendu  droit  une 
énergie  passionnée  :  aussi  les  Dieppois  ne  se  hasardèrent-ils 
pas  ni  à  revendiquer  pour  l'un  d'entre  eux  l'honneur  de  la 
découverte  du  Brésil,  ni  à  braver  à  la  fois  la  puissance  ponti- 
ficale et  la  marine  portugaise.  Ils  laissèrent  Cabrai  prendre 
possession  au  nom  de  son  maître  du  pays  qu'il  croyait  avoir 
découvert,  et  se  contentèrent  de  continuer  à  exploiter  les 
richesses  de  la  contrée. 

Nous  avons  cité  les  témoins  à  charge.  C'est  maintenant  le 
tour  des  témoins  à  décharge.  Leurs  preuves  s'enchaînent 
plus  rigoureusement  et  apportent  une  vraisemblance  plus 
complète. 

Tout  d'abord  le  voyage  de  Cousin  est-il  possible  ?  Il  l'est 
géographiqudment  et  historiquement.  La  tradition  dieppoise 
se  fonde  en  effet  sur  le  hasard  d'un  courant  qui  aurait  porté 
Cousin  sur  le  continent  américain.  Or,  ce  courant  existe  :  au 
large  des  Açores,  naît  en  plein  océan  un  véritable  fleuve 


JEAN   COUSIN    ET   PAULMIER   DE    GONNEVILLE.  11 

maritime  qui  se  dirige  à  rOuest>  vers  la  côte  du  Brésil, 
remonte  au  Nord,  contourne  le  golfe  du  Mexique,  sort  par  le 
détroit  de  Bahama,  et  se  déploie  dans  la  direction  de  l'Eu- 
rope. C'est  le  fameux  (1)  Gulf  Stroam.  Ses  eaux  sont  animées 
par  un  mouvement  constant  de  translation.  Elles  charrient 
d'énormes  pièces  de  bois,  des  troncs  d'arbres,  des  roseaux 
qu'on  dirait  abandonnés  à  la  pente  d'un  fleuve  continental. 
Un  navire  qui  a  pénétré  dans  ce  courant  n'aurait,  pour  ainsi 
dire,  qu'à  se  laisser  aller  pour  arriver  des  Açores  au  Brésil. 
Aussi  bien,  on  connaît  tellement  aujourd'hui  la  force  et  l'im- 
pétuosité de  ses  eaux  que  les  navires,  même  à  vapeur,  qui 
font  le  trajet  d'Europe  au  Brésil,  s'engagent  volontiers  dans 
ce  courant,  qui  leur  épargne  une  grande  dépense  de  combus- 
tible et  de  temps,  et  l'évitent,  au  contraire,  quand  ils  revien- 
nent du  Brésil  en  Europe.  Cousin  le  rencontra  et  se  laissa 
conduire.  Il  se  fia  au  hasard  qui  le  servit  admirablement,  et 
ses  compagnons  n'hésitèrent  pas  à  le  suivre,  quand  il  se  fut 
engagé  dans  cette  direction  nouvelle.  Géographiquement,  le 
voyage  est  donc  possible. 

Historiquement,  il  l'est  aussi  :  De  tous  les  peuples  qui,  sur 
la  foi  de  la  boussole,  se  risquèrent  à  de  lointains  voyages  et 
affrontèrent  gaiement  les  dangers  de  l'Océan,  il  n'en  est 
aucun  qui  se  soit  avancé  aussi  loin  et  avec  plus  d'audace  que 
les  Dieppois.  Dieppe,  à  la  fin  du  XV®  siècle,  était  à  la  fois 
notre  grand  port  de  commerce  et  notre  grand  port  militaire, 
notre  Marseille  et  notre  Brest.  Ses  négociants  étaient  aussi 
actifs  que  ses  corsaires  étaient  braves.  Ils  semblaient  avoir 
conservé  en  partie  l'héroïsme  et  l'esprit  d'aventure  de  leurs 
ancêtres  les  Northmans.  Pêcheurs  hardis,  ils  poursuivaient 
en  pleine  mer  la  baleine  ou  le  cachalot,  et  se  laissaient 
emporter  par  la  tempête  à  d'énormes  distances.  Voyageurs 


(1)  Voir  Bulletin  de  la  Société  de  Géographie,  1872.    Masque- 
RAY.  Le  Gulf  Stream, 


12  HISTOIRE    I)U    BUKSIL    FRANÇAIS. 

intrépides,  surtout  aux  côt^s  d'Afrique,  ils  n'hésitaient  pas  à 
s'enfoncer  dans  les  continents  inconnus.  Aussi,  (^râce  à  leurs 
batailles,  à  leurs  pêches,  à  leurs  voyages  de  découverte  et 
d'exploration,  la  réputation  de  nos  Dieppois  était-elle  solide- 
ment établie  en  France  et  en  Europe.  Dans  un  pareil  milieu, 
l'expédition  confiée  à  Cousin  devenait  non- seulement  possi- 
ble, mais  même  probable.  A  la  fin  du  XV*  siècle,  les  Castil- 
lans et  les  Portugais  commençaient  à  se  lancer  sur  toutes  les 
mers.  Les  souverains  des  deux  pays  prenaient  une  part 
directe  à  ces  expéditions  et  les  encourageaient,  quand  ils  ne 
les  inspiraient^pas.  Le  commerce  étant  pour  Dieppe  une  ques- 
tion de  vie  ou  de  mort,  il  fallait  répondre  à  la  concurrence 
étrangère  par  une  activité  fiévreuse  et  une  audace  plus  grande. 
Les  Dieppois  furent  à  la  hauteur  de  leur  vieille  réputation,  et 
de  la  sorte  s'explique  l'expédition  projetée  par  quelques  négo- 
ciants de  cette  ville,  qui  en  confièrent  le  commandement  à 
Jean  Cousin. 

Le  lieutenant  (1)  de  Cousin  était  un  Castillan,  nommé  Pin- 
çon. Jaloux  de  son  capitaine,  cet  étranger  avait  essayé  de 
soulever  l'équipage  contre  lui.  Cousin  avait  eu  besoin  de  sa 
fermeté  et  de  son  éloquence  pour  contenir  les  mutins;  au  lieu 
de  punir  le  traître,  il  lui  conserva  son  commandement,  mais 
ne  tarda  pas  à  se  repentir  de  sa  générosité.  Au  retour  (2), 
sur  la  côte  d'Angola,  il  avait  envoyé  son  lieutenant  à  terre 
pour  y  échanger  des  marchandises.  Les  Africains  deman- 
dèrent une  augmentation  de  prix.  Pinçon  la  leur  refusa,  et 
s'empara  par  force  des  objets  de  leur  négoce.  Les  Africains 
voulurent  se  venger,  et  assaillirent  les  Dieppois.  L'expédition 
faillit  échouer,  et  la  réputation  de  la  probité  dieppoise  fut 
compromise  sur  la  côte.  Pinçon  avait  donc  manqué  à  ses 
devoirs  de  lieutenant,  et  il  s'était  maladroitement  comporté 


(1)  Desmar guets,  ouv.  cit.  L  95. 

(2)  Id.,  I.  96. 


JEAN  COUSIN  ET  PALLMIEK  DE  GONNEVILLE.         13 

comme  négociant.  Cousin  le  cita  à  THôtel-de- Ville  de  Dieppe, 
où  se  tenait  le  Conseil,  devenu  plus  tard  le  tribunal  de  l'Ami- 
rauté, le  fit  casser,  et  déclarer  impropre  à  servir  désormais 
dans  la  marine  dieppoise  Pinçon  accepta  le  jugement  qui  le 
frappait,  et  se  retira  à  Gênes,  puis  en  Castille.  Or,  tout  porte  à 
croire  que  ce  Pinçon  est  le  même  auquel  Colomb  confia,  trois 
ans  plus  tard,  le  commandement  d'un  des  trois  bâtiments  de 
sa  petite  escadre,  et,  dès  lors,  quel  jour  sur  la  découverte  de 
notre  capitaine  Dieppois  ! 

De  fréquents  rapports  existaient  entre  les  Dieppois  et  les 
Castillans.  Les  matelots  des  deux  nations  étaient  réciproque- 
ment exemptés  de  certains  droits.  On  a  conservé  une  ordon- 
nance de  1364  qui  dispense  les  Castillans  de  payer  toute 
rétribution  pour  le  feu  entretenu  au  cap  de  Caux.  Depuis  que 
les  marins  Français  et  Espagnols  avaient  appris  à  s'estimer 
en  combattant  ensemble  les  Anglais  sous  les  règnes  de 
Charles  V  et  de  Henri  de  Transtamare,  ils  avaient  entretenu 
des  relations  suivies.  Leji  Dieppois  faisaient  fortune  en  Cas- 
tille, comme  Robert  de  Braquemont  qui  devint  amiral  de 
Castille,  ou  Jehan  de  Béthen(;ourt  qui  obtint  le  titre  de  roi 
des  Canaries  (1)  sous  la  suzeraineté  de  la  Castille.  Les  Cas- 
tillans de  leur  côté  s'étaient  établis  en  assez  grand  nombre  à 
Dieppe.  Pas  un  navire  dieppois  ou  castillan  ne  prenait  la  mer 
qu'il  n'eût  à  son  bord  un  interprète  ou  un  pilote  castillan  ou 
dieppois  :  U  est  donc  naturel  que  Cousin  ait  choisi  pour  lieu- 
tenant un  Castillan  réputé  pour  sa  science  nautique  (2). 

Si,  d'un  autre  côté,  nous  nous  rappelons  que  Colomb  avait 
perdu  tout  espoir,  lorsque  tout  à  coup  il  fut  accueiUi  par  trois 
marins  de  Paies,  habiles,  prudents,  renommés,  qui  devinrent 


(1)  G.  Gravier.  Le  Cana'^ienj  passim. 

(2)  El  cual  era  aquel  tiempo  hombro  muy  sabido  en  las  cosas  «lo 
kl  mar.  Procès  ilc  Coloiub  citô  par  Vitet.  Histoire  de  Dieppe^ 
11,  Go. 


14  HISTOIRE    DU    BRÉSIL    FRANÇAIS. 

ses  amis,  ses  confidents  et  bientôt  ses  associés,  est-ce  donc 
que  ces  trois  marins,  égoïstes  et  calculateurs,  auraient  été 
séduits  par  l'enthousiasme  communicatif  de  Colomb  ?  Rien 
n'est  moins  probable.  La  réflexion  et  non  la  passion,  le  sou- 
venir d'un  voyage  antérieur  ou  la  conformité  des  plans  et  des 
vues,  nullement  la  confiance  aveugle  en  un  seul  homme 
décidèrent  ces  froids  et  avisés  navigateurs.  Or  ces  trois 
obscurs  Castillans  qui  donnaient  à  Colomb  ce  que  lui  avaient 
refusé  des  souverains  étrangers  se  nommaient  Alonzo  Pinçon, 
Vincent-Xavier  Pinçon,  et  Martine  Pinçon.  L'un  des  trois 
frères,  Alonzo,  était  sans  doute  l'ancien  lieutenant  de  Cousin, 
qui  avait  déjà  entrevu  le  Nouveau  Monde.  Pour  le  retrouver 
il  manquait  un  homme  d'action  ;  Coloml)  se  présenta,  et  des 
intérêts  confondus  naquit  l'association. 

Plus  encore  que  l'accueil  fait  à  Colomb,  ou  que  la  confor- 
mité du  nom,  ce  qui  semblerait  indiquer  dans  Alonzo  Pinçon, 
lieutenant  de  Colomb ,  la  connaissance  antérieure  d'un  autre 
continent,  ce  fut  sa  conduite  pendant  le  voyage.  Bien  que 
sous  les  ordres  de  l'Amiral,  puisque  Colomb  avait  reçu  de  la 
couronne  de  Castille  et  ce  titre  et  l'investiture  des  futures 
découvertes.  Pinçon  agit  toujours  à  sa  guise.  Le  fils  de 
Colomb,  dans  la  Vie  de  son  père  qu'il  composa  plus  tard, 
n'essaye  seulement  pas  de  contester  que,  dans  les  circons- 
tances difllciles,  Colomb  consulta  toujours  Alonzo  Pinçon.  Ce 
n'était  certes  pas  à  titre  de  marin,  car  Colomb  avait  navigué 
toute  sa  vie,  et  n'avait  besoin  des  leçons  de  personne  ;  ni  en 
qualité  de  lieutenant,  car  Colomb  l'eût  fait  venir  à  son  bord 
pour  tenir  conseil  avec  lui,  tandis  que  souvent  il  passe  sur 
la  Pinta  que  commande  Pinçon,  s'enferme  Je  longues  heures 
avec  son  prétendu  subordonné,  lui  communique  des  cartes, 
et  ne  décide  rien  sans  f  avoir  consulté.  On  eût  dit  qu'il  s'a- 
dressait moins  à  sa  science  qu'à  ses  souvenirs.  Quand  Pinçon 
insistait  à  plusieurs  reprises,  ot  notamment  les  18  et  25  sep- 
tembre et  le  6  octobre,  pour  qu'on  cinglât  vers  le  sud-ouest 
afin  de  trouver  terre,  n'était-ce  pas  qu'il  se  rappelait  le  grand 


JEAN    COUSIN    KT    l'AlUJUEU    DE   GONNEVILLE.  15 

courant  équatorial,  et  voulait  le  retrouver  pour  être  porté  par 
ses  eaux  (1)  ?  Lors  du  procès  qui  s'éleva  après  la  mort  de 
Colomb  entre  son  fils  Diego  et  la  couronne  de  Gastille,  dix 
témoins  déposèrent  dans  l'instruction  que  TAmiral  demandait 
à  Pinçon  si  l'on  était  en  bonne  voie,  et  que  Pinçon  avait  tou- 
jours répondu  négativement  jusqu'à  ce  qu'on  eût  pris  la 
direction  du  sud-ouest.  Colomb  marchait  en  homme  qui  n'a 
fait  que  rêver  ce  qu'il  exécute  (2),  et  Pinçon  comme  s'il  cher- 
chait un  chemin  autrefois  parcouru  par  lui  :  Il  était  si  con- 
vaincu, si  sûr  de  lui-même,  que  Colomb  finit  par  l'écouter. 
Quelques  jours  plus  tard  on  touchait  à  San-Salvador. 

Alonzo  Pinçon  était  donc  un  associé  plutôt  qu'un  subor- 
donné. Le  6  octobre,  quand  les  équipages  découragés 
demandèrent  à  grands  cris  le  retour,  et  que  Colomb  assembla 
les  capitaines  à  son  bord  afin  de  prendre  une  détermination 
décisive,  ce  fut  Alonzo  Pinçon  qui  prit  la  parole  et  ralîermit 
les  esprits  ébranlés.  Il  y  avait,  dans  cette  ferme  volonté  de 
conserver  la  même  direction,  autre  chose  qu'un  effet  de  pur 
hasard  et  d'heureux  entêtement.  Cette  affirmation  répétée  de 
découvrir  la  terre  ne  reposait  pas  sur  une  simple  conjecture. 
Pinçon  n'eût  pas  autrement  agi  s'il  eût  élé  certain  de  l'exis- 
tence d'un  continent,  et  il  l'était,  comme  le  prouva  l'issue  du 
voyage. 

Sa  conduite  ultérieure,  après  la  découverte,  prouve  jusqu'à 


(1)  Journal  du  bord  de  Colomb,  8  et  12  août,  18  et  25  sept.,  6, 
11,  17,  19  octobre,  etc. 

(2)  Journal  de  Colomb:  «  On  quitta  la  route  de  l'ouest  pour 
prendre  celle  du  sud-ouest,  du  côté  de  cotte  terre  que  Ton  croyait 
être  à  vingt-cinq  lieues».  — «Martin  Alonzo  Pinçon  exprimaTavis 
qu'il  valait  mieux  naviguer  an  quart  de  Touest,  dans  la  direction  du 
sud-ouest;  Avant  tout  il  fallait,  dit-il,  arriver  à  la  terre  ferme 
d'Asie,  on  verrait  les  îles  ensuite  ». 


IG  HISTOIRE    DU    HUÉSIL    FUANT.ÂlS. 

révidence  qu'il  agissait  avec  réflexion.  Une  première  fois  (1) 
il  abandonna  Colomb  comme  s'il  ne  pouvait  supporter  la 
pensée  de  servir  sous  ses  ordres,  et,  pendant  quarante-cinq 
jours,  découvrit  lui  seul  de  nombreuses  îles.  Quand  il  eut 
par  hasard  rejoint  l'Amiral,  il  essaya  de  l'abandonner  une 
seconde  fois  (2)  et  de  porter  le  premier  gi  Europe  la  nou- 
velle de  la  découverte.  On  a  prétendu  que  la  jalousie  l'excitait: 
sans  doute  ce  sentiment  haineux  dictait  en  partie  sa  conduite, 
mais  l'amer  regret  de  n'être  qu'en  seconde  ligne  à  profiter 
d'une  découverte  antérieure  n'entra-t-il  pas  pour  beaucoup 
dans  sa  défection  ? 

Le  Pinçon,  lieutenant  de  Colomb,  est-il  bien  le  même, 
dira-t-on,  que  le  Pinçon,  lieutenant  de  Cousin?  En  1489,  le 
Pinçon  de  Cousin  fut  renvoyé  de  Dieppe,  et  deux  ans  et  demi 
plus  tard  l'escadre  de  Colomb  entrait  dans  l'Atlantique.  Pin- 
çon avait  donc  eu  le  temps  de  revenir  en  Castille,  de  s'en- 
tendre avec  ses  frères  et  de  préparer  son  expédition.  Sans 
insister  sur  la  similitude  absolue  du  nom,  à  tout  le  moins  fort 
probante,  nous  remarquerons  encore  que  les  caractères  pré- 
sentait une  grande  analogie  :  hauteur,  emportement,  dupli- 
cité, mais  aussi  fermeté  et  persévérance.  Si  donc  la  chrono- 
logie, si  les  noms,  si  les  caractères,  si  tout  s'accorde  à  prouver 
l'identité  des  Pinçon,  l'authenticité  de  la  tradition  dieppoiso 
n'est-elle  pas  par  cela  même  confirmée  ? 

Peut-être  objectera-t-on  que,  si  réellement  Pinçon  avait 
découvert  l'Amérique  avant  Colomb,  il  aurait  revendiqué 
pour  lui  cet  honneur  lors  du  procès  qui  s'éleva  à  la  mort  de 
l'amiral  :  Mais  Pinçon  avait  été  renvoyé  ignominieusement  de 
Dieppe,  il  ne  voulait  sans  doute  pas  rappeler  cette  mauvaise 
affaire,  et  s'exposer  à  l'affront  d'être  publiquement  démenti 
par  les  Dieppois,  s'il  réclamait  pour  lui  la  gloire  d'avoir 


(1)  Journal  de  Colomb.  21  novembre  1492  et  G  janvier  1493. 
v2)  id.  14  février  1493. 


JEAN   COUSIN    ET    PALLMlEIt    DE   GUNNEVILLE.  17 

aperçu  le  premier  la  terre  nouvelle.  Aussi  bien  ce  fut  toujours 
comme  un  héritage  de  famille  chez  les  Pinçon  de  voyager 
dans  la  direction  du  Brésil.  En  1499,  le  neveu  d*Alonzo,  Vin- 
cent Janez  Pinçon,  entreprenait  à  ses  frais  une  expédition 
on  Amérique,  et  se  dirigeait  précisément  vers  le  point  de  la 
côte  que  Cousin  est  censé  avoir  découvert  en  1488,  en  com- 
pagnie de  son  lieutenant  castillan,  c'est-à-dire  vers  le  Brésil, 
entre  Fernambuco  et  Tembouchure  de  TAmazone.  Etait-ce 
pur  hasard,  coïncidence  fortuite  ou  dessein  prémédité,  on 
l'ignore.  Janez  Pinçon  voulait  sans  doute  profiter  pour  son 
compte  des  indications  de  son  oncle  Alonzo.  Son  voyage  fut 
heureux.  Le  20  janvier  1500,  avant  Cabrai,  auquel  on  attribue 
d'ordinaire  l'honneur  de  cette  découverte,  il  découvrait  une 
terre  qu'il  nommait  Santa-Maria  de  la  Consolacion  ;  puis,  lon- 
geant la  côte  à  partir  du  cap  Saint-Augustin,  il  explorait  les 
embouchures  de  l'Amazone,  le  fleuve  entrevu  par  Cousin.  La 
uiême  année  1499  sortait  encore  de  Paies,  c'est-à-dire  de  la 
ville  des  Pinçon,  un  de  leurs  matelots,  Diego  de  Lepe,  qui 
observait  le  Delta  de  l'Orénoque  et  côtoyait  le  Paria.  Il  y 
avait  donc  à  Palos,  dans  la  famille  et  dans  l'entourage  des 
PinçoH;  une  tradition  véritable  dont  l'origine  remontait  à  l'an- 
cien lieutenant  de  notre  Cousin.  La  couronne  de  Castille 
reconnut  en  partie  les  droits  de  cette  famille  à  la  découverte 
(le  l'Amérique,  lorsque,  en  1519,  Charles-Quint  lui  concéda 
des  lettres  de  noblesse  avec  des  armoiries  parlantes  :  Trois 
caravelles  voguant  en  pleine  mer,  et  une  main  étendue  vers 
une  île  pleine  de  sauvages. 

De  tout  ce  qui  précède,  n'avons-nous  pas  le  droit  de  con- 
clure que  notre  compatriote  fut  le  précurseur  immédiat  de 
Colomb?  Dès  1582,  un  autre  Dieppois,  La  PopelHnière  (1), 


(1)La  PoPET^himÈRE.  Histoire  des  trois  mondes.  C'est  ce  que  disait 
oncore  Bergbron  dans  son  Histoire  de  la  navigation  p.  107.  «  Tou- 
tefois nos  Normands  et  Bretons  maintiennent  les  premiers  avoir 
trouvé  ces  terres-là,  et  que  de  toute  ancienneté  ils  ont  trafiqué  avec 

2 


18  HISTOIKE    Dr    BUKSIL    FRANÇAIS. 

écrivait  déjà  de  Cousin  :  «  Nostre  François,  si  mal  advisé, 
n*a  eu  ni  Tesprit  ni  la  discrétion  de  prendre  de  justes  mesures 
publiques  pour  l'asseurance  de  ses  desseins  aussi  hautains  et 
généreux  que  ceulx  des  autres.  »  En  effet,  le  silence  s'est  fait 
pendant  deux  siècles  autour  de  son  nom.  Il  n*a  été  rompu 
que  de  nos  jours  par  MM.  Estancelin,  Vitet  et  Margry .  Serons- 
nous  plus  heureux  que  nos  prédécesseurs,  et  réussirons-nous 
non  pas  à  modifier  une  opinion  préconçue,  mais  à  établir  que, 
très-probablement,  c'est  à  un  Français  que  revient  l'honneur 
d'avoir,  le  premier  dans  les  temps  modernes,  mis  le  pied  sur 
le  sol  américain? 

La  meilleure  preuve  de  la  probabilité  du  voyage  de  Cousin, 
c'est  le  grand  nombre  des  expéditions  maritimes  entreprises 
par  les  Dieppois  et  les  Normands  dès  les  premières  années 
du  XVP  siècle,  dans  la  direction  du  Brésil.  Ces  expéditions 
sont  fréquentes  et  presque  régulières.  Elles  dénotent  de  la 
part  de  ceux  qui  s'y  risquaient  une  connaissance  réelle  du 
pays  où  ils  s'engageaient.  Cousin  avait  tracé  la  voie  :  ses 
compatriotes  la  suivirent  avec  ardeur.  De  1488  à  1555,  c'est- 
à-dire  depuis  l'expédition  de  Cousin  jusqu'à  la  tentative  de 
colonisation  ordonnée  par  l'amiral  de  Coligny,  les  voyages 
des  Français  au  Brésil  se  succédèrent  tantôt  heureux,  tantôt 
marqués  par  de  dramatiques  péripéties.  Leur  souvenir  s'est 
pourtant  conservé  à  grand'peine,  moins  encore  dans  les  rela- 
tions françaises  que  par  le  témoignage  des  étrangers,  Portu- 
gais, Italiens,  Allemands  même.  Peut-être  ne  sera-t-il  pas 
sans  intérêt  d'en  rechercher  la  trace  à  travers  les  documents 
contemporains,  et  d'essayer  de  reconstituer  une  période  trop 
délaissée  de  notre  histoire  nationale. 

II.  —  Voyages  clandestins. 
Il  peut  sembler  étrange,  au  premier  abord,  que  nos  histo^ 


les  sauvages  <iu  Brésil  au  lieu  dit  depuis  Port  Real,  mais  faute 
d'avoir  gardé  par  écrit  la  mémoire  de  tout  cela,  tout  s'est  mis  en 
oubli.  » 


^ 


JEAN   COUSIN    ET   PAULMIER   DE   GONNEVILLE.  19 

riens  du  XVP  siècle  se  soient  montrés  si  peu  soucieux  de 
transmettre  à  la  postérité  le  souvenir  de  ces  aventureux 
voyages  au  Nouveau  Monde  ;  mais  le  commerce  et  la  naviga- 
tion tenaient  alors  une  place  bien  secondaire  dans  la  politique. 
C'était  sur  le  continent  et  jamais  sur  la  mer  que  se  décidaient 
tous  les  conflits  internationaux.  Nos  souverains,  qui  luttaient 
avec  peine  et  contre  leurs  propres  sujets  et  contre  TAnglais 
ou  TAllemand,  s'étaient  complètement  désintéressés  des  ques- 
tions d'outre-mer.  Leur  juridiction  et  leur  protection  ne 
s'étendaient  pas  au-delà  des  côtes.  L'Océan  était  un  domaine 
ouvert  à  tous,  mais  celui  qui  s'y  aventurait  le  faisait  à  ses 
risques  et  périls.  Dès  lors  on  excuse  l'indift'érence  systéma- 
tique de  nos  historiens.  L'écho  de  ces  courses  lointaines  ne 
pai'venait  même  pas  à  leurs  oreilles.  Uniquement  préoccupés 
des  faits  et  gestes  de  nos  souverains,  de  leurs  batailles  ou  de 
leurs  négociations,  ils  se  souciaient  bien  peu  de  tel  voyage 
entrepris  par  un  obscur  négociant,  ou  de  telle  découverte  qui 
n'agrandissait  pas  le  domaine  immédiat  de  la  couronne  ! 

A  défaut  du  témoignage  des  écrivains  contemporains,  nos 
voyageurs  et  nos  négociants  auraient  au  moins  dû,  semble-t-il, 
consigner  dans  des  journaux  de  bord  ou  dans  des  relations 
spéciales  le  souvenir  de  leurs  découvertes.  Ils  ne  l'ont  pas 
fait,  mais  leur  silence  était  prémédité.  Le  i 4  mai  1494,  le  pape 
Alexandre  VI  Borgia  avait,  parune  bulle  célèbre  (1),  partagé  les 


(1)  De  nostra  mera  liberalitate  et  ex  certa  scientia  ac  de  Apos- 
tolicœ  potestatis  plenitudine,  omnes  insulas  et  terras  firmas  inven- 
tas et  inveniendas,  détectas  ac  detegendas  versus  occidentem  et 
meridiem,  fahricando  et  oonstniendo  unam  lineam  a  polo  arctico 
scilioot  soptont.riono  ad  polnm  antarctipiim  scilioot  nmridiom,  qiim 
linea  distet  a  qiialibot  insnlanini  qUit»  viil|xaritornunoupantiirdelos 
Açores  et  Cabo  verdo  centura  leucis  versus  occidentem  et  meridiem, 
auctoritate  omnipotentis  Dei  nobis  in  beato  Petro  côncessa  ac 
vicariatus  Jesu-Christi  quo  fungiraUr  in  terris  cura  omnibus  illorum 
dominiis,   civitatibus,   castris,  locis  et  villis,  juribusque  ot  juris* 


20  HISTOIRE    DU    BKt)JlL    KHAN(;AIS. 

continents  nouveaux  entre  les  deux  couronnes  de  Forlugal 
et  d*Espagne.  Au-delà  d*une  ligne  tracée  d'un  pôle  à  Taulre 
et  passant  à  cent  lieues  à  l'ouest  des  Açores,  toutes  les  terres 
étaient  concédées  à  la  couronne  d'Espagne.  En  deçà  de  cette 
même  ligne,  le  Portugal  était  considéré  comme  le  légitime 
possesseur  des  îles  et  continents.  Il  était  interdit  à  tout  autre 
peuple,  non-seulement  de  s'établir,  mais  encore  d'entrepren- 
dre un  voyage  dans  les  pays  ainsi  délimités  sans  en  demander 
l'autorisation  à  l'une  ou  à  l'autre  des  deux  cours  privilégiées. 
Le  roi  François  P'  demanda  bien  un  jour,  non  sans  malice, 
qu'on  lui  montrât  l'article  du  testament  d'Adam  qui  léguait 
le  Nouveau  Monde  à  ses  bons  cousins  d'Espagne  et  de  Por- 
tugal, et,  sans  plus  se  soucier  de  la  défense  pontificale,  envoya 
coup  sur  coup  plusieurs  expéditions  en  Amérique  ;  les  rois 
d'Angleterre,  de  leur  côté,  ne  prirent  même  pas  la  précaution 
de  protester  contre  les  prétentions  du  Saint-Siège,  et  diri- 
gèrent vers  les  terres  nouvelles  de  nombreux  découvreurs  : 
mais  la  liberté  que  se  donnaient  les  rois  de  France  ou  d'An- 
gleterre était  interdite  à  de  simples  armateurs.  Le  fisc  espa- 
gnol ou  portugais  surveillait  attentivement  tous  les  navires, 
de  quelque  provenance  qu'ils  fussent,  et  malheur  à  l'impru- 
dent étranger  qui  se  laissait  surprendre!  Il  était  considéré 
comme  pirate  et  traité  sans  pitié.  Les  Portugais  surtout  sou- 
tenaient leurs  prétendus  droits  avec  une  âpreté  extraordinaire. 
Mais  ces  prohibitions,  au  lieu  de  les  comprimer,  surexcitaient 
les  convoitises;  car,  s'il  est  dans  la  nature  humaine  de  résister 
à  toute  tyrannie,  la  tyrannie  commerciale  plus  que  toute  autre 
inspire  une  profonde  répugnance.  Aussi  une  vasta  contre- 
bande s'était-elle  organisée,  dans  laquelle  nos  Normands, 
avec  leur  caractère  audacieux  et  entreprenant,  rencontrèrent 


dictionibus  ac  pertinentiis  universis,  vobis  hoeredibusque  et  succès- 
soribus  vestris  Castellœ  et  Legionis  regibus  in  perpetuum  tenore 
prœsentiarum  donamus,  concedimus  ot  assignamus    etc.  Cité  par  » 
d'AvEZAC.  Iles  de  l'Afriquej  p.  2. 


JEAN  COUSIN  ET  PAULMIER  DE  GONNEVILLE.         21 

peu  de  rivaux,  et,  à  côté  des  voyages  officiels,  commencèrent 
les  voyages  clandestins. 

Le  nombre  de  ces  expéditions  anonymes  fut  considérable. 
En  1858  M.  de  Gastelnau  (1),  un  de  nos  plus  éminents  voya- 
geurs, trouvait  entre  les  mains  d*un  négociant  de  Salem,  dans 
le  Massachussetls,  une  carte  manuscrite  des  terres  polaires 
visitées  depuis  de  longues  années  par  les  navires  de  ce  négo- 
ciant, et  qui  n'ont  été  définitivement  décrites  et  gravées  que 
depuis  peu,  après  les  immortels  voyages  de  Kane  et  de  Hayes. 
Or,  si  le  désir  de  conserver  un  monopole  commercial  empêche 
de  donner  Findication  même  de  régions  pauvres  et  stériles, 
et  cela  à  une  époque  où  nul  ne  conteste  plus  le  principe  de  la 
liberté  des  mers,  on  comprend  pourquoi  nos  marins  du  XVI* 
siècle  se  sont  bien  gardés  d'annoncer  bruyamment  leurs 
découvertes,  retenus  qu'ils  étaient  par  la  certitude  d'être  les 
seuls  à  faire  des  gains  énormes  dans  des  pays  inexploités  et 
d'une  richesse  merveilleuse,  et  arrêtés  par  la  crainte  d'être 
poursuivis  comme  contrebandiers.  Comme  le  remarque  avec 
autant  d'éloquence  que  de  perspicacité  notre  grand  historien 
Michelet  (2)  :  «Une  maladie  terrible  avait  éclaté  au  XV®  siècle, 
la  faim,  la  soif  de  l'or,  le  besoin  absolu  de  l'or.  Peuples  et 
rois*  tous  pleuraient  pour  de  l'or.  Il  n'y  avait  plus  aucun 
moyen  d'équilibrer  les  recettes  et  les  dépenses.  Fausse  mon- 
naie, cruels  procès  et  guerres  atroces,  on  employait  tout, 
mais  point  d'or.  Les  alchimistes  en  promettaient,  et  on  allait 
en  faire  dans  peu,  mais  il  fallait  attendre.  Les  peuples,  mai- 
gres et  sucés  jusqu'à  l'os,  demandaient,  imploraient  un  mira- 
cle qui  ferait  venir  Tor  du  siècle.  »  Le  miracle  s'opéra  :  Les 
mines  américaines  furent  découvertes,  et  les  inépuisables 
richesses  d'un  sol  vierge  se  déversèrent  en  Europe.  Aussitôt 
tout  le  monde  se  précipita  vers  les  heureuses  régions  qui 


(1)  DE  Castelnau.  Voyage  dans  TAmérique  du  Sud  t.  IV,  p.  259. 

(2)  Michelet.  La  mer,  p.  278. 


"22  HISTOIHE    DU    BHKSIL    FHAN(,:A1S. 

recelaient  dans  leurs  flancs  tant  de  trésors.  Combien  d'ambi- 
tions excitées  et  de  convoitises  allumées,  et,  par  conséquent, 
que  d'aventures  tentées  et  de  voyages  entrepris  dès  la  fin  du 
XV**  siècle,  dont  nous  ne  savons  plus  rien!  Dès  Tannée  1501, 
Alonzo  de  Hojeda  (1),  nommé  gouverneur  d'une  partie  du 
Venezuela,  constatait  la  présence  d'Anglais  établis  sur  la 
partie  occidentale  de  la  côte  depuis  quelques  années.  Bal- 
boa  (2),  dans  son  fameux  voyage  à  travers  l'Amérique  centrale, 
signalait  aussi  des  incursions  antérieures  faites  par  des  capi- 
taines, dont  on  ne  connaissait  pas  la  nationalité.  Ainsi  agirent 
nos  compatriotes  :  ils  quittaient  mystérieusement  la  France, 
après  avoir  confié  à  quelque  affidé  le  secret  de  l'entreprise, 
évitaient  avec  soin  toute  rencontre  fâcheuse  sur  l'Océan,  et 
débarquaient  en  cachette  dans  quelque  anse  ignorée,  au 
besoin  sur  quelque  île  voisine  du  rivage,  où  ils  disposaient 
leurs  comptoirs  d'échange,  et  ébauchaient  quelques  grossiers 
retranchements.  Avec  autant  de  précautions  que  les  Phéni- 
ciens ou  les  Carthaginois  quand  ils  eurent  à  lutter  contre  la 
concurrence  grecque  ou  romaine,  ils  abordaient  les  terres, 
dont  leurs  rivaux  leur  interdisaient  l'approche.  Comme  ils 
connaissaient  le  prix  du  silence,  ils  ne  consentaient  à  le  rom- 
pre qu'en  faveur  de  leurs  amis.  De  la  sorte  s'explique*  par 
l'indifférence  des  historiens  officiels,  et  par  l'abstention  volon- 
taire de  nos  marins,  l'absence  de  renseignements  précis  sur 
los  navigations  au  Brésil  dans  la  période  que  nous  étudions. 
Ces  expéditions  ont  pourtant  été  faites  ;  elles  ont  même  été 
fort  nombreuses  et  presque  régulières.  En  1503,  lorsque  le 
capitaine  Paulraier  de  Gonneville,  dont  nous  raconterons 
bientôt  le  voyage  à/travers  l'Atlantique  et  sur  les  côtes  brési- 
liennes, débarqua  pour  la  seconde  fois  sur  le  continent  améri- 


% 


(1)  NAVARRETE.Collecion  deviajesydescubrimientosque  hicieron 
pop  mar  les  Espânoles  etc.,  trad.  de  la  Roquette,  t.  III,  p.  41,  86, 
88,  543,  545 

(2)  id.,  p.  367,  379,  380, 


JEAN    COUSIN    KT    PAILMIER    I)K   GONNEVILLK.  23 

cain,  il  remarqua,  non  sans  étonneinent,  que  les  indigènes 
ne  paraissaient  nullement  surpris  de  sa  présence.  Ils  connais- 
saient l'usage  des  divers  instruments  qui  garnissaient  le 
navire,  ils  n'ignoraient  même  pas  les  redoutables  effets  de 
l'artillerie  :  enfin,  comme  le  constate  GonnevillC;  ils  avaient 
déjà  vu  des  Européens,  et  avaient  échangé  contre  les  objets 
qui  excitaient  leur  curiosité  ou  leur  admiration,  les  diverses 
productions  de  leur  sol  «  comme  estoit  apparent  par  les  den- 
rées de  chrestienté  que  les  dits  Indiens  avoyent.  »  (i)  Rien 
ne  prouve,  il  est  vrai,  que  ces  Européens  fussent  des  Français, 
mais  rien  non  plus  ne  prouve  le  contraire;  et,  comme  les 
Portugais  avouent  qu'ils  n'ont  connu  le  Brésil  qu'en  1500  avec 
Alvarès  Cabrai,  et  qu'ils  n'en  ont  pris  réellement  possession 
que  quelques  années  plus  tard  avec  Gristoforo  Jacquez, 
Affonso  Souza  et  plusieurs  autres,  il  n'est  pas  improbable  que 
c'étaient  des  compatriotes  de  Gonneville  qui,  avant  lui,  avaient 
ouvert  des  relations  avec  ces  indigènes  brésiliens. 

Aussi  bien  un  autre  passage  (2)  de  la  relation  de  Gonneville 
est  plus  explicite  encore  :  «  Or  passez  le  tropique  Capricorne, 
écrivait-il,  hauteur  prinse,  trouvèrent  estre  plus  esloignez  de 
TAffrique  que  du  pays  des  Indes  Occidentales,  où  dempuis 
aucunes  années  ença  les  Dieppois  et  les  Malouins  et  autres 
Normands  vont  quérir  du  bois  à  teindre  en  rouge,  cotons, 
guenons,  et  perroquets  et  autres  denrées  ».  Assurément 
l'expression  géographique  d'Indes  Occidentales  manque  de 
précision,  et  s'apphque  tout  aussi  bien  à  l'Amérique  du  Nord 
qu'à  celle  du  Midi,  mais  ce  n'est  que  dans  l'Amérique  du  Midi 
et  spécialement  dans  le  Brésil  qu'on  trouvait  alors  des  bois 
de  teinture,  des  guenons  et  des  perroquets.  Les  Français 
voyageaient  donc  au  Brésil  plusieurs  années  avant  Gonne- 
ville, et  déjà  même  il  existait  des  relations  suivies  entre  les 


(1)  Nouvelles  annales  des  Voyages.  Juillet  1869.  D*Avezac.  Mé- 
moire sur  Gonneville. 

(2)  id.  id. 


j^i  HISTOinE   I)L    BHÉUIL   FRAiNÇAIS. 

deux  régions,  puisque  ua  commerce  régulier  s'était  établi. 
Ce  sont  justement  des  Normands  et  des  Bretons,  c'est-à-dire 
ceux  de  nos  compatriotes  qui  avaient  dû  être  les  premiers 
informés  de  la  découverte  de  Jean  Cousin,  qui  s'élançaient 
sur  ses  traces,  et  exploitaient  les  richesses  encore  inconnues 
de  la  région.  Nous  ne  pouvons,  il  est  vrai,  préciser  aucune 
date,  ni  désigner  aucun  nom  ;  mais  la  réalité  historique  do 
ces  voyages  nous  semble  indiscutable,  et  nous  nous  asso- 
cierons de  tout  cœur  à  la  fîère  protestation  de  la  Popellinière 
qui,  frappé  de  l'insouciance  des  Français  en  matière  de  navi- 
gation,   revendiquait  hautement  pour  les  siens  l'honneur 
d'avoir  précédé  tous  les  autres  peuples  de  l'Europe  dans 
la  découverte  du  Brésil.    «  Les    François  (i)    toutesfois. 
Normands    surtout    et    les    Bretons    maintiennent    avoir 
premiers  descouvert    ces    terres  et    d'ancienneté   trafiqué 
avec  les    sauvages  du   Brésil  contre  la  rivière  de  Saint- 
François,    au    lieu    qu'on  a    despuis    appelé   Fort    Real. 
Mais,   comme  en  autres  choses,  mal  advisez  en  cela,   ils 
n'ont  eu  ny  l'esprit  ny  discrétion  de  laisser  un  seul  escrit 
public  pour  asseurance  de  leurs  desseins...  tellement  que  le 
Portugais  se  veut  attribuer  l'advantage  d'en  estre  paisible 
seigneur  par  le  moyen  de  Pedralvarez,  lequel,  pour  laisser 
avant  que  partir  nom  éternel  à  cette  belle  province,  fît  haus- 
ser... une  croix  beniste  avec  toutes  les  solennités  qu'y  peurent 
pratiquer  lois  prostrés  qu'il  y  avoit  menez,  la  nommant  aussi 
terre  de   Sainte-Croix.  Les  François  seuls  l'ont  nommée 
Terre  de  Brésil  par  ignorance  de  ce  que  dessus,  et  qu'ils  y 
ont  trouvé  ce  bois  à  commandement,  encore  qu'il  n'y  soit 
qu'en  une  contrée,  laquelle  mesme  en  porte  assez  d'autres  ». 
Ce  passage,  bien  qu'il  soit  l'écho  d'une  tradition  perdue 
par  notre  négligence,  ne  suffirait  pas  pour  appuyer  nos  pré- 
tentions nationales,  car  l'auteur  des  Trois  Mondes  ne  cite  pas 


(1)  La  Popelunière.  Les  trois  mondes^  livre  th.,  p.  21. 


JEAN  COUSIN  ET  PAULMIER  DE  GONNKVILLE.         25 

ses  autorités,  et  les  procédés  actuels  de  la  critique  historique 
répudient  un  pareil  genre  de  preuves:  mais  cette  justice,  que 
nos  compatriotes  se  refusent  à  eux-mêmes,  les  étrangers  plus 
impartiaux  ou  plus  soucieux  de  la  vérité  n'hésitent  pas  à  la 
leur  rendre.  On  conserve  à  la  bibliothèque  (i)  de  Dresde  un 
opuscule  intitulé:  Copia  des  Newen  Zeytung auss  Pressiliff 
Innd.  C'est  la  version  allemande ,  d'après  un  original  ([ui 
paraît  portugais,  d'un  fragment  de  lettre  relatif  à  un  navire 
arrivé  du  Brésil  le  12  octobre  précédent.  Gomme  la  Copia 
des  Zeilung  ne  porte  ni  désignation  de  date,  ni  nom  d'auteur, 
ni  lieu  d'impression,  il  est  impossible  de  préciser  l'année  à 
laquelle  eut  lieu  le  voyage.  On  sait  seulement,  d'après  l'in- 
terprétation de  certains  passages,  qu'il  se  fit  dans  les  premières 
années  du  XVP  siècle  (2).  Ce  document  n'a  pour  nous  d'im- 
l)ortance  que  parce  qu'il  y  est  parlé  des  arrivages  antérieurs 
et  répétés,  sur  la  côte  Brésilienne,  de  marins  dépeints  par  les 
indigènes  aux  Portugais  de  telle  façon  qu'on  ne  peut  mécon- 
naître  en  eux  des  Français,  et  particulièrement  des  Normands. 
«  Les  habitants  de  cette  côte,  lisons-nous  dans  la  Copia  (3), 
rapportent  que  de  temps  en  temps  ils  voient  arriver  d'autres 
navires,  montés  par  des  gens  qui  sont  habillés  comme  nous  ; 
d'après  ce  que  disent  les  indigènes,  les  Portugais  jugent  que  ce 
sont  des  Français.  Ils  ont  généralement  la  barbe  rousse  ».  Les 
Portugais,  rivaux  et  ennemis  naturels  de  nos  matelots,  étaient 


(1)  HuMBOLDT  dans  son  Histoire  de  la  Géographie  du  nouveau 
continent  (t.  V,  p.  ^39-258),  et  Ternaux  Compans  dans  les  Non- 
vcUês  annales  des  Voyages  (1840  t.  ii,  p.  306-309)  en  ont  donné  la 
traduction  française.  L'original  est  cité  par  Varnhagen,.  Historia 
gérai  do  Brasil,  t.  i,  p  435. 

(2)  D'Avezac.  Bulletin  de  la  société  de  Géographie,  1856. 

(3)  Os  moradores  da  costa  disseram  que,  de  quando  em  quando, 
ahi  chegavam  outros  navios,  cujas  tripolacôes  se  vestiam  como  os 
nossos,  e  tinham  quasi  todos  a  barba  puiva.  Os  Portuguezes  créera 
por  estes  signaes  serem  Franeezes... 


"2^  HisfoiKE  nr  hhksil  fkan(,:ais. 

les  meilleurs  juges  de  la  question.  S*ils  croyaient  queces  étran- 
gers étaient  des  Français,  il  faut  nous  incliner  devant  leui*  pers- 
picacité commerciale.  Ils  nous  jalousaient,  ou  plutôt  nous 
détestaient,  et,  puisqu'ils  se  prononcent  si  nettement,  leurs 
soupçons  valent  une  certitude.  Dès  les  premières  années  du 
XVP  siècle  et  même  dès  la  fin  du  XV*,  par  conséquent  dans 
les  quinze  années  qui  séparent  l'expédition  de  Cousin  et  le 
voyage  de  Gonneville  (1*488-1503),  nos  compatriotes  fréquen- 
taient donc  la  côte  brésilienne,  et,  malgré  la  j^alousie  ou  les 
hostilités  portugaises,  ils  n'ont  plus  cessé  de  la  fréquenter. 

A  propos  de  Tauthenticité  de  ces  voyages,  nous  alléguerons 
une  preuve  qui,  pour  être  philologique,  n'en  a  pas  moins  sa 
grande  valeur.  Quand  Alvarez  Cabrai  découvrit  le  Brésil  en 
1500,  il  lui  donna  le  nom  de  terre  de  Santa-Cruz,  et  cette 
dénomination  officielle  fut,  pendant  le  XVP  siècle,  acceptée 
et  répétée  non  pas  seulement  par  les  Portugais,  mais  encore 
par.  tous  les  cartographes  de  Tépoque.  Les  Français  au  con- 
traire n'ont  jamais  cessé  de  désigner  ce  pays  sous  le  nom  qui 
depuis  a  prévalu.  Or,  que  signifie  le  mot  Brésil?  Il  a  de  tout 
temps  été  employé  pour  indiquer  les  bois  de  teinture  de 
provenance  exotique.  En  Italie,  dès  le  XIP  siècle,  bresill, 
brasiUy^  bresilzi,  braxilis,  brasile  étaient  appliqués  à  un 
bois  rouge  propre  à  la  teinture  des  laines  et  du  coton.  Mura- 
tori  l'a  prouvé  en  citant  les  tarifs  de  la  douane  de  Ferrare  en 
1193,  et  ceux  de  Modène  en  1306  (1).  Marco  Polo  parle  éga- 
lement du  berzi  «  qu'ils  ont  en  grant  habondance,  do  meillor 
dou  monde  »  (2).  En  Espagne  le  bois  de  teinture  ou  brasil 
fut  introduit  de  1221  à  1243  (3).  En  France,  nous  lisons  dans 


(1)  MuBATORi.    Antiquités   italiennes,  t.    ii.  Dissertation    xxx, 
p. 894-899. 

(2)  Marco  Polo.  T  i,  p.  99,  édit.  Société  de  géographie,  1824. 

(3)  Capmany.  Memorias  sobre  la  antigua  marina,  comercio  y 
artes  de  Barcelona,  t.  ii,  p.  4,  17,  180, 


JEAN   COUSIN   ET   PAULMIER   DE   GONNEVILLE.  ^7 

le  Livre  des  métiers  y  rédigé  sous  le  règne  de  Saint- 
Louis  (1)  :  a  Li  barillier  puvent  fere  baris  de  fus  de  tamarie 
et  de  brezilyi  et  plus  loin  «  nus  tabletier  ne  puet  mettre,  avec 
buis  nule  autre  manière  de  fust,  qui  ne  soit  plus  chier  que 
buis;  c'est  à  savoir  cadre,  bonus,  brezil  et  cîpres  ».  A  la  fin 
du  même  siècle  le  brésil  est  mentionné,  comme  article  d'im- 
portation, dans  les  droitures^  coustumes  et  appartenances  de 
la  viscomté  de  l'eau  de  Rouen  (2).  En  1387  la  coutume  d'Har- 
fleur  élève  les  droits  sur  le  brésil  à  quatre  deniers  et  demi  les 
cent  livres  (8).  En  1896  les  droits  sur  cette  précieuse  denrée 
étaient  fixés  pour  Dieppe  à  «  la  carche  de  brésil  vin  deniers, 
la  balle  m  deniers  (4)».  Il  est  donc  certain  que  toute  l'Europe 
occidentale,  pendant  le  moyen-âge,  appelait  brésil  les  bois  de 
teinture.  Par  le  plus  curieux  des  hasards,  le  nom  de  la  pro- 
duction fut  appliqué  au  pays  producteur,  et,  comme  on  ne 
connaissait  pas  exactement  la  situation  de  ce  pays,  la  terre 
du  Brésil,  au  fur  et  à  mesure  des  découvertes,  voyagea, 
comme  avaient  voyagé  dans  l'antiquité  l'Hespérie,  le  mont 
Atlas  ou  les  colonnes  d'Hercule.  Le  portulan  Médicoen  de 
1851  dessine  au  milieu  de  l'Atlantique  une  insula  de  Brazi. 
I^  carte  de  Picignagno  en  1867  la  conserve  sous  le  nom 
d'insula  de  Bracir,  et  la  carte  catalane  de  1375  sous  celui 
d'insula  de  Brazil.  Sur  le  portulan  de  Mecia  de  Viladestes 
(1418)  nous  trouvons  à  l'ouest  de  l'Irlande  une  insola  de 
Brazil.  Le  portulan  de  la  bibliothèque  de  Dijon,  dont  il  est 
permis  de  fixer  la  date  à  l'année  1428,  les  cartes  d'Andréa 
Bianco  (1436)  et  de  Fra  Mauro  (1457)  l'enregistrent  soigneu- 


(1)  Le  livre  des  métiers.  —  Collection  des  documents  inédits  de 
l'histoire  de  France,  p.  104  et  177.  ^ 

(2)  Bibliothèque  nationale  Ms.  10391-13. 

(3)  Archives  de  la  Seine-Inférieure.   Registre  des  droits  et  cou- 
tumes de  la  prévôté  d'Har fleur. 

(4)  id.  CouiuYnes  de  Dieppe,  fol.  28  et  32, 


28  HISTOIUE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

sèment.  L*atlas  d'Ortelius  et  celui  de  Mercator  (1569)  con- 
servent encore  ce  nom,  et  le  souvenir  de  cette  île  errante 
s'est  perpétué  jusqu'à  nos  jours  dans  le  Brasil  Rock,  rocher 
basaltique,  que  marquent  les  caries  anglaises  et  allemandes 
k  quelques  degrés  à  Touest  de  l'extrémité  occidentale  de 
l'Irlande. 

A  peine  l'Amérique  fut-elle  découverte  que  les  voyageurs 
ou  plutôt  les  négociants  s'imaginèrent  qu'ils  venaient  de 
retrouver  le  pays  originaire  du  bois  de  brésil.  Pierre  Martyr 
Anghiera  (1)  raconte  que  Colomb,  dans  son  second  voyage, 
trouva  à  Haïti  des  forêts  de  ce  bois  que  les  Italiens  nomment 
vergùio  et  les  Espagnols  brasUe,  Dans  le  troisième  voyage  (2) 
il  chargea  sur  la  côte  de  Paria  trois  mille  livres  de  brésil 
supérieur  à  celui  d'Haïti.  A  mesure  que  les  découvertes 
s'étendaient  au  sud  du  cap  Saint-Augustin,  le  commerce  de 
bois  rouge  devint  de  plus  en  plus  actif.  Ainsi  Amerigo  Ves- 
pucci  (3)  dans  sa  quatrième  expédition  (1504)  en  prenait  un 
chargement  entier  à  la  baie  de  tous  les  saints.  Dès  1516  le 
gouvernement  espagnol  défendait  l'importation  de  tout  brésil, 
qui  ne  proviendrait  pas  des  Indes  Occidentales  appartenant 
aux  domaines  de  Gastille  (4).  On  s'empressa  de  ne  pas  obéir 
à  ces  prescriptions  intempestives,  et  plus  que  jamais  les  côtes 
de  l'Amérique  méridionale  continuèrent  à  être  exploitées 
sui'tout  à  cause  de  leurs  bois  de  teinture.  Aussi  l'usage  pré- 
valut-il peu  à  peu  de  les  désigner  sous  le  nom  de  cette  pré- 


(1)  P.  Martyr.  Oceanica,  Dec  i,  liv.  iv,  p.  11.  Sylvas  immensas, 
quse  arbores  nullas  nutriebant  alias  prœtepquam  coccineas,  qua- 
rum  lignum  mercatores  Itali  verzinum,  Hispani  brazilum  appel- 
lant. 

(2)  id.  liv.  IX,  p.  21. 

(3)  In  eoportubresilico  puppes  nostras  onustas  efficiendo  quinque 
perstitimus  mensibus. 

(4)  Nay ARRETE.  Doc.  Biplomat.^  t.  ii,  p.  339.  Ordenanzas  hechas 
el  15  de  junio  1516. 


JEAN   COCSLX   ET    l'AULIlIEK    DE   GO.NWEVILLE.  21) 

cieuse  denrée,  et  c*est  ainsi  qu'à  la  dénomination  de  Terva  de 
Santa  Cruz  imposée  par  Cabrai  se  substitua  celle  de  Terra 
de  BrasilfH  changement  inspiré  par  le  démon,  écrit  avec  une 
naïve  terreur  Thistorien  Barres  (1),  car  le  vil  bois  qui  teint  le 
drap  en  rouge  ne  vaut  pas  le  sang  versé  pour  notre  salut  ». 

Bien  des  années  avant  que  l'orgueil  portugais  se  fût  abaissé 
à  accepter  une  dénomination  consacrée  par  Tusage,  ou  que  les 
autres  peuples  de  l'Europe  se  fussent  conformés  à  cette  appel- 
lation, nos  compatriotes  ne  nommaient  jamais  que  terre  du 
Brésil  le  pays  où  ils  trouvaient  le  brésil.  Nous  en  avons  la  preuve 
dans  la  relation  du  voyage  de  Gonneville.  Presque  à  chaque 
page  il  emploie  le  mot  Brésil.  Il  cite  même  le  cap  Saint 
Augustin,  que  venait  à  peine  d'entrevoir  ou  de  retrouver 
Américo  Vespucci.  «  Dempuis  après,  lisons-nous  dans  le 
procès-verbal  de  retour,  le  Brésil  connuy  firent  une  traversée 
de  plus  de  huit  cents  lègues  sans  ver  aulcune  terre  avec  la 
plus  mauvaise  aise  du  monde,  toujours  démenés  par  la  pluie, 
la  tempeste  dans  de  grandes  ténèbres...  et  furent  forcés  de 
doubler  le  chapo  dAiigoustin,  »  (2)  Que  signifient  ces  mots 
de  Brésil  et  de  chapo  d'Augoustin,  employés  par  Gonneville 
dans  la  relation  d'un  voyage  entrepris  en  1503,  par  conséquent 
bien  avant  que  les  Portugais  eussent  changé  la  dénomination 
oflicielle  de  terre  de  Santa  Cruz,  si  ce  n'est  que  la  région 
décrite  par  l'intrépide  marin  était  depuis  longtemps  visitée 
par  les  Français,  et  qu'ils  connaissaient,  môme  dans  ses  parti- 
cularités physiques,  le  pays  qu'ils  désignaient  par  le  nom 
même  de  sa  principale  production  ?  Nous  avons  donc  le  droit 
d'affirmer  que  ce  sont  les  Français  qui  ont  donné  au  Brésil  le 
nom  qui  ne  lui  fut  définitivement  attribué  que  plus  tard. 

Ce  qui  prouverait  encore  la  réalité  de  ces  voyages  ou  clan- 
destins ou  ignorés,  c'est  le  grand  nombre  des  mots  brésiliens 


(1)  Barros.  Asia^  Dec.  i,  liv.  v,  §  53. 

\ji)  Soutelles  annales  des  voyages,  ouvr.  cit. 


^0  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

qui  ont  passé  directement  dans  notre  vocabulaire.  Dans  tous  les 
autres  pays  américains,  où  nous  avons  été  précédés  par  un  autre 
peuple  européen,  par  les  Espagnols  par  exemple,  nous  avons 
toujours  désigné  les  productions  du  Nouveau  Monde  par  le 
nom  que  leur  donnaient  les  Espagnols.  Nous  reconnaissions 
par  cela  même  que  nous  n'avions  pas  été  les  premiers  à  décou- 
vrir ces  contrées.  Dans  le  Brésil  au  contraire  nous  n'avons 
emprunté  ni  aux  Espagnols,  ni  aux  Portugais,  ni  à  personne 
les  dénominations  locales  :  c'est  aux  indigènes  eux-mêmes 
que  nous  avons  demandé  les  noms  du  tapir,  du  sagouin^  de 
ïara^  du  toucan,  de  l'acajou,  de  l'anana,  du  manioc  et  de 
cent  autres  animaux  ou  productions  qui  sont  passés  directe- 
ment dans  notre  langue.  N'est-ce  pas  la  meilleure  preuve  que, 
dès  Torigine,  nos  négociants  ont  été  en  contact  direct  avec  les 
tribus  brésiliennes?  Si  les  Portugais  ou  tout  autre  peuple 
avait  occupé,  avant  eux,  cette  belle  région,  nous  n'aurions 
pu  que  traduire  en  français  leur  traduction  du  brésilien  et  le 
mot  indigène  eût  été  à  peu  près  méconnaissable,  tandis  que 
les  empruntant  de  première  main  aux  Brésiliens  nos  alliés, 
nous  n'avons  eu  qu'à  les  habiller  à  la  française  pour  leur  donner 
tout  de  suite  droit  de  cité. 

De  tout  ceci  ne  résulte-t-il  pas  que,  pour  ne  pas  avoir  laissé 
de  traces  authentiques  dans  l'histoire,  les  voyages  de  nos  com- 
patriotes au  Brésil,  de  1489  à  1503,  n'en  sont  pas  moins  plus 
que  vraisemblables  ? 

III. —  Voyage  de  Gonneville. 

En  1503,  le  capitaine  Paulmier  de  Gonneville,  dont  nous 
avons  déjà  cité  le  nom,  accomplit  au  Brésil  le  premier  des 
voyages  par  ordre  chronologique,  dont  nous  ayons  la  ])reiive 
ofilcielle.  Ce  vaillent  capitaine  serait  parti  de  Honflcur  en 
juin  1503,  aurait  touché  successivement  à  Lisbonne,  aux  Ca- 
naries, aux  îles  du  Gap  Vert  et  au  Brésil;  mais,  après  avoir 
doublé  le  cap  Saint  Augustin,  il  se  trouvait  à  la  hauteur  du 
cap  des  Tourmentes,  quand  il  fut  battu  plusieurs  semaines 


JEAN    COLSLN    ET    l'AL'LMIEU   DE   GONNEVILLË.  81 

par  une  tempête  qui  le  jeta,  lui  et  ses  compagnons,  sur  un 
continent  inconnu,  où  ils  séjournèrent  six  mois  environ.  En 
1663,  un  des  descendants  du  capitaine,  issu  du  mariage  de  sa 
fille  avec  un  des  sauvages  (ju'il  avait  ramenés  avec  lui,  Tabbé 
Binot  Paulmiel»  de  Gonneville,  qui  désirait  fonder  une  mission 
dans  les  terres  australes,  publia  la  première  relation  sur  le 
voyage  de  son  ancêtre  dans  son  Mémoire  présenté  au  pape 
Alexandre  VII par  J,  Paulmier  de  Gonneville,  prêtre  indien, 
chanoine  de  la  cathédrale  de  Saint  Pierre  de  Lisieux,  touchant 
l'établissement  d'une  mission  chrétienne  dans  la  terre  aus- 
trale, tiré  d'une  déclaration  judiciaire  faite  par  Gonneville 
au  siège  de  r Amirauté,  sur  la  réquisition  du  procureur  du 
roi  le  19  juillet  1505,  L'abbé  de  Gonneville  prétendait  dans 
son  mémoire,  qu'appuyèrent  Saint  Vincent  de  Paul  et  les 
évêques  destinés  aux  premières  missions  de  l'extrême  Orient, 
(|ue  le  continent  découvert  par  son  ancêtre  était  l'Australie. 
Comme  les  preuves  qu'il  alléguait  semblaient  vraisemblables, 
et  que  d'un  autre  côté  cette  prétention  flattait  l'amour-propre 
national,  on  accepta  son  affirmation  sans  la  discuter.  Avec  le 
temps  cette  opinion  s'accrédita.  Flacourt  (1),  un  des  premiers 
marins  qui  plantèrent  à  Madagascar  le  drapeau  de  la  France, 
n'hésitait  pas  à  proclamer  que  le  continent  entrevu  par  Gonne- 
ville ne  pouvait  être  que  l  Australie.  Le  président  de  Brosses  (2), 
dans  sa  fameuse  Histoire  des  terres  australes,  plaçait  ce  con- 
tinent sous  les  Moluques,  dans  ce  qu'on  appelait  de  son  temps 
l'Australasie.  En  1832,  M.  Estancelin  (3),  l'ingénieux  et  savant 
auteur  des  Recherches  sur  la  navigation  des  Normands, 
réclamait  encore  pour  son  compatriote  l'honneur  de  cette 
découverte.  On  avait  pourtant  remarqué  (|u'il  était  à  peu  près 


(1)  DE  Flacourt.  Histoire  de  la  grande  isle  Madagascar, 

(2)  DE  Brosses.  Histoire  des  terres  australes^  t.  I,  p.  106-120i 

^3)  Estancelin.  Recherches  sur  les  voyages  et  découvertes  des 
nttvigateurs  normands,  p.  165. 


32  HISTOIRE    DL    HIlÉSIL   FUAN^IAIS. 

impossible  de  déterminer  la  situation  précise  de  celte  contrée; 
on  s^étonnait  de  ce  que  les  naturels,  dont  Gonneville  avail 
retracé  les  mœurs,  ressemblassent  si  peu  aux  indigènes  aus- 
traliens; on  trouvait  également  que  les  diverses  étapes  du 
voyage  ne  concordaient  pas  avec  les  distances  parcourues. 
De  plus,  en  1738,  Bouvet  de  Lozier  (1),  chargé  par  la  Com- 
pagnie des  Indes  de  trouver  un  point  de  relâche  dans  les 
parages  que  Gonneville,  passait  pour  avoir  sillonné  le  premier, 
no  rencontrait  que  la  terre  de  la  Circoncision,  au  milieu  des 
glaces.  En  1770  après  la  perte  du  Canada,  de  la  Louisiane 
et  des  Indes,  ([uand  la  France  cherchait  une  compensation  à 
ses  pertes,  le  capitaine  Kerguelen  de  Tremarec  (2)  reçut  la 
mission  officielle  de  retrouver  cette  terre  de  Goimeville,  pla- 
(u;e,  croyait-on,  sur  le  chemin  des  Indes;  mais  il  se  heurta  à 
des  glaces  flottantes  et  dut  renoncer  à  son  projet.  Ce  double 
insuccès  avait  ébranlé  les  théories  de  Tabbé  Paulmier.  Pour- 
tant, à  Texception  d'un   certain  Bénard  de   la  Harpe,  qui 
croyait  que  la  terre  de  Gonneville  correspondait  aux  côtes  de 
Virginie,  savants  et  marins  s'obstinaient  à  chercher  ce  conti- 
nent mystérieux  à  Test  du  cap  de  Bonne-Espérance,  dans 
rOcéan  Indien  ou  dans  la  mer  Pacifique.  Les  uns  s'en  tenaient 
à  l'opinion  commune  ;  les  autres  désignaient  Madagascar.  Celte 
opinion  émise  pour  la  première  fois  par  le  capitaine  de  Ker- 
guelen,  fut  reproduite  par  Eyriès  dans  son  Histoire  dos 
Voyages  et  par  Léon  Guérin  (3)  dans  son  Histoire  des  marins 
fronçais.  Tout  récemment  le  baron  Baude  (4),  dans  un  article 


(1)  Margry.  Le.f  naci gâtions  françaises  du  XIV'' an  XVI^  sibcle, 
p.  151,  152. 

(2)  DE  Kerguelen.  Relation  de  deux  voyages  dans  les  mers  aus- 
traies  et  les  Inde  s ,  faits  de  1771  à  1774. 

(3)  L.  OuÉRiN.  Histoire  des  Marins  français. 

/i    HAn>E.  Le  golfe  int*' rieur  de  la  Seine.  Kovuo  dos  «loux  niMiiflo<! 
15  août  1860. 


JKA.N    CUISI.N    KT    PAlLMlKlt    I)K    GO.N.NKVILKE.  ?M 

de  la  Revue  des  deux  inondes ^  se  rangeait  encore  à  cette  hypo- 
thèse. Les  uns  et  les  autres  se  trompaient  pourtant  :  c'était  à 
l'ouest  et  non  pas  à  Test  du  cap  de  Bonne  Espérance,  sur 
l'Océan  atlantique  par  conséquent  et  non  pas  sur  la  mer  des 
Indes  ou  le  grand  Océan  qu'avait  voyagé  de  Gonneville,  et  le 
hardi  marin  avait  entrevu  non  pas  l'Australie  ou  Madagascar, 
mais  bien  le  Brésil. 

Voici  comment  on  est  arrivé  à  résoudre  ce  problème  géo- 
graphique. L'abbé  Paulmier  de  Gonneville  avait  bien  eu  entre 
les  mains  la  relation  authentique  de  l'expédition  de  son  aïeul, 
mais  sa  copie  est  non-seulement  fautive  mais  encore  infidèle, 
peut-être  de  parti  pris,  et  tons  les  auteurs  qui,  après  lui,  ont 
traité  la  question,  n'ont  jamais  reproduit  que  ce  texte  contre uvé. 
Bouvet  de  Lozier(l)  avait  déjà  soupçonné  que  ce  texte  pré- 
sentait des  lacunes  et  des  erreurs,  et  aurait  voulu  consulter 
le  document  original,  mais  on  lui  répondit  de  Ronfleur  que 
les  registres  de  l'Amirauté  étaient  incomplets.  Le  comte  de 
Caylus  et  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles  Lettres,  Fréret 
en  tête,  se  préoccupèrent  également  de  retrouver  la  relation 
authentique,  mais  ces  recherches  furent  aussi  inutiles  que  les 
précédentes.  M.  Estancelin  crut  être  plus  heureux  en  s'adres- 
sant  aux  bureaux  du  ministère  de  la  marine,  mais  son  espoir 
fut  encore  déçu.  En  1847  seulement,  M.  P.  Margry,  archiviste 
(le  la  marine,  eut  l'heureuse  chance  de  retrouver  dans  le  dépôt 
confié  à  sa  garde  la  copie  entière  du  procès-verbal  de  retour 
du  19  juillet  1505.  Cette  copie  avait  été  envoyée  après  le  retour 
de  Kerguelen  au  ministre  de  la  marine,  Sartines,  par  un  des 
descendants  de  Gonneville,  qui  revendiquait  pour  son  ancêtre 
l'honneur  de  ses  actes  Elle  présentait  avec  la  version  de 
l'abbé  Paulmier  de  notables  différences,  qui  permirent  à 
M.  Margry  de  démontrer  que  Gonneville  avait  débarqué  non 
pas  en  Australie,  mais  bien  au  Brésil  (2).  En  1869,  M.  d'Avezac 


(1)  Margry,  ouv.  cit.,  p.  156. 

(2)  Margry,  ouv.  cit.,  §  III,  p.  135-181. 


3i  HISTOIRE    UU    IJHKSIL    FriANCAIS. 

compléta  la  démonstration  en  publiant  la  relation  originale 
qui  avait  enfin  été  retrouvée  par  M.  Paul  Lacroix  (1),  conserva- 
teur de  la  bibliothèque  de  TArsenal.  Ce  savant  avait  remarqué 
en  rédigeant  un  catalogue  résumé  des  manuscrits  du  marquis 
de  Paulmy  une  plaquette  do  douze  feuillets  in  quarto  (cotée 
H.  F.  24  ter),  dont  il  prit  copie,  et  qu'il  communiqua  à 
M.  d*Avezac.  Ce  dernier  en  reconnut  tout  de  suite  Timpor- 
tance  capitale,  et  s'empressa  de  la  publier  en  lui  restituant 
son  vrai  titre  :  Déclaration  du  voyarjc  du  capitaine  Gonneville 
et  ses  compagnons  es  IndeSy  et  reclierches  faites  audit  voyage 
baillées  vers  justice  par  il  capitaine  et  ses  dits  compagnons f 
iovstc  qu'ont  requis  les  gens  du  Roy  nostre  SirCy  etqu'enioint 
leur  a  esté.  Grâce  à  ces  deux  pièces  d'une  authenticité  incon- 
testable, il  nous  sera  facile  de  détruire  une  erreur  trop  long- 
temps accréditée,  et  de  prouver,  après  MM.  Margry  et  d'Avezac, 
que  Gonneville  n'a  pas  découvert  l'Austrahe,  mais  simplement 
qu'il  a  continué  l'œuvre  de  Jean  Cousin,  et  débarqué  au  Brésil 
après  de  longues  courses  sur  l'Atlantique. 

Paulmier  de  Gonneville  et  deux  de  ses  amis,  Jean  l'Anglois 
et  Pierre  le  Garpentier,  fiers  et  hardis  compagnons,  habitués 
comme  tous  leurs  compatriotes  aux  courses  lointaines  et  aux 
expéditions  lucratives,  n'avaient  pas  vu  sans  un  secret  dépit 
les  négociants  portugais  décharger  sur  les  quais  de  Honfleur  (2) 
«  les  belles  richesses  d'épiceries  et  autres  raretez  venant  en 
icelle  cité  de  par  les  navires  Portugalloises  allant  es  Indes 
Orientales  empuis  aucunes  années  découvertes.  »  Ils  résolurent 
de  tenter  la  fortune  dans  ces  contrées  encore  inconnues,  dont 
on  racontait  tant  de  merveilles.  Gomme  ils  n'avaient  pas  à 
compter  sur  le  secours  du  gouvernement,  et  qu'il  leur  fallait 
au  contraire  garder  le  secret  pour  ne  pas  éveiller  les  soup- 
çons des  deux  puissances  qui  s'étaient  attribué  l'exploitation 


(1)  D'AvEZAC.  Nouvelles  annales  des  voyages.  Juillet  1869» 

(2)  D'AvEZAC,  juv.  cit. 


Jean  cousin  kt  faulmieu  Dte  ûonneville.  35 

exclusive  des  terres  nouvelles,  ils  ne  cherchèrent  pas  à 
étendre  leur  entreprise  en  dehors  de  leur  ville  natale.  Ils 
s'adressèrent  seulement  à  deux  Portugais,  Bastiam  Moura  et 
Diego  Colnuto,  que  les  hasards  de  leur  existence  avaient  con- 
duits à  Honfleur,  et  les  engagèrent  comme  pilotes.  Il  est  pro- 
bable qu'ils  achetèrent  chèrement  leurs  services,  car  ces  deux 
étrangers  jouaient  gros  jeu  en  consentant  à  guider  des  Fran- 
çais dans  des  mers  que  leur  souverain  considérait  comme 
siennes.  Quelques  bourgeois  de  la  ville,  entraînés  par  leur 
exemple,  et  séduits  par  la  perspective  d'un  gain  probable, 
s'associèrent  à  leur  entreprise,  et  contribuèrent  à  l'achat  et  à 
l'armement  d'un  navire  de  cent  vingt  tonneaux,  auquel  ils 
donnèrent  un  nom  de  bon  augure,  VEspoh\  Ils  se  nommaient 
Etienne  et  Antoine  Théry,  Adrien  de  la  Mare,  Batiste  Bour- 
geoz,  Thomas  Atinal  et  Jean  Caney. 

Il  faut  lire  dans  la  Déclaration  du  voyage  la  curieuse  énu- 
mération  des  armes  et  des  munitions  de  guerre,  du  matériel 
naval  de  rechange,  des  approvisionnements  et  des  marchan- 
dises qu'on  entasse  à  fond  de  cale.  C'est  l'unique  moyen  non- 
seulement  de  se  rendre  compte  des  conditions  d'un  voyage 
au  long  cours  au  commencement  du  XVP  siècle,  mais  encore 
de  savoir  quels  étaient  à  cette  époque  les  principaux  articles 
d'exportation  destinés  aux  terres  nouvelles.  La  Hste  des  mar- 
chandises nous  intéressera  tout  particulièrement,  car  dès  lors 
nous  les  retrouverons  sur  tous  les  navires  envoyés  par  nos 
compatriotes  au  Brésil  :  trois  cents  pièces  de  diverses  toiles, 
quatre  mille  haches,  bêches,  serpes,  contres  ou  fourches, 
deux  mille  piques ,  cinquante  douzaines  de  petits  mi- 
roirs, et  six  quintaux  de  rassades  de  verre.  On  nommait 
ainsi  des  verroteries  vénitiennes  diversement  colorées, 
et  percées  au  milieu,  qu*on  pouvait  assembler  en  colliers 
ou  en  bracelets*  Les  miroirs  et  les  rassades ,  dans  la  pen- 
sée des  organisateurs  de  l'expédition,  devaient  concilier 
à  nos  marins  les  bonnes  grâces  des  beautés  indigènes, 
dont  ils  voudraient  avoir  pour  amis  les  frères  ou  les  maris* 
UEspoit  portait  encore  dans  ses  flancs  huit   quintaux  de 


^ 


36  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

quincaillerie  de  Rouen,  deux  cent  quarante  douzaines  de  cou- 
teaux, et  une  balle  d*épingles  et  d'aiguilles.  On  ne  comprend 
guère  Tutilité  de  ce  dernier  article  pour  un  pays  dont  les 
habitants  perlaient  un  costume  si  rudimentaire ,  mais  comme 
Gonneville  et  ses  associés  ne  connaissaient  encore  que  très- 
imparfailement  leurs  futurs  clients,  ne  sont-ils  pas  excusables 
d'avoir  supposé  que  ces  clients  pourraient  avoir  besoin 
d'épingles  pour  retenir,  et  d'aiguilles  pour  réparer  leurs  vête- 
ments ?  Par  une  semblable  ignorance  des  nécessités  écono- 
miques s'explique  la  présence  à  bord  de  l'Espoir  de  vingt 
pièces  de  droguet,  trente  de  futaines,  quatre  de  drap  écarlate, 
huit  de  draps  divers,  une  de  velours  figuré,  et  de  quelques 
robes  brochées.  Il  est  probable  que  cette  partie  de  la  cargai- 
son ne  dut  pas  être  à  Gonneville  d'une  grande  utilité  pour  ses 
relations  avec  les  Américains,  mais  ne  perdons  pas  de  vue 
qu'en  partant  de  Honfleur  il  avait  l'intention  de  débarquer 
aux  Indes,  et  nullement  sur  le  nouveau  continent. 

Soixante  hommes  (1  ) ,  matelots,  volontaires  et  officiers  compo- 
saient l'équipage.  Presque  tous  étaient  originaires  de  Norman- 
die. Le  premier  pilote  se  nommait  Colin  Vasseur,  et  le  directeur 
général  deTexpédilion  était  Gonneville.  Ses  associés  l'avaient 
choisi  non  pas  seulement  parce  qu'il  était  intéressé  directe- 
ment, et  sans  doute  pour  une  grosse  part,  à  la  réussite  de 
l'entreprise,  mais  surtout  parce  qu'il  s'était  acquis  une  répu- 
tation légitime  par  son  expérience  nautique  et  sa  fermeté  à 
toute  épreuve. 

L'armement  du  navire,  le  recrutement  de  l'équipage  et  les 
derniers  préparatifs  de  l'embarquement  ne  furent  achevés 
qu'en  juin  1503.  Quand  tout  fut  disposé,  matelots  et  officiers 
vinrent,  d'après  un  touchant  usage,  s'agenouiller  ensemble 


(1)  Voir  la  liste  de  bord  dressée  par   M.   d'AvEZAC   {Nouvelles 
Annales  des  VoyageSy  juillet  1869). 


JEAN   r.OUSlN    ET   PAULMIEK   DE   GONNEVILLE.  87 

au  pied  des  autels.  Us  reçurent  les  sacrements,  et,  après 
avoir  appelé  sur  leur  entreprise  les  bénédictions  célestes, 
mirent  à  la  voile  le  jour  de  saint  Jean-Baptiste,  le  24  juin  1503. 

Les  premiers  jours  de  la  navigation  ne  furent  signalés  par 
aucun  incident  notable.  Le  12  juillet,  V Espoir  arriva  en  vue 
des  Ciinaries,  le  30  il  était  au  cap  Vert.  Dans  les  premiers 
jours  d'août  il  franchissait  la  ligne;  mais  à  peine  avait-il 
pénétré  dans  Thémisphère  austral  que  la  chance  tournait.  Le 
scorbut  se  déclarait  à  bord.  On  ne  résistait  pas  alors  à  cette 
terrible  maladie.  Le  12  septembre,  six  des  compagnons  de 
Gonneville  avaient  déjà  succombé  :  Louis  Le  Carpentier,  un 
des  promoteurs  de  Tentreprise,  Coste,  un  engagé  volontaire 
que  l'attrait  de  l'inconnu  avait  jeté  dans  l'entreprise,  Pierre 
Estienne,  Cardot  Hascamps  de  Pont-Audemer,  Marc  Drugeon 
du  Breuil,  et  Philippe  Mûris  de  Touques.  Pendant  plusieurs 
semaines,  Gonneville,  malgré  les  maladies  qui  décimaient  les 
siens,  continua  résolument  sa  marche  à  travers  l'Atlantique, 
sans  autre  rencontre  que  celle  de  varechs  flottants.  Il  se  croyait 
arrivé  fort  au-dessous  de  cap  de  Bonne-Espérance,  tant  à  cause 
de  la  route  parcourue  que  de  la  diminution  très- sensible  de  la 
température.  On  s'étonnera  peut-être  de  le  voir  traverser  l'At- 
lantique en  ne  suivant  d'autre  direction  que  celle  du  Sud,  et  en 
évitant  pour  ainsi  dire  de  parti  pris  le  voisinage  des  terres  : 
mais  il  agissait  ainsi  en  premier  lieu  parce  qu'il  ne  voulait 
pas  naviguer  dans  des  mers  fréquentées  par  les  flottes  portu- 
gaises, et  en  second  lieu  parce  qu'il  était  de  tradition  parmi 
ses  compatriotes,  depuis  Descaliers  et  Jean  Cousin,  de  tou- 
jours se  diriger  au  Sud  jusqu'à  la  hauteur  où  l'on  désirait 
aborder  le  continent  africain  ou  le  doubler.  Vasco  de  Gama, 
dans  ses  fameuses  Instructions  nautiques  pour  le  voyage  des 
IndeSj  rédigées  en  1500,  avait  expressément  recommandé, 
une  fois  qu'on  aurait  dépassé  l'île  San  lago  du  cap  Vert,  de 
suivre  cette  direction.  Ses  instructions  avaient  été  fort  goû- 
lées.  Il  est  très-probable  que  les  deux  Portugais  qui  servaient 

de  guide  à  Gonneville  les  connaissaient.  En  tous  cas,  ils  se 


88  HISTOIRE    Dr    BRÉSIL    FRA.\<:A1S. 

conduisaient  comme  d'après  un  plan  aiTolé.  La  rencontre  de 
ces  varechs  flottants,  ainsi  que  l'abaissement  de  la  tempéra- 
ture, nous  permettront  d'avancer  que  VEspoIr  était  alors 
arrivé  dans  le  voisinage  de  Vîle  Tristan  d'Acunha,  très-recon- 
naissable  à  la  masse  des  goémons  flottants  qui  signalent  son 
approche. 

Nous  avons  jusqu'à  présent  suivi  pas  à  pas  dans  son 
voyage  à  travers  l'Atlantique,  le  navire  de  Gonneville  ;  mais 
voici  que  la  narration  ne  présente  plus  ni  clarté  ni  précision. 
Des  vents  contraires  s'élèvent  tout  à  coup  :  «  si  que  par  après 
de  trois  sepmaines  n'avancèrent  guières...  et  fut  ledit  mal- 
heur d'autre  suivi,  scavoir,  de  rudes  tourmentes,  si  véhé- 
mentes que  contraints  furent  laisser  aller,  par  aucuns  iours,  au 
gré  de  la  mer,  à  l'abandon,  et  perdirent  leur  route,  dont 
estoient  fort  affligez,  pour  le  besoin  qu'ils  avoient  d'eaux  et 
se  rafraichir  en  terre.  »  Nous  avouerons  avec  Gonneville 
qu'il  est  impossible  de  préciser  la  région  de  l'Atlantique 
où  VEspoir  fut  ainsi  ballotté  pendant  plusieurs  semaines 
jusqu'au  80  novembre.  Nous  lisons  bien  dans  la  relation  le 
passage  suivant  «  aussi  estoient  incommodez  de  pluyes  puantes 
qui  tachoient  les  habits  :  cheutes  sur  la  chair,  faisoient  venir 
bibes,  et  estoient  fréquentes,  »  et  nous  savons  d'un  autre 
côté  qu'en  approchant  des  côtes  méridionales  du  Brésil  de 
pareilles  pluies  sont  assez  fréquentes  (1)  ;  mais  comme  elles 
peuvent  tomber  sur  un  espace  plus  ou  moins  considérable, 
nous  ne  pouvons  encore  rien  préciser. 


(1)  Ainsi  nous  lisons  dans  la  Relation  d*un  Voyage  fait  au  Brésil 
par  Jean  de  Léry  (§  iv)  :  a  La  pluye  qui  tombe  soubs  et  es  environ 
de  ceste  ligne  non  seulement  put  et  sent  fort  mal,  mais  aussi  est  si 
contagieuse  que  si  elle  tombe  sur  la  chair,  il  s'y  levé  des  pustules 
et  grosses  vessies  ».  Dans  la  première  des  lettres  de  Nicolas  Barré, 
que  nous  aurons  occasion  de  citer  plus  loin,  nous  lisons  encore: 
«  les  vents  estoient  ioincts  avec  pluye  tant  puante,  que  ceulx  les- 
quels estoient  mouillez  de  ladicte  pluye,  souldain  ils  estoient  cou- 
Trerts  do  grossos  pustules?). 


JEAN   COUSIN    ET   PAILMIEH   DE   GONNEVILLE.  tVj 

A  celle  période  de  mauvais  temps  succédèrent  quelques 
jours  de  calme  :  «  disent  que  la  tourmente  fut  suivie  d'aucuns 
calmes,  si  qu'avançoient-ils  peu (1)  ».  Ici  nous  serons  plus  affir- 
malifs.  Cette  alternative  de  violentes  tempêtes  et  de  calmes 
plats  nous  permettra  d'indiquer  approximativement  la  région 
de  r Atlantique  dans  laquelle  ils  se  trouvaient.  Nos  marins  lui 
donnent  un  nom  familier  :  Le  Pot  au  noir  ;  c'est  le  Doldrums 
des  Anglais,  le  Cloud  ring  de  Maury,  autrement  dit  Tanneau 
nébuleux  de  notre  planète,  oscillant  au  gré  des  saisons  entre 
le  nord  et  le  sud,  la  région  des  calmes  équatoriaux,  des  pois- 
sons volants  et  du  scorbut.  Elle  est  située  entre  le  Sô'*  et  le 
37**  latitude  sud,  le  15*»  et  le  2*»  longitude  ouest  de  Paris. 

Nous  arrivons  à  un  passage  décisif  qui  a  été  singulière- 
ment défiguré  dans  la  version  de  Tabbé  Binot  Paulmier. 
UEspoir,  on  Ta  vu,  n'avait  pas  encore  quitté  l'Atlantique. 
Or,  l'abbé  Binot  Paulmier  raconte  qu'après  avoir  doublé  le 
cap  do  Bonne  Espérance  il  fut  assailli  d'une  furieuse  tempête, 
qui  lui  fit  perdre  sa  route,  et  subit  plusieurs  semaines  de  calme 
plat  avant  de  rencontrer  par  hasard  un  continent  inconnu. 
C'est  uniquement  sur  ce  passage  qu'on  s'appuyait  pour  éta- 
blir que  Gonneville,  après  avoir  doublé  le  cap,  avait  découvert 
ou  Madagascar  ou  plutôt  l'Australie.  Mais  il  n'y  a  rien  de 
semblable  ni  dans  le  Procès-verbal  du  retour,  ni  dans  la 
Déclaration  de  voyage  :  Nous  lisons  en  effet  dans  le  premier 
de  ces  documents  :  «  Estant  à  la  hauteur  du  cap  Tourmente, 
battus  par  furieux  vent  touiours  excessif,  sans  remarcher 
aucune  baie,  ils  furent  abandonnés  au  calme  d'une  mer  qu'ils  ne 
connaissaient  pas  ».  ha  Déclaration  est  d'accord  avecle  Procès- 
verbal  de  retour  :  «  Item  disent  que  huit  iours  après  la  Toussaint 
virent  flottants  en  mer  de  longs  et  gros  roseaux  avecques  leurs 
racines,  que  les  deux  Portugallois  disoient  estre  le  signe  du 
cap  de  Bonne-Espérance,  qui  leur  fit  grande  ioie.  »  Suit  le 


;i)  D'AvEZAc.  ouv.  cit. 


iO  HISTOIRE    DL    BRKSIL    FKANÇAIS. 

récit  de  la  tempête  qui  les  égare  et  des  calmes  plats  qui  leur 
font  perdre  un  temps  précieux,  mais  il  n'est  pas  dit  un  mot 
qui  indique  que  Gonneville  ait  doublé  le  cap.  L'abbé  Binot 
Paulmier  avait  pris  sur  lui  d'avancer  que  son  ancêtre  avait 
doublé  le  cap,  tandis  que  le  Proe/'s-vei»Aâ7  indiquait  seule- 
ment que  la  tempête  vint  les  battre  à  la  hauteur  de  ce  cap,  et 
la  Déclaration  qu'ils  approchèrent  de  la  pointe  méridionale  de 
l'Afrique.  Il  est  donc  prouvé  par  ces  deux  textes  indiscutables 
que  VEspoir  n'est  pas  sorti  de  l'Atlantique,  et  dès  lors  ce 
n'est  plus  en  Australie  mais  ailleurs,  non  plus  à  l'est  mais 
à  l'ouest,  qu'il  faut  chercher  ce  continent  inconnu. 

Aussi  bien  un  autre  passage  de  la  Déclaration  de  voyage, 
nous  démontrera  jusqu'à  l'évidence  non-seulement  que  l'abbf^ 
Binot  Paulmier  avait,  ou  par  ignorance,  ou  de  parti  pris  altéré 
le  texte  qu'il  avait  sous  les  yeux,  mais  encore  que  le  conti- 
nent découvert  n'était  que  l'Amérique:  «  Dieu  les  réconforta, 
car  ils  commencèrent  à  voir  plusieurs  oiseaux  venans  et 
retournans  du  costé  du  zud  ;  ce  qui  leur  fit  penser  que  de  là 
ils  n'estoient  éloignez  de  terre  :  pour  quoy,  iaçoit  qu'aller  là 
fust  tourner  le  dos  à  l'Inde  Orientale,  nécessité  lez  fît  tourner 
les  vesles,  et  le  cinq  ianvier  descouvrirent  une  grande  terre, 
qu'ils  ne  purent  aborder  que  l'assoirant   du  lendemain  ». 
VEspoir  a  donc  décidément  tourné  le  dos  à  l'Inde  Orientale, 
renoncé  par  consécjuent  à  doubler  le  cap  de  Bonne-Espérance 
et  pris  la  direction  de  l'ouest,  afin  de  rencontrer  la  terre  dont 
le  voisinage  lui  est  annoncé  par  des  bandes  d'oiseaux:  c'est 
ainsi  que,  que,  le  5  janvier  1504,  ils  abordent  en  vue  de  la 
côte  américaine,  la  seule  qu'ils  pouvaient  rencontrer  sur  leur 
chemin  dans  cette  direction,  et  qu'ils  y  débarquèrent  le  len- 
demain 6  janvier. 

Cette  partie  du  continent  américain  ne  peut  être  que  le 
Brésil,  et  dans  le  Brésil,  nous  nous  prononcerons  pour  les 
provinces  méridionalos,  car  il  est  dit  expressément  qu'Esse- 
mericq,  un  des  jeunes  indiens  que  Gonneville  ramena  en 
France,  habitait  un  pays  situé  au  delà  du  tropique  austral. 


JEAN   COUSIN    ET    PAL'LMIER    DE   GONNEVILLE.  41 

IJ Espoir  aborda  probablement  entre  le  33**  et  le  23<*  de  latitude 
sud,  à  celte  partie  de  la  côte  brésilienne  qui  correspond  aux 
provinces  acluelles  de  Sào  Paulo,  Santa  Oatarina  et  Rio 
Grande  do  Sul.  Après  avoir  reconnu  le  pays,  nos  Normands 
arrivèrent  dans  un  fleuve  qui  était  (1)  «  quasiment  comme  la 
rivière  de  l'Orne  ».  Il  ne  faudrait  peut-être  pas 'prendre  à  la 
lettre  cette  indication  ;  nos  compatriotes  étaient  hantés  par 
les  souvenirs  du  pays  natal  ;  depuis  plusieurs  mois  ils  n'a- 
vaient pas  vu  la  terre.  Le  premier  pays  où  ils  débarquèrent 
dut  leur  paraître  délicieux,  et  leur  rappeler  la  «  tant  doulce 
terre  de  France  »  ;  mais  il  est  à  peu  près  impossible  de  fixer 
la  position  de  ce  fleuve  brésilien,  dont  les  rives  ombragées 
et  la  limpidité  des  eaux  leur  rappelaient  TOrne  normande. 
Comme  les  provinces  méridionales  du  Brésil,  situées  au  sud 
du  Tropique  austral,  sont  coupées  par  de  nombreux  cours 
d'eau  qui  ne  présentent  aucune  particularité  géographique,  et 
se  ressemblent  tous  plus  ou  moins,  Tlguape,  le  Paranaga, 
FArarangua,  laMambituba,  le  Rio  Grande  do  Sul,  etc  ;  comme 
d'un  autre  côté  le  capitaine  de  Gonneville  se  contente  de 
mentionner  cette  vague  ressemblance,  et  ne  donne  aucun 
autre  détail,  nous  ne  pouvons  pas  préciser  l'endroit  où  débar- 
quèrent nos  compatriotes. 

Nous  savons  seulement,  par  d'autres  témoignages  contem- 
porains, que  ceux  des  indigènes  avec  lesquels  ils  entrèrent  en 
relations  se  nommaient  les  Carijos.  Nos  Français  reçurent 
d'eux  un  accueil  cordial,  et  en  effet  tous  les  voyageurs  s'ac- 
cordent dans  leurs  relations  à  vanter  la  douceur  de  caractère 
et  les  vertus  hospitalières  de  ces  Brésiliens.  En  plein  XVII® 
siècle,  un  écrivain  portugais  qni  les  fréquenta,  Vasconcel- 
los  (2),  disait  encore  de  leurs  descendants  qu'il  n'y  avait  pas 


(1)  D'AvEZAC,  ouv.  cit. 

(2)  Vasconcellos.  Chronica  da  Compania  de  Jesn  do  Estado  do 
Brasil.  —  Lisbonne,  1663,  livre  i,  g  62. 


•42  HISrOUtE   Di:    BUÉSIL   fha.\(:ais. 

o 

dans  toute  la  contrée  de  race  meilleure  —  a  inelhor  naçâo  do 
Brasil.  —  Voici  comment  en  parle  Fauteur  de  la  Déclaration 
de  voyage  :  «  Estans  lesdits  Indiens  gens  simples ,  ne 
demandant  qu'à  mener  ioyeuse  vie,  sans  grand  travail;  vivant 
de  chasse  et  de  pêche,  et  de  ce  que  leur  terre  donne  de  soi, 
et  d'aucune»  légumages  et  rachynes  qu'ils  plantent,  allant 
mi-nuds,  les  ieunes  et  communs  spéciaulment  ».  Ce  sont 
déjà  les  habitudes  et  le  genre  de  vie  que  décrira  si  naïvement, 
un  demi-siècle  plus  tard,  à  propos  des  Tupinambas  voisins 
immédiats  des  Carijos,  Jean  de  Léry,  l'auteur  de  l'intéressante 
Relation  d'un  voyage  faict  au  Brésil  (1).  Il  n'est  pas  jus- 
qu'aux détails  pittoresques  du  costume,  qui  ne  présentent  de 
singulières  analogies.  Nous  lisons  en  effet  dans  la  Déclaration 
de  Gonneville  (2)  :  «  Portent  manteaux  qui  de  nattes  déliées, 
qui  de  peau,  qui  de  plumasseries,  comme  sont  en  nos  pays 
ceulx  des  égyptiens  et  Boëmes,  fors  qu'ils  sont  plus  courts 
avec  manière  de  tabliers  ceints  par  dessus  les  hanches,  allant 
iusques  aux  genouils  aux  hommes,  et  à  my-iambe  aux  fem- 
mes ».  La  description  de  Léry  est  identique  (3).  Les  hommes, 
continue  Gonneville,  portent  longs  cheveux  battants,  avec  un 
tour  de  plumasses  hautes,  vif  teinctes  et  bien  atournées  ».  — 
a  Quant  à  l'ornement  de  tête  de  nos  Tonoiipinambaoults, 
lisons-nous  dans  Léry,  entre  la  couronne  sur  le  devant  et 
cheveux  pendans  sur  le  derrière,  dont  i'  ay  fait  mention,  ils 
lient  et  arrengent  des  plumes  d'ailes  d'oiseaux  incarnates 


(1)  LÉRY*  Relation  d'un  voyage  faict  au  Brésil^  chap.  8  et  14. 
Nous  aurons  souvent  occasion  de  citer  ce  rarissime  volume,  dont 
une  nouvelle  édition,  entreprise  par  nos  soins,  est  en  ce  moment 
sous  presse  chez  l'éditeur  Lemerre. 

(2)  D'AvEZAC,  ouv.  cit. 

(3)  LÉRY,  ouv.  cit.  §  8.  —  Cf.  SoARES.  Reteiro  gérai  com  largos 
informacoes  de  toda  la  costa  do  Brasil,  %  78  p.  89.  :  «  Costima  este 
gentio  no  inverno  lançar  sobre  si  umas  pelles  da  caça  que  matam, 
una  par  dian'io,  outra  por  de  traz  ». 


JEAN  COUSIN  ET  PAULMIER  DE  GONNEVILLE.         i3 

rouges   et  cVautres  couleurs,  desquelles  ils  font  des  fron- 
teaux  ». 

Le  pays  était  bien  fertile,  et  assez  bien  cultivé.  Nos  Nor- 
mands, fatigués  par  la  travereée,  jouissaient  avec  délices  des 
beautés  naturelles  du  sol  et  de  la  douceur  du  climat.  Ils  ne  se 
lassïiient  pas  de  parcourir  les  grands  bois,  dont  les  paysages 
variés  les  charmaient.  Ils  observaient  avec  une  curiosité  émue 
les  poissons,  les  oiseaux  et  les  animaux,  qui  différaient  si 
étrangement  de  ceux  du  pays  natal.  Les  perroquets  excitaient 
surtout  leur  admiration  par  la  beauté  de  leur  plumage  et  leur 
grand  nombre.  C'est  là  en  effet  un  des  traits  caractéristiques 
de  la  faune  brésilienne.  Gabriel  de  Souza  (1),  Gandavo,  Hans 
Schmiedel,  Jean  de  Léry,  et  tous  les  voyageurs  portugais, 
allemands  ou  français  qui  ont  décrit  le  Brésil  aux  premiers 
jours  de  sa  découverte  se  sont  extasiés  sur  le  compte  de  ces 
oiseaux.  Ils  formèrent  plus  tard  un  des  articles  d'exportation 
les  plus  recherchés  en  France.  Aussi  les  compagnons  de 
Gonneville  avaient-ils,  dans  leur  naïf  étonnement,  donné  à  la 
région  le  nom  de  terre  des  Perroquets,  qui  fut  longtemps 
conservé  sur  les  cartes.  Ils  s'étonnaient  aussi  du  nombre  pro- 
digieux des  coquillages,  remarque  que  fera  également  Léry  (2), 
et  que  confirment  les  observateurs  contemporains  (3).  L'un 
d'entre  eux,  Nicolas  Lefebvre  de  Honfleur  «  qui  estoit  volon- 
taire au  viage,  curieux,  et  personnage  de  sçavoir,  avoit  pour- 
trayé  les  façons;  ce  qui  a  esté  perdu  avec  les  iournaux  du 
viage,  lors  du  piratement  de  la  navire,  laquelle  perte  est  à 


(1)  G.  DE  Souza.  Biario  da  naoigaçao  da  armada  que  foi  aterra 
do  Brasil  en  1330  —  edit.  Varnhagen  —  Gandavo.  Histoire  de 
la  province  de  Santa-Cruz,  edit.  Ternaux-Compans.  —  H.  Schmie- 
del. Histoire  de  son  admirable  navigation  au  Brésil  et  à  la  Plata, 
de  1534  à  iS54,  —  edit.  Ternaux-Compans  —  Léry,  ouv.  cit. 

(2)  LÉRY,  ouvrage  cité,  §  7. 

(3^  Agassiz.  Voyage  au  Brésil.  Tour  du  monde. 


ii  HISTOIHR   DU    BKÉSIL   FKANÇAIS. 

cause  qu'icy  sont  maintes  choses,  et  bonnes  rechierches 
obmises.  »  (i)  Jamais  perte  ne  fut  plus  rej^rettable.  Il  est  pro- 
bable que  Lefebvre  avait  accompagné  ses  dessins  de  notes 
explicatives,  et,  si  le  hasard  nous  les  avait  conservés,  nous 
connaîtrions  dans  leurs  plus  intimes  détails  les  mœurs  des 
indigènes  visités  par  Gonneville  {2\ 

Le  pays,  malgré  sa  fertilité,  n'était  pas  très-peuplé.  Il 
n'existait  pas,  à  proprement  parler,  de  villes,  mais  plutôt  des 
hameaux  de  trente  à  quarante  cabanes  «  faictes  en  manière 
de  halles,  de  pieux  fichez,  ioignants  l'un  l'autre,  entreioints 
d'herbes  et  de  fueilles,  dont  aussi  lesdites  cabanes  sont  cou- 
vertes, et  y  a  pour  cheminée  un  trou  pour  faire  en  aller  la 
fumée;  les  portes  sont  de  bastons  proprement  liés^  et  les 
ferment  avec  des  clefs  de  bois  quasiment,  comme  on  fait  en 
Normandie  aux  champs  les  estables.  »  (3)  Chacun  de  ces 
hameaux  était  gouverné  par  un  roitelet,  investi  du  pouvoir  le 
plus  absolu.  On  en  eut  une  preuve  dramatique.  Un  jeune 
Indien  de  dix-huit  à  vingt  ans  avait,  dans  un  moment  de 
colère,  souffleté  sa  mère.  Le  roi  l'apprit,  et,  malgré  les  suppU« 
cations  de  la  mère,  malgré  les  deman«les  réitérées  de  nos 
compatriotes,  ordonna  que  le  coupable  serait  jeté  à  la  rivière 
avec  une  pierre  au  cou.  Un  certain  nombre  de  ces  roitelets 
reconnaissaient  l'autorité  suprême  de  l'un  d'entre  eux,  et  se 
rangeaient  sous  ses  ordres,  surtout  en  temps  de  guerre.  Le 
chef  suprême  de  cette  sorte  de  confédération   se  nommait 


^ 


(1)  D'avezac.  Nouvelles  annales  des  voyages^  ouvr.  cit. 

(2)  C'est  ainsi  que,  grâce  aux  dessins  de  Jacques  Lemoyne  de 
Mourgues,  qui  accompagna  Laudonnièra  dans  son  expédition  de 
Floride  en  1562,  dessins  qui  ont  été  conservés  par  de  Bry  dans  sa 

X  splendide  collection  des  Grands  et  des  Petits  Voyages^  nous  pou- 
vons étudier  d'après  nature  les  mœurs  et  les  usages  des  Floridiens. 
Voir  Paul  Gaffarel.  Histoire  de  la  Floride  française,  passim. 

(3)  D'AvBZAC,  ouv.  cit. 


JEAN   COUSIN   ET    PAULMIER    DE   (ÎONNEVILLE.  i5 

Arosca.  C'était  un  homme  de  soixante  ans,  «  de  grave  main- 
tien, moyenne  stature,  grosset  et  regard  bontif.  »  11  avait  tout 
de  suite  apprécié  les  avantages  qu'il  pourrait  retirer  d'une 
alliance  étroite  avec  nos  Français,  et  les  comblait  de  préve- 
nances et  de  bons  traitements,  espérant  qu'ils  voudraient 
bien  le  suivre  dans  quelque  expédition  contre  les  peuplades 
voisines,  et  lui  assurer  la  victoire  par  la  supériorité  de  leurs 
armes  :  t  Eust  bien  eu  envie  qu'aucun  de  la  navire  l'eust 
accompagné  avec  bastons  à  feu  et  artillerie  pour  faire  paour 
et  desrouter  lesdits  ennemis,  mais  on  s'en  excusa.  »  Gonne- 
ville  agissait  en  ceci  avec  une  prudence  consommée  ;  comme 
il  voyait  que  le  pays  était  riche  et  qu'il  avait  l'intention  d'y 
revenir,  il  voulait  garder  entre  tous  ces  principicules  la  plus 
stricte  neutralité,  afin  de  les  avoir  tous  à  sa  dévotion,  et 
d'exploiter  à  son  aise  les  richesses  du  pays. 

Les  Indiens  n'avaient  sans  doute  pas  encore  vu  d'Euro- 
péens, car  ils  ne  se  lassaient  pas  d'admirer  et  le  navire  et  les 
divers  ustensiles  qui  le  garnissaient.  C'était  pour  eux  un 
plaisir  indicible  que  de  se  contempler  dans  un  miroir,  et  ils 
cédaient  volontiers  ce  qu'ils  avaient  de  plus  précieux  pour 
acquérir  ce  petit  meuble  de  toilette.  Gomme  ils  avaient  remar- 
qué que  nos  compatriotes  recherchaient  avec  empressement 
des  peaux,  des  plumes  et  des  bois  de  teinture,  ils  en  portèrent 
au  navire  de  grandes  quantités,  «  si  que  des  dites  dansrées 
en  fust  amassé  plus  de  cent  quintaux  qui  en  France  auraient 
vallu  bon  prix.  »  Ils  ne  demandaient  en  échange  que  des  cou- 
teaux, et  autres  menus  objets  de  quincaillerie,  dont  V Espoir 
était  abondamment  pourvu.  Nos  compatriotes  ne  cherchaient 
alors  qu'à  se  faire  bien  venir  d'eux,  afin  d'assurer  leurs  rela- 
tions futures.  Aussi  leur  distribuaient-ils  de  petits  couteaux, 
peignes,  verroteries  et  autres  menus  objets  «  si  aimez  que 
pour  eux  les  Indiens  se  fussent  volontiers  mis  en  quartiers  leur 
apportant  foison  de  chair  et  de  poisson,  fruits  et  vivres,  et  do 
ce  qu'ils  voyoient  estre  agréable  aux  chrestiens.  » 

Gonneville  réussissait  au-delà  de  ses  espérances.  Il  avait, 


i(5  HISTOIKE   DU    BRESIL   FUANÇAlS. 

il  est  vrai,  renoncé  à  l'expédilion  projetée,  et  ce  n'était  pas 
aux  Indes  Orientales  qu'il  trouvait  la  fortune,  mais  ne  valaiUl 
pas  mieux  exploiter  un  sol  vierge  encore,  entrer  en  relations 
avec  des  peuplades  douces  et  bienveillantes,  et  surtout  ne  pas 
s'exposer  à  la  rivalité  commerciale  des  Portugais  ?  N'était-ce 
pas  comme  une  mine  inépuisable  qu'il  venait  de  découvrir,  et 
dont  il  comptait  bien  révéler  le  secret  à  ses  compatriotes  ? 
Aussi  était-il  dans  le  ravissement.  Afin  de  perpétuer  le  sou- 
venir de  sa  découverte,  et  pour  marquer  par  un  signe  matériel 
sa  prise  de  possession,  il  fit  construire  par  le  charpentier  de 
l'Espoir  une  croix  en  bois,  haute  de  trente-cinq  pieds,  sur 
laquelle  on  grava  d'un  côté  le  nom  du  pape  régnant,  Alexan- 
dre VI,  et  ceux  du  roi  de  France  Louis  XII,  de  l'Amiral,  du 
capitaine  de  Gonneville,  et  de  tous  les  armateurs  et  matelots, 
de  l'autre  un  distique  latin,  composé  par  Lefebvre  (1),  qui, 
par  ringénieuse  combinaison  des  caractères,  indiquait  la  date 
exacte  du  séjour  des  Français.  Cette  croix  «  fust(2)planctéesur 
un  tertre  à  veue  de  la  mer,  à  belle  et  dévoste  cérémonie,  tam- 
bour et  trompette  sonnant,  à  coin  exprès  choisy,  sçavoir  le 
iour  de  la  grande  Pasques  1504,  et  fust  la  croix  portée  par  le 
capitaine,  et  principaux  de  la  navire,  pieds  nus,  et  aydoient 
ledit  seigneur  Arosca  et  ses  enfants,  et  autres  greigneurs 
indiens  qu'a  ce  on  invita  par  honneur,  et  s'en  monstroient 
ioyeux;  suivoit  l'équipage  en  armes,  chantant  laletanie,  et  un 
grand  peuple  d'indiens  de  tout  aage,  qui  de  ce  long  temps 
devant  oh  avoit  faict  feste,  coys,  et  moult  intentifs  au  mistére. 
Ladite  croix  planstée,  furent  faictes  plusieurs  descharges  de 
scoppeterie  et  artillerie,  festins  et  dons  honnestes  audit  sei- 
gneur Arosca,  et  premiers  Indiens;  et  pour  le  populaire  il 


(1)  Voici  le  distique  : 

HIC  sacra  paLMarlVs  posVIt  gonlVIIIa  bInotVs,  GreX,    soclVs, 
parlterqVe,  VtraqVe  progenies* 

'2)  D'AvEZAC,  ouv*  cit. 


1ÎEAN   COUSIN    ET    FAL'LMIER   DE   GONNEVILLE.  -47 

n*y  eust  cil  à  qui  on  ne  fist  quelque  largesse  de  quelques 
mesnues  babioles,  de  petit  coust,  mais  d'eux  prisées,  le  tout 
à  ce  que  du  fait  il  leur  fust  mémoire,  leur  donnant  à  entendre 
par  signes  et  autrement,  du  moins  mal  qu'ils  pouvoient,  qu'ils 
eussent  à  bien  conserver  et  honorer  la  dite  croix.  » 

Il  était  temps  de  songer  au  retour.  Tous  ceux  des  matelots, 
qu'avait  attaqués  le  scorbut,  étaient  alors  en  pleine  santé.  Le 
navire  avait  été  radoubé.  Il  était  chargé  de  bois  pré- 
cieux et  de  diverses  denrées  spéciales  au  pays.  Les  vivres 
étaient  renouvelés.  Ne  valait-t-il  pas  mieux,  plutôt  que  de 
prolonger  le  séjour  du  nsivire,  mettre  à  la  voile  et  faire  part 
de  la  découverte  aux  amis  de  Normandie  ?  Gonneville  assem- 
bla donc  ses  officiers,  et,  d'un  commun  accord,  le  départ  fut 
décidé. 

C'était  alors  la  coutume,  toutes  les  fois  que  l'on  touchait 
une  terre  étrangère,  de  ramener  en  France  un  ou  plusieurs 
indigènes,  preuve  vivante  du  voyage.  Gonneville  se  garda 
bien  de  négliger  cet  usage.  Il  eut  la  bonne  fortune  de  décider 
Arosca  à  lui  confier  un  de  ses  six  enfants,  jeune  homme  d'une 
quinzaine  d'années,  nommé  Essomericq,  qui  s'était  signalé 
par  sa  cuiiosilé  et  son  ardent  désir  d'être  initié  aux  usages 
européens.  Essomericq  et  son  père  ne  firent  pour  ainsi  dire 
aucune  résistance.  Il  suffit  de  leur  promettre  (i)  «  qu'on  leur 
apprendroit  l'artillerie,  qu'ils  souhaitoient  grandement  pour 
maîtriser  leurs  ennemis,  comme  astoutàfairemirouërs,  cous- 
teaux,  haches,  et  tout  ce  qu'ils  voyoient  et  admiroient  aux 
Ghrestiens,  qui  estoit  autant  leur  promettre  que  qui  pro- 
mettroit  à  un  Ghrestien  or,  argent  et  pierreries,  ou  luy 
apprendre  la  pierre  philosopha'c.  »  Pourtant  Arosca  ne  voulut 
pas  abandonner  à  des  étrangers  son  jeune  fils  sans  lui  donner 
un  compagnon  ou  plutôt  un  défenseur.  Il  lui  adjoignit  un 
Indien  de  trente*cinq  à  quarante  ans,  nommé  Namoa.  Gon- 


,;i)  D'AvBZAc,  ouv.  cit. 


â 


IH  inSTOIRK   Dr    BRKSIL    KUANÇAIS. 

neville  lui  promit  de  les  ramener  tous  deux  «  dans  vingt  lunes 
de  plus  tard,  car  ainsi  donnaient-ils  entendre  les  mois  (1).  »  ; 
mais  il  ne  put  tenir  sa  parole.  Namoa  fut  attaqué  par  le  scorbut 
à  bord  même  de  V Espoir  et  pendant  le  voyage  du  retour.  On 
voulait  le  baptiser;  Nicole  Lefebvre  représenta  que  «  ce  seroit 
prophaner  le  baptesme  en  vain,  pom'  ce  que  ledit  Namoa  ne 
scavoit  la  croyance  de  nostre  mère  Sainte  Eglise,  comme  doi- 
vent scavoir  ceux  qui  reçoivent  le  baplesme,  ayant  aage  de 
raison  (2).  »  On  le  crut  sur  parole,  et  on  laissa  le  malheureux 
Indien  périr  sans  les  secours  de  la  religion.   Lefebvre  se 
repentit  bientôt  de  sa  rigueur,  et  lorsqu'à  son  tour  le  jeune 
Essomericq  subit  les  atteintes  de  la  contagion,  et  parut  à  la 
veille  de  mourir,  il  lui  administra  lui-même  le  sacrement,  et 
pria  Gonneville,  Antoine  Thierry  et  Adrien  de  la  Mare  de 
lui  servir  de  parrains.  Essomericq  reçut  le  nom  de  Binot,  et 
«  semble  que  ledit  baptesme  servit  de  médecine  à  Tâme  et 
au  corps  parce  que  dempuis  ledit  Indien  fut  mieux,  se  guérit, 
et  est  maintenant  en  France  ».  Gonneville  prit  très  au  sérieux 
son  litre  de  parrain.  Gomme  V Espoir  fut  pillé  par  des  pirates 
avant  de  rentrer  en  France  et  que  les  armateurs  ne  voulurent 
pas  s'exposer  à  de  nouvelles  pertes,  le  capitaine  ne  put  ren- 
voyer son  filleul  à  Arosca.  Au  moins  s'efforça-t-il  de  lui  faire 
oublier  cet  exil  forcé.  Il  lui  donna  une  bonne  éducation,  le 
maria  en  1521  à  sa  fille  Suzanne,  et  lui  légua  en  mourant  une 
partie  de  ses  biens,  à  charge  de  porter,  lui  et  ses  descen- 
dants mâles,  le  nom  et  les  armes  des  Gonneville.  L'abbé 
Paulmier  de  Gonneville,  le  rédacteur  du  Mémoire  adressé  au 
pape  Alexandre  VII,  était  directement  issu  de  ce  mariage,  et 
se  qualifiait,  non  sans  raison,  de  prêtre  indien. 

U Espoir  quitta  les  côtes  brésiliennes  le  3  juillet  1504,  et 
chercha  tout  d'abord  à  gagner  le  large  afin  de  dépasser  le 
tropique  et  de  couper  la  ligne  ;  mais  on  ne  connaissait  pas 


(1)  D'AvEZAC,  ouv.  cit. 
^2)  la.,  ici. 


JEAN   COUSIN   Et   PAULMIEh   DE   (iONNEVILLE.  i9 

encore  les  courants  marins  qui  facilitent  la  navigation,  et,  au 
lieu  de  se  laisser  porter  par  ces  fleuves  océaniques,  nos  com- 
patriotes luttaient  contre  la  masse  de  leurs  eaux.  Aussi 
n'avançaient-ils  que  lentement.  Le  scorbut  se  déclara  à  bord 
du  navire.  Le  chirurgien  Jean  Bicherel  de  Pont  TEvesque, 
Jean  Renoult  soldat  d'Honfleur,  Stenot  Vernier  de  Gonne- 
ville-sur-Honfleur,  valet  du  capitaine,  et  Tlndien  Namoa  péri- 
rent les  uns  après  les  autres.  Le  reste  de  l'équipage  fut 
diversement  atteint.  Gomme  on  manquait  de  vivres  frais,  et 
que  le  navire,  depuis  son  départ,  n'avait  pas  encore  réussi  à 
s'élever  au  large  du  continent  américain,  Gonneville  donna 
l'ordre  de  laisser  arriver  et  de  prendre  la  terre  dans  la  direc- 
tion de  l'ouest. 

Le  10  octobre  1504,  on  était  en  vue  d'un  pays  montueux 
et  couvert  de  forêts.  Nos  Français  y  débarquèrent.  «  Item  (1) 
disent  que  là  ils  trouvèrent  des  Indiens  rustres,  nuds  comme 
venant  du  ventre  de  la  mère,  hommes  et  femmes,  bien  peu  y 
en  ayant  couvrant  leur  nature,  sepeinturant  le  corps,  signam- 
ment  de  noir;  lèvres  trouées,  les  trous  garnis  de  pierres 
verdes  proprement  polies  et  agencées,  tincises  en  maints 
endroits  de  la  peau,  par  balafres,  pour  paroistre  plus  beaux 
fîlS;  ebarbez,  my-tondus.  »  L'auteur  de  la  Déclaration  ne 
donne  pas  le  nom  de  ces  Indiens,  mais  les  traits  de  sa  des- 
cription se  rapportent  de  point  en  point  avec  les  indications  de 
Léry.  G'est  dans  le  pays  des  Tupinambas  et  desMargaïats,  c'est 
à  dire  dans  les  provinces  actuelles  de  Rio-Janeiro,  Espiritu 
Santo  et  Bahia  que  venaient  de  débarquer  Gonneville  et  ses 
compagnons.  Margaïats  et  Tupinambas  étaient  également 
nus  (2)  ;  ils  se  teignaient  le  corps  de  genipat  pour  se  donner 
un  aspect  farouche  (3);  «outre  plus  ils  ont  ceste  coustume. 


(1)  D'AvEZAC,  CUV.  cit. 

(2,  3)  LÉRY,  ouv.  cit.,  §  Vlll. —  Haxs  Stades,  Voyage  au-  Bré- 
sil,   p.  268.    —   Gandavo,    Histoire   de     la   province    de    Santa- 

4 


50  HISTOIRE   DU    DRÉSIL   FRANÇAIS. 

que  dès  l'enfance  de  tous  les  garçons,  la  lèvre  de  dessous,  au 
dessus  du  menton,  leur  estant  percée,  ils  enchâssent  au  per- 
tuis  de  leurs  lèvres  une  pierre  verte  (1)  »  ;  ils  aimaient  à  se 
balafrer  la  figure  et  le  corps  ;  ils  se  rasaient  seulement  la 
moitié  de  la  tête.  Il  n'y  a  donc  pas  d'hésitation  possible,  et 
c'est  dans  cette  région,  que  nous  aurons  bientôt  l'occasion 
d'étudier  en  détail,  que  se  trouvaient  Gonneville  et  ses  com- 
pagnons. 

Ces  indigènes,  plus  avancés  que  les  Carijos,  avaient  déjà 
vu  des  Européens,  «  comme  (2)  estoit  apparent  par  les  den- 
rées de  chrestienté  que  lesdits  Indiens  avoyent  ».  L'aspect 
du  navire  ne  les  étonnait  plus.  Ils  connaissaient  l'usage  de 
divers  instruments  ou  ustensiles.  Ils  avaient  même  éprouvé 
les  redoutables  effets  des  armes  à  feu,  dont  ils  avaient  une 
grande  terreur.  Il  paraîtrait  même  qu'ils  avaient  déjà  eu  à 
se  plaindre  des  Européens,  car  non-seulement  ils  n'allèrent 
pas  à  leur  rencontre,  mais  encore,  quand  les  Français  cher- 
chèrent à  entrer  en  relations  avec  eux,  il  les  assaillirent  à 
rimproviste,  tuèrent  Henri  Jesanne,  firent  prisonniers  et 
entraînèrent  dans  les  bois,  où  sans  doute  ils  les  dévorèrent, 
Jacques  L'Homme,  dit  la  Fortune,  et  Colas  Mancel,  et  bles- 
sèrent quatre  autres  personnages  de  l'équipage,  parmi  les- 
quels Lefebvre  «  qui  par  curiosité  dont  il  était  plein  s'estoit 
descendu  à  terre  (3).  »  La  blessure  de  ce  dernier  ét£iit  mor- 
telle. A  peine  remonté  sur  V Espoir^  il  expirait  dans  les  bras 
de  ses  amis. 

Essayer  de  le  venger  était  chose  facile.  On  aurait  vite  eu 
raison  de  ces  barbares  ;  mais  Gonneville  ne  voulut  pas  expo- 


Or*!*  j,  p.  114.  —  D*Orbiony,  Voyage  dans  les  deux  Amériques,  p. 
168.  —  Thevbt,  Cosmographie  universelle ^  p.  931. 

(1)  Voir  la  note  précédente. 

(2)  D'AvEZAC,  ouv.  cit. 

(3)  D*AvEZAC,  ouv.  cit. 


JEAN    COUSIN   ET   PAULMIER   DE   GONNEVILLE.  51 

ser  ses  hommes  à  quelque  échec  qui  compromettrait  le  reste 
de  Texpédition,  et,  comme  il  fallait  à  tout  prix  renouveler  les 
provisions,  et  surtout  trouver  une  terre  hospitalière  où  les 
malades  et  les  convalescents  reviendraient  à  la  santé,  V Espoir 
leva  Tancre  aussitôt  pour  le  jeter  de  nouveau  cent  lieues  plus 
au  Nord. 

M.  d'Avezac  (1)  pense  que  cette  nouvelle  relâche  se  fit  non 
loin  de  Bahia,  car  il  est  question  dans  la  Déclaration  de  Gon- 
neville  d*un  débouquement,  c'est-à-dire  d'une  sortie  par  un 
détroit,  et  le  seul  point  de  la  côte  brésilienne  en  deçà  du  tro- 
pique austral  qui  permette  un  débouquement  est  la  rade  de 
Bahia  formée  par  Tîle  d'Itaparica.  Sans  être  aussi  affirmatif, 
contentons-nous  d'indiquer  cette  hypothèse.  C'est,  en  tout 
cas,  sur  le  rivage  de  la  province  actuelle  de  Bahia  que  l'^s- 
poir  put  se  ravitailler.  Cette  fois,  nos  Français  étaient  sur 
leurs  gardes.  D'ailleurs  les  indigènes  les  accueillirent  fort 
bien.  «  La  navire  fut  là  chargée  de  vivres  et  des  marchandises 
dudit  pays  predeclarees...  et  eussent  lesdites  marchandises 
vallu  deffrayer  le  voyage,  et  outre  bon  profflct,  si  la  navire 
fut  venue  à  bon  port  (2).  » 

Quand  tout  fut  remis  en  ordre,  V Espoir  mit  à  la  voile  pour 
la  troisième  fois,  et  se  lança  en  pleine  mer.  Sept  à  huit  jours 
après  le  débouquement,  «  il  (3)  se  trouvait  en  présence  d'un 
islet  inhabité,  couvert  de  bois  verdoyans,  d'où  sortoient  des 
milliasses  d'oiseaux,  si  tant  qu'aucuns  se  vinrent  à  nicher  sur 
les  mâts  et  cordages  de  la  navire.  »  Cette  île  est  probablement 
Fernando  de  Norônha.  Léry  (4),  quelques  années  plus  tard, 
passera  dans  son  voisinage.  «  Nous  vismes  que  ceste  isle, 
écrit-il,  estoit  non-seulement  remplie  d'arbres  tout  verdoyans 
en  ce  mois  de  ianvier,  mais  aussi  il  en  sortoit  tant  d'oyseaux. 


(1)  D^AvESsAc,  CUV.  cit. 

(2)  Id.,  id. 

(3)  Id.,  id. 

(4)  LÉRY,  CUV.  cit.,  p.  XXI* 


o2  Histoire  du  Brésil  français. 

dont  beaucoup  vindrent  se  reposer  sur  les  mats  de  nostre 
navire,  et  s'y  laissèrent  prendre  à  la  main,  que  vous  eussiez 
dit,  la  voyant  ainsi  un  peu  de  loin,  que  c'estoit  un  colombier.  » 
Nos  compatriotes  eurent  bientôt  franchi  la  ligne,  et  se 
trouvèrent  alors  en  pleine  mer  des  Sargasses.  Les  immenses 
espaces  occupés  par  ces  prairies  naturelles  de  TOcéan  ne 
laissèrent  pas  de  leur  causer  quelque  frayeur.  En  effet, 
l'aspect  étrange  de  cette  mer  a  souvent  effrayé  les  naviga- 
teurs qui  la  parcoururent.  Les  compagnons  de  C.  Colomb  et 
Colomb  lui-même  eurent  grand  peur  quand  ils  se  virent 
engagés  dans  ces  masses  de  végétation  flottante.  Jean  de 
Léry,  quand  il  revenait  en  France,  se  crut  arrêté  par  les  sar- 
gasses qui  retenaient  son  navire  comme  les  filaments  du 
lierre,  et  les  matelots  durent  à  plusieurs  reprises  s'ouvrir  un 
passage  avec  la  hache.  Ces  dangers  étaient  sans  doute  exa- 
gérés par  la  naïve  crédulité  des  voyageurs  d'alors,  car  ils  ont 
de  nos  jours  à  peu  près  complètement  disparu.  Des  barques 
ou  de  petits  navires  à  voile  auront  peut-être  quelque  peine  à 
se  frayer  un  passage,  mais  de  gros  navires  et  surtout  des 
bateaux  à  vapeur  s'ouvriront  toujours  et  facilement  une  voie. 
On  comprend  néanmoins  les  terreurs  de  l'équipage  de 
V Espoir,  Les  matelots  se  croyaient  à  chaque  instant  arrêtés 
par  ces  herbes  flottantes  (1),  dont  quelques-unes  atteignent 
des  proportions  gigantesques,  mais  ils  parvinrent  à  se  déga- 
ger, et  se  trouvèrent  dans  une  mer  libre.  Quelques  jours  plus 
tard  ils  arrivaient  aux  Açores,  puis  en  Irlande  et  enfin  à 
Jersey.  Les  côtes  de  France  étaient  en  vue:  quelques 
heures  encore  les  séparaient  de  l'heureux  moment  où  ils 
pourraient  revoir  leurs  familles,  et  jouir  en  paix  d'un  repos 
bien  légitime  ;  mais  deux  corsaires  les  guettaient.  L'Anglais 


(1)  On  a  recueilli  telle  de  ces  algues  qui  mesurait  183  mètres,  et 
Une  autre  qui  atteignait  la  longueur  extraordinaire  de  366  mètres. 
V.  Paul  Gaffarel.  La  mer  des  Sargasses,  Bulletin  de  la  Société 
de  Géographie.  Décembre  1872. 


JEAN  COUSIN  ET  PAULMIER  DE  GONNEVILLE.         53 

Edward  Bluat,  de  Plymouth,  et  un  Breton,  Mouris  Forliii, 
prévenus  de  leur  arrivée  et  comptant  sur  un  riche  butin,  les 
attaquèrent  à  Timproviste.  Gonneville  et  les  siens  se  défen- 
dirent avec  Tenergie  du  désespoir,  mais  ils  étaient  par  trop 
inférieurs  en  forces.  Ils  s'échouèrent  à  la  côte  de  l'île  oii  leur 
navire  se  brisa  et  disparut  avec  sa  riche  cargaison.  Douze 
d'entre  eux  succombèrent  dans  ce  combat  inégal,  et  quatre 
autres  moururent  des  suites  de  leurs  blessures.  Telle  était  la 
triste  issue  d'une  expédition  jusqu'alors  si  heureuse  et  si 
féconde  en  résultats.  Ils  comptaient  sur  la  fortune  et  n'avaient 
recueilli  que  des  fatigues  et  des  maladies.  Au  moins  conser- 
vaient-ils la  preuve  vivante  de  leur  découverte,  le  jeune 
Essomericq,  «  qu'audit  Honfleur  et  par  tous  les  lieux  de  la 
passée,  estoit  bien  regardé  pour  n'avoir  jamais  eu  en  France 
personnage  de  si  loingtain  pays  »  (1). 

A  peine  débarqué,  Gonneville  déposa  sa  plainte  au  Conseil 
de  l'Amirauté  ;  mais  la  police  des  mers  n'était  alors  qu'un 
vain  mot,  et  cette  absence  de  sécurité  faisait  de  la  piraterie 
une  véritable  profession.  Les  gens  de  l'Amirauté  ne  purent 
offrir  aux  malheureuses  victimes  de  Blunt  et  de  Fortin  que 
de  stériles  consolations.  Ils  eurent  pourtant  une  heureuse 
pensée,  et,  sans  le  savoir,  préparèrent  pour  Gonneville  la  plus 
splendide  des  réparations  en  assurant  à  son  nom  l'immor- 
talité. Ils  le  requirent  «  pour  la  rareté  dudit  voyage,  et  iouste 
les  ordonnances  de  la  marines  portantes  que  à  la  lustice 
seront  baillez  les  iournaux  et  déclarations  de  tous  voyages  au 
long  cours,  que  ledit  capitaine  et  compagnons  fissent  ainsy  : 
pourquoi,  obéissant  à  lustice,  il  capitaine  de  Gonneville,  et 
lesdits  Andrien  de  la  Mare  et  Anthoine  Thiery,  qui  ont  esté 
chiefs  présents  à  tout  le  voyage,  ne  pouvant  à  leur  regret 
bailler  aucun  de  leurs  iournaux,  pour  avoir  esté  perdus 
avecques  la  navire,  ont  fait  la  présente  déclaration.  »  C'est 


(1)  D'AvEZAc,  CUV.  cit. 


54  HISTOIRE   DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

cette  déclaration  longtemps  égarée  ou  mécoimue,  dont  nous 
venons  de  faire  l'analyse.  Elle  concorde  de  tous  points  avec 
le  Procès-verbal  du  19  juillet  1505  dressé  à  la  suite  par  les 
gens  de  l'Amirauté,  et  qu'on  avait  également  perdu.  De  ces 
deux  documents  il  résulte  que  le  capitaine  de  Gonneville, 
parti  de  Honfleur  pour  aller  chercher  fortune  aux  Indes- 
Orientales,  fut  arrêté  par  la  tempête  dans  l'Atlantique  et  jeté 
hors  de  sa  voie  sur  le  continent  américain.  Il  débarqua  au 
Brésil  dans  le  pays  des  Garijos,  et  y  séjourna  six  mois  envi- 
ron, de  janvier  à  juillet  1504.  Dans  ce  long  séjour,  il  eut  le 
temps  d'observer  les  mœurs  des  indigènes,  et  d'étudier  les 
ressources  du  sol.  Durant  son  voyage  de  retour  il  débarqua 
deux  autres  fois  sur  le  continent,  une  première  fois  dans  le 
pays  des  Margaïats  ou  des  Tupinambas,  une  seconde  fois 
non  loin  de  Bahia.  Il  longea  l'île  Fernando  de  Norônha,  tra- 
versa la  mer  des  Sargasses,  toucha  aux  Açores,  en  Irlande  et 
à  Jersey,  où  il  fut  attaqué  par  les  corsaires  qui  le  dépouil- 
lèrent de  son  avoir.  Gonneville  est  donc  le  premier  de  nos 
compatriotes  après  Gousin,  dont  le  voyage  au  Brésil  ait  laissé 
des  traces  certaines  dans  l'histoire,  et  la  relation  de  son 
voyage  est  bien  authentique,  puisqu'on  peut  en  confirmer  la 
véracité  et  reconnaître,  au  moins  dans  leurs  traits  principaux, 
les  pays  qu'il  a  décrits. 


LES  ANGO. 

I.  —  Les  deux  Ango. 

Après  Jean  Gousin  et  Paulmier  de  Gonneville,  et  pendant 
les  premières  années  du  XVP  siècle,  un  nom  domine  tous  les 
autres  :  celui  de  deux  illustres  armateurs  dieppois,  les  Ango. 
Ge  sont  eux,  qui  les  premiers,  organisèrent  en  quelque  sorte 
un  service  régulier  entre  la  France  et  le  Brésil,  et  pendant 


LES   DEUX   ANGO.  55 

leur  lougue  carrière,  ne  cessèrent  de  disputer  aux  Portugais 
la  domination  de  ces  riches  contrées.  Tous  deux  avaient  du 
cœur  et  de  Tintelligence  :  on  les  aurait  dit  taillés  à  Timage 
de  notre  héroïque  Jacques  Cœur.  Bien  qu'ils  aient  rendu  à 
leur  patrie  de  réels  services,  ils  n'ont  pas  encore  obtenu  la 
justice  qu'ils  méritaient.  Leur  nom  figure  à  peine  dans  les 
histoires  de  l'époque.  Il  n'est  pas  cité  par  les  dictionnaires 
biographiques  les  plus  complets,  ni  parBayle,  ni  par  Moréri, 
ni  même  par  Michaud.  Aussi,  après  un  si  long  oubli  est-il 
difficile  de  donner  sur  leur  compte  des  indications  précises. 
Nous  ressayerons  pourtant,  ne  serait-ce  que  pour  protester 
contre  la  coupable  indifférence  de  nos  devanciers. 

Le  premier  des  Ango  qui  ait  illustré  sa  fomille  était  d'ori- 
gine normande.  Ses  parents  étaient  pauvres  et  de  basse 
extraction  :  mais  il  avait  de  l'énergie,  de  l'activité,  un  esprit 
ouvert  et  entreprenant.  Tout  porte  à  croire  qu'il  débuta  par 
le  rude  métier  de  marin,  et  parcourut  lui-même  les  pays  dont 
ses  navires  exploitèrent  plus  tard  les  ressources.  Comme  il 
fut  heureux  dans  ses  voyages,  il  acquit  une  certaine  for- 
tune, et  devint  armateur.  Ses  spéculations  réussirent,  et  ses 
richesses  augmentèrent.  Il  eut  bientôt  à  ses  ordres  une  véri- 
table flotte  marchande,  et  prit  à  son  service  les  meilleurs 
capitaines  de  l'époque  ;  tous  élèves  de  Desceliers,  aussi 
rompus  à  la  pratique  des  mers  que  pénétrés  des  principes  de 
la  nouvelle  école  d'hydrographie  (1).  On  a  conservé  le  nom 
de  quelques-uns  de  ces  utiles  auxihaires  :  Jean  Denis  de 
Ronfleur  et  Gamart  de  Rouen  qui  se  trouvaient  au  commen- 
cement du  XVP  siècle  dans  les  eaux  de  Terre-Neuve  et  du 


(1)  Ramusio  Raccolta  di  Yiaggi^  t.  III,  p.  354  Un  navilio  d'On- 
fleur,  del  quale  era  capitano  Giovanni  Dionisio  et  il  pilote  Gamarto 
di  Roano,  primamente  v*ando,  e  nell  anno  1508  un  navilio  di 
Dieppa  dette  la  Pensée,  el  quale  era  di  Gieuan  Ango,  padre  del 
monsignor  le  capitano  e  viscente  di  Dieppa,  sendo  maestro,  over 
patron  di  dotta  nave,  maestro  Thomase  Aubert. 


50  HISTOIRE   DU    BHÉSIL   FRANÇAIS. 

Canada  ;  Tliomas  Auhert  de  Dieppe  qui,  sur  le  navire  la  PonscCy 
explorait  en  1508  les  mêmes  parages.  Jean  Denis  paraît  avoir 
été  le  plus  résolu  de  ces  capitaines,  car  son  nom  est  encore 
cité  dans  la  curieuse  relation  insérée  par  Ramusio  (1)  dans  sa 
collection  de  Voyages,  sous  le  titre  de  Discorso  dun  grau 
capitano  di  mare  Francese  del  luogo  di  Dieppa.  «  Une  partie 
de  cette  terre  du  Brésil,  y  est-il  dit,  fut  découverte  il  y  a  une 
vingtaine  d'années  par  Denis  de  Honfleur  ».  Nous  n'avons 
pas  d'autre  détail  sur  celte  expédition.  Il  ne  faudrait  donc  pas 
citer  Denis  de  Honfleur  parmi  les  voyageurs  illustres,  mais 
il  a  eu  l'heureuse  chance  de  transmettre  son  nom  à  la  posté- 
rité, et,  déplus,  nous  savons  par  Ramusio  (2)  que  son  exemple 
fut  imité  par  un  grand  nombre  de  vaisseaux  français.  «  Depuis 
cette  époque,  lisons-nous  dans  le  Discorso  d'un  gran  capi- 
tano, beaucoup  d'autres  navires  français  ont  abordé  au  Brésil, 
sans  y  rencontrer  aucune  trace  de  la  domination  portugaise. 
Aussi  les  habitants  sont  parfaitement  libres,  et  ne  recon- 
naissent ni  puissance  royale,  ni  lois.  Ils  ont  un  penchant 
marqué  pour  les  Français  qu'ils  préfèrent  à  tous  les  autres 
peuples  qui  fréquentent  leurs  côtes.  On  pourrait  comparer 
ces  peuples  à  une  table  blanche,  sur  laquelle  le  pinceau  n'a 
point  encore  laissé  de  trace,  ou  à  un  jeune  poulain  qui  n'a 
pas  connu  de  frein  ». 

L'importance  de  ce  passage  est  capitale,  car  il  nous  prouve. 


(1)  id.  id.  a  L'altra  parte  fu  scoperta  pcr  une  de  Honfleur  chia- 
mato  Dionisio  d'Honfleur  da  veriti  anni  in  qua  ». 

(2)  id.  id.  p.  355-6.  a  Di  poi  molti  altri  navilii  di Francia  vi  sono 
stati,  0  mai  non  trovorano  Portoghesi  in  terra  alcuna  che  la  tenes- 
sero  por  il  ro  di  Portagallo,  equelli  dolla  terra  son  liberi,  e  non 
sogetti  ne  a  re  ne  a  legge,  ed  amano  piu  le  Francesi  che  qual- 
cunque  altra  gente  che  vi  pratichi,  detti  popoli  sono  corne  la  tavola 
bianca  nella  quale  non  v'  6  amora  stato  posta  il  pennello,  ne  dise- 
gnato  cosa  alcuna,  over  corne  sia  un  poledro  giovana,  il  quale  non 
ha  mai  portato  ». 


à 


LES   DEUX   ANGO.  57 

que  les  côtes  brésiliennes  étaient  fréquentées  par  de  nom- 
breux négociants  français,  assurés  d'y  trouver  un  bon  accueil 
et  d'y  faire  de  fructueux  échanges.  C'étaient  surtout  les  capi- 
taines d'Ango  qui  exploitaient  la  région.  On  ne  connaît  il  est 
vrai  ni  le  nom  des  navires  ni  celui  de  leurs  capitaines,  mais 
au  moins  est-on  assuré  de  leur  présence  dans  ces  parages 
dès  les  premières  années  du  XVI®  siècle.  En  voici  une  preuve 
nouvelle  :  U Histoire  du  Brésil  par  M.  de  Varnhagen  contient 
un  extrait  de  VEnformaçao  do  Brasil  e  de  suas  capitanias, 
composé  en  1584  par  un  jésuite  anonyme.  On  y  lit  dans  le  cha- 
pitre intitulé,  (1)  Daprimeira  entrado  dos  Francezes  no  Brasil  : 
«  En  l'année  1504  les  Français  arrivèrent  au  Brésil  pour  la 
première  fois  au  port  de  Bahia,  ils  entrèrent  dans  la  rivière 
de  Pagnaraçu,  qui  se  trouve  dans  la  même  baie,  y  firent 
leurs  échanges,  et,  après  de  bonnes  affaires,  retournèrent  en 
France,  d'oii  vinrent  depuis  trois  navires.  Or,  tandis  que 
ceux-ci  étaient  dans  le  même  endroit  occupés  à  trafiquer,  il 
entra  quatre  bâtiments  de  la  flotte  du  Portugal  qui  leur  brû- 
lèrent deux  navires  et  leur  prirent  l'autre  après  leur  avoir  tué 
beaucoup  de  monde.  Quelques  hommes  cependant  s'échap- 
pèrent dans  une  chaloupe,  et  trouvèrent  à  la  pointe  Itapu- 
rama,  à  quatre  lieues  de  Bahia,  un  navire  des  leurs  qui 
retourna  en  France.  »  Il  y  avait  donc,  dès  1504,  au  moins 
quatre  navires  français  qui  trafiquaient  en  même  temps,  et 
sur  le  même  point  de  la  côte  brésilienne,  le  tout  sans  préju- 
dice des  autres  navires  qui  peut-être  exploitaient  à  la  même 
époque  d'autres  points  de  la  côte  :  ce  qui  semblerait  indiquer 
des  relations  fréquentes  et  une  grande  activité. 

La  fréquence  des  relations  entre  la  France  et  le  Brésil,  dès 
les  premières  années  du  XVI*  siècle,  nous  est  encore  attestée 
par  le  passage  suivant,  emprunté  à  la  Chronique  ou  plutôt  à 
la  continuation  de  la  Chronique  d'Eusèbe  de  Césarée,  par 


(1)  T.  I,  p.  404-435,  412-414. 


58  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

Prosper  et  Mathieu  Paulmier.  «  En  1509,  lisons-nous  dans 
cet  ouvrage  qui  fut  imprimé  en  1518,  sept  Sauvages  origi- 
naires de  cette  île  qu'on  appelle  le  Nouveau-Monde  furent 
amenés  à  Rouen  avec  leur  barque,  leurs  vêtements  et  leurs 
armes.  Ils  sont  de  couleur  foncée,  ont  de  grosses  lèvres  ; 
leur  figure  est  couturée  de  stigmates  ;  on  dirait  que  des  veines 
livides,  qui  partent  de  Toreille  et  aboutissent  au  menton, 
dessinent  leurs  mâchoires.  Ils  n'ont  jamais  de  barbe  au  visage 
ou  ailleurs,  aucun  poil  sur  le  corps,  sauf  les  cheveux  et  les 
sourcils.  Ils  portent  une  ceinture  avec  une  sorte  de  bourse 
pour  cacher  leurs  parties  honteuses.  Ils  parlent  avec  les 
lèvres,  ils  n'ont  aucune  religion.  Leur  barque  est  d'écorce  : 
un  seul  homme  peut  avec  ses  mains  la  porter  sur  l'épaule. 
Ils  ont  pour  armes  des  arcs  très  étendus,  dont  la  corde  est 
faite  de  boyaux  ou  de  nerfs  d'animaux.  Leurs  flèches  sont  en 
roseau,  et  terminées  par  des  pierres  ou  des  arêtes  de  pois- 
son. Ils  mangent  de  la  chair  desséchée,  et  boivent  de  l'eau. 
Ils  ne  savent  ce  qu'est  le  pain,   le  vin  ou  l'argent.  Ils  niar- 


(1)  EusEBi  Cœsariensis  Chronicon  cum  additionibus  Prosperi 
ET  MATHiiE  Palmerii.  Parisiîs  H.  Stephanus,  1518,  —  réimprimé 
à  Bâle  en  ]529,  p.  156.  «  Anne  1509  septem  homines  sylvestres 
ex  ea  insula,  quae  terra  nova  dlcitUr,  Rothomagi  adducti  sunt  cum 
cymba,  vestimentis  et  armis  eorum  (sic).  Fuliginei  sunt  colorum, 
grossis  labris,  stigmata  in  facie  gerentes,  ab  anre  ad  médium  men- 
tum  instar  lividœ  venulœ  per  maxillas  deductse.  Barba  per  totam 
vitam  nulla,  neque  pubes,  neque  ullus  in  corpore  pilus,  prœtep 
capillos  et  supercilia.  Baltheum  gerunt  in  que  est  bursula  ad 
tegenda  verenda,  idioma  labris  formant,  religio  nuUa,  cimba 
eorum  corticea,  quam  homo  una  manu  evehat  in  humeros  :  Arma 
eorum,  arcus  lati,  chordœ  ex  intestinis  aut  nervis  aninialium. 
Sagittœ  cannœ  saxo  aut  osse  piscis  acuminatœ.  Cibus  eorum  car- 
nes tostœ,  potus  aqua,  panis  et  vini  et  pecuniarum  nullus  omnino 
usus.  Nudi  incedunt  aut  vestiti  pellibus  animalium,  ursorum, 
cervorum,  vitulorum  marinorum  et  similium.  Regio  eorum  parai- 
lelus  septimi  climatis,  plus  sub  Occidente  cjuam  Gallica  rôgio. 


LES  DEUX   ANGO. 


59 


chent  nus  ou  recouverts  de  peaux  d*animaux,  ours,  cerfs, 
veaux  marins  et  autres  semblables.  Leur  pays  est  sous  le 
parrallèle  du  septième  climat  plus  abaissé  sous  l'Occident  que 
la  région  française.  » 

Cette  description  est  assurément  trop  vague  pour  qu'il  soit 
possible  de  déterminer  le  pays  d*où  venaient  ces  Brésiliens. 
On  sait  pourtant,  à  ne  pas  en  douter,  que  ce  sont  des  Brési- 
liens ;  car  leurs  costumes,  leurs  habitudes,  et  jusqu'aux  par- 
ticularités de  leur  physionomie  s'appliquent  aux  indigènes  de 
l'Amérique  du  Sud,  et,  de  plus,  le  septième  climat,  d'après  la 
cosmographie  de  l'époque,  correspond  exactement  à  la  région 
brésilienne.  Ces  sept  Sauvages  avaient  sans  doute  été  amenés 
par  quelque  capitaine  normand,  à  titre  de  curiosité,  ou  même 
par  satisfaction  d'amour  propre,  afin  de  mieux  prouver  à  ses 
compatriotes  la  réahté  et  l'importance  de  son  expédition. 
Peut-être  encore  les  avait-il  mis  à  son  bord  dans  un  intérêt 
commercial,  espérant  qu'ils  deviendraient,  une  fois  retournés 
dans  leur  pays,  ses  auxiliaires  dévoués  et  les  propagateurs 
inconscients  de  son  influence,  car  ils  reviendraient  tout  émer- 
veillés de  la  puissance  et  des  richesses  de  la  France, 
enchantés  du  bon  accueil  qu'ils  avaient  reçu,  et  disposés, 
afin  de  garder  sur  leurs  compatriotes  une  sorte  de  supério- 
rité, à  rester  les  amis  de  ces  puissants  étrangers.  Il  est  vrai 
que  les  Brésiliens  de  leur  côté  ne  demandaient  alors  qu'à 
venir  en  Europe.  Tandis  que,  dans  la  plupart  des  autres  régions 
américaines,  les  Espagnols  ou  les  Portugais  étaient  souvent 
obligés  de  recourir  à  la  violence  pour  embarquer  sur  leurs 
navires  quelques  indigènes,  les  Brésiliens  au  contraire 
aimaient  à  changer  de  place,  et  éprouvaient  comme  une 
curiosité  enfantine  qui  les  poussait  à  voir  de  leurs  propres 
yeux  le  pays  dont  on  leur  racontait  tant  de  merveilles.  En 
outre,  les  plus  intelligents,  loin  de  nier  la  supériorité  de  la 
civilisation  européenne,  comprenaient  la  nécessité  de  l'étu- 
dier pour  se  la  mieux  assimiler.  N'avons-nous  pas  déjà  vu  le 
cacique  Arosca  se  décider  tout  de  suite  à  confier  son  fils 


^ 


60  HISTOIRE   DU    BRÉSIL  FRANÇAIS. 

Essomericq  à  Gonaeville,  pai'ce  que  ce  dernier  s*était  engagé 
à  lui  apprendre  à  tirer  le  canon,  et  à  fabriquer  des  miroirs, 
des  couteaux  et  des  haches.  Dès  ce  moment,  sur  tous  les 
navires  français  qui  revinrent  du  Brésil  en  Europe  montèrent 
un  ou  plusieurs  Brésiliens.  Leur  séjour  et  leur  présence 
furent  attestés  à  diverses  reprises  par  les  écrivains  contem- 
porains, et  quelques  monuments,  que  nous  aurons  Toccasion 
d*étudier,  gardent  encore  le  souvenir  de  leur  venue.  Le 
passage  de  la  chronique  d'Eusèbe,  que  nous  venons  de  citer, 
ne  prouve-t-il  pas  que  dès  1509  les  Brésliens  s'étaient  telle- 
ment accoutumés  à  nos  compatriotes  que  sept  d'entre  eux  à 
la  fois  n'hésitèrent  pas  à  croire  à  leurs  promesses  et  à  venir 
en  Europe  ?  Cette  grande  confiance  de  leur  part  semble  indi- 
quer que  plusieurs  d'entre  eux  les  avaient  déjà  précédés  en 
France,  et  par  conséquent  que  -des  relations  presque  régu- 
lières existaient  dès  cette  époque  entre  la  France  et  le  Brésil. 

Avec  Jean  Ango,  le  second  de  sa  dynastie,  les  voyages  de 
France  au  Brésil  ou  du  Brésil  en  France  devinrent  plus  nom- 
breux encore,  et  les  articles  de  provenance  brésilienne  figu- 
rèrent régulièrement  sur  nos  marchés.  Jean  Ango  continua 
les  traditions  et  la  profession  paternelle.  Il  était  né  à  Dieppe 
vers  1480.  Son  père  lui  fit  donner  une  instruction  développée, 
car  il  avait  assez  de  bon  sens  pour  comprendre  que  le  capital 
intellectuel  est  le  seul  que  n'entame  pas  l'adversité.  Il  le  fit 
assister  aux  doctes  leçons  de  Desceliers  ;  peut-être  même 
l'embarqua-t-il  avec  l'un  ou  l'autre  de  ses  meilleurs  capi- 
taines, pour  qu'il  se  rendît  compte  par  lui-même  des  res- 
sources inépuisables  du  commerce,  et  des  nouveaux  débou- 
chés qu'il  pourrait  un  jour  ou  l'autre  ouvrir  à  sa  maison.  A 
la  mort  de  son  père,  dont  on  ignore  la  date  précise,  mais 
qu'il  est  permis  de  fixer  approximativement  aux  premières 
années  du  règne  de  François  P',  le  jeune  Ango,  qui  avait 
hérité  de  son  immense  fortune,  se  fixa  à  Dieppe,  dont  il  fit 
comme  le  centre  de  ses  opérations.  Non-seulement  il  retint  à 
son  service  tous  les  anciens  capitaines  de  son  père,  obscurs 


LES   t)EUX   ANGO.  61 

artisans  (i)  de  sa  prospérité  :  Denis,  Gamart,  Aubert,  mais 
encore  il  appela  près  de  lui  tous  ceux  de  ses  anciens  condis- 
ciples à  récole  de  Desceliers,  dont  il  avait  pu  apprécier  le 
mérite  ou  la  science  :  Pierre  Mauclerc,  qui  se  rendit  célèbre 
par  ses  connaissances  astronomiques  ;  Pierre  Crignon,  voya- 
geur et  poêle,  qui  ne  dédaignait  pas  de  célébrer  les  pays 
qu'il  avait  visités,  ou  les  hauts  faits  dont  il  avait  été  le 
témoin  ;  Jean  Parmenlier,  qui  devait  le  premier  déployer  aux 
lades-Orientales  le  pavillon  français,  et  son  frère  Raoul.  Il 
n'hésitait  même  pas  à  prendre  à  sa  solde  les  marins  étrangers 
dont  il  connaissait  la  réputation.  Ainsi  Jean  Verrazzano, 
l'illustre  marin  à  qui  nous  devons  la  découverte  de  la  côte 
occidentale  des  Etats-Unis  actuels,  fut  spécialement  engagé 
par  lui  pour  exécuter  un  voyage  aux  Indes,  si  du  moins  nous 
ajoutons  foi  à  un  curieux  contrat,  ou  plutôt  à  un  projet  de 
rédaction  aujourd'hui  conservé  à  la  Bibliothèque  nationale  (2). 

Grâce  à  sa  féconde  impulsion,  le  commerce  français  prit  à 
cette  époque  un  essor  prodigieux.  A  Dieppe,  à  Honfleur,  à 
Rouen,  et  dans  cette  nouvelle  cité  que  la  protection  de  Fran- 
çois P'  allait  bientôt  tirer  de  son  obscurité  pour  en  faire  le  port 
le  plus  florissant  de  la  Manche,  au  Havre,  se  formèrent  des 
compagnies  de  négociants,  et  bientôt,  de  tous  les  ports  fran- 
çais de  l'Océan,  partirent  dans  la  direction  du  Brésil  de  véri- 
tables flottes  marchandes. 

De  tous  les  capitaines  au  service  d'Ango  (3),  le  seul,  dont 


(1)  Margry.  Les  Navigations  françaises»  §  IV,  p.  181-225. 

(2)  Fonds,  de  Fontette,  portefeuille  XXI,  pièce  16,  Cf.  Margry, 
ouv.  cit.  p.  194-195. 

(3)  Il  BOUS  faut  pourtant  mentionner  encore  le  navire  français 
que  Gabotto  trouvait  en  1518  à  la  Baie  de  tous  les  Saints.  C  f. 
GoBiARA.  Hist,  gen.  de  las  Indias,  §  LXXXVIII,  p.  114.  Y  en  el 
camino  topo  una  nao  Francesa,  que  contratava  con  los  Indios  dol 
golfo  de  Todos  los  Santos  ».  Rien  n'empêche  de  supposer  que  ce 
navire  appartenait  à  Ango. 


62  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

la  relation  de  voyage  au  Brésil  ait  été  conservée,  est  Jean 
Parmentier,  et  encore  l'authenticité  de  cette  relation  n'est- 
elle  établie  que  depuis  peu.  Ramusio,  dans  le  troisième 
volume  de  sa  célèbre  Collection  de  voyages,  avait  inséré  un 
discours  «  sur  les  navigations  d'un  grand  capitaine  français 
du  port  de  Dieppe,  et  sur  les  voyages  faits  aux  terres  nou- 
velles des  Indes  Occidentales,  dans  la  partie  appelée  la  Nou- 
velle-France, depuis  le  40®  jusqu'au  47*  degré,  sous  le  pôle 
arctique,  aux  terres  du  Brésil,  de  la  Guinée,  et  aux  îles  de 
Saint-Laurent  et  de  Sumatra,  jusqu'où  sont  parvenus  les 
caravelles  et  les  navires  français  (1)  ».  Ce  grand  navigateur 
anonyme  aurait  donc  parcouru  à  peu  près  toutes  les  mers 
alors  connues,  et  abordé  toutes  les  terres  nouvelles  dont 
s'occupaient  les  négociants  et  même  les  souverains.  Le 
résumé  de  ses  voyages,  composé  par  Ramusio,  est  en  effet 
très-curieux.  Il  abonde  en  observations  pittoresques,  et  dénote 
un  savant  théoricien  en  même  temps  qu'un  vaillant  cher- 
cheur. Voici  la  description  que  donnait  du  Brésil,  d'après 
Ramusio,  le  capitaine  dieppois  anonyme  :  «La  terre  du  Brésil 
est  située  au-delà  de  la  ligne  équinoxiale  dans  la  partie  méri- 
dionale (2)....  Entre  le  fleuve  Maragnon  et  le  cap  Saint- 
Augustin,  on  rencontre  des  peuplades  dont  quelques-unes 
ont  des  mœurs  douces  et  sociables,  et  les  autres  conservent 
des  habitudes  belliqueuses  ;  on  y  rencontre  des  plantations, 
des  maisons  et  des  châteaux  recouverts  d'écorces  d'arbres. 
Les  hommes,  ainsi  que  les  femmes,  sont  nus  ;  ils  ont  pour 


(1)  Navigazioni  d*tm  gran  capitdno  del  mare  francese  del  luogo 
di  Dieppa,  sopre  le  navigazioni  faite  alla  terra  nuova  dell'Indie 
Occidentali  éhiamata  la  Nuova-Francia,  da  gradi  40  fino  a  gradi 
47,  sotto  il  polo  articOj  e  sopra  la  terra  del  Brasilj  Guineay  isola 
di  San  Lorenzo^e  quella  di  Sumatra  fino  aile  quali  hanno  nati- 
gato  le  caravele  e  navi  francese. 

(2)  Suit  une  énumération  de  distances,  que  nous  supprimons,  car 
ellç  ne  présente  aucun  intérêt; 


LES   DEUX   ANGO.  63 

armes  des  arcs  et  des  flèches  dont  rextrémité  porte  une 
pointe  de  bois  très  dur  ou  d*os.  Les  nobles  et  les  personnes 
élevées  en  dignité  ont  le  visage  percé  de  trous  dans  lesquels 
ils  placent  des  pierres  blanches  et  bleues  bizarrement  sculp- 
tées. Leurs  colhers  sont  des  espèces  de  chapelets  ornés 
d'écaillés  de  poissons,  et  ils  portent  d'énormes  panaches  atta- 
chés sur  le  dos  (1).  Lorsqu'ils  assistent  à  quelque  banquet 
pour  se  repaître  de  la  chair  d'un  ennemi,  quelques-uns,  pour 
ajouter  à  leur  gentillesse,  imaginent  de  se  peindre  le  corps 
de  diverses  couleurs,  et  d'autres  se  couvrent  de  plumes  de 
la  tête  au  pied,  ce  qui  ne  laisse  pas  que  d'être  curieux  à 
voir. 

Le  long  de  cette  côte  et  vers  le  couchant,  les  Portugais 
n'ont  élevé  aucun  château  ni  forteresse;  seulement,  on  trouve 
dans  un  lieu  dit  FernamboucO;  situé  après  le  cap  Saint- 
Augustin,  une  petite  forteresse  de  bois,  qui  sert  d'asile  à 
quelques  Portugais  exilés.  La  partie  la  plus  fréquentée  par 
les  Français  et  les  Bretons  est  située  entre  le  cap  Saint- 
Augustin  et  le  Port-Royal,  qui  est  placé  au  12"  degré  ;  c'est 
aussi  dans  cette  partie  que  se  trouvent  les  meilleurs  bois  du 
Brésil  et  en  plus  grande  quantité. 

On  ne  rencontre,  le  long  de  cette  côte,  aucune  forteresse 
ni  château  qui  indique  la  présence  des  Européens.  La  popu- 
lation se  montre  plus  affable  aux  Français  qu'aux  Portugais . 
Le  terrain  de  ces  contrées  est  bon  et  fertile  en  arbres  frui- 
tiers, dont  les  produits  sont,  pour  la  plupart,  propres  à  la  vie 
animale  ;  l'air  y  est  fort  sain  ;  la  côte  a  de  bons  ports,  et,  en 
quelques  lieux,  des  rivières  qu'on  pourrait  utiliser.  Leurs 
maisons  et  leurs  plantations  sont  entourées  de  palissades  ; 
les  deux  sexes  vont  également  nus  sans  en  paraître  embar- 
rassés» Ils  sont  armés  comme  leurs  voisins,  ne  se  servent 
pas   de  monnaie,   et  ne  savent  point  compter  au-delà  du 


(1)  L'exactitude  de  tous  ces  détails   est   confirmée  par  Léry, 
Thevet,  H.  Staden,  Gaadavo,  otC;  Ouv.  cit.  passim* 


61  Histoire  dC  bhÉsil  f^ançaiî». 

nombre  de  leurs  doigts,  en  y  comprenant  ceux  des  pieds.  îlâ 
échangent  des  bois  précieux  contre  de  petites  haches,  des 
coins  de  fer  et  des  couteaux. 

Dans  quelques  contrées,  les  habitans  sont  obHgés  d'aller 
chercher  les  bois  d'échange  souvent  à  trente  lieues  dans 
Tintérieur  du  pays,  ils  y  vont  par  bandes  ou  compagnies  do 
quatre  ou  cinq  cents  hommes,  conduites  chacune  par  leurs 
rois 

Les  habitants  du  Brésil  vivent  des  produits  du  pays,  qui 
sont  des  fèves,  des  navets,  du  millet,  etc.  Ils  ont  en  abon- 
dance des  poules,  des  oies,  des  perroquets,  des  canards,  des 
lièvres,  des  lapins  et  autres  espèces  de  gibier.  Leur  boisson 
est  une  sorte  de  bière  qu'ils  fabriquent  avec  du  millet,  et 
avec  laquelle  ils  s'enivrent  souvent.  Ils  labourent  leurs  terres 
au  moyen  de  bêches  de  bois  ;  se  nourrissent  de  serpens,  de 
lézards,  de  tortues,  de  sauterelles  et  de  poissons.  Ils  n'ont 
point  d'heure  fixe  pour  leurs  repas,  qu'ils  prennent  lorsqu'ils 
ont  faim,  le  jour  comme  la  nuit.  Ils  livrent  facilement  leurs 
filles  aux  étrangers,  mais  ne  permettent  pas  que  ceux-ci 
touchent  à  leurs  femmes  qui,  de  leur  côté,  se  montrent  fidèles 
à  leurs  maris  (1).  » 

Telle  est  la  première  description  du  Brésil  par  un  de  nos 
compatriotes.  On  aura  remarqué  la  précision  des  détails  et 
l'exactitude  des  observations.  Ramusio  rendait  pleine  et  en- 
tière justice  à  ce  capitaine  dieppois  :  «  Nous  regrettons, 
disait-il  (2),  de  ne  pas  savoir  son  nom,  parce  que  ne  pas  le 


(1)  Les  paragraphes  suivants  sont  relatifs  à  la  découverte  du 
pays,  et  aux  prétentions  portugaises.  Nous  les  avons  déjà  cités 
plus  haut. 

(2)  Ramusio,  t.  III,  p.  430.  a  Questo  discorso  ci  è  parso  vera- 
mente  molto  bello,  e  degno  dresser  letto  da  ogni  uno:  ma  ben  ci 
dolemo  di  non  sapere  il  nome  deir  autore,  perciocchè  non  ponendo 
il  suo  nome,  ci  pardi  faro  ingiuria  alla  memoria  di  cosi  valente 
e  gentil  cavaliero.  » 


LES    DËLX    À\GO.  ($5 

dire  nous  paraît  faire  injure  à  la  mémoire  d*un  homme  d'un 
tel  mérite.  » 

Ses  vœux  ont  été  de  nos  jours  exaucés  :  On  sait  que  ce 
gran  capitano  del  mare  Francese  se  nommait  Jean  Parmen- 
tier,  et  qu'il  était  au  service  d'Ango.  Voici  comment  on  est 
arrivé  à  retrouver  son  nom  :  Un  heureux  chercheur,  M.  Estan- 
celin  (1),  découvrit  à  Sens,  vers  1830,  un  manuscrit  intitulé  : 
«  Mémoire  que  nous  Issismes  du  Havre  de  Dieppe ^  le  iour  de 
Pasques,  28^  iour  de  mars  1529,  etc.»  C'était  le  journal  de  bord 
de  deux  navires  dieppois,  appartenant  à  la  maison  Ango,  la 
Pensée  et  le  Sacre  que  leur  capitaine,  Jean  Parmentier,  con- 
duisit jusqu'à  Sumatra.  En  comparant  ce  journal  de  bord  à 
la  partie  de  la  Relation  de  Ramusio  qui  se  rapportait  au 
voyage  du  capitaine  anonyme  à  Sumatra,  M.  Estancelin 
s'aperçut,  à  sa  grande  surprise,  que  le  journal  et  la  Relation 
étaient  identiques,  ou  du  moins  que  le  journal  était  comme  le 
commentaire  et  l'explication  la  plus  complète  de  la  Relation. 
Ainsi,  pour  n'en  donner  qu'une  preuve,  trois  petites  îles  près 
de  Sumatra  avaient  été  nommées  par  Parmentier  la  Louise, 
la  Marguerite  et  la  Parmentière  :  nous  les  retrouvons  sur  la 
carte  annexée  à  la  Relation  de  Ramusio  sous  les  noms  de 
la  Loyse,  la  Margarite  et  la  Formentière.  Le  capitano  Fran- 
cese n'est  donc  autre  que  Jean  Parmentier,  et,  comme  l'au- 
thenticité de  la  Relation  de  Ramusio  est  indiscutable  pour  le 
voyage  de  Sumatra,  n'inspire- t-elle  point  par  cela  môme  une 
égale  confiance  dans  ses  autres  parties  ? 

Aussi  bien  ce  n'était  pas  un  homme  ordinaire  que  Jean 
Parmentier.  Grand  mathématicien  et  excellent  marin,  il  ne 
dédaignait  pas  les  arts  libéraux  et  se  reposait  dEolus  et  de 
Thétis,  pour  employer  le  langage  mythologique  de  l'époque, 
soit  en  traduisant  Salluste,  soit  en  composant  des  poésies  en 
l'honneur  des  Terres  Neufves  et  du  Nouveau  Monde.  Pierre 


(1)  Estancelin,  ouv.  cit.,  p.  191 


6G  HISTOIRE   DC    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

Grignon,  son  contemporain  et  son  biographe,  a  grand  soin  de 
faire  remarquer  «  qu'il  estoit  une  perle  en  rhétorique  fran- 
çaise, et  en  bonnes  inventions  tant  en  rithme  qu'en  prose  (1).  » 
M.  Margry  a  retrouvé  quelques-uns  de  ces  morceaux  poéti- 
ques (2),  mais,  malgré  l'intérêt  qui  s'attache  à  la  personne  de 
leur  auteur,  nous  avouons  ne  pas  partager  le  naïf  enthou- 
siasme de  Grignon.  Il  est  difficile  d'imaginer  des  allégories 
plus  raffinées  et  moins  compréhensibles.  Le  hardi  capitaine 
réservait  sans  doute  toute  la  netteté  de  son  esprit  pour  les 
difficiles  expéditions  dont  le  chargeait  Ango.  Ge  ne  sera  cer- 
tes pas  dans  ses  moralités  à  personnages,  ni  dans  ses  chants 
royaux  (3)  t  laits  soubs  termes  astronomiques,  géographiques 
et  maritimes,  à  l'honneur  de  Marie  »,  que  nous  recherche- 
rons la  trace  de  ses  vigoureux  efforts,  mais  bien  plutôt  dans 
ses  voyages.  Tout  jeune,  il  avait  fréquenté  Terre-Neuve  et  ses 
pêcheries.  Plus  tard,  il  avait  visité  le  Brésil.  Un  de  ses  frères 
ayant  obtenu  d'Ango  l'autorisation  de  conduire  un  navire  au- 
delà  des  Indes,  dans  les  grandes  îles  qui  produisent  les  épi- 
ces,  il  raccompagna  dans  ce  long  voyage,  et  poussa  jusqu'en 
Gliine.  Cette  première  tentative  ayant  réussi,  il  revint,  avec 
son  frère,  dans  les  mêmes  parages,  et,  cette  fois,  fit  une 
longue  station  à  Sumatra.  Il  est  sans  doute  difficile  de  préciser 
la  date  de  ces  divers  voyages  ;  ils  furent  cependant,  ceux  de 
Terre-Neuve  et  du  Brésil  du  moins,  antérieurs  à  1526,  car 
c'est  en  1526  que  les  frères  Parmentier  partaient  pour  la 
Chine,  et  en  1528  pour  Sumatra. 

Jean  Parmentier  aimait  à  rendre  justice  à  ses  collaborateurs 
et  à  ses  devanciers.  Sans  lui  nou^  ne  connaîtrions  pas  les 
noms  de  Gamart,  d'Aubert  et  de  Denis  de  Ronfleur.  Il  détes- 
tait de  tout  cœur  les  rivaux  de  la  France  en  matière  commer- 


(1)  Margry.  Les  Navigations  françaises,  p.  200. 

(2)  Id.,  p.  383-392. 

(3)  Réimprimés  dans  la  colloction  Silvostre,  1838,  5«  livraison  é 


LES   DEUX   ANGO.  67 

ciale,  les  Portugais,  et  remarquait  avec  plaisir  que  les  Brési- 
liens ne  les  aimaient  pas  davantage.  Si  quelque  heureux 
hasard  nous  restituait  le  journal  de  bord  de  ses  voyages  au 
Brésil,  il  est  probable  que  notre  sympathie  augmenterait  pour 
celui  qu'il  faut  continuer  à  nommer,  avec  Ramusio,  il  gran 
capitano  Francese. 

A  défaut  de  ce  voyage,  à  défaut  des  relations  des  autres 
expéditions  tentées  dans  ces  contrées  par  les  capitaines  au 
service  d'Ango,  il  nous  est  permis  d'étudier  un  monument 
contemporain,  qui  nous  donnera  la  preuve  indiscutable  des 
relations  qui  existaient  à  cette  époque  entre  la  France  et  le 
Brésil.  A  Dieppe,  dans  l'intérieur  de  l'égUse  de  Saint- 
Jacques,  du  côté  de  l'Evangile,  sous  la  voûte  de  la  contre- 
allée  du  chœur,  la  seconde  travée  est  murée  par  une  maçon- 
nerie ajoutée  après  coup,  et  formant  une  petite  salle  qu'on 
nomme  aujourd'hui  encore  le  Trésor.  Cette  maçonnerie  est 
délicatement  fouillée  par  le  ciseau  du  sculpteur,  et  les  orne- 
•  ments  variés  qui  la  composent  dénotent  une  rare  habileté  de 
main  et  une  capricieuse  imagination.  En  1582,  lors  des  fureurs 
iconoclastes  qui  jetèrent  les  protestants  sur  les  temples 
catholiques,  et  leur  firent  anéantir  en  un  moment  de  folie  les 
chefs-d'œuvre  amassés  par  tant  de  siècles,  les  délicates 
sculptures  de  cette  muraille  furent  endommagées.  Lors  de  la 
première  Révolution,  elle  eut  également  à  souffrir  du  brutal 
vandalisme  des  prétendus  patriotes.  Par  bonheur  la  frise 
qui  ornemente  cette  charmante  façade  et  qui  est  élevée  à  ^^ngt 
pieds  à  peu  près  au-dessus  du  sol  a  peu  souffert  de  nos  discordes 
religieuses  ou  politiques.  Elle  représente  non  pas  une  céré- 
monie chrétienne,  comme  on  serait  tenté  de  le  croire  en  pareil 
lieu,  mais  des  hommes,  des  plantes  et  des  animaux  qui  n'ap- 
partiennent pas  à  nos  climats.  L'artiste  anonyme  qui  a  si 
délicatement  fouillé  la  pierre  semble  avoir  voulu  consacrer 
la  vieille  gloire  des  navigateurs  dieppois.  Il  a  représenté  les 
peuples  avec  lesquels  sa  ville  natale  était  alors  en  relations,  et 
rendu   hommage  à  sa  prodigieuse  activité.  Le  clergé  y  a 


68  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANgÀlé. 

volontiers  consenti,  bien  qu'une  pareille  représentation  fût 
contraire  à  toutes  les  habitudes  chrétiennes.  Il  reconnaissait 
par  cet  acte  de  complaisance  les  services  de  la  marine  diep- 
poise,  et  en  même  temps  éternisait  la  gloire  de  la  patrie 
commune.  Gomme  le  remarque  ingénieusement  Vitet  (i), 
«  de  quelque  manière  qu'on  interprète  ce  monument,  qu'on  y 
voie  une  mosaïque  des  diverses  espèces  de  nations  décou- 
vertes par  les  Dieppois,  qu'on  veuille  au  contraire  y  chercher 
la  représentation  d'un  fait,  d'une  action  quelconque,  dont  tout 
ces  personnages  seraient  les  acteurs,  ou  enfin  qu'on  suppose 
que  ce  sont  autant  de  figures  isolées  jetées  au  hasard  et  sans 
intention,  toujours  devra-t-on  reconnaitre  que  ce  bas-relief 
est  une  image  des  mœurs  et  des  costumes  des  pays  situés 
au-delà  de  l'équateur.  » 

Trente  quatre  personnages,  sans  parler  des  animaux  et  des 
plantes,  figurent  sur  ce  bas-relief.  On  reconnaît  aisément 
parmi  eux  trois  Nègres  et  Négresses,  et  dix-sept  Asiatiques. 
Les  vêtements,  les  armes  et  les  traits  de  six  autres  sont  moins 
faciles  à  distinguer.  Quant  aux  sept  derniers,  ce  sont,  à  ne  pas 
s'y  méprendre,  des  Américains  et  spécialement  des  Brésiliens. 
Un  premier  groupe  est  formé  par  trois  personnes,  un  homme, 
une  femme  et  un  enfant  :  Tous  les  trois  sont  nus,  mais  coilïes 
de  plumes,  coiffure  originale  que  Léry  décrit  en  ces  termes  :  (2) 
«  Quant  à  l'ornement  de  tête  de  nos  Tououpinamkuins,  ils 
lient  et  arrangent  des  plumes  d'ailes  d'oiseaux  incarnates, 
rouges,  et  d'autres  couleurs,  desquels  ils  font  des  fron- 
teaux,  assez  ressemblans,  quant  à  la  façon,  aux  cheveux  vrais 
ou  faux,  qu'on  appelle  raquettes  ou  ratepenades  :  dont  les 
dames  et  demoiselles  de  France,  et  d'autres  pays  deçà  depuis 
quelque  temps  se  sont  si  bien  accommodées.  »  L'homme  et  la 
femme  portent  encore  une  ceinture  de  plumes,  et  la  femme  a 


^1)  ViTET.  Higtoirtt  de  Dieppe  y  t.  II,  p.  126. 
(2)  LÉRY,  GUY.  cit.,  §  VIII. 


LES   DEUX   ANGO.  69 

en  plus  une  collerette  de  plumes.  Quanta  Tenfant,  ilgamba^le 
près  de  sa  mère,  sans  autre  ornement  que  sa  coiffure.  L'homme 
est  armé  d'un  arc  ;  derrière  son  dos  s'étale  un  paquet  de 
flèches.  La  femme  tient  une  sorte  de  thyrse  terminé  par  une 
grosse  fleur.  Entre  leurs  deux  têtes  était  jadis  figuré  un  oiseau, 
dont  il  ne  reste  plus  aujourd'hui  qu'une  aile  et  la  queiie. 
L'artiste  avait  sans  doute  voulu  représenter  un  de  ces  magni 
flqves  perroquets  brésihens  alors  si  recherchés  en  France. 

Séparé  de  ce  premier  groupe  par  sept  personnages,  se  pré- 
sente un  autre  Brésilien,  en  costume  de  travail,  car  il  ne  porte 
que  sa  coiffure  de  plume.  De  la  main  droite  il  se  suspend  à 
un  arbre,  de  la  main  gauche  il  brandit  une  cognée.  Nous  pre- 
nons ici  sur  le  fait  un  trait  de  mœurs  :  Ce  bûcheron 
est  un  Brésilien  occupé  à  débiter  le  bois  précieux  dont  les 
Européens  se  montrent  si  avides.  Vitet  (1)  n'osait  se  pro- 
noncer sur  ce  personnage  :  «  Que  fait-il?  Danse-t-il?  Fait-il 
effort  pour  arracher  ce  tronc  d'arbre  qu'il  vient  d'émonder 
avec  une  sorte  de  serpe  ?  C'est  ce  qu'il  est  difficile  de  déter- 
miner ;  »  nous  ne  partageons  pas  l'hésitation  du  célèbre  cri- 
tique. Jamais  Brésilien  ne  dansa  tout  nu  et  tenant  une  serpe 
à  la  main  ;  la  danse  était  chez  eux  une  cérémonie  grave  et 
presque  sacrée.  Ils  ne  s'y  livraient  qu'à  de  rares  et  solennelles 
occasions,  et  alors  y  prenaient  part  avec  leur  costume  de 
guerre,  et  munis  de  toutes  leurs  armes  (2);  tandis  que  l'action 
de  couper  des  bois  précieux  était  pour  ainsi  dire  leur  occupa- 
tion quotidienne,  spécialement  dans  leurs  rapports  avec  les 
Européens.  Il  est  donc  permis  de  supposer  que  l'artiste  ano- 
nyme dieppois  avait  tenu  à  figurer  ce  Brésilien  débitant  la 
marchandise  à  laquelle  plusieurs  de  ses  compatriotes  devaient 
leur  fortune. 

A  l'extrémité  de  la  frise  nous  trouverons  encore  trois  autres 


\l)  ViTBT,  CUV.  cit.,  p.  122. 

(2)  LÉRT,  ouv.  cit., [planche  p.  246. 


70  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

Brésiliens  :  Les  deux  premiers  paraissent  lutter  ensemble  ;  le 
dernier  tient  de  la  main  droite  un  long  javelot,  et  fait  de  la 
main  gauche  le  geste  d'un  homme  qui  voudrait  parler.  Ils  sont 
entièrement  nus,  et  leur  coiffure  semble  composée  de  feuilles 
plutôt  que  de  plumes.  A  côté  du  dernier,  trois  grands  singes 
finement  étudiés,  grimpent  aux  arbres  ou  dévorent  des  fruits 
avec  une  aisance  de  gestes,  qui  laisserait  supposer  de  la  part 
de  Tartiste  anonyme  quelque  arrière  pensée  malicieuse. 

Ces  six  personnages  sont  donc  des  Brésiliens.  Sans  énon- 
cer une  conjecture  trop  hardie,  on  pourrait  avancer  qu'ils  ont 
été  copiés  d'après  nature,  car  c'était  alors  l'usage  chez  tous 
les  capitaines  au  long  cours  de  ramener  à  leur  bord,  comme 
pièces  de  conviction,  des  sauvages  qu'ils  exposaient  à  la  curio- 
sité publique,  et  dont  ils  se  servaient  en  qualité  d'interprètes 
dans  leurs  voyages  ultérieurs.  Comme  les  vaisseaux  allaient 
et  revenaient  sans  cesse,  il  y  avait  toujours  à  Dieppe  un  cer- 
tain nombre  d'indigènes,  dont  il  était  facile  au  sculpteur  de 
reproduire  les  traits  ou  les  manières.  Même  en  supposant  que 
l'artiste  n'ait  pas  eu  à  sa  disposition  de  modèles  vivants,  il  y 
avait  alors  à  bord  de  chaque  navire  quelque  personne  en  état 
de  dessiner,  soit  le  charpentier  du  bâtiment,  soit  même  quelque 
dessinateur  de  profession.  (1)  Les  croquis  de  costumes,  les 
armes  et  les  instruments,  les  singularités  de  tout  genre  étaient 
dessinés  avec  soin,  annexés  au  rapport  du  capitaine,  et 
déposés  avec  ce  rapport  au  Greffe  de  l'Amirauté,  où  on 
pouvait  les  consulter  et  au  besoin  les  copier. 

La  muraille  de  Saint  Jacques  a  été,  d'après  les  ingénieuses 
conjectures  de  Vitet  (2),  construite  de  1525  à  1530,  quelques 
années  ava^nt  que  Jean  Ango  eût  fait  bâtir  ou  plutôt  réparer 


(1)  Ainsi  Nicole  Lefebvre  à  bord  de  VEspoir  de  Gonneville  

Jehan  Saisy  à  bord  de  la  Pensée  de  Parmentier  —  Jacques  Lemoyne 
do  Moupgues  attaché  à  rexpédition  de  Laudonnière  en  Floride,  etc. 

