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Full text of "Histoire socialiste (1789-1900)"

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Histoire  Socialiste 

TOME  II 


La  Légfislative 


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Histoire   Socialiste 

(1789=1900) 


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SOUS  LA  DIRECTION  DE 


Jean    JAURES 


La  Législative 


(1791-1792) 


PAR 


Jean    JAURÈS 


yii 


V 


1^ 


Mombreubôs  illustrations  d'après  des  documents  de  chaque  é[ 

SEEN  BY 
PRESERVATiON 

SERVICES 


PARIS 

JULES     ROUFF     ET     Ci*.     ÉDITEURS 


DATE. 


CLOITHE-SAINT-HONOUE 


LA  LÉGISLATIVE 


D'UNE  ASSEMBLÉE  A  L'AUTRE.  —  LE  MOUVEMENT  PAYSAN 

Les  opérations  électorales  pour  la  nomination  de  l'Assemblée  législative 
avaient  commencé  avant  le  départ  du  roi.  Elles  furent  suspendues  pendant 
quelques  semaines  pendant  la  crise,  puis  elles  s'achevèrent  sans  trouble. 
Comment  le  problème  apparaissait-il  alors  aux  électeurs  et  aux  élus?  Et  com- 
ment la  Révolution,  désencombrée,  pour  ainsi  dire,  de  la  majestueuse  puis- 
sance de  la  Constituante,  allait-elle  se  développer?  Au  risque  de  ralentir  la 
marche  dramatique  des  événements,  nous  devons  nous  demander  d'abord 
quel  était  l'état  d'esprit  exact  des  grandes  masses  paysannes,  quels  vœux,  quels 
griefs  formulèrent  les  cultivateurs  dans  les  assemblées  primaires  ou  dans  les 
réunions  d'électeurs,  quel  mandat  ils  donnèrent  à  leurs  élus.  Mais  il  n'y  eut 
pas  de  cahiers,  il  n'y  eut  même  pas,  à  proprement  parler,  de  programmes 
dans  les  élections  de  l"9i,  et  nous  ne  pouvons  recueillir,  comme  en  1789,  la 
pensée  authentique  de  la  France  paysanne.  Pourtant,  il  est  certain  que  les 
cultivateurs  s'étaient  entretenus  souvent  avec  les  nouveaux  élus  des  questions 
■  qui  intéressaient  la  vie  rurale. 

Les  nouveaux  députés  étaient,  en  grand  nombre,  membres  des  adminis- 
trations révolutionnaires,  municipalités,  districts,  départements;  beaucoup 
étaient,  en  même  temps,  des  hommes  de  loi.  A  tous  ces  titres,  ils  étaient  très 
avertis  des  difficultés  qu'avait  pu  rencontrer  l'application  des  lois  révolu- 
tionnaires et  aussi  des  lacunes,  des  vices  qui,  selon  les  paysans,  contrariaient 
trop  souvent  l'effet  espéré  de  ces  lois.  Notamment  à  propos  de  l'abolition  du 
régime  féodal,  si  solennellement  proclamée  par  les  décrets  du  4  août  1789  et  si 
imparfaitement  réalisée  par  le  décret  du  15  mars  1790,  la  déception  était  vive 
dans  les  campagnes,  et  il  est  hors  de  doute  que  dans  les  entretiens  multiples, 
quotidiens  des  administrateurs  révolutionnaires  avec  les  paysans,  la  question 
fut  souvent  débattue  et,  à  coup  sûr,  des  engagements  furent  pris  par  les  nou- 
veaux élus.  La  preuve  décisive,  c'est  que,  dès  le  mois  d'avril  1792,  au  moment 
môme  où  elle  touchait  à  la  terrible  crise  de  la  guerre,  la  Législative  entend 
un  rapport  de  son  Comité  des  droits  féodaux,  qui  propose,  dans  l'intérêt  des 
paysans,  une  transformation  profonde  de  la  législation  sur  la  matière. 

Comment  se  posait  la  question?  J'essaierai  d'y  répondre  en  m'aidant  du 
livre  de  M.  Doniol,  surtout  du  beau  travail  de  M.  Sagnac  sur  «  la  législation 
civile  de  la  Révolution  française  »,  et  au  moyen  des  documents  législatifs 
soigneusement  interrogés. 

L'Assemblée,  en  août,  avait  proclamé  que  tous  les  droits  de  servitude 


758  UISTOIRE    SOCIALISTE 

personnelle  seraient  abolis  sans  indemnité,  et  que  les  autres  pouvaient  être 
rachetés.  J'ai  signalé  tout  de  suite,  et  dès  le  4  août,  la  difflcullé  immense  que 
la  clause  du  rachat  allait  opposer  à  la  libération  paysanne.  Mais  l'Assemblée 
elle-même,  en  mars  1790,  aggrava  doublement  la  difflculté  de  celle  libé- 
ration. D'abord  il  y  avait  un  grand  nombre  de  servitudes  personaelles  qui 
avaient  pris  la  forme  d'une  redevance  pécuniaire.  Les  nobles,  les  seigneurs 
avaient  affranchi  des  serfs,  ou  ils  les  avaient  dégagés  de  certaines  obligations 
personnelles.  Mais  ils  avaient  exigé  comme  prix  de  cet  affranchissement,  soit 
des  redevances  foncières  annuelles,  soit  des  redevances  éventuelles,  comme 
celles  des  lods  et  ventes,  qui  étaient  dues  par  le  censitaire  i  chaque  mutation 
du  domaine.  Du  moment  que  la  servitude  personnelle  était  abolie  sans  in- 
demnité, il  semblait  que  les  redevances,  qui  él:ùent  comme  le  prolongement 
et  la  forme  nouvelle  de  cette  servitude,  devaient  être  aussi  abolies  sans  in- 
demnité. 

L'Assemblée  décida  autrement  :  elle  les  fit  enlrer  dans  la  catégorie  des 
droits  rachelables.  En  second  lieu,  l'Assemblée  rendit  le  rachat  presque 
impossible  aux  paysans  en  faisant  de  toutes  les  charges  dont  il  était  admis  à 
se  racheter  un  bloc  indivisible.  Sans  doute,  l'Assemblée  paraissait  libérer 
les  paysans  en  les  autorisant  à  racheter  toutes  les  renies  foncières,  et  même 
à  racheter  les  baux  indéfinis,  comme  le  bail  à  complant  des  régions  de  la 
Loire-Inférieure,  comme  le  bail  de  locatairerie  perpétuelle  usité  en  Provence 
et  en  Languedoc.  Mais  le  paysan  ne  pouvait  racheter  les  rentes  foncières,  il 
ne  pouvait  racheter  les  charges  annuelles  qui  pesaient  sur  lui,  comme  le  cens, 
le  champarl,  sans  racheter,  en  même  temps,  les  droits  éventuels  comme  les 
droits  de  lods  et  ventes. 

Du  coup,  toute  l'opération  du  rachat  était  comme  arrêtée.  D'abord,  il 
était  malaisé  aux  paysans  de  trouver  les  sommes  nécessaires  pour  racheter  à 
la  fois  tous  ces  droits.  De  plus,  si  le  paysan  pouvait  à  la  rigueur  se  résigner 
à  un  sacrifice  immédiat  pour  se  délivrer  d'une  charge  immédiate,  annuelle- 
ment ressentie,  il  était  difficile  d'obtenir  de  lui  qu'il  avançât  une  somme 
assez  forte  pour  racheter  un  droit  comme  celui  des  lods  et  ventes  dont  l'ap- 
plication n'était  qu'éventuelle  et  pouvait  être  lointaine.  C'était  d'autant  plus 
difficile  que  le  paysan  ayant  vu  tomber  dans  le  grand  ébranlement  révolu- 
tionnaire beaucoup  de  puissances  anciennes  et  de  droits  anciens,  pensait 
naturellement  que  d'autres  obligations  pouvaient  se  rompre,  que  le  droit  de 
Icds  et  ventes  pouvait  être  à  son  tour  emporté  par  la  tourmente,  et  qu'il  y 
aurait  duperie  pour  lui  à  racheter  d'avance  un  droit  qui,  bientôt  peut-être, 
serait  aboli  sans  indemnité. 

Evidemment  l'Assemblée,  très  respectueuse  de  la  propriété  sous  toutes 
ses  formes,  môme  féodale,  avait  craint,  si  les  paysans  pouvaient  racheter 
d'abord  les  charges  annuelles  sans  racheter  les  charges  éventuelles,  qu'ils 
prissent  un  tel  sentiment  de  la  pleine  propriété  que  lorsque  surviendrait  le 


HISTOIRE     SOCIALISTE  759 

droit  de  lods  et  ventes  il  ne  pût  être  perçu.  Et  ainsi  elle  ordonna  le  rachat 
total  indivisible,  c'est-à-dire  l'impossibilité  du  rachat,  c'est-à-dire  le  maintien, 
en  fait,  du  régime  féodal.  Et  une  des  parties  les  plus  importantes,  les  plus 
intéressantes  de  l'action  révolutionnaire  pendant  cinq  années  sera  précisé- 
ment l'immense  effort  du  paysan  pour  obtenir  l'application  du  principe  général 
proclamé  le  4  août. 

Cette  action  révolutionnaire  continue,  cette  pression  des  paysans  sur  la 
bourgeoisie,  les  grands  historiens  de  la  Révolution  ne  semblent  pas  y  avoir 
pris  garde.  Xlichelet,  qui  a  pourtant  le  sentiment  si  vif  des  intérêts  écono- 
miques, n'a  pas  vu  c€tte  lutte  profonde.  Louis  Blanc  ne  paraît  même  pas  la 
soupçonner.  Il  semble,  à  le  lire,  que  dans  la  nuit  du  4  août  jaillit  soudain  une 
colonne  de  lumière  et  que  la  Révolution  ressemblât  à  une  révélation.  Quant 
aux  conséquences  du  décret  du  4  août,  aux  résistances  qu'il  rencontra,  aux 
luttes  que  durent  soutenir  les  paysans,  il  les  ignore.  Les  historiens  ont  ainsi 
faussé  pour  le  peuple  l'aspect  et  le  sens  de  la  Révolution.  Il  a  semblé  à  les 
lire  qu'une  société  nouvelle  avait  jailli  d'un  jet,  comme  une  source  bouillon- 
nante. Or,  même  dans  une  ardente  période  révolutionnaire,  de  1789  à  1795, 
même  après  l'abolition  en  principe  du  régime  féodal,  c'est  pièce  à  pièce  seu- 
lement, et  sous  des  efforts  répétés,  que  tomba  la  propriété  féodale. 

Sans  la  ténacité  profonde  du  paysan,  la  féodalité  durerait  peut-être  encore 
en  partie,  malgré  l'éblouissante  nuit  du  4  août.  L'expropriation  de  la  féoda- 
lité s'est  faite  par  morceaux,  même  en  pleine  période  révolutionnaire.  Grand 
exemple  pour  nous  et  qui  nous  apprend  à  ne  pas  dédaigner  les  expropriations 
partielles  et  successives  du  capitalisme.  Pour  n'être  pas  ramassée  en  un  point 
indivisible  du  temps,  la  Révolution  ne  cesse  pas  d'être  révolutionnaire,  La 
véritable  éducation  révolutionnaire,  c'est  de  faire  entrer  dans  l'esprit  du  pro- 
létariat le  sens  réaliste  de  l'histoire. 

Un  des  points  qui  blessaient  le  plus  les  paysans  dans  le  décret  du 
15  mars  1700,  c'est  que  les  seigneurs,  pour  continuer  à  percevoir  les  droits 
féodaux,  n'étaient  pas  tenus  de  faire  la  preuve  qu'ils  avaient  en  effet  un  droit 
sur  les  tenanciers.  Quarante  années  de  possession  suffisaient,  et  c'était  au  tenan- 
cier à  faire  la  preuve  qu'il  était  chargé  indûment.  Preuve  impossible! 

Le  malaise  et  l'irritation  se  manifestent  dès  le  printemps  de  1790.  Les 
protestations  abondent  :  j'emprunte  le  texte  de  plusieurs  d'entre  elles  à  l'ap- 
pendice du  livre  de  M.  Sagnac  qui  les  a  notées  aux  archives  nationales.  Voici 
par  exemple  un  extrait  du  procès-verbal  de  l'Assemblée  administrative  du 
département  des  Basses-.Alpes.  (Séance  du  29  novembre  1790.  «  M.  Bernardi  a 
dit  :  Le  titre  III,  article  36  de  la  loi  du  15  mars,  porte  que  les  contestations  sur 
l'existence  ou  la  quotité  des  droits  énoncés  dans  l'article  premier  seront 
décidées  d'après  les  preuves  autorisées  par  les  statuts,  coutumes  et  règles  ob- 
servées jusqu'à  présent. 

«  Or,  quelles  règles  décidaient  parmi  nous  ces  questions  importantes  ?  II 


7C0  HISTOIRE    SOCIALISTE 

n'y  a  sur  cela  ni  loi  ni  coutume  expresses.  La  jurisprudence  parlementaire  sur 
ce  sujet  est  vraiment  oppressive;  une  seule  reconnaissance,  appuyée  de  la 
prescription  de  30  ans  suffisait,  suivant  tous  nos  auteurs,  pour  suppléer  le 
titre  primitif  à  l'égard  de  l'Eglise,  du  seigneur  haut  justicier,  et  il  fallait  deux 
reconnaissances  à  celui  qui  n'était  que  simple  seigneur  direct  ;  ainsi,  c'était 
le  seigneur  haut  justicier,  c'est-à-dire  celui  qui  avait  le  plus  de  moyens  d'op- 
primer, à  qui  on  fournissait  plus  de  facilités  pour  s'arroger  des  droits  qui  ne 
lui  étaient  pas  dus.  S'il  faut  suivre  de  pareilles  règles  aujourd'hui,  il  n'est 
aucune  usurpation  qui  ne  soit  à  couvert  de  toute  atteinte.  Plus  le  tilre  était 
équivoque  ou  chimérique,  plus  on  multipliait  les  reconnaissances  (c'est-à  dire 
ra(  ^uiescement  formel  du  tenancier  qu'on  lui  arrachait  souvent  par  la  me- 
nace). Et  il  n'est  aucun  des  ci-devant  seigneurs  qui  n'eût  pris  sur  cela  ses 
précautions...  L'Assemblée  représentative  du  Comtat  venaissin,  en  adoptant 
les  décrets  de  l'Assemblée  nationale  sur  les  droits  féodaux,  a  laissé  à  l'écart 
celui  dont  j'ai  l'honneur  de  vous  entretenir.  Elle  a  décrété  que  le  tilre  primi- 
tif des  droits  féodaux  conservés  ne  pourrait  être  remplacé  que  par  deux  recon- 
naissances antérieures  à  l'année  i6i4. 

«  Il  nous  faut  nécessairement  une  loi  semblable.  Il  faut  que  le  temps  qu'elle 
exigera  pour  établir  les  droits  dénués  de  titre  primitif  puisse  écarter  toutes 
les  usurpations  ou,  s'il  en  échappe  quelqu'une,  il  faut  qu'elle  soit  devenue  en 
quelque  sorte  respectable  par  le  long  intervalle  de  temps  qui  l'aura 
cimentée. 

«  L'Assemblée,  ouï  le  Procureur  général  syndic,  a  arrêté  que  les  considé- 
rations exposées  dans  cette  notice  seront  présentées  au  corps  législatif  pour 
qu'il  veuille  bien  ordonner  que  lorsque  les  ci-devant  seigneurs  ne  pourront 
produire  le  titre  constitutif  de  leurs  droits  déclarés  simplement  rachetables,  ils 
ne  pourront  y  suppléer  que  par  deux  reconnaissances  énonciatives  d'une 
troisième  et  antérieures  à  l'an  1G50.  —  Champelas,  président.  » 

Ainsi  ce  n'est  pas  l'abolition  sans  rachat  que  demandent  les  cultivateurs  : 
Ils  ne  l'osent  point  encore,  mais  il  serait  difficile  à  beaucoup  de  seigneurs  de 
produire  les  titres  demandés  parle  département  des  Basses-Alpes  :  et  les  droits 
féodaux  tomberaient  de  fait. 

Voici  un  extrait  du  registre  des  délibérations  de  l'Assemblée  générale  de 
MM.  les  administrateurs  du  département  des  Côtes-du-Nord,  6  décembre  1790. 

«  Sur  la  représentation  faite  par  un  membre  de  l'Assemblée  que  la  dureté 
du  régime  féodal  se  perpétuera  encore  après  sa  proscription  si  le  ci-devant 
vassal  demeure  assujetti  à  ne  pouvoir  rembourser  les  rentes  déclarées  rache- 
tables par  l'article  6  du  décret  du  4  août  1789  qu'autant  qu'il  rembourserait  les 
droits  casuels  de  lods  et  ventes  et  de  rachats  et  qu'il  affranchirait  la  contribu- 
tion solidaire  de  ses  consorts.  (Quand  plusieurs  ex-vassaux  étaient  tenus  soli- 
dairement à  un  droit,  ils  ne  pouvaient  se  racheter  chacun  pour  sa  part  :  il 
fallait  que  le  rachat  eût  lieu  d'ensemble  et  c'était  une  difficulté  de  plus.) 


IIISTOinE    SOClALISTh: 


761 


«  Le  Conseil,  ouï  le  Procureur  g>^n^ral-syndic,  i  ersuadé  que  l'Assemblée 
nationale  a  lonjours  à  cœur  de  faTe  jouir  lou<  !i  s  citoyens  de  «os  bienfaits, 

«  ConsidéraiU  que  ceux  yi'su'tniit  dp  l'aholition  de  In  fi'odnliti'i  seraient 
presque  ithifoins,  luvrlisquc  le  débiteur  de  rentes  ci-devani  fi'iid'il< s  ne  pour- 
rait s'en  affranchir  qu'en  rend.oiirsunt  1rs  lods  et  ventes,  les  rachats,  et  «p 
remboursant,  outre  sa  part,  la  contribution  de  son  codébiteur.  » 


AiEXis  Vadœr. 
(D'après  une  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 


«  Considérant  qu'une  réclamation  générale  et  réciproque  se  fait  entendre 
contre  les  restrictions  qui  ont  annulé  les  salutaires  effets  du  décret  du  ô  août; 

«  A  arrêté  et  arrête  ,  en  appuyant  les  réclamations  qui  ont  été  faites  par 
différentes  municipalités  et  assemblées  électorales,  de  charger  son  Directoire 
de  solliciter  instamment  l'Assemblée  nationale  de  décréter  que  chaque  débi- 
teur de  rentes  ci-devant  féodales  sera  libre  d'affranchir  sa  contribution  sans 
être  tenu  de  rembourser  ni  la  portion  de  son  codébiteur  ni  les  états  en  suite 
de  lods  et  ventes  et  rachats.  » 

<  Signé  par  le  Président  et  le  Secrétaire  général.  » 

Ici  encore  il  ne  s'agit  pas  d'abolir  sans  rachat  les  droits  féodaux,  mais 
de  faciliter  le  rachat  en  le  divisant.  Mais  on  devine  que  la  colt-re  des  paysans 

LIV.  96.   —  BIjTOIRE   SOCIALISTE.  LIV.  96. 


7G2  HISTOIRE     SOCIALISTK 

gronilail.  Pour  que  l'Assemblée  déparlemenlale  où  dorninaienl  les  influences 
bourgeoises  entre  dans  celte  voie,  il  faut  qu'elle  soit  en  effet  vigoureusement 
pou-sée  par  les  municipalités  rurales  et  par  les  assemblées  d'électeurs  de 
campagne.  Déjà,  dans  les  cahiers  de  1789,  les  vives  réclamations  des  paysans 
avaient  été  atténuées  par  les  bourgeois  des  villes.  Il  est  probable  de  même, 
aujourd'hui,  que  les  directoires  bourgeois  du  déparlement  donnent  la  forme 
la  plus  modérée  aux  revendications  énergiques  qui  se  produisaient  dans  les 
municipalités  de  village. 

Les  adminislraleurs  du  district  de  Pau  prolestèrent  dans  le  même  sens  à 
la  date  du  15  novembre  1790:  «  La  faculté  de  rachat  accordée  aux  proprié- 
taires de  Defs  et  fonds  casuels  est  absolument  illusoire  par  le  taux  excessif  de 
rachat  des  druils  casuels  et  éventuels  qu'on  est  tenu  de  racheter  conjointe- 
mi  iil  .ivec  les  loils  fixes;  qu'ainsi  les  traces  du  régime  féodal  'ievieiinenl 
iuc(îai,al)lep  ;  (^ue  la  Nation  ne  doit  pas  espérer  de  voir  effectuer  le  rachat  des 
dr"il<  dépen^'ant  des  l)"ens  domaniaux  et  ecclésiastiques  à  sa  disposition,  de 
IrfiuviT  (ian-:  l.'s  capitaux  qui  pourraient  en  provenir  un  secours  pour  la  liqui- 
dation de  In  itriie  de  l'Etat;  enfin  qu'elle  est  grevée  par  l'excès  des  rembour- 
sements ifoiit  1  lie  s'est  chargée  envers  les  ci-devant  seigneurs  par  l'affranchis- 
sement di'S  iloniiines  nationaux  qu'elle  a  mis  en  vente;  de  sorte  qu'il  est 
aussi  important  pour  la  nation  que  pour  les  propriétaires  de  fiefs  et  fonds 
casuels  que  létaux  de  rachat  des  droits  casuels  et  éventuels  soit  modéré.    » 

Les  administrateurs  de  Pau  e^saienl  en  cette  question  de  lier  lintért^t  de 
l'Etal  à  celui  de?  censitaires.  L'Eglise,  dont  la  Révolution  a  saisi  le  domaine, 
ne  posséflait  pas  seulement  des  terres  ;  elle  possédait  aussi  des  droits  léo  'aux  : 
et  ces  droits,  l'Etat  ne  pi  ut  les  vendre  parce  que  le  taux  de  rachat  est  Irop 
élevé.  En  outre,  et  inversement,  des  charges  féodales  pesaient  sur  les 
domaines  d'Eglise.  L'Etat  ne^eut  mettre  les  domaines  en  vente  sans  les  avoir 
dégagés  de  ces  charges  féodales  :  et  il  faut  qu'il  les  rachète  à  très  haut  prix. 
Ainsi,  de  bien  des  côtés  et  sous  bien  des  formes,  des  protestations  s'élevaient. 
Mais  les  paysans  ne  se  bornaient  pas  à  protester:  ils  résistaient,  au  grand 
émoi  des  administrations  révolutionnaires,  sou\ent  très  modérées,  et  au 
grand  scandale  de  la  bourgeoisie. 

Le  12  janvier  1791,  le  r'éputé  du  Périgord  Loys  rédige  un  mémoire  sur 
•  les  troubles  du  Périgor.d,  Qucrcy  et  Boulogne. 

«  Tous  les  paysans  refusenl  de  payer  les  rentes,  ils  s'attroupent,  ils  font 
des  coalitions,  des  délibi'rations  portant  qiiaunin  nepayrra  de  rentes  et  que 
si  quelqu'un  vient  à  en  payer  Usera  pendu.  Ils  vont  dans  les  maisons  des  sei- 
gneurs, des  ecclésiastiques  et  d'autres  personnes  aisées  ;  ils  y  commettent  des 
dégâts,  se  font  rendre  les  parties  de  rentes  que  quelques-uns  ont  reçues 
d'abord,  se  font  faire  des  reconnaissances  et  des  engagements  par  loux  qui 
ont  vendu  le  blé  perçu  ou  qu'ils  ]  retendent  qui  ont  été  payés  de  lods  et 
ventes   et   autres  droits  qui    ne   leur  étaient  pas  dus.  Tous  ces  exc<^s  ou 


HISTOIRE     SOCIALISTK  763 

les  inconvénieflts  qui  en  résultent  immédiatement  produisent  encore  l'effet 
d'empêcher  les  seigneurs  de  fiefs  qui  ne  savent  sur  quoi  compter  de  faire 
leur  déclaration  et  d'acquitter  leur  contribuliou  patriotique;  on  désirerait 
beaucoup  un  décret  qui  pût  rendre  la  tranquillité  à  ces  provinces.  Un  gen- 
tilhomme de  plus  de  quatre-vingts  ans  a  été  assailli  dans  son  château  par  une 
troupe  de  paysans  qui  ont  ilébulé  par  planter  une  potence  au  devant  de  la 
principale  porte-  Ce  seigneur  fut  si  saisi  qu'il  en  mourut  subitement.  »  Lesad- 
ministratpur.i,  très  modérés,  très  bourgeois,  du  département  du  Lot  poussent 
le  cri  d'alarme. 

Ils  écrivent  de  Cahors  à  l'Assemblée  nationale,  le  22  septembre  1790. 
«  Messieurs,  depuis  plusieurs  jours  nos  délibénitions  sont  sans  cesse  inter- 
rompues par  les  nouvelles  afQigeantes  qui  nous  arrivent  des  campagnes  du 
département.  Les  craintes  que  nous  avions  conçues  à  l'approche  de  l'époque 
ordinaire  de  la  perception  des  rentes  n'étaient  que  trop  fondées,  et  c'est  en 
vain  que  nous  avons  fait  des  efforts  pour  prévenir  les  troubles  que  nous 
appréhendions. 

«  Jaloux  de  retenir  dans  le  devoir  le  peuple  des  campagnes,  nous  avions 
essayé  de  lui  faire  entendre  le  langage  de  la  raison  et  de  la  loi  ;  ce  fut  l'objet 
de  notre  proclamation  du  30  août  dernier.  Accueillie  avec  reconnaissance  par 
les  bons  citoyens,  elle  a. été  pour  les  hommes  malintentionnés  l'occasion  des 
insinuations  les  plui  perfides  et  des  mouvements  les  plus  inquiétants.  Ici, 
les  of liciers  municipaux  n  osent  lire  cette  proclamation;  là,  ils  ne  peuvent  en 
achever  la  lecture  ;  ailleurs  ils  ne  peuvent  la  lire  une  seconde  fois.  Dans  une 
municipalité,  le  curé,  après  l'avoir  lue,  est  contraint  par  la  violence  d'arti- 
culer que  la  proclamation  est  fausse,  qu'elle  ne  vient  pas  du  Directoire  ; 
dans  d'autres,  le  peuple  revient  à  la  plantation  des  mais,  à  ce  signe  uniforme 
des  insurrections  qui  désolèrent  au  commencement  de  l'année  une  partie  du 
royaume  ;  dans  plusieurs ,  des  potences  sont  dressées  pour  ceux  qui  paieront 
les  rentes  et  ceux  qui  les  percevront.  Les  plus  modérés  se  refusent  au  paiement 
jusqu'à  ce  qu'ils  aient,  disent-ils,  vérifié  les  textes  primordiaux  ;  nulle  part 
les  propriétaires  de  fiefs  n'osent  réclamer  les  redevances  qui  leur  sont  dues. 
Et  ce  n'est  pas  loin  de  nous.  Messieurs,  ce  n'est  pas  loin  de  l'administralion 
que  sont  excités  tous  les  troubles.  Aux  portes  de  la  ville  où  nous  tenons  nos 
séances,  dans  un  village  du  canton  de  Cahors,  il  a  été  récemment  planté  une 
potence,  il  a  été  alfiché  des  placards  incendiaires.  » 

«  Cette  potence  a  été  dressée,  ces  placards  ont  été  affichés,  ces  mouve- 
ments d'insurrection  ont  existé  un  jour  tout  entier,  sans  que  la  municipa- 
lité du  lieu  s'en  soit,  inquiétée.  Nous  en  avons  été  instruits  par  une mimicipa- 
lité  contiguë  qui  nous  a  demandé  des  secours,  et  les  placards  n'ont  été  enlevés, 
la  jiolence  n'a  été  abattue  que  lorsque  le  maire  et  le  procnreur  de  la  com- 
mune se  sont  vus  menacés  et  qu'ils  ont  appris  l'approche  des  gardes  natio- 
nales et  des  troupes  de  ligne  qui,  sur  notre  réquisition,  marchaient  avec  le 


7fi4  IIISTOIUK     SOniALISTR 

plus  grand  zèle  pour  aller  rétablir  lu  tranquillité  publique  et  prot''çer  les 
propriétés  comme  la  sûreté  des  individus.  » 

«  Ce  qui  nous  afflige  le  plus.  Messieurs,  ce  qui  rend  surtout  le  mal  dange- 
reux, c'est  qu'en  plusieurs  endroits  les  officiers  municipaux  sont  ou  les 
secrets  moteurs,  ou  les  complices,  ou  les  témoins  indifférents  des  troubles 
dont  nous  sommes  forcés  de  vous  présenter  le  tableau.  Et  que  pourrait-on 
attendre,  nous  osons  le  dire.  Messieurs,  de  corporations  aussi  faibles,  aussi 
ignorantes,  aussi  peu  disposées  à  soumettre  tout  intérêt  particulier  à  l'intérêt 
public,  aussi  peu  propres,  en  un  mot,  à  remplir  leur  grande  destination,  que 
le  sont,  pour  la  plupart,  les  municipalités  de  campagne  ?  » 

Celte  adresse,  toute  péni^lrée  de  frayeur  bour:,'eoise,  est  d'un  haut  intérêt. 
Elle  nous  montre  d'iihord  l'intensité  rtu  mouvement  paysan  contre  le  réçime 
féodal  subsistant.  Non  pas  qu'il  y  ait  eu  précisément  des  violences.  Malgré 
les  potences  et  les  placards  qui  peuvent  fournir  à  un  historien  de  l'école  de 
Taine  de  terrifiantes  images,  il  n'y  a  rien  dans  ce  soulèvement  qui  ressemble 
à  une  jacquerie  meurtrière  ;  aucun  gentilhomme  n'est  brutalisé  ;  et  on  est 
réduit,  pour  nous  émouvoir,  à  nous  apprendre  qu'un  gentilhomme  de  quatre 
vingts  ans  est  mort  de  saisissement. 

En  fait,  c'est  surtout  par  la  force  d'inertie,  par  le  refus  concerté  de 
payer  les  rentes  féodales  que  les  paysans  agissaient. 

Mais,  ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable,  c'est  le  concours  que  leur  prê- 
taient les  municipalités.  Avec  quel  mé|  ris  et  avec  quelle  colère  les  bourgeois 
du  Directoire  départemental,  dont  plusieurs  possédaient  des  titres  de  rentes 
féodales,  parlent  de  ces  municipalités  paysannes  qui  transforment  en  réalité 
les  décrets  illusoires  du  4  août! 

Des  paysans  résistaient  aussi  dans  la  région  parisienne. 

