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Full text of "Histoire générale des émigrés pendant la révolution française"

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Presented  to  the 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 
LIBRARY 

bythe 

ONTARIO  LEGISLATIVE 
LIBRARY 


1980 


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A 


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HISTOIRE   GENERALE 


DES 


ÉMIGRÉS 


PENDANT  LA  REVOLUTION  FRANÇAISE 


L'auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits  de  traduction 
et  de  reproduction  à  l'étranger. 

Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  (section  de  la 
librairie)  en  février  1884. 


DU  MEME  AUTEUR,  A  LA  MEME  LIBRAIRIE  : 


Histoire  des  débats  politiques  du  Parlement  anglais,  depuis 
la  révolution  de  1688.   1   vol. 

Les  Ducs  de  Guise  et  leur  époque,  ouvrage  couronné  par  l'Aoa- 
détnie  française  (prix  Tliérouanne,  1818).  2  vol. 

Histoire  de  Philippe  II,  avec  portrait.  Ouvrage  couronné  par  l'Aca- 
démie française  (prix  Thérouannc,  1882).  A  vol. 


PARIS.    TYPOCRAPI1IE    E.    PLON,   NOURRI".    ET    C'e,    RUE    GAR.VNCIERE, 


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HISTOIRE  GENERALE 


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EMIGRES 


PENDANT  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE 


H.    FORNERON 


TOME   PREMIER 


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PARIS 

LIBRAIRIE    PLON 

E.  PLON,  NOURRIT  et  Cie,  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

10,    RUE     GAUANCIÈBE 


1884 
Tous   droits  réservés 


#1 


xj 


i-i 


PREFACE 


Les  grands  fleuves  de  l'Amérique  rencontrent 
quelquefois  des  bancs  de  rochers  au  travers  de 
leur  cours;  la  nappe  majestueuse  est  déchirée  en 
une  première  secousse,  se  couvre  d'écume,  se 
cache  sous  une  nuée  de  vapeurs  irisées  ;  la  masse 
d'eau  tourbillonne  sur  elle-même,  comme  incer- 
taine de  sa  route,  rebondit  dans  une  seconde 
chute,  retrouve  une  vallée,  et  s'écoule  calmée 
entre  des  rives  nouvelles.  Nous  traversons,  à 
notre  époque,  ces  brisants  du  courant  de  la  civi- 
lisation :  nous  ne  pouvons  plus  remonter  vers  les 
régions  parcourues,  celles  où  nous  sommes  pous- 
sés sont  inconnues,  les  nuages  sont  lourds,  les 
rives  sont  noires,  les  eaux  sont  troubles,  à  l'écume 
se  mêlent  des  choses  sans  forme. 

Les  sociétés  qui  sont  englouties  dans  ces  gouf- 
fres meurent  sans  bruit.  Les  regards  se  fixent 
vers  l'avenir  et  se  détournent  des  victimes.  Ainsi 
les  fines  princesses  de  Constantinople,  les  poètes 
raffinés  et  les  derniers  capitaines  de  la  Grèce  ont 


ii  PREFACE. 

disparu  après  la  conquête  turque  sans  qu'on  ait 
gardé  souvenir  de  leurs  misères.  De  même  les 
filles  des  Incas  et  les  Mexicains  bardés  d'or  ont 
été  écrasés  au  milieu  de  souffrances  qui  restent 
ignorées,  sous  la  main  des  conquérants.  Dans  une 
catastrophe  semblable  vient  de  succomber  un 
monde  de  gens  aimables  et  élégants  :  ceux  que 
la  Révolution  française  a  détruits  étaient  les  repré- 
sentants d'une  forme  de  civilisation  qui  est  per- 
due. Ils  se  sont  éteints  dans  la  vie  silencieuse  de 
l'émigré  sans  comprendre  les  lois  inflexibles  qui 
transportent  et  transforment  la  force  des  nations. 

Ceux  qui  sont  rentrés  en  France  avaient  du 
mépris  pour  le  monde  nouveau,  iJs  étaient  un 
objet  d'étonnement  avec  leur  costume  suranné  f. 
Nous  avons  pu  rencontrer  quelques-unes  de  ces 
figures  au  fond  d'une  ville  de  province  :  un  vieil- 
lard grand,  sec,  aux  cheveux  noués  sur  la  nuque, 
qui  épouse  une  nièce  jeune  et  pauvre;  elle  est 
vertueuse,  joueuse,  pieuse.  Nous  aurions  pu  voir 
aussi  quelque  survivant  des  régicides,  un  para- 
lytique pâle,  taciturne,  hautain.  Le  dernier  des 
émigrés  et  le  dernier  des  régicides  sont  morts 
assis  l'un  à  côté  de  l'autre  sur  les  bancs  du  Sénat 
de  Napoléon  III. 

Avant  qu'ils  s'évanouissent,  les  souvenirs  des 

1  Le  portrait  des  émigrés  rentrés   est  plein  de  vie  dans  les  romans 
de  Balzac,  la  Vieille  Fille,  la  Bourse,  le  Cabinet  des  antiques. 


PREFACE.  m 

malheurs  de  l'émigration  peuvent  nous  servir  de 
leçon.  On  a  oublié  jusqu'ici  de  peindre  «  cette 
grande  colonie  d'exilés  variant  ses  peines  de  la 
diversité  des  climats  '  » .  Les  documents  se  per- 
dent, la  tradition  s'efface,  d'autres  maux  peut- 
être  vont  faire  oublier  ceux  qu'a  produits  cette 
catastrophe.  Le  vieux  monde  a  disparu  pour  ja- 
mais, on  ne  connaît  pas  son  agonie,  les  cris  de 
douleur  ont  été  étouffés. 

Rien  de  plus  malaisé,  du  reste,  que  la  recherche 
des  détails  exacts  durant  la  Révolution  française. 
La  légende  et  la  fourberie  faussent  les  récits  ;  les 
Mémoires  sont  beaucoup  plus  nombreux,  mais  ils 
sont  moins  sincères  que  pour  aucune  époque  de 
l'histoire.  Les  uns  ont  été  rendus  fameux  par 
leurs  mensonges,  comme  ceux  de  Barère;  d'autres 
parlent,  comme  ceux  de  Rouget  de  Lisle  2,  de  la 
cour  d'Hartwell  en  1795.  D'autres  sont  de  simples 
romans  :  un  certain  Lamotte-Langon  a  composé 
des  Mémoires  sur  la  Révolution  autant  que  San- 
dras-Courtilz  sur  le  règne  de  Louis  XIV  ;  c'est  de 
lui  que  sont  les  Mémoires  de  Louis  XVIII  et 
ceux  de  la  vicomtesse  de  Fars-Fausselandry  ; 
Causen,  qui  se  disait  comte  de  Courchamps  et  se 

1  Chateaubriand,  Mémoires  (T outre-tombe,  t.  II,  p.  81. 

2  II  a  vu  aussi  des  paysannes  qui  «  s'arrachaient  les  cheveux  »  ; 
voir  sur  la  méthode  de  Rouget  de  Lisle  Chasle  de  la  Touche,  Rela- 
tion du  désastre  de  Quiberon,  p.  86.  On  sait  que  le  Prétendant  n'est 
venu  à  Hartwell  qu'en  1808. 


iv  PRÉFACE. 

costumait  en  femme,  a  fait  les  Mémoires  de  la 
marquise  de  Créquy;  ceux  de  la  princesse  de 
Lamballe  sont,  au  dire  de  la  marquise  de  Lâge, 
l'amie  qui  lui  a  survécu,  «  une  cochonnerie  abo- 
minable »  due  à  la  Guénard,  ancienne  femme  de 
chambre  ;  les  Mémoires  de  Fouché  ont  été  écrits 
par  Alphonse  de  Beauchamp  sur  des  récits  de 
l'agent  de  police  Jullian;  les  lettres  de  Louis  XVI 
publiées  par  Helena  Williams  sont  presque  toutes 
inventées  1  ;  les  Mémoires  de  Weber,  de  Billaud- 
Varennes,  de  la  comtesse  du  Barry,  de  l'impéra- 
trice Joséphine,  de  la  duchesse  d'Abrantès,  et 
quantité  d'autres,  sont  également  apocryphes. 

Quelquefois  le  rédacteur  des  Mémoires  a  eu 
réellement  à  sa  disposition  des  documents  au- 
thentiques; c'est  ainsi  qu'Alphonse  de  Beauchamp 
et  le  comte  d'Allonville  ont  publié  les  Mémoires 
tirés  du  portefeuille  d'un  homme  d'Etat;  Achille 
Roche  a  rédigé  quatre  gros  volumes  sur  quelques 
notes  du  conventionnel  Levasseur,  et  les  a  inti- 
tulés Mémoires  de  Levasseur  ;  les  papiers  du  con- 
ventionnel Monnel  ont  été  arrangés  sous  une 
forme  romanesque  avec  le  titre  de  Mémoires  d'un 
prêtre  régicide.  Les  Mémoires  de  Bouille  ont  été 
écrits  sous  ses  yeux  par  Deslon  ;  ceux  de  Valori 
et  ceux  de  Fauche-Borel  sont   également  d'une 

1  Marquis  de  Beaucourt,   Une  supercherie  littéraire,  Paris,  1865. 


PREFACE.  v 

main  étrangère.  C'est  l'académicien  Tissot  qui 
a  rédigé  les  Mémoires  du  général  Foy.  Quelques 
Mémoires  sont  écrits  par  des  fous  ;  tels  sont  ceux 
de  Senard  et  ceux  de  madame  de  Campestre. 

Ces  documents  ne  sont  pas  à  dédaigner  ;  mais 
celui  qui  a  vu  et  agi  est  plus  utile,  même  quand 
il  ment,  que  celui  qui  pare  des  phrases  dans  une 
pensée  industrielle  ou  politique.  Le  menteur 
reste  entouré  des  menus  détails  et  des  parfums 
du  moment,  il  donne  malgré  lui  l'impression 
juste  à  qui  sait  le  lire  sans  naïveté.  Ce  n'est  pas 
que  l'homme  d'action  ne  puisse  induire  en  erreur, 
même  quand  il  est  de  bonne  foi  :  ainsi  Napoléon 
raconte  qu'il  a  repoussé  Beaumarchais  lors  de 
son  Consulat;  or  Beaumarchais  était  mort  six 
mois  avant  le  Consulat.  Mais  le  plus  souvent  l'er- 
reur est  volontaire.  La  fraude  officielle  est  plus 
dangereuse  que  celle  des  romanciers  faméliques. 
C'est  elle  qui  a  frelaté  le  Moniteur,  publié  de  faux 
décrets,  improvisé  un  dogme  et  des  saints,  dicté 
des  anathèmes  contre  les  incrédules.  Des  procès- 
verbaux  de  séance  sont  falsifiés  '.  On  a  même  des 
pièces  historiques  qui  sont  apocryphes  :  en  ense- 
velissant Guzman  qui  a  été  guillotiné  avec  Danton, 
on  trouve  contre  son  cœur  une  lettre  écrite  par 
Marat  après  qu'il  avait  reçu  le  coup  de  couteau 

1  Schmidt,  Tableaux  de  fa  Révolution,  t.  I,  p.  145  et  161  ;  Mor- 
timer-Ternaux,  Histoire  de  la  Terreur,  t.  I,  p.  5. 


vi  PREFACE. 

de  Charlotte  Corday;  cette  lettre  était  fausse, 
Marat  avait  succombé  sans  écrire  '.  Les  docu- 
ments de  ce  temps,  dit  un  Anglais  qui  essaye  de 
résumer  les  événements  8,  «  possèdent  des  pro- 
priétés peu  favorables  à  la  formation  de  l'his- 
toire ;  ils  sont  rédigés  avec  l'intention  de  tromper  »  . 
Les  récits  destinés  simplement  à  rester  dans 
les  familles,  et  les  correspondances  privées,  peu- 
vent le  plus  souvent  inspirer  confiance.  La  quan- 
tité en  est  innombrable.  On  en  imprime  plusieurs 
tous  les  ans  depuis  1814.  D'autres  documents  de 
cette  catégorie  ont  pu  être  consultés,  bien  qu'ils 
ne  soient  pas  publics  ;  tels  sont  les  Mémoires  ou 
Souvenirs  de  mesdames  de  Gontaud,  de  Sainte- 
Aulaire,  de  Castellane,  de  Noailles,.  du  comte  de 
Mérode,  de  l'abbé  de  Lubersac,  de  Néel  de  La- 
vigne,  de  Verneilh-Puiraseau,  de  Laporte,  de 
Larevellière,  de  Paillot,  de  Thellier  de  Ponche- 
ville,  de  Gauthier  de  Brécy,  du  président  Boyer3. 
Quelques-uns  sont  dans  les  dépôts  de  l'État;  tels 
sont  les  lettres  des  émigrés  du  Périgord,  les  rap- 
ports de  police,  les  dossiers  d'inscriptions  et  de 
radiations,  les  Mémoires  de  Langeron,  ceux  de 


1  Collection  Benjamin  Fillon,  n°  556,  14.  Louis  Blanc  a  été  dupe 
comme  Guzman  et  a  publié  la  lettre. 

2  Annual  Register  de  1790,  rédigé  en  1793. 

3  D'autres  qui  ont  été  dans  le  commerce  sont  devenus  très-rares  ; 
tels  sont  ceux  de  la  marquise  de  Lâge,  du  comte  de  Marcillac,  de 
l'avocat  Lavaux,  d'Aymar,  de  Fabre  (de  l'Aude), 


PREFACE.  vu 

l'organiste  de  Saint-Denis.  On  a  pu  consulter  en 
outre  tous  les  dossiers  recueillis  par  le  roi 
Louis  XVIII,  et  sept  mémoires  manuscrits  com- 
muniqués sans  qu'il  y  ait  à  les  citer,  comme  en 
ont  utilisé  de  Thou,  Voltaire,  Thiers. 

La  tradition  orale  peut  offrir  des  ressources. 
Macaulay  a  su  ne  pas  la  négliger  l.  Mais,  même 
avec  les  scrupules,  les  égards,  les  informations 
inquiètes,  l'historien  ne  peut  guère  s'avancer 
dans  cette  époque  sans  exaspérer  les  passions  de 
tous  les  coins.  Les  Français  n'ont  jamais  été  fana- 
tiques, et  ils  se  sont  toujours  plu  à  haïr  ceux  qui 
n'étaient  point  fanatiques.  On  est  sûr  de  leur 
déplaire  quand  on  ose,  comme  dans  ce  livre,  se 
montrer  opposé  également  aux  idées  de  l'ancien 
régime  et  à  celles  de  la  Révolution.  Nos  contem- 
porains nomment  principes  leurs  opinions,  et 
repoussent  les  modérés  comme  les  pires  adver- 
saires. Hors  d'un  parti,  pas  de  paix.  Tout  modéré 
doit  s'attendre  à  devoir  dire  comme  Montaigne  : 
«  Je  fus  pelaudé  à  toutes  mains  :  au  Gihelin  j'estois 
Guelfe;  au  Guelfe,  Gibelin.  » 

1  Histovy  of  Enyland,  chap.  v  :   «I  learned  thèse  things  from  per- 
sonj  livinjj  close  to  Sedgemoor.  » 


HISTOIRE   GÉNÉRALE 

DES  ÉMIGRÉS 

PENDANT  LA  RÉVOLUTION  FRANÇAISE 


LIVRE  PREMIER 

AVANT    L'ÉMIGRATION. 


CHAPITRE  PREMIER 

LA    SOCIÉTÉ   FRANÇAISE   SOUS   LOUIS   XVI. 

La  bonne  compagnie.  —  La  sensibilité.  —  L'insouciance.  —  Extinc- 
tion des  anciennes  familles.  —  Progrès  de  la  civilisation. 


LA  BONNE    COMPAGNIE. 

Le  terme  Ancien  Régime  enferme  par  une  confusion 
malheureuse  deux  sociétés  absolument  distinctes.  Le  / 
monde  des  romans  de  Crébillon  fils,  de  la  querelle 
entre  Jésuites  et  jansénistes,  des  orgies  dans  les  petites 
maisons,  s'était  transformé  vers  l'avènement  de 
».  1 


2  LIVRE    PREMIER. 

Louis  XVI  en  une  société  de  gens  au  goût  délicat,  à 
l'esprit  raffiné,  aux  mœurs  refrénées  par  le  sentiment 
des  devoirs  envers  les  inférieurs,  de  la  tendresse  pour 
les  enfants,  du  respect  de  l'opinion.  «  A  cette  époque, 
dit  Ségur  ',  c'était  la  bonne  compagnie  qui  faisait  les 
réputations  et  distribuait  les  grandes  places.  »  Pour 
cette  bonne  compagnie  que  Voltaire  2  appelait  «  la 
fleur  du  genre  humain  »  ,  travaillaient  les  artistes  et  les 
savants;  de  la  sorte,  les  gens  affranchis  des  soucis  de 
la  vie  matérielle  transformaient  leurs  loisirs  en  jouis- 
sances et  n'usaient  de  leur  esprit  que  pour  les  plaisirs 
de  la  conversation  et  le  charme  de  la  vie  en  commun. 
Les  mêmes  personnes  aimaient  à  se  retrouver  tous  les 
jours,  à  vieillir  ensemble  3.  On  ne  sait  pas  «  ce  qu'est 
le  plaisir  de  vivre  » ,  quand  on  n'a  pas  vécu  durant  ces 
fugitives  années,  Talleyrand  l'affirme  4,  tous  ceux  qui 
sont  rentrés  en  France  après  la  Révolution  le  répè- 
tent. «  Il  est  fort  difficile,  déclare  madame  Le  Brun 
aux  gens  vulgaires  qu'elle  retrouve  en  revenant  de 
l'émigration  5,  de  donner  une  idée  de  l'urbanité  qui 
faisait  le  charme  de  la  société.  »  Le  don  de  la  conver- 
sation est  une  qualité  bien  nationale  :  chacun  aimait  h 
parler  et  se  plaisait  à  écouter;  lorsque  le  cardinal  de 


1  Mémoires,  t.  III,  p.  284. 

2  Dialogues  ;  voir  aussi  la  Correspondance ,  10  octobre  1775  :   «  Vos 
détracteurs  n'approchent  pas  de  la  bonne  compagnie.  » 

:i  Neuilly,  Souvenirs,  p.  330. 

4  Guizot,  Mémoires,  t.  Ie1,  p.  6. 

5  Mémoires,  t.  Ier,  p,  106. 


AVANT    L'EMIGRATION.  3 

Brienne  veut  empêcher  la  réunion  à  Givet  d'une  armée 
qui  semblerait  une  menace  contre  la  Prusse,  il  a  soin 
de  provoquer  Malesherbes  en  conseil  des  ministres  sur 
quelque  anecdote  de  la  cour  de  Louis  XV,  et  comme 
personne  ne  raconte  avec  pins  de  grâce,  le  Roi  et  ses 
ministres  écoutent  longuement  Malesherbes  et  sortent 
charmés  de  cette  fête;  on  perd  ainsi  quatre  séances  de 
suite,  et  l'armée  prussienne  peut  envahir  la  Hollande  ' . 
Les   propos    sont  gais   avec    décence;   on  n'attriste 
point   ses  amis  par   le  récit  de  ses  infirmités;   on   ne 
les  dégoûte  pas  de  la  vie  en  leur  laissant  voir  des  souf- 
frances;  on  leur  cache  le  spectacle  de  la  décrépitude. 
«  Les  gens  du  monde  vivent  jusqu'au  dernier  instant. 
Madame  D...  est  morte  ces  jours  derniers  au  retour  de  la 
promenade  ;  elle  languissait  depuis  longtemps,  et  chaque 
moment  pouvait  être  celui  de  sa  mort;  n'importe,  elle 
sortait  toujours  2.  »  On   cherche  à  se  faire  pardonner 
ses  années  3,  et  les  vieilles  femmes  restent  assez  aima- 
bles pour  garder  leur  empire  sur  le  monde   nouveau, 
comme  la  maréchale  de  Luxembourg,  qui  oblige   les 
jeunes    gens   à   conserver  ce  que  l'on  appelait    «  les 
manières  nobles  et  aisées  4  »  ,  et  dont  les  reparties  sont 
redoutées;   ou  comme  la  maréchale  de  Mirepoix,   qui 
règne,   non  par   la  terreur,  mais  par    «  une  humeur 

1  SÉcun,  Mémoires,  t.  III,  p.  285. 

2  l'ortalis  à  sa  femme,  lettre  citée  par  LavollÉe,  Portalis,  p.  24. 

3  Baronne  d'Obehkirch,   Mémoires,    t.  II,    p.    124.  Ces  Mémoires 
sont  en  partie  apocryphes. 

4  Duc  de  LÉvis,  Souvenirs  et  portraits,  p.  54  et  62. 


4  LIVRE   PREMIER. 

égale;  elle  est  aimable  dans  toute  l'étendue  qu'on  peut 
donner  à  ce  mot  » .  Là  on  est  accrédité  par  un  seul 
propos  heureux,  comme  l'abbé  de  Talleyrand,  qui 
s'écrie  à  la  mort  de  Maurepas  :  «  Nous  avons  perdu  plus 
qu'il  ne  valait!  »  ou  comme  l'avocat  général  Séguier,  à 
qui  le  prince  Henri  de  Prusse,  attaqué  dans  un  pam- 
phlet, dit  :  «  C'est  de  la  boue.  —  Elle  ne  tache  pas  » , 
réplique  le  Français. 

La  fortune  des  mots  heureux  fait  la  joie  de  ces  déli- 
cats :  on  se  répète  plusieurs  jours  la  réponse  au  vieux 
duc  d'Orléans,  qui  était  fort  gras  et  qui  racontait 
comment  il  avait  failli  tomber  dans  un  fossé  :  —  Il  en 
eût  été  comblé,  monseigneur  1 

Et  celle  du  marquis  de  Gonflans  '  à  l'archevêque 
de  Paris  qui  se  vantait  d'avoir  un  aïeul  dont  un  Gon- 
flans avait  porté  le  pan  du  manteau  :  «  Je  le  crois, 
il  y  en  a  eu  qui  ont  tiré  le  diable  par  la  queue.  » 

L'indulgence  pour  les  traits  d'esprit  est  poussée 
parfois  assez  loin.  M.  de  Créquy  s'était  astreint,  afin 
d'obtenir  une  faveur  du  premier  ministre ,  à  faire 
chaque  soir  la  partie  de  cartes  de  la  vieille  madame 
de  Maurepas;  le  jour  où  elle  lui  a  fait  obtenir  ce  qu'il 
souhaitait,  il  se  présente  encore  chez  elle,  et  quand 
elle  lui  offre  une  carte,  il  s'incline  et  répond  froide- 
ment :   «  Je  vous  fais  excuse,  je  ne  joue  jamais!  » 

Il  n'est  pas  défendu  de  formuler  la  pensée  en  jolis 

1  Vadblakc,  Souvenirs,  p.  131. 


AVANT    L'EMIGRATION.  5 

vers;  le  marquis  de  Pezai,  partant  pour  l'armée, 
demande  une  dernière  entrevue  à  la  femme  qu'il 
aime  par  un  quatrain  dont  la  chute  est  : 

Le  devoir  me  rappelle  auprès  du  Dieu  des  armes, 
Je  voudrais  lui  porter  les  ordres  de  Vénus. 

Et  sur  de  semblables  adieux  madame  d'Houdetot  dit  : 

Félicité  vaine, 
Qu'on  ne  peut  saisir, 
Trop  près  de  la  peine 
Pour  être  un  plaisir. 

Mais  on  se  perd  sans  retour  dès  qu'on  est  jugé  incapa- 
ble de  contribuer  au  charme  de  la  conversation  ou  dès 
qu'on  laisse  échapper  un  propos  étranger  aux  usages. 
Un  héros  digne  de  l'Arioste,  le  prince  de  Nassau-Siegen, 
qui  avait  un  corps  d'athlète  et  une  âme  de  paladin, 
est  mal  accueilli  à  la  cour  de  France  parce  que  «  son 
abord  est  froid,  ses  manières  communes  et  sa  conver- 
sation plate  '  »  .  Madame  de  Vildeuil  cause  un  véritable 
scandale  à  Versailles  en  disant  du  Champagne  2.  Le  lan- 
gage est,  comme  l'esprit,  une  distinction  que  se 
réserve  la  bonne  compagnie.  Les  étrangers  sont  tenus 
de  reconnaître  ces  lois.  «  Un  Français,  dit  Voltaire  3, 
croit  toujours  qu'il  doit  donner  le  ton  aux  autres 
nations.»  La  séduction  transforme  en  Français  les  gens 
d'esprit  de  tous  les  pays;  le  prince  de  Ligne  et  l'abbé 

1  LÉvis,  Souvenirs,  p.  184. 

2  D'Allonville,  Mémoires,  t.  Ior,  p.  373.  Son  mari  fut  contrôleur 
général. 

3  Dans  le  pamphlet  ABC. 


6  LIVRE    PREMIER. 

Galiani  sont  des  écrivains  français  '  ;  nous  pourrions 
revendiquer  également  Horace  Walpole  à  cause  de  ses 
propos  de  bon  goût,  le  marquis  de  Caraccioli  à  cause 
de  sa  page  sur  Necker  et  de  sa  réponse  à  Louis  XVI 
qui  le  félicitait  de  la  place  de  premier  ministre  pour 
laquelle  il  quittait  Paris  :  —  Aucune  place,  Sire,  ne 
vaut  la  place  Vendôme. 

Tous  les  ambassadeurs  sont  inconsolables  de  quitter 
Paris  :  le  comte  Schouvalow,  le  marquis  d'Aranda  et 
jusqu'à  ce  Turc  qui,  raillé  par  une  femme  sur  la  loi  qui 
permet  plusieurs  épouses,  répond  :  «  C'est  pour  avoir 
dans  plusieurs  les   perfections  réunies  en  vous  seule.  » 

A  notre  bonne  compagnie,  non  à  nos  armes  ni  à  nos 
vers,  nous  devons  notre  influence  sur  l'Europe  ;  le 
fils  de  la  grande  Catherine  et  le  fils  de  Marie-Thérèse 
viennent  chercher,  aussi  bien  que  les  petits  princes, 
cette  consécration  nécessaire  ;  ils  n'obtiennent  du  pres- 
tige chez  eux  qu'après  s'être  signalés  par  un  trait  spi- 
rituel ou  aimable  devant  les  femmes  de  la  cour  de 
France.  Ceux  que  leurs  vices  privaient  de  cette  for- 
tune, comme  le  grand  Frédéric,  cherchaient  à  se 
rabattre  sur  les  philosophes. 

A  soutenir  cette  autorité  sur  l'étranger  le  Français 
place  son  point  d'honneur.  Au  moment  où  éclate  la 
guerre  d'Amérique,  l'amiral  Rodney  est  enfermé  pour 
dettes  à  Paris,  et  un  journal  anglais  déclare  que  nous 

1  Voir  sa  correspondance  publiée  par  Lucien  Perret  et  Gaston 
Maugras. 


AVANT    L'EMIGRATION.  7 

n'oserons  pas  le  laisser  partir  '  ;  aussitôt  le  maréchal 
de  Biron  obtient  de  Louis  XVI  la  permission  de  payer 
les  dettes  de  Rodney,  court  ensuite  près  de  lui  : 
«  Vous  êtes  libre,  monsieur,  Suffren  vous  attend.  » 

Aussi  l'on  observe  avec  curiosité  nos  gentilshommes 
qui  servent  comme  volontaires  dans  les  armées  étran- 
gères :  «  Je  vois  un  phénomène  de  Paris  et  un  joli 
phénomène,  écrit  le  prince  de  Ligne2  à  propos  du 
comte  Roger  de  Damas;  il  est  étourdi  comme  un  han- 
neton au  milieu  des  canonnades  les  plus  vives  :  les 
coups  de  fusil  ne  l'enivrent  pas,  mais  il  est  chaud  et 
d'une  jolie  ardeur,  comme  on  l'est  à  la  fin  d'un  souper, 
ce  qui  s'appelle  un  joli  Français,  un  seigneur  de  bon 
goût  de  la  cour  de  France,  »  Les  Français  savaient 
manier  l'épée  avec  autant  d'élégance  que  la  langue; 
leurs  femmes  n'auraient  pas  voulu  de  nos  oisifs,  elles 
n'aimaient  dans  leurs  salons  que  ceux  qui  avaient  su 
prouver  leur  valeur  par  des  campagnes,  des  croisières, 
des  blessures.  «  Viens  dans  mes  bras,,  disaient-elles 
ensuite3,  retrouver  la  paix  et  le  repos  après  tant  de 
dangers  et  de  fatigues;  que  ma  main  essuie  la  sueur  de 
ton  front,  et  que  mon  souffle  rafraîchisse  tes  joues 
brûlées.  »  Ainsi  Boufflers  abandonne  les  petits  vers  et 
les  bons  mots  pour  coloniser  le  Sénégal .  Ainsi  Bezenval, 
à  l'assaut  d'une  redoute,  glissant  sur  un  parapet  éboulé, 

*  Duchesse  de  Gontaut,  p.  65.  Voir  aussi  Grimm  à  Catherine,  du 
8  février  1785. 

9  Mémoires  de  Langeron,  second  mémoire,  p.  67,  année  1787. 
3  Madame  de  Sahran  à  Boufflers,  p.  160. 


8  LIVRE    PREMIER. 

dit  à  ses  soldats  :  «  On  serait  mal  ici,  si  l'on  n'y  rece- 
vait pas  des  coups  de  fusil.  » 

Ainsi  encore  La  Motte-Piquet,  déchiré  par  un  paquet 
de  mitraille,  reste  sur  sa  dunette  d'amiral,  et  pâle, 
muet,  le  sang  à  la  bouche,  saisit  ses  matelots  de  son 
œil  dominateur  et  les  cloue  à  leur  poste  de  bataille  ' . 
Sur  les  combattants  comme  sur  les  étrangers,  on  n'ab- 
diquait jamais  la  puissance  que  donne  la  culture  de 
l'esprit. 

Cette  force  factice  que  procure  l'éducation  raffinée, 
on  la  gardait  non-seulement  à  la  guerre,  mais  aussi 
dans  la  galanterie.  Le  scandale  était  en  horreur,  le 
manque  de  foi  en  mépris.  Une  femme  ne  négligeait 
pas  la  science  de  retarder  les  espérances  d'un  amant, 
—  autrement  ce  serait  abdiquer,  — disait  Tune  d'elles  2  ; 
mais  elle  eût  regardé  comme  une  honte  de  tromper 
celui  qui  était  accepté.  Les  anciens  conquérants  de  la 
vieille  cour,  comme  le  maréchal  de  Richelieu,  n'étaient 
plus  le  modèle.envié.  On  cherchait  surtout  la  tendresse, 
l'émotion  vraie,  «  un  certain  je  ne  sais  quoi  qui  met 
nos  âmes  h  l'unisson,  une  certaine  sympathie  qui  me 
fait  penser  et  sentir  comme  toi  3  ».  La  complaisante 
indulgence  du  monde  se  conquiert  soit  par  une  invo- 
cation au  sourire  :  «  Un  homme  désœuvré  est  si  en- 
nuyeux!» dit  la  princesse  d'Hénin  pour  justifier  son  mari 

'  Il  a  survécu  à  sa  blessure. 

2  Prince  de  Ligne,  t.  Ier,  p.  44. 

3  Madame  de  Sabran  à  Boufflers,  p.  69. 


AVANT    L'EMIGRATION.  9 

qui  s'occupe  de  Sophie  Arnoult;  soit  par  la  constance, 
comme  celle  de  M.  de  Guéméné,  qui  vit  douze  ans  pour 
madame  Dillon,  sans  la  quitter,  sans  se  démentir  un 
instant  :  «  la  mort  seule  a  mis  un  terme  à  ses  soins  '  »  ; 
soit  par  un  acte  chevaleresque  comme  celui  du  marquis 
de  Jaucourt,  qui,  en  fuyant  de  la  chambre  de  madame 
de  la  Ghastre,  a  deux  doigts  pris  dans  la  porte  qu'on 
referme  brusquement  sur  lui  ;  il  se  les  coupe  de  la  main 
libre2. 


II 


LA     SENSIBILITE. 

Chacun  veut  plaire  aux  autres,  chacun  veut  paraître 
attaché  à  ses  amis  :  aimable  et  sensible  sont  les  deux 
mots  de  ce  vieux  monde,  ce  sont  les  qualités  que  dans 
un  portrait  on  met  en  relief  :  «  La  sensibilité  d'Adèla, 
écrit  madame  de  Gastellane  qui  se  peint  elle-même 
sous  ce  nom  3,  n'anime  pas  seulement  tous  ses  traits, 
mais  elle  embellit  encore  son  esprit;  entendez-la  parler 
sur  les  questions  de  sensibilité,  vous  admirerez  la  grâce, 
la  fraîcheur  de  ses  idées;  elle  agit  toujours  par  sensi- 
bilité. »  Pour  manifester  sa  tendresse,  on  est  ingénieux, 

1  Besknval,  Mémoires,  t.  II,  p.  273. 

1  II  l'épousa  plus  tard. 

3  Société  des  Bibliophiles  du  Béarn. 


10  LIVRE    PREMIER. 

on  accompagne  les  cadeaux  de  mots  jolis  ou  de  soins 
gracieux;  quand  madame  de  Boisgelin  envoie  une 
boucle  de  ceinture  à  madame  de  Sabran,  elle  y  joint 
ces  vers  : 

J'aime  les  présents  superflus 
Et  vous  adresse  une  ceinture. 
Vaut-elle  celle  de  Vénus 
Que  vous  tenez  de  la  nature? 

Lorsque  madame  de  Lâge  se  fait  meubler  un  appar- 
tement à  Versailles  et  y  arrive  avec  son  jeune  fils,  elle 
y  voit  une  pendule  d'albâtre,  Vénus  apprenant  à  lire  à 
V Amour,  qu'une  de  ses  amies  y  a  portée;  un  lilas  blanc 
avec  ces  mots  :  Portrait  de  la  maîtresse  de  la  maison; 
puis,  dans  un  coin,  «  une  seule  rose  dans  un  bocal  de 
cristal  uni,  une  de  ces  roses  mousseuses  si  rares;  elle 
était  là  modestement;  je  ne  devine  pas  :  ce  serait  bien 
romanesque  pour  Bernardin  (de  Sérent),  il  n'avait  pas 
l'air  coupable;  je  serais  bien  fâchée  que  ce  fût  M.  de 
Lévis,  je  ne  lui  passe  plus  ses  soins  depuis  qu'il  a  si 
mal  tourné.  Enfin  elle  est  bien  jolie.  Je  viens  de  me  la 
faire  apporter  *.  » 

La  mère  enseigne  elle-même  à  lire  à  ses  enfants. 
L'enfant  n'est  plus  relégué  avec  les  gouvernantes,  il 
commence  à  envahir  le  salon,  à  encombrer  la  vie  des 
parents.  La  jeune  mère  a  la  prétention  d'allaiter  le 
nouveau-né.  Elle  y  met  un  tel  zèle  qu'elle  ne  sèvre 
son  fils  parfois  que  la  troisième  année,  comme  madame 

1  Marquise  de  Lage,  Souvenirs,  Préface,  p.  57. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  Il 

de  Neuilly  '.  La  comtesse  de  Laurencin  gagne  la  mé- 
daille d'or  à  l'Académie  de  Rouen  dans  le  concours  2 
sur  l'obligation  et  les  avantages  qui  doivent  déterminer 
les  mères  à  allaiter  leurs  enfants  conformément  au  vœu 
de  la  nature,  pour  ces  vers  : 

Ces  fruits  d'un  chaste  hymen  par  nos  maux  achetés, 
Quoi  !  nous  les  confions  à  des  mains  mercenaires, 
Tandis  que  des  forêts  les  hôtes  sanguinaires 
Allaitent  les  petits  que  leurs  flancs  ont  portés! 
...Ses  yeux  à  peine  ouverts  sur  mes  yeux  se  fixèrent, 
Ses  bras  vers  moi  tendus  m'exprimaient  son  dessein; 
J'emhrassai  mon  enfant,  et  ses  lèvres  sucèrent 
Le  lait  qu'avec  transport  lui  prodiguait  mon  sein. 

La  jeune  mère  se  fait  peindre,  comme  madame  de 
Salaberry  3,  allaitant  ses  enfants. 

Dans  la  tendresse  maternelle  comme  dans  l'amitié, 
il  y  avait  Je  luxe  et  presque  l'affectation.  Voilà  que 
pour  aguerrir  les  enfants,  on  les  plonge  tous  les  matins 
dans  un  bain  d'eau  glacée  4,  c'est  la  mode;  ou  bien  on 
les  fait  conduire  demi-nus  aux  Tuileries  pour  qu'ils  se 
réchauffent  par  un  vif  exercice  5.  On  les  fait  manger  à 
table;  on  les  fait  jouer  au  salon6;  on  les  mène  à  la 
cour;  la  Reine  caresse  les  enfants  de  ses  amies  7,  elle 
leur  fait  représenter  des  comédies  devant  le  Roi,   qui 


1  Comte  de  Neuilly,  Souvenirs,  p.  8. 

2  En  1774.  Almanach  des  Muses  de  1776. 

3  Verneilh-Puiiuseau,  Souvenirs,  p.  210. 

4  Comte  de  Neuilly,  Souvenirs,  p.  8. 

5  Jullian,  Souvenirs  de  ma  vie. 

6  Marquise  de  la  Fayette,  Vie  de  la  duchesse  d'Ayen,  p.  19. 

7  Comte  d'IIaussonville,  Souvenirs,  p.  19. 


12  LIVRE    PREMIER. 

témoigne  sa  joie  par  le  gros  rire  si  nuisible  à  son  pres- 
tige1. 

Même  exaltation  dans  la  tendrese  factice  qu'on  excite 
chez  les  enfants.  Madame  de  Genlis,  qui  sert  de  mère  à 
ceux  du  duc  d'Orléans,  leur  inspire  un  tel  désir  de  lui 
plaire  que  «  je  les  ai  vus,  dit  la  duchesse  de  Gontaut 
élevée  par  elle  avec  eux,  je  les  ai  vus  baiser  les  pas  où 
elle  avait  marché;  un  jour,  voulant  me  distinguer  en 
sentiment,  je  me  précipitai  sur  le  fauteuil  qu'elle  venait 
de  quitter,  et  l'ayant  baisé  avec  ardeur,  je  me  remplis 
la  bouche  de  poussière  » .  Parfois  au  contraire  ce  besoin 
d'amour  inspirait  à  l'enfant  de  jolis  propos,  comme 
quand  la  marquise  de  Lâge  écrit  à  sa  mère  *  :  «  Voyez- 
moi  à  genoux  à  côté  de  votre  fauteuil,  vous  tenant  les 
deux  mains  et  les  serrant,  les  baisant  de  tout  mon 
cœur,  et  puis  je  me  figure  que  vous  me  relevez,  pas- 
sant sur  mon  visage  votre  bonne  main  que  je  baise 
encore  en  dedans.  Si  vous  saviez  comme  je  vous 
aime,  si  au-dessus  de  tout,  si  différemment  de  tout, 
maman  !  »  C'est  le  moment  où  Greuze  peint  Y  Heu- 
reuse Mère,  la  marquise  de  Laborde  dans  le  groupe 
de  ses  enfants,  et  la  Mère  charitable,  qui  enseigne 
à  son  fils  comment  on  secourt  «  l'indigence  »  repré- 
sentée par  un  vieillard  qui  a  «  sa  compagne  »  à  ses 
côtés.  Dans  cet  attendrissement  on  arrive  vite  à  la 
niaiserie  : 

■  Madame  de  Sabras,  p.  106. 

2  Marquise  de  Lage,  Souvenirs,  Préface,  p.  64 


AVANT   L'EMIGRATION.  13 

Qu'il  me  soit  toujours  inconnu 
Le  mortel  qui  sans  être  ému 
Prononce  le  nom  de  sa  mère, 
Embrasse  un  ami  d'un  œil  sec 
Et  ne  sourit  point  à  l'aspect 
De  la  cabane  de  son  père  '. 

Mais  on  acquiert  dès  Ja  naissance  ce  qu'ignorent  les 
parvenus,  la  notion  du  devoir  envers  les  inférieurs,  du 
respect  de  ceux  qu'on  tient  sous  son  patronage,  des 
égards  envers  les  obligés  :  «  Nos  âmes  étaient  alors 
presque  enivrées  d'une  douce  philanthropie  qui  nous 
portait  à  chercher  avec  passion  les  moyens  d'être  utiles 
à  l'humanité  2.  » 

Utile,  on  l'est  souvent,  comme  le  duc  de  Laroche- 
foucauld,  qui,  à  Romainville,  distribue  quarante  mille 
livres  aux  cultivateurs  ruinés  par  la  grêle 8  ;  mais  on 
est  tenté  de  l'être  par  des  procédés  plus  ingénieux  que 
raisonnables  :  ainsi  M.  de  Montyon4  envoie  aux  pauvres 
de  son  village  deux  cents  livres  de  riz  avec  une  instruc- 
tion pour  qu'ils  en  fassent  à  grands  frais  une  nour- 
riture exquise.  —  «  Ces  secours  ne  peuvent  être 
employés  »  ,  répond  le  régisseur.  On  témoigne  de  l'in- 
térêt à  ses  domestiques  :  «  Ma  bonne  fait  ses  compli- 
ments à  la  vôtre  »  ,  écrit  une  jeune  fille  à  son  amie  5; 
on  les  mêle  à  la  vie  intime  au  point  de  donner  un  rôle 


1  BoNNARD,   1776. 

2  SÉgur,  Mémoires,  t.  II,  p.  63. 

3  Madame  Le  Brun,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  116. 

4  Labour,  Montyon,  p.  77. 

5  Marquise  de  Lacrange,  Laurette  de  Malboissière,  p.  V. 


14  LIVRE    PREMIER. 

aux  femmes  de  chambre  dans  les  comédies  de  château  ' . 
Le  seigneur  vit  sur  sa  terre  au  milieu  de  ses  paysans, 
la  châtelaine  s'occupe  de  ses  confitures  et  de  sa  basse- 
cour,  recueille  des  recettes  contre  les  maladies.  La 
duchesse  d'Ursel2  se  rend  dans  sa  cuisine  pour  com- 
poser «  des  crèmes  excellentes  et  le  meilleur  gâteau 
d'amandes  »  ,  et  ne  hait  pas  que  les  invités  l'y  accom- 
pagnent pour  admirer  comment  elle  relève  ses  manches 
et  montre  «  les  plus  beaux  bras  du  monde  » .  La  charité 
plaît  même  avec  un  peu  d'exagération  théâtrale  :  une 
jeune  fille  se  fait  apporter  une  mendiante  à  son  cou- 
vent, pour  lui  laver  les  pieds 3  ;  la  vie  des  champs 
prend  des  apparences  romanesques  : 

On  y  danse  au  son  du  pipeau, 
Ou  l'on  partage  sous  l'ormeau 
Les  dons  de  la  bonne  Cybèle  4. 

Sous  prétexte  d'hommage  à  la  nature,  les  fantaisies 
bucoliques  prennent  leur  cours.  Cependant,  l'impres- 
sion est  quelquefois  sincère,  comme  dans  cette  lettre 
de  Madame  Victoire 5,  tante  de  Louis  XVI  :  «  J'ai  passé 
la  nuit  dans  le  jardin,  je  me  suis  couchée  après  avoir 
déjeuné  avec  une  soupe  à  l'oignon  excellente  et  une 
tasse  de  café  à  la  crème,  je  me  suis  réellement  amusée 
de  la  belle  lune,  de  l'aurore  et  du  beau  soleil,  ensuite 

1  Madame  de  Genlis,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  34. 
3  Ibid.,  t.  Ier,  p.  301. 

3  Ibid.,  t.  I",  p.  358. 

4  La  marquise  de  la  Férandiere,  1781. 

5  Lettre  citée  par  Ed.  de  Barthélémy,  Mesdames  de  France,  p.  471. 


AVANT    L'EMIGPATION.  15 

de  mes  vaches,  moutons  et  volailles,  et  du  mouvement 
de  tous  les  ouvriers  qui  commençaient  leur  ouvrage 
gaiement.  »  Mais  ce  n'est  le  plus  souvent  que  la  fan- 
taisie d'une  poésie  en  décadence  :  tels  sont  ces  vers  de 
la  marquise  d'Antremont,  qui  venait  d'être  élue  à  l'Aca- 
démie de  Nîmes  : 

Quoi  !  parmi  vous  une  bergère 
Qui  n'a  pour  luth  qu'un  chalumeau, 
Pour  chanter  qu'une  voix  légère, 
Pour  fauteuil  qu'un  gazon  à  l'ombre  d'un  ormeau! 
Vous  l'arrachez  à  sa  fougère  ! 

Les  académies  de  province,  les  petits  vers  assiègent 
les  salons.  Les  grands  vicaires  composent  des  chansons 
sur  l'air  :  Dans  le  fond  d'une  écurie,  des  comédies,  de 
petits  ballets  pour  les  fêtes  du  cardinal  de  Brienne'. 
Chez  les  Visitandines,  les  novices  demandent  des  vers 
aux  vieux  chanoines  pour  accompagner  le  bouquet 
qu'elles  offrent  à  leur  maîtresse  de  noviciat  le  jour  de 
sainte  Madeleine a.  L'évéque  de  Mirepoix  refuse  un 
bénéfice  à  un  solliciteur  en  lui  chantant  ces  vers  du 
Devin  de  village  : 

Quand  on  sait  aimer  et  plaire, 
A-t-on  besoin  d'autre  bien? 

Enfin,  il  n'est  pas  jusqu'au  médecin  qui  ne  rédige 
en  vers  badins  ses  consultations,  comme  celui  qui  dit 
à  La  Gondamine  menacé  d'apoplexie  : 

1  Morelleï,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  264. 

2  Ms.  Bibl    nat..  fonds  Périgord,  vol.  102,  f.  2. 


16  LIVRE   PREMIER. 

Aucun  talent  ne  baisse  en  vous, 
Pas  même  celui  du  bel  âge 
Qui  se  perd  le  premier  de  tous, 
Et  dont  on  vous  défend  l'usage. 
Toujours  aimer,  voir  qui  vous  aime, 
N'est-ce  pas  un  sort  assez  doux? 
Moi  qui  suis  plus  jeune  que  vous, 
J'en  ferais  mon  bonheur  suprême! 

On  croirait,  à  voir  l'emportement  de  ces  gens  vers 
les  plus  extrêmes  recherches  de  la  tendresse,  qu'ils 
prévoient  la  séparation  prochaine,  les  rigoles  de  sang 
entre  les  pavés,  la  faim  sur  les  routes  boueuses,  la  soli- 
tude dans  les  villes  inconnues.  On  concentre  les  der- 
niers parfums  de  la  vie  aimante  ;  on  cherche  des  mots 
nouveaux  pour  savourer  sa  joie  '  ;  on  tombe  en  con- 
vulsion en  écoutant  la  musique;  on  a  de  l'enthousiasme 
pour  les  aventures  sentimentales  telles  que  celles  de 
«  milord  Asgill 2  » ,  l'officier  anglais  qui  devait  être 
pendu  par  les  Américains  en  représailles  d'exécutions 
de  militaires  fédéraux  :  après  six  mois  d'attente,  il  est 
mis  en  liberté  sur  la  demande  de  Marie-Antoinette,  il 
arrive  en  France  :  «  Il  aura  beaucoup  de  succès,  il  a 
vingt  ans,  une  figure  pâle  et  intéressante;  sa  malheu- 
reuse mère  est  ici  avec  lui.  » 

Les  arts  se  transforment  avec  les  sentiments  de  la 
société  nouvelle,  la  panse  du  meuble  Louis  XV  se  re- 
dresse, les  pendules  s'encadrent  dans  des  colonnes,  la 
ligne  s'effile. 

1  Le  mot  énergie  est  de  cette  époque.  É migrant  en  est  aussi. 

2  Madame  de  Sabran  à  Boufflers,  p.  36. 


^•w 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  17 

Cette  transformation  spontanée  des  mœurs  et  du 
goût  rendait  les  esprits  aptes  à  recevoir  l'impression 
des  idées  anglaises.  Les  deux  nations  commençaient  à 
se  connaître  :  la  guerre  d'Amérique  qui  les  met  aux 
prises  enseigne  aux  Français  de  Louis  XVI  la  puissance 
de  la  race  anglaise  et  la  supériorité  de  sa  civilisation. 
La  mode  vient  aussitôt  d'imiter  les  Anglais.  On  cesse 
de  porter  l'épée,  les  insignes  des  ordres,  les  man- 
chettes et  la  poudre;  on  boutonne  son  frac  et  l'on  se  fait 
couper  les  cheveux1.  On  prend  l'habitude  des  paris. 
Le  duc  de  Chartres,  Lauzun  et  Gonflans  organisent 
une  course  de  chevaux  dans  la  plaine  des  Sablons;  la 
poule  est  de  vingt-cinq  louis  par  jockey  ;  elle  est  gagnée 
par  le  cheval  normand  du  duc  de  Lauzun,  qui  fait  trois 
fois  le  tour  de  la  piste  en  six  minutes  2.  Le  marquis  de 
Conflans  3  gagne  le  pari  de  faire  deux  lieues  sur  son 
cheval  au  trot  avec  un  verre  plein  à  la  main,  sans  ren- 
verser une  goutte. 

Mais  on  continue  à  chercher  le  plaisir  dans  la  con- 
versation :  le  charme  de  l'amitié  reste  intact.  A  Paris, 
tous  les  jours  «  la  bonne  compagnie  en  fort  grande 
parure  »  se  réunit  dans  la  grande  allée  du  Palais-Royal  ; 
les  femmes  portent  des  bouquets,  les  cheveux  sont 
parfumés,  Garât  et  Azevedo  chantent,   Saint-George 


1  Mémoires  de  Montbabrey,  de  la  baronne  d'Obehkirgh,  de  Vau- 
BLMIC. 

1  Correspondance  secrète,  1775. 
3  Vaublanc,  Souvenirs,  p.  130. 

i.  2 


18  LIVRE    PREMIER. 

apporte  son  violon ,  d'autres  des  harpes  ou  des  gui- 
tares '  ;  ou  bien  on  se  rend  en  voiture  au  boulevard  du 
Temple,  on  s'arrête  dans  les  allées  bordées  de  cafetiers 
et  de  baladins,  les  jeunes  gens  caracolent  à  cheval,  les 
bourgeoises  du  Marais  garnissent  les  chaises  avec  leurs 
toilettes  surannées,  leurs  joues  éclatantes  de  carmin; 
elles  attendent  l'heure  de  leur  loto.  Le  soir,  on  se  rend 
au  Colisée  dans  les  Champs-Elysées,  ou  au  Vauxhall 
près  du  Temple,  sous  des  portiques  illuminés,  devant 
des  concerts  ou  des  feux  d'artifice.  Puis  on  rentre 
pour  le  souper.  Le  luxe  n'est  que  pour  la  vie  exté- 
rieure; mépris  profond  pour  les  satisfactions  du  bien- 
être  et  les  exigences  de  la  vie  matérielle  :  un  paravent 
suffit  si  les  vitres  de  la  fenêtre  sont  mal  jointes.  Une 
chaise  de  bois  ne  déplaît  pas  :  «  Nous  avons  dîné  chez 
madame  de  Boufflers,  et  nous  sommes  morts  de  faim, 
de  froid  et  de  rire  » ,  dit  la  princesse  de  Poix2.  Chez 
la  princesse  de  Rohan-Rochefort,  une  dizaine  d'intimes 
arrivent  pour  souper  à  dix  heures  et  demie,  «  c'était  à 
qui  serait  le  plus  aimable  3  »  ;  un  souper  comprend 
une  volaille,  un  poisson  et  des  légumes.  La  dinde 
truffée  ne  se  mange  que  chez  les  femmes  entretenues, 
les  truffes  sont  rares  à  Paris,  elles  ne  se  vendent  qu'à 
l'hôtel  des  Américains  et  à  Y  hôtel  de  Provence  A . 

Le  soir,  les  femmes  chantent  en  s'accompagnant  sur 

1  Madame  Le  Brun,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  18  à  22. 

2  Vicomtesse  de  Noailles,  Vie  de  la  princesse  de  Poix. 

3  Madame  Le  Brun,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  30  et  04. 

4  Brillât-Savarin,  Physiologie  du  goût,  méditation  vi. 


AVANT    L'EMIGRATION.  19 

la  guitare,  d'autres  composeut,  en  de'coupant  des  car- 
tons, de  petites  vignettes  qui  représentent  par  exemple 
une  famille  tendrement  unie  ou  un  enfant  qui  plante 
un  arbre  '.  On  renonce  h  la  fastueuse  robe  à  traîne,  les 
jupes  courtes  sont  adoptées  par  la  mode,  et  les  jar- 
retières deviennent  un  objet  d'art2.  Les  boutons  des 
gilets  acquièrent  une  égale  importance,  ils  sont  ornés 
de  miniatures  avec  des  sujets  de  chasse,  des  combats 
de  cavalerie,  des  portraits.  L'art  devient  plus  mesquin, 
les  habitudes  plus  étroites,  à  mesure  que  les  idées 
prennent  plus  de  hardiesse. 


III 

l'insouciance. 

«  La  société,  dit  la  vicomtesse  de  Noailles3,  était 
alors  la  combinaison  la  plus  exquise  de  tous  les  perfèc*» 
tionnements  de  l'esprit;  les  hardiesses  de  la  philosophie 
n'étaient  que  des  stimulants  pour  la  pensée;  la  philo- 
sophie n'avait  pas  d'apôtres  plus  fervents  que  les 
grands  seigneurs;   la  vie  était  délicieuse.  »  Toutefois 

1  Baronne  d'Oberkirch,  Mémoires,  t.  II,  p.  372. 

2  Abbé  Galiam,  Correspondance  publiée  par  Lucien  Perret  et  Gaston 
Maugras,  t.  II,  p.  281.  Voir  aussi  Casanova,  Mémoires,  et  la  devise  : 

Vous  qui  voyez  toujours. 

3  La  Princesse  de  Poix. 


20  LIVRE    PREMIER. 

on  se  croyait  tenu  de  simuler  des  apparences  de  pra- 
tiques religieuses  pour  ne  pas  mécontenter  les  petites 
gens;  c'était  une  gêne  que  l'on  s'imposait  par  bon  ton. 
—  «Dimanche,  il  a  fallu,  écrit  une  jeune  fille  ',  aller  à 
la  grand'messe  à  la  paroisse,  car  sans  cela  tous  les  pay- 
sans auraient  été  scandalisés.  »  Une  des  tantes  de 
madame  de  Montagu*  allait  à  la  messe  par  habitude, 
en  «  riant  comme  une  folle  »  des  scrupules  de  sa  nièce; 
mais  l'autre  tante,  madame  de  Tessé,  avait  renoncé  à 
toute  cérémonie  religieuse.  Par  habitude  aussi  madame 
de  Sabran  allait  à  la  confession ,  «  on  nous  la  dit  très- 
salutaire3  « ,  mais  elle  ne  laissait  pas  pour  cela  de 
railler  la  procession  de  sainte  Geneviève,  car  «  à  pré- 
sent les  saintes  ne  font  pas  la  pluie  et  le  beau  temps, 
leur  moment  est  passé,  et  si  elles  n'ont  pas  une  plus 
grande  considération  dans  l'autre  monde,  je  les  plains 
de  s'être  donné  autant  de  peine 4  »  .  La  marquise  de 
la  Férandière  5  se  vante  de  préférer  les  bergers  aux 
sopranistes  d'églises  : 

Je  préférai  musette,  hautbois, 
Aux  aigres  et  perçantes  voix 
Des  Amphions  de  vos  chapelles 
Qui  sont  réduits  au  seul  honneur, 
Ne  pouvant  chanter  pour  les  belles, 
De  chanter  pour  leur  créateur. 

1  Marquise  de  Lacrànce,  Laurette  de  Malboissière,  p.  39. 
9  Anne  de  Noailles,  marquise  de  Montagu,  p.  26. 
8  Lettre  à  Roufflers  du  25  avril  1778. 

4  Correspondance ,  p.  17. 

5  Almanach  des  Muses,  1781. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  81 

L'impiété  est  du  bel  air  ;  il  est  permis  de  dire  sur  la 
religion  même  des  «  énormités  l  »  .  C'est  par  cette 
mode  que  la  noblesse  de  cour  se  distingue  des  simples 
familles  de  parlementaires,  qui  ont  gardé  l'austérité 
janséniste  :  dans  cet  autre  monde  les  femmes  ont 
encore  des  directeurs  ;  madame  de  Tessé  tombe  dans 
un  nouvel  étonnement  chaque  fois  quelle  voit  ses 
nièces,  les  filles  du  duc  d'Ayen,  qui  ont  été  élevées  dans 
toutes  les  pratiques  de  la  piété  la  plus  rigoureuse  par 
leur  mère  qui  est  de  famille  parlementaire.  Une  éduca- 
tion semblable  perdait  sans  retour  un  officier  dès  son 
arrivée  au  régiment.  Le  sous-lieutenant  doit  se  cacher  v  * 
pour  faire  ses  pâques8;  Garnot  amasse  ses  premières 
rancunes  sous  les  railleries  de  ses  camarades  qui  se  ' 
moquent  de  sa  piété  de  bourgeois3.  M.  de  Chabannes, 
beau,  jeune,  riche,  glisse  en  dansant  au  bal  de  la  Reine, 
et  s'écrie  en  tombant  :  Jesus-Maria  !  Il  est  aussitôt  cou- 
vert d'un  tel  ridicule  qu'il  part  pour  l'Amérique;  sur  le 
navire,  dans  les  prairies,  il  garde  le  sobriquet,  et  il  re- 
vient d'Amérique  Jesus-Maria  comme  il  v  était  allé. 
Les  jeunes  officiers  qui  accompagnent  en  Espagne  le 
comte  d'Artois  rient  des  ceintures  de  papier  que  l'on 
met  aux  statues,  des  femmes  qui  baisent  les  mains  aux 
moines  «  bien  sales  » ,  consternent  la  cour  austère  de 
Charles  II;  le  comte  d'Artois  est  jugé  par  les  moines      M* 

1  Walpole.  Voir  Taine,  t.  Ier,  p.  378. 

*  Romain,  Souvenirs  d'un  officier  royaliste,  t.  Ier,  p.  54. 

*  Sybel,  t.  III,  p.  13. 


22  LIVRE   PREMIER. 

espagnols  trop  tonante,  ils  l'empêchent  de  fréquenter 
les  Infants;  un  curé  de  village  ne  comprend  pas  en 
quoi  il  diffère  du  prince  d'Hénin  et  du  prince  de 
Nassau-Siegen  qui  sont  de  sa  suite,  et  fait  préparer 
trois  prie-Dieu  :  — Il  n'en  faut  qu'un,  dit  un  Français, 
ce  sont  trois  princes  en  une  seule  personne! 

Dans  le  palais  de  Versailles,  un  prêtre  n'est  pas 
reçu  en  soutane  :  il  doit  porter  le  petit  collet  \  La 
vieille  cour  est  d'accord  avec  la  jeune  sur  la  dévotion  ; 
M.  de  Craon  le  grand-père  a  autant  de  dédain  pour 
les  pratiques  religieuses  que  M.  de  Poix  son  petit-fils, 
qui  se  vante  d'être  intimement  attaché  à  sa  femme 
parce  qu'elle  n'est  pas  plus  chrétienne  que  lui  :  «  Ce 
n'était  pas  une  union  chrétienne,  le  temps  ne  le  com- 
portait guère;  c'était  une  de  ces  combinaisons  déli- 
cates par  lesquelles  deux  âmes  élevées  cherchent  la 
félicité  dans  la  vertu  2.  »  Le  modèle  de  l'épouse  non 
chrétienne  est  la  duchesse  de  Ghoiseul,  la  personne  la 
plus  universellement  respectée  de  l'époque,  certaine- 
ment la  mieux  douée  de  toutes  les  qualités  morales  ; 
«c'était  une  sainte,  quoiqu'elle  n'eût  d'autre  croyance 
que  celle  que  prescrit  la  nature  3  »  . 

Cette  révolte  de  la  bonne  compagnie  contre  l'Eglise 
est  excitée  en  partie  par  les  philosophes,  un  peu  par  la 
mode,    mais  aussi  par  la  hauteur   aristocratique.    On 

1  Besxaud,  Souvenirs  d'un  nonagénaire,  t.  Ier,  p.  317. 

2  Vicomtesse  de  Noailles,  la  Princesse  de  Poix. 

3  Baron  de  Gleichen,  Mémoires,  p.  73. 


AVANT    L'EMIGRATION.  23 

trouve  la  religion  nécessaire  pour  ceux  qui  n'ont  pas 
de  culture  intellectuelle,  on  dit  comme  le  duc  de 
Beaumont  '  :  «  J'observe  le  culte  apparent  des  chré- 
tiens par  conviction  politique  de  son  utilité  ;  du  reste, 
je  suis  déiste  prononcé.  »  Les  enfants  même  se  pren- 
nent à  douter  :  une  jeune  fille,  mademoiselle  de 
Mussey  2,  s'excuse  comme  d'une  faiblesse  de  prier 
pour  son  père  qui  a  émigré  :  «  Moi  qui  ne  suis  pas 
extrêmement  dévote,  mon  âme  s'élève  à  Dieu  et  lui 
dit  :  Détournez  les  coups  qui  pourraient  porter  sur  mon 
père.  »  Et  quand  Mirabeau  à  sept  ans  répond  à  ceux 
qui  lui  expliquent  que  Dieu  ne  peut  pas  faire  les  con- 
tradictoires, par  exemple  un  bâton  qui  n'ait  qu'un 
bout  :  «  Est-ce  qu'un  miracle  n'est  pas  un  bâton 
qui  n'a  qu'un  bout?  »  la  grand'mère  frémit  d'indigna- 
tion. Les  mères  sont  épouvantées  de  ce  souffle  qui 
passe  sur  les  âmes  des  enfants.  Madame  de  Sainte- 
Aulaire  raconte  les  angoisses  de  sa  mère  qui  voit  ses 
fils  se  détacher  de  la  foi  :  un  matin,  l'aîné  n'arrive 
point  pour  la  messe  du  château,  la  mère  regarde  avec 
douleur  la  place  vide  ;  le  vieux  chapelain  comprend 
qu'elle  attend,  prolonge  les  premières  prières,  arrive 
lentement  à  l'élévation,  à  ce  moment  la  vieille  dame 
s'évanouit.  Aussi  avec  quel  amour  on  cherche  à  pré- 
munir ces  jeunes  cœurs  !   «  Ma  tante,  écrit  mademoi- 

1  Anne  «le  Montmorency-Luxembourg,  duc  de  Beaumont,  né 
en  1767.  Son  portrait  écrit  par  lui-même. 

8  Correspondance  originale  des  émigrés,  p.  130,  lettre  du  25  sep- 
tembre 1792. 


24  LIVRE   PREMIER. 

selle  de  Condé,  me  prévint  sur  la  manière  de  penser 
des  personnes  du  monde,  et  me  recommanda  de  ne 
jamais  oublier  mon  Dieu.  »  —  «  Ma  mère,  dit  Cha- 
teaubriand ',  chargea  en  mourant  une  de  mes  sœurs 
de  me  rappeler  à  la  religion.  Quand  la  lettre  me  par- 
vint, ma  sœur  elle-même  n'existait  plus.  Ces  deux 
voix  sorties  du  tombeau  m'ont  frappé.  Jai  pleuré. 
J'ai  cru.  » 

Cette  tendance  aristocratique  qui  laissait  la  religion 
au  vulgaire  pour  réserver  une  philosophie  sentimen- 
tale à  la  classe  dominante,  existait  jusque  dans  le 
clergé.  La  grande  majorité  des  prêtres  et  des  moines 
français  a  donné  la  preuve  de  sa  foi  :  ceux  qui  ^sont 
restés  ont  versé  leur  sang,  nous  verrons  ceux  qui  ont 
émigré  s'attirer  l'admiration  des  peuples  qui  les  ont 
recueillis.  Mais  plusieurs  prélats  avaient  d'autres  idées. 
M.  de  Jarente,  évêque  d'Orléans,  conduit  mademoi- 
selle Guimard  à  l'Opéra  dans  son  carrosse  à  ses  armes  ; 
M.  de  Talaru,  évêque  de  Coutances,  cache  un  sérail 
dans  son  abbaye  de  Montebourg2;  Louis  de  Grimaldi, 
évêque  du  Mans,'  garde  même  à  la  messe  sa  veste 
rouge  de  chasse,    les  culottes  rouges,  les  bas  blancs  3. 

L'abbesse  de  Fontevrault  envoie  sa  femme  de  cham- 
bre prévenir  le  prêtre  du  moment  où  il   peut  monter 

1  Première  préface  «lu  Génie  du  Christianisme. 

*  Duval,  Souvenirs,  t.  1er,  p.  8. 

3  Dom  Piolin,  Histoire  de  l'Église  du  Mans,  t.  VI,  p.  527.  Le 
pieux  dom  Piolin  explique  qu'il  n'y  a  nul  scandale  à  récapituler  ces 
laits. 


AVANT   L'ÉMIGRATION.  25 

à  l'autel,  et  n'empêche  pas  les  servantes  d'être  inso- 
lentes avec  les  religeux  qui  sont  placés  sous  son  auto- 
rité '.  Chez  l'archevêque  de  Narbonne,  qui  fait  recevoir 
ses  invités  à  son  château  de  Hautefontaine  par  sa 
nièce  favorite,  madame  de  Rothes,  la  conversation  est 
souvent  assez  libre  pour  que  les  jeunes  femmes  en  pleu- 
rent de  honte;  on  assiste  cependant  à  la  messe,  mais 
on  y  lit  des  ouvrages  gaillards  reliés  comme  des  livres 
d'heures;  la  tenue  est  plus  contrainte  quand  l'évéque 
de  Montpellier  vient  chasser  au  château  :  «  Mes- 
sieurs, dit  alors  l'archevêque  de  Narbonne  à  ses 
autres  invités,  il  ne  faudra  pas  jurer  aujourd'hui.  »  Pen- 
dant l'émigration,  à  Londres,  madame  de  Rothes,  qui 
se  sent  mourir,  cache  ses  souffrances  pour  ne  rien 
changer  aux  habitudes  de  son  oncle;  elle  donne  un 
grand  dîner,  se  retire,  en  sortant  de  table,  dans  sa 
chambre  et  dit  :  «  Envoyez  chercher  un  prêtre,  c'est 
convenable  à  cause  de  M.  l'archevêque.  »  Elle  meurt. 
Le  jour  de  l'enterrement,  l'archevêque  va  chez  un 
ami,  trouve  un  volume  de  Voltaire  sur  la  table,  parle 
de  son  ancienne  amitié  avec  Voltaire,  récite  un  chant 
de  la  Pucelle. 

Le  cardinal  de  Brienne  réunit  à  son  château    «  une 

1  Besnard,  Souvenirs  d'un  nonagénaire,  t.  Ier,  p.  269.  Les  religieux 
devaient  «  prononcer  leurs  vœux  entre  les  mains  des  religieuses,  se 
reconnaître  leurs  serviteurs  et  s'engager  à  les  servir  jusqu'à  la  mort,  ne 
posséder  autre  chose  temporelle  que  ce  qui  leur  serait  accordé  par  les- 
dites  religieuses  » .  Voir  le  curieux  arrêt  du  conseil  d'Estat,  le  Roi  y 
séant,  8  octobre  1641,  qui  constate  l'autorité  de  l'abbesse  et  son  pou- 
voir de  correction  sur  les  religieux.  Paris,  1641,  in-4°. 


26  LIVRE    PREMIER. 

foule  de  petits  abbés  qui  croyaient  à  peine  en  Dieu 
et  attendaient  des  évêchés  »  ;  sa  belle-sœur  «  en  rete- 
nait toujours  un  pour  lui  faire  des  contes  durant  la 
messe  '  »  .  Ce  prélat  dit  à  l'abbé  de  Boisgelin,  qui 
venait  d'avoir  une  aventure  scandaleuse  avec  madame 
de  Ganillac  :  «  Pourquoi  n'attendiez-vous  pas  que 
vous  fussiez  évêque?  » 

Le  curé  de  campagne,  le  recteur  breton,  le  moine 
austère  ont  du  mépris  pour  le  grand  vicaire  qui  pou- 
dre ses  cheveux,  et  pour  l'évêque  qui  lit  YEîicyclopé- 
die.  Jusque  dans  l'émigration  ces  rancunes  survivent; 
sous  les  boues  de  la  Guyane,  les  prêtres  transportés  se 
reprochent  encore  leurs  anciennes  distinctions  :  le 
grand  vicaire  de  Luçon  est  accablé  de  sarcasmes  par 
le  principal  de  Tréguier,  qui  vit  dans  la  même  case  2. 

Toutefois  les  souffrances  de  l'émigration  transfor- 
mèrent les  sentiments  et  rejetèrent  dans  le  sein  de 
l'Eglise  les  plus  incrédules.  Quelques  vieillards  restèrent 
inflexibles.  On  les  revit  avec  dépit,  sous  la  Restaura- 
tion 3,  conserver  les  idées  qui  étaient  à  la  mode  lors- 
qu'ils étaient  entrés  dans  le  monde.  Tels  étaient  le 
général  de  Goguelat,  ancien  confident  de  Ma  rie- Antoi- 
nette, la  princesse  de  Poix,  et  cette  charmante  grand'- 
mère  de  la  comtesse  d'Agout  *,  qui  «  lançait  le  trait 
rapide,  ne  haïssait  pas  le  mot,    le  plaçait  vivement  et 

1  D'Allonville,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  279. 

*  M6r  de  Beaijregard,  Mémoires. 

*  Chambeland,  Histoire  de  Louis  de  Bourbon- Condé,  t.  III,  p.  72. 
4  Daniel  Steuh,  Mes  souvenirs,  p.  92. 


AVANT    L'EMIGRATION.  27 

bien,  avait  sur  la  vie  des  ouvertures  naturelles,  peu 
tendre,  pas  du  tout  dévote,  mais  toujours  indulgente 
et  avenante,  enjouée  alors  même  qu'elle  fut  aux  prises 
avec  les  infirmités  et  la  mort,  la  plus  aimable  femme 
qui  se  puisse  concevoir»  .  La  Restauration,  les  princes, 
la  duchesse  d'Angoulême  surtout  imposaient  à  la 
noblesse  un  langage  beaucoup  moins  libre  que  celui 
que  se  permettaient  ses  ancêtres  l.  A  son  lit  de  mort, 
ma  grand-mère  impatientée  des  lenteurs  du  prêtre  qui 
lui  administrait  l'extrême-onction,  lui  dit  sans  aucune 
émotion  et  comme  si  elle  eût  été  à  sa  toilette  :  «  Je 
ne  savais  pas  que  ce  fût  si  long.  »  —  «  Il  est  fâcheux 
que  ce  soit  si  court  »  ,  dit  au  contraire  une  mourante 
du  même  temps,  pendant  la  même  cérémonie. 


IV 

EXTINCTION    DES   ANCIENNES    FAMILLES. 

Le  goût  des  plaisirs,  l'indifférence  sur  la  religion 
n'étaient  pas  les  seuls  travers.  Les  hommes  savaient  se 
faire  tuer,  les  femmes  se  laisser  adorer,  mais  on  n'avait 
aucune   préoccupation    des    dettes;    pour    qu'on  pût 

1  Ce  détail  de  mœurs  a  été  merveilleusement  observé  et  reproduit 
par  Balzac. 


28  LIVRE   PREMIER. 

plaindre  des  créanciers,  il  fallait  qu'ils  perdissent 
trente-trois  millions,  comme  ceux  du  prince  de  Gué- 
méné.  On  cherchait  des  pensions,  des  honneurs,  des 
privilèges,  on  s'opposait  avec  une  désolante  obstination 
à  la  formation  d'une  aristocratie  dirigeante. 

L'incurable  jalousie  de  la  noblesse  française  contre 
tout  gouvernement  aristocratique  éclate  déjà  dans  un 
épisode  de  la  minorité  de  Louis  XIV.  Au  moment  où 
les  turbulents  du  parlement  de  Paris  ouvraient  nos 
frontières  à  l'étranger,  la  noblesse  française  s'assembla 
aux  Àugustins,  se  constitua  en  corporation,  rédigea 
des  manifestes  pour  empêcher  le  gouvernement  de 
confirmer  les  droits  des  ducs  et  pairs.  Dans  cette  crise 
que  traversait  la  France,  la  noblesse  ne  ressentit 
d'autre  inquiétude  que  celle  de  voir  surgir  une  aris- 
tocratie. En  1789,  même  légèreté  :  «  La  noblesse  ne 
voulait  pas  reconnaître  la  supériorité  des  ducs  l.  » 
Les  aspirations  libérales  surabondaient,  chaque  sei- 
gneur était  prêt  au  sacrifice  de  ses  droits,  mais  non 
pas  à  reconnaître  la  nécessité  d'une  aristocratie. 

Tandis  qu'en  Angleterre  la  discipline  des  classes 
dirigeantes  maintient  entre  les  mains  de  quelques 
familles  le  soin  de  défendre  les  libertés  du  pays,  tandis 
que  les  traditions  de  gouvernement  sont  conservées 
contre  l'étranger,  contre  les  séditieux,  contre  le  Roi, 
par  une  aristocratie  nationale,  aimée  du  pays,  fondue 

'  SÉgur,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  91. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  29 

dans  l'histoire  intime  de  la  race,  en  France,  ce  ne 
sont  que  jalousies  mesquines,  compétitions  sur  de 
mise'rables  privilèges,  horreur  des  modérés. 

Cette  haine  contre  la  formation  d'un  parti  de  gou- 
vernement était  d'autant  plus  absurde  dans  la  noblesse 
française,  que  cette  noblesse  n'existait  plus  que  par 
des  agrégations  récentes,  et  que  le  petit  nombre  de 
vieilles  familles  aurait  pu  facilement  constituer  l'aris- 
tocratie nécessaire.  Dans  le  Lyonnais  il  n'y  a  plus 
sous  Louis  XVI  que  six  familles  de  vieille  noblesse  1  ; 
sur  vingt  familles  nobles,  il  y  en  a  à  peine  une  en 
France  qui  puisse  se  prétendre  d'ancienne  date,  c'est 
Ghérin  qui  le  dit,  le  généalogiste  officiel  2;  tous  les 
nobles,  sauf  un  sur  vingt,  sont  des  fils  de  magistrats, 
d'avocats,  d'échevins,  de  financiers,  de  marchands, 
de  juifs.  Quatre  mille  fonctionnaires  publics  sont 
anoblis  par  leurs  charges  à  mesure  qu'ils  y  parvien- 
nent ;  il  n'y  a  pas  un  enrichi  qui  ne  devienne  noble 
aussitôt  3.  Voltaire,  fils  de  notaire,  achète  une  charge 
de  gentilhomme  de  la  chambre  du  Roi;  Maréchal,  fils 
de  chirurgien,  est  le  marquis  de  Bièvre;  Paris,  fils  de 
muletier,  est  le  marquis  de  Brunoi;  le  traitant  Grozat 
devient  marquis  du  Ghâtel;  les  marchands  Peirenc  et 
Antoine  deviennent  les  seigneurs  de  Moras  et  de  Saint- 
Joseph;  le  juif  Samuel  Bernard  devient   marquis   de 

1  Guillon  de  MomxÉok,  Mémoires,  p.  28. 
s  Chéiun,  Abrégé  chronologique,  1788. 
3  D'Argenson,  Mémoires,  t.  III,  p.  402. 


30  LIVRE    PREMIER. 

Boulainvilliers;  enfin  Léchasse,  basse-taille  à  l'Opéra, 
reçoit  des  lettres  de  noblesse  «  à  cause  de  sa  voix  et 
de  son  beau  chant  '  » ,  et  devient  le  seigneur  du  Pon- 
ceau  2. 

Ces  nouveaux  privilégiés  se  montrent  d'autant  plus 
hargneux  qu'ils  ont  moins  de  titres.  Leur  zèle  de  néo- 
phytes leur  fait  adopter  tout  d'abord  les  travers  de  la 
société  dans  laquelle  ils  s'introduisent.  Contre  ce  flot 
envahisseur  l'ancienne  noblesse  ne  peut  se  défendre 
que  par  les  faveurs  de  la  cour;  elle  va  chercher  le 
vieux  sang  pour  l'attirer  à  elle  et  se  renforcer.  Un  offi- 
cier oublié  comme  major  de  place  découvre  tout  à 
coup  qu'il  descend  de  la  vieille  famille  d'Adhémar;  il 
fait  constater  ses  droits  par  Ghérin  3,  il  est  aussitôt 
fêté  à  Versailles,  accueilli  par  la  mode,  promu  colo- 
nel, puis  ambassadeur,  puis  épousé  par  une  riche 
veuve.  Au  contraire,  on  oppose  le  ridicule  aux  intrus. 
Le  ridicule  est  si  redoutable  que  toute  jeune  femme 
est  dans  les  transes  au  moment  de  sa  présentation  à  la 
cour.  Même  à  la  cour  les  vieilles  familles  cherchent  à 
lutter  contre  l'envahissement  des  nouvelles. 

Les  courtisans  se  réunissent  entre  eux  pour  les  repas 
à  Versailles,  et  relèguent  ceux  qui  ne  sont  pas  de  la 
cour  à  une  table  servie  aux  frais  du  Roi.  Parmi  ceux 
qui  sont  de  la  cour,  les  classes  sont  nombreuses,  et  nul 

1  Madame  de  Genlis,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  14. 

i  Sur  ces  continuelles  aggrégations,  voir  Alfred  Maury,  Revue  des 
Deux  Mondes,  15  décembre  1882. 

5  Ségur,  t.  Ier,  p.  56;  Bezesvai.,  t.  II. 


AVANT   L'EMIGRATION.  31 

ne  peut  sortir  de  sa  classe  :  ainsi  les  gentilshommes 
ordinaires  de  la  chambre  et  les  écuyers  sont  consi- 
dérés comme  subalternes  et  ne  peuvent  jamais  s'élever 
plus  haut  ;  ils  forment  une  coterie  dont  la  souveraine 
est  madame  d'Angivilliers,  femme  de  l'intendant  des 
bâtiments;  un  homme  de  la  cour  ne  doit  point  fré- 
quenter habituellement  cette  société  :  le  prince  de 
Poix,  amant  d'une  femme  de  chambre  de  la  Reine, 
fut  blâmé  de  s'y  être  montré  trop  souvent. 

Quant  à  la  magistrature,  elle  était  comptée  bien  au- 
dessous.  Mademoiselle  de  Lamoignon  fut  inconsolable 
d'épouser  le  dernier  des  d'Aguesseau,  parce  qu'elle 
calcula  qu'elle  ne  pourrait  être  présentée   à  la  Cour. 


V 

PROGRÈS    DE     LA     CIVILISATION. 

Cette  fleur  de  gaieté  et  desprit,  cette  frivole  admi- 
ration pour  une  philosophie  rudimentaire ,  les  abus 
mêmes,  n'empêchaient  point  les  progrès.  «  Nos  abus 
font  du  bien  à  beaucoup  de  monde  »  ,  remarquait  le 
prince  de  Ligne1.  Il  serait  malaisé  de  soutenir  que  les 
vices    ne  nuisaient  pas  davantage,  mais   on   peut  du 

1  Tome  I",  p.  101,  en  1787. 


32  LIVRE   PREMIER. 

moins  remarquer,  avec  le  Napolitain  Galiani1,  que 
l'Europe  entière  cherchait  à  les  acquérir.  En  tout  cas, 
les  esprits  sont  en  travail  dans  chaque  couche  de  la 
société,  pour  accroître  les  jouissances  des  hommes, 
développer  leur  puissance,  multiplier  leurs  connais- 
sances. Du  règne  de  Louis  XVI  datent  les  progrès  de 
toutes  les  sciences. 

Ce  monde  en  apparence  si  léger  se  passionne  à 
chaque  éclosion  d'une  découverte  :  le  chimiste  Four- 
croy  est  forcé  de  changer  deux  fois  d'amphithéâtre, 
tant  les  gentilshommes  et  les  jeunes  femmes  se  pressent 
à  ses  leçons2;  au  cours  d'anatomie  d'Antoine  Petit,  on 
s'asseoit  jusque  sur  les  rebords  des  fenêtres.  Madame 
de  Sabran  a  suivi  trois  cours  de  physique  et  parle 
doctement  de  l'angle  de  réflexion.  Au  Lvcée,  la  société 
se  passionne  pour  les  leçons  de  Laharpe  et  de  Depar- 
cieux,  et  elle  discute  dans  les  soupers  sur  les  doctrines 
écoutées  dans  la  journée.  Deparcieux  est  même  invité 
deux  mois  chaque  année  au  château  de  Brienne,  où  il 
trouve  un  cabinet  d'histoire  naturelle  et  de  physique, 
et  où  il  est  chargé  d'un  cours  pour  les  femmes  qui 
passent  l'été  chez  le  cardinal3.  La  néologie  est  pro- 
fessée par  Buffon,  l'électricité  par  Nollet,  l'astronomie 
par  Lalande;  ils  parlent  avec  élégance  à  un  public 
exigeant  et  attentif.  Les  trois  grandes  lois  de  la  phy- 

'Tome  II,  p.  318. 

2  En  1784. 

3  MORELLET,    t.  1er,   |1.   264. 


AVANT  L'EMIGRATION.  33 

sique  sont  révélées  :  la  théorie  de  la  chaleur  par  Pré- 
vost à  Genève  et  par  Fourier  à  Paris,  celle  de  l'élec- 
tricité par  Coulomb  ',  la  polarisation  de  la  lumière  par 
Malus2.  Lavoisier,  Berthollet,  Guyton  de  Morveau 
découvrent  les  lois  de  l'oxydation,  des  proportions 
définies,  des  équivalents  atomiques.  Rouelle  et  Dolo- 
mieu  poussent  la  géologie  à  un  point  qu'elle  n'a  guère 
dépassé.  Daubenton  crée  l'anatomie  comparée;  Bichat,  / 
l'anatomie  générale.  Argant  invente  la  lampe  à  aspira- 
tion. L'abbé  de  l'Épée  donne  la  parole  aux  sourds- 
muets.  Borda  et  Lavoisier  commencent  la  météoro- 
logie ,  provoquent  des  observations  simultanées  du 
baromètre  à  de  grandes  distances,  discernent  la  for- 
mule de  la  corrélation  entre  la  direction  des  vents  et 
les  variations  delà  pression  atmosphérique  :  la  noblesse 
se  lance  avec  enthousiasme  sur  leurs  indications  ;  on 
retrouve  encore  aujourd'hui  dans  les  châteaux,  au  fond 
des  provinces,  les  instruments  reçus  de  Lavoisier 
pour  cette  correspondance  :  nous  venons  de  reprendre 
leur  science  au  même  point,  il  y  a  moins  de  vingt 
ans3.  Nous  reprenons  de  même,  à  la  Salpêtrière,  la 
science  de  Mesmer  que  la  Révolution  avait  également 
fait  disparaître  ;  celle  de  Lamarck,  détruite  aussi  par  / 
la  Révolution,  a  eu  besoin  de  Darwin  pour  renaître. 
Nous  n'avons  apporté  que  peu  de  perfectionnements 

1  Ses  Mémoires  sont  de  1782  à  1789. 

9  Avant  1797. 

:i  J.  B.  Dumas,  OEuvres  de  Lauoisier. 

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34  LIVRE   PREMIER. 

à  la  botanique  depuis  le  livre  d'Antoine  de  Jussieu  qui 
donne  en  1789  la  méthode  des  familles  naturelles.  La 
cristallographie  n'en  a  guère  reçu  davantage  depuis 
les  mémoires  de  Rome  de  Lisle  en  1772  et  de  Haûy  l 
en  1783.  Montgolfier  invente  les  aérostats;  le  mar- 
quis de  Jouffroy  fait  en  1776  sur  le  Doubs  et  en  1783 
sur  la  Saône  les  premiers  essais  de  navigation  à 
vapeur.  Pinel  soigne  les  aliénés,  mademoiselle  Bihé- 
ron  conserve  les  pièces  anatomiques.  Les  familles 
nobles  soumettent  à  l'inoculation  leurs  enfants  et  pré- 
sentent ainsi  l'exemple  de  la  lutte  contre  les  préjugés; 
elles  combattent,  sous  l'influence  de  Louis  XVI,  le 
préjugé  semblable  qui  faisait  regarder  en  France 
comme  un  poison  la  pomme  de  terre  2  que  consom- 
maient les  Irlandais  depuis  1580. 

Mêmes  progrès  dans  la  science  administrative.  Les 
édits  de  1778  et  de  juin  1787  créent  le  régime  sur 
lequel  s'est  modelée  la  loi  du  28  pluviôse  an  VIII, 
qui  est  encore  le  Code  du  ministère  de  l'intérieur  3. 
Galonné  pose  le  principe  de  la  participation  des  rede- 
vables  à    l'assiette    des    contributions.   Les   fermiers 

1  On  connaît  leurs  querelles  sur  la  priorité  d'invention  de  la  science 
des  cristaux. 

2  On  la  trouve  à  partir  de  1770  mentionnée  sur  les  menus  des 
princes  de  Saxe  au  château  de  Pont-sur-Seine;  le  comte  de  Biojjlie  en 
Saintoii{;e  cultive  la  pomme  de  terre  depuis  1775;  Jard-Panvilliers 
dans  le  bas  Poitou  depuis  1785;  Parmentier  à  Grenelle  en  1784.  Les 
Bretons  la  refusaient  encore  en  1790  :  «  Nous  prend-on  peur  des 
porcs?  »  NÉ el  de  Lavigne,  Souvenirs,  p.  61. 

3  Vicomte  de  Luçay,  les  Assemblées  provinciales  sous  Louis  XVI. 


AVANT   L'EMIGRATION.  35 

généraux  ne  sont  plus  les  traitants  ridicules  dont  on 
s'égayait  depuis  Louis  XIII ,  ils  sont  instruits,  labo- 
rieux, accueillis  dans  tous  les  salons,  estimés  par  les 
bienfaits  qu'ils  répandent.  Les  travers  mêmes  de  nos 
bureaux  impeccables  sont  déjà  pleins  de  vie  ;  la  tutèle 
administrative  a  déjà  ses  allures  tracassières  ;  un  inten- 
dant fait  la  leçon  à  Montesquieu  qui  veut  planter  des 
vignes  dans  le  Médoc.  Si  un  administré  se  plaint  à  un 
chef,  il  reçoit  pour  réponse  la  réplique  même  du  com- 
mis qui  l'a  lésé  «  de  manière  à  prouver  que  tout  a  été 
bien  fait  '  » ,  comme  aujourd'hui.  Qui  lit  un  préfet,  lit 
un  intendant2. 

Dans  le  même  temps  l'armée  est  réorganisée,  les 
magasins  sont  remplis,  les  arsenaux  sont  garnis  sous  la 
rigoureuse  administration  du  maréchal  de  Ségur;  déjà 
est  prête  l'armée  de  la  campagne  de  1792.  La  rade  de 
Cherbourg  est  armée  par  Louis  XVI  pour  la  marine 
militaire,  il  se  rend  lui-même  au  milieu  des  travaux 
pour  les  hâter3;  ils  sont  assez  avancés  en  1787  pour 
que  le  port  puisse  être  utilisé  dans  la  guerre  que  l'on 
croit  prochaine  avec  l'Angleterre  4. 

Les  colonies  arrivent  à  une  prospérité  dont  elles  ne 
peuvent  se  faire  aucune  idée  aujourd'hui;  les  îles,  sur- 
tout Saint-Domingue,    enrichissent  tous  les  ports  de 

1  Necker,  Mémoire  de  1781. 

4  Tocqueville,  l'Ancien  Régime  et  la  Révolution 

3  Lord   Auckland,   Correspondance,    t.    Ier,  p.   125,   June  1785  : 
«  Personal  concurrence.  » 

4  Bezenval,  Mémoires,  t.  III,  p.  297. 

3. 


/ 


36  LIVRE   PREMIER. 

France,  non  les  ports  seulement,  mais  les  villes  indus- 
trielles qu'elles  alimentent  de  matières  premières,  et 
avec  elles  les  pays  qui  voient  bâtir  sur  les  rivières  des 
filatures,  des  fabriques  de  toiles,  des  ateliers  d'impres- 
sion sur  étoffe,  des  forges.  Les  machines  à  vapeur 
entrent  en  activité;  les  houillères  que  la  Révolution  va 
arrêter,  obtiennent  des  chiffres  d'extraction  qu'elles  ne 
retrouveront  pas  de  vingt  ans.  Quand  le  comte  d'Artois 
visite  Bordeaux,  il  est  émerveillé  de  voir  quinze  cents 
bâtiments  à  l'ancre,  une  population  immense  sur  les 
quais,  des  dîners  avec  des  vins  de  Laffitte  et  de  Haut- 
Brion  qui  sont  à  peine  connus  à  Versailles,  des  toilettes 
éblouissantes  dans  les  fêtes  du  soir. 

Cet  élan  merveilleux  de  l'esprit  humain  en  France 
fut  violemment  arrêté  pour  plusieurs  années.  On  se 
è  plaît  à  conter  qu'un  jour  nouveau  commence  avec 
l'aurore  de  la  Révolution,  à  répéter  que  des  principes 
inconnus  éclosent  pour  ne  jamais  mourir.  Aucune  ré- 
volution n'aurait  au  contraire  été  d'une  si  médiocre 
importance  si  la  conséquence  de  la  nôtre  n'avait  été 
d'amoindrir  la  France.  Peu  d'époques  ont  été  aussi 
infécondes  en  idées.  Toutes  les  formules  qui  assurent  la 
liberté  et  la  santé  d'une  nation  étaient  depuis  long- 
temps acquises  à  la  civilisation,  depuis  un  siècle  mises 
en  pratique  par  les  Anglais.  Le  respect  de  la  vie  et  de 
l'opinion  des  autres  était  entré  dans  les  coutumes 
avec  Guillaume  d'Orange  et  avec  Voltaire.  On  avait  vu 
ce  respect  poussé  à  l'excès  dans  l'interminable  procès 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  37 

de  Hastings,  à  propos  de  quelques  Hindous.  Toutes  les  ' 
théories  qui  suppriment  le  vieux  principe  d'autorité  et 
démontrent  que  la  société  doit  n'être  liée  que  par  la 
loi  civile  et  le  sentiment  du  devoir,  pénétraient  dans 
les  esprits,  elles  étaient  appliquées  en  Amérique. 
L'expérience  faite  par  les  Français  a  été  de  supprimer 
la  loi  et  le  devoir;  elle  a  amené  des  massacres  comme 
on  n'en  avait  pas  vu  depuis  cette  autre  révolution  qui 
avait  livré  le  monde  païen  aux  barbares.  La  consé- 
quence la  plus  incontestable  a  été  un  perfectionnement 
merveilleux  de  la  science  et  des  outils  de  la  guerre,  ce 
qui  a  amené  le  sacre  de  l'empereur  d'Allemagne  dans  / 
le  palais  de  Versailles. 

Cet  amoindrissement  déshonorant  de  la  France  s'est 
accompli  au  moment  où  le  sentiment  national  se  fon- 
dait dans  des  divagations  humanitaires  et  où  nous 
apprenions  h  rire  de  la  loi.  La  diminution  du  pays  et 
des  esprits  n'a  pas  offert  comme  simulacre  de  compen- 
sation le  bien-être  matériel.  Sans  aucun  doute  le  bien- 
être  matériel  est  cent  fois  plus  général  et  plus  intense 
qu'avant  la  Révolution,  mais  on  doit  reconnaître  qu'il 
résulte  du  développement  même  de  la  civilisation  en 
Europe,  nullement  de  la  Révolution  :  ce  bien-être  s'est 
étendu  de  1820  à  1870;  jusqu'à  1820  les  souffrances 
étaient  cruelles,  n'oublions  pas  les  épisodes  déchirants 
delà  famine  de  1817.  Depuis  1870,  le  bien-être  ne 
s'est  plus  accru,  car  si  les  salaires  se  sont  élevés,  l'alcool 
en  exige  une  plus  grande  partie  dans  les  familles  d'où- 


/ 


/ 


38  LIVRE  PREMIER. 

vriers;  quant  aux  familles  rurales,  elles  comprennent 
toujours,  sans  changement,  en  1788,  en  181  5,  en  1884, 
quatre  millions  de  paysans  qui  possèdent  moins  de 
quatre  hectares.  D'ailleurs,  toutes  les  nations  ont  parti- 
cipé à  l'amélioration  matérielle,  sans  ressentir  autre- 
ment que  par  les  maux  de  la  guerre  l'influence  de 
notre  Révolution.  Pour  arriver  aux  avantages  que 
chacun  atteignait  par  l'évolution  naturelle  des  peuples 
policés,  nous  nous  sommes  livrés  à  un  cataclysme  inu- 
tile. 

On  peut  donc  dire  que  la  Révolution  française  n'a 
produit  directement  que  deux  résultats  positifs  :  elle  a 
procuré  à  la  France  la  suppression  des  abus  de  l'an- 
cien régime;  au  monde,  la  théorie  à  peu  près  nouvelle 
de  l'égalité. 


CHAPITRE   II 


ENNEMIS   DE   LA   SOCIETE   LOUIS  XVI. 

Impatience  contre  les  abus.  —  Les  princes.  —  Les  réfractaires.  — 
Les  vaniteux.  —  L'écroulement. 


I 
IMPATIENCE    CONTRE     LES     ABUS. 

L'idée  d'égalité  n'est  qu'une  déjection  du  sentiment 
d'envie.  L'égalité  n'existe  ni  dans  la  race,  ni  dans  l'in- 
dividu, ni  dans  les  chances.  L'être  de  race  teutone 
sera  toujours  inférieur  à  un  Anglais;  dans  la  même  race 
on  verra  à  côté  de  la  femme  dont  les  cheveux  descen- 
dent jusqu'aux  reins,  dont  la  taille  est  élancée,  dont  le 
jarret  s'attache  verticalement  au  talon,  la  femme  aux 
cheveux  rares  et  courts,  à  la  gorge  basse,  au  talon 
mou;  chez  les  nègres  qui  se  ressemblent  assez  entre 
eux  pour  être  obligés  de  se  faire  un  cran  à  la  joue  afin 
de  se  reconnaître,  l'un  trouve  une  charogne  et  en- 
graisse, l'autre  avale  de  la  terre  et  a  le  ventre  ballonné. 
Les  hommes  varient  entre  eux  non-seulement,  ainsi 
que  les  animaux,  selon  les  dons  naturels  et  les  richesses 


40  LIVRE    PREMIER. 

de  l'instinct,  mais  aussi  suivant  les  formes  infinies  du 
monde  intellectuel  et  moral. 

Le  sentiment  vrai  est,  non  pas  l'égalité,  mais 
l'union.  Contre  les  fléaux  qui  tendent  à  détruire  la 
race,  contre  le  froid,  la  faim,  les  maladies,  les  ennemis, 
les  cataclysmes,  ce  que  l'individu  doit  défendre,  c'est, 
non  lui  et  ses  enfants,  mais  la  nation  entière.  Au  profit 
de  la  nation  il  doit  se  servir,  il  ne  doit  pas  se  dé- 
pouiller des  forces  acquises  par  la  prévoyance  et  le 
travail  des  pères  :  en  les  conservant  il  fait  profiter 
la  nation  des  ressources  accumulées  par  des  siècles 
de  recherches  et  de  richesses.  L'égalité  tend  au  con- 
traire à  rendre  le  savant,  le  riche  et  le  fort  aussi 
impuissants  que  l'enfant  au  berceau.  Comme  d'ail- 
leurs c'est  surtout  par  l'intelligence  que  les  hommes 
diffèrent,  l'intelligence  doit  la  première  dispa- 
raître. L'amour  de  l'égalité  est  l'horreur  de  l'intelli- 
gence. 

Le  principe  d'autorité  n'était  pas  beaucoup  plus 
complaisant  pour  les  poussées  de  l'intelligence,  même 
sous  le  règne  de  Louis  XVI;  il  était  d'autant  plus  into- 
lérant qu'il  était  davantage  menacé  :  Dieu  a  choisi  les 
rois  pour  commander  aux  sujets,  les  sujets  ont  le 
devoir  d'obéir.  Maximes  bizarres  qui  avaient  été 
rattachées  par  Bossuet  à  l'Ecriture  Sainte ,  et  qui 
travestissaient  en  dogmes  tous  les  abus,  toutes  les 
fautes. 

Les  privilèges  et  la  routine  maintenaient  l'agricul- 


AVANT   L'EMIGRATION.  kl 

ture  en  stagnation  ;  les  capitaux  se  retiraient  du  sol  ; 
l'habitude  des  jachères  laissait  improductifs  une  partie 
des  champs;  les  moutons  et  les  chèvres  ravageaient  les 
terrains  de  pâture;  la  noblesse  était  inutile  dès  qu'elle 
se  refusait  à  servir  de  base  à  une  aristocratie,  la  bour- 
geoisie ne  sortait  de  sa  compression  qne  pour 
emprunter  les  travers  de  la  noblesse,  les  magistrats 
réclamaient  le  privilège  de  certaines  causes,  et  les 
plaideurs  le  privilège  de  certaines  juridictions  ;  les 
artisans  étaient  serrés  dans  le  système  des  corpora- 
tions, ce  réseau  de  privilèges  dans  la  misère;  l'unité 
de  l'armée  était  troublée  par  d'antiques  privilèges, 
vingt-sept  régiments  appartenaient  à  des  proprié- 
taires, quelquefois  non  français,  qui  nommaient  les 
officiers;  les  impôts  étaient  mal  répartis  et  perçus 
avec  caprice;  l'Etat  n'avait  aucun  crédit  et  se  sentait 
effrayé  par  un  mince  découvert  de  cinq  cents  mil- 
lions. 

Les  privilégiés,  couronne,  noblesse,  Eglise,  parle- 
ments, avaient  l'habitude  de  se  coaliser  les  uns  contre 
les  autres;  la  noblesse  de  province  était  jalouse  de 
la  noblesse  de  cour,  la  noblesse  de  cour  jalouse 
des  ducs.  Si  le  Parlement  croyait  rendre  service  à 
l'Eglise  en  condamnant  des  livres  au  bûcher,  les  con- 
seillers avaient  grand  soin  de  conserver  et  de  se  par- 
tager les  exemplaires  condamnés;  ils  étaient  à  leur 
tour  parodiés  par  les  militaires  :  «  La  Fayette,  dans 
une  de   ces  joyeuses  audiences,   remplit  les  fonctions 


42  LIVRE   PREMIER. 

de  procureur  général  \  »  Les  jeunes  officiers  blâment 
les  réformes  militaires  au  camp  deSaint-Omer  2,  discu- 
tent sur  les  désordres  de  la  cour,  les  droits  des  peu- 
ples, la  nécessité  d'un  changement  3.  L'ancien  régime 
meurt,  la  France  s'engage  d'elle-même  et  sans  avoir  à 
faire  l'effort  d'une  révolution  dans  le  torrent  des  idées 
libérales  :  Langeron,  que  le  spectacle  des  excès  va 
bientôt  pousser  avec  horreur  loin  de  son  pays,  dit  à 
ce  moment  *  :  «  Un  nouveau  jour  semblait  luire  pour 
la  France;  la  bonté,  la  bienfaisance  de  son  monarque, 
les  désirs  du  peuple,  la  convocation  des  états  géné- 
raux, tout  annonçait  une  révolution  totale  qui,  en 
détruisant  à  jamais  quelques  abus  de  son  gouverne- 
ment, devait  la  conduire  au  plus  haut  degré  de  gloire 
et  de  bonheur  !  »  Un  Anglais  qui  nous  a  observés  avec 
sagacité,  écrit 5  :  «  Les  riches  et  les  nobles  étaient  des 
agitateurs  avant  qu'ils  aient  vu  toucher  aux  propriétés.  » 
Quand  le  baron  d'Agout  est  envoyé  par  le  Roi  pour 
arrêter  les  conseillers  séditieux  du  Parlement,  il  se 
perd  «  dans  la  bonne  compagnie  6  »  ;  un  des  officiers 
qui  l'accompagnent  est  exclu  d'un  salon  :  «  Mon- 
sieur, lui  dit  la  dame,  je  ne  reçoisque  d'honnêtes  gens  !  » 
Les  sauveurs  accourent  avec  des  promesses.  «  L'État, 

1  SÉgur,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  48. 

2  Miot  de  Melito,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  4. 

3  Rezenval,  Mémoires,   t.  III,  p.  327  :   «  Entraînement  vers  l'in- 
connu. » 

*  Langeron,  Ms.   Affaires  étr.,  Russie,  t.  XXI,  Mémoire  I,  p.  45. 

5  Drake  à  Antraigues,  18  avril  1794. 

6  Mallet  du  Pan,  t.  Ier,  p.  148. 


AVANT   L'ÉMIGRATION.  43 

disait  Sénac  de  Meilhan  ',  allait  être  sauvé,  on  me 
préféra  un  homme  d'esprit.  » 

Le  dernier  bourgeois  était  saisi  depuis  quelques 
années  de  «  la  rage  des  remontrances  et  des  projets 
sur  les  finances  2  »  .  Les  jeunes  gens  oubliaient  les  plai- 
sirs, les  prélats  leurs  diocèses,  ils  «  dogmatisaient  sur 
les  questions  d'Etat  3  » ,  comme  les  militaires,  comme 
les  femmes.  Mais  chaque  classe  songeait  à  garder  ses 
privilèges  tandis  qu'elle  combattait  les  abus  chez  les 
autres.  L'enthousiasme  pour  les  états  généraux 
emporte  la  noblesse,  les  parlements,  les  corporations, 
et  jusqu'au  dernier  sous-lieutenant  dans  chaque  régi- 
ment :  «  Les  états  généraux  sont  nécessaires  au 
bonheur  de  la  France  4  !  » 

Les  abus  étaient  dangereux,  les  réformes  étaient 
nécessaires.  Tous  les  esprits  étaient  emportés  par  le 
sentiment  du  danger  des  abus  et  de  la  nécessité  des 
réformes;  les  hommes  qui  se  rejetteront  plus  tard  avec 
passion  vers  l'ancien  régime,  comme  d'Epréménil, 
Cazalès,  Saint-Priest,  d'Antraigues,  sont  les  plus 
ardents,  à  la  veille  de  la  Révolution,  pour  combattre  les 
abus  et  assurer  des  réformes.  Tous  les  pays  civilisés 
qui  souffraient  des  mêmes  abus  ont  su  organiser  leurs 
réformes.  Seule  la  France  s'est  livrée  à  une  révolution. 


1  TlLLY,  t.  m,  p.  77. 
*  Voltaibe,  en  1763. 

3  Le  marquis  Caraccioli  à  d'Alembert,  1er  mai  1781. 

4  Romain,  Souvenirs  d'un  officier  royaliste,  t.  Ier,  p.  293. 


44  LIVRE   PREMIER. 

Mais  pouvait-on  croire  que  la  propriété  des  biens 
et  la  sécurité  des  personnes  étaient  en  danger?  Le 
peuple  est  si  bon  qu'on  ramènera  avec  un  peu  d'amour 
l'âge  d'or.  Une  bienveillance  banale  envahit  les  âmes. 
u  Mes  enfants,  voici  ma  femme!  »  dit  aux  soldats  le 
Dauphin  père  de  Louis  XVI,  et  le  mot  fait  fortune. 
Madame  de  Sabran  f  écrit  en  voyant  condamner  des 
contrebandiers  :  «  Quel  grand  tort  ces  malheureux 
peuvent-ils  faire  à  MM.  les  fermiers  généraux  en 
faisant  quelque  petite  contrebande  de  sel  ou  de  tabac 
pour  avoir  quelques  sols  à  échanger  avec  du  pain  dont 
ils  font  vivre  leurs  femmes  et  leurs  enfants?  » 

Ainsi  l'on  veut  substituer  à  la  discipline  une  fausse 
sensibilité;  on  se  pâme  en  adoration  devant  Fanchonla 
vielleuse,  la  vertueuse  Savoyarde,  sans  vouloir  écouter 
que  la  maréchaussée  la  ramasse  ivre  dans  les  rues.  Même 
dans  la  galanterie  on  veut  supprimer  la  contrainte  : 
«  Abuse  si  tu  veux  de  ta  liberté,  je  l'aimerai  encore 
mieux  que  de  te  faire  sentir  le  poids  d'une  chaîne.  Je 
veux  que  ta  volonté  seule  te  guide  vers  moi  2.  » 
L'homme  se  porte  par  sa  bonté  naturelle,  on  le  sup- 
pose, vers  le  bien,  les  lois  le  dépravent,  et  tandis  que 
les  sceptiques  demandent  qu'on  ne  leur  trouble  pas 
l'ordre  de  la  chute  des  monarchies  3,  les  naïfs  restent 
pénétrés  de  respect  pour  les  droits  d'êtres  si  parfaits. 

1  Page  237. 

2  Madame  de  Sabran  à  Boufflers,  p.  47. 

3  Abbé  Galuni,  t.  II,  p.  322. 


AVANT    L'EMIGRATION.  45 

L'excès  de  ce  respect  est  poussé  à  ce  point  que  la 
Fayette,  au  moment  où  il  part  pour  l'émigration, 
empêche  ses  officiers  d'obliger  un  paysan  à  leur  servir 
de  guide  à  travers  les  avant-postes  autrichiens,  et  pré- 
fère, plutôt  que  de  violenter  cet  homme,  tomber  pri- 
sonnier avec  tout  son  état-major  !.  Le  danger  de 
devenir  la  dupe  des  pervers  ou  la  victime  des  inca- 
pables n'apparaît  point  :  on  ne  songe  qu'à  affaiblir 
la  loi  avec  la  conviction  que  les  abus  tomberont  d'eux- 
mêmes.  Les  avertissements  ne  manquaient  cependant 
pas  :  «  Si  vous  vous  souvenez,  avait  dit  Voltaire  2,  que 
les  Hollandais  ont  mangé  sur  le  gril  le  cœur  des  deux 
frères  de  Witt;  si  vous  songez  que  les  bons  Suisses, 
mes  voisins,  ont  vendu  le  duc  Louis  Sforze  pour  de 
l'argent  comptant;  si  vous  songez  que  le  républicain 
Jean  Calvin,  ce  digne  théologien,  après  avoir  écrit 
qu'il  ne  fallait  persécuter  personne,  pas  même  ceux 
qui  niaient  la  Trinité,  fit  brûler  tout  vif,  et  avec  des 
fagots  verts,  un  Espagnol  qui  s'exprimait  sur  la  Trinité 
autrement  que  lui  :  en  vérité,  Monsieur,  vous  en  con- 
clurez qu'il  n'y  a  pas  plus  de  vertu  dans  les  républi- 
ques que  dans  les  monarchies.  » 

1  VAt'PLANC,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  338. 

9  Voltaire  au  chevalier  de  R...,  20  septembre  1760. 


46  LIVRE    PREMIER. 


II 

LES  PRINCES. 

Contre  ces  rivalités  et  ces  illusions,  pas  de  défense. 
La  cour  n'a  plus  de  prestige,  les  princes  perdent  leurs 
séductions. 

La  cour  est  maudite  par  toutes  les  coteries,  elle 
absorbe  le  huitième  des  revenus  publics  ;  les  fils  des 
courtisans  sont  colonels  avant  trente  ans,  ce  qui  a  pour 
conséquence  d'entretenir  douze  cents  officiers  géné- 
/  raux  '  :  «  Les  intrigues  des  courtisans,  écrit  le  plus 
perspicace  des  chefs  royalistes  %  avaient  rendu  la  révo- 
lution inévitable,  comme  elles  l'ont  rendue  depuis 
irrémédiable.  »  Les  frères  du  Roi  touchèrent  durant  le 
règne,  outre  leurs  revenus  et  leurs  pensions,  rien  qu'en 
dons  extraordinaires,  vingt-huit  millions  de  francs. 

Le  Roi  et  ses  frères  étaient  observés  et  jugés  non- 
seulement  par  les  mécontents,  mais  aussi  par  les  cour- 
tisans :  «  Ses  gros  rires,  dit  de  Louis  XVI  la  mar- 
quise de  Lâge  3,  hier  au  soir  à  la  partie  de  billard, 
nous  faisaient  mal.    »    Le  comte  de   Glermont-Galle- 


1  Sybel,  t.  Ier,  p.  41. 

2  Joseph  de  Puisaye  à  d'Antraigues,  18  novembre  1808,  Ms.  inédit. 

3  Souvenirs,  Préface,  p.  71. 


AVANT   L'EMIGRATION.  47 

rande  '  reproche  au  Roi  «  une  de'marche  dandinante, 
un  rire  commun  »  .  Nous  aurions  mauvaise  grâce  à 
accepter  ces  plaintes  au  pied  de  la  lettre  :  ce  sont  diffi- 
cultés de  délicats  que  nous  pouvons  mal  comprendre 
avec  notre  habitude  des  hommes  vulgaires  ;  nous 
voyons  sur  les  bustes  et  les  portraits  que  Louis  XVI 
avait  un  port  de  tête  et  un  sourire  qui  décelaient  le 
bon  ton  et  le  bon  cœur.  Mais  il  n'était  certainement 
doué  ni  des  instincts  de  l'autorité,  ni  des  qualités  du 
commandement;  ces  dons  s'acquièrent  quelquefois  par 
les  habitudes  militaires  :  dans  la  crise  qui  se  préparait, 
il  fallait  une  décision  énergique,  pour  sauver  les  insti- 
tutions nécessaires  ;  le  prince  destiné  à  dominer  cette 
noblesse  frivole  et  martiale  devait  être  un  militaire; 
chez  tout  homme  d'État,  quelques-unes  des  qualités  du 
soldat  sont  indispensables  :  chez  Louis  XVI,  l'ardeur 
guerrière  avait  été  refrénée  avec  aveuglement  par  une 
éducation  monastique  qui  avait  faussé  ses  qualités 
sérieuses  et  fait  avorter  toute  énergie,  comme  elle  avait 
écarté  de  lui  toute  tendresse.  «  Personne  ne  m'aime  » , 
disait-il  dans  son  enfance,  en  se  réfugiant2  dans  les 
bras  de  sa  tante  Madame  Adélaïde  3.  Et  il  s'était  rési- 
gné à  ne  plus  connaître  d'autre  devoir  que  les  prati- 
ques religieuses.  Depuis  Maurepas  jusqu'à  Roland,  ses 
ministres    obtiendront  sa  signature   pour    toutes  les 

1  Mémoires,  t.  Ier,  Préface,  p.  9. 

8  Comte  de  Vaublanc,  Souvenirs,  t.  I,  p.  331. 

3  Edouard  de  Barthélémy,  Mesdames  de  France,  p.  348. 


48  LIVRE   PREMIER. 

mesures  qui  ne  froisseront  pas  sa  piété  ;  toutes  les 
offenses  seront  pardonnées  avec  une  onction  de  saint, 
car  la  rancune  contre  un  ennemi  de  son  pouvoir  serait 
un  péché.  Rien  n'importe  dans  la  vie,  sinon  le  salut 
de  l'âme,  il  dormira  durant  les  séances  du  conseil  l  ; 
pendant  que  ses  ministres  cherchent  dans  quelle  ville 
éloignée  de  Paris  il  faut  réunir  les  états  généraux,  il 
décidera  :  Ce  ne  peut  être  que  Versailles,  à  cause  des 
chasses;  il  restera  plus  indifférent  encore  qu'in- 
décis devant  les  mesures  qui  ne  concernent  pas  la  foi. 

Ses  repas  massifs,  son  sommeil  intempestif,  l'im- 
portance qu'il  attache  à  ses  chasses  ne  sont  pas  ce  que 
lui  reprochent  avec  le  plus  de  cruauté  les  jeunes  offi- 
ciers et  les  femmes  malicieuses  qui  représentent  l'es- 
prit français  et  donnent  le  ton  aux  cours  de  l'Europe. 
Les  secrets  de  l'alcôve  royale  sont  colportés  dans 
toutes  les  capitales  avec  de  perfides  réflexions  sur 
l'étrange  continence  du  jeune  ménage.  La  belle-mère, 
Faîtière  Marie-Thérèse,  s'indigne  de  «  la  suspension 
réitérée  des  habitudes  matrimoniales a  »  .  —  «  En 
vérité,  écrit  Marie-Antoinette,  je  puis  assurer  à  ma 
chère  maman  que  la  négligence  n'est  pas  de  mon 
côté.  »  —  Il  néglige  sa  femme,  fait  le  comte  de  Mercy- 
Argenteau,  «  dans  le  sens  le  plus  réel  et  le  plus  exact 
du  mot  »  . 

Cette  fâcheuse  torpeur  dura  plus  de  six  ans.  Toutes 

1  Malouet,  Mémoires. 

2  Arnetii,  t.  III,  p.  434. 


AVANT   L'EMIGRATION.  49 

les  intrigues  se  mirent  en  éveil,  les  maux  de  l'avenir 
se  préparèrent  pendant  ce  malentendu.  Les  tantes  du 
Roi  voulurent  en  profiter  pour  accaparer  l'influence. 
Des  quatre  filles  de  Louis  XV,  il  y  en  avait  deux, 
Mesdames  Sophie  et  Victoire,  qui  n'avaient  aucune 
prétention,  et  dont  toute  l'activité  était  absorbée  par 
les  querelles  de  leurs  suivantes.  Les  deux  autres,  Mes- 
dames Adélaïde  et  Louise,  étaient  dévorées  d'ambition  ; 
cette  dernière,  qui  en  sa  qualité  de  religieuse  était 
appuyée  dans  ses  démarches  par  le  clergé,  était,  au 
dire  de  Marie-Antoinette,  «  la  petite  Carmélite  la  plus 
intrigante  qui  existe  dans  le  royaume  !  » .  Outre  les 
gens  d'Église,  Mesdames  Adélaïde  et  Louise  avaient 
rallié  à  leur  cabale  les  deux  belles-sœurs  du  Roi,  les 
comtesses  de  Provence  et  d'Artois,  jalouses  de  la 
Reine;  puis  la  maison  de  Condé,  blessée  de  ce  que 
Marie-Antoinette  avait  exclu  de  ses  réceptions  la 
princesse  de  Monaco,  maîtresse  du  prince  de  Gondé; 
puis  les  maisons  de  Richelieu,  de  Rohan,  de  Noailles. 
La  guerre  était  menée  avec  vigueur  :  «  On  tire  à  bou- 
lets rouges  sur  la  Reine  2  ;  il  n'y  a  pas  d'horreur  qui  ne 
se  débite,  et  les  plus  contradictoires.  »  On  chercha 
même  une  maîtresse  pour  le  Roi,  soin  bien  inutile  et 
qui  n'alarma  guère  Marie-Antoinette.  «  Elle  ne  serait, 
écrit  Mercy,  ni  en  peine,  ni  bien  fâchée  que  le  Roi  prît 
quelque  distraction  momentanée,  attendu  qu'il  pour- 

1  Edouard  de  Barthélémy,  Mesdames  de  France. 

2  Abbé  Baudeau,  chronique  du  24  juillet  1774. 


/ 


50  LIVRE   PREMIER. 

rait  acquérir  par  là  plus  de  ressort  et  d'énergie.  » 
Ainsi,  c'est  dans  la  vieille  cour  que  commence  l'op- 
position contre  Marie-Antoinette;  les  jacobins  seront 
plus  grossiers,  mais  non  plus  haineux.  Madame  Elisa- 
beth, sœur  du  Roi,  est  dès  cette  époque  affiliée  à  la 
cabale  '  ;  on  verra  avec  quelle  obstination  elle  v  restera 
fidèle. 

Louis  XVI,  éperdu  dans  ces  querelles,  laissait  glisser 
ses  opinions  comme  des  boules,  selon  le  mot  de  son 
frère  le  comte  de  Provence.  Puis  instruit  de  ses  devoirs 
conjugaux  par  son  beau-frère  l'empereur  Joseph  II,  il 
finit  par  tomber  sous  le  joug  de  la  Reine  dès  qu'elle 
devint  grosse. 

Les  naissances  des  quatre  enfants 2  ne  rendirent 
pas  les  courtisans  plus  indulgents.  La  jeune  femme 
elle-même  ne  put  retrouver  du  respect  pour  le  mari  qui 
l'avait  si  longtemps  méconnue  :  «  Elle  se  forme,  écrit 
Mercy,  une  trop  mince  idée  du  caractère  et  des  facultés 
de  son  époux.  »  Elle  expliquait  dans  une  lettre  à  un 
Viennois  le  stratagème  par  lequel  elle  avait  induit  son 
mari  à  lui  laisser  avoir  une  entrevue  avec  le  comte  de 
Ghoiseul  :  «  J'ai  si  bien  fait  que  le  pauvre  homme  m'a 
arrangé  l'heure  la  plus  commode.  »  Elle  prenait  plai- 
sir d'ailleurs  à  détruire  l'étiquette,  à  bannir  jusqu'au 

1  Edouard  de  Barthélémy,  Mesdames  de  France,  p.  357  et  suiv. 
8  Marie-Thérèse,  née  en  1778. 
Louis,  dauphin,  1781-1789. 
Charles-Louis,  1785-1794. 
Sophie,  1786-1787. 