(2)  Vitet,  ouv.  cit.,  p.  130-136, 


LES   DEUX   ANGO.  71 

dans  cette  même  église  la  chapelle  destinée  à  recevoir  sa 
sépulture.  Si  donc  l'artiste  anonyme  a,  dès  cette  époque,  exé- 
cuté dans  une  église  chrétienne  un  bas-relief  représentant  les 
mœurs  et  les  costumes  de  pays  situés  au  delà  de  Téqualeur, 
c'est  que  ces  contrées  lointaines  étaient  déjà  connues,  obser- 
vées et  étudiées  ;  c'est  que  des  relations  fréquentes  exis- 
taient entre  Dieppe  et  le  Brésil,  et  que  les  capitaines  au  ser- 
vice de  Jean  Ango  choisissaient  de  préférence  cette  région 
pour  en  exploiter  les  richesses. 

IL  —  Les  Produits  brésiliens. 

N'en  déplaise  à  d'austères  censeurs  ou  à  de  systématiques 
adversaires,  nous  avons  tous,  nous  autres  Français,  de  sédui- 
santes qualités.   Notre    vivacité,   notre    intelligence,   notre 
absence  de  morgue  et  de  prétentions  nous  ont  toujours  valu 
les  sympathies  des  peuples  avec  lesquels  nous  entrions  en 
relations,  et  surtout  des  tribus  primitives,  qui  se  laissent 
volontiers  prendre  aux  apparences.  Aussi    les    Brésiliens 
accueillaient-ils  avec  empressement  nos  compatriotes,  d'autant 
plus  que  les  Portugais,  nos  rivaux  sur  la  côte,  ne  cherchaient 
au  contraire  qu'à  imposer  et  nullement  à  faire  accepter  leur 
domination.  Fiers,  brutaux,  cruels,  ils  considéraient  les  Bré- 
siliens comme  placés  très  au  dessous  d'eux  dans  la  hiérarchie 
des  êtres  humains,  et  ne  leur  cachaient  ni  leur  mépris  ni  leurs 
convoitises.  Non  contents  de  les  exploiter,  ils  les  maltraitaient. 
Aussi  la  comparaison  était-elle  tout  à  notre  avantage.  Dès 
qu'un  navire  français  était  signalé  au  large,  les  BrésiUens 
couraient  au  rivage,  s'empressaient  autour  de  nos  matelots, 
leur  apportaient  des  vivres  frais,  leur  prodiguaient  les  soins 
les  plus  touchants  de  l'hospitalité,  et  s'ingéniaient  à  leur  plaire. 
Ils  allaient  jusque  dans  les  forêts  de  l'intérieur  couper  les  bois 
précieux  tant  recherchés  par  leurs  hôtes  européens,  et  les 
portaient  sur  leurs  épaules,  parfois  à  d'énormes  distances, 
jusqu'à  bord  de  nos  navires.  Il  faut  lire  dans  les  naïves  des- 


*72  HISTOIRE   DU    imâsiL   FRANÇAIS. 

criptions  de  Léry  (1)  la  joie  eufaiiUne  qu'ils  témoignaient  à  la 
vue  de  nos  compatriotes,  et  les  prévenances  parfois  puériles 
mais  toujours  sincères  et  parties  du  cœur  dont  ils  les  accom- 
pagnaient. Aussi  Jean  Parmentier  avait-il  raison  de  procla- 
mer que  (2)  :  «  si  le  roi  François  P'  voulait  tant  soit  peu  lâcher 
la  bride  aux  négociants  français,  en  moins  de  quatre  ou  cinq 
ans  ceux-ci  lui  auraient  conquis  Tamitié  et  assuré  l'obéissance 
dos  peuples  de  ces  nouvelles  terres,  et  cela  sans  autres  armes 
que  la  persuasion  et  les  bons  procédés.  Dans  ce  court  espace 
de  temps,  les  Français  auraient  pénétré  plus  avant  dans  Tinté- 
rieur  de  ce  pays  que  n*ont  fait  les  Portugais  en  cinquante  ans, 
et  probablement  les  habitants  en  chasseraient  ces  derniers 
comme  leurs  ennemis  mortels.  » 

Entre  les  Brésiliens  et  les  Français,  les  meilleurs  intermé- 
diaires furent  les  interprètes  Normands.  C'étaient  de  hardis 
aventuriers  qui  n'hésitaient  pas  à  se  fixer  au  milieu  des  tribus 
brésihennes,  apprenaient  leur  langue,  se  conformaient  à  leurs 
usages,  et  vivaient  de  leur  vie.  D'une  bravoure  à  toute 
épreuve,  d'une  activité  que  rien  ne  lassait,  ce  furent  les  véri- 
tables ancêtres  de  ces  héroïques  trappeurs  franco-canadiens, 
dont  les  romans  de  Cooper  ou  de  Mayne  Reid  nous  ont  appris 
à  admirer  l'énergie  et  la  persévérance.  Habitués  à  ne  compter 
que  sur  eux-mêmes,  aux  prises  avec  des  difficultés  sans  cesse 
renaissantes,  ils  gagnaient  à  cette  lutte  quotidienne  contre  les 
hommes  et  les  éléments  une  incomparable  énergie.  Leur  bra- 
voure commandait  l'admiration  aux  Brésiliens,  qui  les  aimaient 


(1)  LÉRY,  CUV.  cit.,  §  XVIIl. 

(2)  Ramusio,  ouvrage  cité,  t.  III,  p.  357.  Imperoche  se  (il  re 
Francesco)  volesse  dar  la  briglia  alli  mercatanti  del  suc  paese, 
loro  conquisteriano  i  traffichi  e  amicitie  délie  genti .  di  tutte 
quelle  terre  nuove  in  quatre  o  cinque  anni,  ed  il  tutto  per  amore 
e  senza  forza,  e  sariano  penetrati  piu  a  dentro  che  non  hanno  fatto 
li  Portoghesi  in  cinquante  anni,  e  li  popoli  di  dette  terre  li  discac- 
ciariane  corne  suoi  nemici  mortali.  > 


LES   DEUX   ANGO.  73 

aussi  pour  leur  adresse,  pour  leur  complaisance,  pour  la  facilité 
avec  laquelle  ils  se  conformaient  aux  usages  nationaux  et  par- 
laient leur  langue.  Ces  interprètes  paraissent  même,  en  cer- 
taines circonstances,  avoir  outrepassé  leurs  instructions,  ou  du 
moins  les  avoir  exécutées  avec  un  zèle  mal  entendu.  Bon 
nombre  d'entre  eux  non-seulement  adoptèrent  la  langue  et  les 
coutumes  de  leur  pays  d'adoption,  mais  encore  poussèrent 
l'oubli  de  leur  origine  jusqu'à  renoncer  à  leur  religion  et  à 
prendre  pnrt  aux  plus  horribles  festins  du  cannibalisme.  Assu- 
rément le  fait  n'a  jamais  été  bien  prouvé,  mais  Léry  l'affirme 
dans  son  intéressante  relation  :  (1)  «  Sur  quoy  à  mon  grand 
regret  ie  suis  obligé  de  réciter  icy  que  quelques  truchements 
de  Normandie  qui  avoient  demeuré  huit  à  neuf  ans  dans  ce  pays 
là  pour  s'accommoder  à  eux,  menans  une  vie  d'atheiste,  ne  se 
polluyoient  pas  seulement  en  toutes  sortes  de  paillardises  et 
vilenies  parmi  les  femmes  et  les  filles...  mais  aussi  surpassant 
les  sauvages  en  inhumanité,  i'en  ai  ouy  qui  se  vantoient  d'avoir 
tué  et  mangé  des  prisonniers.  » 

Il  est  possible  que  Léry  se  soit  laissé  emporter  par  son 
imagination  :  en  tout  cas  les  interprètes  normands,  s'ils  ne 
prenaient  point  part  à  ces  honteux  festins,  ne  faisaient  rien 
pour  en  détourner  leurs  alliés.  Un  Allemand  au  service  du 
Portugal,  un  certain  Hans  Staden,  de  Homberg  en  Hesse, 
était  tombé  entre  les  mains  des  Brésiliens  et  allait  être  dévoré 
par  eux.  Il  se  souvint  à  temps  que  les  Français  étaient  les 
alliés  de  S3S  vainqueurs  et  se  prétendit  leur  ami  (2).  «  Sachant 
qu'il  y  avait  des  Français  dans  le  pays,  raconte-t-il,  et  qu'il 
venait  souvent  des  vaisseaux  de  cette  nation,  je  persistai 
toujours  à  dire  que  j'étais  leur  ami,  et  je  les  priai  de  m'épar- 
gner  jusqu'à  ce  que  ceux-ci  arrivassent  et  me  reconnussent. 
Ils  me  gardèrent  donc  avec  soin  jusqu'à  l'arrivée  de  quelques 


(1)  LÉRT,  ouv.  cit.,  §  VIT. 

(2)  Relation  du  voyage  de  Hans  Staden,  éd.   Ternaux-Compans, 
p.  115. 


74  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

Français  que  des  vaisseaux  avaient  laissés  chez  les  sauvages 
pour  y  recueillir  du  poivre.  »  Confronté  avec  Tun  d'entre 
eux,  il  ne  put  lui  répondre  dans  sa  langue.  «  Les  sauvages  qui 
nous  environnaient  écoutaient  avec  beaucoup  d'attention. 
Voyant  que  je  ne  le  comprenais  pas,  il  leur  dit  dans  sa  langue  : 
Tuez-le  et  mangez-le,  car  ce  scélérat  est  un  vrai  Portugais, 
votre  ennemi  et  le  mien.  Je  compris  bien  cela  et  je  le  sup- 
pliai au  nom  de  Dieu  de  leur  dire  de  ne  pas  me  manger  ; 
mais  il  me  répondit  :  Ils  veulent  te  manger  fl).  » 

Nous  serons  donc  fondés  à  reprocher  aux  interprètes  Nor- 
mands leurs  mœurs  relâchées,  leur  inhumanité,  leur  oubli  de 
toute  formule  religieuse,  mais  il  nous  faudra  reconnaître 
qu'ils  rendirent  au  commerce  français  d'inappréciables  ser- 
vices, et  étendirent  dans  tout  le  continent  l'influence  fran- 
çaise. On  le  savait  si  bien  au  Brésil  que  tous  les  étrangers 
cherchaient  à  se  faire  passer  pour  Français.  L'Anglais  Antoine 
Knivet  {2)  dont  les  compagnons  portugais  avaient  été  mas- 
sacrés jusqu'au  dernier  par  des  sauvages  Tamoyos  eut  la 
présence  d'esprit  de  se  déclarer  Français:  «  Ne  crains  rien, 
lui  dirent  aussitôt  les  Brésiliens,  tes  ancêtres  ont  été  nos 
amis,  et  nous  les  leurs,  tandis  que  les  Portugais  sont  nos 
ennemis  et  nous  font  esclaves  :  c'est  pourquoi  nous  avons  agi 
envers  eux  comme  tu  as  vu  ».  Aussi  Knivet,  dans  sa  curieuse 
relation  de  voyage,  recommande-t-il  à  ses  compatriotes,  pour 
se  faire  bien  venir  des  indigènes,  d'adopter  les  usages  fran- 
çais, et  au  besoin  de  se  faire  passer  pour  Français.  Hans 
Staden,  dont  nous  venons  de  raconter  la  triste  entrevue  avec 
un  interprète  Normand,  avait  eu  l'heureuse  chance  d'échapper 
une  fois  encore  à  la  mort  (3).  On  le  conduisit  quelques 


(1)  Hans  Staden,  ouv.  cit.  p.  119. 

(2)  PuRCHAS  his  Pilgrims,  t.  iv,  p.  1217-1237. 

(3)  Sa  barbe  rousse  le  sauva,  en  lui  permettant  d'affirmer  qu'il 
n*était  pas  Portugais,  puisque  tous  les  Portugais  avaient  la  barbe 
noire.  Hans  Stadbn,  ouv.  cit.,  p.  147, 


LES   DEUX   ANOO.  75 

semaines  après  à  un  puissant  cacique,  nommé  Quoniam  Bebe, 
qu'il  essaya  d'apitoyer  sur  son  sort,  en  continuant  à  se  pré- 
tendre Tami  des  Français.  «  Tu  es  un  Portugais  lui  répondit 
le  barbare,  car  tu  n'a  pas  pu  causer  avec  lui  :  il  parlait  du 
Français  qui  m'avait  vu  et  qu'il  appelait  son  flls.  Je  cherchai 
à  m'excuser,  l'assurant  qu'étant  absent  depuis  longtemps 
j'avais'  oublié  la  langue;  mais  il  s'écria  :  J'ai  déjà  pris  et 
mangé  cinq  Portugais,  et  tous  prétendaient  être  des  Fran- 
çais. Cependant  ils  mentaient  ».  Voyant  cela,  je  renonçai  à 
l'espérance  de  vivre,  et  je  me  recommandai  à  Dieu,  car  je 
voyais  bien  que  je  n'avais  plus  qu'à  mourir  »  (1). 

Notre  influence  sur  les  Brésiliens  était  donc  considérable, 
puisqu'elle  nous  préservait  des  convoitises  cuHnaires  de  nos 
alliés,  et  que  les  autres  peuples  européens  cherchaient  à  se 
couvrir  de  notre  nom  comme  de  la  meilleure  des  sauvegardes. 
C'était  surtout  pour  les  relations  commerciales  qu'il  fallait, 
si  on  voulait  s'enfoncer  dans  l'intérieur  du  continent,  être  ou 
paraître  Français.  Indiquons  à  ce  propos  les  principaux 
articles  d'exportation  et  d'importation. 

Les  articles  d'exportation  sont  indiqués  par  le  chargement 
du  navire  VEspoiVy  de  Gonneville:  Nous  les  avons  déjà 
signalés  plus  haut  (2)  :  pièces  de  toiles  et  de  draps,  quincail- 
lerie, verroteries,  peignes  et  miroirs,  etc.  Hans  Staden  énu- 
mère  les  mêmes  articles  :  (3)  «  Les  sauvages,  dit-il,  ajoutaient 
que  les  Français  venaient  tous  les  ans  dans  cet  endroit,  et 
leur  donnaient  des  couteaux,  des  haches,  des  miroirs,  des 
peignes  et  des  ciseaux».  —  «  On  leur  donnait,  lisons-nous 
dans  Ramusio  (4)  des  bêches,  des  couteaux  et  autres  fer- 


(1)  Hans  Staden,  ouv.  cité,  p.  126. 

(2)  Voir  page  45. 

(3)  Hans  Staden.  Ouv.  cit.,  p.  110.  Cf  Thevet.  Singularités  de 
la  France  Antarctique,  %  47. 

(4)  Ramusio,  ouv.   cit.,  t   III,  p.  355    «  E  li  barattauo  con  le 


76  HISTOIRE   DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

railles,  car  ils  estiment  plus  un  clou  qu'un  écu  ».  Ces  articles 
sont  encore  mentionnés  dans  les  contrats  passés  entre  arma- 
teurs et  capitaines,  que  le  temps  a  respectés  (1).  Aussi  bien 
ces  habitudes  commerciales  se  sont  maintenues  presque  jus- 
qu'à nos  jours.  Les  tribus  sauvages  ont  toujours  eu  une 
prédilection  marquée  pour  les  mille  brimborions  dont  elles  ne 
comprennent  pas  l'usage,  mais  dont  Timprévu  ou  l'étra'ngeté 
les  frappent.  Gomme  les  enfants  qui  n'aiment,  en  fait  de 
jouets,  que  ceux  qu'ils  voient  pendus  à  l'étalage  des  mar- 
chands, les  Brésiliens  demandaient  à  nos  compatriotes  sur- 
tout ce  dont  ils  n'avaient  pas  besoin.  Pendant  longues 
années,  bien  qu'ils  eussent  une  vue  excellente,  ils  se  crureut 
obligés  de  porter  des  lunettes  qui  les  gênaient,  mais  qui  les 
rehaussaient  dans  leur  propre  estime,  ou  bien  encore,  habi- 
tués qu'ils  étaient  à  errer  dans  les  bois  et  à  couvrir  leur 
nudité  de  haillons  rudimentaires,  ils  ambitionnèrent  la  pos- 
session d'un  hausse-col  ou  d'un  ceinturon.  Mieux  avisés, 
quelques  autres  réclamaient  des  armes  :  Dès  qu'ils  connurent 
le  terrible  effet  des  armes  à  feu,  et  se  rendirent  compte  de  la 
supériorité  que  ces  armes  donnaient  aux  Européens,  ils  leur 
en  demandèrent.  On  eut  la  sagesse  de  les  leur  refuser.  Quel- 
ques négociants,  imprudents  ou  avides,  consentirent  à  la  fin 
à  leur  en  livrer  ;  mais  les  sauvages  n'osèrent  pas  tout  d'abord 
ou  ne  surent  pas  s'en  servir.  Hans  Staden  (2)  raconte  que 
son  maître  possédait  une  arquebuse,  dont  il  était  très-fier  ; 
mais,  dans  les  moments  de  danger,  poursuivi  par  l'ennemi, 
ou  sur  le  champ  de  bataille,  il  la  remettait  à  son  esclave 
européen,  et  lui  ordonnait  de  s'en  servir  contre  les  ennemis. 

Quant  aux  articles  d'importation  ils  n'étaient  pas  encore 


dette  manare,  cunei,  e  coltelli,ed  altriferramenti,  atalchestimano 
molto  pin  caro  un  chiodo,  che  une  scudo. 

(1)  DE  Frétille.  Commerce  maritime  de  Rouen,  t.  I,  passim. 

(2)  Hans  Staden,  ouy.  cit.,  p.  93,  105. 


LÈS   DEUX   ÀNGO.  *?7 

três-nombf eux  :  On  n'en  comptait  guère  que  quatre  à  cinq  : 
animaux  rares,  plumes,  coton,  épices  et  bois  de  teinture  (1). 
Parmi  les  animaux  rares,  les  plus  recherchés  étaient  les  singes 
et  les  perroquets.  Les  singes  sont  fort  nombreux  au  Brésil  : 
sapajous  et  sagouins,  singes  hurleurs  et  singes  lions,  ouis- 
titis, tous  les  types  les  plus  étranges,  toutes  les  variétés  les 
plus  faciles  à  apprivoiser  se  rencontrent  dans  les  forêts  de 
l'intérieur  et  même  sur  la  côte.  Aussi  nos  matelots  en  rap- 
porlaient-ils  en  France  de  nombreux  spécimens.  Les  sagouins 
étaient  surtout  fort  recherchés,  sans  doute  à  cause  de  leur 
rareté,  car  ils  supportaient  difficilement  la  traversée  et  ne 
s'acclimataient  en  France  qu'avec  peine  (2).  On  en  voyait 
pourtant  quelques-uns,  car  c'est  à  un  de  ces  animaux  que 
Clément  Marot  faisait  allusion  quand  il  mettait  ces  paroles 
dans  la  bouche  de  son  valet  Fripelipes  : 

Combieii  que  Sagoii  soit  un  mot 
Et  le  nom  d'un  petit  marmot. 

Cette  pièce  de  Marot  (3)  est  de  l'année  1537.  Elle  prouve 


(1)  Curieuse  énumération  des  objets  rapportés  du  Brésil  en  1531 
par  le  navire  français  la  Pèlerine  :  15,000  quintaux  de  brésil,  300 
quintaux  de  coton,  300  quintaux  de  graines  do  coton,  600  perro- 
quets sachant  déjà  quelques  mots  de  français,  3000  peaux  de  léo- 
pards et  autres  animaux.  300  singes  et  guenons,  minorai  d'or  et 
huiles  médecinales,  le  tout  pour  une  valeur  de  602,300  ducats.  Wnr 
aux  pièces  justicatives  la  Protestation  du  baron  de  Saint-Blan- 
card. 

(2)  LÉRY  ouv.  cit.  §  10  a  Et  de  fait,  s'il  estoit  aussi  aisé  à  repas- 
ser la  mer  qu'est  la  guenon,  il  seroit  beaucoup  plus  estimé  :  mais 
outre  qu'il  est  si  délicat  qu'il  ne  peut  supporter  le  branlement  du 
navire  sur  mer,  encore  est-il  si  glorieux  que,  pour  peu  de  fasche- 
rie  qu'on  luy  face,  il  se  laisse  mourir  de  despit  ». 

(3)  Marot,  édit.  Jannet,  t.  I,  p.  24S,  épitre  ii. 


78  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

par  conséquent  que,  dès  cette  époque,  ces  jolis  animaux  bré- 
siliens étaient  fort  appréciés  en  France  ;  mais  les  perroquets 
l'étaient  encore  plus  :  nos  marins  tenaient  à  honneur  de  rap- 
porter chez  eux,  comme  un  souvenir  vivant  de  leur  voyage, 
quelque  ara  au  brillant  plumage,  ou,  pour  employer  une 
expression  du  temps,  quelque  papegai  aussi  étonnant  par  les 
richesses  de  sa  robe  que  par  la  variété  de  son  langage.  Les 
perroquets  brésiliens  étaient  fort  nombreux,  si  nombreux  que 
parfois  ils  devenaient  un  des  fléaux  de  Tagriculture,  mais  tous 
n'étaient  pas  également  estimés.  On  recherchait  surtout  ceux 
dont  les  plumes  offraient  la  coloration  la  plus  variée  ou  qui 
reproduisaient  le  plus  fidèlement  la  voix  humaine.  Les  indi- 
gènes les  cédèrent  d*abord  très-facilement,  mais  à  peine  se 
furent-ils  aperçus  de  la  haute  estime  oii  les  tenaient  nos  com- 
patriotes, qu'ils  haussèrent  leurs  prix.  Léry  raconte  Thistoire 
d'une  BrésiHenne  qui  tenait  tellement  à  son  perroquet  que 
lorsqu'on  lui  demandait  à  quel  prix  elle  le  vendrait,  (i)  «  elle 
répondit  par  mocquerie,  moca-ouassoUj  c'est-à-dire  une  artil- 
lerie, tellement  que  nous  ne  le  sceusmes  iamais  avoir  d'elle  ». 
Gandavo  (2)  rapporte  de  son  côté  que  les  Brésiliens  préfé- 
raient ces  oiseaux  parleurs  à  deux  ou  trois  esclaves.  Thevet(3) 
confirme  le  fait:  «  ceux  du  pays,  écrit-il,  en  font  grand 
compte,  et  les  tiennent  si  cher  qu'à  grand  peine  souffrent-ils 
que  un  estranger  en  aye  que  à  bonnes  enseignes  ».  Les  plus 
estimés  se  nommaient  dans  le  pays  les  aiourous.  Nos  inter- 
prètes normands  faisaient  métier  d'en  élever.  L'un  d'eux  en 
donna  im  à  Léry  (4)  «  qu'il  avoit  gardé  trois  ans,  lequel  pro- 
fessoit  si  bien  tant  le  sauvage  que  le  français,  qu'en  ne  le 


(1)  LÉRY,  GUY.  cit.  §  XI.  Voir  dans  la  carte  du  Brésil  insérée  dans 
Ramusio  la  chasse  aux  perroquets  par  les  indigènes. 

(2)  Gandavo.  Histoire  de  la  province  de  Santa  Crus,  p.  85. 

(3)  Thevet.  Cosmographie  universelle,  p.  939. 
^4)  LÉRY,  ouvé  cit.  §  XI. 


LES   DEUX   ANGO.  79 

voyant  pas  vous  n'eussiez  sceu  discerner  sa  voix  de  celle  d*un 
homme  ».  C'était  sans  doute  un  perroquet  de  cette  espèce,  ou 
bien  encore  le  même  qu'il  rapportait  en  France  pour  en  faire 
hommage  à  l'amiral  de  Coligny,  et  à  la  possession  jjuquel  il 
tenait  tellement  que,  bien  que  souffrant  toutes  les  horreurs 
de  la  famine,  il  ne  se  décida  à  le  sacrifier  qu'à  la  dernière 
extrémité  (1).  «  le  le  tins  cinq  à  six  iours  caché  sans  luy  pou- 
voir rien  bailler  à  manger,  tant  y  a  que  la  nécessité  pressant, 
ioint  la  crainte  que  i'eu  qu'on  ne  me  le  dérobast  la  nuict,  il 
passa  comme  les  autres  ».  Les  perroquets  n'étaient  pas  les 
seuls  oiseaux  qu'on  cherchait  à  rapporter  en  France.  L'in- 
nombrable tribu  des  colibris  et  des  oiseaux  mouches,  si 
richement  représentée  au  Brésil,  était  encore  un  des  princi- 
paux articles  d'importation  (2).  On  les  recherchait  surtout  pour 
leurs  plumes  dont  on  se  servait  alors  beaucoup  pour  les  riches 
toilettes  des  dames  de  la  Cour.  Chaque  navire  qui  revenait  en 
France  rapportait  une  grande  provision  de  ces  frêles  et  splen- 
dides  ornements,  et  les  propriétaires  de  ces  trésors  étaient 
assurés  d'en  retirer  des  bénéfices  inespérés.  D'après  Thevet  (3) 
le  plumage  du  toucan  était  également  fort  apprécié.  On  en 
garnissait  des  épées  ou  des  toques  de  cérémonie. 

Le  coton  et  les  épices  ne  figuraient  encore  qu'à  titre  de 
cunosité,  mais  il  n'en  était  pas  de  même  pour  les  bois  pré- 
cieux, et  spécialement  pour  les  bois  de  teinture,  qui  formaient 
le  chargement  essentiel  de  nos  navires.  On  connaît  la  prodi- 
gieuse fertiUté  du  Brésil  en  essences  de  premier  choix.  Nos 
négociants  ne  furent  pas  longs  à  se  rendre  compte  des  res- 
sources, pour  ainsi  dire  inépuisables,  que  leur  offraient  ces 
forêts,  et  comme  les  Brésiliens  de  leur  côté  s'estimaient  fort 
heureux  d'avoir  à  leur  disposition  des  matériaux  d'échange 


(1)  LÉRY,  ouv.  cit.,  §XXII. 

(2)  Cf.  Ferdinand  Dbnis.  De  arte  plnmaria» 
^3)  Thevet.  Singularités,  etc.  §  47. 


80  HlSTOlKE   DÛ    BÙÉsiL   F'itANÇAlS* 

aussi  abondanls,  l'exploitation  des  richesses  végétales  du 
pays  commença  pour  ne  plus  s'arrêter.  Ce  ne  fut  même  pas 
une  exploitation,  mais  plutôt  une  destruction.  Comme  le  bois 
de  teinture  coûtait  fort  cher  en  France,  et  qu'on  s'en  servait 
non  seulement  pour  donner  aux  étoffes  une  magnifique  cou- 
leur pourprée,  mais  aussi  pour  la  fabrication  de  meubles  pré- 
cieux, chaque  navire  français  (1),  en  abordant  au  Brésil, 
s'enquérait  avant  toute  chose  de  l'endroit  où  il  pouvait  faire 
sa  provision  de  bois.  Les  indigènes  qui  s'habituaient  aux 
demandes  de  nos  négociants  en  préparaient  à  l'avance  d'énor- 
mes tas  qu'ils  entassaient  sur  le  rivage  :  seulement  comme 
ils  ne  savaient  pas  ménager  leurs  ressources,  ils  abattaient 
ces  arbres  pour  ainsi  dire  au  hasard.  Parfois  même,  afin 
d'éviter  la  peine  de  les  scier,  ils  mettaient  le  feu  au  pied,  et 
l'incendie  gagnait  le  reste  de  la  forêt.  Quelques  années  de  ce 
gaspillage  effréné  suffirent  pour  anéantir  bien  des  essences 
précieuses.  C'est  ainsi  que  de  nos  jours,  on  a  tellement  abusé 
dans  les  forêts  boliviennes  des  arbres  à  quinquina,  qu'on  est 
obligé,  pour  en  retrouver,  d'aller  à  leur  recherche  dans  des 
vallées  presque  inaccessibles  (2). 

L'essence  la  plus  recherchée  par  nos  compatriotes  se  nom- 
mait Varaboulaii.  Cet  arbre  atteignait  parfois  des  proportions 
gigantesques.  Comme  il  ne  croissait  que  sur  les  hauteurs,  et 
souvent  assez  loin  du  rivage,  les  BrésiUens  étaient  obligés  de 
le  débiter  en  morceaux  pour  le  transporter  plus  facilement, 
et  ils  en  perdaient  toujours  des  quantités  considérables.  Nous 
signalerons  encore  V ibirapitanga,  qui  s'élevait  à  la  hauteur 
d'un  chêne,  dont  les  feuilles  ressemblaient  à  celles  du  buis, 
et  les  fleurs  étaient  d'un  blanc  jaune  comme  le  muguet.  On 
en  distinguait  trois  espèces  :  la  meilleure  se  nommait  Vibira- 


(1)  Voir  les  planches  de  Thevet,  dans  sa  Cosmof/rnphie  univer- 
selle y  p.  950,  954. 

(2)  P.  Marcoy.  Tour  dt!  monde,  voyage   dans  les  vallées   des 
quinquinas.  1870-1872. 


Les   DtUX   A.NGO.  81 

pilanga  brazil,  et  fournissait  une  teinture  très-brillanle  ;  le 
brazU  assou  était  de  qualité  inférieure,  et  le  brazileto  ne 
donnait  que  des  produits  médiocres.  On  en  faisait  pourtant 
des  meubles  précieux,  et,  à  cause  de  sa  résistance,  d'excel- 
lent bois  de  charpente.  Plongé  dans  Teau,  il  durcissait  :  aussi 
était-il  fort  estimé  pour  les  navires.  Nos  négociants  récol- 
taient encore  le  javucanda^  dont  la  couleur  brune  tirait  sur  le 
violet.  Ils  connaissoient,  mais  ne  paraissent  pas  avoir  beau- 
coup estimé  V acajou.  «  Mais  surtout  ie  diray  (1)  qu'il  y  a  un 
arbre  en  ce  pays- là,  lequel  avec  la  beauté  sent  si  merveilleu- 
sement bon,  que  quand  les  menuisiers  les  chapôtoyent  ou 
rabotoyent,  si  nous  en  prenions  des  coupeaux  ou  des  buschilles 
en  la  main,  nous  avions  la  vraye  senteur  d'une  franche  rose  ». 
Léry  s'étend  avec  complaisance  sur  ces  merveilles  de  la 
flore  brésilienne  «  l'en  ai  veu  d'aussi  iaunes  que  buis , 
écrit-il,  d'autres  naturellement  violets...  de  blancs  comme 
papier,  d'autres  sortes  si  rouges  qu'est  le  brésil  ».  Les  voya- 
geurs contemporains  (2)  sont  unanimes  dans  l'expression  de 
leur  admiration  pour  ces  beautés  de  la  nature,  et  pourtant  les 
forêts  brésiliennes  ont  perdu  l'exubérance  de  leur  végétation, 
et,  sauf  dans  les  cantons  presque  ignorés  de  l'intérieur,  sont 
toutes  exploitées.  Aussi  quel  ne  devait  pas  être  l'enthou- 
siasme de  nos  ancêtres  du  seizième  siècle  en  présence  de 
telles  magnificences  ! 

Le  commères  assurait  donc  à  nos  compatriotes  dans  le 
Brésil  des  ressources  immenses,  et  étendait  leur  influence 
politique.  Les  tribus  indigènes  aimaient  à  se  grouper  sous  le 
patronage  de  nos  négociants.  11  eût  été  bien  facile,  si  l'on  eût 
augmenté  le  nombre  des  interprètes,  de  fonder  rapidement 
une  véritable  colonie  :  mais  le  gouvernement  d'alors  se  préoc- 


(1)  LÉRY.  CUV.  cit.,  §  XIII. 

(2)  BiARD,  Agassiz.  Voijfif/es  aa  Brésil,  dans  le  Tour  du  nioiido, 

passim. 

G 


82  HISTOIRE   DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

cupait  bien  peu  de  ces  questions  extérieures.  François  P', 
Henri  II  et  ses  enfants  se  débattaient  contre  l'ambition  de  la 
maison  d'Autriche  ou  contre  le  protestantisme.  Ils  ne  com- 
prenaient pas  que  le  meilleur  moyen  d'épargner  à  leur 
royaume  une  diminution  d'importance  ou  les  horreurs  de  la 
guerre  civile  était  de  fonder  en  Amérique  quelque  France 
nouvelle  et  d'y  envoyer  des  colons  protestants.  Quant  à  nos 
négociants,  égoïstes  et  intéressés,  ils  ne  songeaient  qu'à 
l'heure  actuelle,  et  ne  cherchaient  qu'à  profiter  d'un  marché 
où  ils  n'avaient  pas  encore  de  rivaux. 

Ils  nous  faudra  cependant  faire  une  exception  pour  Ango 
qui  sut,  du  moins,  noblement  se  servir  de  sa  fortune.  Ces 
fructueuses  expéditions  l'avaient  tellement  et  si  vite  enrichi 
qu'il  devint  un  des  plus  grands  propriétaires  du  royaume. 
Gomme  il  avait  une  prodigieuse  activité,  et  que  ses  premières 
spéculations  avaient  réussi,  il  ne  se  contenta  plus  d'expédier 
dans  toutes  les  directions  des  navires  et  des  matelots,  il  s'en- 
gagea encore  dans  de  nombreuses  affaires  en  France  et  sur  le 
continent.  Il  avait  pris  à  ferme  les  recettes  des  abbayes  de 
Fécamp  et  de  Saint- Wandrille,  et  de  plusieurs  autres  sei- 
gneuries au  pays  de  Gaux.  Il  acheta  également  les  charges 
de  grenetier  et  de  contrôleur  du  magasin  au  sel  de  Dieppe. 
L'archevêque  de  Rouen,  cardinal  d'Amboise,  frappé  de  son 
esprit  et  de  son  activité,  s'intéressait  à  sa  fortune  et  le  pous- 
sait à  la  Gour  oii  il  fit  rapidement  son  chemin.  Dès  1526,  il 
avait  déjà,  par  ses  armements  et  ses  spéculations,  amassé 
tant  de  richesses  qu'il  se  fit  bâtir  une  magnifique  maison  ou 
plutôt  un  palais  de  bois,  qui  existait  encore  à  l'époque  du 
bombardement  de  Dieppe  par  les  Anglais  en  1694.  Les  Diep- 
pois  en  étaient  fiers  et  la  montraient  aux  étrangers  comme 
une  curiosité.  Lorsque  le  cardinal  Barberini  (1)  la  visita  en 
1647,  il  déclara  aux  Oratoriens  qui  l'accompagnaient  que 
jamais  il  n'avait  vu  de  maison  de  bois  aussi  bien  ornée.  La 


(1)  VlTET,  ouv.  cit*,  t.  II,  p.  419* 


LES   DEUX  ANGO.  83 

façade  était  toute  sculptée  et  représentait  des  fables  d'Esope, 
des  combats  entre  Normands  et  Anglais,  et  des  scènes  de 
navigation.  Elle  était  occupée  par  un  immense  salon  dont  les 
fenêtres,  ornées  de  balcons,  tlonnaient  sur  le  port  et  sur  la 
mer.  Les  parquets  étaient  de  bois  choisis,  les  murs  revêtus 
de  lambris  dores  et  de  tableaux  italiens.  Grâce  à  un  réser- 
voir placé  au  sommet  de  la  maison,  on  avait  ménagé  dans 
toutes  les  chambres  des  eaux  jaillissantes.  Les  meubles  les 
plus  précieux  de  France  et  les  curiosités  des  deux  Mondes 
étaient  réunis  côte  à  côte.  Les  animaux  du  Brésil,  les  singes 
et  les  papegais  couraient  sur  les  toits  ou  jacassaient  sur  leurs 
perchoirs.  De  temps  à  autre  paraissait  quelque  Brésilien  au 
costume  étrange,  ramené  par  les  capitaines  d'Ango.  Il  rece- 
vait une  fastueuse  hospitalité  dans  ce  palais,  dont  il  décrivait 
les  merveilles,  une  fois  de  retour  dans  sa  hutte  natale.  C'était 
une  sorte  de  musée  universel,  un  spécimen  toujours  renou- 
velé des  productions  les  plus  opposées. 

La  maison  d'Ango  devint  bientôt  célèbre.  François  I"  désira 
la  visiter  et  annonça  sa  prochaine  arrivée  à  Dieppe.  A  cette 
nouvelle,  l'armateur  obtint  de  la  ville  la  permission  de  préparer 
une  de  ces  entrées  solennelles  qui  étaient  alors  en  vogue  ;  il  se 
chargeait  d'en  payer  tous  les  frais.  Le  roi  et  la  cour  admirèrent 
sans  réserve  la  magnificence  déployée  par  le  Médicis  dieppois. 
La  vaisselle  ciselée  excita  surtout  leur  étonnement.  Après  avoir 
étalé  ses  trésors,  Ango  proposa  une  promenade  en  mer.  Un  arc 
de  triomphe  avait  été  improvisé  et  six  nefs  légères,  richement 
dorées,  attendaient  le  cortège.  Ravi  de  ces  prévenances  et 
charmé  de  sa  visite,  le  roi  annonça  en  débarquant  à  son  hôte 
qu'il  lui  donnait  le  commandement  du  château  de  Dieppe,  en 
remplacement  de  Du  Mauroy  qui  venait  de  mourir,  et  lui  con- 
férait des  lettres  de  noblesse  (1).  Ango  atteignit  alors  l'apo- 


(1)  11  portait  de  sable  au  champ  (rargent,  chargé  d*uii  lion  mar- 
chant de  sable  avec  une  molette  d'éperon.  —  Son  emblème  de 
prédilection  fut  une  sphère  surmontée  d'un  crucifix  et  portant  cette 


84  HISTOIUE   DU    BRÉSIL   FliANÇAl!». 

gée  de  sa  fortune  :  à  maintes  reprises  il  prêta  à  François  1®' 
de  Targent  et  même  des  vaisseaux,  surtout  quand  il  s'agit 
d'empêcher  les  Anglais  de  se  fortifier  à  Boulogne,  comme 
l'atteste  ce  quatrain  composé' par  un  Dieppois,  son  contem- 
porain, un  certain  du  Puy  de  l'Assomption  (1)  : 

Ce  fut  luy,  luy  seul  qui  fist  armer 

La  grande  flotte  expresse  mise  en  mer, 

Pour  faire  veoir  à  l'orgueil  d'Angleterre 

Que  Françoys  estoit  roy  et  sur  mer  et  sur  terre. 

C'est  à  ce  moment  qu'il  obtint  la  permission  de  joindre  à 
son  nom  celui  de  sieur  de  la  Rivière  (1532),  et  équipa  de 
véritables  flottes  qui  portaient  sur  toutes  les  mers  son  dra- 
peau et  sa  réputation. 

g  III.  —  Rivalité  et  Hostilités  du  Portugal. 

Cette  prospérité  sans  pareille  valut  à  Ango  des  envieux  et 
des  ennemis.  Les  plus  acharnés  de  ces  ennemis  furent  les 
Portugais.  Cetle  haine  remontait  aux  premières  années  du 
siècle.  Les  Portugais,  en  effet,  atteignaient  alors  l'apogée  de 
leur  fortune  commerciale  et  politique.  Admirablement  secon- 
dés, excités  même  par  leurs  souverains,  ils  s'étaient  lancés 
avec  ardeur  dans  une  carrière  indéfinie  de  découvertes  et  de 
conquêtes.  Un  moment  ils  se  crurent  les  dominateurs  de 
l'Océan.  Les  côtes  africaines  reconnaissaient  leur  suzerai- 
neté :  l'Hindoustan,  l'Indo-Chiee,  les  îles  Malaises,  la  Chine 
elle-même  s'ouvraient  à  leur  influence.  Les  archipels  de 
l'Atlantique  leur  obéissaient.  Dès  1500,  Alvarès  Cabrai  avait 
pris  possession  des  côtes  brésiliennes  au  nom  de  son  maître, 


belle  devise  :  Spes  mea  Deus  a  juventute  mea.  Cf.  Féret.  Annales 
de  la  Normandie.  1826. 

(1)  ViTET,  ouv.  cit.,  t.  II,  p.  423. 


LES   DEUX   ANGO.  85 

le  roi  Emmanuel.  Enfiévrés  par  le  succès,  les  Portugais,  dans 
leurs  prétentions  outrecuidantes,  soutenaient  que  pas  un 
navire  étranger  n'avait  le  droit  de  s'aventurer  dans  leurs 
eaux,  et  ils  poursuivaient  comme  des  pirates  les  négociants 
qui  n'étaient  pas  leurs  compatriotes.  Leur  puissance  néan- 
moins ne  reposait  sur  aucun  fondement  solide  :  elle  était 
toute  d'opinion.  Ils  n'étaient  ni  assez  nombreux  ni  assez 
puissants  pour  la  faire  respecter,  et  s'imaginaient  naïvement 
qu'il  leur  suffirait  de  parler  pour  être  obéis.  Clomme  l'écrivait 
avec  autant  d'esprit  que  d'énergie  le  gran  capUano  Francese 
dont  Ramusio  (1)  a  conservé  les  voyages  :  «  Bien  que  ce 
peuple  soit  le  plus  petit  de  tout  le  globe,  il  ne  lui  semble  pas 
assez  grand  pour  satisfaire  sa  cupidité.  11  faut  que  les  Portu- 
gais aient  bu  de  la  poussière  du  cœur  du  roi  Alexandre  pour 
montrer  une  ambition  si  démesurée.  Ils  croient  tenir  dans 
une  seule  main  ce  qu'ils  ne  pourraient  embrasser  avec  toutes 


(1)  Ramusio.  ouv.  cit.  t.  III,  p.  352.  «  E  quantumque  essisiauoil 
piu  piccolo  popolo  del  mondo,  non  li  par  pero  chequello  sia  davanzo 
grande  per  sodisfare  alla  loro  cupidita.  lo  penso  che  ossi  delibano 
aver  bevuto  délia  polvere  dol  cuore  del  re  Alessandro,  che  li  causa 
una  tal  alterazione  di  tan  ta  sfrenata  cupidita,  e  par  a  loro  tener 
nel  pugno  serrato  quello  che  essi  con  ambedue  le  mani  non  potria- 
no  abbraciare,  o  credo  che  si  persuadano  che  Iddio  non  fece  il  mare 
ne  la  terra  se  non  per  loro,  e  che  le  altre  nazioni  non  sieno  degne 
di  navigare,  e  se  fosse  vel  poter  loro  di  raettere  termini  e  serrar 
il  mare  dal  capo  di  Finis  terre  fin  in  Hirlanda,  gia  molto  tempo 
saria  che  essi  ne  traveriano  serrato  il  passo,  e  tanto  e  di  ragione 
che  li  Francesi  vadino  a  quelle  terre  nelle  quali  loro  non  hanno 
piantata  la  fede  christiana,  e  dove  non  sono  amati  ne  obediti, 
come  noi  haveressimo  ragion  d'imperdirli  di  passar  in  Scocia, 
Dannemarca  e  Norwega,  quando  noi  prima  di  loro  vi  fossimo 
stati,  e  possia  che  essi  hanno  navigato  al  lungo  d'una  costa,  essi  se 
la  fanno  tutta  sua.  Ma  tal  conquista  e  molto  facile  a  fare,  e 
souza  gran  spesa,  perche  non  vi  sono  assalti  ne  resistencia  ». 


86  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

les  deux,  et  il  semble  que  Dieu  ne  fît  que  pour  eux  les  mers 
et  la  terre,  et  que  les  autres  nations  ne  sont  pas  dignes  de 
naviguer  ;  certainement  s'il  était  en  leur  pouvoir  de  fermer 
les  mers  depuis  le  cap  Finisterre  jusqu'en  Irlande,  il  y  a  long- 
temps qu'ils  l'auraient  fait.  Cependant  les  Portugais  n'ont 
pas  plus  le  droit  d'empêcher  les  négociants  français  d'aborder 
aux  terres  que  les  premiers  se  sont  arrogées,  dans  lesquelles 
ils  n'ont  pas  planté  la  foi  chrétienne,  et  oij  ils  ne  sont  ni 
aimés  ni  obéis,  que  nous  n'aurions  le  droit  de  les  empêcher 
d^  passer  en  Ecosse,  dans  le  Danemarck  et  en  Norwége,  en 
admettant  que  nous  y  eussions  abordé  les  premiers.  Aussitôt 
que  les  Portugais  ont  navigué  le  long  d'une  côte,  ils  s'en 
emparent  et  la  considèrent  comme  leur  conquête,  conquête 
facile  et  à  peu  de  frais,  car  elle  n'a  nécessité  ni  assaut  ni' 
résistance.  » 

Cette  fière  protestation  est  peut-être  la  première  de  celles 
qui  retentirent  en  France,  à  diverses  reprises,  contre  les 
tyrans  de  l'Océan.  Elle  est  curieuse,  et  comme  expression 
indignée  des  sentiments  qui  animaient  alors  nos  marins  contre 
les  prétentions  portugaises,  et  comme  document,  dont  l'impor- 
tance chronologique  n'aura  échappé  à  personne.  Aussi  bien 
nos  rois  se  sont  toujours  posés  comme  les  défenseurs  de 
l'indépendance  des  mers,  et  ils  ont  eu  le  mérite  de  soutenir 
leurs  théories  par  les  armes.  «  François  P',  écrivait  un  histo- 
rien espagnol  contemporain,  Herrera  (1),  entend  poursuivre 
ses  conquêtes  et  ses  navigations,  dont  on  lui  conteste  la  léga- 
lité, tout  comme  les  autres  princes  Chrétiens.  Il  veut  égale- 
ment conserver  des  relations  d'amitié  et  de  bonne  intelligence 


(1)  Herrera.  Historia  de  la^i  Indiaa  Occidentales,  Decad.  VII, 
liv.  I,  §  IX,  p.  14,  edit.  1726  :  Que  el  ontendia  seguir  sus  con- 
quistas  y  navegaciones  que  de  derecho  le  competian  corao  à  les 
otros  principes  de  la  Christiandad,  y  que  queria  conservar  amisdad 
y  buena  inteligencia  con  algunos  principes  de  las  Indias. 


LES   DEUX  ANGO.  87 

avec  quelques  princes  indiens.  »  Un  de  ses  officiers  (1), 
général  des  galères  depuis  1521,  Bertrand  d^Ornezan,  baron 
de  Saint  Blancard,  élevait  ces  considération  à  la  hauteur  d*un 
principe  absolu,  quand  il  proclauiait  à  propos  de  la  capture 
de  la  Pèlerine  par  les  Portugais  en  1532  que  le  roi  de  Por- 
tugal n'avait  ni  droit  ni  juridiction  sui*  les  nations  américaines, 
que  la  mer  était  commune,  Taccès  des  îles  ouvert  à  tous,  non 
pas  seulement  aux  Français,  mais  à  tous  les  peuples  de  Tuni- 
vers.  Les  Ordonnances  de  la  marine  de  1517,  1537,  1543  et 
1584  ainsi  que  les  traités  de  paix  de  1529,  1559  et  1598  sou- 
tinrent les  mêmes  théories  de  liberté  (2).  La  plupart  de  nos 
ports,  surtout  ceux  de  TOcéan,  ne  cessèrent  de  les  revendi- 
quer (3).  Aussi,  malgré  les  déceptions  et  les  déboires  qui 
constituent  trop  souvent  Thistoire  de  la  France  d*outre-mer,  ce 
ne  sera  pas  un  médiocre  honneur  pour  nos  souverains  et  pour 
nos  négociants  que  d'avoir,  dès  Torigine,  posé  des  principes, 
qui  sont  aujourd'hui  passés  dans  le  droit  international  des 
nations  civilisées. 

Au  XVP  siècle,  les  Portugais  niaient  résolument  ces  prin- 
cipes. Cette  contestation  eut  pour  conséquence  forcée,  non  pas 
une  guerre  ouverte  entre  les  deux  couronnes,  mais  une  hos- 
tilité sourde  et  continue  entre  les  marins  des  deux  nations, 


(1)  Varnhagbn.  Historia  gérai  do  Brasil,  p.  443.  Dictus  rex  Sere- 
nissimus  nnllum  habet  dominium  nec  jurisdictionem  in  dictis  insulis  ; 
imo  gentes  eas  incolentes  plurimos  habent  regulos  quibus  more 
tamen  et  ritu  silvestri  reguntur,  et  ita  ponitur  in  facto.  Etiam 
ponitur  in  facto  probabili  quod  dictus  serenissimus  rex  Portugaliss 
nuUam  majorem  habeat  potestatem  in  dictis  insulis  quam  habet  rex 
Christianissimus  ;  imo  enim  mare  sit  commune,  et  insulœ  praefatae 
omnibus  apertse,  permissum  est  nedum  Gallis,  sed  omnibus  aliis 
nationibus  eas  frequentare  et  cum  incolis  commercium  habere.  »  — 
Cf.  La  Popellinière.  Histoire  des  trois  mondes^  liv.  II,  §  12,  13. 

(2)  Pardessus.  Collection  des  lois  maritimes^  passim. 

(3)  Archives  municipales  de  Rouen.  A.  20,  fol.  468. 


88  HISTOIRE    DL    BRKSIL   FRANÇAIS. 

qui  se  traduisit  souveuL  par  iles  faits  regrettables,  et  prit  même 
un  tel  caractère  d'acharnement  qu'elle  faillit  se  convertir  en  un 
débat  plus  sérieux.  Il  serait  curieux,  mais  il  est  difficile  à 
cause  de  Tabsence  des  documents,  de  sui\Te  dans  ses  infinis 
détails  cette  querelle  franco-portugaise.  Le  Brésil  en  fut 
surtout  le  théâtre.  Les  matelots  des  deux  nations  ne  se  con- 
tentèrent bientôt  plus  de  se  piller  réciproquement.  Ils  adop- 
tèrent vis-à-vis  les  uns  des  autres  les  féroces  procédés  des 
indigènes  avec  lesquels  ils  étaient  en  relation.  Ils  les  asso- 
cièrent même  à  leurs  vengeances.  Thevet  (1)  raconte  qu'il  voulut 
un  jour  arracher  à  la  mort  un  prisonnier  portugais,  qui  était 
tombé  au  pouvoir  d'un  cacique  allié  de  la  France  :  c  mais  le 
barbare  farouche,  ajoute-t-il,  se  print  à  me  regarder  d'un  tel 
travers  d'œil  avec  un  visage  si  esmeu  que  rien  plus,  disant  : 
Ha  !  malheureux  que  tu  es,  jamais  ie  n'eus  pensé  que  tu 
deusses  de  tant  t' oublier,  et  que  tu  fusses  si  desloyal  que  de 
me  prier  pour  ung  qui  est  ennemi  de  ton  nom.  Ignores-tu  que 
les  siens  et  les  ditz  Margaïatz  nos  adversaires  ne  demandent 
que  la  ruine  de  ton  capitaine  et  de  toy,  aussi  bien  que  de  nous, 
qui  avons  tousiours  esté  voz  amis.  »  Cette  haine  réciproque 
était  si  bien  enracinée  au  cœur  des  uns  et  des  autres,  qu'elle 
oblitérait  les  notions  les  plus  élémentaires  de  l'humanité.  En 
voici  un  exemple  entre  mille  :  L'Allemand  Hans  Staden  avait 
été  fait  prisonnier  par  les  Tupinambas,  qui,  le  prenant  pour 
un  Portugais,  s'apprêtaient  à  le  dévorer.  Il  se  prétendit  l'ami 
des  Français,  et  fut  présenté  à  un  interprète  normand  qui  ne 
le  comprit  pas,  et  annonça  à  ses  maîtres  qu'ils  pouvaient 
l'immoler  en  toute  conscience.  Plus  heureux  dans  une  seconde 
tentative,  Staden  réussit  à  convaincre  le  Français  de  sa  natio- 
nalité. L'interprète  consentit  alors  à  intervenir  en  sa  faveur, 
mais  il  ne  chercha  même  pas  à  s'excuser  de  sa  première 
inhumanité.  «  Il  m'assura  qu'il  m'avait  oris  pour  un  Portugais 


(1)  Thevet.  Cosmographie  universelle^  p.  909, 


LES    DEUX   ANGO.  89 

et  que  les  gens  de  cette  nation  étaient  de  tels  scélérats  (1) 
qu'aussitôt  que  les  Français  pouvaient  en  prendre  un  au  Bré- 
sil, ils  le  pendaient  sur-le-champ;  ajoutant  qu'ils  étaient  bien 
obligés  de  se  conformer  aux  mœurs  des  Indiens,  et  de  souffrir 
qu'ils  traitassent  leurs  prisonniers  comme  ils  l'entendaient, 
puisqu'ils  étaient  comme  eux  ennemis  des  Portugais.  »  La 
haine  entre  Français  et  Portugais  atteignit  même  un  telparo- 
xisme  qu'elle  engendra  des  crimes  monstrueux.  On  ne  se  con- 
tentait pas  de  laisser  les  Brésiliens  accomplir  en  paix  leurs 
hideux  festins  ;  on  leur  fournissait  des  vivres  humains.  Sta- 
den  (2)  raconte  comment  l'équipage  du  navire  dieppois  la 
Belette  ayant  réussi  à  s'emparer  d'un  navire  Portugais,  dis- 
tribua quelques-uns  de  ses  prisonniers  aux  Brésiliens,  qui 
s'empressèrent  de  les  immoler  et  de  les  manger.  Les  Portu- 
gais (3)  de  leur  côté  se  faisaient  un  j-eu  des  souffrances  de 
leurs  prisonniers  Français.  Tantôt  ils  les  enterraient  jusqu'aux 
épaules,  et  prenaient  leurs  têtes  en  guise  de  cible,  tantôt  ils 
les  pendaient  après  les  avoir  mutilés,  ou  bien  ils  les  livraient 
aux  Brésiliens  pmir  être  dévorés.  Léry  (4)  rapporte  même 
qu'ils  les  écorchaient  vifs  ou  les  brûlaient  à  petit  feu.  Aussi 
que  de  sanglantes  représailles  et  quelle  série  de  crimes  mons- 
trueux ! 

Les  Portugais  paraissent  s'être  donné  les  torts  de  la  pre- 
mière attaque.  Dès  1504,  afin  d'empêcher  les  découvertes  et 


(1)  Hans  Staden,  ouv.  cit.,  p.  151. 

(2)  id.  p.  196,  208. 

(3)  Varnhagen.  Historia  gérai  do  Brasil,  t.  I,  p.  443.  «  Idem 
Loppes  suspendio  dédit  dictum  dominum,  ...et  viginti  alios  ex 
suis  sodalibus,  duosque  vivos  silvestribus  dilaniaii')ds  et  manden- 
dos  tradidit.  v 

(4)  LÉRY,  ouv.  cit.,  §  II.  a  S'ils  les  trouvent  sur  mer  à  leur  avan- 
tage, ils  leur  font  une  telle  guerre  qu'ils  en  sont  venus  iusques-là 
d'en  avoir  escorché  de  tous  vifs  et  fait  mourir  d'autre  mort  cruelle.  » 


dO  HLSTOfRE  DU   BhÉSSL  F&JISÇAIS. 

les  pn^rès  de  oos  matelots,  le  i  1>  roi  Emmanuel  avait  exprès- 
démeot  détendu  à  ses  sujets  de  leur  Teadre  des  cartes  ou  des 
sphères  terrestres,  où  seraieat  marqués  les  pays  au  sud  de 
MaoicoQgo  et  des  îles  San  Tome  et  del  Principe.  Depuis  (2) 
il  défendit  également  à  ses  capitaines  de  prendre  à  leur  ser- 
vice des  pilotes  on  des  matelots  appartenant  à  d'autres 
nations  ;  mais  cette  double  interdiction  ne  fat  jamais  observée  ; 
non-seulement  nos  armateurs  et  nos  n^^ociants  eurent  à  leur 
disposition  les  cartes  et  les  sphères  portugaises  dont  ils 
avaient  besoin,  mais  encore  bon  nombre  de  pilotes  ou  de 
mntelots  Français  montaient  à  bord  des  navires  portugais. 
Ainsi,  pour  n'en  donner  qu'une  preuve,  lorsque  le  Portugais 
Magellan  (3)  fit,  au  service  de  l'Espagne,  son  fameux  voyage 
de  découverte,  il  avait  plusieurs  Français  à  bord  de  son 
escadre  :  sur  la  Trinité^  Jean-Baptiste  de  Montpellier  et  f^etit- 
Jean  d'Angers;  sur  le  Saint- Antoine^  Jean  de  Rouen  et 
Bernard  Calmet  de  Lecloure;  sur  la  Vwioîre,  Simon  de  la 
Rochelle;  sur  le  Saint-Jacques,  Barthélémy  Prieur  de  Saint- 
Malo,  Richard  d'E\Teux,  Pierre  Gascon  de  Bordeaux,  Laurent 
Oorrat  de  Normandie,  Jean  Massiat  de  Troyes,  Jean  Breton 
du  Croisic  et  Pierre  Armand  d'Auray,  sans  parler  d'un  prê- 
tre (4)  qu'il  fut  obligé  de  débarquer  à  cause  de  son  insubor- 
dination. 

Les  rois  de  Portugal  comprirent  bien  vite  que  leurs  ordon- 


(1)  Vabnhagbn,  ouv.  cit.,  t.  I,  p.  36. 

(2)  Ordenacoes  Manuelinas,  liv.  V,  tit.  78,  §  2  —  tit.  88,  §  11. 

(3)  Navabrete.  Yiages  y  descuhrimentos  de  los  Espanoles, 
t.  IV,  p.  12. 

(4)  Herrera,  ouv.  cit.,  dec.  II,  liv.  IX,  §  XIV.  On  peut  encor» 
remarquer,  d'après  Hacklujt  :  The  principal  navigations^  t.  III, 
p.  719,  qu'un  pilote  français  aurait  remis  à  sir  John  Yorcke,  bien 
avant  Cabot,  une  note  sur  les  courants  qui  existent  entre  le  cap 
do  Bonne-Espérance  et  les  côtes  d'Amérique. 


LES   DEUX    ANCrO.  91 

nances  resteraient  lettre  morte  s'ils  ne  les  appuyaient  point 
par  les  armes.  Fort  irrités  par  la  présence  de  nombreux  navi- 
res français  sur  des  côtes  qu'ils  prétendaient  leur  appartenir, 
ils  donnèrent  ordre  à  leurs  capitaines  (1)  de  courir  sur  ces 
navires,  et  de  les  couler  bas  ou  tout  au  moins  de  les  prendre 
quand  ils  se  trouveraient  en  force. 

Le  premier  (2)  acte  d'hostilité,  dont  l'histoire  ait  gardé  le 
souvenir,  remonte  à  l'année  1505.  Nous  l'avons  déjà  rap- 
porté, quand  nous  avons  essayé  de  démontrer  que  nos  com- 
patriotes fréquentaient  le  pays  dès  le  commencement  du 
siècle.  Deux  de  nos  navires  auraient  été  brûlés  par  les  Por- 
tugais dans  la  rivière  de  Paraguaçu,  un  troisième  pris,  et 
leurs  équipages  impitoyablement  massacrés.  Mais  il  faut 
croire  que  les  profits  du  commerce  dans  cette  région  compen- 
saient et  au-delà  les  inconvénients  de  la  surveillance  portu- 
gaise, car,  quelques  années  plus  tard,  nos  vaisseaux 
se  retrouvaient  dans  ces  parages  aussi  nombreux  qu'en 
1505.  n  est  probable  qu'ils  avaient  répondu  aux  attaques  des 
Portugais  par  des  attaques  semblables,  et  que  tout  voyage  au 
Brésil  était  à  ce  moment  à  la  fois  une  entreprise  commerciale 
et  une  expédition  militaire. 

Le  roi  de  Portugal  ne  s'attendait  peut-être  pas  à  cette 
résistance  de  la  part  de  nos  négociants.  Dès  1516  (3)  il  expé- 
diait un  ambassadeur,  lacome  Monleiro,  à  François  P'  pour 
se  plaindre  des  pirateries  de  ses  sujets,  et,  en  même  temps. 


(1)  Curieux  récit  de  Hans  Staden  (ouv.  cit.  \),  78)  :  «  Nous  trou- 
vâmes au  pays  des  Buttugaris  un  vaisseau  français  que  l'on  char- 
geait de  bois  :  nous  nous  empressâmes  de  l'attaquer,  dans  rospoir 
de  nous  en  emparer  facilement,  etc.  » 

(2)  Cité  par  Varnhagen,  Historia  do  Brasil,  t.  I.,  p.  412-414. 
Cf.  Vasconcellos,  Noticia  do  Brasily  §  XIX.  —  Id.,  Cronica  do 
Brasily  liy.  I,  §  39. 

(3)  Vabhnagbn,  ouv.  cit.,  p.  37. 


92  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

chargeait  un  de  ses  plus  vaillants  capitaines  (1),  Chris- 
tovam  Jaques,  de  débarrasser  la  côte  brésilienne  de  la 
présence  des  Français.  On  ne  connaît  pas  le  résultat  des 
négociations  entamées  par  Monteiro,  mais  rexpédition  de 
Jaques  ne  réussit  que  trop  bien.  Après  avoir  fondé  un  comp- 
toir fortifié  à  Itamarca,  dans  la  province  de  Parahyba,  il 
ruina  tous  les  établissements  (2)  français  qu*il  rencontra  sur 
la  côte,  et  prit  ou  détruisit  leurs  navires.  Mais  les  vrais  com- 
merçants ne  se  découragent  pas  pour  si  peu.  Chassés  sur  un 
point,  ils  reparaissent  sur  un  autre.  Les  Phéniciens  dans 
l'antiquité,  les  Anglais  dans  les  temps  modernes  n*ont  jamais 
réussi  qu'à  force  de  persévérance  et  d'obstination.  Ainsi 
firent  nos  négociants  français.  Malgré  leurs  échecs  répétés, 
malgré  la  perte  de  tant  de  leurs  navires  et  l'indifférence  du 
gouvernement  à  leur  égard,  ils  ne  renoncèrent  pas  aux  pro- 
fits du  commerce  dans  ces  terres  nouvelles,  et,  sans  plus  se 
soucier  de  la  surveillance  organisée  par  les  croisières  portu- 
gaises, continuèrent  leurs  voyages  à  la  côte  du  Brésil. 

Dès  son  avènement  au  trône,  Jean  III  envoya  un  nouvel 
ambassadeur  en  France,  Francesco  de  Silveyra  (1522).  Le 
bruit  s'était  répandu  que  les  Normands  projetaient  de  fonder 
un  établissement  au  Brésil,  et  que  l'amiral  de  France,  Bon- 
nivet,  s'intéressait  à  la  réussite  de  ce  projet.  On  désignait 
même  le  Florentin  Verrazzano  comme  le  chef  de  l'expédition, 
et  déjà  quelques  navires  étaient  en  armement  dans  les  ports 
deNormandie.  Silveyra  fui  très  bien  accueilli  par  François  P'', 
mais  ne  reçut  pas  de  réponse  définitive.  Gomme  ses  instruc- 
tions étaient  pressantes,  il  insista,  et  finit  par  obtenir  que  le 


(1)  HuMBOLDT,  Histoire  de  la  géographie  du  nouv'tau  continent^ 
t.  V,  p.  148.  —  SouTHEY,  Histoire  du  Brésilj  t.  I,  p.  29. 

(2)  D*après  Gandavo  (ouv.  cit.,  p.  35),  ce  serait  Lopez  de  Souza 
qui  «  le  premier  conquit  Itamarca  et  la  délivra  des  Français  au 
pouvoir  desquels  elle  était,  quand  il  vint  s'y  fixer.  » 


Les  bEUx  ango.  93 

roi  défendrait  à  rexpédillon  de  partir  (1).  M.  Murphy  (2), 
auteur  d'une  intéressante  biographie  de  Verrazzano,  a  retrouvé 
la  dépêche  de  Silveyra,  en  date  du  25  avril  1523,  par 
laquelle  Tambassadeur  apprenait  à  son  souverain  qu'il  avait 
réussi  «  à  mettre  l'embargo  sur  le  voyage  du  Florentin  ». 

Mais  nos  compatriotes  supportaient  avec  peine  cette  im- 
mixtion des  Porttigais  dans  leurs  affaires.  Quelques-uns 
d'entre  eux,  exaspérés  par  la  perte  de  leurs  vaisseaux  et  la 
ruine  de  leurs  spéculations,  cherchèrent  à  leur  rendre  le  mal 
pour  le  mal,  et  répondirent  aux  pirateries  portugaises  i)ar 
des  actes  semblables  de  brigandage.  On  a  conservé  les  lettres 
de  marque  délivrées  en  1522  à  Jehan  Terrien,  de  Dieppe,  à  titre 
de  représailles  contre  les  Portugais,  qui  avaient  pris  un  de  ses 
gaUons  sur  la  côte  même  du  Portugal.  Combien  d'autorisations 
semblables  durent  être  accordées  (3),  dont  il  n'est  resté  aucune 
trace  dans  l'histoire  !  Il  paraît  que  nos  corsaires  ne  réussi- 
rent que  trop  bien  à  troubler  le  commerce  portugais,  car,  en 
1526,  le  roi  Jean  111  se  décida  à  tenter  un  vigoureux  effort. 
11  lit  (4)  pubher  dans  son  royaume  un  édit  par  lequel  il  enjoi- 
gnait à  tous  ses  sujets,  sous  peine  de  mort,  (le  couler  les 
navires  français  qui  allaient  au  Brésil  ou  qui  en  revenaient. 
Afin  de  mieux  assurer  l'exécution  de  ces  ordres,   il  envoya 


^^1)  Andrada.  Cronica  do  reij  D,  Joao,  part.  I,  §  XI 11. 

(2)  Murphy.  The  voyage  of  Verrazzano  :  a  chapter  in  the  Early 
of  History'  maritime  discovery  in  America,  Cf.  Revue  critique 
d'histoire  et  de  littérature.  1««"  janvier  1876. 

(3)  Fré VILLE.  Histoire  du  commerce  maritime  de  Rouen ^  t.  II, 
p.  432. 

(4)  Varnhagen.  Ouv.  cit.  t.  I,  p.  443*  «  In  anno  MDXXVI  idem 
rex  Serenissimus  per  totum  ejus  regnum  edictum  ab  oo  enarratuiii 
publicaCioui  dederat,  quo  continebatur  prœcoptum  expressuni  om- 
nibus ejus  subditis,  sub  pœna  capitis,  de  omnibus  Gallis  ad  dictas 
insulas  accedentibus,  seu  ab  eis  recedentibus,  submergcndis.  » 


94  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

plusieurs  escadres  au  Nouveau -Monde,  et  recommanda  à 
leurs  capitaines  d'agir  avec  énergie. 

11  serait  intéressant  de  suivre  dans  leurs  détails  les  péri- 
péties souvent  tragiques  de  la  querelle  engagée  entre  les  deux 
marines  française  et  portugaise  ;  mais  cette  étude  présente 
des  difficultés  à  peu  près  insolubles,  car  les  documents 
authentiques  font  défaut  ou  se  contredisent.  En  Tabsence  de 
données  sérieuses  pour  résoudre  ce  problème,  au  moins 
essaierons-nous  de  poser  quelques  jalons.  Trois  épisodes 
paraissent  avoir  attiré  Tattention  des  contemporains,  la  croi- 
sière de  Ghristovain  Jaques ,  Taffaire  de  la  Pèlerine  et 
l'expédition  de  Sousa  :  nous  allons  successivement  les  passer 
en  revue. 

Le  roi  Jean  III  avait  appris  qu'une  flotte  française  se  dis- 
posait à  piller  les  établissements  portugais  du  Brésil.  En 
réalité  cette  flotte  se  composait  de  deux  navires  et  d'une 
galéasse,  dont  les  armateurs  se  nommaient  Ivon  Cretugan, 
Jean  Bureau,  Jean  Jamet  et  Guerret  Mathurin  Tournemou- 
che  (1).  Deux  de  ces  navires  étaient  Normands,  le  troi- 
sième appartenait  à  un  armateur  de  Saint-Paul  en  Breta- 
gne (2).  Nos  compatriotes  rencontrèrent  à  l'entrée  du  Rio- 
Francisco  un  vaisseau  nommé  le  Gabriel^  qui  faisait  partie 
(le  la  flotte  de  Garcia  de  Loaysa  et  était  commandé  par  Ro- 
drigo de  Acuna.  Ils  pensaient  si  peu  à  le  maltraiter  qu'ils 
envoyèrent  une  de  leurs  chaloupes  à  sa  rencontre  pour  lui 
indiquer  les  passes  du  fleuve,  et  lui  prêtèrent  des  charpen- 
tiers et  des  calfats  pour  le  radouber.  Mais  la  bonne  harmonie 
ne  dura  pas  longtemps.  Les  matelots  des  deux  nations  se 
prirent  de  querelle,  des  coups  de  feu  furent  échangés,  et  le 
Gabriel^  qui  ne  voulait  pas  engager  la  lutte  dans  ces  condi- 
tions  d'infériorité,    coupa   précipitamment    ses  amarres,  et 


(1)  Varnhagen.  Ouv.  cit.  t.  I,  p.  45. 

;2)  Nav ARRETE.  Ut  supra,  t.  V,  p*  172,  231,  239,  329,  32J. 


LES  DEUX  ANGO.  95 

s'enfuit  en  abandonnant  à  terre  le  capitaine  Acuna  qui  resta 
prisonnier.  Le  Gabriel  alla  se  réfugier  à  la  Baie  de  tous  les 
Saints,  mais  il  rencontra  un  autre  navire  français  qui  l'atta- 
qua et  le  prit.  Ce  fut  le  dernier  succès  de  nos  compatriotes. 
Une  véritable  escadre  portugaise,  composée  d'un  navire  et 
de  cinq  caravelles,  venait  d'arriver  sur  les  côtes  brésiliennes. 
Ghristovam  Jaques,  déjà  connu  par  l'heureuse  issue  de  la 
croisière  de  1516,  la  commandait  en  chef.  Il  avait  sous  ses 
ordres  Diogo  Leite,  Gonzalo  Leite  et  Gaspar  Gorrea.  Il  ren- 
contra au  nord  de  Bahia,  dans  un  port  près  de  San  Francisco, 
les  deux  navires  normands  et  le  navire  breton  qui  achevaient 
leur  chargement  de  brésil,  et  s'en  empara.  Ge  ne  fut  pas  du 
moins  sans  résistance,  car  les  Français,  bien  que  très-infé- 
rieurs en  nombre,  se  défendirent  toute  une  journée  (1).  Les 
vainqueurs  abusèrent  de  leur  triomphe.  Ils  massacrèrent  leurs 
prisonniers,  après  leur  avoir  fait  subir  d'horribles  tortures. 
Ne  s'avisèrent-ils  pas  de  les  enterrer  jusqu'aux  épaules,  et 
de  prendre  leurs  têtes  comme  cible  à  leurs  arquebuses  (2). 
Ghristovam  Jaques  qui,  dans  sa  haine  contre  la  France,  avait 
autorisé  de  semblables  cruautés,  voulut  assurer  la  prépondé- 
rance portugaise  dans  ces  parages  en  achevant  de  ruiner 
l'influence  française.  Pendant  plusieurs  mois,  il  fouilla  les 
anses    et    les  baies  de    la  côte,  prenant  tous  les  navires 
qu'il  rencontrait,  détruisant  nos  comptoirs,  brûlant  les  cases 
des  Brésiliens  nos  alliés,  et  bâtissant  de  loin  en  loin  quelques 
forteresses  pour  assurer  aux  matelots  portugais  aide  et  pro- 
tection contre  les  attaques  prochaines  de  leurs  rivaux. 

La  précaution  n'était  pas  inutile.  La  croisière  de  Jaques 
avait  ruiné  en  France  bon  nombre  de  familles.  Le  récit  des 


(1)  Vaknhagen.  Ouv.  cit.  t*  l,  p.  32. 

(2)  Ces  cruautés  sont  rappelées  par  une  lettre  de  Diego  de  Gou- 
véa  adressée  de  Paris  au  roi  do  Portugal  le  17  février  1525* 
Cf.  Varnhagen,  ouv*  cit.  t.  1.  p*  130. 


yC  Histoire  iiu  brésil  français. 

cruautés  portugaises  avait  exaspéré  Topinion  publique.  De 
vives  protestations  s'élevèrent  contre  ces  actes  de  brigandage 
et  ces  massacres  que  rien  ne  justifiait.  Le  comte  de  Laval, 
gouverneur  de  Bretagne,  réclama,  au  nom  des  victimes,  une 
indemnité  de  600,000  écus,  et  François  1""  chargea  son  hérault 
d*armes,  Angoulème,  de  porter  à  Lisbonne  cette  réclamation. 
Gomme  les  négociations  traînaient  en  longueur,  bon  nombre 
d'armateurs  résolurent  de  se  faire  justice  à  eux-mêmes,  et, 
en  attendant  que  la  Cour  leur  eut  accordé  Taulorisalion 
d'exercer  des  représailles,  tombèrent  sur  les  navires  portu- 
gais. En  décembre  1530,  un  galion  français  sucprit  Fernaiii- 
buco  (i),  et  saccagea  cette  ville.  Duarte  Coelho,  qui  com- 
mandait la  place,  avait  essayé  de  résister;  mais  les  Brésiliens 
s'unirent  aux  Français,  et  il  dut  se  résigner  à  évacuer  la 
position.  Le  16  janvier  de  la  même  année,  le  roi  de  Portugal 
écrivait  à  son  ambassadeur  en  France,  Silveyra,  que  les 
corsaires  français  avaient  enlevé  plus  de  trois  cents  bâti- 
ments, et  pris  des  marchandises  pour  une  valeur  de  plus  de 
six  cent  mille  cruzades  (2).  Ces  chiffres  sont  très-probablement 
exagérés,  mais  ils  prouvent  que  la  marine  française  avait 
rendu  le  mal  pour  le  mal,  et  que  les  victimes  de  Chrislovain 
Jaques  avaient  été  pleinement  vengées. 

La  vengeance  fut  même  si  complète  que  le  roi  tle  Portugal 
s'inquiéta  de  nouveau  des  progrès  de  la  France  au  Brésil,  et 
résolut  de  renouveler  la  croisière  qui  avait  si  bien  réussi  en 
1526.  Il  fit  équiper  une  flotte  de  cinq  vaisseaux,  dont  il  confia 
le  commandement  avec  des  pouvoirs  très  étendus  à  Martin 


l)  Vasconcellos.  Cronica  do  Brazily  liv.  I,  §  100.  Cf.  Diario 
de  Pedro  Lopez  de  Sousa,  p.  14  et  18,  â  la  date  du  vendredi  17 
février  1531.  «  E  me  disseram  que  foran  ao  rio  de  Pernambuco,  e 
como  havia  dous  mezes  que  ao  dito  rio  chegara  hum  galeaii  de 
França,  e  que  saqueara  a  feitoria,  e  que  roubara  toda  a  fazenda 
que  nelle  estava  del  Rei  nosso  senhop  ». 

(2)  Ternai>x  Compans.  Notice  sur  la  Guyane  Française. 


LES   DEUX   ANGO.  \}1 

Affonso  de  Sousa  (1).  L'escadre  mit  à  la  voile  le  3  décembre 
1530.  Le  31  janvier  1531,  Sousa  était  en  vue  du  cap  Saint- 
Augustin  et  capturait  un  vaisseau  français  muni  de  beaucoup 
de  poudre  et  d'artillerie,  et  chargé  de  bois  de  Brésil.  Au  sud 
du  cap,  il  prenait  un  second  navire  français  chargé  de  la 
même  marchandise,  et  livrait  un  combat  acharné  à  un  troi- 
sième vaisseau  de  la  même  nation,  mais  plus  grand  que  les. 
deux  autres.  Il  le  prenait  également,  et,  après  être  entré  à 
Fernambuco,  le  renvoyait  en  Portugal,  et  brûlait  ses  autres 
prises.  Pendant  plusieurs  mois  il  longea  les  côtes  brési- 
liennes, et  fit  partout  reconnaître  l'autorité  du  Portugal.  Dans 
son  voyage  de  retour,  le  15  août  1532,  non  loin  de  l'île  Saint- 
Alexis,  près  du  cap  Saint- Augustin,  il  s'empara  d'un  quatrième 
navire  français,  armé  de  huit- canons,  et  d'un  autre  qui 
arrivait  d'Europe  chargé  de  munitions  de  guerre.  Ces  muni- 
tions étaient  destinées  à  une  petite  forteresse  bâtie  sur  la  côte 
par  nos  compatriotes.  Découragé  par  la  perte  de  ces  deux 
navires,  le  commandant  de  la  forteresse  invita  Sousa  à  en 
prendre  possession.  Le  vainqueur  sans  combat  la  fit  raser, 
et  construisit  avec  les  matériaux  une  autre  citadelle  beaucoup 
plus  forte. 

Pendant  que  s'accomplissaient  au  Nouveau  Monde  ces  opé- 
rations, qui  ressemblaient  singulièrement  à  des  faits  de  guerre, 
en  Europe  les  négociations  n'avaient  jamais  été  interrompues 
entre  les  cours  de  Lisbonne  et  de  Paris,  et,  bien  que  leurs 
sujets  se  traitassent  en  ennemis,  les  souverains  de  ces  deux 
pays  affectaient  de  croire  à  une  solution  pacifique  de  la  ques- 
tion brésilienne.  Ils  avaient  même  institué  une  commission 
mixte  chargée  de  régler  les  indemnités  réciproques,  et  conti- 


(1)  Le  Diario  de  navegaç.âo  da  armada  que  foi  a  terra  do  Bra- 
sil,  en  1530-1532,  a  été  composé  par  Pedro  Lopes  de  Sousa  et 
imprimé  à  Lisbonne  en  1839  par  M.  de  Varnhagen.  M.  de  San- 
TAREM  en  a  donné  une  analyse  dans  les  Nouvelles  Annales  des 
Voyages.  4«  série,  t.  I,  p.  330-372. 


98  HISTOIHE    DU    13RKSIL   FUANÇAIS. 

nuaieiit  à  observer  tous  les  dehors  de  la  légalité.  On  connaît 
peu  le  détail  des  négociations  engagées  entre  les  deux  cou- 
ronnes. Il  paraîtrait  néanmoins  (jue  François  I"  céda  trop 
légèrement  aux  obsessions  de  la  cour  de  Lisbonne,  car,  dès 
1531,  il  ordonnait  à  l'amiral  de  France  d'arrêter  les  navires 
français  qui  revenaient  du  Brésil  et  de  la  Guinée,  sous  pré- 
texte que  le  commerce  de  ces  régions  était  exclusivement 
réservé  aux  Portugais.  On  conserve  aux  Archives  munici- 
pales de  Rouen  le  procès-verbal  d'arrestation  des  navires  de 
Nicolas  de  la  Chesnaye,  Jean  le  Gros,  Pierre  Moisi,  Gilles  le 
Froissi,  Jean  de  Guignes  et  Richard  Fessart,  qui  s'étaient 
livrés  à  ce  commerce  déclaré  soudainement  interlope  (1). 
Ango  lui-môme,  qui  passait  pour  posséder  la  faveur  du  roi, 
n'aurait  pas  été  épargné  ;  mais  l'avisé  normand  affirma  que 
ses  navires  revenaient  d'un  lieu  a  où  oncques  chrétien  n'es- 
toit  encore  allé  »,  et  on  le  laissa  libre  (2).  Marine  Giustiniano, 
un  de  ces  alertes  négociateurs  que  Venise  entretenait  alors 
dans  les  principales  cours  de  l'Europe  pour  surveiller  les 
événements  et  surtout  les  intérêts  de  la  Sérénissime  Réou- 
plique,  n'a  eu  garde  d'oubher  le  débat  diplomatique  engagé 
entre  les  deux  couronnes.  Dans  un  de  ces  curieux  rapports 
que  les  ambassadeurs  vénitiens  expédiaient  à  leur  gouverne- 
ment, et  qui  constituent  une  source  abondante  de  renseigne- 
ments précis  sur  l'histoire  de  l'Europe,  Marine  Giustiniano 
s'exprimait  en  ces  termes  :  «  Le  roi  très- chrétien  est  en 
bonne  amitié  avec  le  roi  de  Portugal,  qui  respecte  cette  liai- 
son avec  soin.  L'ambassadeur  de  Portugal  me  disait  que  son 
roi  craignait  beaucoup  l'empereur,  et  désirait  par  conséquent 


(1)  Fréville.  Commerce  maritime  de  Rouen ^  t.  i,  p.  327. 

(2)  Rcquôto  (lo  1534  adressée  au  connétable  de  Montmorency. 
Cette  pièce  faisait  partie  de  la  collection  David  vendue  en  1857  à 
Paris.  On  ignore  ce  qu'elle  est  devenue.  Voir  Fréville,  ouv.  cit., 
t.  I,  p.  327. 


LES    DEUX   ANOO.  99 

que  la  France  s'agrandît.  On  sait  bien  que  dans  les  Indes, 
qui  appartiennent  au  roi  de  Portugal  ex  vetori  occupatione^ 
celui-ci  (1)  non-seulement  ne  voudrait  pas  de  rivaux,  mais 
même  prétend  que  ses  rivages  soient  fermés  aux  sujets  d'une 
puissance  étrangère.  Les  Normands,  les  Bretons,  les  Picards 
qui  étaient  allés  au  Brésil  ont  été  fort  maltraités,  ce  qui  donne 
lieu  à  des  plaintes  amères  de  la  France  contre  les  Portugais. 
Cependant  les  Français  qui  sont  là,  et  d'autres  qui  y  arrivent 
tiennent  à  conserver  leurs .  droits  :  c'est  pourquoi  une  négo- 
ciation est  depuis  longtemps  entamée.  L'amiral  traite  pour  la 
France,  l'ambassadeur  de  Portugal  pour  son  roi  ;  mais  les 
riches  présents  que  celui-ci  donne  à  l'amiral  traînent  l'affaire 
en  longueur  ».  Le  fin  diplomate  croit  savoir  qu'une  alliance 
de  famille  trancherait  le  débat.  «  Par  là,  ajoute-t-il,  le  Por- 
tugal voudrait  couper  court  aux  différends  passés,  et  obtenir 
du  roi  très-chrétien  l'engagement  de  ne  pas  toucher  au  Brésil  : 
mais  les  négociations  traînent,  et  le  roi  très-chrétien  n'y  met 
pas  beaucoup  d'intérêt  ». 

C'est  en  1535  que  Giustiniano  adressait  cette  dépêche  à  son 
gouvernement  :  En  parlant  de  la  longueur  et  du  peu  de  pro- 
grès des  négociations  entamées,  il  faisait  peut-être  allusion  à 
une  affaire  restée  célèbre  sous  le  nom  d'affaire  de  la  Pèlerine, 
Au  mois  de  décembre  1530,  Bertrand  d'Ornesan,  baron  de 
Saint-Blancard  (2),  général  des  galères  françaises  sur  la 


(1)  Relation  de  Marino  Giustiniano,  éd.  Tomraaseo,  t.  I,  p.  87  : 
non  solaraente  vuol  avère  la  superiorità,  ma  non  vuol  ch'alcun 
altr'  uomo,  sta  chi  si  voglia,  vada  a  quelli  luoghi.  Ed  essendo  andati 
moite  volte  al  Brasil,  Francesi  di  Normandia,  di  Brettagna  e  Picar- 
dia,  sono  stati  molto  mal  trattati  dà  Portughesi.  E  pur  vogliono 
mantenore  questa  proprièta  alcuni  Francesi  ed  altri  che  vanno  la* 

(2)  Voir  aux  pièces  justificatives  la  protestation  du  baron  de 
Saint-Blancard.  Cf.  lettre  royale  adressée  de  Lisbonne  le  28  sep- 
tembre 1532.  «  Na  Costa  de  Audalusia  foi  tornada  agora  pelas 
tninhos   oaravelas  que  andavam  na  armada  do  Éstreito,  una  nâo 


100  iiisTuiiii!:  b[:  buksil  fkançais. 

Méditerranée,  avait  obtenu  du  roi  François  I"  Tautorisation 
d'armer  à  ses  frais  un  navire,  la  Pèlerine^  destiné  à  naviguer 
dans  les  eaux  brésiliennes.  La  Pèlerine  portait  dix-huit 
canons,  et  avait  cent  vingt  hommes  d'équipage  commandés 
par  le  capitaine  Duperet.  Son  chargement  avait  été  fait  avec 
soin.  Il  consistait  en  marchandises  à  l'usage  des  indigènes,  et 
en  munitions  et  armes  pour  un  fort  que  Saint-BIancard  avait 
ordonné  de  construire  sur  la  côte.  La  Pèlerine  partit  de 
Marseille,  et,  après  trois  mois  de  traversée,  arriva  à  Fernam- 
buco,  où  elle  fut  attaquée  par  six  navires  portugais.  Les 
Français,  qui  étaient  mieux  armés,  eurent  le  dessus,  mais  ils 
n'usèrent  de  leur  victoire  que  pour  conclure  un  armistice 
avec  les  Portugais,  et  construire  un  fort,  dans  lequel  ils 
entassèrent  non-seulement  les  objets  de  provenance  euro- 
péenne qu'ils  avaient  emportés,  mais  surtout  les  marchandises 
brésiliennes  qu'ils  ne  cessaient  d'acheter.  Dès  que  le  fort  fut 
achevé,  Duperet  renvoya  la  Pèlerine  en  France,  sous  le  com- 
mandement de  Debairau  :  sa  cargaison  représentait  une 
valeur  de  six  cent  deux  mille  trois  cents  ducats,  sans  parler 
de  tout  ce  qu'on  gardait  encore  dans  le  fort. 

Le  voyage  de  retour  ne  fut  signalé  par  aucun  incident.  En 
août  1531,  la  Pèlerine  se  trouvait  en  vue  du  port  de  Malaga  ; 
elle  y  entra  pour  se  procurer  des  vivres,  qui  commençaient  à 
lui  manquer.  Une  flotte  portugaise  de  six  voiles,  commandée 
par  D.  Marlin  et  Gorrea,  se  trouvait  à  Malaga.  Les  Portugais 
s'informèrent  de  la  provenance  du  navire,  et  des  motifs  do 
son  arrêt.  Dès  qu'ils  surent  que  les  Français  revenaient  du 
Brésil  avec  une  riche  cargaison,  ils  résolurent  de  s'emparer 
du  navire  :  seulement,  comme  Malaga  appartenait  à  l'Espagne, 


franceza  carregada  de  brazil,  e  trazida  a  esta  cidade,  a  quai  foi  de 
Marselha  a  Pernambuco,  e  desembarcon  gente  em  terra,  a  quai 
desfez  una  feitoria  minha  que  ahi  estava,  o  deixon  là  se  tenta 
homens...  com  tençao  de  povo  arem  a  terra  e  de  sa  defenderena  ». 
Cf.  Varnhagen,  ouv.  cit.,  t.  i,  p.  61-63. 


LES    DEUX   ANGO.  10 1 

et  qu'ils  ne  voulaient  pas  commellre  un  acte  d'hostililé  dans 
les  eaux  espagnoles,  ils  proposèrent  à  Debarrau  de  lui  fournir 
des  vivres  et  de  partir  avec  eux.  Le  naïf  marin  ne  soupçonna 
seulement  pas  le  piège  qu'on  lui  tendait.  Il  remercia  au  con- 
traire Tamiral  portugais  de  ces  prévenances,  lui  acheta  du 
biscuit,  et  leva  Tancre  en  même  temps  que  lui.  A  peine  la 
Pèlerine  et  les  vaisseaux  portugais  ètaient-ils  en  pleine  mer, 
que  Martin  fit  venir  Debarrau  à  son  bord  sous  prétexte  de  le 
consulter  sur  la  route  à  suivre,  et  le  déclara  son  prisonnier. 
Il  s'empara  aussitôt  de  la  Pèlerine  et  de  sa  cargaison,  et 
retourna  à  Lisbonne  pour  y  rendre  compte  de  son  coup  de 
main. 

Le  roi  non-seulement  approuva  cet  acte  odieux,  mais  encore 
fît  jeter  en  prison  les  matelots  de  la  Pèlerine^  et  prononça  la 
confiscation,  au  profit  du  Trésor,  des  marchandises  françaises. 
Prévenu  de  la  construction  du  fort  de  Fernambuco,  et  résolu 
à  ruiner  à  tout  jamais  le  commerce  français  dans  ces  parages, 
il  donna  trois  navires  à  Pierre  Loppes,  et  le  chargea  de 
détruire  le  fort,  et  de  massacrer  sa  garnison.  Loppes  suivit  à 
la  lettre  ses  instructions.  Dès  le  mois  de  décembre  de  la 
même  année,  il  se  présentait  à  l'improviste  devant  la  cita- 
delle et  en  commençait  le  siège.  Un  certain  de  la  Motte 
avait  été  investi  par  Duperet  du  commandement.  Pen- 
dant dix-huit  jours  il  résista,  et  tua  beaucoup  de  monde 
aux  Portugais;  mais  comprenant  qu'il  ne  recevrait  aucun 
secours  et  ne  pourrait  prolonger  davantage  la  résistance, 
il  demanda  à  capituler.  En  échange  du  fort,  Loppes  non- 
seulement  lui  promettait  la  vie  sauve,  mais  encore  s'en- 
gageait à  le  transporter  lui,  ses  hommes,  et  leurs  marchan- 
dises dans  un  lieu  sûr.  Cette  capitulation  fut  signée  par  les 
parties  contractantes,  et  Loppes  jura  sur  une  hostie  consa- 
crée qu'il  resterait  fidèle  à  ses  engagements.  A  peine  les 
Portugais  avaient-ils  pris  possession  du  fort  que  leur  chef, 
sans  mêms  écouter  les  protestations  indignées  de  nos  compa- 
triotes, ordonnait  de  pendre  de  la  Motte^et  vingt  de  ses^hom- 


102  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

mes,  et  en  livrait  deux  autres  à  ses  alliés  brésiliens  pour 
leurs  hideux  festins. 

Loppes  laissa  pour  commandant  au  fort  de  Fernambuco  un 
certain  Paulo  Nunez,  et  revint  en  Portugal  avec  quelques 
navires  français  capturés,  une  trentaine  de  prisonniers,  et 
toutes  les  marchandises  qu'il  avait  trouvées  dans  le  fort.  Le 
roi  fit  aussitôt  conduire  les  Français  dans  la  prison  de  Faro, 
et  prononça  de  nouveau  la  confiscation  des  marchandises  au 
profit  de  la  couronne. 

Cette  double  exécution  criait  vengeance.  La  capture  de 
la  Pèlerine  et  la  trahison  de  Loppes  indignèrent  nos 
populations  méridionales.  Le  baron  de  Saint  -  Blancard 
prit  en  main  la  défense  de  ses  subordonnés,  et  ré- 
clama non  -  seulement  une  punition  exemplaire ,  mais 
encore  une  forte  indemnité.  L'affaire  avait  fait  du  bruit.  Le 
haut  rang  du  demandeur,  les  nombreux  intérêts  engagés 
dans  le  commerce  brésilien,  la  fin  tragique  de  ces  victimes 
des  jalousies  portugaises,  tout  se  réunissait  pour  rendre 
probable  la  punition  des  coupables.  En  effet,  en  vertu  de  la 
requête  présentée  par  Saint-Blancard  le  11  mars  1538,  une 
commission  franco-portugaise  fut  créée,  siégeant  à  Bayonne 
et  à  Fontarabie,  pour  le  règlement  des  prises  en  mer.  Jean 
de  Calvimont,  président,  et  Bertrand  de  Moncamp,  conseiller 
au  parlement  de  Bordeaux,  furent  nommés  commissaires 
pour  la  France  ;  Gonçales  Pinheiro,  évêque  de  Santiago  au 
cap  Vert,  et  le  licencié  Affonso  Fernandez,  commissaires 
pour  le  Portugal  (1).  On  ne  connaît  pas  le  résultat  de  leurs 
délibérations.  Il  paraît  cependant  que  les  prisonniers  de  la 
Pèlerine  et  du  fort  furent  enfin  relâchés.  Ils  avaient  été  fort 
maltraités  à  Faro.  Quatre  d'entre  eux  étaient  morts  de  faim. 
Les  autres  n'avaient  été  mis  en  hberté  qu'après  avoir  signé 
une  fausse  déposition,  et  onze  d'entre  eux,  qui  n'avaient  pas 


(1)  Santarem,  ouv.  cité,  t.  III,  p.  248-274. 


LES   DEUX  ANOO.  103 

consenti  à  se  déshonorer  par  ce  mensonge,  avaient  été  punis 
par  un  redoublement  de  sévérité.  Il  fallut  Tintervention  directe 
de  Saint-Blancard  pour  obtenir  leur  élargissement  délhiitif. 
Quant  aux  marchandises  confisquées,  dont  la  valeur  totale 
s'élevait  au  chiffre  de  1,703,336  ducats,  malgré  Tauthenticité 
des  comptes  présentés  par  les  plaignants,  on  ne  sait  s'ils 
obtinrent  jamais  satisfaction.  Il  est  probable  que  l'obstination 
portugaise  lassa  la  vengeance  française,  et  que  les  armateurs 
de  la  Pèlerine  ne  furent  pas  plus  indemnisés  que  ne  l'avaient 
été  les  parents  des  victimes.  Ce  qui  nous  porterait  à  le  croire, 
c'est  que  dès  1537,  et  le  22  décembre  1538,  François P' rendit 
deux  édits  fort  sévères  pour  défendre  de  nouveau  le  commerce 
d'outre-mer.  Les  négociateurs  portugais  avaient  sans  doute 
réussi  à  le  convaincre  que  les  armateurs  et  les  matelots  fran- 
çais bravaient  son  autorité  ou  compromettaient  ses  alliances. 
Autrement  on  ne  s'expliquerait  pas  une  pareille  mesure,  dont 
la  conséquence  immédiate  était  la  ruine  de  nôtre  commerce 
d'outre-mer. 

Pendant  que  la  commission  franco -portugaise  continuait 
ses  laborieuses  négociations,  et  que  la  cour  de  France,  par 
sa  coupable  indifférence,  semblait  autoriser  les  déprédations 
portugaises,  Jean  Ango,  persuadé  que  François  P',  malgré 
la  protection  dont  il  le  couvrait,  ne  prendrait  jamais  sur  lui 
d'imposer  ses  volontés  au  Portugal  par  crainte  de  le  joindre 
à  la  coalition,  résolut  de  se  passer  de  l'autorisation  officielle  et 
d'exercer  des  représailles.  Il  ne  se  plaignit  pas,  mais  agit. 
Vers  1530,  apprenant  que  les  Portugais  avaient  pris  un  de 
ses  plus  beaux  vaisseaux,  et,  après  en  avoir  massacré  l'équi- 
page, l'avaient  conduit  triomphalement  à  Lisbonne,  il  jura  de 
se  venger.  Un  simple  particulier  entreprit  alors  une  tâche 
devant  laquelle  reculait  son  souverain.  Il  osa  déclarer  la 
guerre  au  roi  de  Portugal  et  dirigea  contre  lui  une  grande 
expédition.  C'est  ainsi  qu'au  siècle  dernier  un  négociant  mar- 
seillais, Georges  de  Roux,  irrité  par  les  pertes  que  lui  avait 
fait  subir  la  marine  anglaise,  arma- en  corsaires  tous  ses 


104  HISTOIIŒ    DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

navires  marchands,  et  lança  un  manifeste  ou  plutôt  une  vcri- 
lable  déclaration  de  guerre,  signée  Georges  de  Roux,  contre 
Georges  III  d'Angleterre.  L'armateur  dieppois  fut,  au  XVP 
siècle,  plus  heureux  que  l'armateur  marseillais  au  XVIIP. 
Secondé  par  les  marins  normands  qui  désiraient  venger  l'in- 
jure commune  et  solder  un  long  arriéré  de  haines  inassouvies, 
soutenu  par  l'opinion  pubhque  qui  n'était  pas  insensible  à  la 
gloire  de  voir  un  simple  particulier  braver  au  cœur  même  de 
sa  puissance  le  roi  qui  s'arrogeait  l'empire  des  mers,  Ango 
eut  bientôt  équipé  dix  grands  navires  et  autant  de  moyenne 
grandeur.  Huit  cents  volontaires  grossirent  le  chiffre  ordi- 
naire des  équipages.  La  flotte  arriva  bientôt  à  l'embouchure 
du  Tage  ;  chemin  faisant,  elle  capturait  tous  les  navires  por- 
tugais. Elle  remonta  le  fleuve  en  brûlant  les  villages  bâtis  sur 
ses  rives,  et  menaça  directement  Lisbonne.  Le  roi  de  Portu- 
gal, très-effrayé,  s'imagina  tout  d'abord  que  le  roi  de  France 
lui  avait  déclaré  la  guerre;  car  son  orgueil  ne  s'abaissait  pas 
jusqu'à  supposer  qu'un  simple  armateur  ait  eu  l'audace  de 
l'attaquer,  et  il  envoya  des  députés  en  France  pour  présenter 
ses  excuses  et  demander  la  raison  de  ces  hostiUlés.  Fran- 
çois P'  était  alors  à  Chambord.  Ango  lui  avait  caché  sa 
prouesse.  Très-flatté  dans  son  amour-propre  de  ce  qu'un  de 
ses  sujets  lui  eût  rendu  le  service  de  faire  respecter  ainsi  le 
pavillon  de  la  France,  le  roi  renvoya  les  Portugais  à  Ango. 
Ce  dernier  les  reçut  à  son  château  de  Varangeville,  très- 
durement  disent  les  uns,  avec  magnificence  prétendent  les 
autres,  mais  en  tout  cas  ne  donna  à  ses  vaisseaux  Tordre  de 
se  retirer  qu'après  avoir  obtenu  toutes  les  satisfactions  qu'il 
léclamait. 

Cette  anecdote  a  été  contestée.  Sans  doute  aucun  historien 
portugais  n'en  fait  mention,  ni  Francisco  de  Andrada  (1),  ni 
Emmanuel  de  Coutinho,  biographes  particuliers  du  roi  de 


(1)  Chronica  de  Dom  Joâo  III,  4«  partie,  §  56. 


LES   DEUX   ANGO.  105 

Portugal  alors  régnant,  Jean  III  (1521-1557).  Il  nous  faut 
d'ailleurs  reconnaître  qu'elle  est  assez  peu  vraisemblable. 
Est-il  en  effet  possible  qu'un  souverain,  qui  disposait  d'une 
puissante  marine  et  régnait  sur  les  Indes,  ait  été  réduit  à 
solliciter  la  paix  d'un  armateur  étranger?  M.  Vitet,  qui  raconte 
cette  anecdote  d'après  les  traditions  dieppoises,  n'y  croyait  pas 
lui-même,  et  faisait  soigneusement  remarquer  qu'elle  ne  s' ap- 
puyait sur  aucune  preuve  authentique.  Pourtant  une  tradition 
non  interrompue  a  conservé  le  souvenir  de  cet  acte  glorieux. 
On  a  peut-être  brodé  sur  les  détails,  mais  le  fond  de  vérité 
est  certain.  Le  vicomte  de  Santarem  (1)  a  publié  les  lettres 
de  marque  délivrées  par  François  l"  à  Jean  Ango  de  Dieppe, 
le  22  mars  1530,  par  lesquelles  le  roi  enjoignait  à  tous  ses 
gouverneurs  des  provinces  maritimes  de  ne  pas  s'opposer  à 
ce  que  le  vicomte  et  capitaine  commandant  de  la  ville  et  du 
château  de  Dieppe  usât  de  représailles  contre  les  navires  du 
Portugal,  à  titre  d'indemnité  des  pertes  occasionnées  à  cet 
armateur,  jusqu'à  concurrence  de  250,000  ducats.  Un  autre 
document  contemporain,  une  lettre  adressée  par  la  reine 
Marguerite  d'Angoulême,  sœur  de  François  P',  à  son  cousin 
le  Légat,  semble  indiquer  que  l'affaire  eut  un  certain  retentis- 
sement. Cette  lettre  est  datée  de  Blois,  10  juin  1530  (2). 
«  Mon  cousin,  le  vicomte  de  Dieppe,  ce  porteur,  s'en  va 
maintenant  en  court,  pour  faire  entendre  au  Roy,  à  Madame 
et  à  vous  la  vérité  comment  il  va  de  l'affaire  qu'il  a  en  Por- 
tugal, et  du  peu  d'estime  que  le  Roy  dudict  Portugal,  a  faict 
des  lettres  que  le  Roy  luy  a  escrites  pour  la .  dicte  affaire  ;  de 
quoy  i'ai  esté  fort  esbahie,  et  combien  que  la  cognoissance 
que  vous  avez  des  mérites  du  dict  vicomte  et  des  bons,  grans 


(1)  De   Santarem.   Quadro  elementar  das  relacoês  politicas 
diplomaticas  de  Portugal  com  as  diversas  potencias  de  mundo* 
Cf.  GuÉRiN,  Histoire  maritime  de  la  France,  t.  I,  p.  201. 

(2)  Lettres  de  Marguerite  d'Angoulême,  édit.  Génin,  p.  253. 


106  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

et  continuels  senices  qu'il  a  faicts  au  Roy,  suffisent  en  vos- 
tre  endroict  pour  sa  recommandation,  si  ne  me  suis  ie  peu 
garder,  pour  la  bonne  et  affecsionnée  voulonlé  que  ie  luy  porte, 
de  vous  en  faire  en  sa  faveur  une  particulière  et  non  com- 
mune, etc »   On  connaissait  donc  à  la  cour  les  griefs 

d*Ango  contre  la  cour  de  Lisbonne,  et  bon  nombre  de  per- 
sonnes haut  placées  prenaient  un  vif  intérêt  à  cette  revendi- 
cation nationale. 

L'acte  d'accusation  dressé  contre  l'amiral  Chabot  (8  février 
1541),  renferme  deux  nouvelles  preuves  de  cette  intei'ventiou 
d'Ango  contre  Jean  III.  Nous  y  lisons  (1),  en  effet,  que  l'amiral 
a  été  atteint  et  convaincu  «  d'avoir  iniustement  prins  et  receu 
dudict  Jehan  Ango,  vicomte  de  Dieppe,  et  de  Pierre  Proun, 
marchands  de  Rouen,  poursuyvans  près  du  Roy  des  lettres 
de  marque  contre  le  Roy  de  Portugal  et  ses  subiectz,  ung 
dyament  eslimé  3,005  escus.  »  Les  Normands  et  le  plus  riche 
des  Normands  poursuivaient  donc  en  1530  leur  vengeance 
contre  le  Portugal,  et  se  considéraient  vis-à-vis  de  son  sou- 
verain comme  en  état  d'hostilité.  Il  y  a  plus  :  Le  même  acte 
d'accusation  renferme  un  témoignage  irrécusable  de  la 
démarche  du  roi  de  Portugal,  de  l'ambassade  qu'il  envoya  en 
France,  et  de  la  négociation  entamée  par  ses  députés  avec 
Ango.  On  y  lit  en  effet  que  l'Amiral  a  été  convaincu  «  d'avoir 
desloyalement  et  infidellement  prins  et  receu  plusieurs 
sommes  de  deniers  par  les  mains  des  ambassadeurs  du  Roy 
de  Portugal,  mesmement  la  somme  de  10,000  escûz  d'une 
part,  15,000  escuz  par  aultres,  16,000  francs  soubz  coulleur 
de  composition  faicte,  au  nom  de  lehan  Ango,  vicomte  de 
Dieppe.  D'aultre  part  une  tapisserie  de  la  valeur  de  10,000 
escuz  soubs  tiltre  de  prest  (2)  ».  Si  donc  les  ambassadeurs 


(1)  IsAMBERT.    Recueil   des  anciennes    lois  françaises,  t.    XTI, 
p.  726. 

(2)  ISAMRSRT,  id.  725, 


LES   DEUX   ANGO.  107 

portugais  achetaient  si  cher  non  pas  la  paix,  mais  seulement 
la  médiation  de  l'amiral  auprès  d'Ango,  leur  visite  au  manoir 
de  Varangeville  cesse  d'être  invraisemblable,  et  la  tradition 
dieppoise  reçoit  au  contraire  une  éclatante  confirmation. 
M.  Puiseux  (1),  qui  le  premier  a  fait  ressortir  l'importance 
de  cette  déposition,  se  félicite  comme  d'une  bonne  fortune 
d'avoir  mis  hors  de  doute  un  fait  qui  était  un  nouveau  titre 
d'honneur  ajouté  à  tant  d'autres  pour  la  marine  dieppoise. 

Ce  fut  le  plus  haut  comble  de  prospérité  auquel  soit  par- 
venu Ango.  Il  paraîtrait  que  les  Portugais,  effrayés  par  ce 
déploiement  inattendu  de  forces,  prirent  la  résolution  de 
s'adresser  directement  au  roi  de  France,  en  le  suppliant 
d'interposer  son  autorité  pour  arrêter  les  envahissements  de 
ses  sujets.  François  P'  était  alors  sous  le  coup  du  honteux 
traité  de  Cambrai.  Charles-Quint  venait  de  se  faire  couronner 
à  Bologne  empereur  et  roi  d'Italie.  Il  dominait  l'Europe  cen- 
trale et  méridionale.  Ses  Etats  enveloppaient  et  menaçaient 
de  tous  côtés  ceux  de  son  rival.  Aussi  François  P'  tenait-il  à 
ménager  les  rares  souverains  qui  ne  s'étaient  pas  encore 
inféodés  à  la  politique  autrichienne,  et,  plutôt  que  de  mécon- 
tenter le  roi  de  Portugal  qui,  à  un  moment  donné,  pouvait 
opérer  sur  les  derrières  de  Charles-Quint  une  utile  diversion, 
il  était  disposé  à  sacrifier  les  intérêts  de  ses  marins  et  de  ses 
négociants.  Cette  politique  était  déplorable  :  le  roi  de  Portu- 
gal n'était  ni  de  taille  ni  d'humeur  à  aider  la  France  dans  la 
lutte  qu'elle  soutenait  alors  pour  l'équilibre  de  l'Europe,  et  il 
allait  profiter  du  désir  trop  visible  qu'avait  François  P'  de 
conserver  à  tout  prix  son  alliance  ou  tout  au  moins  sa  neu- 
tralité pour  lui  arracher  des  concessions  funestes  à  la  navi- 
gation française.  Aussi  bien  ce  sera  l'histoire  éternelle  de 
notre  marine,  sous  François  P'  comme  sous  Louis  XIV  et 
Napoléon  P'.  Elle  sera  toujours  sacrifiée  à  d'autres  intérêts. 


(1)  Puiseux.  Rapport  surtme  charte  relative  à  l'histoire  de  la 
Normandie  au  XVI^  siècle  (1852). 


108  HISTOIRE   DU    BHÉSIL   FRANÇAIS. 

et  délaissée  ou  compromise,  alors  qu'il  aurait  fallu  la  protéger 
et  la  fortifier  à  tout  prix.  François  P'  ne  comprit  pas  que  ses 
plus  sûrs  alliés  étaient  les'  négociants  et  les  matelots  nor- 
mands. Non-seulement  il  ne  les  soutint  pas  contre  leurs 
rivaux,  mais  encore  il  eut  le  triste  courage  ou  plutôt  la  funeste 
imprévoyance  de  préparer  en  quelque  sorte  leur  ruine,  quand 
il  interdit  à  ses  sujets,  par  Tordonnance  du  22  décembre 
1538,  tout  coniinerce  d'outre-mer. 

Cet  acte  malencontreux  mérite  une  mention  spéciale.  Nous 
en  reproduisons  (1)  les  parties  principales  :  «  Françoys  F', 
par  la  grâce  de  Dieu,  etc..  L'ambassadeur  de  nostre  très 
cher  et  très  amé  frère,  allyé  et  confédéré,  le  roy  de  Portugal, 
nous  a  faict  dire  et  remonstrer  que  combien  que  de  pièça, 
sur  les  remonstrances  à  nous  faictes  de  la  part  de  nostre  dict 
frère,  allyé  et  confédéré,  par  lettres  patentes  du  pénultième 
iour  de  may  l'am  mil  VXXXVII,  et  depuis,  par  aultres  du 
XXIII  iour  d'aoust  ensuiant,  confîmiatives  d'icelles,  nous 
eussions  faict  defTences  et  inhibitions  à  tous  nos  subgectz  de 
ne  aller  à  la  terre  de  Brésil  ne  à  la  Malaguette ,  et  que  sy 
aucuns  y  estoient  allez  ou  alloient,  que  tous  et  ungs  chacuns, 
leurs  biens,  vaisseaulx  et  marchandises  fussent  prins  et  mis 
soubs  nostre  main,  ainsi  qu'il  est  plus  à  plain  contenu  et 
déclaré  par  nosd.  lettres,  inhibitions  et  deffences,  contreve- 
nant à  nostre  vouloir  et  intention,  ent  voyagé  esd.  terres  de 
Brésil  et  Malaguette,  nous  requérant  led.  ambassadeur  sur 
ce  pourveoir  de  nostre  provision  et  remède  convenable.  Pour 
ce  il  est  que  nous  ces  choses  considérer,  voullans  garder, 
observer  et  augmenter  de  nostre  part  les  anciennes  alliances 
et  confédérations  d'entre  nous  et  nostre  très  cher  et  très  amé 
frère  allyé  et  confédéré  le  Roy  de  Portugal....  commentons 
par  ces  présentes  que  vous  faictes  ou  faictes  faire  derechef 
et  dabondant  expresses  inhibitions  et  deffences  de  par  nous, 


(1)  Frétille.  Histoire  maritime  de  Rouen,  t.  II,  p.  437. 


LES   DEUX    AN GO.  109 

sur  certaines  et  grandes  peines,  à  nous  à  applicquer  à  nosd. 
subiects,  tant  generallement  que  particulièrement,  et  à  son 
de  trompe  et  cri  public,  qu'ils  n'ayent  à  voyager  esd.  terres 
de  Brésil  et  Malaguelte,  ny  aux  terres  descouvertes  par  les 
Roys  de  Portugal,  sur  peine  de  confiscation  de  leurs  navires, 
denrées  et  marchandises,  et  de  tous  et  ungz  chascuns  leurs 
biens  et  de  punition  corporelle,  en  les  contraignant  de  ce  faire 
et  souffrir  par  prinse  de  corps,  saisissement  en  nostre  main 
de  leurs  d.  biens,  navires  et  marchandises,  et  aultres  voeyes 
et  manières  deubz  et  raisonnables,  et  au  surplus  informez - 
vous  ou  faictes  informer  bien  et  duement  de  ceulx  de  nosd. 
subiects  qui  ont  voyagé  esd.  pays  et  terres  du  Brésil  et 
Malaguette,  depuis  nosd.  ordonnances,  inhibitions  et  defiences, 
dont  les  cas,  noms  et  surnoms  vous  seront  baillez  par  escript 
plus  à  plain  par  déclaration.  Et  oultre  ceux  que  par  informa- 
tion ou  aultrement,  duement  vous  trouverez  chargez  et  cou- 
pables, procédez  ou  faictes  procéder  par  prinse  do  corps, 
saisissement  en  nostre  main  de  leurs  biens,  navires,  denrées 
et  marchandises,  le  tout  par  inventaire,  de  manière  que  on 
sache  respondre  en  nostre  compte,  etc » 

C4ette  ordonnance  draconnienne  mit  en  grand  émoi  tous  les 
négociants  français.  Ango,  qui  commençait  à  vieillir,  et 
n'avait  ni  Taudace  ni  les  bonheurs  de  la  jeunesse,  en  fut  péni- 
blement affecté.  Il  engagea  néanmoins  ses  compatriotes  à 
protester.  Quelques  Rouennais  (1),  «  les  maîtres  de  navire», 
Chariot  Migart,  Olivier  Ghonard,  Romain  Guerry,  Jean  Geof- 
froy, Jean  Chaulieu,  Jean  AvelHne  et  Genevois,  réunis  à  un 
certain  nombre  de  marchands,  décidèrent  qu'ils  iraient  solli- 
citer le  retrait  de  Tordonnance.  Us  obtinrent  satisfaction,  et 
de  nouveau  la  mer  fut  déclarée  libre.  Quelques  années  plus 
tard,  en  1541,  sur  la  nouvelle  de  l'arrivée  en  France  d'un 


(1)  Archives  municipales  de  Rouen.  A.   14,  fol.   285.  —  Cf.   de 
Frkville,  ouv.  cit.  I,  328. 


liO  HISTOraE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

ambassadeur  portugais,  qui  venait  renouveler  les  plaintes 
éternelles  de  sa  cour  au  sujet  des  voyages  français,  les 
Rouennais  (1),  Jean  de  Quintanadoine,  Barthélémy  Laisselay, 
Guillaume  de  Monchel,  Pierre  Gordier  et  Joseph  Tasserye  se 
réunirent  de  nouveau,  et  envoyèrent  à  la  cour  une  députation 
chargée  d'empêcher  le  rétablissement  de  l'ordonnance.  On 
ignore  le  résultat  de  leurs  démarches,  mais  il  est  probable 
qu'elles  aboutirent  heureusement,  car  un  des  articles  de 
l'ordonnance  de  1543  sur  la  marine  stipule  (2)  expressément  la 
liberté  des  mers. 

Ge  fut  le  dernier  jour  de  bonheur  d'Ango.  A  la  mort  de 
François  P',  son  royal  protecteur,  la  chance  tourna.  Il  est  vrai 
qu'il  s'était  aliéné  ses  concitoyens  pai' sa  hauteur.  Inabordable 
aux  bourgeois  ses  égaux  de  la  veille,  il  ne  logeait  plus  qu'au 
château,  entouré  de  gardes,  dur  et  sévère  pour  tous.  Dans 
une  assemblée  de  notables,  il  eut  le  malheur  de  frapper  un  cer- 
tain Morel,  son  ancien  associé,  qui  se  prétendait  frustré  par 
lui.  Morel  lui  intenta  aussitôt  un  procès  par  devant  l'Amirauté 
et  son  exemple  encouragea  d'autres  créanciers.  Goup  sur  coup 
on  lui  intenta  cinq  ou  six  procès  en  restitution.  Or,  les  folles 
dépenses  d'Ango  avaient  épuisé  son  trésor.  Le  roi  n'était  plus 
là  pour  venir  à  son  aide,  et,  comme  pour  l'accabler  à  point 
nommé,  son  successeur  rendit  l'ordonnance  du  10  décembre 
1549,  d'après  laquelle,  sous  prétexte  de  couper  court  aux 
fraudes,  que  n'avaient  pu  prévenir  les  ordonnances  antérieures 
du  28  octobre  1539,  du  15  novembre  1540,  du  23  février  1541 
et  du  25  mars  i543,  il  était  interdit,  sous  les  peines  les  plus 
graves,  et  sous  n'importe  quel  prétexte  de  paix  ou  de  guerre, 
d'importer  en  France,  autrement  que  par  Rouen,  deux  cent 
huit  articles,  dont  suivait  la  nomenclature.  G'était  pour  Dieppe 
un  coup  de  mort,  car  cette  prohibition  insensée  écartait  tous 
les  spéculateurs  :  c'était  aussi  pour  Ango  la  ruine  et  la  ruine 


(1)  Id.  A.  14,  fol.  337.  —  De  Fréville,  id. 

(2)  Ordonnance  de  février  1543.  Cf.  Isambert  ,  ouv.  cit.  passinii 


LES   DEUX   ANGO.  111 

sans  espoir,  car  il  n'était  plus  assez  jeune  pour  tenter  une 
nouvelle  fortune.  En  effet  ses  biens  furent  décrétés  de  prise  et 
vendus.  Il  s'enferma  dès  lors  au  château  de  Dieppe,  dévoré 
de  chagrins,  et  abandonné  par  ses  anciens  amis.  Il  y  mourut 
en  1551. 

On  l'enterra  à  Téglise  Saint- Jacques,  dans  la  chapelle  qu'il 
avait  fait  construire  à  ses  frais  vers  1535,  alors  qu'il  nageait 
en  pleine  prospérité  et  que,  de  tous  les  points  du  monde,  ses 
capitaines  lui  apportaient  comme  les  tributs  des  pays  par  eux 
visités  et  exploités.  Sur  la  pierre  noire  de  sa  tombe  on  grava 
l'écusson  de  ses  armoiries.  C'est  tout  ce  qui  reste  d'Ango  à 
Dieppe,  car  son  palais  de  bois  disparut  dans  le  bombardement 
anglais  de  1694.  Les  ruines  du  principal  de  ses  châteaux,  celui 
de  Varangeville ,  existent  encore.  L'ancien  manoir  d'Ango 
n'est  plus  qu'une  vaste  ferme,  mais  dont  les  granges  et  les 
bergeries  conservent  un  certain  air  d'élégance  et  de  majesté. 
Des  fenêtres  encadrées  de  festons  et  d'arabesques,  des  mé- 
daillons sculptés  et  des  balcons  à  jour,  conservés  çà  et  là, 
permettent  de  juger  par  ces  débris  de  l'ensemble  du  château. 
Ango  y  dépensa  beaucoup  d'argent.  On  y  travaillait  encore 
en  1544,  car  on  a  retrouvé  cette  date  au  milieu  d'un  fleuron 
triangulaire  sur  une  couronne  qui  supporte  aujourd'hui  une 
étable  à  vaches.  A  l'intérieur  il  ne  reste  que  deux  cheminées, 
l'une  presque  en  ruines,  l'autre  surmontée  d'une  Iresque  dont 
les  couleurs  sont  effacées.  Dans  l'intérieur  du  chambranle  est 
figuré  un  vieillard,  tenant  en  main  un  globe  terrestre  :  c'est 
peut-être  le  père  d'Ango.  Dans  un  des  angles  delà  cour,  deux 
médaillons  sont  appelés  par  les  gens  du  pays  les  portraits  de 
François  1®'  et  de  Diane,  mais  les  traits  sont  tellement  effacés 
qu'on  peut  tout  aussi  bien  y  reconnaître  Ango  et  sa  femme. 
Les  autres  médaillons  représentent  des  nègres  et  des  Brési- 
liens. A  Varangeville  comme  à  Saint  Jacques,  Ango  avait  tenu 
à  honneur  de  perpétuer  le  souvenir  des  peuples,  auxquels  il 
devait  en  grande  partie  sa  fortune.  «  On  dirait  que  ce  char- 
mant manoir  a  conscience  du   changement  de  ses    desti- 


11:2  HISTOIRE   DU    DKÉSIL   FRANÇAIS. 

nées  (1)  !  En  voyant  ses  murailles  tronquées,  ses  grands  toits 
aigus,  ses  tuiles  d*ardoise  et  de  plo:nb  remplacées  par  ces 
lourdes  couvertures  qui  Técrasent,  et  ce  fumier  en  guise  de 
fleurs,  et  ces  lourds  valets  de  ferme  au  lieu  de  pages  et 
d'élégants  varlets,  de  riant  qu'il  était  il  prend  un  aspect  mélan- 
colique et  sévère  » ,  et  Ton  songe  malgré  soi  à  ce  Médicis 
Normand^  à  cet  autre  Jacques  Cœur  qui  survécut  lui  aussi  à 
sa  fortune,  et  eut  à  regretter  d'avoir  vécu  trop  tard. 


VOYAGEURS  ET  NÉGOCIANTS. 


I.  Les  Français  au  Brésil. 

Ni  les  malheurs  et  la  ruine  d'Ango,  ni  la  rivalité  portugaise 
n'arrêtèrent  nos  compatriotes  dans  leurs  fructueuses  expédi- 
tions à  la  cô(e  du  Brésil.  Au  contraire,  ces  expéditions 
devinrent  plus  fréquentes,  et  les  Portugais,  malgré  leur 
jalousie,  durent  se  résigner  à  laisser  nos  marins  négocier  en 
paix  avec  les  tribus  de  la  côte,  car  ils  n'étaient  plus  assez  puis- 
sants pour  les  en  empêcher,  et  avaient  beaucoup  de  peine  à 
maintenir  leur  domination  dans  les  régions  qu'ils  occupaient. 
Il  y  eut  alors  comme  une  période  de  calme  dans  l'histoire  de 
nos  établissements  brésiliens.  Les  relations  entre  la  France 
et  le  Brésil  furent  plus  fréquentes  et  devinrent  presque  régu- 
lières. Hans  Staden,  le  prisonnier  allemand,  dont  nous  avons 
à  plusieurs  reprises  cité  la  relation,  parle  comme  d'une  chose 
toute  naturelle  des  voyages  des  Français.  On  retrouve  pour  ainsi 
dire  à  chaque  page  de  son  livre  la  trace  de  nos  compatriotes. 
Ici  (2)  c'est  un  sauvage  à  qui  les  Français  ont  vendu  un  fusil 


(1)  VlTET,  OHl\  cit.,  t.  H,  p.  431. 

(2)  Hans  Staden,  ouv.  cit.,  p.  93. 


VOYAGEURS    ET    NEGOCIANTS.  113 

et  de  la  poudre,  et  qui  force  Staden  à  s'en  servir.  Là  ce  sont 
des  Brésiliennes  (1)  qui  entourent  le  captif  et  lui  coupent  la 
barbe  et  les  cheveux  avec  des  ciseaux  de  provenance  fran- 
çaise. Plus  loin  (2),  il  parle  de  nombreux  navires  qui  venaient 
tous  les  ans  opérer  leur  chargement  à  la  côte.  «  Sachant 
qu'il  y  avoit  des  Français  dans  le  pays,  écrit-il,  et  qu'il 
venait  souvent  des  vaisseaux  de  cette  nation.  »  —  «  Les 
Indiens  me  dirent  que  les  Français  venaient  tous  les  ans 
dans  cet  endroit.  »  (3)  —  «  C'est  là  que  les  Français  ont 
l'habitude  de  charger  du  bois  de  brésil  (4).  »  Les  rapports 
étaient  donc  suivis  ;  l'influence  française  grandissait  tous  les 
jours,  et  peu  à  peu  se  préparait  le  terrain  pour  une  exploitation 
sérieuse  et  un  établissement  définitif. 

Parmi  ceux  de  nos  compatriotes,  qui  visitèrent  alors  la  région 
brésilienne,  nous  en  citerons  deux  (5)  qui  méritent  une  men- 
tion spéciale  :  le  premier,  Jean  Alfonse  de  Saintonge,  a,  en 
effet,  donné  la  première  description  scientifique  du  Brésil,  et 
le  second,  Guillaume  le  Testu,  en  a  dressé  la  première  carte 
vraiment  digne  de  ce  nom. 

On  a  prétendu  que  Jean  Alfonse  n'était  pas  Français. 
D'après  le  père  Gharlevoix  (6),  il  serait  originaire  de  Galice, 


(1)  Id.,  p.  105. 

(2)  Id.,  p.  115. 

(3)  Id.,  p.  96. 

(4)  Id.,  p.  l'75. 

(5)  Nous  n'oublierons  pas  cependant  quelques  négociants  de 
Rouen,  cités  dans  le  procès  de  l'amiral  Chabot  :  Dagincourt  et 
Huet  qui,  par  contrat  passé  le  19  mai  1533,  s'engageaient,  au  cas 
où  ils  relâcheraient  au  Brésil,  à  donner  à  l'amiral  tout  le  bois  de 
teinture  qu'ils  rapporteraient,  et  Pierre  Proun,  l'associé  d'Ango 
dans  ses  revendications  contre  le  Portugal.  Isambert.  Recueil  des 
anciennes  lois  françaises,  t.  xii,  p.  726. 

(6)  Charlevoix.  Histoire  et  de^crijHion  de  la  Nouvelle  France, 

t.  I,  p.  21. 

8 


114  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

peut-être  de  Santoiïa  :  mais  les  ouvrages  qui  nous  restent  de 
lui  portent  tous  la  désignation  suivante  :  «  faict  par  Jan 
Alfonse  Xainctongeois,  né  au  pays  de  Xainctonge,  près  la 
ville  de  Cognac  ».  Nous  avons  donc  le  droit  de  le  revendiquer 
comme  notre  compatriote.  Il  est  vrai  qu'à  Texemple  de  plusieurs 
marins  il  navigua  plus  souvent  à  bord  des  navires  étrangers 
que  sur  les  vaisseaux  français,  et  que  dans  ses  longues  naviga- 
tions (i), 

Ayant  suivi  plus  de  vingt  et  vingt  ans 

Par  mille  et  mille  meis,  Tun  et  l'autre  Neptune, 

il  fut  la  plupart  du  temps  au  service  du  Portugal,  spé- 
cialement sur  un  navire  commandé  par  Duarte  de  Paz  : 
mais  il  n'abdiqua  jamais  sa  nationalité.  On  le  désignait 
dans  la  marine  portugaise  sous  le  surnom  de  il  Francez. 
On  a  même  conservé  des  lettres  royales  de  sauf-conduit 
en  faveur  de  Johannis  Alfonsi  Francez,  qui  erat  exper- 
tus  in  viagiis  ad  Brasiliarias  insulas  (2)  :  Par  ces  lettres 
on  lui  promettait,  au  cas  où  il  renoncerait  à  servir  le  Portugal, 
de  ne  pas  le  rechercher  en  vertu  des  lois  contre  les  marins 
qui  prenaient  du  service  à  l'étranger,  ou  naviguaient  sans 
autorisation  aux  possessions  portugaises  d'Amérique.  Il 
semble  donc  que  notre  marin  ait  tenu  à  honneur  de  réserver 
tous  ses  droits,  et  que  les  Portugais,  par  une  faveur  bien  rare, 
aient  voulu  en  quelque  sorte  renrlre  hommage,  et  à  ses  talents, 
et  à  son  caractère,  en  lui  accordant  des  privilèges  spéciaux. 


(1)  Vers  de  Mellin  DE  Saint-gelays  dans  son  édition  des  Voyages 
Avantureux  de  Jan  Alfonse. 

(2)  Varnhagen,  ouv.  cit.,  p.  46.  0  proprio  Joâo  Alfonso,  de 
appellido  Fancez,  pratico  do  Brazil  recebeu  d'el  rei  carta  de  seguro 
de  que  nâo  séria  demandado,  nem  perseguido,  por  incurso  nas 
penas  dos  que  acceitavam  serviço  do  mar  das  outras  naçoês,  on 
iam  as  conquistaa  som  licença. 


VOYAGEURS    ET   NEGOCIANTS.  115 

Aussi  bien  Jean  Alfonse  allait,  à  la  lin  de  sa  carrière,  revenir 
dans  son  pays  natal,  et  lui  apporter  le  concours  de  son  expé- 
rience nautique.  En  1541,  lorsque  Jacques  Cartier  organisa 
son  troisième  voyage  au  Canada,  et  que  Jean  de  la  Roque, 
seigneur  de  Roberval,  fut  nommé  par  François  P'  comman- 
dant en  chef  de  Texpédition  et  vice-roi  des  terres  découvertes 
et  à  découvrir,  Jean  Alfonse  fut   désigné  pour  servir   de 
pilote  principal.  Non-seulement  il  s'acquitta  de  ces  délicates 
fonctions  à  la  satisfation  générale,  mais  encore  fut  envoyé 
par  Roberval  «  vers  le  Labrador,  afin  de  trouver  un  passage 
vers  les  Indes  orientales  :  n'ayant  pu  réussir  dans  son  des- 
sein à  cause  de  la  glace,  il  fut  obligé  de  retourner  avec  le 
seul  avantage  d'avoir  découvert  le  passage  qui  est  entre  l'île 
de  Terre  Neuve  et  la  grande  terre  du  nord  (1)  ».  Jean  Alfonse 
composa    ce  qu'on  appelait  alors  le  Routier  du  voyage. 
Cette  œuvre  a  été  en  partie  conservée  parHakluyt.  Elle  porte 
le  titre  suivant  :  An  excellent  Ruttier  shewing  thc  Course 
from  Relie  isle,  Carpont,  and  the  grant  Ray  up  the  river  of 
Canada  for  the  space  of  230  leagues,  observed  by  John 
Alphonse  of  Xainctoigne  chiefe  Pilote  to  monsieur  Rober- 
val,  1542.  Nous  n'avons  pas  à  nous  prononcer  ici  sur  le 
mérite  de  cet  ouvrage,  car  les  pays  décrits  par  Jean  Alfonse 
dans  ce  Routier  ne  sont  pas  ceux  dont  nous  nous  occupons  en 
ce  moment.  D'ailleurs  notre  marin  n'y  attachait  qu'une  mé- 
diocre importance.  Ce  n'était  sans  doute  qu'un  de  ces  jour- 
naux de  bord  comme  il  en  avait  rédigé  à  chacun  de  ses 
voyages.  Il  s'intéressait  bien  davantage  à  une  Cosmographie 
générale,  à  laquelle  il  travaillait  depuis  plusieurs  années^  et 
où  il  se  proposait  de  consigner  le  trésor  de  ses  observations 
et  de  l'expérience  de  ses  contemporains.  A  peine  revenu  du 
Canada  il  se  rendit  à  la  Rochelle  avec  son  ami  et  secrétaire. 


(1)  Hakluyt  The  principal  navigations  y  wiages  and  discoveries 
of  the  English  nation,  made  by  sea  and  ower  land,  t.  m, 
p.  237-240. 


110  IIISTOIHE   DU    lihÉSIL    FKANÇAlS. 

un  capitaine  de  Honfleur,  nommé  Paulin  Secalar,  et  les  deux 
marins  travaillèrent  de  concert  au  livre  qui  devait  assurer 
leur  réputation.  11  est  difficile  d'établir  leur  part  de  collabo- 
ration. Peut-être  Secalar  se  contentait-il  de  rechercher  dans 
les  ouvrages  nautiques  diverses  observations  qu'il  ajoutait 
aux  notes  personnelles  de  Jean  Alfonse.  Le  manuscrit  com- 
mencé en  1544  fut  achevé  le  24  novembre  1545.  Il  est  intitulé 
a  Cosmographie  avec  espère  et  régime  du  soleil  et  du  nord, 
en  nostre  langue  française,  en  laquelle  amplement  est  traicté 
comment  et  par  quel  moyen  les  mariniers  se  peuvent  et 
ûoibvent  gouverner,  conduire  en  Fart  marine,  etc  ».  Jean 
Alfonse  n'eut  pas  le  plaisir  de  se  voir  imprimé.  Il  eut  le  mal- 
heur d'encourir  la  disgrâce  du  roi,  et  fut  emprisonné  à  Poi- 
tiers (1)  pour  avoir  fait  la  course  contre  les  Espagnols. 

Fortune  lors,  qui  ses  faits  valeureux  (2) 
Avoit  conduit  au  temps  de  sa  ieunesse 
L'abandonna  et  en  lieu  malheureux 
Le  rend  captif  en  sa  foyble  vieillesse. 

Il  seiïible  avoir  été  tué  dans  un  combat  naval  : 

La  mort  aussi  (3)  n'a  point  craint  son  effroy, 
Ses  gros  canons,  ses  darts,  son  feu,  sa  fouldre, 
Mais  l'assaillant  Ta  mis  en  tel  desroy 
Que  rien  de  luy  ne  reste  plus  que  pouldre. 

L'œuvre  de  Jean  Alfonse,  dont  la  grosseur  effraya  les  im- 
primeurs, et  la  mauvaise  écriture  rebuta  les  lecteurs,  n'a 


(1)  Thevbt.  Cosmographie  universelle ^  t.  ii,  p.  1021. 

(2)  Mellin  de  Saint  Gelays  —  ut  supra  —  Alfonse  est  mort 
avant  le  7  mars  1547,  date  du  permis  d'imprimer  des  Voyages 
Avantureux  qui  contiennent  ces  vers  de  Mellin. 

^3)  Id.  id. 


VOYAGEURS   ET   NEGOCIANTS.  117 

jamais  obtenu  les  honneurs  de  la  publicité  :  mais,  comme  le 
bruit  s'était  répandu  qu'il  avait  composé  un  ouvrage  de 
longue  haleine  sur  la  navigation,  un  libraire  de  Poitiers,  Jean 
de  Marnef,  crut  pouvoir  extraire  du  manuscrit,  qui  lui  avait 
été  confié,  une  sorte  de  résumé  (i)  qu'il  intitula  «  Les  Voyages 
Avantureux  du  capitaine  lanAIfonce  sainctongeois.  Le  poëte 
Mellin  de  Saint  Gelays  avait  été  chargé  par  lui  de  la  confec- 
tion de  ce  résumé  «  à  la  requeste  de  Vincent  Aymard,  mar- 
chant du  pays  de  Piedmont,  escrivant  pour  luy  Maugis 
Vumenot,  marchant  d'Honfleur  »  ;  mais  il  s'acquitta  si  mal  de 
sa  mission  que  la  réputation  de  Jean  Alfonse  (2)  en  fut 
ébranlée.  Marc  Lescarbot,  l'auteur  de  la  Nouvelle  France, 
n'écrira-t-il  pas  quelques  années  plus  tard,  et  non  sans  raison, 
que   «  si  les  volages  de  Jean  Alfonse  avoient  peu    estre 


(1)  In-4.  68  feuillets,  chiffrés  au  recto,  avril  1559.  —  Voici  le 
sonnet,  d'ailleurs  médiocre,  mis  en  tête  de  Fédition  par  Saint 
Gelais,  édit.  Blanchemain,  t.  i,  p.  292. 

Si  la  merveille  unie  à  vérité 
Est  des  esprits  délectable  pasture, 
Bien  devra  plaire  au  monde  la  lecture 
De  ceste  histoire  et  sa  variété. 
Autre  Océan  d'autres  bords  limité. 
Et  autre  ciel  s'y  voit  d'autre  nature. 
Autre  bestail,  autres  fruits  et  verdure. 
Et  d'autres  gens  le  terrain  habité. 
Heureux  Colon  qui  premier  en  fit  queste, 
Et  plus  heureux  qui  en  fera  conqueste, 
L'un  hémisphère  avec  l'autre  unissant! 
C'est  au  Dauphin  à  voir  ces  mers  estranges, 
C'est  à  lui  seul  à  remplir  de  louanges 
La  grand'rondeur  du  paternel  croissant. 

(2)  Thevet  lui-même,  malgré  sa  crédulité,  signale  et  réfute  di- 
verses erreurs  de  Jean  Alfonse.  Cf.  Cosmographie  universelle,  t.  ii, 
p.  1021. 


118  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

advantureux  pour  quelqu'un,  ce  n*avoit  certes  pas  esté  pour 
le  marin  ».  Pourtant  telle  est  la  force  du  fait  accompli  ou 
plutôt  Tempire  de  l'habitude  que,  malgré  ses  imperfections 
et  ses  erreurs,  les  Voyages  Av antureux  ïwveni  encore  réim- 
primés, en  1559,  à  Poitiers,  chez  le  même  Jean  de  Marnef  ; 
en  1578,  à  Rouen,  chez  Thomas  Mallard  ;  en  1598  à  Paris,  et 
en  1605  à  la  Rochelle  chez  les  héritiers  de  Jérôme  Haultin. 
Quant  au  manuscrit  original,  qui  contient  tant  d'observations 
nouvelles,  et  constitue  à  vrai  dire  comme  TEncyclopédie 
maritime  du  XVI*  siècle,  il  fut  oublié.  Il  serait  aujourd'hui 
encore  complètement  inconnu  sans  M.  Pierre  (1)  Margry,  le 
savant  archiviste  du  ministère  de  la  marine,  qui  le  découvrit 
pour  ainsi  dire  à  la  Bibliothèque  (2)  nationale,  et  en  donna 
une  intéressante  analyse  accompagnée  de  nombreux  extraits. 
Nous  reproduirons  ceux  qui  se  rapportent  au  Brésil,  d'autant 
plus  volontiers  qu'ils  renferment  la  première  description 
scientifique  d'un  admirable  pays.  Le  style  en  est  naïf,  parfois 
puéril,  mais  l'impression  générale  est  fort  exacte,  et  les  détails 
présentent  une  remarquable  précision.  Dans  le  texte  est 
intercalé  le  tracé  successif  de  la  côte  décrite  et  ce  tracé  est 
d'une  étonnante  fidélité. 

Le  Brésil,  d'après  Jean  Alfonse,  est  compris  dans  la  pre- 
mière des  trois  parties  de  l'Amérique,  celle  qui  s'étend  de 
la  rivière  de  Maragnon  au  pôle  antarctique;  il  est  habité 
par  trois  nations,  les  Topinabaulx,  les  Anassoux  et  les 
Tabejares  (3),  «  lesquels,  dit-il,  sont  au-dedans  de  la  terre, 
et  ont  continuellement  guerre  avec  les  aultres  ;  et  quand  un 
de  ces  sauvages  a  été  fait  prisonnier,  celui  qui  le  tient  est  obligé 

(1)  ^ASLOBn^  Navigations  françaises,  p.  225-341. 

(2)  Fonds  Baluze  -f^  ancien  503,  iu-folio.  194  f.f.  papier, 
lignes  longues,  cartes  et  figures  coloriées,  relié  en  veau  fauve 
marbré,  à  Taigle  de  France  sur  les  plats,  et  au  chiffre  de  Napoléon 
sur  lo  dos. 

(3)  Margrt,  ouv.  cit.,  p.  305. 


VOYAGEI'RS   KT  NÉGOCIANTS.  Ii9 

de  luy  donner  six  mois  d'espace  pour  le  graisser  avant  qu*il  le 
tue,  et  luy  bailler  tout  ce  qu'il  demande,  et  sa  propre  fille 
pour  coucher  avec  luy.  Et  si  elle  engroisse  et  elle  ayt  enfant 
masle,  il  sera  mangé  après  qu'il  sera  grand  et  gras,  car  ils 
dient  qu'il  tient  du  père  ;  et  si  elle  est  fille  ils  la  feront  mourir, 
cap  ils  dient  qu'elle  tient  de  la  mère  qui  doibt  pas  estre  man- 
gée ».  Ces  révoltants  détails  sont  confirmés  par  Léry  (1): 
€  Celui  qui  aura  un  prisonnier,  écrit-il,  ne  faisant  point  diffi- 
culté de  luy  bailler  sa  fille  ou  sa  sœur  en  mariage,  s'il  advient 
que    les   femmes   qu'on    avoient  données  aux   prisonniers 
deviennent  grosses  d'eux,  les  sauvages  qui  ont  lue  les  pères, 
alleguans  que  tels  enfants  sont  provenus  de  la  semence  de 
leurs  ennemis,  mangeront  les  uns  incontinent  après  qu'ils 
seront  naiz  ;  ou  selon  que  bon  leur  semblera,  avant  que  d'en 
venir  là,  ils  les  laisseront  devenir  un  peu  grandets  ».  Gandavo 
ajoute  même  à  l'horreur  de  ces  détails  :  «  Ils  tuent  l'enfant  (2) 
après  sa  naissance,  sans  que  personne  parmi  eux  ait  pitié 
d'une  mort  aussi  injuste.  Le  père  et  la  mère  de  la  femme  qui 
devraient  le  plus  regretter  cette  mort,   sont  ceux  qui  eu 
mangent  le  plus  volontiers  disant  que  c'est  le  fils  de  son  père 
et  qu'ils  se  vengent  de  lui  ».  Jean  Alfonse  parle  de  la  poly- 
gamie, qui  est  pratiquée  dans  tout  le  Brésil.  Il  vante  la  pureté 
de  mœurs  des  femmes  américaines,  du  moins  après   leur 
mariage,  et  leur  horreur  de  l'adultère.  «  Et  sont  bonnes  gens 
à   nous  chrestiens,  ajoute-t-il,  et  est  bienheureux  celuy  qui 
en  peut  avoir  un  pour  nourrir.  »  En  effet  Léry  qui  vécut 
quelques  mois  dans  l'intimité  des  Tupinambos  confirme  la 
véracité  de  ces  observations,  et  revient  à  plusieurs  reprises 
sur  l'excellent  accueil  qu'il  était  assuré  de  rencontrer  chez 
tous  les  sauvages  d'alentour. 

Jean  Alfonse  n'avait  pas  observé  seulement  les  indigènes  : 
il  avait  encore  étudié  les  productions  du  sol.  Il  décrit  avec 


(1)  LÉRY,  GUY.  cit.,  S  XV. 

(2)  Gandavo,  ouv.  cit.,  p.  140, 


120  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

exactitude  VavaU  (\)  ou  maïs  «  qui  vient  en  manière  de 
matras  (2)  et  fait  bonne  farine  ;  Yananas  qui  semble  à  arti- 
chaulx  et  sent  si  bon  quand  il  est  meur  que  la  maison  en 
sent  toute,  et  est  bon  comme  saveur  de  soucre  et  de  con- 
serve ».  Il  mentionne  aussi  quelques  animaux;  il  en  décrit 
d'auti'es  qu'il  ne  nomme  pas,  mais  le  fait  avec  assez  de  pré- 
cision pour  qu'on  puisse  les  reconnaître.  C'est  surtout  comme 
observations  géographiques  que  son  ouvrage  est  précieux. 
Les  erreurs  qu'il  enregistre  à  côté  de  découvertes  très-réelles 
servent  à  mieux  faire  apprécier  sa  bonne  foi,  et  donnent  pour 
ainsi  dire  la  clef  des  discussions  scientifiques  qui  agitaient 
alors  le  monde  érudit.  Ainsi  il  croira  de  très-bonne  foi  que  le 
Brésil  est  une  grande  île  et  que  la  Plata  et  l'Amazone  ont 
leur  source  commune  dans  un  lac  inmiense  situé  à  l'intérieur, 
c  Par  la  Flatte,  écrit-il  (3),  ont  passé  deux  navires  de  mon 
temps  :  l'un,  qui  estoit  navire  d'Espagne,  entra  par  la  rivière 
de  Maragnon,  et  l'autre  qui  estoit  de  Portugal,  entra  par  la 
rivière  d'Argent,  et  entrèrent  dans  le  grand  lac  dont  i'ay 
parlé  ».  Nous  retrouvons  ici  l'écho  d'une  tradition  singulière, 
qui  a  traversé  les  âges  :  On  crut,  aux  premiers  jours  de  la 
découverte,  qu'il  existait  à  l'intérieur  du  continent  un  lac 
immense,  nommé  le  lac  Parime,  qui  baignait  un  pays  d'une 
richesse  fantastique,  dont  le  roi  était  vêtu  de  poudre  d'or  de 
la  tête  aux  pieds.  Ce  monarque  métalHque,  El  Dorado,  avait 
donné  son  nom  à  toute  la  contrée  à  la  recherche  de  laquelle 
s'égarèrent  bien  des  aventuriers.  Jean  Alfonse  avait  entendu 
parler  de  l'Eldorado,  il  connaissait  la  Platâ  et  le  Marafîon,  et 
peut-être  avait  quelque  temps  remonté  ces  deux  fleuves 
gigantesques.  Au  débit  énorme  de  leurs  eaux  et  à  leur  double 
direction,  il  s'imagina  qu'ils  étaient  l'un  et  l'autre  alimentés 


(1)  Marobt,  CUV.  cit.,  p.  806. 

(2)  Espèce  de  javelot. 

(3)  Margbt,  GUY.  cit.,  p.  306-307. 


VOYAGEURS   ET   NÉGOCIANTS.  121 

par  ce  lac  inaccessible,  et,  sur  la  foi  de  quelques  récils,  dont 
il  ne  contrôla  pas  suffisamment  Texactitude,  il  écrivit  sans 
hésiter  que  ce  grand  lac  était  leur  source  commune,  mais  il  a 
soin  de  faire  remarquer  qu'il  ne  parle  que  par  ouï-dire.  Aussi 
bien  excuserons- nous  sa  crédulité.  Il  a  fait  comme  jadis 
Hérodote  :  Quand  un  récit  frappait  son  imagination,  il  s'en 
emparait  avec  avidité.  Nous  Texcuseroas  d'autant  plus  faci- 
lement que  cette  erreur  fut  partagée  par  ses  contemporains 
et  qu'elle  peut  jusqu'à  un  certain  point  se  justifier.  Toutes 
les  cartes  (1)  du  seizième  siècle  désignent  en  effet  la  Plata  et 
l'Amazone  comme  prenant  leur  source  dans  la  même  contrée, 
et,  si  celte  erreur  s'accrédita,  cela  tient  à  ce  que  les  afiluents 
du  Haut-Amazone  et  de  la  Haute-Plata  sont  en  effet  très- 
rapprochés,  et  parfois  communiquent  entre  eux  dans  la 
saison  des  pluies  par  des  marais  analogues  à  ceux  du  Haut- 
Nil,  qui  occupent,  à  cause  du  peu  de  déclivité  de  la  région, 
d'énormes  espaces.  N'est-il  vraiment  pas  curieux  de  penser 
que  l'intérieur  du  continent  avait  déjà  été  exploré  cinquante 
ans  à  peine  après  sa  découverte,  et  que  c'est  un  Français  qui 
se  faisait  l'écho  de  ces  voyages  à  l'intérieur  ? 

Pour  .tous  les  pays  qu'il  a  visités  lui-même,  Jean  Alfonse 
est  d'une  minutieuse  exactitude.  Qu'on  en  juge  par  cette 
description  des  bouches  de  l'Amazone,  qu'on  croirait  écrite 
par  un  contemporain,  tant  elle  est  exacte  et  scrupuleusement 
étudiée  (2).  «  Cette  rivière  Doulce  a  soixante  lieues  de  large 
à  son  entrée,  et  vient  tant  d'eaux  de  la  rivière  Doulce,  et  court 
si  très  fort,  qu'elle  entre  plus  de  vingt  Ueues  en  la  mer, 
tellement  que  en  les  dictes  vingt  lieues  ne  se  trouve  point 
salée  pour  l'eau  de  ladite  mer».  L'amiral  Sabine  a,  en  efîet, 
constaté  à  plus  de  cent  kilomètres  en  mer  l'action  des  eaux 
douces  de  l'Amazone  sur  la  salure  de  l'Océan.  «  Geste  lar- 


(1)  Cf.  la  carte  de  Ramusio  reproduite  dans  ce  volume. 

(2)  Margrt,  GUY.  cit.  p.  308. 


122  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

geur  en  ladicte  rivière,  continue  Alfonse  (i),  va  bien  vingt  et 
cinq  lieues  en  la  terre,  et  icy  fait  deux  rivières  :  Tune  va  vers 
le  su-est,  et  l'autre  va  au  sur-ouest,  et  celle  qui  va  au 
su-est  fort  proffonde  et  a  bien  demy  lieue  de  largeur,  en 
sorte  que  une  canaque  y  peut  bien  aller  sans  sonder,  et 
Peaux  court  si  fort  qu'il  fault  que  ung  navire  ayt  bonnes 
amarres  et  bonne  ancre  ».  Après  la  grande  île  Marajo  se  pré- 
sentent en  eflFet  deux  énormes  cours  d'eau,  exactement 
orientés  comme  l'indiquait  Jean  Alfonse  ;  l'Amazone  propre- 
ment dit  et  le  principal  de  ses  afQuents,  l'Araguay.  c  La 
terre  de  ceste  rivière,  dit  en  terminant  notre  cosmographe  (2), 
est  une  terre  basse  et  plate,  belle  terre,  car  i'ay  esté  bien 
cinquante  lieues  en  plus  amont  ladicte  rivière  sans  que  ie 
aye  peu  veoir  aulcunes  montaignes  ».  Rien  de  plus  exact  que 
cette  description  des  vastes  plaines  formées  par  les  alluvions 
du  grand  fleuve,  et  qui  s'étendent  avec  une  désespérante 
monotonie  sur  une  étendue  de  plusieurs  centaines  de  kilo- 
mètres carrés  (3). 

Combien  est-il  à  regretter  que  toutes  les  auti*es  relations 
de  nos  capitaines  du  XVI*  siècle  aient  été  ou  perdues  ou 
détruites  !  Si  nous  les  avions  conservées,  il  eût  été  possible 
de  reconstituer  l'histoire  de  ces  hardies  générations,  et 
presque  de  dresser  la  carte  de  l'Amérique  à  cette  époque  : 
mais  l'insouciance  de  nos  pères  ne  connaissait  pas  de  hmites  ; 
elle  n'était  surpassée  que  par  leur  hardiesse. 

Guillaume  le  Testu,  qui  fut  un  des  pla<^  fameux  pilotes  de 
son  temps,  s'il  n'en  était  le  plus  instruit,  est  une  autre  victime 
de  cette  insouciance  nationale.  On  ignore  jusqu'au  lieu 
précis  de  sa  naissance.  D'après  les  uns  il  était  d'origine 
provençale,  d'api  es  les  autres  il  serait  né  en  Normandie. 
Comme  il  prend  lui-même  le  titre  de  pilote  de  la  mer  du 


^1)  Margrt,  ouv.  cit.,  p.  308. 

(2)  Margry,  id.  id. 

(3)  Voir  Tour  du  monde,  n«-  399,  400,  401,  461, 


VOYAGEURS   ET  NECtOCIANTS.  123 

Ponent  en  la  ville  du  Havre,  il  est  peut-être  originaire  de 
ce  port.  Il  voyagea  toute  sa  vie  dans  les  mers  d'Afrique  et 
dans  celles  du  Nouveau  Monde  ;  André  Thevet,  qui  fut  à 
plusieurs  reprises  son  compagnon  de  voyage,  le  qualifie  de 
«  renommé  pilote  et  singulier  navigateur  ».  Le  Testu  paraît 
avoir  adopté  la  Réforme.  La  dédicace  de  son  Portulan  en  fait 
foi.  Ce  magnifique  ouvrage,  que  nous  a  conservé  le  hasard 
des  temps,  fut  composé  en  1555  et  dédié  à  Tamiral  Goligny. 
L'auteur  lui  souhaite  félicité  et  paix  durable  (1).  CePortulan  qui 
dénote  une  connaissance  peu  commune  des  régions  qu'il 
décrit,  est  aujourd'hui  conservé  au  dépôt  de  la  guerre.  Les 
peintures  qui  l'ornent  sont  dues  à  une  main  fort  habile.  Il 
serait  à  désirer,  pour  l'honneur  de  la  cartographie  française, 
que  ce  respectable  monument  des  connaissances  scientifiques 
de  nos  compatriotes  au  milieu  du  XVI*  siècle  fût  un  jour  ou 
l'autre  tiré  d'un  injuste  oubli.  Chacune  des  cartes  de  Testu 
est  enrichie  de  notes  fort  étendues.  Voici  celle  dans  laquelle 
il  décrit  le  Brésil,  avec  une  remarquable  exactitude  : 

«  Geste  pièce  faict  démonstration  d'une  partie  d'Amérique 
ou  les  régions  tant  du  Brésil  caniballes  que  du  royaulme  de 
Prate  sont  descriptes  situées  soubz  la  zonne  toride  soubs  le 
premier  climat  antidia  meroes  et  finissant  soubz  le  meilleu  du 
qnatreisme  climat  antidia  rodon.  Envyronnée  du  costé  de 
septentrion  de  l'océan  des  Caniballes  et  Entille  du  costé 
d'Orient  la  grant  mer  océane.  Tous  les  abitants  de  ceste  terre 
sont  sauvaiges  n'ayant  cognoissance  de  Dieu.  Ceulx  qui  abi- 
tent  à  l'amont  de  l'équinoctial  sont  malings  et  mauvais  man- 
geans  chair  humaine.  Ceux  qui  sont  plus  eslongnés  de  l'équi- 
noctial estantplus  aval  sonttraictables.  Tous  les dicts  sauvaiges 
tant  de  l'amont  que  de  l'aval  sont  nutz  ayant  leurs  loges  et 


(1)  On  peut  consulter  sur  ce  Portulan  deux  très-curieux  articles  de 
M.  Sabin  Berthelot  à  propos  de  Touvrage  de  Don  Ramon  de  la 
Sagra  sur  Tîle  de  Cuba,  insérés  dans  le  Journtil  de  V Instruction 
publique.  Cf.  F.  Denis  Une  fPte  brésilienne  célébrée  à  Houen  en 
1550,  p.  82-35. 


124  HKÎTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

maisons  couvertes  d'écorches  de  boys  et  de  feuilles.  Ils  mè- 
nent ordinairement  guerre  les  uns  contre  les  autres,  c'est 
assavoir  ceulx  des  montagnes  contre  ceulx  du  bort  de  la  mer. 
Geste  région  est  frétille  en  milcq  et  manioc  qui  est  une  racine 
blanche  de  quoy  ils  font  de  la  farine  pour  menger,  car  ils  ne 
font  point  de  pain  ;  aussy  y  a-t-il  force  naveaux  de  trop  meil- 
leur goust  que  ceulx  du  pays  de  France  avec  ennenieus  (1) 
qui  est  un  fruict  délicieux  avec  plusieurs  aultres  sortes  de 
fruicts.  Aussi  nourrit  ceste  terre  sengliers,  loups  cerviers, 
agoutins,  tatous  et  plusieurs  sortes  de  bestes,  avec  grand 
nombre  de  poulailles  semblables  à  celles  de  ce  pays  de  France. 
Papegaulx  de  divers  plumaige.  Les  marchandises  de  ceste 
terre  sont  cotons,  brésil,  poyvres,  bois  servans  à  teincture 
avec  gros  vignolz  desquels  on  faict  patenostres  et  ceintz  à 
femmes,  les  desuditz  abitans  sont  grant  pescheurs  de  poisson 
et  fort  adroicts  à  tirer  de  Tare  ». 

Guillaume  le  Testu  devait  mourir  non  loin  de  cette  région, 
dont  il  connaissait  si  bien  les  productions  et  les  habitants. 
En  1572,  il  se  trouvait  dans  le  Darien,  près  de  la  ville  de 
Nombre  de  Dios,  quand  il  apprit  l'arrivée  de  l'anglais  Francis 
Drake,  qui  préludait  à  sa  gloire  future  en  poursuivant  sur 
toutes  les  mers  le  pavillon  espagnol.  Les  deux  capitaines 
associèrent  leurs  haines  et  s'emparèrent  d'un  butin  énorme, 
mais,  dans  l'action,  Guillaume  le  Testu  fut  tué  par  un  soldat 
ennemi  (2). 

Jean  Alfonse  et  Guillaume  le  Testu  ne  sont  pas  les  seuls 
capitaines  français  voyageant  au  Brésil,  dont  l'histoire  ait 
conservé  le  nom.  Parmi  les  hardis  marins  et  les  intrépides 
armateurs,  qui,  tout  en  faisant  leur  fortune,  soutenaient  alors 
dans  ces  lointains  parages  l'honneur  du  pavillon  national,  il 


(1)  Ananas? 

(2)  GiMBEB    et   Danjou.  Archives    curieuses   de   l'Histoire    de 
France,  l^  série,  t.  ix,  p.  434-437.  Torzay.  Vie  de  Strozzi. 


VOYAGEURS    ET   NEGOCIANTS.  J25 

en  est  deux,  Jean  Duplessis  et  Guillaume  de  Moner,  qui  ont 
eu  l'heureuse  chance  de  transmettre  leurs  noms  à  la  posté- 
rité. 

Il  est  vrai  que  le  souvenir  de  Duplessis  ne  nous  a  été  con- 
servé que  par  la  gracieuse  légende  de  Paraguassu  et  Gara- 
mourou,  qui  résiste  difficilement  aux  exigences  de  la  critique 
historique:  mais,  en  négligeant  les  détails  pour  ne  tenir 
compte  que  de  Tensemble,  le  fait  en  lui-même,  c'est  àjdire  la 
réalité  du  voyage  de  Duplessis,  est  à  l'abri  de  toute  contes- 
tation. Voici  le  résumé  de  cette  légende  qui  a  inspiré  à  un 
poète  brésilien,  Santa  Rita  Durao,  des  chants  fort  appréciés 
par  ses  compatriotes  (1)  :  Un  Portugais,  Diego  Alvarez  Gorrea, 
jeté  par  un  naufrage  sur  les  rives  de  San  Salvador,  près  de 
Bahia,  mais  assez  heureux  pour  conserver  ses  armes  et  ses 
munitions,  réussit  à  inspirer  aux  sauvages  qui  l'avaient 
recueilli  un  tel  respect  qu'ils  le  surnommèrent  Caramourou^ 
ou  l'homme  qui  lance  le  feu.  Garamourou  leur  rendit  tant  de 
services  qu'ils  le  choisirent  comme  chef  de  tribu  et  s'hono- 
rèrent de  son  aUiance.  La  fille  d'un  des  principaux  chefs 
indigènes,  Paraguassu,  s'éprit  pour  lui  d'une  violente  passion 
et  vécut  avec  lui.  Après  quelques  années  survint  un  navire 
français,  monté  par  des  Dieppois,  et  commandé  par  le  capi- 
taine Duplessis.  Gorrea,  que  sa  grandeur  n'attachait  pas  au 
rivage  brésilien,  se  jeta  à  la  nage,  dès  qu'il  eut  aperçu  le 
navire,  afin  d'y  trouver  un  asile  et  de  regagner  l'Europe. 
ParaguassU;  voyant  s'éloigner  celui  sans  lequel  elle  ne  pou- 
vait plus  vivre,  se  jeta  elle  aussi  à  la  mer.  Touché  par  sa 
constance,  Duplessis  consentit  à  la  recevoir  avec  son  ingrat 
amant,  et  les  débarqua  tous  deux  dans  un  des  ports  du 


(1)  Ce  poëme  a  été  traduit  en  français  par  Eugène  de  Montglave 
(18f9),  et  réimprimé  en  1845  dans  la  collection  des  Epicos  Brasi- 
leiros.  —  Voir  sur  Garamourou  Brito  Freyre  :  America  Portu- 
f/nesa,  liv.  i,  95—101  Warden.  Histoire  de  l'Empire  du  Brésil, 
t.  I,  p.  252-255. 


120  HISTOIRE   DU   BRESIL   FRANÇAIS. 

royaume.  L'aventure  de  Pai*aguassu  et  Caramourou  fut  vite 
connue.  Présentée  à  la  cour  de  France,  la  belle  indienne  eut 
rinsigne  honneur  d*être  tenue  sur  les  fonts  baptismaux  par 
Henri  II  et  Catherine  de  Médicis.  Quelque  temps  après  elle 
fut  mariée  avec  celui  qu'elle  avait  choisi.  Revenus  au  Brésil, 
les  deux  époux  acquirent  dans  la  province  actuelle  de  Bahia, 
une  sorte  de  pouvoir  souverain  sur  des  tribus  jusqu'alors 
indépendantes.  Leurs  droits  furent  respectés  par  le  Portugal, 
et  ils  moururent  tous  deux  dans  un  âge  fort  avancé  (1). 
D'après  une  autre  version,  qui  paraît  se  rapprocher  davantage 
de  l'histoire,  Gorrea  aurait  reconnu  les  bienfaits  de  Henri  II 
par  la  plus  noire  ingratitude.  Il  lui  avait  promis  d'employer 
son  influence  sur  les  Brésiliens  pour  fonder  une  colonie  fran- 
çaise. Il  avait  même  obtenu  d'un  négociant  français,  peut-être 
de  Duplessis  lui-même,  deux  vaisseaux  bien  garnis  de  muni- 
tions et  de  marchandises,  mais  il  les  livra  au  roi  de  Portugal, 
Jean  III,  qu'il  avait  déjà  fait  prévenir  des  projets  du  roi  de 
Fi  ance  par  Pedro  Fernandez  Sardinha,  qui  venait  de  terminer 
ses  études  à  Paris.  Sardinha  fut  récompensé  par  le  titre  de 
premier  évêque  du  Brésil,  et  Gorrea  fut  investi  du  gouverne- 
ment de  Bahia  (2). 

Telle  est  la  légende.  Elle  est  restée  populaire  au  Brésil.  On 
montre  encore  l'arbre  de  la  Découverte,  derrière  lequel 
Gorrea  s'était  caché  aprè^  son  naufrage  ;  dans  la  chapelle  da 
Graça,  qui  relève  du  couvent  de  San-Bento,  et  que  l'on  con- 
sidère comme  le  plus  ancien  édifice  de  San-Salvador,  repose 
Paraguassu.  Ses  descendants  directs  vivent  encore,  et 
occupent  dans  leur  patrie  un  rang  honorable.  En  dépit  de  la 
perpétuité  de  cette  tradition,  rien  n'est  moins  prouvé  que  le 


(1)  Ferdinand  Denis.  Le  Brésil,  Collection  de  TUnivers  pitto- 
resque, p.  35-38. 

(2)  AcciOLi.  Memoria  da  provincia  Bahia,  1835,  t.  i,  \\   54.  — 
Vasconcblos.  Cronica  do  Brasil,  liv.  I.,  p,  36  et  38. 


ï 


VOYAGEURS   ET   NEGOCIANTS.  127 

voyage  de  la  belle  Paraguassu  à  la  cour  de  Henri  II.  Il  est 
impossible  de  lui  assigner  une  date  précise,  et  de  la  confirmer 
par  des  témoignages  contemporains.  Paraguassu  a  pourtant 
vécu,  et  la  poésie  populaire  lui  assure  Timmortalité.  N'est-elle 
pas  comme  le  touchant  symbole  de  la  jeune  Amérique  qui  se 
donnait  naïvement  et  de  tout  cœur  à  Tancien  monde,  dont  elle 
reconnaissait  la  supériorité?  Aussi  n'est-ce  que  justice  d'asso- 
cier à  son  nom  celui  du  capitaine  Duplessis,  qui  l'aurait  con- 
duite en  Europe. 

Bien  autrement  authentique  est  le  voyage  de  Guillaume  de 
Mener.  Hans  Staden,  dont  nous  avons  à  diverses  reprises  (1) 
allégué  le  témoignage,  rapporte  qu'en  1554  il  était  prisonnier 
des  Brésiliens  et  avait  à  peu  près  perdu  l'espoir  de  recouvrer 
sa  liberté,  quand  il  apprit  qu'un  navire  dieppois,  nommé  la 
Marie  Belette,  venait  de  débarquer  dans  la  baie  de  Rio,  «  C'est 
là  que  les  Français  opt  l'habitude  de  charger  du  bois  du  Brésil. 
Ils  vinrent  avec  une  embarcation  au  village  où  j'étais,  et  ache- 
tèrent aux  Indiens  du  poivre,  des  singes  et  des  perroquets. 
L'un  d'entre  eux,  nommé  Jacques,  qui  parlait  leur  langue, 
étant  venu  à  terre,  me  vit,  et  demanda  la  permission  de 
m'amener.  Mon  maître  refusa,  disant  qu'il  voulait  beaucoup 
de  marchandises  pour  ma  rançon.  »  Il  paraît  que  cette  propo- 
sition refroidit  notre  compatriote,  car  il  ne  répliqua  rien,  se 
contenta  de  donner  à  l'infortuné  quelques  banales  consolations, 
et  repartit.  Staden  désespéré  prit  alors  un  parti  extrême.  Il 
courut  au  rivage  en  renversant  les  Brésiliens  qui  voulaient 
l'arrêter,  et  atteignit  la  chaloupe  française  au  moment  même 
011  elle  partait.  Il  s'attendait  à  être  le  bienvenu,  mais  les  ma- 
telots le  repoussèrent  en  alléguant  que,  s'ils  l'emmenaient  de 
force,  ils  s'aliéneraient  les  indigènes,  avec  lesquels  ils  tenaient 
au  contraire  à  conserver  les  meilleures  relations.  L'infortuné 
dut  reprendre  le  chemin  du  village,  où  sa  tentative  d'évasion 


(1)  Hans  Staden.   Histoire  d'un  pays   situé  dans  le   Nouveau 
Monde,  p.  175  et  auiv. 


1-8  HISTOIRE   DU    BKÉSIL   FRANÇAIS. 

fut  punie  par  un  redoublement  de  cruauté.  L'égoïsme  com- 
mercial avait  étouffé  chez  nos  compatriotes  la  voix  de  Thuma- 
nité.  Aussi  bien  Téquipage  de  la  Marie  Belette  semble  avoir  été 
singulièrement  composé.  Ce  sont  ces  mêmes  matelots  qui, 
après  avoir  pris  un  navire  Portugais,  livrèrent  un  de  leurs 
prisonniers  à  un  chef,  nommé  Stama,  qui  s'empressa  de  le 
manger.  Cette  barbarie  reçut  sa  juste  punition.  Le  vaisseau 
se  perdit  en  mer  dans  le  voyage  de  retour,  et  Staden,  alors 
délivré,  put  annoncer  aux  parents  des  victimes  leur  sort 
malheureux. 

En  effet  l'équipage  d'un  autre  navire  Français,  plus  acces- 
sible aux  sentiments  de  pitié,  délivra  la  même  année  Hans 
Staden.  Ce  dernier,  dans  sa  reconnaissance,  sentiment  bien 
rare  pour  un  Allemand,  a  conservé  le  nom  du  navire  et  de  ses 
chefs.  Le  navire  se  nommait  la  Catherine  de  Wateville;  il 
avait  pour  commandant  Guillaume  de  Mener,  pour  pilote 
François  Schantz,  et  pour  interprète  Perot.  Staden  fut  accueilli 
chaleureusement  par  eux,  quand  il  vint  les  visiter  avec  son 
maître  dans  la  baie  de  Rio.  On  lui  donna  des  vêtements  et  on 
joua  à  bord  une  véritable  scène  de  comédie  pour  décider  le 
Brésilien  à  céder  son  esclave  moyennant  rançon.  Deux  des 
matelots  feignirent  d'être  les  frères  de  Staden,  envoyés  à  sa 
recherche  par  leur  vieux  père.  Ils  le  serrèrent  dans  leurs  bras, 
et  se  mirent  aux  genoux  de  Mener,  pour  le  décider  à  emmener 
leur  malheureux  parent.  Le  capitaine  était  au  courant  de  la 
situation,  mais,  comme  il  ne  se  dissimulait  pas  le  méconten- 
tement du  Brésilien,  et  tenait  à  ne  pas  compromettre  ses  rela- 
tions futures,  il  voulait  paraître  avoir  la  main  forcée.  La  vue 
de  quelques  marchandises  européennes  détermina  enfin  le 
barbare,  et  Hans  Staden  recouvra  la  liberté.  A  peine  installé 
dans  le  vaisseau  libérateur,  il  dut  prendre  part  à  un  combat 
contre  un  navire  Portugais,  et  reçut  une  blessure  à  la  jambe. 
Le  31  octobre  155i,  la  Catherine  quitta  la  baie  de  Rio,  et, 
après  une  traversée  fort  heureuse,  arriva  à  Ronfleur  le 
22  février  1555. 


VOYAGEURS   ET   NEGOCIANTS.  1^9 

Si  les  noms  de  Jean  Alfonse,  Guillaume  le  Testu,  Duplessis, 
et  Guillaume  de  Mener  sont  les  seuls  que  le  temps  ait  respec- 
tés, on  sait  néanmoins  que  nos  compatriotes  fréquentaient 
alors  le  Brésil.  D'après  Staden  (1)  on  avait  vu  des  Français  à 
San  Salvador,  et  à  Tatuapura.  Ils  venaient  même  si  souvent 
dans  un  port  situé  à  Tembouchure  du  San  Francisco  qu'on 
.  l'appelait  Porto  dos  Francezes.  D'après  la  Noticia  do  Brasil  (2) 
ils  fréquentaient  la  baie  d'Ibipitanga,  Traïçâo,  la  rivière  de 
Magoape,  le  cap  Saint  Augustin  et  Porto  Velho.  Les  histo- 
riens portugais  (3)  avouent  que  les  indigènes  entraient  volon- 
tiers en  relations  avec  nos  matelots,  surtout  avec  ceux  de  Nor- 
mandie et  de  Bretagne,  qui  s'habituaient  à  considérer  ces 
régions  comme  leur  appartenant.  A  Bahia,  et  surtout  à  Rio 
lem'  prépondérance  n'était  même  plus  discutée.  En  1551,  un 

ertain  Gaspar  (4)  Gomes  de  llheos  était  bloqué  deux  mois  et 
demi  dans  le  golfe  do  Rio  par  un  capitaine  français,  qui,  tout 
en  le  surveillant,  continuait  paisiblement  ses  opérations  com- 
merciales avec  les  indigènes,  et  Gomes  de  llheos  n'osait  ni 
troubler  sa  quiétude,  ni  essayer  de  forcer  le  blocus,  parce 
qu'il  avait  appris  que  d'autres  navires  français  étaient  en 
charge  au  cap  Frio.  Le  15  avril  de  la  même  année  un  combat 
naval  s'engageait  (5)  au  cap  Frio  entre  un  vaisseau  français 
et  un  vaisseau  portugais  commandé  par  Goës.  Vers  la  même 
époque  un  autre  Portugais,  Luys  Alvares  de  San  Vicente 


(1)  Hans  Staden,  ouv.  cit.  p.  45. 

(2)  Noticia  do  Brasil,  §  IX,  XI,  XVIII. 

(3)  Varnhagen,  Historia  gérai,  t.  I,  p.  189.  «  Mas  outre  perigo 

crescente  punha  en  maior  risco  a  ruina  e  a  perda  do  Brazil a 

Bretanha  et  a  Normandia  consideravam  as  terras  do  Brazil  tâo  suas 
como  o  proprio  Portugal.  »  Cf.  id.  p.  228 

(4)  Ternaux  Compans.  Notice  historique  sur  la  Guyane  Fran- 
çaise, p.  12-17. 

^5)  Varnhagen,  ouv.  cit.  p.  206. 

9 


130  HISTOIRE   Di:    «RÉSIL    FRANÇAIS. 

n'échappait  qu'avec  peiae  à  la  poursuite  d'un  navire  français 
qui  comptait,  disait-il,  au  moins  trois  cents  hommes  d'équi- 
page, et  Bras  Cubas  de  Santos  apprenait  à  la  cour  de  Lisbonne 
que  décidément  les  Français  (1)  se  fortifiaient  au  cap  Frio.  La 
fortune  semblait  se  déclarer  en  notre  faveur,  et  nos  rivaux 
renonçaient  presque  à  leurs  droits. 

IL  —  Les  Brésiliens  en  France. 

La  preuve  la  plus  curieuse  de  la  fréquence  des  rapports 
qui,  vers  le  milieu  du  ^VP  siècle,  resserrèrent  les  liens  qui 
unissaient  la  France  au  Brésil,  nous  est  fournie  par  un 
curieux  oj)uscule,  imprimé  à  Rouen  en  1551,  et  dont  M.  Fer- 
dinand Denis  a  eu  l'heureuse  idée  de  donner  une  analyse 
étendue  et  de  citer  les  passages  les  plus  importants  (2). 

C'était  alors  la  coutume,  quand  un  souverain  visitait  pour 
la  première  fois  une  des  villes  de  son  royaume,  de  lui  faire 
ce  qu'on  appelait  une  entrée.  Les  plus  riches  citoyens  et  les 
plus  hauts  fonctionnaires  luttaient  entre  eu3i  de  magnificence, 
afin  de  marquer  son  séjour  par  des  fêtes  brillantes.  En  1548, 
Lyon  avait  reçu  la  Cour  avec  un  luxe  inouï  et  une  prodigalité 
qui  fit  sensation.  Les  Rouennais  prièrent  le  roi  de  vouloir 
bien  à  leur  tour  les  honorer  de  sa  visite,  et  résolurent  de  lui 
faire  oublier  les  splendeurs  de  Lyon  par  la  richesse  et  l'ori- 
ginalité de  leur  réception.  Henri  II  et  Catherine  de  Médicis 
étaient  alors  dans  l'enivrement  des  premières  années  de  leur 
royauté  ;  ils  ne  rêvaient  que  plaisirs  et  fêtes  ;  aussi  acceptèrent- 
ils  avec  empressement  la  proposition  des  Rouennais,  et,  en 
octobre  1550,  la  Cour  de  France  arriva  dans  la  vieille  capitale 
normande.  Un  écrivain  anonyme  a  décrit  les  fêtes  et  les  céré* 


(1)  Ternaux  Compans,  ut  supra. 

(2)  F.  Denis.    Une  fête  Brésilienne  célébrée  à  Rouen  en  1S30. 
I*aris,  Techener  1850. 


VOYAGEURS    ET   NÉGOCIANTS.  131 

monies  de  Rouen  dans  un  opuscule  intitulé  :  «  La  Déduction 
du  sumptueux  ordre  plaisantz  spectacles  et  magnifiques  théâ- 
tres dressés,  et  exhibés  par  les  citoiens  de  Rouen  ville  métro- 
politaine du  pays  de  Normandie,  à  la  sacre  Maiesté  du  Très 
Christian  Roy  de  France,  Henry  secôd  leur  souverain  Sei- 
gneur,  et  à  Tresillustre  dame,  ma  Dame  Katharine  de  Medicis, 
la  Royne  son  espouze,  lors  de  leur  triumphant  ioyeulx  et 
nouvel  advenement  en  icclle  ville,  qui  fut  es  iours  de  mer- 
credyet  ieudy  premier  et  secôd  iours  d'octobre,  mil  cinq  cens 
cinquante  (1).  »  Grâce  à  ce  curieux  opuscule,  nous  savons 
que  les  Rouennais,  afin  de  donner  plus  d'éclat  à  leur  récep- 
tion, avaient  invité  des  artistes  et  des  poètes  étrangers  à  les 
aider  de  leurs  inspirations.  Ils  offrirent  en  présent  deux  sta- 
tues d*or  au  royal  visiteur,  dressèrent  en  son  honneur  des 
obélisques,  des  temples,  des  arcs  de  triomphe  «  animez  de 
fort  beaux  personnages  »,  et,  dans  leur  amour  des  réminis- 
cences antiques,  figurèrent  jusqu'à  Tapothéose  de  François  I". 
Mais  la  partie  vraiment  originale  de  la  fête,  celle  qui  intéressa 
le  plus  vivement  la  Cour  entière,  fut  la  reproduction  de 
quelques  scènes  de  la  vie  brésilienne.  Il  y  avait  alors  à  Rouen 
un  certain  nombre  de  Brésiliens,  venus  en  France  pour  la 
visiter.  Ils  appartenaient  à  la  tribu  des  «  Tabagerres  », 
importante  fraction  du  peuple  Tupinanaba,  qui  de  tout  temps 
s'était  signalée  par  son  accueil  empressé  et  sa  large  hospita- 
lité vis-à-vis  de  nos  compatriotes.  Leur  chef  les  avait  accom- 
pagnés. Il  se  nommait  Morbicha  (2).  Les  Rouennais  le  prièrent 
de  vouloir  bien,  lui  et  ses  hommes,  donner  au  roi  de  France 
conmie  une  idée  des  mœurs  brésiliennes.  Malgré  la  saison 


(1)  Rouôn,  chez  Robert  le  Hoy  Robert  et  Jehan  dictz  du  Qord 
tenantz  leur  boutique  au  portail  des  libraires,  1551. 

(2)  C'était  sans  doute  un  chef  électif,  et  le  nom  de  Morbicha  s'ap-» 
plique  moins  à  un  homme  qu'à  une  dignité.  Cardim  {Narrativa 
epistolar  de  una  viagem  e  missâo  jesuitica  pela  Bahia  etc.,)  parle 
desMurubichas  qui  conduisaient  au  combat  les  guerriers  brésiliens* 


132  HISTOIRE    DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

avancée,  on  était  au  commencement  d'octobre,  il  fut  convenu 
que  les  lives  de  la  Seine  offriraient  les  scènes  pittoresques  et 
variées  que  nos  matelots  contemplaient  sur  les  rivages  amé- 
ricains. Afin  de  rendre  l'illusion  plus  complète,  on  improvisa 
une  forêt  brésilienne,  on  bâtit  à  la  hâte  quelques  cases,  et 
comme  les  productions  et  les  animaux  du  pays  ne  manquaient 
pas  à  Rouen,  il  ne  fut  pas  malaisé  de  rendre  Timitation  aussi 
complète  que  possible.  Enchantés  de  se  retrouver  au  milieu 
d'un  paysage  qui  leur  rappelait  le  pays  natal  et  de  vivre  quel- 
ques heures  comme  au  milieu  de  leurs  forêts,  fiers  d'attirer 
sur  eux  l'attention  des  souverains  et  des  plus  grands  sei- 
gneurs d'un  puissant  royaume,  ces  Brésiliens  se  prêtèrent 
avec  empressement  au  désir  des  magistrats  de  Rouen,  et  Ifeur 
promirent  de  jouer  au  naturel  ce  que,  dans  la  langue  légère- 
ment pédantesque  du  temps,  le  rédacteur  anonyme  de  la 
€  Déduction  du  sumptueux  ordre  »  appelle  leur  sciomacbie  (1), 
ou  combat  fictif. 

Les  Tabagerres  de  Rouen  n'étaient  pas  assez  nombreux 
pour  «  naïvement  dépeindre  au  naturel  »  leurs  guerres  et 
leurs  danses,  les  divers  incidents  qu'amenait  le  trafic  du  boii 
de  Brésil,  et  leurs  chasses.  Ils  n'étaient  en  effet  que  cin- 
quante (2).  Mais  un  grand  nombre  de  matelots  normands 


(1)  Mieux  vaudrait  sciamachie^  ou  combat  avec  son  ombre  ;  allu- 
sion à  un  exercice  antique  qui  consistait  à  agiter  les  bras  et  les 
jambes  comme  une  personne  qui  se  battrait  contre  son  ombre. 