Le  8  septembre  J790,  le  directoire  du  département  de  Seine-et-Marne 
écrit  à  l'Assemblée  nationale  :  «  Le  Directoire  de  Seine  el-Marne  s'empresse 
de  vous  annoncer  la  fin  des  troubles  excités  dans  le  district  de  Nemours  par 
les  refus  des  dîmes  et  champarts  ;  il  se  plaît  à  rendre  devant  vous  la  justice 
qui  est  due  au  Directoire  de  Nemours,  à  M.  de  Château-Thierry,  comman- 
dant de  la  garde  parisienne,  à  MM.  de  Montalban,  DuTresnoy,  (ie  la  Rjch'^  et 
de  Certamen,  officiers  de  troupes  de  ligne.  Leur  activité,  leur  pru'lence  et 
leur  adresse  sont  au-dessus  de  nos  éloges  et,  malgré  la  résistance  opiniâtre 
qu'ils  ont  éprouvée  d'abord,  ils  ont  réussi  à  faire  faire  des  soumissions  pour 
le  paiement  des  champarts  dans  le  plus  grand  nombre  des  paroisses  éga- 
rées. » 

Mais  d'année  en  année,  la  résistance  paysanne  se  renouvelait  et  s'aggra- 
vait, surtout  quand  approchait  le  moment  des  recettes,  c'est-à  dire  des  pré- 
lèvements féodaux. 

L'Assemblée  constituante,  qui  avait  supporté  impatiemment  l'agita- 
tion de  l'été  et  de  l'automne  de  1700,  comprit  bien  qu'avec  l'été  de  1791  la 


HISTOIRE     SOCIALISTE  765 

liitle  allait  rci  ommi  ncer.el  dès  le  mois  de  juin,  à  la  date  du  15,1e  lendemain 
même  du  jour  où  elle  avait  voté  la  loi  Chapelier,  elle  approuvait  uno  instruc- 
tion qui,  appliquée  avec  suite,  aurait  maintenu  la  féodalité  :  «  In>triiinion  de 
l'Assemblée  nationale  sur  les  droits  de  charapart,  terrage,  agrier,  arrage, 
tierce,  soète,  complant,  cens,  rentes  seigneuriales,  lods  et  ventes,  reliefs  et 
autres  droits  ci-devant  seigneuriaux,  déclarés  rachetables  par  le  décret  du 
15  mars  1790,  sanctionné  par  le  roi  le  28  du  même  mois.  » 

Et  tout  d'abord,  les  Constituants  signifleni  aux  paysans  qu'en  abolissant 
le  régime  féodal,  ils  ont  voulu  sauvegarder  la  liberté  individuelle,  mais  qu'ils 
n'ont  porté  aucune  atteinte  directe  ou  indirecte  à  la  propriété.  «  L'Assemblée 
nationale  a  rempli,  par  l'abolition  du  régime  féodal,  prononcée  dans  sa  séance 
du  4  août  1789,  une  des  i  lus  importantes  missions  dont  l'avait  chargée  la 
volonté  souveraine  de  la  nation  française,  mais  ni  la  nation  française,  ni  ses 
représentants  n'ont  eu  la  pensée  d'enfreindre  par  là  les  droits  sacrés  et  in- 
violables de  la  proprii'lé. 

a  Aussi,  en  même  temps  qu'elle  a  reconnu,  avec  te  plus  grand  éclat, 
qu'un  homme  n'avait  jamais  pu  devenir  propriétaire  d'un  autre  homme,  et 
qu'en  conséquence  les  droits  que  l'un  s'était  arrogés  sur  la  personne  de 
l'autre  n'avaient  j'arytais  pu  devenir  une  propriété  pour  le  premier,  /'Asse7n- 
blée  nationale  a  maintetni  de  la  façon  la  plus  précise  tous  les  droits  et 
devoirs  utiles  auxquels  des  concessions  de  fonds  avaient  donné  lieu  et  elle 
a  seulement  permis  de  les  racheter.  » 

Ainsi,  à  parler  net,  ce  n'est  pas  précisément  le  régime  féodal  que  l'As- 
semblée a  sboli,  malu'ré  sa  déclaration  fastueuse  et  presque  vide  du  4  août. 
Elle  n'a  pas  aboli  l'ensemble  de  ces  charges  pécnniaires  qui  grevaient  la  pro- 
priété paysanne  au  proDt  des  seigneurs.  Elle  a  !-implenient  supprimé  ce  qui 
subsistait  dans  la  société  de  l'esclavage  proprement  dit,  du  servage,  de  la 
servitude  personnelle.  Mais,  comme  depuis  longtemps,  par  le  progrès  même 
de  la  vie  nationale,  par  la  mobilité,  tous  les  jours  croissante,  des  intérêts  et 
des  homrat-s,  cette  servitude  personnelle  directe  avait  disparu,  comme  depuis 
des  siècles  elle  avait  dû,  pour  se  continuer,  se  déguiser  et  prendre  la  forme 
d'un  contrai,  comme  presque  partout  la  chaîne  visible  et  pour  ainsi  dire 
matérielle  de  l'esclavage  ou  du  servage  avait  été  remplacée  par  le  lien  d'une 
redevance  pécuniaire,  et  que  les  seigneurs  avaient  prudm.ment  donné  h  leur 
exploitation  et  oppression  ancienne  le  caractère  nouveau  du  dro  t  bourgeois, 
la  Constituante  faisait  vraiment  œuvre  vaine.  Elle  arrachait  du  sol  quelques 
pauvres  racines  oubliées  d'esclavage  et  de  servage  :  mais  l'arbre  féodal,  avec 
les  ramifications  presque  infinies  de  ses  droits  pécuniaires,  continuait  à  tenir 
sous  son  ombre  le  champ  du  paysan.  De  là,  entre  les  juristes  de  l'Assemblée 
bourgeoise  et  les  paysans  révolutionnaires,  un  malentendu  irréparable. 

L'Assemblée  aurait  dû  s'aviuer  à  elle-même  et  avouer  au  monde  que  la 
propriété  féodale,  même  quand  elle  s'était  adaptée  aux  l'oiuivs  juiiui^^uos  de 


766  HISTOIRE    SOCIALISTE 


la  vie  moderne,  était  à  la  fois  surannée  et  oppressive,  qu'elle  gênait  le  déve- 
loppement nécessaire  de  la  pleine  propriété  paysanne,  et  qu'au  risque  de 
froisser  la  propriété  bourgeoise  elle-même  au  point  où  elle  adhérait  à  la  pro- 
priété féodale,  il  fallait  détruire  celle-ci. 

C'était  là  l'instinct  irrépressible  des  paysans.  Mais  la  doctrine  de  l'As- 
semblée était  toute  contraire,  et  elle  s'épuisait  à  démontrer  aux  paysans  que 
s'ils  se  soulevaient  c'était  à  la  suite  de  manœuvres  ou  d'excitations  contre- 
révolulionnaires.  Fable  puérile  1 

Elle  s'épuisait  aussi  à  dénoncer  les  municipalités  rurales,  organe  naturel 
de  l'émancipation  paysanne  :  «  Les  explications  données  à  cet  égard ,  déclare- 
t-elle,  par  le  décret  du  15  mars  1790,  paraissaient  devoir  rétablir  à  jamais, 
dans  les  campagnes,  la  tranquillité  qu'y  avaient  troublée  de  fausses  inter- 
prétations de  celui  du  4  août  1789.  Mais  ces  explications  elles-mêmes  ont  été, 
en  plusieurs  contrées  du  royaume,  ou  méconnues  ou  altérées;  et,  il  faut  le 
dire,  deux  causes  affligeantes  pour  les  amis  île  la  Constitution  et,  par  consé- 
quent, de  l'ordre  public,  ont  favorisé  et  favorisent  encore  le  progrès  dès 
erreurs  qui  se  sont  répandues  sur  cet  objet  importants. 

0  La  première,  c'est  la  facilité  avec  laquelle  les  habitants  des  campagnes 
se  sont  laissés  entraîner  dans  les  écarts  auxquels  les  ont  excités  les  ennemis 
mêmes  de  la  Révolution,  bien  persuadés  qu'il  ne  peut  y  avoir  de  liberté  là 
où  les  lois  sont  sans  lorce,  et  qu'ainsi  on  est  toujours  sûr  de  conduire  le 
peui'le  à  l'esclavage,  quand  on  a  l'art  de  l'emporter  au-delà  des  bornes 
établies  par  les  lois. 

«  Lm  seconde,  c'est  la  conduite  de  certains  corps  administratifs.  Chargés 
par  la  Constitution  d'assurer  le  recouvrement  des  droits  de  terrage,  de 
champart,  de  cens  ou  autres  dus  à  la  natioti,  plusieurs  de  ces  corps  ont 
apporté  dans  cette  partie  de  leurs  fonctions  une  insouciance  et  une  faiblesse 
qui  ont  amené  et  multiplié  les  refus  de  paiement  de  la  part  des  redevables 
de  l'État,  et  ont,  par  l'influence  d'un  aussi  funeste  exemple,  propagé  chez 
les  redevables  des  particuliers  l'esprit  d'insubordination,  de  cuj.idité,  d'in- 
justice, n 

En  ces  doléances  irritées  de  r.\ssemblée  apparaît  la  puissance  révolu- 
tionnaire et  populaire  de  la  vie  municipale. 

Pendant  que  dans  les  villes  certaines  assemblées  primaires  de  section 
appellent  les  pauvres,  les  ouvriers  à  la  vie  publique  dont  la  loi  les  excluait, 
dans  les  campagnes,  les  municipalités  se  font  souvent  les  complices,  les 
tutrices  de  la  révolte  paysanne  contre  la  loi  bourgeoise,  soutien  du  vieux 
système  féodal.  El  je  note  ici  un  trait  qui  semble  avoir  échappe  à  M.  Sagnac. 

Les  municipalités  ayant  reçu  de  la  loi  la  faculté  d'acheter  de  l'Etat  les 
biens  nationaux  et  de  les  gérer  jusqu'à  ce  qu'elles  les  aient  revendus  aux 
particuliers,  beaucoup  de  munici,  alités  profilaient  de  cette  gestion  pour 
donner  l'exemple  de  rabolilion  complète  des  droits  féodaux. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  767 

Le  domaine  d'Eglise  comprenait  des  droils  féodaux,  des  rentes  foncières, 
des  chainparts.  Les  municipalités  paysannes  qui  avaient  acquis  ces  droils, 
négligeaient  systémaliquemenl  de  les  faire  valoir.  Elles  ne  réclamaient  pas 
aux  1  aysans  les  renies  foncières  qu'ils  devaient  à  titre  féodal.  Et  ainsi  elles 
oiôaienl  un  précédent  formidal)le,  une  sorte  de  jurisprudence  d'aboliiion 
cùmjilèle  que  les  paysans  appliquaient  ensuite  aux  redevances  dues  par  eux 
auv  particuliers 

Il  y  a  la  une  répercussion  tout  à  fait  imprévue  de  la  loi  faisant  intervenir 
1rs  municiiialiios  l'ans  la  vente  des  biens  nationaux  :  ainsi  en  d'innombrables 
cenirrs  de  vie  municipale  il  y  avait  comme  un  frémissement  populaire;  et  un 
sour.l  Liavail  de  dé-agrégation  minait  le  vieux  droit  féodal,  malgré  les 
jnrisi's  bourgeois  qui  tentaient  de  le  consolider.  Quepouvaient  à  lalongu^les 
Assciidilées  bourgeoises  contre  cet  effort  paysan  innombrable  et  tenace  qui 
rongeait  la  féodalité"? 

C'est  en  vain  que  la  Constituante  élève  la  voix  jusqu'au  ton  de  la 
menace  : 

«  Il  est  temps  enfin  que  ces  désordres  cessent,  si  Ton  ne  veut  pas  voir 
périr,  dans  son  berceau,  une  constitution  dont  ils  troublent  et  arrêleiil  la 
marche.  11  esl  temps  que  les  citoyens  dont  l'industrie  féeonde  les  champs  et 
nourrit  l'Empire,  rentrent  dans  le  devoir  et  rendeiU  à  la  propriété  l'hotnmage 
qu'ils  lui  doivent.  » 

Appel  inutile  :  car  les  règles  juridiques  que  trace  l'Assemblée  heurlcnl 
trop  \iolemmenl  l'instinct,  l'espérance  des  paysans  et  l'idée  soudaine  qu'ils 
s'elaienl  fuie  du  sens  du  >  écret  du  4  .loùt. 

L'Assemblée,  en  effet,  ne  se  borne  pas  à  rappeler  que  tous  les  droits 
féodaux  doivent  subsister  jusqu'au  rachat  quand  ils  représenlenl  une  cott- 
cession  de  terre  faite  jadis  pai  le  seigneur  propriclaire  aux  tenanciers.  Elle 
aflirme,  avec  une  énergif  extrême,  que  le  seigneur  sera  présumé  avoir  fait 
celle  concession  de  fonds,  tant  que  le  lenancier  n'aura  pas  apporté  la  preuve 
contraire.  «  Cel  article  (l'article  2  du  litre  II  de  la  loi  du  15  mars)  a  pour 
objet  trois  espèces  de  droils,  savoir  :  les  droils  fixes  (comme  la  rente  fon- 
cière, payée  tous  les  ans),  les  droits  casuels  dus  à  la  mutation  des  proprié- 
taires et  les  droits  casuels  dus  tant  à  la  mutation  des  propriétaires  qu'à  celle 
des  seigneurs  (c'est  en  réalité  l'ensemble  des  droits  onéreux  qui  pèsent  sur 
les  p;iysans)...  Ces  trois  espèces  de  droils  ont  cela  de  commun  qu'ils  ne  sont 
jimais  lUis  à  raison  des  personnes,  mais  uniquement  à  raison  des  fonds  et 
parce  (fu'on  possède  des  fonds  qui  en  sont  grevés.  «  Cet  article  soumet  ces 
droils  à  deux  dispositions  générales. 

«  La  première  que  dans  la  main  de  celui  qui  possède  (et  dont  la  posses- 
sion esl  accompagnée  de  tous  les  caractères  et  de  toutes  les  conditions 
requises  en  celle  matière  par  les  anciennes  lois,  coutumes,  statuts  ou  règles), 
ils  sont  présumés  être  le  prix  d'une  concession  primitive  de  fonds. 


768  IIISTOIHK     SOCIALISTK 


«  La  seconde  que  celte  ptésoniplion  peut  ôlre  liélruite  par  l'elTel  '''nue 
preuve  contraire,  mais  que  celti'  preuve  coniraire  est  à  la  charqe  Htt  rede- 
vable et  que,  si  le  redevable  ne  pevt  /ms  y  parvenir,  la  présomption  légale 
reprend  toute  sa  force  et  le  condamne  à  continiirr  le  payement...  « 

Celait  la  condamnation  des  j  aysans  fi  perpé'uitr-.  Car  lomment  leur 
eût-il  été  possible  de  fournir  la  preuve  coniraire?  La  prenve  nÔL'Htive  est 
toujours  malaisée  à  administrer.  Le  seigneur,  lui,  éiail  dispensé  de  fonniirla 
preuve  positive.  Il  était  dispensé  de  produire  le  tilro  jirimilir  en  vorln  diuiupf 
ses  ascendants  avaient  concédé  un  fonds  de  terre,  moyennant  une  redevance 
perpétuelle  et  féodale. 

Pour  le  seigneur,  la  possession  valait  titre.  Comment  le  paysan  pnurr.i- 
t-il  renverser  ce  titre?  Comment  pourra-t-il  établir  qu'à  l'origine,  d.m* 
le  lointain  obscur  et  profond  des  siècles,  .=es  pauvres  a'icux  n'avaient 
pas  reçu  ces  fonds  de  lenc  du  seit-'neur,  mais  qu'ils  avaient  été  astreints  à 
une  redevance  féodale  .'oil  parce  que  le  seigneur  leur  avait  avancé  de  l'argent 
et  a\aii  nl)u.-é  de  sa  qualité  de  créancier  pour  les  lier  d'une  chaîne  de  vassa- 
lité indéOnie,  soit  simplement  parce  que  le  seigneur  avait  usé  envers  eux  de 
violence  et  de  mensces,  soit  enfin  parce  qu'ils  étaient  esclaves  et  serfs  et  que 
le  driiit  téodal  est  la  rançon  de  leur  liberté  ? 

Demander  aux  paysans  de  remonter  ainsi  le  sombre  cours  de  l'histoire, 
c'est  demander  aux  cailloux,  lentement  usés  par  les  eaux,  la  source  incon- 
nue du  lorr''nt. 

Aujouid'hui  encore,  qu'il  s'agisse  de  Fustel  de  Coulange  ou  de  Wailz,  les 
ériidits  ne  sont  point  d'accord  sur  les  origines  mêmes  du  système  féodal. 
Est-il  une  sorte  de  ronsolidation  foncière  des  hiérarchies  militaires?  Est-il  une 
transformation  du  grand  dom  line  gallo-romain  ?L'hisloire  hésite  :  Gomment  les 
paysans  auraient-ils  pu  s'orienter?  Comment  auraient-ils  pu  démontrer  que 
leurs  ancêtres  avaient  élé  pleinement  serfs  et  que  c'est  uniquement  pour  se 
libérer  de  ce  servage  qu'ils  avaient  consenti  le  payement  à  perpétuité  de 
redevances  foncières? 

lit  pourtant,  c'est  cette  preuve  qu'on  exige  de  lui  pour  le  débarrasser  de 
son  séculaire  fardeau. 

«  Lorsque,  par  le  résultat  de  la  preuve  entreprise  par  le  redevable,  il 
paraît  que  le  droit  n'est  le  prix  ni  d'une  concession  de  fonds  ni  d'une  somme 
d'argent  anciennement  reçue,  7nais  le  seul  fruit  de  la  violence  ou  de  l'usur- 
pation, ou,  ce  qui  revient  au  même,  le  rachat  d'une  ancienne  servitude 
purement  personnelle,  il  n'y  a  nul  doute  qu'il  ne  doive  être  aboli  purement  et 
simplement.  » 

Encore  une  fois,  subordonner  à  une  preuve  pareille  la  libération  du 
paysan  c'était  une  dérision. 

Et  pourtant,  il  semble  que  r.Vsscmblée,  au  moment  oii  elle  aetalile  le 
cultivateur,   passait  loul  à  coIl''  du   principe  qui    aurait    pu    le    délivrei.  ••ar. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


769 


s'il  do'l  êirc  dégagé  des  obligations  qui  sont  le  rachat  d'une  servitude  person- 
uclle  ou  le'iruil  de  la  violence,   qui  ne  voit  que  dan?  l'iMisenible   tous  les 


m'/^ 


■  r,.  f  ( . 


J.-P.  Brtssot. 
(D'aprè&  une  estampe  du  Mubéc  Carnavalet). 

contrais  féodaux    s'expliquent    par  la  servitude  personnelle  ou  par  la  vio- 
lence? Il  est  absurde  d'admettre  que    la   population   rurale  a  accepté    ces 

■JV.  97.  —  HISTOIBK  sOilALISTE.  UV.   îl. 


770  HISTOIRE    SOCIALISTE 

charges  pesantes,  pour  la  suite  inQnie  des  siècles,  si  elle  ne  subissait  pas  la 
loi  de  la  servitude  ou  la  loi  de  la  rorce. 

Que  l'Assemblée  proclame  qu'à  l'origine  nécessairement  la  classe  pay- 
sanne a  été  violentée,  et  tout  l'édifice  féodal  s'écroule.  Mais  l'Assemblée 
n'ose  pas  faire  cette  grande  affirmation  historique  qui  aurait  libéré  en  bloc  la 
classe  paysanne;  l'Assemblée  ne  se  risque  pas  à  la  produire.  Elle  exige  que 
chaque  paysan,  dans  le  détail,  fasse  la  preuve  directe  que  des  actes  par- 
ticuliiTs  d'oppression  et  d'extorsion  sont  l'origine  de  ses  charges. 

Et  voilà  les  paysans  condamnés  à  porter  éternellement  la  chaîne  parce 
qu'ils  n'auront  pu  en  retrouver  le  premier  anneau,  analyser  de  quel  métal  il 
était  luit,  et  dessiner,  pour  ainsi  dire,  le  marteau  dont  il  fut  forgé. 

L'Assemblée  proclame,  en  outre,  que  s'il  y  a  litige  sur  l'existence  ou  la 
quotité  d'un  droit,  les  «juges  doivent,  nonobstant  le  litige,  ordonner  le 
payement  provisoire  des  droits  qui,  quoique  contestés,  sont  accoutumés  dêtre 
payé>. 

«  Mais  dans  quel  cas  des  droits,  aujourd'hui  consentis,  doivent-ils  être 
regai-dés  comme  accoutumés  cTétre  payés?  La  maxime  générale  qu'a  établie, 
dei'uis  des  siècles,  une  jurisprudence  fondée  sur  la  raison  la  plus  pure,  c'est 
qu'en  fait  de  droits  fonciers,  comme  en  fait  d'immeubles  corporels,  la  pos- 
session de  l'année  précédente  doit,  sauf  toutes  les  règles  locales  qui  pour- 
raient y  être  contraires,  déterminer  provisoirement  celle  de  l'année  actuelle. 
Mais  comme  cette  maxime  n'a  lieu  que  lorsque  la  possession  de  recevoir  ou 
rie  ne  pas  payer  n'est  pas  l'efîpt  de  la  violence,  et  que,  très  malheureuse- 
meiiL,  la  violence  employée  de  fait  ou  annoncée  par  des  menaces  a,  seule, 
depuis  deux  ans,  exemple  un  grand  nombre  de  personnes  du  payement  des 
droits  de  champart,  de  terrage  et  autres,  l'Assemblée  nationale  manquerait 
aux  premiers  devoirs  de  la  justice,  si  elle  ne  déclarait  pas,  comme  elle  le 
fait  ici,  qu'on  doit  considérer  comme  accoutumés  d'être  payés,  dans  le  sens 
et  pour  l'olijt^l  du  décret  du  18  juin  1790,  tous  les  droits  qui  ont  été  acquittés 
et  servis,  ou  dans  l'année  d'emblavure  qui  a  précédé  1789,  ou  en  1789  même, 
ou  en  1790.  » 

Ainsi,  l'Assemblée  abolissait  tous  les  effets  du  soulèvement  des  paysans. 
Elle  décidait  de  plus,  que  ceux-ci  pouvaient  bien  demander,  aux  seigneurs, 
communication  des  titres,  mais  que  cette  communication  aurait  lieu  dans 
les  chartriers  mêmes. 

«  Jamais  les  vassaux,  tenanciers  et  censitaires  n'ont  pu  prétendre  qu'on 
dût  leur  remettre  en  mains  propres,  et  confier  à  leur  bonne  foi  des  litres 
qu'ils  auraient  le  plus  grand  intérêt  de  supprimer.  » 

Enfin,  après  avoir  invité  les  municipalités  à  recouvrer  les  droits  féodaux, 
dus  pour  les  biens  nationaux,  la  Constituante  rappelle  aux  directoires  de 
départements  qu'ils  ont,  comme  les  municipalités,  le  droit  de  requérir   la 


HISTOIRE     SOCIALISTE  771 

force  publique,  et  elle  met  ainsi  la  propriété  féodale,  menacée  par  les 
paysans,  sous  la  protection  de  la  bourgeoisie  des  villes. 

Après  ce  document,  il  restait  peu  de  chose  des  décrets  du  4  août.  Au 
moment  où  parut  ce  manifeste  conservateur  de  l'Assemblée,  les  élections 
pour  la  Législative  étaient  commencées  en  plusieurs  points.  Il  semble  destiné, 
non  seulement  à  prévenir  les  troubles  que  ramenait  l'époque  des  moissons, 
mais  à  agir  sur  les  électeurs.  Et  nous  ne  pouvons  douter  qu'il  ait  fait,  dans 
les  assemblées  électorales,  l'objet  des  plus  vifs  commentaires.  Les  paysans 
ne  se  laissèrent  ni  convaincre,  ni  effrayer.  Les  protestations  continuèrent, 
tantôt  légales,  tantôt  violentes.  Le  7  août  1791,  le  directeur  du  département 
de  Seine-et-Marne  écrit  : 

«  Les  troubles  reprennent  au  sujet  de  la  perception  du  champart.  Il  y  a 
-des  troubles  ^'raves  dans  la  paroisse  d'Ichey,  canton  de  Beaumont;  elle  a 
repoussé,  par  la  force,  tout  acte  tendant  à  la  perception  du  champart.  » 

Le  15  décembre  1791,  quelques  semaines  après  la  réunion  de  la  Légis- 
lative, les  citoyens  actifs  de  la  commune  de  Lourmaria  (Bouches-du-Rhône) 
écrivent  à  l'Assemblée  : 

«  Depuis  vingt-un  mois  que  la  loi  sur  le  régime  féodal  est  rendue,  pas 
un  seul  redevable  des  droits  odieux  qui  y  sont  attachés  ne  s'est  racheté,  et, 
par  un  mouvement  prophétique,  nous  osons  vous  assurer  que  si  l'Assemblée 
nationale  ne  nous  permet  de  racheter  les  droits  fixes,  tels  que  tasques, 
charaparts,  séparément  des  droits  casuels  ou  de  lods,  les  peuples,  soimiis  à 
cet  affreux  régime  seront  encore  morts  à  la  liberté  dans  mille  ans  d'ici. 

«  L'Assemblée  constituante  n'eut  que  l'intention  de  délivrai'  les  campa- 
gnes de  ce  ?no?istre;  mais  les  moyens  lui  manquèrent,  parce  qu'elle  avait 
dans  son  sein  des  nobles,  des  gens  d'affaires  qui  lui  firent  une  égide  par  leurs 
intrigues  et  leur  silence  et  que  les  membres,  qui  voulaient  sincèrement  le 
détruire,  ne  connurent  pas  l'endroit  par  lequel  il  fallait  le  combattre.  Ils 
n'indiquèrent  qu'un  plan  général  d'attaque,  il  fut  adopté  comme  sufQsant, 
et  le  monstre  invulnérable  dans  tous  les  points,  excepté  un  seul,  est  demeuré 
vainqueur  des  traits  impuissants  lancés  contre  lui. 

«  Presque  tout  le  corps  constituant  fut  composé  d'hommes  pris  dans  les 
villes,  çui  ne  sont  sujettes  qu'à  de  milices  directes,  et  les  campagnes,  déchi- 
rées par  les  tasques,  champarts,  agriers,  lods,  cens,  seigyieurs,  agents,  fer- 
miers, gardes,  furent  oubliées  ;  personne  ne  parla  pour  elles. 

«  Eh  bieni  législateurs,  c'est  cette  cohorte,  toute-puissante  encore,  qui 
retient  les  campagnards  dans  les  fers.  Ce  sont  ces  ci-devant  seigneurs,  leurs 
agents  et  fermiers  actu_els  qui,  se  coalisant  avec  les  prêtres  insermentés  et 
les  finatiques  de  tous  rangs,  tuent  le  zèle  révolutionnaire  des  cultivateurs, 
«impies  et  ignorants,  en  leur  faisant  craindre  ou  prévoir  le  retour  de  l'an- 
cien ordre  de  choses  et,  avec  lui,  les  vengeances  des  ci-devant  sur  ceux  qui 
se  seront  ..■'^ntrés  pour  la  chose  publique. 


T72  ,  HISTUIRE    SOCIALISTE 

«  Mais,  nous  l'annonçons  avec  une  duuce  joie  :  /'/  destruclion  du  régime 
fi'odal  sera  le  coup  de  mort  pour  les  aristocrates.  C'est  dans  l'espoir  de  le 
rétablir  qu'ils  émigrent,  conspirent  et  s'agitent  en  tous  sens.  Vous  sentirez, 
plus  que  jamais,  que  liberté  et  léodalilé  ne  peuvent  pas  aller  ensemble,  que 
la  moitié  de  l'Empire,  gémissant  sou-<  cet  alTreux  ré/ime,  el  celte  portion 
étant  la  plus  précieuse  puisqu'elle  nourrit  l'autre,  la  Révolution  ne  serait 
que  partiellement  chérie  et  la  Constitution  qu'?i  demi-stable  si  vous  ne  faci- 
litiez, plus  qu'on  ne  l'a  fait  jusqu'à  préseni,  le  rachat  des  droits  leodaux...  » 

La  lactique  de  ceux  qui  veulent  l'abolition  complète  de  la  féodalité  se 
dessine.  Ils  disent  à  la  Législative,  que  l'action  contre-révolutionnaire  des 
nobles  et  des  prêtres  réfractaires  sera  décisive  dans  les  campagnes,  si  les 
paysans  ne  sont  rattachés  à  la  Révolution  par  la  disparition  immédiate  du 
régime  féodal. 

Les  paysans  profilent  habilemeiii  des  embarras  et  des  périls  de  la  bour- 
geoisie révolutionnaire  pour  lui  imposer,  malgré  ses  répugnances,  la  des- 
truction de  toute  la  féodalité.  A  vrai  dire,  ils  ne  paraissent  demander  encore 
que  des  facilités  plus  grandes  pour  le  rachat,  mais  le  Ion  est,  si  je  puis  dire, 
plus  haut  que  les  paroles  :  et  c'est  l'abolition  entière  qu'au  fond  ils  désirent 
et  qu'ils  commencent  à  espérer. 

Le  4  janvier  1792,  le  district  de  Chateaubriand  (Loire-Inférieure)  adresse, 
à  l'Assemblée  législative,  une  pélition  couverte  de  signatures,  et,  cette  fois, 
c'est  contre  le  rachat  même  que  les  cultivateurs  s'élèvent  : 

«  Faudra-t-il  donc  qu'un  malheureux  vassal  vende  une  partie  du  petit 
héritage  de  ses  pères  ;  onr  soustraire  l'autre  à  l'esclavage  el  à  l'oppression? 
Mais  à  qui  pourra-t-il  vendre  cette  portion  de  son  patrimoine?  ^j/x  soi-disant 
seigneurs,  à  ces  anciens  tyrans  :  eux  seuls,  p^r  le  remboursement  des  droits 
féodaux,  vont  être  dépositaires  de  tout  le  numéraire  de  la  France  et  en  con- 
centrer toutes  les  richesses. 

«  Par  là,  ils  vont  tripler  leur  orgueilleuse  opulence,  par  là,  ils  vont 
étendre  leurs  possessions,  et  se  rendre  maîtres  de  toutes  les  propriétés;  par 
là,  infin.  ils  vont  aggraver  le  joug  de  l'ancienne  servitude,  qui  fit  autrefois 
gémir  nos  pères  et  dont  nous  rougissons  encore  aujourd'hui.  Tel  est,  Mes- 
sieurs, le  cri  général,  dont  retentissent  les  campagnes  et  les  villes  du  district 
de  Chateaubriand,  dont  retentit  la  France  entière.  » 

Voilà  enfin  que  le  point  décisif  est  touché  :  et,  cette  fois  encore,  c'est  de 
la  Bretagne  que  part  l'audacieuse  parole  de  salut.  La  commune  de  la  Capelle- 
Biron  (Lot-et-Garonne)  écrit,  le  20  mars  1792,  à  la  Législative  : 

«  La  rente  et  autres  droits  féodaux,  conservés  et  déclarés  rachetables, 
par  le  décret  du  15  mars  1790,  sanctionné  le  28,  seraient  bien  propres  à  pro- 
voquer la  guerre  civile,  si  l'Assemblée  nationale  ne  prenait  pas,  dans  sa 
sagesse,  des  mesures  de  modification  tant  sur  le  fonds  de  la  rente  que  sur  le 
mode  du  rachat  décrété  par  l'Assemblée  constituante. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  773 

*  En  effet,  qui  est-ce  qui  porte  l'homme,  vivant  en  société,  à  la  soumis- 
sion et  à  l'observance  des  lois?  Ce  n'est  que  la  protection  qu'elles  lui  accor- 
dent, tant  à  raison  de  la  sûreté  de  sa  personne  que  de  U  possession  f^t  jouis- 
sance de  ses  propriétés. 