AVANT    L'EMIGRATION.  51 

respect  :  «  Daignez  penser  un  moment,  lui  écrivait 
Joseph  II,  aux  inconvénients  que  vous  avez  rencontrés 
au  bal  de  l'Opéra  et  aux  aventures  que  vous  avez 
racontées  vous-même  là-dessus  ;  pourquoi  donc  des 
aventures,  des  polissonneries,  vous  mêler  parmi  le  tas 
de  libertins,  de  filles,  entendre  ces  propos,  en  tenir 
peut-être  qui  leur  ressemblent?  Le  Roi  abandonné 
toute  une  nuit  à  Versailles,  et  vous  mêlée  en  société 
et  confondue  avec  toute  la  canaille  de  Paris  !  » 

Le  respect  n'avait  pas  prise  davantage  sur  les  frères 
du  Roi. 

L'aîné,  le  comte  de  Provence,  était  doué  de  qualités 
de  premier  ordre,  mais  il  était  aussi  peu  compris  que 
Louis  XVI.  Gomme  le  Roi,  on  l'avait  tenu  étranger 
aux  vertus  militaires.  Mais  tandis  que  l'aîné  avait  été 
emporté  par  les  moines,  le  second  versait  vers  les 
pédants.  Il  était  retenu  dans  une  sphère  plus  élevée 
par  son  tact  charmant,  son  merveilleux  bon  sens,  ses 
instincts  de  goût  et  de  mesure.  Son  entretien  était 
séduisant  ',  son  instruction,  sa  mémoire,  sa  réserve, 
son  esprit  étaient  remarqués2.  Il  se  divertissait  à  glisser 
dans  les  gazettes  des  articles  plaisants  3.  Il  avait,  mais 
à  un  degré  moindre  que  son  jeune  frère,  le  défaut 
héréditaire  chez  les  Bourbons  de  se  laisser  guider  par 

1  Madame  Le  Brun,  Mémoires,  t.  I,  p.  52. 

2  Bkzenval,  Mémoires,  t.  III,  p.  335.; 

8  Arnaud,  Souvenirs  d'un  sexagénaire,  t.  I,  p.  168.  Notamment 
sur  un  animal  extraordinaire,  en  1784,  et  sur  un  horloger  qui  aurait 
trouvé  un  moyen  de  marcher  sur  l'eau. 


52  LIVRE   PREMIER. 

des  favoris  et  de  ne  pas  soutenir  les  hommes  qui  se 
compromettaient  pour  lui.  On  retrouve  chez  le  père  de 
Henri  IV  et  chez  le  frère  de  Louis  XIII  ce  besoin  d'être 
mené,  cette  mollesse  à  l'heure  de  l'exécution,  cette 
habitude  d'ignorer  les  obstacles  et  de  négliger  les 
détails.  Ses  favoris  se  querellent  autour  de  lui  comme 
ceux  de  Gaston  au  château  de  Blois;  ainsi  que  Gaston, 
il  y  a  des  Montrésor  qui  sont  «  une  dangereuse  ver- 
mine '  »  et  des  Goulas  «  qui  se  chargent  de  s'opposer  à 
la  fureur  des  enragés  »  .  Sa  femme  était  une  princesse 
piémontaise  qui  s'était  déconsidérée  à  la  cour  par  ses 
complaisances  pour  la  comtesse  de  Balbi. 

La  comtesse  de  Balbi  venait  «  pour  des  causes 
fâcheuses  et  peu  décentes  de  se  séparer  de  son  mari *  »  , 
quand  elle  reçut  de  la  comtesse  de  Provence  la  survi- 
vance de  la  place  de  dame  d'atours  qu'occupait  la 
duchesse  de  Lesparre.  Cet  événement  fit  «  un  tort 
irréparable  à  Madame  dans  l'esprit  public  »  ;  la 
duchesse  de  Lesparre  donna  sa  démission  et  fut  approu- 
vée par  toute  sa  famille.  Madame  de  Balbi  était  en 
outre  la  favorite  en  titre  du  comte  de  Provence,  qui  la 
remerciait  de  lui  écrire  chaque  jour  3;  elle  passait  enfin 
pour  accueillir  les  soins  du  comte  de  Jaucourt;  elle 
faisait  nommer  dame  de  compagnie  de  la  comtesse  de 

1  Goulas,  Mémoires. 

2  Arnetu,  t.  III,  p.  447.  Mercy  à  Marie-Thérèse,  15  juillet  1780. 
Le  mari  fut  enfermé  comme  fou. 

3  Voir  notamment  la  lettre  du  17  septembre  1789,  vente  Eug.  Clia- 
varay,  du  18  novembre  1882. 


AVANT    L'EMIGRATION  53 

Provence  la  propre  sœur  de  Jaucourt,  la  comtesse  du 
Cayla  '.  Ces  bizarres  compromis  ne  mettaient  pas  à  la 
mode  le  Luxembourg,  qu'habitaient  le  comte  et  la  com- 
tesse de  Provence  2.  Le  prince  est  dédaigneusement 
traité  par  les  amies  de  la  Reine  :  Il  est,  dit  Marie  de 
Noailles  3,  «  gros  comme  un  tonneau,  bien  paresseux 
et  bien  gras  »  .  Cette  malveillance  gagnait  même  les 
pages;  l'un  deux,  le  comte  d'Hézecques  4,  écrit  avec 
aigreur  plus  de  cinquante  ans  après  :  «  Monsieur  avait 
un  tempérament  malsain,  jamais  prince  n'eut  une 
démarche  plus  disgracieuse.  » 

S'il  a  eu  les  défauts  de  quelques  princes  de  sa  race, 
il  a  eu  aussi  les  qualités  des  grands  Bourbons.  Long- 
temps méconnu,  secrètement  haï  des  fanatiques,  il  est 
toujours  resté  modéré  et  aimable.  Par-dessus  tout  il  a 
aimé  le  pays.  Il  a  couvert  les  désastres  sous  les  quali- 
tés françaises,  le  tact,  l'esprit,  l'honneur. 

Son  plus  jeune  frère,  le  comte  d'Artois,  qui  n'avait 
pas  davantage  été  instruit  au  métier  des  armes  et  qui 
venait  passer  en  revue  les  jeunes  officiers  de  l'école 
militaire  «  en  habit  de  soie  vert-pomme ,  une  bourse 
noire  derrière  la  tête  5  »  ,  eut  la  fâcheuse  idée  d'as- 
sister au  siège  de  Gibraltar,  et  n'y  acquit  pas  de  consi- 

1  Arsetii,  t.  III,  p.  466.  Mercy  à  Marie-Thérèse,  16  septembre  1780. 
Ce  nom  se  retrouve  chez  la  dernière  favorite  de  Louis  XVIII. 

2  Madame  de  Sabras,  p.  10. 

3  La  comtesse  de  La  Marck  à  Gustave  III,  du  7  août  1777,  dans 
Geffuoy,  Gustave  III  et  la  cour  de  France,  t.  I,  p.  286. 

4  Souvenirs,  p.  54. 

5  Vaublanc,  Souvenirs,  t.  I,  p.  69. 


54  LIVRE   PREMIER. 

dération.  Sa  parodie  d'un  duel  avec  le  duc  de  Bourbon, 
fils  du  prince  de  Condé,  ne  lui  fit  pas  plus  d'honneur. 
La  duchesse  de  Bourbon  avait  chassé  madame  de 
Canillac,  maîtresse  de  son  mari;  elle  la  rencontra  dans 
le  bal  de  l'Opéra  au  bras  du  comte  d'Artois,  voulut  la 
faire  sortir,  fut  insultée  par  le  comte  d'Artois,  qui  lui 
écrasa  son  masque  sur  le  visage.  «  Tout  le  monde  se 
déclara  pour  elle  '.  »  Un  duel  avec  le  duc  de  Bourbon 
fut  simulé  au  bois  de  Boulogne.  On  prononça  que  les 
deux  princes  s'étaient  battus  comme  des  grenadiers  ; 
mais  quand  les  deux  adversaires  réconciliés  se  présen- 
tèrent au  théâtre,  le  comte  d'Artois  fut  accueilli  en 
silence,  tandis  que  le  duc  et  la  duchesse  de  Bourbon 
étaient  «  comblés  d'applaudissements  2  »  . 

La  cour  était  encore  plus  sévère.  Les  habitudes  de 
libertinage  du  prince  3  écartaient  le  respect;  dans  une 
soirée  de  jeunes  femmes  où  l'on  composait  des  chan- 
sons en  improvisant  un  vers  chacun  à  son  tour,  «  le 
prince,  qui  n'est  pas  un  grand  poète,  mettait  une  idée 
bien  sale  après  un  vers  bien  délicat  4  »  .  Aussi  l'impé- 
ratrice Marie-Thérèse,  parlant  de  «  ses  justes  soupçons 
sur  le  caractère  intrigant  de  ce  prince  »  ,  ajoutait  qu'il 
était  «  la  plus  dangereuse  liaison  »  pour  sa  fille  5.  Ses 

1  Rezenval,  Mémoires,  t.  II. 

2  Rezenval,  t.  II,  p.  282.  Voir  aussi  Pierre  de  Champrobert,  le  Comte 
d'Artois,  p.  50  à  90. 

3  Comtesse  de  La  Marck  à  Gustave  III,  chez  Geffroy,  t.  I,  p.  286. 

4  Madame  de  Sabran,  p.  i39. 

5  Arneth,  t.  III,  p.  384. 


AVANT    L'EMIGRATION.  55 

partisans  les  plus  dévoués,  comme  le  comte  d'Hé- 
zecques  ',  avouaient  qu'il  avait  «  une  extrême  facilité 
à  se  laisser  conduire  »  .  Ses  favoris  choisis  sans  discer- 
nement, sa  mobilité  d'impressions,  sa  «  joie  pitoya- 
ble 2  »  quand  il  gagnait  des  paris  aux  courses,  sa  cou- 
tume de  tenir  «  continuellement  la  bouche  ouverte  3  »  , 
écartaient  les  sympathies  que  lui  auraient  attirées  son 
art  de  reconnaître  ceux  qu'il  avait  vus  une  fois  et  de 
leur  dire  un  mot  aimable,  ses  efforts  pour  plaire,  et 
ses  expansions  amicales  avec  ses  favoris. 

Sa  femme,  qui  était  sœur  de  la  comtesse  de  Provence, 
était  «  dans  le  plus  parfait  état  de  nullité  4  »  . 

Plus  de  respect.  Plus  d'autorité.  Chacun  rit  de  tout. 
La  marquise  de  Lâge  écrit  en  sortant  de  la  séance 
d'ouverture  des  états  généraux  :  «  Le  duc  de  Ville- 
quier  assis  sur  un  carreau  aux  pieds  du  Roi,  en  posture 
de  magot,  en  avait  tout  à  fait  l'air  °.  » 


1  Souvenirs,  p.  60. 

2  Le  comte  de  Mercy  à  Marie-Thérèse.  Son  cheval  était  le  Boi  Pépin. 

3  Comte  d'Hézecques,  Souvenirs,  p.  60. 

*  Mercy  à  Marie-Thércse,  15  juillet  1780. 
5  Souvenirs,  Préface,  p.  87. 


56  LIVRE   PREMIER. 


III 


LES    RKFRAGTAIRES. 


Si  les  privilégiés  avaient  été  seuls  en  branle,  ils 
auraient  fait  la  révolution  comme  un  opéra-comique 
avec  de  l'attendrissement  et  des  chansons.  Mais  tandis 
qu'ils  parlaient  si  librement,  les  envieux  et  les  miséra- 
bles semaient  les  bruits  les  plus  absurdes  et  les  accueil- 
laient avec  la  crédulité  la  plus  niaise.  Jamais  légendes 
grotesques  n'ont  rencontré  un  terrain  aussi  fertile.  Pas 
s  une  calomnie  qui  ne  se  gobe.  Le  peuple  en  vient  dans 
ce  vertige  jusqu'à  accuser  Louis  XVI  d'avoir  «  un 
caractère  brutal  »  ;  une  femme  l'a  vu,  elle  le  raconte, 
on  la  croit,  elle  l'a  vu  qui,  rencontrant  dans  un  sentier 
un  petit  enfant,  donnait  à  ce  petit  «  un  coup  de  pied 
qui  lavait  envoyé  a  plusieurs  pas  ».  —  «  Comment  donc  ! 
répliquait  une  autre,  je  l'ai  vu  d'un  coup  de  poing 
renverser  un  homme  et  lui  faire  beaucoup  de  mal  ' .  » 
Le  paysan  qui  n'a  ni  viande,  ni  vin,  ni  chaussure,  ni 
fenêtre,  ni  langage  autre  que  le  petit  nombre  de  mots 
nécessaires  à  sa  vie  étroite,  qui  se  nourrit  de  seigle 
ou  de  sarrasin,    qui    laisse    «  reposer  »    ses  terres  en 

1  Schmidt,  Tableau  de  la  Révolution,  t.   I,  p.  239.  Leipzig,  1867. 
Rapports  de  l'agent  de  police  Dutard. 


AVANT    L'EMIGRATION.  57 

jachères,  croit  ce  qu'on  lui  dit  et  part  en  fureur  dès  que 
la  récolte  manque.  En  1775,  une  bande  d'affamés  vient 
assiéger  le  château  de  Versailles  en  demandant  du 
pain;  on  en  pend  deux,  et  l'on  a  la  tranquillité  jusqu'à 
la  lugubre  nuit  d'octobre  1780. 

Mais  une  fois  chassés  de  leurs  cabanes  par  les  pri- 
vations, ces  mendiants  couvrent  les  routes,  se  pressent 
aux  portes  des  couvents,  envahissent  les  villes.  Ils  font 
cause  commune  avec  les  contrebandiers  et  les  faux- 
sauniers. 

On  ne  peut  s'imaginer  aujourd'hui  ce  qu'était  le 
monde  des  contrebandiers  à  une  époque  où  douze  cents 
lieues  de  douanes  intérieures  et  l'exagération  des  droits 
assuraient  une  prime  considérable  à  la  fraude.  Dans  la  y 
Bretagne  et  l'Anjou,  une  fileuse  gagnait  neuf  sols  par 
jour,  un  laboureur  douze  sols,  tandis  qu'en  un  seul 
voyage  le  faux-saunier  rapportait  souvent  trente  / 
francs  '.  Dans  les  Pyrénées,  en  1786,  il  y  a  quinze  cents 
contrebandiers  2.  A  Laval,  on  arrête  en  une  seule 
année  deux  mille  femmes,  douze  mille  enfants,  cent 
cinquante  chevaux  3.  Gomme  les  règlements  ne  per- 
mettent pas  d'emprisonner  la  femme  enceinte,  les 
paysannes  bretonnes  se  mettent  en  état  de  pratiquer 
le  métier,  ce  qui,  remarquent  les  commis  de  la  ferme, 
a  l'inconvénient   de    «  multiplier  les  fausses   couches 

1  Alphonse  Callery,  les  Mémoires  de   Châteaubrun. 

2  Townsuend,  Journey  through  Spain,  t.  1er,  p.  84. 

3  Alphonse  Callery,  les  Mémoires  de  Châteaubrun. 


; 


58  LIVRE   PREMIER. 

par  les  courses  forcées  sous  la  charge,  »  et  de  nuire  à 
l'allaitement  des  nourrissons.  La  Ferme  impatientée  a 
l'idée  d'appliquer  contre  elles  la  peine  légale  du  fouet; 
mais  toutes  les  bourgeoises  de  Laval  poussent  des  cris 
d'horreur  en  voyant  déshabiller  sous  leurs  fenêtres  et 
frapper  cruellement  ces  campagnardes  à  qui  elles  vien- 
nent elles-mêmes  d'acheter  du  sel.  Contre  la  Ferme, 
tout  le  monde  est  d'accord  :  cinquante  soldats  du  régi- 
ment d'Angoumois  sortent  de  leur  garnison  de  Laval  l 
et  vont  chercher  du  sel  en  Bretagne  :  au  retour ,  ils 
sont  attaqués  par  les  commis;  après  un  long  combat, 
les  soldats  sont  mis  en  déroute,  quatre  prisonniers  sont 
ramenés  par  les  vainqueurs.  Aussitôt  le  régiment  se 
révolte  tout  entier,  délivre  ses  camarades,  assassine  les 
commis,  viole  leurs  femmes,  casse  leurs  meubles.  Les 
habitants  de  Laval  ouvrent  une  souscription,  non  pour 
les  enfants  des  victimes,  mais  pour  les  quatre  soldats 
contrebandiers.  La  scène  recommence  l'année  suivante 
avec  les  nouveaux  commis.  Le  peuple  prend  toujours 
le  parti  des  soldats  punis,  même  des  déserteurs  ;  le  Roi 
est  réduit  *  à  prier  ses  sujets  de  ne  plus  se  laisser 
émouvoir  par  la  compassion,  et  de  cesser  de  «  donner 
retraite  aux  déserteurs  »  .  Les  déserteurs  sont  si  nom- 
breux que  le  cardinal  de  Rohan  3  propose  de  les  utiliser 
pour  le  peuplement  des  colonies. 


1  Callehy,  Mémoires  de  Châteaubrun,  juin  1780. 

2  Édit  de  Turgot,   Œuvres,  t.  II,  p.  450. 

3  Le  cardinal  de  Rohan  au  maréchal  de  Ségur,  27  mai  1782. 


^s. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  M 

Les  soldats  licenciés  en  1763,  les  déserteurs  et  les 
contrebandiers  s'organisent  en  bandes  qui  entrent  dans 
les  fermes  ;  les  uns  sont  armés  de  fusils,  les  autres  de 
bâtons,  tous  sont  couverts  de  guenilles,  de  vermine, 
de  plaies.  Avec  eux  les  braconniers  et  les  libérés  des 
bagnes  exploitent  la  campagne.  Dès  que  commence  la 
Révolution,  ils  comprennent  qu'il  n'y  a  plus  de  police, 
et  ils  envahissent  les  villes. 

Au  milieu  des  villes,  ils  retrouvent  les  déclassés,  ces 
gens  qui  «  sortent  de  la  Pitié  et  finissent  par  Bicêtre, 
et  qui,  mangeant  à  peu  près  toujours  tout,  n'ont  à  peu 
près  jamais  rien  » ,  selon  un  agent  de  police  l.  Dans 
ces  bandes  faméliques  se  recrutent  les  agents  subal- 
ternes de  tous  les  mauvais  coups  de  la  Révolution  ; 
tel  Saule  :  «M.  Saule  2  était  un  gros  petit  vieux 
tout  rabougri,  jadis  tapissier,  puis  colporteur  de 
boîtes  de  quatre  sols  garnies  de  graisse  de  pendu  pour 
guérir  le  mal  aux  reins  ;  par  la  protection  d'un  pale- 
frenier il  établit  un  café  contre  le  mur  du  jardin  des 
Tuileries;  c'est  M.  Saule  qui  pendant  trois  ans  a 
réglé  l'esprit  public  dans  la  tribune.  Avant  d'entrer, 
chacun  allait  apprendre  dans  le  café  de  mons  Saule 
quel  était  l'ordre  du  jour  pour  les  applaudissements  »  . 
Tel  Hanriot,  chassé  comme  voleur  de  sa  place  de  laquais, 
qui  se  révèle  comme  chef  populaire   en  égorgeant  les 


1  Dutard  à  Garât,  6  mai  1793. 

*  Dutard  à  Garât,  Schmidt,  Tableaux  de  la  Révolution,  t.  Ier,  p.  190 
à  215. 


60  LIVRE    PREMIER. 

prisonniers;  tel  Léonard  Bourdon,  le  maître  d'école 
chassé  comme  voleur  d'une  assemblée  électorale  ',  qui 
entre  à  la  Convention  en  sabots  et  le  bonnet  rouge  sur 
la  tête  9;  tels  enfin  les  croupiers,  les  tricheurs,  les  sou- 
teneurs, dont  le  nombre  s'accrut  à  mesure  que  s'affai- 
blissait la  police.  Les  soldats  aux  gardes -françaises 
exerçaient  divers  métiers,  payaient  des  camarades 
pour  monter  leurs  gardes  3,  étaient  presque  tous  aux 
gages  des  filles  du  Palais-Royal,  de  la  rue  Fromen- 
teau  et  des  autres  bouges  :  quand  l'une  d'elles,  la  bou- 
quetière Marie  Gredeler,  mutila  par  vengeance  un  garde- 
française,  toutes  les  compagnies  se  sentirent  égale- 
ment menacées  par  cette  révolte  d'une  des  femmes  qui 
les  faisaient  vivre;  et  quand  les  filles  adressèrent  une 
pétition  4  pour  obtenir  des  fusils  et  des  sabres  afin  de 
manœuvrer  sur  le  champ  delà  Fédération,  elles  eurent 
soin  d'ajouter  :  «  Nommez  pour  nous  commander  des 
ci-devant  gardes-françaises.  » 

Bientôt  la  destruction  des  revenus,  le  départ  des 
étrangers,  les  ruines  amenées  par  toute  secousse  5 
ajoutèrent  à  ces  vieilles  bandes,  dans  les  villes,  ceux 
qui  perdaient  leurs  moyens  d'existence  :    à  Paris,  par 

1  Tebxacx,  la  Terreur,  t.  IV,  p.  59. 

2  Papiers  de  Robespierre,  t.  II,  p.  18  et  suiv. 

3  Vie  de  Hoche.  Il  y  a  plusieurs  ouvrages  de  ce  nom.  Le  meilleur 
qui  a  paru  en  abrégé  et  en  édition  complète  est  dû  à  Rousselin  dit  de 
Saint-Albin,  agent  jacobin  dans  l'Aube,  secrétaire  de  Hoche  et  de 
Barras,  un  des  créateurs  du  Constitutionnel. 

*  Mss.  Archives  nationales,  CI.  190. 
5  Taine,  t.  II,  p.  113. 


AVANT   L'EMIGRATION.  61 

exemple,  six  mille  laquais,  huit  mille  perruquiers, 
quantité  de  moines  et  de  blanchisseuses,  et  tous  ceux 
qui  fabriquaient  et  tous  ceux  qui  vendaient  les  brode- 
ries, les  éventails,  les  boîtes,  les  bronzes,  ces  mer- 
veillesd'une  civilisation  arrivée  à  son  apogée  et  dont  nos 
collections  s'arrachent  les  débris.  Puis  tous  ceux  que  la 
faim  chassait  de  leurs  villages  et  qui  arrivaient  démo- 
ralisés par  les  aventures  des  longues  marches  et  des 
privations. 

Voilà  le  secret  de  ces  troupes  de  pillards  dont 
s'étonnaient  si  fréquemment  les  contemporains  :  «  Il 
est  sorti  de  je  ne  sais  où,  disait  La  Fayette  ',  un  certain 
nombre  de  brigands;  en  vain  nous  les  chassions,  ils 
revenaient  toujours.  »  —  Ce  sont  eux,  disait  la  police 
delà  Convention  2,  qui  ont  «fait  le  10  août  »,  qui 
garnissent  les  tribunes  de  l'Assemblée  et  font  trembler 
les  députés. 


IV 


LES    ENVIEUX. 

Plus  dangereux,  plus  ulcérés  que  les  contrebandiers 
et  les  déserteurs,  s'agitaient  les  gens  de  basoche. 
Il  existait  un  mauvais  monde  de  petits  juges,  d'huis- 

1  Sécun,  Mémoires,  t.  III,  p.  567. 

2  Dutard  à  Garât,  6  mai  1793. 


62  LIVRE    PREMIER. 

siers  et  sergents  à  cheval  et  à  verge,  toujours  avides, 
inquiets  pour  leur  pitance  de  chaque  jour,  jaloux  des 
magistrats,  aigris  par  la  chicane.  Il  en  pénétra  trois 
cent  soixante-quatorze  à  l'Assemblée  nationale. 

On  avait  déjà  vu  sous  la  Ligue  des  gens  de  loi  se 
mettre  à  la  tête  de  la  démocratie  catholique  et  pousser 
leur  fortune  en  combattant  les  parlementaires  et  les 
politiques.  Sous  la  Ligue  comme  sous  la  Révolution, 
ils  prennent  plaisir  à  détruire  dans  les  petites  villes 
les  familles  qui  occupaient  les  charges  de  magistrature 
et  qui  se  les  transmettaient  au  détriment  des  procu- 
reurs. Ainsi  à  Saint-Pol  en  Artois  la  famille  Thellier  r 
perd  par  les  souffrances  de  la  prison  le  père  et  la  tante, 
par  la  guillotine  la  mère,  deux  fils,  une  fille  et  «  la 
cuisinière  »  .  C'est  la  revanche,  contre  les  foyers  où  se 
perpétuaient  les  traditions  d'honneur  dans  une  vie 
modeste,  des  maisons  comme  celle  du  conventionnel 
Gentil  2  qui  dit  :  «  Ma  fortune  se  réduisait  à  une  femme, 
deux  enfants,  quelques  vieux  bouquins  et  un  petit 
mobilier;  nous  vivions  au  jour  le  jour  d'un  malheureux 
métier  d'avocat  que  mon  père  m'avait  fait  prendre 
sans  consulter  mon  goût,  ainsi  que  de  secours  que  nos 
parents  nous  faisaient  passer  de  temps  à  autre.  » 

Les  avocats  sont  les  plus  bouillants  dans  cette  effer- 
vescence. Ils  ont  tous  l'instinct  des  temps  nouveaux. 
Ils  se  sentent  devenir  dieux.   Ils  cessent  de  s'attarder 

1  Thellier  de  Poncheville,  Vieux  Papiers  et  vieux  souvenirs. 
s  Revue  la  Révolution  française,  14  avril  1883. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  63 

comme  leurs  devanciers  dans  Fachinrcus  et  Farinac- 
cius,  dans   Rubaeus    De  Testamcntis    et   Mascardus  De 
Prsesumptionibus.    «  Les  avocats,  écrit  l'avocat  Porta- 
lis  à  sa  femme  ',  ont  une  fierté  dont  tu  n'as  pas  d'idée. 
Ils  méprisent  tous  les  états  et  toutes  les  robes.  Ils  se 
regardent  comme  le    seul  rempart  contre   le  despo-       - 
tisme.  »    Cette  profession  comprenait  des   âmes  bien  / 
diverses,   depuis  Desèze,  depuis  Vergniaud,  le   char-        / 
meur  aux  aspirations  douces  qui  se  laissait  mener  à  une 
catastrophe  en  devinant  «  sa  mort  »  2,  jusqu'à  ce  débris 
que  Macaulay  a  hissé  pour  jamais  sur  le  gibet,  Barère. 
Il  y  en  a  deux  qui  ont  laissé  voir  avec  naïveté  que  le  / 
sentiment  d'envie  a  été  leur  mobile  constant. 

Camille  Desmoulins  fut  élevé  aux  frais  des  chanoines 
de  Laon,  qui  lui  procurèrent  une  bourse  au  collège 
Louis-le-Grand.  «  Camille,  dit  son  condisciple  Robes- 
pierre 3,  est  laid  dans  toute  l'étendue  du  mot;  sa  figure 
noire  et  luisante  a  une  expression  ignoble  ;  il  bégaye...  » 
Cet  avorton  bilieux  et  rageur,  triste  et  taciturne  4,  se 
vanta  d'être  aimé  d'une  enfant  de  douze  ans,  obligea 
les  parents  à  la  lui  donner  en  mariage  quand  elle  en 
eut  vingt,  se  surnomma  le  procureur  de  la  lanterne 
après  avoir  fait  assassiner  par  de  plus  forts  et  pendre 
des  passants  à   une   lanterne,  se  tint  entre  Danton  et 


1  LavollÉE,  Portails,  p.  21. 

2  Tili.y,  Mémoires,  t.  III,  p.  178. 

3  Robespierre,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  170. 

*  Miot  de  Melito,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  40. 


«}nun« 


64  LIVRE    PREMIER. 

Fabre  d'Eglantine  durant  les  massacres  de  septembre. 

«  Le  bon  Camille!  continue  Robespierre,  il  m'aime 
avec  toute  la  chaleur  d'une  affection  de  collège,  et  si 
jamais  j'avais  à  le  mettre  à  l'épreuve,  je  serais  sûr  de 
le  retrouver.  »  Il  le  retrouva  en  effet  quelques  semaines 
après  le  jour  où  il  écrivait  ces  lignes,  et  il  lui  fit  couper 
la  tête,  tant  ces  deux  vanités  s'étaient  aigries. 

La  vanité  de  Robespierre  s'étale  comme  un  euphorbe. 
Le  poison  suinte.  «  Je  sentis  de  bonne  heure  le 
pénible  esclavage  du  bienfait  »,  dit-il  '.  Conzié, 
évêque  d'Arras,  le  plaça  comme  enfant  de  chœur  à  la 
cathédrale,  puis  lui  procura  une  bourse  au  collège 
Louis-le-Grand.  En  arrivant  à  ce  collège,  le  petit 
éprouva  une  immense  jouissance,  il  vit  qu'on  traitait 
de  même  que  lui  les  autres  élèves,  «  c'était  déjà  de 
l'égalité!  »  Oui,  c'est  une  joie  de  voir  sous  la  même 
discipline  tous  ces  jeunes  gens  «  qui  là  au  moins  étaient 
mes  égaux,  malgré  les  richesses,  les  honneurs,  les 
charges  qui  les  attendaient  »  .  Cette  satisfaction  était 
purement  intérieure,  car  Fréron,  son  compagnon  3  au 
collège,  puis  aux  Jacobins,  le  peint  «  triste,  bilieux, 
jaloux  des  succès  de  ses  camarades  :  il  gardait  profon- 
dément le  souvenir  d'une  injure,  il  était  vindicatif,  il 
étouffait  de  bile  »  .  Dans  ses  débuts  au  barreau,  il  avait 
eu  des  difficultés  avecM.  de  Reaumetz,  commissaire  du 
Roi  aux  états  d'Artois  ;  il  le  fit  arrêter  sous  la  Révolu- 

1  Robespierre,  Mémoires,  p.  170. 

2  Papiers  de  Robespierre,  t.  Ier,  p.  154. 


AVANT   L'EMIGRATION.  C5 

tion  et  écrivit  alors  avec  complaisance  ces  mots  '  :  «  Je 
ne  sais  s'il  se  loue  de  la  petite  guerre  qu'il  a  cherché  à 
me  faire.  » 

Robespierre  appartenait  en  même  temps  à  une  autre 
profession  dont  les  sentiments  envieux  contribuaient 
autant  que  ceux  des  gens  de  chicane  à  envenimer  la 
haine  contre  la  société  de  l'époque.  C'était  la  classe 
des  méchants  poètes.  Lorsque  les  Rosati,  c'est-à-dire 
les  académiciens  d'Arras,  lui  envoyèrent  la  rose,  récom- 
pense de  ses  petits  vers,  Robespierre  leur  répondit  2  : 

Pour  de  semblables  jardiniers 
Le  sacrifice  est  peu  de  cbose; 
Quand  on  est  si  riche  en  lauriers, 
On  peut  bien  donner  une  rose. 

Il  n'est  pas  très-facile  de  donner  une  rose  quand  on 
a  des  lauriers  ;  aussi  le  blême  logicien  dut  préférer  à 
ce  quatrain  les  douze  complets  de  sa  grande  chanson  à 
boire  3  : 

La  rose  était  pâle  jadis 

Et  moins  chère  à  Zéphire. 
A  la  vive  blancheur  des  lys 
Elle  cédait  l'empire. 

Mais  un  jour  Bacchus 

Au  sein  de  Vénus 
Prend  la  fdle  de  Flore; 

Dans  les  flots  de  vin 

La  plongeant  soudain, 
De  pourpre  il  la  colore  ! 

1  Robespierre,  Mémoires,  t.  1er,  p.  217. 

2  Charlotte  Robespierre,  Mémoires ,  dans  les  Mémoires  de  tous, 
t.  III,  p.  137. 

3  Le  fac-similé  est  n°  1153  du  catalogue  Benjamin  Fillon.  Cela  se 
chante  sur  l'air  :  Mon  père  était  pot  ou  de  YÉcu  de  France. 


6G  LIVRE    PUE. M  1ER. 

Si  ses  vers  avaient  plu,  si  la  maréchale  de  Lévis 
l'avait  accueilli  comme  les  Rosati,  si  madame  Necker  lui 
avait  donné  le  poste  d'économe  d'hospice  qu'il  vint 
solliciter  d'elle  ',  peut-être  aurait-il  eu  moins  d'amer- 
tume dans  sa  bile.  Mais  il  n'oublie  pas,  lorsqu'il  tient 
la  plume  qui  signe  les  ordres  d'arrestation,  le  concur- 
rent qui  lui  a  été  préféré  plusieurs  années  auparavant 
pour  un  prix  à  l'académie  de  Metz  2. 

Parmi  ces  Rosati  d'Arras  et  dans  un  coin  des  salons 
de  la  maréchale  de  Lévis  se  tenait  avec  lui  un  homme 
aussi  blême,  aussi  haineux,  le  capitaine  du  génie 
Carnot.  Ses  vers  ne  sont  que  plats.  Il  intrigua,  dit-on  3, 
pour  obtenir  une  lettre  de  cacliet  contre  Laclos,  qui  les 
avait  trouvés  ridicules.  Surtout,  lorsqu'il  est  au  comité 
de  salut  public,  il  se  rappelle  la  maréchale  de  Lévis  4  ; 
on  vient  lui  dire  qu'elle  va  être  guillotinée  avec  ses  deux 
filles  :  «  Citoyen,  tu  te  souviens  sans  doute  de  les  avoir 
vues  à  Arras?  — -  Ah!  oui,  a-t-il  répliqué  avec  amer- 
tume, a  Arras!  Arras,  oui,  ce  salon!  elles  étaient  bien 
fières,  alors;  laissez-moi,  je  ne  puis  rien  pour  elles.  » 
Les  souvenirs  d'enfance  des  deux  poètes  ont  coûté 
cher  à  la  Picardie;  Lebon  fut  l'agent  de  leur  rancœur  : 
«  Continuez,  lui  écrivit  Carnot 5,  votre  attitude  révolu- 


1  Bardoux,  le  Comte  de  Montlosier. 

2  Philippe  de  SÉGun,  Mélanges,  p.  285. 

3  D'Allonville,  Mémoires,  t.  IV,  p.  50. 

4  Philippe  de  Ségur,  Mélanges,  p.  292. 

°  Lettre  du  15  novembre  1793.  Voir  d'Au.onville,  Mémoires.   La 
lettre  n'est  citée  que  là  et  est  peut-être  apocryphe. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  67 

tionnaire.    Secouez   sur  les  traîtres  le  flambeau  et  le 
glaive.  Le  comité  applaudit  à  vos  travaux.  » 

Les  pédants  siffles  ne  furent  pas  tous  aussi  âpres  à 
pourvoir  la  guillotine,  mais  tous  séduisirent  par  leurs 
faux  brillants  le  vulgaire  qui  les  prit  naïvement  pour 
de  grands  esprits.  Ce  que  le  bouquet  à  Ghloris  et  le 
bout-rimé  dans  l'Almanach  des  muses  ont  produit 
d'hommes  d'État  est  curieux;  la  vanité  froissée  a  jeté 
les  médiocres  et  les  hargneux  dans  la  haine  de  la  société 
avec  les  avortons  de  toute  nature.  Ils  ont  même  sou- 
vent préféré  leurs  vers  à  leurs  succès  politiques  :  ainsi 
François,  fils  d'un  maître  d'école  de  Neufchâteau,  rayé 
par  le  conseil  de  l'ordre  du  tableau  des  avocats,  poète 
piteux  à  la  face  effrontée  et  sensuelle,  s'avisa,  après 
après  avoir  été  jacobin,  ministre,  directeur  durant  la 
République,  de  se  faire  donner  par  Napoléon  une  cou- 
ronne de  comte  avec  un  écusson  chargé  d'un  cygne  '  ; 
or  le  chant  du  cygne  de  Neufchâteau  consistait  à  impro- 
viser un  impromptu  en  supposant  qu'une  fille  nommée 
Eugénie  aurait  voulu  qu'il  s'appuyât  sur  ses  genoux 
pour  écrire  un  quatrain,  et  qu'il  lui  aurait  répondu  sur 
l'air  Triste  raison  : 

Sur  vos  genoux,  ô  ma  belle  Eugénie, 
A  des  couplets  je  songerais  en  vain, 
Le  sentiment  vient  troubler  le  génie, 
Et  le  pupitre  égare  l'écrivain. 


1  Voir  la  gravure  de  son  portrait  peint  par  Isabey  et  les  ex-libris  de 
sa  bibliothèque. 

5. 


68  LIVRE   PREMIER. 

Les  vers  de  Pons  dit  de  Verdun,  député  à  la  Con- 
vention, sont  aussi  nuls  que  ceux  de  Garnot  :  sa  carrière 
politique  fut  semée  de  peu  de  dangers,  car,  dit  madame 
Roland,  «  il  ne  parle  qu'autant  qu'il  a  peur  ».  Il  a  su 
garder  son  importance  sous  la  Convention,  le  Direc- 
toire et  l'Empire.  Mais  son  vote  dans  le  procès  du  Roi 
l'empêcha  de  devenir  en  outre  le  flatteur  de  la  Restau- 
ration, ainsi  que  le  devint  son  ami  Cubières,  que  Riva- 
roi  a  cloué  dans  une  épigramme  célèbre  *,  et  qui  fut 
greffier  de  la  Commune  de  Paris.  Il  prêcha  «  le  sans- 
culottisme  comme  il  chantait  les  grâces,  fit  des  vers  à 
Marat  comme  il  en  faisait  à  Iris  2  »  ,  et  comme  il  en  fera 
à  Napoléon  et  à  Louis  XVIII.  Fabre  dit  d'Eglantine 
se  livrait  à  la  même  inspiration  :  après  une  épître  à 
Turgot 3  : 

Les  murmures  honteux  que  l'avarice  exhale 
Près  d'un  roi  bienfaisant  demeurent  sans  crédit, 

il  épousa  une  actrice,  joua  avec  elle  au   théâtre    de 
Liège,  adressa  des  vers  au  prince-évêque  de  Liège  : 

Pour  célébrer  un  père  et  bénir  un  pasteur! 

Les  connaisseurs  de  Toulouse  lui  décernèrent  l'é- 
glantine,  il  en  orna  son  nom,  il  se  fit  faire  un  cachet 
armorié  avec  supports  et  couronne,  et  se   révéla  en 

1  Avant  qu'en  mon  second  mon  tout  se  laisse  choir, 
Mes  vers  à  mon  premier  serviront  de  mouchoir. 

2  Madame  Roland,  Mémoires. 

3  Vente  autogr.  Etienne  Gharavay,  19  juin  1881. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  69 

écrivant  à  propos  de  la  faillite  de  son  directeur  de 
théâtre  :  «  Je  commence  à  coûter  la  vengeance  dont 
j'avais  besoin  '.  »  Il  se  tient  aux  côtés  de  Danton 
durant  les  massacres  de  septembre  *,  achète  avec  sa 
maîtresse,  «  la  citoyenne  Remy  »  ,  des  souliers  pour 
l'armée  ;  «  ce  sont  ces  fameux  souliers  qui  ne  duraient 
que  douze  heures  »  . 

Garât  était  une  sorte  de  Pons  (de  Verdun)  en  prose  ; 
professeur  de  rhétorique  au  lycée,  il  avait  modulé 
des  phrases  sur  «  la  haine  sourde  du  pauvre  contre  le 
riche  3  »  qui  l'avaient  fait  prendre  au  sérieux  par  les 
girondins.  Sa  poltronnerie  et  son  incapacité  furent  les 
causes  principales  de  la  défaite  de  la  Gironde  ;  il  flatta 
comme  les  autres  Robespierre,  puis  Napoléon,  devint 
un  personnage  au  milieu  des  calamités  publiques,  mais 
fut  chagriné  par  la  célébrité  de  son  neveu  le  chanteur  : 

Et  ne  préférez  pas,  si  vous  formez  un  vœu, 
La  cervelle  de  l'oncle  au  gosier  du  neveu! 

Il  mourra  riche  et  dévot. 

Billaud-Varennes  avait  été  un  poëte  et  un  acteur 
comme  Fabre  d'Eglantine,  mais  ses  vers  n'ont  jamais 
séduit  que  la  cuisinière  de  son  père  et  l'ont  fait  chasser 
par  les  religieux  de  l'Oratoire  qui  l'avaient  recueilli4. 
Brissot  cumulait  le  métier  d'écrivain    aux   gages  des 

J  Baron  Kervyn  de  Letteniiove,  la  Collection  Slassart,  p.  136. 

2  Papiers  de  Robespierre,  t.  III,  p.  346  et  suiv. 

3  Perrière  à  Garât,  22  mai  1793.  Sciimidt,  t.  Ier,  p.  274. 

4  Sybel,  t.  Ier,  p.  419. 


70  LIVRE   PREMIER. 

libraires  et  de  voleur,  du  moins  c'est  Camille  Desmou- 
lins qui  le  dit.  Le  journaliste  Carra  avait  été  condamné 
par  contumace  à  deux  ans  de  prison  pour  vol.  Ce  qu'il 
y  avait  de  boue  accumulée  dans  ces  bas-fonds  d'une 
littérature  croupie,  on  le  connaît  par  la  fameuse  note 
de  Pétion  sur  son  retour  de  Varennes.  Potion  était  cer- 
tainement supérieur  aux  cuistres  qui  viennen  t  de  défiler  ; 
son  envie  longtemps  écrasée  se  tourna  en  vanité.  Le 
voilà  dans  la  voiture  royaleà  côté  de  Madame  Elisabeth , 
on  approche  de  Paris  où  la  famille  royale  s'attend  à 
être  massacrée;  la  dernière  chance  de  salut  est  perdue, 
il  n'y  a  plus  que  le  ciel.  Et  tandis  que  les  âmes  des 
futurs  martyrs  sont  dans  l'exaltation  religieuse,  à  quoi 
rêve  Pétion?  —  «  Madame  Elisabeth  me  fixait  avec  des 
yeux  attendris,  avec  cet  air  de  langueur  que  le  malheur 
donne;  la  lune  commençait  à  répandre  cette  clarté 
douce,  j'allongeai  mon  bras,  il  touchait  son  aisselle,  je 
sentais  des  mouvements  qui  se  précipitaient,  les  re- 
gards me  semblaient  plus  touchants,  ses  yeux  étaient 
humides,  la  mélancolie  se  mêlait  à  une  espèce  de  vo- 
lupté. Je  pense  que  si  nous  eussions  été  seuls,  elle  se 
serait  laissée  aller  dans  mes  bras  et  se  serait  aban- 
donnée aux  mouvements  delà  nature.  Je  me  persua- 
dais, et  j'y  trouvais  du  plaisir,  que  des  émotions  vives 
la  tourmentaient,  qu'elle  désirait  que  nous  fussions 
sans  témoins,  que  je  lui  fisse  ces  caresses  délicates  qui 
vainquent  la  pudeur  sans  l'offenser...  » 

C'est  ainsi  que  dans  la  France  charmante  du  dix- 


AVANT    L'EMIGRATION.  71 

huitième  siècle,  à  l'heure  où  l'esprit  pétillait,  où  le 
goût  créait  ses  merveilles,  au-dessous,  en  secret,  la 
rage  au  cœur,  la  platitude  dans  la  pensée,  des  êtres  in- 
capables de  comprendre  cette  civilisation  s'enfiévraient 
dans  leur  impuissance,  se  gonflaient. 

Chicaneurs  et  grimauds  n'étaient  cependant  pas  si 
démocrates  qu'ils  ne  voulussent  simuler  la  noblesse.  On 
vient  de  voir  Fabre  d 'Églantine  ;  on  a  de  même  parmi 
les  autres  jacobins  de  la  Convention  deux  frères  Gou- 
pilleau  dont  l'un  était  M.  de  Fontenay,  l'autre  M.  de 
Montaigu;  le  montagnard  Fayau,  qui  sera  plus  tard 
procureur  impérial,  avait  été  d'abord  M.  des  Breti- 
nières  ;  Léonard  Bourdon  se  faisait  appeler  M.  de  la 
Croisière;  Sotin,  M.  de  la  Coindière;  Ramel,  M.  de 
Nogaret.  Le  plus  ingénieux  était  Danton,  qui  signait 
d'Anton,  jusqu'à  la  Révolution1.  Les  signatures  au 
procès-verbal  du  serment  du  Jeu  de  paume2  affectent 
l'aspect  noble  :  Barère  de  Vieuzac,  de  Robespierre, 
Pétion  de  Villeneuve,  Dubois  de  Crancé,  Cochon  Delap- 
parent,  etc.  Delarevellière-Delépeaux  a  une  famille  où 
chaque  paysanne  prend  le  nom  de  sa  ferme;  ainsi  un 
certain  Maillot,  son  cousin,  se  fait  appeler  M.  de  l'Of- 
fraire;  de  ses  trois  filles,  l'aînée  est  mademoiselle  de 
l'Offraire;  portant,  dit-il3,  suivant  l'usage,  le  nom  de  la 
famille;  la  seconde  est  mademoiselle  de  la  Bassetière, 


1  Voir  le  fac-similé  dans  le  catalogue  de  la  collection  Fillon,n°523 

2  Mss.  Archives  nationales,  C.  la.  3  Musée  1086. 

3  Larevei.liÈuk,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  22. 


72  LIVRE   PREMIER. 

et  la  troisième,  mademoiselle  des  Houlières.  Aussi  le 
chef  d'une  maison  qui  contenait  tant  de  branches  fut 
particulièrement  humilié,  il  n'a  garde  de  le  celer, 
d'avoir  à  se  présenter  aux  états  généraux  sans  le  cos- 
tume brodé  qui  fut  réservé  à  la  noblesse  l. 

Cette  bourgeoisie  vaniteuse  aux  idées  vulgaires  aima 
mieux  dissoudre  la  société  que  résister  davantage  aux 
idées  d'envie.  D'envie,  c'est  l'un  de  ces  mêmes  hommes 
qui  s'en  vante  2  :  «  En  voyant  ces  vastes  demeures, 
les  donjons,  les  parcs,  les  champs,  les  prés,  les  forêts, 
j'éprouvais  un  vague  sentiment  d'envie.  » 

A  ces  déclassés  du  peuple  et  de  la  bourgeoisie  s'unis- 
saient dans  une  même  haine  contre  la  société,  les  dé- 
classés du  clergé. 

Jamais  clergé  n'a  montré  autant  de  vertus  que  n'en 
ont  offert  au  monde  les  prêtres  et  les  religieux  français 
durant  cette  période  de  persécution;  mais  il  faut  dire 
aussi  qu'ils  avaient  été  singulièrement  épurés.  Tous  ceux 
qui  avaient  des  vices,  ou  un  peu  de  bassesse  au  cœur, 
s'étaient  jetés  dans  la  Révolution,  les  uns  par  haine 
personnelle  contre  leur  évêque,  comme  Sieyès  et  La- 
kanal  ;  quelques-uns  par  l'envie  du  desservant  de  vil- 
lage contre  le  dignitaire  de  l'Église,  comme  les  curés 
de  la  Haute-Marne  qui  poussèrent  trois  des  leurs  à  la 
Convention  3;  d'autres  par  l'inquiétude  de  leur  génie, 


1  LAUEVALLiÈnE,  Mémoires,   t.  Ier,  p.  66. 

2  Tuibaodeau,  Mémoires  inédits,  publiés  en  1875,  p.  55. 

3  Wandelaincourt,  Roux  et  Monnel. 


N 


AVANT    L'EMIGRATION.  73 

comme  Fouché,  qui  avait  débuté  par  produire  aussi  ses 
petits  vers  en  l'honneur  du  Roi,  et  par  inscrire  sur  une 
montgolfière  l  : 

Les  globes  de  savon  ne  sont  plus  de  notre  âge, 
En  changeant  de  ballons  nous  changeons  de  plaisirs. 
S'il  portoit  à  Louis  notre  premier  hommage, 
Les  vents  le  souffleroient  au  gré  de  nos  désirs. 

Enfin,  par  cupidité  ou  par  lubricité,  comme  le  ca- 
pucin Chabot,  l'oratorien  Ysabeau,  le  jésuite  Gérutti, 
et  la  troupe  infinie  de  ceux  qui  dans  chaque  ville  se 
font  orateurs  populaires,  présidents  de  tribunaux  ré- 
volutionnaires, accusateurs  publics,  collecteurs  de 
l'impôt,  fournisseurs  d'armées. 

Les  drôles  de  tous  les  pays  fondirent  sur  la  France, 
moines  en  tête,  comme  le  moine  badois  Schneider,  qui 
alimenta  la  guillotine  à  Strasbourg,  et  le  moine  pié- 
montais  Challier,  qui  opéra  à  Lyon.  Toutes  ces  écumes 
bouillonnèrent.  La  Suisse  nous  a  donné  Marat,  Hulin, 
Glavière,  Pache,  Saladin  ;  les  pays  wallons  ont  envoyé 
Théroigne,  Prolys,  Glootz,  Pereyra,  Fleuriot,  tous  me- 
neurs de  meurtriers;  les  déclassés  de  tous  langages2 
ont  été  accueillis  comme  des  frères  par  ceux  de  Paris 
qui  prétendaient  «  fixer  les  destinées  de  la  France  et 
peut-être  celles  du  genre  humain  3  »  . 

1  Arnaud,  Mémoires  d'un  sexaqénaire,  t.  Ier,  p.  64. 

2  On  peut  citer  encore  les  Allemands  Freys,  Trenck  et  Charles  de 
Hesse;  les  Espagnols  Guzman,  Miranda,  Marchena;  les  Italiens  Dufour- 
nys,  Gorani,  Manini,  Pio  et  Rotondo;  et  Needham  et  Paine,  etc. 

3  Mss.  Archives  nationales,  C.  1.318,  projet  de  décret  du26août  1792. 


74  LIVRE    PREMIER 


V 
l'écroulement. 

Ainsi  privilèges  surannés  et  routines  ruineuses  dans 
la  culture,  l'armée,  les  métiers,  les  finances.  Rivalités 
entre  les  privilèges  comme  entre  les  routines.  Atten- 
drissement béat  sur  la  vertu  imaginaire  de  l'homme  de 
la  nature.  Aspirations  universelles  vers  des  réformes 
nécessaires  dont  personne  ne  veut  supporter  le  préju- 
dice. Coalition  de  toutes  les  inquiétudes  contre  la  cour 
et  la  couronne.  Manque  de  qualités  militaires  chez  les 
princes.  Voilà  les  privilégiés. 

Masse  énorme  de  réfractaires,  de  pouilleux  et  de  fa- 
méliques, jetée  sur  les  routes  et  prête  à  se  ruer  sur  les 
villes.  Dans  les  villes,  armée  de  ceux  qui  vivent  des 
vices;  seconde  armée  de  ceux  qui  vivaient  du  luxe. 
Voilà  les  ennemis. 

Envie  contre  les  privilèges;  prétentions  vaniteuses; 
voilà  les  passions  qui  procurent  à  ces  ennemis  des  chefs 
pris  chez  les  gens  de  basoche,  les  méchants  poètes  et  les 
moines. 

Que  peuvent  les  modérés? S'ils  tentent  une  réforme, 
ils  irritent  le  privilégié  qu'ils  dépouillent  et  le  chef 
populaire  qu'ils  privent  d'un  grief.  Ils  succombent. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  75 

Galonné  propose  aux  notables  de  soumettre  les  pri- 
vilégiés à  l'impôt  foncier.  C'est  le  signal  de  sa  chute. 
Brienne  le  remplace  ;  le  parlement  de  Paris  refuse  de 
déclarer  légale  la  perception  de  nouveaux  impôts,  et  est 
soutenu  par  les  parlements  de  province  :  «  L'univers 
nous  regarde  »  ,  se  disent  entre  eux  les  gens  de  parle- 
ments. Brienne  présente  au  Roi  le  décret  de  convoca- 
tion des  états  généraux;  quelques  jours  plus  tard  il  fait 
place  à  Necker. 

«  Nous  ne  sommes  pas  même  sûrs  des  troupes  »  ,  dit 
Necker1,  et  il  arrive  devant  les  états  généraux  sans 
avoir  préparé  un  plan.  Les  états  généraux  prennent  le 
1 7  juin  1  789  le  titre  d'Assemblée  nationale.  Le  1 1  juil- 
let suivant,  moins  d'un  mois  après,  «  nous  vîmes  les 
gardes-françaises  arrivant  des  boulevards  dans  la  rue 
Royale,  pêle-mêle  avec  le  peuple,  criant,  dansant,  traî- 
nant à  leurs  bras  des  religieuses  et  des  capucins2  ». 
Tout  croule.  L'armée  refuse  de  combattre  les  gardes- 
françaises.  Le  triste  Mont-de-piété  lui-même3  distribue 
au  peuple  les  fusils  qu'il  a  reçus  en  gage.  L'émeute 
commence  son  règne.  L'émigration  devient  inévitable. 

1  Malouet,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  289. 

2  Duchesse  de  Gontaud,  Mémoires. 

3  Société  historique  de  Paris,  année  1881,  p.  118. 


CHAPITRE   III 

CAUSES   DE   L'ÉMIGRATION. 

Servitude  des  pouvoirs.  —  Servilité  des  juges.  —  La  garde  nationale. 
—  Nulle  défense  contre  le  vol  et  le  meurtre.  —  Souffrances  et 
misère.  —  Les  prisons.  —  La  guillotine.  —  Le  sort  des  enfants.  — 
Les  régiments.  —  L'émigration  forcée. 


SERVITUDE     DES    POUVOIRS. 

Au  milieu  d'une  ivresse  universelle  sembla  se  lever 
l'aurore  de  la  liberté.  La  liberté  était  définie  par 
Duport  :  «  La  limite  des  droits  posée  par  la  justice, 
exprimée  par  la  loi,  défendue  par  la  force  publique.  » 
Plus  d'abus,  plus  de  contrainte.  L'Assemblée  consti- 
tuante ne  veut  pas  conserver  un  président  au  delà  de 
quinze  jours,  elle  formule  des  dogmes,  supprime  des 
lois,  proclame  les  droits  de  l'homme,  ne  néglige  aucune 
des  fautes  qu'on  pouvait  attendre  de  gens  sans  expé- 
rience. —  Que  de  frénésie  chez  les  Français  !  que  de 
bon  sens  chez  les  Américains  !  s'écrie  Horace  Wal- 
pole'. 

1  Horace  Walpole  to  Conway,  1  july  179(1  :   ■  How  franlicly  liave 
the  French  acted  and  how  rationally  tiie  Americans.  « 


AVANT    L'EMIGRATION.  77 

L'inexpérience  est  excusable,  mais  à  la  condition 
de  n'être  pas  présomptueuse.  L'Assemblée  n'a  plus  de 
foi  que  dans  les  secousses  brusques.  Pas  de  réformes, 
des  suppressions;  pas  de  changement,  table  rase. 
L'homme  doit  être  moulé  à  nouveau. 

Toutefois  les  témoins  de  ce  délire  ont  exagéré  le  rôle 
de  l'Assemblée  constituante.  L'Assemblée,  disaient-ils  ', 
est  responsable  des  massacres,  puisqu'elle  a  supprimé 
toute  loi  et  toute  autorité,  elle  a  déchaîné  les  brutes. 

Elle  était  en  réalité  tremblante  et  domptée  2  ;  il  est 
malaisé  de  se  faire  une  idée  du  tumulte  des  séances. 
On  sait  que  les  spectateurs  prenaient  part  aux  débats; 
qu'ils  jetaient  des  ordures  dans  la  salle  3;  qu'un  porte- 
faix saisit  Malouet  au  collet  durant  un  discours,  et  lui 
dit  :  «  Tais-toi,  mauvais  citoyen  4  »  ;  on  connaît  le 
cabaret  où  les  femmes  de  la  halle  recevaient  les  in- 
structions pour  troubler  la  séance,  et  l'on  se  rappelle 
les  mots  des  députés  qui  répondaient  aux  propositions 
de  faire  sortir  les  étrangers  :  «  Il  n'y  a  pas  d'étrangers 
ici,  il  n'y  a  que  nos  frères,  nos  maîtres 5  !  » 

1  Horace  Walpole  to  miss  Hannali  More,  4  nov.  1789  :  «  The  Etats 
are  détestable  and  despicable,  and  in  fact  guilty  of  the  outrages  of  tlie 
Parisian  and  provincial  mobs.  The  mob  of  tvvelve  hundred  not  lejnsla- 
tors,  but  dissolvers  of  ail  law,  unchained  the  mastiffs  that  had  been 
tied  up...  »  Plusieurs  lettres  de  Walpole  et  de  ses  correspondants  sont 
une  source  intéressante  d'observations  sur  cette  époque. 

2  Malouet,  Mémoires  :  «  La  terreur  se  répandit  dans  la  salle  » ,  en 
juillet  1789. 

3  Arthur  Young,  Tour,  t.  Ier,  p.  111. 

4  Malouet,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  351. 

5  Ces  mots  sont  des  députés  Volney  et  Bouche. 


78  LIVRE    PREMIER. 

D'innombrables  mendiants  assiégeaient  les  portes 
de  la  salle  '  ;  les  réunions  du  soir  étaient  protégées  par 
la  garde  nationale,  mais  cette  intervention  «  déplaît 
au  peuple,  et  nous  verrons  peut-être  qu'on  refusera  d'y 
marcher  »  ,  dit  le  major  général  de  la  garde  nationale  2  ; 
des  fédérés  envahissaient  les  tribunes  et  les  galeries  à 
chaque  vote  par  appel  nominal,  et  «  affectaient  de  se 
montrer  debout  et  armés  de  sabres  et  de  pistolets3  »  . 
Enfin,  il  ne  faut  pas  oublier  que  tous  les  comptes  rendus 
ont  été  faussés  par  système  :  «  Combien  j'aurais  été  cou- 
pable, dit  un  des  rédacteurs  4,  de  retracer  sans  précau- 
tion ces  séances!  Ce  qui  n'avait  été  qu'un  tumulte,  j'en 
faisais  un  tableau;  de  leurs  cris,  je  faisais  des  mots;  de 
leurs  gestes  furieux,  des  attitudes;  et  lorsque  je  ne  pou- 
vais inspirer  l'estime, je  tâchais  de  donner  des  émotions.» 

La  guerre  civile  apparaît  déjà  à  Mirabeau  comme  la 
seule  solution  :  «  Veut-on,  demande-t-il  5,  la  recevoir 
ou  la  faire?  Ayez  une  armée  ;  hors  de  là  pas,  de  salut, 
le  sauve  qui  peut!  » 

Mais  le  Roi  venait  d'être  privé  de  tout  moyen  de 
défense  :  «  Le  pauvre  sire,  dit  le  Rœderer  de  l'Hôtel 
de  ville  qu'on  verra  courtisan  de  Bonaparte,  il  portait 

1  Mss.  Bibliothèque  nationale,  fonds  français,  11697,  Bailly  à  La 
Fayette,  5  décembre  1790 

2  Ibid.,  Gouvion  à  Bailly,  14  mai  1790. 

3  Vehneilh-Puirasevu,  Souvenirs,  p.  144.  Il  était  de  l'Assemblée 
législative.  II  ajoute  que  les  députés  étaient  «  gravement  insultés  à  la 
sortie  » . 

*  Garât,  dans  le  Journal  de  Paris-, 

&  Le  13  août  1790.  Voy.  Geffroy,  Gustave  III,  t.  II,  p.  228. 


AVANT    L'EMIGUATION.  79 

la  constitution   en  poche  et  la  produisait  quelquefois 
avec  une  naïveté  pitoyable1.  »   Vraiment  il  est  bien 
question  de  constitution  et  de  loi.  Le  peuple  parle,  il 
veut  être  obéi.    «  Monsieur  le  maire,  écrit  Louis  XVI  à 
Bailly2,  je  ne  suis  rien,  je   ne   peux  rien,  je  suis  le 
jouet   de  tous,  victime  du  pouvoir  que  j'ai  eu.  »  Il  est 
enfermé  dans  les  Tuileries.  Il  croit  pouvoir  passer  les 
fêtes  de  Pâques  à  Saint-Cloud,  il  se  met  en  voiture3, 
les  gardes  nationaux  se  placent  devant  la  tête  des  che- 
vaux,   ameutent  le  peuple  eu  criant  :    Il   ne   passera 
pas4.  La  Fayette  accourt,  harangue  ses  hommes,  est 
hué  par  eux.  De  toutes  les   rues  voisines  débouchent 
des  détachements  de  grenadiers  qui  se  massent  contre 
les  grilles;  on  arrache  M.  de  Gougenot,  maître  d'hôtel, 
qui  cherchait  à  couvrir  la  Reine  en  s'appuyant  contre 
la  voiture,  on  le  renverse;  Marie-Antoinette  veut  inter- 
venir pour  le  sauver  :  —  Nous  n'avons  d'ordres  à  rece- 
voir que    de   nos    officiers,  lui  crient  les  grenadiers; 
voilà  une  plaisante...  pour  donner  des  ordres! 

Ils  couchent  en  joue  le  cardinal  de  Montmorency 
qu'ils  aperçoivent  à  une  fenêtre  du  château.  Ce  n'était 
pas  une  émeute,  c'était  Paris  tout  entier5;  les  gardes 
nationaux   étaient  plus  violents    que  le   peuple6.   — 

1  Croker,  Essctys  on  the  french  Révolution,  mot  cité,  p.  32. 

2  Manuscrits  de  Bailly,  publiés  en  l'an  IX. 

3  Le  17  avril  1791. 

4  Comtesse  de  BÉarn^  Souvenirs,  p.  55. 

5  Baron   de   Staël,   Correspondance ,  publiée   par  Léouzon  Leduc. 

6  Le  comte  de  Fersen  au  baron  de  Taube,  lettre  publiée  par  le  baron 
de  Klinckowstrom. 


80  LIVRE    PREMIER. 

«  Au  moins  vous  ne  prétendez  plus  que  nous  sommes 
libres  » ,  dit  la  Reine  à  La  Fayette,  après  une  heure 
et  demie  de  ce  supplice  ' .  —  «  Vous  me  traitez  comme 
la  Reine  »  ,  dit  une  bouchère  de  Glermont  qu'on  menait 
en  prison2.  Au  moment  de  sa  tentative  de  fuite  vers 
l'armée  de  Rouillé,  Louis  XVI  insiste3  sur  «  le  défaut 
absolu  de  liberté  »  qui  entache  toutes  ses  démarches 
depuis  le  mois  d'octobre  1789,  et  proteste  «  contre 
tous  les  actes  émanés  de  lui  pendant  sa  captivité  »  . 

A  partir  de  ce  jour,  les  gardes  nationaux  bivouaquent 
sous  les  fenêtres  des  Tuileries.  Les  cris  des  sentinelles 
qu'on  relève,  le  bruit  du  tambour,  l'odeur  des  hommes 
pénètrent  dans  le  château.  Des  officiers  se  tiennent  der- 
rière la  porte  de  la  chambre  de  la  Reine  ;  quelquefois  ils 
l'entr'ouvrent  la  nuit  pour  voir  si  la  Reine  est  dans  son 
lit.  Une  nuit  qu'elle  ne  pouvait  dormir,  elle  alluma  sa 
lanterne,  un  officier  entra  et  s'établit  en  conversation4. 

La  Reine  ne  peut  sortir  dans  le  jardin  sans  être 
suivie  de  six  hommes  qui  écoutent  ce  qu'elle  dit  à  sa 
dame  d'honneur;  deux  hommes  épient  son  fils  qui  joue 
avec  sa  petite  pelle  et  son  râteau  5  ;  la  sœur  du  Roi  est 
surveillée  par  huit  autres  gardes  nationaux,  il  y  en  a 
un  la  nuit  derrière  sa  porte  6.  Le  hasard  seul  sauve  la 


1  Baron  de  Staël,  p.  198. 

2  Père  Lknfakt,  Correspondance ,  t.  1er,  p.  265. 

3  Mss.  Archives  nationales,  G.  II,  132. 

4  Journal  et  Correspondance  de  Fersen. 

5  Arthur  Young,   Tour,  p.  264  :   «  With  a  little  hoe  and  rake.  » 

6  Bimbeket,  la  Fuite  à   Varennes,  p.  25. 


****;■.*»■.. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  81 

vie  de  la  famille  royale  lorsque  le  palais  est  envahi  le 
20  juin  ]  792,  et  même  alors  c'est  contre  le  Roi  que  se 
tourne  l'autorité  départementale,  quand  elle  dit  par  la 
bouche  de  Rœderer  '  :  «  La  royauté  sera-t-elle  moins 
indulgente  au  dernier  écart  de  la  liberté  naissante,  que 
cette  liberté  elle-même  ne  l'a  été  aux  vieilles  erreurs 
de  l'ancienne  servitude?  » 

Détestables  rhéteurs,  ils  ne  voyaient  pas,  le  même 
jour,  dans  la  même  foule,  le  maître  futur  qui,  «  les 
yeux  vifs,  le  teint  bilieux,  dit  que  s'il  était  roi,  cela 
ne  se  passerait  pas  de  même  2  »  . 

Si  les  deux  premières  Assemblées,  si  le  Roi  sont 
tombés  dans  l'impuissance;  si,  comme  le  crie  un 
savant  dans  son  laboratoire3,  si  l'on  «  n'ose  plus  rien 
attendre  d'un  roi  captif  et  d'une  Assemblée  obligée  de 
régler  sa  démarche  d'après  l'opinion  de  la  plus  vile 
populace  » ,  la  Convention  du  moins  aura-t-elle  de 
l'autorité  et  du  courage? 

Au  moment  des  élections  à  la  Convention,  l'Assem- 
blée législative  succombe  sous  le  mépris  4  ;  la  Com- 
mune de    Paris  fait  fermer  les  barrières ,    arrête  les 


'  Ms.  Archives  nationales,  C,  II,  121. 

2  Lavaux,  les  Campagnes  d'un  avocat,  Paris,  1816.  Bonaparte  a 
répété  le  propos  au  comte  de  Ségur.  Voy.  Philippe  de  Ségur,  Mémoires, 
t.  Ier,  p.  89  ;  voy.  aussi  les  Mémoires  de  Bourrienne. 

3  Montgolfier,  le  22  octobre  1789.  Ms.  Archives  nationales,  VV,  349, 
pièce  703  b. 

4  Ms.  Archives  nationales,  C,  I.  327.  Protestation  de  Mathieu 
Dumas  :  «  ...Dans  un  état  d'oppression...  suffrage  écarté  par  la  vio- 
lence... » 


82  LIVRE   PREMIER. 

employés  des  ministères,  saisit  les  revenus  du  fisc;  des 
massacres  savamment  préparés  répandent  la  terreur; 
chacun  se  fâche,  Drouet  est  élu  à  la  Convention  par 
135  voix.  Les  départements  de  la  Vendée,  qui  vont  se 
montrer  dans  quelques  semaines  si  royalistes,  nomment 
huit  députés  qui  voteront  la  mort  du  Roi.  —  Dans  le 
Loiret  et  dans  l'Oise,  on  met  un  Bourdon  sur  les  bul- 
letins; ils  sont  deux  de  ce  nom  :  «  Part  à  deux,  dit  le 
plus  obscur,  contente-toi  du  Loiret,  ou  je  te  fais  exclure 
comme  voleur  ainsi  que  tu  l'as  déjà  été  de  l'assemblée 
électorale.  »  La  Convention  eut  de  la  sorte  les  deux 
Bourdon.  Dans  la  Sarthe ,  on  badine  encore  :  les  dames 
patriotes  de  Saint-Calais  envahissent  la  salle  du  vote, 
«  une  musique  guerrière  les  précède,  les  Grâces  et  les 
Ris  les  suivent»  ,  dit  le  procès-verbal  ;  elles  couronnent 
d'un  bonnet  rouge  chaque  électeur;  le  président 
déclare  qu'il  est  «  heureux  de  se  voir  encouragé  par 
le  sexe  enchanteur  qui  fait  les  délices  de  l'espèce 
humaine  »  ,  et  qu'il  va  donner  «  à  ces  dames  le  baiser 
de  la  fraternité  »  . 

Depuis  le  prince  archichancelier  de  l'Empire  jus- 
qu'aux plus  humbles  commis  aux  vivres,  tous  ces  élus 
se  sont  encadrés  dans  la  hiérarchie  napoléonienne. 
Mais  pour  apprécier  leur  bassesse,  les  Français  n'ont 
pas  eu  besoin  d'attendre  l'Empire.  C'était,  dit  madame 
Roland  l,  «  une  Assemblée  de  lâches  » .  —  «  Chaque 

1  Lettre  à  Euzot,  publiée  par  Dauban,  p.  54. 


AVAiNT    L'ÉMIGRATION.  83 

membre,  écrit  l'un  d'eux,  le  régicide  comte  Thibau- 
deau1,  observait  ses  démarches  et  ses  paroles  dans  la 
crainte  qu'on  ne  lui  en  fît  un  crime.  »  —  «  La  Con- 
vention contenait,  dit  un  des  mêmes,  l'abbé  comte 
Grégoire2,  deux  ou  trois  cents  scélérats,  et  se  com- 
posait surtout  d'hommes  lâches.  »  —  «  Leur  lâcheté 
égale  leur  férocité  » ,  écrit  une  Anglaise  3.  La  légende 
a  surnommé  géants  de  la  Convention  ceux  que  madame 
Roland  nommait  des  pygmées  4  5  nous  entendons  encore 
citer  par  des  vieillards,  comme  une  ruine  auguste,  les 
derniers  régicides  qui  se  sont  éteints  à  côté  d'eux  : 
on  croirait  que,  dans  la  démocratie  comme  dans  le 
despotisme,  le  sang  versé  est  un  titre  au  respect; 
passez,  monarques  débonnaires,  la  postérité  n'a  de 
complaisance  que  pour  les  égorgeurs. 

Et  encore  il  peut  y  avoir  une  certaine  séduction  dans 
la  violence  :  l'homme  civilisé  peut  savoir  gré,  par 
exemple,  à  Marius  des  Teutons  qu'il  a  détruits.  Mais 
la  Convention  et  ses  délégués  n'ont  rien  fait  que  ne  sût 
faire  un  bey,  un  nègre,  un  tatoué;  les  sauvages  savent 
tuer  les  enfants,  prendre  l'argent,  démolir  les  villes, 
ils  agissent  par  férocité,  les  conventionnels  par  peur. 
La  veille  du  vote  sur  la  mort  de  Louis  XVI,  Vergniaud 
s'irrite  qu'on  ose  le  supposer  capable  d'une  action  si 


»  Mémoires,  t.  Ier,  p.  47. 

9  Mémoires,  t.  II,  p.  425. 

s  Madame  G...  à  sir  Samuel  Romiliy,  Mémoires,  t.  II. 

*  Mémoires,  t.  II,   p.  95. 


84  LIVRE   PREMIER. 

révoltante;  il  s'épanche  sur  l'iniquité  d'un  tel  acte1; 
puis,  à  l'heure  fatale,  la  peur  le  dompte,  et  il  vote 
comme  les  autres.  —  «  La  peur,  oui,  monsieur,  la 
peur,  dit  le  régicide  Cochon  à  Fabre  (de  l'Aude)  2  ;  on 
tremblait,  non-seulement  pour  soi,  mais  pour  les  siens, 
mais  pour  ses  amis.  Alors  un  acte  de  courage  proscri- 
vait toute  une  famille;  le  cœur  demeurait  saisi,  dans 
l'intérêt  des  autres,  d'une  faiblesse  qu'on  aurait  rougi 
d'avoir  pour  soi.  » 

Mais  à  peine  cette  concession  est  faite  qu'il  en  faut 
subir  d'autres.  Si  la  Convention  semble  disposée  à  ré- 
sister, la  populace  saccage  douze  cents  magasins3,  et 
la  Commune  dit  aux  marchands  qui  ont  l'audace  de 
réclamer  sa  protection  :  «  Vous  ne  faites  que  rendre 
au  peuple  ce  que  vous  lui  avez  pris.  »  La  Convention 
obtient  une  trêve  en  envoyant  à  la  Commune  des  fonds 
pour  le  peuple,  elle  donne  cent  dix  millions  au  détri- 
ment de  l'armée  ;  dès  qu'elle  parle  de  cesser  ces  verse- 
ments de  sa  rançon,  la  Commune  réveille  l'émeute; 
les  boutiques  sont  encore  pillées  le  12  avril  1793,1a 
Convention  est  envahie  le  1er  mai,  ses  membres  sont 
accusés  par  les  émeutiers  d'être  de  la  classe  des  pro- 
priétaires. Le  31  mai,  nouvelle  attaque,  Danton  et 
Barère  eux-mêmes  sont  insultés;  les  députés,  séques- 
trés dans  leur  salle,  courbent  la  tête,  livrent  les  vic- 


1  Philippe  de  Ségur,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  14. 

2  Fabre  (de  l'Aude),  Histoire  secrète  du  Directoire,  t.  Il,  p.  274. 

3  En  février  1773.  Voy.  Sybel,  t.  II,  p.  262  et  suiv. 


V 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  85 

limes  réclamées.  Avant  le  31  mai,  dit  l'un  d'eux', 
oppression  de  la  Convention  par  le  peuple  trompé; 
après  le  31  mai,  oppression  du  peuple  par  la  Conven- 
tion asservie. 

Elle  est  asservie,  mais  l'idole  n'est  pas  assouvie. 
Plus  la  Convention  s'avilit,  plus  se  multiplient  les 
insultes;  à  peine  a-t-elle  sacrifié  une  centaine  de  ses 
membres  que  l'émeute  recommence 2  ;  pendant  deux 
jours  les  bateaux  sont  saccagés  sur  la  Seine,  et  les 
magasins  le  long  des  quais  :  nouvelles  humiliations, 
nouvelles  exigences;  le  peuple  envahit  encore  la  Con- 
vention *;  il  fait  voter  de  nouvelles  lois  sur  les  suspects, 
il  exige,  il  obtient  que  le  pain  soit  donné  pour  rien  et 
le  vin  pour  quatre  sous  aux  Parisiens;  puis  il  fait  sup- 
primer la  Constitution  qui  vient  d'être  promulguée  4. 
Désormais  en  France,  plus  de  droit,  plus  de  loi,  plus 
de  pouvoir,  rien  qu'une  «  insubordination  métho- 
dique5 »  .  La  Commune  de  Paris  s'affranchit  du  dépar- 
tement6, les  départements  de  tout  lien,  les  sociétés 
locales  nomment  aux  emplois  et  chassent  les  agents 
choisis  par  le  gouvernement  :  «  Si  vous  voulez  être 
prudents,  dit-on  à  ceux-ci7,  vous  ferez  bien  de  partir 
ce  soir.  »  Les  comités  saisissent  les  lettres  à  la  poste, 

'  Sieyès,  séance  du  1er  mars  1795. 

2  Le  26  juin  1793. 

3  Le  5  septembre  1793. 

*  Supprimée  le  19  octobre  1793. 

5  Grimm  à  Catherine  II,  du  31  décembre  179J. 

6  Loi  du  13  août  1792. 

7  Gautier  de  Brecy,  Mémoires,  p.  225. 


86  LIVRE    PREMIER. 

les  lisent;  «  quand  il  s'agit  des  intérêts  d'une  grande 
nation,  pourquoi  se  laisser  arrêter  par  une  considéra- 
tion inférieure  à  celle  du  bien  public?  »  C'est  aussi 
pour  le  bien  public  que  Marat  vole  les  presses  de  l'Im- 
primerie nationale,  quoiqu'elles  aient  été  «  inven- 
toriées comme  appartenant  à  la  nation1  »  .  Plus  de  pro- 
priété, plus  de  justice. 


II 


SERVILITE     DES    JUGES. 

Dès  le  3  novembre  1789,  l'Assemblée  constituante 
avait  décidé  que  les  parlements  resteraient  indéfini- 
ment en  vacances;  et  comme  elle  n'organisa  les  nou- 
veaux tribunaux  qu'au  mois  d'octobre  suivant,  le 
peuple,  dont  on  cherchait  passionnément  le  bonheur, 
resta  un  an  sans  justice.  Des  lettres  disent  :  «  Les 
assassinats  sont  fréquents,  les  juges  n'existent  pas 
encore  2  »  ,  car  les  commissions  organisées  pour  la  juri- 
diction criminelle  n'avaient  ni  autorité,  ni  énergie. 
C'est,  disait  Catherine  II,  «  la  justice  sans  justice3  »  ; 
à  ce  point  qu'un  juge  provisoire  passa  pour  avoir  dit 

1  Ms.  Archives  nationales,  C,  1,  434,  note  de  Manuel  et  d'Anis- 
son-Duperron. 

2  P.  Lenfant,  Correspondance ,  novembre  1790. 

3  Catherine  à  Grimai,  15  novembre  1789. 


' 


:v  Ému 


AVANT  L'ÉMIGRATION.  87 

au  marquis  de  Favras1  :  «  Votre  mort,  monsieur,  est 
nécessaire  à  la  tranquillité5  publique.  » 

Ce  procès  Favras  n'est  pas  à  l'honneur  de  ces  tribu- 
naux improvisés  2. 

Le  comte  de  Provence,  frère  du  Roi,  avait  chargé 
La  Châtre,  son  premier  gentilhomme,  de  lui  négocier 
un  emprunt  de  deux  millions.  La  Châtre  fit  offrir 
l'emprunta  des  banquiers 3  par  le  marquis  de  Favras  *, 
les  banquiers  dénoncèrent  l'opération,  le  peuple  sup- 
posa un  complot;  le  comte  de  Provence  déclara  qu'il 
avait  eu  en  vue  le  simple  payement  de  ses  dettes.  Mais, 
même  si  les  fonds  avaient  été  destinés  à  une  conspira- 
tion, on  ne  voit  guère  de  grief  contre  celui  qui  avait 
seulement  causé  avec  un  banquier;  néanmoins  les 
Parisiens  voulaient  la  mort,  les  juges  la  procurèrent, 
Favras  fut  pendu,  les  femmes  dansèrent  autour  de  la 
potence  &. 

Le  peuple  prenait  plaisir  à  tourner  la  magistrature 
en  dérision  :  «  Il  s'est  passé,  écrit  Bailly  à  La  Favette6, 
au  tribunal  de  police,  les  scènes  les  plus  scandaleuses  : 
les  juges  et  les  officiers  municipaux  ont  été  insultés  »  ; 

1  Ce  serait  Quatreinère  de  Roissy.  Voir  Montgaillard,  Histoire  de 
France,  t.  II,  p.  203,  et  duchesse  de  Tourzei.,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  77. 
5  Un  des  ju^es,  Au«rand  d'AHeret,  donna  sa  démission. 

3  Chomel  et  Santhonax.  Voy.  Augeard,  Mémoires,  p.  217. 

4  Fr.  Von  Stillfried-Ratenic,  Thomas  de  Mahy,  marquis  de 
Favras,  und  seine  Gemahline,  Wien,  1881.  M.  de  Stillfried-Ratenic 
est  le  petit-fils  de  Favras,  dont  la  veuve  émigra  à  Vienne  et  se  fit 
Autrichienne. 

5  La  Fayette,  Mémoires,  t.  II,  p.  392,  le  17  février  1790. 

GMs.  Ribl.nat.  fonds  français  ll()97,Bailly  à  LaFayette,  26  Iévrierl791. 


r 


88  LIVRE   PREMIER. 

on  songe  alors  à  placer  vingt-quatre  grenadiers  pour 
«  fermer  au  peuple  l'entrée  du  parquet  »,  et  à  faire 
accompagner  par  des  grenadiers  non-seulement  les 
huissiers,  «  pour  que  force  demeure  à  la  loi  '  » ,  mais 
même  les  pompiers  qui  courent  aux  incendies2. 

Les  juges  nouvellement  promus  par  l'élection 
n'étaient  pas  plus  sûrs  de  leurs  nerfs,  dans  cette  cohue. 
L'un  d'eux,  l'illustre  jurisconsulte  T...,  écrivait  à 
Louis  XVI,  qui  l'avait  choisi  comme  son  défenseur3  : 
«  Horriblement  fatigué  de  maux  de  nerfs,  je  conserve 
à  peine  les  forces  suffisantes  pour  remplir  les  fonctions 
pénibles  de  juge.  »  Bientôt  il  ne  se  sent  plus  assez 
tranquille  sur  sa  santé  pour  garder  même  ce  siège  avili 
de  juge,  et  il  se  fait  nommer  secrétaire  du  cordonnier 
Chalendon,  qui  préside  la  section  de  l'Homme  armé4. 
Contre  le  juge  on  excite  le  peuple  :  Hérault  de  Séchelles, 
commissaire  de  la  convention  à  Belfort,  écrit 5  :  «  Le 
peuple  est  convoqué,  et  le  sort  des  magistrats,  des  auto- 
rités, des  hommes  dangereux  y  sera  décidé!  » 

Peu  à  peu  les  premiers  élus  sont  tous  remplacés  par 
des  créatures  des  jacobins.  Le  juge  ne  sait  pas  lire6; 
l'expert  devient  faussaire,  il  réclame  cent  sept  millions 

1  Ma.    Bibliothèque  nationale,    fonds  français,   11097,  Bailly  à  La 
Fayette,  21  janvier  1790. 

*  Ibid.,  1er  février  et  3  mars  1790. 

3  Ms.  Archives  nationales,  C,  II,  304,  et  Musée,  n°  1328. 

*  Duval,  Souvenirs  de  la  réaction  thermidorienne,  t.  II,  p.  33. 

5  Baron    Kervyn  de  Lettenhove,  les  Autographes  de  la   collection 
Stassart. 

6  Taike,  t.  III,  p.  367,  en  donne  de  nombreux  exemples. 


AVANT    L'EMIGRATION.  89 

aux  fermiers  généraux  alors  qu'on  leur  en  doit  huit1  ; 
le  gardien  de  séquestre  s'approprie  les  objets  qui  lui 
sont  confiés;  l'idée  de  justice  s'efface  devant  celle  de 
vengeance. 

—  C'est,  dit  Danton,  le  débordement  de  la  ven- 
geance nationale.  —  La  vengeance  du  peuple  n'est 
pas  satisfaite,  ajoute  Robespierre2.  La  Convention 
crée  le  tribunal  révolutionnaire  le  10  mars  1793,  elle 
double  le  30  juillet  le  nombre  de  ses  membres,  elle  le 
double  encore  après  trois  mois;  deux  mois  après  elle 
autorise  la  suppression  de  tout  débat,  puis  de  toute 
preuve  :  plus  d'interrogatoire,  de  témoin,  ni  d'avocat3  ; 
«  la  loi,  dit  la  Convention,  donne  pour  défenseurs  les 
jurés  patriotes4  »  .  Elle  finit  par  supprimer  même  l'ac- 
quittement, l'acquitté  du  moins  ne  peut  être  mis  en 
liberté  sans  l'avis  du  comité  de  salut  public;  souvent 
il  est  repris  pour  le  même  fait  et  exécuté  ;  quelquefois 
l'exécution  a  lieu  sans  même  la  formalité  de  mise  en 
jugement.  Des  exemples  sont  nécessaires  pour  bien 
comprendre  ce  qu'était  la  justice  en  France. 

Blanquet  de  Rouville,  conseiller  au  parlement  de 
Toulouse,  fut  guillotiné  à  Paris,  ses  biens  furent  saisis 
et  vendus  ;  sa  veuve,  tombée  au  dernier  degré  de  la 


1  Ainsi  que  l'a  prouvé  l'arrêt  de  1806.   Voy.  A.   Delahante,  Une 
famille  de  finance. 

2  Voy.  les  réflexions  du  savant  M.   Franck,  sur  cette  perversion  des 
sentiments,  Journal  des  Débats  du  6  décembre  1882. 

3  Loi  du  22  prairial  (10  juin  1794). 

4  Wallon,  le  Tribunal  révolutionnaire ,  t.  IV,  p.  9. 


90  LIVRE   PREMIER. 

misère,  avec  six  enfants,  fit  remarquer  au  Directoire 
qu'il  n'y  avait  jamais  eu  de  condamnation  contre  son 
mari.  —  «  En  effet,  remarque  le  conseil  des  Cinq- 
Cents1,  il  se  trouve  seulement  un  acte  d'accusation 
informe  suivi  de  deux  pages  en  blanc,  et  terminé  par 
ces  mots  fait  et  prononcé.  »  Le  nom  a  été  oublié  même 
sur  les  listes  d'exécution. 

Ces  condamnations  en  blanc  ne  sont  pas  rares  :  on 
peut  les  voir,  le  papier  est  sous  nos  yeux  aux  Archives  2  ; 
on  lit  les  noms  des  juges,  ceux  des  jurés,  puis  quatre 
pages  sont  vides,  puis  au  bas  fait  et  prononcé,  c'est 
signé,  l'exécution  suit,  soixante-douze  têtes  ont  été 
tranchées  avec  l'un  de  ces  documents.  Quelquefois  les 
noms  des  accusés  sont  inscrits  à  l'avance  sur  la  con- 
damnation qui  est  elle-même  signée  à  l'avance  par  les 
juges3,  et  dans  ce  cas,  s'il  y  a  des  acquittements,  on 
biffe  quelques  noms  à  la  plume.  —  Et  il  le  fallait  bien, 
dit  le  greffier4,  car  je  ne  pouvais  rédiger  le  jugement 
aussi  vite  qu'il  était  prononcé. 

Le  procédé  contraire  était  aussi  en  usage,  celui 
d'ajouter  des  noms  à  la  liste  de  condamnation  après 
que  les  juges  l'avaient  signée  :  c'est  par  ce  moyen  que 
lurent  détruites  les  trois  femmes  qui  n'avaient  pas 
suffisamment  goûté  jadis  les  petits  vers  de  Carnot  et  de 


1  Rapport  de  Tliibaudeau,  Ms.  Archives  nationales,   AD,   II,  B,  3. 
s  Musée,  n°  1407. 

3  Ms.  Archives  nationales,  W,  410,  doss.  943. 

4  Wallon,  t.  IV,  p.  421. 


AVANT    L'EMIGRATION.  91 

Robespierre,  la  maréchale  de  Lévis  et  ses  filles,  les 
comtesses  de  Béranger  et  de  Vintimille  :  on  voit  encore 
la  feuille  sur  laquelle  Fouquier-Tinville  a  ajouté  après 
coup  leurs  noms,  de  son  écriture  aiguë  l  :  «  Veuve 
Lévis,  âgée  de  cinquante  ans  ;  Henriette  Lévis,  femme 
Béranger,  vingt-sept  ans;  Gabrielle  Artois-Lévis , 
femme  Duluc,  vingt-huit  ans.  » 

Dans  les  départements,  mêmes  habitudes.  Clair  de 
Bousquet,  acquitté  par  le  tribunal  criminel  de  la  Cha- 
rente2, est  ramené  immédiatement  devant  les  mêmes- 
juges,  qui  le  condamnent  à  la  déportation  et  le  font 
diriger  sur  la  prison  de  Pontarlier,  d'où  on  l'envoie  à 
Paris  ;  là  il  est  mis  pour  la  troisième  fois  en  jugement 
et  acquitté.  Mais  on  le  garde  en  prison,  il  est  inscrit 
sur  la   liste  des  émigrés,  et  ses  biens  sont  confisqués. 

Léonarde  Eybrard,  paysanne  du  Périgord,  dont  le  / 
mari  est  soldat3,  a  fait  un  trou  dans  la  terre,  sous  son 
lit,  pour  conserver  du  blé;  elle  est  déclarée  non  cou- 
pable par  le  jury,  mais  l'accusateur  public  la  fait  tenir 
en  prison  jusqu'à  la  paix,  comme  ayant  agi  par  «  motif  f 
d'avarice  » . 

Adrien  de  Béthune-Périn4,  accusé  à  Arras  d'avoir 
«  procuré  à  des  émigrés  les  moyens  d'échapper  à  la 
vengeance  des  lois  en  leur  indiquant  les  chemins  »  ,  est 


1  Ms.  Archives  nationales,  W,  409,  doss.  941,  pièce  104. 

2  Ms.  Archives  nationales,  BB,  I,  77. 

3  Tribunal  criminel  de  la  Dordofjne,  t.  II,  p.  150. 

4  Ms.  Archives  nationales,  BB,  I,  71. 


92  LIVRE    PREMIER. 

acquitté  à  midi,  ramené  à  une  heure  à  l'audience 
«  dudit  tribunal  »  ,  condamné  à  mort  comme  déclaré 
émigré  par  L'administration  du  département,  et  exécuté 
le  soir  même,  «  raccourci  aux  flambeaux  » ,  écrit 
Lebon  qui  fait  mettre  en  prison  l'avocat  du  matin. 

La  Convention  intervient  souvent  :  le  citoyen  Mau- 
rel  a  été  condamné  par  le  tribunal  criminel  de  Paris  J, 
mais  renvoyé  par  le  tribunal  de  cassation  devant  le 
tribunal  de  Versailles  qui  l'acquitte  :  la  Convention 
casse  le  jugement  par  un  décret  du  9  nivôse  an  II, 
qu'elle  annule  le  30  prairial  an  III,  et  qu'elle  rétablit 
le  22  messidor  suivant. 

Si  le  juge  s'intéresse  à  un  accusé,  il  n'a  nullement 
la  témérité  de  songer  à  l'acquitter,  mais  il  essaye  de 
solliciter  les  tueurs.  La  femme  d'un  des  présidents 
du  tribunal  révolutionnaire,  une  Toulousaine,  ronde, 
grasse2,  veut  sauver  Bonnecarrère,  elle  va  trouver 
Marat  :  on  dit  qu'il  n'y  est  pas,  elle  insiste;  Marat, 
qui  entend  son  joli  accent,  se  montre  :  il  a  des  bottes, 
point  de  bas,  une  vieille  culotte  de  peau,  une  veste  de 
taffetas  blanc,  la  chemise  «  crasseuse  et  ouverte,  les 
ongles  longs  et  sales  »  ;  il  la  fait  asseoir  contre  lui  sur 
«  une  ottomane  »  ,  lui  baise  la  main,  serre  un  peu  ses 
genoux  et  promet  d'intervenir.  «  Je  l'aurais  tout  laissé 
faire,  dit  plaisamment  la  petite  femme,  quitte  à  me 
baigner  après,  pourvu  qu'il  me  rendît  mon  cousin.  » 

'•  Ms.  Archives  nationales,  AF,  III,  36,  131. 
2  Madame  Roland,  Mémoires. 


AVANT    L'EMIGRATION.  93 


III 


LA     GARDE     NATIONALE, 


Ainsi  plus  d'autorité,  plus  de  justice;  mépris  absolu 
de  tout  pouvoir  et  de  toute  loi.  Pour  diminuer  les  vols 
et  les  meurtres,  les  modérés  tentèrent  d'improviser 
une  police  spontanée.  La  Fayette  et  Bailly  donnèrent 
le  signal  de  la  formation  des  gardes  nationales. 

«  Considérant  que  la  garde  ordinaire  de  la  ville  reste 
spectatrice  du  désordre  '  »  ,  et  que  les  bureaux  d'octroi 
sont  incendiés,  la  bourgeoisie  parisienne  s'organise  dès 
le  13  juillet  1780  en  garde  nationale.  Son  premier 
acte  est  le  pillage  des  armes  déposées  à  l'hôtel  des 
Invalides,  armes  dont  elle  n'a  garde  de  faire  usage 
pour  empêcher  les  massacres  des  journées  suivantes. 
Les  badauds  de  Paris  s'amassent  devant  la  Bastille, 
parlent  de  la  prendre,  apportent  de  la  paille  pour  l'in- 
cendier, et  proposent  de  lancer  par  des  pompes  des 
mélanges  de  phosphore  et  de  térébenthine2.  Mais  les 
gardes-françaises  amènent  leurs  canons,  sont  rejoints 
par  un    régiment  de    dragons  et  deux  d'infanterie3, 


1  Catalogue  coll.  B.  Fillon,  n°  485. 

2  Cablyle. 

3  Lord  Auckland,  Correspondance ,  t.  II,  p.  330. 


94  LIVRE   PREMIER. 

commencent  un  siège  en  règle  et  promettent,  «  foi 
d'officier  »  ,  que  les  défenseurs  auront  la  vie  sauve;  ils 
les  font  défiler  à  travers  la  foule.  Hulin,  qui  aura  plus 
tard  le  malheur  d'accepter  le  rôle  le  plus  bas  que  puisse 
choisir  un  malfaiteur,  celui  de  juge  servile,  jeune  main- 
tenant, espère  sans  doute  sauver  le  gouverneur  ;  les 
hommes  des  faubourgs  l'arrachent  de  ses  mains,  le 
déchirent,  ne  font  place  qu'à  un  cuisinier  qui  s'avance 
avec  un  sabre  de  dragon  pour  lui  trancher  la  tète.  Le 
sabre  s'ébrèche;  le  cuisinier  prend  son  couteau  de 
poche,  désarticule  les  vertèbres.  «  Ce  couteau  était 
bien  petit,  remarque  dans  l'enquête  un  juge  du  Chà- 
telet.  —  Oui,  mais  mon  métier  m'en  a  donné  l'habi- 
tude. » 

Il  met  sur  une  pique  la  tête  du  gouverneur  pendant 
qu'on  égorge  de  même  M.  de  Losne-Salbray,  major 
de  la  Bastille,  M.  de  Miray,  aide-major,  M.  de  Persan, 
lieutenant  :  on  arrache  leurs  entrailles  avec  les  doigts, 
on  se  dispute  des  touffes  de  cheveux1,  on  porte  ces 
débris  à  l'Hôtel  de  ville,  on  fraternise  dans  le  trajet 
avec  la  bande  qui  vient  d'assassiner  le  prévôt  des 
marchands.  Sept  têtes  sont  promenées  par  la  rue  sur 
des  piques,  comme  les  étendards  des  vainqueurs. 

Où  sont  en  ce  moment  les  gardes  nationaux?  Le 
surlendemain  seulement,  le  comité  de  l'Hôtel  de  ville 
reconnaît  que  «  cette  réunion  de  citoyens  déjà  célèbres 

1  Poisson,  l'Année  et  la  garde  nationale,  t.  Ier,  p.  51. 


AVANT   L'EMIGRATION.  95 

par  leur  courage  »  ne  serait  pas  aussi  utile  qu'on 
l'avait  espéré  «  si  elle  restait  sans  ordre  et  sans  disci- 
pline '  »  .  Aussi  il  lui  donne  une  cocarde.  Toutes  les 
compagnies  des  gardes-françaises  furent  en  même 
temps  incorporées  dans  la  garde  nationale  de  Paris. 
Les  gardes-françaises  reçurent,  comme  premier  salaire 
de  leur  défection,  le  partage  de  la  masse  accumulée 
depuis  l'origine  des  régiments,  plus  tous  les  effets 
préparés  en  magasin,  plus  la  valeur  de  leurs  casernes 
qui  Curent  censées  leur  appartenir,  et  que  la  Commune 
leur  paya  1,030,000  livres.  Le  district  de  Saint-Eus- 
tache  leur  donna  pour  quatorze  mille  livres  de  vin  et 
de  cervelas,  d'autres  leur  offrirent  des  glaces  au  Paluis- 
Royal,  des  médailles  décoratives.  Enfin,  ils  furent  gra- 
tifiés d'une  solde  journalière  de  trente  sols2.  Ainsi  le 
noyau  de  la  garde  nationale  est  formé  par  des  soldats 
qui  ont  manqué  à  l'honneur  militaire.  On  pense  assu- 
rer le  respect  de  la  loi  avec  des  hommes  qui  viennent 
de  violer  leur  devoir.  Se  fier  à  des  soldats  qu'une 
révolte  de  caserne  a  déshonorés,  c'est  s'exposer  sans 
défense  à  de  nouveaux  crimes. 

Il  eût  été  peu  logique,  du  reste,  d'égorger,  comme 
on  venait  de  faire,  le  prévôt  des  marchands  et  d'é- 
pargner  l'intendant   de  Paris.    L'intendant    de  Paris 


1  Mémoires  de  la   Fayette,  fragment  publié  dans  les  Mémoires  de 
tous,  t.  IV,  p.  38. 

2  Poisson,  l'Armée  et  la  garde  nationale,  t.  Ior,  p.  82.   La  Fayette, 
Mémoires,  t.  II,  p.  290. 


96  LIVRE    PREMIER. 

fut  suspendu  par  le  peuple  à  une  lanterne  ;  il  mourut 
dans  un  supplice  lent,  au  milieu  des  imprécations  et 
des  chansons  :  «  Il  a  bu  le  sang  de  la  veuve  et  de 
l'orphelin  »  ;  des  hommes  le  disaient,  les  autres  le 
croyaient.  Le  ministre  de  la  marine  put  être  préservé 
par  la  garde  nationale  jusque  dans  les  salles  de  l'Hôtel 
de  ville ,  mais  là  le  peuple  s'entassa  pour  le  con- 
damner. On  avait  posé  une  chaise  sur  une  table,  on  y 
avait  assis  ce  vieillard  de  soixante-quatorze  ans  : 
autour  de  lui  gardes  nationaux  et  émeutiers  hurlaient 
avec  la  même  frénésie.  Un  moment,  La  Fayette,  qui 
a  pu  pénétrer  dans  la  salle,  réussit  à  se  faire  entendre  '. 
Consterné  de  cette  scène  de  sauvages,  à  demi  suffoqué 
par  le  dégoût,  écœuré  par  l'odeur,  il  s'écrie  :  «  Vous 
m'avez  nommé  votre  général,  et  vous  refusez  de  m'o- 
béir...  Le  meurtre  de  cet  homme  vous  déshonorerait, 
flétrirait  tous  les  efforts  que  j'ai  faits  en  faveur  de  la 
liberté.  Vous  devez  le  conduire  en  prison  pour  être 
jugé  par  le  tribunal  que  la  nation  indiquera...  C'est 
avec  la  soumission  à  la  loi  que  s'est  faite  la  révolution 
du  nouveau  monde...  »  Les  gardes  nationaux  qui 
pouvaient  entendre  leur  général  semblaient  se  calmer, 
mais  «  à  l'extrémité  de  la  salle  les  esprits  n'étaient  pas 
si  bien  disposés  » .  Trois  fois  La  Fayette  reprit  la 
parole,  avec  courage,  avec  colère  ;  mais  dès  qu'il  avait 
reconquis  un  peu  d'autorité,  une  irruption    de   nou- 

1  Procès-verbal  publié  dans  les  Mémoires  historiques  sur  la  Fayette. 
Paris,  an  II. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  97 

veaux  venus  le  serrait  dans  la  salle,  l'écartait  du  vieil- 
lard; la  table  fut  renversée,  la  chaise,  la  victime,  rou- 
lèrent. «  M.  de  La  Fayette  a  prononcé  à  haute  voix  : 
Qu'on  le  conduise  en  prison...  »  ,  les  Parisiens  avaient 
déjà  saisi  leur  proie.  Ils  l'accrochent  à  la  lanterne  de 
la  rue  de  la  Vannerie,  jouent  longuement  avec  son 
agonie,  coupent  la  tête,  bourrent  de  foin  la  bouche, 
promènent  ce  trophée  sur  une  pique  '. 

La  Fayette  désespéré  convient  avec  Bailly,  maire  de 
Paris,  qu'il  donnera  sa  démission  et  ne  la  retirera  que 
si  les  gardes  nationaux  prennent  l'engagement  d'obéir 
désormais  à  ses  ordres  2.  Mais  quelle  obéissance  espé- 
rer des  Parisiens  crédules  qui  gobent  tous  les  menson- 
ges? Que  le  prévôt  des  marchands  ait  écrit  une  lettre 
criminelle,  nul  n'en  doute,  nul  n'a  la  moindre  hésita- 
tion sur  les  mots  qu'ils  a  employés,  mais  personne  n'a 
jamais  vu  cette  lettre  qui  n'a  jamais  existé  3  ;  dire  qu'il 
y  a  quelque  part  des  armes  ou  des  grains,  c'est  attirer 
le  pillage,  non  pas  durant  la  Terreur,  mais  aux  plus 
belles  heures  d'enthousiasme,  au  moment  du  plus  géné- 
reux zèle  de  la  garde  nationale.  Les  aristocrates  ont 
jeté  dans  la  Seine  des  quantités  énormes  de  pain,  celui 
qui  le  nierait  serait  aussitôt  accroché  à  la  lanterne;  les 
traîtres,  selon  le  badaud  de  Paris,  ont  bien  soin  de  se 


'  Le  22  juillet  1789. 

2  Poisson,  t.  1er,  p.  69. 

3  Voir  sur  cet  état  d'esprit  les  lettres  de    l'Allemand   Groenvelt, 
notamment  celle  du  15  août  1789,  et  l'Annual  Register. 

I.  7 


98  LIVRE   PREMIER. 

dénoncer  eux-mêmes  :  le  Parisien  lit  avec  sa  vivacité 
ordinaire  d'esprit  :  Poudre  de  traître  sur  les  barils  de 
poudre  de  traite  qui  sont  expédiés  au  Sénégal  l  ;  il 
guette  les  suspects  de  crimes  contre  la  nation  quand 
on  les  mène  devant  les  juges,  et  veut  les  pendre  : 
«  Attendez,  dit  le  peuple,  vous  allez  voir  gambiller.  » 
Trop  malins  pour  croire  à  la  bonne  foi,  trop  niais  pour 
n'être  pas  dupes  des  charlatans,  les  Parisiens  don- 
nent ou  refusent  leur  confiance  comme  gens  qui  se 
croient  de  l'esprit  et  manquent  de  bon  sens;  ils 
admirent  leurs  soixante  districts  qui  se  traitent  entre 
eux  avec  des  formules  d'une  diplomatie  prétentieuse 
sans  que  ces  égards  grotesques  aient  jamais  empêché 
les  districts  modérés  de  se  laisser  mener  par  les  dis- 
tricts violents,  menés  eux-mêmes  par  une  poignée  de 
scélérats. 

Cette  impuissance  de  la  garde  nationale  se  remarque 
dès  les  premiers  jours.  Les  agents  du  fisc  sont  assassi- 
nés sous  ses  yeux  2.  Les  religieux  de  Saint-Denis  qui 
avaient  célébré  par  une  messe  solennelle  la  formation 
de  la  garde  nationale  de  Paris,  supplièrent  La  Fayette 
de  les  faire  protéger  3.  La  sauvegarde  n'était  pas  sûre, 
car,  quelques  mois  plus  tard,  le  gouvernement  fait 
retirer  les  bijoux  4,  ensuite  il  constate  que  les  objets  les 

1  Mémoires  de  Dussaulx,  de  BaWy,  de  La  Fayette,  6  août  1879. 

2  Mémoires  de  Gauthier,  Bibliothèque  nationale,  fonds  français, 
n°  11681,  fol.  83. 

3  lbid.}  Archives  nationales,  K,  164,  pièce  6. 

4  Ibid.,  Bibliothèque  nationale,  fonds  français,  11681,  fol.  90. 


AVANT   L'EMIGRATION.  99 

plus  merveilleux,   à  Saint-Denis  et  à  Montmorency, 
ont   été  emportés,    mutilés   ou  délruits.    Après  avoir 
décrit  ce  qui  n'existe  plus,  les  commissaires  ajoutent  l  : 
«  Nous  ne  parlons  pas  des  monuments  en  cuivre  et  en 
bronze  »  ;    ceux-là  avaient  servi   pour  la  légende  des 
canons  :  même  les  statuettes  de  Germain  Pilon,  même 
la  feuille  de  cuivre  qui  portait  l'épitaphe  de  Suger,  ont 
été  détruites  sous  le  prétexte  de  procurer  des  canons, 
comme  si  le  bronze  des  canons  comportait  ces  alliages 
de  fantaisie ,  et  comme  si  l'on  avait  jamais  fait  usage 
devant  l'ennemi  de  pièces  autres  que  celles  de  notre 
vieille  artillerie. 

Les  bandits  pullulent;  chaque  nuit  les  patrouilles  se 
heurtent  contre  des  gens  «  armés  et  sans  aveu  2  » .  Les 
compagnies  soldées  de  la  garde  nationale  semblent 
d'accord  avec  eux.  La  Fayette  le  remarque,  il  s'étonne 
de  la  quantité  de  «  vagabonds  étrangers  qui  s'amas- 
sent 3  »  ,  il  prévient  les  ministres. 

Contre  ce  danger  encore  inconnu,  les  ministres  font 
venir  à  Versailles  le  régiment  de  Flandre.  Les  officiers 
de  ce  régiment  sont  accueillis  dans  un  banquet  que 
leur  offrent  les  gardes  du  corps.  «  On  eût  volontiers 
mêlé  au  vin  quelques  gouttes  de  notre  sang  » ,  crient 
aussitôt  au  peuple  les  parleurs  des  trottoirs  k  \  ils  ajou- 
tent que  la  cocarde  nationale  a  été  arrachée   des  uni- 

1  Mémoires  de  Gauthier,  Archives  nationales,  F.  17,  n°  1263. 

2  La  Fayette  au  duc  de  Liancourt,  20  juillet  1789,  t.  II,  p.  320. 

3  Mémoires  de  La  Fayette,  dans  les  Mémoires  de  tous,  t.  IV,  p.  53. 

4  Les  Héroïnes  de  Paris,  Bibliothèque  nationale,  Lb,  39,  n°  2411. 


100  LIVRE   PREMIER. 

formes.  Cette  niaise  légende  de  la  cocarde  a  été  accueil- 
lie dans  tout  Paris,  et  si  pieusement  répétée,  que  nul 
ne  l'a  jamais  démentie.  Or  personne  n'avait  de  cocarde 
tricolore  à  arracher. 

«  Les  gardes  du  roi  n'avaient  que  des  cocardes 
blanches  qui  étoient  leurs  cocardes  d'uniforme  »  , 
dépose  d'Aguesseau,  le  major  des  gardes  du  corps  *  ; 
quant  au  régiment  de  Flandre,  il  venait  de  la  frontière 
et  avait  conservé,  comme  toutes  les  troupes  des  garni- 
sons éloignées,  la  cocarde  blanche  2  ;  il  avait  refusé  en 
entrant  à  Versailles  de  quitter  sa  cocarde  blanche  3.  Le 
fameux  banquet,  dit  La  Fayette  4,  fut  non  un  grief, 
mais  un  prétexte.  Les  gardes-françaises  devenus  gar- 
des nationaux  soldés  veulent  tenir  le  Roi  à  Paris  der- 
rière leurs  sentinelles  ;  ils  sont  d'accord,  comme  le  jour 
de  la  prise  de  la  Bastille,  avec  les  déguenillés  et  les  famé- 
liques dont  le  nombre  s'est  accru  des  émeutes  mêmes 
qu'ils  ont  fomentées  pendant  ces  mois  lugubres  de  juillet 
à  octobre  1789.   Les  émeutiers  partent  les  premiers. 

A  l'heure  du  marché,  le  5  octobre,  quelques  femmes 
de  la  Halle  disent  que  l'on  doit  aller  à  l'Hôtel  de  ville 
pour  avoir  du  pain.  Une  jeune  fille  entre  dans  le  poste 
de  la  garde  nationale,  se  fait  donner  un  tambour,  bat 
le  rappel.   Les   femmes   qui   passent  sont  racolées   : 


1  Enquête  au  Châtelet,  déposition  212. 

2  Sybel,  V Europe  pendant  la  Révolution  française. 

3  Comte  d'Hezecqdes,  Souvenirs,  p.  305. 

4  Enquête  au  Châtelet,  déposition  de  Mounier,  de  Bergasse,  aie. 


AVANT    L'EMIGRATION.  101 

ouvrières  qui  se  rendent  à  l'atelier,  dévotes  qui  entrent 
à  Saint-Eustache,  servantes  qui  arrivent  à  la  Halle. 
Les  plus  ardentes  pénètrent  dans  les  maisons,  en  arra- 
chent les  femmes,  menacent  de  couper  les  cheveux  à 
celles  qui  refusent  de  descendre.  La  matinée  est  plu- 
vieuse. Il  est  sept  heures  quand  la  bande  envahit 
l'Hôtel  de  ville.  Là,  dans  le  jour  blafard  des  bureaux, 
ces  femmes  déchirent  les  papiers,  renversent  les 
encriers,  rencontrent  l'abbé  Lefebvre,  qui  avait  dis- 
tribué la  poudre  au  peuple  le  14  juillet  précédent,  lui 
demandent  du  pain,  et  comme  il  n'en  a  pas,  elles  le 
pendent,  la  corde  se  rompt,  elles  oublient  l'abbé,  elles 
délivrent  une  dizaine  de  voleurs  arrêtés  dans  la  nuit, 
allument  des  torches,  acclament  l'usurier  Maillard,  qui 
les  a  déjà  haranguées  le  jour  de  la  prise  de  la  Bastille. 
Maillard  est  dans  le  secret  des  projets  de  la  garde 
nationale  ;  il  espère  lui  livrer  le  Roi  en  profitant  de  cette 
émeute  de  femmes;  il  persuade  aux  femmes  que  si  la 
Commune,  composée  de  «  mauvais  citoyens  »  ,  n'a  pas 
su  leur  distribuer  du  pain,  elles  se  feront  mieux  com- 
prendre de  l'Assemblée  nationale.  A  Versailles!  devient  le 
cri  de  ralliement;  le  tocsin  sonne  à  Sainte-Marguerite. 
On  se  met  en  marche.  A  travers  Chaillot  défilent,  avec 
les  jolies  Pierrette  Ghabry,  qui  sculpte  sur  albâtre, Fran- 
çoise Rolin,  la  bouquetière,  et  Rose  Baré,  la  dentel- 
lière, les  courtisanes  comme  Elisabeth  dite  Beaupré, 
comme  Théroigne  dite  la  belle  Liégeoise,  qui  se  tient  à 
cheval,  vêtue  d'un  habit  écarlate  et  suivie  d'un  jockey 


102  LIVRE    PREMIER. 

à  costume  rouge  l,  et  les  grasses  harengères,  et  Reine 
Audu,  la  fruitière  à  la  gorge  puissante,  et  Marie  Goupil, 
qui  a  fui  son  couvent  pour  suivre  ses  vices  2,  et  Rose 
Lacombe,  qui  a  quitté  un  the'âtre  de  foire  ;  elles  s'avan- 
cent dans  la  boue  ;  toute  femme  qui  se  trouve  devant 
ce  tourbillon  est  enveloppée,  entraînée.  On  les  voit  3, 
à  Sèvres,  «  occupées  à  frapper  une  femme  assez  pro- 
prement vêtue  en  casaquin  et  jupon  de  toile  fond  vert 
et  fleurs  jaunes,  qui  refusait  de  marcher  et  se  jetait  à 
terre  en  pleurant  » .  Elles  ont  compris  durant  le  trajet 
qu'il  ne  s'agit  plus  de  solliciter  l'Assemblée  nationale, 
c'est  le  Roi  qu'elles  vont  environner,  c'est  la  Reine 
qu'elles  auront  la  volupté  de  déchirer  :  «  Une  a  dit  : 
J'en  aurai  une  cuisse;  une  autre  :  J'en  aurai  les  tripes; 
eten  disant  ces  choses,  plusieurs  tendaientleurs  tabliers, 
et  dans  cette  attitude  elles  dansaient  4.  » 

A  Versailles,  elles  se  divisent  :  celles  qui  vont  à 
l'Assemblée  nationale  se  mêlent  à  la  discussion,  lisent 
des  adresses  :  «  J'entendis  très-distinctement,  dépose 
un  député  5,  l'adresse  des  galériens  de  Toulon  qui 
offraient  à  l'Assemblée  leurs  bras.  »  Elles  se  font 
donner  à  manger  et  à  boire  °.  Mais  celles  qui  se  ren- 
dent au  château  sont  intimidées  par  le  prestige  de  la 

1  Enquête  au  Châtelet. 

2  Elle  devint  la  mère  Duchesne. 

3  Déposition,  n°  243,  de  Perrin,  avocat. 
i  Ibid. 

5  Ibid.,  n°  201,  du  baron  de  Sainte-Croix. 

6  Ibid.,  n°  90,  et  autres. 


AVANT    L'EMIGRATION.  103 

royauté;  les  premières  s'assoient  sur  les  marches, 
crient  :  «Vive  le  Roi!  Qu'il  nous  donne  du  pain!  »  Le 
suisse  les  fait  taire  '.  Mais  leur  nombre  grossit. 

Le  Rci  avait  choisi  cette  journée  pour  chasser  à 
Rambouillet.  Prévenu  de  bonne  heure  par  La  Fayette, 
il  était  rentré  un  peu  après  trois  heures.  Il  demanda  à 
voir  quelques-unes  des  femmes  :  on  lui  présenta  les 
plus  fraîches.  Pierrette  Ghabry,  laciseleuse  de  figurines, 
lui  parla  au  nom  de  toutes  ;  elle  avait  dix-sept  ans, 
l'émotion  la  faisait  chanceler.  Louis  XVI  la  soutient, 
l'embrasse,  lui  fait  donner  du  vin  «dans  un  grand  gobe- 
let d'or  »  ,  lui  promet  de  faire  envoyer  des  provisions 
dans  Paris.  Elle  sort  pour  rendre  compte  aux  femmes 
qui  étaient  hors  la  grille.  A  peine  a-t-elle  prononcé 
quelques  mots,  que  les  femmes,  mouillées  et  impatientes 
sur  le  pavé,  accusent  ces  jeunes  filles  de  s'être  laissé 
tromper  par  la  cour.  Aussitôt  «  la  grosse  Louison,  qui 
vend  de  la  marée  au  marché  Saint-Paul,  et  Rosalie, 
alors  aussi  vendeuse  de  la  marée  2  »  ,  saisissent  la  jolie 
Pierrette,  lui  meurtrissent  la  gorge  avec  leurs  jarre- 
tières; les  autres  la  claquent  ainsi  que  ses  compagnes 
avec  les  mains  et  avec  les  pieds.  Elles  sont  délivrées 
de  leur  supplice  humiliant  par  la  factrice  Babet,  qui 
appelle  quelques  gardes  du  corps.  Le  Roi  les  fait  recon- 
duire à  Paris  en  voiture. 

Mais  déjà  sont  arrivés  les  tueurs  du  14  juillet  et  des 

1  Miot  de  Mélito,  Mémoires. 

*  Dépositions  de  Pierrette  Cliabry  et  de  Françoise  Rolin. 


^MH9«9 


104  LIVRE    PREMIER. 

journées  suivantes  :  Maillard,  l'usurier  poitrinaire, 
avec  sa  bande  composée  de  «  bons  citoyens,  tous  sans- 
culottes,  dont  la  plupart  ont  perdu  leur  état  '  »  ;  le 
cuisinier  Desnos,  Jourdan  dit  Coupe-têtes,  Nicolas,  le 
modèle  à  l'Académie  de  peinture;  plusieurs  gardes 
nationaux  en  uniforme.  La  fille  Beaupré  à  vu  ces  gardes 
nationaux  qui  tenaient  par  le  collet  un  des  gardes  du 
corps,  l'assommaient  à  coups  de  crosse,  puis  un 
«  homme  à  grande  barbe  »  qui  coupait  la  tête  et  la 
mettait  au  bout  d'une  pique.  C'est  à  ce  moment  que 
sont  assassinés  les  gardes  du  corps  Deshuttes,  neveu 
de  Voltaire  2,  Varicourt 3  et  Savonnières  4.  «  Le  peuple 
disait  5  qu'il  fallait  mettre  la  tête  de  La  Fayette  au 
bout  d'une  pique;  ces  menaces  étaient  accompagnées 
d'autres  propos  injurieux  contre  ce  général.  » 

La  Fayette  avait  réussi  jusqu'au  soir  à  empêcher  ses 
gardes  nationaux  de  s'unir  avec  les  tueurs  de  Maillard. 
Il  les  retenait,  l'arme  au  pied,  sur  la  place  de  Grève 
et  dans  la  rue  Saint-Antoine.  Ses  bataillons  frémissent 
sous  sa  main.  Là-bas,  à  Versailles,  c'est  jour  d'émeute, 
l'armée  fait  peut-être  feu  sur  leurs  frères  ;  ils  vont  être 
suspects  à  Maillard.  Ainsi  s'écoule  la  journée.  La 
Fayette,  à  cheval  au  milieu  des  rangs,  entend  les  mur- 


1  Déposition  citée  par  Mortimer-Ternacx,  Histoire  de  la  Terreur, 
t.  III,  p.  481 

s  II  était  frère  de  madame  de  Villette,  la  belle  et  bonne. 