(2)  T.  Farin,  dans  son  Histoire  de  la  ville  de^Rouen  (t.  I,  pp. 
126,  1738)  parle  de  la  fête  de  1550  ;  il  connaissait  probablement  la 
Déduction  de  la  Somptueuse  entrée,  mais  il  Tavait  ou  mal  lue  ou 
copiée  avec  négligence,  car  il  n'hésite  pas  à  faire  danser  trois  cents 
Brésiliens  sur  les  bords  de  la  Seine,  tandis  que  le  récit  authentique 
n'en  admet  qu'une  cinquantaine...  a  Le  long  de  la  chaussée  des 
emmurées,  dit-il,  dans  une  place  vuide,  était  une  troupe  de  Brasi- 
liens,  au  nombre  de  trois  cents  hommes  tous  nuds,  qui  exerçaient 
une  espèce  de  guerre  les  uns  contre  les  autres  entre  les  arbres  et 
les  brussailles,  qui  y  étaient  plantez  pour  donner  du  plaisir  au  Roy.  » 


VOYAGEURS   ET   NEGOCIANTS.  183 

connaissaient  le  Brésil  et  ses  coutumes.  Plusieurs  d'entre  eux 
avaient  même  séjourné  quelque  temps  dans  le  pays  en  qualité 
d'interprètes.  Le  conseil  municipal  de  Rouen  pria  tous  ceux 
qui  voudraient  ajouter  à  l'éclat  de  la  cérémonie  de  grossir 
pour  quelques  jours  la  petite  troupe  brésilienne,  et  de  figurer 
avec  eux  dans  cette  fête  étrange.  Deux  cent  cinquante  matelots 
ou  interprèles  acceptèrent  la  proposition,  et  se  mêlèrent  aux 
Brésiliens.  Ils  poussèrent  même  si  loin  l'exactitude  et  la  cou- 
leur locale,  qu'ils  adoptèrent  le  costume  primitif  des  Taba- 
gerres,  et  se  montrèrent,  vêtus  de  leur  bonne  volonté,  devant 
Catherine  de  Médicis  et  ses  jeunes  dames  d'honneur.  Mais 
telle  était  la  naïve  curiosité  qui  entraînait  alors  les  esprits 
que  cette  particularité  passa  comme  inaperçue.  Non-seulement 
les  magistrats  de  Rouen  qui  avaient  organisé  la  fête,  «  gens 
doctes  et  bien  suffisants  personnaiges  »,  n'y  virent  aucun  mal, 
mais  encore  la  Cour  tout  entière  y  montra  «  face  ioyeuse  (1)  et 
riante.  »  La  reine  Catherine  témoigna  même  à  diverses  reprises 
toute  sa  satisfaction,  car  «  le  second  iour,  comme  on  renou- 
veloit  le  spectacle,  la  royne,  passant  en  sa  pompe  et  magni- 
ficence par  dessus  la  chaussée,  ne  le  sut  faire  sans  prendre 
délectation  aux  iolys  esbatements  et  schyomachie  des  Sau- 
vages. » 

Mais  il  est  temps  de  céder  la  parole  à  l'auteur  de  la  Déduc- 
tion du  sumptueux  ordre,  et  de  connaître  d'après  lui  les  scènes 
de  ce  drame  à  trois  cents  personnages  :  «  Le  long  de  la  dicte 
chaussée  qui  s'estend  depuis  le  devant  de  la  porte  des  dites 
emmurées,  iusques  au  bort  de  la  rivière  de  Seyne,  sied  une 
place  en  prarye  non  ediffiée  de  deux  cens  pas  de  long  (2)  et  de 
trente  cinq  de  large,  la  quelle  est  pour  la  plus  grande  partie 
naturellement  plantée  et  umbragée,  par  ordre,  d'une  saussaie 
de  moyenne  fustaye  et  d'abondant  fut  le  vuide  artificiellement 


(1)  F.  Denis,  ouv.  cit.,  p.  8. 

(2)  Id.,'  p.  13-16. 


134  HISTOIKE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

remply  de  plusieurs  autres  arbres  et  arbrisseaux  comme 
genestz,  geneure,  buys  et  leurs  semblables  entreplantez  de 
taillis  espes.  Le  tronc  des  arbres  estoit  peint  et  garny  en  la 
cime  de  branches  et  floquai*tz  de  buys  et  fresne,  rapportant 
assez  près  du  naturel  aux  feuilles  des  arbres  du  Brésil. 
Autres  arbres  fruitiers  estoient  parmy  eulx  chargez  de  firuictz 
de  diverses  couleurs  et  espèces  imitans  le  naturel.  A  chacun 
bout  de  la  place,  à  Tenviron  d'une  quadrature  estoient  basties 
loges  ou  maisons  de  troncs  d'arbres  tous  entiers,  sans  doUer 
ni  préparer  d'art  de  charpenterie,  icelles  loges  ou  maisons 
couvertes  de  roseaux,  et  fueillarts,  fortifiés  à  l'entour  de  pal 
en  lieu  de  rempart,  ou  boulleverd  en  la  forme  et  manière  des 
mortuabes  et  habitations  des  Brisilians.  Parmi  les  branches 
des  arbres  voUetoient  et  gazoulloient  à  leur  mode  grand  nom- 
bre de  perroquets,  esteliers,  et  moysons  de  plaisantes  et 
diverses  couleurs.  Amont  les  arbres  grympoient  plusieurs 
guenonnez,  marmotes,  sagouins,  que  les  navires  des  bour- 
geois de  Rouen  avoient  nagueres  apportez  de  la  terre  du 
Brésil.  Le  long  de  la  place  se  demenoient  ça  et  là,  iusques  au 
nombre  de  trois  centz  hommes  tous  nuds,  hallez  et  herisson- 
nez.  Sans  aucunement  couvrir  la  partie  que  nature  com- 
mande, ils  estoient  façonnez  et  équipez  en  la  mode  des  sau- 
vages de  l'Amérique  dont  saporte  le  boys  de  Brésil,  du  nombre 
desquelz  il  y  en  avoit  bien  cinquante  naturelz  sauvages  fres- 
chement  apportez  du  pays,  ayans  oultre  les  autres  scimulez, 
pour  décorer  leurs  faces,  les  uns,  lèvres  et  aureilles  percées 
et  entrelardéez  de  pierres  longuettes,  de  l'estendue  d'un 
doigt,  poUies  et  arrondies,  de  couleur  d'esmail  blanc  et  verde 
esmeraude.  Le  surplus  de  la  compagnie,  ayant  fréquenté  le 
pays,  parloit  autant  bien  le  langaige  et  exprimoit  si  nayfve- 
ment  les  gestes  et  façons  de  faire  des  sauvages,  comme  s'ilz 
fussent  natifz  des  mesmes  pays.  Les  uns  s'esbatoient  à  tirer 
de  l'arc  aux  oyseaulx,  si  directement  éiaculantz  leur  traict  fait 
de  cannes,  iong  ou  roseaux,  qu'en  l'art  de  sagaptaire  ils  sur- 
passoient  Merionez,  le  Grec,  et  Pandarus,  le  Troyen.  Les 


VOYAGEURS   ET   NEGOCIANTS.  185 

autres  couroient  après  les  guenonnes,  viste  comme  les  Tro- 
glodytes après  la  sauvagine  ;  aucuns  se  balançoient  dans  leurs 
lictz  subtilement  tressez  de  lil  de  coton  attachez  chacun  bout 
à  l'estoc  de  quelque  arbre,  ou  bien  se  reposoient  à  Tumbrage 
de  quelque  buisson  trappys,  les  autres  coupoient  du  boys 
qui,  par  quelques-uns  d'entre  eulx,  estoit  porté  à  un  fort 
construit  poui'  l'effet  sur  la  rivière ,  ainsi  que  les  mariniers 
de  ce  pays  ont  accoustumé  faire  quand  ils  traictent  avec  les 
Brisilians  :  lequel  bois  iceulx  sauvages  troquoient  et  permu- 
toient  aux  mariniers  dessus  ditz,  en  haches,  serpes  et  coings 
de  fer,  selon  leur  usage  et  leur  manière  de  faire.  La  troque 
et  commerce  ainsi  faite,  le  boys  estoit  batellé  par  gondolles 
et  esquiffes^  en  un  grand  navire  à  deux  hunes  ou  gabyes 
radiant  sur  ses  ancres  :  laquelle  estoit  bravement  enfunaillée 
et  close  sur  son  belle  de  paviers  aux  armaries  de  France, 
entremeslées  de  croix  blanches,  et  pontée  davant  arrière  : 
l'artillerie  rangée  par  les  lumières  et  sabortz  tant  en  proue 

qu'en  poupe,  et  le  long  des  escottartz les  bannières  et 

estendarts  de  soye  tant  hault  que  bas  estoient  semées  d'an- 
cres et  de  croissanz  argentez,  undoyants  plaisamment  en  l'air. 
Les  matelotz  estoient  vestus  de  sautembarques  et  bragues  de 
satin,  my-partis  de  blanc  et  noir,  autres  de  blanc  et  verd  qui 
montoient  de  grande  agilité  le  long  des  haultbancz  et  de  l'au- 
tre funaille.  Et  sur  ces  entrefaites,  voicy  venir  une  troupe  de 
sauvaiges  qui  se  nommaient  à  leur  langue  Tabagerres,  selon 
leur  partialitez,  lesquels  estants  accroupis  sur  leurs  talions 
et  rangez  à  l'environ  de  leur  Roy,  autrement  nommé  par 
iceux  Morbicha,  avec  grande  attention  et  silence  ouyrent  les 
remontraoces  et  l'harangue  d'iceluy  Morbicha,  par  un  agite- 
ment  de  bras  et  geste  passionné,  en  langaige  brésihen.  Et  ce 
fait,  sans  réplique,  de  prompte  obéissance  vindrent  violente- 
ment  assaiUir  une  autre  troupe  de  sauvaiges  qui  s'appeloient 
en  leur  langue  Toupinabaulx  ;  et  ainsi  ioinctz  ensemble  se 
combatirent  de  telle  fureur  et  puissance,  à  traict  d'arc,  à 
coups  de  masses  et  d'autres  bâtons  de  guerre,  desquels  ils 
ont  accoutumé  user,  que  finablement  les  Toupinambaulx  des- 


186  HISTOIRE   DU    BRKSIL   FRANÇAIS. 

confirent  et  mirent  en  roulte  les  Tabagerres;  et  non  contens 
de  ce,  tous  d'une  volte  coururent  mettre  le  feu  et  bruller  à 
vifve  flamme  le  mortuabe  et  forteresse  des  Tabagerres,  leurs 
adversaires,  et  de  faict,  ladite  scyomachie  fut  exécutée  si 
près  de  la  vérité,  tant  à  raison  des  sauvages  naturelz  qui 
estoient  meslés  parmi  eux,  comme  pour  les  mariniers  qui  par 
plusieurs  voyages  avoient  traffiqué  et  par  longtemps  domes- 
tiquement  résidé  avec  les  sauvages,  qu'elle  sembloit  estre 
véritable,  et  non  simulée,  pour  la  probation  de  laquelle  chose 
plusieurs  personnes  de  ce  royaulme  de  France,  en  nombre 
suffisant,  ayant  fréquenté  longuement  le  pays  du  Brésil  et 
Cannyballes,  attestèrent  de  bonne  foy  l'effect  de  la  figure  (1) 
précédente  estre  le  certain  simulachre  de  la  vérité.  » 

La  fête  brésilienne  de  Rouen  eut  un  grand  retentissement. 
Il  y  eut  dès  lors,  dans  presque  toutes  les  cérémonies  de  ce 
genre,  des  sauvages  qui  se  livrèrent  à  leurs  jeux  en  présence 
de  la  Cour.  Ainsi  à  l'entrée  de  Charles  IX  à  Troyes,  le  23  mars 
1564,  des  sauvages  figurèrent,  mais  le  Cérémonial  se  tait  sur 
leur  nationalité.  A  l'entrée  du  même  souverain  à  Bordeaux, 
le  9  avril  1565,  on  vit  paraître  trois  cents  hommes  d'armes 
«  conduisans  douze  nations  estrangères  captives,  telles  qu'es- 
toient  Grecs ,  Turcs  ,  Arabes ,  Egyptiens ,  Taprobaniens , 
Indiens,  Canariens,  Mores,  Ethiophiens,  Sauvages  améri- 
cains et  Brésiliens,  Les  capitaines  desquels  haranguèrent 
devant  le  Roy  chacun  en  sa  langue  entendue,  par  le  truche- 
ment, qui  l'interprétoit  à  sa  maiesté  (2)  ». 


(1)  Allusion  à  une  planche  fort  intéressante  qui  accompagne  la 
Déduction.  Gravée  sur  bois  par  un  artiste  inconnu,  elle  reproduit 
dans  la  naïveté  de  leurs  attitudes  et  l'innocence  de  leurs  costumes 
les  Brésiliens  de  Rouen.  M.  F.  Denis  remarque  avec  raison  que 
c'est  le  premier  monument  iconographique  que  le  xvi«  siècle  ait 
fourni  sur  le  Brésil.  Aussi  Ta-t-il  fait  figurer  dans  sa  réimpression 
de  la  Déduction  de  la  Somptueuse  entrée, 

(2)  Th.  Godefrot.  Le  Cérémonial  de  France  ou  description  des 


VOYAGEURS   ET  NÉGOCIANTS.  137 

A  Rouen  même  a*est  longtemps  perpétué  le  souvenir  de 
la  présence  et  du  séjour  des  Brésiliens.  «  Rue  Malpalu,  n°  17, 
écrit  un  savant  archéologue  (1),  presque  en  face  de  la  rue  des 
Augustins  est  renseigne  de  Tîle  (2)  du  Brésil,  maison  en 
bois.  Elle  se  distingue  par  un  grand  bas-relief,  divisé  en 
deux  sujets  relatifs  à  la  découverte  de  TAmérique;  de  petites 
figures  nues  sont  sculptées  sur  les  montants,  au  milieu  d'or- 
nements gothiques.  Cette  devanture,  qui  n*est  pas  indigne  de 
l'attention  des  curieux,  date  du  milieu  du  XVP  siècle  ». 
L'hôtel  de  la  rue  Malpalu  a  été  récemment  démoli,  mais  l'en- 
seigne a  été  conservée  et  déposée  au  Musée  des  Antiquités. 
Sculptée  sur  bois  et  peinte,  elle  représente  les  diverses 
opérations  qu'exigeaient  delà  part  des  Brésiliens  la  coupe  et  la 
traite  de  Tibirapitanga. 

De  ces  divers  témoignages  il  résulte  que  les  relations  entre 
la  France  et  le  Brésil  étaient  fréquentes  vers  le  milieu  du 
XVP  siècle  ;  aussi  comprend-on  que  le  gouvernement  fran- 
çais, malgré  son  indifférence  en  matière  commerciale,  ait 
enfin  songé  à  détourner  cette  activité  à  son  profit,  en  fondant 
un  établissement  sérieux  dans  cette  région,  et  en  assurant  à 
nos  négociants  et  armateurs  la  protection  de  ses  canons  et  de 


cérémonies,  rangs  et  séances  observées  aux   couronnemens   des 
Roys  de  France,  etc. 

(1)  La  Québièbe.  Description  historique  des  maisons  de  Rouen, 
dessinées  et  gravées  par  E.  H,  Langlois,  (1821). 

(2)  Cette  dénomination  d*île  du  Brésil  ne  doit  pas  nous  sur- 
prendre. Dans  les  premières  relations  adressées  du  pays  de  Santa 
Cruz  au  Portugal,  ce  pays  est  presque  toujours  désigné  sous  le  nom 
d'île.  Les  navigateurs  normands  partageaient  cette  erreur.  Ex  ea 
insula  quse  terra  nova  dicitur,  lisons-nous  dans  la  Chronique 
d'Eusébe  de  Césarée  continuée  par  M.  et  P.  Paulmier.  Ad  Brasi^ 
Haras  insulas,  est-il  dit  dans  la  protestation  du  baron  de  Saint 
Blancard,  etc. 


138  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

ses  vaisseaux.  Le  chevalier  de  Villegaignon  (1)  fut  le  promo- 
teur de  cette  entreprise  qui,  bien  conduite,  aurait  été  pour 
notre  pays  une  source  pour  ainsi  dire  inépuisable  de  richesses 
et  de  conquêtes  pacifiques.  Elle  échoua  par  sa  faute,  et  la 
déception  fut  d'autant  plus  vive  que  les  espérances  étaient 
mieux  fondées.  Ce  fut  le  premier  essai  de  colonisation  tenté 
par  la  France,  et  ce  devait  être  la  première  des  mésaventures 
qui  constituent  presque  toute  notre  histoire  coloniale. 


(1)  Peu  de  noms  entêté  orthographiés  de  tant  de  façons  diverses 
Bien  que  le  chevalier  soit  nommé  sur  son  épitaphe  Yillegagnon  • 
bien  que  le  bourg  qui  appartenait  à  sa  famille  et  le  château  dont 
les  ruines  existent  encore  à  dix-sept  kilomètres  de  Provins  soient 
désignés  sous  le  même  nom,  comme  le  chevalier  signait  ses  lettres 
Villegaignon,  et  que  plusieurs  de  ses  contemporains  l'appellent 
ainsi,  nous  ayons  adopté  cette  forme  de  Villegaignon, 


DEUXIÈME    PARTIE:    LA   COLONISATION. 


LES    PROJETS   DE    VILLEGAI6N0N. 


I.  —  Biographie  de  Villegaignon. 


Villegaignon  est  un  des  personnages  les  plus  extraordi- 
naires du  XVP  siècle,  si  fécond  pourtant  en  types  étranges. 
Soldat,  marin,  diplomate,  historien,  controversiste,  faiseur 
de  projets,  agriculteur,  industriel,  érudit,  philologue  même, 
ce  fut,  à  vrai  dire,  un  homme  universel.  Il  mériterait  les  hon- 
neurs d'une  biographie  particulière  qu'on  n'a  pas  encore  songé 
à  écrire  (1),  sans  doute  parce  que  les  éléments  en  sont  dis- 
persés dans  trop  d'ouvrages  différents,  et  que,  pour  étudier 
Villegaignon,  il  faudrait  étudier  l'histoire  du  XVP  siècle  tout 
entier.  Nous  nous  contenterons  de  rappeler  ici  les  faits  sail- 
lants de  sa  vie  antérieure,  et  nous  n'insisterons  que  sur  le 
curieux  épisode  de  la  colonisation  du  Brésil  entreprise  sous 
ses  auspices. 

Nicolas  Durand  de  Villegaignon  naquit  à  Provins  (2)  vers 


(1)  Nous  faisons  pourtant  une  très-honorable  exception  pour  la 
Notice  mise  par  M.  de  Grammont  en  tête  de  son  édition  de  la  Re- 
lation de  V expédition  de  Charles-Quint  contre  Alger  (p.  1-26). 

(2)  Et  non  en  Provence,  comme  l'ont  imprimé  très  à  tort  les  édi- 
teurs du  MoRÉRT,  trompés  sans  doute  par  la  similitude  des  mots. 


140  HISTOIRE   DD   BRESIL   FRANÇAIS. 

l'an  1510  (1).  Son  père  se  nommait  Louis  Durand,  seigneur 
de  Villegaignon,  et  sa  mère  Jeanne  de  Fresnoy  (2).  Louis 
Durand  était  procureur  du  roi  au  bailliage  de  Provins.  Un 
acte  de  1516  le  qualifie  même  de  conseiller  du  Roy  en  ses 
conseils  d*état  et  privé  :  ce  qui  détruirait  les  allégations  des 
écrivains  protestants  qui,  plus  tard,  contestèrent  au  chevalier 
sa  noblesse  et  jusqu'à  son  nom  (3).  La  famille  de  Villegai- 
gnon  était  au  contraire  fort  honorablement  connue  dans  la 
province,  où  elle  avait,  à  plusieurs  reprises,  exercé  des 
charges  de  magistrature.  Villiers  de  Tlsle  Adam,  le  fameux 
grand-maître  de  Tordre  de  Rhodes,  qui  défendit  avec  tant 
d'héroïsme  cette  île  chrétienne  contre  les  assauts  des  Turcs, 
était  le  propre  oncle  de  Nicolas,  et  ce  fut  sans  doute  son 
exemple,  sa  protection,  et  l'espoir  justifié  de  parvenir,  grâce 
à  lui,  à  une  haute  position  qui  déterminèrent  la  vocation  du 
jeune  Champenois. 


(1)  Cette  date  n'est  qu'approximative,  car  les  registres  de  l'état 
civil  n'étaient  pas  encore  régulièrement  constitués,  et  nous  n'avons 
pas  l'acte  de  naissance  du  chevalier. 

(2)  Voir  Mémoires  de  Claude  Haton,  éd.  Bourquelot.  La  généalogie 
de  la  famille  est  reproduite  dans  l'appendice.  Louis  Durand  assistait 
le  2  juin  1504  à  la  dédicace  de  saint  Quiriace.  Il  signait  en  1509  le 
procès-verbal  sur  la  réforme  de  la  coutume  de  Meauz,  et  mourait 
en  1521.  Sa  veuve  lui  survécut  43  ans.  Elle  mourut  le  30  août 
1564.  L'un  et  l'autre  furent  inhumés  â  Saint-Pierre  de  Provins.  Ils 
étaient  représentés  sur  leur  tombe  avec  leurs  huit  garçons  et  leurs 
cinq  filles.  Cf.  Bourquelot,  p.  1095. 

(3)  Les  armes  de  Villegaignon  portaient  :  D'azur  à  trois  chevrons 
d'or  brodés,  accompagnés  de  trois  besans  d'or,  deux  en  pointe,  un 
en  chef.  D'après  D.  Morice.  Mémoires  pour  servir  de  preuves  à 
V Histoire  de  Bretagne^  t.  III,  p.  1089,  le  cachet  de  cire  rouge  fer- 
mant une  lettre  de  Villegaignon  au  duc  d'Estampes  représentait 
les  armes  du  chevalier  a  qui  sont  escartelés  au  1  et  4  ».  Trois  che- 
vrons accompagnés  de  trois  tourteaux,  bezans  et  coquilles,  et  au  2 
et  3  un  sautoir.  Au  chef  chargé  d'une  croix. 


LEE  PROJETS  DE  VILLEGAIGNON.  141 

On  ne  sait  rien  de  ses  premières  années.  11  est  probable 
qu'il  reçut  cette  forte  et  vigoureuse  éducation  des  gentils- 
hommes de  répoque,  où  se  mêlaient  dans  un  équilibre  har- 
monieux les  exercices  du  corps  et  ceux  de  Tesprit  ;  car  il  fut 
toute  sa  vie  aussi  distingué  par  sa  force  et  son  adresse  que 
par  son  érudition  et  et  la  variété  de  ses  connaissances.  C'est 
à  l'Université  de  Paris,  où  Calvin  fut  son  condisciple,  qu'il  se 
prépara  de  la  sorte  aux  aventureuses  et  dramatiques  péri- 
péties de  sa  future  existence  :  mais  il  aimait  trop  la  vie  active 
pour  prolonger  son  séjour  dans  une  Université.  Aussitôt  que 
les  règlements  le  lui  permirent,  il  prononça  ses  vœux  et  entra 
dans  l'ordre  de  Saint- Jean  de  Jérusalem,  qui  venait  de  perdre 
Rhodes,  et  se  fixait  à  Malte.  D'après  la  Biographie  univer- 
selle et  la  Biographie  Didot  il  aurait  pris  cette  grave  déter- 
mination en  1531  ;  M.  Ythier  (1)  donne  pour  date  1535,  mais 
cette  différence  de  date  importe  peu,  car  le  futur  défenseur 
de  la  bannière  du  Christ  était  alors  relégué  dans  une  position 
secondaire,  qui  ne  lui  permettait  pas  de  laisser  une  trace  dans 
l'histoire  de  son  temps.  C'est  seulement  en  1541,  lors  de  la 
fameuse  expédition  de  Charles  Quint  contre  Alger,  qu'il  se 
signala  pour  la  première  fois  par  son  héroïsme,  et  appela  sur 
lui  l'attention  de  ses  contemporains. 

Nous  n'avons  pas  à  raconter  ici  cette  déplorable  entre- 
prise (2).  On  sait  que  l'Empereur  avait  réuni  contre  Alger  des 
forces  imposantes,  65  navires  de  guerre  et  451  bâtiments  de 


(1)  Miscellanea,  Recueil  manuscrit  de  la  bibliothèque  de  Pro- 
vins. 

(2)  Voir  sur  l'expédition  d'Alger.  Expeditio  in  Africain  ad  Ar- 
gieram  par  Villegaignon  —  Papiers  d'états  du  cardinal  de  Gran- 
VELLE,  journal  do  Vandenesse,  t  II,  p.  612. —  Ch  arrière.  Né  go- 
dations  de  lu  France  dans  le  Levant^  t.  I,  p.  522,  525,  527,  535. — 
Brantôme,  edit.  Lalanne,  t.  I,  p.  52,  72,  73.  Sander  Rang  et 
Denis.  Fondation  de  la  Régence  d'Alger.  —  Marmol.  Description 
de  l'Afrique^  livre  V.  —  P.  Jove,  livre  II,  p.  714,  etc. 


142  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

transport,  montés  par  12,330  marins  et  23,900  soldats.  Ces 
soldats  appartenaient  à  presque  toutes  les  nations  chrétiennes. 
Allemands,  Italiens,  Espagnols,  etc.  Une  centaine  de  cheva- 
liers de  Malte,  et  parmi  eux  Villegaignon,  faisaient  partie  de 
V Armada.  Le  débarquement  s'effectua  sans  résistance  (23  oc- 
tobre), et  les  Impériaux  s'emparèrent  de  toutes  les  positions 
qui  dominaient  la  ville.  Alger  semblait  condamnée.  La  tem- 
pête la  sauva.  Des  pluies  torrentielles  fondirent  tout  à  coup 
sur  Tarmée  chrétienne,  qui  n'avait  pas  encore  reçu  son  maté- 
riel de  campement,  et  des  vents  impétueux  empêchèrent  la 
flotte  d'approcher  du  rivage.  Les  Algériens  profitèrent  du 
découragement  et  de  la  lassitude  des  assiégeants  pour  tenter 
une  sortie  générale.  Tout  plia  sous  leur  choc  impétueux.  Ils 
surprirent  et  égorgèrent  dans  leur  premier  sommeil  les  postes 
avancés,  et  arrivèrent  jusqu'au  camp.  Au  milieu  de  la  panique 
générale  les  chevaliers  de  Malte  firent  face  à  l'ennemi,  se 
groupèrent  autour  de  leur  étendard  porté  par  le  brave  Savi- 
gnac  de  Balaguer,  ne  tardèrent  pas  à  disperser  les  assaillants, 
et,  prenant  à  leur  tour,  l'offensive,  marchèrent  sur  la  porte 
Bab-Azoun.  Leur  charge  fut  tellement  vigoureuse  que  le 
dey,  effrayé  de  leur  audace,  fit  fermer  la  porte,  abandonnant 
les  fuyards  au  fer  des  chevaliers  qui  en  firent  un  grand 
massacre.  S'ils  avaient  été  soutenus,  la  ville  aurait  pu  être 
prise  :   mais  le  plus  grand  désordre  régnait   dans  l'armée 
chrétienne,  et  l'Empereur  Charles-Quint  ne  se  doutait  seule- 
ment  pas  qu'une  poignée  de  braves  étaient  aux  portes  d'Alger. 

Les  chevaliers  de  Malte  abandonnés  de  tous,  écrasés  par 
les  projectiles  qui  tombaient  sur  eux  du  haut  des  murs,  se 
décidèrent  à  reculer  jusqu'au  défilé  de  Gantarat-el-Afran 
pour  y  soutenir  une  nouvelle  attaque  des  Algériens.  C'est  à  ce 
moment  que  Savignac  de  Balaguer,  furieux  de  voir  qu'il  lui 
fallait  retourner  en  arrière,  planta  sa  dague  dans  la  piorte 
Bab-Azoun  en  criant  aux  assiégés  :  «  Nous  reviendrons  la 
chercher  !  »  Dans  les  nouvelles  positions  occupées  par  les 
chevaliers  s'engagea  un  terrible  combat  dont  les  indigènes 


LES   PROJETS   DE   VILLE6AIGN0N.  143 

conservèrent  longtemps  le  souvenir  ;  Villegaignon  s*y  signala 
par  sa  froide  valeur.  Réunis  en  un  seul  groupe  qui  barrait 
comme  une  muraille  rentrée  du  défilé,  et  résolus  à  mourir 
pour  sauver  Tarmée,  les  chevaliers  firent  subir  à  Tennemi  des 
pertes  effroyables.  On  raconte  que  Villegaignon  arracha  de 
son  cheval  un  Algérien  qui  venait  de  le  frapper  de  sa  lance, 
et,  quoique  blessé,  trouva  la  force  de  le  clouer  à  terre  avec 
sa  dague.  Les  ennemis  étonnés  de  cette  résistance  se  réfu- 
gièrent alors  sur  les  hauteurs  voisines  et  décimèrent  sans 
péril  à  coup  de  flèches  ou  de  fusils  ces  héroïques  défenseurs 
de  la  bannière  chrétienne.  Près  de  la  moitié  d'entre  eux, 
trente-huit  sur  quatre-vingt-seize,  et  parmi  eux  Villegaignon, 
gisaient  à  terre  morts  ou  hors  de  combat,  lorsqu'enfin  l'Em- 
pereur chargea  en  personne  pour  les  dégager.  Ils  avaient 
peut-être  sauvé  Farmée:  ils  avaient  certainement  sauvé 
l'honneur  du  drapeau  (25  octobre  1541). 

Les  chevaHers  étaient  allés  au  combat  couverts  de  leurs 
cuirasses,  mais  portant  au-  dessus  de  ces  cuirasses  des  sou- 
brevetés  de  soie  cramoisie  ornées  de  la  croix  blanche.  Les 
Algériens  se  souvinrent  longtemps  de  ces  hommes  rouges, 
qu'ils  n'avaient  pu  entamer.  Le  bruit  se  répandit  parmi  eux 
qu'Alger  ne  tomberait  que  sous  les  coups  de  guerriers  vêtus 
de  rouge,  et,  si  on  en  croit  la  tradition,  les  pantalons  garance 
et  les  retroussis  écarlates  de  nos  soldats,  en  1830,  justifièrent 
cette  prédiction.  Tous  les  historiens  du  temps  s'accordent  à 
exalter  le  courage  de  ces  chevaliers,  dont  le  plus  grand 
nombre  appartenait  à  la  langue  de  France.  Ce  sont  eux  encore 
auquel  l'Empereur  confia  le  périlleux  honneur  de  former 
Tarrière-garde  et  de  couvrir  la  retraite.  Pendant  quatre  jours 
ils  réussirent  en  effet  à  contenir  la  poursuite,  et  empêchèrent 
le  massacre  des  traînards. 

La  blessure  reçue  par  Villegaignon  au  combat  de  Cantarat- 
el-Efran  le  priva  de  Thonneur  de  prendre  part  à  ces  quatre 
jours  de  combats  acharnés  :  On  avait  dû  remporter  du  champ 
de  bataille^  et  l'embarquer  tout  de  suite.  Il  fut  assez  heureux 


144  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

pour  échapper  à  l^effroyable  tempête  qui  engloutit  la  plupart 
des  survivants  de  ce  désastre,  mais  sa  blessure  se  rouvrit 
pendant  la  traversée  et  il  fut  forcé  de  s'arrêter  à  Rome  pour 
y  achever  sa  guérison.  Il  y  reçut  l'hospitalité  dans  le  palais 
que  possédait  alors  dans  la  capitale  du  monde  chrétien  Fil- 
lustre  famille  Angevine  des  du  Bellay.  Guillaume  du  Bellay, 
aussi  grand  capitaine  qu'habile  négociateur,  et  son  frère,  le 
cardinal  Jean,  avaient  groupé  autour  d'eux  une  véritable  cour 
de  lettrés,  et  presque  de  hbres  penseurs.  Villegaignon  passa 
quelques  mois  dans  ce  milieu  sympathique,  où  il  rencontra 
celui  que  Budé  appelait  «  le  gentil  et  ingénieux  Rabelais.  »  Il 
profita  de  ses  loisirs  forcés  pour  composer  en  latin  la  Relation 
de  l'Expédition  d'Alger,  et  s'acquitta  d'un  devoir  de  recon- 
naissance en  dédiant  son  œuvre  à  Guillaume  du  Bellay.  Cet 
ouvrage  plusieurs  fois  réimprimé  (1)  au  XVP  siècle,  traduit 
en  Français  (2)  et  en  Allemand  (3),  était  devenu  à  peu  près 
introuvable.  M.  de  Grammont  en  a  donné  en  1874  une  nouvelle 
édition,  enrichie  de  notes  et  de  commentaires,  qui  lui  prêtent 
la  valeur  d'un  travail  original  (4).  On  peut  reprocher  à  I'^a- 
peditio  in  Argieram  de  manquer  de  manquer  de  précision 
dans  certains  détails,  par  exemple  dans  la  fixation  des  dates, 
mais  le  récit  est  fort  animé.  Une  grande  sincérité  y  éclate 
partout.  Les  recherches  les  plus  minutieuses  n'y  laissent  rien 
découvrir  de  douteux.  Les  événements  militaires  sont  expo- 

(1)  Edit.  princeps  154L  —  2«  1542,  in-4<».  —  se  retrouvé  inter 
varies  authores  de  rébus  Caroli  V  lu  Africa,  1555,  in-8°.  Brune t 
{Manuel  du  libraire,  t.  I,  col.,  1235)  cite  les  éditions  d'Anvers, 
Strasbourg  et  Venise. 

(2)  Traduction  française  par  Pierre  Tolet,  1542  —  autre  tra- 
duction par  Benoist  de  Gourmont  1552. 

(3)  Traduction  allemande  par  Martin  Merendano.  Neubourg, 
1546  —  se  retrouve  inter germanicarum  rorum  scriptores  Schurdii, 
1574,  in-8o,  p,  1419. 

(4)  Relation  de  l'expédition  de  Charles-Quint  contre  Alger,  par 
M.  H.  D.  DE  Grammont,  1  vol.,  in-S».  Paris  et  Alger,  1874. 


LES   PROJETS   DE   VILLEGAIGNON.  145 

ses  avec  une  rare  intelligence.  Le  style  est  sobre,  et  d'une 
élégance  qui  n'exclut  pas  la  concision  et  l'énergie.  On  voit 
que  l'auteur  était  nourri  de  la  lecture  des  meilleurs  écrivains 
de  l'antiquité.  En  résumé  c'est  le  plus  précieux  des  docu- 
ments qu'on  puisse  citer  sur  la  désastreuse  expédition  de 
Charles-Quint. 

Lorsque  Villegaignon  fut  guéri,  il  revint  en  Champagne,  à 
Provins,  pour  y  terminer  les  affaires  que  sa  campagne  contre 
Alger  l'avait  forcé  de  suspendre  (1)  :  mais  il  n'était  pas  d'hu- 
meur à  dissiper  en  de  stériles  discussions  le  temps  qu'il  pou- 
vait consacrer  à  de  plus  nobles  occupations.  Au  milieu  de 
l'année  1542  nous  le  trouvons  en  Hongrie  guerroyant  contre 
les  Turcs  (2).  Comme  son  contemporain  Monluc,  il  aurait  pu 
dire  :  «  J'ay  eu  ce  malheur  là  toute  ma  vie,  que  dormant  et 
veillant  ie  n'ay  iamais  esté  en  repos  ».  C'était  pourtant  malgré 
ses  protecteurs  les  du  Bellay  (3)  qu'il  s'était  engagé  dans 
cette  expédition.  La  guerre  était  alors  imminente  entre  la 
France  et  Charles- Quint.  Guillaume  du  Bellay  aurait  désiré 
garder  près  de  lui  un  gentilhomme  dont  il  appréciait  la  valeur 
et  l'expérience  militaire.  Son  frère  le  cardinal  avait  même 
voulu  l'attacher  a  la  personne  du  duc  d'Orléans  (4),  le  fils  du 
roi.  Cette- fugue  en  Hongrie  contrariait  donc  les  projets  de  ses 
protecteurs.  Mais  Villegaignon  était  trop  avisé  pour  les  mé- 
contenter tout  à  fait.  Il  rejoignit  en  toute  hâte  l'armée  fran- 
çaise au  moment  où  commençait  la  brillante  campagne  du 
Piémont  si  heureusement  terminée  par  la  victoire  de  Cérisoles 


(1)  Expeditio  in  Argieram,  «  Quum  œtas  antc  acta  me  in  Galliam 
ad  domestica  quaedam  negotia  revocassot...  itaquo  negotia  in  aliud 
tempus  rejicienda  mihi  esse  duxi  ». 

(2)  Voir  aux  pièces  justificatives  lettre  I  de  Villegaignon. 

(3)  id.  «  Je  n'ay  ausé  demeurer,  pour  la  défense  que  m'en  avoit 
faict  Monseigneur  de  Langey  ». 

(4)  Id.,  id.  «  Il  vous  pleut  un  iour  me  vouloyr  donner  d  Monsei- 
gneur d'Orléans,  qui  me. semble  très  gentil  prince,  etc.  ». 

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146  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

(1542-1544),  et  combattit  bravement  à  côté  de  Guillaume  du 
Bellay. 

Ses  exploits  durant  cette  campagne  sont  restés  dans  Tom- 
bre.  Sans  une  lettre  qu'il  écrivait  à  la  fin  de  sa  carrière,  en 
février  1568,  au  duc  d* Anjou,  et  que  le  hasard  des  temps 
nous  a  conservée,  on  ne  saurait  même  pas  qu'il  faisait  partie 
de  Tarmée  française  à  cette  époque  (1).  «  Du  temps  que  i*es- 
toye  au  service  du  Roy  vostre  grand-père,  mon  souverain 
Seigneur,  en  Piedmont,  ie  souloye  tenir  des  souldatz  au  camp 
de  Tempereur,  auxquelz  ie  donnois  bon  estât  par  moys,  plus 
que  ne  povoyt  monter  leur  paye,  et  ung  venoit  tous  iours  à 
moy,  estant  les  aultres  au  camp  des  ennemis,  qui  estoit  cause 
que  i*estoye  fort  bien  adverti  (2).  »  Mais,  pour  ne  pas  avoir 
laissé  de  traces  dans  l'histoire,  ses  services  n'en  furent  pas 
moins  très-réels  et  fort  appréciés  par  ses  contemporains, 
puisque  nous  le  retrouvons,  bientôt  après,  chargé  d'une  im- 
portante mission. 

Henri  VIII,  roi  d'Angleterre,  et  Henri  II,  roi  de  France, 
désiraient  tous  les  deux  avoir  pour  belle-fille  la  jeune  reine 
d'Ecosse,  Marie  Stuart.  Henri  VIII  eut  le  tort  de  procéder 
violemment.  Il  avait  d'abord  obtenu  une  promesse,  mais  il 
exigea  bientôt  la  garde  de  sa  future  bellQ-fîlle,  et  voulut  l'en- 
lever de  force.  Pendant  qu'une  flotte  anglaise  entrait  dans  le 
Forth  et  brûlait  Edimbourg,  l'armée  ravageait  le  territoire 
écossais.  Ces  injustes  prétentions  exaspérèrent  le  sentiment 
national.  La  reine  régente,  Marie  de  Lorraine^  implora  l'aide 


(1)  Voir  aux  pièces  justificatives  lettre  XVII  de  Villegaignon. 

(2)  C'était  la  méthode  du  général  Guillaume  du  Bellay.  D'après 
Brantôme^  éd. Lalanne,  t.  III,  p.21â.  «  Entre  autres  grands  poincts 
de  capitaine  qu'avoit  M.  de  Langeay,  c'est  qu'il  despendoit  fort  en 
espions  ;  ce  qui  est  très  requis  en  un  grand  capitaine...  Bien  sou- 
Vent,  luy  estant  en  Piedmont,  mandoit  et  envoyoit  au  roi  advertis- 
sement  de  ce  qui  se  faisoit  ou  se  devôit  faire  vers  la  Picardie  ou 
Flandres  in 


LES   PROJETS   DE   VILLEGAIGNON.  147 

de  la  France.  Une  petite  armée  française  fut  aussitôt  conduite 
en  Ecosse.  André  de  Montalembert,  le  vaillant  çénéral  qui 
venait  de  se  couvrir  de  gloire  en  forçant  Charles-Quint  à 
lever  le  siège  de  Landrecies,  en  avait  le  commandement.  La 
flotte  qui  transportait  en  Ecosse  le  corps  expéditionnaire  était 
sous  les  ordres  de  Leone  Strozzi,  chevalier  de  Malte  et  prieur 
de  Gapoue.  Les  principaux  capitaines  des  navires  se  nom- 
maient Bonnechose,  de  Brosse  et  Villegaignon(l).  Le  passage 
s'effectua  heureusement,  sauf  «  ung  navire  qui  rompit  ses 
arbres  auprès  du  Havre,  où  il  fut  contraint  de  se  retirer  pour 
se  rabiller,  et  y  estoit  dedans  le  cappitaine  Bonnechose  avec 
VII"  hommes.  Mais  cela,  si  Dieu  plaist,  ne  gardera  que  Ton 
ne  puisse  parachever  ce  qui  se  présentera  pour  le  service  et 
faveur  de  ce  pays  (2)  ». 

Nous  n'avons  pas  à  raconter  ici  les  divers  épisodes  de  l'in- 
tervention française.  Ce  fut  Villegaignon  qui  remporta  le 
principal  honneur  de  l'entreprise.  Assuré  que  celui  qui  aurait 
la  garde  de  la  jeune  reine  finirait  par  être  en  possession  du 
royaume,  le  régent  d'Angleterre  Somerset  non  seulement 
empêchait  Marie  Stuart  de  se  rendre  en  France,  et  exerçait 
sur  toute  la  côte  la  surveillance  la  plus  active,mais  encore  ilfît 
partir,  pour  s'emparer  de  sa  personne,  une  flotte  commandée 
par  Clinton.  Marie  de  Lorraine,  qui  comprenait  le  danger, 
aurait  voulu  envoyer  sa  fille  en  France,  mais  ce  n'était  point 
une  tâche  facile  que  de  tromper  la  croisière  anglaise.  Ville- 
gaignon qui  se  trouvait  alors  à  l'ancre  dans  le  port  de  Leith, 
avec  les  quatre  galères  placées  sous  ses  ordres,  fut  chargé 
de  cette  délicate  mission.  Afin  de  donner  le  change  aux  vais- 


(1)  De  Thou  {Histoire  dé  Prance,  livre  VII)  rappelle  dès  cette 
époque  le  commandeur  de  Villegaignon,  mais  il  est  probable  qu'il 
ne  reçut  ce  titre  que  plus  tard. 

(S)  Teulet.  Relations  politiques  de  la  France  et  de  l'Espagne 
avec  VEcosse  au  XVI*  siècle.  Lettre  d'Andelôt  à  d'Aumale,  20  juin 
1548. 


148  HISTOIRE   DU    BUESIL   EU.VNgAlS. 

seaux  anglais,  il  entreprit  de  faire  le  tour  de  File  par  le  nord, 
navigation  que  Ton  considérait  comme  très-hardie,  car  on  ne 
croyait  pas  que  des  galères  pussent  doubler  le  cap  Dunkansby. 
Voici  comment  le  sieur  d'Oyssel,  un  de  nos  généraux, 
rendait  compte  de  cette  traversée  au  duc  d'Aumale,  T oncle 
de  Marie  Stuart  (1)  :  «  Et  au  regard,  Monseigneur,  de  ce  qui 
touche  le  passaige  de  la  petite  Royne  devers  le  Roy,  la  Royne 
vostre  sœur,  a  donné  charge  au  seigneur  Pierre  (2)  faire 
partir  ce  iour  d'huy,  de  nuict,  sans  bruit,  les  gallaires  qu'il  a 
pieu  au  Roy  de  donner  pour  cest  effect,  entre  lesquelles 
doibt  estre  la  Realle,  pour  plus  seurement  et  mieux  porter  sa 
personne  ;  et  le  sieur  d'Andeloi  doibt  par  le  mesme  moyen 
faire  secrettement  embarquer  sur  icelles  le  nombre  de  sept 
vingts  soldats,  feignant  que  les  dictes  gallaires  vont  revisiter 
les  rivières  d'icy  à  Tentour  et  le  fort  de  Bronticral  »  (3).  Pen- 
dant que  Villegaignon  faisait  le  tour  de  l'Ecosse,  la  reine  Marie 
de  Lorraine  conduisait  sa  fille  d'Inch  Mahome  au  milieu  du 
lac  de  Menteith  à  Dumbarton  au  fond  du  golfe  de  la  Glyde, 
et  disposait  tout  pour  son  prochain  départ.  Elle  l'annonçait 
même  à  ses  conseillers,  et  écrivait,  le  6  juillet  1548  (4),  à  ses 
Irères  le  cardinal  de  Guise  et  le  duc  d'Aumale  :  «  Je  croy  que 
la  Royne  ma  fille,  lui  (5)  portera  des  premières  nouvelles. 
Incontinent  que  i'auray  esté  un  iour  ou  deux  audit  camp  (6), 
le  me  retireré  où  elle  est  pour  la  faire  partir  ». 

Villegaignon  arrivait  en  effet  à  Dumbarton  sans  avoir  été 
inquiété  par  les  croiseurs  anglais.  Le  7  août  1548,  presque 


(1)  Teulet,  ouv.  cit.  Lettre  du  24  juin  1548,  t.  I,  p.  170. 
•  (2)  Stpozzi. 

(3)  Bponghthy-Craigs,  sur  la  rive  gauche  du  Tay,  dans  le  comté 
d*  An  gués. 

(4)  Teulet,  ouv.  cit.,  t.  I,  p.  170. 

(5)  Henri  II. 

(1)  Devant  la  place  assiégée  d'Haddington. 


LES  PROJETS  DE  VILLEGAIGNON.  149 

au  moment  où  la  flotte  anglaise,  enfin  prévenue,  allait  fermer 
la  route,  il  prenait  à  son  bord  la  jeune  reine,  avec  son  frère 
naturel,  lord  James,  âgé  de  dix-sept  ans,  ses  deux  gouver- 
neurs, et  ses  quatre  jeunes  campagnes,  auxquelles  l'histoire 
a  conservé  le  surnom  gracieux  des  quatre  Marie.  Elles  se  nom- 
maient Marie  Flenning,  Marie  Seaton,  Marie  Livingston  et 
Marie  Beaton,  et  commençaient  ainsi,  de  bonne  heure,  à  par- 
tager les  vicissitudes  et  les  aventures  d'une  existence  qui 
devait  être  féconde  en  péripéties  romanesques  et  tragiques  (1). 
Le  13  août,  Villegaignon  débarquait  à  Brest  (2),  ayant  eu  la 
fortune  de  réussir  dans  cette  délicate  entreprise.  Le  roi  le 
récompensa  de  ce  grand  service,  en  le  nommant  vice-amiral 
de  Bretagne,  mais  en  lui  laissant  toute  latitude  pour  ses 
voyages  et  ses  engagements  avec  Tordre  de  Malte. 

L'île  de  Malte  (3)  était  alors  fort  menacée  par  les  Turcs. 
Maîtres  de  la  Méditerranée  par  leurs  pirates,  possesseurs  des 
côtes  Tunisiennes  et  Algériennes  grâce  aux  fameux  corsaires 
Haroudj,  Kaireddin,  Dragut,  etc.,  ils  rencontraient  toujours 
devant  eux  les  agiles  galères  de  l'Ordre  et  bien  souvent  la 
bravoure  des  Chevaliers  neutralisait  leurs  efforts.  Aussi 
avaient-ils  juré  de  s'emparer  de  ce  rocher,  si  dangereux 
pour  leur  prépondérance  maritime,  et  se  disposaient-ils  à 
attaquer  les  possessions  de  l'Ordre  avec  toutes  leurs  forces. 
Averti  du  danger  par  le  connétable  de  Montmorency,  Ville- 


(1)  Voir  MiGNBT.  Histoire  de  Marie  Stuart,  t.  I,  p.  33-34. 

(2)  D'après  D.  Morice.  Histoire  de  Bretagne,  t.  II,  p.  259,  Ville- 
gaignon aurait  débarqué  non  à  Brest,  mais  à  Morlaix.  D'après  une 
monographie  de  Morlaix,  publiée  par  F.  GouiN,  le  lieu  du  débar- 
quement aurait  été  Roscoff. 

(3)  Sur  l'affaire  de  Malte  consulter  Touvrage  de  Villegaignon.  De 
Bello  Melitensi  commentarius,  N.  dr  Nicolay:  Les  quatre  pre- 
miers Hures  des  navigations  et  pérégrinations  orientales.  §  i-xxii. 
—  Gharriere.  Négociations  de  la  France  dans  le  Levant j  t.  Il, 
p.  154. 


150  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

gaignon  s'empressa  de  se  rendre  à  son  poste  de  combat. 
Après  avoir  inutilement  cherché  à  obtenir  quelques  secours 
du  vice-roi  de  Sicile,  il  débarqua  à  Malte,  et  son  premier  soin 
fut  d'avertir  le  grandmaître  du  formidable  armement  qui 
allait  fondre  sur  lui.  Le  Grand  maître  se  nommait  don  Juan 
Omédés.  Il  était  espagnol,  et  les  chevaliers  espagnols  affec- 
taient alors  sur  les  chevaliers  des  autres  nations  une  supé- 
riorité qui  n'était  justifiée  que  par  les  droits  de  suzeraineté 
conservés  par  le  roi  d'Espagne  sur  l'île  de  Malte  (1).  Omédés 
n'aimait  donc  pas  Villegaignon  à  cause  de  sa  qualité  de  Fran- 
çais. Il  le  jalousait  encore  parce  qu'il  était  le  neveu  de  l'ancien 
grand  maître,  et  aussi  pour  sa  réputation  naissante  (2).  Il 
affecta  donc  de  ne  tenir  aucun  compte  de  ses  sages  avis,  et 
ne  pressa  nullement  les  préparatifs  de  défense.  C'est  à  cette 
coupable  incurie  que  faisait  allusion  Villegaignon  quand  il 
écrivait  au  connétable  de  Montmorency,  le  24  août  1551.  «  Les 
affaires  (3)  de  la  Rehgion  sont  en  si  mauvais  état  que  i'ay  honte 
de  vous  en  escrire  ;  toutesfois  la  nécessité  me  presse  de  vous 
dire  que  s'il  ne  plaist  au  Roy  et  à  vous  intercéder  envers  le 
Grand  Seigneur  de  nous  laisser  en  paix,  nous  sommes  en 
danger  d'estre  défaits...  La  Religion  ne  se  trouva  iamais  si 
dénuée  de  toutes  choses,  nos  places  toutes,  sinon  le  Ghas- 
teau,  ne  sont  point  tenables  contre  une  fureur  d'artillerie... 
Il  ne  se  trouve  pas  quatre  cent  portans  Croix  pour  la  garde  de 
toutes  nos  places...  Les  murailles  ne  valent  pas  de  bonnes 
hayes  d'espines  vives,  car  elles  sont  de  pierre  et  terre  sans 
chaux,  n'y  sablon,  le  lieu  assez  petit,  et  dedans  vingt  mille 
âmes  de  peuple  de  l'île  ». 

Pendant  ce  temps  les  Turcs  arrivaient.  Dragut,  le   plus 
redoutable  des  corsaires  du  temps,  furieux  d'avoir  perdu  la 


(1)  Acte  de  cession  de  Charles  V  (24  mars  1530). 

(2)  Vertot.  Histoire  de  Malte,  t.  m,  p.  251-254. 

(3)  Voir  aux  pièces  justificatives  lettre  ii  de  Villegaignon. 


LES   PROJETS   DE   VILLEGAIGNON.  151 

forteresse  d'Africa,  vint  menacer  Malte  avec  une  flotte  consi- 
dérable commandée  par  Sinan-Pacha.  La  vue  des  fortifications 
du  château  Saint-Ange  détourna  le  pacha  de  Fidée  d'une 
attaque  directe,  mais,  comme  il  ne  voulait  pas  se  retirer  sans 
avoir  tenté  une  démonstration,  il  se  dirigea  contre  la  Cité 
Notable,  qui  n'était  pas  encore  entourée  de  murailles.  Les 
paysans  épouvantés  demandèrent  des  secours  au  Grand 
maître  qui  les  refusa  sèchement,  prétextant  qu'il  avait  besoin 
pour  la  nouvelle  capitale  de  toutes  les  forces  de  Tordre.  Ils 
le  supplièrent  alors  de  leur  donner  au  moins  le  chevalier 
Villegaignon.  Ce  dernier  accepta  avec  empressement  une 
demande  aussi  flatteuse,  et  partit  en  compagnie  de  six  che- 
valiers français  ses  amis.  Ils  pénétrèrent  à  la  faveur  des  ténè- 
bres dans  la  place,  et  les  cris  de  joie  des  paysans  firent 
croire  aux  Turcs  qu'ils  venaient  de  recevoir  un  renfort  consi- 
dérable. Sinan-Pacha,  qui  craignait  d'être  pris  entre  deux 
feux,  jugea  prudent  de  se  retirer,  et  c'est  ainsi  que  la  seule 
arrivée  de  notre  compatriote  sauva  une  ville,  qui  paraissait 
condamnée  (1). 

Les  Turs  se  vengèrent  de  leur  déconvenue  en  ravageant 
la  petite  île  du  Gozzo,  et  surtout  en  s' emparant  de  Tripoli, 
une  des  résidences  des  Chevaliers.  Tripoli  avait  énergique- 
ment  résisté,  mais  le  Grand  maître  Omédés  avait  négligé  de 
la  fortifier,  et  ne  lui  avait  donné  qu'une  garnison  insuffisante. 
Cette  garnison,  composée  de  troupes  espagnoles  et  cala- 
braises, peu  accoutumées  au  service,  s'était  mutinée  contre 
le  gouverneur,  le  Français  Vallier,  et  l'avait  forcé  de  capi- 
tuler.   Quelques    volontaires,  et  parmi  eux  Villegaignon, 


(1)  Aussi  bien  il  était  déterminé  à  pousser  la  résistance  jusqu*à 
ses  dernières  limites.  N'écrivait-il  pas  à  son  protecteur  Montmo- 
rency :  c  Puisque  i'ay  esté  là  ordonné  par  le  conseil,  ie  ne  puis  me 
refuser  d'y  aller  voir  ce  qu'il  plaira  à  Dieu  ordonner  de  moi...  si 
Dieu  me  garde  l'esprit  et  la  santé,  et  que  mes  gens  ne.  s'estonnent 
pas,  i'espère  défendre  l'assaut  ». 


152  HISTOIRE    DU    liUKSIL   FRANÇAIS. 

étaient  accourus  au  secours  de  la  place,  mais  ils  arrivèrent 
trop  tard,  et  ne  purent  qu*êtro  les  témoins  de  la  catas- 
trophe. 

En  même  temps  que  Villegaignon,  assistait  à  ce  désastre 
Tambassadeur  de  France  à  Gonstantinople,  le  sieur  d'Aramon. 
Il  n'était  venu  à  Tripoli  que  sur  les  instan(îes  du  grand- 
maître  Omédés  (1),  qui  Tavait  supplié  de  négocier  la  levée  du 
siège.  Les  chefs  de  l'armée  assiégeante  l'avaient  reçu  avec 
de  grands  honneurs,  car  le  sultan  et  le  roi  de  France  étaient 
alors  alliés,  mais  ils  n'en  avaient  pas  moins  poursuivi  et 
achevé  les  opérations  du  siège.  Notre  ambassadeur  intervint 
alors  de  sa  personne,  et,  puisqu'il  n'avait  pu  sauver  une 
place  chrétienne,  au  moins  s'efforça-t-il  d'arracher  de  nom- 
breux prisonniers  à  leur  malheureux  sort.  Il  racheta  géné- 
reusement de  ses  deniers  tous  les  chevaliers  tombés  entre  les 
mains  du  vainqueur,  et  poussa  la  condescendance  (2)  jusqu'à 


(1)  Lettre  d'Aramon  à  Henri  II  (26  août  1551),  citée  par  Char- 
RiÈRE,  t.  II,  p.  154.  a  Le  Grand  maître  me  pria  très  instamment» 
en  présence  de  tous  ceux  de  la  grande  croix,  que  comme  i'avois 
bien  vdulu  interrompre  mon  voyage  pour  leur  faire  venir  faveur 
et  divertir  les  Turcs  de  l'entreprise  dudit  Malthe,  je  voulusse  auss^ 
prendre  la  peine  d'aller  iusque  en  Tripoli  pour  ce  mesme  effect, 
tenant  pour  certain  que  ladite  armée  y  estoit  allée  mettre  le  siège». 

(2)  Nicolas  de  Nicolaï,  ouv.  cit.,  §  xx.  a  Puis  on  amena  dans 
une  barque  une  grande  partie  des  chevaliers  et  souldats  promis. 
Desquels  le  chevalier  Vallier  tenoit  le  roole  pour  les  appeler  les 
uns  après  les  autres,  et  estoit  la  foule  si  grande,  à  qui  d'entre  eux 
entre roit  le  premier  en  nos  galloros,  que  c'ostoit  chose  très- 
pitoyable  à  veoir.  Car  ceux,  qui  se  vouloyent  trop  haster,  estoyent 
par  les  Turcs  à  grands  coups  de  poing  et  de  baston  repoussez  : 
et  si  aucuns  avant  que  sortir  de  la  barque  furent  despouillez 
en  chemise  Aramon,  dans  sa  lettre  à  Henri  II,  raconte  que  a  les- 
dits  chevaliers  m'en  prièrent  bien  instamment  de  leur  costé,  et 
que,  sans  jnon  moyen,  ils  estoient  en  grand  danger  que  la  pa- 
role leur   fust  rompue,  et  do   demeurer   sur  les  navires    turquois 


LES    PROJETS   DE   VILLEGAIGNON.  153 

les  ramener  lui-niôine  à  Malle.  Le  Grand  maître,  au  lieu  do 
le  recevoir  avec  empressement,  et  de  le  remercier  de  ses 
bons  offices,  affecta  de  le  considérer  comme  un  traître  et  un 
espion.  Il  prétendit  qu'Aramon  avait  vendu  Tripoli  aux  Turcs 
et  n'était  venu  à  Malte  que  pour  examiner  la  place.  Prévenu 
de  cette  accusation,  notre  ambassadeur  voulut  se  discul- 
per (1).  «  Le  conseil  de  la  Religion  fut  tenu  par  trois  fois,  où 
Tambassadeur  ne  s'espargna  aux  iustes  raisons  de  maintenir 
au  Grand  maistre  le  contraire  de  sa  faulse  opinion.  De  laquelle 
pour  remonstrances  qu'on  luy  sceut  faire  ne  s'en  voulut 
divertir.  »  Aramon  se  heurtait  (2)  à  une  opinion  préconçue.  Il 
comprit  que  le  temps  seul  le  justifierait  de  ces  odieuses  impu- 
tations, et  partit  pour  Gonstantinople,  laissant  aux  Chevaliers 
français  et  à  son  roi  le  soin  de  venger  son  honneur  (3). 

Villegaignon  se  chargea  de  ce  soin.  Le  Grand  maître,  heu- 
reux de  rejeter  sa  mésa\enture  sur  autrui,  venait  d'instituer 
un  conseil  de  guerre,  composé  de  ses  créatures,  et  chargé 
d'examiner  la  capitulation  de  Tripoli.  Des  témoins  subornés 
accusèrent  l'ancien  gouverneur  Vallier  d'avoir  vimdu  la  place 
aux  Turcs.  Villegaignon  eut  le  courage  de  parler  en  sa  faveur, 
et  il  le  fit  avec  tant  de  franchise  et  d'éloquence  que  quelques 
Chevaliers  se  joignirent  à  lui,  et  secondèrent  par  leurs  témoi- 


esclaves.  A  quoy  ie  m'efforçay,  encore  que  l'eusse  mes  galères  bien 
chargées  de  gens,  pour  satisfaire  et  aux  uns  et  aux  autres,  de  les 
porter  iusques  icya. 

(1)  Nicolas  de  Nicolaï,  ouv.  cit.  §  xxii. 

(2)  Voir  la  lettre  déjà  citée  d' Aramon  à  Henri  II  a  J'ai  trouvé 
tout  autre  visage  du  Grand  maistre  et  des  autres  de  son  party,  que 
ie  n'avois  vu  l'autre  fois,  avec  tant  de  divisions  et  de  partialitez, 
que  ie  ne  puis  rien  dire,  sinon  que  ie  pense  que  Dieu  permet  que 
les  choses  se  passent  ainsi  pour  les  ruiner  du  tout  ». 

(3)  D'après  Nicolaï  (ouv.  cit.  §  xxii).  Omédès  aurait  fait  préve- 
nir Doria  pour  qu'il  s'emparât  de  l'ambassadeur  au  passage.  Pré- 
venu à  temps,  Aramon  partit  le  26  août,  et  fila  sur  Cerigo. 


154  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS  .' 

gnages  la  cause  de  Vallier.  Les  juges  intimidés  par  cette 
opposition,  déclarèrent  qu'il  n*y  avait  pas  eu  trahison,  mais 
condamnèrent  néanmoins  Vallier  pour  avoir  livré  une  place, 
dont  la  défense  lui  avait  élé  confiée  (1). 

Omédès  ne  se  contenta  pas  de  cette  première  iniquité.  Ce 
qu'il  lui  fallait,  c'était  la  vie  de  l'accusé.  Il  disjoignit  sa  cause 
de  celle  des  Chevaliers  qui  avaient  capitulé  comme  lui,  et  fit 
recommencer  l'instruction.  Vallier  semblait  perdu.  Villegai- 
gnon  le  sauva  une  fois  encore.  Il  était  parvenu  à  connaître 
les  intrigues  mises  en  jeu  par  le  Grand  maître,  et  n'hésita 
pas  à  l'accuser  d'avoir  à  l'avance  acheté  les  juges.  Confondu 
par  cette  rude  franchise,  Omédès  dut  constituer  un  autre  tri- 
bunal, qui  condamna  Vallier  seulement  à  la  prison  et  à  la 
confiscation  de  ses  biens. 

Villegaignon  avait  à  l'avance  protesté  contre  cette  nouvelle 
iniquité  en  composant  une  relation  de  l'affaire,  qui  eut  un 
grand  retentissement.  Ce  nouvel  ouvrage  du  fougueux  défen- 
seur de  Vallier  est  intitulé  :  De  Bello  MeUtensi  ad  Carolum 
Csesarem  commentarius  (2).  Il  eut  coup  sur  coup  plusieurs 
éditions,  et  fut  traduit  en  français  (3)  et  en  espagnol.  Ville- 
gaignon démontrait  l'innocence  des  accusés,  et  rejetait  toutes 
les  fautes  commises  sur  l'incurie,  l'égoïsme  et  la  jalousie  du 
Grand  maître.  Une  pareille  philippique  compromettait  singu- 
lièrement Villegaignon,  mais  il  rencontra  tout  à  coup  un 
défenseur  inattendu  dans  la  personne  du  roi  de  France. 


(1)  Lire  les  détails  de  Taffaire  dans  le  Be  Bello  MeUtensi  com^ 
mentaritis. 

(2)  Parisiis  apud  C.Stephanum.  MDLIII,  in-4'>,  53  f.  f.  sans  pagi- 
nation, aucun  alinéa.  La  conclusion  seule  se  détache  du  texte  : 
«  Nunc  tuum,  Carole  Csesar,  erit  judicare,  ad  quem  arcium  dedita- 
rum  dedecus  pertineat:  quamque  iniquiet  improbi  fuerint  qui  eam 
cladem  in  Francos  avertere  sunt  conati  ». 

(3)  Traité  de  la  guerre  de  Malte  et  de  l'issue  d'icelle,  fç.ussement 
imputée  aux  Français,  Paris,  Ch.  Estienne,  1553,  ïn-k?. 


LES  PROJETS   DE  VILLE6AI0N0N.  155 

Henri  II  avait  été  informé  par  Aramon  de  la  coupable  con- 
duite d'Omédès.  Il  connaissait  les  jalouses  préventions  des 
Chevaliers  espagnols  ou  italiens  contre  les  Chevaliers  fran- 
çais. Gomme  il  voulait  à  la  fois  disculper  son  ambassadeur  (1), 
et  conserver  à  Malte  la  légitime  influence  de  la  France,  il 
résolut  d'intei*venir  directement  dans  le  débat.  Il  écrivit  donc 
au  conseil  de  l'Ordre  le  30  septembre  1551  :  (2)  «  Très-chers  et 
bons  amis,  ayant  entendu  le  bruit  qui  couroit  avec  le  témoi- 
gnage de.  quelques  Chevaliers  de  vostre  Religion,  que  le  sieur 
d' Aramon,  nostre  ambassadeur,  en  passant  par  Tripoli,  où  il 
estoit  allé  à  vostre  requeste,  comme  il  nous  a  écrit,  pour 
divertirTarméeTurquesquede  l'entreprise  dudit  Tripoli,  avoit 
au  contraire  persuadé  la  prise  de  ladite  place  ;  que  les  Turcs, 
après  ravoir  battue  jusques  au  cordon,  vouloient  sans  luy 
abandonner,  Testimant  imprenable,  de  laquelle  accusation, 
qui  est  une  imposture  et  calomnie,  vous  pouvez  mieux  que 
nulz  autres  scavoir  ce  qui  en  est,  etc.  ».  Le  grand  maître 
Omédès  ne]  pouvait  rompre  ouvertement  avec  le  roi  de 
France.  Il  lui  écrivit  donc  une  lettre  dans  laquelle  il  avouait 
ses  torts  envers  l'ambassadeur  (3),  mais  continua  à  abuser 


(1)  Le  roi  tenait   d'autant  plus  à  cette  justification  que  les  mi- 
nistres de  Charles-Quint   n'hésistaient  pas  à  accuser  Aramon  de 
connivence  avec  les  Turcs.  Le  cardinal  Granvelle  n'écrivait-il  pas 
^  Simon  Renard,  le  14  septembre  1551  (mémoires  de   Granvelle, 
*•  ïii,  p.  452)  :  «  Aramon  fit  appeler  dehors  du  chasteau  le  gouver- 
neur de  Tripoli  qui  estoit  François,  lequel  contre  la  defiense  qui 
^^i  avait  été  faite  de  sa  religion  de  parlementer,  sortit,  et,  ayant 
P^Hé  avec  ledit  Aramon  et  le  Bassa,  fit  rendre  la  place  au  Turc  ». 

(2)  Ch ARRIÈRE.  Négociations  de  la  France  dans  le  Levant,  t.  Il, 

P-    161. 

(3)  On  trouve   dans  Ribibr.  Mémoires  et  papiers  d'Etat,  t.  ir, 

P*  309,  cette  lettre  en  date  du  16  novembre  1551  :  «  Noi  per  sapere 

et   intender  quali  de  i  nostri  fossero  stati  causa  délia  perdita  di 

^Uello  castçllo  et  castigar  coloro  che  se  ne  truovassero  colpevoli, 

^^bbiamo  fatto  far  informationi  et  inquisition  i,   nelle   quali   non 


156  HISTOIRE   DU    BÉSIL   FRANÇAIS. 

de  son  autorité  pour  retenir  Vallier  en  prison,  malgré  Téner- 
gie  et  l'éloquence  de  son  défenseur. 

Villegaignon  était  le  principal  auteur  de  Thumiliation  que 
venait  de  subir  le  Grand  maître.  Il  ne  voulut  pas  affronter 
plus  longtemps  sa  colère,  et,  bien  que  sa  présence  à  Malte 
fût  encore  nécessaire,  il  sollicita  la  permission  de  revenir  en 
France.  Omédès  la  lui  donna  tout  de  suite,  tant  il  avait  hâte 
de  se  débarasser  de  ce  redoutable  adversaire.  Villegaignon 
quitta  donc  cette  île,  qu'il  avait  contribué  à  illustrer  par  ses 
exploits,  et  qu'il  ne  devait  plus  jamais  revoir,  et  débarqua  en 
France  où  ses  services  antérieurs  et  son  titre  de  vice-amiral 
de  Bretagne  lui  assuraient  un  accueil  distingué. 

C'est  en  cette  qualité  qu'il  commanda  la  croisière  de  la 
flotte  française  sur  les  côtes  d'Angleterre,  au  moment  où 
le  roi  crut  devoir  favoriser  les  entreprises  de  Jane  Grey  contre 
Marie  Tudor.  Bien  qu'on  n'ait  conservé  aucun  détail  sur  la 
façon  dont  il  conduisit  les  opérations,  il  est  probable  qu'il  se 
comporta  de  façon  à  fixer  sur  lui  l'attention  publique,  car  ses 
deux  protecteurs,  le  cardinal  du  Bellay  et  le  connétable  de 
Montmorency,  songèrent  à  ce  moment  à  lui  confier  une  mis- 
sion de  haute  importance.  Il  s'agissait  d'enlever  la  Corse  aux 
Génois,  et  d'y  établir  une  forte  garnison  française.  Le  7  juin 
1553  le  cardinal  envoyait  au  connétable  tout  un  plan  de  con- 
quête et  d'organisation,  et  il  ajoutait  ces  paroles  très  hono- 
rables pour  Villegaignon  :  (1)  «  S'il  vous  prenoit  goust  d'y 
adviser,  vous  pouriez  par  le  menu  vous  en  faire  adviser  par 
Villegaignon  avec  qui  autrefois  i'en  ay  advisé  :  carie  crois 


appare  ne  s'e  truovato  detto  ambasiator  esser  stato  causa  di  tal 
doditione,  ne  manco  haverla  procurata  opermasa,  ne  tal  causa  di 
lui  mai  habbiamo  stiraato  ».  Cf.  de  Thou,  Histoire  de  France, 
livre  VII  :  Eas  litteras  rex  per  oratores  suos  passim  publicari  jussit, 
quapublicatione  Csesarianorum  querelis  evulgata  in  Gallici  nominis 
invidiam  fama  conquievit». 

(1)  Rtbier,  ouv.  cit.,  t.  Il»  p.  467. 


LES   PROJETS   DK   VILLEGAIGNON.  157 

qu'il  Tentend  aussi  bien  qu'homme  de  France  ni  d'Italie  ». 
Les  projets  du  cardinal  n'aboutirent  pas,  ou  du  moins  furent 
remis  à  une  autre  époque,  mais  Villegaignon  n'en  était  pas 
moins  dès  lors  considéré  comme  un  homme  d'exécution,  et 
comme  un  des  meilleurs  officiers  de  notre  armée. 

Jusqu'alors  la  fortune  avait  souri  au  chevalier  de  Malte. 
Aucun  de  ses  protecteurs  ne  l'avait  abandonné.  Il  avait  mené 
à  bonne  fin  de  difficiles  entreprises  ;  il  s'était  honoré  par  son 
courage  et  la  noblesse  «le  sa  conduite  :  De  magnifiques  des- 
tinées lui  semblaient  donc  réservées;  mais  il  avait,  de  trop 
bonne  heure,  épuisé  la  bonne  chance,  et  allait  bientôt  se 
heurter  contre  des  obstacles  imprévus.  C'est  à  Brest  où,  pour 
la  première  fois,  il  se  trouva  aux  prises  avec  des  difficultés 
inattendues.  Les  devoirs  de  sa  charge  de  vice-amiral  de  Bre- 
tagne l'avaient  conduit  dans  cette  ville.  On  s'occupait  alors  à 
la  fortifier,  et  le  duc  d'Estampes,  gouverneur  de  la  province, 
déployait  un  grand  zèle  pour  rendre  cette  place  imprenable  (1). 
Villegaignon  n'avait  d'abord  paru  à  Brest,  que  pour  faire 
réparer  les  vaisseaux  de  la  flotte,  mais  le  duc  d'Estampes  qui 
connaissait  ses  talents  d'ingénieur  profita  de  sa  présence 
pour  les  utiliser,  et  lui  confia  la  direction  des  travaux  de 
défense.  On  a  conservé  une  lettre  de  Villegaignon  relative  à 
ces  travaux  (2).  Elle  est  adressée  au  duc  d'Estampes,  en  date 


(1)  D.  I^ORiCE.  Mémoires  pour  servir  de  preuv-is  à  V Histoire  de 
Bretagne,  t.  m,  p.  1095.  Lettre  du  connétable  de  Montmorency 
au  duc  d'Estampes.  Gompiégne,  16  juillet  1553.  «  Le  roi  est  satis- 
faict  du  voyage  que  vous  y  avez  faict,  pour  avoir  si  bien  et  dili- 
gemment veu  ce  qu'il  faut,  et  est  nécessaire  de  faire.  Il  remet  en 
vous  de  faire  continuer  ce  que  vous  y  avez  fait  commencer  pour 
rendre  la  place  en  tel  estât  qu'elle  mérite  pour  l'importance  dont 
elle  est....  Le  chevalier  de  Villegaignon  a  aussi  esté  dépesché 
avec  argent  pour  aller  faire  radouber  les  gros  navires  du  Roy  ». 

(2)  Voir  aux  pièces  justificatives  la  lettre  III   de  Villegaignon. 

—  Sur  les  travaux  entrepris  à  Brest  consulter  Levot.  Histoire  de 
'1  


158  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

du  9  décembre  1552.  Le  chevalier  s*était  efforcé  de  tirer  parti 
des  positions  formidables  qui  entouraient  la  ville,  et  en  avait 
augmenté  la  force  par  de  nombreuses  batteries,  mais  il  comp- 
tait plus  encore  sur  ses  vaisseaux,  et  aurait  voulu  qu'on  lui 
donnât  la  permission  de  prévenir  l'attaque  que  projetait 
contre  Brest  don  Philippe  d'Espagne.  «  Je  donne  conseil  au 
Roy  et  à  Monseigneur  le  Gonnestable,  disait-il,  de  faire  armer 
ses  navires  et  les  mettre  en  mer,  et  avecque  eux  il  mecte  un 
personnage  de  qualité  pour  aller  combattre  le  prince  de 
Espaigne  où  il  se  trouvera.  Par  là  nous  garderons  non-seu- 
lement Brest,  mais  toute  laBretaigne,  Guiène  et  Normandie... 
Il  en  fayra  ce  que  ses  affaires  porteront,  et  moi  tout  ce  qui  lui 
plaira  m'ordonner  ».  Pendant  que  Vill.egaignon  rempUssait  à 
la  fois  les  fonctions  d'amiral  et  celles  d'ingénieur,  le  gouver- 
neur particulier  de  Brest,  Jérôme  de  Carné,  entamait  avec 
lui  une  discussion,  qui  ne  devait  pas  se  terminer  à  l'hon- 
neur du  chevalier.  Lieutenant  de  la  capitainerie  de  Brest 
après  la  mort  de  son  père,  Jérôme  de  Carné  tenait  aux  pré- 
rogatives de  sa  charge.  11  ne  tarda  pas  à  se  trouver  en  désac- 
cord avec  Villegaignon.  Un  conflit  s'éleva  dont  le  prétexte 
paraît  avoir  été  une  divergence  d'opinion  sur  la. façon  de  for- 
tifier la  place,  mnis  dont  les  vraies  causes  furent  d'un  côté  la 
jalousie  du  capitaine  et  de  l'autre  les  emportements  hautains 
du  chevalier.  Bientôt  la  querelle  s'envenima,  et  les  choses 
furent  poussées  si  loin  que  la  position  devint  impossible  pour 
le  gouverneur  de  Brest  ou  pour  le  vice-amiral.  On  ignore  les 
détails  de  l'affaire.  Il  est  probable  que  Villegaignon,  qui 
avait  raison  pour  le  fond,  se  donna  les  torts  de  la  forme,  car 
le  roi  Henri  II,  prié  de  trancher  la  difficulté  se  prononça 
après  mûr  examen  en  faveur  de  Jérôme  de  Carné  (1). 


Brest,  t.  I,  p.  59,  citant  une  lettre  écrite  le  29  novembre  1560  par 
Piètre  Fredance  au  duc  d'Estampes,  d'après  laquelle  il  semblerait 
que  de  1553  à  1560  on  commença  à  exécuter  à  Brest  les  projets  de 
Villegaignon. 

(1)  Jérôme  de  Carné  méritait  les  fayôurs  royales.  Lire  dans  Doit 


LES   PROJETS   DE   VILLEOAIGNON.  159 

La  décision  royale  mécontenta  vivement  Villegaignon.  Il 
se  crut  la  victime  d'une  intrigue,  et  exhala  son  dépit  en  termes 
amers.  «  Dès  lors,  écrit  un  contemporain  (1),  commença  à  se 
desplaire  en  France,  l'accusant  d'une  mesconnaissance  des- 
honneste,  attendu  qu'il  avoit  consumé  toute  sa  jeunesse  por- 
tant les  armes  pour  le  service  d'icelle.  II  adioustoit  davantage 
que  son  cœur  ne  pouvoit  plus  comporter  d'y  faire  long  séiour 
et  résidence,  veu  le  maigre  recueil  qu'il  avoit  reçu  de  ses 
services  passés  » .  De  retourner  à  Malte  il  n'y  fallait  pas  son- 
ger, tant  que  vivrait  Omédès.  Il  s'était  fermé  l'Espagne  et 
TAnglelerre  en  guerroyant  contre  ces  deux  puissances,  et 
d'ailleurs  il  lui  répugnait  de  proposer  ses  services  aux  enne- 
mis de  son  pays.  Villegaignon  était  donc  fort  embarassé, 
quand  il  rencontra  par  hasard  un  commis  du  trésorier  de  la 
marine  qui  avait  jadis  voyagé  au  Brésil,  et  qui  lui  vanta  la 


MoRiCE.  Histoire  de  Bretagne,  t.  m,  p.  1061,  lettre  du  10  août 
1548.  —  P.  1205,  4  octobre  1557.  —  P.  1357,  lettre  flatteuse  de 
Charles  IX  (10  février  1568)  lui  conférant  le  collier  de  Saint-Michel. 
—  P.  1392,  lettre  du  17  septembre  1571  «  ie  vous  dirai  quant  à 
vostre  particulier  et  vous  assurerai  que  Tai  si  bonne  souvenance  de 
vos  services  qu'il  ne  se  présentera  iamais  occasion  de  vous  en  faire 
reconnaissance  que  ie  ne  le  fasse  volontierc  ». —  P.  1395-6,  lettres 
du  18  mars,  du  16  avril  et  du  17  octobre  1572. 

(1)  Crespin.  Histoire  des  martyrs  persécute;^  et  mis.  à  mort  pour 
la  vérité  de  l'Evangile,  etc.,  p.  399.  Ce  livre  eut  un  grand  succès. 
La  première  édition  parut  en  1554.  Elle  fut  souvent  réimprimée  et 
très  augmentée.  L'édition  la  plus  complète  est  c^le  de  Genève, 
1619,  in-fol.  —  Crespin  aimait  à  s'adresser  aux  témoins  des  scènes 
qu'il  racontait.  Parfois  même  il  les  priait  de  rédiger  eux-mêmes 
les  événements  auxquels  ils  avaient  pris  part.  C'est  ainsi  que  Léry 
composa  pour  lui  la  relation  de  ce  qu'il  appelle  la  persécution  subie 
au  Brésil  par  ses  coreligionnaires.  (Voir  le  dernier  chapitre  de  l'ou- 
vtage  de  Léry).  Toutes  les  citations  que  nous  ferons  sous  le  nom 
de  Crespin  doivent  donc  être  attribuées  à  Léry* 


100  IIISTOIHE   DU    BHÉSIL    FRANÇAIS. 

région.  «  Ses  devis  pleurent  merveillousemenl  à  Villegai- 
^•iion,  qui,  par  grand  désir  faisoil  souventes  fois  répéter  les 
mômes  paroles,  etiaavoitpar  fantaisie  envahi  l'empire  de  tonte 
cette  terre;  le  désir  d'y  aller  de  ioureniouraugmenloit,  mais 
les  moyens  ne  lui  estoient  grands  (1)  ».  Peu  à  peu  germa 
dans  l'esprit  du  vice-amiral  le  projet  de  chercher  au  Nouveau 
Monde  la  justice  qu'on  lui  refusait  dans  l'Ancien,  et  d'y 
fonder  comme  un  royaume  dont  il  serait  le  maître  incontesté. 
Avec  un  homme  aussi  prompt  à  l'action  que  l'élait  le  cheva- 
Uer,  de  pareilles  pensées  demandaient  une  exécution  immé- 
diate. Villegaignon  quitta  donc  la  ville  de  Brest,  dont  le  séjour 
lui  était  pénible  depuis  la  malheureuse  issue  de  son  contlit, 
et  il  se  rendit  à  la  cour,  afin  d'emporter  le  consentement  du 
roi,  et  surtout  celui  de  l'amiral  de  Coligny,  ordonnateur 
suprême  de  toutes  les  expéditions  d'outre-mer. 


II.  —  DÉPART     POUR     LB    BrÉSIL. 

Juscju'alors  de  simples  armateurs  et  des  marins  sans  attache 
oflîcielle  s'étaient  seuls  aventurés  au  Brésil.  Villegaignon  qui 
voulait  fonder  dans  celte  région  une  véritable  colonie,  et  pré- 
tendait ne  tenter  l'entreprise  qu'avec  l'assentiment  de  l'amiral 
de  Coligny  et  le  concours  du  roi  s'exposait  à  plus  d'un  mé- 
compte. Arracher  le  consentement  de  Coligny,  juge  suprême 
en  matière  maritime,  obtenir  l'autoris^ion  royale,  réunir  des 
approvisionnements,  des  vaisseaux  et  des  hommes  en  nombre 
suffisant  pour  ne  pas  échouer  d'une  façon  misérable,  c'étaient 
en  effet  aulant«d'obstacles  à  vaincre  pour  un  catholique  aussi 
déterminé  qu'ill'était,  pour  un  homme  tombé  dans  la  disgrâce 
du  roi,  et  pour  un  militaire  qui  n'avait  de  fortune  que  son 
épée.   Mais  Villegaignon  avait  pour  qualité  maîtresse  une 


(1)  Crespin,  ut.  supra. 


LES   PROJETS   DE   VlLLEGAIGNON.  161 

persévérance  à  toute  épreuve.  Il  s'était  juré  à  lui-même  de 
se  tailler  au  Nouveau-Monde  comme  une  principauté  dont  il 
serait  Tunique  maître,  et  il  se  tint  parole. 

Aussi  bien,  il  faut  lui  rendre  cette  justice,  Villegaignon  s'y 
prit  fort  habilement.  Un  des  historiens  qui  ont  raconté  inci- 
demment sa  tentative  de  colonisation  au  Brésil,  le  pèreMaim- 
bourg  (1),  prétend  qu'il  n'eut  aucune  peine  à  obtenir  le  con- 
sentement de  l'Amiral,  parce  qu'il  s'était  déjà  engagé  dans 
l'hérésie.  «  Avec  toutes  ces  belles  qualités,  écrit-il,  Villegai- 
gnon  eut  le  malheur  en  présumant  trop  de  son  esprit,  et  se 
voulant  faire  juge  des  différends  de  la  reUgion,  de  tomber 
dans  l'hérésie.  Et  comme  il  vit  que  le  roy  Henry  faisoit  pour- 
suivre à  outrance  les  protestants,  il  eût  peur,  s'il  estoit  des- 
couvert et  déféré  de  perdre  sa  fortune  et  peut  estre  aussi  la 
vie.  C'est  pourquoy  il  s'alla  présenter  à  l'Amiral  de  Coligny, 
et  luy  proposa  le  dessein  qu'il  avait  conceu  d'établir  une  co- 
lonie dans  l'Amérique  méridionale,  où  avec  les  grands  avan- 
tages qu'on  en  pourroit  tirer,  on  aurait  une  retraite  assurée 
pour  les  protestants  persécutez  qui  s'y  voudraient  réfugier.  » 
Mais  Villegaignon  ne  s'était  pas  encore  prononcé.  En  sa  qua- 
lité de  chevalier  de  Malte,  c'est-à-dire  de  défenseur  attitré  du 
catholicisme,  il  passait  même  poui*  exagérer  la  rigueur  de  ses 
sentiments  orthodoxes.  Rien  dans  sa  conduite  antérieure  ne 
laissait  soupçonner  un  changement  dans  ses  croyances.  Le 
père  Maimbourg  se  trompe  donc  quand  il  attribue  à  la  peur 
d'être  poursuivi  comme  hérétique  la  proposition  du  vice- 
atmiral  de  Bretagne.  Le  plus  probable  est  que  Villegaignon, 
qui  avait  absolument  besoin  du  consentement  de  Gohgny, 
adopta  non  pas  la  plus  honorable,  mais  la  plus  sûre  des  tac- 
tiques :  il  flatta  l'Amiral  dans  son  amour-propre.  Il  feignit  une 
conversion  prochaine,  et  lui  fit  entrevoir  la  prompte  réali- 
sation d'un  de  ses  projets  favoris,  en  le  berçant  de  l'espoir 
de  créer  au  delà  de  l'Atlantique,  comme  un  champ  d'asile 


(1)  Maimbourg.  Histoire  du  Calvinisme,  livre  II,  p.  101. 

11 


162  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

pour  ses  coreligionnaires  persécutés  (1).  On  croit  facilement 
ce  qu'on  désire.  Goligny  fut  la  dupe  de  ces  avances  intéres- 
sées. Villegaignon,  sans  se  convertir  ouvertement  aux  doc- 
trines nouvelles,  laissait  entendre  qu'il  accepterait  la  discus- 
sion, et  pratiquerait  la  tolérance  la  plus  absolue.  Gomme  il 
jouissait  d'une  réputation  incontestée  de  bravoure  et  de  ca- 
pacité militaire,    une  pareille  recrue  était  bien  désirable  au 
parti  protestant,  qui  s'attendait  d'un  jour  à  l'autre  à   être 
attaqué,  et  organisait  déjà  la  résistance.  Goligny  accepta  donc 
avec  empressement  ces  ouvertures,  et  fit  savoir  à  son  subor- 
donné qu'il  désirait  connaître  plus  à  fond  ses  projets.  Ville- 
'  gaignon  les  lui  exposa,  et,  comme  il  était  beau  parleur,  dès 
qu'il  eut  fait  entrevoir  la  possibilité  de  créer  à  peu  de  frais  et 
tout  de  suite  une  France  américaine,  où  les  protestants  joui- 
raient de  la  liberté  de  conscience,  Goligny  n'hésita  plus,  et 
accorda  toute  sa  confiance  à  l'habile  négociateur.  A  ce   mo- 
ment, la  guerre  civile  était  imminente  en  France.  Goligny  en 
redoutait  l'explosion,  et  cherchait  à  la  prévenir.  Villegaignon 
lui  démontra  sans  peine  qu'il  y  parviendrait  en  colonisant  une 
de  ces  régions  récemment  découvertes,  dont  l'Espagne  et  le 
Portugal  prétendaient  se  réserver  la  propriété  exclusive.  De  la 
sorte  il  concilierait  avec  le  respect  du  à  son  souverain  ses  sym- 
pathies pour  la  cause  protestante,  et  remplii'ait  lés  devoirs  de 
sa  charge,  tout  en  suivant  les  inspirations  de  sa  conscience. 


(1)  Telle  fut  du  moins  ropinion  des  contemporains  dont  Lescar- 
LOT  {Histoire  de  la  Nouvelle-France,  liy.  II.  p.  143),  se  fit  Tinter- 
prète  en  écrivant  :  «  Il  fit  entendre  que  dès  longtemps  il  avoit 
non  seulement  un  désir  extrême  de  se  ronger  en  quelque  païs 
lointain  où  il  peut  librement,  et  purement  servir  à  Dieu  selon  la 
réformation  do  FEvaDgilo  :  mais  aussi  qu'il  dovroity  préparer  lien 
à  tous  ceux  qui  s'y  voudroient  retirer  pour  éviter  les  persécutions.  » 
D*aprèâ  Crespin,  Hiatoirc  des  Martyrs,  p.  399,  a  ceux  ausquels  il 
s'cstoit  adressé  crurent  facilement  ses  paroles  louans  ceste  ontre- 
prinso  digne  plustost  d'un  prince  que   d'un  simple  gentilhomme. 


LES   PROJETS   DE   VILLEGAIGNON.  163 

Dans  ces  mondes  récemment  découverts,  où  les  aventu- 
riers Espagnols  et  Portugais  ne  cheichaient  que  des  trésors, 
les  protestants  français  trouveraient  un  sûr  asile^  et  travail- 
leraient en  même  temps  à  la  gloire  de  la  patrie.  «  Une  France 
jeune  et  forte  surgirait  par  delà  les  mers,  tandis  que  calme 
et  paisible,  la  vieille  France  serait  pour  jamais  délivrée  des 
persécutions  qui  la  déshonoraient,  à  Tabri  des  guerres  civi- 
les qui  menaçaient  de  Tensanglanter  (1).  »  Tels  furent  les 
projets  à  la  fois  grandioses  et  séduisants,  que  Yillegaignon 
sut  présenter  à  Famiral  avec  un  art  infini  et  une  éloquence 
persuasive.  Coligny  ne  demanda  qu*à  être  convaincu.  Peut- 
être  même  avait-il  formé  de  son  côté  de  semblables  projets. 
Il  promit  donc  à  VilUegaignon  de  Tappuyer  de  tout  son  pou- 
voir, s'entendit  avec  lui  sur  le  choix  du  pays  à  coloniser,  le 
désigna  à  Tavance  pour  commander  Texpédition  et  le  recom- 
manda chaudement  au  roi. 

La  négociation  devenait  ici  plus  délicate  :  Henri  II  était  alors 
(1555)  en  guerre  avec  TEspagne,  avec  TEmpire  et  avec  l'An- 
gleterre. Enveloppé  par  une  ceinture  continue  d'Etats  enne- 
mis, il  se  débattait  avec  peine  contre  la  coalition,  et  se  sou- 
ciait médiocrement  de  distraire  une  partie  de  ses  forces  pour 
les  expédier  au  Nouveau-Monde.  Si  du  moins,  on  lui  avait 
proposé  d'attaquer  l'Amérique  espagnole,  il  aurait  peut-être 
consenti  à  autoriser  Texpédition  ;  mais  il  n'avait  aucun  motif 
de  guerre  contre  le  Portugal,  et,  si  les  Français  s'établis- 
saient dans  une  région  qui  passait  pour  dépendre  du  Portu- 
gal, n'était-ce  pas  se  donner  de  gaieté  de  cœur  un  nouvel 
ennemi  ?  De  plus  Henri  II  avait  encore  sur  le  cœur  les  em- 
portements du  vice-amiral  de  Bretagne  contre  le  comte  de 
Carné,  et  se  souvenait  de  ses  folles  provocations  de  Brest. 
Gei*tes,  s'il  eût  été  réduit  à  ses  propres  ressources,  Villegai- 
gnon  n'aurait  jamais  obtenu  le  consentement  du  roi  de 
France  :  mais  Coligny  avait  adopté  ses  projets,  et  lui  avait 


(1)  Tessier.  L'amiral  Coligny,  p.  9i 


164  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

promis  de  le  soutenir.  Il  n'eut  pas  de  peine  à  démontrer  à 
Henri  II  que,  depuis  un  demi-siècle,  la  France  et  le  Portu- 
gal se  disputaient  la  possession  du  Brésil^  sans  que  jamais  la  o 
guerre  eût  été  officielleuent  déclarée  à  ce  propos  entre  les 
deux  couronnes.  Il  n* était  donc  pas  probable  que  le  Portugal 
se  joignît  dans  cette  circonstance  aux  ennemis  de  la  France. 
Quant  aux  avantages  de  Tentreprise,  ils  étaient  sérieux  et  im- 
portants. Sans  parler  de  Taccroissement  de  la  puissance  ex- 
térieure de  la  France,  n'en  résulterait-il  pas  pour  le  com- 
merce ,  et  par  conséquent  pour  la  richesse  nationale ,  une 
augmentation  considérable  ?  N'était-ce  donc  rien  que  de  fon- 
der au-delà  des  mers  une  France  nouvelle,  alors  qu'en  Eu- 
rope on  soutenait  depuis  si  longtemps  une  formidable  coali- 
tion, et  ne  prouverait- on  pas  la  vitalité  et  la  force  d'expan- 
sion du  royaume  en  créant,  à  ime  heure  aussi  dangereuse,  une 
colonie  de  premier  ordre?  Ces  raisons  spécieuses  firent  im - 
pression  sur  le  roi.  Gomme  le  remarque  le  père  Maimbourg  (1), 
ce  prince  «  donnait  aisément  raison  à  tout  ce  qui  avait  quelque 
apparence  de  grandeur,  et  ne  pénétrait  pas  dans  le  fond  des 
secrètes  intentions  de  l'Amiral.  »  Il  ne  se  prononça  pas  en- 
core, mais  fit  savoir  à  Villegaignon  qu'il  s'occuperait  de  son 
affaire  et  lui  donnerait  bientôt  une  réponse  définitive. 

Ne  pas  s'être  heurté  contre  un  refus  absolu  était  un  pre- 
mier succès.  Villegaignon,  convaincu  de  la  nécessité  de 
profiter  de  ces  bonnes  dispositions,  s'occupa  avec  sa  viva- 
cité ordinaire  de  triompher  des  dernières  hésitations  de 
Henri  II.  Il  excita  sa  curiosité  par  la  description  des  mer- 
veilles de  cette  autre  terre  promise.  Afin  de  mieux  le  con- 
vaincre, il  s'était  sans  doute  procuré  quelques-uns  des  pro- 
duits brésiliens,  oiseaux,  singes,  plumes  ou  bois  précieux  : 
ce  qui  lui  était  facile  à  cause  de  ses  rapports  avec  les  Nor- 
mands. D'ailleurs  Henri  II  avait  assisté  en  1550  aux  fêtes  de 


(1)  Maimbourg,  avec  cit.,  p*  102. 


^  LES   PROJETS   DE   VILLEGAIGNON.  165 

r 
Rouen  (4).  Le  Brésil  n'était  pas  pour  lui  une  terre  inconnue. 

Il  avait  vu  des  Brésiliens,  il  s'était  entretenu  avec  eux  des 
,  ressources  de  leur  pays,  '  et  n'ignorait  pas  les  avantages  de 
la  colonisation  dans  ces  fertiles  contrées.  Aussi  Villegaignon, 
réussit-il  aisément  à  vaincre  ses  derniers  scrupules,  et  obtint 
le  consentement  qu'il  réclamait. 

>^  Un  des  compatriotes  de  Villegaignon,  le  curé  Claude  Ha- 
ton  de  Provins,  raconte  dans  ses  mémoires  (2)  que  le  vice- 
amiral  de  Bretagne,  pour  mieux  assurer  l'exécution  de  ses 
projets,  choisir  l'emplacement  de  la  future  colonie,  et  se  ren- 
dre compte  par  lui-même  des  ressources  que  présentait  le 
pays,  aurait  fait  un  premier  voyage  au  Brésil  «  Il  trouva  ce 
pays  fort  beau,  raconte  Haton,  et  bien  peuplé  d'hommes  et  de 
femmes,  vivants  sans  Dieu,  sans  foy  sans  loy,  sans  comman- 
demens  du  moings  divins,  duquel  il  avait  faict  récit  au  Roy 
après  son  retour,  demandant  congé  à  samaiesté  et  quelque 
moyen  et  ayde  pour  y  retourner,  en  intention  d'y  planter  la 
foy  catholique...  ce  qu'il  n'avoit  peu  obtenir  à  cause  des  guer- 
res entre  le  Roy  et  l'Empereur.  »  Mais  ce  témoignage  est 
isolé,  et  les  autres  historiens  contemporains  s'accordent  à 
dire  que  Villegaignon  ne  connaissait  le  pays  que  de  réputa- 
tion, quand  il  demandait  ainsi  à  Henri  II,  la  permission  de  le 
coloniser.  Son  succès  auprès  du  roi  n'en  est  que  plus  éton- 
nant, puisque  son  éloquence  était  toute  d'imagination  et  nul- 
lement de  conviction. 

Il  est  vrai  de  dire  que  Villegaignon  eut  l'art  d'intéresser  à 
sa  cause  de  puissants  auxiliaires,  non  pas  seulement  Coli- 
gny  et  les  seigneurs  de  son  parti,  mais  encore  les  chefs  du 
parti  opposé  :  ainsi  le  cardinal  de  Lorraine,  le  frère  du  duc 
de  Guise,  qui  le  considérait  encore  comme  un  des  plus  fer- 
mes soutiens  de  la  cause  catholique,  intervint  en  sa  faveur. 
Soutenu  de  la  sorte  par  les  personnages  les  plus  opposés,  il 

(1)  Voir  plus  haut,  pages  130-136. 

(2)  Claude  Haton.  Mémoires^  édit.  Bourquelot,  p.  36. 


166  HISTOIRE    DU   BRÉSIL    FRANÇAIS. 

ne  pouvait  que  réussir.  Le  roi  se  décida  en  effet  à  autoriser 
le  départ  d'une  expédition  française  au  Brésil,  et,  pour  mieux 
marquer  l'intérêt  que  lui  inspirait  son  chef,  lui  confia  «  deux 
beaux  et  grands  navires,  armés  d'artillerie,  munitions  et  au- 
tres choses  nécessaires,  ensemble  dix  mille  francs  pour  la 
despense  des  hommes  qu'il  conviendrait  passer  :  avec  grande 
quantité  d'artillerie,  poudre  à  canon,  boulets  et  armes  pour 
la  construction  et  défense  d'un  fort  (1).  »  Il  lui  donna  même 
l'autorisation  de  prendre  à  son  bord  des  ouvriers  et  des  la- 
boureurs, de  recruter  ses  équipages  comme  bon  lui  semble- 
rait, et,  en  cas  de  réussite,  lui  promit  la  vice-royauté  de  sa 
future  conquête. 

Restait  à  organiser  l'expédition  :  Villegaignon  n'était  pas 
riche  ;  il  trouverait  sans  doute  des  matelots  pour  monter  sur 
ses  navires,  mais  comment  les  payer  ?  Quant  aux  émigrants, 
il  était  plus  difflcile-d'en  réunir  un  certain  nombre.  On  n'a- 
vait encore  tenté  que  des  voyages  d'exploration,  nullement  de 
colonisation,  et  les  français  ne  se  décidaient  déjà  que  rarement 
à  quitter  leur  patrie.  Heureusement  quelques  armateurs 
normands  et  bretons  s'associèrent  à  l'entreprise  de  Villegai- 
gnon dans  l'espoir  d'en  profiter.  Ces  fins  et  avisés  négociants 
avaient  jusqu'alors  fait  le  commerce  du  Brésil  à  leurs  ris- 
ques et  périls,  et  avaient  eu  trop  souvent  à  redouter  la  con- 
currence portugaise.  Fort  joyeux  de  s'abriter  derrière  le  pa- 
villon royal,  et  de  couvrir  du  beau  nom  de  patriotisme  leurs 
spéculations  mercantiles,  ils  feignirent  d'accepter  avec  em- 
pressement la  proposition  de  Villegaignon,  et  lui  fournirent 
les  fonds  nécessaires  pour  recruter  des  matetots  et  équiper 
ses  navires. 

«  Ces  choses  (2)  ainsi  obtenues,  Villegaignon  composa 
avec  les  capitaines,  maistres  de  navires  et  pilotes,  pour  coa- 


(1)  Crespin.  Histoire  des  Martyrs,  p.  435. 

(2)  Crespin,  ouv.  cit.  p.  436. 


LES   PROJETS   DE   VILLEGAIGNON.  167 

duire  les  vaisseaux  et  faire  la  charge  du  bois  de  Brésil  et 
autres  commoditez  en  ladite  terre.  »  Dès  le  commencement 
de  Tannée  1555  les  deux  navires  étaient  armés,  approvision- 
nés, tout  prêts  à  prendre  la  mer.  Les  équipages  étaient 
recrutés,  mais  les  colons  manquaient  encore.  Or  Villegai- 
gnon  ne  voulait  pas  aller  au  Brésil  seulement  pour  en  exploi- 
ter les  richesses  :  son  intention  était  de  fonder  un  établisse- 
ment durable.  Il  avait  par  conséquent  besoin  de  colons 
décidés  à  s'associer  à  sa  fortune,  et  à  faire  du  Brésil  une 
seconde  patrie.  Il  avait  d'abord  espéré  qu'à  la  simple  annon- 
ce de  l'expé'dition  de  nombreux  volontaires  se  présenteraient, 
surtout  parmi  les  protestants.  Certes,  s'il  avait  ouvertement 
fait  profession  de  protestantisme  et  appelé  à  lui  tous  ceux 
qui,  sentant  le  terrain  se  dérober  sous  leurs  pas,  auraient 
voulu  trouver  au  Brésil  la  liberté  de  conscience,  il  aurait  ren- 
contré de  nombreux  adhérents  ;  mais  il  n'osa  pas  rompre  ses 
voeux  de  chevalier  de  Malte  et  s'attirer  la  haine  du  parti  catho- 
lique. Il  ne  s'adressa  que  timidement  aux  protestants.  «  Pour 
à  quoi  parvenir,  faisoit  entendre  par  tous  les  endroits  où  il 
pouvoit  qu'il  ne  demandoit  que  gens  craignant  Dieu,  patiens 
et  bénins  :  sachant  que  de  tels  il  tireroit  plus  de  services  et 
commodités  que  d'autres^  par  l'espérance  qu'ils  auroient  d'y 
voir  une  assemblée  et  une  congrégation  de  gens  de  bien,, 
dédiée  au  service  de  Dieu.  A  ceste  occasion  plusieurs  bons 
et  honnestes  personnages  n'estimans  rien  le  long  voyage,  ni 
grandeur  des  dangers  qui  peuvent  avenir  en  telle  navigation, 
ni  la  soudaine  mutation  de  l'air,  ni  l'estrange  manière  de 
vivre,  furent  surpris  par  les  belles  paroles  et  douces  pro- 
messes de  Villegaignon.  »  On  a  conservé  le  nom  de  deux 
d'entre  eux,  la  Chapelle  et  de  Boissi  :  c'étaient  sans  doute  de 
petits  gentilshommes,  effrayés  par  la  perspective  des  guerres 
civiles,  et  jaloux  de  pratiquer  leurs  doctrines  librement  et  au 


(1)  Crespin,  ouv.  cit.  p.  436. 

(2)  LÉRT.  ouv.  cit.  §  XXI. 


168  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

grand  jour.  Nous  citerons  encore  parmi  eux  un  certain 
Thoret,  ancien  compagnon  d'armes  de  Villegaignon  dans  sa 
campagne  de  Piémont,  excellent  soldat  qu'il  investit  de  sa 
confiance,  çt  dont  il  devait  plus  tard  faire  comme  son  bras 
droit.  Nicolas  Barré  mérite  encore  une  mention  spéciale. 
C'était  un  pilote  renommé,  maître  expert  en  l'art  do  la  navi- 
gation, qui  a  laissé  de  curieux  détails  sur  l'entreprise  (1).  Il 
devait,  quelques  années  plus  tard,  périr  en  Floride,  victime 
du  fanatisme  espagnol  (2).  La  Chapelle,  de  Boissi,  Thoret  et 
Barré  étaient  des  protestants  convaincus,  tout  prêts  à  sacri- 
fier leur  vie  à  leurs  croyances,  mais  énergiques,  intelligents, 
dévoués  à  l'entreprise,  et  relativement  aisés.  Ils  formaient  à 
eux  quatre  un  excellent  noyau  de  colonisation. 

Parmi  les  catholiques  de  marque  qui  se  joignirent  à  l'ex- 
pédition, nous  signalerons  un  neveu  de  Villegaignon,  Bois-le- 
Comte,  et  deux  prêtres,  Jean  Cointa  et  André  Thevet.  Le 
principal  titre  de  Bois-le-Comte  était  sa  parenté  avec  le 
vice-amiral.  Marin  brutal,  soldat  médiocre,  administrateur 
imprévoyant,  il  ne  devait  commettre  que  des  fautes,  et 
laisser  une  mauvaise  réputation.  Jean  Cointa,  surnommé 
Hector,  était  un  docteur  en  Sorbonne,  mais  dont  les  opinions 
étaient  mal  assises.  Ainsi  que  Villegaignon,  il  cherchait  sa 
voie  ;  aussi  l' avait-il  séduit  par  la  communauté  de  leurs  sen- 


(1)  Nous  avons  de  N.  Barré  deux  lettres  publiées  pour  la  pre- 
mière fois  à  Paris,  chez  Lejeune,  en  1557,  et  réimprimées  par 
Ternaux  Compans  dans  les  Archives  des  Voyages,  t.  I,  p,  102. 
Elles  sont  intitulées  :  Copie  de  quelques  lettres  sur  la  navi- 
gation  du  chevalier  de  Villegaignon  es  terres  de  V Amérique 
oultre  VŒquinoctial,,,  envoyées  par  un  des  gens  du  dict  seigneur. 
Elles  ont  été  traduites  par  de  Bry,  Americœ  descriptio,  par.  III, 
p.  285,  295.  Exemplar  duarum  litterarum  quitus  breviter  expli^ 
cantur  et  navigatiê  Villagagnonis,..  et  mores  etc.  scriptœ  ad  /?ie- 
men  Ganabarœ  a  quodam  è  Villagagnonis  domesticis, 

(2)  P.  Gafparel.  La  Floride  française,  p.  37,  43,227. 


LES  PROJETS  DE  VILLEGAIGNON.  169 

timents,  et  exerça-t-il  sur  son  esprit  une  influence  qui  ne  fut 
pas  toujours  heureuse.  Quant  à  André  Thevet,  c'était  un  cor- 
delier  passionné  pour  la  lecture  et  les  voyages.  Après  avoir 
ternoiiné  ses  études  théologiques,  désirant  augmenter  son 
instruction  par  des  voyages,  il  avait  obtenu  de  ses  supérieurs 
la  permission  de  visiter  l'Italie.  Le  cardinal  de  Lorraine, 
qu'il  rencontra  à  Plaisance,  lui  fournit  les  moyens  de  se 
rendre  en  Orient.  De  Constantinople,  il  passa  en  Asie  mi- 
neure, visita  la  Grèce  et  la  Terre  Sainte,  et  revint  en 
France  en  1554.  Apprenant  le  prochain  départ  de  Villegai- 
gnon  pour  le  Brésil,  il  lui  demanda  de  faire  partie  de 
l'expédition,  dont  il  promettait  de  devenir  l'historiographe. 
En  effet,  quand  il  rentra  définitivement  en  France  vers  1557, 
et  reçut  en  récompense  de  ses  services  le  titre  d'aumônier  de 
la  reine  régente,  et  de  cosmographe  du  roi  Charles  IX ,  il 
s'acquitta  de  sa  promesse  en  écrivant  les  Singularités  de  la 
France  antarctique ^  autrement  nommée  Amérique,  et  de  plu- 
sieurs terres  et  isles découvertes  de  notre  temps{i).  Quelques 
années  plus  tard,  il  consacrait  à  l'histoire  du  Brésil  plusieurs 
chapitres  de  sa  Cosmographie  universelle  f2),  illustrée  de 
diverses  âgures  des  choses  les  plus  remarquables  vues  par 
l'auteur  y  et,  dans  ses  Vrais  Portraits  (S)  et  vies  des  hommes . 
illustres,  recueillies  de  leurs  tableaux,  livres,  médailles  an- 
tiques et  modernes,  n'avait  garde  d'oublier  Villegaignon  et 
les  principicules  Brésihens,  avec  lesquels  il  s'était  trouvé  en 
relation.  Les  contemporains  de  Thevet,  Léry,  Belleforest  et 
Fumée  (4)  et  surtout  de  Thou  (5)  ont  vivement  attaqué  son 

(1)  Anvers,  1558,  in-S».  —  Paris,  1558,  in-4o. 

(2)  Paris,  1571-1575,  2  vol.  in-folio. 

(3)  Paris,  1584,  2  vol.  in-f. 

(4)  LÉRT,  ouv.  cit.  Toute  la  préface  et  plusieurs  passages  du 
livre  sont  dirigés  contre  Thevet.  Cf.  Belleforest,  Additions  à  la 
Cosmographie  de  Mv/nster  et  Fumée,  Histoire  des  Indes. 

(5)  L'attaque  de  de  Thou  {Histoire  de  France,  liv.  XVI)  est  fort 


170  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

témoignage  et  relevé  ses  erreurs.  Il  est  certain  que  ses 
ouvrages  sont  dépourvus  de  critique,  et  contiennent  des 
fautes  et  même  des  contradictions  qui  pourraient  faire  douter 
de  sa  bonne  foi  :  mais  ils  n'en  présentent  pas  moins  une 
mine  féconde  de  renseignements  curieux  sur  Tépoque  que  nous 
étudions,  et,  tout  eu  faisant  la  part  de  son  ignorance  ou  de 
ses  mensonges,  nous  les  consulterons  à  divers  reprises. 

Tel  était  Tétat-major  de  l'expédition,  mais  c'était  un  état- 
maj  or  sans  troupes,  car  on  ne  pouvait  tenir  compte  de  quelques 
Écossais,  que  Villegaignon  avait  attachés  à  sa  fortune  depuis 
i|u'il  les  avait  rencontrés  dans  son  expédition  d'Ecosse  en 
1548.  Ces  Ecossais  formaient  sa  garde  particulière.  Dévoués 
à  sa  i!)ersônne,  et  prêts  à  lui  sacrifier  leur  vie,  ils  le  suivaient 
au  Brésil,  comme  ils  se  seraient  attachés  à  ses  pas  partout 
aiHeurs.  Ils  n'avaient  donc  pas  l'intention  de  se  fixer  en 
Amérique,  et  ce  n'étaient  pas  là  de  véritables  colons.  Or  il 
fallait  en  trouver  à  tout  prix,  ou  sinon  l'entreprise  échouait 
avant  d'avoir  reçu  même  un  commencement  d'exécution. 
Comme  Villegaignon  tenait  essentiellement  à  n'emmener  avec 
lui  que  des  gens  honnêtes,  et  dévoués  à  l'œuvre,  il  essaya  de 
faire  appel  à  la  curiosité  publique.  «  Ledict  Seigneur  feit  sa- 
voir à  tous  ceux  ausquelz  il  avoit  accointance  principallement 


violente  :  c  11  s'appliqua  par  une  ridicule  vanité  à  écrire  des 
livres,  qu'il  vendait  à  de  misérables  libraires  :  après  avoir  compilé 
des  extraits  de  différents  auteurs,  il  y  ajoutait  tout  ce  qu*il  trou- 
vait dans  les  guides  des  chemins,  et  autres  livres  semblables  qui 
sont  entre  les  mains  du  peuple.  En  effet,  ignorant  au  delà  de  ce 
qu'on  peut  imaginer,  et  n'ayant  aucune  connaissance  ni  des 
belles-lettres,  ni  de  l'antiquité,  ni  de  la  chronologie,  il  mettait 
dans  ses  livres  l'incertain  pour  le  certain,  et  le  faux  pour  le  vrai, 
avec  une  assurance  étonnante.  Il  me  souvient  que  quelques-uns  de 
mes  amis,  gens  habiles  et  d'un  esprit  fin,  l'étatit  un  jour  allé  voir 
pour  se  divertir,  lui  firent  accroire  en  ma  présence  des^  choses 
absurdes  et  ridicules,  que  des  enfants  mêmes  auraient  eu  de  la 
peine  â  croire  :  ce  qui  me  fit  beaucoup  rire .  » 


LEE  PROJETS  DE   V1LLE6AI6N0N.  171 

aux  ieunes  hommes,  s'ils  vouloient  aller  et  faire  ce  voiage 
avec  luy  ;  mais  peu  en  ti'ouva,  parce  qu'on  se  doubtoit  de  son 
intention,  qui  estoit  de  laisser  là  audit  pays  ceux  qu'il  auroit 
menez.  Ledit  voyage  fut  alors  publié  en  la  ville  de  Paris  à  la 
trompette  par  les  carrefours,  affin  que,  s'il  y  avait  gens  des- 
bauchez  ou  esclaves  fugitifz  de  leur  pays,  ou  aultres  qui 
eussent  volonté  d'aller  veoir  la  mer  et  le  pays,  qu'ilz  y 
allassent  enroUer  au  logis  dudit  Seigneur  dedans  Paris. 
Aulcuns  curieux  de  veoir  y  allèrent,  mais  non  en  si  grand 
nombre  que  ledict  Seigneur  eust  bien  voulu  (1)  ».  Ces  nou- 
velles recrues  étaient  déjà  de  qualité  bien  inférieure.  Ce 
n'étaient  plus  des  volontaires  qui  se  donnaient  librement  et  de 
tout  cœur  à  l'entreprise,  mais  des  aventuriers  dégoûtés  d'eux- 
mêmes  et  de  leur  profession,  ou  bien  des  déclassés  qui 
n'avaient,  en  se  rendant  au  Brésil,  d'autre  espoir  que  celui 
d'échapper  à  la  misère  qui  les  attendait  en  France  :  véritables 
mercenaires  qui  allaient  au  Brésil  pour  qu'on  les  payât  pour 
y  aller,  mais  qui  seraient  partis  pour  n'importe  quel  autre 
pays.  Aussi  bien,  bon  nombre  d'entre  eux  auraient  mieux 
figuré  dans  une  prison  que  partout  ailleurs  :  Comme  l'écrit 
un  contemporain  (2),  «  la  plupart  d'iceux  estoient  rustiques, 
et  sans  aucune  instruction  d'honnesteté  et  civilité,  adonnez  à 
beaucoup  de  vices  et  dissolutions  impudiques.  » 

Desespéré  de  la  tournure  que  prenaient  les  choses,  Ville- 
gaignon,  sans  doute  d'après  les  conseils  de  Coligny,  résolut 
de  s'engager  plus  avant  dans  les  voies  que  nous  appellerions 
de  nos  jours  libérales,  et  de  se  poser  en  protecteur  avoué  du 
protestantisme.  Cette  tactique,  pensait-il,  lui  vaudrait  de 
nombreux  partisans.  Dès  lors  «  il  proposait  (3)  à  ceux  qu'il 
coonaissoit  aller  avec  lui  d'une  franche  volonté,  les  sainctes 
et  bonnes  ordonnances  qu'il  espéroit  faire  avec  leur  avis  et 


(1)  Haton,  Mémoires,  ut  supra. 

(2)  Crespin,  ouv.  cit.  p.  400. 

(3)  Crespin,  id.      id. 


172  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

conseils  au  pays  de  Brésil,  se  voulant  du  tout  rapporter  à  la 
délibération  des  plus  notables.  Et  quant  au  fait  de  la  religion, 
tout  son  désir  estoit  que  TEglise  qui  y  seroit  établie  fut  refor- 
mée comme  celle  de  Genève.  »  Ces  propositions  frappèrent 
en  effet  et  séduisirent  par  leur  nouveauté.  On  n'était  pas  alors 
habitué  à  voir  un  gentilhomme  chargé  d'un  commandement 
promettre  le  partage  de  son  autorité.  La  tolérance  religieuse 
n'était  aussi  qu'un  vain  mot,  et,  dans  la  bouche  d'un  chevalier 
de  Malte,  de  semblables  engagements  étaient  à  tout  le  moins 
singuliers.  Comme  Villegaignon  «  en  toutes  les  compaignies 
honorables  où  il  se  trouvoit ,  promettoit  le  semblable  »  , 
quelques  protestants  sincères  se  laissèrent  prendre  à  ces 
belles  paroles,  et  se  décidèrent  à  l'accompagner  :  mais  ils 
étaient  en  bien  petit  nombre,  car  on  le  savait  changeant  et 
irrésolu  :  on  avait  connu  «  le  personnage  les  années  précé- 
dentes, peu  réformé  en  sa  vie  et  conversation,  ne  pouvant  ou- 
blier la  cruauté  des  galères  dans  lesquelles  il  avoit  esté 
nourri  tout  sa  ieune  aage  (2).  »  Aussi  repoussa-t-on  en  géné- 
ral ses  avances,  et  il  en  fut  pour  ses  frais  d'éloquence. 

L'entreprise  s'annonçait  mal.  A  l'exception  de  quelques 
gentilshommes  qui  avaient  consenti  à  suivre  Villegaignon,  et 
des  volontaires,  cathoHques  ou  protestants,  qui  d'eux-mêmes 
avaient  demandé  à  faire  partie  de  l'expédition,  on  n'avait 
encore  recruté  que  des  mercenaires,  et  encore  dans  les  bas- 
fonds  de  la  société.  Les  navires  étaient  déjà  équipés,  et  les 
matelots  enrôlés  :  pour  peu  qu'on  retardât  le  départ,  il  était  à 
craindre  que  les  colons  volontaires  ne  se  dégoûtassent  de 
l'entreprise.  D'un  autre  côté  on  s'exposait  à  un  échec  certain 
en  ne  conduisant  au  Brésil  qu'une  poignée  d'hommes.  Ville- 
gaignon, désolé  de  voir  que  son  grand  projet  avortait,  pour 
ainsi  dire  dès  le  début,  recourut  alors  au  moyen  suprême.  Il 


(1)  Crespin,  ouv.  cit.  p.  401. 

(2)  Crespin,  ouv.  cit.  p.  401. 


i 


LES   PROJETS   DE   VILLEGAIGNON.  173 

se  présenta  de  nouveau  à  Henri  II  et  lui  demanda  l'autorisa- 
tion de  débarrasser  la  France  des  criminels  entassés  dans  les 
prisons,  qui  voudraient  bien  échanger  les  horreurs  de  la  cap- 
tivité et  la  crainte  du  dernier  supplice  contre  la  perspective  de 
la  réhabilitation  par  le  travail  et  au  besoin  de  la  libération  au 
Brésil.  «  Parquoy  eut  recours  au  Roy,  écrit  un  contempo- 
rain (i),  auquel  ilfeit  entendre  que,  pour  parfaire  Tentreprinsc, 
en  faulte  que  les  hommes  ne  se  présentèrent  en  nombre  suf- 
fisant pour  demeurer  là,  il  seroit  bon  s'il  plaisoit  à  Sa  Majesté 
de  prendre  les  criminels  des  prisons  de  Paris,  de  Rouen,  et 
autres  villes  de  quelque  qualité  qu'ilz  fussent,  pour  les  mener 
avec  luy  audit  pays,  les  laisser  là  avec  ce  peuple  barbare  : 
comme  le  roy  lui  accorda.  »  C'était  déjà  la  salutaire  pensée 
que  les  Anglais  reprendront  deux  siècles  plus  tard,  quand  ils 
créèrent  leurs  colonies  pénitentiaires  d'Australie  :  expatrier 
les  criminels,  mais  en  leur  donnant  l'occasion  de  se  régénérer 
par  leur  bonne  conduite,  et  de  renaître  pour  ainsi  dire  à  une 
vie  nouvelle  par  l'expiation  et  la  persévérance  dans  le  travail. 
On  sait  quels  ont  été  pour  les  Anglais  les  merveilleux  résul- 
tats de  ces  colonies  pénitentiaires.  En  1787,  les  premiers 
convicts  débarquaient  àBotany-Bay,  et  aujourd'hui  plusieurs 
millions  d'Européens  ont  créé  dans  ces  lointains  parages  une 
nouvelle  Angleterre,  réservée  sans  doute  à  d'importantes 
destinées.  Combien  est-il  à  regretter  que  nous  n'ayons  pas 
profité  plus  tôt  de  cette  excellente  idée,  conçue  par  un 
Français,  et  que  le  projet  de  Villegaignon  n'ait  jamais  été 
repris,  sauf  à  une  époque  tout  à  fait  contemporaine,  par  Tun 
ou  l'autre  des  très  intelligents  ministres  de  la  marine,  qui  se 
sont  succédé  dans  notre  pays  ! 

Henri  II  goûta  très  fort  la  demande  du  vice-amiral  de 
Bretagne,  et  ce  dernier  commença  tout  aussitôt  ses  tournées 
d'inspection  dans  les  prisons  de  Paris  et  de  Rouen  (2).  «  Tous 


(1)  Claude  Haton,  ouv.  cit.  p.  37. 

(2)  Claude  Haton,  ouv.  cit.  p.  38. 


174  HISTOIRE  DU   BRESIL  FRANÇAIS. 

ceux  qu'il  trouva  aux  dictes  prisons  qui  n'estoient  trop  vieils 
ni  caduques,  après  avoir  enquis  pour  quel  cas  ils  estoient  là 
prisonniers,  retira  par  escript  leurs  noms,  leur  qualité  et 
mestier  et  dé  quoy  ils  étoient  punis,  requist  aux  iuges  de  liiy 
délivrer  ceulx  qui  estoient  criminelz  et  qui  debvoient  estre 
condamnez  à  raorir,  pour  les  mener  audict  voyage,  et  tant 
feit  de  debvoir  d*un  costé  et  d'aultre,  qu'il  recouvra  des 
hommes  en  assez  bon  nombre  de  toutes  qualitez,  comme  de 
prebstres,  moynes  de  toute  religion,  de  massons,  de  charpen- 
tiers, de  menuysiers,  de  barbiers,  de  laboureurs,  de  vigne- 
rons, de  tanneurs,  de  cordonniers,  de  cardeurs,de  drappiers, 
de  bonnetiers,  de  chapeliers,  d'éguiletiers  et  mégîssiers,  et 
de  toutes  manières  d'estatz.  »  Villegaignon  n'avait  oublié  au- 
cune profession.  On  aurait  voulu  transporter  en  Amérique 
tous  les  corps  de  métiers  d'une  grande  capitale  et  improviser 
en  pays  barbare  une  ville  civilisée  qu'on  n'aurait  pas  autre- 
ment agi.  Le  chef  de  la  future  expédition  ne  s'était  même 
pas  contenté  du  nécessaire,  il  avait  songé  au  superflu,  car 
j'imagine  que  des   fabricants    d'aiguillettes    n'étaient   pas 
indispensables  à  une  colonie  naissante.  Ce  qui  l'excuse  jus- 
qu'à une  certain  point,  c'est  qu'il  entendait  fonder  au  Brésil 
un   établissement  durable,  et  croyait,   avec  la  naïveté  de 
l'inexpérience,  qu'il  fallait  y  implanter  tout  d'une  pièce  et  les 
nécessités  et  les  raffinements  de  la  vie  européenne. 

Par  une  singulière  imprévoyance  qui  dénotait  non  seule- 
ment sa  profonde  ignorance  en  matière  coloniale,  mais  aussi 
celle  de  ses  supérieurs  immédiats,  Villegaignon  avait  oublié 
le  principe  essentiel  de  toute  société  en  formation  :  il  n'avait 
pas  songé  à  la  famille.  Tous  ces  colons  étaient  en  effet  des 
hommes,  et  comment  espérer  qu'ils  s'attacheraient  à  cette 
nouvelle  et  lointaine  résidence,  s'ils  ne  s'y  créaient  pas  un 
intérieur  aimable,  et  si  leurs  enfants,  Français  d'origine, 
mais  Brésiliens  de  naissance,  n'étaient  pas  retenus  en  Amé- 
rique par  les  mille  attaches  qui  rendent  toujours  si  cher  le 
pays  natal  ?  Villegaignon  connaissait  bien  mal  le  cœur  hu- 


LES   PROJETS   DE   VILLEGAIGNON.  175 

main  s*il  espérait  que  sa  colonie  se  renouvellerait  incessam- 
ment par  des  flots  toujours  nouveaux  d'immigrants.  Cet  aus- 
tère chevalier  de  Malte,  habitué  à  la  rude  discipline  de  son 
ordre,  croyait  sans  doute  que  la^ociété  ressemblait  à  un  de 
ces  couvents  militaires,  qu'il  avait  jusqu'alors  fréquentés.  Il 
oubliait  que  ses  compagnons  d'armes,  en  entrant  dans  la 
milice  chrétienne,  faisaient  violence  à  la  nature,  et  d'ailleurs 
ne  constituaient  qu'une  glorieuse  exception.  Il  affichait  donc 
Vis-à-vis  de  l'autre  sexe  le  plus  profond  dédain,  et,  moitié 
par  vertu,  moitié  par  tempérament,  n'avait  pas  voulu  de 
femmes  à  bord  de  ses  vaisseaux.  C'était  une  grave  faute  : 
non  seulement  il  autorisait  presque  de  graves    désordres, 
3iiais  encore  rendait  impossible  le  progrès  et  l'accroissement 
de  la  colonie  qu'il  voulnit  fonder.  Aussi  bien,  presque  tous 
nos  établissements  du  XVP  et  du  XVIP  siècle  échouèrent 
pour  le  même  motif.  Il  semble  que  les  directeurs  de  ces 
diverses  entreprises  n'aient   pas  compris  que  les  colons 
qu'ils  expédiaient  dans  de  lointaines  contrées,  sans  espoir  de 
s'y  créer  une  famille,  conserveraient  toujours  l'arrière-pensée 
de  revenir  au  pays  natal.  Bien  mieux  inspirés  furent  nos 
voisins  d'Outre-Mancbe,  qui  n'hésitèrent  pas  à  se  transporter 
eux  et  leurs  familles  de  l'autre  côté   de  l'Atlantique,  et  s'y 
établirent  pour  toujours.  Les  colonies  anglaises  ont  grandi 
sans  bruit,  mais  d'une  façon  continue.  Nos  pionniers  fran- 
çais,   au  contraire,  bien  qu'ils  aient  souvent  accompli  des 
merveilles,  n'ont  rien  fondé  de  durable.  Que  reste-t-il  en 
effet  de  leurs  travaux  et  de  leurs  exploits?  A  peine  un  souve- 
nir dans  l'histoire,  et  l'amer  regret  d'avoir  travaillé  pour 
autrui,  ou,  comme  le  disait  un  de  nos  ennemis  les  plus  achar- 
nés, (f  avoir  essuvé  les  murs  ! 

Une  autre  faute  commise  par  Villegaignon  fut  de  croire 
trop  facilement,  sur  la  foi  des  négociants  qu'il  avait  interro- 
gés, que  le  Brésil  était  une  véritable  terre  promise,  qui  lui 
fournirait  d'inépuisables  ressources  :  aussi  ne  se  préoc- 
cupa-t-il  pas  suffisamment  d'assurer  les  besoins  matériels  de 


176  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

ses  hommes.  Il  ne  comprit  pas  que  l'acclimatation  serait  pé- 
nible, si  elle  n'était  pas  ménagée.  Il  aurait  fallu  continuer  à 
se  nourrir  comme  en  Em'ope,  au  moins  pendant  quelques 
mois,   et  charger  par  conséquent,  à  bord  des  navires,  des 
provisions  alimentaires  considérables.  Villegaignon  se  con- 
tenta d'emporter  des  semences,  espérant  que  les  colons  au- 
raient l'énergie  de  les  confier  à  ce  sol  vierge  qui  ne  deman- 
dait qu'à  être  fécondé.  C'était  encore  bien  mal  connaître  la 
nature  humaine.  N'était-il  pas  en  effet  plus  qu'évident  que 
les  mille  soucis  d'une  première  installation  interdiraient  tout 
d'abord  les  travaux  agricoles,  et  aussi  que  les  nouveaux  dé- 
barqués préféreraient  demander  aux  richesses  naturelles  du 
pays    des  ressources  malheureusement  aléatoires.  Lorsque 
l'expédition  échoua  quelques  années  plus  tard,  et  que  les  en- 
nemis de  Villegaignon  cherchèrent  à  faire  retomber  sur  lui 
l'insuccès  final,  ils  prétendirent  que  le  vice-amiral  de  Bre- 
tagne, au  lieu  de  consacrer  à  l'achat  des  provisions  indis- 
pensables les  fonds  que  le  roi  lui  avait  confiés,  les  avait  con- 
fisqués à  son  profit.  «  Ceci  indigna  (1),  des  lors  beaucoup  de 
personnes  contre  ledit  Villegaignon,  l'accusant  d'une  insa- 
tiable avarice,  ayant  épargné  l'argent  du  roy,  et  icelui  con- 
verti en  ses  propres  usages,  au  lieu  de  l'employer  en  vivres 
et  choses  nécessaires  pour  la  nourriture  et  santé  de  tous  ceux 
qu'il  avait  menez  en  cette  lointaine  région.  »  Cette  accusa- 
tion est  mal  fondée  :  Villegaignon  était  trop  habile  pour  estre 
deshonnête,  et,  si  réellement  on  avait  suspecté  sa  loyauté, 
jamais  on  ne  lui  aurait  confié,  quand  il  revint  d'Amérique, 
les  importantes  et  délicates  fonctions  dont  il  fut  investi.  11 
n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  gaspilla  maladroitement  les 
sommes  dont  il  pouvait  disposer.  Pour  son  entretien  person- 
nel, il  déploya  un  faste  fort  déplacé  en  la  circonstance.  Sa 
garde-robe  surtout  était  d'une  magnificence  princière.  Léry 
trouve    souvent  l'occasion   de  le  railler  à  ce  propos.    Le 


(1)  Crespin,  ouv.  cit. 


LES  PROJETS  DE   VILLEGAIGNON.  177 

luxe  de  sa  table  et  de  son  ameublement  étaient  encore 
bien  inopportuns.  Ne  s*avisa-t-il  (1)  pas  d'embarquer  des 
meubles  précieux,  et  jusqu'à  de  magnifiques  ornements  d'é- 
glise ?  Il  prit  soin  également,  mais  sur  ce  point  nous  ne  sau- 
rions  le  blâmer,  car  de  semblables  préoccupations  dénotent^ 
en  lui  un  profond  et  sincère  amour  de  la  science,  il  pmt 
soin  d'emporter  une  bibliothèque  choisie.  C'étaient  sur- 
tout des  livres  de  science  et  de  religion.  Villegaignon  en 
effet  ne  dédaignait  aucune  des  connaissances  humaines,  et  se 
doutait  bien  qu'il  aurait  souvent  besoin,  dans  sa  future 
royauté  américaine,  de  renseignements  précis  qu'il  rencon- 
trerait dans  ses  livres.  Quant  à  la  théologie  c'était  depuis 
longtemps  son  étude  favorite,  et  ses  contemporains  l'étu- 
diaient  avec  passion.  Aussi  réservait-il  tous  ses  moments  de 
loisir  à  de  longues  et  sérieuses  lectures.  Par  malheur,  il 
prendra  un  tel  intérêt  à  ces  controverses  religieuses  qu'il  en 
perdra  le  sens  politique,  et  commettra  la  faute  de  vouloir 
imposer  ses  doctrines  au  lieu  de  se  contenter  du  rôle  d'admi- 
nistrateur. 

Ainsi  se  préparait  à  la  légère  et  dans  de  tristes  condi- 
tions une  expédition  qui,  bien  conduite,  pouvait  avoir  pour 
la  France  d'incalculables  conséquences.  Mais  on  n'avait 
alors  devant  soi  ni  l'expérience  des  fautes  antérieures  , 
ni  le  précédent  d'entreprises  analogues  :  Aussi  n'aurons- 
nous  peut-être  pas  le  droit  de  nous  montrer  trop  sévères  pour 
un  homme  qui  avait  le  mérite  de  devancer  son  époque,  et 
qui,  sur  bien  des  points,  avait  rencontré  juste.  Sommes- 
nous  donc  aujourd'hui  tellement  assurés  de  nous-mêmes  que 
nous  ne  commettons  plus  aucune  erreur  en  matière  colo- 
niale ?  Déplorons  donc,  mais  excusons  les  fautes  commises. 
Le  plus  singulier  est  peut-être  que  Villegaignon  n'en  ait  pas 
commis  davantage. 


(1)  Mémoires  de  Claude  Haton,  p.  89. 

12 


178  HISTOIRE  DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 


FONDATION    DU   FORT    COLIGNT. 


I.  —  Fondation  du  fort  Coligny. 

Quand  les  préparatifs  de  l'expédition  furent  enfin  achevés, 
et  lorsqu'il  eut  reçu  les  dernières  instructions  de  l'Amiral 
Coligny,  Villegaignon  donna  le  signal  du  départ.  Près  de  six 
cents  personnes  étaient  à  bord  des  deux  navires.  Jamais  en- 
core expédition  française  à  destination  de  l'Amérique  n'avait 
été  si  considérable.  La  petite  flotte  mit  à  la  voile  le  12  juil- 
let 1555.  Elle  se  composait  de  deux  forts  vaisseaux,  chacun 
de  deux  cents  tonneaux,  bien  pourvus  d'artillerie,  et  d'un 
navire  de  charge  pour  les  provisions.  Un  bon  vent  d'est,  la 
poussa  d'abord  aisément  hors  du  Havre,  mais  à  peine  avait- 
elle  pris  la  haute  mer  qu'un  vent  du  Midi  la  força  de  se  jeter 
à  la  côte  anglaise,  non  loin  d'une  rade .  que  Nicolas  Barré, 
dans  la  première  des  lettres  qu'il  adressa  plus  tard  à  sa  fa- 
mille, appelle  Blanquet,  Nous  ne  savons  trop  quelle  peut 
être  cette  rade.  Nous  ne  trouvons  en  effet  sur  la  côte  an- 
glaise de  la  Manche,  que  la  rade  de  Branksea,  dont  le  nom 
présente  une  lointaine  analogie  avec  Blanquet.  Aussi  bien 
le  détail  n'a  qu'une  minime  importance.  Le  vent  du  Midi  qui 
détournait  si  mal  à  propos  Villegaignon  de  sa  route  se  con- 
vertit bientôt  en  une  furieuse  tempête,  et  un  des  deux  na- 
vires français,  celui  que  montait  le  chef  de  l'expédition,  fut 
tellement  maltraité  par  la  mer,  qu'il  fit  eau  de  toutes  parts. 
L'équipage  fut  obligé  de  recourir  aux  pompes,  et  les  répara- 
tions semblèrent  si  urgentes  et  si  indispensables,  qu'à  la  pre^^ 
mière  accalmie  l'escadre  française  revint  en  NormandiSi  pour 
se  mettre  plus  en  état  de  braver  les  fureurs  de  TAtlantique. 


FONDATION   DU  PORT  COUGNY.  179 

Cette  fois,  Villegaignon  se  dirigea  non  plus  vers  son  port  de 
départ,  mais  vers  Dieppe  :  encore  eut-il  beaucoup  de  peine  à 
pénétrer  dans  le  port  à  cause  de  son  peu  de  profondeur.  Les 
Dieppois  en  grand  nombre  durent  s*atteler  à  des  cordes  pour 
tirer  ou  plutôt  remorquer  le  navire  (i555).  Ce  début  était 
malheureux  :  Plusieurs  des  gentilshommes  qui  étaient  partis 
avec  Villegaignon  se  dégoûtèrent  d'une  entreprise  qui  s'an- 
nonçait si  mal,  et  profitèrent  de  ce  retour  forcé  en  France 
pour  se  faire  débarquer  et  renoncer  à  leur  voyage.  Un  grand 
nombre  d'ouvriers,  tous  ceux  qui  avaient  accepté  les  offres 
de  Villegaignon  et  s'étaient  présentés  comme  volontaires, 
quelques  soldats  également  se  retirèrent  (1).  Cette  désertion 
était  fâcheuse  à  tous  égards.  Non  seulement  elle  produisait 
un  effet  déplorable,  mais  encore,  comme  c'étaient  les  mem- 
bres IjBs  plus  actifs  et  les  plus  intelligents  de  l'expédition  qui 
se  dérobaient  ainsi  à  leurs  engagements,  Villegaignon  ne 
pouvait  plus  compter  désormais  que  sur  des  mercenaires  ou 
des  condamnés.  Il  n'avait  plus  à  réclamer  le  dévouement  de 
ses  collaborateurs  mais  uniquement  des  services  salariés  ou 
obligatoires.  Cet  abandon  sera  certainement  une  des  causes 
de  l'insuccès  final. 

La  réparation  des  navires  demanda  trois  semaines.  Au 
commencement  d'août  eut  lieu  un  second  départ  :  mais  la 
fatalité  semblait  s'acharner  contre  Villegaignon.  Les  vents 
furent  si  contraires  que  l'escadre  fut  obligée  de  retourner  une 
seconde  fois  à  Dieppe ,  et  n'en  partit  définitivement  que  le 
14  août.  Pour  des  hommes  superstitieux,  comme  l'étaient  et  le 
sont  encore  nos  marins,  cette  série  d'accidents  et  de  contre- 
temps était  d'un  bien  mauvais  augure.  Ce  qui  préoccupait  Ville- 
gaignon bien  autrement  que  les  craintes  superstitieuses  de  son 


(1)  Première  lettre  de  N.  Barrb.  «  De  icelle  venue  plusieurs  de 
nos  gentilshommes  se  contentèrent  d*ayoir  veu  la  mer,  accomplis- 
(sant  le  proverbe  :  mare  vidit  et  fugit.  Aussi  plusieurs  soldats,  ma^» 
nouvriers  et  artisans  furent  desgoutez  et  se  retirèrent.  » 


180  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

équipage,  c'était  de  perdre  son  temps  à  de  stériles  prépara- 
tifs. Il  avait  hâte  de  prendre  possession  de  sa  vice-royauté 
américaine,  et  de  trouver  un  champ  ouvert  à  sa  fiévreuse 
activité  ;  mais  il  ne  pouvait  lutter  contre  des  obstacles  maté- 
riels. Il  se  résigna  donc,  et,  après  avoir  attendu  ces  longues 
semaines  qui  durent  lui  sembler  éternelles,  après  avoir  re- 
nouvelé ses  provisions  fraîches,  il  s'élança,  dès  qu'il  le  put, 
dans  l'Atlantique. 

Les  trois  vaisseaux  longèrent  d'abord  les  côtes  de  France, 
d'Espagne  et  de  Portugal,  passèrent  en  vue  de  Madère,  et 
arrivèrent  aux  Canaries  (1).  Villegaignon  voulait  s'y  arrêter 
pour  prendre  de  l'eau  et  des  vivres  frais.  A  peine  s'appro- 
chait-il de  Ténériffe,  qu'il  fut  accueilli  par  le  feu  de  la  cita- 
delle. Un  boulet  atteignit  le  navire  qui  ne  portait  pas  son 
pavillon,  et  blessa  un  artilleur  qui  mourut  quelques  jours 
après  des  suites  de  sa  blessure.  Assurément  les  Canaries 
appartenaient  à  l'Espagne,  et  on  était  alors  en  guerre  avec 
l'Espagne  ;  mais  Villegaignon  n'avait  fait  aucune  démonstra- 
tion hostile,  et  c'était  sans  provocation  de  sa  part  que  le 
gouverneur  de  Ténériffe  l'accueillait  ainsi.   Les  usages  du 
temps  le  permettaient  sans  doute,  et  autorisaient  le  comman- 
dant espagnol  à  traiter  comme  pirates  tous  les  navires  étran- 
gers qui  voguaient  dans  les  eaux  espagnoles,  mais  il  s'ex- 
posait à   de  terribles   représailles.  En  effet ,   Villegaignon 


(1)  Première  lettre  de  N.  Barré  :  «  Gomme  nous  pensions  mouil- 
ler Tancre,  pour  demander  de  Teaue  douce  et  des  rafrechissements, 
d'une  belle  forteresse  située  au  pied  d*une  montagne,  ils  des- 
plovèrent  une  enseigne  rouge,  nous  tirans  deux  ou  trois  coups  de 
coulouyrine,  Tun  desquels  perça  le  vice  admirai  de  nostre  compa* 

gnie Il  nous  convint  soustenir  leurs  coups,  mais  aussi  de 

nostre  part  nous  les  cannonasmes  tant  qu*il  y  eut  plusieurs  mai- 
sons rompues  et  brisées,  et  les  femmes  et  enfants  fuyoient  par  les 
champs.  Si  nos  barques  et  basteaux  eussent  esté  hors  les  navires, 
ie  croy  que  nous  eussions  faict  le  Brésil  en  ceste  belle  isle.  » 


k 


FONDATION  DU  PORT  COLIGNY.  181 

ordonna  de  riposter.  En  quelques  instants,  les  boulets  de 
nos  vaisseaux  bien  dirigés  eurent  allumé  de  nombreux  in- 
cendies dans  la  citadelle  et  dans  la  ville.  On  voyait  déjà  les 
femmes  et  les  enfants  s'enfuir  dans  la  campagne.  Une  des- 
cente dans  rîle  aurait  certainement  réussi.  Pour  employer 
la  pittoresque  expression  de  Barré,  nos  compatriotes  auraient 
fait  leur  Brésil  dans  ce  beau  pays.  Villegaignon  en  fut  peut- 
être  tenté  ;  mais  la  mer  était  mauvaise^  et  il  ne  voulut  pas 
exposer  ses  chaloupes  à  quelque  accident  irréparable.  D'ail- 
leurs, s'il  s'emparait  des  Canaries,  il  lui  fallait  s'y  maintenir 
par  une  forte  garnison,  et,  en  ce  cas,  son  rêve  de  royauté 
américaine  s'achevait  brusquement  au  milieu  de  l'Atlantique. 
Il  se  contenta  de  canonner  quelques  temps  encore  la  cita- 
delle, et,  quand  il  jugea  la  réparation  suffisante,  reprit  la 
mer.  A  son  point  de  vue,  il  avait  peut-être  raison  de  ne  pas 
profiter  du  prétexte  et  de  l'occasion  pour  s'emparer  de  ce 
magnifique  archipel  ;  mais  au  point  de  vue  français,  il  est 
regrettable  qu'il  n'ait  pas  terminé  là  son  expédition  et  ne  se 
soit  pas  solidement  établi  dans  cette  position  maritime  in- 
comparable, qui  nous  appartiendrait  peut-être  encore. 

L'escadre  française  continue  sa  marche.  Toujours  poussée 
par  le  vent  du  nord,  elle  doubla  les  caps  Blanc  et  Vert,  longea 
les  côtes  de  Guinée,  et  coupa  l'équateur,  le  6  octobre,  entre 
l'île  de  Saint-Thomas  et  la  province  de  Manicongo.  Nos  com- 
patriotes traversaient  alors  la  région  par  excellence  des  cha- 
leurs accablantes.  Gomme  ils  n'avaient  pu,  depuis  leur  dé- 
part de  France,  renouveler  leur  provision  d'eau,  et  que  la 
température  produisait  une  rapide  décomposition,  ils  eurent 
beaucoup  à  s|oufifrir.  «  Quand  nous  beuvions  d'icelles  eaues, 
écrit  naïvement  Barré,  (1)  il  nous  falloit  boucher  les  yeux  et 
estoupper  le  nez.  »  Le  scorbut  se  déclara  même  à  bord  des 
navires.  Près  de  cinquante  personnes  en  furent  atteintes, 
dont  cinq  moururent.  Villegaignon,  avec  une  prudence  qui 


(1)  Première  lettre  de  N.  Barré. 


182  HISTOIRE  DU  BRESIL  FRANÇAIS. 

honore  sa  perspicacité,  mais  qui  n'est  pas  à  l'éloge  de  son 
caractère,  s'empressa  de  changer  de  navire  pour  avoir  moins 
à  redouter  l'épidémie.  De  nos  jours  un  chef  qui  abandonne- 
rait ainsi  son  poste  au  moment  du  danger  serait  stigmatisé 
par  l'opinion  publique  :  Au  xvi*  siècle,  on  trouvait  encore 
cette  conduite  toute  naturelle,  et  Barré,  qui  nous  a  conservé 
ce  trait,  l'enregistre  sans  la  plus  petite  réflexion. 

La  continuation  des  chaleurs  et  l'absence  d'eau  auraient 
pu  devenir  très-dangereux.  Par  bonheur,  les  équipages  pu- 
rent se  procurer  des  poissons  en  abondance,  et  cette  saine 
nourriture  les  réconforta.  De  plus,  des  pluies  diluviennes  ra- 
fraîchirent l'atmosphère  ;  enfin  le  vent  tomba  tout  à  coup,  et, 
comme  c'était  le  vent  d'est,  celui  qui  poussait  au  Brésil, 
Villegaignon  fit  gouverner  dans  cette  direction.  Le  20  octo- 
bre, l'île  de  l'Ascension  était  en  vue  ;  le  3  novembre,  la  vigie 
signalait  le  continent,  et  sept  jours  plus  tard,  le  10  novem- 
bre, nos  vaisseaux  entraient  dans  la  baie  de  Ganabara,  aux 
cris  mille  fois  répétés  des  équipages  heureux  de  voir  ter- 
minée cette  longue  traversée,  et  en  présence  de  quelques 
centaines  de  Brésiliens  attirés  par  le  bruit  du  canon,  et  par- 
tagés entre  la  crainte  et  la  joie  ;  car  ils  ne  savaient  encore  si 
c'étaient  des  Portugais  ou  des  Français  qui  montaient  ces 
navires ,  et  redoutaient  autant  la  présence  des  premiers 
qu'ils  souhaitaient  au  contraire  l'arrivée  de  nos  compa- 
triotes. 

Les  Portugais  en  effet  n'avaient  encore  paru  dans  la 
région  que  pour  s'y  faire  détester.  C'étaient  eux  qui  les  pre- 
miers avaient  découvert  cette  baie  immense.  Ils  l'avaient 
nommée  rivière  de  janvier  (Rio  de  Janiero),  d'abord  parce- 
qu'ils  avaient  eu  le  tort  de  prendre  pour  l'embouchure  d'un 
fleuve  ce  qui  n'était  qu'un  golfe,  et,  en  second  lieu,  parce 
qu'ils  l'avaient  découverte  au  mois  de  janvier.  Ils  y  avaient 
construit  une  tour,  où  ils  déposèrent  quelques  condamnés  à 
mort,  auxquels  ils  avaient  fait  grâce  de  la  vie  à  condition 
d'ouvrir  des  relations  avec  les  indigènes.  Ce  premier  essai 


II, 


FONDATION  DU  PORT  COLIGNT.  188 

de  colonisation  avait  fort  mal  réussi.  L'auteur  du  martyro- 
loge protestant  parle  en  ces  termes  de  cette  tentative  avortée  : 
c  Après  quelques  années  (1),  iceux  se  portèrent  si  mal  à  l'en- 
droit desdits  habitants  naturels,  que,  par  iceux  fut  la  plus 
grande  partie  exterminée,  saccagée  et  mangée.  Les  autres 
s'enfuirent  en  la  haute  mer  dans  un  bateau.  Depuis  les  sus- 
dits n'ont  osé  y  habiter,  car  leur  nom  y  est  demeuré  si  odieux, 
que  iusques  auiourd'hui  ils  sont  en  délices  et  volupté  de 
manger  de  la  teste  d'un  Portugalois.  »  Les  Français  au  con- 
traire fturent  très  bien  reçus  par  les  Brésiliens.  Ce  furent 
des  négociants  de  Honfleiu*  qui,  vers  l'an  1525,  commen- 
cèrent à  envoyer  leurs  navires  dans  ces  parages.  «  Iceux 
composèrent  entre  eux  une  alliance  qui  dure  iusques  auiour- 
d'hui, depuis  l'on  a  continué  tous  les  ans  de  la  naviga- 
tion (2)  ».  Â  vrai  dire,  nos  compatriotes  n'avaient  pas  fondé 
d'établissement  dans  la  baie;  car  il  n'y  eut  alors  ni  prise 
de  possession  solennelle  ,  ni  construction  de  fort  ou  de 
magasins  :  Us  se  contentèrent  d'entrer  en  relations  avec  les 
indigènes,  de  les  assurer  de  nos  bonnes  dispositions,  et  de 
,leur  promettre  aide  et  protection  contre  les  Portugais^  à 
charge  de  réciprocité,  et  moyennant  certains  avantages  com- 
merciaux. L'alliance  était  fondée  sur  l'intérêt  commun.  Elle 
devait  durer,  et  dura  en  effet  tant  qu'il  y  eut  des  français  au 
Brésil. 

C'était  donc  dans  un  pays  connu  qu'abordait  Villegai- 
gnon,  et  il  avait  le  droit  de  compter  sur  la  bonne  récep- 
tion des  indigènes.  Ses  hommes  ne  songèrent  au  premier 
moment  qu'à  contempler  le  paysage  qui  se  déroulait  à  leurs 
yeux.  Ce  paysage  est  \m  des  plus  splendides  que  puisse 
rêver  l'imagination  d'un  peintre  ou  d'un  poète.  La  baie  de 
Ganabara,  ou,  pour  lui  donner  son  nom  moderne,  la  baie  de 
Rio-Janeiro  présente  en  effet  im  aspect  enchanteur.  Avec 


(1)  Crespin,  ouv.  cit.  p.  401. 
{2)  Crespin,  id.,  id. 


184  HISTOIRE  DU  BRÉSIL  FRANÇAIS. 

le  Bosphore  à  Gonstantinople,  le  golfe  de  Naples  et  Tembou- 
chure  du  Tage,  à  Lisbonne,  il  est  peu  de  sites  comparables 
à  la  fois  comme  majesté  et  comme  grâce  pittoresque.  Les 
maisons  de  campagne,  les  manufactures  et  les  exploitations 
agricoles  ont  remplacé  de  nos  jours  les  forêts  vierges.  Les 
cours  d*eau  qui  bondissaient  des  montagnes  font  maintenant 
tourner  les  roues  des  usines,  et  la  civilisation  a  partout  rem- 
placé la  nature.  Quels  ne  devaient  pas  être  les  sentiments 
d'admiration  de  nos  Français^  si  facilement  accessibles  aux 
émotions  extérieures,  lorsqu'ils  contemplaient  ce  majestueux 
entourage  de  montagnes  et  de  rochers  aux  formes  étranges, 
cette  nappe  immense  d'une  eau  calme  et  azurée,  ces  forêts 
plusieurs  fois  séculaires  qui  descendaient  alors  jusqu'à  la 
mer,  à  peine  traversées  de  loin  en  loin  par  quelque  tribu  sau- 
vage ou  parcourues  par  les  bêtes  fauves.  Cette  baie  s'enfonce 
profondément  dans  l'intérieur  des  terres,  sur  une  longueur 
de  douze  à  quinze  lieues,  et  une  largeur  de  sept  a  huit.  Elle 
forme  comme  deux  étranglements  successifs.  Notre  rade  de 
Toulon  lui  ressemble,  mais  sur  de  bien  moindres  proportions . 
Gomme  elle  est  dominée  de  tous  les  côtés  par  de  hautes 
montagnes,  un  des  colons  Genevois  qui  devait,  quelques 
mois  plus  tard,  grossir  les  rangs  de  nos  compatriotes,  et  qui 
a  composé  sur  cette  expédition  un  intéressant  récit  que  nous 
avons  déjà  eu  l'occasion  de  citer,  Jean  de  Léry  (1),  comparait 
ces  hauteurs  à  celles  du  Jura  et  du  Salève,  et  trouvait  une 
grande  ressemblance  entre  la  baie  de  Rio  et  le  lac  de  Genève. 
Les  analogies  sont  en  effet  assez  frappantes  :  mais  ce  qu'on  ne 
trouvera  jamais  qu'à  Rio,  c'est  ce  ciel  éternellement  bleu, 
cette  végétation  luxuriante,  et,  pour  peu  qu'on  néglige  l'en- 
semble pour  étudier  les  détails,  cette  prodigieuse  variété  de 
formes  et  d'aspects. 
L'entrée  de  la  baie  est  comme  gardée  par  trois  petites  îles 


(1)  LÉRY,  CUV.  cit.  §  VII. 


^ 


FONDATION  DU  PORT  COLIGNY.  185 

OU  plutôt  trois  écueils  qui  rendent  la  passe  dangereuse  (1). 
A  gauche,  se  dresse  une  roche  pyramidale  fort  élevée, 
c  laquelle  n'est  pas  seulement  d'esmerveiUable  et  excessive 
hauteur,  mais  aussi  à  la  voir  de  loin,  on  dirait  qu'elle  est 
artificielle  :  et  de  faict,  parce  qu'elle  est  ronde  et  semblable  à 
une  grosse  tour,  entre  nous  Français,  par  une  manière  de 
parler  hyperbolique,  l'avions  nommée  le  Pot  de  Beurre  (2)  ». 
C'est  le  rocher,  connu  de  tous  les  navigateurs,  et  qu'on  a 
surnommé  depuis  le  Pain  de  sucre  ou  le  Corcovado:  (3)  (bossu). 
En  avançant  dans  la  baie,  on  trouvait  deux  îles,  l'une  de  mé- 
diocre grandeur  qu'on  nommait  le  Rattier,  et  l'autre  plus 
considérable,  qui  devait  porter  le  nom  d'île  aux  Français. 
Les  Brésiliens  ont  conservé  à  la  seconde,  par  un  senti- 
ment qui  les  honore,  le  nom  d'île  Villaganhon.  Au  fond  de  la 
baie,  une  troisième  île  (4)  plus  grande  que  toutes  les  autres, 
et  quelques  ilôts  (5)  épars.  A  l'exception  de  cette  grande  île 
habitée  par  des  sauvages  Margaïats^  toutes  les  autres  étaient 
désertes.  Quant  aux  rivages,  où  se  déroulent  aigourd'hui 
tant  de  charmantes  villas  et  de  jolies  petites  cités  de  plai- 
sance ou  de  commerce^  Botafogo,  la  Gloria,  Nichteroy, 
le  Castel,  Mana,  Prayagrande,  Praya-Domingo ,  etc.,  ils 
étaient  occupés  par  une  vingtaine  de  peuplades,  que  nos 
Français  désignèrent  (6)  par  le  nom  de  leurs  caciques^  et  qui 
appartenaient  presque  toutes  à  la  famille  des  Tupinambas. 


(1)  Thbvbt.  Cosmographie  universelle^  p.  908.  «  En  Fembou- 
chnre  d'icelle,  vous  y  voyez  trois  petites  îles  qu'il  faut  costoyer, 
pour  entrer  en  ladite  rivière...  et  y  entrasmes  par  un  détroit  assez 
fâcheux.  9  Ces  ilôts  se  nomment  Tucinho,  Pay  et  Taipu. 

(2)  LÉBT,  OUV.  Cit,  p.  VII. 

(3)  BiABD,  Voyage  au  Brésil.  Tour  du  monde,  n»  79,  p.  7, 

(4)  Aujourd'hui  ilha  do  Governador. 

(5)  Ils  se  nomment  Caqueirada,  das  Enchadas,  das  Tavares,  Ju- 
ruhàhybas,  Agoa,  Roqueiro.  Brocoio^  dePaqueta,  etc. 

(6)  D'après' [Léry,  ouv.  cit.,  §  XX,  les  villages  qu'on  trauvait  à 


186  HISTOIRE  bu  BRESIL  FRANÇAIS. 

Villegaignon  n'avait  que  rembarras  du  choix.  Il  pouvait 
ou  bien  s'établir  sur  une  des  îles  de  la  baie,  ou  bien  se  fixer 
tout  de  suite  sur  le  continent.  De  nos  jours,  nous  n'hésiterions 
pas  à  prendre  pied  sur  le  continent  :  c'est  en  effet  le  moyen 
le  plus  assuré  de  connaître  le  pays  et  d'étendre  ses  relations  : 
mais  au  xvi*  siècle,  on  possédait  encore  bien  peu  la  pratique 
de  la  colonisation,  et  on  se  conformait  volontiers  aux  erre- 
ments antiques.  Or,  dans  l'antiquité^  tous  les  peuples  coloni- 
sateurs s'étaient,  quand  la  nature  des  lieux  le  leur  avait  per- 
mis, étabUs  dans  des  îles.  Une  île  est  en  effet  de  facile  dé- 
fense. Elle  peut  servir  à  la  fois  de  dépôt  et  de  refuge;  Tout 
en  surveillant  le  continent,  il  semble  qu'on  soit  plus  étroite- 
ment rattaché  à  la  métropole.  Depuis  les  Phéniciens  jus- 
qu'aux Portugais,  cet  usage  avait  toujours  été  suivi.  Fidèle 
aux  traditions  maritimes,  Villegaignon  se  décida  donc  à  pren- 
dre possession  d'une  des  îles  de  la  Baie. 

Si  l'on  en  croit  la  relation  de  Léry,  l'île  du  Rattier  fixa 
d'abord  son  attention  (1).  Il  aurait  ordonné  d'y  construire  des 
baraquements  en  bois.  Deux  grosses  pièces  d'artillerie  et  quel- 
ques fauconneaux  furent  débarqués,  et  on  se  disposa  à  bâtir 
un  fort.  Mais  on  avait  compté  sans  la  marée.  Le  flux  arriva, 
et  d'un  élan  irrésistible  balaya  les  constructions  ébauchées, 
et  jeta  à  la  mer  artillerie  et  munitions.  Cette  erreur  de  Ville- 
gaignon est  bien  invraisemblable  :  il  avait  le  coup  d'oeil  trop 
exercé,  et,  à  diverses  reprises,  tout  récemment  encore  à 
propos  des  fortifications  de  Brest,  il  avait  donné  trop  de 
preuves  de  savoir  pour  aller  commettre  en  Amérique  une 
semblable  bévue.  Thevet,  l'antagoniste  de  Léry,  dont  les  ou- 


gauche  en  entrant  dans  la  baie  se  nommaient  Karianc,  Vaboraci, 
Euramyry,  Piraouassou,  Sapopem,  Ocarentin,  Ouraouassououée, 
Tentimen,  Gotina,  Pane,  Sarigoy,  La  Pierre,  Upec,  la  Flècbe,  — 
à  droite  Kériu,  Aeat^àn,  ek  Morgoaïaouassou  :  dans  Fîle  des  Mar- 
gaiats  :  Pindoousson, '6oronque>  Piraniiou. 

(1)  Liât,  oùv.  cit.  §  vin. 


FONDATION  DU  PORT  COUGNY.  187 

vrages  dépourvus  de  critique  sont  pourtant  utiles  à  consulter, 
surtout  quand  il  raconte  ce  qu'il  a  vu,  nous  semble  être  plus 
près  de  la  vérité  en  disant  que  Villegaignon  voulut  faire  du 
Rattier  un  simple  poste  d'observation  et  de  défense,  mais  qu'il 
ne  songea  jamais  à  y  fonder  son  principal  établissement. 
«  Nous  vismes  une  grande  roche  fort  dangereuse,  raconte- 
i-il,  que  nous  nommasmes  le  Rattier,  laquelle  est  si  fâcheuse 
que,  si  le  pilote  n'est  accort  et  bien  expérimenté,  il  se  mettra 
en  hasard  de  perdre  et  soi  et  sa  compagnie.  Et  pour  ce  qu'il 
est  fort  près  de  ladite  entrée,  nous  y  fismes  braquer  deux 
grosses  pièces  d'artillerie  et  quelques  faulconneaux  :  mais 
la  mer  se  desbanda  un  iour  si  outrageusement  qu'elle  mit 
artillerie  et  boulets  au  parfond  d'icelle  :  et  Dieu  sçait  la 
peine  que  nous  eusmes  pour  les  tirer  hors.  »  Dans  un  autre  ou- 
vrage, encore  inédit  (2),  conservée  la  Bibliothèque  nationale, 
Thévet  revient  avec  insistance  sur  cette  question,  et,  comme  il 
se  trouve  cette  fois  avoirtoutà  fait  raison,  il  triomphe  deLéry 
avec  une  satisfaction  non  déguisée.  «  Or  pour  n'oublier  rien 
du  Rattier  ou  rocher  auquel  il  dit  (3)  que  nous  estions  logés, 
le  fais  iuge  le  liseur,  si  le  nombre  d'hommes  que  nous  estions, 
avec  l'équipage  de  trois  grands  navires,  meubles,  artillerie, 
munitions  de  guerre  et  autres  bardes,  le  tout  eut  pu  ranger 
sur  un  rocher  haut  élevé  d'une  toise  et  demie  en  façon  de 
pyramide  au  mitan,  et  qui  ne  peut  contenir  que  ce  que  i'ay 
dit  par  ci-devant.  Tant  s'en  faut,  nul  de  nous  ne  mit  pied  en 
terre,  sinon  quelque  trois  ou  quatre  mois  en  après,  que  le 
capitaine  feit  mettre  deux  petites  pièces  d'artillerie  pour  gar- 
der l'entrée  de  la  rivière.  Mais  la  mer  estans  débordée 


(1)  Thevet.  Cosmographie  universelle,  p.  908. 

(2)  Histoire  cT André  Thevet,  Angoumoisin ,  cosmographe  du 
Roy,  de  deux  voyages  par  luy  faicts  aux  Indes  australes  et  occi" 
dentales,  Bibl.  nat.  fonds  St  Germain  français,  n«  656  fol.  106. 

(3)  Lbrt,  ouv.  cit.  §  Tii. 


188  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

traisna  ces  deux  pièces  au  fond  d'icelle.  Considérés  ie  vous 
prie  si  cest  élément  inconstant  n'en  eust  pas  autant  peu  faire 
de  nous,  si  y  fussions  esté  logés,  et  par  la  violence  des 
ondes  ne  fussions  pas  esté  tous  perdus.  » 

Ce  n'est  donc  pas  sur  le  Rattier  que  débarqua  tout  d'abord 
Villegaignon,  et  il  ne  considéra  jamais  cet  îlot  que  comme 
une  position  défensive.  En  parcourant  la  baie,  le  chef  de 
l'expédition  avait  tout  de  suite  saisi  les  avantages  d'une  autre 
lie,  de  médiocre  étendue,  mais  admirablement  disposée  pour 
la  défense.  Les  Brésiliens  la  nomment  aujourd'hui  isla  de 
VUlagahbon.  Elle  s'étend  au  sud-est  de  la  moderne  Rio  de 
Janeiro.  La  future  demeure  des  colons  était  très  bien  choisie. 
Une  ceinture  de  rochers  à  fleur  d'eau  la  protégeait.  On  ne 
pouvait  y  débarquer  que  d'un  côté  et  encore  avec  de  petits 
canots.  La  moindre  surveillance  était  donc  suffisante.  L'île 
était  de  plus  détenninée  par  trois  hauteurs  :  deux  à  chaque 
extrémité^  où  l'on  pouvait  facilement  construire  des  batteries 
de  défense,  et  une  plus  considérable,  juste  au  milieu,  sur 
laquelle  on  bâtirait  un  fort,  qui  commanderait  à  la  fois  la  rade 
d'entrée  et  la  grande  rade.  Villegaignon  fit  aussitôt  débar- 
quer tout  son  matériel,  et  les  travaux  d'installation  commen- 
cèrent. 

Thevet  (1)  prétend  que  les  Français  ne  se  mirent  au  travail 
que  deux  mois  après  leur  arrivée,  «  après  avoir  pensé  à  nos 
affaires,  et  avoir  fait  descente  en  terre  continente  pour  tirer 
l'amitié  de  ces  barbares.  »  Il  se  peut  en  effet  que  quelques 
Français  aient  été  envoyés  sur  le  continent  par  Villegaignon, 
ne  serait-ce  que  pour  se  procurer  des  vivres  frais,  mais  il  est 
bien  plus  probable  que  le  vice-amiral  s'est  tout  de  suite 
occupé  de  mettre  son  monde  à  l'abri.  Il  connaissait  le  prix  du 
temps;  il  n'avait  pas  oublié  les  surprises  portugaises,  et 
n'ignorait  pas  qu'on  avait  appris  avec  peine  à  Lisbonne  le 


(1)  Thstxt,  Cosmog.  univ,,  p.  908. 


roNDATioN  DU  FORT  coligny;  189 

départ  de  T  expédition  qu'il  commandait.  Comme  d'un  instant 
à  Tautre  une  escadre  portugaise  pouvait  entrer  dans  la  baie, 
et  ruiner  son  entreprise,  il  voulut  avant  tout  se  trouver  en 
mesure  de  la  recevoir  énergiquement,  si  elle  se  présentait. 
Il  est  donc  probable  qu'il  ajourna  toute  descente  sur  le  conti- 
nent et  toute  expédition  dans  l'intérieur  jusqu'au  moment  où 
il  se  sentirait  en  sûreté  dans  son  île.  Son  séjour  à  l'île  de 
Malte  et  son  commandement  de  Brest  lui  avaient  fait  apprécier 
l'utilité  des  bonnes  murailles.  D'ailleurs  il  n'était  pas  tellement 
sûr  des  dispositions  des  Brésiliens,  et  désirait,  avant  d'entrer 
en  relations  suivies  avec  eux,  pouvoir  leur  dicter  ses  condi- 
tions à  l'abri  d'une  forteresse  imposante.  Il  ordonna  donc 
que,  jusqu'à  nouvel  ordre,  tout  le  monde  travaillerait  aux 
fortifications,  dont  il  se  chargea  de  diriger  lui-même  les  tra- 
vaux. Sur  l'éminence  du  milieu  s'élèverait  un  grand  fort, 
auquel  il  donna  par  avance  le  nom  de  fort  Coligny.  Aux  deux 
extrémités,  à  l'entrée  du  petit  port,  et  à  deux  emplacements 
qu'on  trouva  commodes  pour  cette  destination,  seraient 
construites  cinq  batteries  destinées  à  défendre  les  approches 
de  l'île  et  à  commander  les  eaux  de  la  baie.  La  maison  du 
gouverneur,  les  casernes,  les  logements  des  ouvriers  et  les 
magasins  seraient  établis,  avec  le  temps,  aux  endroits  qui 
paraîtraient  favorables.  Villegaignon  fit  approuver  ce  plan 
par  ses  principaux  ofiiciers  qu'il  réunit  en  conseil,  et  tout  le 
monde  se  mit  au  travail. 

Aux  premiers  jours  on  est  plein  d'ardeur.  La  nouveauté 
séduit  et  enchante.  Aussi  ne  marchande-t-on  pas  sa  peine. 
Les  colons  se  prêtèrent  avec  empressement  aux  volontés  de 
leui*  chef.  Aussi  bien,  ils  comprenaient  la  nécessité  de  se 
construire  des  abris  et  des  protections.  Non  seulement  les 
manœuvres  et  les  ouvriers,  mais  encore  les  soldats  et  les 
matelots  s'improvisèrent  terrassiers,  maçons  et  charpentiers. 
Les  officiers  eux-mêmes  dérogèrent  à  la  coutume  ou  plutôt 
au  préjugé  qui  leur  interdisait  toute  occupation  manuelle, 
prirent  la  pioche  et  furent  les  premiers  à  se  rendre  au  travail. 


190  HISTOIRE  DU  BRESIL  FRANÇAIS. 

«  Mesme  les  principaux  d'entre  eux^  écrivait  à  ce  propos 
Thevet  (1),  ne  s'i  espargnoient,  pour  donner  exemple  aux 
autres,  monstrant  chacun  de  nous  Taflection  que  nous  avions 
de  faire  service  au  roy  en  une  entreprinse  si  grande  et  péril- 
leuse. »  Grâce  à  la  bonne  volonté  et  au  concours  actif  de 
tous  les  membres  deTexpédition,  les  constructions  ébauchées 
sortirent  rapidement  de  terre.  Aux  deux  extrémités  et  au 
centre^  d'après  le  plan  convenu,  s'élevèrent  des  maisonnettes 
ou  des  batteries.  Sur  le  rocher  du  milieu,  Villegaignon  fit 
bâtir  son  logement  particulier.  Sans  doute,  comme  le  remar- 
quait un  écrivain  contemporain  (2),  «  faut  noter  que  excepté 
la  maison  qui  est  sur  la  roche,  où  il  y  a  un  peu  de  charpente  et 
quelques  bouUevers  mal  bâtis,  sur  lesquels  l'artillerie  estoit 
placée,  tous  ces  logis  ne  sont  pas  des  Louvres,  mais  des 
loges  faittes  des  mains  des  sauvages,  couvertes  d'herbes  et 
gazons  à  leur  mode.  »  Au  moins  ces  demeures  rustiques 
suSisaient-elles  à  préserver  nos  hommes  de  l'ardeur  du  soleil 
ou  des  fraîcheurs  de  la  nuit,  et  d'ailleurs>  avec  le  temps,  on 
pouvait  les  améUorer  ou  les  transformer. 

Dans  ces  premiers  jours  d'installation,  Villegaignon  se 
préoccupa  donc  surtout  du  fort  CoHgny  qui,  dans  sa  pensée, 
devait  assurer  son  séjour  et  préparer  la  domination  déflnive  de 
la  France  dans  toute  la  contrée.  Le  fort  Coligny  devint  bien- 
tôt redoutable.  L'emplacement  avait  été  choisi  avec  bonheur, 
car  non  seulement  il  commandait  la  rade,  mais  encore  était 
capable  de  supporter  un  long  siège.  Aussi  bien,  après  le  dé- 
part de  Villegaignon,  lorsque  les  Portugais  cherchèrent  à 
s'en  emparer,  ils  ne  réussirent  que  par  la  famine  et  la  lassi- 
tude. En  1711,  (3)  lors  de  l'audacieuse  attaque  de  Duguay- 
Trouin    contre    la  capitale    des   établissements   portugais 


(1)  TflBVET,  msSé  cité. 

(2)  Lescarbot,  Histoire  de  Id  Nouvelle^ France,  p.  207. 
(8)  Mémoires  de  Duguay-trouin,  pasB* 


FONDATION   DU   PORT  COUGNY.  191 

d'Amérique,  ce  furent  les  canons  de  ce  fort  qui  seuls  Farrê- 
tèrent  et  faillirent  compromettre  son  succès.  A  Theure  ac- 
tuelle il  constitue  encore  la  meilleiu*e  défense  de  Rio  de 
Janeiro.  Léry,  qui  est  systématiquement  hostile  au  chef  de 
l'expédition  française,  n'ose  pas  lui  reprocher  le  choix  heu- 
reux de  l'emplacement  du  fort  ;  il  se  plaint  seulement  de  ce 
que  Villegaignon  ait  donné  à  sa  citadelle  le  nom  de  Goligny, 
parce,  dit-il  (1),  «  en  quittant  ceste  place  aux  Portugois,  qui 
en  sont  maintenant  possesseurs,  il  leur  donna  occasion  de 
faire  leurs  trophées  et  du  nom  de  Goligny  et  du  nom  de 
France  Antarctique  qu'on  avait  imposé  à  ce  pays-là.  » 

Ce  n'était  rien  que  d'assurer  la  sécurité  de  l'avenir.  Il 
fallait  encore  pourvoir  aux  nécessités  du  moment,  et  fournir 
les  aliments  indispensables  aux  quelques  centaines  d'hommes 
qui  travaillaient  sur  ce  rocher  aride,  et  avaient  besoin,  pour 
soutenir  leur  ardeur,  d'une  nourriture  saine  et  abondante. 
Par  malheur  on  compta  trop  sur  les  indigènes,  et,  au  lieu  de 
demander  à  ce  sol  fertile,  qui  ne  demande  pour  être  fécondé 
qu'un  travail  insignifiant,  des  ressources  qui  auraient  été 
bientôt  inépuisables,  on  espéra  que  les  Brésiliens  pourvoi- 
raient à  tous  les  besoins  matériels  de  la  colonie.  C'était  une 
lourde  faute.  On  sait  que  l'homme,  pour  passer  de  l'état  sau- 
vage à  l'état  civilisé,  doit  traverser  trois  périodes  qui  corres- 
pondent à  son  enfance,  à  son  adolescence  et  à  sa  virilité. 
Dans  la  première,  il  est  chasseur  et  tue  pour  vivre  ;  dans  la 
seconde  il  est  pasteur  et  élève  des  animaux,  dans  la  troisième 
il  est  laboureur  et  demande  à  la  terre  les  fruits  de  son  travail. 
Or  les  Brésiliens  n'avaient  encore  franchi  aucune  des  étapes 
de  la  civilisation.  Ils  n'étaient  que  chasseurs,  et,  si  parfois  ils 
confiaient  à  la  terre  quelque  maigre  semence,  c'était  unique- 
ment pour  les  besoins  indispensables  de  leur  alimentation, 
mais  ils  ne  songeaient  nullement  à  produire  au  delà  de  ce 
qui  leur  était  indispensable,  et  ne  pouvaient  par  conséquent 


(1)  LsRT,  GUY.  cit.  S  VIL 


192  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

venir  en  aide  aux  nouveaux  débarqués.  Aussi  bien,  ce  sera 
l'histoire  de  presque  toutes  nos  colonies  du  XVP  siècle.  Au 
lieu  de  s'adonner  résolument  aux  travaux  agricoles,  nos 
compatriotes  se  fieront  aux  indigènes,  et  bientôt  la  famine 
coupera  court  à  toutes  leurs  espérances.  Ils  poursuivront  des 
chimères,  trésors  fantastiques  ou  empires  à  conquérir,  mais 
ils  se  heurteront  à  la  plus  triste  des  réalités,  et  mourront  de 
faim  (1). 

Il  est  vrai  de  dire  que  les  compagnons  de  Villegaignon 
avaient  quelques  raisons  de  croire  au  bon  accueil  des  Brési- 
liens. Tous  ceux  de  leurs  compatriotes  qui  les  avaient  pré- 
cédés dans  ces  parages,  avaient  toujours  rencontré  de  vives 
sympathies  parmi  les  tribus  indigènes.  Au  premier  jour  de 
leur  débarquement,  les  Ocarentins,  les  Gariacs,  les  Gotinas, 
les  Sarigoys  et  autres  Tupinambas,  riverains  de  la  baie, 
effrayés  par  le  déploiement  inusité  de  nos  forces,  s'étaient 
d'abord  retirés  dans  les  forêts  de  l'intérieur  ;  mais  quelques 
cadeaux  habilement  distribués  les  ramenèrent  presque  tout 
de  suite  à  nous.  Les  interprètes  normands,  ceux  q«i  étaient 
déjà  fixés  dans  le  pays,  et  ceux  qui  revenaient  sur  les  vais- 
seaux du  vice-amiral,  furent  comme  toujours  les  principaux 
intermédiaires  entre  eux  et  les  Français.  Peu  à  peu  ils  se 
rapprochèrent  et  devinrent  même  assez  familiers.  Le  grand 
air  de  Villegaignon,  sa  longue  barbe,  son  magnifique  cos- 
tume, et  les  gardes  écossais  qui  le  suivaient  leur  inspirèrent 
une  profonde  vénération.  A  peine  le  voyaient-ils  qu'ils  se 
pressaient  autour  de  lui,  ou  se  jetaient  à  ses  genoux  en  bai- 
sant ses  mains.  Ils  l'appelaient  leur  maître,  et  l'avaient  affu- 
blé du  surnom  de  Pay  Cola,  qui  signifiait  dans  leur  langue 
le  seigneur  Nicolas.  «  Ledit  Seigneur  (2),  lisons-nous  dans  les 


(1)  Cf.   Paul  Gaffarsl.  Histoire  de   la  Floride   Française. 
passim. 

(2)  Claude  Haton.  Mémoires,  p.  88. 


FONDATION    UU    FOUT    COLIGNY.  193 

mémoires  de  Haton,  ayant  prins  terre  audit  pays  avec  ses 
gens,  furent  lesdits  sauvages  quelquement  esbays  d*en  tant 
veoir,  et  pourcepensoient  ledit  seigneur  estre  quelque  grand 
Roy  ou  prince  de  la  terre,  et  en  leur  iargon  semeirent  autour 
de  lui  à  genoux,  criant  à  haulle  voix  pour  luy  faire  honneur, 
et  à  luy  et  aux  siens  leur  monstrèrent  grand  signe  d'amitié, 
auxquels  il  feit  des  présens  de  chappeaux,  de  bonnets  de 
diverses  couleurs  et  façons,  de  chemises,  d'habits  légers  et 
de  petite  valeur  pour  les  hommes  et  femmes,  d'épingles,  de 
cousteaux  et  de  tout  aultre  sorte  de  nécessitez,  comme  de 
souliers  et  aultres.  Desquelles  choses  moult  se  contentèrent 
lesdits  sauvages,  qui  sont  maistres  gens  et  d'assez  bonne 
corpulence.  »  Le  vice-amiral  eut  la  pensée  de  profiter  de 
leurs  bonnes  dispositions,  et  leur  demanda  s'ils  voulaient  se 
charger  de  fournir  des  vivres  à  la  colonie  naissante.  Alléchés 
par  l'espoir  de  cadeaux  ou  de  gratifications,  les  Brésiliens 
acceptèrent  avec  empressement,  et  promirent  d'apporter 
chaque  jour  des  vivres  frais  dans  l'île  aux  Français. 

Mieux  aurait  valu  cultiver  soi-même  la  terre,  et,  puisqu'on 
avait  apporté  des  semences  d'Europe,  les  confier  à  ce  sol 
vierge  qui  les  rendrait  bientôt  au  centuple,  d'autant  plus  que 
bon  nombre  de  nos  colons  étaient  agriculteurs.  Il  semblait 
presque  que  la  nécessité  imposât  celle  obligation  à  nos  com- 
patriotes, car  il  fallait  prévoir  le  moment  où  les  indigènes, 
pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  cesseraient  de  pourvoir  à 
notre  alimentation.  En  ce  cas,  les  ressources  manquant  du 
jour  au  lendemain,  que  deviendrait  la  colonie  française  sur 
une   île  stérile,  sans  approvisionnements  en  réserve?  Ces 
réflexions  ne  se  présentèrent  même  pas  à  l'esprit  des  chefs  de 
l'expédition.  Ils  ne  songèrent  nullement  à  la  famine  prochaine, 
et,  parce  que  leurs  vivres  étaient  assurés  au  jour  le  jour,  ils 
s'imaginèrent  que  cette  abondance  relative  n'aurait  pas  de  fin. 
C'était  bien  mal  connaître  la  nature  humaine  ;  c'était  surtout 
se  préparer,  de  gaieté  de  cœur,  de  nombreuses  difficultés  et 
plus  de  déboires  encore  ;  mais  ils  se  trouvaient  dans  un  pays 
spleiîdide  ;  la  nature  déployait  autour  d'eux  sa  magnilicence; 

13 


19t  HISTOIRE  DC  imÉsiL  kka>'«;ais. 

les  forêts  étaient  giboyeuses,  les  arbres  chargés  de  fruits 
savoureux,  des  bandes  innombrables  de  poissons  se  jouaient 
dans  les  eaux  de  la  baie.  Qu'était-il  donc  besoin  de  se  préoc- 
cuper de  la  vie  matérielle  1  Ne  valait-il  pas  mieux  exploiter 
ces  forêts  si  riches  en  essences  précieuses,  ou  ces  mines 
qu'on  rencontrerait  sûrement  dans  les  montagnes,  dont  les 
fiers  profils  se  dessinaient  à  Thorizon  ?  Certes  personne  dans 
la  petite  colonie  ne  soupçonnait  seulement  que  l'unique 
richesse  est  la  richesse  agricole.  Emportés  par  leur  imagi* 
iiation,  nos  Français  ne  rêvaient  que  richesses  fantastiques. 
Avec  une  imprévoyance  funeste ,  ils  acceptèrent  donc  les 
vivres  qu'apportaient  les  Brésiliens,  c'est-à-dire  qu'ils  se 
mirent  à  leur  merci.  Ils  allaient  bientôt,  et  durement,  expier 
cette  faute  !  (i). 