«  Or,  si  le  montant  des  arrérages  de  rente,  qui  se  sont  accumulés  depuis 
1789,  fruit  des  circonstances,  absorbent,  dans  la  plupart  des  terres  ci-ilevant 
seigneuriales,  la  valeur  des  propriétés,  alors,  point  de  doute  que  ces  hommes, 
se  voyant  dépouillés  de  tous  leurs  biens  ou,  ce  qui  est  à  peu  près  la  même 
chose,  assujettis  à  une  rente  si  exorbitante  que,  malgré  tous  les  soins  qu'ils 
donnent  à  la  culture,  leurs  revenus  territoriaux  ne  sont  pas  sufflsants  pour 
lac(iiiiiii'r,  </.<  opposeront  la  force  à  la  force,  et  le  sacrifice  de  leur  vie  ne 
leur  coulera  rien. 

«  La  commune  demande  ensuite  que  la  Nation  se  charge  elle-même  du 
rachat  des  rentes.  » 

Visibb'meni,  la  patience  des  paysans  est  à  bout  :  partout  ils  veulent 
être  débarrassés,  purement  et  simplement,  des  obligations  féodales.  Ou  les 
seigneurs  ne  seront  pas  indemnisés,  ou  ils  le  seront  par  la  Nation.  Le  paysan 
se  refuse  à  payer  les  renies  féodales,  il  se  refuse  aussi  à  les  racheter,  et  il 
annonce  tout  haut  qu'il  se  défendra  par  la  (orce. 

Il  est  impossible  que  les  nouveaux  élus  n'aient  pas  été  troublés  par  ce 
mouvement;  et  tous  ces  procureurs,  tous  ces  avocats,  tous  ces  administra- 
teurs, qui  arrivaient  à  la  députation,  cherchèrent  à  coup  stir.  dès  le  premier 
ji'iir,  par  quelle  habileté  juridique  ils  pourraient  donner  une  apparence  légale 
â  l'expropriation  des  seij;neurs. 

le  Comité  féodal  est  constitué  dès  le  début,  et  ce  n'est  plus  l'influence 
conservatrice,  traditionaliste  de  Merlin  qui  y  domine.  Mais  la  question 
fut  portée  à  la  tribune  de  la  Législative  avant  môme  que  le  Comité  féodal 
eût  présenté  son  rapport.  C'est  Coulhon,  le  véhément  ami  de  Robespierre, 
qui  fut,  je  crois,  le  premier  à  la  soulever.  Dans  la  séance  du  29  février 
i792  il  dit  : 

«  J  •  prie  l'Assemblée  d'entendre  quelques  observations  que  j'ai  à  lui 
soumettre,  relativement  aux  circonstances  où  nous  nous  nouvons  :  quoi- 
qu'elles ne  soient  pas  à  l'ordre  du  jour,  elles  sont  infiniment  importantes.  » 

L'Assemblée  décida  qu'il  serait  entendu  :  et  Couthon  entra  à  fond  dans 
l'habile  tactique  des  paysans.  Il  démontra  que  les  grands  périls  intérieurs  et 
ixlérieurs  qui  menaçaient  la  Révolution,  faisaient  une  loi  à  celle-ci,  une  loi  de 
salut  public,  de  s'assurer  le  dévouement  des  cultivateurs  : 

«  Messieurs,  nous  touchons  peut-ôire  au  moment  où  nous  allons,  les 
armes  à  la  main,  défendre  notre  liberté  contre  les  efforts  combinés  des 
tyrans.  Nous  la  conserverons;  ce  serait  un  crime  d'en  douter;  un  grand 
peuple,  qui  veut  fermement  être  libre,  sera  toujours  invincible;  ou  il  écra- 


774  HISTOIRE    SOCIALISTE 

sera  ses  ennoinis,  ou  il  ne  leur  laissera,  pour  fruit  de  leurs  conquêtes,  que 
des  déserts  et  des  cendres. 

« ...  l'inétrons-nous  du  sentiment  de  nos  forces;  mais  cherchons,  en  même 
temps,  à  les  assurer,  à  les  fixer,  à  les  diriger... 

«...Nous  avons  une  ;irmée  imposante,  tant  en  troupes  de  ligne  qu'en 
troupes  nationales,  mais  cette  armée.  J'ose  le  prédire,  ne  remplira  effica- 
cement notre  attente  qu'autant  que  sa  force  et  celle  de  la  Nation  ne  seront 
qu'une,  et  que  le  peuple,  bien  disposé,  s'unira  à  elle  d'intention  et,  s'il  le  faut, 
d'action. 

«  C'est  donc  cette  torce  morale  du  peuple,  plus  puissante  que  celle  des 
armées,  c'est  cette  opinion  générale,  si  essentielle  à  l'ordre  et  au  bonheur 
de  tous,  que  l'Assemblée  n;itionale  doit  rechercher  et  dont  elle  doit,  avant 
tout,  s'assurer. 

«  Jusqu'à  présent,  l'on  vous  a  proposé,  comme  unique  moyen,  des 
adresses  au  peuple.  Je  ne  condamne  point  ce  moyen;  mais  ce  n'est,  à  mon 
■avis,  qu'une  mesure  secondaire,  la  mienne  est  d'un  autre  genre;  C on  veut 
éclairer  le  peuple  et  moi  je  voudrais  le  soulager;  l'on  veut  rattacher  à  la 
Révolution  par  des  discours,  et  moi  je  voudrais  /'y  attacher  par  des  lois  justes 
et  bienfaisantes  âoni  le  souvenir,  toujours  présent,  ne  cessât  de  lui  rendre 
chers  les  litres  et  les  devoirs  de  citoyen. 

«  Parmi  le  grand  nombre  d'occasions  qui  peuvent  se  présenter  de  faire 
des  lois  populaires,  j'en  choisirai  une  qui  ne  donnera  pas  lieu,  je  pense,  à 
de  grandes  difficultés.  Chacun  de  nous  a  vu  cette  nuit,  à  jamais  mémorable, 
du  4  août  1789,  où  l'Assemblée  constituanle,  pure  à  son  aurore,  prononça, 
dans  un  saint  enthousiasme,  l'abolition  du  régime  féodal;  elle  mérite,  pour 
ce  superbe  décret,  les  actions  de  grâce  du  peuple,  surtout  du  peuple  des 
campagnes,  de  ce  peuple  si  précieux  et  si  longtemps  oublié;  et  si,  d'accord 
avec  elle-même,  l'Assemblée  constituante  eût  conservé  religieusement  la 
mémoire  de  cette  loi  salutaire  et  en  eiit  soigneusement  maintenu  l'applica- 
tion dans  les  lois  de  détail  qu'elle  fil  ensuite,  il  ne  faudrait  songer  à  elle  que 
pour  l'honorer  et  lui  payer  un  éternel  tribut  d'admiration  et  de  recon- 
naissance. 

«  Mais  ces  dispositions  éclatantes  ne  présentèrent  bientôt,  pour  le  petiple, 
que  l'idée  d'un  beau  songe,  dont  l'illusion  trompeuse  ne  lui  laissa  que  des 
regrets. 

«  Ce  fut,  comme  on  vient  de  le  voir,  le  4  août  1789,  qu'un  décret,  reçu 
avec  transport  dans  toutes  les  parties  de  l'Empire,  abolit,  indéfiniment,  le 
régime  féodal,  et,  8  mois  après,  un  second  décret  conserva  tout  Futile  de  ce 
môme  régime,  en  sorte  que,  loin  d'avoir  servi  le  peuple,  l'Assemblée  consti- 
tuante ne  lui  a  pas  môme  ménagé  l'espoir  consolant  de  pouvoir  s'affranchir 
un  jour,  et  du  despotisme  des  ci-devant  seigneurs,  et  des  exactions  de 
leurs  agents. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


<■  Vous  concevez,  en  effet,  Messieurs,  que  ce  n'est  pas  précisément  l'iio- 
norifique  du  régime  féodal  qui,  pesait  sur  le  peuple.  Il  l'outrageait,  l'avi- 
lissait, le  dégradait  sans  doute,  puisqu'il  le  séparait  de  la  condition  com- 
mune à  tous  les  hommes  el  qu'il  détruisait  l'égalité  établie  par  la  nature. 

«  Mais  les  droits,  dont  le  peuple  sentait  le  plus  le  poids  et  qui  influaient 
plus  essentiellement  sur  son  bien-être,  c'étaient  les  droits  utiles,  tels  qwa  les 
cens,  cetisives,  rentes  seigtietiriales,  champarts,  terrages,  agriers,  arrages, 
complant,  lods  et  ventes,  relief,  et  autres  de  ce  genre,  Or,  tous  ces  droits  ont 
été  conservés  par  le  décret  de  l'Assemblée  constituante  du  15  mass  1790.  » 

Couthon  déclare  qu'il  n'entend  pas  demander  l'abolition  de  tous  ces 
droits  indistinctement.  Il  les  divise  en  deux  catégories  :  il  y  a  les  droits 
récents,  fondés  sur  des  titres  et  représentant  vraiment  des  concessions  de 
terre  faites  par  les  seigneurs  :  ceux-là  doivent  être  respectés..  Mais  tous  les 
droits  anciens  représentent  seulement  une  usurpation  des  seigneurs,  une 
application  monstrueuse  de  leur  prétendu  droit  à  la  propriété   universelle. 

«  Ce  que  je  viens  de  dire  de  la  prétention  des  ci-devant  seigneurs  à  la 
propriété  universelle  est  prouvé  par  raille  exemples,  que  fournissent  encore 
de  nos  jours  la  plupart  de  nos  départements.  Je  me  bornerai  à  citer  le  mien, 
(le  Puy-de-Dôme)  dans  lequel  il  se  trouve  une  infinité  de  villages,  où  les 
seigneurs  jouissent  encore  du  droit  de  tout  posséder,  tout  concéder  sans  autre 
titre  de  propriété  que  leur  qualité  de  seigneur;  tout,  par  cette  qualité,  leur 
appartient;  le  malheureux,  sans  autre  ressource  que  ses  bras,  sans  autre 
patrimoine  que  sa  bêche,  n'est  pas  libre  de  s'en  servir  exclusivement  pour 
ses  besoins.  La  nature  lui  présente  un  sol  ingrat,  abandonné,  couvert,  depuis 
ia  création  du  monde,  de  rochers  effrayants. 

«  Eh  bien  !  s'il  veut  fertiliser  de  ses  sueurs  cette  portion  de  la  grande 
hérédil('-  commune,  son  ci-devant  seigneur  paraît  au  moment  de  la  récolte 
pour  lui  enlever  la  quatrième  ou,  au  moins,  la  cinquième  portion,  et  cela  en 
vertu  de  son  prétendu  droit  de  la  propriété  universelle,  d'où  il  fait  résulter 
une  convention  tacite  en  faveur  de  l'infortuné  cultivateur.  » 

Ces  droits  iniques,  non  seulement  la  Constituante  ne  les  a  pas  abolis, 
mais  elle  en  a  organisé  le  rachat  de  façon  à  le  rendre  impossible. 

«  La  première  de  ces  dispositions  est  celle  qui  veut  qu'on  ne  puisse 
racheter  les  droits  fixes  sans  racheter  en  même  temps  les  droits  actuels. 

«  La  seconde  est  celle  qui  maintient  la  solidarité  parmi  les  débiteurs 
des  droits  conservés.  » 

C'est  sur  ces  deux  points  que  Couthon  se  borne  à  appeler  la  réforme  de 
la  Législative  : 

«  Il  est  temps,  Messieurs,  de  réformer  des  dispositions  si  vicieuses,  si 
injustes,  si  impolitiques,  si  inconstitutionnelles,  c'est  la  pétition  du  peuple 
que  je  vous  présente  quand  je  fais  ici  la  motion  expresse  de  décréter  : 

«  1»  Que  tout  .débiteur    de   droits   ci-devant    seigneuriaux   conservés. 


'76  HrSTOIUIÎ     SOCIALISTE 


pourra  en  faire  le  rachat  partiel,  sans,  qu'en  vertu  de  la  solidarité,  il  puisse 
être  contraint  à  rembourser  au  licli  de  sa  quote-part;  et  ne  seront  réputés 
conserves  et  susceptibles  de  rachat  que  ceux  des  dits  droits,  qui  seront  éta- 
blis par  titres  constilutils  suivis  de  prestations  ou,  au  moins,  par  trois  re- 
connaissances successives,  également  suivies  de  prestation  et  dont  la  plus 
ancienne  ra,ipelle  le  titre  de  concession; 

«  2°  Qu'il  n'y  aura  lieu  au  rachat  forcé  des  drois  casuels,  (lue  dans  le  cas 
où,  a,  rès  le  rachat  effectué  des  droits  fixes,  il  y  aurait  mutation  réelle  de 
propriété  par  vente  ou  acte  équivalant  à  vente.  » 

Je  nu  sais  si  je  me  trompe.  Mais  il  me  semble  que,  dans  les  paroles  de 
Cuulhon  sur  le  paysan  qui  n'a  que  ses  bras  et  sa  bi^che,  et  qui  voudrait  tra- 
vailler librement  uni?  portion  de  la  grande  hérédité  commiiup,  il  y  a  un  .K'cent 
nouvpau  et  plus  profond  que  dans  les  discours  des  constituants.  L'homme 
qui  prononce  ces  paroles  n'hésitera  pas  à  aller  un  jour  jusqu'à  l'abolition  en-- 
tière  sans  rachat.  Mais,  tout  d'abord,  il  formule  des  propositions  plus  |  ru- 
dentes.  Soudain,  en  terminant,  il  lie  de  nouveau  l'intérêt  des  paysans  au 
vasti'  intérêt  de  la  Révoluliou. 

«  Voulez-vous,  Messieurs,  assurer  le  prompi.  r-couvremenl  des  impôts, 
voulez-vous  tripler  la  fiveur  du  pa  uer  monnaie,  \oulez-vous  tuer  l'agiotage, 
voulez-vous  remédier  ei'Qcacement  aux  troubles  prétendus  religieux,  voulez- 
vous  déconcerter  tous  les  jiropos  des  malveillants,  et  ronsommer,  d'un  seul 
mot,  la  Révolution?  Rendez  de  semblables  lois;  occupez-vous  du  peu/jle; 
vous  le  devez,  puisqu'il  vous  a  confié  ses  intérêts  les  plus  chers;  la  France 
est  heureuse  et  libre  si  vos  iravmx  sont  sanctifiés  par  la  bénédiction  du 
peuple.  Le  salut  public  est,  au  contraire,  compromis  si  la  mortelle  in  liffé- 
rence  de  l'opinion  vient  frapper  vos  ■  écrets.  y>(Applaudis<!emenls  répétés  dans 
r Assemblée  et  dans  les  tribunes.) 

Ainsi,  de  même  qu'fi  l'ardente  lumière  révolnlioimaire  du  14  juil'el,  les 
paysans  ava  eut  apparu,  de  môme  que  dan^  le  premier  ébranlement  de  la 
Révolution  ils  avaient  imposi;  à  la  bourgeoisie  des  décrets  mémorabli^s,  de 
même,  en  ces  jours  incertains  et  troublés  du  premier  semestre  de  1792,  aux 
f)re  niers  éclairs  de  guerre  civile  et  de  guerre  étrangère,  la  figure  du  paysan 
se  dresse  encore,  déçue  et  anière. 

La  Révolution,  pour  se  sauver,  sera  obligée  de  lui  accorder  en  lait  ce 
que  le  ibcret  du  4  aotit  ne  lui  donnait  qu'en  apparence  Les  juristt^s  s'épui- 
seront à  trouver  des  subtilités  d'interprétation,  ou  à  billir  des  systèmes 
d'histoire  pour  justifier  l'expropriation  des  seigneurs.  Mais  Couthon  a  pro- 
noncé le  vrai  titre  des  paysans  :  le  salut  public,  le  salut  de  la  Révolution 
exigeait  qu'ils  fussent  délivrés. 

Mais  quel  entrelacemiîut  des  choses!  quels  contre-coups  des  événements! 
et,  comme  les  Révolutions,  môme  ramassées  en  un  espace  de  temps  assez 
court,  sont  un  drame  compliqué  1  '^'^^i. .».  .t»M4Jwu  uu  i^^  ^ui,    n  obligeant  la 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


777 


bourgeoisie  révolutionnaire  à  une  lutte  désespérée,  l'oblige  à  abolir  toute  la 
féodalité  pour  rallier  les  paysans  au  drapeau  révolutionnaire. 


''^■'/"'. 


Le  Curé  de   S' accompagné  de  deux  diables  descend   dans  ÏEmpire   des  démons  pour 

demander  a  BeUébuth  leurs  Princes  (sic)  des  secours  pour  tâcher  s'il  est  possible  d'em- 
pêcher l'e£;écution  de  la  Conxti'f.lion  civile  ecclésiastique. 

Ou  va-t-en  au  Diable. 
(D'aprte  one  estampe  du  Musée  Carnavalet). 

C'est  le  11  a  ril  1792  que  Latour-Duchatel  au  nom  du  Comité  féodal,  sou- 
met à  l'Assemblée  un  rapport  et  un  projet  de  décret  «  concernant  la  suppression 
sans  indemnité  de   divers  droits  féodaux  déclarés  rachetables  par  le  décret 

LIT.    'JH.    —    HlSTOinE  SOCIALISTE.  Uy.  Qg, 


T78  HlstornF     SOCIALISTR 

du  il  mars  17ti0  ».  Ln  Cnmitè  féodal,  aussi,  constate  d'abord  que  l'œuvre  de 
la  Gonstiluante  a  été  vaine:  «  C'est  en  vain  que  l'Assemblée  constituante  à 
déclaré  décréter  qu'elle  abolissait  le  régime  féodal  si,  dans  le  fait,  elle  a  laissé 
subsister  la  cbarge  la  plus  odieuse  de  la  féodalité;  nous  voulonsdire  le  droit  que 
chaque  ci-devant  sei^'ueur  percevait  et  perçoit  encore,  à  chaque  mutation  dans 
la  propriété  ou  succession  d'un  fonds  relevant  de  sa  ci-devant  seigneurie.  » 

«  Il  est  bien  vrai  que  TAsserablée  constituante  a  déclaré  que  ce  droit 
était  rachetable,  mais  celle  faculté  devient  nulle  par  l'impossibilité  où  se 
trouve  la  très  grande  n  ajoriié  dps  possesseurs  damortir,  ou  bien  il  faudrait 
que  tous  vendissent  une  partie  de  leur  fonds  pour  affranchir  l'autre. 

«  De  là  il  suit  que  la  féodalité  n'est  point  encore  abolie,  puisque  le  ci-de- 
vant seigneur  conserve  encore  une  véritable  directe  sur  le  foids.  que  son  ci- 
devant  vassal  ne  cesse  poiit  de  l'être  puisqu'il  faut  qu'il  reconnaisse  que  le 
fonds  qu'il  possède  dépend  de  la  ci-devant  seigneurie,  qui  est  déclarée 
abolie;  et  que  s'il  vend  ce  fonds  il  paye  à  ce  ci-devant  seigneur  le  même 
droit  qu'auparavant. 

«  De  là  il  suit  que  le  fief  du  ci-devant  seigneur  qu'on  avait  aboli,  sera 
toujours  existant,  puisqu'il  aura  toujours  le  droit  de  demandera  son  ci-devant 
vassal  la  reconnaissance  comme  quoi  le  fonds  qu'il  possède  relève  de  son  fief  et 
que  cette  reconnaissance  vaudra  bien  l'aveu  qu'on  lui  donnait  autrefois.  » 

«  De  là  il  suit  que  l'on  n'a  vraiment  abattu  que  les  branches  de  l'arbre 
féodal  et  que  le  tronc  subsiste  encore  dans  toute  sa  vigueur,  prêt  à  se  couvrir 
de  nouveaux  rameaux. 

«  Delà  la  nécessité  d'abolir  jusqu'à  la  trace  de  la  féodalité  à  moins  qu'où 
ne  veuille  la  voir  renaître  avec  plus  d'empire.  » 

Malgré  la  vigueur  de  ce  langage  le  Comité  féodal  laissait  percer  un  grand 
embarras:  embarras  dans  les  principes,  embarras  dans  la  conclusion.  D'abord, 
il  n'osait  pas  proclamer  que  tous  les  droits  féodaux  étaient  la  survivance  d'un 
état  social  violent  et  que  même  s'ils  représentaient  un  contrat,  une  conces- 
sion primitive,  la  forme  féodale  de  ce  contrat  devait  en  vicier  le  fond.  Le  Co- 
mité féodal  imaginait  un  système  historique  étrange.  Selon  lui,  toutes  les 
terres  de  G aule  étaient  originairement  libres,  et,  quand  les  chefs  francs  dis- 
tribuèrent des  terres  à  leurs  compagnons,  ils  ne  leur  imposèrent  pas  de  droits 
féodaux  :  c'est  par  une  usurpation  ultérieure  que  les  seigneurs  infligèrent  le 
droit  de  mutation  à  leurs  vassaux:  et  il  semble  d'après  la  théorie  histori  ue 
et  juridique  du  Comité  féodal  que  les  droits  féodaux  seraient  légitimes  si  les 
chefs  francs  les  avaient  primitivement  imposés  à  leurs  compagnons. 

■Visiblement,  le  Comité  recule  devant  l'aveu  d'une  expropriation  néces- 
saire. Il  n'ose  pas  dire  clairement  que  la  liberté  nouvelle  exige  la  disparition 
des  formes  de  propriété  qui  étaient  liées  à  la  servitude  ancienne.  Et  de 
même  que  ses  principes  sont  incertains,  sa  conclusion  est  incomplète.  Il  ne 
libère  les  paysans  que  des  droits  de  mutation;  pourquoi  laisser  subsister  les 


HISTOIRE     SOCIALISTE  7"& 

dfoils  annuels,  Iç  cens,  le  champart,  qui  étaient  les  plus  lourds?  Ces  droits 
aussi,  tant  qu'ils  subsisteront,  maintiendront  plus  que  le  souvenir  de  l'ancien 
lien  de  vassalité.  Si  le  Comité  n'ose  pas  y  toucher,  c'est  que  ces  droits  ressem- 
blent de  très  près,  à  la  pure  rente  foncière,  à  la  rente  bourgeoise;  et  le  Co- 
mité a  peur  de  paraître  ébranler  le  droit  de  propriété.  Même  pour  les  droits 
de  mutation,  il  admet  qu'ils  devront  être  rachetés  si  les  seigneurs  produisent 
les  titres  établissant  la  concession  primitive  du  fonds.  Exception  peu  justifiée 
et  dangereuse.  Car  d'abord,  cette  concession  primitive  n'est  peut-être  que 
l'exercice  le  plus  odieux  de  la  tyrannie  seigneuriale.  C'est  parce  que  le  sei- 
gneur s'était  approprié  tout  le  territoire,  que  les  autres  hommes  ne  pouvaient 
se  créer  un  peu  de  propriété  dépendante,  que  par  une  concession  du  seigneur: 
ce  que  le  Comité  féodal  reconnaît  comme  la  marque  du  droit,  est  le  signe 
le  plus  certain  de  la  violence.  Et  cette  exception  encourageait  à  la  résistance 
les  partisans  du  maintien  des  droits:  elle  leur  fournissait  un  argument  que 
bientôt  l'un  d'entre  eux,  Deusy,  fera  valoir  avec  force:  «  Vous  reconnaissez 
donc  qu'il  y  a  des  cas  où  les  droits  de  mutation  représentent  une  transaction 
légitime  :  pourquoi  donc  en  exigeant  le  titre  primitif,  rendez-vous  si  diffi- 
cile la  preuve  d'opérations  honnêtes  et  que  vous  déclarez  vous-même  avoir 
existé?» 

Malgré  tout,  le  projet  du  Comité  féodal  est  un  coup  vigoureux  porté  à 
l'arbre  de  la  féodalité:  il  abolissait  sans  indemnité  tous  les  droits  féodaux  ca- 
suels,  tous  les  droits  de  mutations,  sauf  le  cas  où  les  seigneurs  pourraient 
produire  le  titre  primitif  établissant  que  ces  droits  étaient  le  prix  d'une  con- 
cession de  fonds.  Comme  il  serait  très  difficile  aux  seigneurs  de  produire  ce 
titre  primitif,  comme  la  plupart  n'avaient  d'autre  titre  que  la  possession  ou 
des  reconnaissances  ultérieures,  en  fait,  c'était  l'abolition  sans  indemnité  de 
toute  une  catégorie  des  droits  que  la  Constituante  avait  déclarés  rachetables. 
Et  qui  ne  voit  que  bientôt,  par  une  suite  inévitable,  les  autres  droits  féo- 
daux, même  les  droits  annuels  comme  le  cens,  le  champart,  la  rente  foncière 
seraient  mis  en  question  ? 

«  Article  1".—  L'Assemblée  Nationale  dérogeant  aux  articles  1"  et  2*  du 
titre  III  du  décret  du  15  mars  1790,  et  à  toutes  autres  lois  à  ce  relatives,  dé- 
crète qu'à  partir  de  la  publication  du  présent  décret,  tous  les  droits  casuels 
connus  sous  les  noms  de  quint,  requint,  treizièmes,  lods  et  tresains,  lods  et 
ventes  et  issues,  mi-lods,  rachats,  venterolles,  plaids,  acapte,  arrière-acapte 
et  autres  dénominations  quelconques,  et  qui  étaient  dus  à  cause  des  muta- 
tations  qui  survenaient  dans  la  propriété  ou  la  possession  d'un  fonds  par  le 
vendeur,  l'acheteur,  les  donataires,  les  héritiers,  et  tous  autres  ayants-cause 
du  précédent  propriétaire  ou  possesseur,  sonl  et  demeurent  supprimés  sans 
indemnité. 

«  Article  2.  —  Tous  les  rachats  des  dits  droits  qui  ne  sont  point  encore 
consommés  par  le  payement,  cesseront  d'avoir  lieu,  soit  pour  la  totalité  du 


780  HISTOIRE    SOCIALISTE 

prix,  s'il  est  dû  en  intégrité,  soit  pour  ce  qu'il  en  reste  dû,  encore  qu'il  y  eût 
eu  expertise,  offre,  accord,  ou  convention,  mais  ce  qui  aura  été  payé  ne 
pourra  être  répété. 

<  Article  3.  —  Pourront  cependant  les  ci-devant  seigneurs  exiger  les  dits 
droits,  lesquels  continueront  d'être  rachetables  aux  termes  du  décretdu  15mars 
ilOO,  lorsqu'ils  seront  dans  le  cas  de  justifier  par  le  titre  primitif  d'inféodation 
qu'ils  n'ont  concédé  et  inféodé  les  fonds  que  sous  la  condition  expresse  des 
dits  droits  de  mutation.  » 

Voilà  la  première  tentative  sérieuse,  depuis  le  décret  du  4  août,  pour 
abolir  réellement  une  partie  des  droits  féodaux.  C'est  sous  la  pression  con- 
tinue des  paysans  que  cette  tentative  a  été  faite.  Mais,  si  partielle  et  si  in- 
complète qu'elle  soit,  elle  se  heurte  encore,  devant  la  Législative,  aux  plus 
vigoureuses  résistances.  Un  député  du  Midi,  l'habile  juriste  Dorliac,  propose 
aussitôt  une  combinaison  qui  a  pour  effet  d'agrandir  mais  aussi  de  tempérer 
le  système  du  Comité.  Dorliac,  lui  aussi,  essaie  en  une  dissertation  savante, 
de  démêler  les  origines  historiques  de  la  féodalité.  «  L'événement  qui  a  donné 
lieu  aux  seigneurs  de  bâlir  leur  système  est  celui  où  les  comtes,  abusant  de 
la  faiblesse  des  descendants  de  Charlemagne  obtinrent  le  capitulaire  qui 
rendit  les  comtes  héréditaires,  pour  ne  les  soumettre  qu'à  un  droit  d'investi- 
ture dont  ils  se  dispensèrent  bientôt  après.  Ce  furent  les  usurpations  qu'on  fit 
ensuite  de  l'autorité  royale  qui  firent  naître  de  toutes  parts  les  Qefs,  les  arrière- 
fiefs,  les  vasselages.  Ces  inventions  n'étaient  qu'un  appui  réciproque  que  se 
jurèrent  entre  eux,  contre  le  souverain,  une  foule  de  tyrans,  qui  envahirent 
ensuite  les  propriétés,  réduisirent  le  peuple  en  un  état  de  servitude  et 
anéantirent  toutes  les  lois. 

«  Ils  furent  autant  de  despotes,  et  se  prétendirent  les  maîtres  absolus  de 
ceux  dont  ils  n'étaient  auparavant  que  capitaines  ou  protecteurs  et  de  tout  ce 
qui  était  enclavé  dans  l'arrondissement  de  leurs  seigneuries.  » 

Étrange  philosophie  de  l'histoire!  Dorliac  ne  considère  pas  le  système 
féodal  dans  l'évolution  sociale  comme  un  moment  historique.  Il  y  a  pour  lui 
une  puissance  légitime,  la  monarchie  mérovingienne  ou  carlovingienne,  et 
une  puissance  usurpatrice,  celle  des  seigneurs.  Et  la  théorie  du  contrat  a  une 
telle  puissance  sur  les  esprits  de  juristes  que  Dorliac  semble  tout  prêt  à  recon- 
naître que  les  droits  féodaux  seraient  légitimes  s'ils  représentaient  un  contrat 
d'affranchissement,  s'ils  étaient  le  prix  consenti  par  des  esclaves  ou  des  serfs 
pour  acquérir  la  liberté.  Il  conclut  en  effet  une  longue  étude  historique  par 
ces  mots:  «  Tels  sont  l'origine  et  les  progrès  des  droits  féodaux,  ils  démon- 
trent combien  est  fausse  la  supposition  de  ceux  qui  prétendent  que  tout  le 
peuple  fut  autrefois  l'esclave  des  seigneurs  et  qu'il  tient  d'eux  les  terres  qu'il 
possède,  il  en  résulte  au  contraire  que  la  plupart  des  droits  auxquels  il  a  été 
assujetti  sont  les  fruits  odieux  de  la  tyrannie  et  de  la  fraude.  » 

On  se  demande  si,  dans  la  pensée  de  Dorliac,  la  France  devrait  porter 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


781 


éternellement  le  poids  de  la  féodalité  au  cas  où  les  droits  léodaux  seraient  le 
rachat  de  tout  un  peuple  jadis  esclave. 