3  Us  étaient  quatre  frères  dans  les  gardes  du  corps. 

4  II  ne  succomba  à  ses  blessures  qu'après  quelques  jours. 
*  Déposition  90. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  105 

mures,  comprend  qu'à  la  nuit  tout  va  partir;  il 
n'ignore  pas  qu'entre  ses  gardes  solde's  et  les  hommes 
de  Maillard  il  y  a  une  association  intime,  tous  vivent 
dans  les  mêmes  bouges,  autour  des  mêmes  filles; 
déplaire  à  ces  anciens  gardes-françaises,  c'est  se  donner 
pour  ennemis  tous  les  coupe-jarrets  de  Paris;  on  le 
verra  aux  massacres  de  Septembre.  La  Fayette,  dans 
cette  cohue,  sûr,  s'il  reste,  d'être  abandonné;  inquiet, 
s'il  se  laisse  emmener,  de  voir  sa  troupe  s'unir  aux 
assassins,  jette  sa  dernière  chance  sur  l'habitude  de  la 
discipline  militaire  et  donne  Tordre  de  la  marche  sur 
Versailles,  vers  quatre  heures  du  soir.  Les  cris  de 
commandement,  le  roulement  des  tambours,  resti- 
tuent l'apparence  d'une  troupe  disciplinée,  mais  dès 
Chaillot  on  quitte  les  rangs  pour  boire,  on  se  répand  à 
Montretout,  les  maisons  sont  envahies,  c'est  l'heure  du 
dîner,  la  pluie  continue  à  tomber.  Les  factures  des 
fournisseurs  qui  ont  restauré  les  gardes  nationaux 
chargés  de  «  chercher  le  pain  à  Versailles  » ,  vont 
affluer  les  jours  suivants  à  l'Hôtel  de  ville  l.  A  force 
de  s'arrêter  dans  les  villages,  de  s'exalter  dans  le 
patriotisme,  de  piétiner  dans  la  boue,  les  gardes  natio- 
naux pénètrent,  vers  onze  heures  du  soir,  dans  les 
avenues  de  Versailles. 


» 


1  Ms.   Bibliothèque  nationale,   fonds   français,    n°    7000,   pièce  de  ' 
3052  livres  16  sols  et  3  deniers,  y  compris  le  pourboire  du  charretier. 
H  y  a  parmi  ces  manuscrits  des  documents  curieux  qui  ont  été  négligés 
par  les  historiens  de  la  Révolution. 


106  LIVRE    PREMIER. 

Le  peu  d'autorité  qu'avaient  gardée  les  chefs  achève 
de  s'évanouir  dans  le  désordre  de  cette  course  noc- 
turne et  devant  le  spectacle  que  présente  Versailles  : 
des  femmes  demi-nues  sous  les  lanternes,  un  brasier 
sur  la  place  d'Armes.  Des  êtres  qui  se  profilent  sur  la 
flamme  font  griller  un  cheval,  s'en  disputent  les  lam- 
beaux; quelques  coups  de  fusil  éclatent  encore  '..  La 
Fayette  occupe  les  portes  du  château,  il  s'imagine 
toujours  qu'il  pourra  retenir  des  déserteurs,  comme 
des  soldats  disciplinés,  par  le  point  d'honneur;  il  fait 
appel  à  la  loyauté  des  gardes  nationaux;  il  leur  confie 
la  défense  du  Roi.  Il  affirme  que  tout  danger  est  con- 
juré; il  envoie  M.  de  Gouvion,  son  major  général,  ras- 
surer les  Parisiens  privés  de  leur  milice  2;  il  se  retire 
en  toute  sécurité  à  l'hôtel  de  Noailles,  il  s'endort. 

A  deux  heures  du  matin,  le  sommeil  et  le  silence 
couvrent  Versailles.  On  n'entend  plus  que  le  pas  des 
sentinelles  parisiennes  qui  montent  leur  garde  aux 
grilles  du  château  3,  —  «  Ce  sont  les  anciens  gardes- 
françaises,  dit  le  ministre  de  la  guerre,  le  Roi  peut 
dormir  tranquille.  » 

A  cinq  heures  du  matin,  M.  d'Aguesseau  *,  major 
des  gardes  du  corps,  s'avance  dans  la  cour  au  milieu 
de  ces  protecteurs.  —  «  Ce  sont,  lui  crie  un  homme 


1  Miot  de  MÉlito,  Mémoires. 

2  Déposition  222. 
a  Ibid.  202. 

4  Ibid.  212. 


AVANT    L'EMIGRATION.  107 

du  peuple,  les  troupes  de  la  liberté,  ce  ne  sont  pas  les 
esclaves  d'un  despote  !  » 

Un  quart  d'heure  après,  il  voit  ces  esclaves  s'humi- 
lier devant  la  première  sommation  du  peuple,  ouvrir 
la  grille  à  une  troupe  d'hommes  arme's  de  lances  et  de 
piques,  qui  les  flattent,  les  entraînent,  pénètrent  avec 
eux  dans  le  château. 

On  sait  comment  les  deux  gardes  du  corps, 
MM.  de  Miomandre  et  du  Repaire,  furent  percés  de 
coups  en  défendant  la  porte  de  la  Reine,  comment 
Marie-Antoinette  se  montra  à  la  fenêtre,  dédaigneuse 
du  danger,  et  comment  ce  danger  séduisit  La  Fayette, 
qui  se  précipita  à  côté  de  la  Reine  et  lui  baisa  la  main. 

La  garde  nationale  ramena  triomphalement  le  Roi 
et  sa  famille  à  Paris  :  elle  tirait  des  coups  de  fusil, 
stationnait  au  milieu  des  villages  déjà  épuisés  de  vivres 
dans  la  nuit;  elle  mit  plus  de  six  heures  à  faire  le 
trajet.  A  travers  ses  rangs,  des  hommes  venaient  pré- 
senter devant  la  voiture  royale  les  têtes  des  deux  gardes 
du  corps  assassinés  la  veille  '.  Des  officiers  de  la  garde 
nationale  voulurent  écarter  ces  trophées  :  —  Vous 
avez  raison,  répondent  les  porteurs  de  piques  2,  nous 
allons  remplacer  ces  têtes  par  les  vôtres  ! 

La  Fayette,  déçu  une  fois  de  plus  dans  ses  illusions, 

1  Le  fait  est  confirmé  par  plusieurs  témoins.  Voir  les  Mémoires  de 
la  comtesse  de  Béarn  et  ceux  du  comte  de  Neuilly,  qui  ont  été  témoins 
oculaires. 

2  Poissonnikr-Desperrieres,  Mémoires,  p.  46. 


108  LIVRE   PREMIER. 

désolé  de  n'avoir  pas  été  suivi  à  Versailles  par  les  bour- 
geois, qui  auraient  pu  mettre  obstacle  à  la  trahison  des 
gardes  soldés,  dit  à  ses  officiers  '  :  «  Nous  sommes 
perdus  si  le  service  continue  à  se  faire  avec  une  aussi 
grande  inexactitude.  Les  Américains  ont  quitté 
sept  ans  leurs  foyers.  »  Les  femmes  célébrèrent  leur 
victoire  avec  intempérance  ;  un  pamphlétaire  leur  con- 
seilla, les  jours  suivants,  de  ne  plus  faire  «  des  quêtes 
qui  les  avilissent,  de  ne  jamais  boire  avec  excès2  »  . 

Elles  deviennent  à  partir  de  ce  jour  les  souveraines 
de  Paris,  elles  dominent  l'Assemblée,  elles  multiplient 
le  spectacle  du  supplice  qu'elles  venaient  d'imaginer 
pour  les  plus  jeunes  d'entre  elles  :  elles  s'assemblent 
pour  fouetter  les  femmes  qui  sortent  d'une  église, 
celles  qui  portent  le  costume  de  religieuse3,  celles  qui 
n'ont  pas  dans  leurs  cheveux  la  cocarde  nationale  : 
«  sans  égard  aux  supplications  et  aux  larmes,  elles 
procèdent  à  leur  office  impudique  et  traitent  comme 
esclaves  celles  qui  ne  portent  pas  les  insignes  de  la 
liberté  *  »  .  Pour  une  parole  qui  déplaît  dans  une  foule, 
elles  fouettent  encore  «  avec  beaucoup  d'indécence,  et 
après  les  plus  horribles  vociférations5  »  .  Les  petits  jour- 
naux et  les  pamphlets  se  réjouissent  de  ces  aventures, 

1  Mémoires  historiques  sur  La  Fayette.  Paris,  an  II. 

2  Les  Héroïsmes  de  Paris,  Ribliothèque  nationale,  Lb  ;  39  ;  2411. 

3  En  mai  1790.  Mémoires  de  tous  (La  Fayette),  t.  IV,  p.  152. 

*  Lairtdllier,  Femmes  célèbres.   Voir  Père    Duchesne,   n°  285  et 
lettre  67. 

8  Schmidt,  t.  II,  p.  271. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  10» 

simulent  le  re'cit  de  la  victime  sur  «  ce  châtiment  hon- 
teux qui  m'a  été  longuement  infligé  '  » ,  la  montrent 
délicate  et  frissonnante  quand  elle  est  troussée  par  les 
bras  velus  des  tricoteuses  et  meurtrie  sous  leurs 
savates.  Le  souvenir  des  figures  entrevues  dans  nos 
récentes  émeutes  ne  donne  aucune  idée  de  ce  qui 
grouillait  à  Paris  dans  les  grandes  journées  de  la  Révo- 
lution :  poissardes  aux  voix  rauques  et  aux  ventres 
monstrueux,  ravaudeuses  aux  gorges  tannées,  reli- 
gieuses d'ordres  mendiants  qui  avaient  gardé  leur 
crasse,  galeuses,  scrofuleuses,  monde  puant  et  hurlant. 
—  «  On  parle  de  Dieu,  dit  une  femme2,  Dieu  est  de 
l'aristocratie.  » 

Femmes  avinées  et  tueurs  ensanglantés  se  rencon- 
trent au  Palais-Royal,  où  les  «  filles  publiques  »  font 
le  désespoir  de  la  police3.  Là  sont  recueillies  exacte- 
ment les  têtes  de  ceux  qui  ont  été  massacrés  par  le 
peuple.  Là  sont  écoutés  Camille  Desmoulins,  caute- 
leux et  bilieux;  Saint-Huruge,  hideux  et  prêt  à 
assommer  un  contradicteur  avec  son  poing  de  colosse. 
Là  d'Épréménil,  jadis  l'idole  du  peuple,  est  reconnu, 
déchiré,  et  dit  doucement  à  Pétion  qui  réussit  à  le 
sauver  :  «  L'an  dernier,  monsieur,  ils  me  portaient  en 
triomphe.  »  Là  s'étalent  les  gorges  nues,  les  tréteaux 


1  Dialogue  entre  un  noble  et  sa  femme  qui  fut  fessée  au   Palais- 
Royal,  juillet  1789. 

2  Perrière  à  Garât,  6  juin  1793.  Schmidt,  t.  II,  p.  7. 

3  Ibid.,  p.  443. 


110  LIVRE   PREMIER. 

et  les  tripots.  Les  boulevards  ne  sont  pas  plus 
calmes  :  y  passer  les  cheveux  tressés  et  en  habit  de 
soie,  c'est  attirer  plusieurs  centaines  de  vagabonds,  se 
faire  déchirer  et  pousser  vers  une  lanterne.  M.  de  Gouy 
d'Arcy '  est  arrêté  avec  sa  famille  et  maltraité  par  le 
peuple  :  «  Je  considère,  dit-il  paisiblement,  l'impor- 
tance extrême  de  mettre  un  frein  à  l'anarchie  qui 
nous  désole.  »  Nul  secours.  Chacun  est  réduit  à  ses 
seules  forces  contre  le  brigandage;  les  gardes  natio- 
naux sont  plutôt  tentés  de  prendre  le  parti  du  tire- 
laine.  M.  Contant  de  l'Isle,  procureur  au  Parlement2, 
«  passait  dans  son  cabriolet  par  la  rue  de  l'Ancienne- 
Comédie;  un  petit  domestique  qu'il  avait  chassé  depuis 
plusieurs  jours  a  couru  au  corps  de  garde  et  en  a 
requis  l'assistance  pour  faire  à  son  ancien  maître 
l'affront  d'arrêter  sa  voiture,  sous  le  prétexte  qu'il  ne 
l'avait  point  payé  de  la  totalité  de  ses  gages.  Le  corps 
de  garde  a  exécuté  contre  un  domicilié  ce  dont  il  était 
requis  par  un  homme  que  l'on  peut  dire  sans  aveu.  Le 
citoyen  a  été  arrêté,  l'officier  de  garde  a  ordonné  que 
M.  Contant  serait  mené  au  district.  Un  officier  muni- 
cipal qui  accompagnait  M.  Contant  a  vainement 
représenté  à  l'officier  qu'il  était  sans  pouvoir  pour 
donner  de  tels  ordres.  Il  n'est  point  de  citoyen  qui 
puisse  sortir  de    chez   lui    avec  l'assurance   de   n'être 

1  Ms.    Bibliothèque    nationale,     11697,     Gouy    d'Arcy    à    Bailly, 
1er  juin  1791. 

2  Ibid.,  11697.  Bailly  à  La  Fayette,  du  31  octobre  1790. 


AVANT    L'EMIGRATION.  111 

point  insulté.  »  Un  libraire  du  Palais-Royal,  le  sieur 
Gâté1,  se  plaint  qu'on  ait  pillé  sa  boutique  malgré  la 
demande  de  secours  qu'il  avait  adressée  au  major 
général  de  la  garde  nationale  :  «  Il  en  a  été  quitte, 
écrit  tranquillement  M.  de  Gouvion,  pour  l'enlèvement 
de  quelques  papiers  qui  ont  été  brûlés.  » 

La  demande  de  secours  est  inutile,  car  la  garde 
nationale  est  complaisante  pour  le  désordre  :  le  bois  de 
Vincennes  et  le  bois  de  Boulogne  sont  dévastés  2.  — 
Mais,  répond  La  Fayette  3,  comment  puis-je  empêcher 
ces  vols  ?  «  L'été  dernier,  un  détachement  a  marché 
dans  le  bois  de  Vincennes,  les  volontaires  ont  refusé  de 
faire  les  saisies  requises  par  les  officiers  de  la  maîtrise.  » 

Les  approvisionnements  amassés  par  la  Commune 
de  Paris  ne  sont  pas  davantage  en  sûreté.  «  La  muni- 
cipalité, dit  Bailly4,  aurait  besoin  d'un  détachement 
sûr  pour  protéger  le  commerce  des  blés...  »  «  La  mu- 
nicipalité 5  a  établi,  à  la  communauté  de  l'Enfant- 
Jésus,  un  magasin  où  elle  conserve  une  quantité  consi- 
dérable de  riz,  et  quelquefois  des  blés;  il  s'élève  des 
craintes  a  cet  égard.  On  assure  que  ce  magasin  est 
menacé;  il  n'y  a  pas  longtemps  que  dans  ce  quartier 
un  homme  a  été  assassiné  sans  qu'il  ait  pu  avoir  aucun 
secours.  » 

1  Ms.  Bibliothèque  nationale,  11697.  Gouvion  à  Bailly,  22  mai  1790. 

2  lbid.,  Bailly  à  La  Fayette,  27  octobre,  7  et  21  novembre  1790. 

3  lbid.,  La  Fayette  à  Bailly,  25  novembre  1790. 

4  lbid.,  5  novembre  1789. 

5  lbid.,  19  novembre  1789. 


112  LIVRE    PREMIER. 

L'impôt  municipal  est  également  en  danger;  les 
contrebandiers  ont  forcé  la  barrière  de  Believille, 
«  ils  menacent  de  pendre  les  préposés  '  » . 

L'hôtel  de  Castries,  rue  de  Varennes,  est  saccagé  par 
le  peuple  sans  qu'il  y  reste  un  meuble  :  la  garde  natio- 
nale se  montre  quand  tout  est  détruit,  et  le  peuple, 
glorieux  de  cette  prouesse,  va  «  travailler  l'hôtel  de 
Montmorency  2  »  .  Les  boutiques  des  boulangers  sont 
pillées,  les  boulangers  quelquefois  accrochés  à  une  lan- 
terne 3  ;  le  pain  est  enlevé  sur  les  marchés  à  mesure 
qu'il  y  est  apporté4;  le  riz  est  volé  au  marché  des 
Innocents,  les  pommes  de  terre  partout5.  Pour  qu'une 
diligence  puisse  s'éloigner  de  Paris  sans  être  dépouillée 
à  la  sortie  des  barrières,  il  faut  la  faire  escorter  par  six 
cavaliers  de  la  garde  nationale,  soutenus  au  besoin 
«  par  les  commandants  des  bataillons  les  plus  voi- 
sins 6  »  .  D'autres  escortes  doivent  protéger  les  per- 
sonnes que  les  journalistes  entreprennent  de  faire 
égorger  par  le  peuple,  Mirabeau  le  jeune  le  23  juin  1 790, 
Necker  le  8  septembre  1790,  les  habitants  du  château 
de  Villiers  le  12  novembre  1790,  les  voyageurs  lyon- 
nais le  14  janvier  1791.  Les  voleurs  sont  à  l'aise,  ils 
«  guettent  les  moments  du  passage  des  patrouilles  et 

1  Lft  Fayette  à  Bailly,  13  août  1790. 

2  Lenfant,  Correspondance,  t.  Ier,  p.  24  et  33. 

3  François,  le  21  octobre  1789. 

4  Rapports  de  police,  Schmidt,  t.  II,  p.  443. 

5  Ibid.,  p.  457. 

0  Bailly  à  Gouvion,  11  mars  1791. 


AVANT    L'EMIGRATION.  113 

savent  en  saisir  les  intervalles  pour  faire  leurs  coups  '  »  . 
Le  zèle  ne  manquait  pas  dans  les  paroles  :  «  Tous, 
dit  d'Arblay,  le  chef  d'état-major  '2,  tous  voulant  juger 
par  eux-mêmes,  tirant  de  cent  manières  différentes,  et 
presque  tous  des  fous  absolument.  »  —  «  Tous,  écri- 
vent-ils 3,  nous  avons  tous  promis  à  la  patrie  nos  armes, 
à  la  loi  notre  soumission,  au  ciel  notre  liberté.  »  On 
les  trouve  sans  reproche  quand  il  s'agit  de  se  faire 
nourrir  par  la  commune  sous  le  prétexte  de  fêtes  patrio- 
tiques, comme  celle  qui  est  donnée  «  en  mémoire  des 
citoyens  tués  à  Nancy4  »  ;.ou  de  saisir  les  occasions  de 
piller  voitures  et  bateaux,  comme  au  moment  de  la 
fuite  du  Roi  à  Varennes.  Les  gardes  nationaux  sont 
quelquefois  invités  par  le  département  à  restituer  la 
cargaison  d'un  navire  qui  descendait  la  Seine,  ou  les 
armes  qui  étaient  destinées  aux  communes  voisines  : 
«  Le  département  rappelle  aux  gardes  nationales  le 
respect  qu'ils  doivent  aux  lois  qui  assurent  les  pro- 
priétés5. »  Us  se  volent  entre  eux  :  les  bataillons  des 
Gordeliers  et  de  Bonne-Nouvelle  enlèvent  au  bataillon 
de  Belleville  des  canons  que  ceux-ci  avaient  dérobés 
au  maréchal  de  Ségur  dans  son  château  de  Romain- 


1  Ms.  Bibliothèque  nationale,  11697,  lot.  55.  Bailly  à  La  Fayette, 
10  avril  1790. 

2  Frasces  Burney,  Diary,  t.  V,  p.  375. 

3  Ms.  Archives  nationales,  C.  2  ;  435,  du  18  novembre  1790. 
*  Ms.  Bibliothèque  nationale,  fonds  français,  7000,  fol.  64. 

5  Délibération    du    département,    publié   par  Schmidt  ,  p.    37,  48 
et  51. 


114  LIVRE    PREMIER. 

ville  ' .  —  Je  voudrais  bien  les  faire  restituer,  écrit  La 
Fayette,  mais  «  je  ne  me  permettrais  pas  de  leur 
ordonner  la  remise  de  ces  canons,  je  craindrais  qu'un 
refus  ne  compromît  mon  autorité  !  » 

Il  n'osa  pas  davantage  ordonner  une  réorganisation 
de  l'artillerie  :  «  Nous  avons,  dit-il,  un  grand  nombre 
de  pièces  embarrassantes  par  leur  calibre  ou  leurs 
défauts  2  »  ;  impossible  de  les  refondre,  car  «  on  a  été 
jusqu'à  dire  que  je  voulais  dégarnir  la  capitale  de  son 
artillerie  3  »  . 

Les  mutins  étaient  sévères  contre  La  Fayette,  malgré 
ses  soucis  de  «  calmer  toutes  les  inquiétudes  et  de  tran- 
quilliser le  public  toujours  prêt  à  s'alarmer i  »  .  Ils 
reprochaient  à  ses  partisans  de  «  semer  des  germes 
d'aristocratie  dans  une  révolution  toute  populaire 5  »  . 
C'est  sur  eux  qu'on  rejette  «  la  faute  de  toutes  les  vio- 
lences qu'il  a  fallu  commettre  »  .  Un  autre  dit 6  :  «  Nous 
avons  vu  avec  douleur  la  garde  nationale  armée  contre 
les  citoyens,  employer  la  force,  se  faire  protectrice  de 
la  tyrannie  fiscale;  auriez-vous  pris  les  malheureux  que 
la  misère  réduit  à  la  nécessité  d'être  contrebandiers 
pour  des  bêtes  fauves?  » 


1  Ms.  Bibliothèque  nationale,  11697,  du  21  mai  1790. 

2  La  Fayette  au  corps  municipal,  8  novembre  1790. 

3  Ms.  11697,  du  13  décembre  1790. 
'<  Ibid. 

5  Vie  de  Hoche. 

(i  Ms.  Bibliothèque  nationale,  fonds  français,  6576,  papiers  dits  de 
Doni  Pacotte;  11  mars  1790,  Mémoire  de  Boiteux  de  Beaulieu. 


AVANT    L'EMIGRATION.  115 

L'opinion  est  pour  les  voleurs  contre  la  loi,  non 
dans  le  peuple  seulement,  mais  jusque  parmi  les  chefs 
de  la  garde  nationale.  Le  major  général  Gouvion  écrit 
à  propos  d'une  plainte  de  madame  de  Béthune  à  qui 
l'on  avait  volé  deux  fois  en  une  semaine  les  grilles  des 
soupiraux  de  ses  caves  : 

«  J'ai  l'honneur  d'observer  à  M.  le  maire  que  je 
reçois  continuellementdes  réclamations  de  cette  espèce, 
surtout  des  personnes  qui  ont  l'habit  national  en 
horreur...  H  y  a  trois  jours  que  j'ai  reçu  une  demande 
de  cette  nature,  et  qui  n'était  signée  que  par  des  mar- 
quis, comtes  et  barons  '.  »  Ou  bien  au  sujet  des  émeutes 
de  Montmartre2  :  «  Quand  des  hommes  veulent  se 
battre  et  que  l'on  n'a  pas  une  autorité  directe  sur  eux, 
je  crois  que  ce  que  l'on  peut  faire  de  mieux  est  de  les 
abandonner  à  eux-mêmes.  J'ai  donc  l'honneur  de  vous 
proposer  de  faire  retirer  les  forces  que  nous  avons  à 
Montmartre.»  Ou  encore3:  «  Il  serait  peut-être  inté- 
ressant de  laisser  quelquefois  le  peuple  abandonné  à 
lui-même,  afin  de  voir  jusqu'à  quel  point  on  peut  avoir 
confiance  en  lui...  Je  trouve  dur  que  les  fêtes  données 
au  peuple  soient  toujours  troublées  par  l'aspect  des 
baïonnettes.  » 

Aussi  les  modérés,  s'ils  ne  peuvent  pas  fuir  Paris, 
renoncent  au  service  de  la  garde  nationale.  A  partir 

1  Ms.  11697,  Gouvion   à  Bailly,  17  janvier  1790  (marquée  1791). 
5  Ibid.,  26  mars  1790. 
3  Ibid.,  14  février  1790. 

8. 


/ 


v' 


116  LIVRE    PREMÏER. 

des  journées  d'octobre,  c'est-à-dire  dans  l'enthou- 
siasme de  1789,  «  les  citoyens  refusent  de  faire  leur 
service  militaire,  et  publient  hautement  leur  refus  par 
des  expressions  indécentes  et  injurieuses  ' ...  Tantôt  un 
officier2  et  partie  des  soldats  quittent  leur  poste...  plus 
d'une  fois  la  garde  n'a  été  relevée  qu'après  plusieurs 
jours.  »  Ou  bien  le  service  est  fait  par  des  remplaçants 
payés  ;  or  «  des  gens  3  qui  sont  réduits  à  vivre  des  gardes 
qu'ils  ont  l'occasion  de  monter,  ne  sont  pas  assez  sûrs  »  . 

La  Fayette  eut  encore  assez  de  prestige  pour 
entraîner  ses  gardes  nationaux  contre  les  bandes  qui 
signaient,  au  Champ  de  Mars,  un  manifeste  contre  la 
Constitution,  le  15  juillet  1791.  Il  tentait  ce  jour-là 
une  entreprise  audacieuse;  ses  grenadiers  n'étaient 
nullement  décidés  à  lui  obéir. 

«  Je  ne  sais  à  quel  point  compter  sur  eux,  écrit  le 
major  général4,  car  j'ai  été  obligé  de  renvoyer  des 
hommes,  attendu  que  les  têtes  fermentaient.  Mes 
moyens  sont  bien  épuisés.  »  Dans  le  bataillon  du  Jardin 
des  plantes,  une  rixe  éclata;  les  uns  criaient  :  Vive  La 
Fayette!  les  autres  :  Vive  Pétion!  Larevellière-Lépeaux, 
qui  arrivait  de  province  et  qui  avait  revêtu,  pour  ce 
jour,  un  uniforme  de  garde  national  de  Paris,  se 
prévalut    de    sa  qualité    de  voyageur  pour  reprocher 


1  Gouvion  à  Bailly,  20  octobre  1789. 

2  lbid.,  4  mars  1790. 

3  lbid.,  28  janvier  et  4  mars  1790. 
''Ibid.,  15  juillet  1791. 


AVANT    L'EMIGRATION.  117 

«  la  mutuelle  inconvenance  »  de  ces  cris  ' .  Des  brigands 
cherchèrent  à  s'introduire  par  le  jardin  de  la  place  du 
Palais-Bourbon  chez  La  Fayette,  pour  assassiner  sa 
femme.  «  Je  me  rappelle,  dit  sa  fille,  les  cris  affreux 
que  nous  entendîmes.  »  Mais  on  est  toujours  écouté 
quand  on  montre  de  l'énergie.  La  Fayette  commanda 
le  feu  contre  les  insurgés;  il  y  eut  onze  ou  douze  tués 
et  autant  de  blessés.  «  La  postérité  ne  croira  jamais 
que  le  protecteur  de  la  liberté  américaine  se  soit  avili 
au  point  de  commander  à  des  hommes  qui  auraient  la 
bassesse  de  devenir  les  tyrans  de  leurs  concitoyens2.  » 
Défendre  la  loi,  c'est  opprimer  le  peuple,  il  est  trop 
tard  pour  parler  de  la  loi. 

La  Fayette  donne  sa  démission  en  octobre  1791. 
Dès  lors  la  garde  nationale  est  finie.  Ses  compagnies 
deviennent  un  instrument  de  domination  entre  les 
mains  d'Hanriot.  Elle  se  consacre  aux.  visites  domi- 
ciliaires :  madame  Vigée-Le  Brun  3  voit  entrer  dans 
son  atelier  des  gardes  nationaux  avec  leurs  fusils; 
«  la  plupart  étaient  ivres  et  portaient  des  figures 
effroyables  ».  En  vain  Louis  XVI  essaye  de  rallier  les 
plus  honnêtes  et  leur  présente  son  fils  en  uniforme  de 
garde  national  :  «  C'est  pour  nous  tromper,  dit  un 
officier  du  bataillon  de  la  Croix-Rouge4,  qu'ils  ont  mis 


1  Lauevellièue,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  114. 

2  Ms.  Bibliothèque  nationale,  fonds  français,  6576. 
s  Mémoires,  t.  Ior,  p.  128. 

4  Malouet  à  Mallet  du  Pan,  Mvllet  du  Pas,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  301. 


118  LIVRE    PREMIER. 

notre  habit  à  cet  enfant.  »  Les  brigands  de  Marseille 
sont  des  associés  bien  plus  séduisants  pour  les  gardes 
nationaux  de  Paris  :  avec  eux  se  multiplient  les  fruc- 
tueuses perquisitions  chez  les  suspects;  ils  envahissent 
ensemble  les  Tuileries;  ensemble  ils  vont  se  livrer  aux 
massacres  dans  les  prisons  :  on  y  reconnaît  les  Mar- 
seillais à  leur  patois1,  les  gardes  nationaux  à  leur  uni- 
forme2. Les  Marseillais  touchent,  durant  les  deux  mois 
de  leur  séjour  à  Paris,  trente  sols  par  jour,  plus  le  prix 
de  leurs  armes,  plus  une  gratification  de  trois  mille 
livres 3  ;  ils  s'abstiennent  de  rejoindre  les  armées  :  ils 
retournent  lentement  à  Marseille,  où  ils  font  leur  rentrée 
le  22  octobre  sous  des  arcs  de  triomphe;  des  jeunes 
filles  leur  apportent  des  lauriers. 

Une  femme  de  génie  venait  de  dire  peu  de  mois 
auparavant,  en  jetant  les  yeux  sur  la  France  4  :  «  Quand 
viendra  César?  oh!  il  viendra,  gardez-vous  d'en 
douter!  » 

1  Mémoires  de  Sicard,  de  Saurin,  de  Journiac  Saint-Méard,  de 
Bertrand  de  Molleville  et  de  la  duchesse  de  Tourzel. 

2  Mémoires  de  la  comtesse  de  Béarn,  et  procédure  de  l'an  IV. 

3  Ternadx,  t.  III,  p.  126. 

1  Catherine  II  à  Grimm,  13  janvier  1701,  p.  503  du  tome  XXIII, 
Société  de  l'histoire  de  Russie. 


AVANT    L'EMIGRATION.  119 

IV 

NULLE     DÉFENSE     CONTRE     LE     VOL     ET     LE     MEURTRE. 

Pas  plus  de  sécurité  hors  du  gouffre  :  les  villes  de 
province  sont  aussi  dangereuses  à  habiter  que  Paris, 
les  paysans  sont  aussi  féroces  que  le  peuple  de  Paris. 
Les  maîtres,  qui  s'étaient  accoutumés  à  les  voir  obsé- 
quieux, et  qui  avaient  été  instruits  à  se  fier  en  la  naï- 
veté de  l'homme  des  champs,  ne  pouvaient  s'expliquer 
les  brutalités  subites  que  leur  infligeaient  ces  créatures 
qu'ils  croyaient  généreuses.  Les  villageois,  dit  une 
dame,  étaient  pires  que  la  populace  des  villes,  ils  arrê- 
tèrent ma  voiture,  me  firent  descendre;  «  je  marchais 
au  milieu  d'eux,  accompagnée  de  mots  si  infâmes,  que 
je  souffrais  plus  de  les  entendre  que  je  n'étais  effrayée 
de  leurs  menaces  » .  Au  fond  de  l'Auvergne,  madame 
de  Montagu,  adorée  jusqu'alors,  ne  peut  pénétrer  dans 
le  village  sans  entendre  crier  :  A  la  lanterne!  par  des 
malheureux  qui  ne  savent  pas  ce  que  c'est  qu'une 
lanterne. 

Dans  les  premiers  temps  on  compte  obtenir  justice  : 
«  Vous  savez,   écrit  un  habitant  du   Périgord  *,  que 


1  Le  chevalier   de  Tessière  à   l'abbé   de  l'Épine,   19  février  1790. 
Ms.  Bibliothèque  nationale,  fonds  Périgord,  vol.  10V,  lettre  681. 


120  LIVRE    PREMIER. 

nous  sommes  brûlés  ici  comme  dans  tant  d'autres 
paroisses;  nous  sommes  d'accord  pour  obtenir  justice, 
d'autant  qu'il  est  bien  intéressant  dans  l'intérêt  de 
tous  les  citoyens  d'arrêter  cet  esprit.  »  L'homme  est 
tendre  pour  son  semblable,  on  vient  de  le  découvrir, 
d'autant  plus  tendre  qu'il  est  plus  voisin  de  la  nature; 
rien  ne  sera  plus  aisé  que  d'arrêter  les  incendies  en 
faisant  appel  aux  vertus  rurales,  en  détruisant  les  der- 
nières traces  de  la  féodalité  :  les  seigneurs  se  hâtent 
de  se  mêler  à  ce  bon  peuple  ;  ils  brûlent  leurs  papiers 
et  dansent  en  rond  autour  du  foyer  «  au  son  d'une 
musique  volontaire  »  ;  ou  bien  «  dans  la  fosse  où  allait 
être  planté  l'arbre  de  la  liberté,  ils  versent  à  plein  sac 
les  dîmes,  les  cens,  les  rentes  » ,  pour  que  les  pré- 
cieuses racines  s'alimentent  de  ces  débris  '  ;  le  citoyen 
ex-seigneur  de  Champigny-sur-Vende,  propriétaire  de 
la  ci-devant  terre  de  Ghampigny,  envoie  ses  titres  de 
propriété,  en  exprimant  ses  regrets  de  n'être  pas 
auprès  de  ses  concitoyens  «  pour  avoir  l'avantage  d'y 
mettre  le  feu  le  premier  »  .  L'illusion  reste  tenace  chez 
plusieurs.  Aucun  déni  de  justice,  aucune  faiblesse  des 
autorités  n'ouvre  les  yeux  :  «  Les  imbéciles  et  les  fri- 
pons qui  sont  partout  en  place  rendent  le  gouverne- 
ment plus  insupportable  a  »  ,  mais  on  ne  se  résigne  à 
l'émigration  qu'après  avoir  perdu  tout  abri  et  toute 

1  Marquis  de  Labokde,  les  Archives  de  la  France,  p.  234  et  suiv. 

2  Lauraguais  à  Barras,  p.   9   de  l'édition   des  Lettres  à  la  duchesse 
d'Orsel. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  121 

chance  de  salut.  «  Un  ci-devant  a  été  homicide  » ,  se 
contente  d'écrire  le  directoire  de  département  qui  est 
lui-même  tremblant  devant  le  comité  révolutionnaire. 

Les  comités  surgissent  dans  le  moindre  hameau  :  il 
y  en  a  cinquante-deux  mille  en  France,  ils  comprennent 
près  de  six  cent  mille  membres  qui  touchent  chacun 
3  livres  par  jour  '.  Contre  ces  tyrans  de  village  point 
de  recours  :  ils  peuvent  faire  évader  les  assassins"2, 
voler  l'argent  des  banquiers 3,  l'Assemblée  ne  se  permet 
pas  un  blâme. 

L'impunité  est  telle,  que  le  villageois  vient  enlever 
au  château  ce  qui  lui  convient,  emmène  et  enferme 
dans  ses  granges  la  femme  et  les  enfants  du  seigneur 
comme  otages  pour  le  remboursement  des  redevances 
qu'il  a  payées  les  années  précédentes  :  «  On  nous 
brûlait,  dit  madame  de  Lâge  4,  on  nous  assassinait  dans 
nos  châteaux,  on  nous  massacrait  sur  les  chemins.  » 
Les  étrangers 5  rencontraient  des  seigneurs  à  demi  nus 
avec  leurs  familles  qui  s'échappaient  vers  une  ville. 
Ceux  qui  fuyaient  en  voiture  couraient  des  dangers 
continuels;  ils  ne  circulaient  que  de  nuit  pour  n'être 
point  arrêtés  à  chaque  village  :    «  J'éprouvais,  dit  une 


1  Loi  du  5  septembre  1793.  Voy.   Convention  nationale,  Cambon, 
les  17  brumaire  an  II  et  6  frimaire  an  III. 

2  Affaire  de  Vilfort  (Lozère),    Courrier  de   l'Europe    du    22    dé- 
cembre 1791. 

3  Commune  de  Belfort,  vol  de  483,000  livres  à  la  maison  Hottinguer. 
*  Souvenirs,  p.  135. 

5  Youkg,  t.  Ier,  p.  149. 


122  LIVRE    PREMIER. 

femme,  une  telle  terreur,  qu'il  m'en  est  resté  une 
impression  de  malaise  toutes  les  fois  que  je  voyage  la 
nuit.  »  Une  nuit,  la  voiture  où  elle  se  trouve  avec  sa 
servante  Rosalie  est  arrêtée  :  «  Ils  nous  injuriaient  et 
nous  disaient  des  grossièretés  impossibles  à  imaginer; 
nous  nous  embrassâmes,  Rosalie  et  moi,  résignées  à 
mourir  et  songeant  seulement  que  ces  malheureux  pou- 
vaient nous  faire  beaucoup  souffrir  ' .  » 

Rester  au  château,  c'était  défier  l'opinion  :  contre 
■ces  insolents  le  campagnard  était  sans  pitié;  des 
hommes  assemblés  de  plusieurs  paroisses  accouraient 
«  tambour  battant  et  un  drapeau  déployé,  ils  poussaient 
des  hurlements  en  s'invitant  mutuellement  au  pil- 
lage2 ».  On  les  voit,  par  exemple,  à  Montcuq  (Lot), 
emporter  le  blé,  les  lits,  les  matelas,  cent  vingt  draps, 
quarante-deux  douzaines  de  serviettes,  cinquante- 
quatre  nappes,  deux  cent  quarante  chemises,  onze 
robes  de  soie,  douze  robes  de  mousseline  ou  indienne, 
douze  jupes  de  basin,  trente-deux  paires  de  bas  de 
soie,  cinq  tentures  de  tapisserie  d'Aubusson...  La  mar- 
quise de  Pechvigairal-Fondani,  ainsi  dépouillée,  est 
réduite  à  vivre  «  aux  frais  des  personnes  charitables  »  , 
qui  la  nourrissent  et  l'habillent;  sa  tante,  âgée  de 
quatre-vingt-quatorze  ans,  est  jetée  le  même  jour  sur 


1  Marquise  de  Lage,  Souvenirs,  p.  50. 

*  Ms.  Archives  nationales,  AF.  III,  36,  131,  Mémoire  au  conseil 
des  Cinq-Cents  sur  les  pillages  de  décembre  1791,  à  Saint-Cyprien  et 
à  Montcuq. 


AVANT   L'ÉMIGRATION.  123 

un  tas  de  fumier,  au  milieu  du  village;  elle  y  meurt  en 
regardant  les  paysans  qui  se  partagent  son  linge,  ses 
meubles,  sa  vaisselle  d'étain  et  de  faïence,  le  grain, 
même  les  portes,  même  les  fenêtres. 

Ce  n'est  point  durant  l'époque  nommée  la    Terreur  / 
que  se  passent  ces  scènes,  c'est  tous  les  mois  à  partir 
de  juillet  1789.  L'émigration  s'impose  comme  moyen  / 
unique  de  salut. 

Dès  le  mois  de  juillet  1789,  près  Mamers ',  les  dames  1>*  J  • 
de  Bonneval  et  des  Malets  sont  saisies  par  leurs 
paysans,  qui  se  divertissent  à  leur  casser  les  dents;  un 
fermier  est  traîné  dans  les  rues  de  Mamers  sous  les 
coups;  sa  femme  enceinte,  qui  le  suit  en  pleurant, 
obtient  sa  grâce  quand  il  est  «  tout  défiguré  »  et  quand 
le  peuple  a  l'idée  de  finir  la  journée  en  donnant  les 
étrivières  aux  commis  des  aides.  Dans  cette  seconde 
quinzaine  de  juillet  1789,  le  peuple  du  Mans  écrase 
sous  les  coups  M.  de  Guilly,  lieutenant  de  maré- 
chaussée, les  paysans  des  villages  voisins  brûlent 
vivant  le  vieux  comte  de  Falconnière,  courent  au  châ- 
teau de  Juigné,  saisissent  les  habitants  du  château  et 
leurs  invités,  les  poussent  «  en  les  aiguillonnant  avec 
des  fourches,  après  leur  avoir  coupé  le  nez  et  les 
oreilles  » ,  et  les  déchirent  sans  que  les  gardes  natio- 
naux de  Ballon  puissent  les  faire  épargner  (22  juil- 
let 1789).  Point  d'abri  contre  ces  fureurs,  personne  à 

1  Bûchez  et  Roux,  t.  IV,  p.  169. 


\U\ 


124  LIVRE    PREMIER. 

Bonnétable  n'ose  cacher  la  comtesse  de  Courches, 
traquée  par  les  paysans.  En  Provence,  les  consuls, 
«  revêtus  de  leur  chaperon  »  ,  mènent  les  villageois  au 
pillage  des  châteaux;  dans  le  Dauphiné,  les  châteaux 
étaient  saccagés  avant  le  -4  août  1789. 

C'est  en  août  1789  que  M.  de  Barras  est  découpé 
en  morceaux  devant  sa  femme;  que  la  princesse  de 
Listenay  et  ses  deux  filles  sont  attachées  nues  à  des 
arbres;  que  le  chevalier  d'Ambly  a  les  cheveux  arra- 
chés, est  jeté  sur  un  fumier  et  piétiné  par  les  paysans; 
que  madame  de  Montesu  et  ses  invités  sont  torturés 
pendant  huit  heures  jusqu'à  ce  que,  dévorés  de  soif, 
ils  demandent  de  l'eau  et  sont  noyés  dans  l'étang. 
iljaft  C'est  en  novembre  1789  et  dans  les  mois  suivants 

J  qu'à  Castelnau,  près  Cahors,  on   coupe  la  tête  à  un 

des  frères  de  Bellud  et  l'on  en  fait  dégoutter  le  sang  sur 
les  lèvres  de  l'autre  frère  ;  que  la  comtesse  de  la  Mire 
est  prise  dans  son  château  de  Davencourt  par  ses 
paysans  qui  lui  dépècent  les  bras;  que  M.  Guillin  est 
rôti  et  mangé  sous  les  yeux  de  sa  femme  '  ;  que  les 
abbés  de  Langoiran  et  Dupuy  sont  appelés  dans  la 
«  cour  du  département2  »  ,  à  Bordeaux,  et  que  le  peuple 
«  enlève  leurs  têtes  de  dessus  leurs  épaules  et  les  pro- 
mène au  bout  d'une  pique  »  ;  que  le  peuple,  à  Lyon, 


1  Pour  ces  détails  et  pour  les  noms  des  victimes,  voir  Bûchez  et  Roux, 
t.  IV,  p.  162  à  170;  Taise,  t.  II,  p.  370  à  435;  et  Dom  Piolis,  His- 
toire de  l'Église  du  Mans,  t.  Vil,  p.  39  à  45. 

!  Tribunal  criminel  de  la  Dordogne,  t.  Il,  p.  439. 


AVANT    L'EMIGRATION.  12Ô 

le  jour  de  Pâques,  envahit  une  église  et  soumet  les 
femmes  à  un  supplice  «  non  moins  cruel  qu'indé- 
cent '  »  ;  que  madame  de  Marbœuf  est  étranglée  pour 
avoir  semé  delà  luzerne  au  lieu  de  blé2;  que  M.  de 
Bar  est  brûlé  clans  son  château. 

Il  faut  fuir.  La  fuite  doit  être  subite;  de  même  qu'à 
Pompéi  sous  les  cendres  précipitées,  on  fuit  sans  rien 
emporter.  Le  château  abandonné  s'offrit  comme  le 
témoin  d'un  monde  subitement  détruit  dans  une  cata- 
strophe quand  il  fut  ouvert  par  les  gens  de  loi,  qui  se 
présentaient  quelquefois  avant  les  pillards  pour  procé- 
der à  la  saisie  au  profit  de  la  nation. 

Il  faut  les  voir  au  milieu  de  ces  débris  qui  rappel- 
lent des  heures  de  joie  tout  à  coup  évanouies;  ils 
entrent3,  ils  décrivent  ce  qui  est  dans  le  «  colidor  »  , 
puis  ils  pénètrent  dans  «  un  saloir  contenant  trois 
petites  épaules  de  cochon  couvertes  de  cendre  »  ;  on 
monte  dans  la  chambre  du  comte,  on  trouve  à  côté  de 
son  lit  la  brochure  dont  il  venait  de  suspendre  la  lec- 
ture, intitulée  :  l'Homme  sensibleh\  puis  les  chemises  de 
sa   femme,  les  pelisses    «  satin    olive  avec    des  fleurs 

1  Abbé  Guillon,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  102. 

2  Morellet,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  426. 

3  Inventaire  au  château  de  Gastelpern,  commune  de  Déaze  (Hautes- 
Pyrénées).  Ms.  Archives  nationales,  BH,  1,  08. 

4  Je  crois  que  le  titre  réel  est  :  la  Journée  solitaire  de  l'homme  sen- 
sible, dont  l'auteur  est  le  même  que  celui  du  Coup  d'œil  sur  l'émi- 
gralion ,  an  IX,  Bibliothèque  nationale,  Lb.  43,  152.  Il  v  a 
aussi  l'Homme  à  sentiments,  comédie  en  vers  par  Chéron,  jouée  le 
10  mars  1789. 


126  LIVRE   PREMIER. 

blanches  et  taffetas  cerise  avec  des  petites  mouches, 
une  autre  en  soye  boue  de  Paris  avec  des  petites  fleurs 
blanches,  un  petanler  avec  sa  jupe  en  taffetas  cerise 
moucheté,  un  petanler  avec  sa  jupe  en  taffetas  gorge  de 
pigeon,  un  déshabillé  de  gaze  canari...  »  ;  puis  ils 
mettent  la  main  sur  les  effets  des  servantes,  leurs  che- 
mises sans  manches,  leurs  mouchoirs  de  gaze  pour  la 
gorge,  leur  parlement  de  gaze,  et  jusqu'aux  vieux  bas 
où  elles  ont  laissé  des  «  écus  de  6  livres  et  des  sols  » . 
La  plupart  des  châteaux  furent  brûlés;  quelques-uns 
furent  occupés  par  les  paysans  qui  s'en  partagèrent  les 
chambres  ' ,  d'autres  furent  rendus  après  dix  ans  à  leurs 
propriétaires,  comme  celui  du  comte  de  Pierreclos  qui 
refusa  d'effacer  les  traces  de  l'incendie  et  des  coups  de 
pioche,  pour  ne  pas  perdre  le  souvenir  du  jour  où  sa 
femme  et  ses  filles  s'étaient  cachées  dans  les  bois  pen- 
dant que  les  paysans  dont  il  savait  les  noms  se 
livraient  au  pillage2.  Plusieurs  ruines  se  voient  encore 
sur  un  tertre  inculte,  les  pierres  sont  calcinées,  des 
pans  de  papier  à  dessin  Louis  XVI  pendent  à  des 
plâtras  effondrés,  les  escaliers  n'aboutissent  plus. 
Aujourd'hui  on  feint  la  lassitude  contre  ceux  qui  font 
revivre  ces  détails  :  on  affecte  de  vouloir  écarter  des 
tableaux  importuns,  on  se  rejette  avec  hypocrisie  vers 
la  légende.  Les  incendiaires  sont  protégés  soit  par  la 


1  Àlcxandrine  des  Écherolles,  Une  famille  noble  sous  la  Terreur 
-  Lamartine,  Mémoires,  p.  35. 


AVANT    L'EMIGRATION.  127 

multiplicité  de  leurs  crimes  qui  rend  le  récit  fatigant, 
soitparlessophismes  qui  allèguent  la  peur  de  l'étranger 
ou  la  misère.  L'étranger  n'existait  dans  la  pensée  de 
personne  durant  les  années  1789  et  1790,  années  des 
massacres  les  plus  nombreux.  Les  salaires  s'accrurent 
du  double  '  dès  la  fin  de  1790,  la  journée  du  manœuvre 
monta  de  dix-huit  à  quarante  sols,  celle  de  l'ouvrier  de 
trente  sols  à  trois  francs.  Non,  la  peur  n'a  été  pour 
rien  dans  la  jaquerie,  on  a  tué  par  envie,  par  manière 
d'éteindre  ses  dettes,  par  appât  du  lucre,  souvent  par 
vengeance  privée2.  Ce  sont  crimes  sans  poésie.  Chaque 
fait  démontre  que  l'homme  paisible  était  contraint 
d'émigrer  loin  d'un  pays  sans  loi  où  le  meurtre  restait 
sans  châtiment. 

Nul  n'avait  le  moyen  de  se  défendre.  La  ville  de 
Nîmes  essaye  de  résister  :  elle  est  écrasée  par  l'armée 
de  ligne  qui  est  au  service  de  l'émeute8;  contre  qui 
lutter?  C'est  l'armée,  c'est  l'Assemblée,  c'est  la  France 
qui  se  tournent  non-seulement  contre  les  particuliers, 
mais  contre  les  villes  mêmes  à  la  moindre  pensée  de 

1  Sybel,  t.  II,  p.  264. 

2  Barras,  Mémoires,  fragment  publié  par  M.  Hortensius  de  Saint- 
Albin,  p.  190  :  on  vit  les  membres  du  Comité  de  salut  public  sans 
exception,  au  dire  de  Barras  qui  ne  valait  pas  mieux  et  qui  a  tout  voté 
et  tout  sanctionné,  «  choisir  leurs  ennemis  personnels  avec  une  prédi- 
lection et  une  joie  toute  particulière  pour  les  faire  périr  ». 

•'  Ernest  Daudet,  Histoire  des  conspirations  royalistes  du  Midi y 
notamment  la  bagarre  de  Nîmes.  Voir  aussi  Détails  circonstanciés  des 
excès  qui  ont  eu  lieu  les  2, "3,  4  mai,  et  des  pillages  et  massacres 
commis  a  Nismes,  le  13  juin  1790  et  les  jours  suivants.  Nîmes,  Val- 
leyre,  1790,  in-12. 


128  LIVRE   PREMIER. 

résistance  légale.  L'ami  de  Mirabeau  qui  commande 
la  garde  nationale  d'Aix  est  jeté  en  prison  pour  avoir 
voulu  maintenir  l'ordre1. 

Nul  ne  peut  davantage  se  permettre  de  blâmer  : 
le  blâme  est  coupable.  On  punit  la  servante  d'auberge 
qui  ose  dire  envoyant  déchirer  le  seigneur2  :  «Pourquoi 
maltraiter  ce  ci-devant  qui  n'a  fait  que  du  bien  à  la 
paroisse?»  On  condamne  à  la  prison  les  citoyens  qui 
essayent  d'empêcher  les  assassinats,  «  comme  ayant 
irrespectueusement  anticipé  sur  la  vigilance  munici- 
pale 3  ».  Ni  protection  ni  pitié  pour  les  victimes;  les 
voluptés  de  la  haine  doivent  s'assouvir  sans  contrainte. 

C'est  dans  les  villages  et  les  petites  villes  que  les 
avanies  étaient  plus  poignantes,  au  milieu  des  visages 
connus,  sous  les  regards  satisfaits  ou  apitoyés  des  infé- 
rieurs; les  passions  locales  enveniment  les  taquineries  4. 
On  commence  par  vouloir  humilier,  on  finit  par  tuer. 
Les  femmes  ont  cru  longtemps  qu'elles  ne  couraient 
aucun  danger,  et  ont  hésité  à  émigrer;  mais  c'est  sur 
elles  que  l'outrage  rend  le  mieux  :  leurs  nerfs  plus 
délicats,  leur  chair  plus  révoltée,  leur  fierté  plus  résis- 
tante, procurent  plus  d'agrément  aux  persécuteurs. 
On  tue  ceux  qui  se  défendent,  on  tue  ceux  qui  sont 
riches,  on  tue  pour  une  bonbonnière  en  or  qui  complète 


1  Duchesse  de  Tourzel,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  234. 

2  Tribunal  criminel  de  la  Dordogne,  t.  II,  p.  447. 

3  Abbé  Guillon,  Mémoires,  t.  1",  p.  102. 
i  Corbehem,  Dix  Ans  de  ma  vie,  p.  13. 


AVANT    L'EMIGRATION.  129 

une  collection.  Beugnot  est  proscrit  parce  qu'il  est 
créancier  de  Gouthon  '  ;  Austelz,  notaire  de  Lauterbourg, 
est  déclaré  émigré  parce  que  Finck,  le  receveur  d'enre- 
gistrement, a  voulu  devenir  le  maître  de  sa  maison 
et  de  son  jardin  2.  Madame  du  Barry  est  arrêtée  parce  t 
que  son  nègre  Zamor  veut  se  venger  de  ses  dédains  3.    ÇÇ ,  \âkJi^ 

On  persécute  pour  mieux  voler.  Le  comité  de  la 
Croix-Rouge  (alors  on  disait  du  Bonnet-Rouge)  tout 
entier  est  condamné  aux  galères  pour  vols  au  préjudice 
des  citoyens  suspects;  il  est  gracié4.  Danton  et  ceux 
qui  le  courtisent  sont  accusés  d'être  les  plus  âpres  dans 
cette  exploitation  du  suspect  :  «  D'où  vient  le  faste  qui 
t'entoure?  »  demande  Saint- Just  à  Danton.  Quelques- 
uns  des  siens  trouvent  des  profits  qui  les  rendent  riches 
pour  la  vie,  ils  font  souche  d'honnêtes  gens. 

Plus  bas  que  ceux  qui  pillent  sont  les  flatteurs,  les 
panégyristes  du  vol,  ceux  qui,  comme  Mirabeau, 
excusent  les  excès  contre  «  cette  petite  portion  de  négo- 
ciants dont  se  compose  l'aristocratie  de  l'opulence  B  » , 
ou  contre  le  Trésor  public,  dont  la  caisse  est  pillée  à 
Marseille,  «  non  par  des  brigands,  non  par  des 
voleurs,  mais  par  le  mouvement  soudain  et  irrésistible 
de  l'opinion  publique  »  ;  ou  ceux  qui,  comme  Marat6, 

1  Beugnot,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  184. 

2  Ms.  Archives  nationales,  BB,  I,  71. 

3  Rose  Beutin,  Mémoires,  p.  234. 
•*  Duval,  Souvenirs,  t.  II,  p.  53. 

5  Du  26  janvier  1790. 

6  Ami  du  peuple,  n°  637. 


130  LIVRE   PREMIER. 

trouvent  bon  que  l'on  viole  «  les  décrets  iniques  d'un 
législateur  corrompu  pour  obéir  aux  saintes  lois  de  la 
nature  »  ;  ou  ceux  qui  apprennent  sous  les  jacobins  le 
rôle  de  valet  qu'ils  joueront  avec  expérience  sous  un 
Bonaparte,  comme  Miot,  qui  se  vante  de  traquer  les 
émigrés  en  Toscane  !  ;  ou  ceux  qui  se  gonflent  dans 
leur  vanité  devant  la  souffrance,  comme  le  boucher 
Legendre,  condamné  naguère  pour  vol,  qui  repaît  ses 
yeux  du  spectacle  de  la  douleur  de  la  marquise  de  La 
Fayette,  et  lui  dit  avec  joie  :  «  Vous  étiez  si  insolente 
autrefois2  »  ;  ou  comme  Bourdon  (de  l'Oise),  qui,  au 
dire  de  Robespierre3,  «  s'est  donné  le  plaisir  de  tuer 
des  volontaires  de  sa  main  »  . 

Plus  bas  encore  sont  les  sophistes  qui  jettent  l'hy- 
pocrisie sur  le  crime,  comme  Robespierre,  disant  : 
«  La  Fayette  n'était  pas  à  Paris,  mais  il  pouvait  y 
être  »  ;  comme  Saint-Just,  frappant  de  ses  exactions 
les  habitants  de  Belfort,  parce  qu'ils  sont,  les  uns 
égoïstes,  les  autres  modérés,  les  brasseurs  de  Stras- 
bourg, parce  qu'ils  sont  avides,  les  boulangers,  parce 
qu'ils  sont  inhumains,  et  un  apothicaire,  parce  qu'il 
lui  a  vendu  trop  cher  de  la  rhubarbe;  comme  les  con- 
ventionnels envoyés  dans  Vaucluse,  quand  ils  persé- 
cutent les  familles  qui  n'ont  pas  émigré,  «  pour  leur 
donner  des  regrets  de  n'avoir  point  émigré 4  »  . 

1  Ms.  Archives  nationales,  RR,  1,  69.  Affaire  Chimay. 
s  Marquise  de  Lasteyrie,  p.  333. 

3  Papiers  de  Robespierre,  t.  II,  p.  18. 

4  Ibid.,  t.  le',  p.  105. 


AVANT    L'EMIGRATION.  131 

Tous  sont  hantés  également  par  la  préoccupation 
de  l'argent  :  «  La  fortune  des  fanatiques  condamnés 
assure  à  la  République  un  revenu  d'un  million  » ,  écrit 
Monet,  le  maire  de  Strasbourg,  quand  il  vient  de 
mettre  à  mort  «  les  aristocrates  de  la  municipalité,  des 
tribunaux  et  des  régiments  '  ».  Il  y  a  quinze  cents 
arrestations  à  Toulouse,  autant  à  Bordeaux,  pour 
l'argent.  Fouché  envoie  de  la  Nièvre  de  l'argenterie 
comme  «  oblation  de  l'aristocratie  qui  à  l'article  de  la 
mort  cherche  à  racheter  ses  crimes2  »  .  A  Bayonne,  les 
délégués  de  la  Convention  saisissent  les  dentelles  et  la 
mousseline  sous  le  nom  d'étoffes  pour  pantalons  de 
troupe3;  partout  ils  appellent  argent  caché  l'argent 
qui  est  dans  un  tiroir,  et  ils  le  saisissent  en  vertu  de  la 
loi  du  13  novembre  1793  qui  autorise  la  confiscation 
des  valeurs  cachées. 


V 

SOUFFRANCES  ET  MISÈRES. 

A  partir  d'août  1789,  ceux  qui  étaient  propriétaires 
de  dîmes,  censives  et  rentes  foncières  sont  dépouillés; 
ceux  qui  possèdent  des  terres  sont  privés  de  la  récolte 

1  Sybel,  t.  II,  p.  446  et  suiv. 

*  Collection  d'autographes  Grangier  de  la  Marinière,  n°  61. 

3  Convention  nationale,  21  messidor  an  III. 

9. 


132  LIVRE    PREMIER. 

d'abord,  de  la  terre  ensuite  :  les  villes  réquisitionnent 
les  blés  des  seigneurs  voisins;  ainsi  les  halles  de  Rouen 
font  prendre  à  Bec  en  Cauchois  les  grains  récoltés  par 
M.  d'Héricy ',  qui  refusait  d'émigrer.  Le  prétexte  que 
l'on  est  parent  d'émigré  suffit  pour  que  l'on  soit 
dépouillé  :  ainsi  la  princesse  de  Rohan-Guéménée  2, 
qui  vivait  dans  la  retraite,  depuis  1782,  à  Vigny,  près 
Pontoise,  et  consacrait  tous  ses  revenus  à  éteindre  les 
dettes  de  son  mari,  refusa  d'émigrer  afin  de  faire  pro- 
fiter les  créanciers  de  la  liquidation  des  terres,  et  eut 
la  douleur,  malgré  ce  dévouement,  de  voir  confisquer 
ce  gage  qu'elle  avait  espéré  sauver  au  péril  de  sa  vie. 

Contre  le  ci-devant  toute  subtilité  est  permise,  tout 
prétexte  peut  être  invoqué  pour  le  précipiter  dans  l'in- 
digence, pour  le  forcer  à  demander  des  secours  au 
bureau  de  bienfaisance,  comme  la  comtesse  de  Longue- 
combe  3,  qui  s'avoue  «  dans  la  plus  grande  misère, 
sans  pain,  avec  sa  fille  »  ;  mais  toute  complaisance  est 
habituelle  envers  l'acquéreur  de  biens  nationaux  qui 
n'est  pas  en  mesure  d'acquitter  les  sommes  dues  au 
fisc4;  le  patriote  est  dispensé  de  payer,  il  ne  doit  s'oc- 
cuper que  d'entrer  en  jouissance. 

Les  valeurs  mobilières  ne  sont  pas    davantage  en 


1  De  Beaurepaire,  Georges  Cuvier. 

*  Affaire   Victoire   de   Rohan-Soubise.    (Ms.    Archives    nationales, 
BB,  1,72.) 

3  Affaire  Basset  de  Monfchat,   veuve   de    Lonfjueci  mbe   de  Thoy. 
(Ms.  Archives  nationales,  F,  7  ;  4826,  dossier  18.) 

*  H.  F  are,  Un  fonctionnaire  d'autrefois. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  133 

sûreté  ;  à  Paris  seulement,  quatorze  notaires  sont  mis 
à  mort  pour  avoir  refusé  de  livrer  les  dépôts  confiés 
par  des  proscrits;  les  autres  notaires  sont  simplement 
emprisonnés,  mais  ils  n'en  sont  pas  moins  dépouillés 
des  dépôts  '.  Peine  de  mort  contre  qui  place  ses  capi- 
taux à  l'étranger  ;  suppression  de  la  Caisse  d'escompte 
et  de  toutes  les  sociétés  financières;  banqueroute  com- 
plète envers  les  créanciers  de  l'Etat  qui  ne  se  présentent 
pas  immédiatement  avec  leurs  titres;  banqueroutes 
partielles  et  successives  avec  ceux  qui  les  communi- 
quent2; saisie  des  marchandises  soupçonnées  d'appar- 
tenir à  des  étrangers,  ce  qui  amène  la  saisie  des  mar- 
chandises françaises  à  l'étranger  et  par  conséquent  la 
suppression  de  tout  commerce. 

Ne  faut-il  pas  rappeler  à  propos  de  ces  spoliations 
la  légende  du  milliard  des  émigrés?  Ce  milliard  a  con- 
sisté en  une  rente  3  pour  100  de  26  millions  dont  les 
divers  titres  ont  été  répartis  entre  plusieurs  victimes  ; 
pour  que  cette  rente  produisît  le  capital  d'un  milliard, 
il  faudrait  que  le  3  pour  100  fût  coté  à  101  fr.  40. 

Non  pas  la  cupidité  seule,  mais  aussi  l'ignorance  et 


1  Doval,  Souvenirs  thermidoriens,  t.  1er,  p.  295  et  332. 

2  11  y  a  quatre  banqueroutes,  dues  presque  toutes  à  Cambon  :  la 
première  est  totale  contre  qui  ne  se  présente  pas  avec  ses  titres;  la 
seconde  réduit  tous  les  intérêts  à  5  pour  100,  quelles  que  soient  les 
conventions  antérieures;  la  troisième  réduit  à  1,66  pour  100  cet  inté- 
rêt, c'est  ce  qu'on  nomme  le  tiers  consolidé  ;  la  quatrième  réduit  cet 
intérêt  à  rien  du  tout,  en  déclarant  qu'il  sera  payable  en  assignats. 
C'est  la  légende  du  grand-livre.  On  sait  que  M.  Stourm  va  publier  un 
ouvrage  complet  et  définitif  sur  les  finances  de  la  Révolution. 


134  L1VBE    PREMIER. 

la  brutalité  ont  accumulé  les  ruines.  On  croirait  que  ces 
gens  se  ruaient  avec  ivresse  vers  la  barbarie,  et  qu'ils 
ressentaient  un  plaisir  de  sauvages  à  frapper  sur  la  civi- 
lisation. Deux  mesures  principalement  rendirent  la 
France  inhabitable  :  les  assignats  et  le  maximum. 

Les  maîtres  de  la  France  croient  répondre  à  toutes 
les  difficultés  en  imprimant  du  papier,  ils  jettent  ce 
papier  avec  une  telle  frénésie  que  par  moments  l'impri- 
meur est  inférieur  à  la  tâche,  il  n'imprime  pas  le  papier 
aussi  vite  que  Cambon  le  dépense1.  L'État  a  en  circu- 
lation 16  milliards  d'assignats2,  les  villes,  les  moindres 
villages,  impriment  et  répandent  des  assignats,  les 
faussaires  les  sèment  par  poignées.  La  France  aurait 
pu  succomber  dans  cette  fièvre  :  elle  succomberait  en 
effet  aujourd'hui  si  la  crise  recommençait  en  présence 
de  la  concurrence  industrielle  qui  soulève  tous  les 
pays;  mais,  à  cette  époque,  les  particuliers  seuls  ont 
été  ruinés;  les  fortunes  ont  été  déplacées;  les  aigrefins 
ont  fait  leurs  profits. 

La  belle  pièce  de  24  livres,  le  louis  d'or  poursuivi 
par  tous  les  yeux  devient  inaccessible.  Cela  coûte 
400  livres  en  floréal  an  IV,  cela  monte  à  5,000  livres  3. 
Cambon  a  cru  dompter  la  science  ;  il  a  espéré  que  la 
guillotine  lui  épargnerait  la   banqueroute  :   peine  de 

1  Août  1795.  Voyez  Sybel,  t.  III,  p.  422. 

2  II  y  en  a  eu  beaucoup  davantage,  mais  il  faut  tenir  compte  de  ceux 
qui  ont  été  démonétises. 

3  Rapports  dr  police  dans  Schmidt,  Tableaux  de  la  Révolution,  t.  II. 
p.  232  à  467. 


AVANT   L'EMIGRATION.  135 

mort  contre  qui  reçoit  des  assignats  au-dessous  de  leur 
valeur,  vingt  ans  de  fers  contre  qui  les  cède  '.  Ridicules 
efforts,  le  louis  d'or  monte  à  10,000  livres,  il  retombe 
à  8,000  pour  se  relever  rapidement  jusqu'à  20,000  li- 
vres2. Toutes  les  denrées  imitent  le  louis  d'or;  c'est 
logique,  c'est  consolant  pour  ceux  qui  vendent  quelque 
chose,  mais  les  rentes,  les  pensions,  les  traitements,  les 
fermages,  les  dettes  antérieures  à  la  dépréciation  de  l'assi- 
gnat, se  payent  en  papier.  De  ruineux  cas  de  conscience 
se  soulèvent  :  si  mes  créances  me  sont  remboursées  en 
assignats,  ai-je  le  droit  de  payer  de  même  mes  dettes? 
Le  préjudice  éprouvé  par  celui  qui  reçoit  une  valeur 
moindre  que  la  dette  ne  saurait  lui  donner  le  droit  de 
faire  subir  à  son  créancier  un  préjudice  semblable, 
l'évéque  de  Glermont  le  déclare  comme  chrétien,  le  duc 
de  Penthièvre,  comme  gentilhomme3.  Ainsi  l'homme 
d'honneur  est  ruiné  à  la  fois  par  ses  créanciers  et  par 
ses  débiteurs.  Pour  lui  plus  de  place  dans  sa  patrie. 
L'État  n'a  de  pitié  que  pour  les  «  prolétaires  et  em- 
ployés »  ,  il  leur  fait  distribuer  «  de  la  chandelle,  de 
l'huile  et  des  harengs  »  payables  en  assignats  au  pair. 
Quant  aux  membres  de  la  Convention,  c'est  gratuite- 
ment qu'ils  se  font  distribuer  «  huile,  sucre,  riz,  drap, 
toile  »  .  La  Revellière  le   raconte4,  en   se  vantant  de 


1  Loi  du  1er  août  1793. 

2  Floréal  an  IV,  —  prairial  an  IV. 

3  Abbé  Lambert,  Mémoires  de  famille,  p.  12. 

4  Mémoires,  t.  Ier,  p.  214. 


136  LIVRE    PREMIER. 

n'avoir  point  pris  part  à  ces  déshonorantes  largesses. 

Ce  n'était  pas  que  les  décrets  manquassent  pour 
assurer  la  vie  à  bon  marché  ;  mais  impuissantes  contre 
l'or,  les  fureurs  révolutionnaires  ne  pouvaient  davan- 
tage devant  les  autres  marchandises  :  elles  réussissaient 
parfois  à  pousser  le  peuple  contre  un  magasin  '.  C'était 
un  pillage  maladroit  qui  n'empêchait  pas  la  boutiquière 
de  cacher  ses  étoffes  les  plus  fines,  en  bravant  la  mort, 
même  quand  la  charrette  chargée  des  bois  de  la  guillo- 
tine paradait  sous  ses  fenêtres. 

«  Les  marchés,  s'écrie  Saint-Just  consterné  2,  ces- 
sèrent d'être  fournis  ;  le  prix  de  la  denrée  avait  baissé, 
mais  la  denrée  fut  rare.  Les  commissionnaires  d'un 
grand  nombre  de  communes  achetèrent  en  concur- 
rence, et  comme  l'inquiétude  se  nourrit  d'elle-même, 
chacun  prépara  la  famine  pour  s'en  préserver.  » 

Voilà  la  leçon.  L'assignat  produit  la  loi  du  maximum. 
Le  maximum  crée  la  famine. 

La  famine  règne  en  France  pendant  dix  ans.  Dès 
l'hiver  de  1790,  on  disait  déjà  :  «  Carnaval  sans 
chanson,  pas  de  farine  et  peu  de  son.  »  Le  peuple 
jette  à  la  rivière  les  grains  qu'il  trouve  à  bord  des 
navires,  incendie  ceux  qu'on  lui  dénonce  dans  les  gre- 
niers; les  cultivateurs  sont  ou  emprisonnés  comme 
suspects,  ou  attablés  dans  les  comités,  ou  enrôlés  dans 
l'armée.  Le  pain  devient  si  rare,  que  nul  n'est  assez 

1  Queské,  Confessions,  t.  Ier,  p.  73. 

2  Moniteur  du  14  octobre  1793. 


AVANT    L'EMIGRATION.  137 

riche  pour  en  acheter.  Les  municipalités  saisissent  les 
blés,  distribuent  elles-mêmes  le  pain.  Alors  commencent 
ces  lamentables  cohues  aux  portes  des  boulangers  qui 
sont  transformés  en  agents  de  répartition  ;  la  ci-devant 
est  bafouée  pendant  ces  heures  d'attente,  elle  est 
poussée  dans  la  boue;  une  jeune  fille  '  revient  dix-sept 
jours  de  suite  sans  pouvoir  trouver  son  tour  devant  le 
guichet  d'où  sort  la  ration  de  pain  :  «  Viens  chez  moi 
ce  soir  à  neuf  heures  »  ,  lui  dit  un  des  hommes  de  la 
municipalité  qui  remarque  son  désespoir.  «  Etais-je 
assez  malheureuse,  se  demande-t-elle,  pour  lui  avoir 
inspiré  quelque  chose  de  plus  fâcheux  que  la  pitié?  » 
Cet  homme  était  un  épicier;  le  soir,  il  la  conduisit  à  sa 
femme,  qui  lui  fit  la  charité  d'un  pain. 

Ce  pain  est  une  masse  noire  et  gluante  qui  colle  au 
mur 2  ;  nul  n'en  reçoit  pour  les  absents,  les  enfants 
doivent  se  présenter  eux-mêmes;  dès  une  heure  du 
matin  s'entassent  les  femmes  grosses,  les  petits,  les 
hommes,  les  mégères,  sans  police,  sans  autre  ordre 
que  celui  de  la  justice  des  foules  faméliques.  Ceux  qui 
sont  repoussés  par  les  plus  forts  fouillent  dans  les  tas 
d'ordures  et  choisissent  des  débris  à  dévorer3.  Avec  de 
l'or,  pas  de  pain;  dès  qu'on  entre  au  restaurant  :  «  Le 
citoyen  a-t-il  son  pain?  »   c'est  la  première  question. 


1  Souvenirs  de  madame  de...,  publiés  par  F.  Barrière,  la  Cour  et 
la  Ville,  p.  340. 

s  Ddval,  Souvenirs  de  la  réaction  thermidorienne,  p.  112. 
8  Qoesné,  Confessions,  t.  Ier,  p.  147. 


138  LIVRE   PREMIER. 

Le  notaire  qui  doit  nourrir  ses  clercs  ne  leur  donne 
pas  de  pain,  mais  seulement  à  chaque   repas,  toute 
l'année,  pendant  dix  ans,  uniquement  de  la  bouillie  de 
pommes  de  terre  à   l'eau1.    Les   rapports   de  police 
disent  fréquemment  :    «  On  craint  de  passer  encore  un 
jour  sans  pain,   comme   cela  est  déjà  arrivé8.  »    Ou 
bien  :    «  Dans  les  rues  on  rencontre  beaucoup  de  per- 
sonnes    qui    meurent    d'inanition...     Boulevard    du 
Temple,  trois  personnes  tombées  d'inanition 3.  »  A  Bor- 
deaux, quand  le  pain  manque,  les  sections  distribuent 
à  la  cohue  qui  attend  toute  la  nuit  six  pommes  de  terre 
ou  douze  noix,  ou  une  poignée  de  riz  4.  La  famine  est 
telle  dans  le   Haut-Rhin   et  le  Bas-Rhin,   que  trente 
mille  malheureux  passent  en  Allemagne,  ils  sont  aus- 
sitôt inscrits  comme  émigrés  5.  En  Normandie,  des 
bandits   affamés    arrêtent   les    diligences,    pillent  les 
fermes,  tuent  six  personnes  dans  une  auberge  près  de 
Barentin6.  A  Paris,  en  pleine  rue  Richelieu7,  on  est 
réveillé    plusieurs     fois    chaque    nuit    par    le    cri    : 
A  l'assassin  !  et  le  boulevard  du  Temple  «  offre  le  spec- 
tacle du  plus  hideux  libertinage,  des  filles  de  douze  ans 
y  promènent  une  révoltante  prostitution  8  »  . 

1  Duval,  Souvenirs. 

2  Schmidt,  t.  II,  p.  467. 
*lbid.,  p.  318  et  333. 

*  Marquise  de  Lage,  Souvenirs,  p.  189. 

5  Postécoulant,  Mémoires,  t.  II,  p.  173. 

6  Quesné,  Confessions,  t.  Ier,  p.  206. 

7  lbid.,  p.  172.  Il  demeurait  hôtel  de  Suède. 

8  Piapports  de  police  publiés  par  Schmidt,  t.  III,  p.  250. 


AVANT   L'ÉMIGRATION.  139 

La  famine  croît  constamment  pendant  toute  la  durée 
de  la  Révolution.  La  chute  de  Robespierre,  l'avéne- 
ment  du  Directoire,  ne  font  que  l'accroître.  La  Com- 
mune continue  à  être  le  boulanger  général  :  si  la 
négligence  d'un  commis,  si  un  accident  imprévu 
empêche  de  pourvoir  un  quartier,  les  habitants  ne 
mangent  pas.  Les  femmes  s'attroupent. 

Le  comité  de  salut  public  créé  après  la  chute  de 
Robespierre  fut  constamment  mis  en  échec  par  la  faim. 
Il  avait  chargé  du  soin  des  subsistances  Roux  (de  la 
Marne).  C'était  un  «  ex-procureur  de  Bénédictins, 
gros,  court,  rond,  frais  et  joufflu  '.  Il  avait  de  talent 
ce  qu'il  en  fallait  pour  bien  gérer  les  affaires  d'une 
communauté  et  y  assurer  largement  la  bonne  chère; 
on  ne  saurait  lui  contester  un  mérite  précieux  pour  le 
moment,  celui  de  pouvoir  parler  pendant  un  temps 
indéfini.  En  effet,  lorsque  deux  ou  trois  mille  femmes 
des  faubourgs  venaient  demander  du  pain,  on  les 
envoyait  au  citoyen  Roux,  chargé  des  subsistances.  Les 
bureaux  et  le  cabinet  de  Roux  étaient  dans  les  combles 
des  Tuileries.  On  y  parvenait  par  un  escalier  très-long, 
très-roide  et  très-étroit.  Du  haut  de  son  palier,  Roux 
commençait  une  harangue  dont  la  durée  était  de  trois, 
quatre  ou  six  heures  et  plus  s'il  le  fallait,  suivant 
l'obstination  des  pétitionnaires.  Les  interruptions,  les 
clameurs,  les  menaces,  tout  était  impuissant.  »  Même 

1  LarevelliÈre,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  250. 


140  LIVRE    PREMIER. 

assurance,    même  succès   devant   le  comité   de   salut 
public  :    «  Eh  bien,  Roux  mon  ami,  lui  disait  Camba- 
cérès,  où  en  sommes-nous?  —  Toujours  même  abon- 
dance, citoyen  président,  répondait  Roux  avec  un  air 
de  jubilation,  toujours  les  deux  onces  de  pain  par  tête, 
au  moins  dans  la  plus  grande  partie  des  sections!  — 
Eh  !   que  le  diable  t'emporte  !   répliquait  Gambacérès 
avec  son  accent,  tu  nous  feras  couper  le  cou  avec  ton 
abondance.  »  Puis  un  membre  disait  à  Gambacérès  : 
«  Président,  nous  as-tu  fait  préparer  quelque  chose  à  la 
buvette?  —  Mais  oui,  il  y  a  une  bonne  longe  de  veau, 
un  grand  turbot,  une  forte  pièce  de  pâtisserie...  »  Pen- 
dant ces  fêtes  improvisées,  arrivaient  des  délégués  de 
la  Convention  qui  apportaient  des  pièces  à  signer  : 
deux  ou  trois  membres  du  comité  se  levaient  de  table 
et  sortaient  pour  les  expédier...  —  «  C'est  bon,  leur 
disaient-ils,  passons  de  l'autre   côté.  Ce  surcroît   de 
convives  ranimait  l'appétit  et  ravivait  la  soif. . .  J'atteste, 
ajoute  Larévellière,  que  je  ne  charge  pas  le  tableau,  et 
que  je  dis  la  plus  pure  vérité.  » 

«  Le  pain  a  manqué  cleux  jours,  écrit  Julie  Beau- 
marchais1, nous  n'en  recevons  plus  que  de  deux  jours 
l'un  ;  j'en  ai  acheté  quatre  livres  pour  cent  quatre-vingts 
francs.  »  Le  dîner  de  Julie,  de  sa  belle-sœur  et  de  sa 
mère  se  compose  d'un  plat  de  haricots,  un  de  pommes 
de  terre,  beaucoup  de   vin.  On    n'a  pas  une  nappe 

1  LomÉnie,  Beaumarchais  et  son  temp;. 


AVANT    L'EMIGRATION.  141 

parce   qu'on    n'aurait  pas  la  possibilité  de   la   blan- 
chir. 

Il  n'y  a  pas  un  moment  de  la  vie  où  l'on  ne  sente 
que  la  civilisation  est  en  déroute  :  le  vaincu  n'est  pas 
privé  de  pain  seulement,  il  manque  aussi  de  savon  ', 
les  femmes  en  demandent  dans  les  villes  où  elles 
espèrent  en  obtenir  ;  le  linge  simplement  passé  à  l'eau 
n'est  jamais  propre;  la  propreté  même  est  suspecte,  on 
doit  faire  étalage  de  sa  crasse  :  plus  de  culotte  de  soie, 
de  gilet  de  velours,  de  veste  brodée,  il  faut  cacher  le 
point  de  Venise,  la  bonbonnière  où  folâtrent  des  ber- 
gères en  or  vert,  l'épée  à  pommeau  ciselé;  il  faut 
porter  un  bonnet  de  laine  rouge,  une  carmagnole  de 
laine  brune,  une  chemise  grasse  :  le  marquis  de 
Jumilhac  a  des  sabots  «  et  tout  le  dépenaillement  des 
bandits  qu'on  rencontre  dans  la  rue  »  ;  la  marquise  de 
Lâge  porte  «  un  casaquin  de  grosse  indienne  à  grands 
ramages,  des  bas  de  laine,  des  sabots,  et  un  bonnet 
rond  de  grosse  mousseline  >» . 

Quand  madame  de  Genlis  vient  avec  deux  jeunes 
filles  pour  louer  une  maison  à  Colombes,  le  peuple 
l'environne,  crie  :  A  la  lanterne!  la  tient  séquestrée 
une  nuit  entière,  uniquement  parce  que  sa  robe  est 
propre2.  Dans  la  rue  Saint-Honoré,  on  fait  descendre 
de  voiture  madame  de  Montesson  et  mademoiselle  de 


1  Beaumarchais  et  son  temps,  Dutard  à  Garât.  Voy.  aussi  une  lettre  de 
madame  Tallien,  publiée  dans  la  République  française  du  25  avril  1882. 

2  Madame  de  Genlis,  Mémoires,  t    IV,  p.  4. 


142  LIVRE   PREMIER. 

Montault  ',  on  les  cerne  sur  les  marches  de  Saint-Roch, 
on  les  insulte  avec  des  gestes  grossiers.  Des  femmes 
sont  fouettées  pour  avoir  porté  des  rubans  de  soie2. 
Plus  de  propos  légers,  plus  de  gaies  réparties,  plus  de 
badinage  spirituel.  On  se  tutoie,  on  s'observe,  on  se 
traite  de  modéré  :  le  tendre  Berquin  ne  peut  s'habituer 
aux  méfiances  dont  il  se  voit  entouré  :  la  jouissance 
d'être  aimé  est  encore  une  nécessité  de  la  vie  civilisée, 
il  meurt  de  tristesse3.  Les  querelles  sur  la  politique 
s'introduisent  dans  l'amitié,  dissolvent  les  liens  les  plus 
chers,  détruisent  le  charme  de  la  vie. 

On  est  triste,  c'est  surtout  le  moment  du  souper,  à 
huit  heures  du  soir,  qui  est  lugubre^;  les  rues  sont 
désertes,  les  boutiques  closes.  L'enfant  veut  rire,  on  le 
lait  taire.  Un  bruit  de  pas  s'entend  dans  le  lointain, 
c'est  une  patrouille,  on  écoute,  elle  passe;  le  marteau 
frappe  à  une  porte  voisine,  c'est  pour  un  autre,  Dieu 
soit  loué!  nous  voilà  sauvés  aujourd'hui.  L'anxiété 
renaît  le  lendemain.  Chaque  fois  que  Ton  quitte  un 
ami,  on  pense  qu'on  ne  le  reverra  plus  5 .  On  se  conte 
les  émotions  de  la  veille,  les  bruits  sinistres  :  tous  les 
biens  des  suspects  sont  confisqués 6  ;  les  suspects  vont 
être  emmenés  en  troupeaux  pour  construire  des  routes  ; 

1  Duchesse  de  Gontaut,  Mémoires. 

2  Duval,  Souvenirs,  t.  Ier,  p.  53. 

3  Bouilly,  Mes  récapitulations,  t.  II,  p.  56. 

4  Souvenirs  d'Etienne.    Ces    mémoires    ont   été    malheureusement 
écourtés  dans  le  livre  de  DelÉcluze  sur  Louis  David. 

5  Louise  Fusil,  Souvenirs,  t.  II,  p.  53. 

6  Le  26  février  1794. 


AVANT    L'EMIGRATION.  14» 

les  parents  des  émigrés  vont  être  pris  comme  otages  '  ; 
les  femmes  et  les  enfants  serviront  de  remparts  aux 
bons  citoyens  qui  vont  exterminer  les  tyrans  2;  madame 
de  Sérilly  vient  d'être  exécutée  pour  avoir  reçu  chez 
elle  madame  de  Montmorin,  coupable  de  ce  que  son 
mari  avait  été  massacré  par  le  peuple3;  madame  de 
Quinsonnas  vient  d'être  arrêtée  parce  qu'elle  est 
«  charitable  4  » . 

Affolé  par  ces  bruits  et  ces  nouvelles,  on  veut  rentrer, 
on  se  heurte  contre  un  corps  dont  la  tête  vient  d'être 
détachée  par  le  peuple,  ou  l'on  se  trouve  retenu  dans 
une  foule,  poussé  vers  l'échafaud,  comme  la  marquise 
de  Lâge,  qui  est  forcée  d'assister  à  l'exécution  d'une  de 
ses  amies  d'enfance;  elle  ferme  les  yeux  et,  quand  elle 
les  rouvre,  voit  le  «  bourreau  occupé  à  ranger  le  corps 
et  le  panier  où  était  déjà  la  tête  » .  Veut-on  voyager,  la 
bonne  femme  qui  tient  l'auberge  avertit  de  se  méfier 
des  gens  de  la  pièce  voisine  :  «  Je  ne  sais  ce  qu'ils  font, 
mais  ils  sont  là  du  soir  au  matin  à  boire  et  à  jurer,  et 
ils  disent  qu'ils  sont  un  comité  5.  » 

Constante  est  l'angoisse,  les  souvenirs  sont  déchi- 
rants :  c'est  la  fille  de  Mallet  du  Pan 6  qui  rappelle 
«  ces  soirées  silencieuses,  où,  assise  à  côté  de  ma  mère 


1  Proposition  de  Merlin  (de  Thionville). 

2  Voy.  Mortimeh-Ternaux,  t.  III,  p.  376. 

3  Lombart  (de  Lanpjres),  Mémoires,  t.  Ier,  p.  87. 
*  Ms.  Archives  nationales,  F,  7;  4827,  n°  58. 

5  Beugnot,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  168. 

6  Mallet  du  Pan,  t.  Ier,  p.  268. 


144  LIVRE   PREMIER. 

sur  une  petite  chaise,  je  devinais  ses  impressions...  ce 
roulement  du  tambour,  ces  têtes  portées  sur  des  piques, 
ces  cris  »  ;  c'est  Lamartine  l,  qui  voit  toujours  la  maison 
devenue  sombre,  quelques  vieux  se  glissent  dans  les 
corridors,  «  on  jouait  tout  bas;  la  partie  finie,  chacun 
allumait  sa  lanterne  et  s'en  allait  sans  bruit  »  ;  c'est  un 
vieillard  de  quatre-vingt-seize  ans  qui  a  escorté  jadis 
Louis  XVI  des  Tuileries  à  la  Convention,  et  qui  écrit 
en  marge  d'un  livre  sur  cet  événement  :  «  Vous  croyez 
peut-être,  vous  autres  du  temps  présent,  qu'on  peut 
repasser  studieusement  sur  une  telle  époque?  Non,  il 
existe  dans  les  veines  un  reste  de  sang  qui  bouillonne.  » 

Jamais  de  détente,  point  de  relâche;  nulle  paix 
même  pour  le  persécuteur  :  le  montagnard  Bourdon 
(de  l'Oise)  est  espionné  comme  un  ci-devant,  on  sait 
dans  quel  bouge  il  se  rencontre  avec  une  fille  qui  a 
«  un  grand  schall  à  bordure  de  couleur,  jupon  blanc 
et  sur  la  tète  un  mouchoir  blanc  2  »  ;  le  montagnard 
Tallien  n'est  pas  aussi  facile  à  surveiller,  il  demeure 
rue  de  la  Perle,  au  Marais,  où  un  observateur  n'a  pour 
s'établir  que  des  bancs  de  pierre  à  côté  des  portes 
cochères3.  Rien  ne  coûte  dès  qu'il  s'agit  de  police 
secrète  :  les  plus  infimes  détails  sont  considérés  avec 
scrupule  par  les  hommes  les  plus  redoutables. 

Ainsi  Robespierre  apprend  que,  à  Passy,  «  la  femme 

1  Mémoires,  p.  11. 

2  Papiers  de  Robespierre,  t.  Ier,  p.  368. 
a  Ibid.,  p.  373. 


AVANT   L'EMIGRATION.  145 

Hussé,  ci-devant  noble,  a  chez  elle  huit  à  dix  reli- 
gieuses; on  soupçonne  le  prêtre  Gérard  d'y  dire  la 
messe.  Il  est  d'ailleurs  suspect,  car  il  a  chez  lui  un 
calice  de  cuivre.  »  Aussitôt  tout  le  gouvernement  est 
en  branle  :  le  comité  de  salut  public  obtient  après  une 
vaste  enquête  un  rapport  du  district  de  Franciade,  qui 
lui  fait  savoir  que  «  la  citoyenne  se  nomme  Lucé  et 
non  Hussé  '  ;  elle  a  fait  tuer  un  porc,  et  on  trouve  que 
c'était  un  approvisionnement  bien  considérable  pour 
elle;  elle  a  encore  sept  boisseaux  à1  haricot  et  trente- 
neuf  livres  de  castonnade  »  . 

Les  lettres  privées  ne  sont  pas  plus  respectées  que  le 
garde-manger,  on  les  décachette  :  sont-elles  signées 
par  un  ci-devant,  il  doit  être  émigré,  c'est  la  mort; 
sont-elles  non  signées,  «  cette  précaution  serait  sans 
motif  »  si  l'on  n'était  pas  d'intelligence  «  avec  ceux 
qui  méditent  des  complots  »  ;  le  nom  est-il  inconnu , 
il  y  a  eu  convention  préliminaire  et  par  conséquent 
complot2;  si  plusieurs  personnes  écrivent  sur  la  même 
lettre,  ce  sont  des  complices  d'une  conjuration.  Un 
homme  qui  a  flatté  quarante  ans  tous  les  pouvoirs, 
Agier,  vantait  à  la  Commune  de  Paris  les  espions  et 
blâmait 3  «  cette  mauvaise  délicatesse,  reste  de  nos 
anciennes  mœurs,  qui  fait  qu'on  rougit  de  déclarer  ce 

1  Les  rapports  sont  publiés  par  Schmidt,  t.  II,  p.  210.  Je  crois  qu'il 
s'agit  de  la  comtesse  de  Luçay. 

*  Tribunal  criminel  de  la  Dordopie,  t.  Ier,  p.  177  et  245;  t.  II, 
p.  389. 

3  Note  publiée  par  Schmidt,  t.  Ier,  p.  129. 


10 


■S 


146  LIVRE    PREMIER. 

que  l'on  sait  ;  il  est  temps  de  déposer  ces  préjugés  qui 
ne  conviennent  qu'à  des  esclaves  »  . 

Une  lettre  n'est  pas  nécessaire;  une  simple  parole 
suffit  :  la  mort  pour  des  «  propos  contre-révolution- 
naires »  ,  même  si  Ton  est  ivre,  comme  à  Nadaillac 
(Dordogne),  où  un  officier  de  santé,  dans  une  noce1,  a 
chanté  des  couplets  suspects;  même  si  personne  ne 
déclare  les  avoir  entendus,  comme  dans  le  cas  du 
citoyen  qui  conte  que  Lamothe,  métayer,  aurait  dit 
que  Lapeycherie,  ci-devant  domestique,  aurait  dit  que 
«  les  sans-culottes  étaient  f. ..  ».  Une  dénonciation 
réussit  même  quand  elle  venge  une  autre  dénoncia- 
tion :  un  domestique  d'émigré  est  rentré  près  de  sa 
femme  dans  son  village;  son  voisin  le  dénonce,  le  fait 
guillotiner;  la  veuve  dénonce  le  dénonciateur  pour 
avoir  dit  «  que  les  assignats  de  5  livres  ne  valaient  plus 
rien  »  ,  et  le  fait  guillotiner  à  son  tour. 

Se  taire  ne  suffit  pas  :  il  faut  parler,  il  faut  se  désho- 
norer par  des  propos  d'amour  pour  le  gouvernement. 
A  Paris,  ce  n'est  rien;  mais  dans  le  village  on  est  sous 
l'œil  de  l'ennemi  :  «  Tu  vas  faire  un  mensonge  public, 
une  vilenie,  nous  en  rirons  à  jamais,  ou  la  mort.  »  Aussi 
les  réponses  sont  évasives  :  «  Interrogé  quels  étaient  ses 
principes  sur  la  révolution,  il  répond  qu'il  l'a  toujours 
considérée  comme  le  bien  général»  ;  ou  «  qu'il  a  toujours 
été  malade,  et  qu'il  n'a  pu  se  fixer  sur  les  événements  »  . 

*  Ce  fait  et  les  suivants  sont  connus  par  les  documents  du  Tribunal 
de  la  Dordogne,  t.  1*%  p.  329  à  421. 


AVANT   L'EMIGRATION.  147 

Contre  ceux  qui  s'obstinent  à  ne  point  quitter  une 
patrie  conquise  par  de  telles  gens,  les  avanies  renais- 
sent à  toutes  les  minutes  et  sous  toutes  les  formes, 
avec  une  fécondité  inépuisable.  Les  ci-devant  sont 
obligés  de  venir  se  faire  voir  chaque  matin,  chacun  à 
sa  section  :  une  jeune  fille,  comme  Pauline  de  Meulan  ', 
doit  se  présenter  devant  ces  regards,  dans  cette  salle, 
aussi  bien  qu'un  vieillard  comme  le  prince  de  Gonti  ; 
«  la  bonne  compagnie  qu'il  va  commencer  à  connaître 
dans  son  district,  dit  de  lui  Camille  Desmoulins,  en 
fera  un  honnête  homme  ;  s'il  avait  été  au  district  des 
Cordeliers,  le  président  Danton  lui  eût  fait  demander 
pardon  à  genoux  » .  Dès  1790  les  femmes  sont  obligées 
de  traîner  la  brouette  au  Champ  de  Mars  sous  la 
direction  des  terrassiers  :  les  dames  de  la  Cour  sont 
contraintes  d'y  aller,  et  les  religieuses  cloîtrées  ne 
peuvent  s'en  dispenser  qu'en  se  faisant  remplacer  par 
leurs  tourières  2.  Dans  la  Dordogne,  les  femmes  de  la 
noblesse  mettent  les  tabliers  de  leurs  servantes  et 
viennent  travailler  à  la  corvée  sur  les  routes;  les 
jeunes  filles  cassent  les  pierres  ;  il  est  vrai  que  ce 
supplice  ne  dure  que  trois  jours.  Parce  que  le  conven- 
tionnel Lakanal  avait  dit  :  «  Je  suis  juste  comme  la 
Divinité,  tout  le  monde  travaillera  aux  routes,  et  elles 
seront  réparées  en  troisjours  » ,  nul  n'osa  prétendre,  après 
les  troisjours,  que  les  routes  n'étaient  pas  en  bon  état; 

1  Madame  de  VVitt,  M.  Guizot. 

2  Duchesse   de  Tourzel,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  139. 

10. 


148  LIVRE   PREMIER. 

l'agent  voyer  s'écria  :  «  Mettez  que  tout  est  fini,  Lakanal 
l'a  dit  '.  » 

Partout  la  femme  doit  porter  la  cocarde  dans  ses 
cheveux  2  ;  il  ne  faut  pas  que  cette  cocarde  soit  en 
soie  3,  il  ne  faut  pas  se  coiffer  d'un  fichu  en  crêpe 
blanc,  car  la  foule  crie  4  :  A  bas  la  cocarde  blanche  ! 
Sur  sa  porte  chacun  doit  inscrire  son  nom,  ses  moyens 
d'existence,  le  nombre  de  ses  enfants,  tout  ce  qui  peut 
intéresser  les  espions  ;  l'espion  se  plaint  quand  les 
inscriptions  sont  «  placées  trop  haut  » ,  ce  qui  le  gêne 
pour  les  étudier  5.  Bientôt  aucun  suspect  n'est  autorisé 
à  habiter  les  places  frontières  ni  les  villes  maritimes  6, 
sous  peine  d'être  mis  hors  la  loi  dans  les  dix  jours.  Il 
faut  partir  loin  de  sa  maison,  de  ses  champs,  de  ses 
amis;  laisser  ses  meubles,  ses  récoltes;  aller  mendier 
des  secours  dans  la  ville  où  l'on  est  interné;  la  route 
est  fatigante  ;  on  est  un  objet  de  mépris  partout  où  l'on 
passe,  on  subit  les  outrages  des  rouliers,  des  auber- 
gistes, des  membres  des  comités  et  des  municipalités 
de  chaque  village;  les  jeunes  filles  dont  les  parents 
sont  en  prison  se  placent  dans  une  famille  expulsée 
avec  elles,  afin  de  ne  pas  être  isolées  dans  cet  exode. 
Le  temps  se  passe   à  faire  constater   son  identité  et 


1  Verneilh-Puirasea.u,  Souvenirs,  p.  194. 

2  Du  21  septembre  1793. 

3  Ddval,  Souvenirs,  t.  Ier,  p.  53. 

4  Louise  Fusil,  Souvenirs,  t.  Ier,  p.  299. 

5  Perrière  à  Paré,  Schmidt,  t.  II,  p.  127. 

6  Loi  du  27  germinal  an  II  (16  avril  1794). 


AVANT    L'EMIGRATTON.  549 

à  attendre  les  distributions  de  pain  dans  des  rues 
inconnues,  devant  des  visages  soupçonneux. 

Se  marier,  on  le  peut  si  la  conscience  permet  de  se 
présenter  devant  un  prêtre  qui  a  quitté  l'Église  ;  mais 
si  l'on  veut  se  faire  unir  par  un  prêtre  non  asser- 
menté, on  est  poursuivi  pour  rapt,  la  jeune  mariée  est 
enlevée  au  nom  de  la  loi,  comme  l'a  été  mademoiselle 
de  Lavigne  dès  quelle  eut  épousé  Chateaubriand  l. 
D'autres  fois,  au  contraire,  c'est  le  peuple  qui  exige 
le  mariage  :  M.  de  Livry,  qui  entretient  une  danseuse 
de  l'Opéra,  est  forcé  de  l'épouser  2;  la  marquise  de 
Lâge  doit  se  cacher  pour  ne  pas  divorcer  malgré  elle 
et  se  remarier  à  un  apothicaire  3  ;  madame  de  Genlis 
a  l'humiliation  de  plaire  à  un  ancien  moine  qui  s'était 
fait  nommer  consul  de  France  à  Tournay.  «  Je  ne  pus 
l'empêcher  de  me  baiser  les  mains  à  toute  minute  4.  » 

Les  vexations  de  chaque  jour  lassent  à  la  fin  :  le 
vicomte  de  Ségur  5  réplique  aux  impertinences  d'un 
comédien  :  «  Apprenez  que  nous  vivons  en  république, 
et  que  je  suis  votre  égal!  »  On  vit  dans  un  milieu 
d'idées  vulgaires,  de  crédulité  niaise,  de  phrases  banales, 
de  nouvelles  ineptes,  et  l'on  est  forcé  de  descendre  à 
ce  niveau  :  on  est  noté,  par  exemple  6,  comme  «  mau- 

1  Mémoires  d'outre-tombe,  t.  Ier,  p.  484. 

*  Taine,  t.  III,  p.  361. 
8  Souvenirs,  p.  136. 

4  Mémoires,  t.  IV,  p.  155. 

*  D'Allonville,  Mémoires,  t.  IV,  p.  86. 

6  Rapport  secret,  Perrière  à  Paré,  27  août  1793,  dans  Schmidt, 
t.  H,  p.  103. 


150  LIVRE   PREMIER. 

vais  sujet  »,  quand  on  refuse  de  croire  qu'une  mine 
aurait  pu  faire  sauter  dix-huit  mille  Autrichiens  devant 
Valenciennes,  si  des  traîtres  n'avaient  empêché  d'y 
mettre  le  feu. 

La  nause'e  est  continuelle.  C'est  une  vexation  encore 
qu'être  témoin  de  la  destruction  des  merveilles  amassées 
par  la  civilisation  de  plusieurs  siècles.  Les  livres,  les 
bijoux,  les  tableaux,  sont  jetés  au  vent.  Nous  ne  pou- 
vons aujourd'hui  avoir  une  idée  de  cette  frénésie  de 
ruine  :  tout  ce  qui  est  beau  ou  élégant  est  devenu 
haïssable.  La  riche  abbaye  de  Vicogne  est  rasée,  ses 
colonnes  torses  de  marbre  rose  servent  de  rampe  à 
un  abreuvoir  ;  les  pierres  tombales  des  abbesses  de  la 
Chaise-Dieu  '  forment  un  trottoir  devant  l'auberge  du 
Cheval  noir;  le  vieux  savant  Ancillon  2  ne  peut  retenir 
ses  larmes  en  voyant  «  dresser  devant  le  portail  de 
Saint-Louis-la-Gulture  des  échafauds  pour  aller  déni- 
cher les  armoiries  du  cardinal  de  Richelieu,  que  peut- 
être  jamais  personne  n'avait  remarquées  »  .  Le  cœur 
de  Henri  IV  est  volé  à  la  Flèche  par  le  député  Thirion3; 
les  débris  de  du  Guesclin  et  de  Turenne  sont  jetés 
dans  la  rue,  à  Saint-Denis4;  le  peuple  joue  avec  ces 
restes,  il  se  partage  les  dents  de  du  Guesclin;  le  bota- 
niste Desfontaines  a  l'ingénieuse  idée  de  réclamer  pour 


1  Bibl.  École  des  Chartes,  t.  XLII,  p.  255. 

*  Ms.  Archives  nationales,  F,  17;  1020. 

3  Bévue  rétrospective,  t.  XVIII  de  janvier  1838,  p.  381. 

4Ms.  Bibliothèque  nationale,  fonds  français,  11681,  f°  105. 


AVANT  L'ÉMIGRATION.  151 

le  Jardin  des  plantes  le  squelette  de  Turenne  l,  il  le 
ramasse  et  l'emporte  ;  il  le  cache  au  milieu  des  vitrines 
d'animaux  jusqu'au  jour  où  Bonaparte  le  fait  porter 
aux  Invalides.  Ils  vont  à  Sassbach,  par  delà  le  Rhin, 
au  milieu  des  ennemis,  démolir  le  monument  français 
qui  marquait  la  place  où  Turenne  était  tombé  2.  Le 
portrait  de  Louis  XIII,  par  Philippe  de  Champaigne, 
à  Fontainebleau,  est  brûlé  solennellement  par  les  mains 
de  la  «  présidente  des  citoyennes  3  ».  La  statue  de 
Louis  XIV  sert  à  une  fête  où,  devant  des  femmes  qui 
rient,  défilent  des  volontaires  qui  la  couvrent  d'or- 
dures *.  Il  faut  lire  le  rapport  des  citoyens  commis- 
saires de  la  Convention  sur  les  dégâts  commis  rien 
qu'autour  de  Paris  5,  sur  les  statues  brisées  en  mor- 
ceaux, les  «  figures  de  bronze  fort  belles  fondues  en 
canons  » ,  les  tombeaux  de  Saint-Denis  et  de  Montmo- 
rency cassés  à  plaisir.  La  liberté  élève  des  monuments 
plus  beaux,  déclare  un  conventionnel,  et  l'on  jette  à  la 
fournaise  les  bronzes  d'art  6,  depuis  le  tombeau  de 
Charles  le  Chauve  jusqu'aux  bustes  de  Pigalle.  Les  livres 
doivent  être  proscrits  également  :  le  ministre  del'inté- 


1  Fabre,  Histoire  secrète,  t.  II,  p.  89. 

2  Comte  de  Contades,  Journal  de  Jacques  de  Thiboult,  p.  92.  Napo- 
léon a  fait  relever  le  monument. 

3  Marquis  de  Laborde,  les  Archives  de  la  France,  p.  252. 

*  Sir  Samuel  Romilly,  Memoirs,  t.  II,  p.  28  :  «  ...and  p.  upon  it.  » 
Voir  aussi  duchesse  de  Tourzel,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  112. 

6  Ms.  Archives  nationales,  F,  17;  1263,  rapport  du  14  août  1793. 

6  Ms.  Archives  nationales,  fonds  français,  11681,  f°  98.  Le  mot  est 
de  Lepelletier  de  Saint-Fargeau  (duchesse  de  Tourzel,  t.  I,  p.  112). 


152  LIVRE    PREMIER. 

rieur  Roland  ordonne  de  recueillir  avec  soin  tous  les 
ouvrages  de  blason  et  de  les  brûler  l.  La  pendule  et  la 
montredont  les  aiguillesse  terminent  en  fleurs  de  lys  sont 
cassées2.  Le  botaniste  Adanson  voit  une  foule  sauvage 
arracher  ses  arbustes  et  saccager  son  jardin  d'essais. 
L'art  nouveau  ne  tolère  plus  que  des  nudités  ou  des 
mascarades  rtantôtdes  filles  sont  déshabillées  et  portées 
en  triomphe,  tantôt  des  délégués  du  genre  humain. 
Dans  la  basilique  de  Saint-Denis,  Pollart,  maire  et 
ancien  prêtre,  à  la  place  où,  juste  une  année  aupara- 
vant, il  avait  adressé  l'exhortation  aux  enfants  de  la 
première  communion  3,  fait  asseoir  une  fille  sur  l'autel 
et  entonner  Cadet  Roussette,  la  Marseillaise,  la  Carma- 
gnole; Laurent,  qui  s'est  fait  élire  évêque  de  Moulins, 
substitue  un  bonnet  rouge  à  la  mitre  4;  le  prédicateur 
de  Saint-Eustache  est  si  éloquent  contre  les  tyrans,  que 
«  les  applaudissements  retentissent  de  tous  côtés  5  »  . 
On  tient  surtout  à  la  musique,  on  veut  exercer  «  les 
jeunes  patriotes  aux  chants  belliqueux  pour  prouver  à 
l'Allemagne  et  à  l'Italie  asservies  »  qu'on  sait  chanter 
la  liberté  6;  le  peuple,  écrit  Méhul  7,  chantera  avec  la 
grandeur  et  fermeté  qui  doit  caractériser  l'artiste  répu- 
blicain. 

1  Circulaire  du  20  novembre  1792,  publiée  par  SdhmiJt. 
s  Marquis  de  Laborde,  les  Archives  de  la  France,  p.  246. 

3  Ms.  Ribliothèque  nationale,  fonds  français,  11681,  f°  109. 

4  Alexandrine  des  Écherolles,  Une  famille  noble,  p.  16,  note. 
&  Lockroy,  Journal  d'une  bourgeoise. 

6  Ms.  Archives  nationales,  D,  38  ;  4. 

"  Méhul  à  Payan,  17  juin  1794,  Ms.  Archives  nationales,  F,  17,  1117. 


AVANT    1, 'EMIGRATION.  153 

La  loi  des  8  et  14  août  1793  supprime  toutes  les 
sociéte's  savantes.  La  barbarie  déborde.  Que  faire 
si  l'on  ne  fuit?  —  «  Je  plains  encore  plus  ceux  qui 
sont  restés  que  ceux  qui  végètent  dans  d'autres  cli- 
mats »,  écrit  un  émigré  l.  «  Il  m'a  semblé,  dit  un 
autre  2,  que  les  émigrés  au  milieu  des  privations  et 
de  la  misère  étaient  moins  malheureux  que  ceux  de 
l'intérieur.  » 

Quelques-uns  aiment  mieux  se  cacher,  d'autres 
se  laissent  mettre  en  prison  plutôt  que  de  quitter 
leur  pays,  et  traîner  leur  misère  sous  les  yeux  de 
l'étranger. 

Se  cacher,  mais  il  faut  rester  plusieurs  mois  dans  un 
taudis  au  fond  d'une  rue  de  village  3,  sans  ouvrir  les 
fenêtres;  il  faut  demeurer  immobile  dans  le  silence, 
dans  l'obscurité,  dans  le  même  air4.  A  Rennes,  plus 
de  huit  cents  êtres  vivent  cachés  «  dans  des  souter- 
rains, dans  des  espaces  si  étroits  qu'à  peine  peuvent- 
ils  se  retourner  5  »  .  Ils  ne  sortent  que  la  nuit  pour  res- 
pirer un  moment  ;  ils  ne  mangent  que  ce  dont  se  privent 
ceux  qui  se  sacrifient  pour  les  abriter.  Le  souvenir  de 
ces  lugubres  journées  pèse  sur  l'âme  de  ceux  qui  les  ont 
subies;  une  femme  qui  a  été  cachée  plusieurs  mois  à 


1  Ms.    Bibliothèque    nationale,    fonds   Périgoid,  vol.    104,    f°  425. 
Wlgrin  de  Taillefer  à  l'abbé  de  l'Épine,  décembre  1795. 

2  Abbé  Lambert,  Mémoires  de  famille,  p.  104. 

3  Comtesse  de  Béarn,  Mémoires,  p.  173. 
i  I'ontécoulant,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  229. 
6  Puisaye,  Mémoires,  t.  H,  p.  374. 


154  LIVRE    PREMIER. 

Bordeaux  écrit1  :  «  Je  ne  recommencerais   pas;    j'y 
fus  entraînée  pas   à  pas;  je   me    laisserais  arrêter,  je 
crois   être  sûre  que  c'est  le   parti    que  je  prendrais 
aujourd'hui    que  je    sais   ce   qu'il    m'en    a    coûté   de 
dégoût.  » 

Se  laisser  arrêter,  triste  alternative  quand  on  regarde 
ce  qu'étaient  les  prisons. 


VI 

LES    PRISONS. 

Dans  les  prisons,  on  entre  par  troupeaux;  des 
escouades  vont  de  porte  en  porte  recruter  divers  habi- 
tants d'une  rue,  le  soir;  ils  les  font  descendre.  Les 
femmes  n'ont  pas  même  le  temps  de  quitter  leurs  pan- 
toufles ;  il  faut  suivre  à  pied,  dans  la  boue,  sous  la  pluie, 
au  milieu  de  gendarmes  ivres,  déguenillés,  qui  portent 
des  torches.  Quand  une  centaine  de  captifs  ont  été 
ramassés,  on  les  pousse  en  colonne  vers  une  prison 
entre  les  haies  de  la  populace  qui  les  guette  à  la  porte, 
les  hue,  jette  de  la  boue  2;  ces  portes  de  prison  ont 
leurs  habituées  qui  exigent  leur  fête  de  chaque  jour, 


1  Marquise  de  Lace,  Souvenirs,  p.  145. 

*  Duval,   Souvenirs,  t.  Ier,  p.  19.  —  Le  13  octobre  1793,   il  voit 
défiler  cent  cinquante  prisonniers  sous  la  pluie,  rue  de  Tournon. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  155 

l'entrée  de  proscrits  ;  celles-ci  trépignent  des  pieds,  elles 
font  pleuvoir  des  ordures.  A  Neuilly,  on  va  prendre 
les  suspects  qui  ont  été  chassés  de  Paris  ' ,  on  les  fait 
défiler  en  plein  soleil  ;  les  poissardes  crient  en  voyant 
quelques  captives  qui  s'abritent  sous  une  ombrelle  : 

«  Ces  b...-là  ont  encore  leurs  parasols  de  l'ancien 
régime!  » 

On  les  accusait  d'avoir  voulu  corrompre  les  patriotes. 
Mais  aucun  grief  n'était  nécessaire  :  à  Paris,  dans  toutes 
les  villes,  dans  chaque  village,  on  est  arrêté  sur  un 
caprice  :  parce  qu'on  ne  fréquente  «  que  ses  pareils, 
des  fanatiques  et  des  prêtres  »  ,  ou  «  qu'on  ne  voit  que 
des  gens  comme  il  faut  »  ;  tels  sont  madame  de  Malessy, 
sa  fille  Glaire,  sa  sœur  madame  de  Boisbérenger  2, 
madame  de  Launay,  M.  de  Vieildesang,  qui  a  soixante- 
dix  ans,  et  mademoiselle  Adélaïde  de  Saint-Chamant, 
qui  en  a  quinze.  Presque  personne,  parmi  ceux  qui 
avaient  approché  de  la  bonne  compagnie,  n'évita  la 
prison  durant  une  de  ces  dix  années.  Être  anobli  est 
un  titre  à  l'incarcération;  être  connu  par  son  talent  en 
est  un  autre.  Marmontel  et  Morellet  se  cachent;  Gham- 
fort  se  tue,  Chénier,  Lavoisier,  Florian,  sont  arrêtés  : 

«  Vous  autres  académiciens,  dit  à  Florian  le  commis- 
saire qui  l'emmène,  vous  êtes  tous  ennemis  3.  »  On  est 
détenu  parce  qu'on  vend  des  livres  girondins,  comme 


1  Par  le  décret  du  17  {Terminai.  (Morellet,  Mémoires,  t.  II,  p.  17 

2  Papiers  de  Robespierre,  t.  Ier,  p.  235;  et  t.  III,  p.  181  et  suiv. 

3  Morellet,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  402. 


156  LIVRE    PREMIER. 

le  libraire  de  Roanne,  ou  parce  qu'on  fait  un  calembour, 
ou  parce  que  l'on  est  modéré  on  égoïste,  comme  les  trois 
jeunes  demoiselles  de  Vougy  et  madame  de  Sirvinges, 
qui  «  n'ont  rien  fait  pour  la  révolution  »  ;  ou  comme 
madame  de  Montcorbier  et  M.  de  Fautrière,  qui  sont 
«  peu  attachés  à  la  révolution  »  ;  ou  M.  de  Grosbois, 
qui  s'est  montré  froid,  et  madame  de  Pierrefitte, 
modérée,  pour  la  révolution;  ou  madame  Leportien, 
qui  ne  croit  pas  à  ses  bienfaits  ;  parce  que  l'on  est  trop 
riche,  quoique  sans  influence,  comme  madame  de  Puy- 
maret;  M.  de  Gaumont  est  arrêté  pour  avoir  «  le  jour 
du  10  août  passé  le  jour  et  la  nuit  chez  sa  maîtresse  '  »  , 
et  mademoiselle  de  Chabannes  «  pour  avoir  sucé  le  lait 
aristocratique  de  sa  mère  2  » . 

La  prison  pour  qui  a  déjà  été  atteint,  comme 
madame  de  Sourdeville  avec  ses  deux  filles,  arrêtées 
parce  qu'elle  a  eu  «  son  mari  et  son  fils  frappés  par  le 
glaive  de  la  loi  »  ;  la  prison,  si  un  commissaire  procède 
à  l'arrestation  «  sans  en  donner  les  motifs  »  ,  comme  la 
famille  de  Girard  tout  entière  à  Roanne,  incarcérée 
par  le  commissaire  Civeton,  ou  comme  M.  de  Ber- 
thelat,  par  le  commissaire  Lapalus.  Souvent  une  longue 
enquête  est  impuissante  à  faire  deviner  les  motifs  de  la 
détention  :  ainsi  Glaire  d'Audigier,  marquise  de  Bon- 
nefoi 3,    est  enfermée  durant   plusieurs    années    dans 


1  Catalogued'autograuhes,venteÉtienneCharavay,30  mai  1883, n°99. 

2  Harmakd  d'Abàncourt,  Souvenirs,  p.  2. 
*  Ms.  Archives  nationales,  BB,  1;  71. 


AVANT    L'EMIGRATION.  157 

l'île  d'Oléron;  le  ministre  de  la  justice,  le  ministre  de 
la  police,  les  préfets,  sous  le  Consulat,  font  des  recher- 
ches minutieuses;  tout  ce  qu'on  peut  savoir,  c'est 
qu'elle  reste  en  prison  et  que  ses  biens  sont  confisqués. 
Ces  listes  sont  monotones,  chaque  mot  est  odieux, 
c'est  un  amas  de  ruines,  un  résumé  de  douleurs.  Une 
lettre  de  la  marquise  de  Turenne  '  donne  une  idée 
assez  exacte  de  la  France  durant  cette  période  : 

«  Les  paysans,  écrit-elle  à  la  Convention,  ont  brûlé 
mon  château,  mon  mari  a  émigré,  mes  biens  ont  été 
saisis,  les  parents  auxquels  j'avais  confié  ma  fille,  âgée 
de  deux  ans,  sont  morts  dans  les  prisons,  ma  fille  est 
livrée  à  la  charité  des  âmes  sensibles,  moi  je  suis 
en  prison  avec  mes  deux  fils,  attendant  ce  que  vous 
ferez  de  moi  ainsi  que  de  mes  deux  enfants.  Nous 
n'avons  plus  d'amis.  Tout  est  mort  pour  nous.  Ceux 
qui  causèrent  notre  malheur  auront  bien  de  la  peine  à 
consoler  les  malheureux  dont  nous  étions  la  consola- 
tion. » 

A  Paris,  il  y  a  quarante  prisons,  plus  quarante-huit 
dépôts;  en  province,  les  hôtels  des  principaux  habi- 
tants sont  convertis  en  prisons,  sans  que  la  multi- 
plicité des  lieux  de  détention  réussisse  à  empêcher 
l'encombrement  et  l'insalubrité.  A  Rouen  2,  Breteuil, 
évêque  de  Montauban,  est  vu  dans  la  prison   par  un 


1  Papiers  de  Robespierre,  t.  III,  p.  267.  Lettre  de  Farge,  femme 
Turenne,  écrite  de  la  Petite-Force,  le  7  frimaire  an  III. 

2  P.  Theiker,  Affaires  religieuses  de  France,  t.  II,  p.  227. 


158  LIVRE    PREMIER. 

négociant,  qui  le  décrit  «  couvert  de  haillons  et  de 
vermine,  sur  de  la  paille  pourrie,  dans  un  cachot  dont 
l'odeur  suffocante  ôte  la  respiration  ».  Il  y  meurt.  Le 
maréchal  de  Ségur,  âgé  de  soixante-dix  ans,  est 
enfermé  à  la  Force,  sans  autre  lit  qu'une  botte  de  paille 
infecte  sur  le  carreau1.  «  On  nous  mit,  dit  la  Sœur 
Angélique2,  à  la  paille,  deux  par  deux,  dans  de 
grandes  chambres  qui  ressemblaient  à  des  caves  par 
leur  humidité;  on  y  était  couvert  de  vermine.  »  Une 
église  du  Mans  sert  de  prison  pour  les  femmes;  on 
avait  le  soin  de  ne  laisser  à  celles  qui  semblaient  «  des 
dames,  qu'un  simple  jupon  »  ;  on  les  venait  voir  «  cou- 
chées sur  un  peu  de  paille,  dans  un  sombre  accable- 
ment3  ».  Dans  les  caves  du  château  de  Foulon,  à 
Nantes,  on  jette  les  prisonniers  amenés  d'Angers4,  on 
leur  donne  du  pain  noir,  de  l'eau  dans  des  baquets, 
sans  tasse  ;  il  faut  ramper  près  du  baquet,  écarter  les 
ordures,  humer  l'eau;  pas  de  paille,  pas  d'air.  On 
n'enlève  les  cadavres  qu'une  fois  par  jour.  Sur  huit 
cents  captifs,  quarante  seulement  sortent  vivants  de  ce 
cloaque.  Quelquefois  les  suspects  sont  enfermés  avec 
les  criminels  qui  les  harcèlent,  les  forcent  à  balayer 
les  ordures,  à  vider  le  baquet,  à  payer  l'eau-de-vie  d  ; 
quelquefois    avec  des    «  coquins  et   des  coquines  qui 

1  Philippe  de  SÉGcn,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  15. 

*  Wallon,   Tribunal  révolutionnaire,  t.  II,  p.  573. 