Nos  colons  en  commirent  une  autre  plus  grave  encore  :  Ne 
8*avisèrent-ils  pas  de  demander  aux  Brésiliens  de  les  aider 
dans  les  travaux  du  fort  !  Les  indigènes,  habitués  à  leur 
cUmat,  étaient  certainement  plus  capables  que  nos  hommes 
de  supporter  la  fatigue,  et  ils  devinrent  facilement  de  meilleurs 
ouvriers  :  Peu  à  peu  on  se  déchargea  sur  eux  de  toute  la 
grosse  besogne.  L'ardeur  des  premiers  jours  disparut  :  à  de 
fortes  et  saines  occupations  succéda  bientôt  l'oisiveté.  Les 
Brésiliens  ne  tardèrent  pas  à  comprendre  qu'on  abusait  de 
leurs  forces  et  de  leurs  complaisances  :  Ils  réclamèrent.  Ville- 
gaignoû,  déjà  mécontent  des  progrès  de  Tindiscipline  parmi 
ses  hommes ,  fut  comme  exaspéré  par  leurs  plaintes ,    et 


(1)  Lbscarbot,  dans  son  Histoire  de  la  Nouvelle  France ,  (p.  211), 
signale  avec  raison  cette  faute  comme  un  des  principaux  motifs  do 
rinsuccès  final  :  «  Villegaignon,  dit-il^  ne  s'est  adonné  à  la  culture 
de  la  terre,  ce  qu'il  fallait  faire  dès  l'entrée,  et  ayant  païs  décou- 
vert semer  abondamment  et  avoir  des  grains  de  reste  sans  en. 
attendra  de  France.  Ce  qu'il  y  a  peu  et  deu  faire  en  quatre  ans  ou 
environ  qu'il  y  a  été,  puisque  c'estoit  pour  posséder  la  terre.  Ce 
qui  lui  a  été  d'autant  plus  facile  que  cette  terre  produit  en  toute 
saison.  » 


FONDATION    DU   FORT   COLIGNY.  195 

ordonna  de  les  traiter  avec  plus  de  rigueur.  Oubliait-il  donc 
que  les  Brésiliens  ne  travaillaient  que  volontairement,  et 
parcequ'ils  espéraient  un  fort  salaire  ?  Ils  eurent  bientôt  dis- 
paru, et  avec  eux  disparut  aussi  Tabondance. 

Il  fallait  à  la  fois  continuer  le  travail  commencé  et  se  pro- 
curer des  vivres,  et  cela  avec  des  hommes  déjà  dégoûtés  du 
travail,  et  plus  insouciants  que  des  enfants.  Aussi  la  famine 
devint-elle  bientôt  menaçante.  Elle  se  déclara  lorsque  les 
Brésiliens  se  furent  enfoncés  dans  leurs  forêts,  pour  éviter  la 
tyrannie  ou  les  mauvais  traitements  de  nos  compatriotes.  Au 
lieu  d'interrompre  brusquement  les  travaux  commencés,  et 
d'assurer  les  ressources  de  Tavenir  en  faisant  défricher  et 
ensemencer  quelques  terrains  dans  le  voisinage,  Villegaignon 
s'imagina  que  les  provisions  qu'il  avait  apportées  de  France 
lui  suffiraient  longtemps  encore  ;  mais  elles  furent  promptement 
épuisées  (i).  Non  seulement  nos  hommes  durent  renoncer  au 
pain  et  au  vin,  mais  même  se  contenter  de  racines  et  d'eau, 
et  «  encore  en  si  petite  quantité,  (2)  écrit  un  contemporain, 
que  c'estoit  chose  pitoyable  à  voir,  veu  qu'un  homme  seul  eust 
bien  mangé  ce  qu'on  donnoit  à  quatre.  »  A  la  famine  s'ajou- 
tèrent bientôt  des  maladies  contagieuses,  mortelles  pour  la 
plupart,  car  on  manquait  de  médicaments.  «  Par  (8)  ce  sou- 
dain changement,  plusieurs  tombèrent  en  fâcheuses  et  grosses 
maladies ,  desquelles  ils  ne  pouvoyont  relever ,  veu  que 
toutes  choses  requises  aux  maladies  leurs  défailloyent,  qui 
indigna  dès  lofs  beaucoup  de  personnes  contre  ledit  Villegai- 


(1)  D'après  Lescaebot.  {Histoire  de  la  Nouvelle  France),  p.  179: 
a  Je  trouve  un  autre  défaut  en  ceux  qui  ont  fait  tant  les  voyages 
du  Brésil  que  de  la  Floride,  c'est  de  n'avoir  porté  grande  quantité 
de  blés  et  farines,  et  chairs  salées  pour  vivre  au  moins  un  an  ou 
deux,  puisque  le  Roy  fournissait  honnêtement  aux  frais  de  Téqui- 
page  sans  s'en  aller  par  delà  pour  y  mourrir  de  faim.  » 

(2)  Crespin,  ouv.  cit.  p.  406. 

(3)  Crespin,  id.  id. 


196  HISTOIRE    DU    BRÉSIL    FRANÇAIS. 

gnon,  Taccusant  d'une  insatiable  avarice,  ayant  espargné 
l'argent  du  Roy,  et  icelui  converti  en  ses  propres  usages, 
au  lieu  de  remployer  en  vivres  et  choses  nécessaires  pour  la 
nourriture  et  santé  de  tous  ceux  qui  qu'il  avoit  menez  en  ceste 
lointaine  région.  »  Des  plaintes  s'élevèrent  :  Villegaignon 
chercha  à  se  disculper  en  alléguant  que  les  négociants  et 
matelots  de  Normandie  l'avaient  assuré  qu'il  trouverait  au 
Brésil  d'abondantes  ressources.  Ces  explications  furent  peu 
goûtées.  Au  moins  les  travailleurs  espéraient-ils  que  le  vice- 
amiral  aurait  égard  à  leur  fatigue ,  et  diminuerait  leur 
tâche  :  Il  n'en  fît  rien.  Dur  et  inflexible  pour  lui-même,  l'aus- 
tère chevalier  ne  tenait  aucun  compte  des  faiblesses  humaines. 
Il  ferma  l'oreille  à  toutes  les  plaintes,  et  ordonna  de  pousser 
activement  les  travaux.  «  Tant  s'en  faut  que  pour  cela  (1) 
ainsi  on  leur  diminuast  le  travail,  que  de  iour  en  iour  on 
leur  augmentoit,  autant  que  s'ilz  eussent  esté  bien  nourris 
et  sustentez,  mesmement  en  tel  pays  où  l'ardeur  du  soleil  est 
si  véhémente  que  peu  de  gens  le  pourroyent  croire.  Il  leur 
estoit  nécessaire  depuis  le  iour  levant  iusqu'au  iour  couchant 
entendre  les  uns  à  rompre  les  pierres,  autres  à  porter  la  terre 
et  couper  le  bois.  »  Ces  rigueurs  intempestives  amenèrent  un 
profond  découragement,  qui  se  traduisit  bientôt  par  des  actes 
coupables. 

Le  plus  grand  nombre  des  colons  Français  avait  été  raccolé 
dans  des  prisons  de  Paris  et  de  Rouen,  et  n'appartenait  pré- 
cisément pas  à  l'élite  de  la  société.  Ils  n'éprouvaient  aucune 
reconnaissance  pour  l'homme  qui  leur  avait  sauvé  la  vie. 
Quelques-uns  d'entre  eux  regrettaient  même  d'avoir  accepté 


(1)  Crespin  id.  id.  Cf.  Seconde  lettre  de  Nicolas  Barre  ;  a  La- 
quelle soudaine  et  repontive  mutation  fust  trouvée  estrange,  nom- 
mément des  artisans,  qui  n'estoient  venus  que  pour  la  lucrative  et 
profiit  particuliers.  loinct  les  eaux  difficiles,  les  lieux  aspros  et 
déserts,  et  labeur  incroyable,  qu'on  leur  donnoit,  pour  la  nécessité 
de  loger  où  nous  estions.  » 


FONDATION  DU  FORT  COLIGNY.  197 

les  propositions  de  Villegaignon,  et  préféraient  à  la  vie  au 
grand  air  les  impures  senlines  où  ils  végétaient  en  France. 
Exaspérés  par  les  durs  traitements  du  vice-amiral,  qui  n'avait 
pas  oublié  leur  origine,  et  avait  peut-être  le  tort  de  la  leur 
rappeler  trop  sonvent,  ils  conspirèrent  contre  lui.  Les  uns, 
plus  modérés,  voulaient  simplement  déserter,  et  se  fondre 
avec  les  Brésiliens  ou  se  rendre  aux  Portugais  ;  les  autres  ne 
songeaient  à  rien  moins  qu'à  assassiner  le  vice-amiral  et  ses 
officiers,  à  se  partager  leurs  dépouilles,  et  à  s'installer  en  leur 
lieu  et  place.  Ce  dernier  avis  prévalut.  Le  chef  de  l'entreprise 
fut  un  interprète  normand,  établi  depuis  sept  ans  dans  le  pays, 
et  qui  vivait  en  concubinage  avec  une  brésilienne.  Villegai- 
gnon  lui  avait  ordonné  de  se  marier  avec  cette  femme,  ou  de 
ne  plus  continuer  ses  relations,  sous  peine  de  mort.  L'inter- 
prète se  souciait  peu  du  mariage,  et,  d'un  autre  côté,  il  aimait 
sincèrement  cette  brésilienne,  dont  il  avait  eu  plusieurs  enfants. 
Poussé  à  bout  par  les  ordres  de  Villegaignon,  il  jura  de  se 
venger,  et  n'eut  pas  de  peine  à  persuader  à  une  trentaine  de 
mécontents  d'associer  leur  vengeance  et  la  sienne. 

L'interprète  avait  d'abord  songé  au  poison,  mais  un  de  ses 
complices  l'en  détourna.  Il  voulut  ensuite  mettre  le  feu  aux 
poudres,  qui  avaient  été  déposées  dans  un  atelier  provisoire,  au- 
dessus  duquel  couchaient  tous  les  Français  :  Mais  «  aucuns  (1) 
ne  le  trouvèrent  pas  bon,  parceque  toute  la  marchandise, 
meubles  et  loyaux  que  nous  avions,  eussent  été  perduz ,  et 
n'y  eussent  rien  gaigné.  »  Les  conjurés  se  décidèrent  enfin  à 
le  poignarder,  lui  et  son  état-major,  mais  ils  voulurent 
attendre  pour  l'exécution  du  crime  le  départ  des  vaisseaux 
pour  la  France,  car  ils  redoutaient  l'attachement  des  matelots 
pour  leur  ancien  chef.  Ils  résolurent  également  de  ne  le  frapper 
qu'un  dimanche,  afin  de  profiler  de  la  sécurité  qu'offrait  le 
repos  de  ce  jour.  «  Gest  avis  malheureux  (2)  fust  approuvé  de 


(1)  Seconde  lettre  de  Nicolas  Barré. 

(2)  Crespin,  id.  id.  f.  40L 


198  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

tous,  et  louèrent  le  bon  entendement  de  ce  personnage  :  dès 
lors  ils  le  constituèrent  chef  de  toute  Tentrepriuse,  et  ia  par 
fantaisie  partissoyent  entre  eux  les  dépouilles  qu'ils  esperoyeoi 
bientost  amasser.  » 

De  semblables  projets  pour  réussir  demandent  à  être  axé* 
cutés  aussitôt  que  conçus  :  Or  les  conjurés  attendirent  trop. 
Ils  essayèrent,  afin  d*assui*er  le  succès  de  leur  entreprise,  de 
faire  entrer  dans  la  conspiration  trois  (1)  des  Ecossais  de  la 
garde  particulière  de  Villegaignon.  «  Or  les  soldats  Ecossois  (2) 
en  estant  advertis  font  semblant  d'approuver  tel  acte,  alléguans 
beaucoup  de  rudesses  qu'iceux  avoyent  receu  du  dit  Villegai- 
gnon, tant  en  France  que  sur  le  voyage.  En  ceste  dissimula- 
tion les  Ecossois  s'infonnent  diligemment  de  la  vérité  du  iour, 
de  l'heure,  du  moyen  et  des  complices,  pour  faire  le  rapport 
plus  certain.  Estant  deùement  instruits,  ingèrent  l'acte  trop 
inhumain  et  indigne  d'estre  celé  :  partant  s'adressèrent  à  un 
des  plus  familliers  du  dit  Villegaignon,  tant  pour  la  connais- 
sance de  langue  écossoise  que  pour  autre  considération.  »  Ce 
famiUer  de  Villegaignon  était  Barré.  Surpris  et  indigné  de 
la  confidence  dangereuse  qu'il  venait  de  recevoir,  il  courut, 
comme  son  devoir  le  lui  ordonnait,  en  prévenir  le  vice-amiral. 
Tout  ce  qu'il  y  avait  dans  la  colonie  naissante  de  Français 
honnêtes,  officiers^  soldats  ou  volontaires,  fut  averti  à  la  hâte, 
et  vint  au  fort  assurer  Villegaignon  de  son  dévouement.  Le 
principe  d'autorité  n'était  pas  alors  ébranlé  comme  il  l'est 
de  nos  jours.  Le  vice-amiral,  investi  par  Henri  II  de  pou- 
voirs fort  étendus,  représentait  le  roi,  et  le  roi  c'était  la 
France,   d'autant  plus  aimée  qu'on  en  était  plus  éloigné. 


(1)  Thbvbt,  dans  sa  Cosmographie  universelle  (p.  665)  raoonte 
la  conspiration  en  termes  à  peu  près  identiques.  Il  ajoute  un  dé- 
tail, à  savoir  que  les  conjurés  s'étaient  entendus  «  avec  deux  royte- 
lets  du  païs,  auxquels  ils  avoient  promis  ce  peu  de  bien  que  nous 
avions.  » 


(2)  Crespin,  ouv.  cit.  p.  402. 


FONDATION   DU   FORT  COLIGNY.  199 

Officiers  et  volontaires  n'éprouvaient  pas  pour  le  chef  de 
i)ien  ardentes  sympathies,  mais  ils  comprenaient  d'instinct  la 
nécessité  du  commandement,  et  comme,  après  tout,  ils  ne  pou- 
vaient reprocher  à  Villegaignon  que  de  l'imprévoyance  et  de 
la  dureté,  mais  rien  de  contraire  ou  à  l'honneur  ou  à  ses  enga^ 
gements,  ils  se  serrèrent  autour  de  lui,  Ce  qui  augmenta  leur 
indignation,  c'est  qu'ils  apprirent  qu'aux  conjurés  s'étaient 
joints  six  Portugais  pris  sur  un  navire  échoué  dans  la  rivière 
des  vases,  et  rachetés  aux  sauvages,  qui  s'apprêtaient  à  les 
dévorer.  Ces  ennemis  héréditaires  témoignaient  leur  r^oon^ 
naissance  en  s' associant  à  des  Français  égarés,  pour  ruiner  la 
nouvelle  colonie  !  Aussi  les  officiers  demandèr«nt-ils  à  Ville- 
gaignon la  punition  exemplaire  des  coupables,  et  lui  promirent 
leur  concours  en  cas  de  conflit  (4  février  1556), 

Le  vice^miral,  qui  se  sentait  soutenu  par  la  majorité  des 
colons,  résolut  de  frapper  un  coup  terrible^  afln  de  raffermir 
son  autorité.  Comme  il  tenait  entre  ses  mains  tous  les  fils  de 
la  conspiration,  il  ne  voulut  pas  laisser  aux  conjurés  le  loisir 
de  se  reconnaître  ou  de  se  dérober  par  la  fuite  au  châtiment. 
Accompagné  de  ses  fidèles  Eeossais  et  de  ses  partisans  les 
plus  dévoués,  il  «  saisit  au  (1)  corps  quatre  des  principaux, 
desquels  on  fit  punition  exemplaire,  pour  retenir  les  autres 
dans  leur  devoir  et  estât.  »  Dès  le  lendemain,  Tun  des  pri- 
sonniers réussit  à  se  traîner  près  des  rochers  et  se  jeta  à  la 
mer,  où  il  fut  noj  é  :  un  autre  fut  étranglé,  les  deux  derniers 
furent  condamnés  aux  travaux  forcés.  Le  reste  des  conjurés 
fut  épargnéi  mais  surveillé  de  très  près  et  traité  plus  sévère- 
ment encore,  Auasi  bien  la  terreur  étouffa  leurs  rancunes,  et 
ils  ae  remirent  à  la  besogno  avec  un  redoublement  d'ardeur. 

Le  chef  de  la  conspiration,  l'interprète  normand,  fut  assez 

heureux  pour  éviter  la  punition  qu'il  méritait.  Il  n'était 
pas  dans  l'île  quand  fut  découverte  la  conspiration.  Dès 
qu'il  apprit  la  déplorable  issue  de  ses  projets,  redoutant  la 


(1)  Crespin,  ouv.  cit.p.402.  Cf.  Seconde  lettrf  de  Nicolas  Barrb. 


200  HISTOIRE   DU    BRÉï^IL   FRAXÇ.VIS. 

légitime  vengeance  de  Villegaignon,  il  s'enfonça  dans  les 
forêts  et  eut  Tart  d'entraîner  (1)  dans  sa  fuite  vingt-cinq  de 
ses  compagnons,  auxquels  il  persuada  de  le  suivre  et  d'adopter 
les  mœurs  brésiliennes  plutôt  que  de  céder  à  la  tyrannie  du 
vice-amiral.  Cette  désertion  en  masse  des  interprètes  nor- 
mands fut  très-préjudiciable  à  nos  intérêts  :  Elle  nous  privait 
du  concours  d'hommes  habitués  à  la  façon  de  vivre  et  a\ix 
mœurs  des  Brésiliens,  qui  comprenaient  leur  langue,  et  nous 
servaient  d'intermédiaires.  De  plus  ces  interprètes,  pour 
expliquer  leur  conduite  à  leurs  compatriotes  d'adoption,  leur 
représentèrent  Villegaigon  et  les  colons  comme  disposés  à  les 
assujettir  à  mille  travaux,  à  les  exploiter,  à  les  traiter  en  un 
mot  comme  les  Portugais  le  faisaient  déjà.  Ces  calomnies 
tombèrent  sur  un  terrain  tout  préparé,  car  les  Brésiliens 
avaient  déjà  eu  à  se  plaindre  de  la  brutalité  du  vice-amiral  : 
aussi  portèrent-elles  leur  fruit,  en  éloignant  de  nous  les 
populations,  avec  lesquelles  il  nous  fallait  entrer  en  rapport, 
à  moins  qu'on  ne  voulut  faire  de  la  colonie  un  simple  poste 
d'observation  militaire. 

Plus  encore  que  les  calomnies  intéressées  des  interprètes 
normands,  ce  qui  nous  rendit  les  Brésiliens  hostiles,  fut  que 
la  maladie,  dont  souffraient  les  Français,  prit  tout  à  coup  les 
les  caractères  d'une  épidémie,  et  s'abattit  avec  une  violence 
extraordinaire  sur  la  population  indigène  :  c'était  sans  doute 
le  scorbut  amené  par  l'absence  de  vivres  frais,  ou  bien  la 
dyssenterie  provenant  des  fatigues  excessives  et  de  l'entasse- 
ment de  tant  de  monde  sur  un  si  petit  espace.  Quelques  Bré- 
siliens, alléchés  par  l'appât  du  gain,  avaient  continué  à  tra- 
vailler au  fort  Coligny.  La  maladie  s'attaqua  principalement  à 
eux.  En  quelques  jours  plusieurs  d'entre  eux  moururent.  Les 


(1)  Seconde  lettre  de  Nicolas  Barrx.  «  Lequel  a  desbauché  tous 
les  autres  truchements  de  la  dicte  terre,  qui  sont  au  nombre  de 
vingt  ou  vingt  cinq,  lesquels  font  et  disent  tout  du  pis  qu'ils  peu- 
vent, pour  nous  estonner  et  nous  faire  retirer  en  France.  » 


FONDATION  DU  FORT  COLIGNY.  201 

autres  s'enfuirent  épouvantés,  mais  ils  portaient  avec  eux  les 
germes  de  la  maladie,  et  plus  de  huit  cents  de  leurs  compa- 
triotes périrent.  Les  interprètes  (1)  normands  n'eurent  pas  de 
peine  à  leur  faire  croire  que  Villegaignon  avait  voulu  les  punir 
de  leur  abandon,  et  que  lui  seul  était  Fauteur  de  la  mort  de 
leurs  compagnons.  Cette  accusation  porta  d'autant  mieux 
qu'elle  était  plus  absurde.  Les  Brésiliens  furieux  voulaient  se 
jeter  sur  Tîle  aux  Français,  et  massacrer  les  colons.  Les  inter- 
prètes durent  les  calmer  après  les  avoir  excités,  en  leur  fai- 
sant comprendre  qu'ils  couraient  à  une  mort  certaine,  fou- 
droyés qu'ils  seraient  par  l'artillerie  et  les  armes  à  feu.  Les 
Brésiliens  se  rendirent  à  ces  raisons,  mais  en  se  promettant 
de  profiter  de  la  première  occasion  pour  tomber  sur  les  Fran- 
çais. Ils  ne  devaient  que  trop  bien  tenir  leur  serment,  quelques 
années  plus  tard. 

IL  i—  Fautes  et  Maladresses. 

Depuis  la  découverte  de  la  conspiration  et  la  désertion  des 
interprètes  normands  jusqu'à  l'arrivée  des  colons  Genevois, 
c'est-à-dire  depuis  le  mois  de  février  1556  jusqu'au  mois  de 
mars  1557,  les  détails  manquent  sur  ce  que  devinrent  les 
colons  Français  et  leur  chef.  Les  auteurs  contemporains  ne 
nous  ont  laissé  aucun  renseignement  précis  sur  cette  période. 
Crespin  et  Léry  se  sont  contentés  de  la  résumer.  Thevet  ne 
procède  que  par  allusion.  Les  lettres  de  Nicolas  Barré  sont 


(1)  Seconde  lettre  de  Nicolas  Barré  :  «  Parcequ'il  est  advenu 
que  les  sauvages  ont  été  persécutez'  d'une  fièvre  pestilentieuse  de- 
puis que  nous  sommes  en  terre,  dont  il  est  mort  plus  de  huit  cents, 
leur  ont  persuadé  ^ue  c'estoit  Monsieur  de  Villegaignon  qui  les 
faisoit  mourir.  Parquoy  conçoivent  une  opinion  contre  nous  qu'ils 
nous  voudroient  faire  la  guerre,  si  nous  estions  en  terre  continente, 
mais  le  lieu  où  nous  sommos  les  retient.  »  Cf.  Thbvet,  Cosmog. 
univ,  p»  923. 


2l)â  HLSTOIRE   DU   BRESIL   FRANÇAIS. 

brusquement  iaterrompues.  De  plus,  aucun  de  ces  qualre 
auteurs  ne  donne  de  chronologie  précise.  En  l'absence 
de  documents  authentiques  nous  sommes  obligés  d'en- 
registrer ce  qui  est  parvenu  jusqu'à  nous,  mais  en  faisant 
remarquer  que  nous  ne  prétendons  pas  suivre  l'ordre  des 
temps. 

Il  paraîtrait  qu'en  face  de  l'hostilité  des  interprètes  nor- 
mands et  de  la  défiance  des  indigènes,  Villegaignon  songea  à 
transporter  ailleurs  la  colonie.  Malgré  les  avantages  incontes- 
tables que  présentait  la  baie  de  Ganabara,  et  les  importants 
travaux  commencés  dans  llle  aux  Français,  il  se  sentait  si 
peu  aimé  et  exposé  à  tant  de  périls  qu'il  chercha  un  autre 
emplacement.  D'ailleurs  l'île  aux  Français  n'était  pas  exemple 
d'inconvénients.  Elle  ne  possédait  pas  d'eau  potable  :  on  était 
obligé  d'aller  en  chercher  sur  le  continent  pour  tous  les 
usages  domestiques,  ce  qui  compliquait  le  travail,  et  pouvait, 
en  cas  d'attaque  extérieure,  devenir  une  cause  de  ruine.  De 
plus  la  vermine  s'était  multipliée  dans  des  proportions  infinies, 
et  devenait  une  incommodité  réelle.  Non  seulement  les  hom- 
mes en  étaient  infectés,  mais  encore  le  peu  d'approvisionné- 
ments  qui  restait  en  magasin  était  compromis.  Il  fallait  parer 
à  ce  double  inconvénient.  Villegaignon  résolut  alors  de  recoa- 
naître  le  pays»  et  envoya  deux  expéditions  en  reconnaissance, 
la  première  au  cap  Frio,  la  seconde  beaucoup  plus  au  sud, 
jusque  dans  les  parages  du  fleuve  la  Plata,  Seulement, 
comme  rien  encore  n'était  décidé,  et  que,  jusqu'à  nouvel 
ordre,  il  fallait  agir  comme  si  on  devait  toujours  rester  sui' 
l'île,  il  ordonna  de  continuer  les  travaux,  de  creuser  des 
citernes  et  de  faire  une  chasse  acharnée  aux  animaux  ron- 
geurs. La  précaution  était  bonne,  car  les  deux  reconnais- 
sances n'aboutirent  pas,  et,  quand  revinrent  ceux  qui  en 
avaient  été  chargés,  ils  trouvèrent  construite  une  vaste  citerne 
qui  pouvait  contenir  de  l'eau  pour  six  mois,  et  les  rats  et 

autres  animaux  malfaisants  avaient  à  peu  près  disparu. 

On  n'a  aucun  détail  sur  la  reconnaissance  entreprise  au  oap 


FONDATION   DU    FORT   COLIGNY.  208 

Frio.  Thevet  (1),  qui  la  mentionne,  se  contente  de  dire  qu'elle 
a  eu  lieu,  mais  sans  entrer  dans  d'autres  explications.  Gomme 
il  faisait  partie  de  la  seconde  expédition,  il  la  raconte  tout  au 
long  dans  sa  Cosmographie  universelle  (2).  Dix-huit  matelots 
ou  volontaires  partirent  à  la  découverte,  dans  la  direction  du 
sud,  en  mars  ou  avril  1556.  Ils  longèrent  la  côte,  dont  ils  sui- 
virent toutes  les  sinuosités,  et  arrivèrent  enfin  à  l'embouchure 
de  la  Plata,  véritable  mer  d'eau  douce  qu'ils  essayèrent  de 
remonter.  Ils  voulaient  prendre  connaissance  du  pays,  étudier 
ses  ressources,  et  voir  si  les  Français  ne  pourraient  pas  y 
tenter  quelque  établissement.  Sur  les  bords  du  fleuve,  ils 
remarquèrent  des  hommes  d'une  taille  extraordinaire  qui 
leur  firent  signe  de  descendre  à  terre  :  «  Nos  gens  (3)  qui 
avoient  faute  d'eau  et  vivres,  et  que  aussi  leur  navire  estoit 
fort  intéressé,  comme  celuy  qui  rendoit  de  l'eau  à  bon  escient, 
veirent  bien  qu'il  falloit  mettre  pied  à  terre,  et  d'autre  part, 
ils  cognoissoient  le  péril  évident,  auquel  ils  se  mettoient,  se 
flans  à  la  miséricorde  de  ces  hommes  si  monstrueux  en  gran- 
deur, et  qu'ils  estoyent  plus  barbares  que  tous  les  autres  pour 
n'avoir  esté  fréquentez  de  personne  ».  Ces  Américains  étaient, 
sans  doute,  des  Patagons,  à  en  juger  par  leur  haute  taille, 
dont  les  proportions  ont  été  si  singulièrement  exagérées  par 
les  voyageurs  depuis  Magellan  jusqu'à  nos  jours.  Grâce  à  la 
lumineuse  discussion  d'un  savant  naturaliste,  d'Orbigny  (4), 
cette  taille  chimérique  est  aujourd'hui  réduite  à  ses  mesures 
exactes  :  on  sait  qu'elle  ne  dépasse  jamais  1"»,92.  Il  est  vrai 
que  la  largeur  d'épaules  des.  Patagons,  leur  tête  nue,  la  ma- 
nière dont  ils  se  drapent  avec  des  manteaux  de  peaux  d'ani- 
maux sauvages  cousues  ensemble  produisent  de  loin  une  telle 


(1)  Thevet,  Cosmographie  universelle  p.  908. 

(2)  Id.  p.  904-907. 

(3)  Thevet,  id.  id. 

(4)  d*Orbigny.  L'homme  américain^  t.  IL  p.  67, 


20 i  HISTOIRE   nu    BHKSIL   FRANÇAIS. 

illusion  qu'on  peut  les  prendre  pour  des  hommes  d'une  taille 
extraordinaire.  Le  crédule  Thevet  qui  acceptait  sans  les  cri- 
tiquer* les  contes  les  plus  invraisemblables,  et  était  porté  à 
amplifier  tout  ce  qu'il  voyait,  s'est  bien  gardé  de  ne  pas  se 
laisser  prendre  aux  apparences.  Il  débite  avec  conviction  mille 
histoires  effrayantes  sur  leur  grandeur  et  leur  force.  Il  les 
compare  «  aux  plus  grands  Allemans  (1)  qui  onc  entrèrent  en 
France  »,  et  raconte  avec  une  stupéfaction  comique  qu'il  vit 
un  jour  quatre  d'entre  eux  porter  à  bras  tendus,  depuis  la 
source  jusqu'aux  barques  françaises,  quatre  futailles  pleines 
d'eau.  Ces  sauvages  n'étaient  pas  seulement  redoutables  par 
leur  force  :  ils  étaient  traîtres  et  voleurs.  Il  fallait  user  vis  à 
vis  d'eux  des  plus  grandes  précautions.  Si  les  Français  n'a- 
vaient pas  eu  la  prudence,  quand  ils  se  décidèrent  à  débar- 
quer pour  entrer  en  relations  avec  eux,  d'improviser  un  camp 
retranché  garni  d'artillerie,  ils  auraient  été  surpris  pendant 
la  nuit  et  massacrés  :  mais  quand  les  Patagons  voulurent 
attaquer,  «  ils  furent  saluez  (2)  tout  autrement  qu'ils  ne  pen- 
soient,  etoyansce  grand  bruit  de  l'escopeterie  et  canonnades^ 
c'estoit  un  plaisir  que  de  les  voir  fuyr  par  le  milieu  des  cam- 
paignes  ». 

Un  jour  quelques-uns  d'entre  eux  avaient  aidé  nos  mate- 
lots dans  leurs  travaux,  et  ceux-ci,  au  lieu  de  les  remercier, 
tournaient  en  dérision  leurs  manières  et  leur  langage.  Les 
Patagons  entrèrent  en  fureur,  tirèrent  une  barque  à  terre,  et 
commencèrent  à  la  démolir.  Il  fallut  encore  de  l'artillerie  pour 
les  déloger.  Thevet  eut  particulièrement  à  se  plaindre  d'eux. 
Il  était  fort  malade  et  avait  demandé  à  être  débarqué.  Sur- 
pris par  les  sauvages,  il  fut  par  eux  dépouillé  de  ses  vête- 
ments, et  porté  sur  la  plage  où  ils  s'apprêtaient  à  l'enterrer 
vivant.  Par  bonheur  il  fut  sauvé  par  un  Ecossais  qui  l'arra- 
cha aux  mains  de  ces  barbares,  et  réussit  à  le  transporter  à 


(1)  Thevet,  Cosmographie  universelle  y  p.  907. 

(2)  Id.  id. 


FONDATIOx\    DU    FOUT    COLIGNY.  2^05 

bord.  Avec  des  tribus  aussi  farouches  il  était  difticile  de 
s'entendre  même  pour  les  rapports  de  la  vie  quotidienne,  et 
par  conséquent  à  peu  près  impossible  de  fonder  un  établis- 
sement sérieux.  Nos  Français  se  contentèrent  d'examiner 
rapidement  le  pays.  Ils  rencontrèrent  bien  quelques  peuplades 
de  mœurs  plus  douces,  qui  consentirent  à  leur  céder,  en 
échange  de  leurs  marchandises,  des  bètes  prises  au  lasso; 
mais  rien  ne  prouvait  leur  sincérité.  Mieux  valait  renoncer  à 
l'entreprise  projetée  que  s'exposera  des  périls  inconnus.  Nos 
dix-huit  hommes  rebroussèrent  donc  chemin,  et  retournèrent 
dans  la  baie  de  Ganabara  rendre  compte  de  leur  voyage  au 
vice-amiral. 

Ces  deux  reconnaissances  n'avaient  pas  abouti,  ou  du  moins 
n'avaient  donné  que  de  mauvais  résultats  :  Villegaignon  résolut 
de  s'en  tenir  à  son  premier  projet,  et  de  rester  dans  l'île  aux 
Français.  Les  fortifications  commençaient  à  devenir  impo- 
santes ;  peu  à  peu  ses  hommes  s'habituaient  et  au  climat  et  à 
leur  nouveau  genre  de  vie  ;  les  Brésiliens,  avec  la  mobilité 
d'impression  qui  caractérise  les  peuples  enfants,  revenaient 
de  leurs  injustes  soupçons,  et  continuaient  à  approvisionner 
la  colonie.  Pourquoi  ne  pas  rester  dans  une  région  connue, 
dans  des  parages  depuis  longtemps  fréquentés  par  nos  ma- 
rins? Pourquoi  ne  pas  s'appliquer  à  mieux  profiter  des  res- 
sources de  la  contrée  ?  C'était  assurément  une  sage  détermi- 
nation :  Restait  à  la  bien  exécuter. 

Si  Villegaignon  avait  eu  le  sens  exact  de  la  situation,  il  se 
serait  efforcé  de  se  concilier  de  nouveau  les  bonnes  disposi- 
tions des  indigènes  :  Quelques  égards,  quelques  prévenances, 
des  cadeaux  habilement  distribués  auraient  suffi  pour  lui 
ramener  ces  peuplades,  qui  ne  demandaient  qu'à  vivre  en 
bonne  intelligence  avec  nous,  et  avaient  besoin  de  notre  pro- 
tection contre  leurs  ennemis  héréditaires ,  les  Margaiats. 
Appuyée  sur  les  Tupinambas,  la  colonie  Française'  aurait 
rapidement  prospéré.  Les  indigènes  s'offraient  presque  à  nous. 
11  suffisait  que  l'un  des  nôtres  descendît  à  terre  et  demandât 


206  HISTOIRE   DU    BRÉSIL    FRANÇAIS. 

rhospitalité  dans  l'un  des  villages  Brésiliens  qui  entouraient 
la  baie  pour  qu'il  fût  tout  de  suite  accueilli  à  bras  ouverts. 
Les  femmes  brésiliennes  surtout,  avec  ce  naïf  instinct  qui  a 
toujours  poussé  les  races  inférieures  vers  les  races  supé- 
rieures, ne  cachaient  pas  leurs  prédilections  pour  ces  hôtes 
étrangers.  Dans  cette  société  primitive,  constituée  à  l'état  rudi- 
mentaire,  les  liens  de  la  morale  étaient  fort  lâches,  et  souvent 
il  arrivait  que  tel  père  ou  tel  mari,  croyant  s'honorer  et  hono* 
rer  ses  hôtes,  leur  offrait  ses  filles  ou  sa  femme.  Ces  unions 
temporaires  étaient  de  part  et  d'autre  acceptées  avec  bonheur 
et  reconnaissance.  Si  Villegaignon  avait  eu  le  bon  sens  de  les 
encourager,  en  les  sanctifiant  par  le  mariage,  une  race  Franco- 
brésilienne,  vive  et  hardie,  intelligente  et  féconde  comme 
toutes  les  races  métisses,  se  serait  vite  acclimentée  autour  du 
fort  Goligny,  et  une  véritable  France  américaine  aurait  été 
fondée  sur  les  rives  du  Ganabara  ;  mais  il  ne  comprit  pas  les 
nécessités  de  la  situation.  Tout  imbu  des  préjugés  de  son 
époque  et  de  sa  caste,  il  considérait  volontiers  les  Brésiliens 
comme  des  êtres  d'une  nature  inférieure  qu'il  pouvait  exploi- 
ter, mais  n'était  pas  tenu  à  ménager.  Il  ne  leur  témoigna  que 
du  mépris,  ce  qui  acheva  de  les  lui  aliéner.  Quant  à  ces 
unions  avec  les  Brésiliennes,  il  les  défendit  au  lieu  de  les 
encourager  et  bientôt  les  proscrivit.  C'était  vouloir  couper 
l'arbredanssaracine,et  interdire  toutprogrèsè  la  petite  colonie. 
Villegaignon  aurait  voulu  faire  de  l'île  aux  Français  comme 
une  Malte  brésilienne.  Sans  tenir  compte  de  l'origine  et  des 
antécédents  de  la  plupart  de  ses  hommes,  il  leur  imposa  des 
règles  qui  n'auraient  pas  été  désavouées  dans  une  comman- 
derie  de  Malte,  mais  qui  étaient  à  tout  le  moins  fort  déplacées 
au  Brésil.  Ne  s'avisa-t-il  pas  en  effet  de  prescrire  la  chasteté 
la  plus  absolue,  et  de  menacer  de  la  peine  capitale  tout  Fran- 
çais qui  entretiendrait  avec  une  Brésilienne  des  relations 
illicites,  en  exceptant  toutefois  le  cas  oii  cette  Brésilienne 
se  convertirait.  Certes  il  ne  nous  viendra  jamais  à  la  pensée 
de  reprocher  au  vice-amiral  d'avoir  songé  à  moraliser  les 
hommes  dont  on  lui  avait  confié  la  direction  ;  mais  vraiment 


FONDATION   DU    FORT   COLIGNY*  207 

ne  poussait-il  pas  trop  loin  l'auslérité  des  principes,  et,  pour 
une  faute  de  cette  nature,  la  peine  de  mort  n'était-elle  pas  une 
une  loi  draconienne,  c'est  à  dire  inexécutable?  D'ailleurs 
n'était-ce  pas  agir  contre  toutes  les  règles  de  l'économie  poli- 
tique que  d'empêcher  ainsi  les  unions  entre  Européens  et 
Américaines?  Si,  plus  tard,  nos  compatriotes  réussirent  à 
fonder  au  Canada  un  établissement  sérieux,  ce  fut  uniquement 
par  la  fusion  des  races  :  à  cette  seule  condition  une  colonie  a 
des  chances  sérieuses  de  prendre  racine  dans  un  pays  :  autre- 
ment elle  sera  un  jour  ou  l'autre  détruite  ou  absorbée  par  les 
indigènes,  ce  qui  est  un  malheur  ;  ou  bien  elle  devra  exter- 
miner ces  indigènes,  ce  qui  est  un  crime. 

Il  est  vrai  qu'au  seizième  siècle  ces  intéressants  problèmes 
n'étaient  même  pas  discutés.  La  plupart  des  contemporains 
de  Villegaignon  partageaient  ses  préjugés  à  l'endroit  des 
Brésiliens,  ou  se  forgeaient  à  leur  propos  des  théories  non 
moins  erronées.  Peut-être  ne  sera-t-il  pas  sans  intérêt  de 
rechercher  la  trace  de  ces  erreurs  économiques  dans  les  écrits 
de  deux  des  plus  grands  esprits  de  l'époque.  Le  premier  est 
l'auteur  des  Essais,  et  le  second  le  plus  illustre  des  poètes  de 
la  Pléiade.  Montaigne  (1)  a  consacré  un  des  plus  intéressants 
chapitres  de  son  ouvrage  à  la  description  des  mœurs  brési- 
liennes. Prédécesseur  inconscient  de  Rousseau  dans  son 
étrange  apologie  de  la  vie  sauvage,  il  a  cru  voir  un  dédain 
raisonné  de  nos  mœurs  là  oii  il  n'y  avait  qu'enfance  de  la  vie 
sociale.  «  le  treuve,  écrivait^il,  qu'il  n'y  a  rien  de  barbare  et 
de  sauvage  en  ceste  nation,  sinon  que  chascun  appelle  bar- 
barie ce  qui  n'est  pas  de  son  usage....  Ils  sont  sauvages,  de 
mesme  que  nous  appelions  sauvages  les  fruits  que  nature  de 
soy  et  de  son  progrez  ordinaire  a  produicts  ;  tandis  qu*à  la  vérité 
ce  sont  ceulx  que  nous  avons  altérez  par  notre  artifice,  et  des- 
tournez de  Tordre  commun  que  nous  devrions  appeller  plustôt 


(1)  Montaigne.  Essais^  livre  I.  |  xxx.  Des  Cçinnibales. 


208  HISTOIRE   DL    BUÉSIL    FRANÇAIS. 

sauvages.  Ea  ceux-là  sont  vifves  et  vigoreuses  les  vrayes 
et  plus  utiles  et  naturelles  vertus  et  proprietez.  »  Montaigne 
pensait  donc  que  les  Brésiliens  seraient  heureux  de  conserver 
leurs  mœurs  et  leurs  usages  à  l'abri  de  tout  contact  étranger  ; 
sinon  ils  s'exposaient  à  les  corrompre  et  préparaient  leur 
propre  ruine.  Au  nom  de  la  philosophie  et  de  la  morale 
il  n'était  nullement  partisan  de  la  fusion  des  deux  races. 

Quanta  Ronsard,  il  s'imaginait  très  à  tort,  comme  l'ont 
toujours  cru  la  plupart  des  poètes,  que  les  hommes  ne 
s'étaient  jamais  autant  rapprochés  de  la  perfection  que  lors- 
qu'ils vivaient  dans  ce  qu'on  a  nommé  l'âge  d'or.  D'après  lui, 
les  Brésiliens  étaient  encore  dans  cette  heureuse  période  de 
paix  et  d'innocence,  et  il  reprochait  à  Villegaignon  de  leur 
enlever  leurs  illusions  en  les  initiant  à  la  civilisation  euro- 
péenne (1)  : 

Docte  Villegaignon,  tu  fais  une  grand  faute 
De  vouloir  rendre  fine  une  gent  si  peu  caute, 
Comme  ton  Amérique,  où  le  peuple  inconnu 
Erre  innocentement  tout  farouche  et  tout  nu, 
D*habit8  tout  aussi  nu  qu'il  est  nu  de  malice, 
Qui  ne  cognoit  les  noms  de  vertu  ny  de  vice, 
De  sénat  ni  de  Roy,  qui  vit  à  son  plaisir. 
Porté  de  l'appétit  de  son  premier  désir, 
Et  qui  n'a  dedans  Tâme  ainsi  que  nous  emprainte 
La  frayeur  de  la  loy  qui  nous  fait  vivre  en  crainte, 
Mais  suivant  sa  nature  et  seul  maistre  de  soy, 
Soy  mesmes  est  sa  Loy,  son  Sénat  et  son  Roy  ; 
Qui  de  contres  tranchans  la  terre  n'importune, 
Laquelle  comme  l'air  à  chascun  est  commune, 
Et  comme  Teau  d'un  fleuve,  est  commun  tout  leur  bien. 
Sans  procès  engendrez  do  ce  mot  tien  et  mien. 
Pour  ce,  laisse-les  14,  no  romps  plus  (io  te  prie) 
Le  tranquille  repos  de  leur  première  vie. 


(1)  Ronsard.  Les  Poèmes^  liv.  11.  Discours  contre  fortune.  Edit. 
olzévirionne  t.  VI.  p.  166. 


FONDATION    DU   FORT    COLIGNY.  209 

Laisse-les,  ie  te  pri,  si  pitié  te  remord, 

Ne  les  tourmente  plus,  et  t'enfuy  de  leur  bord. 

Las  !  si  tu  leur  apprens  à  limiter  la  terre, 

Pour  agrandir  leurs  champs  ils  se  feront  la  guerre, 

Les  procez  auront  lieu,  l'amitié  defaudra, 

Et  Taspre  ambition  tourmenter  les  viendra, 

Comme  elle  fait  icy  nous  autres  pauvres  hommes. 

Qui  par  trop  de  raizons  trop  misérables  sommes. 

Ils  vivent  maintenant  en  leur  âge  doré. 
Or  pour  avoir  rendu  leur  âge  d'or  ferré 
En  les  faisant  trop  fins,  quand  ils  auront  l'usage 
De  cognoistre  le  mal,  ils  viendront  au  rivage 
Où  ton  camp  est  assis,  et  en  te  maudissant 
Iront  avec  le  feu  ta  faute  punissant, 
Abominant  le  iour  que  ta  voile  première 
Blanchit  sur  le  sablon  de  leur  rive  estrangere. 
Pour  ce  laisse-les  là,  et  n'attache  à  leur  col 
Le  ioug  de  servitude,  ainçois  le  dur  licol 
Qui  les  estrangleroit,  sons  l'audace  cruelle 
D'un  tyran  ou  d'un  iuge,  ou  d'une  loy  nouvelle. 
Vivez,  heureuse  gent,  sans  peine  et  sans  souci  : 
Vivez  ioyeusement,  ie  voudrais  vivre  ainsi. 

Ainsi  donc  ni  Ronsard  ni  Montaigne  ne  croyaient  à  la  né- 
cessité de  fusionner  les  deux  races  française  et  brésilienne.  Ils 
prétendaient  Tun  et  Tautre  que  les  Brésiliens  seraient  trop 
malheureux  d'échanger  leur  sauvage  innocence  contre  les 
séductions  et  les  corruptions  de  la  vie  civilisée.  Etait-ce  de 
leur  part  ou  bien  un  paradoxe,  ou  bien  un  jeu  d'esprit?  Nous 
rignorons.  Toujours  est-il  que  Villegaignon  fut  leur  disciple 
inconscient,  et,  malheureusement  pour  lui,  mit  en  pratique 
ces  théories  antisociales. 

Un  autre  contemporain,  Lescarbot  (1),  s'appuie  sur  des 
raisons  théologiques  pour  démontrer  qu'il  est  défendu  de 
prendre  en  mariage  une  femme  infidèle,  car,  disait-il  naïve- 


(1)  Lescarbot.  Histoire  de  la  Nouvelle  France,  p.  183. 

14 


210  HISTOIRE  DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

ment^  <  en  TAncien  Testament  il  estoit  défendu  d'accoupler  à 
la  charrue  deux  animaux  de  diverses  espèces  >  ;  mais  il  ne 
paraît  pas  très  convaincu  de  la  justesse  de  son  argument  et 
a  grand  soin  d'ajouter  :  c  II  est  vray  qu'il  est  aisé  en  ce  pays- 
là  de  faire  d'une  infidèle  une  chrétienne,  et  se  fussent  peu 
telz  mariages  contracter  s'il  y  eut  eu  une  demeure  bien  so- 
lide et  arrêtée  pour  les  François...  d'autant  plus  qu'ily  avoitlà 
force  ^ens  délibérez  qui  ne  demandoient  pas  mieux  que 
d'aider  à  reraphr  cette  nouvelle  terre.  »  Lescarbot  parlait  en 
connaissance  de  cause.  Il  avait  voyagé  au  Canada,  et  constaté 
par  lui-même  les  excellents  effets  de  ces  unions  avec  les 
indigènes  ;  mais,  de  tous  ses  contemporains,  il  était  à  peu 
près  le  seul  de  son  avis  :  Aussi  dirait- on  qu'il  redoutait 
d'être  accusé  d'immoralité,  ou  tout  au  moins  de  paradoxe.  Il 
était  pourtant  dans  le  vrai,  et  Yillegaignon  commit  une 
lourde  bévue  en  proscrivant,  au  lieu  de  les  encourager,  ces 
relations  avec  les  Brésiliennes^  qui  seules  pouvaient  assurer 
l'avenir  de  la  colonie. 

Si  les  indigènes  n'occupaient  dans  les  pensée  du  chef  de 
l'expédition  qu'une  place  secondaire,  il  n'en  était  pas  de 
même  de  la  métropole,  sur  les  secours  de  laquelle  il  comp- 
tait pour  augmenter  l'importance  de  sa  vice-royauté  améri- 
caine. Dès  les  premiers  jours  de  son  débarquement,  Yillegai- 
gnon avait  envoyé  en  France  de  nombreuses  lettres,  et 
demandé  à  l'amiral  Goligny  et  à  ses  amis  de  lui  expédier  des 
hommes  et  des  vaisseaux.  Il  était  éloquent  et  disert  ;  il  dé- 
peignait sous  les  couleurs  les  plus  séduisantes  les  beautés 
pittoresques  du  nouveau  monde.  Il  en  décrivait  les  mer- 
veilles avec  une  émotion  communicative,  parlait  des  facilités 
de  la  vie,  des  douceurs  du  climat,  et  ouvrait  aux  imaginations 
une  perspective  indéfinie  de  trésors  et  de  richesses  à  con- 
quérir. Ses  lettres  (i)  étaient  avidement  lues  et  commentées. 
On  se  les  passait  de  main  en  main.  Bon  nombre  d'armateurs 


(1)  Ces  lettres  éont  malheureusement  perdues. 


FONDATION   DU   FORT   GOLIGNY.  211 

qui,  jusqu'alors  avaient  hésité  à  tenter  fortune  au  Brésil,  dès 
qu'ils  apprirent  que,  sous  la  protection  des  canons  du  fort 
Goligny,  ils  pourraient  impunément  braver  la  jalousie  ou  la 
poursuite  des  Portugais,  se  décidèrent  à  envoyer  leurs  na- 
wes  à  la  côte  brésilienne.  Ils  ne  furent  pas  tous  également 
heureux.  N.  Barré  (1)  raconte  le  naufrage  de  l'un  d'eux  qui 
se  brisa  sur  les  rochers  de  la  baie  ;  mais  ce  n'était  qu'un 
accident,  et  les  profits  du  voyage  compensaient,  et  au-delà, 
ces  pertes  exceptionnelles.  La  baie  de  Ganabara  prit  à  ce 
moment  une  animation  extraordinaire.  Un  petit  village  euro- 
péen s'éleva  non  loin  de  l'emplacement  occupé  aujourd'hui 
par  Rio  de  Janeiro.  Il  était  fréquenté  surtout  par  les  matelots 
arrivant  d'Europe,  qui  venaient  y  faire  leurs  achats  de  bois 
précieux,  et  échanger  leurs  marchandises  avec  les  indigènes 
sous  la  protection  du  fort.  Thevet  (2),  dont  l'imagination 
grossissait  toujours  les  réaUtés,  décore  ce  village  du  titre 
pompeux  de  ville,  et  l'appelle,  du  nom  du  roi  de  France, 
Henryville.  Certes,  Léry  (3)  a  beau  jeu  pour  le  tourner  en 
ridicule  ;  mais,  à  défaut  de  capitale  régulière  avec  ses  rues 
bien  alignées  et  ses  somptueux  édifices,  il  n'est  pas  moins 
prouvé  que  nos  colons  devinrent  alors  trop  nombreux  pour 
résider  tous  dans  Tîle  aux  Français,  et  que  bon  nombre 
d'entre  eux  se  transportèrent  sur  le  continent,  où  ils  se  cons- 
truisirent des  cabanes  dans  un  village,  qui  serait  réellement 
devenu  une  ville,  si  notre  colonie  avait  duré  davantage. 

De  tous  les  navires  attirés  au  Brésil  auprès  de  nos  compa- 
triotes par  la  sécurité  des  relations  et  la  certitude  de  ramas- 
ser rapidement  une  grosse  fortune,  on  n'a  conservé  le  nom 


(1)  Nicolas  Babbé.  Secondé  lettre^  c  nous  avons  du  depuis  perdu 
un  grand  basteau,  et  une  barque  contre  les  roches  :  » 

(î)  Thstet,  Cosmographie  universelle,  p.  908* 

(3)  Lert,  ouv.  cit.  §  Yiu 


212  HISTOIRE  DU   BRESIL   FRANÇAIS. 

que  de  deux  d'entre  eux.  Le  premier  est  le  Pépin  (1),  navire 
normand  qui  s'établit  au  village  de  Vaboraci,  dans  la  baie  de 
Ganabara,  et  y  fit  de  si  bonnes  affaires  que  le  village  en  gar- 
da son  nom.  Le  second  est  la  Serpente  (2),  du  port  de  deux 
cents  tonneaux,  appartenant  à  Jacques  de  Gauzvigny,  de 
Fécamp,  capitaine  de  la  marine  royale.  Par  contrat  passé  le  5 
juin  1557,  en  présence  de  Jacques  Dulot  et  de  Thomas 
Lepage,  tabellions  royaux,  de  Gauzvigny  donnait  procuration 
à  un  certain  Geffroy  Dupuy  «  de  affréter  iceluy  navire  à 
honorable  homme  Guillaume  Berry,  marchand,  demeurant  au 
Havre  de  Grâce,  ou  autres  telles  personnes  qu'il  verra  bien 
estre  pour  faire  le  voïage  du  Brésil,  pour  tel  prix,  charges, 
conditions  et  moïens  qu'il  pourra  bien  estre,  et  faire  pour 
luy,  en  ces  choses,  tout  ainsi  que  si  présent  en  sa  personne  y 
estoit.  »  Le  hasard  des  temps  a  conservé  cet  acte  notarié  et 
sauvé  de  l'oubli  le  nom  de  la  Serpente  et  de  ses  capitaines 
et  armateurs  :  mais  combien  furent  rédigés  d'actes  sembla- 
bles, qui  ont  à  tout  jamais  disparu,  ou  qui  dorment  encore 
dans  une  poussière  séculaire  !  (3) 

A  défaut  de  documents  analogues,  nous  avons  néanmoins 
le  droit  d'affirmer  que  ces  voyages  au  Brésil  étaient  fré- 
quents :  nous  n'en  voulons  d'autre  preuve  que  cette  ordon- 
nance (4)  datée  d'Amboise  le  8  mai  1555,  relative  à  la  levée 


(1)  Lery,  GUY.  cit.  §  XX.  a  Les  François  appelent  ce  second 
(village)  Pépin,  à  cause  d'un  navire  qui  y  chargea  une  fois,  duquel 
le  maistre  se  nommoit  ainsi.  » 

(2)  Archives  de  la  Seine-Inférieure.  Liasse  du  tabellionage  de 
Fécamp,  citée  par  de  Frétille.  Commerce  de  Rouen,i,  II,  p.  445. 

(3)  On  connaît  encore  le  nom  de  deux  capitaines,  un  Normand 
de  TEspine,  et  un  Picard,  Mogneville,  qui  firent  à  la  côte  Brési- 
lienne un  séjour  assez  long  pour  se  permettre  quelques  parties  de 
chasse  dans  Fintérieur  du  pays.  Voir  Thevbt,  Singularités  de  la 
France  antarctique  %  lu. 

(4)  DE  Fréville,  ouv.  cit.  t.  II,  p.  443. 


FONDATION   DU  POP.T  COLIGNV.  213 

d'un  droit  de  vingt  sols  par  tonneau  de  mer.  «  Et  comme  à 
présent  il  y  a  plusieurs  des  dicts  navires  marchans  pretz  à 
faire  voïage,  tan  pour  aller  au  sel  en  Brouage  et  à  la  Baye 
qu'à  la  Terre  Neufve,  le  Brésil,  la  Guynée  et  autres  lieux, 
qui  se  sont  apprestés  auparavant  la  publication  de  la  pré- 
sente tresfve  pour  aller  faire  leur  dit  voïage,  s'actendent  à 
avoir  conduicte  et  garde  de  nos  dicts  navires  comme  ilz  ont 
eu  pour  le  passé,  elc.  »  Nous  citerons  encore  ce  passage 
d'une  dépêche  adressée  par  l'ambassadeur  espagnol  près  de 
Henri  II  (1),  Simon  Renard,  à  la  princesse  de  Portugal  (15 
septembre  1556)  :  «  Les  Françoys  ont  encore  de  douze  à 
treize  bateaux  aux  Indes,  pour  fortifier  un  port  sur  le  pas- 
saige,  qui  donnera  grand  emouschement  si  Ton  le  leur  souf- 
fre, et  est  auprès  du  cano  de  Très  Pontos.  »  Les  navires 
français  étaient  donc  nombreux  au  Brésil  dans  les  années 
1555,  1556  et  1557,  et  c'est  sans  aucun  doute  à  l'entreprise  de 
Villegaignon  qu'il  faut  attribuer  ce  redoublement  d'activité. 

Ce  n'était  pas  seulement  la  présence  des  négociants  ou  des 
armateurs  qui  promettait  à  la  colonie  Française  un  avenir 
prospère.  Après  tout,  cette  population  était  flottante  ;  elle 
n'abordait  au  Brésil  que  pour  le  quitter  au  plus  vite,  et  ce 
n'étaient  point  là  de  véritables  colons  disposés  à  se  fixer  dans 
ce  pays  d'adoption  et  à  le  féconder  par  leurs  sueurs.  Les 
hasards  de  la  politique  allaient  fournir  à  Villegaignon  ce  qui 
lui  manquait  encore,  une  population  honnête,  intelligente, 
relativement  aisée,  et  qui  ne  demandait  qu'à  faire  du  Brésil 
comme  une  seconde  patrie. 

La  guerre  religieuse  était  alors  menaçante  en  France. 
L'amiral  Colign^  aurait  voulu  en  prévenir  l'explosion.  Ce 
grand  citoyen  pensait  qu'en  assurant  à  ses  coreligionnaires 
comme  un  refuge  ou  plutôt  comme  un  champ  d'asile  en  Amé- 
rique, noii  seulement  il  obtiendrait  pour  eux  la  liberté  de 
conscience,  mais  encore  réussirait  à  étendre  au  loin  l'influence 


(1)  Mémoires  du  cardinal  de  Granyelub,  t.  IV,  p.  701. 


214  HISTOIRE  DU  BRÉSIL  FRANÇAIS. 

Française.  Là  où  les  aventuriers  Espagnols  ou  Portugais 
poursuivaient  uniquement  la  richesse,  les  émigrants  Français 
porteraient  les  trésors  de  leur  foi.  Les  promesses  de  Coligny 
et  les  lettres  de  Villegaignon  décidèrent  un  grand  nombre  de 
personnes.  Des  bateaux  s'armèrent  sur  les  côtes  de  Nor- 
mandie et  de  Bretagne.  L'amour  propre  national  s'en  mêla. 
«  En  ceste  coste,  écrit  un  contemporain,  La  Popellinière  (1), 
les  François  délibéroient  de  descendae  à  centaines  pour  y 
establir,  sous  Villegaignon,  un  lieu  de  refuge  à  tous  ceux 
qui,  tourmentez  pour  quelque  occasion  que  ce  fust  eussent 
mieux  aymé  suivre  le  hasard  du  bien  et  du  mal  qu'ils  y 
eussent  peu  trouver.  »  Léry  (2)  n'hésite  pas  à  écrire  que, 
sans  les  fautes  de  Villegaignon,  plusieurs  milliers  de  colons 
étaient  alors  disposés  à  émigrer  au  Brésil,  c  Qui  doute  si  les 
François  y  fussent  demeurez  (ce  qu'ils  eussent  fait,  et  y  en 
auroit  maintenant  plus  de  dix  mille,  si  Villegaignon  ne  se 
fust  révolté  de  la  religion  réformée)  qu'ils  n'en  eussent  receu 
et  tiré  le  mesme  profict  que  font  maintenant  les  Portugois  qui 
y  sont  si  bien  accommodez  (3).  »  Il  revient  avec  insistance 
sur  la  même  idée  dans  un  autre  passage  fort  curieux  :  «  Affln 
de  mieux  faire  entendre  que  Villegaignon  est  seul  cause  que 
les  François  n'ont  point  anticipé  et  ne  sont  point  demeurez 
en  ce  pays-là,  ie  ne  veux  oublier  à  dire  qu'un  nommé  Fari- 
ban  de  Rouan,  qui  estoit  capitaine  en  ce  vaisseau,  ayant  à  la 
requeste  de  plusieurs  notables  personnages  faisans  profession 
de  la  Religion  réformée  au  Royaume  de  France,  fait  expres- 
sément ce  voyage  pour  explorer  la  terre  et  choisir  prompte- 
ment  lieu  pour  habiter,  nous  dit  que  n'eust  esté  la  révolte  de 
Villegaignon  en  avait  des  la  mesme  année  délibéré  de  passer 
se  fit  à  huit  cens  personnes  dans  de  grandes  hourques  de 


(1)  La  Popelliniàre,  Histoire  des  trois  mondes,  p.  18. 

(2)  LÉRY,  OUV.  cit.  S  IX. 

(3)  LÉRY,  ottv.  cit.  8  >fvin. 


FONDATION  DU  FORT  COLIGNY.  215 

Flandres  pour  commencer  de  peupler  Tendroit  où  nous 
estions.  Comme  de  faict  ie  croy  fermement...  qu'il  y  auroit  à 
présent  plus  de  dix  mille  Français,  lesquels...  posséderoient 
maintenant  soubs  Tobéissance  du  Roy  un  grand  pays  en  la 
terre  du  Brésil,  lequel  à  bon  droit,  en  ce  cas,  on  eust  peu 
continuer  d'appeler  France  Antarctique.  » 

ATétranger  on  surveillait  d'un  œil  jaloux  les  progrès 
incessants  de  notre  colonie.  Simon  Renard,  ambassadeur  du 
roi  d'Espagne,  le  négociateur  de  la  trêve  de  Vaucelles,  écri- 
vait, à  ce  propos,  à  la  princesse  de  Portugal,  au  commence- 
ment d'août  1556  :  «  l'ay  advis  que  Villegaignon,  aiant  prins 
un  port  au  passaige  des  Indes,  le  fortifie  et  a  mandé  au  Roy 
de  France  qui  si  luy  envoyé  gens  de  guerre  iusqu'à  trois  ou 
quatre  mil,  il  lui  conquestera  partie  des  Indes,  et  empes- 
chera  la  navigation  celle  part;  et,  comme  las  Françoys 
arment  bateaulx  en  Bretaigne  et  Normandie,  encore  que  se 
pourroit  estre  à  aultre  effort,  sy  ne  m'a  semblé  des  lors  faillir 
de  donner  cestuy  advis,  afin  que  vostre  Altesse  prévienne 
et  advertisse  ceulx  qui  convient  :  car  facilement  ils  ppuiroient 
donner  moleste  aux  passaigiers  et  navigeans  ausdites  Indes.» 
Quelques  semaines  plus  tard,  le  15  septembre  1556,  Simon 
Renard  exposait  de  nouveau  ses  inquiétudes  à  son  auguste 
correspondante  :  (2)  «  Et  y  a  en  ce  royaume,  disoit-il,  deux 
Espaignols  qu'ils  offrent  au  Roy  de  France,  avec  peu  de 
gens,  emprendre  les  Indes  et  les  conquester.  »  Ce  n'étaient 
point  là  de  vaines  menaces.  Des  deux  peuples  qui  se 
disputaient  alors  la  possession  de  l'Amérique,  Portugais 
et  Espagnols ,  les  premiers  n'étaient  pas  assez  nom- 
breux même  pour  surveiller  l'immense  étendue  des  côtes 
qui  étaient  censées  leur  appartenir,  et  si,  résolument,  ^1^ 
France  avait  voulu  s'établir  au  Brésil,  ils  auraient  été  inca- 
pables de  lui  résister.Les  Espagnols  étaient  plus  redoutables. 


(1)  Mémoires  du  cardinal  de  Grajïtbllb,  t.  IV,  p.  659. 

(2)  Id.  t.  IV.  p.  701. 


216  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

mais  Gharles-Quint  et  son  fils  Philippe  II,  avaient,  dans  leur 
fiévreuse  activité,  dispersé  leurs  ressources  et  disséminé  leurs 
soldats  sur  tant  de  points  différents  ;  ils  avaient  formé  de  si 
gigantesques  projets  que,  peu  à  peu,  la  nation  s'épuisait  sous 
cet  effort  continu.  L'Amérique  presque  tout  entière  leur 
appartenait  nominalement,  mais,  à  l'exception  du  Pérou,  du 
Mexique,  et  de  quelques  Antilles,  les  autres  contrées  leur 
échappaient.  Si  la  France,  comme  le  craignait  Simon  Renard, 
avait  eu  la  sagesse  d'accepter  les  propositions  de  ces  deux 
Espagnols,  traîtres  à  leurs  pays,  et  si  elle  avait  distrait  au 
profit  du  Brésil  la  minime  partie  de  cette  vitalité,  de  cette 
exubérance  de  forces  qu'elle  dissipait  au  dehors,  en  mille 
entreprises  stériles,  certes  le  Brésil  nous  appartiendrait 
encore.  Mais  ni  Henri  II,  ni  ses  conseillers,  ni  Coligny  lui- 
même  ne  soupçonnaient  l'importance  de  cette  acquisition 
lointaine,  et,  par  leur  indifférence ,  ils  allaient  inaugurer  la 
longue  série  des  fautes  inavouables  et  des  mécomptes  cons- 
tamment renouvelés  qui  constituent  la  triste  histoire  de  nos 
colonies. 

Mieux  inspiré  que  ses  chefs,  Villegaignon  avait  eu  pourtant 
une  heureuse  idée  qui,  bien  exécutée,  pouvait  assurer  au 
Brésil  Français  un  long  avenir  de  prospérité.  Il  avait  songé  à 
s'adresser  directement  au  chef  des  Protestants  Français,  à 
Calvin  en  personne,  en  le  priant  de  lui  envoyer  un  certain 
nombre  de  colons  destinés  à  faire  souche  d'honnêtes  gens,  et 
à  renouveler  la  population  primitive.  Ici  se  place  dans  la  vie 
de  Villegaignon  un  singulier  épisode,  qui,  de  son  vivant 
même,  fut  discuté  avec  passion,  et  que  les  travaux  de  la  cri- 
tique moderne  n'ont  pas  suffisamment  élucidé.  Il  s'agit  de 
savoir  si  le  vice-amiral,  en  recourant  ainsi  à  Calvin,  avait 
renoncé  au  catholicisme,  ou  bien  s'il  conservait  encore  ses 
convictions  premières.  Les  écrivains  protestants  l'ont  tous 
accusé  d'avoir,  en  cette  circonstance,  abjuré  sa  religion  par 
intérêt,  et  d'être,  plus  tard,  revenu  au  catholicisme,  quand 
son  intérêt  lui  conseilla  cette  seconde  apostasie.  Après  l'avoir 
comblé  d'éloges  jusqu'au  jour  oîi  il  parut  s'éloigner  des  doc- 


FONDATION  DU  PORT  COLIGNY.  217 

trines  Romaines,  ils  Faccablent  d'outrages  à  partir  du  mo- 
ment où  il  revint  aux  doctrines  de  sa  jeunesse.  Ils  affectent 
même  de  le  traîner  dans  la  boue.  Ils  le  surnomment  le  Gain 
de  FAmérique.  Ils  composent  même  contre  lui  des  pam- 
phlets (i)  orduriers  ou  du  moins  grossiers.  Les  écrivains 
catholiques  au  contraire  n'ont  jamais  cessé  de  considérer 
Villegaignon  comme  un  ardent  défenseur  de  leur  cause.  Ils 
rappellent  avec  complaisance  les  grands  services  par  lui 
rendus  à  la  cause  de  la  chrétienté  à  Malte,  devant  Alger  ou 
en  Hongrie;  ils  font  remarquer  qu'il  expia  une  défaillance 
momentanée  par  toute  une  vie  d'abnégation  et  de  sacrifices. 
Nous  n'avons  pas  la  prétention  d'instituer  ici  une  controverse 
théologique,  d'autant  plus  que  nous  manquerions  de  compé- 
tence ;  au  moins  nous  sera-t-il  permis  de  soulever  ce  problême 
historico-psychologique ,  et  de  rechercher  de  sang-froid, 
puisque  nous  sommes  désintéressé  dans  la  question,  si  Ville- 
gaignon a  fait  litière  de  ses  opinions  pour  arriver  à  ses  fins, 
ou  si  les  sanglants  reproches  qu'on  lui  adressa  sont  réellement 
mérités. 

Le  protestantisme  en  France  avait  recruté  des  partisans 
surtout  dans  la  bourgeoisie  et  la  petite  noblesse  de  province. 
Villegaignon,  par  son  origine  et  son  éducation,  était  très  au 
courant  des  opinions  nouvelles.  A  l'exemple  de  beaucoup  de 
ses  contemporains,  le  goût  de  la  controverse  religieuse  l'en- 
traîna sans  doute  plus  loin  qu'il  n'am*ait  voulu.  Dans  la  cha- 
leur de  la  discussion  ou  dans  l'entraînement  de  l'improvisa- 
tion, il  aura  peut-être  présenté  ses  opinions  de  telle  façon 
qu'on  les  aura  mal  interprétées.  Peut-être  même  aura-t-il 
laissé  entendre  qu'il  n'attendait  qu'une  occasion  favorable 
pour  se  convertir  au  protestantisme,  et,  comme  on  croit  aisé- 
ment ce  qu'on  désire,  les  écrivains  du  parti  réformé,  déçus 
dans  les  espérances  que  leur  avait  fait  entrevoir  sa  conver- 
sion probable,  n'ont  pas  caché  leur  dépit  en  apprenant  qu'il 


(1)  Voir  plus  loin,  troisième  partie,  §  i. 


218  HISTOIRE  DT  BRÉSIL  FRANÇAIS. 

restait  catholique.  En  réalité  Milegaignon  ne  s'eit  jamais 
prononcé  ouYertement.  Chevalin'  de  Malte,  il  était  forcé  de 
(aire  profession  de  catholicisme  :  il  eût  été  de  sa  part  plus 
qu'imprudent  de  rompre  avec  un  ordre  puissant  :  de  plus  son 
protecteur,  le  cardinal  de  Lorraine,  était  le  chef  avoué  du 
parti  catholique;  enfin  Vill^aignon  connaissait  assez  bien  les 
hommes  et  les  choses,  et  avait  une  expérience  suffisante  pour 
comprendre  que  la  masse  de  la  population  et  les  fonc^on- 
naires  resteraient  toujours  en  France  invinciblement  attachés 
à  la  vieille  religion.  D'un  autre  côté,  il  avait  besoin  des  pro- 
testants pour  ses  futurs  desseins,  et  ne  se  dissimulait  pas 
l'importance  de  l'appoint  qu'ils  apporteraient  à  sa  colonie 
brésiUenne  par  leur  dévouement,  par  leur  esprit  d'entreprise 
et  leurs  richesses.  J'imaginerais  plutôt  que,  déterminé  à  res- 
ter catholique,  Villegaignon  avait  l'intention  de  ménager  en 
même  temps  les  protestants.  Il  ne  demandait  qu'à  vivre  en  paix 
avec  les  uns  et  avec  les  autres,  car  il  avait  également  besoin 
des  catholiques  et  des  protestants.  Il  appartenait  à  ce  parti 
qui  naissait  à  peine,  et  ne  devait  acquérir  d'importance 
qu'une  trentaine  d'années  plus  tard  (i),  le  parti  des  Politiques, 
comme  on  les  nomma  :  citoyens  intelligents,  en  avance  sur 
leur  siècle,  grands  esprits  ou  nobles  cœurs  qui  auraient 
voulu  des  concessions  réciproques  et  répugnaient  aux  réso- 
lutions extrêmes  ;  mais,  en  temps  de  crise,  les  modérés  ont 
toujours  tort.  On  ne  comprend  ni  leurs  ménagements,  ni 
leurs  hésitations.  Leur  indifférence  passe  pour  de  la  dupli- 
cité, et  leurs  tâtonnements  sont  taxés  de  fourberie.  Villegai- 
gnon devait  être  une  des  victimes  de  l'opinion.  Les  contem- 
porains, qui  ne  comprenaient  pas  sa  secrète  pensée,  lui  ont 
prêté  leurs  préjugés  et  leurs  passions.  Les  uns  n'ont  pas 
voulu  admettre  que  son  opinion  n'était  pas  encore  faite,  et 


(1)  Mais,  â  ce  moment,  Villegaignon  aura  renoncé  à  ses  idées 
de  tolérance,  et  sera  fort  compromis  parmi  les  exagérés  du  parti 
catholique. 


FONDATION   DU   FORT  COLIONY.  219 

roat  accusé  de  trahison  ;  les  autres,  quand  il  se  prononça 
décidément,  T attaquèrent  avec  d'autant  plus  de  violence 
qu'ils  avaient  un  moment  compté  sur  son  concours  actif  et 
son  utile  appui. 

En  l'absence  de  tout  document  impartial,  il  est  donc  à  peu 
près  impossible  d'exposer  les  sentiments  religieux  de  Ville- 
gaignon.  Au  moins  essaierons-nous,  et  cela  en  nous  appuyant 
sur  des  faits  authentiques,  de  raconter  ses  hésitations  et  de 
montrer  comment  catholiques  ou  protestants  ont  pu,  à  tour  de 
rôle,  se  méprendre  sur  ses  véritables  opinions. 

Nous  constaterons  tout  d'abord  que  Villegaignon  était 
encore  catholique  quand  il  quitta  la  France.  Sans  doute  il 
avait  fait  de  nombreuses  avances  au  parti  protestant,  et  c'était 
un  des  chefs  de  ce  parti,  l'amiral  Goligny,  qui  patronait  son 
entreprise  ;  mais  si  réellement  Villegaignon  s'était  décidé  à 
partir  au  Brésil  par  zèle  pour  le  calvinisme  qu'il  aurait  em- 
brassé et  pour  ménager  une  retraite  sûre  à  sas  nouveaux 
coreligionnaires,  qu'avait-il  besoin  d'emporter  des  livres  et 
des  ornements  d'église  cathoUque  (i)  ?  Pourquoi  des  moines 
et  des  prêtres  l'accompagnaient-ils  ?  Pourquoi  jusqu'au  der- 
nier moment,  suivit-il  les  offices  avec  régularité,  et  pratiqua- 
-t-il  toutes  les  cérémonies  extérieures  du  catholicisme  !  Enfin 
et  surtout  pourquoi  les  deux  tiers  au  moins  de  son  équipage 
et  de  ses  colons  appartenaient-ils  à  l'ancien  culte  ?  Il  lui  eût 
été  pourtant  bien  facile  de  n'amener  avec  lui  que  des  protes- 
tants, ou  tout  au  moins  de  laisser  en  France  les  livres,  les 
ornements  d'Eglise  et  les  prêtres  catholiques.  De  plus,  une 
fois  débarqué  en  Amérique,  il  se  serait  empressé  de  rompre 
avec  les  prêtres  catholiques  et  d'adopter  les  pratiques  nou- 
velles. Or  il  n'en  fit  rien.  Jamais  il  n'inquiéta  dans  l'exercice 
de  leur  religion  ceux  de  ses  hommes  qui  appartenaient  au 
catholicisme.  Jamais  il  ne  se  sépara  de  Thevet,  de  Gointa  et 


(1)  Mémoires  de  Claude  Haton,  ouv.  cit. 


220  HISTOIRE  DU   BaÉSIL   FRAXÇAIS. 

des  autres  prêtres,  pas  plus  que  des  livres  théologiques, 
dont  il  faisait  au  contraire  sa  lecture  habituelle.  Eafin  son 
premier  acte,  en  arrivant  au  Brésil,  fut  de  prier  Thevet  de 
recevoir  sa  confession  et  de  lui  administrer  la  communion 
dans  la  messe  solennelle  de  la  (i)  Noël  (1555). 

Ville^^aignon  était  donc  catholique  pratiquant  quand  il 
quitta  l'Europe,  et  catholique  resta-t-il  lorsqu*il  débarqua  au 
Brésil.  Mais  conserva-t-il  toujours  la  pureté  et  l'intégrité  de 
sa  foi  ?  N*inclina-t-il  pas  à  un  certain  moment  vers  les  doc- 
trines nouvelles?  Nous  avouerons  ici  qu'il  nous  faut  recon- 
naître à  tout  le  moins  de  singulières  hésitations  dans  sa 
conduite  ultérieure  :  non  pas  qu'il  ait  précisément  fait  profes- 
sion de  calvinisme,  mais  il  pencha  très-fort  de  ce  côté,  et 
quand,  plus  tard,  il  répudia  toute  idée  de  conversion,  et 
devint  le  champion  déterminé  de  la  religion  officielle,  il  avait 
néanmoins  par  ses  imprudences  donné  sur  lui  assez  de  prise 
pour  que  ses  ennemis  aient  presque  eu  le  droit  de  l'accuser 
d'apostasie. 

Gomment  s'opéra  cette  pseudo-conversion  ?  Les  protestants 
formaient  à  peu  près  le  tiers  des  émigrants,  et  ils  constituaient 
la  partie  intelligente  et  surtout  morale  de  la  colonie  ;  car  ils 
s'étaient  jusqu'alors  recrutés  surtout  dans  la  petite  noblesse 
de  province  et  les  classes  bourgeoises.  Tous  les  officiers  et 
les  principaux  colons  appartenaient  donc  au  protestantisme. 
Gomme  Villegaignon,  en  quittant  l'Europe,  leur  avait  promis- 
la  liberté  de  conscience,  ils  s'exprimaient  ouvertement,  même 
en  sa  présence,  sur  le  dogme  ou  les  cérémonies  au  sujet  des- 
quels la  scission  s'était  opérée  entre  les  deux  religions.  Ces 
questions  de  controverse  religieuse  ne  nous  passionnent  plus 
aujourd'hui,  parce  que,  d'un  commun  accord,  on  évite  de  les 
soulever  ;  mais  nous  n'apprendrons  rien  à  personne  en  rap- 
pelant ici  l'aigreur  et  la  vivacité  des  discussions  sur  ce  point, 
quand  par  hasard  il  s'en  élève  entre  personnes  du  même 


(1)  Thbvit,  Singularités  de  la  France  antarctique. 


FONDATION   DU   FOUT  COLIGNY.  221 

monde  et  de  la  même  instruction.  Au  milieu  du  XVP  siècle 
ces  intéressants  problèmes  occupaient  tous  les  esprits:  On 
les  discutait  avec  autant  de  feu  et  de  passion  qiie  nous  dis- 
cutons aujourd'hui  les  questions  d'économie  sociale  ou  poli- 
tique. Par  malheur  la  discussion  ne  restait  pas  toujours  dans 
les  hauteurs  sereines  de  la  théorie,  et  aux  arguments  théolo- 
giques succédaient  trop  souvent  les  coups  de  force  et  les 
démonstrations  brutales.  Villegaignon  et  les  protestants  qui 
l'entouraient  aimaient  à  soulever  ces  redoutables  problèmes. 
Ils  recherchaient  même  la  discussion  sur  ces  brûlantes  ma- 
tières. Quelques-unes  des  objections  de  ses  contradicteurs 
firent  sur  l'esprit  du  vice-amiral  une  vive  impression.  La 
lecture  attentive  de  la  Bible  et  des  pères  acheva  de  le  trou- 
bler. Jean  Gointa,  le  docteur  en  Sorbonne,  sur  les  opinions 
duquel  il  aimait  à  s'appuyer,  assistait  la  plupart  du  temps  à 
ces  tournois  théologiques.  C'était  un  esprit  inquiet,  dont  les 
croyances  étaient  mal  assises.  Les  objections  des  protestants 
l'avaient  d'abord  irrité,  puis  ému.  Le  doute  s'empara  de  lui. 
Au  lieu  de  soutenir  Villegaignon  et  de  l'encourager  à  la 
résistance,  il  augmenta  son  trouble.  Quanta  Thevet,  il  appar- 
tenait, sans  doute,  à  l'école  de  ceux  qui,  de  parti  pris,  repous- 
sent toute  discussion.  Il  ne  semble  pas  avoir  pris  part  à  ces 
<iébats  théolo^iques,  et,  si  parfois  il  y  intervint,  ce  fut  pour 
commander  et  jamais  pour  discuter.  Or  Villegaignon  avait 
alors  besoin  non  pas  d'ordres  impératifs  mais  de  raisonne- 
ments. Il  voulut  tenter  une  expérience.  Puisque  ses  conseil- 
lers naturels,  Cointa  et  Thevet,  ou  bien  l'abandonnaient,  ou 
bien  ne  le  secondaient  pas,  il  écouta  ses  officiers  protestants, 
et  forma  le  projet  de  demander  à  Calvin,  son  ancien  condis- 
ciple à  l'Université  de  Paris,  un  ministre  pour  éclaircir  ses 
doutes  et  rendre  le  repos  à  sa  conscience. 


2f2  HISTOIRE  DU  BRÉSIL   FRANÇAIS. 


LES    COLONS    GENEVOIS. 


I.  —  Arrivée  des  Cîolons. 


Villegaignon  venait  de  prendre  une  grave  détermination  en 
s'adressant  ainsi  à  Genève.  Sans  doute  il  ne  rompait  pas 
encore  avec  le  catholicisme,  mais  il  faisait  une  avance  au  parti 
opposé,  et,  de  la  part  d'un  défenseur  officiel  du  vieux  culte, 
cette  démarche  devait  avoir  et  eut  un  grand  retentissement. 
Il  est  vrai  que  le  vice-amiral  essaya  d'en  atténuer  les  consé- 
quences en  demandant  de  nouveaux  colons  en  même  temps 
qu'un  nouveau  ministre.  Il  espérait  peut-être  que  l'arrivée  de 
ces  émigrants  ferait  oublier  la  présence  au  milieu  d'eux  d'un 
ministre.  Cette  petite  habileté  ne  réussit  pas.  Les  Catholiques 
se  persuadèrent  que  Villegaignon  les  trahissait,  et  les  Protes- 
tants de  leur  côté  acceptèrent  avec  empressement  cette  ouver- 
ture, convaincus  qu'elle  était  comme  la  préparation  et  l'annonce 
de  la  conversion  prochaine  du  vice-roi  de  la  France  antarctique. 
Ainsi  que  l'écrit  (1)  Léry  :  c  II  écrivit  et  envoya  expressément 
homme  à  Genève,  requérant  l'Eglise  et  les  ministi'es  dudit 
lieu  de  luy  ayder  et  le  secourir  autant  qu'il  leur  serait  possible 
en  ceste  sienne  tant  saincte  entreprise.  Mais  surtout,  afin  de 
poursuyvre  et  advancer  en  diligence  l'œuvre  qu'il  avoitentre- 
prius,  et  qu'il  désiroit,  disoit-il,  de  continuer  de  toutes  ses 
forces,   il  prioit  instamment,  non-seulement  que    on    luy 
envoyast  des  ministres  de  la  parole  de  Dieu  :  mais  aussi  pour 
tant  mieux  reformer  luy  et  ses  gens,  et  mesme  pour  attirer  les 
sauvages  à  la  cognoissance  de  leur  salut,  que  quelque  nombre 


(1)  LÉRT,  oQv.  cit.  S  i. 


LES  COLONS   GENEVOIS.  223 

d'autres  personnages  bien  instruits  en  la  religion  chrestienne 
accompagnassent  lesdits  ministres  pour  l'aller  trouver.  »  Cres- 
pin  (1)  est  également  afflrmatif  :  «  Aceste  cause  en  la  plus  grande 
diligence  qu'il  lui  fut  possible,  fit  entendre  aux  ministres  de 
Genève  la  nécessité  des  pasteurs  et  moissonneurs  où  il  estoit  : 
s'estant  retiré  là  seulement  pour  entendre  les  loix  et  ordon- 
nances de  Dieu.  Et  attendu  que  de  longtemps  il  avait  conceu 
une  sainte  opinion  de  leur  vie  et  reformation  de  la  religion 
chrestienne,  il  avoit  prins  la  hardiesse  de  les  prier  comme 
ses  frères,  de  luy  vouloir  prester  secours,  faveur,  conseil  et 
ayde.  » 

Depuis  que  Calvin  s'était  retiré  à  Genève,  cette  ville  était 
devenue  comme  la  citadelle  du  Protestantisme.  A  cette  source 
brûlante  de  conviction  et  d'éloquence  venaient  puiser  leurs 
inspirations  d'ardents  missionnaires,  qui  répandaient  ensuite 
au  loin  la  doctrine  et  les  idées  du  Réformateur.  Fiers  du  rôle 
qu'ils  jouaient,  les  Genevois  se  prêtaient  aux  volontés  souvent 
despotiques  du  maître  qu'ils  s'étaient  choisi.  Au  premier  signal 
ils  couraient  exécuter  ses  ordres,  et  n'hésitaient  pas  à  s'expa- 
trier pour  lui  plaire.  Villegaignon  qui  connaissait  et  ces  dis- 
positions des  Genevois  et  le  caractère  de  Calvin,  pensa  qu'ils 
répondraient  à  son  appel,  et,  de  la  sorte,  moitié  par  désir  de 
connaître  à  fond  les  doctrines  nouvelles  dont  on  lui  parlait 
tant,  moitié  pour  augmenter  les  ressources  et  assurer  l'avenir 
de  la  colonie,  il  prit  cette  hardie  résolution  qui  devait  lui 
causer  tant  d'ennuis,  et  ruiner  à  jamais  le  Brésil  français. 

Calvin  accueiUit  avec  plaisir  la  proposition  très  inattendue 
de  son  ancien  condisciple.  C'était  pour  lui  tout  à  la  fois  une 
satisfaction  d'amour-propre  et  un  apaisement  de  conscience 
que  la  pensée  de  propager  sa  doctrine  au  Nouveau  Monde  par 
l'intermédiaire  d'un  chevalier  de  Malte.  Il  assembla  aussitôt 
le  Conseil,  lui  communiqua  la  lettre  de  Villegaignon,  et,  après 
avoir  obtenu  son  assentiment,  s'occupa  d'organiser  l'expé- 
dition. 


(2)  Gbespin,  GUY.  cit.  p.  404. 


22  i  HISTOIHE   DU    BRÉSIL   KRANÇAIS. 

Il  y  avait  alors  à  Genève  un  vieux  gentilhomme  français, 
nommé  Dupont  de  Corguilleray,  protestant  convaincu  qui  avait 
cru  trouver  auprès  de  Calvin  un  asile  et  le  repos.  Goligny. 
dont  il  avait  été  le  voisin  de  campagne  à  Ghàtillon-sur-Loing, 
faisait  grand  cas  de  ses  vertus  (1)  et  de  son  caractère.  Bien 
qu'il  fût  déjà  sur  le  déclin  de  Tâge,  Calvin  pensa  que,  par  zèle 
pour  les  intérêts  de  la  religion,  il  consentirait  à  conduire  au 
Brésil  les  colons  genevois,  et  apporterait  à  Villegaignon  le 
concours  de  l'expérience  et  l'autorité  de  son  nom.  Corguilleray 
accepta  sans  hésitation,  «  quoy(2)  qu'il  fust  ia  vieil  et  caduc,  si 
est-ce  que  pour  la  bonne  affection  qu'il  avoit  de  s'employer  à 
un  si  bon  œuvre,  postposant,  et  mettant  en  arrière  tous  ses 
autres  affaires,  mesmes  laissant  ses  enfants  et  sa  famille 
de  si  loin,  il  accorda  de  faire  ce  qu'on  requérait  de  lui.  » 

Calvin  s'occupa  ensuite  de  trouver  des  ministres  de  la  parole 
divine.  Il  n'avait  pour  ainsi  dire  que  l'embarras  du  choix,  car 
de  nombreux  solliciteurs  se  pressaient  autour  de  lui,  fiers 
d'exécuter  ses  ordres  et  de  porter  à  ces  peuples  inconnus 
les  doctrines  dont  ils  étaient  comme  pénétrés.  L'apôtre  du 
Protestantisme  choisit  un  homme  de  cinquante  ans,  Pierre 
Richier,  et  un  jeune  pasteur,  Guillaume  Chartier,  qui  n'en 
avait  que  trente.  Il  espérait  que  le  sens  rassis  du  premier 
atténuerait  la  fougue  du  second,  et  qu'ils  se  compléteraient  l'un 
et  l'autre  par  leurs  qualités  contradictoires.  Richier  était  un 
ancien  carme  déchaussé,  docteur  en  théologie,  qui  n'avait 
abjuré  qu'après  mûre  réflexion,  et  apportait  dans  ses  nouvelles 
fonctions  une  conviction  raisonnée.  Il  était  érudit  et  disert, 
bien  que  trop  porté  à  abuser  des  formules  scholastiques,  calme 
et  froid,  mais  d'une  froideur  qui  n'excluait  pas  la  passion,  car 
il  attaqua  plus  tard  Villegaignon  avec  un  acharnement  extra- 


(1)  Haa.g.  France  Protestante.  Article  Dupont  de  Corguilleray. 
Cf.  La  Popellinière.  Histoire  des  trois  mondes^  p.  6. 

(2)  LÉRY,  ouv.  cité,  §  I. 


LES   COLONS   GENEVOIS.  225 

ordinaire,  et  lança  contre  lui  de  violents  factums  (1).  Quant  à 
Guillaume  Ghartier  il  avait  toute  Tardeur  du  néophyte,  et 
partait  pour  le  Brésil  bien  résolu  à  y  mourir,  s'il  le  fallait, 
pour  assurer  le  triomphe  de  la  bonne  cause  :  admirable  instru- 
ment de  propagande,  que  Calvin  avait  choisi  en  connaissance 
de  cause;  peut-être  était-il  trop  raide  dans  ses  manières,  trop 
absolu  dans  ses  idées,  mais  n'était-ce  pas  comme  le  signe 
distinctif  des  disciples  immédiats  de  Calvin,  vraies  barres 
d'acier  que  rien  ne  pouvait  faire  plier? 

Après  les  chefs  il  fallait  songer  aux  simples  colons.  L'envoyé 
de  Villegaignon  avait  raconté  aux  Genevois  monts  et  merveilles 
sur  le  Brésil.  Il  n'avait  cessé  de  vanter  les  ressources  du  sol, 
la  beauté  du  climat,  les  inépuisables  richesses  des  forêts.  Il 
s'était  engagé  en  outre,  au  nom  de  son  maître,  à  largement 
payer  tous  ceux  qui  consentiraient  à  l'accompagner  au  Nouveau 
Monde.  Il  avait  promis  «  de  donner  (2)  honnestes  gages  aux 
artisans,  pensions  aux  femmes  de  ceux  qui  seroyent  mariez, 
aux  autres  entretenemens  de  toutes  choses,  qui  leur  seroyent 
nécessaires  pour  la  vie  :  et  mesme  octroi  de  retourner  libre- 
ment en  France,  le  cas  avenant  qu'ils  ne  se  trouvassent  bien, 
ou  qu'on  ne  les  voulust  recevoir  selon  les  promesses  faites  en 
en  pleine  assemblée  au  dit  lieu  de  Genève.  »  Mais  les  Genevois 
ne  se  fiaient  pas  à  ces  belles  paroles.  A  tort  ou  à  raison  Ville- 
gaignon ne  leur  inspirait  aucune  sympathie,  et  le  Brésil  leur 
paraissait  une  région  dangereuse.  D'ailleurs  Dupont  de  Cor- 
guilleray,  qui  ne  voulait  tromper  personne,  et  tenait  beaucoup 
plus  à  la  qualité  qu'au  nombre  des  futurs  colons,  ne  cachait 
ni  les  inconvénients  ni  les  dangers  de  l'expédition  projetée.  Il 


(1)  Libri  duo  apologetici  contra  N,  Durandum  qui  se  cognonimai 
Yillagagnonem,  1561.  Réfutation  des  folles  resveries  et  mensonges 
de   N,  Durand,    dict  le  chevalier  de    Villegaignon.  1562.  Brief 
sommaire  des  traditions  de  Calvin  etc.  Cf.  Haag.  France  Protes- 
tante. Article  Richier. 

(2)  Crespin.  ouv.  cit.  p.  406. 

15 


226  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

exagérait  même  la  longueur  du  chemin  :  «  il  adioustoit  (1) 
qu'estant  par\'enu  en  ceste  terre  d'Amérique,  il  se  faudroit 
contenter  de  manger,  au  lieu  de  pain,  d'une  certaine  farine 

laite  de  racine,  et  quant  au  vin,  nulles  nouvelles aussi  tous 

ceux  qui  aymans  mieux  la  théorique  que  la  pratique  de  ces 
choses,  n'ayans  pas  volonté  de  changer  d'air,  d'endurer  les 
flots  de  la  mer,  la  chaleur  de  la  zone  torride,  ni  de  veoir  le  * 
Pôle  antarctique,  ne  voulurent  point  entrer  en  Uce,  ni  s'enroller 
et  embarquer  en  tel  voyage.  »  Mais  Calvin  avait  parlé  :  ses 
moindres  désirs  étaient  des  ordres  pour  les  Genevois.  Onze 
d'entre  eux  se  décidèrent  à  suivre  au  Brésil  Corguiileray  et 
les  deux  ministres.  On  a  conservé  leurs  noms  :  Pierre  Bordon, 
Mathieu  Veraeuil  (2),  Jean  Dubordel  (3;,  André  Lafon,  Nicolas 
Denis,  Jean  Gardien,  Martin  David,  Nicolas  Raviquet,  Nicolas 
Carmeau^  Jacques  Rousseau  et  Jean  de  Léry.  Pour  la  plupart 
c*étaient  des  artisans  ;  car  Villegaignon  avait  expressément 
recommandé  que  les  nouveaux  colons  pussent  lui  rendre  des 
services  matériels  :  ainsi  Bordon  était  tourneur,  Verneuil 
menuisier,  Dubordel  coutelier,  etc. 

Le  plus  intelligent  des  colons,  le  seul  qui  n'exerçât  pas  de 
profession,  bien  que  Thevet  ait  plus  tard  essayé  de  tourner 
en  plaisanterie  son  talent  de  cordonnier,  était  Jean  de  Lery, 
le  futur  historien  de  l'expédition.  C'était  un  jeune  Bourgui- 
gnon, né  en  1534  à  la  Margelle-Saint-Seine  (4),  dont  les  pa- 
rents avaient  de  bonne  heure  embrassé  le  protestantisme,  et 
qui,  pour  obéir  à  une  iiTésistible  vocation,  était  allé  à  Genève 
étudier  la  théologie.  Il  s'attacha  aux  pas  de  Calvin,  et  suivit 
ses  cours  de  théologie,  ses  prédications  et  son  enseignement. 


(1)  LÉRY,  CUV.  cit.  §  II. 

(2)  Vermeil  d'après  Crespin  ôt  Thevet  :  nous  avons  suiti  les  indi- 
cations de  Léry. 

(3)  Bourdel  d'après  Thevet. 

(4)  Département  de  laCôte-d'Or. 


LES  COLONS   GENEVOIS.  227 

On  (1)  a  prétendu  que  Calvin  lui  avait  conféré  les  ordres 
sacrés  dès  Tâge  de  vingt  et  un  ans  :  mais  telle  n'était  pas 
l'habitude  de  Réformateur.  D'ailleurs  Léry  a  pris  soin  de 
déclarer  dans  son  ouvrage  (2)  que  les  deux  pasteurs  étaient 
Richier  et  Chartier,  et  que  lui  «  tant  pour  la  bonne  volonté 
que  Dieu  lui  avoit  donnée  dès  lors  de  servir  à  sa  gloire,  que 
curieux  de  voir  ce  monde  nouveau,  fut  de  la  partie.  »  Il 
n'était  donc  et  ne  pouvait  être  en  1555  qu'étudiant  en  théolo- 
gie. Il  se  préparait,  sans  doute,  à  consacrer  à  la  prédication 
du  nouvel  Evangile  l'ardeur  et  la  foi  qui  débordaient  en  lui, 
mais  il  était  trop  jeune  encore  pour  devenir  un  des  acolytes 
immédiats  du  Réformateur. 

Le  10  septembre  1556,  les  quatorze  Calvinistes  quittèrent 
Genève  après  avoir  reçu  les  dernières  instructions  et  les  béné- 
dictions de  Calvin.  Ils  n'étaient  certes  pas  nombreux,  mais 
tous  résolus  :  moins  des  colons  que  des  missionnaires  dé- 
terminés à  fonder  en  Amérique  comme  une  succursale  de 
Grenève.  Il  semble  que  les  écrivains  contemporains  n'ont  pas 
compris  importance  de  ce  départ.  Ils  se  contentent  d'enre- 
gistrer le  fait,  mais  sans  le  faire  suivre  d'aucune  réflexion. 
N'était-ce  pas  cependant  une  démarche  singulière  de  la  part 
du  représentant  officiel  de  la  couronne  au  Nouveau  Monde 
que  d'appeler  à  lui  des  hérétiques?  La  liberté  religieuse  pros- 
crite dans  l'ancien  continent  allait- elle  donc  s'établir  en  Amé- 
rique ?  Aussi  les  Genevois  avaient-ils  grand  hâte  d'arriver  à 
cette  terre  promise.  Ils  le  désiraient  d'autant  plus  vivement 
qu'ils  craignirent  un  instant  que  leur  voyage  ne  fut  arrêté  dès 
le  début,  au  moment  même  où  ils  traversaient  la  France  pour 
aller  chercher  sur  les  côtes  de  Normandie  le  vaisseau  qui  les 
conduirait  au  Brésil.  La  guerre  venait  en  effet  d'éclater  de 
nouveau  entre  la  France  et  l'Espagne.  Henri  II  avait  signé  une 
alliance  offensive  et  défensive  avec  le  pape  Paul  IV,  vieillard 


(1)  Senebier.  Histoire  littéraire  de  Genève,  t.  II,  p.  28- 

(2)  LÉRY,  ouv.  cit.  §  I. 


22^8  HISTOIUE   DU    BUÉSIL    FRANÇAIS. 

plein  de  zèle  pour  l'Eglise,  mais  dur,  violent,  tout  disposé 
aux  mesures  extrêmes.  Il  était  à  craindre  que  la  persécution 
protestante  ne  fût  le  prix  de  cette  alliance.  Aussi  quand  les  Ge- 
nevois passèrent  à  Châiillon-sur-Loing  pour  y  présenter  leurs 
hommages  à  Goligny,  ce  dernier  les  engagea  très-fort  à  per- 
sévérer dans  leur  entreprise,  mais  à  ne  point  s'attarder  en 
France. 

Nos  Genevois  restèrent  pourtant  un  mois  entier  à  Paris. 
Ils  y  furent  rejoints  par  quelques  coreligionnaires,  «  car  (1) 
pour  lors  les  feux  estoient  allumez  par  tous  les  quartiers  de 
France,  qui  esmeut  plusieurs  personnes  de  bon  zèle  et  affec- 
tion à  s'assurer  à  la  compagnie  des  ministres  ».  C'étaient  des 
Parisiens,  des  Champenois  et  des  Normands  :  les  premiers 
étaient  attirés  par  l'attrait  de  la  nouveauté  ;  les  seconds  son- 
geaient au  Brésil  parce  que  Villegaignon  était  leur  compa- 
triote ;  quant  aux  Normands  ils  étaient  tout  disposés  par  leur 
caractère  et  leurs  habitudes  aux  lointains  voyages.  Peu  à  peu 
la  petite  troupe  grossissait  et  devenait  importante.  Tous  en- 
semble se  rendirent  à  Rouen,  et,  de  là,  à  Honfleur  qu'on  leur 
avait  désigné  comme  port  d'embarquement. 

Le  roi  Henri  II  venait  de  se  décider  à  envoyer  une  seconde 
escadre  au  Brésil,  et  il  en  avait  confié  le  commandement  au 
propre  neveu  de  Villegaignon,  au  capitaine  Bois  le  Comte. 
Le  roi  non  seulement  donnait  à  Bois  le  Comte  trois  beaux 
navires,  mais  encore  prenait  à  sa  charge  tous  les  frais  d'équi- 
pement et  d'armement.  Il  avait  fini  par  s'intéresser  à  l'entre- 
prise, et  d'ailleurs,  puisqu'il  était  en  guerre  avec  l'Espagne, 
et  n'ignorait  pas  combien  ses  ennemis  redoutaient  l'immixtion 
de  la  France  dans  les  affaires  américaines,  n'était-ce  pas  un 
acte  de  bonne  politique  que  de  favoriser  une  expédition  qui 
les  mécontentait  si  fort?  Le  plus  singulier  c'est  que  les  redou- 
tables questions  religieuses  qui  se  débattaient  alors  semblent 
avoir  été  laissées  de  côté  par  les  intéressés.  On  ne  voulait 


^1)  CRK6P1N',  ouv.  cit.  p.  407. 


i 


LES   COLONS   GENEVOIS.  229 

pas  s*inquiéter  des  croyances  religieuses  des  émigraiits.  Co- 
ligny  d'un  côté  encourageait  les  Genevois  et  tous  ses  coreli- 
gionnaires de  France  à  partir  pour  le  Brésil,  car  il  croyait  à 
la  tolérance  de  Villegaignon;  Henri  II,  d'un  autre  côté,  inter- 
venait personnellement  dans  les  préparatifs  de  Texpédition, 
car  il  continuait  à  avoir  confiance  en  Villegaignon,  et  le 
croyait,  comme  par  le  passé,  un  fervent  défenseur  du  catho- 
licisme. Autrement  il  l'aurait  destitué  au  lieu  de  lui  envoyer 
des  renforts.  Goligny  et  le  roi  étaient  donc  également  per- 
suadés que  le  vice-amiral  leur  appartenait.  Est-ce  à  dire  qu'il 
les  avait  trompés  tous  les  deux  ?  En  réalité  la  confusion  la 
plus  grande  régnait  dans  les  esprits.  On  s'attendait  à  de 
graves  événements,  et  on  affectait  une  ignorance  qui  n'existait 
pas.  Comme  à  toutes  les  époques  troublées,  on  ne  croyait  que 
ce  qu'on  avait  intérêt  à  croire.  Villegaignon  sera  bientôt  la 
victime  de  cette  fausse  situation,  et,  par  malheur,  il  entraî- 
nera dans  sa  ruine  la  France  brésilienne. 

La  petite  flotte  mit  à  la  voile  le  19  novembre  1556.  Elle  se 
composait  de  trois  navires.  Le  plus  grand  s'appelait  la  Grande 
Roberge.  Son  capitaine  était  Sainte-Marie  de  l'Epine.  Il  avait 
pour  pilotes  Jean  Humbert  et  Jean  le  Menu,  tous  deux  de 
Honfleur.  Cent  vingt  personnes,  matelots,  soldats  ou  colons, 
formaient  son  équipage.  Le  plus  petit  mais  le  meilleur  voilier, 
la  Petite  Roberge,  avec  quatre-vingts  hommes  d'équipage, 
portait  le  pavillon  de  Bois  le  Comte.  Le  troisième  navire  s'ap- 
pelait, du  nom  de  son  capitaine,  la  Rosée.  Il  était  monté  par 
quatre-vingt-dix  personnes,  dont  six  jeunes  gens  destinés  à 
servir  d'interprètes,  et  cinq  jeunes  filles  sous  la  direction 
d'une  femme  plus  âgée.  Elles  devaient  se  marier  au  Brésil. 
On  ne  sait  si  elles  partirent  volontairement  ou  si  c'étaient  des 
condamnées,  auxquelles  on  permettait  de  se  réhabiliter  par 
leur  travail  et  leur  bonne  conduite.  Ce  furent  les  premières 
Françaises  qui  passèrent  au  Brésil,  «  dont  les  sauvages  dudit 
pays,  écrit  naïvement  Léry  (1)  n'en  ayans  iamais  veu  aupara- 


(1)  LÉRY,  OUV.  cit.  §  II. 


280  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

vant  de  vestues,  lurent  bien  esbahis  à  leur  arrivée  ».  On  com- 
mençait à  comprendre  que  Tunique  moyen  de  retenir  des 
émigrants  sur  une  terre  étrangère  était  de  les  y  rattacher  par 
les  liens  de  la  famille.  Il  est  fâcheux  que  l'expérience  n'ait 
pas  été  tentée  sur  des  proportions  plus  étendues.  Six  femmes 
pour  une  population  de  plusieurs  centaines  d'hommes  ne  suf- 
fisaient pas  à  constituer  une  famille  sérieuse,  et  pouvaient, 
au  contraire,  créer  par  leur  petit  nombre  et  les  passions 
qu'elles  exciteraient  de  sérieuses  difficultés .  On  peut  juger 
des  scènes  effroyables  de  jalousie  ou  des  disputes  atroces  dont 
elles  seraient  Toccasion  par  ce  qui  est  arrivé  en  Californie 
aux  premiers  jours  de  la  découverte  des  gisements  aurifères, 
et  par  ce  qui  se  passe  journellement  au  Colorado,  (1)  et  dans 
toutes  les  régions  où  les  femmes  ne  sont  pas  assez  nom- 
breuses pour  adoucir  les  mœurs  par  les  doux  liens  de  l'habi- 
tude.  Mais  on  était  alors  dans  la  période  des  tâtonnements  en 
matière  de  colonisation,  et,  à  tout  prendre,  c'était  un  réel 
progrès  que  d'avoir  décidé  l'austère  Villegaignon  à  consentir 
à  la  présence  de  quelques  Françaises  au  milieu  de  ses 
hommes. 

Léry  nous  a  conservé  la  relation  du  voyage  de  ces  deux 
cent  quatre-vingt-dix  nouveaux  colons.  Elle  est  fort  curieuse 
parce  qu'elle  donne  sur  les  usages  maritimes  de  l'époque  des 
détails  cractéristiques.  La  loi  du  plus  fort  régnait  alors  sur 
la  mer.  Tout  navire  rencontré  au  large  était  considéré  comme 
une  proie  par  celui  qui  était  le  mieux  armé,  comme  un  danger 
par  celui  qui  se  sentait  le  plus  faible.  On  ne  soupçonnait  seu- 
lement pas  les  règles  du  droit  international,  admises  aiyour- 
d'hui  par  tous  les  peuples  civilisés.  Le  pavillon  national 
n'était  qu'une  faible  sauvegarde.  Chaque  nôvire  devait  porter 
avec  lui  ses  garanties.  Aussi  partait-on  pour  une  entreprise 
de  commerce  comme  pour  une  expédition  de  guerre.  Tous  les 


(1)  Hepworth  Dixon.   La  Nouvelle  Amérique.  Trad.  Chasles, 
p.  225-231. 


LES   COLONS   GENEVOIS.  231 

bâtiments  portaient  des  canons,  comme  en  ont  encore  aujour- 
d'hui'ceux  qui  voyagent  dans  les  mers  chinoises  et  malaises 
infestées  par  les  pirates.  «  De  même  (1)  que  l'anarchie  féodale 
avait  enfanté  sur  terre  des  bandes  d'aventuriers  et  de  bri- 
gands mercenaires,  qui,  sous  le  nom  de  brabançons,  de 
routiers,  de  grandes  compagnies,  de  condottieri  entraient  au 
service  de  qui  les  voulait  payer,  et  rançonnaient  également 
amis  et  ennemis,  de  même  la  mer  était  couverte  de  corsaires 
qui,  en  temps  de  guerre,  se  mettaient  à  la  solde  des  puissances 
belligérantes;  la  paix  venue,  ils  continuaient  leur  métier, 
leur  seul  moyen  d'existence.  Vrais  loups  de  mer,  ils  n'a- 
vaient d'autre  patrie  que  leur  nef,  d'autre  loi  que  le  sabre 
et  la  poudre  ».  Les  équipages  de  Bois  le  Conte  étaient  en 
grande  partie  recrutés  parmi  ces  aventuriers.  Tacitement 
encouragés  par  leur  chef,  qui  les  laissait  faire  parce  qu'il 
partageait  leurs  profits,  fiers  de  leur  formidable  artillerie  (2), 
ils  commirent  sur  toute  leur  route  dé  véritables  actes  de  bri- 
gandages, pour  lesquels  ils  seraient  aujourd'hui  condamnés 
par  tous  les  tribunaux. 

A  peine  les  trois  vaisseaux,  après  avoir  longé  les  côtes 
anglaises,  avaient-ils  pénétré  dans  l'Océan  qu'îU  rencontrèrent 
deux  navires  marchands,  de  nationalité  anglaise,  qui  reve- 
naient d'Espagne  chargés  de  riches  productions  de  ce  pays. 
On  était  alors  en  guerre  avec  l'Angleterre,  dont  la  reine,  Marie 
Tudor,  avait  signé  avec  l'Espagne  une  alliance  offensive  et 
défensive  contre  la  France.  Bois  le  Comte  avait  donc  le  droit 
d'arrêter  ces  deux  navires,  mais  non  celui  de  les  piller,  et 
c'est  pourtant  ce  qu'il  ordonna,  parce  qu'il  était  le  plus  fort, 


(1)  PuiSEUx.  Charte  relative  à  Vhistoire  maritime  de  la  Nar~ 
mandie  au  XVI,  siècle.  Société  des  antiqiiaii^s  de  Nornàandie, 
1852,  p.  7. 

(2)  LÉRY,  ouv.  cit.  §  II.  «  n  y  avoit  dix  huit  pidce»  de  bronze,  et 
plus  de  treutea  berches  et  mousquets  de  fer,  sans  les  autres  muni- 
tions de  guerre,  en  celuy  où  l'estois.  » 


23^  HISTOIRE    DU    BHÉSIL   FRANÇAIS. 

et,  comme  le  dit  Léry  avec  uiie  ironie  mélancolique,  «  parce  (i) 
que  i'ay  veu  pratiquer  sur  mer  ce  qui  se  fait  le  plus  souvent 
en  terre  :  assavoir  que  celuy  qui  a  les  armes  au  poing,  et  qui 
est  le  plus  fort,  l'emporte  et  donne  la  loi  à  ses  compagnons.» 

Dupont  de  Corguilleray  et  les  deux  ministres  genevois  ne 
purent  cacher  leur  étonnement  et  leur  indignation,  quand  ils 
assistèrent,  malgré  eux,  à  cette  scène  de  pillage  éhonté.  Ils 
essayèrent  de  représenter  à  Bois  le  Comte  et  à  ses  honmies 
toute  rindignité  de  leur  conduite,  mais  leurs  observations 
furent  inutiles.  Quelques-uns  essayèrent  de  se  retrancher  der- 
rière les  instructions  de  Villegaignon  ;  certains  matelots  «  dé- 
clarèrent (2)  apertement  que  c'estoit  le  défaut  de  vivres  qui  les 
contraignoit  ce  faire  »  ;  mais  ce  n'étaient  là  que  de  mauvaises 
défaites.  D'autres  plus  francs  leur  répondirent  «  (3)  que  c'est 
la  guerre  et  la  coustume,  et  qu'ils  se  faut  accommoder  ».  Il 
s'en  trouva  même  qui  accueillirent  fort  mal  leurs  observations, 
et  les  accablèrent  d'injures  au  lieu  de  raisons.  «  Aussi  les 
ministres  et  autres  eurent-ils  la  bouche  close  de  là  en  après, 
sans  oser  peu  ou  point  reprendre  le  faict  des  mariniers,  et 
encores,  ce  qu'ils  en  parloyent  familièrement,  estoit  prins  en 
dérision  et  moquerie  (4)  ». 

Le  voyage  fut  marqué  par  plusieurs  incidents  de  même 
nature.  Sur  toute  sa  route  l'escadre  de  Bois  le  Conte  continua 
«  àdégraisser»,  suivant  la  pittoresque  expression  d'Aubigné, (5) 
les  navires  qu'elle  rencontra.  Le  5  décembre,  à  la  hauteur  du 
cap  Saint- Vincent,  un  navire  irlandais  fut  arrêté,  auquel  on 
se  contenta  de  prendre  quelques  tonneaux  de  vin  d'Espagne, 
des  figues  et  des  oranges.  Le  12,  l'escadre  arrivait  en  vue  des 


(1)  LÉRY,  id.  id. 

(2)  LÉRY,  CUV.  cit.  §  II. 

(3)  LÉRY,  id.  id. 

(4)  Crsspin,  ouv.  cit.  p.  408. 

(5)  D*AvBiQf^±,  Histoire  universelle ,  liv.  I.  §.  xvi.  éd.  1616.  p.  41. 


LES   COLONS   GENEVOIS.  233 

Canaries.  Une  vingtaine  de  soldats  et  de  matelots  descendirent 
à  terre  dans  l'espoir  de  faire  du  butin.  Les  Espagnols  étaient 
sur  leurs  gardes,  car  ils  se  souvenaient  encore  de  l'affaire 
de  Villegaignon,  et  •  ils  les  rembarrèrent  (1)  de  telle  façon 
qu'au  lieu  de  mettre  pied  à  terre,  ils  n'eurent  que  haste  de  se 
retirer  en  mer  »  ;  mais  ils  se  vengèrent  en  prenant  une  cara- 
velle de  pêcheurs,  dont  ils  emportèrent  jusqu'aux  voiles,  et 
qu'ils  coulèrent  à  fond  en  la  quiltant.  Ils  étaient  tellement 
furieux  d'avoir  été  prévenus  dans  leurs  projets  que,  malgré 
les  vents  qui  devenaient  défavorables,  ils  croisèrent  trois 
jours  entiers  dans  ces  parages,  attendant  l'occasion  de  s'em- 
parer de  quelque  navire  ou  d'opérer  une  descente.  Le  mer- 
credi 16  décembre,  le  vent  changea  brusquement.  Une  des 
barques  qu'on  avait  envoyées  pour  surveiller  la  côte  chavira 
et  les  deux  hommes  qui  la  montaient  faillirent  périr.  Bois  le 
Comte  ordonna  de  lever  les  ancres  et  de  continuer  le  voyage, 
mais  en  passant  à  travers  l'archipel.  Dès  le  surlendemain,  18 
décembre,  la  Gran  Ganaria  était  en  vue,  et  Léry  ainsi  que  les 
colons  qui  n'avaient  pas  encore  navigué  admiraient  le  magni- 
fique spectacle  que  présente  le  pic  de  Téjiérilfe  avec  sa  cime 
neigeuse  et  ses  ilancs  verdoyants.  Bois  le  Conte  se  préoccu- 
pait médiocrement  des  beautés  du  paysage.  Il  aurait  voulu 
débarquer  pour  renouveler  ses  provisions  d'eau  et  ses  vivres 
frais,  mais  l'éveil  était  donné.  Les  Espagnols  faisaient  bonne 
garde.  On  les  voyait  suivre  sur  le  rivage  les  mouvements  de 
l'escadre.  D'ailleui-s  le  vent  était  contraire.  Bois  le  Conte  dut 
renoncer  à  ses  projets,  et  ordonna  de  prendre  le  large. 

Le  dimanche  20  décembre,  une  caravelle  portugaise  fut 
signalée.  Elle  était  sous  le  vent  et  ne  pouvait  échapper  à  la 
poursuite  de  l'escadre.  Elle  ne  l'essaya  même  pas,  et  vint  se 
ranger  à  bord  de  la  Pelitc  Roberge.  Bois  le  Comte  en  cette  cir- 
constance avait  au  moins  l'excuse  des  représailles.  On  sait  que 
les  marins  portugais,  quand  ils  étaient  en  force,  ne  ména- 

(1)  LÉRT,  ônv.  cit.  %  n. 


9M  HISTOiRE  ne  BRÉSIL  rRA3tCJUS. 

gesiïeni  pa»  ceux  de  notre  nation  :  c  Qr,  en  vouloient-îls  i  ces 
naiionsif  écrit  la  Popellinière  (1),  pour  ce  qu'elles  défendent 
aux  François  sur  tous  la  descente  es  ferres  qu'ils  disent  avoir 

premiers  descouverts jusques  à  avoir  escorché  vifs  et 

autrement  tyrannisé  nombre  de  François  nommément  de 
Normandie  plus  coustumiers  à  ce  voya^  qu'aultres^  lesquels 
ne  s'y  trouvèrent  les  plus  fins  ny  les  plus  forts.  »  Bois  le 
Comte  était  donc  fondé  jusqu'à  un  certain  point  à  considérer 
comme  de  bonne  prise  le  navire  portugais.  S'il  s'était  con* 
tenté  de  le  joindre  aux  siens,  et  de  l'emmener  au  Brésil, 
certes  nous  ne  trouverions  rien  à  redire  à  cet  acte,  quelque 
illégal  qu'il  fût,  puisque  nous  n'étions  pas  en  guerre  avec  le 
Portugal  :  mais  il  trouva  moyen  d'aggraver  cet  acte  de  pira- 
terie par  l'odieux  traitement  qu'il  fit  subir  à  ses  prisonniers. 
Le  capitaine  de  la  caravelle  portugaise,  comprenant  tout 
do  suite  à  qui  il  avait  affaire,  n'essaya  pas  de  l'apitoyer  sur 
son  sort  en  le  suppliant  de  lui  rendre  son  navire.  Comme  il 
connaissait  les  us  et  coutumes  de  l'Océan  et  que,  sans  aucun 
doute,  il  ne  se  serait  pas  comporté  autrement  s'il  l'avait  pu, 
il  pria  seulement  Bois  le  Comte  de  lui  confier  une  barque  et 
quelques  matelots  déterminés,  se  faisant  fort  de  capturer  un 
autre  navire,  cas  auquel  on  lui  rendrait  le  sien.  La  proposi- 
tion était  originale.  Le  commandant  de  l'escadre  l'agréa,  et 
donna  au  Portugais  une  barque  avec  vingt^six  soldats,  qui  prît 
la  tôte  du  convoi. 

Le  25  décembre,  nos  écumeurs  de  mer  rencontrèrent  une 
caravelle  espagnole,  chargée  de  sel,  et  s'en  emparèrent  après 
une  courte  résistance.  Bois  le  Comte  la  considérant  comme 
de  bonne  prise  y  fit  immédiatement  passer  une  partie  de  ses 
hommes,  et  la  joignit  à  son  escadre.  Strictement  fidèle  à  sa 
promesse,  il  rendit  au  Portugais  son  navire,  mais  il  aurait 
été  plus  humain  en  immolant  tout  de  suite  ses  compagnons 
et  lui.  En  effet  «  nos  mariniers  (2)  (cruels  qu'ils  furent  en  cest 


(l)  La  PoPELLiNiàits.  Histoire  des  trois  motides,  8*«  partie,  p.  3. 
(d)  LArt,  ouv,  cit.  §  u. 


LES  COLONS   GENEVOIS.  285 

endroit)  ayans  mis  tous  les  Espagnols,  dépossédez  de  la  leur, 
pesle  mesle  parmi  les  Portugalois,  non  seulement  ils  ne  lais- 
sèrent morceau  de  biscuit  ni  d'autres  vivres  à  ces  pauvres 
gens,  mais  qui  pis  est,  leur  ayant  deschiré  leurs  voiles,  et 
mesme  esté  leur  petit  basteau,  sans  lequel  toutes  fois  ils  ne 
pouvoient  approcher  ni  aborder  terre,  ie  croy,  par  manière 
de  dire,  qu'il  eust  mieux  valu  les  mettre  en  fond,  que  les 
laisser  en  tel  estât.  Et  de  faict  estans  ainsi  demeurez  à  la 
merci  de  Feau,  si  quelque  barque  ne  survint  pour  les  secou- 
rir, il  est  certain  ou  qu'ils  furent  enfin  submergez,  ou  qu'ils 
moururent  de  faim.  »  Telles  étaient  les  mœurs  maritimes  du 
XVP  siècle  !  Aussi  que  de  drames  inconnus,  que  d'émou- 
vantes péripéties  à  jamais  ignorées  eurent  alors  pour  uniques 
témoins  les  abîmes  de  l'Océan  !  Il  est  vrai  que  les  Genevois 
protestèrent  contre  cet  acte  inique,  mais  ils  ne  formaient 
qu'une  infime  minorité,  et  leur  voix  se  perdit  sans  écho.  Au 
moins  a-t-elle  retenti  dans  l'histoire,  et  la  postérité  condam- 
nera, comme  l'avait  fait  Léry,  la  barbarie  du  commandant 
français. 

A  défaut  de  sentiments  philantropiques,  Bois  le  Comte 
avait  l'intelligence  nette  et  précise  de  ses  affaires.  Il  suivait 
en  ce  moment  une  des  routes  fréquentées  par  les  navires  de 
commerce  portugais  et  espagnols,  et,  comme  il  se  sentait  en 
force,  il  se  gardait  bien  ^e  s'en  écarter.  L'opération  était 
excellente.  Les  Portugais  et  les  Espagnols  n'étaient  pas  habi- 
tués à  rencontrer  dans  cette  direction  des  navires  français  et 
ils  s'y  étaient  engagés  en  toute  sécurité.  Le  26  décembre,  on 
signala  un  navire  portugais.  Les  matelots  avaient  grande 
envie  de  le  piller  encore,  mais  Bois  le  Comte  inclina  cette 
fois  vers  la  clémence.  Il  se  contenta  de  «  quelques  respects, 
et  (1)  on  les  laissa  aller  sans  leur  rien  oster.  »  Le  29  décem- 
bre, ce  fut  le  tour  d'un  bâtiment  espagnol.  «  Il  luy  (2)  ftit 


(1)  LÉRY,  CUV.  cit.  §  II. 

(2)  LÉRY,  id.  id. 


236  HISTOIRE   DD    BRESIL    FRANÇAIS. 

pris  du  vin,  du  biscuit  et  d'autres  victuailles  ;  mais  surtout  le 
capitaine  regretta  merveilleusement  une  poule  qu'on  luyosta» 
car,  comme  il  disoit,  quelque  tourmente  qu'il  fist,  ne  laissant 
point  de  pondre,  elle  luy  fournissait  tous  les  iours  un  œuf 
frais  dans  son  vaisseau.  »  Les  navires  français  étaient  sans 
doute  surchargés,  et  le  pillage  devenait  impossible  ;  autre- 
ment on  ne  s'expliquerait  pas  que  Bois  le  Comte  ait  ainsi 
laissé  échapper  cette  double  prise. 

Le  plus  singulier,  c'est  que  Léry  et  ses  compagnons  s'habi- 
tuaient insensiblenrent  à  ces  prouesses.  De  même  que,  dans 
un  roman  célèbre,  le  jeune  Hermann  Schulz  ne  peut  s'empê- 
cher de  rendre  justice  aux  vaillants  compagnons  d'Hadji 
Stavros,  le  roi  des  Montagnes,  ainsi  les  Genevois  admiraient 
avec  naïveté  la  bravoure  des  équipages.  Lorsque,  le  dimanche 
4  janvier  1557,  l'homme  en  vigie  au  sommet  du  grand  mât 
eut  signalé  à  l'horizon  cinq  caravelles,  et  que  nos  matelots, 
joyeux  de  cette  aubaine  inattendue,  firent  le  branle-bas  de 
combat,  et  se  disposèrent  à  tomber  sur  cette  flotte,  Léry  décrit 
avec  animation  leurs  préparatifs,  et  partage  presque  leur 
déconvenue  quant  la  flotte  signalée  eut  disparu.  Il  ajoute, 
comme  pour  s'excuser  de  ce  mouvement  dont  il  rougit: 
«  Néantmoins  (1)  nos  capitaines,  maistres,  soldats  et  mariniers 
la  pluspart  Normans,  nation  aussi  vaillante  et  belliqueuse 
sur  mer  qu'autre  qui  se  trouve  #iujourd'hui  voyageant  sur 
l'Océan,  avoyent  en  cest  equippage  non  seulement  résolu 
d'attaquer  et  combattre  l'armée  navale  du  Roy  de  Portugal, 
si  nous  l'eussions  rencontrée,  mais  aussi  se  promettoient  d'en 
remporter  la  victoire.  » 

Depuis  plusieurs  semaines  on  était  en  mer,  et,  comme  on 
n'avait  pu  aborder  nulle  part,  on  commençait  à  souffrir  du 
manque  d'eau.  Les  provisions  en  étaient  presque  épuisées, 
et  le  peu  qui  restait,  distribué  d'une  main  avare,  répugnait 
tellement  au  goût  «  qu'il  n'y  avoit  si  bon  cueur  qui  n'en  cra- 


(1)  LXRY,  CUV.  cit.  §  II. 


LES   COLONb    GENEVOIS.  237 

chast:  mais,  qui  estoit  bien  encore  le  pis,  quand  on  en 
beuvoit,  il  falloit  tenir  la  tasse  d'une  main,  à  cause  de  la 
puanteur,  boucher  le  nez  de  Tàutre  ».  Les  vivres  se  faisaient 
rares,  et  le  biscuit  tombait  en  miettes.  La  chaleur  devenait 
intolérable  ;  des  grains  fréquents  tombaient  sur  les  navires, 
et  décourageaient  les  équipages.  Il  était  grand  temps  de 
débarquer,  ou  sinon  le  scorbut  allait  éclater  et  les  matelots 
ou  soldats  refuseraient  tout  travail.  Par  bonheur  un  vent 
favorable  poussait  Tescadre  vers  la  côte  américaine,  qui  fut 
signalée  le  26  février  1557,  à  huit  heures  du  matin.  Aussitôt 
les  équipages  poussèrent  des  cris  de  joie,  et,  le  soir  du  même 
jour,  ils  jetaient  Tancre  à  une  demie-lieue  du  rivage,  tout 
près  d'une  montagne  que  Léry  appelle  Huassou,  et  qu'on  a 
cru  retrouver  entre  le  Rio  Mucuri  et  le  Rio  Doce,  dans  la  pro- 
vince brésilienne  actuelle  de  Espiritu  Santo.  Attirés  par  le 
bruit  des  salves  de  canon,  les  naturels  accoururent  au  rivage. 
Ils  appartenaient  à  la  tribu  des  Margaiats,  alliés  du  Portugal, 
et  ennemis  déclarés  de  la  France.  Quelques  matelots  se 
jetèrent  dans  une  barque,  et  s'approchèrent  de  la  côte,  mais 
en  se  tenant  hors  de  portée  des  flèches.  Us  montraient  de  loin 
des  couteaux,  des  miroirs,  des  peignes  pour  les  échanger 
contre  des  vivres  frais.  Les  Margaiats,  sans  se  faire  prier 
davantage,  en  apportèrent  sur  le  champ.  Six  d'entre  eux 
et  une  femme  n'hésitèrent  même  pas  à  monter  à  bord  de  la 
Petite  Roberge.  Léry  et  ses  compagnons  se  pressèrent  autour 
d'eux,  car  ils  n'avaient  pas  encore  vu  de  Brésiliens,  et  les 
regardèrent  avec  avidité.  Les  Margaïats,  sans  paraître  étonnés 
de  cette  curiosité,  parcouraient  le  navire,  touchaient  à  tous 
les  instruments  dont  ils  ne  connaissaient  pas  l'usage,  et 
demandaient  aux  matelots,  avec  une  cupidité  qu'ils  ne  pre- 
naient pas  la  peine  de  dissimuler,  de  vouloir  bien  leur  donner 
divers  menus  objets  qui  excitaient  leurs  convoitises.  On  leur 
distribua  des  vêtements  et  du  linge,  entre  autres  des  che- 
mises dont  ils  firent  un  plaisant  usage.  Ils  les  avaient  passés 
sur  leyurs  corps,  mais  à  peine  rentrés  dans  leurs  barques,  ils 
les  retroussèrent  pour  ne  pas  les  abîmer,  jusqu'au  dessus  du 


288  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

nombril.  «  Ne  voila-t-il  pas,  s'écrie  à  ce  propos  Léry,  d'hon- 
nestes  officiers  et  une  belle  civilité  pour  des  ambassadeurs? 
Car  nonobstant  le  proverbe  si  commun  en  la  bouche  de  nous 
tous  de  par  de  ça:  assavoir  que  la  chair  nous  est  plus  proche 
et  plus  chère  que  la  chemise,  eux,  au  contraire,  pour  nous 
montrer  qu'ils  n*en  estoient  pas  là  logez,  et  possible  poui'  une 
magnificence  de  leur  pays  en  nostre  endroit,  en  nous  mons- 
trant  le  cul  préférèrent  leurs  chemises  à  leur  peau  (1)  ». 

Le  lendemain,  dimanche  27  février,  on  rencontra  un  fort 
portugais  (2),  Spiritu  Santo,  avec  lequel  on  échangea  inuti- 
lement quelques  coups  de  canon.  Nos  compatriotes  conti- 
nuèrent à  longer  la  côte,  et  arrivèrent  en  pays  ami,  à  Tape- 
miry  (3).  Les  Tupinambas,  alliés  de  la  France,  succédaient 
aux  Margaïats.  Plusieurs  des  matelots  avaient  déjà  navigué 
dans  ces  parages.  Ils  signalaient  à  leurs  camarades  les  prin- 
cipaux accidents  du  terrain.  Ils  leur  faisaient  remarquer  la 
forme  étrange  des  collines  «  faites  (4)  en  pointe  de  chemi- 
née »,  et  admirer  la  végétation  luxuriante,  qui  s'étalait  sur 
leurs  flancs.  L'escadre  longea  successivement  le  pays  des 
Onetacas  et  celui  des  Maqhués  (5),  puis  doubla  le  cap  Frio  ; 
mais,  le  mardi  2  mars,  elle  fut  assaillie  par  un  vent  furieux 
qui  faillit  la  briser  sur  les  petites  îles  de  Maqhué  (6).  Ces 
vents  dangereux  régnent  encore  sur  la  côte.  On  les  nomme 
les  pamperos.  Ils  sont  presque  aussi  redoutables  que  les  cy- 
clones de  rOcéan  indien  (7).  Si  les  ancres  qui  retenaient  la 


(1)  LÉRY,  CUV.  cit.  §  V. 

(2)  Aujourd'hui  près  de  Victoria,  dans  la  province  de  Espiritu 
Santo. 

(3)  Aujourd'hui  ville  et  rivière  d'Itapemurim  dans  la  province 
de  Espiritu  Santo. 

(4)  LÉRT,  ouv.  cit.  §  Yi 

(5)  Aujourd'hui  Macahé  dans  la  province  de  Rio  de  Janeiro* 

(6)  Aujourd'hui  Santa  Anna  ot  Papagayos. 

(7)  Liais.  Le  Brésili  p.  312. 


LES   COLONS   GENEVOIS.  239 

Petite  Roberge  n'avaient  pas  tenu  bon,  le  navire  était  jeté  à 
la  côte  et  tout  Téquipage  périssait.  Il  est  vrai  que  les  pam- 
peros  tombent  aussi  rapidement  qu'ils  se  lèvent.  Dès  le  len- 
demain la  mer  était  apaisée,  et  Tescadre  entrait  en  relation 
avec  les  Tupinambas,  qui  leur  donnaient  des  nouvelles  toutes 
fraîches  de  Villegaignon. 

D'ordinaire  les  navires  français  s'arrêtaient  au  havre  du 
cap  Frio.  Ils  y  prenaient  des  vivres  frais,  et  échangeaient 
leurs  marchandises  avec  les  indigènes.  Mais  Bois  le  Comte 
avait  hâte  de  rendre  compte  de  sa  mission  à  son  oncle.  D'ail- 
leurs ses  instructions  lui  prescrivaient  d'arriver  au  plus  vite 
au  fort  Coligny,  et  non  de  commercer  avec  les  Brésiliens.  Les 
colons  partageaient  son  impatience.  Il  donna  Tordre  du  départ 
définitif.  «  Par  quoy  (1)  dès  le  soir  de  ce  même  iour  ayans 
appareillé  et  fait  voiles,  nous  singlasmes  si  bien  que  le 
dimanche  septième  de  mars  1557,  laissans  la  haute  mer  à 
gauche,  du  costé  de  l'est,  nous  entrasmes  au  bras  de  mer  et 
rivière  d'eau  salée  nommée  Ganabara  par  les  sauvages  ». 
Dès  que  la  petite  escadre  eut  découvert  le  pavillon  français 
qui  flottait  au  sommet  du  fort  Coligny,  elle  le  salua  de  toute 
son  artillerie.  Les  canons  de  la  citadelle  rendirent  immédia- 
tement le  salut,  et  le  débarquement  commença.  Léry  et  ses 
compagnons  venaient  ainsi  d'achever  le  long  voyage  qui  de 
Genève  les  avait  conduits  à  Rio.  Ce  ne  devait  être  que  le 
commencement  de  leurs  aventures,  et,  par  malheur,  de  leurs 
tribulations. 


II.  —  Discussions  Théologiqubs. 

A  peine  débarqués,  les  nouveaux  venus  se  mirent  à  genoux, 
et  remercièrent  la  Providence  de  leur  avoii*  accordé  une  heu- 
reuse traversée,  puis  ils  tendirent  la  main,  en  signe  d'union, 


(i)  LÉRY,  CUV.  cit.  §.  V. 


240  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

au  gouverneur  général  qui  était  venu  à  leur  rencontre  en 
grand  appareil,  revêtu  du  plus  somptueux  de  ses  costumes, 
entouré  de  sa  garde  écossaise,  et  au  bruit  des  canons  du  fort 
répété  par  les  échos  de  (1)  la  baie.  L'entrevue  fut  cordiale  : 
A  peine  Dupont  de  Gorguilleray  et  les  deux  ministres 
avaient-ils  présenté  leurs  lettres  de  créance  à  Villegaignon, 
que  ce  dernier  les  assurait  de  ses  bonnes  dispositions,  et 
trouvait  quelques  mots  heureux  pour  leur  faire  entendre  ses 
idées  de  tolérance.  Les  deux  ministres  affectèrent  de  prendre 
celte  ouverture  pour  un  engagement,  et,  pour  entrer  tout  de 
suite  en  matière,  déclarèrent  à  Villegaignon  avec  une  impé- 
tuosité toute  genevoise  qu'ils  étaient  venus  en  Amérique  sur- 
tout pour  y  fonder  une  Eglise  réformée.  Le  vice-amiral  ne 
s'attendait  peut-être  pas  à  une  mise  en  demeure  aussi 
prompte;  mais,  comme  il  tenait  à  ne  pas  décourager  les  nou- 
veaux venus,  il  leur  répondit  sans  se  déconcerter  qu'il  ne  s'y 
opposerait  pas  :  «  Quant  (2)  à  moy,  ayant  voirement,  depuis 
longtemps  et  de  tout  mon  cœur,  désiré  telle  chose,  ie  vous 
reçois  très-volontiers  à  ces  conditions,  mesme  parceque  ie 
veux  que  nostre  Eglise  ait  le  renom  d'estre  la  mieux  reformée 
par  dessus  toutes  les  autres  »;  et  il  ajouta  ces  mots  signifi- 
catifs :  «  le  délibère  d'y  faire  une  retraite  aux  povres  fidèles 
(jui  seront  persécutez  en  France,  en  Espagne  et  ailleurs  outre- 
mer, à  fin  que  sans  crainte  ni  du  Roy,  ni  de  l'Empereur  et 
d'autres  potentats,  ils  y  puissent  purement  servir  à  Dieu  selon 
sa  volonté.  »  Il  Ut  ensuite  assembler  tout  son  monde,  et,  à  la 
tête  de  ses  hommes,  introduisit  les  Genevois  dans  la  plus 
grande  salle  du  fort  Goligny.  Tous  ensemble  se  mettent  à 
genoux,  Richier  invoque  le  Seigneur,  entonne  un  psaume  (3), 


(1)  D'après  Crespin  a  la  poudre  à  canon  n*y  fust  espargnee,  ni 
les  feux  de  ioie,  ni  autre  chose  qu'on  observe  ordinairement  en  tels 
actes.  » 

(2)  LÉRY,  ouv.  cit.  §  VI. 

(3)  Ce   fut  le  psaume  v  :  Vorba  mea  auribus  porcipo,    Domine 
intollige.clamorem  meum. 


LES   COLONS   GENEVOIS.  211 

et  prêche  le  premier  sermon  protestant  qu'on  ait  entendu  au 
Nouveau  Monde,  sur  ce  texte  qui  prêtait  aux  développements 
de  circonstance  :  Je  n'ai  adressé  au  (1)  Seigneur  qu'un 
souhait,  celui  d habiter  dans  sa  maison  tous  les  Jours  de  ma 
vie,  «  Durant  iceluy  (2),  Villegaignon  entendant  exposer  cette 
matière,  ne  cessant  de  ioindre  les  maius,  et  lever  les  yeux  au 
ciel,  de  faire  de  grands  souspirs  et  autres  contenances,  faisait 
esmerveiller  un  chacun  de  nous.  » 

Telle  fut,  d'après  Léry,  la  première  entrevue  du  vice-amiral 
et  de  ses  nouveaux  hôtes.  Léry  fut  sans  doute  témoin  ocu- 
laire, et  son  récit  mérite  quelque  créance,  mais  il  était  trop 
intéressé  dans  la  question  pour  être  impartial,  et  il  a  très- 
probablement  arrangé  la  scène  à  sa  fantaisie,  car  il  n'est  pas 
à  supposer  que  Villegaignon  si  fier,  si  emporté,  si  pénétré  du 
sentiment  de  son  importance  et  de  ses  prérogatives,  se  soit 
ainsi  laisser  dicter  des  conditions  par  des  inconnus,  après 
quelques  minutes  seulement  de  conversation.  Si  réellement 
il  avait  prononcé  à  la  fin  de  son  discours  les  mots  que  lui 
prête  Léry,  Villegaignon  venait  de  contracter  un  engagement 
solennel,  et  de  rompre  avec  le  Catholicisme.  Les  Genevois 
se  sont  sans  doute  mépris  sur  ses  paroles.  Ils  ont  pris  quelques 
formules  de  politesse  banale  pour  de  sérieuses  promesses,  et, 
très  à  tort,  se  sont  crus  autorisés  à  espérer  que  leur  rêves  se 
convertiraient  on  réalité.  De  part  et  d'autre  on  était  de  bonne 
foi.  Ainsi  s'expliqueront  plus  tard  et  la  fermeté  indignée  de 
Villegaignon  qui  se  défendra  d'avoir  jamais  appartenu,  même 
en  intention,  à  l'Eglise  Réformée,  et  la  violence  des  attaques 
dirigées  contre  lui  par  ceux  qui  l'accusèrent  de  les  avoir 
trahis. 

Quelques  jours  après  le  débarquement,  le  1*'  avril,  un  des 
trois  navires  de  Bois  le  Comte,  la  Rosée,  retournait  en  Europe. 


(1)  Texte  tiré  du  psaume  xxvr.  Unam  petii  a  Domino,  hanc  re- 
quiram  etc. 

(2)  LÉRY,  CUV.  cit.  §  VI. 

16 


2il2  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

Un  des  colons  genevois  était  déjà  pris  de  nostalgie,  et  deman- 
dait à  quitter  le  Brésil.  Il  se  nommait  Nicolas  Carmeau.  Ville- 
gaignon  fît  droit  à  sa  demande,  et  même  le  chargea  de  porter 
une  lettre  à  Calvin,  en  réponse  à  celle  que  lui  avait  envoyée 
le  réformateur.  Cette  lettre  a  été  conservée  par  Léry  dans  la 
préface  de  son  livre  (1).  Le  vice-amiral  exposait  à  Calvin  la 
situation,  se  réjouissait  de  Tarrivée  des  nouveaux  émigrants, 
et  terminait  par  ces  paroles  au  moins  étranges  dans  la  bouche 
d'un  catholique  :  «  Nostre  Seigneur  lésus- Christ  vous  veuille 
défendre  de  tout  mal  avec  vos  compagnons,  vous  fortifier 
par  son  esprit,  et  prolonger  vostre  vie  un  bien  long  temps  pour 
l'ouvrage  de  son  Eglise.  »  Il  avait  même  ajouté  de  sa  propre 
main,  en  encre  du  Brésil,  comme  dit  Léry,  cette  curieuse  pro- 
fession de  foi  :  «  Padiousteray  (2)  le  conseil  que  vous  m'avez 
donné  par  vos  lettres,  m'efîfbrçant  de  tout  mon  pouvoir  de  ne 
m'en  desvoyer  tant  peu  que  ce  soit.  Car  de  faict,  ie  suis  tout 
persuadé  qu'il  n'y  en  peut  avoir  de  plus  sainct,  droit,  ny  entier. 
Pourtant  aussi  nous  avons  fait  lire  vos  lettres  en  l'assemblée 
de  nostre  conseil,  et  puis  après  enregistrer,  à  fin  que  s'il 
advient  que  nous  nous  destournions  du  droit  chemin,  par  la 
lecture  d'icelles  nous  soyons  rappeliez  et  redressez  d'un  tel 
fourvoiement.  »  Il  avait  enfin  recommandé  à  Carmeau  «  de  (3) 
dire  de  bouche  à  monsieur  Calvin,  qu'il  le  prioit  de  croire 
qu'à  fin  de  perpétuer  la  mémoire  du  conseil  qu'il  luy  avoit 


(1)  Elle  est  aujourd'hui  déposée  à  la  Bibliothèque  publique  de 
Genève,  et  fait  partie  d'ua  recueil  de  lettres  manuscrites  de  divers 
correspondants  à  Calvin.  Le  recueil  figure  dans  le  Catalogue  sous 
la  rubrique  Manuscrits  latins  n»  110.  Le  manuscrit  n'a  pas  do 
pagination.  L'original  est  en  latin,  la  signature  lacérée  n'a  con- 
servé que  le  prénom  Nicolas.  Une  traduction  française  qui  doit 
être  du  temps  est  annexée  à  l'original  et  a  pour  titre:  Exploits  du 
Roy  de  V Amérique  Villegaignon, 

(2)  LÉRY,  ouv.  cit.  §  VI. 
(8)  LÉRY,  ouv.  cit.  §  VI. 


LES   COLONS   GENEVOIS.  243 

baillé,  il  le  feroit  engraver  en  cuyvre  :  comme  aussi  il  avoit 
baillé  charge  audit  Garmeau  de  luy  ramener  de  France  quelque 
nombre  de  personnes,  tant  hommes,  femmes,  qu'entans,  pro- 
mettant qu*il  défrayeroit  et  payeroit  tous  les  despens  que  ceux 
de  la  religion  feroyent  à  Taller  trouver.  » 

Que  Villegaignon  ait  ou  n'ait  pas,  dès  ce  moment,  embrassé 
le  Calvinisme,  nous  n'avons  pas  à  discuter  encore  ce  pro- 
blème :  Au  moins  nous  faudra-il  reconnaître  que,  fidèle  à  ses 
promesses,  il  usa  vis  à  vis  des  nouveaux  colons  de  la  plus 
large  tolérance.  Les  deux  ministres  eurent  toute  licence 
d'organiser  publiquement  l'exercice  de  leur  culte.  Chaque 
soir,  après  le  travail,  ils  réunissaient  leurs  hommes  pour  les 
prières  communes,  et  leur  prêchaient  l'évangile  du  jour,  A 
tour  de  rôle  ils  prenaient  une  semaine  de  repos,  sauf  le 
dimanche  où  ils  prêchaient  tous  deux.  Administration  régu- 
lière des  sacrements,  enseignement  permanent  de  la  doctrine, 
rien  ne  fut  oubHé.  L'île  aux  Français  devint  une  véritable  suc- 
cursale de  Genève. 

Pour  compléter  l'analogie,  Villegaignon  consentit  à  renoncer 
en  partie  à  son  omnipotence.  11  partagea  son  autorité  avec  un 
Conseil  de  dix  notables,  qu'il  se  contenta  de  présider.  Le  pre- 
mier soin  du  nouveau  Conseil  fut  de  composer  un  règlement 
de  police  intérieure  très  minutieux  et  fort  sévère.  Qu'on  ne 
s'étonne  pas  de  voir  un  homme  tel  que  Villegaignon  descendre 
à  de  si  minces  détails.  L'éducation  qu'il  avait  reçue,  et  sa  jeu- 
nesse passée  tout  entière  à  Malte,  dans  cette  rude  école  de 
discipHne  monacale,  le  prédisposaient  à  cet  amour  de  la 
réglementation.  Les  chevaUers  de  Malte  étaient  alors  de 
vrais  moines  astreints  à  des  pratiques  régulières  et  à  une 
obéissance  absolue.  Bien  que  mêlés  à  la  vie  active,  ils  gar- 
daient toujours  comme  l'empreinte  de  leur  genre  de  vie. 
Longtemps  habitué  à  obéir,  puis  investi  de  commandements 
importants,  Villegaignon  exagérait  peut-être  ce  double  senti- 
ment d'obéissance  non  raisonnéeet  d'autorité  incontestée.  Dur 
et  sévère  pour  lui-même,  il  était  inflexible  pour  les  autres,  et, 


i 


2  a  HISTOIRE    DU    BRÉSIL    FHAN(,:AIS. 

comme  les  ministres  de  Genève,  dans  leur  ardeur  de  néo- 
phytes, Tencourageaient  au  lieu  de  le  retenir,  il  composa  de 
concert  avec  eux  un  règlement,  que  Calvin  lui-même  n'aurait 
pas  désavoué.  Pour  ne  citer  qu'un  seul  de  ces  articles  intem- 
pestifs, ne  s'avisa-t-il  pas  de  renouveler  la  plus  impolitique 
de  ses  ordonnances,  et  de  prononcer  la  peine  de  mort  contre 
tous  ceux  qui  entretiendraient  avec  des  Brésiliennes  des  rela- 
tions illégitimes  ?  Cette  loi  draconienne  fut  exécutée  dans  toute 
sa  rigueur.  Il  n'y  eut  de  dérogation  qu'en  faveur  d'un  inter- 
prète normand,  qu'on  se  contenta  de  mettre  à  la  chaîne. 

Il  est  vrai  que  la  colonie  française  fut  à  ce  moment  saisie 
d'un  véritable  accès  de  ferveur  rehgieuse.  L'enseignement  des 
deux  ministres  porta  ses  fruits.  Il  y  eut  de  nombreuses  con- 
versions. Plusieurs  de  ces  malheureux  prisonniers  de  Paris 
et  de  Rouen,  jetés  par  les  hasards  de  leur  vie  d'une  geôle 
européenne  aux  forêts  du  Nouveau  Monde,  n'avaient  jamais 
eu  les  secours  de  la  religion.  Ils  furent  touchés  par  l'austère 
doctrine  et  les  vertus  des  ministres  protestants.  Ils  vinrent  à 
eux,  furent  traités  avec  des  égards  auxquels  ils  n'étaient  plus 
habitués,  et  acceptèrent  docilement  la  loi  nouvelle.  Villegai- 
gnon  non  seulement  ne  fit  rien  pour  empêcher  leur  conversion, 
mais  encore  sembla  la  favoriser.  Nos  alliés  les  Tupinambas 
venaient  de  lui  vendre  comme  esclaves  dix  jeunes  Margaïats, 
qu'ils  avaient  fails  prisonniers.  Le  vice-amiral,  pris  de  pitié 
pour  leur  jeunesse  et  leur  ignorance,  les  confia  àRichier,  qui 
leur  imposa  les  mains  et  en  lit  des  protestants.  Colons  fran- 
çais et  brésiUens,  tous  alors  semblaient  se  déclarer  en  faveur 
de  la  Réforme,  et  les  défenseurs  attitrés  du  Catholicisme, 
prêtres  ou  commandants,  allaient  s'engager  eux-mêmes  dans 
cette  voie. 

Nous  avons  déjà  parlé  de  Jean  Cointa,  surnommé  Hector, 
de  ce  docteur  en  théologie  de  la  Sorbonne,  dont  les  opinions 
étaient  si  mal  assises,  et  qui  cherchait  péniblement  la  vérité 
religieuse  qu'il  ne  pouvait  saisir.  Le  rôle  de  ce  personnage 
est  fort  complexe.  Avait-il  réellement  conçu  des  doutes  sur 
la  religion  orthodoxe,  ou  n'était-ce  qu'un  ambitieux  vulgaire, 


LES   COLONS   GENEVOIS.  245 

que  le  désir  de  primer  ses  collègues  jeta  dans  Taposlasie  ? 
Tantôt  on  s'intéresse  aux  agitations  de  sa  conscience,  tantôt 
on  traiterait  volontiers  de  trafics  honteux  ses  fréquents  chan- 
gements d'opinion.  Aujourd'hui  catholique  ardent,  demain 
calviniste  convaincu,  bientôt  il  reviendra  à  ses  anciennes 
croyances  ;  et  néanmois,  comme  il  paraît  toujours  sincère,  on 
excuse  presque  ses  hésitations  et  ses  contradictions.  Gointa 
n'aimait  pas  les  ministres  protestants,  car  il  s'était  heurté 
contre  leurs  inflexibles  prétentions,  et,  après  avoir  espéré 
qu'il  les  dominerait  (1),  il  avait  dû  s'avouer  à  lui  même  son 
impuissance  ;  mais,  tout  en  les  haïssant,  il  étudiait  leurs  doc- 
trines, et  plusieurs  de  leurs  objections  le  troublaient  étrange- 
ment. Comme  on  était  alors  dans  toute  la  ferveur  du  début, 
et  que  les  prédications  de  Richier  et  de  Ghartier  avaient  déjà 
déterminé  de  nombreuses  conversions,  Gointa  ne  savait  plus 
quel  parti  prendre.  Partagé  entre  ses  croyances  et  ses  doutes, 
il  eut  la  malencontreuse  idée  de  s'adresser  à  Villegaignon, 
et  le  suppha  de  venir  à  son  aide  en  éclairant  sa  conscience. 

Villegaignon  de  son  côté  était  fort  inquiet.  Il  ne  pouvait  se 
dissimuler  le  rôle  étrange  qu'il  jouait,  lui  chevalier  de  Malte, 
et  représentant  officiel  du  fils  aîné  de  l'Eglise  catholique,  en 
permettant  à  des  hérétiques  de  travailler  ouvertement  à  la 
propagation  de  leurs  doctrines  ;  mais  il  ne  voulait  pas  non 
plus  retirer  sa  parole,  puisqu'il  s'était  engagé  vis  à  vis  de 
Goligny  et  de  Calvin  à  respecter,  en  Amérique,  la  liberté  des 
cultes.  A  ces  soucis  politiques  se  joignaient  des  agitations 
morales.  Villegaignon  était  fort  instruit  ;  il  s'était  soigneuse- 
ment tenu  au  courant  des  questions  théologiques  qui  passion- 
naient ses  contemporains,  et  avait  cru  reconnaître  que  bon 
nombre  des  attaques  dirigées  contre  l'Eglise  établie  étaient 
fondées.  La  lecture  des  ouvrages  de  piété  ou  de  théologie 
qu'il  avait  emportés  avec  lui  d'Europe,  la  fréquentation  des 
Genevois,  et  surtout  les  ardentes  supplications  de  Gointa 


(1)  Crespin,  ouv.  cit.  p.  410. 


246  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

achevèrent  de  le  troubler.  Il  oublia  quelque  temps  son  devoir 
de  chef  d'expédition  pour  devenir  un  sectaire.  L'amour  de 
la  polémique  religieuse  l'emporta  sur  les  préoccupations  ad- 
ministratives. Non  pas  qu'il  se  soit  déclaré  du  jour  au  lende- 
main ;  il  ne  faudrait  pas  prendre  à  la  lettre  les  exagérations 
deLéry,  de  Grespin  et  des  autres  écrivains  protestants.  A  les 
entendre  il  aurait  tout  de  suite  adopté  la  nouvelle  religion. 
Au  contraire,  il  commença  par  exposer  ses  doutes  aux  mi- 
nistres, et  ne  s'engagea  vis  à  vis  d'eux  que  progressive- 
ment. 

La  discussion  roula  d'abord  sur  la  célébration  de  la  Cène. 
Cointa  et  Villegaignon  voulaient  que,  conformément  aux 
anciens  usages  de  l'Eghse,  l'eau  et  le  vin  fussent  mêlés  dans 
la  consécration.  Les  ministres  s'y  refusaient  en  alléguant  les 
Saintes  Ecritures.  «  Ces  disputes  (1)  se  firent  devant  l'admi- 
nistration de  la  Cène,  et  s'appointèrent  légèrement;  pour  le 
moins,  les  parties  d'une  part  et  d'autre  feignoyent  estre  d'ac- 
cord ».  Les  ministres  surtout  firent  de  grandes  concessions, 
car  ils  espéraient  que  leurs  contradicteurs  se  convertiraient 
solennellement,  et  que  cet  exemple  entraînerait  ceux  qui  hési- 
taient encore.  Le  jour  fixé  pour  la  cérémonie  était  le  21  mars. 
Cointa,  fort  ému  par  les  apprêts  de  la  fête,  paraît  en  cette 
occasion  avoir  faibli  devant  les  ministres.  Non  seulement  il 
ne  souleva  pas  de  nouvelles  objections,  mais  encore,  comme 
on  doutait  de  sa  sincérité,  il  consentit,  avant  de  recevoir  la 
communion  des  mains  de  Richier,  et  d'après  les  formes  usi- 
tées à  Genève,  à  faire  la  confession  publique  (2)  de  ses  fautes 
et  à  abjurer  le  cathoHcisme.  Quant  à  Villegaignon,  après  avoir 


(1)  Crespin,  ouv.  cit.  p.  410. 

(2)  Crespin,  Histoire  des  martyrs,  «  Or  pour  ce  que  Cointa  s'es- 
toit  trouvé  fort  estrange  en  disputes  et  en  ses  mœurs  mal  reformé  : 
Fun  des  ministres  le  pria  de  rendre  confession  de  sa  foi  publique- 
ment, afin  que  toute  la  mauvaise  opinion  qu'on  pouvoit  avoir  de 
lui  puis  après  demeurast  du  tout  esteinte.» 


LES   COLONS   GENEVOIS.  2A1 

fait  sortir,  comme  incapables  d'assister  à  ces  saints  mystères, 
les  ouvriers  et  les  matelots  qui  ne  s'étaient  pas  encore 
déclarés  protestants,  il  se  mit  à  genoux,  et  prononça  à  haute 
voix,  deux  oraisons,  que  nous  a  conservées  Léry  (1),  et  qui 
sont,  en  effet,  Texpression  des  opinions  calvinistes.  «  Ces 
deux  prières  finies,  il  se  présenta  le  premier  à  la  table  du 
Seigneur,  et  receut  à  genoux  le  pain  et  le  vin  de  la  main  dii 
ministre  ». 

Le  vice-amiral  venait  de  rompre  avec  l'Eglise  catholique, 
mais  il  semble  ne  pas  avoir  eu  conscience  de  la  gravité  de 
cet  acte.  Il  est  vrai  qu'il  n'abjura  pas  solennellement  ses 
anciennes  erreurs,  ainsi  que  c'était  l'usage  pour  les  nouveaux 
convertis.  Etait-ce  que  Richier  ne  voulait  pas  pousser  trop 
loin  ses  avantages,  et  se  contentait  d'avoir  amené  Villegaîgnon 
à  s'engager  publiquement  ?  Ou  bien  encore  le  chef  de  l'expé- 
dition avait-il  simplement  voulu,  en  prenant  une  part  directe 
à  cette  cérémonie,  prouver  d'une  façon  éclatante,  sa  tolérance 
et  ses  hésitations  !  On  l'ignore  :  toujours  est-il  que  les  Calvi- 
nistes triomphèrent  de  cette  demi-abjuration,  et  que  les 
catholiques  en  furent,  au  contraire,  déconcertés. 

Quelques  années  plus  tard,  Villegaignon  se  défendait  avec 
énergie  non  seulement  d'avoir  abjuré,  mais  même  d'avoir 
conçu  la  pensée  d'une  abjuration.  Il  s'avouait  coupable  d'avoir 
écouté  avec  trop  de  complaisance  des  discours  hérétiques, 
et  d'avoir  autorisé  des  cérémonies  anti-catholiques  ;  il  ne  niait 
ni  sa  présence  au  milieu  des  protestants  dans  cette  fête  du 
21  mars,  ni  les  deux  prières  qu'il  y  prononça  ;  mais  il  affir- 
mait qu'il  s'était  contenté  d'assister  à  la  Cène  sans  y  prendre 
part,  et  que  les  deux  oraisons  que  lui  prêtait  Léry  avaient  été 
imaginés  après  coup.  En  un  mot  il  ne  cessa  de  protester 
contre  l'apostasie  qu'on  lui  imputait.  Ses  amis  l'en  défendent 
également.  Les  écrivains  protestants,  au  contraire,  l'ont  tou- 
jours considéré  comme  un  traître,  ou,  pour  employer  Tex- 


(1)  LÉRY,  CUV.  cit.  S  VI. 


248  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

pression  Lliéolo^ique,  coninie  uu  relaps.  Entre  ces  deux  opi- 
nions conlradidoires  il  est  difficile  de  se  prononcer.  Il  se 
peut  que  Ville^^^aignon,  séduit  un  moment  par  les  opinions 
calvinistes,  laissa  supposer  par  sa  tolérance  qu'il  les  parta- 
geait; mais  j*imagine  qu'il  comprit  bien  vite  et  le  danger 
auquel  il  s'exposait  et  la  honte  qui  rejaillirait  sur  lui,  et  revint 
au  catholicisme  avec  d'autant  plus  d'ardeur  qu'il  s'en  était 
momentanément  éloigné. 

Même  en  admettant  que  Richier  ait  converti  le  viceramiral 
au  calvinisme,  sa  conversion  ne  dura  pas  longtemps.  Quelques 
jours  à  peine  s'étaient  écoulés  depuis  la  célébration  de  la 
Cène  (1),  et  déjà  s'élevaient  de  nouveaux  débats  théologiques 
à  propos  de  l'Eucharistie.  Coinla,  qui  n'avait  pas  peu  con- 
tribué à  pousser  Villegaignon  vers  les  idées  Genevoises,  fut 
encore  le  principal  instrument  de  son  retour  définitif  au  catho- 
licisme. Après  son  abjuration  solennelle,  Gointa  avait  fait  un 
nouveau  pas  en  avant.  Il  venait  de  se  marier  avec  l'une  des 
rares  Françaises,  qui  avaient  consenti  à  venir  au  Brésil. 
G'était  la  nièce  et  l'héritière  d'un  Rouennais,  nommé  La  Ro- 
quette, qui  venait  de  mourir  en  lui  laissant  un  assortiment 
assez  complet  de  marchandises.  Richier  avait  béni  ce  ma- 
riage qui  eut  lieu  le  17  mai  ;  mais  le  nouveau  converti  ne 
tarda  pas  à  regretter  et  son  abjuration  et  son  mariage.  Il  se 
rapprocha  de  Villegaignon,  à  qui  sans  doute  ne  déplaisait 
pas  ce  rôle  de  confident,  et  lui  fit  part  de  ses  nouvelles  inquié- 


(1)  D'après  le  Père  Maimboug,  Histoire  du  Calvinisme,  liv.  IL, 
p.  102  «  Ceux  cy  voulaient  qu'on  retint  les  cérémonies  de  l'Eglise 
Catholique,  et  ceux  là  les  rejettoient  comme  superstitieuses.  Il  se 
trouva  même  que  le  ministre  Richer...  interprétait  d'une  manière 
très  scandaleuse  et  très  impie  ces  paroles  de  l'Evangile:  «  C'est 
l'esprit  qui  vivifie,  la  chair  ne  sert  de  rien,  »  car  il  soutenait  que  le 
verbe  fait  chair...  ne  doit  estre  ni  adoré,  ni  invoqué,  et  qu'ensuite 
la  cène  ou  l'eucharistie,  en  quelque  manière  que  l'on  y  reçoive  le 
corps  de  J.  C,  n'apporte  aucune  utilité  à  celuy  qui  communie.  » 


à 


LES   COLONS   GENEVOIS.  249 

tudes.  Il  ne  pardonnait  pas  aux  ministres  Thumiliation  qu'ils 
lui  avaient  imposée,  en  le  soumettant  seul  à  une  confession 
générale  et  publique,  et,  comme  ses  griefs  particuli3rs  se 
mêlaient  à  des  doutes  sérieux,  il  confondit  sa  haine  et  ses 
inquiétudes  religieuses,  et  pria  Villegaignôn  d'intervenir 
pour  les  dissiper. 

Le  vice-amiral  n'était  déjà  que  trop  porté  par  son  tempé- 
rament et  ses  études  à  se  mêler  à  de  pareilles  discussions. 
«  Renouvelant  (1)  les  questions  comme  ia  assoupies,  eux  deux 
cerchent  occasion  de  calomnier  l'institution  de  l'Eglise  ;  ils 
confèrent  les  ansiens  avec  les  modernes,  et  cottent  la  diffé- 
rence :  et  réduisent  en  catalogue  certains  articles  qu'ils 
affermoient  estre  très-nécessaires  à  retenir  ».•  Richier  et 
Chartier  n'étaient  pas  moins  ardents  à  soutenir  leurs  idées. 
Ce  ne  fut  d'abord  qu'une  simple  contestation  ;  mais  peu  à  peu 
le  débat  s'envenima.  Ainsi  qu'il  arrive  toujours  en  pareille 
matière,  la  discussion  dégénéra  en  personnalité.  D'une  ques- 
tion de  principes  on  fit  une  question  de  personnes,  et  bientôt 
la  scission  fut  complète.  Il  est  vrai  de  dire  que  les  catholiques 
qui  avaient  accompagné  Villegaignôn  au  Rrésil,  et  qui  étaient 
restés  fidèles  à  leurs  opinions,  avaient  vu  de  très  mauvais 
œil  l'arrivée  des  Genevois,  et  l'amitié  que  leur  témoignait 
Villegaignôn.  Ils  n'avaient  pu  s'empêcher  de  lui  exprimer 
leur  étonnement  des  concessions  qu'il  leur  faisait,  et  bientôt 
leurs  plaintes  de  sa  conduite.  A  peine  eurent-ils  compris  que 
le  vice-amiral  regrettait  sa  tolérance  et  revenait  à  eux  qu'ils 
l'entourèrent,  le  soutinrent  dans  ses  résolutions,  et  l'exhor- 
tèrent à  ne  plus  faiblir.  Ils  eurent  l'art  d'éveiller  ses  soup- 
çons au  sujet  de  la  mauvaise  impression  que  produirait  en 
France  la  nouvelle  de  cette  amitié  soudaine  et  des  égards 
intempestifs  prodigués  aux  protestants.  «  Lesdits  (2)  firent 


(1)  Lbry  CUV.  oit.  §  VI. 

(2)  Crespin,  Histoire  des  martyrs  y  p.  411. 


250  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

entendre  à  Villegaignon  que  le  bruit  estoit  grand  en  France 
qu'il  estoit  passé  grand  nombre  ds  Luthériens  dans  sss 
navires  qui  pouvoyent  esmouvoir  le  roy  Henry  à  lui  donner 
beaucoup  d* ennui ,  comme  de  proscrire  son  bien,  retenir  ses 
navires,  empescher  qu'homme  ne  lui  donnast  secours.  A  quoi 
il  pensa  bien  longtemps,  et  imaginant  que  cela  se  pourroit 
faire,  délibéra  d'y  pourvoir  ». 

Villegaignon  était  déjà  fort  ébranlé  dans  ses  croyances  par 
ses  propres  réflexions.  Cointa,  qui  s'efforçait  de  regagner  le 
temps  perdu,  excitait  d'un  autre  côté  son  impatience,  mais 
le  vice-amiral  avait  donné  sa  parole  aux  Genevois,  et  il  lui 
répugnait  de  la  violer.  Aussi  se  détermina-t-il  à  attendre  une 
occasion  favorable  pour  se  déclarer.  Les  protestants  s'étaient 
aperçus  sans  peine  des  nouvelles  dispositions  du  gouverneur; 
mais,  comme  ils  avaient  besoin  de  sa  protection,  ils  le  ména- 
geaient et  se  tenaient  sur  leurs  gardes.  Néanmoins  Villegai- 
gnon, qui  cherchait  une  occasion  de  rupture,  ne  tarda  pas  à 
la  rencontrer.  Vers  la  fin  du  mois  de  mai,  Richier  célébrait 
deux  mariages  en  présence  de  la  plupart  des  colons.  Il  prê- 
cha sur  le  baptême  et  affirma  qu'il  fallait  revenir  aux  tradi- 
tions antiques,  et  administrer  ce  sacrement  comme  l'avait  fait 
saint  Jean-Baptiste.  Villegaignon  le  laisse  à  grand'peine 
achever  son  discours,  puis,  en  pleine  assemblée  (1),  «  le  dé- 
ment et  proteste  contre  lui  que  les  susdits  qui  avoient  intro- 
duit lesdites  cérémonies  estoyent  plus  gens  de  bien  que  ledit 
Richier  et  ses  semblables,  et  que  quant  à  luy  il  ne  vouloit 
délaisser  ce  qui  avoit  estéia  observé  par  plus  de  mille  ans  ». 
Richier,  bravé  en  face,  riposta  vigoureusement.  La  discus- 
sion s'aigrit  tout  de  suite.  Le  vice-amiral  déclara  qu'il  n'as- 
sisterait plus  ni  au  prêche  [ni  aux  prières,  et  même  qu'il  ne 
partagerait  plus  ses  repas  avec  les  ministres.  Richier,  qui 
regrettait  son  emportement,  et  redoutait  les  conséquences  de 
cette  rupture  pour  l'avenir  de  sa  petite  Eglise,  voulait  avoir 

(1)  Crespin,  id.  id. 


LES  COLONS   GENEVOIS.  251 

une  nouvelle  explication,  mais  Villegaignon  refusa  de  le  rece- 
voir. La  question  se  compliquait.  La  rupture  religieuse  allait 
sans  doute  amener  la  séparation.  Le  gouverneur  ne  se  dissi- 
mulait pas  que  le  retour  immédiat  des  Genevois  en  France 
ruinerait  la  colonie,  car  il  était  évident  qu'ils  se  plaindraient 
amèrement  de  sa  déloyauté,  et  empêcheraient  toute  nouvelle 
immigration  protestante.  Il  feignit  donc  d'écouter  les  conseils 
de  Gointa,  et  fit  savoir  à  Gorguilleray  que  le  seul  moyen 
d'arranger  l'affaire  à  la  satisfaction  commune  des  deux  par- 
ties était  de  demander  en  Europe  de  nouvelles  instructions. 
Il  lui  proposa  de  renvoyer  en  Europe  l'un  des  deux  ministres 
par  un  des  navires  qui  allaient  prochainement  porter  en 
France  des  nouvelles  de  la  colonie.  En  attendant  son  retour 
les  protestants  s'engageraient  à  ne  pas  administrer  les  Sacre- 
ments, et  à  ne  jamais  parler  sur  les  articles  qui  formaient 
l'objet  de  la  discussion. 

Les  écrivains  protestants  ont  prétendu  qu'en  agissant  ainsi, 
Villegaignon  ne  cherchait  qu'à  se  débarrasser  de  l'un  ou  de 
Fautre  de  ses  contradicteurs.  Il  se  peut  en  effet  que  le  vice- 
amiral  n'ait  pas  été  fâché  de  n'avoir  plus  à  lutter  que  contre 
un  seul  ministre,  mais  il  n'était  pas  homme  à  reculer  devant 
plusieurs  adversaires  théologiques.  Il  le  prouva  bien  plus 
tard  !  Ses  ennemis  ont  encore  affirmé  que  Villegaignon  atten- 
dait, pour  lever  entièrement  le  masque,  le  départ  du  navire 
pour  l'Europe,  car  il  voulait  jusqu'au  bout  garder  les  appa- 
rences pour  lui,  et  ne  pas  arrêter  par  une  intolérance  intem- 
pestive quelque  nouvelle  immigration  de  calvinistes.  Il  est 
probable  que  le  vice-amiral  ne  fut  pas  retenu  par  de  pareils 
scrupules.  Il  commençait  déjà  à  se  repentir  d'avoir  favorisé 
l'introduction  des  protestants  en  Amérique,  et  ne  se  souciait 
que  médiocrement  de  voir  arriver  dans  sa  colonie  de  nou- 
veaux adhérents  à  leur  doctrine.  Ge  ne  fut  donc  ni  par  peur 
ni  par  prudence,  mais  réellement  pour  sortir  à  tout  prix  d'une 
situation  équivoque,  que  Villegaignon  autorisa  l'un  des  deux 
ministres  à  chercher  auprès  de  Galvin  des  instructions  plus 
précises. 


252  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

Gliartier,  le  plus  jeune  et  sans  doute  le  plus  ardent  des 
ministres,  fut  désigné  par  ses  coreligionnaires  pour  remplir 
cette  délicate  mission.  Il  partit  le  4  juin.  Villegaignon  l'avait 
chargé  pour  Calvin  d'une  lettre,  qui  n'a  pas  été  conservée, 
ou  du  moins  que  nous  n'avons  pas  retrouvée.  Les  discussions 
théologiques  ne  furent  pas  interrompues  par  ce  départ.  Elles 
redoublèrent  au  contraire  d'intensité.  Richier  et  les  Genevois 
n'avaient  accepté  que  très  à  contre-cœur  l'obligation  de  ne 
plus  administrer  les  sacrements,  et  surtout  de  ne  pas  prêcher 
sur  les  articles  discutés.  Ils  ne  cherchaient  qu'à  éluder  ces 
engagements,  et,  bien  que  n'osant  braver  en  face  le  gouver- 
neur qui  n'entendait  pas  raillerie  sur  cette  matière,  ils  se 
réunissaient  en  secret  pour  accomplir  leurs  cérémonies. 
Villegaignon  le  savait,  et  en  était  fort  irrité;  aussi  résolut-il 
de  se  prononcer  plus  catégoriquement.  Quelques  jours  après 
la  Pentecôte,  il  revint  avec  éclat  aux  cérémonies  de  l'Eglise 
catholique,  et,  tout  en  laissant  les  dissidents  libres,  comme  il 
le  leur  avait  promis,  de  pratiquer  leur  culte,  il  défendit  pour- 
tant à  Richier  de  prolonger  ses  prêches  au-delà  d'une  demi- 
heure.  En  même  temps  il  se  répandit  en  invectives  contre 
Calvin  et  sa  doctrine,  et  permit  à  Cointa,  qui  cherchait  à  se 
faire  pardonner  son  apostasie  par  un  redoublement  de  zèle, 
d'attaquer  publiquement  les  articles  de  la  foi  protestante. 

Il  y  eut  alors  dans  la  petite  colonie  comme  un  tournoi 
d'éloquence  ou  plutôt  de  théologie  entre  les  deux  partis.  D'un 
côté  Richier,  Corguilleray,  Léry  et  les  Genevois;  de  l'autre 
Villegaignon,  Cointa  et  les  catholiques.  Ces  débats  nous 
laissent  indifférents  aujourd'hui,  mais,  au  milieu  du  XVI*  siè- 
cle, aucune  question  ne  passionnait  davantage.  Richier,  avec 
un  courage  qui  ne  reculait  devant  aucune  perspective,  n'hé- 
sitait pas  à  attaquer  le  tout  puissant  gouverneur.  Celui-ci, 
sans  se  soucier  des  progrès  et  de  l'avenir  de  la  colonie,  ne 
songeait  plus  qu'à  la  discussion.  Il  s'enfermait  dans  sa  biblio- 
thèque, en  dévorait  les  ouvrages,  et  ne  perdait  aucune  occa- 
sion de  catéchiser  ou  de  prêcher.  Ce  n'était  certes  pas  un 


LES   COLONS   OliiNEVOIS.  253 

théologien  de  fantaisie,  dans  le  goût  du  Ghilpéric,  dont  Gré- 
goire de  Tours  a  tracé  le  portrait,  ou  de  son  terrible  contem- 
porain Henri  VIII  Tudor.  Quoique  les  protestants  aient  affecté 
de  tourner  en  ridicule  ses  connaissances  spéciales,  elles 
étaient  sérieuses.  Il  avait  jadis  étudié  en  Sorbonne,  en  com- 
pagnie de  Calvin,  et  passait  pour  un  des  meilleurs  controver- 
sistes  de  l'époque.  Il  le  prouva  plus  tard  lorsque,  revenu  en 
France,  il  composa  sur  ces  matières  plusieurs  ouvrages  qui 
eurent  un  grand  retentissement.  Villegaignon  et  Richier 
étaient  donc  deux  adversaires  sérieux,  également  instruits; 
également  ardents  et  opposés  à  toute  concession.  Ils  ne  pou- 
vaient s'entendre,  et  la  conséquence  immédiate  de  leurs 
dissentiments  fut  la  ruine  de  la  colonie  française. 

Les  écrivains  protestants  se  sont  répandus  en  violentes 
invectives  contre  ce  qu'ils  appellent  l'abjuration  de  Villegai- 
gnon. Ils  l'ont  accusé  non  seulement  d'avoir  violé  sa  parole, 
mais  encore  d'avoir  attiré  leurs  coreligionnaires  dans  un 
l)iége.  Quand  ils  ont  cherché  les  motifs  de  sa  conduite,  ils 
ont  prétendu  que  Villegaignon  avait  eu  peur  de  l'inquisition. 
«  Que  (1)  si  on  demande  maintenant  quelle  fut  l'occasion  de 
ceste  révolte,  quelques-uns  des  nostres  tenoyent  que  le  car- 
dinal de  Lorraine  et  autres  qui  lui  avoyent  escrit  de  France 
par  le  maistre  d'un  navire,  qui  vint  en  ce  temps  là  au  cap  de 
Frie,  l'ayant  reprins  fort  asprement  par  leurs  lettres,  de  ce 
qu'il  avait  quitté  la  religion  catholique  romaine,  de  crainte 
qu'il  en  eut,  il  changea  soudain  d'opinion.  »  Il  se  peut  en  effet 
que  Villegaignon,  averti  des  conséquences  de  sa  tolérance, 
et  craignant  à  son  retour  en  France  une  punition  exemplaire 
ou  tout  au  moins  une  disgrâce,  ait,  à  la  réception  des  lettres 
du  cardinal,  marqué  plus  fortement  encore  ses  répulsions 
calvinistes;  nous  remarquerons  néanmoins  qu'il  était  fort 
difficile  à  un  navire  d'aller  du  Brésil  en  France  et  de  France 
au  Brésil  dans  le  court  espace  de  temps  qui  sépara  l'arrivée 


(1)  LÉRY,  ouv.  cit.  §  VI. 


254  HISTOIRE   DU  BRÉSIL   FRANÇAIS. 

des  Genevois  au  fort  Goligny  et  la  nouvelle  détermination  du 
vice-amiral.  D'ailleurs  quel  est  ce  vaisseau  mystérieux  qui 
s'arrête  au  cap  Frio,  et  dont  le  capitaine  semble  craindre  de 
communiquer  librement  avec  le  gouverneur  de  la  colonie? 
Léry  a  peut-être  inventé  et  ce  voyage  et  ces  lettres  du  cardi- 
nal. Il  allègue  encore,  (1)  mais  sans  la  prouver,  une  cause  sin- 
gulière :  €  Fay  entendu  depuis  mon  retour  que  ViUegaignon 
devant  mesme  qu'il  partit  de  France,  pour  tant  mieux  se  ser- 
vir du  nom  et  auctorité  de  feu  monsieur  l'admirai  de  Chas- 
tillon,  et  aussi  pour  abuser  plus  facilement  tant  l'Eglise  de 
Genève  en  gênerai  que  Galvin  en  particulier  avoit  prins  advis 
avec  ledit  cardinal  de  Lorraine  de  se  contrefaire  de  la  Reli- 
gion.» Mais  était-il  donc  besoin  de  feindre  une  conversion  au 
Calvinisme  pour  connaître  les  sentiments  de  son  chef  et  les 
dogmes  qu'il  professait?  Certes  ni  Calvin  ni  ses  ministres  n'en 
faisaient  mystère.  Il  n'était  pas  nécessaire,  pour  les  bien 
pénétrer,  d'attirer  au  fond  de  l'Amérique  quelques-uns  de 
ses  disciples.  Les  accusations  des  écrivains  protestants  tom- 
bent donc  d'elles-mêmes.  Qu'on  accuse  ViUegaignon  de  fai- 
blesse, d'hésitations,  d'inconséquences  même,  soit;  mais 
d'hypocrisie  ou  de  trahison,  jamais.  S'il  parut  à  certains 
moments  pencher  vers  Iq  Calvinisme,  si  même  il  se  compromit 
par  quelques  démonstrations  extérieures,  la  faute  en  doit  être 
imputée  moins  à  lui  qu'à  l'époque  anxieuse  et  troublée  au 
milieu  de  laquelle  il  vivait. 

Aussi  bien  la  meilleure  preuve  de  la  sincérité  de  ViUegai- 
gnon est  que,  à  partir  du  moment  oii  il  rompit  avec  les 
Genevois,  il  resta  ferme  et  inflexible  dans  sa  vieille  doctrine 
catholique.  Il  eût  seulement  le  tort  de  ne  pas  observer  à  la 
lettre  ses  engagements  envers  les  colons  qu'il  avait  fait  venir 
de  Suisse,  et  d^apporter  dorénavant  dans  ses  rapports  avec 
eux  une  aigreur  qui  se  traduisit  par  des  faits  regrettables. 
Comme  l'écrit  Léry  dans  son  pittoresque  langage  :  «  Dès  lors 


U)  LÉRY,  CUV.  cit.  I  TI. 


