_C— )
- O
- -- =
? -:
= C0 :
Presented to the
UNIVERSITY OF TORONTO
LIBRARY
bythe
ONTARIO LEGISLATIVE
LIBRARY
1980
t.
A
i /'
HISTOIRE GENERALE
DES
ÉMIGRÉS
PENDANT LA REVOLUTION FRANÇAISE
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction
et de reproduction à l'étranger.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la
librairie) en février 1884.
DU MEME AUTEUR, A LA MEME LIBRAIRIE :
Histoire des débats politiques du Parlement anglais, depuis
la révolution de 1688. 1 vol.
Les Ducs de Guise et leur époque, ouvrage couronné par l'Aoa-
détnie française (prix Tliérouanne, 1818). 2 vol.
Histoire de Philippe II, avec portrait. Ouvrage couronné par l'Aca-
démie française (prix Thérouannc, 1882). A vol.
PARIS. TYPOCRAPI1IE E. PLON, NOURRI". ET C'e, RUE GAR.VNCIERE,
L
3°
\<\
à m*
* If a *
HISTOIRE GENERALE
Q)u(fttfl.
EMIGRES
PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
H. FORNERON
TOME PREMIER
km
PARIS
LIBRAIRIE PLON
E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
10, RUE GAUANCIÈBE
1884
Tous droits réservés
#1
xj
i-i
PREFACE
Les grands fleuves de l'Amérique rencontrent
quelquefois des bancs de rochers au travers de
leur cours; la nappe majestueuse est déchirée en
une première secousse, se couvre d'écume, se
cache sous une nuée de vapeurs irisées ; la masse
d'eau tourbillonne sur elle-même, comme incer-
taine de sa route, rebondit dans une seconde
chute, retrouve une vallée, et s'écoule calmée
entre des rives nouvelles. Nous traversons, à
notre époque, ces brisants du courant de la civi-
lisation : nous ne pouvons plus remonter vers les
régions parcourues, celles où nous sommes pous-
sés sont inconnues, les nuages sont lourds, les
rives sont noires, les eaux sont troubles, à l'écume
se mêlent des choses sans forme.
Les sociétés qui sont englouties dans ces gouf-
fres meurent sans bruit. Les regards se fixent
vers l'avenir et se détournent des victimes. Ainsi
les fines princesses de Constantinople, les poètes
raffinés et les derniers capitaines de la Grèce ont
ii PREFACE.
disparu après la conquête turque sans qu'on ait
gardé souvenir de leurs misères. De même les
filles des Incas et les Mexicains bardés d'or ont
été écrasés au milieu de souffrances qui restent
ignorées, sous la main des conquérants. Dans une
catastrophe semblable vient de succomber un
monde de gens aimables et élégants : ceux que
la Révolution française a détruits étaient les repré-
sentants d'une forme de civilisation qui est per-
due. Ils se sont éteints dans la vie silencieuse de
l'émigré sans comprendre les lois inflexibles qui
transportent et transforment la force des nations.
Ceux qui sont rentrés en France avaient du
mépris pour le monde nouveau, iJs étaient un
objet d'étonnement avec leur costume suranné f.
Nous avons pu rencontrer quelques-unes de ces
figures au fond d'une ville de province : un vieil-
lard grand, sec, aux cheveux noués sur la nuque,
qui épouse une nièce jeune et pauvre; elle est
vertueuse, joueuse, pieuse. Nous aurions pu voir
aussi quelque survivant des régicides, un para-
lytique pâle, taciturne, hautain. Le dernier des
émigrés et le dernier des régicides sont morts
assis l'un à côté de l'autre sur les bancs du Sénat
de Napoléon III.
Avant qu'ils s'évanouissent, les souvenirs des
1 Le portrait des émigrés rentrés est plein de vie dans les romans
de Balzac, la Vieille Fille, la Bourse, le Cabinet des antiques.
PREFACE. m
malheurs de l'émigration peuvent nous servir de
leçon. On a oublié jusqu'ici de peindre « cette
grande colonie d'exilés variant ses peines de la
diversité des climats ' » . Les documents se per-
dent, la tradition s'efface, d'autres maux peut-
être vont faire oublier ceux qu'a produits cette
catastrophe. Le vieux monde a disparu pour ja-
mais, on ne connaît pas son agonie, les cris de
douleur ont été étouffés.
Rien de plus malaisé, du reste, que la recherche
des détails exacts durant la Révolution française.
La légende et la fourberie faussent les récits ; les
Mémoires sont beaucoup plus nombreux, mais ils
sont moins sincères que pour aucune époque de
l'histoire. Les uns ont été rendus fameux par
leurs mensonges, comme ceux de Barère; d'autres
parlent, comme ceux de Rouget de Lisle 2, de la
cour d'Hartwell en 1795. D'autres sont de simples
romans : un certain Lamotte-Langon a composé
des Mémoires sur la Révolution autant que San-
dras-Courtilz sur le règne de Louis XIV ; c'est de
lui que sont les Mémoires de Louis XVIII et
ceux de la vicomtesse de Fars-Fausselandry ;
Causen, qui se disait comte de Courchamps et se
1 Chateaubriand, Mémoires (T outre-tombe, t. II, p. 81.
2 II a vu aussi des paysannes qui « s'arrachaient les cheveux » ;
voir sur la méthode de Rouget de Lisle Chasle de la Touche, Rela-
tion du désastre de Quiberon, p. 86. On sait que le Prétendant n'est
venu à Hartwell qu'en 1808.
iv PRÉFACE.
costumait en femme, a fait les Mémoires de la
marquise de Créquy; ceux de la princesse de
Lamballe sont, au dire de la marquise de Lâge,
l'amie qui lui a survécu, « une cochonnerie abo-
minable » due à la Guénard, ancienne femme de
chambre ; les Mémoires de Fouché ont été écrits
par Alphonse de Beauchamp sur des récits de
l'agent de police Jullian; les lettres de Louis XVI
publiées par Helena Williams sont presque toutes
inventées 1 ; les Mémoires de Weber, de Billaud-
Varennes, de la comtesse du Barry, de l'impéra-
trice Joséphine, de la duchesse d'Abrantès, et
quantité d'autres, sont également apocryphes.
Quelquefois le rédacteur des Mémoires a eu
réellement à sa disposition des documents au-
thentiques; c'est ainsi qu'Alphonse de Beauchamp
et le comte d'Allonville ont publié les Mémoires
tirés du portefeuille d'un homme d'Etat; Achille
Roche a rédigé quatre gros volumes sur quelques
notes du conventionnel Levasseur, et les a inti-
tulés Mémoires de Levasseur ; les papiers du con-
ventionnel Monnel ont été arrangés sous une
forme romanesque avec le titre de Mémoires d'un
prêtre régicide. Les Mémoires de Bouille ont été
écrits sous ses yeux par Deslon ; ceux de Valori
et ceux de Fauche-Borel sont également d'une
1 Marquis de Beaucourt, Une supercherie littéraire, Paris, 1865.
PREFACE. v
main étrangère. C'est l'académicien Tissot qui
a rédigé les Mémoires du général Foy. Quelques
Mémoires sont écrits par des fous ; tels sont ceux
de Senard et ceux de madame de Campestre.
Ces documents ne sont pas à dédaigner ; mais
celui qui a vu et agi est plus utile, même quand
il ment, que celui qui pare des phrases dans une
pensée industrielle ou politique. Le menteur
reste entouré des menus détails et des parfums
du moment, il donne malgré lui l'impression
juste à qui sait le lire sans naïveté. Ce n'est pas
que l'homme d'action ne puisse induire en erreur,
même quand il est de bonne foi : ainsi Napoléon
raconte qu'il a repoussé Beaumarchais lors de
son Consulat; or Beaumarchais était mort six
mois avant le Consulat. Mais le plus souvent l'er-
reur est volontaire. La fraude officielle est plus
dangereuse que celle des romanciers faméliques.
C'est elle qui a frelaté le Moniteur, publié de faux
décrets, improvisé un dogme et des saints, dicté
des anathèmes contre les incrédules. Des procès-
verbaux de séance sont falsifiés '. On a même des
pièces historiques qui sont apocryphes : en ense-
velissant Guzman qui a été guillotiné avec Danton,
on trouve contre son cœur une lettre écrite par
Marat après qu'il avait reçu le coup de couteau
1 Schmidt, Tableaux de fa Révolution, t. I, p. 145 et 161 ; Mor-
timer-Ternaux, Histoire de la Terreur, t. I, p. 5.
vi PREFACE.
de Charlotte Corday; cette lettre était fausse,
Marat avait succombé sans écrire '. Les docu-
ments de ce temps, dit un Anglais qui essaye de
résumer les événements 8, « possèdent des pro-
priétés peu favorables à la formation de l'his-
toire ; ils sont rédigés avec l'intention de tromper » .
Les récits destinés simplement à rester dans
les familles, et les correspondances privées, peu-
vent le plus souvent inspirer confiance. La quan-
tité en est innombrable. On en imprime plusieurs
tous les ans depuis 1814. D'autres documents de
cette catégorie ont pu être consultés, bien qu'ils
ne soient pas publics ; tels sont les Mémoires ou
Souvenirs de mesdames de Gontaud, de Sainte-
Aulaire, de Castellane, de Noailles,. du comte de
Mérode, de l'abbé de Lubersac, de Néel de La-
vigne, de Verneilh-Puiraseau, de Laporte, de
Larevellière, de Paillot, de Thellier de Ponche-
ville, de Gauthier de Brécy, du président Boyer3.
Quelques-uns sont dans les dépôts de l'État; tels
sont les lettres des émigrés du Périgord, les rap-
ports de police, les dossiers d'inscriptions et de
radiations, les Mémoires de Langeron, ceux de
1 Collection Benjamin Fillon, n° 556, 14. Louis Blanc a été dupe
comme Guzman et a publié la lettre.
2 Annual Register de 1790, rédigé en 1793.
3 D'autres qui ont été dans le commerce sont devenus très-rares ;
tels sont ceux de la marquise de Lâge, du comte de Marcillac, de
l'avocat Lavaux, d'Aymar, de Fabre (de l'Aude),
PREFACE. vu
l'organiste de Saint-Denis. On a pu consulter en
outre tous les dossiers recueillis par le roi
Louis XVIII, et sept mémoires manuscrits com-
muniqués sans qu'il y ait à les citer, comme en
ont utilisé de Thou, Voltaire, Thiers.
La tradition orale peut offrir des ressources.
Macaulay a su ne pas la négliger l. Mais, même
avec les scrupules, les égards, les informations
inquiètes, l'historien ne peut guère s'avancer
dans cette époque sans exaspérer les passions de
tous les coins. Les Français n'ont jamais été fana-
tiques, et ils se sont toujours plu à haïr ceux qui
n'étaient point fanatiques. On est sûr de leur
déplaire quand on ose, comme dans ce livre, se
montrer opposé également aux idées de l'ancien
régime et à celles de la Révolution. Nos contem-
porains nomment principes leurs opinions, et
repoussent les modérés comme les pires adver-
saires. Hors d'un parti, pas de paix. Tout modéré
doit s'attendre à devoir dire comme Montaigne :
« Je fus pelaudé à toutes mains : au Gihelin j'estois
Guelfe; au Guelfe, Gibelin. »
1 Histovy of Enyland, chap. v : «I learned thèse things from per-
sonj livinjj close to Sedgemoor. »
HISTOIRE GÉNÉRALE
DES ÉMIGRÉS
PENDANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
LIVRE PREMIER
AVANT L'ÉMIGRATION.
CHAPITRE PREMIER
LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE SOUS LOUIS XVI.
La bonne compagnie. — La sensibilité. — L'insouciance. — Extinc-
tion des anciennes familles. — Progrès de la civilisation.
LA BONNE COMPAGNIE.
Le terme Ancien Régime enferme par une confusion
malheureuse deux sociétés absolument distinctes. Le /
monde des romans de Crébillon fils, de la querelle
entre Jésuites et jansénistes, des orgies dans les petites
maisons, s'était transformé vers l'avènement de
». 1
2 LIVRE PREMIER.
Louis XVI en une société de gens au goût délicat, à
l'esprit raffiné, aux mœurs refrénées par le sentiment
des devoirs envers les inférieurs, de la tendresse pour
les enfants, du respect de l'opinion. « A cette époque,
dit Ségur ', c'était la bonne compagnie qui faisait les
réputations et distribuait les grandes places. » Pour
cette bonne compagnie que Voltaire 2 appelait « la
fleur du genre humain » , travaillaient les artistes et les
savants; de la sorte, les gens affranchis des soucis de
la vie matérielle transformaient leurs loisirs en jouis-
sances et n'usaient de leur esprit que pour les plaisirs
de la conversation et le charme de la vie en commun.
Les mêmes personnes aimaient à se retrouver tous les
jours, à vieillir ensemble 3. On ne sait pas « ce qu'est
le plaisir de vivre » , quand on n'a pas vécu durant ces
fugitives années, Talleyrand l'affirme 4, tous ceux qui
sont rentrés en France après la Révolution le répè-
tent. « Il est fort difficile, déclare madame Le Brun
aux gens vulgaires qu'elle retrouve en revenant de
l'émigration 5, de donner une idée de l'urbanité qui
faisait le charme de la société. » Le don de la conver-
sation est une qualité bien nationale : chacun aimait h
parler et se plaisait à écouter; lorsque le cardinal de
1 Mémoires, t. III, p. 284.
2 Dialogues ; voir aussi la Correspondance , 10 octobre 1775 : « Vos
détracteurs n'approchent pas de la bonne compagnie. »
:i Neuilly, Souvenirs, p. 330.
4 Guizot, Mémoires, t. Ie1, p. 6.
5 Mémoires, t. Ier, p, 106.
AVANT L'EMIGRATION. 3
Brienne veut empêcher la réunion à Givet d'une armée
qui semblerait une menace contre la Prusse, il a soin
de provoquer Malesherbes en conseil des ministres sur
quelque anecdote de la cour de Louis XV, et comme
personne ne raconte avec pins de grâce, le Roi et ses
ministres écoutent longuement Malesherbes et sortent
charmés de cette fête; on perd ainsi quatre séances de
suite, et l'armée prussienne peut envahir la Hollande ' .
Les propos sont gais avec décence; on n'attriste
point ses amis par le récit de ses infirmités; on ne
les dégoûte pas de la vie en leur laissant voir des souf-
frances; on leur cache le spectacle de la décrépitude.
« Les gens du monde vivent jusqu'au dernier instant.
Madame D... est morte ces jours derniers au retour de la
promenade ; elle languissait depuis longtemps, et chaque
moment pouvait être celui de sa mort; n'importe, elle
sortait toujours 2. » On cherche à se faire pardonner
ses années 3, et les vieilles femmes restent assez aima-
bles pour garder leur empire sur le monde nouveau,
comme la maréchale de Luxembourg, qui oblige les
jeunes gens à conserver ce que l'on appelait « les
manières nobles et aisées 4 » , et dont les reparties sont
redoutées; ou comme la maréchale de Mirepoix, qui
règne, non par la terreur, mais par « une humeur
1 SÉcun, Mémoires, t. III, p. 285.
2 l'ortalis à sa femme, lettre citée par LavollÉe, Portalis, p. 24.
3 Baronne d'Obehkirch, Mémoires, t. II, p. 124. Ces Mémoires
sont en partie apocryphes.
4 Duc de LÉvis, Souvenirs et portraits, p. 54 et 62.
4 LIVRE PREMIER.
égale; elle est aimable dans toute l'étendue qu'on peut
donner à ce mot » . Là on est accrédité par un seul
propos heureux, comme l'abbé de Talleyrand, qui
s'écrie à la mort de Maurepas : « Nous avons perdu plus
qu'il ne valait! » ou comme l'avocat général Séguier, à
qui le prince Henri de Prusse, attaqué dans un pam-
phlet, dit : « C'est de la boue. — Elle ne tache pas » ,
réplique le Français.
La fortune des mots heureux fait la joie de ces déli-
cats : on se répète plusieurs jours la réponse au vieux
duc d'Orléans, qui était fort gras et qui racontait
comment il avait failli tomber dans un fossé : — Il en
eût été comblé, monseigneur 1
Et celle du marquis de Gonflans ' à l'archevêque
de Paris qui se vantait d'avoir un aïeul dont un Gon-
flans avait porté le pan du manteau : « Je le crois,
il y en a eu qui ont tiré le diable par la queue. »
L'indulgence pour les traits d'esprit est poussée
parfois assez loin. M. de Créquy s'était astreint, afin
d'obtenir une faveur du premier ministre , à faire
chaque soir la partie de cartes de la vieille madame
de Maurepas; le jour où elle lui a fait obtenir ce qu'il
souhaitait, il se présente encore chez elle, et quand
elle lui offre une carte, il s'incline et répond froide-
ment : « Je vous fais excuse, je ne joue jamais! »
Il n'est pas défendu de formuler la pensée en jolis
1 Vadblakc, Souvenirs, p. 131.
AVANT L'EMIGRATION. 5
vers; le marquis de Pezai, partant pour l'armée,
demande une dernière entrevue à la femme qu'il
aime par un quatrain dont la chute est :
Le devoir me rappelle auprès du Dieu des armes,
Je voudrais lui porter les ordres de Vénus.
Et sur de semblables adieux madame d'Houdetot dit :
Félicité vaine,
Qu'on ne peut saisir,
Trop près de la peine
Pour être un plaisir.
Mais on se perd sans retour dès qu'on est jugé incapa-
ble de contribuer au charme de la conversation ou dès
qu'on laisse échapper un propos étranger aux usages.
Un héros digne de l'Arioste, le prince de Nassau-Siegen,
qui avait un corps d'athlète et une âme de paladin,
est mal accueilli à la cour de France parce que « son
abord est froid, ses manières communes et sa conver-
sation plate ' » . Madame de Vildeuil cause un véritable
scandale à Versailles en disant du Champagne 2. Le lan-
gage est, comme l'esprit, une distinction que se
réserve la bonne compagnie. Les étrangers sont tenus
de reconnaître ces lois. « Un Français, dit Voltaire 3,
croit toujours qu'il doit donner le ton aux autres
nations.» La séduction transforme en Français les gens
d'esprit de tous les pays; le prince de Ligne et l'abbé
1 LÉvis, Souvenirs, p. 184.
2 D'Allonville, Mémoires, t. Ior, p. 373. Son mari fut contrôleur
général.
3 Dans le pamphlet ABC.
6 LIVRE PREMIER.
Galiani sont des écrivains français ' ; nous pourrions
revendiquer également Horace Walpole à cause de ses
propos de bon goût, le marquis de Caraccioli à cause
de sa page sur Necker et de sa réponse à Louis XVI
qui le félicitait de la place de premier ministre pour
laquelle il quittait Paris : — Aucune place, Sire, ne
vaut la place Vendôme.
Tous les ambassadeurs sont inconsolables de quitter
Paris : le comte Schouvalow, le marquis d'Aranda et
jusqu'à ce Turc qui, raillé par une femme sur la loi qui
permet plusieurs épouses, répond : « C'est pour avoir
dans plusieurs les perfections réunies en vous seule. »
A notre bonne compagnie, non à nos armes ni à nos
vers, nous devons notre influence sur l'Europe ; le
fils de la grande Catherine et le fils de Marie-Thérèse
viennent chercher, aussi bien que les petits princes,
cette consécration nécessaire ; ils n'obtiennent du pres-
tige chez eux qu'après s'être signalés par un trait spi-
rituel ou aimable devant les femmes de la cour de
France. Ceux que leurs vices privaient de cette for-
tune, comme le grand Frédéric, cherchaient à se
rabattre sur les philosophes.
A soutenir cette autorité sur l'étranger le Français
place son point d'honneur. Au moment où éclate la
guerre d'Amérique, l'amiral Rodney est enfermé pour
dettes à Paris, et un journal anglais déclare que nous
1 Voir sa correspondance publiée par Lucien Perret et Gaston
Maugras.
AVANT L'EMIGRATION. 7
n'oserons pas le laisser partir ' ; aussitôt le maréchal
de Biron obtient de Louis XVI la permission de payer
les dettes de Rodney, court ensuite près de lui :
« Vous êtes libre, monsieur, Suffren vous attend. »
Aussi l'on observe avec curiosité nos gentilshommes
qui servent comme volontaires dans les armées étran-
gères : « Je vois un phénomène de Paris et un joli
phénomène, écrit le prince de Ligne2 à propos du
comte Roger de Damas; il est étourdi comme un han-
neton au milieu des canonnades les plus vives : les
coups de fusil ne l'enivrent pas, mais il est chaud et
d'une jolie ardeur, comme on l'est à la fin d'un souper,
ce qui s'appelle un joli Français, un seigneur de bon
goût de la cour de France, » Les Français savaient
manier l'épée avec autant d'élégance que la langue;
leurs femmes n'auraient pas voulu de nos oisifs, elles
n'aimaient dans leurs salons que ceux qui avaient su
prouver leur valeur par des campagnes, des croisières,
des blessures. « Viens dans mes bras,, disaient-elles
ensuite3, retrouver la paix et le repos après tant de
dangers et de fatigues; que ma main essuie la sueur de
ton front, et que mon souffle rafraîchisse tes joues
brûlées. » Ainsi Boufflers abandonne les petits vers et
les bons mots pour coloniser le Sénégal . Ainsi Bezenval,
à l'assaut d'une redoute, glissant sur un parapet éboulé,
* Duchesse de Gontaut, p. 65. Voir aussi Grimm à Catherine, du
8 février 1785.
9 Mémoires de Langeron, second mémoire, p. 67, année 1787.
3 Madame de Sahran à Boufflers, p. 160.
8 LIVRE PREMIER.
dit à ses soldats : « On serait mal ici, si l'on n'y rece-
vait pas des coups de fusil. »
Ainsi encore La Motte-Piquet, déchiré par un paquet
de mitraille, reste sur sa dunette d'amiral, et pâle,
muet, le sang à la bouche, saisit ses matelots de son
œil dominateur et les cloue à leur poste de bataille ' .
Sur les combattants comme sur les étrangers, on n'ab-
diquait jamais la puissance que donne la culture de
l'esprit.
Cette force factice que procure l'éducation raffinée,
on la gardait non-seulement à la guerre, mais aussi
dans la galanterie. Le scandale était en horreur, le
manque de foi en mépris. Une femme ne négligeait
pas la science de retarder les espérances d'un amant,
— autrement ce serait abdiquer, — disait Tune d'elles 2 ;
mais elle eût regardé comme une honte de tromper
celui qui était accepté. Les anciens conquérants de la
vieille cour, comme le maréchal de Richelieu, n'étaient
plus le modèle.envié. On cherchait surtout la tendresse,
l'émotion vraie, « un certain je ne sais quoi qui met
nos âmes h l'unisson, une certaine sympathie qui me
fait penser et sentir comme toi 3 ». La complaisante
indulgence du monde se conquiert soit par une invo-
cation au sourire : « Un homme désœuvré est si en-
nuyeux!» dit la princesse d'Hénin pour justifier son mari
' Il a survécu à sa blessure.
2 Prince de Ligne, t. Ier, p. 44.
3 Madame de Sabran à Boufflers, p. 69.
AVANT L'EMIGRATION. 9
qui s'occupe de Sophie Arnoult; soit par la constance,
comme celle de M. de Guéméné, qui vit douze ans pour
madame Dillon, sans la quitter, sans se démentir un
instant : « la mort seule a mis un terme à ses soins ' » ;
soit par un acte chevaleresque comme celui du marquis
de Jaucourt, qui, en fuyant de la chambre de madame
de la Ghastre, a deux doigts pris dans la porte qu'on
referme brusquement sur lui ; il se les coupe de la main
libre2.
II
LA SENSIBILITE.
Chacun veut plaire aux autres, chacun veut paraître
attaché à ses amis : aimable et sensible sont les deux
mots de ce vieux monde, ce sont les qualités que dans
un portrait on met en relief : « La sensibilité d'Adèla,
écrit madame de Gastellane qui se peint elle-même
sous ce nom 3, n'anime pas seulement tous ses traits,
mais elle embellit encore son esprit; entendez-la parler
sur les questions de sensibilité, vous admirerez la grâce,
la fraîcheur de ses idées; elle agit toujours par sensi-
bilité. » Pour manifester sa tendresse, on est ingénieux,
1 Besknval, Mémoires, t. II, p. 273.
1 II l'épousa plus tard.
3 Société des Bibliophiles du Béarn.
10 LIVRE PREMIER.
on accompagne les cadeaux de mots jolis ou de soins
gracieux; quand madame de Boisgelin envoie une
boucle de ceinture à madame de Sabran, elle y joint
ces vers :
J'aime les présents superflus
Et vous adresse une ceinture.
Vaut-elle celle de Vénus
Que vous tenez de la nature?
Lorsque madame de Lâge se fait meubler un appar-
tement à Versailles et y arrive avec son jeune fils, elle
y voit une pendule d'albâtre, Vénus apprenant à lire à
V Amour, qu'une de ses amies y a portée; un lilas blanc
avec ces mots : Portrait de la maîtresse de la maison;
puis, dans un coin, « une seule rose dans un bocal de
cristal uni, une de ces roses mousseuses si rares; elle
était là modestement; je ne devine pas : ce serait bien
romanesque pour Bernardin (de Sérent), il n'avait pas
l'air coupable; je serais bien fâchée que ce fût M. de
Lévis, je ne lui passe plus ses soins depuis qu'il a si
mal tourné. Enfin elle est bien jolie. Je viens de me la
faire apporter *. »
La mère enseigne elle-même à lire à ses enfants.
L'enfant n'est plus relégué avec les gouvernantes, il
commence à envahir le salon, à encombrer la vie des
parents. La jeune mère a la prétention d'allaiter le
nouveau-né. Elle y met un tel zèle qu'elle ne sèvre
son fils parfois que la troisième année, comme madame
1 Marquise de Lage, Souvenirs, Préface, p. 57.
AVANT L'ÉMIGRATION. Il
de Neuilly '. La comtesse de Laurencin gagne la mé-
daille d'or à l'Académie de Rouen dans le concours 2
sur l'obligation et les avantages qui doivent déterminer
les mères à allaiter leurs enfants conformément au vœu
de la nature, pour ces vers :
Ces fruits d'un chaste hymen par nos maux achetés,
Quoi ! nous les confions à des mains mercenaires,
Tandis que des forêts les hôtes sanguinaires
Allaitent les petits que leurs flancs ont portés!
...Ses yeux à peine ouverts sur mes yeux se fixèrent,
Ses bras vers moi tendus m'exprimaient son dessein;
J'emhrassai mon enfant, et ses lèvres sucèrent
Le lait qu'avec transport lui prodiguait mon sein.
La jeune mère se fait peindre, comme madame de
Salaberry 3, allaitant ses enfants.
Dans la tendresse maternelle comme dans l'amitié,
il y avait Je luxe et presque l'affectation. Voilà que
pour aguerrir les enfants, on les plonge tous les matins
dans un bain d'eau glacée 4, c'est la mode; ou bien on
les fait conduire demi-nus aux Tuileries pour qu'ils se
réchauffent par un vif exercice 5. On les fait manger à
table; on les fait jouer au salon6; on les mène à la
cour; la Reine caresse les enfants de ses amies 7, elle
leur fait représenter des comédies devant le Roi, qui
1 Comte de Neuilly, Souvenirs, p. 8.
2 En 1774. Almanach des Muses de 1776.
3 Verneilh-Puiiuseau, Souvenirs, p. 210.
4 Comte de Neuilly, Souvenirs, p. 8.
5 Jullian, Souvenirs de ma vie.
6 Marquise de la Fayette, Vie de la duchesse d'Ayen, p. 19.
7 Comte d'IIaussonville, Souvenirs, p. 19.
12 LIVRE PREMIER.
témoigne sa joie par le gros rire si nuisible à son pres-
tige1.
Même exaltation dans la tendrese factice qu'on excite
chez les enfants. Madame de Genlis, qui sert de mère à
ceux du duc d'Orléans, leur inspire un tel désir de lui
plaire que « je les ai vus, dit la duchesse de Gontaut
élevée par elle avec eux, je les ai vus baiser les pas où
elle avait marché; un jour, voulant me distinguer en
sentiment, je me précipitai sur le fauteuil qu'elle venait
de quitter, et l'ayant baisé avec ardeur, je me remplis
la bouche de poussière » . Parfois au contraire ce besoin
d'amour inspirait à l'enfant de jolis propos, comme
quand la marquise de Lâge écrit à sa mère * : « Voyez-
moi à genoux à côté de votre fauteuil, vous tenant les
deux mains et les serrant, les baisant de tout mon
cœur, et puis je me figure que vous me relevez, pas-
sant sur mon visage votre bonne main que je baise
encore en dedans. Si vous saviez comme je vous
aime, si au-dessus de tout, si différemment de tout,
maman ! » C'est le moment où Greuze peint Y Heu-
reuse Mère, la marquise de Laborde dans le groupe
de ses enfants, et la Mère charitable, qui enseigne
à son fils comment on secourt « l'indigence » repré-
sentée par un vieillard qui a « sa compagne » à ses
côtés. Dans cet attendrissement on arrive vite à la
niaiserie :
■ Madame de Sabras, p. 106.
2 Marquise de Lage, Souvenirs, Préface, p. 64
AVANT L'EMIGRATION. 13
Qu'il me soit toujours inconnu
Le mortel qui sans être ému
Prononce le nom de sa mère,
Embrasse un ami d'un œil sec
Et ne sourit point à l'aspect
De la cabane de son père '.
Mais on acquiert dès Ja naissance ce qu'ignorent les
parvenus, la notion du devoir envers les inférieurs, du
respect de ceux qu'on tient sous son patronage, des
égards envers les obligés : « Nos âmes étaient alors
presque enivrées d'une douce philanthropie qui nous
portait à chercher avec passion les moyens d'être utiles
à l'humanité 2. »
Utile, on l'est souvent, comme le duc de Laroche-
foucauld, qui, à Romainville, distribue quarante mille
livres aux cultivateurs ruinés par la grêle 8 ; mais on
est tenté de l'être par des procédés plus ingénieux que
raisonnables : ainsi M. de Montyon4 envoie aux pauvres
de son village deux cents livres de riz avec une instruc-
tion pour qu'ils en fassent à grands frais une nour-
riture exquise. — « Ces secours ne peuvent être
employés » , répond le régisseur. On témoigne de l'in-
térêt à ses domestiques : « Ma bonne fait ses compli-
ments à la vôtre » , écrit une jeune fille à son amie 5;
on les mêle à la vie intime au point de donner un rôle
1 BoNNARD, 1776.
2 SÉgur, Mémoires, t. II, p. 63.
3 Madame Le Brun, Mémoires, t. Ier, p. 116.
4 Labour, Montyon, p. 77.
5 Marquise de Lacrange, Laurette de Malboissière, p. V.
14 LIVRE PREMIER.
aux femmes de chambre dans les comédies de château ' .
Le seigneur vit sur sa terre au milieu de ses paysans,
la châtelaine s'occupe de ses confitures et de sa basse-
cour, recueille des recettes contre les maladies. La
duchesse d'Ursel2 se rend dans sa cuisine pour com-
poser « des crèmes excellentes et le meilleur gâteau
d'amandes » , et ne hait pas que les invités l'y accom-
pagnent pour admirer comment elle relève ses manches
et montre « les plus beaux bras du monde » . La charité
plaît même avec un peu d'exagération théâtrale : une
jeune fille se fait apporter une mendiante à son cou-
vent, pour lui laver les pieds 3 ; la vie des champs
prend des apparences romanesques :
On y danse au son du pipeau,
Ou l'on partage sous l'ormeau
Les dons de la bonne Cybèle 4.
Sous prétexte d'hommage à la nature, les fantaisies
bucoliques prennent leur cours. Cependant, l'impres-
sion est quelquefois sincère, comme dans cette lettre
de Madame Victoire 5, tante de Louis XVI : « J'ai passé
la nuit dans le jardin, je me suis couchée après avoir
déjeuné avec une soupe à l'oignon excellente et une
tasse de café à la crème, je me suis réellement amusée
de la belle lune, de l'aurore et du beau soleil, ensuite
1 Madame de Genlis, Mémoires, t. Ier, p. 34.
3 Ibid., t. Ier, p. 301.
3 Ibid., t. I", p. 358.
4 La marquise de la Férandiere, 1781.
5 Lettre citée par Ed. de Barthélémy, Mesdames de France, p. 471.
AVANT L'EMIGPATION. 15
de mes vaches, moutons et volailles, et du mouvement
de tous les ouvriers qui commençaient leur ouvrage
gaiement. » Mais ce n'est le plus souvent que la fan-
taisie d'une poésie en décadence : tels sont ces vers de
la marquise d'Antremont, qui venait d'être élue à l'Aca-
démie de Nîmes :
Quoi ! parmi vous une bergère
Qui n'a pour luth qu'un chalumeau,
Pour chanter qu'une voix légère,
Pour fauteuil qu'un gazon à l'ombre d'un ormeau!
Vous l'arrachez à sa fougère !
Les académies de province, les petits vers assiègent
les salons. Les grands vicaires composent des chansons
sur l'air : Dans le fond d'une écurie, des comédies, de
petits ballets pour les fêtes du cardinal de Brienne'.
Chez les Visitandines, les novices demandent des vers
aux vieux chanoines pour accompagner le bouquet
qu'elles offrent à leur maîtresse de noviciat le jour de
sainte Madeleine a. L'évéque de Mirepoix refuse un
bénéfice à un solliciteur en lui chantant ces vers du
Devin de village :
Quand on sait aimer et plaire,
A-t-on besoin d'autre bien?
Enfin, il n'est pas jusqu'au médecin qui ne rédige
en vers badins ses consultations, comme celui qui dit
à La Gondamine menacé d'apoplexie :
1 Morelleï, Mémoires, t. Ier, p. 264.
2 Ms. Bibl nat.. fonds Périgord, vol. 102, f. 2.
16 LIVRE PREMIER.
Aucun talent ne baisse en vous,
Pas même celui du bel âge
Qui se perd le premier de tous,
Et dont on vous défend l'usage.
Toujours aimer, voir qui vous aime,
N'est-ce pas un sort assez doux?
Moi qui suis plus jeune que vous,
J'en ferais mon bonheur suprême!
On croirait, à voir l'emportement de ces gens vers
les plus extrêmes recherches de la tendresse, qu'ils
prévoient la séparation prochaine, les rigoles de sang
entre les pavés, la faim sur les routes boueuses, la soli-
tude dans les villes inconnues. On concentre les der-
niers parfums de la vie aimante ; on cherche des mots
nouveaux pour savourer sa joie ' ; on tombe en con-
vulsion en écoutant la musique; on a de l'enthousiasme
pour les aventures sentimentales telles que celles de
« milord Asgill 2 » , l'officier anglais qui devait être
pendu par les Américains en représailles d'exécutions
de militaires fédéraux : après six mois d'attente, il est
mis en liberté sur la demande de Marie-Antoinette, il
arrive en France : « Il aura beaucoup de succès, il a
vingt ans, une figure pâle et intéressante; sa malheu-
reuse mère est ici avec lui. »
Les arts se transforment avec les sentiments de la
société nouvelle, la panse du meuble Louis XV se re-
dresse, les pendules s'encadrent dans des colonnes, la
ligne s'effile.
1 Le mot énergie est de cette époque. É migrant en est aussi.
2 Madame de Sabran à Boufflers, p. 36.
^•w
AVANT L'ÉMIGRATION. 17
Cette transformation spontanée des mœurs et du
goût rendait les esprits aptes à recevoir l'impression
des idées anglaises. Les deux nations commençaient à
se connaître : la guerre d'Amérique qui les met aux
prises enseigne aux Français de Louis XVI la puissance
de la race anglaise et la supériorité de sa civilisation.
La mode vient aussitôt d'imiter les Anglais. On cesse
de porter l'épée, les insignes des ordres, les man-
chettes et la poudre; on boutonne son frac et l'on se fait
couper les cheveux1. On prend l'habitude des paris.
Le duc de Chartres, Lauzun et Gonflans organisent
une course de chevaux dans la plaine des Sablons; la
poule est de vingt-cinq louis par jockey ; elle est gagnée
par le cheval normand du duc de Lauzun, qui fait trois
fois le tour de la piste en six minutes 2. Le marquis de
Conflans 3 gagne le pari de faire deux lieues sur son
cheval au trot avec un verre plein à la main, sans ren-
verser une goutte.
Mais on continue à chercher le plaisir dans la con-
versation : le charme de l'amitié reste intact. A Paris,
tous les jours « la bonne compagnie en fort grande
parure » se réunit dans la grande allée du Palais-Royal ;
les femmes portent des bouquets, les cheveux sont
parfumés, Garât et Azevedo chantent, Saint-George
1 Mémoires de Montbabrey, de la baronne d'Obehkirgh, de Vau-
BLMIC.
1 Correspondance secrète, 1775.
3 Vaublanc, Souvenirs, p. 130.
i. 2
18 LIVRE PREMIER.
apporte son violon , d'autres des harpes ou des gui-
tares ' ; ou bien on se rend en voiture au boulevard du
Temple, on s'arrête dans les allées bordées de cafetiers
et de baladins, les jeunes gens caracolent à cheval, les
bourgeoises du Marais garnissent les chaises avec leurs
toilettes surannées, leurs joues éclatantes de carmin;
elles attendent l'heure de leur loto. Le soir, on se rend
au Colisée dans les Champs-Elysées, ou au Vauxhall
près du Temple, sous des portiques illuminés, devant
des concerts ou des feux d'artifice. Puis on rentre
pour le souper. Le luxe n'est que pour la vie exté-
rieure; mépris profond pour les satisfactions du bien-
être et les exigences de la vie matérielle : un paravent
suffit si les vitres de la fenêtre sont mal jointes. Une
chaise de bois ne déplaît pas : « Nous avons dîné chez
madame de Boufflers, et nous sommes morts de faim,
de froid et de rire » , dit la princesse de Poix2. Chez
la princesse de Rohan-Rochefort, une dizaine d'intimes
arrivent pour souper à dix heures et demie, « c'était à
qui serait le plus aimable 3 » ; un souper comprend
une volaille, un poisson et des légumes. La dinde
truffée ne se mange que chez les femmes entretenues,
les truffes sont rares à Paris, elles ne se vendent qu'à
l'hôtel des Américains et à Y hôtel de Provence A .
Le soir, les femmes chantent en s'accompagnant sur
1 Madame Le Brun, Mémoires, t. Ier, p. 18 à 22.
2 Vicomtesse de Noailles, Vie de la princesse de Poix.
3 Madame Le Brun, Mémoires, t. Ier, p. 30 et 04.
4 Brillât-Savarin, Physiologie du goût, méditation vi.
AVANT L'EMIGRATION. 19
la guitare, d'autres composeut, en de'coupant des car-
tons, de petites vignettes qui représentent par exemple
une famille tendrement unie ou un enfant qui plante
un arbre '. On renonce h la fastueuse robe à traîne, les
jupes courtes sont adoptées par la mode, et les jar-
retières deviennent un objet d'art2. Les boutons des
gilets acquièrent une égale importance, ils sont ornés
de miniatures avec des sujets de chasse, des combats
de cavalerie, des portraits. L'art devient plus mesquin,
les habitudes plus étroites, à mesure que les idées
prennent plus de hardiesse.
III
l'insouciance.
« La société, dit la vicomtesse de Noailles3, était
alors la combinaison la plus exquise de tous les perfèc*»
tionnements de l'esprit; les hardiesses de la philosophie
n'étaient que des stimulants pour la pensée; la philo-
sophie n'avait pas d'apôtres plus fervents que les
grands seigneurs; la vie était délicieuse. » Toutefois
1 Baronne d'Oberkirch, Mémoires, t. II, p. 372.
2 Abbé Galiam, Correspondance publiée par Lucien Perret et Gaston
Maugras, t. II, p. 281. Voir aussi Casanova, Mémoires, et la devise :
Vous qui voyez toujours.
3 La Princesse de Poix.
20 LIVRE PREMIER.
on se croyait tenu de simuler des apparences de pra-
tiques religieuses pour ne pas mécontenter les petites
gens; c'était une gêne que l'on s'imposait par bon ton.
— «Dimanche, il a fallu, écrit une jeune fille ', aller à
la grand'messe à la paroisse, car sans cela tous les pay-
sans auraient été scandalisés. » Une des tantes de
madame de Montagu* allait à la messe par habitude,
en « riant comme une folle » des scrupules de sa nièce;
mais l'autre tante, madame de Tessé, avait renoncé à
toute cérémonie religieuse. Par habitude aussi madame
de Sabran allait à la confession , « on nous la dit très-
salutaire3 « , mais elle ne laissait pas pour cela de
railler la procession de sainte Geneviève, car « à pré-
sent les saintes ne font pas la pluie et le beau temps,
leur moment est passé, et si elles n'ont pas une plus
grande considération dans l'autre monde, je les plains
de s'être donné autant de peine 4 » . La marquise de
la Férandière 5 se vante de préférer les bergers aux
sopranistes d'églises :
Je préférai musette, hautbois,
Aux aigres et perçantes voix
Des Amphions de vos chapelles
Qui sont réduits au seul honneur,
Ne pouvant chanter pour les belles,
De chanter pour leur créateur.
1 Marquise de Lacrànce, Laurette de Malboissière, p. 39.
9 Anne de Noailles, marquise de Montagu, p. 26.
8 Lettre à Roufflers du 25 avril 1778.
4 Correspondance , p. 17.
5 Almanach des Muses, 1781.
AVANT L'ÉMIGRATION. 81
L'impiété est du bel air ; il est permis de dire sur la
religion même des « énormités l » . C'est par cette
mode que la noblesse de cour se distingue des simples
familles de parlementaires, qui ont gardé l'austérité
janséniste : dans cet autre monde les femmes ont
encore des directeurs ; madame de Tessé tombe dans
un nouvel étonnement chaque fois quelle voit ses
nièces, les filles du duc d'Ayen, qui ont été élevées dans
toutes les pratiques de la piété la plus rigoureuse par
leur mère qui est de famille parlementaire. Une éduca-
tion semblable perdait sans retour un officier dès son
arrivée au régiment. Le sous-lieutenant doit se cacher v *
pour faire ses pâques8; Garnot amasse ses premières
rancunes sous les railleries de ses camarades qui se '
moquent de sa piété de bourgeois3. M. de Chabannes,
beau, jeune, riche, glisse en dansant au bal de la Reine,
et s'écrie en tombant : Jesus-Maria ! Il est aussitôt cou-
vert d'un tel ridicule qu'il part pour l'Amérique; sur le
navire, dans les prairies, il garde le sobriquet, et il re-
vient d'Amérique Jesus-Maria comme il v était allé.
Les jeunes officiers qui accompagnent en Espagne le
comte d'Artois rient des ceintures de papier que l'on
met aux statues, des femmes qui baisent les mains aux
moines « bien sales » , consternent la cour austère de
Charles II; le comte d'Artois est jugé par les moines M*
1 Walpole. Voir Taine, t. Ier, p. 378.
* Romain, Souvenirs d'un officier royaliste, t. Ier, p. 54.
* Sybel, t. III, p. 13.
22 LIVRE PREMIER.
espagnols trop tonante, ils l'empêchent de fréquenter
les Infants; un curé de village ne comprend pas en
quoi il diffère du prince d'Hénin et du prince de
Nassau-Siegen qui sont de sa suite, et fait préparer
trois prie-Dieu : — Il n'en faut qu'un, dit un Français,
ce sont trois princes en une seule personne!
Dans le palais de Versailles, un prêtre n'est pas
reçu en soutane : il doit porter le petit collet \ La
vieille cour est d'accord avec la jeune sur la dévotion ;
M. de Craon le grand-père a autant de dédain pour
les pratiques religieuses que M. de Poix son petit-fils,
qui se vante d'être intimement attaché à sa femme
parce qu'elle n'est pas plus chrétienne que lui : « Ce
n'était pas une union chrétienne, le temps ne le com-
portait guère; c'était une de ces combinaisons déli-
cates par lesquelles deux âmes élevées cherchent la
félicité dans la vertu 2. » Le modèle de l'épouse non
chrétienne est la duchesse de Ghoiseul, la personne la
plus universellement respectée de l'époque, certaine-
ment la mieux douée de toutes les qualités morales ;
«c'était une sainte, quoiqu'elle n'eût d'autre croyance
que celle que prescrit la nature 3 » .
Cette révolte de la bonne compagnie contre l'Eglise
est excitée en partie par les philosophes, un peu par la
mode, mais aussi par la hauteur aristocratique. On
1 Besxaud, Souvenirs d'un nonagénaire, t. Ier, p. 317.
2 Vicomtesse de Noailles, la Princesse de Poix.
3 Baron de Gleichen, Mémoires, p. 73.
AVANT L'EMIGRATION. 23
trouve la religion nécessaire pour ceux qui n'ont pas
de culture intellectuelle, on dit comme le duc de
Beaumont ' : « J'observe le culte apparent des chré-
tiens par conviction politique de son utilité ; du reste,
je suis déiste prononcé. » Les enfants même se pren-
nent à douter : une jeune fille, mademoiselle de
Mussey 2, s'excuse comme d'une faiblesse de prier
pour son père qui a émigré : « Moi qui ne suis pas
extrêmement dévote, mon âme s'élève à Dieu et lui
dit : Détournez les coups qui pourraient porter sur mon
père. » Et quand Mirabeau à sept ans répond à ceux
qui lui expliquent que Dieu ne peut pas faire les con-
tradictoires, par exemple un bâton qui n'ait qu'un
bout : « Est-ce qu'un miracle n'est pas un bâton
qui n'a qu'un bout? » la grand'mère frémit d'indigna-
tion. Les mères sont épouvantées de ce souffle qui
passe sur les âmes des enfants. Madame de Sainte-
Aulaire raconte les angoisses de sa mère qui voit ses
fils se détacher de la foi : un matin, l'aîné n'arrive
point pour la messe du château, la mère regarde avec
douleur la place vide ; le vieux chapelain comprend
qu'elle attend, prolonge les premières prières, arrive
lentement à l'élévation, à ce moment la vieille dame
s'évanouit. Aussi avec quel amour on cherche à pré-
munir ces jeunes cœurs ! « Ma tante, écrit mademoi-
1 Anne «le Montmorency-Luxembourg, duc de Beaumont, né
en 1767. Son portrait écrit par lui-même.
8 Correspondance originale des émigrés, p. 130, lettre du 25 sep-
tembre 1792.
24 LIVRE PREMIER.
selle de Condé, me prévint sur la manière de penser
des personnes du monde, et me recommanda de ne
jamais oublier mon Dieu. » — « Ma mère, dit Cha-
teaubriand ', chargea en mourant une de mes sœurs
de me rappeler à la religion. Quand la lettre me par-
vint, ma sœur elle-même n'existait plus. Ces deux
voix sorties du tombeau m'ont frappé. Jai pleuré.
J'ai cru. »
Cette tendance aristocratique qui laissait la religion
au vulgaire pour réserver une philosophie sentimen-
tale à la classe dominante, existait jusque dans le
clergé. La grande majorité des prêtres et des moines
français a donné la preuve de sa foi : ceux qui ^sont
restés ont versé leur sang, nous verrons ceux qui ont
émigré s'attirer l'admiration des peuples qui les ont
recueillis. Mais plusieurs prélats avaient d'autres idées.
M. de Jarente, évêque d'Orléans, conduit mademoi-
selle Guimard à l'Opéra dans son carrosse à ses armes ;
M. de Talaru, évêque de Coutances, cache un sérail
dans son abbaye de Montebourg2; Louis de Grimaldi,
évêque du Mans,' garde même à la messe sa veste
rouge de chasse, les culottes rouges, les bas blancs 3.
L'abbesse de Fontevrault envoie sa femme de cham-
bre prévenir le prêtre du moment où il peut monter
1 Première préface «lu Génie du Christianisme.
* Duval, Souvenirs, t. 1er, p. 8.
3 Dom Piolin, Histoire de l'Église du Mans, t. VI, p. 527. Le
pieux dom Piolin explique qu'il n'y a nul scandale à récapituler ces
laits.
AVANT L'ÉMIGRATION. 25
à l'autel, et n'empêche pas les servantes d'être inso-
lentes avec les religeux qui sont placés sous son auto-
rité '. Chez l'archevêque de Narbonne, qui fait recevoir
ses invités à son château de Hautefontaine par sa
nièce favorite, madame de Rothes, la conversation est
souvent assez libre pour que les jeunes femmes en pleu-
rent de honte; on assiste cependant à la messe, mais
on y lit des ouvrages gaillards reliés comme des livres
d'heures; la tenue est plus contrainte quand l'évéque
de Montpellier vient chasser au château : « Mes-
sieurs, dit alors l'archevêque de Narbonne à ses
autres invités, il ne faudra pas jurer aujourd'hui. » Pen-
dant l'émigration, à Londres, madame de Rothes, qui
se sent mourir, cache ses souffrances pour ne rien
changer aux habitudes de son oncle; elle donne un
grand dîner, se retire, en sortant de table, dans sa
chambre et dit : « Envoyez chercher un prêtre, c'est
convenable à cause de M. l'archevêque. » Elle meurt.
Le jour de l'enterrement, l'archevêque va chez un
ami, trouve un volume de Voltaire sur la table, parle
de son ancienne amitié avec Voltaire, récite un chant
de la Pucelle.
Le cardinal de Brienne réunit à son château « une
1 Besnard, Souvenirs d'un nonagénaire, t. Ier, p. 269. Les religieux
devaient « prononcer leurs vœux entre les mains des religieuses, se
reconnaître leurs serviteurs et s'engager à les servir jusqu'à la mort, ne
posséder autre chose temporelle que ce qui leur serait accordé par les-
dites religieuses » . Voir le curieux arrêt du conseil d'Estat, le Roi y
séant, 8 octobre 1641, qui constate l'autorité de l'abbesse et son pou-
voir de correction sur les religieux. Paris, 1641, in-4°.
26 LIVRE PREMIER.
foule de petits abbés qui croyaient à peine en Dieu
et attendaient des évêchés » ; sa belle-sœur « en rete-
nait toujours un pour lui faire des contes durant la
messe ' » . Ce prélat dit à l'abbé de Boisgelin, qui
venait d'avoir une aventure scandaleuse avec madame
de Ganillac : « Pourquoi n'attendiez-vous pas que
vous fussiez évêque? »
Le curé de campagne, le recteur breton, le moine
austère ont du mépris pour le grand vicaire qui pou-
dre ses cheveux, et pour l'évêque qui lit YEîicyclopé-
die. Jusque dans l'émigration ces rancunes survivent;
sous les boues de la Guyane, les prêtres transportés se
reprochent encore leurs anciennes distinctions : le
grand vicaire de Luçon est accablé de sarcasmes par
le principal de Tréguier, qui vit dans la même case 2.
Toutefois les souffrances de l'émigration transfor-
mèrent les sentiments et rejetèrent dans le sein de
l'Eglise les plus incrédules. Quelques vieillards restèrent
inflexibles. On les revit avec dépit, sous la Restaura-
tion 3, conserver les idées qui étaient à la mode lors-
qu'ils étaient entrés dans le monde. Tels étaient le
général de Goguelat, ancien confident de Ma rie- Antoi-
nette, la princesse de Poix, et cette charmante grand'-
mère de la comtesse d'Agout *, qui « lançait le trait
rapide, ne haïssait pas le mot, le plaçait vivement et
1 D'Allonville, Mémoires, t. Ier, p. 279.
* M6r de Beaijregard, Mémoires.
* Chambeland, Histoire de Louis de Bourbon- Condé, t. III, p. 72.
4 Daniel Steuh, Mes souvenirs, p. 92.
AVANT L'EMIGRATION. 27
bien, avait sur la vie des ouvertures naturelles, peu
tendre, pas du tout dévote, mais toujours indulgente
et avenante, enjouée alors même qu'elle fut aux prises
avec les infirmités et la mort, la plus aimable femme
qui se puisse concevoir» . La Restauration, les princes,
la duchesse d'Angoulême surtout imposaient à la
noblesse un langage beaucoup moins libre que celui
que se permettaient ses ancêtres l. A son lit de mort,
ma grand-mère impatientée des lenteurs du prêtre qui
lui administrait l'extrême-onction, lui dit sans aucune
émotion et comme si elle eût été à sa toilette : « Je
ne savais pas que ce fût si long. » — « Il est fâcheux
que ce soit si court » , dit au contraire une mourante
du même temps, pendant la même cérémonie.
IV
EXTINCTION DES ANCIENNES FAMILLES.
Le goût des plaisirs, l'indifférence sur la religion
n'étaient pas les seuls travers. Les hommes savaient se
faire tuer, les femmes se laisser adorer, mais on n'avait
aucune préoccupation des dettes; pour qu'on pût
1 Ce détail de mœurs a été merveilleusement observé et reproduit
par Balzac.
28 LIVRE PREMIER.
plaindre des créanciers, il fallait qu'ils perdissent
trente-trois millions, comme ceux du prince de Gué-
méné. On cherchait des pensions, des honneurs, des
privilèges, on s'opposait avec une désolante obstination
à la formation d'une aristocratie dirigeante.
L'incurable jalousie de la noblesse française contre
tout gouvernement aristocratique éclate déjà dans un
épisode de la minorité de Louis XIV. Au moment où
les turbulents du parlement de Paris ouvraient nos
frontières à l'étranger, la noblesse française s'assembla
aux Àugustins, se constitua en corporation, rédigea
des manifestes pour empêcher le gouvernement de
confirmer les droits des ducs et pairs. Dans cette crise
que traversait la France, la noblesse ne ressentit
d'autre inquiétude que celle de voir surgir une aris-
tocratie. En 1789, même légèreté : « La noblesse ne
voulait pas reconnaître la supériorité des ducs l. »
Les aspirations libérales surabondaient, chaque sei-
gneur était prêt au sacrifice de ses droits, mais non
pas à reconnaître la nécessité d'une aristocratie.
Tandis qu'en Angleterre la discipline des classes
dirigeantes maintient entre les mains de quelques
familles le soin de défendre les libertés du pays, tandis
que les traditions de gouvernement sont conservées
contre l'étranger, contre les séditieux, contre le Roi,
par une aristocratie nationale, aimée du pays, fondue
' SÉgur, Mémoires, t. Ier, p. 91.
AVANT L'ÉMIGRATION. 29
dans l'histoire intime de la race, en France, ce ne
sont que jalousies mesquines, compétitions sur de
mise'rables privilèges, horreur des modérés.
Cette haine contre la formation d'un parti de gou-
vernement était d'autant plus absurde dans la noblesse
française, que cette noblesse n'existait plus que par
des agrégations récentes, et que le petit nombre de
vieilles familles aurait pu facilement constituer l'aris-
tocratie nécessaire. Dans le Lyonnais il n'y a plus
sous Louis XVI que six familles de vieille noblesse 1 ;
sur vingt familles nobles, il y en a à peine une en
France qui puisse se prétendre d'ancienne date, c'est
Ghérin qui le dit, le généalogiste officiel 2; tous les
nobles, sauf un sur vingt, sont des fils de magistrats,
d'avocats, d'échevins, de financiers, de marchands,
de juifs. Quatre mille fonctionnaires publics sont
anoblis par leurs charges à mesure qu'ils y parvien-
nent ; il n'y a pas un enrichi qui ne devienne noble
aussitôt 3. Voltaire, fils de notaire, achète une charge
de gentilhomme de la chambre du Roi; Maréchal, fils
de chirurgien, est le marquis de Bièvre; Paris, fils de
muletier, est le marquis de Brunoi; le traitant Grozat
devient marquis du Ghâtel; les marchands Peirenc et
Antoine deviennent les seigneurs de Moras et de Saint-
Joseph; le juif Samuel Bernard devient marquis de
1 Guillon de MomxÉok, Mémoires, p. 28.
s Chéiun, Abrégé chronologique, 1788.
3 D'Argenson, Mémoires, t. III, p. 402.
30 LIVRE PREMIER.
Boulainvilliers; enfin Léchasse, basse-taille à l'Opéra,
reçoit des lettres de noblesse « à cause de sa voix et
de son beau chant ' » , et devient le seigneur du Pon-
ceau 2.
Ces nouveaux privilégiés se montrent d'autant plus
hargneux qu'ils ont moins de titres. Leur zèle de néo-
phytes leur fait adopter tout d'abord les travers de la
société dans laquelle ils s'introduisent. Contre ce flot
envahisseur l'ancienne noblesse ne peut se défendre
que par les faveurs de la cour; elle va chercher le
vieux sang pour l'attirer à elle et se renforcer. Un offi-
cier oublié comme major de place découvre tout à
coup qu'il descend de la vieille famille d'Adhémar; il
fait constater ses droits par Ghérin 3, il est aussitôt
fêté à Versailles, accueilli par la mode, promu colo-
nel, puis ambassadeur, puis épousé par une riche
veuve. Au contraire, on oppose le ridicule aux intrus.
Le ridicule est si redoutable que toute jeune femme
est dans les transes au moment de sa présentation à la
cour. Même à la cour les vieilles familles cherchent à
lutter contre l'envahissement des nouvelles.
Les courtisans se réunissent entre eux pour les repas
à Versailles, et relèguent ceux qui ne sont pas de la
cour à une table servie aux frais du Roi. Parmi ceux
qui sont de la cour, les classes sont nombreuses, et nul
1 Madame de Genlis, Mémoires, t. Ier, p. 14.
i Sur ces continuelles aggrégations, voir Alfred Maury, Revue des
Deux Mondes, 15 décembre 1882.
5 Ségur, t. Ier, p. 56; Bezesvai., t. II.
AVANT L'EMIGRATION. 31
ne peut sortir de sa classe : ainsi les gentilshommes
ordinaires de la chambre et les écuyers sont consi-
dérés comme subalternes et ne peuvent jamais s'élever
plus haut ; ils forment une coterie dont la souveraine
est madame d'Angivilliers, femme de l'intendant des
bâtiments; un homme de la cour ne doit point fré-
quenter habituellement cette société : le prince de
Poix, amant d'une femme de chambre de la Reine,
fut blâmé de s'y être montré trop souvent.
Quant à la magistrature, elle était comptée bien au-
dessous. Mademoiselle de Lamoignon fut inconsolable
d'épouser le dernier des d'Aguesseau, parce qu'elle
calcula qu'elle ne pourrait être présentée à la Cour.
V
PROGRÈS DE LA CIVILISATION.
Cette fleur de gaieté et desprit, cette frivole admi-
ration pour une philosophie rudimentaire , les abus
mêmes, n'empêchaient point les progrès. « Nos abus
font du bien à beaucoup de monde » , remarquait le
prince de Ligne1. Il serait malaisé de soutenir que les
vices ne nuisaient pas davantage, mais on peut du
1 Tome I", p. 101, en 1787.
32 LIVRE PREMIER.
moins remarquer, avec le Napolitain Galiani1, que
l'Europe entière cherchait à les acquérir. En tout cas,
les esprits sont en travail dans chaque couche de la
société, pour accroître les jouissances des hommes,
développer leur puissance, multiplier leurs connais-
sances. Du règne de Louis XVI datent les progrès de
toutes les sciences.
Ce monde en apparence si léger se passionne à
chaque éclosion d'une découverte : le chimiste Four-
croy est forcé de changer deux fois d'amphithéâtre,
tant les gentilshommes et les jeunes femmes se pressent
à ses leçons2; au cours d'anatomie d'Antoine Petit, on
s'asseoit jusque sur les rebords des fenêtres. Madame
de Sabran a suivi trois cours de physique et parle
doctement de l'angle de réflexion. Au Lvcée, la société
se passionne pour les leçons de Laharpe et de Depar-
cieux, et elle discute dans les soupers sur les doctrines
écoutées dans la journée. Deparcieux est même invité
deux mois chaque année au château de Brienne, où il
trouve un cabinet d'histoire naturelle et de physique,
et où il est chargé d'un cours pour les femmes qui
passent l'été chez le cardinal3. La néologie est pro-
fessée par Buffon, l'électricité par Nollet, l'astronomie
par Lalande; ils parlent avec élégance à un public
exigeant et attentif. Les trois grandes lois de la phy-
'Tome II, p. 318.
2 En 1784.
3 MORELLET, t. 1er, |1. 264.
AVANT L'EMIGRATION. 33
sique sont révélées : la théorie de la chaleur par Pré-
vost à Genève et par Fourier à Paris, celle de l'élec-
tricité par Coulomb ', la polarisation de la lumière par
Malus2. Lavoisier, Berthollet, Guyton de Morveau
découvrent les lois de l'oxydation, des proportions
définies, des équivalents atomiques. Rouelle et Dolo-
mieu poussent la géologie à un point qu'elle n'a guère
dépassé. Daubenton crée l'anatomie comparée; Bichat, /
l'anatomie générale. Argant invente la lampe à aspira-
tion. L'abbé de l'Épée donne la parole aux sourds-
muets. Borda et Lavoisier commencent la météoro-
logie , provoquent des observations simultanées du
baromètre à de grandes distances, discernent la for-
mule de la corrélation entre la direction des vents et
les variations delà pression atmosphérique : la noblesse
se lance avec enthousiasme sur leurs indications ; on
retrouve encore aujourd'hui dans les châteaux, au fond
des provinces, les instruments reçus de Lavoisier
pour cette correspondance : nous venons de reprendre
leur science au même point, il y a moins de vingt
ans3. Nous reprenons de même, à la Salpêtrière, la
science de Mesmer que la Révolution avait également
fait disparaître ; celle de Lamarck, détruite aussi par /
la Révolution, a eu besoin de Darwin pour renaître.
Nous n'avons apporté que peu de perfectionnements
1 Ses Mémoires sont de 1782 à 1789.
9 Avant 1797.
:i J. B. Dumas, OEuvres de Lauoisier.
I.
™?m ! a. A
i *
1 <3
C&HfMr
'
34 LIVRE PREMIER.
à la botanique depuis le livre d'Antoine de Jussieu qui
donne en 1789 la méthode des familles naturelles. La
cristallographie n'en a guère reçu davantage depuis
les mémoires de Rome de Lisle en 1772 et de Haûy l
en 1783. Montgolfier invente les aérostats; le mar-
quis de Jouffroy fait en 1776 sur le Doubs et en 1783
sur la Saône les premiers essais de navigation à
vapeur. Pinel soigne les aliénés, mademoiselle Bihé-
ron conserve les pièces anatomiques. Les familles
nobles soumettent à l'inoculation leurs enfants et pré-
sentent ainsi l'exemple de la lutte contre les préjugés;
elles combattent, sous l'influence de Louis XVI, le
préjugé semblable qui faisait regarder en France
comme un poison la pomme de terre 2 que consom-
maient les Irlandais depuis 1580.
Mêmes progrès dans la science administrative. Les
édits de 1778 et de juin 1787 créent le régime sur
lequel s'est modelée la loi du 28 pluviôse an VIII,
qui est encore le Code du ministère de l'intérieur 3.
Galonné pose le principe de la participation des rede-
vables à l'assiette des contributions. Les fermiers
1 On connaît leurs querelles sur la priorité d'invention de la science
des cristaux.
2 On la trouve à partir de 1770 mentionnée sur les menus des
princes de Saxe au château de Pont-sur-Seine; le comte de Biojjlie en
Saintoii{;e cultive la pomme de terre depuis 1775; Jard-Panvilliers
dans le bas Poitou depuis 1785; Parmentier à Grenelle en 1784. Les
Bretons la refusaient encore en 1790 : « Nous prend-on peur des
porcs? » NÉ el de Lavigne, Souvenirs, p. 61.
3 Vicomte de Luçay, les Assemblées provinciales sous Louis XVI.
AVANT L'EMIGRATION. 35
généraux ne sont plus les traitants ridicules dont on
s'égayait depuis Louis XIII , ils sont instruits, labo-
rieux, accueillis dans tous les salons, estimés par les
bienfaits qu'ils répandent. Les travers mêmes de nos
bureaux impeccables sont déjà pleins de vie ; la tutèle
administrative a déjà ses allures tracassières ; un inten-
dant fait la leçon à Montesquieu qui veut planter des
vignes dans le Médoc. Si un administré se plaint à un
chef, il reçoit pour réponse la réplique même du com-
mis qui l'a lésé « de manière à prouver que tout a été
bien fait ' » , comme aujourd'hui. Qui lit un préfet, lit
un intendant2.
Dans le même temps l'armée est réorganisée, les
magasins sont remplis, les arsenaux sont garnis sous la
rigoureuse administration du maréchal de Ségur; déjà
est prête l'armée de la campagne de 1792. La rade de
Cherbourg est armée par Louis XVI pour la marine
militaire, il se rend lui-même au milieu des travaux
pour les hâter3; ils sont assez avancés en 1787 pour
que le port puisse être utilisé dans la guerre que l'on
croit prochaine avec l'Angleterre 4.
Les colonies arrivent à une prospérité dont elles ne
peuvent se faire aucune idée aujourd'hui; les îles, sur-
tout Saint-Domingue, enrichissent tous les ports de
1 Necker, Mémoire de 1781.
4 Tocqueville, l'Ancien Régime et la Révolution
3 Lord Auckland, Correspondance, t. Ier, p. 125, June 1785 :
« Personal concurrence. »
4 Bezenval, Mémoires, t. III, p. 297.
3.
/
36 LIVRE PREMIER.
France, non les ports seulement, mais les villes indus-
trielles qu'elles alimentent de matières premières, et
avec elles les pays qui voient bâtir sur les rivières des
filatures, des fabriques de toiles, des ateliers d'impres-
sion sur étoffe, des forges. Les machines à vapeur
entrent en activité; les houillères que la Révolution va
arrêter, obtiennent des chiffres d'extraction qu'elles ne
retrouveront pas de vingt ans. Quand le comte d'Artois
visite Bordeaux, il est émerveillé de voir quinze cents
bâtiments à l'ancre, une population immense sur les
quais, des dîners avec des vins de Laffitte et de Haut-
Brion qui sont à peine connus à Versailles, des toilettes
éblouissantes dans les fêtes du soir.
Cet élan merveilleux de l'esprit humain en France
fut violemment arrêté pour plusieurs années. On se
è plaît à conter qu'un jour nouveau commence avec
l'aurore de la Révolution, à répéter que des principes
inconnus éclosent pour ne jamais mourir. Aucune ré-
volution n'aurait au contraire été d'une si médiocre
importance si la conséquence de la nôtre n'avait été
d'amoindrir la France. Peu d'époques ont été aussi
infécondes en idées. Toutes les formules qui assurent la
liberté et la santé d'une nation étaient depuis long-
temps acquises à la civilisation, depuis un siècle mises
en pratique par les Anglais. Le respect de la vie et de
l'opinion des autres était entré dans les coutumes
avec Guillaume d'Orange et avec Voltaire. On avait vu
ce respect poussé à l'excès dans l'interminable procès
AVANT L'ÉMIGRATION. 37
de Hastings, à propos de quelques Hindous. Toutes les '
théories qui suppriment le vieux principe d'autorité et
démontrent que la société doit n'être liée que par la
loi civile et le sentiment du devoir, pénétraient dans
les esprits, elles étaient appliquées en Amérique.
L'expérience faite par les Français a été de supprimer
la loi et le devoir; elle a amené des massacres comme
on n'en avait pas vu depuis cette autre révolution qui
avait livré le monde païen aux barbares. La consé-
quence la plus incontestable a été un perfectionnement
merveilleux de la science et des outils de la guerre, ce
qui a amené le sacre de l'empereur d'Allemagne dans /
le palais de Versailles.
Cet amoindrissement déshonorant de la France s'est
accompli au moment où le sentiment national se fon-
dait dans des divagations humanitaires et où nous
apprenions h rire de la loi. La diminution du pays et
des esprits n'a pas offert comme simulacre de compen-
sation le bien-être matériel. Sans aucun doute le bien-
être matériel est cent fois plus général et plus intense
qu'avant la Révolution, mais on doit reconnaître qu'il
résulte du développement même de la civilisation en
Europe, nullement de la Révolution : ce bien-être s'est
étendu de 1820 à 1870; jusqu'à 1820 les souffrances
étaient cruelles, n'oublions pas les épisodes déchirants
delà famine de 1817. Depuis 1870, le bien-être ne
s'est plus accru, car si les salaires se sont élevés, l'alcool
en exige une plus grande partie dans les familles d'où-
/
/
38 LIVRE PREMIER.
vriers; quant aux familles rurales, elles comprennent
toujours, sans changement, en 1788, en 181 5, en 1884,
quatre millions de paysans qui possèdent moins de
quatre hectares. D'ailleurs, toutes les nations ont parti-
cipé à l'amélioration matérielle, sans ressentir autre-
ment que par les maux de la guerre l'influence de
notre Révolution. Pour arriver aux avantages que
chacun atteignait par l'évolution naturelle des peuples
policés, nous nous sommes livrés à un cataclysme inu-
tile.
On peut donc dire que la Révolution française n'a
produit directement que deux résultats positifs : elle a
procuré à la France la suppression des abus de l'an-
cien régime; au monde, la théorie à peu près nouvelle
de l'égalité.
CHAPITRE II
ENNEMIS DE LA SOCIETE LOUIS XVI.
Impatience contre les abus. — Les princes. — Les réfractaires. —
Les vaniteux. — L'écroulement.
I
IMPATIENCE CONTRE LES ABUS.
L'idée d'égalité n'est qu'une déjection du sentiment
d'envie. L'égalité n'existe ni dans la race, ni dans l'in-
dividu, ni dans les chances. L'être de race teutone
sera toujours inférieur à un Anglais; dans la même race
on verra à côté de la femme dont les cheveux descen-
dent jusqu'aux reins, dont la taille est élancée, dont le
jarret s'attache verticalement au talon, la femme aux
cheveux rares et courts, à la gorge basse, au talon
mou; chez les nègres qui se ressemblent assez entre
eux pour être obligés de se faire un cran à la joue afin
de se reconnaître, l'un trouve une charogne et en-
graisse, l'autre avale de la terre et a le ventre ballonné.
Les hommes varient entre eux non-seulement, ainsi
que les animaux, selon les dons naturels et les richesses
40 LIVRE PREMIER.
de l'instinct, mais aussi suivant les formes infinies du
monde intellectuel et moral.
Le sentiment vrai est, non pas l'égalité, mais
l'union. Contre les fléaux qui tendent à détruire la
race, contre le froid, la faim, les maladies, les ennemis,
les cataclysmes, ce que l'individu doit défendre, c'est,
non lui et ses enfants, mais la nation entière. Au profit
de la nation il doit se servir, il ne doit pas se dé-
pouiller des forces acquises par la prévoyance et le
travail des pères : en les conservant il fait profiter
la nation des ressources accumulées par des siècles
de recherches et de richesses. L'égalité tend au con-
traire à rendre le savant, le riche et le fort aussi
impuissants que l'enfant au berceau. Comme d'ail-
leurs c'est surtout par l'intelligence que les hommes
diffèrent, l'intelligence doit la première dispa-
raître. L'amour de l'égalité est l'horreur de l'intelli-
gence.
Le principe d'autorité n'était pas beaucoup plus
complaisant pour les poussées de l'intelligence, même
sous le règne de Louis XVI; il était d'autant plus into-
lérant qu'il était davantage menacé : Dieu a choisi les
rois pour commander aux sujets, les sujets ont le
devoir d'obéir. Maximes bizarres qui avaient été
rattachées par Bossuet à l'Ecriture Sainte , et qui
travestissaient en dogmes tous les abus, toutes les
fautes.
Les privilèges et la routine maintenaient l'agricul-
AVANT L'EMIGRATION. kl
ture en stagnation ; les capitaux se retiraient du sol ;
l'habitude des jachères laissait improductifs une partie
des champs; les moutons et les chèvres ravageaient les
terrains de pâture; la noblesse était inutile dès qu'elle
se refusait à servir de base à une aristocratie, la bour-
geoisie ne sortait de sa compression qne pour
emprunter les travers de la noblesse, les magistrats
réclamaient le privilège de certaines causes, et les
plaideurs le privilège de certaines juridictions ; les
artisans étaient serrés dans le système des corpora-
tions, ce réseau de privilèges dans la misère; l'unité
de l'armée était troublée par d'antiques privilèges,
vingt-sept régiments appartenaient à des proprié-
taires, quelquefois non français, qui nommaient les
officiers; les impôts étaient mal répartis et perçus
avec caprice; l'Etat n'avait aucun crédit et se sentait
effrayé par un mince découvert de cinq cents mil-
lions.
Les privilégiés, couronne, noblesse, Eglise, parle-
ments, avaient l'habitude de se coaliser les uns contre
les autres; la noblesse de province était jalouse de
la noblesse de cour, la noblesse de cour jalouse
des ducs. Si le Parlement croyait rendre service à
l'Eglise en condamnant des livres au bûcher, les con-
seillers avaient grand soin de conserver et de se par-
tager les exemplaires condamnés; ils étaient à leur
tour parodiés par les militaires : « La Fayette, dans
une de ces joyeuses audiences, remplit les fonctions
42 LIVRE PREMIER.
de procureur général \ » Les jeunes officiers blâment
les réformes militaires au camp deSaint-Omer 2, discu-
tent sur les désordres de la cour, les droits des peu-
ples, la nécessité d'un changement 3. L'ancien régime
meurt, la France s'engage d'elle-même et sans avoir à
faire l'effort d'une révolution dans le torrent des idées
libérales : Langeron, que le spectacle des excès va
bientôt pousser avec horreur loin de son pays, dit à
ce moment * : « Un nouveau jour semblait luire pour
la France; la bonté, la bienfaisance de son monarque,
les désirs du peuple, la convocation des états géné-
raux, tout annonçait une révolution totale qui, en
détruisant à jamais quelques abus de son gouverne-
ment, devait la conduire au plus haut degré de gloire
et de bonheur ! » Un Anglais qui nous a observés avec
sagacité, écrit 5 : « Les riches et les nobles étaient des
agitateurs avant qu'ils aient vu toucher aux propriétés. »
Quand le baron d'Agout est envoyé par le Roi pour
arrêter les conseillers séditieux du Parlement, il se
perd « dans la bonne compagnie 6 » ; un des officiers
qui l'accompagnent est exclu d'un salon : « Mon-
sieur, lui dit la dame, je ne reçoisque d'honnêtes gens ! »
Les sauveurs accourent avec des promesses. « L'État,
1 SÉgur, Mémoires, t. Ier, p. 48.
2 Miot de Melito, Mémoires, t. Ier, p. 4.
3 Rezenval, Mémoires, t. III, p. 327 : « Entraînement vers l'in-
connu. »
* Langeron, Ms. Affaires étr., Russie, t. XXI, Mémoire I, p. 45.
5 Drake à Antraigues, 18 avril 1794.
6 Mallet du Pan, t. Ier, p. 148.
AVANT L'ÉMIGRATION. 43
disait Sénac de Meilhan ', allait être sauvé, on me
préféra un homme d'esprit. »
Le dernier bourgeois était saisi depuis quelques
années de « la rage des remontrances et des projets
sur les finances 2 » . Les jeunes gens oubliaient les plai-
sirs, les prélats leurs diocèses, ils « dogmatisaient sur
les questions d'Etat 3 » , comme les militaires, comme
les femmes. Mais chaque classe songeait à garder ses
privilèges tandis qu'elle combattait les abus chez les
autres. L'enthousiasme pour les états généraux
emporte la noblesse, les parlements, les corporations,
et jusqu'au dernier sous-lieutenant dans chaque régi-
ment : « Les états généraux sont nécessaires au
bonheur de la France 4 ! »
Les abus étaient dangereux, les réformes étaient
nécessaires. Tous les esprits étaient emportés par le
sentiment du danger des abus et de la nécessité des
réformes; les hommes qui se rejetteront plus tard avec
passion vers l'ancien régime, comme d'Epréménil,
Cazalès, Saint-Priest, d'Antraigues, sont les plus
ardents, à la veille de la Révolution, pour combattre les
abus et assurer des réformes. Tous les pays civilisés
qui souffraient des mêmes abus ont su organiser leurs
réformes. Seule la France s'est livrée à une révolution.
1 TlLLY, t. m, p. 77.
* Voltaibe, en 1763.
3 Le marquis Caraccioli à d'Alembert, 1er mai 1781.
4 Romain, Souvenirs d'un officier royaliste, t. Ier, p. 293.
44 LIVRE PREMIER.
Mais pouvait-on croire que la propriété des biens
et la sécurité des personnes étaient en danger? Le
peuple est si bon qu'on ramènera avec un peu d'amour
l'âge d'or. Une bienveillance banale envahit les âmes.
u Mes enfants, voici ma femme! » dit aux soldats le
Dauphin père de Louis XVI, et le mot fait fortune.
Madame de Sabran f écrit en voyant condamner des
contrebandiers : « Quel grand tort ces malheureux
peuvent-ils faire à MM. les fermiers généraux en
faisant quelque petite contrebande de sel ou de tabac
pour avoir quelques sols à échanger avec du pain dont
ils font vivre leurs femmes et leurs enfants? »
Ainsi l'on veut substituer à la discipline une fausse
sensibilité; on se pâme en adoration devant Fanchonla
vielleuse, la vertueuse Savoyarde, sans vouloir écouter
que la maréchaussée la ramasse ivre dans les rues. Même
dans la galanterie on veut supprimer la contrainte :
« Abuse si tu veux de ta liberté, je l'aimerai encore
mieux que de te faire sentir le poids d'une chaîne. Je
veux que ta volonté seule te guide vers moi 2. »
L'homme se porte par sa bonté naturelle, on le sup-
pose, vers le bien, les lois le dépravent, et tandis que
les sceptiques demandent qu'on ne leur trouble pas
l'ordre de la chute des monarchies 3, les naïfs restent
pénétrés de respect pour les droits d'êtres si parfaits.
1 Page 237.
2 Madame de Sabran à Boufflers, p. 47.
3 Abbé Galuni, t. II, p. 322.
AVANT L'EMIGRATION. 45
L'excès de ce respect est poussé à ce point que la
Fayette, au moment où il part pour l'émigration,
empêche ses officiers d'obliger un paysan à leur servir
de guide à travers les avant-postes autrichiens, et pré-
fère, plutôt que de violenter cet homme, tomber pri-
sonnier avec tout son état-major !. Le danger de
devenir la dupe des pervers ou la victime des inca-
pables n'apparaît point : on ne songe qu'à affaiblir
la loi avec la conviction que les abus tomberont d'eux-
mêmes. Les avertissements ne manquaient cependant
pas : « Si vous vous souvenez, avait dit Voltaire 2, que
les Hollandais ont mangé sur le gril le cœur des deux
frères de Witt; si vous songez que les bons Suisses,
mes voisins, ont vendu le duc Louis Sforze pour de
l'argent comptant; si vous songez que le républicain
Jean Calvin, ce digne théologien, après avoir écrit
qu'il ne fallait persécuter personne, pas même ceux
qui niaient la Trinité, fit brûler tout vif, et avec des
fagots verts, un Espagnol qui s'exprimait sur la Trinité
autrement que lui : en vérité, Monsieur, vous en con-
clurez qu'il n'y a pas plus de vertu dans les républi-
ques que dans les monarchies. »
1 VAt'PLANC, Mémoires, t. Ier, p. 338.
9 Voltaire au chevalier de R..., 20 septembre 1760.
46 LIVRE PREMIER.
II
LES PRINCES.
Contre ces rivalités et ces illusions, pas de défense.
La cour n'a plus de prestige, les princes perdent leurs
séductions.
La cour est maudite par toutes les coteries, elle
absorbe le huitième des revenus publics ; les fils des
courtisans sont colonels avant trente ans, ce qui a pour
conséquence d'entretenir douze cents officiers géné-
/ raux ' : « Les intrigues des courtisans, écrit le plus
perspicace des chefs royalistes % avaient rendu la révo-
lution inévitable, comme elles l'ont rendue depuis
irrémédiable. » Les frères du Roi touchèrent durant le
règne, outre leurs revenus et leurs pensions, rien qu'en
dons extraordinaires, vingt-huit millions de francs.
Le Roi et ses frères étaient observés et jugés non-
seulement par les mécontents, mais aussi par les cour-
tisans : « Ses gros rires, dit de Louis XVI la mar-
quise de Lâge 3, hier au soir à la partie de billard,
nous faisaient mal. » Le comte de Glermont-Galle-
1 Sybel, t. Ier, p. 41.
2 Joseph de Puisaye à d'Antraigues, 18 novembre 1808, Ms. inédit.
3 Souvenirs, Préface, p. 71.
AVANT L'EMIGRATION. 47
rande ' reproche au Roi « une de'marche dandinante,
un rire commun » . Nous aurions mauvaise grâce à
accepter ces plaintes au pied de la lettre : ce sont diffi-
cultés de délicats que nous pouvons mal comprendre
avec notre habitude des hommes vulgaires ; nous
voyons sur les bustes et les portraits que Louis XVI
avait un port de tête et un sourire qui décelaient le
bon ton et le bon cœur. Mais il n'était certainement
doué ni des instincts de l'autorité, ni des qualités du
commandement; ces dons s'acquièrent quelquefois par
les habitudes militaires : dans la crise qui se préparait,
il fallait une décision énergique, pour sauver les insti-
tutions nécessaires ; le prince destiné à dominer cette
noblesse frivole et martiale devait être un militaire;
chez tout homme d'État, quelques-unes des qualités du
soldat sont indispensables : chez Louis XVI, l'ardeur
guerrière avait été refrénée avec aveuglement par une
éducation monastique qui avait faussé ses qualités
sérieuses et fait avorter toute énergie, comme elle avait
écarté de lui toute tendresse. « Personne ne m'aime » ,
disait-il dans son enfance, en se réfugiant2 dans les
bras de sa tante Madame Adélaïde 3. Et il s'était rési-
gné à ne plus connaître d'autre devoir que les prati-
ques religieuses. Depuis Maurepas jusqu'à Roland, ses
ministres obtiendront sa signature pour toutes les
1 Mémoires, t. Ier, Préface, p. 9.
8 Comte de Vaublanc, Souvenirs, t. I, p. 331.
3 Edouard de Barthélémy, Mesdames de France, p. 348.
48 LIVRE PREMIER.
mesures qui ne froisseront pas sa piété ; toutes les
offenses seront pardonnées avec une onction de saint,
car la rancune contre un ennemi de son pouvoir serait
un péché. Rien n'importe dans la vie, sinon le salut
de l'âme, il dormira durant les séances du conseil l ;
pendant que ses ministres cherchent dans quelle ville
éloignée de Paris il faut réunir les états généraux, il
décidera : Ce ne peut être que Versailles, à cause des
chasses; il restera plus indifférent encore qu'in-
décis devant les mesures qui ne concernent pas la foi.
Ses repas massifs, son sommeil intempestif, l'im-
portance qu'il attache à ses chasses ne sont pas ce que
lui reprochent avec le plus de cruauté les jeunes offi-
ciers et les femmes malicieuses qui représentent l'es-
prit français et donnent le ton aux cours de l'Europe.
Les secrets de l'alcôve royale sont colportés dans
toutes les capitales avec de perfides réflexions sur
l'étrange continence du jeune ménage. La belle-mère,
Faîtière Marie-Thérèse, s'indigne de « la suspension
réitérée des habitudes matrimoniales a » . — « En
vérité, écrit Marie-Antoinette, je puis assurer à ma
chère maman que la négligence n'est pas de mon
côté. » — Il néglige sa femme, fait le comte de Mercy-
Argenteau, « dans le sens le plus réel et le plus exact
du mot » .
Cette fâcheuse torpeur dura plus de six ans. Toutes
1 Malouet, Mémoires.
2 Arnetii, t. III, p. 434.
AVANT L'EMIGRATION. 49
les intrigues se mirent en éveil, les maux de l'avenir
se préparèrent pendant ce malentendu. Les tantes du
Roi voulurent en profiter pour accaparer l'influence.
Des quatre filles de Louis XV, il y en avait deux,
Mesdames Sophie et Victoire, qui n'avaient aucune
prétention, et dont toute l'activité était absorbée par
les querelles de leurs suivantes. Les deux autres, Mes-
dames Adélaïde et Louise, étaient dévorées d'ambition ;
cette dernière, qui en sa qualité de religieuse était
appuyée dans ses démarches par le clergé, était, au
dire de Marie-Antoinette, « la petite Carmélite la plus
intrigante qui existe dans le royaume ! » . Outre les
gens d'Église, Mesdames Adélaïde et Louise avaient
rallié à leur cabale les deux belles-sœurs du Roi, les
comtesses de Provence et d'Artois, jalouses de la
Reine; puis la maison de Condé, blessée de ce que
Marie-Antoinette avait exclu de ses réceptions la
princesse de Monaco, maîtresse du prince de Gondé;
puis les maisons de Richelieu, de Rohan, de Noailles.
La guerre était menée avec vigueur : « On tire à bou-
lets rouges sur la Reine 2 ; il n'y a pas d'horreur qui ne
se débite, et les plus contradictoires. » On chercha
même une maîtresse pour le Roi, soin bien inutile et
qui n'alarma guère Marie-Antoinette. « Elle ne serait,
écrit Mercy, ni en peine, ni bien fâchée que le Roi prît
quelque distraction momentanée, attendu qu'il pour-
1 Edouard de Barthélémy, Mesdames de France.
2 Abbé Baudeau, chronique du 24 juillet 1774.
/
50 LIVRE PREMIER.
rait acquérir par là plus de ressort et d'énergie. »
Ainsi, c'est dans la vieille cour que commence l'op-
position contre Marie-Antoinette; les jacobins seront
plus grossiers, mais non plus haineux. Madame Elisa-
beth, sœur du Roi, est dès cette époque affiliée à la
cabale ' ; on verra avec quelle obstination elle v restera
fidèle.
Louis XVI, éperdu dans ces querelles, laissait glisser
ses opinions comme des boules, selon le mot de son
frère le comte de Provence. Puis instruit de ses devoirs
conjugaux par son beau-frère l'empereur Joseph II, il
finit par tomber sous le joug de la Reine dès qu'elle
devint grosse.
Les naissances des quatre enfants 2 ne rendirent
pas les courtisans plus indulgents. La jeune femme
elle-même ne put retrouver du respect pour le mari qui
l'avait si longtemps méconnue : « Elle se forme, écrit
Mercy, une trop mince idée du caractère et des facultés
de son époux. » Elle expliquait dans une lettre à un
Viennois le stratagème par lequel elle avait induit son
mari à lui laisser avoir une entrevue avec le comte de
Ghoiseul : « J'ai si bien fait que le pauvre homme m'a
arrangé l'heure la plus commode. » Elle prenait plai-
sir d'ailleurs à détruire l'étiquette, à bannir jusqu'au
1 Edouard de Barthélémy, Mesdames de France, p. 357 et suiv.
8 Marie-Thérèse, née en 1778.
Louis, dauphin, 1781-1789.