1  Resnard,  Souvenirs  d'un  nonagénaire,  t.  II,  p.  58. 

*  Romain,  Souvenirs  d'un  officier  royaliste,  t.  II,  p.  7. 

5  Giundry,  Mémoires.  (Revue  de  Bretagne  et  Vendée,  1861,  p.  103.) 


AVANT   L'EMIGRATION.  159 

tenaient  des  propos  abominables  et  chantaient  des 
chansons  détestables.  Les  oreilles  les  moins  chastes 
eussent  été  blessées  l .  » 

L'isolement  n'est  pas  moins  cruel  :  madame  Roland 
entend  à  côté  de  sa  cellule  un  souper  bruyant,  des 
rires,  des  gros  mots;  ce  sont  les  officiers  de  paix  qui 
soupent  avec  des  actrices.  Pauline  de  Tourzel2,  une 
enfant,  demande  sa  mère  avec  un  tel  désespoir,  que  le 
geôlier  en  est  ému,  il  lui  dit  :  «Je  vais  vous  laisser  mon 
chien,  surtout  ne  ine  trahissez  pas,  j'aurai  l'air  de 
l'avoir  oublié  »  ,  tremblant  d'être  suspect  lui-même 
pour  cette  pitié.  Quand  on  est  transporté  d'une  prison 
dans  une  autre,  on  est  jeté  sur  des  charrettes,  les  mains 
liées,  hommes  et  femmes  roulant  à  chaque  cahot,  hués 
dans  un  village,  pris  en  pitié  dans  un  autre,  toujours 
prêts  à  se  laisser  massacrer3. 

A  l'arrivée,  il  faut  se  déshabiller,  se  montrer  nue 
aux  inspectrices ,  c'est  le  rapiotage  4  ;  aux  repas ,  on 
avale  une  nourriture  nauséabonde,  l'entrepreneur  fait 
un  bénéfice  de  546  livres  par  jour  sur  la  seule  prison 
du  Luxembourg;  dans  le  préau,  il  faut  flatter  les  déla- 
teurs, ceux  que  l'on  nomme  les  moutons;  ce  sont  eux 
qui  inventent  les  conspirations  et  font  des  rapports 
secrets  sur  les  propos  inciviques. 


1  Duchesse  de  Touhzel,  Mémoires,  t.  II,  p.  259. 

2  Comtesse  DE  Béar>',  Souvenirs,  p.  127. 

3  Abbé  Lambert,  Mémoires,  p.  97. 

*  Wallon,  Tribunal  révolutionnaire,  t.  IV,  p.  264. 


160  LIVRE    PREMIER. 

On  les  connaît  :  c'est,  au  Luxembourg,  Beausire,  le 
mari  de  la  fille  Oliva1.  A  Saint-Lazare,  c'est  Pépin- 
Desgrouettes,  qui  a  sous  ses  ordres  un  géant  et  un  Juif  : 
le  géant  est  Mollin ,  ancien  montreur  d'ours,  qui  a  été 
employé  dans  le  vol  du  Garde-Meuble,  qui  est  con- 
stamment excité  contre  les  détenus  par  sa  femme,  une 
Provençale  chétive,  noire,  huileuse;  le  Juif  est  Lévy, 
qui  n'est  pas  méchant,  mais  a  pris  le  métier  comme 
une  bonne  affaire;  à  ceux-là  est  due  la  fable  qui  a 
mené  à  l'échafaud  André  Ghénier.  —  Ah!  voilà  Pépin- 
Desgrouettes,  il  faut  nous  montrer,  disent  les  prison- 
niers, quand  il  descend  dans  la  cour.  C'est  un  avorton 
bossu,  bancal,  roux;  un  cercle  l'environne,  quelques- 
uns  marchent  à  reculons  devant  lui,  on  le  flatte.  Un 
enfant  de  douze  ans,  le  jeune  Mailly,  lui  jette  à  la 
figure  un  hareng,  il  est  exécuté  le  lendemain. 

Les  rapports  des  moutons  arrivent  de  toutes  les 
prisons,  encombrent  les  cartons  des  comités;  l'un  dit  : 
«  Voici  ce  que  j'ai  conjecturé  »  ;  un  autre  :  «  L'aristo- 
cratie est  peinte  sur  les  figures  »  ;  ou  bien  :  «  Il  y  a  au 
moins  de  violents  soupçons 2.  »  C'est  assez  pour  assurer 
la  mort. 

La  mort  se  montre  à  chaque  minute  :  échappe-t-on 
aux  miasmes  et  aux  délateurs ,  on  est  compris  dans  le 
massacre  simple. 


1  Cette  fille  s'était  grimée  en  Marie-Antoinette  dans  l'escroquerie  du 
collier.  Voy;  Duvai,,  Souvenirs  thermidoriens ,  t.  Ier,  p.  24. 
8  Papiers  de  Robespierre,  p.  142,  153,  155). 


-..     «      .  ••-      :At,    v... 


AVANT    L'EMIGRATION.  161 

Le  massacre  est  à  l'origine  à  peu  près  spontané  : 
c'est  Avignon  qui  commence,  non  dans  ]a  période 
nommée  la  Terreur,  mais  en  octobre  1 791 ,  au  moment 
où  vient  de  se  séparer  la  première  de  nos  Assemblées. 
Un  bandit,  évadé  des  prisons  de  Valence,  Jouve,  dit 
Lamotte,  qui  arrive  de  Paris,  où,  sous  le  nom  de 
Jourdan,  dit  Coupe-têtes,  il  a  pris  part  à  l'invasion  de 
Versailles  par  les  femmes,  se  rend  maître  d'Avignon, 
fait  mettre  en  prison  les  principaux  habitants,  les  tue, 
jette  les  cadavres  dans  la  Tour  de  la  Glacière.  Après 
un  mois  de  règne,  il  est  détrôné  par  les  commissaires 
de  l'Assemblée  législative  qui  découvrent  le  charnier 
avec  horreur;  les  parents  des  victimes  viennent  fouiller 
dans  ces  débris  putréfiés  pour  reconnaître  ceux  qu'ils 
ont  perdus.  Le  jeune  Bigonet  s'acharne  à  la  poursuite 
de  Jourdan,  l'atteint,  le  lie,  l'apporte,  on  va  le  juger. 
«Non,  disent  les  girondins,  aimons-nous,  oublions 
les  crimes!  —  Quels  crimes?  disent  les  délégués  des 
compagnons  de  Jourdan  devant  l'Assemblée;  ce  sont 
les  ministres  constitutionnels  qui  sont  seuls  dignes  de 
la  vengeance  des  lois  !  » 

Jourdan  est  amnistié,  il  revient  en  triomphateur,  il 
est  nommé  capitaine  de  gendarmerie  l,  L'Assemblée 
rêve  toujours  la  concorde  par  la  faiblesse;  elle  amnistie 
même  les  assassins  de  Simoneau,  maire  d'Étampes,  tué 

1  Le  9  février  1793,  toujours  au  temps  de  la  puissance  des  girondins. 
Il  fut  chef  d'escadron  le  2  septembre,  exécuté  le  8  prairial  an  IL 
(MonniviER-TERNAUx,  t.  Ier,  p.  369.) 

i.  il 


162  LIVRE    PREMIER. 

en  défendant  la  loi.  Bientôt  c'est  le  ministère  de  la  jus- 
tice qui  organise  les  massacres. 

Danton  était  ministre  de  la  justice. 

Danton  était  un  Champenois  qui  aimait  la  gaieté 
bruyante,  les  franches  lippées,  les  voluptés  grasses  : 
ces  âmes  brutales  n'étaient  pas  connues  de  l'ancien 
monde,  ces  épicuriens  pouvaient  être  cruels,  ils  restaient 
délicats.  Ce  visage,  que  madame  Roland  trouvait 
«  repoussant  et  atroce  »  ,  avait  tous  les  muscles  tendus 
par  l'envie  et  la  soif  des  voluptés.  Danton  ne  déguisait 
pas  son  goût  pour  les  écus  et  riait  des  scrupules  de 
conscience  i  ;  il  voulait  le  pouvoir  afin  de  satisfaire  son 
tempérament  grossier  2 ,  et  passait  pour  s'être  enrichi 
par  des  exactions  durant  sa  mission  en  Belgique.  Plus 
méprisable  que  Marat,  l'hypocondriaque  dépravé  par 
la  souffrance,  Danton  trouvait  dans  sa  robuste  santé  les 
incitations  au  crime.  Il  a  eu  du  moins  le  talent  de 
grouper  sous  sa  domination  une  bande  d'hommes 
attirés  vers  lui  et  retenus  par  le  prestige  de  ses  vices  : 
il  ne  cherchait  pas  les  soldats,  car,  sauf  Brune,  ses 
hommes  de  guerre  n'ont  été  que  des  incapables,  comme 
Westermann:  il  n'était  pas  difficile  sur  le  choix  de  ses 
administrateurs,  car  il  n'a  su  trouver,  pour  le  ministère 
de  l'intérieur,  qu'un  pédant  comme  Garât,  ou  qu'un 
dilapidateur  comme  Paré;  ses  hommes  politiques 
n'étaient  qu'un  ramas  d'ambitieux  sans  valeur,  comme 

1  Miot  de  Mélito,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  40. 

2  Arnaud,  Souvenirs  d'un  sexagénaire,  t.  II,  p.  92. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  163 

le  boucher  Legendre,  un  nain  hideux  ',  ou  Léonard 
Bourdon,  le  maître  d'école  vaniteux  et  féroce.  Ceux 
qu'il  aimait,  c'étaient  les  concussionnaires,  les  hommes 
aux  marchés  véreux,  comme  Lacroix,  Fabre  d'Églan- 
tine,  Chabot,  Bazire,  Son  parti,  ainsi  recruté,  était 
cependant  une  force  redoutable,  à  cause  de  la  puissante 
constitution  des  agents  secrets  :  comme  toutes  les  âmes 
basses,  Danton  aimait  l'espionnage.  Il  faisait  consister 
la  police  en  un  réseau  de  délations  et  de  fraudes;  Fou- 
ché  n'a  eu  qu'à  puiser  dans  son  personnel  pour  créer 
le  système  des  informations  secrètes  de  l'Empire;  il  a 
hérité  des  vieux  limiers  de  Danton  :  Méhée,  les  Mon- 
gaillard,  Perlet,  tous  doués  d'une  richesse  de  fourberie 
qui  ne  les  abandonnera  dans  aucune  crise. 

A  peine  Danton  s'est-il  installé  au  ministère  de  la 
justice  avec  Fabre  d'Eglantine,  l'acteur  sifflé,  et 
Camille  Desmoulins,  le  procureur  de  la  lanterne,  pour 
secrétaires  généraux,  qu'il  écrit  à  son  ami  Real,  l'accu- 
sateur public,  le  1er  septembre  1792  :  «  J'ai  lieu  de 
croire  que  le  peuple  ne  sera  pas  réduit  à  se  faire  jus- 
tice lui-même.  »  Et  dès  le  lendemain  commence  la  jus- 
tice du  peuple.  Des  hommes  -envahissent  les  prisons, 
massacrent  tous  ceux  qu'ils  y  trouvent  :  «  Pourquoi 
ces  meurtres?  demande  à  Danton  un  ami  de  La  Fayette. 
—  Monsieur,  répond  Danton  2,  vous  oubliez  à  qui  vous 
parlez,  vous  oubliez  que  nous  sommes  de  la  canaille, 

1  Miot  de  Mélito,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  40. 

2  Philippe  de  SÉgdr,  Mémoires,  t.  Ier,  p.  12. 

II. 


164  LIVRE   PREMIER. 

que  nous  sortons  du  ruisseau  et  que  nous  ne  pouvons 
gouverner  qu'en  faisant  peur.  »  Pour  le  girondin 
Grandpré,  qui  lui  adresse  la  même  question,  il  emploie 
moins  de  grands  airs,  il  lui  crie  avec  sa  voix  de  tau- 
reau, les  yeux  sortant  de  la  tête  et  le  geste  d'un 
furieux  :  «  Je  me  f. ..  bien  des  prisonniers  M  »  Puis, 
quand  tout  sera  fini,  après  huit  jours  de  massacres, 
Danton  dira  à  l'un  des  égorgeurs  :  «  Celui  qui  vous 
remercie,  ce  n'est  pas  le  ministre  de  la  justice,  c'est  le 
ministre  du  peuple.  » 

Cette  série  de  massacres  a  duré  huit  jours,  du 
dimanche  2  au  dimanche  9  septembre  1792. 

Durant  toute  cette  semaine  on  ne  cesse  de  tuer.  On 
mange  en  tuant.  On  colporte  dans  les  cafés  des  débris 
humains.  On  se  plaît  à  voir  souffrir  :  Rulhières  n'est 
frappé  qu'à  légers  coups  de  pointes  de  pique  et  met 
une  demi-heure  à  mourir;  Marianne,  femme  Vincent, 
abat  les  victimes  à  coups  de  bûche;  les  enfants  pro- 
curent plus  de  plaisir  parce  qu'ils  succombent  moins 
vite  :  «  Vous  comprenez,  à  cet  âge,  la  vie  tient  si 
bien!  »  dit  un  des  assommeurs  2. 

Poussés  à  la  fureur  par  le  brandevin,  le  sang  et 
l'insomnie,  ces  fauves  n'étaient  que  des  instruments. 
Les  massacres  sont  préparés  par  des  délibérations  offi- 
cielles, tolérés  par  les  autorités  régulières,  payés  par  les 
deniers  publics.    «    La   résistance   serait  impolitique, 

1  Madame  Roland,  Mémoires. 

*  Toutefois,  on  paraît  avoir  tué  seulement  quarante-trois  enfants. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  165 

dangereuse,  injuste  peut-être  » ,  écrivent  à  l'Assemblée 
les  commissaires  de  service  au  Temple.  Quelques  gardes 
nationaux  essayent  de  s'assembler,  ils  se  trouvent  dix, 
et  les  meurtriers  leur  disent  doucement  :  «  Citoyens,  il 
n'y  a  rien  à  faire  pour  vous  l.  »  En  effet,  c'est  une 
«  affaire  administrative  2  »  ,  le  travail  est  réparti  entre 
des  délégués  réguliers  pour  chaque  section.  Ceux-ci 
commencent  par  se  payer  en  prenant  «  les  frais  sur  la 
chose  »  et  en  signant  des  bons  chez  les  marchands  du 
voisinage  :  les  bons,  maculés  de  sang,  ont  été  payés 
par  la  Commune,  bons  de  vin,  bons  de  viande,  bons 
de  paille  pour  couvrir  le  sol  ruisselant  de  sang.  Hum- 
bert  Henriot,  journalier  sur  les  ports,  «  ayant  été  blessé 
dans  son  travail  >' ,  reçoit  50  livres  d'indemnité.  Si  un 
homme  étranger  à  la  section  réclame  un  salaire,  il  est 
écarté  comme  non  requis  régulièrement  pour  le  service. 
L'opinion  de  Paris  est  favorable  à  la  mesure  :  une 
bourgeoise  aimable  inscrit  avec  calme  sur  son  journal, 
au  milieu  de  cette  semaine  :  «  Quand  on  veut  la  fin,  il 
faut  vouloir  les  moyens.  Point  d'humanité  barbare.  Le 
peuple  est  levé,  le  peuple  venge  les  crimes.  Bicêtre  a 
occupé  toute  la  journée  3.  »  Et  Bazire,  l'un  des  agents 
de  Danton,  s'excuse  près  de  sa  femme  d'être  éloigné 
d'elle  par  les  détails  administratifs  de  l'opération  : 
«  Vos  beaux  yeux  n'ont  pas  été  souillés  des  tableaux 


1  Lavaux,  tes  Campagnes  d'un  avocat. 

»  Bûchez  et  Rocx,  t.  XVII,  p.  405. 

*  Ed.  Lockroy,  Journal  d'une  bourgeoise,  p.  287. 


166  LIVRE    PREMIER. 

hideux  que  nous  avons  tous  les  jours  ;  il  fautque  l'homme 
sensible  s'enveloppe  la  tête  de  son  manteau  et  qu'il  se 
précipite  à  travers  les  cadavres  pour  s'enfermer  dans 
le  temple  de  la  Loi.  »  Même  les  disciples  des  philo- 
sophes du  dix-huitième  siècle  restent  insensibles  devant 
cette  conséquence  que  l'on  tire  de  leurs  utopies  : 
«  Garât  en  parle  avec  un  sang-froid  atroce;  Cabanis, 
l'homme  le  plus  doux  et  le  plus  humain  que  je  con- 
naisse, paraît  croire  que  tout  ce  qui  est  arrivé  est  néces- 
saire *.  » 

Danton,  qui  préparait  d'autres  choses,  dit  en  don- 
nant un  passe-port  à  un  de  ses  anciens  confrères  du 
palais  :  «  Ceci  est  la  justice  nationale;  ce  qui  le  prouve, 
c'est  que  tu  respires.  Le  peuple  fait  une  guerre  aux 
traîtres,  mais  non  aux  opinions  2.  »  Et  comme  cette 
justice  nationale  a  la  haine  des  juges  et  des  lois,  Danton 
la  flatte  en  lui  confiant  les  accusés  qui  comparaissent  à 
Orléans,  en  vertu  d'une  loi  spéciale,  devant  la  haute 
cour  de  justice.  Il  envoie  de  Paris  une  bande  de 
patriotes  placée  sous  les  ordres  de  Fournier  l'Améri- 
cain ;  il  fait  allouer  par  l'État  une  gratification  de 
6000  livres  pour  ce  «  détachement  qui  s'est  porté  à 
Orléans  3  »  .  Le  Fournier  ramène  les  prisonniers  assez 
lentement  pour  permettre  les  préparatifs  du  massacre 

*  Dumont,  ancien  secrétaire  de  Mirabeau,  à  Samuel  Romilly,  11  et 
16  septembre  1792.  (Memoirs  ofthe  life  of  sir  Samuel  Romilly ,  t.  II, 
p.  6.) 

*  Lavaux,  les  Campagnes  d  un  avocat. 

3  Ms.  Bibliothèque  nationale,  fonds  français,  7001,  1°  20. 


AVANT   L'EMIGRATION.  167 

qu'on  a  résolu  d'improviser  à  Versailles;  le  président 
du  tribunal  de  Versailles,  Alquier,  est  témoin  des  dispo- 
sitions prises  officiellement,  il  court  vers  la  place  Ven- 
dôme, il  supplie  Danton  d'empêcher  le  crime  :  «  Que 
vous  importe?  »  répond  ce  ministre  de  la  justice.  Le 
lendemain,  Danton  prononce  ces  paroles  menaçantes  : 
«  Le  peuple  est  irrité,  on  ne  sait  encore  jusqu'où  ira  son 
indignation  »  ;  c'est  l'heure  même  où,  dans  les  rues  de 
Versailles,  sont  égorgés  les  prisonniers.  Et  ce  n'est  pas 
assez  de  livrer  les  victimes  aux  meurtriers,  il  faut 
encore  glorifier  le  crime  :  «  Ils  ont  délivré  la  société 
d'hommes  dangereux,  et  épouvanté  les  traîtres  »,  dit 
pompeusement  le  Moniteur. 

Il  faut  davantage  encore  pour  plaire  à  ceux  qui  vien- 
nent de  travailler  :  on  les  présente  comme  modèles  à 
la  France  entière,  on  jette  à  toutes  les  communes  un 
appel  au  massacre.  La  commune  de  Paris  envoie  une 
circulaire;  Danton,  des  placards.  Les  placards  de 
Danton  disent  :  «  Que  toute  la  France  soit  hérissée 
de  piques,  de  poignards;  que  dans  les  villes  le  sang 
de  tous  les  traîtres  soit  le  premier  holocauste  offert  à 
la  liberté  '.  » 

Des  cris  de  joie  répondent  dans  toute  la  France;  le 

1  Je  n'ai  jamais  vu  d'exemplaire  de  ces  placards  signés  par  Danton  ; 
le  seul  qui  soit  connu,  je  crois,  est  celui  qu'a  vu  et  copié  Blordier- 
Langlois.  (Angers  et  Maine-et-Loire,  t.  I,  p.  261.)  On  s'explique  aisé- 
ment la  disparition  d'une  pièce  dont  les  exemplaires  ont  été  collés  sur 
les  murs.  Cependant  Rlordier-Lanjdoisne  dit  pas  où  est  cet  exemplaire 
unique;  j'ai  acquis  la  certitude  qu'il  n'est  pas,  comme  l'a  cru  Sybel, 
t.  I,  p.  523,  dans  les  archives  départementales  de  Maine-et-Loire. 


168  LIVRE    PREMIER. 

corps  électoral  des  Bouches-du-Rhône  est  en  séance 
quand  arrive  la  lettre,  «  il  fait  retentir  la  salle  de  ses 
applaudissements  !  »  ;  le  Lyonnais  veut  mieux,  il  se 
fait  conduire  par  son  maire  Vitetau  château  de  Pierre- 
Cize,  que  fait  ouvrir  le  général;  il  égorge  les  prison- 
niers, découpe  leurs  cadavres,  et  tresse  ces  fragments 
avec  des  rubans  roses  et  bleus  pour  les  suspendre  en 
girandoles  aux  arbres  de  la  place  Bellecour  2.  Un  fou 
interné  dans  le  fort  recouvre  la  raison,  cache  un  offi- 
cier de  Royal-Pologne  ,  M.  Desplantes,  sous  une  pierre 
d'égout  et  le  sauve3.  Là,  c'est  le  général  qui  a  livré  les 
victimes,  c'est  le  seul  en  France  4,  c'est  un  Allemand, 
Charles-Constantin  de  Hesse-Rothenburg-Rheinfels, 
géant  roux,  infect,  qui  ne  porte  ni  chemise  ni  bas,  et 
découvre,  à  travers  sa  carmagnole,  sa  poitrine  velue. 
Paris  et  Lyon  sont  imités  par  Reims,  Autun,  Saint- 
Etienne,  Cambrai.  A  Caen,  la  municipalité  n'évite  la 
même  honte  qu'en  faisant  évader  les  prisonniers  au 
milieu  de  la  nuit.  A  Gisors,  le  duc  de  la  Rochefoucauld, 
qui  se  croyait  aimé  de  tout  le  monde,  est  arrêté  par 
douze  gendarmes  et  cent  gardes  nationaux,  qui  laissent 

1  Barraroux,  Mémoires,  p.  88. 

2  Abbé  Guillon,  Mémoires,  t.  I,  p.  130. 

3  Alexandrine  des  Echerolles,  Une  famille  noble. 

*  Le  seul  militaire,  car  les  généraux,  comme  San  terre,  Henriot, 
Hossignol  et  autres,  sont  des  grotesques  et  non  des  soldats.  Le  brasseur 
Santerre  a  sauvé  son  traitement  de  général  de  division,  en  écrivant  à 
Bonaparte,  le  16  messidor  an  VIII  :  u  Respect  et  admiration.  Je  ne 
joins  aucun  compliment  ni  éloge,  je  ne  pourrais  rien  ajouter  à  celui  de 
dire  :  Bonaparte  était  à  Marengo.  »  Il  se  fit  aussi  remettre  50,000  livres 
sous  prétexte  de  distribution  de  bière  au  peuple. 


AVANT    L'EMIGRATION.  169 

le  peuple  lui  écraser  la  tête  et  jeter  la  cervelle  au  visage 
de  sa  mère,  âgée  de  quatre-vingt-treize  ans.  A-t-on  le 
droit  d'obliger  un  homme  à  vivre  au  milieu  de  ces 
crimes?  Peut-on  blâmer  ceux  qui  sortent?  «  Fermer 
les  portes  d'un  empire  où  le  peuple  massacre  sur  un 
soupçon,  c'est  être  responsable  de  tous  les  assas- 
sinats '.  » 

Quelquefois  on  sort  vivant  des  prisons,  on  s'entend 
dire,  comme  Lebrun  2  :  «  Citoyen,  tu  peux  retourner 
chez  toi,  on  va  te  donner  un  fidèle  sans-culotte  que  tu 
payeras,  que  tu  nourriras  et  qui  te  surveillera.  »  Alors 
c'est  un  autre  supplice.  On  est  épié  chez  soi  à  toutes 
les  minutes,  le  jour,  la  nuit  :  on  est  forcé  d'entendre 
la  femme  du  garnisaire  qui  vient  raconter  à  son  mari 
les  détails  des  exécutions,  avec  une  joie  qui  «  épanouit 
sa  figure  3  ».  Il  peut  arriver  encore,  si  l'on  possède  des 
terres  considérables,  comme  le  comte  du  Douhet 4,  que 
les  hommes  influents  du  pays  facilitent  l'évasion,  afin 
de  faire  confisquer  les  biens  et  de  les  acquérir  entre 
eux  à  vil  prix  ;  puis  quand  M.  du  Douhet  reparaît,  on 
lui  ferme  sa  porte,  on  lui  offre  une  inscription  sur  la 
liste  des  indigents.  La  femme  est  soumise  à  d'autres 
supplices  :  une  ancienne  femme  de  chambre  de  la  Reine 
est  enfermée  à  Nantes,  le  jacobin  Lamberty  la  guette; 

1  Dumont  à  Samuel  Romilly,  t.  II,  p.  8. 

*  Lebrun,  duc  de  Plaisance,  Mémoires  (par  Dumesnil,)  p.  200. 
3  Alexandrine  des  Écheiiolles,  Une  famille  noble,  p.  133. 

*  Ms.  Archives  nationales,  AD,  II,  B,  3.  Rapport  de  Saladin  aux 
Cinq-Cents,  du  14  messidor  an  V  (Aurillac  et  Mauriac). 


170  LIVRE    PREMIER. 

il  épie  le  moment  où  elle  sera  épuisée  par  les  angoisses, 
le  manque  de  lumière,  l'air  putride,  il  la  prend  hâve, 
frissonnante,  lui  montre  le  soleil,  l'emmène,  la  regarde 
mourir  de  honte  lentement  en  quarante  jours. 

Après  la  mort  de  Robespierre,  plusieurs  prisonniers 
sont  mis  en  liberté;  l'air  pur  leur  donne  le  délire  :  «  La 
lumière  nous  éblouit,  dit  l'un  d'eux  ',  Nous  partîmes 
à  perdre  haleine;  pour  la  première  fois  après  tant 
d'heures  d'insomnie,  nous  eûmes  le  bonheur  de  dormir. 
Nous  allions  dans  les  chemins,  admirant  les  arbres...  « 
Oui,  mais  que  manger?  Tout  ce  que  l'on  possédait  a 
été  saisi,  vendu;  nulle  ressource  :  «  Que  fais-tu  là, 
citoyenne?  »  dit  le  commissaire  de  la  Convention  à  la 
mère  de  Chateaubriand;  elle  reste  dans  la  prison,  on 
lui  a  pris  ses  biens,  tué  ou  proscrit  ses  enfants,  le 
monde  est  vide,  mieux  vaut  s'étendre  contre  le  mur, 
mourir.  Madame  de  Beauharnais  2,  jeune,  délicate,  sort 
sans  une  pièce  de  linge,  sans  un  liard,  sans  un  pain, 
elle  va  dans  sa  maison,  rue  des  Mathurins;  la  maison 
est  prise  par  un  mulâtre  qui  est  membre  de  la  Conven- 
tion. Le  sauvage  la  recueille;  elle  se  livre, elle  l'épouse. 
Ils  finiront  sous  l'Empire  dans  une  place  obscure.  Une 
autre,  ceci  est  le  roman  de  Fiévée,  faux  et  possible, 
sort,  ne  trouve  pas  d'ouvrage,  apprend  que  la  femme 
d'un  fournisseur  a  besoin  d'une  servante,  se  présente 

1  Mémoires  inédits  cités  par  Louis  Favi\e,  le  Luxembourg ,  p.  166. 

2  Elle    était    belle-sœur   de    l'impératrice  Joséphine,    et    mère    de 
l'héroïque  madame  de  Lavalette. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  171 

toute  palpitante  à  la  pense'e  de  tomber  sons  la  main 
d'une  femme.  «  Je  craignais  d'inspirer  de  la  pitié,  je 
craignais  encore  plus  de  ne  pouvoir  adoucir  un  air  de 
dignité  que  la  nature  et  l'habitude  avaient  répandu 
sur  toute  ma  personne.  Je  redoutais  surtout  de  ne  pou- 
voir supporter  avec  résignation  les  questions  auxquelles 
il  fallait  m'attendre.  J'arrive  à  la  porte  de  ma  maîtresse 
future,...  madame  était  encore  au  lit,  je  lui  présente 
ma  lettre  en  tremblant.  C'était  Suzette  » ,  Suzette,  son 
ancienne  femme  de  chambre.  «  Qu'étaient-ce  que  nos 
chagrins,  dit  Chateaubriand,  qui  vient  de  passer  à 
Londres  cinq  jours  sans  nourriture,  comparés  à  ceux 
des  Français  demeurés  dans  leur  patrie?  » 


VII 


LA     GUILLOTINE. 

Ainsi  ne  pouvait  s'éviter  la  prison  :  ainsi  se  consom- 
maient les  prisonniers  par  les  privations,  par  les  mas- 
sacres. La  guillotine  en  dévorait  le  plus  grand  nombre. 
La  guillotine,  du  moins,  n'était  pas  sans  poésie  : 

C'est  le  faîte  vermeil  d'où  le  martyr  s'envole, 
C'est  la  hache  impuissante  à  trancher  l'auréole, 
C'est  le  créneau  sanglant,  étrange  et  redouté, 
Par  où  l'âme  se  penche  et  voit  l'éternité. 

Mais  son  prestige  est  plutôt  pour  le  spectateur;  les 


172  LIVRE   PREMIER. 

Champs-Elysées  retentissaient  des  applaudissements 
du  peuple  qui  voyait  rouler  les  têtes  ',  car  de  toutes 
les  rêveries  sentimentales  qui  peuvent  détruire  la  civi- 
lisation, une  seule  était  oubliée,  l'abolition  de  la 
peine  de  mort.  Le  peuple  de  Paris,  disait  Marivaux  2, 
soixante  ans  auparavant,  est  plus  peuple  que  les  autres 
peuples.  Il  est  curieux  d'une  curiosité  sotte  et  brutale, 
il  cherche  à  vous  plaindre,  à  frémir  pour  votre  vie;  il 
dirait  volontiers  :  Ne  nous  retranchez  rien  du  plaisir 
que  nous  avons  à  frémir  pour  ce  malheureux.  Ce  ne 
sont  point  les  choses  cruelles  qu'il  aime,  il  aime  l'effroi 
qu'elles  lui  donnent.  Gela  remue  son  âme,  qui  ne  sait 
jamais  rien,  qui  n'a  jamais  rien  vu. 

Le  peuple  veut  qu'on  soit  ému  et  respectueux  devant 
ses  caprices  :  quand  Houchard  déchira  son  uniforme 
de  général  pour  montrer  sa  poitrine  couverte  de  cica- 
trices, «  le  mouvement  fut  jugé  impertinent  par  la 
canaille  parisienne  3  »  .  Quand  le  girondin  Glavières  se 
tua  d'un  coup  de  couteau,  ce  fut  un  désappointement 
universel,  les  Parisiens  envahirent  le  greffe,  se  firent 
montrer  le  corps,  vomirent  des  injures  «  contre  le 
scélérat  qui  a  osé  dérober  leur  plaisir  ;  ils  le  frappèrent 
des  pieds  et  des  mains  i  »  .  Une  exécution  est  un 
drame,  ils  ne  veulent  rien  en  perdre,  ils  exigent  que  la 


1  Morellet,  Mémoires,  t.  II,  p.  13. 

2  Marianne. 

3  Beucnot,  Mémoires,  t.  I,  p.  227. 
«  Ibid.,  p.  256. 


AVANT   L'ÉMIGRATION.  173 

mise  en  scène  soit  savamment  variée.  Ils  ne  se  conten- 
tent bientôt  plus  de  voir  mettre  à  nu  les  épaules  des 
femmes,  ils  veulent  du  nouveau;  Robespierre  imagine 
la  chemise  rouge,  dont  les  reflets  illuminent  la  pâleur 
des  visages,  le  jour  où  il  envoie  à  la  guillotine  madame 
de  Sainte-Amaranthe,  fameuse  par  ses  charmes,  et 
madame  de  Sartines,  sa  fille,  âgée  de  dix-neuf  ans, 
«  beauté  unique  que  la  nature  s'était  plu  à  parer;  elle 
fut  la  plus  belle,  elle  le  fut  complètement,  sans  un  seul 
reproche;  je  n'ai  vu,  dit  Tilly  l,  dans  aucun  pays  rien 
d'aussi  absolument  parfait  » .  Avec  elles  montent  au 
supplice  l'actrice  Grandmaison,  qui  a  vingt-sept  ans; 
Nicole,  sa  servante,  qui  en  a  dix-huit,  et  Cécile  Renaut, 
et  madame  de  la  Martinière,  et  quantité  d'autres,  toutes 
la  gorge  nue  et  encadrée  d'une  chemise  rouge,  fête  si 
merveilleuse,  que  Fouquier-Tinville  ne  voulut  point 
s'en  priver  et  s'écria  :  «  Il  faut  que  j'aille  les  voir  à 
l'échafaud,  dussé-je  manquer  mon  dîner!  » 

Lebon,  h  Arras,  a  fait  placer  la  guillotine  sous  sa 
fenêtre,  «  et  le  complaisant  bourreau,  enlevant  le  mou- 
choir de  la  malheureuse,  la  présente,  en  cet  état,  assez 
longtemps  à  ses  yeux  »  ;  c'est  son  collègue  Fréron  qui 
le  raconte  en  ces  termes2,  le  même  Fréron  qui,  pen- 
dant ce  temps,  à  Toulon,  choisissait  les  douze  plus 
belles  femmes  de  la  ville,  en  regardait  guillotiner 
onze,  et  ne  faisait  grâce  à  la  douzième  qu'après  lui 

1  Mémoires,  t.  III,  p.  181. 

2  L'Orateur  du  peuple,  p.  80. 


174  LIVRE    PREMIER. 

avoir   fait    essuyer   de   la  gorge    le    couteau    ensan- 
glanté l. 

Même  de  cela  on  se  lasse.  Pour  plaire,  le  tribunal 
révolutionnaire  condamne  à  mort  un  chien  et  le  fait 
exécuter  à  la  barrière  du  Trône2.  On  retourne  à  la 
nuit  du  moyen  âge. 

La  mort  sous  ces  huées,  sous  ces  regards  impurs, 
sous  ces  haleines  avinées,  perdait  tout  son  charme. 
L'enthousiasme  de  la  victime  se  glaçait;  le  martyre 
était  sans  volupté;  la  haine  même  s'éteignait.  Le 
mépris  restait  seul,  l'indifférence  qu'aurait  un  Euro- 
péen, prisonnier  des  Peaux-Rouges,  torturé  par  eux. 
Telle  la  duchesse  de  Gramont,  «  traitant  ses  bourreaux 
comme  des  valets3  »  ;  telle  la  princesse  de  Monaco, 
disant  au  peuple  :  «  Il  fallait  venir  me  voir  juger  »  ; 
telle  la  duchesse  d'Ayen  :  elle  apprend  qu'elle  est  con- 
damnée à  mort  avec  sa  fille  et  sa  mère,  dans  le  moment 
où  elle  donne  des  soins  à  une  amie  malade  ;  elle  ne  dit 
rien,  continue  sa  visite  dans  la  cellule,  puis  rentre  près 
de  sa  fille  et  la  prévient  de  prendre  du  repos  pour  avoir 
des  forces  le  lendemain4.  L'insouciance  devient  telle, 
que  Gossin,  maire  de  Bar-le-Duc,  condamné  à  Paris, 
est  oublié  dans  la  cour;  les  charrettes  se  mettent  en 
marche  sans  lui,  il  les  suit  à  pied,  il  arrive  à  la  place 

1  Sybel,  t.  II,  p.  464. 

2  Wallon,  t.  II,  p.  159.  —  Ce  chien  mordait  le  tambour  de  la 
garde  nationale. 

3  Raron  de  Gleichen,  Mémoires,  p.  73. 

4  Comte  de  MÉnODE,  Souvenirs,  t.  I,  p.  172. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  175 

de  la  Révolution ,  il  tend  la  tête  ' .  On  côtoie  la  mort  : 
«  Il  est  sûr,  je  me  rappelle,  j'allais  pour  sortir  de  la  vie 
comme  on  quitterait  un  lieu  d'ennui,  de  dégoût;  tout 
ce  qui  m'entourait  me  semblait  faire  partie  des  choses 
dont  j'allais  être  délivrée  2.  » 

Fait  grave.  Le  bourreau  s'inquiète  :  «  Les  exécu- 
tions, dit  Gollot  d'Herbois  3,  ne  font  pas  tout  l'effet 
qu'on  en  devait  attendre,  les  périls  que  chacun  a 
courus  ont  inspiré  une  sorte  d'indifférence  pour  la  vie. 
De  telles  dispositions  seraient  dangereuses.  »  Les  filles 
de  la  rue  gagnent  ce  mépris  de  la  peur  :  Eglé,  de  la 
rue  Fromenteau,  a  été  destinée  à  être  guillotinée  avec 
la  Reine;  elle  est  oubliée  dans  la  prison,  puis  retrouvée 
après  la  mort  de  la  Reine  et  condamnée4  «  pour  avoir 
conspiré  avec  la  Reine  ».  «  —  Voilà,  dit-elle,  qui 
est  digne  d'un  tas  de  vauriens  comme  vous;  moi,  je 
gagnais  ma  vie  au  coin  des  rues.  »  Et  comme  une  de 
ses  compagnes  pleure  :  «  Tu  te  déshonores  » ,  dit-elle. 
L'abbé  Emery,  un  des  saints  les  plus  admirables  de 
l'Église  de  France,  comprend  cette  âme  énergique, 
l'assiste  avant  l'exécution. 

Mais  si  Ion  est  devenu  insensible  à  la  mort,  pour- 
quoi la  fuir  par  l'émigration  ? 


1  Lavaux,  les  Campagnes  d'un  avocat,  p.  27. 

s  Cette  analyse  est  d'un  romancier,  Lettres  de  la  Vendée,  par 
madame  Emilie  T...,  Paris,  an  IX,  mais  est  évidemment  écrite  sur  des 
souvenirs  personnels. 

3  Papiers  de  Robespierre,  t.  I,  p.  314. 

4  Comte  Beugnot,  Mémoires,  t.  I,  p.  242. 


176  LIVRE    PREMIER. 

Mourir  n'est  rien.  Mais  cette  canaille  qui  rit!  Ces 
cris  :  «  Il  va  mettre  la  tête  à  la  chatière  !  Il  va  soûler  la 
bourrique  à  Robespierre  !  »  Cette  boue  que  l'on  jette 
dans  la  charrette  :  le  colonel  du  Ghastelet  en  a  la 
figure  couverte1.  Ces  cahots  qu'on  supporte  les  mains 
liées  derrière  le  dos  !  Tendre  sa  nuque  sous  ces  regards  ! 
Risquer,  après  le  coup  de  couperet,  d'être  jetée  sur  le 
monceau,  le  tronc  en  bas,  comme  mademoiselle  Thé- 
rèse de  Fougère;  «  son  jupon  s'était  accroché,  les  gens 
du  peuple  disaient  :  Ah!  comme  elle  avait  une  belle 
peau!  comme  elle  avait  les  cuisses  blanches2!  » 

Encore  tout  cela  n'est  rien.  Ce  qui  porte  à  éviter  la 
mort,  c'est  l'inquiétude  sur  les  enfants  qu'on  va  laisser 
dans  cet  enfer. 


VIII 

LES    ENFANTS. 

Les  jeunes  filles  ne  sont  pas  toujours  enfermées  avec 
leurs  parents  :  quelques-unes ,  comme  la  fille  du  com- 
mandant de  Dax,  sont  livrées  au  peuple  et  succom- 
bent3; mademoiselle  de  Sombreuil,  fille  du  gouverneur 

1  Comte  Beugnot,  Mémoires,  t.  II,  p.  246. 

2  Rapports  de  police,  Dutard  à  Garât,  19  juin  1793;  Schmitii, 
t.  II,  p.  77. 

3  Comte  de  Puybusque,  Souvenirs  d'un  invalide,  t.  J,  p.  100. 


AVANT    L'EMIGRATION.  177 

des  Invalides,  ne  trouve  d'asile  que  chez  l'honnête 
comédien  Larive  '  ;  mademoiselle  de  Gélibert ,  fille 
du  major  des  Invalides,  va  jouer  de  la  harpe  dans 
les  soirées  qui  se  donnent  chez  les  fournisseurs  d'armée 
et  les  conventionnels.  Hardy,  membre  de  la  Commune, 
fait  évader  mademoiselle  Pauline  de  Tourzel,  qui 
est  recueillie  par  Babet,  la  servante  chargée  autre- 
fois de  vider  les  chaises  dans  l'hôtel  de  ses  parents 2. 
Le  conventionné^  Creuzé  de  Latouche  reste  suspect, 
même  sous  le  Directoire,  pour  avoir  pris  chez  lui  la 
fille  de  madame  Roland,  repoussée  avec  effroi  de 
toutes  les  portes  3.  Quelquefois  une  enfant  énergique 
tient  tête  seule  à  l'orage. 

Mademoiselle  Irène  de  Tencin  reste  dans  son  château 
après  que  son  père  a  émigré 4,  défend  les  terres  au  nom 
de  son  jeune  frère  quelle  prend  sous  sa  tutelle, 
recueille  ce  qu'elle  peut  des  revenus,  convertit  les  écus 
en  assignats,  rachète  les  champs  confisqués  et  le 
mobilier.  Tout  à  coup  «  il  prend  fantaisie  à  un  garçon 
tailleur  de  la  ville  du  Puy  de  la  demander  en  mariage 
à  la  municipalité  » .  On  la  fait  venir  au  Puy,  on  la 
menace  de  mort  si  elle  refuse  ce  drôle.  «  La  mort  à 
l'instant!  »  dit-elle.  On  l'enferme  en  prison,  on  lui 
renouvelle  la  proposition  et  la  menace  tous  les  jours 


1  Laporte,  Souvenirs  d'un  émigré,  p.  189. 

2  Comtesse  de  Béars,  Souvenirs,  p.  135. 

3  La  Revellière-Lepeaux,  Mémoires,  t.  I,  p.  222. 

4  Colonel  de  Tencin  à  Antraigues,  18  juillet  1795. 

i.  12 


178  LIVRE    PREMIER. 

pendant  un  an  et  cinq  jours.  Elle  est  mise  en  liberté 
ensuite,  mais  elle  a  encore  à  cacher  son  frère  pour  qu'il 
ne  soit  pas  enrôlé  par  force,  et  exposé  à  combattre 
contre  son  père. 

Mademoiselle  Alexandrine  des  Écherolles,  après 
l'exécution  de  ses  parents,  est  aussi  malheureuse  dans 
sa  lutte  contre  la  persécution  :  ses  fermiers  se  sont  par- 
tagé les  appartements  du  château  et  la  tiennent  à  la 
cuisine,  sous  l'œil  de  Babel:,  une  de  leurs  servantes. 
«  Je  voyais,  dit-elle  ',  les  fenêtres  de  la  chambre  de 
ma  mère  s'ouvrir;  moi  seule,  j'étais  bannie  de  cette 
chambre,  reléguée  à  la  cuisine.  »  Un  ancien  apothicaire 
vient  lui  donner  des  leçons  de  patriotisme  :  «  Tu  dois, 
fait-il,  purifier  le  sang  impur  qui  coule  dans  tes  veines, 
travaille  pour  la  nation.  »  Babet  lui  répète  :  «  Il  faut 
paraître  misérable.  » 

Mademoiselle  Françoise  de  Bouvet,  âgée  de  seize 
ans  2,  est  obligée  de  se  cacher  parce  que  les  paysans 
l'accusent  «  d'avoir  détourné  les  troupes  prussiennes 
de  passer  par  Rouvigny,  où  elle  résidait,  pour  les  faire 
traverser  Gouraincourt  qui  en  était  à  deux  lieues  » .  C'est 
la  même  niaiserie  démocratique  que  nous  avons  revue, 
ces  dernières  années,  dans  plusieurs  villages,  et  parti- 
culièrement dans  celui  où  M.  de  Moneys  a  été  brûlé 
vif,  en  1870,  pour  avoir  décidé  les  Prussiens  à  entrer 
en  France. 

1  Une  famille  noble,  p.  122  et  272. 

2  Ma.  Archives  nationales,  BB,  1,  71. 


AVANT   L'ÉMIGRATION.  179 

Clémentine  de  Bercheny  est  dans  une  situation  assez 
singulière  '  :  elle  a  épousé,  à  l'âge  de  douze  ans,  en 
1790,  Emmanuel  d'Hennezel,  sous  la  condition  que 
«  les  époux  n'habiteraient  ensemble  que  lorsque  la  jeune 
femme  aurait  seize  ans  »  ;  le  mari  devait  voyager  en 
Allemagne.  Il  est  inscrit  comme  émigré,  les  parents 
sont  mis  en  prison,  les  biens  sont  confisqués,  la  jeune 
enfant  est  isolée  dans  la  misère.  Une  autre  orpheline  2 
cherche  du  travail  chez  une  lingère;  elle  déplaît  à  sa 
maîtresse  qui  la  chasse  ;  elle  trouve  à  broder  des  souliers 
de  femme,  mais  son  patron,  à  qui  elle  résiste,  l'accuse 
de  vol,  la  fait  conduire  dans  la  prison  des  filles;  elles 
lui  disent  en  riant  de  sa  douleur  :  «  Ma  belle,  tu  seras 
piloriée  en  Grève.  » 

Pour  jeunes  que  soient  les  enfants,  on  ne  laisse  pas 
de  les  persécuter.  Les  deux  petits  Bourbon-Busset 
sont  enlevés  par  le  représentant  Forestier,  enchaînés 
et  montrés  de  village  en  village  3.  Les  écoliers  anglais 
du  collège  de  Douai  sont  enfermés  dans  la  citadelle  de 
Doullens  4.  Aussi  la  pensée  de  ceux  qui  s'échappent, 
comme  de  ceux  qui  meurent,  est  de  cacher  les  enfants  : 
Pougret  de  la  Blinière,  officier  de  Gambrésis,  prisonnier 
a  Orléans,  prévoit  qu'il  va  être  massacré  et  adresse  à 
sa  mère  cette  lettre  qu'intercepte  et  garde  l'agent  de 

1  Ms.  Archives  nationales,  BR,  1,  72. 

2  Treilhart  a  conté  le  fait  à  Lombard  (de  Langres),  et  ils  l'ont 
peut-être  arrangé  tous  deux. 

3  Duchesse  de  Gontaut,  Mémoires. 

4  Abbé  Damcoisne,  le  Collège  anglais  de  Douai. 

12- 


180  LIVRE    PREMIER. 

Danton  '  :  «  J'ai  une  fille  d'une  marchande  de  modes 
de  Bayonne,  Dominica  Ducasse  ;  ayez  pitié  d'elle,  veillez 
sur  sa  conduite...  » 

En  général,  les  servantes  sont  remplies  de  dévoue- 
ment pour  cacher  et  nourrir  les  enfants  :  «  On  m'enve- 
loppa dans  une  pelisse,  raconte  une  jeune  fille,  le  vieux 
valet  de  chambre  me  prit  dans  ses  bras,  on  m'installa 
avec  ma  bonne  dans  une  petite  chambre  au  quatrième 
au  fond  d'une  rue  écartée  ;  une  des  filles  du  duc  de  Guiche 
était  aussi  chez  les  parents  de  sa  bonne.  »  Madame  du 
Roure  2,  arrêtée  à  son  château  de  Louville  et  conduite 
à  Paris,  lègue  en  partant  sa  fille  Victorine  à  la  nourrice  ; 
celle-ci  l'élève  durant  deux  ans  «  avec  ses  autres 
enfants  » .  Les  petites-filles  du  maréchal  de  Lévis, 
après  l'exécution  de  leurs  mères,  mesdames  de  Vinti- 
mille  etdeBéranger,  sont  recueillies  par  Julie,  la  femme 
de  chambre,  qui  les  défend  contre  les  grossièretés  dans 
le  village  où  elle  les  cache  :  les  petits  paysans  jettent  des 
pierres  à  ces  enfants,  on  couvre  une  grosse  vachère 
des  dentelles  de  leur  mère  pour  en  faire  une  déesse  Rai- 
son, on  force  les  pauvres  petites  à  chanter  devant  cette 
sale  déesse  et  à  l'embrasser.  Ces  enfants  vont  périr  dans 
la  misère,  disent  à  Carnot  des  amis  de  leur  famille  : 
«  Là-dessus  il  a  d'abord  détourné  la  tète,  il  a  souri 
dédaigneusement,  haussant  les  épaules  comme  pour 
dire  qu'il  n'y  aurait  pas  grand  mal  à  cela;  et  tout  à 

1  Mortimer-Ternaux,  t.  III,  p.  567. 

2  Comtesse  t>e  Sainte-Aulaire,  Souvenirs,  p.  11. 


AVANT   L'EMIGRATION.  181 

coup,  sans  quitter  sa  plume,  il  s'est  levé  tout  en  colère, 
et  avec  une  voix  menaçante  :  Retirez-vous,  citoyens, 
nous  a-t-il  crié,  vous  calomniez  la  République,  elle  a 
des  secours  pour  les  indigents  '  !  » 

Ces  jeunes  filles  semblent  en  effet  avoir  été  nourries, 
ainsi  que  la  fidèle  Julie,  aux  frais  du  bureau  de  bienfai- 
sance; elles  ont  gardé,  dans  les  souvenirs  de  cette  enfance 
lugubre,  la  mémoire  des  régals  auxquels  elles  étaient 
conviées  chez  la  portière  de  Gambacérès,  lorsqu'il  y 
avait  des  restes  après  les  grands  repas. 

Ceux  qui  avaient  émigré  de  bonne  heure  s'étaient 
figuré  que  leurs  filles  ne  couraient  aucun  danger  dans 
les  couvents  où  on  les  élevait  :  le  marquis  de  P...,  par 
exemple,  croyait  que  ses  filles  Agathe  et  Désirée  étaient 
en  sûreté  à  la  Visitation  de  Moulins;  son  ami  M.  des 
Écherolles  réussit  à  les  faire  évader,  à  les  cacher  d'asile 
en  asile  jusqu'à  ce  qu'il  trouvât  l'occasion  de  les  ache- 
miner sur  Ghambéry,  où  elles  retrouvèrent  leur  père2. 
A  Paris,  les  jeunes  filles  des  pensionnats  furent  souvent 
cruellement  traitées  ;  une  enfant  de  huit  ans  est  mise 
dans  la  rue  avec  les  autres  enfants  de  son  couvent,  les 
religieuses  sont  en  prison  ;  elle  se  souvient  de  la  barrière 
par  où  l'on  sort  pour  aller  au  château  de  sa  grand'- 
mère,  marche  longtemps,  tombe  épuisée  sur  la  route, 
meurt.  Le  fils  de  Rivarol  erre  à  demi  nu  dans  les  rues 
de  Paris,  en   mendiant.  Heureux   encore  les  enfants 

1  Philippe  de  SÉgur,  Mélanges. 

*  Alexandrine  des  Echerolles,  p.  41. 


182  LIVRE    PREMIER. 

quand  ils  ne  tombent  pas  aux  mains  d'une  mégère  qui 
les  accable  de  coups  et  les  soumet  à  un  travail  trop 
pénible  l.  Le  jeune  R...,  âgé  de  treize  ans,  laissé  en 
France  comme  sauvegarde  contre  la  confiscation,  est 
soumis  à  de  telles  avanies  qu'il  part  seul,  à  pied.  Les 
souliers  s'usent,  ses  vêtements  tombent  en  lambeaux, 
il  reçoit  la  charité,  il  couche  dans  les  granges,  il  se  sent 
dévoré  par  la  vermine,  il  arrive  à  Vienne  après  trois 
mois  de  marche  et  retrouve  ses  parents,  qui  ont  été 
accueillis  comme  Lorrains  par  la  famille  impériale. 

Contre  les  enfants  se  sont  acharnés  le  plus  longue- 
ment les  hommes  de  la  Révolution.  Vers  la  fin  du  Direc- 
toire, au  moment  où  l'on  parlait  de  pacification  et 
d'oubli,  Pons,  dit  de  Verdun,  le  méchant  poëte,  vient 
au  conseil  des  Cinq-Cents  faire  une  motion  d'ordre  sur 
les  enfants  d'émigrés  2.  Il  s'indigne  qu'on  en  laisse 
auprès  de  leur  mère  qui  les  élève  dans  la  haine  de  la 
Révolution,  qui  les  fait  voyager  pour  les  montrer  à  leur 
père  émigré;  il  avoue  qu'ils  ne  sont  pas  dangereux  par 
eux-mêmes,  «  car  il  n'existe  pas  de  vice  de  naissance  »  , 
mais  on  les  dresse,  ajoute-t-il,  «  comme  des  animaux 
féroces,  au  mépris  des  républicains  »  ;  les  enfants 
doivent  être  enlevés  à  la  mère  qui  «  empoisonne  une 
partie  de  la  génération  future»  et  se  montre  meurtrière 
en  les  laissant  voir  à  leur  père  coupable. 


1  Les  jeunes  R...  sont  pris  comme  valets  par  une  maîtresse  d'établis- 
sement de  bains  à  Caen  :  elle  les  frappe,  elle  les  prive  de  nourriture. 

2  Le  15  frimaire  an  VI. 


AVANT    L'EMIGRATION.  183 

Époque  lamentable.  Quand  un  enfant  vient  au  inonde 
à  travers  ces  angoisses,  on  espère  du  moins  qu'il 
recueillera  le  fruit  de  tant  de  souffrances.  Lombard  (de 
Langres)  se  console  en  pleine  Terreur  quand  il  voit 
naître  son  fils;  il  se  flatte  que  cette  tête  chérie  blanchira 
dans  une  période  de  paix,  il  ne  prévoit  pas  que  cet 
enfant  sera  tué  avant  vingt  ans  dans  la  campagne  de 
Russie.  Pour  alimenter  le  canon,  les  jeunes  mâles 
viennent  au  jour,  génération  conçue  dans  l'horreur, 
ensevelie  durant  la  vie  des  mères. 


IX 

LES    RÉGIMENTS. 

Au  régiment,  du  moins,  on  pouvait  se  croire  protégé 
contre  la  persécution  :  plusieurs  officiers  gardèrent 
cette  illusion.  Nous,  aujourd'hui,  nous  sommes  tentés 
de  blâmer  ceux  qui  ont  cherché  le  salut  dans  l'émigra- 
tion, au  lieu  de  s'abriter  sous  les  plis  du  drapeau  trico- 
lore. Nous  sommes  tentés  aussi  de  croire  que  les 
héros  de  nos  guerres  nationales  étaient  des  parvenus, 
comme  Hoche,  Augereau,  Lannes,  Ney,  Murât. 

Les  généraux  de  nos  premières  campagnes  apparte- 
naient tous  à  l'ancienne  noblesse  l  :  ceux  des  années 

1  II  y  avait  même  une  sorte   de    coterie  d'officiers  généraux  qui  a 


184  LIVRE   PREMIER. 

suivantes  ont  quelquefois  altéré  leurs  noms  pour 
dérouter  la  délation  qui  s'acharnait  contre  leur  origine, 
mais  ce  sont  tous  de  vieux  officiers,  tels  que  les  géné- 
raux du  Gommier,  du  Merbion,  Desaixde  Voygoux,  de 
Pérignon;  dans  l'armée  d'Italie  de  1794,  un  général 
écrit1  :  «  Nous  nous  trouvons  sept  officiers  généraux, 
anciens  camarades  d'école  a  ;  à  leur  tête  était  Schérer, 
autrefois  major  dans  l'armée  de  Louis  XVI.  Les  géné- 
raux de  l'Empire  étaient  presque  tous  les  survivants 
des  officiers  de  Louis  XVI,  qu'avaient  épargnés 
vingt  ans  de  guerres,  comme  les  généraux  de  Riche- 
panse,  de  Ganclaux,  d'Aboville,  de  Nansouty,  d'Hé- 
douville,  de  Menou,  de  Lagrange,  de  Latour-Mau- 
bourg,  de  Gouvion-Saint-Cyr. 

Quelquefois  c'est  l'officier  noble  qui  entraîne  son 
régiment  vers  les  idées  révolutionnaires,  comme  le 
marquis  de  Valence,  qui,  dans  la  garnison  du  Mans, 
fraternise  avec  le  peuple  et  achète  des  biens  du  clergé; 
ou  comme  le  marquis  de  Grouchy,  qui  conduit  brus- 
quement son  régiment  de  Montmédy  à  Lunéville, 
pour  empêcher  que  les  soldats  soient  emmenés  par  les 
recruteurs  de  l'armée  des  princes2.   Ils  font  plus.  Ils 

durant  longtemps  été  sous  le  charme  des  illusions,  tels  sont  La  Fayette, 
Rochambeau,  Biron,  Custine,  Beauharnais,  Montesquiou,  Dillon,  La 
Marlière,  La  Bourdonnaye  ;  quant  à  Narbonne,  il  était  simplement 
sous  l'influence  de  madame  de  Staël. 

1  Lettres  du  général  Domrnartin,  publiées  par  M.  de  Bezancenet. 

2  Grouchy,  Mémoires,  publiés  par  le  marquis  de  Grouchy,  son 
petit-fils,  t.  I,  p.  5.  Louis  XVI  l'avait  nommé  colonel  à  vingt-cinq 
ans. 


AVANT   L'EMIGRATION.  185 

luttent  contre  l'insubordination,  les  préjugés  et  l'igno- 
rance, pour  maintenir  les  traditions  militaires  dans 
les  vieux  régiments  de  Louis  XVI.  Le  comte  de  Nar- 
bonne  organise  trois  camps  sous  les  ordres  de  La 
Fayette,  de  Rochambeau,  le  conquérant  de  New-York, 
et  de  Luckner,  le  vétéran  de  la  guerre  de  Sept  ans.  Il  / 
inspecte  ces  trois  armées,  malgré  les  inquiétudes  de 
madame  de  Staël,  qui  craint  de  l'y  voir  assassiner  et  le 
suit  sous  un  déguisement  '.  Dès  que  la  guerre  est  com- 
mencée, et  durant  toute  la  République,  ce  sont  encore 
d'anciens  gentilshommes  qui,  réunis  sous  le  nom  de 
comité  topographique y  luttent  contre  la  désorganisation 
introduite  par  les  conventionnels  et  les  municipalités. 
Le  comité  topogiaphique  équipe,  arme,  nourrit  les 
soldats,  trace  les  plans  de  campagne,  redresse  les 
erreurs  des  généraux,  soutient  seul  la  bataille  d'une 
nation  gouvernée  par  des  fous  contre  l'Europe. 

Garnot  en  a  eu  la  gloire.  Garnot,  le  méchant  poëte, 
a  du  moins  le  mérite  bien  rare  d'avoir  eu  conscience 
de  son  ignorance  en  stratégie,  et  de  s'être  laissé  guider 
avec  une  patriotique  docilité  par  les  hommes  de  guerre 
du  comité  topographique;  il  les  a  défendus  avec  abné- 
gation contre  ses  collègues  les  plus  sanguinaires.  Les 
contemporains  n'ignoraient  pas  ce  fait  :  les  émigrés 
eux-mêmes  connaissaient  la  rue  où  se  tenaient  les 
séances  et  les  officiers  qui  s'y  réunissaient  :  «  Les  plans, 

1  Comte  de  Fer sem,  Journal,  7  juin  1792. 


186  LIVRE    PREMIER. 

dit  une  note  remise  en  1793  aux  frères  de  Louis  XVI, 
sont  faits  par  un  comité  composé  de  MM.  d'Arçon,  de 
Laffitte  et  autres  officiers,  qui  s'assemblent  à  l'hôtel  de 
la  guerre,  rue  Grange-Batelière1.  »  Les  Prussiens  se 
souviennent  encore  de  ces  organisateurs  de  la  victoire. 
Nous,  nous  n'avons  vu  que  le  capitaine  du  génie,  gras 
et  blafard,  nous  avons  oublié  Arçon,  Glarke,  Lacuée 
de  Gessac,  Montalembert,  Laffitte  2. 

Le  général  d'Arçon3,  l'inventeur  des  batteries  flot- 
tantes avec  blindage,  avait  près  de  soixante  ans. 
C'était  l'homme  aux  idées  fécondes.  Il  fut  détaché  du 
comité  topographique  pour  diriger  Pichegru  durant  la 
campagne  qui  nous  donna  la  Hollande.  Bonaparte  en 
fit  un  inspecteur  général,  mais  il  mourut  au  commen- 
cement du  Consulat. 

Clarke  n'était  que  capitaine  de  dragons  :  il  fut 
choisi  par  Custine  pour  chef  d'état-major,  et  apprit 
sous  ses  yeux  la  guerre  et  l'administration  militaire . 
Proscrit  et  traqué  durant  quelques  années,  il  devint 
en  1795  chef  du  bureau  topographique.  On  sait  qu'il  a 
la  gloire  d'avoir  été  l'un  des  deux  ministres  de  la  guerre 
durant  les  grandes  campagnes  de  l'Empire. 

Lacuée,  comte  de  Cessac,  était  l'autre  ministre  des 
guerres  heureuses  de  l'Empire.  C'est  lui  qui  sut  utiliser 


1  Ms.,  vol.  624,  f°292. 

*  Ronaparte  a  fait  également  partie  de  ce  comité  en  1795. 
3  Une    notice    sur    sa     vie    a    été    publiée    par  Girod-Chantrans. 
Resançon,  1801,  avec  portrait. 


AVANT    L'EMIGRATION.  187 

Dumouriez  et  Carnot  sans  être  leur  dupe,  et  com- 
prendre le  génie  militaire  de  Bonaparte.  A  l'heure  où 
sa  supériorité  le  rendit  suspect,  il  quitta  le  comité  topo- 
graphique  pour  commander  l'armée  du  Midi.  Ses 
lettres  sont  remarquables  par  la  précision  des  ordres  et 
la  netteté  des  idées  '  ;  sa  fermeté  le  fait  écouter  aussi 
bien  de  Carnot,  son  supérieur,  que  du  général  Dupont, 
son  subordonné;  chacun  reconnaît  l'homme  de  com- 
mandement2. Lacuée  de  Gessac  a  montré  sa  valeur 
non  pas  seulement  comme  manieur  d'armées,  mais 
aussi  comme  adversaire  impitoyable  des  fournisseurs 
véreux  :  son  intégrité  souleva  tant  de  haines  dans  le 
monde  puissant  et  hargneux  des  donneurs  de  pots-de- 
vin, que  Napoléon  lui-même  ne  put  le  défendre  contre 
leurs  rancunes. 

Montalembert  avait  son  frère  dans  l'émigration  3;  il 
était  membre  de  l'Académie  des  sciences,  et  ses 
ouvrages  sur  la  défense  des  places  ont  fait  longtemps 
autorité  en  Europe. 

Le  marquis  de  Laffitte-Clavé,  colonel  du  génie,  ne 
figura  au  comité  que  durant  les  premiers  mois  :  il  est 
mort  en  apprenant  sa  mise  en  accusation. 

La  mise  en  accusation  venait,  en  effet,  frapper  par 
derrière   ces   défenseurs  de  la  patrie;    quelquefois   à 


1  Voy.  notamment  sa  lettre  du  27  février  1793,  au  général  Marbot. 

2  Voy.  sa  lettre  à  Grouchy,  du  10  mai  179o.  (Grouchy,  Mémoires, 
t.  I,  p.  227.) 

3  C'est  ce  frère  émigré  qui  est  le  père  du  grand  orateur. 


188  LIVRE   PREMIER. 

l'heure  même  où  ils  tombaient  morts  sur  un  champ 
de  bataille,  comme  le  comte  de  Dampierre,  dont  les 
biens  étaient  confisqués  pendant  qu'il  se  faisait  tuer  à 
la  tête  de  l'armée  de  Valenciennes ' .  Moreau  était 
vainqueur  dans  un  combat,  le  jour  où  l'on  guillotinait 
son  père  : 

Hélas!  un  même  jour,  jour  d'opprobre  et  de  gloire, 
Voyait  Moreau  monter  au  char  de  la  victoire, 
Et  son  père  au  char  du  trépas  2. 

Les  armées  ne  sont  pas  plus  habitables  que  le  reste 
de  la  France.  Pas  d'autorité,  pas  de  sécurité.  «  Il  y  a 
aujourd'hui  bien  du  mérite  à  rester  à  son  poste,  écrit, 
le  général  Dommartin  3,  il  faut  tendre  le  dos.  »  Il  faut 
organiser  les  comités  «  des  amis  de  l'égalité  »  dans  les 
villes  conquises;  se  vanter,  comme  le  général  Valence, 
d'avoir  changé  en  Gharle-sur-Sambre,  le  nom  de  Ghar- 
leroi;  écrire  comme  Biron4  :  «  Je  désirerais  savoir  si  la 
crainte  de  ne  plus  servir  utilement  la  République  ne 
m'autorise  pas  à  donner  ma  démission,  ou  s'il  est  plus 
respectueux  d'attendre  en  silence  qu'elle  me  destitue.  » 

Un  peloton  de  dragons  ne  peut  se  mettre  en  mou- 
vement sans  une  autorisation  des  municipalités,  qui  se 
font  montrer  les  ordres  militaires  et  qui  les  discutent5. 

1  SÉgcr,  Décade,  t.  II,  p.  142. 

9  Victor  Hugo,  les  Vierges  de  Verdun.  Mais  je  ne  suis  pas  sur  que 
ce  soit  bien  exact.  On  peut  citer  de  même  le  général  Desaix,  dont  la 
mère  et  la  sœur  sont  arrêtées  pendant  qu'il  est  aux  armées. 

3  Lettre  du  22  juillet  1791,  publiée  par  M.  de  Bezancenet. 

4  Biron  à  Lebrun-Tondu,  de  Nice,  le  9  mai  1793. 

5  Bimbenet,  Louis  XVI  à  Varenues,  p.  98. 


AVANT    L'EMIGRATION.  189 

La  garde  nationale  ouvre  ses  rangs  à  tous  les  déser- 
teurs; quelques-uns  se  font  inscrire  dans  plusieurs 
compagnies  pour  toucher  autant  de  fois  la  solde.  Trois 
cents  canonniers  du  régiment  de  Toul  sont  admis 
comme  «  canonniers  soldés  »  de  la  garde  nationale  de 
Paris1.  Si  un  colonel  cherche  à  rappeler  ces  déser- 
teurs, le  maire  de  Paris  intervient  pour  intéresser  La 
Fayette,  par  exemple  au  nommé  Rivière,  qui  «  a  déserté 
ses  drapeaux  pour  se  jeter  dans  la  capitale  où  il  a  servi 
avec  zèle  et  intelligence;  la  municipalité  lui  a  accordé 
un  congé  absolu2  »  .  Les  déserteurs  du  régiment  d'Al- 
sace sont  également  libérés  par  le  maire  3.  Les  citoyen- 
nes se  substituent  quelquefois  aux  maires  :  quand  on 
veut  envoyer  de  Versailles  à  la  frontière  le  régiment 
de  Flandre,  les  femmes  de  Versailles  s'attroupent, 
ramènent  chez  elles  leurs  soldats,  les  cachent,  les 
gardent4.  A  Marseille,  le  peuple  corrompt  les  régi- 
ments, les  oblige  à  déposer  dès  juillet  1 789  leurs 
armes  devant  le  portrait  du  Roi;  c'est,  dit  Mirabeau5, 

«  le  délire  de  la  sensibilité  » .  Fox,  au  Parlement 
anglais,  admire,  comme  Mirabeau,  ces  soldats  qui 
violent  leur   serment   et   se   montrent  vrais  citoyens. 

«  Ils  déshonorent  la  profession,  lui  répond  le  colonel 


1  Général  Poissonnier-Desperrières,  Mémoires,  p.  17. 
3  Ms.  Bibl.  nat.  fonds  français,  11697,  fiailly  à  La  Fayette,  7  jan- 
ier  1790. 
3  Courrier  de  l'Europe,  février  1792,  p.  144. 
*  P,  Lenfant,  Correspondance,  t.  II,  p.  24,  avril  1791. 
&  Discours  du  24  janvier  1790,  p.  17.  Bibl.  nat.,  Le;  29;  440. 


190  LIVRE   PREMIER. 

Phipps1;  contre  leur  devoir  ils  se  sont  unis  aux  émeu- 
tiers.  » 

En  1790,  le  ministre  de  la  guerre2  déclare  que 
l'insubordination  est  universelle,  que  les  caisses  mili- 
taires sont  enlevées,  que  les  officiers  sont  chassés  ou 
tués.  Mais  son  successeur,  en  1793,  défend  d'infliger 
des  punitions  aux  déserteurs  et  aux  mutins  :  on  doit  se 
borner  à  des  exhortations  fraternelles,  car  «  l'homme 
libre  se  persuade  par  la  confiance  et  ne  se  soumet 
point  par  la  crainte 3  »  .  La  révolte  de  la  garnison  de 
Nancy  est  un  des  exemples  les  plus  remarquables  de 
la  situation  qui  était  faite  aux  officiers  lorsqu'ils  s'obs- 
tinaient à  ne  pas  émigrer. 

M.  de  Malseigne,  lieutenant-colonel  des  carabiniers, 
est  envoyé  par  l'Assemblée  constituante  à  Nancy,  pour 
faire  un  rapport  sur  les  réclamations  du  régiments  de 
Ghâteauvieux  4  :  les  soldats  l'environnent  dans  la  cour 
de  leur  caserne,  et  veulent  le  retenir  prisonnier;  il  tire 
son  sabre,  charge  ceux  qui  lui  ferment  le  passage,  et 
s'enferme  chez  M.  de  Noue,  commandant  de  place.  Le 
régiment  de  Châteauvieux  vient  l'y  assiéger,  les  régi- 
ments de  Roi-infanterie  et  cavalerie-mestre  de  camp 
répandent  le  bruit  que  leurs  officiers  sont  vendus  à 
l'Autriche  :  c'est  en  août  1790,  en  pleine  paix,  à  l'époque 


1  Annual  Register,  1790,  p.  C6. 

2  Rapport  de  la  Tour-du-Pin,  le  h  juin. 

3  Sybel,  t.  II,  p.  341.  C'est  Bouchotte,  Je  1er  juillet  1793- 
*  Formé  de  Suisses  de  Genève  et  Vaud. 


AVANT  L'ÉMIGRATION.  191 

où  la  tradition  montre  une  Assemblée  constituante  qui 
dicte  des  de'crets  obéis  pour  le  bonheur  du  peuple.  Mal- 
seigne  montre  les  décrets  de  l'Assemblée,  les  pouvoirs 
dont  elle  l'a  investi,  il  est  hué  par  les  gardes  nationaux  '. 
Il  sort  alors,  il  traverse  à  cheval  les  rangs  des  séditieux. 
Il  galope  vers  Lunéville,  d'où  il  veut  ramener  ses  cara- 
biniers, afin  de  rétablir  l'ordre  par  la  force.  Mestre  de 
camp  selle  ses  chevaux  et  part  à  sa  poursuite  sur  la 
route  de  Lunéville.  Pendant  ce  temps,  on  arme  à 
Nancy  les  hommes  qui  ont  été  exclus  de  la  garde  natio- 
nale, on  enferme  le  commandant  de  place  dans  la  pri- 
son. La  garnison  de  Lunéville  livre  Malseigne  aux 
révoltés  ;  on  le  blesse,  on  le  lie,  on  le  jette  dans  le  même 
cachot  que  de  Noue. 

Bouille,  avec  le  régiment  de  Salm,  accourt  devant 
Nancy.  Sous  la  porte  de  Stainville  est  un  canon  chargé 
à  mitraille,  les  rebelles  attendent  pour  y  mettre  le  feu 
que  la  colonne  de  Bouille  commence  à  se  masser  devant 
la  porte;  c'est  alors  que  le  chevalier  de  Silles,  officier 
au  régiment  du  Boi,  se  jette  sur  la  lumière  de  la  pièce, 
la  ferme  de  son  corps  ;  il  est  déchiré  à  coups  de  baïon- 
nette, mais  pendant  ce  temps  les  premiers  assaillants 
arrivent  jusqu'à  lui,  pénètrent  dans  Nancy.  Après  un 
combat  de  quelques  heures  dans  les  rues,  Bouille  se 
rend  maître  des  séditieux.  Ceux  qu'il  fait  condamner 
aux  galères  seront,  l'année  suivante,  portés  en  triom- 

1  C'est  Cahi/ïle  (t.  II,  p.  98  à  125)  qui  a  le  mieux  exposé  les  faits. 


192  LIVRE   PREMIER. 

phe  dans  les  rues  de  Paris  et  proclamés  héros  au  Palais- 
Royal.  Quant  au  colonel  de  Malseigne,  il  juge  opportun 
de  renoncer  à  ses  carabiniers  qui  l'ont  livré,  il  va 
devenir  aide  camp  du  roi  de  Prusse  '. 

Chaque  régiment  a  de  même  ses  meneurs  et  ses 
émeutes  :  le  général  de  Menou  veut  empêcher  son 
camarade  Dampmartin2  d'émigrer  :  Dampmartin  est 
un  partisan  des  réformes,  il  est  désolé  de  voir  l'homme 
«  modéré  »  succomber  sous  la  haine  de  tous  les  partis, 
mais  il  renonce  à  une  lutte  impossible,  il  émigré,  et 
quelques  jours  plus  tard,  son  ami  Menou  est  massa- 
cré avec  quatorze  officiers.  A  Valence  3,  le  comte  de 
Voisin,  commandant  militaire,  est  assommé  par  le 
peuple,  son  sang  est  recueilli  dans  une  bouteille,  on  le 
boit  sur  la  place.  A  Lille,  les  régiments  royal-des-vais- 
seaux  et  la-Gouronnefont  la  contrebande  et  assassinent 
les  douaniers;  ils  versent  des  larmes  quant  Livarot,  un 
des  colonels,  leur  rappelle  leur  gloire  de  Crémone  et 
de  Fontenoy,  puis  se  mutinent  de  nouveau,  se  battent 
contre  le  régiment  chasseurs-de-Normandie  et  finissent 
par  mettre  en  prison  tous  les  colonels.  La  municipalité 
de  Lille  prend  parti  pour  les  soldats  contre  l'Assemblée 
constituante.  C'est  encore  à  Lille  que,  au  début  de  la 
campagne  de  1792,  les  soldats  assassinent  le  général 
Dillon,  les  colonels  de  Berthois  et  de  Chaumont  ;  ils  font 


1  Comte  de  Contades,  Journal  de  Jacques  de  Thiboult,  p.  67. 

2  Dampmartin,  Mémoires,  p.  262. 

3  Romain,  Souvenirs  d'un  officier,  t.  II,  p.  81. 


AVANT   L'EMIGRATION.  193 

cuire  leurs  débris  ' ,  ils  forcent  Rocbambeau,  le  général 
en  chef,  à  se  cacher  dans  l'abbaye  de  Saint-Saulve  2. 
Beauharnais  écrit 3  «  Biron  et  Rochambeau,  dont  le 
patriotisme  est  reconnu  par  toutes  les  sociétés  d'Amis  de 
la  Constitution,  ont  couru  risque  de  leur  vie  par  l'effet 
des  soupçons  que  l'on  a  répandus  dans  la  troupe.  » 

A  Gaen,  le  comte  de  Belsunce,  major  du  régiment  de 
Bourbon  4,  est  protégé  par  la  municipalité,  qui  l'en- 
ferme dans  la  prison  ;  les  soldats  l'en  arrachent  ;  il  est 
«  déchiré  en  lambeaux  et  mangé  par  des  furieux  »  .  La 
municipalité  de  Brest  déclare  que  M.  de  Martinet,  offi- 
cier dénoncé  par  des  soldats,  est  exclu  à  jamais  de  tout 
service  militaire.  Les  soldats  du  régiment  de  Touraine, 
à  Perpignan,  offrent  aux  officiers  «  d'oublier  »  leur 
conduite,  les  officiers  les  chargent  l'épée  à  la  main. 
Royal-Pologne,  à  Lyon,  enferme  ses  officiers  et  les 
laisse  tuer  par  le  peuple.  Ainsi  sont  tués  par  les  soldats 
unis  au  peuple  quantité  d'officiers  :  Patry,  à  Brest; 
Beausset,  à  Marseille  ;  Rully,  à  Bastia  ;  Rochetail- 
lée,  à  Saint-Etienne;  d'Arche,  dans  la  Gorrèze  5  ; 
le  colonel  de  Mauduit  est  tué  de  même  à  Saint-Domin- 
gue, les  nègres  profitent  de  la  révolte  des  soldats,  la 
colonie  est  perdue  pour  la  France.  L'amiral  de  Gri- 

1  Courrier  de  l'Europe,  p.  291 . 

2  Fersen,  Journal,  25  mai   1792. 

3  Ms.  Arch.nat.  AF  ;  I  ;  20. 

4  Mémoire  de  Grimm,  Société  de  l'histoire  de  Russie,  1868,  p.  358. 
Voir  Lucien  Péret  et  Gaston  Maugras,  Dernières  Années  de  madame 
d'Épinay,  p.  574.  C'est  en  août  1789. 

5  Verneiui-Pciraseau,  Souvenirs,  p.  252. 

I-  13 


194  LIVRE    PREMIER. 

moard,  qui  réussit  à  maintenir  l'ordre  dans  la  flotte, 
est  guillotiné  après  son  retour  à  Rochefort.  La  marine 
n'est  pas  mieux  disciplinée  :  «  La  discipline,  écrit  l'il- 
lustre Bougainville  ',  cette  discipline  sainte  sans  laquelle 
ne  peut  exister  une  armée  navale,  est  anéantie.  »  M.  de 
la  Jaille,  qui  sur  son  refus  vient  prendre  à  Brest  le 
commandement  de  la  flotte  qui  doit  nous  rendre  Saint- 
Domingue,  est  emprisonné  par  la  municipalité  2.  Le 
chef  d'escadre  d'Albert  de  Rions  est  destitué  par  ses 
marins;  le  chevalier  de  Ramatuelles,  capitaine  de  vais- 
seau 3,  est  obligé,  «  par  les  clameurs  applaudies  dans 
les  sociétés  populaires  de  Toulon  » ,  de  donner  sa 
démission,  de  se  cacher  à  Saint-Tropez  ;  «  il  eut  le  bon- 
heur de  se  sauver  au  moment  où  un  détachement  de 
volontaires  envahissait  son  habitation  »  .  Le  capitaine 
de  vaisseau  Gogolin  est  pris  et  tué  par  ce  bataillon.  La 
marine  arrive  à  cet  état  piteux  qu'a  observé  le  père  de 
l'historien  Macaulay,  qui  voit  arriver  une  escadre  fran- 
çaise sur  la  côte  d'Afrique  ;  les  ponts  des  navires  sont 
couverts  d'immondices  ;  les  hommes,  de  vermine.  Dans 
la  cabine  de  l'amiral  Lallemant  entrent  familièrement 
les  matelots,  ils  prennent  part  aux  discussions. 

Mais  la  marine  subissait  plus  rarement  que  l'armée 
déterre   la  présence  déshonorante  des  membres  de  la 

1  Bougainville  à  Bertrand  de  Molleville,  22  janvier  i792.  Courrier 
de  l'Europe,  p.  147. 

*  Duchesse  de  Tourzel,  Mémoires,  t.  II,  p.  19. 

3  M  s.  Arch.  nat.  BB;  I;  77.  Pétition  au  général  Bonaparte  du 
citoyen  Cyprien-Audibert  de  Ramatuelles. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  195 

Convention,  délégués  aux  armées.  Un  postillon  comme  r 
Drouet,  un  poëte  de  bouges  comme  Saint-Just,  un 
huissier  comme  Merlin,  prennent  le  commandement, 
méprisent  le  général,  se  montrent  emphatiques,  luxu-  / 
rieux  et  féroces.  Merlin  se  fait  mépriser,  même  des  can- 
tinières;  Saint-Just  mène  la  guillotine  aux  campements 
et  jusque  dans  les  batteries.  Autour  d'eux  grouillent  les 
délateurs;  Lafont,  juge  militaire  à  l'armée  d'Italie  ', 
annonce  que  les  officiers  sont  tous  nobles  et  conspirent 
pour  faire  succomber  les  soldats,  mais  que  «  le  soldat, 
habile  à  se  passer  des  chefs,  vainqueur  toujours  par  ses 
propres  directions,  a  prévu  tout,  paré  à  tout,  et  rendu 
vaines  les  spéculations  perfides  des  officiers  supérieurs... 
Le  général  en  chef  du  Merbion  fut  chevalier  de  Saint- 
Louis,  les  généraux  Serrurier,  Pana  Saint-Hilaire, 
Kerveleguen,  Basquier,  sont  tout  aussi  nobles;  le  fort 
Montalban  est  commandé  par  un  nommé  Moreau, 
aristocrate,  noble,  chevalier  de  Saint-Louis.  »  Une 
vingtaine  de  généraux  sont  guillotinés,  un  plus  grand 
nombre  doivent  fuir  leur  armée;  Vernon  et  Barthé- 
lémy se  plaignent  de  l'incapacité  de  Houcbard  ;  on  tue 
Houchard,  on  tue  Vernon  et  Barthélémy.  La  Marlière 
défend  la  ville  de  Lille,  la  sauve;  le  maire  en  a  l'hon- 
neur, La  Marlière,  la  guillotine2.  Un  simple  caporal 
n'hésite  pas  à  dire  à  son  colonel  3  :    «  Vous  pourriez 

1  Papiers  de  Robespierre,  t.  III,  p.  163,  le  7  pluviôse  an  II. 

2  Le  23  décembre  1793.  Beugnot,  Mémoires,  t.  I,  p.  26J. 

3  Général  Poissonnier-Desperrieres,  Mémoires,  p.  80. 

13. 


196  LIVRE    PREMIER. 

bien  penser  comme  ces  messieurs  de  l'autre  côté,  mon 
premier  coup  de  fusil  sera  pour  vous.  »  Kellermann,  le 
héros  de  Valmy,  est  tenu  treize  mois  en  prison  par  le 
/  caprice  d'un  aventurier  nommé  Albitte  '  ;  Hoche  va  en 
prison;  même  le  légendaire  La  Tour  d'Auvergne,  le 
bâtard  de  la  Bretonne  Gorret,  bien  qu'il  renonce  à 
son  grade  de  capitaine,  est  réduit  à  écrire  2  :  «  On  est 
entouré  de  tant  d'ennemis  déclarés  et  de  tant  d'enne- 
mis cachés  qui  ne  se  bornent  pas  à  vous  haïr  !  »  Dans 
la  seule  armée  du  Rhin,  sept  mille  officiers  sont  desti- 
tués comme  nobles  3  ;  on  destitue,  comme  noble,  même 
Grouchy,  qui  avait  donné  tant  de  gages  aux  révolu- 
tionnaires ardents,  même  un  certain  comte  de  Flotte, 
qui  avait  eu  les  honneurs  d'une  séance  de  la  Conven- 
tion, pour  avoir  prouvé  qu'il  s'élait  montré  insolent 
envers  le  Pape,  et  qui  avait  dit  :  «  La  lumière  paraît,  il 
doit  périr  !  »  Ce  mot  ne  le  sauve  pas  de  la  tache  origi- 
nelle 4. 

Voilà  le  refuge  qu'offraient  les  armées. 

Pas  plus  de  sécurité  pour  les  simples  soldats.  Le  jeune 
La  Ferté  marche  parmi  les  volontaires  parisiens  et 
fait  avec  eux  la  campagne  de  1793  ;  il  est  ensuite  incor- 

1  Autographes  coll.  B.  Fillon,  n°  2711. 

2  Jbid.,  n°  2723.  Voir  aussi  Taise,  Revue  historique,  mai  1883. 
C'est  Bonaparte,  ce  n'est  pas  la  République  qui  a  nommé  La  Tour 
d'Auvergne  premier  grenadier  de  France.  La  République  l'avait 
forcé  à  se  cacher  dans  Passy. 

3  Sybel,  t.  II,  p.  413. 

4  Frédéric  Masson,  les  Diplomates  de  la  Révolution,  p.  129.  —  Il 
alla  mourir  de  misère  à  Séville. 


AVANT    [/ÉMIGRATION.  197 

pore  comme  hussard  au  9e  régiment;  ses  camarades  lui 
présentent  le  journal  qui  annonce  l'exécution  de  son 
père  ',  et  l'accablent  dès  lors  de  telles  injures,  qu'il  est 
forcé  d'émigrer.  Antoine-Louis  de  Gramont,  soldat  au 
1 er  de  ligne  ;  François  de  Grandchamp,  hussard  au  7e  ré- 
giment 2;  Reymeng,  tambour;  Bodin,  canonnier,  sont 
portés  comme  émigrés,  afin  que  l'on  puisse  confisquer 
leurs  champs.  M.  de  Prisye  3  se  plaint  au  conseil  des 
Cinq-Cents,  qu'au  moment  où  il  était  soldat  à  l'armée 
des  Alpes,  une  servante  de  sa  famille  le  fit  déclarer 
émigré,  fit  guillotiner  son  frère,  et  se  fit  adjuger  tous 
les  biens  sous  le  nom  d'un  bâtard  qu'elle  prétendait 
avoir  eu  de  ce  frère.  A  Rethel ,  quatre  engagés  au 
10e  dragons  sont  arrêtés  comme  suspects;  les  volon- 
taires parisiens  les  massacrent  4. 

Ce  sont  cependant  les  officiers  de  l'ancien  régime 
qui  ont  maintenu,  durant  les  deux  premières  années  de 
la  guerre,  les  vieux  régiments,  et  ont  sauvé  le  pays 
avec  l'ancienne  armée  ;  assassinés,  traqués,  ils  gardaient* 
leur  poste,  ils  ne  se  lassaient  pas  de  lutter  pour  rétablir 
la  discipline  ;  ils  reconquéraient  leur  autorité  par  le 
prestige  de  leur  bravoure.  Ces  souffrances  intérieures 
n'étaient  pas  les  seules  :  ils  se  savaient  en  même  temps 
soumis  au  mépris  de  leurs  camarades  émigrés;  c'était 


1  Ms.  Arch.  nat.  BB;  1  ;  73,  au  mot  Papillon  de  la  Ferté. 

2  Ibid.,  BB;  1;  71. 

»  IlwL,  AF;  111;  36;  131. 

4  Mortimeh-Ternaux,  t.  V,  p.  563. 


198  LIVRE   PREMIER. 

un  déchirement  cruel .  Lorsque  l'un  d'eux  était 
fait  prisonnier,  il  était  regardé  avec  une  sorte  de  pitié 
par  les  nobles  qui  avaient  quitté  la  France.  «  Je  ren- 
contre, écrit  un  émigré  ',  Montpezat  prisonnier  de 
guerre,  et  suis  singulièrement  affecté  à  l'aspect  d'un 
ancien  camarade  dont  je  blâme  la  conduite,  mais  que 
je  me  souviens  d'avoir  estimé.  » 

Mais  les  plus  graves  soucis  qu'aient  éprouvés  les 
généraux  et  les  officiers  sont  venus  des  désordres 
apportés  dans  l'armée  par  les  volontaires.  Aussi  le 
maréchal  Bugeaud  a  pu  dire  avec  raison2  :  «  Les 
volontaires  ont  tout  dérangé;  à  Valmy  et  à  Jemmapes, 
les  principales  forces  étaient  composées  de  l'ancienne 
armée  de  ligne.  »  Les  volontaires3  demandaient  que 
l'on  chassât  «  sans  miséricorde  tous  les  nobles  de  nos 
armées;  il  est  temps  que  l'armée  soit  purgée  de  tous 
ces  scélérats  qui  l'infectent,  et  qu'ils  soient  remplacés 
dans  tous  les  grades  par  de  vrais  sans-culottes  » .  Dès 
que  cette  tourbe  apparaît,  un  officier  comme  le  comte 
de  Noailles,  qui  venait  d'insister  avec  chaleur  près  de 
Louis  XVI  pour  obtenir  la  sanction  des  décrets  contre 
les  émigrés,  émigré  à  son  tour,  en  déclarant  qu'on 
n'avait  plus  de  plaisir  h  se  faire  tuer. 


J  Comte  de  Contades,  Journal  de  Jacques  de  Thiboult,  p.  23. 

2  Le  6  janvier  1834. 

3  ['.apport  à  Bouchotte.  Voy.  Rousset,  les  Volontaires,  p.  202. 


AVANT    L'EMIG  RATION.  199 


X 


L  EMIGRATION   FORCEE. 


Donc  ni  loi  ni  police,  ni  justice  ni  sécurité.  Le  cri- 
minel, le  fanatique,  l'hypocrite,  l'aliéné  dispose  à  sa 
fantaisie  des  biens  et  des  personnes.  «  Il  n'était  que  J 
trop  prouvé  qu'on  ne  pouvait  plus  exister  sur  cette 
terre  de  désolation1.  »  Lutter  légalement,  le  comte 
de  Vaublanc  l'essaye,  il  est  condamné  quatre  fois  à 
mort;  il  erre  à  pied  de  village  en  village,  inventant 
chaque  fois  une  nouvelle  fable  pour  expliquer  sa 
détresse  ;  caché  par  les  uns,  dénoncé  par  les  autres,  il 
est  épuisé  par  les  privations  sans  obtenir  un  résultat. 
H  Vous  avez  tort  de  partir,  disait  à  madame  Le  Brun 
la  belle  demoiselle  Boquet2;  moi,  je  crois  au  bonheur 
que  doit  nous  procurer  la  révolution.  »  Et  la  belle 
Boquet  fut  presque  aussitôt  guillotinée  pour  avoir 
brûlé  «  les  chandelles  de  la  nation  »  tandis  qu'elle  était 
logée  au  château  de  la  Muette.  Une  femme  s'obstine- 
t-elle  à  rester  dans  son  château,  comme  la  comtesse  de 
Neuilly3,  on  tire  des  coups  de  fusil  dans  ses  fenêtres. 


1  Grimm,  Mémoire,  Soc.  hist.  Russie,  1868,  p.  359. 

2  Madame  Lebrun,  Mémoires,  p.  20. 

3  Comte  de  Nedilly,  Souvenirs,  p.  35. 


200  LIVRE    PREMIER. 

—  «  Ramenez  Tordre  et  la  justice,  dit  M.  de  Murinais, 
il  n'y  aura  plus  d'émigration  '.  » 

Il  faut  partir.  Blâmera-t-on  d'avoir  cherché  un 
asile  à  l'étranger  cet  abbé  Goffard,  qui,  menacé  par  le 
peuple,  se  réfugie  chez  le  juge  de  paix  de  Stenay,  d'où 
il  est  tiré  «  par  les  cheveux;  alors  la  populace  s'est 
jetée  sur  lui,  l'a  accablé  de  coups  et  traîné  à  terre  avec 
des  cris  d'apporter  une  corde  pour  le  pendre  2  »  ;  ou 
le  prince  de  Poix,  qui  n'échappe  de  prison  qu'en  cor- 
rompant deux  membres  de  la  Commune 3  ;  ou  madame 
de  la  Roquette,  qui  voit  amener  chez  elle  son  fils,  à 
Aix,  uniquement  pour  le  pendre  à  la  grille  de  sa 
fenêtre,  sous  ses  yeux4;  ou  ceux  que  glacent  les  nou- 
velles reçues  chaque  matin  des  incendies  et  des  massa- 
cres; ou  ceux  qui  se  savent  soupçonnés  de  forfaits  ima- 
ginaires, comme  M.  des  Écherolles,  qui  a  miné  la 
cathédrale  de  Moulins  pour  la  faire  sauter  avec  le 
peuple,  durant  la  messe  de  minuit;  ou  ceux  qui  sont 
jetés  dans  la  rue,  comme  Andréa  des  Prez,  dont  on  a 
emprisonné  le  mari,  pillé  la  maison,  séquestré  les 
biens,  en  la  laissant  «  sur  le  pavé,  sans  pain  5  »  ? 

De  bonne  heure,  les  convoitises  locales  sont  surexci- 
tées par  l'appât  des  biens  confisqués  qui  peuvent  être 

1  Duchesse  de  Tourzel,  Mémoires,  t.  I,  p.  160. 
2Ms.  Areh.  nat.  BB;  1  ;  72. 

3  Les  nommés  Martin  et  Daujon  ;  ils  ont  affi  non  par  honnêteté, 
mais  par  cupidité,  ils  ont  continué  leurs  exactions  dans  l'Yonne. 
(Mortimer-Teunaux,  t.  IV,  p.  A43.) 

4  P.  Lenkant,  Correspondance,  p.  127. 

5  Ms.  Arch.  nat.  F;  7;  4826. 


AVANT    L'EMIGRATION.  201 

acquis  à  vil  prix  :  chacun  redouble  de  perfidies  cruelles 
et  d'avanies  savantes  pour  pousser  dehors  ceux  qui 
refusent  d'émigrer  :  en  vain  Montyon  a  été  le  bienfai- 
teur de  ses  paysans,  il  n'est  pas  protégé  par  son  renom 
glorieux  d'homme  bon  et  utile,  ses  champs  sont  désirés, 
c'est  assez  :  on  le  porte  sur  la  liste  des  émigrés,  sous  le 
prétexte  qu'il  n'habite  pas  Seine-et-Marne1.  Quelque- 
fois le  villageois  porte  l'empressement  jusqu'à  donner 
un  passe-port  au  propriétaire  des  bonnes  terres,  on  le 
conduit  de  force  loin  du  village;  «  et  de  peur  qu'il 
échappe  en  route  et  ne  reste  dans  le  pays,  on  le  fait 
accompagner  par  un  gendarme  avec  ordre  de  le 
déposer  à  Genève 2  »  .  M.  de  Gouy  d'Arcv  éprouve  un 
sort  analogue 3  :  il  plante  le  premier  arbre  de  la  liberté, 
il  verse  pour  la  patrie  le  tiers  de  son  revenu,  il  est  pillé 
dans  son  château  trois  fois  en  dix  jours  ;  il  vient  à  Paris, 
on  le  guillotine.  Portalis  a  été  traqué  davantage 
encore4;  chassé  du  village  par  ses  paysans  proven- 
çaux, il  se  retire  à  Lyon;  de  Lyon  on  l'expulse  par  le 
motif  qu'il  n'y  est  pas  né  :  il  se  réfugie  à  Villefranche, 
on  y  tue  son  secrétaire;  il  fuit  à  Paris,  on  l'enferme 
en  prison.  Tous  les  membres  du  comité  révolution- 
naire de  Wissembourg,  sauf  un  seul,  se  sont  rendus 
acquéreurs  des  biens  abandonnés  par  les  paysans  qui 


1  Labour,  Montyon,  p.  101. 

2  Ms.  Arch.  nat.  F;  7;  4829.  Affaire  Dufour. 

3  Taine,  t.  III,  p.  345. 

4  Lavollee,  Portalis,  |>.  40. 


202  LIVRE    PREMIER. 

fuyaient  la  famine  :  «  Je  l'ai  vu,  ce  malheureux  pays, 
j'ai  traversé  des  communes  entières  sans  y  trouver  un 
seul  habitant  »  ;  et  quand  les  paysans  reviennent,  «  ils 
sont  repoussés  par  les  spoliateurs  de  leurs  biens  '  »  . 

Nulle  nécessité  d'être  noble  ou  officier  pour  être 
soumis  à  la  persécution  ;  la  richesse,  la  jalousie,  une 
haine  privée,  suffisent  :  un  receveur  de  douanes,  qui 
a  été  commis  durant  trente  ans  dans  les  bureaux  de  la 
ci-devant  ferme  générale,  est  décrété  d'arrestation 
comme  «  noble  »  ;  il  échappe,  émigré,  et,  dit-il,  «  pré- 
férant la  faim  à  la  honte,  je  ne  distraisis  pas  une  obole 
des  fonds  dont  j'étais  dépositaire2  »  . 

Quant  aux  gens  d'Eglise,  comme  chacun  d'eux  peut 
être  déporté  sur  la  demande  de  vingt  citoyens,  comme 
ce  qu'on  leur  demande,  c'est  simplement  l'apostasie, 
rien  ne  pouvait  les  dispenser  de  la  déportation  ou  de 
l'émigration.  En  agissant  contre  leur  conscience,  ils 
auraient  continué  à  trouver  leur  nourriture  en  France  ; 
qu'un  fanatique  place  sa  volupté  à  violenter  les  âmes, 
c'est  triste,  mais  des  incrédules  qui  cherchent  de  sang- 
froid  à  se  procurer  les  jouissances  de  la  persécution 
sont  les  pires  criminels.  On  ne  voulait  pas  que  le  clergé 
subît  des  conditions  acceptables,  on  tenait  à  le  désho- 
norer par  une  apostasie  ou  à  l'exclure  par  la  déporta- 

1  Ms.  Arcli.  nat.  AR,  II,  R,  1;  opinion  de  Railly  (de  Seine-et- 
Marne)  aux  Cinq-Cents,  17  messidor  an  V.  Voir  ibid.,  le  rapport  de 
Harmand  (de  la  Meuse)  aux  Anciens. 

9  Ms.  Arch.  nat.  F;  7;  4828.  Il  se  nomme  Dalmais  et  est  receveur 
à  Versoix.  C'est  Albitte  qui  ravage  le  département  de  l'Ain. 


AVANT    L'EMIGRATION.  20:5 

tion.  Cent  francs  à  qui  dénonce  un  prêtre,  la  mort 
pour  qui  le  cache  '  ;  une  fois  reconnu  en  France  ou  en 
pays  conquis,  le  prêtre  est  tué  dans  les  vingt-quatre 
heures2.  Assurément  le  clergé  de  France  aurait  pu, 
loin  de  la  menace  et  en  face  de  la  bonne  foi,  consentir 
quelques  transactions;  mais  dans  la  situation  qui  lui 
était  faite,  il  ne  pouvait  que  dire  comme  l'archevêque 
de  Boisgelin3  :  «  J'ai  écrit  au  Pape  que  nous  étions 
dans  le  danger,  que  le  courage  était  la  loi  du  danger; 
que  c'était  à  lui,  dans  son  repos,  dans  sa  sécurité,  loin 
du  trouble  et  du  péril,  à  préserver  la  religion  par  des 
décisions  mesurées.  Nous  aurions  pu  les  prendre,  ces 
voies  mesurées,  si  nous  avions  été  assemblés.  Nous  ne 
le  sommes  pas.  »  Dès  1791,  on  commence  à  craindre 
«  que  les  nobles  réunis  dans  les  campagnes  aux  prêtres 
non  assermentés  donnent  plus  de  force  à  une  résistance 
embarrassante4  »,  on  tient  à  «  retenir  les  émigrés 
hors  des  frontières  » ,  ce  qui  a,  en  outre,  l'avantage  de 
permettre  la  confiscation  des  biens.  La  liste  générale 
des  émigrés  commence  à  être  imprimée  en  vertu  de  la 
loi  du  25  juillet  1793,  qui  exprime  naïvement  les  con- 
voitises :  «  La  vente  des  biens  des  émigrés  doit  pro- 
curer des  ressources  immenses  à  la  République  »  ;  c'est 
une  «  vengeance  nationale  »    qui  se  formule  en  écus, 

1  Loi  du  23  octobre  1793. 

2  Lois  des  17  mars,  21  avril  et  23  octobre  1793. 

3  Ms.  Arcb.  nat.  C,  II,  108.  Boisgelin  au  Roi. 

4  Correspondance  de  Mirabeau,  t.  III,  p.  264.  Lettre  de  Pellenc, 
du  12  novembre  1791. 


204  LIVRE   PREMIER. 

quoi  de  plus  juste?  Barère  l'explique  :  «  La  patrie  peut, 
dans  le  cas  de  danger,  suspendre  le  droit;  l'émigrant  a 
rompu  la  stipulation  qui  fait  la  base  du  contrat  social.  » 
Sophismes  abjects.  Être  maître  de  son  champ,  habiter 
où  l'on  trouve  la  sécurité,  c'est  le  droit  de  l'homme 
civilisé.  Qui  viole  ce  droit  diminue  la  civilisation. 

A  peine  créée,  la  liste  grossit  :  les  volumes  in-folio 
s'entassent,  puis  les  listes  supplémentaires  et  «  supplé- 
tives »  .  Lamentable  lecture.  Une  ligne,  un  mot,  c'est 
la  destruction  de  familles  charmantes,  d'àmes  déli- 
cates, de  science  amassée;  ce  sont  des  vies  ravagées, 
des  tendresses  meurtries.  C'est  surtout  la  cupidité  la 
plus  répugnante  qui  s'enroule  dans  l'hypocrisie  du 
patriotisme  :  «  Je  puis  t'assurer,  écrit  le  directoire  de 
Loir-et-Cher  au  ministre  de  la  justice  ',  que  l'adminis- 
tration ne  néglige  aucune  des  mesures  qui  peuvent 
tendre  à  la  prompte  mise  en  vente  des  biens  de  ces 
scélérats  »  ;  résultat  capital,  surtout  dans  les  Pyrénées- 
Orientales,  où  les  patriotes,  «  véritables  sans-culottes, 
on  peut  même  dire  sans  chemises,  ne  cesseront  de 
dire  :  L'égalité  ou  la  mort!  » 

Le  produit  des  confiscations  n'est  pas  toujours  d'une 
réalisation  avantageuse  :  on  voit,  par  exemple,  pour  les 
saisies  faites  à  Marseille,  «  trois  quirats  sur  le  brigantin 
V Optimisme...,  un  christ  en  bois  doré  monté  sur 
velours    noir...,   plantes   et  arbres  exotiques    dont  la 

1  Ms.  Arch.  nat.  BB;  1;  67. 


AVANT   L'EMIGRATION.  205 

valeur  est  un  objet  conséquent...,  une  maison  de  com- 
merce en  Syrie...  »  Aussi  tout  se  prend,  même  les 
biens  pour  lesquels  mainlevée  a  été  donnée  en  vertu  de 
la  loi  '  ;  même  les  effets  de  la  servante  Finette,  «  qui  a 
préféré  les  chaînes  de  l'esclavage  2  »  ;  même  les  pro- 
priétés des  étrangers  qui  sont  sortis  de  France,  comme  s 
Xavier  de  Maistre,  Charles  de  Beaulieu  et  autres  offi- 
ciers piémontais,  et  de  ceux  qui  ont  quitté  leur  pavs 
depuis  l'entrée  des  Français  *,  comme  les  religieux  de 
l'abbaye  de  Saint-Tron,  leséchevins  de  Ruremonde  et 
de  Liège,  le  chapitre  de  Munsterbilden,  le  général 
autrichien  de  Reischach,  les  fonctionnaires  du  prince 
de  Liège  et  du  conseil  souverain  de  Gueldre,  Tongres 
et  Maëstricht  5.  Bien  plus,  les  habitants  de  la  Savoie 
qui  restent  enrôlés  dans  les  armées  de  leur  roi  sont 
dits  6  «  émigrés  déserteurs  à  l'ennemi  »  .  Les  étrangers 
qui  quittaient  leur  pays  envahi  ne  s'écartaient  pas 
uniquement  par  patriotisme,  ils  fuyaient  les  exactions 
des  conventionnels  en  mission  :  à  Gand,  on  impose 
aux  bourgeois  une  «  contribution  fraternelle  »  ;  a 
Tournay ,  le  conventionnel  dit  aux  magistrats  :  «  Je  vous 
ferai  prendre  l'air  à  la  petite  fenêtre  de  notre  bonne 
mère  sainte  guillotine  ■  ;  à  Bruges,  on  enlève  des  ota- 


1  Ms.  Arch.  nat.  BB;    1  ;  67,  Aveyron. 

2  lbid.,  Yonne. 

3  lbid.,  Ain. 

4  lbid.,  68,  Meuse-Inférieure. 

5  Voy.  aussi  département  de  la  Lys. 
0  lbid.,  Montblanc. 


206  LIVRE   PREMIER. 

ges  '.  Quelquefois  un  soldat  républicain  qui  est  fait 
prisonnier  de  guerre  par  l'ennemi  est  inscrit  comme 
émigré,  s'il  a  des  biens  à  prendre  2.  Ceux  qui  sont  dans 
les  prisons  de  la  République,  on  en  a  déjà  vu,  sont  aussi 
inscrits  :  M.  de  Dangeville,  incarcéré  «comme  noble» 
au  château  de  Dijon  durant  dix-sept  mois,  voit  en  sor- 
tant que  ses  biens  sont  séquestrés  parce  qu'on  l'a  porté 
comme  émigré  3  ;  le  duc  de  Brissac,  détenu  à  Orléans 
et  assassiné  à  Versailles,  est  ensuite  inscrit  comme 
émigré  4;  la  duchesse,  sa  veuve,  est  obligée  de  solli- 
citer Cambacérès  pour  obtenir  du  pain.  Le  comte  de 
Lauraguais  est  porté  comme  émigré  huit  mois  après  sa 
mort 5.  Le  jacobin  suit  sa  victime  au  delà  de  la  mort  : 
Lavabre,  à  Marseille,  fuit,  la  nuit,  ceux  qui  viennent 
l'arrêter,  glisse  sur  les  rochers  de  Montredon,  se  noie  ; 
on  le  dit  émigré.  Mollet,  à  Aix,  s'est  tué  d'un  coup 
de  pistolet  dans  sa  maison  par  l'effroi  d'un  mandat 
d'arrêt;  émigré  :  il  n'a  pas  le  droit  de  soustraire  par  le 
suicide  ses  biens  à  ceux  qui  les  désirent  6.  «  Y  a-t-il 
beaucoup  d'émigrés  à  Chartres  ?  demande  Treilhard. 
—  Pas  trop.  —  Tant  pis,  il  en  faut  beaucoup  7.  » 
On  en  imagine,  s'il  en  manque.  Emigrés,  les  com- 

1  Baron  Kervyn  de  Lettenhove,  le  Journal  des  otages  de  Gand;  — 
les  Otages  de  Bruges. 

2  Ms.  Arch.  nat.  BB;  1  ;  68.  Loiret. 
»  Ibid.,  F;  7;  4828. 

*  Ibid.,  BB;  1;  71. 

5  Lettre  de  son  fils  à  Barras,  du  9  floréal  an  VI. 

6  Ms.  Arch.  nat.  BB  ;  1;  69. 

7  Antoine,  Histoire  des  émigrés  français. 


AVANT    L'EMIGRATION,  207 

merçants  qui  vont  vendre  leurs  produits  ',  les  cuisiniers 
français  s,  les  ouvriers  embauchés  à  l'étranger  3,  les 
enfants  et  jusqu'à  un  maître  d'école  avec  tous  ses  élè- 
ves 4;  émigrés,  Antoine,  qui  s'est  enfui  de  Saint-Dizier 
pour  «  se  soustraire  à  une  fille  qui  l'accusait  de  lui  avoir 
fait  un  enfant  »  ;  du  Marché,  capitaine  du  génie  en 
activité  à  l'armée  ;  Fabri,  receveur  de  district  en  fonc- 
tion à  Châtillon- sur- Seine  8;  une  paralytique  qui 
«  n'est  pas  sortie  de  son  lit  depuis  dix  ans  » ,  et  jusqu'à 
des  «vagabonds6».  M.  de  Quélen,  arrêté  en  1798 
comme  prévenu  de  conspiration7,  est  acquitté;  mais 
le  Directoire  lui  ordonne  de  sortir  de  France,  et  l'in- 
scrit sur  la  liste  des  émigrés. 

La  liste  est  toujours  béante.  Les  diverses  couches 
viennent  s'y  étendre  successivement.  On  commence  par 
les  ennemis  des  réformes;  puis  c'est  La  Fayette  avec 
son  état-major;  puisNarbonne,  à  qui  l'Assemblée  vient 
de  décerner  la  couronne  civique  ;  le  voilà  réduit  à  se 
faire  cacher  par  Fauchet,  l'évêque  apostat  et  honni,  qui 
«  lui  prête  jusqu'à  sa  maîtresse  pour  faciliter  son  éva- 
sion 8» .  —  «  Où  peut-on  être  en  sûreté?  demande  le 


1  Ms.  Arch.  nat.  BB  ;  1  ;  69.  Prévost,  marchand  de  lin  de  Hollande. 
!  Picot,  d'Abbeville,  cuisinier  à  Londres. 

3  Sansoulier,  de  Douai,  ouvrier  en  lin.  Voy.  aussi  Tribunal  criminel 
de  la  Dordogne,  t.  II,  p.  252. 

1  Paul  Soler,  âgé  de  dix  ans.  Voy.  département  de  Mont-Terrible. 

5  Ms.  Arch.  nat.  F;  7  ;  4829. 

8  Ms.  Arch.  nat.  BB;  1;  68.  Liainone. 

7  Ms.  Arch.  nat.  BB;  1;  73. 

8  Marmet,    Considérations  sur  les   émigrés,   Paris,  an  VIII.  Cette 


^ÉÊ 


208  LIVRE   PREMIER. 

girondin  Lasource.  —  Ce  n'est  guère  qu'en  Pensylva- 
nie  »,  répond  le  girondin  Brisson'.  Les  girondins 
émigrent  à  leur  tour;  émigrent  ensuite  les  républicains 
qui  se  vantaient  d'être  les  plus  purs,  comme  Larevel- 
lière;  il  se  cache  d'abord  avec  les  manuscrits  de 
madame  Roland  2  dans  la  forêt  de  Montmorency  ;  il 
est  suspect  aux  paysans  :  «  c'est,  disent-ils,  un  man- 
geur de  plus  dans  la  commune  » ,  et  le  malheureux 
n'ose  manger  que  des  escargots  ;  il  prend  peur,  le  voilà 
en  fuite  comme  un  ci-devant,  évitant  les  hôtels  où 
trônent  les  délégués  des  comités,  grelottant  dans 
l'auberge  sous  ses  vêtements  mouillés,  loin  de  la  che- 
minée :  «  Un  grand  nombre  de  rouliers  environnaient 
le  feu  et  me  reléguaient  dans  un  coin  où  j'aimais 
mieux  frissonner  que  sur  le  sale  grabat  qui  m'était 
destiné.  »  Quelques-uns  sont  plus  gais  :  Brillât-Savarin, 
le  gastronome,  maire  de  Belley,  «  ami  chaud  de  la 
liberté  »  ,  est  obligé  de  fuir  comme  les  autres  républi- 
cains. Il  dépose  3  devant  le  consul  de  France  en  Amé- 
rique, que,  malgré  son  patriotisme  et  le  courage  avec 
lequel  il  a  toujours  défendu  «  les  droits  du  peuple, 
l'accusateur  public  était  son  ennemi  personnel  »  ;  il 
demande  que  la  République   «  rappelle  dans  son  sein 


maîtresse  de  l'évêque  Faucbet  était  probablement  mademoiselle  Cou- 
Ion,  la  danseuse  dont  une  seule  nuit  tua  Mirabeau. 

1  Verneilh-Puiraseau,  Souvenirs,  p.  170. 

'  Larevelliere,  Mémoires,  t.  I,  p.  165. 

3  Ms.  Arcb.  nat.  F;  7;  4827;  44.  Réclamation  de  sa  mère  madame 
Brillât-Savarin,  née  Récamier. 


AVANT    L'ÉMIGRATION.  209 

des  patriotesquines'en  sont  arrachés  que  poursoustraire 
des  têtes  innocentes  aux  glaives  des  conspirateurs  » . 

Ainsi  tous  y  passent.  Ceux  qui  ont  le  plus  haï  l'émi- 
gration sont  obligés,  un  à  un,  de  reconnaître  la  néces- 
sité de  fuir  un  pays  qui  n'a  plus  de  loi.  L'espoir  de 
madame  Roland,  dans  sa  prison,  est  que  les  députés 
républicains  de  son  parti  aient  «  pu  quitter  cette  terre 
inhospitalière  qui  dévore  les  gens  de  bien.  O  mes  amis  ! 
puisse  le  ciel  favorable  vous  faire  aborder  aux  États- 
Unis  !  »  Fouquier-Tinville  lui-même  rêve  un  asile  à 
l'étranger,  déplore  d'être  souillé  de  trop  de  crimes  pour 
pouvoir  être  accueilli  :  «  Moi  qui  ne  trouverais  dans 
aucun  pays  un  pouce  de  terre  pour  y  poser  ma  tête  ' .  » 
Et  après  lui  d'autres  proscriptions  précipitent  encore 
de  nouvelles  couches  sur  la  terre  étrangère  :  Carnot 
émigré;  Ramel,  qui  fuit  la  Guyane  2,  est  inscrit  comme 
émigré  pour  «  avoir  quitté  le  lieu  de  sa  déportation  3  »  . 

«  Bons  et  crédules  habitants  des  campagnes,  disent 
en  1798  les  administrateurs  de  la  Sarthe  4,  portion  si 
précieuse  de  la  société,  vous  ignorez,  sans  doute,  les 
fâcheux  effets  d'une  inscription  ;  il  faut  vous  les  faire 
connaître  :  aussitôt  qu'un  individu  est  porté  sur  cette 
liste,  ses  biens,  ceux  de  ses  père  et  mère,  sont  séques- 
trés, et  les  revenus  en  sont  versés  dans  le  Trésor  public. 


1  Ms.  Arch.  nat.  W  ;  500. 

2  Ms.  Arch.  nat.  BB;  1  ;  68.  Lot. 

3  Ibid.  Voy.  aussi  André  (de  la  Lozère). 

4  Ibid. }  Sarthe. 


210  LIVRE    PREMIER. 

S'il  est  arrêté,  il  est  conduit  à  une  commission  mili- 
taire, et,  aussitôt  l'identité  reconnue,  il  est  condamné 
à  mort  et  fusillé.  Celui  qui  le  reçoit  dans  sa  maison  est 
réputé  son  complice  et  puni  de  mort.  Ainsi  parle  la  loi. 
Malheur  aux  émigrés,  malheur  à  ceux  chez  qui  ils  seront 
arrêtés!  »  S eine-et-Oise  fait  afficher  sa  treizième  liste 
sous  le  Consulat.  Bonaparte  réglemente  la  matière  par 
un  sénatus-consulte  du  26  avril  1802,  et  fait  inscrire 
au  Bulletin  des  lois  une  liste  d'émigrés  le  15  novem* 
hrel807. 


LIVRE  II 

PREMIÈRES   ILLUSIONS. 

CHAPITRE    IV 

LES   DÉPARTS. 

L'émigration  joyeuse.  —  L'émigration  d'iionneur.  —  L'émigration 
ecclésiastique.  —  Le  Roi  et  la  famille  royale.  —  Les  fuites  tar- 
dives. 


L   EMIGRATION     JOYEUSE. 


Les  massacres,  qui  devinrent  universels  en  France 
aussitôt  après  le  14  juillet  1789,  provoquèrent  une 
première  série  de  départs,  on  les  appela  l'émigration 
de  sûreté;  la  seconde  série  fut  déterminée  par  le  point 
d'honneur,  ce  fut  une  émigration  armée.  Après  que 
Louis  XVI  eut  été  arrêté  à  Varennes  et  ramené  prison- 
nier à  Paris,  commença  la  dernière  série  des  émigra- 
tions de  sûreté  '. 

Le  comte  d'Artois,  frère  du  Roi,  partit  le  18  juillet, 

1  Abbé  de  Piudt,  la  France,  l'émigration  et  les  colons. 

14. 


212  LIVRE   II. 

quatre  jours  après  le  meurtre  des  officiers  de  la  Bastille, 
mais  avant  celui  du  ministre  de  la  marine  Foulon  et  de 
l'intendant  de  Paris  Berthier.  Il  se  mit  en  route  à  la 
pointe  du  jour,  muni  d'un  passe-port  de  La  Fayette  !. 
Il  se  dirigea  vers  Turin,  tandis  que  ses  deux  fils,  les 
ducs  d'Angoulême  et  de  Berry,  e'taient  conduits  par  leur 
gouverneur  M.  de  Sérent  sur  la  frontière  du  nord,  pour 
être  ramene's  de  là  à  Turin  2.  Les  descendants  du 
grand  Condé  et  ceux  du  duc  de  Guise  3  partent  les 
jours  suivants.  Le  prince  de  Condé,  avec  son  fils  le 
duc  de  Bourbon  et  son  petit-fils  le  duc  d'Enghien,  ne 
parle  encore  que  de  «  voyager  avec  sa  famille  4  » ,  mais 
il  est  le  seul  soldat  de  tous  les  Bourbons  vivants,  il  est 
estimé  des  militaires  de  toute  l'Europe,  vers  lui  se  diri- 
gent les  pense'es  de  résistance  contre  les  spoliations. 