Mais  quelle  est  la  conclusion  pratique  de  Dorliac?  Il  déclare  que,  puis- 
qu'il y  a  eu  souvent,  à  l'origine  des  droits  féodaux,  tyrannie  et  fraude,   ces 


Le  Tiers-Élat  confesseur  ou  la  Confession  des  Aristocrates. 
^D'après  ano  estampe  du  Musée  Caraavalet). 


droits  ne  peuvent  être  légitimes,  que  si  le  seigneur  fait  la  preuve  qu'ils  sont 
le  prix  d'une  concession  de  fonds. 

Tandis  que  la  Constituante  présumait  la  légitimité  de  ces  droits  et  lais- 
sait au  tenancier  le  soin  de  faire  la  preuve  contraire,  Dorliac,  d'accord  en 
cela  avec  le  Comité  féodal,  présume  l'illégitimité  de  ces  droits,  et  il  impose 


ÎS:;  HISTOIKK     SUCIALl^i'l'ti 


au\  scit,'neurs  le  sain  de  faire  ïa.  preuve  de  leur  légiLimilé.  Seulement,  c'est 
sur  la  nature  de  la  preuve  qu'il  di!Tl^^e  du  Comilé:  il  est  bien  luoins  exi- 
geant. A  défaut  du  litre  primitif,  il  se  contente  «  dune  ou  deux  reconnais- 
sances soutenues  d'une  possession  de  cent  ans  ». 

La  différence  est  immense;  car  autant  il  était  malaisé  aux  seigneurs  de 
produire  un  titre  primitif  constituant  la  prouve  d'une  coucession  de  fonds, 
autant  il  leur  était  aisé  d'apporter  une  ou  deux  reconnaissances  que  l'ha- 
bileté de  leurs  intendants  et  des  feudistes  avaient  arrachées  à  la  dépendance 
des  vassaux:  et  le  plus  souvent  lajouissance  de  ces  droits  remontait,  en  effet, 
à  plus  de  cent  années.  Ainsi,  le  système  de  Dorliae  facilitait  singulièrement 
la  preuve  du  seigneur;  et  il  aurait  prolongé  en  fait,  sur  beaucoup  de 
paysans  l'oppression  féodale.  Très  habilement,  Dorliae  semble  faire  des 
concessions  au  mouvement  paysan  et  se  placer  dans  le  sy.slème  môme  du  Co- 
milé, en  imposant  la  preuve  au  seigneur;  mais,  au  fond,  bien  souvent  du 
moins,  il  rétablit  ce  qu'il  paraissait  supprimer. 

Très  habilement  aussi,  il  prévoit  que  l'effort  d'abolition  va  s'appliquer 
bientôt  aux  droits  annuels,  cens  et  champarts,  comme  aux  droits  casuels:  et 
il  imagine  tout  un  système  ingénieux  et  vaste  qui  sauverait  en  réalité  les 
droits  du  seigneur.  Chaque  domaine  seigneurial,  chaque  £ef  était  à  la  fois, 
si  je  puis  dire,  débiteur  et  créancier.  Tel  fief  devait  une  redevance  à  son 
suzerain  :  mais  en  même  temps,  il  avait  droit  à  une  redevance  de  la  part 
d'un  arrière-fief.  Dorliae  propose  que  l'Etat  prenne  à  son  compte  toutes  ces 
charges  et  tous  ces  droits:  il  se  substituera  aux  seigneurs  pour  percevoir  les 
droits  dus  par  les  tenanciers  et  c'est  lui  qui  paiera  les  seigneurs. 

Ainsi  les  seigneurs  ne  perdront  pas  un  sou  des  droits  utiles  dont  ils  jouis- 
saient antérieurement  et  les  anciens  tenanciers  ne  seront  pas  dégrevés  d'un 
sou  ;  mais  ce  n'est  plus  comme  seigneurs  que  les  seigneurs  percevront  :  c'est 
comme  créanciers  de  l'Etat.  Ce  n'est  plus  comme  tenanciers  que  les  tenanciers 
paieront:  c'est  comme  débiteurs  de  l'Etal.  Le  rapport  de  féodalité  qui  unissait 
le  tenancier  au  seigneur  sera  aboli,  et  des  rapports  juridiques  nouveaux, 
les  rapports'juridiques  de  l'Etat  bourgeois  avec  ses  créanciers  ou  débiteurs 
seront  substitués  au  système  féodal  sans  que  cette  transformation  juridique 
modifie  en  rien  les  avantages  pécuniaires  dont  jouissait  le  seigneur,  les 
charges  pécuniaires  dont  souffrait  le  paysan. 

Article  17  du  projet  de  Dorliae  :  «  Dès  ce  moment  (c'est-à-dire  après  l'ex- 
pertise des  municipalilés.et  îles  districts)  tous  /es  droits  et  redevances  ainsi 
liquidés  demeureront  éteints  et  convertis  en  de  simples  créances  ;  les  terres 
mentionnées  dans  les  évaluations  seront  déclarées  libres  et  franches  de  tous 
droits  féodaux  ou  censuels:  tous  rapports  entre  les  ci-devant  censitaires  ei  les 
ci-devant  seigneurs  seront  détruits  ;  la  nation  sera  subrogée  tant  à  la  dette 
des  redevances  envers  les  cL-devant  seigneurs  qu'à  la  créance  des  ci-devant 
seigneurs  sur  leurs  anciens  redevables  ;  et,  en  conséquence,  ceux-ci  seront 


HISTOIRE    SOCIALISTE  783 

tenus  de  faire  à  la  nation  tous  les  payements,  ainsi  et  de  la  manière  qu'ils 
auront  été  déterminés  par  l'arrêté  du  directoire  de  district.  La  nation,  ii.soQ 
tour,  sera  obligée  aux  mêmes  payements  envers  les  ci-devanl  seigneurs.  *> 

La  combinaison  est  tout  à  fait  ingénieuse  pour  maintenir  au  proliL  des 
ci-devant  sei'_meurs  les  effets  utiles  de  la  féodalité  en  donnant  aux  obligaiions 
féodales  la  forme  d'un  contrat  moderne.  C'était,  si  je  puis  dire,  une  natiu:iali- 
salion  bourgeoise  du  régime  féodal,  l'incorporation  déflniliveà  l'Etal  uioderne 
des  obligations  et  redevances  que  la  féodalité  comportait.  Dorliac  pouvait  dire 
qu'en  ce  sens  il  continuait  l'œuvre  de  la  Constituante  :  car,  lorsque  celle-ci 
avait  déclaré  rachetables  tous  les  droits  féodaux,  elle  avait  prétendu  en  con- 
tinuer l'effet  utile,  mais  sous  une  forme  nouvelle  et  en  substituant  une  obli- 
gation purement  pécuniaire  à  l'ancienne  obligation  féodale.  Puisque  la  nation 
était  intervenue  pour  moderniser  les  obligations  anciennes,  elle  pouvait  aller 
plus  loin  et  se  substituer  à  toutes  les  charges  et  à  tous  les  droits  pour  faire 
disparaître  l'ancien  lien  personnel  des  ci-devant  seigneurs  et  des  ci-devant 
tenanciers. 

n  n'était  plus  possible  le  lendemain  de  demander  l'abolition  des  droits 
féodaux  puisqu'il  n'y  avait  plus  de  rapports  féodaux  :  il  faudrait  demander 
l'abolition  de  créances  de  l'Etat,  et  cela  était  bien  difQcile. 

Ainsi,  sous  le  couvert  de  l'Etat  moderne  et  par  ses  mains,  les  ci-devànt 
seigneurs  auraientcontinuéàpercevoirindéfiniment  les  redevances  paysanne^: 
et  le  projet  de  Dorliac  aboutissait  à  faire  de  l'Etat  au  profit  des  seigneurs 
le  grand  percepteur,  le  grand  collecteur  des  anciens  droits  féodaux,  des  rede- 
vances paysannes.  Grand  avantage  et  sérieuse  garantie  pour  les  seigneurs  ! 
mais  grand  péril  pour  l'Etat  nouveau,  pour  la  France  révolutionnaire  !  Car 
c'est  contre  l'Etat  de  la  Révolution  substitué  aux  tyrans  féodaux  qu'allaient 
s'élever  les  colères  des  campagnes  :  c'est  la  France  révolutionnaire  qui  allait 
hériter  de  toutes  les  haines  provoquées  par  le  régime  féodal.  Et  le  projet  de 
Dorliac  avait  beau  prévoir  la  faculté  de  rachat,  comme  il  serait  aussi  malaisé 
aux  paysans  de  se  racheter  aux  mains  de  l'Etat  qu'aux  mains  de  leur  ci- 
devant  seigneur,  c'est  à  un  antagonisme  permanent,  c'est  à  un  conflit  annuel 
entre  l'Etat  révolutionnaire  et  le  paysan  qu'aboutissait  le  projet  de  Dorliac. 

Il  faut  que  la  peur  de  toucher  ou  de  paraître  toucher  à  la  propriété  ait 
été  bien  grande  dans  l'esprit  des  juristes  révolutionnaires  pour  qu'ils  aient 
songé  à  sauver  ce  qu'il  y  avait  de  propriété  dans  le  système  féodal  par  des 
combinaisons  aussi  dangereuses,  aussi  funestes  à  la  Révolution  elle-même. 

La  Législative  sentit  le  danger,  et  ce  n'est  pas  dans  la  voie  que  lui  indi- 
quait Dorliac  qu'elle  s'engagea.  Mais  elle  hésita  beaucoup  aussi  à  suivre  le 
Comité  féodal  qui  lui  paraissait  sacrifier  trop  légèrement  le  droit  de  propriété 
enveloppé  dans  la  convention  ou  la  coutume  féodale. 

Cette  hésitation  est  d'autant  plus  frappante  que,  en  avril  1792,  la  Légis- 
lative déclarait  la  guerre  à  l'Empereur  d'Autriche.  Elle  avait  donc  besoin  de 


784  HISTOIRE    SOCIALISTE 

rallier  à  la  Révolution  toutes  les  forces,  tous  les  dévouements  :  et,  c'est  sans 
doute  celle  pensée  qui  avait  décidé  le  Comité  féodal. 

Tous  les  jours  l'agilalion  des  campagnes  se  faisait  plus  vive  et  en  dehors 
des  documents  particuliers,  des  pétitions  et  plainles  que  publie  M.  Sagnac 
pour  les  mois  d'avril,  de  mai  1792,  j'en  trouve  la  preuve  décisive  dans  un  dis- 
cours de  Roland  lui-même,  alors  ministre  de  l'Intérieur,  qui,  sous  une  forme 
bien  incertaine  encore  et  avec  des  réserves  signiQcalives  mais  au  nom  de 
l'ordre  public,  demande  à  l'Assemblée  de  prendre  enfin  un  parti.  «  Les  droits 
féodaux,  dil-il  à  la  tribune  le  16  avril,  sont  vne  autre  source  d'inquiétude  et 
de  mécontentement  ;  cette  matière  a  toujours  paru  délicate  aux  lérjislations; 
il  importe  cependant  de  prendre  une  mesure  générale  gui  tempère  fefferves- 
cence  des  esprits,  et  gui,  sans  blesser  la  justice,  accorde  quelque  chose  aux 
malheurs  de  ceux  gui  souffrent  depuis  des  siècles  ;  il  ne  m'appartient  pas  de 
rien  indiquer,  mais  je  dois  faire  connaître  la  nécessité  des  mesures.  » 

Cet  appel  de  Roland,  ce  cri  d'alarme  ne  sulfil  point  à  vaincre  la  résis- 
tance de  l'esprit  de  propriété,  et  quand,  en  juin,  le  projet  du  Comité  vint  en 
troisième  lecture,  il  eut  ii  subir  les  plus  fortes  atlaques.  Le  modéré  Deusy, 
soutenu  par  les  vifs  applaudissemenls  de  plus  de  la  uioiLié  de  l'Assemblce,  le 
soumit  à  la  plus  vigoureuse  critique.  Il  opposa  son  système  historique  des 
origines  féodales  à  celui  du  Comité.  Selon  Deusy,  le  mot  de  féodalité  recouvrait 
des  institutions  très  diverses.  Il  y  avait  pour  ainsi  dire  trois  sources,  situées 
à  des  profondeurs  diverses,  des  obligations  féodales.  Il  y  avait  d'abord  une 
survivance  de  l'esclavage  antique  manifestée  par  des  droits  personnels  qui 
livraient  l'homme  à  l'homme. 

Tout  ce  qui  provenait  de  cette  source  ancienne  de  servitude  devait  ôlro 
supprimé  sans  indemnité  et  l'avait  été  en  effet  par  la  Constituante.  Il  y  avait 
ensuite  des  usurpations,  comme  le  droit  de  justice,  de  patron;ige,  etc.,  com 
mises  par  le  seigneur  sur  la  puissance  publique,  et  quand  la  puis.-ance 
publique  reprenait  les  pouvoirs  usurpés  sur  elle,  elle  ne  devait  aucune 
indemnité. 

EnRn,  il  y  avait  des  obligations  résultant  d'un  contrat:  il  y  avait  de- 
droils  féodaux  qui  représentaient  une  concession  primitive  de  fonds,  et 
ceux-là,  comment  pourrait-on  les  abolir  sans  toucher  à  la  propriété  elle-même 
aussi  sacrée  sous  cette  forme  que  sous  toute  autre  ? 

D'ailleurs  Deusy  démontrait  que  les  seigneurs  avaient  usurpé  non  pas 
précisément  les  droits  féodaux,  mais  la  propriété  même  des  fonds  et  il  d('in-:m- 
dait  à  l'Assemblée  si  elle  aurait  l'audace  d'abolir  les  propriétés  mêmes.  «  Si 
donc  il  fallait  dire  avec  le  Comité  que  le  vice  originaire  d'un  droit  en  com- 
aiande  impérieusement  la  destruction  lors  même  que  les  lois  exislanics  Tcei 
toujours  regardé  comme  un  droit  de  propriété  ;  si,  dis-je,  il  fallait  adopter  co 
principe  inconstitutionnel  et  destructeur  de  toute  société,  il  faudrait  pour 
être  conséquent  et  en  faire  une  juste  application  d'après  les  faits,  non  pas  en 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


785 


conclure  uniquement  l'anéantissement  des  droits  fixes  et  casuels;  mais  il 
faudrait  y  joindre  en  même  temps  la  destruction  du  droit  de  propriété  sur  les 
héritages,  à  moins  qu'on  ne  prouvât  que  ces  héritages  ne  sont  pas  du  nombre 
de  ceux  que  les  seigneurs  ont  usurpés  à  l'origine.  » 


«  Cette  double  conséquence  est  nécessairement  indivisible,  puisque  l'un  et 
l'autre  dérivent  de  la  même  source.  Certes,  ce  serait  un  étrange  oubli  des 
principes  que  d'élever  une  prétention  aussi  révoltante,  et  qui  jnènerait  direc- 
tement à  la  loi  agraire.  Je  suis  convaincu  que  personne  ne  sera  jamais  assez 
hardi  pour  en  faire  la  proposition.  » 

Deusy  ajoute  que  la  propriété  féodale  est  en  tout  cas  assurée  par  la  pres- 
cription, qu'elle  a  donné  lieu,  sous  l'autorité  des  lois,  à  d'innombrables  tran- 

UV.    99.  —   BI9T0IBB   SOQALISTl.  UV.   99, 


s  -a 


".m  lllSTOIUK     SOCIALISTE 

saclions  el  conlrats  el  qu'on  ne  peul  l'abolir  sans  ébranler,  tout  le  système 
social.  «  Messieurs,  croyez-vous  que  sous  le  prétexte  de  rechercher  l'ori^'ine 
dy  droit,  en  remontant  à  une  époque  reculée  et  ténébreuse,  il  vous  soit  per- 
mis de  détruire  aujourd'hui  l'ellet  de  tant  de  contrats  sur  lesquels  repose  la 
fortune  d'une  foule  considérable  de  citoyens  ?  Le  résultat  funeste  d'une  telle 
injustice  serait  de  porter  le  trouble  el  la  désolation  dans  les  familles  et  d'opérer 
la  ruine  totale  d'un  grand  nombre,  car  je  pourrais  vous  citer  plusieurs 
exemples  de  différents  particuliers,  dont  toute  la  part  héréditaire  a  été  com- 
posée de  revenus  provenant  uniquement  des  droits  fixes  et  casuels.  Oui, 
Messieurs,  votre  loyauté  me  persuade  que  vous  vous  empresserez  de  rejeter 
une  mesure  aussi  révoltante.  J'oserai  même  dire  qu'elle  excède  vos  pouvoirs. 

«  En  elfet,  dans  tous  les  temps  et  dans  toutes  les  circonstances,  la  nation 
par  elle-m(''me  ou  par  ses  représentants  spécialement  délégués  a  sans  doute  le 
droit  imprescriptible  de  changer  la  forme  deson  gouvernement,  et  de  détruire 
toutes  les  lois  politiques  qui  en  règlent  les  diverses  parties,  mais  ce  serait 
renverser  les  premirrx  pr/nci/ies  du  contrat  social  qxie  d' (-tendre  ces  droits  aux 
lois  civiles  qui  déterminent  les prvpri/tés particulières.  Car  alors,  la  propriété 
lie  serait  qu'illusoire,  puisqu'elle  dépendrait  des  révolutions  périodiques  des 
empires  et  l'on  sait  que  la  stabilité,  la  sûreté  et  la  conservation  des  propriétés 
est  une  des  bases  essentielles  de  toute  société  politique.  » 

L'Assemblée  était  profondément  troublée  par  cet  appel  de  Deusy  au 
droit  supérieur  de  la  propriété,  et  à  vrai  dire  il  était  malaisé  aux  révolution- 
naires de  la  bourgeoisie  de  lui  répondre.  Au  fond,  il  n'y  avait  qu'une  réponse 
valable  :  «  Oui,  toute  propriété  est  précaire  ;  oui,  toute  propriété  est  une 
forme  transitoire  de  l'activité  sociale;  mais  une  forme  de  propriété  ne  i  eut 
ôtre  abolie  que  parce  qu'elle  est  en  contradiction  avec  les  besoins  nouveaux 
de  la  Société  ;  la  forme  féodale  de  la  propriété  est  surannée  aujourd'hui  et 
dangereuse:  nous  la  supprimons;  nos  arrière-neveux  supprimeront  à  leur 
tour  les  formes  de  propriété  qui  nous  paraissent  légitimes  aujourd'hui,  si  le 
changement  général  des  conditions  sociales  rend  ces  formes  de  propriété  mal- 
faisantes. » 

Mais  parler  ainsi,  c'était  mettre  la  propriété  bourgeoise  dans  le  devenir, 
c'était  jeter  le  droit  bourgeois  dans  le  courant  de  l'histoire;  et  ils  voul;)i>"nt 
en  faire  le  roc  éternel.  Aussi  éludaient-ils  les  objections  de  Deusy  plutôt 
qu'ils  n'y  répondaient. 

Mailhe  est  celui  qui  osa  le  plus  nettement  affirmer  qu'au  fond,  c'est  dan& 
un  intérêt  lolitique,  dans  l'intérêt  de  la  Révolution  que  les  droits  féodaux 
devaient  ôtre  abolis  sans  indemnité.  Le  9  juin,  trois  jours  avant  le  grand  dis- 
cours conservateur  de  Deusy,  il  avait  essayé  de  démontrer  historiquement 
«  l'usurpation  »  féodale.  Mais  enfin  il  conclut  :  «  Les  ci-devant  seigneurs  se 
plaindront  sans  doute,  mais  de  quoi  ne  se  plaignent-ils  pas? 

<■  \'ous  serez  absous  oar  les  bénédictions  des  quatre-vingt-dix-neuf  cen- 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


tièmes  de  la  génération  et  celles  des  générations  futures...  La  destruction 
sans  indemnité  de  tous  les  droits  est  la  pierre  qui  manque  au  fondement  de 
la  Révolution...  Quand  la  nation  aura  fait  pour  ses  membres  tout  ce  qui  est 
commandé  par  la  justice,  alors  ils  s'empresseront  de  faire  tout  en  qui  sera 
commandé  par  l'intérêt  de  la  patrie  ;  ils  courront  au  devant  de  tous  les  sacri- 
fices pour  la  liberté,  qui  déjà  est  un  besoin  moral  pour  les  citoyens  éclairés, 
et  dont  vous  aurez  fait  un  besoin  physique  pour  tous  les  Français.  » 

Là,  nettement,  la  propriété  est  subordonnée  à  la  liberté;  et  nous  voyons 
poindre  ce  qui  sera  la  conception  sociale  de  la  Convention  :  la  théorie  du 
salut  public  appliquée  à  la  propriété  comme  à  tout  le  reste.  Mais  cela  effrayait. 
Et  Louvet,  le  12  juin,  ne  rassura  guère  l'Assemblée  en  formulant  avec  quel- 
que ampleur  la  théorie. 

«  Si  ces  droits  qu'on  veut  conserver  et  qui  sont  véritablement  comme  la 
pierre  d'attente  de  toutes  les  prérogatives  féodales  qui  en  ont  été  détachées 
ne  pouvaient  pas  être  bientôt  rachetés,  qu'arriverait-il,  Messieurs?  Ils  con- 
tinueraient de  laisser  à  une  classe  accoutumée  à  la  domination  un  ascendant 
certain  sur  leurs  redevables  et  cet  ascendant  ne  tarderait  pas  à  porter  la  cor- 
ruption dans  notre  régime  électif,  dans  notre  gouvernement  représentatif  et 
deviendrait  l'écueil  infaillible  de  la  Révolution. 

«  Messieurs,  de  célèbres  écrivains  en  politique  ont  dit  que,  qui  avait 
les  terres  avait  bientôt  les  hommes,  que  les  citoyens  ne  pouvaient  pas  être 
libres  quand  leur  propriété  était  asservie... 

«  Loin  de  moi  sans  doute  l'idée  que  les  fortunes  puissent  être  ramenées 
un  instant  à  l'égalité  et  s'y  maintenir;  loin  de  moi  l'idée  d'un  partage  ima- 
ginaire dont  on  parle  beaucoup,  mais  auquel  personne  ne  croit  sérieusement, 
et  qu'il  ne  viendra  du  moins  jamais  à  la  tète  d'un  homme  sensé  de  vroposer 
ou  de  consentir? 

«  Mais,  je  parle  ici  à  des  législateurs,  je  parle  à  des  amis  de  la  liberté  et 
de  la  Révolution,  et,  à  ce  titre  il  peut,  je  crois,  m'être  permis  de  vous  supplier 
Messieurs,  de  considérer  que  l'égalité  politique  et  la  Constitution  n'ont  pas 
d'ennemis  plus  à  craindre  que  l'excessive  inégalité  des  fortunes,  que  la  pre- 
mière cause  peut-être  de  celle  qui  s'est  établie  en  France  tient  au  régime 
féodal...  » 

Plusieurs  députés  manifestèrent  vivement  leurs  craintes.  Henry,  de  la 
Haute-Marne,  s'écria  le  14  juin:  «  Pour  parvenir  à  la  destruction  sans  indem- 
nité de  ces  droits,  on  a  affirmé  à  cette  tribune  que  l'égalité  politique  excluait 
l'inégalité,  l'excessivilé  môme  des  fortunes.  Celte  idée  déprédatrice  qui  paraî- 
trait une  étincelle  sortie  de  l'anarchique  système  du  partage  agraire;  cette  idée 
alarmante  pour  tous  les  propriétaires,  subversive  de  tout  système  social,  sera 
étouffée  dans  sa  naissance. 

«  Votre  justice  ne  la  considérera  pour  rien,  parce  qu'elle  sait  que  l'inéga- 
lité des  fortunes  particulières  vient  de  l'inégalité  de  l'économie  individuelle 


788  HISTOIRE    SOCIALISTE 

de  l  excessivilô,  de  la  constance  des  travaux  journaliers,  des  privations  parti- 
culières, de  l'industrie  et  des  spéculations  commerciales  qui  seraient  éteintes 
par  la  tyrannie  insupportable,  impolitique,  impossible,  du  système  de  l'égalité 
des  fortunes.  » 

Quel  curieux  enchaînement!  La  bourgeoisie  ne  peut  instituer  la  souverai- 
neté de  la  nation  et  son  contrôle  sur  les  affaires  publiques  sans  se  heurter  aux 
anciennes  classes  privilégiées  ;  elle  ne  peut  les  vaincre  qu'en  les  expropriant 
au  moins  partiellement  et  elle  ne  peut  les  exproprier  sans  mettre  en  cause  la 
propriété  elle-même,  et  voilà  que  les  paroles  de  Louvet  fr.ippenl  «  l'excessivité  » 
des  fortunes,  de  toutes  les  fortunes  ;  voilà  que  dès  1792,  la  propriété  bour- 
geoise est  obligée  de  se  défendre  contre  la  Révolution  bourgeoise  par  les  argu- 
ments mômes  que  plus  tard  Bastiat  opposera  aux  communistes. 

Prouveur,  dans  la  même  séance,  donne  à  ses  craintes  une  formule  très 
vigoureuse:  <•  Si  une  fois  on  viole  le  droit  de  propriété,  je  voudrais  bien  qu'on 
me  dise  où  l'opinion  publique  s'arrêtera.  Rousseau  a  dit:  «  L'homme  qui  le 
«  premier  fit  une  palissade  autour  d'un  terrain  et  dit  :  «  Ceci  est  à  moi!  »  fut  le 
«  premier  fondateur  des  sociétés.  »  Eh  bien  !  je  dis  aussi  :  «  L'homme  qui  le 
«  premier  détruirait  aujourd'hui  les  barrières  qui  constituent  les  propriétés  ci- 
«  viles,  serait  le  destructeur  de  toute  propriété.»  Le  mo\.  propriété,  ieàis  plus: 
l'opinion  attachée  à  ce  mot,  est  la  voûte  de  ce  grand  édifice  qui  réunit  24  mil- 
lions d'hommes  en  corps  de  nation  ;  ébranlez  cette  voûte,  l'édifice  s'écroule. 
n  n'y  a  plus  de  nation,  mais  des  individus.  Je  ne  pousse  pas  plus  loin  celte 
idée  ;  chacun  peut  en  tirer  les  conséquences  :  elle  mffil  pour  répo'idre  à  ce 
qui  a  été  dit  hier  sur  Tinégalilé  des  fortunes.  Pour  moi,  je  sais  bien  que  si 
j'avais  hésité  jusqu'ici  sur  mon  opinion,  je  n'aurais  plus  eu  d'incertitude  de- 
puis que  l'objection  dont  je  viens  de  parler  a  été  faite.  » 

Qu'on  remarque  bien  que,  dans  la  Législative,  il  n'y  a  plus  de  représen- 
tants des  ordres  et,  en  fait,  il  n'y  a  plus  de  nobles.  C'est  donc  une  assemblée 
exclusivement  bourgeoise  qui  est  prise  de  peur  devant  les  conséquences  que 
pourrait  avoir  une  première  atteinte  à  la  propriété,  même  sous  forme  féodale. 
Les  intérêts  alarmés  s'agitaient  beaucoup.  Tous  ceux,  nobles  ou  bourgeois 
(et  ils  étaient  nombreux),  qui  possédaient  des  droits  féodaux,  multipliaient  les 
brochures,  les  démarches. 