Charles-Louis, 1785-1794.
Sophie, 1786-1787.
AVANT L'EMIGRATION. 51
respect : « Daignez penser un moment, lui écrivait
Joseph II, aux inconvénients que vous avez rencontrés
au bal de l'Opéra et aux aventures que vous avez
racontées vous-même là-dessus ; pourquoi donc des
aventures, des polissonneries, vous mêler parmi le tas
de libertins, de filles, entendre ces propos, en tenir
peut-être qui leur ressemblent? Le Roi abandonné
toute une nuit à Versailles, et vous mêlée en société
et confondue avec toute la canaille de Paris ! »
Le respect n'avait pas prise davantage sur les frères
du Roi.
L'aîné, le comte de Provence, était doué de qualités
de premier ordre, mais il était aussi peu compris que
Louis XVI. Gomme le Roi, on l'avait tenu étranger
aux vertus militaires. Mais tandis que l'aîné avait été
emporté par les moines, le second versait vers les
pédants. Il était retenu dans une sphère plus élevée
par son tact charmant, son merveilleux bon sens, ses
instincts de goût et de mesure. Son entretien était
séduisant ', son instruction, sa mémoire, sa réserve,
son esprit étaient remarqués2. Il se divertissait à glisser
dans les gazettes des articles plaisants 3. Il avait, mais
à un degré moindre que son jeune frère, le défaut
héréditaire chez les Bourbons de se laisser guider par
1 Madame Le Brun, Mémoires, t. I, p. 52.
2 Bkzenval, Mémoires, t. III, p. 335.;
8 Arnaud, Souvenirs d'un sexagénaire, t. I, p. 168. Notamment
sur un animal extraordinaire, en 1784, et sur un horloger qui aurait
trouvé un moyen de marcher sur l'eau.
52 LIVRE PREMIER.
des favoris et de ne pas soutenir les hommes qui se
compromettaient pour lui. On retrouve chez le père de
Henri IV et chez le frère de Louis XIII ce besoin d'être
mené, cette mollesse à l'heure de l'exécution, cette
habitude d'ignorer les obstacles et de négliger les
détails. Ses favoris se querellent autour de lui comme
ceux de Gaston au château de Blois; ainsi que Gaston,
il y a des Montrésor qui sont « une dangereuse ver-
mine ' » et des Goulas « qui se chargent de s'opposer à
la fureur des enragés » . Sa femme était une princesse
piémontaise qui s'était déconsidérée à la cour par ses
complaisances pour la comtesse de Balbi.
La comtesse de Balbi venait « pour des causes
fâcheuses et peu décentes de se séparer de son mari * » ,
quand elle reçut de la comtesse de Provence la survi-
vance de la place de dame d'atours qu'occupait la
duchesse de Lesparre. Cet événement fit « un tort
irréparable à Madame dans l'esprit public » ; la
duchesse de Lesparre donna sa démission et fut approu-
vée par toute sa famille. Madame de Balbi était en
outre la favorite en titre du comte de Provence, qui la
remerciait de lui écrire chaque jour 3; elle passait enfin
pour accueillir les soins du comte de Jaucourt; elle
faisait nommer dame de compagnie de la comtesse de
1 Goulas, Mémoires.
2 Arnetu, t. III, p. 447. Mercy à Marie-Thérèse, 15 juillet 1780.
Le mari fut enfermé comme fou.
3 Voir notamment la lettre du 17 septembre 1789, vente Eug. Clia-
varay, du 18 novembre 1882.
AVANT L'EMIGRATION 53
Provence la propre sœur de Jaucourt, la comtesse du
Cayla '. Ces bizarres compromis ne mettaient pas à la
mode le Luxembourg, qu'habitaient le comte et la com-
tesse de Provence 2. Le prince est dédaigneusement
traité par les amies de la Reine : Il est, dit Marie de
Noailles 3, « gros comme un tonneau, bien paresseux
et bien gras » . Cette malveillance gagnait même les
pages; l'un deux, le comte d'Hézecques 4, écrit avec
aigreur plus de cinquante ans après : « Monsieur avait
un tempérament malsain, jamais prince n'eut une
démarche plus disgracieuse. »
S'il a eu les défauts de quelques princes de sa race,
il a eu aussi les qualités des grands Bourbons. Long-
temps méconnu, secrètement haï des fanatiques, il est
toujours resté modéré et aimable. Par-dessus tout il a
aimé le pays. Il a couvert les désastres sous les quali-
tés françaises, le tact, l'esprit, l'honneur.
Son plus jeune frère, le comte d'Artois, qui n'avait
pas davantage été instruit au métier des armes et qui
venait passer en revue les jeunes officiers de l'école
militaire « en habit de soie vert-pomme , une bourse
noire derrière la tête 5 » , eut la fâcheuse idée d'as-
sister au siège de Gibraltar, et n'y acquit pas de consi-
1 Arsetii, t. III, p. 466. Mercy à Marie-Thérèse, 16 septembre 1780.
Ce nom se retrouve chez la dernière favorite de Louis XVIII.
2 Madame de Sabras, p. 10.
3 La comtesse de La Marck à Gustave III, du 7 août 1777, dans
Geffuoy, Gustave III et la cour de France, t. I, p. 286.
4 Souvenirs, p. 54.
5 Vaublanc, Souvenirs, t. I, p. 69.
54 LIVRE PREMIER.
dération. Sa parodie d'un duel avec le duc de Bourbon,
fils du prince de Condé, ne lui fit pas plus d'honneur.
La duchesse de Bourbon avait chassé madame de
Canillac, maîtresse de son mari; elle la rencontra dans
le bal de l'Opéra au bras du comte d'Artois, voulut la
faire sortir, fut insultée par le comte d'Artois, qui lui
écrasa son masque sur le visage. « Tout le monde se
déclara pour elle '. » Un duel avec le duc de Bourbon
fut simulé au bois de Boulogne. On prononça que les
deux princes s'étaient battus comme des grenadiers ;
mais quand les deux adversaires réconciliés se présen-
tèrent au théâtre, le comte d'Artois fut accueilli en
silence, tandis que le duc et la duchesse de Bourbon
étaient « comblés d'applaudissements 2 » .
La cour était encore plus sévère. Les habitudes de
libertinage du prince 3 écartaient le respect; dans une
soirée de jeunes femmes où l'on composait des chan-
sons en improvisant un vers chacun à son tour, « le
prince, qui n'est pas un grand poète, mettait une idée
bien sale après un vers bien délicat 4 » . Aussi l'impé-
ratrice Marie-Thérèse, parlant de « ses justes soupçons
sur le caractère intrigant de ce prince » , ajoutait qu'il
était « la plus dangereuse liaison » pour sa fille 5. Ses
1 Rezenval, Mémoires, t. II.
2 Rezenval, t. II, p. 282. Voir aussi Pierre de Champrobert, le Comte
d'Artois, p. 50 à 90.
3 Comtesse de La Marck à Gustave III, chez Geffroy, t. I, p. 286.
4 Madame de Sabran, p. i39.
5 Arneth, t. III, p. 384.
AVANT L'EMIGRATION. 55
partisans les plus dévoués, comme le comte d'Hé-
zecques ', avouaient qu'il avait « une extrême facilité
à se laisser conduire » . Ses favoris choisis sans discer-
nement, sa mobilité d'impressions, sa « joie pitoya-
ble 2 » quand il gagnait des paris aux courses, sa cou-
tume de tenir « continuellement la bouche ouverte 3 » ,
écartaient les sympathies que lui auraient attirées son
art de reconnaître ceux qu'il avait vus une fois et de
leur dire un mot aimable, ses efforts pour plaire, et
ses expansions amicales avec ses favoris.
Sa femme, qui était sœur de la comtesse de Provence,
était « dans le plus parfait état de nullité 4 » .
Plus de respect. Plus d'autorité. Chacun rit de tout.
La marquise de Lâge écrit en sortant de la séance
d'ouverture des états généraux : « Le duc de Ville-
quier assis sur un carreau aux pieds du Roi, en posture
de magot, en avait tout à fait l'air °. »
1 Souvenirs, p. 60.
2 Le comte de Mercy à Marie-Thérèse. Son cheval était le Boi Pépin.
3 Comte d'Hézecques, Souvenirs, p. 60.
* Mercy à Marie-Thércse, 15 juillet 1780.
5 Souvenirs, Préface, p. 87.
56 LIVRE PREMIER.
III
LES RKFRAGTAIRES.
Si les privilégiés avaient été seuls en branle, ils
auraient fait la révolution comme un opéra-comique
avec de l'attendrissement et des chansons. Mais tandis
qu'ils parlaient si librement, les envieux et les miséra-
bles semaient les bruits les plus absurdes et les accueil-
laient avec la crédulité la plus niaise. Jamais légendes
grotesques n'ont rencontré un terrain aussi fertile. Pas
s une calomnie qui ne se gobe. Le peuple en vient dans
ce vertige jusqu'à accuser Louis XVI d'avoir « un
caractère brutal » ; une femme l'a vu, elle le raconte,
on la croit, elle l'a vu qui, rencontrant dans un sentier
un petit enfant, donnait à ce petit « un coup de pied
qui lavait envoyé a plusieurs pas ». — « Comment donc !
répliquait une autre, je l'ai vu d'un coup de poing
renverser un homme et lui faire beaucoup de mal ' . »
Le paysan qui n'a ni viande, ni vin, ni chaussure, ni
fenêtre, ni langage autre que le petit nombre de mots
nécessaires à sa vie étroite, qui se nourrit de seigle
ou de sarrasin, qui laisse « reposer » ses terres en
1 Schmidt, Tableau de la Révolution, t. I, p. 239. Leipzig, 1867.
Rapports de l'agent de police Dutard.
AVANT L'EMIGRATION. 57
jachères, croit ce qu'on lui dit et part en fureur dès que
la récolte manque. En 1775, une bande d'affamés vient
assiéger le château de Versailles en demandant du
pain; on en pend deux, et l'on a la tranquillité jusqu'à
la lugubre nuit d'octobre 1780.
Mais une fois chassés de leurs cabanes par les pri-
vations, ces mendiants couvrent les routes, se pressent
aux portes des couvents, envahissent les villes. Ils font
cause commune avec les contrebandiers et les faux-
sauniers.
On ne peut s'imaginer aujourd'hui ce qu'était le
monde des contrebandiers à une époque où douze cents
lieues de douanes intérieures et l'exagération des droits
assuraient une prime considérable à la fraude. Dans la y
Bretagne et l'Anjou, une fileuse gagnait neuf sols par
jour, un laboureur douze sols, tandis qu'en un seul
voyage le faux-saunier rapportait souvent trente /
francs '. Dans les Pyrénées, en 1786, il y a quinze cents
contrebandiers 2. A Laval, on arrête en une seule
année deux mille femmes, douze mille enfants, cent
cinquante chevaux 3. Gomme les règlements ne per-
mettent pas d'emprisonner la femme enceinte, les
paysannes bretonnes se mettent en état de pratiquer
le métier, ce qui, remarquent les commis de la ferme,
a l'inconvénient de « multiplier les fausses couches
1 Alphonse Callery, les Mémoires de Châteaubrun.
2 Townsuend, Journey through Spain, t. 1er, p. 84.
3 Alphonse Callery, les Mémoires de Châteaubrun.
;
58 LIVRE PREMIER.
par les courses forcées sous la charge, » et de nuire à
l'allaitement des nourrissons. La Ferme impatientée a
l'idée d'appliquer contre elles la peine légale du fouet;
mais toutes les bourgeoises de Laval poussent des cris
d'horreur en voyant déshabiller sous leurs fenêtres et
frapper cruellement ces campagnardes à qui elles vien-
nent elles-mêmes d'acheter du sel. Contre la Ferme,
tout le monde est d'accord : cinquante soldats du régi-
ment d'Angoumois sortent de leur garnison de Laval l
et vont chercher du sel en Bretagne : au retour , ils
sont attaqués par les commis; après un long combat,
les soldats sont mis en déroute, quatre prisonniers sont
ramenés par les vainqueurs. Aussitôt le régiment se
révolte tout entier, délivre ses camarades, assassine les
commis, viole leurs femmes, casse leurs meubles. Les
habitants de Laval ouvrent une souscription, non pour
les enfants des victimes, mais pour les quatre soldats
contrebandiers. La scène recommence l'année suivante
avec les nouveaux commis. Le peuple prend toujours
le parti des soldats punis, même des déserteurs ; le Roi
est réduit * à prier ses sujets de ne plus se laisser
émouvoir par la compassion, et de cesser de « donner
retraite aux déserteurs » . Les déserteurs sont si nom-
breux que le cardinal de Rohan 3 propose de les utiliser
pour le peuplement des colonies.
1 Callehy, Mémoires de Châteaubrun, juin 1780.
2 Édit de Turgot, Œuvres, t. II, p. 450.
3 Le cardinal de Rohan au maréchal de Ségur, 27 mai 1782.
^s.
AVANT L'ÉMIGRATION. M
Les soldats licenciés en 1763, les déserteurs et les
contrebandiers s'organisent en bandes qui entrent dans
les fermes ; les uns sont armés de fusils, les autres de
bâtons, tous sont couverts de guenilles, de vermine,
de plaies. Avec eux les braconniers et les libérés des
bagnes exploitent la campagne. Dès que commence la
Révolution, ils comprennent qu'il n'y a plus de police,
et ils envahissent les villes.
Au milieu des villes, ils retrouvent les déclassés, ces
gens qui « sortent de la Pitié et finissent par Bicêtre,
et qui, mangeant à peu près toujours tout, n'ont à peu
près jamais rien » , selon un agent de police l. Dans
ces bandes faméliques se recrutent les agents subal-
ternes de tous les mauvais coups de la Révolution ;
tel Saule : «M. Saule 2 était un gros petit vieux
tout rabougri, jadis tapissier, puis colporteur de
boîtes de quatre sols garnies de graisse de pendu pour
guérir le mal aux reins ; par la protection d'un pale-
frenier il établit un café contre le mur du jardin des
Tuileries; c'est M. Saule qui pendant trois ans a
réglé l'esprit public dans la tribune. Avant d'entrer,
chacun allait apprendre dans le café de mons Saule
quel était l'ordre du jour pour les applaudissements » .
Tel Hanriot, chassé comme voleur de sa place de laquais,
qui se révèle comme chef populaire en égorgeant les
1 Dutard à Garât, 6 mai 1793.
* Dutard à Garât, Schmidt, Tableaux de la Révolution, t. Ier, p. 190
à 215.
60 LIVRE PREMIER.
prisonniers; tel Léonard Bourdon, le maître d'école
chassé comme voleur d'une assemblée électorale ', qui
entre à la Convention en sabots et le bonnet rouge sur
la tête 9; tels enfin les croupiers, les tricheurs, les sou-
teneurs, dont le nombre s'accrut à mesure que s'affai-
blissait la police. Les soldats aux gardes -françaises
exerçaient divers métiers, payaient des camarades
pour monter leurs gardes 3, étaient presque tous aux
gages des filles du Palais-Royal, de la rue Fromen-
teau et des autres bouges : quand l'une d'elles, la bou-
quetière Marie Gredeler, mutila par vengeance un garde-
française, toutes les compagnies se sentirent égale-
ment menacées par cette révolte d'une des femmes qui
les faisaient vivre; et quand les filles adressèrent une
pétition 4 pour obtenir des fusils et des sabres afin de
manœuvrer sur le champ delà Fédération, elles eurent
soin d'ajouter : « Nommez pour nous commander des
ci-devant gardes-françaises. »
Bientôt la destruction des revenus, le départ des
étrangers, les ruines amenées par toute secousse 5
ajoutèrent à ces vieilles bandes, dans les villes, ceux
qui perdaient leurs moyens d'existence : à Paris, par
1 Tebxacx, la Terreur, t. IV, p. 59.
2 Papiers de Robespierre, t. II, p. 18 et suiv.
3 Vie de Hoche. Il y a plusieurs ouvrages de ce nom. Le meilleur
qui a paru en abrégé et en édition complète est dû à Rousselin dit de
Saint-Albin, agent jacobin dans l'Aube, secrétaire de Hoche et de
Barras, un des créateurs du Constitutionnel.
* Mss. Archives nationales, CI. 190.
5 Taine, t. II, p. 113.
AVANT L'EMIGRATION. 61
exemple, six mille laquais, huit mille perruquiers,
quantité de moines et de blanchisseuses, et tous ceux
qui fabriquaient et tous ceux qui vendaient les brode-
ries, les éventails, les boîtes, les bronzes, ces mer-
veillesd'une civilisation arrivée à son apogée et dont nos
collections s'arrachent les débris. Puis tous ceux que la
faim chassait de leurs villages et qui arrivaient démo-
ralisés par les aventures des longues marches et des
privations.
Voilà le secret de ces troupes de pillards dont
s'étonnaient si fréquemment les contemporains : « Il
est sorti de je ne sais où, disait La Fayette ', un certain
nombre de brigands; en vain nous les chassions, ils
revenaient toujours. » — Ce sont eux, disait la police
delà Convention 2, qui ont «fait le 10 août », qui
garnissent les tribunes de l'Assemblée et font trembler
les députés.
IV
LES ENVIEUX.
Plus dangereux, plus ulcérés que les contrebandiers
et les déserteurs, s'agitaient les gens de basoche.
Il existait un mauvais monde de petits juges, d'huis-
1 Sécun, Mémoires, t. III, p. 567.
2 Dutard à Garât, 6 mai 1793.
62 LIVRE PREMIER.
siers et sergents à cheval et à verge, toujours avides,
inquiets pour leur pitance de chaque jour, jaloux des
magistrats, aigris par la chicane. Il en pénétra trois
cent soixante-quatorze à l'Assemblée nationale.
On avait déjà vu sous la Ligue des gens de loi se
mettre à la tête de la démocratie catholique et pousser
leur fortune en combattant les parlementaires et les
politiques. Sous la Ligue comme sous la Révolution,
ils prennent plaisir à détruire dans les petites villes
les familles qui occupaient les charges de magistrature
et qui se les transmettaient au détriment des procu-
reurs. Ainsi à Saint-Pol en Artois la famille Thellier r
perd par les souffrances de la prison le père et la tante,
par la guillotine la mère, deux fils, une fille et « la
cuisinière » . C'est la revanche, contre les foyers où se
perpétuaient les traditions d'honneur dans une vie
modeste, des maisons comme celle du conventionnel
Gentil 2 qui dit : « Ma fortune se réduisait à une femme,
deux enfants, quelques vieux bouquins et un petit
mobilier; nous vivions au jour le jour d'un malheureux
métier d'avocat que mon père m'avait fait prendre
sans consulter mon goût, ainsi que de secours que nos
parents nous faisaient passer de temps à autre. »
Les avocats sont les plus bouillants dans cette effer-
vescence. Ils ont tous l'instinct des temps nouveaux.
Ils se sentent devenir dieux. Ils cessent de s'attarder
1 Thellier de Poncheville, Vieux Papiers et vieux souvenirs.
s Revue la Révolution française, 14 avril 1883.
AVANT L'ÉMIGRATION. 63
comme leurs devanciers dans Fachinrcus et Farinac-
cius, dans Rubaeus De Testamcntis et Mascardus De
Prsesumptionibus. « Les avocats, écrit l'avocat Porta-
lis à sa femme ', ont une fierté dont tu n'as pas d'idée.
Ils méprisent tous les états et toutes les robes. Ils se
regardent comme le seul rempart contre le despo- -
tisme. » Cette profession comprenait des âmes bien /
diverses, depuis Desèze, depuis Vergniaud, le char- /
meur aux aspirations douces qui se laissait mener à une
catastrophe en devinant « sa mort » 2, jusqu'à ce débris
que Macaulay a hissé pour jamais sur le gibet, Barère.
Il y en a deux qui ont laissé voir avec naïveté que le /
sentiment d'envie a été leur mobile constant.
Camille Desmoulins fut élevé aux frais des chanoines
de Laon, qui lui procurèrent une bourse au collège
Louis-le-Grand. « Camille, dit son condisciple Robes-
pierre 3, est laid dans toute l'étendue du mot; sa figure
noire et luisante a une expression ignoble ; il bégaye... »
Cet avorton bilieux et rageur, triste et taciturne 4, se
vanta d'être aimé d'une enfant de douze ans, obligea
les parents à la lui donner en mariage quand elle en
eut vingt, se surnomma le procureur de la lanterne
après avoir fait assassiner par de plus forts et pendre
des passants à une lanterne, se tint entre Danton et
1 LavollÉE, Portails, p. 21.
2 Tili.y, Mémoires, t. III, p. 178.
3 Robespierre, Mémoires, t. Ier, p. 170.
* Miot de Melito, Mémoires, t. Ier, p. 40.
«}nun«
64 LIVRE PREMIER.
Fabre d'Eglantine durant les massacres de septembre.
« Le bon Camille! continue Robespierre, il m'aime
avec toute la chaleur d'une affection de collège, et si
jamais j'avais à le mettre à l'épreuve, je serais sûr de
le retrouver. » Il le retrouva en effet quelques semaines
après le jour où il écrivait ces lignes, et il lui fit couper
la tête, tant ces deux vanités s'étaient aigries.
La vanité de Robespierre s'étale comme un euphorbe.
Le poison suinte. « Je sentis de bonne heure le
pénible esclavage du bienfait », dit-il '. Conzié,
évêque d'Arras, le plaça comme enfant de chœur à la
cathédrale, puis lui procura une bourse au collège
Louis-le-Grand. En arrivant à ce collège, le petit
éprouva une immense jouissance, il vit qu'on traitait
de même que lui les autres élèves, « c'était déjà de
l'égalité! » Oui, c'est une joie de voir sous la même
discipline tous ces jeunes gens « qui là au moins étaient
mes égaux, malgré les richesses, les honneurs, les
charges qui les attendaient » . Cette satisfaction était
purement intérieure, car Fréron, son compagnon 3 au
collège, puis aux Jacobins, le peint « triste, bilieux,
jaloux des succès de ses camarades : il gardait profon-
dément le souvenir d'une injure, il était vindicatif, il
étouffait de bile » . Dans ses débuts au barreau, il avait
eu des difficultés avecM. de Reaumetz, commissaire du
Roi aux états d'Artois ; il le fit arrêter sous la Révolu-
1 Robespierre, Mémoires, p. 170.
2 Papiers de Robespierre, t. Ier, p. 154.
AVANT L'EMIGRATION. C5
tion et écrivit alors avec complaisance ces mots ' : « Je
ne sais s'il se loue de la petite guerre qu'il a cherché à
me faire. »
Robespierre appartenait en même temps à une autre
profession dont les sentiments envieux contribuaient
autant que ceux des gens de chicane à envenimer la
haine contre la société de l'époque. C'était la classe
des méchants poètes. Lorsque les Rosati, c'est-à-dire
les académiciens d'Arras, lui envoyèrent la rose, récom-
pense de ses petits vers, Robespierre leur répondit 2 :
Pour de semblables jardiniers
Le sacrifice est peu de cbose;
Quand on est si riche en lauriers,
On peut bien donner une rose.
Il n'est pas très-facile de donner une rose quand on
a des lauriers ; aussi le blême logicien dut préférer à
ce quatrain les douze complets de sa grande chanson à
boire 3 :
La rose était pâle jadis
Et moins chère à Zéphire.
A la vive blancheur des lys
Elle cédait l'empire.
Mais un jour Bacchus
Au sein de Vénus
Prend la fdle de Flore;
Dans les flots de vin
La plongeant soudain,
De pourpre il la colore !
1 Robespierre, Mémoires, t. 1er, p. 217.
2 Charlotte Robespierre, Mémoires , dans les Mémoires de tous,
t. III, p. 137.
3 Le fac-similé est n° 1153 du catalogue Benjamin Fillon. Cela se
chante sur l'air : Mon père était pot ou de YÉcu de France.
6G LIVRE PUE. M 1ER.
Si ses vers avaient plu, si la maréchale de Lévis
l'avait accueilli comme les Rosati, si madame Necker lui
avait donné le poste d'économe d'hospice qu'il vint
solliciter d'elle ', peut-être aurait-il eu moins d'amer-
tume dans sa bile. Mais il n'oublie pas, lorsqu'il tient
la plume qui signe les ordres d'arrestation, le concur-
rent qui lui a été préféré plusieurs années auparavant
pour un prix à l'académie de Metz 2.
Parmi ces Rosati d'Arras et dans un coin des salons
de la maréchale de Lévis se tenait avec lui un homme
aussi blême, aussi haineux, le capitaine du génie
Carnot. Ses vers ne sont que plats. Il intrigua, dit-on 3,
pour obtenir une lettre de cacliet contre Laclos, qui les
avait trouvés ridicules. Surtout, lorsqu'il est au comité
de salut public, il se rappelle la maréchale de Lévis 4 ;
on vient lui dire qu'elle va être guillotinée avec ses deux
filles : « Citoyen, tu te souviens sans doute de les avoir
vues à Arras? — - Ah! oui, a-t-il répliqué avec amer-
tume, a Arras! Arras, oui, ce salon! elles étaient bien
fières, alors; laissez-moi, je ne puis rien pour elles. »
Les souvenirs d'enfance des deux poètes ont coûté
cher à la Picardie; Lebon fut l'agent de leur rancœur :
« Continuez, lui écrivit Carnot 5, votre attitude révolu-
1 Bardoux, le Comte de Montlosier.
2 Philippe de SÉGun, Mélanges, p. 285.
3 D'Allonville, Mémoires, t. IV, p. 50.
4 Philippe de Ségur, Mélanges, p. 292.
° Lettre du 15 novembre 1793. Voir d'Au.onville, Mémoires. La
lettre n'est citée que là et est peut-être apocryphe.
AVANT L'ÉMIGRATION. 67
tionnaire. Secouez sur les traîtres le flambeau et le
glaive. Le comité applaudit à vos travaux. »
Les pédants siffles ne furent pas tous aussi âpres à
pourvoir la guillotine, mais tous séduisirent par leurs
faux brillants le vulgaire qui les prit naïvement pour
de grands esprits. Ce que le bouquet à Ghloris et le
bout-rimé dans l'Almanach des muses ont produit
d'hommes d'État est curieux; la vanité froissée a jeté
les médiocres et les hargneux dans la haine de la société
avec les avortons de toute nature. Ils ont même sou-
vent préféré leurs vers à leurs succès politiques : ainsi
François, fils d'un maître d'école de Neufchâteau, rayé
par le conseil de l'ordre du tableau des avocats, poète
piteux à la face effrontée et sensuelle, s'avisa, après
après avoir été jacobin, ministre, directeur durant la
République, de se faire donner par Napoléon une cou-
ronne de comte avec un écusson chargé d'un cygne ' ;
or le chant du cygne de Neufchâteau consistait à impro-
viser un impromptu en supposant qu'une fille nommée
Eugénie aurait voulu qu'il s'appuyât sur ses genoux
pour écrire un quatrain, et qu'il lui aurait répondu sur
l'air Triste raison :
Sur vos genoux, ô ma belle Eugénie,
A des couplets je songerais en vain,
Le sentiment vient troubler le génie,
Et le pupitre égare l'écrivain.
1 Voir la gravure de son portrait peint par Isabey et les ex-libris de
sa bibliothèque.
5.
68 LIVRE PREMIER.
Les vers de Pons dit de Verdun, député à la Con-
vention, sont aussi nuls que ceux de Garnot : sa carrière
politique fut semée de peu de dangers, car, dit madame
Roland, « il ne parle qu'autant qu'il a peur ». Il a su
garder son importance sous la Convention, le Direc-
toire et l'Empire. Mais son vote dans le procès du Roi
l'empêcha de devenir en outre le flatteur de la Restau-
ration, ainsi que le devint son ami Cubières, que Riva-
roi a cloué dans une épigramme célèbre *, et qui fut
greffier de la Commune de Paris. Il prêcha « le sans-
culottisme comme il chantait les grâces, fit des vers à
Marat comme il en faisait à Iris 2 » , et comme il en fera
à Napoléon et à Louis XVIII. Fabre dit d'Eglantine
se livrait à la même inspiration : après une épître à
Turgot 3 :
Les murmures honteux que l'avarice exhale
Près d'un roi bienfaisant demeurent sans crédit,
il épousa une actrice, joua avec elle au théâtre de
Liège, adressa des vers au prince-évêque de Liège :
Pour célébrer un père et bénir un pasteur!
Les connaisseurs de Toulouse lui décernèrent l'é-
glantine, il en orna son nom, il se fit faire un cachet
armorié avec supports et couronne, et se révéla en
1 Avant qu'en mon second mon tout se laisse choir,
Mes vers à mon premier serviront de mouchoir.
2 Madame Roland, Mémoires.
3 Vente autogr. Etienne Gharavay, 19 juin 1881.
AVANT L'ÉMIGRATION. 69
écrivant à propos de la faillite de son directeur de
théâtre : « Je commence à coûter la vengeance dont
j'avais besoin '. » Il se tient aux côtés de Danton
durant les massacres de septembre *, achète avec sa
maîtresse, « la citoyenne Remy » , des souliers pour
l'armée ; « ce sont ces fameux souliers qui ne duraient
que douze heures » .
Garât était une sorte de Pons (de Verdun) en prose ;
professeur de rhétorique au lycée, il avait modulé
des phrases sur « la haine sourde du pauvre contre le
riche 3 » qui l'avaient fait prendre au sérieux par les
girondins. Sa poltronnerie et son incapacité furent les
causes principales de la défaite de la Gironde ; il flatta
comme les autres Robespierre, puis Napoléon, devint
un personnage au milieu des calamités publiques, mais
fut chagriné par la célébrité de son neveu le chanteur :
Et ne préférez pas, si vous formez un vœu,
La cervelle de l'oncle au gosier du neveu!
Il mourra riche et dévot.
Billaud-Varennes avait été un poëte et un acteur
comme Fabre d'Eglantine, mais ses vers n'ont jamais
séduit que la cuisinière de son père et l'ont fait chasser
par les religieux de l'Oratoire qui l'avaient recueilli4.
Brissot cumulait le métier d'écrivain aux gages des
J Baron Kervyn de Letteniiove, la Collection Slassart, p. 136.
2 Papiers de Robespierre, t. III, p. 346 et suiv.
3 Perrière à Garât, 22 mai 1793. Sciimidt, t. Ier, p. 274.
4 Sybel, t. Ier, p. 419.
70 LIVRE PREMIER.
libraires et de voleur, du moins c'est Camille Desmou-
lins qui le dit. Le journaliste Carra avait été condamné
par contumace à deux ans de prison pour vol. Ce qu'il
y avait de boue accumulée dans ces bas-fonds d'une
littérature croupie, on le connaît par la fameuse note
de Pétion sur son retour de Varennes. Potion était cer-
tainement supérieur aux cuistres qui viennen t de défiler ;
son envie longtemps écrasée se tourna en vanité. Le
voilà dans la voiture royaleà côté de Madame Elisabeth ,
on approche de Paris où la famille royale s'attend à
être massacrée; la dernière chance de salut est perdue,
il n'y a plus que le ciel. Et tandis que les âmes des
futurs martyrs sont dans l'exaltation religieuse, à quoi
rêve Pétion? — « Madame Elisabeth me fixait avec des
yeux attendris, avec cet air de langueur que le malheur
donne; la lune commençait à répandre cette clarté
douce, j'allongeai mon bras, il touchait son aisselle, je
sentais des mouvements qui se précipitaient, les re-
gards me semblaient plus touchants, ses yeux étaient
humides, la mélancolie se mêlait à une espèce de vo-
lupté. Je pense que si nous eussions été seuls, elle se
serait laissée aller dans mes bras et se serait aban-
donnée aux mouvements delà nature. Je me persua-
dais, et j'y trouvais du plaisir, que des émotions vives
la tourmentaient, qu'elle désirait que nous fussions
sans témoins, que je lui fisse ces caresses délicates qui
vainquent la pudeur sans l'offenser... »
C'est ainsi que dans la France charmante du dix-
AVANT L'EMIGRATION. 71
huitième siècle, à l'heure où l'esprit pétillait, où le
goût créait ses merveilles, au-dessous, en secret, la
rage au cœur, la platitude dans la pensée, des êtres in-
capables de comprendre cette civilisation s'enfiévraient
dans leur impuissance, se gonflaient.
Chicaneurs et grimauds n'étaient cependant pas si
démocrates qu'ils ne voulussent simuler la noblesse. On
vient de voir Fabre d 'Églantine ; on a de même parmi
les autres jacobins de la Convention deux frères Gou-
pilleau dont l'un était M. de Fontenay, l'autre M. de
Montaigu; le montagnard Fayau, qui sera plus tard
procureur impérial, avait été d'abord M. des Breti-
nières ; Léonard Bourdon se faisait appeler M. de la
Croisière; Sotin, M. de la Coindière; Ramel, M. de
Nogaret. Le plus ingénieux était Danton, qui signait
d'Anton, jusqu'à la Révolution1. Les signatures au
procès-verbal du serment du Jeu de paume2 affectent
l'aspect noble : Barère de Vieuzac, de Robespierre,
Pétion de Villeneuve, Dubois de Crancé, Cochon Delap-
parent, etc. Delarevellière-Delépeaux a une famille où
chaque paysanne prend le nom de sa ferme; ainsi un
certain Maillot, son cousin, se fait appeler M. de l'Of-
fraire; de ses trois filles, l'aînée est mademoiselle de
l'Offraire; portant, dit-il3, suivant l'usage, le nom de la
famille; la seconde est mademoiselle de la Bassetière,
1 Voir le fac-similé dans le catalogue de la collection Fillon,n°523
2 Mss. Archives nationales, C. la. 3 Musée 1086.
3 Larevei.liÈuk, Mémoires, t. Ier, p. 22.
72 LIVRE PREMIER.
et la troisième, mademoiselle des Houlières. Aussi le
chef d'une maison qui contenait tant de branches fut
particulièrement humilié, il n'a garde de le celer,
d'avoir à se présenter aux états généraux sans le cos-
tume brodé qui fut réservé à la noblesse l.
Cette bourgeoisie vaniteuse aux idées vulgaires aima
mieux dissoudre la société que résister davantage aux
idées d'envie. D'envie, c'est l'un de ces mêmes hommes
qui s'en vante 2 : « En voyant ces vastes demeures,
les donjons, les parcs, les champs, les prés, les forêts,
j'éprouvais un vague sentiment d'envie. »
A ces déclassés du peuple et de la bourgeoisie s'unis-
saient dans une même haine contre la société, les dé-
classés du clergé.
Jamais clergé n'a montré autant de vertus que n'en
ont offert au monde les prêtres et les religieux français
durant cette période de persécution; mais il faut dire
aussi qu'ils avaient été singulièrement épurés. Tous ceux
qui avaient des vices, ou un peu de bassesse au cœur,
s'étaient jetés dans la Révolution, les uns par haine
personnelle contre leur évêque, comme Sieyès et La-
kanal ; quelques-uns par l'envie du desservant de vil-
lage contre le dignitaire de l'Église, comme les curés
de la Haute-Marne qui poussèrent trois des leurs à la
Convention 3; d'autres par l'inquiétude de leur génie,
1 LAUEVALLiÈnE, Mémoires, t. Ier, p. 66.
2 Tuibaodeau, Mémoires inédits, publiés en 1875, p. 55.
3 Wandelaincourt, Roux et Monnel.
N
AVANT L'EMIGRATION. 73
comme Fouché, qui avait débuté par produire aussi ses
petits vers en l'honneur du Roi, et par inscrire sur une
montgolfière l :
Les globes de savon ne sont plus de notre âge,
En changeant de ballons nous changeons de plaisirs.
S'il portoit à Louis notre premier hommage,
Les vents le souffleroient au gré de nos désirs.
Enfin, par cupidité ou par lubricité, comme le ca-
pucin Chabot, l'oratorien Ysabeau, le jésuite Gérutti,
et la troupe infinie de ceux qui dans chaque ville se
font orateurs populaires, présidents de tribunaux ré-
volutionnaires, accusateurs publics, collecteurs de
l'impôt, fournisseurs d'armées.
Les drôles de tous les pays fondirent sur la France,
moines en tête, comme le moine badois Schneider, qui
alimenta la guillotine à Strasbourg, et le moine pié-
montais Challier, qui opéra à Lyon. Toutes ces écumes
bouillonnèrent. La Suisse nous a donné Marat, Hulin,
Glavière, Pache, Saladin ; les pays wallons ont envoyé
Théroigne, Prolys, Glootz, Pereyra, Fleuriot, tous me-
neurs de meurtriers; les déclassés de tous langages2
ont été accueillis comme des frères par ceux de Paris
qui prétendaient « fixer les destinées de la France et
peut-être celles du genre humain 3 » .
1 Arnaud, Mémoires d'un sexaqénaire, t. Ier, p. 64.
2 On peut citer encore les Allemands Freys, Trenck et Charles de
Hesse; les Espagnols Guzman, Miranda, Marchena; les Italiens Dufour-
nys, Gorani, Manini, Pio et Rotondo; et Needham et Paine, etc.
3 Mss. Archives nationales, C. 1.318, projet de décret du26août 1792.
74 LIVRE PREMIER
V
l'écroulement.
Ainsi privilèges surannés et routines ruineuses dans
la culture, l'armée, les métiers, les finances. Rivalités
entre les privilèges comme entre les routines. Atten-
drissement béat sur la vertu imaginaire de l'homme de
la nature. Aspirations universelles vers des réformes
nécessaires dont personne ne veut supporter le préju-
dice. Coalition de toutes les inquiétudes contre la cour
et la couronne. Manque de qualités militaires chez les
princes. Voilà les privilégiés.
Masse énorme de réfractaires, de pouilleux et de fa-
méliques, jetée sur les routes et prête à se ruer sur les
villes. Dans les villes, armée de ceux qui vivent des
vices; seconde armée de ceux qui vivaient du luxe.
Voilà les ennemis.
Envie contre les privilèges; prétentions vaniteuses;
voilà les passions qui procurent à ces ennemis des chefs
pris chez les gens de basoche, les méchants poètes et les
moines.
Que peuvent les modérés? S'ils tentent une réforme,
ils irritent le privilégié qu'ils dépouillent et le chef
populaire qu'ils privent d'un grief. Ils succombent.
AVANT L'ÉMIGRATION. 75
Galonné propose aux notables de soumettre les pri-
vilégiés à l'impôt foncier. C'est le signal de sa chute.
Brienne le remplace ; le parlement de Paris refuse de
déclarer légale la perception de nouveaux impôts, et est
soutenu par les parlements de province : « L'univers
nous regarde » , se disent entre eux les gens de parle-
ments. Brienne présente au Roi le décret de convoca-
tion des états généraux; quelques jours plus tard il fait
place à Necker.
« Nous ne sommes pas même sûrs des troupes » , dit
Necker1, et il arrive devant les états généraux sans
avoir préparé un plan. Les états généraux prennent le
1 7 juin 1 789 le titre d'Assemblée nationale. Le 1 1 juil-
let suivant, moins d'un mois après, « nous vîmes les
gardes-françaises arrivant des boulevards dans la rue
Royale, pêle-mêle avec le peuple, criant, dansant, traî-
nant à leurs bras des religieuses et des capucins2 ».
Tout croule. L'armée refuse de combattre les gardes-
françaises. Le triste Mont-de-piété lui-même3 distribue
au peuple les fusils qu'il a reçus en gage. L'émeute
commence son règne. L'émigration devient inévitable.
1 Malouet, Mémoires, t. Ier, p. 289.
2 Duchesse de Gontaud, Mémoires.
3 Société historique de Paris, année 1881, p. 118.
CHAPITRE III
CAUSES DE L'ÉMIGRATION.
Servitude des pouvoirs. — Servilité des juges. — La garde nationale.
— Nulle défense contre le vol et le meurtre. — Souffrances et
misère. — Les prisons. — La guillotine. — Le sort des enfants. —
Les régiments. — L'émigration forcée.
SERVITUDE DES POUVOIRS.
Au milieu d'une ivresse universelle sembla se lever
l'aurore de la liberté. La liberté était définie par
Duport : « La limite des droits posée par la justice,
exprimée par la loi, défendue par la force publique. »
Plus d'abus, plus de contrainte. L'Assemblée consti-
tuante ne veut pas conserver un président au delà de
quinze jours, elle formule des dogmes, supprime des
lois, proclame les droits de l'homme, ne néglige aucune
des fautes qu'on pouvait attendre de gens sans expé-
rience. — Que de frénésie chez les Français ! que de
bon sens chez les Américains ! s'écrie Horace Wal-
pole'.
1 Horace Walpole to Conway, 1 july 179(1 : ■ How franlicly liave
the French acted and how rationally tiie Americans. «
AVANT L'EMIGRATION. 77
L'inexpérience est excusable, mais à la condition
de n'être pas présomptueuse. L'Assemblée n'a plus de
foi que dans les secousses brusques. Pas de réformes,
des suppressions; pas de changement, table rase.
L'homme doit être moulé à nouveau.
Toutefois les témoins de ce délire ont exagéré le rôle
de l'Assemblée constituante. L'Assemblée, disaient-ils ',
est responsable des massacres, puisqu'elle a supprimé
toute loi et toute autorité, elle a déchaîné les brutes.
Elle était en réalité tremblante et domptée 2 ; il est
malaisé de se faire une idée du tumulte des séances.
On sait que les spectateurs prenaient part aux débats;
qu'ils jetaient des ordures dans la salle 3; qu'un porte-
faix saisit Malouet au collet durant un discours, et lui
dit : « Tais-toi, mauvais citoyen 4 » ; on connaît le
cabaret où les femmes de la halle recevaient les in-
structions pour troubler la séance, et l'on se rappelle
les mots des députés qui répondaient aux propositions
de faire sortir les étrangers : « Il n'y a pas d'étrangers
ici, il n'y a que nos frères, nos maîtres 5 ! »
1 Horace Walpole to miss Hannali More, 4 nov. 1789 : « The Etats
are détestable and despicable, and in fact guilty of the outrages of tlie
Parisian and provincial mobs. The mob of tvvelve hundred not lejnsla-
tors, but dissolvers of ail law, unchained the mastiffs that had been
tied up... » Plusieurs lettres de Walpole et de ses correspondants sont
une source intéressante d'observations sur cette époque.
2 Malouet, Mémoires : « La terreur se répandit dans la salle » , en
juillet 1789.
3 Arthur Young, Tour, t. Ier, p. 111.
4 Malouet, Mémoires, t. Ier, p. 351.
5 Ces mots sont des députés Volney et Bouche.
78 LIVRE PREMIER.
D'innombrables mendiants assiégeaient les portes
de la salle ' ; les réunions du soir étaient protégées par
la garde nationale, mais cette intervention « déplaît
au peuple, et nous verrons peut-être qu'on refusera d'y
marcher » , dit le major général de la garde nationale 2 ;
des fédérés envahissaient les tribunes et les galeries à
chaque vote par appel nominal, et « affectaient de se
montrer debout et armés de sabres et de pistolets3 » .
Enfin, il ne faut pas oublier que tous les comptes rendus
ont été faussés par système : « Combien j'aurais été cou-
pable, dit un des rédacteurs 4, de retracer sans précau-
tion ces séances! Ce qui n'avait été qu'un tumulte, j'en
faisais un tableau; de leurs cris, je faisais des mots; de
leurs gestes furieux, des attitudes; et lorsque je ne pou-
vais inspirer l'estime, je tâchais de donner des émotions.»
La guerre civile apparaît déjà à Mirabeau comme la
seule solution : « Veut-on, demande-t-il 5, la recevoir
ou la faire? Ayez une armée ; hors de là pas, de salut,
le sauve qui peut! »
Mais le Roi venait d'être privé de tout moyen de
défense : « Le pauvre sire, dit le Rœderer de l'Hôtel
de ville qu'on verra courtisan de Bonaparte, il portait
1 Mss. Bibliothèque nationale, fonds français, 11697, Bailly à La
Fayette, 5 décembre 1790
2 Ibid., Gouvion à Bailly, 14 mai 1790.
3 Vehneilh-Puirasevu, Souvenirs, p. 144. Il était de l'Assemblée
législative. II ajoute que les députés étaient « gravement insultés à la
sortie » .
* Garât, dans le Journal de Paris-,
& Le 13 août 1790. Voy. Geffroy, Gustave III, t. II, p. 228.
AVANT L'EMIGUATION. 79
la constitution en poche et la produisait quelquefois
avec une naïveté pitoyable1. » Vraiment il est bien
question de constitution et de loi. Le peuple parle, il
veut être obéi. « Monsieur le maire, écrit Louis XVI à
Bailly2, je ne suis rien, je ne peux rien, je suis le
jouet de tous, victime du pouvoir que j'ai eu. » Il est
enfermé dans les Tuileries. Il croit pouvoir passer les
fêtes de Pâques à Saint-Cloud, il se met en voiture3,
les gardes nationaux se placent devant la tête des che-
vaux, ameutent le peuple eu criant : Il ne passera
pas4. La Fayette accourt, harangue ses hommes, est
hué par eux. De toutes les rues voisines débouchent
des détachements de grenadiers qui se massent contre
les grilles; on arrache M. de Gougenot, maître d'hôtel,
qui cherchait à couvrir la Reine en s'appuyant contre
la voiture, on le renverse; Marie-Antoinette veut inter-
venir pour le sauver : — Nous n'avons d'ordres à rece-
voir que de nos officiers, lui crient les grenadiers;
voilà une plaisante... pour donner des ordres!
Ils couchent en joue le cardinal de Montmorency
qu'ils aperçoivent à une fenêtre du château. Ce n'était
pas une émeute, c'était Paris tout entier5; les gardes
nationaux étaient plus violents que le peuple6. —
1 Croker, Essctys on the french Révolution, mot cité, p. 32.
2 Manuscrits de Bailly, publiés en l'an IX.
3 Le 17 avril 1791.
4 Comtesse de BÉarn^ Souvenirs, p. 55.
5 Baron de Staël, Correspondance , publiée par Léouzon Leduc.
6 Le comte de Fersen au baron de Taube, lettre publiée par le baron
de Klinckowstrom.
80 LIVRE PREMIER.
« Au moins vous ne prétendez plus que nous sommes
libres » , dit la Reine à La Fayette, après une heure
et demie de ce supplice ' . — « Vous me traitez comme
la Reine » , dit une bouchère de Glermont qu'on menait
en prison2. Au moment de sa tentative de fuite vers
l'armée de Rouillé, Louis XVI insiste3 sur « le défaut
absolu de liberté » qui entache toutes ses démarches
depuis le mois d'octobre 1789, et proteste « contre
tous les actes émanés de lui pendant sa captivité » .
A partir de ce jour, les gardes nationaux bivouaquent
sous les fenêtres des Tuileries. Les cris des sentinelles
qu'on relève, le bruit du tambour, l'odeur des hommes
pénètrent dans le château. Des officiers se tiennent der-
rière la porte de la chambre de la Reine ; quelquefois ils
l'entr'ouvrent la nuit pour voir si la Reine est dans son
lit. Une nuit qu'elle ne pouvait dormir, elle alluma sa
lanterne, un officier entra et s'établit en conversation4.
La Reine ne peut sortir dans le jardin sans être
suivie de six hommes qui écoutent ce qu'elle dit à sa
dame d'honneur; deux hommes épient son fils qui joue
avec sa petite pelle et son râteau 5 ; la sœur du Roi est
surveillée par huit autres gardes nationaux, il y en a
un la nuit derrière sa porte 6. Le hasard seul sauve la
1 Baron de Staël, p. 198.
2 Père Lknfakt, Correspondance , t. 1er, p. 265.
3 Mss. Archives nationales, G. II, 132.
4 Journal et Correspondance de Fersen.
5 Arthur Young, Tour, p. 264 : « With a little hoe and rake. »
6 Bimbeket, la Fuite à Varennes, p. 25.
****;■.*»■..
AVANT L'ÉMIGRATION. 81
vie de la famille royale lorsque le palais est envahi le
20 juin ] 792, et même alors c'est contre le Roi que se
tourne l'autorité départementale, quand elle dit par la
bouche de Rœderer ' : « La royauté sera-t-elle moins
indulgente au dernier écart de la liberté naissante, que
cette liberté elle-même ne l'a été aux vieilles erreurs
de l'ancienne servitude? »
Détestables rhéteurs, ils ne voyaient pas, le même
jour, dans la même foule, le maître futur qui, « les
yeux vifs, le teint bilieux, dit que s'il était roi, cela
ne se passerait pas de même 2 » .
Si les deux premières Assemblées, si le Roi sont
tombés dans l'impuissance; si, comme le crie un
savant dans son laboratoire3, si l'on « n'ose plus rien
attendre d'un roi captif et d'une Assemblée obligée de
régler sa démarche d'après l'opinion de la plus vile
populace » , la Convention du moins aura-t-elle de
l'autorité et du courage?
Au moment des élections à la Convention, l'Assem-
blée législative succombe sous le mépris 4 ; la Com-
mune de Paris fait fermer les barrières , arrête les
' Ms. Archives nationales, C, II, 121.
2 Lavaux, les Campagnes d'un avocat, Paris, 1816. Bonaparte a
répété le propos au comte de Ségur. Voy. Philippe de Ségur, Mémoires,
t. Ier, p. 89 ; voy. aussi les Mémoires de Bourrienne.
3 Montgolfier, le 22 octobre 1789. Ms. Archives nationales, VV, 349,
pièce 703 b.
4 Ms. Archives nationales, C, I. 327. Protestation de Mathieu
Dumas : « ...Dans un état d'oppression... suffrage écarté par la vio-
lence... »
82 LIVRE PREMIER.
employés des ministères, saisit les revenus du fisc; des
massacres savamment préparés répandent la terreur;
chacun se fâche, Drouet est élu à la Convention par
135 voix. Les départements de la Vendée, qui vont se
montrer dans quelques semaines si royalistes, nomment
huit députés qui voteront la mort du Roi. — Dans le
Loiret et dans l'Oise, on met un Bourdon sur les bul-
letins; ils sont deux de ce nom : « Part à deux, dit le
plus obscur, contente-toi du Loiret, ou je te fais exclure
comme voleur ainsi que tu l'as déjà été de l'assemblée
électorale. » La Convention eut de la sorte les deux
Bourdon. Dans la Sarthe , on badine encore : les dames
patriotes de Saint-Calais envahissent la salle du vote,
« une musique guerrière les précède, les Grâces et les
Ris les suivent» , dit le procès-verbal ; elles couronnent
d'un bonnet rouge chaque électeur; le président
déclare qu'il est « heureux de se voir encouragé par
le sexe enchanteur qui fait les délices de l'espèce
humaine » , et qu'il va donner « à ces dames le baiser
de la fraternité » .
Depuis le prince archichancelier de l'Empire jus-
qu'aux plus humbles commis aux vivres, tous ces élus
se sont encadrés dans la hiérarchie napoléonienne.
Mais pour apprécier leur bassesse, les Français n'ont
pas eu besoin d'attendre l'Empire. C'était, dit madame
Roland l, « une Assemblée de lâches » . — « Chaque
1 Lettre à Euzot, publiée par Dauban, p. 54.
AVAiNT L'ÉMIGRATION. 83
membre, écrit l'un d'eux, le régicide comte Thibau-
deau1, observait ses démarches et ses paroles dans la
crainte qu'on ne lui en fît un crime. » — « La Con-
vention contenait, dit un des mêmes, l'abbé comte
Grégoire2, deux ou trois cents scélérats, et se com-
posait surtout d'hommes lâches. » — « Leur lâcheté
égale leur férocité » , écrit une Anglaise 3. La légende
a surnommé géants de la Convention ceux que madame
Roland nommait des pygmées 4 5 nous entendons encore
citer par des vieillards, comme une ruine auguste, les
derniers régicides qui se sont éteints à côté d'eux :
on croirait que, dans la démocratie comme dans le
despotisme, le sang versé est un titre au respect;
passez, monarques débonnaires, la postérité n'a de
complaisance que pour les égorgeurs.
Et encore il peut y avoir une certaine séduction dans
la violence : l'homme civilisé peut savoir gré, par
exemple, à Marius des Teutons qu'il a détruits. Mais
la Convention et ses délégués n'ont rien fait que ne sût
faire un bey, un nègre, un tatoué; les sauvages savent
tuer les enfants, prendre l'argent, démolir les villes,
ils agissent par férocité, les conventionnels par peur.
La veille du vote sur la mort de Louis XVI, Vergniaud
s'irrite qu'on ose le supposer capable d'une action si
» Mémoires, t. Ier, p. 47.
9 Mémoires, t. II, p. 425.
s Madame G... à sir Samuel Romiliy, Mémoires, t. II.
* Mémoires, t. II, p. 95.
84 LIVRE PREMIER.
révoltante; il s'épanche sur l'iniquité d'un tel acte1;
puis, à l'heure fatale, la peur le dompte, et il vote
comme les autres. — « La peur, oui, monsieur, la
peur, dit le régicide Cochon à Fabre (de l'Aude) 2 ; on
tremblait, non-seulement pour soi, mais pour les siens,
mais pour ses amis. Alors un acte de courage proscri-
vait toute une famille; le cœur demeurait saisi, dans
l'intérêt des autres, d'une faiblesse qu'on aurait rougi
d'avoir pour soi. »
Mais à peine cette concession est faite qu'il en faut
subir d'autres. Si la Convention semble disposée à ré-
sister, la populace saccage douze cents magasins3, et
la Commune dit aux marchands qui ont l'audace de
réclamer sa protection : « Vous ne faites que rendre
au peuple ce que vous lui avez pris. » La Convention
obtient une trêve en envoyant à la Commune des fonds
pour le peuple, elle donne cent dix millions au détri-
ment de l'armée ; dès qu'elle parle de cesser ces verse-
ments de sa rançon, la Commune réveille l'émeute;
les boutiques sont encore pillées le 12 avril 1793,1a
Convention est envahie le 1er mai, ses membres sont
accusés par les émeutiers d'être de la classe des pro-
priétaires. Le 31 mai, nouvelle attaque, Danton et
Barère eux-mêmes sont insultés; les députés, séques-
trés dans leur salle, courbent la tête, livrent les vic-
1 Philippe de Ségur, Mémoires, t. Ier, p. 14.
2 Fabre (de l'Aude), Histoire secrète du Directoire, t. Il, p. 274.
3 En février 1773. Voy. Sybel, t. II, p. 262 et suiv.
V
AVANT L'ÉMIGRATION. 85
limes réclamées. Avant le 31 mai, dit l'un d'eux',
oppression de la Convention par le peuple trompé;
après le 31 mai, oppression du peuple par la Conven-
tion asservie.
Elle est asservie, mais l'idole n'est pas assouvie.
Plus la Convention s'avilit, plus se multiplient les
insultes; à peine a-t-elle sacrifié une centaine de ses
membres que l'émeute recommence 2 ; pendant deux
jours les bateaux sont saccagés sur la Seine, et les
magasins le long des quais : nouvelles humiliations,
nouvelles exigences; le peuple envahit encore la Con-
vention *; il fait voter de nouvelles lois sur les suspects,
il exige, il obtient que le pain soit donné pour rien et
le vin pour quatre sous aux Parisiens; puis il fait sup-
primer la Constitution qui vient d'être promulguée 4.
Désormais en France, plus de droit, plus de loi, plus
de pouvoir, rien qu'une « insubordination métho-
dique5 » . La Commune de Paris s'affranchit du dépar-
tement6, les départements de tout lien, les sociétés
locales nomment aux emplois et chassent les agents
choisis par le gouvernement : « Si vous voulez être
prudents, dit-on à ceux-ci7, vous ferez bien de partir
ce soir. » Les comités saisissent les lettres à la poste,
' Sieyès, séance du 1er mars 1795.
2 Le 26 juin 1793.
3 Le 5 septembre 1793.
* Supprimée le 19 octobre 1793.
5 Grimm à Catherine II, du 31 décembre 179J.
6 Loi du 13 août 1792.
7 Gautier de Brecy, Mémoires, p. 225.
86 LIVRE PREMIER.
les lisent; « quand il s'agit des intérêts d'une grande
nation, pourquoi se laisser arrêter par une considéra-
tion inférieure à celle du bien public? » C'est aussi
pour le bien public que Marat vole les presses de l'Im-
primerie nationale, quoiqu'elles aient été « inven-
toriées comme appartenant à la nation1 » . Plus de pro-
priété, plus de justice.
II
SERVILITE DES JUGES.
Dès le 3 novembre 1789, l'Assemblée constituante
avait décidé que les parlements resteraient indéfini-
ment en vacances; et comme elle n'organisa les nou-
veaux tribunaux qu'au mois d'octobre suivant, le
peuple, dont on cherchait passionnément le bonheur,
resta un an sans justice. Des lettres disent : « Les
assassinats sont fréquents, les juges n'existent pas
encore 2 » , car les commissions organisées pour la juri-
diction criminelle n'avaient ni autorité, ni énergie.
C'est, disait Catherine II, « la justice sans justice3 » ;
à ce point qu'un juge provisoire passa pour avoir dit
1 Ms. Archives nationales, C, 1, 434, note de Manuel et d'Anis-
son-Duperron.
2 P. Lenfant, Correspondance , novembre 1790.
3 Catherine à Grimai, 15 novembre 1789.
'
:v Ému
AVANT L'ÉMIGRATION. 87
au marquis de Favras1 : « Votre mort, monsieur, est
nécessaire à la tranquillité5 publique. »
Ce procès Favras n'est pas à l'honneur de ces tribu-
naux improvisés 2.
Le comte de Provence, frère du Roi, avait chargé
La Châtre, son premier gentilhomme, de lui négocier
un emprunt de deux millions. La Châtre fit offrir
l'emprunta des banquiers 3 par le marquis de Favras *,
les banquiers dénoncèrent l'opération, le peuple sup-
posa un complot; le comte de Provence déclara qu'il
avait eu en vue le simple payement de ses dettes. Mais,
même si les fonds avaient été destinés à une conspira-
tion, on ne voit guère de grief contre celui qui avait
seulement causé avec un banquier; néanmoins les
Parisiens voulaient la mort, les juges la procurèrent,
Favras fut pendu, les femmes dansèrent autour de la
potence &.
Le peuple prenait plaisir à tourner la magistrature
en dérision : « Il s'est passé, écrit Bailly à La Favette6,
au tribunal de police, les scènes les plus scandaleuses :
les juges et les officiers municipaux ont été insultés » ;
1 Ce serait Quatreinère de Roissy. Voir Montgaillard, Histoire de
France, t. II, p. 203, et duchesse de Tourzei., Mémoires, t. Ier, p. 77.
5 Un des ju^es, Au«rand d'AHeret, donna sa démission.
3 Chomel et Santhonax. Voy. Augeard, Mémoires, p. 217.
4 Fr. Von Stillfried-Ratenic, Thomas de Mahy, marquis de
Favras, und seine Gemahline, Wien, 1881. M. de Stillfried-Ratenic
est le petit-fils de Favras, dont la veuve émigra à Vienne et se fit
Autrichienne.
5 La Fayette, Mémoires, t. II, p. 392, le 17 février 1790.
GMs. Ribl.nat. fonds français ll()97,Bailly à LaFayette, 26 Iévrierl791.
r
88 LIVRE PREMIER.
on songe alors à placer vingt-quatre grenadiers pour
« fermer au peuple l'entrée du parquet », et à faire
accompagner par des grenadiers non-seulement les
huissiers, « pour que force demeure à la loi ' » , mais
même les pompiers qui courent aux incendies2.
Les juges nouvellement promus par l'élection
n'étaient pas plus sûrs de leurs nerfs, dans cette cohue.
L'un d'eux, l'illustre jurisconsulte T..., écrivait à
Louis XVI, qui l'avait choisi comme son défenseur3 :
« Horriblement fatigué de maux de nerfs, je conserve
à peine les forces suffisantes pour remplir les fonctions
pénibles de juge. » Bientôt il ne se sent plus assez
tranquille sur sa santé pour garder même ce siège avili
de juge, et il se fait nommer secrétaire du cordonnier
Chalendon, qui préside la section de l'Homme armé4.
Contre le juge on excite le peuple : Hérault de Séchelles,
commissaire de la convention à Belfort, écrit 5 : « Le
peuple est convoqué, et le sort des magistrats, des auto-
rités, des hommes dangereux y sera décidé! »
Peu à peu les premiers élus sont tous remplacés par
des créatures des jacobins. Le juge ne sait pas lire6;
l'expert devient faussaire, il réclame cent sept millions
1 Ma. Bibliothèque nationale, fonds français, 11097, Bailly à La
Fayette, 21 janvier 1790.
* Ibid., 1er février et 3 mars 1790.
3 Ms. Archives nationales, C, II, 304, et Musée, n° 1328.
* Duval, Souvenirs de la réaction thermidorienne, t. II, p. 33.
5 Baron Kervyn de Lettenhove, les Autographes de la collection
Stassart.
6 Taike, t. III, p. 367, en donne de nombreux exemples.
AVANT L'EMIGRATION. 89
aux fermiers généraux alors qu'on leur en doit huit1 ;
le gardien de séquestre s'approprie les objets qui lui
sont confiés; l'idée de justice s'efface devant celle de
vengeance.
— C'est, dit Danton, le débordement de la ven-
geance nationale. — La vengeance du peuple n'est
pas satisfaite, ajoute Robespierre2. La Convention
crée le tribunal révolutionnaire le 10 mars 1793, elle
double le 30 juillet le nombre de ses membres, elle le
double encore après trois mois; deux mois après elle
autorise la suppression de tout débat, puis de toute
preuve : plus d'interrogatoire, de témoin, ni d'avocat3 ;
« la loi, dit la Convention, donne pour défenseurs les
jurés patriotes4 » . Elle finit par supprimer même l'ac-
quittement, l'acquitté du moins ne peut être mis en
liberté sans l'avis du comité de salut public; souvent
il est repris pour le même fait et exécuté ; quelquefois
l'exécution a lieu sans même la formalité de mise en
jugement. Des exemples sont nécessaires pour bien
comprendre ce qu'était la justice en France.
Blanquet de Rouville, conseiller au parlement de
Toulouse, fut guillotiné à Paris, ses biens furent saisis
et vendus ; sa veuve, tombée au dernier degré de la
1 Ainsi que l'a prouvé l'arrêt de 1806. Voy. A. Delahante, Une
famille de finance.
2 Voy. les réflexions du savant M. Franck, sur cette perversion des
sentiments, Journal des Débats du 6 décembre 1882.
3 Loi du 22 prairial (10 juin 1794).
4 Wallon, le Tribunal révolutionnaire , t. IV, p. 9.
90 LIVRE PREMIER.
misère, avec six enfants, fit remarquer au Directoire
qu'il n'y avait jamais eu de condamnation contre son
mari. — « En effet, remarque le conseil des Cinq-
Cents1, il se trouve seulement un acte d'accusation
informe suivi de deux pages en blanc, et terminé par
ces mots fait et prononcé. » Le nom a été oublié même
sur les listes d'exécution.
Ces condamnations en blanc ne sont pas rares : on
peut les voir, le papier est sous nos yeux aux Archives 2 ;
on lit les noms des juges, ceux des jurés, puis quatre
pages sont vides, puis au bas fait et prononcé, c'est
signé, l'exécution suit, soixante-douze têtes ont été
tranchées avec l'un de ces documents. Quelquefois les
noms des accusés sont inscrits à l'avance sur la con-
damnation qui est elle-même signée à l'avance par les
juges3, et dans ce cas, s'il y a des acquittements, on
biffe quelques noms à la plume. — Et il le fallait bien,
dit le greffier4, car je ne pouvais rédiger le jugement
aussi vite qu'il était prononcé.
Le procédé contraire était aussi en usage, celui
d'ajouter des noms à la liste de condamnation après
que les juges l'avaient signée : c'est par ce moyen que
lurent détruites les trois femmes qui n'avaient pas
suffisamment goûté jadis les petits vers de Carnot et de
1 Rapport de Tliibaudeau, Ms. Archives nationales, AD, II, B, 3.
s Musée, n° 1407.
3 Ms. Archives nationales, W, 410, doss. 943.
4 Wallon, t. IV, p. 421.
AVANT L'EMIGRATION. 91
Robespierre, la maréchale de Lévis et ses filles, les
comtesses de Béranger et de Vintimille : on voit encore
la feuille sur laquelle Fouquier-Tinville a ajouté après
coup leurs noms, de son écriture aiguë l : « Veuve
Lévis, âgée de cinquante ans ; Henriette Lévis, femme
Béranger, vingt-sept ans; Gabrielle Artois-Lévis ,
femme Duluc, vingt-huit ans. »
Dans les départements, mêmes habitudes. Clair de
Bousquet, acquitté par le tribunal criminel de la Cha-
rente2, est ramené immédiatement devant les mêmes-
juges, qui le condamnent à la déportation et le font
diriger sur la prison de Pontarlier, d'où on l'envoie à
Paris ; là il est mis pour la troisième fois en jugement
et acquitté. Mais on le garde en prison, il est inscrit
sur la liste des émigrés, et ses biens sont confisqués.
Léonarde Eybrard, paysanne du Périgord, dont le /
mari est soldat3, a fait un trou dans la terre, sous son
lit, pour conserver du blé; elle est déclarée non cou-
pable par le jury, mais l'accusateur public la fait tenir
en prison jusqu'à la paix, comme ayant agi par « motif f
d'avarice » .
Adrien de Béthune-Périn4, accusé à Arras d'avoir
« procuré à des émigrés les moyens d'échapper à la
vengeance des lois en leur indiquant les chemins » , est
1 Ms. Archives nationales, W, 409, doss. 941, pièce 104.
2 Ms. Archives nationales, BB, I, 77.
3 Tribunal criminel de la Dordofjne, t. II, p. 150.
4 Ms. Archives nationales, BB, I, 71.
92 LIVRE PREMIER.
acquitté à midi, ramené à une heure à l'audience
« dudit tribunal » , condamné à mort comme déclaré
émigré par L'administration du département, et exécuté
le soir même, « raccourci aux flambeaux » , écrit
Lebon qui fait mettre en prison l'avocat du matin.
La Convention intervient souvent : le citoyen Mau-
rel a été condamné par le tribunal criminel de Paris J,
mais renvoyé par le tribunal de cassation devant le
tribunal de Versailles qui l'acquitte : la Convention
casse le jugement par un décret du 9 nivôse an II,
qu'elle annule le 30 prairial an III, et qu'elle rétablit
le 22 messidor suivant.
Si le juge s'intéresse à un accusé, il n'a nullement
la témérité de songer à l'acquitter, mais il essaye de
solliciter les tueurs. La femme d'un des présidents
du tribunal révolutionnaire, une Toulousaine, ronde,
grasse2, veut sauver Bonnecarrère, elle va trouver
Marat : on dit qu'il n'y est pas, elle insiste; Marat,
qui entend son joli accent, se montre : il a des bottes,
point de bas, une vieille culotte de peau, une veste de
taffetas blanc, la chemise « crasseuse et ouverte, les
ongles longs et sales » ; il la fait asseoir contre lui sur
« une ottomane » , lui baise la main, serre un peu ses
genoux et promet d'intervenir. « Je l'aurais tout laissé
faire, dit plaisamment la petite femme, quitte à me
baigner après, pourvu qu'il me rendît mon cousin. »
'• Ms. Archives nationales, AF, III, 36, 131.
2 Madame Roland, Mémoires.
AVANT L'EMIGRATION. 93
III
LA GARDE NATIONALE,
Ainsi plus d'autorité, plus de justice; mépris absolu
de tout pouvoir et de toute loi. Pour diminuer les vols
et les meurtres, les modérés tentèrent d'improviser
une police spontanée. La Fayette et Bailly donnèrent
le signal de la formation des gardes nationales.
« Considérant que la garde ordinaire de la ville reste
spectatrice du désordre ' » , et que les bureaux d'octroi
sont incendiés, la bourgeoisie parisienne s'organise dès
le 13 juillet 1780 en garde nationale. Son premier
acte est le pillage des armes déposées à l'hôtel des
Invalides, armes dont elle n'a garde de faire usage
pour empêcher les massacres des journées suivantes.
Les badauds de Paris s'amassent devant la Bastille,
parlent de la prendre, apportent de la paille pour l'in-
cendier, et proposent de lancer par des pompes des
mélanges de phosphore et de térébenthine2. Mais les
gardes-françaises amènent leurs canons, sont rejoints
par un régiment de dragons et deux d'infanterie3,
1 Catalogue coll. B. Fillon, n° 485.
2 Cablyle.
3 Lord Auckland, Correspondance , t. II, p. 330.
94 LIVRE PREMIER.
commencent un siège en règle et promettent, « foi
d'officier » , que les défenseurs auront la vie sauve; ils
les font défiler à travers la foule. Hulin, qui aura plus
tard le malheur d'accepter le rôle le plus bas que puisse
choisir un malfaiteur, celui de juge servile, jeune main-
tenant, espère sans doute sauver le gouverneur ; les
hommes des faubourgs l'arrachent de ses mains, le
déchirent, ne font place qu'à un cuisinier qui s'avance
avec un sabre de dragon pour lui trancher la tète. Le
sabre s'ébrèche; le cuisinier prend son couteau de
poche, désarticule les vertèbres. « Ce couteau était
bien petit, remarque dans l'enquête un juge du Chà-
telet. — Oui, mais mon métier m'en a donné l'habi-
tude. »
Il met sur une pique la tête du gouverneur pendant
qu'on égorge de même M. de Losne-Salbray, major
de la Bastille, M. de Miray, aide-major, M. de Persan,
lieutenant : on arrache leurs entrailles avec les doigts,
on se dispute des touffes de cheveux1, on porte ces
débris à l'Hôtel de ville, on fraternise dans le trajet
avec la bande qui vient d'assassiner le prévôt des
marchands. Sept têtes sont promenées par la rue sur
des piques, comme les étendards des vainqueurs.
Où sont en ce moment les gardes nationaux? Le
surlendemain seulement, le comité de l'Hôtel de ville
reconnaît que « cette réunion de citoyens déjà célèbres
1 Poisson, l'Année et la garde nationale, t. Ier, p. 51.
AVANT L'EMIGRATION. 95
par leur courage » ne serait pas aussi utile qu'on
l'avait espéré « si elle restait sans ordre et sans disci-
pline ' » . Aussi il lui donne une cocarde. Toutes les
compagnies des gardes-françaises furent en même
temps incorporées dans la garde nationale de Paris.
Les gardes-françaises reçurent, comme premier salaire
de leur défection, le partage de la masse accumulée
depuis l'origine des régiments, plus tous les effets
préparés en magasin, plus la valeur de leurs casernes
qui Curent censées leur appartenir, et que la Commune
leur paya 1,030,000 livres. Le district de Saint-Eus-
tache leur donna pour quatorze mille livres de vin et
de cervelas, d'autres leur offrirent des glaces au Paluis-
Royal, des médailles décoratives. Enfin, ils furent gra-
tifiés d'une solde journalière de trente sols2. Ainsi le
noyau de la garde nationale est formé par des soldats
qui ont manqué à l'honneur militaire. On pense assu-
rer le respect de la loi avec des hommes qui viennent
de violer leur devoir. Se fier à des soldats qu'une
révolte de caserne a déshonorés, c'est s'exposer sans
défense à de nouveaux crimes.
Il eût été peu logique, du reste, d'égorger, comme
on venait de faire, le prévôt des marchands et d'é-
pargner l'intendant de Paris. L'intendant de Paris
1 Mémoires de la Fayette, fragment publié dans les Mémoires de
tous, t. IV, p. 38.
2 Poisson, l'Armée et la garde nationale, t. Ior, p. 82. La Fayette,
Mémoires, t. II, p. 290.
96 LIVRE PREMIER.
fut suspendu par le peuple à une lanterne ; il mourut
dans un supplice lent, au milieu des imprécations et
des chansons : « Il a bu le sang de la veuve et de
l'orphelin » ; des hommes le disaient, les autres le
croyaient. Le ministre de la marine put être préservé
par la garde nationale jusque dans les salles de l'Hôtel
de ville , mais là le peuple s'entassa pour le con-
damner. On avait posé une chaise sur une table, on y
avait assis ce vieillard de soixante-quatorze ans :
autour de lui gardes nationaux et émeutiers hurlaient
avec la même frénésie. Un moment, La Fayette, qui
a pu pénétrer dans la salle, réussit à se faire entendre '.
Consterné de cette scène de sauvages, à demi suffoqué
par le dégoût, écœuré par l'odeur, il s'écrie : « Vous
m'avez nommé votre général, et vous refusez de m'o-
béir... Le meurtre de cet homme vous déshonorerait,
flétrirait tous les efforts que j'ai faits en faveur de la
liberté. Vous devez le conduire en prison pour être
jugé par le tribunal que la nation indiquera... C'est
avec la soumission à la loi que s'est faite la révolution
du nouveau monde... » Les gardes nationaux qui
pouvaient entendre leur général semblaient se calmer,
mais « à l'extrémité de la salle les esprits n'étaient pas
si bien disposés » . Trois fois La Fayette reprit la
parole, avec courage, avec colère ; mais dès qu'il avait
reconquis un peu d'autorité, une irruption de nou-
1 Procès-verbal publié dans les Mémoires historiques sur la Fayette.
Paris, an II.
AVANT L'ÉMIGRATION. 97
veaux venus le serrait dans la salle, l'écartait du vieil-
lard; la table fut renversée, la chaise, la victime, rou-
lèrent. « M. de La Fayette a prononcé à haute voix :
Qu'on le conduise en prison... » , les Parisiens avaient
déjà saisi leur proie. Ils l'accrochent à la lanterne de
la rue de la Vannerie, jouent longuement avec son
agonie, coupent la tête, bourrent de foin la bouche,
promènent ce trophée sur une pique '.
La Fayette désespéré convient avec Bailly, maire de
Paris, qu'il donnera sa démission et ne la retirera que
si les gardes nationaux prennent l'engagement d'obéir
désormais à ses ordres 2. Mais quelle obéissance espé-
rer des Parisiens crédules qui gobent tous les menson-
ges? Que le prévôt des marchands ait écrit une lettre
criminelle, nul n'en doute, nul n'a la moindre hésita-
tion sur les mots qu'ils a employés, mais personne n'a
jamais vu cette lettre qui n'a jamais existé 3 ; dire qu'il
y a quelque part des armes ou des grains, c'est attirer
le pillage, non pas durant la Terreur, mais aux plus
belles heures d'enthousiasme, au moment du plus géné-
reux zèle de la garde nationale. Les aristocrates ont
jeté dans la Seine des quantités énormes de pain, celui
qui le nierait serait aussitôt accroché à la lanterne; les
traîtres, selon le badaud de Paris, ont bien soin de se
' Le 22 juillet 1789.
2 Poisson, t. 1er, p. 69.
3 Voir sur cet état d'esprit les lettres de l'Allemand Groenvelt,
notamment celle du 15 août 1789, et l'Annual Register.
I. 7
98 LIVRE PREMIER.
dénoncer eux-mêmes : le Parisien lit avec sa vivacité
ordinaire d'esprit : Poudre de traître sur les barils de
poudre de traite qui sont expédiés au Sénégal l ; il
guette les suspects de crimes contre la nation quand
on les mène devant les juges, et veut les pendre :
« Attendez, dit le peuple, vous allez voir gambiller. »
Trop malins pour croire à la bonne foi, trop niais pour
n'être pas dupes des charlatans, les Parisiens don-
nent ou refusent leur confiance comme gens qui se
croient de l'esprit et manquent de bon sens; ils
admirent leurs soixante districts qui se traitent entre
eux avec des formules d'une diplomatie prétentieuse
sans que ces égards grotesques aient jamais empêché
les districts modérés de se laisser mener par les dis-
tricts violents, menés eux-mêmes par une poignée de
scélérats.
Cette impuissance de la garde nationale se remarque
dès les premiers jours. Les agents du fisc sont assassi-
nés sous ses yeux 2. Les religieux de Saint-Denis qui
avaient célébré par une messe solennelle la formation
de la garde nationale de Paris, supplièrent La Fayette
de les faire protéger 3. La sauvegarde n'était pas sûre,
car, quelques mois plus tard, le gouvernement fait
retirer les bijoux 4, ensuite il constate que les objets les
1 Mémoires de Dussaulx, de BaWy, de La Fayette, 6 août 1879.
2 Mémoires de Gauthier, Bibliothèque nationale, fonds français,
n° 11681, fol. 83.
3 lbid.} Archives nationales, K, 164, pièce 6.
4 Ibid., Bibliothèque nationale, fonds français, 11681, fol. 90.
AVANT L'EMIGRATION. 99
plus merveilleux, à Saint-Denis et à Montmorency,
ont été emportés, mutilés ou délruits. Après avoir
décrit ce qui n'existe plus, les commissaires ajoutent l :
« Nous ne parlons pas des monuments en cuivre et en
bronze » ; ceux-là avaient servi pour la légende des
canons : même les statuettes de Germain Pilon, même
la feuille de cuivre qui portait l'épitaphe de Suger, ont
été détruites sous le prétexte de procurer des canons,
comme si le bronze des canons comportait ces alliages
de fantaisie , et comme si l'on avait jamais fait usage
devant l'ennemi de pièces autres que celles de notre
vieille artillerie.
Les bandits pullulent; chaque nuit les patrouilles se
heurtent contre des gens « armés et sans aveu 2 » . Les
compagnies soldées de la garde nationale semblent
d'accord avec eux. La Fayette le remarque, il s'étonne
de la quantité de « vagabonds étrangers qui s'amas-
sent 3 » , il prévient les ministres.
Contre ce danger encore inconnu, les ministres font
venir à Versailles le régiment de Flandre. Les officiers
de ce régiment sont accueillis dans un banquet que
leur offrent les gardes du corps. « On eût volontiers
mêlé au vin quelques gouttes de notre sang » , crient
aussitôt au peuple les parleurs des trottoirs k \ ils ajou-
tent que la cocarde nationale a été arrachée des uni-
1 Mémoires de Gauthier, Archives nationales, F. 17, n° 1263.
2 La Fayette au duc de Liancourt, 20 juillet 1789, t. II, p. 320.
3 Mémoires de La Fayette, dans les Mémoires de tous, t. IV, p. 53.
4 Les Héroïnes de Paris, Bibliothèque nationale, Lb, 39, n° 2411.
100 LIVRE PREMIER.
formes. Cette niaise légende de la cocarde a été accueil-
lie dans tout Paris, et si pieusement répétée, que nul
ne l'a jamais démentie. Or personne n'avait de cocarde
tricolore à arracher.
« Les gardes du roi n'avaient que des cocardes
blanches qui étoient leurs cocardes d'uniforme » ,
dépose d'Aguesseau, le major des gardes du corps * ;
quant au régiment de Flandre, il venait de la frontière
et avait conservé, comme toutes les troupes des garni-
sons éloignées, la cocarde blanche 2 ; il avait refusé en
entrant à Versailles de quitter sa cocarde blanche 3. Le
fameux banquet, dit La Fayette 4, fut non un grief,
mais un prétexte. Les gardes-françaises devenus gar-
des nationaux soldés veulent tenir le Roi à Paris der-
rière leurs sentinelles ; ils sont d'accord, comme le jour
de la prise de la Bastille, avec les déguenillés et les famé-
liques dont le nombre s'est accru des émeutes mêmes
qu'ils ont fomentées pendant ces mois lugubres de juillet
à octobre 1789. Les émeutiers partent les premiers.
A l'heure du marché, le 5 octobre, quelques femmes
de la Halle disent que l'on doit aller à l'Hôtel de ville
pour avoir du pain. Une jeune fille entre dans le poste
de la garde nationale, se fait donner un tambour, bat
le rappel. Les femmes qui passent sont racolées :
1 Enquête au Châtelet, déposition 212.
2 Sybel, V Europe pendant la Révolution française.
3 Comte d'Hezecqdes, Souvenirs, p. 305.
4 Enquête au Châtelet, déposition de Mounier, de Bergasse, aie.
AVANT L'EMIGRATION. 101
ouvrières qui se rendent à l'atelier, dévotes qui entrent
à Saint-Eustache, servantes qui arrivent à la Halle.
Les plus ardentes pénètrent dans les maisons, en arra-
chent les femmes, menacent de couper les cheveux à
celles qui refusent de descendre. La matinée est plu-
vieuse. Il est sept heures quand la bande envahit
l'Hôtel de ville. Là, dans le jour blafard des bureaux,
ces femmes déchirent les papiers, renversent les
encriers, rencontrent l'abbé Lefebvre, qui avait dis-
tribué la poudre au peuple le 14 juillet précédent, lui
demandent du pain, et comme il n'en a pas, elles le
pendent, la corde se rompt, elles oublient l'abbé, elles
délivrent une dizaine de voleurs arrêtés dans la nuit,
allument des torches, acclament l'usurier Maillard, qui
les a déjà haranguées le jour de la prise de la Bastille.
Maillard est dans le secret des projets de la garde
nationale ; il espère lui livrer le Roi en profitant de cette
émeute de femmes; il persuade aux femmes que si la
Commune, composée de « mauvais citoyens » , n'a pas
su leur distribuer du pain, elles se feront mieux com-
prendre de l'Assemblée nationale. A Versailles! devient le
cri de ralliement; le tocsin sonne à Sainte-Marguerite.
On se met en marche. A travers Chaillot défilent, avec
les jolies Pierrette Ghabry, qui sculpte sur albâtre, Fran-
çoise Rolin, la bouquetière, et Rose Baré, la dentel-
lière, les courtisanes comme Elisabeth dite Beaupré,
comme Théroigne dite la belle Liégeoise, qui se tient à
cheval, vêtue d'un habit écarlate et suivie d'un jockey
102 LIVRE PREMIER.
à costume rouge l, et les grasses harengères, et Reine
Audu, la fruitière à la gorge puissante, et Marie Goupil,
qui a fui son couvent pour suivre ses vices 2, et Rose
Lacombe, qui a quitté un the'âtre de foire ; elles s'avan-
cent dans la boue ; toute femme qui se trouve devant
ce tourbillon est enveloppée, entraînée. On les voit 3,
à Sèvres, « occupées à frapper une femme assez pro-
prement vêtue en casaquin et jupon de toile fond vert
et fleurs jaunes, qui refusait de marcher et se jetait à
terre en pleurant » . Elles ont compris durant le trajet
qu'il ne s'agit plus de solliciter l'Assemblée nationale,
c'est le Roi qu'elles vont environner, c'est la Reine
qu'elles auront la volupté de déchirer : « Une a dit :
J'en aurai une cuisse; une autre : J'en aurai les tripes;
eten disant ces choses, plusieurs tendaientleurs tabliers,
et dans cette attitude elles dansaient 4. »
A Versailles, elles se divisent : celles qui vont à
l'Assemblée nationale se mêlent à la discussion, lisent
des adresses : « J'entendis très-distinctement, dépose
un député 5, l'adresse des galériens de Toulon qui
offraient à l'Assemblée leurs bras. » Elles se font
donner à manger et à boire °. Mais celles qui se ren-
dent au château sont intimidées par le prestige de la
1 Enquête au Châtelet.
2 Elle devint la mère Duchesne.
3 Déposition, n° 243, de Perrin, avocat.
i Ibid.
5 Ibid., n° 201, du baron de Sainte-Croix.
6 Ibid., n° 90, et autres.
AVANT L'EMIGRATION. 103
royauté; les premières s'assoient sur les marches,
crient : «Vive le Roi! Qu'il nous donne du pain! » Le
suisse les fait taire '. Mais leur nombre grossit.
Le Rci avait choisi cette journée pour chasser à
Rambouillet. Prévenu de bonne heure par La Fayette,
il était rentré un peu après trois heures. Il demanda à
voir quelques-unes des femmes : on lui présenta les
plus fraîches. Pierrette Ghabry, laciseleuse de figurines,
lui parla au nom de toutes ; elle avait dix-sept ans,
l'émotion la faisait chanceler. Louis XVI la soutient,
l'embrasse, lui fait donner du vin «dans un grand gobe-
let d'or » , lui promet de faire envoyer des provisions
dans Paris. Elle sort pour rendre compte aux femmes
qui étaient hors la grille. A peine a-t-elle prononcé
quelques mots, que les femmes, mouillées et impatientes
sur le pavé, accusent ces jeunes filles de s'être laissé
tromper par la cour. Aussitôt « la grosse Louison, qui
vend de la marée au marché Saint-Paul, et Rosalie,
alors aussi vendeuse de la marée 2 » , saisissent la jolie
Pierrette, lui meurtrissent la gorge avec leurs jarre-
tières; les autres la claquent ainsi que ses compagnes
avec les mains et avec les pieds. Elles sont délivrées
de leur supplice humiliant par la factrice Babet, qui
appelle quelques gardes du corps. Le Roi les fait recon-
duire à Paris en voiture.
Mais déjà sont arrivés les tueurs du 14 juillet et des
1 Miot de Mélito, Mémoires.
* Dépositions de Pierrette Cliabry et de Françoise Rolin.
^MH9«9
104 LIVRE PREMIER.
journées suivantes : Maillard, l'usurier poitrinaire,
avec sa bande composée de « bons citoyens, tous sans-
culottes, dont la plupart ont perdu leur état ' » ; le
cuisinier Desnos, Jourdan dit Coupe-têtes, Nicolas, le
modèle à l'Académie de peinture; plusieurs gardes
nationaux en uniforme. La fille Beaupré à vu ces gardes
nationaux qui tenaient par le collet un des gardes du
corps, l'assommaient à coups de crosse, puis un
« homme à grande barbe » qui coupait la tête et la
mettait au bout d'une pique. C'est à ce moment que
sont assassinés les gardes du corps Deshuttes, neveu
de Voltaire 2, Varicourt 3 et Savonnières 4. « Le peuple
disait 5 qu'il fallait mettre la tête de La Fayette au
bout d'une pique; ces menaces étaient accompagnées
d'autres propos injurieux contre ce général. »
La Fayette avait réussi jusqu'au soir à empêcher ses
gardes nationaux de s'unir avec les tueurs de Maillard.
Il les retenait, l'arme au pied, sur la place de Grève
et dans la rue Saint-Antoine. Ses bataillons frémissent
sous sa main. Là-bas, à Versailles, c'est jour d'émeute,
l'armée fait peut-être feu sur leurs frères ; ils vont être
suspects à Maillard. Ainsi s'écoule la journée. La
Fayette, à cheval au milieu des rangs, entend les mur-
1 Déposition citée par Mortimer-Ternacx, Histoire de la Terreur,
t. III, p. 481
s II était frère de madame de Villette, la belle et bonne.
3 Us étaient quatre frères dans les gardes du corps.
4 II ne succomba à ses blessures qu'après quelques jours.
* Déposition 90.