Les  mois  suivants,  quand  on  apprend  les  meurtres 
commis  à  Versailles  par  les  femmes  de  Paris,  la  capti- 
vité du  Roi  aux  Tuileries  et  la  continuation  des  pilla- 
ges dans  les  provinces,  les  routes  se  couvrent  de  fugitifs. 
Les  uns  vont  à  pied  avec  leurs  hardes  au  bout  d'un 
bâton,  les  autres  sont  dans  des  voitures  souillées  de 
boue;  les  fenêtres  de  cbaque  village  se  garnissent  de 
têtes  mises  en  éveil  par  cette  agitation.  «  La  route  était 

1  La  Fayette,  Mémoires,  t.  II,  p.  319.  Weber,  Mémoires,  t.  I, 
p.  394. 

2  Chateaubriand,  le  Duc  de  Berri. 

3  Le  prince  de  Vaudéinont  et  le  prince  de  Lambesc.  Ils  sont  accueil- 
lis à  la  cour  de  Vienne  par  l'Empereur,  qui  est  également  un  prince 
lorrain. 

4  Ms.  Arch.  nat.  K,  163,  p.  14. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  213 

couverte  de  chaises  de  poste,  au  point  que  nous  fûmes 
obligés  de  courir  deux  relais  avec  des  bœufs  '.  »  Ceux 
qui  viennent  à  Paris  tenter  les  chances  qu'offrent  les 
troubles  se  trouvent  dans  la  même  diligence  que  ceux 
qui  fuient  :  on  cause,  on  se  lie  pendant  les  journe'es  du 
trajet,  on  se  se'pare  sur  la  place  de  l'Odéon. 

Le  pillage  de  l'hôtel  de  Gastries  fait  partir  de  Paris 
onze  cents  personnes  2  :  «  Il  y  a  grande  presse  à  l'Hôtel 
de  ville,  où  l'on  peut  à  peine  avoir  des  passe-ports.  » 
Bientôt  sortent  de  Paris  soixante-quinze  berlines  par 
jour  3. 

«  N'émigrez  point,  disait  Talleyrand  à  madame 
de  Brionne  4  ;  ni  Paris,  ni  les  châteaux  ne  sont  tenables, 
mais  allez  dans  quelque  petite  ville,  vivez-y  sans  vous 
faire  remarquer.  —  Fi,  monsieur  d'Autun,  paysanne 
tant  qu'on  voudra,  bourgeoise  jamais  !  »  Les  femmes 
sentaient  ce  qu'il  y  avait  de  vulgarité  dans  le  régime  qui 
commençait;  c'était  certainement  l'instinct  de  madame 
de  Simiane,  car  La  Fayette  écrit  :  «  Ce  que  la  Révo- 
lution avait  de  charme  pour  moi  est  empoisonné  par 
l'effet  qu'elle  produit  sur  les  objets  les  plus  chers  à 
mon  cœur  5.  » 

Mais  en  fuyant  des  spectacles  méprisables,  on  n'était 
pas  tenu  pour  cela  à  l'austérité.  On  partait  en  riant  : 

1  Verseilh-Puiiuskac,  Souvenirs,  p.  122. 

2  Lenfant,  Correspondance,  t.  II,  p.  30. 
*  Ibid.,  t.  I,  p.  106. 

4  Recgnot,  Mémoires,  t.  I,  p.  158. 

5  La  Fayette,  Mémoires,  t.  III,  p.  177,  ou  mai  1791. 


214  LIVRE    II. 

Montlosier  ' ,  qui  a  le  droit  de  se  faire  payer  des  frais  de 
poste  de  Paris  à  Clermont,  juge  «  plus  franc  et  plus 
gai»  de  les  demander  pour  Coblentz;  le  commis  de 
l'Assemblée  nationale  trouve  l'idée  piquante,  calcule 
sur  son  livre  de  poste  et  paye  joyeusement  le  voyage  à 
Goblentz.  Rivarol  profite  de  son  départ  pour  être 
débarrassé  de  sa  femme  et  emmener  à  la  place  sa  ser- 
vante Nanette  ;  elle  n'a  pas  plus  «  d'esprit  qu'une 
rose  »  ,  mais  il  la  garde  huit  ans,  puis  se  fait  dévot  et  la 
chasse.  Madame  de  Florimont,  en  revanche,  quitte  son 
mari  et  part  pour  l'émigration  «  avec  ses  enfants  et  un 
officier  appelé  Saint  Clair  2  »  . 

Chacun  est  sûr  de  rentrer  aussi  gaiement.  On  laisse 
sa  fortune  à  son  notaire  ou  à  Durvet,  banquier  de  la 
cour,  ou  à  Finguerlin,  banquier  à  Strasbourg;  on  ne 
prend  qu'une  faible  somme  pour  un  voyage  qui  doit 
finir  promptement.  Les  vieux  parents  voient  s'éloigner 
leurs  enfants  sans  tristesse  :  ils  leur  remettent  une  poi- 
gnée de  louis,  c'est  assez  pour  une  courte  absence  3. 
Les  jeunes  provinciaux  sont  heureux  de  quitter  le  triste 
manoir  et  le  clocher  lugubre  sous  lequel  sont  les  tom- 
beaux de  leurs  pères  *,  ils  ne  se  doutent  guère  que  dans 
dix  ans,  s'ils  survivent,  ils  ne  retrouveront  ni  manoir, 
ni  clocher,  ni    tombeau.  On  a  vingt  ans,   on  suit  la 


1  Mémoires,  t.  II,  p.  341. 

2  Ms.  Arch.  nat.  BB  ;  1  ;  79.  Barbeaud  de  Florimont. 

8  Chateaubriand,  Mémoires  d'outre-tombe,  t.  II,  p.  10. 
*  Marcillac,  Souvenirs. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  215 

mode,  on  s'élance  vers  l'inconnu,  on  se  laisse  gagner 
par  le  plaisir  du  voyage  '  ;  quelques-uns,  comme  le  jeune 
La  Selve,  font  des  vers  sur  leur  émigration,  ils  la  sur- 
nomment les  voyages  de  l'amour  et  vantent  Venise  : 

Séjour  de  paix  et  paradis  des  sens, 
Venise  t'offre  un  bien  plus  doux  encens  : 
Là  sur  l'autel  cent  aimables  prêtresses 
Sont  tour  à  tour  victimes  et  déesses. 

Les  voyages  avaient  été  jusqu'alors  un  luxe  regardé 
comme  bizarre.  La  vie  au  milieu  d'amis  offrait  tant  de 
charmes,    qu'on  ne  comprenait  point  la  nécessité  de     / 
voir  les  étrangers  :  quand  la  comtesse  de  Boufflers  était 
venue  à  Londres,  on  avait  admiré  sa  curiosité,  car  à 
l'exception  des  ambassadrices  et  des  exilées,  elle  était      . 
la  seule  femme  de  qualité  qui  fût  arrivée  en  Angleterre  ' 
depuis  la  fille  de  Henri  IV2. 

L'Angleterre  fit  fête  aux  jolies  émigrées.  Les  Har- 
court  anglais  reconnurent  pour  leur  aîné  le  duc  d'Har- 
court  3  et  lui  offrirent  une  maison  à  Staines  près 
Windsor,  où  se  rassemblaient  dans  des  fêtes  joyeuses  les 
Beauvau,  les  Fitz- James,  lesMortemart.  A  Richmund, 
Horace  Walpole  recevait  mesdames  de  Gambis,  d'Hé- 
nin,  de  Lauzun,  de  Fleury,  du  Barri.  «  Nous  nous 
réunissons  le  soir,  écrit-il 4,  nous  jouons  au  loto,  je  les 
trouve  tous  insensés.  Galonné  leur  envoie  d'énormes 

1  Delapoute,  Souvenirs. 

9  Dutens,  Journal  d'un  voyageur,  t.  I,  p.  217. 

3  Comte  d'IIacssonville,  Souvenirs,  p.  32. 

4  Walpole  to  Conway,  27  sept.  1791. 


216  LIVRE   II. 

mensonges,  ils  les  avalent,  ils  poussent  leurs  espérances 
jusqu'aux  cieux  ;  le  lendemain,  ce  sont  nouvelles  d'hor- 
reurs commises,  et  les  voilà,  les  pauvres  âmes,  dans  le 
désespoir.  »  Autour  de  ces  femmes  rôdent  les  espions 
de  Danton,  ceux  qui  les  enverront  à  la  mort  quand 
elles  vont  rentrer  en  France,  pleines  de  confiance  dans 
la  nouvelle  constitution  et  l'amnistie  qu'elle  proclame  : 
Blache,  commissaire  de  sûreté  générale,  demande 
l'hospitalité  comme  émigré  à  madame  du  Barri,  écrit 
qu'elle  a  fait  évader  le  fils  du  duc  d'Aiguillon  en  le 
prenant  comme  sa  femme  de  chambre,  la  marque  pour 
la   guillotine. 

Spa  était  un  autre  centre  de  brillantes  réunions  :  là 
s'était  retirée  la  princesse  de  Lamballe  avec  mesdames 
de  Lâge  et  de  Ginestous  '  ;  elle  y  avait  formé  amitié 
avec  la  belle  Georgina,  duchesse  de  Devonshire,  chez 
qui  se  réunissaient  à  Spa  M.  Crawford,  colonel  anglais, 
les  Laval,  les  Luxembourg,  «  dansant  de  tout  leur 
cœur  pendant  qu'on  pillait  et  brûlait  leurs  châteaux  2»  . 
La  mère  restée  en  France  rappelle  sa  fille  qui  supplie 
sa  mère  d'émigrer;  le  débonnaire  duc  de  Penthièvre, 
qui  nourrit  des  illusions  sur  l'innocence  du  bon  peuple, 
conseille  à  la  princesse  de  Lamballe,  sa  fille,  de  revenir 
près  de  la  Reine.  L'amnistie  proclamée  par  l'Assem- 
blée nationale  ramène  bien  des  femmes  en  France  :  le 
manque  de  fonds  en  fait  rentrer  quelques  autres.   Le 

1  Marquise  de  Lage,  Souvenirs,  Préface,  p.  92. 

2  Dutess,  Journal,  t.  II,  p.  324. 


PIIEMIKHKS    ILLUSIONS. 


217 


duc  de  Choiseul  emprunte  douze  milles  livres,  le  duc 
d'Uzès  trente  mille  à  Pereira  d'Amsterdam  '.  La  gêne 
commence,  mais  on  va  recouvrer  ses  biens,  ce  serait 
folie  que  prévoir  la  misère. 


II 


L   EMIGRATION     D    HONNEUR. 


Il  ne  suffit  pas  de  «se  mettre  à  l'abri  des  vexations2»  ; 
il  faut  encore  «  opposer  une  digue  à  la  révolution  »  . 
Le  comte  d'Artois,  sur  le  conseil  de  Calonne,  envoie 
des  invitations  àémigrer,  plutôt  pour  se  faire  une  cour 
que  pour  recruter  des  soldats.  Mais  des  soldats,  Condé 
en  demande  :  le  marquis  de  La  Queuille  fait  par  son 
ordre  un  appel  à  la  noblesse  pour  qu'elle  vienne  à 
l'étranger  «  constituer  des  corps  réguliers  3  »  . 

Aussitôt  les  jeunes  gentilshommes  accourent  «  au 
poste  assigné  par  l'honneur  4  »  ;  ils  se  livrent  sans  autre 
pensée  que  la  crainte  d'être  blâmés  pour  n'être  point 
arrivés  déjà  :  les  princes  les  appellent,  pas  de  réflexion 
à  faire  5  ;  chacun  leur  dit  :    «  Vous  n'arriverez  pas  à 

'  De  Lescure,  Rivarol. 

"2  Ablié  Georcel,  Mémoires,  c.  III,  p.  287. 

3  Marcillac,  Souvenirs. 

4  Bernard  de  la  FregeolliÈre,  Mémoires,  p.  8. 

6  Romain,  Souvenirs  d'un  officier  royaliste,  t.  II,  p.  163. 


218  MVIIF.    I  I. 

temps,  vous  serez  déshonorés  '.  »  Quand  le  colonel 
convoque  ses  officiers  pour  prêter  serment  à  la  consti- 
tution de  1791,  ceux  qui  ont  hésite  jusqu'alors  devant 
l'inconnu,  se  révoltent  contre  un  serment  humiliant, 
ils  partent  le  jour  même'2.  Bergasse,  négociant  de  Mar- 
seille, veut  persuader  à  un  jeune  officier  que  l'émigra- 
tion doit  nécessairement  attirer  des  calamités  sur  lui, 
sur  sa  famille,  sur  son  pays  3  :  «  Bon,  dit  l'enfant,  je 
suis  soldat,  les  princes  m'appellent,  je  n'ai  pas  à  discu- 
ter, mais  à  obéir.  » 

«  Conscience  et  honneur  »  ,  c'est  la  devise  4  de  ceux 
qui  abandonnent  leurs  biens,  leurs  parents,  leur  pays. 
Ils  sont  poussés  hors  de  France  par  «  ce  vertige  d'hon- 
neur r'  »  ,  même  ceux  qui,  comme  le  comte  d'Hausson- 
ville  6,  étaient  séduits  par  la  Révolution  :  son  père  lui 
donne  trois  cents  louis  avec  l'ordre  de  rejoindre  l'armée 
des  princes  :  «  A  votre  âge  il  faut  faire  ce  que  font  les 
jeunes  gens  de  sa  génération  »;  —  même  ceux  qui, 
comme  Marcillac  " ,  prenaient  les  révolutionnaires  pour 
les  sauveurs  du  pays  et  enviaient  leur  gloire.  «  Il  fal- 
lut partir  8;  je  me  rappelle  parfaitement  l'agitation  de 
nos  familles,  l'empressement  avec  lequel  se  communi- 

1  Marcillac,  Souvenirs. 

3  D'Allosyille,  Mémoires,  t.  VI,  p.  64. 
*  Romain,  Souvenirs,  t.  IJ,  p    151. 

4  nid,,  p.  159. 

6  Marcillac,  Souvenirs. 

8  Comte  d'Haussonville,  Souvenirs,  p.  23. 

7  Marcillac,  p.  5. 

H  Alexandrine  des  Echerolles,  Une  famille  noble,  p.   13. 


PREMIERES    I  M, USIONS.  219 

quaient  les  nouvelles  :  Quand  partez-vous?  Vous  arri- 
verez trop  tard  !  Ils  reviendront  sans  vous  !  » 

Les  femmes  n'étaient  pas  les  moins  enflammées; 
aux  indécis  elles  envoyaient  des  bonnets  de  nuit,  des 
quenouilles,  des  poupées.  Celui  qui  reste  n'est  qu'une 
fille.  «  Que  veux-tu  donc  que  je  devienne?  écrit  une 
femme  émigrée  à  son  mari  qui  reste  en  France  '  ;  on 
vient  sans  cesse  me  demander  quand  tu  arrives,  je  ne 
puis  supporter  de  t'entendre  condamner,  quoique  dans 
le  fond  de  mon  âme  je  ne  t'approuve  pas  plus  qu'eux, 
si  tu  ne  viens  pas  unir  ton  sort  à  celui  de  tes  amis.  » 
Chaque  femme  est  prête  à  dire  comme  la  légendaire 
Glotilde  de  Surville  : 

Te  l'escris  à  regret,  mais  plus  sens  que  je  t'aime, 

Plus  rougirais  de  te  voir  desloyal  ; 
Tels  en  ces  temps  de  feu,  verrons  François  fidèles 

Gomme  l'or  pur  entre  escume  apparoir. 
Et  lira  l'adveuir  sur  leurs  nobles  rondelles  : 

«  Mourir  plustost  que  trahir  son  debvoii!  » 

La  galanterie  chevaleresque  se  double  des  souvenirs 
classiques.  Nous  imitons  Thrasybule,  disent  les  jeunes, 
il  quitta  Athènes  pour  s'armer  avec  les  bannis  contre 
Critias  et  délivrer  sa  patrie  des  trente  tyrans...  —  Et 
puis,  s'écrie  Chateaubriand,  «  nous  avions  notre  rapière 
au  vent,  et  ce  n'est  pas  nous  qui  aurions  profité  de  la 
victoire  » . 

A  côté  de  cette  ivresse  des  jeunes  qui  se  précipitaient 

'  Labour,  Montyon,  p.  95. 


220  LIVRE   II. 

vers  les  aventures  avec  l'enthousiasme  de  leurs  seize 
ans  !,  il  y  avait  les  déchirements  des  séparations,  les 
larmes  des  mères,  la  pâleur  des  fiancées...  «  Je  vois 
encore  cette  robe  blanche  se  déchirer  sous  mon  pied, 
je  la  vois  flotter  mollement  et  dessiner  les  contours 
enchanteurs  de  ce  beau  corps,  je  vois  cette  tête  d'ange 
se  retourner  pour  me  consoler  d'un  sourire  que  des 
yeux  mouillés  rendaient  plus  touchant...  »  Il  y  avait 
la  matrone  que  cette  fureur  laissait  insensible,  qui  se 
flattait  de  traverser  les  malheurs  sans  être  atteinte,  qui 
ne  voulait  pas  laisser  ses  armoires  au  pillage,  et  préfé- 
rait la  mort  à  «  ce  vagabondage  en  pays  étranger  »  .  Il 
y  avait  enfin,  pour  achever  de  rendre  cruel  le  déchire- 
ment, le  Roi. 

Le  Roi  ne  mettait  pas  obstacle  à  l'émigration  :  il 
accorda  la  permission  de  partir  aux  princes  de  Lambesc 
et  de  Vaudémont  2;  il  en  donna  l'ordre  au  baron  des 
Cars,  aux  ducs  de  Duras  et  de  Villequier  3,  et,  ce  qui 
dut  lui  sembler  plus  pénible,  à  tous  ses  aumôniers  4.  Il 
écrivit  des  lettres  pour  recommander  quelques  émigrés, 
comme  le  comte  de  Chamisso  5,  mais  il  n'aimait  pas 
l'influence  que  prenaient  ses  frères.  Il  semble  avoir 
partagé  quelquefois  l'avis  de  la  Reine,  qui    écrivait  à 

1  C'était  l'âge  de   MM.  d'IIaussonville,  de  Marcillac,  Gorbehem,  de 
Neuilly... 

2  Ms.  Arch.  nat.  G.  II,  117. 

3  Duchesse  de  Tourzel,  Mémoires,  t.  I,  p.  275. 

*  Le  cardinal  de   Montmorency  et  MM.  de  Roquelaure,  évoque  de 
Meaux,  et  de  Sahran,  évêque  de  Laon. 

6  Karl  FrJLDA,  Chamisso  und  seine  Zeil,  p.  16. 


PREMIERES    ILLUSIONS. 


221 


Fersen  '  :  «  Nous  gémissons  depuis  longtemps  du 
nombre  des  émigrants  ;  ce  qui  est  affreux,  c'est  la 
manière  dont  on  trompe  et  a  trompé  tous  ces  honnêtes 
gens.  »  Elle  blâmait  non  l'émigration,  mais  l'empres- 
sement à  grossir  la  cour  du  comte  d'Artois.  «  Vous 
êtes  à  nous  »  ,  disait-elle  à  ceux  qui  annonçaient  leur 
départ  pour  un  pays  où  il  n'y  avait  pas  de  prince 
français.  On  peut  croire  avec  Goguelat,  un  des  confi- 
dents de  la  Reine  à  cette  époque  2,  que  Louis  XVI 
changeait  fréquemment  d'opinion  sur  les  inconvénients 
de  l'émigration;  «  tantôt  il  était  persuadé  que  les  émi- 
grés feraient  sagement  de  rentrer;  la  minute  d'après, 
c'était  du  concours  de  l'émigration  qu'il  attendait  la 
puissance  »  . 


III 


ÉMIGRATION    ECCLESIASTIQUE. 

Pour  les  gens  d'Église,  ni  déchirement,  ni  doute, 
mais  aussi  ni  enthousiasme,  ni  espoir.  Rien  que  la 
misère  à  prévoir. 

C'est  la  misère,  non  comme  pour  tous  les  autres  après 
les  illusions  et  les  déceptions,  c'est  la  misère  inévitable 

1  Fersen,  Journal,  t.  I,  p.  199. 

1  Goguelat,  Mémoires,  p.  336  du  t.  III  des  Mémoires  de  tous. 


222  LIVRE   II. 

et  immédiate.  Néanmoins,  tout  ce  qu'il  y  a  d'honnête 
dans  le  clergé  s'écoule  promptement  au  delà  des  fron- 
tières, quelques  héros  refusent  de  partir,  comme  l'abbé 
Eymery,  pour  exercer  secrètement  leur  ministère  et 
braver  le  martyre;  la  plupart  de  ceux  qui  restent  ainsi 
ne  peuvent  éviter  d'être  jetés  dans  les  prisons,  assas- 
sinés, noyés,  guillotinés. 

A  Rome,  le  pape  Pie  VI  reçoit  deux  mille  ecclésias- 
tiques émigrés,  et  les  répartit  entre  les  couvents  et  les 
évéques  d'Italie.  Les  prélats  espagnols  en  recueillent 
trois  mille  :  cinq  cents  chez  l'archevêque  de  Tolède, 
deux  cents  chez  Quevedo,  évêque  d'Orense,  deux 
cents  chez  l'évêque  de  Valentia,  cent  à  Siguenza,  et 
ainsi  des  autres.  La  Suisse  est  plus  hospitalière  encore  : 
une  jeune  veuve,  madame  de  Souris,  recueille  cinq 
cents  prêtres  '  ;  des  parents  placent  leurs  filles  comme 
servantes  pour  pouvoir  loger  et  entretenir  des  prêtres  2; 
à  Fribourg,  la  bourgeoise  s'enorgueillit  de  recueillir  un 
de  ces  exilés,  elle  le  montre  à  ses  voisines,  le  promène 
au  marché,  dit  :  «  Voilà  le  mien,  il  est  mieux  portant 
que  le  vôtre  3 .  » 

Le  sort  des  religieuses  fut  plus  pénible.  Quelques-unes 
essayèrent  dans  les  premiers  jours  de  fuir  le  cloître, 
mais  plusieurs  revinrent  repentantes,  «  colombes  4  qui 


1  Antoine,  Histoire  des  émigrés,  t.  1,  p.  30. 
-  Henley  Jervis,  The  gallican  church. 

3  Fauche-Bokel,  Mémoires,  t.  I,  p.  81k 

4  Lenfast,  Correspondance,  t.  1,  p.  C3. 


PREMIÈRES    ILLUSIONS.  223 

à  la  vue  de  la  fange  se  sont  réfugiées  dans  l'Arche. 
J'en  sais  une  de  VAve  Maria  dont  la  faute  passagère  est 
réparée  avec  accroissement  de  ferveur.  »  Leurs  revenus 
sont  promptement  saisis,  les  Carmélites  de  la  rue 
Chapon  no  vivent  plus  que  de  pommes  de  terre  '  ;  puis 
les  chapelles  sont  fermées.  Quelquefois  le  peuple  force 
les  portes  et  se  livre  à  la  violence  sur  les  pauvres  filles  2. 
Enfin  en  juillet  1793,  les  couvents  de  femmes  doivent 
être  tous  évacués. 

Que  pourraient  devenir  à  l'étranger  ces  malheu- 
reuses qui  ont  choisi  une  vie  de  retraite,  de  silence, 
d'abnégation?  Plutôt  que  d'errer  à  tous  les  vents,  elles 
s'attachent  avec  désespoir  aux  murs  où  elles  avaient  cru 
trouver  un  abri.  Quelques-unes  refusent  de  s'éloigner, 
meurent  de  faim  dans  le  cloître  silencieux  et  vide. 
Mademoiselle  Rose  de  Saint-Hubert,  âgée  de  vingt  ans, 
reste  comme  maîtresse  d'école  à  Fontevrault  quand  on 
la  chasse  de  l'abbaye.  Plusieurs  se  réunissent  dans  une 
maison  éloignée  pour  continuer  leur  vie  en  commun  : 
un  espion  signale  au  comité  de  salut  public  3  des 
ci-devant  religieuses  à  Bourg-Egalité  ;  d'autres  reli- 
gieuses, à  Saint  Mandé,  «  vivent  aux  dépens  de  la 
République,  sous  le  prétexte  de  soigner  les  malades  »  . 
Sous  ce  prétexte  suspect,  restent  les  religieuses  dans 
les  hôpitaux  de   la  marine  *  ;    elles  bravent  la    fièvre 

1  Lesfast,    Correspondance,  t.  I,  p.  272. 

2  A  Gourilon  (Lot),  ibid.,  p.  109. 

3  Schmidt,   Tableaux,  t.  II,  p.  209. 

4  Alfred  de  Musset,  Discours  de  réception  a  l'Académie  française. 


tfhttmii 


224  LIVRE    U. 

jaune  jusque  dans  les  marais  de  la  Guyane  pour 
soigner  les  garnisons  et  les  déportés.  D'autres  rejoi- 
gnent leurs  villages;  Catherine  Delort,  ci-devant  reli- 
gieuse, reçoit  chez  sa  mère  à  Saint-Silain  un  ci-devant 
prêtre;  on  les  guillotine  tous  les  trois  ' .  L'abbesse  de 
Fontevrault,  Gillette  de  Gondrin  de  Pardaillan  d'Antin, 
prend  les  habits  d'une  servante  de  ferme,  fuit  vers 
Paris,  arrive  épuisée  de  fatigue  et  de  privations,  est 
recueillie  à  l'Hôtel-Dieu,  elle  y  meurt.  Les  Ursulines 
de  Valenciennes 2  avaient  trouvé  asile  chez  leurs 
sœurs  de  Mons.  Elles  rentrèrent  dans  leur  maison 
quand  les  Autrichiens  prirent  Valenciennes;  elles  ne 
jugèrent  pas  nécessaire  d'émigrer  de  nouveau,  après  la 
réoccupation  de  la  ville  par  les  Français  3,  puisque 
Robespierre  était  mort,  et  que  la  Terreur  devait,  disait- 
on,  cesser.  Elles  étaient  quinze.  Elles  furent  arrêtées 
et  comparurent  devant  un  tribunal  improvisé  sous  la 
présidence  de  Roger-Ducos.  La  supérieure,  Glotilde 
Paillot,  fit  évader  la  plus  jeune,  puis  se  présenta  devant 
le  juge  :  «  Ces  filles,  dit-elle,  étaient  forcées  de  m'obéir, 
c'est  moi  qui  leur  ai  imposé  l'obligation  d'émigrer  à 
Mons,  puis  de  rentrer  à  Valenciennes  :  vous  n'avez  pas 
le  droit  de  les  trouver  coupables,  je  dois  être  jugée 
seule.  »  —  «  En  notre  âme  et  conscience,  répondent 
Roger-Ducos  et  ses  assesseurs,  ces  femmes  ont  toutes 

1  Tribunal  criminel  de  la  Dortlogne,  t.  II,  p.  299. 
s  Paillot,  Récits  d'un  grand'père,  p.  123  et  suiv. 
;i  En  septembre  1794. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  225 

mérité  la  peine  de  mort.  »  Elles  se  rasèrent  la  nuque 
les  unes  aux  autres,  puis  se  laissèrent  lier  les  mains  ; 
Clotilde  monta  la  première,  tendit  la  tête,  les  treize 
autres  suivirent,  le  même  jour  ' . 

Des  Ursulines  et  des  Carmélites  "2  débarquent  dans 
le  dénûment  d'une  fuite  précipitée  à  Gênes,  à  Civita- 
Vecchia,  elles  se  jettent  aux  pieds  des  religieuses  ita- 
liennes, invoquent  la  charité  du  Pape,  cherchent  en 
pleurant  un  asile.  Il  leur  faut  peu  de  chose.  Une  troupe 
errante  de  Capucines  reçoit  du  Pape  vingt  francs3.  Des 
religieuses  françaises  de  la  Visitation  avaient  fini  par 
obtenir  la  promesse  d'une  maison  à  Vienne4,  elles  se 
préparaient  à  s'y  rendre,  mais  à  ce  moment,  «  l'affreux 
régicide  a  inspiré  tant  d'horreur  pour  tout  ce  qui 
porte  le  nom  de  Français  » ,  qu'on  refuse  des  passe- 
ports à  ces  malheureuses.  Un  grand  nombre  de  reli- 
gieuses sont  nourries  à  Rome  par  les  filles  de  Louis  XV. 


IV 

LE    ROI    ET    LA    FAMILLE    ROYALE. 

Les  filles  de   Louis  XV   apprennent  le    18    février 
1791  que  les  femmes  de  Paris  vont  venir  le  lendemain 

1  Le  13  décembre  1794. 

2  Père  Theiner,  Affaires  religieuses  de  France,  t.  II,  p.  387  et  392. 

3  Ibid.f  p.  635. 
*  Ibid.,  p.  411. 

i.  15 


226  LIVRE    II. 

les  maltraiter  dans  leur  château  de  Bellevue.  Elles  se 
jettent  la  nuit  même  dans  une  berline,  avec  leurs 
dames  d'honneur,  mesdames  de  Narbonne  et  de 
Ghastelux,  arrivent  le  matin  à  Moret.  Là  elles  sont 
arrêtées  par  le  peuple;  la  garde  nationale  prend  les 
armes  ;  les  cris  :  A  la  lanterne!  se  font  entendre  ;  on  des- 
cend déjà  le  réverbère  de  la  porte.  A  ce  moment,  le 
vicomte  de  Ségur  faisait  avec  un  escadron  de  son  régi- 
ment chasseurs-de-Lorraine,  de  la  garnison  de  Fon- 
tainebleau, une  promenade  militaire.  Il  culbute  les 
gardes  nationaux,  fait  atteler  les  chevaux  de  poste  et 
escorte  la  voiture  à  travers  la  ville  et  au  delà  des 
ponts  '.  Mais  à  Arnay-le-Duc ,  les  princesses  sont 
arrêtées  de  nouveau,  on  les  enferme  à  la  mairie;  le 
danger  est  pressant  :  les  pauvres  Filles  de  France 
écrivent  au  président  de  l'Assemblée  nationale  2  :  «  Ne 
voulant  être  que  citoyennes,  nous  réclamons  la  justice 
de  l'Assemblée.  Nous  vous  prions,  Monsieur  le  prési- 
dent, de  vouloir  bien  nous  obtenir  d'Elle  les  ordres 
nécessaires.  »  Et  elles  signent,  il  faut  bien  être 
délivrées,  elles  signent  :  «  Nous  sommes  avec  respect, 
Monsieur  le  président,  vos  très-humbles  et  très-obéis- 
santes servantes.  » 

L'Assemblée  vote  un  décret  pour  qu'elles  sortent 
de  captivité,  mais  Arnay-le-Duc  refuse  d'obéir  à 
l'Assemblée.  Il  n'y  a  plus  d'autorité,  plus  de  loi.  Deux 

1  Edouard  de  Barthélémy,  Mesdames  de  France,  p.  407. 
4  Ms.  Arch.  nat.  G.  I.  573. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  227 

commissaires  de  l'Assemblée  accourent  à  Arnay-le-Duc, 
ils  sont  bafoués.  Enfin  les  princesses  distribuent  des 
écus  aux  meneurs  du  peuple,  et  peuvent  s'échapper 
après  douze  jours  de  captivité;  elles  n'avaient  ni 
malles  ni  linge,  on  blanchissait  la  nuit  leurs  chemises. 
Pendant  ce  temps,  l'expédition  projetée  sur  le  château 
de  Bellevue  s'exécutait  librement,  le  pillage  s'effectuait 
sans  trouble  :  le  général  Berthier,  qui  voulut  l'empê- 
cher, faillit  être  assassiné  par  ses  soldats. 

Ces  princesses  se  réfugièrent  à  Rome,  où  les  riva- 
lités de  madame  de  Narbonne  et  de  madame  de 
Ghastelux  divisèrent  en  deux  partis  qui  se  haïssaient  la 
petite  cour  réunie  autour  d'elles. 

Le  Roi  et  son  frère  le  comte  de  Provence  ont  songé 
de  bonne  heure  à  se  mettre  eux-mêmes  en  sûreté. 
Mounier,  l'homme  froid  à  l'esprit  pratique,  avait  con- 
seillé au  Roi  l'émigration  dès  le  6  octobre  1789,  au 
moment  de  l'invasion  de  Versailles1.  En  1790,  un  plan 
avait  été  conçu  par  la  société  du  Salon  français  pour 
faire  évader  le  Roi  à  peu  près  comme  son  aïeul 
Henri  IV  avait  échappé  à  Catherine  de  Médici  :  une 
partie  de  chasse  devait  être  organisée  à  Fontainebleau, 
le  Roi,  sous  ce  prétexte,  partait  à  franc  étrier  jusqu'à 
Avallon,  là  il  était  attendu  par  trois  hommes  dévoués, 
MM.  des  Pommelles,  de  Jarjaye  et  de  Chapponay,  qui 
l'escortaient  jusqu'à  Lyon,  oùildevait  être  acclamé  par 

i  Ms.  vol.  588,  f°  57,  conversation  entre  Louis  XVIII  et  Mounier. 

15. 


228  LIVRE    II. 

]a  garde  nationale,  dont  le  chef  Imbert-Golomès  était 
royaliste1.  Est-il  possible  d'imaginer  que  l'opinion 
publique  aurait  pu  à  cette  époque  secouer  le  joug  ? 
L'enthousiasme  avec  lequel  chacun  aspirait  à  des 
réformes  et  embrassait  les  espérances  infinies  de  l'ère 
nouvelle  aurait  promptement  rejeté  le  Roi  hors  de 
Lyon,  hors  de  France.  Une  tentative  sur  Lyon  faite 
à  ce  moment  même  par  le  prince  de  Gondé  prouve  que 
toute  chance  de  réaction  était  perdue. 

En  réalité,  le  principal  obstacle  était  la  répugnance 
du  Roi  à  prendre  une  résolution  aussi  décisive. 
Louis  XVI  comprenait  la  nécessité  de  la  fuite;  il 
adoptait  les  projets  proposés,  mais  tout  en  ajournant 
leur  exécution,  et  en  subissant  d'heure  en  heure  un 
changement  dans  ses  impressions.  —  «  Vu  le  Roi, 
écrit  en  janvier  1791  Fersen  avec  dépit2;  il  ne  veut 
pas  partir,  il  s'en  fait  un  scrupule,  ayant  si  souvent 
promis  de  rester.  Il  a  cependant  consenti  à  aller  avec 
des  contrebandiers  toujours  par  les  bois  et  se  faire 
rencontrer  par  un  détachement  de  troupes  légères.  Il 
m'a  dit  :  Je  sais  que  j'ai  manqué  le  moment,  c'était  le 
14  juillet,  il  fallait  alors  s'en  aller,  et  je  le  voulais; 
le  maréchal  de  Broglie  me  répondit  :  —  Oui,  nous 
pouvons  aller  à  Metz,  mais  que  ferons-nous  quand 
nous  y  serons  ?  » 

Que  feront-ils?  L'armée    n'est   pas   pour    eux.  La 

1  Abbé  Guillon,  Mémoires,  t.  I,  p.  67. 

2  Fersen,  Journal,  14  janvier  1791, 


PREMIERES    ILLUSIONS.  229 

France  veut  le  régime  nouveau  :  nul  abîme  où  elle  ne 
se  laisse  entraîner  par  ceux  qui  l'étourdissent  de  pro- 
messes. Les  clairvoyants  sont  honnis  comme  ennemis 
publics  s'ils  cherchent  à  arracher  le  voile  qu'on  garde 
sur  les  yeux  jusqu'à  la  catastrophe.  Louis  XVI  com- 
prend cependant  qu'il  est  tenu  par  un  devoir  rigou- 
reux de  courir  la  dernière  chance  qui  reste  pour  épar- 
gner à  la  France  les  hontes  de  l'avenir.  Il  se  décide  à 
partir.  Il  se  soumet  au  projet  qu'on  prépare  pour  le 
sauver,  il  en  donne  avis  à  son  frère  le  comte  de  Pro- 
vence. 

Ce  projet  est  élaboré  par  deux  personnages  de 
roman,  le  comte  de  Fersen  et  madame  Sullivan. 

Fersen  est  un  Suédois  beau,  froid,  aventureux,  pas- 
sionnément amoureux  de  la  Reine.  Madame  Sullivan, 
une  Anglaise  vaporeuse,  partage  sa  tendresse  entre  la 
famille  royale  de  France  et  le  colonel  Grawford. 
«  Je  connais  le  colonel  Grawford  et  sa  prétendue 
madame   Grawford  »,  disait  l'empereur  d'Autriche1. 

Madame  Sullivan  se  fait  donner  un  passe-port  sous 
le  nom  de  la  comtesse  russe  de  Korff,  et  remet  cette 
pièce  à  la  Reine.  Puis  elle  fait  construire  sur  les 
dessins  de  Fersen,  pour  la  fuite  théâtrale  qu'on  pré- 
pare, une  calèche  tout  à  fait  extraordinaire.  Il  ne 
manquait  pas  de  voitures  de  poste  à  Paris  :  la  Reine, 
sa  belle-sœur  et  sa  fille  avaient  des  robes.   Mais  on 

1  Fehsen,  Journal,  août  1791.  Elle  épousa  plus  tard  Crawford  et 
le  retint  constamment  dans  les  intérêts  des  Bourbons. 


230  LIVRE   II. 

tient  à  avoir  des  robes  spéciales  et  une  calèche 
d'apparat.  Couturières  et  carrossiers  reçoivent  des 
commandes.  La  voiture,  commencée  le  22  décembre 
1790,  est  livrée  le  26  mars  suivant  pour  le  prix  de 
six  mille  livres  :  elle  attire  l'attention  des  Parisiens; 
ceux-ci  viennent  la  regarder  comme  une  curiosité 
dans  la  cour  de  Fersen  '  ;  puis  on  la  mène  rue  de 
Glichy  chez  Crawford,  avec  qui  demeure  la  fausse 
baronne  de  Korif  ;  c'est  là  dedans  que  devra  se  grou- 
per comme  dans  un  tableau  d'ensemble  toute  la  famille 
royale,  pour  être  plus  facilement  reconnue  dans  le 
moindre  hameau.  La  fameuse  voiture  a  des  lanternes  à 
réverbère,  elle  sera  attelée  de  six  chevaux.  Fersen 
commande  sept  paires  de  pistolets  à  deux  coups  et 
fait  fondre  des  balles  par  ses  gens.  Voilà  cinq  mois 
qu'on  agite  le  projet,  et  rien  n'est  arrêté  :  «  Je 
demande,  écrit  Bouille,  dont  le  Roi  doit  rejoindre 
l'armée  a,  que  le  jour  fixé  soit  irrévocable,  et  ne 
dépasse  pas  le  1er  juin.  »  Le  départ  est  fixé  au 
12  juin,  puis3  on  prévient  tardivement  Bouille  qu'il 
est  reculé  au  19,  ensuite  au  20,  à  cause  d'une  «  mau- 
vaise femme  de  chambre  dont  on  ne  peut  se  défaire 
que  le  20  au  matin  »  ;  c'est  la  Rocherette,  qui  est  maî- 
tresse du  marquis  de  Gouvion,  major  général  de  la 
garde  nationale,  et  l'avise  de  ce  qui  se  fait  aux  Tui- 

1  Bimbenet,  Fuite  de  Louis  XVI,  p.  21. 
*  Fersen,  Journal,  9  mai  1791. 
3  Le  7  juin. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  231 

leries.  Enfin  le  départ  est  décidé  pour  le  20  juin  à 
minuit,  et  l'on  est  sur  le  point  de  renoncer  atout  quand 
on  apprend  que  M.  de  Valori,  un  des  gardes  du  corps 
qui  doivent  accompagner  le  Roi  avec  les  fameux  pis- 
tolets à  deux  coups,  avait  conté  la  chose  à  «  mademoi- 
selle sa  maîtresse,  qui  l'était  aussi  de  M. . . ,  un  enragé  »  . 
Enfin  les  robes  sont  prêtes;  on  part  à  minuit.  Trois 
gardes  du  corps  garnissent  les  sièges  l.  Les  relais  de 
poste  se  franchissent  lentement,  car  la  voiture  est 
pesante.  Le  Roi  frappe  l'attention  des  postillons  en  leur 
donnant  quatre  livres  dix  sous  de  pourboire,  il  monte 
les  côtes  à  pied,  on  le  regarde,  on  remarque  l'équipage. 
Les  hussards  de  Bouille  échelonnés  à  partir  de  Pont- 
de-Sommevesle  étonnent  les  patriotes.  Au  milieu 
des  soupçons  qu'ils  éveillent  et  après  qu'ils  ont  cru 
prudent  de  se  retirer,  apparaît  la  berline  fantastique. 
Elle  arrive  ainsi  à  Sainte-Menehould.  C'est  là  que 
Drouet,  fils  du  maître  de  poste,  reconnaît  la  famille 
royale,  selle  un  cheval,  et  arrive  au  galop  à  Varennes 
par  un  chemin  de  traverse;  il  éveille  l'épicier  Sauce, 
officier  municipal,  et  quelques  gardes  nationaux;  il 
vient  avec  cela  se  présenter  à  la  portière  de  la  berline, 
qui  pénètre  lourdement  à  l'entrée  de  Varennes.  Les 
trois  gardes  du  corps  avec  les  sept  paires  de  pistolets  à 
deux  coups  suffisent;  il  est  minuit.  Rien  n'est  perdu. 
Le  Roi,  au  lieu  d'ordonner  le  feu,  montre  ses  passe- 

1  MM.  de  Valori,  de  Moustiers,  de  Maldent. 


232  LIVRE    II. 

ports,  descend  de  voiture,  entre  chez  l'épicier  Sauce, 
se  met  à  table,  mange. 

Une  heure  après  arrivent  Ghoiseul-Stainville  et 
Goguelat  avec  les  hussards  allemands,  qui  ont  attendu 
le  Roi  toute  la  journée  et  ont  dû  quitter  la  grande 
route  pour  ne  pas  entrer  en  lutte  contre  les  gardes 
nationales.  Une  barricade  de  charrettes  intercepte  déjà 
le  pont,  mais  on  peut  passer  la  rivière  à  gué  ',  on  peut 
surtout  abandonner  la  berline  fatale,  sauter  sur  les 
chevaux  des  hussards,  courir  la  nuit  par  les  champs, 
jusqu'aux  avant-postes  de  Bouille.  Que  n'est  là  le 
vicomte  de  Ségur  avec  ses  chasseurs  de  Lorraine  qui 
venaient  de  si  lestement  entraîner  Mesdames  de  France 
à  travers  les  remparts,  les  rues,  les  ponts  de  Moret? 
Goguelat  essaye  la  même  prouesse,  il  prend  le  com- 
mandement des  hussards,  mais  par  derrière,  les  gardes 
nationaux  l'abattent  de  deux  coups  de  feu.  Le  Roi 
s'attendrit  devant  les  paysans  qui  le  conjurent  de 
rester  au  milieu  de  son  bon  peuple.  La  Reine  espère 
que  Bouille  va  apparaître  avec  son  armée. 

Ceux  qui  arrivent  sont  les  aides  de  camp  de  La 
Fayette,  MM.  de  Romeuf  et  de  Latour-Maubourg  ;  ils 
suivaient  le  Roi  à  la  piste  sur  cette  route  où  il  s'est  laissé 
reconnaître  à  chaque  village.  Les  aides  de  camp  circon- 
viennent le  Roi,  lui  persuadent  que  le  bonheur  des 
Français  exige  son  retour,  le  remettent  en  voiture,  le 

1  Goguelat,  Mémoires;  duchesse  de  Tourzel,  Souvenirs,  t.  I,  p.  319. 


PREMIÈRES    ILLUSIONS.  233 

livrent  aux  commissaires  de  l'Assemblée.  Les  aides  de 
camp  connaîtront  à  leur  tour  les  angoisses  de  la  fuite, 
ils  se  rappelleront  peut-être  avec  amertume  cette  heure 
où  ils  auraient  pu  atteindre  avec  le  roi  de  France  l'armée 
française  de  délivrance. 

Dès  lors  le  Roi  est  un  captif  échappé  qui  se  laisse 
piteusement  reconduire  sous  les  verroux.  «  Le  Roi 
a  manqué  de  fermeté  et  de  tête  » ,  écrit  Fersen  -.  Durant 
le  lugubre  trajet  vers  Paris,  le  marquis  de  Dampierre 
vient  saluer  le  Roi  devant  son  château  :  les  gardes 
nationaux  de  l'escorte  le  laissent  approcher,  puis 
s'éloigner,  et  ils  le  tirent  «  comme  un  lapin  » ,  vont  le 
ramasser,  reviennent  à  la  voiture  les  mains  rouges,  ils 
portent  la  tête  au  bout  d'une  baïonnette,  le  Roi  n'a 
pas  le  droit  de  baisser  les  stores. 

Si  Louis  XVI  avait  rejoint  l'armée,  il  aurait  été  sans 
doute  acclamé  par  les  régiments  ;  les  troupes  de  quel- 
ques garnisons  de  l'Est  et  du  Nord  se  seraient  ralliées 
à  lui.  Il  aurait  réuni  une  quarantaine  de  mille  hommes  : 
les  jeunes  gentilshommes  auraient  à  peu  près  doublé 
le  nombre.  Quoi  après?  comme  disait  le  maréchal  de 
Broglie.  L'horreur  du  sang,  les  conflits  avec  ses  frères, 
l'impossibilité  de  choisir  une  décision  auraient  tenu  le 
Roi  immobile  durant  plusieurs  semaines,  l'argent  aurait 
manqué,  les  soldats  auraient  déserté,  les  gentilshommes 
auraient  senti  qu'ils  n'étaient  point  commandés.  Grom- 

1  Fersen,  Journal,  23  juin. 


234  LIVRE    II.       . 

well  a  bien  pu  tenir  l'Angleterre  avec  cinquante  mille 
soldats,  mais  c'était  à  la  sortie,  non  à  l'entrée  d'une 
révolution  ;  Cromwell  d'ailleurs  avait  tous  les  dons  du 
commandement  et  tous  les  vices  nécessaires  à  un 
despote  militaire.  Louis  XVI  n'avait  ni  prestige,  ni 
autorité. 

La  fuite  du  comte  de  Provence  et  de  sa  femme  est 
en  contraste  avec  celle  du  Roi  pour  le  soin  des  prépa- 
ratifs et  le  sang-froid  dans  l'exécution. 

Le  roi  Louis  XVIII  a  le  mérite  presque  unique  dans 
l'histoire  de  s'être  perfectionné  durant  l'exil.  Un  homme 
qui  est  banni  au  milieu  de  troubles  civils,  qui  passe  à 
l'étranger  les  meilleures  années  de  sa  vie,  fait  preuve 
d'une  remarquable  sagacité,  en  se  montrant  apte  dès 
l'heure  de  la  rentrée  à  diriger  le  gouvernement.  La 
valeur  politique  de  Louis  XVIII  a  été  acquise  entière- 
ment durant  l'émigration.  Au  moment  du  départ,  il  est 
presque  un  enfant.  Le  comte  d'Avaray,  qui  lui  mettait 
ses  habits,  avait  conquis  son  amitié,  bien  qu'il  eût  le 
défaut,  à  ses  yeux,  de  ne  point  savoir  le  latin  ;  il  avait 
le  vice,  aux  yeux  des  favoris  du  comte  d'Artois,  de 
parler  anglais,  de  porter  les  cheveux  et  le  costume 
comme  les  Anglais.  C'était  presque  un  libéral.  D'Avaray 
et  Decaze  sont  à  peu  près  le  même  personnage,  les 
deux  amis,  l'un  de  la  jeunesse,  l'autre  du  déclin  de 
Louis  XVIII,  haïs  tous  deux  des  fanatiques  de  l'ancien 
régime. 

D'Avaray  se  fait  passer  pour  un  seigneur  anglais  qui 


PREMIERES    ILLUSIONS.  235 

s'éloigne  de  Paris  avec  son  domestique.  Le  comte  de 
Provence  se  laisse  mener  sous  ce  déguisement  avec  une 
docilité  d'enfant,  avec  une  naïveté  béate,  mais  aussi 
avec  une  tendresse  reconnaissante  qui  fait  le  plus  grand 
honneur  aux  deux  hommes  '.  Autre  sentiment  égale- 
ment respectable  :  le  comte  de  Provence,  qui  com- 
prend depuis  longtemps  la  nécessité  de  s'éloigner, 
laisse  partir  seule  madame  de  Balbi,  refuse  de  bouger 
tant  que  son  frère  ne  lui  aura  pas  donné  une  autorisa- 
tion formelle.  Il  s'ébranle  seulement  à  la  même  heure 
que  la  berline  du  comte  de  Fersen. 

Il  s'était  couché.  D'Avaray  entre  à  minuit,  l'habille, 
le  pousse  dehors.  En  ce  moment,  «  je  me  souvins,  dit 
le  prince,  que  j'avais  oublié  ma  canne  et  une  seconde 
tabatière  que  je  voulais  emporter.  Je  voulais  les  aller 
chercher.  »  D'Avaray  le  retient  et  «  peste  contre  les 
princes  »  .  A  peine  est-on  au  premier  relais,  que  le  comte 
de  Provence  s'aperçoit  qu'il  a  oublié  une  image  de 
dévotion  que  Madame  Elisabeth  lui  a  donnée  la  veille  : 
«  Cette  perte  me  faisait  bien  plus  de  peine  que  celle 
de  ma  canne  et  de  ma  tabatière  »  ,  et  en  effet  une  roue 
se  brise  en  ce  moment;  tandis  qu'un  charron  la  répare, 
le  prince  ouvre  le  portefeuille  du  comte  d'Avaray,  «  et 
j'y  trouvai,  écrit-il,  l'image  que  je  croyais  avoir  laissée 


1  D'Avaray  emmenait  en  outre  un  véritable  Anglais,  le  fidèle 
Sayers.  Le  compte  rendu  de  cette  évasion  a  été  rédigé  par  le  prince 
lui-même  :  Relation  d'un  voyage  à  Bruxelles  et  à  Coblentz,  Paris, 
Reaudoin,  1823. 


236  LIVRE    II. 

à  Paris;  mais  ce  qui  acheva  de  combler  ma  surprise,  ce 
fut  qu'Avaray  m'assura  qu'il  ne  se  souvenait  nullement 
de  l'y  avoir  mise  » .  Tout  le  récit  est  de  cette  puérilité. 
A  mesure  qu'on  s'éloigne  de  Paris,  la  gaieté  vient,  on 
chante  des  couplets  d'opéra-comique,  on  ouvre  le 
panier  aux  provisions,  «  mais  nous  avions  oublié  le 
pain;  aussi  en  mangeant  la  croûte  avec  le  pâté,  nous  son- 
geâmes à  la  reine  Marie-Thérèse l ,  qui  répondit  un  jour 
que  l'on  plaignait  devant  elle  les  pauvres  qui  n'ont  pas 
de  pain  :  — Que  ne  mangent-ils  de  la  croûte  de  pâté?» 

On  n'avait  emporté  que  trois  cents  louis,  mais  dès 
son  arrivée  à  Bruxelles,  le  comte  de  Provence  reçut 
de  Bouille  près  de  sept  cent  mille  francs  qui  restaient 
disponibles  sur  les  fonds  préparés  pour  la  fuite  du  Roi2. 

Le  prince  avait  eu  le  soin  de  ne  point  se  mettre  dans 
la  même  voiture  que  sa  femme,  et  même  de  ne  pas 
suivre  la  même  route.  La  comtesse  de  Provence  se 
confia  à  sa  favorite,  la  dame  de  Gourbillon,  dont  le 
mari  était  directeur  des  postes  à  Lille.  Cette  femme 
était  adroite,  un  peu  intrigante;  on  la  verra  plus  tard 
retenue  par  la  bonne  princesse  malgré  la  volonté  du 
comte  de  Provence  qui  prétendra  la  chasser.  En  ce 
moment,  elle  sait  affermir  fortement  son  crédit  près  de 
sa  maîtresse,  en  s'occupant  de  tous  les  détails   de  sa 


1  On  voit  que  ce  propos  attribué  par  les  jacobins  tantôt  à  Marie- 
Antoinette,  tantôt  à  la  princesse  de  Lamballe,  est  antérieur  de  plus 
de  cent  ans  et  dû  à  une  Espagnole  ignorante,  innocente  et  débonnaire. 

2  De  Beauchamp,  Histoire  de  Louis  XVIII,  t.  I,  p.  51. 


PREMIÈRES    ILLUSIONS.  237 

fuite.  «  J'étais  bien  sûr,  écrit  le  prince  à  sa  femme  ', 
que  l'intelligence  et  le  zèle  de  madame  de  Gourbillon 
vous  tireraient  d'affaire.  Restez  à  Namur.  »  La  pauvre 
Gourbillon  perdit  ce  qu'elle  possédait,  son  mari  fut 
porté  d'office  sur  la  liste  des  émigrés  2. 

Ainsi  réussissaient  les  évasions  isolées  :  Louis  XVI 
aurait  pu  facilement  faire  enlever  son  fils,  abdiquer  et 
transférer  ainsi  la  légalité  à  côté  de  ses  frères  :  Fran- 
çois Ier  a  de  ces  pensées.  Louis  XVI  est  l'homme  qui 
assiste  à  la  fin  d'un  monde.  Les  girondins  s'inquiètent 
bien  inutilement,  ils  savent  que  les  émigrés  préparent 
un  enlèvement  du  jeune  prince  3  ;  mais  quand  le  mar- 
quis de  Laqueuille  arrive  à  Paris  avec  son  cabriolet 
pour  prendre  le  Dauphin  et  l'emporter  à  Mo.ns  4,  il  y  a 
contre-ordre,  l'enfant  reste  pour  le  supplice. 


LES    FUITES    TARDIVES. 


Déjà  l'évasion  était  devenue  une  opération  dange- 
reuse.   Les  cauteleux,    comme  l'agioteur   Sainte-Foy, 

i  Ms.  vol.  588,  fol.  34. 

2  Ms.  Arch.  Nat.  BB.  I;  72  au  mot  Florent  de  Gourbillon,  24  flo- 
réal an  VIL 

3  Ms.  vol.  648,  f°  80.  Rutteau,  agent  secret,  à  Delacroix,  ministre, 
Lille,  6  août  1792. 

*  Marcillac,   Souvenirs,  p.  38. 


238  LIVRE    II. 

ami  de  Talîeyrand,  se  faisaient  élire  à  une  fonction 
municipale  dans  une  ville  frontière  pour  partir  aisé- 
ment l,  ou,  comme  Talîeyrand  lui-même,  obtenaient 
unemission  à  l'étranger.  Dès  mars  1792,  des  passe-ports 
sont  exigés  pour  sortir  de  France,  et  Ton  court  le  ris- 
que, si  l'on  se  présente  à  la  mairie  pour  demander  un 
passe-port,  d'être  traité  en  suspect.  Bientôt  les  giron- 
dins s'acharnent  contre  les  émigrés;  ils  voient  des  vic- 
times qui  échappent,  ils  veulent  les  ressaisir  par  des 
décrets,  et  comme  ils  ne  peuvent  les  tuer  plusieurs  fois, 
ils  se  donnent  la  jouissance  de  les  condamner  plusieurs 
fois  à  mort  pour  toutes  les  formes  de  leur  crime.  Peine 
de  mort  contre  les  émigrés  pour  s'être  assemblés  au 
delà  des  frontières  (9  novembre  1791),  pour  être  ren- 
trés en  France  (23  octobre  1 792)  ou  dans  les  colonies 
(8  novembre  1792),  pour  n'y  être  pas  rentrés  (23 
mars  1793);  puérile  répétition  des  mêmes  anathèmes 
comme  dans  l'excommunication  du  moyen  âge,  féroce 
persécution  contre  ce  qu'ont  laissé  en  France  les  émi- 
grés, contre  leurs  femmes  et  leurs  enfants  (15  août 
1792),  contre  leurs  parents  (7  décembre  1793),  contre 
leurs  débiteurs  s'ils  tiennent  leurs  engagements  (5  mars 
1794).  Les  enfants,  s'ils  ont  plus  de  dix  ans,  sont  des 
émigrés  (23  octobre  1792).  Le  mariage  est  dissous  de 
plein  droit  par  l'émigration  (15  octobre  1794).  Les 
dénonciateurs  ont  des  primes  (23  mars  1793).  Il  faut, 

1  Lord  Auckland,  Correspondance,  t.  II,  p.  450. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  239 

disait  le  capucin  Chabot,  qu'un  enfant  puisse  envover 
un  émigré  à  la  guillotine. 

Où  cesse  la  sécurité,  chaque  homme  reprend  ses 
droits.  La  confiscation  n'est  qu'un  crime  de  plus  contre 
qui  n'a  de  défense  que  la  fuite  devant  les  criminels. 
Quand  Beugnot  se  demande  avec  angoisse,  dans  une 
délibération  solitaire  au  fond  du  Jardin  des  plantes, 
s'il  doit  émigrer,  il  se  dit  :  «  La  raison  me  conseillait  de 
fuir,  je  connaissais  les  hommes  à  qui  le  destin  venait 
de  livrer  ma  patrie.  Je  savais  bien  qu'ils  étaient  trop 
stupides  pour  la  gouverner,  mais  je  savais  aussi  qu'ils 
étaient  assez  féroces  pour  essayer  de  la  dévorer.  » 

Bien  des  émigrés  sont  d'ailleurs  emportés  par  les 
événements. 

Le  comte  de  Vaugiraud  est  traqué  par  un  comité 
jacobin  dans  le  château  de  M.  de  la  Lézardière  où  il 
s'est  réfugié,  les  paysans  le  délivrent,  il  vient  devant 
l'Assemblée  se  plaindre  de  cette  violence  :  on  ordonne 
son  arrestation.  Il  émigré. 

Thellier  de  Poncheville  *,  procureur  fiscal  de  la  séné- 
chaussée de  Saint-Pol  en  Artois,  va  être  pendu  à  l'arbre 
de  la  liberté.  —  C'est  souiller  cet  arbre  sacré,  crie  un 
homme  généreux.  Le  peuple  se  contente  d'enfermer  en 
prison  son  ancien  magistrat.  —  «  Le  lundi  saint,  écrit 
celui-ci,  je  parvins  à  gagner  la  cour,  le  factionnaire 
tournait  le  dos,  me  voilà  dans  la  rue  en  robe  de  cham- 

1   Vieux  Papiers  et  vieux  souvenirs.  Valenciennes  1877, 


240  LIVRE    II. 

bre,  à  jeun,  sans  argent.  Je  gagnai  le  bois,  je  m'en- 
fonçai dans  le  taillis.  La  cloche  d'alarme  de  la  ville, 
les  tambours  se  faisaient  entendre...  »  Traqué  comme 
une  bête,  éperdu,  le  malheureux  court,  se  perd, 
s'aperçoit  au  milieu  de  la  nuit  qu'il  est  revenu 
près  de  l'église  Saint-Michel  où  il  s'était  déjà  caché 
le  matin.  Les  chiens  aboient.  Il  arrive  enfin  au  jardin 
de  sa  tante,  escalade  le  mur,  se  montre  à  la  vieille, 
qui  le  fait  repartir  aussitôt  avec  un  guide  pour  la  fron- 
tière. 

Ceux  qui  ont  le  plus  hésité  finissent  par  céder  à  cette 
loi  inexorable.  Il  faut  partir.  Gazotte,  qui  a  placé  son 
point  d'honneur  à  demeurer  près  de  la  Reine,  et  Hector 
de  Galart  vont  après  le  10  août  1793  s'enrôler  comme 
simples  soldats  dans  le  régiment  Loyal-Emigrant  ', 
avec  l'espoir  de  revoir  encore  leur  souveraine,  avec  la 
fierté  de  se  dire  :  «  Nous  nous  sommes  faits  soldats  pour 
la  venger.  » 

Partent  ensuite  les  habitant  des  villes  que  les  Autri- 
chiens ont  occupées  un  moment,  puis  évacuées  :  il  y  a 
peine  de  mort  contre  qui  a  exercé  des  fonctions  muni- 
cipales dans  ces  villes  durant  la  présence  de  l'ennemi . 
Or  l'Allemand  n'aime  pas  les  refus  chez  les  vaincus  :  à 
Valenciennes,  le  major  envoie  chercher  un  bourgeois 
par  un  caporal  2  :  —  Je  vous  donne  vingt-quatre  heu- 
res,   lui   dit-il,   pour    choisir   le    nouveau    Conseil  de 

1  Cazotte,   Témoignage  d'un  royaliste,  p.  149  et  186. 

2  Thellier  de  Poncïiiîville,  Vieux  Papiers. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  241 

Magistrat,  ceux  qui  refusent  reçoivent  cinquante  coups 
de  verge  sur  la  place  de  ville. 

Mais  quand  reviennent  les  Français,  il  faut  fuir  :  le 
tanneur  Paillot,  qui  était  maire  de  Gondé  ',  «  recom- 
mande les  intérêts  de  son  commerce  à  ses  ouvriers  » , 
emmène  sa  femme  enceinte  de  sept  mois  et  trois  filles 
de  moins  de  six  ans;  il  en  cache  une  quatrième  chez  une 
paysanne;  la  route  était  couverte  d'émigrants,  la  cha- 
leur était  étouffante,  les  voitures  soulevaient  un  nuage 
de  poussière,  «  nous  entendions  le  grondement  du 
canon,  et  si  près  de  nous,  que  nous  craignions  à  chaque 
instant  de  voir  la  route  interceptée  » .  Dans  les  haltes, 
la  foule  est  si  nombreuse  qu'on  ne  trouve  pas  de  loge- 
ment; quelquefois  un  fermier  permet  de  passer  la  nuit 
dans  son  verger,  on  étale  pour  les  enfants  un  matelas 
sur  une  charrette,  on  continue  la  fuite  le  lendemain, 
on  fuit  durant  un  mois,  lentement,  dans  la  cohue,  à 
travers  les  cantiniers  ;  on  attend  son  tour  pour  fran- 
chir le  pont  de  bateaux  improvisé  sur  le  Rhin.  Au  delà 
du  Rhin,  on  se  croit  en  sûreté,  on  apprend  que  l'en- 
fant laissée  au  pays  est  morte,  que  la  tannerie  est  saisie, 
que  les  Français  approchent;  il  faut  fuir  plus  loin. 

L'évasion  est  encore  aisée  pour  qui  part  de  Gondé  ; 
par  mer,  c'est  déjà  plus  difficile  :  les  matelots  prennent 
plaisir  à  épouvanter  les  émigrés  en  leur  montrant  à  la 
fois  en  pleine  mer  les  côtes  d'Angleterre  et  celles  de 

1  Paillot,  Récits  d'un  grand-père. 

I.  16 


242  LIVRE   IT. 

France  :  «  Il  fait  joli  frais;  dans  deux  heures  nous 
serions  en  France  l  »  ;  on  vide  ses  poches,  ils  rient,  ils 
abordent  à  la  côte  anglaise.  Quelquefois  le  passage 
coûte  deux  mille  cinq  cents  francs,  c'est  ce  que  paye  la 
sœur  de  la  vicomtesse  de  Sesmaisonspour  une  chaloupe 
qui  vient  la  jeter  sur  le  rivage  à  Newhaven  avec  ses 
trois  enfants  de  trois  à  huit  ans,  «  les  plus  jolis  du 
monde  »  ,  et  leur  bonne  2.  Madame  de  Sesmaisons  était 
venue  de  même  en  chaloupe  à  Eastbourne  avec  ses 
quatre  enfants  et  ses  femmes  de  chambre,  et  s'était 
trouvée  aussitôt  à  la  mode  parmi  les  belles  baigneuses.  A 
Brighton,  lord  Malmesbury  3  aperçoit  de  la  jetée  une 
barque  de  pêche  qui  aborde,  il  approche,  un  marin 
français  lui  tend  un  enfant  dans  ses  langes,  la  mère  n'a 
pu  encore  s'échapper,  elle  a  confié  l'enfant  au  marin, 
L'homme  d'État  anglais  rapporte  l'enfant,  envoie  des 
fonds  à  la  mère,  elle  arrive  au  bout  d'un  mois.  C'était 
la  comtesse  de  Noailles.  Des  hommes  risquent  leur  vie 
en  reculant  leur  départ,  pour  protéger  dans  les  dangers 
de  la  fuite  les  femmes,  même  s'ils  les  connaissent  à 
peine,  comme  le  marquis  de  Jumilhac,  qui  attend  à  Bor- 
deaux que  madame  de  Lâge  soit  prête  à  s'embarquer. 

1  Arnaud,  Souvenirs  d'un  sexagénaire,  t.  I,  p.  351. 

-  Le  nom  paraît  mal  imprimé.  Lord  Acckland,  Correspondence, 
t.  II,  p.  448,  lord  Sheiïield  to  lord  Auckland,  3  october  1792  : 
«  Madame  de  Balbanie  witli  lier  three  children  as  fine  brats  as  ever 
were  seen...  as  an  instance  how  thèse  poor  créatures  are  pillaged. 
I  mention  tbat  tliey  were  obliged  to  pay  2,500  livres  for  their  pas- 
sage. » 

3  John  Harris,  earl  of  Malmesbury,  Diary,  t.  III,  p.  283,  note. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  243 

Mais  de  l'intérieur  delà  France,  l'émigration  devient 
de  bonne  heure  fort  dangereuse.  «  J'allais  à  pied, 
répond  à  ses  juges  M.  de  Bournissac  ',  un  bâton  à  la 
main,  conduisant  ma  femme  sur  un  une,  parce  que  les 
chemins  étaient  affreux.  »  Cette  manière  de  promenade 
déplaît,  les  accusés  sont  «convaincus  d'aristocratie  »  et 
condamnés  à  mort.  Les  passe-ports  coûtent  jusqu'à  dix 
mille  livres  2  ;  des  Suisses  viennent  épouser  à  la  muni- 
cipalité les  femmes  qui  veulent  émigrer,  les  font  in- 
scrire sur  leurs  passe-ports  et  les  emmènent  hors  des 
frontières,  puis  reviennent  pour  simuler  un  nouveau 
mariage.  L'un  d'eux  est  arrêté  à  son  dix-huitième.  Des 
guides  volontaires  dirigent  les  fugitifs  à  travers  les 
patrouilles  et  les  douaniers.  Par  exemple,  dans  le  Jura  % 
on  a  la  Françoise,  dite  l'Aricote,  elle  est  soupçonnée 
par  les  patriotes  et  menacée  d'avoir  les  cheveux  cou- 
pés; la  Jeanne-Claude,  née  à  Bailly-les-Vignes,  fille 
rude,  aux  traits  grossiers,  qui  avait  eu  pour  métier 
d'ensevelir  les  morts,  fille  héroïque  qui  menait  la  nuit 
les  prêtres  aux  mourants,  et  avait  reçu  de  l'évêque  de 
Fribourg  le  pouvoir  de  porter  sur  elle  des  hosties  con- 
sacrées. On  avait  encore  la  famille  Michel,  trois  frères 
et  deux  sœurs,  cinq  géants  qui  cachaient  les  émigrés, 
les  nourrissaient,  faisaient  sécher  leurs  vêtements  et 
savaient,  quand  ils  étaient  surpris  par  une  bande  de 

1  Ms.  Arch.  nat.  RB  ;  I;  76.  Aix,  6  nivôse  an  II. 

2  D'Allonville,  Mémoires,  t.  III,  p.  253. 

3  Abbé  Lambert,  Mémoires  de  famille,  p.  113. 

16. 


244  LIVRE   II. 

volontaires,  parlementer  éloquemment,  abandonner 
l'or  et  les  bagages,  faire  échapper  les  proscrits  \ 

Madame  de  Staè'l 2,  qui  avait  déjà  sauvé  des  prison- 
niers pendant  les  massacres,  fut  infatigable  dans  ses 
soins  pour  faire  évader  les  suspects  ;  elle  choisissait  en 
Suisse  une  femme  dont  le  signalement  pouvait  ressem- 
bler à  celui  de  l'amie  qui  devait  s'échapper,  elle  la  fai- 
sait partir  pour  Paris  avec  un  passe-port  suisse.  Le 
passe-port  était  cédé  à  la  Française,  et  plus  tard  la 
Suissesse  se  faisait  réclamerpar  ses  magistrats.  Madame 
de  Staël  procura  ainsi  l'évasion  de  mesdames  d'Hénin 
et  de  Poix,  et  de  madame  de  Simiane,  «  la  plus  jolie 
personne  du  temps  »  ;  elle  facilita  également  les  départs 
de  Mathieu  de  Montmorency  et  de  François  de  Jau- 
court.  Elle  ne  cessait  d'offrir  ses  services  à  ses  amies 
laissées  dans  la  fournaise. 

Même  de  prison  on  pouvait  être  tiré  par  la  corrup- 
tion :  un  prêtre  irlandais  3  s'introduit  près  de  madame 
du  Barry,  offre  de  la  sauver  si  elle  a  de  l'argent.  — 
Bon,  dit-elle,  voici  un  ordre  sur  mon  banquier  anglais, 
partez  pour  Calais,  vous  y  trouverez  la  duchesse  de 
Mortemart  cachée  dans  un  grenier;  vous  l'emmènerez. 

Même  la  Reine  aurait  pu  être  sauvée.  Le  fidèle  Jar- 
jaye  s'était  entendu  avec  un  certain  Toulan  pour  la  faire 
échapper  avec  sa  belle-sœur  sous  des  costumes  d'offi- 


1  Fauche-Borel,  Mémoires,  t.  II,  p.  53. 

s  Vicomte  d'Haussonville,  Madame  Necker,  t.  II,  p.  259. 

3  Dutess,  Journal,  t.  III,  p.  115. 


PREMIÈRES    ILLUSIONS,  245 

ciers  municipaux,  mais  les  enfants  ne  pouvaient  être 
emmenés  en  même  temps.  —  «  Je  ne  peux  consentir  à 
me  séparer  de  mon  fils,  écrit  la  Reine  le  6  octobre 
1793,  en  décommandant  le  Toulan  ',  je  ne  pourrais 
jouir  de  rien  sans  mes  enfants,  et  cette  idée  ne  me  laisse 
pas  même  de  regret.  » 

A  peine  la  frontière  franchie,  on  ne  pouvait  résister 
aux  «  transports  d'une  joie  qui  tenait  du  délire  2  »  .  Les 
amis  informés  de  la  délivrance  ne  trouvaient  pas  de 
terme  pour  féliciter  d'une  telle  fortune  3.  Le  réveil 
après  une  première  nuit  sur  un  sol  où  l'ou  commençait 
a  jouir  de  la  sécurité  et  de  la  liberté  était  une  vérita- 
ble ivresse.  Pontécoulant4  ouvre  sa  fenêtre,  trouve  que 
le  ciel  est  pur,  que  l'air  est  sain,  les  arbres  de  la  grande 
route  lui  semblent  poétiques,  le  silence  et  Je  calme  le 
réconfortent. 

Le  Directoire  annonce  5,  dans  un  message  du  3  ven- 
tôse an  V,  qu'il  possède  des  listes  d'émigrés  pour  deux 
cent  vingt  mille  personnes,  mais  il  n'a  pas  celles  de 
tous  les  départements  ;  toutefois  il  y  a  un  nombre  con- 
sidérable de  doubles  emplois. 

1  Goguelat,  Mémoires. 

2  Comte  de  Contades,  Journal  de  Jacques  de  Thiboult. 

3  Sir  Samuel  Romilly  to  madame  G...,  t.  II,  p.  38. 

4  Souve?iirs,  t.  1,  p.  262. 

6  Ms.  Arch.  nat.  BB.  I;  66. 


CHAPITRE  V 

ESSAIS     D'ARMEMENT. 

Turin  et  Bruxelles.  —  Le  prince  de  Condé.  —  Les  favoris  des  frères 
du  Roi.  —  Les  corps  d'élite. 


TURIN     ET     BRUXELLES. 

Le  comte  d'Artois  rallié  à  Turin  par  une  centaine  de 
jeunes  gentilshommes  '  ne  tarda  point  à  reconnaître 
qu'il  était  un  embarras  pour  le  Roi,  son  beau-père,  et 
pour  les  courtisans.  Les  mœurs  étaient  bien  diffé- 
rentes de  celles  de  Versailles  ;  c'était  la  «foire  du  sigis- 
béisme  2  »  ;  la  galanterie  était  transformée  en  une 
servitude  idéale  qui  n'exigeait  pas  de  la  jeunesse  parce 
qu'elle  ne  comportait  pas  les  faveurs;  et  si  «  chacune 
avait  son  chacun  »  ,  avec  des  «survivances  et  des  demi- 
places  »  ,  le  goût  des  habitudes  réglées  ne  se  trouvait 
pas  moins  bouleversé  par  la  pétulance  des  jeunes 
Français.  —  Nos  gens  vont  en  être  détraqués,  disait  le 
roi    de   Sardaigne  3;    quant  à  cette  ligue  dont   mon 

1  Abbé  Guillon,  Mémoires,  t.  I,  p.  70. 

2  Costa  de  Beauregaud,  Un  homme  d'autrefois,  p.  270. 
«  Sybel,  t.  I,  p.  106  et  196. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  247 

gendre  est  fou,  il  peut  bien  l'organiser  s'il  veut,  mais 
hors  d'ici. 

Ce  fut  à  Bruxelles  que  se  réunirent  tout  d'abord  les 
émigrés  les  plus  riches  :  ils  se  faisaient  envoyer  leur 
argent,  leurs  chevaux,  leurs  costumes.  Les  femmes  se 
montraient  au  Parc  en  grande  parure  ',  passaient  la  nuit 
dans  des  bals  et  des  soupers.  —  «  Je  fus  à  la  comédie, 
dit  Fersen  2,  j'y  trouvai  tous  les  Français  qui  y  sont 
d'ordinaire,  même  les  femmes.  " 

Les  jeunes  gens  ne  renonçaient  à  aucun  divertisse- 
ment :  le  duc  de  Duras  avait  amené  la  comédienne 
Charlotte  qui  réunissait  chez  elle  quelques  hommes 
d'esprit  3;  d'autres  se  rencontraient  à  l'auberge  de  la 
Charrue  d'Or,  où  ils  improvisaient  à  table  des  couplets 
de  régiment  sur  un  rhythme  assez  connu  de  chacun 
pour  pouvoir  les  chanter  immédiatement  en  chœur  4  : 

Il  n'est  pas  de  printemps 

Sans  violette, 
Ni  d'amour,  ma  brunette, 

Sans  amants. 

L'été,  on  se  retrouvait  avec  les  gens  de  plaisir  de 
toute  l'Europe  à  Aix-la-Chapelle  :  «  Nous  arrivâmes 
à  Aix-la-Chapelle,  écrit  une  émigrée,  j'avais  la  taille  la 
plus  svelte  et  la  plus  élégante,  des  yeux  presque  bleus, 
pleins  d'expression,  un  teint  d'une  grande  blancheur, 

1  Comte  de  Contades,  Journal  de  Jacques  de  Thiboult. 
*  Journal,  p.  83. 

3  Arnaud,  Souvenirs  d'un  sexagénaire,  t.  I,  p.  409. 

4  Comte  de  Neuilly,  Souvenirs,  p.  78. 


éÊÊ 


248  LIVRE    II. 

des  cheveux  du  plus  beau  blond,  j'ajouterai  un  grand 
désir  de  plaire  et  un  enthousiasme  pour  tout  ce  qui  est 
élevé,  qui  donnait  de  l'éclat  à  ma  conversation.  Je  trouvai 
à  Aix-la-Chapelle  le  prince  Louis-Ferdinand  de  Prusse, 
il  s'occupa  extrêmement  de  moi.  Quoique  de  pareils 
hommages  n'atteignissent  pas  mon  cœur,  ma  vanité  les 
sentit  peut-être.  Cependant,  comme  mon  mari  recevait 
mes  confidences,  il  me  dit  que  rien  ne  flétrissait  plus 
une  femme  que  les  hommages  d'un  prince.  »  Il  ne  faut 
pas  chercher  à  se  procurer  des  moyens  d'existence  :  un 
jeune  magistrat  qui  s'est  fait  clerc  d'un  avocat  à  Tour- 
nay  est  rudement  traité  par  un  notaire  émigré  :  «  Je 
rougirais,  dit  le  notaire,  de  travailler  chez  mon  égal  '.  » 
Le  marquis  de  La  Queuille  commence  des  enrôle- 
ments :  mais  est-ce  bien  nécessaire  de  faire  un  effort? 
Les  souverains  se  coalisent  pour  rétablir  l'ordre  en 
France,  ils  vont  apparaître. 

«  J'ai  été,  dit  un  jeune  officier  %  envoyé  à  Ostende, 
et  j'y  suis  resté  six  semaines  à  attendre  l'arrivée  de  la 
flotte  russe,  portant  l'armée  d'opération.  »  D'ailleurs, 
ces  émigrés  de  Belgique  sont  des  élégants,  «  ceux  qui 
ne  peuvent  marcher  que  comme  aides  de  camp  3  »,  ils 
méprisent  les  petits  nobles  de  province  qui  se  présen- 
tent gauchement  :  lorsque  les  jeunes  Gorbehem  d'une 
famille  de  robe  veulent  faire  partie  du  régiment  qu'orga- 


1  Thellier  de  Poncheville,  Vieux  Papiers. 

2  Marcillac,  Souvenirs,  p.  20. 

3  Ghateacbrianp,  Mémoires  d'outre-tombe. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  249 

niseà  Tournayle  comte  de  Cunchy,  ce  colonel  répond  : 
«  Que  cela  ne  se  peut,  attendu  qu'ils  ne  sont  pas  recon- 
nus pour  gentilshommes  par  les  Etats  d'Artois  l.  » 

Chacun  a  ouvert  tout  à  coup  les  yeux  sur  les  mièvre- 
ries sentimentales  qui  le  berçaient  :  les  incendies  et  les 
massacres  ont  repoussé  brusquement  les  victimes  vers 
les  idées  de  répression  violente.  Avant  la  terreur  des 
derniers  mois  de  1789  et  de  l'année  1790,  on  aurait 
difficilement  trouvé,  dans  la  noblesse,  des  partisans 
d'une  monarchie  absolue.  Mais  subitement  chacun  se 
jette  dans  l'extrême  opposé  et  veut  comprimer  les  âmes 
sous  «  le  trône  et  l'autel  »  .  Cette  maladroite  associa- 
tion des  deux  mots  entre  déjà  dans  le  vocabulaire  poli- 
tique. On  ne  renie  pas  seulement  les  aspirations  libé- 
rales des  premiers  jours,  on  oublie  qu'on  les  a  eues,  on 
se  prend  de  haine  contre  les  modérés,  on  attribue  tous 
les  maux  à  ceux  qui  ont  espéré  rédiger  une  constitu- 
tion libérale.  Montlosier  et  Mallet  du  Pan  ont  eu  la  témé- 
rité de  se  promener  au  Parc,  ils  regardent  comme  un 
prodige  de  n'avoir  point  reçu  d'outrage 2  ;  un  secrétaire 
de  Marie-Antoinette  est  traité  de  révolutionnaire  et  de 
monarchien,  «  c'était  à  Bruxelles  l'esprit  de  tous  les 
Français  3  » .  Le  devoir  commun  était  de  croire  que 
l'Ancien  Régime  allait  être  reconstitué  intégralement 
et  promptementpar  les  soins  de  M.  de  Calonne,  «  prôné 

1  Corbehem,  Dix  Ans  de  ma  vie,  p.  37. 

2  Bardocx,  le  Comte  de  Montlosier,  p.  85. 

3  Augeard,  Mémoires,  p.  268. 


250  LIVRE    II. 

par  toutes  les  bouches  du  Parc  comme  le  plus  beau 
génie  de  l'Europe  '  » .  Le  moindre  doute  sur  le  succès 
est  une  pensée  révolutionnaire;  un  jeune  abbé,  émigré 
à  Rome,  écrit  à  son  frère  émigré  à  Bruxelles  2  de  lui 
créer  un  «  titre  clérical  sur  la  petite  seigneurie  »  délais- 
sée en  France. 


Il 

LE    PRINCE    DE    CONDÉ. 

Les  esprits  sont  moins  frivoles  autour  du  prince  de 
Condé,  mais  l'horreur  de  toute  contradiction  et  la  foi 
dans  l'ancien  régime  sont  aussi  implacables. 

Orné  de  belles  blessures,  mêlé  aux  grandes  guerres 
du  continent,  connu  des  officiers  généraux  de  toutes 
les  armées,  Condé  jouissait  d'une  solide  réputation 
parmi  les  gens  de  guerre.  Aux  dons  et  à  l'habitude  du 
commandement,  il  joignait  un  tact  très-fin,  un  esprit 
malin,  une  courtoisie  sévère.  Il  se  trouvait  à  Stuttgard 
et  à  Worms  avec  son  fils  le  duc  de  Bourbon,  adonné 
uniquement  jusqu'alors  à  des  galanteries  bruyantes,  et 
son  petit-fils  le  duc  d'Enghien,  dont  la  bonne  grâce  et 
lhéroïsme  sont  restés  dans  les  souvenirs. 

Condé  n'avait  en  1791  que  cinquante-cinq  ans  :  il 
présentait  les  officiers  qui  arrivaient  à  Worms   pour 

1  Augeakd,  Mémoires,  p.  268. 

3  Thellier  de  Poncheville,  Vieux  Papiers. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  251 

prendre  du  service  sous  ses  ordres,  «  à  Ja  princesse 
Louise,  sa  fille,  et  à  la  princesse  de  Monaco  » ,  établies 
avec  lui  dans  le  château  de  l'électeur  ' . 

La  princesse  Louise  de  Bourbon  est  une  des  âmes 
les  plus  charmantes,  une  des  femmes  les  plus  exquises 
de  ce  monde  qui  s'effondre.  Elle  avait  été  destinée  au 
comte  d'Artois  2,  qui  n'aurait  jamais  su  comprendre  ce 
cœur  épris  d'idéal,  avide  de  dévouement.  Ses  passions 
généreuses  illuminaient  sa  beauté  ;  toute  la  cour  admi- 
rait sa  grâce,  elle  la  nommait  la  belle  Gondé,  «  la 
déesse  blanche  à  face  ronde  » ,  et  l'année  où  elle 
tomba  malade,  le  poète  Dorât  s'écria  au  nom  de  tous  : 

Filles  du  Styx,  que  le  Temps  se  repose 
Et  qu'il  s'endorme  au  bruit  de  vos  fuseaux! 
Hébé-Bourbon  est  du  sang  des  héros, 
Et  le  laurier  doit  garantir  la  rose. 

Elle  rencontra  aux  eaux  de  Bourbon  M.  de  la  Ger- 
vaisais .  «  humain ,  compatissant  aux  hommes  » , 
s'attacha  à  lui  par  les  liens  d'une  tendresse  délicate  et 
romanesque,  se  plut  aux  longues  causeries,  aux  douces 
rêveries,  puis  crut  sa  dignité  intéressée  à  ne  plus 
même  tolérer  cette  chaste  intimité,  et  ne  conserva  avec 
son  chevalier  qu'un  commerce  de  lettres  :  «  Je  suis 
bonne,  et  mon  cœur  sait  bien  aimer,  lui  écrivait  elle, 
mais  voilà  tout.  Vous  avez  beaucoup  d'esprit,  moi 
point  du  tout.  Je  crois  aussi  qu'une  femme  qui  aime 

1  Romain,  Souvenirs,  t.  II,  p.  187. 

-  Viollet,  dans  le  Correspondant  Au  25  juillet  1878. 


252  LIVRE    II. 

bien  véritablement  est  plus  constante  qu'un  homme.  » 
Pleine  de  pitié  pour  les  débordements  de  son  frère,  elle 
poussa  l'abnégation  jusqu'à  consentir  à  devenir  mar- 
raine d'une  de  ses  bâtardes.  C'est  avec  les  mêmes  sen- 
timents de  générosité  qu'elle  habitait  à  Worms  sous 
le  même  toit  que  la  princesse  de  Monaco. 

Catherine  Brignole  avait  épousé  à  quinze  ans  le  prince 
Honoré  III  de  Monaco,  celui  qui  avait  été  blessé  à 
Fontenoy  : 

Monaco  perd  son  sang,  et  l'amour  en  soupire. 

Rebutée  par  les  incessantes  infidélités  de  son  mari, 
contre  lequel  elle  était  soutenue  par  le  roi  de  France  ' , 
elle  s'attacha  à  Condé.  Elle  l'aimait  depuis  plus  de  vingt 
ans,  au  moment  de  l'émigration  ;  elle  le  suivit  dans 
toutes  ses  campagnes,  elle  l'épousa  enfin  à  Londres 
en  1801.  Son  fils  aîné,  le  prince  Joseph,  épousa  made- 
moiselle de  Choiseul-Stainville,  qui,  laissée  par  lui  en 
France,  durant  l'émigration,  se  cacha  deux  ans,  fut 
dénoncée,  fut  avertie  qu'elle  sauverait  sa  vie  si  elle  se 
déclarait  enceinte,  préféra  la  guillotine  à  un  mensonge 
déshonorant.  Le  second  fils,  Honoré-Gabriel,  marié  à 
la  dernière  des   Mazarin  2,    fut  baron   de  l'Empire, 

1  Voir  lettre  de  Louis  XV  au  prince  de  Monaco,  catalogue  d'auto- 
graphes Eugène  Charavay,  vente  du  12  mai  1882.  Le  15oi  refuse  de 
reconnaître  les  décisions  des  juges  de  Monaco,  et  d'intervenir  person- 
nellement :  «  Encore  une  fois,  je  ne  veux  point  me  mesler  de  votre 
différend  d'aucune  façon.  » 

2  On  sait  que  les  princes  de  Monaco  sont  de  la  famille  normande 
des  Matignon. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  253 

chambellan  de  Joséphine,  et  récupéra  sa  souveraineté 
en  1815.  L'ancienneté  des  liens  et  la  fidélité  dans 
l'attachement  rendaient  respectable  la  présence  de 
madame  de  Monaco  au  milieu  des  volontaires  de 
Gondé  :  ils  offraient  avec  empressement  leurs  hom- 
mages à  cette  femme  de  grande  taille,  de  grand  air;  on 
ne  pouvait,  dit  Gœthe  ',  rien  voir  déplus  gracieux  que 
cette  blonde  vive,  fine  et  charmante.  Elle  ne  tarda 
guère  à  vendre  ses  diamants  et  son  argenterie  pour 
payer  les  fournisseurs  de  l'armée  de  Gondé  8. 

La  misère  commença  de  bonne  heure  pour  les 
volontaires  de  Gondé;  ils  étaient  regardés  comme  des 
insensés  par  les  Allemands  qui  les  voyaient  manœu- 
vrer le  sac  au  dos,  sous  la  bise  :  «  Vous  aviez  de 
bons  gages,  disait  l'Allemand  au  chevalier  français, 
vous  ne  deviez  pas  y  renoncer  3.  »  C'est  la  pensée  de 
l'âme  basse.  Le  jeune  Français  lit  «  un  chapitre  de 
Bayard  pour  prière  du  matin 4  »  ,  les  cent  premiers 
enrôlés  à  Worms  se  prétendent  seuls  purs  et  déclarent 
«  à  l'unanimité  déshonoré  et  indigne  de  servir  le  Roi 
tout  ce  qui  n'est  pas  sur  ce  contrôle  sacré  a  »  ;  ils  chas- 
sent le  colonel  de  Saint-Mauris,  fils  d'un  ancien  ministre 
de  la   guerre,    parce  qu'il  arrive   le  cent  unième;  le 

1  Campagne  de  France. 

2  Romain,  Souvenirs  d'un  officier  royaliste,  t.  II,  p.  187  et  315. 

a  Romain,  Souvenirs,  t.  II,  p.  220  ;  d'Allonville,  Mémoires,  t.  II, 
p.  289. 

4  Las  Cases,  Mémoires.  C'est  l'auteur  du  Mémorial  de  Sainte- 
Hélène.  Ses  Mémoires  sont  peu  connus  et  fort  intéressants. 

5  Marcillac,  Souvenirs. 


jÊfh.. 


254  LIVRE    II. 

malheureux  rentre  à  Paris  pour  y  être  guillotiné  ;  ils 
chassent  le  général  d'Arçon,  qui  retourne  organiser 
dans  le  comité  topographique  la  défense  nationale  '; 
«  à  la  table  du  prince,  ils  disent  que  nous  n'étions  que 
trop  pour  entrer  en  France  2  » .  Du  reste,  cent  mille 
Russes  coalisés  avec  cent  mille  Turcs  sont  en  marche 
pour  rétablir  la  religion  en  France  3.  La  crédulité  et 
la  suffisance  4  sont  poussées  à  un  tel  degré  que  Gondé 
lui-même  va  jusqu'à  dire  à  Augeard,  le  secrétaire  de 
Marie-Antoinette  :  «Votre  maîtresse  est  un  peu  démo- 
crate 5.  » 

On  finit  cependant  par  tolérer  les  nouveaux  arrivés, 
mais  on  les  «  voit  avec  jalousie  6  » ,  on  se  méfie  d'eux 
jusqu'à  ce  qu'ils  aient  fait  leurs  preuves  en  montrant  à 
leur  tour  de  l'aigreur  contre  ceux  qui  arrivent  encore 
plus  tard.  La  foule  s'accroît;  des  certificats  d'émigra- 
tion sont  sollicités  et  accordés  comme  des  titres  d'hon- 
neur7. Bientôt  il  y  a  rivalité  entre  Worms  et  Goblentz. 

1  Dampmartin,  Mémoires,  p.  283  ;   Antoine,  Histoire  des  émigrés 
t.  I,  p.  112. 

2  Las  Cases. 

3  Chambeland,    Vie    de    Louis   de   Bourbon-Condé ,   t.   II,   p      179 
et  181. 

*  Las  Cases. 

5  Augeard,  Mémoires,  p.  260,  février  1791. 

6  Las  Cases. 

7  Voir  celui  du  douanier  cité  par  Ternaux,  t.  IV,  p.  530. 


*»*. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  255 


III 

LES  FAVORIS  DES  FRÈRES  DU  ROI. 

Tant  que  le  comte  de  Provence  demeura  à  Paris, 
les  émigrés  qui  ne  s'enrôlaient  pas  auprès  du  marquis 
de  La  Queuille  dans  les  Pays-Bas,  ou  du  prince  de 
Condé  à  Worms,  étaient  le  jouet  des  brouillons  qui 
s'agitaient  autour  du  comte  d'Artois.  Ce  prince  avait 
quitté  Turin  en  y  laissant  sa  femme,  au  commencement 
de  1791,  et  s'était  tenu  à  demi  caché  à  Vérone,  pen- 
dant que  Galonné  se  cachait  à  Vienne,  dans  l'auberge 
du  Bœuf  blanc,  pour  solliciter  la  protection  spéciale  de 
l'Empereur.  Tous  deux  avaient  fini  par  arriver  à 
Coblentz  en  1791.  Le  comte  d'Artois  confia  le  soin  de 
la  politique  à  Calonne,  de  l'organisation  militaire  à 
Mirabeau  le  jeune,  des  intrigues  à  l'évêque  Gonzié  et 
au  marquis  de  Vaudreuil. 

Galonné,  qui  avait  des  biens  immenses  et  qui  venait 
depuis  sa  disgrâce  d'épouser  une  des  veuves  les  plus 
riches  de  France,  vint  tout  déposer  aux  pieds  du  comte 
d'Artois.  Sa  fortune  fut  dévorée  sans  émotion  en  quel- 
ques mois.  Il  reçut  en  échange  l'ombre  d'une  autorité 
éphémère  sur  des  bannis  indociles  à  côté  de  favoris 
insolents. 


25(5  LIVRE   II. 

Le  vicomte  de  Mirabeau,  frère  du  grand  orateur, 
disait  quand  on  lui  reprochait  son  ivrognerie  :  De 
tous  les  vices  de  la  famille,  c'est  le  seul  que  mon  frère 
m'ait  laissé.  Il  avait  en  outre  le  défaut  d'être  irritable 
et  hautain  ;  il  organisa  un  corps  de  volontaires  qui 
n'obéissait  qu'à  lui  seul,  il  les  tint  avec  une  telle  bruta- 
lité que  l'un  d'eux  lui  passa  son  épée  au  travers  du 
corps  . 

Marc-Hilaire  de  Gonzié,  évéque  d'Arras,  philosophe 
et  esprit  fort,  ami  de  madame  du  Deffand  et  d'Horace 
Walpole,  qui  le  peint  «  sensible,  aimable,  affranchi  des 
préjugés  '  »,  avait  l'ambition  pour  «  passion  domi- 
nante 2  »  .  Caractère  impérieux,  allures  altières,  taille 
haute,  épaules  carrées,  voix  forte,  figure  sévère.  On  lui 
trouvait  des  manières  plutôt  brusques  que  nobles.  Une 
attaque  d'apoplexie  affaiblit  de  bonne  heure  ses  facultés, 
sans  nuire  à  son  influence  près  du  comte  d'Artois. 

De  tous  ces  favoris,  celui  qui  avait  les  sentiments  les 
plus  élevés  était  le  marquis  de  Vaudreuil.  C'était  un 
ami  chaud  et  constant,  loyal  et  droit 3;  il  avait  une 
figure  charmante  que  la  petite  vérole  avait  gâtée  ; 
«  jamais  homme  n'a  porté  la  violence  dans  le  caractère 
aussi  loin,  la  moindre  contrariété  le  mettait  hors  de 
lui  »  .  Il  passait  pour  changer  facilement  d'avis,  toute- 


1  Walpole  lo  tlie    misses  Berrys,  18  uov.  1790  :    «  void  of  préju- 
dices. » 

2  Duc  de  Levis,  Souvenirs  et  portraits. 

3  Bezenval,  Mémoires,  t.  II,  p.  331. 


PREMIÈRES    ILLUSIONS.  257 

fois  il  est  demeuré  fidèle  pendant  vingt  ans  à  la  duchesse 
de  Polignac  ;  il  a  eu  le  courage  d'oser  défendre  Marie- 
Antoinette  contre  les  émigrés  de  la  cour  du  comte 
d'Artois  :  «  Si  la  Reine,  écrivait-il  ',  a  l'air  d'écouter  les 
enragés,  c'est  à  coup  sûr  pour  les  endormir.  Elle  est 
mère  et  elle  est  femme  ;  serons-nous  assez  barbares 
pour  ne  pas  lui  pardonner  des  terreurs  que  ses  ennemis 
n'ont  que  trop  justifiées?  D'ailleurs,  c'est  Louis  XVI  et 
Marie-Antoinette  que  nous  voulons  replacer  sur  le 
trône;  il  faut  donc  dissimuler  leurs  torts  et  non  les 
exagérer.  » 

Voilà  comment  il  fallait  protéger  la  couronne  contre 
les  soupçons  des  émigrés.  Le  comte  de  Provence  n'était 
pas  beaucoup  plus  en  faveur. 

Le  comte  de  Provence  arrive  à  Goblentz  le  7  juil- 
let 1791;  il  dépJaît  tout  d'abord  par  l'excès  de  ses 
éloges  pour  d'Avaray2.  Il  est  trop  fin  observateur  pour 
ne  pas  remarquer  la  défaveur  dont  il  est  l'objet,  il 
comprend  qu'on  lui  reproche  toutautantqu'àLouisXVI 
et  qu'à  la  Reine  des  «  apparences  de  démocratie  » .  Il 
jette  un  mot  d'une  bonhomie  railleuse  au  milieu  des 
fanatiques  qui  discutent  sur  l'utilité  d'une  entrevue 
entre  lui,  ou  bien  le  comte  d'Artois,  et  l'Empereur  : 
—  Il  n'y  a  pas  à  délibérer,  s'écrie-t-il  3,  le  comte 
d'Artois  est  pur,  je  ne  le  suis  pas  ! 

1  Vaudreuil  au  comte  d'Antraigues,  22  août  1791. 

2  Fersen,  Journal,  27  juin  1791. 

3  Lenfant,  Correspondance,  t.  II,  p.  410,  du  2  sept.  1791. 

t.  17 


jÊÊ**?b-~,f.-~« 


258  LIVRE   II. 

L'électeur  de  Trêves  '  avait  prêté  aux  princes  son 
château  de  Schonburnlust  près  Goblentz.  L'aile  droite 
était  partagée  entre  la  comtesse  de  Provence,  le  comte 
d'Artois  et  madame  de  Balbi  ;  l'aile  gauche  était  occu- 
pée par  le  comte  de  Provence  seul.  La  comtesse  d'Ar- 
tois restait  délaissée  à  Turin.  Tous  les  soirs  la  chambre 
de  madame  de  Balbi  était  ouverte  aux  gentilshommes 
présentés.  La  jeune  femme  changeait  de  toilette,  «  on 
la  coiffait  près  d'une  petite  table,  on  lui  passait  sa 
chemise  »  ,  en  présence  de  tous  ;  le  comte  de  Provence 
ne  semblait  ni  ému,  ni  jaloux;  «  il  demeurait  le  dos 
tourné,  assis  dans  un  fauteuil  devant  la  cheminée,  la 
main  appuyée  sur  sa  canne  à  pommeau  ;  il  avait  la 
manie  de  fourrer  le  bout  de  cette  canne  dans  son  sou- 
lier2». Tantquedurait  la  toilette  de  madame  de  Balbi,  la 
conversation  était  fort  joyeuse,  le  prince  contait  des  anec- 
dotes, les  jeunes  officiers  remplissaient  des  bouts-rimés 
ou  tiraient  au  sort  des  sujets  d'impromptus,  puis  la 
table  de  toilette  'était  emportée,  on  se  rassemblait 
autour  de  la  favorite  :  Jaucourt  et  Puységur  semblaient 
les  préférés.  C'était  une  fête  enchantée  pour  tous  les 
officiers  qui  n'avaient  jamais  quitté  leur  garnison  et 
pour  les  hobereaux  qui  arrivaient  de  leurs  pigeon- 
niers, que  cette  image  de  la  bonne  compagnie. 

Anne-Jacobée  de  Gaumont  La  Force,  comtesse  de 
Balbi,  était  laide  avec  des  yeux  brillants  d'intelligence, 

1  Louis  Wenceslas  de  Saxe,  frère  de  la  mère  de  Louis  XVI. 
8  Nkuilly,  Souvenirs,  p.  44. 


f416 


PREMIERES    ILLUSIONS.  259 

sprit  d'enfer,  fécond  en  saillies,  nourri  de  la  lecture 
s  esprits  forts  du  siècle  '  »  ,  une  gaieté  intarissable, 
nari  était  enfermé  comme  fou  dans  un  hospice  de 
is,  par  sentence  du  Ghâtelet  *,  Elle  haïssait  la 
rivale 3  que  tenait  en  même  temps  à  Goblentz 
ame  de  Polastron. 

utant  madame  de  Balbi  aimait  le  bruit  et  l'éclat, 
autant  la  comtesse  de  Polastron  était  douce,  réservée, 
silencieuse  4.  Elle  se  nommait  Louise  d'Esparbès  de 
Lussan  5  ;  elle  avait  plu  à  la  duchesse  de  Polignac,  qui 
l'observait  dès  l'âge  de  douze  ans  au  couvent  de  Pan- 
themont  «  où  tout  ce  qu'on  connaît  a  été  élevé  •> ,  et 
qui  la  désigna  comme  épouse  à  son  frère.  La  duchesse 
mena  ce  frère  à  la  grille  du  parloir,  le  montra  à  la 
jeune  fille,  puis  dit  :  A  présent  que  les  jeunes  gens  se 
plaisent,  on  peut  fixer  le  jour  du  mariage,  j'ai  obtenu 
une  place  de  dame  du  palais  de  la  Reine,  avec  logement 
au  château,  pour  ma  charmante  belle-sœur.  Louise 
était  «  agréable  sans  être  jolie  » ,  sa  taille  était  souple, 
ses  traits  avaient  une  expression  touchante  et  triste,  le 
timbre  de  sa  voix  était  enchanteur;  toutes  les  femmes 
qui  l'ont   connue    ont    conservé   d'elle    un   souvenir 


1  Neuilly,  Souvenirs,  p.  44  etsuiv.;  Dutens,  Journal,  t.  I,  p.  285; 
baronne  d'Oberkirch,  t.  II,  p.  94. 

2  Ms.  Arch.  nat.  BB;  I;  79.  Il  était  patricien  génois. 

3  Neuilly,  p.  47. 

4  Las  Cases,  Mémoires,  p.  5. 

5  Sa  sœur,  madame  de  Malaret,  ne  fut  à  la  mode  que  sous  l'Em- 
pire, à  l'époque  où  Ségur  était  grand  maître  des  cérémonies. 

17. 


260  LIVRE    II. 

exquis  ',  elles  s'attendrissent  en  parlant  de  cette  figure 
languissante.  Dès  sa  présentation  à  la  Cour,  madame 
de  Polastron  fut  remarquée  par  le  comte  d'Artois, 
soutenue  par  lui  contre  les  railleries  qu'excitait  sa 
timidité  :  elle  se  sentit,  dans  sa  reconnaissance,  envahie 
par  une  passion  romanesque  et  jalouse.  Elle  ne  put 
supporter  la  séparation,  elle  vendit  tout  ce  qu'elle  pos- 
sédait, et  accourut  à  Coblentz  avec  des  sacs  d'or.  Son 
entrée  fut  humiliante,  les  jeunes  volontaires  entouraient 
sa  voiture,  jetaient  sur  elle  des  regards  curieux;  le 
comte  d'Artois  arriva  enfin,  fit  prendre  l'or,  dit  froide- 
ment :  «  Madame,  je  vous  remercie  au  nom  de  tous.  » 
Mais  il  s'habitua  bientôt  à  passer  toutes  ses  soirées 
auprès  d'elle. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  que  les  membres  de  la  Con- 
vention se  livraient  durant  ce  temps  à  l'austérité.  Si 
les  émigrés  français  conservaient  leur  bonne  humeur 
et  leur  galanterie,  s'ils  se  montraient  d'une  gaieté  dont 
ne  seraient  capables  dans  une  situation  semblable,  au 
dire  de  lord  Malmesbury  2,  ceux  d'aucune  autre  nation, 
à  Paris,  Vergniaud  était  en  liaison  avec  quatre  femmes 
à  la  fois,  Buzot  avec  la  femme  de  son  meilleur  ami, 
Barbaroux  prétendait  loger  chez  lui  Zélis;  Anna  et 
Julia. 

1  Voir  surtout  les  mémoires  de  la  duchesse  de  Gontaud  et  ceux  de 
la  marquise  de  Làge. 

2  Diary,  t.  II,  20  oct.  1791. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  261 


IV 


LES    CORPS    D   ELITE. 


Le  point  capital  est  la  réorganisation  de  la  maison 
du  Roi  :  elle  a  été  supprimée  depuis  une  douzaine 
d'années  pour  soulager  les  contribuables.  Plus  de  sou- 
lagement désormais,  plus  de  pitié,  on  va  rentrer  en 
conquérants,  comme  les  Francs  dans  les  Gaules.  On 
se  couvre  de  soie  et  de  panaches,  on  ne  daigne  servir 
que  dans  la  cavalerie.  Les  quatre  corps  de  la  maison 
du  Roi,  mousquetaires,  chevau-légers,  grenadiers  à 
cheval,  gendarmes,  sont  rapidement  formés,  ils  sont 
commandés  par  le  marquis  du  Hallay,  le  comte  de 
Montboissier,  le  vicomte  de  Virieu,  le  marquis  d'Au- 
tichamp.  A  ces  quatre  corps  officiels  s'ajoutent  les 
chevaliers  de  la  couronne,  sous  Je  comte  de  Bussy;  la 
compagnie  de  Saint-Louis  des  gardes  de  la  porte,  sous 
le  marquis  de  Vergennes,  puis  la  maison  militaire  de 
Monsieur,  dirigée  par  le  comte  d'Avaray  et  le  comte 
Charles  de  Damas,  et  celle  de  M.  le  comte  d'Artois, 
sous  le  bailli  de  Grussol  et  le  comte  François  d'Escars. 

Tous  les  uniformes  sont  taillés  pour  le  bal,  ce  ne 
sont  que  couleurs  fraîches,  broderies,  boutons  armo- 
riés.  «  Notre  uniforme  était  galant,  dit  un  enfant  qui 


262  LIVRE    II. 

vient  d'être  accueilli  dans  un  de  ces  corps  ' ,  bleu  de  ciel 
avec  collet  et  parements  orange  ;  toutes  les  tresses  du 
shako,  du  dolman  et  de  la  pelisse  étaient  en  argent,  nous 
étions  tous  très-jeunes  et  le  plus  grand  nombre  était  beau 
et  joli.  »  Ce  monde  finit,  il  ne  cesse  pour  cela  de  rire. 

De  toutes  ses  grimaces,  les  seules  qu'il  délaisse  sont 
celles  de  la  prétentieuse  sensibilité  :  les  roturiers  n'en- 
trent pas  dans  les  bataillons  où  les  gentilshommes  se 
sont  enrôlés  comme  simples  soldats.  La  noblesse  bre- 
tonne s'est  formée  en  sept  compagnies,  «  on  en  comp- 
tait une  huitième  de  jeunes  gens  du  tiers  état  :  l'uni- 
(orme  gris  de  fer  différait  de  celui  des  sept  autres, 
couleur  bleu  de  roi  avec  retroussis  d'hermine  2  » . 

Si  l'on  est  dur  envers  les  petites  gens,  on  est  impi- 
toyable contre  ceux  qui  ont  eu  des  tentations  libérales. 
Quand  deux  émigrés  se  rencontrent,  ils  s'épurent,  c'est 
un  dicton  3  ;  et  phénomène  moral  qu'il  faut  observer, 
chez  ces  victimes  des  passions  d'envie,  c'est  encore 
l'envie,  en  dépit  de  leur  enthousiasme,  qui  les  pas- 
sionne ;  des  hommes  supérieurs  avaient  espéré  substi- 
tuer en  France,  dans  la  nouvelle  constitution,  à  une 
noblesse  privilégiée  et  turbulente  une  aristocratie  gou- 
vernante. Pas  d'aristocratie,  s'écrient  ces  jeunes  nobles 
avec  fureur,  pas  de  pairs.  C'est  comme  une  diète  de 
Pologne  qui  s'étend  de  Coblentz  à  Worms,  qui  exige 

1  Neuilly,  Souvenirs,  p.  73. 

2  Chateaubriand,  Mémoires  d'outre-tombe. 

3  D'Allonville,  Mémoires,  t.  II,  p.  289. 


PREMIÈRES    ILLUSIONS.  263 

l'égalité  des  privilèges  entre  les  chevaliers,  l'horreur  des 
familles  dirigeantes,  l'anarchie. 

«  Mounier,  écrit  le  houillant  Vaudreuil  ',  aura  à 
traverser  bien  des  villes  remplies  par  des  Français  aux- 
quels le  pair  Mounier  pourrait  avoir  affaire.  Les  che- 
mins sont  peu  sûrs  pour  les  pairs  futurs.  On  ne  retient 
pas  aisémentlarage  des  Français  victimes  d'une  révolu- 
tion dont  le  vertueux  Mounier  et  compagnie  ont  été 
les  premiers  auteurs.  »  Et  quand  l'abbé  Louis  vient 
trouver  à  Bruxelles  le  comte  de  Mercy-Argenteau  pour 
négocier  au  nom  des  modérés  de  l'Assemblée  la  rentrée 
des  émigrés,  c'est  encore  la  haine  d'une  Chambre 
des  pairs  qui  soulève  tous  les  esprits;  point  d'accommo- 
dement, s'écrie  le  café  des  Trois  Couronnes  à  Goblentz8. 

«  M.  l'abbé  Louis  a  su  que  sa  mission  serait  au 
moins  inutile,  écrit  Vaudreuil  3,  et  qu'elle  pourrait 
même  être  dangereuse  pour  lui,  et  il  est  sur-le-champ 
retourné  à  Paris.  »  Lorsque  l'on  voit  arriver  Gazalès, 
l'un  des  royalistes  les  plus  dévoués  et  le  partisan  le 
plus  éloquent  d'une  Chambre  des  pairs,  on  fait  la 
facétie  à  l'aubergiste  qui  doit  le  recevoir,  de  dire 
qu'il  faut  absolument  deux  chambres  à  M.  de  Cazalès. 
Montlosier,  son  ami,  évite  de  le  voir;  «  il  avait  bien 
assez  de  sa  défaveur,  je  n'avais  que  faire  de  la  renforcer 
de  la  mienne  »  ,  dit-il 4  ;  Cazalès  passe  en  jugement  avant 

i  Ms.  vol.  645,  Vaudreuil  à  Antraigues  du  22  août  1701,  f°  79. 

2  D'Allonville,  Mémoires,  t.  II,  p.  290. 

3  Ms.  vol.  645,  f°  78,  Vaudreuil  à  Antrai;;ues,  19  août  1791. 

4  BaRDOUX,  Montlosier. 


264  LIVRE    II. 

d'être  déclaré  digne  de  servir  comme  simple  soldat. 
Ce  qui  manque,  c'est  le  général.  A  Worms,  ils  ont  le 
prince  de  Gondé  ;  à  Coblentz,  ils  en  sont  réduits  à  crier  ' 
au  comte  d'Artois  :  «  Monseigneur,  accourez  à  la  tête 
de  la  noblesse  française  !  »  Évidemment  le  doute  sur  le 
succès  eût  été  regardé  comme  criminel  2  ;  on  avait  la 
certitude  que  les  partisans  de  la  révolution  attendaient 
avec  remords  leur  supplice.  Mais  c'était  une  exaltation 
un  peu  brutale  de  demi-paysans  qui  se  trouvaient  trans- 
formés en  courtisans.  De  Falaise,  par  exemple,  et 
d'Argentan  étaient  arrivés  quantité  de  gentilshommes 
pauvres  3,  les  d'Argouge,  les  Garrouge,  les  Basmont, 
les  Montpinson,  les  Bois-Tesselin,  les  hobereaux  de 
Beauvain,  de  qui  l'on  disait  :  Noble  de  Beauvain  se  couche 
avec  la  faim;  ils  étaient  privés  de  leur  cidre,  de  leurs 
quartiers  de  mouton,  de  leur  vieille  eau-de-vie,  avec 
une  solde  mal  servie,  le  sac  au  dos,  le  mousquet  sur 
l'épaule,  parce  que  Maury,  Gazalès,  Mounier  ont  voulu 
être  pairs  de  France  :  on  le  leur  dit,  ils  le  répètent. 
Surtout  ils  ne  se  sentent  pas  commandés  ;  ils  sont  témoins 
des  rivalités  entre  Worms  et  Coblentz ,  à  Coblentz  entre 
les  deux  frères,  chez  les  deux  frères  entre  les  favoris  ; 

«  il  faudrait  cependant  avoir  un  lit  avant  de  tirer  à  soi  la 

couverture  4  » . 

1  Almanach  des  émigrants,  Bibl.  nat.  L.  22,  c.  32. 
9  Las  Cases,  Mémoires. 

3  Comte  de  Contades,  Journal  de  Jacques  de  Thiboull.  Préface. 

4  Ms.  vol.  645,  f°  185,  Vaudreuil  à  Antraigues,  28  sept.  1791. 


CHAPITRE   VI 

CONFLITS    AVEC   LA   POLITIQUE   EUROPÉENNE. 

IusoMciance    de    l'Europe.    —   Les    petits    princes    d'Allemagne. 
L'Autriche.  —  La  Russie.  —  La  Prusse.  —  L'Angleterre. 


I 
INSOUCIANCE    DE    L'EUROPE. 

Une  période  nouvelle  dans  l'histoire  du  monde  avait 
commencé  à  l'avènement  de  Frédéric  le  Grand  et  de 
Marie-Thérèse  (1740).  A  partir  de  ce  moment  décli- 
nent la  maison  d'Autriche  et  la  maison  de  France, 
grandissent  la  Prusse  et  la  Russie,  disparaît  la  Pologne, 
naissent  les  Etats-Unis  et  l'empire  des  Indes.  Dans 
cette  ère  nouvelle,  la  Révolution  française  est  un  épi- 
sode sanglant.  «  La  France,  écrivait  un  diplomate 
anglais  *,  est  hors  de  ligne,  elle  n'a  plus  à  compter  ni 
comme  amie,  ni  comme  ennemie,  elle  peut  seulement 
être  utile  à  nos  intérêts  ou  agréable  à  nos  préjugés.  » 
Elle  s'est  au  contraire  montrée  ennemie  formidable, 

1  Lord  Malmesbuiiy,  Diary,  t.  II,  p.  402,  october  1791  (to  the  duke 
of  Portland)  :  «  ...As  a  Power  quite  out  of  the  line  and  it  is  no 
worthy  to  be  reckoned  either  as  a  friend,  or  foe. ..  however  it  may 
serve  our  intérêts  or  gratify  our  préjudices.  » 


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•3 


266  LIVRE    II. 

mais  sans  avantage  pour  elle,  sans  profit  pour  la  civi- 
lisation. Ses  efforts  frénétiques  durant  ses  longues 
guerres  contre  le  monde  n'ont  ni  empêché,  ni  retardé 
l'agrandissement  de  ses  voisins,  la  diminution  de  ses 
forces,  la  disparition  de  son  autorité. 

Les  émigrés  et  les  républicains  se  sont  également 
trompés  sur  l'importance  que  l'Europe  pouvait  attri- 
buer à  notre  Révolution  :  ils  ne  se  sont  imaginés  les 
uns  ni  les  autres  le  soulagement  qu'a  éprouvé  l'Europe 
quand  on  lui  a  dit  :  «  Le  roi  de  France  ne  compte 
plus.  » 

—  C'est  la  liberté  que  nous  offrons  aux  peuples, 
disaient  les  républicains,  tout  en  ayant  si  peu  d'idée  de 
la  liberté,  qu'ils  déchaînaient  toutes  les  licences,  déchi- 
raient toutes  les  lois,  et  répondaient  à  l'opposition  par 
la  confiscation  des  biens  et  la  mise  hors  la  loi.  Le 
monde  connaissait  mieux  qu'eux  ce  qu'est  la  liberté  : 
Talleyrand,  qui  étudiait  à  Londres  la  constitution 
anglaise,  s'efforçait  d'expliquer  à  nos  révolutionnaires 
stupéfaits  que  la  première  condition  de  gouvernement 
est  le  respect  de  l'opposition  '  :  «  L'opposition  est  une 
partie  nécessaire  de  la  constitution,  aussi  nécessaire  que 
le  ministère;  en  Angleterre,  on  s'inquiète  peu  de  qui 
l'emportera,  on  est  sûr  que  dans  tous  les  cas  les  libertés 
publiques  sont  respectées.  » 

—  Nous  défendons  la  cause  de  tous  les  gouverne- 

1  Oscar  Browning,  Fortnightly  Review,  febr.  1883.  Lettre  du 
23  mai  1792. 


5V\ 


PREMIERES    ILLUSIONS.  267 

ments,  disaient  à  leur  tour  les  émigrés,  toutes  les  institu- 
tions s'e'crouleront  si  on  laisse  la  France  dans  ses  ruines  ! 

—  Que  chacun  commence  par  se  garder  soi-même, 
répondait  un  frère  de  Marie-Antoinette,  l'électeur  de 
Cologne  '.  Vous  n'auriez  point  bougé  s'il  s'était  agi  de 
défendre'  mon  frère  l'Empereur.  N'avez-vous  pas  armé 
l'Amérique,  soulevé  la  Hollande  et  la  Belgique? 
Aujourd'hui  que  les  pierres  tombent  sur  vous,  vous 
criez  au  secours  !  —  Aucun  souverain,  ajoutait  l'autre 
frère,  l'empereur  Léopold,  ne  peut  s'occuper  de  la 
constitution  choisie  par  des  voisins;  tant  mieux  pour 
lui  si  elle  les  affaiblit,  il  en  profitera. 

Le  profit  est  le  but  des  puissances  :  l'Autriche  veut 
la  Bavière,  une  part  dans  la  Turquie,  une  autre  dans 
la  Pologne,  elle  se  souvient  que  ses  princes  ont  régné 
sur  la  Lorraine.  La  Prusse  n'ose  encore  demander 
qu'un  nouveau  morceau  de  Pologne,  mais  elle  le  veut 
gros.  La  Russie  veut  la  Pologne  tout  entière,  elle  con- 
sent à  céder  un  bout  de  Turquie  à  l'Autriche,  mais 
elle  veut  reléguer  la  Suède  dans  les  glaces.  Et  à  travers 
ces  convoitises  se  viennent  heurter  les  agents  du 
gouvernement  français ,  ceux  des  princes ,  ceux  de 
Louis  XVI.  Dix  mille  émigrés  français  s'organisent  en 
régiments,  deviennent  tous  les  jours  plus  nombreux,  on 
dit  dans  les  capitales  que  c'est  déjà  une  armée  de 
trente  mille  hommes  d'élite,  un  danger  pour  l'Alle- 

1   Augeahd,  Mémoires,  t.  I,  p.  234  et  240. 


268  LIVRE    II, 


magne.  Les  petits  princes  s'agitent,  se  sentent  troublés 
dans  leurs  jouissances  :  cette  Allemagne  féodale  est 
bouleversée  par  l'invasion  des  émigrés. 


II 


LES  PETITS  PRINCES  D  ALLEMAGNE. 