Louvel,  dans  son  discours,  trace  un  curieux  tableau  de  toute  cette  activité 
propriétaire  :  «  Je  sais.  Messieurs,  que  l'intrigue  et  l'intérêt  personnel  qui 
s'agitent  continuellement  autour  de  cette  enceinte,  n'ont  rien  négligé  pour 
que  cette  discussion  se  présentât  d'une  manière  défavorable  à  l'opinion  que 
je  soutiens:  écrits  anonymes  distribués  à  plusieurs  reprises  aux  portes  de 
cette  salle  ;  observations  injurieuses  à  votre  comité  ;  lettres  sur  l'état  des 
finances  écrites  au  président  du  comité  des  finances  ;  pétitions,  même  à  cette 
barre,  tantôt  par  de  prétendus  redevables  de  droits  casuels  auxquels  on  a  fait 
demander  la  conservation  de  ces  droits,  tantôt  par  de  soi-disant  créanciera 


HISTOIRE    SOCIALISTE  789 

des  propriétaires  des  mêmes  droits,  tout  a  été  mis  en  usage  pour  vous  ins- 
pirer des  préventions  défavorables  contre  le  projet  de  décret  du  comité.  » 

De  même  que  Siéyès,  pour  combattre  l'abolition  des  dîmes,  avait  déclaré 
qu'elle  profiterait  surtout  aux  riches  propriétaires,  de  même  les  modérés,  qui 
voulaient  maintenir  les  droits  féodaux,  prétendaient  que  leur  abolition  profi- 
terait surtout  aux  grands  domaines  grevés  de  redevances  assez  lourdes.  Gohier 
répondit  à  cet  argument:  «  A  les  entendre,  la  portion  du  peuple  dont  le  sou- 
lagement doit  sans  cesse  vous  occuper,  serait  la  seule  qui  ne  retirerait  aucun 
avantage  de  la  suppression  dont  il  s'agit.  Cette  suppression  ne  profiterait 
qu'aux  riches  acquéreurs,  qu'aux  grands  propriétaires  et,  cependant,  par  une 
contradiction  manifeste,  ce  sont  ensuite  les  titres  de  ces  riches  acquéreurs, 
de  ces  grands  propriétaires,  qu'on  oppose  à  la  suppression  demandée.  Pour 
combattre  le  projet  du  comité  féodal,  on  suppose  ainsi  tout  à  la  fois,  et  qu'otv 
enrichit  et  qu'on  dépouille  les  grands  propriélaires,  suivant  qu'on  a  dessein 
ou  de  faire  paraître  le  projet  injuste  ou  de  le  rendre  indifférent  à  ceux  mômes 
qu'il  intéresse.  Si  les  droits  casuels  n'étaient  payés  que  par  les  propriétaires 
de  terres  érigées  en  fiefs,  c'est  alors  qu'on  pourrait  dire  avec  une  sorte  de 
raison  que  la  question  dont  il  s'agit  est  étrangère  à  cette  portion  précieuse  du 
peuple  qui  a  pendant  trop  longtemps  supporté,  presque  seule,  le  fardeau  des 
contributions  de  toute  espèce.  Mais,  dans  la  hiérarchie  tyrannique  du  gouver- 
nement féodal,  tout  était  au  contraire  disposé  de  manière  qu'un  seigneur  de 
fief  ne  payât  pas  un  seul  tribut  à  son  supérieur  qu'il  ne  s'en  dédommageât 
amplement  sur  ses  vassaux  :  ceux-ci  se  rejetaient  sur  les  arrière-vassaux,  si 
la  terre  qu'ils  possédaient  était  elle-même  fieffée,  en  sorte  qu'aujourd'hui 
même,  cette  chaîne  d'oppression  ne  pèse  réellement  que  sur  ceux  qui  n'en 
tiennent  pas  un  seul  anneau  dans  leurs  mains.  » 

C'est  à  la  fin  de  la  séance  du  14  juin  que  l'Assemblée  passa  au  vote  :  la 
bataille  fut  très  confuse.  Un  des  modérés,  Dumolard,  proposa  un  amendement 
qui  aurait  sauvé,  en  partie,  la  propriété  féodale:  «  Le  ci-devant  seigneur 
pourra  suppléer  à  la  représentation  du  titre  primitif  de  concession  de  fonds 
par  trois  reconnaissances  énonciatives  du  dit  titre,  appuyées  d'une  posses- 
sion publique  et  sans  troubles  de  quarante  ans.  » 

La  gauche  demanda  la  question  préalable  sur  cet  amendement.  Il  y  eut 
doute  au  scrutin  et  l'appel  nominal  fut  demandé.  A  l'appel  nominal,  273  voix 
contre  227,  déclarèrent  qu'il  y  avait  lieu  à  délibérer  sur  l'amendement  Dumo- 
lard. C'était  la  victoire  des  modérés.  On  pouvait  présumer,  en  effet,  que  la 
même  majorité  qui  avait  écarté  la  question  préalable  allait  voter  au  tond 
l'amendement.  Mais  les  modérés  perdirent  la  victoire  par  la  plus  singulière 
manœuvre.  Soit  qu'ils  fussent  lassés  par  une  séance  prolongée,  soit  plutôt 
qu'ils  voulussent  rester  sur  cette  première  victoire  pour  se  donner  le  temps 
de  la  consolider,  ils  demandèrent  que  la  séance  fût  levée.  La  gauche  résista, 
et  les  modérés,  pour  obliger  le  président  à  lever  la  séance,  sortirent  de  la 


790  HISTOIHK    SOCIALlrsTE 


salle,  tant  ùlait  âpre,  dan?  relie  ns«pmblée  bourgeoise,  Jp  «nimi  i].-  d/'Oinirp. 
même  sous  la  forme  féodale,  la  propriété  1 

Mais  la  gauche  ne  se  laissa  pas  déconcerter  par  cette  retraite  nui  allait  lui 
donner  la  majorité:  elle  resta  en  séance.  En  vain,  quelques  modérés  qui 
étaient  restés  à  leur  place,  crièrent-ils:  «  Ils  vont  extorquer  le  décret.  »  En 
vain,  Hua  proteste-t-il  contre  la  mise  aux  voix  :  «  L'Assemblée  vient  de  dé- 
créter, par  appel  nominal,  qu'il  y  avait  lieu  à  délibérer  sur  l'amendement  de 
M.  Dumolard.  J'observe  une  chose  visible  à  tous  les  yeux:  c'est  que  la  plupart 
des  opinants  à  l'appel  nominal...  {Bruit  prolortf/é  à  gauche),  lorsqu'il  s'agit  de 
voter  au  fond,  il  est  présumablc  que  ceux  qui  ont  volé  pour  qu'il  y  eût  lipu  ?i 
délibérer  auraient  voté  pour  l'admission  de  l'amendement.  Comment  se  fait-il 
que  maintenant  qu'ils  sont  partis,  on  veuille  obtenir  ce  décret?  Je  dis  que 
dans  ce  cas,  il  y  aurait  une  contradiction  monstrueuse  dans  le  premier  vote 
et  dans  la  délibération  de  l'Assemblée.  Je  demande  que  la  déliliéralion  «oit 
continuée  demain  à  9  heures,  à  la  séance  du  matin.  » 

Delacroix  répondit  avec  violence  :  «  Je  m'oppose  à  cette  proposition. 
L'Assemblée  a  fait  une  loi  contre  les  fonctionnaires  publics  qui  quittent  leurs 
postes.  On  réclame  ici  en  faveur  des  rebelles  au  décret,  qui  se  sont  retirés 
pour  ne  pas  faire  leur  devoir.  [Applaudissements  dans  les  tribunes.)  L'Assem- 
blée  n'a  pas  voulu  lever  la  séance  ;  il  suffit  de  200  membres  pour  délibérer  et 
nous  sommes  plus  de  200.  » 

L'Assemblée  vota,  en  effet,  et  elle  adopta  le  décret  suivant:  «  L'Assemblée 
nationale  décrète  que  tous  les  droits  féodaux  qui  ne  seront  pas  justifiés  être 
le  prix  de  la  concession  des  fonds  par  titre  primitif,  sont  supprimés  sans 
indemnité.  » 

Au  moment  où  fut  émis  ce  vote,  le  procès-verbal  constate  que  «  l'extré- 
mité gauche  est  remplie  et  que  le  reste  de  la  salle  est  presque  vide  ».  Chose 
curieuse  :  la  nuit  du  4  août,  et  quoique  l'ordre  de  la  noblesse  fût  représenté 
à  la  Constituante,  il  y  eut  unanimité  pour  proclamer  en  principe  l'abolition 
du  régime  féodal.  Et  dans  l'Assemblée  législative,  exclusivement  bourgeoise, 
il  y  a  à  peine  une  majorité  pour  abolir,  en  efl'et,  une  partie  des  droits  féo- 
daux. C'est  que,  dans  la  nuit  du  4  août,  il  s'agissait  d'une  déclaration  de  prin- 
cipe et  que,  le  14  juin  1792,  il  s'agit  de  porter  un  coup  sensible  à  des  intérêts 
réels. 

Ce  sont  les  discussions  de  cet  ordre,  ce  sont  les  cris  d'effroi  poussés  par 
une  partie  de  la  bourgeoisie  modérée  qui  commencèrent  à  propager  l'idée 
que  la  Révolution  pourrait  bien  un  jour  proposer  une  loi  agraire,  le  partage 
égal  (les  terres  entre  tous  les  citoyens.  Les  ennemis  de  la  Révolution  tentèrent 
d'elTrayer  par  là  tous  les  propriétaires,  et  il  est  probable  que  les  débats  sur  la 
propriété  féodale  leur  fournissaient  des  arguments.  Le  14  juin,  Chéron-La- 
bruyère,  après  le  vote  du  décret  qui  abolissait  sans  indemnité  les  droits  féo- 
daux casucls.  demanda  la  parole  pour  un  article  additionnel  et  il  dit  :  «  On  ne 


HISTOIRE    SOCIALISTE  791 

peut  se  dissitmder  que  plusieurs  propriétés  foncières  ont  été  usurpées.  Je  de- 
mande, comme  extension  du  principe  décrété,  que  toutes  les  propriétés  fon- 
cières dont  les  titres  primitifs  ne  pourront  pas  être  reproduits,  soient  déclarées 
biens  nationaux.  »  L'Assemblée  ne  statua  pas,  effrayée  sans  doute  par  les 
commentaires  que  provoquerait  un  tel  débat. 

Le  17  et  le  18  juin,  l'Assemblée  acheva  de  voter  les  articles  du  projet  du 
comité  :  les  modérés  ayant  manqué  la  manœuvre  le  14,  nosèrent  pas  recom- 
mencer la  résistance.  Mais  il  s'en  faut  que  l'abolition  du  régime  féodal  soit 
encore  complète.  Il  ne  s'agit  ici  que  des  droits  casuels.  De  nouveaux  pas  très 
hardis  seront  faits  après  la  Révolution  du  10  août.  Nous  retrouverons  donc 
la  question  féodale,  la  question  paysanne,  dans  la  suite  des  événements  révo- 
lutionnaires. 

Si  je  l'ai  tout  dabord  suivie  jusquTci,  c'est  parce  que,  à  défaut  des  cahiers 
électoraux,  je  voulais  faire  apparaître  d'emblée  la  pensée  des  paysans.  11  est 
visible  que  la  poussée  paysanne  se  joint  à  l'agitation  des  villes  et  à  la  terrible 
logique  des  événements,  pour  faire  passer  le  pouvoir  révolutionnaire  des 
modérés  aux  démocrates. 

L.K  GUERRE   OU    LA    PAIX 

La  Législative  était  une  assemblée  assez  inconsistante  et  hésitante.  Presque 
tous  les  nouveaux  élus  avaient  une  certaine  expérience  révolutionnaire.  Au 
moins  dix-neuf  d'entre  eux  sur  vingt,  étaient  des  fonctionnaires  électifs  de 
la  Révolution  :  maires,  juges  de  paix,  administrateurs  du  département  ou  du 
district,  procureurs  syndics,  membres  du  directoire  du  département.  Ils 
avaient  vu  de  près  et  surveillé  les  grandes  opérations  révolutionnaires,  la 
vente  des  biens  nationaux.  Ils  avaient  vu  de  près  aussi  les  menées  contre- 
révolutionnaires,  les  intrigues  des  nobles,  les  révoltes  des  prêtres  insermentés. 
Ils  étaient  donc  dévoués  de  tout  cœur  à  Tordre  nouveau  et  avertis  de  ses  périls 

Mais  ils  n'avaient  aucune  politique  bien  nette.  Beaucoup  d'entre  eux 
avaient  été  élus  sous  l'impression  des  événements  de  juin  1791.  Ils  avaient 
vu  la  Constituante  sa  rallier  désespérément  à  la  royauté  et  il  leur  semblait 
impo.-sible  de  tenter  un  autre  chemin.  La  sanglante  journée  dii  Ghamp-de- 
Mars,  dont  la  responsabililé  fut  attribuée  aux  démocrates,  pesa  aussi  sur  les 
élections. 

A  Paris,  les  modérés  l'emportèrent.  Danton  fut  battu,  et  c'est  à  grand' 
peine  que  Brissot  fut  élu  après  une  dizaine  de  scrutins  qui  lui  furent  défavo- 
rables. Pourtant,  Paris,  qui  dans  les  élections  pour  la  Législative  inclina  vers 
les  Feuillants,  donna  la  majorité  aux  Jacobins  et  même  aux  Cordeliers  dans 
les  élections  municipales.  Pétion  fut  élu  m.iire  de  Paris  contre  Lafayette,  et 
Danton  fut  élu  substitut  du  procureur  de  la  Commune.  Il  y  avait  incertitude 
et  Ilullcinent.  El  il  semble,  qu'on  j-ouvail  dire  de  la  Législative  ce  que  Des- 


782  HISTOIRE    SOCIALISTE 

moulins  disait,  le  21  oclobre  1792,  de  la  Conslilution  elle-même  :  «  Placée  entre 
l'étal  populaire  et  l'état  despotique,  comme  la  roue  d'Ixion  entre  deux  pentes 
rapides,  de  manière  que  la  moindre  inclinaison  devait  la  précipiter  d'un  côté 
ou  de  l'autre.  » 

La  Législative  allail-elle  renforcer  l'autorité  royale?  Allait-elle  déve- 
lopper au  contraire  la  démocratie?  Tout  d'abord,  elle  parut  animée  à  l'égard 
de  la  royauté  d'une  sorte  d'esprit  ombrageux,  et  même,  si  on  peut  dire,  de 
susceptibilité  provinciale.  Les  journaux  de  la  Cour  raillaient  les  nouveaux 
législateurs  venus  «  en  galoches  et  en  parapluies  ».  Ils  signifiaient  à  l'Assem- 
blée nouvelle  que  l'absence  de  toute  aristocratie  la  rendait  presque  ridicule.  La 
Législative  eut  la  faiblesse  de  s'émouvoir  de  ces  pointes  et  elle  chercha  à  se 
donner,  comme  le  disent  tous  ses  orateurs,  une  «  attitude  imposante  »,  un 
«  caractère  imposant  ». 

Mais,  au  lieu  de  chercher  ce  «  caractère  imposant  »  dans  la  fermeté  de 
ses  lois,  dans  la  vigueur  et  la  suite  de  ses  décrets,  elle  s'attacha  d'abord  à  des 
questions  d'étiquelte  assez  puériles.  Réunie  le  1"  oclobre,  elle  détruisit,  en  une 
de  ses  premières  séances,  le  cérémonial  réglé  par  la  Constituante  pour  les  rap- 
ports de  l'Assemblée  et  du  roi.  Elle  décida  qu'on  ne  l'appellerait  plus  «  Votre 
Majesté»,  attendu  qu'il  n'y  avait  que  deux  majestés  :  la  majesté  du  peuple  et 
la  majesté  de  Dieu.  Elle  décida  que  le  roi  ne  serait  point  assis  dans  un  fauteuil 
doré  et  plus  haut  que  celui  du  président,  mais  dans  un  fauteuil  tout  pareil 

Mais,  comme  le  lendemain  de  ces  décrets  assez  enfantins,  il  y  eut  une 
émotion  assez  vive  dans  la  bourgeoisie  parisienne,  comme  les  anciens  dé- 
putés de  la  Constituante  se  scandalisèrent  et  gémirent,  comme  les  actions  à  la 
Bourse  baissèrent  subitement  sous  la  menace  d'un  conflit  entre  la  Légis- 
lative et  le  Roi,  l'Assemblée,  assez  effarée,  revint  sur  son  vole.  Les  impétueux 
députés  de  la  Gironde,  qui  avaient  d'abord  entraîné  la  Législative  à  ces  mani- 
festations un  peu  puériles,  durent  battre  en  retraite. 

L'Assemblée  choisit  comme  président  un  modéré,  Pastoret,  qui  reçut  le 
roi  avec  un  discours  fleuri  où  s'épanouissait  «  Sa  Majesté  »,  et  qui  alla  jusqu'à 
lui  dire  :  «  Nous  avons  besoin  d'aimer  notre  roi.  »  Tour  à  tour  guindée  et 
attendrie,  la  Législative  ne  prenait  pas  du  tout,  en  ces  premiers  jours,  le 
caractère  «  imposant  »  qu'elle  avait  recherché.  Elle  imagina  aussi  de  donner 
au  serment  de  fidélité  que  devaient  prêter  tous  les  législateurs,  un  apparat 
théâtral.  Elle  décréta  qu'une  députation  irait  chercher  aux  Archives  l'exem- 
plaire de  la  Constitution. 

Ce  furent  les  plus  âgés  des  députés  qui  allèrent  chercher  le  dépôt  sacré. 
Quand  ils  rentrèrent  dans  l'Assemblée,  elle  se  leva  comme  en  une  manifesta- 
tion religieuse.  C'était  l'arche  sainte  qui  passait.  Des  fervents  proposèrent  que 
pendant  que  la  Constitution  séjournerait  ainsi  dans  l'Assemblée,  aucun  dé- 
puté ne  fût  admis  à  parler,  de  môme  qu'on  ne  parlait  point  quand  le  roi  était 
présent.  Devant  le  Saint-Sacrement  de  la  Révolution  le  silence  convenait. 


IllSTOIllE     SOCIALISTE 


L'Assemblée  n'alla  pas  jusqu'à  cette  mysticité  un  peu  !iii. 
propositions  les  plus  étranges  abondèrent  :  En  jurant,  les  (!';;); 
tenir  tout  le  temps  la  main  sur  le  livre  de  la  Constitution.  Ur.e. 
seconde  le  contact  eût  été  supprimer  la  vertu  du  serment. 


.■il :>  (f-S 
-   ■:>'V;.[iiM;l 


,  r.llO.>Sli 

■   /*'        /      ■'   '       A—  / 


Jérôme  Pétion. 
(D'après  une  estampe  du  Musée  Carnavalet). 


D'autres  proposèrent  que  la  formule  du  serment  de  fulélitO  :'i 
Constitulion,  à  la  nation,  à  la  loi,  au  roi,  fût  écrite  en  gros  caractères  sui  n 
enseigne,  et  que  celle  enseiorne  dominât  la  trilMine. 

L'Assemblée  voulait  ainsi  se  donner  je  no  sais  quoi  de  solennel,  < 

UV.    100.  —  HISTOIRE    SOCIALISTÏ.  UV     lUv- 


701  histoihb   sucialisti?: 

modérés  essayaient  de  faire  de  la  Conslilulion  de  179i,  si  largement  monar- 
chique, une  sorte  de  livre  s-acro. 

Mais  bientôt  des  difficultés  pressantes  et  graves  obligèrent  la  Législative 
à  renoncer  à  ces  cérémonies  puériles  et  à  faire  face  au  péril.  D'abord  deux 
nouvelles  sinistres  lui  parviennent,  l'une  d'Avignon,  l'autre  de  Saint-Do- 
mingue. 

A  Avignon,  un  secrétaire  de  la  mairie  patriote,  Lescuyer,  est  assassiné 
dans  une  église  par  la  populace  catholique  fanatisée.  Les  patriotes  crièrent 
vengeance,  mais  ils  commirent  la  faute  de  laisser  un  bandit,  .lourdan  coupe- 
tôte,  prendre  la  direction.  Celui-ci,  aidé  par  des  hommes  ivres  de  colère  et  de 
sang,  consomma'les  effroyables  massacres  de  la  Glacière. 

A  Saint-Domingue,  les  mulâtres  et  les  noirs,  exaspérés  par  la  politique 
décevante  de  la  Constituante,  venaient  de  se  soulever,  et  en  une  nuit,  avaient 
incendié,  pillé,  massacré. 

Mais  quelque  violents  et  douloureux  que  fussent  ces  événements,  ils 
n'étaient  point,  pour  ainsi  dire,  au  cœur  même  de  la  Révolution.  La  révolte 
des  colonies  était  lointaine  ;  le  comlat  venaissin  éUiit  à  peine  annexé  de  la 
veille.  Ce  qui  était  plus  inquiétant,  sinon  plus  triste,  c'est  que  partout  la 
contre-révolution  s'agitait,  se  ranimait  à  l'espérance.  C'est  que  les  émigrés, 
rassemblés  en  un  petit  corps  de  troupe  sur  nos  frontières,  multipliaient  les 
excitations  et  les  défis  :  c'est  qu'en  France  même  les  prêtres  réfractaires 
animaient  les  esprits,  et  qu'en  Vendée  notamment,  les  premiers  feux  de  la 
guerre  civile  s'allumaient. 

Mais  s'il  y  avait  partout  des  difBcultés  ou  même  des  périls,  la  force  de  la 
Révolution  restait  immense,  et  il  aurait  suffi  à  la  Législative  d'une  politique 
de  fermeté  et  de  sang-froid  pour  assurer  le  fonctionnement  de  l'ordre  révo- 
lutionnaire. Mais  c'est  précisément  le  sang-froid  qui  taisait  défaut  à  cette 
assemblée  inexpérimentée  et  inconsistante.  Tout  contribuait  à  la  déconcerter. 
D'abord,  la  disparition  de  la  Constituante,  de  la  grande  assemblée,  qui,  si 
souvent,  an  20  juin,  au  14  juillet,  puis  au  21  juin  1792,  avait  sauvé  la  Révolu- 
tion, encourageait  les  espérances  factieuses. 

Il  semblait  aux  ennemis  de  la  liberté  que  l'immense  force  révolution- 
naire, qui  les  avait  vaincus,  n'était  plus  là,  et  que  les  destins  allaient  changer. 

L'impuissance  de  la  Constituante  elle-même,  après  Varennes,  sa  soumis- 
sion, en  quelque  sorte  superstitieuse,  à  la  royauté  provocatrice  et  traîtresse, 
avait  suggéré  l'idée  que  la  monarchie  était  intangible,  qu'elle  était  la  seule 
force  durable  et  inviolable  et  qu'on  ne  risquait  rien  à  se  rallier  autour  d'elle. 

Les  persécutions,  dirigées,  à  la  suite  des  événements  du  Ghamp-de-Mars, 
contre  les  patriotes  les  plus  ardents,  poursuivis  comme  Danton  jusque  dans 
les  assemblées  électorales,  exaltaient  encore  la  confiance,  l'esprit  de  sarcasme 
et'de  provocation  des  réacteurs. 

L'heure  semblait  venue  où  la  Révolution,  lassée  et  cumme  effrayée  de  son 


HISTOIRE     SOCIALISTE  795 

propre  mouvement,  cessait  de  frapper  ses  ennemis  et  se  frappait  elle-même. 

Avec  de  la  prudence  et  de  l'esprit  de  suite,  la  Législative  aurait  permis 
à  l'énergie  révolutionnaire  de  se  reformer.  Mais  la  Législative,  sans  passé, 
sans  prestige,  n'avait  pas  confiance  en  elle-même  :  et  d'emblée  elle  crui 
qu'elle  devait  crier  très  fort,  prodiguer  les  gestes  de  menace,  pour  se  fair- 
craindre.  Les  orateurs,  jeunes,  brillants,  passionnés,  qui  abondaient  en  ell:\ 
les  Grangeneuve,  les  Isnard,  les  Guadet,  même  Vergniaud,  se  plaisant  a  x 
émotions  oratoires,  lui  communiquaient  une  ardeur  désordonnée,  fiévreuse  ^t 
un  peu  factice  et  une  sorte  de  fanatisme  superficiel. 

Entre  les  motions  éblouissantes  des  Girondins  et  les  conseils  de  modéi.i- 
tion  débile  et  sournoise  des  Feuillants,  l'Assemblée  oscillait  sans  cesse  •  l 
elle  n'avait  ni  la  suite  dans  la  modération,  ni  la  suite  dans  la  vigueur. 

Toute  l'Assemblée  avait  je  ne  sais  quoi  de  superficiel  et  d'artificiel.  Elle 
ne  portait  point  en  elle  la  forte,  saine  et  droite  pensée  du  peuple,  écarté  du 
scrutin  par  la  loi  des  citoyens  passifs.  Et  d'autre  part,  la  bourgeoisie  diri- 
geante, très  déconcertée  et  divisée  au  lendemain  de  Varennes,  ne  lui 
avait  donné  qu'un  mandat  trouble  et  incohérent.  Elle  était  donc  comme  sus- 
pendue dans  le  vide  et  à  la  merci  des  souffles  errants,  des  motions  impro- 
visées ou  des  intrigues  savantes.  Et  la  tentation  devait  venir  naturelle- 
tiienl  aux  habiles,  à  ceux  qui  se  croyaient  «  des  hommes  d'Etat  »  de  mépriser 
un  pi'u  cette  Assemblée  imprévoyante,  et  de  la  conduire  par  des  raisons  in- 
complètes vers  des  buts  qu'on  ne  lui  révélait  qu'à  demi. 

C'est  ainsi  que  soudain,  en  une  séance,  en  un  discours,  Brissot  fit  surgir 
la  question  de  la  guerre.  Or,  c'était  en  partie,  une  question  factice  et  qui 
masquait  des  desseins  inavoués. 

Ir^our  nous,  aujourd'hui,  il  n'y  a  pas  de  plus  troublant  problème.  Il  peut 
sans  doute  paraître  puéril  de  refaire  l'histoire  après  coup  et  de  se  demander 
-ce  qu'il  lût  advenu  de  la  Révolution,  de  la  France,  de  l'Europe,  de  l'univers,  si 
la  France  révolutionnaire  avait  pu  éviter  la  guerre. 

.Mais  d'autre  part,  cette  grande  aventure  de  la  guerre  a  fait  tant  de  mal 
à  notre  pays  et  à  la  liberté,  elle  a  si  violemment  déchaîné,  dans  la  France  de 
la  philosophie  et  des  droits  de  l'homme,  les  instincts  brutaux,  elle  a  si  bien 
préparé  la  banqueroute  de  la  Révolution  en  césarisme,  que  nous  sommes 
obligés  de  nous  demander  avec  angoisse  :  Cette  guerre  de  la  France  contre 
l'Europe  était-elle  vraiment  nécessaire?  Etait-elle  vraiment  commandée  par 
les  dispositions  des  puissances  étrangères  et  par  l'état  de  notre  propre  pays? 
Enfin,  pour  dire  toute  notre  pensée,  il  nous  répugnerait  beaucoup  de  dégra- 
der ou  de  méconnaître  le  patriotisme  fervent,  l'enthousiasme  sacré  qui  se 
mêla  à  la  grande  aventure  guerrière  ;  mais  si  à  l'origine  même  de  celte 
aventure  héroïque  nous  démêlons  une  part  d'intrigues,  de  roueries,  de  men- 
songes, c'est  notre  devoir  d'avertir  les  générations  nouvelles. 

Je  crois  pouvoir  dire,  après  avoir  bien  étudié  les  documents,  que,  pour 


ppttl.  Il  -'i  Tf-   I  élé  m  ic  liii'iiv  F^i  Giioii  le  y  ;i  co.idu  1 1 1  Fi'i->. 

I    1    r..li«;  •<,  i;!!  o  I  lia  pK  ly  dio'.l  i>;dire  que  la  jru.Tie  cUii  wiira  •r... 
I    f\  i;  I  11    . 

'     -    11"  "2)  >i|()'  ip  !T1)1.  -i  ;.ropo5  du  d«HiH<  sur  Ic^ '•ini-Tanls.  ■;  e  lJ.i-5-.o., 

;  .1  1 1  irMiuni'.  A»;i:;l  M"!  i' ''Cl  p-r.é,  il  fui  salae  p(*r  les  plas  vifs  applaii- 

■  ;>>  m  îits.  Lviùcm.ueui  leâ  initiés  savaient  quel  coup  il  allait  porter,  quel 
horizon  «  plein  d'éclairs»  il  allait  ouvrir;  et  avant  même  que  le  machiniste  fit 
jouer  le  décor,  ils  exaltaient  le  sentiment  de  l'Assemblée. 

Il  commença  par  déclarer  qu'il  serait  à  la  fois  injuste  et  inutile  de  frapper 
la  foule  obscure  des  éraigranls  :  Ce  sont  les  chefs  de  l'éraigration,  les  fonction- 
naires publlcs.ayantdéserté  leur  poste;  ce  senties  princes,  les  frères  du  roi  qui 
doivent  être  sommés  de  rentrer,  et  s'ils  désobéissent,  déchus  de  leurs  titres 
et  droits. 

Par  là  Brissot  se  flatte  d'arrêter  l'émigration,  de  frapper  à  la  lôte  la 
contre-révolution. 

Prétention  étrange  1  Car  les  princes  français,  décidés  à  la  guerre  à  mort 
contre  la  Révolution,  méprisaient  tous  les  décrets  de  déchéance  et  de  confis- 
cation :  que  leur  importaient  les  décrets  des  «  rebelles  »  ?  Et  quant  à  leurs^ 
biens,  ils  les  avaient  déji  réalisés  en  partie,  et.  vainqueurs,  ils  les  retrou- 
veraient sans  peine. 

Brissot  s'exalte  pourtant,  comme  s'il  y  avait  là  une  vue  audacieuse  et  un 
moyen  décisif  de  salut  : 

«  Vous  devez  vous  élever,  Messieur-,  à  la  hauteur  de  la  Révolution.  Vous 
devez  faire  respecter  la  Constitution  par  les  rebelles,  et  surtout  par  leurs 
chefs,  ou  elle  tombera  par  le  raéiiri-;.  Le  néant  est  là  :  il  attend  ou  la  noblesse 
ou  la  Constitution  :  choisissez.  {Vifs  applaitdhsements.)  Ce  décret  va  vous 
juger.  Ils  vous  croient  timides,  effrayés  par  l'idée  de  frapper  sur  des  indi- 
vidus que  la  précédente  Assemblée  a  épargnés.  Qu'ils  apprennent  enfin  que 
vous  avez  le  secret  de  votre  force... 

«  Craindriez-vous  d'être  imprudents  en  frappant  ce  coup?  C'est  la  pru- 
dence même  qui  vous  l'ordonne.  Tous  vos  maux,  toutes  les  calamités  qui 
désolent  la  France,  l'anarchie  que  sèment  sans  cesse  des  mécontents,  la  dis- 
parition de  votre  numéraire,  la  continuité  des  émigrations,  tout  part  du  loyer 
de  rébellion  établi  dans  le  Brabant,  et  dirigé  par  les  princes  français.  Eteignez 
ce  foyer  en  poursuivant  ceux  qui  i'  fomentent,  en  vous  attachant  opiniâ- 
trement à  eux,  à  eux  seuls,  et  les  caliw/és  disparaîtront.  » 

Quel  enfantillage  ou  quelle  manu:  ..re  de  prétendre  que  toute  l'agitationr 
contre-révolutionnaire  lient  au  rassemblement  de  quelques  milliers  d'émi- 
grés !  Quel  enfantillage  ou  quelle  manœuvre  de  prétendre  que,  pour  arrêter 
toute  celle  agitation,  il  sufBra  de  proférer  contre  les  princes,  chefs  de  l'émi- 
gration, des  menaces  que  les  législateurs  ne  pouvaient  mettre  à  exécution  1 

Mais,  soudain,  avouant  lui-même  la  futilité  de  ces  mesures,  Brissot  met 


in^TOin '■,     SO:".!  \  i.'ST' 


1'  !  V.-iiirc  l'o  11  Iti""  nlni  (111.  non  plu-  en  mie  iVudv.  i:;;;l.„_i.c  uuuped'émi- 
i,'i(>.  in:ii<  PII  I'hc  do  i"La.u,.c  mûuarchique  et  féodale  : 

«  Je  vous  l'ai  déjà  fait  pressentir  :  toutes  vos  lois  et  contre  les  émigrants 
et  contre  les  rebelles  et  contre  leurs  chefs  seraient  inutiles,  si  vous  n'y  joignez 
pas  une  mesure  essentielle,  seule  propre  à  en  assurer  le  succès,  et  celte  me- 
sure concerne  la  conduite  que  vous  avez  à  tenir  à  l'égard  des  puissances 
étrangères  qui  maintiennent  et  encouragent  ces  émigrations  et  ces  révoltes. 

«  Je  vous  ai  démontré  que  cette  émigration  prodigieuse  n'avait  lieu  que 
parce  que  vous  aviez  épargné  les  chefs  de  la  rébellion,  que  parce  que  vous 
avez  toléré  le  foyer  de  contre-révolution  qu'ils  ont  établi  dans  les  pays  étran- 
gers ;  et  ce  fait  n'existe  que  parce  qu'on  a  négligé  ou  craint  jusqu'à  ce  jour 
de  prendre  des  mesures  convenables  et  dignes  de  la  nation  française,  pour 
forcer  les  puissances  étrangères,  d'abandonner  les  rebelles.  » 

1  Tout  présente  ici,  Messieurs,  cet  enchaînement  de  fraudes  et  de  séduc- 
tions. Les  puissances  étrangères  trompent  les  princes,  ceux-ci  trompent  les 
rebelles,  les  rebelles  trompent  les  émigrants.  Parlons  enfln  le  langage  d'hom- 
mes libres  aux  puissances  étrangères  et  ce  système  de  révolte,  qui  tient  à  un 
anneau  factice,  tombera  bien  vite;  et  non  seulement  les  émigrations  cesse- 
ront, mais  elles  reflueront  vers  la  France;  car  les  malheureux  qu'on  enlève 
ainsi  à  leur  patrie  désertent  dans  la  ferme  persuasion  que  des  armées  innom- 
brables vont  fondre  sur  la  France  et  y  rétablir  la  noblesse.  Il  est  temps  enfin 
'le  faire  cesser  ces  espérances  chimériques  qui  égarent  des  fanatiques  ou 
ies  ignorants;  il  est  temps  de  montrer  à  l'univers  ce  que  vous  êtes,  hommes 
'.lires  et  Français.  »  [Applaudissements  prolongés.) 