AVANT L'ÉMIGRATION. 105
mures, comprend qu'à la nuit tout va partir; il
n'ignore pas qu'entre ses gardes solde's et les hommes
de Maillard il y a une association intime, tous vivent
dans les mêmes bouges, autour des mêmes filles;
déplaire à ces anciens gardes-françaises, c'est se donner
pour ennemis tous les coupe-jarrets de Paris; on le
verra aux massacres de Septembre. La Fayette, dans
cette cohue, sûr, s'il reste, d'être abandonné; inquiet,
s'il se laisse emmener, de voir sa troupe s'unir aux
assassins, jette sa dernière chance sur l'habitude de la
discipline militaire et donne Tordre de la marche sur
Versailles, vers quatre heures du soir. Les cris de
commandement, le roulement des tambours, resti-
tuent l'apparence d'une troupe disciplinée, mais dès
Chaillot on quitte les rangs pour boire, on se répand à
Montretout, les maisons sont envahies, c'est l'heure du
dîner, la pluie continue à tomber. Les factures des
fournisseurs qui ont restauré les gardes nationaux
chargés de « chercher le pain à Versailles » , vont
affluer les jours suivants à l'Hôtel de ville l. A force
de s'arrêter dans les villages, de s'exalter dans le
patriotisme, de piétiner dans la boue, les gardes natio-
naux pénètrent, vers onze heures du soir, dans les
avenues de Versailles.
»
1 Ms. Bibliothèque nationale, fonds français, n° 7000, pièce de '
3052 livres 16 sols et 3 deniers, y compris le pourboire du charretier.
H y a parmi ces manuscrits des documents curieux qui ont été négligés
par les historiens de la Révolution.
106 LIVRE PREMIER.
Le peu d'autorité qu'avaient gardée les chefs achève
de s'évanouir dans le désordre de cette course noc-
turne et devant le spectacle que présente Versailles :
des femmes demi-nues sous les lanternes, un brasier
sur la place d'Armes. Des êtres qui se profilent sur la
flamme font griller un cheval, s'en disputent les lam-
beaux; quelques coups de fusil éclatent encore '.. La
Fayette occupe les portes du château, il s'imagine
toujours qu'il pourra retenir des déserteurs, comme
des soldats disciplinés, par le point d'honneur; il fait
appel à la loyauté des gardes nationaux; il leur confie
la défense du Roi. Il affirme que tout danger est con-
juré; il envoie M. de Gouvion, son major général, ras-
surer les Parisiens privés de leur milice 2; il se retire
en toute sécurité à l'hôtel de Noailles, il s'endort.
A deux heures du matin, le sommeil et le silence
couvrent Versailles. On n'entend plus que le pas des
sentinelles parisiennes qui montent leur garde aux
grilles du château 3, — « Ce sont les anciens gardes-
françaises, dit le ministre de la guerre, le Roi peut
dormir tranquille. »
A cinq heures du matin, M. d'Aguesseau *, major
des gardes du corps, s'avance dans la cour au milieu
de ces protecteurs. — « Ce sont, lui crie un homme
1 Miot de MÉlito, Mémoires.
2 Déposition 222.
a Ibid. 202.
4 Ibid. 212.
AVANT L'EMIGRATION. 107
du peuple, les troupes de la liberté, ce ne sont pas les
esclaves d'un despote ! »
Un quart d'heure après, il voit ces esclaves s'humi-
lier devant la première sommation du peuple, ouvrir
la grille à une troupe d'hommes arme's de lances et de
piques, qui les flattent, les entraînent, pénètrent avec
eux dans le château.
On sait comment les deux gardes du corps,
MM. de Miomandre et du Repaire, furent percés de
coups en défendant la porte de la Reine, comment
Marie-Antoinette se montra à la fenêtre, dédaigneuse
du danger, et comment ce danger séduisit La Fayette,
qui se précipita à côté de la Reine et lui baisa la main.
La garde nationale ramena triomphalement le Roi
et sa famille à Paris : elle tirait des coups de fusil,
stationnait au milieu des villages déjà épuisés de vivres
dans la nuit; elle mit plus de six heures à faire le
trajet. A travers ses rangs, des hommes venaient pré-
senter devant la voiture royale les têtes des deux gardes
du corps assassinés la veille '. Des officiers de la garde
nationale voulurent écarter ces trophées : — Vous
avez raison, répondent les porteurs de piques 2, nous
allons remplacer ces têtes par les vôtres !
La Fayette, déçu une fois de plus dans ses illusions,
1 Le fait est confirmé par plusieurs témoins. Voir les Mémoires de
la comtesse de Béarn et ceux du comte de Neuilly, qui ont été témoins
oculaires.
2 Poissonnikr-Desperrieres, Mémoires, p. 46.
108 LIVRE PREMIER.
désolé de n'avoir pas été suivi à Versailles par les bour-
geois, qui auraient pu mettre obstacle à la trahison des
gardes soldés, dit à ses officiers ' : « Nous sommes
perdus si le service continue à se faire avec une aussi
grande inexactitude. Les Américains ont quitté
sept ans leurs foyers. » Les femmes célébrèrent leur
victoire avec intempérance ; un pamphlétaire leur con-
seilla, les jours suivants, de ne plus faire « des quêtes
qui les avilissent, de ne jamais boire avec excès2 » .
Elles deviennent à partir de ce jour les souveraines
de Paris, elles dominent l'Assemblée, elles multiplient
le spectacle du supplice qu'elles venaient d'imaginer
pour les plus jeunes d'entre elles : elles s'assemblent
pour fouetter les femmes qui sortent d'une église,
celles qui portent le costume de religieuse3, celles qui
n'ont pas dans leurs cheveux la cocarde nationale :
« sans égard aux supplications et aux larmes, elles
procèdent à leur office impudique et traitent comme
esclaves celles qui ne portent pas les insignes de la
liberté * » . Pour une parole qui déplaît dans une foule,
elles fouettent encore « avec beaucoup d'indécence, et
après les plus horribles vociférations5 » . Les petits jour-
naux et les pamphlets se réjouissent de ces aventures,
1 Mémoires historiques sur La Fayette. Paris, an II.
2 Les Héroïsmes de Paris, Ribliothèque nationale, Lb ; 39 ; 2411.
3 En mai 1790. Mémoires de tous (La Fayette), t. IV, p. 152.
* Lairtdllier, Femmes célèbres. Voir Père Duchesne, n° 285 et
lettre 67.
8 Schmidt, t. II, p. 271.
AVANT L'ÉMIGRATION. 10»
simulent le re'cit de la victime sur « ce châtiment hon-
teux qui m'a été longuement infligé ' » , la montrent
délicate et frissonnante quand elle est troussée par les
bras velus des tricoteuses et meurtrie sous leurs
savates. Le souvenir des figures entrevues dans nos
récentes émeutes ne donne aucune idée de ce qui
grouillait à Paris dans les grandes journées de la Révo-
lution : poissardes aux voix rauques et aux ventres
monstrueux, ravaudeuses aux gorges tannées, reli-
gieuses d'ordres mendiants qui avaient gardé leur
crasse, galeuses, scrofuleuses, monde puant et hurlant.
— « On parle de Dieu, dit une femme2, Dieu est de
l'aristocratie. »
Femmes avinées et tueurs ensanglantés se rencon-
trent au Palais-Royal, où les « filles publiques » font
le désespoir de la police3. Là sont recueillies exacte-
ment les têtes de ceux qui ont été massacrés par le
peuple. Là sont écoutés Camille Desmoulins, caute-
leux et bilieux; Saint-Huruge, hideux et prêt à
assommer un contradicteur avec son poing de colosse.
Là d'Épréménil, jadis l'idole du peuple, est reconnu,
déchiré, et dit doucement à Pétion qui réussit à le
sauver : « L'an dernier, monsieur, ils me portaient en
triomphe. » Là s'étalent les gorges nues, les tréteaux
1 Dialogue entre un noble et sa femme qui fut fessée au Palais-
Royal, juillet 1789.
2 Perrière à Garât, 6 juin 1793. Schmidt, t. II, p. 7.
3 Ibid., p. 443.
110 LIVRE PREMIER.
et les tripots. Les boulevards ne sont pas plus
calmes : y passer les cheveux tressés et en habit de
soie, c'est attirer plusieurs centaines de vagabonds, se
faire déchirer et pousser vers une lanterne. M. de Gouy
d'Arcy ' est arrêté avec sa famille et maltraité par le
peuple : « Je considère, dit-il paisiblement, l'impor-
tance extrême de mettre un frein à l'anarchie qui
nous désole. » Nul secours. Chacun est réduit à ses
seules forces contre le brigandage; les gardes natio-
naux sont plutôt tentés de prendre le parti du tire-
laine. M. Contant de l'Isle, procureur au Parlement2,
« passait dans son cabriolet par la rue de l'Ancienne-
Comédie; un petit domestique qu'il avait chassé depuis
plusieurs jours a couru au corps de garde et en a
requis l'assistance pour faire à son ancien maître
l'affront d'arrêter sa voiture, sous le prétexte qu'il ne
l'avait point payé de la totalité de ses gages. Le corps
de garde a exécuté contre un domicilié ce dont il était
requis par un homme que l'on peut dire sans aveu. Le
citoyen a été arrêté, l'officier de garde a ordonné que
M. Contant serait mené au district. Un officier muni-
cipal qui accompagnait M. Contant a vainement
représenté à l'officier qu'il était sans pouvoir pour
donner de tels ordres. Il n'est point de citoyen qui
puisse sortir de chez lui avec l'assurance de n'être
1 Ms. Bibliothèque nationale, 11697, Gouy d'Arcy à Bailly,
1er juin 1791.
2 Ibid., 11697. Bailly à La Fayette, du 31 octobre 1790.
AVANT L'EMIGRATION. 111
point insulté. » Un libraire du Palais-Royal, le sieur
Gâté1, se plaint qu'on ait pillé sa boutique malgré la
demande de secours qu'il avait adressée au major
général de la garde nationale : « Il en a été quitte,
écrit tranquillement M. de Gouvion, pour l'enlèvement
de quelques papiers qui ont été brûlés. »
La demande de secours est inutile, car la garde
nationale est complaisante pour le désordre : le bois de
Vincennes et le bois de Boulogne sont dévastés 2. —
Mais, répond La Fayette 3, comment puis-je empêcher
ces vols ? « L'été dernier, un détachement a marché
dans le bois de Vincennes, les volontaires ont refusé de
faire les saisies requises par les officiers de la maîtrise. »
Les approvisionnements amassés par la Commune
de Paris ne sont pas davantage en sûreté. « La muni-
cipalité, dit Bailly4, aurait besoin d'un détachement
sûr pour protéger le commerce des blés... » « La mu-
nicipalité 5 a établi, à la communauté de l'Enfant-
Jésus, un magasin où elle conserve une quantité consi-
dérable de riz, et quelquefois des blés; il s'élève des
craintes a cet égard. On assure que ce magasin est
menacé; il n'y a pas longtemps que dans ce quartier
un homme a été assassiné sans qu'il ait pu avoir aucun
secours. »
1 Ms. Bibliothèque nationale, 11697. Gouvion à Bailly, 22 mai 1790.
2 lbid., Bailly à La Fayette, 27 octobre, 7 et 21 novembre 1790.
3 lbid., La Fayette à Bailly, 25 novembre 1790.
4 lbid., 5 novembre 1789.
5 lbid., 19 novembre 1789.
112 LIVRE PREMIER.
L'impôt municipal est également en danger; les
contrebandiers ont forcé la barrière de Believille,
« ils menacent de pendre les préposés ' » .
L'hôtel de Castries, rue de Varennes, est saccagé par
le peuple sans qu'il y reste un meuble : la garde natio-
nale se montre quand tout est détruit, et le peuple,
glorieux de cette prouesse, va « travailler l'hôtel de
Montmorency 2 » . Les boutiques des boulangers sont
pillées, les boulangers quelquefois accrochés à une lan-
terne 3 ; le pain est enlevé sur les marchés à mesure
qu'il y est apporté4; le riz est volé au marché des
Innocents, les pommes de terre partout5. Pour qu'une
diligence puisse s'éloigner de Paris sans être dépouillée
à la sortie des barrières, il faut la faire escorter par six
cavaliers de la garde nationale, soutenus au besoin
« par les commandants des bataillons les plus voi-
sins 6 » . D'autres escortes doivent protéger les per-
sonnes que les journalistes entreprennent de faire
égorger par le peuple, Mirabeau le jeune le 23 juin 1 790,
Necker le 8 septembre 1790, les habitants du château
de Villiers le 12 novembre 1790, les voyageurs lyon-
nais le 14 janvier 1791. Les voleurs sont à l'aise, ils
« guettent les moments du passage des patrouilles et
1 Lft Fayette à Bailly, 13 août 1790.
2 Lenfant, Correspondance, t. Ier, p. 24 et 33.
3 François, le 21 octobre 1789.
4 Rapports de police, Schmidt, t. II, p. 443.
5 Ibid., p. 457.
0 Bailly à Gouvion, 11 mars 1791.
AVANT L'EMIGRATION. 113
savent en saisir les intervalles pour faire leurs coups ' » .
Le zèle ne manquait pas dans les paroles : « Tous,
dit d'Arblay, le chef d'état-major '2, tous voulant juger
par eux-mêmes, tirant de cent manières différentes, et
presque tous des fous absolument. » — « Tous, écri-
vent-ils 3, nous avons tous promis à la patrie nos armes,
à la loi notre soumission, au ciel notre liberté. » On
les trouve sans reproche quand il s'agit de se faire
nourrir par la commune sous le prétexte de fêtes patrio-
tiques, comme celle qui est donnée « en mémoire des
citoyens tués à Nancy4 » ;.ou de saisir les occasions de
piller voitures et bateaux, comme au moment de la
fuite du Roi à Varennes. Les gardes nationaux sont
quelquefois invités par le département à restituer la
cargaison d'un navire qui descendait la Seine, ou les
armes qui étaient destinées aux communes voisines :
« Le département rappelle aux gardes nationales le
respect qu'ils doivent aux lois qui assurent les pro-
priétés5. » Us se volent entre eux : les bataillons des
Gordeliers et de Bonne-Nouvelle enlèvent au bataillon
de Belleville des canons que ceux-ci avaient dérobés
au maréchal de Ségur dans son château de Romain-
1 Ms. Bibliothèque nationale, 11697, lot. 55. Bailly à La Fayette,
10 avril 1790.
2 Frasces Burney, Diary, t. V, p. 375.
3 Ms. Archives nationales, C. 2 ; 435, du 18 novembre 1790.
* Ms. Bibliothèque nationale, fonds français, 7000, fol. 64.
5 Délibération du département, publié par Schmidt , p. 37, 48
et 51.
114 LIVRE PREMIER.
ville ' . — Je voudrais bien les faire restituer, écrit La
Fayette, mais « je ne me permettrais pas de leur
ordonner la remise de ces canons, je craindrais qu'un
refus ne compromît mon autorité ! »
Il n'osa pas davantage ordonner une réorganisation
de l'artillerie : « Nous avons, dit-il, un grand nombre
de pièces embarrassantes par leur calibre ou leurs
défauts 2 » ; impossible de les refondre, car « on a été
jusqu'à dire que je voulais dégarnir la capitale de son
artillerie 3 » .
Les mutins étaient sévères contre La Fayette, malgré
ses soucis de « calmer toutes les inquiétudes et de tran-
quilliser le public toujours prêt à s'alarmer i » . Ils
reprochaient à ses partisans de « semer des germes
d'aristocratie dans une révolution toute populaire 5 » .
C'est sur eux qu'on rejette « la faute de toutes les vio-
lences qu'il a fallu commettre » . Un autre dit 6 : « Nous
avons vu avec douleur la garde nationale armée contre
les citoyens, employer la force, se faire protectrice de
la tyrannie fiscale; auriez-vous pris les malheureux que
la misère réduit à la nécessité d'être contrebandiers
pour des bêtes fauves? »
1 Ms. Bibliothèque nationale, 11697, du 21 mai 1790.
2 La Fayette au corps municipal, 8 novembre 1790.
3 Ms. 11697, du 13 décembre 1790.
'< Ibid.
5 Vie de Hoche.
(i Ms. Bibliothèque nationale, fonds français, 6576, papiers dits de
Doni Pacotte; 11 mars 1790, Mémoire de Boiteux de Beaulieu.
AVANT L'EMIGRATION. 115
L'opinion est pour les voleurs contre la loi, non
dans le peuple seulement, mais jusque parmi les chefs
de la garde nationale. Le major général Gouvion écrit
à propos d'une plainte de madame de Béthune à qui
l'on avait volé deux fois en une semaine les grilles des
soupiraux de ses caves :
« J'ai l'honneur d'observer à M. le maire que je
reçois continuellementdes réclamations de cette espèce,
surtout des personnes qui ont l'habit national en
horreur... H y a trois jours que j'ai reçu une demande
de cette nature, et qui n'était signée que par des mar-
quis, comtes et barons '. » Ou bien au sujet des émeutes
de Montmartre2 : « Quand des hommes veulent se
battre et que l'on n'a pas une autorité directe sur eux,
je crois que ce que l'on peut faire de mieux est de les
abandonner à eux-mêmes. J'ai donc l'honneur de vous
proposer de faire retirer les forces que nous avons à
Montmartre.» Ou encore3: « Il serait peut-être inté-
ressant de laisser quelquefois le peuple abandonné à
lui-même, afin de voir jusqu'à quel point on peut avoir
confiance en lui... Je trouve dur que les fêtes données
au peuple soient toujours troublées par l'aspect des
baïonnettes. »
Aussi les modérés, s'ils ne peuvent pas fuir Paris,
renoncent au service de la garde nationale. A partir
1 Ms. 11697, Gouvion à Bailly, 17 janvier 1790 (marquée 1791).
5 Ibid., 26 mars 1790.
3 Ibid., 14 février 1790.
8.
/
v'
116 LIVRE PREMÏER.
des journées d'octobre, c'est-à-dire dans l'enthou-
siasme de 1789, « les citoyens refusent de faire leur
service militaire, et publient hautement leur refus par
des expressions indécentes et injurieuses ' ... Tantôt un
officier2 et partie des soldats quittent leur poste... plus
d'une fois la garde n'a été relevée qu'après plusieurs
jours. » Ou bien le service est fait par des remplaçants
payés ; or « des gens 3 qui sont réduits à vivre des gardes
qu'ils ont l'occasion de monter, ne sont pas assez sûrs » .
La Fayette eut encore assez de prestige pour
entraîner ses gardes nationaux contre les bandes qui
signaient, au Champ de Mars, un manifeste contre la
Constitution, le 15 juillet 1791. Il tentait ce jour-là
une entreprise audacieuse; ses grenadiers n'étaient
nullement décidés à lui obéir.
« Je ne sais à quel point compter sur eux, écrit le
major général4, car j'ai été obligé de renvoyer des
hommes, attendu que les têtes fermentaient. Mes
moyens sont bien épuisés. » Dans le bataillon du Jardin
des plantes, une rixe éclata; les uns criaient : Vive La
Fayette! les autres : Vive Pétion! Larevellière-Lépeaux,
qui arrivait de province et qui avait revêtu, pour ce
jour, un uniforme de garde national de Paris, se
prévalut de sa qualité de voyageur pour reprocher
1 Gouvion à Bailly, 20 octobre 1789.
2 lbid., 4 mars 1790.
3 lbid., 28 janvier et 4 mars 1790.
''Ibid., 15 juillet 1791.
AVANT L'EMIGRATION. 117
« la mutuelle inconvenance » de ces cris ' . Des brigands
cherchèrent à s'introduire par le jardin de la place du
Palais-Bourbon chez La Fayette, pour assassiner sa
femme. « Je me rappelle, dit sa fille, les cris affreux
que nous entendîmes. » Mais on est toujours écouté
quand on montre de l'énergie. La Fayette commanda
le feu contre les insurgés; il y eut onze ou douze tués
et autant de blessés. « La postérité ne croira jamais
que le protecteur de la liberté américaine se soit avili
au point de commander à des hommes qui auraient la
bassesse de devenir les tyrans de leurs concitoyens2. »
Défendre la loi, c'est opprimer le peuple, il est trop
tard pour parler de la loi.
La Fayette donne sa démission en octobre 1791.
Dès lors la garde nationale est finie. Ses compagnies
deviennent un instrument de domination entre les
mains d'Hanriot. Elle se consacre aux. visites domi-
ciliaires : madame Vigée-Le Brun 3 voit entrer dans
son atelier des gardes nationaux avec leurs fusils;
« la plupart étaient ivres et portaient des figures
effroyables ». En vain Louis XVI essaye de rallier les
plus honnêtes et leur présente son fils en uniforme de
garde national : « C'est pour nous tromper, dit un
officier du bataillon de la Croix-Rouge4, qu'ils ont mis
1 Lauevellièue, Mémoires, t. Ier, p. 114.
2 Ms. Bibliothèque nationale, fonds français, 6576.
s Mémoires, t. Ior, p. 128.
4 Malouet à Mallet du Pan, Mvllet du Pas, Mémoires, t. Ier, p. 301.
118 LIVRE PREMIER.
notre habit à cet enfant. » Les brigands de Marseille
sont des associés bien plus séduisants pour les gardes
nationaux de Paris : avec eux se multiplient les fruc-
tueuses perquisitions chez les suspects; ils envahissent
ensemble les Tuileries; ensemble ils vont se livrer aux
massacres dans les prisons : on y reconnaît les Mar-
seillais à leur patois1, les gardes nationaux à leur uni-
forme2. Les Marseillais touchent, durant les deux mois
de leur séjour à Paris, trente sols par jour, plus le prix
de leurs armes, plus une gratification de trois mille
livres 3 ; ils s'abstiennent de rejoindre les armées : ils
retournent lentement à Marseille, où ils font leur rentrée
le 22 octobre sous des arcs de triomphe; des jeunes
filles leur apportent des lauriers.
Une femme de génie venait de dire peu de mois
auparavant, en jetant les yeux sur la France 4 : « Quand
viendra César? oh! il viendra, gardez-vous d'en
douter! »
1 Mémoires de Sicard, de Saurin, de Journiac Saint-Méard, de
Bertrand de Molleville et de la duchesse de Tourzel.
2 Mémoires de la comtesse de Béarn, et procédure de l'an IV.
3 Ternadx, t. III, p. 126.
1 Catherine II à Grimm, 13 janvier 1701, p. 503 du tome XXIII,
Société de l'histoire de Russie.
AVANT L'EMIGRATION. 119
IV
NULLE DÉFENSE CONTRE LE VOL ET LE MEURTRE.
Pas plus de sécurité hors du gouffre : les villes de
province sont aussi dangereuses à habiter que Paris,
les paysans sont aussi féroces que le peuple de Paris.
Les maîtres, qui s'étaient accoutumés à les voir obsé-
quieux, et qui avaient été instruits à se fier en la naï-
veté de l'homme des champs, ne pouvaient s'expliquer
les brutalités subites que leur infligeaient ces créatures
qu'ils croyaient généreuses. Les villageois, dit une
dame, étaient pires que la populace des villes, ils arrê-
tèrent ma voiture, me firent descendre; « je marchais
au milieu d'eux, accompagnée de mots si infâmes, que
je souffrais plus de les entendre que je n'étais effrayée
de leurs menaces » . Au fond de l'Auvergne, madame
de Montagu, adorée jusqu'alors, ne peut pénétrer dans
le village sans entendre crier : A la lanterne! par des
malheureux qui ne savent pas ce que c'est qu'une
lanterne.
Dans les premiers temps on compte obtenir justice :
« Vous savez, écrit un habitant du Périgord *, que
1 Le chevalier de Tessière à l'abbé de l'Épine, 19 février 1790.
Ms. Bibliothèque nationale, fonds Périgord, vol. 10V, lettre 681.
120 LIVRE PREMIER.
nous sommes brûlés ici comme dans tant d'autres
paroisses; nous sommes d'accord pour obtenir justice,
d'autant qu'il est bien intéressant dans l'intérêt de
tous les citoyens d'arrêter cet esprit. » L'homme est
tendre pour son semblable, on vient de le découvrir,
d'autant plus tendre qu'il est plus voisin de la nature;
rien ne sera plus aisé que d'arrêter les incendies en
faisant appel aux vertus rurales, en détruisant les der-
nières traces de la féodalité : les seigneurs se hâtent
de se mêler à ce bon peuple ; ils brûlent leurs papiers
et dansent en rond autour du foyer « au son d'une
musique volontaire » ; ou bien « dans la fosse où allait
être planté l'arbre de la liberté, ils versent à plein sac
les dîmes, les cens, les rentes » , pour que les pré-
cieuses racines s'alimentent de ces débris ' ; le citoyen
ex-seigneur de Champigny-sur-Vende, propriétaire de
la ci-devant terre de Ghampigny, envoie ses titres de
propriété, en exprimant ses regrets de n'être pas
auprès de ses concitoyens « pour avoir l'avantage d'y
mettre le feu le premier » . L'illusion reste tenace chez
plusieurs. Aucun déni de justice, aucune faiblesse des
autorités n'ouvre les yeux : « Les imbéciles et les fri-
pons qui sont partout en place rendent le gouverne-
ment plus insupportable a » , mais on ne se résigne à
l'émigration qu'après avoir perdu tout abri et toute
1 Marquis de Labokde, les Archives de la France, p. 234 et suiv.
2 Lauraguais à Barras, p. 9 de l'édition des Lettres à la duchesse
d'Orsel.
AVANT L'ÉMIGRATION. 121
chance de salut. « Un ci-devant a été homicide » , se
contente d'écrire le directoire de département qui est
lui-même tremblant devant le comité révolutionnaire.
Les comités surgissent dans le moindre hameau : il
y en a cinquante-deux mille en France, ils comprennent
près de six cent mille membres qui touchent chacun
3 livres par jour '. Contre ces tyrans de village point
de recours : ils peuvent faire évader les assassins"2,
voler l'argent des banquiers 3, l'Assemblée ne se permet
pas un blâme.
L'impunité est telle, que le villageois vient enlever
au château ce qui lui convient, emmène et enferme
dans ses granges la femme et les enfants du seigneur
comme otages pour le remboursement des redevances
qu'il a payées les années précédentes : « On nous
brûlait, dit madame de Lâge 4, on nous assassinait dans
nos châteaux, on nous massacrait sur les chemins. »
Les étrangers 5 rencontraient des seigneurs à demi nus
avec leurs familles qui s'échappaient vers une ville.
Ceux qui fuyaient en voiture couraient des dangers
continuels; ils ne circulaient que de nuit pour n'être
point arrêtés à chaque village : « J'éprouvais, dit une
1 Loi du 5 septembre 1793. Voy. Convention nationale, Cambon,
les 17 brumaire an II et 6 frimaire an III.
2 Affaire de Vilfort (Lozère), Courrier de l'Europe du 22 dé-
cembre 1791.
3 Commune de Belfort, vol de 483,000 livres à la maison Hottinguer.
* Souvenirs, p. 135.
5 Youkg, t. Ier, p. 149.
122 LIVRE PREMIER.
femme, une telle terreur, qu'il m'en est resté une
impression de malaise toutes les fois que je voyage la
nuit. » Une nuit, la voiture où elle se trouve avec sa
servante Rosalie est arrêtée : « Ils nous injuriaient et
nous disaient des grossièretés impossibles à imaginer;
nous nous embrassâmes, Rosalie et moi, résignées à
mourir et songeant seulement que ces malheureux pou-
vaient nous faire beaucoup souffrir ' . »
Rester au château, c'était défier l'opinion : contre
■ces insolents le campagnard était sans pitié; des
hommes assemblés de plusieurs paroisses accouraient
« tambour battant et un drapeau déployé, ils poussaient
des hurlements en s'invitant mutuellement au pil-
lage2 ». On les voit, par exemple, à Montcuq (Lot),
emporter le blé, les lits, les matelas, cent vingt draps,
quarante-deux douzaines de serviettes, cinquante-
quatre nappes, deux cent quarante chemises, onze
robes de soie, douze robes de mousseline ou indienne,
douze jupes de basin, trente-deux paires de bas de
soie, cinq tentures de tapisserie d'Aubusson... La mar-
quise de Pechvigairal-Fondani, ainsi dépouillée, est
réduite à vivre « aux frais des personnes charitables » ,
qui la nourrissent et l'habillent; sa tante, âgée de
quatre-vingt-quatorze ans, est jetée le même jour sur
1 Marquise de Lage, Souvenirs, p. 50.
* Ms. Archives nationales, AF. III, 36, 131, Mémoire au conseil
des Cinq-Cents sur les pillages de décembre 1791, à Saint-Cyprien et
à Montcuq.
AVANT L'ÉMIGRATION. 123
un tas de fumier, au milieu du village; elle y meurt en
regardant les paysans qui se partagent son linge, ses
meubles, sa vaisselle d'étain et de faïence, le grain,
même les portes, même les fenêtres.
Ce n'est point durant l'époque nommée la Terreur /
que se passent ces scènes, c'est tous les mois à partir
de juillet 1789. L'émigration s'impose comme moyen /
unique de salut.
Dès le mois de juillet 1789, près Mamers ', les dames 1>* J •
de Bonneval et des Malets sont saisies par leurs
paysans, qui se divertissent à leur casser les dents; un
fermier est traîné dans les rues de Mamers sous les
coups; sa femme enceinte, qui le suit en pleurant,
obtient sa grâce quand il est « tout défiguré » et quand
le peuple a l'idée de finir la journée en donnant les
étrivières aux commis des aides. Dans cette seconde
quinzaine de juillet 1789, le peuple du Mans écrase
sous les coups M. de Guilly, lieutenant de maré-
chaussée, les paysans des villages voisins brûlent
vivant le vieux comte de Falconnière, courent au châ-
teau de Juigné, saisissent les habitants du château et
leurs invités, les poussent « en les aiguillonnant avec
des fourches, après leur avoir coupé le nez et les
oreilles » , et les déchirent sans que les gardes natio-
naux de Ballon puissent les faire épargner (22 juil-
let 1789). Point d'abri contre ces fureurs, personne à
1 Bûchez et Roux, t. IV, p. 169.
\U\
124 LIVRE PREMIER.
Bonnétable n'ose cacher la comtesse de Courches,
traquée par les paysans. En Provence, les consuls,
« revêtus de leur chaperon » , mènent les villageois au
pillage des châteaux; dans le Dauphiné, les châteaux
étaient saccagés avant le -4 août 1789.
C'est en août 1789 que M. de Barras est découpé
en morceaux devant sa femme; que la princesse de
Listenay et ses deux filles sont attachées nues à des
arbres; que le chevalier d'Ambly a les cheveux arra-
chés, est jeté sur un fumier et piétiné par les paysans;
que madame de Montesu et ses invités sont torturés
pendant huit heures jusqu'à ce que, dévorés de soif,
ils demandent de l'eau et sont noyés dans l'étang.
iljaft C'est en novembre 1789 et dans les mois suivants
J qu'à Castelnau, près Cahors, on coupe la tête à un
des frères de Bellud et l'on en fait dégoutter le sang sur
les lèvres de l'autre frère ; que la comtesse de la Mire
est prise dans son château de Davencourt par ses
paysans qui lui dépècent les bras; que M. Guillin est
rôti et mangé sous les yeux de sa femme ' ; que les
abbés de Langoiran et Dupuy sont appelés dans la
« cour du département2 » , à Bordeaux, et que le peuple
« enlève leurs têtes de dessus leurs épaules et les pro-
mène au bout d'une pique » ; que le peuple, à Lyon,
1 Pour ces détails et pour les noms des victimes, voir Bûchez et Roux,
t. IV, p. 162 à 170; Taise, t. II, p. 370 à 435; et Dom Piolis, His-
toire de l'Église du Mans, t. Vil, p. 39 à 45.
! Tribunal criminel de la Dordogne, t. Il, p. 439.
AVANT L'EMIGRATION. 12Ô
le jour de Pâques, envahit une église et soumet les
femmes à un supplice « non moins cruel qu'indé-
cent ' » ; que madame de Marbœuf est étranglée pour
avoir semé delà luzerne au lieu de blé2; que M. de
Bar est brûlé clans son château.
Il faut fuir. La fuite doit être subite; de même qu'à
Pompéi sous les cendres précipitées, on fuit sans rien
emporter. Le château abandonné s'offrit comme le
témoin d'un monde subitement détruit dans une cata-
strophe quand il fut ouvert par les gens de loi, qui se
présentaient quelquefois avant les pillards pour procé-
der à la saisie au profit de la nation.
Il faut les voir au milieu de ces débris qui rappel-
lent des heures de joie tout à coup évanouies; ils
entrent3, ils décrivent ce qui est dans le « colidor » ,
puis ils pénètrent dans « un saloir contenant trois
petites épaules de cochon couvertes de cendre » ; on
monte dans la chambre du comte, on trouve à côté de
son lit la brochure dont il venait de suspendre la lec-
ture, intitulée : l'Homme sensibleh\ puis les chemises de
sa femme, les pelisses « satin olive avec des fleurs
1 Abbé Guillon, Mémoires, t. Ier, p. 102.
2 Morellet, Mémoires, t. Ier, p. 426.
3 Inventaire au château de Gastelpern, commune de Déaze (Hautes-
Pyrénées). Ms. Archives nationales, BH, 1, 08.
4 Je crois que le titre réel est : la Journée solitaire de l'homme sen-
sible, dont l'auteur est le même que celui du Coup d'œil sur l'émi-
gralion , an IX, Bibliothèque nationale, Lb. 43, 152. Il v a
aussi l'Homme à sentiments, comédie en vers par Chéron, jouée le
10 mars 1789.
126 LIVRE PREMIER.
blanches et taffetas cerise avec des petites mouches,
une autre en soye boue de Paris avec des petites fleurs
blanches, un petanler avec sa jupe en taffetas cerise
moucheté, un petanler avec sa jupe en taffetas gorge de
pigeon, un déshabillé de gaze canari... » ; puis ils
mettent la main sur les effets des servantes, leurs che-
mises sans manches, leurs mouchoirs de gaze pour la
gorge, leur parlement de gaze, et jusqu'aux vieux bas
où elles ont laissé des « écus de 6 livres et des sols » .
La plupart des châteaux furent brûlés; quelques-uns
furent occupés par les paysans qui s'en partagèrent les
chambres ' , d'autres furent rendus après dix ans à leurs
propriétaires, comme celui du comte de Pierreclos qui
refusa d'effacer les traces de l'incendie et des coups de
pioche, pour ne pas perdre le souvenir du jour où sa
femme et ses filles s'étaient cachées dans les bois pen-
dant que les paysans dont il savait les noms se
livraient au pillage2. Plusieurs ruines se voient encore
sur un tertre inculte, les pierres sont calcinées, des
pans de papier à dessin Louis XVI pendent à des
plâtras effondrés, les escaliers n'aboutissent plus.
Aujourd'hui on feint la lassitude contre ceux qui font
revivre ces détails : on affecte de vouloir écarter des
tableaux importuns, on se rejette avec hypocrisie vers
la légende. Les incendiaires sont protégés soit par la
1 Àlcxandrine des Écherolles, Une famille noble sous la Terreur
- Lamartine, Mémoires, p. 35.
AVANT L'EMIGRATION. 127
multiplicité de leurs crimes qui rend le récit fatigant,
soitparlessophismes qui allèguent la peur de l'étranger
ou la misère. L'étranger n'existait dans la pensée de
personne durant les années 1789 et 1790, années des
massacres les plus nombreux. Les salaires s'accrurent
du double ' dès la fin de 1790, la journée du manœuvre
monta de dix-huit à quarante sols, celle de l'ouvrier de
trente sols à trois francs. Non, la peur n'a été pour
rien dans la jaquerie, on a tué par envie, par manière
d'éteindre ses dettes, par appât du lucre, souvent par
vengeance privée2. Ce sont crimes sans poésie. Chaque
fait démontre que l'homme paisible était contraint
d'émigrer loin d'un pays sans loi où le meurtre restait
sans châtiment.
Nul n'avait le moyen de se défendre. La ville de
Nîmes essaye de résister : elle est écrasée par l'armée
de ligne qui est au service de l'émeute8; contre qui
lutter? C'est l'armée, c'est l'Assemblée, c'est la France
qui se tournent non-seulement contre les particuliers,
mais contre les villes mêmes à la moindre pensée de
1 Sybel, t. II, p. 264.
2 Barras, Mémoires, fragment publié par M. Hortensius de Saint-
Albin, p. 190 : on vit les membres du Comité de salut public sans
exception, au dire de Barras qui ne valait pas mieux et qui a tout voté
et tout sanctionné, « choisir leurs ennemis personnels avec une prédi-
lection et une joie toute particulière pour les faire périr ».
•' Ernest Daudet, Histoire des conspirations royalistes du Midi y
notamment la bagarre de Nîmes. Voir aussi Détails circonstanciés des
excès qui ont eu lieu les 2, "3, 4 mai, et des pillages et massacres
commis a Nismes, le 13 juin 1790 et les jours suivants. Nîmes, Val-
leyre, 1790, in-12.
128 LIVRE PREMIER.
résistance légale. L'ami de Mirabeau qui commande
la garde nationale d'Aix est jeté en prison pour avoir
voulu maintenir l'ordre1.
Nul ne peut davantage se permettre de blâmer :
le blâme est coupable. On punit la servante d'auberge
qui ose dire envoyant déchirer le seigneur2 : «Pourquoi
maltraiter ce ci-devant qui n'a fait que du bien à la
paroisse?» On condamne à la prison les citoyens qui
essayent d'empêcher les assassinats, « comme ayant
irrespectueusement anticipé sur la vigilance munici-
pale 3 ». Ni protection ni pitié pour les victimes; les
voluptés de la haine doivent s'assouvir sans contrainte.
C'est dans les villages et les petites villes que les
avanies étaient plus poignantes, au milieu des visages
connus, sous les regards satisfaits ou apitoyés des infé-
rieurs; les passions locales enveniment les taquineries 4.
On commence par vouloir humilier, on finit par tuer.
Les femmes ont cru longtemps qu'elles ne couraient
aucun danger, et ont hésité à émigrer; mais c'est sur
elles que l'outrage rend le mieux : leurs nerfs plus
délicats, leur chair plus révoltée, leur fierté plus résis-
tante, procurent plus d'agrément aux persécuteurs.
On tue ceux qui se défendent, on tue ceux qui sont
riches, on tue pour une bonbonnière en or qui complète
1 Duchesse de Tourzel, Mémoires, t. Ier, p. 234.
2 Tribunal criminel de la Dordogne, t. II, p. 447.
3 Abbé Guillon, Mémoires, t. 1", p. 102.
i Corbehem, Dix Ans de ma vie, p. 13.
AVANT L'EMIGRATION. 129
une collection. Beugnot est proscrit parce qu'il est
créancier de Gouthon ' ; Austelz, notaire de Lauterbourg,
est déclaré émigré parce que Finck, le receveur d'enre-
gistrement, a voulu devenir le maître de sa maison
et de son jardin 2. Madame du Barry est arrêtée parce t
que son nègre Zamor veut se venger de ses dédains 3. ÇÇ , \âkJi^
On persécute pour mieux voler. Le comité de la
Croix-Rouge (alors on disait du Bonnet-Rouge) tout
entier est condamné aux galères pour vols au préjudice
des citoyens suspects; il est gracié4. Danton et ceux
qui le courtisent sont accusés d'être les plus âpres dans
cette exploitation du suspect : « D'où vient le faste qui
t'entoure? » demande Saint- Just à Danton. Quelques-
uns des siens trouvent des profits qui les rendent riches
pour la vie, ils font souche d'honnêtes gens.
Plus bas que ceux qui pillent sont les flatteurs, les
panégyristes du vol, ceux qui, comme Mirabeau,
excusent les excès contre « cette petite portion de négo-
ciants dont se compose l'aristocratie de l'opulence B » ,
ou contre le Trésor public, dont la caisse est pillée à
Marseille, « non par des brigands, non par des
voleurs, mais par le mouvement soudain et irrésistible
de l'opinion publique » ; ou ceux qui, comme Marat6,
1 Beugnot, Mémoires, t. Ier, p. 184.
2 Ms. Archives nationales, BB, I, 71.
3 Rose Beutin, Mémoires, p. 234.
•* Duval, Souvenirs, t. II, p. 53.
5 Du 26 janvier 1790.
6 Ami du peuple, n° 637.
130 LIVRE PREMIER.
trouvent bon que l'on viole « les décrets iniques d'un
législateur corrompu pour obéir aux saintes lois de la
nature » ; ou ceux qui apprennent sous les jacobins le
rôle de valet qu'ils joueront avec expérience sous un
Bonaparte, comme Miot, qui se vante de traquer les
émigrés en Toscane ! ; ou ceux qui se gonflent dans
leur vanité devant la souffrance, comme le boucher
Legendre, condamné naguère pour vol, qui repaît ses
yeux du spectacle de la douleur de la marquise de La
Fayette, et lui dit avec joie : « Vous étiez si insolente
autrefois2 » ; ou comme Bourdon (de l'Oise), qui, au
dire de Robespierre3, « s'est donné le plaisir de tuer
des volontaires de sa main » .
Plus bas encore sont les sophistes qui jettent l'hy-
pocrisie sur le crime, comme Robespierre, disant :
« La Fayette n'était pas à Paris, mais il pouvait y
être » ; comme Saint-Just, frappant de ses exactions
les habitants de Belfort, parce qu'ils sont, les uns
égoïstes, les autres modérés, les brasseurs de Stras-
bourg, parce qu'ils sont avides, les boulangers, parce
qu'ils sont inhumains, et un apothicaire, parce qu'il
lui a vendu trop cher de la rhubarbe; comme les con-
ventionnels envoyés dans Vaucluse, quand ils persé-
cutent les familles qui n'ont pas émigré, « pour leur
donner des regrets de n'avoir point émigré 4 » .
1 Ms. Archives nationales, RR, 1, 69. Affaire Chimay.
s Marquise de Lasteyrie, p. 333.
3 Papiers de Robespierre, t. II, p. 18.
4 Ibid., t. le', p. 105.
AVANT L'EMIGRATION. 131
Tous sont hantés également par la préoccupation
de l'argent : « La fortune des fanatiques condamnés
assure à la République un revenu d'un million » , écrit
Monet, le maire de Strasbourg, quand il vient de
mettre à mort « les aristocrates de la municipalité, des
tribunaux et des régiments ' ». Il y a quinze cents
arrestations à Toulouse, autant à Bordeaux, pour
l'argent. Fouché envoie de la Nièvre de l'argenterie
comme « oblation de l'aristocratie qui à l'article de la
mort cherche à racheter ses crimes2 » . A Bayonne, les
délégués de la Convention saisissent les dentelles et la
mousseline sous le nom d'étoffes pour pantalons de
troupe3; partout ils appellent argent caché l'argent
qui est dans un tiroir, et ils le saisissent en vertu de la
loi du 13 novembre 1793 qui autorise la confiscation
des valeurs cachées.
V
SOUFFRANCES ET MISÈRES.
A partir d'août 1789, ceux qui étaient propriétaires
de dîmes, censives et rentes foncières sont dépouillés;
ceux qui possèdent des terres sont privés de la récolte
1 Sybel, t. II, p. 446 et suiv.
* Collection d'autographes Grangier de la Marinière, n° 61.
3 Convention nationale, 21 messidor an III.
9.
132 LIVRE PREMIER.
d'abord, de la terre ensuite : les villes réquisitionnent
les blés des seigneurs voisins; ainsi les halles de Rouen
font prendre à Bec en Cauchois les grains récoltés par
M. d'Héricy ', qui refusait d'émigrer. Le prétexte que
l'on est parent d'émigré suffit pour que l'on soit
dépouillé : ainsi la princesse de Rohan-Guéménée 2,
qui vivait dans la retraite, depuis 1782, à Vigny, près
Pontoise, et consacrait tous ses revenus à éteindre les
dettes de son mari, refusa d'émigrer afin de faire pro-
fiter les créanciers de la liquidation des terres, et eut
la douleur, malgré ce dévouement, de voir confisquer
ce gage qu'elle avait espéré sauver au péril de sa vie.
Contre le ci-devant toute subtilité est permise, tout
prétexte peut être invoqué pour le précipiter dans l'in-
digence, pour le forcer à demander des secours au
bureau de bienfaisance, comme la comtesse de Longue-
combe 3, qui s'avoue « dans la plus grande misère,
sans pain, avec sa fille » ; mais toute complaisance est
habituelle envers l'acquéreur de biens nationaux qui
n'est pas en mesure d'acquitter les sommes dues au
fisc4; le patriote est dispensé de payer, il ne doit s'oc-
cuper que d'entrer en jouissance.
Les valeurs mobilières ne sont pas davantage en
1 De Beaurepaire, Georges Cuvier.
* Affaire Victoire de Rohan-Soubise. (Ms. Archives nationales,
BB, 1,72.)
3 Affaire Basset de Monfchat, veuve de Lonfjueci mbe de Thoy.
(Ms. Archives nationales, F, 7 ; 4826, dossier 18.)
* H. F are, Un fonctionnaire d'autrefois.
AVANT L'ÉMIGRATION. 133
sûreté ; à Paris seulement, quatorze notaires sont mis
à mort pour avoir refusé de livrer les dépôts confiés
par des proscrits; les autres notaires sont simplement
emprisonnés, mais ils n'en sont pas moins dépouillés
des dépôts '. Peine de mort contre qui place ses capi-
taux à l'étranger ; suppression de la Caisse d'escompte
et de toutes les sociétés financières; banqueroute com-
plète envers les créanciers de l'Etat qui ne se présentent
pas immédiatement avec leurs titres; banqueroutes
partielles et successives avec ceux qui les communi-
quent2; saisie des marchandises soupçonnées d'appar-
tenir à des étrangers, ce qui amène la saisie des mar-
chandises françaises à l'étranger et par conséquent la
suppression de tout commerce.
Ne faut-il pas rappeler à propos de ces spoliations
la légende du milliard des émigrés? Ce milliard a con-
sisté en une rente 3 pour 100 de 26 millions dont les
divers titres ont été répartis entre plusieurs victimes ;
pour que cette rente produisît le capital d'un milliard,
il faudrait que le 3 pour 100 fût coté à 101 fr. 40.
Non pas la cupidité seule, mais aussi l'ignorance et
1 Doval, Souvenirs thermidoriens, t. 1er, p. 295 et 332.
2 11 y a quatre banqueroutes, dues presque toutes à Cambon : la
première est totale contre qui ne se présente pas avec ses titres; la
seconde réduit tous les intérêts à 5 pour 100, quelles que soient les
conventions antérieures; la troisième réduit à 1,66 pour 100 cet inté-
rêt, c'est ce qu'on nomme le tiers consolidé ; la quatrième réduit cet
intérêt à rien du tout, en déclarant qu'il sera payable en assignats.
C'est la légende du grand-livre. On sait que M. Stourm va publier un
ouvrage complet et définitif sur les finances de la Révolution.
134 L1VBE PREMIER.
la brutalité ont accumulé les ruines. On croirait que ces
gens se ruaient avec ivresse vers la barbarie, et qu'ils
ressentaient un plaisir de sauvages à frapper sur la civi-
lisation. Deux mesures principalement rendirent la
France inhabitable : les assignats et le maximum.
Les maîtres de la France croient répondre à toutes
les difficultés en imprimant du papier, ils jettent ce
papier avec une telle frénésie que par moments l'impri-
meur est inférieur à la tâche, il n'imprime pas le papier
aussi vite que Cambon le dépense1. L'État a en circu-
lation 16 milliards d'assignats2, les villes, les moindres
villages, impriment et répandent des assignats, les
faussaires les sèment par poignées. La France aurait
pu succomber dans cette fièvre : elle succomberait en
effet aujourd'hui si la crise recommençait en présence
de la concurrence industrielle qui soulève tous les
pays; mais, à cette époque, les particuliers seuls ont
été ruinés; les fortunes ont été déplacées; les aigrefins
ont fait leurs profits.
La belle pièce de 24 livres, le louis d'or poursuivi
par tous les yeux devient inaccessible. Cela coûte
400 livres en floréal an IV, cela monte à 5,000 livres 3.
Cambon a cru dompter la science ; il a espéré que la
guillotine lui épargnerait la banqueroute : peine de
1 Août 1795. Voyez Sybel, t. III, p. 422.
2 II y en a eu beaucoup davantage, mais il faut tenir compte de ceux
qui ont été démonétises.
3 Rapports dr police dans Schmidt, Tableaux de la Révolution, t. II.
p. 232 à 467.
AVANT L'EMIGRATION. 135
mort contre qui reçoit des assignats au-dessous de leur
valeur, vingt ans de fers contre qui les cède '. Ridicules
efforts, le louis d'or monte à 10,000 livres, il retombe
à 8,000 pour se relever rapidement jusqu'à 20,000 li-
vres2. Toutes les denrées imitent le louis d'or; c'est
logique, c'est consolant pour ceux qui vendent quelque
chose, mais les rentes, les pensions, les traitements, les
fermages, les dettes antérieures à la dépréciation de l'assi-
gnat, se payent en papier. De ruineux cas de conscience
se soulèvent : si mes créances me sont remboursées en
assignats, ai-je le droit de payer de même mes dettes?
Le préjudice éprouvé par celui qui reçoit une valeur
moindre que la dette ne saurait lui donner le droit de
faire subir à son créancier un préjudice semblable,
l'évéque de Glermont le déclare comme chrétien, le duc
de Penthièvre, comme gentilhomme3. Ainsi l'homme
d'honneur est ruiné à la fois par ses créanciers et par
ses débiteurs. Pour lui plus de place dans sa patrie.
L'État n'a de pitié que pour les « prolétaires et em-
ployés » , il leur fait distribuer « de la chandelle, de
l'huile et des harengs » payables en assignats au pair.
Quant aux membres de la Convention, c'est gratuite-
ment qu'ils se font distribuer « huile, sucre, riz, drap,
toile » . La Revellière le raconte4, en se vantant de
1 Loi du 1er août 1793.
2 Floréal an IV, — prairial an IV.
3 Abbé Lambert, Mémoires de famille, p. 12.
4 Mémoires, t. Ier, p. 214.
136 LIVRE PREMIER.
n'avoir point pris part à ces déshonorantes largesses.
Ce n'était pas que les décrets manquassent pour
assurer la vie à bon marché ; mais impuissantes contre
l'or, les fureurs révolutionnaires ne pouvaient davan-
tage devant les autres marchandises : elles réussissaient
parfois à pousser le peuple contre un magasin '. C'était
un pillage maladroit qui n'empêchait pas la boutiquière
de cacher ses étoffes les plus fines, en bravant la mort,
même quand la charrette chargée des bois de la guillo-
tine paradait sous ses fenêtres.
« Les marchés, s'écrie Saint-Just consterné 2, ces-
sèrent d'être fournis ; le prix de la denrée avait baissé,
mais la denrée fut rare. Les commissionnaires d'un
grand nombre de communes achetèrent en concur-
rence, et comme l'inquiétude se nourrit d'elle-même,
chacun prépara la famine pour s'en préserver. »
Voilà la leçon. L'assignat produit la loi du maximum.
Le maximum crée la famine.
La famine règne en France pendant dix ans. Dès
l'hiver de 1790, on disait déjà : « Carnaval sans
chanson, pas de farine et peu de son. » Le peuple
jette à la rivière les grains qu'il trouve à bord des
navires, incendie ceux qu'on lui dénonce dans les gre-
niers; les cultivateurs sont ou emprisonnés comme
suspects, ou attablés dans les comités, ou enrôlés dans
l'armée. Le pain devient si rare, que nul n'est assez
1 Queské, Confessions, t. Ier, p. 73.
2 Moniteur du 14 octobre 1793.
AVANT L'EMIGRATION. 137
riche pour en acheter. Les municipalités saisissent les
blés, distribuent elles-mêmes le pain. Alors commencent
ces lamentables cohues aux portes des boulangers qui
sont transformés en agents de répartition ; la ci-devant
est bafouée pendant ces heures d'attente, elle est
poussée dans la boue; une jeune fille ' revient dix-sept
jours de suite sans pouvoir trouver son tour devant le
guichet d'où sort la ration de pain : « Viens chez moi
ce soir à neuf heures » , lui dit un des hommes de la
municipalité qui remarque son désespoir. « Etais-je
assez malheureuse, se demande-t-elle, pour lui avoir
inspiré quelque chose de plus fâcheux que la pitié? »
Cet homme était un épicier; le soir, il la conduisit à sa
femme, qui lui fit la charité d'un pain.
Ce pain est une masse noire et gluante qui colle au
mur 2 ; nul n'en reçoit pour les absents, les enfants
doivent se présenter eux-mêmes; dès une heure du
matin s'entassent les femmes grosses, les petits, les
hommes, les mégères, sans police, sans autre ordre
que celui de la justice des foules faméliques. Ceux qui
sont repoussés par les plus forts fouillent dans les tas
d'ordures et choisissent des débris à dévorer3. Avec de
l'or, pas de pain; dès qu'on entre au restaurant : « Le
citoyen a-t-il son pain? » c'est la première question.
1 Souvenirs de madame de..., publiés par F. Barrière, la Cour et
la Ville, p. 340.
s Ddval, Souvenirs de la réaction thermidorienne, p. 112.
8 Qoesné, Confessions, t. Ier, p. 147.
138 LIVRE PREMIER.
Le notaire qui doit nourrir ses clercs ne leur donne
pas de pain, mais seulement à chaque repas, toute
l'année, pendant dix ans, uniquement de la bouillie de
pommes de terre à l'eau1. Les rapports de police
disent fréquemment : « On craint de passer encore un
jour sans pain, comme cela est déjà arrivé8. » Ou
bien : « Dans les rues on rencontre beaucoup de per-
sonnes qui meurent d'inanition... Boulevard du
Temple, trois personnes tombées d'inanition 3. » A Bor-
deaux, quand le pain manque, les sections distribuent
à la cohue qui attend toute la nuit six pommes de terre
ou douze noix, ou une poignée de riz 4. La famine est
telle dans le Haut-Rhin et le Bas-Rhin, que trente
mille malheureux passent en Allemagne, ils sont aus-
sitôt inscrits comme émigrés 5. En Normandie, des
bandits affamés arrêtent les diligences, pillent les
fermes, tuent six personnes dans une auberge près de
Barentin6. A Paris, en pleine rue Richelieu7, on est
réveillé plusieurs fois chaque nuit par le cri :
A l'assassin ! et le boulevard du Temple « offre le spec-
tacle du plus hideux libertinage, des filles de douze ans
y promènent une révoltante prostitution 8 » .
1 Duval, Souvenirs.
2 Schmidt, t. II, p. 467.
*lbid., p. 318 et 333.
* Marquise de Lage, Souvenirs, p. 189.
5 Postécoulant, Mémoires, t. II, p. 173.
6 Quesné, Confessions, t. Ier, p. 206.
7 lbid., p. 172. Il demeurait hôtel de Suède.
8 Piapports de police publiés par Schmidt, t. III, p. 250.
AVANT L'ÉMIGRATION. 139
La famine croît constamment pendant toute la durée
de la Révolution. La chute de Robespierre, l'avéne-
ment du Directoire, ne font que l'accroître. La Com-
mune continue à être le boulanger général : si la
négligence d'un commis, si un accident imprévu
empêche de pourvoir un quartier, les habitants ne
mangent pas. Les femmes s'attroupent.
Le comité de salut public créé après la chute de
Robespierre fut constamment mis en échec par la faim.
Il avait chargé du soin des subsistances Roux (de la
Marne). C'était un « ex-procureur de Bénédictins,
gros, court, rond, frais et joufflu '. Il avait de talent
ce qu'il en fallait pour bien gérer les affaires d'une
communauté et y assurer largement la bonne chère;
on ne saurait lui contester un mérite précieux pour le
moment, celui de pouvoir parler pendant un temps
indéfini. En effet, lorsque deux ou trois mille femmes
des faubourgs venaient demander du pain, on les
envoyait au citoyen Roux, chargé des subsistances. Les
bureaux et le cabinet de Roux étaient dans les combles
des Tuileries. On y parvenait par un escalier très-long,
très-roide et très-étroit. Du haut de son palier, Roux
commençait une harangue dont la durée était de trois,
quatre ou six heures et plus s'il le fallait, suivant
l'obstination des pétitionnaires. Les interruptions, les
clameurs, les menaces, tout était impuissant. » Même
1 LarevelliÈre, Mémoires, t. Ier, p. 250.
140 LIVRE PREMIER.
assurance, même succès devant le comité de salut
public : « Eh bien, Roux mon ami, lui disait Camba-
cérès, où en sommes-nous? — Toujours même abon-
dance, citoyen président, répondait Roux avec un air
de jubilation, toujours les deux onces de pain par tête,
au moins dans la plus grande partie des sections! —
Eh ! que le diable t'emporte ! répliquait Gambacérès
avec son accent, tu nous feras couper le cou avec ton
abondance. » Puis un membre disait à Gambacérès :
« Président, nous as-tu fait préparer quelque chose à la
buvette? — Mais oui, il y a une bonne longe de veau,
un grand turbot, une forte pièce de pâtisserie... » Pen-
dant ces fêtes improvisées, arrivaient des délégués de
la Convention qui apportaient des pièces à signer :
deux ou trois membres du comité se levaient de table
et sortaient pour les expédier... — « C'est bon, leur
disaient-ils, passons de l'autre côté. Ce surcroît de
convives ranimait l'appétit et ravivait la soif. . . J'atteste,
ajoute Larévellière, que je ne charge pas le tableau, et
que je dis la plus pure vérité. »
« Le pain a manqué cleux jours, écrit Julie Beau-
marchais1, nous n'en recevons plus que de deux jours
l'un ; j'en ai acheté quatre livres pour cent quatre-vingts
francs. » Le dîner de Julie, de sa belle-sœur et de sa
mère se compose d'un plat de haricots, un de pommes
de terre, beaucoup de vin. On n'a pas une nappe
1 LomÉnie, Beaumarchais et son temp;.
AVANT L'EMIGRATION. 141
parce qu'on n'aurait pas la possibilité de la blan-
chir.
Il n'y a pas un moment de la vie où l'on ne sente
que la civilisation est en déroute : le vaincu n'est pas
privé de pain seulement, il manque aussi de savon ',
les femmes en demandent dans les villes où elles
espèrent en obtenir ; le linge simplement passé à l'eau
n'est jamais propre; la propreté même est suspecte, on
doit faire étalage de sa crasse : plus de culotte de soie,
de gilet de velours, de veste brodée, il faut cacher le
point de Venise, la bonbonnière où folâtrent des ber-
gères en or vert, l'épée à pommeau ciselé; il faut
porter un bonnet de laine rouge, une carmagnole de
laine brune, une chemise grasse : le marquis de
Jumilhac a des sabots « et tout le dépenaillement des
bandits qu'on rencontre dans la rue » ; la marquise de
Lâge porte « un casaquin de grosse indienne à grands
ramages, des bas de laine, des sabots, et un bonnet
rond de grosse mousseline >» .
Quand madame de Genlis vient avec deux jeunes
filles pour louer une maison à Colombes, le peuple
l'environne, crie : A la lanterne! la tient séquestrée
une nuit entière, uniquement parce que sa robe est
propre2. Dans la rue Saint-Honoré, on fait descendre
de voiture madame de Montesson et mademoiselle de
1 Beaumarchais et son temps, Dutard à Garât. Voy. aussi une lettre de
madame Tallien, publiée dans la République française du 25 avril 1882.
2 Madame de Genlis, Mémoires, t IV, p. 4.
142 LIVRE PREMIER.
Montault ', on les cerne sur les marches de Saint-Roch,
on les insulte avec des gestes grossiers. Des femmes
sont fouettées pour avoir porté des rubans de soie2.
Plus de propos légers, plus de gaies réparties, plus de
badinage spirituel. On se tutoie, on s'observe, on se
traite de modéré : le tendre Berquin ne peut s'habituer
aux méfiances dont il se voit entouré : la jouissance
d'être aimé est encore une nécessité de la vie civilisée,
il meurt de tristesse3. Les querelles sur la politique
s'introduisent dans l'amitié, dissolvent les liens les plus
chers, détruisent le charme de la vie.
On est triste, c'est surtout le moment du souper, à
huit heures du soir, qui est lugubre^; les rues sont
désertes, les boutiques closes. L'enfant veut rire, on le
lait taire. Un bruit de pas s'entend dans le lointain,
c'est une patrouille, on écoute, elle passe; le marteau
frappe à une porte voisine, c'est pour un autre, Dieu
soit loué! nous voilà sauvés aujourd'hui. L'anxiété
renaît le lendemain. Chaque fois que Ton quitte un
ami, on pense qu'on ne le reverra plus 5 . On se conte
les émotions de la veille, les bruits sinistres : tous les
biens des suspects sont confisqués 6 ; les suspects vont
être emmenés en troupeaux pour construire des routes ;
1 Duchesse de Gontaut, Mémoires.
2 Duval, Souvenirs, t. Ier, p. 53.
3 Bouilly, Mes récapitulations, t. II, p. 56.
4 Souvenirs d'Etienne. Ces mémoires ont été malheureusement
écourtés dans le livre de DelÉcluze sur Louis David.
5 Louise Fusil, Souvenirs, t. II, p. 53.
6 Le 26 février 1794.
AVANT L'EMIGRATION. 14»
les parents des émigrés vont être pris comme otages ' ;
les femmes et les enfants serviront de remparts aux
bons citoyens qui vont exterminer les tyrans 2; madame
de Sérilly vient d'être exécutée pour avoir reçu chez
elle madame de Montmorin, coupable de ce que son
mari avait été massacré par le peuple3; madame de
Quinsonnas vient d'être arrêtée parce qu'elle est
« charitable 4 » .
Affolé par ces bruits et ces nouvelles, on veut rentrer,
on se heurte contre un corps dont la tête vient d'être
détachée par le peuple, ou l'on se trouve retenu dans
une foule, poussé vers l'échafaud, comme la marquise
de Lâge, qui est forcée d'assister à l'exécution d'une de
ses amies d'enfance; elle ferme les yeux et, quand elle
les rouvre, voit le « bourreau occupé à ranger le corps
et le panier où était déjà la tête » . Veut-on voyager, la
bonne femme qui tient l'auberge avertit de se méfier
des gens de la pièce voisine : « Je ne sais ce qu'ils font,
mais ils sont là du soir au matin à boire et à jurer, et
ils disent qu'ils sont un comité 5. »
Constante est l'angoisse, les souvenirs sont déchi-
rants : c'est la fille de Mallet du Pan 6 qui rappelle
« ces soirées silencieuses, où, assise à côté de ma mère
1 Proposition de Merlin (de Thionville).
2 Voy. Mortimeh-Ternaux, t. III, p. 376.
3 Lombart (de Lanpjres), Mémoires, t. Ier, p. 87.
* Ms. Archives nationales, F, 7; 4827, n° 58.
5 Beugnot, Mémoires, t. Ier, p. 168.
6 Mallet du Pan, t. Ier, p. 268.
144 LIVRE PREMIER.
sur une petite chaise, je devinais ses impressions... ce
roulement du tambour, ces têtes portées sur des piques,
ces cris » ; c'est Lamartine l, qui voit toujours la maison
devenue sombre, quelques vieux se glissent dans les
corridors, « on jouait tout bas; la partie finie, chacun
allumait sa lanterne et s'en allait sans bruit » ; c'est un
vieillard de quatre-vingt-seize ans qui a escorté jadis
Louis XVI des Tuileries à la Convention, et qui écrit
en marge d'un livre sur cet événement : « Vous croyez
peut-être, vous autres du temps présent, qu'on peut
repasser studieusement sur une telle époque? Non, il
existe dans les veines un reste de sang qui bouillonne. »
Jamais de détente, point de relâche; nulle paix
même pour le persécuteur : le montagnard Bourdon
(de l'Oise) est espionné comme un ci-devant, on sait
dans quel bouge il se rencontre avec une fille qui a
« un grand schall à bordure de couleur, jupon blanc
et sur la tète un mouchoir blanc 2 » ; le montagnard
Tallien n'est pas aussi facile à surveiller, il demeure
rue de la Perle, au Marais, où un observateur n'a pour
s'établir que des bancs de pierre à côté des portes
cochères3. Rien ne coûte dès qu'il s'agit de police
secrète : les plus infimes détails sont considérés avec
scrupule par les hommes les plus redoutables.
Ainsi Robespierre apprend que, à Passy, « la femme
1 Mémoires, p. 11.
2 Papiers de Robespierre, t. Ier, p. 368.
a Ibid., p. 373.
AVANT L'EMIGRATION. 145
Hussé, ci-devant noble, a chez elle huit à dix reli-
gieuses; on soupçonne le prêtre Gérard d'y dire la
messe. Il est d'ailleurs suspect, car il a chez lui un
calice de cuivre. » Aussitôt tout le gouvernement est
en branle : le comité de salut public obtient après une
vaste enquête un rapport du district de Franciade, qui
lui fait savoir que « la citoyenne se nomme Lucé et
non Hussé ' ; elle a fait tuer un porc, et on trouve que
c'était un approvisionnement bien considérable pour
elle; elle a encore sept boisseaux à1 haricot et trente-
neuf livres de castonnade » .
Les lettres privées ne sont pas plus respectées que le
garde-manger, on les décachette : sont-elles signées
par un ci-devant, il doit être émigré, c'est la mort;
sont-elles non signées, « cette précaution serait sans
motif » si l'on n'était pas d'intelligence « avec ceux
qui méditent des complots » ; le nom est-il inconnu ,
il y a eu convention préliminaire et par conséquent
complot2; si plusieurs personnes écrivent sur la même
lettre, ce sont des complices d'une conjuration. Un
homme qui a flatté quarante ans tous les pouvoirs,
Agier, vantait à la Commune de Paris les espions et
blâmait 3 « cette mauvaise délicatesse, reste de nos
anciennes mœurs, qui fait qu'on rougit de déclarer ce
1 Les rapports sont publiés par Schmidt, t. II, p. 210. Je crois qu'il
s'agit de la comtesse de Luçay.
* Tribunal criminel de la Dordopie, t. Ier, p. 177 et 245; t. II,
p. 389.
3 Note publiée par Schmidt, t. Ier, p. 129.
10
■S
146 LIVRE PREMIER.
que l'on sait ; il est temps de déposer ces préjugés qui
ne conviennent qu'à des esclaves » .
Une lettre n'est pas nécessaire; une simple parole
suffit : la mort pour des « propos contre-révolution-
naires » , même si Ton est ivre, comme à Nadaillac
(Dordogne), où un officier de santé, dans une noce1, a
chanté des couplets suspects; même si personne ne
déclare les avoir entendus, comme dans le cas du
citoyen qui conte que Lamothe, métayer, aurait dit
que Lapeycherie, ci-devant domestique, aurait dit que
« les sans-culottes étaient f. .. ». Une dénonciation
réussit même quand elle venge une autre dénoncia-
tion : un domestique d'émigré est rentré près de sa
femme dans son village; son voisin le dénonce, le fait
guillotiner; la veuve dénonce le dénonciateur pour
avoir dit « que les assignats de 5 livres ne valaient plus
rien » , et le fait guillotiner à son tour.
Se taire ne suffit pas : il faut parler, il faut se désho-
norer par des propos d'amour pour le gouvernement.
A Paris, ce n'est rien; mais dans le village on est sous
l'œil de l'ennemi : « Tu vas faire un mensonge public,
une vilenie, nous en rirons à jamais, ou la mort. » Aussi
les réponses sont évasives : « Interrogé quels étaient ses
principes sur la révolution, il répond qu'il l'a toujours
considérée comme le bien général» ; ou « qu'il a toujours
été malade, et qu'il n'a pu se fixer sur les événements » .
* Ce fait et les suivants sont connus par les documents du Tribunal
de la Dordogne, t. 1*% p. 329 à 421.
AVANT L'EMIGRATION. 147
Contre ceux qui s'obstinent à ne point quitter une
patrie conquise par de telles gens, les avanies renais-
sent à toutes les minutes et sous toutes les formes,
avec une fécondité inépuisable. Les ci-devant sont
obligés de venir se faire voir chaque matin, chacun à
sa section : une jeune fille, comme Pauline de Meulan ',
doit se présenter devant ces regards, dans cette salle,
aussi bien qu'un vieillard comme le prince de Gonti ;
« la bonne compagnie qu'il va commencer à connaître
dans son district, dit de lui Camille Desmoulins, en
fera un honnête homme ; s'il avait été au district des
Cordeliers, le président Danton lui eût fait demander
pardon à genoux » . Dès 1790 les femmes sont obligées
de traîner la brouette au Champ de Mars sous la
direction des terrassiers : les dames de la Cour sont
contraintes d'y aller, et les religieuses cloîtrées ne
peuvent s'en dispenser qu'en se faisant remplacer par
leurs tourières 2. Dans la Dordogne, les femmes de la
noblesse mettent les tabliers de leurs servantes et
viennent travailler à la corvée sur les routes; les
jeunes filles cassent les pierres ; il est vrai que ce
supplice ne dure que trois jours. Parce que le conven-
tionnel Lakanal avait dit : « Je suis juste comme la
Divinité, tout le monde travaillera aux routes, et elles
seront réparées en troisjours » , nul n'osa prétendre, après
les troisjours, que les routes n'étaient pas en bon état;
1 Madame de VVitt, M. Guizot.
2 Duchesse de Tourzel, Mémoires, t. Ier, p. 139.
10.
148 LIVRE PREMIER.
l'agent voyer s'écria : « Mettez que tout est fini, Lakanal
l'a dit '. »
Partout la femme doit porter la cocarde dans ses
cheveux 2 ; il ne faut pas que cette cocarde soit en
soie 3, il ne faut pas se coiffer d'un fichu en crêpe
blanc, car la foule crie 4 : A bas la cocarde blanche !
Sur sa porte chacun doit inscrire son nom, ses moyens
d'existence, le nombre de ses enfants, tout ce qui peut
intéresser les espions ; l'espion se plaint quand les
inscriptions sont « placées trop haut » , ce qui le gêne
pour les étudier 5. Bientôt aucun suspect n'est autorisé
à habiter les places frontières ni les villes maritimes 6,
sous peine d'être mis hors la loi dans les dix jours. Il
faut partir loin de sa maison, de ses champs, de ses
amis; laisser ses meubles, ses récoltes; aller mendier
des secours dans la ville où l'on est interné; la route
est fatigante ; on est un objet de mépris partout où l'on
passe, on subit les outrages des rouliers, des auber-
gistes, des membres des comités et des municipalités
de chaque village; les jeunes filles dont les parents
sont en prison se placent dans une famille expulsée
avec elles, afin de ne pas être isolées dans cet exode.
Le temps se passe à faire constater son identité et
1 Verneilh-Puirasea.u, Souvenirs, p. 194.
2 Du 21 septembre 1793.
3 Ddval, Souvenirs, t. Ier, p. 53.
4 Louise Fusil, Souvenirs, t. Ier, p. 299.
5 Perrière à Paré, Schmidt, t. II, p. 127.
6 Loi du 27 germinal an II (16 avril 1794).
AVANT L'EMIGRATTON. 549
à attendre les distributions de pain dans des rues
inconnues, devant des visages soupçonneux.
Se marier, on le peut si la conscience permet de se
présenter devant un prêtre qui a quitté l'Église ; mais
si l'on veut se faire unir par un prêtre non asser-
menté, on est poursuivi pour rapt, la jeune mariée est
enlevée au nom de la loi, comme l'a été mademoiselle
de Lavigne dès quelle eut épousé Chateaubriand l.
D'autres fois, au contraire, c'est le peuple qui exige
le mariage : M. de Livry, qui entretient une danseuse
de l'Opéra, est forcé de l'épouser 2; la marquise de
Lâge doit se cacher pour ne pas divorcer malgré elle
et se remarier à un apothicaire 3 ; madame de Genlis
a l'humiliation de plaire à un ancien moine qui s'était
fait nommer consul de France à Tournay. « Je ne pus
l'empêcher de me baiser les mains à toute minute 4. »
Les vexations de chaque jour lassent à la fin : le
vicomte de Ségur 5 réplique aux impertinences d'un
comédien : « Apprenez que nous vivons en république,
et que je suis votre égal! » On vit dans un milieu
d'idées vulgaires, de crédulité niaise, de phrases banales,
de nouvelles ineptes, et l'on est forcé de descendre à
ce niveau : on est noté, par exemple 6, comme « mau-
1 Mémoires d'outre-tombe, t. Ier, p. 484.
* Taine, t. III, p. 361.
8 Souvenirs, p. 136.
4 Mémoires, t. IV, p. 155.
* D'Allonville, Mémoires, t. IV, p. 86.
6 Rapport secret, Perrière à Paré, 27 août 1793, dans Schmidt,
t. H, p. 103.
150 LIVRE PREMIER.
vais sujet », quand on refuse de croire qu'une mine
aurait pu faire sauter dix-huit mille Autrichiens devant
Valenciennes, si des traîtres n'avaient empêché d'y
mettre le feu.
La nause'e est continuelle. C'est une vexation encore
qu'être témoin de la destruction des merveilles amassées
par la civilisation de plusieurs siècles. Les livres, les
bijoux, les tableaux, sont jetés au vent. Nous ne pou-
vons aujourd'hui avoir une idée de cette frénésie de
ruine : tout ce qui est beau ou élégant est devenu
haïssable. La riche abbaye de Vicogne est rasée, ses
colonnes torses de marbre rose servent de rampe à
un abreuvoir ; les pierres tombales des abbesses de la
Chaise-Dieu ' forment un trottoir devant l'auberge du
Cheval noir; le vieux savant Ancillon 2 ne peut retenir
ses larmes en voyant « dresser devant le portail de
Saint-Louis-la-Gulture des échafauds pour aller déni-
cher les armoiries du cardinal de Richelieu, que peut-
être jamais personne n'avait remarquées » . Le cœur
de Henri IV est volé à la Flèche par le député Thirion3;
les débris de du Guesclin et de Turenne sont jetés
dans la rue, à Saint-Denis4; le peuple joue avec ces
restes, il se partage les dents de du Guesclin; le bota-
niste Desfontaines a l'ingénieuse idée de réclamer pour
1 Bibl. École des Chartes, t. XLII, p. 255.
* Ms. Archives nationales, F, 17; 1020.
3 Bévue rétrospective, t. XVIII de janvier 1838, p. 381.
4Ms. Bibliothèque nationale, fonds français, 11681, f° 105.
AVANT L'ÉMIGRATION. 151
le Jardin des plantes le squelette de Turenne l, il le
ramasse et l'emporte ; il le cache au milieu des vitrines
d'animaux jusqu'au jour où Bonaparte le fait porter
aux Invalides. Ils vont à Sassbach, par delà le Rhin,
au milieu des ennemis, démolir le monument français
qui marquait la place où Turenne était tombé 2. Le
portrait de Louis XIII, par Philippe de Champaigne,
à Fontainebleau, est brûlé solennellement par les mains
de la « présidente des citoyennes 3 ». La statue de
Louis XIV sert à une fête où, devant des femmes qui
rient, défilent des volontaires qui la couvrent d'or-
dures *. Il faut lire le rapport des citoyens commis-
saires de la Convention sur les dégâts commis rien
qu'autour de Paris 5, sur les statues brisées en mor-
ceaux, les « figures de bronze fort belles fondues en
canons » , les tombeaux de Saint-Denis et de Montmo-
rency cassés à plaisir. La liberté élève des monuments
plus beaux, déclare un conventionnel, et l'on jette à la
fournaise les bronzes d'art 6, depuis le tombeau de
Charles le Chauve jusqu'aux bustes de Pigalle. Les livres
doivent être proscrits également : le ministre del'inté-
1 Fabre, Histoire secrète, t. II, p. 89.
2 Comte de Contades, Journal de Jacques de Thiboult, p. 92. Napo-
léon a fait relever le monument.
3 Marquis de Laborde, les Archives de la France, p. 252.
* Sir Samuel Romilly, Memoirs, t. II, p. 28 : « ...and p. upon it. »
Voir aussi duchesse de Tourzel, Mémoires, t. Ier, p. 112.
6 Ms. Archives nationales, F, 17; 1263, rapport du 14 août 1793.
6 Ms. Archives nationales, fonds français, 11681, f° 98. Le mot est
de Lepelletier de Saint-Fargeau (duchesse de Tourzel, t. I, p. 112).
152 LIVRE PREMIER.
rieur Roland ordonne de recueillir avec soin tous les
ouvrages de blason et de les brûler l. La pendule et la
montredont les aiguillesse terminent en fleurs de lys sont
cassées2. Le botaniste Adanson voit une foule sauvage
arracher ses arbustes et saccager son jardin d'essais.
L'art nouveau ne tolère plus que des nudités ou des
mascarades rtantôtdes filles sont déshabillées et portées
en triomphe, tantôt des délégués du genre humain.
Dans la basilique de Saint-Denis, Pollart, maire et
ancien prêtre, à la place où, juste une année aupara-
vant, il avait adressé l'exhortation aux enfants de la
première communion 3, fait asseoir une fille sur l'autel
et entonner Cadet Roussette, la Marseillaise, la Carma-
gnole; Laurent, qui s'est fait élire évêque de Moulins,
substitue un bonnet rouge à la mitre 4; le prédicateur
de Saint-Eustache est si éloquent contre les tyrans, que
« les applaudissements retentissent de tous côtés 5 » .
On tient surtout à la musique, on veut exercer « les
jeunes patriotes aux chants belliqueux pour prouver à
l'Allemagne et à l'Italie asservies » qu'on sait chanter
la liberté 6; le peuple, écrit Méhul 7, chantera avec la
grandeur et fermeté qui doit caractériser l'artiste répu-
blicain.
1 Circulaire du 20 novembre 1792, publiée par SdhmiJt.
s Marquis de Laborde, les Archives de la France, p. 246.
3 Ms. Ribliothèque nationale, fonds français, 11681, f° 109.
4 Alexandrine des Écherolles, Une famille noble, p. 16, note.
& Lockroy, Journal d'une bourgeoise.
6 Ms. Archives nationales, D, 38 ; 4.
" Méhul à Payan, 17 juin 1794, Ms. Archives nationales, F, 17, 1117.
AVANT 1, 'EMIGRATION. 153
La loi des 8 et 14 août 1793 supprime toutes les
sociéte's savantes. La barbarie déborde. Que faire
si l'on ne fuit? — « Je plains encore plus ceux qui
sont restés que ceux qui végètent dans d'autres cli-
mats », écrit un émigré l. « Il m'a semblé, dit un
autre 2, que les émigrés au milieu des privations et
de la misère étaient moins malheureux que ceux de
l'intérieur. »
Quelques-uns aiment mieux se cacher, d'autres
se laissent mettre en prison plutôt que de quitter
leur pays, et traîner leur misère sous les yeux de
l'étranger.
Se cacher, mais il faut rester plusieurs mois dans un
taudis au fond d'une rue de village 3, sans ouvrir les
fenêtres; il faut demeurer immobile dans le silence,
dans l'obscurité, dans le même air4. A Rennes, plus
de huit cents êtres vivent cachés « dans des souter-
rains, dans des espaces si étroits qu'à peine peuvent-
ils se retourner 5 » . Ils ne sortent que la nuit pour res-
pirer un moment ; ils ne mangent que ce dont se privent
ceux qui se sacrifient pour les abriter. Le souvenir de
ces lugubres journées pèse sur l'âme de ceux qui les ont
subies; une femme qui a été cachée plusieurs mois à
1 Ms. Bibliothèque nationale, fonds Périgoid, vol. 104, f° 425.
Wlgrin de Taillefer à l'abbé de l'Épine, décembre 1795.
2 Abbé Lambert, Mémoires de famille, p. 104.
3 Comtesse de Béarn, Mémoires, p. 173.
i I'ontécoulant, Mémoires, t. Ier, p. 229.
6 Puisaye, Mémoires, t. H, p. 374.
154 LIVRE PREMIER.
Bordeaux écrit1 : « Je ne recommencerais pas; j'y
fus entraînée pas à pas; je me laisserais arrêter, je
crois être sûre que c'est le parti que je prendrais
aujourd'hui que je sais ce qu'il m'en a coûté de
dégoût. »
Se laisser arrêter, triste alternative quand on regarde
ce qu'étaient les prisons.
VI
LES PRISONS.
Dans les prisons, on entre par troupeaux; des
escouades vont de porte en porte recruter divers habi-
tants d'une rue, le soir; ils les font descendre. Les
femmes n'ont pas même le temps de quitter leurs pan-
toufles ; il faut suivre à pied, dans la boue, sous la pluie,
au milieu de gendarmes ivres, déguenillés, qui portent
des torches. Quand une centaine de captifs ont été
ramassés, on les pousse en colonne vers une prison
entre les haies de la populace qui les guette à la porte,
les hue, jette de la boue 2; ces portes de prison ont
leurs habituées qui exigent leur fête de chaque jour,
1 Marquise de Lace, Souvenirs, p. 145.
* Duval, Souvenirs, t. Ier, p. 19. — Le 13 octobre 1793, il voit
défiler cent cinquante prisonniers sous la pluie, rue de Tournon.
AVANT L'ÉMIGRATION. 155
l'entrée de proscrits ; celles-ci trépignent des pieds, elles
font pleuvoir des ordures. A Neuilly, on va prendre
les suspects qui ont été chassés de Paris ' , on les fait
défiler en plein soleil ; les poissardes crient en voyant
quelques captives qui s'abritent sous une ombrelle :
« Ces b...-là ont encore leurs parasols de l'ancien
régime! »
On les accusait d'avoir voulu corrompre les patriotes.
Mais aucun grief n'était nécessaire : à Paris, dans toutes
les villes, dans chaque village, on est arrêté sur un
caprice : parce qu'on ne fréquente « que ses pareils,
des fanatiques et des prêtres » , ou « qu'on ne voit que
des gens comme il faut » ; tels sont madame de Malessy,
sa fille Glaire, sa sœur madame de Boisbérenger 2,
madame de Launay, M. de Vieildesang, qui a soixante-
dix ans, et mademoiselle Adélaïde de Saint-Chamant,
qui en a quinze. Presque personne, parmi ceux qui
avaient approché de la bonne compagnie, n'évita la
prison durant une de ces dix années. Être anobli est
un titre à l'incarcération; être connu par son talent en
est un autre. Marmontel et Morellet se cachent; Gham-
fort se tue, Chénier, Lavoisier, Florian, sont arrêtés :
« Vous autres académiciens, dit à Florian le commis-
saire qui l'emmène, vous êtes tous ennemis 3. » On est
détenu parce qu'on vend des livres girondins, comme
1 Par le décret du 17 {Terminai. (Morellet, Mémoires, t. II, p. 17
2 Papiers de Robespierre, t. Ier, p. 235; et t. III, p. 181 et suiv.
3 Morellet, Mémoires, t. Ier, p. 402.
156 LIVRE PREMIER.
le libraire de Roanne, ou parce qu'on fait un calembour,
ou parce que l'on est modéré on égoïste, comme les trois
jeunes demoiselles de Vougy et madame de Sirvinges,
qui « n'ont rien fait pour la révolution » ; ou comme
madame de Montcorbier et M. de Fautrière, qui sont
« peu attachés à la révolution » ; ou M. de Grosbois,
qui s'est montré froid, et madame de Pierrefitte,
modérée, pour la révolution; ou madame Leportien,
qui ne croit pas à ses bienfaits ; parce que l'on est trop
riche, quoique sans influence, comme madame de Puy-
maret; M. de Gaumont est arrêté pour avoir « le jour
du 10 août passé le jour et la nuit chez sa maîtresse ' » ,
et mademoiselle de Chabannes « pour avoir sucé le lait
aristocratique de sa mère 2 » .
La prison pour qui a déjà été atteint, comme
madame de Sourdeville avec ses deux filles, arrêtées
parce qu'elle a eu « son mari et son fils frappés par le
glaive de la loi » ; la prison, si un commissaire procède
à l'arrestation « sans en donner les motifs » , comme la
famille de Girard tout entière à Roanne, incarcérée
par le commissaire Civeton, ou comme M. de Ber-
thelat, par le commissaire Lapalus. Souvent une longue
enquête est impuissante à faire deviner les motifs de la
détention : ainsi Glaire d'Audigier, marquise de Bon-
nefoi 3, est enfermée durant plusieurs années dans
1 Catalogued'autograuhes,venteÉtienneCharavay,30 mai 1883, n°99.
2 Harmakd d'Abàncourt, Souvenirs, p. 2.
* Ms. Archives nationales, BB, 1; 71.
AVANT L'EMIGRATION. 157
l'île d'Oléron; le ministre de la justice, le ministre de
la police, les préfets, sous le Consulat, font des recher-
ches minutieuses; tout ce qu'on peut savoir, c'est
qu'elle reste en prison et que ses biens sont confisqués.
Ces listes sont monotones, chaque mot est odieux,
c'est un amas de ruines, un résumé de douleurs. Une
lettre de la marquise de Turenne ' donne une idée
assez exacte de la France durant cette période :
« Les paysans, écrit-elle à la Convention, ont brûlé
mon château, mon mari a émigré, mes biens ont été
saisis, les parents auxquels j'avais confié ma fille, âgée
de deux ans, sont morts dans les prisons, ma fille est
livrée à la charité des âmes sensibles, moi je suis
en prison avec mes deux fils, attendant ce que vous
ferez de moi ainsi que de mes deux enfants. Nous
n'avons plus d'amis. Tout est mort pour nous. Ceux
qui causèrent notre malheur auront bien de la peine à
consoler les malheureux dont nous étions la consola-
tion. »
A Paris, il y a quarante prisons, plus quarante-huit
dépôts; en province, les hôtels des principaux habi-
tants sont convertis en prisons, sans que la multi-
plicité des lieux de détention réussisse à empêcher
l'encombrement et l'insalubrité. A Rouen 2, Breteuil,
évêque de Montauban, est vu dans la prison par un
1 Papiers de Robespierre, t. III, p. 267. Lettre de Farge, femme
Turenne, écrite de la Petite-Force, le 7 frimaire an III.
2 P. Theiker, Affaires religieuses de France, t. II, p. 227.
158 LIVRE PREMIER.
négociant, qui le décrit « couvert de haillons et de
vermine, sur de la paille pourrie, dans un cachot dont
l'odeur suffocante ôte la respiration ». Il y meurt. Le
maréchal de Ségur, âgé de soixante-dix ans, est
enfermé à la Force, sans autre lit qu'une botte de paille
infecte sur le carreau1. « On nous mit, dit la Sœur
Angélique2, à la paille, deux par deux, dans de
grandes chambres qui ressemblaient à des caves par
leur humidité; on y était couvert de vermine. » Une
église du Mans sert de prison pour les femmes; on
avait le soin de ne laisser à celles qui semblaient « des
dames, qu'un simple jupon » ; on les venait voir « cou-
chées sur un peu de paille, dans un sombre accable-
ment3 ». Dans les caves du château de Foulon, à
Nantes, on jette les prisonniers amenés d'Angers4, on
leur donne du pain noir, de l'eau dans des baquets,
sans tasse ; il faut ramper près du baquet, écarter les
ordures, humer l'eau; pas de paille, pas d'air. On
n'enlève les cadavres qu'une fois par jour. Sur huit
cents captifs, quarante seulement sortent vivants de ce
cloaque. Quelquefois les suspects sont enfermés avec
les criminels qui les harcèlent, les forcent à balayer
les ordures, à vider le baquet, à payer l'eau-de-vie d ;
quelquefois avec des « coquins et des coquines qui
1 Philippe de SÉGcn, Mémoires, t. Ier, p. 15.
* Wallon, Tribunal révolutionnaire, t. II, p. 573.