LES   COLONS   GENEVOIS.  255 

i  fort  mauvais  visage  ;  conclusion,  sa  dissimulation 
ien  descouverte,  qu'ainsi  qu'on  dit  communément 
ubmes  lors  de  quel  bois  il  se  chauffoit.  r" 
La  grande  faute  de  Villegaignon  fut  en  effet  d'accorder  une 

importance  exagérée  à  ces  dissentiments  théologiques,  et  de 
voir  dans  les  hommes  qu'il  dirigeait,  non  pas  uniquement  des 
colons,   à  l'avenir  desquels  il  devait  pourvoir,  mais  des 
adversaires  religieux  qu'il  voulait  contraindre  à  penser  comme 
lui.  Le  sectaire  en  un  mot  l'emporta  chez  lui  sur  l'adminis- 
trateur, et,  à  ces  querelles  regrettables,  la  France  perdit  un 
empire.  Quand  les  colons  Genevois  débarquèrent,  ils  étaient 
tous  résolus  à  entreprendre  avec  ardeur  le  grand  œuvre  de 
la  colonisation.  Ils  ne  demandaient  que  du  travail  et  une 
direction.  Au  lieu  de  profiter  de  leur  bon  vouloir  pour  les 
lancer  immédiatement  dans  les  forêts  de  l'intérieur,  ou  bien 
de  commencer  à  cultiver  la  terre,  Villegaignon  les  retint  dans 
l'île  aux  Français,  et  les  employa  à  ces  travaux  de  fortifica- 
tions qui  lui  semblaient  nécessaires  pour  consolider  la  prise 
de  possession  du  pays.  Les  Genevois  avaient  obéi  sans  pro- 
tester, mais  non  sans  perdre  quelques-unes  de  leurs  illusions, 
surtout  quand  ils  se  heurtèrent  aux  exigences  matérielles  de 
la  vie.  Léry  (1)  s'est  fait  l'interprète  de  leur  découragement  : 
«  Nous  autres  nouveaux  venus,   écrit-il,  demeurasmes  et 
disnames  ce  iour-là  en  la  mesme  salle,  où  pour  toutes  viandes 
nous  eusmes  de  la  farine  faite  de  racines,  du  poisson  boucané 
c'est-à-dire  rosti  à  la  mode  des  sauvages,  d'autres  racines 
cuictes  aux  cendres,  et  pour  breuvage  de  l'eau  d'une  cysterne, 
ou  plustost  d'un  esgout  de  toute  la  pluye  qui  tombait  en 
l'isle,  laquelle  estoit  aussi  verde,  orde  et  sale  qu'un  vieil  fossé 
couvert  de  grenouilles...  Outre  plus,   sur  le  soir  qu'il  fut 
question  de  trouver  logis...,  on  nous  bailla  une  maisonnette, 
laquelle  un  sauvage  esclave  de  Villegaignon  achevoit  de 
couvrir  d'herbe,  et  bastir  à  sa  mode  sur  le  bord  de  la  mer  : 


(I)  LÉRY,  OUV.  cit.  §VL 


2-36  HiàT'»iht  DL'  BRÉSIL  na.xrAis. 

auquel  lieu  à  la  façon  des  Amériquâins,  nous  pendismes  des 
liriceux  et  des  licts  de  coton,  pour  nous  coucher  en  Tair.  » 
I>cs  Genevois  espéraient  que  cette  installation  provisoire  se 
modifierait,  et  qu'ils  jouiraient  bientôt  d'un  confortable  rela- 
tif. Il  n'en  fut  lien.  Non  seulement  Villegaignon  les  fît  tra- 
vailler sans  trêve  ni  relâche  à  son  fort,  malgré  les  fatigues 
du  voyage  et  l'imprévu  des  nouvelles  habitudes  à  contracter, 
mais  encore  il  ne  leur  donna  qu'une  nourriture  insuffisante, 
si  bicMi  «  qu'avec  ces  incommoditez  et  debihlez,  estans  con- 
trainctft  de  tenir  coup  à  la  besogne  depuis  le  poinct  du  iour 
ius^iues  à  la  nuict,  il  sembloit  bien  nous  traiter  un  peu  plus 
durement  que  le  devoir  d'un  bon  père,  tel  qu'il  avoit  dit  à 
nostre  arrivée  nous  vouloir  estre,  ne  portoit  envers  ses 
eiifans.  »  Les  Genevois  croyaient  alors  travailler  pour  leurs 
coreligioimaires.  De  plus  Hichier,  dans  l'enthousiasme  de  la 
première  heure,  leur  représentait  Villegaignon  comme  un 
«  RCîcond  saint  Paul  »,  et  les  encourageait  dans  leurs  bonnes 
résolutions.  Pendant  plusieurs  semaines,  malgré  les  fatigues 
d'un  travail  auquel  la  plupart  d'entre  eux  n'étaient  pas  habi- 
tués, ils  ne  reculèrent  i)as  devant  celte  besogne  fastidieuse, 
(.'t  furent  à  tour  de  rôle  terrassiers,  maçons  ou  charpentiers. 
Leurs  déceptions  pourtant  avaient  été  bien  vives  :  ils  avaient 
cru  trouver  au  Brésil  une  teri'e  de  promission,  un  véritable 
paradis  terrestre,  et  ils  se  heurtaient  chaque  jour  à  la  plus 
triste  des  réalités;  mais  ils  avaient  promis  d'obéir,  et  ils 
obéirent  juscju'au  jour  où  ils  comprirent  que  Villegaignon 
exploitait  leur  bonne  volonté,  et  ne  voyait  en  eux  que  des 
instruments  do  travail  et  noa  des  auxiliaires.  Encore  ne  son- 
geaient-ils pas  A  lui  disputer  l'exercice  de  l'autorité,  mais  ils 
déclarèrent  hardiment  qu'ils  n'exécuteraient  ses  ordres  que 
jusqu'au  jour  où  leur  conscience  le  leur  défendrait.  Tous 
ceux  que  le  vice-amiral  avait  froissés  par  sa  hauteur  et  ses 
brutalités  se  groupèrent  immédiatement  autour  d'eux.  C'était 
un  noyau  d'opposition  qui  se  formait.  Personne  encore  ne 
relisait  ouvertement  d'exécuter  les  ordres  du  gouverneur, 
mais  on  ne  le  faisait  qu'avec  répugnance»  et  le  méconten- 


Les  colons  genevois.  257 

tement  se  traduisait  par  de  sourdes  résistances.  Villegaignon 
se  crut  bravé,  et  redoubla  d'exigences.  Habitué  par  son 
éducation  et  ses  antécédents  à  une  stricte  discipline,  il  ne 
pouvait  supporter  l'idée  de  la  désobéissance.  Il  se  croyait 
toujours  sur  sa  galère  maltaise,  et  confondait  volontiers  les 
colons  avec  la  chiourme.  Aussi  parut-il  étonné  de  cette 
opposition  inattendue  et  résolut-il  de  la  briser. 

Le  vice-amiral  s'en  prit  d'abord  aux  Brésiliens  employés 
aux  travaux  du  fort  ;  il  espérait  peut-être  prévenir  une  révolte 
ultérieure,  en  montrant  ce  dont  il  était  capable,  si  on  le  pous- 
sait à  bout.  Ces  Brésiliens  étaient  des  Margaïats  prisonniers, 
que  Villegaignon,  pour  empêcher  nos  alliés  les  Tupinambas 
de  les  dévorer,  leur  avait  achetés.  D'après  les  usages  de 
l'époque,  ils  étaient  ses  esclaves  légitimes.  Encore  n'était-ce 
pas  une  raison  pour  les  traiter  comme  il  le  fit.  Sans  la  moin- 
dre raison,  il  les  rouait  de  coups,  les  jetait  en  prison,  et  les 
accablait  de  mauvais  traitements.  Un  jour  l'un  d'entre  eux, 
nommé  Mingaut,  avait  commis  une  vétille,  «  pour  (1)  laquelle 
il  ne  méritoit  presque  pas  qu'il  fut  tancé;  il  lui  lit  embrasser 
une  pièce  d'artillerie,  et  dégoutter  et  fondre  du  lard  fort 
chaut  sur  les  fesses,  tellement  que  ces  pauvres  gens  disoient 
souvent  en  leur  langage  :  Si  nous  eussions  pensé  que  Paycolas 
nous  eust  traité  de  ceste  façon,  nous  nous  fussions  plus  tost 
faits  manger  à  nos  ennemis  que  de  venir  vers  lui.  »  Aussi 
bon  nombre  d'entre  eux  s'enfuirent  dans  les  bois,  malgré  les 
Tupinambas  qui  y  avaient  bâti  leurs  villages,  préférant  tom- 
ber entre  les  mains  de  leurs  ennemis  héréditaires  que  subir 
plus  longtemps  la  tyrannie  de  Villegaignon. 

Ces  Margaïats  fugitifs  ne  tardèrent  pas  à  contracter  alliance 
avec  les  interprètes  Normands,  qui  n'avaient  pas  vouhi  se 
soumettre  aux  ordonnances  du  vice-amiral,  et  continuaient  à 
mener  dans  les  forêts  vierges  de  l'intérieur  la  vie  aventureuse 


(1)  LÉRY,  otiv*  cit.  §  xvîi. 


2»">8  JII.STOIIŒ    l)L    BKÉSII     FKAM'.AIS. 

à  laquelle  ils  étaient  accoutumés.  Les  interprètes  appelèrent 
à  eux  ces  Margaïats,  et  les  défendirent  contre  les  Tupinambas 
qui  voulaient  les  reprendre  pour  les  restituer  à  Villegaignon, 
ou  plutôt  pour  les  dévorer.  Ils  unirent  leurs  ressentiments  à 
leur  propre  haine,  et  tous  ensemble  devinrent  les  ennemis 
les  plus  acharnés  du  gouverneur. 

Contre  la  mauvaise  volonté  bien  constatée  des  Genevois,  et 
les  hostilités  déclarées  des  interprètes  Normands  et  des  Mar- 
gaïats, Villegaignon  aurait  dû  s'assurer  à  tout  le  moins  les 
bonnes  dispositions  des  Français  qu'il  avait  amenés  avec  lui. 
Il  ne  prit  même  pas  cette  précaution  élémentaire,  et  réussit 
à  s'en  aliéner  la  majeure  partie  par  ses  emportements  et  ses 
fureurs.  Plusieurs  d'entre  eux  ne  méritaient,  il  est  vrai, 
aucune  sympathie.  C'étaient  des  criminels  de  la  pire  espèce, 
puisqu'ils  étaient  déjà  condamnés  à  mort  quand  il  les  recruta 
dans  les  geôles  de  Paris  et  de  Rouen.  Un  moyen  existait 
pourtant  d'amender  ces  natures  perverses  ;  il  fallait  leur  faire 
comprendre  la  nécessité  du  travail  et  la  possibilité  de  la  réha- 
bilitation. Villegaignon  ne  sut  que  les  punie,  et  développer 
en  eux  les  mauvais  sentiments  qui  avaient  déjà  fait  explosion 
en  Europe.  Un  de  ces  malheureux,  un  certain  Laroque, 
menuisier  de  son  état,  avait  ourdi  contre  le  vice-amiral  une 
conspiration  qui  n'avait  même  pas  reçu  un  commencement 
d'exécution.  «  L'ayant  (1)  fait  coucher  tout  à  plat  contre  terre, 
et  par  un  de  ses  satellites  à  grands  coups  de  baston  tant  fait 
battre  sur  le  ventre,  qu'il  en  perdoit  presque  le  vent  et  l'ha- 
leine, après  que  le  pauvre  homme  fut  ainsi  meurtri  d'un  costé, 
cet  inhumain  disoit  :  Corps  S.  Jacques,  paillard,  tourne  l'au- 
tre; tellement  qu'encores  qu'avec  une  pitié  incroyable  il 
laissast  ainsi  ce  pauvre  corps  tout  eslendu,  brisé  et  à  demi- 
mort,  si  ne  fallut-il  pas  pour  cela  qu'il  laissast  de  travailler 
de  son  métier.  »  Quelques-uns  de  ses  compagnons,  exaspérés 


^1)  LÉRY,  OUVi  cit»  g  Vli 


LES   COLONS    GENEVOIS.  259 

par  ces  mauvais  traitements,  complotèrent  de  s*enfuir,  et 
débarquèrent  sur  le  continent,  où  ils  rejoignirent  les  inter- 
prètes Normands.  C'étaient  autant  d'ennemis  déclarés,  sans 
compter  tous  ceux  qui  restaient  en  apparence  fidèles  à  leur 
devoir,  mais  n'obéissaient  plus  qu'avec  répugnance,  et  n'at- 
tendaient qu'une  occasion  pour  se  jeter  à  terre  et  fuir  cette 
intolérable  tyrannie. 

On  a  souvent  observé  pour  certains  orgueilleux  que  la 
conscience  qu'ils  avaient  de  leurs  torts  ne  les  empêchait  pas 
de  persévérer  dans  une  conduite  dont  ils  prévoyaient  néan- 
moins les  fatales  conséquences.  Villegaignon  était  certes  trop 
intelligent  pour  ignorer  qu'il  s'aliénait,  par  ses  emportements, 
les  bonnes  dispositions  de  ses  hommes,  mais  il  se  croyait 
engagé  d'honneur  à  ne  céder  sur  aucun  point.  Au  lieu  de 
désarmer  par  quelques  concessions  bien  faciles  les  haines  qui 
couvaient  autour  de  lui,  il  redoubla  de  sévérité.   Pour  la 
moindre  faute  il  ordonnait  la  bastonnade  ou  la  prison.  Ses 
gardes  écossais,  fidèles  exécuteurs  de  sa  volonté,  allaient 
saisir  le  délinquant  et  appliquaient  la  peine  dans  toute  sa 
rigueur  ;  car  ils   se  sentaient  isolés  au  miheu  des  colons,  et 
comprenaient  que  Villegaignon  était  leur  seul  appui.  Le  vice- 
amiral  en  arriva  même  à  distribuer  les  punitions  presque  au 
hasard.  On  prétendait  dans  l'île  que  ses  rigueurs  variaient 
avec  ses  costumes,  «  de  façon  (1)  que,  quand  nous  voyons 
le  vert  et  le  iaune  en  pays,  nous  pouvions  bien  dire  qu'il  n'y 
faisoit  point  beau;   mais  surtout  lorsqu'il  était  paré  d'une 
longue  robbe  de  camelot  iaune,  bordée  de  velours  uoir,  les 
plus  ioyeux  de  ses  gens  disoyent  qu'il  semblait  lors  son  vray 
enfant  sans  souci.  »  Or,  s'il  tolère  jusqu'à  un  certain  point 
une  sévérité  outrée,  l'esprit  humain  est  ainsi  fait  qu'il  repousse 
toute  injustice  et  surtout  tout  caprice.  Nos  colons  auraient 
peut-être  supporté  les    sévérités    du  gouverneur  :  ils   se 
révoltèrent  contre  ses  injustices. 

(1)  LÉRY,  GUY.  cit.  §  vi. 


::iH«)  histoire  dc  brk.-^il  FiLL?î<;Aia. 

]jes  amis  de  Villegaignoa  n'échappèrent  pas  à  ses  caprices. 
Thoret,  le  commandant  dn  fort  Coligny,  devint  toat-à-conp 
Tobjet  de  sa  haine*  C'était  un  vieux  soldat,  qui  avait  autrefois 
servi  en  Piémont,  peut-être  sous  les  ordres  de  Viliegaignon. 
Le  vice-amiral,  qui  connaissait  sa  capacité  et  avait  alors  en 
lui  toute  confiance,  Tavait  investi  d'un  poste  d'honneur,  en  le 
nommant  gouverneur  du  fort  :  «  Mais  autant  qu'il  l'avoit  aimé, 
autant  le  désaima,  et  à  petite  occasion  lui  donna  beaucoup 
d'ennuis  (1).  »  Thoret  avait  de  bonne  heure  embrassé  la 
réforme.  L'arrivée  de  Richier  et  de  Charlier  surexcita  son 
zèle  religieux.  Il  suivit  avec  ferveur  tous  les  exercices,  et  pra- 
tiqua jusqu'à  la  minutie  les  moindres  observances  du  nouveau 
culte.  I^orsqueVillegaignon  se  déclara  contre  les  Protestants, 
Thoret,  fidèle  à  son  devoir  et  aux  exigences  de  l'honneur 
militaire,  continua  à  remplir  ses  fonctions  sans  jamais  donner 
prise  à  la  moindre  observation,  mais  il  laissa  voir  par  son 
attitude  froidement  correcte  qu'il  désapprouvait  la  conduite 
de  son  supérieur  hiérarchique,  et  était  attaché  de  cœur  et 
d^esprit  au  petit  groupe  des  Genevois.  Villegaignon  essaya 
d'abord  de  le  ramener  à  lui,  mais  il  comprit  bien  vite  que 
c'était  peine  perdue,  et  dès  lors  s'acharna  contre  cet  ancien 
ami,  auquel  il  fît  subir  mille  avanies,  que  ce  dernier  accepta 
par  esprit  de  sacrifice.  Il  s'imagina  très  à  tort  qu'il  pouvait 
abuser  de  cette  longanimité,  et,  à  propos  d'une  question  futile, 
lui  intenta  une  détestable  querelle. 

Il  s^agissait  de  payer  les  Tupinambas  qui  avaient  vendu  des 
esclaves  à  Villegaignon.  Ces  Tupinambas  avaient  été  ren- 
voyés au  trésorier,  nommé  la  Faucille,  qui  n'exécuta  pas 
leur  réclamation.  Ils  se  plaignirent  alors  au  vice-amiral,  qui 
chargea  Thoret  de  faire  droit  à  leur  demande.  Thoret  s'em- 
pressa do  prendre  en  main  leur  cause,  et  lit  au  trésorier 
quelques  observations  que  celui-ci  reçut  fort  mal.  Une  dis- 


(1)  Crk«i»in,  Histoire  des  martyrs,  p.  411. 


LBS   COLONS   GENEVOIS.  2CA 

cussion  s'engagea,  et  Thoret,  provoqué  par  les  réponses  de 
la  Faucille,  lui  donna  un  démenti.  «  Or  (1)  le  conseil  avoit  fait 
ordonner  que  nul  n*eust  à  desmentir  plus  grand  que  soi,  ou 
son  compagnon,  à  peine  de  faire  réparation  d'honneur,  un 
genouil  en  terre,  le  bonnet  au  poing,  et  suspendu  de  son  office 
et  estât,  si  aucun  en  avoit,  pour  trois  mois.  »  A  peine  Ville- 
gaignon  est-il  informé  du  démenti,  qu'il  convoque  le  conseil, 
fait  comparaître  Thoret  qui  avoue  sa  faute,  et  réclame  l'exé- 
cution pure  et  simple  du  règlement.  En  vain  Thoret  fait-il 
observer  qu'il  avait  agi  dans  l'intérêt  du  service;  en  vain 
quelques-uns  des  membres  du  conseil  demandèrent-ils  un 
arbitrage,  l'opinion  du  vice-amiral  prévalut,  et  Thoret  dut  se 
résigner  à  cet  affront  immérité.  «  A  quoi  (2)  à  grandes  diffî- 
cultez  et  prières  condescendit  cet  homme  vaillant  et  adroit 
aux  armes  :  connoissant  que  le  iugement  estoit  faict  par  ses 
propres  ennemis.  Toutesfois  il  obéit  à  la  prière  de  Richier  et 
Dupont  qui  le  prièrent  de  prendre  patiemment  le  tort  qu'on 
lui  faisoit.  »  Villegaignon  aurait  dû  se  contenter  de  cette 
facile  victoire,  mais  il  abusa  de  sa  position  pour  se  permettre 
contre  cette  victime  volontaire  du  devoir  mille  plaisanteries 
fort  déplacées.  «  Laquelle  (3)  moquerie  et  indignation  Thoret 
porta  si  impatiemment  que  d'un  grand  desplaisir  s'avisa  de 
passer  un  bras  de  mer  de  deux  lieiies,  le  plus  secrettement 
qu'il  peut  sur  trois  pièces  de  bois  liées  ensemble  pour  trouver 
passage  en  un  navire  de  Bretons,  qui  estoit  à  un  port  distant 
de  là  trente  lieiies,  oii  il  fut  fort  bien  accueilli  du  capitaine.  » 
Cette  défection  était  fort  dangereuse,  non  seulement  parce 
qu'elle  privait  la  colonie  d'un  officier  utile  et  dévoué,  mais 
surtout  parce  que  cet  officier,  injustement  traité,  ne  manque- 
rait pas,  à  son  retour  en  Europe,  de  dénigrer  Villegaignon  et 
la  colonie,  et  serait  d'autant  mieux  écouté  que  sa  position 


(1)  Crespin,  id. 

(2)  Crespin,  id. 

(3)  id.  id. 


262  HISTOIRE  DC   RRÉSIL  FRA3(ÇÂIS. 

avait  été  plus  élevée  et  son  traitement  plus  ligoureux.  Le 
vice-amiral,  qui  aurait  dû  essayer  de  le  retenir  à  tout  prix, 
perdait  alors  comme  le  sentiment  de  la  situation.  Non  seule- 
ment il  exagérait  la  dureté  naturelle  de  son  caractère,  mais 
encore  c  la  grande  (i)  modestie  et  patience  des  povres  per- 
sonnes accreut  tellement  l'audace  de  son  cœur,  que  plus  il  ne 
pensoit  que  ruiner,  mesler,  et  renverser  sens  dessus  dessous 
l'ordre  ecclésiastique  et  politique,  lesquels  lui-mesme  avoit 
en  une  si  sainte  affection,  érigé,  establi  et  confirmé.»  Mais  sur 
ce  point  il  rencontra  une  résistance  inattendue.  Les  Genevois 
lui  avaient  obéi,  tant  qu'il  leur  avait  seulement  demandé  de 
rendre  à  César  ce  qui  appartient  à  César.  Du  jour  où  il  s'avisa 
d'excéder  les  limites  de  son  autorité  en  leur  imposant  des 
règles  contraires  à  leur  liberté  religieuse,  ils  lui  déclarèrent 
hardiment  qu'ils  n'écouteraient  plus  que    leur  conscience. 
Exaspéré  par  cette  déclaration,  dont  il  ne  pouvait  s'empêcher 
de  reconnaître  la  justesse,  mais  trop  emporté  par  la  passion 
pour  s'arrêter  quand  il  en  était  encore  temps,  Villegaignen 
poussa  tout  de  suite  les  choses  à  l'extrême,  et  interdit  au 
ministre  Richier  de  prendre  dorénavant  la  parole,  à  moins  de 
modifier  les  prières  et  le  culte,  c'est-à-dire  d'abjurer.  De  plus 
il  défendit  toute  assemblée.  Dupont  de  Corguilleray,  le  chef 
des  Genevois,  vieillard  respectable  que  les  deux  partis  s'ac- 
cordaient à  ménager,  s'indigna  de  cette  injuste  prétention, 
et  fit  savoir  au  gouverneur  qu'il  ne  le  reconnaissait  plus  pour 
son  suzerain,  se  considérait  comme  délié  de  tout  engagement 
à  son  égard,  et  n'attendait  plus  qu'une  occasion  de  rentrer  en 
Europe.  Cette  fois  la  rupture  était  complète,  et  Yillegaignon 
l'avait  seul  provoquée  par  ses  exigences  intempestives. 


(1)  Crispin,  ouv.  cit.  p.  411. 


LES   COLONS   GENEVOIS.  268 


II f.  —    DÉFAUT    DES    GexKVOLS. 

Le  vice-amiral  avait  jusqu'alors  toujours  imposé  ses  volon- 
tés. Pour  la  première  fois,  on  le  bravait  en  face,  et  à  ses 
caprices  arbitraires  on  opposait  une  résistance  d'autant  plus 
dangereuse  qu'elle  était  légale.  Surpris  par  ces  prétentions 
inattendues,  il  refusa  de  donner  acte  à  Corguilleray  de  sa 
sommation,  et  annonça  qu'il  maintiendrait  son  autorité.  Il 
n'aurait  certes  pas  reculé  devant  un  coup  de  force,  mais  il  ne 
se  sentait  pas  suffisamment  appuyé,  et  redoutait  un  conflit, 
qui  ne  se  résoudrait  peut-être  pas  à  son  avantage.  Nicolas 
Barré,  le  principal  de  ses  lieutenants,  celui  qu'il  avait  investi 
de  sa  confiance  après  la  fuite  de  Thoret,  était  sans  doute  un 
homme  d'exécution  et  un  serviteur  dévoué,  mais  c'était  aussi 
un  protestant  convaincu,  et,  pour  rien  au  monde,  il  n'aurait 
consenti  à  user  de  violence  contre  ses  coreligionnaires.  Les 
gentilshommes  volontaires,  qui  avaient  suivi  le  vice-amiral 
au  Brésil,  l'auraient  plus  facilement  écouté,  mais  ils  respec- 
taient Corguilleray,  gentilhomme  comme  eux,  et  le  préjugé 
n'étouffait  pas  chez  eux  la  voix  de  l'honneur  au  point  de  leur 
persuader  que  les  Genevois  étaient  dans  leur  tort.  Restaient, 
il  est  vrai,  son  neveu  Bois  le  Comte  et  ses  gardes  écossais, 
prêts  à  lui  obéir  envers  et  contre  tous  ;  mais  Villegaignon 
n'osa  pas  leur  donner  l'ordre  d'arrêter  les  Genevois,  il  crai- 
gnait une  résistance  ouverte  de  leur  part,  et  savait  qu'au 
premier  signal  non  seulement  tous  les  protestants  prendraient 
fait  et  cause  pour  eux,  mais  encore  les  colons,  qu'il  mainte- 
nait à  grand'peine  dans  le  devoir,  profiteraient  de  l'occasion 
pour  secouer  son  autorité. 

Il  se  résigna  donc,  comprima  sa  fureur,  et  se  réserva  d'agir 
suivant  les  circonstances  ;  seulement,  pour  mieux  prouver  sa 
colère  aux  dissidents,  il  leur  coupa  les  vivres,  et  ordonna  de 


264  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

les  laisser  vivre  à  leur  guise.  Ceux-ci  ne  demandaient  pas 
mieux.  La  maigre  pitance  que  leur  octroyait  Villegaignon  ne 
leur  souriait  que  médiocrement.  A  peine  eurent-ils  appris 
que  cette  modeste  rémunération  de  leur  travail  leur  était 
refusée  qu'ils  cessèrent  de  leur  côté  de  travailler  aux  fortifi- 
cations, et  entrèrent  en  relation  avec  les  Brésiliens,  qui  leur 
fournirent  en  effet  des  vivres  en  abondance,  et  ne  les  lais- 
sèrent manquer  de  rien. 

Villegaignon  avait  espéré  les  prendre  par  la  famine.  Ses 
calculs  étaient  déjoués.  Furieux  de  sa  déconvenue,  il  résolut 
de  faire  un  exemple  pour  ressaissir  une  autorité  qu'il  sentait 
lui  échapper.  Deux  des  Genevois,  Jean  Gardien  et  Jean  de 
Léry  (1),  avaient  quitté  l'île  aux  Français  et  étaient  allés 
passer  quelques  jours  en  terre  ferme.  Or  le  vice-amiral  avait 
ordonné  précédemment  que  pas  im  colon  ne  sortirait  de  File 
sans  lui  en  demander  l'autorisation,  et  les  deux  amis,  se  con- 
sidérant comme  déliés  de  tout  engagement  vis  à  vis  de  lui; 
n'avaient  pris  conseil  que  d'eux-mêmes  pour  partir.  A  peine 
étaient-ils  de  retour  que  Villegaignon  ordonna  de  les  arrêter 
et  de  les  enchaîner.  Corguilleray,  scrupuleux  jusqu'à  la  du- 
perie, aurait  voulu  que  Gardien  et  Léry  se  laissassent 
enchaîner,  car,  disait-il,  ils  avaient  enfreint  un  règlement; 
d'ailleurs  il  leur  promettait  d'intervenir  en  leur  faveur.  Les 
délinquants  lui  firent  remarquer  que,  puisque  Villegaignon 
n'avait  pas  tenu  ses  engagements,  ils  étaient  libres  de  se 


(1)  Ce  refus  d'obôii^sanee  de  la  part  de  Léry  a  éîé  singulièrement 
travesti  par  Thevet,  qui,  confondant,  suivant  son  habitude,  des 
épisodes  très  divers,  a  cru  que  Léry  êtiit  un  des  cinq  prétendus 
conspirateurs,  dont  nous  racontons  plus  loin  la  fin  Lunentable. 
Nous  lisons  en  effet  dans  son  Histoire  di  d^ux  rodages  aux  Indes 
Aush'aUs  et  Occidentales:  ja9.  f.  SI  Germain  n*  656)  c  et  quant 
an  quatriesme,  qui  estoitLéiy,  fin  et  aecort,  fit  tant  qu*il  se  déferra 
les  deux  iambes,  et  se  sauva  de  nuit  dans  un  bateau  arec  d*autres, 
et  gaigna  le  cap  de  Prie  etc.  » 


LES   COLONS   GENEVOIS.  265 

comporter  à  leur  guise,  et  ils  refusèrent  nettement  d*obéir. 
La  circonstance  était  critique.  Villegaignon  allait-il  pousser 
les  choses  à  Textrême  :  «  En  ce  cas  (1)  nous  estions  quinze 
ou  seize  de  nostre  compagnie,  si  bien  unis  et  liez  d*amilié, 
que  qui  poussoit  Tun  frapperoit  l'autre,  comme  on  dit  ». 
Aussi  le  vice-amiral  hésita-t-il  à  donner  le  signal  de  la  guerre 
civile.  Il  feignit  d'accepter  les  raisons  des  Genevois,  et  n'in- 
sista pas  davantage  ;  mais  rentré  chez  lui  il  exhala  sa  fureur 
en  termes  amers,  et  fit  entendre  à  ses  familiers  qu'il  se  pré- 
parait à  un  acte  éclatant  de  vengeance. 

Ce  refus  d'obéissance  faillit  provoquer  une  explosion.  Tous 
les  mécontents,  et  ils  étaient  nombreux,  persuadés  que  Ville- 
gaignon était  réduit  à  l'impuissance,  supplièrent  les  Genevois 
de  pousser  leur  victoire  jusqu'au  bout,  et  de  déposer  le  gouver- 
neur. Quelques-uns,  plus  violents,  proposaient  même  de  s'en 
débarrasser  en  le  jetant  à  la  mer,  «  à  fin,  (2)  disoient-ils,  que 
sa  chair  et  ses  grosses  espaules  servissent  de  nourriture  aux 
poissons  » .  Corguilleray  et  Richier  n'auraient  eu  qu'à  faire  un 
signe  et  la  révolte  éclatait  ;  mais,  scrupuleux  observateurs  de 
la  légalité,  ils  ne  voulurent  pas  mécontenter  l'amiral  Coligny, 
sous  les  auspices  duquel  l'expédition  avait  été  entreprise,  et 
qui  avait  honoré  Villegaignon  de  ses  faveurs.  Ils  rejetèrent 
toutes  les  ouvertures  de  rébellion,  et  poussèrent  même  la 
discrétion  et  les  ménagements  jusqu'à  se  cacher  pour  célé- 
brer leurs  offices  ;  ils  continuèrent  pourtant  à  prêcher  en 
public,  bien  persuadés  que  Villegaignon  n'oserait  ou  ne  pour- 
rait les  troubler. 

Le  vice-amiral  ne  tarda  pas  à  comprendre  que  la  présence 
des  Genevois  dans  l'île  aux  Français  constituait  pour  lui  une 
menace  permanente.  Bien  qu'il  leur  eût  positivement  défendu, 
au  début  de  leurs  contestations,  de  s'éloigner  du  fort,  il  se 
décida  à  leur  permettre,  dans  les  premiers  jours  d'octobre. 


(1)  LSBT,  OUV.  cit.  §  VI. 

(2)  id.  id. 


266  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

rr aller  attendre  sur  le  continent  l'arrivée  d'un  navire  fran- 
çais qui  les  rapatrierait.  Cette  fois  encore  on  conseilla  aux 
Trenevois  de  profiter  de  leur  départ  pour  déposer  le  gouver- 
neur ;  mais  ils  refusèrent  par  respect  pour  la  France  et  pour 
la  relif^ion,  et  s'établirent  au  fond  de  la  baie  de  Ganabara, 
dans  un  petit  village  brésilien  qu'on  avait  surnommé  la  Bri- 
queterie. Ils  devaient  y  rester  deux  mois  encore  avant  de 
s'embarquer  pour  l'Europe. 

Villegaignon  ne  les  avait  laissés  partir  que  très  à  contre- 
CAiiUT,  et  uniquement  parce  qu'il  les  redoutait.  Il  eut  la  peti- 
tesse de  leur  faire  subir,  quand  ils  quittèrent  l'île,  quelques 
humiliations  bien  inutiles.  Ainsi  n'ordonna-t-il  pas  de  fouiller 
leurs  coffres  et  leurs  paquets.  Les  artisans  avaient  emporté 
quelques  outils  ;  il  les  fit  saisir  comme  lui  appartenante  Cor- 
guilleray  et  Richier  avaient  gardé  quelques  livres  ;  il  les  con- 
fisqua sous  prétexte  qu'il  les  avait  tous  achetés  lui-même. 
Comme  les  bagages  des  Genevois  étaient  trop  considérables 
pour  qu'ils  fussent  transportés  tous  à  la  fois  et  sur  une  seule 
barque,  deux  d'entre  eux,  un  tourneur  et  un  menuisier,  atten- 
dirent le  retour  du  bateau,  et  déposèrent  leurs  effets  sur  la 
grovo.  Villegaignon  outré  de  fureur  assistait  au  départ. 
Voyant  (jue  ces  deux  ouvriers  restaient  seuls  dans  l'île,  il 
fio  donna  la  triste  satisfaction  de  visiter  lui-même  leurs  ba- 
gngos.  Il  trouva  dans  ceux  du  tourneur  quelques  ouvrages  en 
bois  (jne  l'ouvrier  avait  fabriqués  dans  ses  moments  de  loisir, 
avec  l'espoir  d'en  ti*ouver  un  prix  avantageux  quaud  il  revien- 
drait ou  France.  «  Comme(i)  icelui  Villegaignon,  ne  pouvant 
plus  contenir  la  rage  dont  il  était  transporté,  lui  imposa  qu'il 
estoit  larron,  d'avoir  fait  tels  vaisseaux  de  son  bois,  et  leva 
deux  ou  trois  fois  le  poing  pour  le  frapper.  Toutesfois  pour 
00  que  que  quelqu'un  de  ses  familiers  Taperceut,  il  se  contint 
pour  cette  fois:  neantmoins  il  se  vengea  sur  les  coupes,  les- 
quelles il  c^assa  ot  fVoissa  aux  pieds,  blasphémant  et  despitant  le 
nom  de  Dieu».  Revenu  a  lui,  il  eut  honte  de  son  emportement, 

;r  CitBspiN,  p.  114, 


LES  COLONS   GENEVOIS.  267 

et  envoya  un  de  ses  officiers  présenter  ses  excuses  et  offrir 
une  indemnité  au  tourneur.  Mais  le  mal  était  fait.Villegaignon 
avait  commis  une  mauvaise  action,  et  il  s'était  rendu  ridicule. 
Pendant  les  deux  mois  que  les  Français  passèrent  à  la 
Briqueterie,  les  indigènes  leur  fournirent  des  vivres  ;  encore 
fallait-il  les  acheter  bien  cher,  et  leur  donner  en  échange  des 
vêtements  ou  des  armes.  Il  était  évident  que,  du  jour  où  ces 
ressources  leur  manqueraient,  les  Brésiliens  les  abandonne- 
raient ;  car  l'intérêt  et  non  la  reconnaissance  les  amenait 
près  d'eux.  Il  peut  sembler  étrange  que,  menacés  d'une 
famine  prochaine,  les  Genevois  n'aient  pas  songé  sinon  à 
cultiver  la  terre,  au  moins  à  se  procurer  par  la  chasse  ou  la 
pêche  quelques  ressources  supplémentaires  ;  mais  tel  était 
l'aveuglement  de  tous  les  colons  du  temps  qu'ils  ne  son- 
geaient même  pas  à  exploiter  les  richesses  naturelles  du  sol. 
Moitié  par  indifférence,  moitié  par  orgueil,  ils  aimaient  mieux 
s'exposer  à  mourir  de  faim  que  s'abaisser  à  un  travail  dégra- 
dant, pensaient-ils,  pour  des  Européens.  Ils  parcouraient  les 
environs,  et  assistaient  aux  fêtes  et  aux  cérémonies  indigènes. 
Les  plus  anciens  d'entre  eux  interrogeaient  les  Brésiliens  sur 
les  productions  du  sol,  sur  leurs  traditions  nationales,  sur 
l'origine  de  leurs  coutumes.  Quelques-uns,  plus  soucieux  de 
l'avenir,  rédigeaient  même  des  dictionnaires  de  leur  langue. 
Entre  tous  se  distinguait  par  l'ardeur  de  ses  investigations 
Jean  de  Léry.  Peut-être  songeait-il  déjà  à  publier  le  récit  de 
son  voyage.  Il  pénétrait  dans  les  forêts  de  l'intérieur,  il  rece- 
vait rhospitalité  dans  les  cases  brésiliennes,  il  tâchait  de  sur- 
prendre le  secret  de  leurs  croyances,  il  achetait  des  oiseaux 
ou  des  animaux  rares,  des  plumes,  et  autres  objets,  qu'il  se 
réservait  de  rapporter  en  Europe,  Pendant  ce  temps  Corguil- 
leray  et  Richier  préparaient  leurs  moyens  de  défense  ;  car  ils 
s'attendaient  à  être  attaqués  par  Villegaignon  à  leur  retour  en 
Europe,  et  ne  voulaient  pas  être  pris  au  dépourvu.  D'après 
Villegaignon  (1),  — mais  il  faut  nous  défier  ici  de  son  témoi- 


(1)  Pièces  justificatives.  Lettre  VII  de  Villegaignon. 


268  HISTOIRE    DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

gnage,  —  ils  auraient  môme  essayé  à  diverses  reprises  d'orga- 
niser la  rébellion  immédiate,  t  Au  (I)  moyen  de  quoy  secrète- 
ment se  mit  à  séduire  mes  hommes,  et  les  plus  proches 
d'auprès  de  moy  :  leur  disant  qu'il  s'en  retournoit  en  France 
pour  ramener  tant  de  gens  que,  par  force,  il  pourroit  planter 
la  religion  que  i'avois  refusée,  et,  pour  confirmer  ceulx  de 
mes  hommes  qu'il  avoit  gaignez,  feist  recognoisire  une  isletto 
à  trois  lieues  de  moy,  où  il  designoit  de  se  retirer  >  et  plus 
loin  «  à  l'heure  de  son  partement,  vint  trouver  mes  hommes 
et  leur  dire..,  qu'il  serait  de  retour  dedans  dix  moys,  en  si 
bonne  compagnie  que  ie  seroye  tout  ioli  de  me  tenir  cloz  et 
couvert  tout  seul  en  mon  isle  ».  Il  se  peut,  en  effet,  que  Cor- 
guilleray  et  Richier  aient  été  imprudents  en  paroles,  et  qu'ils 
aient  fait  aux  colons  des  promesses  qu'ils  n'étaient  pas  cer- 
tains d'accomplir,  mais  ils  avaient  jusqu'au  dernier  moment 
donné  l'exemple  de  l'obéissance,  et  Villegaignon  n'avait  pas 
à  craindre  de  leur  pai't  une  révolte  ouverte.  Le  vice-amiral  de 
son  côté  organisait  sa  vengeance.  Il  savait  que  le  calvinisme 
était  proscrit  en  France,  et  voulait  que  Richier  et  les  siens 
fissent  profession  des  doctrines  condamnées,  afin  de  demander 
un  châtiment  exemplaire.  Dès  le  8  septembre  1557,  un  certain 
Aubery  fut  par  lui  député  au  ministre,  et  l'interrogea  sur  cer- 
tains points  controversés.  Richier,  qui  ne  se  doutait  pas  du 
piège,  et  qui  d'ailleurs  était  homme  à  ne  pas  reculer  devant  le 
martyre  pour  mieux  affirmer  sa  croyance,  répondit  sans  hési- 
tation, et  l'envoyé  de  Villegaignon,  convaincu  de  ses  senti- 
ments hérétiques,  n'hésita  pas  à  délivrer  au  vice-amiral  un 
certificat  attestant  que  Richier  s'était  nettement  prononcé 
contre  le  catholicisme  (2).  Quelques  semaines  plus  tard,  le 
27  décembre  1557,  Villegaignon  qui  voulait  avoir  enti'e  les 
mains  toutes  les  pièces  nécessaires,  députa  à  Richier  un  autre 
envoyé,  Pierre  la  Faucille,  ce  receveur  qui  avait  été  la  cause 


(1,  2)  ViLLEGAiONON.  Les  propositions  cofttentieuseSj  entre  le  che- 
vallier de  Villegaignon  et  maistre  Jehan  Calvin,  Préface. 


LES   COLONS   GENEVOIS.  :26y 

de  la  punition  et  de  la  fuite  de  Thoret.  Richier,  qui  était  à  la 
veille  de  son  départ,  et  ne  s'imaginait  pas  que  la  vengeance 
de  Villegaignon  le  poursuivrait  au  delà  de  l'Océan,  non  seule- 
ment répondit  à  son  envoyé  qu'il  était  calviniste,  mais  encore 
lui  donna  par  écrit  son  opinion  sur  trois  propositions  conten- 
tieuses.  Il  venait  de  signer  son  arrêt  de  mort,  si,  par  bon- 
heur, ces  pièces  accusatrices  ne  fussent  tombées  entre  les 
mains  de  juges  éclairés  et  tolérants  (1). 

Un  vaisseau  français  venait  d'arriver  dans  la  baie  de  Gana- 
bara.  11  se  nommait  le  Jacques^  et  était  commandé  par  le 
capitaine  Faribault  (2).  C'était  un  vieux  navire,  à  peu  près 
hors  d'usage,  mauvais  marcheur,  et  qu'on  cherchait  à  utiliser 
pour  un  dernier  voyage.  Son  possesseur,  maître  Martin 
Baudoin,  du  Havre,  s'était  associé  pour  l'équiper  à  quelques 
grands  seigneurs  protestants,  moitié  par  désir  d'augmenter 
leur  fortune  par  une  bonne  spéculation,  moitié  avec  l'arrière- 
pensée  de  préparer  pour  leurs  coreligionnaires  un  asile  au 
Nouveau  Monde.  On  parlait  alors  beaucoup  en  France  de  la 
tentative  de  colonisation  du  Brésil.  On  en  attendait  même  des 
résultats  inespérés,  car  le  capitaine  Faribault  annonça  aux 
Genevois  que  plusieurs  navires  étaient  en  armement  dans  les 
ports  de  France,  tout  prêts  à  conduire  au  Brésil  de  nombreux 
colons.  C'était  tout  un  courant  d'émigration  qu'on  voulait 
diriger  vers  cet  heureux  pays.  On  espérait  que,  dans  quel- 
ques années,  plusieurs  milliers  de  Français  seraient  établis 
dans  la  région,  assez  solidement  pour  repousser  toute  attaque 
portugaise.  Aussi  Faribault  fut-il  très- décontenancé  quand 
Corguilleray  et  Richier  lui  eurent  appris  que  la  discorde 
régnait  dans  l'île  aux  Français.  Le  capitaine  n'hésita  pas  à 
leur  dire  que  la  nouvelle  de  ces  dissensions  serait  fort  mal 
accueillie,  et  que  les  colons  resteraient  très-probablement  en 


(1)  Villegaignon,  id.  Le  procès-verbal  de  la  Faucille  fat  rédige 
et  donné  à  Villegaignon  le  mardi  8  juin  1558. 

(%)  On  trouve  également  Fariban  et  Faribaut. 


\ 


270  HISTOIRE    DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

Europe,  puisqu'ils  ne  trouveraient  plus  au  Brésil  la  liberté 
religieuse.  Faribault  avait  cruellement  raison.  La  France 
avait  alors  entre  les  mains  un  merveilleux  instrument  de  for- 
tune, et,  par  insouciance  ou  par  ignorance,  elle  le  brisait 
avant  de  s'en  servir.  Combien  de  fois  dans  notre  histoire 
coloniale,  aurons-nous  à  signaler  et  à  déplorer  des  faute» 
semblables  ! 

Deux  des  gentilshommes  qui  étaient  partis  de  France  avec 
Villegaignon,   La  Chapelle  et  Boissi,   l'avaient  abandonné 
depuis  quelque  temps  à  cause  de  son  intolérance  religieuse, 
et  s'étaient  joints  aux  Genevois  (1).  Désireux  de  regagner  la 
France  et  d'échapper  aux  mauvais  traitements  du  vice-amiral, 
ils  firent  marché  avec  le  capitaine  du  Jacques,  et  s'engagèrent 
pour  eux  et  leurs  compagnons  à  payer  six  cent  livres  tour- 
nois et  à  fournir  des  vivres.  Villegaignon,  qui  ne  pouvait 
s'empêcher  de  regretter  leur  départ,  fît  néanmoins  contre 
mauvaise  fortune  bon  cœur,  et  leur  octroya  la  permission 
régulière  de  rentrer  en  France.  Il  écrivit  même  au  capitaine 
Faribault  pour  calmer  ses  scrupules,  et  il  ajoutait  dans  sa 
lettre  :  «  tout  (2)  ainsi  que  ie  fus  ioyeux  de  leur  venue,  pen- 
sant avoir  rencontré  ce  que  ie  cerchois,  aussi,  puisqu'ils  ne 
s'accordent  pas  avec  moy,  suis-ie  content  qu'ils  s'en  retour- 
nent ».  Il  lui  confia  en  même  temps  un  petit  coffret,  rempli 
de  lettres  qu'il  envoyait  à  plusieurs  personnes.  Une  de  ces 
lettres  était  une  dénonciation  en  forme  adressée  au  premier 
juge  français,  dans  le  ressort  duquel  aborderaient  les  Gene- 
vois;  et  en  vertu  de  laquelle  ils  devaient  être  traduits  devant 
la  justice  comme  hérétiques,  et  traités  en  conséquence  ;  en 
sorte  que  le  vaisseau  que  ces  infortunés  croyaient  devoir  être 
l'instrument  de  leur  salut  serait  celui  de  leur  perte,  et  que 


(1)  LisRY,  CUV,  cit.  §  XXI. 

(2)  LÉRY,  id.  id.  Diaprés  de  Thou  (Histoire  de  France,  liv.  XVI,) 
qui  s'est  évidemment  trompé,  le  capitaine  du  Jacques  se  nommait 
Martin  Baudouin; 


LES    COLONS   GENEVOIS.  ^71 

le  capitaine  Faribault  devenait  leur  dénonciateur  inconscient. 
Certes  on  a  beaucoup  chargé  la  mémoire  de  Villegaignon,  et 
la  plupart  des  accusations  lancées  contre  lui  par  les  écrivains 
protestants  ne  sont  pas  fondées,  mais  nous  n'hésiterons  pas 
à  condamner  sa  déloyauté  en  cette  circonstance.  Il  est  vrai 
que,  dans  les  dernières  semaines  que  les  Genevois  passèrent 
dans  la  baie  de  Ganabara,  de  part  et  d'autre  furent  échangés 
des  propos  regrettables.  Si  Villegaignon  avait,  à  plusieurs 
reprises,  exprimé  ses  regrets  d'avoir  laissé  échapper  de  si 
cruels  ennemis,  les  Genevois  de  leur  côté  ne  s'étaient  pas  fait 
faute  de  le  menacer  de  leur  vengeance.  Ainsi  qu'il  arrive 
toujours  en  pareil  cas,  des  rapporteurs  officieux  avaient  enve- 
nimé ces  propos,  et  Villegaignon,  qui  ajoutait  foi  à  leurs  exa- 
gérations, était  presque  convaincu  que  «  les  calvinistes  re- 
tourneroyent  bien  accompagnez  et  ordonnez  pour  le  chasser 
lui  et  ses  complices  ».  Il  se  crut  peut-être,  en  essayant  de  les 
prévenir,  dans  le  cas  de  légitime  défense,  et  c'est  ce  qui 
explique  sa  dénonciation.  Cet  acte  n'en  reste  pas  moins  à  son 
passif.  Un  gentilhomme  a  d'autres  moyens  pour  se  venger, 
et  le  représentant  du  roi  de  France  aurait  dû  rie  pas  se  prêter 
à  un  moyen  aussi  indigne  d'assurer  sa  vengeance. 

Aussi  bien  Villegaignon,  malgré  sa  parole  et  le  congé  for- 
mel qu'il  avait  délivré  aux  Genevois,  essaya  jusqu'au  dernier 
moment  de  retarder  ou  même  d'empêcher  ce  départ,  dont  il 
redoutait  les  conséquences.  Il  accusa  les  fugitifs  des  crimes 
les  plus  atroces  afin  de  les  noircir  aux  yeux  de  leurs  futurs 
compagnons  de  route.  Il  exploita  même  la  superstition  des 
lïîatelots,  en  leur  rappelant  que  la  présence  d'un  prêtre  à  bord 
passait  pour  funeste.  Quelques  matelots  se  laissèrent  prendre 
à  ces  pièges  grossiers,  et  déclarèrent  au  capitaine  Faribault 
qu'ils  ne  prendraient  la  mer  que  si  les  passagers  assuraient 
leurs  approvisionnements  en  apportant  chacun  deux  boisseaux 
de  farine.  Les  Genevois  durent  en  passer  par  ces  exigences. 
Us  vendirent  jusqu'à  leur  dernier  vêtement  pour  se  procurer 
ce  surcroît  de  vivres,  tant  ils  avaient  hâte  de  fuir  un  conti- 


272  HISTOIRE   DU    BRESIL   FRANijAIS. 

nent,  où  ils  n'avaient  éprouvé  que  des  déboires,  et  partirent 
enfin  le  4  janvier  1558.  Ils  ne  se  doutaient  certes  pas  qu'ils 
allaient  s'offrir  à  la  justice,  et  que  cinq  des  plus  vicieux  d'entre 
les  matelots  du  Jacques  avaient  promis  à  Villegaignon  de  les 
livrer  au  bras*séculier,  au  cas  oia  sa  dénonciation  ne  parvien- 
drait pas  en  temps  opportun. 

La  mauvaise  chance  qui  n'avait  pas  abandonné  la  petite 
colonie  Genevoise  depuis  son  départ  de  Genève,  sembla 
s'acharner  encore  contre  elle.  Le  voyage  de  retour  fut  en  effet 
fécond  en  péripéties  tragiques.  Le  Jacques  était  un  mauvais 
navire  à  peu  près  hors  de  service,  et  on  l'avait  chargé  outre 
mesure  de  bois  de  teinture  et  autres  marchandises.  A  peine 
avaient-ils  pris  la  mer  que  les  matelots  s'aperçurent  avec 
effroi  que  la  cale  était  remplie  d'eau  et  que  le  navire  enfon- 
çait. On  se  mit  aux  pompes  douze  heures  consécutives.  L'eau 
sortait  des  tuyaux  rouge  comme  du  sang  à  cause  du  bois  de 
teinture.  On  songeait  presque  à  regagner  la  terre,  quand  enfin 
le  charpentier  réussit  à  aveugler  la  voie  d'eau,  mais  il  déclara 
que  les  bordages  étaient  tellement  rongés  par  les  vers  qu'il 
n'était  que  prudent  de  regagner  le  continent,  pour  y  construire 
un  nouveau  bâtiment,  ou  attendre  le  passage  de  quelque  autre 
navire.  C'était  le  parti  le  plus  sage  à  prendre;  mais  Faribault 
ne  se  souciait  de  perdre  ni  son  vaisseau  ni  ses  marchandises. 
Il  déclara  qu'on  continuerait  la  route  ;  seulement,  pour  dégager 
sa  responsabilité,  il  proposa  à  Corguilleray  et  aux  autres 
passagers  de  leur  donner  une  barque  qui  les  jetterait  à  la 
côte.  Plusieurs  des  Genevois  ne  s'étaient  décidés  que  très  à 
contre-cœur  à  quitter  l'Amérique.  Ils  avaient  entendu  parl^ 
des  persécutions  qui  ensanglantaient  alors  la  France,  et  leur 
séjour  au  Brésil,  bien  que  très  court,  avait  suffi  pour  leur 
inspirer  l'amour  de  ce  sol  enchanteur,  et  de  ce  climat  délicieux. 
Léry  était  du  nombre  de  ceux  qui  regrettaient  ainsi  leur 
départ.  Comme  il  (1)  l'écrivait  plus  tard  :  «  nous  avions  gousté 


(1)  Léry,  ouv.  oit.  g  xxi. 


LES   COLONS   GENEVOIS.  273 

a  fertilité  du  pays...  aussi  ie  regrette  souvent  que 
irmi  les  sauvages,  ausquels  i'ai  cogneu  plus  de 
3n  plusieurs  de  par  deçà,  lesquels  à  leur  condam- 
îut  teste  de  çhestien.  »  Lorsque  Corguilleray  fit 
compagnons  des  propositions  du  capitaine,  six 
dont  Léry,  se  décidèrent  à  les  accepter.  On  leur 
•arque  avec  quelques  vivres  et  leurs  bagages.  Léry 
escendu  dans  la  barque,  quand  un  de  ses  amis  le 
ester,  car  il  avait  le  pressentiment  d'affreux  mal- 
nenaçaient,  s'il  persévérait  dans  sa  résolution.  Léry 

'e  un  avertissement  du  ciel;  abandonnant  une 

partie  de  ses  bagages,  il  remonta  sur  le  navire,  et  laissa  partir 
les  cinq  autres.  Aucun  de  ces  cinq  infortunés  ne  devait  revoir 
sa  patrie,  et  c'est  ce  pur  hasard  ou  plutôt  ce  mouvement  ins- 
tinctif qui  sauva  le  futur  auteur  de  la  Relation  du  Voyage  au 
Brésil. 

Le  Jacques  était  en  si  mauvais  état  et  tellement  chargé  que 
deux  mois  après  le  départ  il  n'avait  pas  encore  quitté  les  eaux 
Brésiliennes.  A  la  fin  de  Janvier  1558,  les  passV&ers  recon- 
nurent l'île  Fernando  de  Noronha.  En  février  seulement,  après 
sept  semaines  de  traversée,  ils  doublèrent  le  cap  Saint  Roch. 
Comme  on  n'avait  pas  compté  sur  un  aussi  long  voyage,  les 
vivres  s'épuisaient,  et  la  fatigue  augmentait,  car  une  partie 
de  l'équipage  était  obligée  de  travailler  constamment  aux 
pompes.  Les  matelots  auraient  voulu  débarquer,  du  moins 
pour  prendre  des  vivres  frais,  mais  le  capitaine  leur  fît  remar- 
quer que  la  côte  était  habitée  par  nos  ennemis  les  plus  achar- 
nés, les  Margaïats,  et  fréquentée  par  les  Portugais.  Plutôt 
que  de  tomber  entre  leurs  mains,  ne  valait-il  pas  mieux  con- 
tinuer sa  route?  L'équipage  y  consentit.  Seulement,  pour 
augmenter  les  provisions  et  diminuer  le  nombre  des  bouches 
inutiles,  on  tua  tous  les  singes  et  tous  les  animaux  rares  qu'on 
rapportait  du  Brésil,  à  l'exception  de  quelques  perroquets  au 
splendide  plumage. 

Le  11  mars  l'équateur  fut  traversé.  La  chaleur  était  acca- 

18 


27i  IIISTOIHK   DU    DUÉSIL   FUANgAIS. 

blantc.  Matelots  et  passagers,  surmenés  de  fatig'ue,  étaient  en 
proie  à  la  fièvre.  Le  contre-maître  et  le  pilote  se  prirent  de 
querelle,  et  songèrent  à  leur  vengeance  plutôt  qu'à  la  direc- 
tion du  vaisseau.  Le  26  mars,  le  pilote,  au  lieu  de  faire  son 
quart,  était  en  discussion  avec  son  ennemi,  quand  un  ouragan 
furieux  tomba  sur  le  navire,  le  coucha  sur  le  flanc  et  balaya 
le  pont.  Les  deux  hommes  qui  étaient  la  cause  indirecte  de  ce 
malheur,  au  lieu  de  se  réconcilier  quand  le  danger  fut  passé, 
ne  songèrent  (iu*à  leur  haine  :  «  leur  (1)  action  de  grâces  fut 
de  s'empoigner  et  battre  de  telle  sorte  que  nous  pensions 
qu'ils  se  deussent  tuer  Tun  et  Tautre.  »  Quelques  jours  plus 
tard,  le  charpentier  travaillait  dans  la  cale  du  navire,  quand 
il  souleva  par  hasard  une  pièce  de  bois  qui,  en  se  détachant, 
découvrit  une  voie  d'eau  énorme  «  par  où  (2)  Teau  entra  si 
roide  et  si  viste  que  faisant  (juitler  la  place  aux  mariniers  qui 
abandonnèrent  le  charpentier,  ([uand  ils  furent  remontez  vers 
nous  sur  le  tillac,  sans  nous  pouvoir  autrement  déclarer  le 
fait,  crioyent,  nous  sommes  perdus,  nous  sommes  perdus  !  » 
Aussitôt  la  chaloupe  est  jetée  à  la  mer  avec  de  nombreuses 
pièces  de  bois  pour  construire  un  radeau.  On  s'y  précipite 
avec  tant  d'ardeur  que  le  pilote  est  obligé  de  défendre  l'entrée 
de  la  barque  un  couteau  à  la  main.  Par  bonheur  le  charpentier 
avait  eu  la  présence  d'esprit  de  jeter  son  caban  sur  la  voie 
d'eau,  et  de  le  maintenir  avec  ses  pieds.  Bien  que  soulevé 
par  la  force  de  l'eau,  il  appelle  au  secours,  mais  sans  aban- 
donner son  poste.  On  finit  par  entendre  ses  cris,  on  se  décide 
à  venir  à  son  aide,  et,  cette  fois  encore,  le  péril  est  esquivé. 
Tous  les  malheurs  fondaient  à  la  fois  sur  cet  infortuné 
navire,  tantôt  grains  furieux  ou  tempêtes,  tantôt  calmes  plats. 
De  plus  le  pilote  ignorait  son  métier.  Il  engagea  le  Jacques 
dans  l'inextricable  mer  des  Sargasses,  et  le  dégagea  à  grand 


(1)  LÉRY»  GUY.  cit.  8  XXli 

(2)  id.  id. 


LES   COLONS   GENEVOIS.  275 

peine  de  ces  prairies  maritimes ,  qui  s'étendaient  à  Fin- 
fini.  A  peine  arrivait-on  sous  le  Tropique,  dans  la  région  fré- 
quentée par  les  navires  portugais,  que  le  capitaine  Fari- 
bault,  qui  craignait  de  les  rencontrer,  ordonna  le  branle-bas 
du  combat;  mais  le  28  avril,  au  moment  où  Ton  séchait  sur  le 
pont  et  dans  un  pot  de  fer  les  poudres  qui  avaient  été  gâtées 
par  rhumidité  de  la  cale,  «  le  canonnier  (1)  laissa  ce  pot  si 
longtemps  sur  le  feu  qu'il  rougit,  la  poudre  s'estant  emprise, 
la  flambe  donna  de  telle  façon  d'un  bout  en  autre  du  vaisseau, 
mesme  gasta  quelques  voiles  et  cordages,  que  peu  s'en  fallut, 
qu'à  cause  de  la  graisse  et  du  breits  dont  le  navire  estoit 
frotté  et  goldronné,  le  feu  ne  s'y  mist.  »  Un  mousse  et  deux 
matelots  furent  grièvement  brûlés,  à  tel  point  que  l'un  d'entre 
eux  mourut  après  quelques  jours  d'atroces  souffrances.  Léry 
qui  se  trouvait  sur  le  pont  au  moment  de  l'accident  eut  la  pré- 
sence d'esprit  de  rabattre  sur  son  visage  son  bonnet  de 
matelot.  Il  en  fut  quitte  pour  avoir  le  bout  des  oreilles  et  les 
cheveux  grillés. 

Ce  n'était  que  le  commencement  des  infortunes  réservées 
à  l'équipage  du  Jacques,  Il  se  trouvait  encore  à  cinq  cents 
lieues  de  France  quand  les  vivres  commencèrent  à  manquer. 
Depuis  longtemps  il  était  réduit  à  la  demi-ration.  Le  pilote 
s'était  si  fort  trompé  dans  son  estimation  qu'il  croyait  être  à.  la 
hauteur  du  cap  Finisterre  d'Espagne,  et  n'avait  pas  encore 
atteint  celle  des  Açores,  Dès  la  fm  d'avril  tous  les  vivres 
étaient  consommés.  On  balaya  la  soute  aux  biscuits,  mais  on 
n'y  trouva  que  des  vers,  des  excréments  de  rats  et  d'informes 
débris,  dont  on  composa  une  bouillie  noire  et  amère  comme 
de  la  suie.  Tous  ceux  qui  avaient  encore  des  singes  et  des 
perroquets  les  sacrifièrent.  Dès  les  premiers  jours  de  mai  la 
famine  fut  si  violente  que  deux  matelots  moururent  de  faim, 
et  furent  jetés  par  dessus  bord.  Pour  comble  de  malheur,  la 


(1)  LÉRY,  GUY.  cit.  §  XXI. 


276  HISTOIRE   DU   BRESIL   FRANÇAIS. 

tempête  se  déchaîna.  Il  fallait,  malgré  Tépuisement,  veiller 
aux  pompes  et  surveiller  la  mâture.  Impossible  à  cause  de 
Tagitation  des  flots  de  prendre  aucun  poisson.  On  s'avisa  de 
couper  des  rondelles  de  cuir  de  tapir  qu'on  faisait  bouillir, 
puis  rôtir,  et  qui  rappelaient  de  fort  loin  le  goût  de  la  couenne 
de  lard.  Quand  cette  ressource  fut  épuisée,  on  passa  aux  sou- 
liers, puis  aux  couvercles  des  coffres,  aux  cornes  de  lan- 
ternes et  aux  chandelles  de  suif.  Le  12  mai,  mourut  le  canon- 
nier  ;  mais  «  nous  (1)  nous  en  souciasmes  tant  moins  pour 
Tesgard  de  sa  charge,  qu'au  lieu  de  nous  défendre,  si  on 
nous  eust  lors  assaillis,  nous  eussions  plus  tôt  désiré  d'estre 
prins  et  emmenez  de  quelque  pirate,  pourveu  qu'il  nous  eust 
donné  à  manger  ».  Le  même  jour  fut  signalé  un  navire,  mais 
il  ne  vit  pas  ou  fit  semblant  de  ne  pas  voir  les  signaux  de 
détresse  du  Jacques,  car,  en  ce  temps  de  mutuelles  défiances, 
les  navires  évitaient  de  se  rencontrer  en  pleine  mer,  et  nos 
infortunés  compatriotes  souffrirent  d'autant  plus  de  leur  aban- 
don qu'ils  avaient  espéré  plus  vivement  leur  salut. 

Quelques  matelots,  plus  ingénieux  que  leurs  compagnons, 
firent  la  chasse  aux  rats  et  aux  souris  toujours  abondants 
dans  la  cale  d'un  navire  ;  ils  les  vendaient  jusqu'à  quatre  écus 
pièce.  Le  barbier  qui  avait  réussi  à  en  prendre  deux  d'un 
seul  coup  refusa  d'en  céder  un  aux  Genevois,  qui  lui  propo- 
saient en  échange  un  habillement  complet.  Un  jour  le  contre- 
maître qui  avrait  pris  un  gros  rat  en  jeta  sur  le  tillac  les 
quatre  pattes.  Survint  un  affamé  qui  s'en  empara,  les  fit 
griller  sur  des  charbons,  et  déclara  «  n'avoir  (2)  iamais  tasté 
d'ailes  de  perdrix  plus  savoureuses.  Pour  le  dire  en  un  mot, 
qu'est-ce  aussi  que  nous  n'eussions  mangé  ou  plutôt  dévoré 
en  telle  extrémité  ?  car  de  vray,  pour  nous  rassassier,  sou- 
haitions les  vieux  os  et  autres  telles  ordures  que  les  chiens 
traînent  par  dessus  les  fumiers  ;  ne  doutez  pas  si  nous  eus- 


(1)  LÉRY,  CUV.  cit.  §  XXII. 

(2)  Lkrt,  ouv.  cit.  §  xxn. 


LES   COLONS   GENEVOIS.  277 

sions  eu  des  herbes  vertes,  voire  du  foin,  ou  des  feuilles 
d'arbres  que  tout  ainsi  que  bestes  brutes  nous  les  eussions 
broutées.  » 

L'eau  elle-même  fit  défaut.  On  fut  obligé  de  tellement  la 
ménager  que  chaque  matelot  n'en  buvait  qu'un  petit  verre 
par  jour.  Aussi  toutes  les  fois  que  tombait  la  pluie,  étendait- 
on  des  voiles  pour  la  recueiUir.  Depuis  longtemps  il  n'y  avait 
plus  ni  rats  ni  souris.  On  en  était  réduit  à  grignoter  du  bois 
de  Brésil.  Cinq  matelots  avaient  succombé,  et  on  avait  jeté 
leurs  cadavres  à  la  mer,  non  sans  regrets,  car  déjà  dans  les 
yeux  de  quelques-uns  brillait  la  fièvre  qui  explique  presque 
le  cannibalisme.  Dupont  de  Gorguilleray  était  à  peu  près  le 
seul  qui  eût  conservé  la  sérénité  de  son  esprit.  Ses  compa- 
gnons déliraient.  Richier  lui-même  avait  perdu  tout  espoir. 
Quant  au  reste  de  l'équipage  il  n'attendait  qu'un  prétexte 
pour  se  ruer  sur  les  passagers  et  les  égorger.  Qn  touchait  à 
cette  heure  critique  où  la  douleur  physique  se  convertit  en 
hallucination,  puis  en  folie  furieuse.  Par  bonheur  Léry  avait 
conservé  un  magnifique  perroquet,  «  aussi  gros  qu'une  oye  », 
qu'il  destinait  à  Coligny.  Craignant  qu'il  ne  lui  fût  volé,  il  le 
tua,  et  le  partagea  avec  ses  compagnons,  dont  ce  maigre 
repas  soutint  les  forces. 

Le  24  mai  fut  enfin  signalée  la  terre.  On  avait  tant  de  fois 
inutilement  crié  terre^  que  personne  ne  croyait  à  cette  heu- 
reuse nouvelle.  Les  Genevois  et  les  matelots  restaient  éten- 
dus sur  le  tillac  ;  personne  ne  bougeait  ;  mais  l'homme  de 
vigie  redouble  ses  cris;  ce  n'est  plus  une  illusion.  Des  côtes 
rocheuses,  estompées  par  le  brouillard,  se  profilent  à  l'hori- 
zon. Aussitôt  l'équipage  du  Jacques  se  jette  à  genoux  pour 
remercier  la  Providence,  et  le  capitaine  Faribault  avoue  alors 
à  ses  hôtes  «  que  (1)  pour  tout  certain  si  nous  fussions  encore 
demeuré  un  iour  en  cest  estât,  il  avoit  délibéré  et  résolu,  non 
pas  ietter  au  sort,  comme  quelques-uns  ont  faict  en  pareille 

(1)  LÉRT,  ouv.  cit.  §  XXII. 


278  HISTOIRE  DU   BRESIL  FRANÇAIS. 

destresse,  mais  sans  dire  mot,  d'en  tuer  un  d'entre  nous  pour 
servir  de  nourriture  aux  autres  ». 

C'étaient  les  rivages  de  Bretagne  qu'on  venait  de  décou- 
vrir. Faribault,  Corguilleray  et  quelques  matelots  ou  passa- 
gers débarquèrent  à  Audierne  (1)  pour  y  acheter  des  vivres. 
Les  autres  attendirent  sur  le  Jacques.  Deux  des  Genevois, 
que  Léry  avait  priés  de  lui  rapporter  du  pain  et  de  la  viande, 
n'eurent  pas  le  courage  de  revenir  à  bord,  et  s'enfuirent  pour 
ne  plus  reparaître.  Le  reste  de  l'équipage  se  crut  abandonné. 
Une  barque  de  pêcheur  s'était  aventurée  tout  près  d'eux  ;  ils 
la  forcèrent  à  se  rapprocher  du  navire,  et  dévorèrent  toutes 
ses  provisions.  L'intention  du  capitaine  Faribault  était  de 
pousser  jusqu'à  la  Rochelle  pour  y  vendre  son  chargement 
de  bois,  mais  il  apprit  que  des  pirates  infestaient  la  côte,  et, 
comme  il  avait  déjà  subi  par  trop  d'épreuves  dans  son  voyage, 
il  se  décidsbbrusquement  à  le  terminer,  et  annonça  qu'il  dé- 
barquerait au  Blavet  (2).  Plusieurs  vaisseaux  s'y  trouvaient 
alors  réunis.  L'un  d'entre  eux,  de  Saint-Malo,  avait  enlevé 
une  galiote  espagnole  revenant  du  Pérou  et  richement  char- 
gée. Plusieurs  négociants  de  Paris  et  de  Lyon  étaient  arrivés 
pour  acheter  ces  marchandises  espagnoles.  Dès  qu'ils  appri- 
rent que  l'équipage  du  Jacques  descendait  à  terre,  ils  s'em* 
pressèrent  autour  de  ces  infortunés,  saisis  de  compassion 
pour  leur  misère,  et  veillèrent  à  tous  leurs  besoins.  Ils  les 
engagèrent  à  manger  avec  modération.  Léry  et  ses  compa- 
gnons suivirent  ces  sages  conseils,  et,  bien  que  leur  santé  fut 
longtemps  ébranlée,  parvinrent  à  se  remettre.  Ils  gardèrent 
seulement  toute  leur  vie  une  grande  faiblesse  d'estomac,  et 
pendant  quelques  mois  les  seùs  de  l'ouïe  et  de  la  vue  furent 
chez  eux  tout  à  fait  oblitérés.  Quant  aux  matelots,  gens  gros- 


Ci)  Petite  ville  du  Finisterre,  à  37  kil.  0  de  Quimper,  au  fond  de 
la  baie  à  laquelle  elle  donne  sou  nom,  à  l'embouchure  du  Goyen. 

(2)  Plus  exactement   à  l'embouchure   du  Blavet>  c'est  à  dire  à 
Port  Louis,  tout  près  de  Lorient  (Morbihan.) 


LES   COLONS   GENEVOIS.  279 

siers  et  incapables  de  ménagements,  ils  mangèrent   avec 
gloutonnerie,  et  la  moitié  d'entre  eux  périt. 

Ce  n'était  pas  encore  la  fm  de  leurs  misères,  car  Villegai- 
gnon  les  avait  dénoncés  comme  hérétiques,  et,  sans  le  savoir, 
Faribault  était  porteur  de  la  dénonciation.  Ils  n'avaient  donc 
échappé  aux  dangers  de  l'Océan  et  aux  tortures  de  la  famine 
que  pour  être  traînés  devant  la  justice,  et  condamnés  à  un 
supplice  ignominieux!  Mais  les  juges  repoussèrent  avec 
indignation  jusqu'à  la  pensée  de  poursuivre  les  Genevois. 
«  Après  (1)  qu'ils  eurent  veu  ce  qui  leur  estoit  mandé,  tant 
s'en  fallut  qu'ils  nous  traitassent  de  la  façon  que  Villegaignon 
désiroit,  qu'au  contraire,  outre  qu'ils  nous  firent  la  meilleure 
chère  qui  leur  fut  possible,  encore  offrans  leurs  moyens  à 
ceux  de  nostre  compagnie  qui  en  avoyent  affaire,  prestèrent- 
ils  argent  audit  sieur  Dupont  et  à  quelques  autres...  Voilà 
comment  Dieu  qui  surprend  les  loisez  en  leurs  cautelles,  non 
seulement,  par  le  moyen  de  ces  bons  personnages,  nous  déli- 
vra du  danger  où  la  révolte  de  Villegaignon  nous  avait  mis, 
mais  qui  plus  est,  la  trahison  qu'il  nous  avoit  brassée  estant 
ainsi  descouverte  à  sa  confusion,  le  tout  retourna  à  nostre 
soulagement  ».  De  l'embouchure  du  Blavet  les  Genevois 
gagnèrent  Nantes,  puis  Paris,  sans  être  inquiétés.  La  triste 
ruse  de  Villegaignon  n'avait  donc  pas  abouti.  Sa  vengeance 
lui  échappait.  Il  est  vrai  qu'il  allait  trouver  au  Brésil  une 
sinistre  compensation  ! 


(1)  LÉRT,  CUV.  cit.  $  tXïh 


TROISIEME    PARTIE 
RUINE    DES    ÉTABLISSEMENTS    FRANÇAIS, 


LA    DÉFECTION    DE    VILLE6AIGN0N. 

I. —  Exécution  de  trois  Genevois 

Depuis  le  départ  des  Genevois  rien  en  apparence  n'avait 
été  changé  dans  la  petite  colonie  brésilienne.  En  réalité,  la 
désaffection  croissait  de  jour  en  jour.  On  n'acceptait  plus, 
mais  on  subissait  Tautorité  de  Villegaignon.  Peu  à  peu  le 
terrain  se  dérobait  sous  ses  pas.  Il  crut  pourtant  nécessaire 
de  faire  quelques  concessions,  afin  de  s'attacher  les  colons 
qui  ne  l'avaient  pas  encore  abandonné.  Il  feignit  la  bienveil- 
lance et  se  départit  de  sa  rigueur.  «  Par  (1)  douces  paroles 
et  gracieuses,  les  cuida  rendre  à  sa  discrétion.  »  Rien  n'y  fit. 
On  se  défiait  de  ses  avances,  et  on  avait  peur  de  lui.  De  plus 
en  plus  s'accusaient  les  sentiments  hostiles. 

Afin  de  distraire  ses  hommes  de  toute  pensée  de  révolte, 
et  de  détourner  les  esprits  des  fâcheuses  préoccupations  qui 
les  absorbaient,  le  vice-amiral  aurait  dû  entreprendre  résolu- 
ment la  colonisation.  Non  seulement  les  colons  n'auraient 


(1)  Crespin.  Histoire  des  martyrs,  p.  437. 


LA   DÉFECTION   DE   VILLEGAïGNON.  281 

pas  perdu  leur  temps  à  de  futiles  discussions,  mais  encore 
ils  auraient  étendu  le  cercle  d'activité  de  la  France  et  jeté 
sérieusement  les  bases  de  notre  futur  empire.  Au  lieu  de  les 
retenir  dans  la  baie  de  Ganabara  pour  bâtir  une  citadelle,  et 
assistera  des  tournois  théologiques,  mieux  aurait  valu  recon- 
naître le  pays  et  nouer  des  relations  avec  les  tribus  brésiliennes. 
Ni  les  hommes,  ni  les  instruments  n'eussent  fait  défaut  à 
Villegaignon  ;  car  nos  colons,  surtout  au  début,  étaient  pleins 
d'ardeur.  Ils  ne  demandaient  qu'à  parcourir  les  solitudes 
inexplorées  qui  s'offraient  à  leurs  ardentes  investigations.  Ils 
nourrissaient  tous  au  fond  de  leur  cœur  la  chimère  d'un 
Eldorado  fantastique  qu'ils  espéraient  découvrir.  Villegaignon 
n'aurait  eu  qu'à  diriger  leur  bonne  volonté.  Il  ne  le  fit  pas  :  Il 
ne  comprit  pas  la  situation.  Il  s'imagina  qu'il  devait  se  com- 
porter vis-à-vis  des  Brésiliens,  comme  il  l'eût  fait  en  Europe 
sur  son  rocher  de  Malte  et  contre  les  Turcs.  Il  ne  comprit 
pas  que  l'unique  moyen  de  s'attacher  les  indigènes  était  de 
leur  témoigner  de  la  confiance,  et  de  leur  inspirer  du  respect 
d'abord,  de  l'amitié  ensuite,  en  les  initiant  peu  à  peu  à  la 
civilisation.  Aussi  bien  les  Européens  du  XVP  siècle  ne 
soupçonnaient  seulement  pas  ces  vérités  économiques.  Ils  ne 
songeaient  qu'à  exploiter  les  indigènes  au  lieu  de  se  les 
assimiler,  et,  quand  ils  rencontraient  chez  eux  de  la  résis- 
tance, ils  les  exterminaient.  Villegaignon  ne  fut  ni  meilleur 
ni  pire  :  Il  se  conforma  aux  traditions  reçues,  et,  comme  il 
était  impossible  de  fonder  une  colonie  au  Brésil  sans  le  con- 
cours des  Brésiliens,  il  allait  dépenser  inutilement  les 
ressources  de  la  France. 

Il  est  vrai  de  reconnaître  que  le  départ  des  Genevois 
ruina  ses  projets.  Même  en  supposant  qu'il  ait  un  instant 
songé  à  suivre  la  seule  politique  indiquée  par  les  circons- 
tances, c'est-à-dire  à  oublier  la  métropole  pour  concentrer  son 
activité  et  ses  soins  sur  la  colonie,  il  se  serait  heurté  contre 
d'invincibles  obstacles,  et  surtout  contre  la  mauvaise  volonté 
manifeste  de  ses  collaborateurs.  Subitement  la  confiance  avait 


1 


282  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

disparu.  Les  colons  nourissaient  tous  Tarrière  pensée  de 
retourner  au  plus  vite  en  France  afin  d'échapper  aux  bruta- 
lités du  gouverneur.  Ils  n'obéissaient  plus  qu'à  contre-cœur 
à  des  ordres  qu'en  toute  autre  occasion  ils  se  fussent  empres- 
sés d'exécuter.  Aussi  tout  établissement  sérieux  devenait-il 
impossible.  Il  n'y  avait  plus  ni  entrain,  ni  gaieté.  On  pressen- 
tait la  ruine  prochaine  de  la  colonie. 

Il  semble  que  Villegaignon  lui-même  ait   eu  comme  la 
conscience  des  fâcheuses  destinées  réservées  à  son  entre- 
prise, et  qu'il  ait  pris  à  tâche  de  ne  rien  faire  pour  en  arrêter 
la  décadence.  On  eût  dit  qu'il  se  repentait  d'avoir  montré 
quelque  bienveillance  à  ses  hommes.  Son  naturel  hautain  et 
brutal  reparut.  Le  départ  des  Genevois  l'avait    froissé  et 
inquiété.  Il  avait  jugé  opportun,  pour  faire  diversion,  de  se 
montrer  modéré,    mais  à  peine  le  temps  avait-il  calmé  la 
blessure  de  son  amour-propre  et  émoussé  en  lui  le  senti- 
ment du  danger,  qu*il  redevint  le  tyran  impérieux,  cruel  et 
injuste  de  la  colonie.  Ses  propres  domestiques  eurent  d'abord 
le  plus  à  souffrir  de  ce  brusque  retour  à  des  sentiments  trop 
longtemps  comprimés.  Un  maître  d'hôtel,  depuis  trois  ans  àson 
service,  excita  tout  à  coup  sa  défiance.  «  Villegaignon  (1) 
cerchè  beaucoup  de  petites  choses  sur  son  estât,  ausquelles 
le  maistre  d'hostel  satisfait  suffisamment  :  lui  respondant  le 
.  plus  gracieusement  qu'il  peut,  le  supplia,  d'autant  qu*il   co- 
gnoissoit  que  son  service  ne  lui  estoit  agréable  de  lui  donner 
congé  de  retourner  en  France.  »  Villegaignon  refusa  tout  net 
en  le  menaçant  des  étrivières  et  de  la  chaîne,  et,  pour  se 
débarrasser  de  ses  importunités,  le  jeta  hors  du  fort  en  lui 
retenant  les  vêtements  qu'il  lui  avait  donnés.  Son  successeur 
ayant  essayé  de*  réprimer  les  jurements  et  les  désordres  des 
autres  domestiques  fut  par  eux  dénoncé  comme  hérétique. 
Battu,  enchaîné  et  chassé,  il  n'eut  plus  d'autre  ressource  que 
de  s'enfuir  au  milieu  des  sauvages.    Les  ouvriers  étaient 


(1)  Grkspin.  Histoire  des  martyrs^  p.  438, 


LA   DEFECTION   DE  VILLE6AIGN0N.  283 

traités  plus  durement  encore  que  les  serviteurs,  non  pas 
seulement  les  anciens  condamnés,  mais  même  les  volontaires. 
Mal  nourris,  plus  mal  vêtus,  obligés  de  se  contenter  de 
cabanes  ou  de  huttes  grossièrement  construites,  et  astreints 
à  un  travail  incessant,  bon  nombre  d'entre  eux  étaient  tombés 
malades.  Un  de  ces  ouvriers  volontaires ,  dégoûté  de  Teau 
puante  de  k  citadelle  et  des  vivres  insutfisants  qu'on  lui 
allouait,  demanda  au  vice-amiral  Tautorisation  d'aller  vivre 
avec  les  Brésiliens.  Villegaignon  y  consentit,  mais  à  condi- 
tion qu'il  renoncerait  à  ses  gages  par  acte  notarié.  Les 
Brésiliens  accueillirent  le  fugitif,  et  lui  fournirent  des  vivres, 
mais  en  échange  de  ses  vêtements.  A  peine  Veurent-^ils 
dépouillé,  qu'ils  l'abandonnèrent.  «  Le  povre  (1)  fut  réduit  en 
telle  extrémité  qu'il  mangeoit  l'herbe,  et  toute  sorte  de  fruits 
indifTéremment  sans  connoistre  ce  qui  lui  estait  profitable  ou 
contraire  ;  en  ceste  grande  langueur  manda  plusieurs  fois  à 
Villegaignon  qu'il  print  compassion  de  lui  pour  l'honneur  de 
Dieu  :  mais  iamais  il  n'eust  response.  Un  matin  on  le  trouva 
mort  de  faim  sous  un  arbre.  » 

De  semblables  traitements  n'étaient  certes  pas  faits  pour 
ramener  au  vice-amiral  des  colons  déjà  désaffectionnés  :  Une 
scène  dramatique  et  terrible  acheva  de  porter  le  dernier  coup 
à  son  autorité.  Les  cinq  Genevois,  qui  avaient  quitté  le 
Jacques,  avant  que  ce  navire  se  fût  engagé  en  plein  Océan, 
se  nommaient  Jean  Dubourdel,  Mathieu  Vermeil,  Pierre 
Bourdon,  André  Lafon  et  Jacques  Leballeur.  Ils  étaient  à  dix- 
huit  lieues  de  la  côte.  Aucun  d'eux  ne  savait  manier  une 
barque,  et  on  leur  avait  donné  un  canot  à  peu  près  hors 
d'usage,  sans  mâts  et  sans  voiles.  A  peine  leur  avait-on  cédé 
quelques  vivres,  ils  couraient  donc  un  danger  très  grave,  en 
risquant  une  pareille  traversée.  «  Les  plus  advîsez  d'entre 
eux  plantèrent  un  aviron  pour  un  masts,  et,  au  lieu  d'une 
huné,  ih  ioignirent  deux  arcs  ensemble  :  de  leurs  chemiâes 


(1)  Crespin.  Histoire  des  martyrs,  p.  438. 


284  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

feîrent  une  voile  ;  de  leurs  ceintures,  les  escoutes,  boulnies 
et  rouets ,  qui  sont  cordages  à  ce  nécessaires.  »  Pendant 
quatre  jours  un  calme  plat  ne  leur  permit  d'avancer  que  bien 
lentement.  Le  cinquième  jour  une  affreuse  tempête  les  jeta  à 
la  côte  dans  une  région  stérile  et  déserte.  Ils  se  rembarquè- 
rent et  descendirent  à  une  rivière,  que  les  Français  avaient 
auparavant  nommée  la  rivière  des  Vases.  Les  indigènes  les 
accueillirent  assez  bien,  et  leur  vendirent  même  des  provi- 
sions, mais  ils  exigèrent  d'eux,  en  guise  de  paiement,  une 
partie  de  leurs  vêtements.  Comme  ils  comprenaient  d'instinct 
la  supériorité  européenne  et  n'auraient  pas  mieux  demandé 
que  d'avoir  tout  près  d'eux  des  colons  instruits  et  intelligents, 
dont  la  présence  et  l'alliance  auraient  tout  de  suite  assuré 
leur  suprématie  sur  les  tribus  voisines,  ils  proposèrent  aux 
Genevois  de  rester  au  milieu  d'eux.  Deux  d'entre  eux  étaient 
tentés  d'accepter,  car  ils  redoutaient  la  vengeance  de  Ville- 
gaignon,  mais  les  trois  autres  étaient  malades  et  découragés. 
Il  leur  tardait  de  retrouver  leurs  compagnons  et  de  ne  plus 
voir  autour  d'eux  rien  que  des  visages  inconnus.  D'ailleurs, 
ils  espéraient  que  l'excès  de  leur  infortune  attendrirait  le  vice- 
amiral.  Après  quelques  jours  d'hésitation  leur  avis  prévalut 
enfin,  et  la  petite  barque,  qui  n'était  éloignée  du  fort  Coligny  que 
d'une  trentaine  de  lieues,  reprit  la  mer,  cette  fois  en  longeant 
la  côte.  Ils  venaient  de  prendre  la  plus  funeste  des  résolutions. 
S'ils  avaient  seulement  soupçonné  le  sort  qui  leur  était 
réservé,  ils  auraient  fui  bien  loin  :  mais  la  fatalité  les  entraî- 
nait à  leur  perte. 

Le  voyage  de  retour  dura  trois  jours  «  à  raison  (1)  de  la 
contrariété  des  vents  et  marées  qui  sont  là  fort  violentes. 
Estant  entrez  en  la  rivière  de  Colligny,  avec  grandes  difficul- 
tez  et  dangers,  et  mesme  en  grand'doute  si  c'estoit  elle  ou 
non,  parce  qu'un  brouillaz  couvroit  les  terres  ;  en  contestant 
les  uns  contre  les  autres,  le  brouillaz  tomba  :  si  apperceurent 


(1)  Crespin.  Ouv.  cit.  Id.,  id. 


LA   DEFECTION   DE   VILLEGAIGNON.  .   285 

la  forteresse  de  Villegaignon,  et  le  village  des  François,  situé 
en  terre  continente.  »  Le  gouverneur  se  trouvait  alors  dans 
l'un  des  petits  villages  de  la  côte.  Ils  allèrent  le  trouver,  se 
mirent  à  ses  genoux,  lui  firent  un  touchant  récit  de  leurs 
souffrances  et  implorèrent  sa  pitié.  Villegaignon  était  dans 
un  jour  de  clémence.  Il  les  releva,  leur  donna  de  bonnes  pa- 
roles, et  leur  permit  de  jouir  des  franchises  et  libertés  dont 
usaient  les  autres  colons,  mais  il  leur  défendit  «  de  tenir  (1) 
ou  semer  aucun  propos  de  la  religion  à  peine  de  la  mort.  » 
Seulement,  comme  un  certain  esprit  de  mercantilisme  se 
mêlait  à  tous  ses  actes,  il  commença  par  tirer  d'eux  la  plus 
mesquine  des  vengeances  en  confisquant  leur  barque  et  en 
les  laissant  sans  vêtements  ni  instruments  ;  «  Combien  (â) 
qu'il  les  vit  en  grande  détresse,  n'ayant  de  quoi  acheter  des 
vivres,  oncques  ne  leur  en  fit  restitution  d'un  clou.  » 

Pendant  quelques  jours  Villegaignon  fit  semblant  de  les 
oublier.  Les  colons,  plus  généreux  que  lui,  avaient  pourvu  à 
tous  leurs  besoins.  Peut-être  entrait-il  dans  cet  empresse- 
ment quelque  pensée  d'opposition.  En  accueillant  avec  intérêt 
ces  ennemis  du  vice-amiral,  ils  faisaient  ressortir  son  avarice 
et  sa  cupidité.  Nos  Genevois  avaient  repris  leur  habitudes 
d'autrefois,  et  se  croyaient  rentrés  en  grâce  :  mais,  pendant 
ces  jours  de  répit,  l'imagination  du  gouverneur  avait  battu 
la  campagne.  A  force  de  réfléchir  sur  l'arrivée  soudaine  de 
ces  cinq  fugitifs,  et  sur  les  circonstances  d'ailleurs  assez 
romanesques  et  même  peu  vraisemblables  de  leur  odyssée, 
il  finit  par  se  persuader  que  ces  Genevois  n'étaient  que  des 
espions  envoyés  par  Corguilleray  et  Richier  pour  préparer  le 


(1)  Id.  id.  Voir  aux  pièces  justificatives  lettre  VII  de  Villegai- 
gnon: a  En  somme  je  leur  feiz  deffense  de  ne  dogmatiser  ne  parler 
de  leur  doctrine  à  mes  gens,  ne  empescher  raffection  qu'ils  me 
dévoient  porter  sur  peine  de  leur  vie.  » 

(2)  Crespin.  ouv.  cit.  p.  Id.  id., 


286  HISTOIRE   OU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

terrain  et  disposer  les  colons  à  la  révolte  (1).  11  se  figura  que 
leur  vaisseau  était  caché  dans  quelque  anse  ignorée  de  la 
côte,  et  n'attendait  qu'un  signal  pour  paraître  dans  la  rade, 
et  s'emparer  par  surprise  de  la  citadelle,  dont  les  cinq  espions 
lui  auraient  ménagé  l'entrée.  «  Cette  fausse  opinion  (2)  s'im- 
prima si  avant  dans  son  esprit  qu'il  la  crut  véritablement 
estre  telle,  et  ne  peut  aucunement  estre  diverti  d'icelle,  et 
des  lors  se  défia  de  tous  ses  serviteurs  fidèles  et  anciens.  • 
La  conséquence  immédiate  de  ses  soupçons  fut  un  redou- 
blement de  sévérité  envers  ses  domestiques  qu'il  regardait 
comme  des  complices.  «11  (8)  prenoit  occasion  en  peu  de  chose 
de  les  maltraiter,  les  outrageant  de  grieves  injures,  menaces 
de  coups  de  bâton,  ou  chaînes,  ou  autres  choses  semblables. 
Ce  qui  leur  sembloit  si  déraisonnable  que  la  plupart  d'entre 
eux  désiroient  que  la  terre  s'ouvrit  pour  les  engloutir,  tant 
ils  avoient  afTection  d'estre  déUvrez  de  la  présence  de  ce 
maistre.  »  Villegaignon  ne  leur  laissait  même  pas  le  repos 
de  la  nuit.  11  se  réveillait  en  sursaut,  persuadé  que  les 
Genevois  venaient  de  débarquer,  et  appelait  aux  armes.  11 
s'était  ouvert  de  ses  inquiétudes  à  quelques  confidents,  qui 
essayèrent  de  lui  en  démontrer  l'absurdité,  et  lui  prouvèrent 
qu'une  citadelle  gardée  par  quelques  centaines  de  colons 
résolus  ne  pouvait  être  prise  d'assaut  par  cinq  fugitifs  :  mais 
Villegaignon  avait  son  idée  préconçue,  et  dès  lors  il  ne 
songea  plus  qu'à  se  débarrasser  de  ceux  qu'il  redoutait  comme 
ses  futurs  assassins. 


(1)  Voir  aux  pièces  justificatives  lettre  VII  do  Villegaignon  : 
«  Je  fuz  adverty  qu'ils  disoient  qu'à  tort  et  contre  Dieu  ie  leur 
deffendoye  de  m*adnoncer  TEvangile,  persuadants  à  mes  gens  de 
se  retirer  avec  certains  bannis  truchements  à  ung  endroict,  ou 
debvoit  arriver  le  Pont  à  son  retour,  et  que  si  cependant  io  leur 
vouUoye  faire  mal,  qu'ils  se  deffenderoyent  et  conciteroyent  les 
sauvages  contre  moy.  » 

(2)  Crespin.  Ouv.  cit.  Id.^  id. 
(8)  Id.  id. 


LA  DÉFECTION   DE   VILLEGAIGNON.  287 

Les  Genevois  ne  donnaient  prise  à  aucune  accusation.  Us 
iccomplissaient  régulièrement  tous  leurs  devoirs,  et  se  fai- 
saient même  remarquer  par  leur  exactitude.  Ils  tenaient 
scrupuleusement  leur  parole ,  et  évitaient  avec  soin  toute 
conversation  sur  des  sujets  religieux.  Il  ne  fallait  pas  songer 
à  les  accuser  de  haute  trahison,  ni  surtout  espérer  les  prendre 
en  flagrant  délit  de  révolte.  «  Considérant  (1)  donc  que  par 
ce  moyen  il  ne  le  pourroit  faire,  sans  encourir  note  d'infa- 
mie... il  s'avisa  qu'ils  estoient  de  l'opinion  de  Luther  et  Calvin 
en  la  religion,  parquoi  lui  comme  lieutenant  du  Roy  en  ces  pays- 
là  leur  pouvoit  demander  raison  de  leur  foi.»  Certes  Villegai- 
gnon  était  trop  intelligent  pour  se  dissimuler  à  lui-même 
l'odieux  de  ce  revirement  inattendu.  Il  se  souvenait  encore 
de  ses  promesses  répétées  de  tolérance  ;  mais  il  existe 
toujours  des  compromis  avec  la  passion,  et  les  prétextes  ne 
lui  manquèrent  pas  pour  colorer  sa  perfidie.  Après  tout,  ces 
Genevois  n'étaient-ils  pas  des  étrangers,  des  propagateurs 
d'opinions  perverses,  et  son  devoir  ne  lui  imposait-il  pas 
l'obligation  de  faire  exécuter  les  ordonnances  royales  contre 
les  hérétiques.  Il  finit  par  se  persuader  qu'en  les  épargnant 
il  désobéissait  à  ses  instructions.  Il  fit  venir  les  Genevois^ 
dressa  pour  eux  un  questionnaire,  et  leur  donna  douze  heures 
pour  y  répondre  par  écrit  et  point  par  point. 

Cette  nouvelle  fut  accueillie  avec  étonnement  et  indignation. 
Ceux  de  nos  compatriotes,  qui  avaient  déjà  cherché  contre  la 
tyrannie  du  vice-amiral  un  refuge  dans  les  forêts  de  l'intérieur, 
étaient  d'avis  de  pousser  les  choses  à  l'extrême.  Bon  nombre 
de  ceux  qui  étaient  jusqu'alors  restés  fidèles  pensaient  de 
même.  On  essaya  de  l'etenir  les  Genevois.  «  On  (2)  voulait 
les  empescher  par  tout  moyen  de  rendre  raison  de  leur 
foi  à  ce  tyran  qui  ne  cherchoit  que  l'occasion  de  les  faire 
mourir.  Au  contraire  leur  persuadoient  de  se  retirer  avec  les 


(1)  Crespin.  Ouv.  cit.  Id.,  id. 

(2)  Crespin.  Ouv.  cit.  Id.,  id. 


288  HISTOIRE    DU   BRÉSIL   FRANÇA.IS. 

Brésiliens,  à  trente  ou  quarante  lieues  de  là,  ou  qu'ils  se 
rendissent  à  la  merci  des  Portugais,  avec  lesquels  ils  retrou- 
veroienl  plus  de  courtoisie  sans  comparaison  qu'avec  Ville- 
gaignon.  »  Mais  les  Genevois,  forts  de  leur  honnêteté, 
méconnurent  la  sagesse  de  ces  prudents  conseils.  Ils  ne  se 
dissimulaient  pas  les  périls  qu'ils  couraient  ;  mais  la  persé- 
cution religieuse  a  toujours  enfanté  des  héros.  Simples 
ouvriers,  sans  grande  instruction,  dépourvus  de  livres  et  de 
conseils,  ils  résolurent  de  professer  publiquement  leur  foi, 
et  de  répondre  article  par  article  aux  questions  posées.  Le 
moins  ignorant  d'entre  eux  était  Jacques  Dubourdel.  C'était 
aussi  le  plus  déterminé  au  dernier  sacrifice  pour  soutenir  sa 
croyance.  Ses  compagnons  le  prièrent  de  rédiger  la  dange- 
reuse réponse;  ils  se  bornèrent  à  Técouter  attentivement 
quand  il  leur  en  fit  la  lecture,  et  la  signèrent  avec  lui  (1). 

Villegaignon  s'empressa  de  parcourir  cette  déclaration  de 
principes,  qui  allait  entre  ses  mains  devenir  une  arme  terrible, 
et  n'eut  pas  de  peine  à  reconnaître  qu'elle  était  de  tout  point 
conforme  aux  doctrines  calvinistes.  Résolu  dès  lors  à  les 
faire  mourir,  il  cacha  sa  décision  jusqu'au  9  février  1558. 
C'était  le  jour  où  un  de  ses  bateaux  allait  chercher  sur  le 
continent  des  vivres  frais.  Le  pilote  reçut  l'ordre  d'amener 
les  cinq  Genevois  à  l'île  aux  Français.  Ils  reçurent  cette 
nouvelle  avec  fermeté  :  Leurs  amis  se  doutaient  bien  du  sort 
déplorable  qui  les  attendait.  Ils  essayèrent  une  fois  encore  de 
les  retenir,  t  Nonobstant  (2)  Jean  Dubourdel,  homme  ver- 
tueux et  doué  d'une  constance  merveilleuse,  pria  tous  les 
François  de  n'intimider  plus  ses  compagnons,  lesquels  aussi 
par  telles  paroles  exhorta  non-seulement  d'y  aller,  mais  aussi 
se  présenter  à  la  mort,  si  Dieu  le  vouloit.  »  Ses  paroles  ne 
furent  pas  inutiles.  Trois  de  ses  compagnons  montèrent  avec 


(1)  Cette  déclaration  de  principes  a  été  insérée  tout  au  long  par 
CRESPiN,dans  son  Histoire  des  martyrs,  p.  440. 

(2)  Crespin.  Id. 


LA   DÉFECTION    DE    VILLEGAIGXON.  2SQ 

lui  sur  le  bateau.  Le  cinquième,  Pierre  Bourdon,  qui  était 
fort  malade,  et  incapable  de  supporter  la  traversée,  resta  à 
terre. 

A  peine  les  Genevois  furent-ils  introduits  devant  le  vice- 
amiral,  que  ce  dernier,  qui  tenait  en  main  leur  formulaire, 
leur  demanda  d'une  voix  irritée  s'ils  en  étaient  réellement  les 
auteurs  et  les  signataires.  Sur  leur  réponse  affirmative,  il 
les  menaça  de  mort,  et  les  fit  tout  de  suite  jeter,  en  prison, 
où  son  bourreau  les  enchaîna  avec  des  poids  de  cinquante  à 
soixante  livres.  Les  prisonniers,  au  lieu  d'éclater  en  impré- 
cation, entonnèrent  un  cantique  d'actions  de  grâces,  et 
remercièrent  le  Ciel  de  leur  permettre  de  mourir  ainsi  pour 
la  sainte  religion.  Leur  ferme  attitude  et  la  déloyauté  de 
Villegaignon  inspirèrent  aux  colons  les  sentiments  les  plus 
divers,  aux  uns  l'indignation,  au  plus  grand  nombre  la  ter- 
reur. «Néanmoins  (1)  aucuns  d'eux  secrètement  visitoient  les 
prisonniers,  leur  consolant  de  quelque  espoir,  pareillement 
de  vivres  auxquels  ils  avoient  grande  nécessité:  mais  à  raison 
qu'entre  eux  il  n'y  avoit  homme  d'autorité  en  apparence  qui 
pût  prendre  la  hardiesse  de  remontrer  au  dit  Villegai- 
gnon l'iniustice  et  tyrannie  qu'il  commettoit,  espéroient  peu 
de  secours  de  ceux  de  ladite  isle.  »  Ces  amis  de  la  dernière 
heure  s'exposaient  pourtant  à  la  colère  du  gouverneur.  11 
venait  d'interdire  toute  communication  entre  l'île  et  le  conti- 
nent sous  peine  de  mort.  Il  organisait  des  rondes,  il  inspectait 
lui-même  les  remparts,  il  courait  de  sa  demeure  à  la  prison 
pour  voir  si  les  portes  étaient  bien  closes.  Poussant  même  la 
défiance  jusqu'aux  dernières  précautions,  il  enleva  aux  sol- 
dats et  aux  ouvriers  toutes  les  armes  qu'ils  détenaient  dans 
leurs  chambres,  tant  il  redoutait  une  explosion  soudaine  !  La 
nuit  fut  terrible  pour  lui.  D'heure  en  heure  il  se  réveillait  en 
sursaut,  et  courait  à  la  prison  dague  au  poing  et  pistolets  à 
la  ceinture.  «  Ce  (2)  temps  pendant  lean  Dubourdel  conti- 


(1)  Crespin.  Ouv.  cit.  p.  454. 

(2)  Crespin.  Id.  id. 

19 


290  HISTOIRE   DU    BRÉSIL  FRANÇàlS. 

nuoit  et  persévéroit  d'exhorter  ses  compagnons  à  louer  Dieu, 
et  lui  rendre  grâces  de  Thonneur  qu'il  leur  faisoit,  les  appe- 
lant à  la  confession  de  son  saint  nom,  en  ce  pays-là  si 
barbare  et  estrange,  leur  donnant  espoir  que  Villegaignon 
ne  seroit  si  transporté  de  cruauté  de  les  faire  mourir,  seule- 
ment ils  s'attendoient  estre  quittes  demeurant  serfs  ou 
esclaves  toute  leur  vie.  »  Getle  dernière  illusion  allait  bien 
vite  se  dissiper. 

Dès  le  lendemain  matin  10  février,  Villegaignon  fait  de 
nouveau  comparaître  devant  lui  Dubourdel,  et  Tinterroge  sur 
le  Saint -Sacrement.  Ce  dernier  lui  donne  une  réponse 
calviniste.  Aussitôt  le  vice-amiral  furieux  et  perdant  toute 
retenue,  saute  sur  sa  victime  enchaînée  et  impuissante,  et  lui 
lance  à  travers  la  figure  un  coup  de  poing  si  violent  que  le 
sang  et  les  larmes  jaillirent  à  la  fois.  Du  rôle  de  juge  il 
s'abaissait  à  celui  de  bourreau,  et  il  avait  si  peu  conscience 
de  la  lâche  action  qu'il  venait  de  commettre  qu'il  eut  le  triste 
courage  de  se  moquer  de  ces  larmes  provoquées  par  la  dou- 
leur, et  continua  son  interrogatoire,  sans  donner  à  Dubourdel 
le  temps  de  respirer.  Gomme  le  Genevois  continuait  à  lui 
répondre  conformément  à  ses  opinions  religieuses,  il  lui  fit 
lier  les  bras  et  les  mains  par  son  bourreau,  et  lui  ordonna  de 
le  conduire  sur  un  roc  élevé,  d'oii  il  serait  jeté  à  la  mer.  11 
n'eut  pas  honte  d'accompagner  lui-même  sa  victime,  escorté 
d'un  page.  «  Dubourdel  (1)  passant  près  de  la  prison  où 
estoient  ses  compagnons,  s'écria  à  haulte  voix  qu'ils  prinssent 
teur  courage  :  veu  qu'ils  seroient  bien  tost  délivrez  de  ceste 
vie  misérable.  Et  en  allant  à  la  mort  de  grand  ioie  chantoit 
psaumes  et  cantiques  au  Seigneur,  chose  qui  estonnoit  la 
cruauté  de  Villegaignon  et  son  bourreau.  Estant  monté  sur  la 
roche,  à  peine  obtint  la  faveur  de  prier  Dieu,  premier  que  de 
partir  de  ce  monde  pour  la  précipitation  que  faisoit  Ville- 
gaignon à  son  exécuteiu»...  mesme  qu'il  le  menaça  de  lui 
faire  donner  les  estrivières  s'il  ne  se  hastoit  :  partant  à 


(1)  Crsspin.  Histoire  des  martyrs,  p.  455. 


LA   DÉFECTION   DE   VILLEGAIGNON.  291 

Testourdi  le  bourreau  iette  en  mer  le  pauvre  homme  invo- 
quant Nostre-Seigneur  lésus  à  son  aide  iusquesà  ce  que,  noyé 
par  grande  violence  et  cruauté,  il  rendit  à  Dieu  son  esprit.  » 
Ce  fut  ensuite  le  tour  de  Mathieu  Vermeil.  On  ne  prit  môme 
pas  la  peine  de  Tinterroger.  Le  bourreau  le  conduisit  tout  de 
suite  sur  le  rocher  fatal,  où  l'attendait  le  vice-amiral.  Ver- 
meil lui  demanda  le  motif  de  sa  condamnation  et  protesta 
qu'il  allait  mourir  sans  avoir  été  convaincu  d'aucun  crime, 
mais  uniquement  pour  croire  à  des  articles  de  foi^  que  le 
gouverneur  lui-même  avait  professés  huit  mois  auparavant. 
n  termina  en  implorant  sa  grâce.  «  Villegaignon  (1)  confus  de 
vergongne  ne  savoit  que  respondre  aux  pitoyables  requestes 
de  ce  pauvre  patient,  sinon  qu'il  ne  trouvoit  à  quoi  l'employer, 
l'estimant  moins  que  l'ordure  du  chemin.  ToutefFois  lui  pro- 
mettoit  d'y  penser,  s'il  se  fust  voulu  dédire,  et  confesser  qu'il 
erroit.  »  Vermeil  refusa  noblement  ces  propositions,  qui  n'a- 
vaient même  pas  le  méiite  de  la  sincérité,  et  vint  se  placer  sur 
le  roc,  d'oii  le  bourreau  l'envoya  rejoindre  son  compagnon. 
Le  troisième  Genevois  qu'alla  chercher  le  bourreau  était 
André  Lafon.  Il  exerçait  le  métier  de  tailleur.  Villegaignon, 
qui  avait  besoin  de  ses  services,  désirait  le  gracier,  mais  il 
voulait  paraître  avoir  la  main  forcée.  Un  de  ses  pages,  qui 
était  au  courant  de  ses  intentions,  prit  sur  lui  d'avertir  Lafon 
qu'il  n'avait,  pour  obtenir  la  vie  sauve,  qu'à  déclarer  son 
ignorance  théologique.   Lafon  venait  d'apprendre   la  mort 
héroïque  de  ses  deux  compagnons.  Surexcité  par  leur  exem- 
ple, il  avait  comme  la  fièvre  du  martyre  et  refusa  cette  décla- 
ration. Le  bourreau  se  disposait  à  l'exécuter  :  mais  les  pages, 
dont  la  jeunesse  était  sans  doute  émue  par  cette  abnégation, 
supphèrent  leur  maître  d'épargner  un  pauvre  homme  cou- 
pable d'avoir  cédé  à  de  mauvais  conseils,  et  qui,  mieux 
dirigé,  reviendrait  sans  doute  à  la  vraie  religion.  Le  vice- 
amiral  feignit  d'agréer  ces  excuses  et  convertit  la  peine  capi- 
tale en  une  détention  perpétuelle  aux  travaux  forcés. 


(1)  Grbspin,  Histoire  des  mdrtyrs,  p.  455. 


2^2  HISTOIHE   Di:    BHÉSIL    FHAXÇAIS. 

Il  en  l'ut  de  même  pour  le  quatrième,  Jacques  Leballeur, 
également  condamné  aux  travaux  forcés. 

Aucune  voix  ne  s'était  élevée  en  faveur  de  ces  innocentes 
victimes.  Personne  n'avait  bougé  dans  Tîle.  Villegaignon 
régnait,  mais  il  régnait  par  la  terreur  :  ce  n'était  plus  un  chef 
respecté,  mais  un  tyran  abhorré.  Il  le  sentait  lui-même,  car  il 
ne  voyait  autour  de  lui  que  des  visages  désolés,  et  cette 
muette  désapprobation  le  gênait  peut-être  plus  que  ne 
l'aurait  fait  une  protestation  énergique.  Il  voulut  néanmoins 
pousser  jusqu'au  bout  son  honteux  triomphe.  Un  cinquième 
Genevois,  Pierre  Bburdon,  était  resté  sur  le  continent, 
malade  et  grelottant  de  fièvre.  Villegaignon  le  détestait  tout 
particulièrement  à  cause  de  l'indépendance  de  son  caractère 
et  de  la  franchise  parfois  piquante  de  ses  reparties.  Avant 
que  les  communications  régulières  fussent  rétablies  entre 
l'île  et  le  continent,  et  que  Bourdon  fût  averti  du  triste  sort 
de  ses  compagnons,  le  vice-amiral  entra  lui-même  dans  un 
bateau  et  se  fît  conduire  à  la  cabane  occupée  par  le 
malade,  c  La  (1)  première  salutation  qu'il  fait  à  ce  pauvre 
malade  fut  de  lui  commander  de  se  lever  et  s'embaixjuer  avec 
diligence.  Et  comme  celui-ci  eust  déclaré  tant  par  paroles 
que  par  grande  débilité  qu'il  ne  pouvoit  faire  service  en  ce  à 
quoi  on  le  vouloit  employer,  veu  que  pour  lors  il  estoit  inu- 
tile, Villegaignon  lui  fit  response  que  c' estoit  pour  le  faire 
panser  et  traiter,  et  le  fit  porter  jusqu'au  basteau.  »  Bourdon 
se  doutait  si  peu  du  sort  affreux  qui  lui  était  réservé  qu'il 
demanda  naïvement  aux  matelots  qui  le  portaient  quel  était 
le  travail  si  pressé  pour  lequel  on  venait  l'arracher  à  son  lit  de 
30uffrance.  Aucun  d'eux  n'eut  le  triste  courage  de  le  désabu- 
ser. A  peine  est-il  débarqué  que  Villegaignon,  levant  le 
masque,  l'interroge  brusquement,  et,  après  un  simulacre  de 
défense,  ordonne  au  bourreau  de  le  conduire  sur  le  rocher 
du  haut  duquel  ses  compagnons  avaient  été  jetés  à  la  mer. 


k 


(1)  Crespin.  Histoire  des  Martyrs,  p.  455. 


LA    DEFECTION    DE   VILLEGAIGNOX.  2i98 

Malgré  ses  supplications,  on  ne  lui  laisse  môme  pas  le  temps 
de  faire  sa  prière.  «  Ce  pauvre  (1)  homme,  voyant  que  les  lois 
divines  et  humaines,  les  ordonnances  honnestes  et  civiles, 
rhumanité,  la  chrétienté  estoient  comme  ensevelies,  bien  ré- 
soUu  se  fournit  au  bourreau  ;  et  en  invoquant  le  secours  et 
faveur  de  Dieu,  expira  au  Seigneur.  » 

La  tragédie  était  achevée:  trois  des  prétendus  espions 
venaient  de  payer  de  la  vie  le  crime  d'avoir  excité  les  soup- 
çons du  gouverneur,  et  les  deux  autres  étaient  jetés  en  pri- 
son pour  le  reste  de  leurs  jours.  Villegaignon  pouvait  se  ras- 
surer. Personne  ne  songeait  plus  à  surprendre  le  fort  Goligny 
ou  à  Tassassiner  !  Dans  Texaltation  de  sa  facile  victoire,  il 
convoqua  le  même  jour  tous  ses  hommes  et  les  somma  avec 
d'effroyables  menaces  de  renoncer  au  calvinisme  (2),  dont  il 
avait  été  lui-même  infecté.  Gomme  personne  ne  réclamait, 
comme  personne  n'osait  même  élever  la  voix,  il  affecta  de 
prendre  ce  silence  pour  un  assentiment.  Il  fit  alors  distribuer 
un  supplément  de  vivres  en  signe  de  réjouissance,  et  rentra 
heureux  et  triomphant  à  la  citadelle. 

Le  coup  était  porté  :  la  terreur  régnait  dans  l'île  et  sur  le 
continent.  Catholiques  ou  calvinistes  n'avaient  plus  qu'un 
désir  :  se  soustraire  au  plus  vite  à  la  tyrannie  du  vice-amiral. 
Quelques  jours  après  l'exécution  des  trois  martyrs,  la  moitié 
des  colons  avaient  déserté  :  ou  bien  ils  s'étaient  jetés  dans 
les  forêts  de  l'intérieur  et  y  avaient  rejoint  les  interprètes 
normands,  ou  bien  ils  avaient  couru  sur  la  côte,  dans  l'espoir 
d'y  rencontrer  quelque  navire  français.  Les  autres  ne  restaient 


(1)  Crespin.  Histoire  des  Martyrs,  p.  455. 

(2)  Pourtant,  d'après  une  de  ses  lettres  (Pièces  justificatives, 
lettre  VIII),  il  aurait  continué  à  permettre  la  libre  discussion, 
c  Ce  neantmoins,  aulcuns  d'eux  monstroyent  n'estre  du  tout 
résoluz,  et  souvent  me  disoyent  que  ce  leur  seroit  un  grand  bien 
et  repos  de  conscience  de  scavoir  ce  que  Calvin  pourroit  respondre 
à  ce  que  i'auroye  obiecté  à  ses  ministres,  contre  sa  doctrine.  » 


i 


294  HISTOIRE  DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

au  fort  Coligny  que  parce  qu'ils  étaient  dépourvus  de  toute 
ressource  et  tremblaient  devant  le  gouverneur.  Dès  ce  jour 
la  colonie  était  perdue  !  L'immigration  seule  et  la  pré- 
sence de  nombreux  colons  pouvaient  la  soutenir  ;  et  il  était 
évident  qu'au  récit  des  fureurs  de  Villegaignon,  pas  un 
Français  ne  se  risquerait  à  passer  en  Amérique.  Aucun  pro- 
testant surtout,  comme  on  l'avait  espéré  au  début,  ne  vou- 
«Irait  affronter  la  colère  du  bourreau  des  Genevois.  Même  en 
admettant  que  Villegaignon  revînt  en  France  et  qu'on  dési- 
gnât un  autre  officier  pour  diriger  la  colonie,  la  première 
impression  était  produite,  et  elle  était  déplorable.  Il  de- 
venait impossible  de  la  modifier. 


U.  —  Retour  de  Villegaignon  en  Frange. 

L'histoire  de  notre  colonie  brésilienne  n'est  plus  qu'un 
long  enchaînement  de  fautes  et  de  malheurs.  La  première  et 
peut-être  la  plus  grave  de  ces  fautes  fut  le  départ  subit  de 
Villegaignon  pour  la  France.  Détesté  par  les  calvinistes, 
méprisé  et  redouté  par  les  catholiques,  abhorré  par  les  Bré- 
siliens, il  se  dégoûta  de  son  œuvre,  et  ne  songea  plus,  avec 
la  mobilité  ordinaire  de  son  caractère,  qu'à  retourner  en 
Europe  pour  y  chercher  de  nouvelles  aventures.  Ses  ennemis 
ont  prétendu  qu'il  quitta  le  Brésil,  parce  qu'il  craignait  un 
retour  offensif  des  Portugais,  ou  les  sanglantes  représailles 
des  Brésiliens,  «  si  bien  que  crainte  et  d'apréhension  qu'il 
eust  d'estre  boucané  par  iceux  ou  crucifié  par  les  Portugais, 
il  quitta  bientost  le  pays.  (1)  »  —  «  Se  voyant  les  Portugais  sur 
les  bras  qui;  iointzauxMargaiatz,  les  venoient  attaquer,  il  quitta 
sa  conqueste.  (2)  »  Mais  la  vie  tout  entière  de  Villegaignon 


(1)  La  Popblllnière.  Histoire  des  deux  mondes,  §.  17, 

(2)  D*AuBiQNÉ.  Histoire  universelle,  Hy.  I,  §.  16. 


LA  DEFECTION   DE   VILLE6AI0N0N.  S95 

proteste  contre  cette  accusation.  A  défaut  de  persévérance 
dans  ses  projets,  de  loyauté  dans  son  administration,  ou  de 
douceur  dans  son  caractère,  on  ne  saurait  lui  refiiser  le 
courage  militaire.  Ce  n*est  certes  pas  le  héros  de  Malte  ou 
d'Alger  que  la  crainte  d'une  attaque  portugaise  ou  brésilienne 
aurait  déterminé  à  abandonner  son  poste.  D'ailleurs  la  cita- 
delle était  achevée;  elle  se  dressait  imposante  et  redoutable 
au  milieu  de  la  rade,  et  commandait  le  pays  entier.  La  gar- 
nison pouvait  braver  un  siège  en  règle,  et,  puisqu'il  avait 
assuré  la  sécurité  matérielle  de  ses  hommes,  Villegaignon 
avait  presque  le  droit  de  se  considérer  comme  autorisé  à  les 
abandonner  momentanément.  Ce  n'e^  donc  point  par  lâcheté 
qu'il  quitta  le  fort  Coligny. 

Le  motif  qui  détermina  son  départ  fut  exclusivement  un 
motif  rehgieux.  Villegaignon  n'ignorait  pas  que  les  catho- 
liques lui  savaient  mauvais  gré  de  ses  premières  concessions, 
et  que  les  calvinistes  l'accusaient  ouvei*tement  de  déloyauté. 
Ses  deux  protecteurs,  Montmorency  et  Coligny,  auprès 
desquels  il  avait  été  desservi,  étaient  également  indisposés 
contre  lui.  Villegaignon  était  l'homme  des  décisions 
promptes.  Il  comprit  que  la  situation  exigeait  une  franchise 
absolue  ;  il  comprit  surtout  qu'il  lui  fallait  se  déclarer  entre 
les  deux  partis,  et,  puisqu'il  venait  de  donner  un  gage  san- 
glant de  ses  opinions  définitives,  qu'il  devait  accentuer  plus 
vivement  encore  son  retour  à  la  foi,  et  venir  en  personne  se 
défendre  contre  les  calvinistes,  et  s'excuser  auprès  des  catho- 
liques. La  Popellinière  (1)  indique  avec  finesse  les  motifs  de 
son  départ  :  <  Auquel  lieu  ce  vice-roy  n'osa  persister  crainte 
d'estre  révoqué  et  puny  comme  hérétique,  ainsi  queportoient 
les  lettres  qu'il  reçut  de  plusieurs  de  la  court,  aussi  qu'ils 
entendirent  par  le  moyen  des  premiers  les  grands  moyens 
qui  se  présentoient  pour  y  avancer  la  doctrine  de  leurs  enne- 
mis. »  Villegaignon  reconnaissait  lui-même  tous  les  embarras 


(1)  La  PopxLLiNiàiii.  Ouv.  eit.  p.  18 


296  HISTOIRE    DU    DHÉSIL   FKAXCAIS. 

de  sa  situation,  et  les  énumérait  dans  une  lettre  qu'il  adressa 
plus  lard  au  connétable  de  Montmorency  :  «  Monseigneur  (1), 
il  vous  pleut  me  faire  ceste  grâce  et  faveur  à  mon  retour  du 
Brésil,  de  me  descouvrir  les  raports  que  Ion  vous  avoit  faict 
de  moy  en  mon  absence  ,  pour  vous  en  donner  maulvaise 
oppinion:  c'estoit  que  i'estoye  allé  là,  pour  me  faire  autheur 
d'une  nouvelle  loy,  ne  tenant  ne  de  l'Eglise  romaine,  ne  de 
Calvin,  ne  de  Luther:  dont  monstriez...  avoir  desplaisir 
me  commandant,  après  m'avoir  ouy,  de  me  purger,  et  faire 
cognoistre  au  monde  que  Ion  m' avoit  à  tort  imposé  tel  vitu- 
père.» Aucune  accusation  ne  pouvait  être  plus  dangereuse  au 
XVI*  siècle.  On  risquait  fort,  en  essayant  de  concilier  les 
opinions  contradictoires,  de  les  réunir  toutes  contre  soi,  et 
les  ennemis  de  Villegaignon  avaient  habilement  calculé  en 
prétendant  que  le  gouverneur  du  Brésil  avait  l'intention  de 
fonder  une  nouvelle  religion.  Fort  heureusement  pour  lui,  le 
vice-amiral  avait  conservé  des  amis  qui  le  prévinrent  à 
temps.  Il  s'empressa  d'écrire  lettres  sur  lettres,  par  lesquelles 
il  promettait  «  que  si  on  ne  le  recerchoit  de  ce  qu'il  avoit  faict 
prescher  au  pays  de  Brésil,  il  feroit  merveille  contre  les 
ministres,  lesquels  il  promettoit  rendre  muets  (2).  »  Comme 
on  le  savait  rude  jouteur,  et  intéressé  plus  que  personne  à 
soutenir  la  lutte,  ses  amis  obtinrent  pour  lui  une  sorte  de 
sauf-conduit,  et  lui  firent  savoir  qu'il  pouvait  se  présenter  en 
cour.  A  peine  eut-il  reçu  l'assurance  de  ne  pas  être  inquiété 
qu'il  se  disposa  à  partir.  C'était  donc  uniquement  pour  se 
disculper  de  certaines  préventions  qu'on  avait  sur  ses  opi- 
nions religieuses,  et  nullement  par  peur  qu'il  rentrait  en 
France. 

Seulement,  et  c'est  là  le  véritable  tort  de  Villegaignon,  il 
partit  avec  une  regrettable  précipitation.  Il  ne  prit  même 


(1)  Villegaignon.  Préface  de  son  ouvrage  intitulé  Les  Propo- 
sitions  contentieuses,  etc. 

(2)  La  PePBLLiNià&E,  ouv.  cit.  p.  18. 


LA   DÉFECTION    DE   VILLEGAIGNON.  297 

pas,  pour  sauvegarder  les  intérêts  des  malheureux  qu'il  aban- 
donnait, les  précautions  que  lui  suggéraient  Fhonneur  et 
l'humanité.  Les  Portugais,  qui  avaient  appris  avec  le  plus 
grand  plaisir  nos  discordes  et  la  ruine  prochaine  de  la  colonie, 
multipliaient  leurs  attaques.  Ils  lançaient  contre  nous  des 
nuées  de  sauvages,  nos  ennemis  les  Margaïats,  qui  rendaient 
impossible  toute  relation  commerciale.  Ils  pratiquaient  sour- 
dement nos  alUés  les  Tupinambas,  et,  de  jour  en  jour, 
resseraient  autour  du  fort  Coligny  le  cercle  d'investissement. 
Villegaignon  aurait  dû  comprendre  que  le  meilleur  moyen  de 
se  justifier  auprès  de  ses  protecteurs  était  de  maintenir  haut 
et  ferme  le  drapeau  de  la  France  dans  cette  admirable  région. 
Il  aurait  dû  ne  pas  oubUer  que  tout  grand  établissement 
rencontre  à  son  début  d'inévitables  difficultés.  S'il  eût  bravé 
la  haine  de  ses  ennemis  de  France,  si  résolument  il  avait  per- 
sisté à  fonder  une  France  américaine,  si  surtout  il  avait  fait 
face  au  danger,  et  retrouvé  en  face  de  l'ennemi  son  héroïsme 
d'autrefois,  sans  nul  doute  il  aurait  été  honorablement 
maintenu  à  son  poste,  et  la  postérité  lui  saurait  gré  d'avoir 
sacrifié  son  amour  propre  à  son  devoir.  Que  si  au  contraire 
il  était  intimement  convaincu  de  la  ruine  prochaine  du  Brésil 
français,  l'honneur  ne  lui  imposait-il  pas  l'obligation  de  rame- 
ner tous  les  colons  en  France.  «  En  quoy  faisant,  écrit  un 
contemporain  (1),  il  eut  eu  plus  d'honneur  de  ramener  son  petit 
peuple,  estant  bien  certain  que  les  Portugais  ne  les  lairroient 
guère  en  repos,  et  de  vivre  tousiours  en  appréhension,  c'est 
perpétuellement  mourir.  »  Sans  doute  il  leur  promit  de  revenir 
promptement,  et  avec  des  forces  imposantes,  mais  était-il 
tellement  sûr  de  tenir  sa  parole,  et  ne  devait-il  pas  s'attendre 
au  contraire,  lui  qui  avait  eu  tant  de  peine  à  recruter  ses 
premiers  colons,  à  revenir  presque  seul  au  Brésil  ?  Il  est 
encore  vrai  qu'il  leur  laissa  comme  gouverneur  son  propre 
neveu  Bois  le  Comte,  ce  qui  semble  indiquer  de  sa  part  un 


(1)  Lescarbot,  ouv.  cit.  p.  210. 


S98  HISTOIRE  DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

projet  bien  arrêté  de  revenir  dans  sa  vice-royauté  ;  mais  ce 
choix  était  malheureux,  car  Bois  le  Comte  n'était  ni  aimé  ni 
estimé,  et  d'ailleurs,  comme  le  remarque  Lescarbot  (i),  t  si 
un  homme  d*authorité  a  assez  de  peine  à  se  faire  obéir, 
mesme  en  un  pais  esloigné  de  secours,  beaucoup  moins 
o})oira-on  à  un  lieutenant,  de  qui  la  crainte  n'est  si  bien 
enracinée  es  cœur  des  sujets  qu'est  celle  d'un  gouverneur  en 
chef.  »  A  vrai  dire,  Villegaignon  ne  fit  aucune  de  ces 
réflexions.  Le  démon  de  la  controverse  régnait  déjà  en  maître 
sur  cet  esprit  égaré.  Il  ne  sut  qu'activer  ses  préparatifs  de 
départ,  et  rentra  piteusement  en  France,  oii  l'attendaient, 
non  pas  cet  avenir  de  gloire  qu'il  avait  rêvé,  mais  une  carrière 
tourmentée,  des  haines  inexpiables,  les  dédains  et  presque 
l'oubli  de  la  postérité. 

Le  départ  de  Villegaignon  ressemblait  donc  à  une  défection 
et  était  presque  une  défection.  Tant  que  le  gouverneur  était 
resté  à  son  poste,  sa  réputation  de  courage  et  d'habileté  en 
avait  imposé  aux  Portugais  et  à  leurs  alliés,  qui  n'avaient  pas 
osé  l'attaquer  directement.  A  peine  s'était-il  embarqué,  que 
la  colonie  s'effondra  pour  ainsi  dire  sous  les  coups  répétés 
de  ses  ennemis  ;  en  sorte  que  Villegaignon,  qui  avait  arrêté 
ses  progrès,  fut  encore  le  principal  auteur  de  sa  ruine.  Si  en 
effet  nous  résumons  les  principaux  actes  de  son  administration, 
c'est  sur  lui  que  retombera  toute  la  responsabilité  de  l'insuc- 
cès final.  Au  lieu  de  consacrer  son  temps  et  l'énergie  de  ses 
hommes  à  construire  une  citadelle,  s'il  eût  ordonné,  dès  le 
début,  de  cultiver  le  sol,  et  d'entamer  avec  les  Brésiliens  des 
relations  régulières,  il  aurait  donné  un  salutaire  exemple,  et 
peut-être  assuré  l'avenir  de  la  colonie.  Les  Français  auraient 
vite  compris  que  le  meilleur  moyen  de  tirer  parti  des  richesses 
de  la  terre  est  encore  de  la  féconder  par  le  travail.  Les  Bré- 
siliens se  seraient  vite  attachés  à  nos  compatriotes  par  les 
mille  liens  de  l'habitude  et  des  intérêts.  Les  Portugais  enfin 


(1)  Lescarbot.  Id.  id. 


VICTOIRE  DES   PORTUGAIS.  299 

n'auraient  jamais  osé  se  heurter  à  des  positions  pour  ainsi 
inexpugnables.  Villegaignon  ne  se  contenta  pas  de  mécon- 
naître les  vrais  principes  de  la  colonisation,  et  de  compro- 
mettre l'avenir  de  son  œuvre.  Il  prit  à  tâche,  en  quelque 
sorte,  de  la  détruire  lui-même.  Au  lieu  de  pratiquer  la  large 
tolérance,  qui  aurait  décuplé  les  ressources  du  Brésil  français, 
il  y  déchaîna  les  passions  qui  fermentaient  alors  dans  l'Europe 
entière,  et  le  premier  sang  qui  coula  hors  d'Europe  pour  la 
religion,  ce  fut  lui  qui  le  répandit.  Celte  expédition,  dont  il 
avait  été  le-  promoteur,  il  en  fut  aussi  le  destructeur,  comme 
s'il  était  dans  la  destinée  de  ce  singulier  personnage  de  tout 
essayer  et  de  ne  rien  terminer  ! 


VICTOIRE    DES    PORTUGAIS. 


I.  —  Chute  du  fort  Coligny. 

Le  départ  de  Villegaignon  entraîna  la  ruine  presque  immé- 
diate de  la  colonie.  Son  successeur  intérimaire  et  neveu  Bois 
le  Comte  n'avait  ni  l'autorité  ni  les  talents  nécessaires  pour 
maintenir  les  colons  dans  l'obéissance  et  pour  résister  aux 
Portugais  et  à  leurs  alliés.  Les  premiers  le  tenaient  en 
médiocre  estime,  les  seconds  le  méprisaient  ouvertement.  Les 
écrivains  de  tous  les  partis  se  sont  acharnés  après  sa 
mémoire.  On  le  comprend  de  la  part  des  protestants,  qui 
poursuivaient  en  lui  le  neveu  de  Villegaignon  ;  on  l'excuse 
de  la  part  des  Portugais,  dont  il  traverserait  les  desseins;  mais 
cette  haine  systématique  a  lieu  de  surprendre  de  la  part  des 
auteurs  catholiques.  Cette  unanimité  de  sentiments  laisserait 
croire  que  Bois  le  Comte  n'était  pas  réellement  à  la  hauteur 
de  ses  fonctions.  Aussi  bien  son  oncle  lui-même,  —  mais  ceci 
ne  l'excuse  en  rien  de  lui  avoir  délégué  son  autorité,  —  paraît 


800  HISTOIHE   DU    BHÉSIL   FHANÇAIS. 

n*avoir  que  peu  goûté  ses  talents  administratifs  et  sa  mora- 
lité. Nous  lisons  en  effet  dans  les  mémoires  de  Claude  Haton: 
«  11  laissa  (i)  ses  gens  sous  la  conduite  de  Monsieur  du  Bois 
le  Comte,  son  nepveu,  auquel  ie  ne  scai  s'il  dist  adieu  :  Car, 
comme  ie  croy,  eust  été  content  qu'il  ne  feust  iamais  revenu, 
pour  ce  qu'il  estoit  assez  maulvais  garçon.  » 

Malgré  le  mauvais  choix  du  vice-gouverneur,  tout  espo»r 
n'était  cependant  pas  perdu  de  fonder  une  France  brési- 
lienne. Il  est  vrai  que  les  Portugais  n'attendaient  qu'une 
occasion  favorable  pour  tenter  un  coup  de  main  contre  l'île 
aux  Français  ;  mais,  à  défaut  d'autres  mérites,  Villegaignon 
avait  au  moins  celui  d'être  un  excellent  ingénieur,  et  il  avait 
si  bien  choisi  le  site  et  l'emplacement  de  la  citadelle,  il 
l'avait  construite  avec  tant  de  soin  et  en  se  conformant  avec 
tant  de  scrupule  aux  règles  de  l'art,  qu'elle  passait  pour 
imprenable.  D'ailleurs  elle  était  bien  armée,  pourvue  de 
munitions  ei  d'artillerie,  et  très  en  état  de  soutenir  un  long 
siège.  Quelques-uns  de  nos  compatriotes,  bien  commandés 
et  résolus  à  se  défendre,  auraient  pu  y  braver  toutes  les  atta- 
ques des  Portugais.  Ils  n'avaient  donc  à  redouter  ni  surprise, 
ni  siège  en  règle,  pour  peu  qu'ils  se  fussent  serrés  autour  de 
leur  chef,  déterminés  à  soutenir  l'honneur  du  drapeau  natio- 
nal. Ils  avaient  d'autant  moins  à  les  redouter,  que  les  Portu- 
gais étaient  disséminés  dans  leurs  immenses  possessions. 

Les  alliés  des  Portugais,  les  sauvages  Margaïats,  étaient 
peut-être  plus  redoutables,  car  ils  étaient  nombreux,  braves, 
résolus,  et  nous  détestaient,  non  seulement  à  cause  des 
mauvais  traitements  qu'ils  subissaient  de  notre  part,  mais 
surtout  parce  que  nous  prêtions  à  nos  ennemis  héréditaires, 
les  Tupinambas,  le  concours  de  nos  soldats  et  de  nos  armes 
de  guerre.  Répandus  dans  les  forêts  qui  entourent  la  baie  de 
Ganabara,  ils  épaient  nos  hommes,  fondaient  sur  eux  à 
l'improviste  et  les  décimaient.  Trop  heureux  ceux  de  nos 


(1)  Mémoires  de  Claude  Haton^  p.  38, 


VICTOIRE   DES   PORTUGAIS.  301 

colons  qui  ne  tombaient  pas  vivants  entre  leurs  mains,  car  ils 
étaient  réservés  à  d*affreux  supplices.  Sur  la  côte,  les  Mar- 
gaïats  épiaient  l'arrivée  des  vaisseaux  français,  et  couraient 
avertir  les  Portugais  de  leur  approche,  C'étaient  en  un  mot 
d'utiles  et  dévoués  auxiliaires.  Si  pourtant  Bois  le  Comte 
avait  pris  hardiment  l'offensive  et  appelé  pour  cette  œuvre  de 
défense  générale  les  tribus  Tupinambas,  qui  ne  demandaient 
qu'è  se  ruer  sur  les  Margaïats,  il  est  hors  de  doute  qu'il  les 
aurait  refoulés  facilement,  et  tenus  pour  longtemps  éloignés 
de  la  baie.  Il  eut  le  tort  de  trop  les  mépriser,  et,  à  l'heure  de 
la  lutte,  il  se  repentira  de  les  avoir  néghgés. 

Contre  ces  ennemis  tout  disposés  à  profiter  de  nos  moin- 
dres fautes.  Bois  le  Comte  aurait  pu  réunir  des  forces  à  peu 
près  égales.  Nos  colons,  en  effet,  étaient  encore  assez  nom- 
breux. Le  capitaine  Faribaut,  sur  le  Jacques,  n'en  avait 
ramené  en  France  qu'une  douzaine  ;  Villegaignon  était 
retourné  seulement  avec  ses  domestiques,  ses  gardes  écos- 
sais et  quelques  amis  particuliers,  on  tout  une  vingtaine  de 
personnes.  Il  y  avait  donc  encore  au  moins  quelques  cen- 
taines de  colons  français  au  Brésil,  sans  parler  de  tous  ceux, 
négociants  ou  marins,  qui  continuaient  à  s'y  rendre  pour 
leurs  affaires.  Il  est  vrai  que  tous  n'étaient  pas  également 
braves,  également  animés  de  bonnes  intentions  ;  mais  il  eût 
été  facile  de  les  réunir  dans  une  pensée  de  défense  com- 
-  mune,  et,  dans  une  heure  critique,  tous  auraient  fait  leur 
devoir.  Bois  le  Comte  pouvait  encore  compter  sur  les  nom- 
breux interprètes  normands,  qui  avaient  fui  la  tyrannie  de 
Villegaignon  et  vivaient  depuis  quelque  mois  dans  les  forêts 
brésihennes,  mais  restaient  attachés  de  cœur  à  leurs  compa- 
triotes, et  seraient  accourus  au  premier  signal,  puisqu'ils 
n'avaient  plus  à  redouter  la  présence  d'un  chef  abhorré.  Leur 
concours  aurait  été  d'autant  phis  précieux  qu'ils  connais- 
saient admirablement  le  pays,  étaient  habitués  au  climat,  et 
exerçaient  sur  les  Brésiliens,  par  l'ascendant  du  courage, 
une  véritable  influence.  Si  nos  intérêts  avaient  été  bien  diri- 
gés au  Brésil,  ces  interprètes,  soutenus  et  encouragés  par 


302  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

le  gouvernement,  seraient  bientôt  devenus  les  véritables 
colonisateurs  du  pays.  Quant  à  nos  alliés  indigènes,  les 
Tupinambas,  malgré  les  mauvais  traitements  dont  les  avaient 
accablés  Villegaignon,  ils  n'avaient  pas  encore  oublié  les 
vieilles  relations  d'amitié  qui  les  imissaient  à  nos  négo- 
ciants et  à  nos  soldats,  et  auraient  été  pour  nous  des  auxi- 
liaires d'autant  plus  dévoués  qu'ils  auraient  trouvé  en  face 
d'eux,  dans  les  rangs  ennemis,  leurs  rivaux  séculaires  les 
Margaïats. 

Profiter  de  la  bonne  volonté  de  nos  colons  pour  les  habi- 
tuer à  se  défendre  eux-mêmes,  rappeler  au  fort  les  inter- 
prètes Normands,  qui  ne  s'en  étaient  éloignés  que  par  dépit, 
et  que  la  moindre  prévenance  y  ramènerait,  enfin  s'attacher 
les  Tupinambas  par  des  égards  et  des  promesses,  telle  était 
la  politique  à  suivre,  celle  que  semblaient  dicter  les  circons- 
tances. Elle  eût  infailliblement  réussi,  si  on  l'eûtadoptée.  Bois 
le  Comte  se  serait  maintenu  au  Brésil  malgré  le  Portugal  et 
ses  alliés,  et  se  maintenir  c'était  assurer  la  durée  de  la  colonie. 
En  matière  coloniale  les  années  les  plus  dangereuses  sont 
toujours  celles  qui  suivent  immédiatement  la  fondation. 
Après  l'entraînement  de  la  première  heure,  quand  l'enthou- 
siasme et  la  fièvre  du  début  se  sont  apaisés,  surviennent  la 
lassitude  et  bientôt  le  dégoût.  Si  les  chefs  de  la  colonie 
réussissent  à  surmonter  ce  découragement  fatal,  s'ils  prouvent 
à  la  métropole  que  la  colonie  a  sa  raison  d'exister,  puisqu'elle 
existe,  l'avenir  du  nouvel  établissement  n'est-il  pas  assuré  ? 
Quant  aux  colonies  dont  les  chefs  n'ont  pas  su  résister  à  ces 
pénibles  épreuves,  elles  sont  condamnées  à  l'avance.  Bientôt 
elles  disparaissent  du  sol,  et  presque  de  l'histoire.  Tel  fut, 
grâce  à  l'apathie  de  Bois  le  Comte  et  à  l'indifférence 
systématique  de  ses  hommes  ,  le  triste  sort  du  Brésil 
français. 

Le  vice-^gouverneur  avait,  en  matière  administrative,  tous 
les  préjugés  de  son  oncle  :  Il  se  conforma  fidèlement  a  sa 
manière  d*agir;  il  l'exagéra  même,  malgré  les  leçons  de 
l'expérience.  En  prenant  possession  de  son  commandement. 


VICTOIRE   DES   PORTUGAIS.  303 

n'aurait-il  pas  dû  délivrer  les  victimes  des  fureurs  religieuses 
de  Villegaignon  ?  Cet  acte  de  sage  tolérance  lui  aurait  concilié 
tous  ceux  des  colons  qui  étaient  restés  attachés  de  cœur 
aux  doctrines  calvinistes;  mais  cette  politique  était  trop 
sage  pour  être  suivie.  Fidèle  à  la  tradition,  croyant  peut-être 
bien  mériter  du  roi  et  de  son  pays  en  persécutant  les  dissi- 
dents, il  commit  Timprudence  de  défendre  Texercice  public 
du  culte  réformé,  et  ordonna  la  stricte  application  des  récentes 
ordonnances  contre  Thérésie.  Restaient  les  colons  catholi- 
ques :  au  moins  Bois  le  Comte  essayerait-il  de  se  créer 
parmi  eux  des  partisans  en  les  traitant  avec  douceur.  Il  n'en 
fit  rien.  Il  se  montra  même  plus  dur  à  leur  égard  et  plus 
orgueilleux  que  Villegaignon  lui-même,  et,  comme  ses  pré- 
tentions n'étaient  justifiées  ni  par  ses  talents,  ni  par  ses 
services,  les  Français,  qui  étaient  déjà  prévenus  contre  lui, 
le  détestèrent  d'autant  plus  qu'ils  l'estimaient  moins.  Bois  le 
Comte  avait  assez  d'intelligence  pour  comprendre  qu'il 
faisait  fausse  roule,  mais  ni  assez  de.  cœur  ni  assez  d'esprit 
pour  reconnaître  ses  torts  et  changer  de  système.  Il  redoubla 
au  contraire  de  sévérité,  espérant  se  maintenir  par  la  tyran- 
nie à  défaut  d'affection.  Si  du  moins  il  avait  songé  à  l'avenir 
de  la  colonie,  s'il  avait  envoyé  ses  hommes  à  la  découverte, 
et  essayé  de  profiter  des  richesses  naturelles  du  sol  ;  mais  il 
les  concentra  dans  l'île  ou  aux  alentours  de  la  baie,  sous 
prétexte  deles^voir  sous  la  main  en  cas  d'attaque  portugaise. 
Ces  procédés  maladroits  indisposèrent  contre  lui.  A  l'heure 
du  danger,  il  sera  bien  mal  secondé,  car  nos  colons  consi- 
déraient à  l'avance  leur  cause  comme  désespérée. 

Restaient  les  interprètes  normands  et  les  Brésiliens  :  Les 
premiers  n'attendaient  qu'un  signal  pour  rentrer  au  fort  ;  les 
seconds  s'étaient  déjà  instinctivement  rapprochés  de  nous. 
Bois  le  Comte,  au  lieu  de  profiter  de  ces  bonnes  dispositions, 
fit  savoir  aux  interprètes  qu'il  les  considérait  comme  des 
ennemis  plus  dangereux  que  les  Portugais  eux-mêmes,  et 
ceux-cij  froissés  dans  leur  amour  propre  et  leur  patriotisme, 
s'enfoncèrent  de  nouveau  dans  les  forêts,  et  y  portèrent  la 


304  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

haine  de  son  nom.  Quant  aux  Tupinambas,  le  vice-gouver- 
neur prit  plaisir  à  les  insulter,  à  les  humilier  à  tout  propos. 
Il  les  attaqua  même  dans  Texpression  la  plus  sacrée  des 
sentiments  humains,  dans  leurs  usages  domestiques  et  leurs 
cérémonies  religieuses,  dont  il  se  moquait  avec  ses  familiers. 
Aussi  les  tourna-t-il  promptement  contre  lui.  A  vrai  dire,  il 
avait  pris  le  contre  pied  de  la  politique  à  suivre.  Les  Portu- 
gais auraient  souhaité  à  la  tête  de  nos  colons  un  chef  qui 
servît  leurs  intérêts,  qu'ils  n'auraient  certes  pas  fait  un  autre 
choix. 

La  conséquence  immédiate  de  cette  conduite  impolitique 
fut  de  préparer  la  ruine  de  notre  colonie.  L'opinion  publique 
en  France  avait  été  désagréablement  affectée  par  les  nou- 
velles reçues  du  Brésil.  Les  Genevois  avaient  tellement  parlé 
des  cruautés  de  Villegaignon,  que  pas  un  de  leurs  coreligion- 
naires ne  fut  désormais  tenté  d'aller  chercher  fortune  au  nou- 
veau monde.  Les  hourques  de  Flandre,  toutes  prêtes  à  partir, 
restèrent  prudemment  dans  leurs  ports.  Les  négociants  nor- 
mands, bretons  ou  rochelois  suspendirent  leurs  armements. 
Goligny,  froissé  du  rôle  de  dupe  qu'il  avait  joué  dans  cette 
affaire,  indigné  des  mauvais  traitements  infligés  aux  protes- 
tants, et  d'ailleurs  détourné  des  questions  d'outre-mer  par 
des  préoccupations  d'une  toute  autre  nature,  ne  songeait  plus 
et  ne  devait  plus  songer  à  cette  entreprise,  qu'il  considérait 
comme  avortée.  Le  parti  catholique,  qui  n'avait  jamais 
accueilli  que  très  à  contre-cœur  la  nouvelle  de  cette  expédi- 
tion, était  presque  heureux  de  cet  échec.  Henri  II,  qui  s'était 
intéressé  à  l'entreprise,  et  l'avait  même  soutenue  de  ses 
deniers,  était  mort.  Ses  deux  successeurs,  deux  enfants, 
François  II  et  Charles  IX,  connaissaient-ils  seulement  le  Bré- 
sil ?  Quant  à  leur  mère,  la  reine  régente  Catherine  de  Médi- 
cis,  elle  avait  en  tête  bien  d'autres  projets,  et  les  Guise,  qui 
s'attendaient  à  l'explosion  de  la  guerre  civile  et  s'y  prépa- 
raient, ne  tenaient  pas  à  se  priver  d'une  partie  de  leurs  hom- 
mes pour  les  expédier  en  Amérique.  Personne  en  France  ne 
s'intéressait  donc  plus  au  Brésil. 


f 


( 


VICTOIRE  DES  PORTUGAIS.  305 

'  Quand  le  vice-amiral  revint  en  Europe,  il  put  en  effet 
constater  un  grand  changement  dans  les  esprits.  La  guerre 
civile  était  imminente.  Les  catholiques,  excités  par  de  vio- 
lentes prédications  et  sûrs  de  Timpunité,  se  ruaient  sur  les 
assemblées  et  sur  les  temples.  Les  protestants  commençaient 
à  résister,  et  leurs  chefs  tramaient  dans  Tombre  la  fameuse 
conspiration  connue  dans  Fhistoire  sous  le  nom  de  tumulte 
d'Amboise.  Au  milieu  d'un  tel  déchaînement  de  passions,  il 
était  difficile  de  garder  la  neutralité.  Villegaignon,  qui  n'avait 
rien  à  ménager  d'un  côté,  et  beaucoup  à  se  faire  pardonner 
de  l'autre,  n'hésita  pas  et  se  jeta  dans  les  bras  des  Guise. 
Ceux-ci  l'accueillirent  avec  empressement,  car  ils  avaient 
besoin  d'hommes  d'exécution,  et  le  cardinal  ne  s'intéressait 
déjà  plus  au  Brésil.  L'ambassadeur  vénitien  ,  Michel 
Suriano,  toujours  à  l'affût  des  nouvelles  politiques,  n'était-il 
point  comme  l'interprète  de  l'opinion  publique  quand  il  par- 
lait à  son  gouvernement  de  notre  colonie  brésilienne  en  ter- 
mes aussi  vagues  que  dédaigneux.  «  Le  roi  (1)  possède  encore 
quelque  chose  aux  nouvelles  Indes,  du  côté  du  Brésil,  mais 
ce  n'est  pas  une  possession  bien  grande  ni  bien  sûre  ;  elle  ne 
sert  que  pour  entretenir  la  navigation  et  le  commerce  qui, 
dans  ce  moment  ci,  est  presque  réduit  à  rien,  »  Tout  donc  se 
réunissait  contre  l'infortunée  colonie  :  impéritie  du  comman- 
mandement,  abandon  de  la  métropole,  dédains  de  l'opinion. 
Peut-être  allait-elle  succomber  à  sa  propre  faiblesse  et  dis- 
paraître d'elle-même,  quand  les  Portugais  se  chargèrent  de 
précipiter  sa  ruine. 
Les  Portugais  avaient  suivi  d'un  œil  inquiet  les  progrès  de 


(1)  Relations  des  ambassadeurs  vénitiens,  Edit.  Tommaseo  t.  I, 
p.  475.  Ha  encore  nelle  Nove  Indie  verso  il  Brasil  alcune  cose  : 
ma  perche  sono  incerto  e  di  poco  momento,  non  e  da  metter  le  in 
eonsiderazione  per  altro  che  per  mante nere  quella  navigazione 
viva,  la  quale  pero  al  présente.  Si  usa  cosi  poco  che  quasi  e 
estinta  del  tutto. 


306  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRAiNÇAIS. 

la  colonie  française.  Ck)mme  ils  connaissaient  et  le  pays  et 
remplacement  du  fort  Coligny,  ils  craignaient  qu'un  établis- 
sement français  à  poste  fixe  dans  une  région  aussi  exception- 
nellement favorisée  par  la  nature  ne  devînt  dangereuse  pour 
leurs  possessions  brésiliennes.  Ils  redoutaient  la  concurrence 
de  nos  négociants,  dont  le  nombre  s'accroîtrait  en  raison  de 
la  sécurité  que  leur  assurerait  la  diadeUe  bâtie  par  Yillegai- 
gooa.  Ils  appréhendaient  plus  encore  notre  influence  sur  les 
peuplades  brésiliennes.  Tant  que  Villegaignon  dirigea  les 
colons  français,  ils  n'osèrent  pas  l'attaquer  ouvertement,  car 
ils  rendaient  justice  à  la  capacité  militaire  du  gouverneur.  Us 
se  contentèrent  d'arrêter  nos  vaisseaux  français  et  de  guer- 
royer contre  nos  alliés  indigènes.  A  peine  le  capitaine,  dont 
ils  craignaient  la  résistance,  était-il  en  France,  qu'ils  se  dis- 
posèrent à  une  attaque  générale  de  nos  établissements. 

Cet  événement,  dont  les  conséquence^  devaient  être  si 
funestes  pour  la|France,  a  passé  pour  ainsi  dire  inaperçu  dans 
l'histoire  contemporaine.  Quatre  historiens  français  seule- 
ment en  parlent  :  Aubigné  (1)  et  de  Thou  (2),  qui  se  conten- 
tent de  faire  allusion  à  ce  désastre,  La  Popellinière  (3)  qui  le 
résume,  Thevet  (4)  qui  est  plus  explicite,  mais  se  contredit 
lui-même  dans  le  double  récit  (fu'il  a  donné  delà  défaite.  Les 
Portugais  ont  été  moins  concis,  mais  leurs  historiens  anciens 
ou  modernes,  depuis  Vasconcellos  et  Anchieta  jusqu'à  Sou- 
they  etmême  Varnhagen,  manquent  tellement  de  précision, 
qu'il  est  difficile  de  s'appuyer  sur  leur  témoignagne.  Voici, 
jusqu'à  nouvel  ordre,  quelle  paraît  avoir  été  la  fin  de  notre 
colonie  brésilienne. 

Le  roi  de  Portugal,  Jean  III,  avait  donné  l'ordre  au  gou- 


(1)  Aubigné.  Histoire  universelle,  liv.  I,  §  XVI. 

(2)  De  Thou.  Histoire  de  France,  liv.  XVII. 

(3)  La  Popellinière,  Histoire  des  trois  Mondes,,  p.  17* 

(4)  Thevet,  Cosmographie  universelle,  p.  909  et  910. 


VICTOIRE    DES   PORTUGAIS.  307 

yerneur  Duarte  de  Costa  de  reconnaître  Tétat  du  fort  et  de  la 
barre.  Cette  reconnaissance  fut  exécutée  avec  beaucoup  de 
soin.  On  sut,  à  ne  pas  en  douter,  que  la  petite  garnison  fran- 
çaise, comptant  sur  la  force  de  la  citadelle,  se  relâchait  sin- 
gulièrement dans  la  surveillance  des  approches  du  fort.  De 
plus  on  reconnut  que  la  baie  était  facilement  accessible^  et  que 
les  canons  du  fort  Coligny  ne. suffisaient  pas  pour  en  défendre 
l'entrée.  Duarte  de  Costa  s'empressa  d'envoyer  ces  rensei- 
gnements à  Lisbonne,  espérant  qu'on  lui  confierait  l'honorable 
mission  d'expulser  les  Français  du  pays.  Sur  ces  entrefaites 
(1557)  mourut  Jean  III.  Sa  veuve  Catherine,  régente  au  nom 
de  son  petit-fils  Sébastien,  resta  fidèle  aux  traditions  du  règne 
précédent.  Déterminée  à  restituer  au  Portugal  tautes  ses  pos- 
sessions américaines,  elle  accepta  avec  empressement  la  pro- 
position de  Duarte  de  Costa,  mais  chargea  un  autre  gouver- 
neur  de  l'exécuter. 

Ce  nouveau  gouverneur  est  resté  célèbre  dans  les  annales 
brésiliennes,  non  pas  seulement  parce  qu'il  a  fondé  la  capitale 
du  pays^  mais  aussi  parce  qu'il  a  contribué  par  ses  victoires  et 
la  fermeté  de  son  administration  à  consolider  au  Brésil  la 
puissance  Portugaise  (i).  Il  se  nommait  Men  de  Sa.  Plein 
d'activité,  d'intelligence  et  surtout  d'honnêteté,  il  avait  déjà 
donné  de  nombreuses  preuves  de  sa  capacité.  Ce  choix  était 
heureux.  Il  fut  bien  accueilli  par  l'opinion  publique.  Men 
de  Sa  allait  justifier  cette  confiance  par  d'éclatants  succès. 

Les  instructions  (2)  du  gouverneur  étaient  spécialement 
dirigées  contre  les  Français.  Il  s'agissait  non  seulement  de  les 
inquiéter  dans  leur  colonie,  mais  d'arrêter  leurs  vaisseaux,  de 


(!)  Varnhagen.  Histoire  du  Brésil,  p.  232.  A  situaçao  critica 
em  que  se  via  o  Brazil  pedia  un  governador  active,  entendido,  e 
sobretudo  honesto.  Todos  estes  dotes  reunia  o  dezembargador  Men 
de  Sa. 

(2)  Voir  lettres  patentes  du  11  juin  1557  analysées  par  Wa&den 
Histoire  du  Brésil,  t.  I,  p.  284. 


.S08  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

ruiner  leur  commerce,  et  finalement  de  les  expulser.  Un  des 
principaux  officiers  de  Men  de  Sa,  Bartholomeu  de  Vascon- 
cellos,  était  particulièrement  chargé  de  cette  expédition,  mais 
il  était  entendu  que  le  gouverneur  se  réservait  la  direction 
suprême,  et,  au  besoin,  commanderait  en  personne  (1).  Vas- 
concellos  reconnut  bientôt  que  les  forces  navales  qu'il  avait  à 
sa  disposition  ne  suffiraient  pas  pour  tenter  une  attaque  de 
vive  force.  Il  se  contenta  de  surveiller  la  côte,  arrêtant  au 
passage  tout  navire  suspect,  et  resserrant  peu  à  peu  les  Fran- 
çais dans  leur  île.  Mais  ce  blocus,  pour  être  sérieux,  devait 
être  effectif,  et,  soit  par  mer,  soit  à  travers  les  forêts  du 
continent,  nos  colons  trouvaient  toujours  moyen  de  commu- 
niquer avec  Textérieur.  Cette  situation  risquait  de  se  prolonger 
indéfiniment,  et,  à  la  longue,  serait  devenue  onéreuse  à  la 
couronne  de  Portugal,  si  la  Compagnie  de  Jésus  n'était  en  ce 
moment  intervenue  très  à  propos  par  ses  conseils  et  par  son 
concours  direct. 

Les  Jésuites  commençaient  à  peine,  mais  ils  songeaient 
déjà  à  la  domination,  et  ils  se  préparaient  un  empire  au  Nou- 
veau Monde  en  convertissant  les  sauvages  au  catholicisme. 
Dès  1547,  avec  le  gouverneur  Souza,  étaient  arrivés  le  Père 
Manoël  de  Nobrega  et  cinq  autres  missionnaires,  qui  se 
mirent  immédiatement  à  l'œuvre.  Parmi  eux  se  distinguèrent 
par  leur  ardeur  Palacios,  Navarre  et  surtout  cet  infatigable 
Leonardo  Nunez,  que  les  Brésiliens  surnommèrent  ingénieuse- 
ment Abaré  Bébé,  le  père  qui  vole,  voulant  d'un  seul  mot  faire 
comprendre  le  zèle  infatigable  du  missionnaire.  En  1551 
débarquaient  sept  autres  pères,  parmi  lesquels  le  futur  apôtre 


(1)  Varnhagen,  ouv.  cit.,  p.  239.  Comandada  pelo  capitaô  môr 
Bartholomeu  de  Vasconcellos  da  Cunha,  a  armada  destinada  a  ip 
contra  os  Francezes,  devendo  receber  de  Men  de  Sa  as  ordens  con- 
venientes  sobre  o  mododelos  aggredir,  indo  atacal-os,  on  obrigando 
os  pelo  bloquée. 


VICTOIRE   DES   PORTUGAIS.  309 

du  Brésil,  Joseph  Anchieta  (1).  Il  n'avait  que  vingt  ans  quand 
il  partit  pour  ces  vastes  solitudes,  dont  on  ignorait  encore 
rétendue  géographique,  et  dont  les  populations  étaient  à  peu 
près  inconnues.  Par  son  activité,  son  dévouement,  et  aussi 
par  son  intelligence,  Anchieta  prima  bientôt  ses  compagnons, 
et  exerça  sur  les  Brésiliens  du  voisinage  un  incroyable  ascen- 
dant. Il  prit  sur  lui  d'enseigner  le  latin  non  seulement  aux 
Portugais,  mais  encore  aux  néophytes.  Pour  faciUter  les  rela- 
tions entre  Européens  et  Américains,  il  apprit  les  langues 
indigènes,  et  composa  (2)  en  Tupi  une  grammaire,  un  voca- 
bulaire, des  cantiques,  des  chansons  et  même  des  pièces  dra- 
matiques ayant  trait  à  la  morale,  et  que  les  nouveaux  convertis 
allaient  répétant  dans  les  forêts.  Anchieta  s'occupait  aussi  de 
chirurgie,  mais  il  n'avait  pour  instrument  qu'un  canif,  et  encore 
hésitait-il  à  s'en  servir,  pour  ne  pas  répandre  de  sang.  Loyola 
consulté  lui  répondit  que  la  charité  n'avait  pas  de  scrupule, 
et  qu'il  pouvait  saigner  et  couper  à  loisir.  Mêlant  ainsi  la  pré- 
dication à  l'enseignement,  et  la  poésie  à  la  chirurgie,  le  Père 
Anchieta  fut  bientôt  le  maître  de  ces  âmes  naïves  qu'il  initiait 
à  la  civilisation.  En  1553  lorsque  treize  nouveaux  membres  de 
la  Compagnie,  sous  Manoël  de  Païva,  eurent  rejoint  leurs 
compagnons,  et  que  le  supérieur  général,  le  Père  Nobrega, 
résolut  de  s'installer  à  poste  fixe,  et  choisit  comme  siège  des 
travaux  apostohques  la  plaine  de  Piratininga,  à  dix  lieues  de 


(1)  La  biographie  de  Tapôtre  du  Brésil  a  été  plusieurs  fois  écrite 
par  les  Pères  Almeyda,  Astria,  Berretari,  Longaro  delli  Oqpi, 
DE  Paternita,  Rodriguez  et  Vasconcellos.  Cf.  Eloge  d' Anchieta 
par  Pierre  de  la  Court.  Bordeaux,  1605,  et  Pereira  da  Sylva, 
Plutarco  BrasileirOj  1847,  t.  I. 

(2)  Anchieta.  Arte  de  grammatica  da  lingoa  mais  usada  na  cosia 
do  Brasil.  Coïmbre,  1595,  iii-8«  58  ff.  —  Epistola  quampluri- 
marum  rerum  naturaliunij  quoe  S.  Vicentii  provinciam  incoluntj 
sistens  descriptionen  :  Publication  de  TAcadémie  de  Lisbonne,  1. 1, 
p   127.(1812). 


310  HISTOIRE   DU    BKÉSIL   FRANÇAIS. 

la  mer  et  à  treize  de  San  Vicente,  le  P.  Anchieta  n'eut  qu*à 
faire  connaître  son  désir,  et  aussitôt  plusieurs  milliers  de  Bré- 
siliens se  groupèrent  autour  de  lui,  renonçant  à  leurs  habi- 
tudes nomades  pour  adopter  les  usages  nouveaux,  et  surtout 
pour  être  à  portée  d'écouter  la  brûlante  parole  de  leur  père 
spirituel  (i).  Les  Jésuites  disposaient  donc  à  leur  gré  de 
plusieurs  milliers  de  Brésiliens  convertis,  et  ils  n'avaient, 
pour  ainsi  dire,  qu'à  faire  un  signe  pour  les  entraîner  à  leur 
suite. 

Ce  fut  sur  ces  entrefaites  qu'un  évoque  Portugais  nouvelle- 
ment débarqué  à  Bahia,  D.  Pedro  Leitao,  conseilla  à  Men  de 
Sa  de  pousser  avec  vigueur  l'expédition  contre  les  Français, 
d'en  prendre  lui-même  la  direction ,  et  de  se  servir  des 
Jésuites  pour  lancer,  grâce  à  eux,  contre  la  citadelle  ennemie 
toutes  les  forces  indigènes  qui  leur  obéissaient.  Le  conseil  (2) 
était  excellent  :  Le  gouverneeur  s'empressa  de  le  mettre  à 
exécution.  Il  fit  savoir  à  Bartholomeu  de  Vasconcellos  qu'il 
allait  le  rejoindre  bientôt  avec  des  forces  imposantes,  écrivit  à 
tous  ses  officiers  en  leur  enjoignant  de  lui  envoyer  les  ren- 
forts disponibles,  et  enfin  pria  les  Pères  de  la  Société  de  Jésus 
de  lui  assurer  le  concours  de  leurs  hommes.  Nobrega  et 
Anchieta  obéirent  avec  empressement.  Ils  désiraient  en  effet 
le  succès  de  Men  de  Sa,  non  pas  seulement  par  devoir  patrio- 
tique, mais  plus  encore  parce  que  la  majorité  des  Français, 
qu'il  s'agissait  de  chasser  du  Brésil,  croyaient  aux  doctrines 
nouvelles.  D'ailleurs,  en  partageant  les  périls  de  leurs  hommes, 
en  les  habituant  à  marcher  au  feu  sous  leurs  ordres,  cette  com- 


(1)  Vasconcellos.  Chromca  da  Companhia  de  Jesu  doEstadodo 
Brasil,  et  do  que  obrarao  seus  filhos  nesta  parte  do  Novo  mundo. 
1663.  gr.  f.  379  pages.  —  p.  148,  153,  161.  ïd.  Vida  do  Anchieta 
I.  51.  —  SouTHBY.  History  ofBrazil,  %  9. 

(2)  Varnhagen,  Hist.  d.  Brésil,  p.  239.  Adujado  da  influencia 
deste  prelado  e  dos  jesuitas  de  reunir  todos  os  gentios  alliados  e 
homens  de  guerra  que  se  julgom  poderem  dispensar. 


VICSTOIRE   DES   PORTUGAIS.  311 

munauté  de  périls  serait  un  nouveau  lien  qui  rattacherait  ces 
néophytes  aux  directeurs  de  leur  conscience  (1).  Les  Jésuites 
répondirent  donc  au  Gouverneur  qu'ils  se  mettaient  à  sa  dis- 
position, eux  et  leurs  hommes. 

Men  de  Sa  prit  la  mer  le  26  janvier  1560  avec  deux  gros 
vaisseaux  et  huit  embarcations,  abondamment  pourvues 
d'armes  et  de  munitions,  et  montés  par  environ  2^000  hommes. 
Quelques  renforts  envoyés  de  Santos  et  de  San  Vicente  gros- 
sirent le  corps  expéditionnaire,  qui  se  trouva  réuni  le  21  février. 
Plusieurs  personnes  distinguées  de  Bahia  passèrent  abord,  et 
on  embarqua  tout  ce  qu'on  put  trouver  en  milices  esclaves 
et  en  Brésiliens  alliés.  D'après  Thevet,  quand  Men  de  Sa  entra 
le  15  mars  dans  la  baie  de  Ganabara,  vingt-deux  navires  de 
toutes  grandeurs  étaient  sous  ses  ordres  {2),      ••  - 

Le  Gouverneur  avait  pris  toutes  les  précautions  pour  réussir. 
Non  seulement  il  avait  réuni  toutes  les  forces  disponibles, 
mais  encore  il  avait  choisi  son  temps  pour  attaquer  à  l'impro- 
viste.  Nos  hommes  étaient  dispersés,  le  plus  grand  nombre 
d'entre  eux  sur  le  continent,  quelques-uns  seulement  à  l'inté- 
rieur du  fort.  Bois  le  Comte  avait  quitté  son  poste,  et  chassait 
dans  les  forêts  des  Tupinambas.  Avant  que  lui  et  les  Français 
aient  eu  le  temps  de  rejoindre  la  citadelle,  Men  de  Sa  débarqua 
le  gros  de  ses*  forces  sur  le  continent,  en  face  de  l'île  aux 
Français,  afin  d'empêcher  la  concentration  de  ses  adversaires, 


^1)  Varnhagen,  id.  id.  Para  soUicitar  este  reforço  de  S.  Vicente  se 
offerecen  o  Padre  Nobrega. 

(2)  On  peut  rapprocher  de  ce  récit,  la  lettre  écrite  par  Men  de 
Sa  à  la  Régente.  Cette  lettre  a  été  publiée  dans  le  premier  volume 
des  Memorias  historicos  de  Rio  de  Janeiro  §  1.  «  L'expédition 
envoyée  par  Votre  Altesse  arriva  à  Bahia  le  dernier  jour  de 
novembre.  D'après  la  décision  prise  en  conseil  de  s'emparer  du  fort 
de  Rio,  je  partis  de  Bahia  le  16  janvier,  et  je  parus  devant  Rio 
Janeiro  le  21  février.  L'ennemi  ayant  répondu  fièrement  à  ma  pre- 
mière sommation,  j'ordonnai  l'attaque  le  vendredi  15  mars.  » 


M2  HISTOIRE    DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

et  commença  la  construction  de  batteries  destinées  à  tirer  à  la 
fois  contre  la  citadelle  et  contre  ceux  des  Français  qui  tente- 
raient un  retour  offensif.  En  même  temps  ses  vaisseaux  s'appro- 
chaient du  fort  Coligny,  tout  prêts  à  joindre  leur  feu  à  celui 
des  batteries  de  terre,  et  de  nombreuses  embarcations  sur- 
veillaient la  rade.  Enfin  plusieurs  milliers  d'Indiens,  les  néo- 
phytes d'Anchieta,  tenaient  la  campagne  «t  empêchaient  nos 
compatriotes  de  se  rallier  et  de  tenter  une  défense  sérieuse. 
La  situation  était  à  Tavance  désespérée.  Pourtant  les  Français 
du  fort,  ramenés  par  le  danger  au  sentiment  de  leurs  devoirs, 
résolurent,  malgré  leur  infériorité  numérique,  de  résister 
jusqu'à  la  dernière  extrémité.  Ils  répondirent  par  un  refus 
absolu  de  capituler  aux  sommations  du  général  Portugais,  et 
soutinrent  bravement  le  feu  pendant  plusieurs  jours  (i).  La 
position  choisie  par  Villegaignon  pour  bâtir  le  fort  Coligny 
était  par  étl^-même  si  redoutable  que  les  assiégés  réussirent 
à  tuer  cent  vinrgt  des  assaillants  pendant  qu'ils  n'en  perdaient 
qu'un  seul.  Ils  réussirent  également  à  démonter  plusieurs  des 
canons  de  la  batterie  établie  sur  le  continent,  si  bien  que  Men 
de  Sa  fut  obligé  de  transporter  ses  grosses  pièces  sur  le  som- 
met de  la  plus  haute  montagne  voisine,  nommée  monte  das 
Palmeiras,  qui  commandait  l'île.  Cette  fois  le  feu  des  assié- 
geants mieux  dirigé  endommagea  la  citadelle,  mais  pas  assez 
néanmoins  pour  contraindre  ses  défenseurs  à  capituler.  La 
poudre  par  malheur  commençait  à  manquer,  les  vivres  et 
surtout  l'eau  potable  à  faire  défaut.  Quelques  jours  de  patience 
encore  et  la  capitulation  devenait  inévitable.  Men  de  Sa,  qui 
commençait  à  se  lasser  de  la  résistance  de  cette  poignée  de 
braves  usa  d'un  subterfuge.  Il  feignit  de  se  retirer  en  plein  jour, 
revint  pendant  la  nuit,  réussit  à  débarquer  sans  être  aperçu. 


(1)  Quinze  jours,  d'après  La  Popellinière,  ouv.  cit.  p.  17,  et  la 
dépêche  de  Men  de  Sa.  Dix-neuf  ou  vingt  et  un,  d*après  Thevet, 
Cosmographie  universelle  p.  909-910. 


VICTOIRE   DES   PORTUGAIS.  313 

et  attaqua  les  Français  et  leurs  auxiliaires  Brésiliens,  alors 

plongés  dans  un  profond  sommeil.  Une  trentaine  d'entre  eux 

furent  tués,  et  un  bien  plus  grand  nombre  blessés.  Soixante 

et  quatorze  Français  et  quelques  esclaves  tombèrent  entre  les 

mains  des  Portugais.  Quelques-uns  seulement  réussirent  à  se 

précipiter  du  haut  des  rochers  dans  leurs  canots  et  à  gagner 

le  continent,  mais  la  plupart  d'entre  eux  furent  pris  les  jours 

suivants  par  les  vainqueurs  (1). 

D'après  la  Popellinière  (2)  ,  une  capitulation  aurait  été 
signée  qui  fut  indignement  violée.  «  Les  uns,  dit-il,  eurent  la 
vie  sauve  en  partie,  les  autres  demeurans  esclaves  des  Por- 
tugais contre  la  foi  iurée.  »  Le  récit  de  Thevet  (3)  se  rapproche 
davantage  de  la  version  portugaise,  et  sans  doute  aussi  de  la 
vérité.  €  A  la  fin,  écrit-il,  les  nostres  estoientsurle  point  de 
capituler,  pour  composer  avec  l'ennemy,  les  assaillans  meirent 
pied  à  terre,  et  vindrent  furieusement  donner  l'assault  au  fort, 
qu'ils  prindrent  peu  après  et  saccagèrent,  mettant  tout  par 
pièces,  et  se  feirent  maistres  de  l'artillerie  françoise  et  autres 
munitions  de  guerre.  »  Il  est  vrai  que,  quelques  lignes  plus 
loin  (4),  l'auteur  de  la  Cosmographie  semble  se  contredire 
quand  il  raconte  que  les  défenseurs  du  fort  Coligny  se  ren- 
dirent à  condition  d'avoir  la  vie  sauve  et  de  conserver  leurs 
bagages.  «  Les  ennemis,  nonobstant  telle  convention  et  pro- 
messes, ayant  pris  pied  à  terre,  pillèrent  et  saccagèrent  tant 
ce  qui  estoit  au  fort  que  ce  qu'ils  trouvèrent  en  l'isle.  Et  non 
contons  de  ce,  emmenèrent  esclaves  ces  pauvres  gens^  qui 
s'estoient  renduz  soubs  leur  foy  et  asseurance  que  dessus.  » 


(1)  Varnhagen,  CUV.  cit.  t.  I.  p.  240.  Capitularam  em  numéro  de 
setenta  e  quatre,  e  alguns  escravos  ;  aos  quaes  depois  se  uniram  mai 
de  qaarenta,  dos  de  um  uavio  aprezado,  e  de  outros  que  andavam 
em  terra. 

(2)  La  Popellinière,  ouv.  cit.  p.  17. 

(3)  Thevet.  Cosmog.  univ,  p.  910. 

(4)  id.  id. 


314  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

Ceintes  les  Portugais  étaient  coutumiers  du  fait,  et,  dans  la 
joie  de  leur  facile  triomphe,  il  se  peut  qu'ils  aient  oublié  leurs' 
promesses  et  fort  mal  traité  leurs  adversaires.  Mais  y  eut-il 
réellement  capitulation,  et  le  récit  que  nous  avons  donné 
d'après  les  historiens  Portugais  ne  se  rapproche-t-il  pas 
davantage  de  la  vraisemblance  ?  Aussi  bien  Thevet  a  prisi 
tâche  en  quelque  sorte  de  se  réfuter  lui-même,  car  il  a  oublié 
qu'il  avait  parlé  de  capitulation,  et  dit  catégoriquement  quêtes 
Portugais  surprirent  le  fort. 

Quelles  que  soient  les  circonstances  de  la  chute  de  la  cita- 
delle française,  un  fait  se  dégage  avec  une  implacable  netteté, 
celui  de  la  chute  de  la  seule  place  dont  la  possession  assurait 
l'avenir  de  la  colonie  Française.  C'était  un  grand  triomphe 
pour  les  Portugais.  Il  terminait  à  leur  avantage  la  lutte  enga- 
gée depuis  soixante  ans  entre  les  négociants  et  les  matelots 
des  deux  nations.  «  Pendant  que  l'artillerie  marquée  des  armes 
de  France  estoit  portée  à  Lisbonne,  principale  ville  de  Por- 
tugal, en  triomphe  et  trophée  de  victoire  »,  Men  de  Sa  qui 
avait  grand  peur  du  retour  de  Villegaignon,  s'empressa  de 
démolir  la  citadelle,  et  partit  en  toute  hâte  pour  Santos  où 
le  Père  Nobrega  lui  avait  préparé  des  ravitaillements. 


II.  —  Dernières  années  de  Villbgaignon. 


La  nouvelle  de  cette  catastrophe  fut  accueillie  en  France 
avec  la  plus  parfaite  indifférence.  Elle  passa  pour  ainsi  dire 
inaperçue.  Il  semble  que  les  esprits  s'étaient  à  l'avance 
habitués  à  l'idée  de  perdre  cette  colonie.  En  tout  cas  aucune 
protestation  ne  s'éleva.  Il  n'y  eut  même  pas  de  réclamation 
adressée  à  l'ambassade  de  Portugal.  On  n'était  pourtant  pas 
en  guerre  ouverte  contre  ce  royaume,  et  la  prise  du  fort 


VICTOIRE  DES   PORTUGAIS.  315 

Ck>ligny  était  un  acte  d'hostilité  parfaitement  caractérisé  ; 
mais  le  di'oit  des  gens  n'existait  pas  pour  les  affaires  d'outre- 
mer. En  dehors  du  sol  national  nos  compatriotes  n'étaient 
plus  que  des  aventuriers.  Réussissaient-ils  au  gré  de  leurs 
;  désirs,  on  les  accueillait  avec  plaisir  quand  ils  rentraient  en 
France  gorgés  de  richesses.  Echouaient-ils  au  contraire  dans 
I  leurs  entreprises,  payaient-ils  de  la  vie  leurs  audacieuses 
espérances,  on  les  plaignait,  mais  on  ne  les  vengeait  pas. 
C'étaient  les  chances  bonnes  ou  mauvaises  de  la  vie  maritime. 
Un  homme  pourtant  aurait  dû  protester  et  agir  en  faveur 
du  Brésil  français.  C'était  Villegaignon  qui  se  reposait  tran- 
quillement en  France,  pendant  que  ses  compagnons  étaient 
tués  ou  dispersés.  Il  s'était  engagé  d'honneur  à  revenir  au 
plus  vite  au  fort  Coligny .  Ses  anciens  surbordonnés  et  son  neveu 
Bois  le  Comte  comptaient  sur  sa  promesse.  11  se  devait  à  lui- 
même^  à  sa  réputation,  à  son  avenir  de  ne  pas  abandonner 
son  œuvre.  Les  Portugais  s'attendaient  à  un  retour  offensif 
de  sa  part,  et  le  redoutaient  fort.  Men  de  Sa,  dans  sa  dépêche 
du  16  juin,  par  laquelle  il  annonçait  à  la  reine  régente  la 
chute  du  fort  Colligny,  écrivait  :  «  Villegaignon  est  parti 
pour  ramener  une  flotte  considérable  destinée  à  combattre 
celle  de  l'Inde,  et  à  former  un  établissement  à  Rio-Janeiro. 
Il  est  donc  nécessaire  de  peupler  au  plus  vite  cet  endroit 
pour  la  protection  de  tout  le  Brésil.  (1)  »  Un  autre  historien 
du  Brésil,  Warden  (2),  prétend  que  Villegaignon  se  préparait 
à  partir  avec  une  flottille  de  sept  navires,  afin  d'intercepter 
la  flotte  des  Indes,  et  de  détruire  les  établissements  portugais 
du  Brésil,  mais  il  ne  put  réussir^  parce  que  les  Huguenots  le 
détestaient,  et  que  les  cathoUques  ne  s'intéressaient  pas  aux 
expéditions  d'outre  meps  II  est  possible  comme  le  prétendent 


(1)  Memorias  historicos  de  Rio  de  Janeiro,  liv.  I  §  1. 

(2)  Warden.  Histoire  du  Brésil,  t.  I.  p.  283. 


816  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

Men  de  Sa  et  Warden,  que  ce  remuant  personnage  ait  eo 
effet,  dès  son  retour  en  France,  essayé  de  réunir  quelques  |d 
hommes  de  renfort,  mais  il  ne  paraît  pas  s'être  prêté  àlali 
réalisation  de  cette  entreprise  avec  son  activité  ordinaire,  et  l^i 
rhistoire  se  tait  si  bien  sur  son  compte  pendant  ces  aimées  m 
troublées  que,  tout  récemment,  dans  le  questionnaire  de  la  II 
Société  bibliographique,  un  des  savants  les  plus  versés  dans  Ip 
la  connaissance  du  X\T  siècle,  M.  Tamizey  de  Larroque,  lé 
demandait  à  propos  de  quelques  points  à  éclaircir  dans  k  m 
biographie  de  Villcgaignon  si  Ton  savait  quelque  chose  de  |> 
ses  faits  et  gestes  pendant  les  années  comprises  entre  1558 
et  1560.  Nous  avons  essayé  de  résoudre  ce  problème,  et  les 
témoignages  contemporains  que  nous  avons  réussi  à  décou- 
vrir sont  seulement  au  nombre  de  trois. 