Hélas  1  quelle  mystification,  et  avec  quelle  facilité  l'Assemblée  se  laisse 
prendre  à  des  raisonnements  aussi  dangereux  qu'enfantins!  Car  s'il  est  vrai 
que  les  puissances  étrangères  trompent  les  émigrants,  s'il  est  vrai  qu'elles  ne 
>oiii  nullement  disposées  à  mettre  à  leur  service  des  soMats,  la  vérité  ne 
la'dera  pas  à  éclater  à  tous  les  yeux  :  la  déception  ramènera  bientôt  les 
I  migrants,  et  tout  ce  prestige  s'évanouira  sans  que  la  France  ait  couru  le 
risque  d'indisposer  les  puissances  étrangères  par  des  fanfaronnades  et  des 
menaces.  Si  les  puissances  sont  foncièrement  pacifiques,  pourquoi  s'exposer 
à  susciter  en  elles  des  sentiments  belliqueux? 

Mais  soudain,  comme  s'il  avait  senti  la  frivolité  de  sa  thèse,  Brissot  jette 
le  Irouble  dans  l'esprit  de  l'Assemblée  par  la  plus  détestable  exaltation  et  par 
les  contradictions  les  plus  étranges.  Il  fait  appel  au  sentiment  de  la  gloire, 
à  l'amour-propre  blessé.  Il  montre  le  peu  de  cas  que  les  puissances  font  de 
la  France  révolutionnaire,  de  sa  Constitution  nouvelle.  Partout,  en  tous  pays, 
à  Naples,  en  Russie,  en  Suisse,  à  Liège,  nos  ambassadeurs  ne  trouvent  point 
les  égards  auxquels  ils  ont  droit.  Et  Brissot,  en  un  tableau  effrayant  et  som- 
maire, nous  montre  un  instant  toule  l'Europe  conjurée  contre  nous  : 

«  Est-il  vrai  que  dans  cotte  fameuse  entrevue  de  Pilnilz,  on  ait  conjuré 


798  HISTOIRE     SOCIALISTE 

la  ruine  de  la  Conslitulicii  frunçaise?  Esl-il  vrai  qu'on  y  ail  arrtHù  ci'tle  dé- 
claration devenue  publique,  par  laquelle  les  princes  s'engagent  L  maintenir 
le  repos  de  l'Europe  et  à  tourner  leurs  armes  contre  la  France,  si  elle  re 
donne  pas  satisfaction  aux  princes  allemands?  Est-il  vrai  que  le  roi  de 
Prusse,  comme  Électeur  de  Brandebourg,  ait  fait  la  môme  déclaration  à  la 
Diète  de  Ralisbonne?  Esl-il  vrai  que  l'Impératrice  de  Russie  ait  écrit  cette 
lettre  à  l'Empereur,  dans  laquelle  elle  déclare  qu'elle  se  croit  obligée,  par 
bien  des  considéralions  et  pour  le  repos  de  l'Europe,  à  regarder  comme  sa 
propre  cause  la  cause  du  roi  des  Français?  Est-il  vrai  qu'elle  ait  actuellement 
donné  des  sommes  d'argent  considérables  aux  chefs  des  rebelles,  qu'elle  leur 
ait  envoyé,  pour  se  concerter  "avec  eux,  un  personnage  distingué  dans  ses 
Étals?... 

«  Esl-il  vrai  que  tous  les  princes  aient  arrêté  de  tenir  un  congrès  à  Aix- 
la-Chapelle  pour  modifier  notre  Conslitulion  et  rétablir  la  noblesse?  Esl-il 
vrai  que  cet  évident  projet  de  congrès  doive  s'exécuter,  malgré  la  déclaralion 
faite  par  le  roi  qu'il  accepte  la  Constilulion?  » 

Mais,  si  tout  cela  est  vrai,  il  y  a  une  conjuration  universelle  des  souve- 
rains de  l'Europe  contre  la  France  de  la  Révolution,  et  la  guerre  va  éclater. 
Nous  savons,  nous,  que  cela  n'est  point  vrai;  que  Brissot,  dans  ces  interro- 
gations menaçantes,  supprime  toutes  les  nuances,  ne  lient  aucun  compte  des 
difflcultés  sans  nombre  qui  paralysaient  les  puissances,  des  réserves  qui 
neutralisaient  leurs  déclarations.  Nous  savons  déjà,  notamment,  qu'à  Pilnitz 
l'empereur  d'Autriche  et  le  roi  de  Prusse  n'ont  pris  que  des  engagements 
incertains,  subordonnés  au  concours  des  autres  puissances  qui,  comme  l'An- 
gleterre, se  dérobent.  Mais  enfin,  si  cela  est  vrai,  il  n'y  a  plus  en  effet  à  hési- 
ter. 11  faut  révéler  à  la  France  toute  l'étendue  du  péril  et  sonner  dans  tout  le 
pays  la  guerre  sainte  pour  la  liberté. 

Mais  voici  que  soudain  Brissot  nous  découvre  qu'au  fond  les  puissances 
veulent  la  paix,  ou  sont  incapables  de  faire  la  guerre,  et  que  tout  cela  n'est 
que  fantasmagorie  : 

«  Considérez,  Messieurs,  quelles  puissances  on  veut  vous  faire  redouter, 
et  vous  verrez  si  vous  ne  devez  pas  déployer  toute  votre  énergie,  soit  à  leur 
égard,  soit  à  l'égard  des  rebelles  qu'elles  favorisent. 

«  Le  peuple  anglais  aime  notre  Révolution,  si  son  gouvernement  la  bail, 
et  pour  juger  des  forces  de  ce  gouvernement,  il  faut  ouvrir  le  registre  des 
intérêts  qu'il  paye,  entendre  les  volontaires  de  Dublin,  parcourir  les  déserts 
de  l'Ecosse  et  suivre  le  lord  Cornwallis  à  Seringapataara. 

«  C'est  à  Tippou,  vainqueur  ou  vaincu,  que  nous  devons  la  modération 
du  gouveriiemenl  anglais;  il  ne  sera  jamais  à  redouter  tant  qu'il  aura  à 
combattre  ou  à  régir  le  vaste  Hindouslan.  Non  que  je  veuille  ici  déprécier 
un  peuple  libre,  avec  lequel  la  nature  des  choses  nous  commande  les  liaisons 


HISTOIRE   SOCIALISTE  790 


l.'s  plus  .■■Iniiti's,   un   |.cu(ilc  ai.-|"lé  à  éivi-    n<>\r^'    allii''.    noire   (i-i've  ;     mais  je 
veux,  je  dois  calmer  de  vaines  terreurs. 

«  Telles  sont  encore  celles  qu'inspire  l'Autriclie-Hongrie.  Son  chef  aimt 
la  paix,  veut  la  paix,  a  besoin  de  la  paix.  {Applaudissements.)  Ses  pertes  im- 
menses en  hommes  et  en  argent  dans  la  dernière  guerre,  la  modicité  de  set 
revenus,  le  caractère  inquiet  et  remuant  des  peuples  qu'il  commande,  les 
mécontentements  du  Brabant  que  les  prédications  des  Vonckistes,  que  les 
querelles  des  Étals  avec  le  Conseil  ne  cessent  d'allumer,  la  disposition  des 
troupes  qui  ont  pressenti  la  liberté,  qui  ont  déjà  donné  des  exemples  funestes 
pour  la  discipline,  encouragées  par  une  condescendance  inouïe  dans  les  trou- 
pes autrichiennes,  tout  fait  une  loi  à  Léopold  de  recourir  aux  négociations  et 
non  aux  armes. 

«  Les  habitudes,  les  goûts  et  l'intérêt  y  porteront  également  l'héritier  du 
grand  Frédéric,  qui  ne  peut  en  politique  excuser  sa  coalition  avec  son 
ennemi,  s'il  veut  être  de  bonne  foi  jusqu'au  bout;  car  la  Révolution  fran- 
çaise ôte  à  l'Autriche  une  partie  de  son  poids  dans  la  balance  germanique. 

«  Quant  à  cette  princesse  (Catherine  de  Russie),  dont  l'ambition  ne 
connaît  point  de  bornes,  tout  est  uni  contre  elle  :  ses  trésors  épuisés,  ses 
guerres  ruineuses,  les  éléments,  les  distances.  On  a  peine  à  subjuguer  des 
esclaves  à  mille  lieues;  on  ne  triomphe  point  d'hommes  libres  à  cette  dis- 
tance. »  [Applaudissements.) 

Mais  quoi!  et  que  veut  donc  Brissot?  Si  malgré  leurs  manifestations  con- 
tre-révolutionnaires les  puissances  ou  désirent  la  paix,  ou  sont  incapables  de 
faire  la  guerre,  si  leur  démonstration  contre  la  liberté  nouvelle  de  la  France 
est  une  parade,  elles  y  renonceront  d'elles-mêmes  quand  elles  verront  que 
cette  parade  est  vaine,  que  la  France  ne  s'émeut  pas.  Il  n'y  a  donc  qu'une 
politique  sensée  :  sauvegarder  le  sang-froid  de  la  France  et  pratiquer  la 
Constitution  libre,  sans  souci  de  l'étranger.  Par  sa  seule  durée,  la  liberté 
révolutionnaire  déjouera  les  manœuvres  de  l'étranger,  et  triomphera  de  tous 
ces  simulacres  d'hostilité. 

Mais  provoquer  les  puissances,  leur  tenir  un  langage  menaçant,  et 
s'exposer  ainsi  à  convertir  en  résolutions  réellement  belliqueuses  leurs  parades 
grossières  ou  leurs  velléités  incertaines,  c'est  un  crime  contre  la  Révolution, 
livrée  ainsi  à  tous  les  hasards.  Ce  crime  s'aggrave  quand,  pour  décider  la 
France  à  ces  démarches  imprudentes,  on  exagère  à  plaisir  la  faiblesse  et  les 
embarras  de  l'étranger,  dont  les  difficultés  intérieures  ne  dépassaient  certai- 
nement pas  celles  de  la  France  elle-même.  Et  pourtant,  après  avoir  égaré  par 
ces  sophisnies  une  assemblée  sans  information  et  sans  réflexion,  Brissot  la 
grise  de  paroles  fanfaronnes  : 

«  La  France  a  le  droit  de  dire  aux  gouvernements  voisins  :  nous  respec- 
tons votre  pays,  mais  respectez  le  nôtre;  ne  donnez  plus  d'asile  aux  mécon- 
tents, ne  vo.  s  associez  plus  à  leurs  projets  san^'uinaires;  déclarez-nous  que 


f;0  HISTOIRE     SOCIALISTE 

vous  ne  vous  y  associerei  pas;  ou  si  vous  préférez  à  l'aniilié  d'une  grande 
nation  vos  rapports  avec  quelques  brigands,  allendez-vous  à  des  vengeances  ; 
la  vengeance  d'un  peuple  libre  est  lente,  mais  elle  frappe  sûrement.  »  {Applau- 
dissements.) 

0  détestable  griserie  d'ignorance  et  d'orgueil.  Même  le  Ça  ira  avait 
retenti  dans  le  discours  de  Brissol  «  ce  chant  célèbre  qui  propagera  jusque 
dans  les  derniers  temps  l'histoire  de  la  Révolution.  »  Brissot  donna  lecture 
d'un  projet  de  décret  qui  se  terminait  ainsi  : 

«  Quant  aux  puissances  étrangères  qui  favorisent  les  émigrants  et  les 
rebelles,  r.\ssemblée  nationale  réserve  à  cet  égard  de  prendre  les  mesures 
convenables,  après  le  rapport  du  ministre  des  Affaires  étrangères  ajourné  au 
i*  novembre.  » 

Celait  menaçant  et  vngue  :  c'était  la  nuée  perflde  portant  la  guerre  dans 
ses  flincs.  Quan<l  Brissot  descendit  de  la  tribune  d'où  il  avait  laissé  tomber 
tant  de  paroles  contradictoires,  aveuglantes  et  funestes,  «  une  grande  p  i(ii! 
de  l'Assemblée  et  dos  tribunes  applaudit  à  plusieurs  reprises.  —  Les  applau- 
dissements accompagnent  M.  Brissot  jusqu'à  sa  place,  et  quelques  minutes 
se  passent  dans  l'agilMlion.  »  Ce  fut  une  journée  fatale. 

Aucun  orateur  n'osa  répondre  nettement  à  Brissot  qu'il  compromettait 
témérairement  la  pai.T,  et  que  la  Révolulion  ne  devait  pas  se  risquer  en  cette 
grande  aventure  sans  une  connaissance  certaine  de  l'état  de  l'Europe  et  sans  ' 
une  nécessité  absolue.  Les  uns  déclarèrent  modestement  et  presque  humble- 
ment qu'ils  n'avaient  que  «  quelques  étincelles  à  ajouter  aux  grands  éclairs 
de  Biis.-ol  »;  d'autres  se  bornèrent  à  dire  qu'il  avait  «  transformé  tout  le 
champ  de  la  discussion  »  et  à  demander  un  ajournement  du  'îébat. 

Les  journaux  démocratiques  furent  un  moment  déconcertés.  Le  journal 
de  Prudhomme,  les  Rcvolulions de  Paris,  qui  tout  à  l'heure,  va  ouvrir  contre 
la  politique  de  guerre  une  si  belle  et  si  vigoureuse  campa'.:ne,  se  tait  tout 
d'abord.  C'est  à  peine  s'il  mentionne  le  grand  discours  de  Brissol  et  il  ne  le 
commente  pas.  Ce  silence  ou  ce  quasi-silence  sur  un  discours  aussi  sensa- 
tionnel est  déjà  signiQcatif:  c'est  un  blâme  secret,  qui  n'ose  s'exprimer  enore. 
Maral  lui-même  est  embarrassé;  lui,  qui  bienlôt,  se  déchaînera  contre  Brissot 
avec  tant  de  violence,  il  se  réserve;  pourtant,  avec  sa  clairvoyance  aiguë,  il 
a  bien  démêlé  les  sophismes  et  les  contradictions  du  discours,  mais  on  di- 
rait qu'il  n'ose  prendre  ouvertement  à  son  compte  les  critiques  qu'il  suggère, 
et  sa  conclusion  est  bien  vague.  Dans  son  numéro  du  25  octobre,  il  écrit  : 
o  Je  ne  suivrai  point  M.  Brssot  dans  ses  considérations  sur  nos  rapports  po- 
litiques avec  les  nations  étrangères,  que  nous  devons  regarder  comme  enne- 
mies, d'après  les  outrages  qu'en  éprouvent  les  Français,  amis  de  la  liberté. 

«  Il  pense,  qu'au  lieu  de  nous  attaquer  de  vive  force,  elles  for- 
meront entre  elles,  une  médiation  .nmiée.  pour  reconnaître  la  no- 
Itlesse.   et  nous  donner  le   gonverunnieni   anglais.   Mais  à  quoi  bon,  dira 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


801 


peut-être  quelque  raisonneur,  insister  si  fort  sur  la  nécessité  de  les  faire 
expliquer  incessamment,  sans  attendre  qu'elles  nous  attaquent  à  ^improviste 
puisque  les  plus  redoutables  sont  peu  faites  pour  nous  intimider,  tandis  que 
les  autres  ne  méritent  que  dumépris?  EL  puisque  nous  n'avons  rien  àcraindre 
de  ces  puissances,  pourquoi  s'inquiéter  si  fort  des  émigrants  qui  réclament 


GOADBT. 

(D'après  une  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 


leur  appui?  Pourquoi  les  poursuivre  à  outrance  sans  distinguer  les  citoyens 
effrayés  des  lâches  déselteurs  et  des  traîtres  perfides  ? 

«  Ce  sont  les  atteintes  cruelles  que  ces  puissances  liguées  avec  les  conjurés 
du  dedans  et  du  dehors  peuvent  porter  à  la  liberté;  et  les  coups  mortels 
qu'elles  s'apprêtent  de  porter  à  la  patrie,  qui  doivent  enfin  nous  faire  ouvrir 
les  yeux  sur  les  dangers  qui  nous  menacent,  et  nous  faire  recourir  à  des  me- 
sures efQcaces  pour  faire  rentrer  dans  nos  murs  les  fugitifs  conspirateurs.  » 

UV.  101.    —    BISTOIBE   SOCIALISTE.  LIV.    101. 


802  IIISTOIRIi:     SOCIALISTE 

Evidemment,  les  objections  que  Maral  met  dans  la  bouche  du  raisonneur, 
ont  frappé  Marat  lui-même,  et  devant  li^  discours  de  Urissotil  ressent  du  ma- 
laise. Mais  il  n'est  pas  encore  it«^cidé  à  lofTensive. 

Ainsi,  dès  son  premier  éclat,  la  politique  belliqupuse  semblait  tout  do- 
miner. Et  pourtant,  jamais  les  dispositions  des  puissances  ne  furent  plii^  in- 
certaines. Jamais  il  ne  parut  plus  facile,  à  une  politique  avisée,  de  conjurer 
toute  agression  et  d'empi^cher  le  concert  des  souverains.  J'ai  déjà  cité  la  lettre 
du  roi  d'Angleterre  qui  refusait  tout  concours  au  roi  de  Suède  et  par  son  ferme 
propos  de  neutralité,  réduisait  à  néant  la  convention  de  Pilnitz.  J'ai  cité  aussi 
ce  que  Fersen  écrit  des  dispositions  tout  k  fait  négatives  de  l'empereur  Léo- 
pold.  Il  est  certain  qu'en  octobre,  au  moment  même  où  Brissot  pousse  la 
France  à  une  démarche  décisive,  le  désarroi  et  l'hésitatioD  sont  très  grands  à 
la  Cour  et  chez  les  puissances. 

La  trahison  royale  continue.  Ni  Louis  X"V1,  ni  Marie-.\ntoinetle  n'accep- 
tent la  Révolution  et  la  Constitution.  Mais  ils  sont  frappés  de  terreur,  il?  ont 
peur  qu'une  imprudence  des  émiarrés  expose  leur  liberté  et  leur  vie  même  aux 
plus  grands  périls.  Ils  s'efforcent  à  paralyser  l'émigration  :  et  ils  demandeat 
aux  souverains  étrangers  de  former  un  Congrès.  Ce  Congrès  essaiera  d'im- 
poser à  la  France  une  constitution  nouvelle,  plus  respectueuse  de  la  monar- 
chie. C'est  la  trahison,  mais  la  trahison  mêlée  de  peur.  Car  Louis  XVI  et  Marie. 
Antoinette  craignent  que  si  le  Congrrs  des  souverains  procMe  d'emblée 
par  la  force,  il  ne  provoque  un  soulèvement  terrible  de  toute  la  France.  Il 
faudrait  qu'il  pût  agir  par  une  sorte  de  pression.  Mais  cette  pression  ne  sera 
efficace  que  si  les  puissances  sont  absolument  unanimes. 

Or,  celte  unanimité  absolue  est.  à  cette  date,  une  chimère.  Des  puis- 
sances se  réservent  et  elles  tirent  argument  de  L'acceptation  de  la  Consti- 
tution par  Louis  XVI.  Les  princes,  les  émigrés,  désavoués  par  le  roi,  re- 
doutés par  la  reine,  importuns  aux  puissances,  s'exaspèrent  tous  les  jours, 
mais  d'une  rage  impuissante. 

Le  20  octobre,  le  jour  môme  où  Brissot  sonne  la  première  fanfare  de 
guerre,  le  comte  de  Fersen  écrit  au  roi  de  Suède:  «  Sire,  je  .«uis  assuré  que 
l'intention  de  l'empereur  est  de  regarder  la  sanction  du  roi  de  France  comme 
bonne,  et  de  ne  rien  faire  en  ce  moment,  sous  prétexte  qu'on  ne  peut  pas 
lui  donner  un  démenti.  Mais  la  seule  chose  qu'on  pourrait  obtenir,  serait 
l'annonce  immédiate  d'un  Congrès,  la  fixation  du  lieu  et  la  nomination  des 
membres  qui  devraient  le  composer.  Le  prétexte  de  ce  Congrès  serait  la 
prise  de  possession  que  l'Assemblée  a  faite  d'.\vignon.  Il  faudrait  engager  le 
pape  à  réclamer  l'intervention  de  toutes  les  puissances  de  l'Europe  contre 
une  telle  usurpation.  La  Cour  d'Espagne  pourrait  indiquer  cette  démarche  à 
Sa  Sainteté.  Je  doute  cependant  encore  de  l'activité  que  ^empereur  tnet- 
trait  à  cette  démarche  s'il  n'y  était  poussé  par  les  autres  Cours.  » 

Marie-Anloinelte  écrit  le  19  octobre  à   Fersen:  «  J'écris  à  M.  de  Mercy 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


pour  presser  le  Congrès.  Je  lui  manâede  vous  communiquer  ma  lettre;  auss^ 
je  n'entre  pas  en  détail  sur  cela  avec  vous.  J'ai  vu  M.   du  Montier  qui  désire 
fort  aussi  ce  Congrès.  Il  m'adonne  même  desidées  pour  les  premières  bases, 
que  je  trouve  raisonnables.  Il  refuse  le  ministère  et  je  l'y  ai  même  engagé. 
C'est  un  homme  à  conserver  pour  un  meilleur  temps,  et  il  serait  per  lu.  » 

Et  elle  continue  sa  lettre  par  des  paroles  découragées,  presque  désespé- 
rées: elle  ne  sait  si  elle  redoute  davantage  les  Français  du  dehors,  lesémigrés, 
ou  les  Français  du  dedans,  les  révolutionnaires.  «  Tout  est  assez  tranquille 
pour  le  moment,  en  apparence,  mais  cette  tranquillité  ne  tient  qu'à  un  fil  et 
le  peuple  est  toujours  comme  il  était,  prêt  à  faire  des  horreurs;  on  nous  dit 
qu'il  est  pour  nous,  je  n'en  crois  rien,  au  moins  pour  moi.  Je  sais  le  prix 
qu'il  faut  mettre  à  tout  cela  ;  la  plupart  du  temps  cela  est  payé,  et  il  ne 
nous  aime  qu'autant  que  nous  faisons  ce  qu'il  veut.  Il  est  impossible  d'aller 
longtemps  comme  cela;  il  n'y  a  pas  plus  de  sûreté  dans  Paris  qu'auparavant, 
et  peut-être  encore  moins,  car  on  s'accoutume  à  nous  voir  avilis...  ies  Fran- 
çais sont  atroces  de  tous  les  côtés:  il  faut  bien  prendre  garde  qice  si  ceux 
d'ici  (les  révolutionnaires)  ont  l'avantarje  et  qu'il  faille  vivre  avec  eux,  ils  ne 
puis<tent  nous  rien  rc/)roclier  ;  mais  il  faut  penser  aussi,  que  si  ceux  du  dehors 
redevenaient  inaîtres,  il  faut  qtCon  puisse  ne  pas  leur  déplaire...  » 

C'est  l'extrême  frayeur:  elle  ne  sait  plus  quel  est  le  parli  qui  l'emportera 
et  elle  veut  se  ménager  avec  tous.  Ce  n'est  plus  la  reine  superbe  et  outragée 
qui  calcule  des  moyens  de  revanche.  C'est  la  créature  humaine  aux  abois  qui 
ne  veut  pas  périr,  et  quelle  tristesse  pour  elle  de  constater  le  néant  de  ces 
applaudissements  «  populaires  »,  payés  par  la  liste  civile  1 

Le  21  octobre  le  baron  de  Taube  écrit  de  Stockholm  à  Fersen:  «  Quant 
aux  affaires  de  France  voici  ce  que  les  princes  disent  clans  leur  lettre  à  l'im- 
pératrice (de  Russie):  L'esprit  de  lenteur  qui  conduit  les  cabinets  de  Vienne 
et  de  Madrid,  la  mauvaise  volonté  de  ce  dernier,  que  nous  avons  de  fortes 
raisons  de  croire  vendu  à  nos  ennemis;  les  intrigues  enfin  du  baron  de  Bre 
teuil,  car  il  est  temps  de  le  nommer  à  Votre  Majesté,  qui  aime  mieux  de  tout 
renverser  .  que  de  voir  réussir  des  projets  qu'il  n'a  pas  conçus  lui-même, 
etc.,  etc.  » 

Ainsi,  colère  et  déception  chez  les  émigrés,  terreur  et  duplicité  chez 
la  reine,  indécision  et  paralysie  des  puissances  :  je  ne  sais  quel  effort  stérile 
et  informe  de  trahison  et  de  guerre  qui  n'aboutit  pas. 

Le  31  octobre,  Marie-Antoinette  écrit  à  Fersen  :  «  La  lettre  de  Mon- 
sieur (comte  de  Provence  et  frère  du  roi)  au  baron  (de  Breteuil)  nous  a  éton- 
nés et  révoltés;  mais  il  faut  avoir  patience  et  dans  ce  moment,  pas  trop 
montrer  sa  colère;  je  vais  pourtant  la  copier  pour  la  montrer  à  ma  sœur 
(Madame  Elisabeth  sœur  de  Louis  XVI,  qui  tenait  pour  les  princes).  Je  suis 
anxieuse  de  savoir  comment  elle  la  justifieraau  milieu  detont  ce  qui  se  passe. 
Cest  un  enfer  quenotre  intiTieur  ;  il  ny  a  pas  moyen  d'y  rien  dire  avec  les 


804  HISTOIRE    SOCIALISTE 


meilleures  intentions  du  monde.  Ma  sœur  est  tellement  indiscrète,  entourée 
d'intrigants,  et  surtout  dominée  par  son  frère  au  dehors,  qu'il  n'y  a  pas 
moyen  de  se  parler,  ou  il  faudrait  quereller  tout  le  jour.  Je  vois  que  lam- 
bition  des  gens  qui  entourent  Monsieur,  le  perdra  entièrement  ;  il  a  cru  dans 
le  premier  moment  qu'il  était  tout,  et  il  aura  beau  faire,  jamais  il  ne  jouera 
ce  rôle;  son  frère  (Louis  XVI),  aura  toujours  la  confiance  et  l'avantage  sur 
lui  dans  tous  les  partis,  par  la  constance  et  l'invariabilité  de  sa  conduite.  Il 
est  bien  malheureux  que  Monsieur  ne  soit  pas  revenu  tout  de  suite,  quand 
nous  avons  été  arrêtés,  il  aurait  suivi  alors  toujours  la  marche  qu'il  avait  annon- 
cée :  de  ne  vouloir  jamais  nous  quitter,  et  il  nous  aurait  épargné  beaucoup  de 
peines  et  de  malheurs,  qui  vont  peut-être  résulter  des  sommations  que  nous 
allons  être  forcés  de  lui  faire  pour  sa  rentrée,  à  laquelle  nous  sentons  bien, 
que  surtout  de  cette  manière,  il  ne  pourra  pas  consentir. 

«  Nous  gémissons  depuis  longtemps  du  nombre  des  émigrants;  nous 
en  sentons  l'inconvénient  tant  pour  l'intérieur  duroyaume  que  pour  les  princes 
mêmes.  Ce  qui  est  affreux,  c'est  la  ynanière  dont  on  trompe  et  a  trompé  tous 
ces  honnêtes  gens,  à  qui  il  ne  restera  bientôt  que  la  ressource  de  la  rage  et 
du  désespoir. 

«  Ceux  qui  ont  eu  assez  de  confiance  en  nous  pour  nous  consulter,  ont 
été  arrêtés,  ou  au  moins  s'ils  ont  cru  de  leur  honneur  de  partir,  nous  leur 
avons  dit  la  vérité.  Mais  que  voulez-vous?  Le  ton  et  la  manie  est,  pour  ne 
pas  faire  nos  volontés,  de  dire  que  nous  ne  sommes  pas  libres  (ce  qui  est  bien 
vrai)  ;  mais  que  par  conséquent  nous  ne  pouvons  pas  dire  ce  que  nous  pen- 
sons et  qu'il  faut  agir  à  l'inverse...  Comme  il  est  pourtant  possible  qu'ils 
fassent  dans  ce  raomenl-ci,  des  sottises  qui  perdraient  tout,  je  crois  qu'il 
faut  à  tout  prix  les  arrêter  (les  princes);  et  comme  j'espère,  d'après  ce 
que  vos  papiers  annoncent  et  la  lettre  de  M.  de  Mercy,  que  le  Congrès  pourra 
avoir  lieu,  je  crois  qu'il  faudrait  leur  envoyer  d'ici  quelqu'un  de  sûr.  qui 
pût  leur  montrer  le  danger  et  l'extravagance  de  leur  projet:  leur  montrer 
en  même  temps  notre  véritable  position  et  nos  désirs,  en  leur  prouvant  que 
la  seule  marche  à  suivre  jiour  nous,  est,  dans  ce  raoment-ci,  de  gagner  ici 
la  confiance  du  peuple,  que  cela  est  nécessaire,  utile  même,  pour  tout  pro- 
jet quelconque  ;  qu'il  faut  que  pour  cela  tout  marche  ensemble  et  que  les 
puissances  ne  pouvant  pas  venir  au  secours  de  la  France  avec  de  grandes 
lorces  pendant  l'hiver,  il  n'y  a  qu'un  Congrès  qui  puisse  rallier  et  réunir  les 
moyens  possibles  pour  le  printemps. 

«  ...  L'Espagne  avait  encore  une  autre  idée:  mais  que  je  crois  détestable: 
c'est  de  laisser  entrer  les  princes  avec  tons  l»s  Français,  soutenus  seulement 
par  le  roi  de  Suède  comme  notre  allié,  et  déclarer  par  un  manifeste  qu'ils  ne 
viennent  pas  faire  la  guerre,  mais  pour  rallier  tous  les  Français  à  leur  parti 
et  se  déclarer  protecteurs  de  la  vraie  liberté  française. 

«  Les  grandes  puissances  fourniraient  tout  l'argent  nécessaire  pour  cette 


HISTOIRE     SOCIALISTE  805 


opéralioQ  et  resteraient,  elles,  au  dehors,  avec  un  nombre  de  troupes  assez 
considérable,  pour  en  imposer,  mais  ne  rien  faire,  pour  qu'on  ne  puisse 
prendre  prétexte  d'une  invasion  et  crainte  de  démembrement.  Mais  tout  cela 
n'est  pas  praticable  comme  cela,  et  je  crois  que  si  l'empereur  se  dépêche 
d'annoncer  le  Congrès,  c'est  la  seule  manière  convenable  et  utile  de  finir  tout 
ceci.  Je  n'entends  point  pourquoi  vous  désirez  qu'on  relève  de  suite  les  mi- 
nistres et  ambassadeurs  (accrédités  à  Paris  par  les  puissances),  il  me  semble 
que  ce  Congrès  étant  censé,  au  moins  dans  le  premier  moment,  d'être  réuni 
tant  pour  les  affaires  qui  intéressenttoutes  les  puissances  de  l'Europe  que  pour 
celles  de  la  France,  il  n'y  a  pas  de  raison  à  cette  prompte  retraite,  et  puis 
est-on  sûr  que  toutes  les  puissances  en  agiront  de  même  et  croit-on  que T An- 
gleterre, la  Hollande,  conduite  par  elle,  et  la  Prusse  mêmCj  pour  déjouer 
les  autres,  ne  laisseront  pas  peut-être  leurs  }ninistres?  Alors,  il  y  aurait  une 
désunion  dans  les  opinions  de  l'Europe  qui  ne  pourrait  que  nuire  à  nos 
affaires.  Je  peux  me  tromper:  mais  Je  crois  qu'il  n'y  a  qu'un  grandaccord, 
au  moins  en  apparence,  qui  puisse  en  imposer  ici.  » 

Il  est  visible  qu'il  n'y  avait  point  péril  immédiat  pour  la  Révolution, 
qu'elle  avait  le  temps  de  s'organiser,  de  se  fortifier  à  l'intérieur,  de  déjouer 
les  intrigues  et  les  trahisons  et  peut-être  de  s'imposer  à  l'Europe  et  aux 
rois  par  le  prestige  de  sa  force,  sans  se  jeter  au  hasard  des  guerres. 