1 Resnard, Souvenirs d'un nonagénaire, t. II, p. 58.
* Romain, Souvenirs d'un officier royaliste, t. II, p. 7.
5 Giundry, Mémoires. (Revue de Bretagne et Vendée, 1861, p. 103.)
AVANT L'EMIGRATION. 159
tenaient des propos abominables et chantaient des
chansons détestables. Les oreilles les moins chastes
eussent été blessées l . »
L'isolement n'est pas moins cruel : madame Roland
entend à côté de sa cellule un souper bruyant, des
rires, des gros mots; ce sont les officiers de paix qui
soupent avec des actrices. Pauline de Tourzel2, une
enfant, demande sa mère avec un tel désespoir, que le
geôlier en est ému, il lui dit : «Je vais vous laisser mon
chien, surtout ne ine trahissez pas, j'aurai l'air de
l'avoir oublié » , tremblant d'être suspect lui-même
pour cette pitié. Quand on est transporté d'une prison
dans une autre, on est jeté sur des charrettes, les mains
liées, hommes et femmes roulant à chaque cahot, hués
dans un village, pris en pitié dans un autre, toujours
prêts à se laisser massacrer3.
A l'arrivée, il faut se déshabiller, se montrer nue
aux inspectrices , c'est le rapiotage 4 ; aux repas , on
avale une nourriture nauséabonde, l'entrepreneur fait
un bénéfice de 546 livres par jour sur la seule prison
du Luxembourg; dans le préau, il faut flatter les déla-
teurs, ceux que l'on nomme les moutons; ce sont eux
qui inventent les conspirations et font des rapports
secrets sur les propos inciviques.
1 Duchesse de Touhzel, Mémoires, t. II, p. 259.
2 Comtesse DE Béar>', Souvenirs, p. 127.
3 Abbé Lambert, Mémoires, p. 97.
* Wallon, Tribunal révolutionnaire, t. IV, p. 264.
160 LIVRE PREMIER.
On les connaît : c'est, au Luxembourg, Beausire, le
mari de la fille Oliva1. A Saint-Lazare, c'est Pépin-
Desgrouettes, qui a sous ses ordres un géant et un Juif :
le géant est Mollin , ancien montreur d'ours, qui a été
employé dans le vol du Garde-Meuble, qui est con-
stamment excité contre les détenus par sa femme, une
Provençale chétive, noire, huileuse; le Juif est Lévy,
qui n'est pas méchant, mais a pris le métier comme
une bonne affaire; à ceux-là est due la fable qui a
mené à l'échafaud André Ghénier. — Ah! voilà Pépin-
Desgrouettes, il faut nous montrer, disent les prison-
niers, quand il descend dans la cour. C'est un avorton
bossu, bancal, roux; un cercle l'environne, quelques-
uns marchent à reculons devant lui, on le flatte. Un
enfant de douze ans, le jeune Mailly, lui jette à la
figure un hareng, il est exécuté le lendemain.
Les rapports des moutons arrivent de toutes les
prisons, encombrent les cartons des comités; l'un dit :
« Voici ce que j'ai conjecturé » ; un autre : « L'aristo-
cratie est peinte sur les figures » ; ou bien : « Il y a au
moins de violents soupçons 2. » C'est assez pour assurer
la mort.
La mort se montre à chaque minute : échappe-t-on
aux miasmes et aux délateurs , on est compris dans le
massacre simple.
1 Cette fille s'était grimée en Marie-Antoinette dans l'escroquerie du
collier. Voy; Duvai,, Souvenirs thermidoriens , t. Ier, p. 24.
8 Papiers de Robespierre, p. 142, 153, 155).
-.. « . ••- :At, v...
AVANT L'EMIGRATION. 161
Le massacre est à l'origine à peu près spontané :
c'est Avignon qui commence, non dans ]a période
nommée la Terreur, mais en octobre 1 791 , au moment
où vient de se séparer la première de nos Assemblées.
Un bandit, évadé des prisons de Valence, Jouve, dit
Lamotte, qui arrive de Paris, où, sous le nom de
Jourdan, dit Coupe-têtes, il a pris part à l'invasion de
Versailles par les femmes, se rend maître d'Avignon,
fait mettre en prison les principaux habitants, les tue,
jette les cadavres dans la Tour de la Glacière. Après
un mois de règne, il est détrôné par les commissaires
de l'Assemblée législative qui découvrent le charnier
avec horreur; les parents des victimes viennent fouiller
dans ces débris putréfiés pour reconnaître ceux qu'ils
ont perdus. Le jeune Bigonet s'acharne à la poursuite
de Jourdan, l'atteint, le lie, l'apporte, on va le juger.
«Non, disent les girondins, aimons-nous, oublions
les crimes! — Quels crimes? disent les délégués des
compagnons de Jourdan devant l'Assemblée; ce sont
les ministres constitutionnels qui sont seuls dignes de
la vengeance des lois ! »
Jourdan est amnistié, il revient en triomphateur, il
est nommé capitaine de gendarmerie l, L'Assemblée
rêve toujours la concorde par la faiblesse; elle amnistie
même les assassins de Simoneau, maire d'Étampes, tué
1 Le 9 février 1793, toujours au temps de la puissance des girondins.
Il fut chef d'escadron le 2 septembre, exécuté le 8 prairial an IL
(MonniviER-TERNAUx, t. Ier, p. 369.)
i. il
162 LIVRE PREMIER.
en défendant la loi. Bientôt c'est le ministère de la jus-
tice qui organise les massacres.
Danton était ministre de la justice.
Danton était un Champenois qui aimait la gaieté
bruyante, les franches lippées, les voluptés grasses :
ces âmes brutales n'étaient pas connues de l'ancien
monde, ces épicuriens pouvaient être cruels, ils restaient
délicats. Ce visage, que madame Roland trouvait
« repoussant et atroce » , avait tous les muscles tendus
par l'envie et la soif des voluptés. Danton ne déguisait
pas son goût pour les écus et riait des scrupules de
conscience i ; il voulait le pouvoir afin de satisfaire son
tempérament grossier 2 , et passait pour s'être enrichi
par des exactions durant sa mission en Belgique. Plus
méprisable que Marat, l'hypocondriaque dépravé par
la souffrance, Danton trouvait dans sa robuste santé les
incitations au crime. Il a eu du moins le talent de
grouper sous sa domination une bande d'hommes
attirés vers lui et retenus par le prestige de ses vices :
il ne cherchait pas les soldats, car, sauf Brune, ses
hommes de guerre n'ont été que des incapables, comme
Westermann: il n'était pas difficile sur le choix de ses
administrateurs, car il n'a su trouver, pour le ministère
de l'intérieur, qu'un pédant comme Garât, ou qu'un
dilapidateur comme Paré; ses hommes politiques
n'étaient qu'un ramas d'ambitieux sans valeur, comme
1 Miot de Mélito, Mémoires, t. Ier, p. 40.
2 Arnaud, Souvenirs d'un sexagénaire, t. II, p. 92.
AVANT L'ÉMIGRATION. 163
le boucher Legendre, un nain hideux ', ou Léonard
Bourdon, le maître d'école vaniteux et féroce. Ceux
qu'il aimait, c'étaient les concussionnaires, les hommes
aux marchés véreux, comme Lacroix, Fabre d'Églan-
tine, Chabot, Bazire, Son parti, ainsi recruté, était
cependant une force redoutable, à cause de la puissante
constitution des agents secrets : comme toutes les âmes
basses, Danton aimait l'espionnage. Il faisait consister
la police en un réseau de délations et de fraudes; Fou-
ché n'a eu qu'à puiser dans son personnel pour créer
le système des informations secrètes de l'Empire; il a
hérité des vieux limiers de Danton : Méhée, les Mon-
gaillard, Perlet, tous doués d'une richesse de fourberie
qui ne les abandonnera dans aucune crise.
A peine Danton s'est-il installé au ministère de la
justice avec Fabre d'Eglantine, l'acteur sifflé, et
Camille Desmoulins, le procureur de la lanterne, pour
secrétaires généraux, qu'il écrit à son ami Real, l'accu-
sateur public, le 1er septembre 1792 : « J'ai lieu de
croire que le peuple ne sera pas réduit à se faire jus-
tice lui-même. » Et dès le lendemain commence la jus-
tice du peuple. Des hommes -envahissent les prisons,
massacrent tous ceux qu'ils y trouvent : « Pourquoi
ces meurtres? demande à Danton un ami de La Fayette.
— Monsieur, répond Danton 2, vous oubliez à qui vous
parlez, vous oubliez que nous sommes de la canaille,
1 Miot de Mélito, Mémoires, t. Ier, p. 40.
2 Philippe de SÉgdr, Mémoires, t. Ier, p. 12.
II.
164 LIVRE PREMIER.
que nous sortons du ruisseau et que nous ne pouvons
gouverner qu'en faisant peur. » Pour le girondin
Grandpré, qui lui adresse la même question, il emploie
moins de grands airs, il lui crie avec sa voix de tau-
reau, les yeux sortant de la tête et le geste d'un
furieux : « Je me f. .. bien des prisonniers M » Puis,
quand tout sera fini, après huit jours de massacres,
Danton dira à l'un des égorgeurs : « Celui qui vous
remercie, ce n'est pas le ministre de la justice, c'est le
ministre du peuple. »
Cette série de massacres a duré huit jours, du
dimanche 2 au dimanche 9 septembre 1792.
Durant toute cette semaine on ne cesse de tuer. On
mange en tuant. On colporte dans les cafés des débris
humains. On se plaît à voir souffrir : Rulhières n'est
frappé qu'à légers coups de pointes de pique et met
une demi-heure à mourir; Marianne, femme Vincent,
abat les victimes à coups de bûche; les enfants pro-
curent plus de plaisir parce qu'ils succombent moins
vite : « Vous comprenez, à cet âge, la vie tient si
bien! » dit un des assommeurs 2.
Poussés à la fureur par le brandevin, le sang et
l'insomnie, ces fauves n'étaient que des instruments.
Les massacres sont préparés par des délibérations offi-
cielles, tolérés par les autorités régulières, payés par les
deniers publics. « La résistance serait impolitique,
1 Madame Roland, Mémoires.
* Toutefois, on paraît avoir tué seulement quarante-trois enfants.
AVANT L'ÉMIGRATION. 165
dangereuse, injuste peut-être » , écrivent à l'Assemblée
les commissaires de service au Temple. Quelques gardes
nationaux essayent de s'assembler, ils se trouvent dix,
et les meurtriers leur disent doucement : « Citoyens, il
n'y a rien à faire pour vous l. » En effet, c'est une
« affaire administrative 2 » , le travail est réparti entre
des délégués réguliers pour chaque section. Ceux-ci
commencent par se payer en prenant « les frais sur la
chose » et en signant des bons chez les marchands du
voisinage : les bons, maculés de sang, ont été payés
par la Commune, bons de vin, bons de viande, bons
de paille pour couvrir le sol ruisselant de sang. Hum-
bert Henriot, journalier sur les ports, « ayant été blessé
dans son travail >' , reçoit 50 livres d'indemnité. Si un
homme étranger à la section réclame un salaire, il est
écarté comme non requis régulièrement pour le service.
L'opinion de Paris est favorable à la mesure : une
bourgeoise aimable inscrit avec calme sur son journal,
au milieu de cette semaine : « Quand on veut la fin, il
faut vouloir les moyens. Point d'humanité barbare. Le
peuple est levé, le peuple venge les crimes. Bicêtre a
occupé toute la journée 3. » Et Bazire, l'un des agents
de Danton, s'excuse près de sa femme d'être éloigné
d'elle par les détails administratifs de l'opération :
« Vos beaux yeux n'ont pas été souillés des tableaux
1 Lavaux, tes Campagnes d'un avocat.
» Bûchez et Rocx, t. XVII, p. 405.
* Ed. Lockroy, Journal d'une bourgeoise, p. 287.
166 LIVRE PREMIER.
hideux que nous avons tous les jours ; il fautque l'homme
sensible s'enveloppe la tête de son manteau et qu'il se
précipite à travers les cadavres pour s'enfermer dans
le temple de la Loi. » Même les disciples des philo-
sophes du dix-huitième siècle restent insensibles devant
cette conséquence que l'on tire de leurs utopies :
« Garât en parle avec un sang-froid atroce; Cabanis,
l'homme le plus doux et le plus humain que je con-
naisse, paraît croire que tout ce qui est arrivé est néces-
saire *. »
Danton, qui préparait d'autres choses, dit en don-
nant un passe-port à un de ses anciens confrères du
palais : « Ceci est la justice nationale; ce qui le prouve,
c'est que tu respires. Le peuple fait une guerre aux
traîtres, mais non aux opinions 2. » Et comme cette
justice nationale a la haine des juges et des lois, Danton
la flatte en lui confiant les accusés qui comparaissent à
Orléans, en vertu d'une loi spéciale, devant la haute
cour de justice. Il envoie de Paris une bande de
patriotes placée sous les ordres de Fournier l'Améri-
cain ; il fait allouer par l'État une gratification de
6000 livres pour ce « détachement qui s'est porté à
Orléans 3 » . Le Fournier ramène les prisonniers assez
lentement pour permettre les préparatifs du massacre
* Dumont, ancien secrétaire de Mirabeau, à Samuel Romilly, 11 et
16 septembre 1792. (Memoirs ofthe life of sir Samuel Romilly , t. II,
p. 6.)
* Lavaux, les Campagnes d un avocat.
3 Ms. Bibliothèque nationale, fonds français, 7001, 1° 20.
AVANT L'EMIGRATION. 167
qu'on a résolu d'improviser à Versailles; le président
du tribunal de Versailles, Alquier, est témoin des dispo-
sitions prises officiellement, il court vers la place Ven-
dôme, il supplie Danton d'empêcher le crime : « Que
vous importe? » répond ce ministre de la justice. Le
lendemain, Danton prononce ces paroles menaçantes :
« Le peuple est irrité, on ne sait encore jusqu'où ira son
indignation » ; c'est l'heure même où, dans les rues de
Versailles, sont égorgés les prisonniers. Et ce n'est pas
assez de livrer les victimes aux meurtriers, il faut
encore glorifier le crime : « Ils ont délivré la société
d'hommes dangereux, et épouvanté les traîtres », dit
pompeusement le Moniteur.
Il faut davantage encore pour plaire à ceux qui vien-
nent de travailler : on les présente comme modèles à
la France entière, on jette à toutes les communes un
appel au massacre. La commune de Paris envoie une
circulaire; Danton, des placards. Les placards de
Danton disent : « Que toute la France soit hérissée
de piques, de poignards; que dans les villes le sang
de tous les traîtres soit le premier holocauste offert à
la liberté '. »
Des cris de joie répondent dans toute la France; le
1 Je n'ai jamais vu d'exemplaire de ces placards signés par Danton ;
le seul qui soit connu, je crois, est celui qu'a vu et copié Blordier-
Langlois. (Angers et Maine-et-Loire, t. I, p. 261.) On s'explique aisé-
ment la disparition d'une pièce dont les exemplaires ont été collés sur
les murs. Cependant Rlordier-Lanjdoisne dit pas où est cet exemplaire
unique; j'ai acquis la certitude qu'il n'est pas, comme l'a cru Sybel,
t. I, p. 523, dans les archives départementales de Maine-et-Loire.
168 LIVRE PREMIER.
corps électoral des Bouches-du-Rhône est en séance
quand arrive la lettre, « il fait retentir la salle de ses
applaudissements ! » ; le Lyonnais veut mieux, il se
fait conduire par son maire Vitetau château de Pierre-
Cize, que fait ouvrir le général; il égorge les prison-
niers, découpe leurs cadavres, et tresse ces fragments
avec des rubans roses et bleus pour les suspendre en
girandoles aux arbres de la place Bellecour 2. Un fou
interné dans le fort recouvre la raison, cache un offi-
cier de Royal-Pologne , M. Desplantes, sous une pierre
d'égout et le sauve3. Là, c'est le général qui a livré les
victimes, c'est le seul en France 4, c'est un Allemand,
Charles-Constantin de Hesse-Rothenburg-Rheinfels,
géant roux, infect, qui ne porte ni chemise ni bas, et
découvre, à travers sa carmagnole, sa poitrine velue.
Paris et Lyon sont imités par Reims, Autun, Saint-
Etienne, Cambrai. A Caen, la municipalité n'évite la
même honte qu'en faisant évader les prisonniers au
milieu de la nuit. A Gisors, le duc de la Rochefoucauld,
qui se croyait aimé de tout le monde, est arrêté par
douze gendarmes et cent gardes nationaux, qui laissent
1 Barraroux, Mémoires, p. 88.
2 Abbé Guillon, Mémoires, t. I, p. 130.
3 Alexandrine des Echerolles, Une famille noble.
* Le seul militaire, car les généraux, comme San terre, Henriot,
Hossignol et autres, sont des grotesques et non des soldats. Le brasseur
Santerre a sauvé son traitement de général de division, en écrivant à
Bonaparte, le 16 messidor an VIII : u Respect et admiration. Je ne
joins aucun compliment ni éloge, je ne pourrais rien ajouter à celui de
dire : Bonaparte était à Marengo. » Il se fit aussi remettre 50,000 livres
sous prétexte de distribution de bière au peuple.
AVANT L'EMIGRATION. 169
le peuple lui écraser la tête et jeter la cervelle au visage
de sa mère, âgée de quatre-vingt-treize ans. A-t-on le
droit d'obliger un homme à vivre au milieu de ces
crimes? Peut-on blâmer ceux qui sortent? « Fermer
les portes d'un empire où le peuple massacre sur un
soupçon, c'est être responsable de tous les assas-
sinats '. »
Quelquefois on sort vivant des prisons, on s'entend
dire, comme Lebrun 2 : « Citoyen, tu peux retourner
chez toi, on va te donner un fidèle sans-culotte que tu
payeras, que tu nourriras et qui te surveillera. » Alors
c'est un autre supplice. On est épié chez soi à toutes
les minutes, le jour, la nuit : on est forcé d'entendre
la femme du garnisaire qui vient raconter à son mari
les détails des exécutions, avec une joie qui « épanouit
sa figure 3 ». Il peut arriver encore, si l'on possède des
terres considérables, comme le comte du Douhet 4, que
les hommes influents du pays facilitent l'évasion, afin
de faire confisquer les biens et de les acquérir entre
eux à vil prix ; puis quand M. du Douhet reparaît, on
lui ferme sa porte, on lui offre une inscription sur la
liste des indigents. La femme est soumise à d'autres
supplices : une ancienne femme de chambre de la Reine
est enfermée à Nantes, le jacobin Lamberty la guette;
1 Dumont à Samuel Romilly, t. II, p. 8.
* Lebrun, duc de Plaisance, Mémoires (par Dumesnil,) p. 200.
3 Alexandrine des Écheiiolles, Une famille noble, p. 133.
* Ms. Archives nationales, AD, II, B, 3. Rapport de Saladin aux
Cinq-Cents, du 14 messidor an V (Aurillac et Mauriac).
170 LIVRE PREMIER.
il épie le moment où elle sera épuisée par les angoisses,
le manque de lumière, l'air putride, il la prend hâve,
frissonnante, lui montre le soleil, l'emmène, la regarde
mourir de honte lentement en quarante jours.
Après la mort de Robespierre, plusieurs prisonniers
sont mis en liberté; l'air pur leur donne le délire : « La
lumière nous éblouit, dit l'un d'eux ', Nous partîmes
à perdre haleine; pour la première fois après tant
d'heures d'insomnie, nous eûmes le bonheur de dormir.
Nous allions dans les chemins, admirant les arbres... «
Oui, mais que manger? Tout ce que l'on possédait a
été saisi, vendu; nulle ressource : « Que fais-tu là,
citoyenne? » dit le commissaire de la Convention à la
mère de Chateaubriand; elle reste dans la prison, on
lui a pris ses biens, tué ou proscrit ses enfants, le
monde est vide, mieux vaut s'étendre contre le mur,
mourir. Madame de Beauharnais 2, jeune, délicate, sort
sans une pièce de linge, sans un liard, sans un pain,
elle va dans sa maison, rue des Mathurins; la maison
est prise par un mulâtre qui est membre de la Conven-
tion. Le sauvage la recueille; elle se livre, elle l'épouse.
Ils finiront sous l'Empire dans une place obscure. Une
autre, ceci est le roman de Fiévée, faux et possible,
sort, ne trouve pas d'ouvrage, apprend que la femme
d'un fournisseur a besoin d'une servante, se présente
1 Mémoires inédits cités par Louis Favi\e, le Luxembourg , p. 166.
2 Elle était belle-sœur de l'impératrice Joséphine, et mère de
l'héroïque madame de Lavalette.
AVANT L'ÉMIGRATION. 171
toute palpitante à la pense'e de tomber sons la main
d'une femme. « Je craignais d'inspirer de la pitié, je
craignais encore plus de ne pouvoir adoucir un air de
dignité que la nature et l'habitude avaient répandu
sur toute ma personne. Je redoutais surtout de ne pou-
voir supporter avec résignation les questions auxquelles
il fallait m'attendre. J'arrive à la porte de ma maîtresse
future,... madame était encore au lit, je lui présente
ma lettre en tremblant. C'était Suzette » , Suzette, son
ancienne femme de chambre. « Qu'étaient-ce que nos
chagrins, dit Chateaubriand, qui vient de passer à
Londres cinq jours sans nourriture, comparés à ceux
des Français demeurés dans leur patrie? »
VII
LA GUILLOTINE.
Ainsi ne pouvait s'éviter la prison : ainsi se consom-
maient les prisonniers par les privations, par les mas-
sacres. La guillotine en dévorait le plus grand nombre.
La guillotine, du moins, n'était pas sans poésie :
C'est le faîte vermeil d'où le martyr s'envole,
C'est la hache impuissante à trancher l'auréole,
C'est le créneau sanglant, étrange et redouté,
Par où l'âme se penche et voit l'éternité.
Mais son prestige est plutôt pour le spectateur; les
172 LIVRE PREMIER.
Champs-Elysées retentissaient des applaudissements
du peuple qui voyait rouler les têtes ', car de toutes
les rêveries sentimentales qui peuvent détruire la civi-
lisation, une seule était oubliée, l'abolition de la
peine de mort. Le peuple de Paris, disait Marivaux 2,
soixante ans auparavant, est plus peuple que les autres
peuples. Il est curieux d'une curiosité sotte et brutale,
il cherche à vous plaindre, à frémir pour votre vie; il
dirait volontiers : Ne nous retranchez rien du plaisir
que nous avons à frémir pour ce malheureux. Ce ne
sont point les choses cruelles qu'il aime, il aime l'effroi
qu'elles lui donnent. Gela remue son âme, qui ne sait
jamais rien, qui n'a jamais rien vu.
Le peuple veut qu'on soit ému et respectueux devant
ses caprices : quand Houchard déchira son uniforme
de général pour montrer sa poitrine couverte de cica-
trices, « le mouvement fut jugé impertinent par la
canaille parisienne 3 » . Quand le girondin Glavières se
tua d'un coup de couteau, ce fut un désappointement
universel, les Parisiens envahirent le greffe, se firent
montrer le corps, vomirent des injures « contre le
scélérat qui a osé dérober leur plaisir ; ils le frappèrent
des pieds et des mains i » . Une exécution est un
drame, ils ne veulent rien en perdre, ils exigent que la
1 Morellet, Mémoires, t. II, p. 13.
2 Marianne.
3 Beucnot, Mémoires, t. I, p. 227.
« Ibid., p. 256.
AVANT L'ÉMIGRATION. 173
mise en scène soit savamment variée. Ils ne se conten-
tent bientôt plus de voir mettre à nu les épaules des
femmes, ils veulent du nouveau; Robespierre imagine
la chemise rouge, dont les reflets illuminent la pâleur
des visages, le jour où il envoie à la guillotine madame
de Sainte-Amaranthe, fameuse par ses charmes, et
madame de Sartines, sa fille, âgée de dix-neuf ans,
« beauté unique que la nature s'était plu à parer; elle
fut la plus belle, elle le fut complètement, sans un seul
reproche; je n'ai vu, dit Tilly l, dans aucun pays rien
d'aussi absolument parfait » . Avec elles montent au
supplice l'actrice Grandmaison, qui a vingt-sept ans;
Nicole, sa servante, qui en a dix-huit, et Cécile Renaut,
et madame de la Martinière, et quantité d'autres, toutes
la gorge nue et encadrée d'une chemise rouge, fête si
merveilleuse, que Fouquier-Tinville ne voulut point
s'en priver et s'écria : « Il faut que j'aille les voir à
l'échafaud, dussé-je manquer mon dîner! »
Lebon, h Arras, a fait placer la guillotine sous sa
fenêtre, « et le complaisant bourreau, enlevant le mou-
choir de la malheureuse, la présente, en cet état, assez
longtemps à ses yeux » ; c'est son collègue Fréron qui
le raconte en ces termes2, le même Fréron qui, pen-
dant ce temps, à Toulon, choisissait les douze plus
belles femmes de la ville, en regardait guillotiner
onze, et ne faisait grâce à la douzième qu'après lui
1 Mémoires, t. III, p. 181.
2 L'Orateur du peuple, p. 80.
174 LIVRE PREMIER.
avoir fait essuyer de la gorge le couteau ensan-
glanté l.
Même de cela on se lasse. Pour plaire, le tribunal
révolutionnaire condamne à mort un chien et le fait
exécuter à la barrière du Trône2. On retourne à la
nuit du moyen âge.
La mort sous ces huées, sous ces regards impurs,
sous ces haleines avinées, perdait tout son charme.
L'enthousiasme de la victime se glaçait; le martyre
était sans volupté; la haine même s'éteignait. Le
mépris restait seul, l'indifférence qu'aurait un Euro-
péen, prisonnier des Peaux-Rouges, torturé par eux.
Telle la duchesse de Gramont, « traitant ses bourreaux
comme des valets3 » ; telle la princesse de Monaco,
disant au peuple : « Il fallait venir me voir juger » ;
telle la duchesse d'Ayen : elle apprend qu'elle est con-
damnée à mort avec sa fille et sa mère, dans le moment
où elle donne des soins à une amie malade ; elle ne dit
rien, continue sa visite dans la cellule, puis rentre près
de sa fille et la prévient de prendre du repos pour avoir
des forces le lendemain4. L'insouciance devient telle,
que Gossin, maire de Bar-le-Duc, condamné à Paris,
est oublié dans la cour; les charrettes se mettent en
marche sans lui, il les suit à pied, il arrive à la place
1 Sybel, t. II, p. 464.
2 Wallon, t. II, p. 159. — Ce chien mordait le tambour de la
garde nationale.
3 Raron de Gleichen, Mémoires, p. 73.
4 Comte de MÉnODE, Souvenirs, t. I, p. 172.
AVANT L'ÉMIGRATION. 175
de la Révolution , il tend la tête ' . On côtoie la mort :
« Il est sûr, je me rappelle, j'allais pour sortir de la vie
comme on quitterait un lieu d'ennui, de dégoût; tout
ce qui m'entourait me semblait faire partie des choses
dont j'allais être délivrée 2. »
Fait grave. Le bourreau s'inquiète : « Les exécu-
tions, dit Gollot d'Herbois 3, ne font pas tout l'effet
qu'on en devait attendre, les périls que chacun a
courus ont inspiré une sorte d'indifférence pour la vie.
De telles dispositions seraient dangereuses. » Les filles
de la rue gagnent ce mépris de la peur : Eglé, de la
rue Fromenteau, a été destinée à être guillotinée avec
la Reine; elle est oubliée dans la prison, puis retrouvée
après la mort de la Reine et condamnée4 « pour avoir
conspiré avec la Reine ». « — Voilà, dit-elle, qui
est digne d'un tas de vauriens comme vous; moi, je
gagnais ma vie au coin des rues. » Et comme une de
ses compagnes pleure : « Tu te déshonores » , dit-elle.
L'abbé Emery, un des saints les plus admirables de
l'Église de France, comprend cette âme énergique,
l'assiste avant l'exécution.
Mais si Ion est devenu insensible à la mort, pour-
quoi la fuir par l'émigration ?
1 Lavaux, les Campagnes d'un avocat, p. 27.
s Cette analyse est d'un romancier, Lettres de la Vendée, par
madame Emilie T..., Paris, an IX, mais est évidemment écrite sur des
souvenirs personnels.
3 Papiers de Robespierre, t. I, p. 314.
4 Comte Beugnot, Mémoires, t. I, p. 242.
176 LIVRE PREMIER.
Mourir n'est rien. Mais cette canaille qui rit! Ces
cris : « Il va mettre la tête à la chatière ! Il va soûler la
bourrique à Robespierre ! » Cette boue que l'on jette
dans la charrette : le colonel du Ghastelet en a la
figure couverte1. Ces cahots qu'on supporte les mains
liées derrière le dos ! Tendre sa nuque sous ces regards !
Risquer, après le coup de couperet, d'être jetée sur le
monceau, le tronc en bas, comme mademoiselle Thé-
rèse de Fougère; « son jupon s'était accroché, les gens
du peuple disaient : Ah! comme elle avait une belle
peau! comme elle avait les cuisses blanches2! »
Encore tout cela n'est rien. Ce qui porte à éviter la
mort, c'est l'inquiétude sur les enfants qu'on va laisser
dans cet enfer.
VIII
LES ENFANTS.
Les jeunes filles ne sont pas toujours enfermées avec
leurs parents : quelques-unes , comme la fille du com-
mandant de Dax, sont livrées au peuple et succom-
bent3; mademoiselle de Sombreuil, fille du gouverneur
1 Comte Beugnot, Mémoires, t. II, p. 246.
2 Rapports de police, Dutard à Garât, 19 juin 1793; Schmitii,
t. II, p. 77.
3 Comte de Puybusque, Souvenirs d'un invalide, t. J, p. 100.
AVANT L'EMIGRATION. 177
des Invalides, ne trouve d'asile que chez l'honnête
comédien Larive ' ; mademoiselle de Gélibert , fille
du major des Invalides, va jouer de la harpe dans
les soirées qui se donnent chez les fournisseurs d'armée
et les conventionnels. Hardy, membre de la Commune,
fait évader mademoiselle Pauline de Tourzel, qui
est recueillie par Babet, la servante chargée autre-
fois de vider les chaises dans l'hôtel de ses parents 2.
Le conventionné^ Creuzé de Latouche reste suspect,
même sous le Directoire, pour avoir pris chez lui la
fille de madame Roland, repoussée avec effroi de
toutes les portes 3. Quelquefois une enfant énergique
tient tête seule à l'orage.
Mademoiselle Irène de Tencin reste dans son château
après que son père a émigré 4, défend les terres au nom
de son jeune frère quelle prend sous sa tutelle,
recueille ce qu'elle peut des revenus, convertit les écus
en assignats, rachète les champs confisqués et le
mobilier. Tout à coup « il prend fantaisie à un garçon
tailleur de la ville du Puy de la demander en mariage
à la municipalité » . On la fait venir au Puy, on la
menace de mort si elle refuse ce drôle. « La mort à
l'instant! » dit-elle. On l'enferme en prison, on lui
renouvelle la proposition et la menace tous les jours
1 Laporte, Souvenirs d'un émigré, p. 189.
2 Comtesse de Béars, Souvenirs, p. 135.
3 La Revellière-Lepeaux, Mémoires, t. I, p. 222.
4 Colonel de Tencin à Antraigues, 18 juillet 1795.
i. 12
178 LIVRE PREMIER.
pendant un an et cinq jours. Elle est mise en liberté
ensuite, mais elle a encore à cacher son frère pour qu'il
ne soit pas enrôlé par force, et exposé à combattre
contre son père.
Mademoiselle Alexandrine des Écherolles, après
l'exécution de ses parents, est aussi malheureuse dans
sa lutte contre la persécution : ses fermiers se sont par-
tagé les appartements du château et la tiennent à la
cuisine, sous l'œil de Babel:, une de leurs servantes.
« Je voyais, dit-elle ', les fenêtres de la chambre de
ma mère s'ouvrir; moi seule, j'étais bannie de cette
chambre, reléguée à la cuisine. » Un ancien apothicaire
vient lui donner des leçons de patriotisme : « Tu dois,
fait-il, purifier le sang impur qui coule dans tes veines,
travaille pour la nation. » Babet lui répète : « Il faut
paraître misérable. »
Mademoiselle Françoise de Bouvet, âgée de seize
ans 2, est obligée de se cacher parce que les paysans
l'accusent « d'avoir détourné les troupes prussiennes
de passer par Rouvigny, où elle résidait, pour les faire
traverser Gouraincourt qui en était à deux lieues » . C'est
la même niaiserie démocratique que nous avons revue,
ces dernières années, dans plusieurs villages, et parti-
culièrement dans celui où M. de Moneys a été brûlé
vif, en 1870, pour avoir décidé les Prussiens à entrer
en France.
1 Une famille noble, p. 122 et 272.
2 Ma. Archives nationales, BB, 1, 71.
AVANT L'ÉMIGRATION. 179
Clémentine de Bercheny est dans une situation assez
singulière ' : elle a épousé, à l'âge de douze ans, en
1790, Emmanuel d'Hennezel, sous la condition que
« les époux n'habiteraient ensemble que lorsque la jeune
femme aurait seize ans » ; le mari devait voyager en
Allemagne. Il est inscrit comme émigré, les parents
sont mis en prison, les biens sont confisqués, la jeune
enfant est isolée dans la misère. Une autre orpheline 2
cherche du travail chez une lingère; elle déplaît à sa
maîtresse qui la chasse ; elle trouve à broder des souliers
de femme, mais son patron, à qui elle résiste, l'accuse
de vol, la fait conduire dans la prison des filles; elles
lui disent en riant de sa douleur : « Ma belle, tu seras
piloriée en Grève. »
Pour jeunes que soient les enfants, on ne laisse pas
de les persécuter. Les deux petits Bourbon-Busset
sont enlevés par le représentant Forestier, enchaînés
et montrés de village en village 3. Les écoliers anglais
du collège de Douai sont enfermés dans la citadelle de
Doullens 4. Aussi la pensée de ceux qui s'échappent,
comme de ceux qui meurent, est de cacher les enfants :
Pougret de la Blinière, officier de Gambrésis, prisonnier
a Orléans, prévoit qu'il va être massacré et adresse à
sa mère cette lettre qu'intercepte et garde l'agent de
1 Ms. Archives nationales, BR, 1, 72.
2 Treilhart a conté le fait à Lombard (de Langres), et ils l'ont
peut-être arrangé tous deux.
3 Duchesse de Gontaut, Mémoires.
4 Abbé Damcoisne, le Collège anglais de Douai.
12-
180 LIVRE PREMIER.
Danton ' : « J'ai une fille d'une marchande de modes
de Bayonne, Dominica Ducasse ; ayez pitié d'elle, veillez
sur sa conduite... »
En général, les servantes sont remplies de dévoue-
ment pour cacher et nourrir les enfants : « On m'enve-
loppa dans une pelisse, raconte une jeune fille, le vieux
valet de chambre me prit dans ses bras, on m'installa
avec ma bonne dans une petite chambre au quatrième
au fond d'une rue écartée ; une des filles du duc de Guiche
était aussi chez les parents de sa bonne. » Madame du
Roure 2, arrêtée à son château de Louville et conduite
à Paris, lègue en partant sa fille Victorine à la nourrice ;
celle-ci l'élève durant deux ans « avec ses autres
enfants » . Les petites-filles du maréchal de Lévis,
après l'exécution de leurs mères, mesdames de Vinti-
mille etdeBéranger, sont recueillies par Julie, la femme
de chambre, qui les défend contre les grossièretés dans
le village où elle les cache : les petits paysans jettent des
pierres à ces enfants, on couvre une grosse vachère
des dentelles de leur mère pour en faire une déesse Rai-
son, on force les pauvres petites à chanter devant cette
sale déesse et à l'embrasser. Ces enfants vont périr dans
la misère, disent à Carnot des amis de leur famille :
« Là-dessus il a d'abord détourné la tète, il a souri
dédaigneusement, haussant les épaules comme pour
dire qu'il n'y aurait pas grand mal à cela; et tout à
1 Mortimer-Ternaux, t. III, p. 567.
2 Comtesse t>e Sainte-Aulaire, Souvenirs, p. 11.
AVANT L'EMIGRATION. 181
coup, sans quitter sa plume, il s'est levé tout en colère,
et avec une voix menaçante : Retirez-vous, citoyens,
nous a-t-il crié, vous calomniez la République, elle a
des secours pour les indigents ' ! »
Ces jeunes filles semblent en effet avoir été nourries,
ainsi que la fidèle Julie, aux frais du bureau de bienfai-
sance; elles ont gardé, dans les souvenirs de cette enfance
lugubre, la mémoire des régals auxquels elles étaient
conviées chez la portière de Gambacérès, lorsqu'il y
avait des restes après les grands repas.
Ceux qui avaient émigré de bonne heure s'étaient
figuré que leurs filles ne couraient aucun danger dans
les couvents où on les élevait : le marquis de P..., par
exemple, croyait que ses filles Agathe et Désirée étaient
en sûreté à la Visitation de Moulins; son ami M. des
Écherolles réussit à les faire évader, à les cacher d'asile
en asile jusqu'à ce qu'il trouvât l'occasion de les ache-
miner sur Ghambéry, où elles retrouvèrent leur père2.
A Paris, les jeunes filles des pensionnats furent souvent
cruellement traitées ; une enfant de huit ans est mise
dans la rue avec les autres enfants de son couvent, les
religieuses sont en prison ; elle se souvient de la barrière
par où l'on sort pour aller au château de sa grand'-
mère, marche longtemps, tombe épuisée sur la route,
meurt. Le fils de Rivarol erre à demi nu dans les rues
de Paris, en mendiant. Heureux encore les enfants
1 Philippe de SÉgur, Mélanges.
* Alexandrine des Echerolles, p. 41.
182 LIVRE PREMIER.
quand ils ne tombent pas aux mains d'une mégère qui
les accable de coups et les soumet à un travail trop
pénible l. Le jeune R..., âgé de treize ans, laissé en
France comme sauvegarde contre la confiscation, est
soumis à de telles avanies qu'il part seul, à pied. Les
souliers s'usent, ses vêtements tombent en lambeaux,
il reçoit la charité, il couche dans les granges, il se sent
dévoré par la vermine, il arrive à Vienne après trois
mois de marche et retrouve ses parents, qui ont été
accueillis comme Lorrains par la famille impériale.
Contre les enfants se sont acharnés le plus longue-
ment les hommes de la Révolution. Vers la fin du Direc-
toire, au moment où l'on parlait de pacification et
d'oubli, Pons, dit de Verdun, le méchant poëte, vient
au conseil des Cinq-Cents faire une motion d'ordre sur
les enfants d'émigrés 2. Il s'indigne qu'on en laisse
auprès de leur mère qui les élève dans la haine de la
Révolution, qui les fait voyager pour les montrer à leur
père émigré; il avoue qu'ils ne sont pas dangereux par
eux-mêmes, « car il n'existe pas de vice de naissance » ,
mais on les dresse, ajoute-t-il, « comme des animaux
féroces, au mépris des républicains » ; les enfants
doivent être enlevés à la mère qui « empoisonne une
partie de la génération future» et se montre meurtrière
en les laissant voir à leur père coupable.
1 Les jeunes R... sont pris comme valets par une maîtresse d'établis-
sement de bains à Caen : elle les frappe, elle les prive de nourriture.
2 Le 15 frimaire an VI.
AVANT L'EMIGRATION. 183
Époque lamentable. Quand un enfant vient au inonde
à travers ces angoisses, on espère du moins qu'il
recueillera le fruit de tant de souffrances. Lombard (de
Langres) se console en pleine Terreur quand il voit
naître son fils; il se flatte que cette tête chérie blanchira
dans une période de paix, il ne prévoit pas que cet
enfant sera tué avant vingt ans dans la campagne de
Russie. Pour alimenter le canon, les jeunes mâles
viennent au jour, génération conçue dans l'horreur,
ensevelie durant la vie des mères.
IX
LES RÉGIMENTS.
Au régiment, du moins, on pouvait se croire protégé
contre la persécution : plusieurs officiers gardèrent
cette illusion. Nous, aujourd'hui, nous sommes tentés
de blâmer ceux qui ont cherché le salut dans l'émigra-
tion, au lieu de s'abriter sous les plis du drapeau trico-
lore. Nous sommes tentés aussi de croire que les
héros de nos guerres nationales étaient des parvenus,
comme Hoche, Augereau, Lannes, Ney, Murât.
Les généraux de nos premières campagnes apparte-
naient tous à l'ancienne noblesse l : ceux des années
1 II y avait même une sorte de coterie d'officiers généraux qui a
184 LIVRE PREMIER.
suivantes ont quelquefois altéré leurs noms pour
dérouter la délation qui s'acharnait contre leur origine,
mais ce sont tous de vieux officiers, tels que les géné-
raux du Gommier, du Merbion, Desaixde Voygoux, de
Pérignon; dans l'armée d'Italie de 1794, un général
écrit1 : « Nous nous trouvons sept officiers généraux,
anciens camarades d'école a ; à leur tête était Schérer,
autrefois major dans l'armée de Louis XVI. Les géné-
raux de l'Empire étaient presque tous les survivants
des officiers de Louis XVI, qu'avaient épargnés
vingt ans de guerres, comme les généraux de Riche-
panse, de Ganclaux, d'Aboville, de Nansouty, d'Hé-
douville, de Menou, de Lagrange, de Latour-Mau-
bourg, de Gouvion-Saint-Cyr.
Quelquefois c'est l'officier noble qui entraîne son
régiment vers les idées révolutionnaires, comme le
marquis de Valence, qui, dans la garnison du Mans,
fraternise avec le peuple et achète des biens du clergé;
ou comme le marquis de Grouchy, qui conduit brus-
quement son régiment de Montmédy à Lunéville,
pour empêcher que les soldats soient emmenés par les
recruteurs de l'armée des princes2. Ils font plus. Ils
durant longtemps été sous le charme des illusions, tels sont La Fayette,
Rochambeau, Biron, Custine, Beauharnais, Montesquiou, Dillon, La
Marlière, La Bourdonnaye ; quant à Narbonne, il était simplement
sous l'influence de madame de Staël.
1 Lettres du général Domrnartin, publiées par M. de Bezancenet.
2 Grouchy, Mémoires, publiés par le marquis de Grouchy, son
petit-fils, t. I, p. 5. Louis XVI l'avait nommé colonel à vingt-cinq
ans.
AVANT L'EMIGRATION. 185
luttent contre l'insubordination, les préjugés et l'igno-
rance, pour maintenir les traditions militaires dans
les vieux régiments de Louis XVI. Le comte de Nar-
bonne organise trois camps sous les ordres de La
Fayette, de Rochambeau, le conquérant de New-York,
et de Luckner, le vétéran de la guerre de Sept ans. Il /
inspecte ces trois armées, malgré les inquiétudes de
madame de Staël, qui craint de l'y voir assassiner et le
suit sous un déguisement '. Dès que la guerre est com-
mencée, et durant toute la République, ce sont encore
d'anciens gentilshommes qui, réunis sous le nom de
comité topographique y luttent contre la désorganisation
introduite par les conventionnels et les municipalités.
Le comité topogiaphique équipe, arme, nourrit les
soldats, trace les plans de campagne, redresse les
erreurs des généraux, soutient seul la bataille d'une
nation gouvernée par des fous contre l'Europe.
Garnot en a eu la gloire. Garnot, le méchant poëte,
a du moins le mérite bien rare d'avoir eu conscience
de son ignorance en stratégie, et de s'être laissé guider
avec une patriotique docilité par les hommes de guerre
du comité topographique; il les a défendus avec abné-
gation contre ses collègues les plus sanguinaires. Les
contemporains n'ignoraient pas ce fait : les émigrés
eux-mêmes connaissaient la rue où se tenaient les
séances et les officiers qui s'y réunissaient : « Les plans,
1 Comte de Fer sem, Journal, 7 juin 1792.
186 LIVRE PREMIER.
dit une note remise en 1793 aux frères de Louis XVI,
sont faits par un comité composé de MM. d'Arçon, de
Laffitte et autres officiers, qui s'assemblent à l'hôtel de
la guerre, rue Grange-Batelière1. » Les Prussiens se
souviennent encore de ces organisateurs de la victoire.
Nous, nous n'avons vu que le capitaine du génie, gras
et blafard, nous avons oublié Arçon, Glarke, Lacuée
de Gessac, Montalembert, Laffitte 2.
Le général d'Arçon3, l'inventeur des batteries flot-
tantes avec blindage, avait près de soixante ans.
C'était l'homme aux idées fécondes. Il fut détaché du
comité topographique pour diriger Pichegru durant la
campagne qui nous donna la Hollande. Bonaparte en
fit un inspecteur général, mais il mourut au commen-
cement du Consulat.
Clarke n'était que capitaine de dragons : il fut
choisi par Custine pour chef d'état-major, et apprit
sous ses yeux la guerre et l'administration militaire .
Proscrit et traqué durant quelques années, il devint
en 1795 chef du bureau topographique. On sait qu'il a
la gloire d'avoir été l'un des deux ministres de la guerre
durant les grandes campagnes de l'Empire.
Lacuée, comte de Cessac, était l'autre ministre des
guerres heureuses de l'Empire. C'est lui qui sut utiliser
1 Ms., vol. 624, f°292.
* Ronaparte a fait également partie de ce comité en 1795.
3 Une notice sur sa vie a été publiée par Girod-Chantrans.
Resançon, 1801, avec portrait.
AVANT L'EMIGRATION. 187
Dumouriez et Carnot sans être leur dupe, et com-
prendre le génie militaire de Bonaparte. A l'heure où
sa supériorité le rendit suspect, il quitta le comité topo-
graphique pour commander l'armée du Midi. Ses
lettres sont remarquables par la précision des ordres et
la netteté des idées ' ; sa fermeté le fait écouter aussi
bien de Carnot, son supérieur, que du général Dupont,
son subordonné; chacun reconnaît l'homme de com-
mandement2. Lacuée de Gessac a montré sa valeur
non pas seulement comme manieur d'armées, mais
aussi comme adversaire impitoyable des fournisseurs
véreux : son intégrité souleva tant de haines dans le
monde puissant et hargneux des donneurs de pots-de-
vin, que Napoléon lui-même ne put le défendre contre
leurs rancunes.
Montalembert avait son frère dans l'émigration 3; il
était membre de l'Académie des sciences, et ses
ouvrages sur la défense des places ont fait longtemps
autorité en Europe.
Le marquis de Laffitte-Clavé, colonel du génie, ne
figura au comité que durant les premiers mois : il est
mort en apprenant sa mise en accusation.
La mise en accusation venait, en effet, frapper par
derrière ces défenseurs de la patrie; quelquefois à
1 Voy. notamment sa lettre du 27 février 1793, au général Marbot.
2 Voy. sa lettre à Grouchy, du 10 mai 179o. (Grouchy, Mémoires,
t. I, p. 227.)
3 C'est ce frère émigré qui est le père du grand orateur.
188 LIVRE PREMIER.
l'heure même où ils tombaient morts sur un champ
de bataille, comme le comte de Dampierre, dont les
biens étaient confisqués pendant qu'il se faisait tuer à
la tête de l'armée de Valenciennes ' . Moreau était
vainqueur dans un combat, le jour où l'on guillotinait
son père :
Hélas! un même jour, jour d'opprobre et de gloire,
Voyait Moreau monter au char de la victoire,
Et son père au char du trépas 2.
Les armées ne sont pas plus habitables que le reste
de la France. Pas d'autorité, pas de sécurité. « Il y a
aujourd'hui bien du mérite à rester à son poste, écrit,
le général Dommartin 3, il faut tendre le dos. » Il faut
organiser les comités « des amis de l'égalité » dans les
villes conquises; se vanter, comme le général Valence,
d'avoir changé en Gharle-sur-Sambre, le nom de Ghar-
leroi; écrire comme Biron4 : « Je désirerais savoir si la
crainte de ne plus servir utilement la République ne
m'autorise pas à donner ma démission, ou s'il est plus
respectueux d'attendre en silence qu'elle me destitue. »
Un peloton de dragons ne peut se mettre en mou-
vement sans une autorisation des municipalités, qui se
font montrer les ordres militaires et qui les discutent5.
1 SÉgcr, Décade, t. II, p. 142.
9 Victor Hugo, les Vierges de Verdun. Mais je ne suis pas sur que
ce soit bien exact. On peut citer de même le général Desaix, dont la
mère et la sœur sont arrêtées pendant qu'il est aux armées.
3 Lettre du 22 juillet 1791, publiée par M. de Bezancenet.
4 Biron à Lebrun-Tondu, de Nice, le 9 mai 1793.
5 Bimbenet, Louis XVI à Varenues, p. 98.
AVANT L'EMIGRATION. 189
La garde nationale ouvre ses rangs à tous les déser-
teurs; quelques-uns se font inscrire dans plusieurs
compagnies pour toucher autant de fois la solde. Trois
cents canonniers du régiment de Toul sont admis
comme « canonniers soldés » de la garde nationale de
Paris1. Si un colonel cherche à rappeler ces déser-
teurs, le maire de Paris intervient pour intéresser La
Fayette, par exemple au nommé Rivière, qui « a déserté
ses drapeaux pour se jeter dans la capitale où il a servi
avec zèle et intelligence; la municipalité lui a accordé
un congé absolu2 » . Les déserteurs du régiment d'Al-
sace sont également libérés par le maire 3. Les citoyen-
nes se substituent quelquefois aux maires : quand on
veut envoyer de Versailles à la frontière le régiment
de Flandre, les femmes de Versailles s'attroupent,
ramènent chez elles leurs soldats, les cachent, les
gardent4. A Marseille, le peuple corrompt les régi-
ments, les oblige à déposer dès juillet 1 789 leurs
armes devant le portrait du Roi; c'est, dit Mirabeau5,
« le délire de la sensibilité » . Fox, au Parlement
anglais, admire, comme Mirabeau, ces soldats qui
violent leur serment et se montrent vrais citoyens.
« Ils déshonorent la profession, lui répond le colonel
1 Général Poissonnier-Desperrières, Mémoires, p. 17.
3 Ms. Bibl. nat. fonds français, 11697, fiailly à La Fayette, 7 jan-
ier 1790.
3 Courrier de l'Europe, février 1792, p. 144.
* P, Lenfant, Correspondance, t. II, p. 24, avril 1791.
& Discours du 24 janvier 1790, p. 17. Bibl. nat., Le; 29; 440.
190 LIVRE PREMIER.
Phipps1; contre leur devoir ils se sont unis aux émeu-
tiers. »
En 1790, le ministre de la guerre2 déclare que
l'insubordination est universelle, que les caisses mili-
taires sont enlevées, que les officiers sont chassés ou
tués. Mais son successeur, en 1793, défend d'infliger
des punitions aux déserteurs et aux mutins : on doit se
borner à des exhortations fraternelles, car « l'homme
libre se persuade par la confiance et ne se soumet
point par la crainte 3 » . La révolte de la garnison de
Nancy est un des exemples les plus remarquables de
la situation qui était faite aux officiers lorsqu'ils s'obs-
tinaient à ne pas émigrer.
M. de Malseigne, lieutenant-colonel des carabiniers,
est envoyé par l'Assemblée constituante à Nancy, pour
faire un rapport sur les réclamations du régiments de
Ghâteauvieux 4 : les soldats l'environnent dans la cour
de leur caserne, et veulent le retenir prisonnier; il tire
son sabre, charge ceux qui lui ferment le passage, et
s'enferme chez M. de Noue, commandant de place. Le
régiment de Châteauvieux vient l'y assiéger, les régi-
ments de Roi-infanterie et cavalerie-mestre de camp
répandent le bruit que leurs officiers sont vendus à
l'Autriche : c'est en août 1790, en pleine paix, à l'époque
1 Annual Register, 1790, p. C6.
2 Rapport de la Tour-du-Pin, le h juin.
3 Sybel, t. II, p. 341. C'est Bouchotte, Je 1er juillet 1793-
* Formé de Suisses de Genève et Vaud.
AVANT L'ÉMIGRATION. 191
où la tradition montre une Assemblée constituante qui
dicte des de'crets obéis pour le bonheur du peuple. Mal-
seigne montre les décrets de l'Assemblée, les pouvoirs
dont elle l'a investi, il est hué par les gardes nationaux '.
Il sort alors, il traverse à cheval les rangs des séditieux.
Il galope vers Lunéville, d'où il veut ramener ses cara-
biniers, afin de rétablir l'ordre par la force. Mestre de
camp selle ses chevaux et part à sa poursuite sur la
route de Lunéville. Pendant ce temps, on arme à
Nancy les hommes qui ont été exclus de la garde natio-
nale, on enferme le commandant de place dans la pri-
son. La garnison de Lunéville livre Malseigne aux
révoltés ; on le blesse, on le lie, on le jette dans le même
cachot que de Noue.
Bouille, avec le régiment de Salm, accourt devant
Nancy. Sous la porte de Stainville est un canon chargé
à mitraille, les rebelles attendent pour y mettre le feu
que la colonne de Bouille commence à se masser devant
la porte; c'est alors que le chevalier de Silles, officier
au régiment du Boi, se jette sur la lumière de la pièce,
la ferme de son corps ; il est déchiré à coups de baïon-
nette, mais pendant ce temps les premiers assaillants
arrivent jusqu'à lui, pénètrent dans Nancy. Après un
combat de quelques heures dans les rues, Bouille se
rend maître des séditieux. Ceux qu'il fait condamner
aux galères seront, l'année suivante, portés en triom-
1 C'est Cahi/ïle (t. II, p. 98 à 125) qui a le mieux exposé les faits.
192 LIVRE PREMIER.
phe dans les rues de Paris et proclamés héros au Palais-
Royal. Quant au colonel de Malseigne, il juge opportun
de renoncer à ses carabiniers qui l'ont livré, il va
devenir aide camp du roi de Prusse '.
Chaque régiment a de même ses meneurs et ses
émeutes : le général de Menou veut empêcher son
camarade Dampmartin2 d'émigrer : Dampmartin est
un partisan des réformes, il est désolé de voir l'homme
« modéré » succomber sous la haine de tous les partis,
mais il renonce à une lutte impossible, il émigré, et
quelques jours plus tard, son ami Menou est massa-
cré avec quatorze officiers. A Valence 3, le comte de
Voisin, commandant militaire, est assommé par le
peuple, son sang est recueilli dans une bouteille, on le
boit sur la place. A Lille, les régiments royal-des-vais-
seaux et la-Gouronnefont la contrebande et assassinent
les douaniers; ils versent des larmes quant Livarot, un
des colonels, leur rappelle leur gloire de Crémone et
de Fontenoy, puis se mutinent de nouveau, se battent
contre le régiment chasseurs-de-Normandie et finissent
par mettre en prison tous les colonels. La municipalité
de Lille prend parti pour les soldats contre l'Assemblée
constituante. C'est encore à Lille que, au début de la
campagne de 1792, les soldats assassinent le général
Dillon, les colonels de Berthois et de Chaumont ; ils font
1 Comte de Contades, Journal de Jacques de Thiboult, p. 67.
2 Dampmartin, Mémoires, p. 262.
3 Romain, Souvenirs d'un officier, t. II, p. 81.
AVANT L'EMIGRATION. 193
cuire leurs débris ' , ils forcent Rocbambeau, le général
en chef, à se cacher dans l'abbaye de Saint-Saulve 2.
Beauharnais écrit 3 « Biron et Rochambeau, dont le
patriotisme est reconnu par toutes les sociétés d'Amis de
la Constitution, ont couru risque de leur vie par l'effet
des soupçons que l'on a répandus dans la troupe. »
A Gaen, le comte de Belsunce, major du régiment de
Bourbon 4, est protégé par la municipalité, qui l'en-
ferme dans la prison ; les soldats l'en arrachent ; il est
« déchiré en lambeaux et mangé par des furieux » . La
municipalité de Brest déclare que M. de Martinet, offi-
cier dénoncé par des soldats, est exclu à jamais de tout
service militaire. Les soldats du régiment de Touraine,
à Perpignan, offrent aux officiers « d'oublier » leur
conduite, les officiers les chargent l'épée à la main.
Royal-Pologne, à Lyon, enferme ses officiers et les
laisse tuer par le peuple. Ainsi sont tués par les soldats
unis au peuple quantité d'officiers : Patry, à Brest;
Beausset, à Marseille ; Rully, à Bastia ; Rochetail-
lée, à Saint-Etienne; d'Arche, dans la Gorrèze 5 ;
le colonel de Mauduit est tué de même à Saint-Domin-
gue, les nègres profitent de la révolte des soldats, la
colonie est perdue pour la France. L'amiral de Gri-
1 Courrier de l'Europe, p. 291 .
2 Fersen, Journal, 25 mai 1792.
3 Ms. Arch.nat. AF ; I ; 20.
4 Mémoire de Grimm, Société de l'histoire de Russie, 1868, p. 358.
Voir Lucien Péret et Gaston Maugras, Dernières Années de madame
d'Épinay, p. 574. C'est en août 1789.
5 Verneiui-Pciraseau, Souvenirs, p. 252.
I- 13
194 LIVRE PREMIER.
moard, qui réussit à maintenir l'ordre dans la flotte,
est guillotiné après son retour à Rochefort. La marine
n'est pas mieux disciplinée : « La discipline, écrit l'il-
lustre Bougainville ', cette discipline sainte sans laquelle
ne peut exister une armée navale, est anéantie. » M. de
la Jaille, qui sur son refus vient prendre à Brest le
commandement de la flotte qui doit nous rendre Saint-
Domingue, est emprisonné par la municipalité 2. Le
chef d'escadre d'Albert de Rions est destitué par ses
marins; le chevalier de Ramatuelles, capitaine de vais-
seau 3, est obligé, « par les clameurs applaudies dans
les sociétés populaires de Toulon » , de donner sa
démission, de se cacher à Saint-Tropez ; « il eut le bon-
heur de se sauver au moment où un détachement de
volontaires envahissait son habitation » . Le capitaine
de vaisseau Gogolin est pris et tué par ce bataillon. La
marine arrive à cet état piteux qu'a observé le père de
l'historien Macaulay, qui voit arriver une escadre fran-
çaise sur la côte d'Afrique ; les ponts des navires sont
couverts d'immondices ; les hommes, de vermine. Dans
la cabine de l'amiral Lallemant entrent familièrement
les matelots, ils prennent part aux discussions.
Mais la marine subissait plus rarement que l'armée
déterre la présence déshonorante des membres de la
1 Bougainville à Bertrand de Molleville, 22 janvier i792. Courrier
de l'Europe, p. 147.
* Duchesse de Tourzel, Mémoires, t. II, p. 19.
3 M s. Arch. nat. BB; I; 77. Pétition au général Bonaparte du
citoyen Cyprien-Audibert de Ramatuelles.
AVANT L'ÉMIGRATION. 195
Convention, délégués aux armées. Un postillon comme r
Drouet, un poëte de bouges comme Saint-Just, un
huissier comme Merlin, prennent le commandement,
méprisent le général, se montrent emphatiques, luxu- /
rieux et féroces. Merlin se fait mépriser, même des can-
tinières; Saint-Just mène la guillotine aux campements
et jusque dans les batteries. Autour d'eux grouillent les
délateurs; Lafont, juge militaire à l'armée d'Italie ',
annonce que les officiers sont tous nobles et conspirent
pour faire succomber les soldats, mais que « le soldat,
habile à se passer des chefs, vainqueur toujours par ses
propres directions, a prévu tout, paré à tout, et rendu
vaines les spéculations perfides des officiers supérieurs...
Le général en chef du Merbion fut chevalier de Saint-
Louis, les généraux Serrurier, Pana Saint-Hilaire,
Kerveleguen, Basquier, sont tout aussi nobles; le fort
Montalban est commandé par un nommé Moreau,
aristocrate, noble, chevalier de Saint-Louis. » Une
vingtaine de généraux sont guillotinés, un plus grand
nombre doivent fuir leur armée; Vernon et Barthé-
lémy se plaignent de l'incapacité de Houcbard ; on tue
Houchard, on tue Vernon et Barthélémy. La Marlière
défend la ville de Lille, la sauve; le maire en a l'hon-
neur, La Marlière, la guillotine2. Un simple caporal
n'hésite pas à dire à son colonel 3 : « Vous pourriez
1 Papiers de Robespierre, t. III, p. 163, le 7 pluviôse an II.
2 Le 23 décembre 1793. Beugnot, Mémoires, t. I, p. 26J.
3 Général Poissonnier-Desperrieres, Mémoires, p. 80.
13.
196 LIVRE PREMIER.
bien penser comme ces messieurs de l'autre côté, mon
premier coup de fusil sera pour vous. » Kellermann, le
héros de Valmy, est tenu treize mois en prison par le
/ caprice d'un aventurier nommé Albitte ' ; Hoche va en
prison; même le légendaire La Tour d'Auvergne, le
bâtard de la Bretonne Gorret, bien qu'il renonce à
son grade de capitaine, est réduit à écrire 2 : « On est
entouré de tant d'ennemis déclarés et de tant d'enne-
mis cachés qui ne se bornent pas à vous haïr ! » Dans
la seule armée du Rhin, sept mille officiers sont desti-
tués comme nobles 3 ; on destitue, comme noble, même
Grouchy, qui avait donné tant de gages aux révolu-
tionnaires ardents, même un certain comte de Flotte,
qui avait eu les honneurs d'une séance de la Conven-
tion, pour avoir prouvé qu'il s'élait montré insolent
envers le Pape, et qui avait dit : « La lumière paraît, il
doit périr ! » Ce mot ne le sauve pas de la tache origi-
nelle 4.
Voilà le refuge qu'offraient les armées.
Pas plus de sécurité pour les simples soldats. Le jeune
La Ferté marche parmi les volontaires parisiens et
fait avec eux la campagne de 1793 ; il est ensuite incor-
1 Autographes coll. B. Fillon, n° 2711.
2 Jbid., n° 2723. Voir aussi Taise, Revue historique, mai 1883.
C'est Bonaparte, ce n'est pas la République qui a nommé La Tour
d'Auvergne premier grenadier de France. La République l'avait
forcé à se cacher dans Passy.
3 Sybel, t. II, p. 413.
4 Frédéric Masson, les Diplomates de la Révolution, p. 129. — Il
alla mourir de misère à Séville.
AVANT [/ÉMIGRATION. 197
pore comme hussard au 9e régiment; ses camarades lui
présentent le journal qui annonce l'exécution de son
père ', et l'accablent dès lors de telles injures, qu'il est
forcé d'émigrer. Antoine-Louis de Gramont, soldat au
1 er de ligne ; François de Grandchamp, hussard au 7e ré-
giment 2; Reymeng, tambour; Bodin, canonnier, sont
portés comme émigrés, afin que l'on puisse confisquer
leurs champs. M. de Prisye 3 se plaint au conseil des
Cinq-Cents, qu'au moment où il était soldat à l'armée
des Alpes, une servante de sa famille le fit déclarer
émigré, fit guillotiner son frère, et se fit adjuger tous
les biens sous le nom d'un bâtard qu'elle prétendait
avoir eu de ce frère. A Rethel , quatre engagés au
10e dragons sont arrêtés comme suspects; les volon-
taires parisiens les massacrent 4.
Ce sont cependant les officiers de l'ancien régime
qui ont maintenu, durant les deux premières années de
la guerre, les vieux régiments, et ont sauvé le pays
avec l'ancienne armée ; assassinés, traqués, ils gardaient*
leur poste, ils ne se lassaient pas de lutter pour rétablir
la discipline ; ils reconquéraient leur autorité par le
prestige de leur bravoure. Ces souffrances intérieures
n'étaient pas les seules : ils se savaient en même temps
soumis au mépris de leurs camarades émigrés; c'était
1 Ms. Arch. nat. BB; 1 ; 73, au mot Papillon de la Ferté.
2 Ibid., BB; 1; 71.
» IlwL, AF; 111; 36; 131.
4 Mortimeh-Ternaux, t. V, p. 563.
198 LIVRE PREMIER.
un déchirement cruel . Lorsque l'un d'eux était
fait prisonnier, il était regardé avec une sorte de pitié
par les nobles qui avaient quitté la France. « Je ren-
contre, écrit un émigré ', Montpezat prisonnier de
guerre, et suis singulièrement affecté à l'aspect d'un
ancien camarade dont je blâme la conduite, mais que
je me souviens d'avoir estimé. »
Mais les plus graves soucis qu'aient éprouvés les
généraux et les officiers sont venus des désordres
apportés dans l'armée par les volontaires. Aussi le
maréchal Bugeaud a pu dire avec raison2 : « Les
volontaires ont tout dérangé; à Valmy et à Jemmapes,
les principales forces étaient composées de l'ancienne
armée de ligne. » Les volontaires3 demandaient que
l'on chassât « sans miséricorde tous les nobles de nos
armées; il est temps que l'armée soit purgée de tous
ces scélérats qui l'infectent, et qu'ils soient remplacés
dans tous les grades par de vrais sans-culottes » . Dès
que cette tourbe apparaît, un officier comme le comte
de Noailles, qui venait d'insister avec chaleur près de
Louis XVI pour obtenir la sanction des décrets contre
les émigrés, émigré à son tour, en déclarant qu'on
n'avait plus de plaisir h se faire tuer.
J Comte de Contades, Journal de Jacques de Thiboult, p. 23.
2 Le 6 janvier 1834.
3 ['.apport à Bouchotte. Voy. Rousset, les Volontaires, p. 202.
AVANT L'EMIG RATION. 199
X
L EMIGRATION FORCEE.
Donc ni loi ni police, ni justice ni sécurité. Le cri-
minel, le fanatique, l'hypocrite, l'aliéné dispose à sa
fantaisie des biens et des personnes. « Il n'était que J
trop prouvé qu'on ne pouvait plus exister sur cette
terre de désolation1. » Lutter légalement, le comte
de Vaublanc l'essaye, il est condamné quatre fois à
mort; il erre à pied de village en village, inventant
chaque fois une nouvelle fable pour expliquer sa
détresse ; caché par les uns, dénoncé par les autres, il
est épuisé par les privations sans obtenir un résultat.
H Vous avez tort de partir, disait à madame Le Brun
la belle demoiselle Boquet2; moi, je crois au bonheur
que doit nous procurer la révolution. » Et la belle
Boquet fut presque aussitôt guillotinée pour avoir
brûlé « les chandelles de la nation » tandis qu'elle était
logée au château de la Muette. Une femme s'obstine-
t-elle à rester dans son château, comme la comtesse de
Neuilly3, on tire des coups de fusil dans ses fenêtres.
1 Grimm, Mémoire, Soc. hist. Russie, 1868, p. 359.
2 Madame Lebrun, Mémoires, p. 20.
3 Comte de Nedilly, Souvenirs, p. 35.
200 LIVRE PREMIER.
— « Ramenez Tordre et la justice, dit M. de Murinais,
il n'y aura plus d'émigration '. »
Il faut partir. Blâmera-t-on d'avoir cherché un
asile à l'étranger cet abbé Goffard, qui, menacé par le
peuple, se réfugie chez le juge de paix de Stenay, d'où
il est tiré « par les cheveux; alors la populace s'est
jetée sur lui, l'a accablé de coups et traîné à terre avec
des cris d'apporter une corde pour le pendre 2 » ; ou
le prince de Poix, qui n'échappe de prison qu'en cor-
rompant deux membres de la Commune 3 ; ou madame
de la Roquette, qui voit amener chez elle son fils, à
Aix, uniquement pour le pendre à la grille de sa
fenêtre, sous ses yeux4; ou ceux que glacent les nou-
velles reçues chaque matin des incendies et des massa-
cres; ou ceux qui se savent soupçonnés de forfaits ima-
ginaires, comme M. des Écherolles, qui a miné la
cathédrale de Moulins pour la faire sauter avec le
peuple, durant la messe de minuit; ou ceux qui sont
jetés dans la rue, comme Andréa des Prez, dont on a
emprisonné le mari, pillé la maison, séquestré les
biens, en la laissant « sur le pavé, sans pain 5 » ?
De bonne heure, les convoitises locales sont surexci-
tées par l'appât des biens confisqués qui peuvent être
1 Duchesse de Tourzel, Mémoires, t. I, p. 160.
2Ms. Areh. nat. BB; 1 ; 72.
3 Les nommés Martin et Daujon ; ils ont affi non par honnêteté,
mais par cupidité, ils ont continué leurs exactions dans l'Yonne.
(Mortimer-Teunaux, t. IV, p. A43.)
4 P. Lenkant, Correspondance, p. 127.
5 Ms. Arch. nat. F; 7; 4826.
AVANT L'EMIGRATION. 201
acquis à vil prix : chacun redouble de perfidies cruelles
et d'avanies savantes pour pousser dehors ceux qui
refusent d'émigrer : en vain Montyon a été le bienfai-
teur de ses paysans, il n'est pas protégé par son renom
glorieux d'homme bon et utile, ses champs sont désirés,
c'est assez : on le porte sur la liste des émigrés, sous le
prétexte qu'il n'habite pas Seine-et-Marne1. Quelque-
fois le villageois porte l'empressement jusqu'à donner
un passe-port au propriétaire des bonnes terres, on le
conduit de force loin du village; « et de peur qu'il
échappe en route et ne reste dans le pays, on le fait
accompagner par un gendarme avec ordre de le
déposer à Genève 2 » . M. de Gouy d'Arcv éprouve un
sort analogue 3 : il plante le premier arbre de la liberté,
il verse pour la patrie le tiers de son revenu, il est pillé
dans son château trois fois en dix jours ; il vient à Paris,
on le guillotine. Portalis a été traqué davantage
encore4; chassé du village par ses paysans proven-
çaux, il se retire à Lyon; de Lyon on l'expulse par le
motif qu'il n'y est pas né : il se réfugie à Villefranche,
on y tue son secrétaire; il fuit à Paris, on l'enferme
en prison. Tous les membres du comité révolution-
naire de Wissembourg, sauf un seul, se sont rendus
acquéreurs des biens abandonnés par les paysans qui
1 Labour, Montyon, p. 101.
2 Ms. Arch. nat. F; 7; 4829. Affaire Dufour.
3 Taine, t. III, p. 345.
4 Lavollee, Portalis, |>. 40.
202 LIVRE PREMIER.
fuyaient la famine : « Je l'ai vu, ce malheureux pays,
j'ai traversé des communes entières sans y trouver un
seul habitant » ; et quand les paysans reviennent, « ils
sont repoussés par les spoliateurs de leurs biens ' » .
Nulle nécessité d'être noble ou officier pour être
soumis à la persécution ; la richesse, la jalousie, une
haine privée, suffisent : un receveur de douanes, qui
a été commis durant trente ans dans les bureaux de la
ci-devant ferme générale, est décrété d'arrestation
comme « noble » ; il échappe, émigré, et, dit-il, « pré-
férant la faim à la honte, je ne distraisis pas une obole
des fonds dont j'étais dépositaire2 » .
Quant aux gens d'Eglise, comme chacun d'eux peut
être déporté sur la demande de vingt citoyens, comme
ce qu'on leur demande, c'est simplement l'apostasie,
rien ne pouvait les dispenser de la déportation ou de
l'émigration. En agissant contre leur conscience, ils
auraient continué à trouver leur nourriture en France ;
qu'un fanatique place sa volupté à violenter les âmes,
c'est triste, mais des incrédules qui cherchent de sang-
froid à se procurer les jouissances de la persécution
sont les pires criminels. On ne voulait pas que le clergé
subît des conditions acceptables, on tenait à le désho-
norer par une apostasie ou à l'exclure par la déporta-
1 Ms. Arcli. nat. AR, II, R, 1; opinion de Railly (de Seine-et-
Marne) aux Cinq-Cents, 17 messidor an V. Voir ibid., le rapport de
Harmand (de la Meuse) aux Anciens.
9 Ms. Arch. nat. F; 7; 4828. Il se nomme Dalmais et est receveur
à Versoix. C'est Albitte qui ravage le département de l'Ain.
AVANT L'EMIGRATION. 20:5
tion. Cent francs à qui dénonce un prêtre, la mort
pour qui le cache ' ; une fois reconnu en France ou en
pays conquis, le prêtre est tué dans les vingt-quatre
heures2. Assurément le clergé de France aurait pu,
loin de la menace et en face de la bonne foi, consentir
quelques transactions; mais dans la situation qui lui
était faite, il ne pouvait que dire comme l'archevêque
de Boisgelin3 : « J'ai écrit au Pape que nous étions
dans le danger, que le courage était la loi du danger;
que c'était à lui, dans son repos, dans sa sécurité, loin
du trouble et du péril, à préserver la religion par des
décisions mesurées. Nous aurions pu les prendre, ces
voies mesurées, si nous avions été assemblés. Nous ne
le sommes pas. » Dès 1791, on commence à craindre
« que les nobles réunis dans les campagnes aux prêtres
non assermentés donnent plus de force à une résistance
embarrassante4 », on tient à « retenir les émigrés
hors des frontières » , ce qui a, en outre, l'avantage de
permettre la confiscation des biens. La liste générale
des émigrés commence à être imprimée en vertu de la
loi du 25 juillet 1793, qui exprime naïvement les con-
voitises : « La vente des biens des émigrés doit pro-
curer des ressources immenses à la République » ; c'est
une « vengeance nationale » qui se formule en écus,
1 Loi du 23 octobre 1793.
2 Lois des 17 mars, 21 avril et 23 octobre 1793.
3 Ms. Arcb. nat. C, II, 108. Boisgelin au Roi.
4 Correspondance de Mirabeau, t. III, p. 264. Lettre de Pellenc,
du 12 novembre 1791.
204 LIVRE PREMIER.
quoi de plus juste? Barère l'explique : « La patrie peut,
dans le cas de danger, suspendre le droit; l'émigrant a
rompu la stipulation qui fait la base du contrat social. »
Sophismes abjects. Être maître de son champ, habiter
où l'on trouve la sécurité, c'est le droit de l'homme
civilisé. Qui viole ce droit diminue la civilisation.
A peine créée, la liste grossit : les volumes in-folio
s'entassent, puis les listes supplémentaires et « supplé-
tives » . Lamentable lecture. Une ligne, un mot, c'est
la destruction de familles charmantes, d'àmes déli-
cates, de science amassée; ce sont des vies ravagées,
des tendresses meurtries. C'est surtout la cupidité la
plus répugnante qui s'enroule dans l'hypocrisie du
patriotisme : « Je puis t'assurer, écrit le directoire de
Loir-et-Cher au ministre de la justice ', que l'adminis-
tration ne néglige aucune des mesures qui peuvent
tendre à la prompte mise en vente des biens de ces
scélérats » ; résultat capital, surtout dans les Pyrénées-
Orientales, où les patriotes, « véritables sans-culottes,
on peut même dire sans chemises, ne cesseront de
dire : L'égalité ou la mort! »
Le produit des confiscations n'est pas toujours d'une
réalisation avantageuse : on voit, par exemple, pour les
saisies faites à Marseille, « trois quirats sur le brigantin
V Optimisme..., un christ en bois doré monté sur
velours noir..., plantes et arbres exotiques dont la
1 Ms. Arch. nat. BB; 1; 67.
AVANT L'EMIGRATION. 205
valeur est un objet conséquent..., une maison de com-
merce en Syrie... » Aussi tout se prend, même les
biens pour lesquels mainlevée a été donnée en vertu de
la loi ' ; même les effets de la servante Finette, « qui a
préféré les chaînes de l'esclavage 2 » ; même les pro-
priétés des étrangers qui sont sortis de France, comme s
Xavier de Maistre, Charles de Beaulieu et autres offi-
ciers piémontais, et de ceux qui ont quitté leur pavs
depuis l'entrée des Français *, comme les religieux de
l'abbaye de Saint-Tron, leséchevins de Ruremonde et
de Liège, le chapitre de Munsterbilden, le général
autrichien de Reischach, les fonctionnaires du prince
de Liège et du conseil souverain de Gueldre, Tongres
et Maëstricht 5. Bien plus, les habitants de la Savoie
qui restent enrôlés dans les armées de leur roi sont
dits 6 « émigrés déserteurs à l'ennemi » . Les étrangers
qui quittaient leur pays envahi ne s'écartaient pas
uniquement par patriotisme, ils fuyaient les exactions
des conventionnels en mission : à Gand, on impose
aux bourgeois une « contribution fraternelle » ; a
Tournay , le conventionnel dit aux magistrats : « Je vous
ferai prendre l'air à la petite fenêtre de notre bonne
mère sainte guillotine ■ ; à Bruges, on enlève des ota-
1 Ms. Arch. nat. BB; 1 ; 67, Aveyron.
2 lbid., Yonne.
3 lbid., Ain.
4 lbid., 68, Meuse-Inférieure.
5 Voy. aussi département de la Lys.
0 lbid., Montblanc.
206 LIVRE PREMIER.
ges '. Quelquefois un soldat républicain qui est fait
prisonnier de guerre par l'ennemi est inscrit comme
émigré, s'il a des biens à prendre 2. Ceux qui sont dans
les prisons de la République, on en a déjà vu, sont aussi
inscrits : M. de Dangeville, incarcéré «comme noble»
au château de Dijon durant dix-sept mois, voit en sor-
tant que ses biens sont séquestrés parce qu'on l'a porté
comme émigré 3 ; le duc de Brissac, détenu à Orléans
et assassiné à Versailles, est ensuite inscrit comme
émigré 4; la duchesse, sa veuve, est obligée de solli-
citer Cambacérès pour obtenir du pain. Le comte de
Lauraguais est porté comme émigré huit mois après sa
mort 5. Le jacobin suit sa victime au delà de la mort :
Lavabre, à Marseille, fuit, la nuit, ceux qui viennent
l'arrêter, glisse sur les rochers de Montredon, se noie ;
on le dit émigré. Mollet, à Aix, s'est tué d'un coup
de pistolet dans sa maison par l'effroi d'un mandat
d'arrêt; émigré : il n'a pas le droit de soustraire par le
suicide ses biens à ceux qui les désirent 6. « Y a-t-il
beaucoup d'émigrés à Chartres ? demande Treilhard.
— Pas trop. — Tant pis, il en faut beaucoup 7. »
On en imagine, s'il en manque. Emigrés, les com-
1 Baron Kervyn de Lettenhove, le Journal des otages de Gand; —
les Otages de Bruges.
2 Ms. Arch. nat. BB; 1 ; 68. Loiret.
» Ibid., F; 7; 4828.
* Ibid., BB; 1; 71.
5 Lettre de son fils à Barras, du 9 floréal an VI.
6 Ms. Arch. nat. BB ; 1; 69.
7 Antoine, Histoire des émigrés français.
AVANT L'EMIGRATION, 207
merçants qui vont vendre leurs produits ', les cuisiniers
français s, les ouvriers embauchés à l'étranger 3, les
enfants et jusqu'à un maître d'école avec tous ses élè-
ves 4; émigrés, Antoine, qui s'est enfui de Saint-Dizier
pour « se soustraire à une fille qui l'accusait de lui avoir
fait un enfant » ; du Marché, capitaine du génie en
activité à l'armée ; Fabri, receveur de district en fonc-
tion à Châtillon- sur- Seine 8; une paralytique qui
« n'est pas sortie de son lit depuis dix ans » , et jusqu'à
des «vagabonds6». M. de Quélen, arrêté en 1798
comme prévenu de conspiration7, est acquitté; mais
le Directoire lui ordonne de sortir de France, et l'in-
scrit sur la liste des émigrés.
La liste est toujours béante. Les diverses couches
viennent s'y étendre successivement. On commence par
les ennemis des réformes; puis c'est La Fayette avec
son état-major; puisNarbonne, à qui l'Assemblée vient
de décerner la couronne civique ; le voilà réduit à se
faire cacher par Fauchet, l'évêque apostat et honni, qui
« lui prête jusqu'à sa maîtresse pour faciliter son éva-
sion 8» . — « Où peut-on être en sûreté? demande le
1 Ms. Arch. nat. BB ; 1 ; 69. Prévost, marchand de lin de Hollande.
! Picot, d'Abbeville, cuisinier à Londres.
3 Sansoulier, de Douai, ouvrier en lin. Voy. aussi Tribunal criminel
de la Dordogne, t. II, p. 252.
1 Paul Soler, âgé de dix ans. Voy. département de Mont-Terrible.
5 Ms. Arch. nat. F; 7 ; 4829.
8 Ms. Arch. nat. BB; 1; 68. Liainone.
7 Ms. Arch. nat. BB; 1; 73.
8 Marmet, Considérations sur les émigrés, Paris, an VIII. Cette
^ÉÊ
208 LIVRE PREMIER.
girondin Lasource. — Ce n'est guère qu'en Pensylva-
nie », répond le girondin Brisson'. Les girondins
émigrent à leur tour; émigrent ensuite les républicains
qui se vantaient d'être les plus purs, comme Larevel-
lière; il se cache d'abord avec les manuscrits de
madame Roland 2 dans la forêt de Montmorency ; il
est suspect aux paysans : « c'est, disent-ils, un man-
geur de plus dans la commune » , et le malheureux
n'ose manger que des escargots ; il prend peur, le voilà
en fuite comme un ci-devant, évitant les hôtels où
trônent les délégués des comités, grelottant dans
l'auberge sous ses vêtements mouillés, loin de la che-
minée : « Un grand nombre de rouliers environnaient
le feu et me reléguaient dans un coin où j'aimais
mieux frissonner que sur le sale grabat qui m'était
destiné. » Quelques-uns sont plus gais : Brillât-Savarin,
le gastronome, maire de Belley, « ami chaud de la
liberté » , est obligé de fuir comme les autres républi-
cains. Il dépose 3 devant le consul de France en Amé-
rique, que, malgré son patriotisme et le courage avec
lequel il a toujours défendu « les droits du peuple,
l'accusateur public était son ennemi personnel » ; il
demande que la République « rappelle dans son sein
maîtresse de l'évêque Faucbet était probablement mademoiselle Cou-
Ion, la danseuse dont une seule nuit tua Mirabeau.
1 Verneilh-Puiraseau, Souvenirs, p. 170.
' Larevelliere, Mémoires, t. I, p. 165.
3 Ms. Arcb. nat. F; 7; 4827; 44. Réclamation de sa mère madame
Brillât-Savarin, née Récamier.
AVANT L'ÉMIGRATION. 209
des patriotesquines'en sont arrachés que poursoustraire
des têtes innocentes aux glaives des conspirateurs » .
Ainsi tous y passent. Ceux qui ont le plus haï l'émi-
gration sont obligés, un à un, de reconnaître la néces-
sité de fuir un pays qui n'a plus de loi. L'espoir de
madame Roland, dans sa prison, est que les députés
républicains de son parti aient « pu quitter cette terre
inhospitalière qui dévore les gens de bien. O mes amis !
puisse le ciel favorable vous faire aborder aux États-
Unis ! » Fouquier-Tinville lui-même rêve un asile à
l'étranger, déplore d'être souillé de trop de crimes pour
pouvoir être accueilli : « Moi qui ne trouverais dans
aucun pays un pouce de terre pour y poser ma tête ' . »
Et après lui d'autres proscriptions précipitent encore
de nouvelles couches sur la terre étrangère : Carnot
émigré; Ramel, qui fuit la Guyane 2, est inscrit comme
émigré pour « avoir quitté le lieu de sa déportation 3 » .
« Bons et crédules habitants des campagnes, disent
en 1798 les administrateurs de la Sarthe 4, portion si
précieuse de la société, vous ignorez, sans doute, les
fâcheux effets d'une inscription ; il faut vous les faire
connaître : aussitôt qu'un individu est porté sur cette
liste, ses biens, ceux de ses père et mère, sont séques-
trés, et les revenus en sont versés dans le Trésor public.
1 Ms. Arch. nat. W ; 500.
2 Ms. Arch. nat. BB; 1 ; 68. Lot.
3 Ibid. Voy. aussi André (de la Lozère).
4 Ibid. } Sarthe.
210 LIVRE PREMIER.
S'il est arrêté, il est conduit à une commission mili-
taire, et, aussitôt l'identité reconnue, il est condamné
à mort et fusillé. Celui qui le reçoit dans sa maison est
réputé son complice et puni de mort. Ainsi parle la loi.
Malheur aux émigrés, malheur à ceux chez qui ils seront
arrêtés! » S eine-et-Oise fait afficher sa treizième liste
sous le Consulat. Bonaparte réglemente la matière par
un sénatus-consulte du 26 avril 1802, et fait inscrire
au Bulletin des lois une liste d'émigrés le 15 novem*
hrel807.
LIVRE II
PREMIÈRES ILLUSIONS.
CHAPITRE IV
LES DÉPARTS.
L'émigration joyeuse. — L'émigration d'iionneur. — L'émigration
ecclésiastique. — Le Roi et la famille royale. — Les fuites tar-
dives.
L EMIGRATION JOYEUSE.
Les massacres, qui devinrent universels en France
aussitôt après le 14 juillet 1789, provoquèrent une
première série de départs, on les appela l'émigration
de sûreté; la seconde série fut déterminée par le point
d'honneur, ce fut une émigration armée. Après que
Louis XVI eut été arrêté à Varennes et ramené prison-
nier à Paris, commença la dernière série des émigra-
tions de sûreté '.
Le comte d'Artois, frère du Roi, partit le 18 juillet,
1 Abbé de Piudt, la France, l'émigration et les colons.
14.
212 LIVRE II.
quatre jours après le meurtre des officiers de la Bastille,
mais avant celui du ministre de la marine Foulon et de
l'intendant de Paris Berthier. Il se mit en route à la
pointe du jour, muni d'un passe-port de La Fayette !.
Il se dirigea vers Turin, tandis que ses deux fils, les
ducs d'Angoulême et de Berry, e'taient conduits par leur
gouverneur M. de Sérent sur la frontière du nord, pour
être ramene's de là à Turin 2. Les descendants du
grand Condé et ceux du duc de Guise 3 partent les
jours suivants. Le prince de Condé, avec son fils le
duc de Bourbon et son petit-fils le duc d'Enghien, ne
parle encore que de « voyager avec sa famille 4 » , mais
il est le seul soldat de tous les Bourbons vivants, il est
estimé des militaires de toute l'Europe, vers lui se diri-
gent les pense'es de résistance contre les spoliations.