L'Allemagne  était  encore  dans  la  barbarie  :  les  trois 
mille  hommes  du  contingent  de  Souabe  étaient  fournis 
par  dix-huit  prêtres,  quatre  abbesses  et  soixante-qua- 
torze seigneurs  ou  communes.  Il  y  avait  à  peine  cin- 
quante ans  qu'on  venait  de  perdre  le  margrave 
Charles-Guillaume  de  Bade,  qui  avait  un  régiment  de 
cent  soixante  filles  costumées  en  hussards,  elles  le  ser- 
vaient, l'habillaient,  dansaient,  chassaient  ;  disciplinées 
à  coups  de  verges  par  celles  qui  servaient  de  caporaux 
et  de  lieutenants,  elles  écoutaient  la  Bible  avec  leur 
maître,  communiaient  en  même  temps  que  lui  et  se 
partageaient  l'honneur  de  ses  caprices   . 

Le  duc  de  Wurtemberg  avait  non  un  harem,  mais 
une  série  rapide  de  favorites  dont  les  fils  recevaient  le 
nom  deFranquemont2.  Il  faisait  donner  en  1783  vingt- 
cinq  coups  de  bâton  à  un  conseiller  du    trésor   qui 

1  Rambaïd,   les  Français  sur  le  Bhin. 

2  Baronne  d'Oberkirch,  Mémoires,  t.  II,  p.  240. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  269 

n'avait  pas  salué  un  factionnaire.  Le  bâton  venait 
d'être  supprimé  dans  la  Hesse-Cassel,  il  était  remplacé 
par  les  verges.  Le  margrave  d'Anspach  essayait  de 
persuader  qu'il  comprenait  la  civilisation;  il  était  fils 
d'une  sœur  du  grand  Frédéric,  on  l'avait  envoyé  à 
Paris  pour  se  faire  décrasser,  il  en  rapporta  mademoi- 
selle Clairon  qu'il  installa  dans  son  palais,  en  écartant 
sa  femme. 

La  princesse  de  théâtre  prit  son  rôle  au  sérieux 
malgré  ses  cinquante  ans;  elle  régna  avec  une  autorité 
sans  limite  sur  les  margraviats  d'Anspach  et  de  Bay- 
reuth.  Elle  avait  environ  soixante-sept  ans  quand  une 
rivale  se  hasarda  contre  elle. 

Cette  rivale  était  lady  Craven.  Elle  venait  de 
divorcer  après  la  naissance  de  son  septième  enfant; 
elle  avait  une  physionomie  piquante,  un  peu  perfide, 
la  peau  éblouissante.  Elle  se  fit  l'amie  de  Clairon  qui 
lui  avoua  sa  lassitude  :  elle  consola  le  margrave  des 
airs  tragiques  de  la  Française  et  des  larmes  de  la  mar- 
gravine;  car  l'épouse  légitime,  quoique  «  née  mou- 
rante » ,  ne  laissait  pas  que  de  vivre  :  c'était  une  Saxe- 
Cobourg  languissante,  froide,  épileptique,  fade  «  comme 
un  lys  qui  jaunit  »  .  On  renvoya  la  Clairon.  L'Anglaise 
fut  installée  en  souveraine.  Elle  se  souvint  d'avoir 
connu  dans  ses  voyages  un  aubergiste  de  Paris, 
Mercier,  qui  tenait  Y  hôtel  de  V  Empereur,  elle  le  fit 
venir  et  le  nomma  président  de  l'Académie  des 
sciences   du  margraviat.  Le  roi  de  Prusse  s'empresse 


. 


270  LIVRE    II. 

de  la  surnommer  sa  sœur  et  obtient  par  son  influence 
que  le  margrave  imbécile  vende  à  la  Prusse  les  mar- 
graviats d'Anspach  et  de  Bayreuth,  à  l'insu  du  Saint- 
Empire. 

Voilà  la  Prusse  subitement  agrandie.  Voilà  le 
margrave  et  son  Anglaise  bien  rentes  :  ils  se  retirent  à 
Londres  où  ils  se  marient1.  Ils  ont  à  Hammersmith 
un  théâtre  où  ils  jouent  la  comédie;  leur  table  est 
ouverte  aux  émigrés 2  ;  à  leur  château  de  Chiswick 
demeure  le  comte  de  Tilly,  un  Français  déjà  chassé  de 
la  cour  avant  l'émigration,  qui  se  fait  donner  par  elle 
les  écus  du  margrave,  la  dompte  à  coups  de  cravache, 
et  montre  des  lettres  d'elle  ainsi  conçues  :  «  Jamais  je 
n'ai  été  si  nécessaire  au  margrave,  son  âme  timide  se 
réfugie  auprès  de  la  mienne.  Quand  je  suis  venue 
auprès  du  lit  pour  le  faire  lever,  il  réfléchissait  au  lieu 
de  dormir.  Je  te  prie  de  menvoyer  dans  ta  lettre  une 
croix  dans  un  coin,  que  tu  auras  baisée  avec  ta  bouche, 
que  j'y  place  mes  lèvres.  Tu  ne  sais  pas  comme  j'aime 
quand  j'aime.  Je  ne  me  donne  pas  la  peine  de  le 
tromper,  car  je  ferai  tout  ce  que  je  voudrai  de  lui 3.  » 

Sans  estimer,  comme  la  baronne  d'Oberkirch,  que 
l'état  valétudinaire  de  la  margravine  rendait  le  mari 
«  excusable  d'avoir  cherché  ailleurs  des  distractions  »  , 
on  peut  remarquer  que  ces  Allemandes  devaient  déplaire 

1  Mémoires  de  lady  Craven  et  de  la  baronne  d'Oberkirch. 

2  Gauthier  de  Brécy,  Mémoires,  p.  284. 

3  Tilly,  Mémoires,  t.  IFI,  p.  227  et  232. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  271 

par  leur  négligence  à  suivre  les  perfectionnements 
dans  la  toilette  que  les  autres  femmes  de  l'Europe 
avaient  adoptés  depuis  longtemps  :  lorsqu'un  ambas- 
sadeur anglais  vint  chercher  la  princesse  de  Brunswick  ' 
fiancée  au  prince  de  Galles,  il  ne  put  s'empêcher 
d'écrire  qu'elle  n'avait  aucune  idée  de  la  toilette  de 
propreté-;  au  contraire,  «  elle  néglige  tellement  ces 
soins  qu'elle  est  offensive  par  cette  négligence  »  ;  et  il 
se  crut  obligé  de  le  lui  déclarer.  «  Le  lendemain  elle 
sembla  s'être  bien  lavée,  mais  j'ai  su  qu'elle  portait 
des  jupons  sales,  des  chemises  crasseuses  et  des  bas  de 
fil  qui  n'étaient  jamais  bien  lavés  et  trop  rarement 
changés.  » 

La  répugnance  contre  l'épouse  légitime  n'était  pas 
seulement  due  au  manque  de  linge,  elle  était  également 
une  étiquette.  Le  souverain  allemand  se  croyait  tenu 
à  avoir  une  Pompadour,  comme  les  grands.  La  maî- 
tresse est  un  des  attributs  de  la  souveraineté  ;  elle  fait 
partie  du  cortège;  elle  est  un  apanage  tellement  néces- 
saire que  les  prélats  eux-mêmes,  pour  vieux  qu'ils 
soient,  sont  tenus  de  s'en  donner  les  apparences,  dès 
qu'ils  ont  des  sujets.  Non  le  prince-évêque  de  Wûrtz- 
bourg  et  de  Bamberg,  François  d'Erthal,  qui  couche  sur 
une  planche,  ne  mange  que  du  pain  et  des   légumes, 


1  C'est  la  célèbre  Caroline. 

2  Ces  mots  sont  en  français.  Malmesbury,  Diary,  t.  III,  p.  195 
à  204  :  «  I  knew  she  wore  course  petticoats,  coarse  shifts  and  thread 
stockings  and  thèse  never  well  washed  or  changed  often  enough.  » 


272  LIVRE   II. 

distribue  aux  pauvres  tous  ses  revenus  '  ;  mais  son  frère, 
l'archevêque-électeur  de  Mayence,  a  deux  maîtresses, 
mesdames  de  Foret  et  de  Gondenhoven  ;  sa  dignité 
n'est  en  rien  diminuée,  sa  conscience  n'est  pas  inquiète  : 
mais  qu'un  prince  épouse  par  amour  une  de  ses  sujet- 
tes, voilà  ce  qui  lui  semble  dégradant;  aussi  son  cou- 
sin le  jeune  duc  de  Wurtemberg  qui  est  marié  à  la  com- 
tesse de  Hohenheim  est  mal  à  l'aise  quand  il  doit  faire 
un  voyage  à  Mayence  :  «  L'électeur  fit  répondre  qu'il 
ne  connaissait  pas  la  duchesse  de  Wurtemberg  *.  »  Une 
autre  fois,  le  bon  prélat  consentit,  après  de  longues 
négociations,  à  recevoir  le  duc  et  sa  femme,  comme 
s'ils  étaient  simplement  comte  et  comtesse  de  Hohen- 
heim; il  «  n'est  pas  allé  à  la  porte  de  l'appartement, 
la  comtesse  lui  a  présenté  sa  dame  d'honneur  comme 
une  parente,  le  comte  a  conduit  sa  femme  à  table,  ce 
qui  a  évité  à  l'électeur  de  la  conduire  3  »  . 

Ce  scrupuleux  homme  d'Église  ne  fut  pas  moins 
embarrassé  quand  il  dut  recevoir  les  trois  Gondé.  Les 
précédents  ne  manquaient  point  :  durant  la  guerre  de 
sept  ans,  le  maréchal  de  Broglie  et  le  maréchal  de  Sou- 
bise  avaient  été  accueillis  à  Mayence  comme  des  sou- 
verains, «  avec  des  honneurs  si  extraordinaires  qu'il 
serait  impossible  d'en  faire  une  règle  pour  l'avenir  » , 


1  MÉrode,  Souvenirs,  p.  60. 

2  Ms.  Aff.  Étr.  O'Kelly  à  Montmorin,  4  févr.  1791. 

3  Ibid.   Il  est  vrai  qu'elle  n'était  pas  veuve  quand  elle  a  épousé  le 
duc  de  Wurtemberg. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  273 

d'autant  mieux  qu'ils  étaient  à  la  tête  des  arme'es  d'un 
roi  puissant,  tandis  qu'aujourd'hui  des  proscrits  ne 
peuvent  avoir  le  même  prestige  devant  des  yeux  alle- 
mands. On  imagina  de  tirer  au  sort  les  places  à  table  . 
Mais  l'embarras  recommença  à  l'arrivée  du  comte 
d'Artois  :  on  décida  que  les  places  seraient  tirées  encore 
au  sort,  mais  que  l'électeur  présenterait  au  prince 
français  toutes  les  femmes  de  la  cour  2.  Les  maîtresses 
del'évêque  étaient  moins  sourcilleuses;  l'une  d'elles,  la 
Condenhoven,  s'adoucissait  pour  les  émigrés  3. 

Le  cardinal  d'Auersperg,  prince-évêque  de  Passau, 
offrait  une  hospitalité  plus  complète,  il  présentait  les  émi- 
grés à  sa  maîtresse  la  comtesse  de  Guilsberg  et  au  grand 
doyen  du  chapitre,  le  baron  de  Thurn  ;  il  les  menait  avec 
la  comtesse  dans  sa  loge  au  théâtre  pour  entendre  le  Don 
Juan  de  Mozart,  puis  donnait  un  bal  en  leur  honneur  ; 
là»  «  à  mesure  que  la  colonne  de  valse  passait  devant 
nous,  le  cardinal  appelait  à  lui  la  dame  ou  la  demoi- 
selle, me  la  nommait,  me  disait  son  âge,  m'en  faisait 
remarquer  la  taille,  la  figure  fraîche,  et  chacune,  après 
avoir  reçu  de  Son  Éminence  une  petite  caresse  et  un 
compliment,  continuait  sa  valse  » . 

Maximilien,  archevêque-électeur  de  Cologne,  frère 
de  l'Empereur  et  de  Marie-Antoinette,  était  fameux 
parmi   les  Français  pour   son   mot   à   Buffon   qui  lui 


1  Ms.  Aff.  Étr.  O'Kellyà  Montmorin,  21  avril  1791. 

8  Ibid.,  13  juin  1791. 

3  Barthélémy  à  Delessart,  4  février  1792. 

I.  18 


274  LIVRE    II. 

offrait  ses  œuvres  le  jour  où  il  était  venu  visiter  le  Jardin 
des  plantes  :  «  Je  ne  veux  pas  vous  en  priver  !  »  Il 
était  absorbé  dans  sa  liaison  avec  la  femme  du  minis- 
tre d'Angleterre,  se  tenait  toujours  seul  avec  elle, 
excepté  aux  heures  des  repas. 

Tous  ces  princes  avec  leurs  grands  maîtres  de  la 
cour,  leurs  grands  veneurs,  leurs  grands  aumôniers, 
prêtaient  à  rire  aux  émigrés  :  les  plus  fameux  de  ces 
Allemands  avaient  envové  leurs  enfants  à  Paris  pour 
les  dégrossir;  on  les  avait  vus  gauches  et  mal  façonnés  ; 
les  rieuses  pensionnaires  avaient  chiffonné  dans  leurs 
couvents  les  filles  de  tous  ces  souverains  :  «  Nous  nous 
rappelions  comme  nous  avions  tapoté  ses  filles  au  cou- 
vent; sa  sœur  Gunégonde  a  une  figure  incroyable,  sa 
dame  d'honneur  ressemble  à  un  perroquet  gris  avec- 
son  collier  couleur  de  feu  »  ,  telle  est  la  description  de 
la  cour  de  l'électeur  de  Trêves,  Clément- Venceslas 
de  Saxe,  «  que  nous  trouvions  si  petit  seigneur  à 
Paris  '  n .  Mais  quelque  mince  figure  que  fissent  jadis 
tous  ces  gens  à  Versailles,  ils  avaient  une  cour;  cela  se 
ruinait  pour  les  émigrés,  cela  donnait  des  fêtes  ;  tout  ce 
qui  était  quelque  chose  devait  figurer  h  ces  fêtes,  même 
au  prix  de  concessions  quelquefois  pénibles  :  ainsi  à 
Manheim,  l'électrice  palatine,  qui  n'était  qu'une  Neu- 
bourg,  avait  la  prétention  de  se  faire  baiser  les  mains 
par  les  femmes  :  les  petites  Françaises  s'écartèrent  avec 

1  Marquise  de  Lage,  Souvenirs,  Préface,  p.  98. 


PUEM1ERES    IMPOSIONS.  275 

horreur;  mais  dès  qu'elles  entendirent  parler  d'un  bal, 
elles  s'adoucirent  et  vinrent  apporter  leurs  lèvres  aux 
mains  de  la  Neubourg  '. 

Son  mari,  Charles-Auguste,  duc  de  Deux-Ponts, 
chef  de  la  maison  aujourd'hui  régnante  en  Bavière, 
était  noté  par  nos  agents  diplomatiques  2  comme 
«  prince  faible  et  tracassier,  soupçonneux  et  craintif, 
devenu  le  jouet  des  caprices  de  ses  favorites.  Il  veut 
tout  faire  et  il  ne  termine  jamais  aucune  entreprise. 
Tout  est  grand,  illustre,  sérénissime  à  sa  Cour.  »  Son 
premier  ministre  est  le  baron  d'Esebeck,  dont  tout  le 
mérite  est  dans  l'art  avec  lequel  sa  femme  a  su  écarter 
les  autres  favorites  3  et  surtout  la  plus  redoutable,  la 
Gamache,  danseuse  à  Paris  et  comtesse  de  Forbach 
dans  les  Deux-Ponts  4,  exiler  l'épouse  légitime  5,  tolé- 
rer le  favori,  un  Français,  l'abbé  de  Salabert.  L'abbé 
de  Salabert,  dit  la  note  de  la  diplomatie  française, 
«  courtisan  de  longue  main,  épicurien  aimable,  se 
prête  à  toutes  les  humeurs  du  maître,  n'oublie  jamais 
ces  formes  soumises  dont  il  le  sait  idolâtre  »  .  Cet  abbé 
fait  la  faute  de  prendre  pour  secrétaire  un  Français  né 
d'une  Allemande,  le  baron  de  Mongelas  ;  «  celui-ci 
porte  une  de  ces  figures  de  réprobation  qui  sont  le  type 
des   sentiments  du  cœur.  Vil  et  bas,  il  serait  dange- 

1  MÉRODE,  Mémoires,  t.  I,  p.  43. 

•!  Ms.  vol.  651,  fo  305,  note  du  21  novembre  1794. 

3  IUmbaud,  les  Français  sur  le  Rhin, 

4  Obkrkircei,  t.  IT,  p.  55. 
6  Ségur,  t.  II,  p.  104. 

18. 


270  LIVRE    II. 

reux  s'il  avait  du  caractère.  »  Le  Mongelas  sera  dan- 
gereux pour  son  abbé  ;  il  se  fera  nommer  premier 
ministre  quand  le  maître  deviendra  roi  de  Bavière  et 
reléguera  dans  un  faubourg  de  Munich  l'imprudent 
Salabert. 


III 


L   AUTRICHE. 

L'empire  d'Allemagne  s'entourait  à  Vienne  d'une 
étiquette  aussi  décrépite.  Un  seul  homme  y  gardait  une 
valeur  réelle,  l'Empereur  Léopold. 

Léopold  était  suspect  comme  son  frère  Joseph  II  et 
comme  son  beau-père  Charles  III  :  il  était  loué  par  les 
philosophes,  honni  par  les  partisans  de  l'ancienne 
Société  de  Jésus  ' .  Il  passait  pour  ennemi  des  privilèges, 
pour  adversaire  des  ordres  monastiques.  Sous  ce  mas- 
que il  cache  l'ambition  la  plus  ferme,  la  politique  la  plus 
tenace.  Quand  il  succède  2  à  son  frère  Joseph  II,  qui 
meurt  épuisé  par  sa  lutte  fiévreuse  contre  les  institu- 
tions vermoulues  de  l'Empire,  Léopold  se  trouve  subi- 
tement en  présence  de  sujets  mécontents  et  ignorants, 
d'une  France  importune,  d'une  Pologne  menacée. 

1  Lasgeron,  Mémoires,  Ms.  Aff.  Etr.  Russie,  t.  XX,  p.  291. 

2  Le  10  février  1790. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  277 

A  l'intérieur,  la  police  de  Marie-Thérèse  avait  con- 
servé, malgré  les  réformes  de  Joseph  II,  une  telle  pré- 
pondérance que  la  chasteté  était  encore  une  institution 
administrative  '  ;  les  romans  étaient  si  bien  interdits 
que  le  Werther  de  Gœthe  fut  révélé  par  hasard  au 
public  par  une  inscription  flamboyante  dans  un  feu 
d'artifice  allumé  au  Prater  2.  Toute  la  vie,  ou,  comme  dit 
Fersen,  «  le  but  de  toutes  choses  ici  est  manger  et 
boire  »  . 

Le  ministre  est  Kaunitz,  qui  a  près  de  quatre-vingts 
ans.  Il  est  grand,  maigre,  droit;  il  est  glorieux  de  son 
talent  d'écuyer3  ;  il  tient  son  mouchoir  sur  sa  bouche 
quand  il  traverse  la  cour  de  son  manège.  Sa  perruque 
qui  tombe  jusqu'aux  sourcils,  son  habit  rouge,  sa  manie 
de  nier  qu'il  est  sourd,  sa  répulsion  contre  les  odeurs, 
prêtent  à  rire  4.  Sa  maison  est  tenue  par  madame  de 
Glary  et  le  peintre  Casanova,  qui  le  rendent  heureux 
en  répétant  ses  propos  avec  admiration  et  en  lui  fai- 
sant «avaler  »  des  compliments.  Casanova  «  lui  jette 
la  flatterie  à  la  tête  d'une  manière  dégoûtante  »  .  Kau- 
nitz mange  beaucoup,  se  tient  au  lit  toute  la  journée,  y 
écoute  la  lecture  des  dépêches  en  brossant  ses  bijoux; 
il  est  insolent  même  avec  les  archiduchesses.  Il  déteste 
les  Français. 


1  Casanova,  Mémoires. 
8  Sïbel,  t.  I,  p.  152. 

3  Madame  Le  Brun,  Mémoires,  t.  I,  p.  273. 

4  Fer  se  n,  Journal. 


278  LIVRE    II. 

Léopold  déteste  surtout  les  émigrés;  il  ne  tarit  pas 
sur  les  voyages  du  comte  d'Artois,  sur  madame  de 
Polastron  «  qui  se  pâme  »  ',  sur  les  «  mauvais  con- 
seillers »  ;  il  regarde  tout  ce  que  font  les  princes  fran- 
çais comme  «  peu  important  »  2  ;  il  ne  fait  aucun  cas 
de  Calonne,  dont  il  trouve  inconvenant  que  les  princes 
aient  fait  un  premier  ministre,  après  que  le  Roi  leur 
frère  l'avait  renvoyé  3  :  C'est,  dit-il  4,  un  emporté  et  un 
étourdi  ;  quand  on  réfute  ce  qu'il  propose,  il  s'écrie  : 
Ah!  il  me  vient  une  idée  sublime!  et  c'est  une  nouvelle 
folie. 

Cependant  l'Empereur  ne  s'oppose  pas  à  ce  que  le 
roi  de  Suède  vienne  rétablir  l'ancien  régime  en  France, 
s'il  le  trouve  bon.  Il  accepte  qu'une  flotte  suédoise 
arrive  au  Havre,  mais  il  ne  prêtera  point  Ostende  à  cette 
flotte  pour  la  ravitailler,  et  il  donne  pour  prétexte  de  ce 
refus  que  la  Russie  pourrait  lui  demander  un  autre 
port  si  elle  envoyait  aussi  une  flotte.  Sa  sœur  Marie- 
Antoinette  est  en  danger,  il  le  reconnaît,  il  dit  même  : 
J'ai  une  sœur  en  France,  mais  la  France  n'est  pas  ma 
sœur  5.  La  maison  d'Autriche  ne  recule  jamais  devant 
le  sacrifice  d'une  archiduchesse,  elle  va  dans  quelques 
années  livrer  Marie-Louise  à  un  soldat  haï,  divorcé, 
héritier  des  meurtriers  de  Marie- Antoinette. 

'  Màlouet,  Mémoires,  t.  II,  p.  61. 

2  Feusen,  Journal,  t.  II,  p.  15. 

3  Augeard,  Mémoires. 

4  Fersen,  t.  II,  p.  23. 

5  Antoine,  Histoire  des  émigrés  français,  t.  II,  p.  22. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  279 

Léopold  ne  refuse  pas  les  bonnes  paroles  :  il  laisse 
aller  les  promesses;  «  il  a,  dit  Langeron  ',  constam- 
ment trompé  nos  princes  et  n'a  jamais  eu  l'intention 
de  rien  faire  pour  eux.  Lorsque  M.  de  Gallo,  ambas- 
sadeur de  Naples  à  Vienne,  témoigna  à  l'Empereur  son 
étonnement  de  la  manière  dont  il  s'engageait,  l'Empe- 
reur répondit  :  Vous  croyez  donc  à  tout  cela?  »  Et 
voilà  les  émigrés  persuadés  que  les  Suédois  et  les 
Russes  vont  cesser  en  leur  faveur  leurs  longues  guerres, 
que  l'Autriche  va  s'unir  à  eux  ;  une  flotte  est  prête  à 
débarquer  une  armée  d'invasion  en  Normandie  :  «  Il 
faut  descendre  à  la  Hougue,  rade  excellente,  non 
défendue  »  ,  ils  l'affirment  2;  les  troupes  camperont  à 
Saint-Waast;  «  si  on  veutdébarquer  pius  près  de  Gaen, 
il  faut  aller  à  la  Fosse  de  Golleville,  à  l'embouchure,  et 
à  l'ouest  de  l'Orne,  rade  grande...  »  Les  émigrés  qui 
n'ont  bougé  de  Goblentz  racontent  à  ceux  qui  arrivent 
de  Vienne,  la  marche  des  armées  autrichiennes  :  «Tout 
le  monde  veut  tout  savoir,  les  princes  n'en  sont  plus 
les  maîtres  3.  » 

L'Empereur  avait  un  plan  trop  vaste  pour  le  confier 
au  comte  d'Artois  et  à  ses  confidents.  De  grandes  cata- 
strophes auraient  été  épargnées  si  Léopold  avait  assez 
vécu  pour  réaliser  son  projet. 

Il  voulait  rendre  héréditaire  la  couronne  de   Polo- 


1  Langeron,  dernier  fragment,  vol.  651,  t'°  3  86. 

2  Fersen,  Journal,  t.  I,  p.  181. 
A  Ibid.,  t.  II,  p.  31. 


280  LIVRE    II. 

gne,  la  placer  clans  la  maison  de  Saxe,  créer  ainsi  un 
fort  État,  une  puissance  catholique,  qui  s'étendrait  du 
centre  de  l'Europe  aux  frontières  de  la  Russie,  sépa- 
rerait l'Autriche  de  la  Prusse,  reléguerait  la  Prusse 
protestante  dans  ses  sables,  la  Russie  grecque  dans 
l'Orient,  défendrait  la  civilisation  contre  les  invasions 
des  affamés  du  Brandebourg.  Malheureusement  la 
noblesse  polonaise  ne  comprenait  point  ce  rôle.  De 
plus,  Léopold  heurtait  par  ces  pensées  le  génie  le  plus 
vigoureux,  le  plus  viril  du  siècle,  la  grande  Catherine. 


IV 


LA  RUSSIE. 

Catherine  II  a  modelé  la  Russie  de  ses  mains;  étran- 
gère, luthérienne,  privée  de  tout  titre  à  la  souverai- 
neté, elle  a  su  régner.  Elle  s'est  montrée  supérieure  à 
tous  ses  contemporains.  La  froideur  du  jugement,  la 
fermeté  des  vues,  l'équilibre  des  facultés  les  plus  rares, 
la  signalent  comme  une  âme  extraordinaire. 

L'Impératrice  Elisabeth,  après  avoir  fait  venir  de 
Liibeck  Pierre  de  Rolstein-Gottorp  qu'elle  destinait  à 
lui  succéder,  voulut  marier  cet  avorton  à  une  Alle- 
mande ;  elle  fit  chercher  dans  la  principauté  d'xVnhalt- 
Zerbst  la  princesse  Sophie,  lui  imposa  le  nom  de  Cathe- 


PREMIERES    ILLUSIONS.  2S1 

rine  et  la  religion  russe  :  «Gomme  je  ne  trouve  presque 
aucune  diffe'rence  entre  la  religion  grecque  et  la  luthé- 
rienne, je  suis  résolue  de  changer  »  ,  dit  l'enfant  ',  qui 
se  hâta  de  peindre  à  Elisabeth  le  désir  qu'elle  avait  de 
se  trouver  à  ses  pieds. 

Dès  son  arrivée,  Catherine  remarqua  que  la  Souve- 
raine avait  le  caractère  aigri  par  les  habitudes  de  la 
toute-puissance  et  de  l'intempérance.  Elle  tenait  ses 
courtisans  et  ses  filles  d'honneur  comme  des  esclaves; 
la  jeune  Catherine  dut  s'humilier  comme  les  autres2. 
Le  fiancé  ne  se  sentait  à  l'aise  qu'avec  les  laquais3,  il 
savait  commander  l'exercice  à  la  prussienne  et  jouer  à 
la  poupée;  il  flattait  Elisabeth  «  en  entrant  dans  son 
esprit  quand  elle  se  fâchait  contre  quelqu'un  4  »  ,  et  il 
ne  se  servit,  durant  les  premiers  mois  de  son  mariage, 
du  lit  de  sa  femme  que  pour  cacher  ses  joujoux  et  ses 
chiens.  Les  deux  époux  se  trouvaient  entourés 
d'espions5.  Catherine  laissa  bientôt  son  mari  jouer  à  la 
poupée  avec  la  demoiselle  Woronzow,   «  assez  sem- 


1  Notes  de  la  princesse  sa  mère,  Soc.   hist.  Russie,  t.  VII  de  1871. 

2  Herzen,  Mémoires  de  Catherine.  Il  est  impossible  de  nier  l'au- 
thenticité de  ces  Mémoires,  depuis"'  que  les  lettres,  notes  privées  et 
pensées  de  cette  princesse  ont  été  publiées  par  la  Société  d'histoire  de 
Russie;  elles  sont  en  complète  concordance  pour  le  style  et  pour  la 
précision  des  détails,  qui  n'étaient  connus  de  personne  à  l'époque  où 
furent  publiés  les  Mémoires.  Toutefois  il  a  bien  pu  y  avoir  des  inter- 
polations. Je  me  défie  surtout  des  passages  sur  Soltikovv. 

3  Stellin,  Mémoires  publiés  dans  le  supplément  des  Mémoires  du 
prince  Pierre  Dolgoroukow. 

4  Mémoires  de  Catherine. 

5  Soc.  hist.  Russie,  t.  I,  p.  282,  Catherine  à  madame  Geoffrin. 


282  LIVRE    II. 

blable  à  une  servante  d'auberge  J  »,  et  se  mit  en  rela- 
tion avec  divers  politiques  qui  lui  firent  connaître  les 
anecdotes  des  familles,  les  caractères  des  personnes, 
les  ressorts  des  intrigues.  Elle  cachait  dans  ses  bas  ces 
lettres  reçues  secrètement.  Les  lettres  de  madame  de 
Sévigné,  les  premières  œuvres  de  Voltaire,  même  les 
romans  de  chevalerie  mûrirent  peu  à  peu,  grandirent 
la  princesse  délaissée.  On  la  voit  par  des  questions 
ingénieuses,  par  des  espiègleries  de  pensionnaire,  se 
soustraire,  comme  Catherine  de  Médici,  à  la  servitude, 
s'élever  au-dessus  des  avanies,  étudier  le  train  du 
inonde,  acquérir  l'amour  de  la  Russie  et  l'instinct  de 
ses  ressources.  De  son  abjection  même,  elle  tire  la 
leçon  du  respect  de  la  personne  humaine  :  cette  lec- 
trice de  Sévigné  devait  trouver  étranges  des  galanteries 
comme  celle  du  prince  de  Liéven  qui  disait  en  la  regar- 
dant :  «  Voilà  une  femme  pour  laquelle  un  honnête 
homme  pourrait  sans  regret  recevoir  quelques  coups 
de  knout2.  »  Elle  forme  le  projet  de  ravir  à  la  verge  sa 
prépondérance  en  Russie. 

Elisabeth  meurt.  L'époux  de  Catherine  règne.  Il 
s'entoure  des  «  cordonniers  allemands3  »,  il  soulève 
la  répugnance  nationale,  il  succombe  à  des  accès 
d'aliénation  mentale4.  Alors  Catherine  se  montre  aux 


1  Albert  Vakdal,  Louis  XV  et  Elisabeth,  p.  289,  lettre  de  Breteuil. 

2  Mémoires  de  Catherine,  p.  287. 

3  Princesse  Dascurow,  Mémoires,  p.  37. 
*  Ibid.,  p.  94. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  283 

soldats  en  uniforme  de  cavalier  de  la  garde  :  elle  les 
entraîne  à  l'église  Cazanski,  ils  la  proclament  souve- 
raine et  écoutent  son  Te  Deumx .  En  deux  heures  la 
révolution  est  faite  sans  que  l'Empereur  en  ait  la 
moindre  nouvelle.  Le  soir  seulement,  Catherine  part 
avec  quelques  bataillons  pour  l'enlever  dans  sa  maison 
de  plaisance  de  Péterhof.  Le  pauvre  monstre  demande 
grâce.  Le  surlendemain,  les  agents  diplomatiques 
reçoivent  le  manifeste  suivant2  :  «  Les  ministres  de 
l'Empire  informent  les  ministres  étrangers  que  le 
ci-devant  Empereur,  après  une  violente  colique  occa- 
sionnée par  les  pilules  qu'il  prenait  fréquemment,  est 
mort  hier.  »  —  «  En  vérité,  écrivait-elle  plus  tard  % 
j'aurais  beaucoup  aimé  mon  mari  si  faire  se  serait  pu  et 
s'il  avait  eu  la  bonté  de  le  vouloir.  » 

Catherine  assiste  aux  séances  du  Sénat,  écarte 
Poniatowski,  son  amant,  «  un  fat4  » ,  par  la  promesse 
du  trône  de  Pologne5,  semble  déjà  si  bien  assise  que 
l'Angleterre  n'hésite  pas  à  lui  communiquer  les 
dépêches  secrètes  du  cabinet  français  6.  «  L'Impé- 
ratrice, dit  le  diplomate  anglais  7,  est  par  ses  talents, 

1  Robert  Keite  to  lord  Grenville,  12  july  1762.  Soc.  hist.  Russie, 
t.  XII  de  1873. 

»  Ibid.,  20  july  1762. 

3  Catherine  à  madame  de  Bielcke,  Soc.  hist.  Russie,  t.X  de  1872,  p.  164. 

4  Albert  Vandal,  Louis  XV  et  Elisabeth,  lettre  de  Lhôpital  du 
14  mai  1758. 

s  Buckingham   to  lord  Grenville,  7   oct.  1762.    Soc.  hist.     Russie, 
t.  XII,  p.  40. 
(i  Ibid.,  p.  23. 
7  Buckingham  to  lord  Halifax,  25  nov.  1762. 


284  LIVRE    II. 

son  instruction  et  sa  vigilance,  grandement  supérieure 
à  tout  ce  qu'il  y  a  dans  ce  pays.  » 

Bientôt  des  mécontents  se  montrent  :  ils  parlent  de 
l'héritier  légitime,  le  prince  Ivan,  dépossédé  et  enfermé 
par  Elisabeth.  Les  agents  diplomatiques  reçoivent 
alors  un  second  manifeste;  les  ministres  de  l'Empire 
les  informent  cette  fois x  qu'un  certain  capitaine 
Mirowitz  aurait  proclamé  le  prince  Ivan  et  enfoncé  la 
porte  de  son  cachot,  ce  qui  avait  obligé  les  gardes  à 
tuer  ce  prétendant  involontaire.  Ce  second  tour  sembla 
un  peu  fort;  madame  Geoffrin,  qui  était  en  correspon- 
dance intime  avec  Catherine,  ne  cacha  pas  l'impression 
du  dégoût  général  :  «  On  glose  chez  vous  sur  mon 
manifeste,  lui  répond  Catherine  2,  on  y  a  glosé  aussi 
sur  le  bon  Dieu  ;  ici  on  glose  aussi  quelquefois  sur  les 
François.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'ici  ce 
manifeste  et  la  tête  du  criminel  ont  fait  tomber  toutes 
les  gloseries.  Or  donc  le  but  était  rempli,  et  mon  mani- 
feste n'a  pas  manqué  son  objet.  Ergo  il  était  bon.  » 

Mais  en  même  temps  Catherine  est  infatigable 
contre  la  barbarie  et  les  abus.  «  Plus  je  travaille,  plus 
je  suis  gaie  »,  écrit-elle  3.  Elle  crée  une  flotte  :  la  flotte 
russe  n'existait  pas   avant  elle,    ou   du  moins   «  elle 

1  Buckingham  to  lord  Sandwich,  20  july  1764. 

2  Soc.  hisl.  Russie,  t.  I,  p.  264.  Cette  correspondance  avec  madame 
Geoffrin  est  charmante.  II  serait  curieux  d'en  donner  une  édition 
française  avec  les  lettres  de  Catherine  à  madame  de  Bielcke  qui  sont 
aussi  fort  intéressantes.  On  sait  que  même  la  correspondance  avec 
Voltaire  a  été  notablement  altérée  par  les  éditeurs  français. 

3  A  madame  de  Bielcke,  9  nov.  1766,  t.  X,  p.  136. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  285 

avait  l'air  de  la  flotte  pour  la  pêche  des  harengs1  ». 
Elle  assemble  les  notables  à  Moscou  :  «  Cela  m'a 
paru  une  farce,  écrit  l'ambassadeur  anglais2,  mais 
l'Impératrice  veut  s'appuyer  sur  eux;  il  est  à  peine 
possible  d'avoir  plus  d'activité,  de  posséder  mieux  le 
sentiment  du  génie  de  ses  sujets.  Le  bonheur  de  la 
nation  dépend  de  la  durée  de  son  règne.  »  Le  seul 
reproche  que  lui  adressent  les  Anglais,  c'est,  même 
après  l'atrocexépression  de  la  révolte  de  Pougatchew3, 
«  trop  de  clémence  :  ils  oublient  l'autorité  dès  qu'ils 
n'en  sentent  plus  le  poids  ».  , 

Elle  contrecarre  avec  esprit  la  politique  des  royaumes 
de  la  maison  de  Bourbon  qui  venaient  d'imposer  au 
Pape  la  suppression  des  Jésuites.  Catherine  s'empresse 
d'accueillir  les  proscrits  en  Russie  et  d'assurer  la  per- 
pétuité de  l'Ordre  en  appelant  les  novices  et  en  entre- 
tenant les  noviciats  dans  la  Russie  Rlanche4.  Elle 
défend  de  publier  le  bref  d'abolition  et  oblige  ses 
évêques  catholiques  à  lutter  contre  le  Pape  pour  les 
Jésuites.  Cette  lutte  est  piquante  :  le  nonce  du  Pape  à 
Varsovie,  qui  chérit  les  Jésuites,  est  forcé  par  devoir 
professionnel  de  traquer  les  débris  de  la  «  ci-devant 
compagnie  »  au  fond  des  États  de  Catherine  et  de  con- 
damner  le   noviciat  qui   prétend  perpétuer  la  corn- 


1  Soc.  hist.  Russie,  t.  X,  p.  23,  du  8  juin  1765. 

2  Ibid.,  t.  XII,  Henry  Shirley  to  lord  Weymouth,  28  february  1768. 

3  Ibid.,  t.  XIX,  sir  Robert  Gunnitiff  to  lord  Suffolk,  6  february  1775. 
*  De  1773  à  1780.  Soc.  hist.  Russie,  t.  I,  p.  460  et  suiv. 


ém^i 


■280  LIVRE    II. 

pagnie  «  en  dépit  de  la  suppression  formelle  et  notoire 
qui  en  a  été  faite  par  l'autorité  du  Saint-Siège  » .  Ces 
subtilités  ne  plaisent  point  à  Catherine,  elle  dicte 
cette  réponse  tranchante  '  :  «  Dès  que  Sa  Majesté  a 
daigné  une  fois  approuver  tout  ce  que  l'évêque  catho- 
lique de  la  Russie  Blanche  a  jugé  à  propos  d'instituer 
pour  l'Utilité  des  écoles  dans  ces  provinces,  elle  ne 
peut  que  désirer  que  le  Saint-Siège  ne  voie  en  cela 
qu'un  arrangement  fait  par  l'autorité  et  de  la  pleine 
connaissance  de  Sa  Majesté.  » 

Le  nonce  n'est  pas  seul  à  se  réjour  d'être  si  rude- 
ment rabroué;  la  joie  gagne  la  cour  de  Rome  tout 
entière;  plus  Catherine  la  frappera  pour  la  défense 
des  Jésuites,  plus  elle  bénira  sa  main.  Le  pape  Pie  VI 
n'y  peut  tenir  davantage,  il  écrit  à  Catherine,  le  2  jan- 
vier 1783,  une  lettre  en  langue  italienne,  contre  l'usage 
de  sa  chancellerie,  lettre  si  tendre  sur  la  protection 
accordée  aux  Jésuites,  que  le  ministre  russe  Stackel- 
berg  dit  en  la  transmettant  à  sa  Souveraine  :  «  Je  mets 
aux  pieds  de  votre  trône  le  repentir  du  Pape.  Son 
obéissance  est  une  réparation  qui  fournit  à  l'histoire... 
—  On  a  beau  dire,  fait  Catherine 2,  ces  coquins-là 
veillaient  aux  mœurs  et  au  goût  des  jeunes  gens.  » 

Elle  n'est  pas  aussi  complaisante  pour  les  Polonais. 

1  Soc.  hist.  Russie,  t.  1, 18  oct.  1779.  Voir  Ja  note  désolée  du  chan- 
celier Panin  sur  cette  rudesse  contre  le  Pape  :  «  Enfin,  dit-il,  quoi 
qu'il  en  soit,  il  faut  bien  passer  par  là.  » 

"2  Catherine  à  Grimm,  27  sept.  1790.  Soc.  hist.  Russie,  t.  XXIII 
de  1878,  p.  500. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  287 

Le  roi  de  Prusse  rêvait  depuis  longtemps  un 
démembrement  delà  Pologne,  car  il  écrivait  en  1763  : 
u  Ce  n'est  pas  sur  la  fin  de  ma  carrière  que  je  dois 
m'occuper  ou  m'engager  dans  de  vastes  projets.  Ces 
temps  sont  passés.  Je  désire  descendre  au  tombeau 
sans  troubles  et  sans  guerre  '...  »  S'il  se  concerte  avec 
Catherine,  c'est  pour  le  bonheur  des  Polonais  et  des 
«  pauvres  Suédois  »,  il  veut  lui  «  ouvrir  son  cœur», 
il  reçoit  d'elle  des  melons  d'Astrakan,  et  répond  avec 
une  allusion  à  la  pensée  secrète  :  «  La  même  main 
qui  dispense  des  melons  donne  des  couronnes2.  »  La 
cour  de  Vienne  paraît  disposée  à  protéger  la  Pologne, 
mais  bientôt  Frédéric  annonce  à  Catherine  que  Marie- 
Thérèse  se  rallie  «  à  la  bonne  cause,  va  faire  amende 
honorable  et  solliciter,  Madame,  aux  pieds  de  votre 
trône  la  participation  aux  avantages3...  »  —  «  Les 
mêmes  sentiments  d'humanité  et  d'amour  pour  la 
tranquillité  de  l'Europe,  répond  Catherine,  dispose- 
ront Votre  Majesté  à  apporter  de  sa  part  toutes  les  faci- 
lités convenables.  »  Tendresses  féroces.  Elles  n'empê- 
chent pas  Frédéric  de  raconter4  des  détails  sur  les 
favoris  de  Catherine  et  sur  les  inconvénients  qu'ils  lui 
amènent.  Elles  suffisent  pour  duper  les  diplomates 
anglais  à  un  tel  degré  qu'ils  soupçonnent  seulement  en 


1  Le  5  novembre.  Soc.  hist.  Russie,  t.  XX  de  1877,  p.  182. 
*  Ibid.,  p.  184. 

3  lbid.,  p.  316  et  318. 

4  SÉctjR,  Mémoires,  t.  II,  p.  137. 


288  LIVRE    II. 

juin  1772  les  projets  de  démembrement',  et  qu'ils 
écrivent,  quand  Frédéric  est  nanti  de  son  morceau  2  : 
«  On  n'est  pas  sûr  qu'il  veuille  le  conserver,  car  la 
dureté,  la  brutalité  avec  laquelle  il  traite  cette  pro- 
vince, ferait  croire  qu'il  ne  s'attend  pas  à  en  rester  le 
maître.  » 

Catherine  a  promptement  regret  d'avoir  abandonné 
des  fragments  de  la  Pologne  à  la  Prusse  et  à  l'Autriche, 
et  d'en  avoir  laissé  la  plus  grande  partie  indépen- 
dante. Elle  veut  la  Pologne  entière;  la  Prusse  et 
l'Autriche  veulent  s'étendre  chacune  sur  les  débris  de 
ce  qui  reste;  telle  est  la  véritable  politique  des  trois 
puissances  au  moment  où  la  France  cesse  d'avoir  une 
politique  en  Europe. 

Catherine  avait  les  yeux  bleus  et  les  sourcils  noirs, 
le  regard  doux,  le  sourire  enchanteur;  «  son  excel- 
lente tête  s'appuyait  sur  un  beau  bras3;  »  elle  était 
petite  et  grasse,  et  portait  des  robes  largement  drapées  . 

Elle  n'aimait  l'esprit  ni  dans  la  conversation,  ni 
dans  les  galanteries;  là  se  retrouve  l'Allemande. 

Ses  réparties  étaient  pesantes4;  ses  citations  souvent 
ridicules  5. 


1  Soc.   hist.  Russie,   t.   XIX.   Le    12  juin   1772  :     «  extraordinary 
transaction.  » 

2  Ibid.,  p.  250.  Lord  Cahtcart  to  lord  Suffolk,  28  june  1772. 
8  Prince  de  Ligne,  t.  I,  p.  285. 

4  Voir  notamment  la  réponse   dont  elle  se  vante  dans    sa  lettre   à 
madame  Geoffrin,  Soc.  hist.  Russie,  t.  I,  p.  274. 

0  Par  exemple,  elle  écrit  à  la  princesse  Dasclikow   (Mémoires  de  la 


PREMIERES    ILLUSIONS.  289 

La  dynastie  de  ses  amants  est  connue  :  on  croirait 
même  qu'elle  a  entrepris  une  revanche  de  la  femme 
contre  Louis  XV.  De  Potemkin  elle  a  fait,  comme  le  dit 
un  émigré,  une  Pompadour.  Favori  toujours,  il  pré- 
sente ou  fait  disgracier  à  son  gré  les  autres  favoris. 
Louis  XV  renvoie  ses  favorites  en  les  mariant  à  des 
colonels,  Catherine  donne  à  ceux  dont  elle  se  lasse 
beaucoup  de  roubles,  quelques  milliers  de  paysans,  ou 
le  château  de  Frohsdorf,  comme  à  Yermolow1.  On 
peut  croire  que  ces  favoris  n'avaient  pas  besoin  d'être 
des  épicuriens  :  elle  ne  leur  demandait  aucune  imagi- 
nation et  gardait,  dit-on,  auprès  d'eux  sa  sérénité  et 
son  sang-froid.  On  peut  surtout  répéter  ce  qu'elle  écri- 
vait à  madame  Geoffrin  2  :  «  C'est  le  bon  ton  de  tous 
vos  gens  en  place  de  dire  et  d'entendre  dire  le  plus 
d'horreurs  qu'ils  peuvent  de  moi,  ils  ne  sont  pas 
engagés  à  les  prouver.  >» 

On  ne  peut  reprocher  à  Catherine  son  manque  de 
tendresse  pour  son  fils.  Le  malheureux  avait  le  corps 
plus  grotesque,  l'intelligence  plus  délabrée  que  son 
père  dont  il  rappelait  les  travers,  les  infirmités,    la 

princesse   Daschkow,    t.    III,  p.   106)    :    Madame   Deslioulières    dit    : 

Je  suis  charmé  d'être  né  ni  Grec  ni  Romain, 
Pour  garder  encore  quelque  chose  d'humain. 

On  peut  croire  qu'elle  songeait  aux  vers  de  Corneille  : 

Je  rends  grâces  aux  dieux  de  n'être  pas  Romain, 
Pour  conserver  encor  quelque  chose  d'humain  ! 

1  II  y  meurt  en  1836. 

2  Soc.  kist.  Russie,  t.  I,  p.  278. 

i.  19 


290  LIVRE    II. 

décadence.  Il  était  sujet  à  des  hallucinations  !  qui  le 
tenaient  parfois  deux  jours  dans  une  sorte  de  stupeur 
et  le  faisaient  prendre  en  pitié  par  les  ministres  étran- 
gers 2.  Il  était  veuf  d'une  première  femme;  on  se  hâta 
de  lui  en  procurer  une  seconde,  de  la  lui  acheter  pour 
ainsi  dire  :  on  envoya  quarante  mille  roubles  à  la  prin- 
cesse de  Montbéliard  pour  s'habiller  et  amener  sa  fille 
à  Pétersbourg.  «  Les  quarante  mille  roubles  sont  un 
vrai  restaurant  »  ,  répondit  la  princesse  qui  se  hâta  de 
faire  changer  de  religion  à  sa  fille,  et  de  donner  congé 
au  fiancé  aimé  de  la  jeune  Allemande.  Ce  fiancé, 
écrivit  le  roi  de  Prusse,  épousera  la  jeune  sœur;  «  dans 
le  fond,  cela  revient  au  même  » .  Ce  fiancé  était  un 
prince  de  Darmstadt,  dont  la  sœur  était  la  première 
femme  du  Russe.  Ainsi  il  cède  sa  fiancée  pour  qu'elle 
remplace  sa  sœur  :  la  tendre  Allemande  élevée  dans 
son  jardin  de  Montbéliard,  où  les  allées  sont  bordées  de 
buis  et  les  grottes  ornées  de  divinités  en  plâtre,  n'a 
qu'une  pensée  :  «  J'ai  bien  peur  de  l'Impératrice!  » 
Catherine  garda  longtemps  des  illusions  sur  ce  cou- 
ple :  elle  lui  témoigna  de  l'amour,  écrivit  des  lettres 
charmantes  3  ;  puis  elle  se  lassa. 

1  Oberkiuch,  Mémoires,  t.  I,  p.  191. 

*  Soc.  hist.  Russie,  t.  XIX  de  1876.  p.  451.  Sir  Robert  Gunnin^ 
to  lord  Suffolk,  16  march  1775  :  «  His  conduct  of  late  has  in  many 
respects  so  mucli  resembled  that  of  his  father...  fresh  instances  of 
levity  and  imprudence...  »  lbid.,  p.  515,  Richard  Oakes  to  William 
Eden,  15  april  1776  :  «  Has  been  for  tvvo  days  in  inexpressible  dis- 
traction. » 

3  Soc.  hist.  Russie,  t.  IX  de  1872,  p.  38  et  suiv. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  291 

Le  prestige  en  Europe  de  Catherine  avait  grandi  à 
la  suite  des  guerres  contre  les  Turcs.  C'est  vers  cette 
victorieuse  qu'accoururent  tout  d'abord  les  émigrés, 
les  jeunes,  les  impatients  des  fêtes  del'épée,  Richelieu, 
Damas,  Langeron,  Boismilon  '.  On  leur  avait  conté  des 
combats  fantastiques  dans  des  pays  inconnus  :  ils  furent 
accueillis  avec  allégresse.  «  Je  sais  que  Henri  IV 
était  invincible  à  la  tête  de  sa  noblesse  »  ,  leur  dit 
Catherine  en  les  envoyant  sur  le  Danube  2,  avec  des 
grades  supérieurs  à  ceux  qu'il  avaient  en  France. 
Leur  arrivée  à  l'armée  fut  célébrée  par  l'assaut  d'Ismaïl, 
où  ils  franchirent  la  brèche  en  bas  de  soie  et  en  souliers 
de  bal,  au  milieu  de  trente  mille  morts;  ils  reçurent  la 
croix  de  Saint-George  et  des  épées  d'or  3.  Catherine 
offrit  au  marquis  de  Bouille  son  grade  avec  son  ancien- 
neté en  Russie  et  vingt  deux  mille  roubles  de  traite- 
ment*. 

Si  les  émigrés  croient  à  Coblentz  qu'elle  va  leur 
envoyer  une  armée  de  secours,  c'est  simple  naïveté, 
car  elle  ne  cherche  point  à  les  tromper.  «  J'ai,  dit- 
elle  à  M.  de  Saint-Priest 5,  une  guerre  avec  les  Turcs, 


1  Ms.  Aff.  Et.  Russie,  132,  Genêt  à  Montmorin,  31  mai  17,90. 

i  Mémoires  de  Langeron . 

3  Ms.  Aff.  Et.,  vol.  134.  Genêt  à  Montmorin,  15  mars  1791.  Les 
détails  de  cette  période  héroïque  seront  prochaineme  nt  connus  par 
V Histoire  du  duc  de  Richelieu,  que  va  publier  M.  le  duc  d'Audiffret- 
Pasquier. 

*  Catherine  à  Grimm,  juin  1791,  p.  549. 

h  Baron  de  Bmuntk,  Correspondance  de  Louis  XVIII  et  de  Saint- 
Priest. 

19. 


292  LIVRE   II. 

je  veux  en  attendre  la  fin.  »  D'ailleurs,  à  son  avis,  les 
étrangers  ne  doivent  pas  jouer  un  rôle  dans  le  rétablis- 
sement de  l'ordre  en  France  :  «  Laissez  les  princes 
rentrer  en  France,  forts  de  leur  cause1  »  ;  il  leur  faut 
pour  réussir,  non  les  armées  de  l'Europe,  mais  «  cou- 
rage, fermeté,  jugement 2. ..  Quant  à  la  jacobinière  de 
Paris,  je  la  battrai  en  Pologne  3.  » 

Elle  reçoit  avec  empressement  les  émigrés  qui  vien- 
nent la  solliciter  pour  la  France,  elle  se  les  fait  pré- 
senter par  Genêt,  l'agent  officiel  du  gouvernement 
français.  Ce  Genêt  était  une  manière  de  pédant,  frère 
de  madame  Gampan  ;  il  venait  de  publier,  sans  l'excuse 
d'être  ou  l'auteur  ou  la  dupe,  deux  odes  fausses  d'Ho- 
race4. Il  était  un  peu  honteux  de  la  situation  que  lui 
faisaient  à  la  cour  de  Russie  les  nouvelles  de  France  : 
«  Moins  vous  aurez  occasion  d'en  parler,  mieux  ce 
sera  »  ,  répondit  philosophiquement  à  ses  plaintes  notre 
ministre  des  affaires  étrangères  5.  —  Mais,  soupirait 
Genêt  6,  «  quand  viendra  donc  cette  régénération  si 
urgente  que  nous  annonçons  à  l'Europe?  » 

Son  rôle  d'introducteur  des  émigrés  ne  le  gênait  pas 

1  Catherine  à  Grimm,  p.  573,  t.  XXI II. 

2  Ibid. 

ilbid.,9  mai  1792. 

*  L'auteur  était  le  prince  Pallavicini;  Genêt  remit  les  vers  à  Ansse 
de  Villoison,  qui  les  publia  en  1778;  plusieurs  éditeurs  d'Horace  ont 
inséré  ces  odes.  Voir  Rostain,  Une  imposture  littéraire,  Lyon,  1845. 

5  Ms.  Aff.  Étr.  Russie,  vol.  131,  Montmorin  à  Genêt,  27  jan- 
vier 1790. 

6  Ibid.,  Genêt  à  Montmorin,  9  février  1790. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  293 

moins;  il  trouvait  «  fort  désagréable  d'avoir  à  présen- 
ter des  gens  qui  ne  voyagent  que  pour  dénigrer  la 
France  l  »  .  Bientôt  il  est  invité  à  ne  plus  paraître  à  la 
cour,  puisque  le  Roi  qu'il  représente  est  tenu  en  capti- 
vité, et,  ce  qui  lui  semble  plus  pénible  encore,  il  sait 
que  «  l'on  a  fait  insinuer  à  plusieurs  femmes  dont 
l'amitié  »  faisait  sa  consolation,  de  cesser  de  le  voir  2. 
«  L'Impératrice,  écrit-il  3,  reçoit  l'émissaire  des 
princes,  revêtu  des  marques  de  la  rébellion,  tandis 
qu'elle  m'exclut.  » 

Cet  accueil,  un  peu  d'argent,  des  conseils  virils,  c'est 
tout  ce  qu'elle  offre  aux  émigrés.  Les  dons  en  argent 
remis  aux  princes  français  par  elle,  ne  semblent  pas 
avoir  dépassé  quatre  millions  de  francs  * '. 

Quant  à  la  promesse  d'une  expédition  en  Norman- 
die, elle  paraît  avoir  surtout  existé  dans  l'imagination 
du  roi  de  Suède  et  dans  celle  du  comte  de  Nassau- 
Siegen,  un  paladin  d'un  autre  âge,  un  Hercule  fils 
d'une  Française  6.  Une  flotte  aurait  jeté  en  Normandie 
les  Russes  et  les  Suédois  qui  se  faisaient  une  guerre 
acharnée;    Pahlen,  si  fameux  sous  le  règne  suivant, 


'  Ms.  Aff.  Étr.  Russie,  136,  du  9  sept  1791. 
2  Ibid.,  des  27  août  et  13  sept.  1791. 
1  Genêt  à  Delessart,  9  décembre  1791. 

4  Genêt  (ibid.,  2  déc.  1791)  connaît  300,000  livres  envoyées  par  la 
maison  Tourton  et  Ravel,  et  1,960,000  livres  par  Hope  d'Amsterdam; 
en  outre,  le  prince  de  Nassau-Siegen  a  remis  environ  un  million  de  la 
part  de  Catherine.  Il  a  remis  quatre  millions  de  sa  fortune  person- 
nelle. (Mémoires  de  Langeron.) 

5  Fils  légitime  d'un  Nassau  et  de  mademoiselle  de  M ailly. 


294  LIVRE    II. 

devait  commander  l'armée  de  débarquement  1  ;  mais 
Genêt  lui-même  n'était  pas  très-effrayé  de  ce  projet  % 
il  voyait  bien  vers  quel  but  Catherine  dirigeait  sa 
pensée. 

L'histoire  moderne  de  la  Russie,  disait  Pozzo  di 
Borgo,  est  d'être  en  contact  avec  l'Europe  par  la 
Pologne. 

Écartée  de  Gonstantinople  par  la  défection  de  l'em- 
pereur Léopold,  Catherine  se  rejette  sur  la  Pologne. 
La  prendre,  elle  n'y  songe  pas  encore,  elle  se  contente 
de  la  protéger.  Mieux  vaut  la  protection  de  la  Pologne 
entière  qu'une  possession  partagée  comme  la  première 
fois  avec  la  Prusse  et  l'Autriche. 

Elle  s'occupe  donc  d'offrir  aux  deux  puissances 
rivales  des  dédommagements  et  tout  au  moins  de  les 
occuper  dans  une  guerre  contre  la  France.  «  Je  me 
casse  la  tête,  dit-elle3,  à  décider  les  cabinets  de  Vienne 
et  de  Berlin  contre  la  France.  Je  les  "voudrais  voir 
enfoncés  dans  des  complications,  et  garder  les  mains 
libres  ;  j'ai  tant  d'affaires  à  terminer  pendant  qu'ils 
seront  occupés.  »  Cette  politique  est  si  claire,  que 
Genêt  lui-même,  tout  confiné  qu'il  est  dans  son  hôtel, 
ne  manque  pas  de  la  comprendre  :  Catherine,  écrit-il 
à  Dumouriez  4,  veut   «  saisir  la  Pologne  tandis  qu'elle 

1  Mémoires  de  Langeron. 

2  Genêt  à  Montmorin,  20  sept.  1791;  Genêt  à  Delessait,  13  dé- 
cembre 1791. 

3  Lettre  citée  par  Sybel,  t.  II,  p.  379,  décembre  1791. 
*  Ms.  Aff.  Étr.  Russie,  137,  du  14  juin  1792. 


PREMIERES    ILLUSIONS. 


295 


occupera  la  Prusse  et  l'Autriche  contre  la  France  ;  elle 
a  eu  l'adresse  de  faire  prendre  le  change  à  ces  cours 
par  l'intérêt  qu'elle  a  témoigné  à  nos  émigrés  »  . 

A  l'Autriche  on  peut  en  outre  offrir  la  Bavière 
qu'elle  convoite.  Mais  la  Prusse  ne  détache  pas  ses 
yeux  de  Danzig  qu'elle  regrette  de  n'avoir  pas  arra- 
chée lors  du  premier  partage  de  la  Pologne,  qu'elle  ne 
laissera  jamais  occuper  par  la  Russie. 


LA    PRUSSE. 


Le  grand  Frédéric  avait  pour  héritier  un  fils  de  son 
frère  '  et  d'une  sœur  de  sa  femme;  il  le  méprisait;  il 
lui  reprochait  d'être  «  abandonné  à  une  vie  crapu- 
leuse »  2  ;  il  le  maria  à  sa  nièce  Elisabeth  de  Brunswick, 
mais  sans  pouvoir  le  soustraire  à  la  domination  de 
Wilhelmine  Enkel.  Cette  fille,  que  le  prince  héritieravait 
prise  dès  l'âge  de  douze  ans,  fut  persuadée  par  Frédéric 
d'épouser,  moyennant  des  écus,  le  fils  du  jardinier  du 
château.  Elle  ne  perdit  point  son  influence  en  deve- 
nant madame  Rietz,  la  jardinière,  elle  fit  promouvoir 


1  Auguste-Guillaume,  mort  en  1758,   époux  de  Louise-Amélie  de 
Brunswick. 

2  Mémoires  de  Frédéric,  t.  II,  p.  331. 


296  LIVRE    II. 

son  mari  au  rang  de  trésorier  de  la  cassette  et  fit  si  bien 
délaisser  Elisabeth  de  Brunswick  que  celle-ci  chercha 
des  consolations.  Frédéric  prit  le  parti  de  la  Rietz 
contre  l'épouse  qui  se  donnait  trop  souvent  des  torts; 
il  ordonna  au  mari  de  répudier  Elisabeth  de  Brunswick, 
et  d'épouser  Louise  de  Darmstadt. 

Ce  mari,  Frédéric-Guillaume,  était  en  outre  épris 
d'une  jeune  fille  noble,  mademoiselle  de  Voss,  au 
moment  où  la  mort  du  grand  Frédéric  l'appela  au 
trône  l,  Il  avait  alors  quarante-deux  ans.  Sa  taille  de 
géant,  son  front  fuyant,  sa  vigueur  exceptionnelle  fai- 
saient l'admiration  de  ses  officiers.  Il  obtint,  pour 
quelques  cadeaux,  que  sa  seconde  femme,  la  reine 
Louise,  consentît  non  à  le  laisser  revenir  à  la  première, 
la  Reine  répudiée,  mais  à  lui  permettre  d'en  épouser 
une  troisième,  mademoiselle  de  Voss,  sans  divorcer 
avec  la  seconde.  On  sait  que  les  théologiens  allemands 
admettent  ces  subtilités,  à  l'exemple  de  Luther,  qui  auto- 
risa la  polygamie,  sous  la  condition  qu'elle  fût  profi- 
table à  un  prince  riche  et  puissant.  Cette  fille  était,  selon 
l'opinion  de  lord  Malmesbury 2,  plus  artificieuse  que 
belle,  et  plus  belle  qu'intelligente;  elle  prit  le  titre  de 
comtesse  d'Ingenheim,  mais  mourut  au  bout  de  deux 
ans.  La  Rietz  s'était  fait  donner,  comme  compensation, 
le  titre  de  comtesse  de  Lichtenau,  et  n'avait  rien  perdu 
de    son   influence;   elle  accueillit  elle-même  la  belle 

1  En  1786. 

*  Malmesbury,  Diary,  t.  II,  p.  204. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  297 

Frédérique  de  Doenhoff,  la  surnomma  Hébé  la  Blonde, 
la  fit  épouser  également  par  le  Roi,  toujours  du  vivant 
des  deux  Reines.  Elle  eut  même  la  discrétion  de  quitter 
Berlin  afin  de  ne  pas  troubler  les  tendresses  des  nou- 
veaux mariés,  elle  partit  pour  Naples  avec  un  émigré 
français,  le  chevalier  de  Saxe  '.  Le  chevalier  était  un 
neveu  de  la  mère  de  Louis  XVI  ;  il  émigra  d'abord  en 
Russie,  se  querella  avec  le  favori  de  Catherine,  arriva 
à  Berlin  pour  plaire  à  la  favorite  de  Frédéric-Guillaume, 
trouva  que  «  sa  taille,  sa  gorge,  ses  bras  et  ses  mains 
auraient  paru  de  riches  modèles  à  un  sculpteur  2  »,  et 
l'enleva  jusqu'à  Naples.  Mais  à  Naples,  il  conquit  les 
bonnes  grâces  de  la  Reine  et  laissa  la  Prussienne  à 
lord  Bristol,  évêque  de  Londonderry. 

Durant  cette  absence  de  la  Lichtenau,  Frédéric- 
Guillaume  se  querella  avec  sa  nouvelle  épouse,  l'Hébé 
acariâtre,  divorça  et  rappela  la  voyageuse.  Celle-ci 
revint  de  Naples  avec  son  évêque  anglais  et  un  nouvel 
émigré  français,  le  comte  de  Saint-Ignon  ;  elle  trouva 
le  Roi  occupé  de  projets  de  guerre  contre  la  France. 

Il  était  animé  par  son  favori  Bischoffswerder,  un 
aventurier  dont  il  avait  fait  un  colonel  parce  qu'il  était 
de  sa  taille,  qu'il  lui  fabriquait  une  eau  de  jouvence  et 
des  diavolini  à  effet  merveilleux,  et  qu'il  l'avait  affilié 
à  la  société  des  Rose-Croix.  Les  Rose-Croix  voulaient, 
comme  les  révolutionnaires  français,  réformer  l'huma- 

1  Dampmartin,  Mémoires,  p.  351. 

2  Dampmartin. 


298  LIVRE    II. 

nité,  mais  ils  prétendaient  y  parvenir  par  un  mysti- 
cisme religieux,  tempéré  par  les  caresses  des  épouses 
spirituelles;  c'était  une  de  ces  fusions  du  libertinage 
et  de  la  dévotion  comme  on  en  a  essayé  encore  plus 
récemment  en  Prusse  l.  Lune  des  adeptes  les  plus 
précieuses,  mademoiselle  Bethmann,  persuada  au  Roi 
qu'elle  l'aimait  dans  le  ciel,  refusa  de  devenir  sa  cin- 
quième femme  sur  la  terre,  mais  lui  accorda  les  menues 
faveurs  que  ne  refusaient  jamais  les  épouses  spirituelles  ; 
elle  était  laide,  mais  très-bien  faite  2. 

Les  révolutionnaires  français  étaient  de  la  sorte  des 
concurrents  haïssables.  Mais  la  cupidité  avait  au  moins 
autant  d'influence  que  le  mysticisme  pour  entraîner  la 
Prusse  contre  la  France.  —  Que  fera-t-on  de  l'Alsace 
et  de  la  Lorraine  ?  demandait  le  roi  de  Prusse  3.  — 
Qu'importe  !  répondait  Catherine;  tenez  Paris,  je  me 
charge  de  Varsovie,  nous  compterons  ensuite. 

Que  pouvaient  les  sollicitations  des  émigrés  au  milieu 
de  ces  convoitises  universelles  ?  Ils  croient  à  une  croi- 
sade chevaleresque  pour  le  trône  et  l'autel,  ils  enten- 
dent déjà  le  pas  des  armées  en  marche,  et  pendant  ce 
temps  Léopold  veut  prendre  la  Bavière  4  et  créer  un 

1  Hepworth  Dixon,  Spiritual  wives. 

2  Lord  Malmesbuky,  Diary,  t.  III,  p.  20  à  43  :  Is  well  made...  ail 
the  lîcentious  latitude  it  is  raid  the  illuminés  allow  themselves.  » 

3  Sybel,  t.  I,  p.  305  à  308. 

*  L'électeur  de  Bavière  n'avait  pas  d'héritier  légitime  :  sa  succes- 
sion était  disputée  par  la  maison  des  Deux-Ponts  et  par  l'Empereur. 
En  attendant,  l'électeur,  âgé  de  soixante-cinq  ans,  apoplectique,  mons- 
trueusement gros,  passait  quatre  heures  à    chaque  repas,   faisait   des 


PREMIERES    ILLUSIONS. 


299 


royaume  de  Saxe  et  Pologne,  Catherine  convoite  la 
Pologne  et  la  Turquie,  Frédéric-Guillaume  veut 
Danzig  et  Thorn,  il  ouvre  «  la  gueule  »  ,  comme  l'écrit 
Grimm  à  Catherine  ',  il  regarde  l'Alsace  et  la  Lorraine. 
—  Je  ne  pourrai  rien  pour  vous,  dit-il  au  baron  de 
Roll  que  lui  a  envoyé  le  comte  d'Artois,  tant  que  je 
ne  connaîtrai  pas  la  solution  sur  la  Pologne  et  la  Tur- 
quie2. 


VI 


L    ANGLETERRE. 

Les  Anglais  avaient  aussi  leurs  raisons  pour  laisser 
la  France  aux  prises  avec  ses  révolutions  ;  c'était  le 
moment  de  la  grande  lutte  entre  lord  Cornwallis  et 
Tippo-Sahib;  l'empire  des  Indes  grandissait. 

Chacun  sert  son  pays,  développe  ses  forces.  La 
France  se  berce  de  phrases,  se  déchire. 

La  seule  annonce  de  l'approche  d'un  courrier  des 
Indes  fait  hausser  la  Bourse  de  Londres;  l'Espagne 
menacée  de  perdre  la  Californie  s'humilie.  Le  peuple 

économies  pour  doter  ses  bâtards  et  laissait  administrer  ses  États  par 
un  Américain  de  génie  qui  est  connu  dans  la  science  sous  le  nom  de 
Rumford. 

1  Le  12  août  1790,  p.  246. 

2  Sybel,  t.  I,  p.  301. 


300  LIVRE    II. 

anglais  fait  parade  d'une  sympathie  théâtrale  pour  les 
révolutionnaires  français,  un  peu  par  joie  de  l'efface- 
ment momentané  de  la  France  et  de  la  revanche  facile 
de  la  guerre  d'Amérique,  beaucoup  par  cet  esprit  de 
fausse  philanthropie  qui  lui  tire  des  paroles  complaisantes 
pour  les  turbulents  de  tous  les  pays.  Dans  l'orgueil  de 
leur  force,  les  Anglais  croient  mieux  jouir  de  leur  sécu- 
rité en  se  parant  de  sollicitude  pour  les  sauvages  dont 
ils  ne  se  sentent  point  menacés. 

Le  roi  Georges  III  cependant  fit  savoir  à  Louis  XVI 
qu'il  prenait  «  un  vif  intérêt  à  sa  position  l  » .  Stérile 
sympathie.  Le  ministère  tient  à  n'avoir  aucune  relation 
avec  les  princes  français  2,  il  sait  fort  exactement  qu'ils 
ont  obtenu  de  bonnes  paroles  et  qu'ils  les  ont  prises 
pour  des  secours,  il  sait  également  que  ces  promesses 
sont  chimériques,  que  chaque  cabinet  suit  ses  intérêts 
égoïstes,  est  jaloux  des  puissances  voisines,  ne  songe  ni 
à  une  coalition,  ni  à  des  combinaisons  de  mesures  3. 
Aussi  le  comte  de  Breteuil,  qui  traverse  toutes  les  Cours 


1  Ms.  Arch.  Nat.  G.  II;  117,  Calonne  à  Louis  XVI,  9  avril  1790. 

2  Lettre  de  lord  Grenville  du  20  sept.  1791,  citée  dans  Fortnightly 
Rewiew,  february  1883;  l'auteur  de  l'article,  M.  Browning,  indique 
comme  se  nommant  Bintinaye,  l'agent  des  princes  à  Londres  :  je  ne 
connais  de  ce  nom  qu'un  capitaine  de  vaisseau  amputé  d'un  bras  à  la 
suite  d'un  combat  naval  contre  les  Anglais,  il  est  mort  en  1792. 
L'agent  véritable  est  le  duc  d'Harcourt. 

3  Lord  Malmesbdry,  Diary,  Coblentz,  20  oct.  1791  :  «  They  seem 
to  bave  forgot  tbat  asyet  tbey  hâve  obtained  nothing  but  professions; 
that  each  of  thèse  courts  is  actuated  by  différent  interests;  that  they 
are  jealous  of  each  other;  that  there  is  no  coalition  between  them  and 
no  union  of  measures.  » 


PREMIERES    ILLUSIONS  301 

au  nom   du  Roi,    déclare   que    «    Pitt  est  un  pauvre 
homme  pour  toutes  les  affaires  extérieures  '  » . 

L'illusion  sur  notre  Révolution  dura  jusqu'au  mois 
d'août  1792  ;  à  celte  époque,  lord  Gower  écrit  de  Paris 
à  lord  Grenville,  six  jours  avant  la  captivité  du  Roi  2, 
que  la  canaille  de  Paris  est  pourvue  d'armes  et  qu'elle 
prépare  le  sac  des  Tuileries  :  «  Exprimez  au  Roi, 
répond  lord  Grenville,  nos  sentiments  de  considéra- 
tion, d'amitié,  de  bon  vouloir.  Mais  rien  d'écrit  » . 
Cependant  les  Anglais  commencent  à  s'aigrir  en  voyant 
éclater  le  coup  contre  les  Tuileries.  Ils  veulent  la  paix, 
ils  redoutent  un  agrandissement  de  l'Allemagne  3  ;  du 
reste,  toute  pensée  politique  disparaît  devant  l'horreur 
soulevée  par  le  massacre  des  Suisses  et  l'incarcération 
du  Roi.  La  milice,  les  sociétés  politiques,  la  presse 
s'unissent  en  un  élan  national  contre  les  sociétés  révolu- 
tionnaires. L'opinion  publique  devient  subitement  si 
irrésistible  que  dans  le  Parlement  la  majorité  de  l'oppo- 
sition se  rallie  au  ministère  :  la  vieille  aristocratie,  les 
fondateurs  de  la  liberté  anglaise,  l'ossature  de  la  nation, 
les  chefs  wighs  tendent  la  main  aux  tories;  le  cabinet 
de  Pitt,  Grenville  et  Dundas  s'ouvre  pour  les  chefs 
libéraux,  le  duc  de  Portland,  lord  Fitzwilliam ,  lord 
Spencer* 


1  Fersen,  Journal,  p.  C8. 

*  Forlnightly  liewiew,  febr.  1883.  Lettre  du  4  août  1792. 
3  Lord  Auckland,   Correspondence,  t.  II,    p.  55;    Stan:iope,   Life 
ofPitt. 


CHAPITRE  VII 

CONFLITS    AVEC   LA    POLITIQUE    ROYALE. 

Divisions    dans  la   maison    de    Bourbon.   —     Entrevue     de     Pilnitz. 
—  Missions  à  l'étranger.  —  Ebranlement  de  l'Europe. 


DIVISIONS    DANS    LA    MAISON    DE   BOURBON. 

Les  États  où  régnait  la  maison  de  Bourbon  ne  sem- 
blaient pas  mieux  dispose's  à  intervenir  dans  les  événe- 
ments de  France. 

Ferdinand,  le  Bourbon  de  Naples,  avait  épousé 
l'archiduchesse  Caroline,  sœur  de  Marie-Antoinette  ; 
il  était  passionné  pour  la  pêche,  fanatique  de  chasse 
au  point  de  préparer  lui-même  les  entrailles  pour  la 
curée,  dominé  par  sa  femme  qui  était  virile,  qui  avait 
des  goûts  virils  '.  Là  régnait  le  fils  d'un  accoucheur  de 
Besançon,  nommé  Acton,  qui  imitait  seulement  de 
Potemkin  les  complaisances  pour  les  caprices  de  la 
souveraine.  Il  avait  à  se  défendre  contre  les  jalousies 
des  femmes  de  chambre  *,  il  haïssait  les  Bourbons  de 
France,  et  il  accueillit  l'agent  des  jacobins  à  Naples,  le 

1  Lady  Craven,  Mémoires. 

2  Ms.  vol.   640,  f°   60,  Las   Casas  à  Antraigues,  26  janvier  1793 . 


PREMIERES    ILLUSIONS.  303 

baron  de  Mackau,  avec  une  telle  cordialité,  que  Mackau 
eut  l'effronterie   de    lui  proposer   une   expédition   en    '' 
commun  pour  rétablir  la  république  à  Rome  '. 

Près  des  Bourbons  d'Espagne,   l'homme  qui  rem- 
plissait le  rôle  de  Potemkin  et  d'Acton  était  Godoy. 

Cet  ancien  soldat  aux  gardes  était  plus  intelligent 
que  les  administrateurs  voués  à  la  routine  et  les  moines 
hébétés  qui  lui  disputaient  l'influence  :  il  paraît  même 
avoir  assez  bien  compris  les  chances  qu'ouvrait  à  son 
Roi  la  dépossession  des  Bourbons  de  France;  on  peut 
croire  que  Charles  IV  ne  reculait  pas  devant  l'idée 
d'être  roi  constitutionnel  à  Paris  et  monarque  selon 
la  Bible  à  Madrid.  Mais  son  Espagne  était  dans  un  état 
de  décrépitude  qui  ne  permettait  guère  un  rôle  aussi 
hardi  :  on  avait  vu  la  Reine  mère  annuler  la  nomina- 
tion d'un  ministre,  M.  de  Llano,  parce  qu'il  n'était 
point  assez  chaste  2.  L'idée  dominante  de  la  Cour  était 
la  chasteté.  Le  frère  de  Charles  III  fut  tenu  dans  une 
telle  contrainte,  qu'il  faillit  en  mourir  3;  le  ministre  de 


'  Frédéric  MasSO>t,  Diplomates  de   la  Révolution,  p.  121. 

*  Ms.  vol.  640,  f°  19,  Las  Casas  à  Antraigues,  5  octobre  1792.  Ce 
Las  Casas  était  un  observateur  et  un  écrivain  de  grande  valeur.  11 
semble  absolument  oublié  par  les  Espagnols. 

3  Ms.  vol.  640,  f"  16.  Las  Casas  à  Antraigues,  29  sept.  1792  : 
«  Cet  infant  don  Luis...  mieux  que  lui,  mais  le  ton  religieux  de  la 
maison  faisoit  qu'il  ne  pouvoit  jamais  avoir  de  femme.  Il  attrapa  cinq 
ou  six  fois  des  filles  des  soldats  de  la  garde,  et  la  plus  forte...  Il 
s'obstina  à  vouloir  se  marier  et  coucher  en  grâce  du  Seigneur  avec 
une  femme.  On  n'aime  pas  en  Espagne  les  princes  du  sang  :  il  épousa 
mademoiselle  Villabriga,  fille  d'un  petit  gentilhomme  ;  il  mourut 
laissant  deux  garçons  et  une  fille...  » 


304  LIVRE   II. 

la  marine  Ariago  refusa  de  croire  à  la  perte  d'une  flotte 
«  parce  qu'il  l'avait  recommandée  tous  les  matins  à  la 
Sainte  Vierge  !  »  ;  l'armée  qui  fut  envoyée  contre  le 
Portugal  ne  reçut  ni  poudre,  ni  cartouches,  sans  doute 
par  confiance  dans  la  même  protection.  Le  peuple  regar- 
dait le  travail  «  comme  un  malheur  et  un  opprobre  2  »  . 
Le  Godoy  se  fit  nommer  duc  de  la  Alcudia,  puis  prince  de 
la  Paix,  s'épuisa  en  artifices  pour  concilier  les  jalousies 
entre  la  Reine,  sa  femme  l'Infante  Maria-Teresa3,  et  sa 
maîtresse  la  Josefa  Tudo,  qu'il  fit  comtesse  de  Gastillo- 
Fiel.  Il  devint  un  objet  d'horreur  pour  le  peuple  espagnol 
qui  le  surnomma  Y  éponge  *,  et  il  n'eut  jamais  la  pensée, 
même  durant  la  guerre  contre  la  République  française, 
de  rendre  service  aux  Bourbons  de  la  branche  aînée. 
Ainsi  séparée  de  ses  branches  étrangères,  la  maison 
de  Bourbon  n'offrait  pas  le  spectacle  d'une  union 
plus  intime  dans  ses  branches  françaises.  La  maison 
d'Orléans  était  depuis  longtemps  en  lutte  avec  la 
famille  royale  et  la  maison  de  Condé.  Les  Condé 
n'étaient  guère  mieux  vus  de  la  Reine5;  «  ce  serait  dur 
d'être  sauvés  par  ce  maudit  borgne  »  ,  disait-elle  en 
parlant  de  la  glorieuse  blessure  du  prince  de  Condé6. 

1  Bnron  de  Gleicuen,  Mémoires,  p.  32. 

*ïbid. 

*  La  tille  de  cet  infant  Don    Luis  qui  avait  tant  tenu  à  se  marier. 

4  Joveixanos,  Memoria  en  defensa,  t.  I,  p.  524  :  «  La  esponja  de 
Godoy  clmpô  la  espantosa  porcion  de  la  fortuna  publica.  » 

b  Feisen  au  baron  de  Taube,  2  mai  1791,  t.  I,  p.  112. 

*•  Haiiante,  Correspondance  de  Louis  XVIII  et  de  Saint-Priest, 
Préface,  p.  98. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  305 

Le  comte  de  Provence  n'était  pas  plus  en  crédit  aux 
Tuileries,  malgré  sa  fidélité  à  partager  le  sort  de  son 
frère,  jusqu'au  jour  désigné  pour  la  fuite  :  la  Reine 
aimait  à  se  faire  conter  l'émotion  qu'il  avait  éprouvée 
chaque  fois  qu'il  avait  été  forcé,  avant  sa  fuite,  de  se 
montrer  au  peuple;  on  la  faisait  rire  en  «  s'avisant 
de  dire  »  que,  dans  ses  transes,  «  il  n'exhalait  pas  un 
parfum  de  rose  '  » .  Elle  prétend  qu'il  se  «  laissera 
perdre  entièrement  »  par  l'ambition  des  gens  qui  l'en- 
tourent, elle  parle  souvent  «  de  la  folie  des  princes  et 
des  émigrants  2  » . 

La  Reine  répète  ces  propos  assez  fréquemment  pour 
que  Fersen,  son  confident,  croie  nécessaire  de  lui 
écrire  :  «  On  dit  beaucoup  que  vous  préférez  de  rester 
comme  vous  êtes  à  vous  servir  des  princes;  cela  est 
fort  juste,  mais  prenez  bien  garde,  il  ne  faut  pas  que 
cela  se  dise,  c'est  dangereux  pour  vous  3.  »  C'est  d'au- 
tant plus  dangereux,  qu'à  côté  d'elle,  dans  sa  vie  la 
plus  intime,  le  comte  d'Artois  a  un  allié  qui  le  justifie 
près  du  Roi,  et  par  qui  est  connu  à  Goblentz  ce  qui  se 
passe  aux  Tuileries,  c'est  sa  sœur  Madame  Elisabeth  : 
«  Ma  sœur  est  tellement  indiscrète,  entourée  d'intri- 
gants, écrit  Marie-Antoinette 4  ,  et  surtout  dominée 
par  ses  frères  du  dehors,  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  se 


1  Goguei.vt,  Mémoires  dans  les  Mémoires  de  tous,  t.    III,  p.  321. 
*  Fersen,  Journal,  25  octobre  1791  et  pages  suivantes. 
:J  Ibid.,  p.  202. 
4  Ibid.,  p.  207. 

i.  20 


306  LIVRE    II. 

parler,  ou  il  faudrait  se  quereller  tout  le  jour...  C'est 
un  enfer  que  notre  intérieur.  »  Le  comte  d'Artois  est 
l'idole  de  sa  sœur,  elle  le  nomme  le  jeune  homme  dans 
cette  correspondance  secrète  qu'elle  entretient  avec  lui 
par  l'intermédiaire  de  madame  de  Raigecourt1. 

Le  comte  d'Artois  n'admet  qu'une  solution  :  «  la 
force,  sans  égard  aux  dangers  ;  il  parle  toujours, 
n'écoutant  jamais,  étant  sûr  de  tout  2  »  .  Il  est  si  élo- 
quent sur  la  nécessité  de  recourir  à  la  force  qu'on  le 
croit  disposé  à  diriger  une  expédition  armée;  le 
ministre  de  France  à  Mayence  en  est  dupe  comme  les 
autres,  il  écrit  avec  effroi3  :  «  M.  d'Artois  marcherait 
a.  leur  tête.  Ce  fugitif  réunit  tous  les  vœux  et  tous  les 
sentiments,  Monsieur  est  méprisé,  la  Reine  est  devenue 
un  objet  d'horreur  pour  les  émigrés.  » 

Puissance  des  belles  paroles  sur  les  Français  !  Le 
politique  sensé,  l'esprit  délicat,  le  cœur  loyal  qui 
hésite  à  faire  tuer  sans  profit  et  sans  risque  des  hommes 
fidèles,  le  comte  de  Provence  est  longtemps  méconnu. 
Il  n'imite  pas  son  frère  dans  ses  bouillantes  démons- 
trations, mais  la  désunion  paraît  venir  surtout  des 
querelles  entre  madame  de  Balbi  et  madame  de  Polas- 
trony  du  moins  l'ambassadeur  espagnol  Las  Casas 
écrit 4  :  «  Les  femmes  en  sont  la  cause,  je  crains  que 

1  Voir  catalogue  d'autographes  Grangier  de  la  Marinière,  n°  53,  lettre 
du  4  octobre  1791.  Voir  aussi  d'Allonvii.le,  Mémoires,  t.  II,  p.  250. 

2  Feusen,  25  juillet  1791. 

3  Ms.  Aff.  étr.  Mayence  70.  Villars  à  Delessart,  21  mai  1792. 

4  Ms.  vol.  639,  f°  249.  Las  Casas  à  Antraigues,  25  février  1792. 


PREMIÈRES    ILLUSIONS.  307 

cela  ne  finisse  très-mal.  La  cour  de  Louis  XV,  ni  celle 
de  Louis  XVI  n'ont  jamais  présenté  plus  de  désordres, 
ni  d'intrigues  :  point  de  remède  tant  qu'il  y  restera 
un  cotillon.  »  C'est  ce  que  parut  comprendre  le  comte 
de  Provence,  car  il  envoya,  avec  sa  femme,  madame 
deBalbi  à  Turin  ». 

Les  deux  frères  ne  se  mettent  d'accord  que  contre 
les  Tuileries  :  «  Nous  sommes  ici  deux  qui  n'en  font 
qu'un;  mêmes  sentiments,  mêmes  principes,  nous 
irons  droit  notre  chemin  »  ,  écrivent-ils  à  Louis  XVI 
sur  un  bout  de  papier  qu'ils  lui  font  remettre  secrète- 
ment2. «  Mais,  s'écrie  la  Reine,  il  faudrait  bien  leur 
montrer  le  danger  et  l'extravagance  de  leurs  projets; 
la  seule  marche  à  suivre  pour  nous  est  dans  ce  moment 
de  gagner  ici  la  confiance  du  peuple3.  » 

La  noblesse  émigrée  écoute  les  rodomonts;  elle  ne 
s'afflige  pas  que  le  Roi  ait  été  arrêté  à  Varennes  4. 
Dans  certains  groupes  on  semble  même  juger  que  c'est 
un  bonheur5  :  «  J'en  ai  trouvé  beaucoup,  écrit  le 
secrétaire  de  la  Reine,  qui  me  disaient  que  si  lé  Roi 
avait  échappé,  il  aurait  institué  les  deux  Chambres.  » 


'  Ms.  vol.  639,  f°  301,  du  19  mai  1792. 

5  Ce  billet  couvert  d'une  écriture  fine  et  serrée  est  à  peine  prand 
comme  une  carte  à  jouer.  On  le  voit  aux  Archives  nationales  G.  II; 
134,  juillet  1791. 

3  Le  Comte  de  Fersen  et  la  cour  de  France,  documents  publiés  par 
le  baron  de  Klinckowstrom,  t.  II,  p.  199  et  208,  du  19  octobre  1791. 

4  Ibid.,  Journal,  le  22  juin  :  «  Beaucoup  de  Français  fort  con- 
tents. » 

5  Aogeard,  Mémoires,  p.  374. 

20- 


308  LIVRE   II. 

,r  C'est  bien  cette  même  noblesse  qni  s'est  toujours 
montrée  envieuse  d'une  aristocratie,  qui  a  voulu  sup- 
primer Louis  XI  et  Henri  IV,  qui  a  profité  de  la  guerre 
étrangère  pour  troubler  la  minorité  de  Louis  XIII  et 
de  Louis  XIV,  qui  a  quêté  des  privilèges.  Le  Roi  n'est 
pas  plus  respecté  par  les  émigrés  que  par  les  giron- 
dins; ils  le  nomment  «le  pauvre  homme,  le  soliveau, 
.  le  béat  '  »  . 


/ 


II 

ENTREVUE    DE     PILLNITZ. 

Les  Français  étaient  persuadés  que  les  souverains 
de  l'Europe  ne  songeaient  qu'à  la  France.  Ceux-ci 
s'occupaient  de  nous  en  effet,  mais  pour  calculer  com- 
bien de  temps  durerait  notre  impuissance  momen- 
tanée. Ils  avaient  la  prétention  de  modifier  sans  nous 
la  carte  de  l'Europe.  Le  comte  d'Artois  apprit  que  le 
roi  de  Prusse  et  l'Empereur  devaient  avoir  une  entrevue 
au  château  de  Pillnitz  ;  il  partit  immédiatement  de 
Goblentz  pour  Vienne.  Il  arriva  dans  la  nuit  du  18  au 
19  août  1791,  avec  Galonné  et  d'Escars,  à  Vienne  chez 
M.  de  Llano,  ambassadeur  d'Espagne2,  mais  il  ne  put 
être  reçu   par   l'Empereur   que  le  lendemain  ;  il   fut 

1  Goguelat,  Mémoires,  dans  les  Mémoires  de  tous,  t.  III,  p.  402. 

2  Ms.  vol.  639,  f°  181,  du  27  août  1791.  Las  Casas  à  Antraigues. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  309 

invité  à  dîner  pour  le  jour  suivant  '  ;  il  voulut,  en  sor- 
tant du  dîner  de  l'Empereur,  voir  Kaunitz  ;  celui-ci  eut 
l'insolence  de  ne  pas  quitter  son  siège  lorsque  le  prince 
français  entra  chez  lui  "2.  Le  22  août,  à  cinq  heures  du 
matin,  le  comte  d'Artois  partit  pour  Pillnitz3.  Là  on 
continua  à  l'étourdir  de  bonnes  paroles  :  la  situation 
où  se  trouve  le  roi  de  France,  lui  dit-on,  est  un  objet 
d'intérêt  commun  à  tous  les  souverains.  Quant  à  une 
intervention  armée,  certainement,  si  elle  est  résolue  par 
toutes  les  puissances  de  l'Europe,  alors  et  dans  ce  cas 
l'Empereur  s'y  prêtera4;  mais  l'important  pour  le 
moment  est  d'obtenir  des  indemnités  en  faveur  des 
princes  allemands  dépossédés  des  terres  et  des  rentes 
foncières  dont  ils  étaient  propriétaires  en  France5. 
Même  pour  ces  Allemands  fera-t-on  la  guerre?  per- 
sonne ne  le  croit  :  ni  Marie-Antoinette  ;  elle  écrit  à 
Vienne  le  8  septembre  suivant  que  le  Roi  vient  d'ac- 
cepter la  constitution  ;  ni  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères, Montmorin  ;  il  rappelle  à  Noailles,  notre  ambas- 
sadeur à  Vienne,  que  «  les  princes  frères  du  Roi  sont 
sans  mission,  que  le  Roi  est  fermement  résolu  d'être 
fidèle  à  l'engagement  qu'il  a  contracté  6  »  ;  ni  Mercy- 

1  Le  2L  août  1791. 

2  Fersen,  t.  II,  p.  16. 

3  M»,  vol.  639,  f°  184.  Las  Casas  à  Antraigues. 
«  Sybel,  t.  I,  p.  308. 

5  Le  texte  a   été    souvent   publié.  Voir  Mémoires  tirés  des  papiers 
d'un  homme  d'État,  t.  1,  p.  144. 

6  Ms.  Aff.  étr.   Autriche,  suppl.,  vol.    23,   Montmorin   à  Noailles, 
19  sept    1791. 


310  LIVRE    II. 

Argenteau,  le  confident  autrichien  de  la  Reine;  il  a 
annoncé  depuis  longtemps  que  les  puissances  «  ne 
feraient  rien  pour  rien1  »  .  Seul  le  comte  d'Artois  pro- 
page les  illusions  et  promet  les  armées  étrangères. 


III 


MISSIONS    A    L    ETRANGER. 

Le  contraste  entre  le  langage  de  la  Reine  et  les 
instances  du  comte  d'Artois  se  retrouve  à  tous  les 
degrés  parmi  les  innombrables  agents  qui  se  répandent 
dans  l'Europe  entière. 

Louis  XVI  avait  choisi,  pour  représenter  sa  politique 
personnelle  à  l'étranger,  le  baron  de  Breteuil. 

Diplomate  pendant  quinze  ans,  ministre  d'État  pen- 
dant cinq  aus,  Breteuil  était  connu  de  toute  l'Europe. 
C'est  lui  qui  avait  fait  mettre  en  liberté  les  prisonniers 
du  donjon  de  Vincennes,  abattre  les  bâtiments  qui 
obstruaient  les  ponts  et  les  quais  de  Paris,  restaurer  la 
fontaine  des  Innocents.  Il  avait  noué  des  relations  avec 
les  favoris  du  comte  d'Artois.  Mais  dès  qu'on  le  sut 
investi  des  instructions  du  Roi,  on  le  tinta  l'écart,  on 
le  dénonça  comme  suspect,  lui  et  tous  les  agents  qu'il 
essaya  d'utiliser. 

1  Le  7  mars  1791,  lettre  citée  par  Sybel. 


PREMIERES    ILLUSIONS-  SU 

«  L'égoïsme,  l'ambition  et  l'orgueil  de  M.  de  Bre- 
teuil  sont  si  connus  !  »  c'est  le  propos  qui  se  tient 
autour  du  comte  d'Artois  '.  «  Les  agents  de  Breteuil, 
écrit  Vaudreuil  2,  sont  habiles  à  brouiller,  à  exciter,  à 
empêcher;  ils  ne  font  rien,  mais  ils  nuisent  à  qui  veut 
faire  :  tel  est  le  troupeau  de  boucs  dont  il  est  le  plus 
puant  bouc.  Sans  cette  infernale  opposition,  il  y  a  long- 
temps que  nous  serions  en  France  et  que  tous  les 
maux  seraient  finis.  »  «  J'ai  été  confondue,  dit  Marie 
Antoinette3,  de  recevoir  une  lettre  du  gros  d'Agoult 
qui  me  dit  simplement  :  Nous  attendons  avec  impa- 
tience le  gros  baron  lorrain  pour  que  l'accord  soit 
parfait  entre  ici  et  où  vous  êtes.  Concevez-vous  rien  de 
pareil?  Oh  !  la  maudite  nation,  qu'il  est  malheureux 
d'être  obligé  de  vivre  avec  eux  !  » 

Mercy-Argenteau  intervient  vainement  en  faveur  de 
Breteuil 4,  il  est  lui-même  repoussé  par  l'entourage  du 
comte  d'Artois,  en  réalité  à  cause  de  son  dévouement 
à  la  Reine,  mais  sous  le  prétexte  qu'il  s'est  déconsidéré 
par  son  mariage  avec  Rosalie  de  l'Opéra  5. 

En  Russie,  Breteuil  n'est  pas  plus  heureux  avec  son 
délégué,  le  pieux  Bombelles,  qu'il  envoie  à  Saint-Péters- 
bourg pour  balancer  la  faveur  d'Esterhazy,  l'agent  du 
comte  d'Artois. 


1  Ms.  vol.  639,  f°  148.  Las  Casas  à  Antraigues,  15  juin  1791. 

2  Ms.  vol.  645,  f°  201.  Vaudreuil  à  Antraigues,  2  juillet  1792. 

3  Fersen,  t.  II,  p.  269,  du  7  déc.  1791. 

4  D'Allonville,  t.  II,  p.  250,  Mercy  à  Kaunitz,  12  août  1791. 

5  Abbé  Georgel,  Mémoires,  t.  III,  p.  294. 


312  LIVRE    II. 

Le  comte  Esterhazy,  Français  d'origine  hongroise  ' , 
avait  de  l'esprit,  de  la  finesse,  une  avidité  insatiable;  il 
se  dissimulait  sous  l'affectation  d'une  franchise  brutale 
qui  prenait  les  formes  de  la  flatterie  la  plus  exquise  près 
de  Catherine.  Il  était  de  toutes  les  fêtes  d'hiver  à  l'Er- 
mitage, de  tous  les  voyages  intimes  durant  l'été.  Cette 
faveur  fit  sa  honte  :  lui,  l'émigré,  le  dépouillé,  accepta 
le  don  de  biens  confisqués  sur  des  seigneurs  polonais  ; 
le  banni  s'enrichit  sur  des  proscrits  ;  la  leçon  de  la  per- 
sécution injuste  ne  lui  enseigna  que  l'art  de  profiter  de 
la  persécution  injuste.  Malheur  à  l'émigré  français 
s'il  déplaisait  à  ce  Hongrois  que  favorisait  le  comte 
d'Artois.  Madame  Le  Brun  elle-même,  tout  admirée 
des  princesses  russes,  fut  vue  avec  méfiance  parce 
qu'elle  refusa  ses  hommages  à  Esterhazy  2.  La  lutte 
entre  Esterhazy  et  Bombelles  «  amuse  »  les  Russes; 
Genêt  les  espionne  tous  deux,  achète  leurs  lettres  à  la 
poste  russe,  découvre  que  Breteuil  a  les  pouvoirs  du 
Roi,  et  des  fonds  à  sa  disposition s.  Bombelles  était  éga- 
lement dénoncé  par  Catherine  elle-même  au  comte 
d'Artois,  qui  s'indignait4  que  le  Roi  ne  lui  eût  pas  sou- 
mis ses  instructions.  Quant  à  Esterhazy,  il  était  moins 
irascible,  il  était  sûr  d'écarter  Bombelles  comme  il  avait 


1  Langeïion,  Mémoires,  p.  134  à  145. 

2  Madame  Le  Brus,  Mémoires,  t.  I,  p.  313. 

a  Mss.  Aff.  étr.  Russie,  vol.  d37.  Genêt  à  Delessart,  17  février 
et  20  mars  1792.  Delessart,  ainsi  prévenu,  était  ou  naïf  ou  com- 
plice. 

*  Ms.  vol.  639,  f°  2V5.  Las  Casas  à  Antraigues,  18  févr.  1792. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  313 

déjà  écarté  le  jeune  Sombreuil,  envoyé  directement  par 
le  Roi  '. 

Le  scandale  de  conflits  avec  les  agents  officiels  ne 
pouvait  s'éviter,  mais  Louis  XVI  aurait  souhaité  au 
moins  n'être  pas  combattu  par  les  émissaires  de  ses 
frères  :  c'est  cependant  ce  que  ne  purent  lui  éviter  les 
conciliateurs  qu'il  leur  envoyait,  l'abbé  Louis,  le  che- 
valier de  Coigny  2,  même  la  duchesse  de  Polignac. 

La  duchesse  de  Polignac  resta  fidèle  à  son  amitié 
pour  la  Reine,  et  froissa  les  émigrés  en  s'obstinant  à 
affirmer  que  Marie-Antoinette  ne  faisait  pas  cause 
commune  avec  les  jacobins  :  «  La  duchesse  de  Polignac 
qui  part  ce  soir  pour  Vienne,  écrit  l'ambassadeur  espa- 
gnol Las  Casas  3,  ne  partage  pas  les  inquiétudes  de  vos 
amis  sur  la  liaison  de  la  Reine  avec  la  duchesse  de 
Luynes,  malgré  la  manière  de  penser  démagogue  de 
madame  de  Luynes;  elle  dit  aussi  qu'il  est  impossible 
que  la  Reine  intrigue  pour  ménager  un  accommodement, 
qu'elle  n'ose  rien  faire,  que  d'ailleurs  le  Roi  s'est  expli- 
qué fortement  et  avec  beaucoup  d'humeur  de  ce  qu'elle 
est  la  cause  de  tous  les  maux.  On  a  ici  des  rapports. 
Les  princes  en  ont  aussi  par  Madame  Elisabeth.  » 

Les  plus  à  plaindre  au  milieu  de  ce  réseau  étaient 
encore  les  agents  officiels.  Ils  n'osaient  refuser  de  pré- 


'  Ms.  Aff.   étr.  Russie,    135.   Genêt  à  Montmorin,   14  et    17  juin, 
26  juillet  et  2  août  1791. 

-  Ms.  vol.  645,  f°  78.  Vaudreuil  à   Antraigues. 

3  Ms.  vol.  639,  f»  167.  Las  Casas  à  Antraigues,  31  juillet  1791. 


314  LIVRE    II. 

senter  sous  le  nom  de  voyageurs  les  émigrés  qui  se 
réclamaient  d'eux.  «  J'ai  présenté  M.  de  Bayle  et 
M.  de  Granon,  écrit  de  Vienne  le  marquis  de  Noailles  '; 
mais,  à  ma  très-grande  surprise,  je  les  ai  trouvés  hier 
chez  le  prince  de  Kaunitz  portant  la  cocarde  blanche. 
Je  leur  ai  représenté  qu'ils  auraient  dû  au  moins 
imiter  la  franchise  de  MM.  de  Vaudreuil  et  Jules  de 
Polignac,  qui  se  faisaient  honneur  publiquement  de 
n'avoir  aucune  communication  avec  l'ambassadeur  du 
Roi.  » 

C'est  sur  Vienne  encore  plus  que  sur  Pétersbourg 
que  se  portent  les  efforts  des  princes  ;  ils  écrivent  direc- 
tement à  l'Empereur  2  :  «  Nous  vous  rappellerons  tou- 
jours les  paroles  sacrées  que  Votre  Majesté  a  déposées 
à  plusieurs  reprises  entre  les  mains  du  comte  d'Ar- 
tois... »  Ils  confient  leurs  intérêts  au  prince  de  Ligne, 
«  plus  dangereux  qu'un  autre,  dit  Noailles  3,  par  la 
parfaite  connaissance  qu'il  a  de  ce  pays-ci  et  par  ses 
anciennes  liaisons  avec  M.  et  madame  de  Polignac, 
dont  la  maison  est  ici  le  rendez-vous  de  nos  mécon- 
tents .  »  Enfin  ils  profitent  à  leur  insu  des  démarches 
interlopes  :  «  Il  y  à  Vienne  4  une  femme  française 
nommée  la  comtesse  de  Carsis;  elle  ne  manque  pas  de 
grâces  qui  peuvent  séduire.  A  certaines  avances  d'un 

1  Ms.     Aff.     étr.     Autriche,  snppl.    23.    Noailles    à    Montinorin, 
26  oct.  1791. 

2  Monsieur  et  M.  le  comte  d'Artois  à  l'Empereur,  15  novembre  1791. 
s  Noailles  à  Delessart,  26  nov.  1791. 

4  Ms.  Aff.  étr.  Noailles  à  Delessart,  6  déc.  1791. 


<4H40t°* 


PREMIERES    ILLUSIONS.  315 

grand  seigneurde  ce  pays-ci,  elle  a  répondu  sur  un  ton 
qui  donne  à  croire  qu'elle  porte  ses  vues  plus  haut.  Il 
est  possible  qu'on  veuille  la  faire  connaître  à  l'Empe- 
reur et  qu'on  espère  s'en  servir  pour  entretenir  le  fil 
des  intrigues.  »  Le  marquis  de  Noailles  «  se  trouve  bien 
embarrassé  de  sa  contenance» ,  les  émigrés  en  rient  '  ; 
Kaunitz  s'entoure  dans  son  salon  de  Français  qui  por- 
tent la  cocarte  blanche,  et  «  dont  le  ton  est  de  n'avoir 
aucune  communication  avec  l'ambassadeur  du  Roi  »  , 
il  prend  le  prétexte  de  montrer  des  tableaux  à  Vau- 
dreuilpour  s'enfermer  avec  lui  dans  un  cabinet2.  Notre 
ministre  des  affaires  étrangères  répond  philosophique- 
ment aux  lamentations  de  Genêt  par  ces  mots  3  :  «  Ce 
que  vous  avez  éprouvé  à  Pétersbourg,  M.  de  Noailles 
l'avait  également  éprouvé  à  Vienne;  la  même  chose  est 
arrivée  dans  presque  toutes  les  cours  de  l'Europe.  » 
Chez  l'électeur  de  Mayence  4,un  diplomate  du  nouveau 
régime  remarque  que  les  Français  viennent  voir  «  la 
figure  qu'il  fait  dans  une  cour  »  .  Le  plus  ahuri  est  le 
baron  de  Mackau,  à  Naples,  qui  poussera  la  distraction 
jusqu'à  demander  officiellement  en  janvier  1793,  s'il 
doit  porter  le  deuil  de  Louis  XVI  5.  Le  plus  persécuté 
par  toutes  les  coteries  est  le  comte  de  Ségur  à  Berlin. 


1  Ms.  vol.  639,  f°  212.  Las  Casas  à  Antraigues,  29  oct.  1791. 

2  Ms.  Aff.  étr.  Autriche,  suppl.  23.  Noailles  à  Montmoriu,  22  oc- 
tobre 1791. 

*  Ms.  Aff.  étr.  Russie,  135.  Montmorin  à  Genêt,  3  oct.  1791. 

4  Ms.  Aff.  étr.  Mayence,  70.  Villars  à  Delessart,  21  mai  1792. 

5  Frédéric  Masson,  les  Diplomates  de  la  Révolution. 


316  LIVRE   II. 

Ségur  était  le  modèle  de  l'homme  de  cour  qu'admi- 
rait la  vieille  Europe  :  étincelant  d'esprit,  prompt  à 
tirer  l'épée,  fameux  par  son  intimité  avec  la  grande 
Catherine  et  par  sa  réponse  au  grand  Frédéric  qui  lui 
avait  dit  en  le  voyant  traverser  Berlin  :  «  Vos  jeunes  gens 
de  Versailles  s'occupent-ils  toujours  de  leurs  rubans  et 
de  leur  poudre?  — Delà  poudre,  Sire,  nous  avons  tous 
hâte  d'en  brûler  encore  !  » 

Ce  qui  distinguait  surtout  Ségur  parmi  les  autres 
hommes  de  la  bonne  compagnie,  c'était  le  sens  politi- 
que et  le  jugement  rassis.  Il  s'était  ruiné  de  propos  déli- 
béré dans  son  ambassadede  Russie,  mais  il  avait  obtenu 
un  traité  de  commerce  qui  nous  favorisait  au  détriment 
de  l'Angleterre.  Il  était  ami  depuis  son  enfance  de 
La  Fayette  et  des  Lameth,  leur  compagnon  dans  la 
campagne  d'Amérique;  il  aurait  voulu,  comme  Malouet 
et  Mounier,  comme  Cazalès  et  Montlosier,  deux  Cham- 
bres :  un  Roi  qui  règne,  une  aristocratie  qui  gouverne, 
des  députés  qui  taxent.  Il  s'était  rallié  à  la  Constitution 
de  1791  et  avait  accepté  du  gouvernement  la  mission 
de  la  faire  comprendre  à  Berlin. 

Pour  êtreaccueilli  danscette  Courcorrompue,  ilaurait 
fallu  arriver  les  mains  pleines  :  de  grosses  sommes 
étaient  nécessaires;  les  agents  secrets  avaient  indiqué 
à  Biron  et  à  Narbonne  le  tarif  de  chaque  ministre  et  de 
chaque  sultane  ;  c'était  peu  pour  chacun,  mais  plusieurs 
devaient  se  paver  ;  il  faut  acheter  mademoiselle  de 
Doenhoff  et  son  oncle  Lindorff,    «  vilain    gueux  qui 


PREMIERES    ILLUSIONS.  317 

aime  l'argent  mieux  que  tout  »,  et  mademoiselle  de 
Lindenau,  maîtresse  de  Bishoffswerder,  et  les  autres  l. 
Enfin  il  faut,  selon  l'avis  de  l'agent  du  duc  de  Biron, 
trois  millions,  mais  Biron  déclare  qu'il  ne  répond  pas 
de  son  agent.  Ségur  refuse  ces  sales  transactions,  se 
présente  au  roi  de  Prusse;  le  géant  dit  sèchement  au 
petit  Français  :  «  Les  soldats  français  continuent-ils  à 
refuser  toute  discipline?  —  Sire,  nos  ennemis  en  juge- 
ront »  ,  répond  Ségur  2. 

De  telles  paroles  sans  distribution  d'écus  ne  pou- 
vaient plaire.  Quelques  jours  plus  tard,  Ségur  s'étant 
fait  poser,  selon  la  mode  de  l'époque,  quelques  sang- 
sues, fut  vu  dans  son  lit  avec  du  sang  sur  les  draps  : 
on  conta  qu'il  avait  essayé  de  se  tuer,  dans  le  dépit  de 
son  échec.  Sottise  bizarre,  écrivit-il  3.  L'Europe  est  si 
impressionnable,  si  préparée  aux  légendes  qu'elle 
répète  et  commente  le  récit  de  ce  prétendu  suicide.  Les 
uns  disent  que  les  émigrés  l'ont  fait  assassiner;  d'au- 
tres, comme  l'ambassadeur  d'Espagne  à  Vienne,  «  que 
le  ciel  l'avoit  puni  de  servir  la  mauvaise  cause  4  » .  La 
grande  Catherine  elle-même,  sévère  pour  ceux  qui 
cessaient  d'aimer,  comme  Poniatowski  et  Ségur,  ne 
cacha  point  sa  joie  à  la  nouvelle  de  cet  événement  5. 


1  Albert  Sorel,  journal  le    Temps  des  10,  12  et  15  octobre  1878. 

2  Voir  le  journal  anglais  Courrier  de  l'Europe,  janvier  1792,  p.  99. 
5  Le  Temps,  15  octobre  1878. 

*  JNoailles  à  Delessart,   14  févr.  1792. 

5  Genêt  à  Delessart,  2  mars  1792  :   «  ont  causé  la  plus  grande  joie 
à  l'Impératrice.  » 


318  LIVRE    II. 

Le  Roi  de  Prusse  était  malaisément  maniable  :  il 
répétait,  sous  le  coup  de  son  idée  fixe  :  «  Je  demande 
une  compensation  '.  »  Il  se  sent  lié  par  un  traité 
de  1  790  à  soutenir  la  Pologne,  mais  ses  casuistes  lui 
ont  fait  comprendre  qu'il  peut  également  l'attaquer. 
Les  autres  souverains  qui  feignent  de  même  un  atten- 
drissementpour  le  Roi  de  France,  ne  cachent  pas  mieux 
leurs  convoitises  :  la  Pologne,  la  Turquie,  la  Bavière, 
tout  est  bon  à  prendre,  la  France  peut-être  bientôt. 
Atroce  situation  de  Louis  XVI  et  de  Marie-Antoinette. 
Ils  ne  trouvent  de  sincérité  que  dans  le  Roi  de  Suède, 
un  fou  qui  a  passé  sa  vie  à  connaître  l'instant  précis 
où  «  les  étoffes  de  velours  de  printemps  ne  sont  plus 
de  mode,  il  faut  des  pluies  d'or  et  d'argent  qui  ont 
plus  de  grâce  et  de  légèreté  2  »  .  Au  moment  où  il 
pourrait  devenir  bon  à  quelque  chose,  il  est  assassiné. 
Il  laisse  Fersen,  un  chevalier  errant  qui  rend  la  Reine 
ridicule  par  sa  passion  pour  elle  3,  qui  dénigre  tout  le 
monde,  qui  ne  tolère  pas  même  le  fidèle  Breteuil  4. 
Breteuil,  l'agent  secret,  est  dénoncé  si  publiquement 
par  les  émigrés,  que  l'Assemblée  à  Paris  s'inquiète,  les 
ministres  constitutionnels deviennentarrogants:  «  C'est 
encore  h  Coblentz  et  aux  émigrés  que  nous  devons  cette 
cruelle  persécution  :  ils  ont  tant  dit  que  nous   n'agis- 


1  Svbel,  t.  I,  p.  450. 

2  Geoffroy,  Gustave  III  et  la  cour  de  France,  t.  I,  p.  106. 

3  Voir  pages  268,  271  et  231. 

4  Voir  pages  227  et  231. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  319 

sions  que  par  les  conseils  du  baron,  que  le  ministère 
commence  à  en  parler  » ,  écrit  la  pauvre  Reine  '.  Le 
Roi  a  rédigé  les  instructions  dans  une  heure  d'énergie 
au  moment  où  l'Assemblée  exigeait  le  serment  des 
ecclésiastiques  2.  Mais  cette  heure  ne  revient  plus,  le 
Roi  plie,  il  laisse  grandir  les  républicains.  Marie-Antoi- 
nette, abandonnée  par  son  frère,  sûre  du  manque 
d'énergie  de  son  mari ,  de  la  haine  de  ses  beaux-frères, 
des  relations  secrètes  de  sa  belle-sœur  avec  eux,  voit 
clairement  l'impuissance  des  constitutionnels  et  des 
émigrés,  les  progrès  des  républicains,  les  maladresses 
des  émigrés,  elle  s'aigrit  :  «  Les  Français  sont  atroces 
de  tous  les  côtés,  il  faut  prendre  garde  que  si  ceux 
d'ici  ont  l'avantage,  ils  ne  puissent  rien  nous  repro- 
cher ;  mais  si  ceux  du  dehors  deviennent  les  maîtres, 
il  faut  qu'on  puisse  ne  pas  leur  déplaire...3.  Quel 
bonheur  si  je  puis  un  jour  redevenir  assez  pour  prouver 
a  tous  ces  gueux  que  je  n'étais  pas  leur  dupe  4  !  » 

Ainsi,  à  la  fin  de  1791,  dans  la  France  comme  dans 
l'Europe,  chacun  suit  secrètement  sa  voie  entre  des 
paroles  contradictoires  :  les  souverains  veulent  agrandir 
leurs  États,  simulent  la  paix,  promettent  une  interven- 
tion désintéressée  en  France;  les  émigrés  ne  parlent 
que  de  délivrer  le  Roi  et  rêvent  une  féodalité  théocra- 


1  Fersen,  p.  213,  les  2  et  7  nov.  1791. 

2  Novembre  1790., 

3  Fersen,  p.  200.' 

4  Fersen,  p.  269. 


320  LIVRE    II. 


tique;  les  girondins  feignent  l'amour  pour  la  Consti- 
tution et  se  prépareut  à  détruire  la  monarchie.  Alors 
seulement  Louis  XVI  songe  à  l'appui  de  l'étranger. 


IV 

ÉBRANLEMENT     DE    l'eUROPE. 

Louis  XVI,  le  3  décembre  1791,  se  résigne  à 
réclamer  l'intervention  des  étrangers  l.  Jusqu'ici,  leur 
dit-il,  j'ai  supplié  qu'on  n'agît  point  par  la  force;  mes 
frères  refusent  de  disperser  leurs  régiments,  ils  vont  se 
perdre,  et  le  royaume  avec  eux;  le  seul  espoir  est  dans 
une  guerre  que  les  étrangers  feront  à  la  France,  sans 
tenir  compte  de  mes  frères  et  des  émigrés,  et  en  trou- 
vant bon  que  j'aie  l'air  de  m'y  mêler  franchement. 

Comme  les  émigrés  s'empresseront  de  publier  ou  de 
combattre  ces  projets,  Louis  XVI  envoie  à  Francfort 
Mallet  de  Pan2  pour  les  retenir  dans  l'immobilité, 
promettre  la  garantie  de  leurs  intérêts  dès  que  la  puis- 
sance royale  lui  sera  rendue,  et  empêcherque,  par  un 

1  Avec  son  habitude  de  bévues  tellement  bizarres  que  l'excès  de 
légèreté  peut  lui  éviter  le  reproche  de  mauvaise  foi,  Louis  Blanc 
donne  à  cette  lettre  la  date  du  3  décembre  1790,  sans  remarquer 
qu'elle  parle  de  la  Constitution  de  septembre  1791  et  d'une  lettre  de 
Moustier,  d'octobre  1791. 

2  Mémoires,  t.  I,  p.  284. 


PREMIERES   ILLUSIONS.  321 

zèle  turbulent,  ils  ôtent  à  la  guerre  projetée  «  le  carac- 
tère de  guerre  étrangère  faite  de  puissance  à  puis- 
sance «  .  L'espoir  du  Roi  est  d'arriver  au  dénoûment 
comme  arbitre  entre  les  étrangers  et  les  Français,  les 
premiers  lui  rendant  les  provinces  envahies,  les 
seconds  les  prérogatives  usurpées.  Le  Roi  restaurera 
ainsi  le  territoire  national  et  la  majesté  des  lois. 

Ce  plan  était  trop  naïf  pour  être  accepté  par  un  poli- 
tique de  la  valeur  de  Léopold.  Mais  par  une  fatalité 
cruelle,  Léopold  mourut  subitement  cet  hiver  même  ' . 

Il  meurt  au  moment  où  la  Russie  vient  de  gagner 
sur  les  Turcs  le  Dniester  et  la  mer2  j  la  Prusse,  d'incor- 
porer les  margraviats  d'Anspach  et  de  Bayreuth 3  ;  il 
laisse  l'Autriche  à  un  enfant  de  vingt  ans,  paresseux  et 
soupçonneux,  François  II,  qui  passe  son  temps  à 
découper  du  bois  et  à  écouter  des  rapports  de  police, 
qui  ouvre  la  bouche  à  l'appât  de  la  Pologne. 

La  mort  de  Léopold  est  une  fatalité.  Ensuite  vient 
une  faute.  C'est  la  France  qui  la  commet. 

Les  chances  favorables  n'étaient  pas  encore  épuisées. 
On  pouvait  espérer  qu'en  France  le  règne  constitu- 
tionnel s'affermirait;  qu'en  Pologne,  le  projet  de 
Léopold  se  réaliserait  par  l'avènement  d'un  monarque 
héréditaire  qui  unirait  en  un  puissant  royaume  catho- 
lique la  Pologne  et  la  Saxe.  Les  girondins  et  les  Prus- 

1  Le  2  mars  1792.  Il  paraît  être  mort  d'un  excès  de  diavolini. 

2  Otehakow  est  du  9  janvier  1792. 

3  Le  28  janvier  1792.  Voir  ci-dessus,  p.  270. 


322  LIVRE    II. 

siens  avaient  également  des  intérêts  en  opposition  avec 
ces  deux  ressources  laissées  à  la  paix,  c'est-à-dire  au 
développement  de  la  civilisation . 