Quelle  imprudence  à  Brissot  et  à  ses  amis,  d'animer  et  de  coaliser   par 
leurs  défis,  par  leurs  sommations,  des  souverains  aussi  incertains  et  aussi  • 
divisés! 

Le  4  novembre  encore,  Fersen  écrit  de  Bruxelles  au  roi  de  Suède  :  «  Tout 
me  confirme  dans  l'opinion  que  l'intention  du  cabinet  de  Vienne  est  de  ne 
rien  faire.  Déjà  il  a,  par  ses  discours,  forcé  le  roi  à  sanctionner,  mis  les  puis- 
sances du  Nord,  dont  il  craint  l'entente,  dans  l'impossibilité  d'agir.  L'empe- 
reur vient  de  recevoir  l'ambassadeur  de  France  et  les  nouvelles  lettres  de 
créance  qu'il  lui  a  présentées  ;  il  témoigne  hautement,  à  Vienne,  le  contente- 
ment sur  la  sanction  du  roi  de  France,  et  après  m'avoir  dit  que  le  seul  moyen 
de  venir  au  secours  du  roi  serait  une  acceptation  de  la  Constitution,  sans  y 
faire  aucun  changement,  il  présente  cette  même  acceptation  comme  une  raison 
pour  ne  pas  s'en  mêler.  Je  sais,  en  outre,  que  les  arrangements  qui  avaient 
été  pris  pour  la  marche  des  troupes  viennent  d'être  annulés,  et  le  comte 
de  Mercy  s'explique  froidement  sur  la  convocation  d'un  Congrès.  » 

«  Le  prince  de  Kaunitz  n'aime  pas  la  France  et  verra  avec  plaisir  l'abaisse- 
ment de  cette  puissance.  L'empereur  est  faible  et  se  laisse  mener  parses  mi- 
nistres, il  est  d'ailleurs  personnellement  anglais.  L'empressement  du  roi  de 
Prusse  à  soutenir  le  roi  les  effraye;  ils  y  voient  le  projet  qu'il  a  sans  doute  de 
s'allier  avec  la  France;  le  leur  est  sans  doute  de  se  lier  avec  l'.Angleterre,  et 
quelques  passages  d'une  conversation  que  le  comte  de  .Mercy  a  eue  avec 
quelqu'un  et  dont  j'ai  eu  le  détail  me  confirment  dans  celle  opinion.  » 


806'  ihstoiuf:   socialiste 

El  ce  qui  ajoute  au  désarroi,  c'est  que  la  Cour  de  Russie  blâme  haute- 
TOenl  comme  une  faiblesse,  comme  une  désertion  delà  cause  des  souverains, 
l'acceptation  môme  simulée  de  la  Gonslilulion  par  Louis  XVI  :  c'est  donc 
exactement  le  contraire  de  îa  lactique  recommandée  par  l'empereur  Li-opold. 

Le  baron  de  Steding,  ambassadeurde  Suède  à  Saint-Pétersbourg,  écrit  au 
comte  de  Persen  le  25  octobre  (5  novembre):  «  Tout  ce  qui  se  fait  aux  Tuile- 
ries depuis  un  mois  déroute  tout  le  monde.  Les  Cours  mal  intenllonnées  et 
indécises  en  priMinent  occasion  pour  excuser  leur  inaction.  Les  ennemis  de  la 
monarchie  applaudissent  et  les  bons  sujets  du  roi  sont  consternés. 

«  J'imagine  quelquefois  que  l'intention  de  la  reine  est  de  s'attacher  le 
peuple  pour  relever  l'autorité  royale  par  les  mêmes  mains  qui  l'ont  détruite... 
Ce  que  je  vous  écris  n'est  pas  uniquement  mon  sentiment  à  moi,  c'est  celui 
de  S.  M.  l'impératrice  (Catherine  de  Russie)  qui  a  une  bonne  tète  et  le  juge- 
ment très  juste.  » 

Le  comte  Esterhazy  écrit  à  Fèrsen  de  Saint-Pétersbourg  le  28  octobre 
(6  novembre)  : 

«  Nous  ne  nous  étions  pas  trompés  sur  le  ministère  de  l'empereur  (Léo- 
pold).  Il  a  fait  du  pis  qu'il  a  pu  pour  nos  affaires,  et  on  a  mandé  ici  même, 
du  15  octobre  que  le  marquis  de  Noailles  (ambassadeur  constiluiionnel  de  la 
France)  avait  déjà  jour  pour  ses  audiences.  La  conduite  de  celte  Cour-ci  (de 
Russie)  est  un  peu  différente.  Elle  parle  hautement,  mais  n'agit  pas  eacore, 
.et  la  saison  est  un  bon  prétexte  puisqu'on  a  tant  relardé.  La  Suède  professe 
les  mêmes  sentiments,  mais  peut-être  un  désir  plus  vif  d'agir,  mais  pour  que 
le  succès  soit  sûr,  /es  deux  Cours  désirent  avec  ardeur  que  l'union  s'établiane 
entre  les  Tuileries  et  les  princes... 

«  Expliquez-nous  le  peut-être  du  roi  (Louis  X"VI).  S'il  est  de  bonne  foi 
(en  acceptant  la  Constitution),  il  se  voue  à  l'avilissement  aux  yeux  de  son 
siècle  et  de  la  postérité,  et  s'il  trompe,  il  en  fait  trop  pour  pouvoir  être  jus- 
tifié par  la  nécessité  ou  par  le  danger.  Je  voudrais  du  moins  qu'il  prouvât, 
par  une  apparence  de  résistance,  qu'il  est  forcé  de  tenter  les  démarches  hu- 
miliantes que  l'on  exige  de  lui.  Gela  donnerait  des  armes  à  ceux  qui  veulent 
le  servir,  même  malgré  lui.  et  n'autoriserait  pas  1  inaction  des  faibles  qui  ne 
demandent  qu'un  prétexte. 

B  Je  conviens  que  les  bases  de  la  présente  Constitution  sont  si  fausses 
qu'elle  ne  peut  pas  aller,  mais  tant  qu'une  force  majeure  ne  dictera  pas  des 
lois  sans  égard  à  tout  ce  qui  a  été  fait,  on  en  gardera  un  peu,  on  détruira 
une  partie,  on  en  changera  une  autre,  et  de  cet  état  inerte  et  incertain  il 
résultera  des  désordres  d'un  autre  genre  qui  produiront  toujours  l'anarchie 
et  les  maux  qui  en  sont  la  conséquence. 

«  Vous,  mon  ami,  dont,  ainsi  que  moi,  le  seul  désir  est  le  bien  de  la  fa- 
mille royale,  employez  tous  vos  moyens  pour  prouver  que  «ans  accord  on  ne 
peut  rien  faire  que  du  mal.  .^vanl  desavoir  qui  gouvernera  la  France,  mettons 


HISTOIRE     SOCIALISTE  807 


la  France  en  état  d'être  gouvernée;  et  attendons,  pour  discuter  à  qui  sera  le  mi- 
nistère, qu'il  y  ail  un  roi.  Tout  retardement  à  cet  égard  est  un  mal  si  grand 
que  pour  peu  qu'il  se  prolonge  il  sera  sans  remède.  Est-il  vr.ii  que  l'archi- 
duchesse dit  hautement  que  l'empereur  ne  donnera  ni  hommes  ni  argent  et, 
puisque  le  roi  est  content  de  la  Constitution,  qu'oa  serait  fou  de  courir  des 
risques  pour  la  changer?  Gare  à  elle  1  En  établissant  ce  principe-là,  elle  pourra 
bien  se  faire  chasser  encore  une  fois  des  Pays-Bas  et  croyez  que  la  contagion 
gagnera  vite  partout  où  les  souverains  n'auront  pas  assez  de  caractère  pour 
couper  dans  le  vif  dès  que  la  gangrène  les  gagnera.  » 

Ainsi,  tandis  que  l'empereur  d'Autriche  ne  se  décide  nullement  et  cherche 
toute  sorte  de  raisons  pour  ne  pas  intervenir  en  France,  taudis  que  l'Angle- 
terre proclame  sa  neutralité  absolue,  les  Cours  du  Nord,  Suède  et' Russie, 
I^arlent  assez  haut  mais  agissent  peu,  et  surtout,  mettent  pour  condition 
à  leur  aclioti  un  changement  impossible  dans  le  système  de  Louis  XVI.  Elles 
lui  demandent  de  préparer  le  rétablissement  de  l'absolutisme  quilui  apparaîtà 
lui-même  impraticable.  Elles  lui  demandent  enfin,  de  se  découvrir  aux  yeux 
des  Français  et  de  marquer  si  bien  que  son  acceptation  de  la  Constitution  est 
forcée,  qu'aucun  Français  ne  pourra  un  instant  avoir  confiance  en  Lui.  C'est 
dans  ce  sens  que  le  roi  de  Suède  écrit  à  Fersen  le  il  novembre  :  «  La  con- 
duite équivoque  de  ce  prince(rempereur  d'Autriche)  et  ses  tergiversations  con- 
tinuelles nous  présageaient  le  parti  qu'il  avait  pris  depuis  longtemps,  et  tout 
ce  qu'il  faisait  n'était  que  pour  empêcher  les  autres  puissances  d'agir,  en  leur 
faisant  perdre  du  temps  ;  mais  il  est  vrai  que  la  conduite  honteuse  du  roi  de 
France  a  favorisé  merveilleusement  ses  projets,e\.,  quoique  nous  devions  nous 
attendre  à  des  démarches  faibles,  la  conduite  de  la  Cour  de  France  a  sûre- 
ment passé  en  lâcheté  et  en  ignominie  tout  ce  qu'on  pouvait  en  présumer 
et  que  le  passé  pouvait  indiquer  ;  mais  ce  qui  est  bien  plus  fâcheux,  c'est 
qu'après  avoir  autant  dégradé  sa  dignité  il  travaille  encore  à  mettre  des  en- 
traves aux  efforts  que  ses  frères  et  les  puissances  qui  s'intéressent  au  sort  de 
ce  prince  et  au  bien  de  li  France  peuvent  faire  pour  le  secourir;  et  si  la 
reine  préfère  la  sujétion  et  le  danger  ofi  elle  vit  à  la  dépendance  des 
princesses  frères  (ses  beaux-frères)  qu'elle  paraît  plus  redouter,  quoique  bien 
à  tort,  je  dois  vous  dire  que  l'impératrice  (de  Russie)  est  très  mécontente  de 
cette  conduite.  » 

Et  le  roi  de  Suède  va  jusqu'à  traiter  Marie-Antoinette  en  suspecte  qui  doit 
donner  par  écrit  des  guges  de  sa  haine  contre  la  Révolution:  «  Vous  devez 
donc  fortement  représenter  à  la  reine,  la  nécessité  pour  elle  de  donner  des 
assurances  par  écrit  qui  prouvent  la  violence  qu'on  lui  fait  et  a  faite  depuis 
qu'elle  a  reparu  sous  une  apparente  liberté,  pour  que  cet  écrit  soit  une 
arme  contre  les  prétextes  dont  se  servira  l'empereur  et  forcer  ce  prince 
à  prendre  seulement  sur  lui  la  honte  de  sa  conduite  qu'il  tâche  maintenant 
de  rejeter  sur  la  sienne.  » 


808  HISTOIRE    SOCIALISTE 

Ainsi,  parmi  les  ennemis  de  la  Révolution,  discordance,  méfiance,  pa- 
ralysie. El  celte  impuissance  devienl  si  aiguë  que  le  26  novembre  1791, 
Fersen,  dans  un  mémoire  à  Marie-Antoinette  où  il  résume  tout  l'étal  des 
choses  lui  demande  formellement  de  ne  plus  compter  sur  l'empereur  d'Au- 
triche et  de  se  passer  de  son  concours  :  «  s'il  est  vrai,  comme  je  le  crois,  que 
vous  ne  puissiez  plus  compter  sur  l'empereur,  il  faut  absolument  tourner  vos 
espérances  d'un  autre  côté,  et  ce  côté  ne  peut  être  que  le  Nord  et  l'Espagne, 
qui  doit  décider  la  Prusse  et  entraîner  l'empereur.  » 

Mais  ce  plan  est  puéril.  Que  serait  un  Congrès  des  souverains  se  propo- 
sant de  rétablir  l'autorité  de  Louis  XVI  et  oti  le  frère  de  Marie-Antoinette, 
l'empereur  d'Autriche,  ne  viendrait  pas  ou  ne  viendrait  que  par  force? 
D'ailleurs,  Fersen  lui-môme  ne  pouvait  penser  que  le  roi  de  Prusse  commît 
l'imprudence  de  s'engager  dans  une  politique  qui  pouvait  mener  h.  la  guerre 
sans  y  engager  en  môme  temps  l'empereur  d'Autriche.  Dans  le  mémoire 
du  29  novembre  il  écrit  :  «  On  me  mande  de  Berlin:  «  L'impératrice  de 
Russie  a  écrit  au  roi  de  Prusse  pour  l'inviter  de  la  manière  la  plus  pressante 
d'entrer  avec  elle  dans  des  mesures  rigoureuses,  pour  faire  rendre  au  roi  de 
France  sa  liberté  et  les  prérogatives  de  son  trône.  S.  M.  Prussienne  a  répoùdu 
qu'elle  était  prête  et  qu'elle  persistait  dans  les  sentiments  déclarés  à  Pilnitz, 
pourvu  que  toutes  les  autres  puissances,  mais  surtout  l'empereur,  voulussent 
coopérer  au  môme  but.  On;i  fait  dire  également  aux  princes  qu'ils  n'ont  qu'à  se 
régler  ici  strictement  d'après  ce  que  fera  la  Cour  de  Vienne  et  que  si  celle-ci 
reste  inactive  le  roi  de  Prusse  ne  fera  rien  de  son  côté.   » 

11  n'y  a  donc  que  l'impératrice  de  Russie  qui  semble  décidée.  Et  elle  joue 
trop  visiblement  un  jeu  égoïste.  Elle  sait  bien  que,  à  raison  même  de  la  dis- 
tance, elle  ne  sera  tenue  d'engager  contre  la  France  révolutionnaire  qu'une 
part  infime  de  ses  forces  ;  nul  ne  put  prévoir  alors  le  formidable  duel  de 
Napoléon  et  de  la  Russie.  Catherine,  précipitera  donc  toute  l'Europe  dans  une 
guerre  contre  la  France;  cette  guerre  sera  d'autant  plus  violente,  d'autant  plus 
longue,  elle  absorbera  d'autant  plus  les  forces  de  l'Autriche  et  de  la  Prusse 
que  l'on  prétendra  imposer  â  la  France  de  la  Révolution  un  régime  plus  despo- 
tique et  des  conditions  plus  dures.  Et  pendant  ce  temps,  l'influence  de  la  Russie 
sera  souveraine  en  Pologne,  en  Turquie,  sur  les  rives  du  Danube.  La  seule 
puissance  qui  parle  haut  cherche  donc  à  pousser  les  autres  dans  un  piège, 
et  son  empressement  môme  ajoute  à  la  méfiance  et  à  l'incertitude  gé- 
nérale. 

Loui<  XVI  et  Marie-Antoinette  ne  se  laissent  pas  entraîner,  malgré  tout, 
vers  la  politiiiue  des  émigrés.  Et  ils  s'obstinent  à  espérer  de  l'Empereur  la 
réunion  d'un  Congrès.  Le  19  octobre,  Marie-Antoinette  écrit  au  comte  de 
Mercy-Arp'nteau:  «  Je  vous  ai  mandé  mon  idée  sur  un  Congrès.  Tous  les 
jours  Cftte  mesure  devienl  plus  pressante;  les  frères  du  Roi  sont  eux-mêmes 
dans  une  po-ilion,  par  le  nombre  des  personnes  qui  les  ont  rejoints,  à  n'être 


aiSTOlRK     SOCIALISTE 


S09 


plus  maîtres  de  contenir  ceux  qu'ils  voudraient,  et  peut-être  seront-ils  for- 
cés de  marcher  sous  peu.  Jugez  de  l'horreur  de  leur  position  et  de  la  nôtre. 


jReiour  dun  £nti<j?y 


Retour  diin  Emigré 
(D'après  une  estampa  da  Maséo  CarDavaldt.) 

D'un  côté  nous  sommes  obligés  de  marcher  contre  eux,  et  cela  ne  se  peut 
pas  autrement,  et  de  l'autre,  nous  serons  encore  soupçonnés  ici,  d'être  de 
mauvaise  foi  et  d'accoid  avec  eux... 

UV.    102.  —    BISTOIBE  S0CIALI3IB.  ^^-   l^^. 


810  HISTOIRE    SOCIALISTE 

«  On  ne  peut  voir  sans  frémir  les  suites  d'un  tel  événemenl  et  à  quoi 
nous  serions  exposés  ici.  II  faut  donc  à  tout  prix  le  prévenir,  et  ce  n'est  que 
l'Emperour  qui  le  puisse,  en  commençant  le  Congrès,  en  indiquant  de  suite 
le  lieu  et  quelques-uns  des  membres  qui  le  comi«oserenl.  » 

On  pourrait  croire  par  un  billet  de  Mercy  à  Marie-Antoinette,  du  26  oc- 
tobre, que  l'Empereur  se  rallie  en  effet  à  l'idée  d'un  Conprri^-;:  «  On  avait 
réglé  d'avance  tout  ce  qu'indique  la  note  du  19  sur  l'utilité  d  un  Con-'rès,  il 
est  plus  que  probable  que  les  puissances  s'y  rallieront.  On  y  est  très  décidé 
à  Vienne,  où  cette  même  note  du  19  sera  envoyée  sans  retard.  Les  princes 
se  plaignent  maintenant  de  l'Empereur  et  lui  attribuent  tous  les  délais  et 
obstacles  k  leurs  projets.  Le  monarque  est  très  désjoûté  de  pareils  procédés; 
il  em[  loie  tous  les  moyens  qui  sont  en  son  pouvoir  pour  arrêter  les  projets 
actifs  des  princes.  » 

Mais  dès  le  21  novembre,  Mercy-Argenteau  apprend  à  Mirie-.Antoinelte 
qu'elle  ne  doit  pas  compter  sur  le  Congrès.  L'Empereur  eslinie  que  le  Roi 
doit  faire  l'essai  de  la  Constitution.  Il  doit  tout  au  moins  tenter  de  ramener 
à  lui  les  esprits  et  c'est  seulement  «  s'il  arrivait  le  contraire  »  de  ce  qu'on 
peut  se  promettre  de  cette  politique,  que  les  puissances  interviendraient. 
«  Partant  de  ce  iilan,on  croit  un  Congrès  inutile,  même  impo-silile.  On  ne 
peut  traiter  avec  les  usurpateurs  de  l'autorité  souveraine  ;  le  roi  ne  peut  se 
charger  de  leur  mandat,  et  s'il  s'en  chargeait,  que  pourrail-on  lui  demander 
qui  ne  fût  en  contraste  avec  les  engagements  qu'il  vient  de  prendre  puisque 
tout  ce  qui  serait  demandé  ne  pourrait  l'être  qu'au  nom  et  pour  le  roi?  ce  mo- 
narque se  chargeant  de  traiter,  aurait  à  soutenir  le  pour  et  le  contre.  Si,  sur 
un  refus  on  se  détermine  à  faire  la  guerre,  à  qui  la  fera-t-on?  piiisqu'après 
l'acceptation  on  ne  peut  plus  séparer  le  roi  de  l'Assemblée  nationale.  » 

L'empereur  d'Autriche  ne  se  borne  donc  pas  à  refuser  toute  ùitervention 
diplomatique  comme  toute  intervenlion  armée,  il  essaie  de  persuader  à 
Louis  XVI  et  à  .Marie-Antoinette  que  liés  par  leur  acceptation  de  la  Consti- 
tution ils  sont  condamnés  à  l'incohérence  et  à  l'impuissance  s'ils  n'agissent 
pas  dans  le  sens  de  la  Constitution. 

Louis  XVI  insiste  encore  par  un  mémoire  du  25  novembre  à  l'adresse  du 
baron  de  Breteuil  :  «  Toute  la  politique  doit  se  réduire  à  ccariir  les  idées 
d'invasion  que  les  émigrés  pourraient  tenter  par  eux-mêmes  :  ce  serait  le 
malheur  de  la  France  si  les  émigrés  étaient  en  première  ligne,  et  s'ils 
n'avaient  des  secours  que  de  quelques  puissances. 

«Qui  dit  que  d'autres,  comme  l'Angleterre,  ne  fourniraient  pas  au  moins 
en  secret  des  secours  à  l'autre  parti,  et  ne  tireraient  pas  avantage  de  la 
fâcheuse  situation  de  la  France  se  déchirant  elle-même? 

«  11  faut  persuader  aux  émigrés  qu'il  ne  feront  rien  de  bien  d'ici  au  prin- 
temps; que  leur  intérêt  ainsi  que  le  nôtre  demande  qu'ils  cessent  de  donner 
des  inquiétudes.  On  sent  bien  que  s'ils  se  croyaient  abandonnés,  ils  se  porte- 


HISTOIRE    SOCIALISTE  SU 

raient  à  des  excès  qu'il  faut  éviter;  il  faut  porter  l'espérance  des  uns  au 
prinlemps  et  pourvoir  aux  besoins  des  autres.  Un  Congrès  atteindrait  le  but 
désiré,  il  pourrait  contenir  les  émigrés  et  effrayer  les  factieux. 

a  Los  puissances  conviendraient  ensemlile  du  langage  à  tenir  à  tous  les 
partis.  Une  démarche  combinée  entre  elles  ne  peut  qu'en  imposer  sans  nuire 
aux  intérêts  du  roi;  outre  leurs  intérêts  particuliers,  il  se  trouvera  peut-être 
des  occasions  où  ces  interventions  seraient  nécessaires  :  si,  par  exemple,  on 
voulait  établir  la  république  sur  les  débris  de  la  monarchie.  Il  n'est  pas  pos- 
sible non  plus  qu'elles  voient  sans  inquiétude,  Monsieur  et  Monsieur  le  comte 
d'Artois  ne  revenant  pas,  le  duc  d'Orléans  le  plus  près  du  trône;  que  de 
sujets  de  réflexions! 

«  Le  langage  ferme  et  uniforme  de  toutes  les  puissances  de  l'Europe, 
appuyées  d'une  armée  formidable,  aurait  les  conséquences  les  plus  heureuses; 
il  tempérerait  l'ardeur  des  émigrés,  dont  le  rôle  ne  serait  plus  que  secon- 
daire. Les  factieux  seraient  déconcertés  et  le  courage  renaîtrait  parmi  les 
bons  citoyens  amis  de  l'ordre  et  de  la  monarchie.  Ces  idées  sont  [lour  l'avenir 
et  pour  le  présent...  Le  roi  ne  peut  ni  ne  doit  par  lui-même  revenir  sur  ce 
qui  a  été  fait;  il  faut  que  la  majorité  de  la  nation  le  désire  ou  qu'il  y  soit 
forer  par  les  circonstances,  et  dans  ce  cas  il  faut  qu'il  acquière  confiance  et 
popularité  en  agissant  dans  le  sens  de  la  Constitution;  en  la  faisant  exécuter 
littéralement,  on  en  connaîtra  plus  tôt  les  vices,  surtout  en  écartant  les  in- 
quiétudes que  donnent  les  émigrés.  S'ils  font  une  irruption  sans  des  forces 
majeures,  ils  perdront  la  France  et  le  roi.  » 

Mais  même  cette  combinaison  d'un  Congrès  européen,  sur  laquelle  le  maître 
fourbe  comptait  pour  arracher  à  la  France,  sans  péril  pour  lui-môme,  la 
Constitution  libre  à  laquelle  il  avait  juré  fidélité,  échappait  décidément  au 
roi  et  s'effondrait.  Le  30  novembre  Mercy  renouvelle  avec  une  sorte  d'impa- 
tience et  d'irritation,  le  refus  de  l'Empereur.  Il  écrit  à  Marie-Antoinette  . 
«  On  a  rendu  compte  des  raisons  qui  s'opposent  à  un  Congrès,  —  bien  d'autres 
considérations  politiques  rendaient  ce  Congrès  plus  nuisible  qu'utile  à  la 
France,  et  on  en  a  des  indices  plus  que  vraisemblables.  //  s'est  formé  un 
plan  par  lequel  on  voudrait  conduire  l'Empereur  à  se  charger  de  tous  les 
hasards,  de  tous  les  risques  réels,  tandis  que  l'on  se  tiendrait  à  couvert  des 
uns  et  des  autres.  » 

Entre  le  baron  dé  Breteuil  et  le  comte  de  Mercy  avait  eu  lieu  une  expli- 
cation très  vive  que  raconte  Fersen  dans  le  mémoire  du  26  novembre  ; 

«  Le  refus  que  fait  l'Empereur  du  Congrès  est  une  nouvelle  preuve  com- 
bien peu  vous  pouvez  compter  sur  ses  secours  et  combien  il  est  intéressant 
que  vous  vous  adressiez  ailleurs.  Le  baron  a  eu  à  ce  sujet  une  conversation 
très  vive  avec  M.  de  Mercy,  et  il  lui  a  exprimé  toute  sa  sensibilité  sur  le  peu 
d'intérêt  que  l'Empereur  prenait  à  votre  situation,  et  où  il  lui  a  articulé  qu'il 
prévoyait  que  l'impératrice  de  Russie  aurait  le  plaisir  d'avoir  fait  ce  que 


812  llISTOmE    SOCIALISTE 

l'Empereur  n'avait  pas  voulu  lenler;  que  ce  serait  à  elle  et  au  roi  de  Suède 
que  le  Roi  aurait  des  obligations  qu'il  lui  aurait  été  plus  doux  d'avoir  à  l'Em- 
pereur; que  dans  ce  cas  IKmpereur  devait  au  moins  le  dispenser  de  la  recon- 
naissance et  ne  pas  être  éionné  de  celle  qu'il  témoignerait  à  ceux  qui  lui 
auraient  rendu  un  aussi  grand  service.  M.  de  Mercy  s'est  fort  mal  défemiu;  il 
a  allégué  qu'un  Congrès  ne  serait  d'aucune  utilité  et  qu'il  n'aurait  rien  d'im- 
posant, que  faute  d'objets  à  traiter  il  resterait  inactif...,  etc.»  Faute  d'objets  à 
traiter  :  l'Empereur  d'Autriche  s'interdisait  donc  de  peser  sur  la  politique 
intérieure  de  la  France. 

Donc  dans  l'automne  de  1791,  dans  les  deux  premiers  mois  de  la  Légis- 
lative, en  octobre  et  novembre,  deux  grands  faits  sont  certains  :  le  premier 
c'est  que  la  trahison  du  roi  continue.  Elle  est  plus  prudente,  et  comme  res- 
serrée par  la  peur.  Elle  est  aussi  coupable. 

Le  roi  veut  détourner  de  lui  les  entreprises  compromettantes  des  émigrés, 
mais  il  persiste,  en  fait,  à  appeler  l'invasion  des  étrangers,  car  ce  Congrès, 
«  appuyé  d'armées  formidables  »,  est  le  prélude  de  l'invasion  :  si  la  France, 
en  effet,  n'accepte  pas  la  Constitution  plus  qu'à  demi-despotique  que  le  Con- 
grès lui  proposera,  c'est  par  la  force  des  armes  que  celui-ci  tentera  de  l'im- 
poser. Donc  le  roi  trahit  toujours,  quoique  d'une  main  tremblante.  Voilà  le 
premier  fait  incontestable;  et  le  second,  c'est  l'hésitation  de  l'Europe  monar- 
chique ou  son  impuissance  à  intervenir. 

Ces  deux  faits  auraient  dû  commander  toute  la  politique  de  la  Législa- 
tive. Elle  devait  surveiller  étroitement  les  menées  du  roi,  lui  imposer  des  mi- 
nistres patriotes,  amis  de  la  Révolution,  se  tenir  prête  à  soulever  contre  lui 
l'opinion  et  le  peuple,  le  jour  où  une  démarche  coupable  aurait  révélé  sa  tra- 
hison secrète  et  s'appliquer  avec  un  soin  inQni  à  ne  pas  provoquer  l'Europe, 
à  éviter  toutes  les  chances  de  guerre. 

Tout  au  contraire,  sous  l'impulsion  de  Brissot,  la  Législative,  dans  cette 
période  d'octobre  1791  à  avril  1792,  ménage  le  roi  qui  trahissait  et  provoque 
l'étranger  qui  ne  voulait  point  attaquer.  Comment  expliquer  cet  immense  et 
funeste  malentendu?  Je  sais  bien  que  Brissot  était  un  esprit  remuant  et 
brouillon.  Il  avait  une  haute  idée  de  lui-même,  un  souci  constant  de  sa  per- 
sonnalité. Il  raconte  dans  ses  mémoires  qu'enfant,  quand  il  lisait  des  nou- 
velles sur  les  jeux  et  l'éducation  du  fils  du  roi,  il  se  disait  à  lui-même  :  «  Pour- 
quoi lui,  et  pourquoi  pas  moi?  «  Il  avait  fait  beaucoup  de  lectures  superfi- 
cielles et  hâtives  et  il  se  croyait  en  étal  de  parler  de  tout.  Il  avait  séjourné  à 
Londres  :  il  connaissait  l'étranger  un  peu  mieux  que  ses  collègues  de  la  Lé- 
gislative et  de  la  presse  révolutionnaire,  et  il  affectait  de  parler  toujours  des 
Etats-Unis,  de  l'Angleterre,  des  affaires  du  monde.  Quelle  gloire  si,  par  lui, 
la  Révolution  emplissait  l'horizon  universel!  Il  rêvait  un  vaste  embrasement 
de  liberté  dont  la  France  aurait  été  le  foyer,  et  sans  calculer  les  périls  et  les 
forces  il  méditait  des  coups  de  théâtre. 