Les mois suivants, quand on apprend les meurtres
commis à Versailles par les femmes de Paris, la capti-
vité du Roi aux Tuileries et la continuation des pilla-
ges dans les provinces, les routes se couvrent de fugitifs.
Les uns vont à pied avec leurs hardes au bout d'un
bâton, les autres sont dans des voitures souillées de
boue; les fenêtres de cbaque village se garnissent de
têtes mises en éveil par cette agitation. « La route était
1 La Fayette, Mémoires, t. II, p. 319. Weber, Mémoires, t. I,
p. 394.
2 Chateaubriand, le Duc de Berri.
3 Le prince de Vaudéinont et le prince de Lambesc. Ils sont accueil-
lis à la cour de Vienne par l'Empereur, qui est également un prince
lorrain.
4 Ms. Arch. nat. K, 163, p. 14.
PREMIERES ILLUSIONS. 213
couverte de chaises de poste, au point que nous fûmes
obligés de courir deux relais avec des bœufs '. » Ceux
qui viennent à Paris tenter les chances qu'offrent les
troubles se trouvent dans la même diligence que ceux
qui fuient : on cause, on se lie pendant les journe'es du
trajet, on se se'pare sur la place de l'Odéon.
Le pillage de l'hôtel de Gastries fait partir de Paris
onze cents personnes 2 : « Il y a grande presse à l'Hôtel
de ville, où l'on peut à peine avoir des passe-ports. »
Bientôt sortent de Paris soixante-quinze berlines par
jour 3.
« N'émigrez point, disait Talleyrand à madame
de Brionne 4 ; ni Paris, ni les châteaux ne sont tenables,
mais allez dans quelque petite ville, vivez-y sans vous
faire remarquer. — Fi, monsieur d'Autun, paysanne
tant qu'on voudra, bourgeoise jamais ! » Les femmes
sentaient ce qu'il y avait de vulgarité dans le régime qui
commençait; c'était certainement l'instinct de madame
de Simiane, car La Fayette écrit : « Ce que la Révo-
lution avait de charme pour moi est empoisonné par
l'effet qu'elle produit sur les objets les plus chers à
mon cœur 5. »
Mais en fuyant des spectacles méprisables, on n'était
pas tenu pour cela à l'austérité. On partait en riant :
1 Verseilh-Puiiuskac, Souvenirs, p. 122.
2 Lenfant, Correspondance, t. II, p. 30.
* Ibid., t. I, p. 106.
4 Recgnot, Mémoires, t. I, p. 158.
5 La Fayette, Mémoires, t. III, p. 177, ou mai 1791.
214 LIVRE II.
Montlosier ' , qui a le droit de se faire payer des frais de
poste de Paris à Clermont, juge « plus franc et plus
gai» de les demander pour Coblentz; le commis de
l'Assemblée nationale trouve l'idée piquante, calcule
sur son livre de poste et paye joyeusement le voyage à
Goblentz. Rivarol profite de son départ pour être
débarrassé de sa femme et emmener à la place sa ser-
vante Nanette ; elle n'a pas plus « d'esprit qu'une
rose » , mais il la garde huit ans, puis se fait dévot et la
chasse. Madame de Florimont, en revanche, quitte son
mari et part pour l'émigration « avec ses enfants et un
officier appelé Saint Clair 2 » .
Chacun est sûr de rentrer aussi gaiement. On laisse
sa fortune à son notaire ou à Durvet, banquier de la
cour, ou à Finguerlin, banquier à Strasbourg; on ne
prend qu'une faible somme pour un voyage qui doit
finir promptement. Les vieux parents voient s'éloigner
leurs enfants sans tristesse : ils leur remettent une poi-
gnée de louis, c'est assez pour une courte absence 3.
Les jeunes provinciaux sont heureux de quitter le triste
manoir et le clocher lugubre sous lequel sont les tom-
beaux de leurs pères *, ils ne se doutent guère que dans
dix ans, s'ils survivent, ils ne retrouveront ni manoir,
ni clocher, ni tombeau. On a vingt ans, on suit la
1 Mémoires, t. II, p. 341.
2 Ms. Arch. nat. BB ; 1 ; 79. Barbeaud de Florimont.
8 Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, t. II, p. 10.
* Marcillac, Souvenirs.
PREMIERES ILLUSIONS. 215
mode, on s'élance vers l'inconnu, on se laisse gagner
par le plaisir du voyage ' ; quelques-uns, comme le jeune
La Selve, font des vers sur leur émigration, ils la sur-
nomment les voyages de l'amour et vantent Venise :
Séjour de paix et paradis des sens,
Venise t'offre un bien plus doux encens :
Là sur l'autel cent aimables prêtresses
Sont tour à tour victimes et déesses.
Les voyages avaient été jusqu'alors un luxe regardé
comme bizarre. La vie au milieu d'amis offrait tant de
charmes, qu'on ne comprenait point la nécessité de /
voir les étrangers : quand la comtesse de Boufflers était
venue à Londres, on avait admiré sa curiosité, car à
l'exception des ambassadrices et des exilées, elle était .
la seule femme de qualité qui fût arrivée en Angleterre '
depuis la fille de Henri IV2.
L'Angleterre fit fête aux jolies émigrées. Les Har-
court anglais reconnurent pour leur aîné le duc d'Har-
court 3 et lui offrirent une maison à Staines près
Windsor, où se rassemblaient dans des fêtes joyeuses les
Beauvau, les Fitz- James, lesMortemart. A Richmund,
Horace Walpole recevait mesdames de Gambis, d'Hé-
nin, de Lauzun, de Fleury, du Barri. « Nous nous
réunissons le soir, écrit-il 4, nous jouons au loto, je les
trouve tous insensés. Galonné leur envoie d'énormes
1 Delapoute, Souvenirs.
9 Dutens, Journal d'un voyageur, t. I, p. 217.
3 Comte d'IIacssonville, Souvenirs, p. 32.
4 Walpole to Conway, 27 sept. 1791.
216 LIVRE II.
mensonges, ils les avalent, ils poussent leurs espérances
jusqu'aux cieux ; le lendemain, ce sont nouvelles d'hor-
reurs commises, et les voilà, les pauvres âmes, dans le
désespoir. » Autour de ces femmes rôdent les espions
de Danton, ceux qui les enverront à la mort quand
elles vont rentrer en France, pleines de confiance dans
la nouvelle constitution et l'amnistie qu'elle proclame :
Blache, commissaire de sûreté générale, demande
l'hospitalité comme émigré à madame du Barri, écrit
qu'elle a fait évader le fils du duc d'Aiguillon en le
prenant comme sa femme de chambre, la marque pour
la guillotine.
Spa était un autre centre de brillantes réunions : là
s'était retirée la princesse de Lamballe avec mesdames
de Lâge et de Ginestous ' ; elle y avait formé amitié
avec la belle Georgina, duchesse de Devonshire, chez
qui se réunissaient à Spa M. Crawford, colonel anglais,
les Laval, les Luxembourg, « dansant de tout leur
cœur pendant qu'on pillait et brûlait leurs châteaux 2» .
La mère restée en France rappelle sa fille qui supplie
sa mère d'émigrer; le débonnaire duc de Penthièvre,
qui nourrit des illusions sur l'innocence du bon peuple,
conseille à la princesse de Lamballe, sa fille, de revenir
près de la Reine. L'amnistie proclamée par l'Assem-
blée nationale ramène bien des femmes en France : le
manque de fonds en fait rentrer quelques autres. Le
1 Marquise de Lage, Souvenirs, Préface, p. 92.
2 Dutess, Journal, t. II, p. 324.
PIIEMIKHKS ILLUSIONS.
217
duc de Choiseul emprunte douze milles livres, le duc
d'Uzès trente mille à Pereira d'Amsterdam '. La gêne
commence, mais on va recouvrer ses biens, ce serait
folie que prévoir la misère.
II
L EMIGRATION D HONNEUR.
Il ne suffit pas de «se mettre à l'abri des vexations2» ;
il faut encore « opposer une digue à la révolution » .
Le comte d'Artois, sur le conseil de Calonne, envoie
des invitations àémigrer, plutôt pour se faire une cour
que pour recruter des soldats. Mais des soldats, Condé
en demande : le marquis de La Queuille fait par son
ordre un appel à la noblesse pour qu'elle vienne à
l'étranger « constituer des corps réguliers 3 » .
Aussitôt les jeunes gentilshommes accourent « au
poste assigné par l'honneur 4 » ; ils se livrent sans autre
pensée que la crainte d'être blâmés pour n'être point
arrivés déjà : les princes les appellent, pas de réflexion
à faire 5 ; chacun leur dit : « Vous n'arriverez pas à
' De Lescure, Rivarol.
"2 Ablié Georcel, Mémoires, c. III, p. 287.
3 Marcillac, Souvenirs.
4 Bernard de la FregeolliÈre, Mémoires, p. 8.
6 Romain, Souvenirs d'un officier royaliste, t. II, p. 163.
218 MVIIF. I I.
temps, vous serez déshonorés '. » Quand le colonel
convoque ses officiers pour prêter serment à la consti-
tution de 1791, ceux qui ont hésite jusqu'alors devant
l'inconnu, se révoltent contre un serment humiliant,
ils partent le jour même'2. Bergasse, négociant de Mar-
seille, veut persuader à un jeune officier que l'émigra-
tion doit nécessairement attirer des calamités sur lui,
sur sa famille, sur son pays 3 : « Bon, dit l'enfant, je
suis soldat, les princes m'appellent, je n'ai pas à discu-
ter, mais à obéir. »
« Conscience et honneur » , c'est la devise 4 de ceux
qui abandonnent leurs biens, leurs parents, leur pays.
Ils sont poussés hors de France par « ce vertige d'hon-
neur r' » , même ceux qui, comme le comte d'Hausson-
ville 6, étaient séduits par la Révolution : son père lui
donne trois cents louis avec l'ordre de rejoindre l'armée
des princes : « A votre âge il faut faire ce que font les
jeunes gens de sa génération »; — même ceux qui,
comme Marcillac " , prenaient les révolutionnaires pour
les sauveurs du pays et enviaient leur gloire. « Il fal-
lut partir 8; je me rappelle parfaitement l'agitation de
nos familles, l'empressement avec lequel se communi-
1 Marcillac, Souvenirs.
3 D'Allosyille, Mémoires, t. VI, p. 64.
* Romain, Souvenirs, t. IJ, p 151.
4 nid,, p. 159.
6 Marcillac, Souvenirs.
8 Comte d'Haussonville, Souvenirs, p. 23.
7 Marcillac, p. 5.
H Alexandrine des Echerolles, Une famille noble, p. 13.
PREMIERES I M, USIONS. 219
quaient les nouvelles : Quand partez-vous? Vous arri-
verez trop tard ! Ils reviendront sans vous ! »
Les femmes n'étaient pas les moins enflammées;
aux indécis elles envoyaient des bonnets de nuit, des
quenouilles, des poupées. Celui qui reste n'est qu'une
fille. « Que veux-tu donc que je devienne? écrit une
femme émigrée à son mari qui reste en France ' ; on
vient sans cesse me demander quand tu arrives, je ne
puis supporter de t'entendre condamner, quoique dans
le fond de mon âme je ne t'approuve pas plus qu'eux,
si tu ne viens pas unir ton sort à celui de tes amis. »
Chaque femme est prête à dire comme la légendaire
Glotilde de Surville :
Te l'escris à regret, mais plus sens que je t'aime,
Plus rougirais de te voir desloyal ;
Tels en ces temps de feu, verrons François fidèles
Gomme l'or pur entre escume apparoir.
Et lira l'adveuir sur leurs nobles rondelles :
« Mourir plustost que trahir son debvoii! »
La galanterie chevaleresque se double des souvenirs
classiques. Nous imitons Thrasybule, disent les jeunes,
il quitta Athènes pour s'armer avec les bannis contre
Critias et délivrer sa patrie des trente tyrans... — Et
puis, s'écrie Chateaubriand, « nous avions notre rapière
au vent, et ce n'est pas nous qui aurions profité de la
victoire » .
A côté de cette ivresse des jeunes qui se précipitaient
' Labour, Montyon, p. 95.
220 LIVRE II.
vers les aventures avec l'enthousiasme de leurs seize
ans !, il y avait les déchirements des séparations, les
larmes des mères, la pâleur des fiancées... « Je vois
encore cette robe blanche se déchirer sous mon pied,
je la vois flotter mollement et dessiner les contours
enchanteurs de ce beau corps, je vois cette tête d'ange
se retourner pour me consoler d'un sourire que des
yeux mouillés rendaient plus touchant... » Il y avait
la matrone que cette fureur laissait insensible, qui se
flattait de traverser les malheurs sans être atteinte, qui
ne voulait pas laisser ses armoires au pillage, et préfé-
rait la mort à « ce vagabondage en pays étranger » . Il
y avait enfin, pour achever de rendre cruel le déchire-
ment, le Roi.
Le Roi ne mettait pas obstacle à l'émigration : il
accorda la permission de partir aux princes de Lambesc
et de Vaudémont 2; il en donna l'ordre au baron des
Cars, aux ducs de Duras et de Villequier 3, et, ce qui
dut lui sembler plus pénible, à tous ses aumôniers 4. Il
écrivit des lettres pour recommander quelques émigrés,
comme le comte de Chamisso 5, mais il n'aimait pas
l'influence que prenaient ses frères. Il semble avoir
partagé quelquefois l'avis de la Reine, qui écrivait à
1 C'était l'âge de MM. d'IIaussonville, de Marcillac, Gorbehem, de
Neuilly...
2 Ms. Arch. nat. G. II, 117.
3 Duchesse de Tourzel, Mémoires, t. I, p. 275.
* Le cardinal de Montmorency et MM. de Roquelaure, évoque de
Meaux, et de Sahran, évêque de Laon.
6 Karl FrJLDA, Chamisso und seine Zeil, p. 16.
PREMIERES ILLUSIONS.
221
Fersen ' : « Nous gémissons depuis longtemps du
nombre des émigrants ; ce qui est affreux, c'est la
manière dont on trompe et a trompé tous ces honnêtes
gens. » Elle blâmait non l'émigration, mais l'empres-
sement à grossir la cour du comte d'Artois. « Vous
êtes à nous » , disait-elle à ceux qui annonçaient leur
départ pour un pays où il n'y avait pas de prince
français. On peut croire avec Goguelat, un des confi-
dents de la Reine à cette époque 2, que Louis XVI
changeait fréquemment d'opinion sur les inconvénients
de l'émigration; « tantôt il était persuadé que les émi-
grés feraient sagement de rentrer; la minute d'après,
c'était du concours de l'émigration qu'il attendait la
puissance » .
III
ÉMIGRATION ECCLESIASTIQUE.
Pour les gens d'Église, ni déchirement, ni doute,
mais aussi ni enthousiasme, ni espoir. Rien que la
misère à prévoir.
C'est la misère, non comme pour tous les autres après
les illusions et les déceptions, c'est la misère inévitable
1 Fersen, Journal, t. I, p. 199.
1 Goguelat, Mémoires, p. 336 du t. III des Mémoires de tous.
222 LIVRE II.
et immédiate. Néanmoins, tout ce qu'il y a d'honnête
dans le clergé s'écoule promptement au delà des fron-
tières, quelques héros refusent de partir, comme l'abbé
Eymery, pour exercer secrètement leur ministère et
braver le martyre; la plupart de ceux qui restent ainsi
ne peuvent éviter d'être jetés dans les prisons, assas-
sinés, noyés, guillotinés.
A Rome, le pape Pie VI reçoit deux mille ecclésias-
tiques émigrés, et les répartit entre les couvents et les
évéques d'Italie. Les prélats espagnols en recueillent
trois mille : cinq cents chez l'archevêque de Tolède,
deux cents chez Quevedo, évêque d'Orense, deux
cents chez l'évêque de Valentia, cent à Siguenza, et
ainsi des autres. La Suisse est plus hospitalière encore :
une jeune veuve, madame de Souris, recueille cinq
cents prêtres ' ; des parents placent leurs filles comme
servantes pour pouvoir loger et entretenir des prêtres 2;
à Fribourg, la bourgeoise s'enorgueillit de recueillir un
de ces exilés, elle le montre à ses voisines, le promène
au marché, dit : « Voilà le mien, il est mieux portant
que le vôtre 3 . »
Le sort des religieuses fut plus pénible. Quelques-unes
essayèrent dans les premiers jours de fuir le cloître,
mais plusieurs revinrent repentantes, « colombes 4 qui
1 Antoine, Histoire des émigrés, t. 1, p. 30.
- Henley Jervis, The gallican church.
3 Fauche-Bokel, Mémoires, t. I, p. 81k
4 Lenfast, Correspondance, t. 1, p. C3.
PREMIÈRES ILLUSIONS. 223
à la vue de la fange se sont réfugiées dans l'Arche.
J'en sais une de VAve Maria dont la faute passagère est
réparée avec accroissement de ferveur. » Leurs revenus
sont promptement saisis, les Carmélites de la rue
Chapon no vivent plus que de pommes de terre ' ; puis
les chapelles sont fermées. Quelquefois le peuple force
les portes et se livre à la violence sur les pauvres filles 2.
Enfin en juillet 1793, les couvents de femmes doivent
être tous évacués.
Que pourraient devenir à l'étranger ces malheu-
reuses qui ont choisi une vie de retraite, de silence,
d'abnégation? Plutôt que d'errer à tous les vents, elles
s'attachent avec désespoir aux murs où elles avaient cru
trouver un abri. Quelques-unes refusent de s'éloigner,
meurent de faim dans le cloître silencieux et vide.
Mademoiselle Rose de Saint-Hubert, âgée de vingt ans,
reste comme maîtresse d'école à Fontevrault quand on
la chasse de l'abbaye. Plusieurs se réunissent dans une
maison éloignée pour continuer leur vie en commun :
un espion signale au comité de salut public 3 des
ci-devant religieuses à Bourg-Egalité ; d'autres reli-
gieuses, à Saint Mandé, « vivent aux dépens de la
République, sous le prétexte de soigner les malades » .
Sous ce prétexte suspect, restent les religieuses dans
les hôpitaux de la marine * ; elles bravent la fièvre
1 Lesfast, Correspondance, t. I, p. 272.
2 A Gourilon (Lot), ibid., p. 109.
3 Schmidt, Tableaux, t. II, p. 209.
4 Alfred de Musset, Discours de réception a l'Académie française.
tfhttmii
224 LIVRE U.
jaune jusque dans les marais de la Guyane pour
soigner les garnisons et les déportés. D'autres rejoi-
gnent leurs villages; Catherine Delort, ci-devant reli-
gieuse, reçoit chez sa mère à Saint-Silain un ci-devant
prêtre; on les guillotine tous les trois ' . L'abbesse de
Fontevrault, Gillette de Gondrin de Pardaillan d'Antin,
prend les habits d'une servante de ferme, fuit vers
Paris, arrive épuisée de fatigue et de privations, est
recueillie à l'Hôtel-Dieu, elle y meurt. Les Ursulines
de Valenciennes 2 avaient trouvé asile chez leurs
sœurs de Mons. Elles rentrèrent dans leur maison
quand les Autrichiens prirent Valenciennes; elles ne
jugèrent pas nécessaire d'émigrer de nouveau, après la
réoccupation de la ville par les Français 3, puisque
Robespierre était mort, et que la Terreur devait, disait-
on, cesser. Elles étaient quinze. Elles furent arrêtées
et comparurent devant un tribunal improvisé sous la
présidence de Roger-Ducos. La supérieure, Glotilde
Paillot, fit évader la plus jeune, puis se présenta devant
le juge : « Ces filles, dit-elle, étaient forcées de m'obéir,
c'est moi qui leur ai imposé l'obligation d'émigrer à
Mons, puis de rentrer à Valenciennes : vous n'avez pas
le droit de les trouver coupables, je dois être jugée
seule. » — « En notre âme et conscience, répondent
Roger-Ducos et ses assesseurs, ces femmes ont toutes
1 Tribunal criminel de la Dortlogne, t. II, p. 299.
s Paillot, Récits d'un grand'père, p. 123 et suiv.
;i En septembre 1794.
PREMIERES ILLUSIONS. 225
mérité la peine de mort. » Elles se rasèrent la nuque
les unes aux autres, puis se laissèrent lier les mains ;
Clotilde monta la première, tendit la tête, les treize
autres suivirent, le même jour ' .
Des Ursulines et des Carmélites "2 débarquent dans
le dénûment d'une fuite précipitée à Gênes, à Civita-
Vecchia, elles se jettent aux pieds des religieuses ita-
liennes, invoquent la charité du Pape, cherchent en
pleurant un asile. Il leur faut peu de chose. Une troupe
errante de Capucines reçoit du Pape vingt francs3. Des
religieuses françaises de la Visitation avaient fini par
obtenir la promesse d'une maison à Vienne4, elles se
préparaient à s'y rendre, mais à ce moment, « l'affreux
régicide a inspiré tant d'horreur pour tout ce qui
porte le nom de Français » , qu'on refuse des passe-
ports à ces malheureuses. Un grand nombre de reli-
gieuses sont nourries à Rome par les filles de Louis XV.
IV
LE ROI ET LA FAMILLE ROYALE.
Les filles de Louis XV apprennent le 18 février
1791 que les femmes de Paris vont venir le lendemain
1 Le 13 décembre 1794.
2 Père Theiner, Affaires religieuses de France, t. II, p. 387 et 392.
3 Ibid.f p. 635.
* Ibid., p. 411.
i. 15
226 LIVRE II.
les maltraiter dans leur château de Bellevue. Elles se
jettent la nuit même dans une berline, avec leurs
dames d'honneur, mesdames de Narbonne et de
Ghastelux, arrivent le matin à Moret. Là elles sont
arrêtées par le peuple; la garde nationale prend les
armes ; les cris : A la lanterne! se font entendre ; on des-
cend déjà le réverbère de la porte. A ce moment, le
vicomte de Ségur faisait avec un escadron de son régi-
ment chasseurs-de-Lorraine, de la garnison de Fon-
tainebleau, une promenade militaire. Il culbute les
gardes nationaux, fait atteler les chevaux de poste et
escorte la voiture à travers la ville et au delà des
ponts '. Mais à Arnay-le-Duc , les princesses sont
arrêtées de nouveau, on les enferme à la mairie; le
danger est pressant : les pauvres Filles de France
écrivent au président de l'Assemblée nationale 2 : « Ne
voulant être que citoyennes, nous réclamons la justice
de l'Assemblée. Nous vous prions, Monsieur le prési-
dent, de vouloir bien nous obtenir d'Elle les ordres
nécessaires. » Et elles signent, il faut bien être
délivrées, elles signent : « Nous sommes avec respect,
Monsieur le président, vos très-humbles et très-obéis-
santes servantes. »
L'Assemblée vote un décret pour qu'elles sortent
de captivité, mais Arnay-le-Duc refuse d'obéir à
l'Assemblée. Il n'y a plus d'autorité, plus de loi. Deux
1 Edouard de Barthélémy, Mesdames de France, p. 407.
4 Ms. Arch. nat. G. I. 573.
PREMIERES ILLUSIONS. 227
commissaires de l'Assemblée accourent à Arnay-le-Duc,
ils sont bafoués. Enfin les princesses distribuent des
écus aux meneurs du peuple, et peuvent s'échapper
après douze jours de captivité; elles n'avaient ni
malles ni linge, on blanchissait la nuit leurs chemises.
Pendant ce temps, l'expédition projetée sur le château
de Bellevue s'exécutait librement, le pillage s'effectuait
sans trouble : le général Berthier, qui voulut l'empê-
cher, faillit être assassiné par ses soldats.
Ces princesses se réfugièrent à Rome, où les riva-
lités de madame de Narbonne et de madame de
Ghastelux divisèrent en deux partis qui se haïssaient la
petite cour réunie autour d'elles.
Le Roi et son frère le comte de Provence ont songé
de bonne heure à se mettre eux-mêmes en sûreté.
Mounier, l'homme froid à l'esprit pratique, avait con-
seillé au Roi l'émigration dès le 6 octobre 1789, au
moment de l'invasion de Versailles1. En 1790, un plan
avait été conçu par la société du Salon français pour
faire évader le Roi à peu près comme son aïeul
Henri IV avait échappé à Catherine de Médici : une
partie de chasse devait être organisée à Fontainebleau,
le Roi, sous ce prétexte, partait à franc étrier jusqu'à
Avallon, là il était attendu par trois hommes dévoués,
MM. des Pommelles, de Jarjaye et de Chapponay, qui
l'escortaient jusqu'à Lyon, oùildevait être acclamé par
i Ms. vol. 588, f° 57, conversation entre Louis XVIII et Mounier.
15.
228 LIVRE II.
]a garde nationale, dont le chef Imbert-Golomès était
royaliste1. Est-il possible d'imaginer que l'opinion
publique aurait pu à cette époque secouer le joug ?
L'enthousiasme avec lequel chacun aspirait à des
réformes et embrassait les espérances infinies de l'ère
nouvelle aurait promptement rejeté le Roi hors de
Lyon, hors de France. Une tentative sur Lyon faite
à ce moment même par le prince de Gondé prouve que
toute chance de réaction était perdue.
En réalité, le principal obstacle était la répugnance
du Roi à prendre une résolution aussi décisive.
Louis XVI comprenait la nécessité de la fuite; il
adoptait les projets proposés, mais tout en ajournant
leur exécution, et en subissant d'heure en heure un
changement dans ses impressions. — « Vu le Roi,
écrit en janvier 1791 Fersen avec dépit2; il ne veut
pas partir, il s'en fait un scrupule, ayant si souvent
promis de rester. Il a cependant consenti à aller avec
des contrebandiers toujours par les bois et se faire
rencontrer par un détachement de troupes légères. Il
m'a dit : Je sais que j'ai manqué le moment, c'était le
14 juillet, il fallait alors s'en aller, et je le voulais;
le maréchal de Broglie me répondit : — Oui, nous
pouvons aller à Metz, mais que ferons-nous quand
nous y serons ? »
Que feront-ils? L'armée n'est pas pour eux. La
1 Abbé Guillon, Mémoires, t. I, p. 67.
2 Fersen, Journal, 14 janvier 1791,
PREMIERES ILLUSIONS. 229
France veut le régime nouveau : nul abîme où elle ne
se laisse entraîner par ceux qui l'étourdissent de pro-
messes. Les clairvoyants sont honnis comme ennemis
publics s'ils cherchent à arracher le voile qu'on garde
sur les yeux jusqu'à la catastrophe. Louis XVI com-
prend cependant qu'il est tenu par un devoir rigou-
reux de courir la dernière chance qui reste pour épar-
gner à la France les hontes de l'avenir. Il se décide à
partir. Il se soumet au projet qu'on prépare pour le
sauver, il en donne avis à son frère le comte de Pro-
vence.
Ce projet est élaboré par deux personnages de
roman, le comte de Fersen et madame Sullivan.
Fersen est un Suédois beau, froid, aventureux, pas-
sionnément amoureux de la Reine. Madame Sullivan,
une Anglaise vaporeuse, partage sa tendresse entre la
famille royale de France et le colonel Grawford.
« Je connais le colonel Grawford et sa prétendue
madame Grawford », disait l'empereur d'Autriche1.
Madame Sullivan se fait donner un passe-port sous
le nom de la comtesse russe de Korff, et remet cette
pièce à la Reine. Puis elle fait construire sur les
dessins de Fersen, pour la fuite théâtrale qu'on pré-
pare, une calèche tout à fait extraordinaire. Il ne
manquait pas de voitures de poste à Paris : la Reine,
sa belle-sœur et sa fille avaient des robes. Mais on
1 Fehsen, Journal, août 1791. Elle épousa plus tard Crawford et
le retint constamment dans les intérêts des Bourbons.
230 LIVRE II.
tient à avoir des robes spéciales et une calèche
d'apparat. Couturières et carrossiers reçoivent des
commandes. La voiture, commencée le 22 décembre
1790, est livrée le 26 mars suivant pour le prix de
six mille livres : elle attire l'attention des Parisiens;
ceux-ci viennent la regarder comme une curiosité
dans la cour de Fersen ' ; puis on la mène rue de
Glichy chez Crawford, avec qui demeure la fausse
baronne de Korif ; c'est là dedans que devra se grou-
per comme dans un tableau d'ensemble toute la famille
royale, pour être plus facilement reconnue dans le
moindre hameau. La fameuse voiture a des lanternes à
réverbère, elle sera attelée de six chevaux. Fersen
commande sept paires de pistolets à deux coups et
fait fondre des balles par ses gens. Voilà cinq mois
qu'on agite le projet, et rien n'est arrêté : « Je
demande, écrit Bouille, dont le Roi doit rejoindre
l'armée a, que le jour fixé soit irrévocable, et ne
dépasse pas le 1er juin. » Le départ est fixé au
12 juin, puis3 on prévient tardivement Bouille qu'il
est reculé au 19, ensuite au 20, à cause d'une « mau-
vaise femme de chambre dont on ne peut se défaire
que le 20 au matin » ; c'est la Rocherette, qui est maî-
tresse du marquis de Gouvion, major général de la
garde nationale, et l'avise de ce qui se fait aux Tui-
1 Bimbenet, Fuite de Louis XVI, p. 21.
* Fersen, Journal, 9 mai 1791.
3 Le 7 juin.
PREMIERES ILLUSIONS. 231
leries. Enfin le départ est décidé pour le 20 juin à
minuit, et l'on est sur le point de renoncer atout quand
on apprend que M. de Valori, un des gardes du corps
qui doivent accompagner le Roi avec les fameux pis-
tolets à deux coups, avait conté la chose à « mademoi-
selle sa maîtresse, qui l'était aussi de M. . . , un enragé » .
Enfin les robes sont prêtes; on part à minuit. Trois
gardes du corps garnissent les sièges l. Les relais de
poste se franchissent lentement, car la voiture est
pesante. Le Roi frappe l'attention des postillons en leur
donnant quatre livres dix sous de pourboire, il monte
les côtes à pied, on le regarde, on remarque l'équipage.
Les hussards de Bouille échelonnés à partir de Pont-
de-Sommevesle étonnent les patriotes. Au milieu
des soupçons qu'ils éveillent et après qu'ils ont cru
prudent de se retirer, apparaît la berline fantastique.
Elle arrive ainsi à Sainte-Menehould. C'est là que
Drouet, fils du maître de poste, reconnaît la famille
royale, selle un cheval, et arrive au galop à Varennes
par un chemin de traverse; il éveille l'épicier Sauce,
officier municipal, et quelques gardes nationaux; il
vient avec cela se présenter à la portière de la berline,
qui pénètre lourdement à l'entrée de Varennes. Les
trois gardes du corps avec les sept paires de pistolets à
deux coups suffisent; il est minuit. Rien n'est perdu.
Le Roi, au lieu d'ordonner le feu, montre ses passe-
1 MM. de Valori, de Moustiers, de Maldent.
232 LIVRE II.
ports, descend de voiture, entre chez l'épicier Sauce,
se met à table, mange.
Une heure après arrivent Ghoiseul-Stainville et
Goguelat avec les hussards allemands, qui ont attendu
le Roi toute la journée et ont dû quitter la grande
route pour ne pas entrer en lutte contre les gardes
nationales. Une barricade de charrettes intercepte déjà
le pont, mais on peut passer la rivière à gué ', on peut
surtout abandonner la berline fatale, sauter sur les
chevaux des hussards, courir la nuit par les champs,
jusqu'aux avant-postes de Bouille. Que n'est là le
vicomte de Ségur avec ses chasseurs de Lorraine qui
venaient de si lestement entraîner Mesdames de France
à travers les remparts, les rues, les ponts de Moret?
Goguelat essaye la même prouesse, il prend le com-
mandement des hussards, mais par derrière, les gardes
nationaux l'abattent de deux coups de feu. Le Roi
s'attendrit devant les paysans qui le conjurent de
rester au milieu de son bon peuple. La Reine espère
que Bouille va apparaître avec son armée.
Ceux qui arrivent sont les aides de camp de La
Fayette, MM. de Romeuf et de Latour-Maubourg ; ils
suivaient le Roi à la piste sur cette route où il s'est laissé
reconnaître à chaque village. Les aides de camp circon-
viennent le Roi, lui persuadent que le bonheur des
Français exige son retour, le remettent en voiture, le
1 Goguelat, Mémoires; duchesse de Tourzel, Souvenirs, t. I, p. 319.
PREMIÈRES ILLUSIONS. 233
livrent aux commissaires de l'Assemblée. Les aides de
camp connaîtront à leur tour les angoisses de la fuite,
ils se rappelleront peut-être avec amertume cette heure
où ils auraient pu atteindre avec le roi de France l'armée
française de délivrance.
Dès lors le Roi est un captif échappé qui se laisse
piteusement reconduire sous les verroux. « Le Roi
a manqué de fermeté et de tête » , écrit Fersen -. Durant
le lugubre trajet vers Paris, le marquis de Dampierre
vient saluer le Roi devant son château : les gardes
nationaux de l'escorte le laissent approcher, puis
s'éloigner, et ils le tirent « comme un lapin » , vont le
ramasser, reviennent à la voiture les mains rouges, ils
portent la tête au bout d'une baïonnette, le Roi n'a
pas le droit de baisser les stores.
Si Louis XVI avait rejoint l'armée, il aurait été sans
doute acclamé par les régiments ; les troupes de quel-
ques garnisons de l'Est et du Nord se seraient ralliées
à lui. Il aurait réuni une quarantaine de mille hommes :
les jeunes gentilshommes auraient à peu près doublé
le nombre. Quoi après? comme disait le maréchal de
Broglie. L'horreur du sang, les conflits avec ses frères,
l'impossibilité de choisir une décision auraient tenu le
Roi immobile durant plusieurs semaines, l'argent aurait
manqué, les soldats auraient déserté, les gentilshommes
auraient senti qu'ils n'étaient point commandés. Grom-
1 Fersen, Journal, 23 juin.
234 LIVRE II. .
well a bien pu tenir l'Angleterre avec cinquante mille
soldats, mais c'était à la sortie, non à l'entrée d'une
révolution ; Cromwell d'ailleurs avait tous les dons du
commandement et tous les vices nécessaires à un
despote militaire. Louis XVI n'avait ni prestige, ni
autorité.
La fuite du comte de Provence et de sa femme est
en contraste avec celle du Roi pour le soin des prépa-
ratifs et le sang-froid dans l'exécution.
Le roi Louis XVIII a le mérite presque unique dans
l'histoire de s'être perfectionné durant l'exil. Un homme
qui est banni au milieu de troubles civils, qui passe à
l'étranger les meilleures années de sa vie, fait preuve
d'une remarquable sagacité, en se montrant apte dès
l'heure de la rentrée à diriger le gouvernement. La
valeur politique de Louis XVIII a été acquise entière-
ment durant l'émigration. Au moment du départ, il est
presque un enfant. Le comte d'Avaray, qui lui mettait
ses habits, avait conquis son amitié, bien qu'il eût le
défaut, à ses yeux, de ne point savoir le latin ; il avait
le vice, aux yeux des favoris du comte d'Artois, de
parler anglais, de porter les cheveux et le costume
comme les Anglais. C'était presque un libéral. D'Avaray
et Decaze sont à peu près le même personnage, les
deux amis, l'un de la jeunesse, l'autre du déclin de
Louis XVIII, haïs tous deux des fanatiques de l'ancien
régime.
D'Avaray se fait passer pour un seigneur anglais qui
PREMIERES ILLUSIONS. 235
s'éloigne de Paris avec son domestique. Le comte de
Provence se laisse mener sous ce déguisement avec une
docilité d'enfant, avec une naïveté béate, mais aussi
avec une tendresse reconnaissante qui fait le plus grand
honneur aux deux hommes '. Autre sentiment égale-
ment respectable : le comte de Provence, qui com-
prend depuis longtemps la nécessité de s'éloigner,
laisse partir seule madame de Balbi, refuse de bouger
tant que son frère ne lui aura pas donné une autorisa-
tion formelle. Il s'ébranle seulement à la même heure
que la berline du comte de Fersen.
Il s'était couché. D'Avaray entre à minuit, l'habille,
le pousse dehors. En ce moment, « je me souvins, dit
le prince, que j'avais oublié ma canne et une seconde
tabatière que je voulais emporter. Je voulais les aller
chercher. » D'Avaray le retient et « peste contre les
princes » . A peine est-on au premier relais, que le comte
de Provence s'aperçoit qu'il a oublié une image de
dévotion que Madame Elisabeth lui a donnée la veille :
« Cette perte me faisait bien plus de peine que celle
de ma canne et de ma tabatière » , et en effet une roue
se brise en ce moment; tandis qu'un charron la répare,
le prince ouvre le portefeuille du comte d'Avaray, « et
j'y trouvai, écrit-il, l'image que je croyais avoir laissée
1 D'Avaray emmenait en outre un véritable Anglais, le fidèle
Sayers. Le compte rendu de cette évasion a été rédigé par le prince
lui-même : Relation d'un voyage à Bruxelles et à Coblentz, Paris,
Reaudoin, 1823.
236 LIVRE II.
à Paris; mais ce qui acheva de combler ma surprise, ce
fut qu'Avaray m'assura qu'il ne se souvenait nullement
de l'y avoir mise » . Tout le récit est de cette puérilité.
A mesure qu'on s'éloigne de Paris, la gaieté vient, on
chante des couplets d'opéra-comique, on ouvre le
panier aux provisions, « mais nous avions oublié le
pain; aussi en mangeant la croûte avec le pâté, nous son-
geâmes à la reine Marie-Thérèse l , qui répondit un jour
que l'on plaignait devant elle les pauvres qui n'ont pas
de pain : — Que ne mangent-ils de la croûte de pâté?»
On n'avait emporté que trois cents louis, mais dès
son arrivée à Bruxelles, le comte de Provence reçut
de Bouille près de sept cent mille francs qui restaient
disponibles sur les fonds préparés pour la fuite du Roi2.
Le prince avait eu le soin de ne point se mettre dans
la même voiture que sa femme, et même de ne pas
suivre la même route. La comtesse de Provence se
confia à sa favorite, la dame de Gourbillon, dont le
mari était directeur des postes à Lille. Cette femme
était adroite, un peu intrigante; on la verra plus tard
retenue par la bonne princesse malgré la volonté du
comte de Provence qui prétendra la chasser. En ce
moment, elle sait affermir fortement son crédit près de
sa maîtresse, en s'occupant de tous les détails de sa
1 On voit que ce propos attribué par les jacobins tantôt à Marie-
Antoinette, tantôt à la princesse de Lamballe, est antérieur de plus
de cent ans et dû à une Espagnole ignorante, innocente et débonnaire.
2 De Beauchamp, Histoire de Louis XVIII, t. I, p. 51.
PREMIÈRES ILLUSIONS. 237
fuite. « J'étais bien sûr, écrit le prince à sa femme ',
que l'intelligence et le zèle de madame de Gourbillon
vous tireraient d'affaire. Restez à Namur. » La pauvre
Gourbillon perdit ce qu'elle possédait, son mari fut
porté d'office sur la liste des émigrés 2.
Ainsi réussissaient les évasions isolées : Louis XVI
aurait pu facilement faire enlever son fils, abdiquer et
transférer ainsi la légalité à côté de ses frères : Fran-
çois Ier a de ces pensées. Louis XVI est l'homme qui
assiste à la fin d'un monde. Les girondins s'inquiètent
bien inutilement, ils savent que les émigrés préparent
un enlèvement du jeune prince 3 ; mais quand le mar-
quis de Laqueuille arrive à Paris avec son cabriolet
pour prendre le Dauphin et l'emporter à Mo.ns 4, il y a
contre-ordre, l'enfant reste pour le supplice.
LES FUITES TARDIVES.
Déjà l'évasion était devenue une opération dange-
reuse. Les cauteleux, comme l'agioteur Sainte-Foy,
i Ms. vol. 588, fol. 34.
2 Ms. Arch. Nat. BB. I; 72 au mot Florent de Gourbillon, 24 flo-
réal an VIL
3 Ms. vol. 648, f° 80. Rutteau, agent secret, à Delacroix, ministre,
Lille, 6 août 1792.
* Marcillac, Souvenirs, p. 38.
238 LIVRE II.
ami de Talîeyrand, se faisaient élire à une fonction
municipale dans une ville frontière pour partir aisé-
ment l, ou, comme Talîeyrand lui-même, obtenaient
unemission à l'étranger. Dès mars 1792, des passe-ports
sont exigés pour sortir de France, et Ton court le ris-
que, si l'on se présente à la mairie pour demander un
passe-port, d'être traité en suspect. Bientôt les giron-
dins s'acharnent contre les émigrés; ils voient des vic-
times qui échappent, ils veulent les ressaisir par des
décrets, et comme ils ne peuvent les tuer plusieurs fois,
ils se donnent la jouissance de les condamner plusieurs
fois à mort pour toutes les formes de leur crime. Peine
de mort contre les émigrés pour s'être assemblés au
delà des frontières (9 novembre 1791), pour être ren-
trés en France (23 octobre 1 792) ou dans les colonies
(8 novembre 1792), pour n'y être pas rentrés (23
mars 1793); puérile répétition des mêmes anathèmes
comme dans l'excommunication du moyen âge, féroce
persécution contre ce qu'ont laissé en France les émi-
grés, contre leurs femmes et leurs enfants (15 août
1792), contre leurs parents (7 décembre 1793), contre
leurs débiteurs s'ils tiennent leurs engagements (5 mars
1794). Les enfants, s'ils ont plus de dix ans, sont des
émigrés (23 octobre 1792). Le mariage est dissous de
plein droit par l'émigration (15 octobre 1794). Les
dénonciateurs ont des primes (23 mars 1793). Il faut,
1 Lord Auckland, Correspondance, t. II, p. 450.
PREMIERES ILLUSIONS. 239
disait le capucin Chabot, qu'un enfant puisse envover
un émigré à la guillotine.
Où cesse la sécurité, chaque homme reprend ses
droits. La confiscation n'est qu'un crime de plus contre
qui n'a de défense que la fuite devant les criminels.
Quand Beugnot se demande avec angoisse, dans une
délibération solitaire au fond du Jardin des plantes,
s'il doit émigrer, il se dit : « La raison me conseillait de
fuir, je connaissais les hommes à qui le destin venait
de livrer ma patrie. Je savais bien qu'ils étaient trop
stupides pour la gouverner, mais je savais aussi qu'ils
étaient assez féroces pour essayer de la dévorer. »
Bien des émigrés sont d'ailleurs emportés par les
événements.
Le comte de Vaugiraud est traqué par un comité
jacobin dans le château de M. de la Lézardière où il
s'est réfugié, les paysans le délivrent, il vient devant
l'Assemblée se plaindre de cette violence : on ordonne
son arrestation. Il émigré.
Thellier de Poncheville *, procureur fiscal de la séné-
chaussée de Saint-Pol en Artois, va être pendu à l'arbre
de la liberté. — C'est souiller cet arbre sacré, crie un
homme généreux. Le peuple se contente d'enfermer en
prison son ancien magistrat. — « Le lundi saint, écrit
celui-ci, je parvins à gagner la cour, le factionnaire
tournait le dos, me voilà dans la rue en robe de cham-
1 Vieux Papiers et vieux souvenirs. Valenciennes 1877,
240 LIVRE II.
bre, à jeun, sans argent. Je gagnai le bois, je m'en-
fonçai dans le taillis. La cloche d'alarme de la ville,
les tambours se faisaient entendre... » Traqué comme
une bête, éperdu, le malheureux court, se perd,
s'aperçoit au milieu de la nuit qu'il est revenu
près de l'église Saint-Michel où il s'était déjà caché
le matin. Les chiens aboient. Il arrive enfin au jardin
de sa tante, escalade le mur, se montre à la vieille,
qui le fait repartir aussitôt avec un guide pour la fron-
tière.
Ceux qui ont le plus hésité finissent par céder à cette
loi inexorable. Il faut partir. Gazotte, qui a placé son
point d'honneur à demeurer près de la Reine, et Hector
de Galart vont après le 10 août 1793 s'enrôler comme
simples soldats dans le régiment Loyal-Emigrant ',
avec l'espoir de revoir encore leur souveraine, avec la
fierté de se dire : « Nous nous sommes faits soldats pour
la venger. »
Partent ensuite les habitant des villes que les Autri-
chiens ont occupées un moment, puis évacuées : il y a
peine de mort contre qui a exercé des fonctions muni-
cipales dans ces villes durant la présence de l'ennemi .
Or l'Allemand n'aime pas les refus chez les vaincus : à
Valenciennes, le major envoie chercher un bourgeois
par un caporal 2 : — Je vous donne vingt-quatre heu-
res, lui dit-il, pour choisir le nouveau Conseil de
1 Cazotte, Témoignage d'un royaliste, p. 149 et 186.
2 Thellier de Poncïiiîville, Vieux Papiers.
PREMIERES ILLUSIONS. 241
Magistrat, ceux qui refusent reçoivent cinquante coups
de verge sur la place de ville.
Mais quand reviennent les Français, il faut fuir : le
tanneur Paillot, qui était maire de Gondé ', « recom-
mande les intérêts de son commerce à ses ouvriers » ,
emmène sa femme enceinte de sept mois et trois filles
de moins de six ans; il en cache une quatrième chez une
paysanne; la route était couverte d'émigrants, la cha-
leur était étouffante, les voitures soulevaient un nuage
de poussière, « nous entendions le grondement du
canon, et si près de nous, que nous craignions à chaque
instant de voir la route interceptée » . Dans les haltes,
la foule est si nombreuse qu'on ne trouve pas de loge-
ment; quelquefois un fermier permet de passer la nuit
dans son verger, on étale pour les enfants un matelas
sur une charrette, on continue la fuite le lendemain,
on fuit durant un mois, lentement, dans la cohue, à
travers les cantiniers ; on attend son tour pour fran-
chir le pont de bateaux improvisé sur le Rhin. Au delà
du Rhin, on se croit en sûreté, on apprend que l'en-
fant laissée au pays est morte, que la tannerie est saisie,
que les Français approchent; il faut fuir plus loin.
L'évasion est encore aisée pour qui part de Gondé ;
par mer, c'est déjà plus difficile : les matelots prennent
plaisir à épouvanter les émigrés en leur montrant à la
fois en pleine mer les côtes d'Angleterre et celles de
1 Paillot, Récits d'un grand-père.
I. 16
242 LIVRE IT.
France : « Il fait joli frais; dans deux heures nous
serions en France l » ; on vide ses poches, ils rient, ils
abordent à la côte anglaise. Quelquefois le passage
coûte deux mille cinq cents francs, c'est ce que paye la
sœur de la vicomtesse de Sesmaisonspour une chaloupe
qui vient la jeter sur le rivage à Newhaven avec ses
trois enfants de trois à huit ans, « les plus jolis du
monde » , et leur bonne 2. Madame de Sesmaisons était
venue de même en chaloupe à Eastbourne avec ses
quatre enfants et ses femmes de chambre, et s'était
trouvée aussitôt à la mode parmi les belles baigneuses. A
Brighton, lord Malmesbury 3 aperçoit de la jetée une
barque de pêche qui aborde, il approche, un marin
français lui tend un enfant dans ses langes, la mère n'a
pu encore s'échapper, elle a confié l'enfant au marin,
L'homme d'État anglais rapporte l'enfant, envoie des
fonds à la mère, elle arrive au bout d'un mois. C'était
la comtesse de Noailles. Des hommes risquent leur vie
en reculant leur départ, pour protéger dans les dangers
de la fuite les femmes, même s'ils les connaissent à
peine, comme le marquis de Jumilhac, qui attend à Bor-
deaux que madame de Lâge soit prête à s'embarquer.
1 Arnaud, Souvenirs d'un sexagénaire, t. I, p. 351.
- Le nom paraît mal imprimé. Lord Acckland, Correspondence,
t. II, p. 448, lord Sheiïield to lord Auckland, 3 october 1792 :
« Madame de Balbanie witli lier three children as fine brats as ever
were seen... as an instance how thèse poor créatures are pillaged.
I mention tbat tliey were obliged to pay 2,500 livres for their pas-
sage. »
3 John Harris, earl of Malmesbury, Diary, t. III, p. 283, note.
PREMIERES ILLUSIONS. 243
Mais de l'intérieur delà France, l'émigration devient
de bonne heure fort dangereuse. « J'allais à pied,
répond à ses juges M. de Bournissac ', un bâton à la
main, conduisant ma femme sur un une, parce que les
chemins étaient affreux. » Cette manière de promenade
déplaît, les accusés sont «convaincus d'aristocratie » et
condamnés à mort. Les passe-ports coûtent jusqu'à dix
mille livres 2 ; des Suisses viennent épouser à la muni-
cipalité les femmes qui veulent émigrer, les font in-
scrire sur leurs passe-ports et les emmènent hors des
frontières, puis reviennent pour simuler un nouveau
mariage. L'un d'eux est arrêté à son dix-huitième. Des
guides volontaires dirigent les fugitifs à travers les
patrouilles et les douaniers. Par exemple, dans le Jura %
on a la Françoise, dite l'Aricote, elle est soupçonnée
par les patriotes et menacée d'avoir les cheveux cou-
pés; la Jeanne-Claude, née à Bailly-les-Vignes, fille
rude, aux traits grossiers, qui avait eu pour métier
d'ensevelir les morts, fille héroïque qui menait la nuit
les prêtres aux mourants, et avait reçu de l'évêque de
Fribourg le pouvoir de porter sur elle des hosties con-
sacrées. On avait encore la famille Michel, trois frères
et deux sœurs, cinq géants qui cachaient les émigrés,
les nourrissaient, faisaient sécher leurs vêtements et
savaient, quand ils étaient surpris par une bande de
1 Ms. Arch. nat. RB ; I; 76. Aix, 6 nivôse an II.
2 D'Allonville, Mémoires, t. III, p. 253.
3 Abbé Lambert, Mémoires de famille, p. 113.
16.
244 LIVRE II.
volontaires, parlementer éloquemment, abandonner
l'or et les bagages, faire échapper les proscrits \
Madame de Staè'l 2, qui avait déjà sauvé des prison-
niers pendant les massacres, fut infatigable dans ses
soins pour faire évader les suspects ; elle choisissait en
Suisse une femme dont le signalement pouvait ressem-
bler à celui de l'amie qui devait s'échapper, elle la fai-
sait partir pour Paris avec un passe-port suisse. Le
passe-port était cédé à la Française, et plus tard la
Suissesse se faisait réclamerpar ses magistrats. Madame
de Staël procura ainsi l'évasion de mesdames d'Hénin
et de Poix, et de madame de Simiane, « la plus jolie
personne du temps » ; elle facilita également les départs
de Mathieu de Montmorency et de François de Jau-
court. Elle ne cessait d'offrir ses services à ses amies
laissées dans la fournaise.
Même de prison on pouvait être tiré par la corrup-
tion : un prêtre irlandais 3 s'introduit près de madame
du Barry, offre de la sauver si elle a de l'argent. —
Bon, dit-elle, voici un ordre sur mon banquier anglais,
partez pour Calais, vous y trouverez la duchesse de
Mortemart cachée dans un grenier; vous l'emmènerez.
Même la Reine aurait pu être sauvée. Le fidèle Jar-
jaye s'était entendu avec un certain Toulan pour la faire
échapper avec sa belle-sœur sous des costumes d'offi-
1 Fauche-Borel, Mémoires, t. II, p. 53.
s Vicomte d'Haussonville, Madame Necker, t. II, p. 259.
3 Dutess, Journal, t. III, p. 115.
PREMIÈRES ILLUSIONS, 245
ciers municipaux, mais les enfants ne pouvaient être
emmenés en même temps. — « Je ne peux consentir à
me séparer de mon fils, écrit la Reine le 6 octobre
1793, en décommandant le Toulan ', je ne pourrais
jouir de rien sans mes enfants, et cette idée ne me laisse
pas même de regret. »
A peine la frontière franchie, on ne pouvait résister
aux « transports d'une joie qui tenait du délire 2 » . Les
amis informés de la délivrance ne trouvaient pas de
terme pour féliciter d'une telle fortune 3. Le réveil
après une première nuit sur un sol où l'ou commençait
a jouir de la sécurité et de la liberté était une vérita-
ble ivresse. Pontécoulant4 ouvre sa fenêtre, trouve que
le ciel est pur, que l'air est sain, les arbres de la grande
route lui semblent poétiques, le silence et Je calme le
réconfortent.
Le Directoire annonce 5, dans un message du 3 ven-
tôse an V, qu'il possède des listes d'émigrés pour deux
cent vingt mille personnes, mais il n'a pas celles de
tous les départements ; toutefois il y a un nombre con-
sidérable de doubles emplois.
1 Goguelat, Mémoires.
2 Comte de Contades, Journal de Jacques de Thiboult.
3 Sir Samuel Romilly to madame G..., t. II, p. 38.
4 Souve?iirs, t. 1, p. 262.
6 Ms. Arch. nat. BB. I; 66.
CHAPITRE V
ESSAIS D'ARMEMENT.
Turin et Bruxelles. — Le prince de Condé. — Les favoris des frères
du Roi. — Les corps d'élite.
TURIN ET BRUXELLES.
Le comte d'Artois rallié à Turin par une centaine de
jeunes gentilshommes ' ne tarda point à reconnaître
qu'il était un embarras pour le Roi, son beau-père, et
pour les courtisans. Les mœurs étaient bien diffé-
rentes de celles de Versailles ; c'était la «foire du sigis-
béisme 2 » ; la galanterie était transformée en une
servitude idéale qui n'exigeait pas de la jeunesse parce
qu'elle ne comportait pas les faveurs; et si « chacune
avait son chacun » , avec des «survivances et des demi-
places » , le goût des habitudes réglées ne se trouvait
pas moins bouleversé par la pétulance des jeunes
Français. — Nos gens vont en être détraqués, disait le
roi de Sardaigne 3; quant à cette ligue dont mon
1 Abbé Guillon, Mémoires, t. I, p. 70.
2 Costa de Beauregaud, Un homme d'autrefois, p. 270.
« Sybel, t. I, p. 106 et 196.
PREMIERES ILLUSIONS. 247
gendre est fou, il peut bien l'organiser s'il veut, mais
hors d'ici.
Ce fut à Bruxelles que se réunirent tout d'abord les
émigrés les plus riches : ils se faisaient envoyer leur
argent, leurs chevaux, leurs costumes. Les femmes se
montraient au Parc en grande parure ', passaient la nuit
dans des bals et des soupers. — « Je fus à la comédie,
dit Fersen 2, j'y trouvai tous les Français qui y sont
d'ordinaire, même les femmes. "
Les jeunes gens ne renonçaient à aucun divertisse-
ment : le duc de Duras avait amené la comédienne
Charlotte qui réunissait chez elle quelques hommes
d'esprit 3; d'autres se rencontraient à l'auberge de la
Charrue d'Or, où ils improvisaient à table des couplets
de régiment sur un rhythme assez connu de chacun
pour pouvoir les chanter immédiatement en chœur 4 :
Il n'est pas de printemps
Sans violette,
Ni d'amour, ma brunette,
Sans amants.
L'été, on se retrouvait avec les gens de plaisir de
toute l'Europe à Aix-la-Chapelle : « Nous arrivâmes
à Aix-la-Chapelle, écrit une émigrée, j'avais la taille la
plus svelte et la plus élégante, des yeux presque bleus,
pleins d'expression, un teint d'une grande blancheur,
1 Comte de Contades, Journal de Jacques de Thiboult.
* Journal, p. 83.
3 Arnaud, Souvenirs d'un sexagénaire, t. I, p. 409.
4 Comte de Neuilly, Souvenirs, p. 78.
éÊÊ
248 LIVRE II.
des cheveux du plus beau blond, j'ajouterai un grand
désir de plaire et un enthousiasme pour tout ce qui est
élevé, qui donnait de l'éclat à ma conversation. Je trouvai
à Aix-la-Chapelle le prince Louis-Ferdinand de Prusse,
il s'occupa extrêmement de moi. Quoique de pareils
hommages n'atteignissent pas mon cœur, ma vanité les
sentit peut-être. Cependant, comme mon mari recevait
mes confidences, il me dit que rien ne flétrissait plus
une femme que les hommages d'un prince. » Il ne faut
pas chercher à se procurer des moyens d'existence : un
jeune magistrat qui s'est fait clerc d'un avocat à Tour-
nay est rudement traité par un notaire émigré : « Je
rougirais, dit le notaire, de travailler chez mon égal '. »
Le marquis de La Queuille commence des enrôle-
ments : mais est-ce bien nécessaire de faire un effort?
Les souverains se coalisent pour rétablir l'ordre en
France, ils vont apparaître.
« J'ai été, dit un jeune officier % envoyé à Ostende,
et j'y suis resté six semaines à attendre l'arrivée de la
flotte russe, portant l'armée d'opération. » D'ailleurs,
ces émigrés de Belgique sont des élégants, « ceux qui
ne peuvent marcher que comme aides de camp 3 », ils
méprisent les petits nobles de province qui se présen-
tent gauchement : lorsque les jeunes Gorbehem d'une
famille de robe veulent faire partie du régiment qu'orga-
1 Thellier de Poncheville, Vieux Papiers.
2 Marcillac, Souvenirs, p. 20.
3 Ghateacbrianp, Mémoires d'outre-tombe.
PREMIERES ILLUSIONS. 249
niseà Tournayle comte de Cunchy, ce colonel répond :
« Que cela ne se peut, attendu qu'ils ne sont pas recon-
nus pour gentilshommes par les Etats d'Artois l. »
Chacun a ouvert tout à coup les yeux sur les mièvre-
ries sentimentales qui le berçaient : les incendies et les
massacres ont repoussé brusquement les victimes vers
les idées de répression violente. Avant la terreur des
derniers mois de 1789 et de l'année 1790, on aurait
difficilement trouvé, dans la noblesse, des partisans
d'une monarchie absolue. Mais subitement chacun se
jette dans l'extrême opposé et veut comprimer les âmes
sous « le trône et l'autel » . Cette maladroite associa-
tion des deux mots entre déjà dans le vocabulaire poli-
tique. On ne renie pas seulement les aspirations libé-
rales des premiers jours, on oublie qu'on les a eues, on
se prend de haine contre les modérés, on attribue tous
les maux à ceux qui ont espéré rédiger une constitu-
tion libérale. Montlosier et Mallet du Pan ont eu la témé-
rité de se promener au Parc, ils regardent comme un
prodige de n'avoir point reçu d'outrage 2 ; un secrétaire
de Marie-Antoinette est traité de révolutionnaire et de
monarchien, « c'était à Bruxelles l'esprit de tous les
Français 3 » . Le devoir commun était de croire que
l'Ancien Régime allait être reconstitué intégralement
et promptementpar les soins de M. de Calonne, « prôné
1 Corbehem, Dix Ans de ma vie, p. 37.
2 Bardocx, le Comte de Montlosier, p. 85.
3 Augeard, Mémoires, p. 268.
250 LIVRE II.
par toutes les bouches du Parc comme le plus beau
génie de l'Europe ' » . Le moindre doute sur le succès
est une pensée révolutionnaire; un jeune abbé, émigré
à Rome, écrit à son frère émigré à Bruxelles 2 de lui
créer un « titre clérical sur la petite seigneurie » délais-
sée en France.
Il
LE PRINCE DE CONDÉ.
Les esprits sont moins frivoles autour du prince de
Condé, mais l'horreur de toute contradiction et la foi
dans l'ancien régime sont aussi implacables.
Orné de belles blessures, mêlé aux grandes guerres
du continent, connu des officiers généraux de toutes
les armées, Condé jouissait d'une solide réputation
parmi les gens de guerre. Aux dons et à l'habitude du
commandement, il joignait un tact très-fin, un esprit
malin, une courtoisie sévère. Il se trouvait à Stuttgard
et à Worms avec son fils le duc de Bourbon, adonné
uniquement jusqu'alors à des galanteries bruyantes, et
son petit-fils le duc d'Enghien, dont la bonne grâce et
lhéroïsme sont restés dans les souvenirs.
Condé n'avait en 1791 que cinquante-cinq ans : il
présentait les officiers qui arrivaient à Worms pour
1 Augeakd, Mémoires, p. 268.
3 Thellier de Poncheville, Vieux Papiers.
PREMIERES ILLUSIONS. 251
prendre du service sous ses ordres, « à Ja princesse
Louise, sa fille, et à la princesse de Monaco » , établies
avec lui dans le château de l'électeur ' .
La princesse Louise de Bourbon est une des âmes
les plus charmantes, une des femmes les plus exquises
de ce monde qui s'effondre. Elle avait été destinée au
comte d'Artois 2, qui n'aurait jamais su comprendre ce
cœur épris d'idéal, avide de dévouement. Ses passions
généreuses illuminaient sa beauté ; toute la cour admi-
rait sa grâce, elle la nommait la belle Gondé, « la
déesse blanche à face ronde » , et l'année où elle
tomba malade, le poète Dorât s'écria au nom de tous :
Filles du Styx, que le Temps se repose
Et qu'il s'endorme au bruit de vos fuseaux!
Hébé-Bourbon est du sang des héros,
Et le laurier doit garantir la rose.
Elle rencontra aux eaux de Bourbon M. de la Ger-
vaisais . « humain , compatissant aux hommes » ,
s'attacha à lui par les liens d'une tendresse délicate et
romanesque, se plut aux longues causeries, aux douces
rêveries, puis crut sa dignité intéressée à ne plus
même tolérer cette chaste intimité, et ne conserva avec
son chevalier qu'un commerce de lettres : « Je suis
bonne, et mon cœur sait bien aimer, lui écrivait elle,
mais voilà tout. Vous avez beaucoup d'esprit, moi
point du tout. Je crois aussi qu'une femme qui aime
1 Romain, Souvenirs, t. II, p. 187.
- Viollet, dans le Correspondant Au 25 juillet 1878.
252 LIVRE II.
bien véritablement est plus constante qu'un homme. »
Pleine de pitié pour les débordements de son frère, elle
poussa l'abnégation jusqu'à consentir à devenir mar-
raine d'une de ses bâtardes. C'est avec les mêmes sen-
timents de générosité qu'elle habitait à Worms sous
le même toit que la princesse de Monaco.
Catherine Brignole avait épousé à quinze ans le prince
Honoré III de Monaco, celui qui avait été blessé à
Fontenoy :
Monaco perd son sang, et l'amour en soupire.
Rebutée par les incessantes infidélités de son mari,
contre lequel elle était soutenue par le roi de France ' ,
elle s'attacha à Condé. Elle l'aimait depuis plus de vingt
ans, au moment de l'émigration ; elle le suivit dans
toutes ses campagnes, elle l'épousa enfin à Londres
en 1801. Son fils aîné, le prince Joseph, épousa made-
moiselle de Choiseul-Stainville, qui, laissée par lui en
France, durant l'émigration, se cacha deux ans, fut
dénoncée, fut avertie qu'elle sauverait sa vie si elle se
déclarait enceinte, préféra la guillotine à un mensonge
déshonorant. Le second fils, Honoré-Gabriel, marié à
la dernière des Mazarin 2, fut baron de l'Empire,
1 Voir lettre de Louis XV au prince de Monaco, catalogue d'auto-
graphes Eugène Charavay, vente du 12 mai 1882. Le 15oi refuse de
reconnaître les décisions des juges de Monaco, et d'intervenir person-
nellement : « Encore une fois, je ne veux point me mesler de votre
différend d'aucune façon. »
2 On sait que les princes de Monaco sont de la famille normande
des Matignon.
PREMIERES ILLUSIONS. 253
chambellan de Joséphine, et récupéra sa souveraineté
en 1815. L'ancienneté des liens et la fidélité dans
l'attachement rendaient respectable la présence de
madame de Monaco au milieu des volontaires de
Gondé : ils offraient avec empressement leurs hom-
mages à cette femme de grande taille, de grand air; on
ne pouvait, dit Gœthe ', rien voir déplus gracieux que
cette blonde vive, fine et charmante. Elle ne tarda
guère à vendre ses diamants et son argenterie pour
payer les fournisseurs de l'armée de Gondé 8.
La misère commença de bonne heure pour les
volontaires de Gondé; ils étaient regardés comme des
insensés par les Allemands qui les voyaient manœu-
vrer le sac au dos, sous la bise : « Vous aviez de
bons gages, disait l'Allemand au chevalier français,
vous ne deviez pas y renoncer 3. » C'est la pensée de
l'âme basse. Le jeune Français lit « un chapitre de
Bayard pour prière du matin 4 » , les cent premiers
enrôlés à Worms se prétendent seuls purs et déclarent
« à l'unanimité déshonoré et indigne de servir le Roi
tout ce qui n'est pas sur ce contrôle sacré a » ; ils chas-
sent le colonel de Saint-Mauris, fils d'un ancien ministre
de la guerre, parce qu'il arrive le cent unième; le
1 Campagne de France.
2 Romain, Souvenirs d'un officier royaliste, t. II, p. 187 et 315.
a Romain, Souvenirs, t. II, p. 220 ; d'Allonville, Mémoires, t. II,
p. 289.
4 Las Cases, Mémoires. C'est l'auteur du Mémorial de Sainte-
Hélène. Ses Mémoires sont peu connus et fort intéressants.
5 Marcillac, Souvenirs.
jÊfh..
254 LIVRE II.
malheureux rentre à Paris pour y être guillotiné ; ils
chassent le général d'Arçon, qui retourne organiser
dans le comité topographique la défense nationale ';
« à la table du prince, ils disent que nous n'étions que
trop pour entrer en France 2 » . Du reste, cent mille
Russes coalisés avec cent mille Turcs sont en marche
pour rétablir la religion en France 3. La crédulité et
la suffisance 4 sont poussées à un tel degré que Gondé
lui-même va jusqu'à dire à Augeard, le secrétaire de
Marie-Antoinette : «Votre maîtresse est un peu démo-
crate 5. »
On finit cependant par tolérer les nouveaux arrivés,
mais on les « voit avec jalousie 6 » , on se méfie d'eux
jusqu'à ce qu'ils aient fait leurs preuves en montrant à
leur tour de l'aigreur contre ceux qui arrivent encore
plus tard. La foule s'accroît; des certificats d'émigra-
tion sont sollicités et accordés comme des titres d'hon-
neur7. Bientôt il y a rivalité entre Worms et Goblentz.
1 Dampmartin, Mémoires, p. 283 ; Antoine, Histoire des émigrés
t. I, p. 112.
2 Las Cases.
3 Chambeland, Vie de Louis de Bourbon-Condé , t. II, p 179
et 181.
* Las Cases.
5 Augeard, Mémoires, p. 260, février 1791.
6 Las Cases.
7 Voir celui du douanier cité par Ternaux, t. IV, p. 530.
*»*.
PREMIERES ILLUSIONS. 255
III
LES FAVORIS DES FRÈRES DU ROI.
Tant que le comte de Provence demeura à Paris,
les émigrés qui ne s'enrôlaient pas auprès du marquis
de La Queuille dans les Pays-Bas, ou du prince de
Condé à Worms, étaient le jouet des brouillons qui
s'agitaient autour du comte d'Artois. Ce prince avait
quitté Turin en y laissant sa femme, au commencement
de 1791, et s'était tenu à demi caché à Vérone, pen-
dant que Galonné se cachait à Vienne, dans l'auberge
du Bœuf blanc, pour solliciter la protection spéciale de
l'Empereur. Tous deux avaient fini par arriver à
Coblentz en 1791. Le comte d'Artois confia le soin de
la politique à Calonne, de l'organisation militaire à
Mirabeau le jeune, des intrigues à l'évêque Gonzié et
au marquis de Vaudreuil.
Galonné, qui avait des biens immenses et qui venait
depuis sa disgrâce d'épouser une des veuves les plus
riches de France, vint tout déposer aux pieds du comte
d'Artois. Sa fortune fut dévorée sans émotion en quel-
ques mois. Il reçut en échange l'ombre d'une autorité
éphémère sur des bannis indociles à côté de favoris
insolents.
25(5 LIVRE II.
Le vicomte de Mirabeau, frère du grand orateur,
disait quand on lui reprochait son ivrognerie : De
tous les vices de la famille, c'est le seul que mon frère
m'ait laissé. Il avait en outre le défaut d'être irritable
et hautain ; il organisa un corps de volontaires qui
n'obéissait qu'à lui seul, il les tint avec une telle bruta-
lité que l'un d'eux lui passa son épée au travers du
corps .
Marc-Hilaire de Gonzié, évéque d'Arras, philosophe
et esprit fort, ami de madame du Deffand et d'Horace
Walpole, qui le peint « sensible, aimable, affranchi des
préjugés ' », avait l'ambition pour « passion domi-
nante 2 » . Caractère impérieux, allures altières, taille
haute, épaules carrées, voix forte, figure sévère. On lui
trouvait des manières plutôt brusques que nobles. Une
attaque d'apoplexie affaiblit de bonne heure ses facultés,
sans nuire à son influence près du comte d'Artois.
De tous ces favoris, celui qui avait les sentiments les
plus élevés était le marquis de Vaudreuil. C'était un
ami chaud et constant, loyal et droit 3; il avait une
figure charmante que la petite vérole avait gâtée ;
« jamais homme n'a porté la violence dans le caractère
aussi loin, la moindre contrariété le mettait hors de
lui » . Il passait pour changer facilement d'avis, toute-
1 Walpole lo tlie misses Berrys, 18 uov. 1790 : « void of préju-
dices. »
2 Duc de Levis, Souvenirs et portraits.
3 Bezenval, Mémoires, t. II, p. 331.
PREMIÈRES ILLUSIONS. 257
fois il est demeuré fidèle pendant vingt ans à la duchesse
de Polignac ; il a eu le courage d'oser défendre Marie-
Antoinette contre les émigrés de la cour du comte
d'Artois : « Si la Reine, écrivait-il ', a l'air d'écouter les
enragés, c'est à coup sûr pour les endormir. Elle est
mère et elle est femme ; serons-nous assez barbares
pour ne pas lui pardonner des terreurs que ses ennemis
n'ont que trop justifiées? D'ailleurs, c'est Louis XVI et
Marie-Antoinette que nous voulons replacer sur le
trône; il faut donc dissimuler leurs torts et non les
exagérer. »
Voilà comment il fallait protéger la couronne contre
les soupçons des émigrés. Le comte de Provence n'était
pas beaucoup plus en faveur.
Le comte de Provence arrive à Goblentz le 7 juil-
let 1791; il dépJaît tout d'abord par l'excès de ses
éloges pour d'Avaray2. Il est trop fin observateur pour
ne pas remarquer la défaveur dont il est l'objet, il
comprend qu'on lui reproche toutautantqu'àLouisXVI
et qu'à la Reine des « apparences de démocratie » . Il
jette un mot d'une bonhomie railleuse au milieu des
fanatiques qui discutent sur l'utilité d'une entrevue
entre lui, ou bien le comte d'Artois, et l'Empereur :
— Il n'y a pas à délibérer, s'écrie-t-il 3, le comte
d'Artois est pur, je ne le suis pas !
1 Vaudreuil au comte d'Antraigues, 22 août 1791.
2 Fersen, Journal, 27 juin 1791.
3 Lenfant, Correspondance, t. II, p. 410, du 2 sept. 1791.
t. 17
jÊÊ**?b-~,f.-~«
258 LIVRE II.
L'électeur de Trêves ' avait prêté aux princes son
château de Schonburnlust près Goblentz. L'aile droite
était partagée entre la comtesse de Provence, le comte
d'Artois et madame de Balbi ; l'aile gauche était occu-
pée par le comte de Provence seul. La comtesse d'Ar-
tois restait délaissée à Turin. Tous les soirs la chambre
de madame de Balbi était ouverte aux gentilshommes
présentés. La jeune femme changeait de toilette, « on
la coiffait près d'une petite table, on lui passait sa
chemise » , en présence de tous ; le comte de Provence
ne semblait ni ému, ni jaloux; « il demeurait le dos
tourné, assis dans un fauteuil devant la cheminée, la
main appuyée sur sa canne à pommeau ; il avait la
manie de fourrer le bout de cette canne dans son sou-
lier2». Tantquedurait la toilette de madame de Balbi, la
conversation était fort joyeuse, le prince contait des anec-
dotes, les jeunes officiers remplissaient des bouts-rimés
ou tiraient au sort des sujets d'impromptus, puis la
table de toilette 'était emportée, on se rassemblait
autour de la favorite : Jaucourt et Puységur semblaient
les préférés. C'était une fête enchantée pour tous les
officiers qui n'avaient jamais quitté leur garnison et
pour les hobereaux qui arrivaient de leurs pigeon-
niers, que cette image de la bonne compagnie.
Anne-Jacobée de Gaumont La Force, comtesse de
Balbi, était laide avec des yeux brillants d'intelligence,
1 Louis Wenceslas de Saxe, frère de la mère de Louis XVI.
8 Nkuilly, Souvenirs, p. 44.
f416
PREMIERES ILLUSIONS. 259
sprit d'enfer, fécond en saillies, nourri de la lecture
s esprits forts du siècle ' » , une gaieté intarissable,
nari était enfermé comme fou dans un hospice de
is, par sentence du Ghâtelet *, Elle haïssait la
rivale 3 que tenait en même temps à Goblentz
ame de Polastron.
utant madame de Balbi aimait le bruit et l'éclat,
autant la comtesse de Polastron était douce, réservée,
silencieuse 4. Elle se nommait Louise d'Esparbès de
Lussan 5 ; elle avait plu à la duchesse de Polignac, qui
l'observait dès l'âge de douze ans au couvent de Pan-
themont « où tout ce qu'on connaît a été élevé •> , et
qui la désigna comme épouse à son frère. La duchesse
mena ce frère à la grille du parloir, le montra à la
jeune fille, puis dit : A présent que les jeunes gens se
plaisent, on peut fixer le jour du mariage, j'ai obtenu
une place de dame du palais de la Reine, avec logement
au château, pour ma charmante belle-sœur. Louise
était « agréable sans être jolie » , sa taille était souple,
ses traits avaient une expression touchante et triste, le
timbre de sa voix était enchanteur; toutes les femmes
qui l'ont connue ont conservé d'elle un souvenir
1 Neuilly, Souvenirs, p. 44 etsuiv.; Dutens, Journal, t. I, p. 285;
baronne d'Oberkirch, t. II, p. 94.
2 Ms. Arch. nat. BB; I; 79. Il était patricien génois.
3 Neuilly, p. 47.
4 Las Cases, Mémoires, p. 5.
5 Sa sœur, madame de Malaret, ne fut à la mode que sous l'Em-
pire, à l'époque où Ségur était grand maître des cérémonies.
17.
260 LIVRE II.
exquis ', elles s'attendrissent en parlant de cette figure
languissante. Dès sa présentation à la Cour, madame
de Polastron fut remarquée par le comte d'Artois,
soutenue par lui contre les railleries qu'excitait sa
timidité : elle se sentit, dans sa reconnaissance, envahie
par une passion romanesque et jalouse. Elle ne put
supporter la séparation, elle vendit tout ce qu'elle pos-
sédait, et accourut à Coblentz avec des sacs d'or. Son
entrée fut humiliante, les jeunes volontaires entouraient
sa voiture, jetaient sur elle des regards curieux; le
comte d'Artois arriva enfin, fit prendre l'or, dit froide-
ment : « Madame, je vous remercie au nom de tous. »
Mais il s'habitua bientôt à passer toutes ses soirées
auprès d'elle.
Il ne faudrait pas croire que les membres de la Con-
vention se livraient durant ce temps à l'austérité. Si
les émigrés français conservaient leur bonne humeur
et leur galanterie, s'ils se montraient d'une gaieté dont
ne seraient capables dans une situation semblable, au
dire de lord Malmesbury 2, ceux d'aucune autre nation,
à Paris, Vergniaud était en liaison avec quatre femmes
à la fois, Buzot avec la femme de son meilleur ami,
Barbaroux prétendait loger chez lui Zélis; Anna et
Julia.
1 Voir surtout les mémoires de la duchesse de Gontaud et ceux de
la marquise de Làge.
2 Diary, t. II, 20 oct. 1791.
PREMIERES ILLUSIONS. 261
IV
LES CORPS D ELITE.
Le point capital est la réorganisation de la maison
du Roi : elle a été supprimée depuis une douzaine
d'années pour soulager les contribuables. Plus de sou-
lagement désormais, plus de pitié, on va rentrer en
conquérants, comme les Francs dans les Gaules. On
se couvre de soie et de panaches, on ne daigne servir
que dans la cavalerie. Les quatre corps de la maison
du Roi, mousquetaires, chevau-légers, grenadiers à
cheval, gendarmes, sont rapidement formés, ils sont
commandés par le marquis du Hallay, le comte de
Montboissier, le vicomte de Virieu, le marquis d'Au-
tichamp. A ces quatre corps officiels s'ajoutent les
chevaliers de la couronne, sous Je comte de Bussy; la
compagnie de Saint-Louis des gardes de la porte, sous
le marquis de Vergennes, puis la maison militaire de
Monsieur, dirigée par le comte d'Avaray et le comte
Charles de Damas, et celle de M. le comte d'Artois,
sous le bailli de Grussol et le comte François d'Escars.
Tous les uniformes sont taillés pour le bal, ce ne
sont que couleurs fraîches, broderies, boutons armo-
riés. « Notre uniforme était galant, dit un enfant qui
262 LIVRE II.
vient d'être accueilli dans un de ces corps ' , bleu de ciel
avec collet et parements orange ; toutes les tresses du
shako, du dolman et de la pelisse étaient en argent, nous
étions tous très-jeunes et le plus grand nombre était beau
et joli. » Ce monde finit, il ne cesse pour cela de rire.
De toutes ses grimaces, les seules qu'il délaisse sont
celles de la prétentieuse sensibilité : les roturiers n'en-
trent pas dans les bataillons où les gentilshommes se
sont enrôlés comme simples soldats. La noblesse bre-
tonne s'est formée en sept compagnies, « on en comp-
tait une huitième de jeunes gens du tiers état : l'uni-
(orme gris de fer différait de celui des sept autres,
couleur bleu de roi avec retroussis d'hermine 2 » .
Si l'on est dur envers les petites gens, on est impi-
toyable contre ceux qui ont eu des tentations libérales.
Quand deux émigrés se rencontrent, ils s'épurent, c'est
un dicton 3 ; et phénomène moral qu'il faut observer,
chez ces victimes des passions d'envie, c'est encore
l'envie, en dépit de leur enthousiasme, qui les pas-
sionne ; des hommes supérieurs avaient espéré substi-
tuer en France, dans la nouvelle constitution, à une
noblesse privilégiée et turbulente une aristocratie gou-
vernante. Pas d'aristocratie, s'écrient ces jeunes nobles
avec fureur, pas de pairs. C'est comme une diète de
Pologne qui s'étend de Coblentz à Worms, qui exige
1 Neuilly, Souvenirs, p. 73.
2 Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe.
3 D'Allonville, Mémoires, t. II, p. 289.
PREMIÈRES ILLUSIONS. 263
l'égalité des privilèges entre les chevaliers, l'horreur des
familles dirigeantes, l'anarchie.
« Mounier, écrit le houillant Vaudreuil ', aura à
traverser bien des villes remplies par des Français aux-
quels le pair Mounier pourrait avoir affaire. Les che-
mins sont peu sûrs pour les pairs futurs. On ne retient
pas aisémentlarage des Français victimes d'une révolu-
tion dont le vertueux Mounier et compagnie ont été
les premiers auteurs. » Et quand l'abbé Louis vient
trouver à Bruxelles le comte de Mercy-Argenteau pour
négocier au nom des modérés de l'Assemblée la rentrée
des émigrés, c'est encore la haine d'une Chambre
des pairs qui soulève tous les esprits; point d'accommo-
dement, s'écrie le café des Trois Couronnes à Goblentz8.
« M. l'abbé Louis a su que sa mission serait au
moins inutile, écrit Vaudreuil 3, et qu'elle pourrait
même être dangereuse pour lui, et il est sur-le-champ
retourné à Paris. » Lorsque l'on voit arriver Gazalès,
l'un des royalistes les plus dévoués et le partisan le
plus éloquent d'une Chambre des pairs, on fait la
facétie à l'aubergiste qui doit le recevoir, de dire
qu'il faut absolument deux chambres à M. de Cazalès.
Montlosier, son ami, évite de le voir; « il avait bien
assez de sa défaveur, je n'avais que faire de la renforcer
de la mienne » , dit-il 4 ; Cazalès passe en jugement avant
i Ms. vol. 645, Vaudreuil à Antraigues du 22 août 1701, f° 79.
2 D'Allonville, Mémoires, t. II, p. 290.
3 Ms. vol. 645, f° 78, Vaudreuil à Antrai;;ues, 19 août 1791.
4 BaRDOUX, Montlosier.
264 LIVRE II.
d'être déclaré digne de servir comme simple soldat.
Ce qui manque, c'est le général. A Worms, ils ont le
prince de Gondé ; à Coblentz, ils en sont réduits à crier '
au comte d'Artois : « Monseigneur, accourez à la tête
de la noblesse française ! » Évidemment le doute sur le
succès eût été regardé comme criminel 2 ; on avait la
certitude que les partisans de la révolution attendaient
avec remords leur supplice. Mais c'était une exaltation
un peu brutale de demi-paysans qui se trouvaient trans-
formés en courtisans. De Falaise, par exemple, et
d'Argentan étaient arrivés quantité de gentilshommes
pauvres 3, les d'Argouge, les Garrouge, les Basmont,
les Montpinson, les Bois-Tesselin, les hobereaux de
Beauvain, de qui l'on disait : Noble de Beauvain se couche
avec la faim; ils étaient privés de leur cidre, de leurs
quartiers de mouton, de leur vieille eau-de-vie, avec
une solde mal servie, le sac au dos, le mousquet sur
l'épaule, parce que Maury, Gazalès, Mounier ont voulu
être pairs de France : on le leur dit, ils le répètent.
Surtout ils ne se sentent pas commandés ; ils sont témoins
des rivalités entre Worms et Coblentz , à Coblentz entre
les deux frères, chez les deux frères entre les favoris ;
« il faudrait cependant avoir un lit avant de tirer à soi la
couverture 4 » .
1 Almanach des émigrants, Bibl. nat. L. 22, c. 32.
9 Las Cases, Mémoires.
3 Comte de Contades, Journal de Jacques de Thiboull. Préface.
4 Ms. vol. 645, f° 185, Vaudreuil à Antraigues, 28 sept. 1791.
CHAPITRE VI
CONFLITS AVEC LA POLITIQUE EUROPÉENNE.
IusoMciance de l'Europe. — Les petits princes d'Allemagne.
L'Autriche. — La Russie. — La Prusse. — L'Angleterre.
I
INSOUCIANCE DE L'EUROPE.
Une période nouvelle dans l'histoire du monde avait
commencé à l'avènement de Frédéric le Grand et de
Marie-Thérèse (1740). A partir de ce moment décli-
nent la maison d'Autriche et la maison de France,
grandissent la Prusse et la Russie, disparaît la Pologne,
naissent les Etats-Unis et l'empire des Indes. Dans
cette ère nouvelle, la Révolution française est un épi-
sode sanglant. « La France, écrivait un diplomate
anglais *, est hors de ligne, elle n'a plus à compter ni
comme amie, ni comme ennemie, elle peut seulement
être utile à nos intérêts ou agréable à nos préjugés. »
Elle s'est au contraire montrée ennemie formidable,
1 Lord Malmesbuiiy, Diary, t. II, p. 402, october 1791 (to the duke
of Portland) : « ...As a Power quite out of the line and it is no
worthy to be reckoned either as a friend, or foe. .. however it may
serve our intérêts or gratify our préjudices. »
LU"«
fa^J'*
?
*<
•3
266 LIVRE II.
mais sans avantage pour elle, sans profit pour la civi-
lisation. Ses efforts frénétiques durant ses longues
guerres contre le monde n'ont ni empêché, ni retardé
l'agrandissement de ses voisins, la diminution de ses
forces, la disparition de son autorité.
Les émigrés et les républicains se sont également
trompés sur l'importance que l'Europe pouvait attri-
buer à notre Révolution : ils ne se sont imaginés les
uns ni les autres le soulagement qu'a éprouvé l'Europe
quand on lui a dit : « Le roi de France ne compte
plus. »
— C'est la liberté que nous offrons aux peuples,
disaient les républicains, tout en ayant si peu d'idée de
la liberté, qu'ils déchaînaient toutes les licences, déchi-
raient toutes les lois, et répondaient à l'opposition par
la confiscation des biens et la mise hors la loi. Le
monde connaissait mieux qu'eux ce qu'est la liberté :
Talleyrand, qui étudiait à Londres la constitution
anglaise, s'efforçait d'expliquer à nos révolutionnaires
stupéfaits que la première condition de gouvernement
est le respect de l'opposition ' : « L'opposition est une
partie nécessaire de la constitution, aussi nécessaire que
le ministère; en Angleterre, on s'inquiète peu de qui
l'emportera, on est sûr que dans tous les cas les libertés
publiques sont respectées. »
— Nous défendons la cause de tous les gouverne-
1 Oscar Browning, Fortnightly Review, febr. 1883. Lettre du
23 mai 1792.
5V\
PREMIERES ILLUSIONS. 267
ments, disaient à leur tour les émigrés, toutes les institu-
tions s'e'crouleront si on laisse la France dans ses ruines !
— Que chacun commence par se garder soi-même,
répondait un frère de Marie-Antoinette, l'électeur de
Cologne '. Vous n'auriez point bougé s'il s'était agi de
défendre' mon frère l'Empereur. N'avez-vous pas armé
l'Amérique, soulevé la Hollande et la Belgique?
Aujourd'hui que les pierres tombent sur vous, vous
criez au secours ! — Aucun souverain, ajoutait l'autre
frère, l'empereur Léopold, ne peut s'occuper de la
constitution choisie par des voisins; tant mieux pour
lui si elle les affaiblit, il en profitera.
Le profit est le but des puissances : l'Autriche veut
la Bavière, une part dans la Turquie, une autre dans
la Pologne, elle se souvient que ses princes ont régné
sur la Lorraine. La Prusse n'ose encore demander
qu'un nouveau morceau de Pologne, mais elle le veut
gros. La Russie veut la Pologne tout entière, elle con-
sent à céder un bout de Turquie à l'Autriche, mais
elle veut reléguer la Suède dans les glaces. Et à travers
ces convoitises se viennent heurter les agents du
gouvernement français , ceux des princes , ceux de
Louis XVI. Dix mille émigrés français s'organisent en
régiments, deviennent tous les jours plus nombreux, on
dit dans les capitales que c'est déjà une armée de
trente mille hommes d'élite, un danger pour l'Alle-
1 Augeahd, Mémoires, t. I, p. 234 et 240.
268 LIVRE II,
magne. Les petits princes s'agitent, se sentent troublés
dans leurs jouissances : cette Allemagne féodale est
bouleversée par l'invasion des émigrés.