Les  girondins  exigèrent  une  déclaration  de  guerre 
contre  l'Autriche  et  la  Prusse.  Depuis  longtemps  ils 
poursuivaient  l'espérance  d'une  conflagration  générale  : 
«  Les  peuples,  avait  dit  un  de  leurs  rhéteurs  ',  s'em- 
brasseront à  la  face  des  tyrans  détrônés,  de  la  terre 
consolée  et  du  ciel  satisfait!  »  Et  Vergniaud  avait 
crié2  :  «Jadis  les  rois  ambitionnaient  le  titre  de  citoven 
romain  ;  il  dépend  de  vous  de  leur  faire  envier  le  titre 
de  citoyen  français.  La  loi  de  l'égalité  doit  être  uni- 
verselle !  » 

Le  30  avril  1792,  les  girondins  font  déclarer  la 
guerre,  sans  prévoir  que  cette  guerre  va  durer  vingt- 
trois  ans,  qu'elle  tuera  tout  d'abord  la  Pologne,  que  la 
civilisation  va  être  privée  de  trois  millions  de  mâles  de 
races  supérieures  et  de  l'influence  de  la  France  sur  le 
monde.  Le  monde  en  sortira  épuisé  ;  la  France  meurtrie 
pour  toujours.  Mais  qu'importent  les  destinées  de  la 
France  et  de  l'humanité  aux  maniaques  de  l'égalité? 
Cet  arrêt  dans  la  civilisation  produit  la  république.  Ils 
l'ont. 

«  Il    ne  résultera  rien  d'heureux  de   tout    ceci  », 
disait  le  duc  de  Brunswick^.  —  «  La  guerre  conduira 


i  Isnard,  le  29  nov.  1791. 

*  Le  27  déc.  1791. 

3  Sybel,  t.  Ier,  p.  470. 


PREMIÈRES   ILLUSIONS.  323 

à  des  démembrements  inévitables  »  ,  écrivait  le  mar- 
quis de  Noailles  1 . 

Et  pourtant  une  chance  restait  encore.  Personne 
n'était  prêt  pour  la  guerre.  Seule  Catherine  avait  su 
saisir  l'heure  propice;  à  l'instant  même  où  elle  avait 
appris  la  déclaration  de  guerre  de  la  France,  elle  avait 
mis  la  main  sur  la  Pologne2.  L'Autriche  et  la  Prusse 
réclamaient  leur  part.  Durant  cet  été  de  1792,  tandis 
que  l'on  s'arme,  que  l'on  se  soupçonne,  que  l'on 
s'aigrit,  la  France  peut  se  redresser.  Les  constitu- 
tionnels se  concertent  avec  les  trois  généraux  d'armée, 
Luckner,  Rochambeau  et  La  Fayette,  on  enlèvera  le 
Roi,  on  le  conduira  à  Gompiègne.  Là,  au  milieu  des 
soldats,  il  proclamera  de  nouveau  la  Constitution, 
appellera  à  lui  les  Français  que  dégoûtent  les  comités 
locaux,  il  inaugurera  cette  ère  de  liberté  que  l'on 
attend  encore  avec  confiance  dans  le  pays  tout  entier. 
«  Le  Roi  est  disposé  à  se  prêter  à  ce  projet,  la  Reine  le 
combat3.  »  La  Reine  est  bien  excusable  de  se  méfier 
de  ces  constitutionnels,  car  ils  ont  perdu  tout  droit  au 
titre  de  modéré.  Le  modéré  est  celui  qui  combat  le 
violent,  non  celui  qui  le  lasse  par  ses  concessions.  Le 
parti  de  La  Fayette  et  de  Narbonne,  soit  incorrigible 
crédulité,  soit  confiance  présomptueuse  en  sa  force, 
soit  curiosité  insatiable  des  effets  de  l'égalité,   avait 

1  Ms.  ArcK.  nat.  F;  7;  4598.  Noailles  à  Delessart,  19  mars  1792. 

8  Mai  1792. 

3  Marie- Antoinette  à  Fersen,  du  11  juillet  1792,  p.  326. 

21. 


324  LIVRE    II. 

fait  consister  la  modération  dans  la  faiblesse  et  la  poli- 
tique dans  les  concessions  aux  violents. 

Même  si  Marie~Antoinette  avait  eu  moins  de  ran- 
cune contre  les  constitutionnels,  on  peut  douter  que 
Louis  XVI  aurait  eu  l'énergie  d'adopter  cette  résolu- 
tion. Il  hésite,  il  temporise,  il  laisse  passer  l'occasion. 
Les  derniers  des  constitutionnels  et  La  Fayette  avec 
son  état-major  sont  forcés  d'émigrer.  Louis  XVI  reste 
seul  en  présence  des  jacobins  à  l'intérieur,  des  Prus- 
siens sur  la  frontière. 


CHAPITRE  VIII 

COBLENTZ. 

Folies  et  fêtes.  —   Souffrances  et  constance.  —  L'alliance  avec  les 

étrangers. 


FOLIES    ET    FÊTES. 

A  Goblentz,  les  émigrés  sont  divisés  en  deux  caté- 
gories :  ceux  qui  courtisent  les  princes  et  ceux  qui  ser- 
vent comme  simples  soldats.  Les  premiers  se  préoccu- 
pent surtout  de  s'assurer  des  charges  à  la  cour  après  la 
victoire,  ils  se  déchirent  pour  écarter  les  concurrents  '. 
Le  baron  de  Breteuil  prétend  bien  rentrer  comme  pre- 
mier ministre.  «  Il  mesure  sa  capacité  par  sa  grandeur 
physique,  selon  un  envieux  2,  il  pense  qu'il  fera  fleurir 
le  royaume  dans  un  mois  ;  Limon  doit  être  contrôleur 
général  des  finances  qui  n'existent  pas  ;  l'évêque  de 
Pamiers,  qui  a  le  mérite  distingué  de  coucher  avec 
madame  de  Matignon,  sera  garde  des  sceaux  ou  chan- 
celier, n  Cette  combinaison  est  la  plus  sensée  :  Limon 
est  au  comte  de   Provence,  l'évêque   de    Pamiers  au 

1  Las  Cases,  Mémoires. 

2  Ms.  vol.  640,  f°  7,  Las  Casas  à  Antraigues,  15  sept.  1792. 


326  LIVRE    II. 

comte  d'Artois,  madame  de  Matignon  est  la  fille  de 
Breteuil  qui  est  au  Roi;  de  la  sorte  s'unissent  tous  les 
partis  :  Fersen  lui-même  '  donne  son  approbation  : 
«  Le  Limon,  dit-il,  est  un  gueux,  mais  il  faut  le 
ménager.  »  Ce  Limon  était  un  ancien  intendant  du 
comte  de  Provence,  chassé,  puis  reçu  de  nouveau  en 
faveur  2.  L'évéque  de  Pamiers  était  frère  du  marquis 
d'Agoult,  dont  la  femme  fut  longtemps  la  maîtresse  de 
Breteuil;  elle  deviendra  fameuse  sous  le  Directoire  3. 
Le  vicomte  d'Agoult,  l'autre  frère,  était  un  favori  du 
comte  d'Artois.  Mais  les  purs  accusent  Breteuil  d'être 
«  le  chef  du  parti  des  deux  Chambres4  »  ,  ils  préparent 
un  autre  ministère  dans  lequel  Févêque  de  Pamiers  est 
réduit  aux  finances,  M.  de  la  Galissonnière  a  le  minis- 
tère de  la  guerre,  M.  de  Moustiers  celui  de  la  marine  5, 
un  pauvre  maître  des  requêtes,  Lavilleurnois,  qui 
s'inquiète  surtout  de  trouver  un  mari  pour  sa  fille, 
gagne  le  titre  de  ministre  de  la  police  en  offrant 
d'opérer  à  Paris  :  on  le  laisse  partir  6.  Quant  au  rang 
de  chancelier,  on  l'attribue  à  M.  de  Barentin,  qui  est 
déjà  garde  des  sceaux. 


1  Journal,  t.  II,  p.  18. 

*  Geoffroy  de  Limon,  chassé  en  1777  pour  une  querelle  avec  Cro- 
mot  de  Fougy,  autre  intendant. 

3  D'Allohville,  Mémoires,  t.  I,  p.   326.  —  Comte  d'Hezecqces, 
Souvenirs ,  p.  228. 

4  Lettre  de  Coblentz,  du  10  janvier  1792,  au  Courrier  de  l'Europe, 
p.  90. 

5  Fersen,  t.  I.  p.  24. 

6  Las  Cases,  Mémoires. 


PREMIERES   ILLUSIONS.  327 

Barentin  possédait  bien  un  gendre,  Dambray,  le 
futur  chancelier,  mais  il  avait  à  le  faire  excuser  de 
s'être  caché  en  Normandie  au  lieu  d'accourir  à  Goblentz; 
aussi  il  fit  du  zèle,  il  assembla  à  Manheim  une  cour 
plénière  de  cinquante  magistrats  émigrés.  Les  princes 
goûtèrent  peu  ce  parlement  qui  pouvait  être  tenté  de 
s'arroger  de  l'autorité,  ils  firent  prévenir  Barentin 
«  qu'ils  ne  croyaient  pas  possible  d'en  former  une 
assemblée  légale  »  ;  la  police  palatine  trouva  leurs  déli- 
bérations trop  bruyantes  et  les  supprima  ,.  Ces  magis- 
trats étaient  aussi  intolérants  que  les  courtisans  :  «  Tous 
ceux  qui  ont  voulu  proposer  des  tempéraments  ont 
passé  pour  faibles  ou  suspects  2.  » 

Le  seul  ministre  en  réalité  était  Galonné;  mais 
comme  il  travaillait  seul  utilement,  il  était  haï  de  tous. 
Peu  à  peu  cependant  les  gens  de  bon  sens,  le  maré- 
chal de  Gastries,  le  comte  de  Jaucourt,  Flachslanden, 
Cazalès,  Foucault  3  se  groupent  autour  du  comte  de 
Provence.  Le  comte  d'Artois  a  les  flatteurs,  comme  le 
baron  de  Roll,  les  incrédules  devenus  fanatiques, 
comme  Gonzié,  évêque  d'Arras,  les  courtisans  joyeux, 
comme  les  frères  d'Escars,  l'aîné  toujours  souriant 4, 
«  une  coiffure  d'un  goût  mousseux  ornait  son  visage  effilé 
et  superbement  goguenard  ;  habit  court,  veste  brodée, 
breloques  antiques  sur  une  culotte  d'une  couleur  tendre; 

1  Pingaud,  le  Président  de  Vezet. 

-  Ibid.,  le  président  d'Amécourt  au  président  de  Vezet. 

3  Mallet  du  Pan,  Mémoires,  t.  I,  p.  298. 

*  Tiixy,  Mémoires,  t.  III,  p.  82. 


328  LIVRE    II. 

chaussé  dès  l'aurore  avec  la  petite  boucle  d'or;  petite 
bourse  liée  au  sommet  de  la  nuque  ;  col  de  batiste  plissé; 
le  cordon  bleu  bouffant  sous  la  main  qui  s'agitait  dans 
la  veste...  »  Son  frère  François  d'Escars  était  obligeant, 
aimable,  instruit,  brave  officier  et  juge  excellent  «  d'un 
bon  dîner  et  d'un  bon  livre  » . 

L'été  s'avance.  François  II  se  fait  couronner  à  Franc- 
fort '  ;  le  roi  de  Prusse  se  montre  ;  les  armées  se  con- 
centrent :  «  Dans  deux  mois  nous  terminerons  la  belle 
saison  au  milieu  de  nos  vassaux  »  ,  chacun  le  dit 2;  chacun 
dépense  autant  qu'à  Paris  3  ;  on  fait  venir  de  Paris  des 
couronnes  de  roses  pour  un  bal...  4.  «  Madame  Bertin, 
écrit  une  émigrée,  était  auprès  de  nous,  et  nous  vendait 
chèrement  ses  chiffons  et  ses  talents  ;  voici  comment 
j'étais  hahillée  :  j'avais  dans  les  cheveux  une  guirlande 
de  primevère  surmontée  de  grandes  plumes  blanches, 
une  robe  de  taffetas  couleur  de  rose,  garnie  également 
en  primevère,  en  blonde  et  en  gaze  d'argent  ;  une  jupe 
de  gaze  d'argent  garnie  en  primevère.  On  nous  pré- 
senta au  roi  de  Prusse,  je  l'appelai  Achille,  Agaraem- 
non.  Quatre  jours  de  suite  avaient  employé  quatre 
robes  que  j'avais  fait  faire.  » 


'  Le  14  juillet  1792. 

2  Duchesse  de  Gontaud,  Mémoires. 

3  Marquise  de  Lage,  Souvenirs. 
*  Ibid. 


PREMIERES    ILLUSIONS. 


329 


II 


SOUFFRANCES  ET  CONSTANCE. 

D'autres  femmes  étaient  moins  heureuses,  celles  qui 
n'avaient  pu  émigrer,  qui  demeuraient  en  France  au 
milieu  des  tortures  de  l'inquiétude,  qui  rêvaient  aux 
souffrances  des  chevaliers  chéris  :  «  Ton  absence  est 
bien  longue,  je  sens  plus  que  jamais  combien  je 
t'aime  »,  écrit  l'une  1.  «  Je  t'adore,  dit  une  fiancée  2, 
je  ne  suis  pas  la  maîtresse  de  t'aimer  moins.  Tu  es 
ma  vie,  mon  bonheur,  mon  malheur.  C'est  toi  qui 
m'animes,  tu  es  seul  toute  mon  existence.  » 

On  s'exalte  dans  ces  privations  du  cœur,  on  s'affine  : 
«  Chaque  nouveau  jour,  mon  tendre  ami,  est  un  jour 
de  tristesse,  si  je  dors,  mon  sommeil  est  cent  fois  plus 
cruel  que  mon  réveil  3  »  ;  on  se  soupçonne  :  «  Peux-tu 
croire,  mon  âme,  que  je  te  manque?  je  te  serai  toujours 
fidèle  4  »  ;  on  s'aime  avec  plus  de  frénésie  :  «  Je  veux 
te  faire  oublier  dans  mes  bras  tes  souffrances;  pense 
que  tu  dois  trouver  une  femme  bien  tendre  et  qui  serait 


1  Correspondance  originale   des  émigrés,   saisie   et    publiée  par  le 
gouvernement  républicain,  p.  34,  lettre  à  M.  de  Frélo,  du  7  oct.  1792. 

•  Ibid.,  p.  35. 

3  Ibid.,  p.  33,  à  M.  de  Sancé,  17  sept.  1792. 

*  Ibid.,  p.  52,  à  M.  de  Rochegude. 


330  LIVRE    II. 

fâchée  d'être  trompée  dans  son  attente.  Tu  dois  revenir 
fort  et  bien  portant  ' .  »  —  «  Quel  malheur,  écrit  une 
femme  plus  sentimentale  2,  d'être  éloignée  de  ce  que 
l'on  aime!  Que  je  te  revoie,  que  nous  soyons  ensemble, 
et  je  saurai  tout  supporter!  » 

Le  projet  d'un  coup  de  main  sur  Strasbourg  avait 
fait  mettre  en  marche,  au  cœur  de  l'hiver3,  les  corps 
de  Gondé,  Bussy,  Mirabeau  et  Rohan  :  «  Cette  marche 
de  gentilshommes  *  par  une  neige  et  un  froid  excessifs, 
presque  tous  à  pied,  fait  le  plus  grand  honneur.  Nous 
sommes  tous  logés  on  ne  peut  plus  mal,  couchés  sur  la 
paille.  »  Mais  ils  sont  tous  heureux  du  métier  de 
soldat;  la  vie  des  camps  retrempe  l'âme.  «On  était  gai 
parce  qu'on  était  sous  la  tente5,  qu'on  allait  puiser 
l'eau,  couper  le  bois,  préparer  les  vivres  et  qu'on 
entendait  le  son  de  la  trompette.  »  Les  vieux  avaient 
autant  d'ardeur  que  les  enfants  :  dans  les  rangs  mar- 
chait comme  soldat  le  président  Bernard,  âgé  de  plus 
de  soixante  ans,  à  côté  du  comte  de  Neuilly  qui  n'en 
avait  pas  seize.  La  plupart  devaient  succomber  rapide- 
ment. 

Mais  le  comte  d'Artois  ne  partageait  pas  les  priva- 
tions de  cette  marche  d'hiver  et  faisait  ainsi  échouer 

1  Correspondance  originale  des  émigrés,  p.  27,  à  M.  de  Jarnac. 

2  Ibid.,  à  M.  de  Lescale. 

3  Le  2  janvier  1792.  Voir  Antoine,  Histoire  des  émigrés,  t.  Ier, 
p.  143. 

*  Ms.  Bibl.  nat.  fonds  Périgord,  vol.  104,  f°  414,  lettre  du  comte 
Wlgnn  de  Taillefer,  20  janvier  1792. 
5  Chateaubriand,  le  Duc  de  Berry,  p.  24. 


PREMIÈRES   ILLUSIONS.  331 

misérablement  le  projet  d'attaque  de  Strasbourg1.  Dans 
la  garnison  de  Strasbourg  on  comptait  sur  les  Suisses 
de  Pallavicini  ;  les  habitants  catholiques  consentaient  à 
ouvrir  les  portes,  mais  ils  se  méfiaient  des  Allemands. 
Est-on  bien  sûr  que  ce  n'est  pas  une  ruse  des  princes 
allemands  pour  prendre  Strasbourg?  Si  ce  sont  réelle- 
ment des  Français,  on  le  verra  bien  en  reconnaissant  le 
comte  d'Artois;  qu'il  se  présente,  Strasbourg  est  à  lui. 
"Le  prince  refuse  de  se  livrer  aux  Français  de  Stras- 
bourg. Se  réserve-t-il  pour  le  camp  de  Jalès?  Là,  au 
fond  des  Gévennes,  les  paysans  du  Gard  et  de  la  Lozère 
sont  armés  pour  conquérir  la  liberté  du  Roi2.  Ils 
attendent  le  chevaleresque  comte  d'Artois  qui  promet 
son  épée  avec  tant  de  bonne  grâce.  Artois  ne  vient  pas 
plus  à  Jalès  qu'à  Strasbourg  :  les  paysans  des  Gévennes 
sont  soumis  et  massacrés  par  les  gardes  nationaux  des 
villes. 

Au  milieu  de  ces  déceptions,  la  discipline  ne  se  con- 
servait pas  aisément,  il  fallut  enfermer  dans  la  cita- 
delle de  Goblentz  deux  cents  gentilshommes  en  huit 
mois  3.  Les  nouveaux  venus  continuent  à  être  hués.  Si 
dès  l'arrivée  on  ne  trouve  pas  un  répondant,  la  vie  est 
en  danger.  C'est  le  cas  de  Buzelot. 

Buzelot  était  un  chevalier  de  Malte,  certainement 
vicieux,   capable  peut-être  de   fines  escroqueries.  On 

1  Vicomte  de  Saint-Genis,  d'après  les  papiers  de  Vioménil,  Bévue 
des  Deux  Mondes,  année  1880,  t.  II. 

2  Ernest  Daudet,  Histoire  des  conspirations  royalistes  du  Midi. 

3  De  Montrol,  histoire  de  l'émigration,  p.  95. 


332  LIVRE   II. 

s'imagine,  en  le  voyant  arriver,  qu'il  va  assassiner  le 
prince  de  Gondé,  les  têtes  se  montent,  M.  de  Firmas 
attire  Buzelot  dans  sa  chambre,  là  de  jeunes  officiers 
«  lui  montrent  la  mort  d'aussi  près  que  possible  !  »  et 
ne  l'épargnent  qu'à  la  condition  d'un  aveu.  Pour 
sauver  sa  vie,  Buzelot  avoue  ce  qu'on  veut  :  les  jaco- 
bins lorrains  lui  ont  promis  dix  mille  francs  s'il  tue 
Gondé.  Les  jeunes  fous,  bien  décidés  à  le  «  mettre  en 
pièces  »  tandis  qu'ils  le  soupçonnaient,  sont  calmés 
subitement  par  cet  aveu  ridicule,  ils  emmènent  avec 
pompe  le  prisonnier  dans  la  citadelle  de  Kônigstein, 
ce  qui  paraît  avoir  déplu,  avec  raison,  aux  généraux 
allemands.  En  tout  cas,  Buzelot  est  mis  en  liberté. 

Parmi  ces  émigrés  de  Goblentz,  la  bonne  renommée 
s'acquiert  par  de  méchantes  chansons.  On  rime  sur 
l'air  de  la  romance  de  Nina  2  : 

Marauds  qui  méritez  cent  fois 
Le  carcan,  la  marque  et  la  corde, 
Vous  voilà  réduits  aux  abois, 
Pour  vous  plus  de  miséricorde. 
Bon,  bon,  j'espère  (bis)  et  vite,  et  tôt 
Tout  s'arrangera  comme  il  faut  (bis). 

Un  autre  prend  pour  refrain  :  «  Que  de  jacobins  on 
pendra  !  »  Une  chanson  sur  l'air  des  Petits  Savoyards 
donne  plus  de  détails  : 

1  C'est  le  17  décembre  1791.  Antoine,  Histoire  des  émigrés,  t.  1er, 
p.  137;  Chambeland,  Vie  du  prince  de  Condé,  t.  II,  p.  21;  Romain, 
Souvenirs,  t.  II,  p.  192. 

2  Almanach  des  émigrés.  Goblentz,  1792. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  333 

Sur  ce  que  d'Artois  ordonna 
Force  gibets  on  prépara, 
Fouettez  par  ci,  pendez  par  là 
Ces  avocats,  ces  renégats, 
Ces  scélérats  du  haut  en  bas. 

On  annonce  pour  le  Théâtre  du  Manège  une 
tragédie  nouvelle  de  M.  d'Artois  :  «  Le  spectacle 
sera  terminé  par  un  charmant  ballet  dans  lequel 
M.  Alexandre  de  Beauharnais  et  autres  danseurs  de 
la  même  force  doivent  exécuter  les  pas  les  plus  dif- 
ficiles. » 

Car  c'est  toujours  contre  les  constitutionnels  et  les  f 
modérés  que  la  haine  est  le  plus  implacable.  Ne  disons 
pas  :  ces  gens  sont  fous  !  Le  malheureux  n'est  jamais 
ridicule,  tout  est  attendrissant  chez  celui  qui  est 
amoindri  par  le  malheur.  Ces  jeunes  officiers  sont  dans 
leur  instinct,  leur  éducation,  leurs  catégories  d'idées. 
Ils  aiment  les  puérilités  de  l'étiquette,  les  raffinements 
du  point  d'honneur  ;  c'est  leur  charme,  c'est  leur  mort. 
Pour  eux,  pas  de  ressource  autre  que  celle  de  finir  avec 
grâce.  Ce  vieux  monde  s'agite  encore,  son  arrêt  est 
irrévocable.  Si  les  émigrés  étaient  rentrés  victorieux 
sur  leurs  terres,  la  vieille  société  n'était  pas  moins 
condamnée.  Elle  avait  perdu  son  prestige,  son  impiété, 
son  exaltation  de  sensibilité;  elle  aurait  succombé 
quelques  années  plus  tard  sans  la  séduction  du  sup-  / 
plice,  sans  le  grandiose  du  cataclysme. 

Elle  s'efface.  Tant  de  cris  de  joie,  tant  d'abnégation, 
tant  de   menaces   ne    peuvent  même   pas  créer    une 


334  LIVRE   II. 

armée.  «  Nous  sommes,  écrit  Gondé  à  son  fils  !,  sans 
tentes,  sans  canons,  sans  argent.  »  «  Les  trois  quarts  de 
nous  ne  boivent  déjà  plus  de  vin2.  »  Les  princes  vont 
quêter  un  emprunt  près  des  Juifs  d'Amsterdam3;  «  la 
pénurie  où  nous  sommes,  déclare  Galonné4,  excuse  la 
parcimonie  la  plus  sordide  »  .  «  Le  désespoir  s'emparait 
absolument  de  nous  »,  écrit  Vaudreuil5,  au  moment 
où  arrivent  quatre  cent  mille  francs  fournis  par  la 
Prusse  et  un  million  par  l'Espagne.  Et  c'est  au  milieu 
des  fêtes  que,  sans  capitaux,  sans  magasins,  sans  arse- 
naux, Calonne  s'ingénie  à  «  faire  subsister  une  armée 
de  vingt-deux  mille  hommes,  de  l'armer,  de  l'équiper, 
de  l'approvisionner,  de  la  faire  marcher  après  l'avoir 
entretenue  dans  l'éparpillement  de  trois  cents  canton- 
nements dispersés  en  deux  cents  lieues  de  pays  6  >' . 

Calonne  ne  peut  obtenir  ces  résultats  invraisem- 
blables que  par  un  faux. 

Le  crime  de  faux  montre  le  mieux  combien  les  pas- 
sions politiques  mettent  en  déroute  les  formules  les 
plus  élémentaires  de  la  moralité  la  plus  vulgaire. 

Les  tribunaux  anglais  ont  été  saisis  d'une  plainte  sur 
fabrication  de  faux  assignats  qui  fut  organisée  par  les 
frères  de  Louis  XYI;  ils  eurent  à  juger,  sur  la  requête 

1  Comte  de  la  BoutetiÈre,  l'Armée  de  Condé,  d'après  les  papiers 
de  La  Fare;  lettre  du  11  août  1792. 

2  Romain,  t.  II,  p.  193. 

3  Marcillac,  Souvenirs.  Emprunt  de  2  millions  à  Cohen  et  Osy. 

4  Ms.  vol.  632,  f°  212,  Calonne  à  Antraigues,  12  juillet  1792. 
6  Ms.  vol.  645,  f°  197,  Vaudreuil  à  Antraigues,  24  juin  1792. 
6  Calonne  à  Anlraigues,  12  juillet  1792. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  335 

du  comte  de  Rece,  l'émigré  Saint-Morys  qui  écoulait 
ces  papiers  en  Angleterre  '.  On  leur  produisit  l'arrêté 
des  princes  qui  interdisait  cette  fabrication  à  partir  de 
novembre  1792.  Elle  avait  donc  été  officielle  jusqu'à 
cette  époque  :  deux  voitures  singulières  2,  plus  hautes 
que  les  fourgons  ordinaires,  suivaient  l'armée,  et  l'on 
ne  cachait  pas  qu'elles  portaient  «  la  fabrique  d'assignats 
des  émigrés  » .  Ces  assignats  avaient  cours  forcé  et  étaient 
distribués  aux  émigrés  eux-mêmes  :  «  Nous  sommes, 
écrit  l'un  deux  3,  ma  femme  et  moi  dans  le  dernier 
besoin,  sans  un  sou.  On  ne  peut  trouver  à  changer  des 
assignats  parce  qu'ils  sont  faux,  provenant  de  la  fabrique 
de  M.  de  Galonné.  »  Les  Allemands  n'ont  pas  tardé  à 
connaître  le  secret  :  «  Vous  jugez  des  cris  qu'ils  font4.  » 
Les  princes  ne  se  sont  point  cachés  d'un  acte  dont 
ils  ne  semblent  pas  avoir  compris  la  gravité;  ils  ont 
signé  un  mémoire  à  l'impératrice  Catherine  5  :  «  Comme 
les  princes  se  sont  imposé  la  loi  de  ne  rien  dissimuler 
à  Sa  Majesté  l'Impératrice,  ils  doivent  lui  rendre 
compte  d'un  article  important.  Les  princes  n'avaient 
ni  crédit,  ni  argent,  et  il  a  fallu  prévoir  la  nécessité 
d'agir  seuls  parce  que  les  puissances  les  laissaient  dans 
l'incertitude  sur  ce  qu'elles  feraient.  Il  a  fallu  en  outre 

1  Ms.  vol.  626,  f°  51.  Tout  le  dossier  anglais. 

2  Goethe,  Campagne  de  France. 

3  Correspondance   des  émigrés,   p.  97,   le    marquis    de    Vienne  au 
comte  de  Morsan. 

4  Ibid.,  p.  83,  le  comte  de  Morsan  au  duc  de  Guiche. 

5  Ms.  vol.  588,   f°  31,  lettre  du  25  octobre  1792  et  mémoire.  Ce 
passage  f°  5  du  Mémoire  est  de  la  main  du  duc  de  Villequier. 


336  LIVRE    II. 

prévoir  le  cas  où,  entrant  en  France,  une  partie  des 
troupes  de  ligne  se  réunirait  à  eux.  Dans  cette  position, 
on  imagina  de  faire  fabriquer  des  assignats  à  l'imitation 
de  ceux  qui  avaient  leur  confiance.  Il  avait  été  convenu 
qu'il  n'en  serait  fait  usage  qu'en  France,  mais  des 
besoins  pressants  ont  mis  notamment  M.  le  duc  de 
Bourbon,  qui  n'était  pas  dans  la  confidence,  dansl'obli- 
gation  de  s'en  servir.  On  avait  pensé  qu'il  convenait 
avant  d'en  parler  à  Sa  Majesté  l'Impératrice,  de  savoir 
positivement  si  on  serait  forcé  de  s'en  servir...  » 

En  réalité,  les  faux  assignats  avaient  été  distribués  à 
pleines  poignées,  non  par  le  duc  de  Bourbon  seul, 
mais  par  tout  le  monde  :  Catherine  en  eut  la  preuve 
longtemps  après  avoir  exigé  cette  humiliante  justifi- 
cation. Un  des  émigrés  qu'elle  aimait  le  mieux,  le 
marquis  de  Lautrec,  lieutenant  général  en  France  et 
général-major  en  Russie,  qu'elle  avait  chargé  d'une 
mission  près  des  princes,  reçut  d'eux  un  paquet  d'assi- 
gnats qu'on  le  priait,  sans  le  prévenir  qu'ils  étaient 
faux,  de  négocier  à  Berlin.  Lorsqu'il  revint  quelques 
mois  plus  tard  à  Berlin  ',  il  fut  «  arrêté  dans  son 
auberge  sur  la  plainte  du  puissant  Juif  Hiezig  »  qui 
lui  avait  remis  quatre  cents  louis  pour  vingt-quatre 
mille  livres  en  assignats  reçus  des  princes.  «  Ces  assi- 
gnats se  sont  trouvés  faux,  Lautrec  s'est  tué  d'un 
coup  de  pistolet  au  crâne,  laissant  un  papier  où  il 

1  Las  Casas  à  Antraigues,  du  22  nov.  1794,  f°  338. 


PREMIÈRES    ILLUSIONS.  337 

déclare  qu'il  ignorait  que  les  assignats  fussent  faux.  » 
L'odieuse  planche  a  continué  ses  manœuvres  long- 
temps après  la  chute  des  premières  espérances;  le 
citoyen  Maude  ',  ambassadeur  de  la  République  à  la 
Haye,  fit  arrêter  le  sieur  Harel  dit  la  Vertu  qui  possé- 
dait l'appareil  complet  et  les  caisses  de  faux  assignats. 
Harel  fit  des  aveux,  il  désigna  divers  complices  2, 
l'agent  Maude  obtint  contre  lui  un  arrêté  d'extradition , 
mais  manqua  de  fonds  pour  le  faire  transporter  immé- 
diatement en  France.  Durant  ces  démarches  survint 
une  note  des  princes  français  au  gouvernement  hollan- 
dais; à  la  suite  de  cette  intervention,  les  Hollandais 
laissèrent  Harel  s'évader.  Il  transporta  alors,  en  se 
faisant  appeler  Vertoul,  son  industrie  à  Altona. 

Des  fabriques  libres  s'établirent  en  concurrence  avec 
celles  des  princes;  il  y  en  avait  dix-sept  à  Londres, 
un  grand  nombre  en  Suisse  et  en  Allemagne.  Le 
sophisme  consiste  à  soutenir  que  «  le  propriétaire  légi- 
time peut  reprendre  son  bien  où  il  le  trouve,  il  peut 
engager  sa  propriété  dans  les  mains  des  ravisseurs  3  »  , 
il  émet  des  assignats  à  rembourser  sur  ses  biens  de 
France  injustement  confisqués.  Sans  doute  il  est  licite 
d'emprunter  sur  des  biens  à  reconquérir,  mais  à  la 
condition  que  celui  qui  prête  sera  prévenu  delà  préten- 

1  Ms.  Aff.  étr.  Hambourg,  108,  lettre  du  16  nivôse  an  III. 

2  Leurs  noms  sont  dans  la  lettre  de  Reinhardt  à  Delacroix,  21  fri- 
maire an  IV,  avec  tous  les  détails. 

3  Puisaye,  Mémoires,  t.  III,  p.  376  à  414. 

I.  22 


338  LIVRE   II. 

tion  et  du  risque,  et  que  surtout  il  ne  sera  pas  trompé 
par  la  simulation  de  la  vignette  de  celui  même  sur 
lequel  on  veut  les  reconquérir.  On  sait  que  Napoléon  ' 
a  fait  fabriquer  de  même  et  distribuer  officiellement  de 
faux  billets  des  banques  de  Londres,  Vienne  et  Saint- 
Pétersbourg  :  l'un  des  agents  subalternes  de  cette 
fraude,  Malchus,  fut  pris  par  les  Anglais  et  pendu  :  son 
associé  Blanc  put  s'échapper  de  Londres,  il  fut  arrêté 
en  débarquant  à  Boulogne,  et  mis  aussitôt  en  liberté 
sur  l'ordre  de  Savary  :  il  obtint  en  dédommagement 
de  ces  dangers  la  ferme  des  jeux  de  Paris. 


III 


L    ALLIANCE    AVEC    LES    ÉTRANGERS. 

«  J'ai  toujours  cru,  écrit  Portalis 2,  qu'il  était  absurde 
de  se  mettre  dans  la  servitude  des  étrangers,  pour 
terminer  une  querelle  nationale.  »  Réflexion  triviale  : 
un  gouvernement  qui  ne  sait  ni  faire  respecter  la  loi, 
ni  respecter  les  juges,  qui  laisse  massacrer,  qui  viole  la 
constitution,    est-il  la  France?    «  Elisabeth  secourut 

1  Le  procès  est  publié  dans  les  Mémoires  de  tous,  t.  VI.  Le  fait 
est  indiqué  dans  les  Mémoires  publiés  ou  inédits  sur  l'Empire,  avec 
l'épisode  du  préfet  de  police  Pasquier  faisant  arrêter  les  faussaires, 
et  du  ministre  de  la  police  Savary  les  faisant  mettre  en  liberté. 

5  LavollÉe,  Portalis  à  Mallet  du  Pan,  23  sept.  1799. 


N 


PREMIERES    ILLUSIONS.  339 

Henri  IV  » ,  dit  la  grande  Catherine  '  ;  les  Parisiens 
surent  fort  bien  faire  appel  à  l'archiduc  des  Pays- 
Bas  durant  la  Fronde,  et  quand,  sur  leur  demande,  il 
fit  lever  le  siège  de  Cambrai  par  l'armée  française,  «  la 
canaille  crut  avoir  gagné  une  grande  victoire  2  » .  Ainsi, 
comme  Malesherbes  le  disait  à  Chateaubriand,  les 
protestants  et  les  frondeurs  ne  se  sont  jamais  crus  / 
coupables  en  empruntant  une  force  étrangère.  La 
république  d'Amérique  a  vécu  par  le  secours  de  la 
France.  Les  Français  enrôlés  par  Fabvier  et  Armand 
Carrel  qui,  sur  la  frontière  d'Espagne  3,  attaquèrent 
l'armée  française  en  proclamant  Napoléon  II  et  l'indé- 
pendance de  l'Espagne,  ne  se  sentaient  probablement  l  a 
pas  coupables. 

Où  est  l'armée  française,  là  est  la  France.  Le  pre- 
mier devoir  est  de  ne  pas  se  joindre  à  l'étranger  contre 
l'armée  de  son  pays,  quel  que  soit  l'étranger,  en 
quelque  état  que  soit  le  pays.  La  loi  morale  condamne 
avec  la  même  inflexibilité  les  royalistes  de  Condé  et  les 
bonapartistes  d'Armand  Carrel. 

Les  émigrés  du  moins  conservèrent  les  qualités  fran- 
çaises et  l'amour  de  la  France.  Il  se  regardaient  comme 
des  croisés  qui  combattaient  pour  leur  Dieu,  mais  ils 
ne  négligèrent  aucune  occasion  de  protester  contre  tout 
projet  qui  pourrait  amoindrir  la  France.  Les  étrangers 

1  Ms.  Aff.  étr.  Autriche,  suppl.  23.  Noailles  à  Montmorin,  22  oc- 
tobre 1791. 

2  Goulas,  Mémoires,  t.  III,  p.  25. 
5  Avril  1823. 

22. 


340  LIVRE    II. 

étaient  tantôt  dans  le  dépit,  tantôt  dans  l'admiration 
devant  cette  persistance  de  l'amour.  «  Chacun  de  ceux 
avec  qui  j'ai  été  en  relation,  écrit  lord  Auckland1, 
s'occupe  à  combattre  les  projets  des  puissances  qui 
veulent,  dit-on,  prendre  et  garder  les  places  fortes  des 
frontières.  »  Un  autre  Anglais,  lord  Malmesbury2,  est 
ému  d'entendre,  à  la  nouvelle  de  la  fuite  des  volontaires 
patriotes  dès  l'ouverture  des  hostilités,  le  comte  de 
Provence  s'écrier  3  :  «  J'en  ai  le  cœur  déchiré,  car  je  ne 
saurais  me  dissimuler  que  ce  sont  des  Français  qui  sont 
battus,  des  Français  qui  s  enfuient.  »  Lorsque  le  général 
Jourdan  s'avance  dans  les  Flandres  et  chasse  le  duc  de 
Gobourg,  «  nous  n'en  fûmes  pas  fâchés,  parce  que 
Gobourg  avait  arboré  sur  les  villes  conquises  le  dra- 
peau impérial  au  lieu  du  drapeau  blanc  »  ,  dit  un 
émigré 4  qui  avait  huit  membres  de  sa  famille  dans 
l'armée  des  princes;  il  y  en  a  eu  onze  de  la  même 
famille  enrôlés  sous  le  drapeau  tricolore  en  1870;  de 
même,  si  Talhouèt  fut  fusillé  avec  son  fils  en  Bretagne 
par  les  républicains,  deux  de  ses  petits -fils  5  sont  tués  à 
l'ennemi  en  1870. 

Les  émigrés  se  montraient  fiers  de  la  valeur  de  leurs 
compatriotes  républicains  :   «  L'ennemi,  disaient-ils6, 

1  Lord   Auckland,   Correspondance,   t.   III,  p.  60.  To  lord  Gren- 
ville,  17  may  1793. 

i  Diary,  t.  II, p.  413  :  «  I  hâve  a  feeling  wich  goes  to  my  heart,  car...  » 

*  Ce  sont  ses  expressions  mêmes. 

*  Bernard  de  la  Frégeollière,  Emigration  et  Chouannerie,  p.  24. 

5  Paul  de  Mauduit  et  Antoine  de  la  Gournerie. 

6  Corbehem,  Dix  Ans  de  ma  vie,  p.  103. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  341 

était  français,  c'est  assez  dire  qu'il  ne  broncha  pas.  » 
Le  duc  d'Enghien  exprimait  la  pensée  de  tous  quand 
il  disait  après  une  rencontre  '  :  «  Il  n'y  a  d'égale  à  la 
valeur  des  Français  royalistes  que  la  valeur  des  Fran- 
çais républicains  »  ;  ou  encore,  après  un  combat  contre 
Moreau  :  «Gomme  ils  se  battent!  En  vérité,  à  présent  je 
ne  sais  auquel  des  deux  donner  la  pomme  pour  la 
valeur,  de  nos  troupes  ou  des  leurs;  aussi,  s'ils  le 
veulent  bien,  ils  ont  le  temps  d'aller  à  Vienne.  » 

Ils  étaient  révoltés  contre  une  persécution  brutale; 
ils  combattaient  une  jacquerie  organisée  par  des  /" 
cuistres  ;  après  avoir  cru  que  les  hommes  étaient  géné- 
reux et  que  le  bonheur  procédait  de  la  sensibilité,  ils 
se  reportaient  de  toute  la  fureur  de  leur  déception  vers 
les  folies  du  moyen  âge,  ils  s'étourdissaient  dans  un 
tourbillon  de  prétentions  surannées  soulevées  comme 
des  feuilles  sèches  par  un  vent  de  Fronde  ;  ils  ne  vou- 
laient ni  aristocratie,  ni  constitution...  —  Répondez 
avec  candeur,  disait  une  voix  aux  libéraux  de  la  géné- 
ration suivante,  qu'eussiez- vous  fait  à  leur  place? 

Point  de  question  semblable  à  nous  autres  qu'a 
enrichis  ou  désappointés  la  démoralisante  série  des 
révolutions.  Où  se  voient  l'abnégation,  l'énergie,  le 
point  d'honneur,  se  doit  saluer  le  Français.  On  doit 
réserver  son  indignation  contre  ceux  qui  disent  tout  le 
long  du  jour  :  — Grains  la  guerre;  aime  l'argent;  plais 
au  vulgaire;  plus  bas! 

1  Antoine,  Histoire  des  émigrés,  t.  I,  p.  3V0. 


CHAPITRE  IX 

CAMPAGNE  DE  FRANCE  EN  1792. 

Méfiance  entre  les  émigrés  et  les  étrangers.  —  La  pluie  et  la  boue. 
—  Dumouriez  et  Lacuée  de  Cessac.  —  La  retraite. 


I 
MÉFIANCE  ENTRE  LES  ÉMIGRÉS  ET  LES  ÉTRANGERS. 

Cette  campagne  qui  devait  tout  finir  fut  préparée 
avec  lenteur  :  déjà  s'allumaient  les  convoitises.  L'Au- 
triche veut  la  Lorraine;  pour  la  Prusse,  il  faut  la 
Franche-Comté;  la  Russie,  occupée  à  se  nantir  ailleurs, 
laisse  faire1.  Quant  aux  princes,  ils  sont  destinés,  de 
l'aveu  des  plus  clairvoyants  parmi  ceux  qui  les 
entourent,  à  ne  jouer  «  aucun  rôle,  ils  n'auront  que 
celui  qu'ils  voudront  prendre,  ou  la  nullité  2  » .  La 
nullité,  c'est  bien  ce  que  prétend  leur  imposer  le  roi 
de  Prusse,  devenu  l'Agamemnon  du  moment.  Les 
puissances  disposent  du  sort  de  la  France,  répond  le 
géant  au  marquis  de  Moustiers  qui  vient  lui  demander 
de  reconnaître  le  comte  de  Provence  comme  régent  de 

1  Ms.  Aff.  et.  Russie,  138,  Genêt  à  Dumouriez,  13  juillet  1792;  — 
Mayence,  70,  Villars  à  Delessart,  21  mai  1792. 

*  Ms.  vol.  639,  f°  301.  Las  Casas  à  Antraigues,  19  mai  1792. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  34:} 

France  durant  la  captivité  de  Louis  XVI.  Les  Impé- 
riaux ne  sont  pas  plus  désintéressés,  ils  plantent  des 
poteaux  aux  aigles  d'Autriche  sur  les  routes  qu'ils 
occupent1.  «  Pas  un  de  vous,  Alsaciens,  dit  un  de 
leurs  généraux 2,  pas  un  de  vous,  je  le  sais,  ne  se  refu- 
sera au  bonheur  d'être  un  Allemand!  » 

Les  émigrés  sont  pour  les  alliés  des  observateurs 
inquiétants,  non  des  auxiliaires.  On  les  amoindrit  en 
les  divisant  en  trois  corps  :  l'armée  des  frères  du  Roi, 
commandée  par  les  maréchaux  de  Broglie  et  de 
Gastries,  qu'on  dirige  sur  Thionviile  ;  celle  du  prince 
de  Condé,  qui  accompagne  l'armée  d'invasion  ;  celle  du 
duc  de  Bourbon,  qui  occupe  la  Belgique.  «  Nous  en 
serons,  nous  autres  princes,  écrivait  le  duc  de  Béni3  ; 
il  faut  espérer  pour  l'honneur  du  corps  que  quelqu'un 
de  nous  s'y  fera  tuer.  » 

II 

LA    PLUIE     ET    LA    BOUE. 

Le  général  en  chef  était  non  le  roi  de  Prusse,  mais 
le  duc  de  Brunswick. 

Ferdinand,  duc  de  Brunswick-Wolfenbiittel,  neveu 

1  Chambelan»,  Histoire  du  prince  de  Condé,  t.  II,  p.  127. 

2  Poisaye,  t.  II,  p.  363.  Il  s'agit  du  manifeste  de  Wiïrrnser  qui 
est  seulement  de  l'année  suivante,  mais  le  projet  est  arrêté  dès  le 
milieu  de  1792. 

3  Chateaubriand,  le  Duc  de  Berri^  p.  35. 


344  LIVRE   II. 

et  élève  préféré  du  grand  Frédéric  l,  avait  cinquante- 
sept  ans.  Le  regard  froid  de  ses  yeux  bleus,  ses 
allures  graves,  les  succès  de  ses  premières  campagnes, 
lui  donnaient  de  l'autorité.  Mais  deux  événements 
détruisirent  en  quelques  semaines  son  prestige,  le 
manifeste  qu'il  signa,  et  l'ingérence  du  roi  de  Prusse 
dans  le  commandement. 

Le  manifeste  était  rédigé  avec  assez  d'ineptie  pour 
soulever  l'horreur  et  le  patriotisme  dans  toute  la  France. 
Brunswick  hésita  à  le  signer  2  ;  le  comte  de  Provence  a 
été  longtemps  accusé  d'avoir  préparé  et  fait  adopter  ce 
ridicule  document.  On  ne  peut  plus  répéter  cette 
calomnie  aujourd'hui  que  l'on  sait  comment  le  mani- 
feste a  été  copié  par  Marie-An  toi  nette  sur  des  notes  de 
Fersen,  puis  renvoyé  par  elle  à  Fersen,  qui  l'a  fait 
remettre  à  Limon  pour  être  porté  au  duc  de  Brunswick. 

Le  roi  de  Prusse  empêcha,  par  la  prolongation  de 
ses  fêtes  à  Goblentz,  que  l'on  pût  profiter  des  belles 
journées  du  commencement  d'août  3.  «  Il  y  a  une 
main  invisible,  écrivait  Condé  4,  qui  retient  et  empêche 
de  tenter  des  succès  presque  certains.  »  «  Prendrez-vous 
encore  le  commandement?  »  demanda  en  allemand, 
quelques  mois  plus  tard,  lord  Malmesburyà  Brunswick  6. 

1  Fils  de  sa  sœur  Philippine-Charlotte. 

2  Mathieu-Dumas,  Souvenirs,  t.  II,  p.  426. 

3  II  est  à  Coblentz  le  23  juillet,    à  Longwy  seulement  le  13  août. 

4  Comte  de  la  BoutktiÈre,  Armée  de  Condé.  Condé  à  la  Fare, 
31  août  1792. 

5  Diary,  t.  III,  p.  206.  La  réponse  est  donnée  en  français,  avec 
les  paroles  mêmes  du  duc. 


rx 


PREMIERES    ILLUSIONS.  345 

—  «  Non,  si  le  Roi  y  est,  répond  le  duc  en  français, 
c'est  impossible  que  je  m'expose  de  nouveau  à  toutes 
les  avanies  que  j'ai  eues  sur  le  Rhin.  Le  Roi  perd  la 
moitié  de  la  journée  à  la  parole  et  à  ses  repas.  » 

Enfin  après  deux  mois  d'attente,  on  part  avec  les 
pluies. 

L'armée  du  maréchal  de  Broglie  est  destinée  au  siège 
de  Thionville  :  on  lui  adjoint  le  comte  d'Artois  et  deux 
pièces  de  canon  '.  Les  volontaires  prennent  plaisir  à 
cette  vie  en  campagne;  ils  foulent  les  blés  mûrs,  ils 
regardent,  le  soir,  la  silhouette  d'un  cavalier  qui  se 
profile  sur  l'horizon,  la  carabine  au  poing;  ils  écou- 
tent le  pas  des  chevaux  dans  les  chemins  creux  et  les 
chants  de  l'alouette  au  lever  du  soleil.  Bientôt  ils  se 
lassent  de  la  pluie,  de  la  fange,  des  corvées  sous  un 
ciel  gris;  il  faut  aller  au  bois,  à  la  viande;  on  fait  sa 
cuisine,  on  lave  son  linge.  «  J'ai  vu  de  vieux  gentils- 
hommes, sac  sur  le  dos,  fusil  en  bandoulière,  soutenus 
sous  le  bras  par  un  de  leurs  fils  ;  j'ai  vu  M.  de  Boishue, 
le  père  de  mon  camarade  massacré  aux  états  de 
Rennes,  marcher  seul  et  triste,  pieds  nus  dans  la  boue, 
portant  ses  souliers  à  la  pointe  de  sa  baïonnette  de  peur 
de  les  user  2.  » 

Ils  mettent  le  siège  devant  Thionville.  Galonné  s'éta- 
blit au  quartier  général  d'Étanges  et  organise  la  per- 
ception des  impôts  ;  il  installe  à  Sierck  un  receveur 

1  De  Montrol,  p.  114. 

2  Chateaubriand. 


346  LIVRE    II. 

central  des  droits  sur  comestibles  et  boissons  '.  Puis 
tout  à  coup  se  répand  dans  les  rangs  la  nouvelle  que  le 
comte  d'Artois  va  rejoindre  le  roi  de  Prusse.  Les 
volontaires  se  pressent  autour  de  lui  en  le  suppliant  de 
ne  pas  les  quitter;  il  répond  probablement  que  Thion- 
ville  succombera  promptement  et  qu'ils  viendront  le 
rejoindre  à  l'armée  principale,  mais  plusieurs  com- 
prennent au  contraire  qu'il  promet  de  revenir  lui- 
même,  et  ils  ne  tardent  pas  à  crier  très  haut  «  qu'il 
leur  a  manqué  de  parole  '  »  . 

Le  sort  des  émigrés  de  l'armée  de  Brunswick  n'était 
pas  plus  heureux  ;  depuis  Trêves  ils  s'avançaient  len- 
tement, sans  foin  ni  avoine  pour  les  chevaux,  couchant 
la  nuit  sur  la  terre,  sans  tente  ni  paille;  «  ce  n'est  pas 
un  camp  de  soldats,  mais  une  horde  de  Tartares.  Rien 
que  de  la  pluie  sur  le  dos,  du  froid  et  de  la  faim  3.  » 
Les  gentilshommes  sont  obligés  de  prendre  soin  eux- 
mêmes  de  leurs  chevaux,  de  les  mener  à  l'abreuvoir,  de 
les  tenir  pendant  qu'on  les  ferre  ;  leurs  femmes  et  leurs 
maîtresses  les  suivent  dans  des  carrosses  de  louage, 
elles  bivouaquent  le  soir  dans  la  prairie;  les  voitu- 
riers  allemands  qu'elles  ont  payés  d'avance  font  confi- 
dence aux  Prussiens  qu'ils  comptent  bientôt  verser  dans 
un  fossé  et  abandonner  les  voyageuses  4.  Le  Prussien 
pille   les    premiers   villages,    puis   les    incendie.  Une 

1  Corr.  orig.  des  émigrés,  p.  210  et  suiv. 

s  Fersen,  t.  Il,  p.  38.  —  Olivier  d'Arcens,  Journal,  p.  55. 

3  Montlosier  à  Mallet  du  Pan,  t.  Ier,  p.  325. 

*  Goethe. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  347 

colonne  de  fumée  indique  chaque  matin  la  place  de 
celui  qu'a  occupé  une  division  prussienne.  Ces  gens  se 
sentent  aussi  odieux  à  leurs  alliés  qu'à  leurs  ennemis  : 
le  beau  Goethe,  fier  de  sa  jeunesse  et  de  ses  attitudes 
olympiennes,  raconte  avec  amertume  que,  pour  les  gen- 
tilshommes français,  il  n'est  qu'un  Allemand  sans  tour- 
nure ' .  Enfin  voici  Verdun. 

Le  comte  de  Beaurepaire,  ancien  officier  de  carabi- 
niers, voulut  défendre  Verdun.  Il  fut  seul,  il  se  tua  2. 
Verdun  ne  pouvait  soutenir  un  siège  3;  une  femme  veut 
porter  des  dragées  dans  le  camp  prussien,  mais  elle  ne 
peut  y  pénétrer  ;  une  autre  femme  remet  quatre  mille 
livres  qu'elle  a  reçues  pour  lui  à  M.  de  Rodez,  prési- 
dent au  parlement  de  Metz  et  soldat  dans  le  corps  de 
Gondé.  Ces  deux  démarches  irritent  les  jacobins  de 
Verdun.  Ils  feront  arrêter  aussitôt  après  le  départ  des 
Prussiens  quatorze  femmes  de  la  ville,  iUles  enferme- 
ront avec  Marguerite  Groutte,  fille  de  joie,  puis  les 
feront  servir  à  parer  une  des  fêtes  de  la  guillotine  : 
douze  têtes  se  tendront  pour  que  la  chevelure  soit  cou- 
pée, la  gorge  mise  à  nu,  le  cou  tranché.  Les  deux  plus 
jeunes  seront  simplement  «  exposées  avec  un  écriteau 
disant  qu'elles  ont  livré  Verdun  »  . 


1  Goethe.  Ces  mots  sont  en  français. 

2  Ce  fait  est  très-obscur. 

3  Rapport    de    Cavaignae  à  la    Convention.   Voir    sur   cet  épisode 
Cuvillier-Fleury,  Portraits  politiques  et  révolutionnaires. 


348  LIVRE    II. 

III 

DUMOURIEZ    ET     LAGUÉE     DE     CESSAG. 

La  France,  qui  avait  déclaré  la  guerre  depuis  cinq 
mois,  avait  eu  le  temps  de  préparer  sa  défense.  La 
vieille  armée  de  Louis  XVI,  qui  était  de  cent  soixante 
mille  hommes,  avait  perdu  environ  un  tiers  de  son 
effectif  par  les  désertions.  La  solde  avait  été  accrue, 
les  sous-officiers  étaient  remplis  d'ardeur,  il  restait  plus 
de  cent  mille  excellents  soldats. 

Dumouriez,  leur  chef,  commence  la  partie  en  diplo- 
mate. Il  a  la  pensée  de  tous  nos  grands  hommes  d'État, 
de  Coligny  à  Louvois  :  l'annexion  de  la  Belgique. 
Puisque  l'ennemi  s'attarde  dans  l'Est,  il  se  prépare  à 
l'attirer  vers  lui  en  envahissant  la  Belgique.  «  Cette 
conquête,  écrit-il  le  23  août  1792,  compensera  la 
perte  de  deux  ou  trois  places  sur  la  Meuse  ' .  »  Il  con- 
centre ses  forces  autour  de  Sedan  durant  la  dernière 
semaine  d'août.  Mais  le  31  août  il  reçoit  l'ordre  du 
comité  topographique  de  descendre  vers  Grandpré, 
pour  occuper  avant  les  Prussiens  les  forêts  dites  des 
défilés  de  l'Argonne. 

Le  comité  topographique  comprenait  alors  Servan, 

1  Sybel,  t.  Ier,  p.  541. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  349 

ministre  de  la  guerre,  d'Arçon,  La  Fitte,  Lacuée  de 
Gessac.  C'est  Lacuée  qui  saisit,  qui  démontre  l'impor- 
tance de  l'Argonne.  Non  que  l'Argonne  soit  un  pays  de 
montagnes  et  de  précipices,  une  barrière  naturelle, 
comme  on  s'est  plu  à  le  conter.  Ce  sont  collines  de 
deux  cents  mètres,  séparées  par  des  vallées  ondulées. 
Mais  la  terre  est  argileuse,  elle  est  en  ces  derniers  jours 
d'août  détrempée  par  lespluies;  partout  des  taillis;  peu  de 
routes.  L'Argonne  n'a  de  valeur  qu'à  cette  heure  même, 
par  sa  boue,  contre  cet  ennemi  peu  nombreux,  fatigué, 
qui  craint  les  surprises  des  forêts.  Lacuée  et  Dumouriez 
n'ont  pas  eu  sous  la  main  une  forteresse  géologique. 
Ils  ont  compris  la  valeur  des  lieux  à  l'heure  où  ces  lieux 
pouvaient  servir.  Lacuée  pousse  vers  l'Argonne  Dillon 
qui  est  en  Flandre,  Kellermann  qui  couvre  la  Bour- 
gogne. Il  les  appelle  autour  de  Dumouriez. 

Si  Dumouriez  s'attarda  trop  dans  sa  pensée  inoppor- 
tune d'une  conquête  de  la  Belgiqne,  il  eut  le  génie 
d'être  frappé  par  l'importance  de  la  position  qu'on  lui 
montrait,  il  s'y  précipita.  Le  2  septembre,  il  allait  être 
cerné  à  Sedan  entre  Brunswick  et  Glerfayt;  le  4  sep- 
tembre, il  est  à  Grandpré  ;  le  5,  Dillon  est  aux  Islettes  : 
les  Français  se  concentrent  dans  les  bois. 

Ainsi  Dumouriez  part  de  Sedan  avant  d'y  être  investi 
et  marche  vers  Ghâlons  :  jour  pour  jour,  soixante-dix- 
huit  ans  plus  tard,  une  armée  française,  devant  le 
même  ennemi,  évacue  Ghâlons,  s'engouffre  dans  Sedan, 
y  tombe. 


350  LIVRE    II. 

Dumouriez  tient  son  armée,  il  est  sûr  de  lui,  il  se  sent 
maître  de  sa  campagne.  Un  obstacle  imprévu  manque 
de  tout  compromettre. 

Des  bataillons  de  volontaires  s'étaient  réunis  à 
l'armée  française.  Il  était  permis  alors  de  croire  que  des 
hommes  munis  d'armes  étaient  en  état  de  combattrt 
contre  une  armée  régulière;  la  preuve  contraire  n'avait 
pas  encore  été  fournie  par  l'expérience.  Peut-être  même 
si  les  officiers  n'avaient  pas  été  choisis  par  l'élection 
parmi  les  buveurs,  si  la  discipline  avait  été  sévère,  ces 
bataillons  auraient  pu  se  tenir  avec  honneur  devant 
le  feu,  comme  ont  fait  tous  ceux  qui  avaient  un  bon 
commandant.  Mais  un  soldat  ne  s'improvise  pas.  La 
•  volupté  de  la  guerre  est  une  des  plus  séduisantes  quand, 
dressés  à  ses  joies,  des  hommes  s'avancent  épaule  contre 
épaule  sous  les  balles,  le  vacarme  et  les  surprises;  ces 
hommes  forment  une  armée  ;  mais  l'habitude  du  cabaret 
«/  rend  l'homme  impropre  à  ces  mâles  plaisirs.  Les  volon- 
taires vont  se  former  pendant  deux  campagnes,  ils 
deviendront  dignes  ensuite  d'être  incorporés  dans  les 
régiments  réguliers. 

A  Grandpré,  les  soldats  ont  un  vrai  mépris  pour  les 
volontaires,  ils  les  voient  se  quereller  entre  eux,  «  excepté 
lorsqu'il  s'agit  de  commettre  des  atrocités  '  «  ;  les 
bataillons  des  Parisiens  fuyaient  jusqu'à  Reims  dès 
qu'ils  voyaient  des  hussards,  ils  criaient  qu'on  les  tra- 

1  Dcmouhiez,  Mémoires,  t.  III,  p.  33. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  351 

hissait,  qu'on  les  envoyait  à  la  boucherie.  Dumouriez 
donna  à  ces  enfants  quelques  leçons  de  discipline  : 
«  Je  ne  les  raterai  point,  e'crit-il  ';  si  je  ne  prenais  ce 
parti,  ils  ruineraient  mon  armée  et  finiraient  par  me 
pendre.  » 

La  pluie  tombe.  Elle  rend  l'Argonne  impossible  à 
occuper  :  Dumouriez  fait  sortir  lestement  tous  ses  corps 
de  ces  taillis  boueux,  les  pousse  sur  Sainte-Menehould, 
où  ils  les  arrête  la  face  vers  Paris  2;  l'armée  de  Bruns- 
wick est  entre  Dumouriez  et  Paris  :  deux  jours  plus 
tard  Kellermann  arrive  avec  près  de  cinquante  mille 
hommes,  et  s'établit  entre  l'Auve  et  la  Bionne,  près  du 
moulin  de  Valmy. 

Le  20  septembre  1792  est  livrée  la  bataille  de 
Valmy. 

Les  émigrés,  retenus  dans  l'immobilité,  voyaient  les 
boulets  des  canonniers  français  enfoncer  devant  eux 
dans  le  sol  détrempé  et  faire  jaillir  la  boue;  les  chevaux 
se  cabraient  ;  une  gerbe  de  flammes  apparut  à  côté  du 
moulin  de  Valmy,  une  détonation  retentit.  Le  duc  de 
Brunswick  voulut  profiter  de  cette  explosion  de  caissons 
pour  tenter  une  attaque,  il  fut  repoussé.  Le  soir  venait. 
On  avait  jeté  dix  mille  boulets  sur  les  Français  sans 
avoir  pu  gagner  un  bout  de  prairie.  On  rentre  au  cam- 
pement. On  ne  s'explique  pas  encore  les  résultats  de 

1  Voir  les  lettres  des  généraux  citées  par  Camille  Rousset,  les  Volon- 
taires de  1792,  et  par  Mortimer  Ternaux,  fa  Terreur,  t.  IV,  p.  540  à 
548. 

2  Le  17  septembre  1792. 


352  LIVRE    II. 

cette  journée,  chacun  est  triste  et  se  tait.  La  soirée  est 
lugubre.  On  s'endort  sous  la  pluie. 

Le  lendemain,  le  duc  de  Brunswick  reconnaît  qu'il 
n'y  a  pas  à  recommencer  la  canonnade.  Les  hussards 
galopent  et  échangent  des  coups  de  sabre  entre  les 
deux  armées  ;  pas  de  vivres,  pas  de  source,  on  boit  ce 
qu'on  trouve  dans  les  ornières,  Gœthe  fait  son  chocolat 
avec  l'eau  qui  découle  du  cuir  de  la  voiture.  Les  blessés 
succombent. L'horizon  est  noir,  Brunswick  montre  au 
roi  de  Prusse  que  son  armée  est  réduite  à  cinquante 
mille  hommes,  que  la  campagne  doit  être  regardée 
comme  terminée,  qu'en  se  portant  rapidement  sur 
Sedan  et  Montmédy,  on  occupera  une  redoutable 
position  d'hiver  avec  la  vallée  de  la  Meuse  pour  recom- 
mencer les  conquêtes  l'année  suivante. 

Mais  le  géant  est  incapable  de  prendre  une  décision 
aussi  vite.  Il  discute,  il  parle,  il  voit  arriver  un  parlemen- 
taire français,  Dumouriez  n'ignorait  pas  que  les  vaincus 
de  Valmy  étaient  dangereux  encore  ;  il  venait  d'ima- 
giner des  négociations  pour  les  retenir  dans  la  boue, 
les  y  épuiser,  les  mettre  hors  d'état  d'occuper  la 
Meuse. 

Le  roi  de  Prusse  a  hâte  de  rentrer  dans  son  harem  ; 
il  vient  en  outre  d'apprendre  que  Catherine  a  occupé 
la  Pologne  tout  entière  et  ne  parle  plus  de  céder 
Danzig.  Il  est  excité  contre  le  duc  de  Brunswick  par 
un  thaumaturge  qui  l'amuse,  le  comte  de  Manstein.  Il 
accueille  l'envoyé  de  Dumouriez,  il  se  laisse  berner  par 


PREMIERES    ILLUSIONS.  35  ï 

de  chimériques  propositions,  il  reste  cinq  jours  sous  la 
pluie  avec  une  armée  sans  pain.  «  Le  roi  de  Prusse, 
écrit  Dumouriez  '  pendant  ce  temps,  s'est  fourré  dans 
le  guêpier  et  meurt  de  faim;  nous  tenons  les  enne- 
mis, et  sous  quinze  jours  nous  pouvons  ruiner  leur 
armée.  » 

Le  roi  de  Prusse  prend  sa  revanche  en  prolongeant 
la  négociation  après  qu'il  s'est  décidé  à  la  retraite,  de 
manière  à  n'être  pas  poursuivi2.  Il  fait  lever  le  camp 
le  29  septembre  à  minuit.  Pourvu  que  les  Français  ne 
nous  poursuivent  pas  !  c'est  la  pensée  unique  de  tout 
homme  dans  cette  armée  qui  s'était  avancée  avec  la 
certitude  du  triomphe;  et  tous  de  courir  à  travers 
champs,  de  se  conter  comme  les  paysans  armés  de 
fourches  guettent  et  pillent  les  fuyards. 

Ce  coup  qui  frappait  les  émigrés  au  plus  fort  de  leur 
sécurité  n'a  jamais  semblé  pouvoir  être  le  résultat  de 
causes  naturelles.  Les  explications  les  plus  absurdes 
ont  été  multipliées  pour  pallier  la  défaite,  elles  ont  été 
répétées  avec  naïveté  de  nos  jours.  Mais  tandis  que  les 
émigrés,  avec  leur  esprit  plus  large  et  leur  habitude  du 
rire,  se  contentaient  d'explications  qui  n'étaient  ni 
sensées,  ni  réfléchies,  leurs  petits-fils,  serrés  dans  les 
liens  d'une  éducation  étroite,  viennent  aujourd'hui 
raconter  avec  une  crédulité  béate  des  énormités  comme 


1  A  Biron,  le  25  sept.  1792. 

2  On  a  même   dit  qu'il  avait  donné  25,000   francs   au   négociateur 
français,  Westermann,  le  général  de  Danton. 


SB 


M 


354  LIVRE   II. 

celle-ci  :    «  Brunswick  était  franc-maçon,  la  marche 
sur  Paris  dut  lui  être  interdite  par  les  loges.  » 

La  seule  cause  de  l'échec  est  dans  les  retards  du  roi 
de  Prusse,  qui  ont  laissé  arriver  la  saison  des  pluies. 
L'Agamemnon  retenu  dans  la  boue  a  cherché  à  rejeter 
la  faute  sur  Brunswick  :  «  J'ai  toujours  regardé  le 
roi  de  Prusse  comme  une  béte  et  non  une  bonne  bête  » , 
disait  quelques  mois  plus  tard  mademoiselle  de  Hertzfeld 
à  lord  Malmesbury  x,  qui  l'avait  connue  pure  et  altière 
à  Berlin,  et  qui  la  retrouvait  maîtresse  du  duc  de 
Brunswick,  un  peu  honteuse,  un  peu  défraîchie,  mais 
pleine  de  dévouement  pour  le  duc,  qu'elle  consolait  des 
reproches  injustes. 


IV 


LA    DEROUTE. 

La  pluie  dure  toujours.  Sous  le  même  ciel,  il  faut 
revoir  les  chemins  ravinés  et  les  villages  brûlés  qu'on 
vient  de  franchir  au  milieu  d'illusions  si  vite  envolées. 
Les  convois  de  malades  obstruent  les  routes.  On 
avance  au  pas,  comme  à  des  funérailles.  Si  un  cheval 
tombe,  on  coupe  les  traits,  on  continue  :  si  alors  les 

ïDiauy,  t.  III,  p.  151  :  «  Much  altered...  abuses  the  king,  she  always 
thought  him  a  bête  and  not  a  bonne  bête...  » 


PREMIERES   ILLUSIONS.  355 

chevaux  valides  ne  peuvent  plus  traîner  le  caisson  ou 
la  voiture,  on  les  dételle,  on  laisse  le  caisson  dans  la 
boue.  Ceux  qui  fouettent  leurs  chevaux  pour  dépasser 
la  pesante  colonne,  entendent  craquer  sous  leurs  roues 
les  jambes  de  ceux  qui  dorment.  Si  l'on  veut  s'arrêter, 
on  est  menacé  d'être  poussé  dans  le  fossé.  Ceux  qui 
vont  à  pied  laissent  leurs  chaussures  dans  une  boue 
blanche  et  collante. 

Les  Prussiens  font  main  basse  sur  les  bagages  des 
émigrés  l,  ils  détruisent  ce  qu'ils  ne  peuvent  emporter. 
Contre  l'émigré  s'acharne  surtout  la  cavalerie  fran- 
çaise :  le  comte  de  Beurnonville,  qui  la  commande,  se 
fait  un  honneur  de  tuer  ceux  qui  cherchent  à  se  cacher 
en  France2  :  «  Tous  mes  hussards,  dit-il,  ont  des 
montres  et  de  l'or;  ils  ont  pris  quatre  émigrés,  un 
aumônier,  quatre  femmes,  plus  M.  de  Boisseuil,  se 
disant  major  de  la  gendarmerie.  Je  vous  recommande 
ces  bougres  d'émigrés  qui  ont  l'air  de  pendards.  Vous 
voyez  ici  qu'on  les  abandonne  à  la  sévérité  des  lois.  » 

Onze  émigrés  malades  sont  enlevés  dans  une  ambu- 
lance et  conduits  à  la  prison  de  Verdun.  La  Convention 
envoie  l'ordre  de  les  massacrer;  le  soir  même,   aux 

1  Neuilly,  Souvenirs,  p.  52;  —  Olivier  d'Argens,  Journal, 
p.  57;  —  Montrol,  Histoire  de  Cémigration. 

*  Cette  lettre  est  publiée  par  Ternaux,  t.  IV,  p.  545.  Mais  il  y  a 
plus  de  fanfaronnade  que  de  barbarie  dans  ses  ternies.  C'est  Beurnon- 
ville qui  a  envoyé  le  fameux  bulletin  du  combat  de  Grew-Machern  en 
1793  :  «  Après  trois  heures  d'une  action  terrible  dans  laquelle  les 
ennemis  ont  éprouvé  une  perte  de  dix  mille  hommes,  celle  des  Fran- 
çais s'est  réduite  au  petit  doigt  d'un  chasseur.  » 

23. 


356  LIVRE    II. 

flambeaux,  on  les  fait  descendre  sur  la  place  où  le 
peuple  s'est  entassé.  L'un  d'eux,  Alexis  de  Villeneuve  ', 
n'a  pu  se  lever  à  l'appel  de  son  nom,  il  est  resté  lan- 
guissant sur  sa  paille  :  il  entend  les  dix  détonations 
qui  abattent  successivement  chacun  de  ses  camarades. 
Il  laisse  échapper  quelques  gémissements,  la  senti- 
nelle entre  près  de  lui.  «  Il  paraît  qu'on  vous  a  oublié  » , 
dit  le  soldat.  L'enfant  se  croit  perdu.  Mais  le  soldat 
reparaît  au  bout  de  quelques  instants  avec  une  capote 
grise  :  «  Quittez  votre  uniforme,  sortez  avant  qu'on 
voie  que  vous  manquiez  à  l'appel,  allez  à  Nancy,  enga- 
gez-vous dans  les  chasseurs.  » 

Les  paysans  étaient  peu  cléments  pour  les  émi- 
grés :  ceux  des  environs  de  Sedan  saisissent  deux  offi- 
ciers bretons,  les  poussent  dans  un  bois,  les  fusillent 
et  jettent  les  corps  dans  un  fossé  après  avoir  pris  les 
montres  et  l'argent 2.  La  dyssenterie  fait  plus  de  ravages 
encore  3;  les  vivres  manquent,  on  mange  des  racines; 
les  cadavres  sont  couchés  le  long  des  routes  4  ;  la  plus 
affreuse  misère  apparaît  subitement  :  «  Je  restai  pen- 
dant deux  mois  avec  la  même  chemise 5.  »  On  reçoit  la 
charité  des  Bohémiens  qui  offrent  une  pomme,  ou  du 
linge  pour  les  plaies.  Chateaubriand  tombe  épuisé  dans 

1  Son  récit  est  publié  par  son  frère  Villeheuve-Larochebarxaud, 
Quiberon,  p.  120. 

2  Ms.  vol.  624,  p.  i. 

:$  Fersen,  t.  II,  p.  39,  lettre  du  comte  à  la  comtesse  de  Vauban; 
et  Corr.  orig.  des  émigrés,  p.  89. 

4  Dampmartin,  Mémoires,  p.  306. 

5  Corr.  orig. y  p.  89. 


PREMIERES    ILLUSIONS.  357 

un  bois,  des  «  gelinottes  fourvoyées  sous  les  troènes 
faisaient  seules  avec  des  insectes  quelque  murmure 
autour  de  moi;  je  m'évanouis  dans  un  sentiment  de 
religion  :  le  dernier  bruit  que  j'entendis  était  la  chute 
d'une  feuille  et  le  sifflement  d'un  bouvreuil  »  .  Rainasse 
par  des  conducteurs  de  bagage,  il  fut  donné  à  une 
cabaretière  de  Namur  qui  l'enroula  dans  une  couver- 
ture de  laine  :  «  Les  femmes  ont  un  instinct  céleste 
pour  le  malheur.  » 

Mais  les  paysans  allemands  ne  sont  pas  de  cette 
humeur;  maintenant  que  l'émigré  est  vaincu,  il  devient 
une  prise.  «  Nous  sommes  vexés  autant  qu'il  est 
possible  par  les  paysans,  écrit  Gondé  !  ;  nous  ne  pou- 
vons plus  nous  loger  que  le  sabre  et  le  pistolet  à  la 
main.  La  noblesse  est  obligée  de  se  mettre  en  défense 
contre  les  fourches,  les  pelles,  les  pioches.  » 

1  Comte  de  la  Boctetière,  Condé  à  La  Fare,  6  oct.  1792. 


y 


LIVRE  III 

LA  DISPERSION 


CHAPITRE  X 

LA   DÉBÂCLE 


Les  misères  de  la  défaite.  —  Avidité  des  puissances. 
Les  princes  de  Bourbon. 


I 
LES    MISÈRES    DE    LA    DÉFAITE. 

Malheur  aux  vaincus!  Pour  l'Europe  comme  pour  la 
France,  la  légalité  s'écarte  des  vaincus  et  passe  subite- 
ment de  l'armée  des  officiers  à  l'armée  des  soldats.  La 
France  est  désormais  avec  le  drapeau  tricolore.  Pour 
l'Europe,  pas  de  guerre  de  principe  :  une  curée.  Pour 
la  France  de  même.  Le  paysan  français  voulait  la  terre. 
Il  la  prend,  il  prétend  la  garder,  il  sait  la  défendre,  il 
se  regarde  comme  constituant  seul  la  nation.  Rien  de 
plus  immoral  que  l'idée  de  laquelle  procède  l'ère  nou- 
velle, c'est  la  convoitise   de  la  terre.   La  terre  à  ceux 


LA  DISPERSION.  359 

qui  ne  l'ont  pas,  voilà  Ja  formule  de  la  Révolution.  Mais 
aussi  rien  de  plus  lamentable  que  la  condition  des 
paysans  jusqu'à  cette  époque  :  ils  ont  souffert,  ils  se 
vengent.  Pour  atroce  que  soit  leur  vengeance,  elle 
n'assouvit  pas  la  rancune  amassée  par  quinze  siècles 
de  souffrances.  Aujourd'hui  il  paraît  quelquefois  plai- 
sant de  conter  longuement  le  bonheur  des  classes  rurales 
avant  la  Révolution;  Userait  plus  sensé  de  dire  simple- 
ment que  les  hommes  n'ont  pas  besoin  d'être  heureux, 
que  la  civilisation,  comme  la  nature,  s'inquiète  peu  des 
générations  écrasées,  qu'un  seul  savant  est  plus  pré- 
cieux que  des  millions  de  brutes;  mais  si  les  millions 
de  brutes  inutiles  sont  dans  la  misère,  nous  sommes 
obligés  de  comprendre  leur  haine  contre  les  vieux 
moules  de  civilisation,  leurs  convoitises  brutales  et 
leur  aveuglement. 

Malheur  aux  vaincus  !  Ils  ne  sont  pas  accablés  de 
leur  défaite  seulement,  mais  d'une  déchéance  morale 
dans  laquelle  s'aigrit  leur  cœur,  se  rétrécissent  leurs 
pensées;  ils  se  soupçonnent,  ils  jugent  leurs  chefs, 
ils  s'enferment  dans  un  petit  nombre  d'idées,  ils 
sont  tantôt  exaltés  dans  une  passion  fixe,  tantôt 
abattus  par  l'immensité  de  leur  malheur. 

La  retraite  ne  se  ralentit  point  après  les  boues  de  la 
Champagne  ;  déjà  Gustine  approche  de  Spire,  déjà  les 
hussards  français  se  montrent  près  de  Liège.  Les 
Françaises  et  leurs  enfants  couvrent  les  routes  et  se 
mêlent  aux  débris  de  l'armée  :   «  On  voyait  des  dames 


360  LIVRE   III. 

en  falbalas  conduisant  des  ânes  chargés  de  leurs  effets, 
d'autres  les  transportaient  sur  des  brouettes,  de  pauvres 
enfants  de  huit  ans  portaient  sur  leurs  épaules  de  lourds 
paquets  de  hardes  '.  »  Devant  un  ponton  établi  sur  la 
Roër,  soixante-dix  voitures  attendent  leur  tour  pour 
défiler;  à  peine  est-on  arrivé  à  Mùlheim,  que  le  magis- 
trat signifie  un  ordre  d'expulsion.  AMayence,  le  voitu- 
rier  demande  vingt-cinq  louis  pour  mener  à  Wailbourg 
chez  le  prince  de  Nassau;  les  bateliers  du  Rhin  exigent 
quatre-vingts  louis  pour  descendre  à  Cologne  2;  les 
voitures  sont  prises  d'assaut  par  les  soldats  malades  ou 
poussées  dans  les  fossés  par  les  Prussiens  qui  se  font 
un  butin.  Le  soir,  on  s'enferme  dans  une  grange,  on 
se  jette  sur  la  paille,  on  essaye  de  dormir.  Des  femmes 
qui  s'étaient  réunies  pour  fuir  ensemble,  mesdames  de 
Guiche,  de  Poulpry  et  de  Montaut,  sont  réveillées  une 
nuit  par  des  coups  à  leur  porte,  par  une  voie  impérieuse 
qui  ordonne  d'ouvrir;  elles  voient  entrer  à  la  clarté 
des  torches  madame  de  Galonné,  «  parée,  crêpée, 
fardée,  poudrée,  robe  à  queue,  paniers,  souliers  à 
talon  »  ;  elles  l'invitent  à  s'étendre  au  milieu  d'elles 
dans  l'abattoir  où  elles  ont  trouvé  un  abri,  sous  les 
crocs  où  pendent  les  moutons  éventrés  3. 

Les  bateliers  du  Rhin   dérobent   les    malles  4  ;  les 

1  Paillot,  Souvenirs  d'un  grand-père. 

2  Corr.  orig.  des  émigrés.  Lettre  au  comte  de  Lespinasse-Langeac, 
p.  116. 

3  Duchesse  de  Gontacd,  Mémoires. 

*  Corr.  orig  des  émigrés,  p.  83,  comte  de  Morsan  au  duc  de  Guiche. 


LA    DISPERSION.  361 

marchands  allemands  achètent  à  vil  prix,  souvent  pour 
un  méchant  cheval  et  une  charrette,  les  diamants  et 
les  dentelles1.  «  Entre  ma  fille  et  moi,  nous  avons 
trois  louis  »  ,  écrit  une  femme  2.  «  Nous  sommes 
réduits  au  son  et  aux  pommes  de  terre  »  ,  dit  un 
émigré3.  Car  non-seulement  ceux  qui  suivaient  le  duc 
de  Brunswick,  mais  ceux  de  toutes  les  armées  et  de 
tous  les  asiles  sont  débandés  et  confondus  dans  cette 
déroute  immense.  Les  enfants  qui  avaient  voulu  être 
soldats,  comme  Gorbehem  et  Grandry,  tombent  épuisés 
sur  les  chemins  :  l'un  est  ramassé  par  une  cabaretière 
qui  l'étend  devant  sa  cheminée4,  l'autre  est  recueilli 
par  un  pasteur  protestant  de  Maëstricht  qui  a  onze 
enfants;  il  sera  mon  douzième,  dit  le  saint5.  En 
Belgique  et  en  Hollande,  on  trouve  un  accueil  chari- 
table, mais  les  Allemands  lâchent  la  bride  à  leur 
avidité. 

«  Ils  nous  avaient  accueilli  dans  notre  fortune,  dit 
une  Française  consternée,  ils  nous  abandonnent  dans 
l'excès  de  nos  malheurs.  »  A  Cologne,  l'électeur  fait 
afficher  que  les  Juifs,  bannis  et  émigrés  aient  à  sortir 
de  ses  Etats.  Il  ne  prévoit  pas  qu'il  sera  proscrit  à  son 
tour  et  confondu  au  milieu  de  ceux  auxquels  il  faisait 
fête  quand  il  les  croyait  puissants  :  une  des  Françaises 

1  Duchesse  de  Gontaud. 

2  Corr.  orig.  des  émigrés,  lettre  à  M.  de  Moè'lussic,  8  oct.  1792. 
■  Corr.  orig.  des  émigrés,  Devaisres  à  son  oncle,  7  oct.  1793. 

*  Gorbehem,  Dix  Ans  de  ma  vie,  p.  53. 

5  Revue  de  Bretagne  et   Vendée,  1861,  p.  12. 


362  LIVRE   III 

expulsées  par  lui  écrit  plus  tard  :    «  Je  l'ai  vu  émigré 
aussi,  je  n'ai  pas  ri  de  ses  maux.  »  L'électeur  de  Saxe, 
en   apprenant  l'arrivée  à  Dresde  du  comte  de  Vau- 
dreuil,  lui  envoie  aussitôt  un  officier  de  police  pour 
lui   dire  que  les   chevaux  sont  à  sa  voiture  et  qu'il 
peut    continuer   sa    route.    Avec   les    petits    gentils- 
hommes,  les  Allemands  font  moins  de  façons   :   Sa 
Majesté  l'Empereur  consent  à  ne  pas  proscrire  les 
émigrés  qui  sont  à  son  service,  mais  il  fait  savoir  l  «  à 
tous  ceux  qui  se   trouveraient  ou   se  présenteraient 
dans  quelque  ville  ou  lieu,  qu'ils  seront  arrêtés  par  les 
officiers  de  police  et  traités  comme  gens  sans  aveu  » . 
Les  magnifiques  seigneurs  de  Bâle  qui  «  ressemblent  à 
des  manants  *  » ,  tiennent  à  imiter  l'Empereur,  et  font 
afficher  aussi  l'expulsion  des  Juifs  et  des  émigrés,  ce 
qui  amène  aussitôt  en  marge  de  la  note  de  l'auber- 
giste cette  Bourbonnaise  : 

Dans  Bâle  la  grand'ville 
Un  Sénat  imbécille 
Dans  un  accès  de  bile 
L'autre  jour  décréta, 
Ah!  ah! 

Que  loin  de  ses  murailles 
Tout  étranger  s'en  aille, 
Que  la  seule  canaille 
Doit  seule  rester  là, 
Ah!  ah! 

Les  baillis  les  plus  humbles,  les  valets  des  abbayes 

1  Le  23  octobre  1792.  Document  publié  par  Ternavjx,  t.  IV,  p.  532. 
9  Madame  de  Sabran,  Correspondance. 


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LA   DISPERSION.  363 

se  montrent  insolents,  comme  ce  garde-pêche  à  Otto- 
beuren  qui  vient  enlever  la  ligne  du  comte  de  Haute- 
fort  '  en  lui  signifiant  «  que  la  pêche  était  libre  pour 
les  Allemands,  et  point  pour  les  Français  » . 

Nulle  race  dans  l'espèce  humaine  ne  possède  comme 
les  Teutons  le  culte  de  la  force  :  non-seulement  le 
droit,  mais  la  pitié  même  fuient  le  faible.  Qu'il  se 
résigne.  Qu'il  s'humilie.  D'ailleurs  l'émigré,  qui  hier 
était  un  preux  fidèle  au  devoir,  n'est  plus,  depuis  la 
défaite,  qu'un  banni  :  l'Allemand  se  reprend  à  lui  dire 
comme  aux  ligueurs  rejetés  par  Henri  IV  dans  les  pays 
étrangers  : 

Les  enfants  estonnés  s'enfuiront  te  voyant, 

Et  l'artisan  moqueur  aux  places  t'effroyant, 

Rendant  par  ses  brocards  ton  audace  flétrie, 

Dira  :  Ce  traistre-icy  nous  vendit  sa  patrie! 

Le  brocard  de  l'Allemand  consiste  à  faire  ses  profits; 
à  Dûsseldorf,  «  rapacité  brutale  2  »  ;  les  prix  se  haussent 
subitement  devant  l'émigré  qui  est  «  rançonné  sans 
pudeur,  sans  pitié,  vexé,  dépouillé  » ,  c'est  un  Allemand 
qui  le  constate3.  Dans  toute  l'Allemagne,  «  nous 
avons  rencontré  un  peuple  avide  et  fripon4  »  . 

Alors  s'évanouit  tout  espoir  :  «  Ton  fils  se  porte 
bien,  pauvre  petit,  il  est  donc  destiné  à  connaître  la 


1  Ms.  Bibl.  nat.  fonds  Périgord,  vol.  105,  f°  419.^ 

2  Comte  de  Contades,  Journal  de  Jacques  ds  Thiboult,  p.'  18. 

3  Grimm,  Soc.  hist.  Russie,  1868,  p.  361. 
*  Journal  de  Jacques  de  Tliiboult,  p.  12. 


364  LIVRE   III. 

misère  » ,  écrit  une  femme  '  à  son  mari.  Les  ménages 
sont  dispersés,  les  ressources  sont  épuisées,  les  enfants 
sont  affamés.  «  Les  enfants  criaient  à  faire  pitié,  plu- 
sieurs femmes  qui  n'étaient  jamais  montées  en  char- 
rette n'avaient  pu  supporter  les  cahots.  Je  n'oublierai 
jamais  l'impression  que  me  fit  un  ancien  militaire, 
décoré  de  la  croix  de  Saint-Louis  et  qui  pouvait  avoir 
soixante-dix  ans;  il  était  encore  bel  homme,  de  l'aspect 
le  plus  noble;  appuyé  contre  une  borne,  dans  un  coin 
de  rue  isolée,  il  ne  demandait  rien  à  personne  a.  » 

Les  voilà,  ces  êtres  délicats  et  joyeux,  face  à  lace  avec 
la  misère.  Quelques-uns  ont  encore  des  préoccupations 
bizarres.  Madame  de  M***3,  par  exemple,  est  forcée  de 
fuir  sa  retraite  quelques  jours  après  avoir  mis  au  monde 
«  un  malheureux  enfant  »  ;  arriver  chez  sa  mère  avec 
cet  enfant  inconnu  n'est  pas  ce  qui  l'embarrasse  le  plus, 
mais  elle  est  confuse  à  la  pensée  d'avouer  que  l'enfant 
n'est  pas  du  chevalier  de  Montchal  avec  lequel  sa  mère 
la  croyait  en  galanterie;  elle  écrit  bravement  au  che- 
valier pour  le  prévenir  de  son  inquiétude  ;  elle  ne  croit 
pas  nécessaire  de  lui  avouer  le  nom  du  rival  qu'elle 
venait  de  rendre  heureux  au  moment  où  elle  accueillait 

1  Corr.  orig.  des  émigrés,  p.  126.  La  comtesse  de  Changy  à  son 
mari,  7  oct.  1792. 

1  Madame  Le  Brun,  Mémoires,  t.  I,  p.  260. 

3  La  Convention  qui  a  fait  publier  cette  lettre  dit  qu'elle  est  de 
madame  de  M***.  C'est  très-vraisemblable.  Mais  alors  il  faut  substituer 
au  mot  .cœur  qu'elle  emploie,  le  mot  mère.  C'est  ce  que  j'ai  fait. 
Madame  de  Matignon  était  assez  jeune  pour  que  sa  fille,  madame 
de  M***,  ait  pris  l'habitude  de  la  nommer  sa  sœur. 


LA    DISPERSION.  365 

ses  hommages,  mais  elle  lui  demande  de  se  prêter  à 
une  douce  fiction  qui  peut  lui  éviter  de  perdre  l'estime 
de  sa  mère  :  «  Si  elle  m'eût  su  grosse  de  deux  mois 
lorsque  je  vous  ai  connu,  elle  serait  furieuse  contre 
moi  de  rne  supposer  deux  inclinations  à  la  fois,  elle 
me  repousserait  avec  indignation.  Je  vous  préviens 
que  si  elle  me  forçait  à  lui  nommer  le  père  de  mon 
enfant,  je  lui  dirais  que  vous  en  êtes  la  cause.  Cela 
doit  vous  être  égal,  mon  cher  chevalier.  Vous  n'êtes 
engagé  à  rien,  si  ce  n'est  de  m'écrire  des  lettres  plus 
tendres  et  de  me  tutoyer,  en  un  mot,  de  jouer  le  père 
de  mon  enfant.  Écrivez-moi  donc  ceci  :  Embrasse  bien 
mon  cher  petit  Gaston  et  reçois  pour  ton  compte  mille 
et  mille  tendres  baisers  et  caresses...  » 

Ceux  qui  ne  sont  pas  chassés  par  les  Allemands 
risquent  d'être  enlevés  par  les  Français,  comme  M.  du 
Duit  *,  qui  est  pris  dans  le  Brabant  avec  d'autres  émi- 
grés, mené  à  Douai,  jugé  par  les  officiers  de  volon- 
taires et  fusillé  le  soir  même.  Ceux  qui  espèrent  se 
cacher  sont  dépistés  et  tués  avec  une  telle  précipita- 
tion qu'on  tue  sous  ce  prétexte  même  des  gens  qui 
n'ont  pas  quitté  la  France,  c'est  le  cas  de  M.  de  Tru- 
chis  2;  il  est  arrêté  à  Chalon-sur-Saône  comme  émigré 
rentré  ;  «  sa  mort,  écrit  la  veuve,  était  décidée  avant 
qu'il  parût  à  l'audience,  puisque  quatre  heures  avant 
le  jugement  la  guillotine  était  dressée  »  ;  mais  après 

1  Ms.  Arch.  nat.  BB  ,  I,  72. 
2Ms.  Arch.  nat.  BB,  I,  76. 


366  LIVRE    III. 

l'exécution,  les  juges   reconnurent  l'erreur   et   firent 
restituer  les  biens. 

Le  plus  touchant  est  un  garde  du  comte  d'Artois 
qui  ne  peut  rester  davantage  sans  voir  sa  femme  et  ses 
enfants  qu'il  a  laissés  à  Versailles  ;  il  sait  que  s'il  rentre, 
sa  mort  est  certaine,  mais  au  moins  il  ne  mourra  pas 
de  faim,  et  il  aura  pu  revoir  les  êtres  chéris.  Il  rentre. 
Il  arrive  après  mille  dangers  à  Versailles.  Il  s'avance 
dans  la  rue  de  la  Pompe,  il  aperçoit  de  loin  la  maison 
où  sont  ceux  qu'il  vient  embrasser,  il  est  aussitôt 
reconnu  par  les  voisins,  entraîné  vers  la  prison,  con- 
damné à  mort,  sans  obtenir  la  faveur  de  voir  cette 
femme,  ces  enfants,  qui  sont  près  de  lui,  qui  ignorent 
son  sort.  «J'entendis,  écrit  un  de  ses  voisins  de  prison  ', 
ses  sanglots;  il  s'était  résigné  à  mourir  quand  il  avait 
entrepris  ce  voyage ,  mais  mourir  sans  les  voir  !  Ses 
cris  ne  cessèrent  pendant  toute  la  nuit.  » 


II 

AVIDITÉ    DES    PUISSANCES. 

«  Il  y  aurait  de  la  fatuité  à  moi  à  vous  parler  de  mes 
succès,  écrit  Dumouriez  2,  mais  je  peux  vous  dire  qu'ils 

1  Jullian,  Souvenirs  de  ma  vie,  depuis  1774,  p.  158. 
i  Ma.  vol.  648,  f°  99.  Dumouriez  à  Lebrun-Tondu. 


LA   DISPERSION.  367 

sont  complets.  »  La  moitié  de  la  cavalerie  prussienne 
était  détruite,  Berlin  était  en  deuil  ;  on  annonçait  la 
disgrâce  de  l'instigateur  de  la  guerre,  Bischoffswerder  l. 
Celui-ci  d'ailleurs  s'était  permis  de  plaire  à  sa  femme, 
que  le  Roi  avait  la  prétention  de  se  réserver  a  ;  il  plia 
devant  la  bourrasque,  abandonna  par  un  divorce  sa 
femme  coupable  de  fidélité,  épousa  la  sœur  de  la  femme 
de  Lucchesini,  le  nouveau  favori.  Mais  le  malheur  vour 
lut  que  les  deux  sœurs  se  haïssent 3  ;  elles  ne  faisaient 
trêve  à  leurs  querelles  que  pour  s'unir  contre  Sophie 
Bethmann,  qui  prétendait  se  faire  donner  la  couronne 
aussitôt  après  la  mort  de  la  Reine  :  la  Bethmann, 
cousine  d'un  banquier  de  Francfort,  ne  négligeait  rien 
pour  continuer  à  paraître  «  précieuse  »  au  maître  ;  la 
nouvelle  Bischoffswerder,  légère  dans  ses  propos,  était 
signalée  par  les  diplomates  étrangers  comme  propre  à 
rendre  des  services;  la  Lucchesini,  sa  sœur,  exerçaitune 
sorte  d'autorité  sur  le  sérail  du  Roi  4.  Elle  avait  fait 
déclarer  comme  favorite   mademoiselle   Vienck,  puis 


1  Ms.  Aff.  étr.  Hambourg,  107.  Lehoc  à  Lebrun-Tondu,  26  oc- 
tobre 1792. 

*  Dampmartin,  Mémoires. 

*  Elles  étaient  les  sœurs  Pinto. 

*  Lord  Malmesbury,  Diary,  t.  III,  p.  20,  22,  43,  122  :  «  Beth- 
mann very  art  fui  and  ambitious  had  made  the  king  believe  she  really 
loved  bim  for  bis  sake.  »  Le  Roi  la  nomme  :  «  Une  fille  bonne  et 
précieuse.  »  Elle  est  «  élever,  artful,  well  informed,  takes  great  pain» 
witb  herself...  »  «  The  female  in  actual  possession  of  fa  vour  is  of  no 
higher  degree  than  a  servant  maid...  lier  principal  merit  is  youth  and 
a  warm  constitution.  She  has  acquired  a  certain  degree  of  ascen- 
dency.  » 


368  LIVRE   III. 

elle  laisse  arriver,  pour  les  nécessités  de  sa  lutte  contre 
la  Bethmann,  la  servante  Mickie  «  dont  le  seul  mérite  est 
la  jeunesse  et  l'ardeur;  aussi  les  courtisans  ne  se  pres- 
sent pas  à  ses  pieds,  parce  qu'on  croit  qu'elle  perdra  sa 
charge  dès  que  commencera  la  satiété  »  .  Enfin,  troi- 
sième pouvoir  à  côté  du  Roi,  contre  la  Lucchesini 
et  contre  la  Bethmann,  reste  encore  madame  Rietz, 
comtesse  de  Lichtenau,  qui  est  aimée  depuis  trente- 
deux  ans  par  le  Roi.  C'est  elle  qui  témoigne  le  plus  de 
bienveillance  aux  émigrés. 

La  Lichtenau  vieillie  s'était  attachée  à  un  émigré 
français,  M.  de  Saint-Ignon  :  elle  était  naïve,  insou- 
ciante, dupe  des  flatteries  de  la  Reine  qu'elle  décla- 
rait elle-même  «  excessives  »  ;  la  Reine  offrait  humble- 
ment son  portrait,  trouvait  bon  que  les  femmes  de  sa 
cour  la  quittassent  pour  faire  cortège  à  la  Lichtenau. 
Un  soir,  Saint-Ignon  appelle  un  de  ses  camarades,  M.  de 
Dampmartin,  le  mène  dans  un  boudoir  éclairé  par  une 
lampe  d'albâtre,  le  présente  à  la  Lichtenau  :  elle  lui 
annonce  qu'elle  l'a  fait  désigner  par  le  Roi  pour  être 
précepteur  de  son  fils.  Dampmartin  ne  peut  refuser;  il 
cache  sa  croix  de  Saint-Louis,  il  entre  dans  cette 
étrange  maison  où  deux  autres  compatriotes  se  trou- 
vaient déjà,  la  femme  de  chambre,  mademoiselle 
Chapuis,  toute-puissante  sur  sa  maîtresse,  et  le  gendre, 
Thiéry,  ancien  capitaine  de  dragons  qui  a  épousé  la 
sœur  du  pupille  de  Dampmartin,  une  bâtarde  du  Roi, 
nommée  comtesse  de  La  Marche,  belle  et  frivole,  qui 


LA    DISPERSION.  369 

s'était  laissé  enlever  par  un  Allemand,  puis  par  un 
Polonais,  avant  d'épouser  le  Français. 

Un  autre  Françaisplaisait  davantage  au  roi  de  Prusse, 
c'était  le  bibliothécaire  de  l'abbaye  de  Sainte-Gene- 
viève, M.  de  Saint-Patern,  qui  savait  chanter  en  s'ac- 
compagnant  sur  une  lyre.  Les  strophes  d'Anacréon 
ainsi  déclamées  procurèrent  à  Saint-Patern  le  titre  de 
chevalier  de  Malte  avec  rang  à  la  cour.  Ses  lourdes  plai- 
santeries le  mirent  promptement  à  la  mode,  elles 
étaient  comprises  sur-le-champ,  tandis  que  le  che- 
valier de  Boufflers  passa  pour  une  bête  l.  Son  esprit 
était  trop  fin  et  ne  pouvait  être  apprécié ,  suivant 
un  de  ses  mots,  par  qui  ne  buvait  pas  l'eau  de  la 
Seine.  Boufflers  épousa  madame  de  Sabran  qu'il 
aimait  depuis  une  vingtaine  d'années,  et  se  retira 
avec  elle  au  Rheinsberg  chez  le  prince  Henri  de 
Prusse. 

Mais  sauf  quelques  exceptions,  les  émigrés  furent 
généralement  aussi  mal  vus  en  Prusse  que  dans  le  reste 
de  l'Allemagne.  Leurs  pires  ennemis  à  Berlin  étaient 
les  descendants  des  Français  expulsés  par  la  révocation 
de  l'édit  de  Nantes.  Les  fureurs  religieuses  dépravent 
plus  que  les  autres  fanatismes.  Ces  protestants  unis- 
saient contre  leurs  anciens  compatriotes  l'âpreté  des 
malédictions  bibliques,  la  dureté  de  la  vengeance,  l'ai- 
greur du  sang  allemand  entré  chez  eux  par  croisement. 

1  Dampmartii»,  p.  348. 

i.  24 


370  LIVRE   III. 

Le  pasteur  Ermann  reprocha  aux  émigrés,  en  chaire, 
les  dragonnades  '. 

La  haine  des  Prussiens  contre  les  émigrés  n'alla  pas 
encore  toutefois  jusqu'à  rendre  le  peuple  favorable  à 
la  révolution  française.  L'agent  français  à  Hambourg  2 
s'avisa  de  faire  afficher  sur  les  murs  de  Berlin  un 
placard  républicain,  par  les  soins  d'une  institutrice 
française,  mademoiselle  Ghaurier;  la  jeune  fille  fut 
condamnée  au  châtiment  des  verges  :  «  Vous  pouvez 
juger  combien  je  dois  la  plaindre  »  ,  écrit  le  piteux 
diplomate  qui  l'a  ainsi  compromise,  et  il  se  rabat 3  sur 
le  Juif  Éphraïm  dont  la  femme  a  du  crédit  près  de 
Bischoffswerder,  et  il  recommande  en  même  temps  à 
son  gouvernement  le  baron  de  Trenck,  qui  offre  son 
bras,  sa  plume  et  sa  vie  contre  trois  cents  écus  d'Alle- 
magne. 

Le  nouveau  gouvernement  de  la  France  remplissait 
l'Europe  ou  de  niais  comme  cet  agent  à  Hambourg, 
ou  d'espions  dangereux.  Robespierre  était  en  relation 
avec  le  duc  de  Gobourg,  ainsi  que  le  chevalier  de  Ver- 
teuil  le  fait  savoir  à  lord  Grenville  :  «  Frappé  des 
malheurs  qui  pourraient  résulter  des  sourdes  menées 
de  Robespierre  à  notre  armée,  j'en  rendis  compte  à 
milord  Elgin.  Je  continue  à  l'instruire  des  détails.  La 
cour  de  Vienne,  n'ayant  considéré  la  révolution  que 

1  Dampmartih,  p.  319. 

2  Ms.  Aff.  étr.  Hambourg,  107.  Lehoc  à  Lebrun,  9  nov.  et  3  dé- 
cembre 1792. 

3  Ibid.,  vol.  108,  janvier  1793. 


LA   DISPERSION.  371 

comme  un  moyen  d'agrandissement,  n'a  eu  d'abord 
d'autre  projet  que  des  conquêtes.  L'affaiblissement  de 
la  monarchie  française  lui  paraissait  le  garant  de  la 
grandeur  de  la  maison  d'Autriche...  » 

Huit  agents  secrets  circulent  entre  Paris  et  Vienne, 
ils  sont  accueillis  parmi  les  émigrés  qu'ils  espionnent. 
L'un  deux,  M.  de  Châteauneuf,  se  fait  recommander 
par  Genêt,  notre  agent  à  Pétersbourg  ',  arrive  à  Ham- 
bourg, où  il  touche  environ  quatre  mille  livres,  et 
voyagea  Goblentz,  à  Bruxelles,  à  Valenciennes,  à  Paris. 
Les  frères  Montgaillard  traversent  mystérieusement  les 
avant-postes;  «  Robespierre  2  envoya  le  19  mai  1794 
un  officier  qui  resta  trois  jours  à  notre  quartier  général; 
le  25,  on  lui  expédia  un  nommé  Lacour,  jacobin 
furieux,  qui,  pris  le  22  à  Templeuve,  parut  un  homme 
propre  à  cette  mission.  L'hérédité  de  la  Bavière, 
l'abandon  de  la  coalition,  étaient  la  base  de  ce  traité.  » 

En  réalité,  l'Autriche  entend  tromper  les  Français 
des  deux  partis,  tromper  aussi  l'Europe,  si  elle  peut, 
s'attribuer  le  lot  le  plus  gros  dans  le  partage  que  permet 
la  disparition  du  cabinet  de  Versailles.  Cette  politique 
est  logique.  Nul  ne  pouvait  prévoir  la  force  de  résis- 
tance et  d'expansion  des  Français.  On  ne  calculait  pas 
que  ces  convoitises  consolidaient  le  droit  dans  l'armée 
française,  poussaient  le  patriotisme  d'un    élan  sacré, 

1  Ms.  Aff.  étr.  Russie,  138.  Chambonas  à  Servan,  16  août  1792. 
—  Ibid.  Hambourg,  107.  Lehoc  à  Dumouriez,  24  août  1792. 
-  Itapport  de  Verteuil. 

24. 


372  LIVRE    III. 

formaient  contre  l'étranger  la  pins  merveilleuse  des 
armées  que  le  monde  ait  encore  vues  s'user  sous  la  vic- 
toire. —  C'est  le  moment,  disait  l'archiduchesse  Chris- 
tine à  Fersen  ',  de  s'emparer  de  la  Bavière,  de  joindre 
aux  Pays-Bas  autrichiens  l'Alsace,  la  Lorraine,  le 
Hainaut  français,  l'Artois  jusqu'à  la  Somme  ;  on  donne- 
rait au  roi  de  Prusse  Berg  et  Juliers.  Liège  sera  pour 
la  Hollande  2  ;  l'Angleterre  aura  Calais  et  Dunkerque  3. 
La  Russie  ne  dit  rien  :  elle  tient  la  Pologne  4. 

C'est  contre  de  tels  projets  que  viennent  s'abattre 
les  instances  des  émigrés,  elles  écument  autour  d'un 
homme  gras,  fourbe,  cynique,  qui  excelle  à  persuader 
aux  émigrés  que  l'Autriche  les  rétablira,  aux  agents  de 
Robespierre  qu'elle  est  disposée  à  traiter  avec  le  gou- 
vernement des  jacobins,  à  tous  que  la  France  ne  sera 
pas  démembrée  :  c'est  le  baron  de  Thugut. 

Thugut,  fils  d'un  batelier  du  Danube,  instruit  et 
dressé  par  les  Jésuites,  passe  sa  jeunesse  dans  les 
grades  inférieurs  de  l'ambassade  impériale  à  Gonstan- 
tinople.  Il  y  acquiert  assez  d'importance,  dès  l'âge  de 
trente  ans,  pour  être  acheté  par  le  roi  de  France;  il 
touche  à  partir  de  1767  une  pension  secrète  de  treize 
mille  livres  pour  livrer  les  secrets  de  l'Autriche,  simule 
la   docilité    près    de    Saint-Priest,    l'ambassadeur    de 


1  Fersen,  t.  II,  p.  42. 

«  Sybel,  t.  II,  p.  241  et  285. 

:J  Lord  Auckland,  Correspondance,   t.  III,  chap    xxvii. 

*  Sybel,  t.  II,  p.  180. 


LA   DISPERSION.  373 

France,  livre  à  l'Autriche  les  secrets  qu'il  lui  escroque, 
touche  les  fonds  des  deux  mains,  conserve  ce  rôle 
d'espion  double  durant  vingt  ans1.  Petit,  trapu,  brutal, 
il  a  le  regard  faux,  sa  laideur  est  repoussante  2.  Il  ne 
boit  que  de  l'eau.  Il  est  insolent.  A  Varsovie,  il  salue 
un  jour  Stackelberg,  l'agent  russe,  en  le  prenant  pour 
le  roi  Poniatowski,  puis  quand  on  le  met  à  une  partie 
d'écarté,  il  marque  le  roi  en  jouant  le  valet,  et  dit  : 
Voilà  la  seconde  fois  que  je  prends  le  valet  pour  le 
roi. 

Dès  1793  il  est  adjoint  à  Kaunitz,  il  le  remplace 
l'année  suivante  3.  C'est  être  trop  vieux  pour  atteindre  /* 
un  tel  faîte;  il  a  cinquante-sept  ans,  il  ne  travaille  plus, 
il  n'a  conservé  que  ses  ruses  d'Oriental,  il  se  laisse  sur- 
prendre par  l'Angleterre  et  la  Prusse  dans  un  men- 
songe grossier4.  Quand  il  croit  tromper  tout  le  monde, 
il  n'arrive  à  tromper  en  réalité  que  les  généraux  autri- 
chiens auxquels  ils  n'accorde  que  des  forces  insuffi- 
santes dans  la  guerre  contre  la  France. 


1  Sorel,  Revue  historique,  t.  XVII,  p.  38. 

2  Klindwortii,  Mémoires,  dans  la  Revue  de  France,  du  15  août  1880. 

3  Août  1794. 

*  Sybel,  t.  II,  p.  378. 


374  LIVRE    III. 


III 


LES     PRINCES    DE    BOURBON. 

Les  princes  français  n'ignoraient  ni  l'antipathie  de 
Thugut,  ni  les  pensées  de  démembrement.  Trop  Fran- 
çais pour  ne  pas  se  révolter  devant  toute  allusion  à  des 
abandons  théoriques  de  territoire,  trop  pauvres  pour 
rompre  avec  les  cours  étrangères,  ils  portaient  les 
regards  vers  l'Angleterre.  Us  faisaient  dire  par  M.  de 
Sérent  au  gouvernement  de  George  III  :  «  La  mauvaise 
volonté  du  cabinet  de  Vienne  a  été  marquée  dans 
beaucoup  d'occasions,  et  on  a  pu  croire  qu'il  n'était  pas 
sans  vues  d'agrandissement,  et  il  est  assez  apparent 
qu'il  avait  engagé  celui  de  Berlin  dans  un  projet  de 
dédommagement  à  prendre  sur  la  France  *  »  ;  le  salut 
serait  donc  en  Angleterre,  mais  les  princes  refusèrent 
de  donner  leur  approbation  à  un  coup  de  main  d'une 
flotte  anglaise  sur  le  port  de  Brest;  ils  chargèrent 
Sérent  d'empêcher  à  tout  prix  cette  opération,  «  qui 
peut  consumer  en  peu  d'heures  un  des  plus  beaux  éta- 
blissements de  Louis  XIV  » . 

Le  comte  de  Provence  dut  quitter  Liège  en  décembre 
1792,  et  se  retirer  à   Hamm-sur-la-Lippe ,  près   de 

1  Ms.  vol.  624,  le  baron  de  Flachslanden  au  duc  d'Harcourt. 


LA    DISPERSION.  375 

Dùsseldorf  en  Wes£phalie  :  «  Je  ne  connais  aucune 
position  dans  l'histoire,  e'crit  Sérent1,  où  celui  qui 
gouverne  ait  eu  à  la  fois  autant  à  faire  et  si  peu  de 
moyens  d'exécution  ;  point  de  territoire,  point  de 
finances,  point  de  parti  que  celui  d'une  portion  de 
noblesse  ruinée,  exténuée,  dispersée,  peu  facile  à  disci- 
pliner et  à  rallier  à  une  même  opinion.  » 

Le  comte,  plus  tard  duc  de  Sérent,  l'ancien  gouver- 
neur des  ducs  d'Angoulême  et  de  Berri,  avait  de  la 
dignité  dans  les  mœurs,  de  la  gravité  dans  les  pensées, 
du  bon  sens  dans  les  jugements.  Il  était  le  lien  entre 
le  comte  de  Provence  et  le  comte  d'Artois,  il  donnait 
toujours  raison  au  premier,  il  ne  cherchait  point  la 
faveur,  il  méprisait  les  plaisirs.  Il  est  resté  intact  dans 
sa  fidélité,  immuable  dans  ses  principes  de  modération. 
Il  est  une  des  plus  belles  figures  de  l'émigration,  un 
seigneur  du  temps  de  Louis  XIV. 

Il  est  plus  indulgent  que  les  autres  conseillers  des 
princes  dans  ses  opinions  sur  les  ministres.  Galonné 
n'avait  pu  rester  au  pouvoir  après  les  désastres  de  la 
campagne  de  France.  Mais  à  peine  s'était-il  retiré, 
pauvre  et  découragé,  que  les  rivaux  de  cour  qui 
s'étaient  aussitôt  partagé  ses  attributions,  le  firent 
regretter  par  leur  incapacité.  «  Depuis  le  départ  de 
Galonné,  déclare  le  comte  de  Vaudreuil  3,  toute  idée, 
toutes  ressources,    toute  énergie   ont  disparu.  »    Le 

1  Ms.  vol.  625,  f°  11.  Le  duc  de  Sérent  à  Antraigues,  févr.  1793. 

2  Ms.  vol.  645,  f°  207.  Vaudreuil  à  Antraigues,  14  oct.  1793. 


376  LIVRE    III. 

maréchal  de  Castries,  qui  joue  à  peu  près  le  rôle  de 
premier  ministre,  manque,  aux  yeux  de  Sérent, 
«  d'étendue  dans  l'esprit  '  »  et  est,  d'après  Vaudreuil, 
«  un  cerveau  étroit,  un  paperasseur,  un  barbouilleur 
de  papier  en  mauvais  style  et  en  écriture  illisible  s  »  ; 
Conzié,  évêque  d'Arras,  a  «  le  ton  tranchant  »  et  le 
caractère  irrésolu;  le  baron  de  Flachslanden,  «  homme 
droit  et  un  peu  roide,  est  le  bardeau  pour  le  travail, 
mais  il  a  plus  de  solidité  que  d'étendue,  c'est  un  très- 
bon  outil  ».  Le  quatrième  ministre  est  le  comte  de 
Jaucourt,  «  un  vieil  ami  de  la  maison  3  »  ,  le  plus 
habile  de  tous,  sans  nul  doute,  mais  il  doit  son  impor- 
tance à  madame  de  Balbi,  et  il  est  précisément  sup- 
planté en  ce  moment  auprès  d'elle  par  le  comte 
Romanzow,  l'envoyé  de  Catherine  II  :  «  Au  fond, 
c'est  Romanzow  qui  mène  par  la  favorite  Balbi,  il  a  su 
captiver  les  goûts  et  la  confiance  de  Monsieur  au  point 
qu'il  le  dirige  dans  toutes  les  affaires  principales,  il 
s'est  assuré  le  jeune  d'Avaray,  qui  est  l'ami,  le  confi- 
dent véritable  de  Monsieur,  celui  dont  le  crédit  l'em- 
porte sur  tous  les  crédits,  celui  enfin  qui  réunit  toute 
l'influence,  sans  en  avoir  les  fonctions,  de  ce  qu'on 
appelait  les  mignons  du  temps  de  Henri  III.  On  le  dit 
foncièrement  honnête  4.  » 

1  Ms.  vol.  645.  Sérent  à  Antraigues,  f°  11. 

2  lbid.,  20  nov.  1793.  Il  est  exact  que  son  écriture  est  bizarre  et 
très-difficile  à  lire. 

3  lbid.,  f°  15.  Sérent  à  Godoy,  29  oct.  1793. 
*  lbid. 


LA   DISPERSION.  377 

D'Avaray  est  honnête.  Il  a  voué  au  comte  de  Pro- 
vence une  amitié  désintéressée,  il  lui  consacre  toutes 
ses  pensées,  tous  les  instants  de  sa  vie.  Ses  fautes  doi- 
vent être  attribuées  aux  querelles  d'une  cour  de  pro- 
scrits où  l'on  se  suspecte,  où  l'on  se  jalouse.  Lui-même 
était  l'un  des  plus  combattus  :  il  était  accusé  d'être 
secrètement  partisan  des  deux  Chambres  et  de  donner 
des  conseils  libéraux  à  son  maître  ;  en  outre,  on  trouvait 
mauvais  qu'il  fût  au  sanctuaire  de  la  faveur,  sans  cam- 
per comme  les  autres  dans  la  boue,  sous  les  coups  de 
fusil.  Il  jouit  avec  bonhomie  de  son  bien-être,  et  écrit 
à  son  ami  le  comte  de  Hautefort  l  qui  se  plaint  de  ses 
privations  durant  ses  campagnes  :  «  Pourquoi  n'as-tu 
pas  pris  dans  le  temps  le  parti  de  te  rendre  auprès  d'un 
maître  qui  t'aime,  et  d'un  ami  qui  regarderait  comme 
un  dédommagement  de  tout  ce  qu'il  souffre  les  consola- 
tions qu'il  aurait  pu  te  donner  ?  »  Cependant  d'Avaray 
écartera,  non  sans  aigreur  dans  sa  haine,  les  deux  seuls 
agents  qui  avaient  la  connaissance  des  hommes  et  l'in- 
telligence des  événements,  les  comtes  d'Antraigues  et 
de  Puisaye. 

L'aigreur  était  excusable  au  milieu  de  l'inquiétude  et 
des  contrariétés.  Dès  que  les  princes  sont  regardés 
comme  vaincus,  ils  cessent  d'être  respectés  par  les  Alle- 
mands :  leurs  voitures  sont  saisies  2  sur  réquisition  du 
nommé  Michel  Horn  pour  une   dette  de  onze   cents 

1  Ms.  Bibl.  nat.  fonds  Périgord,  vol.  105. 

2  Octobre  1792.  Corr.  orig.  des  émigrés,  p.  82. 


378  LIVRE   III. 

francs,  et  de  la  femme  Bateliva  Scherds  pour  une  dette 
de  trois  mille.  Le  comte  d'Artois  est  enfermé  à  la  pri- 
son pour  dettes  dès  qu'il  arrive  à  Maëstricht,  où  il  venait 
rejoindre  madame  de  Polastron  '  ;  la  créance  est  seu- 
lement de  quatre-vingt  mille  livres,  ses  courtisans  ne 
font  qu'en  rire  ;  «  on  voyait  sur  tous  les  visages  l'em- 
preinte de  la  légèreté  française,  cela  faisait  de  la  peine. 
Leur  position  est  sans  ressource,  ils  sont  obligés  d'évi- 
ter tous  les  endroits  libres,  où  ils  peuvent  être  arrê- 
tés 2  » .  Ces  joyeux  parasites  persuadent  aux  Juifs  que 
les  poursuites  pourront  aussi  bien  être  continuées  à 
Dusseldorf,  on  part,  on  se  soustrait  pour  un  moment 
aux  procédures.  Mais  ces  dettes  pèseront  longtemps 
sur  le  proscrit  :  nous  le  verrons  traqué  de  nouveau 
en  Angleterre;  il  lésera  encore  dans  son  second  exil 
en  1830,  par  les  Juifs  anglais  Lloyd  etDrummond,  qui 
le  poursuivront  à  Lulwortli  pour  une  misérable  somme 
de  trente  mille  livres. 