Le  premier  est  celui  de  Claude  Haton  (1)  ;  et  encore  le 
curé  Champenois  ne  parle-t-il  de  son  compatriote  que 
l)Our  mentionner  son  arrivée  en  France.  Voici  du  reste  le 
passage  en  question  :  «  Le  dit  Seigneur  au  partir  print  par 
force  ou  amytié  quelque  demy  cent  de  personnes  de  ce  pays- 
là,  hommes,  femmes  et  enfants,  tant  fils  que  filles,  qu'il 
amena  en  France  avec  soy  ;  d'une  partie  desquels  feit  pré- 
sent au  roy  et  aultres  seigneurs,  et  en  retint  pour  soy  et  son 
frère  quelque  demye  douzaine.  Desquels  en  donna  à  son 
frère,  le  bally  de  Provins,  deux  ieunes  garçons  de  seize  et 
dix-huit  ans,  lesquelz  s'appeloient  l'ung  Donat  et  l'aultre 
Doncart,  que  ledit  bally  habilla  et  s'en  servit  iusque  à  la 
mort.  Lesquelz,  (juand  ils  sceurent  un  peu  parler  francoys  et 
entendre  que  c'est  que  de  Dieu,  après  avoir  esté  cathéchisez 
en  la  vraye  religion,  furent  baptisez  à  l'hostel  Dieu  de  Pro- 
vins, et  ont  vescu  depuis,  chacun  sept  ou  huit  ans,  au  dit 
Provins,  et  sont  morts  au  service  dudit  bally,  qui  les  traictoit 
fort  humainement.  »  Villegaignon  s'occupait  donc  de  distri- 


(1)  Mémoires  de  Claude  Haton,  p.  448. 


VICTOIRE  DES   PORTUGAIS.  317 

buer  ses  jeunes  Brésiliens  à  ses  amis  et  à  ses  protecteurs, 
mais  non  pas  d'envoyer  des  renforts  à  ses  compagnons.  On 
a  peine  à  s'expliquer  une  pareille  indifférence  de  la  part  d'un 
homme  qui,  jusqu'alors,  s'était  montré  jaloux  à  l'excès  de 
ses  droits,  et  dont  personne  n'avait  contesté  la  valeur.  Il 
faut  ou  bien  qu'il  ait  jugé  l'affaire  comme  désespérée,  ou 
plutôt  qu'emporté  par  le  tourbillon  de  la  guère  civile,  il  ait 
été,  comme  le  furent  tous  ses  contemporains,  saisi  par  cette 
sorte  de  fiièvre  qui,  jusqu'à  la  fin  du  siècle,  poussa  nos 
ancêtres  à  consumer  leur  activité  en  fureurs  intestines. 
Lorsque  Villegaignon  revint  en  Europe,  la  guerre  civile  était 
imminente.  Il  se  jeta  dans  les  bras  des  catholiques,  qui  l'ac- 
cueillirent avec  empressement:  le  connétable  de  Montmorency 
et  le  cardinal  de  Lorraine  devinrent  ses  protecteurs  officiels, 
et  il  leur  donna  tout  de  suite  un  gage  non  équivoque  de  son 
retour  à  l'orthodoxie. 

Lors  de  la  sanglante  répression  du  tumulte  d'Amboise, 
Villegaignon  fut  chargé  de  poursuivre  les  Huguenots  qui 
s'enfuyaient  par  la  Loire,  et  il  s'acquitta  de  cette  mission 
avec  une  implacable  cruauté  (mars  1560).  Un  écrivain  con- 
temporain, Régnier  de  la  Planche,,  raconte  cette  campagne 
en  ces  termes  :  «  Entre  les  autres  (1),  Villegaignon,  homme 
de  nature  cnielle,  barbare  et  sanguinaire  s'il  en  fust  iamais  au 
monde,  s'estant  présenté  à  tout  faire  pour  ces  gens  dès  le 
temps  du  feu  roy  Henry,  pensant  avoir  trouvé  matière  pro- 
pre pour  se  venger  de  ceux  qui  avoyent  publié  ses  cruautés, 
commises  du  temps  de  Henry  en  l'Amérique,  accompagnant 
le  grand  prieur,  frère  des  susdicts,  dressa  devant  ce  tumulte 
une  fantastique  guerre  navale,  comme  s'il  eust  esté  question 
de  résister  à  une  grande  et  puissante  armée,  et  rendre  par 
icelle  la  rivière  de  Loyre  tellement  inutile,  que  l'eau  n'eut 


(1)  Régnier  de  la  Planche.    De    V Estât   de   la   France   nous 
François  IF,  éd.  Buchon,  p.  267. 


818  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

pas  seulement  servi  à  abreuver  les  chevaux  de  rennemi. 
Mais  ceci  commencé  avec  grande  despense,  fut  tellem^ 
trouvé  ridicule,  que  le  tout  tourna  à  leurmocquerie  et  confa- 
sion.  » 

Pendant  que  Villegaignon  triomphait  ainsi  sans  combat 
sur  la  Loire,  que  devenait  le  Brésil  ?  Personne  ne  s'en  occu- 
pait plus,  le  vice-amiral  moins  que  personne.  Il  était  tout  entier 
à  ses  controverses  théologiques,  et,  jusqu'à  la  un  de  sa  vie, 
il  ne  cessa  de  poursuivre  les  Huguenots  d'une  haine  inex- 
piable, les  combattant  de  sa  plume,  quand  il  ne  luttait  pas 
avec  eux  sur  les  champs  de  bataille.  Une  seule  fois,  ce  fut 
sans  doute  quand  on  apprit  la  chute  du  fort  Coligny,  il  parait 
s'être  souvenu  que  jadis  il  avait  exercé  au  nouveau  monde 
un  commandement  important,  et  encore  ne  songea-t>-il  qa'i 
sauvegarder  ses  intérêts,  sans  plus  se  préoccuper  de  ses 
anciens  subordonnés  qu'il  abandonnait  à  leur  malheureux 
sort.  Nous  lisons  en  effet  dans  une  dépêche  de  rambassadenr 
portugais  à  Paris,  Joao  Pereira  Dantas,  en  date  du  10  janvier 
1563,  que  Villegaignon  assiégeait  l'ambassade  de  ses 
demandes  d'indemnité,  et  qu'on  finit  par  lui  fermer  la  bouche 
en  Taisant  droit  à  ses  réclamations  (1). 

Aussi  bien  ne  sera-t-il  pas  hors  de  propos  de  raconter  ici,  en 
les  résuHiant,  les  dernières  années  de  l'homme  qui  aurait  pu 
donner  à  la  France  un  empire  au-delà  des  mers,  et  ne  réussit 
mômo  pas  à  triompher  des  dédains  de  la  postérité.  La  terrible 
répression  du  tumulte  d'Amboise  avait  consterné  les  Protes- 
tants. Ils  avaient  compris  que  le  moment  n'était  pas  encore  venu 
de  faire  triompher  leurs  principes  les  armes  à  la  main,  et  atten- 
daient une  occasion  meilleure.  Réduit  à  l'inaction  par  la  paix, 
mais  désireux  de  prouver  à  ses  protecteurs  la  sincérité  de 


(1)  VarnHagen,  ouv.  cit.  t.  I,  p.  240.  Nunca  mais  volton  ao 
Hrazil,  o  annos  depois  o  en  contramos  reclamandoiademnisacôes,  n 
ambai^aida  Porttt^ueza  em  Paris,  a  quaes  naturalmente  foraiu 
satisfeitas. 


VICTOIRE   DES   PORTUGAIS.  319 

^n  retour  définitif  à  la  vraie  foi,  Villegaignon  ne  s*avisa-t-il 
pas  de  poursuivre  en  Europe  avec  le  chef  reconnu  du  protes- 
tantisme la  discussion  qu*il  avait  entamée  en  Amérique  avec 
ses  lieutenants,  et  de  proposer  à  Calvin  un  tournoi  théologique. 
Il  adressa  donc  un  défi  en  forme  à  Calvin  ou  plutôt  aux 
magistrats  de  Genève.  (1)  «  le  voy  que  la  France  vous  est 
suspecte,  au  moyen  de  quoy  ie  ne  vous  en  parle  point,  mais 
que  vous  m'asseuriez  quelque  heu  hors  de  ce  royaume,  et  de 
vostre  iurisdiction  et  religion  où  seurement  ie  me  puisse 
retirer.  Si  vons  le  faites,  et  que  i*aye  sauf  conduit,  ie  vous' 
promets  de  m'y  en  aller  incontinent,  en  condition,  que  si  ie 
suis  trouvé  menteur  ou  calomniateur  ie  soye  miz  entre  voz 
mains  pour  faire  de  moy  à  votre  plaisir...  et  quant  est  ce  que 
i'ay  dict  de  Calvin,  ie  lui  présenteray  de  briefs  articles,  que 
i'ai  extraict  de  sa  doctrine,  lesquelz  s'il  me  peut  maintenir 
et  défendre,  ie  soye  convaincu  sans  nulle  exception,  et  où  il 
demeurera  confus,  soit  aussi  mis  entre  les  mains  de  l'Eglise 
catholique  pour  souffrir  le  iugement  qu'elle  fera  de  luy.  » 
Villegaignon  terminait  en  proposant  de  choisir  pour  arbitres 
deux  Allemands  et  le  prince  sur  le  territoire  duquel  aurait 
lieu  la  conférence,  et  il  annonçait  qu'il  attendrait  la  réponse  à 
Paris  pendant  quarante  jours.  (16  juillet  1560). 

Calvin  était  déjà  furieux  d'avoir  été  la  dupe  des  protesta- 
tions de  son  ancien  condisciple.  Il  s'en  voulait  à  lui-même 
d'avoir  un  instant  cru  à  la  possibilité  de  propager  sa  doctrine 
au  Nouveau  Monde  par  l'intermédiaire  d'un  chevalier  de  Malte. 
De  plus  il  éprouvait  un  amer  regret  de  la  mort  des  Genevois 
qui  avaient  été  tués  au  Brésil  pour  avoir  soutenu  la  Réforme. 
La  proposition  de  Villegaignon  acheva  de  l'exaspérer.  C'était 
un  mercier  de  la  rue  Saint-Denis,  un  certain  Boniface  Marquis, 
qui  s'était  chargé  de  porter  à  Genève  le  lettre  du  vice-amiral. 
Calvin  lui  donna  une  audience,  le  8  août  1560,  en  présence  de 


(1)  Cette  lettre  est  insérée  dans  la  préface  du  livre  de  Villegai- 
gnon intitulé  Les  propositions  contentieuses,  etc* 


^20  HISTOIRE   DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

Claude  Abraham  et  d'Hugues  de  la  Roche,  mais  il  ne  sut  pas 
dissimuler  sa  fureur.  Il  prit  la  lettre  que  lui  tendait  le  messa* 
ger,  et,  après  Favoir  lue,  la  foula  aux  pieds  en  disant  qu'il 
ne  donnerait  pas  d'autre  réponse  (1). 

Toute  conférence  était  d'ailleurs  impossible  :  Entre  ces  deux 
hommes  il  y  avait  déjà  trop  de  haines  soulevées,  et  trop  de 
sang  versé.  En  admettant  une  rencontre  entre  eux,  ils  n'au- 
raient en  (jue  des  insultes  à  échanger.  D'ailleurs  quel  souve- 
rain aurait  pu  leur  garantir,  dans  une  de  ses  villes,  une  absolue 
neutralité.  L'Europe  était  alors  partagée  en  deu$  camps  hos- 
tiles. Si  Villegaignon  avait  consenti  à  se  rendre  dans  une  cité 
prolestante,  il  est  plus  que  probable  qu'il  n'en  serait  pas  sorti 
vivant.  Calvin  n'aurait  pas  été  davantage  épargné  s'il  s'était 
rendu  dans  une  ville  catholique.  Un  contemporain,  Claude 
Haton  (2),  trouve  singulier  que  t  le  patriarche  huguenot  de 
rjenefvre  »  n'ait  pas  accepté  le  sauf  conduit  proposé  ;  mais, 
n'en  déplaise  au  curé  du  Mériot,  Calvin  se  montra  fort  sagace 
en  déclinant  l'invitation.  Son  unique  tort  fui  de  trop  laisser 
voir  combien  la  provocation  de  Villegaignon  l'avait  piqué 
au  vif. 


(1)  D*apro8  le  procès-verbal  dressé  en  présence  des  notaires  au 
Châtelot,  Philippe  Lamyral  et  François  Crozon,  comparaît  Boniface 
Marquis  attestant  qu'il  a  porté  à  Calvin  la  lettre  de  Villegaignon. 
«  Lequel  Calvin  après  Tavoir  veûe,  tenue,  leùe  à  son  loisir,  leiecta 
soubs  ses  pieds,  marchant  dessus,  disant  qu'il  n'en  feroit  aultro 
rosponso...  dont  acte  le  jeudi  8  août  1560.  —  Voir  la  préface  des 
Propositions  contentieuses, 

(2)  Claude  Haton.  Mémoires,  p.  633.  «  Il  de  Villegaignon  a 
maintes  fois  somond  à  la  dispnto  M«  Johan  Calvin,  patriarche 
huguenot  do  Gonefvo,  pour  disputer  contre  lui  de  la  religion,  en 
telle  ville  de  Franco,  Bourgongne  on  Daulphiné  que  ledit  Calvin 
vouldroit,  avec  toute  assurance  de  sa  vie,  pour  laquelle  assurer  luy 
a  à  diverses  fois  envoyé  sauf-conduit  du  roy,  et  lui  a  offert  hommes 
pour  ostagea  mener  dedans  la  ville  de  Genfefve,  pour  Tassurance  de 
de  la  sienne  :  mais  oncques  ledit  Calvin  ne  s'y  voulut  accorder,  d 


Victoire  î)es  portugais.  32l 

A  défaut  du  maître  qui  se  dérobait  par  prudence,  le  vice-ami- 
ral s'attaqua  aux  disciples,  tant  était  grande  sa  fureur  de  contro- 
verse !  Un  de  ses  anciens  condisciples  à  TUniversité  ,  Simon 
Brossier,  ministre  de  Loudun,  était  alors  détenu  à  Tours. 
Villegaignon  alla  Ty  trouver  afin  de  faire  montre  des  trésors 
d'érudition  théologique,  qu'il  croyait  avoir  amassés  au  Brésil  : 
€  mais  (1)  il  feit  aussi  mal  ses  besongnes  qu'auparavant,  en 
sorte  que  ne  pouvant  exposer  de  bouche  ses  raisons,  il  les 
rédigea-par  escript,  principalement  la  dispute  de  la  Gène  (2). 
A  quoy  Brossier  respondit  au  contentement  de  tous  gens 
doctes.  Entre  autres  choses,  il  luy  remonstra  que  sa  forme  de 
dispute  n'estoit  Sorbonique,  et  encore  moins  théologale,  mais 
ressembloit  plus  tost  aux  Académiques,  et  à  gens  qui,  sans 
aucun  sentiment  de  Dieu,  disputent  des  choses  incogneues  aux 
hommes.  Que  s'il  vouloit  suivre  la  vraie  manière  de  disputer 
par  les  Escriptures,  il  estoit  prest  de  luy  satisfaire.  Et  néant- 
moins  à  fin  qu'il  ne  s'en  allast  sans  response,  il  confuta  par 
arguments  de  TEscripture  toute  sa  doctrine.  Et  enfin  le  pria 
de  corriger  ce  vice  d'escrire  qu'il  avoit,  à  sçavoir  de  se  rendre 
confus  pour  n'estre  veu  sans  propos,  quand  il  ne  pouvait 
rendre  raison  de  son  fait.  » 

Cette  piteuse  aventure  exaspéra  cette  démangeaison  d'écrire, 
que  raillait  avec  esprit  le  ministre  de  Loudun.  Villegaignon 
s'erTprit  alors  à  Marlorat  qui  dirigeait  l'Eglise  Réformée  de 
Rouen,  et  venait  de  pubHer,  non  sans  succès,sa  Remonstrance 
à  la  Royne  mère  par  ceux  qui  sont  persécutez  pour  la  parole 
de  Dieu,  Il  lança  contre  lui  un  violent  pamphlet  intitulé  : 


(1)  Régnier  de  la  Planche,  ouv.  cit.  p.  267.  Cf.  Crespin,  His^ 
toire  des  martyrs  p.  418.  a  Brossier  le  rembarra  de  telle  sorte  qu'il 
fut  jugé  homme  du  tout  impertinent  et  sans  aucun  vrai  sentiment 
de  religion.  » 

(2)  Cet  ouvrage  de  Villegaignon  est  intitulé  Ad  articulos  Cal- 
vinianœ  de  saramento  Eucharistiœ  tradUionis  ah  ejus  ministris 
in  Francia  Antarctica  evulgatce  r^^pon^tones.  Parisiis,  1560,  in-4», 
et  1662  in- 4*». 

21 


9ttt  HISTOiBK  DC  BRÉSIL  FRAIIÇAIS. 

Leiires  da  ebertJJer  de  Vilkgmgnon  sur  les  Remonstnaees 
à  b  Rof'De  mère  da  Rojr^  sa  ganveraine  dMwe^  toacbauat  h 
religion.  La  forme  piquante,  le  ton  violent,  el  les  grosges 
injures  contenues  dans  ce  petit  ouvrage,  ainsi  que  la  notoriété 
qui  commençait  à  s'attacher  à  son  auteur,  lui  valurent  une 
certaine  réputation.  La  première  édition  parut  à  Paris  le 
10  may  1561  (1>.  Le  libraire  André  Wéchel  la  réimprimait  (2) 
à  Paris  et  le  libraire  (3)  Rigaud  àLyon  avant  la  fin  de  l'année. 
Marlorat  de  son  côté,  ou  du  moins  l'un  de  ses  amis,  ripostait 
par  une  attaque  sanglante  :  La  Response  aux  lettres  de  Aieo/as 
Durant,  diet  le  cbevalier  de  Villegaignon^  adressées  à  la  Rojrne 
mère  du  Roy.  Ensemble  la  confutation  d'une  bérésk  mise  en 
avant  par  h  dict  Villegaignon  contre  la  souveraine  puissance 
et  anthorité  des  rois  (4).  L*auteur  anonyme  de  ce  violent  fac- 
tam  ne  se  contentait  pas  seulement  de  tourner  eu  ridicule  les 
prétentions  théologiques  du  vice-roi  du  Brésil,  il  dépeignait 
aussi  sous  les  plus  sombres  couleurs  la  conduite  qu'il  avait 
ti.'nue  au  Nouveau  Monde.  Comme  s'il  ne  trouvait  pas  la 
prose  assez  énergique  pour  traduire  ses  sentiments,  c'était  en 
vers  lyri(iues  qu'il  racontait  la  «  Briefve  Description  du 
voyufjc  do  Villeguignon  ftu  Brésil,  et  des  cruautés  qu'il  y  a 
exercée  H.  » 

La  guerre  était  déclarée:  Tout  autre  que  Villegaignon  aurait 
reculé  devant  ce  débordement  de  colères  et  de  passions  :  mais 
il  ne  redoutait  pas  plus  les  attaques  protestantes  que  jadis  il 
n'avait  eu  peur  des  Turcs.  Il  se  mit  au  travail,  et,  maniant 
les  textes  avec  autant  de  dextérité  qu'il  remuait  jadis  les  pierres 
et  les  rochers  quand  il  construisait  une  citadelle,  il  lança  coup 
sur  coup  plusieurs  ouvrages  contre  les  ennemis  de  la  foi 

(1)  Petit  in-8»,  7  f.f. 

(2)  In-(iuart(>. 

('J)  In-octavo^ 

(4)  San»  lieu  ni  date,  46  f.f.,  se   trouve   aussi  sous  la  rubrique* 
Paris,  1661,  in-A». 


VICTOIRE   DES   PORTUGAIS.  323 

catholique.  Sa  plume  est  lourde  mais  cruelle.  Il  rend  avec 
usure  les  coups  qu'il  reçoit,  et  jamais  ne  recule  devant  un 
mot  grossier  ou  une  riposte  peu  décente.  Ces  pamphlets,  pro- 
duits hâtifs  de  l'improvisation  et  de  la  colère,  ont  été  bien  vite 
oubliés.  Ils  ont  disparu  en  même  temps  que  les  causes  qui  les 
avaient  suscitées.  Nos  bibliothèques  n'en  conservent  plus  que 
de  rares  exemplaires,  et  ces  exemplaires  ne  rencontrent  plus 
de  lecteurs.  Nous  n'avons  nullement  l'intention  de  remuer  les 
cendres  de  ces  fureurs  rétrospectives.  Au  moins  nous  saura- 
t-on  gré  d'indiquer  les  principaux  de  ces  ouvrages. 

En  1561  Villegaighon  publiait  :  1°  Response  aux  libelles 
<f  injures.  (Paris,  André  Wecher,  1561,  in-4°).  —  2*»  Libellus 
de  Cœnœ  controversiœ Ph,  Melanchtonisjndicio.  Paris,  1561, 
in  4".  —  3®  De  consecrationey  mystico  sacramentOy  et  duplici 
Cbristi  oblacione,  adversus  Vannium  Lutherologiœ professe- 
rem.  —  4**  De  Judaici  Paschatis  implemenlo  adversus  Calvi- 
nologos.  —  5**  De  poculo  sanguinis  Cbristi^  et  introitu  in 
sancta  sanctorum  interiora  adversus  Bezam.  —  6**  Paraphrase 
du  chevallier  de  Villegaignon  sur  la  résolution  des  Sacre- 
mensy  demaistre  lehan  Calvin,  ministre  de  Genève.  (Paris, 
A.  Wechel  1501,  in  4**,  42  pages.)—  7®  Les  propositions  con- 
tentieuses  entre  le  chevsJlier  de  Villegaignon  et  maistre  lehan 
Calvin  concernant  la  vérité  de  l'Eucharistie.  (Paris,  A.  We- 
chel, 1561,  in-4®,  I.  XXXII.  1-240.)  Nous  no  s^ons  à  quelle 
époque  Villegaignon  publia  l'ouvrage,  dont  son  contemporain, 
le  curé  Haton,  parle  en  ces  termes  :  {Mémoires,  p.  622). 
«  Entre  autres  livres  qu'il  a  fait,  en  a  composé  un  magnifique 
et  doctement  recueilly,  qu'il  a  intitulé  De  la  vraye  et  réelle 
assistance  des  corps  et  sang  de  nostre  Seigneur  Jésus- Christ 
au  Saint- Sacrement  de  I  autel,  soubs  les  espèces  du  pain  et  du 
vin,  qui  sont  par  le  prebstre  consacrez  à  la  Sainte  Messe.  » 
Cet  ouvrage,  approuvé  par  la  Faculté  de  théologie,  autorisé 
par  le  pape,  aurait  eu  un  grand  succès,  car  on  le  traduisit  en 
Allemand,  et  «  de  la  science  duquel  se  sont  aydés  plusieurs 
grands  et  scavans  docteurs  en  leurs  sermons,  en  cittant  les 
passages  d'iceluy,  et  en  attribuant  l'honneur  audit  sieur  de 
de  Villegaignon.  » 


324  HISTOIRE   DU   BRESIL   FKANi^AlS. 

(jue  cet  ouvrage  ait  été  ou  non  composé  en  1561  par  Ville- 
gaignon,  Tactivité  de  ce  rude  jouteur  n'en  était  pas  moins 
étonnante.  Nous  avons  peine  à  croire  qu'il  ait  porté  sans  plier 
cet  accablant  fardeau,  et  nous  penserions  volontiers,  comme 
l'en  accusèrent  certains  de  ses  contemporains,  qu'il  «  laissa  (1) 
imprimer  à  Paris  sous  son  nom  certains  libelles  latins  très- 
obscurs  contre  la  pure  doctrine.  »  Mais  qu'il  ait  eu  ou  non 
(les  collaborateurs,  sa  facilité  de  travail  n'en  est  pas  moins 
prodigieuse.  Nous  avouons  en  toute  humilité  qu'il  nous  a  élé 
impossible  de  résoudre  les  intéressantes  questions  de  biblio- 
graphie soulevées  par  les  ouvrages  précités.  Aussi  bien  nous 
n'avons  pu  en  réunir  qu'un  petit  nombre,  nos  recherches  dans 
les  bibliothèques  de  Paris  ou  de  la  province  n'ayant  abouti 
qu'à  des  résultats  médiocres.  Nous  avouerons  également  que 
la  lecture  des  ouvrages  de  Villegaignon,  que  nous  avons  eu 
la  bonue  fortune  de  rencontrer,  ne  nous  a  inspiré  qu'un  plai- 
sir très  modéré.  A  moins  d'études  spéciales,  et  sauf  une  com- 
pétence qui  nous  fait  absolument  défaut,  les  trente-quatre 
chapitres  des  Propositions  conlenliausus,  par  exemple,  nous 
laissent  plus  que  froid.  Nous  n'éprouvons  plus  aucun  intérêt 
à  savoir  «  si  (2)  nostre  Seigneur  se  peult  exhiber  vrayinent  et 
non  corporellement  ;  si  (3)  la  chair  de  Jésus  peult  estre  canal, 
et  de  la  vie  résidente  en  Dieu  le  père  ;  si  la  (4)  chair  d'Adam 
est  canal  ou  seconde  cause  de  mort  etc.  » 

Les  contemporains  et  les  adversaires  de  Villegaignon 
pensaient  autrement  que  nous  :  Ils  dévoraient  ses  ouvrages. 
Les  uns  en  parlaient  avec  admiration  :  «  Ce  bon  Seigneur, 
lisons-nous  dans  les  mémoires  (5)  du  curé  Haton,  en  temps 


(1)  Crespin.  Histoire  des  martyrs  p.  4X7. 

(2)  Propositions  contentieuses  chap.  12. 

(3)  Id.  chap.  14. 

(4)  Id.  chap.  17. 

(5)  C.  Haton  Mémoires  p.  622. 


VICTOIRE   DES   PORTUGAIS.  325 

de  paix  ne  cessoit  de  faire  la  guerre  auxdicts  Huguenotz  par 
les  armes  spirituelles  de  la  sainte  parole  de  Dieu,  qu'il  a 
recueilli  des  Evangiles  et  escriptz  de  plusieurs  anciens  et 
modernes  docteurs,  et  dont  il  a  faict  plusieurs  beaux  livres 
latins  et  François.  »  Les  autres  au  contraire  ne  cachaient  pas 
leur  colère,  et,  à  leur  tour,  cherchaient  à  le  réfuter.  Calvin 
n'avait  pas  voulu  intervenir  directement  dans  le  débat,  mais 
Richier,  Marlorat,  le  doux  Théodore  éfe  Bèze  lui-même,  et 
toutes  les  plumes  secondaires  du  parti  s'acharnèrent  après 
l'ancien  gouverneur  du  Brésil.  Toute  une  bibliothèque  de 
pamphlets,  plus  satiriques,  plus  violents  et  plus  orduriers  les 
uns  que  les  autres,  fut  lancée  contre  lui.  On  n'en  a  plus  con- 
servé que  les  titres.  Ils  méritent  d'être  reproduits,  car  ils 
donnent  une  idée  de  la  vivacité  de  la  polémique  engagée  : 
1®  Pétri  Richerli  apologetici  libri  duo  contra  Nicolaum 
Duranduni,  qui  S3  Villagagnonem  vocatj  quibus  illius  in  pios 
Americanos  tyrannidem  exponit,  et  negotium  Sacramènta- 
rium  tractât,  (Genève,  1561,in-/i**.)—  2**  L amende  honorable 
de  Nicolas  Durand {XhU,  in  12.  8  ff.)  —  3«  L'Êstrille  de  Ni- 
colas Durand,  dit  le  chevalier  de  Villegaignon  (1561,in-18. 
4  ff.)  —  4°  La  suffisance  de  maistre  Nicolas  Durand  pour  sa 
retenue  en  T Estât  du  Roy  :  item  ÏEspoussette  dés  armoiries 
de  Villegaignony  pour  bien  faire  luire  la  fleur  de  lys  qne 
Testrille  n'a  point  touchée  (1561,in-18,  il  ff.  autre  édit.)  — 
5**  Réfutation  (1)  des  folles  resveries,  exécrables  blasphèmes, 
erreurs  et  mensonges  de  Nicolas  Durand  (1562,in-12,  8  ff.)  — 
6"*  Le  Leur  de  Nicolas  Durand  dit  Villegaignon  (sans  lieu  ni 
date,  in-8'»  14  ff.)  —  Certes  le  vice-amiral  n'eut  pas  toujours 
à  se  féliciter  d'être  ainsi  devenu  le  plastron  des  Protestants  ; 
il  est  plus  que  probable  qu'il  regretta  plus  d'une  fois  de  s'être 
engagé  dans  cette  mêlée  furieuse.  Comme  l'écrivait  un  grand 


(1)  Cet  ouvrage,   plus  considérable  que  les  précédents,   est  de 
Richier.  2  livres.  176  ff. 


i>o^te  contemporain,  Ronsard  d),  ea  mettant  ces  paroles  dais 
!a  bouche  «les  protestants. 

Et  quoi  /  0$  gefldl  âoc  eserit  doncr^*  coiitz<s  hoiib  ? 
Il  tiatt»  les  aeignoira,  Ll  Mt  «lu  diable  ul  ange. 
Avanc  qu'il  mïc  langtem]^  aa  toi  r«idn  aoa  dban^. 
Comme  à  VUlegaignon,  «^oi  ne  ^'esc  bi^iL  tiouTé. 
D'avoir  <3e  gr%^  Calvin  au  combat  eayiouvé. 

Mait)  Villegâi^oQ  était  de  ceux  qui  ne  reculent  pas  toIoq- 
ûevîi:  Il  Tâvaitdéjà  prouvé  eu  mainte  circonstance;  cette 
fois  encore  il  fut  à  la  hauteur  de  sa  vieille  répotatioa  de 
fermeté,  et  répondit  aux  attaques  de  ses  adrersaires  en  pn- 
hiiant  de  nouveaux  factums  aussi  vi^ureux  que  les  précé- 
dentA.  Kn  1562  paraissent  successivement  :  1*  Derenerandis- 
siimo  Keek'siw  siacrifkîo  ad  versus  CâJvimstnfjs  (ioidStyiik^»).— 
2^  /lO.^ponse  sur  la  résolution  des  sacrements  de  Jean  Cal- 
vin (Paris  ISfôyirh^'*). —  ^  Une  seconde  édition  des  Proposi- 
tions cont^sntienses.  Toujours  sur  la  brèche  et  prompt  â  la 
rip^>stey  Villegaignon  était  tout  disposé  à  continuer  cette 
polémique  fiévreuse,  lorsque  fort  heureusement  pour  son 
éniditiori  et  son  zèle  théologiques,  il  eut  à  paraître  sur  d'au- 
tres champs  de  bataille,  et  à  manier  des  armes  auxquelles  il 
était  plus  habitué. 

La  guerre  civile  venait  en  effet  d'éclater.  Les  massacres 
de  Vassy  et  de  Sens  déterminèrent  l'explosion.  Tous  les 
protestants  se  soulevèrent  à  la  fois  et  bientôt  la  moitié  de  la 
VnmvA)  fut  en  feu.  Villegaignon  offrit  aussitôt  ses  services 
aux  (luiBo,  qui  s'empressèrent  de  tirer  parti  de  son  expé- 
rience inililHire,  et  le  donnèrent  comme  conseiller  au  général 
on  chef  do  rarinoe  royulo,  au  roi  de  Navarre  Antoine  de 
IJourhoii,  pour  les  tulonts  et  surtout  pour  le  zèle  duquel  ils 
n'ûprouvaioîit  qu'une  médiocre  confiance.  Le  principal  effort 


(l)  RoNMARD.   Remonstranca    au  peuple    de  France.    Edition 
KUevirietino  t.  VII,  p.  78. 


VICTOIRE  DES  PORTUGAIS.  827 

des  belligérants  se  porta  d'abord  en  Normandie.  Les  protes- 
tants étaient  comme  les  maîtres  de  cette  province.  Ils  avaient 
installé  leurs  alliés  les  Anglais  dans  la  forte  position  du 
Havre,  et,  pendant  que  leurs  partis  couraient  la  campagne, 
saccageant  les  villages  et  massacrant  les  populations  catholi- 
ques, ils  entraient  à  Rouen,  déjà  fanatisé  par  les  prédications 
du  pasteur  Marlorat  et  lui  donnaient  comme  gouverneur  le 
meurtrier  de  Henri  II,  Montgomery.  Les  chefs  du  parti 
catholique  comprirent  tout  de  suite  la  nécessité  de  rétablir 
Tordre  dans  cette  importante  province.  L'armée  royale,  forte 
de  18,000  hommes,  dispersa  facilement  les  bandes  éparses, 
fit  rentrer  dans  le  devoir  les  petites  places  que  ne  défendaient 
pas  des  garnisons  suffisantes,  et,  le  29  septembre  1562,  arriva 
devant  Rouen,  qu'elle  investit  aussitôt  (1).  Sur  les  conseils 
de  Villegaignon,  les  catholiques  commencèrent  leur  attaque 
par  le  couvent  fortifié  de  la  montagne  Sainte-Catherine,  qui 
commandait  la  route  de  Paris,  et  réussirent  à  s'en  emparer  par 
surprise  le  6  octobre.  Enhardis  par  ce  premier  succès,  ils  ten- 
tèrent un  double  assaut  sans  avoir  ouvert  de  brèche  sufKsante 
(13  et  14  octobre),  et  furent  repoussés.  Dans  la  seconde 
afTaire,  huit  cents  assiégeants  et  plus  de  cinq  cents  assiégés, 
dont  plusieurs  femmes,  restèrent  sur  le  carreau.  Le  roi  de 
Navarre  était  dans  la  tranchée,  lorsqu'il  fut  atteint  d'un  coup 
de  fauconneau  «  en  présence  (2)  de  M.  de  Villegaignon,  natif 
de  Provins,  chevalier  de  Malthe,  qui  fut  blessé  dudit  coup  en 
une  jambe  qu'il  eut  rompue,  de  laquelle  il  demeura  boiteux 
le  reste  de  sa  vie.  >  Il  mourut  quelques  jours  après  des  suites 
de  sa  blessure,  et  Villegaignon,  retenu  sur  son  lit -de  douleur, 
n'eut  pas  la  satisfaction  de  prendre  part  au  troisième  assaut. 


(1)  Sur  le  siège  de  Rouen  consulter  Floquet  Histoire  du  parle- 
ment de  Normandie  t.  II,  p.  435.  —  Mémoires  de  Condé  t.  IV,  p. 
50.  —  Mémoires  de  Vieilleville^  coll.  Michaud  t.  IX,  p.  382.  — 
Mémoires  de  Cla.udb  Haton,  p.  S85-290. 

(2)  C.  Hatôn,  Mémoires,  p.  287. 


328  HISTOIRE   DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

celui  du  26  octobre,  ni  d'assister  aux  honteuses  scènes  de 
pillage,  et  aux  affreuses  représailles  qui  le  signalèrent.  Au 
moins  apprit-il  avec  bonheur  Texécution  de  Marlorat,  un  de 
ses  principaux  contradicteurs,  et  les  terribles  vengeances  par 
lesquelles  les  Guise  victorieux  signalèrent  leur  triomphe. 

La  blessure   de  Villegaignon   Téloignait  forcément    des 
champs  de  bataille.  Soit  qu'elle  ait  été  mal  soignée  au  début, 
soit  plutôt  que  l'irritation  engendrée  chez  lui  par  cette  inac- 
tion forcée  l'ait  envenimée,  il  fut  obligé  de  garder  la  chambre 
vingt  mois,  et  encore  ne  la  quitta-t-il,  le  25  mai  1564,  que 
pour  aller  prendre  bs  eaux  de  Plombières.  «  Voicy  le  pre- 
mier voyage,    écrivait-il  à  cette  occasion  au  cardinal  (1) 
Granvelle,  que  i'ay  fait  depuis  la  prise  de  Rouen,  où  ie  feuz 
blessé  d'une  arquebuse  en  l'os  de  la  giambe,  en  forçant  le 
fossé  que  nous  guasnasmes,  dont  sont  les  nerfs  encore  si 
débiles  que  ie  ne  peulx,  sinon  avec  une  douleur  bien  grande, 
aller  ni  à  pied  ni  à  cheval.  »  Pour  un  homme  aussi  vigou- 
reusement trempé,   aussi  entreprenant,   aussi  désireux  de 
jouer  un  grand  rôle  que  l'était  Villegaignon,   ce  long  repos 
dût  être  bien  pénible.  Pendant  que  se  battaient  ses  amis,  il 
n'avait  d'autre  distraction  que  la  lecture  des  libelles  lancés 
contre  lui  ;  il  était  réduit  à  se  servir  de  nouveau  de  la  plume, 
lui  qui  aurait  si  volontiers  manié  l'épée  !   Si  du  moins  les 
catholiques  avaient  continué  la  guerre  avec  autant  d'achar- 
nement qu'au  début  contre  ces  protestants ,  qu'il  accusait 
d'être  la  cause  de  tous  ses  malheurs  ;  mais  il  ne  pouvait  se 
dissimuler  que,  peu  à  peu,  s'affermissaient  les  idées  de  dou- 
ceur et  de  tolérance.   Il  assistait  avec  peine  aux  progrès 
incessants  du  parti  modéré.   Ce  fut  avec  indignation   qu'il 
a[)prit  la  paix  d'Amboise  (12  mars  1563).  Aussi    songea-t-il 
dès  ce  moment  à  se  proposer  à  une  cour  plus  ardente  dans 
sa  haine  du  protestantisme,  et,  par  l'intermédiaire  du  cardi- 
nal de  Lorraine,  qui  était  resté  son  protecteur,  négocia-t-il 


(1)  Pièces  juBtificativcs,  lettre  XII  de  Villegaignon. 


VICTOIRE   DES   PORTUGAIS.  329 

son  admission  au  service  soit  du  roi  d'Espagne  Philippe  II, 
soit  de  Tempereur  Ferdinand.  A  peine  avait-il  obtenu  une 
réponse  favorable  qu'il  renonçait,  avec  une  désintéresse- 
ment trop  rare  pour  ne  pas  être  loué,  aux  faveurs  qu'il  tenait 
de  la  munificence  royale,  et  prenait  congé  de  la  reine  mère 
Catherine  de  Médicis.  «  l'ai  quicté,  (1)  écrivait-il  au  cardinal 
de  Granvelle,  tous  les  estatz  et  pensions  que  i'ay  eu  du  Roy; 
ayant  prins  congié  de  la  Royne  mère  à  Bar,  dernièrement, 
ai  dit  tout  hault  que  iusques  à  ce  que  le  Roy  soyt  ennemi 
formel  des  ennemis  de  Dieu  et  de  son  église,  les  Aygnos,... 
ie  ne  porteré  iamays  armes  au  service  dudict  Seigneur,  ce 
que  ie  veulx  tenir  et  observer  religieusement,  et  employer 
tout  ce  que  Dieu  a  «lis  en  moi  à  nuire  ceste  infélice  et  exécra- 
ble secte.  »  Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  Villegaignon 
s'exprimait  avec  une  aussi  rude  franchise  :  Catherine  de 
Médicis,  tout  habituée  qu'elle  était  à  ses  boutades,  lui  avait  à 
plusieurs  reprises  exprimé  son  mécontentement;  mais  elle 
connaissait  son  dévouement  à  toute  épreuve,  et  le  savait  dis- 
posé à  revenir  au  premier  appel.  Elle  ne  voulut  donc  pas 
décourager  ce  précieux  serviteur  ;  seulement,  fidèle  à  ses 
habitudes  de  prudence  italienne,  et  désirant  ne  pas  laisser 
pénétrer  ses  sentiments  secrets,  elle  ne  répondit  rien  à  Ville- 
gaignon, car  elle  aurait  été  entendue  par  des  protestants  : 
«  mais  en  me  départant  d'elle  elle  me  feit  signe  de  l'œil,  et 
me  feit  approcher  et  me  dict:  «  Asseurez-vous,  Villegaignon, 
que  ie  suis  votre  amie  »  par  ainsi  i'euz  quelque  froide  espé- 
espérance  qu'elle  se  ennuiera  bien  tost  de  ces  gens 
là.  »  (3). 

Mais  Villegaignon  haïssajt  trop  les  Huguenots  pour  atten- 
dre l'explosion  d'une  seconde  guerre  civile  en  France.  Comme 
il  récrivait  lui-même  au  cardinal  Granvelle  «  ie  vous  asseure 


(1)  Pièces  justificatives,  lettre  XII. 
(2)id.        id. 
(3)  id,        id. 


330  HISTOIRE   DU   BRESIL   FRANÇAIS. 

que  ie  ne  feray  iamais  paix  avec  les  ennemiz  de  noire 
saincte  foy,  et  qu'ils  me  peuvent  tenir  pour  formellement 
consacré  à  leur  nuire  de  ce  que  Dieu  a  mis  de  puissance  en 
moy,  comme  fît  Hannibal  s'en  allant  contre  les  Romains.  » 
Déterminé  à  les  poursuivre  à  travers  l'Europe  entière,  il 
demanda  une  lettre  de  recommandation  au  cardinal  Granvelle 
pour  l'empereur  d'Allemagne  qu'il  voulait  éclairer  sur  les 
véritables  sentiments  des  protestants  Français  à  son  égard. 
Grauvelle,  qui  connaissait  le  personnage,  et  aimait  beaucoup 
mieux  le  retenir  en  Europe  que  lui  donner  le  moyen  de 
déployer  de  nouveau  en  Amérique  sa  redoutable  activité, 
s'empressa  de  satisfaire  à  sa  demande  et  le  recommanda  au 
vice-chancelier  de  l'Empire,  le  docteur  Seld.  «  Le  chevalier 
Villegaignon,  écrivait-il  (1)  de  Baudoncourt  le  8  juin  1564,  a 
esté  aux  bains  de  Plombières,  prouchain  d'icy,  lequel  m'a 
faict  entendre  qu'il  se  veult  trouver  vers  sa  Maiesté  impé- 
riale, en  la  première  assemblée  qui  se  fera  en  l'Empire,  pour 
faire  congnoistre  le  mescompte  auquel  les  Huguenots  Fran- 
çois tiennent  les  princes  du  Sainct  Empire  et  les  ministres 
d'iceulx.  Il  désiroit  scavoir  à  qui  il  se  pourroit  addresser 
pour  avoir  accez  à  sa  dicte  maiesté,  et  ie  luy  ay  dict  qu'il 
print  son  chemin  droict  vers  vous.  Il  est  homme  de  guerre  et 
de  bonne  volonté,  et  qui  aung  fort  beau  style  latin,  et  le  vous 
recommande.  » 

On  ne  sait  si  Villegaignon  réussit  à  convaincre  l'Empereur. 
On  ignore  même  s'il  lui  fit  part  de  ses  craintes  ;  mais  il  est 
probable  qu'il  réussit  à  gagner  sa  confiance,  car  nous  le 
retrouvons  en  Hongrie,  deux  ans  plus  tard,  faisant  partie  de 
l'armée  impériale,  en  qualité  de  volontaire  contre  les  Turcs, 
et  datant  ses  lettres  de  ce  camp  «  soubz  Javarin  »,  où  il  était 
venu  vingt  quatre  années  auparavant.  Mais  Villegaignon 
n'avait  plus  son  ardeur  d'autrefois.  Il  ne  combattait  les  Turcs 


(1)  Lettre  inédite,  communiquée   par  M.  Castan,  bibliothécaire 
de  Besançon,  et  tirée  des  Mémoires  de  Granvelle,  XII.  125. 


VICTOIRE   DES   PORTUGAIS.  831 

que  par  devoir,  tandis  qu'il  aurait  lutté  conti*e  les  Huguenots 
avec  passion.  Les  deux  lettres  de  lui,  que  nous  a  conservées 
le  hasard  des  temps,  le  montrent  chagrin,  découragé,  fatigué 
par  l'âge  et  les  blessures,  et  songeant  à  prendre  une  retraite 
^'  définitive.  Il  paraîtrait  que  le  cardinal  de  Lorraine  lui  avait 
confié  une  mission  qui  ne  lui  plaisait  que  médiocrement,  celle 
de  surveiller  les  premiers  pas  dans  la  carrière  militaire  de 
son  jeune  neveu  Henri  de  Guise  :  mais  le  futur  héros  de  la 
Saint-Barthélémy  et  des  Barricades  n'écoutait  son  mentor 
que  d'une  oreille  distraite.  «  Mondit  seigneur,  vostre  nepveu, 
écrivait  non  sans  amertume  Villegaignon  (1)  au  cardinal  de 
LoiTaine,  piqué  de  sa  sensualité  et  gaillardise  de  son  âge,  et 
insité  par  gens  de  sa  compagnie,  qui  plus  approchent  de  son 
humeur,  fayct  délibération  d'aller  à  Venise,  Rome,  Naples  et 
toute  l'Italie  avant  son  retour,  et  Dieu  scayt  les  belles  entre- 
prinses  que  l'on  mesle  parmi  ces  conseilz....  Il  est  sur  le 

point  de  prendre  pli  bon  ou  mauvais,  âge  le  plus  périlleux 
de  sa  vie.  »  L'austère  mentor  terminait  sa  lettre  en  engageant 
le  cardinal  à  couper  les  vivres  à  son  ardent  neveu,  et  à  le 
rappeler  en  France,  car  «  vous  scavez,  monseigneur,  que 
mon  aage  ne  ma  disposition  en  la  force  de  l'hyver  ne  me 
soufirent  vagabonder  par  les  montagnes ,  ne  voler  avec 
gens  de  l'aage  de  cest  animeux  prince.  »  24  octobre 
1566  (2), 
Au  lieu  de  gerdre  son  temps  à  surveiller  un  jeune  homme 

qui  ne  cherchait  alors  qu'à  jouir  de  la  vie,  Villegaignon  au- 
rait mieux  fait  de  consacrer  les  ardeurs  de  sa  verte  vieillesse 

à  une  œuvre  utile  et  patriotique  !  C'était  le  moment  oii  ses 
anciens  compagnons  d'armes  luttaient  avec  héroïsme  au 
Brésil  pour  conserver  à  la  France  cette  lointaine  possession. 
Si  Villegaignon,  se  souvenant  enfin  de  sa  promesse,  avait  eu 
l'heureuse  inspiration  de  demander  au  jeune  roi  Charles  IX 


(1)  Bibliot.  nat.  coll.  Dupuy,  vol.  549.  f.  33. 

(2)  id.       id. 


332  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

à  conduire  quelques  renforts  au  nouveau  monde  ,  il  aurait 
certainement  obtenu  cette  permission.  Charles  IX  terminait 
alors  ce  long  voyage,  que  la  Régente,  sa  mère,  lui  avait  fait 
entreprendre  à  travers  les  provinces  de  son  royaume.  A 
Rouen  on  lui  avait  présenté  trois  Brésiliens,  qu'il  interrogea 
avec  la  naïve  curiosité  de  son  âge.  Leurs  mœurs  originales, 
leurs  vives  reparties  intéressèrent  la  cour.  Certes,  Villegai- 
gnon  n'avait  pour  ainsi  dire  qu'à  se  présenter,  et  il  aurait  tout 
de  suite  obtenu  le  consentement  de  Charles  IX  et  la  permis- 
sion de  conserver  à  la  France  un  empire  américain.  Il  ne  le 
fit  pas  :  sa  haine  des  Huguenots  Taveugla  sur  les  consé- 
quences de  cet  abandon.  Il  préféra  rester  à  la  disposition  des 
chefs  catholiques,  et  prendre  part  à  la  guerre  civile,  qui 
menaçait  de  nouveau. 

Au  moins  cette  entrevue  de  Rouen,  si  elle  fut  stérile  pour 
nos  intérêts  politiques  et  commerciaux,  nous  a-t-elle  valu 
une  page  piquante,  un  vrai  modèle  de  cette  langue  alerte  et 
spirituelle  du  XVP  siècle,  qu'on  a  trop  longtemps  affecté  de 
dédaigner.  Montaigne  (l)assistaitàla  scène,  et  voici  comment 
il  la  raconte.   On  nous  saura  gré  de  citer  textuellement  : 
«   Trois  d'entre  eulx  (2),   ignorants  combien   coustera  un 
iour  à  leur  repos  et  à  leur  bonheur  la  cognoissance  des  cor- 
ruptions de  deçà,  et  que  de  ce  commerce  naistra  leur  ruyne, 
comme  ie  présuppose  qu'elle  soit  desia  avancée  (bien  misé- 
rables de  s'estre  laissey  piper  au  désir  de  la  nouvelleté,  et 
avoir  quitté  la  douceur  de  leur  ciel  pour  venir  voirie  nostre  î) 
feurent  à  Rouan  du  temps  que  le  feu  roy  Charles  neufviesme 
y  estoit.  Le  roy  parla  à  eux  longtemps.  On  leur  feit  veoir 
nostre  façon,  nostre  pompe,  la  forme  d'une  belle  ville.  Après 
cela,  quelqun  demanda  leur  advis,   et  voulut  scavoir  d'aulx 
ce  qu'ils  y  avoient  trouvé  de  plus  admirable  :  ils  respondirent 


r 


(i)  Montaigne.  Les  Essais,  Liv.  I,  §  30. 
(2)  Il  s'agit  de  Brésiliens. 


VICTOIRE   DES   PORTUGAIS.  333 

"krois  choses,  dont  fay  perdu  la  Iroisième,  et  en  suis  bien 
inaarry  ;  mais    i'en  ay  encore  deux  en  mémoire.   Ils  dirent 
qu'ils  trouvoient  en  premier  lieu  fort  estrange  que  tant  de 
^ands  hommes  portantz  barbe,  forts  et  armez,  qui  estoient 
avtour  du  roy  (il    est  vraisemblable   qu'ils  parloient   des 
Souisses  de  sa  garde),  se  soubmissent  à  obéir  à  un  enfant, 
et  qu'on  ne  choisissoit  plus  tost  quelqu'un  d'entre  eux  pour 
commander.  Secondement  (ils  ont  une  façon  de  langage  telle, 
'  qu'ils  nomment  les  hommes  moitié  les  uns  des  aultres)  qu'ils 
avoient    apperceu    qu'il  y  avoit    parmi  nous  des  hommes 
pleins  et  gorgez  de  toutes  sortes  de  commoditez  et  que  leurs 
moitiez  estoient  mendiants  à  leurs   portes,    descharnez  de 
.  faim  et  de  pauvreté  ;  et  trouvoient  estrange  comme  ces  moi- 
tiez icy  nécessiteuses  pouvoient  souffrir  une  telle  iniustice, 
r  qu'ils  ne  prinssent  les  aultres  à  la  gorge,  on  meissent  le  feu  à 
leurs  maisons. 

le  parlay  à  l'un  d'eulx  fort  longtemps  ;  mais  i'avois  un 
-  truchement  qui  me  suyvoit  si  mal  et  qui  estoit  si  empesché 
à  recevoir  mes  imaginations,  par  sa  bestise,  que  ie  n'en 
peus  tirer  rien  qui  vaille.  Sur  ce  que  ie  lui  demanday  quel 
fruict  il  recevoit  de  la  supériorité  qu'il  avoit  parmi  les  siens 
(car  c'estoit  un  capitaine,  et  nos  matelots  le  nommaient  roy), 
il  me  dit  que  c'estoit  «  marcher  le  premier  à  la  guerre  »  : 
De  combien  d'hommes  il  estoit  suyvi  ?  Il  me  monstra  un 
espace  de  lieu  pour  signifier  que  c'estoit  autant  qu'il  en 
pouiToit  en  une  telle  espace  ;  ce  pouvoit  eslre  quatre  ou  cinq 
mille  hommes.  Si  hors  la  guerre  toute  son  activité  estoit 
expirée  ?  Il  dict  «  qu'il  luy  en  restoit  cela,  que,  quand  il 
visitoit  les  villages  qui  despendoient  de  luy,  on  luy  dressoit 
des  sentiers  au  travers  des  hayes  de  leurs  bois,  par  où  il 
peust  passer  bien  à  l'ayse.  »  Tout  cela  ne  va  pas  trop  mal, 
mais  quoy  !  Ils  ne  portent  point  de  hault  de  chausses.  » 

Tels  étaient  les  hommes  à  la  direction  desquels  Villegai- 
gnon  préférait  les  stériles  satisfactions  de  la  vengeance.  11 
est  vrai  que,   quelques  mois  après  Tentrevue  de  Rouen, 


334  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

Tadversaire  des  Aygnos^  trouvait  enfin  roccasîon  d'assouvir 
sa  haine. 

*  La  seconde  guerre  civile  venait  d'éclater.  Les  Protestants 
avaient  pris  les  armes  avec  un  ensemble  et  une  résolution 
qui  prouvaient  Torganisation  formidable  de  leur  parti  (16 
septembre  1567).  Ils  avaient  essayé  de  surprendre  la  Cour  à 
Monceaux,  et  auraient  enlevé  le  roi  sans  l'énergique  résis- 
tance des  Suisses.  Condé,  leur  général,  avait  poussé  l'audace 
jusqu'à  présenter  la  bataille  aux  troupes  royales  dans  la 
plaine  de  Saint-Denis.  Battu  par  Montmerency,  il  s'était 
retiré  à  Montereau  où  le  rejoignirent  les  renforts  de  Guyenne 
et  du  Poitou,  et  se  disposa  à  marcher  à  travers  la  Cham- 
pagne au  devant  des  reîtres  allemands  que  lui  amenait  le 
Palatin  Jean  Casimir.  La  ville  de  Sens  se  présentait  sur  son 
chemin.  Comme  il  était  dépourvu  de  ressources,  sans  maga- 
sins, sans  places  fortes,  réduit  pour  vivre  à  rançonner  les 
villages,  et  suivi  par  une  armée  deux  fois  plus  forte  que  la 
sienne,  il  résolut  de  s'en  emparer,  et  la  somma  de  se  rendre. 
Le  gouverneur  de  la  place  était  Villegaignon.  A  la  pre- 
mière nouvelle  du  renouvellement  de  la  guerre  civile,  il  était 
accouru.  Le  cardinal  de  Lorraine  l'avait  fait  nommer- (1)  gou- 
verneur de  Sens,  persuadé  qu'il  défendrait  jusqu'à  la  dernière 
extrémité  ce  poste  important.  Villegaignon  ne  trompa  point 
la  confiance  du  parti  catholique  (2).  Prévoyant  la  prochaine 
attaque  des  ennemis,  il  se  mit  en  mesure  de  les  recevoir. 
Les  habitants  de  Sens  redoutaient  les  vengeances  du  parti 
protestant.  En  1562  ils  avaient  pour  ainsi  dire  donné  le  signal 
de  la  première  guerre  civile  en  massacrant  les  ministres  et 
les  protestants  établis  dans  leur  ville.   Aussi,   comme  ils 


(1)  Claude  Haton.  Mémoires,  p.  440, 

(2)  Voir  aux  pièces  justificatives  la  lettre  XV  de  Villegaignon, 
datée  de  Sens  le  23  novembre  1567,  et  adressée  à  la  Reine  mère. 
Elle  est  relative  aux  fâcheux  dissentimeats  qui  s'étaient  élevés 
entre  les  chefs  de  l'armée  royale. 


VICTOIRE  DES  PORTUGAIS.  385 

venaient  d'apprendre  que  Gondé,  après  avoir  pris  d*assaut 
Pont- sur- Yonne  en  avait  passé  les  défenseurs  au  fîlde  Tépée, 
et  les  menaçait,  en  cas  de  résistance,  d'un  traitement  sem- 
blable, «  beaucoup  (1)  d'entre  eux  commencèrent  à  s'atton- 
ner....  toutes  fois  se  résolurent  à  l'assurance  dudit  sieur 
Villegaignon,  auquel  ils  promirent  tous  d'obéir.  » 

Plus  encore  que  les  habitants  de  Sens,  Villegaignon  était 
exposé  aux  vengeances  des  Protestants.  S'il  tombait  entre 
leurs  mains,  sa  mort  était  certaine.  Aussi  était-il  disposé  à 
pousser  la  résistance  jusqu'à  ses  dernières  limites,  d'abord 
pour  remplir  son  devoir,  et  aussi  par  nécessité.  Il  commença 
par  faire  démolir  les  maisons  et  les  églises  de  trois  des  fau- 
bourgs de  la  ville,  ceux  de  Saint-Didier,  Saint-Antoine  et 
Notre-Dame,  afin  de  prévenir  les  approches  de  l'ennemi. 
Comme  l'œuvre  de  destruction  s'avançait  trop  lentement,  il 
remplaça  par  le  feu  la  pioche  des  démolisseurs,  et  les  habi- 
tants qui  d'abord  avaient  été  consternés  par  cette  exécution, 
y  prêtèrent  les  mains  dès  qu'ils  en  comprirent  l'urgence. 
€  Le  (2)  feu  n'estoit  estinct  des  dictes  maisons  et  éghses  que 
le  camp  des  Huguenots  arriva  devant  la  ville  ;  pour  lesquels 
bienvigner  et  festoyer,  leur  feit  faire  la  feste  ledit  Villegai- 
gnon à  son  d'instrumens  de  haultz  boys,  par  une  bonne 
bande  de  menestrez  qu'il  avoit  faict  monter  au  sommet  des 
tours  de  l'église  de  M**  Saint-Etienne.  Lesquelz  haultz  boys 
et  menestrez,  après  avoir  avoir  ioué  de  leurs  instrumens  et 
faict  la  feste  au  camp  huguenot,  leur  fît  sonner  un  aultre  son 
par  l'instrument  de  l'artillerie  qui  avoit  esté  apposée  sur 
lesdictes  tours  qui  sonnoit  une  basse  contre  toute  différente  à 
celle  des  haultz  boys,  au  son  de  laquelle  faisoit  tous  iours  le 
petit  ou  le  canart  quelque  hugenot  dudit  camp.  » 

Les  Protestants  étaient  nombreux  et  résolus,  mais  ils 
n'avaient  pas  d'artillerie  suffisante  pour  ouvrir  une  brèche 


(1)  Claude  Haton.  Mémoires,  p.  479. 

(2)  Id.  id. 


â36  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

dans  les  fortes  murailles  de  la  ville.  D'ailleurs  un  siège  en 
règle,  en  une  pareille  saison,  était  impossible:  L'armée  catho- 
lique de  secours  arrivait  en  toute  hâte,  et  Gondé  avait  besoin 
de  s'ouvrir  un  chemin  vers  les  reîtres  allemands.  Il  essaya 
de  s'emparer  de  la  ville  par  surprise  :  mais  Villegaigaon 
connaissait  trop  bien  l'art  de  la  défense  des  places  :  Il  évenla 
sans  peine  une  mine  creusée  par  les  assiégeants,  entre  les 
portes  d'Yonne  et  de  Saint- Antoine,  «  et  la  (i)  feit  tomber 
sur  ceux  qui  la  faisoient,  où  soixante  d'eux  demeurèrent 
morts  et  estropiatz,  sans  que  nulle  pierre  de  la  muraille 
tombast.  » 

Quelques  jours  plus  tard  il  s'avisa  d'un  stratagème  ingé- 
nieux. Il  laissa  ouverte,  comme  par  néghgence,  une  des 
portes  de  la  ville  «  sans  que  aulcune  personne  des  habitants 
ni  soldats  de  la  garnison  se  présentast  à  la  dicte  porte  pour 
les  empescher.  Quoy  voyant,  les  ditz  Huguenotz  firent  entrer 
(le  vitesse  quelque  centaine  de  leurs  gens  dedans  la  petite 
porte  et  pont-levis,  pour  s'en  i)enser  saisir  et  prévaloir  ;  ils 
pensoient  passer  plus  ouUre  dedans  la  ville,  ne  se  doublant 
de  l'appareil  que  leur  a  voit  appresté  le  sieur  Villegaignon, 
qui  estoit  de  sept  ou  huit  pièces  de  canon  posées  au  milieu 
de  la  rue,  nonloingde  la  dicte  porte,  toutes  chargées  à  plomb, 
dans  lesquelles  luymesme  mit  le  feu  sans  que  le  hugenot  s'en 
apperceust  que  n'ouist  le  son  de  la  dicte  artillerie.  Elle 
desbanda  le  long  et  au  travers  d'eux,  de  plusieurs  desquels 
volèrent  les  testes  et  membres  au  loing  sans  se  gçavoir 
iamais  rassembler  en  ce  monde  ;  aultres  demeurèrent  en  la 
place,  les  ungs  morts,  les  autres  demy-morts.  Après  le  son 
de  laquelle  artillerie,  sortirent  sur  le  reste  des  Huguenotz 
près  de  cinq  cens  soldatz  tant  des  habitans  que  de  la  garni- 
son, qui  estoient  en  embuscade  dans  les  maisons,  rues  et 
ruelles  ioygnans  ladicte  porte  ;  lesquels  do  fureur  se  ruèrent 


(1)  Claude  Haton,  p.  479. 


VICTOIRE   DES   PORTUGAIS.  337 

sur  lesditz  Huguenotz  ia  fort  espouvantez  de  ladicte  artillerie, 
et  les  rechassèrent  iusques  à  leur  camp.  »  (1) 

Plusieurs  sorties  heureuses,  bien  préparées  et  brillamment 
exécutées^  achevèrent  de  décourager  les  assiégeants.  Gondé, 
qui  craignait  d*être  pris  entre  deux  feux,  se  détermina  très  à 
regret  à  lever  le  siège,  et  à  se  retirer  près  de  Nogent  (dé- 
cembre 1567).  La  ville  de  Sens  demeura  tranquille  jusqu'à  la 
fin  de  la  guerre,  et  non  seulement  Villegaignon  n'eut  plus  à 
redouter  une  attaque  directe;  mais  encore  il  se  trouva  en  me- 
sure, avec  sa  garnison,  de  battre  les  environs,  et  de  rendre 
de  nouveaux  services  à  la  cause  royale.  Deux  des  lettres  de 
sa  correspondance  sont  relatives  à  cette  période  agitée  et 
glorieuse  de  sa  vie.  Dans  (2)  la  première  adressée  au  roi, 
quelques  jours  après  la  levée  du  siège,  le  26  décembre  1567, 
le  gouverneur  de  Sens  prévenait  la  cour  que  de  nombreuses 
bandes  ennemies  battaient  la  campagne,  et  demandait,  pour 
les  disperser,  quelques  troupes  régulières,  pourvu  qu'elles 
fussent  soldées.  «  Car  aultrement  n'i  a  plus  d'ordre  de  les 
soubstenir,  se  mectans  à  fayre  come  les  propres  ennemis.  » 
Il  réclamait  en  outre  des  instructions  spéciales  au  sujet  de  la 
conduite  à  tenir  vis-à-vis  de  certains  gentilshommes,  dont  il 
suspectait  les  sentiments,  et  terminait  en  racontant  qu'il 
avait  appris  la  veille  de  Noël  que  «  tous  les  brigands  des 
lieux  susdictz  s'estoient  assemblez  à  Auxerre  pour  nous 
venir  donner  une  camisade,  la  nuict  que  l'on  seroyt  à  matines, 
au  son  de  nos  grosses  cloches,  à  ce  attirez  par  quelques 
mauvais  esperits  de  nostre  ville,  mais  grâce  à  Dieu  nous  n'en 
avons  rien  veu,  nous  estant  cependant  tenuz  sur  nos  guar- 
des,  »  La  (3)  seconde  lettre,  en  date  du  1®' février  1568,  estadres- 
sée  au  duc  d'Anjou,  généraUssime  de  l'armée  royale.  Elle  est 
exclusivement  consacrée  au  détail  des  opérations  militaires. 


(1)  Claude  Haton.  Mémoires,  p.  480. 

(2)  Voir  aux  pièces  justificatives  la  lettre  XVI  de  Villegaignon. 

(3)  Voir  aux  pièces  justificatives  la  lettre  XVII  de  Villegaignon. 

22 


838  HISTOIRE  DU  BRÉSIL  FRANÇAIS. 

Villegaignon  raconte  la  recormaissance  militaire  qu'il  a 
opérée  dans  les  deux  villes  de  Joigny  et  de  Villeneuve-le-Roi. 
Il  parle  avec  un  profond  mépris  des  vignerons  de  Joîgny  qui 
jouaient  au  soldat,  et  ne  soupçonnaient  seulement  pas  les 
principes  de  la  stratégie.  Il  recommande  également  au  dnc 
quelques  mesures  de  rigueur  contre  certains  mutins  qu'il 
lui  signale,  et  termine  en  lui  conseillant  d'entretenir  au  canq) 
ennemi  de  nombreux  espions. 

Il  est  probable  que  le  gouverneur  de  Sens  aurait  rendu  de 
nouveaux  services  à  la  cause  catholique,  car  l'âge  n'avsit 
pas  émoussé  l'ardeur  de  sa  haine,  mais  la  paix  de  Longjo- 
meau  (23  mars  1568),  qui  terminait  la  seconde  guerre  civile, 
le  rendit  à  contre-cœur  à  un  repos  qu'il  redoutait.  Villegai- 
gnon (1)  avait  trop  attiré  sur  lui  l'attention  dans  la  dernière 
campagne  pour  ne  pas  obtenir  de  récompense.  Il  reçut  en 
effet  la  flatteuse  mission  de  représenter  l'ordre  de  Malte 
auprès  de  la  cour  de  France,  et  c'est  revêtu  de  cette  dignité 
qu'il  alla  résider  à  Rome  auprès  du  comte  d'Anguillara, 
avec  lequel  il  s'était  déjà  rencontré  sous  les  murs  d'Alger. 

Les  ennemis  de  Villegaignon  ont  affecté  de  passer  sous 
silence  les  deruières  années  de  sa  vie.  Ils  se  contentent  de 
dire  qu'après  son  retour  en  Europe  il  perdit  son  temps  à  de 
futiles  querelles  théologiques.  Les  auteurs  de  la  France  pro- 
testante^ (2)  d'ordinaire  si  bien  informés,  terminent  brusque- 
ment l'article  qu'ils  ont  consacré  au  vice-roi  du  Brésil  par 
ces  paroles  dédaigneuses:  «  Regardé  comme  un  fou  par 
ceux-là  même  qui  lui  voulaient  le  plus  de  bien,  il  finit  par  se 
retirer  dans  la  commanderie  de  Beauvais,  oii  il  mourut  en 
1571.  »  Etait-ce  vraiment  un  fou  que  l'homme  que  consul- 
taient sur  les  affaires  les  plus    graves  le  roi  Charles  IX, 


(1)  Voir  aux  pièces  justificatives  lettre  XVIII  de  Villegaignon^ 
adressée  au  duc  d*Aumale,  datée  de  Rome  7  janvier  1569. 

(2)  Haa(ï.  France  protestante.  Article  Villegaignon* 


VICTOIRE  DES   PORTUGAIS.  839 

Catherine  de  Médicis,  les  cardinaux  de  Lorraine  et  de  Gran- 
velle  ?  Ne  s*occupa-t-il  que  de  discussions  théologiques,  celui 
qui  se  faisait  blesser  aux  côtés  du  roi  de  Navarre,  qui  guidait 
en  Hongrie  les  premières  armes  du  duc  de  Guise,  qui 
commandait  la  place  de  Sens,  et  venait  d'être  jugé  digne  de 
représenter  Tordre  de  Malte  à  la  cour  de  France  ?  Il  n'a  pas 
été  difficile  à  ses  ennemis  de  le  représenter  «  rodant  par  les 
cuisines  des  Seigneurs ,  qui  quelquefois  s'esbatoient  à  lui 
ouïr  faire  des  contes  des  Terres  Neufves  (1)»,  mais  l'histoire 
impartiale  doit  lui  restituer  toute  son  importance,  et  démon- 
trer qu'il  ne  cessa  de  prendre  une  part  active  aux  événements 
de  son  temps. 

Villegaignon  ne  resta  pas  longtemps  à  Rome.  La  trêve  de 
Longjumeau  n'avait  été  que  passagère.  La  troisième  guerre 
civile  venait  d'éclater.  Villegaignon  revint  en  toute  hâte.  Il 
fut  nommé  gouverneur  de  Montereau  et  chargé  de  pacifier  le 
pays  voisin.  Dès  le  4  mars  1569,  il  était  à  son  poste,  comme 
le  prouve  une  de  ses  lettres  (2)  adressée  à  la  duchesse  de 
Ferrare  pour  la  prier  d'intei'venir  auprès  des  Protestants  de 
la  province,  qui  s'exposeraient,  en  persévérant  dans  larévolte, 
à  de  terribles  punitions.  On  ne  connaît  pas  la  réponse  de  la 
duchesse,  mais  il  est  probable  que  le  nouveau  gouverneur  de 
Montereau  ne  se  contenta  pas  de  menacer,  et  que  les  Pro- 
testants, une  fois  de  plus,  eurent  à  compter  avec  cet  infati- 
gable adversaire. 

Ce  fut  le  dernier  acte  de  la  vie  militaire  de  Villegaignon. 
La  paix  de  Saint-Germain  (août  1570)  termina  la  troisième 
guerre  civile.  Dégoûté  par  ces  continuels  revirements 
d'opinion,  incapable  de  comprendre  et  surtout  d'apprécier  la 
politique  de  bascule  qui  plaisait  tant  à  la  cour  de  France,  il 
abandonna  volontairement  la  représentation  de  l'Ordre,  et  se 


(1)  Grespin.  Histoire  des  martyrs,  p.  418. 

(2)  Pièces  justifi<îatives.  Lettre  XIX  de  Villegaignon, 


340  HISTOIRE    DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

disposa  à  finir  ses  jours  dans  cette  île  de  Malte  (1),  où  il  n'était 
pas  retourné  depuis  longtemps.  Quelques-uns  de  ses  biogra- 
phes ont  prétendu  que  c'était  pour  cause  d'infirmités  qu'il 
renonçait  ainsi  au  service  de  la  France  :  mais  ces  infirmités 
ne  lui  auraient-elles  pas  également  interdit  d'entrer  en  cam- 
pagne ?  Or  on  préparait  alors  à  Malte  la  campagne  navale 
qui  se  termina  par  la  célèbre  bataille  de  Lépaate.  Nous 
croirions  plus  volontiers  que,  s'il  renonça  à  sa  dignité,  c'est 
que  les  fêtes  et  les  cérémonies  lui  convenaient  médiocrement. 
Il  se  sentait  plus  à  Taise  sur  un  champ  de  bataille  ou  devant 
une  brèche.  Homme  d'action,  mais  point  de  représentation, 
il  avait  hâte  d'échanger  contre  un  pourpoint  de  buffle  ses 
vêtements  de  cérémonie.  Il  n'est  donc  pas  besoin,  pour 
expUquer  ce  désintéressement,  de  recourir  à  de  prétendues 
infirmités.  Le  caractère  bien  connu  et  la  vie  tout  entière  du 
chevaUer  suffisent  à  l'expliquer. 

Avant  d'entreprendre  cette  dernière  campagne,  Villegai- 
gnon  voulut  jouir  de  quelques  semaines  de  repos,  et  se  décida 
à  les  prendre  dans  sa  commanderie  de  Beauvais  près  Nemours. 
Le  jour  des  Rois  de  Tannée  1571,  il  partait  de  Provins,  son 
pays  natal,  et  arrivait  bientôt  à  Beauvais,  mais  il  fût  tout  à 
coup  attaqué  d'un  mal  subit,  dont  il  mourut  le  15  janvier 
d'après  Claude  Haton  (2),  le  9  d'après  Tépitaphe  de  son 
tombeau  copiée  dans  la  chapelle  de  la  commanderie  de 
Beauvais  (3).  Les  auteurs  protestants  ont  vu  dans  cette  mort 


(1)  C.  Haton.  Mémoires^  p.  624.  a  Le  bon  seigneur  estoit  en 
C68te  délibération  de  retourner,  au  nouveau  temps  de  ceste  année, 
à  Malte,  à  la  guerre  contre  le  Turc.  » 

(2)  C.  Haton.  Mémoires,  p.  622. 

(3)  Ythibr.  Miscellanea^  cité  par  Bourquelot  (éd.  Haton,  p. 
1096).  Voici  Tépitaphe:  «Cy  gist  noble  et  religieuse  personne  Nico- 
las Durand,  en  son  vivant  seigneur  de  Yillegaigaon,  chevalier  de 
TOrdro  do  Saint-Jean  de  Hiérusalem,  commandeur  de  Beauvais, 
loquel  décéda  le  neuvième  iour  de  ianvier  157L» 


.1 

3 


VICTOIRE   DES   PORTUGAIS.  341 

foudroyante  la  marque  des  vengeances  célestes.  «  Finale- 
ment, écrit  Tun  d'eux  (i),  une  maladie  extraordinaire,  asscavoir 
d'un  feu  secret,  le  saisit  et  consuma  peu  à  peu,  tellement  qu'il 
finit  sa  malheureuse  vie  par  une  mort  correspondante  à  ses 
cruautez,  sans  repentance  de  son  apostasie  et  des  maux  qui 
s'en  estoient  ensuivis.  »  Mais  il  n'est  pas  besoin  de  recourir 
à  un  miracle  pour  comprendre  qu'un  homme  aussi  affaibli 
par  rage  et  par  les  blessures  ait  succombé  aux  premières 
étreintes  de  la  maladie. 
Ainsi  mourut  cet  homme  remarquable  à  tant  d'égards. 


i 

f 

]    Soldat,  il  fut  irréprochable  ;  homme  privé,  la  simplicité  de  sa 
î    vie,  son  dédain  des  richesses  et  des  dignités,  son  désinté- 
'    ressèment  sont  au-dessus  de  toute  contestation.  Ecrivain,  il 
l    a  de  la  concision  et  du  trait,  surtout  en  latin.  Controversiste, 
;    ses  ouvrages  ne  passèrent  pas  inaperçus,  et  plus  d'un,  sans  le 
dire,  y  trouva  des  secours.  Homme  politique,  gouverneur  du 
Brésil,  soldat  des  guerres  civiles,  il  fut  avant  tout  l'homme 
de  son  temps,  et  il  ne  nous  faudrait  pas  oublier  que  les 
mêmes  actions  qui  lui  valurent  tant  de  haines  parmi  ses 
contemporains  lui  suscitèrent  en  même  temps    des  amis 
dévoués.  Pour  comprendre  son  rôle ,    pour  aprécier  son 
caractère,  avec  ce  mélange  de  bonnes  et  de  mauvaises  quali- 
tés, il  faut  avant  tout  nous  reporter  par  la  pensée  à  l'époque 
à  laquelle  il  vivait.  C'est  ce  que  nous  avons  essayé  de  faire, 
mais  sans  trop  espérer  que  nous  ne  rencontrerons  pas  de 
contradicteurs  ;  car  l'infortuné  gouverneur  du  Brésil  fut  un 
de  ces  hommes  que  poursuivent,  même  au-delà  de  la  tombe, 
les  préventions  et  les  rancunes  des  contemporains. 


(1)  Ceespin.  Histoire  des  martyrs,  p.  418. 


342  HISTOIRE  DU  BRÉSIL  FRANÇAIS. 


RUINE    DES    ÉTABLISSEMENTS   FRANÇAIS. 


I.  —  Fondation  de  Saint-Sébastien. 


Malgré  Tabandon  de  Villegaignon,  Tapathie  du  gouverne- 
nement  et  rindifférence  publique,  le  drapeau  français  flottera 
encore  au  Brésil  presque  jusqu'à  la  fin  duXVP  siècle;  mais  il 
ne  sera  plus  déployé  que  par  des  aventuriers  trop  peu  nom- 
breux pour  y  fonder  un  établissement  durable,  ou  par  des 
négociants  qui  songeront  à  leurs  intérêts  commerciaux  plutôt 
qu'à  ceux  de  Fétat.  Le  temps  était  passé  des  grandes  pensées 
et  des  grandes  entreprises.  C'est  seulement  avec  le  règne 
réparateur  de  Henri  IV  que  s'ouvrira  une  ère  nouvelle  dans 
l'histoire  de  la  colonisation  Française. 

Lorsque  tomba  le  fort  Coligny  sous  les  coups  de  Men  de  Sa, 
bon  nombre  de  colons  français  se  trouvaient  à  terre.  Bois  le 
Comte,  le  vice-gouverneur,  était  du  nombre  de  ceux  que  sur- 
prit ainsi  l'agression  portugaise.  Ni  lui  ni  ses  soldats  ne  purent 
rentrer  dans  la  citadelle  assiégée  :  au  moins  inquiétèrent-ils 
les  ennemis  par  leurs  attaques  incessantes.  Quand  Men  de  Sa 
eut  détruit  la  forteresse,  ils  furent  encore  rejoints  par  tous 
tous  ceux  qui  avaient  pu  s'échapper,  et  alors  commença  une 
guerre  d'extermination  qui  ne  laissa  pas  que  d'être  meurtrière. 
Les  Français  en  effet  connaissaient  très  bien  le  pays.  Leurs 
alliés  Tupinambas,  et  parmi  eux  la  tribu  des  Tamoyos,  qui 
appréciaient  leur  courage,  les  recevaient  avec  plaisir  dans 
leurs  villages,  et  au  besoin  protégeaient  leurs  expéditions  : 
enfin  et  surtout,  comme  ils  savaient  que  les  Portugais  n'épar- 
gnaient pas  ceux  d'entre  eux  qui  tombaient  entre  leurs  mains, 
et  qu'ils  avaient  tout  à  gagner  et  rien  à  perdre  en  prolongeant 


RUINE  DES  ETABLISSEMENTS  PRANÇAIS.  S48 

la  résistance,  ils  se  livrèrent  avec  ardeur  à  cette  petite  guerre 
de  surprises  et  d'embuscades.  Bientôt  même  ils  se  rendirent 
assez  redoutables  pour  bâtir  une  petite  forteresse  à  Uruçumiry, 
sur  la  rivière  de  Carioca  (Lo  Calete),  non  loin  de  la  prairie 
qui  porta  longtemps  le  nom  de  prairie  du  Flamand  (1).  Quel- 
ques semaines  plus  tard,  forts  de  l'impunité,  ils  osèrent 
davantage,  et  prirent  possession  de  Tîle  que  les  Brésiliens 
nommaient  Paranapacuy  (ilha  do  mar)  près  du  Maracaïa 
(aujourd'hui  do  Governador).  Les  Tupinambas  se  réjouirent 
fort  de  voir  nos  compatriotes  reprendre  peu  à  peu  leurs 
avantages,  et,  comme  ils  comptaient  sur  leur  concours  contre 
leurs  ennemis  héréditaires  les  Margaïats,  ils  leur  fournissaient 
en  abondance  des  vivres,  et  les  aidaient  dans  leurs  travaux 
de  construction. 

Bientôt  (2)  nos  colons  passèrentde  la  défensive  à  l'offensive. 
Aidés  par  les  Tamoyos,  ils  attaquèrent  à  la  fois  par  la  côte  et 
par  les  montagnes  les  Portugais  de  Piratininga,  et  leiu*  flrëht 
subir  de  nombeux  échecs.  Ils  attaquèrent  même  la  cité  nais- 
sante de  San  Paolo,  et  l'auraient  prise  sans  l'énergique  résis- 
tance des  néophytes  commandés  par  im  chef  brésilien,  Martin 
Âlfonso  Tebyreza  (1561). 

En  1562  les  Tamoyos  montés  sur  leurs  canots  à  rames,  que 
commandaient  des  Français,  ravagèrent  toute  la  côte  et 
répandirent  la  terreur  dans  les  établissements  portugais. 
En  1563  une  tribu  de  Tupinambas,  les  Goaynazes,  attaquèrent 
Espiritu  Santo,  et  tuèrent  successivement  deux  gouverneurs, 
Menezes  et  Gastello  Branco.  Men  de  Sa,  fatigué  de  ces  échecs 
répétés,  résolut  de  prévenir  leurs  attaques,  et  envoya  une 
flotille  commandée  par  son  fUs  Fernand.  Mais  les  Portugais 
furent  battus,  et  Fernand  tué.  Certes,  si  la  France,  plus  sou- 


(1)  Yàrnbagen,  GUY.  cit«,  1. 1,  p.  253.  Era  um  forte  intrinchdira- 
mento  que  dispozera  Bois  le  Comte. 

(2)  Pour  toute  cette  période  consulter  db  Bbauchamp.  Histoire 
du  Brésil,  t.  I. 


341  HISTOIRE   DU    BRÉSIL  FRANÇAIS. 

cieuse  de  ses  véritables  intérêts,  eût  alors  envoyé  seulement 
quelques  vaisseaux  dans  ces  parages  ;  si  Villegaignon,  au  lieu 
de  perdre  son  temps  à  de  stériles  réfutations  théologiques,  eût 
entraîné  à  cette  expédition  quelques  gentilshommes  et  quel- 
ques valeureux  soldats,  la  seule  apparition  du  drapeau  fran- 
çais aurait  suffi  pour  rallier  à  notre  cause  tous  ceux  des 
Brésiliens  qui  hésitaient  encore,  et  les  Portugais,  déjà  décou- 
ragés par  ces  échecs,  n'auraient  pas  seulement  résisté.  Mais 
la  guerre  civile  déchirait  alors  notre  infortunée  patrie,  et 
personne  ne  songeait  au  Brésil  français. 

Bien  plus  avisée  fut  la  couronne  de  Portugal.  La  reine  mère 
et  régente  du  royaume,  Catherine,  annonça  l'envoi  de  nom- 
breux renforts  à  Men  de  Sa,  qui  désigna  pour  les  commander 
son  neveu  Estacio  de  Sa.  Pendant  que  s'organisait  la  nouvelle 
expédition,  le  gouverneur,  fidèle  à  la  politique  qui  lui  avait 
déjà  si  bien  réussi  en  1560,  pria  les  Jésuites  d'user  de  nouveau 
de  4eur  influence  sur  les  Brésiliens  alliés  de  la  France  pour 
obtenir  d'eux,  sinon  leur  alliance  au  moins  leur  neutralité.  Les 
Pères  Nobrega  et  Anchieta  acceptèrent  cette  dangereuse 
mission,  et  partirent  seuls  à  la  rencontre  des  Tamoyos,  les 
plus  dangereux  de  ces  Brésiliens.  Ils  coururent  l'un  et  l'autre 
de  grands  dangers.  Non  seulement  ils  n'étaient  pas  couverts 
parleur  caractère  d'ambassadeurs  que  méconnaissaient  ces  bar- 
bares, mais  encore  ils  se  présentaient  comme  les  chefs  et  les 
directeurs  des  tribus  les  plus  hostiles.  A  force  d'énergie  et  de 
patience,  ils  finirent  par  se  faire  tolérer,  mais  il  fallut  cinq 
mois  de  négociations  pénibles.  On  raconte  que  le  Père 
Anchieta  (1)  profita  de  ces  longs  loisirs  pour  composer  en 
latin  un  poème  de  cinq  mille  vers  en  l'honneur  de .  la  Vierge. 


(1)  Vasconcellos,  Chronica  da  Compania,  p.  581-528  a  publié  ce 
poème  :  «  Os  versos  que  seguem,  dit-il,  sac  os  que  o  venerabel 
Padre  Joseph  de  Anchieta  compos,  quando  esteve  em  refens  entre 
08  Indios  Barbares,  com  ajuda  do  Virgem,  escrevendos  na  praia  em 
lugar  de  pape,  que  alli  nâo  tinha,  mem  tinte.  » 


RUINE   DES   ETABLISSEMENTS  FRANÇAIS.  345 

Comme  il  n'avait  ni  papier  ni  plume,  il  récrivait  sur  le  sable 
et  rapprenait  par  cœur. 

a  En  tibi  quse  vovi,  mater  sanctissima,  quondam 
oc  Carmina,  quum  ssevo  cingeret  hoste  latus.  » 

Parmi  les  chefs  Tamoyos  les  plus  déterminés  et  les  plus 
hostiles  aux  missionnaires  ,  était  un  certain  Anibere.  Il 
détestait  les  Portugais  pour  avoir  été  quelques  temps  leur 
esclave,  maltraité  par  eux,  et  forcé  à  ramer  sur  leurs  galères. 
Il  avait  de  plus  marié  sa  fille  à  un  Français,  et  partageait  les 
préventions  de  son  gendre  contre  ces  étrangers.  Enfin  il  redou- 
tait dans  les  Portugais  les  futurs  dominateurs  du  pays,  et, 
moitié  par  rancune  personnelle,  moitié  par  haine  patriotique, 
il  ne  cessait  d'exciter  ses  compatriotes  à  la  guerre.  Au  pre- 
mier bruit  des  négociations  entamées,  les  Français  accou- 
rurent. Anibere  ne  parlait  de  rien  moins  que  d'assassiner  les 
ambassadeurs  :  mais  Nobrega  et  AnchijBta  avaient  eu  le  bon 
esprit  de  se  mettre  sous  la  protection  du  cacique  Coaquira, 
sans  doute  le  rival  d' Anibere.  De  plus  par  leur  calme  et  par 
leurs  vertus  ils  imposèrent  aux  indigènes  une  admiration 
mêlée  de  respect.  Ce  fut  surtout  leur  continence  qui  les 
charma.  Il  paraît  qu'Anchieta,  malgré  sa  jeunesse,  sut  résis- 
ter aux  séductions  des  belles  indigènes,  et  sortit  victorieux  de 
plusieurs  épreuves  dangereuses  pour  sa  pureté.  Les  Tamoyos, 
avec  la  promptitude  de  résolution  qui  caractérise  les  peuples 
primitifs,  passèrent  de  la  défiance  à  l'enthousiasme.  L'influence 
de  Coaquira  prévalut.  Anibere  lui-même  dut  remettre  à  plus 
tard  ses  projets  de  vengeance,  et  les  Tamoyos  promirent  aux 
habiles  et  persévérants  négociateurs  de  garder  une  scrupuleuse 
neutralité. 

Ce  fut  le  salut  du  Portugal.  Trois  cents  canots  de  guerre 
étaient  déjà  équipés  chez  les  Tamoyos.  Si  ces  belliqueuses 
tribus,  conduites  par  les  Français,  avaient  profité  de  la  désor- 
ganisation et  de  la  faiblesse  des  Portugais  pour  entreprendre 
résolument  leur  expulsion,  ils  étaient  à  peu  près  sûrs  du 


S46  HISTOraE.  DU  BRÉSIL  FRANÇAIS. 

résultat  final.  Les  Jésuites  portugais  avaient  donc  rendu  un 
service  signalé  à  leur  pays  en  oTîtenant  ainsi  la  neutralité  des 
Tamoyos.  Restait  à  en  assurer  les  conséquences  en  procédant 
sans  retard  à  Texpulsion,  désormais  probable,  des  Français. 
Nos  compatriotes,  en  effet,  se  trouvaient  dorénavant  seuls  en 
présence  de  leurs  ennemis,  et,  comme  ils  ne  recevaient  aucun 
secours,  l'issue  de  la  lutte  n'était  plus  douteuse. 

Comme  les  Portugais  avaient  appris  à  leurs  dépens  à  appré- 
cier la  valeur  de  nos  compatriotes  et  qu'ils  redoutaient  de  leur 
part  quelque  coup  de  désespoir,  ils  n'agirent  qu'avec  une 
extrême  prudence.  Estacio  de  Sa,  neveu  du  gouverneur  géné- 
ral, était  à  Bahia  en  janvier  1564  avec  deux  galiotes,  quand  il 
reçut  l'ordre  d'examiner  les  positions  françaises  et  de  ne  les 
attaquer  que  s'il  était  de  beaucoup  supérieur  en  forces.  Il  se 
présenta  le  mois  suivant  dans  la  baie  de  Rio,  mais  s'aperçut, 
à  son  grand  désappointement,  que  les  Français  étaient  sur  leurs 
gardes.  Appuyés  par  leurs  deux  forteresses  d'Uruçumiry  et 
de  Paranapacuy,  souteîius  par  les  riverains  de  la  baie  qui 
n'avaient  pas  accepté  la  neutralité  des  Tamoyos,  ils  avaient 
encore  à  leur  disposition  deux  navires,  et  à  peu  près  cent 
vingt  barques  brésiliennes.  Le  prudent  Estacio,  n'osa  pas 
se  risquer  à  une  attaque  générale.  Gomme  il  était  de  beau- 
coup supérieur  en  vaisseaux,  il  essaya  de  provoquer  à  une 
action  maritime  la  flotille  franco-brésilienne,  car  il  espérait 
la  battre  une  fois  en  pleine  mer  et  éloignée  des  fortifications. 
Il  en  fut  pour  ses  frais  de  provocation.  Nul  ne  bougea 
dans  la  baie.  Ses  moindres  mouvements  étaient  au  con- 
traire épiéS;  et  le  nombre  des  Brésiliens  hostiles  grossissait 
d'heure  en  heure.  Inquiet  de  cette  attitude  défensive  et  déses- 
pérant d'attirer  les  Français  en  pleine  mer,  Estacio  de  Sa 
battit  en  retraite  jusqu'à  San  Vicente.  Il  y  trouva,  fort  heu- 
reusement pour  lui;  le  Père  Nobrega,  qui  lui  amenait  un  ren- 
fort considérable  de  Brésihens  convertis,  et,  à  leur  tête,  se 
dirigea  sur  Santos  afin  d'y  attendre  les  Père  Anchieta  et 
Oliveira,  que  leur  chef  infatigable  avaient  envoyés  à  Bahia  et 


RUINB  DES  ÉTABLISSEMENTS  FRANÇAIS.         34l 

à  Espiritu  Santo  pour  lui  chercher  d'autres  renforts.  On  eût 
dit  une  véritable  armada.  Les  Portugais  comprenaient  la 
nécessité  d'en  finir  avec  une  poignée  d'ennemis  qui  luttaient 
depuis  si  longtemps,  bien  qu'abandonnés  par  leur  métropole, 
et  dont  la  présence  au  Brésil  constituait  pour  le  Portugal 
comme  une  menace  permanente. 

Bientôt  en  eflfet,  grâce  à  l'énergique  intervention  des  Jésuites, 
tous  les  Brésiliens  des  missions  furent  armés  et  rassemblés. 
Six  navires  de  guerre  et  de  nombreux  canots  arrivèrent  de 
Bahia  sous  la  conduite  d'Anchieta.  Le  Père  Oliveira,  de  son 
côté,  amena  d'imposants  renforts.  Le  contingent  de  la  pro- 
vince de  San  Paolo  était  réuni  depuis  longtemps.  Estacio  de 
Sa  se  crut  alors  assez  fort  et  entra  en  campagne  (jan- 
vier 1565).  Le  20  janvier  la  flotte  portugaise  et  les  canots 
brésiliens  partaient  deBertioga  ou  de  Buriquioca.  C'était  pour 
les  alliés  un  jour  d'heureux  augure,  l'anniversaire  de  la  fête 
de  leur  roi  Sébastien  ;  mais  ils  avaient  compté  sans  les  vents 
contraires,  qui  s'opposèrent  à  leur  marche  et  ne  leur  permirent 
d'arriver  dans  la  baie  de  Rio  qu'au  commencement  de  mars, 
après  avoir  épuisé  toutes  leurs  provisions.  Ces  délais  et  la 
menace  de  la  famine  avaient  découragé  les  indigènes.  Beau- 
coup d'entre  eux  avaient  déjà  déserté.  Les  autres  étaient  sur 
la  point  d'en  faire  autant.  Cette  fois  encore  le  Père  Anchieta 
intervint  à  propos,  et  retint  sous  les  drapeaux  ces  mobiles 
esprits. 

Les  Français  n'étaient  pas  assez  nombreux  pour  s'opposer 
au  débarquement  :  ils  essayèrent  bien  quelques  escarmouches, 
mais,  lorsque  Estacio  de  Sa  se  présenta  avec  le  gros  de  ses 
forces,  ils  se  retirèrent  prudemment  dans  leurs  forteresses,  et 
lui  laissèrent  le  champ  libre.  Le  général  portugais  débarqua 
paisiblement  à  Villa  Velha  sous  la  protection  du  fameux  rocher 
le  Pain  de  Sucre,  qui  domine  la  rade.  La  position  était  heu- 
reuse au  point  de  vue  militaire,  mais  l'eau  potable  man- 
quait. Par  bonheur  deux  Portugais,  Adorno  et  Namaredo, 
découvrirent  une  source  en  creusant  un  puits  dans  le  sable. 


348  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

Il  n*y  avait  dans  cette  découverte  rien  d'extraordinaire,  mais 
Anchieta,  pour  échauffer  Tenthousiasme  des  auxiliaires,  eut 
grand  soin  de  la  leur  présenter  comme  un  miracle,  et  de  leur 
affirmer  que  le  ciel  se  déclarait  en  leur  faveur. 

Sur  ces  entrefaites  les  Brésiliens  qui  combattaient  avec  les 
Français  surprirent  un  des  néophytes  d' Anchieta,  et,  au  lieu 
de  remmener  dans  leurs  forêts  ou  de  le  livrer  aux  Français, 
eurent  le  tort  de  l'attacher  à  un  arbre  et  de  le  cribler  de 
flèches.  Cette  cruauté  gratuite  exaspéra  ses  compagnons. 
Excités  par  Anchieta  qui  avait  eu  grand  soin  de  leur  présenter 
ce  crime  sous  les  plus  sombres  couleurs,  et  de  faire  de  la 
victime  un  véritable  martyr,  ils  sautèrent  dans  leurs  canots, 
tombèrent  à  Timproviste  sur  la  flotille  des  Tamoyos,  et  la 
détruisirent  en  partie  (16  octobre).  Six  jours  après,  nos  alliés, 
pour  se  venger  de  leur  déconvenue,  réussirent  à  les  attirer 
dans  une  crique  solitaire,  où  ils  avaient  disposé  une  embus- 
cade de  vingt-sept  canots.  Mais  les  néophytes  étaient  encore 
dans  la  surexcitation  de  leur  premier  succès  et  de  leur  future 
vengeance.  Non  seulement  ils  réussirent  à  se  défendre,  mais 
encore  détruisirent  les  canots  ennemis,  débarquèrent  sur  le 
continent,  et  incendièrent  les  cases  des  Tamoyos.  Estacio  de 
Sa  aurait  pu  profiter  de  ce  double  succès  pour  essayer 
une  attaque  de  vive  force  contre  les  forteresses  françaises, 
mais  ce  général  poussait  la  prudence  jusqu'à  Texcès.  Soit  qu'ij 
ne  se  crut  pas  assez  fort  pour  tenter  un  coup  décisif,  soit  plutôt 
qu'il  ait  craint  de  se  compromettre,  il  se  contenta  pendant 
plusieurs  mois  d'une  guerre  d'escarmouches.  Lorsque  le  Père 
Nobrega,  que  fatiguaient  ces  lenteurs  intempestives,  se  décida 
à  venir  dans  la  baie  pour  se  rendre  compte  par  lui-même  des 
opérations,  il  fut  comme  indigné  du  peu  de  résultats  acquis, 
et,  dans  son  impatience,  envoya  au  gouverneur  général  son 
fidèle  lieutenant  Anchieta  en  le  priant  d'expédier  des  renforts 
ou  plutôt  de  venir  lui-même. 

Men  de  Sa  n'avait  pas  été  fâché  d'envoyer  à  l'avance  son 
neveu  pour  tâter  le  terrain  et  préparer  l'action  décisive.  Il  se 


RUINE  DES  ÉTABLISSEMENTS  FRANÇAIS.         349 

réservait  la  gloire  finale.  Jugeant  cette  fois  que  le  moment 
était  venu,  il  écouta  complaisamment  Anchieta,  et  lui  promit 
tout  ce  qu'il  demandait.  Le  18  janvier  1566  il  arrivait  en 
personne  dans  la  baie  avec  deux  vaisseaux,  six  caravelles  et 
trois  galiotes  commandées  par  Christovam  de  Barros.  De 
nombreux  Portugais  d'Ilheos,  de  Porto  Seguro  et  d'Espirilu 
Santo  Tavaient  accompagné  avec  leurs  serviteurs  et  leurs 
esclaves,  dans  l'espoir  de  participer  à  une  action  glorieuse, 
et  sans  doute  aussi  à  une  opération  fructueuse. 

Le  20  janvier  (1),  anniversaire  de  Saint-Sébastien,  Men  de 
Sa  se  dirigea  avec  toutes  ses  forces  contre  le  fort  d'Uruçu- 
miri.  Cette  citadelle  fut  vaillamment  défendue  par  sa  petite 
garnison,  mais  onze  Français  et  quelques  auxiliaires  Bré- 
siliens ne  pouvaient  longtemps  résister  à  toutes  les  forces 
portugaises  réunies  contre  eux.  Le  fort  fut  emporté.  Tous  les 
Tamoyos  qui  le  défendaient  furent  passés  au  fil  de  Fépée,  et 
les  cinq  Français  qui  survivaient  au  désastre,  massacrés 
d*après  une  version,  pendus  d'après  une  autre. 

Quelques  jours  plus  tard,  la  seconde  forteresse  française, 
celle  de  Paranapacuy,  était  également  enlevée,  mais  le  capi- 
taine portugais  Barlosa  périssait  dans  l'attaque,  et  Estacio  de 
Sa  était  frappé  d'une  flèche,  dont  il  mourut,  après  un  mois 
de  cruelles  souffrances.  Les  Français  qui  réussirent  à  s'esqui- 
ver montèrent  sur  quatre  navires  qu'ils  avaient  en  rade,  et 
s'échappèrent  à  grand'peine. 

Le  vainqueur,  averti  par  l'expérience,  ne  commit  pas  la 
faute  d'abandonner  une  seconde  fois  une  aussi  forte  posi- 
tion. Il  comprit  que  Tunique  moyen  de  se  maintenir  dans  la 
région  était  de  la  fortement  occuper.  D'ailleurs,  il  en  connais- 
sait tous  les  avantages.  Il  avait  été  surtout  frappé  des  facili- 


(1)  Varnhagen,  GUY.  cit.,  t.  I,  p.  254.  a  A  primeira  tranquéira, 
na  terra  firme»  foi  tomada  logo  de  assolto,  e  de  onze  Fraacezes  que 
ajudavam  a  defcndel  a  coiram  mortos  seis,  e  foram  os  outros  cinco 
passados  à  espada.  » 


850  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

tés  qu'offrait  à  la  défense  rentrée  de  la  rade,  et,  déterminé 
qu'il  était  à  substituer  à  la  domination  française  la  domina- 
tion portugaise,  il  résolut  à  la  fois  de  fonder  une  grande  ville 
dans  la  baie,  et  d'en  défendre  les  approches  par  de  redouta- 
bles fortifications.  Christovam  de  Barros,  ingénieur  aussi 
distingué  qu'il  était  habile  marin,  fut  chargé  de  diriger  les 
travaux,  et  le  gouverneur  général,  quelques  jours  après  sa 
victoire,  jeta  les  fondements  de  la  future  capitale  du  pays  sur 
les  rives  de  la  baie,  où  il  venait  de  planter  définitivement  le 
drapeau  portugais.  En  l'honneur  du  roi  régnant,  et  aussi 
de  la  victoire  remportée  par  lui  le  20  Janvier,  il  la 
nomma  Saint-Sébastien,  mais  l'usage  a  prévalu  de  la  dési- 
gner sous  le  nom  de  Rio ,  de  Janeiro.  C'est  la  moderne  capi- 
tale du  Brésil  et  la  plus  grande  ville  de  l'Amérique  du  Sud. 
Elle  aurait  pu  être  française  ;  grâce  à  nos  fautes,  elle  devint 
portugaise.  Ce  n'était  pas  la  première  et  ce  ne  sera  sans 
doute  pas  la  dernière  fois  que  nous  avons  semé  et  que 
d'autres  plus  adroits  ou  plus  patients  ont  récolté. 

La  victoire  de  Men  de  Sa  avait  été  remportée  à  la  fois  sur 
des  Français  et  sur  des  Huguenots.  Afin  de  mieux  marquer 
ce  double  caractère  à  la  fois  national  et  religieux,  le  gouver- 
neur crut  devoir  donner  comme  un  sanglant  baptême  à  la 
cité  naissante  en  ordonnant  le  supplice  d'un  Français  protes- 
tant. Il  se  nommait  Jean  Bolés.  C'était  un  érudit  ;  il  savait  le 
grec  et  l'hébreu.  Il  faisait  partie  de  ces  rares  volontaires  qui, 
croyant  Villegaignon  sur  parole,  l'avaient  suivi  au  Brésil, 
bien  persuadés  qu'ils  y  trouveraient  la  liberté  de  conscience. 
11  était  vite  revenu  de  ses  illusions,  et  bientôt  n'avait  plus 
songé  qu'à  fuir  la  tyrannique  oppression  du  bourreau  de  ses 
coreligionnaires.  Naïf  et  enfant,  comme  le  sont  presque 
toujours  les  hommes  de  cœur  et  de  conviction,  il  s'était 
imaginé  qu'il  trouverait  auprès  des  Portugais  la  tolérance  que 
lui  refusait  Villegaignon.  Il  leur  avait  donc  demandé  asile, 
et  s'était  réfugié  à  San  Salvador  avec  trois  compagnons. 
Arrêté  à  l'instigation  du  Provincial  des  Jésuites,   le  Père 


RUINE  DES  ÉTABLISSEMENTS  FRANÇAIS.         351 

Louis  de  Gram,  il  avait  été  déaoncé  comme  hérétique,  et  jeté 
en  prison.  Depuis  huit  ans,  on  le  traînait  de  cachot  en  cachot, 
sans  lui  donner  des  juges  que,  fort  de  son  innocence,  il  ne 
cessait  de  réclamer.  Le  temps  était  passé  des  ménagements. 
Men  de  Sa  avait  hâte  de  reconnaître,  par  un  acte  éclatant,  les 
services  et  Taide  que  lui  avait  donnés  la  compagnie  de  Jésus. 
Il  livra  donc  à  leurs  rancunes  l'infortuné  Bolés,  qui  fut  jugé 
pour  la  forme,  condamné  et  aussitôt  exécuté.  Cet  acte  bar- 
bare d'intolérance  marqua  les  premiers  jours  de  la  nouvelle 
capitale.  Salvador  Correa  de  Sa,  parent  du  gouverneur  géné- 
ral, et  premier  gouverneur  de  la  ville,  assista  en  grande 
pompe  à  Texécution,  voulant  ainsi  marquer  qu'il  détestait  en 
Bolés  le  Français  avec  autant  d'impitoyable  rigueur  que  les 
jésuites  ses  amis  haïssaient  en  lui  l'hérétique. 

Les  Portugais  se  croyaient  à  l'abri  de  toute  attaque  dans 
leur  nouvelle  conquête.  Ils  s'y  installaient  paisiblement,  et 
commençaient  même  à  entrer  en  relations  avec  les  tribus  voi- 
sines, quand  ils  faillirent  de  nouveau  être  chassés  par  nos 
compatriotes.  On  se  rappelle  que  les  vaincus  d'Uruçumiri  et 
de  Paranapacuy  s'étaient  enfuis  sur  quatre  navires  qu'ils 
avaient  en  rade.  Ils  firent  voile  vers  Fernambouco,  et  s'éta- 
blirent sur  le  récif  qui  couvre  la  place.  Ce  choix  était  excel- 
lent et  dénotait  de  la  part  des  réfugiés  une  connaissance 
très  exacte  de  la  côte  et  de  ses  ressources.  Malheureusement 
pour  eux  s'élevait  dans  le  voisinage  la  ville  portugaise 
d'Olinda,  dont  les  habitants  les  attaquèrent,  avant  qu'ils 
aient  eu  le  temps  de  se  fortifier,  et  les  forcèrent  à  se  rem- 
barquer. Un  de  nos  compatriotes,  fatigué  de  ces  déplace- 
ments continuels,  exprima  son  chagrin  en  gravant  sur  un  des 
rochers  du  récif  ces  mots,  conservés  par  le  chroniqueur  por- 
tugais Rocca  Pitta  dans  leur  naïve  orthographe  :  Le  munde 
va  de  pis  ampis. 

Réduits  au  désespoir  par  cette  seconde  expulsion,  et 
poussés  par  ce  sentiment  inconscient  qui  force,  à  ce  qu'on 
raconte,  les  animaux  de  la  forêt  surpris  par  les  chasseurs  à 
revenir  au  gîte  pour  y  mourir,   nos  compatriotes  pi^irent  la 


352  HISTOIRE  DU   BRESIL  FRANÇAIS. 

résolution  hardie  de  rentrer  à  Rio.  Peut-être  auraient-ils 
l'heureuse  chance  de  tomber  au  dépourvu  sur  leurs  ennemis; 
peut-être  encore  comptaient-ils  sur  une  prise  d'armes  en 
leur  faveur  des  Tamoyos.  Toujours  est-il  que  dans  l'été  de 
1568  on  les  signalait  au  large  du  cap  Frio.  Bientôt  après  ils 
pénétraient  dans  la  baie,  dont  l'entrée  n'était  pas  encore  suffi- 
samment défendue  par  les  nouvelles  fortifications.  Le  gou- 
verneur de  Saint-Sébastien ,  Correa  Salvador  de  Sa,  très- 
effrayé  par  ce  retour  inattendu  des  Français,  envoya  aussitôt 
prévenir  son  oncle,  alors  à  San  Salvador,  et  le  supplia  de  venir 
à  son  aide.  L'infortune  avait  émoussé  l'ardeur  de  nos  com- 
patriotes. Ils  ne  surent  pas  profiter  de  la  désorganisation  où 
leur  attaque  jetait  les  Portugais.  Au  lieu  de  commencer  réso- 
lument le  siège  de  Saint-Sébastien,  ils  se  bornèrent  à  en 
faire  le  blocus,  et  appelèrent  aux  armes  leurs  anciens  alliés. 
Ceux-ci  n'avaient  certes  pas  oublié  leurs  engagements,  et 
beaucoup  d'entre  eux  regrettaient  déjà  la  domination  portu- 
tugaise,  mais  ils  ne  comprirent  rien  aux  hésitations  des  Fran- 
çais. Il  aurait  fallu  profiter  de  leur  ardeur  pour  les  entraîner 
au  combat.  Correa  de  Sa,  plus  habile  et  plus  rassuré,  ne  per- 
dit pas  l'occasion  que  lui  présentait  la  fortune.  Sans  attendre 
les  renforts  que  lui  avait  promis  son  oncle,  voyant  les  Ta- 
moyos dispersés  et  nos  compatriotes  encore  hésitants,  il  saisit 
pour  les  assaillir  le  moment  ou  la  marée  laissait  à  sec  nos 
vaisseaux  et  empêchait  nos  matelots  de  se  servir  de  leurs 
canons.  Les  Français  durent  attendre  le  flux  pour  remettre  ù 
la  voile,  et,  quand  ils  réussirent  à  gagner  le  large,  ils  avaient 
perdu  bon  nombre  d'entre  eux  (1). 


(1)  Varnhagen  ouv.  cit.  p.  256.  257,  assigne  â  cette  attaque  la 
date  de  1584,  mais  nous  ignorons  les  raisons  pour  lesquelles  il 
s'est  arrêté  à  cette  époque.  <c  Gom  a  vasante  da  mare,  as  naos 
francezas  de  madrugada  apparareo^ram  em  seco,  e  poderam  ser 
canhon  eadas  à  vontade  por  um  falcao  unico  que  havia  em  terra  ; 
mas  vindo  a  enchente  se  fizeram  â  vêle  e  ao  mar.  s 


RUINE   DES   ÉTABLISSEMENTS   FRANÇAIS.  353 

Enhardi  par  sa  victoire,  le  gouverneur  de  Saint-Sébastien, 
qui  venait  de  recevoir  les  renforts  impatiemment  attendus, 
résolut,  afin  de  prévenir  toute  attaque  ultérieure,  de  pour- 
suivre la  flotte  française.  Il  avait  appris  que  nos  hommes 
s'étaient  arrêtés  au  cap  Frio,  dans  l'espoir  de  s'y  établir.  Il 
se  dirigea  aussitôt  contre  la  nouvelle  forteresse  française, 
mais  n'y  trouva  personne.  Nos  compatriotes,  découragés  par 
leurs  insuccès  répétés,  avaient  renoncé  à  s'établir  au  Brésil, 
et  étaient  partis  pour  la  France. 

Au  moment  où  ce  vainqueur  sans  combat  s'apprêtait  à 
rentrer  dans  sa  capitale  improvisée,  un  gros  navire  français 
d'au  moins  douze  cents  tonneaux  fut  tout  a  coup  signalé.  Les 
nouveaux  arrivants  ne  connaissaient  sans  doute  pas  les  ré- 
centes catastrophes,  et  nourrissaient  encore  un  fier  dédain 
pour  les  canots  de  guerre  des  auxiliaires  Brésiliens.  Au  lieu 
de  fuir  prudemment  comme  l'avaient  fait  leurs  compatriotes, 
ils  s'imaginèrent  que  la  supériorité  de  leur  tactique  compen- 
serait l'infériorité  du  nombre,  et  s'engagèrent  bravement  au 
milieu  des  longs  canots  Brésiliens.  Ils  réussirent  en  effet  à 
couler  bon  nombre  de  ces  canots,  et  repoussèrent  longtemps 
toutes  les  attaques.  Gorrea  de  Sa  fut  trois  fois  jeté  à  la  mer, 
et  à  trois  reprises  sauvé  par  les  Brésiliens.  Au  premier  rang 
parmi  ces  derniers  on  remarquait  Alfonso  Tebyryza,  le  vieil 
allié  du  Portugal.  Il  payait  bravement  de  sa  personne,  comme 
s'il  avait  conscience  de  l'importance  de  cette  lutte  décisive. 
Les  Français  attaqués  de  tous  les  côtés  à  la  fois,  criblés  de 
flèches  quand  ils  essayaient  de  repousser  l'abordage,  et  obli- 
gés pourtant  de  se  montrer  pour  repousser  les  assaillants, 
perdirent  beaucoup  de  monde.  Leur  capitaine,  qui  rachetait 
son  imprudence  par  un  courage  héroïque,  et  donnait  l'exem- 
ple de  la  résistance,  tomba  bientôt  mortellement  blessé,  et 
les  derniers  survivants  de  l'équipage  se  rendirent  à  merci 
(juin  1568j.  Doublement  victorieux  et  par  la  retraite  des 
Français  du  cap  Frio«et  par  la  prise  de  ce  gros  navire,  Gorrea 
de  Sa  rentra  en  grande  pompe  à  Saint-Sébastien.  Les  canons 
qu'il  avait  pris  furent  débarqués  et  fortifièrent  la  rade.  Le  roi 

23 


354  HISTOIRE   DU   BRB6IL   FRANÇAIS. 

Sébastien,  informé  de  ce  fait  d*armes,  conlirma  Correa  de 
Sa  dans  son  commandement,  et  récompensa  le  chef  Brésilien 
qui  avait  tellement  contribué  à  la  victoire  en  lui  envoyant  une 

de  ses  armures  (1). 

A  part  quelques  interprètes  égarés  dans  les  forêts,  ou 
quelques  fuyards  guettant  sur  la  côte  un  navire  qui  les  rapa- 
trierait, (2)  il  ne  restait  plus  un  Français  au  Brésil.  Petite 
guerre  assurément,  mais  grands  résultats  !  Tout  un  continent 
nous  échappait,  et,  avec  cet  empire  américain,  s'échappaient 
encore  des  richesses  à  acquérir,  notre  prospérité  maritime 
et  commerciale  à  consolider,  notre  influence  politique  à  affer- 
mir. Personne  pourtant  ne  parut  se  douter  alors  de  l'étendue 
du  désastre,  et,  même  à  l'heure  actuelle,  combien  est-il  de 
nos  compatriotes  qui  jetteront  un  coup  d'oeil  distrait  sur 
cette  triste  page  de  notre  histoire  d'outre-mer  ! 


II.  —  Derniers  voyages  a  la  côte  Brésilienne. 


La  chute  des  dernières  forteresses  françaises  consoHda  si 
bien  le  triomphe  du  Portugal  que  nos  marins  et  nos  négo- 
ciants renoncèrent  dès  lors  à  soutenir  ouvertement  la  lutte. 
Ils  se  contentèrent  d'actes  isolés  de  piraterie  ou  d'échanges 


(1)  Vasconcellos.  Vida  del  Padre  Anchieta  II.  13-16. 

(2)  La  Popellinière.  Histoire  des  trois  mondes,  p.  18  parle  d'eux 
en  ces  termes  :  Les  Francoys  vescurent  depuis  à  la  sauvagine, 
iusqu'à  ce  qu  aucuns  trouvèrent  moyen  avec  le  temps  de  se  dérober 
et  passer  en  France  es  navires  Normands  qui  descendirent  et 
chargèrent  en  ces  cartiers,  mais  plus  rarement  et  plus  secrette- 
ment  que  par  le  passé.  »  D'après  Aubigné.  Hist,  universelle  liv.  I, 
§  16.  a  Ceux  des  siens  qui  purent  endurer  une  rude  nourriture 
se  retirèrent  enfin  en  France  par  le  secours  de  quelque  navire 
marchand  do  la  Chine.  » 


RUINE   DES   ÉTABLISSEMENTS   FRANÇAIS.  355 

clandestins  avec  les  indigènes.  L'histoire  de  nos  rapports 
avec  le  Brésil  jusqu'à  la  fin  du  siècle  ne  présente  plus  aucun 
intérêt.  Tout  se  réduit  à  une  stérile  énumération  de  brigan- 
dages et  de  crimes.  Tantôt  ce  sont  les  huguenots  français  qui 
jettent  à  la  mer  l'équipage  des  vaisseaux  qu'ils  rencontrent, 
tantôt  ce  sont  les  navires  portugais  qui  se  vengent  en  incen- 
diant nos  comptoirs  et  en  livrant  leui's  prisonniers  aux 
sauvages  qui  les  torturent  ou  les  dévorent.  Ces  petits  faits, 
dont  la  recherche  est  difficile  et  la  réunion  monotone,  prou- 
vent seulement  que,  s'ils  eussent  été  soutenus,  nos  compa- 
triotes n'auraient  pas  renoncé  si  aisément  aux  bénéfices  d'un 
établissement  ou  tout  au  moins  de  relations  commerciales 
régulières  dans  cette  magnifique  contrée.  Si  nos  guerres 
civiles  n'avaient  détourné  leur  activité  vers  d'autres  soins,  si 
nos  divers  souverains  n'avaient,  pour  ainsi  dire  de  parti  pris, 
abandonné  à  elle-même  notre  marine  nationale,  qui  sait  les 
destinées  qui  nous  eussent  été  réservées  à  une  époque  oij 
bien  peu  de  nations  songeaient  à  tirer  parti  des  richesses 
américaines  ?  Nos  fautes  et  notre  indifférence  triomphèrent 
des  avantages  inespérés  que  nous  offrait  alors  la  fortune, 
et  le  pavillon  Français,  au  lieu  de  se  déployer  fièrement  sur 
les  murs  de  citadelles  imposantes,  et  de  protéger  de  nom- 
breuses populations  indigènes,  ne  servit  qu'à  couvrir  dq 
déplorables  expéditions  :  déplorables,  quand  elles  se  tour- 
naient contre  nous,  plus  déplorables  peut-être  encore  quand 
nous  étions  vainqueurs,  car  elles  amenaient  de  sanglantes 
représailles. 

Dès  l'année  1565,  un  huguenot  déterminé,  Jacques  Sore 
ou  Soria,  un  normand  qui  deviendra  plus  tard  amiral  de 
Navarre,  et  tiendra  tête  sous  les  murs  de  La  Rochelle  au 
baron  de  la  Garde,  croisait  avec  cinq  vaisseaux,  dont  uri 
galion  nommé  le  P rince ^  à  la  hauteur  de  l'archipel  de  Madère, 
quand  il  rencontra  un  gros  navire  portugais,  le /Sa//2/t/ac^wes. 
Ce  navire  portait  au  Brésil  trente-cinq  missionnaires  jésuites, 
dont  le  provincial  Azevedo.  Le  corsaire  s'en  empara,  et  se 
donna  la  satisfaction  de  forcer  les  trente-cinq  victinuîs  de 


356  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

ses  fureurs  religieuses  à  se  jeler  eux-mêmes  à  la  mer.  11 
n'épargna  qu'un  novice  qui  portait  encore  l'habit  séculier  (1). 

Six  ans  plus  tard  un  autre  pirate,  Jean  Capdeville,  renou- 
vela ce  triste  exploit.  Il  montait  encore  le  même  galion  le 
Prince,  et  croisait  au  large  des  Canaries  avec  trois  autres 
navires  français  et  anglais,  quand  il  rencontra  les  huit  vais- 
seaux qui  portaient  au  Brésil  Luiz  Vasconcellos,  nommé 
gouverneur  en  remplacement  de  Men  de  Sa.  Aussitôt  le 
combat  s'engagea.  Malgré  la  résistance  des  Portugais  un  de 
leurs  vaisseaux  tomba  entre  les  mains  des  pirates,  et  les 
quatorze  jésuites  qui  le  montaient  furent  impitoyablement 
massacrés.  (2) 

Grâce  à  cette  double  exécution,  ont  été  conservés  les  noms 
de  Jacques  Sore  et  Jean  Capdeville  :  mais  combien  d'autres 
pirates  sillonnèrent  alors  l'Atlentique,  dont  les  exploits  sont 
restés  inconnus  !  Normands,  Bretons,  Rochelois  ou  Gascons 
inauguraient  alors  cette  grande  flibuste  qui  devait  bientôt 
ruiner  la  puissance  coloniale  du  Portugal.  En  1569  l'ambas- 
sadeur de  Venise  à  Paris,  Jean  Gorrero,  faisait  allusion  à  ce 
brigandage  maritime,  quand  il  écrivait  à  son  gouverne- 
ment (3)  :  «  Les  Français  ont  commencé  par  traverser  le 
commerce  des  Indes,  ne  pouvant  pas  souffrir  que  le  pape 
Alexandre  VI  ait  partagé  cette  navigation  entre  les  Portugais 
et  les  Espagnols  au  préjudice  des  tiers.  Ils  prennent  autant 
de  navires  qu'ils  peuvent,  et,  afin  qu'il  ne  reste  aucune  trace 
de  ce  brigandage,  ils  les  coulent  et  tuent  l'équipage.  Cepen- 
dant ils  ne  peuvent  agir  si  secrètement  qu'il  ne  s'en  porte  de 


(1)  Jarric.  Bistoire  des  Indes,  liv.  III  §  25. 

(2)  RocHA  PjTA.  America  Portugueza,  liv.  III  |  46-47.  —  Vas- 
concellos, ouv.  cit.  liv.  IV  §  5,  25,  115.  —  Jarric,  ouv.  cit.  liv. 
III  S  26. 

(S)  Relations  des  ambassadeurs  vénitiens^  édit.  Tommaseo,  t.  II, 
p.  173,  175. 


RUINE  DES   ÉTABLISSEMENTS   FRANÇAIS.  857 

grandes  plaintes  à  la  cour  :  mais,  comme  les  seigneurs  ont 
leur  part  de  butin,  tout  se  réduit  à  de  vaines  paroles.  » 

L'audace  de  nos  pirates,  la  connivence  intéressée  de  quel- 
ques grands  seigneurs,  et  aussi  la  faiblesse  du  Portugal, 
telles  sont  les  causes  qui  sans  doute  expliquent  la  continuité 
de  nos  relations  avec  le  Brésil,  malgré  tant  d'échecs  et  de 
désastres.  Dans  le  tarif  de  la  carue  de  Rouen,  c'est-à-dire 
du  chargement  et  du  déchargement  des  marchandises,  figu- 
rent, à  la  date  du  30  juillet  1567,  (1)  des  objets  d'importation 
brésihenne,  et  spécialement  des  bois  de  teinture.  Les  relations 
commerciales  n'étaient  donc  pas  interrompues  à  cette  époque. 
Elles  ne  l'étaient  pas  non  plus  en  1575  puisque  les  écrivains 
portugais  (2)  avouent  eux-mêmes  que  nos  compatriotes 
étaient  alors  établis  à  Rio-Réal,  à  huit  heues  nord-est  de 
Itapicura,  entre  Bahia  et  Sergipe.  et  au  cap  Frio.  Le  premier 
établissement  ne  fut  jamais  qu'un  comptoir  et  ne  laissa  pas 
de  traces  durables.  Le  second ,  au  contraire ,  fut  plus 
sérieux.  (3)  Les  Français  y  avaient  fondé  un  vaste  dépôt 
d'armes  et  de  munitions,  et  les  fournissaient  aux  Tupinambas 
et  aux  Tamoyos,  qui  menaçaient  la  nouvelle  capitale,  Saint- 
Sébastien,  et,  d'un  jour  à  l'autre,  pouvaient  s'en  emparer 
par  surprise  et  la  restituer  à  la  France.  Par  malheur  ce 
n'était  point  le  patriotisme,  mais  uniquement  la  cupidité  qui 
animait  nos  compatriotes.  A  peine  le  gouverneur  Antonio 
Salema  (4)  se  fut-il  aperçu  qu'ils  n'étaient  pas  insensibles  à 
l'appât  d'un  gain  énorme,  qu'il  acheta  leur  neutralité.  Aban- 


(1)  Archives  municipales  de  Rouen.  A.  19,  fol.  36-38. 

(2)  RocHA  PiTTA.  America  Portugueza^  liv.  III  §  61-2. 

(3)  SouTHEY.  History  of  Brazil,  §.  10. 

(4)  Varnhaqen.  Ouv.  cit.  I.  277.  a  Antonio  Salema  contra  Brasi- 
lianos  instigados  por  muitos  Francezes  que  ahi  se  haviam  estabe- 
lecido  em  una  feitoria,  unde  faziam  grande  contrabando  principal- 
mente  de  pan-brazil,  resolven-se  a  reduzir  esso  paragen...  etc.  d 


358  HISTOIRE   DU   BRÉSIL    FRANÇAIS. 

donnés  à  eux-mêmes,  les  Brésiliens  essayèrent  de  résistar, 
mais  ils  furent  exterminés.  Les  débris  de  la  puissante  tribu 
des  Tamoyos  se  réfugièrent  alors  à  Tambouchure  du  Mara- 
gnon,  et,  par  le  fait,  la  vieille  alliance  Franco-Brésilienne  se 
trouva  rompue.  (1572-1575). 

C'était  un  malheur  et  une  faute,  dont  nous  allions  immédia- 
tement subir  les  conséquences.  Dès  1579,  les  capitaines 
Lamotte,  Adritm  Gilles,  Guillaume  Clémence,  Michel  Fret, 
Jean  Bouel,  Guillaume  Lefèvre  de  Dieppe,  Abraham  Grenier, 
Casoier  et  autres  du  Havre,  commandant  onze  navires  nom- 
més la  Marie,  le  Bouc,  le  Robuste,  V Aventureuse,  le  Crois- 
sant, la  Licorne,  le  Grand- Anglais,  la  Marie-Martbe,  le 
Guillaume,  la  Chevillette  et  le  Grand-Cbien,  qui  étaient 
chargés  de  marchandises  pour  la  valeur  déplus  d'un  million, 
et  trafiquaient  sur  la  côte  du  Brésil,  furent  attaqués  par  les 
Portugais  qui  brûlèrent  les  vaisseaux  ;  les  équipages,  pour 
leur  échapper,  furent  forcés  de  se  réfugier  dans  les  forêts  de 
rintérieur.  (1) 

Dès  lors  chaque  année  est  marquée  par  un  désastre  :  En 
1580,  le  18  mai,  ce  sont  trois  navires  français,  surpris  par 
les  Portugais  dans  la  baie  de  Rio  Janeiro,  et  obligés  de 
s'enfuir  précipitamment  dans  les  mers  du  Sud.  (2)  En  1581 
trois  autres  navires  essayent  de  profiter  de  Téloignement  du 
gouverneur,  occupé  à  faire  la  guerre  aux  Indiens,  pour 
surprendre  Rio  Janeiro,  mais  ils  sont  repoussés.  (8)  Quel- 
ques mois  plus  tard,  le  capitaine  Fructuoso  Barbosa,  envoyé 
par  le  gouverneur  de  Bahia,  Manoel  Telles  Barreto,  se  venge 
de  cette  audacieuse  attaque  en  chassant  les  Huguenots  fran- 


(1)  Remonstrance  très  humble  que  font  au  roy  les  capitaines  de 
a  marine  de  France ^  etc.  citée  par  Tebnaux  Compans,  Notice  his- 
torique sur  la  Guyane  française,  p.  19. 

(2)  Relation  du  voyage  de  Thomas  Grrigg  insérée  dans  Hackluyt, 
t.  III,  p.  705. 

(3)  Jarric.  Ouv.  cit.  liv.  III,  §  29. 


RUINE  DES   ETABLISSEMENTS   FRANÇAIS.  359 

çais  qui  avaient  fondé  un  fort  à  Parahyba,  et  en  brûlant  cinq 
navires  entrés  dans  le  port  de  cette  ville  (1).  D'après  quelques 
auteurs^les  Français  auraient  brûlé  eux-mêmes  leurs  navires, 
et  se  seraient  retirés  chez  leurs  alliés  les  Pitigoares. 

Ces  désastres  répétés,  finirent  par  émousser  Tardeur  de 
nos  compatriotes.  Nous  trouvons  la  preuve  de  ce  découra- 
gement dans  un  document  contemporain ,  la  Copie  dune 
lettre  missive  envoyée  au  gouverneur  de  La  Rochelle  par  les 
capitaines  des  galleres  (2)  de  France^  etc.  Près  de  cinq  cents 
soldats  et  matelots  s'étaient  embarqués  à  La  Rochelle  en 
destination  du  Brésil  (1581).  Ils  firent  une  première  station  à 
Flores,  une  des  Âçores^  où  ils  soutinrent  Tattaque  des  Espa- 
gnols ;  puis,  après  avoir  passé  au  large  de  l'Ascension,  ils 
débarquèrent  à  Parahyba.  «  Auquel  lieue  de  cinq  à  si}(  cens 
sauvages,  tous  nuds,  avec  leurs  arcs  et  flèches,  nous  signi- 
fiant ea  leur  langage  que  nous  estions  les  bien  venus  nous 
offrants  de  biens  et  faisant  les  feu  de  ioye,  dont  nous  estiops 
venuz  pour  les  défendre  contre  les  Portuguoys  et  autres,  leurs 
ennemis  mortels  et  capitaux.  »  Certes  il  eut  été  bien  facile  à 
nos  Français  de  profiter  de  ces  bonnes  dispositions  pour 
tenter  un  suprême  effort,  et  expulser  les  Portugais  du  terri- 
toire. Ils  n'y  pensèrent  même  pas.  Ils  ne  songèrent  qu'à  tirer 
parti  des  richesses  du  sol,  et  surtout  qu'à  trouver  des  métaux 
précieux.  Ce  n'étaient  pas  des  soldats  résolus  à  soutenir 
l'honneur  du  drapeau,  mais  des  commerçants  peureux.  A  la 
première  alerte,  ils  n'eurent  rien  de  plus  pressé  que  de 
remonter  sur  leurs  navires  :  Le  motif  de  ce  brusque  départ 
aurait  été  une  prétendue  conspiration  ourdie  contre  eux  avec 


(1)  JaRRIC,  liv.  III,  §  31.—  Cf.VARNHAOXN,  ouT.cit.  liv.  ï,  p.  ^fSi; 
LoPB  Vaz.  Description  des  Indes  orientales  insérée  dans  Hackluyt, 
t.  III,  p.  778. 

(2)  Noua  publions,  atxz  pièces  justificatives,  eette  Lettre  missive. 
Elle  est  intéressante  comme  etpression  des  préjugés  populaires  et 
aussi  comme  peinture  de  morara. 


I 


360  HISTOIRB   DU    BRÉSIL  FRANÇAIS. 

les  sauvages  par  un  iaterprète.  L'auteur  de  la  Copie  l'avoue 
iogénuement.  c  Nous  eûmes  soupçon  de  quelque  surprise, 
qui  fut  la  cause  de  quoy  nous  mismes  les  voiles  auvent.  »  Ils 
continuèrent  leur  voyage  avec  une  égale  prudence,  n'abor- 
dant €  qu'en  de  petites  isles  non  habitées  sinon  de  bestes 

sauvages ;  et  se  retirant  tousîours  le  mitant  de  l'eau  de 

peur  des  ambuscades.  »  Après  avoir  avoir  paru  en  vue  de  la 
baie  de  Ganabara,  où  sans  doute  ils  eurent  l'audace  de  faire 
quelques  échanges,  ils  se  décidèrent  à  revenir  en  Europe  et 
c  firent  tant  par  leurs  iournées  qu'ils  arrivèrent...  à  grande 
ioie,  et  sans  aucune  perte  tant  de  noz  gens  que  de  nostre 
marchandise,  qui  est  un  grand  miracle  de  Dieu^  voyant  les 
grandes  rencontres  et  dangers  que  nous  avons  passé.  » 

Afin  de  prévenir  de  nouveaux  malheurs  et  de  couper  court 
à  toute  réclamation,  les  ministres  de  Henri  III  résolurent  de 
profiter  des  circonstances  pour  faire  du  Brésil  une  terre 
française.  La  couronne  de  Portugal  était  alors  vacante,  ou  du 
moins  disputée  entre  plusieurs  compétiteurs.  Le  roi  de  France 
se  prononça  pour  l'un  d'entre  eux,  le  prieur  Antonio  deCrato, 
et  lui  promit  son  appui.  En  sa  qualité  d'héritière  de  la  maison 
de  Boulogne,  la  reine  mère,  Catherine  de  Médicis,  avait 
quelques  prétentions  à  la  succession  de  Portugal.  Non  seule- 
ment elle  y  renonça  formellement  en  faveur  de  don  Antonio, 
mais  encore  engagea  son  fils  Henri  à  prêter  au  prétendant 
les  soldats  et  les  vaisseaux  de  la  France.  Pour  reconnaître 
ces  bons  offices,  don  Antonio,  de  son  côté,  promit  le 
Brésil  (1)  à  Catherine  :  Mais  ce  traité  resta  toujours  lettre 
morte,  car  don  Antonio  fut  battu  malgré  les  secours  de  la 
France,  et  ne  put  reconnaître  les  services  de  ses  alliés. 
Philippe  II  resta  le  maître  incontesté  du  Portugal  et  de  ses 
anciennes  colonies,  y  compris  le  Brésil. 


(1)  ToRZAY.  La  vie,  mort,  et  tombeau  de  Philippe  de  Strozzi. 
«  Dont  elle  et  ledict  roy  don  Antonio  estoient  demeurés  d'accord 
que,  lay  restabli  en  ses  estais,  elle  auroit  pour  ses  prétentions  la 
région  du  Rrézil.  » 


RUINE   DES   ÉTABLISSEMENTS   FRANÇAIS.  361 

Nos  marchands  et  nos  matelots  avaient  un  instant  espéré, 

grâce  à  cet  accord,  que  cette  région  si  longtemps  disputée 

entre  les  deux  couronnes  finirait  par  nous  appartenir.  Ils  se 

vengèrent  de  leur  déconvenue  en  couvrant  la  mer  de  corsaires, 

et  en  redoublant  de  témérité.  Les  Espagnols,  c'est-à-dire  les 

nouveaux  maîtres  du  Brésil,  redoublèrent  de  leur  côté  de 

surveillance  et  de  sévérité.  De  part  et  d'autre  ce  fut  une  guerre 

d'extermination.  En  1587  le  capitaine  Pois  de  Mil,  de  Joson 

en  Saintonge,  allant  au  Brésil  avec  le  navire  le   Valant,  dont 

l'équipage  était  de  116  hommes,  fut  pris  par  les  Portugais  et 

conduits  par  eux  dans  la  baie  de  tous  les  saints,  où  ils  furent 

tous  pendus  (1).  En  1594  trois  vaisseaux  français,  dont  deux 

de  Dieppe  commandés  pas  Jean  Noyer,  et  le  troisième  de  la 

Rochelle,  accompagnés  de  deux  pinasses  furent  rencontrés  à 

Fernambouc  par  l'Anglais  James  Lancaster.  Ils  se  disposaient 

à  arrêter  au  passage  les  navires  portugais  (2),  et  à  pousser 

quelques  pointes  daus  l'intérieur.  On  ne  sait  s'ils  réussirent 

dans  leur  dessein  :  peut  être  le  corsaire  français  qui,  cette 

même  année  1594,  prit  sur  les  côtes  brésiliennes  un  vaisseau 

portugais  richement  chargé,    appartenait-il  à  cette  flotille 

aperçue  par  Lancaster  (3).  L'année  suivante  (1595)  quelques 

vaisseaux  partis  de  La  Rochelle  pour  aller  attaquer  Bahia, 

pillèrent  le  fort  d'Arguin  sur  la  côte  d'Afrique,  et  furent  ensuite 

dispersés  par  une  tempête.  Deux  navires  seuls  arrivèrent  à 

Bahia  et  tombèrent  au  pouvoir  des  Espagnols  (4). 

Ces  exactions  mutuelles  ruinaient  le  commerce,  et  arrêtaient 
toute  entreprise  sérieuse.  Nos  négociants  adressaient  en  vain 
leurs  plaintes  à  la  couronne.Notre  infortunée  patrie  se  débattait 
alors  dans  les  convulsions  de  la  guerre  civile,  et  les  divers 


(1)  Remonstrance,  etc.  ouv.  cit. 

(2)  Voyage  de  Lancaster  inséré  dans  Hackluyt,  t,  III,  p.  711. 

(3)  Jarric,  ouv.  cit.  liv.  III,  §  28. 

(4)  Id.,  GUY.  cit.  liv,  III,  §  29. 


362  HISTOIRE   DU   BRESIL   FRANÇAIS. 

partis  qui  se  disputaient  Tinfluence  se  préoccupaient  médio- 
crement de  nos  intérêts  extérieurs.  On  a  conservé  dans  les 
archives  de  la  Chambre  de  commerce  de  Rouen  (1)  le  procès- 
verbal  d'une  assemblée  des  marchands  et  notables  de  cette 
ville,  tenue  le  20  août  1584,  sous  la  présidence  d'un  des 
anciens  consuls,  Adrien  le  Seigneur,  sieur  de  RauUe,  et  rela- 
tive aux  déprédations  commises  par  les  Espagnols.  Malgré  sa 
longueur  nous  citerons  ce  curieux  document,  qui  jette  un 
jour  singulier  sur  la  nature  des  opérations  commerciales  de 
l'époque  :  «  Après  avoir  prins  et  receu  les  advis  des  assistans, 
a  esté  résolu  qu'il  seroit  faict  entendre  à  mond.  S'  le  Prési- 
dent (2),  que  les  Françoys  sont,  en  gênerai,  empeschez  de 
pouvoir  traficquer  au  cap  de  Vert,  Cerlionne  (3),  coste  de 
Guinée,  coste  de  la  Myne,  coste  des  bonnes  gens,  etgeneralle- 
ment  au  reste  de  la  coste  de  l' Affrique,  mesmes  en  la  coste  de 
Brésil,  tant  de  l'amont  que  de  l'aval,  terres  fermes  et  isles  du 
Pérou,  et  generallement  à  tous  les  pays  que  occupe  à  part  le 
roy  d'Espagne...  et  que  à  ces  causes  les  marchaadz  ne 
peuvent  plus  faire  aulcun  traficq  par  la  mer,  et  une  infinyté 
de  mariniers,  qui  vivoient  soubz  eux,  à  cause  de  lad.  naviga- 
tion, sont  contrainctz  aller  chercher  leurs  vies,  de  eux  et  leurs 
familles,  aux  pays  estrangers,  choze  grandement  préiudiciable 
aux  forces  de  la  marine.  Et  plus  craignent  lesdits  marchandz 
du  peu  de  moyen  qui  leur  reste  à  leur  négociation,  pour 
estre  le  bruict  commun  que  le  roy  d'Espagne  leur  entend 
pour  l'advenir  empescher  tant  la  traite  de  Barbarye  que  la 
pescherie  des  terres  neufves:  ce  que,  s'il  adyenoit,  seroit  toute 
traficque  et  commerce  adneantis  en  ce  royaulme,  au  grand 
préiudice  du  Roy  nostre  Sire  et  ses  subiectz.  Et  pour  le  regard 


(1)  Carton  16,  liasse  6,   citée  par  de  Frétille,  ouv.  cit.,  t.  II, 
p.  504-505. 

(2)  DB  SizEON,  président  au  Parlement. 
(8)  Sierra  Leone. 


RUINE  DES  ÉTABLISSEMENTS  FRANÇAIS.  863 

des  pertes,  advertissent  qu'il  y  en  a  auculnes,  sy  congnues  et 
ressenties  qu'elles  sont  à  un  chacun  notoires;  comme  de  deux 
flottes  de  navires  de  ce  païs,  qui  ont  esté  bruslez  à  la  coste  de 
Brésil  par  les  Espagnolz,  Tune  en  Fan  mil  V  IIIxx  deux  conte- 
nant XVIII  navires,  et  Fautre  en  Tan  mil  V^'IIIxx  troys,  conte- 
nant VII  navires.  Et  au  mesme  an  IIIxxii,  deux  navires  au 
castel  de  Myne,  avec  grande  quantité  de  marchandize  et  perte 
d'hommes.  Et  pour  le  fait  des  pertes  particulières,  elles  sont 

en  tel  nombre  qu'il  seroit  difficile  en  bailler  le  catalogue 

etc.  » 

Malgré  ces  pertes,  malgré  ces  désastres  répétés,  malgré 
rincurie  du  gouvernement,  notre  commerce  au  Brésil  avait 
une  telle  vitalité,  et  les  intérêts  qui  nous  Haient  à  cette  région 
étaient  depuis  si  longtemps  et  si  solidement  établis  que  nos 
négociants,  sans  se  décourager,  continuaient  à  y  envoyer  de 
nombreux  vaisseaux.  En  1584  nos  compatriotes  s'établissaient 
de  nouveau  à  Itamaraca  (1).  En  avril  1586  on  signalait  à  Bahia 
sept  vaisseaux  Français  (2).  Dans  une  lettre  de  FelicianoCieça 
de  Carvalho,  gouverneur  de  Parahyba,  au  roi  d'Espagne  Phi- 
lippe II,  on  trouve  le  passage  suivant  :  «  Le  3  juillet  1596  on 
m'amena  un  prisonnier,  un  Français,  qui  m'apprit  qu'il  y  avait 
sept  grands  vaisseaux  de  sa  nation  à  l'ancre  dans  le  Rio  grande, 
et  que  treize  autres  attaquaient  le  château  de  Caboledo  et 
avaient  débarqué  trois  cent  cinquante  hommes  bien  armés.  Le 
gouverneur  du  château  a  été  tué,  ainsi  que  le  chef  des  Français 
et  un  grand  nombre  des  siens.  Ils  voulaient  s'emparer  du  fort 
pour,  de  là,  commercer  avec  les  Indiens;  mais  n'ayant  pu  y 
réussir,  ils  allèrent  rejoindre  ceux  qui  les  attendaient  auRio- 
grande.  J'ai  appris  qu'un  Français,  nommé  Darmigas,  a 
découvert  une  abondante  mine  d'argent.  Parmi  les  Français 
blessés  se  trouve  un  sieur  Mifa,  parent  du  gouverneur  de 


(1)  Varnhagen,  ouv.  cit.,  t.  I,  p.  290. 

(2)  id.  id.  p.  292. 


I 


364  HISTOIRE   DU   BRÉSIL    FRANÇAIS. 

Dieppe.  Il  annonce  aussi  que  Tannée  prochaine,  le  comte  de 
Villadorca  doit  venir  de  La  Rochelle  avec  une  flotte  nom- 
breuse ;  ce  prisonnier  m'a  encore  parlé  de  deux  vaisseaux  qui 
avaient  été  jetés  à  la  côte,  et  dont  les  équipages  s'étaient 
ligués  avec  les  Indiens.  Il  commandait  lui-même  un  de  ces 
vaisseaux;  l'autre  était  commandé  par  un  nommé  Rifoles. 
Le  29,  je  marchai  contre  les  Indiens  rebelles,  et  je  leur  fis 
vingt  quatre  prisonniers,  qui  m*ont  confirmé  la  présence  des 
Français  au  Rio  grande  (1).  »  A  la  même  époque  nos  compa- 
triotes se  trouvaient  encore  au  cap  Frio,  car  c'est  là  qu'un 
certain  Jacques  Postel  de  Dieppe  fut  attaqué  par  quatre  cara- 
velles et  sept  bateaux  espagnols;  une  partie  de  ses  gens 
furent  tués,  et  les  autres  faits  prisonniers  (2). 

Les  côtes  du  Brésil,  jusqu'à  la  fin  du  XVP  siècle  furent 
donc  toujours  fréquentées  par  les  Français.  Quelques  années 
plus  tard,  en  1612,  nos  compatriotes  devaient  y  fonder  un 
nouvel  établissement,  à  l'embouchure  du  Maragnon  :  mais 
l'histoire  de  cette  colonie  dépasse  les  limites  que  nous  nous 
étions  assignées,  et  nous  n'en  parlons  ici  que  pour  prouver 
par  un  nouvel  exemple  la  continuité  de  nos  relations  avec  le 
Brésil. 

La  monotone  énumération  de  ces  petits  faits  isolés  nous 
permettra  du  moins  de  formuler  une  conclusion  ;  c'est  que  nos 
fautes  seules  nous  ont  empêché  de  fonder  dès  cette  époque 
un  grand  empire  américain.  Comme  l'écrivait  à  Catherine  de 
Médicis,  le  4  janvier  1567,  notre  ambassadeur  à  Madrid,  Ray- 
mond (3)  de  Forquevaulx,  en  lui  proposant  les  services  d'un 
Lucquois,  Francisco  del  Bagno,  qui  voulait  tenter  un  voyage 


(1)  Hagrlutt,  t.  III,  p.  716.  Les  noms  Français  sont  tellement 
estropiés  dans  cette  relation  qu'il  est  impossible  de  les  reconnaître. 
Cf.  Ternaux  Compans,  Notion  sur  la  Guyane  Française,  p  .21-  22. 

(2)  Remonstrance,  etc.,  p.  10. 

(3)  Bibliothèque  nationale.  Manuscrit  fonds  français  n»  10,751 
p.  586,  inédit. 


RUINE   DES    ÉTABLISSEMENTS    FRANÇAIS.  3G5 

de  découvertes  :  «  Il  est  besoin  que  ce  soit  sous  la  conduite 
de  tel  personnage  qui  en  sache  rendre  meilleur  compte  que  ne 
firent  ceux  que  le  roi  François  P'  envoya  en  Canada,  ni  les 
autres  qui  depuis  sont  allez  en  Brésil  ou  à  la  Floride,  car  en 
telles  découvertes  et  conquêtes  ne  suffit  à  un  capitaine  d'être 
soldat  expérimenté  et  bon  marinier,  car  il  faut  que,  outre  cela, 
il  soit  politique  et  versé  un  petit  en  toutes  choses  de  savoir, 
afin  de  bien  fonder  et  bâtir  une  nouvelle  province  et  un  monde 
tout  neuf,  qu'il  n'y  faille  rien  désirer  du  côté  du  chef  pour  en 
tirer  réputation  et  profit  pour  le  Roy  et  son  royaume,  à  l'exal- 
tation de  l'honneur  de  Dieu.  »  Ces  qualités  multiples  que 
réclamait  notre  ambassadeur  pour  le  chef  d'une  future  colonie, 
aucun  de  ceux  qui  furent  envoyés  au  Brésil  ne  les  réunit 
en  sa  personne.  Villegaignon  lui-même,  qui  avait  pour  lui 
l'expérience  des  choses  de  la  mer  et  de  la  science  militaire, 
qui  même  était  versé  dans  la  diplomatie,  et  passait,  à  juste 
titre,  pour  un  des  plus  savants  de  son  temps,  manqua  de 
mesure  et  de  tolérance,  et  ruina  la  colonie  qu'il  avait  créée. 
Si  nos  ancêtres  du  seizième  siècle  avaient  eu  l'heureuse  chance 
d'être  dirigés  au  Brésil  par  un  homme  aussi  bien  doué  que  le 
sera  par  exemple  notre  Dupleix,  ce  magnifique  pays  nous 
appartiendrait  encore.  Nos  ennemis  le  reconnaissent  eux- 
mêmes,  et  nous  ne  saurions  mieux  terminer  cette  étude  que 
par  l'aveu  du  plus  récent  historien  du  Brésil  (1),  M.  Adolfo  de 
Varnhagen  :  «  Le  Brésil ,  écrit-il ,  serait  aujourd'hui  une 
nation  indépendante  qui  devrait  son  origine  à  des  colons 
Français.  » 


\  (1)  Le  passage  mérite  d'être  cité  en  entier  (t.  I,  p.  230).  «  Se 
nessa  colonia  tem  desde  o  principio  reinado  uniao,  e  se  os  colonos 
ia  seguros  dos  Barbaros  passam  para  o  continente,  à  chegada  dos 
reforços  esperados,  e  fazem  algunas  plantacôes,  e  adquirem  por  meio 
destas  o  amor  à  terra  que  dàa  propriedade  délia,  quando  amanhada 
com  0  proprio  suor,  talvez  ninguen  honvesse  podido  mais  desalojal 
os;  e  o  Rio  de  Janeiro,  e  sens  contorn'/s,  pelo  menos,  pertenceriam 
hoje  como  a  Guiana  a  Franca;  on  formariam  acaso  una  naçâo  inde* 
pendente  de  colonisaçâo  franceza. ...» 


QUATRIÈME  PARTIE 
PIÈGES  JUSTIFICATIVES 


PROTESTATION    DE    BERTRAND    D'ORNESAN 

Baron  de  Saint-Blancard 

CONTRE  LA  CAPTURE  DE  LA  PÈLERINE. 

MDCXXXVIII. 

Varnhagen,  Historia  gérai  do  Brazil^  1. 1.  p.  441-444. 


Nobilis  Bertrandus  Dornesan  miles  Baro,  et  dominus  de 
Sant  Blancard  ac  preffectus  classis  Régis  cristianissimi  in  mari 
Mediterraneo,  Actor  ad  versus  Epm.  vulgo  Dom  Martin  nuncu- 
patum,  Antonium  Gorrea  et  Petrum  Loppes  reos»  Coram  vobis 
prestantissimis  viris  Dominis  commissariis  Regum  cristia- 
nissimi et  serenissimi  pro  petitione  sua  et  ad  fines  de  quibus 
infra  dicit  ut  sequitur. 

In  primis  q.  in  anno  Domini  millésime  quingentesimo  tri- 
gesimo,  et  in  mense  Decembris  dictus  Actor,  cum  consensu 
et  expressa  licentia  Régis  cristianissimi,  armavit  quamdam 
suam  navim  vocatam  la  Pellegrina  de  decem  et  "octo  '  peciis 
machinarum  ex  ère  eneo  compositarum  ponderis  quadringen- 


PIECES   JUSTIFICATIVES.  tS67 

torum  quinque  quintalorum  et  de  pluribus  aliis  petiis  earum- 

dem  machinarum  ex  ère  fereo  comffectarum  in  tam  magno 

globo  q.  suffecissent  pro  tuitione  dicte  navis  et  ultra  unius 

castri. 
It.  Et  armavit  eamdem  navim  qs.  plurimis  generibusarmo- 

rum  videlicet  balistis,  piquiis,  lanceis  et  pluribus  aliis  invasi- 

bilibus  et  pro  defensione  dictarum  navis  et  castri,  stipavitque 

eamdem  navim  centum  viginti  hominibus  belicosis  nobilibus  et 

plebeiis  magno  numo  conductis. 

It.  Et  in  misit  in  dicta  navi  q.  s.  plurimas  merces  requesitas 
et  in  maximo  pretio  habitas  in  insulis  Bresiliaribus,  in  quibus 
subuchende  erant  pro  eis  commutandis  cum  aliis  mercibus 
dictarum  insularum  summe  in  gallia  requesitis,  in  misitque 
instrumenta  necessaria  pro  constructione  unius  castri  et  reda- 
tise  (sic)  terre  inculte  ad  culturam  et  supellectilia  etiam  neces- 
saria ad  garniendum  dictum  castrum. 

It.  Dicte  navi  prefecit  Joanem  Duperet  qui  solvit  a  Massilia, 
et  sulcavit  maria  per  très  menses  post  quos  applicuit  dictis 
insulis  in  loco  Fernambourg  nuncupato. 

It.  Et  ibi  compertis  sex  Lusitanis  adorsi  sunt  ipsi  Galli  ab 
eis  cum  maximo  furore  et  magno  commeatu  silvestrorum,  sed 
Deo  juvante  incolumes  evastunt  galli  et  victoriam  reportarunt. 
Etandem  pace  inter  eosinita  Galli  unum  fortalitium  construxe- 
runt  juvantibus  silvestribus  et  etiam  dictis  sex  Lusitanis  sump- 
tibus  Gallorum  tamen,  et  ab  eisdem  stipendiatis  quod  eddifitium 
fuit  constructum,  ut  in  eo  nedum  merces  sed  et  eorum 
personas  se  tutarent  adversus  dictes  silvestres. 

It.  Et  pro  constructione  preffacta  fuerunt  per  dictum  Duperet 
quatuor  mille  ducati  expositi.  Interea  tamen  qu.  perfactum 
fortalitium  construebatur  dictus  Duperet  merces  quas  ex 
Massilia  aduxerat  libère  cum  incolis  dictarum  insularum  trafi- 
cando  cum  mercibus  dictarum  insularum  commutavit  de  quibus 
tam  maximum  globum  congessit  qu.  vix  totum  illum  castrum 
poterat  eas  capere. 

It.  Et  postquam  bec  via  fuerunt  facta  et  castrum  munitum 
et  de  cunctis  hiis  que  supetebant  pro  tuicione  et  detenlione 


368  HISTOIRE   DU   BRÉSIL    FRANÇAIS. 

ipsius  tam  inermis  quam  suppelleclilibus  quamdam  portionem 
dictarum  mercium  in  navi  immisit  ut  eas  in  Gallia  subuchcret 
in  qua  in  inagno  pretio  habebantup. 

It.  Et  inter  alias  merces  de  quibus  navem  oneravit  fuerunt 
quinque  mille  quintalia  ligni  brasilii  quod  tune  in  Gallia  ven- 
debatur  precio  octo  ducatorum  pro  quintallo;  quare  valions 
erant  quadraginta  mille  ducatorum. 

It.  Et  tricenta  quintalia  bonbicis  valions  trium  mille  duca- 
torum adrationem  decem  ducatorum  pro  quintallo,  et  lantum- 
dem  granis  illius  patrie  valions  nonigentorum  ducatorum  ad 
rationem  trium  ducatorum  pro  quintallo,  et  sexcentos  pssitacos, 
jam  linguam  nostram  conatos,  valions  trium  mille  et  sexcen- 
torum  ducatorum  ad  rationem  sex  ducatorum  pro  quolibet,  et 
ter  mille  pelles  leopardorum  et  aliorum  animalium  diversorum 
collorum,  valoris  novem  mille  ducatorum  ad  rationem  trium 
ducatorum  pro  pelle,  et  Irescentas  simias  seu  melius  agueno- 
nes  valions  mille  et  octocentorum  ducatorum  ad  rationem 
sex  ducatorum  pro  aguenone,  et  de  mina  auri  q.  purificata  ut 
decebat  ter  mille  ducatos  reddidisset,  et  de  oleis  medicabilibus 
valions  mille  ducatorum,  et  tanti  ut  preffactum  est  vendi 
potuissent  in  Gallia  ad  quam  destinata  erant  preffacte  merces. 

It.  Et  omnes  sume  preffacte  junte  sumam  sexaginta  duo- 
rum  mille  ducatorum  cum  trescentis  ascendebant. 

It.  Et  dicte  navi  fuit  datus  preffectus  dominus  Debarram 
cum  quadraginta  hominibus  belicosis  ipso  computato  pro  eo 
adversus  piratas  tuenda. 

It.  Solverunt  a  dicto  Fernamburg,  et  committanle  sorte  satis 
prospéra  in  mensse  augusti  anni  millesimi  quingentesimi  tri- 
gesimi  primi  in  portu  de  Mallega  in  Hispania  apulerunt  in 
quo  anchoras  jecerunt  ob  penuriam  alimentorum. 

It.  Et  compertis  ibi  dictis  Dom  Martin  et  Correa  cum  decem 
navibus  et  caravelis  ab  ipsis  dictus  Barram  preffectus  accitus 
est  inquisitus  de  hiis  que  subuchebat  unde  et  ad  quem 
locum. 

It.  Et  de  omnibus  cerciorati  ac  de  penuria  esculentorum, 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  369 

dicti  Lusitani  pietate  fita  mutuo  dederunt  trigenta  quintalia 
panis  biscocti  dicto  Barram,  et  quia  Romam  petebant  ad  quam 
tune  ipse  Dom  Martin  ut  aiebat  legatione  pro  Rege  serenissimo 
Portugallie  fungebatur,  promiserunt  dicti  Lusitani  dicto  Bar- 
ram conservantiam  usque  in  dictam  Massiliam. 

It.  Et  flde  sic  data  aceptata  omnes  una  a  dicto  portu  de 
Malega  solverunt,  tutum  tamen  et  nondum  quinque  milia- 
ribus  de  mari  travatis  coati  sunt  gradum  sistere  ob  cessa- 
tionem  venti. 

It.  Et  die  sequenti  q.  erat  dies  assumptionis  virginis  Marie 
dictus  Dom  Martin  fingens  velle  omnes  nautos  preffectosque 
navium  consulere  circa  navigationem  fiendam  accivit  ad  se  dic- 
tum  Barram  et  nauclerum  patronum  sue  navis,  quos  adven- 
tatos  ipso  Correa  présente  et  favente  Dom  Martin  cepit,  et 
deinde  alios  sodales  dicte  Peregrine,  et  omnes  vinculis  dédit 
vinculatosque  per  vim  et  navi  cum  mercibus  depredata  mer- 
ces  navem  et  homines  Régi  jam  dite  serenissimo  mandavit, 
qui  cuncta  ratifHcans  homines  carceri  mancipavit,  navem 
mercesque  sibi  appropriavit. 

It.  Et  certifficatus  dictus  serenissimus  de  castri  constru- 
tione  in  dictis  insulis,  et  de  mercibus  et  machinis  armis 
supellectilibus  et  hominibus  in  dicto  castra  existentibus  ad 
tutum  très  naves  armavit,  quibus  dictum  Petrum  Loppes 
preffecit,  eisque  in  mandatis  dédit  ut  cellerrime  ad  dictum  cas- 
trum  subvertendum  merces  et  cetera  que  in  eo  erant  capienda 
et  homnes  proffligandos  accederet. 

It.  Et  antea  in  anno  miiessimo  quingentessimo  vigessimo 
sexto  ydem  serenissimus  per  totum  ejus  regnum  edictum  ab 
eo  emanatum  publicatim  dederat,  quo  continebatur  preceptum 
expressum  omnibus  ejus  subditis  sub  pena  capitis  de  omnibus 
Galis  ad  dictas  insulas  accedentibus  seu  ab  eis  recedentibus 
submergendis  et  expressam  commissionem  ad  hoc  finis  dicto 
Correa  signatam  tradiderat. 

It.  Et  illud  decreverat  licet  tune  nuUum  bellum  inter  pre- 
factos  Reges  seu  eorum  subdilos  ;  imo  tune  confederati  erant 

24 


370  HISTOIRE  DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

et  Kcet  etiam  merces  de  quibus  supra  facta  est  mentio  non 
sint  de  hiis  que  de  jure  prohibentur  ad  inimici  deffens;  et 
licet  etiam  dictus  rex  serenîssimus  nuUum  habeat  dominium 
nec  jurisdilioaem  in  dictis  insulis,  imogentes  eas  intollentes 
plurimos  habeant  régules  quibus  more  tamen  et  ritu  silvestri 
reguntur  et  ita  ponitur  in  facto. 

It.  Etiam  ponitur  in  facto  probabili  quam  dictus  serenissi' 
mus  rex  Portugalie  nnllajn  majorem  habet  potestatem  in  dictis 
insulis  quam  habeat  rex  cristianissimus,  imo  enim  mare  sit 
commune  et  insuli  prefacte  omnibus  ad  eas  accedentibus 
aperte  permissum  est  nedum  Gallis  sed  omnibus  aliis  natio- 
nibus  eas  frequentare  et  cum  accolis  comertium  babere. 

It.Et  maxime  quia  tune  Lusitani  Gallie  libère  frequentabant 
et  eum  Galliis  in  dies  commercium  habebant  :  quare  indem 
erat  aut  debebat  esse  premissum  Galis  inLusitania  et  in  dictis 
insulis  etiam  date  qu.  dicte  Régi  serenissimo  spectaset  attenta 
dictorum  Regnum  confederatione. 

It.  Et  circa  mensem  decembris  dicti  anni  millesimi  quigen- 
tessimi  primi  dictus  Loppes  cum  suis  navibus  dicto  portu  de 
Femamburg  applicuit,  castrum  dicti  actoris  obsedit,  et 
per  decem  et  octo  dies  machinis  impetui  et  tandem  conquas- 
savit. 

It.  Et  ob  qu.  Dominus  Délia  Mote  qui  in  dicto  castre  capi- 
taneus  erat  vidons  etiam  de  longo  tempore  non  posse  succurri 
colloquium  de  deditione  cum  dicto  Loppes  habuit,  et  post 
maximas  altercationes  inita  fuit  inter  eos  transactio,  qua  lau- 
tum  fuit  qu.  castrum  dicto  Loppes  pro  dicto  Rege  serenissimo 
traderetur  et  ydem  Loppes  salvaret  homines  ac  merces  in 
dicto  castre  exislentes,  quos  homines  et  merces  promisit  in 
loco  libère  subuchere  et  dimittere  francos  et  libères  cum 
mercibus  et  hiis  qui  in  dicto  castre  habebant. 

It.  Et  dicta  transactio  fuit  juramento  dicti  Loppes  velato 
solepnim,  et  supra  sanctum  corpus  Christi  presbiterum  ibi  tune 
consecratum. 

It.  Et  illo  non  obstante  tradito  castre  dicto  Loppes,  ydem 
Loppes  suspendio  dédit  dictuia  doininum  délia  Mote  capita- 


^ 


PBKCES   JUSTIFICATIVES.  371 

neum  et  viginti  alios  ex  suis  sodalibus  duosque  vivos  silves- 
tribus  delaniandos  et  mandendos  tradidit,  aliosque  cum 
mercibus  et  aliis  rébus  in  dicto  Castro  existentibus  Régi  sere- 
nissimo  aduxit,  qui  homines  carcere  dédit  in  in  villadeFarom 
cum  ceteris  captis  predictum  Gorrea  et  merces  cetera  quas 
sibi  propria  fecit. 

It.  Et  in  quo  carcere  multum  fuerunt  per  Lusitanos  vexati 
per  vigintiquatuor  menses  in  magna  inedia  famé  et  longa 
oppressione  quatuor  ex  hiis  animas  efflaverunt,  et  post  xxim 
menses  alii  liberati  sunt  demptis  undecim.  Proprius  tamen 
Lusitani  coegerant  dictos  Gallos  captivatos  falso  deponere 
in  inquesta  per  eos  fata  prope  e  factis  depredationibus 
cooperiendis. 

It.  Et  quare  adhuc  detinentur  dicti  undecim,  et  xx  fuerunt 
suspensif  duo  vivi  delaniati  et  comesti,  et  quatuor  in  carcere 
interempti,  qui  omnes  triginta  septem  ascendunt. 

It.  Quod  a  dicto  anno  captionis  usque  adhuc  dictus  actor  sol- 
vit  vel  onoxius  est  uxoribus  seu  heredibus  eorum  stipendia  pro- 
missa,  vydelicet  très  ducatos  pro  mense  cuilibet  ascendentia, 
in  cumule  summa  mille  tricentorum  ducatorum  cum  triginta 
et  uno  pro  quolibet  anno  quare  per  septem  annis  summa 
novem  mille  ducatorum  cum  trecentis  et  decem. 

It.  Et  ceteris  qui  manserunt  in  isto  carcere  per  dictos 
viginti  quatuor  mensibus  solvit  etiam  prefacto  modo  stipendia 
aut  pro  eis  manet  onoxius  ascendentia  pro  dicto  tempore 
summa  sex  mille  nonningentorum  septuaginta  quatuor  duca- 
torum cum  octoginta  très  homines  essent,  non  computatis 
dictis  triginta  septem  hominibus. 

It.  Et  dicta  navis  cum  suis  armamentis  valions  erat  duorum 
mille  ducatorum,  machine  vero  arma  et  alid  mobilia  mercibus 
non  computatis  tam  in  navi  quam  in  castre  existencia  valloris 
erant  sex  mille  ducatorum. 

It.  Preffacte  omnes  summe  rerum  depredatarum  ascendunt 
in  universo  summam  ducentorum  sexaginta  octo  milium  duca- 
torum cum  ducentis  octoaginta  quatuor,  cuj  us  summa  quadru- 
plum  cum  pro  rébus  raptis  detur  summa  in  decem  centum 


372  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

septuaginta  trium  mille  ducatorum  cum  centum  triginta  sex 
ducatis  ascendit. 

It.  Et  quia  diclis  mercibûs  seu  vallore  earum  si  depredate 
non  essent  dictus  actor  Iraftcum  ceptum  continuasset  et  cum 
eis  in  decuplum  lucratus  esset,  petit  idem  actor  illud  intéresse 
lucri  cessantis. 

It.  Et  saltem  illud  consideratur  et  ratio  illius  habetur  in 
solito  lucrari  et  mercari  in  Gallia  ad  rationem  de  viginti  pro 
centenario  pro  quolibet  anno  quod  interesse  in  quinque  annis 
principale  accenderet,  ideo  enim  principale  dictarum  mercium 
summa  ducentorum  quadraginta  millia  ducatorum  ascendat 
totidem  ascendit  et  interesse. 

It.  Quia  omnia  et  singula  predicta  sunt  vera  et  notaria, 
offerens  actor  ea  probare  ad  suffîcientiam  tamen  et  non  alias 
imo  rejecto  superflue  onore  probationis  de  quo  expresse  pro- 
testatur. 

Concludit  dictus  actor  qûatenus  ipsi  reii  in  dictis  summis 
condenentur  erga  actorem  aut  in  alia  summa  de  qua  apparebit 
pretestis  aut  per  Juramentum  ejusdem  actoris  ad  quod  petit 
admitti,  attente  q.  est  questio  de  rébus  depredatis,  et  ita  con- 
cludit et  alias  pertinentes  juxta  materiam  subjectam  cum 
expenssis  dannis  et  interesse  petens  in  omnibus  jus  dici  et 
justiciam  minislrari. 

Protestando  tamen  qu.  in  casuum  dicti  reii  non  invenirent 
solvendo  pro  summa  condenata  et  per  vos  declarata  executio 
remaneat  dicto  actori  salva  adversus  mandantem  et  ratiffl- 
cantem. 

Petens  litteras  vestras  citatorias  adversus  dictes  Dom  Martin 
Gorrea  et  Loppes  sibi  decerni  visuros  dictam  petitionem  coram 
vobis  fieri  et  aliter  procedi  ut  juris  et  rationis  juxta  formam 
dictarum  commissionum  noslrarum, 

Certifié  conforme  par  Jehan  Pyrot,  secrétaire  greffier  des 
commissaires  français,  le  11  mars  1538. 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  373 


COPIE  DE  QUELQUES  LETTRES 

SUR  LA  NAVIGATION  DU  CHEVALIER  DE  VILLEGAIGNON  ES  TERRES 
DE  l' AMÉRIQUE  OULTRE  l'œQUINOCTIAL,  IUSQUES  SOUBZ  LE  TROPIQUE 
DE  capricorne;  CONTENANT  SOMMAIREMENT  LES  FORTUNES  ENCOU- 
RUES EN  CE  VOYAGE  AVEC  LES  MŒURS  ET  FAÇONS  DE  VIVRE  DES 
SAUVAGES  DU  PAIS  :    ENVOYÉES    PAR  UN  DES   GENS   DUDIT  SEIGNEUR. 

MDGLVI 


Édition  originale  :  Paris ,  Martin  le  jeune ,   à  l'enseigne  Saint- 
Christophle,  devant  le  collège  de  Cambray.  1557. 

Réimpression  :  Teenaux-Compans  ,   Archives  des  Voyages, 

vol.  I,  p.  102. 


Première  Lettre. 

Mes  frères  suivant  les  promesses  que  vous  feis  à  mon 
départ  au  val  d'Argenteuil,  iusques  auquel  lieu  vous  m'accom- 
pagnastes  de  vos  grâces  pour  prendre  Tadieu  et  congé  (qui 
fut  avec  grands  regrets  comme  ie  croy)  les  uns  des  autres, 
vous,  vous  retirant  à  vos  heureuses  muses,  moy  poursuivant 
la  mienne  entreprinse  (contre  vos  vouloirs)  de  ceste  lointaine 
pérégrination.  le  n'ay  voulu  estre  accusé  du  vice  de  me- 
congnoissance  des  plaisirs  que  i'ay  receus  de  vous  autres, 
et  des  promesses  par  lesquelles  me  suis  obligé  d'escrire 
(combien  que  pour  ceste  heure  il  ne  me  reste  beaucoup  de 


874  HISTOIRE  DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

temps  pour  y  vaquer)  mais  de  ce  peu  que  i*ay  peu  desrober, 
succintement  pour  le  présent  vous  Pescriray. 

L'an  du  Seigneur  mil  cinq  cens  cinquante  cinq  le  douzième 
iour  de  iuillet,  monsieur  de  Villegaignon  ayant  mis  ordre  et 
appareillé  tout  ce  qu'il  lui  sembloit  estre  convenable  à  son 
entreprinse;  accompagné  de  plusieurs  gentilshommes  maiiou- 
vriers  et  mariniers,  desquels  equippa  en  guerre  et  marchan- 
dise deux  bons  vaisseaux,  lesquels  le  roy  Henry  second  de 
ce  nom  lui  avoit  faict  délivrer,  du  port  chacun  de  deux  cents 
tonneaux,  muniz  et  garnis  d'artillerie,  tant  que  pour  la 
deffense  des  dicts  vaisseaux  que  pour  en  délaisser  en  terre  : 
avec  un  hourquin  de  cent  tonneaux,  lequel  portoit  les  vivres, 
et  autres  choses  nécessaires  en  telle  faction.  Ces  choses  ainsi 
bien  ordonnées,  commanda  qu'on  fist  voile,  ledict  iour  sur 
les  trois  heures  après  midi,  de  la  ville  du  Havre  de  Grâce  : 
auquel  lieu  s'estoit  faict  son  embarquement. 

Pour  lors  la  mer  estoit  belle,  afflorée  du  vent  northest^  qui 
est  Grec  Levant,  lequel  (s'il  eust  donné)  estoit  propre  pour 
nostre  navigation,  et  d'icelluy  eussions  gaigné  la  terre  occi- 
dentale. Mais  le  lendemain  et  iours  suivants,  il  se  changea 
au  sud  ouest,  auquel  avions  directement  affaire  :  et  tellement 
nous  tourmenta,  que  fusmes  contraincts  relascher  à  la  coste 
d'Angleterre  nommée  le  Blanquet,  auquel  lieu  mouUames  les 
ancres,  ayant  espérance  que  cestuy  vent  cesseroit  :  mais  ce 
fut  pour  rien,  car  il  nous  convint  icelles  lever  en  la  plus 
grande  diUgence  qu'on  sçauroit  dire,  pour  relascher  et 
retourner  en  France  au  lieu  de  Dieppe.  Avec  laquelle  tour- 
mente il  survint  au  vaisseau  auquel  s'estoit  embarqué  ledict 
sieur  de  Villegaignon,  un  lâchement  d'eaux,  qu'en  moins  de 
demie  heure  Ion  tiroit  par  des  sentines  le  nombre  de  huict  à 
neuf  cents  bastonnées  d'eaux  qui  reviennent  à  quatre  cents 
seaux  ;  qui  estoit  chose  estrange  et  encore  non  ouye  à 
navire  qui  sort  d'un  port.  Par  toutes  ces  choses  nous  en- 
trasmes  dans  le  havre  de  Dieppe  à  grande  difficulté,  parce  que 
le  dit  havre  n'a  que  trois  brassées  d'eau,  et  nos  vaisseaux 


PIECES   JUSTIFICATIVES.  375 

tiroient  deux  brassées  et  demie.  Avec  cela  il  y  avoit  grande 
levée  pour  le  vent  qui  ventoit,  mais  les  Dieppois  (selon  leur 
coustume  louable  et  honneste)  se  trouvèrent  en  si  grand 
nombre  pour  haller  les  emmares  et  cables  que  nousentrasmes 
par  leur  moyen  le  dix  septième  iour  dudict  moys.  De  celle 
venue  plusieurs  de  nos  gentilshommes  se  contentèrent  d'avoir 
veu  la  mer,  accomplissant  le  proverbe  :  mare  vidit  et  fugit 
Aussi  plusieurs  soldats,  manouvriers  et  artisans  furent 
desgoutez  et  se  retirèrent. 

Nous  demeurasmes  là  l'espace  de  trois  semaines,  tant  pour 
attendre  le  vent  bon  et  second,  que  pour  le  radoubement  des 
dictes  navires.  Puis  après  le  vent  retourna  au  north  est, 
duquel  nous  nous  mismes  encore  en  mer,  et  pensants  tousiours 
sortir  hors  les  côtes  et  prendre  la  haulte  mer.  Ce  que  ne 
peusmes.  Ains  nous  convint  relascher  au  Havre,  d'oii  nous 
estions  partis,  par  la  violence  du  vent,  qui  nous  fut  autant 
contraire  qu'auparavant.  Et  là  demourasmes  iusques  à  la 
vigile  de  la  nostre  dame  de  la  my  aoust.  Entre  lequel  chascun 
s'efforça  de  prendre  nouveaux  refrechissements  pour  rentrer 
de  nouveau,  et  pour  la  troisième  fois  en  mer.  Auquel  iour 
nous  apparut  la  clémence  et  bénignité  de  nostre  bon  Dieu  : 
car  il  appaisa  le  courroux  de  la  mer,  et  le  ciel  furieux  contre 
nous,  et  le  changea  selon  ce  que  nous  lui  avions  demandé 
par  nos  prières.  Quoy  voyants,  que  le  vent  pouvoit  durer  de 
la  bande  d'où  il  estoit,  de  rechef  avec  plus  grand  espoir  que 
n'avions  encore  heu,  pour  la  troisième  fois  nous  nous  embar- 
quasmes,  et  feimes  voile  ledit  iour  quatorzième  d' aoust. 

Celuy  vent  nous  favorisa  tant,  qu'il  feist  passer  la  Menche, 
qui  est  un  destroict  entre  l'Angleterre  et  la  Bretaigne,  le 
gouffre  de  Guyenne  et  de  Biscaye,  Espaigne,  Portugal,  le 
cap  de  Saint- Vincent,  le  destroict  de  Gybalthar,  appelé  les 
colonnes  d'Hercule,  les  isles  de  Madère,  et  les  sept  isles 
fortunées,  dictes  les  Canaries.  L'une  desquelles  recon- 
gneusmes  appelée  pic  Tanarifle,  des  anciens,  le  mont  d'Atlas, 
et  de  cestuy  selon  lesComographes  est  dicte  la  mer  Atlantique. 


376  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

Gesluy  mont  est  merveilleusement  hault.  Il  se  peult  voir  de 
vingt  cinq  lieues.  Nous  en  approchasmes  à  la  portée  du 
canon  le  dimenche  vingtième  iour  de  nostre  troisième  embar- 
quement. Du  Havre  de  Grâce  iusques  au  dict  lieu  ily  a  quinze 
cents  lieues.  Cestuy  est  par  les  vingt  et  huict  degrez  au 
north  de  la  Ugne  torride.  Il  y  croist,à  ce  que  ie  puis  entendre, 
des  sucres  grande  quantité,  et  de  bons  vins.  Geste  isle  est 
habitée  des  Espagnolz,  comme  nous  sceusmes.  Gar  comme 
nous  pensions  mouUer  l'ancre,  pour  demander  de  Teaue 
douce  et  des  rafrechissements,  d'une  belle  forteresse  située 
au  pied  d'une  montagne,  ilsdesployerentune  enseigne  rouge, 
nous  tirans  deux  ou  trois  coups  de  coulou\Tine,  l'un  desquels 
perça  le  vice  admirai  de  nostre  compagnie.  G'estoit  sur 
l'heure  de  onee  ou  douze  heures  du  iour,  qu'il  faisoit  une 
chaleur  merveilleuse  sans  aucun  vent.  Ainsi  il  nous  convint 
soustenir  leurs  coups,  mais  aussi  de  nostre  part  nous  les 
cannonasmes  tant  qu'il  y  eut  plusieurs  maisons  rompues  et 
brisées  :  et  les  femmes  et  enfants  fuyoient  par  les  champs. 
Si  nos  barques  et  basteaux  eussent  esté  hors  les  navires,  ie 
crois  que  nous  eussions  faict  le  Brésil  en  ceste  belle  isle.  Il 
n'y  eust  qu'un  de  nos  cannoniers  qui  se  blessa  en  tirant  d'un 
cardinac,  dont  il  mourut  dix  iours  après.  A  la  fin  l'on  voit 
que  nous  ne  pouvions  rien  practiquer  là  que  des  coups  :  et 
pour  ce  nous  nous  retirasmes  en  mer,  approchant  dé  la  coste 
de  Barbarie,  qui  est  une  partie  d'Aiîricque. 

Notre  veut  second  nous  continua  et  passasmes  la  rivière  de 
Loyre  en  Barbarie,  le  promontoire  Blanc,  qui  est  soubs  le 
tropique  de  Cancer  :  et  vinsmes  le  huictième  iour  dudict  mo}S 
en  la  haulteur  du  promontoire  d'Ethiopie,  oii  nous  commen- 
çasmes  à  sentir  la  chaleur.  De  l'isle  qu'avions  recongnue  ius- 
ques audict  promontoire,  il  y  a  trois  cents  lieues.  Ceste  chaleur 
extresme  causa  une  fiebvre  pestilentieuse  dans  le  vaisseau  où 
estoit  ledit  Seigneur,  pour  raison  que  les  eaues  estoient  puantes 
et  tant  infectes  que  c'estoit  pitié,  et  les  gens  dudict  navire  ne 
se  pouvoient  garder  d'en  boire.  Celle  fiebvre  fut  tant  conta- 
gieuse et  pernicieuse  que  de  cent  personnes  elle  n'enespargna 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  377 

que  dix  qui  ne  fussent  malades  :  et  des  nouante  qui  estoient 
malades,  cinq  moururent,  ce  qui  estoit  chose  pitoyable  et 
pleine  de  pleurs.  Ledict  seigneur  de  Villegaignon  fut 
contrainct  soy  retirer  dedans  le  vice-admiral,  où  il  m'avoit 
faict  embarquer,  où  nous  estions  tous  dispos  et  fraiz,  bien 
faschez  touttefois  de  Taccident  qui  estoit  dans  nostre  compa- 
gnon. Ce  promontoire  est  quatorze  degrez  près  la  zone  torride  : 
et  est  la  terre  habitée  des  Mores.  Là  nous  faillit  nostre 
bon  vent,  et  fusmes  persécutez  six  iours  entiers  de  bonnasses 
et  calmes,  et  les  soirs  sur  le  soleil  couchant,  des  tourbillons 
de  vents  les  plus  impétueux  et  furieux,  ioincts  avec  pluye  tant 
puante  que  ceulx  lesquels  esloient  mouillez  de  ladicte  pluye, 
soubdain  ils  estoient  couvertz  de  grosses  pustules,  de  ces 
vents  tant  furieux.  Nous  n'osions  partir ,  que  bien  peu ,  de 
la  grande  voile  du  Papefust.  Touttefois  le  Seigneur  nous  se- 
courut :  car  il  nous  envoya  le  vent  sur-oest,  contraire  neant- 
moins,  mais  nous  estions  trop  occidentaux.  Ce  vent  fut  tou- 
siours  fraiz,  qui  nous  recréa  merveilleusement  Tesprit  et  le 
corps,  et  d'iceluy  nous  costoyasmes  la  Guinerie,  approchant 
peu  à  peu  de  la  zone  torride  :  laquelle  trouvasmes  tellement 
tempérée  (contre  Topinion  des  anciens)  que  celuy  qui  estoit 
vestu,  ne  lui  convenoit  se  despouiller  pour  la  chaleur, 
ne  celuy  qui  estoit  devestu,  lui  falloit  se  vestir  pour  la 
froideur. 