II
LES PETITS PRINCES D ALLEMAGNE.
L'Allemagne était encore dans la barbarie : les trois
mille hommes du contingent de Souabe étaient fournis
par dix-huit prêtres, quatre abbesses et soixante-qua-
torze seigneurs ou communes. Il y avait à peine cin-
quante ans qu'on venait de perdre le margrave
Charles-Guillaume de Bade, qui avait un régiment de
cent soixante filles costumées en hussards, elles le ser-
vaient, l'habillaient, dansaient, chassaient ; disciplinées
à coups de verges par celles qui servaient de caporaux
et de lieutenants, elles écoutaient la Bible avec leur
maître, communiaient en même temps que lui et se
partageaient l'honneur de ses caprices .
Le duc de Wurtemberg avait non un harem, mais
une série rapide de favorites dont les fils recevaient le
nom deFranquemont2. Il faisait donner en 1783 vingt-
cinq coups de bâton à un conseiller du trésor qui
1 Rambaïd, les Français sur le Bhin.
2 Baronne d'Oberkirch, Mémoires, t. II, p. 240.
PREMIERES ILLUSIONS. 269
n'avait pas salué un factionnaire. Le bâton venait
d'être supprimé dans la Hesse-Cassel, il était remplacé
par les verges. Le margrave d'Anspach essayait de
persuader qu'il comprenait la civilisation; il était fils
d'une sœur du grand Frédéric, on l'avait envoyé à
Paris pour se faire décrasser, il en rapporta mademoi-
selle Clairon qu'il installa dans son palais, en écartant
sa femme.
La princesse de théâtre prit son rôle au sérieux
malgré ses cinquante ans; elle régna avec une autorité
sans limite sur les margraviats d'Anspach et de Bay-
reuth. Elle avait environ soixante-sept ans quand une
rivale se hasarda contre elle.
Cette rivale était lady Craven. Elle venait de
divorcer après la naissance de son septième enfant;
elle avait une physionomie piquante, un peu perfide,
la peau éblouissante. Elle se fit l'amie de Clairon qui
lui avoua sa lassitude : elle consola le margrave des
airs tragiques de la Française et des larmes de la mar-
gravine; car l'épouse légitime, quoique « née mou-
rante » , ne laissait pas que de vivre : c'était une Saxe-
Cobourg languissante, froide, épileptique, fade « comme
un lys qui jaunit » . On renvoya la Clairon. L'Anglaise
fut installée en souveraine. Elle se souvint d'avoir
connu dans ses voyages un aubergiste de Paris,
Mercier, qui tenait Y hôtel de V Empereur, elle le fit
venir et le nomma président de l'Académie des
sciences du margraviat. Le roi de Prusse s'empresse
.
270 LIVRE II.
de la surnommer sa sœur et obtient par son influence
que le margrave imbécile vende à la Prusse les mar-
graviats d'Anspach et de Bayreuth, à l'insu du Saint-
Empire.
Voilà la Prusse subitement agrandie. Voilà le
margrave et son Anglaise bien rentes : ils se retirent à
Londres où ils se marient1. Ils ont à Hammersmith
un théâtre où ils jouent la comédie; leur table est
ouverte aux émigrés 2 ; à leur château de Chiswick
demeure le comte de Tilly, un Français déjà chassé de
la cour avant l'émigration, qui se fait donner par elle
les écus du margrave, la dompte à coups de cravache,
et montre des lettres d'elle ainsi conçues : « Jamais je
n'ai été si nécessaire au margrave, son âme timide se
réfugie auprès de la mienne. Quand je suis venue
auprès du lit pour le faire lever, il réfléchissait au lieu
de dormir. Je te prie de menvoyer dans ta lettre une
croix dans un coin, que tu auras baisée avec ta bouche,
que j'y place mes lèvres. Tu ne sais pas comme j'aime
quand j'aime. Je ne me donne pas la peine de le
tromper, car je ferai tout ce que je voudrai de lui 3. »
Sans estimer, comme la baronne d'Oberkirch, que
l'état valétudinaire de la margravine rendait le mari
« excusable d'avoir cherché ailleurs des distractions » ,
on peut remarquer que ces Allemandes devaient déplaire
1 Mémoires de lady Craven et de la baronne d'Oberkirch.
2 Gauthier de Brécy, Mémoires, p. 284.
3 Tilly, Mémoires, t. IFI, p. 227 et 232.
PREMIERES ILLUSIONS. 271
par leur négligence à suivre les perfectionnements
dans la toilette que les autres femmes de l'Europe
avaient adoptés depuis longtemps : lorsqu'un ambas-
sadeur anglais vint chercher la princesse de Brunswick '
fiancée au prince de Galles, il ne put s'empêcher
d'écrire qu'elle n'avait aucune idée de la toilette de
propreté-; au contraire, « elle néglige tellement ces
soins qu'elle est offensive par cette négligence » ; et il
se crut obligé de le lui déclarer. « Le lendemain elle
sembla s'être bien lavée, mais j'ai su qu'elle portait
des jupons sales, des chemises crasseuses et des bas de
fil qui n'étaient jamais bien lavés et trop rarement
changés. »
La répugnance contre l'épouse légitime n'était pas
seulement due au manque de linge, elle était également
une étiquette. Le souverain allemand se croyait tenu
à avoir une Pompadour, comme les grands. La maî-
tresse est un des attributs de la souveraineté ; elle fait
partie du cortège; elle est un apanage tellement néces-
saire que les prélats eux-mêmes, pour vieux qu'ils
soient, sont tenus de s'en donner les apparences, dès
qu'ils ont des sujets. Non le prince-évêque de Wûrtz-
bourg et de Bamberg, François d'Erthal, qui couche sur
une planche, ne mange que du pain et des légumes,
1 C'est la célèbre Caroline.
2 Ces mots sont en français. Malmesbury, Diary, t. III, p. 195
à 204 : « I knew she wore course petticoats, coarse shifts and thread
stockings and thèse never well washed or changed often enough. »
272 LIVRE II.
distribue aux pauvres tous ses revenus ' ; mais son frère,
l'archevêque-électeur de Mayence, a deux maîtresses,
mesdames de Foret et de Gondenhoven ; sa dignité
n'est en rien diminuée, sa conscience n'est pas inquiète :
mais qu'un prince épouse par amour une de ses sujet-
tes, voilà ce qui lui semble dégradant; aussi son cou-
sin le jeune duc de Wurtemberg qui est marié à la com-
tesse de Hohenheim est mal à l'aise quand il doit faire
un voyage à Mayence : « L'électeur fit répondre qu'il
ne connaissait pas la duchesse de Wurtemberg *. » Une
autre fois, le bon prélat consentit, après de longues
négociations, à recevoir le duc et sa femme, comme
s'ils étaient simplement comte et comtesse de Hohen-
heim; il « n'est pas allé à la porte de l'appartement,
la comtesse lui a présenté sa dame d'honneur comme
une parente, le comte a conduit sa femme à table, ce
qui a évité à l'électeur de la conduire 3 » .
Ce scrupuleux homme d'Église ne fut pas moins
embarrassé quand il dut recevoir les trois Gondé. Les
précédents ne manquaient point : durant la guerre de
sept ans, le maréchal de Broglie et le maréchal de Sou-
bise avaient été accueillis à Mayence comme des sou-
verains, « avec des honneurs si extraordinaires qu'il
serait impossible d'en faire une règle pour l'avenir » ,
1 MÉrode, Souvenirs, p. 60.
2 Ms. Aff. Étr. O'Kelly à Montmorin, 4 févr. 1791.
3 Ibid. Il est vrai qu'elle n'était pas veuve quand elle a épousé le
duc de Wurtemberg.
PREMIERES ILLUSIONS. 273
d'autant mieux qu'ils étaient à la tête des arme'es d'un
roi puissant, tandis qu'aujourd'hui des proscrits ne
peuvent avoir le même prestige devant des yeux alle-
mands. On imagina de tirer au sort les places à table .
Mais l'embarras recommença à l'arrivée du comte
d'Artois : on décida que les places seraient tirées encore
au sort, mais que l'électeur présenterait au prince
français toutes les femmes de la cour 2. Les maîtresses
del'évêque étaient moins sourcilleuses; l'une d'elles, la
Condenhoven, s'adoucissait pour les émigrés 3.
Le cardinal d'Auersperg, prince-évêque de Passau,
offrait une hospitalité plus complète, il présentait les émi-
grés à sa maîtresse la comtesse de Guilsberg et au grand
doyen du chapitre, le baron de Thurn ; il les menait avec
la comtesse dans sa loge au théâtre pour entendre le Don
Juan de Mozart, puis donnait un bal en leur honneur ;
là» « à mesure que la colonne de valse passait devant
nous, le cardinal appelait à lui la dame ou la demoi-
selle, me la nommait, me disait son âge, m'en faisait
remarquer la taille, la figure fraîche, et chacune, après
avoir reçu de Son Éminence une petite caresse et un
compliment, continuait sa valse » .
Maximilien, archevêque-électeur de Cologne, frère
de l'Empereur et de Marie-Antoinette, était fameux
parmi les Français pour son mot à Buffon qui lui
1 Ms. Aff. Étr. O'Kellyà Montmorin, 21 avril 1791.
8 Ibid., 13 juin 1791.
3 Barthélémy à Delessart, 4 février 1792.
I. 18
274 LIVRE II.
offrait ses œuvres le jour où il était venu visiter le Jardin
des plantes : « Je ne veux pas vous en priver ! » Il
était absorbé dans sa liaison avec la femme du minis-
tre d'Angleterre, se tenait toujours seul avec elle,
excepté aux heures des repas.
Tous ces princes avec leurs grands maîtres de la
cour, leurs grands veneurs, leurs grands aumôniers,
prêtaient à rire aux émigrés : les plus fameux de ces
Allemands avaient envové leurs enfants à Paris pour
les dégrossir; on les avait vus gauches et mal façonnés ;
les rieuses pensionnaires avaient chiffonné dans leurs
couvents les filles de tous ces souverains : « Nous nous
rappelions comme nous avions tapoté ses filles au cou-
vent; sa sœur Gunégonde a une figure incroyable, sa
dame d'honneur ressemble à un perroquet gris avec-
son collier couleur de feu » , telle est la description de
la cour de l'électeur de Trêves, Clément- Venceslas
de Saxe, « que nous trouvions si petit seigneur à
Paris ' n . Mais quelque mince figure que fissent jadis
tous ces gens à Versailles, ils avaient une cour; cela se
ruinait pour les émigrés, cela donnait des fêtes ; tout ce
qui était quelque chose devait figurer h ces fêtes, même
au prix de concessions quelquefois pénibles : ainsi à
Manheim, l'électrice palatine, qui n'était qu'une Neu-
bourg, avait la prétention de se faire baiser les mains
par les femmes : les petites Françaises s'écartèrent avec
1 Marquise de Lage, Souvenirs, Préface, p. 98.
PUEM1ERES IMPOSIONS. 275
horreur; mais dès qu'elles entendirent parler d'un bal,
elles s'adoucirent et vinrent apporter leurs lèvres aux
mains de la Neubourg '.
Son mari, Charles-Auguste, duc de Deux-Ponts,
chef de la maison aujourd'hui régnante en Bavière,
était noté par nos agents diplomatiques 2 comme
« prince faible et tracassier, soupçonneux et craintif,
devenu le jouet des caprices de ses favorites. Il veut
tout faire et il ne termine jamais aucune entreprise.
Tout est grand, illustre, sérénissime à sa Cour. » Son
premier ministre est le baron d'Esebeck, dont tout le
mérite est dans l'art avec lequel sa femme a su écarter
les autres favorites 3 et surtout la plus redoutable, la
Gamache, danseuse à Paris et comtesse de Forbach
dans les Deux-Ponts 4, exiler l'épouse légitime 5, tolé-
rer le favori, un Français, l'abbé de Salabert. L'abbé
de Salabert, dit la note de la diplomatie française,
« courtisan de longue main, épicurien aimable, se
prête à toutes les humeurs du maître, n'oublie jamais
ces formes soumises dont il le sait idolâtre » . Cet abbé
fait la faute de prendre pour secrétaire un Français né
d'une Allemande, le baron de Mongelas ; « celui-ci
porte une de ces figures de réprobation qui sont le type
des sentiments du cœur. Vil et bas, il serait dange-
1 MÉRODE, Mémoires, t. I, p. 43.
•! Ms. vol. 651, fo 305, note du 21 novembre 1794.
3 IUmbaud, les Français sur le Rhin,
4 Obkrkircei, t. IT, p. 55.
6 Ségur, t. II, p. 104.
18.
270 LIVRE II.
reux s'il avait du caractère. » Le Mongelas sera dan-
gereux pour son abbé ; il se fera nommer premier
ministre quand le maître deviendra roi de Bavière et
reléguera dans un faubourg de Munich l'imprudent
Salabert.
III
L AUTRICHE.
L'empire d'Allemagne s'entourait à Vienne d'une
étiquette aussi décrépite. Un seul homme y gardait une
valeur réelle, l'Empereur Léopold.
Léopold était suspect comme son frère Joseph II et
comme son beau-père Charles III : il était loué par les
philosophes, honni par les partisans de l'ancienne
Société de Jésus ' . Il passait pour ennemi des privilèges,
pour adversaire des ordres monastiques. Sous ce mas-
que il cache l'ambition la plus ferme, la politique la plus
tenace. Quand il succède 2 à son frère Joseph II, qui
meurt épuisé par sa lutte fiévreuse contre les institu-
tions vermoulues de l'Empire, Léopold se trouve subi-
tement en présence de sujets mécontents et ignorants,
d'une France importune, d'une Pologne menacée.
1 Lasgeron, Mémoires, Ms. Aff. Etr. Russie, t. XX, p. 291.
2 Le 10 février 1790.
PREMIERES ILLUSIONS. 277
A l'intérieur, la police de Marie-Thérèse avait con-
servé, malgré les réformes de Joseph II, une telle pré-
pondérance que la chasteté était encore une institution
administrative ' ; les romans étaient si bien interdits
que le Werther de Gœthe fut révélé par hasard au
public par une inscription flamboyante dans un feu
d'artifice allumé au Prater 2. Toute la vie, ou, comme dit
Fersen, « le but de toutes choses ici est manger et
boire » .
Le ministre est Kaunitz, qui a près de quatre-vingts
ans. Il est grand, maigre, droit; il est glorieux de son
talent d'écuyer3 ; il tient son mouchoir sur sa bouche
quand il traverse la cour de son manège. Sa perruque
qui tombe jusqu'aux sourcils, son habit rouge, sa manie
de nier qu'il est sourd, sa répulsion contre les odeurs,
prêtent à rire 4. Sa maison est tenue par madame de
Glary et le peintre Casanova, qui le rendent heureux
en répétant ses propos avec admiration et en lui fai-
sant «avaler » des compliments. Casanova « lui jette
la flatterie à la tête d'une manière dégoûtante » . Kau-
nitz mange beaucoup, se tient au lit toute la journée, y
écoute la lecture des dépêches en brossant ses bijoux;
il est insolent même avec les archiduchesses. Il déteste
les Français.
1 Casanova, Mémoires.
8 Sïbel, t. I, p. 152.
3 Madame Le Brun, Mémoires, t. I, p. 273.
4 Fer se n, Journal.
278 LIVRE II.
Léopold déteste surtout les émigrés; il ne tarit pas
sur les voyages du comte d'Artois, sur madame de
Polastron « qui se pâme » ', sur les « mauvais con-
seillers » ; il regarde tout ce que font les princes fran-
çais comme « peu important » 2 ; il ne fait aucun cas
de Calonne, dont il trouve inconvenant que les princes
aient fait un premier ministre, après que le Roi leur
frère l'avait renvoyé 3 : C'est, dit-il 4, un emporté et un
étourdi ; quand on réfute ce qu'il propose, il s'écrie :
Ah! il me vient une idée sublime! et c'est une nouvelle
folie.
Cependant l'Empereur ne s'oppose pas à ce que le
roi de Suède vienne rétablir l'ancien régime en France,
s'il le trouve bon. Il accepte qu'une flotte suédoise
arrive au Havre, mais il ne prêtera point Ostende à cette
flotte pour la ravitailler, et il donne pour prétexte de ce
refus que la Russie pourrait lui demander un autre
port si elle envoyait aussi une flotte. Sa sœur Marie-
Antoinette est en danger, il le reconnaît, il dit même :
J'ai une sœur en France, mais la France n'est pas ma
sœur 5. La maison d'Autriche ne recule jamais devant
le sacrifice d'une archiduchesse, elle va dans quelques
années livrer Marie-Louise à un soldat haï, divorcé,
héritier des meurtriers de Marie- Antoinette.
' Màlouet, Mémoires, t. II, p. 61.
2 Feusen, Journal, t. II, p. 15.
3 Augeard, Mémoires.
4 Fersen, t. II, p. 23.
5 Antoine, Histoire des émigrés français, t. II, p. 22.
PREMIERES ILLUSIONS. 279
Léopold ne refuse pas les bonnes paroles : il laisse
aller les promesses; « il a, dit Langeron ', constam-
ment trompé nos princes et n'a jamais eu l'intention
de rien faire pour eux. Lorsque M. de Gallo, ambas-
sadeur de Naples à Vienne, témoigna à l'Empereur son
étonnement de la manière dont il s'engageait, l'Empe-
reur répondit : Vous croyez donc à tout cela? » Et
voilà les émigrés persuadés que les Suédois et les
Russes vont cesser en leur faveur leurs longues guerres,
que l'Autriche va s'unir à eux ; une flotte est prête à
débarquer une armée d'invasion en Normandie : « Il
faut descendre à la Hougue, rade excellente, non
défendue » , ils l'affirment 2; les troupes camperont à
Saint-Waast; « si on veutdébarquer pius près de Gaen,
il faut aller à la Fosse de Golleville, à l'embouchure, et
à l'ouest de l'Orne, rade grande... » Les émigrés qui
n'ont bougé de Goblentz racontent à ceux qui arrivent
de Vienne, la marche des armées autrichiennes : «Tout
le monde veut tout savoir, les princes n'en sont plus
les maîtres 3. »
L'Empereur avait un plan trop vaste pour le confier
au comte d'Artois et à ses confidents. De grandes cata-
strophes auraient été épargnées si Léopold avait assez
vécu pour réaliser son projet.
Il voulait rendre héréditaire la couronne de Polo-
1 Langeron, dernier fragment, vol. 651, t'° 3 86.
2 Fersen, Journal, t. I, p. 181.
A Ibid., t. II, p. 31.
280 LIVRE II.
gne, la placer clans la maison de Saxe, créer ainsi un
fort État, une puissance catholique, qui s'étendrait du
centre de l'Europe aux frontières de la Russie, sépa-
rerait l'Autriche de la Prusse, reléguerait la Prusse
protestante dans ses sables, la Russie grecque dans
l'Orient, défendrait la civilisation contre les invasions
des affamés du Brandebourg. Malheureusement la
noblesse polonaise ne comprenait point ce rôle. De
plus, Léopold heurtait par ces pensées le génie le plus
vigoureux, le plus viril du siècle, la grande Catherine.
IV
LA RUSSIE.
Catherine II a modelé la Russie de ses mains; étran-
gère, luthérienne, privée de tout titre à la souverai-
neté, elle a su régner. Elle s'est montrée supérieure à
tous ses contemporains. La froideur du jugement, la
fermeté des vues, l'équilibre des facultés les plus rares,
la signalent comme une âme extraordinaire.
L'Impératrice Elisabeth, après avoir fait venir de
Liibeck Pierre de Rolstein-Gottorp qu'elle destinait à
lui succéder, voulut marier cet avorton à une Alle-
mande ; elle fit chercher dans la principauté d'xVnhalt-
Zerbst la princesse Sophie, lui imposa le nom de Cathe-
PREMIERES ILLUSIONS. 2S1
rine et la religion russe : «Gomme je ne trouve presque
aucune diffe'rence entre la religion grecque et la luthé-
rienne, je suis résolue de changer » , dit l'enfant ', qui
se hâta de peindre à Elisabeth le désir qu'elle avait de
se trouver à ses pieds.
Dès son arrivée, Catherine remarqua que la Souve-
raine avait le caractère aigri par les habitudes de la
toute-puissance et de l'intempérance. Elle tenait ses
courtisans et ses filles d'honneur comme des esclaves;
la jeune Catherine dut s'humilier comme les autres2.
Le fiancé ne se sentait à l'aise qu'avec les laquais3, il
savait commander l'exercice à la prussienne et jouer à
la poupée; il flattait Elisabeth « en entrant dans son
esprit quand elle se fâchait contre quelqu'un 4 » , et il
ne se servit, durant les premiers mois de son mariage,
du lit de sa femme que pour cacher ses joujoux et ses
chiens. Les deux époux se trouvaient entourés
d'espions5. Catherine laissa bientôt son mari jouer à la
poupée avec la demoiselle Woronzow, « assez sem-
1 Notes de la princesse sa mère, Soc. hist. Russie, t. VII de 1871.
2 Herzen, Mémoires de Catherine. Il est impossible de nier l'au-
thenticité de ces Mémoires, depuis"' que les lettres, notes privées et
pensées de cette princesse ont été publiées par la Société d'histoire de
Russie; elles sont en complète concordance pour le style et pour la
précision des détails, qui n'étaient connus de personne à l'époque où
furent publiés les Mémoires. Toutefois il a bien pu y avoir des inter-
polations. Je me défie surtout des passages sur Soltikovv.
3 Stellin, Mémoires publiés dans le supplément des Mémoires du
prince Pierre Dolgoroukow.
4 Mémoires de Catherine.
5 Soc. hist. Russie, t. I, p. 282, Catherine à madame Geoffrin.
282 LIVRE II.
blable à une servante d'auberge J », et se mit en rela-
tion avec divers politiques qui lui firent connaître les
anecdotes des familles, les caractères des personnes,
les ressorts des intrigues. Elle cachait dans ses bas ces
lettres reçues secrètement. Les lettres de madame de
Sévigné, les premières œuvres de Voltaire, même les
romans de chevalerie mûrirent peu à peu, grandirent
la princesse délaissée. On la voit par des questions
ingénieuses, par des espiègleries de pensionnaire, se
soustraire, comme Catherine de Médici, à la servitude,
s'élever au-dessus des avanies, étudier le train du
inonde, acquérir l'amour de la Russie et l'instinct de
ses ressources. De son abjection même, elle tire la
leçon du respect de la personne humaine : cette lec-
trice de Sévigné devait trouver étranges des galanteries
comme celle du prince de Liéven qui disait en la regar-
dant : « Voilà une femme pour laquelle un honnête
homme pourrait sans regret recevoir quelques coups
de knout2. » Elle forme le projet de ravir à la verge sa
prépondérance en Russie.
Elisabeth meurt. L'époux de Catherine règne. Il
s'entoure des « cordonniers allemands3 », il soulève
la répugnance nationale, il succombe à des accès
d'aliénation mentale4. Alors Catherine se montre aux
1 Albert Vakdal, Louis XV et Elisabeth, p. 289, lettre de Breteuil.
2 Mémoires de Catherine, p. 287.
3 Princesse Dascurow, Mémoires, p. 37.
* Ibid., p. 94.
PREMIERES ILLUSIONS. 283
soldats en uniforme de cavalier de la garde : elle les
entraîne à l'église Cazanski, ils la proclament souve-
raine et écoutent son Te Deumx . En deux heures la
révolution est faite sans que l'Empereur en ait la
moindre nouvelle. Le soir seulement, Catherine part
avec quelques bataillons pour l'enlever dans sa maison
de plaisance de Péterhof. Le pauvre monstre demande
grâce. Le surlendemain, les agents diplomatiques
reçoivent le manifeste suivant2 : « Les ministres de
l'Empire informent les ministres étrangers que le
ci-devant Empereur, après une violente colique occa-
sionnée par les pilules qu'il prenait fréquemment, est
mort hier. » — « En vérité, écrivait-elle plus tard %
j'aurais beaucoup aimé mon mari si faire se serait pu et
s'il avait eu la bonté de le vouloir. »
Catherine assiste aux séances du Sénat, écarte
Poniatowski, son amant, « un fat4 » , par la promesse
du trône de Pologne5, semble déjà si bien assise que
l'Angleterre n'hésite pas à lui communiquer les
dépêches secrètes du cabinet français 6. « L'Impé-
ratrice, dit le diplomate anglais 7, est par ses talents,
1 Robert Keite to lord Grenville, 12 july 1762. Soc. hist. Russie,
t. XII de 1873.
» Ibid., 20 july 1762.
3 Catherine à madame de Bielcke, Soc. hist. Russie, t.X de 1872, p. 164.
4 Albert Vandal, Louis XV et Elisabeth, lettre de Lhôpital du
14 mai 1758.
s Buckingham to lord Grenville, 7 oct. 1762. Soc. hist. Russie,
t. XII, p. 40.
(i Ibid., p. 23.
7 Buckingham to lord Halifax, 25 nov. 1762.
284 LIVRE II.
son instruction et sa vigilance, grandement supérieure
à tout ce qu'il y a dans ce pays. »
Bientôt des mécontents se montrent : ils parlent de
l'héritier légitime, le prince Ivan, dépossédé et enfermé
par Elisabeth. Les agents diplomatiques reçoivent
alors un second manifeste; les ministres de l'Empire
les informent cette fois x qu'un certain capitaine
Mirowitz aurait proclamé le prince Ivan et enfoncé la
porte de son cachot, ce qui avait obligé les gardes à
tuer ce prétendant involontaire. Ce second tour sembla
un peu fort; madame Geoffrin, qui était en correspon-
dance intime avec Catherine, ne cacha pas l'impression
du dégoût général : « On glose chez vous sur mon
manifeste, lui répond Catherine 2, on y a glosé aussi
sur le bon Dieu ; ici on glose aussi quelquefois sur les
François. Mais il n'en est pas moins vrai qu'ici ce
manifeste et la tête du criminel ont fait tomber toutes
les gloseries. Or donc le but était rempli, et mon mani-
feste n'a pas manqué son objet. Ergo il était bon. »
Mais en même temps Catherine est infatigable
contre la barbarie et les abus. « Plus je travaille, plus
je suis gaie », écrit-elle 3. Elle crée une flotte : la flotte
russe n'existait pas avant elle, ou du moins « elle
1 Buckingham to lord Sandwich, 20 july 1764.
2 Soc. hisl. Russie, t. I, p. 264. Cette correspondance avec madame
Geoffrin est charmante. II serait curieux d'en donner une édition
française avec les lettres de Catherine à madame de Bielcke qui sont
aussi fort intéressantes. On sait que même la correspondance avec
Voltaire a été notablement altérée par les éditeurs français.
3 A madame de Bielcke, 9 nov. 1766, t. X, p. 136.
PREMIERES ILLUSIONS. 285
avait l'air de la flotte pour la pêche des harengs1 ».
Elle assemble les notables à Moscou : « Cela m'a
paru une farce, écrit l'ambassadeur anglais2, mais
l'Impératrice veut s'appuyer sur eux; il est à peine
possible d'avoir plus d'activité, de posséder mieux le
sentiment du génie de ses sujets. Le bonheur de la
nation dépend de la durée de son règne. » Le seul
reproche que lui adressent les Anglais, c'est, même
après l'atrocexépression de la révolte de Pougatchew3,
« trop de clémence : ils oublient l'autorité dès qu'ils
n'en sentent plus le poids ». ,
Elle contrecarre avec esprit la politique des royaumes
de la maison de Bourbon qui venaient d'imposer au
Pape la suppression des Jésuites. Catherine s'empresse
d'accueillir les proscrits en Russie et d'assurer la per-
pétuité de l'Ordre en appelant les novices et en entre-
tenant les noviciats dans la Russie Rlanche4. Elle
défend de publier le bref d'abolition et oblige ses
évêques catholiques à lutter contre le Pape pour les
Jésuites. Cette lutte est piquante : le nonce du Pape à
Varsovie, qui chérit les Jésuites, est forcé par devoir
professionnel de traquer les débris de la « ci-devant
compagnie » au fond des États de Catherine et de con-
damner le noviciat qui prétend perpétuer la corn-
1 Soc. hist. Russie, t. X, p. 23, du 8 juin 1765.
2 Ibid., t. XII, Henry Shirley to lord Weymouth, 28 february 1768.
3 Ibid., t. XIX, sir Robert Gunnitiff to lord Suffolk, 6 february 1775.
* De 1773 à 1780. Soc. hist. Russie, t. I, p. 460 et suiv.
ém^i
■280 LIVRE II.
pagnie « en dépit de la suppression formelle et notoire
qui en a été faite par l'autorité du Saint-Siège » . Ces
subtilités ne plaisent point à Catherine, elle dicte
cette réponse tranchante ' : « Dès que Sa Majesté a
daigné une fois approuver tout ce que l'évêque catho-
lique de la Russie Blanche a jugé à propos d'instituer
pour l'Utilité des écoles dans ces provinces, elle ne
peut que désirer que le Saint-Siège ne voie en cela
qu'un arrangement fait par l'autorité et de la pleine
connaissance de Sa Majesté. »
Le nonce n'est pas seul à se réjour d'être si rude-
ment rabroué; la joie gagne la cour de Rome tout
entière; plus Catherine la frappera pour la défense
des Jésuites, plus elle bénira sa main. Le pape Pie VI
n'y peut tenir davantage, il écrit à Catherine, le 2 jan-
vier 1783, une lettre en langue italienne, contre l'usage
de sa chancellerie, lettre si tendre sur la protection
accordée aux Jésuites, que le ministre russe Stackel-
berg dit en la transmettant à sa Souveraine : « Je mets
aux pieds de votre trône le repentir du Pape. Son
obéissance est une réparation qui fournit à l'histoire...
— On a beau dire, fait Catherine 2, ces coquins-là
veillaient aux mœurs et au goût des jeunes gens. »
Elle n'est pas aussi complaisante pour les Polonais.
1 Soc. hist. Russie, t. 1, 18 oct. 1779. Voir Ja note désolée du chan-
celier Panin sur cette rudesse contre le Pape : « Enfin, dit-il, quoi
qu'il en soit, il faut bien passer par là. »
"2 Catherine à Grimm, 27 sept. 1790. Soc. hist. Russie, t. XXIII
de 1878, p. 500.
PREMIERES ILLUSIONS. 287
Le roi de Prusse rêvait depuis longtemps un
démembrement delà Pologne, car il écrivait en 1763 :
u Ce n'est pas sur la fin de ma carrière que je dois
m'occuper ou m'engager dans de vastes projets. Ces
temps sont passés. Je désire descendre au tombeau
sans troubles et sans guerre '... » S'il se concerte avec
Catherine, c'est pour le bonheur des Polonais et des
« pauvres Suédois », il veut lui « ouvrir son cœur»,
il reçoit d'elle des melons d'Astrakan, et répond avec
une allusion à la pensée secrète : « La même main
qui dispense des melons donne des couronnes2. » La
cour de Vienne paraît disposée à protéger la Pologne,
mais bientôt Frédéric annonce à Catherine que Marie-
Thérèse se rallie « à la bonne cause, va faire amende
honorable et solliciter, Madame, aux pieds de votre
trône la participation aux avantages3... » — « Les
mêmes sentiments d'humanité et d'amour pour la
tranquillité de l'Europe, répond Catherine, dispose-
ront Votre Majesté à apporter de sa part toutes les faci-
lités convenables. » Tendresses féroces. Elles n'empê-
chent pas Frédéric de raconter4 des détails sur les
favoris de Catherine et sur les inconvénients qu'ils lui
amènent. Elles suffisent pour duper les diplomates
anglais à un tel degré qu'ils soupçonnent seulement en
1 Le 5 novembre. Soc. hist. Russie, t. XX de 1877, p. 182.
* Ibid., p. 184.
3 lbid., p. 316 et 318.
4 SÉctjR, Mémoires, t. II, p. 137.
288 LIVRE II.
juin 1772 les projets de démembrement', et qu'ils
écrivent, quand Frédéric est nanti de son morceau 2 :
« On n'est pas sûr qu'il veuille le conserver, car la
dureté, la brutalité avec laquelle il traite cette pro-
vince, ferait croire qu'il ne s'attend pas à en rester le
maître. »
Catherine a promptement regret d'avoir abandonné
des fragments de la Pologne à la Prusse et à l'Autriche,
et d'en avoir laissé la plus grande partie indépen-
dante. Elle veut la Pologne entière; la Prusse et
l'Autriche veulent s'étendre chacune sur les débris de
ce qui reste; telle est la véritable politique des trois
puissances au moment où la France cesse d'avoir une
politique en Europe.
Catherine avait les yeux bleus et les sourcils noirs,
le regard doux, le sourire enchanteur; « son excel-
lente tête s'appuyait sur un beau bras3; » elle était
petite et grasse, et portait des robes largement drapées .
Elle n'aimait l'esprit ni dans la conversation, ni
dans les galanteries; là se retrouve l'Allemande.
Ses réparties étaient pesantes4; ses citations souvent
ridicules 5.
1 Soc. hist. Russie, t. XIX. Le 12 juin 1772 : « extraordinary
transaction. »
2 Ibid., p. 250. Lord Cahtcart to lord Suffolk, 28 june 1772.
8 Prince de Ligne, t. I, p. 285.
4 Voir notamment la réponse dont elle se vante dans sa lettre à
madame Geoffrin, Soc. hist. Russie, t. I, p. 274.
0 Par exemple, elle écrit à la princesse Dasclikow (Mémoires de la
PREMIERES ILLUSIONS. 289
La dynastie de ses amants est connue : on croirait
même qu'elle a entrepris une revanche de la femme
contre Louis XV. De Potemkin elle a fait, comme le dit
un émigré, une Pompadour. Favori toujours, il pré-
sente ou fait disgracier à son gré les autres favoris.
Louis XV renvoie ses favorites en les mariant à des
colonels, Catherine donne à ceux dont elle se lasse
beaucoup de roubles, quelques milliers de paysans, ou
le château de Frohsdorf, comme à Yermolow1. On
peut croire que ces favoris n'avaient pas besoin d'être
des épicuriens : elle ne leur demandait aucune imagi-
nation et gardait, dit-on, auprès d'eux sa sérénité et
son sang-froid. On peut surtout répéter ce qu'elle écri-
vait à madame Geoffrin 2 : « C'est le bon ton de tous
vos gens en place de dire et d'entendre dire le plus
d'horreurs qu'ils peuvent de moi, ils ne sont pas
engagés à les prouver. >»
On ne peut reprocher à Catherine son manque de
tendresse pour son fils. Le malheureux avait le corps
plus grotesque, l'intelligence plus délabrée que son
père dont il rappelait les travers, les infirmités, la
princesse Daschkow, t. III, p. 106) : Madame Deslioulières dit :
Je suis charmé d'être né ni Grec ni Romain,
Pour garder encore quelque chose d'humain.
On peut croire qu'elle songeait aux vers de Corneille :
Je rends grâces aux dieux de n'être pas Romain,
Pour conserver encor quelque chose d'humain !
1 II y meurt en 1836.
2 Soc. kist. Russie, t. I, p. 278.
i. 19
290 LIVRE II.
décadence. Il était sujet à des hallucinations ! qui le
tenaient parfois deux jours dans une sorte de stupeur
et le faisaient prendre en pitié par les ministres étran-
gers 2. Il était veuf d'une première femme; on se hâta
de lui en procurer une seconde, de la lui acheter pour
ainsi dire : on envoya quarante mille roubles à la prin-
cesse de Montbéliard pour s'habiller et amener sa fille
à Pétersbourg. « Les quarante mille roubles sont un
vrai restaurant » , répondit la princesse qui se hâta de
faire changer de religion à sa fille, et de donner congé
au fiancé aimé de la jeune Allemande. Ce fiancé,
écrivit le roi de Prusse, épousera la jeune sœur; « dans
le fond, cela revient au même » . Ce fiancé était un
prince de Darmstadt, dont la sœur était la première
femme du Russe. Ainsi il cède sa fiancée pour qu'elle
remplace sa sœur : la tendre Allemande élevée dans
son jardin de Montbéliard, où les allées sont bordées de
buis et les grottes ornées de divinités en plâtre, n'a
qu'une pensée : « J'ai bien peur de l'Impératrice! »
Catherine garda longtemps des illusions sur ce cou-
ple : elle lui témoigna de l'amour, écrivit des lettres
charmantes 3 ; puis elle se lassa.
1 Oberkiuch, Mémoires, t. I, p. 191.
* Soc. hist. Russie, t. XIX de 1876. p. 451. Sir Robert Gunnin^
to lord Suffolk, 16 march 1775 : « His conduct of late has in many
respects so mucli resembled that of his father... fresh instances of
levity and imprudence... » lbid., p. 515, Richard Oakes to William
Eden, 15 april 1776 : « Has been for tvvo days in inexpressible dis-
traction. »
3 Soc. hist. Russie, t. IX de 1872, p. 38 et suiv.
PREMIERES ILLUSIONS. 291
Le prestige en Europe de Catherine avait grandi à
la suite des guerres contre les Turcs. C'est vers cette
victorieuse qu'accoururent tout d'abord les émigrés,
les jeunes, les impatients des fêtes del'épée, Richelieu,
Damas, Langeron, Boismilon '. On leur avait conté des
combats fantastiques dans des pays inconnus : ils furent
accueillis avec allégresse. « Je sais que Henri IV
était invincible à la tête de sa noblesse » , leur dit
Catherine en les envoyant sur le Danube 2, avec des
grades supérieurs à ceux qu'il avaient en France.
Leur arrivée à l'armée fut célébrée par l'assaut d'Ismaïl,
où ils franchirent la brèche en bas de soie et en souliers
de bal, au milieu de trente mille morts; ils reçurent la
croix de Saint-George et des épées d'or 3. Catherine
offrit au marquis de Bouille son grade avec son ancien-
neté en Russie et vingt deux mille roubles de traite-
ment*.
Si les émigrés croient à Coblentz qu'elle va leur
envoyer une armée de secours, c'est simple naïveté,
car elle ne cherche point à les tromper. « J'ai, dit-
elle à M. de Saint-Priest 5, une guerre avec les Turcs,
1 Ms. Aff. Et. Russie, 132, Genêt à Montmorin, 31 mai 17,90.
i Mémoires de Langeron .
3 Ms. Aff. Et., vol. 134. Genêt à Montmorin, 15 mars 1791. Les
détails de cette période héroïque seront prochaineme nt connus par
V Histoire du duc de Richelieu, que va publier M. le duc d'Audiffret-
Pasquier.
* Catherine à Grimm, juin 1791, p. 549.
h Baron de Bmuntk, Correspondance de Louis XVIII et de Saint-
Priest.
19.
292 LIVRE II.
je veux en attendre la fin. » D'ailleurs, à son avis, les
étrangers ne doivent pas jouer un rôle dans le rétablis-
sement de l'ordre en France : « Laissez les princes
rentrer en France, forts de leur cause1 » ; il leur faut
pour réussir, non les armées de l'Europe, mais « cou-
rage, fermeté, jugement 2. .. Quant à la jacobinière de
Paris, je la battrai en Pologne 3. »
Elle reçoit avec empressement les émigrés qui vien-
nent la solliciter pour la France, elle se les fait pré-
senter par Genêt, l'agent officiel du gouvernement
français. Ce Genêt était une manière de pédant, frère
de madame Gampan ; il venait de publier, sans l'excuse
d'être ou l'auteur ou la dupe, deux odes fausses d'Ho-
race4. Il était un peu honteux de la situation que lui
faisaient à la cour de Russie les nouvelles de France :
« Moins vous aurez occasion d'en parler, mieux ce
sera » , répondit philosophiquement à ses plaintes notre
ministre des affaires étrangères 5. — Mais, soupirait
Genêt 6, « quand viendra donc cette régénération si
urgente que nous annonçons à l'Europe? »
Son rôle d'introducteur des émigrés ne le gênait pas
1 Catherine à Grimm, p. 573, t. XXI II.
2 Ibid.
ilbid.,9 mai 1792.
* L'auteur était le prince Pallavicini; Genêt remit les vers à Ansse
de Villoison, qui les publia en 1778; plusieurs éditeurs d'Horace ont
inséré ces odes. Voir Rostain, Une imposture littéraire, Lyon, 1845.
5 Ms. Aff. Étr. Russie, vol. 131, Montmorin à Genêt, 27 jan-
vier 1790.
6 Ibid., Genêt à Montmorin, 9 février 1790.
PREMIERES ILLUSIONS. 293
moins; il trouvait « fort désagréable d'avoir à présen-
ter des gens qui ne voyagent que pour dénigrer la
France l » . Bientôt il est invité à ne plus paraître à la
cour, puisque le Roi qu'il représente est tenu en capti-
vité, et, ce qui lui semble plus pénible encore, il sait
que « l'on a fait insinuer à plusieurs femmes dont
l'amitié » faisait sa consolation, de cesser de le voir 2.
« L'Impératrice, écrit-il 3, reçoit l'émissaire des
princes, revêtu des marques de la rébellion, tandis
qu'elle m'exclut. »
Cet accueil, un peu d'argent, des conseils virils, c'est
tout ce qu'elle offre aux émigrés. Les dons en argent
remis aux princes français par elle, ne semblent pas
avoir dépassé quatre millions de francs * '.
Quant à la promesse d'une expédition en Norman-
die, elle paraît avoir surtout existé dans l'imagination
du roi de Suède et dans celle du comte de Nassau-
Siegen, un paladin d'un autre âge, un Hercule fils
d'une Française 6. Une flotte aurait jeté en Normandie
les Russes et les Suédois qui se faisaient une guerre
acharnée; Pahlen, si fameux sous le règne suivant,
' Ms. Aff. Étr. Russie, 136, du 9 sept 1791.
2 Ibid., des 27 août et 13 sept. 1791.
1 Genêt à Delessart, 9 décembre 1791.
4 Genêt (ibid., 2 déc. 1791) connaît 300,000 livres envoyées par la
maison Tourton et Ravel, et 1,960,000 livres par Hope d'Amsterdam;
en outre, le prince de Nassau-Siegen a remis environ un million de la
part de Catherine. Il a remis quatre millions de sa fortune person-
nelle. (Mémoires de Langeron.)
5 Fils légitime d'un Nassau et de mademoiselle de M ailly.
294 LIVRE II.
devait commander l'armée de débarquement 1 ; mais
Genêt lui-même n'était pas très-effrayé de ce projet %
il voyait bien vers quel but Catherine dirigeait sa
pensée.
L'histoire moderne de la Russie, disait Pozzo di
Borgo, est d'être en contact avec l'Europe par la
Pologne.
Écartée de Gonstantinople par la défection de l'em-
pereur Léopold, Catherine se rejette sur la Pologne.
La prendre, elle n'y songe pas encore, elle se contente
de la protéger. Mieux vaut la protection de la Pologne
entière qu'une possession partagée comme la première
fois avec la Prusse et l'Autriche.
Elle s'occupe donc d'offrir aux deux puissances
rivales des dédommagements et tout au moins de les
occuper dans une guerre contre la France. « Je me
casse la tête, dit-elle3, à décider les cabinets de Vienne
et de Berlin contre la France. Je les "voudrais voir
enfoncés dans des complications, et garder les mains
libres ; j'ai tant d'affaires à terminer pendant qu'ils
seront occupés. » Cette politique est si claire, que
Genêt lui-même, tout confiné qu'il est dans son hôtel,
ne manque pas de la comprendre : Catherine, écrit-il
à Dumouriez 4, veut « saisir la Pologne tandis qu'elle
1 Mémoires de Langeron.
2 Genêt à Montmorin, 20 sept. 1791; Genêt à Delessait, 13 dé-
cembre 1791.
3 Lettre citée par Sybel, t. II, p. 379, décembre 1791.
* Ms. Aff. Étr. Russie, 137, du 14 juin 1792.
PREMIERES ILLUSIONS.
295
occupera la Prusse et l'Autriche contre la France ; elle
a eu l'adresse de faire prendre le change à ces cours
par l'intérêt qu'elle a témoigné à nos émigrés » .
A l'Autriche on peut en outre offrir la Bavière
qu'elle convoite. Mais la Prusse ne détache pas ses
yeux de Danzig qu'elle regrette de n'avoir pas arra-
chée lors du premier partage de la Pologne, qu'elle ne
laissera jamais occuper par la Russie.
LA PRUSSE.
Le grand Frédéric avait pour héritier un fils de son
frère ' et d'une sœur de sa femme; il le méprisait; il
lui reprochait d'être « abandonné à une vie crapu-
leuse » 2 ; il le maria à sa nièce Elisabeth de Brunswick,
mais sans pouvoir le soustraire à la domination de
Wilhelmine Enkel. Cette fille, que le prince héritieravait
prise dès l'âge de douze ans, fut persuadée par Frédéric
d'épouser, moyennant des écus, le fils du jardinier du
château. Elle ne perdit point son influence en deve-
nant madame Rietz, la jardinière, elle fit promouvoir
1 Auguste-Guillaume, mort en 1758, époux de Louise-Amélie de
Brunswick.
2 Mémoires de Frédéric, t. II, p. 331.
296 LIVRE II.
son mari au rang de trésorier de la cassette et fit si bien
délaisser Elisabeth de Brunswick que celle-ci chercha
des consolations. Frédéric prit le parti de la Rietz
contre l'épouse qui se donnait trop souvent des torts;
il ordonna au mari de répudier Elisabeth de Brunswick,
et d'épouser Louise de Darmstadt.
Ce mari, Frédéric-Guillaume, était en outre épris
d'une jeune fille noble, mademoiselle de Voss, au
moment où la mort du grand Frédéric l'appela au
trône l, Il avait alors quarante-deux ans. Sa taille de
géant, son front fuyant, sa vigueur exceptionnelle fai-
saient l'admiration de ses officiers. Il obtint, pour
quelques cadeaux, que sa seconde femme, la reine
Louise, consentît non à le laisser revenir à la première,
la Reine répudiée, mais à lui permettre d'en épouser
une troisième, mademoiselle de Voss, sans divorcer
avec la seconde. On sait que les théologiens allemands
admettent ces subtilités, à l'exemple de Luther, qui auto-
risa la polygamie, sous la condition qu'elle fût profi-
table à un prince riche et puissant. Cette fille était, selon
l'opinion de lord Malmesbury 2, plus artificieuse que
belle, et plus belle qu'intelligente; elle prit le titre de
comtesse d'Ingenheim, mais mourut au bout de deux
ans. La Rietz s'était fait donner, comme compensation,
le titre de comtesse de Lichtenau, et n'avait rien perdu
de son influence; elle accueillit elle-même la belle
1 En 1786.
* Malmesbury, Diary, t. II, p. 204.
PREMIERES ILLUSIONS. 297
Frédérique de Doenhoff, la surnomma Hébé la Blonde,
la fit épouser également par le Roi, toujours du vivant
des deux Reines. Elle eut même la discrétion de quitter
Berlin afin de ne pas troubler les tendresses des nou-
veaux mariés, elle partit pour Naples avec un émigré
français, le chevalier de Saxe '. Le chevalier était un
neveu de la mère de Louis XVI ; il émigra d'abord en
Russie, se querella avec le favori de Catherine, arriva
à Berlin pour plaire à la favorite de Frédéric-Guillaume,
trouva que « sa taille, sa gorge, ses bras et ses mains
auraient paru de riches modèles à un sculpteur 2 », et
l'enleva jusqu'à Naples. Mais à Naples, il conquit les
bonnes grâces de la Reine et laissa la Prussienne à
lord Bristol, évêque de Londonderry.
Durant cette absence de la Lichtenau, Frédéric-
Guillaume se querella avec sa nouvelle épouse, l'Hébé
acariâtre, divorça et rappela la voyageuse. Celle-ci
revint de Naples avec son évêque anglais et un nouvel
émigré français, le comte de Saint-Ignon ; elle trouva
le Roi occupé de projets de guerre contre la France.
Il était animé par son favori Bischoffswerder, un
aventurier dont il avait fait un colonel parce qu'il était
de sa taille, qu'il lui fabriquait une eau de jouvence et
des diavolini à effet merveilleux, et qu'il l'avait affilié
à la société des Rose-Croix. Les Rose-Croix voulaient,
comme les révolutionnaires français, réformer l'huma-
1 Dampmartin, Mémoires, p. 351.
2 Dampmartin.
298 LIVRE II.
nité, mais ils prétendaient y parvenir par un mysti-
cisme religieux, tempéré par les caresses des épouses
spirituelles; c'était une de ces fusions du libertinage
et de la dévotion comme on en a essayé encore plus
récemment en Prusse l. Lune des adeptes les plus
précieuses, mademoiselle Bethmann, persuada au Roi
qu'elle l'aimait dans le ciel, refusa de devenir sa cin-
quième femme sur la terre, mais lui accorda les menues
faveurs que ne refusaient jamais les épouses spirituelles ;
elle était laide, mais très-bien faite 2.
Les révolutionnaires français étaient de la sorte des
concurrents haïssables. Mais la cupidité avait au moins
autant d'influence que le mysticisme pour entraîner la
Prusse contre la France. — Que fera-t-on de l'Alsace
et de la Lorraine ? demandait le roi de Prusse 3. —
Qu'importe ! répondait Catherine; tenez Paris, je me
charge de Varsovie, nous compterons ensuite.
Que pouvaient les sollicitations des émigrés au milieu
de ces convoitises universelles ? Ils croient à une croi-
sade chevaleresque pour le trône et l'autel, ils enten-
dent déjà le pas des armées en marche, et pendant ce
temps Léopold veut prendre la Bavière 4 et créer un
1 Hepworth Dixon, Spiritual wives.
2 Lord Malmesbuky, Diary, t. III, p. 20 à 43 : Is well made... ail
the lîcentious latitude it is raid the illuminés allow themselves. »
3 Sybel, t. I, p. 305 à 308.
* L'électeur de Bavière n'avait pas d'héritier légitime : sa succes-
sion était disputée par la maison des Deux-Ponts et par l'Empereur.
En attendant, l'électeur, âgé de soixante-cinq ans, apoplectique, mons-
trueusement gros, passait quatre heures à chaque repas, faisait des
PREMIERES ILLUSIONS.
299
royaume de Saxe et Pologne, Catherine convoite la
Pologne et la Turquie, Frédéric-Guillaume veut
Danzig et Thorn, il ouvre « la gueule » , comme l'écrit
Grimm à Catherine ', il regarde l'Alsace et la Lorraine.
— Je ne pourrai rien pour vous, dit-il au baron de
Roll que lui a envoyé le comte d'Artois, tant que je
ne connaîtrai pas la solution sur la Pologne et la Tur-
quie2.
VI
L ANGLETERRE.
Les Anglais avaient aussi leurs raisons pour laisser
la France aux prises avec ses révolutions ; c'était le
moment de la grande lutte entre lord Cornwallis et
Tippo-Sahib; l'empire des Indes grandissait.
Chacun sert son pays, développe ses forces. La
France se berce de phrases, se déchire.
La seule annonce de l'approche d'un courrier des
Indes fait hausser la Bourse de Londres; l'Espagne
menacée de perdre la Californie s'humilie. Le peuple
économies pour doter ses bâtards et laissait administrer ses États par
un Américain de génie qui est connu dans la science sous le nom de
Rumford.
1 Le 12 août 1790, p. 246.
2 Sybel, t. I, p. 301.
300 LIVRE II.
anglais fait parade d'une sympathie théâtrale pour les
révolutionnaires français, un peu par joie de l'efface-
ment momentané de la France et de la revanche facile
de la guerre d'Amérique, beaucoup par cet esprit de
fausse philanthropie qui lui tire des paroles complaisantes
pour les turbulents de tous les pays. Dans l'orgueil de
leur force, les Anglais croient mieux jouir de leur sécu-
rité en se parant de sollicitude pour les sauvages dont
ils ne se sentent point menacés.
Le roi Georges III cependant fit savoir à Louis XVI
qu'il prenait « un vif intérêt à sa position l » . Stérile
sympathie. Le ministère tient à n'avoir aucune relation
avec les princes français 2, il sait fort exactement qu'ils
ont obtenu de bonnes paroles et qu'ils les ont prises
pour des secours, il sait également que ces promesses
sont chimériques, que chaque cabinet suit ses intérêts
égoïstes, est jaloux des puissances voisines, ne songe ni
à une coalition, ni à des combinaisons de mesures 3.
Aussi le comte de Breteuil, qui traverse toutes les Cours
1 Ms. Arch. Nat. G. II; 117, Calonne à Louis XVI, 9 avril 1790.
2 Lettre de lord Grenville du 20 sept. 1791, citée dans Fortnightly
Rewiew, february 1883; l'auteur de l'article, M. Browning, indique
comme se nommant Bintinaye, l'agent des princes à Londres : je ne
connais de ce nom qu'un capitaine de vaisseau amputé d'un bras à la
suite d'un combat naval contre les Anglais, il est mort en 1792.
L'agent véritable est le duc d'Harcourt.
3 Lord Malmesbdry, Diary, Coblentz, 20 oct. 1791 : « They seem
to bave forgot tbat asyet tbey hâve obtained nothing but professions;
that each of thèse courts is actuated by différent interests; that they
are jealous of each other; that there is no coalition between them and
no union of measures. »
PREMIERES ILLUSIONS 301
au nom du Roi, déclare que « Pitt est un pauvre
homme pour toutes les affaires extérieures ' » .
L'illusion sur notre Révolution dura jusqu'au mois
d'août 1792 ; à celte époque, lord Gower écrit de Paris
à lord Grenville, six jours avant la captivité du Roi 2,
que la canaille de Paris est pourvue d'armes et qu'elle
prépare le sac des Tuileries : « Exprimez au Roi,
répond lord Grenville, nos sentiments de considéra-
tion, d'amitié, de bon vouloir. Mais rien d'écrit » .
Cependant les Anglais commencent à s'aigrir en voyant
éclater le coup contre les Tuileries. Ils veulent la paix,
ils redoutent un agrandissement de l'Allemagne 3 ; du
reste, toute pensée politique disparaît devant l'horreur
soulevée par le massacre des Suisses et l'incarcération
du Roi. La milice, les sociétés politiques, la presse
s'unissent en un élan national contre les sociétés révolu-
tionnaires. L'opinion publique devient subitement si
irrésistible que dans le Parlement la majorité de l'oppo-
sition se rallie au ministère : la vieille aristocratie, les
fondateurs de la liberté anglaise, l'ossature de la nation,
les chefs wighs tendent la main aux tories; le cabinet
de Pitt, Grenville et Dundas s'ouvre pour les chefs
libéraux, le duc de Portland, lord Fitzwilliam , lord
Spencer*
1 Fersen, Journal, p. C8.
* Forlnightly liewiew, febr. 1883. Lettre du 4 août 1792.
3 Lord Auckland, Correspondence, t. II, p. 55; Stan:iope, Life
ofPitt.
CHAPITRE VII
CONFLITS AVEC LA POLITIQUE ROYALE.
Divisions dans la maison de Bourbon. — Entrevue de Pilnitz.
— Missions à l'étranger. — Ebranlement de l'Europe.
DIVISIONS DANS LA MAISON DE BOURBON.
Les États où régnait la maison de Bourbon ne sem-
blaient pas mieux dispose's à intervenir dans les événe-
ments de France.
Ferdinand, le Bourbon de Naples, avait épousé
l'archiduchesse Caroline, sœur de Marie-Antoinette ;
il était passionné pour la pêche, fanatique de chasse
au point de préparer lui-même les entrailles pour la
curée, dominé par sa femme qui était virile, qui avait
des goûts virils '. Là régnait le fils d'un accoucheur de
Besançon, nommé Acton, qui imitait seulement de
Potemkin les complaisances pour les caprices de la
souveraine. Il avait à se défendre contre les jalousies
des femmes de chambre *, il haïssait les Bourbons de
France, et il accueillit l'agent des jacobins à Naples, le
1 Lady Craven, Mémoires.
2 Ms. vol. 640, f° 60, Las Casas à Antraigues, 26 janvier 1793 .
PREMIERES ILLUSIONS. 303
baron de Mackau, avec une telle cordialité, que Mackau
eut l'effronterie de lui proposer une expédition en ''
commun pour rétablir la république à Rome '.
Près des Bourbons d'Espagne, l'homme qui rem-
plissait le rôle de Potemkin et d'Acton était Godoy.
Cet ancien soldat aux gardes était plus intelligent
que les administrateurs voués à la routine et les moines
hébétés qui lui disputaient l'influence : il paraît même
avoir assez bien compris les chances qu'ouvrait à son
Roi la dépossession des Bourbons de France; on peut
croire que Charles IV ne reculait pas devant l'idée
d'être roi constitutionnel à Paris et monarque selon
la Bible à Madrid. Mais son Espagne était dans un état
de décrépitude qui ne permettait guère un rôle aussi
hardi : on avait vu la Reine mère annuler la nomina-
tion d'un ministre, M. de Llano, parce qu'il n'était
point assez chaste 2. L'idée dominante de la Cour était
la chasteté. Le frère de Charles III fut tenu dans une
telle contrainte, qu'il faillit en mourir 3; le ministre de
' Frédéric MasSO>t, Diplomates de la Révolution, p. 121.
* Ms. vol. 640, f° 19, Las Casas à Antraigues, 5 octobre 1792. Ce
Las Casas était un observateur et un écrivain de grande valeur. 11
semble absolument oublié par les Espagnols.
3 Ms. vol. 640, f" 16. Las Casas à Antraigues, 29 sept. 1792 :
« Cet infant don Luis... mieux que lui, mais le ton religieux de la
maison faisoit qu'il ne pouvoit jamais avoir de femme. Il attrapa cinq
ou six fois des filles des soldats de la garde, et la plus forte... Il
s'obstina à vouloir se marier et coucher en grâce du Seigneur avec
une femme. On n'aime pas en Espagne les princes du sang : il épousa
mademoiselle Villabriga, fille d'un petit gentilhomme ; il mourut
laissant deux garçons et une fille... »
304 LIVRE II.
la marine Ariago refusa de croire à la perte d'une flotte
« parce qu'il l'avait recommandée tous les matins à la
Sainte Vierge ! » ; l'armée qui fut envoyée contre le
Portugal ne reçut ni poudre, ni cartouches, sans doute
par confiance dans la même protection. Le peuple regar-
dait le travail « comme un malheur et un opprobre 2 » .
Le Godoy se fit nommer duc de la Alcudia, puis prince de
la Paix, s'épuisa en artifices pour concilier les jalousies
entre la Reine, sa femme l'Infante Maria-Teresa3, et sa
maîtresse la Josefa Tudo, qu'il fit comtesse de Gastillo-
Fiel. Il devint un objet d'horreur pour le peuple espagnol
qui le surnomma Y éponge *, et il n'eut jamais la pensée,
même durant la guerre contre la République française,
de rendre service aux Bourbons de la branche aînée.
Ainsi séparée de ses branches étrangères, la maison
de Bourbon n'offrait pas le spectacle d'une union
plus intime dans ses branches françaises. La maison
d'Orléans était depuis longtemps en lutte avec la
famille royale et la maison de Condé. Les Condé
n'étaient guère mieux vus de la Reine5; « ce serait dur
d'être sauvés par ce maudit borgne » , disait-elle en
parlant de la glorieuse blessure du prince de Condé6.
1 Bnron de Gleicuen, Mémoires, p. 32.
*ïbid.
* La tille de cet infant Don Luis qui avait tant tenu à se marier.
4 Joveixanos, Memoria en defensa, t. I, p. 524 : « La esponja de
Godoy clmpô la espantosa porcion de la fortuna publica. »
b Feisen au baron de Taube, 2 mai 1791, t. I, p. 112.
*• Haiiante, Correspondance de Louis XVIII et de Saint-Priest,
Préface, p. 98.
PREMIERES ILLUSIONS. 305
Le comte de Provence n'était pas plus en crédit aux
Tuileries, malgré sa fidélité à partager le sort de son
frère, jusqu'au jour désigné pour la fuite : la Reine
aimait à se faire conter l'émotion qu'il avait éprouvée
chaque fois qu'il avait été forcé, avant sa fuite, de se
montrer au peuple; on la faisait rire en « s'avisant
de dire » que, dans ses transes, « il n'exhalait pas un
parfum de rose ' » . Elle prétend qu'il se « laissera
perdre entièrement » par l'ambition des gens qui l'en-
tourent, elle parle souvent « de la folie des princes et
des émigrants 2 » .
La Reine répète ces propos assez fréquemment pour
que Fersen, son confident, croie nécessaire de lui
écrire : « On dit beaucoup que vous préférez de rester
comme vous êtes à vous servir des princes; cela est
fort juste, mais prenez bien garde, il ne faut pas que
cela se dise, c'est dangereux pour vous 3. » C'est d'au-
tant plus dangereux, qu'à côté d'elle, dans sa vie la
plus intime, le comte d'Artois a un allié qui le justifie
près du Roi, et par qui est connu à Goblentz ce qui se
passe aux Tuileries, c'est sa sœur Madame Elisabeth :
« Ma sœur est tellement indiscrète, entourée d'intri-
gants, écrit Marie-Antoinette 4 , et surtout dominée
par ses frères du dehors, qu'il n'y a pas moyen de se
1 Goguei.vt, Mémoires dans les Mémoires de tous, t. III, p. 321.
* Fersen, Journal, 25 octobre 1791 et pages suivantes.
:J Ibid., p. 202.
4 Ibid., p. 207.
i. 20
306 LIVRE II.
parler, ou il faudrait se quereller tout le jour... C'est
un enfer que notre intérieur. » Le comte d'Artois est
l'idole de sa sœur, elle le nomme le jeune homme dans
cette correspondance secrète qu'elle entretient avec lui
par l'intermédiaire de madame de Raigecourt1.
Le comte d'Artois n'admet qu'une solution : « la
force, sans égard aux dangers ; il parle toujours,
n'écoutant jamais, étant sûr de tout 2 » . Il est si élo-
quent sur la nécessité de recourir à la force qu'on le
croit disposé à diriger une expédition armée; le
ministre de France à Mayence en est dupe comme les
autres, il écrit avec effroi3 : « M. d'Artois marcherait
a. leur tête. Ce fugitif réunit tous les vœux et tous les
sentiments, Monsieur est méprisé, la Reine est devenue
un objet d'horreur pour les émigrés. »
Puissance des belles paroles sur les Français ! Le
politique sensé, l'esprit délicat, le cœur loyal qui
hésite à faire tuer sans profit et sans risque des hommes
fidèles, le comte de Provence est longtemps méconnu.
Il n'imite pas son frère dans ses bouillantes démons-
trations, mais la désunion paraît venir surtout des
querelles entre madame de Balbi et madame de Polas-
trony du moins l'ambassadeur espagnol Las Casas
écrit 4 : « Les femmes en sont la cause, je crains que
1 Voir catalogue d'autographes Grangier de la Marinière, n° 53, lettre
du 4 octobre 1791. Voir aussi d'Allonvii.le, Mémoires, t. II, p. 250.
2 Feusen, 25 juillet 1791.
3 Ms. Aff. étr. Mayence 70. Villars à Delessart, 21 mai 1792.
4 Ms. vol. 639, f° 249. Las Casas à Antraigues, 25 février 1792.
PREMIÈRES ILLUSIONS. 307
cela ne finisse très-mal. La cour de Louis XV, ni celle
de Louis XVI n'ont jamais présenté plus de désordres,
ni d'intrigues : point de remède tant qu'il y restera
un cotillon. » C'est ce que parut comprendre le comte
de Provence, car il envoya, avec sa femme, madame
deBalbi à Turin ».
Les deux frères ne se mettent d'accord que contre
les Tuileries : « Nous sommes ici deux qui n'en font
qu'un; mêmes sentiments, mêmes principes, nous
irons droit notre chemin » , écrivent-ils à Louis XVI
sur un bout de papier qu'ils lui font remettre secrète-
ment2. « Mais, s'écrie la Reine, il faudrait bien leur
montrer le danger et l'extravagance de leurs projets;
la seule marche à suivre pour nous est dans ce moment
de gagner ici la confiance du peuple3. »
La noblesse émigrée écoute les rodomonts; elle ne
s'afflige pas que le Roi ait été arrêté à Varennes 4.
Dans certains groupes on semble même juger que c'est
un bonheur5 : « J'en ai trouvé beaucoup, écrit le
secrétaire de la Reine, qui me disaient que si lé Roi
avait échappé, il aurait institué les deux Chambres. »
' Ms. vol. 639, f° 301, du 19 mai 1792.
5 Ce billet couvert d'une écriture fine et serrée est à peine prand
comme une carte à jouer. On le voit aux Archives nationales G. II;
134, juillet 1791.
3 Le Comte de Fersen et la cour de France, documents publiés par
le baron de Klinckowstrom, t. II, p. 199 et 208, du 19 octobre 1791.
4 Ibid., Journal, le 22 juin : « Beaucoup de Français fort con-
tents. »
5 Aogeard, Mémoires, p. 374.
20-
308 LIVRE II.
,r C'est bien cette même noblesse qni s'est toujours
montrée envieuse d'une aristocratie, qui a voulu sup-
primer Louis XI et Henri IV, qui a profité de la guerre
étrangère pour troubler la minorité de Louis XIII et
de Louis XIV, qui a quêté des privilèges. Le Roi n'est
pas plus respecté par les émigrés que par les giron-
dins; ils le nomment «le pauvre homme, le soliveau,
. le béat ' » .
/
II
ENTREVUE DE PILLNITZ.
Les Français étaient persuadés que les souverains
de l'Europe ne songeaient qu'à la France. Ceux-ci
s'occupaient de nous en effet, mais pour calculer com-
bien de temps durerait notre impuissance momen-
tanée. Ils avaient la prétention de modifier sans nous
la carte de l'Europe. Le comte d'Artois apprit que le
roi de Prusse et l'Empereur devaient avoir une entrevue
au château de Pillnitz ; il partit immédiatement de
Goblentz pour Vienne. Il arriva dans la nuit du 18 au
19 août 1791, avec Galonné et d'Escars, à Vienne chez
M. de Llano, ambassadeur d'Espagne2, mais il ne put
être reçu par l'Empereur que le lendemain ; il fut
1 Goguelat, Mémoires, dans les Mémoires de tous, t. III, p. 402.
2 Ms. vol. 639, f° 181, du 27 août 1791. Las Casas à Antraigues.
PREMIERES ILLUSIONS. 309
invité à dîner pour le jour suivant ' ; il voulut, en sor-
tant du dîner de l'Empereur, voir Kaunitz ; celui-ci eut
l'insolence de ne pas quitter son siège lorsque le prince
français entra chez lui "2. Le 22 août, à cinq heures du
matin, le comte d'Artois partit pour Pillnitz3. Là on
continua à l'étourdir de bonnes paroles : la situation
où se trouve le roi de France, lui dit-on, est un objet
d'intérêt commun à tous les souverains. Quant à une
intervention armée, certainement, si elle est résolue par
toutes les puissances de l'Europe, alors et dans ce cas
l'Empereur s'y prêtera4; mais l'important pour le
moment est d'obtenir des indemnités en faveur des
princes allemands dépossédés des terres et des rentes
foncières dont ils étaient propriétaires en France5.
Même pour ces Allemands fera-t-on la guerre? per-
sonne ne le croit : ni Marie-Antoinette ; elle écrit à
Vienne le 8 septembre suivant que le Roi vient d'ac-
cepter la constitution ; ni le ministre des affaires étran-
gères, Montmorin ; il rappelle à Noailles, notre ambas-
sadeur à Vienne, que « les princes frères du Roi sont
sans mission, que le Roi est fermement résolu d'être
fidèle à l'engagement qu'il a contracté 6 » ; ni Mercy-
1 Le 2L août 1791.
2 Fersen, t. II, p. 16.
3 M», vol. 639, f° 184. Las Casas à Antraigues.
« Sybel, t. I, p. 308.
5 Le texte a été souvent publié. Voir Mémoires tirés des papiers
d'un homme d'État, t. 1, p. 144.
6 Ms. Aff. étr. Autriche, suppl., vol. 23, Montmorin à Noailles,
19 sept 1791.
310 LIVRE II.
Argenteau, le confident autrichien de la Reine; il a
annoncé depuis longtemps que les puissances « ne
feraient rien pour rien1 » . Seul le comte d'Artois pro-
page les illusions et promet les armées étrangères.
III
MISSIONS A L ETRANGER.
Le contraste entre le langage de la Reine et les
instances du comte d'Artois se retrouve à tous les
degrés parmi les innombrables agents qui se répandent
dans l'Europe entière.
Louis XVI avait choisi, pour représenter sa politique
personnelle à l'étranger, le baron de Breteuil.
Diplomate pendant quinze ans, ministre d'État pen-
dant cinq aus, Breteuil était connu de toute l'Europe.
C'est lui qui avait fait mettre en liberté les prisonniers
du donjon de Vincennes, abattre les bâtiments qui
obstruaient les ponts et les quais de Paris, restaurer la
fontaine des Innocents. Il avait noué des relations avec
les favoris du comte d'Artois. Mais dès qu'on le sut
investi des instructions du Roi, on le tinta l'écart, on
le dénonça comme suspect, lui et tous les agents qu'il
essaya d'utiliser.
1 Le 7 mars 1791, lettre citée par Sybel.
PREMIERES ILLUSIONS- SU
« L'égoïsme, l'ambition et l'orgueil de M. de Bre-
teuil sont si connus ! » c'est le propos qui se tient
autour du comte d'Artois '. « Les agents de Breteuil,
écrit Vaudreuil 2, sont habiles à brouiller, à exciter, à
empêcher; ils ne font rien, mais ils nuisent à qui veut
faire : tel est le troupeau de boucs dont il est le plus
puant bouc. Sans cette infernale opposition, il y a long-
temps que nous serions en France et que tous les
maux seraient finis. » « J'ai été confondue, dit Marie
Antoinette3, de recevoir une lettre du gros d'Agoult
qui me dit simplement : Nous attendons avec impa-
tience le gros baron lorrain pour que l'accord soit
parfait entre ici et où vous êtes. Concevez-vous rien de
pareil? Oh ! la maudite nation, qu'il est malheureux
d'être obligé de vivre avec eux ! »
Mercy-Argenteau intervient vainement en faveur de
Breteuil 4, il est lui-même repoussé par l'entourage du
comte d'Artois, en réalité à cause de son dévouement
à la Reine, mais sous le prétexte qu'il s'est déconsidéré
par son mariage avec Rosalie de l'Opéra 5.
En Russie, Breteuil n'est pas plus heureux avec son
délégué, le pieux Bombelles, qu'il envoie à Saint-Péters-
bourg pour balancer la faveur d'Esterhazy, l'agent du
comte d'Artois.
1 Ms. vol. 639, f° 148. Las Casas à Antraigues, 15 juin 1791.
2 Ms. vol. 645, f° 201. Vaudreuil à Antraigues, 2 juillet 1792.
3 Fersen, t. II, p. 269, du 7 déc. 1791.
4 D'Allonville, t. II, p. 250, Mercy à Kaunitz, 12 août 1791.
5 Abbé Georgel, Mémoires, t. III, p. 294.
312 LIVRE II.
Le comte Esterhazy, Français d'origine hongroise ' ,
avait de l'esprit, de la finesse, une avidité insatiable; il
se dissimulait sous l'affectation d'une franchise brutale
qui prenait les formes de la flatterie la plus exquise près
de Catherine. Il était de toutes les fêtes d'hiver à l'Er-
mitage, de tous les voyages intimes durant l'été. Cette
faveur fit sa honte : lui, l'émigré, le dépouillé, accepta
le don de biens confisqués sur des seigneurs polonais ;
le banni s'enrichit sur des proscrits ; la leçon de la per-
sécution injuste ne lui enseigna que l'art de profiter de
la persécution injuste. Malheur à l'émigré français
s'il déplaisait à ce Hongrois que favorisait le comte
d'Artois. Madame Le Brun elle-même, tout admirée
des princesses russes, fut vue avec méfiance parce
qu'elle refusa ses hommages à Esterhazy 2. La lutte
entre Esterhazy et Bombelles « amuse » les Russes;
Genêt les espionne tous deux, achète leurs lettres à la
poste russe, découvre que Breteuil a les pouvoirs du
Roi, et des fonds à sa disposition s. Bombelles était éga-
lement dénoncé par Catherine elle-même au comte
d'Artois, qui s'indignait4 que le Roi ne lui eût pas sou-
mis ses instructions. Quant à Esterhazy, il était moins
irascible, il était sûr d'écarter Bombelles comme il avait
1 Langeïion, Mémoires, p. 134 à 145.
2 Madame Le Brus, Mémoires, t. I, p. 313.
a Mss. Aff. étr. Russie, vol. d37. Genêt à Delessart, 17 février
et 20 mars 1792. Delessart, ainsi prévenu, était ou naïf ou com-
plice.
* Ms. vol. 639, f° 2V5. Las Casas à Antraigues, 18 févr. 1792.
PREMIERES ILLUSIONS. 313
déjà écarté le jeune Sombreuil, envoyé directement par
le Roi '.
Le scandale de conflits avec les agents officiels ne
pouvait s'éviter, mais Louis XVI aurait souhaité au
moins n'être pas combattu par les émissaires de ses
frères : c'est cependant ce que ne purent lui éviter les
conciliateurs qu'il leur envoyait, l'abbé Louis, le che-
valier de Coigny 2, même la duchesse de Polignac.
La duchesse de Polignac resta fidèle à son amitié
pour la Reine, et froissa les émigrés en s'obstinant à
affirmer que Marie-Antoinette ne faisait pas cause
commune avec les jacobins : « La duchesse de Polignac
qui part ce soir pour Vienne, écrit l'ambassadeur espa-
gnol Las Casas 3, ne partage pas les inquiétudes de vos
amis sur la liaison de la Reine avec la duchesse de
Luynes, malgré la manière de penser démagogue de
madame de Luynes; elle dit aussi qu'il est impossible
que la Reine intrigue pour ménager un accommodement,
qu'elle n'ose rien faire, que d'ailleurs le Roi s'est expli-
qué fortement et avec beaucoup d'humeur de ce qu'elle
est la cause de tous les maux. On a ici des rapports.
Les princes en ont aussi par Madame Elisabeth. »
Les plus à plaindre au milieu de ce réseau étaient
encore les agents officiels. Ils n'osaient refuser de pré-
' Ms. Aff. étr. Russie, 135. Genêt à Montmorin, 14 et 17 juin,
26 juillet et 2 août 1791.
- Ms. vol. 645, f° 78. Vaudreuil à Antraigues.
3 Ms. vol. 639, f» 167. Las Casas à Antraigues, 31 juillet 1791.
314 LIVRE II.
senter sous le nom de voyageurs les émigrés qui se
réclamaient d'eux. « J'ai présenté M. de Bayle et
M. de Granon, écrit de Vienne le marquis de Noailles ';
mais, à ma très-grande surprise, je les ai trouvés hier
chez le prince de Kaunitz portant la cocarde blanche.
Je leur ai représenté qu'ils auraient dû au moins
imiter la franchise de MM. de Vaudreuil et Jules de
Polignac, qui se faisaient honneur publiquement de
n'avoir aucune communication avec l'ambassadeur du
Roi. »
C'est sur Vienne encore plus que sur Pétersbourg
que se portent les efforts des princes ; ils écrivent direc-
tement à l'Empereur 2 : « Nous vous rappellerons tou-
jours les paroles sacrées que Votre Majesté a déposées
à plusieurs reprises entre les mains du comte d'Ar-
tois... » Ils confient leurs intérêts au prince de Ligne,
« plus dangereux qu'un autre, dit Noailles 3, par la
parfaite connaissance qu'il a de ce pays-ci et par ses
anciennes liaisons avec M. et madame de Polignac,
dont la maison est ici le rendez-vous de nos mécon-
tents . » Enfin ils profitent à leur insu des démarches
interlopes : « Il y à Vienne 4 une femme française
nommée la comtesse de Carsis; elle ne manque pas de
grâces qui peuvent séduire. A certaines avances d'un
1 Ms. Aff. étr. Autriche, snppl. 23. Noailles à Montinorin,
26 oct. 1791.
2 Monsieur et M. le comte d'Artois à l'Empereur, 15 novembre 1791.
s Noailles à Delessart, 26 nov. 1791.
4 Ms. Aff. étr. Noailles à Delessart, 6 déc. 1791.
<4H40t°*
PREMIERES ILLUSIONS. 315
grand seigneurde ce pays-ci, elle a répondu sur un ton
qui donne à croire qu'elle porte ses vues plus haut. Il
est possible qu'on veuille la faire connaître à l'Empe-
reur et qu'on espère s'en servir pour entretenir le fil
des intrigues. » Le marquis de Noailles « se trouve bien
embarrassé de sa contenance» , les émigrés en rient ' ;
Kaunitz s'entoure dans son salon de Français qui por-
tent la cocarte blanche, et « dont le ton est de n'avoir
aucune communication avec l'ambassadeur du Roi » ,
il prend le prétexte de montrer des tableaux à Vau-
dreuilpour s'enfermer avec lui dans un cabinet2. Notre
ministre des affaires étrangères répond philosophique-
ment aux lamentations de Genêt par ces mots 3 : « Ce
que vous avez éprouvé à Pétersbourg, M. de Noailles
l'avait également éprouvé à Vienne; la même chose est
arrivée dans presque toutes les cours de l'Europe. »
Chez l'électeur de Mayence 4,un diplomate du nouveau
régime remarque que les Français viennent voir « la
figure qu'il fait dans une cour » . Le plus ahuri est le
baron de Mackau, à Naples, qui poussera la distraction
jusqu'à demander officiellement en janvier 1793, s'il
doit porter le deuil de Louis XVI 5. Le plus persécuté
par toutes les coteries est le comte de Ségur à Berlin.
1 Ms. vol. 639, f° 212. Las Casas à Antraigues, 29 oct. 1791.
2 Ms. Aff. étr. Autriche, suppl. 23. Noailles à Montmoriu, 22 oc-
tobre 1791.
* Ms. Aff. étr. Russie, 135. Montmorin à Genêt, 3 oct. 1791.
4 Ms. Aff. étr. Mayence, 70. Villars à Delessart, 21 mai 1792.
5 Frédéric Masson, les Diplomates de la Révolution.
316 LIVRE II.
Ségur était le modèle de l'homme de cour qu'admi-
rait la vieille Europe : étincelant d'esprit, prompt à
tirer l'épée, fameux par son intimité avec la grande
Catherine et par sa réponse au grand Frédéric qui lui
avait dit en le voyant traverser Berlin : « Vos jeunes gens
de Versailles s'occupent-ils toujours de leurs rubans et
de leur poudre? — Delà poudre, Sire, nous avons tous
hâte d'en brûler encore ! »
Ce qui distinguait surtout Ségur parmi les autres
hommes de la bonne compagnie, c'était le sens politi-
que et le jugement rassis. Il s'était ruiné de propos déli-
béré dans son ambassadede Russie, mais il avait obtenu
un traité de commerce qui nous favorisait au détriment
de l'Angleterre. Il était ami depuis son enfance de
La Fayette et des Lameth, leur compagnon dans la
campagne d'Amérique; il aurait voulu, comme Malouet
et Mounier, comme Cazalès et Montlosier, deux Cham-
bres : un Roi qui règne, une aristocratie qui gouverne,
des députés qui taxent. Il s'était rallié à la Constitution
de 1791 et avait accepté du gouvernement la mission
de la faire comprendre à Berlin.
Pour êtreaccueilli danscette Courcorrompue, ilaurait
fallu arriver les mains pleines : de grosses sommes
étaient nécessaires; les agents secrets avaient indiqué
à Biron et à Narbonne le tarif de chaque ministre et de
chaque sultane ; c'était peu pour chacun, mais plusieurs
devaient se paver ; il faut acheter mademoiselle de
Doenhoff et son oncle Lindorff, « vilain gueux qui
PREMIERES ILLUSIONS. 317
aime l'argent mieux que tout », et mademoiselle de
Lindenau, maîtresse de Bishoffswerder, et les autres l.
Enfin il faut, selon l'avis de l'agent du duc de Biron,
trois millions, mais Biron déclare qu'il ne répond pas
de son agent. Ségur refuse ces sales transactions, se
présente au roi de Prusse; le géant dit sèchement au
petit Français : « Les soldats français continuent-ils à
refuser toute discipline? — Sire, nos ennemis en juge-
ront » , répond Ségur 2.
De telles paroles sans distribution d'écus ne pou-
vaient plaire. Quelques jours plus tard, Ségur s'étant
fait poser, selon la mode de l'époque, quelques sang-
sues, fut vu dans son lit avec du sang sur les draps :
on conta qu'il avait essayé de se tuer, dans le dépit de
son échec. Sottise bizarre, écrivit-il 3. L'Europe est si
impressionnable, si préparée aux légendes qu'elle
répète et commente le récit de ce prétendu suicide. Les
uns disent que les émigrés l'ont fait assassiner; d'au-
tres, comme l'ambassadeur d'Espagne à Vienne, « que
le ciel l'avoit puni de servir la mauvaise cause 4 » . La
grande Catherine elle-même, sévère pour ceux qui
cessaient d'aimer, comme Poniatowski et Ségur, ne
cacha point sa joie à la nouvelle de cet événement 5.
1 Albert Sorel, journal le Temps des 10, 12 et 15 octobre 1878.
2 Voir le journal anglais Courrier de l'Europe, janvier 1792, p. 99.
5 Le Temps, 15 octobre 1878.
* JNoailles à Delessart, 14 févr. 1792.
5 Genêt à Delessart, 2 mars 1792 : « ont causé la plus grande joie
à l'Impératrice. »
318 LIVRE II.
Le Roi de Prusse était malaisément maniable : il
répétait, sous le coup de son idée fixe : « Je demande
une compensation '. » Il se sent lié par un traité
de 1 790 à soutenir la Pologne, mais ses casuistes lui
ont fait comprendre qu'il peut également l'attaquer.
Les autres souverains qui feignent de même un atten-
drissementpour le Roi de France, ne cachent pas mieux
leurs convoitises : la Pologne, la Turquie, la Bavière,
tout est bon à prendre, la France peut-être bientôt.
Atroce situation de Louis XVI et de Marie-Antoinette.
Ils ne trouvent de sincérité que dans le Roi de Suède,
un fou qui a passé sa vie à connaître l'instant précis
où « les étoffes de velours de printemps ne sont plus
de mode, il faut des pluies d'or et d'argent qui ont
plus de grâce et de légèreté 2 » . Au moment où il
pourrait devenir bon à quelque chose, il est assassiné.
Il laisse Fersen, un chevalier errant qui rend la Reine
ridicule par sa passion pour elle 3, qui dénigre tout le
monde, qui ne tolère pas même le fidèle Breteuil 4.
Breteuil, l'agent secret, est dénoncé si publiquement
par les émigrés, que l'Assemblée à Paris s'inquiète, les
ministres constitutionnels deviennentarrogants: « C'est
encore h Coblentz et aux émigrés que nous devons cette
cruelle persécution : ils ont tant dit que nous n'agis-
1 Svbel, t. I, p. 450.
2 Geoffroy, Gustave III et la cour de France, t. I, p. 106.
3 Voir pages 268, 271 et 231.
4 Voir pages 227 et 231.
PREMIERES ILLUSIONS. 319
sions que par les conseils du baron, que le ministère
commence à en parler » , écrit la pauvre Reine '. Le
Roi a rédigé les instructions dans une heure d'énergie
au moment où l'Assemblée exigeait le serment des
ecclésiastiques 2. Mais cette heure ne revient plus, le
Roi plie, il laisse grandir les républicains. Marie-Antoi-
nette, abandonnée par son frère, sûre du manque
d'énergie de son mari , de la haine de ses beaux-frères,
des relations secrètes de sa belle-sœur avec eux, voit
clairement l'impuissance des constitutionnels et des
émigrés, les progrès des républicains, les maladresses
des émigrés, elle s'aigrit : « Les Français sont atroces
de tous les côtés, il faut prendre garde que si ceux
d'ici ont l'avantage, ils ne puissent rien nous repro-
cher ; mais si ceux du dehors deviennent les maîtres,
il faut qu'on puisse ne pas leur déplaire...3. Quel
bonheur si je puis un jour redevenir assez pour prouver
a tous ces gueux que je n'étais pas leur dupe 4 ! »
Ainsi, à la fin de 1791, dans la France comme dans
l'Europe, chacun suit secrètement sa voie entre des
paroles contradictoires : les souverains veulent agrandir
leurs États, simulent la paix, promettent une interven-
tion désintéressée en France; les émigrés ne parlent
que de délivrer le Roi et rêvent une féodalité théocra-
1 Fersen, p. 213, les 2 et 7 nov. 1791.
2 Novembre 1790.,
3 Fersen, p. 200.'
4 Fersen, p. 269.
320 LIVRE II.
tique; les girondins feignent l'amour pour la Consti-
tution et se prépareut à détruire la monarchie. Alors
seulement Louis XVI songe à l'appui de l'étranger.
IV
ÉBRANLEMENT DE l'eUROPE.
Louis XVI, le 3 décembre 1791, se résigne à
réclamer l'intervention des étrangers l. Jusqu'ici, leur
dit-il, j'ai supplié qu'on n'agît point par la force; mes
frères refusent de disperser leurs régiments, ils vont se
perdre, et le royaume avec eux; le seul espoir est dans
une guerre que les étrangers feront à la France, sans
tenir compte de mes frères et des émigrés, et en trou-
vant bon que j'aie l'air de m'y mêler franchement.
Comme les émigrés s'empresseront de publier ou de
combattre ces projets, Louis XVI envoie à Francfort
Mallet de Pan2 pour les retenir dans l'immobilité,
promettre la garantie de leurs intérêts dès que la puis-
sance royale lui sera rendue, et empêcherque, par un
1 Avec son habitude de bévues tellement bizarres que l'excès de
légèreté peut lui éviter le reproche de mauvaise foi, Louis Blanc
donne à cette lettre la date du 3 décembre 1790, sans remarquer
qu'elle parle de la Constitution de septembre 1791 et d'une lettre de
Moustier, d'octobre 1791.
2 Mémoires, t. I, p. 284.
PREMIERES ILLUSIONS. 321
zèle turbulent, ils ôtent à la guerre projetée « le carac-
tère de guerre étrangère faite de puissance à puis-
sance « . L'espoir du Roi est d'arriver au dénoûment
comme arbitre entre les étrangers et les Français, les
premiers lui rendant les provinces envahies, les
seconds les prérogatives usurpées. Le Roi restaurera
ainsi le territoire national et la majesté des lois.
Ce plan était trop naïf pour être accepté par un poli-
tique de la valeur de Léopold. Mais par une fatalité
cruelle, Léopold mourut subitement cet hiver même ' .