«  J'aime  ce  mot  du  prêtre  irlandais,  dit  Cathe- 
rine 3  :  Fils  de  saint  Louis,  montez  au  ciel!  »  La  mort 
de  Louis  XVI  donna  plus  d'émotion  aux  étrangers 
qu'aux  Français  :  Fersen  vit  à  Maëstricht  4  les  émigrés 
à  peu  près  indifférents  à  l'odieuse  nouvelle,  «  quelques- 
uns  même  ont  été  au  spectacle  et  au  concert  » .  En 


1  Fersen,  t.  II,  p.  58,  du  26  nov.  1792. 
i  Ibid. 

3  Catherine  à  Grimm,  13  avril  1793. 

4  Journal,  t.  II,  du  6  février  1793. 


\ 


LA   DISPERSION.  379 

France,  on  tremble.  Nulle  violation  plus  flagrante  du 
droit.  Louis  XVi  fût-il  coupable,  et  s'il  l'a  été,  on 
l'ignorait  alors,  fût-il  justiciable  de  la  Convention,  et  si 
des  juges  sont  à  récuser,  ce  sont  ces  conventionnels  qui 
erraient  de  la  peur,  comme  Cochon,  à  la  vengeance, 
comme  Mailhe  ';  Louis  XVI  était  couvert  par  l'amnistie 
générale  et  absolue  qu'avait  votée  en  se  séparant 
l'Assemblée  nationale,  amnistie  dont  avaient  profité 
les  Suisses,  parjures  et  assassins  du  régiment  de  Ghâ- 
teauvieux.  Pour  les  faits  postérieurs  à  l'amnistie  de 
septembre  1791,  la  Constitution  stipulait  un  châtiment 
unique,  la  déchéance.  Si  le  Roi  fait  marcher  des  étran- 
gers contre  la  France,  il  est  considéré  par  la  Constitu- 
tion comme  abdiquant.  Nulle  autre  peine  n'est  légale, 
nul  juge  n'est  établi;  l'abdication  est  de  plein  droit. 
C'est  bien  le  sentiment  de  la  Convention  ;  mais  quand 
elle  apprend  que  les  fédérés  du  camp  de  Ghaillot  se 
réunissent  aux  bandes  du  Palais-Royal,  elle  s'humilie 
devant  les  séditieux  pour  les  fléchir,  elle  tue  pour 
vivre.  Contre  leur  conscience,  contre  l'honneur  de  la 
France,  ces  misérables  esclaves  crient  :  On  ne  pouvait 
pour  un  seul  homme  avoir  la  guerre  civile  2;  —  je  le 
regardais  comme  innocent,  mais  j'aurais  été  maltraité 
comme  traître  3... 

1  C'est  de  lui  le  mot  :  «  La  nation  crie  vengeance.  »  Napoléon  ne  le 
trouva  bon  qu'à  faire  un  secrétaire  général  dans  les  Hautes-Pyrénées. 

*  C'est  le  mot  d'Harmand  (de  la  Meuse).  Il  n'a  pas  voté  la  mort, 
mais  il  a  voté  contre  le  sursis.  Voir  le  mot  de  Garnot,  t.  II,  ch.  xxiv. 

3  C'est  le  mot  de  Cochon.  Voir  l'aveu  de  Cochon  à  notre  chap.  III, 


380  LIVRE    III. 

L'Europe  au  contraire  est  dans  la  consternation. 
L'Angleterre  chasse  notre  ambassadeur.  La  canaille 
de  Rome  rend  tous  les  Français  responsables  du  crime, 
et  veul  égorger  les  émigrés;  MM.  de  Roquefeuille  et 
d'Osmont  sont  obligés  de  se  réfugier  dans  le  corps  de 
garde  '.  A  Vienne,  de  pauvres  religieuses,  nous  l'avons 
vu,  ne  peuvent  obtenir  d'asile  parce  qu'elles  sont  Fran- 
çaises. 

Après  Louis  XVI,  ils  tuent  Marie- Antoinette.  La 
Reine  venait  de  remettre  à  M.  de  Jarjaye  2,  pour  le 
porter  au  comte  de  Provence,  désormais  Régent,  le 
cachet  privé  de  Louis  XVI. 

Le  Régent  de  France,  persécuté  par  les  créanciers, 
traité  avec  méfiance  par  les  émigrés,  trompé  par  les 
souverains,  prend  en  main  la  direction  du  parti  roya- 
liste. Il  a  constamment  sous  les  yeux  «  le  spectacle  de 
nos  malheureux  émigrés  qui  fuient  les  diverses  retraites 
où  la  plupart  étaient  logés  et  nourris  à  crédit,  qui 
errent  par  les  chemins  sans  habit,  sans  chemise. 
N'avoir  pas  la  plus  petite  ressource  à  leur  procurer  est 
la  plus  cruelle  de  toutes  les  situations...  3.  La  foule  des 
malheureux  abonde,  demandant  un  asile  et  du  pain. 
Ce  tableau  est  déchirant.  Les  nouveaux  corps  pourront 
donner  une  existence  honorable  à  huit  ou  neuf  cents 

p.  84.  Voir  aussi    Sybel,  VillaumÉ,  Histoire  de  la  Révolution,  t.  II, 
p.  362,  et  Poujoulat,  t.  I,  p.  395. 

1  Frédéric  Masson,  les  Diplomates  de  la  Révolution,  p.  103. 

2  Gocuelat,  Mémoires,  p.  80. 

3  Ms.  vol.  645.  Sérent  à  Antraigues,  8  juillet  1794. 


LA    DISPERSION.  381 

officiers,  mais  que  vont  devenir  les  femmes,  les  enfants, 
les  infirmes,  les  ecclésiastiques1?  »  D'ailleurs,  l'Empe- 
reur répond  par  des  phrases  prolixes  à  toute  demande 
d'appui  moral  :  «  Les  mêmes  considérations  impor- 
tantes qui  jusqu'ici  m'ont  fait  la  loi,  relativement  à  la 
reconnaissance  formelle  d'une  régence  et  à  votre  pré- 
sence dans  les  armées  combinées,  subsistent  encore  dans 
toute  leur  force  2.  »  On  veut  dépecer  la  France,  non 
la  relever. 

Où  peuvent  fuir  les  princes?  «  L'argent  manquait 
absolument  pour  le  voyage  comme  pour  le  séjour  3.  » 
Les  événements  de  France  précipitent  bientôt  les  déci- 
sions du  Régent  4. 

1  Sérent  à  Antraigues,  lettre  du  25  juillet. 

2  Ms.  vol.  624,  p.  141,  du  19  juillet  1793. 

'  Ibid.,  Flachslanden  au  duc  d'Harcourt,  février  1793. 

4  Dans  la  suite  du  récit,  le  comte  de  Provence  figure  désormais  sous 
le  nom,  ou  de  Réyent,  ou  de  roi  Louis  XVIII,  pour  plus  de  clarté.  Les 
citations  des  lettres  d'émigrés  seront  ainsi  mieux  comprises.  Il  est  bien 
entendu  que  l'on  n'est  roi  qu'à  la  condition  de  régner. 


CHAPITRE   XI 

LES    PAYS-BAS. 
Les  richesses  du  Nord.  —  Refoulement  des  émigrés. 


LES   RICHESSES    DU    NORD. 

Nul  pays  n'avait  accueilli  les  émigrés  avec  plus  de 
cordialité  que  la  Belgique  et  la  Hollande  :  à  Utrecht,  on 
se  dispute  le  plaisir  de  les  loger,  de  les  avoir  à  sa  table; 
on  achète  à  des  prix  exorbitants  les  moindres  objets 
dont  ils  offrent  de  se  défaire  l  ;  mais  bientôt  on 
apprend  que  Dumouriez  s'avance  avec  une  armée  vic- 
torieuse. 

Dumouriez  guettait  depuis  longtemps  la  Belgique; 
il  n'avait  quitté  cette  proie  que  sur  les  instances  de 
Lacuée,  pour  sa  campagne  de  l'Argonne;  mais  ses  amis 
Sainte-Foix,  Espagnac  et  Danton  2  le  ramenaient  sans 
cesse  vers  son  but;  il  n'était  pas  plus  insensible  que 
Danton  aux  tonnes  d'or  qui  encombraient  les  caves  de 
la  banque  d'Amsterdam.  Il  avait  eu  soin  de  ne    rame- 

1  Neuilly,  Souvenirs,  p.  61. 
2Fersen,  t.  II,  p.  62. 


LA   DISPERSION.  383 

lier  de  Champagne  que  des  troupes  de  ligne  :  avec  elles 
il  gagna  la  bataille  de  Jemmapes. 

La  nouvelle  de  Jemmapes  fut  reçue  à  Bruxelles  le 
soir  même  à  minuit.  L'archiduchesse  Christine  et  le 
duc  de  Saxe-Teschen,  son  mari,  partirent  immédiate- 
ment '.  Au  point  du  jour,  les  rues  étaient  déjà  obs- 
truées de  voitures  chargées  de  bagages  et  de  mobilier  ; 
les  émigrés,  cernés  par  cette  panique  universelle,  ne 
peuvent  se  procurer  des  moyens  de  transport,  ils 
n'essayent  pas  même  d'emporter  leurs  effets,  ils  fuient 
à  pied  en  abandonnant  tout  ce  qu'ils  possèdent,  ils 
courent  vers  le  nord  ;  quelques-uns  sont  pris  par  les 
paysans  des  environs  de  Malines,  qui  menacent  de  les 
livrer  aux  hussards  français  et  ne  les  laissent  échapper 
qu'après  les  avoir  mis  tout  nus.  Les  vainqueurs  firent 
main  basse  dans  toutes  les  villes  de  la  Belgique  sur  les 
vêtements  et  les  bagages  des  émigrés  :  «  Ils  se  commit 
beaucoup  de  pillage  dans  la  vente  de  ces  effets,  parce 
que  les  commissaires  de  la  Convention  en  chargèrent 
une  bande  de  jacobins  accourus  de  Paris  2.  » 

Par  malheur,  les  conventionnels  et  les  escrocs  n'ar- 
rivèrent pas  seuls  de  Paris  ;  on  envoya  également  des 
bandes  de  volontaires,  dont  la  présence  ne  tarda  pas  à 
désorganiser  entièrement  l'armée.  Dumouriez  fut  battu 
le  18  mars  1793  à  Nerwinde,  le  22  à  Louvain;  les 
volontaires  criaient  sans   cesse  qu'on  voulait  les  faire 

1  Dampmartin,  Mémoires,  p.  328. 

8  Dcmodhiez,  Mémoires,  t.  III,  p.  201. 


384  LIVRE    III. 

tuer,  ils  refusaient  de  se  battre;  ils  se  cachaient  dans 
les  clubs  des  villes.  Dumouriez  était  réduit  à  couvrir 
la  retraite  avec  les  troupes  de  ligne.  Deux  jeunes  filles 
prirent  part  avec  lui  aux  dangers  de  cette  campagne 
malheureuse,  Félicité  et  Théophile  Fernig.  Les  Fran- 
çaises émigrées  ont  accueilli  plus  tard  avec  intérêt  ces 
enfants  à  Hambourg,  elles  ont  remarqué  «  la  figure 
modeste,  les  mains  petites,  blanches,  délicates  de  la 
charmante  Théophile,  et  ont  admiré  que  jamais  on  n'ait 
pu  dire  un  mot  de  défavorable  sur  leurs  mœurs  '  »  ; 
elle  avait  dans  un  combat  amené  à  Dumouriez  un  gros 
Allemand,  et  quand  elle  lui  dit  :  Mon  général,  voilà  un 
prisonnier,  —  cette  voix  de  petite  fille  fit  tressaillir 
l'Allemand,  qui  ne  se  consola  point  de  l'affront. 

Dumouriez  et  ses  soldats  s'indignaient  de  l'attitude 
des  conventionnels  et  des  volontaires.  Le  meurtre  du 
Roi  avait  humilié  les  vieux  régiments  qui  avaient  été 
accoutumés  à  unir  son  nom  aux  idées  de  devoir  natio- 
nal et  de  vertu  militaire.  Pour  le  profit  de  quels  civils 
versait-on  le  sang  dans  les  batailles  ?  N'est-il  pas  pos- 
sible d'écarter  par  un  coup  de  vigueur  les  fléaux  qui 
s'abattent  sur  la  France  ? 

Le  moment  peut  devenir  décisif.  Dumouriez  en  tra- 
versant Paris  a  regardé  un  bout  d'homme  bilieux  qui 
lui  adressait  la  parole  :  Ah  !  répondit-il,  en  lui  tour- 
nant le  dos,   c'est  cela  Marat  !  Il  sait  qu'à  cet  ennemi 

1  Madame  de  Genlis,  Mémoires,  t.  IV,  p.  301. 


LA   DISPERSION.  385 

se  joignent  les  jacobins  :  quelques-uns  parlent  de  le 
faire  emprisonner  '  ;  Danton  seul  l'ose  encore  défendre. 
Les  émigrés,  d'un  autre  côté,  sont  encombrants  et 
rendent  difficile  un  coup  contre  les  gens  qui  tiennent 
le  pouvoir  :  les  émigrés  sont  si  maladroits  que  ce  qu'ils 
offrent  à  Dumouriez,  à  cette  heure  décisive,  la  tentation 
qu'ils  imaginent,  c'est  l'amnistie  pour  lui  et  ses  amis, 
une  somme  d'argent  que  personne  ne  possède  ni  ne 
détermine,  et  peut  être  «  une  place  honorable  au  ser- 
vice du  Roi  » . 

Ainsi  Dumouriez  est  sans  autre  appui  que  ses  soldats 
des  vieux  régiments,  dépravés  par  trois  années  d'indis-  / 
cipline,  régénérés  par  deux  campagnes.  Les  commis- 
saires de  la  Convention  vont  l'arrêter,  l'envoyer  à  Paris, 
où  la  guillotine  l'attend. 

La  France  aurait  pu  encore  échapper  aux  calamités 
qui  allaient  fondre  sur  elle;  Dumouriez  n'osa  pas  faire 
les  exécutions  nécessaires.  Il  aurait  dû  organiser  des 
commissions  militaires,  désarmer  tous  les  volontaires, 
faire  condamner  et  fusiller  les  plus  turbulents,  et  avec  eux 
les  jacobins  de  Valenciennes,  qui  lui  détachaient  un  à 
un  ses  plus  fidèles  soldats.  Il  aurait  dû  faire  fusiller 
après  une  condamnation  du  même  genre  les  envoyés 
de  la  Convention.  Avec  un  capitaine  du  seizième  siè- 

1  Voir  séance  du  14  août  1793.  Dans  cette  crise  il  ne  faut  pas  con- 
sulter les  Mémoires  de  Dumouriez,  qui  ne  sont  ni  exacts,  ni  sincères. 
Les  notes  du  général  Mack  et  les  documents  qui  les  accompagnent 
donnent  la  série  véritable  des  événements.  Les  faits  sont  résumés 
dans  Moutimer-Tersaux,  t.  VI,  p.  491,  et  Sybel,  t.  II,  p.  233. 


386  LIVRE    III. 

cle,  les  mèches  des  mousquets  auraient  été  vite  allu- 
mées. 

Mais  Dumouriez  n'était  qu'un  diplomate  de  Louis  XV. 
Il  faisait  de  la  théorie  à  l'heure  de  l'action.  Sa  pensée 
était  de  rétablir  la  constitution  de  1791  avec  le  roi 
Louis  XVII,  mais  en  empêchant  les  émigrés  de  rentrer 
en  France  et  en  considérant  comme  acquis  à  la  nation 
tous  les  biens  du  clergé.  Déjà  l'évêque  de  Pamiers 
s'offrait  comme  intermédiaire  d'une  réconciliation 
générale  '.  Mais  d'une  part  les  Autrichiens  craignent 
un  rajeunissement  de  la  France,  d'autre  part  des  nuées 
d'agents  jacobins  travaillent  l'esprit  des  soldats.  Les 
premiers  exigent  que  Dumouriez  leur  livre  les  délégués 
de  la  Convention,  ce  qui  humilie  l'armée  ;  l'indiscipline 
se  propage,  Dumouriez  n'est  bientôt  plus  sûr  que  d'un 
millier  d'hommes,  il  émigré  avec  eux.  Il  émigré  pour 
devenir  le  jouet  d'un  petit  commissaire  autrichien, 
hypocrite  et  libertin,  le  jeune  Metternich,  qui  veut 
séparer  le  proscrit  de  la  femme  qui  s'est  attachée  a  sa 
fortune,  la  Beauvert,  sœur  de  Rivarol  :  le  voilà  un 
instrument  dédaigné  entre  les  mains  des  agents  les 
plus  frivoles  des  princes  émigrés;  le  voilà  qui  traîne  à 
travers  l'Europe  son  génie  inutile  et  sa  vieillesse 
décolorée. 

L'archiduchesse  Christine  rentre  à  Bruxelles,  le 
peuple  traîne  le  char  de  triomphe  où  elle  trône  avec 

1  Fersek,  Journal,  t.  Il,  p.  67,  du  27  avril  1793. 


LA    DISPERSION.  387 

un  Amour  à  ses  pieds  K  C'est  sur  le  sol  français  que  la 
guerre  est  transportée;  la  ville  de  Gondé  est  prise. 
«  Je  ne  pus,  dit  un  étranger,  me  défendre  d'un  senti- 
ment triste  en  voyant  cette  ville  occupée  par  les  Autri- 
chiens. Le  démembrement  de  la  France  m'affecta, 
je  ne  pus  m'y  faire.  Les  environs  de  Gondé  ne  sont 
pas  extrêmement  dévastés,  excepté  le  village  du  Coq, 
dont  toutes  les  maisons  sont  ou  brûlées  ou  démolies. 
En  approchant  de  Raismes,  on  voit  plus  de  dévasta- 
tion, et  tout  près  du  village,  les  maisons  sont  entiè- 
rement ruinées.  »  Le  duc  d'York  logeait  à  Aubry, 
le  prince  de  Gobourg  à  Hérin,  pendant  le  bombarde- 
ment de  Valenciennes.  Quand  Valenciennes  capitula, 
on  vit  sortir  d'abord  les  jacobins,  «  une  troupe  de 
canaille  de  toute  espèce  *  » ,  puis  la  garnison  ;  elle 
défile  depuis  le  matin  jusqu'à  une  heure  et  demie  ;  on 
reconnaît  parmi  les  assiégeants  vainqueurs  un  émigré, 
le  prince  de  Lambesc,  dernier  descendant  du  duc  de 
Guise.  «  Il  n'y  avait  pas  une  maison  qui  ne  fût 
endommagée,  tous  les  carreaux  de  vitres  étaient 
cassés,  mais  le  quartier  Saint-Géry  et  celui  de  la  porte 
de  Mons  étaient  entièrement  détruits,  les  rues  abou- 
tissantes aux  vieilles  casernes  faisaient  horreur  à  voir, 
ce  n'étaient  que  monceaux  de  décombres;  j'éprouvai 
de  la  tristesse  en  voyant  la  place  Verte  et  l'église 
Saint-Nicolas  entièrement  détruites.  » 

1  Fersen,  Journal,  t.  II,  p.  71,  28  avril  1793. 
"  Ibid.,  p.  77,  31  juillet  1793. 

25. 


388  LIVRE    III. 

Dans  la  campagne,  mêmes  dégâts  :  les  Hongrois  et 
les  Croates  se  répandent  à  travers  les  villages  ;  à  Solre- 
le-Château,  les  soldats  autrichiens  obtiennent  de  leurs 
généraux  une  récompense  de  cinq  heures  de  pillage; 
les  émigrés  qui  sont  mêlés  à  leurs  rangs  doivent  con- 
templer ces  horreurs  :  «  Les  portes  des  maisons  furent 
enfoncées,  dit  l'un  d'eux  ',  les  habitants  massacrés;  les 
soldats  assouvirent  leur  brutalité  sur  les  femmes  et  sur 
les  filles.  Gomme  je  passais  devant  une  grosse  bou- 
tique que  nos  fantassins  exploitaient,  je  vis  à  mes  pieds 
une  belle  pièce  de  velours  de  soie  bleu  clair,  plusieurs 
pièces  de  toile;  je  choisis  la  plus  belle  pièce  de  toile,  et 
avec  ma  corde  à  fourrage  je  la  liai  avec  le  velours, 
auquel  j'ajoutai  des  paquets  d'écheveaux  de  soie  et  de 
fil;  à  quelques  pas  de  là,  un  gros  sac  fut  jeté  par 
des  pillards  ivres,  du  haut  d'une  fenêtre;  j'y  trouvai, 
à  mon  grand  plaisir,  une  forte  somme  en  écus  de 
six  francs.  Mon  cheval  avait  grand'soif. ..  A  côté 
de  la  rivière  il  y  avait  un  moulin  d'où  j'entendis 
partir  des  cris  de  désespoir  :  ...des  cadaves  mutilés 
d'hommes  et  de  femmes  gisaient  devant  l'âtre;  une 
quinzaine  de  hussards  de  Ferdinand  étaient  autour 
d'une  fille  de  dix-sept  à  dix-huit  ans...  »  Et  le  che- 
valier français  tourne  le  dos;  il  s'éloigne  avec  son 
velours  bleu  clair  pour  ne  pas  assister  au  supplice  de 
cette  enfant  française. 

1  Comte  de  Neuilly,  Souvenirs,  p.  88. 


LA   DISPERSION.  389 

Un  autre  jour,  il  a  une  consolation  :  c'est  devant 
Maubeuge;  il  voit  sortir  des  portes  et  fuir  avant  que  la 
place  soit  investie  un  homme  qui  a  un  cheval  admirable 
et  un  énorme  panache.  Les  Hongrois  se  lancent  à  sa 
poursuite  :  l'homme  gagnait  visiblement  du  terrain, 
«  quand  son  cheval  mit  les  pieds  de  devant  dans 
un  de  ces  trous  que  les  soldats  creusent  pour  faire 
la  cuisine ,  et  roula  par  terre  ;  les  hussards  furent 
bientôt  sur  lui  »  ;  ils  lui  prirent  son  portefeuille  gon- 
flé d'assignats,  sa  ceinture  remplie  de  louis  d'or,  le 
mirent  «  nu  comme  la  main  » ,  le  cinglèrent  de  coups 
de  sabre  sous  les  yeux  des  deux  armées,  et  le  rame- 
nèrent pantelant.  C'était  Drouet,  le  postillon  de  Va- 
rennes.  Les  Autrichiens  refusèrent  de  le  livrer  aux 
émigrés,  lui  firent  des  excuses  au  sujet  des  coups 
de  plat  de  sabre.  Ils  le  laissèrent  vivre  pour  une  y 
autre  dégradation  :  le  postillon  sera  sous-préfet  sous  i 
l'Empire. 

Mais  l'armée  française  reprit  bientôt  l'offensive  : 
le  sentiment  national  savait  s'irriter  à  cette  époque 
devant  la  pensée  d'un  démembrement  du  pays.  Les 
plus  pervers  parmi  les  volontaires  se  firent  four- 
nisseurs d'armée,  gendarmes  ou  juges,  et  laissèrent 
sous  les  drapeaux  les  hommes  seuls  dignes  de  s'en- 
cadrer dans  une  armée  régulière.  Il  ne  faudrait 
pas  cependant  prendre  à  la  lettre  le  chiffre  des  qua- 
torze armées  de  la  République;  on  n'est  arrivé  à  ce 
compte    légendaire  qu'en   prenant   pour   armées   des     / 


.**** 


390  LIVRE   III. 

détachements  et  des  garnisons.  Il  y  a  eu  en  réalité  cinq 
armées  d'un  total  d'environ  cinq  cent  quarante  mille 
hommes  \ . 


II 


REFOULEMENT   DES    ÉMIGRÉS. 

L'armée  française  ne  revient  malheureusement  pas 
seule.  Derrière  elle  s'avance  la  cohue  des  tueurs,  des 
fuyards  qui  se  vengent,  des  jacobins  qui  convoitent  les 
maisons  et  les  champs. 

1  Armée  des  Ardennes  (général  Charbonnier)  et 
du  Nord  (général  Pichegru),  comptées 

pour  2  armées.     178,000  h. 
Armée    de  la  Moselle  (Jourdan)  et  du  Rhin 

(Michaud;     »      2        »  110,000     » 

Armée  des    Alpes   (Dumas)    et   d'Italie   (du 

Merbion)     »      2       »  70,000     . 

Armée  des  Pyrénées  (Dugommier)     »      2       »  80,000    » 

Armée  de  Vendée  (Thureau)  »      3        »  102,000     >> 


11  armées.     540,000  h. 
On  compte  en    outre  la  garnison  de 

Mayence  pour  1     armée 
la  garnison  de  Toulon       »      1        » 
le  projet  de  réunion  de  troupes  à 

Paris       »      1        » 


14  armées. 
Ces    deux    garnisons   et   celles    des   villes    du 

Nord  formaient  à  peu  près  200,000 


740,000  h. 


LA    DISPERSION.  391 

Quelquefois  les  émigrés  ne  peuvent  quitter  une  ville 
avant  l'investissement.  A.  Maastricht,  ils  restent  soumis 
à  toutes  les  horreurs  d'un  bombardement.  Mesdames 
de  Mérode  et  de  Beaufort  se  tiennent  dans  une  cave  où 
un  grand  vicaire  de  Soissons  vient  les  confesser  chaque 
jour  ;  elles  passent  la  journée  à  prier  et  à  regarder  par  la 
fente  du  soupirail  la  fumée  des  bombes  qui  éclatent  en 
l'air  '  ;  les  enfants  s'échappent  pour  jouer  dans  la  rue; 
le  duc  de  Chatillon,  le  cardinal  de  Montmorency  font 
des  visites  de  cave  en  cave  9.  Le  siège  est  levé. 

Mais  les  émigrés  de  Menin  sont  moins  heureux  :  la 
ville  va  être  prise  ;  les  Hanovriens  qui  la  défendent 
savent  que  les  Français  du  régiment  Loyal-Émigrant 
qui  combattent  à  leurs  côtés  ne  seront  pas  compris 
dans  une  capitulation,  ils  se  groupent  avec  eux  en  une 
masse  unique,  puis  sous  les  ordres  de  Hammerstein  et 
du  marquis  de  Vilaines,  ils  traversent  les  rangs  des 
assiégeants  2.  Plusieurs  de  ces  braves  se  retrouvent  à 
Nieuport  et  à  Bois-le-Duc;  ils  sont  massacrés  par  les 
commissaires  de  la  Convention,  toutes  les  fois  que  le 
général  français  ne  peut  les  faire  évader  sous  des  uni- 
formes hollandais.  Ces  régiments  d'émigrés  à  la  solde 
de  la  Hollande  ont  eu  une  triste  destinée  :  presque 
tous  les  volontaires  qui  en  faisaient  partie  ont  fini 
sous    des    balles  françaises.    L'aventure    de    madame 


1  Comte  de  Mérode,  Souvenirs,  t.  I,  p.  52. 

2  Jbid.  Voir  aussi  Feusen,  t.  II,  p.  62;  Ms.  vol.  632,  f°  296,  lettre 
du  cardinal  de  Montmorency,  du  22  mai  1794. 


392  LIVRE   111. 

du    Houssay     est    un    exemple   de   leurs   infortunes. 

Elle  s'était  enrôlée  avec  son  mari  dans  la  légion  de 
Damas  ',sous  le  nom  de  chevalier  du  Houssay.  Grande 
et  robuste,  elle  faisait  son  service  avec  la  même  exacti- 
tude que  les  autres  soldats,  ses  armes  étaient  en  si 
brillant  état  qu'on  la  citait  comme  modèle;  peut-être 
quelques  camarades  soupçonnaient  la  vérité,  mais  ils 
n'en  laissaient  rien  paraître,  parce  qu'il  eût  fallu  mettre 
l'épée  à  la  main.  Le  mari  fut  tué  au  combat  du  canal 
de  Louvain,  la  femme  enleva  le  corps,  l'étendit  dans 
un  fossé,  le  recouvrit  de  terre  avec  sa  baïonnette,  et 
revint  prendre  place  à  son  rang.  Bientôt  elle  va  faire 
partie  de  l'expédition  de  Quiberon.  Son  régiment  sera 
exterminé  :  elle  sera  reconnue  parmi  les  prisonniers 
par  madame  du  Portail  qui  lui  fournira  un  costume  de 
blanchisseuse  pour  s'évader  avec  une  corbeille  de  linge 
sale  2.  Le  Roi  la  nommera  chevalier  de  Saint-Louis. 

Combattant  ou  non,  chacun  doit  fuir  à  mesure 
qu'approchent  les  commissaires  de  la  Convention.  A 
Bruxelles,  une  jeune  Française  est  sauvée  par  la  nièce  du 
fossoyeur,  qui  la  cache  dans  un  caveau  funéraire  où  elle 
lui  porte  des  vivres  la  nuit.  Une  autre  est  arrêtée  bien 
qu'âgée  de  quatorze  ans  seulement,  elle  n'est  con- 
damnée qu'à  la  déportation  8.  Des  émigrés  s'accumu- 

1  Comte  de  Neuilly,  Souvenirs,  p.  90.  Ils  avaient  laissé  leurs 
enfants  en  France.  J'ai  adopté  pour  leur  nom  l'orthographe  du  livre 
si  exact  de  M.  de  la  Gournerie,  les  Débris  de  Quiberon,  p.  32. 

8  Corbehem,  Dix  Ans  de  ma  vie,  p.  198  et  suiv. 

8  Antoine,  Histoire  des  émigrés,  t.  II,  p.  24. 


LA   DISPERSION.  393 

lent  au  Helder  où  ils  comptaient  s'embarquer.  La  mer 
est  gelée.  Ils  sont  cachés  clans  des  greniers  à  Alkmaar, 
sans  pain.  On  vient  annoncer  l'avant-garde  des  Fran- 
çais. Les  fugitifs  se  rassemblent  à  l'auberge  et  délibèrent 
sur  les  moyens  de  fuir,  ils  entendent  parler  français 
dans  la  rue,  ils  ouvrent  la  fenêtre,  ce  sont  les  hussards  : 
l'un  d'eux  contait  joyeusement  à  ses  camarades  qu'il 
avait  rencontré  un  émigré  et  l'avait  laissé  échapper  en 
lui  prenant  sa  montre  et  sa  bourse.  Un  autre  hussard 
entre  au  même  moment  :  Citoyennes,  je  vous  arrête  '  ! 
Les  malheureuses  sont  entassées  sur  des  charrettes, 
traînées  de  villages  en  village  au  milieu  des  insultes  de 
la  populace  qui  croit  flatter  les  vainqueurs.  On  enferme 
le  premier  soir  une  centaine  de  ces  Françaises  dans 
l'hôtel  de  ville  d'Amsterdam,  on  leur  apporte  de  la  purée 
de  pois  et  du  pain.  Le  lendemain,  on  les  recharge, 
à  demi  mortes  de  froid,  sur  des  charrettes,  jusqu'à 
Utrecht.  Les  bourgeoises  d'Utrecht  leur  distribuent  des 
chemises  et  du  vin.  Le  lendemain,  la  neige  cesse  de 
tomber  :  c'est  le  dégel,  on  part  pour  Bréda.  À  Bréda 
sont  les  juges,  qui  condamnent  à  mort-  Mais  ces  juges 
sont  avant  tout  dociles.  Sur  l'ordre  du  conventionnel 
Cochon,  ils  cassent  la  condamnation  à  mort  qu'ils  vien- 
nent de  prononcer,  et  condamnent  à  la  déportation. 
Cochon,  qui  craint  un  retour  à  la  férocité,  donne  ordre 
d'embarquer   immédiatement  ces  femmes  pour  Ham- 

1  Récit  de  Clémentine  de  Neuilly.  p.  108  et  suiv. 


394  LIVRE    III. 

bourg.  Dès  qu'il  est  parti,  les  jacobins  subalternes 
s'empressent  de  les  priver  de  feu  et  de  nourriture  ; 
quelques-unes  ont  les  pieds  gelés.  Les  juges  semblent 
tentés  de  reprendre  leur  proie.  Le  général  Vandamme 
est  forcé  d'employer  la  violence  pour  faire  exécuter 
les  ordres  de  Cochon,  et  envoyer  les  femmes  à  Ham- 
bourg, où  elles  trouvent  enfin  le  salut. 


CHAPITRE  XII 

MOEURS   DES   ÉMIGRÉS. 

Hambourg.  —  Incidents  et  aventures.  —  Asiles  et  ressources. 
—  Querelles  intestines. 


HAMROURG. 

Hambourg  et  sa  voisine  danoise  Altona  émergent  au 
milieu  de  la  fumée  des  batailles  qui  couvrent  l'Europe 
continentale,  comme  des  îlots  paisibles  où  se  rejettent 
les  émigrés  repousses  de  refuge  en  refuge.  Ils  s'abattent 
sur  ce  coin  de  terre.  Là  se  trouvent  re'unis  leurs  efforts, 
leurs  plaisirs  et  leurs  chagrins,  en  sorte  qu'Hambourg 
offre  une  image  en  raccourci  et  comme  un  résumé  de 
la  vie  des  émigrés  français  dans  le  monde  entier. 

Le  Français  a  toujours  eu  pour  travers  d'ignorer 
l'étranger  :  tout  ce  qui  est  hors  de  sa  routine  lui  semble 
ridicule,  toute  coutume  inconnue  lui  prête  à  rire,  toute 
capitale  lui  paraît  inférieure  à  son  village.  Aimable  à 
son  foyer,  le  Français  est  odieux  loin  de  chez  lui. 
L'émigré  ne  trouve  rien  à  approuver  chez  le  bon  Ham- 
bourgeois;   il  rit,    il  boude,   il  blesse  ses  hôtes.   Les 


39G  LIVRE   III. 

domestiques  ne  savent  pas  le  servir  à  son  gré  :  les 
petites  servantes,  à  la  vérité,  stipulent,  en  s'engageant, 
le  droit  de  passer  trois  ou  quatre  heures  par  jour  avec 
leurs  amants  ' .  Chacun  pousse  jusqu'à  la  puérilité  son 
horreur  des  usages  locaux:  à  la  table  d'hôte,  les  plats 
viennent  trop  lentement,  on  mange  avec  calme,  on 
s'arrête  entre  chaque  mets,  on  reste  assis  deux  heures. 
Le  lit  est  en  plumes,  les  draps  sont  des  mouchoirs, 
l'édredon  étouffe,  on  est  couché  comme  dans  de  la 
pâte.  Au  lieu  de  cheminée,  des  poêles  où  brûle  de  la 
tourbe,  on  s'asseoit  autour,  on  fume,  on  crache,  on  a 
mal  à  la  tête.  Aux  enterrements,  des  cercueils  en  bois 
sculpté  et  incrusté  d'argent,  des  pleureurs  en  pourpoint 
à  fraise.  Le  Français  se  croit  toujours  inimitable,  il  est 
irritant,  il  excite  à  l'insolence.  Un  homme  qui  a  écrit 
des  milliers  de  pages  à  la  mode,  sans  produire  une 
œuvre  de  valeur,  Rivarol  2,  dit  des  citoyens  de  Ham- 
bourg : 

Gens  qui  feraient  fort  à  propos 
S'ils  nous  empruntaient  nos  manières 
Et  s'ils  nous  prêtaient  leurs  lingots, 
Mais  dont  les  humides  cerveaux 
Nés  pour  les  fluxions  et  non  pour  les  bons  mots 
Ont  la  pesanteur  des  métaux 
Qu'ont  entassés  leurs  mains  grossières. 

Rivarol  s'était  fait,  du  reste,  une  fort  méchante  répu- 
tation au  milieu   de  ses  hôtes  :    l'agent   officiel   des 

1  Lapokte,  Souvenirs. 

2  A  madame  Crouiot  de  Fougy. 


LA    DISPERSION.  397 

princes  français,  M.  de  Thauvenay1,  écrit  en  effet  à 
d'Avaray  :  «  Je  dois  vous  prévenir  que  M.  de  Rivarol 
s'est  fait  ici  la  réputation  de  l'être  du  monde  le  plus 
paresseux,  fort  immoral  et  toujours  dans  l'embarras 
d'argent  pour  ses  désordres  et  ses  folles  dépenses.  Il  a 
avec  lui  une  coquine  de  Paris,  très-insignifiante,  reçoit 
tous  les  jours  un  cercle  nombreux,  mêlé  de  très-mau- 
vaise compagnie,  et  par-ci  par-là  de  bonne.  Depuis  une 
quinzaine  de  jours  il  ne  quitte  pas  M.  de  Fontanes 
revenant  d'Angleterre.  » 

Ceux  qui  accueillent  par  charité  des  émigrés  dans 
leurs  maisons  ne  savent  pas  toujours  leur  épargner 
les  humiliations  de  la  dépendance;  ainsi  madame  de 
Pelleport,  qui  a  trouvé  asile  chez  une  Allemande,  la 
Sch...,  est  l'objet  d'un  attendrissement  général  à  cause 
des  avanies  auxquelles  elle  est  soumise  par  sa  bienfai- 
trice :  «  La  Sch...,  disent  les  autres  Françaises,  est 
minutieuse,  grondeuse2.»  La  princesse  de  Holstein- 
Beck,  plus  maniaque  encore,  qui  se  fait  baiser  les 
mains  comme  souveraine,  qui  s'entoure  de  chambel- 
lans et  d'illustrissimes  domestiques,  commence  par 
ouvrir  sa  maison  à  tous  les  émigrés,  puis  tombe  sous 
le  joug  d'un  ménage  intrigant,  les  d'Argens.  Le  mar- 
quis d'Argens,  fils  du  philosophe  favori  de  Frédéric  II 
et  ancien  officier  au  régiment  du  Roi3,  avait  épousé 

«  Ms.  vol.  594,  du  24  juillet  1798. 
*  Lettres  de  madame  de  Neuilly,  p.  128. 

1  Ms.  vol.  594,  f°  170,  du  25  mari  1798.  Thauvenay  à  d'Avaray. 
Voir  aussi  Neuilly,  Souvenirs,  p.  140. 


398  LIVRE    III. 

une  dame  Thomassin,  qui  avait  fait  ses  débuts  dans 
les  orgies  d'Ermenonville  chez  les  Girardin,  avait 
ensuite  épousé  un  conseiller  à  la  chambre  des  comptes 
de  Nancy,  et  avai-t  été,  durant  la  vie  de  ce  mari, 
la  maîtresse  du  marquis  d'Argens;  devenue  veuve, 
elle  avait  suivi  le  régiment  de  Mortemart  aux  frais 
du  major  Piconi  d'Andrezel,  qui  «  vivait  publique- 
ment avec  elle  »  .  A  travers  ces  aventures,  elle  retrouva 
M.  d'Argens  vers  1794  et  se  fit  épouser.  Elle  eut 
«  l'adresse  de  s'insinuer  dans  la  confiance  la  plus 
intime  de  la  princesse,  à  force  de  bassesses  »  ;  elle  se 
fit  sa  complaisante,  et  obtint  la  faveur  d'inviter  à  dîner 
ses  compatriotes;  quantité  d'émigrés  faisaient  la  cour 
à  madame  d'Argens  «  comme  moyen  d'obtenir  tous  les 
jours  leur  dîner  chez  la  princesse  :  de  ce  nombre,  le 
comte  d'Espinchal  »  ,  et  MM.  de  Hargicourt  et  d'Osse- 
ville.  C'est  une  bande  à  part  qui  est  chansonnée  par 
les  autres,  et  dénoncée  au  comte  d'Avaray  comme 
manquant  de  dignité. 

La  misère  est  profonde  ;  Reinhardt,  l'agent  du  gou- 
vernement français,  la  décrit  avec  une  sorte  de  pitié  '  : 
«  Quelques-uns  cherchent  avec  résignation  des  moyens 
quelconques  de  subsister,  soit  en  faisant  un  petit  com- 
merce, soit  en  exerçant  quelque  métier.  »  Ceux-ci 
aident  les  émigrés  qui  n'ont  pu  se  procurer  des  res- 
sources :    «  J'ai  le  cœur  navré,   écrit  la  comtesse  de 

1  Mss.  Aff.  étr.  Hambourg,  Reinhardt  à  Delacroix,  12  frim.  an  IV. 


LA   DISPERSION.  399 

Neuilly,  de  la  misère  du  pauvre  F...,  j'y  suis  retournée 
hier,  il  manquait  de  tout.  J'ai  demandé  à  madame 
Hahn  pour  lui,  elle  ne  m'a  donné  que  douze  marcks; 
Fanny,  un  ducat;  trois  de  mes  amis  français,  chacun 
six  livres,  ce  qui  est  beaucoup  pour  eux.  » 

Cette  bienfaisante  comtesse  tenait  un  magasin  de 
modes,  de  lingerie  et  de  parfumerie;  sa  fille,  presque 
enfant,  faisait  des  bagues  de  crin  avec  des  lettres  entre- 
lacées, des  noms  ou  une  devise.  Quand  elle  fut  plus 
grande,  cette  jeune  fille  broda  des  fleurs  sur  des  rubans 
pour  faire  des  ceintures  nuancées  avec  de  la  soie  de 
diverses  couleurs  et  des  fils  d'argent  ou  d'or;  elle  tres- 
sait aussi  des  bourses  en  perles  et  en  filet.  Le  marquis 
de  Romans  et  la  comtesse  d'Asfeld  s'associaient  pour  un 
commerce  de  vin;  M.  de  Montlau,  officier  aux  gardes- 
françaises,  entre  dans  la  troupe  du  théâtre  sous  le  nom 
de  Dubreuil,  et  M.  Goffreteau  de  la  Gorce,  «  très-bon 
gentilhomme  du  pays  de  Bordeaux  l  » ,  exerce  les  fonc- 
tions de  souffleur  au  même  théâtre. 

«  Madame  de  Milon  est  toujours  gentille  et  aimable, 
elle  vient  assez  souvent  me  voir.  Son  mari  a  pris  l'éta- 
blissement de  l'hôtel  Potocki>  pour  les  bals,  les  con- 
certs, le  café  de  la  Comédie,  et  des  soupers  et  dîners 
commandés.  »  Madame  de  R...  monte  une  fabrique  de 
cartons,  avec  ses  deux  enfants;  elle  dessine  et  colorie 
des  sujets,  les  fait  coller  par  ses  fils  sur  les  boîtes  et  sur 

1  Ms.  vol.  596,  f°  189.  Thauvenay  à  d'Avaray,  27  nov.  1799.  Voir 
aussi  les  Mémoires  de  Neuilly  et  de  Laporfe. 


400  LIVUE   III. 

les  sacs  qu'on  nommait  ridicules,  elle  tresse  avec  eux 
des  chapeaux  de  paille,  elle  envoie  le  plus  jeune  offrir 
ces  objets  dans  les  magasins.   Le  boutiquier  qui  voit 
entrer  cet  enfant  gracieux,  craintif,  ignorant  de  son 
langage,  le  repousse  quelquefois  avec  dureté;  alors  il 
faut    revenir   à  la   maison    avec    les    petits    ouvrages 
emportés  le  matin,  rien  n'a  pu  se  placer,  plus  de  sous, 
plus  de  pain  :  le  boulanger  et  le  boucher  ne  font  jamais 
crédit  à  l'émigré;  la  seule  ressource  est  d'attendre  le 
soir.  Dès  que  vient  la  nuit,  chacun  se  coiffe  et  se  pare, 
on  va  passer  la  soirée  chez  la  marquise  de  Bouille,  où 
l'on  trouve  un  petit  souper,  le  soir  à  dix  heures.  — 
«  J'ai  assez  fait  la  marchande  toute  la  journée,  je  m'en 
vais  faire  un  peu  la  dame  »  ,  dit  chaque  femme,  et  l'on 
cause  comme  au  temps  passé,  on  oublie  la  misère.  Les 
enfants  sont  aussi  une  ressource  pour  l'esprit  :  il  faut 
bien   leur  apprendre   la  cour,   la  bonne  compagnie. 
Chaque  mère  met  ses  enfants  au  courant  des  anecdotes 
à  la  mode,   des  réparties  célèbres,    elle    aiguise  leur 
esprit  et  le  sien,  elle  les  élève  au-dessus  de  l'adversité, 
par  delà  l'heure  présente,  pour  le  monde  dans  lequel 
ils  sont  nés,  avec  un  complet  mépris  du  bien-être,  de 
l'oppression  et  de  la  destinée. 

Ainsi  les  heures  monotones  du  travail  manuel  sont 
charmées  par  les  récits  de  la  mère,  par  les  souvenirs  de 
la  famille,  les  leçons  du  point  d  honneur,  la  doctrine 
de  la  dignité  morale,  du  désintéressement  et  du  bon 
goût.  Dans  cette  vie  résignée  et  sans  prétention ,  l'enfant 


LA   DISPERSION.  401 

apprend  le  devoir,  il  est  lié  à  la  bonne  compagnie. 
Mais  si  la  mère  trouve  ce  tendre  adoucissement  aux 
privations,  bien  des  hommes  sont  vaincus  dans  la  lutte 
contre  la  misère  :  «  Les  suicides  ont  été  communs  cet 
hiver  » ,  écrit  madame  de  Neuilly. 

La  vie  des  champs  semble  moins  porter  au  découra- 
gement que  cette  existence  d'atelier  et  de  salon.  Madame 
de  Tessé,  fille  du  maréchal  de  Noailles,  semble  lavoir 
compris.  Elle  était  petite,  avec  des  yeux  perçants,  un 
visage  gâté  par  la  petite  vérole  et  par  un  tic  nerveux. 
Elle  était  la  grâce  même,  elle  était  toute  charmante 
avec  sa  vivacité  d'esprit  et  sa  promptitude  de  reparties. 
Admiratrice  de  Voltaire,  enthousiaste  du  déisme  philo- 
sophique de  l'époque,  elle  haïssait  le  clergé  et  nourris- 
sait les  prêtres  émigrés.  Elle  avait  eu  la  sagacité  de 
prévoir,  dès  le  début  de  la  Révolution,  les  catastrophes 
inévitables  et  avait  transporté  une  partie  de  sa  fortune 
à  l'étranger.  Son  premier  établissement  était  près  de 
Fribourg,  mais  elle  fut  forcée  de  vendre  son  bétail  et 
sa  terre,  parce  que  la  Suisse  fut  impuissante  à  protéger 
les  émigrés  contre  les  jacobins  français.  Madame  de 
Tessé  transporta  son  exploitation  rurale  à  Ploen  en 
Oldenbourg,  près  d'Altona.  Elle  avait  cent  vingt  vaches 
qu'elle  soignait  avec  sa  nièce  madame  de  Montagu  et 
sa  suivante  Sophie  de  Tott.  Elle  faisait  travailler  ses 
invités  et  ses  hôtes,  fabriquait  du  beurre  et  du  fromage,, 
maintenait  autour  d'elle  l'activité  et  la  gaieté  ' .  Ce  fut 

1  On   ne  saurait  trop  regretter  que  le  livre  publié  sur  madame   de 
I.  26 


..s" 


402  LIVRE    III. 

dans  cette  colonie  rurale  que  madame  de  Montagu 
fonda  l'œuvre  des  émigrés  qui  s'étendait  dans  le  monde 
entier;  elle  attira  des  souscriptions,  centralisa  les 
ressources,  et  les  répartit  entre  les  plus  souffrants. 
Madame  de  Montagu,  qui  avait  de  commun  avec  madame 
de  Tessé,  sa  tante,  le  parfum  de  la  bonne  compagnie, 
offrait  sur  le  reste  un  contraste  complet.  Aussi  grave 
que  la  plus  âgée  était  rieuse,  aussi  ardente  dans  sa 
piété  que  l'autre  était  railleuse,  aussi  prévoyante  dans 
sa  parcimonie  que  la  tante  était  généreuse  dans  sa  pro- 
digalité, elle  donnait  toujours  aux  gens  douze  sols  de 
moins  qu'il  ne  faudrait  pour  les  rendre  heureux,  selon 
le  mot  de  madame  de  Tessé!  Madame  de  Montagu 
représente  déjà  la  société  nouvelle  qui  est  en  scission 
avec  celle  de  l'ancien  régime  :  plus  de  galanteries, 
plus  de  fausse  sensibilité,  plus  d'impiété,  plus  de  pétil- 
lement d'esprit,  plus  d'abandon  dans  les  relations, 
plus  de  joie. 

D'autres  femmes  consacrent,  comme  madame  de 
Tessé,  les  épaves  de  leur  fortune  à  soulager  leurs  com- 
pagnons d'exil.  La  duchesse  de  Bouillon,  toujours 
vêtue  de  satin  gris,  adopte  les  orphelines  et  les  élève  '  ; 
Pauline  de  Lannoy,  duchesse  de  Chatillon,  vient  s'éta- 
blir à  Altona  2pour  être  dans  le  centre  le  plus  paisible 


Montagu    ne  contienne  pas  absolument    toutes  les  pages  écrites  pat 
elle. 

1  Elle  en  marie  une  au  baron  de  Vitrolles. 

2  Comte  de  MÉRODE,  Souvenirs,  t.  II,  p.  101. 


LA    DISPERSION.  403 

d'où  elle  puisse  faire  rayonner  les  secours  :  «  Sa  beauté, 
la  souplesse  de  sa  taille,  la  noblesse  de  son  esprit  » , 
lui  assurent  un  prestige  souverain;  c'est  la  femme  «  la 
plus  aimable  que  j'aie  jamais  rencontrée  » ,  disait  Guil- 
laume II,  le  roi  des  Pays-Bas. 

Ainsi  plusieurs  émigrés  ont  des  idées  sérieuses  :  on 
peut   citer  encore   Hamoir,    de    Valenciennes   ',    qui 
transporte  à  Hambourg  son   commerce   de  batiste  et 
devient  un  des  principaux   négociants  de  la  Bourse. 
Mais  c'est  aussi  à  Hambourg  que  les  indifférents  et  les 
frivoles  viennent  cbercber  des  amusements.  Là  se  sont 
retirées  madame  de   Matignon  et  sa  fille  madame  de 
Montmorency,  l'une  avec  l'évéque  de  Pamiers,  l'autre 
au  milieu  d'une  foule  d'adorateurs  :  sur  la  première  on 
conte  l'anecdote  de  l'incendie,  celle  de  la  médaille  sur 
la  seconde.  Des  exilés  d'autres  pays  cherchent  les  plai- 
sirs auprès  de  ces  émigrées  françaises  :  le  comte  Félix 
Potocki  avec  son  admirable    Grecque,  la  comtesse  de 
With  ;  le  prince  Zoubow,  ancien  favori  de  la  grande 
Catherine,  laid,  carré  des  épaules  ;  il  parle  peu,  il  a  la 
manie    «  d'avoir   des  diamants  non  montés  dans  sa 
poche,  il  les  faitjouer,  briller,  sauter  dans  sa  main  2  »  ; 
Beaumarchais,  qui  a  fondé  à  Hambourg,  avec  l'abbé  / 
Louis   3 ,   un   bureau   d'affaires.    Là   se  trouve    aussi 
madame  de  Genlis  avec  sa  fille  et  ses  nièces^ 

1  Lapobte,  p.  238. 
s  Neuilly,  p.  143. 
8  Loméiue,  t.  II,  p.  496. 

2tf. 


404  LIVRE   III. 

Son  gendre,  le  comte  de  Valence,  qui  avait  émigré 
peu  de  jours  après  Dumouriez,  se  tenait  auprès  d'elle, 
assez  isolé  et  mélancolique  '.  Madame  de  Genlis  n'était 
pas  reçue  non  plus  parles  Françaises,  mais  les  hommes 
venaient  chez  elle.  Elle  était  vieillie  et  maigrie,  mais 
toujours  séduisante.  La  société  de  ses  trois  nièces 
donnait  du  charme àson salon.  L'une  des  nièces,  made- 
moiselle Henriette  de  Sercey ,  était  la  moins  romanesque 
de  toutes  ces  femmes;  elle  avait  assez  d'esprit,  trop 
d'embonpoint,  la  main,  le  bras,  les  épaules  admira- 
bles, la  figure  ronde,  haute  en  couleur,  les  yeux  et  les 
cheveux  d'un  noir  éclatant,  des  dents  éblouissantes. 
Elle  épousa  un  banquier  hollandais,  Mattiesen,  qui 
était  lymphatique,  bossu,  puissamment  riche  2.  L'autre 
nièce,  mademoiselle  Georgette  Ducrest,  fut  moins 
avisée  :  son  père,  le  marquis  Ducrest,  qui  était  frère  de 
madame  de  Genlis,  était  un  inventeur  à  idées  de  génie, 
mais  sans  bon  sens  :  il  imaginait  des  navires  en  papier 
mâché  et  des  chars  de  combat;  il  avait  perdu  sa  fortune 
au  jeu,  sa  santé  dans  les  plaisirs,  et  il  avait  épousé  la 
fille  de  son  maître  de  violon.  Cette  belle-sœur  de  la 
précieuse  Genlis  était  une  petite  merveille  :  elle  avait 
«  les  yeux  à  la  chinoise  pleins  de  douceur  et  d'expres- 
sion, le  nez  spirituel,  la  démarche  d'une  odalisque;  on 
lui  faisait  beaucoup  la  cour,  et  le  mari  n'étaitpas  jaloux, 
car  il  savait  qu'elle  avait  pour  amant  Lepelletier  de 

•  Tleinhardt  à  Delacroix,  12  frim.  an  IV. 

2  Elle  se  remaria  plus  tard  au  banquier  Finguerlin,  de  Strasbourg. 


LA   DISPERSION.  405 

Morfontaine  »  .  Leur  fille  Georgette  épousa  son  maître 
de  harpe,  qui  était  déjà  marié.  La  troisième  nièce 
n'appartenait  à  madame  de  Genlis  que  par  adoption, 
c'était  la  belle  Paméla. 

Cette  enfant  avait  été  achetée  toute  petite  en  Angle- 
terre par  le  chevalier  de  Grave,  à  une  mère  qui  mou- 
rait de  faim.  Le  chevalier  en  avait  fait  cadeau  à 
madame  de  Genlis,  qui  l'avait  donnée  comme  jouet  aux 
enfants  qu'elle  élevait;  on  la  nomma  Paméla  Seymour, 
parce  que  ces  noms  semblèrent  poétiques,  et  la  petite 
demanda  à  s'ajouter  le  titre  de  lady  '.  Elle  devint  en 
peu  d'années  «  une  créature  toute  divine,  blanche  sans 
beaucoup  de  couleurs,  avec  des  attitudes  noncha- 
lantes2 »  ;  ses  yeux  n'étaient  pas  tous  deux  de  la  même 
couleur;  elle  ressemblait  tellement  à  l'actrice  anglaise 
Sheridan,  qui  venait  de  mourir  en  laissant  inconsolable 
son  dernier  amant  Edward  Fitzgerald,  que  ce  jeune 
Irlandais,  en  apercevant  Paméla  à  une  représentation 
de  Lodoïska,  crut  voir  revivre  celle  qu'il  pleurait, 
s'empressa  de  demander  sa  main.  Il  fit  croire  à  sa 
mère,  la  duchesse  de  Leinster,  que  Paméla  était  fille 
naturelle  d'un  Seymour,  et  obtint  son  consentement  au 
mariage.  La  jeune  fille  mit  dans  ses  cheveux  un  bonnet 
phrygien  garni  de  fleurs  d'oranger 3,  et  pressa  son  mari 


1  Duchesse  de  Gontaud,  Mémoires. 

2  Comte  de  Neuilly. 

'  Ibid.,  p.    140;    madame    de  Genlis,   Mémoires,    t.    IV,  p.    142 
et  lf*9.  Duchesse  de  Gontaud. 


406  LIVRE   III. 

de  mettre  l'Irlande  dans  un  état  semblable  à  celui  de 
la  France.  Le  bon  Mattiesen  fournit  sur  sa  caisse  des 
armes  et  des  munitions.  Fitzgerald  fit  connaître  ses 
projets  au  gouvernement  de  la  République  française  : 
l'incapacité  de  nos  diplomates  ne  permit  pas  de  garder 
le  secret.  «  Lord  Fitzgerald,  écrit  Thauvenay  a 
d'Avaray  ' ,  avait  avec  le  Directoire  une  correspondance 
criminelle  qui  passait  par  Hambourg  :  j'ai  confié  ma 
découverte  au  ministre  anglais  qni  en  a  rendu  compte 
à  sa  cour.  »  Ainsi  prévenus,  les  Anglais  mirent  la 
main  sur  le  bouillant  époux  de  Paméla  à  l'instant  de 
son  débarquement;  il  se  défendit,  il  fut  tué.  La  belle 
Paméla  épousa  Pitcairn,  consul  d'Amérique  à  Ham- 
bourg, divorça  promptement,  rentra  à  Paris  pour  se 
livrer  à  la  piété  dans  la  maison  de  refuge  de  l'Abbaye- 
au-Bois,  d'où  elle  se  fit  enlever  par  Je  duc  de  la 
Force. 

Une  autre  femme  à  bel  esprit  trônait  en  même  temps 
à  Hambourg,  Adélaïde  Filleul,  veuve  du  vieux  Flahaut; 
elle  avait  déjà  écrit  son  roman  d'Adèle  de  Sénanges, 
mais  elle  était  dans  la  misère  avec  son  fils  Charles, 
le  futur  aide  de  camp  du  roi  Louis  Bonaparte.  La  mère 
Filleul  avait  été  une  des  gardiennes  des  filles  du  Parc- 
aux-Cerfs;  c'était  assez  pour  permettre  à  Adélaïde  de 
se  dire  fille  de  Louis  XV;  Adélaïde  était  une  femme 
ardente,  qu'avait  adorée,  que  haïssait  Talleyrand2,  et 

1  Ms.  vol.  594,  f*  179.  Thauvenay  à  d'Avaray,  3  avril  1798. 

2  Madame  de  RÉmusat,  Lettres,  t.  I,  p.  8. 


LA    DISPERSION.  407 

dont   tomba   épris   un    frêle    Portugais,    le   baron   de 
Souza  '.  Il  l'e'pousa. 

Pour  les  émigrés  un  peu  niais,  la  vie  se  passait  soit 
dans  ces  salons,  soitdans  ceux  de  la  société  plus  rigide. 
Le  Français  futile  qui  recevait  des  fonds  de  sa  famille 
ne  songeait  pas  que  chacun  de  ses  parents  jouait  sa 
tête  pour  un  seul  écu  envoyé;  il  vivait  désœuvré,  plein 
d'horreur  pour  le  travail  ;  sa  chambre  l'ennuyait,  il  ne 
daignait  pas  apprendre  l'allemand,  il  se  levait  tard, 
allait  chercher  un  ami  aussi  frivole  que  lui  pour 
déjeuner  chez  le  restaurateur  français,  il  faisait  des 
visites,  se  montrait  importun  et  ennuyé.  Il  trouvait  le 
théâtre  français  «  assez  bon  »  ,  mais  l'opéra  allemand 
n'était  pas  du  goût  de  ces  messieurs,  on  n'y  jouait  que 
du  Mozart,  la  Flûte  enchantée,  ou  Y  Enlèvement  au 
sérail*.  «  Le  métier  de  commis  »  était  en  horreur 
à  bien  des  malheureux  qui  étaient  incapables  de 
gagner  leur  vie  ;  ils  auraient  consenti  à  écrire  dans  des 
journaux,  mais  la  place  de  journaliste  était  prise  à 
Hambourg  par  M.  de  Baudus  et  Charles  de  Vielcastel, 
qui  dirigeaient  le  Spectateur  du  Nord,  et  par  l'égoïste 
Rivarol,  qui  finit  par  se  rendre  à  Berlin,  où,  sous  l'in- 
fluence de  «  l'humeur  bilieuse,  il  est  mort  comme  Vert- 
vert,  victime  des  coulis,  truffes  et  bonbons  3  »  . 

1  Dampmartin,  Mémoires,  p.  335. 

2  Laporte,  Souvenirs,  p.  247  et  suiv.  Ce  M.  Laporte  est  un 
exemple  de  ce  qu'il  y  avait  de  plus  futile  et  de  moins  intéressant 
parmi  les  émigrés. 

3  Lettres  de  la  comtesse  de  Neuilly,  p.  355. 


408  LIVRE    III. 


II 


INCIDENTS    ET    AVENTURES. 


Mais  les  esprits  sérieux  se  livraient  à  des  réflexions 
lugubres  dans  les  chambre  garnies  où  l'ennui  était 
étouffant.  Sans  ami,  sans  argent,  les  habits  usés,  le 
linge  déchiré,  chacun  regardait  ses  compatriotes  qui 
succombaient  à  la  misère  au  milieu  d'étrangers  dont 
ils  ignoraient  la  langue  et  qui  les  traitaient  avec 
méfiance  '.  Toutes  les  villes  d'Europe  renfermaient 
quelques-uns  de  ces  proscrits.  Nous  habitons,  mes 
enfants  et  moi,  écrit  une  femme 2,  «  une  chambre 
avec  des  carreaux  rouges,  des  rideaux  fanés,  trois 
chaises  de  crin,  un  vieux  poêle  blanc  »  .  Le  passé  est 
déchirant,  l'avenir  est  sombre,  l'âme  s'affaisse  dans 
une  «  tristesse  extraordinaire  3  » .  Le  spectacle  de  la 
misère  augmente  la  tristesse  propre  :  «  Madame  d'Ar- 
gouges  et  madame  de  Talmont  sont  tombées  ici  en 
sabots,  sans  linge,  cela  m'a  fait  pleurer.  Madame  de 
Talmont  m'a  priée  de  lui  procurer  à  travailler,  elles 
sont  éclairées  par  des  bouts  de  chandelles  qu'elles 
touchent  et  arrangent  elles-mêmes  avec  plus  de  cou- 

1  Las  Cases,  Mémoires,  p.  7= 

8  Costa  de  Beaoregard,  Un  homme  d'autrefois,  p.  137. 

3  Contades,  Journal  de  Thiboult,  p.  25. 


LA    DISPERSION.  409 

rage  que  moi  ' .  »  Du  courage,  on  en  a  toujours  pour  ses 
propres  maux,  mais  on  est  attendri  par  les  souffrances 
des  autres.  On  tient  à  honneur  de  ne  point  sembler 
atteint  par  les  privations  matérielles;  c'était  un  des 
signes  de  la  bonne  compagnie  et  comme  un  instinct  de 
noblesse,  complètement  disparu  de  nos  jours,  que 
l'indifférence  aux  détails  du  bien-être  physique  et  aux 
petites  satisfactions  que  procure  une  installation  bour- 
geoise :  «  J'ai  toujours  remarqué,  dit  la  vicomtesse  de 
Noailles2,  que  les  regrets  donnés  au  matériel  ne  se 
montraient  vivement  que  dans  les  parvenus.  » 

Mais  les  souffrances  du  cœur  ne  manquaient  pas; 
chaque  journal  annonçait  la  mort  d'un  ami,  d'une 
sœur,  d'une  mère;  les  pires  appréhensions  étaient  con- 
firmées dès  qu'on  recevait  des  nouvelles.  En  outre,  de 
même  que  l'on  est  insensible  aux  privations,  on  est 
étranger  aux  détails  de  l'existence  de  chaque  jour  : 
Madame  de  Montagu  ignore  chez  quel  marchand  se 
vendent  les  objets,  et  davantage  encore  ce  qu'ils  peu- 
vent coûter;  une  autre  veut  blanchir  son  linge,  mais 
elle  ne  réussit  pas,  elle  perd  le  savon;  la  marquise  de 
Jaucourt,  dont  le  mari  gagne  quelques  florins  en  tenant 
les  écritures  d'un  marchand  à  Thun,  apprend  qu'il 
vient  d'inviter  à  dîner  le  comte  de  Narbonne  et 
quelques  amis,  elle  court  au  marché,  achète  toutes  les 
fleurs,  en  emplit  la  maison,  puis  s'aperçoit  qu'elle  n'a 

1  Costa  de  Beauregard,  p.  207. 

2  La  Princesse  de  Poix.  Paris,  1855. 


410  LIVRE    III. 

rien  rapporté  pour  le  repas.  On  veut  être  économe,  on 
ne  sait  pas  le  prix  de  l'argent,  on  le  laisse  écouler. 
Chevaux,  armes,  diamants,  tout  ce  dont  on  peut  se 
priver  est  vite  vendu,  le  prix  en  est  promptement 
dépensé  pour  les  besoins  de  la  vie  courante,  on  regarde 
son  argent,  on  le  compte,  voilà,  il  en  reste  pour  trois 
mois;  en  se  restreignant,  on  peut  aller  six  mois,  quoi 
après?  Puis  la  maîtresse  du  garni  réclame  la  semaine 
arriérée  :  elle  devient  pressante,  il  faut  la  flatter, 
comme  la  comtesse  de  Beauregard  qui  amuse  sa  pro- 
priétaire, la  vieille  Rosalie  Roth,  en  lui  faisant  raconter 
ses  galanteries  d'autrefois,  ou  comme  les  émigrés  de 
Bâle,  qui  vont  faire  la  cour  à  la  belle  Ripell,  marchande 
de  fromages,  pour  qu'elle  entreprenne  de  leur  faire 
parvenir  de  l'argent  de  France  '  ;  ils  se  pressent  chaque 
jour  dans  sa  boutique,  ne  voient  arriver  ni  lettre,  ni 
argent,  font  tristement  deux  ou  trois  tours  de  rem- 
part, viennent  chercher  des  nouvelles  à  l'hôtel  des 
Trois  Sans-Culottes  2,  puis  rentrent  tristes  dans  leur 
chambre  nue  de  l'hôtel  de  la  Cigogne,  avec  leur  pain 
sec. 

Si  l'argent  pénètre  jusqu'à  l'émigré,  c'est  avec 
d'énormes  commissions  et  au  prix  des  vies  les  plus 
chères.  Une  mère  est  condamnée  à  mort  pour  avoir 
envoyé  douze  cents  francs  à  ses  fils,  ils  en  touchent  à 
Cologne  moins  de  six  cents  par  différents  «  changes  et 

1  Romain,  Souvenirs,  t.  II,  p.  304. 
1  Ci-devant  des  Trois  Bois  Mages. 


LA    DISPERSION.  411 

rechanges  f  ».  M.  de  Barbotan  2  est  guillotiné  pour 
avoir  fait  passer  de  l'argent  à  son  petit-fils  émigré  :  ce 
ne  sont  que  des  exemples  ;  les  cas  sont  innombrables. 
Le  dévouement  est  porté  quelquefois  jusqu'à  l'héroïsme, 
pour  faire  parvenir  des  moyens  de  subsistance  aux 
émigrés  :  les  terres  confisquées  sur  le  duc  de  Sérent, 
en  Bretagne,  sont  achetées  par  un  de  ses  voisins,  Vau- 
quelin  de  Rivière,  qui  lui  transmet  scrupuleusement  les 
revenus  à  l'étranger;  pressé  par  les  échéances  du  prix 
d'achat,  Vauquelin  de  Rivière  vend  ses  propres  champs 
afin  de  payer  ceux  du  duc,  il  fait  fondre  son  argenterie, 
il  se  ruine  pour  continuer  son  œuvre.  C'est  plus  que  la 
ruine,  car  sa  vie  est  constamment  en  danger  ;  la  pre- 
mière dénonciation,  la  moindre  surprise  le  feront  guil- 
lotiner. C'est  plus  que  la  vie,  il  compromet  son  hon- 
neur, il  passe  parmi  les  Bretons  qui  l'entourent  pour 
un  acquéreur  de  biens  nationaux,  il  est  chargé  du 
mépris  et  de  la  haine  des  chouans,  qui  parlent  de  l'en- 
lever pour  le  fusiller.  Les  dangers  sont  les  mêmes 
durant  l'Empire,  il  reste  sous  cette  charge  jusqu'en 
1814.  De  tels  dévouements  ne  demandent  pas  la 
reconnaissance,  ils  l'obtiennent  rarement. 

La  presque  totalité  des  émigrés  ont  pour  ressource 
unique  la  vente  des  menus  objets  qu'ils  ont  pu  empor- 
ter, et  les  produits  de  leur  travail.  «  J'ai  vivoté  pen- 
dant plus  de  cinq  ans  sur  mes  effets  »  ,  écrit  un  évê- 

1  Trib.  crim.  Dordogne,  t.  I,  p.  164. 
*  Ms.  Areh.  nat.  BB,  1,76. 


412  LIVRE    III. 

que  '.  Les  Allemands  excellent  h  profiter  de  ces  bonnes 
occasions  ;  ils  achètent  à  des  prix  dérisoires  les  bijoux 
et  les  dentelles.  Le  comte  Wlgrin  de  Taillefer  vend  un 
réchaud  romain,  pièce  unique  à  cette  époque,  qui  a 
été  récemment  racheté  de  la  collection  Schaffhausen 
par  le  musée  de  Périgueux  2  :  «J'avais  encore,  écrit-il 3, 
des  livres  très-rares  et  très-curieux  qui  ont  suivi  le  même 
sort,  toutes  éditions  superbes;  Mannheim  possède  toutes 
mes  raretés  sans  en  avoir  ni  connu,  ni  payé  le  prix.  » 
Le  duc  de  Modène  fut  plus  ingénieux  encore  avec  sa 
sœur  la  princesse  de  Conti,  il  fit  «  un  marché  très- 
avantageux  »  en  se  faisant  donner  par  elle  ses  diamants 
et  en  lui  servant  une  rente  viagère  4.  Et  encore  l'émi- 
gré était  heureux  quand  après  avoir  tout  vendu  dans 
une  ville,  il  ne  recevait  pas  un  arrêté  d'expulsion;  il 
avait  ordre  de  se  mettre  en  route  immédiatement,  il 
partait  à  pied,  sans  connaître  un  asile  nouveau,  ni  un 
moyen  de  vivre  avant  de  l'avoir  atteint  :  «  J'en  ai  vu 
demander  l'aumône  à  des  diligences.  »  Deux  enfants 
s'échappent  de  France,  ils  arrivent  à  Fribourg,  ils  sont 
immédiatement  avertis  par  la  «  commission  des  émi- 
grés " ,  sorte  de  police  instituée  contre  les  Français, 
qu'ils  ne  peuvent  rester  dans  le  canton,  s'ils  ne  trouvent 
un  notable  indigène  qui  réponde  d'eux.  L'abbé 
Seydoux,  curé  de  Fribourg,  se  présente  comme  caution  : 

1  Père  Theiner,  Doc.  rcl.  aux  aff.  relig.,  t.  II,  p.  38. 

2  Soc.  hist.   Périgord,  t.  IX,  p.  201. 

3  Ms.  Bibl.  nat.  fonds  Périgord,  vol.  104,  f°  420,  du  7  août  1795. 
*  Abbé  Lambert,  Mémoires,  p.  165. 


LA   DISPERSION.  413 

—  Non,  répond  le  commissaire,  ce  sont  des  vagabonds, 
il  faut  les  prendre  chez  vous.  —  Je  les  prends,  répond 
le  prêtre.  Et  il  les  nourrit,  les  habille,  les  instruit 
durant  deux  ans. 

Un  paysan  suisse  qui  a  recueilli  un  prêtre  français 
reçoit  du  bailli  l'ordre  de  l'expulser  '  ;  il  s'avise  aussitôt 
de  poursuivre  devant  ce  bailli  un  de  ses  voisins  sous  le 
prétexte  que  le  chien  de  ce  voisin  est  trop  gros  et  peut 
par  sa  voracité  augmenter  le  prix  du  pain.  —  Je  vous 
blâme,  fait  le  bailli,  de  prétendre  gêner  la  liberté  du 
voisin.  —  C'est  où  je  vous  attendais,  Excellence;  on 
garde  le  chien  et  l'on  chasse  le  prêtre  français  qui  est 
mon  ami. 

Ainsi  la  peur  de  voir  hausser  le  prix  des  vivres,  la 
peur  de  déplaire  au  gouvernement  de  la  République, 
la  peur  de  voir  troubler  l'ordre  par  des  proscrits,  ôtait 
la  pitié  et  faisait  repousser  les  Français  qui  ne  pou- 
vaient faire  constater  leurs  moyens  d'existence.  Bien 
souvent  dans  leurs  courses  dans  des  lieux  inconnus, 
les  émigrés  tournaient  un  œil  d'envie  vers  les  chau- 
mières malpropres  où  la  grosse  Allemande  allaitait  ses 
petits,  sans  souci  pour  le  lendemain,  sans  regard  pour 
le  passant.  Madame  de  Genlis,  repoussée  à  travers  la 
Thuringe,  avant  de  trouver  son  refuge  à  Hambourg, 
se  prenait  à  souhaiter  une  place  de  concierge  dans  un 
pavillon  paisible   à  l'entrée  d'un  parc  :  Je  changerais 

1  Abbé  Lambert,  p.  150. 


414  LIVRE    III. 

de  nom,  disait-elle  en  poursuivant  son  chemin,  je 
m'assoirais,  j'aurais  du  repos  :  «  Une  seule  chose  dans 
ce  plan  m'embarrassait,  c'était  ma  harpe,  je  ne  pouvais 
me  résoudre  à  m'en  séparer  '.  » 

Cette  persécution  fit  la  joie  des  jacobins;  ils  savou- 
raient ces  tortures  ;  ils  aimaient  à  raconter  aux  anciens 
vassaux  les  humiliations  des  anciens  seigneurs;  ils 
publiaient  des  manuels  2  pour  faire  connaître  aux  bour- 
geoises perverties  et  aux  paysannes  parvenues  com- 
ment madame  de  V***  était  frappée  par  la  ravaudeuse 
prussienne  qui  l'avait  prise  comme  apprentie;  corn- 
ment  madame  de  T***  était  mise  nue  sur  la  route  par 
ses  femmes  de  chambre,  poussée  par  elles  du  pied  dans 
un  fossé  et  laissée  seule  avec  un  de  leurs  jupons;  com- 
ment madame  de  C***  allait  chanter  dans  les  cafés, 
madame  de  R***  vendre  du  poisson  dans  une  halle  ;  on 
cite  celles  qui  se  font  garde-malades  et  donnent  des 
clystères. 

Un  grand  nombre  disparaissent  dans  des  aventures 
inconnues.  Mademoiselle  Marguerite  de  Fléville  entre 
comme  suivante  chez  la  comtesse  Sutkouska  à  Tokay, 
et  est  soustraite  sans  que  jamais  on  ait  su  ce  qu'elle 
était  devenue,  malgré  l'enquête  que  fait  plus  tard  l'arn- 
sadeur  de  France,  sur  la  demande  du  maire  de  Nancy3. 

i  Mémoires,  t.  IV,  p    282. 

8  Voyages  et  aventures  des  émigrés  français,  par  L.  M.  H.  Paris, 
an  VII. 

3  Ms.  Aff.  étr.  Vienne,  373.  Le  maire  de  Nancy  à  Talleyrand, 
11  brum.  an  XI. 


LA    DISPERSION.  415 

Mademoiselle  de  Montmorency  se  fait  porteuse  de 
seaux  d'eau  pour  procurer  des  sols  à  sa  mère  mou- 
rante; la  comtesse  de  Sécillon  se  fait  maîtresse  à 
danser1.  Au  contraire,  un  émigré  qui  félicite  au  fond 
de  la  Suède  une  institutrice  française  du  ton  de  bonne 
compagnie  qu'elle  a  donné  à  des  jeunes  filles  d'une 
famille  de  la  cour  de  Stockholm,  reconnaît  tout  à  coup 
que  cette  précieuse  gouvernante  est  Rose,  la  petite  ser- 
vante qu'il  chiffonnait  chez  sa  tante  à  l'époque  où  il 
était  chevalier  de  Malte. 

L'estime  était  assurée  aux  émigrés  dans  tous  les  pays 
où  la  dignité  du  caractère  était  en  honneur  et  où  le 
sentiment  moral  n'était  pas  déprimé  par  le  culte  de  la 
brutalité  et  de  l'hypocrisie.  Partout  ailleurs  qu'en 
Allemagne,  les  émigrés  devenaient  un  objet  de  respect 
quand  on  voyait  leur  constance  à  supporter  la  misère 
et  leur  activité  à  chercher  des  ressources;  la  pauvreté 
n'était  pas  une  honte  pour  eux2.  Ce  n'était  pas  que 
plusieurs  ne  fussent  aigris  ;  quelques  vieillards  étaient 
grondeurs,  quelques  jeunes  gens  étaient  frivoles, 
quelques  femmes  pensaient  comme  madame  deB***3  : 
u  Mon  épouse  ressentit  vivement  la  perte  de  mon  état 
et  de  ma  fortune,  elle  prévoyait  l'état  de  médiocrité 
dans  lequel  nous  serions  forcés  de  vivre.  J'appris 
qu'un  officier  de  la  flotte  anglaise,  qui  avait  fait  notre 

1  Antoins:,  Histoire  des  émigrés,  t.  II,  p.  329. 

*  Dtjtexs,  Journal,  t.  II,  p.  329. 

3  Gautier  de  Brécv,  Mémoires,  p.  273. 


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416  LIVRE   III. 

connaissance  pendant  le  siège  de  Toulon,  et  auquel  ma 
femme  plaisait  beaucoup,  avait  réussi  à  lui  persuader 
que  nous  serions  plus  heureux  l'un  et  l'autre  en  nous 
se'parant  par  un  divorce.  J'avais  fait  un  peu  tardive- 
ment cette  découverte.  »  Mais  le  plus  souvent,  les  dou- 
leurs subies  en  commun  resserraient  les  liens  de  la 
tendresse.  Le  mari  servait  presque  toujours  dans  les 
régiments  formés  d'émigrés,  la  femme  l'attendait 
durant  des  années  dans  l'isolement  et  l'inquiétude, 
puis  quand  ils  se  retrouvaient,  après  les  tortures  de  la 
séparation,  ils  se  regardaient,  ils  se  cherchaient  dans 
leurs  souvenirs,  ils  ne  se  reconnaissaient  plus  sous  les 
rides,  sous  les  hàles  du  campement  et  les  sillons  des 
larmes  :  la  femme  était  flétrie,  courbée,  les  cheveux 
blancs;  les  enfants  étaient  morts1.  Plus  rien  de  la 
jeunesse.  Dans  l'avenir,  rien. 


III 


ASILES    ET    RESSOURCES. 

Une  famille  n'arrivait  le  plus  souvent  à  l'abri  défi- 
nitif qu'après  avoir  été  repoussée  de  plusieurs  villes, 
qu'après  avoir  enseveli  quelques-uns  des  siens  et  subi 

1  Costa  de  Beauregard,  Un  homme  ({autrefois,  p.  371. 


LA    DISPERSION.  417 

des  crises  cruelles.  Madame  de  ***,  une  des  triom- 
phantes beautés  de  Goblentz,  se  rappelle  le  moment  où, 
entre  son  mari  et  ses  enfants,  elle  a  commencé  à  sentir 
la  pauvreté.  Elle  vend  toutes  ses  robes,  son  mari 
meurt,  elle  épuise  pour  l'enterrement  ses  dernières 
ressources,  elle  se  voit  seule,  seule  dans  le  monde  avec 
deux  jeunes  enfants.  «  Je  frissonne  encore  à  ce 
souvenir;  après  deux  jours  de  grande  application, 
j'envoyai  une  cravate  dont  j'avais  brodé  le  bout  pour 
un  schelling;  il  était  mal.  Ma  pensée  s'accoutumait 
difficilement  à  la  terrible  ressource  offerte  par  l'état  de 
domesticité.  »  Elle  se  déplace,  elle  arrive  à  Ostende  : 
«  J'entre  dans  une  grande  pièce,  je  m'assois  sur  un 
banc,  tenant  mon  fils  sur  mes  genoux  et  ayant  ma  fille 
à  côté  de  moi.  Un  homme  s'approche  ;  depuis  la  perte 
de  ma  fortune,  j'avais  éprouvé  souvent  des  manières 
légères  »  ;  c'est  un  simple  aide  de  camp  du  roi  de 
Prusse  qui  la  reconnaît  en  se  souvenant  des  fêtes  de 
Goblentz  et  lui  conseille  de  se  rendre  à  Berlin.  Elle 
retrouve  un  beau-frère  qui  la  mène  à  la  cour  :  là  elle 
entend  les  réflexions  pesantes  qui  se  font  sur  elles  : 
«  C'est  une  émigrée,  je  ne  la  trouve  pas  jolie.  —  Elle 
est  bien,  voilà  tout.  —  H  y  a  dix  mille  femmes  plus 
jolies  qu'elle.  — J'avais  les  yeux  pleins  de  larmes.  »  La 
Reine  la  fait  inviter  à  toutes  les  fêtes  :  on  lui  offre 
comme  subsistance  des  «  propriétés  confisquées  sur 
les  Polonais.  Ma  conscience  se  révolta  à  cette  seule 
pensée.  Aurais-je  pu  échanger  ma  pauvreté  contre  un 

I.  27 


418  LIVRE    III. 

acte    aussi    criminel    que   ceux    dont  j'étais    la    vic- 
time ?  » 

Aussi  n'était-ce  point  à  Berlin  qu'il  fallait  chercher 
un  refuge.  Une  affectation  d'hypocrisie  faisait  accueillir 
d'abord  un  émigré,  pour  se  donner  un  air  de  géné- 
rosité, puis  on  laissait  sentir  tout  le  poids  du  bienfait. 
Une  maîtresse  de  pension  de  Berlin,  la  Bocquet, 
offrait  sa  maison  comme  refuge  à  quelques  dames 
françaises  :  c'était  une  fille  virile,  aux  yeux  noirs  et 
durs,  au  caractère  impérieux  et  violent,  aux  senti- 
ments ardents  ;  «  elle  aimait  avec  fureur,  et  son  amitié 
avait  la  susceptibilité,  l'exigence  et  toutes  les  jalousies 
de  l'amour  '  »  .  Encore  un  asile  que  la  Française  était 
forcée  de  fuir  au  bout  de  quelques  semaines.  Le  manque 
de  ressources  obligeait  pourtant  à  subir  les  humilia- 
tions. L'homme  était  moins  à  plaindre,  il  savait  quel- 
quefois se  faire  Allemand  comme  le  jeune  Chamisso2,  ou 
bien  épouser  une  Allemande,  comme  le  pauvre  général 
du  Tertre,  qui  se  marie  avec  Charlotte  de  Hardenberg, 
la  blonde  fausse  qui  a  trahi  Marienholtz,  son  premier 
mari,  et  qui  finit  par  être  le  fléau  de  Benjamin  Con- 
stant 3. 

Le  duché  de  Brunswick  savait  mieux  que  la  Prusse 
exercer  l'hospitalité  :  environ  deux  mille  émigrés   s'y 

*  Madame  de  Genlis,  Mémoires,  t.  IV,  p.  321. 

2  Karl  Fclda,  Chamisso  und  Seine  Zeil,  p.  16.  Les  vers  français  de 
Chamisso  sont  absolument  ineptes.  Voir  p.  55  et  57. 

3  Elle   quitte  le  général  du  Tertre  par  divorce  et  épouse  Benjamin 
Constant  en  1808.  Elle  meurt  en  1845. 


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LA    DISPERSION.  419 

trouvaient  réfugiés  '.  Là  habitaient  le  maréchal  de 
Castries,  la  princesse  de  Rohan,  les  marquis  de  Sur- 
gères et  de  Ghampigneules;  les  enfants,  Victor  de 
Garaman  %  Félix  de  Podenas,  les  jeunes  Montmorency, 
Mérode,  Rougé,  faisaient  des  parties  de  barres  sur  la 
place  de  la  Résidence. 

La  petite  cour  de  Waldeck  accueille  les  émigrés  avec 
autant  de  bonne  grâce  que  celle  de  Brunswick.  Là  on 
se  donne  une  image  de  la  bonne  compagnie;  on 
s'adresse  de  petits  vers;  on  s'attendrit  sur  les  autres 
émigrés.  M.  de  La  Rochelambert  aperçoit  un  colporteur 
qui  cherche  une  auberge  :  — .  Tu  es,  lui  dit-il,  mon 
ami  le  baron  de  Pontgibaud?  —  Non,  répond  le  porte- 
balle,  je  suis  l'émigré  Labrosse. 

Le  faux  Labrosse  est  mené  au  château,  tout  ce  qu'il 
porte  est  acheté  par  la  princesse  de  Waldeck,  par  la 
famille  La  Rochelambert,  par  le  chevalier  de  Puybour- 
deille.  Le  faux  Labrosse  continue  sa  route  avec  son 
pécule,  s'arrête  à  Trieste,  où  il  s'associe  avec  un  négo- 
ciant en  diamants,  s'enrichit,  place  ses  économies  en 
diamants.  C'est  seulement  à  son  retour  en  France,  en 
1814,  qu'il  reprend  son  nom  de  Pontgibaud  :  il  achète 
alors  une  terre  de  Labrosse  en  souvenir  du  nom  qui 
lui  a  porté  bonheur. 

La  princesse  de  Waldeck  entend  parler  par  le  che- 
valier de  Puybourdeille  d'une  fleur  qui  est  le  symbole 

1  Comte  de  MÉnODK,  Souvenirs,  t.  I,  p.  80  à  89. 
*  Tué  à  Constantine  en  1837. 

27. 


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420  LIVRE    111. 

de  l'amour  fidèle  et  qui  a  l'odeur  de  la  vanille.  — C'est 
l'héliotrope,  dit  le  chevalier.  —  Je  n'en  ai  jamais  vu,  fait 
l'Allemande.  Le  lendemain,  le  chevalier  est  en  route 
pour  la  France;  il  traverse  la  frontière,  il  se  déguise 
en  jacobin,  il  pénètre  dans  Paris,  il  cherche  quelques 
plants  d'héliotrope  pour  son  Allemande.  Il  repart 
avec  la  précieuse  conquête  et  vient  déposer  ses  fleurs 
aux  pieds  de  la  princesse.  Si  un  cœur  d'Allemande 
n'est  pas  capable  de  comprendre  cette  exaltation 
romanesque,  il  peut  du  moins  s'attendrir  pour  le  culte 
muet  que  continue  humblement  le  chevalier  :  chaque 
jour  il  se  présente  devant  la  princesse  avec  sa  fleur 
d'héliotrope  ;  il  reste  lié  à  elle  par  ce  devoir,  il  ne  la 
quitte  ni  au  Consulat,  ni  à  la  Restauration  ;  il  offrait 
encore  tous  les  soirs  sa  petite  fleur  en  1844,  quand  ils 
avaient  chacun  plus  de  quatre-vingts  ans. 

A  Minden,  une  teinturerie  en  soie  avait  été  fondée 
par  quatre  associés,  M.  de  Vassé,  M.  et  madame  de 
Genouillac  et  leur  femme  de  chambre.  Les  liens  com- 
merciaux resserrèrent  l'intimité  entre  les  quatre,  au 
point  que  le  marquis  de  Vassé  épousa  la  femme  de 
chambre,  qui  était  «  estimable  et  d'une  honnête 
famille  !  »  .  Au  contraire,  M.  de  Quatrebarbes  a  envoyé 
à  Londres  sa  femme  et  ses  enfants,  afin  de  se  tenir 
plus  librement  auprès  «  dune  veuve  d'Allemagne  qui 
le  soigne  bien  » . 

1  F.  Grille,  l'Emigration  angevine,  Bibl.  nat.,  La,  34,  23,  p.  18. 


LA   DISPERSION.  421 

Vienne  offrait  des  moyens  d'existence  et  des  faveurs 
à  la  Cour.  La  comtesse  de  Brionne,  mère  des  princes 
de  Lambesc  et  de  Vaudémont,  y  avait  retrouvé  son 
rang  !  ;  «  la  plus  belle  femme  »  de  la  cour  de  Louis  XV 
se  consolait  de  l'exil  avec  une  pension  de  douze  mille 
florins  et  le  titre  de  princesse  de  Lorraine.  Pour  les 
Lorrains,  Vienne  était  presque  une  patrie;  depuis  le 
mariage  de  Marie-Thérèse  avec  un  Lorrain,  les  cadets 
des  familles  nombreuses  venaient  prendre  du  service 
militaire  en  Autriche  ;  ils  appelèrent  leurs  parents  au 
moment  de  l'émigration,  les  firent  placer  à  côté  d'eux 
comme  sous-lieutenants  et  leur  procurèrent  les  avan- 
tages d'une  position  sociale  déjà  acceptée.  Tels  étaient 
le  baron  de  Frimont,  qui  deviendra  général  de  cavalerie 
et  gouverneur  de  la  Lombardie,  et  Roussel  d'Hurbal. 
qui,  après  avoir  servi  l'Autriche  de  1791  à  1809,  ren- 
trera dans  l'armée  française  de  Napoléon  et  aura  son 
nom  inscrit  sur  l'arc  de  l'Etoile. 

Beaucoup  d'émigrés  avaient  espéré  trouver  la  paix  à 
Rome. 

A  Rome,  le  cardinal  de  Bernis  continuait  à  tenir  son 
rang  d'ambassadeur  du  Roi,  à  avoir  vingt  laquais, 
deux  cents  invités  à  sa  table  et  un  mot  aimable  pour 
chaque  Français.  Les  filles  de  Louis  XV,  qu'il  trouvait 
«  très-exigeantes  et  un  peu  tracassières  2  » ,  attiraient 
autour  d'elles  les  émigrés  pauvres.  L'abbé  Maury,  dont 

1  Georgel,  Mémoire!;,   t.  VI,  p.  79. 

*  Ed.  de  Barthélémy,  Mesdames  de  France,  p.  430. 


422  LIVRE    111. 

le  cerveau  commençait  déjà  à  s'altérer,  venait  se  faire 
sacrer  archevêque  de  Nicée.  L'évêque  de  Dijon,  Des- 
moutiers  de  Mérinville,  échappé  presque  nu  des  mains 
de  ses  ouailles,  ne  vivait  que  des  dons  du  Pape,  et  se 
désolait  de  lui  rappeler  constamment  sa  détresse  ' .  Les 
dons  du  Saint-Père  n'étaient  du  reste  ni  fréquents,  ni 
opulents  :  à  l'abbé  Légier,  une  livre;  à  l'abbé  Gontier, 
une  livre;  à  une  dame  française  qui  est  dans  le  besoin, 
une  livre  ;  à  une  autre,  dix  sols  ;  le  docteur  en  Sorbonne 
Séguin  obtient  trois  livres  de  temps  en  temps,  et  Mari- 
gnanne,  confesseur  de  religieuses,  en  a  cinq,  mais  cela 
est  plus  le  gros  2.  Combien  d'heures  on  pouvait  vivre 
avec  une  livre,  c'est  difficile  à  évaluer  :  le  Saint-Siège 
semble  avoir  cherché  à  procurer  d'autres  ressources 
que  ces  charités  précaires  ;  il  aurait  voulu  confier  les 
religieux  à  des  couvents  italiens,  mais  il  se  heurta 
contre  les  moines  italiens  qui  lui  objectèrent  «  qu'un 
couvent  n'était  pas  un  hôpital  pour  y  recevoir  un 
vieillard  caduc 3  » .  «  Je  ne  vis  depuis  six  semaines  que 
d'aumônes  » ,  écrit  l'évêque  de  Glandève.  «  Il  ne  me 
reste  plus  rien  » ,  dit  l'évêque  de  Grasse  i. 

La  charité  est  la  passion  des  âmes  mélancoliques  : 
aux  heures  de  désespoir,  on  se  prend  d'une  sorte  de 
révolte  contre  la  souffrance,  et  l'on  se  venge  de  ses 

1  PèreTnEiNER,  Aff.  rel.  de  France,  t.  II,  p.  123. 

2  lbid.  p.  635. 

3  lbid.,  p.  143  et  203. 

4  lbid.,  p.  141.  Cet  évèque  do  Glandève  est   Hachette-Desportes, 
âgé  de  quatre-vingt-cinq  ans. 


LA   DISPERSION.  423 

maux  en  s'efForçant  de  soulager  ceux  des  autres.  Ce 
sont  les  émigrés,  tout  maltraités  qu'ils  sont,  qui  se 
montrent  les  plus  secourables  pour  leurs  compagnons 
de  misère.  La  femme  qui  a  quelques  écus  pour  acheter 
une  robe,  cherche  celle  qu'une  voisine  malheureuse 
est  forcée  de  vendre,  elle  demande  la  robe  avec  esprit, 
avec  gaieté,  elle  charge  de  la  négociation  un  chevalier 
aimable  :  madame  de  Surville  écrit  au  chevalier  de  - 
Ghatillon,  chez  M.  Ertel,  peintre  de  la  bourgeoisie, 
sur  la  place  in  Angez,  au  deuxième  étage,  n°  226a,  à 
Augsbourg,  pour  qu'il  lui  procure  «  une  robe  de  taf- 
fetas très-léger  et  mince,  de  rencontre  et  à  bon  marché, 
la  couleur  blanche  de  préférence,  ou  bleu  très-pâle,  ou 
jaune  également  très-pâle,  elle  sait  qu'il  connaît  beau- 
coup de  dames  qui  peuvent  avoir  du  taffetas  l  ».  Et 
ce  n'est  pas  seulement  entre  émigrés  français  que  l'on 
ressent  cette  compassion,  les  Belges,  frappés  des  mêmes 
maux,  ont  le  même  attendrissement.  Madame  de  Malde- 
ghem  vend  ses  diamants  pour  nourrir  des  compagnes 
d'infortune  ;  madame  Boucquiau,  femme  de  l'intendant 
de  la  famille  de  Mérode,  se  consacre  tout  entière  aux 
mêmes  misères2.  La  charité  s'étend  jusqu'aux  révolu- 
tionnaires français  :  l'évêque  de  Saint-Pol  de  Léon 
organise  des  souscriptions  pour  nourrir  les  prisonniers 
faits  sur  les  armées  républicaines  ;  les  abbés  Raulin  et 
de  Fontenilles  donnent  leur  linge  aux  prisonniers  fran- 

«  Ms.  Bibl.  nat.  fonds  Périgord.  104,  f<>  368. 
2  Madame  de  Monlagu,  p.  118. 


424  LIVRE   III. 

çais  qu'ils  voient  amener  à  Nordlingen  en  Franconie  ; 
Cicé,  évêque  d'Auxerre,  apprend  en  Bohême  que  deux 
villages  de  son  diocèse,  Gy  et  Valle,  ont  été  ravagés  par 
des  ouragans,  il  leur  envoie  les  vingts  derniers  louis 
qui  lui  restent. 

Ceux  qui  sont  éloignés  davantage  de  la  France 
trouvent  occasion  de  rendre  des  services  aux  pays  qui 
les  recueillent.  Sainte-Aulaire  administre  les  provinces 
d'un  hospodar  bulgare.  Le  chevalier  des  Lignières 
s'enfonce  dans  la  Russie  et  tombe  épris  de  la  princesse 
de  Menschikow.  Il  reste  à  ses  pieds  lorsque  chacun 
rentre  en  France  ;  il  passe  sa  vie  à  lui  adresser  de 
jolis  vers,  des  chansons  badines,  et  à  surveiller  les 
revenus  de  son  ami  le  comte  de  Bruges,  qui  a  épousé 
une  princesse  Golovkine  dont  les  propriétés  sont  en 
Russie-  Au  fond  de  la  mer  Noire,  avec  le  pouvoir  d'un 
souverain  d'Orient  et  l'àme  d'un  Français,  règne  le 
duc  de  Richelieu.  Il  crée  Odessa,  il  fait  semer  du  blé, 
il  régénère  un  pays  épuisé  par  la  barbarie.  C'est  à  peu 
près  le  seul  homme  qui  ait  réussi  à  restituer  à  la  civili- 
sation une  contrée  soustraite  par  l'islamisme.  Il  est 
destiné  à  introduire  en  France  la  monarchie  libérale  : 
on  croit  qu'il  va  réussir  à  la  faire  aimer,  quand,  vaincu 
par  les  rancunes  du  comte  d'Artois  qui  lui  a  promis  de 
le  seconder,  il  tombe  brisé  en  s'écriant  :  Il  a  manqué  à 
sa  parole  d'honneur  ! 

Jusque  dans  les  Indes,  on  retrouve  un  émigré  fran- 
çais, le  comte  de  l'Etaing  :  il  s'est  mis  au  service  d'un 


LA    DISPERSION.  425 

rajah  et  s'est  fait  estimer  des  Anglais  par  sa  délica- 
tesse, sa  dignité,  et  son  aptitude  à  diriger  les  haras 
dont  il  est  chargé  '. 

Mais  quelquefois  à  cette  distance  on  est  tenté 
d'écarter  les  yeux  du  spectacle  importun  des  souf- 
frances, et  de  se  laisser  distraire  par  les  aventures  de 
l'existence  nouvelle.  Bnllat-Savarin  s'enfonce  dans  le 
Gonnecticut  à  peine  défriché  alors  2,  pour  chasser  la 
dinde  sauvage,  u  Nous  tuâmes  d'abord  quelques-unes 
de  ces  jolies  petites  perdrix  grises  qui  sont  si  rondes  et 
si  tendres  »  ,  puis  des  écureuils  gris,  puis  un  dindon  ; 
enfin  on  rentre  le  soir  chez  un  fermier  qui  a  quatre 
filles,  jeunes  et  éblouissantes  ;  elles  se  parent,  pour  les 
étrangers,  de  leurs  toilettes  les  plus  fraîches,  elles  leur 
servent  du  punch,  leur  chantent  Yankee  doddee  et  la 
complainte  du  major  Andrew  ;  et  durant  cette  douce 
soirée,  Brillât-Savarin  restait  rêveur  en  face  des  jeunes 
filles  ;  de  profondes  réflexions  absorbaient  son  âme  : 
«  Je  pensais  à  la  manière  dont  je  ferais  cuire  mon  coq 
d'Inde...  Les  ailes  de  perdrix  furent  servies  en  papil- 
lotes, et  les  écureuils  gris  courbouillonnés  au  vin  de 
Madère;  quant  au  dindon,  il  fut  charmant  à  la  vue, 
flatteur  à  l'odorat,  et  délicieux  au  goût.  »  A  New-York, 
où  il  passait  ses  soirées  avec  le  vicomte  de  La  Massue  et 
le    courtier   marseillais    Felir,    à   croquer  des    Welsch 

1  Marquess  of  Hastikgs,  Private  Journal,  t.  I,  p.  212  et  suiv.  : 
«  A  man  of  exetnplary  character  and  most  polished  inanners,  and  is 
moreover  qualified  for  superinfendinjj  a  stud.  » 

2  Méditation  VI,  §  4,  octobre  179V. 


426  LIVRE   III. 

rabbits  l  en  buvant  de  l'aie,  il  eut  une  aventure  plus 
dangereuse.  Il  fut  défié  à  boire  par  un  Anglais  de  la 
Jamaïque  qui  avait  «  le  visage  carré,  les  yeux  vifs,  et 
paraissait  tout  examiner  avec  attention,  mais  il  ne 
parlait  jamais,  et  ses  traits  étaient  immobiles  comme 
ceux  d'un  aveugle.  Seulement,  quand  il  entendait  une 
saillie  ou  un  trait  comique,  son  visage  s'épanouissait, 
ses  yeux  se  fermaient,  et  ouvrant  une  bouche  aussi  large 
que  le  pavillon  d'un  cor,  il  en  faisait  sortir  un  son  pro- 
longé qui  tenait  à  la  fois  du  rire  et  du  hennissement.  » 
Il  fallut  se  mesurer.  Le  dîner  consistait  «  en  une 
énorme  pièce  de  roast  beef,  un  dindon  cuit  dans  son 
jus,  des  racines  bouillies,  une  salade  de  choux  crus,  et 
une  tarte.  Le  vin  fut  servi  dès  le  commencement  »  ; 
les  trois  Français  se  ménageaient,  l'homme  de  la 
Jamaïque  et  son  ami  anglais  mangeaient  sans  rien  dire 
et  en  regardant  de  côté  ;  on  but  longtemps  du  vin  de 
Bordeaux,  puis  du  vin  de  Porto,  puis  du  vin  de  Madère. 
«  Le  dessert  était  arrivé,  composé  de  beurre,  de  fro- 
mage, de  noix  de  coco  et  d'ycory  ;  nous  bûmes  ample- 
ment au  pouvoir  des  rois,  à  la  liberté  des  peuples  et  à 
la  beauté  des  dames.  »  Alors  apparaissent  le  rhum  et 
des  eaux-de-vie  de  vin,  grain,  framboises  ;  puis  les  chan- 
sons ;  puis  le  punch.  «  Je  mangeai  cinq  à  six  rôties 
d'un  beurre  extrêmement  frais,  et  je  sentis  renaître 
mes  forces  ;  mes  deux  amis  buvaient  en  épluchant  des 

1  Pain  qui  est  grillé  avec  du  beurre,  de  la   moutarJe  et   du  fromage 
râpé. 


LA    DISPERSION.  427 

noix  d'ycory  »  ;  l'un  des  Anglais  avait  les  yeux  trou- 
bles, l'autre  gardait  le  silence,  mais  sa  bouche 
immense  s'était  forme'e  en  cul  de  poule.  L'un  se  leva 
subitement  et  entonna  d'une  voix  assez  forte  l'air 
Rule  Britannia,  mais  il  se  laissa  retomber  sur  sa  chaise, 
et  de  là  coula  sous  la  table.  Son  ami,  le  voyant  en  cet 
état,  laissa  échapper  un  de  ses  plus  bruyants  ricane- 
ments, et  s'étant  baissé  pour  l'aider,  tomba  à  côté  de 
lui.  Les  Français  burent  avec  Little,  le  patron  de  la 
taverne,  un  verre  de  punch  à  leur  santé,  et  les  firent 
emporter  the  feet  foremosi. 


IV 

QUEHELLES    INTESTINES. 

La  conséquence  la  plus  fréquente  de  l'adversité, 
c'est  l'aigreur  et  non  la  charité.  La  discorde  devait  se 
mettre  d'autant  plus  aisément  parmi  les  émigrés  qu'ils 
appartenaient  à  des  couches  successives  d'opinions 
antagoniques.  Un  girondin  de  Lyon,  niais  et  caute- 
leux, s'échappe  après  la  déroute  de  son  parti  ',  tombe 
à  Lausanne,  où  il  se  fait  passer  pour  un  royaliste  ;  il  se 
fait  présenter  chez  un  émigré,  M.  de  S...,  et  raconte, 

1  Arch.  nat.  AH;  II;  B  ;  deux  brochures  imprimées  sous  le  titre  : 
Portrait  des  émigrés  d'après  nature. 


428  LIVRE   III. 

après  avoir  été  accueilli  par  lui,  que  «  la  cuisine  de 
M.  de  S...  et  son  existence  étaient  fondées  sur  les  béné- 
fices qu'il  faisait  en  donnant  h  manger  et  à  jouer  »  ,  et 
aussi  sur  une  pension  de  trois  louis  par  mois  que  payait 
la  comtesse  d'Artois  pour  laquelle  il  recueillait  les  nou- 
velles. Madame  de  S...  était  «  grande  et  d'une  blan- 
cheur éblouissante,  avec  des  cheveux  d'un  magnifique 
noir  »  .  L'émigré  lyonnais  se  trouve  tout  étourdi  en 
échouant  dans  ce  monde  si  nouveau  pour  lui;  il  est 
consterné  des  idées  qui  ont  cours,  des  armées  innom- 
brables dont  on  annonce  la  marche  pour  le  trône  et 
l'autel.  Il  ne  comprend  rien  à  l'horreur  que  soulèvent 
les  constitutionnels  et  Mallet  du  Pan  avec  ses  deux 
Chambres;  il  entend  dire  :  «  Bergasse,  Lally-Tollendal, 
Mounier,  sont  plus  coupables  que  les  jacobins.  »  Lui, 
on  le  traite  en  pur,  mais  il  ne  doit  laisser  échapper  ni 
une  parole  de  modération,  ni  un  mouvement  d'incré- 
dulité, même  quand  B...,  le  conseiller  au  parlement 
d'Aix,  tiredes  lettres  d'émigrés  de  sa  poche,  les  lit  d'un 
ton  confidentiel,  insiste  sur  les  passages  les  plus  absur- 
des, et  dit  avec  complaisance  :  «  C'est  sûr,  je  vous  le 
garantis.  » 

Des  émigrés  d'une  autre  catégorie  ne  sont  pas  moins 
maniaques.  Les  régicides  Dulaure,  Ferroux  et  Bonnet  ' 
sont  obligés  de  commettre  à  leur  tour  ce  crime  d'émi- 
gration  qu'ils    ont   honni  avec   tant  de  fracas   :    «  Je 

1  Dulaure,  Mémoires,  Revue  rétrospective,  t.  XX,  p.  7,  39,  291, 
année  1838. 


LA   DISPERSION. 


V29 


fuyais  la  patrie  et  la  mort  »  ,  disent-ils  à  leur  tour  '.  Il 
faut,  comme  les  ci-tlevant,  se  glisser  dans  les  ravins  du 
Jura,  marcher  de  nuit,  se  livrer  aux  filles  généreuses 
qui  guident  les  proscrits.  Ce  qui  leur  coûte  le  plus,  c'est 
de  quitter  leur  cocarde  tricolore  quand  ils  pénètrent  en 
Suisse.  Ils  se  décident  à  «  faire  ce  sacrifice  à  une  terre 
qui  allait  mettre  à  l'abri  du  supplice  » .  Mais  une  plus 
grande  humiliation  les  attend  :  ces  géants  de  la  Con- 
vention blêmes  de  peur,  ignobles  d'allures,  ont  beau 
être  émigrés,  ils  ne  peuvent  se  faire  passer  pour  des 
gentilshommes,  le  peuple  les  prend  pour  des  capucins, 
et  rien  ne  pouvait  les  mortifier  davantage.  «  C'est- 
à-dire,  fait  le  commissaire  genevois  en  voyant  Dulaure, 
vous  êtes  un  prêtre  qui  émigré  »  ;  —  «  un  prêtre  réfrac- 
taire  » ,  disent  les  aubergistes.  Ils  se  cachent  à  Bâle, 
mais  l'hôtel  de  la  Cigogne  est  «  un  vrai  repaire  d'émi- 
grés »  ;  il  faut  trembler  à  toute  heure  ;  les  émigrés  vont 
nous  reconnaître  et  nous  frapper,  les  autorités  vont 
nous  livrer  à  l'Empereur  ou  nous  faire  ramener  en 
France  pour  être  guillotinés  par  les  nôtres... 

Des  émigrés  d'une  autre  catégorie,  les  constitution- 
nels, s'étaient  réunis  à  Chavannes  près  de  l'île  Saint- 
Pierre,  sur  le  lac  de  Bienne  2.  Mallet  du  Pan  était  leur 
oracle.  C'était  un  voltairien  que  le  maître  avait  félicité 
de  ce  qu'il  professait  le  mépris  des  impostures  et  des 
imposteurs,  et  de  ce  qu'il  avait  l'honneur  d'être  servi- 

1  Dclaure,  Mémoires,  Revue  rétrospective,  t.  XX,  p.  124. 

2  Fauche-Borel,  Mémoires,  t.  1,  p.  208. 


■fe 


/ 


430  LIVRE    III. 

teur  du  gros  landgrave  de  Hesse-Cassel  «  qui  n'est  ni 
papiste  ni  calviniste  '  »  .  Les  disciples  étaient  Mathieu 
de  Montmorency,  Louis  de  Narbonne  et  madame  de 
Staël.  Les  personnages  du  parti  qui  avaient  l'esprit 
pratique,  l'abbé  de  Montesquiou  et  le  marquis  de 
Jaucourt  2,  comprenaient  que  le  point  important  était 
de  conquérir  aux  idées  libérales  le  Régent  et  ses  favo- 
ris ;  ils  prenaient  une  faible  part  aux  récriminations. 

Chacun  n'en  était  pas  moins  obligé  de  se  justifier, 
les  ministres  de  Louis  XVI  plus  que  les  autres.  Ceux 
qui  sont  trop  fiers  restent  suspects  :  «  Bertrand  (de 
Molleville)  est  de  retour  à  Florence...  il  prétend  qu'il 
n'a  pas  besoin  de  se  justifier;  Rémusat  soutient  qu'il 
n'est  pas  coupable,  qu'il  est  excellent  royaliste.  J'ai 
signifié  à  Rémusat  que  je  ne  le  verrais  pas  jusqu'à  ce 
qu'il  fût  lavé  et  rétabli  dans  l'opinion  des  honnêtes 
gens  3.  »  Il  ne  fait  pas  bon  avoir  été  fidèle  a  Louis  XVI  : 
Champion  de  Cicé,  archevêque  de  Bordeaux,  qui  avait 
risqué  sa  vie  pour  rester  jusqu'au  dernier  jour  le  chan- 
celier de  Louis  XVI,  se  trouva  déshonoré  par  son 
dévouement  :  plus  il  avait  montré  d'héroïsme,  plus  il 
fut  honni.  Chassé  par  les  purs  de  toutes  les  tables  et 
de  tous  les  hôtels  où  il  se  présentait,  Cicé  écrivit  au 
cardinal  de  Bernis  pour  obtenir  un  asile  à  Rome  4,  et 
reçut  avis  que  sa  présence  produirait  une  impression 

1  Voltaire  à  Mallet  du  Pan,  24  avril  i772. 

2  C'était  le  frère  du  comte  de  Jaucourt,  qui  était  ministre  du  Régent. 

3  Ms.  vol.  633,  f*  19,   abbé  de   Jons  à  Antraigues,  9   août  179'*. 
*  Père  Theiser,  16  nov.  1794,  t.  II,  p.   54. 


LA    DISPERSION.  431 

fâcheuse.  —  «  Quoi  !  répondit-il,  Rome  serait  fermée 
pour  moi  par  complaisance  pour  quelques  collègues 
guidés  par  la  passion!  »  —  «  Quant  aux  dispositions 
particulières  de  quelques-uns  de  vos  confrères,  fit 
répondre  le  Pape  -,  Sa  Sainteté  a  voulu  toujours  les 
ignorer.  »  Le  pauvre  chancelier  trouva  un  protecteur 
dans  l'évêque  de  Luçon  2,  qui  disait  de  lui  avec  une 
sorte  de  pitié  :  «  Il  est  toujours  l'objet  de  la  plus  achar- 
née et  de  la  plus  injuste  persécution;  il  serait  plus 
important  que  jamais  pour  lui  d'avoir  une  lettre  du 
Pape  qui  lui  servît  d'égide.  » 

Les  agents  anglais  eux-mêmes  sont  suspects;  on 
reproche  à  Bertrand  de  Molleville  de  dîner  chez  Wind- 
ham  ;  Drake,  agent  diplomatique  en  Italie,  est  défendu 
par  M.  de  Tinseau  et  l'abbé  de  Jons,  qui  le  déclarent 
«  exempt  des  taches  qu'on  a  voulu  jeter  sur  sa  répu- 
tation 3  » . 

Le  bienfait  assure  quelquefois  le  pardon  des  purs. 
La  comtesse  de  Pont,  qui  avait  eu  le  soin  de  placer  ses 
fonds  depuis  longtemps  à  l'étranger,  et  qui  en  tirait 
pendant  l'émigration  une  rente  d'une  trentaine  de 
mille  francs  4,  sut  fort  bien  faire  pardonner  à  ce  prix 
son  amitié  avec  la  maison  d'Orléans;  elle  remplit  son 
château   d'ecclésiastiques    qu'elle   fit  travailler  à  des 

1  Par  Monsignor  Caleppi. 

2  Père  Tueinkr,  t.  II,  p.  201.  Mercy  à  l'abbé  d'Autibeau, 
4  juin  1796. 

*  Ms.  vol.  63i,  f°  93.  L'abbé  de  Jons  à  Antraigues. 

*  Abbé  Lambert,  Mémoires,  p.  212. 


J 

/ 


432  LIVRE    III. 

broderies  et  qu'elle  disciplina  en  les  nourrissant.  Ses 
petites-nièces,  les  demoiselles  de  Montboissier,  et  ses 
deux  femmes  de  chambre  remplissaient  le  rôle  de 
surveillantes,  non  sans  donner  l'exemple  de  l'assiduité 
en  travaillant  elles-mêmes.  Ce  qui  n'empêchait  pas, 
dans  la  même  ville  de  Constance,  deux  cents  autres 
prêtres  de  faire  appel  à  la  charité;  ils  obtinrent  des 
ressources  sur  un  emprunt  de  quinze  mille  livres  que 
réalisèrent  pour  eux  les  évêques  de  Langres,  Nîmes, 
Saint-Malo  et  Comminges,  «  à  rendre  dix-huit  mois 
après  leur  rentrée  dans  leurs  biens  l  » . 

Les  pires  vexations  éprouvées  par  les  émigrés  dans 
les  pays  qui  n'étaient  pas  en  guerre  avec  la  France 
venaient  des  agents  diplomatiques  français.  Un  vicaire 
de  Saint-Sulpice,  marié  à  une  cuisinière  et  auteur  de 
livres  gaillards,  Soulavie,  dirigeait  à  Genève  l'espion- 
nage et  la  persécution  contre  les  émigrés  établis  en 
Suisse  2.  Miot,  le  futur  comte  de  Melito,  invitait  la 
Toscane  à  expulser  les  émigrés,  «  dans  l'intérêt  des 
émigrés  eux-mêmes  3  »  . 

1  Père  Tueiner,  t.  II,  p.  123.  D'Osmont,  évêcjue  de  Comminges,  à 
Caleppi,  Constance,  1795. 

2  Dclauhe,  Bévue  rétrospective,  t.  XX,  p.  295. 
8  Miot  de  Melito,  Mémoires,  t.  I,  p.  70. 

FIN    DU    TOME    PREMIER. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


DU    TOME    PREMIER 


Pages. 


Préface, 


LIVRE  PREMIER 

AVANT    L'ÉMIGRATION. 

Chapitre  premier.  —  La  société  française  sous  Louis  XVI .  .  1 

I.  La  bonne  compagnie 1 

II.  La  sensibilité 9 

III.  L'insouciance 19 

IV.  Extinction  des  anciennes  familles 27 

V.  Progrès  de  la  civilisation 31 

Chapitre  II.  —  Ennemis  de  la  Société  Louis  XVI 39 

I.  Impatience  contre  les  abus. 39 

II.  Les  princes 46 

III.  Les  réfractaires - 56 

IV.  Les  vaniteux 61 

V.   L'écroulement .  74 

Chapitre  III.  —  Causes  de  l'émigration 76 

I.  Servitude  des  pouvoirs 76 

IL  Servilité  des  juges 86 

III.  La  garde  nationale 93 

IV.  Nulle  défense  contre  le  vol  et  le  meurtre 119 

V.  Souffrance  et  misère  .   . 131 

VI.  Les  prisons 154 

VIL   La  guillotine 171 

VIII.   Le  sort  des  enfants 176 

IX.   Les  régiments 183 

X.  L'émigration  forcée 199 

I.  -28 


434  TABLE   DES    MATIERES. 

Pages. 

LIVRE   II 

PREMIÈRES     ILLUSIONS. 

Chapitre  IV.  —  Les  départs 211 

I.    L'émigration  joyeuse 211 

II.  L'émigration  d'honneur.  . 217 

III.  L'émigration  ecclésiastique 221 

IV.  Le  Roi  et  la  famille  royale 225 

V.    Les  fuites  tardives 237 

Chapitre  V.  —  Essais  d'armement 246 

I.   Turin  et  Bruxelles 246 

II.  Le  prince  de  Condé 250 

III.  Les  favoris  des  frères  du  Roi ,  255 

IV.  Les  corps  d'élite 261 

Chapitre  VI.   —  Conflits  avec  la  politique  européenne.   .   .  265 

I.   Insouciance  de  l'Europe 265 

II.   Les  petits  princes  d'Allemagne 268 

III.  L'Autriche 276 

IV.  La  Russie 280 

V.  La  Prusse .  295 

VI.  L'Angleterre 299 

Chapitre  VII.  —  Conflits  avec  la  politique  royale    ....  392 

I.   Divisions  dans  la  maison  de  Bourhon 392 

II.  Entrevue  de  Pilnitz 308 

III.  Missions  à  l'étranger. 310 

IV.  Ebranlement  de  l'Europe 320 

Chapitre  VIII.  —  Coblentz 325 

I.  Folies  et  fêtes 325 

II.   Souffrances  et  constance 329 

III     L'alliance  avec  l'étranger 338 

Chapitre  IX.  —  Campagne  de   France  en  1792 342 

I.   Méfiance  entre  les  émigrés  et  les  étrangers 342 

II.  La  pluie  et  la  boue 343 

III.  Dumouriez  et  Lacuée  de  Cessac 348 

IV.  La  déroute 354 

LIVRE   III 

LA     DISPERSION. 

Chapitre  X.  —  La  débâcle 358 

I.   Les  misères  de  la  défaite 358 


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TABLE  DES    MATIERES.  435 

Papes. 

II.    Avidité  des  puissances 366 

III.  Les  princes  de  Bourbon .  374 

Chapitre  XL  —  Les  Pays-Bas 382 

I.   Les  riehesses  du  Nord 382 

II.   Befoulementdes  émigrés 390 

Chapitre  XII.  —  Moeurs  des  émigrés 395 

I.   Hambourg. 395 

IL  Incidents  et  aventures 408 

III.  Asiles  et  ressources 416 

IV.  Querelles  intestines .  427 


FIN    DE    LA    TABLE    DES    MATIÈRES    DU    TOME    PREMIER. 


PARIS.  —  TYPOGRAPHIE   E.   PLON,   NOURRIT  ET  Cie,  RUE  GARANCIÈRE, 


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Forneron,  Henri 

Histoire  générale  des 
émigrés  pendant  la  révolution 
française