Nous  passasmes  ledit  centre  du  monde  le  dixième  d'octobre 
près  les  isles  de  Sainct  Thomas,  qui  sont  soubz  Toequinoctial, 
prochaine  de  la  terre  de  Manicongre.  Combien  que  ce  chemin 
ne  nous  estoit  propre,  si  est  ce  qu'il  convenoit  de  faire  ceste 
route  là,  obéissant  au  vent  qui  nous  estoit  contraire  :  et  telle- 
ment obeismes  audict  vent  que  pour  trois  cents  lieues  qu'avions 
seulement  à  faire  de  droict  chemin^  nous  en  feismes  mille  ou 
quatorze  cents.  Voire  que  si  nous  eussions  voulu  aller  au 
promontoire  de  Bonne  Espérance,  qui  est  trente  sept  degrez 
deçà  la  ligne,  en  l'Inde  Orientale,  nous  y  eussions  plus  tost 
esté  qu'au  Brésil,  cinq  degrez  north  dudict  œquateur,  et  cinq 
degrez  sur-oest  dudict  œquateur.  Nous  trouvasmes  si  grand 


378  HISTOIRE  DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

nombre  de  poissons  eï  de  diverses  espèces,  que  quelquefois 
nous  pensions  estre  assecquez  sur  lesdicts  poissons.  Les 
espèces  sont  marsouins,  daulphins,  baleines^  stadius,  dorades, 
albacorins,  pelamideS;  et  le  poisson  voilant,  que  nous  voyons 
voiler  en  troupe  comme  les  estourneaux  en  nostre  pays.  Là 
nous  faillirent  noz  eaux,  sauf  cellesdes  ruisseaux,  tant  puante 
et  infecte  que  nulle  infection  est  à  y  comparer.  Quand  nous 
beu  viens  d'icelles  il  nous  falloit  boucher  les  yeux  et  estoupper 
le  nez. 

Estants  en  ces  grandes  perplexités  et  presque  hors  d'espoir 
de  venir  au  Brésil^  pour  le  long  chemin  qui  nous  restoit,  qui 
estoit  de  neuf  cents  à  mille  lieues,  le  seigneur  Dieu  nous 
envoya  le  vent  au  sur-oest,  dont  nous  convint  mettre  la  prore 
à  Toest,  qui  estoit  le  lieu  où  nous  avions  affaire.  Et  tant 
fusmes  portez  de  ce  bon  vent,  qu'un  dimanche  matin  vingtième 
d'octobre,  eusmes  congnoissance  d'une  belle  isle,  appelée  dans 
la  carte  marine  l'Ascension.  Nous  feusmes  tous  resiouys  de  la 
voir,  car  icelle  nous  monstroit  où  nous  estions,  et  quelle  dis- 
tance y  pouvoit  y  avoir  iusques  à  la  terre  d'Amérique.  Elle  est 
eslevée  de  huict  degrez  et  demy.  Nous  n'en  peusmes  approcher 
plus  près  que  d'une  grande  lieue.  C'est  une  chose  merveilleuse 
que  de  voir  ceste  isle  loing  de  la  terre  ferme  de  cinq  cents 
lieues.  Nous  poursuyvismes  nostre  chemin  avec  ce  vent  second, 
et  feismes  tant  par  iour  et  par  nuict,  que  le  troisième  iour  de 
novembre  ung  dimenche  matin  nous  eusmes  congnoissance 
de  rinde  Occidentale,  quarte  partie  du  monde,  dicte  Amé- 
rique, du  nom  de  celuy  qui  la  découvrit  l'an  mil  quatre  cens 
nouante  trois. 

Il  ne  fault  demander  si  nous  eusmes  grande  ioye,  et  si  chas- 
cun  rendoit  grâces  au  Seigneur,  veu  la  povreté  et  le  long 
temps  qu'il  y  avoit  que  nous  estions  partis.  Ce  lieu  que  nous 
descouvrismes  est  par  vingt  degrez,  appelé  des  sauvages  Pa- 
rarbe.  Il  est  habité  des  Portugois,  et  d'une  nation  qui  ont 
guerre  mortelle  avec  ceulx  auquelz  nous  avons  alliance.  De 
ce  lieu  nous  avons  encore  trois  degrez  iusqu'au  tropique  de 
Capricorne,  qui  vallent  octante  lieues.  Nous  arrivasmes  le 


PIÈGES  JUSTIFICATIVES.  379 

dixième  de  novembre  en  la  rivière  de  Ganabara,  pour  la  simi- 
litude qu'elle  a  au  lac.  Icelle  est  droictement  sous  le  tropique 
de  Capricorne.  Là  nous  meismes  pied  en  terre,  chantans 
louanges  et  actions  de  grâces  au  Seigneur.  Auquel  lieu  trou- 
vasmes  cinq  à  six  cens  saulvages,  tous  nudz,  avec  leurs  arcs 
et  fLecheSy  nous  signifiant  en  leur  langage  que  nous  estionns 
les  bien  venus,  nous  offrants  de  leurs  biens,  et  faisantz  les 
feux  de  ioie,  dont  nous  estions  venus  pour  les  deffendre 
contre  les  Portugois  et  autres  leurs  ennemis  mortels  et  capi- 
taulx. 

Le  lieu  est  naturellement  beau  et  facile  à  garder,  à  raison 
que  rentrée  en  est  estroicte,  close  des  deux  costez  de  deux 
haults  monts.  Au  milieu  de  ladicte  entrée  (qui  est  possible 
demy  lieue  de  large)  il  y  a  une  roche  longue  de  cent  pieds,  et 
large  de  soixante,  sur  laquelle  monsieur  de  Villegaignon  a 
faict  un  fort  de  bois,  y  mettant  une  partie  de  son  artillerie  pour 
empescher  que  les  ennemis  ne  viennent  les  dommager.  Celle 
est  tant  spatieuse  que  tous  les  navires  du  monde  y  seroient  à 
l'ancre  seurement.  Icelle  est  semée  de  préaux  et  isles  tant 
belles,  garnies  de  bois  tousiours  verd  :  à  l'un  desquels  (estant 
à  la  portée  du  canon  de  celuy  qu'il  a  fortifié)  a  mis  le  reste  de 
son  artillerye  et  tous  ses  gens,  craignant  que  s'il  se  fust  mis 
en  terre  ferme,  les  sauvages  ne  nous  eussent  saccagé  pour 
avoir  sa  marchandise. 

La  terre  ne  produit  que  du  mil,  que  l'on  appelle  en  nostre 
pays  bled  sarrazin,  duquel  ils  font  du  vin  avec  une  racine 
qu'ils  appellent  maniel,  qui  a  la  ftieille  du  Pœonia  mas,  et 
pensois  véritablement  que  s'en  fust.  Elle  vient  en  arbre  de  la 
hauteur  du  sanbucus.  D'icelle  ils  font  de  la  farine  molle  qui 
est  autant  bonne  que  du  pain.  l'ay  veu  une  herbe  qu'ils 
appellent  petun,  de  la  hauteur  de  consolida  major,  dont  ils 
succent  le  jus  et  tirent  la  fumée,  et  avec  celle  herbe  peuvent 
soustenir  la  faim  huict  ou  neuf  iours.  Oultre  il  y  a  deux  sortes 
de  fruicts  merveilleusement  bons  :  l'un  qu'ils  appellent  nana, 
et  vient  dans  une  plante  semblable  à  l'aloes  :  elle  est  toutefois 
spumeuse  :  le  fruict  est  de  la  grosseur  d'un  artichault,  rem- 


I 


880  fflSTOIRE   DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

pli  de  ius  sucré,  neantmoins  il  est  de  mauvaise  concoction. 
L'autre  est  une  espèce  de  figue  qu'ils  appellent  Pacona  :  La 
plante  d'icelluy  a  les  fueilles  du  Lapathum  aquaticum.  Il  est 
de  bonne  concoction.  La  terre  produit  aussi  de  bonnes  et 
menues  febves,  lesquelles  sont  de  bon  nourrissement  :  de 
la  canne  de  sucre,  mais  non  pas  en  grande  quantité.  Sem- 
blablement  des  oranges,  citrons  et  limons  :  mais  tant  peu  que 
ce  n'est  rien,  car  les  habitants  sont  négligents  de  la  cultiver: 
quant  aux  autres  simples,  ie  n'en  recougneu  que  du  pourpié, 
du  myrthe  et  du  basilic.  Tout  le  reste  est  tant  saulvage  et 
et  eslongue,  que  si  maistre  Jean,  démonstrateur  des  herbes  y 
estoit,  il  y  seroit  bien  empesché.  le  pense  que  nous  y  trouve- 
rons quelques  métaulx  :  car  les  Portugoys  ont  trouvé  or, 
argent  et  cuyvre,  cinquante  lieues  plus  aval,  et  cinquante  lieues 
plus  amont.  La  terre  est  arrousée  de  fort  belles  rivières  d'eaues 
doulces,  des  plus  saines  que  ie  beu  iamais.  L'air  est  tem- 
péré tendant  touttefois  plus  à  chaleur  qu'à  froideur.  Leur 
esté  est  au  moys  de  décembre ,  quand  le  soleil  vient  en 
son  Tropique,  et  qu'il  leur  est  pour  Zenith.  Tout  le  temps 
que  le  soleil  s'approche  d'eux  les  soirs  ils  ont  de  la  pluye  et 
tonnerre  pendant  trois  heures  :  le  reste  du  temps  que  le  soleil 
se  retire  en  son  œquinoxe  et  en  son  Tropique  de  Cancer,  il  y 
faict  (comme  ils  disent)  le  plus  beau  temps  du  inonde.  Voyla 
quant  à  la  fertilité  de  la  terre,  salubrité  et  disposition  de 
l'aer. 

Il  reste  à  parler  des  habitants,  de  leurs  conditions,  statuts 
et  mœurs.  Geste  nation  est  la  plus  barbare  et  estrange  de 
toute  honnesteté  qui  soit  soubs  le  ciel,  comme  ie  croy.  Car 
ils  vivent  sans  conguoissance  d'aucun  Dieu,  sans  soucy,  sans 
loy,  ou  aucune  religion  ;  non  plus  que  les  bestes  brutes  qui 
sont  conduites  par  leur  seul  sentiment.  Ils  vont  nuds,  n'ayans 
aucune  honte  ou  vergongne  de  leurs  parties  honteuses,  et 
ce,  tant  les  hommes  que  les  femmes.  Leur  langage  est  fort 
copieux  en  dictions,  mais  sans  nombre,  tellement  que  quand 
ils  veulent  signifier  cinq,  ils  montrent  les  cinq  doigts  de  la 
main.  Us  font  la  guerre  à  cinq  ou  six  nations,  desquelles 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  381 

quand  ils  prennent  des  prisonniers,  ils  leur  donnent  en  ma- 
riage les  plus  belles  filles  qu'ils  ayent,  leur  mettans  au  col 
autant  de  licols  qu'ils  les  veulent  garder  de  lunes.  Puis 
quand  le  temps  est  expiré,  ils  font  du  vin  de  mil  et  racines, 
duquel  ils  s'enyvrent,  appelans  tous  leurs  amys.  Puis  celuy 
qui  Ta  prins  prisonnier  Tassomme  avec  une  massue  de  bois, 
et  le  divise  par  pièces,  et  en  font  des  carbonnades,  qu'ils 
mangent  avec  si  grand  plaisir  qu'ils  disent  que  c'est  ambroi- 
sie et  nectar.  Leur  manger  sont,  serpents,  crocodiles,  crap- 
paux  et  gros  lysars,  lesquels  estiment  autant  que  nous 
faisons  les  chappons,  les  levraux  et  les  connilz.  Leur  alliance 
a  en  estendue  cent  lieues.  Ils  font  guerre  avec  Ouitachas, 
Ouyamas,  Margaias,  Taliarbas  et  Portugoys.  Les  conditions 
d'icelle  sont  telles  que  ceulx  avec  lesquels  nous  habitons.  Ils 
prennent  autant  de  femmes  qu'ils  veulent,  et  ont  liberté  les 
femmes  de  délaisser  leurs  maris  pour  petite  occasion.  Ils 
estiment  nos  habillements,  noz  armes,  et  tout  ce  qui  vient  de 
nestre  pays,  mesprisants  l'or,  l'argent,  et  toutes  pierreries, 
que  nous  estimons  beaucoup.  Leurs  armes  sont  des  arcs  et 
flesches  armées  de  petits  os.  Ils  navigent  dans  des  auges  ou 
almadas,  qui  ont  trente  ou  quarante  pieds  de  long.  Ils  nagent 
naturellement  bien,  qui  est  cause  qu'ils  ne  se  soucient  s'ils 
enfondrent  en  l'eaue  ou  non.  Leurs  richesses  sont  colliers 
blancs,  qu'ils  font  de  petits  limassons  de  mer  ;  et  aussi  plu- 
masseries  dont  ils  se  revestent,  quand  ils  arrivent.  Plus  le 
bois  de  Brésil,  duquel  ils  chargent  les  navires.  Le  bois 
croist  merveilleusement  hault,  et  à  la  feuille  de  buxus.  l'ay 
veu  des  arbres  haults  de  cent  pieds,  et  six  de  diamètre.  le 
croy  (si  Dieu  n'a  pitié  d'eulx)  qu'ils  seront  fort  fascheux  à 
réduire  au  christianisme  :  et  à  grande  difficulté  on  leur 
pourra  ester  ceste  misérable  coustume  de  se  manger  les  uns 
les  autres.  Ils  vivent  en  congrégation,  s'assemblants  cinq  ou 
six  cents  et  édifient  de  longues  loges  que  les  anciens  appe- 
loyent  mapalia.  Tous  ceulx  d'une  lignée  se  tiennent  volontiers 
ensemble.  Us  ont  force  cotton  dont  ils  font  des  licts  qui  pen- 
dent, et  y  faict  autant  bon  dormir  qu'en  licts  de  plume  :  nous 


882  HISTOIRE  DU  BRESIL  FRANÇAIS. 

ne  dormons  point  en  d'autres  licts  :  Eln  chacun  village,  celui 
qui  aura  esté  le  plus  vaillant,  c'est  à  sçavoir  qui  aura  le  plus 
prins  de  prisonniers  et  tué,  ils  le  créent  pour  leur  Roy.  Tout 
est  commun  entre  eux,  mais  quand  ils  nous  apportent  quelque 
chose,  il  leur  fault  donner  le  pour  ce,  ou  aultrement  ils  ee 
mal  contenteront. 

Voylà  mes  firères  que  i'ay  peu  recueillir,  et  mettre  par 
escript  de  tout  le  discours  de  nostre  voyage,  pour  Fheure 
présente  :  nous  espérons,  avec  Fayde  de  Dieu,  aller  plus  aval, 
iusques  par  delà  les  trente  sept  ou  trente  huict  degrez.  Ce 
que  ie  ne  fauldray  de  vous  escrire  en  attendant  que  ie  retourne 
au  pays.  Ce  temps  pendant  ie  prieray  le  créateur  vous  donner 
en  heureuse  et  longue  vie,  accomplissement  de  vos  bons  dé- 
sirs, me  recommandant  affectueusement  à  vos  bonnes  grâces. 
De  la  rivière  de  Ganabara  au  pais  de  Brésil,  en  la  Fance  An- 
tarctique, soubs  le  tropique  de  Capricorne,  ce  premier  iour 

de  febvrier  1555.  • 

Vostre  très  parfaict  amy, 

Nicolas  Barré. 

Et  ont  esté  ies  présentes  receues  le  ieudy  23  de  juillet  1556. 


Deuxième  Lettre 

Mes  frères  et  meilleurs  amys,  l'occasion  s' offrant,  ie  n'ay 
voulu  la  laisser  passer  sans  vous  écrire  succinctement  les 
dangers  et  périls  merveilleux,  desquels  le  seigneur  Dieu,  par 
sa  bonté,  nous  a  délivrez.  AfBn  que  (comme  nous),  apprenez 
à  vous  asseurer  en  sa  bonté,  estant  exercitez  par  tels  ou 
autres  périls. 

Deux  iours  après  le  parlement  des  navires  qui  fut  le  qua- 
trième iour  de  febvrier  1556,  nous  descouvrismes  une  coniu- 
ration  faite  par  tous  les  artisans  et  manouvriers  qu'avions 
amenez,  qui  estoient  au  nombre  d'une  trentaine  :  contre  mon- 
sieur de  Villegaignon,  et  tous  nous  autres  qui  estions  avec 


PIECES    JUSTIFICATIVES.  383 

luy,  qui  n'estions  que  huict  de  deffense.  Nous  avons  sceuquo 
ce  avoit  esté  conduit  par  un  truchement,  lequel  avoit  esté 
donné  audict  seigneur  par  un  gentilhomme  normand,  qui 
avoit  accompagné  ledict  seigneur  iusques  en  ce  lieu.  Ce  tru- 
chement estoit  marié  avec  une  femme  sauvage,  laquelle  il  ne 
vouloit  ny  la  laisser  ny  la  tenir  pour  femme.  Or  ledit  sieur 
de  Villegaignon,  en  son  commencement,  régla  sa  maison  en 
homme  de  bien,  et  craignant  Dieu:  deffendant  que  nul 
homme  n'eust  affaire  à  ces  chienes  sauvages,  si  Ton  ne  les 
prenoit  pour  femme,  et  sur  peine  de  mort.  Ce  truchement 
avoit  vescu  (comme  tous  les  autres  vivent)  en  la  plus  grande 
abomination  et  vie  Epicurienne,  qu'il  est  impossible  de 
raconter  :  sans  Dieu,  sans  foy,  ne  loy,  Tespace  de  sept  ans. 
Pourtant  luy  faisoit  mal  de  délaisser  sa  putain,  et  vie  supé- 
rieure, pour  vivre  en  homme  de  bien,  et  compagnée  de  chres- 
tiens. 

Premièrement  proposa  d'empoisonner  monsieur  de  Ville- 
gaignon, et  nous  aussi  :  mais  un  de  ses  compagnons  l'en 
destourna.  Puis  s'adressa  à  ceux  des  artisans  et  manouvriers 
lesquels  il  congnoissait  vivre  en  regret,  et  grand  travail,  et  à 
peu  de  nourriture.  Car  par  ce  que  l'on  avoit  apporté  vivres 
de  France,  pour  vivre  en  terre,  il  convint  du  premier  iour 
laisser  le  cydre,  et  au  lieu  boire  de  l'eau  crue.  Et  pour  lebis- 
cuyt  s'accommoder  à  une  certaine  farine  du  pays,  faicte  de 
racines  d'arbres,  qui  ont  la  fueille  comme  le  Pœonia  mas,  et 
croist  plus  hault  en  haulteur  qu'un  homme.  Laquelle  sou- 
daine et  repentine  mutation  fust  trouvée  estrange,  mesme- 
ment  des  artisans,  qui  n'estoient  venus  que  pour  la  lucrative 
et  profflt  particuliers.  loinct  les  eaux  difficiles,  les  lieux 
aspres  et  déserts,  et  labeur  incroyable,  qu'on  leur  donnoit, 
pour  la  nécessité  de  loger  où  nous  estions  :  parquoy  aisément 
les  séduit  :  leur  proposant  la  grande  liberté  qu'ils  auroyent, 
et  les  richesses  aussi  par  après,  desquelles  donneroient  aux 
sauvages  en  habandon,  pour  vivre  à  leur  désir.  Lesquels 
volontairement  s'accordèrent,  et  à  la  chaulde  voulurent 
mettre  le  feu  aux  pouldres,  qui  avoient  esté  mises  dans  un 


384  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

cellier  faict  légèrement,  sous  lequel  nous  couchions  tous  : 
mais  aucuns  ne  le  trouvèrent  pas  bon,  parceque  toute  la 
marchandise,  meubles  et  ioyaux  que  nous  avions,  eussent 
esté  perduz,  et  n'y  eussent  rien  gaigné.  Ils  conclurent  donc 
entre  eux  de  nous  venir  saccager,  et  couper  la  gorge,  disant 
que  nous  serions  en  nostre  premier  somme. 

Touteffois  ils  trouvèrent  une  difficulté  pour  trois  Ecossois 
qu'avoit  ledict  seigneur  pour  sa  garde,  lesquels  s'efforcèrent 
pareillement  séduire  :  mais  eux,  après  avoir  congneu  leur 
mauvais  vouloir,  et  la  chose  estre  certaine,  m'en  viadrent 
advertir,  et  décelèrent  tout  le  faict.  Ce  que  soudainement  ie 
declaray  audict  seigneur,  et  à  mes  compagnons  pour  y  remé- 
dier. Nous  y  remédiâmes  soudainement  en  prenant  quatre  des 
principaux,  qui  furent  mis  à  la  chaisne  et  aux  fers  devant 
tous  :  l'autheur  n'y  estoit  pas.  Le  lendemain,  l'un  de  ceux 
qui  estoient  aux  fers,  se  sentant  convaincu,  se  traisna  près 
de  l'eaue,  et  se  noya  misérablement.  Un  autre  fut  estranglé. 
Les  autres  servent  ores  comme  esclaves  :  le  reste  vit  sans 
murmure,  travaillant  beaucoup  plus  diligemment  qu'aupara- 
vant. L'autheur  truchement  (parce  qu'il  n'y  estoit  pas)  fut 
averty  que  son  affaire  avoit  esté  descouverte.  Il  n'estretourné 
du  depuis  à  nous  :  il  se  tient  maintenant  avec  les  sauvages  : 
lequel  a  débauché  tous  les  autres  truchements  de  ladicte 
terre,  qui  sont  au  nombre  de  vingt  ou  vingt  cinq,  lesquels 
font  et  disent  tout  du  pis  qu'ils  peuvent,  pour  nous  estonner 
et  nous  faire  retirer  en  France.  Et  parce  qu'il  est  advenu  que 
les  sauvages  ont  esté  persécutez  d'une  fièvre  pestilentieuse 
depuis  que  nous  sommes  en  terre,  dont  il  est  mort  plus  de 
huit  cents,  leur  ont  persuadé  que  c'estoit  monsieur  de  Ville- 
gaignon  qui  les  faisait  mourir,  parquoy  conçoivent  une  opi- 
nion contre  nous,  qu'ils  nous  voudroient  faire   la  guerre,   si 
nous  estions   en  terre  continentale  :  mais  le  lieu  où   nous 
sommes  les  retient. 

Ce  lieu  est  une  islette  de  six  cents  pas  de  long,  et  de  cent 
de  large,  environné  de  tous  costez  de  la  mer,  large  et  long 
d'un  costé  et  d'autre,  de  la  portée  d'une  coulouviûne,  qui  est 


riÈCKS  JCSTIFlC.iTiVES,  385 

cause  qu'eux  n'y  peuvent  approcher,  quand  leur  frenaisie  les 
.prent.  Le  lieu  est  fort  naturellement,  et  par  art  nous  l'avons 
flancqué  et  remparé  tellement  que  quand  ils  nous  viennent 
voir  dans  leurs  auges  et  almadas,  ils  tremblent  de  crainte.  Il 
est  vray  qu'il  y  a  une  incommodité  d'eaue  doulce,  mais  nous 
y  faisons  une  cysteme,  qui  pourra  garder  et  contenir  de 
l'eaue,  au  nombre  que  nous  sommes,  pour  six  mois.  Nous 
avons  du  depuis  perdu,  un  grand  basteau,  et  une  barque 
contre  les  roches  :  quy  nous  ont  faict  grand  faute,  pour  ce  que 
nous  ne  scaurions  recouvrer  ni  eaue,  ny  bois,  ny  vivres,  que 
par  basteaux.  Avec  ce,  un  maistre  charpentier  et  deux  autres 
manouvriejs  se  sont  allez  rendre  aux  saulvages,  pour  vivre 
plus  à  leur  liberté.  Nonobstant  Dieu  nous  a  fait  la  grâce  de 
résister  constamment  à  toutes  ces  entreprises,  ne  nous  défilant 
de  sa  miséricorde.  Lesquelles  choses  nous  a  voulu  envoyer, 
pour  monstrer  que  la  parole  de  Dieu  prend  difficilement 
racine  en  un  lieu,  afin  que  la  gloire  luy  en  soit  reportée  : 
mais  aussi  quand  elle  est  enracinée,  elle  dure  à  jamais.  Ces 
troubles  mont  empesché  que  n'ay  peu  recongnoistre  le  païs, 
s'il  y  avoit  mineraulx  ou  autres  choses  singulières  :  qui  sera 
pour  une  autre  fois.  Lon  nous  menasse  fort  que  les  Portu- 
goys  nous  viendront  assiéger,  mais  la  bonté  divine  nous  en 
gardera. 

le  vous  supplie  tous  deux  de  m'escrire  amplement  de  vos 
nouvelles,  et  m'advertir  de  vos  desings,  et  où  vous  espérez 
de  vous  retirer  pour  iouir  de  l'usufruict  de  voz  études  ;  afin 
que  quand  il  plaira  au  Seigneur  me  rappeler  de  ce  pays,  ie 
me  puisse  resiouyr  avec  vous  :  lequel  ie  prie  vous  donner  en 
longue  et  heureuse  vie  l'accomplissement  de  voz  bons  désirs, 
me  recommandant  affectueusement  à  voz  bonnes  grâces. 

De  la  rivière  de  Ganabara,  au  païs  de  Brésil  en  la  France 
Antarctique;  soubs  le  tropique  de  Capricorne,  ce  vingt  cin- 
quième iour  du  mois  de  may  mil  cinq  cents  cinquante  six. 

Vostre  bon  amy, . 

Nicolas  Barhé. 

25 


886  HISTOIRE    DU   BRÉSIL    FIUKÇAiS. 


LETTRES    DE    TILLEGAIGHOH. 


Lettre  I  (1). 

AU    CARDINAL  DU   BELLAY  (2). 

Monseigneur,  vostre  bonté  et  humanité  me  contraignent  de 
mectre  toute  mon  espérance  en  vous  à  mon  parlement  de  la 
court.  le  laysse  une  lectre  au  doyen  vostre  home,  pour  vous 
donner  en  recommandation  du  bien  que  m'avez  pourchassé. 
De  là  ie  m'en  allé  en  Hongrie,  pour  veoyr  le  camp  des  Impé- 
riaulx,  où  ie  n'ay  ausé  demeurer,  pour  la  défence  que  m'en 
avoit  faict  monseigneur  de  Langey  (3).  le  vous  envoyé  ung 
mémoire  des  novelles  dudict  camp.  Il  vous  pleut  ung  iour 
me  vouloyr  donner  à  Monseigneur  d'Orléans  (4),  qui  me 
semble  très  gentil  prince  ;  s'il  vous  semble;  Monseigneur, 
que  ce  soyt  mon  bien,ie  vous  prie  achever  ce  que  vous  havez 
commencé,  et  me  fayre  donner  quelque  honneste  degré  de 
servitude  en  sa  maison,  affin  d'havoyr  adveu  en  France.  le 


(1)  Bibliot.  Nat.  ancien  fonds  français  Delamarre,  n»  -^^ 

(2)  Jean  du  Bellay,  évêque  de  Bayonne,  puis  de  Paris  en  1632, 
cardinal  en  1535,  puis  évêque  d'Ostie  et  doyen  du  Sacré-Gollégeé 

(3)  Guillaume  du  Bellay,  frère  aîné  du  cardinal,  vice-roi  de  Pié- 
mont depuis  1537. 

(4)  Charles  d'Orléans,  troisième  fils  de  François  I"  et  de  Claude 
de  France  (1522-1545). 


PIECES   JUSTIFICATIVES.  387 

commence  à  me  lasser  de  tant  pérégriner.  Il  me  semble  estre 
temps  d'en  cueillir  quelque  fruict.  Tescrips  audit  seigneur 
que  vous  lui  conterez  des  novelles  dudit  camp,  affln  d*havoyr 
entrée  et  occasion  de  lui  parler  de  moy.  le  suis  à  Venise, 
attendant  novelles  de  Monseigneur  de  Langey  pour  fayre  ce 
qu'il  me  commandera.  le  n'ay  loysir  de  vous  fayre  plus 
longue  lectre,  qui  sera  cause  que  ie  me  recommanderé  très 
humblement  à  vostre  bonne  grâce,  priant  Dieu,  Monseigneur, 
vous  donner,  en  très  parfayte  santé  et  longue  vie,  Taccom- 
plissement  de  voz  nobles  désirs. 

De  Venise,  ce  XX  iuillet  1542. 

Vostre  très  humble  serviteur, 

VlLLEGAlGNON. 


Lettre  II  (1). 

AU   CONNESTABLË  (2). 

Monseigneur,  les  affaires  de  ceste  Religion  (3)  sont  en  si 
mauvais  estât  que  i'ay  honte  de  vous  en  escrire  ;  toutesfois 
la  nécessité  me  presse  de  vous  dire  que  s'il  ne  plaist  au  Roy 
et  à  vous  intercéder  envers  le  Grand-Seigneur  (4)  de  nous 
laisser  en  paix,  nous  sommes  en  danger  d' estre  défaits  ;  i'ay 


(1)  Guillaume    Ribier.    Lettres    et    mémoires   d' estât ^    t.    II, 
p.  302,  303. 

(2)  Anne  de  Montmorency,  connétable  depuis  le  règne  de  Fran- 
çois 1«'. 

(3)  Il  s'agit  dt  Tordre  de  Malte. 

(4)  Le  sultan. 


»)88  iiiSTOiiiE  bi:  iiUEsiL  fuAmjais. 

trouvé  à  mon  retour  toutes  nos  places  au  mesme  estât  qu'elles 
estoient  de  temps  de  feu  bonne  mémoii^e  Lisle  Adam,  et 
maintenant  que  le  danger  nous  entoure,  nous  trouvons  tant 
d'affaire  tout  en  un  temps,  que  Ton  ne  sçait  auquel  commen- 
cer. La  Religion  ne  se  trouva  iamais  si  dénuée  de  toutes 
choses,  nos  places  toutes,  sinon  le  Ghasteau  (i),  ne  sont  point 
tenables  contre  une  fureur  d'artillerie,  si  est-ce  qu'il  faut  que 
nous  nous  mettions  en  effort  de  les  garder  avec  un  petit  nom- 
bre de  gens  de  guerre,  ou  de  laisser  perdi'e  tout,  n'ayant  pas 
où  nous  retirer.  Quand  ie  fus  envoyé  à  la  Cité,  ie  ne  trouvay 
que  dix-huict  chevaliers  avec  moy,  pour  garder  là  vingt 
mille  âmes  qui  estoient  dedans,  il  ne  se  trouve  pas  icy  quatre 
cent  portans  Croix  pour  la  garde  de  toutes  nos  places,  nous 
avons  une  autre  difficulté,  que  nous  ne  pouvons  à  ce  besoin 
trouver  soldats,  et  noslre  ennemy  est  si  fort,  que  nous  n'y 
avons  point  d'espérance  de  secours  ;  il  a  pris  Tripoli  en  cinq 
jours,  ne  se  trouvant  là  que  quarante  chevaliers,  ce  qu'il  y 
avoit  de  soldats  perdoient  le  cœur.  le  croy  qu'il  me  faudra 
retourner  à  la  Cité,  combien  qu'elle  ne  me  semble  raison- 
nablC;  car  les  murailles  ne  vallent  pas  de  bonnes  hayes  d'es- 
pines  vives,  car  elles  sont  de  pierre  et  terre  sans  chaux,  n'y 
sablon,  le  lieu  assez  petit,  et  dedans  vingt  mille  âmes  de 
peuple  de  l'isle,  puisque  i'ay  esté  là  ordonné  par  le  Conseil, 
ie  ne  puis  refuser  d'y  aller  voir  ce  qu'il  plaira  à  Dieu  ordon- 
ner de  moA-  ;  le  commençay  l'autre  fois  des  fossez  par  dedans 
de  seize  pieds  de  large,  et  derrière  une  muraille  de  douze 
pieds  de  large  de  pierres  sèches,  n'ayant  terre  ni  fascines,  n'y 
autre  matière  à  remparer,  et  si  Dieu  me  garde  l'esprit,  et  la 
santé,  et  que  mes  gens  ne  s'estonneht  pas,  i'espère  défendre 
l'assaut  :  il  y  a  un  gouverneur  genevois,  chevalier  de  la 
Grande-Croix,  nommé  frère  Georges,  adroit,  vaillant  et  ver- 
tueux chevalier,  duquel  i'ay  bonne  espérance,  nous  ferons  le 


^1;  U  ë'agit  du  château  Saiat-Elmc. 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  389 

sacrifice  à  Dieu  de  nos  vies  pour  la  garde  de  tant  de  pauvres 
âmes. 

Monsieur  d'Aramon  arriva  à  Tripoli  fort  à  propos  pour  ces 
pauvres  chevaliers  qui  estoient  là  enfermez,  car  ils  estoient 
tous  esclaves  sans  lui,  nous  luy  avons  très  grande  obligation 
pour  les  bons  offices  et  courtoisies  qu'il  nous  a  faits. 

De  Malthe,  le  24  août  1551. 

ViLLBGAIGNON. 


Lettre  III  {\), 

VILLKGAIGNON   AU  DUC   D*ESTAMPES  (2) 

Monseigneur,  par  vostre  commandement  i*ai  distribué  les 
lettres  qu'il  vous  a  pieu  m'envoyer,  et  retenu  celles  qui  sont 

pour   l'urgent (3).   Au  reste.  Monseigneur,   i'ai  faict 

ung au  Roy  et  envoyé,  où  i'ai  exprimé  les  advantages  de 

nos  ennemis  et  les  nostresj  afiîn  de  y  besongner  promptement 
et  en  diligence.  Cependant  nous  ferons  des  canonières  cou- 
vertes dans  la  roche  tout  à  l'entour  du  parc,  et  pour  garder 
les  ennemis  de  venir,  ie  fais  accoustrer  les  grands  bateaulx 
du  Roy  en  galère,  et  sur  les  bords  faire  une  pavaysade  (4)  de 
gros  cables  pour  estre  couverts.  Nous  fayrons  aussi  le  flanc 


(1)  DoM.  MoRiCE.  Mémoires  pour  servir  de  preuves  à  l'histoire 
de  Bretagne,  t.  III,  p.  1088-1089. 

(2)  Gouverneup  de  Bretagne. 

(3)  Suivent  cinq   â  six   lignes   indéchiffrables.    Dom  Morice  n'a 
lu  que  quelques  mots ,  dont  la  réunion  ne  présente  aucun  sens. 

(4)  Sur  ces  fortifications  consulter  le  curieux  ouvrage  de  Levot. 
Histoire  de  Brest,  passim. 


390  HISTOIRE  DU   BRESIL  FRANÇAIS. 

sur  la  fontaine,  et  pour  ce  que  Ton  peut  venir  à  covert 
iusques  sur  le  bord  du  fort  près  du  dongion  devers  la  porte, 
le  lieu  où  Ton  fit  autrefois  la  batterie,  et  que  du  moullia 
Ton  nous  peust  ester  ledit  dongion,  et  qu'en  toute  celle  cor- 
tine  n'avons  lieu  où  mettre  nostre  artillerie,  ie  suis  d'avis  de 
faire  fortifier  ce  lieu  où  la  Chatière  a  fait  rompre  la  tour  au 
devant  dudit  dongion,  et  de  là  tirer  une  cortine  iusqes  à  la 
mer  par  devant  la  porte,  et  pour  faulte  de  chaux  et  de  matière 
faire  mon  rampart  de  terre  et  genêt  liés  de  gros  bois  que  ie 
prendrai  en  un  navire  que  nous  y  avons.  Il  nous  faut  un 
commissaire  d'artillerie  et  des  canonniers  pour  donner  ordre 
à  la  dite  artillerie  et  la  remonster.  Il  vous  plaira  escrire  à 

M.  de   Carné  (i)  qu'il et    qu'il    ordonne  des  deniers 

comme il  est  capitaine  de  la  place.  Je  suis  d'avis 

l'honneur,  et  quant  l'affaire  viendra lui  pour  estre  parti- 
cipant au  bien,  et si  bien  que  le  Roy  et  vous  en  soyez 

en  son  degré  de  gouverneur,   et  moi  de puisque  ainsi 

plaist  au  Roy  (2).  le  aimerais  bien  mieux  que  les  affaires  se 
portassent  bien  en  obéissant  que  mal  en  commandant.  Tout 
l'honneur  que  alors  i'hauroye  est  que  le  service  du  Roy  soit 
faict,  et  que  nous  lui  gardions  la  place.  le  donne  conseil  au 
Roy  et  à  Monseigneur  le  Connestable  de  faire  armer  ses 
navires  et  les  mettre  en  mer,  et  avecque  eux  il  mecte  un 
personnage  de  qualité  pour  aller  combattre  le  prince  (3)  de 
Espaigne  où  il  se  trouvera.  Par  là  nous  garderons  non  seule- 
ment Brest,  mais  toute  la  Bretaigne,  Guiene  et  Normandie. 
S'il  considère  la  despense  qu'il  faudra  faire  à  reprendre  une 
place  perdue,  elle  sera  trouvée  beaucoup  plus  grande  que  de 
dresser  son  armée  de  mer.  Il  en  fayra  ce  que  ses  aOaires 
porteront,  et  moi  tout  ce  qui  lui  plaira  m'ordonner.  Il  me 
semble.  Monseigneur,   qu'il  seroit  bon  d'establir  un  cheval 


(1)  Gouverneur  de  la  place  de  Brest. 

(2)  Allusion  à  ses  démêlés  Avec  M.  de  Carné.  Voir  p.  158. 

(3)  Don  Philippe,  le  futur  Philippe  II.      v  » 


PIÈGES   JUSTIFICATIVES.  391 

sur  le  chemin  d*icy  à  Nantes,  pour  vous  faire  tenir  lettres  et 
à  nous  les  vostres,  aflBn  que  incontinent  ie  vous  advertisse 
de  ce  que  i* entendre.  l'ai  ces  iours  eu  ialousie  d'un  Anglais 
nommé  Strangié ,  frère  comme  Ton  dict,  d'un  chevalier  de 
l'ordre  d'Angleterre...  est  venu  dans  ce  havre  en  ung  navire 
de...  avecq  six  autres  gentils  hommes  en  guyse...  l'ai  sceu 
par  aucuns  de  ses  gens  que...  dix  huict  navires  en  Angleterre 
et  que  la...  Hongrie  y  estoit.  Vous  en  pourrez  estre  mieux... 
mais  ie  suis  en  opinion  que  le  prince  d'Espaigne  fera 
entreprise  sur  nostre  place,  qu'il  n'ait  intelligence  avec  lesd. 
Angloys,  leur  promettant  les  y  mettre,  s'ils  se  veulent  décla- 
rer. Si  l'en  descouvre  quelque  chose,  ie  ne  fauldré  à  vous  en 
avertir  comme  de  toutes  autres  choses  :  qui  est  l'endroit, 
Monseigneur,  où  ie  me  recommanderé  très  humblement  à 
vostre  bonne  grâce ,  priant  le  créateur  vous  donner  en 
très  heureuse  et  longue  vie  l'accomplissement  de  vos  nobles 
désirs. 

De  Brest,  le  9  décembre  1552. 

l'ay  délibéré  de  m'accômpaigner  d'ung  bon  nombre  de 
chevaliers  de  nostre  ordre,  et  entre  autres  de  Lardière  qui 
se  tient  à  six  lieues  des  Essarts.  Et  vous  plaira,  Monseigneur, 
lui  faire  tenir  mes  lettres  pour  me  venir  trouver. 

Vostre  très  humble  et  Xtès  obéissant  serviteur. 

ViLLSGAIONON. 


392  HISTOWE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS, 


Lettre  IV  (1). 


A    CALYIX. 


le  pense  qu'on  ne  scauroit  déclarer  par  paroles  combien 
m'ont  resiouy  vos  lettres,  et  les  frères  qui  sont  venus  avec 
icelles.  Ils  m*ont  trouvé  réduit  en  tel  poinct^qu'il  me  faloit  faire 
office  de  magistrat,  et  quant  et  quant  la  charge  de  ministre  de 
l'Eglise  :  ce  qui  m'avoit  mis  en  grande  angoisse,  car  l'exem- 
ple du  roi  Ozias  me  destournoit  d'une  telle  manière  de  vivre  : 
mais  i'estpis  contraint  de  le  faire,  de  peur  que  nos  ouvriers 
lesquels  i'avoir  prins  à  louage,  et  amenez  par  deçà,  par  la 
fréquentation  de  ceux  de  la  nation  ne  vinssent  à  se  souiller  de 
leurs  vices  :  ou  par  faute  de  continuer  en  l'exercice  de  la 
religion  tombassent  en  apostasie  :  laquelle  crainte  m'a  esté 
ostée  par  la  venue  des  frères.  Il  y  a  aussi  cet  advantage  que,  si, 
doresenavant  il  faut  travailler  pour  quelque  affaire  et  encou- 
rir danger,  ie  n'auroy  faute  de  personnes  qui  me  consolent  et 
aident  de  leur  conseil  :  laquelle  commodité  m'avoit  esté  ostée 
par  la  crainte  du  danger  auquel  nous  sommes.  Car  les  frères 
qui  estoient  venus  de  France  par  deçà  avez  moy ,  estans  esmeus 
pour  les  difficultez  de  nos  affaires,  s'en  estoyent  retirez  en 
Egypte,  chacun  allegant  quelque  excuse.  Ceux  qui  estoient 
demeurez  estoyent  pauvres  gens  souffreteux  et  mercenaires, 
selon  que  pour  lors  ie  les  avois  peu  recouvrer.  Desquelz  la 


(1)  Cette  lettre  fut  d*abord  écrite  en  latin.  Léry,  dans  la  préfaee 
de  son  histoire  du  Brésil,  fait  remarquer  qu*elle  a  été  traduite, 
imprimée,  et  que  l'original  se  trouve  en  bonnes  mains.  On  le  con- 
serve en  effet  à  la  bibliothèque  de  le  ville  de  Genève. 


PIEGER   JUSTIFICATIVES.  893 

condition  estoit  telle  que  plus  tost  il  me  falloit  craindre  d*eux 
que  d'en  avoir  aucun  soulagement.  Or  la  canse  de  ceci  est 
qu'ànostre  arrivée  toutes  sortes  de  fascherieset  diffîcultez  se 
sont  dressées,  tellement  que  iô  ne  scavois  bonnement  quel 
advis  prendre,  ny  par  quel  bout  commencer. 

Le  pays  estoit  du  tout  désert,  et  en  friche.  Il  n'y  avoit  point 
de  maison,  ny  de  toicts,  ni  aucune  commodité  de  bled.  Au 
contraire,  il  y  avoit  des  gens  farouches  et  sauvages,  esloignez 
de  toute  courtoisie  et  humanité,  du  tout  différens  de  nous  en 
façon  de  faire  et  instruction  :  sans  religion,  ny  aucune 
cognoissance  d'honnesteté  ny  de  vertu,  de  ce  qui  est  droit  ou 
injuste  :  en'sorte  qu'il  mevenoit  en  pensée,  assavoir  si  nous 
estions  tombez  entre  des  bestes  portans  la  figure  humaine.  Il 
nous  falloit  pourvoir  à  toutes  ces  incommoditez  à  bon  escient 
et  en  toute  diligence,  et  y  trouver  remède  pendant  que  les 
navires  s'apprestoyent  au  retour,  de  peur  que  ceux  du  pays, 
pour  l'envye  qu'ils 'avoient  de  ce  que  nous  avions  apporté, 
ne  nous  surprinssent  au  dépourvu  et  missent  à  mort. 

Il  y  avoit  davantage  le  voisinage  des  Portugallois,  lesquels 
ne  nous  voulans  point  de  bien,  et  n'ayans  peu  garder  le  pays 
que  nous  tenons  maintenant  prennent  fort  mal  à  gré  qu'on 
nous  y  ait  receu,  et  nous  portent  une  haine  mortelle.  Par 
quoy  toutes  ces  choses  se  présentoient  à  tous  ensemble  : 
assavoir  qu'il  nous  falloit  choisir  un  lieu  pour  nostre  retraite, 
le  défricher  et  applanir,  y  mener  de  toutes  parts  de  la  provi- 
sion et  munition, «dresser  des  forts,  bastir  des  toicts  et  logis 
pour  la  garde  de  notre  bagage,  assembler  d'alentour  la  ma- 
tière et  étoffe,  et  par  faute  de  bestes  la  porter  sur  les  espaules, 
en  haut  d'un  costeau,  par  des  lieux  forts  et  bois  très  empes- 
chans.  En  outre,  d'autant  que  ceux  du  pays  vivent  au  iour  la 
iournée,  ne  se  soucians  de  labourer  la  terre,  nous  ne  trou- 
vions point  de  vivres  assemblez  en  un  certain  lieu,  mais  il 
nous  les  falloit  aller  recueillir  et  quérir  bien  loin  ça  et  là  : 
dont  il  advenoit  que  nostre  compagnie,  petite  comme  elle 
estoit,  nécessairement  s'escartoit  et  diminuoit.  A  cause  de 
ces  difflcultez,  mes  amis  qui  m'avoyent  suyvi,  tenans  nos 


k 


894  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

affaires  pour  désespérées,  comme  i*ay  desia  desmontré,  ont 
rebroussé  chemin,  et  de  ma  part  aussi  i'en  ay  esté  aucune- 
ment esmeu. 

Mais  d'un  autre  costé  pensant  à  part  moy  que  i'avois 
asseuré  mes  ainis  que  ie  me  départois  de  France,  à  fin  d'em- 
ployer à  Favancement  du  règne  de  Jésus-Christ  le  soin  et  la 
peine  que  i'avois  mis  par  ci  devant  aux  choses  de  ce  monde; 
ayant  cognu  la  vanité  d'une  telle  estude  et  vacation,  i'ay 
estimé  que  ie  donnerois  aux  hommes  à  parler  de  moy  et  de 
me  reprendre,  et  que  ie  feroys  tort  à  ma  réputation  si  i'en 
estois  destourné  par  crainte  de  travail  ou  de  danger  ;  davan- 
tage puisqu'il  estoit  question  de  l'affaire  du  Christ,  ie  me  suis 
asseuré  qu'il  m'assisteroit  et  amèneroit  le  tout  à  bonne  et 
heureuse  issue.  Parquoy  i'ay  prins  courage  et  ay  entièrement 
appliqué  mon  esprit  pour  amener  à  chef  la  chose  que  i'avois 
entreprinse  d'une  si  grande  affection  pour  y  employer  ma 
vie.  Et  m'a  semblé  que  i'en  pourrois  venir  à  bout  par  ce 
moyen,  si  ie  faisois  foy  de  mou  intention  et  dessein  par  une 
bonne  vie  et  entière,  et  si  je  retirois  la. troupe  des  ouvriers 
que  i'avois  amenez  de  la  compagnie  et  accointance  des  infi- 
dèles. Estant  mon  esprit  adonné  à  cela,  il  m'a  semblé  que  ce 
n'est  point  sans  la  providence  de  Dieu  que  nous  sommes 
enveloppez  de  ces  affaires,  mais  que  cela  est  advenu  de  peur 
qu'estans  gastez  par  trop  grande  oisiveté,  nous  ne  vinssions  à 
lascher  la  bride  à  nos  appétits  desordonnez  et  fretillans.  Et 
après  il  me  vient  en  mémoire  qu'il  n'y  a  riei;i  si  hault  et  ma- 
laisé qu'on  ne  puisse  surmonter  en  se  peu  forçant  :  partant 
qu'il  faut  mettre  son  espoir  et  secours  en  patience  et  fermeté 
de  courage,  et  exercer  ma  famille  par  travail  continuel,  et 
que  la  bonté  de  Dieu  assistera  à  une  telle  affection  et  entre- 
prinse. 

Parquoy  nous  nous  sommes  transportez  en  une  isle  esloi- 
gnée  de  terre  ferme  d'environ  deux  lieues,  et  là  i'ay  choisi 
lieu  pour  nostre  demeure,  afin  que,  tout  moyen  de  s'enfuir 
estant  osté,  ie  pense  retenir  nostre  trouppe  en  son  debvoir. 
Et  pour  ce  que  les  femmes  ne  viendroyent  point  vers  nous 


PIEGES   JUSTIFICATIVES.  S95 

sans  leurs  maris  Toccasion  de  forfayre  en  cest  endroit  fut 
retranchée.  Ce  néantmoins  il  est  advenu  que  vingt  six  de  nos 
mercenaires,  estans  amorcez  par  leurs  cupidités  charnelles, 
ont  conspiré  de  me  faire  mourir.  Mais  au  iour  assigné  pour 
l'exécution,  Tentreprinse  m*a  esté  révélée  par  un  des  com- 
plices, au  mesme  instant  qu'ils  venoyent  en  diligence  pour 
m'accabler.  Nous  avons  évité  un  tel  danger  par  ce  moyen  : 
c'est  qu'ayant  fait  armer  cinq  de  mes  domestiques,  i'ay  com- 
mencé d'aller  droit  contre  eux  :  alors  ces  conspirateurs  ont 
esté  saisis  de  telle  frayeur  et  estonnement  que  sans  difficulté 
ny  résistance  nous  avons  empoigné  et  emprisonné  quatre  des 
principaux  autheurs  du  complot  qui  m'avoyent  esté  déclarez. 
Les  autres  espouvantez  de  cela,  laissans  les  armes,  se  sont 
tenus  cachez.  Le  lendemain  nous  en  avons  deslié  un  de  ses 
chaînes,  afin  qu'en  plus  grande  liberté  il  peust  plaider  sa 
cause  :  mais  prenant  sa  course,  il  se  précipita  dedans  la  mer 
et  s'estouffa.  Les  autres  qui  restoyent,  estans  amenez  pour 
estre  examinez,  ainsi  liez  comme  ils  estoyenfc,  ont  de  leur  bon 
gré,  sans  question,  déclaré  ce  que  nous  avions  entendu  par 
celui  qui  les  avoit  accusez.  Un  d'iceux  ayant  esté  un  peu 
auparavant  esté  chastié  par  moy  pour  avoir  eu  affaire  avec 
une  putain  s'est  démontré  de  plus  mauvais  vouloir,  et  a  dit 
que  le  commencement  de  laconiuration  estoit  venu  de  luy,  et 
qu'il  avoit  gagné  par  présens  le  père  de  la  paillarde,  à  fin 
qu'il  le  tirast  hors  de  ma  puissance,  si  ie  le  pressoye  de  s'abs- 
tenir de  la  compagnie  d'icelle.  Cestuy  la  a  esté  pendu  et 
estranglé  pour  tel  forfaict  ;  aux  deux  autres  nous  avons  fait 
grâce,  en  sorte  néantmoins  qu'estant  enchaisnez  ils  labourent 
la  terre  :  quant  aux  autres  ie  n'ay  point  voulu  m'informer  de 
leur  faute,  à  fin  que  l'ayant  cogneue  et  avérée  ie  ne  la  lais- 
sasse pas  impunie,  ou  si  i'en  voulois  faire  iustice,  comme 
ainsi  soit  que  la  troupe  en  fust  coupable,  il  n'en  demeurast 
point  pour  parachever  l'œuvre  par  nous  entreprins. 

Par  quoy  en  dissimulant  le  mescontentementque  i'en  avois 
nous  leur  avons  pardonné  la  faute,  et  à  tous  donné  bon  cou- 
rage :  ce  néantmoins  nous  ne  nous  sommes  point  tellement 


896  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

asseurez  d'eux  que  nous  n'ayons  en  toute  diligence  enquis  et 
fondé  par  les  actions  et  deportemens  d'un  chacun  ce  qu'il 
avoit  au  cœur.  Et  par  ainsi  ne  les  espargnant  point,  mais 
moy  mesme  présent  les  faisons  travailler,  non  seulement  nous 
avons  bousché  le  chemin  à  leurs  mauvais  desseins,  mais  aussi 
avons  bien  muni  et  fortifié  nostre  isle  tout  à  Tentour.  Cependant 
selon  la  capacité  de  notre  esprit  ie  né  cessois  de  les  admo- 
nester et  destourner  des  vices  et  les  instruire  en  la  religioa 
chrestienne,  ayant  pour  cest  effect  establi  tous  les  iours 
prières  pubUques  soir  et  matin  :  et  moyennant  tel  devoir  et 
pourvoyance  nous  avons  passé  le  reste  de  l'année  en  plus 
grand  repos. 

Au  reste  nous  avons  esté  délivrez  d'un  tel  soin  par  la 
venue  de  nos  navires  :  car  là  i'ay  trouvé  personnages,  dont 
non  seulement  ie  n'ay  que  faire  de  me  craindre,  mais  aussi 
ausquels  ie  me  puis  lier  de  ma  vie.  Ayant  telle  commodité  en 
main,  i'en  ay  choisi  dix  de  toute  la  troupe,  ausquels  i'ay  remis 
la  puissance  et  autorité  de  commander.  De  façon  que  d'ores 
en  avant  rien  ne  se  face  que  par  advis  du  conseil,  tellement 
que  si  i'ordonflais  quelque  chose  au  préiudice  de  quelqu'un, 
il  fust  sans  effet  ny  valeur,  s'il  n'estoit  autorisé  et  ratifié  par 
le  conseil.  Toutesfois  ie  me  suis  réservé  un  point,  c'est  que, 
la  sentence  estant  ordonnée,  il  me  soit  loisible  de  faire  grâce 
nu  mal  faicteur,  en  sorte  que  ie  puisse  profiter  à  tous  sans 
nuire  à  personne.  Voilà  les  moyens  par  lesquels  i'ay  délibéré 
de  maintenir  et  défendi^e  notre  estât  et  dignité.  Nostre  sei- 
gneur lésus-Christ  vous  veuille  défendre  de  tout  mal  avec 
vos  compagnons,  vous  fortifier  par  son  esprit,  et  prolonger 
vostre  vie  un  bien  long  temps  pour  l'ouvrage  de  son  église, 
le  vous  prie  saluer  affectueusement  de  ma  part  mes  très 
chers  frères  et  fidèles  Céphas  et  de  la  Flèche.  Si  vous 
escrivez  à  Madame  Renée  (1)   de    France ,    nostre    mais- 


(1)  La  duchesse  de  Ferrare,  protectrice  de  Calvin, 


WÈCES   JUSTIFICATIVES.  3*J7 

tresse,  ie  vous  supplie  la  saluer  très  humblement  en  mon 
nom  (1). 

ViLLEGAIGNON. 

De  Colligny  en  la  France  Antarctique,  31  mars  1557. 


Lettre  F  (2) 


AU    LECTEUIl 


Tay  esté  adverty  qu'aulcuns  de  ceulx  qui  auroyent  leu  les 
traditions  de  la  doctrine  de  Calvin,  que  i'ay  impugnées,  les 
auroyent  trouvées  si  estranges,  lourdes  et  absurdes,  qu'ils 
ne  pouvoient  croire  qu'homme  de  telle  réputation  eust  esté 
si  ignorant  et  si  inconstant  en  son  dire,  ne  qu'il  se  fust  tant 
esloingné  de  sa  foy  et  religion  catholique,  qu'il  se  monstre  à 
m'ouyr.  Au  moyen  de  quoy,  pour  faire  apparoistre  de  la 


(1)  D'après  Lépy(p.  69,  édit.  X580)  :  «  Villegaignon  escrivit  d'ancre 
de  Brésil  de  sa  propre  main  ce  qui  s'ensuit  :  «  l'adiousteray  le 
conseil  que  vous  m'avez  donné  par  vos  lettres,  ra'eiforçant  de  tout 
mon  pouvoir  de  ne  m'en  desvoyer  tant  peu  que  ce  soit.  Car  do  fait 
ie  suis  tout  persuadé  qu'il  n'y  en  peut  avoir  de  plus  sainct,  droit, 
ny  entier.  Pourtant  aussi  nous  avons  fait  lire  vos  lettres  en 
l'assemblée  de  nostre  conseil,  et  puis  après  enregistrer,  afin  que, 
s'il  advient  que  nous  nous  destournions  du  droit  chemin,  par  la 
lecture  d'icelles  nous  soyons  rappelez  et  redressez  d'un  tel  four- 
voyement.  » 

(2)  Cette  lettre  se  trouve  en  tête  de  l'ouvrage  intitulé  :  Para* 
phrase  sur  la  résolution  des  sacrements.  Le  privilège  étant  daté  de 
Blois,  6  juin  1560,  on  peut  fixer,  par  à  peu  près,  la  même  date  à 
cette  lettre  manifeste. 


398  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

vérité,  iay  prins  sa  résolution  des  sacremens  ;  l'œuvre  des 
siens  le  plus  diligemment  faict,  comme  celluy  qui  luy  a  sem- 
blé de  plus  grande  importance^  pour  la  pacification  de  la  sur- 
nommée église,  et  ay  escript  de  mot  à  mot  touts  les  articles, 
en  nombre  vingt  six,  esquels  il  a  expliqué  sa  doctrine  ;  et  au 
dessoubs  i'ay  noté  briefvement  les  faultes  et  contradictions, 
que  i'ay  trouvées,  lesquelles  i'ay  vouUu  publier  tant  pour  ma 
descharge  que  pour  monstrer  que  si  Ton  prent  guarde  à 
ceste  nouvelle  doctrine,  Ion  n'y  trouvera  que  du  vent,  et  des 
paroUes  artificielles,  desguisées  par  illusions  sophistiques, 
en  laquelle  science  ledict  Calvin  a  très  studieusement  exer- 
cité  sa  ieunesse.  Gela  donnera  tesmoignage  au  lecteur,  que 
s'il  s'est  fouvoyé  en  ce,  oii  il  a  employé  toutes  les  forces  de 
son  entendement,  que  ce  n'est  merveille,  qu'il  ayt  chopé  ez 
choses  où  il  luy  a  semblé  n'avoir  besoing  de  si  grande  dili- 
gence :  et  par  ainsi  pourra-t-on  iuger  que  ie  ne  lui  auray 
imposé  des  choses  que  i'ay  reprises  de  sa  doctrine. 

ViLLEGAIGNON. 


rilk^» 


Lettre  Vï  (1). 

AU  MAGISTRAT  DE   GENEFVE   (2)» 

Pierre  Richer,  Carme  defïroqué,  est  venu  de  pai*  vous  et 
de  maistre  Jehan  Calvin  en  nostre  désert  pour  nous  instituer 
e    vostre  reUgion.  Estant  arrivé  tant  pour  l'aucthorité  de  son 


(1)  Voir  l'ouvrage  intitulé:  Les  propositions  contentieuses  entre 
le  chevallier  de  Yillegaignon  et  maistre  Jean  Calvin  concernant 
la  vérité  de  l'Eucharistie é 

(2)  Il  s'agit  du  conseil  de  la  tille; 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  399 

précepteur  que  de  vostre  ville,  nous  luy  donnasines  congé  d'e- 
xécuter sa  charge.  L'ayant  eue  il  n'oublia  rien  de  toutes  les 
choses  appartenantes  à  son  office.  La  première  qu'il  voullust 
faire  fut  de  s'efforcer  de  nous  ester  la  dévotion  que  nous  avions 
à  la  Religion  Catholique,  pour  mieulx  après  nous  imprimer 
la  vostre  :  et  luy  semblant  ne  perdre  temps,  il  nous  feist  des 
briefs  sommaires  des  traditions  de  Calvin,  qu'il  nous  donnoit 
pour  aprendre  par  cœur,  affîn  de  nous  dresser  ung  chemin 
plus  aisé  à  la  perfection  de  ceste  doctrine.  Il  avoit  employé 
en  ceste  entreprinse  toutes  les  forces  de  son  entendement  ayant 
sucé  la  mouëlle  de  tous  les  livres  de  Calvin,  et  extraict  comme 
ung  trésor  précieux.  Toutesfois  afin  qu'elles  ne  fussent  des- 
couvertes et  trop  communes  aux  indignes,  il  couvrit  ses 
sentences  de  ie  ne  scay  quels  enveloppemens  de  paroles 
obscures.  Ce  faisant  il  m'enflamba  du  désir  incroyable  d'en- 
tendre le  secret  de  la  science,  et  esplucher  les  choses  par 
le  menu,  tant  que  ie  pourroye  atteindre  par  la  foiblesse  de 
mon  entendement.  En  quoy  faisant  ie  prouffîtay  si  bien  que 
ie  penetray  iusques  aux  plus  profondes  cachettes  des  tradi- 
tions, si  que  i'attouchay  les  sainctes  idées.  La  résolution  et  fin 
de  ceste  saincte  tradition  estoit  que  toute  nostre  espérance  et 
foy  gisoit  en  fantaisies  et  imaginations,  mais  le  docteur  les 
appeloit  idées  Platoniennes.  Il  usoit  du  sacrement  de  vostre 
Cène  pour  approuver  nostre  doctrine,preschant  qu'il  consis- 
toit  en  deux  espèces,  une  visible,  l'autre  invisible.  Il  disoit  de 
l'invisible  que  c' estoit  une  réalité  intellectuelle,  non  corpo- 
relle, que  vous  recepvrez  par  foy,  tellement  que  si  vous 
croiez  que  lésus  soit  mort  et  ressuscité  pour  vous  et  qu'il  vous 
est  offert,  il  est  ainsi,  aultrement  vous  ne  mangez  à  votre  Cène 
que  du  pain  (1)... 
Cesresveries  esmeurent  entre  nous  de  très-grands  troubles  : 


(1)  Suit  une  page  de  commentaires  théologiqued,  qui  n'offreili 
plus  qu'un  intérêt  secondaire^  et  que  nous  avons  cru  pouvoir 
supprimer. 


400  H1^)T0IUë   du    BRÉSIL   FHAKÇAIS. 

et  plus  esloieul  disputées,  plus  se  découvroit  la  vanité  de 
la  doctrine.  Au  moyen  de  quoy  nous  ne  confians  en  tout  de 
Richer  eusmes  recours  aux  livres  de  Calvin  pour  en  entendre 
sa  résolution.  Mais  nous  trouvasmes  que  sa  doctrine  estant 
bien  considérée  ne  regardoit  à  aultre  chose  qu'à  ces  idées, 
combien  qu'il  confist  son  opinion  et  couvrit  p:ir  artifice  de 
langage  et  sophisteries  plus  excellentes  que  son  disciple. 
Au  moyen  de  quoy  ie  reieltay  avec  un  très  grand  desplaisir 
vostre  doctrine  me  semblant  tendre  sous  masque  de  I.  Christ 
et  conduire  droit  aux  ferceneries  de  Valentin  et  Marcion,  et 
enfin  à  Tathéisme,  et  me  résolu  d'en  advertir  FEglise  Chres- 
tienne  affin  que  les  infirmes  se  gardent  de  tomber  aux  filets 
de  vos  traditions. 

Davantage  aflin  que  mes  escriptz  fussent  moins  exposez  à 
vos  calomnies,  ie  me  déliberay  de  venir  en  France,  et,  si  vous 
me  vouliez  assigner  lieu  ou  ie  me  pousse  seurement  trans- 
porter, y  aller,  pour  vous  monstrer  ce  que  ledict  Richer  me 
laissa  escript  de  sa  propre  main,  et  les  aultres  choses  qu'il 
me  bailla  par  la  main  du  notaire  et  d'ung  gentilhomme  que  ie 
lui  envoiay  pour  s'expliquer  plus  clairement,  et  ceste  délibé- 
ration est  si  fort  imprimée  en  mon  entendement  que  ie  ne 
m'en  peulx  départir.  Il  est  donc  en  vous  d'avérer  ces  choses, 
et  d'accomplir  ccste  miene  délibération.  le  voy  que  la  France 
vous  est  suspecte,  au  moyen  de  quoy  ie  ne  vous  en  parle 
point,  mais  que  vous  m'assigniez  quelque  lieu  hors  de  ce 
royaume  et  de  vostre  iuridiction  et  religion,  où  seurement  ie 
me  puisso  retirer.  Si  vous  le  faites  et  que  i'aye  sauf  conduit, 
ie  vous  promects  de  m'y  en  aller  incontinent,  en  condition, 
que  si  ie  suis  trouvé  menteur  ou  calomniateur  ie  soye  mis 
entre  voz  mains  pour  faire  de  moy  à  vostre  plaisir. 

l'ay  advisé  ce  chemin  pour  fort  expédient  à  la  cognoissance 
de  la  vérité  de  nostre  cause,  et  plus  court  que  de  perdre 
temps  à  escrire  ot  respondre  comme  oscoliers.  Car  aussi 
n'est-ce  ma  profession  que  d'y  occuper  mon  temps,  estant 
subiect  à  suivre  les  guerres,  n'en  ayant  pas  tant  loisir.  le 
voub  porleray  les  escriptb'  de  Richer,  que  vous  pourrez  faire 


PIEGES  JUSTIFICATIVES.  401 

recognoistre  audict  Richer,  et  quant  est  de  ce  que  i'ai  dict  de 
Calvin  à  l'exemple  dUcelluy  Richer,  ie  lui  présenteray  de 
briefs  articles,  que  i*ay  extrait  de  sa  doctrine,  lesquelz  s'il  ne 
peut  maintenir  et  défendre,  ie  soye  convaincu  sans  nulle 
exception,  et  oîi  il  demeurera  confus,  soit  aussi  mis  entre  les 
mains  de  TEglise  catholique  pour  souffrir  le  iugement  qu'elle 
fera  de  luy.  Il  m'a  semblé  qu'à  peu  de  fraiz  ceste  œuvre  se 
pourra  achever  s'il  veult  emmener  avec  luy  deux  hommes  de 
sa  secte,  et  moy  deux  de  ma  religion,  et  que  nous  en  ayons 
de  l'Eglise  Gerofianique,  auxquels  soit  toute  la  puissance  de 
iuger  de  nostre  différent,  et  pour  le  nombre  imper  soitadioinct 
le  magistrat  ou  prince  qui  nous  donnera  le  lieu  et  sauf  con- 
duict  :  sur  cest  offre  et  sommation  i'attens  vostre  responce  à 
Paris  à  Sainct  lehan  de  Latran  l'espace  de  quarante  iours. 


ViLLEGATGNON. 


13  iuillet  1560. 


Lettre  VII  (1). 

AU   LECTEUR. 

Lecteur  chrestien,  sachant  maistre  lehan  Calvin  que 
i'estoye  allé  au  Brésil  en  intention  d'y  planter  la  parolle  de 
Dieu,  meu  de  nostre  ancienne  cognoissance,  m'envoya  tant 
en  son  nom,  que  de  la  ville  de  Genefve,  des  ministres  de  sa 
doctrine,  des  plus  scavans  qui  se  peurent  trouver,  avec 
quelques  artisans,  lesquels  vindrent  muniz  de  tous  les  livres 
dudict  Calvin  et  des aultres  qu'ils  scavoient  leur  estre  à  propos. 
En  passant  à  Paris,  quelques-ungs  se  ioignirent  avec  eulx  et 


(1)  Même  indication  que  la  lettre  précédente. 

26 


i02  HISTOIRE  DU   BRESIL  FRANÇAIS. 

entre  aultres  un  iacobin  renyé,  nommé  lehan  Cointat, 
homme  d'entendement  prompt  et  versatile.  Eulx  arrivés, 
s'ornèrent  d'un  fort  beau  tiltre.  Ils  se  nommoyent  l'Eglise 
reformée.  Au  moyen  de  quoy  furent  de  moy  receuz  le  plus 
humainement  qu'il  me  fut  possible,  cuidant  qu'ils  me  fussent 
utiles  à  mon  entreprinse  :  s'estans  mis  à  faire  leur  office,  ie 
trouvay  qu'ils  avoient  usurpé  img  tiltre  pour  ung  aultre, 
qu'au  lieu  d'Eglise  reformée  ils  debvoient  dire  informée  tout 
de  nouveau.  Car  ie  trouvay  si  peu  de  conférence  de  l'une  à 
l'aultre  borne  qu'il  me  sembla  changer,  non  seuUement  d'u- 
sage, mais  de  religion.  Encores  ne  se  trouvèrent  d'accord, 
ne  perseverans  en  leurs  traditions  :  car  selon  qu'ils  appre- 
noient  tous  les  iours,  y  adioustoient  quelque  chose. 

Ce  Iacobin  voulut  suivre  une  doctrine  à  part;  il  semistà 
deffendre  et  publier  la  confession  d'Auguste,  et  sans  dissi- 
muler, impugner  la  doctrine  de  Calvin  :  dont  s'esmeut  dis- 
corde si  grande,  qu'il  ne  fut  possible  d'y  remédier,  sinon  en 
renvoïant  l'ung  des  ministres  de  Genefve  :  et  pour  vray  en 
trois  moys  que  noz  navires  séiournèrent  ie  fus  si  lassé  d'eulx 
tous,  que  si  n'eust  esté  la  difficulté  de  vivres,  ie  les  eusse  ren- 
voiez.  N'y  trouvant  ordre,  i'en  vouluz  faire  mon  prouffict,  ie 
me  mis  à  vouloir  bien  entendre  l'une  et  l'aultre  religion,  et  la 
conférer  aux  anciens  livres  des  gens  de  l'Eglise,  de  trois  cents 
ans  après  lésus-Christ,  qui  est  le  temps  cotté  par  Mélanchton 
en  ses  lieux  communs,  que  l'Eglise  n'estoit  coiTompue.  le 
me  rendy  si  diligent  disciple  de  Calvin  qu'en  peu  de  iours  nul 
des  ministres  qui  estoient  consumez  en  sa  doctrine  ne  se 
pouvoit  conférer  à  moyen  ceste  science. 

Eulx  estant  d'accord  avec  moy  de  l'intelligence  de  la  doc- 
trine, ie  me  mis  à  la  considérer  et  impugner  avec  Pierre 
Richer,  le  Pont,  et  aultres  par  l'auctorité  des  livres  anciens. 
Mais  ils  me  les  nyèrent,  non  y  pouvans  respondre.  Et  la  diffî- 
nition  de  ceste  querelle  fut  à  leur  dire  que  ie  pechoye  contre 
le  sainct  esprit  :  que  c'estoit  grand  dommage  que  ie  ne 
prenoye  le  bon  chemin  :  que  i'estoye  pour  faire  grand  fruictà 
leur  église,  si  l'eusse  aussi  bien  prins  le  bon  party  que  le 


PIÈGES  JUSTmOATiVES.  403 

mauvais.  Et  se  mirent  à  haïr  plus  perfectement  ce  Jacobin, 
disans  qu'il  estoit  le  ministre  de  Satan,  suscité  pour  troubler 
et  empescher  Tadvencement  du  royaulme  de  Dieu.  Estant  dé- 
bouté de  l'espérance  de  les  veincre  par  les  livres  de  TEglise, 
ie  leur  demanday  compte  de  leur  doctrine.  Richer  ip'en  feit 
quelques  articles,  que  i'impugnay  lui  monstrant  que  nulle  de 
ses  propositions  ne  se  scauroit  defifendre,  qu'elle  ne  fust 
pleine  de  blasphème  et  exécration,  conduisant  les  observa- 
teurs à  toutes  les  plus  insignes  hérésies,  qui  ayent  esté  faictes 
depuis  lésus-Ghrist,  et  non  m'y  pouvant  satisfaire,  me  remi- 
rent à  Calvin  et  aultres  qui  estoient  en  ceste  science  plus 
expérimentez. 

Ce  conflit  dura  dix  moys,  qu'arriva  ung  navire  auquel  ils 
s'embarquèrent  pour  s'en  revenir.  Le  Pont  avoit  trouvé  le 
païs  fort  beau  et  commode,  avec  ce  il  avoit  ung  regret  et  des- 
plaisir merveilleux  du  refifus  que  i'avoye  faict  de  l'Evangile 
de  Genefve.  Au  moyen  de  quoy  secrètement  se  mit  à  séduire 
mes  hommes,  et  les  plus  proches  d'auprès  de  moy  *  leur 
disant  qu'il  s'en  retournoit  en  France  pour  ramener  tant  de 
gens  que,  par  force,  il  pourroit  planter  la  religion  que  i'avois 
refusée  :  et,  pour  confirmer  ceulx  de  mes  hommes  qu'il  avoit 
gaignez,  feist  recognoistre  une  islette  à  trois  lieues  de  moy, 
où  il  designoit  de  se  retirer  :  il  estoit  lors  demeurant  en  terre 
ferme,  en  la  maison  de  mes  iardins,  pour  plus  commodément 
faire  ses  vivres.  Le  Jacobin  y  estoit  aussi,  lequel  m'advertit 
de  l'entreprinse,  me  mandant  que  tous  mes  hommes  luy  don- 
noient  la  foy  de  me  laisser,  et  se  retirer  avec  luy  à  son 
retour. 

Par  ainsi  feiz  entendre  au  Pont  ce  que  i'en  avoye  ouy,  et 
asçavoir,  que  s'il  revenoit  jamais  ne  homme  de  sa  compagnie, 
ie  leur  feroye  la  guerre.  Qu'il  se  debvoit  contenter  de  ce 
qui  estoit  passé  entre  nous.  Il  fut  adverty  que  i'en  vouloye 
escripre  en  France  pour  empescher  son  retour  :  qui  l'esmeut 
à  me  mander  et  assurer  n^avoir  iamais  pensé  à  ce  que  Ion 
m'auroit  dict.  Mais  à  l'heure  de  son  partement,  que  i'avoye 
ia  distribué  mes  lectôs,  vint  trouver  mes  hommes^   et  leur 


404  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

dire  à  chascun  particulièrement,  puis  en  général,  qu'ils  per- 
sévérassent en  la  foy  et  Evangile  qui  leur  avoit  esté  adnon- 
cée,  qu'ils  ne  se  laissassent  séduire  par  mes  parolles,  après 
le  parlement  des  enfans  de  Dieu  lesquels  ie  chassoye  :  qu'ils 
s'asseurassent  qu'il  seroit  de  retour  dedans  dix  moys,  en  si 
bonne  compaignie,  que  ie  seroye  tout  ioly  de  me  tenir  cloz 
et  couvert  tout  seul  en  mon  isle.  Cela  me  fut  rapporté 
quelques  iours  après ,  que  ie  m'emploioye  à  réduire  mes 
hommes  en  leur  première  foy  et  religion:  enquoyie  ni'apper- 
cevoye  ne  perdre  temps. 

Au  bout  de  vingt  iours  arriva  une  barque  avec  cinq  hommes 
desquels  ie  cognoissoye  trois  moines  reniez,  qui  s'en  vindrent 
descendre  au  village  de  mes  gens,  dont  ils  estoientpartiz.Ils 
m'y  trouvèrent,  ie  leur  demanday  qu'ils  y  venoient  faire,  veu 
le  deffîment  que  m'avoit  faict  le  Pont  à  son  partement,  s'ils 
venoient  pour  corrompre  mes  hommes,  pour  conciter  trouble 
entre  eulx  et  moy,  et  empescher  qu'ils  ne  retournassent  à 
leur  première  religion?  qu'ils  scavoyent  ce  que  i'avoye  faict 
dire  au  Pont,  suivant  cela,  s'ils  voulloient  abiurer  leur  reli- 
gion pour  tenir  la  nostre,  qu'ils  seroient  bien  venus,  sinon 
que  ie  n'estoye  pour  souflrir  deux  religions  en  ma  compai- 
gnie. Ils  me  demandèrent  un  lieu  pour  se  retirer,  et  vacquer 
à  leurs  cérémonyes,  que  ie  leur  refusay,  sachant  ce  qu'ils 
pouvoient  faire  en  prenant  pied  et  fondement,  et  que  i'approu- 
veroye  leur  faulce  religion  :  puis  ie  voioye  leur  espérance  du 
retour  de  Pont.  En  somme  ie  leur  feiz  deffence  de  ne  dogma- 
tiser ne  parler  de  leurs  doctrines  à  mes  gens,  ne  empescher 
l'aiTection  qu'ils  me  dévoient  porter  sur  peine  de  leur  vie. 
Trois  iours  après  ie  fuz  adverty  par  ung  des  miens  qu'ils 
disoyent  que  mon  lésus  Christ estoit  un bastelleur,  qu'iliouoit 
do  souplesse  puisqu'il  estoit  en  tant  de  lieux  tout  en  ung 
temps,  et  qu'il  se  faisoit  invisible,  et  qu'il  falloitobeyràDieu 
plus  qu'aux  hommes;  qu'à  tort  et  contre  Dieu  ie  leur  deffen- 
doye  de  m'adnoncer  l'Evangile,  persuadants  à  mes  gens  de 
se  retirer  avec  certains  bannis  truchements  à  ung  endroict, 
où  debvoit  arriver  le  Pont  à  son  retour  :  et  que  si  cependant 


PIECES  JUSTIFICATIVES.  405 

ie  leur  vouUoye  faire  mal,  qu'ils  se  deffenderoyent  et  conci- 
teroyent  les  saulvages  contre  moy.  Gela  entendu,  ie  les  feiz 
appeller  en  mon  isle,  et,  le  procès  des  trois  moynes  faict,  ie 
les  feis  noyer  :  ie  conservay  les  deux  aultres  qui  ne  me  sem- 
bloient  si  dangereulx. 

Cela  faict  aisément  ie  contins  mes  gens  en  crainte  et  obéis- 
sance. Ce  neantmoins  aulcuns  d'eux  monstroyent.n'estre  du 
tout  résoluz,  et  souvent  me  disoyent  que  ce  leur  seroit  ung 
grand  bien  et  repos  de  conscience  de  scavoir  ce  que  Calvin 
pourroit  respondre,  à  ce  que  i'auroye  obiecté  à  ses  ministres, 
contre  sa  doctrine  :  que  non  seulement  pourroit  proufSter  à 
eulx,  mais  en  France  à  tant  de  peuples,  qui  s'habandonnoient 
du  tout  à  ses  traditions.  Ces  choses  m'induiront  à  rédiger  par 
escript  tout  ce  qui  auroit  esté  debatu  entre  nous  et  le  faire 
entendre  à  l'Eglise  chrestienne  :  et  pour  les  vérifier  m'en 
venir  moy  mesme  en  France,  espérant  me  trouver  avec  Calvin 
et  luy  monstrer  par  l'escripture  de  son  ministre  ce  que  l'en 
auroye  apprins,  affln  que  Ion  ne  me  peust  imputer  les  avoir 
controuvées;  en  oultre  qu'il  me  respondit  aux  difflcultez  que 
ie  trouvoye  en  ses  livres. 

Ayant  eu  la  commodité,  i'en  ay  escript  aux  magistrats  de 
Genefve,  par  homme  exprès,  les  lettres  que  i'ay  ia  traduictes  : 
lesquelles  lues  par  Calvin,  comme  s'il  fust  tourné  en  rage, 
pour  responce  les  mist  soubs  ses  pieds,  et  furieusement 
chassa  le  messagier  :  l'avoye  donné  six  sepmaines  de  temps 
pour  me  faire  responce  à  Paris  à  Saint  lehan  de  Latran, 
sçavoir  s'ils  m'assigneroient  lieu  auque  i'allasse  faire  mon 
debvoir.  Le  temps  expiré  sans  responce  m'a  faict  mectre  par 
escript  en  ceste  langue  ce  que  i'avoye  à  demander  et  dire  à 
Calvin,  affin  d'en  faire  proufflct  pour  ceulx  qui  auroient  quelque 
opinion  dudict  Calvin,  asseurant  les  lecfeurs  qu'ils  ne  sçauront 
despestrer  de  sa  doctrine,  entendue  comme  il  declaire  en  ses 
commentaires,  qu'il  ne  tombe  en  l'hérésie  des  Ebioniens, 
Marcion,  Valentin,  Manichéens,  Arriens,  Nestoriens,  Euti- 
chiens,  Sabelliens  et  aultres  tendant  à  l'anéantissement  de  la 
religion  de  Jésus  Christ,  et  structure  d'une  pire  que  celle  de 


406  HISTOIRE  DU  BRÉSIL  FRANÇAIS. 

Mahomet,  que  vous  voirrez  particulièrement  à  la  fin  de  ce 
traicté  :  desquels  i'avoye  espérance  de  le  conveincre,  s'il 
m'eust  voulu  donner  lieu,  où  ie  l'eusse  peu  voyr  seurement. 
le  croy  que  pour  estre  fort  nourry  en  la  science  de  bien  et 
artificiellement  parler  qu'il  pourra  (quoiqu'il  ayt  dict  foulant 
mes  lectres  aux  pieds)  faire  quelque  response.  Mais  au  lieu 
de  respondre  à  propos  sur  chascun  point,  et  y  donner  solution, 
pour  occuper  l'esprict  des  lecteurs,  selon  sacoustume,  pren- 
dra quelque  occasion  de  quereller  par  iniures  :  Mais  ce  n'est 
le  bust  de  nostre  matière,  qu'il  s'excuse  des  abhominations 
que  sa  doctrine  me  semble  contenir,  selon  que  Ion  les  voirra 
desduictes,  puis  s'il  s'en  lave,  que  l'on  me  tienne  en  opinion 
de  fol  et  de  nul  iugement. 

ViLLEGAIGNON. 


Lettre  VIII  (i). 

A  TRÈS   ILLUSTRE    ANNE   DE    MONTMORENCY,    PER    ET   CONNESTABLE 

DE    FRANCE. 

Monseigneur,  il  vous  pleut  me  faire  ceste  grâce  et  faveur 
à  mon  retour  du  Brésil ,  de  me  descouvrir  les  raports  que  Ion 
vous  avoit  faict  de  moy  en  mon  absence,  pour  vous  en  donner 
maulvaise  oppinion  :  C'estoitque  i'estoye  allé  là,  pour  me  faire 
autheur  d'une  nouvelle  loy  ne  tenant  ne  de  l'Eglise  romaine, 
ne  de  Calvin,  ne  de  Luther  :  dont  pour  l'ancienne  servitude 
que  i'avoye  à  vous,  et  l'amitié  qu'il  vous  avoit  pieu  me  porter, 
monstriez  avoir  desplaisir,  me  commandant,  après  m'avoir 
ouy,  de  me  purger,  et  faire  cognoistre  au  monde,  que  Ton 
m'auroit  à  tort  imposé  tel  vitupère.  A  quoy  ie  m'emploiay  sur 

(1)  Voir  Touvrage  de  Villegaignon  intitulé  :  «  Propositions  con- 
tentieuses  etc. 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  407 

le  champ  le  plus  diligemment  qu'il  me  fust  possible  pour  la 
briefveté  du  temps  par  ung  livre  en  latin  que  i*ay  divulgué, 
demonstrant  non  seuUement  ma  religion  estre  totalement 
conforme  à  l'Eglise  en  laquelle  i'ay  faict  profession  de  chres- 
tienté  ;  mais  descouvrant  la  vanité  de  la  doctrine,  que  Ion  me 
seroit  venu  adnoncer  de  Calvin,  marquée  d'artificielles  et 
blandissantes  paroles,  que  ie  refusay  et  deschassay,  l'ayant 
cogniîe,  ainsi  que  ie  vous  feis  entendre  par  les  lettres  qu'il 
vous  pleust  recevoir  de  moy. 

Depuis  il  a  pieu  à  la  Royne  mère  du  Roy  me  commander 
d'exposer  en  françois  ce  que  i'avoye  faict  en  latin.  A  quoy  ie 
n*ay  voulu  faire  faulte,  tant  pour  luy  obéir,  que  de  zèle  de 
faire  entendre  à  ceulx  qui  adioustent  quelque  foy  aux  sophis- 
tiques persuasions  de  Calvin  combien  il  est  esloingné  de  la 
vérité,  et  combien  est  faulse,  vaine  et  dangereuse,  sa  fondée 
doctrine.  Pour  ce  que  vous  pourrez  plus  facilement  entendre 
mes  raisons  en  ceste  langue  qu'en  latin,  ie  vous  envoyé  un 
livre,  vous  suppliant,  quand  vous  en  aurez  loisir,  prendre  la 
peine  de  vous  le  faire  Hre  :  vous  asseurant  que  vous  me  trou- 
verez n'avoir  en  rien  fourvoyé  du  droict  chemin,  et  que  le 
mieulx  qu'on  puisse  iuger  de  ceste  doctrine,  que  i'ay  refusée, 
et  qu'elle  comprend  en  soy  toutes  les  plus  abominables  et 
exécrables  hérésies  qui  ayent  esté  depuis  I.  Christ,  avec 
quelques  autres,  desquelles  Calvin  se  faict  autheur,  desquelles 
la  fin  n'est  que  trouble  et  confusion,  eu  ung  chemin  ouvert  à 
l'athéisme  :  comme  ie  luy  eusse  faict  veoir,  à  peine  de  ma  vie, 
s'il  eust  ausé  se  trouver  avec  moy,  selon  que  ie  Ten  ay  semond 
par  mes  lettres  envoyées  aux  magistrats  de  Genefve  par 
homme  exprès.  Lon  en  voirra  Texperience  par  ses  responces, 
s'il  ause  ingérer  de  respondre,  quelque  grand  sophiste  et 
orateur  qu'il  cuide  estre,  et  emploiast-il  le  bel  entendement 
de  son  frère  Beze  et  martyr  avec  le  sien  :  car  la  nature  de  la 
vérité  est  telle  que  plus  est  impugnée  moings  est  offensée  : 
mais  plus  se  monstrent  foibles,  et  inutiles  les  impugnateurs 
d'icelle. 

ViLLEOÀIGNON. 

1561 


408  HISTOIRE  DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 


Lettre  IX  (1). 

A    SÉRENISSIME   KATHERINE   DE    MEDICIS,   ROYNE    MERE    DU  ROY,    MA 

SOUVERAINE   DAME. 

Madame,  quand  le  temps  de  quarante  iours  a  esté  expiré, 
par  moy  préfix  aux  magistrats  de  Genefve,  pour  me  deman- 
der en  qu(îl  lieu  ils  me  vouldroyent  appeller,  à  leur  rendre 
compte  de  ce  que  ie  disois  contre  leur  doctrine  et  ministres, 
ayant  en  mémoire  le  commandement  qu*il  vous  a  pieu  me 
faire  de  mettre  en  francois  le  livre  que  i*en  avoye  divulgué  en 
Latin.  Fai  faict  ung  extraict  que  ie  vous  envoyé  où  i'expose 
partie  de  ce  que  i'eusse  eu  à  debatre  avec  Calvin,  s'il  eust 
ausé  comparoistre  devant  moy,  pour  maintenir  la  faulce  doc- 
trine que  ses  disciples  me  seroient  venu  adnoncer  de  sa 
part,  et  de  sa  surnommée  Eglise,  espérant  qu'estant  ladite 
doctrine  conférée  avec  celle  des  orthodoxes  et  bien  entendue, 
suivant  les  responces,  aux  objections  que  i'y  ay  faict,  que  Ion 
la  cognoistra  n'avoir  sans  grande  raison  esté  de  moy  reietée. 
Pour  ce  que  nostre  religion  gist  en  foy,  illustrée  des  faicts 
merveilleux  de  Dieu,  incompréhensibles  à  nos  iugements,  se- 
lon la  prudence  humaine,  en  la  considération  et  examen 
des  causes  et  forces  de  la  nature  créée  :  Ces  gens  s'estants 
mis  à  rimpugner,  nous  provoquent  à  la  disquisition  de  la  vé- 
rité d'icellepar  humaine  sensualité,  monstrant  qu'il  n'est  pos- 
sible qu'ung  corps  finy,  de  mesure  certaine,  soit  contenu 
en  divers  lieux  tout  en  ung  temps.  Et  s'estants  faicts  auth- 


(1)  Voir  Touvrage  de  Villegaignon  intitulé  :  Les  propositions 
contentieuses  entre  le  chevalier  de  Villegaignon  et  maistre  lehan 
Calvin,  Préface.  Cette  lettre  fut  composée  à  la  fin  de  1560  ou  au 
commencement  de  Tannée  suivante. 


PIEGES   JUSTIFICATIVES.  409 

eurs  d^une  tradition  contraire  à  nostre  foy,  en  sublimité  de 
langage  artificiel,  aléchent  les  hommes  à  mespris  de  nostre 
foy,  par  licence  de  vivre,  soubz  prétexte  de  vérité  évangelique 
par  eux  proposée,  dont  facilement  ont  gaigné  grand  nombre 
de  sectateurs,  les  paisçans  de  vaines  fumées  d'imaginations 
au  nom  de  pasture  spirituelle  de  leurs  âmes;  et  usurpant, 
partie  du  grec,  partie  du  latin,  certaines  paroUes  non  commu- 
nes au  vulgaire,  enflées  et  précieuses,  pour  estre  en  plus 
grande  admiration  au  peuple (1) 

Ce  qu'estant  par  moy  considéré  m'a  induict  de  rechercher 
selon  ma  capacité  aussi  diligemment  leurs  raisons  et  les  tra- 
ditions qu'ils  subrogent,  au  lieu  de  nostre  saincte  religion, 
qu'ils  ont  esté  soigneux  à  la  vouloir  destruire  et  abolir.  Ce 
qu'ayant  faict  avec  eulx  tout  à  loisir  l'espace  de  dix  moys, 
qu'ilz  ont  esté  en  nostre  désert,  il  me  souvient  des  bouteilles 
de  savon  destrampé  en  l'eaue,  que  Ion  faict  pour  esbatre  les 
enfans,  belles,  rondes  et  enflées,  enrichies  de  varietez  de  cou- 
leurs célestes,  portées  ça  et  là  par  le  soufflement  des  enfans, 
iusques  à  ce  qu'estant  par  eulx  touchées  pour  en  cuyder  iouyr 
au  premier  bruit  se  dissolvaient  en  rien. 

Aussi  ayant  enfoncé  ces  traditions,  les  ayant  conféré  aux 
sainctes  lettres  et  à  la  propre  doctrine  de  Calvin  en  divers 
lieux,  ie  les  ay  trouvées  redondantes  de  tant  d'hérésies,  sot- 
tises, inepties  et  contrariétés,  qu'il  m'a  semblé  n'avoir  besoing 
d'aultres  livres  à  les  combatre  que  les  leurs  propres  pour  les 
passages  par  eulx  alléguez  en  confirmation  de  leur  dire  :  de 
sorte  que  i'eu  honte  et  desplaisir  de  la  peine,  que  i'auroye 
emploie  à  la  lecture  de  telles  vanitez  :  dont  i'entray  en  très 
grand  doubte  que  voulant  divulguer  et  adverer  ce  que  i'en 
auroye  trouvé  par  la  déduction  et  interprétation  à  moy  par 
eulx  faicte,  lors  ne  mescreust  de  leur  imposer. 

Au  moyen  de  quoy  me  résolu  de  venir  par  deçà  pour  me 


(1)  Suit  une  longue  page  d'injures  théologiques,  qui  ne  présen- 
tent aucun  intérêt,  et  que  nous  avons  cru  pouvoir  supprimer. 


410  HISTOIRE  DU  BRESIL  FP.ANÇAIS. 

trouver  en  personne  avec  Calvin  ou  aultre  que  députeront 
les  Genefvoys  en  leur  nom  :  pour  leur  monstrer  par  escript 
de  la  main  de  leur  ministre  les  plus  exécrables  et  moins 
croiables  artifices  que  i*aye  faicl  transcrire  et  les  aultres  par 
la  main  du  notaire  de  nostre  pais  receus  de  la  bouche  dudict 
ministre.   Et  pour  ce  faire  ay  par  lettres  interpellé  très 
instamment  les  magistrats  de  Genefve,  me  soubzmectant  où 
ie  seroye  trouvé  calomniateur  d'estre  livré  en  leur  main  pour 
faire  de  moy  tout  leur  plaisir.  Lesquelles  lettres  ayans  esté 
présentées  à  Calvin,  après  les  avoir  leues,  estant  confus  et 
honteulx  de  veoir  le  secret  de  ses  impostures  divulgué,  entra 
en  si  grande  rage  que,  pour  toute  response,  ne  feit  aultre 
chose  que  que  les  foulleraux  pieds,  et  avec  cruelles  menasses 
chasser  le  messagier  hors  la  ville.  Or  puisque  la  defflance  de 
sa  querelle  luy  a  faict  décliner  et  craindre  ma  présence,  i'en 
lairay  le  iugement  à  ceulx  qui  sans  passion  en  vouldront 
cognoistre.  Espérant  s'il  veult  respondre  par  escript,  sans 
divertir  hors  du  propos  des  choses  par  moy  obiurées  qu'il 
augmentera  mon  droict  et  honneur,  qu'il  a  vouUu  par  ses 
detractions  honnir  :  faisant  comme  ung  regnard  prins  d'ung 
lacq  par  le  col,  lequel  pour  eschapper,  plus  se  secoue  et  do- 
maine, plus  fort  s'estrangle  :  et  s'entachera  des  plus  notables 
et  infâmes  hérésies,  qui  ayent  esté  depuis  lésus-Christ.  Pro- 
testant doresnavant  de  voulloir  employer  le  temps  à  choses 
meilleures  qu'à  lire  ses  resveries,  et  des  siens,  quoy  qu'ils 
babillent  et  escripvent. 
A  Dieu. 

ViLLEOAIGNON. 


PIÈGES  JUSTIFICATIVES.  411 


Lettre  X  (1). 

A  ILLUSTRE  HAULT  ET  PUISSANT  GASPAR  DE  COULLIGNY,  SEIGNEUR  DE 
CHASTILLON  SUR  LOING,   ADMIRAL  DE  FRANCE 

Monseigneur  estant  débouté  de  l'espérance  de  me  trouver 
avec  Calvin  pour  donner  compte  de  moy  et  des  choses  que 
i'ay  divulguées  en  ung  livre  latin,  contre  sa  doctrine,  ie  les 
ay  voullu  exposer  en  françois,  pour  ceulx  qui  n'auroyent 
intelligence  de  Taultre  langue.  En  quoy  ie  reçois  quelque 
satisfaction  par  l'espérance  que  i'ay  faict  de  me  trouver  en 
personne  avec  ledit  Calvin  pour  exposer  par  vive  voix  ce 
que  i'ay  faict  par  escript  et  ouyr  ses  solutions  et  répliques. 
Pour  ce  que  surtout  il  enseigne  de  ne  sortir  des  saintes 
escriptures  et  n'aquiescer  en  la  doctrine  de  ceulx  qui  ayent 
escript  depuis  les  apostres,  ie  le  vouUoye  principallement 
prier  de  me  prouver  sa  doctrine  par  les  dites  escriptures. 
En  quels  passages  il  a  trouvé  !...  (2) 

le  me  suis  offert  au  cas  qu'il  qu'il  me  prouve  par  les  saintes 
escriptures  l'une  de  ces  propositions  d'endurer  tel  supplice 
qu'il  me  vouldroit  constituer,  et  m'en  aller  pour  ouyr  ce  qu'il 
me  vouldroyt  dire,  au  lieu  qu'il  m'assigneroit  seur  avec  sauf 
conduit,  comme  pouvez  avoir  sceu.  Mais  sa  conscience  l'a 
destourné  de  ce  combat.  Au  moyen  de  quoy  i'ay  par  le  menu 
deduict  et  confuté  sa  doctrine. 


(1)  Se  trouve  dans  Touvrage  intitulé  Les  propositions  conten» 
tieuses,  etc.  Comme  cette  lettre  a  été  écrite  après  le  refus  de  Cal- 
vin de  prendre  part  au  tournois  théologique,  auquel  le  défiait 
Villegaignon,  on  peut  en  fixer  la  composition  à  la  fin  de  1560  ou 
au  commencement  de  Tannée  1561. 

(2)  Suivent  dix-sept  propositions  entachées  d*hérésie. 


412  HISTOIRE  DU  BRÉSIL  FRA3IÇAIS. 

Mais,  (i)  Monseigoeur,  s'il  vous  plaict  prendre  la  peine  d'ea 
descoavrir  le  fons,  vous  avez  sur  moy  puissance  de  me 
commander  de  vous  aller  trouver  pour  vous  le  explicquer,  et 
vous  lire  tout  le  livre.  Et  pleust  à  Dieu  que  ce  fust  en  pré- 
sence de  quelque  grand  docteur  de  ceste  secte,  à  charge 
que,  s'il  ne  sçavoit  respondre  ne  convaincre,  ou  défendre  son 
maîstre  Calvin  d'exécrables  blasphèmes,  vous  me  tinssiez  à 
iamais  pour  tel  qu'ung  maling  malicieusement  m'a  imposé, 
comme  il  vous  a  pieu  me  dire  d'estre  devenu  (â).  Si  l'on 
s'esbahit  de  me  veoir  si  chauldement  embrasser  ces  choses 
qui  semblent  estre  contre  ma  profession,  le  dommage  et 
perte  que  i'ay  repceu  par  les  ministres  de  ceste  doctrine 
ayant  empesché  mon  entreprinse  au  Brésil,  si  heureusement 
commencée,  que  vous  avez  bien  sceu,  et  à  si  grands  frais  et 
travaulx  de  moy  et  des  miens,  m'en  doibt  estre  sufiBsante 
excuse. 

VlLLEGAlGNON. 


Lettre  XI  (3). 

AU   CARDINAL   DE   GRANX-ELLE   (4). 

Monseigneur,  i'auré  un  desplaysir  incroyable  d'estre 
approché  si  prez  de  vous  (5)  sans  vous  faire  la  révérance,  et 
vous  communiquer  des  choses  passées  en  ceste  sinistre  et 
déplorable  condition  de  temps,  où  Dieu  m'a  continuellement 


(1)  Suivent  d*aiitres  détails  théologique»:  nous  les  avons  Eupprimés. 

(2)  Allusion  an  surnom  qu'il  avait  reçu  de  Gain  d'Amérique. 

(3)  "blémoiTes  de  Granyelle,  XII.  66.  édit.  Weiss.  t.  VII  p.  666. 

(4)  Ministre  de  Charles-Quint  et  de  Philippe  II. 

(5)  Le  cardinal  était  alors  à  Bandoncourt  (Haute-Saône). 


PIEGES   JUSTIFICATIVES.  413 

exercité  en  la  compagnie  de  nostre  prince,  le  pieux  et  saint 
Françoys,  duc  de  Guise,  que  Dieu,  par  sa  miséricorde,  veuille 
absoudre. 

S'il  n'i  avoit  aultre  considération  que  de  mon  intérêt,  ie  ne 
fauldroye  à  vous  aller  trouver  ;  car  i'ay  quiclé  tous  les  estatz 
et  pensions  que  i'ay  eu  du  Roy  ;  ayant  prins  conngié  de  la 
Royne  mère  à  Bar,  derniôrement,  ai  dit  touthault  queiusques 
à  ce  que  le  Roy  soyt  ennemi  formel  des  ennemis  de  Dieu  et 
de  son  église,  lesAygnos,  c'est-à-dire,  en  langage  de  Suisse, 
rebelles  et  conjurés  contre  leur  prince  pour  la  liberté,  ie  ne 
porteré  iamays  armes  au  service  dudit  Seigneur,  ce  que  ie 
veulx  tenir  et  observer  religieusement,  et  employer  tout  ce 
que  Dieu  a  mis  en  inoy  à  nuire  ceste  infélice  et  exécrable 
secte.  le  vous  eusse  voulontiers  communiqué  de  quelque 
mienne  délibération,  si  vous  n'eussiez  trouvé  maulvays  mon 
aller  par  devers  vous  ;  mais  i'espère  que  quelque  iour  vous 
le  pourrez  entendre.  le  sohaylte  estre  aymô  et  cogneu  du 
Roy  Philippe,  comme  i'ay  esté  de  l'heureuse  mémoyre  de 
l'Empereur  (1)  son  père,  pour  m'aller  reposer  et  consoler 
auprès  de  lui,  attendant  l'occasion  que  ie  désire. 

Voicy  le  premier  voyage  que  i'ay  faict  despuis  la  prinse  de 
Rouen,  où  ie  feuz  blessé  d'une  arquebuse  en  los  de  la  giambe, 
en  forçant  le  tossé  que  nous  guasnasmes,  dont  sont  les  nerfs 
encoires  si  débiles  que  ie  ne  peulx,  sinon  avec  une  douleur 
bien  grande,  aller  ni  à  pied  ni  à  cheval.  l'espère  m'en  retour- 
ner d'icy  iusques  à  Vie  (2),  qui  est  à  Monseigneur  le  cardinal 
de  Lorraine,  pour  disposer  de  nos  affaires,  et  de  là  passer  en 
Italie  ou  Âllemaigne  à  la  diète,  si  ie  vay  n'i  perdre  temps, 
pour  respondre  aux  calomnies  desquelles  noz  ennemis  ont 
abrevé  les  princes  de  l'Empire.  Cependant,  Monseigneur,  ie 


(1)  Charles  Quint,  dont  il  avait  été  un  des  soldats  à  rexpédition 
d'Alger. 

(2)  Vie,  ancien  chef-lieu  de  canton  de  la  Meurthe,  aujourd'hui 
dans  la  Lorraine  annexée. 


â 


i 


4 14  ttlSTOItlE  DU  BRESIL  FRANÇAIS. 

supplie  le  Créateur  vous  donner  en  sainte  heureuse  et  longue 
vie,  raccomplissement  de  vos  saints  et  nobles  désirs. 

De  Plumières  (1),  le  25  de  may  (1564). 

Vostre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur 

VlLLEGAIGNON. 


Lettre  XII  (2). 

AU   CARDINAL   DE   GRANVELLE. 

Monseigneur  en  prenant  congié  de  vous,  ie  vous  mercie 
très  humblement  du  bon  conseil  et  adresse  (3)  qu'il  vous  a 
plu  me  donner  ;  cella  estoyt  une  des  raisons  qui  plus  m'affec- 
tionnoyt  à  parler  à  vous.  Fay  trouvé  que  vous,  Monseigneur, 
et  Mons«'  le  cardinal  de  Lorraine  concurrez  en  ceci  ;  mays  il 
m'avait  parlé  d'ung  sainct  personnage  de  la  Société  de  Jésus 
qui  presche  à  Ausburg,  duquel  i'ay  oublié  le  nom,  ie  ne  scay 
si  c'est  cellui  que  me  nomez  (4).  Quoy  qu'il  en  soyt,  ie  ne 


(1)  Plombières,  chef-lieu  de  canton  des  Vosges. 

(2)  Mémoires  de  Granvelle,  édit.  Weiss,  t.  VIII,  p. 

(3)  On  ne  sait  quel  est  ce  conseil. 

(4)  C'est  à  ce  projet  de  Villegaignon  que  le  cardinal  Granvelle 
faisait  allusion  quand  il  écrivait  de  Baudoncourt,  le  3  juin  1564, 
au  chancelier,  docteur  Seld  :  a  Le  chevalier  Villegaignon  a  esté  aux 
bains  de  Plombières,  prouchain  3'icy,  lequel  m'a  faict  entendre 
qu'il  se  veult  treuver  vers  sa  Majesté  Impériale,  en  la  première 
assemblée  que  se  fera  en  l'Empire,  pour  faire  cognoistre  le   mes-» 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  415 

prétériré  rien  de  tout  ce  qu*il  vous  playst  me  conseiller,  vous 
suppliant  de  me  dire  par  où  ie  debvré  prendre  mon  chemin 
pour  aller  devers  sa  maiesté;  et  en  protection  de  qui  ie  mo 
trouvé  mectre  pour  ma  seurre  garde  par  les  chemins.  Si  ce 
n'estôyt  que  ie  m'apercoy  de  quelque  soublagement  par  les 
baings,  ie  partiroys  dès  demain;  mais  ie  attendre  encores 
quelques  peu  de  iours  pour  estre  plus  fort.  Estant  à  Vi,  ie 
*ayré  mes  mémoires,  lesquels  ie  vous  envoyré  par  articles,  et 
et  si  ne  me  donnez  meilleur  adresse,  ie  les  vous  fayré  tenir 
par  le  vice  chancelier  de  Tempire,  auquel  i' envoyré  mon  pa- 
quet par  le  moyen  de  mons.  de  Verdun  ;  i'en  envoyré  autant 
à  mondit  sieur  le  cardinal  ;  puis,  du  iour  de  mon  partement, 
ie  vous  fayré  tenir  aultres  lettres,  afiin  qu'à  mon  arrivée  de- 
vant Sa  Maiesté  (1)  ie  soye  moins  nouveau,  s*il  vous  plaist 
prendre  la  peine  de  luy  faire  quelque  mention  de  mon  dessin 
et  aller  par  devers  sadite  maiesté.  De  la  Germanie,  i' espère 
passer  à  Rome  ou  à  Venise,  et  sur  la  fin  de  Testé,  par  les 
galères  qui  pourront  retourner  en  Espagne,  aller  trouver  su 
Âlteza,  ce  que  ie  ne  fayré  sans  levons  escrire,  pour  me  gou- 
verner par  vostre  bon  conseil. Mays  une  chose  pourroyt  chan- 
ger ce  mien  propos,  si  la  royne  (2)  se  déclaroyt  à  bon  essient 
contre  les  aygnos  (3),  et  leur  meust  la  guerre  par  quelque  bon 
capitaine,  dont  ie  la  voy  fort  desproveue,  et  ne  me  mectré  à 
-«uivre  home  que  ie  ne  cognoisse  bien  si  elle  demeure  en  ceste 
^•résolution  où  ie  la  voy,  de  sorte  que  les  choses  demeurent 


CK>mpte  auquel  les  Huguenotz  français  tiennent  les  princes  du  Saint 
Kmpire  et  les  ministres  d^iceulx.  Il  désiroit  sçavoir  àqui  il  sepour-^ 
iï*oit  adresser  pour  avoir  accè;5  à  sadite  Maiesté,etieluy  ay  dit  qu'il 
l^rint  son  chemin  droict  vers  vous.  Il  est  homme  de  guerre  et  de 
k>onne  volonté,  et  qui  aung  fort  beau  style  latin,  et  le  vous  recom- 
Kiciande.  »  Cette  dépêche  est  inédite» 

(1)  11  s^agit de Tempereur  d'Allemagne,  Ferdinand. 

(2)  Catherine  de  Médicis» 

(3)  Huguenots. 


416  HISTOIRE   DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

au  maulvais  chemin  auquel  elles  sont  avoyées.  Et  Dieu  ins- 
pirant le  roy  Philippe  d'entreprendre  quelque  chose  en  faveur 
de  TEglise,  ie  ne  fauldré  à  le  servir  de  tel  soin,  zèle  et  dévo- 
tion que  i'ay  servi  les  roys  mes  maistres,  si  mon  service  luy 
est  agréable,  soyt  contre  les  Aygnos,  soyt  contre  les  Turcs 
car  i'ay  délibéré  de  obéir  au  conseil  et  commandement  que 
me  feyt  d'heureuse  mémoyre,  le  bon  Charles,  moy  estant  à 
Crémone,  où  il  m'envoya,  la  sieur  Gymera  mon  compaignon  : 
c'est  de  ne  pouiter  iamais  armes  sinon  contre  les  ennemis  de 
nostre  sainte  religion. 

le  ne  vous  fascheré  d'aultres  plus  longues  lettres  iusques 
à  ce  que  ie  soye  à  Vi,  et  ne  vous  tiendré  plus  long  propos 
que  de  vous  dire  que  sur  le  six  de  may  dernier  (1)  cinquante 
quatre  ou  quarante  quatre  ministres  firent  un  synode  en 
la    maison  de  la  Ferlé  Gauche   (sous  Jouarre)    du  prince 
de  Condé,  où  ils   traytoyent  de  choses  contre   le  Roy  tant 
deshonestes,  de  sorte   que   ung  d'eulx,  en  estant  estonné 
en  sa  conscience  et  en  ayant  horreur,  vint  trouver   nostre 
maistre  de  Sainctes,  docteur  en  théologie,   et  luy  en  feit 
plaincte,  luy  déclarant  les  articles  de  la  communication;  lequel 
de  Sainctes  envoya  ce  pénitent  ministre  à  monsieur  le  car- 
dinal (2)  à  Bar,  où  mondict  sieur  le  présente  à  la  Royne,  avec 
les  mémoyres,desquelz  ie  n'ay  sceu  la  particularité.  Cella  luy 
pourroit  estre  cause  de  la  fayre  declayrer;  nous  voyrrons  ce 
qu'elle  en  fayra.  Elle  est  en  une  craincte  incroyable  des  Alle- 
manz  qu'ils  ne  reviennent  au  secours  des  Aygnos,  et  cepen- 
dant elle  les  laysse  fortifier  et  augmenter.  Toutesfois,  m'estanl 
trouvé  ces  iours  passez  avec  ung  de  son  conseil,  ie  luy  remon- 
tray  que  messire  Gaspar  de  Colligny  et  ceulx  de  son  parti  ne 
sont  ignorans  de  nostre  loy  salique,  laquelle  dit  que  les  biens 
des  rebelles  annexés  à  la  couronne  par  arrêt  de  la  cour,  sont 


(1)  Mémoires  du  cardinal  Grantelle.  Edit.Weiss,  t.  VII,  p.  578.  i 

(2)  Cardinal  de  Lorraine.  * 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  417 

inaliénables; puis  après  ce  n*est  au  prince  d'en  fayre  don  ne  grâce; 
qu'en  force  de  ceste  loy,  ledit  de  Colligny  voyt  soy  et  sa  pos- 
térité hors  de  Ghastillon,  et  inhabile  d'avoir  biens  et  honneurs 
en  France,  sinon  par  souffrance  et  tant  qu'il  playra  au  prince, 
duquel  la  volonté  et  délibération  luy  peut  estre  peu  certene  ; 
que  cela  pourra  faire  que  ledit  de  Colligni  vouldra,  en  ayant 
occasion,  fayre  tuer  ceulx  qui  luy  semblera  pour  fayre  aultres 
loys,  et  se  fortifier  d'aultres  remèdes.  En  oultre,  que  si  la 
Royne  veult  fayre  en  ce  reguard  estindre  la  loy  salique,  que 
le  roy  Philippe  (1)  aura  autant  de  raison  de  dire  que  ladite  loy 
ne  vault,  et  ne  doibt  avoyr  Heu  en  ce  qu'elle  ordonne  de  la 
succession  au  royaulme,  en  en  déboutant  les  femmes  :  car 
toutes  ces  deux  cautions  viennent  d'une  source.  l'ay  procuré 
ass3z  d'aultres  moyens  pour  amener  lesdits  rebelles  en  haine 
et  suspicion  de  ladite  dame,  et  à  mon  parlement  ie  luy  di  que 
i'avoye  esté  estropié  pour  son  service,  combattant  les  enne- 
mis de  la  couronne,  quoy  que  l'on  en  eust  dit,  et  que  par  la 
cour  de  parlement  ilz  avoyent  esté  déclarez  tels  :  à  quoi  elle 
ne  me  respondiL  aulcune  chose  ;  puis  en  me  départant  d'elle, 
elle  me  feit  signe  de  l'œil,  et  me  fait  approcher  et  me  dit  : 
«  Asseurez-vous,  Villegaignon  que  ie  suis  vostre  amie.  »  Ce 
que  ie  n'attendoye  d'elle,  ayant  aultre  foys  dit  que  i'estoye 
trop  passionné;  par  ainsi  i'euz  quelque  froide  espérance 
qu'elle  se  ennuiera  bien  tost  de  ces  gens-là. 

En  faisant  fin,  Monseigneur,  ie  vous  supplieré  de  me  tenir 
tousiours  en  vostre  bonne  grâce,  et  vous  asseure  que  ie  ne 
feray  iamais  paix  avec  les  ennemis  de  nostre  saincte  foy,  et 
qu'ilz  me  peuvent  tenir  pour  formellement  consacré  à  leur 
nuire  de  ce  que  Dieu  a  miz  de  puissance  en  moy,  comme  fit 
Hannibal  s'en  allant  contre  les  Romains. 


(1)  Singulière  prescience  de  l'avenir  !  On  naît  en  effet  qu'à  la 
mort  d*Henri  III,  Philippe  II  réclama  le  trône  de  France,  en  pré- 
tendant abolir  la  loi  salique. 

27 


418  HISTuraE   DU    BRÉSIL   FRA.NÇAIS. 

Monseigneur  ie  supplie  Dieu  vous  donner,  en  très-parfaite 
santé  et  longue  vie,  raecomplissement  de  vos  nobles 
désirs. 

De  Plumières,  (1)  le  27  de  may  1564. 

Vostre  très-humble  et  très  obéissant  serviteur, 

VmLEGAIGRfON. 


Lettre  XIII  (2). 

AU  CARDUfAL  DE  LOR&AINS   (3). 

Monseigneur,  ce  n'est  que  pour  ne  faillir  à  ma  coustume 
de  vous  escripre  toutes  les  sepmaines  que  ie  vous  fays  ce 
mot  de  lettre  ;  car  il  n'est  survenu  aulcune  occasion  d' escri- 
pre despuis  mes  dernières  lettres,  nous  estans  attendus  que 
le  Turc  commence  à  désarmer  et  se  retirer  pour  fayre  le 
semblable  et  lui,  ce  semble,  estant  touché  de  ceste  mesme 
considération,  nous  fayct  ici  fayre  séjour.  L*on  me  dit  hier 
chez  TFÎmpereur  que  ledit  sieur  Turc  a  fayct  construire  grand 
nombre  d'escuries  pour  chevaulx  et  cameaulx  à  Bude,  et  qu'il 
a  feit  renforcer  la  garnison  de  Strigonia,  qui  est  aulx  ungs 
signe  de  retraytte,  aulx  aultres  de  vouloir  hyberner  à  Bude, 
aulx  quels  ie  n'adhère,  parce  qu'il  est  novelle  du  tumulte  des 
Cymariotes,  c'est  à  dire  Albanois  de  l'Epire,  qui  se  sont 
rebellez  ;  pour  aulxquelz  obvier  est  à  croire  que  le  Turc  yra 
hyberner  à  Andrinopoli.  Monseigneur  vostre  nepveu  se  porte 


(1)  Plombières. 

(2)  Bibl.  nat.  Colloction  Dupuy,  vol.  549,  fol.  83.  »*<». 

(3)  Charles  de  Lorraine  (1525-1574). 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  419 

très  bien,  come  aussi  fort  tous  les  aultres.  II  vouidroyt  que 
Ton  ne  partyst  d'ici  de  tout  rhyver,  tant  il  se  fasche  peu. 
le  n'ay  à  dire  aultre  chose,  sinon.  Monseigneur,  que  ie  supplie 
le  Créateur  vous  donner  en  heureuse  et  longue  vie  Taccom- 
plissement  de  voz  très  nobles  désirs. 

Du  camp  soubz  lavarin,  le  XI  octobre  1566. 

Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

ViLLEGAIGNON. 


Lettre  XIV  (1). 

AU  CARDINAL  DE   LORRAINE. 

Monseigneur,  nous  avons  eu  lettres  que  le  Turc  s*est  re- 
tiré, ayant  disposé  ses  guarnisons  par  tous  les  lieux  de  ses 
novelles  conquestes  et  aultres  nécessayres,  ce  qui  est  cause 
que  l'Empereur  face  de  son  costé  diligence  de  bien  armer  ses 
frontières,  s'aprestant  à  sa  retraycte  à  Viene.  Voyant  cella 
i'ay  trouvé  nécessayre  de  vous  fayre  ee  paquet  pour  vous 
advertir  de  nos  affayres.  Et  vous  dire  que  Monseigneur  vos- 
tre  nepveu  s'est  faiz  fort  grand  et  beau,  et  qu'il  commence 
à  voler   sur  sa  foy  en  délibération  d'aller  de  Bavières  en 
Italie,  selon  vostre  ordonnance,  avec  Monsieur  son  oncle,  qui 
Tayme  come  son  filz.  Mays,  mon  dit  sieur  vostre  nepveu, 
piqué  de  sa  sensualité  et  gaillardise  de  son  âge,  et  insité  par 
gens  de  sa  compagnie,  qui  plus  approchent  de  son  humeur, 
fayct  délibération  d'aller  à  Venise,  Rome,  Naple  et  toute 
l'Italie  avant  son  retour,  et  Dieu  scayt  les  belles  entreprinses 


(1)  Bibl.  nat.  coUect.  Dupuy,  vol.  549,  fol.  35.2o 


420  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

que  Ton  mesle  parmi  ces  conseilz.  Les  vieulx,  comme  Tran- 
chelion  et  moy  Crévefosse,  n'avons  n'aylles  ne  iambes  assez 
bonnes  pour  le  suivre,  et  les  aultres  de  sondit  conseil  ne  le 
surpassent  guayres  d*âge.  le  croy  que  le  plus  viel  n'attingt 
rage  de  22  ans,  qui  me  fàyct  prévoyr  ce  que  ie  ne  vouldroye 
veoyr,  et  pour  y  remédier  vous  supplie  de  despescher  ung 
homme  à  Ferrara  incontinent  pour  supplier  mons.  son  oncle 
de  ne  lui  bailler  argent  pour  telz  voyages,  et  que  de  vostre 
part  et  autorité  le  rappeliez  en  France,  lui  disant  que  le  Roy 
le  veult  employer  en  choses  d'importance  come  seroyt  pour 
la  guerre  de  Flandre  ou  aultre  que  mieux  scaurez  adviser,  luy 
promectant  que  l'an  qui  vient  le  roy  le  renvoyera  à  Rome 
avec  charge  honorable  :  car,  sans  ces  stratagèmes,  ie  croy 
que  Pardeur  de  son  âge  et  la  sensualité  ne  le  layssent  retour- 
ner sans  s'en  aller  promener.  Il  est  sur  le  point  de  prendre 
pli  bon  ou  mauvais,  âge  le  plus  périlleux  de  sa  vie  ;  i'en  ay 
communiqué  à  Monseigneur  de  Ferrara,  qui  trouve  bon  ce 
conseil  ;  ainsi  qu3  il  vous  playra  veoyr  par  ses  lettres.  Mons. 
de  TrancheUon  a  esté  si  malade  qu'il  a  esté  forcé  de  se  retirer 
à  Viene  ;  Mons.  de  Carné  veult  aller  à  sa  mayson  de  Bavière  : 
le  Fossé  de  Ferrara,  et  Brouilli  par  vostre  commandement 
s'en  va  à  la  route  du  camp  ;  et  vous  scavez.  Monseigneur, 
que  mon  aage  ne  ma  disposition  en  la  force  de  l'hyver  ne  me 
souffrent  vagabonder  par  les  montagnes  ne  voler  avec  gens 
de  l'âge  de  cest  animeux  et  ardent  prince.  Mons.  de  Ferrara 
vous  escripra  ce  qu'il  a  fayct  avec  l'empereur  de  l'affaire  que 
scavez  ;  il  en  a  parlé  come  de  soy,  en  ayant  telle  response 
qu'il  vous  scaura  dire.  le  ne  suy  encores  résolu  du  lieu  de 
mon  hyver,  non  sçachant  quand  nous  retirerons  et  quand  ie 
pourray  laisser  nostre  ieune  prince.  le  sohayte  avoyr  quelque 
lieu  près  de  vous  qui  fust  commode  et  aysé  de  vivre  pour 
fayre  ma  retraycte,  fust-il  Deyuse  ou  aultre,  car  ie  n'en  veulx 
pour  plus  que  pour  ma  vie,  affin  que,  quand  il  me  playra 
demeurer  en  France,  i'en  aye  le  moyen,  l'ay  eu  envie  de 
Saint-Honorat  en  Provence,  laquelle  ne  m'est  passée,  mays 
ie  ne  scay  coment  négocier  cella  avec  l'abbé  ;  ie  vouldroye 


PIECES   JUSTIFICATIVES.  421 

avoir  assigné  aultant  de  revenu  à  Paris  que  vault  cellui  de 
ladite  abbaye  et  en  avoyr  la  réserve.  C*est,  Monseigneur,  ce 
que  ie  vous  peulx  escripre  pour  le  présent,  attendant  la 
route  du  camp,  qui  doibt  eslre,  ainsi  que  Ton  dict,  dedans 
huict  iours  que  i' espère  vous  despescher  Brouilli ,  selon  vos- 
tre  commandement.  Monseigneur,  ie  supplie  le  Créateur  vous 
donner,  en  heureuse  et  longue  vie,  Faccomplissement  de  voz 
très  nobles  désirs. 

Du  camp  sous  lavarin,  le  XIIII  octobre  1566. 

Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

ViLLEGAIGNON. 


Lettre  XV.  (1) 


A  LA  REINE  MERE. 


Madame,  vous  entendres  por  ce  pourtour,  lequel  vous 
connesés,  Tarrivée  de  mons.  de  Guise,  qui  a  esté  à  ce  soyr 
en  ceste  ville  de  Sans,  et  des  troupes  qu'il  a  avecque  luy  ;  il 
faict  estât  de  bientost  aie  trouvé  le  Roy  et  vostre  maiesté. 
Et  pour  se.  Madame,  que  vous  m'avès  commandé  vous  tenyr 
avertie  de  ce  qui  conserne  le  servysse  du  roy  et  vostre,  atan- 
dant  que  ia  se  bien  et  onneur  nous  soye  par  plus  emplement 
vous  faire  antandre  se  discours,  ie  vous  dire  avoir  laisé 
mons.  le  cardinar  et  d'autres  bien  faschés  du  comman- 
deman  que  vous  leur  faicttes  d'aller  trouver  mons.  le 
maréchar  à  Vès,  et  quant  au  sieur  cardinar,  il  m'a  asuré  qui 
n'iera  poynt,  comme  ie  panse  qui  vous  l'a  escript  ;  quant  à 
l'autre  il  dit  qu'il  iera,  mes  qui  ne  veut  estre  commandé 


(1)  Bibl.  nat.  collection  Harlay,  n«  318  fol.  36  21 . 


422  HISTOIRE  DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

du  dit  sieur  maréchar,  pour  estre  trop  plus  vieus  cappittaine 
que  luy,  mes  qui  fera  le  voyage.  Or,  madame,  pour  se  qui  me 
sanble,  sauf  vostre  bon  avis,  que  en  toutte  ses  disputtes  il  n'y 
a  rien  de  Tavansement  du  ser\'ice  du  Roy  et  vostre,  et  que  le 
tans  n*est  propre  à  débatre  cela,  il  me  sanble,  si  vostre 
maiesté  Ta  agréable,  sans  toutte  foys  que  ie  soys  si  vous 
plaict  alégué,  que  vous  ferès  bien  leur  en  faire  une  bonne 
despêche  et  mêmes  audit  sieur  Cardinar.  Car,  pour  vous 
parler  librement,  ié  bien  connu  que,  sy  vous  ne  le  repattriés, 
que  sa  bourse  et  crédit  n*aura  plus  de  vigueur,  et  ne  se  vou- 
dra mêlé  de  rien,  qui  ne  vyendret  pour  le  présan  à  propos, 
car  iusque  icy  il  n'a  rien  espargné;  mes  maintenant  il  let 
faurt  fret(l).  Comme  ie  vous  discoure  quand  il  vous  plaira  me 
commandé  vous  aie  trouvé,  ce  que  i'use  faict  sans  des  auca- 
sions  que  me  commandastes  au  party  de  demuré  ici,  et  atandre 
le  passage  dudit  sieur  de  Guyse,  se  que  ié  fais,  dont  ie  espère 
vous  rendre  bon  conte  de  tout.  Et  en  attandant  ie  prie  Dieu, 
vous  donner  en  santé  bonne  et  longue  vie. 

De  Sans,  ce  XXIIP  au  soyr  de  novanbre  1567. 

Quant  à  TAlemaigne,  pour  le  prèsan  ie  ne  vous  em  puy 
randre  bien  serttene,  pour  n'estre  mon  homme  de  rettour; 
bien  es-ie  entandu  que  le  comte  de  Mansfaict  (2)  a  déia  troys 
myle  bons  restre  pour  le  Roy  son  maistre,  qui  sont  déia  à  la 
duché  de  Lussambourg. 

Quant  à  seuls  des  ennemys,  à  présant  ie  ne  vous  en  dire 
rien,  si  ce  n*est  qui  n'y  a  rien  de  pressé  qui  puisse  estre  dans 
vostre  reaume  de  tout  se  moys  ny  du  disyème  de  l'autre, 
à  ce  que  m'a  asuré  le  segrétaire  du  duc  X  estans  à  Troys. 

VlLLEGAlGNON. 


(1)  Sic.  Peut-être  faut-il  lire  il  est  fort  froid. 

(2)  Mansfeld, 


PlÈCiSS   JUSTIFICATIVES.  423 


Lettre  XVI  {V) 

AU   ROI  (2) 

Sire,  incontinent  que  i*ay  receu  vos  lettres,  ie  fey  partir  le 
capitaine  Bérat,  ià  s'en  estant  le  capitaine  Rancé  au  camp,  y 
estant  appelé  par  monseigneur,  ainsi  que  ià  ie  vous  ay  faict 
entendre,  parquoy  ie  passeré  à  la  responce  de  la  fin  de  voz 
lettres. 

Les  ennemis  laissez  à  la  guarde  de  Nogant  en  ayant  esté 
chassez  se  sont  retirez  à  Auxerre,  où  ilz  sont  encores  ;  oultre 
ceulx-là  s'en  trouve  quelque  nombre  tant  de  pied  que  de 
cheval  en  chasteaulx  et  maysons  fortes  de  ce  pays,  qui  lo 
pillent  et  achèvent  de  saquager  tous  les  iours,  sans  que  nous 
y  puissions  donner  ordre,  non  ayants  lé  moyen  ;  pour  à  quoy 
obvier  seroyt  bon  d'avoyr  ici  cinquante  chevaulx,  et  deux  ou 
troys  centz  arquebousiers,  mays  il  fauldroyt  qu'ils  fussent 
payez,  affîn  de  les  fayre  vivre  en  discipline,  payants  leur 
hoste  de  gré  à  gré  affîn  de  les  povoyr  souffrir.  Car  aultre- 
ment  n'i  a  plus  d'ordre  de  les  soubstenir,  se  mectans  à  fayre 
come  les  propres  ennemis  ;  et,  pour  ma  part,  ie  ne  scauray 
plus  ouïr  les  plainctes  que  i'ay  eu  à  ouïr  ces  iours  passez  par 
faulte  de  payment. 

Le  sieur  de  Glayrmont  s'est  retiré  à  Préci,  disant  avoir 
saulvegarde  de  vostre  maiesté  et  pardon  de  ses  faultes, 
auprès  duquel  toutesfois  se  retirent  les  ennemis  comme  s*il 
estoit  non  repentant  de  Tintelligence  des  GoUignis.  Il  vous 
plaira,  Sire,  me  faire  entendre  come  i'auray  à  me  maintenir 


(1)  Bibl.  Nat.  collection  Harlay,  n»  318,  fol.  179,  ?«. 

(2)  Charles  IX. 


424  HISTOIRE   DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

avec  lui.  Il  a  prins,  corne  Tenteos,  en  sa  protection  le  sieur 
de  Choinot  et  son  chasteau,  relraycte  des  brigans.  Ceulx  de 
Courtenay,  de  Chastillon  et  Chasteau  Renard  n'ont  moindre 
commerce  avec  eulx  qu'avec  ung  de  vos  prineipaulx  enne- 
mis. D'aultre  costé  nous  avons  Valeri,  Dolot,  Cheon,  chas- 
teaux  occupés  par  le  prince  de  Condé,  pleins  de  brigans  qui 
sont  continuellement  à  batre  et  espier  les  chemins  pour  voler 
les  passans,  disantz  estre  en  saulve-guarde  de  V.  M.,  et  pour 
endormir  vos  pauvres  subiects  portent  croix  blanches  en  leurs 
manteaux,  iusques  à  l'approche  de  leur  proye  qu'ils  se  des- 
couvrent et  monstrent  leur  casaque  de  huguenotz.  Nous  pour- 
rions remédier  à  ces  inconvéniens  si  avions  de  bons  souldars 
bien  payez  et  bien  vivans. 

Nous  eusmes  novelles  conformes,venans  de  divers  lieux  la 
vueille  de  Noël  que  tous  les  brigans  des  lieux  susdictz 
s'estoient  assemblez  à  Auxerre  pour  nous  venir  donner  une 
camisade,  la  nuict  que  Ton  seroyt  à  matines  au  son  de  noz 
grosses  cloches,  à  ce  attirez  par  quelques  mauvais  esperitz 
de  nostre  ville  ;  mais  grâce  à  Dieu,  nous  n'en  avons  rien  veu, 
nous  estantz  cependant  tenuz  sur  nos  guardes. 

l'ay  envoyé  à  Auxerre  pour  sçavoir  toutes  nouvelles,  dont 
i'advertiré  V.  M.  incontinent.  Dieu  aydant,  la  suppliant,  si  lui 
semble,  de  m'envoyer  icy  quelques  gens  m'en  advertii*,  affln 
de  provoyr  à  leurs  vivres  et  logis  de  bone  heure. 

Sire,  ie  suppHe  le  créateur  vous  donner  en  très  heureuse 
et  longue  vie  l'accomphssement  de  vos  très  nobles  et  subli- 
mes désirs. 

De  Sens,  le  xxvi  décembre  1567. 

Vostre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur  et  subîect. 

ViLLEGAIGNON. 


i 


PIÈGES   JUSTIFICATIVES.  425 


Lettre  XVII  (1). 

AU    DUC    d' ANJOU.    (2) 

Monseigneur,  ie  fuz  hier  à  loigni  pour  accomplir  voz  com- 
mandemens,  mays  ie  trouvay  ung  peuple  si  rude  et  si  bestial 
qu'il  n'i  a  espérance  de  Tamener  à  rayson,  sinon  par  force;  il 
n'i  a  sur  eulx  homme  qui  commande.  Les  vignerons  et  menu 
peuple  se  mectent  ensemble  et  crient  tous  ensemble,  et  Tung 
veult,  Taultre  non,  de  sorte  qu'il  n'en  fault  attendre  que  con- 
fusion. Ils  ont  chassé  leur  gouverneur,  et  n'obéissent  à  leurs 
eschevins  non  plus  que  s'il  n'i  en  avoyt.  Ils  ne  veulent  aulcune 
garnison  disantz  qu'ils  se  gouverneront  et  défendront  bien 
d'eulx  mêmes,  iaçoyt  qu'ils  n'aient  armes  que  de  fourches  de 
fer  et  vieulx  rançons.  Leur  ville  est  commandée  de  montagnes 
et  en  ung  endroict  est  batue  en  courtine  par  dedans,  de  sorte 
que,  la  bresche  estant  faycte,  ne  sera  possible  de  la  défendre 
sans  y  faire  des  traverses;  leur  muraille  n'est  flanquée,  et  ie 
entray  dans  le  fossé  tout  à  cheval  et  vins  au  pied  d'une  tour 
près  d'un  poste,  sans  que  ie  peust  me  voyr  m'offenser,  et  se 
peult  icelle  tour  et  le  pan  du  mur  mesme  desrogner  sans  dan - 
gier,  de  façon  que  ietien  la  ville  pour  perdue,si  elle  est  assaillie. 
Il  y  a  ung  pont  de  boys  que  l'on  peult  rompre  en  demi-iour, 
si  les  villains  le  permectoyent,  mays  ils  n'en  feront  rien  sans 
forces,  et  ne  sont  deUberez  d'ouvrir  leur  porte.  le  ne  sçay  si 
la  révérence  qu'ils  doibvent  à  leur  seigneur  les  pourroyt 
fleschir.  Le  sieur  de  Langueron  m'a  dict  vous  en  avoir  escript. 
Blasset,  l'ung  des  capitaines  des  ennemis,  les  est  venu  reco- 
gnoystre  avec  cinquante  chevaulx,  et  les  soma  ;  il  est  néces- 


(1)  Bibl.  nat.  collectioa  Harlay  n»  320  fol.  19212. 

(2)  Le  futur  Henri  III. 


426  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

sayre  d*i  provoyr  promptement,  car  ceste  \âlle  estant  perdue, 
vous  amènera  beaucoup  de  difficultés.   Au  moyns   est  il 
nécessayre  de  rompre  le  pont,  ie  ne  di  de  les  descouvrir 
seulement,  mays  de  cousper  les  palz  qui  sont  plantez  dans 
Teaue,  sur  lesquelz  est  assis  le  pont,  de  sorte  qu'il  n'i  ayt 
moyen  de  le  refayre  sans  y  planter  noveaux  arbres,  qui  ne 
sont  aisés  à  trouver.  l'en  ay  ainsi  fayct  à  la  ville  de  Pont  (1). 
Quant  à  la  Villeneuve  le  Roy,  c'est  la  plus  belle  et  la  plus 
forte  qui  soyt  sur  la  rivière.  Il  n'i  a  rien  qui  la  commende; 
elle  se  peult  fort  bien  guarder  et  le  pont  avec  elle;  mays  il  se 
fault  saysir  d'une  demie  douzaine  de  mutins,  ainsi  que  ie  vous 
ay  escript,  pour  fayre  vostre  plaisir  de  ladicte  ville.  l'espere, 
avec  l'aide  des  soldatz  qu'il  vous  a  pieu  nous  envoyer,  vous 
rendre  le  bon  compte  de  la  ville  de  Sens,  et  amener  tousiours 
le  peuple  à  faire  et  obéir  à  vostre  voulorilé,  ce  que  ie  fayray 
aussi  dudit  lieu  de  Villeneufve,  estant  purgée  de  ces  mutins. 
Ils  ne  m'avoyent  voulu  recepvoir  avant  hier,  mays  hier,  en 
rapaisant,  les  principaulx  vindrent  au  devant  de  moy  pour  me 
fayre  entrer,  parcequ'ils  voyoyent  que  ie  n'avoye  compagnie 
de  souldars.  Il  vous  playra  nous  envoyer  incontinent  ung  pre- 
vost  du  camp,  pour  se  saysir  de  ces  mutins  suspectz  de  leur 
foy,  puis  vous  iouirez  de  la  ville  à  vostre  playsir.  l'envoyé 
troys  homes  pour  vous  dire  novelles  des  Pr ovensaulx  ennemis, 
car  ie  ne  me  veulx  fier  au  raport  d'ung  seul,  de  paour  qu'il 
ne  m'apporte  des  novelles  de  taverne,  faysant  acroyre  qu'il 
soyt  allé  bien  loin,  et  qu'il  se  soyt  arresté  bien  près.  Du  temps 
que  i'estoye  au  service  du  roy  vostre  grand  père,  mon  souve- 
rain seigneur,  en  Piedmont,  ie  souloye  tenir  des  souldatz  au 
camp  de  rempereur,ausquelz  ie  donnoye  bon  estât  par  moys, 
plus  que  ne  povoyt  monter  leur  paye,  et  ung  venoit  tous  jours 
à  moy,  estans  les  aultres  au  camp  des  ennemis,  qui  estoyt 
cause  que  i'estoye  fort  bien  adverty.  le  sohayte  que  vous, 
Monseigneur,ou  quelque  capitaine  des  vostres  en  usent  ainsi. 


\ 


(1)  Pont-sup- Yonne. 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  427 

Feu  monseigneur  de  Langey,  lieutenant  du  Roy  en  ce  temps 
là,  faysoit  plus  :  car  par  force  d'argent  et  de  promesses  avoit 
gaigné  les  secrétaires  du  marquià  de  Gousto,  ce  que  scayt 
très  bien  Gaspar  de  Colingny,  et  Dieu  veuille  qu'il  ne  se  serve 
de  ces  moyens.  Mais,  ie  supplye  le  créateur  vous  donner,  en 
très  heureuse  et  longue  vie,  Taccomplissemenlde  vos  sublimes 
désirs. 

De  Sens,  1*'  février  1568. 

Vostre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

ViLLEGAIGNON. 


Lettre  XVIII  (1). 

AU   DUC    d'aumale   (2). 

Monseigneur,  ayant  eu  commandement  du  Roy  par  lectres 
expresses  de  venir  accompagner  monsieur  le  conte  de  Lan- 
guillara,  et  fayre  résidence  auprès  de  luy  pour  voyr  ce  qu'il 
me  vouldroyt  ordonner  pour  le  service  dudict  seigneur,  ie  n'y 
ay  voulu  fayre  faulte,  encore  que  ie  n'ay  eu  nulle  provision 
pour  ce  faire,  et  estant  arrivé,  ie  vous  ay  voulu  fayre  la  pré- 
sente, pour  vous  dire  que  onques  ne  fut  mieux  venu  home 
que  a  esté  le  conte.  Le  pape  (3)  lui  envoya  son  capitaine  des 
guardes,  aveoq  plus  deux  centz  souldars,  au  devant  plus  de 
deux  mil,  et  sans  cella  il  y  vint  plus  de  troys  cents  chevaulx 


(1)  Bibl.  nat.  Mélanges  Clérambault  vol.  56,  fol.  10,271. 

(2)  Claude  de  Lorraine,  troisième  fils  de  Claude  I«'  de  Lorraine 
(1526-1573) 

(3)  Le  Pape  était  alors  Pie  V. 


à 


428  HISTOIRE   DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

des  gentilshommes  Romains  et  capitaines.  Il  y  a  une  merveil- 
leuse suitte  et  affection  de  tout  le  monde  et  de  grands  moyens 
de  fayre  servisse  par  dessa,  et  ie  vous  peulx  bien  asseurer 
qu'il  y  a  une  volonté  incroyable  de  s'employer,  et  fusse  à  ses 
despens,  pour  faire  cognoistre  à  tout  le  monde  qu'il  est  aultre 
que  ses  ennemis  ne  l'ont  voulu  fayre  trouver,  et  que  s'a  esté 
grand  domage  de  lui  havoyr  faict  perdre  tant  de  temps.  Le 
Roy  ne  povoyt  fayre  mieulx  pour  havoyr  le  ceur  des  gentils- 
hommes et  seigneurs  d'Italie  que  le  traycter  si  honnestement. 
Il  va,  en  toutes  les  grandes  compagnies  oii  il  se  trove,  près- 
chant  la  volonté  et  grandeur  dudit  Seigneur,  et  enflambe  tout 
le  monde  à  le  servir.  le  fayré  mon  debvoir  de  l'entretenir  en 
ceste  bone  volonté  et  préparer  les  volontez  de  tous  ceulx  qui 
me  sembleront  ydoynes  au  service  du  Roy,  de  sorte  que  l'on 
pourra  dire  que  ie  n'auré  perdu  temps.  Monseigneur,  pour 
l'incroyable  affection  que  i'ay  à  vous  fayre  service,  ie  vous 
veulx  supplier  me  fayre  cest  honneur  que  m' employer  et  me 
commander  en  tout  ce  que  ie  pourré  fayre  pour  vous,  vous 
asseurant  que  ne  troverez  iamais  plus  loyal  ne  plus  affec- 
tionné serviteur.  Qui  est  l'endroict,  Monseigneur,  où  ie  prière 
le  créateur  vous  donner  en  très  heureuse  et  longue  vie 
l'accomplissement  de  vos  nobles  désirs. 

Vostre  très  humble,  très  obéissant  serviteur, 

ViLLEGAIGNON. 

Rome  7  janvier  (1569). 


PIECES   JUSTIFICATIVES.  429 


Lettre  XTX  {i). 

A  LA  DUCHESSE  DE  FERRARE  (2). 

Madame,  après  que  Monseigneur  vostre  (3)  nepveu  eut 
entendu  la  prinse  du  chasteau  de  Dieu,  se  résolut  de  faire 
effort  de  le  reprendre,  et  craignant  que  ce  fust  une  entre- 
prinse  qui  regardasl  de  plus  loing,  luy  a  pieu  m'envoyer  en 
celieu  de  Montereau,  pour  y  prendre  garde  et  aux  villes 
circonvoisines  de  ceste  riuière,  puis  entendre  à  Texpugnacion 
dudit lieu, dont  l'espère  faire  bonne  issue;  s*il  ne  leur  vient 
aultre  force  que  celle  du  chasteau,  dont  ilz  ont  espérance, 
par  le  moïen  de  leurs  confrères  qui  sont  tant  en  vostre 
ville  (4)  que  aultres  lieux  qui  sont  en  vostre  obéissance,  chose 
que  n'entendez,  ne  vouldriez  contre  le  Roy  favoriser  telles 
entreprinses,  ainsi  que  i'ay  assuré  mon  dict  seigneur  et  son 
conseil,  ayant  de  si  long  temps  congnoissance  de  vostre  vertu 
et  zèle  inestimable  au  lieu  de  la  couronne.  le  ne  vous  useray 
d'aultre  langaige  persuasif  de  destourner  si  sinistres  des- 
seings, qui  sont  ceulx  de  ces  pauvres  incensez,  saichant  que 
ce  seroient  parolles  perdues  et  que  de  vous  mesmes  les 
aborrez  et  blasmez  aultant  que  le  Roy  pourroit  souhaiter. 


(1)  Bibl.  nat.  ancien  fonds  français,  n»  8735,  fol.  30. 

(2)  Renée  de  Ferrare,  deuxième  fille  de  Louis  XII  et  d*Anne  de 
Bretagne,  de  retour  en  France  depuis  1560,  s'était  déclarée  protes- 
tante, et  avait  accueilli  ses  coreligionnaires  dans  son  château  de 
Montargls.  Elle  mourut  en  1575. 

(3)  Henri  d'Anjou,  plus  tard  Henri  III. 

(4)  Il  s'agit  du  château  de  Montargis. 


480  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

C'est  Tendroict,  Madame,  où  ie  supplieray  le  créateur  vous 
donner  très  longue  et  heureuse  vie. 

Voslre  très  humble  et  obéissant  serviteur, 

ViLLEGAIGNON, 

De  Montereau,  fault  Yonne,  4  mars  1869. 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  431 


JEAN    CRESPIN. 


Bistoire  des  martyrs  persécutez  et  mis  à  mort  pour  la  yérité 

de  rËYangile. 


CllAI*ITRE    L 


DIEU  RECUEILLE  UNE  EÔLIÔE  AU   PAYS  DU  BRESIL,    PARTIE  DE   L*AMÉ- 
RIQUE  AUSTRALE  :    COMMENT  ELLE  FUT  AFFLIGEE  ET  DISPERSÉE. 

Pour  parvenir  à  l*histoire  qui  sera  ci  après  mise  en  son 
ordre,  de  quelques  fidèles  martyrs,  qui  franchement  se  sont 
exposez  à  la  mort,  et  ont  arrousé  de  leur  sang  la  sécheresse 
de  la  terre  du  Brésil,  pour  maintenir  la  doctrine  du  fils  de 
Dieu,  il  est  expédient  d'entendre  le  commencement  et  le 
motif,  d'avoir  eu  en  ce  temps  Eglise  reforme  selon  la  parole 
de  nostre  Seigneur  en  terre  si  eslongnee  des  royaumes  et 
lieux,  esquels  le  suiet  de  nostre  histoire  iusques  ici  s'est  ar- 
resté.  La  mémoire  des  choses  tant  mémorables  avenues  en  ce 
temps,  nous  doit  picquer  et  soUciter  vivement  à  une  médita- 
tion continuelle  des  merveilles  du  Seigneur,  et  convient  croire 
que  Toubliance  ou  suppression  d'icelles  sera  un  iour  cher 
vendue  à  ceux  qui  l'auront  peu  faire  entendre  et  publier  par 
toute  la  terre.  La  grandeur  du  subiect  de  ceste  histoire  avec 
les  circonstances  des  lieux  est  de  grand  poids  et  consé- 
quence. 


432  HISTOIRE  DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 


Le  truict  et  utilité  de  ceste  histoire. 

Car  où  est-il  escrit  qu'au  Monde  nouvellement  descouvert 
il  y  ait  eu  aucun  sacrifié  et  mis  à  mort  pour  le  tesmoignage 
de  la  parole  de  Dieu  ?  Nous  avons  veu  et  leu  que  les  barba- 
res oat  tué,  sacrifié  et  mangé  aucun  Portugais  et  François  : 
Mais  pourquoi  ?  D'autant  que  leur  avarice  et  ambition  déme- 
surée ils  avoient  outragé  et  offensé  lesdits  Barbares.  Chacun 
conoit  fort  bien  que  les  Portugais,  et  mesmes  les  François, 
qui  ont  fréquenté  icelles  régions,  n*ont  iamais  parlé  un  seul 
mot  du  Seigneur  lesus  Chr'st  aux  povres  gens  de  ces  pays- 
la.  Veu  doncques  que  les  trois  personnages  (la  mort  desquels 
est  descrite  ci  après)  se  sont  comme  prémices  exposez  à  la 
mort  pour  maintenir  la  iuste  querelle  de  l'Evangile  :  ce  seroit 
chose  malséante  et  de  très  mauvaise  conséquence  de  laisser 
leur  mémoire  comme  ensevelie  et  esteinte  entre  les  hommes  : 
et  aviendroit  qu'un  iour  leur  sang  redemanderoit  vengeance 
de  l'oubliance  de  ceux  qui  l'auroyent  peu  faire  entendre  par 
toute  la  terre.  Ces  considérations  ont  esmeu  ceux  qui  ont  esté 
presens  à  ce  qui  est  ici  récité  (i)et  entre  lesquels  est  parvenu 
ce  recueil,  d'en  faire  participant  le  lecteur  pour  l'instruire 
contre  les  calomnies  qui  pourroyent  obscurcir  la  vérité  de 
causes  de  l'entreprise, des  moyens,  exécutions,  protestations, 
révolte,  bref  de  tout  ce  qui  s'ensuit. 

Villegagnon  se  despite  en  France. 

Estant  Nicolas  de  Villegagnon,  ordonné  vice  admirai  en 
Bretaigne,  entré  en  discord  avec  le  capitaine  du  chasteau  de 
Brest,  principale  forteresse  de  tout  le  pays,   à  raison  des 


(1)  Voici  bien  une  preuve  que  la  relation  a  été  réellement  com- 
posée par  Léry. 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  433 

fortifications  du  chasteau,  ce  discord  engendra  mescontente- 
ment  et  haine  mortelle  entre  eux  iusques  à  espier  les  occa- 
sions pour  se  surprendre  Tun  Tautre.  Leur  querelle  parvint 
iusque  aux  oreilles  du  roy  Henri  second  de  ce  nom  ;  duquel 
estoit  beaucoup  plus  favorisé  le  capitaine  du  chasteau,  que 
Villegngnon:  qui  lui  donna  très  mauvaise  espérance  de  Tissiie 
de  sa  querelle.  Il  est  certain  qu'il  esperoit  abysmer  ou  du 
moins  rendre  infâme  son  adverse  partie  :  mais  considérant 
que  peu  il  avançoit  son  entreprise,  mesme  travaillant  possi- 
ble contre  la  vérité  du  faict,  ou  contre  trop  grande  faveur, des 
lors  il  commence  à  se  desplaire  en  France,  Taccusant  d'une 
mesconnoissance  deshonneste  :  attendu  qu'il  avoit  consumé 
toute  sa  ieunesse  portant  les  armes  pour  le  service  d'icelle. 
Il  adioustoit  d'avantage  que  son  cueur  ne  pouuoit  plus  com- 
porter d'y  faire  long  seiour  et  résidence,  veu  le  maigre  re- 
cueil qu'il  avoit  receu  de  ses  services  passez.  Pendant  ce 
temps,  audit  lieu  de  Brest,  residoit  un  commis  du  Thresorier 
de  la  marine  qui  frequentoit  familièrement  ledit  Villegagnon. 
Ce  commis  parlant  à  table  et  en  ses  propos  familiers  d'un 
lointain  voyage  qu'il  avoit  autrefois  fait  es  Indes  Méridionales 
en  la  partie  du  Brésil  :  louant  grandement  la  température  de 
l'air  du  pays,  la  beauté  et  sérénité  du  ciel,  la  fertilité  de  la 
terre,  l'abondance  des  vivres,  les  richesses  et  grands  biens 
qui  proviennent  en  la  terre,  et  autres  choses  dignes  de  sin- 
gulière recommandation,  inconnues  totalement  aux  anciens  : 
ses  devis  pleurent  merveilleusement  à  Villegagnon,  qui  par 
grand  désir  faisoit  souventesfois  repeter  les  mesmes  paroles, 
et  ia  avoit  par  fantasie  envahi  l'empire  de  toute  celle  terre  : 
le  désir  d'aller  de  iour  en  iour  augmentoit,  mais  les  moyens 
ne  lui  esloyent  grands. 

//  imagine  une  monarcliie  en  un  nouveau  monde. 

Car  voulant  sortir  de  France  en  honneur  et  réputation,  il 
lui  convenoit  faire  une  grande  despense,  laquelle  il  n'eust 
peu  fournir  :   ioinct  que  le  Roi  eust  trouvé  fort  mauvais  que 

28 


i^i  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

sans  occasion  il  eust  quitté  son  service,  pour  se  retirer  en 
exil  volontaire  avec  un  genre  d'hommes  les  plus  estranges 
eteslongnez  d'humanité  qui  soyent  sous  le  ciel.  A  ceste  cause 
par  subtils  moyens  il  s'insinua  en  faveur,  faisant  entendre  à 
tous  ceux  desquels  il  esperoit  grand  support  et  qui  pouvoyent 
avancer  son  entreprinse  heureusement,  qu'il  avoit  un  ardent 
désir  et  affection  incroyable  de  cercher  un  lieu  de  repos  et 
tranquillité,  pour  retirer  ceux  qui  sont  affligez  pour  l'Evan- 
gile en  France  ;  et  qu'ayant  longuement  pensé  en  quelle  part 
il  seroit  bon  de  se  retirer  pour  éviter  les  eruautez  et  tyran- 
nies des  hommes,  il  s'estoit  souvenu  de  la  terre  du  Brésil:  de 
laquelle  tous  ceux  qui  y  avoyent  navigé,  louoyent  la  tempe- 
rature,  fertilité  et  bonté,  en  laquelle  on  pourroit  commodé- 
ment habiter. 

Fait  diverses  pour  lacheminemeul  de  son  entreprise.  Mais 
en  contrefaisant  le  chrestien  pour  tromper  le  monde j  Use 
trompe  soi-mesmOy  et  devient  ûnalement  apostat. 

Ceux  auxquels  il  s'estoit  adressé,  creurent  facilement  ses 
paroles,  louans  ceste  entreprise,  digne  plustost  d'un  prince 
que  d'un  simple  gentilhomme.  Et  à  la  poursuite  luy  promirent 
toute  faveur  vers  le  Roy,  pour  impetrer  toutes  choses  qui 
seroyent  requises  à  la  navigation,  connoissans  que  ledit  sieur 
l'auroit  pour  agréable  :  attendu  qu'elle  redonderoit  à  son 
honneur  et  gloire,  et  au  profit  de  tout  son  royaume.  Cest 
affaire  fut  sollicité  en  toute  diligence,  tellement  que  bientost 
après  Villegagnon  obtint  deux  beaux  et  grands  navires  armez 
d'artillerie,  munitions,  et  autres  choses  nécessaires,  ensemble 
dix  mille  francs  pour  la  despense  des  hommes  qu'il  convien- 
droit  passer  avec  grand  quantité  d'artillerie,  poudre  à  canon, 
boulets,et  armes  pour  la  construction  et  défense  d'un  fort. 

Ces  choses  ainsi  heureusement  obtenues,  il  composa  avec 
les  capitaines,  maistres  de  navires  et  pilotes,  pour  conduire 
les  vaisseaux  et  faire  la  charge  du  bois  de  Brésil,  et  autres 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES.  435 

commoditez  en  ladite  terre.  Or  il  lui  restoit  à  recouvrer  gens 
fidèles  de  bonne  vie  et  conversation  pour  habiter  au  pays 
avec  lui  :  pour  à  quoi  parvenir,  faisoit  entendre  par  tous  les 
endroits  oii  il  pouvoit  qu'il  ne  demandoit  que  gens  craignans 
Dieu,  patiens  et  bénins  :  sachant  que  de  tels  il  tireroit  plus 
de  seruice  et  commodité  que  d'autres,  pour  Tesperance  qu'ils 
auroyent  d'y  voir  une  assemblée  et  congrégation  de  gens  de 
bien,  dediee  au  service  de  Dieu.  A  ceste  occasion  plusieurs 
bons  ethonnestes  personnages  n'estimans  rien  le  long  voyage, 
ni  grandeur  des  daugers  qui  peuvent  avenir  en  telle  naviga- 
tion, ni  la  soudaine  mutation  de  l'air,  ni  l'estrange  manière 
de  viure,  furent  surprins  par  les  belles  paroles  et  douces 
promesses  de  Villegagnon.  En  outre,  il  leur  convenoit  mener 
gens  de  labeur  ;  et  artisans  de  tous  mestiers,  lesquels  il  ne 
peut  trouver  sans  grande  difficulté,  et  moyennant  grande 
somme  de  deniers  :  encores  la  pluspart  d'iceux  estoyent  rus- 
tiques, et  sans  aucune  instruction  d'honnestelé  et  civilité, 
adonnez  à  beaucoup  de  vices  et  dissolutions  impudiques. 

Attendant  le  temps  de  l'embarquement,  souventefois  il  pro- 
posoit  à  ceux  qu'il  connoissoit  aller  avec  lui  d'une  franche 
volonté,  les  sainctes  et  bonnes  ordonnances  qu'il  esperoit 
faire  avec  leurs  airs  et  conseil  au  pays  de  Brésil,  se  voulant 
du  tout  rapporter  (comme  il  disoit)  à  la  délibération  des  plus 
notables.  Et  quant  au  fait  de  la  religion,  tout  son  desin  estoit 
que  l'Eglise  qui  y  seroit  establie  fust  reformée  comme  celle 
de  Genève.  Et  en  toutes  les  compagnies  honorables  où  icelui 
se  trouvoit,  promettoit  le  semblable  :  chose  qui  imprima  au 
cœur  des  bons  un  espoir  merveilleux  de  son  entreprinse. 
Vrai  est  qu'aucuns  en  ingèrent  mal,  ayans  comme  ce  person- 
nage les  années  précédentes  peu  reformé  en  sa  vie  et  conver- 
sation, ne  pouvant  oublier  la  cruauté  des  galères  dans  les- 
quelles il  avoit  esté  nourri  tout  son  ieune  aage. 

Embarquement  de   Villegagnon, 
Sur  ceste  bonne  opinion  la  compagnie  s'embarque  dans  les 


436  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

navires,  et  les  anchres  levées  font  voile  du  Havre  de  grâce, 
Fan  MDLV,  le  XV  de  iuillet,  après  avoir  soustenu  et  outre- 
passé plusieurs  dangers,  difflcultez  et  accidents  fascheux  sur 
le  voyage,  comme  relaschemens,  défaut  d*eaux  douces,  fièvres 
pestilentieuses,  Texcessive  ardeur  du  soleil,  et  les  vents  con- 
traires, tempestes  et  tourbillons,  Fintemperature  de  la  zone 
torride,  et  autres  choses  trop  longues  à  raconter,  les  susdits 
arrivèrent  au  Brésil  terre  de  TAmerique,  en  la  partie  Méri- 
dionale où  le  pol  antarctique  s'esleve  sur  Thorizon  23  degrez 
quelque  peu  moins.  A  la  descente  des  François  en  terre,  les 
habitans  du  pays  se  trouvèrent  en  grand  nombre  pour  les 
recevoir  avec  bon  acueil  :  leur  faisant  présent  de  vivres  du 
pays  et  autres  choses  singulières,  pour  traiter  avec  eux  une 
alliance  perpétuelle. 

Son  imprudence. 

Or  partant  du  Havre  de  grâce,  les  passagers  ne  s'estoyent 
point  informez  si  Villegagnon  avoit  mis  vivres  dans  les  na- 
vires pour  ceux  qui  habiteroyent  en  la  terre,  comme  il  estoit 
raisonnable.  Partant  arrivez  à  terre,  et  connaissans  qu'il  n'y 
avoit  vivres  pour  les  sustenter,  trouvèrent  fort  estrange,  et 
fascheux  à  comporter  de  vivre  seulement  de  la  nourriture  de 
celle  nouvelle  terre,  assavoir  de  fruicts  et  racines  au  lieu  de 
pain,  et  d'eau  pour  du  vin,  et  encores  en  si  petite  quantité 
que  c'estoit  chose  pitoyable  à  voir,  veu  qu'un  homme  seul 
eust  bien  mangé  ce  qu'on  donnoit  à  quatre. 

Le  mal  qui  s'en  suit. 

Par  ce  soudain  changement,  plusieurs  tombèrent  en  gros- 
ses et  fascheuses  maladies,  desquelles  ils  ne  se  pouuoyent 
relever,  veu  que  toutes  choses  requises  aux  malades  leur 
defailloyent,  qui  indigna  des  lors  beaucoup  de  personnes 
contre  ledit  Villegagnon,  l'accusant  d'une  insatiable  avarice, 
ayant  espargné  l'argent  du  Roi,  et  icelui  converti  en  ses  pro- 


PIEGES  JUSTIFICATIVES.  487 

près  usages,  au  lieu  de  remployer  en  vivres  et  choses  néces- 
saires pour  la  nourriture  et  santé  de  tous  ceux  qu'il  avoit 
menez  en  celle  lointaine  région.  Il  est  certain  que  les  mari- 
niers qui  estoyent  nouvellement  revenus  de  ce  pays  là, 
auoyent  donné  à  entendre  qu'il  y  avoit  des  vivres  en  la  terre 
suffisamment  pour  sustenter  tous  ceux  qui  y  passoyent  :  par- 
tant qu'il  n'estoit  besoin  charger  les  vaisseaux  de  ceux  de 
par  deçà. 

Servitude  égyptienne, 

C'estoit  l'excuse  et  response  que  prenoit  Villegagnon  pour 
se  purger  de  celle  tache.  Et  d'autant  plus  estoyent  esmeus 
les  povres  personnes,  tant  malades  qu'autres,  d'autant  que  ce 
grand  défaut  se  trouvoit  tout  au  commencement,  sans  y  avoir 
aucune  considération  :  tant  s'en  faut,  que  pour  cela  en  rien 
on  leur  diminuast  le  travail,  que  de  iour  en  iour  on  leur 
augmentoit,  autant  que  s'ils  eussent  esté  bien  nourris  et  sus- 
tentez :  mesmement  en  tel  pays  où  l'ardeur  du  soleil  est  si 
véhémente,  que  peu  de  gens  le  pourroyent  croire.  Il  leur 
estoit  nécessaire  depuis  le  iour  levant,  iusques  au  iour  cou- 
chant, entendre  les  uns  à  rompre  des  pierres,  autres  à  por- 
ter la  terre  et  couper  bois,  considéré  que  le  lieu,  le  temps  et 
l'occasion  requeroyent  grande  diligence,  craignant  le  danger 
tant  des  habitants  naturels,  que  des  Portugais  ennemis  mor- 
tels des  François  en  celle  terre. 


Les  artisans  conspirent  contre  celui  qui  les  traite 

indignement. 

Les  artisans,  gens  de  petite  considération,  et  peu  ou  point 
touchez  d'aucun  honneur,  se  persuadèrent  que  la  fin  serait 
fort  dangereuse,  puisque  le  commencement  estoit  tel  :  et  les 
plus  ingénieux  d'entre  eux  preveurent  que  s'ils  enduroyent 


438  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRA^CÇAIS. 

croistre  le  ioug,  lequel  leur  estoit  imposé,  estans  encore  la 
plus  part  sains  et  dispos,  pour  le  repousser  et  reietter,  il 
aviendroit  en  fin  qu'ils  en  seroyent  les  plus  faschez.  Parquoy 
ayant  fait  au  complot  entre*eux,  et  assemblé  ceux  qu'ils 
estimoyent  dignes  d'eslre  admis  au  conseil  d'une  telle  entre- 
prise, consultèrent  ensemble,  par  quel  moyen  ils  pourroyent 
éviter  le  cruel  ioug  de  servitude  qu'on  leur  vouloit  imposer 
contre  toutes  lois  civiles  et  humaines.  Aucuns  estoyent  d'opi- 
nion de  se  retirer  avec  les  naturels  habitans  de  la  terre  sans 
entreprendre  plus  outre  :  les  autres  estoyent  d'opinion  con- 
traire, assavoir  que  plutost  ils  se  devoyent  rendre  aux  Portu- 
gais qui  habitent  bien  près  de  là  :  aucuns,  qui  furent  la  plura- 
lité des  voix,  qui  souvente  fois  surmonte  la  meilleure, 
n'approuvèrent  les  deux  susdites  opinions,  veu  qu'elles  sem- 
bloyent  peu  advantageuses  pour  obtenir  pleine  et  entière 
liberté.  Par  ainsi  un  entre  les  autres  le  plus  audacieux,  leur 
remonstra  qu'ils  s'abusoyent  grandement  s'ils  laissoient 
longuement  vivre  Villegagnon  et  tous  ceux  qui  le  voudroyent 
défendre.  A  ce  adioustoit,  qu'il  leur  estoit  loisible,  veu  qu'on 
ne  se  desfloit  aucunement  d'eux.  Cest  avis  malheureux  fut 
approuvé  de  tous,  et  loiierent  le  bon  entendement  de  ce  per- 
sonnage ;  des-lors  ils  le  constituèrent  chef  de  toute  l'entre- 
prise, et  ia  par  fantasie  parlissoyent  entre  eux  les  dépouilles, 
qu'ils  esperoyent  bien  tost  amasser.  Le  iour  auquel  l'exécu- 
tion se  devoit  accomplir  fut  assigné,  le  mot  du  guet  donné, 
ils  espierent  icelui  fort  à  propos  en  un  Dimanche,  lors  que 
chascun  s'estoit  retiré  en  sa  maison  sans  aucune  desfîance. 
Une  chose  leur  sembloit  nuire  et  empescher  leur  dessein, 
c'est  assavoir  trois  soldats  Escossois  qui  estoyent  de  la  garde 
de  Villegagnon.  Ils  tentèrent  des  les  induire  à  leur  parti,  afin 
d'avoir  moins  de  nuisance  et  empeschement  à  l'exploit  de  ce 
qu'ils  avoyent  proposé.  Or  les  soldats  Ecossais  en  estans 
avertis,  font  semblant  d'approuver  tel  acte,  alleguans  beau- 
coup de  rudesses  qu'iceux  avoyent  receu  dudit  Villegagnon, 
tant  en  France  que  sur  le  voyage. 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  439 


Conspiration  descouverte, 

Ea  ceste  dissimulation  les  Escossois  s'informent  diligem- 
ment de  la  vérité  du  iour,  de  l'heure,  du  moyen  et  des  com- 
plices, pour  faire  le  rapport  plus  certain.  Estans  deiiement 
instruits,  ingèrent  l'acte  trop  inhumain  et  indigne  d'estre  celé  : 
partant  s'adressèrent  à  un  des  plus  familiers  dudit  Ville- 
gagnon,  tant  pour  la  connaissance  qu'il  avoit  de  la  langue 
Escossoise,  que  pour  autres  considérations  :  Ils  lui  déclarent 
entièrement  la  coniuration  machinée,  les  coniurateurs  princi- 
paux, le  iour  et  l'heure  :  afln  qu'en  estant  averti  on  y  peut 
mettre  tel  ordre,  qu'il  en  fust  mémoire  à  la  postérité.  Ainsi 
Villegagnon  averti,  ensemble  tous  ceux  qui  estoyent  de  bon 
vouloir  avec  lui,  s'emparent  des  armes,  et  saisissent  au  corps 
quatre  des  principaux  coniurateurs,  desquels  on  fit  punition 
exemplaire,  pour  retenir  les  autres  dans  leur  devoir  et  estât  : 
deux  furent  retenus  en  prison  aux  chaines  et  fers,  besoignans 
aux  œuvres  publiques  iusques  à  certain  temps.  Telle  fut  la 
fin  de  ceste  malheureuse  coniuration.  En  quoi  Villegagnon 
ne  peut  nier  qu'il  n'ait  esté  assisté  des  gens  honnestes  qui 
s'estoyent  volontairement  embarquez  avec  lui,  mais  depuis  il 
leur  a  rendu  un  très  mauvais  loyer  et  guerdon  de  leur  bon 
service. 

Dissimulation  de  Villegagnon. 

Celle  Visitation  rendit  pour  un  temps  Villegagnon  fort 
affectionné  à  la  parole  de  Dieu  :  et  de  vrai,  il  monstroit  un 
zèle  et  désir  merveilleux  de  vouloir  là  establir  une  Eglise,  et 
souventes  fois  souhaitoit  quelque  bon  Ministre  pour  endoc- 
triner sa  famille,  et  instruire  tant  de  povres  personnes  de  ce 
pays,  qui  vivent  sans  aucune  connaissance  de  Dieu,  ne  mesme 
d'aucune  civilité  et  hpnnesteté.  Souventes  fois  il  deploroit  sa 
condition,  se  voyant  accompagné  de  si  peu  de  gens  de  bien, 
lesquels  combien  qu'ils  fussent  en  petit  nombre,  nonobstant 


410  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

luy  avoyeot  assisté  en  toutes  ses  fascheuses  rencontres  :  ce 
qui  le  faisoit  penser  que  sa  vie  serait  plus  asseuree  entre  les 
mains  des  grens  vertueux,  qu'entre  mercenaires  iotalonait 
despouillez  de  toute  honnesteté  et  vertu. 

//  escrii  mu  ministres  de  Genève. 

A  ceste  cause  en  la  plus  grande  diligence  qu^il  \m  fut 
possible*  fit  entendre  aux  ministres  de  la  viUe  de  Genève  la 
nécessité  des  pasteurs  et  moissonneors  où  il  estoil  :  s*estant 
relire  là  seulement  pour  entendre  les  lois  et  «i^onnaDces  de 
l>ieu.  Et  attendu  que  de  long  temps  il  avoît  conceu  une 
saîncie  opinion  de  leur  vie  et  leformalion  de  la  religion 
Càresiieane.  il  avoît  prins  la  hardiesse  de  les  prier  eomme 
ses  âreres.  de  hii  voaI«jîr  prester  secours,  &vear.  consefl  et 
akie  :  aâa  qu  ils  participassenl  esgaleinesit  aux  biens  îûAs  et 
mémoire  per\iiirable  de  Thonaenr  içai  en  pourroit  redonder: 
pronateitant  élire  très  bon  ei  honneste  lecoeil  à  ceux  qui  y 
serv^yeat  envoyez»  tant  sor  le  voy^e  qu'andit  pays.  D  reqœ- 
rvnt  avec  un  oa  deox  znînistresw  queïqms  gens  de  nksslîec, 
mortes  oa  o^ra.  3e  pareille  cooocssanee^  obesmes  des  femmes 
et  filles  pour  peupler  ^Ile  s^arefle  terre.  Car  il  preroyoît 
qu  ;jivec  ^mutôe  difficulté  le  pays  s'habcteroîl  par  autre  moyen. 


P.  Rxier  ^  G. 


tes  p^Ks^etcps  A?  TEgîîse  dé  t3,îneve  ayanfi  reeea  feelfesiioo- 
veîtes.  refl^ien;  ^rr^ces  à  Keu  ie  ^amp&âcat^^a  da  reçne  de 
tKH>uv  ^Hfi^jEeur  lesus^  diux  terres  âanfi  lomlùies  ei  séparées 
>k^  uos>(re  hâ^îtacion.  Fuus  en  toofie  dtlf^eiBee  fini  eieeiîaii  de 
vWu\  Xbati^tres.  T^tn  3Lcaxmê  iL  Pujrre  Rûciter  a^éde  50  ans. 
t^AU4îv  V jiptNfuoiîi  >L  G^ttlfaume  OhMtàer  de  raa^  de  A  aœ. 
UxNx\  e;^>\eat  coaniiîv  ie  saine  ei  soude  docirîae.  tf  une  bonne 
\k^  ^s ÎKHKie*jfe*  sva^erafiion :  ei  oufire  œia  piu^^ieiirs  artcsans 
ftMXH*;  .i^>v^\e^  sK>uc  iiire  .vmpi^nie  aosdîfcs  ^busires  :  entre 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  441 

lesquels  aucuns  estoyent  mariez,  autres  non.  La  conduite  de 
ceste  compagne  fut  donnée  à  Philippe  de  Corguilleray,  dit  du 
Pont,  gentilhomme  bien  renommé,  habitant  près  delà  ville  de 
Genève  :  lequel  (combien  que  son  aage  et  sa  disposition  ne  re- 
queroyeut  d'entreprendre  un  tel  voyage)  ne  fut  neantmoins 
aucunement  diverti  par  les  choses  susdites  :  ne  mesme  l'amour 
de  ses  propres  enfans  et  négoces  domestiques  ne  le  peurent 
empescher  de  s'employer  à  la  charge  à  laquelle  le  Seigneur 
Tappeloit.  Or  passant  par  la  France,  pour  se  rendre  à  Honfleur 
port  de  mer  en  Normandie,  où  les  navires  les  attendoyent,  le 
bruit  s'espand  incontinent  par  le  pays.  Pour  lors  les  feux  es- 
toyent allumez  (1)  par  tous  les  quartiers  de  France,  qui  esment 
plusieurs  personnes  de  bon  zèle  et  affection,  à  s'associer  à  la 
compagnie  des  Ministres.  Plusieurs  de  Paris,  de  Cham- 
pagne (2)  et  de  Normandie,  se  présentèrent  à  l'embarquement: 
desquels  aucuns  furent  receus,  autre  non  :  à  (*^use  que  les 
navires  n'eussent  peu  comprendre  toute  la  compagnie  qui  se 
presentoit,  tant  estoit  desia  la  renommée  de  celle  entreprinse 
publiée  et  manifestée. 

A  esté  obmis  ci-dessus  que  l'ambassadeur  de  Villegagnon 
avoit  proposé  de  bouche  beaucoup  de  choses  au  grand  hon- 
neur et  advantage  dudit  Villegagnon,  comme  de  donner 
honnestes  gages  aux  artisans,  pension  aux  femmes  de  ceux 
qui  seroyent  mariez,  aux  autres  entretenemens  de  toutes 
choses  qui  leur  seroyent  nécessaires  pour  la  vie  :  et  mesmes 
octroi  de  retourner  librement  en  France,  le  cas  avenant  qu'ils 
ne  se  trouvassent  bien,  ou  qu'on  ne  les  voulust  recevoir,  selon 
les  promesses  faites  en  pleine  assemblée  audit  lieu  de  Genève. 


(1)  Allusion  aux  exécutions  qui  signalèrent  les  dernières  années 
du  régne  de  Henri  II. 

(2)  De  Champagne,  car  Villegaignon  était  Champenois  ;  de  Nor- 
mandie, à  cause  de  leur  esprit  aventureux  et  des  voyages  pour 
ainsi  dire  réguliers  de  leurs  compatriotes  au  Brésil.  Cf.  d*AvBZAC. 
Bulletin  de  la  Société  de  Géographie,  1857. 


442  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS». 

Estans  arrivez  en  la  viHe  de  Honfleur  lieu  de  leur  embarque- 
ment, furent  recueillis  de  ceux  qui  en  avoyent  la  charge,  et 
réitérées  lesdites  promesses,  qui  ia  avoyent  esté  faites  avec 
ampliation  de  plus  grandes,  selon  la  coustume  de  ceux  qui 
ont  aftection  d'exécuter  une  entreprise.  Le  temps  du  départe- 
ment venu,  chacun  s'embarque  dans  le  vaisseau  qui  lui  estoit 
ordonné  par  les  chefs  de  la  navigation.  Car  aussi  il  n'eust  esté 
possible  de  les  loger  tous  dans  un  seul  navire,  sans  encourir 
un  grand  inconvénient.  Ainsi  disposez,  desmarent  du  port  de 
Honfleur,  à  voiles  haussées  se  mettent  en  mer,  et  en  peu  de 
temps  deslaissant  les  terres  de  l'Europe,  approchent  des  Isles 
fortunées,  prochaines  de  l'Afrique  :  où  ils  eurent  commence- 
ment des  douleurs  et  ennuis  avenir.  Car  deslors  on  retrancha 
leurs  vivres  fort  estroitement,  comme  s'ils  eussent  ia  esté  dix 
mois  en  mer  :  soit  que  la  faute  vinst  par  le  nombre  des  per- 
sonnes, ou  par  le  larrecin  des  officiers  :  nonobstant  ce^  elle 
estoit  bien  grande.  Car  les  butineries  qui  furent  commises 
sur  ledit  voyage,  de  là  s'ensuyvirent.  Les  matelots  déclarèrent 
apertement  que  c'estoit  le  défaut  des  vivres  qui  les  contrai- 
gnoit  ce  faire  :  et  combien  que  les  Ministres  leui'  remon- 
trassent le  tort  et  iniures  qu'ils  faisoyent  aux  povres  marchans, 
les  despouillans  de  leurs  biens,  et  mesme  de  leurs  vaisseaux 
(chose  si  inhumaine  que  i'ai  horreur  de  la  raconter)  nonobs- 
tant ne  rapportèrent  que  vilaines  iniures  et  calomnies. 

Matelots  <f  accord  avec  Villegagnon, 

Pour  resolution  on  leur  repliquoit  qu'il  leur  estoit  commandé 
par  Villegagnon  d'ainsi  faire  :  duquel  il  se  sentoyent  très  bien 
avoiiez.  Partant  les  Ministres  et  autres  eurent  la  bouche  close 
de  là  en  après,  sans  oser  peu  ou  point  reprendre  le  faict  des 
mariniers,  et  encore,  ce  qu'ils  en  parloyent  familièrement, 
estoit  prins  en  dérision  et  moquerie.  le  ne  veux  ici  spécifier 
le  tort  fait  aux  Anglois  (avec  lesquels  pour  lors  nous  avions 
la  paix  iuree)  les  pillant  de  leur  argent  et  marchandises. 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  443 


Inhumanité  barbare, 

le  délaisse  aussi  les  Espagnols  et  Portugais,  desquels  par 
force  on  print  leur  navire,  avec  la  marchandise,  et  les  povres 
misérables  personnes  mises  dans  un  autre  vaisseau,  lequel 
pareillement  avoit  été  pillé  et  saccagé  comme  à  guerre  ouverte  : 
et  qui  plus  est  (chose  de  grande  commisération)  on  les  laisse 
dans  le  jit  vaisseau  sans  vivres,  voiles,  cables,  ancre,  et  même 
sans  leur  basteau,pour  du  tout  les  rendre  plus  misérables.  En 
fin  ne  trouvans  plus  que  prendre  ne  piller,  poursuivent  leur 
roule  commencée,  pour  tendre  au  Brésil.  Ils  passèrent  la  zone 
torride ,  sous  laquelle  ils  endurèrent  grandes  chaleurs  :  et 
autres  incommoditez  qui  s'y  treuveut  :  et  ayans  seiourné  quatre 
mois  entiers  sur  les  ondes,  bien  las  et  cassez  d'un  si  long  em- 
prisonnement, arrivèrent  à  la  rivière  de  ColHgny,  en  la  terre 
de  TAmerique  Australe  partie  du  Brésil,  située  comme  est  dit 
ci  dessus.  La  trouvèrent  Villegagnon  fortifié  et  parqué  dans 
une  isle  esloignee  de  la  terre  continente,  la  portée  d'une  cou- 
leuvrine  d'un  costé  et  d'autre,  selon  que  la  commodité  du 
temps,  des  hommes  et  du  lieu  l'avoit  permis.  Car  le  lieu 
qu'icelui  avoit  esleu  pour  fortifier,  s'estoit  trouvé  si  désert  et 
despourveu  de  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  un  lieu  de  fortifi- 
cation, qu'une  puissance  Royale  eust  esté  assez  empeschee  à 
le  rendre  commode  pour  habiter.  Celle  rivière  dans  laquelle 
est  située  l'isle  de  Colligny,  est  autant  belle  qu'aucune  autre, 
aisée  et  fort  commode  pour  grans  vaisseaux  :  car  de  toutes 
marées  sans  danger,  tant  la  nuict  que  le  iour,  l'on  y  peut 
entrer.  L'entrée  est  close  de  deux  pointes,  n'ayant  plus  de 
demi  lieue  de  large,  et  de  profond,  12  brasses  d'eau,  elle 
s'insinue  dans  les  terres  plus  de  dix  lieues  :  oii  elle  s'estend 
et  amplifie  en  tel  endroit,  qu'elle  a  de  six  à  sept  lieiies  de 
large.  Elle  est  semée  de  plusieurs  isles  et  isleaux  de  singu- 
lière beauté.  Ils  font  entendre  que  c'est  la  mer  mesme  qui 
regorge  en  et  par  toute  celle  terre,  et  dans  icelle  descendent 


444  HISTOIRE   DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

des  pays  lointains  grans  et  beaux  fleuves,  très  abondans  en 
toute  espèce  de  poissons  dissemblables  aux  nostres.  En  la 
plus  prochaine  isle  de  rentrée  (comm  i'ay  dit  dessus)  Ville- 
gagnon  avec  sa  compagnie  s'estoit  retii'é  pour  faire  un  fort, 
selon  la  promesse  qu*il  avoit  faite  au  roi  Henri.  Puis  que  nous 
sommes  sur  ce  propos,  ie  pense  qu'il  sera  bon  de  déclarer 
par  qui  et  en  quel  temps,  celle  rivière,  et  consequemment 
toute  la  terre  a  esté  descouverte,  à  cause  que  plusieurs  eslon- 
gnez  de  la  marine,  ont  opinion  que  Villegagnon  a  esté  le 
premier  qui  est  passé  en  ces  pays-là. 

La  terre  Occidentale  descouverte. 

Or  la  vérité  est,  qu'à  la  descouverte  de  la  terre  Occidentale, 
qui  fut  Tau  (1)  1497,  par  Christophle  Colomb,  aux  despensdu 
Roi  d'Espagne,  Americ  Vespuce  soldoyé  par  le  roi  de  Por- 
tugal, fut  envoyé  à  la  partie  de  midi,  oii  il  reconnut  toute  la 
terre  du  Brésil  continente  par  longue  distance  du  chemin  avec 
les  Indes  occidentales  (2).  Ce  temps  fut  environ  l'an  1500.  Les 
Portugais  desirans  habiter  les  plus  beaux  ports  et  havres 
qu'ils  trouvoyent  en  la  reconnaissance  de  ladite  terre,  érigent 
une  tour  de  pierre  en  la  rivière  de  CoUigny,  qu'ils  nommèrent 
pour  lors  de  lanuario,  pour  ce  que  le  premier  iour  duditmois 
ils  y  entrèrent.  En  celle  tour  lesdits  Portugais  avoyent  laissé 
quelque  nombre  de  povres  condamnez  à  mort  pour  permuter 
avec  les  habitants  naturels,  aussi  pour  apprendre  la  langue. 
Après  quelques  années  passées,  iceux  se  portèrent  si  mal  à 
l'endroit  desdits  habitans  naturels,  que  par  iceux  fut  la  plus 
grande  partie  exterminée,  saccagée  et  mangée.  Les  autres 


(1)  Graves  erreurs,  sans  doute  faute  d'impression. 