Il meurt au moment où la Russie vient de gagner
sur les Turcs le Dniester et la mer2 j la Prusse, d'incor-
porer les margraviats d'Anspach et de Bayreuth 3 ; il
laisse l'Autriche à un enfant de vingt ans, paresseux et
soupçonneux, François II, qui passe son temps à
découper du bois et à écouter des rapports de police,
qui ouvre la bouche à l'appât de la Pologne.
La mort de Léopold est une fatalité. Ensuite vient
une faute. C'est la France qui la commet.
Les chances favorables n'étaient pas encore épuisées.
On pouvait espérer qu'en France le règne constitu-
tionnel s'affermirait; qu'en Pologne, le projet de
Léopold se réaliserait par l'avènement d'un monarque
héréditaire qui unirait en un puissant royaume catho-
lique la Pologne et la Saxe. Les girondins et les Prus-
1 Le 2 mars 1792. Il paraît être mort d'un excès de diavolini.
2 Otehakow est du 9 janvier 1792.
3 Le 28 janvier 1792. Voir ci-dessus, p. 270.
322 LIVRE II.
siens avaient également des intérêts en opposition avec
ces deux ressources laissées à la paix, c'est-à-dire au
développement de la civilisation .
Les girondins exigèrent une déclaration de guerre
contre l'Autriche et la Prusse. Depuis longtemps ils
poursuivaient l'espérance d'une conflagration générale :
« Les peuples, avait dit un de leurs rhéteurs ', s'em-
brasseront à la face des tyrans détrônés, de la terre
consolée et du ciel satisfait! » Et Vergniaud avait
crié2 : «Jadis les rois ambitionnaient le titre de citoven
romain ; il dépend de vous de leur faire envier le titre
de citoyen français. La loi de l'égalité doit être uni-
verselle ! »
Le 30 avril 1792, les girondins font déclarer la
guerre, sans prévoir que cette guerre va durer vingt-
trois ans, qu'elle tuera tout d'abord la Pologne, que la
civilisation va être privée de trois millions de mâles de
races supérieures et de l'influence de la France sur le
monde. Le monde en sortira épuisé ; la France meurtrie
pour toujours. Mais qu'importent les destinées de la
France et de l'humanité aux maniaques de l'égalité?
Cet arrêt dans la civilisation produit la république. Ils
l'ont.
« Il ne résultera rien d'heureux de tout ceci »,
disait le duc de Brunswick^. — « La guerre conduira
i Isnard, le 29 nov. 1791.
* Le 27 déc. 1791.
3 Sybel, t. Ier, p. 470.
PREMIÈRES ILLUSIONS. 323
à des démembrements inévitables » , écrivait le mar-
quis de Noailles 1 .
Et pourtant une chance restait encore. Personne
n'était prêt pour la guerre. Seule Catherine avait su
saisir l'heure propice; à l'instant même où elle avait
appris la déclaration de guerre de la France, elle avait
mis la main sur la Pologne2. L'Autriche et la Prusse
réclamaient leur part. Durant cet été de 1792, tandis
que l'on s'arme, que l'on se soupçonne, que l'on
s'aigrit, la France peut se redresser. Les constitu-
tionnels se concertent avec les trois généraux d'armée,
Luckner, Rochambeau et La Fayette, on enlèvera le
Roi, on le conduira à Gompiègne. Là, au milieu des
soldats, il proclamera de nouveau la Constitution,
appellera à lui les Français que dégoûtent les comités
locaux, il inaugurera cette ère de liberté que l'on
attend encore avec confiance dans le pays tout entier.
« Le Roi est disposé à se prêter à ce projet, la Reine le
combat3. » La Reine est bien excusable de se méfier
de ces constitutionnels, car ils ont perdu tout droit au
titre de modéré. Le modéré est celui qui combat le
violent, non celui qui le lasse par ses concessions. Le
parti de La Fayette et de Narbonne, soit incorrigible
crédulité, soit confiance présomptueuse en sa force,
soit curiosité insatiable des effets de l'égalité, avait
1 Ms. ArcK. nat. F; 7; 4598. Noailles à Delessart, 19 mars 1792.
8 Mai 1792.
3 Marie- Antoinette à Fersen, du 11 juillet 1792, p. 326.
21.
324 LIVRE II.
fait consister la modération dans la faiblesse et la poli-
tique dans les concessions aux violents.
Même si Marie~Antoinette avait eu moins de ran-
cune contre les constitutionnels, on peut douter que
Louis XVI aurait eu l'énergie d'adopter cette résolu-
tion. Il hésite, il temporise, il laisse passer l'occasion.
Les derniers des constitutionnels et La Fayette avec
son état-major sont forcés d'émigrer. Louis XVI reste
seul en présence des jacobins à l'intérieur, des Prus-
siens sur la frontière.
CHAPITRE VIII
COBLENTZ.
Folies et fêtes. — Souffrances et constance. — L'alliance avec les
étrangers.
FOLIES ET FÊTES.
A Goblentz, les émigrés sont divisés en deux caté-
gories : ceux qui courtisent les princes et ceux qui ser-
vent comme simples soldats. Les premiers se préoccu-
pent surtout de s'assurer des charges à la cour après la
victoire, ils se déchirent pour écarter les concurrents '.
Le baron de Breteuil prétend bien rentrer comme pre-
mier ministre. « Il mesure sa capacité par sa grandeur
physique, selon un envieux 2, il pense qu'il fera fleurir
le royaume dans un mois ; Limon doit être contrôleur
général des finances qui n'existent pas ; l'évêque de
Pamiers, qui a le mérite distingué de coucher avec
madame de Matignon, sera garde des sceaux ou chan-
celier, n Cette combinaison est la plus sensée : Limon
est au comte de Provence, l'évêque de Pamiers au
1 Las Cases, Mémoires.
2 Ms. vol. 640, f° 7, Las Casas à Antraigues, 15 sept. 1792.
326 LIVRE II.
comte d'Artois, madame de Matignon est la fille de
Breteuil qui est au Roi; de la sorte s'unissent tous les
partis : Fersen lui-même ' donne son approbation :
« Le Limon, dit-il, est un gueux, mais il faut le
ménager. » Ce Limon était un ancien intendant du
comte de Provence, chassé, puis reçu de nouveau en
faveur 2. L'évéque de Pamiers était frère du marquis
d'Agoult, dont la femme fut longtemps la maîtresse de
Breteuil; elle deviendra fameuse sous le Directoire 3.
Le vicomte d'Agoult, l'autre frère, était un favori du
comte d'Artois. Mais les purs accusent Breteuil d'être
« le chef du parti des deux Chambres4 » , ils préparent
un autre ministère dans lequel Févêque de Pamiers est
réduit aux finances, M. de la Galissonnière a le minis-
tère de la guerre, M. de Moustiers celui de la marine 5,
un pauvre maître des requêtes, Lavilleurnois, qui
s'inquiète surtout de trouver un mari pour sa fille,
gagne le titre de ministre de la police en offrant
d'opérer à Paris : on le laisse partir 6. Quant au rang
de chancelier, on l'attribue à M. de Barentin, qui est
déjà garde des sceaux.
1 Journal, t. II, p. 18.
* Geoffroy de Limon, chassé en 1777 pour une querelle avec Cro-
mot de Fougy, autre intendant.
3 D'Allohville, Mémoires, t. I, p. 326. — Comte d'Hezecqces,
Souvenirs , p. 228.
4 Lettre de Coblentz, du 10 janvier 1792, au Courrier de l'Europe,
p. 90.
5 Fersen, t. I. p. 24.
6 Las Cases, Mémoires.
PREMIERES ILLUSIONS. 327
Barentin possédait bien un gendre, Dambray, le
futur chancelier, mais il avait à le faire excuser de
s'être caché en Normandie au lieu d'accourir à Goblentz;
aussi il fit du zèle, il assembla à Manheim une cour
plénière de cinquante magistrats émigrés. Les princes
goûtèrent peu ce parlement qui pouvait être tenté de
s'arroger de l'autorité, ils firent prévenir Barentin
« qu'ils ne croyaient pas possible d'en former une
assemblée légale » ; la police palatine trouva leurs déli-
bérations trop bruyantes et les supprima ,. Ces magis-
trats étaient aussi intolérants que les courtisans : « Tous
ceux qui ont voulu proposer des tempéraments ont
passé pour faibles ou suspects 2. »
Le seul ministre en réalité était Galonné; mais
comme il travaillait seul utilement, il était haï de tous.
Peu à peu cependant les gens de bon sens, le maré-
chal de Gastries, le comte de Jaucourt, Flachslanden,
Cazalès, Foucault 3 se groupent autour du comte de
Provence. Le comte d'Artois a les flatteurs, comme le
baron de Roll, les incrédules devenus fanatiques,
comme Gonzié, évêque d'Arras, les courtisans joyeux,
comme les frères d'Escars, l'aîné toujours souriant 4,
« une coiffure d'un goût mousseux ornait son visage effilé
et superbement goguenard ; habit court, veste brodée,
breloques antiques sur une culotte d'une couleur tendre;
1 Pingaud, le Président de Vezet.
- Ibid., le président d'Amécourt au président de Vezet.
3 Mallet du Pan, Mémoires, t. I, p. 298.
* Tiixy, Mémoires, t. III, p. 82.
328 LIVRE II.
chaussé dès l'aurore avec la petite boucle d'or; petite
bourse liée au sommet de la nuque ; col de batiste plissé;
le cordon bleu bouffant sous la main qui s'agitait dans
la veste... » Son frère François d'Escars était obligeant,
aimable, instruit, brave officier et juge excellent « d'un
bon dîner et d'un bon livre » .
L'été s'avance. François II se fait couronner à Franc-
fort ' ; le roi de Prusse se montre ; les armées se con-
centrent : « Dans deux mois nous terminerons la belle
saison au milieu de nos vassaux » , chacun le dit 2; chacun
dépense autant qu'à Paris 3 ; on fait venir de Paris des
couronnes de roses pour un bal... 4. « Madame Bertin,
écrit une émigrée, était auprès de nous, et nous vendait
chèrement ses chiffons et ses talents ; voici comment
j'étais hahillée : j'avais dans les cheveux une guirlande
de primevère surmontée de grandes plumes blanches,
une robe de taffetas couleur de rose, garnie également
en primevère, en blonde et en gaze d'argent ; une jupe
de gaze d'argent garnie en primevère. On nous pré-
senta au roi de Prusse, je l'appelai Achille, Agaraem-
non. Quatre jours de suite avaient employé quatre
robes que j'avais fait faire. »
' Le 14 juillet 1792.
2 Duchesse de Gontaud, Mémoires.
3 Marquise de Lage, Souvenirs.
* Ibid.
PREMIERES ILLUSIONS.
329
II
SOUFFRANCES ET CONSTANCE.
D'autres femmes étaient moins heureuses, celles qui
n'avaient pu émigrer, qui demeuraient en France au
milieu des tortures de l'inquiétude, qui rêvaient aux
souffrances des chevaliers chéris : « Ton absence est
bien longue, je sens plus que jamais combien je
t'aime », écrit l'une 1. « Je t'adore, dit une fiancée 2,
je ne suis pas la maîtresse de t'aimer moins. Tu es
ma vie, mon bonheur, mon malheur. C'est toi qui
m'animes, tu es seul toute mon existence. »
On s'exalte dans ces privations du cœur, on s'affine :
« Chaque nouveau jour, mon tendre ami, est un jour
de tristesse, si je dors, mon sommeil est cent fois plus
cruel que mon réveil 3 » ; on se soupçonne : « Peux-tu
croire, mon âme, que je te manque? je te serai toujours
fidèle 4 » ; on s'aime avec plus de frénésie : « Je veux
te faire oublier dans mes bras tes souffrances; pense
que tu dois trouver une femme bien tendre et qui serait
1 Correspondance originale des émigrés, saisie et publiée par le
gouvernement républicain, p. 34, lettre à M. de Frélo, du 7 oct. 1792.
• Ibid., p. 35.
3 Ibid., p. 33, à M. de Sancé, 17 sept. 1792.
* Ibid., p. 52, à M. de Rochegude.
330 LIVRE II.
fâchée d'être trompée dans son attente. Tu dois revenir
fort et bien portant ' . » — « Quel malheur, écrit une
femme plus sentimentale 2, d'être éloignée de ce que
l'on aime! Que je te revoie, que nous soyons ensemble,
et je saurai tout supporter! »
Le projet d'un coup de main sur Strasbourg avait
fait mettre en marche, au cœur de l'hiver3, les corps
de Gondé, Bussy, Mirabeau et Rohan : « Cette marche
de gentilshommes * par une neige et un froid excessifs,
presque tous à pied, fait le plus grand honneur. Nous
sommes tous logés on ne peut plus mal, couchés sur la
paille. » Mais ils sont tous heureux du métier de
soldat; la vie des camps retrempe l'âme. «On était gai
parce qu'on était sous la tente5, qu'on allait puiser
l'eau, couper le bois, préparer les vivres et qu'on
entendait le son de la trompette. » Les vieux avaient
autant d'ardeur que les enfants : dans les rangs mar-
chait comme soldat le président Bernard, âgé de plus
de soixante ans, à côté du comte de Neuilly qui n'en
avait pas seize. La plupart devaient succomber rapide-
ment.
Mais le comte d'Artois ne partageait pas les priva-
tions de cette marche d'hiver et faisait ainsi échouer
1 Correspondance originale des émigrés, p. 27, à M. de Jarnac.
2 Ibid., à M. de Lescale.
3 Le 2 janvier 1792. Voir Antoine, Histoire des émigrés, t. Ier,
p. 143.
* Ms. Bibl. nat. fonds Périgord, vol. 104, f° 414, lettre du comte
Wlgnn de Taillefer, 20 janvier 1792.
5 Chateaubriand, le Duc de Berry, p. 24.
PREMIÈRES ILLUSIONS. 331
misérablement le projet d'attaque de Strasbourg1. Dans
la garnison de Strasbourg on comptait sur les Suisses
de Pallavicini ; les habitants catholiques consentaient à
ouvrir les portes, mais ils se méfiaient des Allemands.
Est-on bien sûr que ce n'est pas une ruse des princes
allemands pour prendre Strasbourg? Si ce sont réelle-
ment des Français, on le verra bien en reconnaissant le
comte d'Artois; qu'il se présente, Strasbourg est à lui.
"Le prince refuse de se livrer aux Français de Stras-
bourg. Se réserve-t-il pour le camp de Jalès? Là, au
fond des Gévennes, les paysans du Gard et de la Lozère
sont armés pour conquérir la liberté du Roi2. Ils
attendent le chevaleresque comte d'Artois qui promet
son épée avec tant de bonne grâce. Artois ne vient pas
plus à Jalès qu'à Strasbourg : les paysans des Gévennes
sont soumis et massacrés par les gardes nationaux des
villes.
Au milieu de ces déceptions, la discipline ne se con-
servait pas aisément, il fallut enfermer dans la cita-
delle de Goblentz deux cents gentilshommes en huit
mois 3. Les nouveaux venus continuent à être hués. Si
dès l'arrivée on ne trouve pas un répondant, la vie est
en danger. C'est le cas de Buzelot.
Buzelot était un chevalier de Malte, certainement
vicieux, capable peut-être de fines escroqueries. On
1 Vicomte de Saint-Genis, d'après les papiers de Vioménil, Bévue
des Deux Mondes, année 1880, t. II.
2 Ernest Daudet, Histoire des conspirations royalistes du Midi.
3 De Montrol, histoire de l'émigration, p. 95.
332 LIVRE II.
s'imagine, en le voyant arriver, qu'il va assassiner le
prince de Gondé, les têtes se montent, M. de Firmas
attire Buzelot dans sa chambre, là de jeunes officiers
« lui montrent la mort d'aussi près que possible ! » et
ne l'épargnent qu'à la condition d'un aveu. Pour
sauver sa vie, Buzelot avoue ce qu'on veut : les jaco-
bins lorrains lui ont promis dix mille francs s'il tue
Gondé. Les jeunes fous, bien décidés à le « mettre en
pièces » tandis qu'ils le soupçonnaient, sont calmés
subitement par cet aveu ridicule, ils emmènent avec
pompe le prisonnier dans la citadelle de Kônigstein,
ce qui paraît avoir déplu, avec raison, aux généraux
allemands. En tout cas, Buzelot est mis en liberté.
Parmi ces émigrés de Goblentz, la bonne renommée
s'acquiert par de méchantes chansons. On rime sur
l'air de la romance de Nina 2 :
Marauds qui méritez cent fois
Le carcan, la marque et la corde,
Vous voilà réduits aux abois,
Pour vous plus de miséricorde.
Bon, bon, j'espère (bis) et vite, et tôt
Tout s'arrangera comme il faut (bis).
Un autre prend pour refrain : « Que de jacobins on
pendra ! » Une chanson sur l'air des Petits Savoyards
donne plus de détails :
1 C'est le 17 décembre 1791. Antoine, Histoire des émigrés, t. 1er,
p. 137; Chambeland, Vie du prince de Condé, t. II, p. 21; Romain,
Souvenirs, t. II, p. 192.
2 Almanach des émigrés. Goblentz, 1792.
PREMIERES ILLUSIONS. 333
Sur ce que d'Artois ordonna
Force gibets on prépara,
Fouettez par ci, pendez par là
Ces avocats, ces renégats,
Ces scélérats du haut en bas.
On annonce pour le Théâtre du Manège une
tragédie nouvelle de M. d'Artois : « Le spectacle
sera terminé par un charmant ballet dans lequel
M. Alexandre de Beauharnais et autres danseurs de
la même force doivent exécuter les pas les plus dif-
ficiles. »
Car c'est toujours contre les constitutionnels et les f
modérés que la haine est le plus implacable. Ne disons
pas : ces gens sont fous ! Le malheureux n'est jamais
ridicule, tout est attendrissant chez celui qui est
amoindri par le malheur. Ces jeunes officiers sont dans
leur instinct, leur éducation, leurs catégories d'idées.
Ils aiment les puérilités de l'étiquette, les raffinements
du point d'honneur ; c'est leur charme, c'est leur mort.
Pour eux, pas de ressource autre que celle de finir avec
grâce. Ce vieux monde s'agite encore, son arrêt est
irrévocable. Si les émigrés étaient rentrés victorieux
sur leurs terres, la vieille société n'était pas moins
condamnée. Elle avait perdu son prestige, son impiété,
son exaltation de sensibilité; elle aurait succombé
quelques années plus tard sans la séduction du sup- /
plice, sans le grandiose du cataclysme.
Elle s'efface. Tant de cris de joie, tant d'abnégation,
tant de menaces ne peuvent même pas créer une
334 LIVRE II.
armée. « Nous sommes, écrit Gondé à son fils !, sans
tentes, sans canons, sans argent. » « Les trois quarts de
nous ne boivent déjà plus de vin2. » Les princes vont
quêter un emprunt près des Juifs d'Amsterdam3; « la
pénurie où nous sommes, déclare Galonné4, excuse la
parcimonie la plus sordide » . « Le désespoir s'emparait
absolument de nous », écrit Vaudreuil5, au moment
où arrivent quatre cent mille francs fournis par la
Prusse et un million par l'Espagne. Et c'est au milieu
des fêtes que, sans capitaux, sans magasins, sans arse-
naux, Calonne s'ingénie à « faire subsister une armée
de vingt-deux mille hommes, de l'armer, de l'équiper,
de l'approvisionner, de la faire marcher après l'avoir
entretenue dans l'éparpillement de trois cents canton-
nements dispersés en deux cents lieues de pays 6 >' .
Calonne ne peut obtenir ces résultats invraisem-
blables que par un faux.
Le crime de faux montre le mieux combien les pas-
sions politiques mettent en déroute les formules les
plus élémentaires de la moralité la plus vulgaire.
Les tribunaux anglais ont été saisis d'une plainte sur
fabrication de faux assignats qui fut organisée par les
frères de Louis XYI; ils eurent à juger, sur la requête
1 Comte de la BoutetiÈre, l'Armée de Condé, d'après les papiers
de La Fare; lettre du 11 août 1792.
2 Romain, t. II, p. 193.
3 Marcillac, Souvenirs. Emprunt de 2 millions à Cohen et Osy.
4 Ms. vol. 632, f° 212, Calonne à Antraigues, 12 juillet 1792.
6 Ms. vol. 645, f° 197, Vaudreuil à Antraigues, 24 juin 1792.
6 Calonne à Anlraigues, 12 juillet 1792.
PREMIERES ILLUSIONS. 335
du comte de Rece, l'émigré Saint-Morys qui écoulait
ces papiers en Angleterre '. On leur produisit l'arrêté
des princes qui interdisait cette fabrication à partir de
novembre 1792. Elle avait donc été officielle jusqu'à
cette époque : deux voitures singulières 2, plus hautes
que les fourgons ordinaires, suivaient l'armée, et l'on
ne cachait pas qu'elles portaient « la fabrique d'assignats
des émigrés » . Ces assignats avaient cours forcé et étaient
distribués aux émigrés eux-mêmes : « Nous sommes,
écrit l'un deux 3, ma femme et moi dans le dernier
besoin, sans un sou. On ne peut trouver à changer des
assignats parce qu'ils sont faux, provenant de la fabrique
de M. de Galonné. » Les Allemands n'ont pas tardé à
connaître le secret : « Vous jugez des cris qu'ils font4. »
Les princes ne se sont point cachés d'un acte dont
ils ne semblent pas avoir compris la gravité; ils ont
signé un mémoire à l'impératrice Catherine 5 : « Comme
les princes se sont imposé la loi de ne rien dissimuler
à Sa Majesté l'Impératrice, ils doivent lui rendre
compte d'un article important. Les princes n'avaient
ni crédit, ni argent, et il a fallu prévoir la nécessité
d'agir seuls parce que les puissances les laissaient dans
l'incertitude sur ce qu'elles feraient. Il a fallu en outre
1 Ms. vol. 626, f° 51. Tout le dossier anglais.
2 Goethe, Campagne de France.
3 Correspondance des émigrés, p. 97, le marquis de Vienne au
comte de Morsan.
4 Ibid., p. 83, le comte de Morsan au duc de Guiche.
5 Ms. vol. 588, f° 31, lettre du 25 octobre 1792 et mémoire. Ce
passage f° 5 du Mémoire est de la main du duc de Villequier.
336 LIVRE II.
prévoir le cas où, entrant en France, une partie des
troupes de ligne se réunirait à eux. Dans cette position,
on imagina de faire fabriquer des assignats à l'imitation
de ceux qui avaient leur confiance. Il avait été convenu
qu'il n'en serait fait usage qu'en France, mais des
besoins pressants ont mis notamment M. le duc de
Bourbon, qui n'était pas dans la confidence, dansl'obli-
gation de s'en servir. On avait pensé qu'il convenait
avant d'en parler à Sa Majesté l'Impératrice, de savoir
positivement si on serait forcé de s'en servir... »
En réalité, les faux assignats avaient été distribués à
pleines poignées, non par le duc de Bourbon seul,
mais par tout le monde : Catherine en eut la preuve
longtemps après avoir exigé cette humiliante justifi-
cation. Un des émigrés qu'elle aimait le mieux, le
marquis de Lautrec, lieutenant général en France et
général-major en Russie, qu'elle avait chargé d'une
mission près des princes, reçut d'eux un paquet d'assi-
gnats qu'on le priait, sans le prévenir qu'ils étaient
faux, de négocier à Berlin. Lorsqu'il revint quelques
mois plus tard à Berlin ', il fut « arrêté dans son
auberge sur la plainte du puissant Juif Hiezig » qui
lui avait remis quatre cents louis pour vingt-quatre
mille livres en assignats reçus des princes. « Ces assi-
gnats se sont trouvés faux, Lautrec s'est tué d'un
coup de pistolet au crâne, laissant un papier où il
1 Las Casas à Antraigues, du 22 nov. 1794, f° 338.
PREMIÈRES ILLUSIONS. 337
déclare qu'il ignorait que les assignats fussent faux. »
L'odieuse planche a continué ses manœuvres long-
temps après la chute des premières espérances; le
citoyen Maude ', ambassadeur de la République à la
Haye, fit arrêter le sieur Harel dit la Vertu qui possé-
dait l'appareil complet et les caisses de faux assignats.
Harel fit des aveux, il désigna divers complices 2,
l'agent Maude obtint contre lui un arrêté d'extradition ,
mais manqua de fonds pour le faire transporter immé-
diatement en France. Durant ces démarches survint
une note des princes français au gouvernement hollan-
dais; à la suite de cette intervention, les Hollandais
laissèrent Harel s'évader. Il transporta alors, en se
faisant appeler Vertoul, son industrie à Altona.
Des fabriques libres s'établirent en concurrence avec
celles des princes; il y en avait dix-sept à Londres,
un grand nombre en Suisse et en Allemagne. Le
sophisme consiste à soutenir que « le propriétaire légi-
time peut reprendre son bien où il le trouve, il peut
engager sa propriété dans les mains des ravisseurs 3 » ,
il émet des assignats à rembourser sur ses biens de
France injustement confisqués. Sans doute il est licite
d'emprunter sur des biens à reconquérir, mais à la
condition que celui qui prête sera prévenu delà préten-
1 Ms. Aff. étr. Hambourg, 108, lettre du 16 nivôse an III.
2 Leurs noms sont dans la lettre de Reinhardt à Delacroix, 21 fri-
maire an IV, avec tous les détails.
3 Puisaye, Mémoires, t. III, p. 376 à 414.
I. 22
338 LIVRE II.
tion et du risque, et que surtout il ne sera pas trompé
par la simulation de la vignette de celui même sur
lequel on veut les reconquérir. On sait que Napoléon '
a fait fabriquer de même et distribuer officiellement de
faux billets des banques de Londres, Vienne et Saint-
Pétersbourg : l'un des agents subalternes de cette
fraude, Malchus, fut pris par les Anglais et pendu : son
associé Blanc put s'échapper de Londres, il fut arrêté
en débarquant à Boulogne, et mis aussitôt en liberté
sur l'ordre de Savary : il obtint en dédommagement
de ces dangers la ferme des jeux de Paris.
III
L ALLIANCE AVEC LES ÉTRANGERS.
« J'ai toujours cru, écrit Portalis 2, qu'il était absurde
de se mettre dans la servitude des étrangers, pour
terminer une querelle nationale. » Réflexion triviale :
un gouvernement qui ne sait ni faire respecter la loi,
ni respecter les juges, qui laisse massacrer, qui viole la
constitution, est-il la France? « Elisabeth secourut
1 Le procès est publié dans les Mémoires de tous, t. VI. Le fait
est indiqué dans les Mémoires publiés ou inédits sur l'Empire, avec
l'épisode du préfet de police Pasquier faisant arrêter les faussaires,
et du ministre de la police Savary les faisant mettre en liberté.
5 LavollÉe, Portalis à Mallet du Pan, 23 sept. 1799.
N
PREMIERES ILLUSIONS. 339
Henri IV » , dit la grande Catherine ' ; les Parisiens
surent fort bien faire appel à l'archiduc des Pays-
Bas durant la Fronde, et quand, sur leur demande, il
fit lever le siège de Cambrai par l'armée française, « la
canaille crut avoir gagné une grande victoire 2 » . Ainsi,
comme Malesherbes le disait à Chateaubriand, les
protestants et les frondeurs ne se sont jamais crus /
coupables en empruntant une force étrangère. La
république d'Amérique a vécu par le secours de la
France. Les Français enrôlés par Fabvier et Armand
Carrel qui, sur la frontière d'Espagne 3, attaquèrent
l'armée française en proclamant Napoléon II et l'indé-
pendance de l'Espagne, ne se sentaient probablement l a
pas coupables.
Où est l'armée française, là est la France. Le pre-
mier devoir est de ne pas se joindre à l'étranger contre
l'armée de son pays, quel que soit l'étranger, en
quelque état que soit le pays. La loi morale condamne
avec la même inflexibilité les royalistes de Condé et les
bonapartistes d'Armand Carrel.
Les émigrés du moins conservèrent les qualités fran-
çaises et l'amour de la France. Il se regardaient comme
des croisés qui combattaient pour leur Dieu, mais ils
ne négligèrent aucune occasion de protester contre tout
projet qui pourrait amoindrir la France. Les étrangers
1 Ms. Aff. étr. Autriche, suppl. 23. Noailles à Montmorin, 22 oc-
tobre 1791.
2 Goulas, Mémoires, t. III, p. 25.
5 Avril 1823.
22.
340 LIVRE II.
étaient tantôt dans le dépit, tantôt dans l'admiration
devant cette persistance de l'amour. « Chacun de ceux
avec qui j'ai été en relation, écrit lord Auckland1,
s'occupe à combattre les projets des puissances qui
veulent, dit-on, prendre et garder les places fortes des
frontières. » Un autre Anglais, lord Malmesbury2, est
ému d'entendre, à la nouvelle de la fuite des volontaires
patriotes dès l'ouverture des hostilités, le comte de
Provence s'écrier 3 : « J'en ai le cœur déchiré, car je ne
saurais me dissimuler que ce sont des Français qui sont
battus, des Français qui s enfuient. » Lorsque le général
Jourdan s'avance dans les Flandres et chasse le duc de
Gobourg, « nous n'en fûmes pas fâchés, parce que
Gobourg avait arboré sur les villes conquises le dra-
peau impérial au lieu du drapeau blanc » , dit un
émigré 4 qui avait huit membres de sa famille dans
l'armée des princes; il y en a eu onze de la même
famille enrôlés sous le drapeau tricolore en 1870; de
même, si Talhouèt fut fusillé avec son fils en Bretagne
par les républicains, deux de ses petits -fils 5 sont tués à
l'ennemi en 1870.
Les émigrés se montraient fiers de la valeur de leurs
compatriotes républicains : « L'ennemi, disaient-ils6,
1 Lord Auckland, Correspondance, t. III, p. 60. To lord Gren-
ville, 17 may 1793.
i Diary, t. II, p. 413 : « I hâve a feeling wich goes to my heart, car... »
* Ce sont ses expressions mêmes.
* Bernard de la Frégeollière, Emigration et Chouannerie, p. 24.
5 Paul de Mauduit et Antoine de la Gournerie.
6 Corbehem, Dix Ans de ma vie, p. 103.
PREMIERES ILLUSIONS. 341
était français, c'est assez dire qu'il ne broncha pas. »
Le duc d'Enghien exprimait la pensée de tous quand
il disait après une rencontre ' : « Il n'y a d'égale à la
valeur des Français royalistes que la valeur des Fran-
çais républicains » ; ou encore, après un combat contre
Moreau : «Gomme ils se battent! En vérité, à présent je
ne sais auquel des deux donner la pomme pour la
valeur, de nos troupes ou des leurs; aussi, s'ils le
veulent bien, ils ont le temps d'aller à Vienne. »
Ils étaient révoltés contre une persécution brutale;
ils combattaient une jacquerie organisée par des /"
cuistres ; après avoir cru que les hommes étaient géné-
reux et que le bonheur procédait de la sensibilité, ils
se reportaient de toute la fureur de leur déception vers
les folies du moyen âge, ils s'étourdissaient dans un
tourbillon de prétentions surannées soulevées comme
des feuilles sèches par un vent de Fronde ; ils ne vou-
laient ni aristocratie, ni constitution... — Répondez
avec candeur, disait une voix aux libéraux de la géné-
ration suivante, qu'eussiez- vous fait à leur place?
Point de question semblable à nous autres qu'a
enrichis ou désappointés la démoralisante série des
révolutions. Où se voient l'abnégation, l'énergie, le
point d'honneur, se doit saluer le Français. On doit
réserver son indignation contre ceux qui disent tout le
long du jour : — Grains la guerre; aime l'argent; plais
au vulgaire; plus bas!
1 Antoine, Histoire des émigrés, t. I, p. 3V0.
CHAPITRE IX
CAMPAGNE DE FRANCE EN 1792.
Méfiance entre les émigrés et les étrangers. — La pluie et la boue.
— Dumouriez et Lacuée de Cessac. — La retraite.
I
MÉFIANCE ENTRE LES ÉMIGRÉS ET LES ÉTRANGERS.
Cette campagne qui devait tout finir fut préparée
avec lenteur : déjà s'allumaient les convoitises. L'Au-
triche veut la Lorraine; pour la Prusse, il faut la
Franche-Comté; la Russie, occupée à se nantir ailleurs,
laisse faire1. Quant aux princes, ils sont destinés, de
l'aveu des plus clairvoyants parmi ceux qui les
entourent, à ne jouer « aucun rôle, ils n'auront que
celui qu'ils voudront prendre, ou la nullité 2 » . La
nullité, c'est bien ce que prétend leur imposer le roi
de Prusse, devenu l'Agamemnon du moment. Les
puissances disposent du sort de la France, répond le
géant au marquis de Moustiers qui vient lui demander
de reconnaître le comte de Provence comme régent de
1 Ms. Aff. et. Russie, 138, Genêt à Dumouriez, 13 juillet 1792; —
Mayence, 70, Villars à Delessart, 21 mai 1792.
* Ms. vol. 639, f° 301. Las Casas à Antraigues, 19 mai 1792.
PREMIERES ILLUSIONS. 34:}
France durant la captivité de Louis XVI. Les Impé-
riaux ne sont pas plus désintéressés, ils plantent des
poteaux aux aigles d'Autriche sur les routes qu'ils
occupent1. « Pas un de vous, Alsaciens, dit un de
leurs généraux 2, pas un de vous, je le sais, ne se refu-
sera au bonheur d'être un Allemand! »
Les émigrés sont pour les alliés des observateurs
inquiétants, non des auxiliaires. On les amoindrit en
les divisant en trois corps : l'armée des frères du Roi,
commandée par les maréchaux de Broglie et de
Gastries, qu'on dirige sur Thionviile ; celle du prince
de Condé, qui accompagne l'armée d'invasion ; celle du
duc de Bourbon, qui occupe la Belgique. « Nous en
serons, nous autres princes, écrivait le duc de Béni3 ;
il faut espérer pour l'honneur du corps que quelqu'un
de nous s'y fera tuer. »
II
LA PLUIE ET LA BOUE.
Le général en chef était non le roi de Prusse, mais
le duc de Brunswick.
Ferdinand, duc de Brunswick-Wolfenbiittel, neveu
1 Chambelan», Histoire du prince de Condé, t. II, p. 127.
2 Poisaye, t. II, p. 363. Il s'agit du manifeste de Wiïrrnser qui
est seulement de l'année suivante, mais le projet est arrêté dès le
milieu de 1792.
3 Chateaubriand, le Duc de Berri^ p. 35.
344 LIVRE II.
et élève préféré du grand Frédéric l, avait cinquante-
sept ans. Le regard froid de ses yeux bleus, ses
allures graves, les succès de ses premières campagnes,
lui donnaient de l'autorité. Mais deux événements
détruisirent en quelques semaines son prestige, le
manifeste qu'il signa, et l'ingérence du roi de Prusse
dans le commandement.
Le manifeste était rédigé avec assez d'ineptie pour
soulever l'horreur et le patriotisme dans toute la France.
Brunswick hésita à le signer 2 ; le comte de Provence a
été longtemps accusé d'avoir préparé et fait adopter ce
ridicule document. On ne peut plus répéter cette
calomnie aujourd'hui que l'on sait comment le mani-
feste a été copié par Marie-An toi nette sur des notes de
Fersen, puis renvoyé par elle à Fersen, qui l'a fait
remettre à Limon pour être porté au duc de Brunswick.
Le roi de Prusse empêcha, par la prolongation de
ses fêtes à Goblentz, que l'on pût profiter des belles
journées du commencement d'août 3. « Il y a une
main invisible, écrivait Condé 4, qui retient et empêche
de tenter des succès presque certains. » « Prendrez-vous
encore le commandement? » demanda en allemand,
quelques mois plus tard, lord Malmesburyà Brunswick 6.
1 Fils de sa sœur Philippine-Charlotte.
2 Mathieu-Dumas, Souvenirs, t. II, p. 426.
3 II est à Coblentz le 23 juillet, à Longwy seulement le 13 août.
4 Comte de la BoutktiÈre, Armée de Condé. Condé à la Fare,
31 août 1792.
5 Diary, t. III, p. 206. La réponse est donnée en français, avec
les paroles mêmes du duc.
rx
PREMIERES ILLUSIONS. 345
— « Non, si le Roi y est, répond le duc en français,
c'est impossible que je m'expose de nouveau à toutes
les avanies que j'ai eues sur le Rhin. Le Roi perd la
moitié de la journée à la parole et à ses repas. »
Enfin après deux mois d'attente, on part avec les
pluies.
L'armée du maréchal de Broglie est destinée au siège
de Thionville : on lui adjoint le comte d'Artois et deux
pièces de canon '. Les volontaires prennent plaisir à
cette vie en campagne; ils foulent les blés mûrs, ils
regardent, le soir, la silhouette d'un cavalier qui se
profile sur l'horizon, la carabine au poing; ils écou-
tent le pas des chevaux dans les chemins creux et les
chants de l'alouette au lever du soleil. Bientôt ils se
lassent de la pluie, de la fange, des corvées sous un
ciel gris; il faut aller au bois, à la viande; on fait sa
cuisine, on lave son linge. « J'ai vu de vieux gentils-
hommes, sac sur le dos, fusil en bandoulière, soutenus
sous le bras par un de leurs fils ; j'ai vu M. de Boishue,
le père de mon camarade massacré aux états de
Rennes, marcher seul et triste, pieds nus dans la boue,
portant ses souliers à la pointe de sa baïonnette de peur
de les user 2. »
Ils mettent le siège devant Thionville. Galonné s'éta-
blit au quartier général d'Étanges et organise la per-
ception des impôts ; il installe à Sierck un receveur
1 De Montrol, p. 114.
2 Chateaubriand.
346 LIVRE II.
central des droits sur comestibles et boissons '. Puis
tout à coup se répand dans les rangs la nouvelle que le
comte d'Artois va rejoindre le roi de Prusse. Les
volontaires se pressent autour de lui en le suppliant de
ne pas les quitter; il répond probablement que Thion-
ville succombera promptement et qu'ils viendront le
rejoindre à l'armée principale, mais plusieurs com-
prennent au contraire qu'il promet de revenir lui-
même, et ils ne tardent pas à crier très haut « qu'il
leur a manqué de parole ' » .
Le sort des émigrés de l'armée de Brunswick n'était
pas plus heureux ; depuis Trêves ils s'avançaient len-
tement, sans foin ni avoine pour les chevaux, couchant
la nuit sur la terre, sans tente ni paille; « ce n'est pas
un camp de soldats, mais une horde de Tartares. Rien
que de la pluie sur le dos, du froid et de la faim 3. »
Les gentilshommes sont obligés de prendre soin eux-
mêmes de leurs chevaux, de les mener à l'abreuvoir, de
les tenir pendant qu'on les ferre ; leurs femmes et leurs
maîtresses les suivent dans des carrosses de louage,
elles bivouaquent le soir dans la prairie; les voitu-
riers allemands qu'elles ont payés d'avance font confi-
dence aux Prussiens qu'ils comptent bientôt verser dans
un fossé et abandonner les voyageuses 4. Le Prussien
pille les premiers villages, puis les incendie. Une
1 Corr. orig. des émigrés, p. 210 et suiv.
s Fersen, t. Il, p. 38. — Olivier d'Arcens, Journal, p. 55.
3 Montlosier à Mallet du Pan, t. Ier, p. 325.
* Goethe.
PREMIERES ILLUSIONS. 347
colonne de fumée indique chaque matin la place de
celui qu'a occupé une division prussienne. Ces gens se
sentent aussi odieux à leurs alliés qu'à leurs ennemis :
le beau Goethe, fier de sa jeunesse et de ses attitudes
olympiennes, raconte avec amertume que, pour les gen-
tilshommes français, il n'est qu'un Allemand sans tour-
nure ' . Enfin voici Verdun.
Le comte de Beaurepaire, ancien officier de carabi-
niers, voulut défendre Verdun. Il fut seul, il se tua 2.
Verdun ne pouvait soutenir un siège 3; une femme veut
porter des dragées dans le camp prussien, mais elle ne
peut y pénétrer ; une autre femme remet quatre mille
livres qu'elle a reçues pour lui à M. de Rodez, prési-
dent au parlement de Metz et soldat dans le corps de
Gondé. Ces deux démarches irritent les jacobins de
Verdun. Ils feront arrêter aussitôt après le départ des
Prussiens quatorze femmes de la ville, iUles enferme-
ront avec Marguerite Groutte, fille de joie, puis les
feront servir à parer une des fêtes de la guillotine :
douze têtes se tendront pour que la chevelure soit cou-
pée, la gorge mise à nu, le cou tranché. Les deux plus
jeunes seront simplement « exposées avec un écriteau
disant qu'elles ont livré Verdun » .
1 Goethe. Ces mots sont en français.
2 Ce fait est très-obscur.
3 Rapport de Cavaignae à la Convention. Voir sur cet épisode
Cuvillier-Fleury, Portraits politiques et révolutionnaires.
348 LIVRE II.
III
DUMOURIEZ ET LAGUÉE DE CESSAG.
La France, qui avait déclaré la guerre depuis cinq
mois, avait eu le temps de préparer sa défense. La
vieille armée de Louis XVI, qui était de cent soixante
mille hommes, avait perdu environ un tiers de son
effectif par les désertions. La solde avait été accrue,
les sous-officiers étaient remplis d'ardeur, il restait plus
de cent mille excellents soldats.
Dumouriez, leur chef, commence la partie en diplo-
mate. Il a la pensée de tous nos grands hommes d'État,
de Coligny à Louvois : l'annexion de la Belgique.
Puisque l'ennemi s'attarde dans l'Est, il se prépare à
l'attirer vers lui en envahissant la Belgique. « Cette
conquête, écrit-il le 23 août 1792, compensera la
perte de deux ou trois places sur la Meuse ' . » Il con-
centre ses forces autour de Sedan durant la dernière
semaine d'août. Mais le 31 août il reçoit l'ordre du
comité topographique de descendre vers Grandpré,
pour occuper avant les Prussiens les forêts dites des
défilés de l'Argonne.
Le comité topographique comprenait alors Servan,
1 Sybel, t. Ier, p. 541.
PREMIERES ILLUSIONS. 349
ministre de la guerre, d'Arçon, La Fitte, Lacuée de
Gessac. C'est Lacuée qui saisit, qui démontre l'impor-
tance de l'Argonne. Non que l'Argonne soit un pays de
montagnes et de précipices, une barrière naturelle,
comme on s'est plu à le conter. Ce sont collines de
deux cents mètres, séparées par des vallées ondulées.
Mais la terre est argileuse, elle est en ces derniers jours
d'août détrempée par lespluies; partout des taillis; peu de
routes. L'Argonne n'a de valeur qu'à cette heure même,
par sa boue, contre cet ennemi peu nombreux, fatigué,
qui craint les surprises des forêts. Lacuée et Dumouriez
n'ont pas eu sous la main une forteresse géologique.
Ils ont compris la valeur des lieux à l'heure où ces lieux
pouvaient servir. Lacuée pousse vers l'Argonne Dillon
qui est en Flandre, Kellermann qui couvre la Bour-
gogne. Il les appelle autour de Dumouriez.
Si Dumouriez s'attarda trop dans sa pensée inoppor-
tune d'une conquête de la Belgiqne, il eut le génie
d'être frappé par l'importance de la position qu'on lui
montrait, il s'y précipita. Le 2 septembre, il allait être
cerné à Sedan entre Brunswick et Glerfayt; le 4 sep-
tembre, il est à Grandpré ; le 5, Dillon est aux Islettes :
les Français se concentrent dans les bois.
Ainsi Dumouriez part de Sedan avant d'y être investi
et marche vers Ghâlons : jour pour jour, soixante-dix-
huit ans plus tard, une armée française, devant le
même ennemi, évacue Ghâlons, s'engouffre dans Sedan,
y tombe.
350 LIVRE II.
Dumouriez tient son armée, il est sûr de lui, il se sent
maître de sa campagne. Un obstacle imprévu manque
de tout compromettre.
Des bataillons de volontaires s'étaient réunis à
l'armée française. Il était permis alors de croire que des
hommes munis d'armes étaient en état de combattrt
contre une armée régulière; la preuve contraire n'avait
pas encore été fournie par l'expérience. Peut-être même
si les officiers n'avaient pas été choisis par l'élection
parmi les buveurs, si la discipline avait été sévère, ces
bataillons auraient pu se tenir avec honneur devant
le feu, comme ont fait tous ceux qui avaient un bon
commandant. Mais un soldat ne s'improvise pas. La
• volupté de la guerre est une des plus séduisantes quand,
dressés à ses joies, des hommes s'avancent épaule contre
épaule sous les balles, le vacarme et les surprises; ces
hommes forment une armée ; mais l'habitude du cabaret
«/ rend l'homme impropre à ces mâles plaisirs. Les volon-
taires vont se former pendant deux campagnes, ils
deviendront dignes ensuite d'être incorporés dans les
régiments réguliers.
A Grandpré, les soldats ont un vrai mépris pour les
volontaires, ils les voient se quereller entre eux, « excepté
lorsqu'il s'agit de commettre des atrocités ' « ; les
bataillons des Parisiens fuyaient jusqu'à Reims dès
qu'ils voyaient des hussards, ils criaient qu'on les tra-
1 Dcmouhiez, Mémoires, t. III, p. 33.
PREMIERES ILLUSIONS. 351
hissait, qu'on les envoyait à la boucherie. Dumouriez
donna à ces enfants quelques leçons de discipline :
« Je ne les raterai point, e'crit-il '; si je ne prenais ce
parti, ils ruineraient mon armée et finiraient par me
pendre. »
La pluie tombe. Elle rend l'Argonne impossible à
occuper : Dumouriez fait sortir lestement tous ses corps
de ces taillis boueux, les pousse sur Sainte-Menehould,
où ils les arrête la face vers Paris 2; l'armée de Bruns-
wick est entre Dumouriez et Paris : deux jours plus
tard Kellermann arrive avec près de cinquante mille
hommes, et s'établit entre l'Auve et la Bionne, près du
moulin de Valmy.
Le 20 septembre 1792 est livrée la bataille de
Valmy.
Les émigrés, retenus dans l'immobilité, voyaient les
boulets des canonniers français enfoncer devant eux
dans le sol détrempé et faire jaillir la boue; les chevaux
se cabraient ; une gerbe de flammes apparut à côté du
moulin de Valmy, une détonation retentit. Le duc de
Brunswick voulut profiter de cette explosion de caissons
pour tenter une attaque, il fut repoussé. Le soir venait.
On avait jeté dix mille boulets sur les Français sans
avoir pu gagner un bout de prairie. On rentre au cam-
pement. On ne s'explique pas encore les résultats de
1 Voir les lettres des généraux citées par Camille Rousset, les Volon-
taires de 1792, et par Mortimer Ternaux, fa Terreur, t. IV, p. 540 à
548.
2 Le 17 septembre 1792.
352 LIVRE II.
cette journée, chacun est triste et se tait. La soirée est
lugubre. On s'endort sous la pluie.
Le lendemain, le duc de Brunswick reconnaît qu'il
n'y a pas à recommencer la canonnade. Les hussards
galopent et échangent des coups de sabre entre les
deux armées ; pas de vivres, pas de source, on boit ce
qu'on trouve dans les ornières, Gœthe fait son chocolat
avec l'eau qui découle du cuir de la voiture. Les blessés
succombent. L'horizon est noir, Brunswick montre au
roi de Prusse que son armée est réduite à cinquante
mille hommes, que la campagne doit être regardée
comme terminée, qu'en se portant rapidement sur
Sedan et Montmédy, on occupera une redoutable
position d'hiver avec la vallée de la Meuse pour recom-
mencer les conquêtes l'année suivante.
Mais le géant est incapable de prendre une décision
aussi vite. Il discute, il parle, il voit arriver un parlemen-
taire français, Dumouriez n'ignorait pas que les vaincus
de Valmy étaient dangereux encore ; il venait d'ima-
giner des négociations pour les retenir dans la boue,
les y épuiser, les mettre hors d'état d'occuper la
Meuse.
Le roi de Prusse a hâte de rentrer dans son harem ;
il vient en outre d'apprendre que Catherine a occupé
la Pologne tout entière et ne parle plus de céder
Danzig. Il est excité contre le duc de Brunswick par
un thaumaturge qui l'amuse, le comte de Manstein. Il
accueille l'envoyé de Dumouriez, il se laisse berner par
PREMIERES ILLUSIONS. 35 ï
de chimériques propositions, il reste cinq jours sous la
pluie avec une armée sans pain. « Le roi de Prusse,
écrit Dumouriez ' pendant ce temps, s'est fourré dans
le guêpier et meurt de faim; nous tenons les enne-
mis, et sous quinze jours nous pouvons ruiner leur
armée. »
Le roi de Prusse prend sa revanche en prolongeant
la négociation après qu'il s'est décidé à la retraite, de
manière à n'être pas poursuivi2. Il fait lever le camp
le 29 septembre à minuit. Pourvu que les Français ne
nous poursuivent pas ! c'est la pensée unique de tout
homme dans cette armée qui s'était avancée avec la
certitude du triomphe; et tous de courir à travers
champs, de se conter comme les paysans armés de
fourches guettent et pillent les fuyards.
Ce coup qui frappait les émigrés au plus fort de leur
sécurité n'a jamais semblé pouvoir être le résultat de
causes naturelles. Les explications les plus absurdes
ont été multipliées pour pallier la défaite, elles ont été
répétées avec naïveté de nos jours. Mais tandis que les
émigrés, avec leur esprit plus large et leur habitude du
rire, se contentaient d'explications qui n'étaient ni
sensées, ni réfléchies, leurs petits-fils, serrés dans les
liens d'une éducation étroite, viennent aujourd'hui
raconter avec une crédulité béate des énormités comme
1 A Biron, le 25 sept. 1792.
2 On a même dit qu'il avait donné 25,000 francs au négociateur
français, Westermann, le général de Danton.
SB
M
354 LIVRE II.
celle-ci : « Brunswick était franc-maçon, la marche
sur Paris dut lui être interdite par les loges. »
La seule cause de l'échec est dans les retards du roi
de Prusse, qui ont laissé arriver la saison des pluies.
L'Agamemnon retenu dans la boue a cherché à rejeter
la faute sur Brunswick : « J'ai toujours regardé le
roi de Prusse comme une béte et non une bonne bête » ,
disait quelques mois plus tard mademoiselle de Hertzfeld
à lord Malmesbury x, qui l'avait connue pure et altière
à Berlin, et qui la retrouvait maîtresse du duc de
Brunswick, un peu honteuse, un peu défraîchie, mais
pleine de dévouement pour le duc, qu'elle consolait des
reproches injustes.
IV
LA DEROUTE.
La pluie dure toujours. Sous le même ciel, il faut
revoir les chemins ravinés et les villages brûlés qu'on
vient de franchir au milieu d'illusions si vite envolées.
Les convois de malades obstruent les routes. On
avance au pas, comme à des funérailles. Si un cheval
tombe, on coupe les traits, on continue : si alors les
ïDiauy, t. III, p. 151 : « Much altered... abuses the king, she always
thought him a bête and not a bonne bête... »
PREMIERES ILLUSIONS. 355
chevaux valides ne peuvent plus traîner le caisson ou
la voiture, on les dételle, on laisse le caisson dans la
boue. Ceux qui fouettent leurs chevaux pour dépasser
la pesante colonne, entendent craquer sous leurs roues
les jambes de ceux qui dorment. Si l'on veut s'arrêter,
on est menacé d'être poussé dans le fossé. Ceux qui
vont à pied laissent leurs chaussures dans une boue
blanche et collante.
Les Prussiens font main basse sur les bagages des
émigrés l, ils détruisent ce qu'ils ne peuvent emporter.
Contre l'émigré s'acharne surtout la cavalerie fran-
çaise : le comte de Beurnonville, qui la commande, se
fait un honneur de tuer ceux qui cherchent à se cacher
en France2 : « Tous mes hussards, dit-il, ont des
montres et de l'or; ils ont pris quatre émigrés, un
aumônier, quatre femmes, plus M. de Boisseuil, se
disant major de la gendarmerie. Je vous recommande
ces bougres d'émigrés qui ont l'air de pendards. Vous
voyez ici qu'on les abandonne à la sévérité des lois. »
Onze émigrés malades sont enlevés dans une ambu-
lance et conduits à la prison de Verdun. La Convention
envoie l'ordre de les massacrer; le soir même, aux
1 Neuilly, Souvenirs, p. 52; — Olivier d'Argens, Journal,
p. 57; — Montrol, Histoire de Cémigration.
* Cette lettre est publiée par Ternaux, t. IV, p. 545. Mais il y a
plus de fanfaronnade que de barbarie dans ses ternies. C'est Beurnon-
ville qui a envoyé le fameux bulletin du combat de Grew-Machern en
1793 : « Après trois heures d'une action terrible dans laquelle les
ennemis ont éprouvé une perte de dix mille hommes, celle des Fran-
çais s'est réduite au petit doigt d'un chasseur. »
23.
356 LIVRE II.
flambeaux, on les fait descendre sur la place où le
peuple s'est entassé. L'un d'eux, Alexis de Villeneuve ',
n'a pu se lever à l'appel de son nom, il est resté lan-
guissant sur sa paille : il entend les dix détonations
qui abattent successivement chacun de ses camarades.
Il laisse échapper quelques gémissements, la senti-
nelle entre près de lui. « Il paraît qu'on vous a oublié » ,
dit le soldat. L'enfant se croit perdu. Mais le soldat
reparaît au bout de quelques instants avec une capote
grise : « Quittez votre uniforme, sortez avant qu'on
voie que vous manquiez à l'appel, allez à Nancy, enga-
gez-vous dans les chasseurs. »
Les paysans étaient peu cléments pour les émi-
grés : ceux des environs de Sedan saisissent deux offi-
ciers bretons, les poussent dans un bois, les fusillent
et jettent les corps dans un fossé après avoir pris les
montres et l'argent 2. La dyssenterie fait plus de ravages
encore 3; les vivres manquent, on mange des racines;
les cadavres sont couchés le long des routes 4 ; la plus
affreuse misère apparaît subitement : « Je restai pen-
dant deux mois avec la même chemise 5. » On reçoit la
charité des Bohémiens qui offrent une pomme, ou du
linge pour les plaies. Chateaubriand tombe épuisé dans
1 Son récit est publié par son frère Villeheuve-Larochebarxaud,
Quiberon, p. 120.
2 Ms. vol. 624, p. i.
:$ Fersen, t. II, p. 39, lettre du comte à la comtesse de Vauban;
et Corr. orig. des émigrés, p. 89.
4 Dampmartin, Mémoires, p. 306.
5 Corr. orig. y p. 89.
PREMIERES ILLUSIONS. 357
un bois, des « gelinottes fourvoyées sous les troènes
faisaient seules avec des insectes quelque murmure
autour de moi; je m'évanouis dans un sentiment de
religion : le dernier bruit que j'entendis était la chute
d'une feuille et le sifflement d'un bouvreuil » . Rainasse
par des conducteurs de bagage, il fut donné à une
cabaretière de Namur qui l'enroula dans une couver-
ture de laine : « Les femmes ont un instinct céleste
pour le malheur. »
Mais les paysans allemands ne sont pas de cette
humeur; maintenant que l'émigré est vaincu, il devient
une prise. « Nous sommes vexés autant qu'il est
possible par les paysans, écrit Gondé ! ; nous ne pou-
vons plus nous loger que le sabre et le pistolet à la
main. La noblesse est obligée de se mettre en défense
contre les fourches, les pelles, les pioches. »
1 Comte de la Boctetière, Condé à La Fare, 6 oct. 1792.
y
LIVRE III
LA DISPERSION
CHAPITRE X
LA DÉBÂCLE
Les misères de la défaite. — Avidité des puissances.
Les princes de Bourbon.
I
LES MISÈRES DE LA DÉFAITE.
Malheur aux vaincus! Pour l'Europe comme pour la
France, la légalité s'écarte des vaincus et passe subite-
ment de l'armée des officiers à l'armée des soldats. La
France est désormais avec le drapeau tricolore. Pour
l'Europe, pas de guerre de principe : une curée. Pour
la France de même. Le paysan français voulait la terre.
Il la prend, il prétend la garder, il sait la défendre, il
se regarde comme constituant seul la nation. Rien de
plus immoral que l'idée de laquelle procède l'ère nou-
velle, c'est la convoitise de la terre. La terre à ceux
LA DISPERSION. 359
qui ne l'ont pas, voilà Ja formule de la Révolution. Mais
aussi rien de plus lamentable que la condition des
paysans jusqu'à cette époque : ils ont souffert, ils se
vengent. Pour atroce que soit leur vengeance, elle
n'assouvit pas la rancune amassée par quinze siècles
de souffrances. Aujourd'hui il paraît quelquefois plai-
sant de conter longuement le bonheur des classes rurales
avant la Révolution; Userait plus sensé de dire simple-
ment que les hommes n'ont pas besoin d'être heureux,
que la civilisation, comme la nature, s'inquiète peu des
générations écrasées, qu'un seul savant est plus pré-
cieux que des millions de brutes; mais si les millions
de brutes inutiles sont dans la misère, nous sommes
obligés de comprendre leur haine contre les vieux
moules de civilisation, leurs convoitises brutales et
leur aveuglement.
Malheur aux vaincus ! Ils ne sont pas accablés de
leur défaite seulement, mais d'une déchéance morale
dans laquelle s'aigrit leur cœur, se rétrécissent leurs
pensées; ils se soupçonnent, ils jugent leurs chefs,
ils s'enferment dans un petit nombre d'idées, ils
sont tantôt exaltés dans une passion fixe, tantôt
abattus par l'immensité de leur malheur.
La retraite ne se ralentit point après les boues de la
Champagne ; déjà Gustine approche de Spire, déjà les
hussards français se montrent près de Liège. Les
Françaises et leurs enfants couvrent les routes et se
mêlent aux débris de l'armée : « On voyait des dames
360 LIVRE III.
en falbalas conduisant des ânes chargés de leurs effets,
d'autres les transportaient sur des brouettes, de pauvres
enfants de huit ans portaient sur leurs épaules de lourds
paquets de hardes '. » Devant un ponton établi sur la
Roër, soixante-dix voitures attendent leur tour pour
défiler; à peine est-on arrivé à Mùlheim, que le magis-
trat signifie un ordre d'expulsion. AMayence, le voitu-
rier demande vingt-cinq louis pour mener à Wailbourg
chez le prince de Nassau; les bateliers du Rhin exigent
quatre-vingts louis pour descendre à Cologne 2; les
voitures sont prises d'assaut par les soldats malades ou
poussées dans les fossés par les Prussiens qui se font
un butin. Le soir, on s'enferme dans une grange, on
se jette sur la paille, on essaye de dormir. Des femmes
qui s'étaient réunies pour fuir ensemble, mesdames de
Guiche, de Poulpry et de Montaut, sont réveillées une
nuit par des coups à leur porte, par une voie impérieuse
qui ordonne d'ouvrir; elles voient entrer à la clarté
des torches madame de Galonné, « parée, crêpée,
fardée, poudrée, robe à queue, paniers, souliers à
talon » ; elles l'invitent à s'étendre au milieu d'elles
dans l'abattoir où elles ont trouvé un abri, sous les
crocs où pendent les moutons éventrés 3.
Les bateliers du Rhin dérobent les malles 4 ; les
1 Paillot, Souvenirs d'un grand-père.
2 Corr. orig. des émigrés. Lettre au comte de Lespinasse-Langeac,
p. 116.
3 Duchesse de Gontacd, Mémoires.
* Corr. orig des émigrés, p. 83, comte de Morsan au duc de Guiche.
LA DISPERSION. 361
marchands allemands achètent à vil prix, souvent pour
un méchant cheval et une charrette, les diamants et
les dentelles1. « Entre ma fille et moi, nous avons
trois louis » , écrit une femme 2. « Nous sommes
réduits au son et aux pommes de terre » , dit un
émigré3. Car non-seulement ceux qui suivaient le duc
de Brunswick, mais ceux de toutes les armées et de
tous les asiles sont débandés et confondus dans cette
déroute immense. Les enfants qui avaient voulu être
soldats, comme Gorbehem et Grandry, tombent épuisés
sur les chemins : l'un est ramassé par une cabaretière
qui l'étend devant sa cheminée4, l'autre est recueilli
par un pasteur protestant de Maëstricht qui a onze
enfants; il sera mon douzième, dit le saint5. En
Belgique et en Hollande, on trouve un accueil chari-
table, mais les Allemands lâchent la bride à leur
avidité.
« Ils nous avaient accueilli dans notre fortune, dit
une Française consternée, ils nous abandonnent dans
l'excès de nos malheurs. » A Cologne, l'électeur fait
afficher que les Juifs, bannis et émigrés aient à sortir
de ses Etats. Il ne prévoit pas qu'il sera proscrit à son
tour et confondu au milieu de ceux auxquels il faisait
fête quand il les croyait puissants : une des Françaises
1 Duchesse de Gontaud.
2 Corr. orig. des émigrés, lettre à M. de Moè'lussic, 8 oct. 1792.
■ Corr. orig. des émigrés, Devaisres à son oncle, 7 oct. 1793.
* Gorbehem, Dix Ans de ma vie, p. 53.
5 Revue de Bretagne et Vendée, 1861, p. 12.
362 LIVRE III
expulsées par lui écrit plus tard : « Je l'ai vu émigré
aussi, je n'ai pas ri de ses maux. » L'électeur de Saxe,
en apprenant l'arrivée à Dresde du comte de Vau-
dreuil, lui envoie aussitôt un officier de police pour
lui dire que les chevaux sont à sa voiture et qu'il
peut continuer sa route. Avec les petits gentils-
hommes, les Allemands font moins de façons : Sa
Majesté l'Empereur consent à ne pas proscrire les
émigrés qui sont à son service, mais il fait savoir l « à
tous ceux qui se trouveraient ou se présenteraient
dans quelque ville ou lieu, qu'ils seront arrêtés par les
officiers de police et traités comme gens sans aveu » .
Les magnifiques seigneurs de Bâle qui « ressemblent à
des manants * » , tiennent à imiter l'Empereur, et font
afficher aussi l'expulsion des Juifs et des émigrés, ce
qui amène aussitôt en marge de la note de l'auber-
giste cette Bourbonnaise :
Dans Bâle la grand'ville
Un Sénat imbécille
Dans un accès de bile
L'autre jour décréta,
Ah! ah!
Que loin de ses murailles
Tout étranger s'en aille,
Que la seule canaille
Doit seule rester là,
Ah! ah!
Les baillis les plus humbles, les valets des abbayes
1 Le 23 octobre 1792. Document publié par Ternavjx, t. IV, p. 532.
9 Madame de Sabran, Correspondance.
t*,<'i**w-*xAt
LA DISPERSION. 363
se montrent insolents, comme ce garde-pêche à Otto-
beuren qui vient enlever la ligne du comte de Haute-
fort ' en lui signifiant « que la pêche était libre pour
les Allemands, et point pour les Français » .
Nulle race dans l'espèce humaine ne possède comme
les Teutons le culte de la force : non-seulement le
droit, mais la pitié même fuient le faible. Qu'il se
résigne. Qu'il s'humilie. D'ailleurs l'émigré, qui hier
était un preux fidèle au devoir, n'est plus, depuis la
défaite, qu'un banni : l'Allemand se reprend à lui dire
comme aux ligueurs rejetés par Henri IV dans les pays
étrangers :
Les enfants estonnés s'enfuiront te voyant,
Et l'artisan moqueur aux places t'effroyant,
Rendant par ses brocards ton audace flétrie,
Dira : Ce traistre-icy nous vendit sa patrie!
Le brocard de l'Allemand consiste à faire ses profits;
à Dûsseldorf, « rapacité brutale 2 » ; les prix se haussent
subitement devant l'émigré qui est « rançonné sans
pudeur, sans pitié, vexé, dépouillé » , c'est un Allemand
qui le constate3. Dans toute l'Allemagne, « nous
avons rencontré un peuple avide et fripon4 » .
Alors s'évanouit tout espoir : « Ton fils se porte
bien, pauvre petit, il est donc destiné à connaître la
1 Ms. Bibl. nat. fonds Périgord, vol. 105, f° 419.^
2 Comte de Contades, Journal de Jacques ds Thiboult, p.' 18.
3 Grimm, Soc. hist. Russie, 1868, p. 361.
* Journal de Jacques de Tliiboult, p. 12.
364 LIVRE III.
misère » , écrit une femme ' à son mari. Les ménages
sont dispersés, les ressources sont épuisées, les enfants
sont affamés. « Les enfants criaient à faire pitié, plu-
sieurs femmes qui n'étaient jamais montées en char-
rette n'avaient pu supporter les cahots. Je n'oublierai
jamais l'impression que me fit un ancien militaire,
décoré de la croix de Saint-Louis et qui pouvait avoir
soixante-dix ans; il était encore bel homme, de l'aspect
le plus noble; appuyé contre une borne, dans un coin
de rue isolée, il ne demandait rien à personne a. »
Les voilà, ces êtres délicats et joyeux, face à lace avec
la misère. Quelques-uns ont encore des préoccupations
bizarres. Madame de M***3, par exemple, est forcée de
fuir sa retraite quelques jours après avoir mis au monde
« un malheureux enfant » ; arriver chez sa mère avec
cet enfant inconnu n'est pas ce qui l'embarrasse le plus,
mais elle est confuse à la pensée d'avouer que l'enfant
n'est pas du chevalier de Montchal avec lequel sa mère
la croyait en galanterie; elle écrit bravement au che-
valier pour le prévenir de son inquiétude ; elle ne croit
pas nécessaire de lui avouer le nom du rival qu'elle
venait de rendre heureux au moment où elle accueillait
1 Corr. orig. des émigrés, p. 126. La comtesse de Changy à son
mari, 7 oct. 1792.
1 Madame Le Brun, Mémoires, t. I, p. 260.
3 La Convention qui a fait publier cette lettre dit qu'elle est de
madame de M***. C'est très-vraisemblable. Mais alors il faut substituer
au mot .cœur qu'elle emploie, le mot mère. C'est ce que j'ai fait.
Madame de Matignon était assez jeune pour que sa fille, madame
de M***, ait pris l'habitude de la nommer sa sœur.
LA DISPERSION. 365
ses hommages, mais elle lui demande de se prêter à
une douce fiction qui peut lui éviter de perdre l'estime
de sa mère : « Si elle m'eût su grosse de deux mois
lorsque je vous ai connu, elle serait furieuse contre
moi de rne supposer deux inclinations à la fois, elle
me repousserait avec indignation. Je vous préviens
que si elle me forçait à lui nommer le père de mon
enfant, je lui dirais que vous en êtes la cause. Cela
doit vous être égal, mon cher chevalier. Vous n'êtes
engagé à rien, si ce n'est de m'écrire des lettres plus
tendres et de me tutoyer, en un mot, de jouer le père
de mon enfant. Écrivez-moi donc ceci : Embrasse bien
mon cher petit Gaston et reçois pour ton compte mille
et mille tendres baisers et caresses... »
Ceux qui ne sont pas chassés par les Allemands
risquent d'être enlevés par les Français, comme M. du
Duit *, qui est pris dans le Brabant avec d'autres émi-
grés, mené à Douai, jugé par les officiers de volon-
taires et fusillé le soir même. Ceux qui espèrent se
cacher sont dépistés et tués avec une telle précipita-
tion qu'on tue sous ce prétexte même des gens qui
n'ont pas quitté la France, c'est le cas de M. de Tru-
chis 2; il est arrêté à Chalon-sur-Saône comme émigré
rentré ; « sa mort, écrit la veuve, était décidée avant
qu'il parût à l'audience, puisque quatre heures avant
le jugement la guillotine était dressée » ; mais après
1 Ms. Arch. nat. BB , I, 72.
2Ms. Arch. nat. BB, I, 76.
366 LIVRE III.
l'exécution, les juges reconnurent l'erreur et firent
restituer les biens.
Le plus touchant est un garde du comte d'Artois
qui ne peut rester davantage sans voir sa femme et ses
enfants qu'il a laissés à Versailles ; il sait que s'il rentre,
sa mort est certaine, mais au moins il ne mourra pas
de faim, et il aura pu revoir les êtres chéris. Il rentre.
Il arrive après mille dangers à Versailles. Il s'avance
dans la rue de la Pompe, il aperçoit de loin la maison
où sont ceux qu'il vient embrasser, il est aussitôt
reconnu par les voisins, entraîné vers la prison, con-
damné à mort, sans obtenir la faveur de voir cette
femme, ces enfants, qui sont près de lui, qui ignorent
son sort. «J'entendis, écrit un de ses voisins de prison ',
ses sanglots; il s'était résigné à mourir quand il avait
entrepris ce voyage , mais mourir sans les voir ! Ses
cris ne cessèrent pendant toute la nuit. »
II
AVIDITÉ DES PUISSANCES.
« Il y aurait de la fatuité à moi à vous parler de mes
succès, écrit Dumouriez 2, mais je peux vous dire qu'ils
1 Jullian, Souvenirs de ma vie, depuis 1774, p. 158.
i Ma. vol. 648, f° 99. Dumouriez à Lebrun-Tondu.
LA DISPERSION. 367
sont complets. » La moitié de la cavalerie prussienne
était détruite, Berlin était en deuil ; on annonçait la
disgrâce de l'instigateur de la guerre, Bischoffswerder l.
Celui-ci d'ailleurs s'était permis de plaire à sa femme,
que le Roi avait la prétention de se réserver a ; il plia
devant la bourrasque, abandonna par un divorce sa
femme coupable de fidélité, épousa la sœur de la femme
de Lucchesini, le nouveau favori. Mais le malheur vour
lut que les deux sœurs se haïssent 3 ; elles ne faisaient
trêve à leurs querelles que pour s'unir contre Sophie
Bethmann, qui prétendait se faire donner la couronne
aussitôt après la mort de la Reine : la Bethmann,
cousine d'un banquier de Francfort, ne négligeait rien
pour continuer à paraître « précieuse » au maître ; la
nouvelle Bischoffswerder, légère dans ses propos, était
signalée par les diplomates étrangers comme propre à
rendre des services; la Lucchesini, sa sœur, exerçaitune
sorte d'autorité sur le sérail du Roi 4. Elle avait fait
déclarer comme favorite mademoiselle Vienck, puis
1 Ms. Aff. étr. Hambourg, 107. Lehoc à Lebrun-Tondu, 26 oc-
tobre 1792.
* Dampmartin, Mémoires.
* Elles étaient les sœurs Pinto.
* Lord Malmesbury, Diary, t. III, p. 20, 22, 43, 122 : « Beth-
mann very art fui and ambitious had made the king believe she really
loved bim for bis sake. » Le Roi la nomme : « Une fille bonne et
précieuse. » Elle est « élever, artful, well informed, takes great pain»
witb herself... » « The female in actual possession of fa vour is of no
higher degree than a servant maid... lier principal merit is youth and
a warm constitution. She has acquired a certain degree of ascen-
dency. »
368 LIVRE III.
elle laisse arriver, pour les nécessités de sa lutte contre
la Bethmann, la servante Mickie « dont le seul mérite est
la jeunesse et l'ardeur; aussi les courtisans ne se pres-
sent pas à ses pieds, parce qu'on croit qu'elle perdra sa
charge dès que commencera la satiété » . Enfin, troi-
sième pouvoir à côté du Roi, contre la Lucchesini
et contre la Bethmann, reste encore madame Rietz,
comtesse de Lichtenau, qui est aimée depuis trente-
deux ans par le Roi. C'est elle qui témoigne le plus de
bienveillance aux émigrés.
La Lichtenau vieillie s'était attachée à un émigré
français, M. de Saint-Ignon : elle était naïve, insou-
ciante, dupe des flatteries de la Reine qu'elle décla-
rait elle-même « excessives » ; la Reine offrait humble-
ment son portrait, trouvait bon que les femmes de sa
cour la quittassent pour faire cortège à la Lichtenau.
Un soir, Saint-Ignon appelle un de ses camarades, M. de
Dampmartin, le mène dans un boudoir éclairé par une
lampe d'albâtre, le présente à la Lichtenau : elle lui
annonce qu'elle l'a fait désigner par le Roi pour être
précepteur de son fils. Dampmartin ne peut refuser; il
cache sa croix de Saint-Louis, il entre dans cette
étrange maison où deux autres compatriotes se trou-
vaient déjà, la femme de chambre, mademoiselle
Chapuis, toute-puissante sur sa maîtresse, et le gendre,
Thiéry, ancien capitaine de dragons qui a épousé la
sœur du pupille de Dampmartin, une bâtarde du Roi,
nommée comtesse de La Marche, belle et frivole, qui
LA DISPERSION. 369
s'était laissé enlever par un Allemand, puis par un
Polonais, avant d'épouser le Français.
Un autre Françaisplaisait davantage au roi de Prusse,
c'était le bibliothécaire de l'abbaye de Sainte-Gene-
viève, M. de Saint-Patern, qui savait chanter en s'ac-
compagnant sur une lyre. Les strophes d'Anacréon
ainsi déclamées procurèrent à Saint-Patern le titre de
chevalier de Malte avec rang à la cour. Ses lourdes plai-
santeries le mirent promptement à la mode, elles
étaient comprises sur-le-champ, tandis que le che-
valier de Boufflers passa pour une bête l. Son esprit
était trop fin et ne pouvait être apprécié , suivant
un de ses mots, par qui ne buvait pas l'eau de la
Seine. Boufflers épousa madame de Sabran qu'il
aimait depuis une vingtaine d'années, et se retira
avec elle au Rheinsberg chez le prince Henri de
Prusse.
Mais sauf quelques exceptions, les émigrés furent
généralement aussi mal vus en Prusse que dans le reste
de l'Allemagne. Leurs pires ennemis à Berlin étaient
les descendants des Français expulsés par la révocation
de l'édit de Nantes. Les fureurs religieuses dépravent
plus que les autres fanatismes. Ces protestants unis-
saient contre leurs anciens compatriotes l'âpreté des
malédictions bibliques, la dureté de la vengeance, l'ai-
greur du sang allemand entré chez eux par croisement.
1 Dampmartii», p. 348.
i. 24
370 LIVRE III.
Le pasteur Ermann reprocha aux émigrés, en chaire,
les dragonnades '.
La haine des Prussiens contre les émigrés n'alla pas
encore toutefois jusqu'à rendre le peuple favorable à
la révolution française. L'agent français à Hambourg 2
s'avisa de faire afficher sur les murs de Berlin un
placard républicain, par les soins d'une institutrice
française, mademoiselle Ghaurier; la jeune fille fut
condamnée au châtiment des verges : « Vous pouvez
juger combien je dois la plaindre » , écrit le piteux
diplomate qui l'a ainsi compromise, et il se rabat 3 sur
le Juif Éphraïm dont la femme a du crédit près de
Bischoffswerder, et il recommande en même temps à
son gouvernement le baron de Trenck, qui offre son
bras, sa plume et sa vie contre trois cents écus d'Alle-
magne.
Le nouveau gouvernement de la France remplissait
l'Europe ou de niais comme cet agent à Hambourg,
ou d'espions dangereux. Robespierre était en relation
avec le duc de Gobourg, ainsi que le chevalier de Ver-
teuil le fait savoir à lord Grenville : « Frappé des
malheurs qui pourraient résulter des sourdes menées
de Robespierre à notre armée, j'en rendis compte à
milord Elgin. Je continue à l'instruire des détails. La
cour de Vienne, n'ayant considéré la révolution que
1 Dampmartih, p. 319.
2 Ms. Aff. étr. Hambourg, 107. Lehoc à Lebrun, 9 nov. et 3 dé-
cembre 1792.
3 Ibid., vol. 108, janvier 1793.
LA DISPERSION. 371
comme un moyen d'agrandissement, n'a eu d'abord
d'autre projet que des conquêtes. L'affaiblissement de
la monarchie française lui paraissait le garant de la
grandeur de la maison d'Autriche... »
Huit agents secrets circulent entre Paris et Vienne,
ils sont accueillis parmi les émigrés qu'ils espionnent.
L'un deux, M. de Châteauneuf, se fait recommander
par Genêt, notre agent à Pétersbourg ', arrive à Ham-
bourg, où il touche environ quatre mille livres, et
voyagea Goblentz, à Bruxelles, à Valenciennes, à Paris.
Les frères Montgaillard traversent mystérieusement les
avant-postes; « Robespierre 2 envoya le 19 mai 1794
un officier qui resta trois jours à notre quartier général;
le 25, on lui expédia un nommé Lacour, jacobin
furieux, qui, pris le 22 à Templeuve, parut un homme
propre à cette mission. L'hérédité de la Bavière,
l'abandon de la coalition, étaient la base de ce traité. »
En réalité, l'Autriche entend tromper les Français
des deux partis, tromper aussi l'Europe, si elle peut,
s'attribuer le lot le plus gros dans le partage que permet
la disparition du cabinet de Versailles. Cette politique
est logique. Nul ne pouvait prévoir la force de résis-
tance et d'expansion des Français. On ne calculait pas
que ces convoitises consolidaient le droit dans l'armée
française, poussaient le patriotisme d'un élan sacré,
1 Ms. Aff. étr. Russie, 138. Chambonas à Servan, 16 août 1792.
— Ibid. Hambourg, 107. Lehoc à Dumouriez, 24 août 1792.
- Itapport de Verteuil.
24.
372 LIVRE III.
formaient contre l'étranger la pins merveilleuse des
armées que le monde ait encore vues s'user sous la vic-
toire. — C'est le moment, disait l'archiduchesse Chris-
tine à Fersen ', de s'emparer de la Bavière, de joindre
aux Pays-Bas autrichiens l'Alsace, la Lorraine, le
Hainaut français, l'Artois jusqu'à la Somme ; on donne-
rait au roi de Prusse Berg et Juliers. Liège sera pour
la Hollande 2 ; l'Angleterre aura Calais et Dunkerque 3.
La Russie ne dit rien : elle tient la Pologne 4.
C'est contre de tels projets que viennent s'abattre
les instances des émigrés, elles écument autour d'un
homme gras, fourbe, cynique, qui excelle à persuader
aux émigrés que l'Autriche les rétablira, aux agents de
Robespierre qu'elle est disposée à traiter avec le gou-
vernement des jacobins, à tous que la France ne sera
pas démembrée : c'est le baron de Thugut.
Thugut, fils d'un batelier du Danube, instruit et
dressé par les Jésuites, passe sa jeunesse dans les
grades inférieurs de l'ambassade impériale à Gonstan-
tinople. Il y acquiert assez d'importance, dès l'âge de
trente ans, pour être acheté par le roi de France; il
touche à partir de 1767 une pension secrète de treize
mille livres pour livrer les secrets de l'Autriche, simule
la docilité près de Saint-Priest, l'ambassadeur de
1 Fersen, t. II, p. 42.
« Sybel, t. II, p. 241 et 285.
:J Lord Auckland, Correspondance, t. III, chap xxvii.
* Sybel, t. II, p. 180.
LA DISPERSION. 373
France, livre à l'Autriche les secrets qu'il lui escroque,
touche les fonds des deux mains, conserve ce rôle
d'espion double durant vingt ans1. Petit, trapu, brutal,
il a le regard faux, sa laideur est repoussante 2. Il ne
boit que de l'eau. Il est insolent. A Varsovie, il salue
un jour Stackelberg, l'agent russe, en le prenant pour
le roi Poniatowski, puis quand on le met à une partie
d'écarté, il marque le roi en jouant le valet, et dit :
Voilà la seconde fois que je prends le valet pour le
roi.
Dès 1793 il est adjoint à Kaunitz, il le remplace
l'année suivante 3. C'est être trop vieux pour atteindre /*
un tel faîte; il a cinquante-sept ans, il ne travaille plus,
il n'a conservé que ses ruses d'Oriental, il se laisse sur-
prendre par l'Angleterre et la Prusse dans un men-
songe grossier4. Quand il croit tromper tout le monde,
il n'arrive à tromper en réalité que les généraux autri-
chiens auxquels ils n'accorde que des forces insuffi-
santes dans la guerre contre la France.
1 Sorel, Revue historique, t. XVII, p. 38.
2 Klindwortii, Mémoires, dans la Revue de France, du 15 août 1880.
3 Août 1794.
* Sybel, t. II, p. 378.
374 LIVRE III.
III
LES PRINCES DE BOURBON.
Les princes français n'ignoraient ni l'antipathie de
Thugut, ni les pensées de démembrement. Trop Fran-
çais pour ne pas se révolter devant toute allusion à des
abandons théoriques de territoire, trop pauvres pour
rompre avec les cours étrangères, ils portaient les
regards vers l'Angleterre. Us faisaient dire par M. de
Sérent au gouvernement de George III : « La mauvaise
volonté du cabinet de Vienne a été marquée dans
beaucoup d'occasions, et on a pu croire qu'il n'était pas
sans vues d'agrandissement, et il est assez apparent
qu'il avait engagé celui de Berlin dans un projet de
dédommagement à prendre sur la France * » ; le salut
serait donc en Angleterre, mais les princes refusèrent
de donner leur approbation à un coup de main d'une
flotte anglaise sur le port de Brest; ils chargèrent
Sérent d'empêcher à tout prix cette opération, « qui
peut consumer en peu d'heures un des plus beaux éta-
blissements de Louis XIV » .
Le comte de Provence dut quitter Liège en décembre
1792, et se retirer à Hamm-sur-la-Lippe , près de
1 Ms. vol. 624, le baron de Flachslanden au duc d'Harcourt.
LA DISPERSION. 375
Dùsseldorf en Wes£phalie : « Je ne connais aucune
position dans l'histoire, e'crit Sérent1, où celui qui
gouverne ait eu à la fois autant à faire et si peu de
moyens d'exécution ; point de territoire, point de
finances, point de parti que celui d'une portion de
noblesse ruinée, exténuée, dispersée, peu facile à disci-
pliner et à rallier à une même opinion. »
Le comte, plus tard duc de Sérent, l'ancien gouver-
neur des ducs d'Angoulême et de Berri, avait de la
dignité dans les mœurs, de la gravité dans les pensées,
du bon sens dans les jugements. Il était le lien entre
le comte de Provence et le comte d'Artois, il donnait
toujours raison au premier, il ne cherchait point la
faveur, il méprisait les plaisirs. Il est resté intact dans
sa fidélité, immuable dans ses principes de modération.
Il est une des plus belles figures de l'émigration, un
seigneur du temps de Louis XIV.
Il est plus indulgent que les autres conseillers des
princes dans ses opinions sur les ministres. Galonné
n'avait pu rester au pouvoir après les désastres de la
campagne de France. Mais à peine s'était-il retiré,
pauvre et découragé, que les rivaux de cour qui
s'étaient aussitôt partagé ses attributions, le firent
regretter par leur incapacité. « Depuis le départ de
Galonné, déclare le comte de Vaudreuil 3, toute idée,
toutes ressources, toute énergie ont disparu. » Le
1 Ms. vol. 625, f° 11. Le duc de Sérent à Antraigues, févr. 1793.
2 Ms. vol. 645, f° 207. Vaudreuil à Antraigues, 14 oct. 1793.
376 LIVRE III.
maréchal de Castries, qui joue à peu près le rôle de
premier ministre, manque, aux yeux de Sérent,
« d'étendue dans l'esprit ' » et est, d'après Vaudreuil,
« un cerveau étroit, un paperasseur, un barbouilleur
de papier en mauvais style et en écriture illisible s » ;
Conzié, évêque d'Arras, a « le ton tranchant » et le
caractère irrésolu; le baron de Flachslanden, « homme
droit et un peu roide, est le bardeau pour le travail,
mais il a plus de solidité que d'étendue, c'est un très-
bon outil ». Le quatrième ministre est le comte de
Jaucourt, « un vieil ami de la maison 3 » , le plus
habile de tous, sans nul doute, mais il doit son impor-
tance à madame de Balbi, et il est précisément sup-
planté en ce moment auprès d'elle par le comte
Romanzow, l'envoyé de Catherine II : « Au fond,
c'est Romanzow qui mène par la favorite Balbi, il a su
captiver les goûts et la confiance de Monsieur au point
qu'il le dirige dans toutes les affaires principales, il
s'est assuré le jeune d'Avaray, qui est l'ami, le confi-
dent véritable de Monsieur, celui dont le crédit l'em-
porte sur tous les crédits, celui enfin qui réunit toute
l'influence, sans en avoir les fonctions, de ce qu'on
appelait les mignons du temps de Henri III. On le dit
foncièrement honnête 4. »
1 Ms. vol. 645. Sérent à Antraigues, f° 11.
2 lbid., 20 nov. 1793. Il est exact que son écriture est bizarre et
très-difficile à lire.
3 lbid., f° 15. Sérent à Godoy, 29 oct. 1793.
* lbid.
LA DISPERSION. 377
D'Avaray est honnête. Il a voué au comte de Pro-
vence une amitié désintéressée, il lui consacre toutes
ses pensées, tous les instants de sa vie. Ses fautes doi-
vent être attribuées aux querelles d'une cour de pro-
scrits où l'on se suspecte, où l'on se jalouse. Lui-même
était l'un des plus combattus : il était accusé d'être
secrètement partisan des deux Chambres et de donner
des conseils libéraux à son maître ; en outre, on trouvait
mauvais qu'il fût au sanctuaire de la faveur, sans cam-
per comme les autres dans la boue, sous les coups de
fusil. Il jouit avec bonhomie de son bien-être, et écrit
à son ami le comte de Hautefort l qui se plaint de ses
privations durant ses campagnes : « Pourquoi n'as-tu
pas pris dans le temps le parti de te rendre auprès d'un
maître qui t'aime, et d'un ami qui regarderait comme
un dédommagement de tout ce qu'il souffre les consola-
tions qu'il aurait pu te donner ? » Cependant d'Avaray
écartera, non sans aigreur dans sa haine, les deux seuls
agents qui avaient la connaissance des hommes et l'in-
telligence des événements, les comtes d'Antraigues et
de Puisaye.
L'aigreur était excusable au milieu de l'inquiétude et
des contrariétés. Dès que les princes sont regardés
comme vaincus, ils cessent d'être respectés par les Alle-
mands : leurs voitures sont saisies 2 sur réquisition du
nommé Michel Horn pour une dette de onze cents
1 Ms. Bibl. nat. fonds Périgord, vol. 105.
2 Octobre 1792. Corr. orig. des émigrés, p. 82.
378 LIVRE III.
francs, et de la femme Bateliva Scherds pour une dette
de trois mille. Le comte d'Artois est enfermé à la pri-
son pour dettes dès qu'il arrive à Maëstricht, où il venait
rejoindre madame de Polastron ' ; la créance est seu-
lement de quatre-vingt mille livres, ses courtisans ne
font qu'en rire ; « on voyait sur tous les visages l'em-
preinte de la légèreté française, cela faisait de la peine.
Leur position est sans ressource, ils sont obligés d'évi-
ter tous les endroits libres, où ils peuvent être arrê-
tés 2 » . Ces joyeux parasites persuadent aux Juifs que
les poursuites pourront aussi bien être continuées à
Dusseldorf, on part, on se soustrait pour un moment
aux procédures. Mais ces dettes pèseront longtemps
sur le proscrit : nous le verrons traqué de nouveau
en Angleterre; il lésera encore dans son second exil
en 1830, par les Juifs anglais Lloyd etDrummond, qui
le poursuivront à Lulwortli pour une misérable somme
de trente mille livres.
« J'aime ce mot du prêtre irlandais, dit Cathe-
rine 3 : Fils de saint Louis, montez au ciel! » La mort
de Louis XVI donna plus d'émotion aux étrangers
qu'aux Français : Fersen vit à Maëstricht 4 les émigrés
à peu près indifférents à l'odieuse nouvelle, « quelques-
uns même ont été au spectacle et au concert » . En
1 Fersen, t. II, p. 58, du 26 nov. 1792.
i Ibid.
3 Catherine à Grimm, 13 avril 1793.
4 Journal, t. II, du 6 février 1793.
\
LA DISPERSION. 379
France, on tremble. Nulle violation plus flagrante du
droit. Louis XVi fût-il coupable, et s'il l'a été, on
l'ignorait alors, fût-il justiciable de la Convention, et si
des juges sont à récuser, ce sont ces conventionnels qui
erraient de la peur, comme Cochon, à la vengeance,
comme Mailhe '; Louis XVI était couvert par l'amnistie
générale et absolue qu'avait votée en se séparant
l'Assemblée nationale, amnistie dont avaient profité
les Suisses, parjures et assassins du régiment de Ghâ-
teauvieux. Pour les faits postérieurs à l'amnistie de
septembre 1791, la Constitution stipulait un châtiment
unique, la déchéance. Si le Roi fait marcher des étran-
gers contre la France, il est considéré par la Constitu-
tion comme abdiquant. Nulle autre peine n'est légale,
nul juge n'est établi; l'abdication est de plein droit.
C'est bien le sentiment de la Convention ; mais quand
elle apprend que les fédérés du camp de Ghaillot se
réunissent aux bandes du Palais-Royal, elle s'humilie
devant les séditieux pour les fléchir, elle tue pour
vivre. Contre leur conscience, contre l'honneur de la
France, ces misérables esclaves crient : On ne pouvait
pour un seul homme avoir la guerre civile 2; — je le
regardais comme innocent, mais j'aurais été maltraité
comme traître 3...
1 C'est de lui le mot : « La nation crie vengeance. » Napoléon ne le
trouva bon qu'à faire un secrétaire général dans les Hautes-Pyrénées.
* C'est le mot d'Harmand (de la Meuse). Il n'a pas voté la mort,
mais il a voté contre le sursis. Voir le mot de Garnot, t. II, ch. xxiv.
3 C'est le mot de Cochon. Voir l'aveu de Cochon à notre chap. III,
380 LIVRE III.
L'Europe au contraire est dans la consternation.
L'Angleterre chasse notre ambassadeur. La canaille
de Rome rend tous les Français responsables du crime,
et veul égorger les émigrés; MM. de Roquefeuille et
d'Osmont sont obligés de se réfugier dans le corps de
garde '. A Vienne, de pauvres religieuses, nous l'avons
vu, ne peuvent obtenir d'asile parce qu'elles sont Fran-
çaises.
Après Louis XVI, ils tuent Marie- Antoinette. La
Reine venait de remettre à M. de Jarjaye 2, pour le
porter au comte de Provence, désormais Régent, le
cachet privé de Louis XVI.
Le Régent de France, persécuté par les créanciers,
traité avec méfiance par les émigrés, trompé par les
souverains, prend en main la direction du parti roya-
liste. Il a constamment sous les yeux « le spectacle de
nos malheureux émigrés qui fuient les diverses retraites
où la plupart étaient logés et nourris à crédit, qui
errent par les chemins sans habit, sans chemise.
N'avoir pas la plus petite ressource à leur procurer est
la plus cruelle de toutes les situations... 3. La foule des
malheureux abonde, demandant un asile et du pain.
Ce tableau est déchirant. Les nouveaux corps pourront
donner une existence honorable à huit ou neuf cents
p. 84. Voir aussi Sybel, VillaumÉ, Histoire de la Révolution, t. II,
p. 362, et Poujoulat, t. I, p. 395.
1 Frédéric Masson, les Diplomates de la Révolution, p. 103.
2 Gocuelat, Mémoires, p. 80.
3 Ms. vol. 645. Sérent à Antraigues, 8 juillet 1794.
LA DISPERSION. 381
officiers, mais que vont devenir les femmes, les enfants,
les infirmes, les ecclésiastiques1? » D'ailleurs, l'Empe-
reur répond par des phrases prolixes à toute demande
d'appui moral : « Les mêmes considérations impor-
tantes qui jusqu'ici m'ont fait la loi, relativement à la
reconnaissance formelle d'une régence et à votre pré-
sence dans les armées combinées, subsistent encore dans
toute leur force 2. » On veut dépecer la France, non
la relever.
Où peuvent fuir les princes? « L'argent manquait
absolument pour le voyage comme pour le séjour 3. »
Les événements de France précipitent bientôt les déci-
sions du Régent 4.
1 Sérent à Antraigues, lettre du 25 juillet.
2 Ms. vol. 624, p. 141, du 19 juillet 1793.
' Ibid., Flachslanden au duc d'Harcourt, février 1793.
4 Dans la suite du récit, le comte de Provence figure désormais sous
le nom, ou de Réyent, ou de roi Louis XVIII, pour plus de clarté. Les
citations des lettres d'émigrés seront ainsi mieux comprises. Il est bien
entendu que l'on n'est roi qu'à la condition de régner.
CHAPITRE XI
LES PAYS-BAS.
Les richesses du Nord. — Refoulement des émigrés.
LES RICHESSES DU NORD.
Nul pays n'avait accueilli les émigrés avec plus de
cordialité que la Belgique et la Hollande : à Utrecht, on
se dispute le plaisir de les loger, de les avoir à sa table;
on achète à des prix exorbitants les moindres objets
dont ils offrent de se défaire l ; mais bientôt on
apprend que Dumouriez s'avance avec une armée vic-
torieuse.
Dumouriez guettait depuis longtemps la Belgique;
il n'avait quitté cette proie que sur les instances de
Lacuée, pour sa campagne de l'Argonne; mais ses amis
Sainte-Foix, Espagnac et Danton 2 le ramenaient sans
cesse vers son but; il n'était pas plus insensible que
Danton aux tonnes d'or qui encombraient les caves de
la banque d'Amsterdam. Il avait eu soin de ne rame-
1 Neuilly, Souvenirs, p. 61.
2Fersen, t. II, p. 62.
LA DISPERSION. 383
lier de Champagne que des troupes de ligne : avec elles
il gagna la bataille de Jemmapes.
La nouvelle de Jemmapes fut reçue à Bruxelles le
soir même à minuit. L'archiduchesse Christine et le
duc de Saxe-Teschen, son mari, partirent immédiate-
ment '. Au point du jour, les rues étaient déjà obs-
truées de voitures chargées de bagages et de mobilier ;
les émigrés, cernés par cette panique universelle, ne
peuvent se procurer des moyens de transport, ils
n'essayent pas même d'emporter leurs effets, ils fuient
à pied en abandonnant tout ce qu'ils possèdent, ils
courent vers le nord ; quelques-uns sont pris par les
paysans des environs de Malines, qui menacent de les
livrer aux hussards français et ne les laissent échapper
qu'après les avoir mis tout nus. Les vainqueurs firent
main basse dans toutes les villes de la Belgique sur les
vêtements et les bagages des émigrés : « Ils se commit
beaucoup de pillage dans la vente de ces effets, parce
que les commissaires de la Convention en chargèrent
une bande de jacobins accourus de Paris 2. »
Par malheur, les conventionnels et les escrocs n'ar-
rivèrent pas seuls de Paris ; on envoya également des
bandes de volontaires, dont la présence ne tarda pas à
désorganiser entièrement l'armée. Dumouriez fut battu
le 18 mars 1793 à Nerwinde, le 22 à Louvain; les
volontaires criaient sans cesse qu'on voulait les faire
1 Dampmartin, Mémoires, p. 328.
8 Dcmodhiez, Mémoires, t. III, p. 201.
384 LIVRE III.
tuer, ils refusaient de se battre; ils se cachaient dans
les clubs des villes. Dumouriez était réduit à couvrir
la retraite avec les troupes de ligne. Deux jeunes filles
prirent part avec lui aux dangers de cette campagne
malheureuse, Félicité et Théophile Fernig. Les Fran-
çaises émigrées ont accueilli plus tard avec intérêt ces
enfants à Hambourg, elles ont remarqué « la figure
modeste, les mains petites, blanches, délicates de la
charmante Théophile, et ont admiré que jamais on n'ait
pu dire un mot de défavorable sur leurs mœurs ' » ;
elle avait dans un combat amené à Dumouriez un gros
Allemand, et quand elle lui dit : Mon général, voilà un
prisonnier, — cette voix de petite fille fit tressaillir
l'Allemand, qui ne se consola point de l'affront.
Dumouriez et ses soldats s'indignaient de l'attitude
des conventionnels et des volontaires. Le meurtre du
Roi avait humilié les vieux régiments qui avaient été
accoutumés à unir son nom aux idées de devoir natio-
nal et de vertu militaire. Pour le profit de quels civils
versait-on le sang dans les batailles ? N'est-il pas pos-
sible d'écarter par un coup de vigueur les fléaux qui
s'abattent sur la France ?
Le moment peut devenir décisif. Dumouriez en tra-
versant Paris a regardé un bout d'homme bilieux qui
lui adressait la parole : Ah ! répondit-il, en lui tour-
nant le dos, c'est cela Marat ! Il sait qu'à cet ennemi
1 Madame de Genlis, Mémoires, t. IV, p. 301.
LA DISPERSION. 385
se joignent les jacobins : quelques-uns parlent de le
faire emprisonner ' ; Danton seul l'ose encore défendre.
Les émigrés, d'un autre côté, sont encombrants et
rendent difficile un coup contre les gens qui tiennent
le pouvoir : les émigrés sont si maladroits que ce qu'ils
offrent à Dumouriez, à cette heure décisive, la tentation
qu'ils imaginent, c'est l'amnistie pour lui et ses amis,
une somme d'argent que personne ne possède ni ne
détermine, et peut être « une place honorable au ser-
vice du Roi » .
Ainsi Dumouriez est sans autre appui que ses soldats
des vieux régiments, dépravés par trois années d'indis- /
cipline, régénérés par deux campagnes. Les commis-
saires de la Convention vont l'arrêter, l'envoyer à Paris,
où la guillotine l'attend.
La France aurait pu encore échapper aux calamités
qui allaient fondre sur elle; Dumouriez n'osa pas faire
les exécutions nécessaires. Il aurait dû organiser des
commissions militaires, désarmer tous les volontaires,
faire condamner et fusiller les plus turbulents, et avec eux
les jacobins de Valenciennes, qui lui détachaient un à
un ses plus fidèles soldats. Il aurait dû faire fusiller
après une condamnation du même genre les envoyés
de la Convention. Avec un capitaine du seizième siè-
1 Voir séance du 14 août 1793. Dans cette crise il ne faut pas con-
sulter les Mémoires de Dumouriez, qui ne sont ni exacts, ni sincères.
Les notes du général Mack et les documents qui les accompagnent
donnent la série véritable des événements. Les faits sont résumés
dans Moutimer-Tersaux, t. VI, p. 491, et Sybel, t. II, p. 233.
386 LIVRE III.
cle, les mèches des mousquets auraient été vite allu-
mées.
Mais Dumouriez n'était qu'un diplomate de Louis XV.
Il faisait de la théorie à l'heure de l'action. Sa pensée
était de rétablir la constitution de 1791 avec le roi
Louis XVII, mais en empêchant les émigrés de rentrer
en France et en considérant comme acquis à la nation
tous les biens du clergé. Déjà l'évêque de Pamiers
s'offrait comme intermédiaire d'une réconciliation
générale '. Mais d'une part les Autrichiens craignent
un rajeunissement de la France, d'autre part des nuées
d'agents jacobins travaillent l'esprit des soldats. Les
premiers exigent que Dumouriez leur livre les délégués
de la Convention, ce qui humilie l'armée ; l'indiscipline
se propage, Dumouriez n'est bientôt plus sûr que d'un
millier d'hommes, il émigré avec eux. Il émigré pour
devenir le jouet d'un petit commissaire autrichien,
hypocrite et libertin, le jeune Metternich, qui veut
séparer le proscrit de la femme qui s'est attachée a sa
fortune, la Beauvert, sœur de Rivarol : le voilà un
instrument dédaigné entre les mains des agents les
plus frivoles des princes émigrés; le voilà qui traîne à
travers l'Europe son génie inutile et sa vieillesse
décolorée.
L'archiduchesse Christine rentre à Bruxelles, le
peuple traîne le char de triomphe où elle trône avec
1 Fersek, Journal, t. Il, p. 67, du 27 avril 1793.
LA DISPERSION. 387
un Amour à ses pieds K C'est sur le sol français que la
guerre est transportée; la ville de Gondé est prise.
« Je ne pus, dit un étranger, me défendre d'un senti-
ment triste en voyant cette ville occupée par les Autri-
chiens. Le démembrement de la France m'affecta,
je ne pus m'y faire. Les environs de Gondé ne sont
pas extrêmement dévastés, excepté le village du Coq,
dont toutes les maisons sont ou brûlées ou démolies.
En approchant de Raismes, on voit plus de dévasta-
tion, et tout près du village, les maisons sont entiè-
rement ruinées. » Le duc d'York logeait à Aubry,
le prince de Gobourg à Hérin, pendant le bombarde-
ment de Valenciennes. Quand Valenciennes capitula,
on vit sortir d'abord les jacobins, « une troupe de
canaille de toute espèce * » , puis la garnison ; elle
défile depuis le matin jusqu'à une heure et demie ; on
reconnaît parmi les assiégeants vainqueurs un émigré,
le prince de Lambesc, dernier descendant du duc de
Guise. « Il n'y avait pas une maison qui ne fût
endommagée, tous les carreaux de vitres étaient
cassés, mais le quartier Saint-Géry et celui de la porte
de Mons étaient entièrement détruits, les rues abou-
tissantes aux vieilles casernes faisaient horreur à voir,
ce n'étaient que monceaux de décombres; j'éprouvai
de la tristesse en voyant la place Verte et l'église
Saint-Nicolas entièrement détruites. »
1 Fersen, Journal, t. II, p. 71, 28 avril 1793.
" Ibid., p. 77, 31 juillet 1793.
25.
388 LIVRE III.
Dans la campagne, mêmes dégâts : les Hongrois et
les Croates se répandent à travers les villages ; à Solre-
le-Château, les soldats autrichiens obtiennent de leurs
généraux une récompense de cinq heures de pillage;
les émigrés qui sont mêlés à leurs rangs doivent con-
templer ces horreurs : « Les portes des maisons furent
enfoncées, dit l'un d'eux ', les habitants massacrés; les
soldats assouvirent leur brutalité sur les femmes et sur
les filles. Gomme je passais devant une grosse bou-
tique que nos fantassins exploitaient, je vis à mes pieds
une belle pièce de velours de soie bleu clair, plusieurs
pièces de toile; je choisis la plus belle pièce de toile, et
avec ma corde à fourrage je la liai avec le velours,
auquel j'ajoutai des paquets d'écheveaux de soie et de
fil; à quelques pas de là, un gros sac fut jeté par
des pillards ivres, du haut d'une fenêtre; j'y trouvai,
à mon grand plaisir, une forte somme en écus de
six francs. Mon cheval avait grand'soif. .. A côté
de la rivière il y avait un moulin d'où j'entendis
partir des cris de désespoir : ...des cadaves mutilés
d'hommes et de femmes gisaient devant l'âtre; une
quinzaine de hussards de Ferdinand étaient autour
d'une fille de dix-sept à dix-huit ans... » Et le che-
valier français tourne le dos; il s'éloigne avec son
velours bleu clair pour ne pas assister au supplice de
cette enfant française.
1 Comte de Neuilly, Souvenirs, p. 88.
LA DISPERSION. 389
Un autre jour, il a une consolation : c'est devant
Maubeuge; il voit sortir des portes et fuir avant que la
place soit investie un homme qui a un cheval admirable
et un énorme panache. Les Hongrois se lancent à sa
poursuite : l'homme gagnait visiblement du terrain,
« quand son cheval mit les pieds de devant dans
un de ces trous que les soldats creusent pour faire
la cuisine , et roula par terre ; les hussards furent
bientôt sur lui » ; ils lui prirent son portefeuille gon-
flé d'assignats, sa ceinture remplie de louis d'or, le
mirent « nu comme la main » , le cinglèrent de coups
de sabre sous les yeux des deux armées, et le rame-
nèrent pantelant. C'était Drouet, le postillon de Va-
rennes. Les Autrichiens refusèrent de le livrer aux
émigrés, lui firent des excuses au sujet des coups
de plat de sabre. Ils le laissèrent vivre pour une y
autre dégradation : le postillon sera sous-préfet sous i
l'Empire.
Mais l'armée française reprit bientôt l'offensive :
le sentiment national savait s'irriter à cette époque
devant la pensée d'un démembrement du pays. Les
plus pervers parmi les volontaires se firent four-
nisseurs d'armée, gendarmes ou juges, et laissèrent
sous les drapeaux les hommes seuls dignes de s'en-
cadrer dans une armée régulière. Il ne faudrait
pas cependant prendre à la lettre le chiffre des qua-
torze armées de la République; on n'est arrivé à ce
compte légendaire qu'en prenant pour armées des /
.****
390 LIVRE III.
détachements et des garnisons. Il y a eu en réalité cinq
armées d'un total d'environ cinq cent quarante mille
hommes \ .
II
REFOULEMENT DES ÉMIGRÉS.
L'armée française ne revient malheureusement pas
seule. Derrière elle s'avance la cohue des tueurs, des
fuyards qui se vengent, des jacobins qui convoitent les
maisons et les champs.
1 Armée des Ardennes (général Charbonnier) et
du Nord (général Pichegru), comptées
pour 2 armées. 178,000 h.
Armée de la Moselle (Jourdan) et du Rhin
(Michaud; » 2 » 110,000 »
Armée des Alpes (Dumas) et d'Italie (du
Merbion) » 2 » 70,000 .
Armée des Pyrénées (Dugommier) » 2 » 80,000 »
Armée de Vendée (Thureau) » 3 » 102,000 >>
11 armées. 540,000 h.
On compte en outre la garnison de
Mayence pour 1 armée
la garnison de Toulon » 1 »
le projet de réunion de troupes à
Paris » 1 »
14 armées.
Ces deux garnisons et celles des villes du
Nord formaient à peu près 200,000
740,000 h.
LA DISPERSION. 391
Quelquefois les émigrés ne peuvent quitter une ville
avant l'investissement. A. Maastricht, ils restent soumis
à toutes les horreurs d'un bombardement. Mesdames
de Mérode et de Beaufort se tiennent dans une cave où
un grand vicaire de Soissons vient les confesser chaque
jour ; elles passent la journée à prier et à regarder par la
fente du soupirail la fumée des bombes qui éclatent en
l'air ' ; les enfants s'échappent pour jouer dans la rue;
le duc de Chatillon, le cardinal de Montmorency font
des visites de cave en cave 9. Le siège est levé.
Mais les émigrés de Menin sont moins heureux : la
ville va être prise ; les Hanovriens qui la défendent
savent que les Français du régiment Loyal-Émigrant
qui combattent à leurs côtés ne seront pas compris
dans une capitulation, ils se groupent avec eux en une
masse unique, puis sous les ordres de Hammerstein et
du marquis de Vilaines, ils traversent les rangs des
assiégeants 2. Plusieurs de ces braves se retrouvent à
Nieuport et à Bois-le-Duc; ils sont massacrés par les
commissaires de la Convention, toutes les fois que le
général français ne peut les faire évader sous des uni-
formes hollandais. Ces régiments d'émigrés à la solde
de la Hollande ont eu une triste destinée : presque
tous les volontaires qui en faisaient partie ont fini
sous des balles françaises. L'aventure de madame
1 Comte de Mérode, Souvenirs, t. I, p. 52.
2 Jbid. Voir aussi Feusen, t. II, p. 62; Ms. vol. 632, f° 296, lettre
du cardinal de Montmorency, du 22 mai 1794.
392 LIVRE 111.
du Houssay est un exemple de leurs infortunes.
Elle s'était enrôlée avec son mari dans la légion de
Damas ',sous le nom de chevalier du Houssay. Grande
et robuste, elle faisait son service avec la même exacti-
tude que les autres soldats, ses armes étaient en si
brillant état qu'on la citait comme modèle; peut-être
quelques camarades soupçonnaient la vérité, mais ils
n'en laissaient rien paraître, parce qu'il eût fallu mettre
l'épée à la main. Le mari fut tué au combat du canal
de Louvain, la femme enleva le corps, l'étendit dans
un fossé, le recouvrit de terre avec sa baïonnette, et
revint prendre place à son rang. Bientôt elle va faire
partie de l'expédition de Quiberon. Son régiment sera
exterminé : elle sera reconnue parmi les prisonniers
par madame du Portail qui lui fournira un costume de
blanchisseuse pour s'évader avec une corbeille de linge
sale 2. Le Roi la nommera chevalier de Saint-Louis.
Combattant ou non, chacun doit fuir à mesure
qu'approchent les commissaires de la Convention. A
Bruxelles, une jeune Française est sauvée par la nièce du
fossoyeur, qui la cache dans un caveau funéraire où elle
lui porte des vivres la nuit. Une autre est arrêtée bien
qu'âgée de quatorze ans seulement, elle n'est con-
damnée qu'à la déportation 8. Des émigrés s'accumu-
1 Comte de Neuilly, Souvenirs, p. 90. Ils avaient laissé leurs
enfants en France. J'ai adopté pour leur nom l'orthographe du livre
si exact de M. de la Gournerie, les Débris de Quiberon, p. 32.
8 Corbehem, Dix Ans de ma vie, p. 198 et suiv.
8 Antoine, Histoire des émigrés, t. II, p. 24.
LA DISPERSION. 393
lent au Helder où ils comptaient s'embarquer. La mer
est gelée. Ils sont cachés clans des greniers à Alkmaar,
sans pain. On vient annoncer l'avant-garde des Fran-
çais. Les fugitifs se rassemblent à l'auberge et délibèrent
sur les moyens de fuir, ils entendent parler français
dans la rue, ils ouvrent la fenêtre, ce sont les hussards :
l'un d'eux contait joyeusement à ses camarades qu'il
avait rencontré un émigré et l'avait laissé échapper en
lui prenant sa montre et sa bourse. Un autre hussard
entre au même moment : Citoyennes, je vous arrête ' !
Les malheureuses sont entassées sur des charrettes,
traînées de villages en village au milieu des insultes de
la populace qui croit flatter les vainqueurs. On enferme
le premier soir une centaine de ces Françaises dans
l'hôtel de ville d'Amsterdam, on leur apporte de la purée
de pois et du pain. Le lendemain, on les recharge,
à demi mortes de froid, sur des charrettes, jusqu'à
Utrecht. Les bourgeoises d'Utrecht leur distribuent des
chemises et du vin. Le lendemain, la neige cesse de
tomber : c'est le dégel, on part pour Bréda. À Bréda
sont les juges, qui condamnent à mort- Mais ces juges
sont avant tout dociles. Sur l'ordre du conventionnel
Cochon, ils cassent la condamnation à mort qu'ils vien-
nent de prononcer, et condamnent à la déportation.
Cochon, qui craint un retour à la férocité, donne ordre
d'embarquer immédiatement ces femmes pour Ham-
1 Récit de Clémentine de Neuilly. p. 108 et suiv.
394 LIVRE III.
bourg. Dès qu'il est parti, les jacobins subalternes
s'empressent de les priver de feu et de nourriture ;
quelques-unes ont les pieds gelés. Les juges semblent
tentés de reprendre leur proie. Le général Vandamme
est forcé d'employer la violence pour faire exécuter
les ordres de Cochon, et envoyer les femmes à Ham-
bourg, où elles trouvent enfin le salut.
CHAPITRE XII
MOEURS DES ÉMIGRÉS.
Hambourg. — Incidents et aventures. — Asiles et ressources.
— Querelles intestines.
HAMROURG.
Hambourg et sa voisine danoise Altona émergent au
milieu de la fumée des batailles qui couvrent l'Europe
continentale, comme des îlots paisibles où se rejettent
les émigrés repousses de refuge en refuge. Ils s'abattent
sur ce coin de terre. Là se trouvent re'unis leurs efforts,
leurs plaisirs et leurs chagrins, en sorte qu'Hambourg
offre une image en raccourci et comme un résumé de
la vie des émigrés français dans le monde entier.
Le Français a toujours eu pour travers d'ignorer
l'étranger : tout ce qui est hors de sa routine lui semble
ridicule, toute coutume inconnue lui prête à rire, toute
capitale lui paraît inférieure à son village. Aimable à
son foyer, le Français est odieux loin de chez lui.
L'émigré ne trouve rien à approuver chez le bon Ham-
bourgeois; il rit, il boude, il blesse ses hôtes. Les
39G LIVRE III.
domestiques ne savent pas le servir à son gré : les
petites servantes, à la vérité, stipulent, en s'engageant,
le droit de passer trois ou quatre heures par jour avec
leurs amants ' . Chacun pousse jusqu'à la puérilité son
horreur des usages locaux: à la table d'hôte, les plats
viennent trop lentement, on mange avec calme, on
s'arrête entre chaque mets, on reste assis deux heures.
Le lit est en plumes, les draps sont des mouchoirs,
l'édredon étouffe, on est couché comme dans de la
pâte. Au lieu de cheminée, des poêles où brûle de la
tourbe, on s'asseoit autour, on fume, on crache, on a
mal à la tête. Aux enterrements, des cercueils en bois
sculpté et incrusté d'argent, des pleureurs en pourpoint
à fraise. Le Français se croit toujours inimitable, il est
irritant, il excite à l'insolence. Un homme qui a écrit
des milliers de pages à la mode, sans produire une
œuvre de valeur, Rivarol 2, dit des citoyens de Ham-
bourg :
Gens qui feraient fort à propos
S'ils nous empruntaient nos manières
Et s'ils nous prêtaient leurs lingots,
Mais dont les humides cerveaux
Nés pour les fluxions et non pour les bons mots
Ont la pesanteur des métaux
Qu'ont entassés leurs mains grossières.
Rivarol s'était fait, du reste, une fort méchante répu-
tation au milieu de ses hôtes : l'agent officiel des
1 Lapokte, Souvenirs.
2 A madame Crouiot de Fougy.
LA DISPERSION. 397
princes français, M. de Thauvenay1, écrit en effet à
d'Avaray : « Je dois vous prévenir que M. de Rivarol
s'est fait ici la réputation de l'être du monde le plus
paresseux, fort immoral et toujours dans l'embarras
d'argent pour ses désordres et ses folles dépenses. Il a
avec lui une coquine de Paris, très-insignifiante, reçoit
tous les jours un cercle nombreux, mêlé de très-mau-
vaise compagnie, et par-ci par-là de bonne. Depuis une
quinzaine de jours il ne quitte pas M. de Fontanes
revenant d'Angleterre. »
Ceux qui accueillent par charité des émigrés dans
leurs maisons ne savent pas toujours leur épargner
les humiliations de la dépendance; ainsi madame de
Pelleport, qui a trouvé asile chez une Allemande, la
Sch..., est l'objet d'un attendrissement général à cause
des avanies auxquelles elle est soumise par sa bienfai-
trice : « La Sch..., disent les autres Françaises, est
minutieuse, grondeuse2.» La princesse de Holstein-
Beck, plus maniaque encore, qui se fait baiser les
mains comme souveraine, qui s'entoure de chambel-
lans et d'illustrissimes domestiques, commence par
ouvrir sa maison à tous les émigrés, puis tombe sous
le joug d'un ménage intrigant, les d'Argens. Le mar-
quis d'Argens, fils du philosophe favori de Frédéric II
et ancien officier au régiment du Roi3, avait épousé
« Ms. vol. 594, du 24 juillet 1798.
* Lettres de madame de Neuilly, p. 128.
1 Ms. vol. 594, f° 170, du 25 mari 1798. Thauvenay à d'Avaray.
Voir aussi Neuilly, Souvenirs, p. 140.
398 LIVRE III.
une dame Thomassin, qui avait fait ses débuts dans
les orgies d'Ermenonville chez les Girardin, avait
ensuite épousé un conseiller à la chambre des comptes
de Nancy, et avai-t été, durant la vie de ce mari,
la maîtresse du marquis d'Argens; devenue veuve,
elle avait suivi le régiment de Mortemart aux frais
du major Piconi d'Andrezel, qui « vivait publique-
ment avec elle » . A travers ces aventures, elle retrouva
M. d'Argens vers 1794 et se fit épouser. Elle eut
« l'adresse de s'insinuer dans la confiance la plus
intime de la princesse, à force de bassesses » ; elle se
fit sa complaisante, et obtint la faveur d'inviter à dîner
ses compatriotes; quantité d'émigrés faisaient la cour
à madame d'Argens « comme moyen d'obtenir tous les
jours leur dîner chez la princesse : de ce nombre, le
comte d'Espinchal » , et MM. de Hargicourt et d'Osse-
ville. C'est une bande à part qui est chansonnée par
les autres, et dénoncée au comte d'Avaray comme
manquant de dignité.
La misère est profonde ; Reinhardt, l'agent du gou-
vernement français, la décrit avec une sorte de pitié ' :
« Quelques-uns cherchent avec résignation des moyens
quelconques de subsister, soit en faisant un petit com-
merce, soit en exerçant quelque métier. » Ceux-ci
aident les émigrés qui n'ont pu se procurer des res-
sources : « J'ai le cœur navré, écrit la comtesse de
1 Mss. Aff. étr. Hambourg, Reinhardt à Delacroix, 12 frim. an IV.
LA DISPERSION. 399
Neuilly, de la misère du pauvre F..., j'y suis retournée
hier, il manquait de tout. J'ai demandé à madame
Hahn pour lui, elle ne m'a donné que douze marcks;
Fanny, un ducat; trois de mes amis français, chacun
six livres, ce qui est beaucoup pour eux. »
Cette bienfaisante comtesse tenait un magasin de
modes, de lingerie et de parfumerie; sa fille, presque
enfant, faisait des bagues de crin avec des lettres entre-
lacées, des noms ou une devise. Quand elle fut plus
grande, cette jeune fille broda des fleurs sur des rubans
pour faire des ceintures nuancées avec de la soie de
diverses couleurs et des fils d'argent ou d'or; elle tres-
sait aussi des bourses en perles et en filet. Le marquis
de Romans et la comtesse d'Asfeld s'associaient pour un
commerce de vin; M. de Montlau, officier aux gardes-
françaises, entre dans la troupe du théâtre sous le nom
de Dubreuil, et M. Goffreteau de la Gorce, « très-bon
gentilhomme du pays de Bordeaux l » , exerce les fonc-
tions de souffleur au même théâtre.
« Madame de Milon est toujours gentille et aimable,
elle vient assez souvent me voir. Son mari a pris l'éta-
blissement de l'hôtel Potocki> pour les bals, les con-
certs, le café de la Comédie, et des soupers et dîners
commandés. » Madame de R... monte une fabrique de
cartons, avec ses deux enfants; elle dessine et colorie
des sujets, les fait coller par ses fils sur les boîtes et sur
1 Ms. vol. 596, f° 189. Thauvenay à d'Avaray, 27 nov. 1799. Voir
aussi les Mémoires de Neuilly et de Laporfe.
400 LIVUE III.
les sacs qu'on nommait ridicules, elle tresse avec eux
des chapeaux de paille, elle envoie le plus jeune offrir
ces objets dans les magasins. Le boutiquier qui voit
entrer cet enfant gracieux, craintif, ignorant de son
langage, le repousse quelquefois avec dureté; alors il
faut revenir à la maison avec les petits ouvrages
emportés le matin, rien n'a pu se placer, plus de sous,
plus de pain : le boulanger et le boucher ne font jamais
crédit à l'émigré; la seule ressource est d'attendre le
soir. Dès que vient la nuit, chacun se coiffe et se pare,
on va passer la soirée chez la marquise de Bouille, où
l'on trouve un petit souper, le soir à dix heures. —
« J'ai assez fait la marchande toute la journée, je m'en
vais faire un peu la dame » , dit chaque femme, et l'on
cause comme au temps passé, on oublie la misère. Les
enfants sont aussi une ressource pour l'esprit : il faut
bien leur apprendre la cour, la bonne compagnie.
Chaque mère met ses enfants au courant des anecdotes
à la mode, des réparties célèbres, elle aiguise leur
esprit et le sien, elle les élève au-dessus de l'adversité,
par delà l'heure présente, pour le monde dans lequel
ils sont nés, avec un complet mépris du bien-être, de
l'oppression et de la destinée.
Ainsi les heures monotones du travail manuel sont
charmées par les récits de la mère, par les souvenirs de
la famille, les leçons du point d honneur, la doctrine
de la dignité morale, du désintéressement et du bon
goût. Dans cette vie résignée et sans prétention , l'enfant
LA DISPERSION. 401
apprend le devoir, il est lié à la bonne compagnie.
Mais si la mère trouve ce tendre adoucissement aux
privations, bien des hommes sont vaincus dans la lutte
contre la misère : « Les suicides ont été communs cet
hiver » , écrit madame de Neuilly.
La vie des champs semble moins porter au découra-
gement que cette existence d'atelier et de salon. Madame
de Tessé, fille du maréchal de Noailles, semble lavoir
compris. Elle était petite, avec des yeux perçants, un
visage gâté par la petite vérole et par un tic nerveux.
Elle était la grâce même, elle était toute charmante
avec sa vivacité d'esprit et sa promptitude de reparties.
Admiratrice de Voltaire, enthousiaste du déisme philo-
sophique de l'époque, elle haïssait le clergé et nourris-
sait les prêtres émigrés. Elle avait eu la sagacité de
prévoir, dès le début de la Révolution, les catastrophes
inévitables et avait transporté une partie de sa fortune
à l'étranger. Son premier établissement était près de
Fribourg, mais elle fut forcée de vendre son bétail et
sa terre, parce que la Suisse fut impuissante à protéger
les émigrés contre les jacobins français. Madame de
Tessé transporta son exploitation rurale à Ploen en
Oldenbourg, près d'Altona. Elle avait cent vingt vaches
qu'elle soignait avec sa nièce madame de Montagu et
sa suivante Sophie de Tott. Elle faisait travailler ses
invités et ses hôtes, fabriquait du beurre et du fromage,,
maintenait autour d'elle l'activité et la gaieté ' . Ce fut
1 On ne saurait trop regretter que le livre publié sur madame de
I. 26
..s"
402 LIVRE III.
dans cette colonie rurale que madame de Montagu
fonda l'œuvre des émigrés qui s'étendait dans le monde
entier; elle attira des souscriptions, centralisa les
ressources, et les répartit entre les plus souffrants.
Madame de Montagu, qui avait de commun avec madame
de Tessé, sa tante, le parfum de la bonne compagnie,
offrait sur le reste un contraste complet. Aussi grave
que la plus âgée était rieuse, aussi ardente dans sa
piété que l'autre était railleuse, aussi prévoyante dans
sa parcimonie que la tante était généreuse dans sa pro-
digalité, elle donnait toujours aux gens douze sols de
moins qu'il ne faudrait pour les rendre heureux, selon
le mot de madame de Tessé! Madame de Montagu
représente déjà la société nouvelle qui est en scission
avec celle de l'ancien régime : plus de galanteries,
plus de fausse sensibilité, plus d'impiété, plus de pétil-
lement d'esprit, plus d'abandon dans les relations,
plus de joie.
D'autres femmes consacrent, comme madame de
Tessé, les épaves de leur fortune à soulager leurs com-
pagnons d'exil. La duchesse de Bouillon, toujours
vêtue de satin gris, adopte les orphelines et les élève ' ;
Pauline de Lannoy, duchesse de Chatillon, vient s'éta-
blir à Altona 2pour être dans le centre le plus paisible
Montagu ne contienne pas absolument toutes les pages écrites pat
elle.
1 Elle en marie une au baron de Vitrolles.
2 Comte de MÉRODE, Souvenirs, t. II, p. 101.
LA DISPERSION. 403
d'où elle puisse faire rayonner les secours : « Sa beauté,
la souplesse de sa taille, la noblesse de son esprit » ,
lui assurent un prestige souverain; c'est la femme « la
plus aimable que j'aie jamais rencontrée » , disait Guil-
laume II, le roi des Pays-Bas.
Ainsi plusieurs émigrés ont des idées sérieuses : on
peut citer encore Hamoir, de Valenciennes ', qui
transporte à Hambourg son commerce de batiste et
devient un des principaux négociants de la Bourse.
Mais c'est aussi à Hambourg que les indifférents et les
frivoles viennent cbercber des amusements. Là se sont
retirées madame de Matignon et sa fille madame de
Montmorency, l'une avec l'évéque de Pamiers, l'autre
au milieu d'une foule d'adorateurs : sur la première on
conte l'anecdote de l'incendie, celle de la médaille sur
la seconde. Des exilés d'autres pays cherchent les plai-
sirs auprès de ces émigrées françaises : le comte Félix
Potocki avec son admirable Grecque, la comtesse de
With ; le prince Zoubow, ancien favori de la grande
Catherine, laid, carré des épaules ; il parle peu, il a la
manie « d'avoir des diamants non montés dans sa
poche, il les faitjouer, briller, sauter dans sa main 2 » ;
Beaumarchais, qui a fondé à Hambourg, avec l'abbé /
Louis 3 , un bureau d'affaires. Là se trouve aussi
madame de Genlis avec sa fille et ses nièces^
1 Lapobte, p. 238.
s Neuilly, p. 143.
8 Loméiue, t. II, p. 496.
2tf.
404 LIVRE III.
Son gendre, le comte de Valence, qui avait émigré
peu de jours après Dumouriez, se tenait auprès d'elle,
assez isolé et mélancolique '. Madame de Genlis n'était
pas reçue non plus parles Françaises, mais les hommes
venaient chez elle. Elle était vieillie et maigrie, mais
toujours séduisante. La société de ses trois nièces
donnait du charme àson salon. L'une des nièces, made-
moiselle Henriette de Sercey , était la moins romanesque
de toutes ces femmes; elle avait assez d'esprit, trop
d'embonpoint, la main, le bras, les épaules admira-
bles, la figure ronde, haute en couleur, les yeux et les
cheveux d'un noir éclatant, des dents éblouissantes.
Elle épousa un banquier hollandais, Mattiesen, qui
était lymphatique, bossu, puissamment riche 2. L'autre
nièce, mademoiselle Georgette Ducrest, fut moins
avisée : son père, le marquis Ducrest, qui était frère de
madame de Genlis, était un inventeur à idées de génie,
mais sans bon sens : il imaginait des navires en papier
mâché et des chars de combat; il avait perdu sa fortune
au jeu, sa santé dans les plaisirs, et il avait épousé la
fille de son maître de violon. Cette belle-sœur de la
précieuse Genlis était une petite merveille : elle avait
« les yeux à la chinoise pleins de douceur et d'expres-
sion, le nez spirituel, la démarche d'une odalisque; on
lui faisait beaucoup la cour, et le mari n'étaitpas jaloux,
car il savait qu'elle avait pour amant Lepelletier de
• Tleinhardt à Delacroix, 12 frim. an IV.
2 Elle se remaria plus tard au banquier Finguerlin, de Strasbourg.
LA DISPERSION. 405
Morfontaine » . Leur fille Georgette épousa son maître
de harpe, qui était déjà marié. La troisième nièce
n'appartenait à madame de Genlis que par adoption,
c'était la belle Paméla.
Cette enfant avait été achetée toute petite en Angle-
terre par le chevalier de Grave, à une mère qui mou-
rait de faim. Le chevalier en avait fait cadeau à
madame de Genlis, qui l'avait donnée comme jouet aux
enfants qu'elle élevait; on la nomma Paméla Seymour,
parce que ces noms semblèrent poétiques, et la petite
demanda à s'ajouter le titre de lady '. Elle devint en
peu d'années « une créature toute divine, blanche sans
beaucoup de couleurs, avec des attitudes noncha-
lantes2 » ; ses yeux n'étaient pas tous deux de la même
couleur; elle ressemblait tellement à l'actrice anglaise
Sheridan, qui venait de mourir en laissant inconsolable
son dernier amant Edward Fitzgerald, que ce jeune
Irlandais, en apercevant Paméla à une représentation
de Lodoïska, crut voir revivre celle qu'il pleurait,
s'empressa de demander sa main. Il fit croire à sa
mère, la duchesse de Leinster, que Paméla était fille
naturelle d'un Seymour, et obtint son consentement au
mariage. La jeune fille mit dans ses cheveux un bonnet
phrygien garni de fleurs d'oranger 3, et pressa son mari
1 Duchesse de Gontaud, Mémoires.
2 Comte de Neuilly.
' Ibid., p. 140; madame de Genlis, Mémoires, t. IV, p. 142
et lf*9. Duchesse de Gontaud.
406 LIVRE III.
de mettre l'Irlande dans un état semblable à celui de
la France. Le bon Mattiesen fournit sur sa caisse des
armes et des munitions. Fitzgerald fit connaître ses
projets au gouvernement de la République française :
l'incapacité de nos diplomates ne permit pas de garder
le secret. « Lord Fitzgerald, écrit Thauvenay a
d'Avaray ' , avait avec le Directoire une correspondance
criminelle qui passait par Hambourg : j'ai confié ma
découverte au ministre anglais qni en a rendu compte
à sa cour. » Ainsi prévenus, les Anglais mirent la
main sur le bouillant époux de Paméla à l'instant de
son débarquement; il se défendit, il fut tué. La belle
Paméla épousa Pitcairn, consul d'Amérique à Ham-
bourg, divorça promptement, rentra à Paris pour se
livrer à la piété dans la maison de refuge de l'Abbaye-
au-Bois, d'où elle se fit enlever par Je duc de la
Force.
Une autre femme à bel esprit trônait en même temps
à Hambourg, Adélaïde Filleul, veuve du vieux Flahaut;
elle avait déjà écrit son roman d'Adèle de Sénanges,
mais elle était dans la misère avec son fils Charles,
le futur aide de camp du roi Louis Bonaparte. La mère
Filleul avait été une des gardiennes des filles du Parc-
aux-Cerfs; c'était assez pour permettre à Adélaïde de
se dire fille de Louis XV; Adélaïde était une femme
ardente, qu'avait adorée, que haïssait Talleyrand2, et
1 Ms. vol. 594, f* 179. Thauvenay à d'Avaray, 3 avril 1798.
2 Madame de RÉmusat, Lettres, t. I, p. 8.
LA DISPERSION. 407
dont tomba épris un frêle Portugais, le baron de
Souza '. Il l'e'pousa.
Pour les émigrés un peu niais, la vie se passait soit
dans ces salons, soitdans ceux de la société plus rigide.
Le Français futile qui recevait des fonds de sa famille
ne songeait pas que chacun de ses parents jouait sa
tête pour un seul écu envoyé; il vivait désœuvré, plein
d'horreur pour le travail ; sa chambre l'ennuyait, il ne
daignait pas apprendre l'allemand, il se levait tard,
allait chercher un ami aussi frivole que lui pour
déjeuner chez le restaurateur français, il faisait des
visites, se montrait importun et ennuyé. Il trouvait le
théâtre français « assez bon » , mais l'opéra allemand
n'était pas du goût de ces messieurs, on n'y jouait que
du Mozart, la Flûte enchantée, ou Y Enlèvement au
sérail*. « Le métier de commis » était en horreur
à bien des malheureux qui étaient incapables de
gagner leur vie ; ils auraient consenti à écrire dans des
journaux, mais la place de journaliste était prise à
Hambourg par M. de Baudus et Charles de Vielcastel,
qui dirigeaient le Spectateur du Nord, et par l'égoïste
Rivarol, qui finit par se rendre à Berlin, où, sous l'in-
fluence de « l'humeur bilieuse, il est mort comme Vert-
vert, victime des coulis, truffes et bonbons 3 » .
1 Dampmartin, Mémoires, p. 335.
2 Laporte, Souvenirs, p. 247 et suiv. Ce M. Laporte est un
exemple de ce qu'il y avait de plus futile et de moins intéressant
parmi les émigrés.
3 Lettres de la comtesse de Neuilly, p. 355.
408 LIVRE III.
II
INCIDENTS ET AVENTURES.
Mais les esprits sérieux se livraient à des réflexions
lugubres dans les chambre garnies où l'ennui était
étouffant. Sans ami, sans argent, les habits usés, le
linge déchiré, chacun regardait ses compatriotes qui
succombaient à la misère au milieu d'étrangers dont
ils ignoraient la langue et qui les traitaient avec
méfiance '. Toutes les villes d'Europe renfermaient
quelques-uns de ces proscrits. Nous habitons, mes
enfants et moi, écrit une femme 2, « une chambre
avec des carreaux rouges, des rideaux fanés, trois
chaises de crin, un vieux poêle blanc » . Le passé est
déchirant, l'avenir est sombre, l'âme s'affaisse dans
une « tristesse extraordinaire 3 » . Le spectacle de la
misère augmente la tristesse propre : « Madame d'Ar-
gouges et madame de Talmont sont tombées ici en
sabots, sans linge, cela m'a fait pleurer. Madame de
Talmont m'a priée de lui procurer à travailler, elles
sont éclairées par des bouts de chandelles qu'elles
touchent et arrangent elles-mêmes avec plus de cou-
1 Las Cases, Mémoires, p. 7=
8 Costa de Beaoregard, Un homme d'autrefois, p. 137.
3 Contades, Journal de Thiboult, p. 25.
LA DISPERSION. 409
rage que moi ' . » Du courage, on en a toujours pour ses
propres maux, mais on est attendri par les souffrances
des autres. On tient à honneur de ne point sembler
atteint par les privations matérielles; c'était un des
signes de la bonne compagnie et comme un instinct de
noblesse, complètement disparu de nos jours, que
l'indifférence aux détails du bien-être physique et aux
petites satisfactions que procure une installation bour-
geoise : « J'ai toujours remarqué, dit la vicomtesse de
Noailles2, que les regrets donnés au matériel ne se
montraient vivement que dans les parvenus. »
Mais les souffrances du cœur ne manquaient pas;
chaque journal annonçait la mort d'un ami, d'une
sœur, d'une mère; les pires appréhensions étaient con-
firmées dès qu'on recevait des nouvelles. En outre, de
même que l'on est insensible aux privations, on est
étranger aux détails de l'existence de chaque jour :
Madame de Montagu ignore chez quel marchand se
vendent les objets, et davantage encore ce qu'ils peu-
vent coûter; une autre veut blanchir son linge, mais
elle ne réussit pas, elle perd le savon; la marquise de
Jaucourt, dont le mari gagne quelques florins en tenant
les écritures d'un marchand à Thun, apprend qu'il
vient d'inviter à dîner le comte de Narbonne et
quelques amis, elle court au marché, achète toutes les
fleurs, en emplit la maison, puis s'aperçoit qu'elle n'a
1 Costa de Beauregard, p. 207.
2 La Princesse de Poix. Paris, 1855.
410 LIVRE III.
rien rapporté pour le repas. On veut être économe, on
ne sait pas le prix de l'argent, on le laisse écouler.
Chevaux, armes, diamants, tout ce dont on peut se
priver est vite vendu, le prix en est promptement
dépensé pour les besoins de la vie courante, on regarde
son argent, on le compte, voilà, il en reste pour trois
mois; en se restreignant, on peut aller six mois, quoi
après? Puis la maîtresse du garni réclame la semaine
arriérée : elle devient pressante, il faut la flatter,
comme la comtesse de Beauregard qui amuse sa pro-
priétaire, la vieille Rosalie Roth, en lui faisant raconter
ses galanteries d'autrefois, ou comme les émigrés de
Bâle, qui vont faire la cour à la belle Ripell, marchande
de fromages, pour qu'elle entreprenne de leur faire
parvenir de l'argent de France ' ; ils se pressent chaque
jour dans sa boutique, ne voient arriver ni lettre, ni
argent, font tristement deux ou trois tours de rem-
part, viennent chercher des nouvelles à l'hôtel des
Trois Sans-Culottes 2, puis rentrent tristes dans leur
chambre nue de l'hôtel de la Cigogne, avec leur pain
sec.
Si l'argent pénètre jusqu'à l'émigré, c'est avec
d'énormes commissions et au prix des vies les plus
chères. Une mère est condamnée à mort pour avoir
envoyé douze cents francs à ses fils, ils en touchent à
Cologne moins de six cents par différents « changes et
1 Romain, Souvenirs, t. II, p. 304.
1 Ci-devant des Trois Bois Mages.
LA DISPERSION. 411
rechanges f ». M. de Barbotan 2 est guillotiné pour
avoir fait passer de l'argent à son petit-fils émigré : ce
ne sont que des exemples ; les cas sont innombrables.
Le dévouement est porté quelquefois jusqu'à l'héroïsme,
pour faire parvenir des moyens de subsistance aux
émigrés : les terres confisquées sur le duc de Sérent,
en Bretagne, sont achetées par un de ses voisins, Vau-
quelin de Rivière, qui lui transmet scrupuleusement les
revenus à l'étranger; pressé par les échéances du prix
d'achat, Vauquelin de Rivière vend ses propres champs
afin de payer ceux du duc, il fait fondre son argenterie,
il se ruine pour continuer son œuvre. C'est plus que la
ruine, car sa vie est constamment en danger ; la pre-
mière dénonciation, la moindre surprise le feront guil-
lotiner. C'est plus que la vie, il compromet son hon-
neur, il passe parmi les Bretons qui l'entourent pour
un acquéreur de biens nationaux, il est chargé du
mépris et de la haine des chouans, qui parlent de l'en-
lever pour le fusiller. Les dangers sont les mêmes
durant l'Empire, il reste sous cette charge jusqu'en
1814. De tels dévouements ne demandent pas la
reconnaissance, ils l'obtiennent rarement.
La presque totalité des émigrés ont pour ressource
unique la vente des menus objets qu'ils ont pu empor-
ter, et les produits de leur travail. « J'ai vivoté pen-
dant plus de cinq ans sur mes effets » , écrit un évê-
1 Trib. crim. Dordogne, t. I, p. 164.
* Ms. Areh. nat. BB, 1,76.
412 LIVRE III.
que '. Les Allemands excellent h profiter de ces bonnes
occasions ; ils achètent à des prix dérisoires les bijoux
et les dentelles. Le comte Wlgrin de Taillefer vend un
réchaud romain, pièce unique à cette époque, qui a
été récemment racheté de la collection Schaffhausen
par le musée de Périgueux 2 : «J'avais encore, écrit-il 3,
des livres très-rares et très-curieux qui ont suivi le même
sort, toutes éditions superbes; Mannheim possède toutes
mes raretés sans en avoir ni connu, ni payé le prix. »
Le duc de Modène fut plus ingénieux encore avec sa
sœur la princesse de Conti, il fit « un marché très-
avantageux » en se faisant donner par elle ses diamants
et en lui servant une rente viagère 4. Et encore l'émi-
gré était heureux quand après avoir tout vendu dans
une ville, il ne recevait pas un arrêté d'expulsion; il
avait ordre de se mettre en route immédiatement, il
partait à pied, sans connaître un asile nouveau, ni un
moyen de vivre avant de l'avoir atteint : « J'en ai vu
demander l'aumône à des diligences. » Deux enfants
s'échappent de France, ils arrivent à Fribourg, ils sont
immédiatement avertis par la « commission des émi-
grés " , sorte de police instituée contre les Français,
qu'ils ne peuvent rester dans le canton, s'ils ne trouvent
un notable indigène qui réponde d'eux. L'abbé
Seydoux, curé de Fribourg, se présente comme caution :
1 Père Theiner, Doc. rcl. aux aff. relig., t. II, p. 38.
2 Soc. hist. Périgord, t. IX, p. 201.
3 Ms. Bibl. nat. fonds Périgord, vol. 104, f° 420, du 7 août 1795.
* Abbé Lambert, Mémoires, p. 165.
LA DISPERSION. 413
— Non, répond le commissaire, ce sont des vagabonds,
il faut les prendre chez vous. — Je les prends, répond
le prêtre. Et il les nourrit, les habille, les instruit
durant deux ans.
Un paysan suisse qui a recueilli un prêtre français
reçoit du bailli l'ordre de l'expulser ' ; il s'avise aussitôt
de poursuivre devant ce bailli un de ses voisins sous le
prétexte que le chien de ce voisin est trop gros et peut
par sa voracité augmenter le prix du pain. — Je vous
blâme, fait le bailli, de prétendre gêner la liberté du
voisin. — C'est où je vous attendais, Excellence; on
garde le chien et l'on chasse le prêtre français qui est
mon ami.
Ainsi la peur de voir hausser le prix des vivres, la
peur de déplaire au gouvernement de la République,
la peur de voir troubler l'ordre par des proscrits, ôtait
la pitié et faisait repousser les Français qui ne pou-
vaient faire constater leurs moyens d'existence. Bien
souvent dans leurs courses dans des lieux inconnus,
les émigrés tournaient un œil d'envie vers les chau-
mières malpropres où la grosse Allemande allaitait ses
petits, sans souci pour le lendemain, sans regard pour
le passant. Madame de Genlis, repoussée à travers la
Thuringe, avant de trouver son refuge à Hambourg,
se prenait à souhaiter une place de concierge dans un
pavillon paisible à l'entrée d'un parc : Je changerais
1 Abbé Lambert, p. 150.
414 LIVRE III.
de nom, disait-elle en poursuivant son chemin, je
m'assoirais, j'aurais du repos : « Une seule chose dans
ce plan m'embarrassait, c'était ma harpe, je ne pouvais
me résoudre à m'en séparer '. »
Cette persécution fit la joie des jacobins; ils savou-
raient ces tortures ; ils aimaient à raconter aux anciens
vassaux les humiliations des anciens seigneurs; ils
publiaient des manuels 2 pour faire connaître aux bour-
geoises perverties et aux paysannes parvenues com-
ment madame de V*** était frappée par la ravaudeuse
prussienne qui l'avait prise comme apprentie; corn-
ment madame de T*** était mise nue sur la route par
ses femmes de chambre, poussée par elles du pied dans
un fossé et laissée seule avec un de leurs jupons; com-
ment madame de C*** allait chanter dans les cafés,
madame de R*** vendre du poisson dans une halle ; on
cite celles qui se font garde-malades et donnent des
clystères.
Un grand nombre disparaissent dans des aventures
inconnues. Mademoiselle Marguerite de Fléville entre
comme suivante chez la comtesse Sutkouska à Tokay,
et est soustraite sans que jamais on ait su ce qu'elle
était devenue, malgré l'enquête que fait plus tard l'arn-
sadeur de France, sur la demande du maire de Nancy3.
i Mémoires, t. IV, p 282.
8 Voyages et aventures des émigrés français, par L. M. H. Paris,
an VII.
3 Ms. Aff. étr. Vienne, 373. Le maire de Nancy à Talleyrand,
11 brum. an XI.
LA DISPERSION. 415
Mademoiselle de Montmorency se fait porteuse de
seaux d'eau pour procurer des sols à sa mère mou-
rante; la comtesse de Sécillon se fait maîtresse à
danser1. Au contraire, un émigré qui félicite au fond
de la Suède une institutrice française du ton de bonne
compagnie qu'elle a donné à des jeunes filles d'une
famille de la cour de Stockholm, reconnaît tout à coup
que cette précieuse gouvernante est Rose, la petite ser-
vante qu'il chiffonnait chez sa tante à l'époque où il
était chevalier de Malte.
L'estime était assurée aux émigrés dans tous les pays
où la dignité du caractère était en honneur et où le
sentiment moral n'était pas déprimé par le culte de la
brutalité et de l'hypocrisie. Partout ailleurs qu'en
Allemagne, les émigrés devenaient un objet de respect
quand on voyait leur constance à supporter la misère
et leur activité à chercher des ressources; la pauvreté
n'était pas une honte pour eux2. Ce n'était pas que
plusieurs ne fussent aigris ; quelques vieillards étaient
grondeurs, quelques jeunes gens étaient frivoles,
quelques femmes pensaient comme madame deB***3 :
u Mon épouse ressentit vivement la perte de mon état
et de ma fortune, elle prévoyait l'état de médiocrité
dans lequel nous serions forcés de vivre. J'appris
qu'un officier de la flotte anglaise, qui avait fait notre
1 Antoins:, Histoire des émigrés, t. II, p. 329.
* Dtjtexs, Journal, t. II, p. 329.
3 Gautier de Brécv, Mémoires, p. 273.
.^rfSff
/
/
416 LIVRE III.
connaissance pendant le siège de Toulon, et auquel ma
femme plaisait beaucoup, avait réussi à lui persuader
que nous serions plus heureux l'un et l'autre en nous
se'parant par un divorce. J'avais fait un peu tardive-
ment cette découverte. » Mais le plus souvent, les dou-
leurs subies en commun resserraient les liens de la
tendresse. Le mari servait presque toujours dans les
régiments formés d'émigrés, la femme l'attendait
durant des années dans l'isolement et l'inquiétude,
puis quand ils se retrouvaient, après les tortures de la
séparation, ils se regardaient, ils se cherchaient dans
leurs souvenirs, ils ne se reconnaissaient plus sous les
rides, sous les hàles du campement et les sillons des
larmes : la femme était flétrie, courbée, les cheveux
blancs; les enfants étaient morts1. Plus rien de la
jeunesse. Dans l'avenir, rien.
III
ASILES ET RESSOURCES.
Une famille n'arrivait le plus souvent à l'abri défi-
nitif qu'après avoir été repoussée de plusieurs villes,
qu'après avoir enseveli quelques-uns des siens et subi
1 Costa de Beauregard, Un homme ({autrefois, p. 371.
LA DISPERSION. 417
des crises cruelles. Madame de ***, une des triom-
phantes beautés de Goblentz, se rappelle le moment où,
entre son mari et ses enfants, elle a commencé à sentir
la pauvreté. Elle vend toutes ses robes, son mari
meurt, elle épuise pour l'enterrement ses dernières
ressources, elle se voit seule, seule dans le monde avec
deux jeunes enfants. « Je frissonne encore à ce
souvenir; après deux jours de grande application,
j'envoyai une cravate dont j'avais brodé le bout pour
un schelling; il était mal. Ma pensée s'accoutumait
difficilement à la terrible ressource offerte par l'état de
domesticité. » Elle se déplace, elle arrive à Ostende :
« J'entre dans une grande pièce, je m'assois sur un
banc, tenant mon fils sur mes genoux et ayant ma fille
à côté de moi. Un homme s'approche ; depuis la perte
de ma fortune, j'avais éprouvé souvent des manières
légères » ; c'est un simple aide de camp du roi de
Prusse qui la reconnaît en se souvenant des fêtes de
Goblentz et lui conseille de se rendre à Berlin. Elle
retrouve un beau-frère qui la mène à la cour : là elle
entend les réflexions pesantes qui se font sur elles :
« C'est une émigrée, je ne la trouve pas jolie. — Elle
est bien, voilà tout. — H y a dix mille femmes plus
jolies qu'elle. — J'avais les yeux pleins de larmes. » La
Reine la fait inviter à toutes les fêtes : on lui offre
comme subsistance des « propriétés confisquées sur
les Polonais. Ma conscience se révolta à cette seule
pensée. Aurais-je pu échanger ma pauvreté contre un
I. 27
418 LIVRE III.
acte aussi criminel que ceux dont j'étais la vic-
time ? »
Aussi n'était-ce point à Berlin qu'il fallait chercher
un refuge. Une affectation d'hypocrisie faisait accueillir
d'abord un émigré, pour se donner un air de géné-
rosité, puis on laissait sentir tout le poids du bienfait.
Une maîtresse de pension de Berlin, la Bocquet,
offrait sa maison comme refuge à quelques dames
françaises : c'était une fille virile, aux yeux noirs et
durs, au caractère impérieux et violent, aux senti-
ments ardents ; « elle aimait avec fureur, et son amitié
avait la susceptibilité, l'exigence et toutes les jalousies
de l'amour ' » . Encore un asile que la Française était
forcée de fuir au bout de quelques semaines. Le manque
de ressources obligeait pourtant à subir les humilia-
tions. L'homme était moins à plaindre, il savait quel-
quefois se faire Allemand comme le jeune Chamisso2, ou
bien épouser une Allemande, comme le pauvre général
du Tertre, qui se marie avec Charlotte de Hardenberg,
la blonde fausse qui a trahi Marienholtz, son premier
mari, et qui finit par être le fléau de Benjamin Con-
stant 3.
Le duché de Brunswick savait mieux que la Prusse
exercer l'hospitalité : environ deux mille émigrés s'y
* Madame de Genlis, Mémoires, t. IV, p. 321.
2 Karl Fclda, Chamisso und Seine Zeil, p. 16. Les vers français de
Chamisso sont absolument ineptes. Voir p. 55 et 57.
3 Elle quitte le général du Tertre par divorce et épouse Benjamin
Constant en 1808. Elle meurt en 1845.
■
m
LA DISPERSION. 419
trouvaient réfugiés '. Là habitaient le maréchal de
Castries, la princesse de Rohan, les marquis de Sur-
gères et de Ghampigneules; les enfants, Victor de
Garaman % Félix de Podenas, les jeunes Montmorency,
Mérode, Rougé, faisaient des parties de barres sur la
place de la Résidence.
La petite cour de Waldeck accueille les émigrés avec
autant de bonne grâce que celle de Brunswick. Là on
se donne une image de la bonne compagnie; on
s'adresse de petits vers; on s'attendrit sur les autres
émigrés. M. de La Rochelambert aperçoit un colporteur
qui cherche une auberge : — . Tu es, lui dit-il, mon
ami le baron de Pontgibaud? — Non, répond le porte-
balle, je suis l'émigré Labrosse.
Le faux Labrosse est mené au château, tout ce qu'il
porte est acheté par la princesse de Waldeck, par la
famille La Rochelambert, par le chevalier de Puybour-
deille. Le faux Labrosse continue sa route avec son
pécule, s'arrête à Trieste, où il s'associe avec un négo-
ciant en diamants, s'enrichit, place ses économies en
diamants. C'est seulement à son retour en France, en
1814, qu'il reprend son nom de Pontgibaud : il achète
alors une terre de Labrosse en souvenir du nom qui
lui a porté bonheur.
La princesse de Waldeck entend parler par le che-
valier de Puybourdeille d'une fleur qui est le symbole
1 Comte de MÉnODK, Souvenirs, t. I, p. 80 à 89.
* Tué à Constantine en 1837.
27.
,.^^^W
420 LIVRE 111.
de l'amour fidèle et qui a l'odeur de la vanille. — C'est
l'héliotrope, dit le chevalier. — Je n'en ai jamais vu, fait
l'Allemande. Le lendemain, le chevalier est en route
pour la France; il traverse la frontière, il se déguise
en jacobin, il pénètre dans Paris, il cherche quelques
plants d'héliotrope pour son Allemande. Il repart
avec la précieuse conquête et vient déposer ses fleurs
aux pieds de la princesse. Si un cœur d'Allemande
n'est pas capable de comprendre cette exaltation
romanesque, il peut du moins s'attendrir pour le culte
muet que continue humblement le chevalier : chaque
jour il se présente devant la princesse avec sa fleur
d'héliotrope ; il reste lié à elle par ce devoir, il ne la
quitte ni au Consulat, ni à la Restauration ; il offrait
encore tous les soirs sa petite fleur en 1844, quand ils
avaient chacun plus de quatre-vingts ans.
A Minden, une teinturerie en soie avait été fondée
par quatre associés, M. de Vassé, M. et madame de
Genouillac et leur femme de chambre. Les liens com-
merciaux resserrèrent l'intimité entre les quatre, au
point que le marquis de Vassé épousa la femme de
chambre, qui était « estimable et d'une honnête
famille ! » . Au contraire, M. de Quatrebarbes a envoyé
à Londres sa femme et ses enfants, afin de se tenir
plus librement auprès « dune veuve d'Allemagne qui
le soigne bien » .
1 F. Grille, l'Emigration angevine, Bibl. nat., La, 34, 23, p. 18.
LA DISPERSION. 421
Vienne offrait des moyens d'existence et des faveurs
à la Cour. La comtesse de Brionne, mère des princes
de Lambesc et de Vaudémont, y avait retrouvé son
rang ! ; « la plus belle femme » de la cour de Louis XV
se consolait de l'exil avec une pension de douze mille
florins et le titre de princesse de Lorraine. Pour les
Lorrains, Vienne était presque une patrie; depuis le
mariage de Marie-Thérèse avec un Lorrain, les cadets
des familles nombreuses venaient prendre du service
militaire en Autriche ; ils appelèrent leurs parents au
moment de l'émigration, les firent placer à côté d'eux
comme sous-lieutenants et leur procurèrent les avan-
tages d'une position sociale déjà acceptée. Tels étaient
le baron de Frimont, qui deviendra général de cavalerie
et gouverneur de la Lombardie, et Roussel d'Hurbal.
qui, après avoir servi l'Autriche de 1791 à 1809, ren-
trera dans l'armée française de Napoléon et aura son
nom inscrit sur l'arc de l'Etoile.
Beaucoup d'émigrés avaient espéré trouver la paix à
Rome.
A Rome, le cardinal de Bernis continuait à tenir son
rang d'ambassadeur du Roi, à avoir vingt laquais,
deux cents invités à sa table et un mot aimable pour
chaque Français. Les filles de Louis XV, qu'il trouvait
« très-exigeantes et un peu tracassières 2 » , attiraient
autour d'elles les émigrés pauvres. L'abbé Maury, dont
1 Georgel, Mémoire!;, t. VI, p. 79.
* Ed. de Barthélémy, Mesdames de France, p. 430.
422 LIVRE 111.
le cerveau commençait déjà à s'altérer, venait se faire
sacrer archevêque de Nicée. L'évêque de Dijon, Des-
moutiers de Mérinville, échappé presque nu des mains
de ses ouailles, ne vivait que des dons du Pape, et se
désolait de lui rappeler constamment sa détresse ' . Les
dons du Saint-Père n'étaient du reste ni fréquents, ni
opulents : à l'abbé Légier, une livre; à l'abbé Gontier,
une livre; à une dame française qui est dans le besoin,
une livre ; à une autre, dix sols ; le docteur en Sorbonne
Séguin obtient trois livres de temps en temps, et Mari-
gnanne, confesseur de religieuses, en a cinq, mais cela
est plus le gros 2. Combien d'heures on pouvait vivre
avec une livre, c'est difficile à évaluer : le Saint-Siège
semble avoir cherché à procurer d'autres ressources
que ces charités précaires ; il aurait voulu confier les
religieux à des couvents italiens, mais il se heurta
contre les moines italiens qui lui objectèrent « qu'un
couvent n'était pas un hôpital pour y recevoir un
vieillard caduc 3 » . « Je ne vis depuis six semaines que
d'aumônes » , écrit l'évêque de Glandève. « Il ne me
reste plus rien » , dit l'évêque de Grasse i.
La charité est la passion des âmes mélancoliques :
aux heures de désespoir, on se prend d'une sorte de
révolte contre la souffrance, et l'on se venge de ses
1 PèreTnEiNER, Aff. rel. de France, t. II, p. 123.
2 lbid. p. 635.
3 lbid., p. 143 et 203.
4 lbid., p. 141. Cet évèque do Glandève est Hachette-Desportes,
âgé de quatre-vingt-cinq ans.
LA DISPERSION. 423
maux en s'efForçant de soulager ceux des autres. Ce
sont les émigrés, tout maltraités qu'ils sont, qui se
montrent les plus secourables pour leurs compagnons
de misère. La femme qui a quelques écus pour acheter
une robe, cherche celle qu'une voisine malheureuse
est forcée de vendre, elle demande la robe avec esprit,
avec gaieté, elle charge de la négociation un chevalier
aimable : madame de Surville écrit au chevalier de -
Ghatillon, chez M. Ertel, peintre de la bourgeoisie,
sur la place in Angez, au deuxième étage, n° 226a, à
Augsbourg, pour qu'il lui procure « une robe de taf-
fetas très-léger et mince, de rencontre et à bon marché,
la couleur blanche de préférence, ou bleu très-pâle, ou
jaune également très-pâle, elle sait qu'il connaît beau-
coup de dames qui peuvent avoir du taffetas l ». Et
ce n'est pas seulement entre émigrés français que l'on
ressent cette compassion, les Belges, frappés des mêmes
maux, ont le même attendrissement. Madame de Malde-
ghem vend ses diamants pour nourrir des compagnes
d'infortune ; madame Boucquiau, femme de l'intendant
de la famille de Mérode, se consacre tout entière aux
mêmes misères2. La charité s'étend jusqu'aux révolu-
tionnaires français : l'évêque de Saint-Pol de Léon
organise des souscriptions pour nourrir les prisonniers
faits sur les armées républicaines ; les abbés Raulin et
de Fontenilles donnent leur linge aux prisonniers fran-
« Ms. Bibl. nat. fonds Périgord. 104, f<> 368.
2 Madame de Monlagu, p. 118.
424 LIVRE III.
çais qu'ils voient amener à Nordlingen en Franconie ;
Cicé, évêque d'Auxerre, apprend en Bohême que deux
villages de son diocèse, Gy et Valle, ont été ravagés par
des ouragans, il leur envoie les vingts derniers louis
qui lui restent.
Ceux qui sont éloignés davantage de la France
trouvent occasion de rendre des services aux pays qui
les recueillent. Sainte-Aulaire administre les provinces
d'un hospodar bulgare. Le chevalier des Lignières
s'enfonce dans la Russie et tombe épris de la princesse
de Menschikow. Il reste à ses pieds lorsque chacun
rentre en France ; il passe sa vie à lui adresser de
jolis vers, des chansons badines, et à surveiller les
revenus de son ami le comte de Bruges, qui a épousé
une princesse Golovkine dont les propriétés sont en
Russie- Au fond de la mer Noire, avec le pouvoir d'un
souverain d'Orient et l'àme d'un Français, règne le
duc de Richelieu. Il crée Odessa, il fait semer du blé,
il régénère un pays épuisé par la barbarie. C'est à peu
près le seul homme qui ait réussi à restituer à la civili-
sation une contrée soustraite par l'islamisme. Il est
destiné à introduire en France la monarchie libérale :
on croit qu'il va réussir à la faire aimer, quand, vaincu
par les rancunes du comte d'Artois qui lui a promis de
le seconder, il tombe brisé en s'écriant : Il a manqué à
sa parole d'honneur !
Jusque dans les Indes, on retrouve un émigré fran-
çais, le comte de l'Etaing : il s'est mis au service d'un
LA DISPERSION. 425
rajah et s'est fait estimer des Anglais par sa délica-
tesse, sa dignité, et son aptitude à diriger les haras
dont il est chargé '.
Mais quelquefois à cette distance on est tenté
d'écarter les yeux du spectacle importun des souf-
frances, et de se laisser distraire par les aventures de
l'existence nouvelle. Bnllat-Savarin s'enfonce dans le
Gonnecticut à peine défriché alors 2, pour chasser la
dinde sauvage, u Nous tuâmes d'abord quelques-unes
de ces jolies petites perdrix grises qui sont si rondes et
si tendres » , puis des écureuils gris, puis un dindon ;
enfin on rentre le soir chez un fermier qui a quatre
filles, jeunes et éblouissantes ; elles se parent, pour les
étrangers, de leurs toilettes les plus fraîches, elles leur
servent du punch, leur chantent Yankee doddee et la
complainte du major Andrew ; et durant cette douce
soirée, Brillât-Savarin restait rêveur en face des jeunes
filles ; de profondes réflexions absorbaient son âme :
« Je pensais à la manière dont je ferais cuire mon coq
d'Inde... Les ailes de perdrix furent servies en papil-
lotes, et les écureuils gris courbouillonnés au vin de
Madère; quant au dindon, il fut charmant à la vue,
flatteur à l'odorat, et délicieux au goût. » A New-York,
où il passait ses soirées avec le vicomte de La Massue et
le courtier marseillais Felir, à croquer des Welsch
1 Marquess of Hastikgs, Private Journal, t. I, p. 212 et suiv. :
« A man of exetnplary character and most polished inanners, and is
moreover qualified for superinfendinjj a stud. »
2 Méditation VI, § 4, octobre 179V.
426 LIVRE III.
rabbits l en buvant de l'aie, il eut une aventure plus
dangereuse. Il fut défié à boire par un Anglais de la
Jamaïque qui avait « le visage carré, les yeux vifs, et
paraissait tout examiner avec attention, mais il ne
parlait jamais, et ses traits étaient immobiles comme
ceux d'un aveugle. Seulement, quand il entendait une
saillie ou un trait comique, son visage s'épanouissait,
ses yeux se fermaient, et ouvrant une bouche aussi large
que le pavillon d'un cor, il en faisait sortir un son pro-
longé qui tenait à la fois du rire et du hennissement. »
Il fallut se mesurer. Le dîner consistait « en une
énorme pièce de roast beef, un dindon cuit dans son
jus, des racines bouillies, une salade de choux crus, et
une tarte. Le vin fut servi dès le commencement » ;
les trois Français se ménageaient, l'homme de la
Jamaïque et son ami anglais mangeaient sans rien dire
et en regardant de côté ; on but longtemps du vin de
Bordeaux, puis du vin de Porto, puis du vin de Madère.
« Le dessert était arrivé, composé de beurre, de fro-
mage, de noix de coco et d'ycory ; nous bûmes ample-
ment au pouvoir des rois, à la liberté des peuples et à
la beauté des dames. » Alors apparaissent le rhum et
des eaux-de-vie de vin, grain, framboises ; puis les chan-
sons ; puis le punch. « Je mangeai cinq à six rôties
d'un beurre extrêmement frais, et je sentis renaître
mes forces ; mes deux amis buvaient en épluchant des
1 Pain qui est grillé avec du beurre, de la moutarJe et du fromage
râpé.
LA DISPERSION. 427
noix d'ycory » ; l'un des Anglais avait les yeux trou-
bles, l'autre gardait le silence, mais sa bouche
immense s'était forme'e en cul de poule. L'un se leva
subitement et entonna d'une voix assez forte l'air
Rule Britannia, mais il se laissa retomber sur sa chaise,
et de là coula sous la table. Son ami, le voyant en cet
état, laissa échapper un de ses plus bruyants ricane-
ments, et s'étant baissé pour l'aider, tomba à côté de
lui. Les Français burent avec Little, le patron de la
taverne, un verre de punch à leur santé, et les firent
emporter the feet foremosi.
IV
QUEHELLES INTESTINES.
La conséquence la plus fréquente de l'adversité,
c'est l'aigreur et non la charité. La discorde devait se
mettre d'autant plus aisément parmi les émigrés qu'ils
appartenaient à des couches successives d'opinions
antagoniques. Un girondin de Lyon, niais et caute-
leux, s'échappe après la déroute de son parti ', tombe
à Lausanne, où il se fait passer pour un royaliste ; il se
fait présenter chez un émigré, M. de S..., et raconte,
1 Arch. nat. AH; II; B ; deux brochures imprimées sous le titre :
Portrait des émigrés d'après nature.
428 LIVRE III.
après avoir été accueilli par lui, que « la cuisine de
M. de S... et son existence étaient fondées sur les béné-
fices qu'il faisait en donnant h manger et à jouer » , et
aussi sur une pension de trois louis par mois que payait
la comtesse d'Artois pour laquelle il recueillait les nou-
velles. Madame de S... était « grande et d'une blan-
cheur éblouissante, avec des cheveux d'un magnifique
noir » . L'émigré lyonnais se trouve tout étourdi en
échouant dans ce monde si nouveau pour lui; il est
consterné des idées qui ont cours, des armées innom-
brables dont on annonce la marche pour le trône et
l'autel. Il ne comprend rien à l'horreur que soulèvent
les constitutionnels et Mallet du Pan avec ses deux
Chambres; il entend dire : « Bergasse, Lally-Tollendal,
Mounier, sont plus coupables que les jacobins. » Lui,
on le traite en pur, mais il ne doit laisser échapper ni
une parole de modération, ni un mouvement d'incré-
dulité, même quand B..., le conseiller au parlement
d'Aix, tiredes lettres d'émigrés de sa poche, les lit d'un
ton confidentiel, insiste sur les passages les plus absur-
des, et dit avec complaisance : « C'est sûr, je vous le
garantis. »
Des émigrés d'une autre catégorie ne sont pas moins
maniaques. Les régicides Dulaure, Ferroux et Bonnet '
sont obligés de commettre à leur tour ce crime d'émi-
gration qu'ils ont honni avec tant de fracas : « Je
1 Dulaure, Mémoires, Revue rétrospective, t. XX, p. 7, 39, 291,
année 1838.
LA DISPERSION.
V29
fuyais la patrie et la mort » , disent-ils à leur tour '. Il
faut, comme les ci-tlevant, se glisser dans les ravins du
Jura, marcher de nuit, se livrer aux filles généreuses
qui guident les proscrits. Ce qui leur coûte le plus, c'est
de quitter leur cocarde tricolore quand ils pénètrent en
Suisse. Ils se décident à « faire ce sacrifice à une terre
qui allait mettre à l'abri du supplice » . Mais une plus
grande humiliation les attend : ces géants de la Con-
vention blêmes de peur, ignobles d'allures, ont beau
être émigrés, ils ne peuvent se faire passer pour des
gentilshommes, le peuple les prend pour des capucins,
et rien ne pouvait les mortifier davantage. « C'est-
à-dire, fait le commissaire genevois en voyant Dulaure,
vous êtes un prêtre qui émigré » ; — « un prêtre réfrac-
taire » , disent les aubergistes. Ils se cachent à Bâle,
mais l'hôtel de la Cigogne est « un vrai repaire d'émi-
grés » ; il faut trembler à toute heure ; les émigrés vont
nous reconnaître et nous frapper, les autorités vont
nous livrer à l'Empereur ou nous faire ramener en
France pour être guillotinés par les nôtres...
Des émigrés d'une autre catégorie, les constitution-
nels, s'étaient réunis à Chavannes près de l'île Saint-
Pierre, sur le lac de Bienne 2. Mallet du Pan était leur
oracle. C'était un voltairien que le maître avait félicité
de ce qu'il professait le mépris des impostures et des
imposteurs, et de ce qu'il avait l'honneur d'être servi-
1 Dclaure, Mémoires, Revue rétrospective, t. XX, p. 124.
2 Fauche-Borel, Mémoires, t. 1, p. 208.
■fe
/
430 LIVRE III.
teur du gros landgrave de Hesse-Cassel « qui n'est ni
papiste ni calviniste ' » . Les disciples étaient Mathieu
de Montmorency, Louis de Narbonne et madame de
Staël. Les personnages du parti qui avaient l'esprit
pratique, l'abbé de Montesquiou et le marquis de
Jaucourt 2, comprenaient que le point important était
de conquérir aux idées libérales le Régent et ses favo-
ris ; ils prenaient une faible part aux récriminations.
Chacun n'en était pas moins obligé de se justifier,
les ministres de Louis XVI plus que les autres. Ceux
qui sont trop fiers restent suspects : « Bertrand (de
Molleville) est de retour à Florence... il prétend qu'il
n'a pas besoin de se justifier; Rémusat soutient qu'il
n'est pas coupable, qu'il est excellent royaliste. J'ai
signifié à Rémusat que je ne le verrais pas jusqu'à ce
qu'il fût lavé et rétabli dans l'opinion des honnêtes
gens 3. » Il ne fait pas bon avoir été fidèle a Louis XVI :
Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux, qui avait
risqué sa vie pour rester jusqu'au dernier jour le chan-
celier de Louis XVI, se trouva déshonoré par son
dévouement : plus il avait montré d'héroïsme, plus il
fut honni. Chassé par les purs de toutes les tables et
de tous les hôtels où il se présentait, Cicé écrivit au
cardinal de Bernis pour obtenir un asile à Rome 4, et
reçut avis que sa présence produirait une impression
1 Voltaire à Mallet du Pan, 24 avril i772.
2 C'était le frère du comte de Jaucourt, qui était ministre du Régent.
3 Ms. vol. 633, f* 19, abbé de Jons à Antraigues, 9 août 179'*.
* Père Theiser, 16 nov. 1794, t. II, p. 54.
LA DISPERSION. 431
fâcheuse. — « Quoi ! répondit-il, Rome serait fermée
pour moi par complaisance pour quelques collègues
guidés par la passion! » — « Quant aux dispositions
particulières de quelques-uns de vos confrères, fit
répondre le Pape -, Sa Sainteté a voulu toujours les
ignorer. » Le pauvre chancelier trouva un protecteur
dans l'évêque de Luçon 2, qui disait de lui avec une
sorte de pitié : « Il est toujours l'objet de la plus achar-
née et de la plus injuste persécution; il serait plus
important que jamais pour lui d'avoir une lettre du
Pape qui lui servît d'égide. »
Les agents anglais eux-mêmes sont suspects; on
reproche à Bertrand de Molleville de dîner chez Wind-
ham ; Drake, agent diplomatique en Italie, est défendu
par M. de Tinseau et l'abbé de Jons, qui le déclarent
« exempt des taches qu'on a voulu jeter sur sa répu-
tation 3 » .
Le bienfait assure quelquefois le pardon des purs.
La comtesse de Pont, qui avait eu le soin de placer ses
fonds depuis longtemps à l'étranger, et qui en tirait
pendant l'émigration une rente d'une trentaine de
mille francs 4, sut fort bien faire pardonner à ce prix
son amitié avec la maison d'Orléans; elle remplit son
château d'ecclésiastiques qu'elle fit travailler à des
1 Par Monsignor Caleppi.
2 Père Tueinkr, t. II, p. 201. Mercy à l'abbé d'Autibeau,
4 juin 1796.
* Ms. vol. 63i, f° 93. L'abbé de Jons à Antraigues.
* Abbé Lambert, Mémoires, p. 212.
J
/
432 LIVRE III.
broderies et qu'elle disciplina en les nourrissant. Ses
petites-nièces, les demoiselles de Montboissier, et ses
deux femmes de chambre remplissaient le rôle de
surveillantes, non sans donner l'exemple de l'assiduité
en travaillant elles-mêmes. Ce qui n'empêchait pas,
dans la même ville de Constance, deux cents autres
prêtres de faire appel à la charité; ils obtinrent des
ressources sur un emprunt de quinze mille livres que
réalisèrent pour eux les évêques de Langres, Nîmes,
Saint-Malo et Comminges, « à rendre dix-huit mois
après leur rentrée dans leurs biens l » .
Les pires vexations éprouvées par les émigrés dans
les pays qui n'étaient pas en guerre avec la France
venaient des agents diplomatiques français. Un vicaire
de Saint-Sulpice, marié à une cuisinière et auteur de
livres gaillards, Soulavie, dirigeait à Genève l'espion-
nage et la persécution contre les émigrés établis en
Suisse 2. Miot, le futur comte de Melito, invitait la
Toscane à expulser les émigrés, « dans l'intérêt des
émigrés eux-mêmes 3 » .
1 Père Tueiner, t. II, p. 123. D'Osmont, évêcjue de Comminges, à
Caleppi, Constance, 1795.
2 Dclauhe, Bévue rétrospective, t. XX, p. 295.
8 Miot de Melito, Mémoires, t. I, p. 70.
FIN DU TOME PREMIER.
TABLE DES MATIÈRES
DU TOME PREMIER
Pages.
Préface,
LIVRE PREMIER
AVANT L'ÉMIGRATION.
Chapitre premier. — La société française sous Louis XVI . . 1
I. La bonne compagnie 1
II. La sensibilité 9
III. L'insouciance 19
IV. Extinction des anciennes familles 27
V. Progrès de la civilisation 31
Chapitre II. — Ennemis de la Société Louis XVI 39
I. Impatience contre les abus. 39
II. Les princes 46
III. Les réfractaires - 56
IV. Les vaniteux 61
V. L'écroulement . 74
Chapitre III. — Causes de l'émigration 76
I. Servitude des pouvoirs 76
IL Servilité des juges 86
III. La garde nationale 93
IV. Nulle défense contre le vol et le meurtre 119
V. Souffrance et misère . . 131
VI. Les prisons 154
VIL La guillotine 171
VIII. Le sort des enfants 176
IX. Les régiments 183
X. L'émigration forcée 199
I. -28
434 TABLE DES MATIERES.
Pages.
LIVRE II
PREMIÈRES ILLUSIONS.
Chapitre IV. — Les départs 211
I. L'émigration joyeuse 211
II. L'émigration d'honneur. . 217
III. L'émigration ecclésiastique 221
IV. Le Roi et la famille royale 225
V. Les fuites tardives 237
Chapitre V. — Essais d'armement 246
I. Turin et Bruxelles 246
II. Le prince de Condé 250
III. Les favoris des frères du Roi , 255
IV. Les corps d'élite 261
Chapitre VI. — Conflits avec la politique européenne. . . 265
I. Insouciance de l'Europe 265
II. Les petits princes d'Allemagne 268
III. L'Autriche 276
IV. La Russie 280
V. La Prusse . 295
VI. L'Angleterre 299
Chapitre VII. — Conflits avec la politique royale .... 392
I. Divisions dans la maison de Bourhon 392
II. Entrevue de Pilnitz 308
III. Missions à l'étranger. 310
IV. Ebranlement de l'Europe 320
Chapitre VIII. — Coblentz 325
I. Folies et fêtes 325
II. Souffrances et constance 329
III L'alliance avec l'étranger 338
Chapitre IX. — Campagne de France en 1792 342
I. Méfiance entre les émigrés et les étrangers 342
II. La pluie et la boue 343
III. Dumouriez et Lacuée de Cessac 348
IV. La déroute 354
LIVRE III
LA DISPERSION.
Chapitre X. — La débâcle 358
I. Les misères de la défaite 358
m
TABLE DES MATIERES. 435
Papes.
II. Avidité des puissances 366
III. Les princes de Bourbon . 374
Chapitre XL — Les Pays-Bas 382
I. Les riehesses du Nord 382
II. Befoulementdes émigrés 390
Chapitre XII. — Moeurs des émigrés 395
I. Hambourg. 395
IL Incidents et aventures 408
III. Asiles et ressources 416
IV. Querelles intestines . 427
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME PREMIER.
PARIS. — TYPOGRAPHIE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE,
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
Forneron, Henri
Histoire générale des
émigrés pendant la révolution
française