(2)  Sur  la  priorité  de  la  découverte  du  Brésil  par  les  Français  et 
par  les  Castillans,  V.  Revue  politique  et  littéraire  2  mai  1874, 
et  HuMBOLDT,  Histoire  de  la  géographie  du  nouveau  continent, 
passim. 


PIECES   JUSTIFICATIVES.  445 

s'enfuirent  en  haute  mer  dans  un  basteau  :  depuis  les  susdits 
n'y  ont  osé  habiter,  car  leur  nom  y  est  demeuré  si  odieux, 
que  iusques  au  iour  d*huy  ils  ont  en  délice  et  volupté  de  man- 
ger de  la  teste  d'un  Portugais.  Quelque  temps  après,  qui  fust, 
peut  estre^  en  Tan  M.  D.  XXV.  les  marchans  François  de  la 
ville  de  Ronfleur  y  envoyèrent  leurs  navires  pour  traiter  avec 
les  habitants  naturels,  desquels  ils  tirèrent  du  bois  de  Brésil, 
des  poyvres  et  autres  marchandises.  Iceux  composèrent  entre 
eux  une  alliance  qui  dure  iusques  auiourd'hui,  depuis  Ton  a 
continué  tous  les  ans  la  navigation.  Pour  telles  causes  Ville- 
gagnon  ne  peust  estre  premier  descouvreur,  ne  mesme  habi- 
tant de  celle  terre  :  mais  il  sufBt  avoir  traité  légèrement  de  la 
description  de  celle  dite  rivière,  en  tant  qu'elle  est  nécessaire 
à  rintelligence  de  ceste  histoire,  priant  celui  qui  en  désirera 
savoir  plus  amplement,  de  lire  les  livres  qui  en  ont  esté  faits 
exprès. 

La  bienvenue  des  Mêles  en  la  terre  de  I Amérique, 

Maintenant  retournons  à  la  compagnie  parvenue  au  port 
tant  de  fois  d'iceux  désiré.  Ils  descendent  en  terre  le  7  de 
mars  M.D.LVI.  où  ils  furent  receus  de  Villegagnon  et  de  tous 
les  siens  à  grande  ioye,  faisant  démonstration  de  resiouys- 
sance  extérieure  par  tous  les  moyens  qu'il  pouvoit  inventer, 
pour  le  nouveau  secours  qui  luy  estoit  venu  heureusement  et 
à  souhait.  La  poudre  à  canon  n'y  fust  espargnée,  ni  les  feux 
de  ioye;  ni  autre  chose  qu'on  observe  ordinairement  en  tels 
actes.  Les  ministres  présentent  leurs  lettres  d'élection  signées 
de  L  Calvin:  ensemble  rendent  ample  témoignage  de  tous  ceux 
qui  estoyent  passez  avec  eux.  Villegagnon  ayant  leu  les  lettres 
fut  grandement  consolé  et  resioui  en  son  entendement,  con- 
noissant  que  tant  de  vertueux  et  honnestes  personnages 
avoyent  son  entreprise  en  singulière  recommandation.  Il  leur 
déclara  apertement  quelle  aflection  l'avoit  induit  de  laisser  les 
plaisirs  et  délices  de  France,  pour  vivre  privement  en  celle 
terre  :  où  s'estant  veu  mal  accompagné  les  années  passées, 


avoit  âupplié  mesàieors  de  G^newe  de  le  vouloir  àecourir  el 
(avonfier.  Et  d'autant  qu'ils  avoyeoi  îa  demoiistré  une  partie 
fie  leur  boone  affectioa,  par  le  nombre  des  geas  qui  hiy 
estoyent  venus  de  leur  part  :  icelui  s'en  sentoît  d'autant  plus 
obligé  en  leur  endroit,  et  deslors  avoit  telle  confiance,  qu'ils 
continueroyent,  veu  les  bons  commencemens  qui  leur  appa- 
roissoyent  de  leur  bonne  volonté,  de  quoi  il  les  remotMoit 
trr'S  afTectueusement.  Au  reste,  quant  aux  ^lînistres  et  à  leur 
compagnie,  les  pria  d'establir  la  police  et  discipline  de  FElglise 
selon  la  forme  de  Genève,  à  laquelle  il  promit,  en  pleine 
assemblée,  se  submettre  et  sa  compagnie  pareillement.  Quant 
au  gouvernement  civil,  il  esleut  dix  personnes  des  plus  nota- 
bles [X)ur  le  corps  du  conseil^  auquel  il  presidoit  :  devant  les- 
quels tous  les  difTerens,  tant  ecclésiastiques  que  civils,  estoyenl 
décidez.  Ce  voyant  les  Ministres  louent  grandement  ce  bon 
propos,  et  exhortent  toute  l'assemblée  se  monstrer  modestes 
et  s^'rviables  en  toute  raison  :  puis  après  aussi  font  entendre 
r|ue  pour  les  mesmes  causes  qu'ils  avoyent  ià  entendues  aupa- 
ravant, ils  avoyent  délaissé  la  France,  leur  pays  naturel, 
aucuns  leurs  femmes  et  enfans,  biens  et  possessions,  pour 
iouir  du  bénéfice  de  la  prédication  de  l'Evangile,  lequel  ils 
esj)eroyent,  avec  la  grâce  de  Dieu,  pouvoir  la  prendre  pied  et 
racines  :  et  s'il  leur  accordoit  ce  poincl,  il  ne  devoit  douter 
qu'avec  lui  ils  estoyent  prests  d'endurer  toute  extrémité  et 
langueur  (jui  se  pourroit  [iresenter  plustost  que  l'abandonner. 
A  (|Uïji  il  fit  response  qu'il  vouloit  et  entendoit  que  l'Eglise 
fut  policée  et  ordonnée  comme  celle  de  laquelle  ils  estoyent 
partis.  Car  il  avoit  dos  longtemps  (comme  il  disoit)  dédié  sa 
vie  i'X  lous  SOS  biens  à  l'amplification  d'icelle  :  n'ayant  plus 
aucun  dosir  do  retourner  en  France.  Chacuns  oyant  telles 
paroles,  eut  un  courage  merveilleux  de  s'employer  en  tout  ce 
qu'il  estoit  appelé,  comme  les  Ministres  en  leur  ministère, 
lequ(îl  ils  exerçoient  par  sepmaines  pour  le  soulagement  l'un 
(le  l'autre,  à  cause  qu'il  convenoit  prescher  une  fois  tous  les 
iours,  et  les  dimanches  deux  fois.  Les  artisans  et  autres  selon 
leur  pouvoir,  avançoyent  la  fortification  à  laquelle  on  les  enl- 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES.  447 

ployoit  comme  povres  gastadous  :  ce  qu'ils  ne  refusoyent, 
tant  ils  avoyent  d'espoir  aux  promesses  dudit  Villega- 
gnon. 

L'ambition  de  L  Coinlacy  estudiant  de  Sorboime. 

En  ce  bon  train,  avint  (qui  a  esté  depuis  la  source  de  tout 
le  desordre  qui  s'en  est  suivi)  qu'un  nommé  lean  Cointac 
estudiant  de  Sorbonne,  lequel  estoit  passé  en  la  compagnie 
des  Ministres,  d'autant  qu'il  estoit  homme  docte  et  lettré  : 
poussé  d'ambition  et  d'un  fol  désir  d'estre  estimé  plus  docte 
que  les  Ministres,  affectoit  l'intendence  d'Episcopatpar  dessus 
iceux,  alléguant  qu'elle  lui  avoit  esté  promise  en  France.  Mais 
il  en  fut  débouté  comme  un  téméraire  et  impudent,  estant 
depuis  mal  estimé  en  la  compagnie.  Il  conceut  une  haine  mor- 
telle contre  lesdits  Minisires,  faisant  preuve  de  sa  folie  en 
toutes  les  disputes  et  prédications,  epiloguant  rigoureusement 
pour  estre  veu  quelque  chose.  A  la  vérité  il  avoit  en  appa- 
rence extérieure  quelque  marque  de  vertu,  comme  une  promp- 
titude de  bien  parler,  de  faire  entendre  ce  qu'il  avoit  conceu 
en  l'entendement,  soit  en  Latin  on  François.  Outre  plus,  il 
s'adonnoit  au  goust  et  plaisir  d'un  chacun,  à  cause  de  quoi 
Villegagnon  l'accosta  et  presta  l'aureille  à  beaucoup  de  folles 
questions,  lesquelles  il  rapportoit  en  public,  pour  estre  veu 
supérieur,  et  plus  idoine  au  Ministère,  que  ceux  lesquels 
avoyent  esté  légitimement  et  par  suffrages  esleus,  selon  l'an- 
cienne forme  de  l'Eglise. 

Différent  entre  Villegaignon,  Cointac  et  les  MinistreSj  tou- 
chant la  Cène  du  Seigneur, 

Le  temps  venu  que  l'on  devoit  célébrer  la  Gène  (car  il  avoit 
esté  ordonné  au  conseil  que  tous  les  mois  elle  seroit  célébrée) 
Cointac  demande  quel  appareil  on  vouloit  faire,  où  estoyent 
les  vôstemens  sacerdotaux,  les  vaisseaux  dédiez  et  sacrez  pour 
tel  usage  :  en  après,  qu'il  estoit  convenable  et  nécessaire 


448  HISTOIRE    DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

user  de  pain  sans  levain,  de  mesler  l'eau  au  vin,  et  autres 
telles  questions.  Il  confermoit  ses  argumens  par  les  anciens, 
assavoir  lustin  martyr,  Irenee,  Tertullian  et  autres.  Les 
Ministres  insistoyent  sur  ce,  d'autant  qu'il  n'y  a  aucun  témoi- 
gnage en  la  parole  de  Dieu,  ne  mesme  exemple,  partant  il 
convenoit  se  résoudre  sur  ce  que  nostre  Seigneur  lesus  et  ses 
Apostres  nous  avoyent  laissé  par  escrit.  A  quoi  contrarier  ils 
eussent  esté  vous  plustost  rebelles  que  vrais  enfans.  D'avan- 
tage, lesdits  Ministres  remonstrent  la  promesse  qu'on  leur 
avoit  faite,  tant  en  France  qu'en  ladite  terre,  pour  vivre  selon 
la  reformation  qui  eètoit  au  lieu  d'où  ils  estoyent  partis.  Ville- 
gagnon  s'adioint  à  Cointac,  et  considère  les  anciens,  ausquels 
il  dit  avoir  plus  d'autorité  qu'aux  docteurs  modernes.  Et  d'au- 
tant qu'il  voyoit  que  Clément  prochain  des  apostres  avoit 
meslé  de  l'eau  vin,  il  insista  rigoureusement  que  ladite  mixtion 
se  devoit  nécessairement  faire,  et  qu'elle  se  feroit,  veu  qu'il 
estoit  le  chef  en  celle  compagnie  ;  car  il  ne  voyoit  rien  qui 
l'en  peust  empescher.  Les  Ministres  et  la  plus  grande  part  de 
l'assemblée  n' estoyent  d'avis  que  celle  mixtion  se  fist  néces- 
sairement et  mesmes  qu'ils  ne  la  devoyent  admettre  :  afin 
qu'en  aucune  manière  celle  superstition  n'entrast  en  l'Eglise, 
qui  seroit  à  l'avenir  cause  de  grands  troubles.  Pour  ceste 
cause  ils  demandoyent  que  les  promesses  qui  leur  avoyent 
esté  faites,  fussent  inviolablement  gardées.  Ils  adioustoyent 
autres  articles,  assavoir  que  tout  le  pain  qui  seroit  mis  sur  la 
table,  lors  que  le  Ministre  prononce  les  paroles,  estoit  consa- 
cré :  et  par  conséquent,  s'il  en  restoit  quelque  chose  demeu- 
roit  sainct  :  et  qu'il  le  convenoit  reserver  précieusement, 
comme  sainctes  reliques,  iouxte  la  forme  des  Eglises  de 
Rome.  Ces  disputes  se  firent  devant  l'administration  de  la 
Cène,  et  s'appointèrent  légèrement  :  pour  le  moins,  les  parties 
d'un  part  et  d'autre  feignoyent  estre  d'accord  :  afin  que  l'usage 
de  la  Cène  ne  fust  retardé  à  un  autre  temps.  Villegagnon  et 
Cointac  voyans  qu'ils  ne  pouvoyent  gagner  ce  poinct  des 
Ministres,  que  de  leur  faire  confesser  que  c'estoit  chose  fort 
nécessaire,  et  comme  dépendante  du  Sacrement  que  la  mixtion 


PIECES   JUSTIFICATIVES.  449 

de  Teau  au  vin,  secrettement  commanda  au  maistre  d*hostel 
d'y  mesler  de  Teau  selon  ce  qui  seroit  raisonnable.  Les  iours 
precedens  aux  exhortations  et  presches,  les  ministres  avoyent 
admonesté  un  chacun  sonder  soy  mesme  et  s*esprouver,  pre- 
mier que  de  se  présenter  à  ce  sainct  banquet  :  et  en  particulier 
ils  en  tirent  très  bien  leurs  devoirs. 

Cointac  et  Villegagnon  font  confession  de  leur  foi. 

Or  pourceque  Cointac  s'estoit  trouvé  fort  estrange  en  dis- 
putes et  en  ses  mœurs  mal  reformé  :  d'avantage  qu'il  avoit 
confessé  à  quelques  uns,  qu'il  tenoit  un  bénéfice  en  France, 
l'un  des  ministres  le  pria  de  rendre  confession  de  sa  foi 
publiquement,  afin  que  toute  la  mauvaise  opinion  qu'on  pou- 
voit  avoir  de  lui,  puis  après  demeurast  du  tout  esteinte  :  ce 
qu'il  fit  sur  le  champ,  au  grand  contentement  de  tous.  Ville- 
gagnon semblablement  ce  iour  rendit  publicque  certification 
de  sa  foi,  bien  ample  et  saincte,  de  laquelle  chacun  se  trouva 
fort  content. 

Cointac  derechef  irrité  par  le  commandement  du  Ministrei 
et  voyant  qu'à  lui  seul  on  s'estoit  adressé  :  retint  en  son  cœur 
une  mauvaise  affection.  Nonobstant  ce,  la  Cène  fut  adminis- 
trée à  Villegagnon,  Cointac,  et  tous  autres  qui  sembloyent 
eslre  dignes  :  avec  protestation  d'appointer  tous  les  troubles  et 
différents  qui  estoyent  ia  esmeus  entre  eux. 

Peu  de  iours  après,  Cointac  se  plaignit  privement  à  Ville- 
gagnon de  l'iniure  qui  lui  avoit  esté  faite  par  le  Ministre  en 
pleine  Congrégation  :  et  renouvelant  les  questions  comme  ia 
assopies,  eux  deux  cerchent  occasion  de  calomnier  .l'institu- 
tion de  l'Eghse  :  ils  confèrent  les  anciens  avec  les  modernes, 
et  cottent  la  différence  :  et  réduisent  en  catalogue  certains 
articles,  qu'ils  affermoyent  estre  très  nécessaires  à  retenir. 

1/ Eglise  de  Genève  gouvernée  par  Villegagnon  et  Cointac,  * 

Et  d'autant  qu'ils  consideroyent  que  l'Eglise  de  Genève  les 
avoit  censurez,ils  la  déclarent  mal  gouvernée  et  mesme  admi- 

29 


450  HISTOIRE   DU    BRESIL   FRANÇAIS. 

nistree  par  hérétiques.  Toutefois  ils  n'admettoyent  tous  les 
poincts  de  la  Papauté,  en  laquelle  ils  confessoyent  avoir  de 
grands  abus,  pareillement  vouloyent  retenir  ce  qui  leur  sem- 
bloit  bon  des  Allemans,  et  de  leur  fantasie  adiouster  ou 
diminuer,  ayans  affection  de  faire  une  secte  nouvelle. 

Articles  de  Villegagnon  et  Colntac. 

Ces  articles  estoyent,  «  que  le  baptesme  se  devoit  faire  avec 
du  sel,  du  crachat  et  l'huile  :  Le  pain  de  la  Gène,  estre  con- 
sacré seulement  par  la  prolation  du  prestre,  sans  avoir  esgard 
à  la  foi  du  recevant  :  qu'il  estoit  nécessaire  porter  icelui  pain 
consacré  au  malade  s'il  le  requeroit  »,  et  autres,  qui  seroyent 
trop  longs  à  raconter.  Desquels  articles  de  iour  en  iour  s'aug- 
mentoyent  les  disputes  fort  aigrement.  Le  mauvais  commen- 
cement fut  grandement  favorisé  de  quelques  remonstrances 
faites  par  aucuns,  qui  pour  lors  ne  pensoyent  que  la  consé- 
quence en  fust  si  grande  qu'elle  a  esté  depuis.  Lesdits  firent 
entendre  à  Villegagnon  que  le  bruit  estoit  grand  en  France, 
qu'il  estoit  passé  grand  nombre  de  Luthériens  dans  ses 
navires,  qui  pourroyent  esmouvoir  le  roi  Henri  à  lui  donner 
beaucoup  d'ennui,  comme  de  proscrire  son  bien,  retenir  ses 
navires,  empescher  qu'homme  ne  lui  donnast  secours.  A  quoi 
il  pensa  bien  long  temps,  et  imaginant  que  cela  se  pourroit 
faire,  délibéra  d'y  pourvoir. 

Villegagnon  dément  le  Ministre. 

Quelques  iours  après  on  fit  deux  mariages  où  la  plus  part 
des  capitaines,  ministres  et  officiers  de  marine,  et  des  mate- 
lots, se  trouvèrent  en  grand  nombre.  Ce  iour  Richer  estoit  en 
sa  sepmaine,  et  avoit  en  son  texte  le  baptesme  de  Saint  lean, 
déclarant  ce  passage  touchant  les  traditions  humaines  par 
lesquelles  ce  S.  Sacrement  a  esté  corrompu  :  et  y  insista  fort 
longuement  appelant  ceux  qui  avoyent  introduit  le  selj  cra- 
chat, et  huile,  faussaires  et  malavisez.  Villegagnon  (la  predi- 


PIECES   JUSTIFICATIVES.  451 

cation  finie)  en  grande  colère  devant  rassemblée  dément 
Richer,  et  proteste  contre  lui,  que  les  susdits  qui  avoyent 
introduit  lesdites  cérémonies  estoyent  plus  gens  de  bien  que 
ledit  Richer  et  ses  semblables  :  et  quant  à  lui  il  ne  vouloit 
délaisser  ce  qui  avoit  esté  ia  observé  par  plus  de  mille  ans 
pour  s'adioindre  à  une  nouvelle  secte  Calvinienne.  Reaucoup 
d'autres  iniures  et  fols  propos  furent  tenus  ce  iour  d'une  part 
et  d'autre.  Ledit  Villegagnon  protesta  de  là  en  après,  de  ne 
plus  assister  aux  prédications  et  prières,  voire  mesme  de  ne 
manger  avec  eux.  Richer  désirant  faire  entendre  les  paroles 
qu'il  avoit  dites  en  preschant,  pour  se  purger  des  calomnies 
que  Villegagnon  et  Gointac  lui  imposoyent,  ne  peut  estre  ouï. 
Toutes  fois  les  plus  apparens  de  la  compagnie  desplaisans 
grandement  de  tels  discords,  persuadèrent  aux  parties,  après 
longues  remonstrances  tant  d'une  part  que  d'autre,  de  traicter 
quelque  bon  accord  :  ce  que  Villegagnon  et  Gointac  promettent 
faire,  moyennant  que  les  articles  mis  en  contention  fussent 
rais  en  ordre,  et  envoyez  aux  Eglises  de  France  et  d'Alle- 
magne, pour  décider  :  et  pour  ce  faire  plus  seurement,  le 
plus  ieune  Ministre  dit  Ghartier,  fut  esleu  pour  les  porter. 
Geste  fraude  fut  controuvee  pour  s'en  defiaire,  comme  Ville- 
gagnon a  depuis  confessé  (1).  Gependant  Richer  qui  demeu- 
roit,  auroit  liberté  de  prescher  à  telle  condition  qu'il  s'abstien- 
droit  d'user  des  sacremens,  et  de  parler  contre  les  articles 
mis  en  contention. 

Gombien  que  telles  conditions  semblassent  iniques  et  fort 
preiudiciables  à  l'Eglise,  neantmoins  pour  acheter  la  paix, 
toute  la  congrégation  les  receut,  espérant  que  les  dessusdits 
garderoyent  inviolablement  la  resolution  qui  viendroit  des 
Eglises,  tant  de  France  que  de  Suisse.  Mais  ils  avoyent 
auti'ement  résolu  entre-eux  car  ils  entendoyent  ne  recevoir 
aucune  chose  qui  fust  décidée  de  la  part  desdites  Eglises, 


(1)  Notez  que  de  tout  temps  la  vraye  administration  des  Sacre- 
tnens  a  despieu  aux  supposts  do  Satan.  (Note  de  Lory.) 


ain.^  seulement  de  la  Sorf>*^3ne  de  Paris.  Villegagiion  se 
void  en  Cr:dîflfer'>Qt  âueiia^eaieat  coatmiat,  et  empesché,  al- 
Urnrlij  que  le^i  navires  qoi  avoyeal  apporté  iesdits  passagers 
CâtoyeDt  eacores  là  prests  à  partir,  s'il  east  empesché  tout 
îacontîœat  /comme  plus  après  il  a  fait>  de  ne  prescher.  Par 
sa  promesse  il  devoît  renvoyer  toute  ladite  compagnie  en 
paix,  comme  ils  estoyent  veans,  qui  loi  lîist  tourné  non  seu- 
lement à  deshonneur,  mais  aussi  à  son  grand  desavantage  : 
car  il  fut  demouré  seul  en  proye  aux  habitants  naturels  et  aux 
Portugais.  Pour  couvrir  son  mauvais  vouloir,  il  faisoit  enten- 
dre à  chacun,  qu'il  ne  demandoit  que  le  repos  et  union  de 
TEglise  :  pareillement  pour  ne  perdre  la  bonna  réputation 
qu'il  avoit  acquiseen  France  par  lettres,  il  declaireà  chascun 
qu'il  s'oblige  de  tenir  la  résolution  des  poincts,  dont  ils  s'es- 
toyent  trouvez  en  contention. 

En  attendant  le  département  des  navires  pour  conformer 
l'alliance  de  parfaite  amitié  entre  Villegagnon  et  Ck)intac, 
cestui  s'amourache  d'une  ieune  fille  de  Rouan,  qui  avoit 
succédé  à  quelque  bien,  par  la  mort  d'un  sien  oncle  décédé 
audit  lieu  du  Brésil  :  il  la  demande  en  mariage,  et  lui  fut 
accordée  avec  grandes  promesses  avantageuses  de  ne  la 
laisser  iamais  en  nécessité.  Cointac  fut  espousé  en  l'Eglise 
par  Richer.  Bien  tost  après  les  navires  départent  du  Brésil, 
pour  retourner  en  France,  dans  l'un  desquels  Chartier  et 
(]uelques  autres  s'embarquent,  chargez  des  articles  susdits, 
(lesquels  ils  devoyent  envoyer  la  response  dans  six  mois 
après  estre  arrivez  en  France.  Villegagnon  et  Cointac  voyans 
(iu(î  Tospoir  do  retourner  à  ceux  qui  restoyent  avec  lui,  leur 
ustoit  totalement  osté,  confessa  publiquement  qu'il  ne  tien- 
drait aucune  résolutoin,  si  elle  n'estoient  issue  de  la  Sor- 
bonno.  Et  avec  ce  adiousta  beaucoup  d'autres  articles, 
auxquels  Cointac  ne  se  trouva  accordant  :  comme  en  la 
transsubstantiation  du  pain  de  laCene,  invocation  des  saincts, 
prière  pour  les  morts,  purgatoire,  et  le  sacrifice  de  la 
messe. 

Des  lors  aussi  Cointac  se  deslia  de  Vilkîgagnon  par  ce 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  453 

q'uil  ne  lenoit  les  promesses  qu'il  lui  avoit  faites.  Le  la))eur 
des  povres  artisans  s'augmentoit,  n'ayant  aucun  esgard  à 
Textrême  famine  qu'ils  enduroyent  :  quelques-uns  desdits 
artisans  voulurent  remonstrer  leurs  raisons,  mais  ils  en  fu- 
rent déboutez  si  rudement,  et  avec  si  grandes  menaces,  que 
depuis  ils  n'osoyent  ouvrir  la  bouche  pour  en  parler  :  seule- 
ment ils  se  retiroyent  vers  du  Pont  et  Richer,  sous  la  foi 
la  foi  desquels  ils  estoyent  passez  en  cette  terre  :  lesquels  se 
voyans  totalement  abusez  en  Villegagnon  deploroyent  leur 
condition  misérable.  Icelui  desdaignoit  les  prédications  de 
Richer,  tantost  voulant  qu'il  preschat  d'un,  tantost  d'autre  : 
ce  que  nonobstant  ne  peut  iamais  obtenir  d'icelui.  Parquoi  il 
s'en  absenta,  et  quelque  partie  de  sa  compagnie  :  car  la  plus 

grande  partie  de  l'assemblée  trouvoit  si  mauvais  ce  qu'il 
avoit  ia  suscité,  que  peu  de  gens  avoyent  opinion  que  les 
afaires  de  la  religion  par  après  se  portassent  bien. 

Source  de  la  haine  de  Villegagnon  contre  Thoret, 

Il  ne  sera  hors  de  propos  de  raconter  un  fait  qui  inconti- 
nent survint,  les  navires  parties  de  ceux  de  la  compagnie  de 
Genève.  Il  y  avoit  un  nommé  le  Thoret,  homme  de  bon  en- 
tendement, ayant  fait  profession  des  armes  en  Piémont  par 
un  long  temps.  A  ceste  cause  Villegagnon  le  posa  capitaine  de 
sa  forteresse  à  la  première  distribution  de  ses  estats.  Il  lui  porta 
quelque  temps  bonne  amitié,  mais  après  avoir  connu  qu'il  ne 
pouvoit  fleschir  de  son  costé,  autant  qu'il  l'avoit  aimé,  autant 
le  desaima  :  et  à  petite  occasion  lui  donna  beaucoup  d'ennuis. 
Le  faict  est  tel  :  quelques  sauvages  estans  venus  au  fort,  pour 
recevoir  payement  de  quelques  esclaves  qu'ils  avoyent  vendus 
à  Villegagnon  furent  envoyez  au  receveur  des  marchandises 
venu  de  Paris  en  la  compagnie  susdite,  qui  s'appeloit  la  Fau- 
cille, duquel  comme  les  sauvages  ne  pouvoyent  avoir  raison, 
derechef  signifient  à  Villegagnon  qu'ils  se  vouloyent  retirer 
en  leurs  villages,  partant  qu'il  leur  fit  délivrer  leur  paiement. 
Villegagnon  donna  la  charge  à  Thoret  :  lequel,  comme  il 


454  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRAPPAIS. 

cuidoit  remonstrer  audit  receveur  qu'il  faisoit  mal  de  se  fairs 
chaperonner  pour  si  peu  de  chose,  ils  entrent  tous  deux  en 
cholère  telle,  que  ledit  Thoret  provoqué  par  les  réponses  de 
la  Faucille,  lui  donne  un  desmenti.  Or  le  conseil  avait  fait 
ordonnance  que  nul  n'eust  à  desmentir  plus  grand  que  soi, 
ou  son  compagnon,  à  peine  de  faire  réparation  d'honneur  un 
genouil  en  terre,  le  bonnet  au  poing,  et  suspendu  de  son  of- 
fice et  estât,  si  aucun  en  avoit,  pour  trois  mois. 

Villegagnon  et  Gointac  ayant  oui  le  desmenti,  provoquent 
ledit  receveur  (qui  autrement  estoit  prest  de  se  reconcilier)  de 
demander  réparation  d'honneur  selon  l'ordonnance.  Ils  lui 
forment  sa  complainte,  et  au  iour  du  conseil  fait  appeler 
Thoret,  qui  trouvoit  estrange  que  Villegagnon  se  formalisoit 
si  avant  d'une  chose  que  lui-mesme  devoit  composer  prive- 
ment,  attendu  qu'elle  estoit  provenue  pour  son  service.  Et 
neantmoins  Villegagnon  avoit  le  fait  si  affecté  qu'il  sembloit 
estre  iuge  et  partie.  Nonobstant  Thoret  se  présente  au  con- 
seil, où  il  confesse  avoir  donné  ce  desmenti,  lequel  il  vouloit 
maintenir  estre  bon,  en  tant  qu'il  avoit  esté  par  trop  pro- 
voqué par  ledit  receveur.  Sur  ce  requeroit  Thoret  que  l'ordon- 
nance fust  sans  passion  considérée,  à  laquelle  il  se  subraet- 
toit.  Aucuns  du  conseil  estoyent  d'avis  que  ce  difiTerent  fust 
appointé  par  deux  arbitres  :  car  ils  trouvoyent  tous  les  deux 
en  faute,  tant  celui  qui  avoit  donné  le  desmenli  que  celui  qui 
Ta  voit  provoqué  par  iniures,  et  propos  deshonnestes.  Leur 
avis  estoit  que  l'ordonnance  se  devoit  exposer  plus  ample- 
ment, afin  que  si  les  deux  estoyent  coulpables,  ils  receussent 
les  mesmes  peines  contenues  en  ladite  ordonnance.  Villega- 
gnon et  Gointac  n'approuvent  tel  avis,  ains  au  contraire 
insistent  sur  l'ordonnance,  laquelle  devoit  avoir  lieu,  autant 
que  le  défendeur  confessoit  l'iniure,  et  combien  que  la  plura- 
lité des  voix  conclud  qu'ils  se  devoyent  reconcilier  ensemble 
par  arbitres,  ce  nonobstant  Villegagnon  prononce  que  Thoret 
seroit  condamné  aux  peines  contenues  dans  l'ordonnance.  A 
quoi  à  grandes  difflcultez  et  prières  condescendit  Thoret 
homme  vaillant  et  adroit  aux  armes  :  connoissant  que  le 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  455 

iugement  estoit  fait  par  ses  propres  ennemis.  Toutefois  il 
obéit  à  la  prière  de  Richer  et  du  Pont  qui  le  prièrent  de 
prendre  patiemment  le  tort  qu'on  lui  faisoit.  Ayant  satisfait  à 
tout  ce  que  ses  ennemis  vouloyent  craignant  troubler  l'Eglise 
fut  suspendu  de  la  capitainerie  pour  quelque  temps  :  pendant 
lequel  Villegagnon  et  Cointac  se  moquoyent  de  la  patience  de 
ceux  de  Genève,  qu'ils  appeloyent  pusillanimes  :  et  se  van- 
toyent  qu'ils  avoyent  fait  faire  amende  honorable  à  Thoret,  et 
prenoyent  ce  comme  note  et  marque  d'infamie.  Laquelle  mo- 
querie et  indignation  Thoret  porta  si  impatiemment,  que 
d'un  grand  desplaisir  s'avisa  de  passer  un  bras  de  mer  de 
deux  lieiies,  le  plus  secrettement  qu'il  peut  sur  trois  pièces  de 
bois  liées  ensemble  :  pour  trouver  passage  en  un  navire  de 
Breton,  qui  estoit  à  un  port  distant  de  là  trente  lieiîes,  oii  il 
fut  fort  bien  accueilli  du  capitaine. 

L Eglise  des  ûdeles  réduite  en  grande  extrémité. 

De  là  en  après  Villegagnon  voyant  avoir  acquis  un  tesmoi- 
gnagede  cruauté,  poursuivit  le  reste  de  ce  qu'il  esperoit 
mettre  à  exécution ,  si  l'heur  le  favorisoit  comme  il  avoit 
commencé.  Car  la  grande  modestie  et  patience  des  povres 
personnes  accrurent  tellement  l'audace  de  son  cœur,  que  plus 
il  ne  pensoit  que  ruiner,  mesler,  et  renverser  sans  dessus 
dessous  tout  l'ordre  Ecclésiastique  et  Politique,  lesquels  lui- 
mesme  avoit  en  une  si  saincte  affection  érigé,  establi,  et 
confirmé. 

Premièrement  il  déclare  le  conseil  nul,  disposant  les  affaires 
communes  selon  les  désirs  de  son  cœur.  Il  fait  inhibitions  et 
défenses  à  Richer  de  ne  prescher  plus,  ne  de  s'assembler 
pour  prier,  si  ledit  Richer  ne  changeoit  les  prières  mal  fon- 
dées, comme  il  disoit.  Certainement  il  esperoit  les  réduire  à 
telle  extrémité,  qu'ils  consentiroyent  à  introduire  nouveile 
religion  forgée  en  son  cerveau.  La  désolation  estoit  grande 
en  la  compagnie  pour  les  troubles  esmeus,  et  mesmes  en  un 
temps  auquel  il  n'y  avoitaucun  moyen  de  retourner  en  France. 


^Àux^  i^  '*  ^jf^ipk^'XL^  -^  2:i»saiiés  il  ^enr  désaû  fniTri^  or 

r:vt  v>:2»i;^i9dr  c:;'^tï::::^ii^tiî  ik  &e  faââéai  c&^âontî»  des 
u^éfi^^  *X  f:;iek^  ^  fx^e^CTr  Iie?s  aarriresâ  pfrdiskin.  Si  aupiës 
p<nT^  pervys^k^  f<rire&l  en  perplexité,  eeax-ô  y  estoycal 
f»çrfi  »Y»at  fi<>«ifrez  :  car  de  toutes  leurs  requestes  plos  que 
raiii/ifïX)iaJ>les ,  lamaô»  cm  ne  knr  en  Tooliit   ottiover  une 

Vill^iifjnon  empes^y:  Jes  ûdeles  de  sortir  deTÂMoeriqae. 

yisûn  prjrndant  leurs  altercations,  arriva  on  navire  François 
d/;  la  ville  du  Havre  de  Grâce,  non  de  ceux  de  Villegagnon, 
ni  de  SOS  alliez  :  le  capitaine  duquel  se  monstra  assez  &vo- 
rable  k  du  Pont  et  i  Richer,  et  avec  icelui  composèrent 
moyennant  la  somme  de  cent  escus,  pour  seize  personnes,  de 
laquelle  muiine  se  foisoit  solvable  du  Pont  pour  tous  les 
autren.  Il  restait  aussi  d'obtenir  leur  passe-port  et  congé,  car 
autrement  le  capitaine  ne  Teust  fait.  Villegagnon  ayant  en- 
UmtXn  que  le  passage  estoit  accordé  dans  le  navire  nouvelle- 
ment yenn^  fut  grandement  indigné  contre  le  capitaine,  le 
voulant  empescher  de  charger  son  navire  des  commoditez 
Ai*M  s«uvages  :  mais  lesdits  sauvages  avoyent  ia  promis  audit 
capitaine  et  h  bch  offlciers  de  leur  fournir  ce  qu'il  demandoit. 

Villegagnon  refusa  le  congé  que  lui  demandoit  du  Pont  et 
Kichor,  alléguant  qu^ils  avoyent  promis  de  lui  tenir  compa- 
gnie, iijK({uos  à  la  venue  de  ses  navires  :  ce  qu'on  lui  accorda 
(mtre  vrai,  si  de  sa  part  il  n'eust  violé  ses  premières  pro- 
niosHoSy  leur  ayant,  contre  sa  foi,  fait  défense  de  neprescher, 
ni  mosmo  prier  Dieu  en  sa  compagnie  :  qui  estoit  les  priver 


PIÈGES  JUSTIFICATIVES.  457 

du  plus  grand  bien  qu'ils  eussent  seu  souhaiter.  Considéré 
aussi  que  les  iours  passez  il  leur  avoit  tenu  des  termes  si 
rigoureux,  tendant  du  tout  à  les  exterminer,  ils  avoyent  esleu 
un  moyen  fort  propre  pour  lui  et  pour  eux,  par  le  navire  qui 
estoit  nouvellement  arrivé.  D'avantage,  allèguent  qu'ils  trou- 
vent fort  estrange  que  les  iours  passez  il  les  vouloit  chasser, 
tost  après  les  retenir  :  enfin  conclurent  avec  lui  qu'ils  vou- 
loyent  se  retirer  en  France,  congé  ou  non  :  parquoi  qu'il  y 
avisast  :  et  usèrent  de  paroles  rudes,  par  lesquelles  ils  de- 
claroyent  que  d'autant  il  avoit  faussé  sa  foi,  et  apostatisé  de 
la  religion,  ne  les  connoissoyent  plus  pour  leur  seigneur, 
mais  pour  tyran  et  ennemi  de  la  republique.  Villegagnon 
oyant  parler  si  audacieusement,  leur  donne  congé  en  telle 
forme  qu'ils  voulurent^  et  leur  enioint  de  sortir  de  son  isle  le 
plus  tost  qu'il  leur  seroit  possible.  Au  départ  il  n'y  eut  coffre, 
malle,  ne  paquet,  qu'il  ne  visitast^  cerchant  occasion  de  les 
surprendre  en  larrecin.  Les  artisans  avoyent  aporté  quelques 
utils  de  leur  mestier,  semblablement  le  ministre  et  du  Pont, 
livres  pour  leur  particulier  estude;  Villegagnon  ravit  et 
saisit  le  tout,  disant  qu'il  lui  apartenoit,  comme  estant  acheté 
de  son  argent,  et  selon  une  ordonnance  qui  avoit  esté  faite  au 
conseil,  lorsque  le  tout  estoit  en  son  entier. 

Touchant  un  menuisier  et  un  tourneur. 

Tout  le  bagage  ne  se  peut  transporter  en  une  barque  à  une 
fois  :  pourtant  deux  demeurèrent  attendans  le  second  voyage 
du  basteau,  leurs  besongnes  estant  sur  la  grève.  L'un  des 
deux  estoit  tourneur,  l'autre  menuisier.  Villegagnon  visite 
les  besongnes  du  tourneur,  où  il  trouva  quelques  vaisseaux  et 
coupes  tournées  de  bois  d'ebene,  lesquelles  ce  povre  homme 
(qui  avoit  charge  d'enfans)  avoit  faites  les  iours  qu'il  ne  be- 
songnoit  point  pour  ledit  Villegagnon,  afin  d'en  retirer 
quelque  pièce  d'argent  estant  arrivé  en  France.  Comme  icelui 
Villegagnon  ne  pouvant  plus  contenir  la  rage  dont  il  estoit 
transporté,  lui  imposa  qu'il  était  larron,  d'avoir  fait  tels  vais- 


458  H1ST0IRB  DU   BRESIL  FRANÇAIS. 

seaux  de  son  bois,  et  leva  deux  ou  trois  fois  le  poing  pour 
le  frapper.  Toutefois  pour  ce  que  quelqu'un  de  ses  familiers 
Tapperceut,  il  se  contint  pour  cette  fois  :  neantmoins  il  se 
vengea  sur  les  coupes,  lesquelles  il  cassa  et  froissa  aux 
pieds,  blasphémant  et  despitant  le  nom  de  Dieu.  Estant  revenu 
à  lui,  et  sa  cholere  passée,  eust  souvenance  que  le  tort  qu'il 
avait  fait  à  ce  povre  homme  estoit  fort  grand,  et  seroit  un 
argument  à  la  postérité  d'un  cruel  et  barbare  faict,  et  tesmoi- 
gna  aux  autres  de  la  compagnie,  que  s'il  eust  cuidé  estre  le 
plus  fort,  il  les  eust  tous  fait  passer  au  fil  de  l'épée.  Il  iugea 
que  la  mémoire  do  ce  grief  seroit  esteinte  s'il  fcdsoit  restitu- 
tion de  quelque  chose  au  tourneur  pour  le  dommage 
qu'il  avoit  fait  :  et  commanda  à  celui  qui  le  porta,  de 
l'excuser. 

Révolte  de  Villegagnon  qui  avoit  instruit  les  autres. 

De  tous  ces  troubles  et  mutations,  les  gentilshommes, 
familiers  et  serviteurs  de  Villegagnon  furent  grandement 
contristez,  attendu  que  la  plupart  d'iceux  avoyent  esté  par 
ledit  Villegagnon  catéchisez  et  instruits  la  première  et  seconde 
année  :  et  avec  lesquels  il  avoit  résisté  à  tant  de  contrarietez 
qui  se  presentoyent  au  commencement  :  lesquels  aussi  estoyent 
tesmoins  des  premières  fascheries,  rebellions  et  conspirations 
desquelles  le  Seigneur  l'avoit  garenti.  Icelui  Villegagnon  les 
voyant  affectez  à  l'opinion  de  Richer,  s'estudie  pour  les  dis- 
suader de  ne  suivre  l'heresie  des  modernes  qui  est  totalement 
répugnante  (comme  il  disoit)  aux  traditions  des  premiers 
Pères,  lesquels  nous  avoyent  délaissé  une  forme  selon  les 
préceptes  des  Apostres.  Premièrement  par  douces  paroles  et 
gracieuses  les  cuida  rendre  à  sa  dévotion  :  puis  voyant  qu'il 
n'avançoit  beaucoup,  usa  de  grandes  menaces  et  mauvais 
traitement  aux  uns,  aux  autres  commission  d'aller  descouvrir 
des  terres  bien  loin  de  là.  Enfin  il  n'oublia  rien  pour  les 
divertir  de  la  bonne  opinion  qu'ils  avoyent  conceu,  espérant 
obtenir  par  rigueur,  ce  qu'il  n'avoit  peu  par  douceur  et 
amitié. 


PIÈGES   JUSTIFICATIVES.  459 

Le  lieu  où  se  retira  la  compagnie  du  Pont  et  Richer  estoit 
en  terre  continente  distante  du  fort  de  CoUigny  demie  lieu,  au 
village  que  les  mois  précédons  avoyent  construit  quelques 
povres  François  que  Villegagnon  avoit  chassez  de  son  isle, 
comme  bouches  inutiles.  Entre  lesquels  estoit  Gointac ,  qui 
s'apercevoit  du  mal  provenu  de  son  ambition  :  car  il  estoit 
délaissé  du  tout  de  celui  duquel  il  esperoit  recevoir  grande 
courtoisie  et  honnesteté  :  deietté  en  terre  avec  les  sauvages, 
comme  personne  de  nulle  valeur.  Il  iette  souspirs,  regrets,  et 
déteste  le  iour  et  l'heure  que  iamais  il  avoit  eu  connaissance 
de  Villegagnon. 

Humanité  des  sauvages. 

Du  Pont,  Richer,  et  leurs  compagnons  vivoyent  des  vivres 
que  les  naturels  habitans  leur  apportoyent  :  comme  racines, 
fruicts,  poissons  et  quelques  légumes  qu'ils  achetoyent  de 
leurs  chemises  et  vestements,  à  cause  qu'ils  n' avoyent  aucunes 
marchandises,  ni  moyen  d'en  recouvrer,  et  ce  en  attendant 
que  leur  navire  fust  prest.  D'autre  part  Villegagnon  voulant 
empescher  le  capitaine  du  navire  de  ne  passer  les  susdits, 
il  les  accuse  de  grands  et  énormes  crimes  tant  aux  officiers 
qu'à  quelques  matelots  qu'il  voyoit  ia  murmurer.  Telles 
calommies  esmeurent  une  sédition  entre  les  dits  officiers  et 
matelots.  Les  officiers  vouloyent  tenir  leur  promesse,  consi- 
déré qu'il  leur  en  provenoit  une  grande  somme  de  deniers  : 
les  matelots  au  contraire,  qui  ne  participoyent  à  icelle,  resis- 
toyent  de  tout  leur  pouvoir. 

Inhumanité  et  fureur  estrange  de  Villegagnon  vray  sauvage 

entre  les  sauvages. 

Villegagnon  cependant,  voyant  que  son  entreprise  peu 
s'avançoit,  et  qu'en  vain  il  travailloit  de  révoquer  ce  qu'il 
avoit  planté  en  ses  serviteurs,  cerche  les  occasions  d'exécuter 
une  mauvaise  volonté,  pour  donner  exemple  aux  autres  de  ne 


460  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

demeurer  trop  pertinax  en  leurs  opinions.  Il  s'adresse  à  un 
sien  maistre  d'hostel  qui  l'avoit  servi  depuis  le  iour  de  son 
embarquement,  et  en  ses  fascheuses  fortunes  très  fidèlement 
subvenu  :  il  cerche  beaucoup  de  petites  choses  sur  son  estât, 
ausquelles  le  maistre  d'hostel  satisfait  suffisamment  :  lui  res- 
pondant  le  plus  gracieusement  qu'il  peut,  le  supplia,  d'autant 
qu'il  connoissoit  que  son  service  ne  lui  estoit  agréable,  aussi 
qu'il  n'y  avoit  aucun  reste  d'Eglise,  de  lui  donner  congé  de  se 
retirer  en  France  avec  les  autres  :  ce  qu'il  diffère  fort  longue- 
ment, le  menaçant  de  lui  faire  donner  les  estrivieres  ou  les 
chaisnes  au  pied;  en  fin  ennuyé  des  requestes  ordinaires  dudit 
maistre  d'hostel,  le  ietta  rigoureusement  hors  de  son  fort, 
sans  avoir  esgard  à  trois  années  de  son  service  :  et  qui  plus 
est,  n'eust  honte  de  lui  ester  quelques  vestemens  qu'il  lui 
avoit  donnez,  estant  à  son  service.  Huit  iours  après,  celui  qui 
avoit  esté  mis  en  la  place  du  susdit,  à  cause  qu'il  reprenoit 
ceux  qui  iuroyent  et  blasphemoyent,  et  s'employoit  de  tout 
son  pouvoir  à  reformer  la  vie  dissolue  des  domestiques  dudit 
Villegagnon  sur  lesquels  il  avoit  authorité,  fut  soudainement 
accusé  d'estre  un  ministre,  et  outre  ce  qu'il  évita  un  nombre 
infini  de  coups  de  baston  ou  les  chaisnes  de  fer,  endura 
beaucoup  d'autres  iniures  et  mauvais  traictemens,  perdit 
beaucoup  de  ses  besongnes,  et  fut  chassé  bien  rudement  : 
lequel  se  retira  avec  du  Pont  et  les  autres. 

Comment  lespovres  laboureurs  y  estoyent  traitez. 

On  peut  reciter  encore  un  autre  acte  autant  vertueux  que 
les  autres.  Il  avoit  au  commencement  mené  avec  lui  plusieurs 
personnes  de  labeur  à  ses  gages  pour  le  temps  de  deux  ans; 
dedans  lequel  plusieurs  moururent  accablez  de  labeur,  et 
atténuez  de  famine  et  langueur  :  autres,  desquels  la  nature 
estoit  plus  robuste,  résistèrent  mieux  ausdits  assaux  :  combien 
qu'un  iour  attendant  la  fin  de  leur  terme,  leur  semblast  un  an 
entier,  en  tant  que  sans  relasche  immodérément  ils  travail- 
loyent,  et  mesme  sans  estre  sustentez  que  d'une  farine  de 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  461 

laquelle  i'ay  parlé  ci  dessus,  encores  n'en  avoyent-ils  à  la 
quatrième  partie  de  ce  qu'il  convenoit  à  sustenter  nature  : 
avec  ce,  leur  breuvage  estoit  d'une  eau  puante  et  infecte, 
d'une  sale  cisterne  plustost  poison  au  corps  humain  que  nour- 
riture. Un  de  ceste  compagnie  ne  pouvant  plus  supporter  la 
nécessité,  pria  Villegagnon  de  le  laisser  aller  vivre  avec  les 
sauvages  :  ce  qu'il  lui  accorda,  moyennant  qu'il  quitteroit  ses 
gages,  et  de  ce  passeroit  acte  devant  le  notaire  :  à  quoy  con- 
sentit pour  obtenir  liberté.  Ayant  seiourné  quelque  temps  avec 
les  sauvages,  donne  tous  ses  vestemens  pour  vivre  :  quand  il 
n'eust  plus  rien  que  la  chemise,  les  sauvages  le  chassent  ne 
lui  donnant  plus  que  vivre.  Ce  povre  fut  réduit  en  si  grande 
extrémité  qu'il  mangeoit  l'herbe,  et  toute  sorte  de  fruicts 
indifféremment,  sans  connoistre  ce  qui  lui  estoit  profitable  ou 
contraire  :  en  ceste  grande  langueur  manda  plusieurs  fois  à 
Villegagnon  qu'il  print  compassion  de  lui  pour  l'honneur  de 
Dieu  :  mais  iamais  il  n'eust  response.  Un  matin  on  le  trouva 
mort  de  faim  sous  un  arbre.  Ceux  de  la  terre  vivoyent  en 
grande  destresse,  tant  pour  le  défaut  de  marchandise  que 
pour  le  long  seiour  qu'il  leur  convenoit  faire  attendans  leur 
navire.  Et  d'abondant  les  matelots  leur  signifient  qu'ils  ne 
pouvoyent  passer,  s'ils  ne  faisoyent  provision  chacun  de  deux 
boisseaux  de  farine,  qui  leur  fut  un  ennui  bien  grand,  consi- 
déré qu'ils  n'avoyent  moyen  d'en  acheter  :  et  mesmes  qu'il  y 
avoit  grande  nécessité  en  la  terre.  Nonobstant  ce,  chacun 
essaya  de  donner  ce  qu'il  leur  restoit  d'habillemens,  pour 
satisfaire  à  la  requeste  des  matelots  :  car  leur  affection  estoit 
si  grande  de  sortir  de  celle  fascheuse  servitude,  que  volontiers 
ils  se  fussent  obligez  à  toutes  conditions,  voire  presque 
impossibles. 

Rapports  pour  troubler  la  compagnie. 

Comme  ces  choses  se  passoyent,  ceux  qui  alloyent  de  la 
part  de  Villegagnon  à  la  compagnie  de  du  Pont,  rapportoyent 
des  propos  bien  légers,  assavoir  que  Villegagnon  estoit 
grandement  desplaisant  qu'il  n' avoit  sacrifié  tous  les  seize  :  et 


462  HISTOIRE  DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

mesme  adioustoit,  que  s'ils  tomboyent  encore  une  fois  en  sa 
main,  qu*il  leur  feroit  bien  sentir.  D'autres  semblablement 
rapportoyent  de  la  part  de  du  Pont  et  Richer  qu'ils  blasmoyent 
leur  pusillanimité  d'avoir  comporté  si  grandes  iniures  d'un 
tyran,  lequel  on  ne  devoit  laisser  régner  non  plus  qu'une 
peste.  Et  après  adioustoyent  lesdits  faux  rapporteurs,  que  les 
susdits  passagers  se  vantoyent  de  retourner  bien  accompagnez 
et  ordonnez  pour  le  chasser  lui  et  ses  complices.  Certainemenl 
la  plus  grande  partie  estoit  controuvee  :  et  telles  pestes  sont 
très  dangereuses  aux  Republiques  et  gouvernement  des 
Royaumes  :  car  par  icelles  elles  sont  destruites  et  désolées. 
Les  susdits  rapporteurs  en  aigrissoyent  par  trop  les  deux 
parties,  car  ils  y  adioustoyent  foi,  comme  si  c'eust  esté  une  j 
chose  bien  vérifiée.  Or  puisque  Richer  et  du  Pont  s'en  retour- 
noyent  en  France,  Villegagnon  pensant  prévenir  la  vérité  que 
rapportoyent  les  susdits  estans  de  retenue,  et  que  la  bonne 
renommée,  qu'il  avoit  acquise  les  années  passées,  en  un  ins- 
tant seroit  supprimée  :  s'advisa  de  faire  un  recueil  de  certains 
poincts  qu' avoit  preschez  Richer,  et  à  iceux  faire  response 
pour  contenter  les  Papistes,  puisque  il  se  voyoit  desfavorisé 
de  l'autre  part.  Et  attendu  qu'il  n'estoit  bien  memoratif  du 
tout,  il  instruit  un  sien  familier  (qui  par  grandes  menaces 
s' estoit  révolté  avec  ledit  Villegaignon)  et  lui  donne  commis- 
sion de  savoir  de  Richer,  quelle  estoit  son  opinion  touchant 
le  Sacrement  et  autres  articles  que  ce  personnage  proposa, 
feignant  d'avoir  désir  d'estre  enseigné  :  mesmement  sur  cer- 
tains poincts  desquels  il  n'estoit  bien  résolu  :  considéré  qu'ils 
estoyent  prest  de  leur  département.  Richer  ne  fait  scrupule 
de  lui  dire  de  bouche  ce  qui  lui  en  sembloit.  Ce  personnage 
fait  registre  de  toutes  les  responces,  et  sans  les  communiquer 
à  Richer,  les  présente  à  son  maistre  qui  les  a  espluchez  et 
calomniez  comme  bon  lui  a  semblé.  Il  est  certain  que  si 
Richer  eust  esté  adverti  que  Villegagnon  demandoit  son  opi- 
nion pour  y  respondre,  il  eust  rédigé  par  escrit  lui  mesme 
avec  meilleur  ordre,  et  doctrine  plus  solide,  qu'elle  n'est 
insérée  au  livre  dudit  Villegagnon* 


PIECES   JUSTIFICATIVES.  463 

Eln  ce  mesme  temps  comme  Villegagnon  preuveust  que  beau 
coup  de  sa  compagnie  le  pourroyent  laisser  pour  le  mauvais 
traitement  qu*il  leur  faisait,  aussi  pour  la  mutation  de  la  reli- 
gion, iugea  qu'il  serait  bien  à  propos  de  les  eslongner  les 
uns  des  autres,  en  envoyant  les  uns  dans  un  navire  en  la  rivi- 
ère de  Plate,  tendant  au  Pol  anlartique  plus  aval  500  lieues, 
dans  lequel  il  posa  dix  huit  personnes  et  deux  pages  pour  les 
servir.  Il  avait  establi  capitaine  un  sien  fidèle  serviteur,  et 
pour  maistre,  un  marinier  qui  avoit  esté  retenu  du  dernier 
voyage,  adonné,  selon  la  complexion  des  mariniers,  à  tous 
vices,  et  ne  faut  croire  qu'il  fut  de  la  partie  de  du  Pont  et  du 
ministre:  mais  homme  voluptueux,  n'ayant  aucune  crainte 
de  Dieu. 

Celle  descouverture  se  faisoit  tant  pour  faire  absenter  la 
compagnie,  afin  qu'elle  se  peust  adioindre  avec  les  autres 
(comme  il  avoit  opinion)  que  pour  cercher  quelque  mine  d'or 
ou  d'argent,  prétendant  par  tel  moyen  gratifier  le  roi  Henri. 

Acte  exécrable  dun  marinier. 

Le  jour  précèdent  qu'ils  devoyent  partir,  il  fut  dénoncé  au 
Capitaine,  que  le  maistre  du  navire  avoit  violé  un  sien  pa- 
rent, ieune  enfant.  Ce  fait  exécrable  troubla  le  capitaine  et  son 
équipage  merveilleusement  :  considéré  que  c'estoit  sur  leur 
département.  Toutefois  le  capitaine  ayant  interrogé  le  mari- 
nier, lequel  ne  voulut  confesser  son  crime,  l'envoyé  à  Ri- 
cher,  lequel  estoit  touiours  ministre,  nonobstant  que  Villegai- 
gnon  lui  eust  donné  congé  :  car  il  ne  fut  iamais  déposé.  Le 
Ministre  dénonce  au  marinier  la  grandeur  de  son  péché,  et  le 
iugement  horrible  de  Dieu  sur  ceux  qui  commettent  tels  cri- 
mes. Le  marinier  appréhendant  le  iugement  de  Dieu  tombe 
en  grand  fantasie  de  desespoir,  se  voulant  ietter  en  mer,  et 
perdre  malheureusement  sa  vie,  déclarant  extérieurement 
qu'il  estoit  desplaisant  d'avoir  fait  et  commis  tel  acte.  Richer 
fut  d'avis,  voyant  sa  repentance,  que  le  capitaine  le  pourroit 
mener  au  voyage,  le  menaçant  fort  de  iour  en  iour  de  la 


464  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

mort,  s*il  ne  se  declaroit  et  monstroit  estre  vrayement  des- 
plaisant de  tel  faict.  Partant  le  lendemain  le  capitaine  part  avec 
le  maistre  du  navire,  attendu  aussi  qu'il  n'y  avoit  que  lui  qui 
eust  connaissance  des  manœuvres  et  pilotages  dudit  navire. 
Quant  à  ce  qu'on  a  voulu  dire  que  ledit  Richer  lui  avoit  or- 
donné l'absolution  pour  un  bail  de  poivre,  il  appert  du  con- 
traire, par  ce  qui  a  esté  prouvé:  car  ledit  marinier  estant 
revenu  de  son  voyage,  et  souffrant  la  mort,  a  déclaré  devant 
Villegagnon  et  plus  de  cinquante  autres  personnes  dignes  de 
foi  qu'il  n'estoit  point  vrai  :  mais  bien  que  quinze  iours  aupa- 
vant  qu'il  fust  accusé  de  ce  faict,  il  avait  vendu  à  du  Pont  et 
Richer  un  caque  de  poivre,  qu'ils  lui  avoyent  très  bien  payé, 
voire  plus  qu'il  ne  valoit.  Les  tesmoins  ont  vescu  longtemps 
depuis,  et  aucuns  en  France. 

Le  département  de  plusieurs  fidèles  en  la  terre  du  Brésil, 

Le  capitaine  du  navire  des  passagers  ayant  chargé  son 
vaisseau  de  toutes  les  commoditez  qu'il  peut  recouvrer,  fait 
embarquer  tous  ses  gens  avec  du  Pont,  Richer  et  autres  qui 
estoyent  en  nombre  de  seize.  Le  navire  appareillé  fît  voile 
de  la  rivière  de  Golligny  pour  se  mettre  en  mer,  au  grand 
desplaisir  et  mescontentement  de  Villegagnon  et  d'aucuns 
mariniers,  lesquels  avoient  esté  sollicitez  pour  empescher  le 
retour  :  ou  pour  le  moins  leur  donner  tel  ennui,  par  le  che- 
min, et  en  France,  qu'il  en  peust  estre  mémoire  de  là  à  long 
temps.  Les  susdits  matelots  estoyent  simples  manœuvriers 
dans  ledit  vaisseau  qui  ne  participoyent  au  profit  et  rapport 
du  navire,  partant  empeschoyent  que  les  dits  passagers  s'em- 
barquassent: attendu  le  peu  des  vivres  qui  rest oient  pour  un 
si  long  passage.  On  disoit  que  Villegagnon  en  avoit  pratiqué 
cinq  des  plus  vicieux,  auxquels  il  avoitpromis  grand  avantage, 
pourveu  qu'estans  arrivez  en  France  ils  livrassent  du  Pont  et 
Richer  à  la  iustice  :  ce  qui  a  esté  vérifié  depuis.  Ce  navire 
ayant  prins  la  haut  mer  vingt  cinq  ou  vingt  six  lieues,  com- 
mença à  puiser  beaucoup  d'eau  (ou  pour  avoir  esté  trop  chargé. 


JUSTIFICATIVES.  465 

OU  de  vieillesse)  en  telle  abandance,  qu'un  chacun  eut  grand 
peur  et  crainte  de  mort  :  mesmement  les  mariniers  qui  tra- 
vailloyent  iour  et  nuict  à  espuiser  ladite  eau,  perdoyent  cou- 
rage, considerans  qu'il  ne  lapouvoyent  espuiser.  Le  capitaine 
et  ofliciers,  mesme  les  passagers,  se  trouvèrent  si  esperdus, 
qu'ils  se  souhaitoyent  estre  encore  en  la  terre  du  Brésil.  D'a- 
vanture  (selon  la  coustume)  on  traînoit  une  barque  arrière  la 
nef:  les  matelots  la  nuict  la  pensèrent  surprendre  pour  se 
sauver  enterre,  n'ayans  grand  espoir  au  navire  qui  se  remplis- 
soit  d'eau  :  mais  le  capitaine  et  officiers  en  estans  avertis  y 
donnèrent  tel  ordre,  que  les  mariniers  ne  mirent  à  exécution 
les  mauvais  actes  qu'ils  avoyent  proposé.  A  ceste  avanture 
survint  un  merveilleux  accident  de  regorgement  d'eau,  dans 
la  soute  au  biscuit.  La  plus  grand'part  de  leur  biscuit  fut 
perdue  par  le  degout  de  ladite  eau,  qui  decouloit  dessus:  ce 
qui  desbaucha  grandement  l'équipage  autant  ou  plus  que  le 
reste  :  la  pluspart  des  passagers  voyant  les  matelots  desbau- 
chez  se  vouloyent  retirer  en  terre,  demandans  au  capitaine  la 
barque  que  le  navire  trainoit  en  pouppe  :  ce  qui  leur  fut  re- 
fusé par  le  capitaine,  attendu  qu'il  eust  esté  trop  preiudi- 
ciable,  si  les  dits  passagers  s'en  fussent  retournez.  Le  capi- 
tain  ayant  entendu  par  ceux  qui  travailloyent  à  tourner  le 
cours  de  l'eau,  qu'il  se  pourroit  estancher,  seulement  ildevoit 
renvoyer  une  partie  des  passagers  pour  faire  place  aux  au- 
tres. Et  comme  du  Pont  et  Richer  et  quelques  autres  estoyent 
prests  à  se  mettre  dans  la  barque,  le  capitaine  les  retint, 
leur  donnant  bon  courage,  que  le  tout  se  porteroit  mieux 
qu'on  n'esperoit.  Toutefois  s'il  y  en  avoit  d'autres  desdits 
passagers  qui  s'en  voulussent  retourner,  volontiers  leur  don- 
neroit  ladite  barque,  veu  que  les  vivres  qui  restoyent  ne  pou- 
voyent  satisfaire  à  tant  de  personnes  pour  un  si  long  voyage. 

Cinq  retournent  en  la  terre* 

Du  nombre  desdits  passagers  se  trouvèrent  cinq  pei'sonnes 
d'un  tnesme  vouloir,  lesquels  acceptèrent  l'offre  du  capitaine 

30 


466  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

contre  le  gré  de  tous  leurs  compagnons,  qui  prevoyoyent 
bien  que  Villegagnon  leur  pourroit  faire  quelque  desplaisir. 
Nonobstant  lesdits  cinq  personnages  estimoyent  estre  bien 
recueillis,  considéré  qu'ils  n*avoyent  aucunement  offensé  Vil- 
legagnon, mais  fait  tout  plaisir  et  service.  Par  ce  ayans  prins 
congé  de  leurs  compagnons  et  amis,  avec  grans  souspirs  et 
regrets  s'embarquèrent  dans  le  basteau  se  recommandans  à 
la  garde  de  Dieu  les  uns  des  autres,  tant  ceux  du  navire  qui 
passoyenten  France,  que  ceux  de  la  barque,  qui  retournoyent 
en  la  terre  du  Brésil  :  dont  les  trois  depuis  y  laissèrent  la  vie 
pour  maintenir  la  vérité  de  TEvangile,  comme  il  sera  dit  en 
son  lieu  (1),  après  l'ordre  et  la  suite  des  martyrs  de  l'année 
M.  D.  LVII. 


Chapitre  IL 

JEAN    DU    BORDEL,    MATHIEU    VERMEIL  ET    PIERRE    BOURDON. 

Nous  avons  veu  ci  dessus  le  traitement  des  fidèles  en  la 
terre  du  Brésil,  entre  les  sauvages:  il  a  esté  promis  pour 
preparatif  de  ce  qui  est  maintenant  à  déduire,  touchant  la 
mort  de  trois  martyrs,  qui  ont,  comme  seaux  précieux,  rendu 
authentique  la  prédication  de  l'Evangile  en  pays  estrange  et 
terre  Antartique.  L'histoire  non  seulement  nous  en  a  esté 
escrite  par  homme  fidèle,  mais  aussi  au  vrai  récitée  par  gens 
dignes  de  foi,  qui  ont  esté  de  la  partie,  voire  première  et 
principale  de  tout  le  récit.  La  distance  des  lieux  n'a  peu  ca- 
cher une  chose  si  digne  de  mémoire  ;  de  laquelle  une  telle 
barbarie,  toute  estonnee  d'avoir  veu  mourir  les  martyrs  de 
nostre  Seigneur  lesus  Christ,  produira  quelque  iour  les  fruicls 
qu'un  sang  si  précieux  a  de  tout  temps  accoustumé  de  pro- 


(jl)  Sans  doute  ajouté  par  réditeUr^  Crespin* 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  467 

duire.  Quant  aux  fidèles,  faire  ne  se  peut  qu'ils  n'en  reçoyvent 
grande  consolation,  quand  au  milieu  des  eaux,  des  pierres 
et  rochers,  en  faim,  soif,  nudité  et  indigence  de  toutes  choses, 
ils  voyent  leurs  propres  frères  en  pays  estrange  douez  de 
telle  hardiesse  de  courage. 

Lorsque  ceux  du  basteau  se  départirent  du  navire,  ils  pou- 
voyent  estre  loin  de  terre  dix  huit  ou  vingt  lieues.  L'adieu 
fut  fort  grief  aux  uns  et  aux  autres,  mais  le  péril  qui  estoit 
presque  esgal  tant  d'une  part  que  d'autre,  causoit  une  dure 
départie.  Or  ceux  qui  entrèrent  dans  le  basteau  pour  retour- 
ner au  Brésil,  estoyent  totalement  ignorans  de  la  navigation, 
pource  qu'ils  n'avoyent  hanté  la  mer,  que  depuis  qu'ils  es- 
toyent passez  de  France  au  Brésil.  Et  à  peine  entendoyent 
ils  quelle  part  il  faloit  mettre  la  proiie  de  la  barque,  et  icelle 
conduire  pour  parvenir  à  quelque  port.  Davantage  la  barque 
n'avoit  ne  masts,  ne  voiles,  cordages,  ni  autres  choses  néces- 
saires à  la  navigation,  car  quand  ils  départirent  de  leur  na- 
vire, chacun  estoit  si  empesché  à  cercher  les  moyens  pour 
estancher  l'eau,  qu'on  ne  leur  seut  donner  ce  qui  estoit  ne-- 
cessaire,  et  eux  mesmes  estoyent  si  esperdus  qu'ils  n'avoyent 
souvenance  de  ce  qui  leur  estoit  propre.  Les  plus  avisez 
d'entre  eux  plantèrent  un  aviron  pour  un  masts  ;  et  au  lieu 
d'une  hune  ils  ioignirent  deux  arcs  ensemble:  de  leurs  che- 
mises firent  une  voile  :  de  leurs  ceintures,  les  escoutes,  bou- 
lines et  rouets,  qui  sont  cordages  à  ce  nécessaires. 

Ils  rament  quatre  iours  entiers,  la  mer  estant  calme  et 
bonnasse.  Le  cinquième  sur  le  soir  comme  ils  pensoyent 
aborder  en  terre,  l'air  s'obscurcit  de  noire  nue,  et  d'icelui 
procéda  un  tourbillon  de  vent  furieux  à  merveilles,  avec 
grand'pluye  et  tonnere  qui^esmeut  la  mer  en  un  instant,  ren- 
dant les  vagues  espouvantables,  et  en  ce  fascheux  temps  ils 
se  dévoyèrent  de  leur  route,  perdirent  leur  gouvernail,  et 
furent  transportez  errans  ça  et  là  sans  oser  monter  un  pied 
de  leur  voile.  La  nuict  survenante  la  bourrasque  continue  de 
plus  en  plus  •  ils  passent  par  des  destroicts  entre  des  rochers 


468  HISTOIRE    DU    BRÉSIL    FRANÇAIS. 

et  très  dangereux  passages,  où  en  plain  iour  les  pilotes  eus- 
sent esté  bien  empeschez  :  en  fin  sont  iettez  par  la  violence 
de  la  mer  sur  le  rivage  à  couvert  d'une  montagne  haute.  Le 
iour  estant  venu,    ils  descendent  en  terre  pour  cercher  de 
Teau  douce,  ou  quelques  fruicts  à  manger,  mais  la  terre 
estoit  si  stérile,  qu'après  la  tempeste  passée,  ils  furent  con- 
trains de  partir  de  là,  et  aller  quatre  lieiies  plus  avant,  où 
ils  trouvèrent  de  l'eau  douce.  Ayant  seiourné  là  quatre  iours 
pour  se  refraischir,  il  survint  quelque  nombre  des  habitans 
naturels,  qui  monstroyent  assez  bonne  caresse  aux  povres 
affligez  François,  toutesfois  les  voyans  en  nécessité  de  vivre, 
leur  vendoyent  bien  cher  quelques  racines  et  farines,  parce 
qu'ils  sont  curieux  des  habillemens  des  François.  Au  reste, 
ils  convenoyent  si  bien  avec  les  nostres  qu'ils  eussent  gran- 
dement désiré  qu'iceux  eussent  là  fait  long  seiour,    ce  que 
les  nostres  ne  pouvoyent  faire  tant  pour  l'importunité  desdits 
habitans,  que  pour  le  regret  qu'ils  avoyent  d'estre  privez  de 
la  compagnie  des  François.  Partant  délibérèrent  se  retirer 
aves  les  Ghrestiens,  et  gens  de  mesme  langage.  Principale- 
ment ceux  qui  estoyent  mal  disposez  ne  pouvoyent  recouvrer 
santé,  conversant  longuement  avec  lesdits  Brésiliens,  exempts 
de  toute  honnesteté  chrestienne.  Aucuns  comme   les  plus 
sains,  n'estoyent  de  cest  avis,  prevoyans  que  Villegagnon 
les  pourroit  mal  traiter,  pour  le  mauvais  vouloir  qu'il  leur 
portoit  à  cause  de  la  religion  :  et  furent  quelques  iours  en 
ceste  difficulté.  En  fin  les  malades  prièrent  si  aflectueusement 
leurs  compagnons,  que  cela  fut  résolu  de  départir  de  ceste 
isle,  pour  aller  au  port  de  Golligny  distant  par  mer  du  lieu 
où  ils  estoyent  (qui  s'appelle  la  rivière  des  Vases)  environ 
de  trente  lieiies.  Les  Brésiliens  vouloyent  empescher  ce  dé- 
partement, et  demonstroyent  qu'ils  estoyent  grandement  des- 
plaisans  d'iceluy. 

Ils  seiournerent  plus  de  trois  iours  à  faire  ces  trente  lieiies, 
à  raison  de  la  contrariété  des  vents  et  marées  qui  sont  là  fort 
violentes.  Estant  entrez  en  la  rivière  de  Golligny,  avec  gran- 
des difftcultez  et  dangers,  et  mesme  en  grand' doute,  si  c'es- 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES.  469 

toit  elle  ou  non,  pour  ce  qu'un  [brouillaz  couvroit  les  terres  : 
en  contestant  les  uns  contre  les  autres,  le  brouillaz  tomba:  si 
apperceurent  la  forteresse  de  Villegagnon,  et  le  village  des 
François,  situé  en  terre  continente,  esloigné  dudit  fort  la 
portée  d*une  couleuvrine.  Estans  descendus  en  terre,  ils  trou- 
vèrent Villegagnon  au  village  qui  y  estoit  allé  au  matin,  pour 
quelques  siens  affaires.  Ils  se  présentèrent  à  lui,  declarans 
les  causes  de  leur  relaschement,  le  péril  où  ils  avoyent  laissé 
leur  navire  :  et  le  supplient  de  les  vouloir  retenir  au  nombre 
de  ses  serviteurs,  et  avoyent  d'autant  osé  entreprendre  de 
retourner  sous  sa  puissance,  considéré  qu'ils  estoyent  asseu- 
rez  en  leur  conscience  de  ne  l'avoir  iainais  offensé  :  par  ainsi 
avoyent  mieux  aimé  se  retirer  estans  François  avec  les  Fran- 
çois, que  se  rendre  aux  Portugais,  avec  lesquels  ils  eussent, 
peut  estre,  esté  bien  recueillis,  ou  avec  les  Brésiliens  de  la 
rivière  des  Vases,  desquels  ils  avoyent  receu  bon  et  honneste 
traitement. 

Requeste  des  povres  persécutez. 

Davantage  adioustent  que  si  le  faict  de  la  religion  Tesmou- 
voit  seulement  à  les  maltraitter  et  reietter,  il  savoit  très  bien 
qu'entre  les  plus  doctes,  les  articles  dont  estoit  sortie  la  con- 
tention, n'estoyent  encore  résolus,  et  que  luy  mesme  les 
années  passées  avoit  fait  protestation  du  contraire.  Et  outre 
ce  que  dessus,  remonstrent  et  adioustent  qu'ils  n'estoyent 
Espagnols,  ne  Flamens,  ne  Portugais,  encores  moins  Turcs 
infidèles,  atheistes,  libertins,  ou  Epicuriens  ;  mais  Chresliens 
baptisez  au  nom  de  noslre  Seigneur  lesus  Christ  :  François 
naturels,  non  loin  de  sa  connoissance,  non  fugitifs  ou  bannis 
de  leur  pays  pour  quelque  infamie  ou  deshonneste  faict,  mais 
ayans  laissé  aucuns  d'eux  leurs  femmes  et  enfans  pour  lui 
venir  faire  service  en  ce  pays  si  lointain  et  eslongné  où  ils 
avoyent  fait  leur  devoir  selon  leur  puissance.  Et  si  onques 
povres  gens  deiettez  par  tempeste  en  quelque  estrange  port, 
on  despossedez  de  leurs  propres  héritages  par  la  violence  de 


470  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

la  guerre,  ou  par  autres  telles  calamitez,  sont  dignes  d'estre 
receus  à  compassion  ;  ils  remonstroyent  qu'ils  estoyent  es- 

crits  en  tel  catalogue  :  car  outre  la  perte  de  leurs  biens,  la 
mer  les  avoit  mis  en  extrême  langueur  et  ennui.  Nonobstant, 
tels  qu'ils  estoyent,  offrirent  leurs  services  à  Villegagnon, 
le  supplians  leur  permettre  de  vivre  avec  ses  serviteurs, 
iusques  à  ce  que  nostre  Seigneur  leur  donneroit  moyen  de 
repasser  en  France. 

Response  de  Villegagnon. 

Après  telle  remontranse,  Villegagnon  leur  fit  une  réponse 
douse  et  honneste,  assavoir  qu'il  louoit  Dieu  de  ce  qu'il  les 
avoit  sauvez  d'entre  les  autres  !  aussi  de  les  avoir  amenez 
de  la  haute  mer,  eux  qui  ne  savoient  gouverner  la  barque, 
en  un  si  bon  port.  Et  s'estant  informé  comme  le  tout  estoit 
avenu,  et  même  quelle  espérance  elle  essayoit  de  leur  nuire, 
il  les  console,  leur  permettant  vivre  avec  les  siens,  aux  mê- 
mes franchises  et  libertés.  Et  parce  qu'il  craignoit  que  ceux- 
ci  ne  le  retirassent  avec  les  Portugais  et  les  Brésihens,  leur 
usa  d'un  fort  beau  langage,  disant  qu'il  avait  oui  très  volon- 
tiers des  causes  de  leur  relaschement,  lesquelles  l'étonnoient 
grandement  si  elles  estoient  véritables  et  quand  maintenant 
ils  seroient  les  plus  estrangers  du  monde,  et  même  les  enne- 
mis, il  ne  leur  voudroit  nier  le  traité,  ni  demeure  asseurée. 
Et  nonobstant  qu'eux  et  leurs  compagnons  fussent  départis 
de  la  forteresse  en  mécontentement,  et  presque  comme  ses 
propres  ennemis,  contre  lesquels  il  eut  pu  user  de  droit 
d'hostihté,  estant  tombé  sous  la  puissance  ;  si  est-ce  toutefois 
qu'il  vouloit  pour  lors  oubher  les  ennuies  passées,  et  rendre 
le  bien  pour  le  mal,  se  contentant  de  la  vengeance  que  Dieu 
feroit  de  ses  ennemis. 

Partant  leur  permit  de  iouir  des  franchises  et  libertés, 
telles  que  les  autres  François  iouissoient,  et  ce  néanmoins 
par  telles  conditions,  qu'ils  n'eussent  à  tenir  ou  semer  aucun 
propos  de  la  religion,  à  peine  de  la  mort;  bref,  qu'ils  se  gou- 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  471 

vernassent  si  prudemment  qu'il  n'eut  occasion  de  les  mal- 
traiter. Villegagnon  se  saisit  de  la  barque  que  lesdits  passa- 
gers avoient  amenée,  laquelle  de  droit  leur  appartenoit.  Et 
combien  qu'il  les  vit  en  grande  détresse,  n'ayant  de  quoi 
acheter  des  vivres  :  oncques  ne  leur  en  fit  restitution  d'un 
clou.  Les  susdits,  sur  cet  espoir,  demeurèrent  en  terre  re- 
cueillis des  François  serviteurs  de  Villegagnon,  et  ils  com- 
mençoient  s'assurer,  et  recouvrer  une  partie  de  leurs  forces 
perdues.  Les  Français  les  assistoient  d'habillements,  vivres 
et  autres  choses,  selon  leur  pouvoir.  A  peine  demeurèrent- 
ils  en  cette  tranquillité  et  repos  douze  jours  entiers  :  car 
Villegagnon  depuis  le  iour  qu'il  eut  parlé  à  eux,  epilogua  sur 
les  responses  qu'ils  avoyent  faites  touchant  leur  navire.  Il  en- 
tra en  opinion  que  tout  ce  que  les  susdits  avoient  respondu, 
estoit  chose  trouvée  et  fausse,  et  il  lui  sembla  qu'il  y  avoit 
fraude  en  leurs  paroles  et  que  cette  farce  s'estoit  ainsi  brassée 
de  guet  à  pens  par  du  Pont  et  Richer,  attendu  qu'ils  se  re- 
tiroient  du  Brésil,  contre  leur  vouloir  et  à  leur  grand  regret, 
tant  pour  la  bonne  température  du  pays  que  pour  le  repos 
qu'ils  esperoient  avoir  à  l'avenir. 

Persuation  fausse  de  laquelle  est  agité  Villegagnon, 

Telles  fantaisies  lui  firent  légèrement  croire  que  les  susdits 
cinq  estoient  envoyés  pour  épier,  et  pour  pratiquer  les  autres 
François  de  la  terre  des  serviteurs,  qui  du  tout  n'estoient  à  la 
dévotion  de  Villegagnon,  afin  qu'ayant  l'opportunité  et  l'oc- 
casion bien  disposée,  le  navire  qu'il  iugeait  estre  caché  à 
trois  on  quatre  Ueues,  avec  le  renfort  de  ceux  qui  estoient 
allés  en  la  rivière  de  Plate,  en  une  nuit  tous  ensemble  peu- 
vent surprendre  sa  forteresse  :  voire  le  mettre  en  pièce  avec 
tous  ceux  qui  seroient  de  son  costé  et  parti. 

//  n'y  a  point  de  paix  au  méchant,  dit  le  prophète  IsaL 

Villegagnon  en  eut  la  preuve. 

Cette  fausse  opinion  s'imprima  si  avant  dans  son  esprit 


472  HISTOIRE   DU    BRESIL   FRANÇAIS. 

qu'il  la  crut  véritablement  estre  telle,  et  ne  peut  aucunement 
estre  diverti  d*icelleet  dès  lors  il  se  défia  de  tous  ses  servi- 
teurs fidèles  et  anciens,  conspirant  puis  sur  Fun,  puis  sur 
Tautre.  Il  prenoit  occasion  en  peu  de  chose  de  les  maltraiter, 
les  outrageant  de  grièves  injures,  menaces  de  coups  de 
baston,  ou  chaînes,  ou  autres  choses  semblables.  Ce  qui  leur 
sembloit  si  déraisonnable,  que  la  plus  part  d'eux  désiroient 
que  la  terre  s'ouvrit  pour  les  engloutir,  tant  ils  avoient  affec- 
tion d'estre  délivrés  de  la  présence  de  ce  maître.  Le  iour  s'il 
s'estoit  bien  empesché  à  maltraiter  ses  gens,  la  nuit  lui  estoit 
encore  plus  contraire.  Car  aucune  fois  il  songeoit  (comme 
gens  sanguinaires,  et  avec  lesquels  l'esprit  de  Dieu  n'habite 
point)  qu'on  lui  coupoit  la  gorge  :  autrefois  que  du  Pont  et 
Richer  avec  grand  nombre  de  gens  le  tenoient  assiégé  étroi- 
tement, sans  lui  présenter  aucune  composition. 

Villegagnon  délibère  de  faire  mourir  les  cinq  qui  estoient 

revenus, 

S'estant  par  telles  fausses  conjectures  persuadé  que  les 
personnes  revenues  estoient  traîtres  et  épies,  proposa  en  lui- 
même  qu'il  estoit  fort  nécessaire,  et  voire  même  expédient, 
pour  maintenir  sa  grandeur,  de  les  faire  mourir.  Il  considère 
beaucoup  de  moyens  pour  le  blâme  et  reproche  des  hommes  : 
son  désir  était  de  convaincre  de  trahison,  mais  cela  ne  le 
pouvoit  prouver,  ne  par  conjecture,  ne  par  verisimilitude 
quelconque.  Considérant  donc  que  par  ce  moyen  il  ne  le  pou- 
voit faire,  sans  encourir  note  d'infamie  mêmement  entre 
ceux  lesquels  ne  portent  aucune  faveur  à  la  religion  :  il  s'avisa 
qu'ils  estoient  de  l'opinion  de  Luther  et  Calvin  en  la  religion, 
parquoi  lui  comme  lieutenant  du  Roi  en  ces  pays-là,  leur 
pourroit  demander  raison  de  leur  foi.  Et  d'autant  qu'il  les 
oonnaissoit  merveilleusement  contant  en  eux  :  il  aviendroit 
qu'ils  voudroient  plutôt  souffrir  la  mort,  que  renier  ce  qu'ils 
auroient  confessé  publiquement.  Aussi  non  seulement  seroit 
délivré  de  l'ennui  que  leur  pauvre  vie  leur  donnoit  :  ainsi  cet 


PIECES  aUSTIFICATn-ES.  473 

acte  lui  tourneroit  à  grand  honneur.  Car  il  savoit  que  la 
plupart  de  la  Cour  prenoit  grand  plaisir  au  sacrifice  des 
pauvres  chresliens  :  et  ce  qui  serviroit  d'ample  témoignage, 
quoique  il  qe  fut  touché  de  la  crainte  de  Dieu,  ni  de  zèle 
d'amplifier  son  règne  :  comme  il  avoit  les  années  précédentes 
fait  entendre  à  toutes  personnes. 

Commandement  de  respondre  sur  les  articles. 

Pour  procéder  à  l'exécution  de  ce  qu'il  avoit  délibéré,  il 
dressa  un  catalogue  des  articles,  auquel  il  voulait  qne  les 
susdits  respondissent  :  et  leur  envoyant,  commanda  que  dans 
douze  heures  il  délibérassent  de  respondre  par  écrit.  Les  dits 
articles  se  pourront  entendre  par  leur  confession  de  foi, 
laquelle  sera  insérée  ci-après. 

Les  Français  de  la  terre  continente  les  vouloientempescher 
par  tout  moyen  de  ne  rendre  raison  de  leur  foi  à  ce  tyran, 
qui  ne  cherchoit  que  l'occasion  de  les  faire  mourir.  Au  con- 
traire leur  persuadoient  de  se  retirer  avec  les  Brésiliens,  à 
30  ou  40  lieues  de  là,  ou  qu'ils  se  rendissent  plutôt  à  la 
merci  des  Portugais,  avec  lesquels  ils  retrouveroient  plus 
de  courtoisie  sans  comparaison,  qu'avec  Villegagnon.  Mais 
contre  l'opinion  de  tous  desdits  conseillers,  nostre  Seigneur 
fortifloit  ces  pauvres  gens  d'une  constance  admirable,  veu 
qu'ils  avoient  option  de  faire  l'un  ou  l'autre,  et  se  pouvoient 
retirer  la  part  de  la  terre  où  bon  leur  eust  semblé  sans  que 
Villegagnon  ni  les  siens  eussent  peu  leur  donner  empes- 
chement.  Ils  estimoient  peu  tous  les  susdits  moyens,  voyant 
que  l'heure  estoit  venue,  en  laquelle  il  convenoit  faire  preuve 
de  la  connaissance  que  Dieu  leur  avoit  donnée.  Partant  très 
volontairement  ayant  invoqué  l'aide  du  Seigneur,  entrepre- 
nant de  faire  la  response  aux  articles  envoyés  par  Villegagnon, 
estimant  qu'en  ce  saint  combat  le  Seigneur  leur  assisteroit 
par  son  saint  esprit,  etlesinstruiroit  abondamment  de  ce  qu'ils 
auroient  à  répondre.  Lesdits  articles  estoient  en  grand  nombre, 
d'aucuns  points  des  plus  difficiles  de  toute  la  Sainte  Escri- 


474  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

ture  :  auxquels  un  bon  théologien,  voire  ayant  tous  les  autres 
livres  nécessaires  à  l'étudedesSaintesEscritures,  se  fut  trouvé 
bien  empesché  en  un  mois.  Les  pauvres  personnes  à  peine 
avoient-ils  une  Bible  pour  le  soulagement  des  passages, 
loint  que  les  uns  s'estoient  mal  disposés,  les  autres  surpris  de 
crainte,  etpeu  exercés  aux  Escritures. 

Gela  fut  cause  qu'il  elleurent  entr*eux  Jean  de  Bordelle  le 
plus  ancien  et  mieux  instruit  aux  lettres,  pour  la  connaissance 
médiocre  qu'il  avoit  de  la  langue  latine.  A  la  vérité,  c'estoit 
celui  qui  sembloit  avoir  plus  de  dons  et  de  grâces,  que  tous 
les  autres.  Bien  souvent  il  aiguillonnait  ses  compagnons,  et 
les  voyant  comme  refroidis,  les  tançoit,  consoloit  et  encoura- 
geoit  :  afin  qu'ils  fussent  trouvés  fidèles  serviteurs  à  leur 
maître  :  auquel  ils  avoient  toute  asseurance.  Celui  du  Bordel 
mit  par  escrit  une  confession  de  foi  qui  contenoit  ample  ré- 
ponse aux  articles,  et  la  communiqua  à  tousses  compagnons: 
leur  en  faisant  la  lecture  plusieurs  fois,  et  distinctement  les 
interrogeant  sur  chaque  article  :  laquelle  confession  ils  ingè- 
rent estre  catholique,  et  fondée  sur  la  parole  de  vérité  :  en 
laquelle  ils  prioientle  Dieu  (si  c'estoit  sa  volonté)  de  mourir. 
Chacun  la  signe  de  sa  propre  main  ,  pour  déclarer  qu'ils  la 
reçoivent  comme  leur  propre.  Laquelle  aussi  (ami  lecteur),  ie 
t'ai  voulu  communiquer  en  ce  Recueil,  selon  qu'elle  a  esté 
transcrite  de  mot  à  mot  sur  l'original  de  leurs  propres  escrits. 
Or  si  elle  ne  se  trouve  du  tout  si  ample  qu'il  seroit  requis , 
veuilles,  ie  te  prie,  considérer  en  quel  lieu  les  pauvres  per- 
sonnes estoient  :  en  quelle  perplexité  tant  de  leurs  corps  que 
de  leurs  esprits,  sans  support,  faveur,  conseil  ni  aide,  ni  de 
personnes,  ni  de  Hvres  :  choses  qui  apportent  grand  soulage- 
ment à  l'intelligence  des  Escritures.  D'avantage,  comme  les 
dons  de  Dieu  sont  divers,  aussi  les  uns  en  reçoivent  plus,  les 
autres  moins,  selon  qu'il  leur  est  expédient. 

Suivant  la  doctrine  de  S.  Pierre  apostre  en  sa  première  Epi- 
tre,  tous  les  chrétiens  doivent  être  toujours  prests  de  rendre 
raison  de  l'espérance  qui  est  en  eux  :  et  ce  en  toute  douceur 
et  bénignité:  nous,  sous-signez,  seigneur  de  Villegaignon, 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  475 

avons  unanimement  (selon  la  mesure  de  grâce  que  notre  Sei- 
gneur nous  a  faite)  rendu  raison  à  chacun  point,  comme  nous 
avez  enioint  et  commandé  :  et  commencement  au  premier 
article.  l**Nous  croyons  en  un  seul  Dieu  immortel  et  invisible, 
créateur  du  ciel  et  de  toutes  choses,  tant  visibles  qu'invisibles  : 
lequel  est  distingué  en  trois  personnes,  le  père,  le  fils  et  le 
Saint-Esprit,  qui  ne  font  qu'une  même  substance  en  essence 
éternelle,  et  une  même  volonté  ;  le  Père,  source  et  commen- 
cement de  tout  bien  :  le  Fils  engendré  du  Père  éternellement  : 
lequel,  la  plénitude  du  temps  accomplie,  s'est  manifesté  en 
chair  au  monde,  estant  conçu  du  S.  Esprit,  né  de  la  vierge 
Marie,  fait  sous  la  Loi  pour  racheter  ceux  qui  estoient  sous 
eux,  afin  que  nous  recueillions  l'adoption  des  propres  enfants  : 
le  S.  Esprit  procédant  du  Père  et  du  Fils,  docteur  de  toute 
vérité,  parlant  par  la  bouche  des  prophètes,  suggérant  toutes 
choses  qui  ont  esté  dites  aux  Apostres  par  notre  Seigneur  Jésus- 
Christ.  I.  C.  lui  est  le  seul  consolateur  en  affliction,  donnant 
constance  et  persévérance  en  tout  bien.  Nous  croyons  qu'il 
faut  seulement  adorer  et  parfaitement  aimer,  prier  et  invo- 
quer la  maiesté  de  Dieu  en  foi.,  ou  particulièrement. 

2®  Adorons  notre  Seigneur  lésus-Ghrist,  nous  ne  séparons 
une  nature  de  l'autre,  confessons  les  deux  natures,  à  savoir 
divine  et  humaine,  en  icelui  inséparables. 

3*  Nous  croyons  du  Fils  de  Dieu  et  du  saint  Esprit  ce  que 
la  parole  de  Dieu  et  la  doctrine  apostoHque,  et  le  symbole 
nous  enseigne. 

4®  Nous  croyons  que  notre  Seigneur  Jésus  viendra  iuger 
les  vivants  et  les  morts,  en  forme  visible  et  humaine,  comme 
il  est  monté  au  ciel,  icelui  jugement  qu'il  nous  a  prédit  en 
Saint  Mathieu  vingt  cinquième  chapitre,  ayant  toute  puissance 
de  iuger,  à  lui  donnée  du  Père,  en  tant  qu'il  est  homme. 
Et  quant  à  ce  que  nous  disons  en  nos  prières,  que  le  père 
apparaîtroit  au  iugement  en  la  personne  de  son  fils,  nous 
entendons  par  cela  que  la  puissance  du  Père  donnée  au  Fils 
sera   manifestée  audit  iugement,  non  toutesfois  que  nous 


47G  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FFANÇAIS. 

voulions  confondre  les  personnes,   sachant    qu'elles    sont 
réellement  dictinctes  l'une  de  l'autre. 

5**  Nous  croyons  qu'au  S.  Sacrement  de  la  Gène,  avec  les 
signes  corporels  du  pain  et  du  vin,  les  âmes  fidèles  sont 
nourries  réellement  et  du  fait,  de  la  propre  substance  de  notre 
Seigneur  lésus,  comme  nos  corps  sont  nourris  de  viandes  : 
et  si  n'entendons  dire,  ne  croire,  que  le  pain  et  le  vin  soient 
transformés,  ou  transubstantiés  au  coi*ps  et  sang  de  lui  :  car 
le  pain  demeure  en  sa  nature  et  substance,  pareillement  le 
vin  :  et  n'y  a  changement  ou  altération.  Nous  distinguons 
toutefois  ce  pain  et  vin  de  l'autre  pain  qui  est  dédié  à  usage 
en  tant  que  ce  nous  est  un  signe  sacremental,  sous  lequel  la 
vérité  est  infailliblement  reçue. 

Or  cette  réception  ne  se  fait  que  par  le  moyen  de  la  foi,  et 
n'y  convient  imaginer  rien  de  charnel,  ni  préparer  les  dents 
pour  les  manger,  comme  saint  Augustin  nous  enseigne  :  Pour- 
quoi apprêtes-tu  les  dents  et  le  ventre?  croi,  et  tu  l'as  mangé. 
Le  signe  donc  ne  nous  donne  pas  la  vérité,  ni  la  chose  signi- 
fiée :  mais  nostre  Seigneur  lésus-Ghrist  par  sa  puissance,  vertu 
et  bonté,  nourrit  et  entretient  nos  âmes,  et  les  faits  parti- 
cipantes de  sa  chair  et  de  son  sang,  et  de  tous  les  bénéfi- 
ces. Venons  à  l'interprétation  de  paroles  delésus-Ghrist  :  Geci 
est  mon  corps.  Tertullian  au  livre  quatrième  contre  Marcion, 
explique  ces  paroles  ainsi  :  Geci  est  le  signe  et  la  figure  de 
mon  corps,  saint  Augustin  dit  :  Il  ne  donnait  que  le  signe  de 
son  corps.  Partant  (comme  il  est  commandé  au  premier  canon 
du  Goncile  de  Nicée)  en  ce  saint  Sacrement  nous  ne  devons 
imaginer  rien  de  charnel,  et  ne  nous  amuser  ni  au  pain  ni  au 
vin  qui  nous  sont  en  ceci  proposés  pour  signes,  mais  éle\er 
nos  esprits  au  ciel  pour  contempler  par  foi  le  Fils  de  Dieu 
nostre  Seigneur  lésus  siégeant  à  la  droite  de  Dieu  son  Père. 
A  ce  propos  nous  pourrions  ioindre  l'article  de  l'Ascension, 
avec  plusieurs  autres  sentances  de  Saint  Augustin  :  lesquelles 
nous  obmettons,  craignans  d'être  longs. 

6*  Nous  croyons  que  s'il  eût  esté  nécessaire  de  mettre  l'eau 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  477 

au  vin,  les  Evangélistes  et  S.  Paul  n'eussent  obmis  une  chose 
de  si  grande  conséquence.  Et  quandà  ce  que  les  docteurs  an- 
ciens Font  observé  (se  fondant  sur  le  sang  meslé  avec  Teau  qui 
sortit  du  costé  de  lésus-Ghrist)  d'autant  que  telle  observation 
n*a  aucun  fondement  en  la  parole  de  Dieu,  veu  mômes  qu'après 
l'institution  de  la  sainte  Gène  cela  avint  :  nous  ne  le  pouvons 
admettre  aujourd'hui  nécessairement. 

7*  Nous  croyons  qu'il  n'y  a  autre  consécration  que  celle  qui 
se  fait  par  le  Ministre  récitant  au  peuple  en  langage  connu 
l'institution  de  la  Cène,  iouste  la  forme  que  notre  Seigneur- 
lésus  nous  a  prescrite,  admettant  le  peuple  de  la  mort  et 
passion  de  notre  Seigneur.  Et  mêmes  comme  dit  S.  Augustin 
la  consécration  est  la  parole  de  foi  qui  est  prêchée  et  reçue 
en  foi.  Pourquoi  il  s'ensuit  que  les  paroles  secrettement  pro- 
noncées sur  les  signes,  ne  peuvent  estre  la  consécration,  comme 
il  apert  par  l'institution  que  notre  Seigneur  lésus  Christ  laissa 
à  ses  Apostres,  adressant  des  paroles  à  ses  disciples  présents, 
auxquels  il  commanda  de  prendre  et  manger. 

8®  Le  S.  Sacrement  de  la  Cène  n'est  viande  que  le  corps, 
ainsi  pour  les  âmes  (car  nous  n'y  imaginions  rien  de  charnel  : 
comme  nous  avons  déclaré  article  cinquième)  recevons  en  lui 
par  foi,  laquelle  n'est  charnelle. 

9®  Nous  croyons  que  le  Baptême  en  Sacrement  de  Pénitence, 
est  comme  une  entrée  en  l'Eglise  de  Dieu,  pour  estre  incorporés 
en  lésus-Christ.  Celui-ci  nous  représente  la  rémission  de  nos 
péchés  passés  et  futurs,  laquelle  est  pleinement  acquise  par 
la  seule  mort  de  notre  Seigneur  lésus.  D'avantage  la  mortifi- 
cation de  notre  chair  nous  y  est  signifiée,  et  le  lavement 
représenté  par  l'eau  ietée  sur  l'enfant,  qui  est  signe  et  marque 
du  sang  de  notre  Seigneur  lésus,  qui  est  la  vraie  purgation 
de  nos  âmes.  L'institution  de  celui-ci  nous  est  enseignée  en 
la  parole  de  Dieu,  laquelle  ont  observée  les  saints  Apostres  : 
prenant  de  l'eau  au  Nom  du  Père,  du  Fils  et  du  S.  Esprit. 
Quand  aux  exorcismes,  adiurations  de  Satan,  chrême,  salive 
et  sel,  nous  les  rejetons  comme  trahison  des  hommes  :  nous 


\ 


478  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

contentant  de  la  seule  forme  et  institution  délaissée  par  Notre 
Seigneur  I.  Christ. 

10**  Quand  au  franc  arbitre,  nous  croyons  que  le  premier 
homme  estant  créé  à  Timage  de  Dieu  a  eu  liberté  tant  à  bien 
qu'à  mal,  et  lui  seul  a  su  que  c'estoit  du  franc  arbitre,  estant 
en  son  intégrité.  Or  il  n'a  guère  gardé  ce  don  de  Dieu:  ainsi  en 
a  esté  privé  par  son  péché  et  tous  ceux  qui  sont  descendus  de 
lui,  tellement  que  nul  de  la  semence  d'Adam  n'a  une  étincelle 
de  bien.  A  cette  cause  saint  Paul  dit,  que  l'homme  sensuel 
n'entend  les  choses  qui  sont  de  Dieu,  et  Osée  crie  aux  enfants 
d'Israël  :  Ma  prédiction  est  de  toi,  ô  Israël.  Or  nous  entendons 
ceci  de  l'homme  qui  n'est  point  régénéré  par  le  S.  Esprit. 
Quand  à  l'homme  chrétien,  baptisé  au  sang  de  lésus  Christ, 
lequel  chemine  en  nouveauté  de  vie  :  notre  Seigneur  lésus 
restitue  en  lui  le  franc  arbitre,  et  réforme  la  volonté  à  toutes 
les  bonnes  œuvres  :  non  point  toutefois  en  perfection  :  car 
l'exécution  de  bonne  volonté  n'est  en  la  puissance,  mais  vient 
de  Dieu  :  comme  amplement  ce  S.  Apôtre  déclare  au 
septième  chapitre  des  Romains,  disant,  i'ai  vouloir,  mais  en 
moi  ie  ne  trouve  le  parfaire.  L'homme  prédestiné  à  vie  éter- 
nelle, iaçoit  qu'il  pèche  par  fragilité  humaine,  toutefois  il  ne 
peut  tomber  en  impénitence.  A  ce  propos  S.  lean  dit  qu'il  ne 
pèche  point,  car  l'élection  demeure  en  lui. 

11®  Nous  croyons  que  c'est  à  la  parole  de  Dieu  seule  de 
remettre  les  péchés  :  de  laquelle,  comme  dit  S.  Ambroise, 
l'homme  n'est  que  ministre  :  partant  s'il  condamne  on  absout, 
ce  n'est  pas  lui,  mais  la  parole  de  Dieu,  laquelle  il  annonce 
S.  Augustin  :  en  un  endroit  dit,  que  ce  n'est  point  par  le  mérite 
des  hommes  que  les  péchés  sont  remis,  mais  par  la  vertu  dn 
S.  Esprit.  Car  le  Seigneur  avoit  dit  à  ses  Apostres  :  Recevez 
le  St-Esprit  :  puis  il  ajoute  :  Si  vous  remettez  à  quelqu'un  les 
péchèSj  etc.  Cyprian  dit  que  le  serviteur  ne  peut  remettre 
l'offense  commise  par  son  maître. 

12®  Quand  à  l'imposition  des  mains  elle  a  servi  à  son  temps 
et  n'est  besoin  maintenant  la  retenir  :  car  par  l'imposition  des 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  479 

mains  on  ne  peut  pas  donner  le  S.  Esprit,  car  c'est  à  Dieu 
seul.  Touchant  Tordre  Ecclésiastique,  nous  croyons  ce  que 
Saint  Paul  en  a  écrit  en  la  première  à  Timothée,  et  autres 
lieux. 

13*  La  séparation  d*entre  Thomme  et  la  femme  légitime- 
ment unis  par  mariage,  ne  se  peut  faire  sinon  par  fornica- 
tion comme  notre  seigneur  lésus  nous  l'enseigne.  Et  non 
seulement  séparation  peut  estre  faite  pour  la  dite  fornication  : 
mais  aussi  la  cause  bien  examinée  devant  le  magistrat,  la 
partie  non  coupable  ne  pouvant  se  contenir,  se  peut  marier  : 
comme  S.  Ambroise  dit  sur  le  7  de  la  première  aux  Corin- 
thiens :  le  Magistrat  toutefois  y  doit  procéder  avec  maturité 
de  conseil. 

14.  Saint  Paul  enseignant  que  TEvêque  doit  être  mari 
d'une  seule  femme,  ne  défend  par  cela  qu'après  le  décès  de 
sa  première  femme  il  ne  lui  soit  loisible  se  marier  :  mais  le 
Saint  Apostre  improuve  la  bigamie  à  laquelle  les  hommes  de 
ce  temps-là  étaient  grandement  enclins  :  toutefois  nous  en 
laissons  le  jugement  aux  plus  versés  aux  saintes  Escritures, 
notre  foi  n'estant  fondée  sur  ce  point. 

15.  Il  n'est  licite  de  vouer  à  Dieu,  sinon  ce  qu'il  aprouve  : 
or,  il  est  ainsi  que  les  vœux  monastiques  ne  tendent  qu'à  une 
corruption  du  vrai  service  de  Dieu.  C'est  aussi  grande  témé- 
rilé  et  présomption  à  l'homme  dévouer  outre  la  mesure  de 
sa  vocation,  veu  que  la  Sainte  Escriture  nous  enseigne,  que 
continence  est  un  don  spécial.  Pourtant  il  s'ensuit  que  ceux 
qui  s'imposent  cette  nécessité  renonçant  au  mariage  toute 
leur  vie,  ne  peuvent  être  excusés  d'extrême  témérité  et  outre* 
cuidance  effrontée.  Et  par  ce  moyen  tentent  Dieu,  attendu 
que  le  don  de  continence  n'est  que  temporel  en  aucuns  :  et 
que  celui  qui  l'aura  un  iour  quelques  temps,  ne*  l'aura  pour 
le  reste  de  sa  vie.  Sur  ce  donc  les  moines,  prêtres,  et  autres 
telles  gens  qui  s'obligent  et  promettent  de  vivre  en  chasteté, 
attentent  contre  Dieu  :  en  tant  qu'il  n'est  en  eux  de  tenir  ce 
qu'ils  promettent.  Saint  Cyprien  en  l'onzième  épitre  parle 

.  ainsi,  si  les  vierges  se  sont  dédiées  de  bon  cœur  à  Christ, 


480  HISTOIRE   DU   BUÉSIL   FRANÇAIS. 

qu'elles  persévèrent  en  chasteté  sans  feintise,  estant  ainsi 
fortes  et  constantes  qu'elles  attendent  le  loyer  que  leur  est 
préparé  pour  leur  virginité  ;  si  elles  ne  veulent  ou  peuvent 
persévérer  comme  elles  se  sont  vouées,  il  est  meilleur  qu'elb 
se  marient  que  d*être  précipitées  au  feu  de  paillardise  par 
leurs  plaisirs  et  délices.  Quand  au  passage  de  Tapostre  Saint- 
Paul,  il  est  vrai  que  les  veuves  qu'on  prenoit  pour  servir  à 
l'église  se  submettoient  à  ne  se  remarier  tant  qu'elles  se- 
roient  subjecles  à  la  dite  charge,  non  qu'en  cela  on  les 
reputât  ou  qu'on  leur  attribuât  quelque  sainteté  ,  mais  à 
cause  qu'elles  ne  se  pouvoient  bien  acquiter  de  leur  devoir 
estant  mariées  :  et  se  voulant  marier  renonçoient  à  la  vo- 
cation à  laquelle  Dieu  les  avoit  appelées,  tant  s'en  faut 
qu'elle  accomplissent  ce  qu'elles  avoient  promis  en  l'Eglise, 
que  mêmes  elles  violèrent  la  promesse  faite  au  Baptême, 
en  laquelle  il  est  contenu  ce  point  :  Que  un  chacun  doit 
servir  à  Dieu  en  la  vocation  en  laquelle  il  est  appelé.  Les 
veuves  donc  ne  voyent  point  le  don  de  continence,  sinon 
autant  que  le  mariage  ne  convenoit  à  Toffice  auquel  elles 
se  présentoient ,  et  n'avoient  autre  considération  que  de 
s'en  acquitter.  Elles  n'ont  esté  aussi  tellement  contraintes 
qu'il  ne  leur  ait  été  permis  soi  marier  plutost  que  de  brus- 
1er,  et  tomber  en  quelque  infamie  et  deshonneste  faict.  En 
outre  pour  éviter  tel  inconvénient,  l'Apostre  S.  Paul  défend 
qu'elles  soient  reçues  à  faire  tels  vœux  que  premier  elles 
n'ayent  l'aage  de  soixante  ans,  qui  est  un  aage  communément 
hors  d'incontinence.  Il  aioute  que  celles  qu'on  élira,  n'ayant 
été  mariées  qu'une  seule  fois,  afin  que  par  ce  moyen  elles 
ayent  deçà  une  approbation  de  continence. 

16®  Nous  croyons  que  lésus-Christ  est  notre  seul  médiateur, 
intercesseur  ^t  avocat  :  par  lequel  nous  avons  accès  au  Père, 
et  qu'estant  unifiés  en  son  sang,  serons  délivrés  de  la  mort,  et 
par  lui  étant  ia  reconciliés,  nous  obtiendrons  pleine  victoire 
contre  la  mort.  Quant  aux  saints  trépassés,  nous  disons  qu'ils 
désirent  notre  salut  et  Taccomplissement  du  royaume  de  Dieu, 
et  que  le  nombre  des  eslus  soit  accompli  :  toutesfois  nous  ne 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  481 

nous  devons  adresser  à  eux  par  intercession  pour  obtenir 
quelque  chose  :  car  nous  contreviendrions  au  commmande- 
ment  de  Dieu.  Quant  à  nous,  durant  que  nous  vivons,  d'autant 
que  nous  sommes  conioints  ensemble  comme  membre  d'un 
corps,  nous  devons  prier  les  uns  pour  les  autres,  comme 
nous  sommes  enseignés  en  plusieurs  passages  de  la  sainte 
Ecriture. 

17®  Quand  aux  morts,  S.  Paul  nous  défend  d'estre  centristes 
sur  eux  :  car  cela  convient  aux  Païens,  lesquels  n'ont  aucune 
espérence  de  ressuciter.  Le  S.  Apostre  ne  commande  et 
n'enseigne  de  prier  pour  eux  :  ce  qu'il  n'eust  oublié  s'il  eust 
esté  expédient.  S.  Augustin  sur  le  psaume  48,  dit  qu'il  par- 
vient seulement  aux  esprits  des  morts  ce  qu'ils  ont  fait  du- 
rant leur  vie,  que  s'ils  n'ont  rien  fait  estant  vivants,  il  ne  leur 
parvient  rien  estant  morts. 

C'est  ici  la  response  que  nous  faisons  aux  articles  que  vous 
envoyez,  selon  la  mesure  et  portion  de  foi  que  Dieu  nous  a 
donnée,  le  priant  qu'il  lui  plaise  faire  qu'elle  ne  soit  morte 
en  nous,  ainsi  produise  fruits  dignes  de  ses  enfants,  tellement 
que  nous  donnant  accroissement  et  persévérance  en  elles, 
nous  lui  en  rendions  action  de  grâces  et  louanges  à  tout 
iamais. 

Ainsi  soit-il. 

Au  dessous  leurs  noms  y  estoient  escrits  ainsi  : 

lean  du  Bordel, 
Mathieu  Vermeil, 
Pierre  Bourdon, 
André  la  Fon, 

Le  méchant  ne  peut  lontemps  cacher  son  hypocrisie. 

Geste  confession  fut  envoyée  à  Villegagnon  pour  respondre 
à  ses  articles.  Il  songe  sur  eux  comme  bon  lui  semble, 
indice  touiours  d'un  mauvais  talent.  11  les  déclare  hérétiques 
sur  les  articles  du  Sacrement,  des  vœujc,  et  autres:  les  ayant 

31 


482  HISTOIRE   DU    BRÉSIL  FRANÇAIS. 

en  plus  grande  horreur  que  les  pestiférés.  11  n'avoit  point 
honte  de  dire  qu'il  n'estoit  loisible  de  les  laisser  longtemps 
vivre  :  afin  que  de  leur  poison  le  reste  de  sa  compagnie  ne 
fut  surpris.  Ayant  pour  la  dernière  fois  résolu  de  les  faire 
mourir,  dissimula  ce  qu'il  avoit  envie  de  faire  fort  ingénieu- 
sement :  de  peur  que  les  pauvres  hommes  ne  fussent  avertis 
de  la  trahison  qu'il  brassoit.  On  disoit  qu'il  ne  communiquât 
à  homme  vivant  de  son  entreprise,  et  se  contint  ainsi  secret 
iusqu'au  vendredi  neuvième  iour  de  février  1558,  auquel 
iour  dès  le  matin,  sachant  que  son  bateau  devoit  aller  en 
terre  ferme  chercher  quelques  victuailles,  commanda  à  ceux 
du  basteau  de  lui  amener  lean  de  Bordel  et  ses  compagnons, 
qui  pour  lors  s'estoient  logés  avec  autres  François.  Le  com- 
mandement estant  fait,  ils  ingèrent  que  c'estoit  pour  les  in- 
terroger sur  leur  dite  confession  de  foi,  partant  furent  saisis 
de  crainte  et  tremblement.  Les  François  en  pleurs  et  larmes 
les  dissuadoient  de  s'aller  rendre  à  la  boucherie. 

Exhortation  de  du  Bordel  à  ses  compagnons. 

Nonobstant  lean  de  Bordel,  homme  vertueux  et  doué  d'une 
constance  merveilleuse,  pria  tous  les  François  de  nïntimider 
plus  ses  compagnons,  lesquels  aussi  par  telles  paroles  exhorta 
non  seulement  d'y  aller,  mais  aussi  se  présenter  à  la  mort  si 
Dieu  le  vouloit:  disant,  mes  frères  ievois  que  Satan  nous  veut 
empescher  par  tous  moyens  de  comparaître  auiourd'hui,  pour 
la  querelle  de  notre  Seigneur  lésus  et  ie  m'apperçois  qu'aucun 
de  vous  n'est  intimidé  plus  qu'il  n'est  raisonnable,  comme 
nous  défiant  du  discours  en  faveur  de  nostre  bon  Dieu,  lequel 
nous  savons  tenir  notre  vie  en  sa  main,  laquelle  les  tyrans  de 
la  terre  ne  nous  peuvent  ester  sans  sa  volonté.  le  vous  prie 
de  considérer  avec  moi,  comme  et  pourquoi  nous  sommes 
venus  en  ces  quartiers  ;  qui  nous  a  fait  passer  deux  mille 
lieues  de  mer  ?  qui  nous  a  préservés  au  milieu  d'infinis  dan- 
gers et  périls  ;  N'est-ce  pas  celui  qui  conduit  et  gouverne 
toutes  choses  par  sa  bonté  infinie,  assistant  aux  siens  par 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  483 

moyens  admirables  ?  Il  est  certain  que  nous  avons  trois  puis- 
sants ennemis  :  assavoir  le  Monde,  Satan,  la  Chair  .  contre 
lesquels  nous  ne  pouvons  de  nous-mesmes  résister.  Mais  nous 
retirant  ànostre  seigneur  lésus-Ghrist,  qui  les  a  vaincus  pour 
nous,  assurons- vous,  voire  reposons  nous  en  lui,  car  il  nous 
assistera  comme  il  a  promis  :  veu  qu'il  est  fidèle  et  puissant 
de  tenir  ce  qu'il  promet.  Prenons  donc  courage,  mes  frères, 
que  les  cruautés,  que  les  richesses,  que  les  vanités  de  ce 
monde  ne  nous  empeschent  à  venir  à  Christ. 

Ses  compagnons  reçoivent  incroyable  consolation  de  ces 
paroles  ;  et  d'un  saint  zèle  et  affection  prient  le  Seigneur  les 
fortifier,  et  assurer  par  son  esprit,  et  instruire  pour  respondre 
devant  les  hommes  de  la  connaissance  qu'il  leur  avoit  donnée. 
Puis  lean  du  Bordel,  Mathieu  Vermeil,  André  la  Fon  s'em- 
barquent dans  le  basteau  qui  estoitlà,  pour  les  mener  en  l'isle 
de  CoUigny.  Pierre  Bourdon  demeura  en  terre  bien  malade, 
ne  se  pouvant  embarquer. 

Abord  des  trois  à  Villegagnon. 

Esta  nt  descendus  en  fisle,  Villegagnon  commande  qu'ils 
fussent  amenés  devant  lui  auxquels  (tenant  leur  confession  de 
foi  en  la  main)  demanda  s'ils  l'avoient  faite  et  signée,  et  s'ils 
estoient  prests  de  la  soutenir.  Ils  respondent  ensemble  qu'ils 
l'avoient  faite  et  signée,  reconnaissant  chacun  son  seing  :  et 
attendu  qu'ils  la  pensoient  chrétienne,  puisée  des  saintes 
Escritures,  selon  la  confession  des  saints  Apostres  et  Martyrs 
de  la  primitive  Eglise,  ils  se  deliberoient  d'elle,  moyennant 
la  grâce  de  Dieu,  maintenir  de  point  en  point  estrebien  fondée 
voire  iusque  dans  leur  sang,  si  Dieu  le  permettoit  :  se  sub- 
mettant,  ncmobstant  ce,  à  la  censure  et  iugement  de  ceux 
qui  auroient  plus  de  grâce  et  d'intelligence  des  saintes  Escri- 
tures. A  peine  eurent-ils  respondu  ce  peu  de  paroles  que  Ville- 
gagnon demonstrant  un  visage  furieux  et  coui'oucé^  de  grand' 
audace  menace  de  les  faire  mourir,  s'ils  continuoient  en  celle 
opignon  mal  fondée  (comme  il  disoit)  et  damnable.  Et  tout  à 


484  IIISTOIIIE    DU    BRÉSIL   FIUNÇAIS. 

l'heure,  commanda  à  son  bourreau  de  les  enferrer  par  les 
iambes,  et  à  chacune  chaîne  estre  suspendue  la  pesanteur  de 
cinquante  ou  soixante  livres.  On  dit  qu'il  estoit  fourni  suffi- 
samment de  tels  engins,  desquels  il  instruisoil  les  pauvres 
Brésiliens  au  pitié,  au  lieu  de  leur  donner  Tintelligence  de 
Dieu  par  douceur.  Non  content  de  les  avoir  fait  enferrer, 
commande  qu'ils  fussent  ferrés  estroitement  en  une  prison 
puante  et  obscure,  et  soigneusement  gardée  par  gens  armés 
qu'il  avoit  ordonnés  pour  ce  fait.  Les  pauvres  emprisonnés  au 
contraire  se  resiouissent  et  consolent  l'un  et  l'autre  en  leurs 
liens,  prient,  chantant  psaumes  et  louanges  à  Dieu,  d'un  grand 
zèle  et  affection. 

Les  pauvres  sauvages  ont  eu  pour maislres  des  barbares  cer- 
tainement sauvages  à  savoir  :  Villegagnon,  les  Espagnols 
et  telles  autres  pestes  du  monde. 

Or  toute  la  compagnie  de  l'isle  fut  grandement  troublée  de 
cet  acte,  et  chacun  en  son  endroit  conçut  une  grande  crainte, 
néanmoins  aucuns  d'eux,  quand  Villegagnon  estait  empes- 
chô  en  son  repos,  ou  autre  lieu,  secrètement  visitoient  les 
prisonniers,  les  consolant  de  quelque  espoir,  pareillement 
de  vivres  auxquelles  ils  avoient  grande  nécessité.  Mais  à 
raison  qu'entre  eux  il  n'y  avoit  homme  d'autorité  ou  appa- 
rence qui  pût  prendre  la  hardiesse  de  remontrer  au  dit 
Villegagnon  l'iniustice  et  tyranie  qu'il  commettoit  :  espérant 
moins  de  secours  de  ceux  de  la  dite  isle.  Tout  ce  iour  Ville- 
gagnon défend  que  barque  ni  bateau  sortit  de  son  isle  à  peine 
do  mort,  par  ainsi  ceux  de  terre  ferme  ne  peuvent  estre  aver- 
tis de  ce  qui  se  passoit  en  la  forteresse.  Ce  iour  Villegagnon 
eut  peu  de  repos,  se  promenant  tout  autour  de  son  isle, 
pensif  lui  deuxième.  Souvent  il  alloit  aux  prisons  voir  si  les 
portes  estoient  bien  closes,  et  iusque  aux  serrures  si  elles 
ti'estoient  fausses. 


PIÊGBS   JUSTIFICATIVES.  485 


Siffnes  d'une  conscience  agitée  de  tourments. 

Il  se  saisit  des  armes  que  les  soldats  et  artisans  tenoient  en 
leurs  chambres,  pour  la  garde  et  défense  du  lieu.  C'estoit  de 
crainte  que  le  peuple  ne  s^élevât  contre  lui.  Les  affaires 
ainsi  ordonnées,  le  reste  du  iour  et  de  la  nuit,  consulta  à 
part  soi  de  quelle  espèce  de  mort  il  devoit  faire  mourir  : 
enfin  il  conclut  de  les  faire  estrangler  et  suffoquer  en  mer, 
parce  que  son  bourreau  n'estoit  stylé  aux  autres  espèces 
de  mort.  Et  combien  qu*il  Peut  arrachée,  si  est-ce  que  cette 
nuit  il  ne  reposa  aucunement  :  mais  alloit  et  envoyoit  visiter 
les  prisons  d'heure  en  heure.  Ce  temps  pendant  lean  du 
Bordel  continuoit  et  perseveroit  d'exhorter  ses  compagnons 
pagnons  à  louer  Dieu,  et  lui  rendre  grâces  de  Fhonneur  qu'il 
leur  faisoit,  les  appelant  à  la  confession  de  son  saint  nom,  en 
ce  pays  là  si  barbare  et  estrange,  leur  donnant  espoir  que 
Villegagnon  ne  seroit  si  transporté  de  cruauté,  de  les  faire 
mourir  :  seulement  ils  s'attendoient  estre  quittes,  demeurant 
serfs  ou  esclaves  toute  leur  vie.  Mais  ses  compagnons  con- 
naissant le  naturel  de  Villegagnon  avoient  peu  d'espérance  en 
leur  vie  :  attendu  que  des  longtemps  celui-ci  avoit  cherché 
l'opportunité  qui  lors  lui  estait  venue  fort  à  propos.  Le  lende- 
main matin,  iour  de  vendredi  dudit  mois,  il  descendit  bien 
armé  avec  un  page  et  une  salette,  dans  laquelle  il  fait  amener 
lean  du  Bordel  enferré,  auquel  il  demanda  l'explication  de 
l'article  du  Sacrement,  oii  il  confessoit  que  le  pain  et  le  vin 
estoient  signes  du  corps  et  du  sang  de  notre  Seigneur  lésus- 
Christ,  le  conformant  par  le  dire  de  saint  Augustin. 

Du  Bordel  lui  voulant  alléguer  le  passage  poui'  conformer 
son  dire,  Villegaignon  esmeu  de  grande  cholere  dément  ce 
pauvre  patient,  et  levant  le  poing  lui  en  donne  un  tel  coup  sur 
le  visage,  que  tout  incontinent  le  sang  lui  sortit  du  nez  et  de 
la  bouche  en  abondance  Et  le  frappant  aiouta  semblables 
paroles  :  Tu  as  menti,  paillard,  St  Augustin  ne  l'a  pas  ainsi 


486  HISTOIRE  DU   BRÉSIL  FRANÇAIS. 

entendu ,  parquoi  auiourd'hui  premier  que  ie  mange  ie  le 
ferai  sentir  le  fruit  de  ton  obstination.  Ce  pauvre  homme 
ainsi  outragé,  ne  lui  fit  autre  response  qu'au  Nom  de  Dieu 
fût. 

Cruauté  barbare  de  Villegagnon. 

Comme  il  lui  tomboit  quelques  larmes  avec  le  sang  de  la 
grand' douleur  du  coup  qu'il  avoit  reçue,  Villegagnon  se  mo- 
quant l'appelait  douiller  et  tendron,  pour  ce  qu'il  pleuroit 
d'une  chiquenaude.  Derechef  lui  demanda  s'il  vouloit  mainte- 
nir ce  qu'il  avoit  escrit  et  signé.  Il  lui  fut  fait  response  par  le  dit 
du  Bordel  qu'oui,  iusques  à  ce  que  par  autorité  de  la  S.  Ecri- 
ture il  fut  enseigné  du  contraire.  Villegagnon  voyant  la  fer- 
meté et  asseurance  du  dit  du  Bordel,  commanda  à  son  bour- 
reau de  le  lier  par  les  bras  et  les  mains,  et  le  mener  sur  une 
roche,  laquelle  il  avoit  lui-même  choisie  à  propos,  oii  la  mer 
s'enfle  deux  fois  le  iour  de  trois  pieds;  lui  avec  son  page  les 
armes  au  poing  conduisant  ce  pauvre  patient  au  lieu  assigné. 
Bordel  passant  près  delà  prison  oii  estoient  ses  compagnons, 
s'escria  à  haute  voix  qu'ils  prinssent  leur  courage  :  veu  qu'ils 
seroient  bientôt  délivrés  de  cette  vie  misérable.  Et  en  allant 
à  la  mort  de  grand'ioie  chantoit  Psaumes  et  cantiques  au 
Seigneur,  chose  qui  estonnoit  la  cruauté  de  Villegagnon  et  son 
bourreau.  Estant  monté  sur  la  roche,  à  peine  obtint  la  faveur 
de  prier  Dieu,  premier  que  de  partir  de  ce  monde  pour  la 
précipitation  que  faisoit  Villegaignon  à  son  exécuteur. 

Toutefois  par  manière  d'acquit  il  lui  permit  de  se  ieter  à 
genoux  sur  la  dite  roche,  oii  il  fit  confession  à  Dieu  de  ses 
fautes  et  péchés,  lui  demanda  grâce  et  pardon  au  nom  de  son 
fils  lésus  Christ  :  entre  les  mains  duquel  il  recommanda  son 
esprit.  Puis  il  se  dépouilla  en  chemise  se  submettant  à  la 
merci  du  bourreau,  le  priant  de  ne  le  faire  languir.  Villega- 
gnon voyant  que  l'exécution  tardoit  trop,  menace  le  bourreau 
de  lui  faire  donner  les  estrivières  s'il  ne  se  hastoit  :  partant  à 
l'estourdi  le  bourreau  iette  en  mer  ce  pauvre  homme  invoquant 


PIECES   JUSTIFICATIVES.  487 

notre  Seigneur  lésus  à  son  aide,   iusqu*à  ce  que,  noyé  par 
grande  violence  et  cruauté  il  rendit  à  Dieu  son  esprit. 

lean  du  Bordel  exécuté,  le  bourreau  amena  Mathieu  Ver- 
meil, estonné  grandement  de  la  mort  de  son  compagnon  : 
toutefois  il  demeura  franc  et  constant.  Car  en  le  menant  au 
lieu  d'exécution,  Villegagnon  qui  ne  lui  portoit  telle  haine 
qu'à  lean  du  Bordel,  lui  demanda  s'il  se  vouloit  perdre  ou 
damner;  mais  cet  homme  vertueusement  le  repoussa.  Vrai  est 
qu'en  se  dépouillant  sur  la  roche,  il  appréhendoit  la  mort  :  et 
sur  ce  requiert  qu'on  lui  dit  sur  quelle  raison  on  le  faisoit 
mourir  :  0  Seigneur  de  Villegagnon,  (disait-il)  vous  avons 
nous  desrobé,  ou  outragé  le  moindre  de  vos  serviteurs  ? 
Avons-nous  machiné  vostre  mort,  ou  procuré  chose  à  vostre 
déshonneur  ?  faites  comparaître  ceux  s'il  y  en  a  aucuns  qui 
nous  accusent  de  ce.  Non  paillard,  respond  Villegagnon,  toi  ni 
tes  compagnons  ne  mourez  pour  aucune  des  choses  que  tu 
allègues  :  mais  d'autant  qu'estes  pestes  très-dangereuses 
séparés  de  l'Eglise,  il  vous  faut  retrancher  comme  membres 
pourris  :  afin  que  ne  corrompiez  le  reste  de  ma  compagnie. 
Ce  pauvre  patient  respond  en  ces  termes  :  Or  puisqu'il  est 
ainsi  que  preniez  la  religion  pour  couverture,  ie  vous  prie, 
avez-vous  pas  fait  ("il  n'y  a  pas  huit  mois  passés)  encore  ample 
confession  des  points  et  articles  pour  lesquels  auiourd'hui 
vous  nous  faites  mourir  ?  0  Dieu  éternel,  puisque  pour  la 
querelle  de  ton  fils  lesus-Christ  nous  souffrons  auiour- 
d'hui, puisque  pour  maintenir  ta  sainte  parole  et  doctrine 
on  nous  mène  à  la  mort,  vueilles  par  ta  clémence  te  res- 
veiller  et  assister  aux  tiens,  prenant  leur  cause,  qui  est  la 
tienne,  en  ta  main,  à  ce  que  Satan,  ni  les  puissances  du 
monde,  n'ayent  victoire  sur  moi.  Retournant  la  fasse  vers 
Villegagnon,  le  pria  qu'il  ne  le  fît  mourir,  le  retenant  pour 
son  esclave.  Villegagnon  confus  de  vergongne  ne  savoit  que 
répondre  aux  pitoyables  requestes  de  ce  pauvre  patient:  sinon 
qu'il  ne  trouvoit  à  quoi  l'employer^  l'estimant  moins  que  l'or- 
dure du  chemin.  Toutesfois  il  lui  promettiot  d'y  penser  s'il  se 
fut  voulu  défaire  j  et  confesser  qu'il  erroit.  Lors  Vermeil 


488  HISTOIRE   DU    BRÉSIL   FRANÇAIS. 

voyant  que  Tespoir  qu'on  luidonnoit  estoit  au  préjudice  de  son 
salut,  et  encore  incertain,  tout  résolu  cria  à  haute  voix,  qu'il 
aimoit  mieux  mourir  pour  vivre  éternellement  au  Seigneur, 
que  vivre  un  peu  de  temps  pour  mourrir  à  iamais  avec  Satan. 
Puis  ayant  fait  sa  prière,  snr  la  roche,  et  ayant  recommandé 
son  âme  en  la  garde  de  Dieu,  laissa  volontairement  faire  le 
bourreau  :  et  criant  à  haute  voix,  Seigneur  lésus  ayez  pitié 
de  moi;  rendit  Tesprit. 

Le  troisième  André  la  Fon ,  tailleur  d'habillements ,  fut 
amené  par  le  bourreau  au  lieu  du  supplice  En  y  allant  requé- 
rant que  s'il  avoit  offensé  quelqu'un,  on  lui  pardonnast,  veu 
que  c'estoit  le  vouloir  de  Dieu  qu'il  mourut  pour  la  confession 
du  saint  Nom.  Or  Villegagnon  eût  bien  voulu  retenir  celui-là 
pour  le  service  qu'il  lui  pouvoit  faire  de  son  état,  attendu  qu'il 
n' avoit  aucun  tailleur  en  sa  maison  :  toutesfois  afin  qu'on  ne 
l'estimât  porter  plus  de  faveur  à  l'un  qu'à  l'autre,  on  disoit 
qu'il  avoil  instruit  un  sien  page  de  ce  faire  :  car  ce  page  avec 
un  autre  avertirent  La  fon,  que  s'il  vouloit  sauver  sa  vie,  il 
lui  convcnoit  remontrer  à  Villegagnon  qu'il  n'estoit  beaucoup 
versé  aux  saintes  Escritures  pour  respondre  à  tous  les  points 
qu'on  lui  pourroit  demander.  La  Fon  ne  se  fit  grand  conte  de 
leur  conseil,  ayant  opinion  qu'il  n'avoit  à  faire  du  pardon  des 
hommes,  mais  de  Dieu.  Ce  page  et  l'autre  font  retarder  le 
bourreau  :  et  cependant  accoururent  à  Villegagnon  qui  n'estoit 
loin  de  là.  Ils  lui  requièrent  qu'il  donnât  la  vie  au  tailleur,  lui 
remontrant  qu'il  n'avoit  estudié,  et  qu'il  ne  désiroit  tenir  une 
opinion  obstinément,  et  se  pourroit  faire  avec  le  temps  que  le 
pauvre  tailleur  changeroit  d'opinion.  I>avantage  alléguant  que 
le  dit  tailleur  lui  seroit  fort  nécessaire  pour  son  service, 
suppléroit  au  lieu  d'un  autre,  qui  lui  conviendroit  entretenir 
à  grandes  dépenses.  Villegagnon  de  prime  face  rebute  très 
rudement  les  suppliants  de  leurs  requestes,  alléguant  que  ce 
tailleur  demeuroit  obstiné  en  l'opinion  de  ses  compagnons  : 
dont  il  estoit  fort  desplaisant  :  Car  il  l'avoit  homme  paisible, 
duquel  il  pouvoit  tirer  services  :  s'il  vouloit  reconnaistre  son 
erreur,  il  lui  pardonnoit;  autrement  il  ne  le  pouvoit  garentir 


PIÈCES    JUSTIFICATIVES.  489 

de  mort.  Il  demanda  qu*on  sût  cela  de  lui,  premier  que  le 
bourreau  Tétranglàt.  Ce  pauvre  homme  estant  prêt  de  passer 
le  pas  fut  sollicité  et  pratiqué  par  le  page  et  son  compagnon 
de  se  dédire,  ou  promettre  de  reconnaistre  son  erreur  :  ou 
pour  le  moins  qu'il  protestât  de  ne  vouloir  estre  obstiné  : 
autrement  il  n'y  n'y  avoit  moyen  de  lui  sauver  là  vie.  Enfin 
ces  conseillers  persuadent  tellement  le  tailleur,  que  pour 
éviter  la  mort  condescendit  à  dire  qu'il  ne  vouloit  estre  obs- 
tiné, ne  persista  en  ses  opinions,  quand  on  lui  enseignoit 
le  contraire  par  la  parole  de  Dieu  insistant  en  ce  qu'il  enten- 
doit  se  dédire.  Villegagnon  ayant  entendu  qu'il  promettoit 
d'abiurer  ce  qu'il  avoit  tant  constamment  sousienu,  manda 
au  bourreau  qu'il  le  déliast  et  le  laissast  aller  en  paix  en  la 
forteresse,  laquelle  lui  fut  donnée  pour  prison,  et  dans  la- 
quelle il  est  demeuré  captif  se  vouant  de  son  estât  pour  le  dit 
Villegagnon  et  ses  gens. 

Toutes  ces  choses  furent  expédiées  le  dit  iour  avant  neuf 
heures  du  matin,  et  premier  que  la  plus  grande  partie  des 
personnes  qui  estoient  en  l'île  en  fut  averties.  Donc  après 
avoir  connu  la  cruauté  et  barbarie  de  Villegagnon  blasmèrent 
à  bon  droit  leur  pusillanimité,  par  ce  que  personne  ne  s'estoit 
voulu  opposer  à  l'inutile  effusion  du  sang  innocent.  Par  ce 
qu'il  n'y  avoit  homme  pour  entreprendre  de  faire  la  dite 
remonstrance,  chacun  se  contint  en  sa  chambre  sans  oser 
proférer  un  seul  mot  de  ce  qu'il  pensoit  :  parlant  il  fut  loisible 
à  Villegagnon  d'escouter  telle  cruauté  que  bon  lui  sembla. 

Le  sacrifice  sanglant  de  Villegagnon  n'estant  du  tout  accom- 
pli, le  quatrième  restoit  qui  estoit  Pierre  Bourdon,  celui  qu'il 
haïssoit  extrêmement.  Il  estoit  demeuré  en  terre  ferme  bien 
malade,  partant  ne  s'estoit  pu  embarquer  avec  ses  compagnons. 
Villegagnon  pour  parfaire  l'exécution  qu'il  avoit  commencé, 
entra  en  un  basteau  avec  quelques  mariniers  (craignant  qu'en 
son  absence  le  tourneur  ne  trouvast  faveur  en  ses  serviteurs), 
puis  descend  en  terre  lui  deuxième,  le  reste  demeure  dans  le 
bateau.  Estant  entré  dans  sa  maison  demande  le  tourneur, 


490  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

lequel  on  lui  présente  à  demi  mort  de  maladie.  La  première 
salutation  qu*il  fait  à  ce  pauvre  malade,  fut  de  lui  commander 
de  se  lever  et  s'embarquer  en  diligence. 

Et  comme  celui-ci  eut  déclaré  tant  par  paroles  que  par 
debileté,  qu'il  ne  pouvoit  faire  service  en  ce  à  quoi  on  le 
vouloit  employer,  veu  que  pour  lors  il  estait  inutile  :  Villega- 
gnon  lui  fit  response  que  c'estoit  pour  le  faire  panser  et  traiter. 
Et  voyant  que  ce  pauvre  malade  ne  se  pouvoit  tenir  debout, 
(tant  s'en  faut  qu'il  eût  peu  marcher)  il  le  fit  porter  iusqu'au 
bateau.  Comme  on  le  portoit,  il  demanda  si  on  le  vouloit  em- 
ployer à  quelque  chose  :  mais  homme  ne  lui  osa  respondre  un 
seul  îiiot.  Or  estant  interrogé  par  Villegagnon  s'il  vouloit  sou- 
tenir la  confession  qu'il  avoit  signée  :  si  respond  qu'il  y  pen- 
seroit  :  toutesfois  sans  aucune  dilation,  quand  ils  furent  des* 
cendus  à  terre,  le  bourreau  (selon  le  commandement  qui  lui 
estoit  fait)  le  lia,  puis  le  mena  au  lieu  oij  les  autres  avoient 
souffert,  l'avertissant  de  penser  à  sa  conscience.  Lors  ce 
pauvre  patient  leva  les  yeux  au  ciel  et  les  bras  croisés,  se 
contrista  aucunement,  iugeant  qu'en  ce  lieu  là  ses  compagnons 
avoient  obtenu  victoire  contre  la  mort.  Il  recommanda  son 
âme  à  Dieu,  et  s'écria  à  haute  voix,  en  tels  termes  :  Seigneur 
Dieu,  ie  suis  de  la  mesmepaste  que  mes  compagnons,  qui  ont 
avec  gloire  et  honneur  soutenu  ce  combat  en  ton  nom  :  ie  te 
prie  me  faire  la  grâce  que  ie  ne  succombe  au  milieu  des 
assaux  que  me  livre  Satan,  le  Monde  et  la  Chair,  et  me  veuille 
pardonner  toutes  mes  fautes,  et  offenses  que  i'ai  commises 
contre  ta  sainteté,  et  ce  nom  de  ton  Fils  bien  aimé  nostre  Sei- 
gneur. Ayant  ainsi  prié  se  retourna  vers  Villegagnon  auquel 
il  demanda  quelle  estoit  la  cause  de  sa  mort.  On  lui  fit  res- 
ponse que  c'estoit  parce  qu'il  avait  signé  une  confession 
hérétique  et  scandaleuse.  Et  comme  il  vouloit  répliquer, 
et  entendre  sur  quel  point  il  estoit  déclaré  hérétique,  veu 
qu'il  n'avoit  esté  aucunement  examiné  :  tant  s'en  faut  qu'il 
eut  esté  convaincu.  Mais  ces  remonstrances  n'eurent  aucun 
lieu  par  ce  (comme  disoit  Villegagnon)  qu'il  n'estoit  temps 
dé  contester  en  cause  :   ains  de  penser  à  sa  conscience, 


PIECES   JUSTIFICATIVES.  491 

commandant  au  bourreau  de  faire  diligence.  Ce  pauvre 
homme  voyant  que  les  lois  divines  et  humaines,  les  ordon- 
nances honnestes  et  civiles,  l'humanité,  la  chrétienté,  estoient 
comme  ensevelies,  bien  résolu  se  fournit  au  bourreau  :  et 
en  invoquant  le  secours  et  faveur  de  Dieu,  expira  au  Sei- 
gneur :  suffoqué  et  estranglé  fut  ieté  en  Teau  comme  ses 
compagnons.  Cette  tragédie  ainsi  accomplie,  Villegagnon 
se  trouva  grandement  soulagé  en  son  esprit,  tant  pour  avoir 
exécuté  le  dessein  de  ce  qu'il  y  a  de  longtemps  il  avoit 
conspiré,  que  pour  avoir  fait  preuve  de  la  puissance  et 
tyrannie  envers  les  siens.  Il  assembla  sur  les  dix  heures  son 
peuple  :  et  par  une  longue  harangue  les  exhorta  de  fuir  et 
éviter  la  secte  des  Luthériens:  de  la  quelle  il  avoit  esté  lui-même 
surpris,  à  son  grand  desplaisir,  pour  n'avoir  lu  les  écrits  des 
anciens.  Il  proposa  à  ceux  qui  ne  seroient  abstenu,  grandes 
menaces  de  mort,  telle  qu'avoient  souffert  les  trois.  Et  leur 
protesta  qu'il  en  auroit  moins  de  pitié  que  des  susdits  :  par- 
tant chacun  eut  à  tenir  et  garder  ce  que  les  Pères  avoient  si 
religieusement  institué  et  entretenu.  Ce  iour  il  ordonna  que 
largesse  de  vivre  fût  faite  aux  artisans  et  manouvriers  en 
mémoire  de  très  grande  resiouissance. 

Depuis  le  temps  d'une  si  barbare  cruauté,  Villegagnon 
alla  toujours  en  empirant.  Ses  afaires  lui  succédant  tout 
au  rebours,  il  promit  par  lettres  à  quelques  courtisans, 
que  si  on  ne  le  recherchoit  de  ce  qu'il  avoit  fait  prêcher 
au  pays  du  Brésil,  il  feroit  merveille  contre  les  ministres  : 
lesquels  il  promettoit  rendre  muets.  Puis,  quittant  ses  fan- 
tastiques desseins  sur  l'Amérique,  il  revint  en  France,  et 
pour  rentrer  en  grâce  publia  et  laissa  imprimer  à  Paris 
sous  son  nom  certains  libelles  latins  très  obscurs,  contre  la 
pure  doctrine.  On  lui  respondit  sous  le  nom  de  P.  Richer,  et 
fut  rudement  estrillé,  et  repoussé,  ce  misérable  docteur,  telle- 
ment qu'au  lieu  de  la  gloire  qu'il  attendoit,  il  devint  odieux  et 
insupportable  à  tous,  voire  fut  réputé  fou  et  perdu  de  cerveau. 
Sous  le  règne  de  François  II,  il  entreprit  premièrement  de 


-i92  rilSTOIRE  DU  BRÉSIL  FRANÇAIS. 

vive  voix,  puis  par  escrit  contre  M.  Simon  Brossier  ministre 
de  Loudun,  prisonnier  des  mains  de  TArchevesque  de  Tours. 
Mais  Brossier  le  remboura  de  telle  force  que  Villegagnon  fut 
iugé  homme  du  tout  impertinent  et  sans  aucun  vrai  sentiment 
de  religion.  Ayant  rodé  quelque  temps  auparavent  dans  les 
cuisines  des  seigneurs,  qui  quelquefois  s'esbatoient  à  lui  ouir 
faire  des  contes  des  terres  neufves,  finalement  une  maladie 
extraordinaire  assavoir,  d'un  feu  secret,  le  saisit  et  continua 
peu  à  peu,  tellement  qu'il  finit  sa  malheureuse  vie  par  une 
mort  correspondante  à  ses  sermons,  sans  repentance  de  son 
apostasie,  et  des  maux  qui  s'en  estoient  ensuivis. 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  493 


COPIE  D'UNE   LETTRE  (1) 

MISSIUE  ENUOYÉE  AUX  GOUUERNEURS  DE  LA  ROCHELLE,  PAR  LES 
CAPITAINES  DES  GALLERES  DE  FRANCE,  SUR  LA  VICTOIRE  QU'iLS 
ONT  OBTENUE  CONTRE  LES  MORES  ET  SAUUAGES ,  FAISANT  LE 
VOYAGE   DE   l'iSLE   DE   FLORIDE   ET   DU   BRESIL. 

ENSEMBLE  LES  MANIERES  DE  VIURES  TANT  DES  MORES  QUE  DES 
SAUUAGES,  PLUS  LA  TRAISON  QU*A  VOULU  FAIRE  UN  SOLDAT  DES 
NAUIRES  FRANÇOISES,  SE  DISANT  TRUCHEMENT  TANT  DES  FRANÇOIS 
QUE   DES   SAUUAGES. 


Suyuant  la  coppie  imprimée  à  la  Rochelle,  par  lean  Portau. 

1583. 


Copie  d'une  lettre  envoyée  au  gouverneur  de  la  Rochelle 
par  Jes  capitaines  des  galleres,  faisant  mention  des  assaulx 
et  combatz  qu'ils  ont  soutenuz,  faisant  le  voyage  de  lisle  de 
Floride  et  de  plusieurs  autres  isles  des  Sauuages, 

1581. 

Monseigneur,  ayant  prins  congé  de  vostre  excellente  et 
notable  personne,  nous  nous  meismes  en  deuoir  d'accomplir 
nostre  voyage  avec  toutes  noz  gardes  et  ensemble  tous  nos 
forsaires,  qui  estoient  en  nombre  plus  de  cinq  cens,  pour  en 
bref  temps  approcher  de  Tisle  de  Floride,  dont  ayant  bien 


(1)  Archives  curieuses  de  V Histoire  de  France,  (1"  série,  t.  ix, 
pages  327-339. 


494  HISTOIRE  DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

continué  de  voguer  Tespace  de  trois  sepmaines  ou  plus  pas- 
sées, vers  une  contrée  que  les  habitans  d'icelle  nommoient 
Carsique,  où  nous  primes  complot  tous  ensemble  de  prendre 
repos  pour  le  soulagement  de  noz  forsaires,  Tespace  de  trois 
iours,  dont  es  environ  de  ceste  contrée  estoient  en  embus- 
quade  quelque  quantité  de  gensdarmes,  tant  sur  mer  que 
sur  terre  ;  lesquels,  ayant  veu  nostre  train  si  ample  et  puissant 
nous  enuoyèrent  espionner  pour  sçauoir  à  fait  quelles  gens 
nous  estions,  iusques  vers  nos  gallères,  dont  celui  qui  fut 
enuoyé  flst  pour  response  à  son  capitaine  que  nons  estions  si 
bien  muniz  d'armes  que  nul  de  nous  ne  se  donnoit  peine  de 
combattre,  et  que  nostre  entreprinse  estoit  de  prendre  chemin 
vers  risle  Floride,  pour  y  entrer  defaictet  de  force  si  besoing 
en  estoit,  pour  en  prendre  iouissance  toute  nostre  vie  et  la 
vie  noz  suyuans,  et  la  rendre  en  l'obéissance  du  roi  de  France, 
lequel  est  notre  souverain  Seigneur.  Adonc  le  gouverneur  de 
ceste  contrée,  estant  bien  adverti  de  ce.  faict,  soudainement 
s'esuertua  de  s'embarquer  avec  multitude  de  Mores  et  Sau- 
nages pour  nous  suyure  de  près  et  pour  faire  rompre  nostre 
voyage  et  entreprise,  cognoissant  que  ladicte  isle  dès  long- 
temps estoit  inhabitable,  et  que  s'il  aduenoit  qu'elle  fust 
habitée  et  peuplée  d'autre  nation  que  la  leur,  cela  ne  leur 
tournast  un  iour  en  grande  ruine  et  perdition,  et  pour  éuiter 
le  danger  que  pourroit  aduenir  de  leur  pays,  et  que  dès  lors 
ladicte  isle  a  esté  surprise  et  descouuerte  par  les  François, 
ne  passoient  vers  icelle  qu'en  grande  crainte  et  doubte,  dont  le 
plus  souvent  n'accomplissoient  leurs  voyages  ;  ce  que  dores- 
navant  ilz  n'oseroient  encores  moins  d'entreprendre  d'aller  de 
pays  en  autre  pour  l'empeschement  des  voyes,  lesquelles  leurs 
sont  fermées  et  closes,  ce  qu'ilz  ne  trouvent  faciles,  se  voyant 
séparez  de  leurs  voisins.  Lors  se  voyans  ainsi  frustrez,  se 
sont  auancez  de  plus  fort  en  plus  fort  de  nous  suyure  et 
attaindre  pour  nous  faire  changer  de  voye,  dont  pour  nous 
penser  estonner,  firent  tirer  quelques  fuzées  en  assez  grande 
quantité,  brusler  noz  gallères;  mais  Dieu  pai*  sa  saincte  grâce 
et  miséricorde  nous  en  a  gardez  et  défenduz.  Lors  voyant  en 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  495 

nous  mesmes  que  sans  cesse  nous  poursuyuoient  de  combattre, 
nous  mismes  en  deuoir  de  tirer  sur  eux,  et  commençasmes  à 
entrer  l'un  sur  l'autre  iusques  à  nous  toucher  de  fort  près, 
dont  demeurasmes  en  tel  destroict  bien  l'espace  de  cinq  iours, 
sans  auoir  aucun  relasche  de  combatre,  dont  y  a  eu  fort  grand 
meurtre  de  nos  forsaires,  bien  iusques  au  nombre  de  soixante 
ou  quatre  vingtz,  et  du  costé  des  Mores  et  saunages  y  eut 
aussi  grande  destruction  et  meurtres  au  dedans  de  leurs 
nauires,  lesquels,  pour  la  quantité  des  coups  de  canons  que 
nous  leur  tyrions  sans  cesse,  ne  pouuoient  nullement  résister, 
tellement  qu'il  y  en  eut  deux  péries  et  enfondrées  en  la  mer, 
sans  que  iamais  ilz  sceussent  rien  sauuer  de  tout  ce  qui  estoit 
dedans,  dont  le  courage  nous  esmeut  de  plus  en  plus  de  les 
poursuyure,  tant  que  de  rechef  prismes  une  deleursgallères, 
là  où  nous  trouuasmes  le  gouuerneur  de  toute  la  gendarmerie 
des  Sauuages,  homme  vaillant  et  hardy,  lequel  auoit  esté  tué 
d'un  coup  de  canon;  qui  fut  la  cause  qu'ilz  nous  abandon- 
nèrent et  prindrent  autre  chemin,  voyant  tous  les  principaux 
chefs  et  soldatz  morts;  et  de  ceux  qui  sont  restez  en  vie 
dedans  ladicte  galère,  les  auons  prins  prisonniers  et  menez 
par  nous  en  ladite  isle,  ce  qui  fascha  fort  le  demeurant  de 
leurs  compagnies,  ce  qui  leur  causa  de  se  retirer  de  nostre 
voye,  et  se  sauuer  de  quelque  costé  qu'ils  peurent.  Adonc 
nous,  voyant  que  Dieu  par  sa  grâce  nous  auoit  deliurez  de 
leurs  mains,  nous  eusmes  tous  bon  courage  de  nous  haster 
d'attaindre  ladicte  isle,  auquel  arriuasraes  le  vingt  et  uniesme 
iour  d'aoust  mil  cinq  cens  quatre  vingts-ung,  pour  nous  y 
retirer,  où  en  bref  temps  auons  délibéré  d'y  faire  bastir  quel- 
ques forteresses  sur  les  riuages  de  la  marine  et  sans  aucun 
séiour  y  auoir  garde  tant  de  iour  que  de  nuict,  de  peur  de 
quelque  surprinse  de  noz  ennemis.  Lors  estans  arrivez  en 
cedict  lieu,  auons  mis  noz  forsaires  en  pleine  liberté,  à  celle 
fin  qu'iceux  pussent  besongner  et  ouurer  de  leurs  mestiers 
pour  gaigner  leur  vie  les  uns  auec  les  autres  et  trafBcquer  par 
ledict  pays  de  quelque  marchandise  que  ce  soit,  et  nous,  sor- 
tans  de  l'isle  de  Floride,  prismes  nostre  chemin  pour  tirer  Vers 
l'isle  de  Brésil. 


490  HISTOIRE   DU  BRÉSIL   FRANÇAIS. 

Nous  rencontrasmes  si  grand  nombre  de  poissons,  et  de 
diuerses  sortes,  que  nous  pensions  esire  tous  perdus,  voyant 
la  grande  troupe  et  abondance  de  poissons,  et  leurs  noms  sont 
marsouyns,  daulphins,  baleines,  stadins,  dorades,  albacorins, 
pelamides  et  plusieurs  autres  sortes  de  poissons,  desquels  ie 
n'ay  la  cognoissance.  Après  que  nous  eusmes  passé  le  danger 
desdicts  poissons,  noz  eaues  nous  faillirent,  et  avions  espé- 
rance aux  ruisseaux  d'eau  douce  ;  mais  elle  estoit  tant  puante 
et  infecte  que  nulle  inffection  tant  puante  qu'elle  soit  n'est  à 
y  comparer.  Quand  nous  beuuions  d'icelle  il  nous  falloit  bou- 
cher les  yeux  et  estoupper  le  nez.  Quand  l'eau  douce  nous 
faillit,  nous  estions  encore  à  mille  ou  neuf  cens  lieues  du 
Brésil,  estants  en  ces  grandes  nécessitez  et  presque  hors  de 
désespoir  de  arriver  au  Brésil  pour  le  long  chemin  que  nous 
auions  encore  affaire  ;  le  seigneur  Dieu  nous  enuoya  si  bon 
vent  que  nous  paruinsmes  iusques-là  où  nous  prétendions. 
Le  dimanche  matin,  le  vingtiesme  d'octobre,  eusmes  cognois- 
sance d'une  belle  isle  appellée  l'Ascension;  nous  fumes  tous 
résiouis  de  la  voir,  car  icelle  nous  monstroit  où  nous  estions 
et  quelle  distance  y  pouuoit  y  auoir  iusques  à  la  terre  de 
l'Amérique.  Nous  poursuyuismes  nostre  chemin  auec  ce  bon 
vent  ;  il  ne  faut  demander  si  nous  eusmes  grande  ioye  et  si 
chacun  rendoit  grâces  au  Seigneur,  veu  la  pauvreté  et  le 
long  temps  qu'il  y  auoit  que  nous  estions  partis.  Ce  lieu  que 
nous  descouvrimes  est  appelle  par  les  Saunages  Parabe;  il 
est  habité  par  les  Portugoys  et  d'une  nation  qui  ont  guerre 
auec  ceux  ausquels  nous  avons  aUiance.  Là  nous  mismes  le 
pied  en  terre,  chanlans  louenges  et  actions  de  grâces  au 
Seigneur  ;  auquel  lieue  de  cinq  à  six  cens  saunages,  tous  nudz 
avec  leurs  arcs  et.  flesches ,  nous  signifiant  en  leur  langage 
que  nous  estions  les  bien  venus,  nous  offrants  de  biens  et 
faisants  les  feu  de  ioye,  dont  nous  estions  venuz  pour  les 
défendre  contre  les  Portugoys  et  autres,  leurs  ennemis  mor- 
tels et  capitaux. 

Le  lieu  est  fort  beau  et  commode  pour  habiter.  La  terre  ne 
produit  que  du  blé  à  trois  quarrés,  que  l'on  appelle  blé  de 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  497 

sarrazin,  duquel  ils  font  du  vin  auec  une  racine  qu'ilz  appellent 
manie],  qui  a  la  feuille^de  pœonia  mas,  et  pensois  véritable- 
ment que  s*en  fut.  Elle  vient  en  arbre  de  la  hauteur  du  sam- 
bucus;  d'icelle  ils  font  de  la  farine  molle  qui  est  autant  bonne 
que  du  pain.  Tay  veu  une  herbe  qu'ils  appellent  Petun,  de  la 
grandeur  du  consolida  maior,  dont  ils  succent  le  ius,  et  tirent 
la  fumée,  et  avec  celle  herbe  peuuent  soustenir  la  faim  pen- 
dant huit  ou  neuf  iours.  Oultre,  il  y  a  deux  sortes  de  fruictz 
merveilleusement  bons,  l'un  qu'ilz  appellent  nana,  et  vient 
dans  une  plante  semblable  à  Faloës  ;  elle  est  toutefois  spu- 
meuse. Le  fruit  est  de  la  grosseur  d'un  artichaut,  remply  de 
ius  sucré  ;  néantnioins  il  est  de  mauuaise  décoction.  L'autre 
est  une  espèce  de  figue  qu'ilz  appellent  pacona.  La  plante 
d'iceluy  a  les  fueilles  de  lapaticum  aquaticum  ;  il  est  de  bonne 
décoction.  La  terre  produit  aussi  de  bonnes  et  menues  febues; 
lesquelles  sont  de  bon  nourrissement,  de  la  canne  de  sucre, 
mais  non  pas  en  grande  quantité  ;  semblablement  des  oronges, 
citrons  et  Umons^  mais  tant  peu  que  ce  n'est  rien,  car  les 
habitants  sont  négligents  de  la  cultiver.  Quant  aux  herbes 
communes  de  nostre  pays,  nous  ne  auons  recognu  tant  seule- 
ment que  du  pourpié,  du  myrthe  et  du  basilic;  tout  le  reste 
est  tout  saunage  et  eslongné  de  nostre  cognoissance.  Nous 
pensions  trouuer  quelques  métaulx,  car  les  Portugoys  ont 
trouué  or,  argent  et  cuivre  enuiron  cinquante  lieues  plus 
auant  et  autres  cinquante  plus  amont.  La  terre  est  arronsée  de 
fort  belles  riuières  d'eau  douce  les  plus  saines  que  ie  beu 
iamais.  Voilà  quant  à  la  fertilité  de  la  terre,  salubrité  et  dis- 
position de  l'air.  Il  reste  parler  des  habitants,  de  leurs  condi- 
tions, statuts  et  mœurs,  et  manière  de  vivre. 

Geste  nation  est  la  plus  barbare  et  estrange  de  toute  hon- 
nesteté  qui  soit  soubs  le  ciel,  comme  ie  croy,  car  ilz  viuent 
sans  cognoissance  d'aucun  Dieu,  sans  soucy,  sans  loy  et  saas 
aucune  religion,  non  plus  que  les  bestes  brutes  qui  sont  con- 
duites par  leur  sentiment.  Hz  vont  nuds,  n'ayans  aucune 

32 


498  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

honte  ou  vergongne  de  leurs  parties  honteuses,  et  ce  tant  les 
hommes  que  les  femmes.  Leur  langage  est  fort  à  entendre  en 
dictions,  mais  sans  nombre,  tellement  que  quand  ilz  veulent 
signifier  cinq  ils  montrent  les  cinq  doigts  de  la  main.  Ils  font 
guerre  à  cinq  ou  six  nations,  desquelles,  quand  ilz  prennent 
des  prisonniers  de  ceux  qui  leur  font  la  guerre ,  ilz  leur 
donnent  en  mariage  les  plus  belles  filles  qu'ilz  ayent,  leur 
mettant  autant  de  licols  qu*ilz  le  veulent  garder  de  lunes. 
Puis,  quand  le  temps  est  expiré,  ils  font  du  vin  de  mil  et  de 
quelque  sorte  de  racine,  duquel  ils  s'enyurent,  appellants 
tous  leurs  amis ,  puis  celui  qui  Ta  pris  prisonnier  l'assomme 
auec  une  masse  de  bois  et  le  diuise  par  pièces,  et  en  font  des 
carbonnades  qu'ilz  mangent  auec  si  grand  plaisir  qu'ilz  disent 
en  leur  langage  que  c'est  ambroisie  et  nectar.  Premièrement, 
leur  manger  d'ordinaire  est  de  toute  sorte  de  venin,  comme 
serpens,  cocodriles,  crapaux  et  gros  lisars,  lesquels  estiment 
autant  que  nous  estimons  les  chappons,  les  lapreaux,  les 
connilz. 

Leur  aliance  a  en  estendue  cent  lieues.  Ils  font  guerre  aux 
Onitachas,  Onyamas,  Margaïas,  Taliarbas  et  Portugoys.  Les 
conditions  d'iceux  sont  telles  que  ceux  avec  lesquels  nous 
habitons.  Hz  prennent  autant  de  femmes  qu'ilz  veulent,  et 
ont  liberté  les  femmes  de  délaisser  leurs  maris  pour  petite 
occasion.  Hz  estiment  noz  habillements,  noz  armes,  et  tout  ce 
qui  vient  de  nostre  païs,  mesprisant  Tor,  l'argent  et  toutes 
pierreries  que  nous  estimons  beaucoup.  Leurs  armes  sont 
des  arcs  et  flaiches  armées  de  petits  oz.  Hz  naviguent  dans 
des  auges  ou  almadas  qui  ont  trente  ou  quarante  pieds  de 
long;  ilz  nagent  naturellement  bien,  qui  est  cause  qu'ilz  ne 
se  soucient  s'ils  enfonderont  en  l'eau  ou  non.  Leurs  richesses 
sont  colliers  blancs,  qu'ilz  font  de  petis  os  de  Hmassons  de 
mer,  et  aussi  plumasseries  dont  ilz  se  reuestent  quand  ilz 
arriuent.  Le  bois  de  Brésil  croist  merueilleusement  haut  et  à 
la  fueille  de  buxus  ;  i'ay  veu  des  arbres  haultz  de  cent  pieds, 
le  crois  (si  Dieu  n'a  pitié  d'eux)  qu'ilz  seront  fort  fascheux  à 
réduire  à  la  religion  Ghrestienne,  et  à  grande  difficulté  on 


PIÈCES   JUSTIFICATIVES.  499 

leur  pourra  oster  ceste  misérable  coustume  de  se  manger  les 
uns  les  autres.  Hz  viuent  en  congrégation,  s'assemblent  cinq 
ou  six  cents,  et  édifient  de  longues  loges  que  les  anciens 
appelloyent  mapalia;  tous  ceux  d'une  lignée  se  tiennent 
volontiers  ensemble.  Hz  ont  force  cotton  dont  ilz  font  des 
lictz  qui  pendent,  et  faicliautHnt  bon  coucher  qu'en  licts  de 
plumes  ;  nous  ne  dormions  point  en  d'autres  durant  le  temps 
que  nous  y  auons  esté.  En  chacun  village,  entre  eux,  ils  ont 
une  coustume  que  celuy  qui  aura  esté  le  plus  vaillant,  c'est 
à  sçauoir  qui  aura  le  plus  prins  de  prisonniers  et  tué,  ils  le 
créent  pour  leur  Roy.  Tout  est  commun  entre  eux,  mais 
quand  ilz  nous  apportent  quelque  chose,  il  nous  faut  donner 
autre  chose  pour  récompense  pour  ce  qu'ils  vous  auront 
baillé  !  Voilà  ce  que  ie  vous  récry  pour  le  présent,  tout  le 
voiage  que  nous  auons  veu  de  pardesà.  Quand  est  des  bestes 
sauvages,  ie  ne  vous  en  sauroy  tant  d'escrire  qu'il  y  en  a,  et 
de  diuerses  sortes,  etànousincogneues,  parquoy  nepouuons 
bonnement  les  despeindre,  tant  sont  farouches  et  sauvages. 
Nous  espérons  avec  l'aide  de  Dieu  aller  plus  outre  si  possible 
nous  est  :  nonobstant,  nous  espérons  douant  nostre  retour 
faire  quelque  petit  recueil  des  choses  que  nous  auons  veues 
de  par  deçà,  qui  sont  fort  rares  et  quasi  sont  incroiables. 

le  vous  aduertis  que  après  le  parlement  des  nauires  du 
Brésil,  qui  fut  le  quatrième  iour  de  nouembre  mil  cinq  cens 
octente  et  un,  nous  descouurismes  une  conspiration  faicte 
par  un  de  nostre  compagnie  qui  se  disoit  fort  bien  entendre 
le  langage  des  saunages,  lequel  par  ses  menées  il  fîst  tant 
qu'il  s'amourescha  d'une  sauvage  fort  belle  fille,  et  en  luy- 
mesme  conclut  de  ne  plus  reuenir  vers  nous,  donna  à  entendre 
à  ceux  du  pays  que  nous  que  nous  estions  allés  là  pour 
tascher  à  les  faire  mourir,  et  pour  autant  d'une  grande  mala- 
die qui  se  mit  entr'eux  et  qu'il  en  mourut  beaucoup.  Que  fist-il 
dauantage  avec  sa  saunage  ?  la  menant  quant  et  luy  de  peur 
des  autres  sauuage,  il  va  cercher  les  autres  truchemens  pour 
leur  donner  à  entendre  la  marchandise  qui  pouuoit  estre  en 


«500  HISTOIRE   DU   BRÉSIL   FRANÇAIS. 

nos  nauires,  et  que  s'il  vouloienl  luy  assister,  il  sçauoit  bien 
le  moyen  de  nous  surprendre,  et  que  ils  partageroient.le 
butin  entre  eux,  se  que  les  uns  furent  d'accord  et  les  autres 
non  ;  et  fumes  aduertis  le  second  iours  de  feburier  par  Tun 
de  ceux  qu'il  auoit  voulu  suborner  et  nous  auoit  promis  de  le 
remettre  entre  noz  mains.  Quand  n^s  veimes  qu'il  ne  reue- 
noit  comme  il  auoit  promis,  nous  eûmes  soupçon  de  quelque 
surprise,  qui  fut  la  cause  de  quoy  nous  mismes  les  voiles  au 
vent.  Il  n'est  icy  question  de  nommer  le  personnage  ny  la 
nation,  car  on  dict  communément  que  de  ce  païs-là  sont  su- 
biectzà  cela,  nonobstant  que  ie  veux  blasmer  toute  une  nation 
pour  Famour  de  quelques-uns  qui  se  pourroient  trouver  entre 
plusieurs  gens  de  bien.  Or,  pour  reuenir  à  nostre  nauigation 
et  poursuiure  nostre  voyage,  quand  nous  eûmes  marché 
environ  trois  iournées,  nous  trouuasmes  une  petite  isle  non 
habitée  sinon  de  bestes  sauvages,  laquelle  est  la  plus  belle 
qu'il  est  possible  de  veoir,  tant  en  arbres  qu'en  toutes  sortes 
de  fruictz.  Après  nostre  rafreschissement,  nous  reprimes  la 
route  pour  reuenir  vers  le  Brésil,  tousiours  nous  tenans  sur 
noz  gardes  de  peur  d'estre  surprins  ;  au  retour  de  nostre 
voyage,  nous  retirâmes  tousiours  le  mitant  de  l'eau  de  peur 
des  ambuscades,  tant  des  saunages  que  du  sophi,  grand 
terrien,  lequel  tient  la  plus  grande  partie  des  isles  orientales 
et  des  saunages.  Lorsque  nous  fumes  à  trois  degrez  du  tro- 
pique de  Gaprionne,  qui  valent  octante  ireûés,  nous  arriuas- 
mes  le  dixiesme  de  novembre  en  la  riuiere  de  Ganabare,  qui 
est  désia  en  la  subiection  du  Turc,  à  l'occasion  d'un  fleuue 
qui  sort  de  la  riuière  de  Ganabara,  qui  fait  la  séparation  du 
prestref  lean,  lequel  tient  presque  toutes  les  isles  orientales 
et  la  plus  grande  partie  des  saunages,  et  plusieurs  isles  qui 
n'ont  point  esté  descouvertes  ;  et  l'autre  costé  de  la  riuière  de 
Ganabara  est  le  Brésil.  Comme  par  cy  douant  i'ay  déclaré 
leurs  manières  de  vivre  et  coustumes  de  faire,  lesquelz  ne 
sont  subiectz  que  aux  plus  forts,  lors  nous  primes  le  chemin 
vers  la  Floride,  là  où  nous  eûmes  de  grands  empeschemens 
et  destourbiers  de  volleurs  et  escumeurs  de  mer  au  commen- 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES.  501 

cernent  de  la  Turquie.  Vous  n'eussiez  osé  vous  mettre  en 
pleine  mer  si  ce  n'eust  esté  en  bataille  ;  car  nous  auions  les 
saunages  d'une  part,  les  saunages  de  Tautre,  le  Turc  de 
Tautre,  par  quoy  fumes  grand  espace  de  temps  soubz  le 
promontoire  de  l'Ethiopie,  qui  est  quatorze  degrez  de  la  zone 
torride,  et  est  terre  habitée  des  Mores,  fort  noirs,  et  n'y  a 
aucune  religion  en  eux,  ny  aucune  cognoissances  de  Dieu, 
et  ne  ont  autre  Dieu  que  le  soleil  et  la  lune  ;  d'autre  cognois- 
sances ils  n'en  ont  aucune,  L'air  qu'ils  tiennent  est  tempéré, 
tendant  plus  à  chaleur  qu'à  froideur;  leur  esté  est  au  mois  de 
apuril;  et  ne  ont  aucun  yver  ;  car  plus  vous  approchez  de 
l'Orient,  tant  y  a  plus  grandes  chaleurs,  car  le  soleil  de  midy 
approche  sur  une  partie  des  Saunages  et  Mores,  qui  est  la 
cause  qu'ilz  sont  ainsi  bruslés  et  noirs.  Il  y  a  plusieurs  sortes 
de  Mores,  lesquels  sont  sans  Roy,  vagans  et  errans  ainsi 
que  les  Saunages.  Nous  fîmes  tant  par  nos  iournées  que  nous 
arriuasmes  à  l'isle  de  Floride  à  grande  ioye,  et  sans  aucune 
perte  tant  de  noz  gens  que  de  nostre  marchandise,  qui  est 
un  grand  miracle  de  Dieu,  voyant  les  grandes  rencontres  que 
nous  avons  passé.  Or,  pour  le  partement  de  l'isle  de  Floride, 
nous  retirâmes  tousiours  vers  les  terres  et  isles  subiectes  au 
Roy  de  Portugal  et  d'Espaigne,  au  plus  près  que  possible 
nous  estoit,  pour  estre  plus  à  sauueté  des  auant-courreurs  de 
tant  des  Mores  blancs  que  de  la  Turquie.  Or,  vous  pouuiez 
penser  les  peines  et  tourmens  que  nous  auons  endurée  et 
endurons  tous  les  iours  et  spécialement  de  peur  de  la  grande 
gendarme  du  Turc  contre  le  Roy  de  Perse,  et  ne  craignons 
que  la  rencontre  des  deux  armées. 

Fin  de  la  présente  missive,  en  nous  recommandans  à  vos 
bonnes  grâces.  Le  vingtième  mars  mil  cinq  cens  octant  et 
deux. 


NOTE  BIBLIOGRAPHIQUE. 


Parmi  les  raretés  bibliographiques  ou  les  précieux  docu- 
ments qu'il  nous  eût  été  facile  de  joindre  à  ces  pièces  justifi- 
catives, il  en  est  trois  que  nous  avons  omis  à  dessein  :  le., 
premier,  parce  qu'il  est  facile  de  le  consulter  dans  un  recueil 
assez  répandu,  et  les  deux  autres,  parce  qu'ils  seront  bientôt 
l'objet  d'une  publication  spéciale:  Nous  nous  contenterons  de 
les  mentionner  ici. 

1**  D'AvEZAc.  Déclaration  du  voyage  du  capitaine  Gonne- 
ville  et  ses  compaguons  es  Indes^  et  recherches  faictes  audit 
voyage  baillées  vers  iustice  par  il  capitaine  et  ses  dits  corn- 
pagnons.  Nouvelles  Annales  des  Voyages,  juillet  1869. 

2**  André  Thevet.  Les  singularitez  de  la  France  antarc- 
tique, nouvelle  édition  avec  notes  et  commentaires,  par  Paul 
Gafîarel.  1  vol.  in-8®.  Paris,  1878,  Maisonneuve. 

3*  Jean  de  Léry.  Histoire  d*un  voyage  faiet  au  Brésil^  etc. 
Nouvelle  édition  avec  notes  et  commentaires,  par  Paul 
Gaffarel.  2  volumes,  petit  in-18  (Bibliothèque  d'un  curieux). 
Paris,  1878,  A.  Lemerre. 


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CHRONOLOGIE. 


Voyage  de  Jean  Cousin  au  Brésil 1488  -1489  (?). 

Bulle  du  pape  Alexandre  VI 1493. 

Voyage  de  Vincent  Pinzon  au  Brésil  . . .  1499. 

Il  découvre  la  côte  Brésilienne 20  janvier  1500. 

Alvares  Gabal  au  Brésil ^.  22  avril  1500. 

Voyage  de  Gonneville  au  Brésil 1503-1505. 

Départ  du  navire  V Espoir 24  juin  1503. 

Arrivée  aux  Canaries 12  juillet. 

Mort  de  Louis  le  Carpentier 12  septembre. 

Tempête  jusqu'au 30  novembre. 

Premier  débarquement  au  Brésil 6  janvier  1504. 

Séjour  au  Brésil 1504. 

Premier  départ  de  Gonneville 3  juillet. 

Second  débarquement  au  Brésil 10  octobre. 

Le  roi  Emmanuel  interdit  la  vente  des 

cartes  et  des  sphères 1504. 

Voyage  d'A.  Vespucci  au  Brésil 1504. 

Quatre  navires  français  signalés  à  Bahia.  1504. 

Procès- verbal  de  retour  de  Gonneville  .  19  juillet  1505. 

Voyaye  de  Thomas  Aubert  au  Brésil ...  1508. 

Voyage  de  sept  Brésiliens  à  Rouen 1509. 

Naissance  de  Villegaignon  à  Provins. . .  1510. 
L'Espagne  défend  l'exportation  des  bois 

de  teinture 1516. 

Ambassade  de  Monteiro  à  Paris 15i6. 


506  HISTOIRE   DU  BRÉSIL  FRA5ÇAI8. 

Expédition  de  Christovam  Jaques 1516-1517. 

Ordonnance  de  François  I*'  sur  la  liberté 

des  mers 1517. 

Navires  firançais  signalés  à  la  baie  de 

Tous  les  Saints 1518. 

Ambassade  de  Silveyra  à  Paris 1522. 

Lettres  de  marques  délivrées  à  lehan 

Terrien 1522. 

Silveyra  empêche  le  départ  de  Verazzano.  25  avril  1523. 
Jean  III  ordonne  de  couler  les  navires 

français  naviguant  au  Brésil 1523. 

Honfleurois  signalés  dans  la  baie  de  Rio.  1525. 

Voyage  de  Jean  Parmentier  au  Brésil 

vers 1525. 

Construction  de  Saint-Jacques  de  Dieppe  1525-30. 

Lettre  de  Jean  III  à  Silveyra 16  janvier  1530. 

Lettres  de  marque  délivrées  à  Ango 22  mars. 

Lettre  de  Marguerite  d'Angoulême 10  juin. 

Fernambouco  ravagé  par  une  flotte  fran- 
çaise    Décembre. 

Expédition  d'Ango  contre  Lisbonne 1530. 

Expédition  de  Martin  de  Souza 3  déc.  1530-158$ 

Affaire  de  la  Pèlerine 1531-1532. 

Dépêche  de  Giustiniano  à  Venise 1535. 

Edit  de  François  P'  contre  la  navigation 

du  Brésil 1537. 

Nouvel  édit 22  déc.  1538. 

Villegaignon  à  Alger 1541. 

Protestation  des  Rouennais 1541. 

Le  Routier  de  Jean  Alfonse ,  1542. 

Ordonnance  de  François  P'  stipulant  la 

liberté  des  mers 1543. 

La  Cosmographie  de  Jean  Alfonse 1545. 

Arrivée  des  Jésuites  au  Brésil 1547. 

Villegaignon  en  Ecosse 1548. 


CHRONOLOGIE.  507 

Edit  de  Henri  II  contre  le  commerce 

d*outre-mer 1549. 

Portulan  Desceliers  au  British  Muséum .  1550. 

Fête  Brésilienne  de  Rouen 1550. 

Villegaignon  à  Malte 1551. 

Mort  d'Ango 1551. 

Gaspard  de  Ilheos  bloqué  à  Rio 1551. 

Combat  du  cap  Frio 1551. 

Arrivée  d'Anchieta  au  Brésil 1551. 

Villegaignon  en  Bretagne ,  1552-1554. 

Les  Jésuites  s'établissent  au  Brésil 1553. 

Portulan  Desceliers  à  M.  Bubics 1553. 

La  Catherine  à  Rio 1554. 

Retour  de  la  Catherine  à  Honfleur 22  février  1555. 

Ordonnance  de  Henri  II  relative  au  com- 
merce Brésilien 8  mai  1555. 

Portulan  de  Guillaume  le  Testu 1555. 

Villegaignon  prépare  son  expédition. . .  1554-1555. 

Premier  départ 12  juillet  1555. 

Second  départ 14  août. 

Arrivée  sous  l'Equateur 6  octobre. 

Arrivée  à  T Ascension 20  octobre. 

L'Amérique  est  signalée 3  novembre. 

Débarquement 10  novembre. 

Conspiration  avortée 4  février  1556. 

Voyages  de  découverte Mars-avril. 

Lettre  de  Simon  Renard  à  la  princesse 

de  Portugal Août. 

Départ  des  Genevois 10  septembre. 

Seconde  Lettre  de  Simon  Renard 15  septembre. 

Les  Genevois  à  Paris Octobre. 

Les  Genevois  à  Honfleur Novembre. 

Départ  de  Bois-le-Comte 19  novembre. 

Pillage  de  deux  navires  anglais Décembre. 

La  flotte  en  vue  des  Canaries 12-18  décembre. 


508  HISTOIRE  DU    BHÉSIL   FRANÇAIS. 

Pirateries Fin  décembre. 

L'Amérique  est  signalée 26  février  1557. 

Arrivée  à  Espiritu  Santo 27  février. 

Tempête  aux  îles  Maqhé 2  mars. 

Arrivée  au  fort  Coligny 7  mars. 

Départ  de  la  Rosée  pour  l'Europe 1*'  avril. 

Mariage  de  Gointa 17  mars. 

Départ  de  Ghartier 4  juin. 

Men  de  Sa  nommé  gouverneur  du  Brésil  11  juin. 

Les  Genevois  à  la  Briqueterie Octobre-déc. 

Départ  des  Genevois 4  janvier  1558. 

Exécution  de  cinq  colons 9-10  février. 

Voyage  du  Jacques janvier-24  mai. 

Départ  de  Villegaignon  pour  la  France. .  fin  1558. 
Men  de  Sa  décide  une  expédition  contre 

les  Français 26  janvier  1560. 

Concentration  du  corps  expéditionnaire.  21  février. 

Arrivée  à  Ganabara 15  mars. 

Prise  du  fort  Goligny Fn  mars. 

Dépêche  de  Men  de  Sa 16  juin. 

Les  Français  attaquent  San  Paolo 1561. 

Alliance  avec  les  Tamoyos 1562. 

Mort  de  Fernand  de  Sa 1563. 

Reconnaissance  exécutée  par  Eustacio 

de  Sa 1564. 

Nouvelle  expédition  dirigée  contre  les 

Français Janvier  1565. 

Fête  Brésilienne  de  Bordeaux 9  avril  1565. 

Défaite  navale  des  Tamoyos octobre  1565. 

Pirateries  de  Jacques  Sore 1565. 

Arrivée  de  Men  de  Sa 18  janvier  1566. 

Prise  de  Uruçumiri 20  janvier. 

Fondation  de  Saint-Sébastien Janvier. 

Prise  d'un  navire  français 1568. 

Plaintes  de  l'ambassadeur  Cornero 1569. 


CHRONOLOGIE.  509 

Exploits  et  pirateries  de  Jean  Capdeville  1571. 

Mort  de  Villegaignon 9  ou  15janv.  1571 

Français  signalés  à  Rio-Real 1575. 

Rupture  de  Talliance  Franco-Brésilienne  1572-75. 

Onze  navires  français  brûlés 1579. 

Trois  navires  brûlés  à  Rio 1580. 

Attaque  inutile  contre  Rio 1581. 

Français  signalés  à  Itamaraca 1584. 

Français  signalés  à  Bahia 1586." 

Catastrophe  du  Valant 1587. 

Français  signalés  dans  le  Rio-Grande  . .  1596. 
Colonie    française   à    Tembouchure    du 

Maragnon 1612. 


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