HISTOIRE    SOCIALISTE  813 

La  Constituante  s'était  enfermée  étroitement  dans  la  politique  intérieure: 
elle  avait  répudié  tout  esprit  de  conquête,  toute  propagande  systématique  au 
dehors  :  elle  avait  même  résisté  longtemps  à  accepter  la  libre  adhésion  du 
Comlat  Venaissin  pour  ne  pas  éveiller  la  défiance  de  l'étranger.  Aux  hommes 
nouveaux  la  politique  intérieure  ne  semblait  offrir  ni  des  émotions  fortes,  ni 
des  promesses  de  gloire.  La  Constitution  était  fixée  ou  le  semblait,  et  si  in- 
complète, si  imparfaite  qu'elle  fût  aux  yeux  des  démocrates,  ils  ne  pouvaient 
la  renouveler  par  un  coup  déclat.  Il  ne  leur  restait  donc  au  dedans  que  la 
lâche  ingrate  d'éteindre  l'insurrection  cléricale,  d'assurer  les  finances,  de 
veiller  au  fonctionnement  d'un  mécanisme  que  d'autres  avaient  construit. 
Dans  cette  besogne  nécessaire  et  admirable  mais  modeste,  l'impatience  vani- 
teuse et  affairée  de  Brissol  était  m.il  à  l'aise.  Aussi  se  tournait-il  vers  le 
dehors,  vers  le  monde.  Là,  des  complications  infinies  pouvaient  donner  aux 
habiles,  aux  «  hommes  d'Etat  »,  matière  d'action,  matière  de  renommée. 
Mais  comment  jeter  la  France  dans  la  vaste  mêlée  du  monde?  Comment  lier 
le  mouvement  révolutionnaire  si  nettement  clos  jusque-là,  au  mouvement 
universel  ? 

Brissot  ne  voulait  pas  attendre  que  l'exemple  de  la  France  libre  et  heu- 
reuse agît  tout  naturellement  sur  les  autres  peuples.  Il  voulait  échauffer  les 
événements.  Et  il  agrandit  soudain  cette  pauvre  petite  question  des  émigrés, 
pour  ouvrir  tout  à  coup  devant  la  France  je  ne  sais  quelle  perspective  trou- 
blante et  enivrante  d'action  infinie.  Par  cette  pauvre  lucarne  soudain  élargie, 
Brissot  commence  à  jeter  au  monde  un  regard  de  défi. 

Mais  comment  une  grande  partie  de  l'Assemblée  et  de  l'opinion  le 
suit-elle?  Comment  la  France,  qui  semblait  si  résolument  pacifique  sous 
la  Constituante,  prend-elle  une  attitude  belliqueuse?  Elle  parle  encore  de 
paix  :  mais  il  est  visible  qu'elle  ne  désire  pas  passionnément  éviter  la  guerre, 
qu'elle  n'en  prévoit  pas  tous  les  périls  et  qu'au  fond  de  son  àme  je  ne  sais 
quoi  d'inquiet,  d'ardent  et  d'aventureux  l'appelle.  Est-ce  que  l'Assemblée 
ne  connaissait  pas  la  situation  exacte?  Est-ce  qu'elle  s'exagérait  le  parti-pris 
de  guerre  des  souverains  étrangers?  Mais  nous  avons  vu  que  même  dans  le 
discours  si  contradictoire  et  si  dangereux  de  Brissot  il  reconnaissait  que 
l'Europe  voulait  la  paix. 

Et  nous  verrons  bientiôt,  par  les  paroles  mêmes  de  ceux  qui  après  Brissot 
poussèrent  à  la  guerre,  notamment  par  les  parole^  de  Rilhl  et  de  Daverhoult 
qu'ils  connaissaient  exactement  l'état  des  choses  et  la  pensée  des  puissances. 
Les  Girondins,  d'autre  part,  pouvaient-ils  avoir  une  absolue  confiance  dans  le 
roi?  pouvaient-ils  avoir  oublié  la  fuite  de  Varennes  et  la  violation  de  tant  de 
serments?  D'où  vient  donc,  à  ce  moment,  cette  subite  étourderie  guerrière  de 
la  Révolution?  D'où  vient  cette  imprudence  provocatrice  à  l'égard  de  l'étran- 
ger, et  cette  apparente  confiance  au  roi? 

Une  sorte  d'énervement  semblait  gagner  les  esprits.  La  résistance  de« 


81i  HISTOIRE     SOCIALISTE 

nobles,  des  prôlres  se  prolongeait  au  delà  du  terme  prévu,  et  les  jeunes 
orateurs  de  lu  Législative  témoifj:naieut  leur  coli'jre  en  paroles  véhémentes, 
qui  ôtaient  aux  esprits  le  sang-froid;  ils  portaient  peu  à  peu  dans  les  ques- 
tions élrangèri's,  où  tant  de  prudence  eût  été  nécessaire  à  ce  moment,  les 
mômes  haliitudes  de  déclamation  passionnée.  Isnard  s'écriait  le  31  octobre, 
à  propos  des  émigrés  : 

«  Quoique  tious  ayons  détruit  la  noblesse  et  les  députés,  ces  vains  fan- 
tômes épouvantent  encore  les  âmes  pusillanimes.  Je  vous  dirai  qu'il  est 
temps  que  ce  grand  niveau  de  l'égalité  que  l'on  a  placé  sur  la  France  libre, 
prenne  enQn  son  aplomb.  Je  vous  demanderai  si  c'est  en  laissant  quelques 
têtes  au-dessus  des  lois  que  vous  persuaderez  aux  citoyens  que  vous  les  avez 
rendus  égaux;  si  c'e.st  en  pardonnant  à  tous  ceux  qui  veulent  nous  enchaîner 
de  nouveau  que  nous  prétendons  continuer  de  vivre  libre»;  je  vous  dirai  à 
vous,  législateurs,  que  la  foule  des  citoyens  français  qui  se  voit,  chaque  jour, 
punie  pour  avoir  commis  les  moindres  fautes,  demande  enfin  à  voir  expier 
les  grands  crimes  ;  je  vous  dirai  que  ce  n'est  que  quand  vous  aurez  fait  exécu- 
ter cette  mesure  que  l'on  croira  à  l'égalité  et  que  l'anarchie  se  dissipera.  Car 
ne  vous  y  trompez  pas  :  c'est  la  longue  impunité  des  criminels  qui  a  fait  le 
peuple  bouTTean.  (Applaudissemcîits.)  Oui,  la  colère  du  peuple  comme  celle  de 
Dieu  n'est  trop  souvent  que  le  supplément  terrible  du  silence  des  lois.  (Vifs 
applaudissements.)  Je  vous  dirai  :  Si  nous  voulons  vivre  libres,  il  faut  que  la 
loi,  la  loi  seule  nous  gouverne,  que  sa  voix  foudroyante  retentisse  dans  le 
palais  du  grand  comme  dans  la  chaumière  du  pauvre,  et  qu'aussi  inexorable 
que  la  mort,  lorsqu'elle  tombe  sur  sa  proie,  elle  ne  distingue  ni  les  rangs,  ni 
les  titres.  » 

Paroles  enflammées  où  Marat  reconnaissait  avec  joie  son  propre  langage  : 
discours  «  rayonnant  de  sagesse  et  brûlant  de  civisme  »,  dit-il  du  discours 
d'Isnard. 

Mais  aussitôt,  c'est  du  môme  ton  échauffé  qu'il  parle  de  l'Europe  :  «  Un 
orateur  vous  a  dit  que  l'indulgenco  est  le  devoir  de  la  force,  que  la  Russie  et 
la  Suède  désarment,  que  l'Angleterre  pardonne  à  notre  gloire,  que  Léopold  a 
devant  lui  la  postérité;  et  moi,  je  crains,  Messieurs,  je  crains  qu'un  volcan 
de  conspirations  ne  soit  près  d'éclater  et  qu'on  ne  cherche  à  nous  endormir 
dans  une  sécurité  funeste,  lit  moi,  je  vous  dirai  que  le  despotisme  et  l'aristo- 
cratie n'ont  ni  mort  ni  sommeil  ;  et  que  si  la  nation  s'endormait  un  instant, 
elle  se  réveillerait  enchaînée.  »  {A/)plaudissemenCs.) 

Ce  fut  un  malheur  immense  pour  la  Législative  et  pour  le  pays  qu'il  ne 
se  soit  trouvé  à  cette  heure,  à  la  Législative  même,  aucun  homme  d'un 
grand  sens  révolutionnaire  qui,  tout  en  animant  l'ardeur  sacrée  de  la  nation 
pour  la  liberté,  la  mit  en  garde  contre  tous  les  entraînements  belliqueux.  .\h! 
si  Mirabeau  avait  vécu,  et  vécu  libre  de  toute  attache  .'orrète  avec  la  Cour, 


HISTOIRE     SOCIALISTF.  815 

c'est  son  génie  à  la  fois  révolutionnaire  et  lucide,  véhéiueui  el  sage  qui  aurait 
peut-être  sauvé  la  liberté  et  la  pairie. 

Mais,  ni  les  prétentions  inquiètes  de  Brissot,  ni  les  entraînements  ora- 
toires et  la  rhétorique  guerrière  d'Isnard  ne  suffisent  à  expliquer  ce  grand 
fait  si  étrange  :  Comment,  dans  l'automne  de  1791,  la  Révolution  se  décou- 
vre-t-elle  subitement  une  âme  guerrière  ?  Voici  je  crois,  l'explication  décisive. 
Il  y  avait  dans  les  consciences  révolutionnaires  à  la  fln  de  1791  et  en  1792, 
un  immense  malaise,  un  commencement  de  doute,  et  la  guerre  apparaissait 
obscurément  comme  un  moyen  détourné  de  trancher  des  problèmes  que 
directement  la  Révolution  ne  pouvait  résoudre.  Elle  se  débattait  dans  une 
difficiiUé  terril'le. 

Son  point  d'appui  était  la  Constitution  :  en  la  brisant,  eile  craignait  de 
tout  livrer  aux  ennemis  de  la  liberté.  Mais,  cette  Constitution  donnait  au  roi 
de  tels  pouvoirs  par  la  liste  civile,  par  le  choix  des  ministres,  par  le  veto  sus- 
pensif étendu  à  deux  législatures,  que  le  roi,  s'il  était  de  mauvaise  foi,  pouvait 
légalement,  conslilulionnellement,  fausser  la  Révolution,  laremettre  désarmée 
à  l'ennemi.  Or  le  roi,  fouvail-on  vraiment  avoir  confiance  en  lui?  On  l'avait 
mis  hors  de  cause  après  Varennes  et  il  avait  accepté  la  Constitution:  il  sem- 
blait même,  extérieurement,  s'y  conformer;  mais  que  déraisons  de  douter  de 
lui  !  Ne  pouvait-il  négocier  secrètement  avec  l'étranger?  Quelle  garantie  avait 
la  nation?  Et,  devant  la  figure  énigmatique,  devant  l'âme  incertaine  et  si 
souvent  traîtresse  du  roi,  la  nation  révolutionnaire  avait  un  malaise.  Qui 
déchiffrerait  cette  énigme?  Quel  feu  éprouverait  ce  métal  équivoque  et  mêlé? 
Ah  !  s'il  y  avait  une  grande  guerre,  si  le  roi  était  obligé  de  marcher  contre 
les  souverains  étrangers  armés  en  apparence  pour  sa  cause,  il  serait  bien 
obligé  de  se  découvrir,  de  se  révéler  enfin!  ou  il  mènerait  loyalement  la 
guerre,  et  la  Révolution,  sûre  de  lui,  serait  enfin  débarrassée  du  soupçon  qui 
la  hantait  et  l'énervait.  ou  il  trahirait,  el  cette  trahison  du  roi  envers  la 
nation  donnerait  à  la  nation  la  force  d'exécuter  le  roi.  Qu'on  se  figure  l'état 
d'un  peuple  qui  se  demande  tout  bas  chaque  jour  ce  que  fait  son  chef,  s'il  est 
fidèle  ou  félon,  ou  s'il  ne  combine  pas  en  des  proportions  inconnues  et 
variables,  fidélité  et  félonie. 

Il  y  a  là  pour  lui  une  énigme  à  la  fois  menaçante  et  irritante,  une  de 
ces  obsessions  maladives  dont  il  faut  se  débarrasser  à  tout  prix.  Mais  quoi  ? 
Ne  vaut-il  pas  mieux  faire  appel  à  l'énergie  révolutionnaire  du  peuple  et  jeter 
bas  le  roi  suspect  que  de  demander  à  une  guerre  peut-être  funeste  je  ne  sais 
quelle  épreuve  de  l'équivoque  loyauté  du  roi?  Oui,  miis  à  la  fin  de  1791,  les 
révolutionnaires  démocrates  ne  croyaient  plus  au  ressort  révolutionnaire  du 
peuple.  Et  à  vrai  dire,  la  Révolution  elle-même  l'avait  si  souvent  comprimé, 
elle  avait  si  souvent  contrarié  les  mouvements  populaires  en  leurs  efforts 
décisifs  quMl  semblait  naturel  de  ne  plus  compter  sur  un  élan  tant  de  fois 
refoulé. 


816  HISTOIRE     SOCIALlSTIi 

Le  peuple  au  17  juillelavait  pélilionnc  pour  la  République;  la  Révolution 
même  avait  noyé  sa  pélilion  dans  le  sang.  Le  peuple  se  taisait  maintenant, 
et  sans  doule  nulle  autre  brûlure  que  celle  des  guerres  extérieures  ne  pourrait 
l'arracher  à  son  engourdissement.  Ainsi  ce  n'est  pas,  comme  l'onl  répété 
tant  d'historiens,  l'enthousiasme  débordant  de  la  liberté  qui  a  suscité  la 
guerre. 

Ce  n'est  pas  de  l'exaltation  révolutionnaire,  c'est  au  contraire  d'une  défail- 
lance de  la  Révolution  qu'elle  est  sortie.  Les  lémoignages  abondent  sur  cet 
affaissement,  sur  ce  découragement  des  démocrates,  des  révolutionnaires 
dans  la  période  môme  où  flambaient  les  discours  guerriers.  Marat  a,  à  cette 
époque,  une  crise  de  désespoir. 

Dans  le  numéro  du  21  septembre,  il  proclame  que  la  Révolution  est 
perdue,  et  il  trace  un  tableau  admirable  des  forces  conservatrices  qui  se 
sont  développées  en  elle  et  qui  semblent  la  maîtriser.  «  Nous  avions  conquis 
la  liberté  par  la  plus  étonnante  des  révolutions,  mais  à  peine  en  avons-nous 
joui  un  jour,  nous  l'avons  laissé  perdre  par  notre  stupidité,  par  notre  làchelé 
et  nous  en  sommes  plus  loin  aujourd'hui  qu'avant  la  prise  de  la  Bastille.  On 
veut  que  nous  ayons  des  lois  qui  établissent  nos  droits;  j'ai  démonlro  cent 
fois  que  ces  lois  sont  dérisoires  ;  mais  quand  elles  ne  seraient  pas  oppressives 
elles-mêmes,  ceux  qui  sont  chargés  de  leur  exécution  sont  les  plus  impla- 
cables ennemis  de  la  patrie;  ils  les  font  taire  ou  parlera  leur  gré  ;  tour  à  tour 
ils  les  interprètent  en  faveur  des  ennemis  et  contre  les  amis  de  la  liberté,  et 
toujours  les  défenseurs  des  droits  du  peuple  sont  immolés  avec  le  glaive  delà 
justice.  » 

«  Ceux  qui  font  honneur  de  la  Révolution  à  notre  courage  attribuent  la 
perle  de  la  Révolution  à  noire  défaut  actuel  d'énergie  ;  ils  se  plaignent  de  ce 
qu'elle  a  toujours  été  en  s'affaiblissant  et  ils  disent  qu'il  nous  en  reste  à 
peine  aujourd'hui  quelque  étincelle.  Mais,  nous  somme»  exactement  aujour- 
d'hui ce  que  nous  étions  il  y  a  trois  ans:  c'est  ime  poignée  d'infortunés  qui  ont 
fait  tomber  les  murs  de  la  Bastille  !  qu'on  les  mette  à  l'œuvre,  ils  semontreront 
comme  le  premier  jour  ;  ils  ne  demanderont  pas  mieux  que  de  combattre 
contre  leurs  tyrans  ;  7nais  alors  ils  étaient  libres  d'agir,  et  maintenant  ils 
sont  enchaînés.  » 

«  Quand  on  suit  d'un  œil  attentif  la  chaîne  des  événements  qui  prépa- 
rèrent et  amenèrent  la  suite  du  14  juillet,  on  sent  que  rien  n'était  si  facile 
que  la  révolution  ;  elle  tenait  uniquement  au  mécontentement  des  peuples, 
aigris  par  les  vexations  du  gouvernement,  et  à  la  défection  des  soldats  indi- 
gnés de  la  tyrannie  de  leurs  chefs. 

«  Mais  quand  on  vient  à  considérer  le  caractère  des  Français,  l'esprit  qui 
anime  les  différentes  classes  du  peuple,  Jes  intérêts  opposés  des  différents 
ordres  de  citoyens,  les  ressources  de  la  Cour  et  la  ligue  non  moins  naturelle 
que  formidable  des  ennemis  de  l'égalité,  on  sent  trop  que  la  révolution  ne 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


817 


pouvait  être  qu'une  crise  passagère,  et  qu'il  était  impossible  que  la  révolution 
se  soutînt  par  les  causes  qui  l'avaient  amenée.  » 

Et  Marat  ne  se  borne  pas  à  proclamer  la  faillite  déiinitive  de  la  liberté. 


-w    3 


Il  prétend  qu'en  fait  il  n'y  a  jamais  eu  un  mouvement  de  liberté  sincère  et 
vrai  ;  que,  quand  toute  la  France,  dans  les  jours  qui  précédèrent  et  suivirent  le 
14  juillet,  a  pris  les  armes,  ce  n'était  point  pour  conquérir  la  liberté,  mais 
par  peur  des  pauvres,  «  des  brigands»,  et  que  si  la  bourgeoisie  révolutionnaire 
utilisa  aussitôt  cette  grande  levée  d'armes,  ce  fut  pour  intimider  la  Cour 
et  pour  se  servir  du  pouvoir  au  profit  d'une  oligarchie  nouvelle. 


uv.  103. 


HISTOIRE    SOCIALISTE. 


UV.   i03 


818  HISTOinP    SOCIALISTE 


Ainsi  c'est  la  peur  utilisée  par  l'égoïsme  de  caste  qui  a  été,  solon  Maral, 
le  grand  et  premier  ressort  de  la  Révolution. 

A  cette  heure  sombre  où  l'avéneraent  de  la  démocratie  et  d'un  régime 
vraiment  populaire  lui  paraît  déDnitivement  impossible  et  où  la  Révolution 
lui  semble  manquée,  il  en  déshonore,  pour  ainsi  dire,  les  racines. 

<■  A  tort  prétend-on  que  la  prise  d'armes  du  14  juillet  fut  une  insurrec- 
tion générale  contre  le  despotisme;  puisqu'alors  les  suppôts  du  despote  se 
trouvaient  mêlés  à  ses  esclaves;  mais  c'était  une  simple  précaution  des 
citot/ens  qui  avaient  quelque  chose  à  perdre  contre  les  entrepi-ises  des  indi- 
gents qui  venaient  de  faire  tomber  les  barrières. 

«  Cette  précaution,  qu'avait  dictée  la  crainte  dans  la  capitale,  s'étendit 
comme  une  traînée  de  poudre  dans  tout  le  royaume  par  la  seule  force  de 
l'exemple  ;  et  ce  ne  fut  que  lorsque  les  petits  ambitieux  qui  menaient  les 
plébéiens  des  Etats-généraux  se  furent  prévalus  des  circonstances,  pour  se 
faire  acheter,  que  ce  déploiement  de  la  force  nationale  parut  se  diriger 
contre  le  despotisme. 

«  Dans  ce  soulèvement  universel,  le  despote,  entouré  de  sa  famille,  de 
ses  ministres  et  de  quelques  courtisans,  paraissait  abandonné  de  la  nation 
entière  :  mais  il  n'en  conservait  pas  moins  la  légion  innombrable  de  ses 
suppôts  et  de  ses  satellites,  à  la  troupe- de  ligne  près,  dont  le  cœur  venait  de 
se  donner  à  la  patrie  ;  armés  en  apparence  contre  leur  maître,  ils  ne  l'étnient 
en  effet  que  pour  sa  défense,  pour  le  maintien  de  son  empire,  pour  la  con- 
servation de  leurs  privilèges  et  de  leurs  dignités. 

«  On  voyait  alors  les  favoris  insolents  de  la  Cour,  sous  le  masque  du 
patriotisme,  ne  parler  que  de  la  souveraineté  du  peuple,  des  droits  de 
rhomme,  de  l'égalité  des  citoyens,  et  mendier  humblement,  sous  l'habit  des 
soldats  de  la  patrie  (la  garde  nationale),  les  places  de  chefs,  ou  les  acheter 
adroitement  sous  le  voile  de  la  bénéficence.  Ceux  qui  ne  purent  pas  s'emparer 
du  commandement  des  forces  nationales  s'emparèrent  de  Fautorité  des 
assemblées  populaires,' des  places  de  fonctionnaires  publics  ;  et  F  on  vit,  pour 
la  première  fois,  de  grands  magistrats  en  moustaches  à  la  tète  d'un  batail- 
lon ;  des  conseillers  d'Etat  en  perruque  à  queue,  humblement  inclinés  sur  un 
bureau  de  district  à  côté  de  leurs  tailleurs  ou  de  leurs  notaires  ;  des  ducs 
superbes  en  habits  bourgeois  siégeant  à  un  comité  de  police  avec  leurs  pro- 
cureurs ou  leurs  huissiers,  et  des  prélats  pacifiques  gardiens  d'un  arsenal 
et  distributeurs  d'instruments  de  mort  aux  enfants  de  Mars. 

«  Autour  de  ces  intrigants  ambitieux,  viles  créatures  de  la  Cour,  se  ral- 
lièrent bientôt  ses  suppôts  et  ses  satellites  ;  la  noblesse,  le  clergé,  le  corps 
des  officiers  de  l'armée,  la  magistrature,  les  gens  de  robe  et  de  loi,  les  finan- 
ciers, les  agioteurs,  les  sangsues  publiques,  les  marchands  de  paroles,  les 
agents  de  la  chicane,  la  vermine  du  Palais,  en  un  mot,  tous  ceux  qui 
fondent  leur  grandetir,  leur  fortune,  leurs  espérances  sur  les  abus  du  goU' 


HISTOIRE     SOCIALISTE  8i9 

vernement,  qtii  fudsislent  de  ses  vices,  de  ses  attentats,  de  ses  dilapidations 
et  qui  s'efforçaient  de  inaintenir  ces  désordres  pour  profiter  du  malheur 
public.  Peu  à  peu  se  rangèrent  autour  d'eux  les  faiseurs  d'affaires,  les  usu- 
riers, les  ouvriers  de  luxe,  les  gens  de  lettres,  les  savants,  les  artistes,  qui 
tous  s'enrichissent  aux  dépens  des  heureux  du  siècle  ou  des  fils  de  famille 
dérangés.  Ensuite  vinrent  les  négocians,  les  capitalistes,  les  citoyens  aisés, 
pour  qui  la  liberté  n'est  que  le  privilège  d'acquérir  sans  obstacle,  de  posséder 
en  assurance  et  de  jouir  en  paix.  Puis  arrivent  les  trembleurs  qui  redoutent 
moins  l'esclavage  que  les  orages  politiques  ;  les  pères  de  famille  qui  craignent 
jusqu'à  l'ombre  d'un  changement  qui  pourrait  leur  faire  perdre  leur  place 
ou  leur  état.  » 

Oui,  le  tableau  est  merveilleux  de  couleur  et  de  force.  Si  Marat  avait  eu  une 
philosophie  soci.ile  plus  étendue,  il  aurait  trouvé  inévitable  que  la  classe 
bourgeoise,  année  de  science  et  de  richesse,  s'empiirât  de  l'ordre  nouveau 
et  le  fît  d'abord  tourner  à  son  profll.  Mais  il  aurait  compris  aussi  que  ce 
mouvement,  que  cet  ébranlement  étaient  favorables  au  peuple  lui-même  et 
que  l'avenir  était  à  la  démocratie.  Ce  n'est  plus,  cette  fois,  un  cri  aigu  de 
colère  et  de  haine  :  c'est  un  cri  profond  de  désespoir,  et  lui-même  s'avoue 
vaincu  : 

i<  Pour  e'chappor  au  fer  des  assassins,  je  me  suis  condamné  à  une  vie 
souterraine,  relancé  de  temps  à  autre  par  des  bataillons  d'alguazils,  obligé 
de  fuir,  errant  dans  les  rues  au  milieu  de  la  nuit,  et  ne  sachant  quelquefois 
où  trouver  un  asile,  plaidant  au  milieu  des  fers  la  cause  de  la  liberté,  défen- 
dant les  opprimés,  la  tête  sur  le  billot,  et  n'en  devenant  que  plus  redoutable 
encore  aux  oppresseurs  et  aux  fripons  publics. 

<t  Ce  genre  de  vie,  dont  le  simple  récit  glace  les  cœurs  les  plus  aguerris, 
je  l'ai  mené  dix-huit  mois  entiers,  sans  me  plaindre  un  instant,  sans  regretter 
ni  repos  ni  plaisirs,  sans  tenir  aucun  compte  de  la  perte  de  mon  état,  de  ma 
santé,  et  sans  jamais  pâlir  k  la  vue  du  glaive  toujours  levé  sur  mon  sein. 
Que  dis-je?  je  l'ai  préféré  à  tous  les  avantages  de  la  corruption,  à  tous  les 
délices  de  la  fortune,  à  tout  l'éclat  d'une  couronne.  J'aurais  été  protégé, 
caressé  et  fêté,  si  j'avais  simplement  voulu  garder  le  silence;  et  que  d'or  ne 
m'aurait-on  par  prodigué,  si  j'avais  voulu  déshonorer  ma  plume  !  J'ai  re- 
poussé le  métal  corrupteur,  j'ai  vécu  dans  la  pauvreté,  j'ai  conservé  mon 
cœur  pur.  Je  serais  millionnaire  aujourd'hui,  si  j'avais  été  moins  délicat  et  si< 
je  ne  m'étais  pas  toujours  oublié. 

«  Au  lieu  de  richesses  que  je  n'ai  pas,  j'ai  ruelques  dettes  que  m'ont 
endossées  les  infidèles  manipulateurs  auxquels  j'avais  d'abord  confié  l'im- 
pression et  le  débit  de  ma  feuille.  Je  vais  abandonner  h  ces  créanciers  les 
débris  du  peu  qui  me  reste,  et  je  cours,  sans  pécule,  sans  secours,  sans  res- 
sources, végéter  dans  le  seul  coin  de  la  terre  où  il  me  soit  encore  permis  de 
respirer  en  paix,  devancé  par  les  clameurs  de  la  calomnie,  diffamé  par  les 


820  HISTOIRE    SOCIALISTE 

fripons  publics  que  j'ai  démasqués,  chargé  de  la  malédiction  de  tous  les 
ennemis  de  la  patrie...  peut-être  ne  tarderai-je  pas  à  être  oublié  du  peuple  au 
salut  ■:uqiie]  je  nie  suis  immolé.  » 

Li  main  de  Marat  ne  laissera  point  aussitôt  tomber  la  plume:  mais  quelle 
crise  i  rotonde  de  découragement,  et  comme  il  sentait  bien  que  le  peuple 
amorti  ne  vibrait  plu?  à  ses  appels  passionnés  ! 

Le  pessimisme  de  Camille  Desmoulins  est  aussi  profond.  Lui,  qui  si 
souvent  a  raillé  l'humeur  noire  de  Marat,  il  parle  et  pense  exactement,  à 
celte  date,  comme  Marat  lui-môme,  et  le  long  discours  qu'il  prononça,  le 
21  octobre,  à  la  tribune  des  Jacobins,  est,  lui  aussi,  une  déclaration  de  fail- 
lite de  la  Révolution. 

D( smoulins,  avec  une  verve  admirable,  signale  les  contralictions  de  la 
Constitution.  Il  a  fallu  d'abord  pour  entraîner  le  peuple  lui  présenter  tous  ses 
droits  priniilifs,  «  les  rassembler  sous  un  verre  étroit  et  en  offrir  à  ses  re- 
gards rcnivranle  perspective  ». 

Ce  fut  la  déclaration  des  Droits:  mais  cette  Déclaration  des  Droits,  elle  a 
été  ensuite  comme  retirée  en  détail  par  d'innombrables  dispositions  rétro- 
grades ;  on  n'a  pas  osé  pourtant  en  effacer  tous  les  traits.  «  A.  ce  reste  de  ver- 
gogne quia  retenu  parfois  les  ministériels,  ajoutez  les  e.xplosions  du  patrio- 
tisme dans  les  tribunes  et  sur  la  terrasse,  qui  ont  donné  quelques  convictions 
à  la  majorité  corrompue  de  la  Législature,  et  l'ont  forcée  de  dériver  un  peu  au 
cours  de  l'opinion.  De  tout  cela  il  est  résulté  une  Constitution  destructive  il 
est  vrai  de  sa  préface,  mais  qui  n'a  pas  laissé  d'emprunter  de  cette  préface 
tant  de  choses  destructives  d'elles-mêmes  que,  en  même  temps  que  comme 
citoyen,  j'adhère  à  cette  Constitution,  comme  citoyen  libre  de  manifester  mon 
opinion,  et  qui  n'ai  point  renoncé  à  l'usage  du  sens  commun,  à  la  faculté  de 
comparer  les  objets,  je  dis  que  cette  Constitution  est  inconstitutionnelle  et  je 
me  moque  du  secrétaire  Cérutti,  ce  législateur  Panglossqui  propose  de  la  dé- 
clarer par  arrêt  ou  par  un  décret  la  meilleure  Constitution  possible  ;  enQn, 
comme  politique,  je  ne  crains  pas  d'en  assigner  le  terme  prochain.  Je  pense 
qu'elle  est  composée  d'éléments  si  destructeurs  Fun  de  l'autre  qu'on  peut  la 
comparer  à  une  montagne  de  glace  qui  serait  assise  sur  le  cratère  d'un 
volcan.  C'est  une  nécessité  que  le  brasier  fasse  fondre  et  dissiper  en  fumée  les 
glaces,  ou  que  les  glaces  éteignent  le  brasier.  » 

Or  Camille  Desmoulins  ne  cachait  point  ses  craintes  que  la  glace  éteignît 
le  brasier.  Selon  lui,  «  le  démon  de  l'aristocratie  »  avait  eu,  depuis  deux  ans,  une 
habileté  infernale.  Renonçant  à  la  lutte  corps  à  corps  contre  la  Révolution, 
il  l'avait  paralysée  et  stupéfiée.  11  avait  glissé  l'inégalité  dans  toute  la  consti- 
tution ;  il  avait  réservé  le  droit  de  vole,  le  droit  de  porter  les  armes,  à  des 
privilégiés;  elle  peuple  s'était  laissé  dépouiller  sans  mot  dire:  «  Je  les  ai 
appelés  citoyens  passifs  et  ils  se  sont  crus  morts.  » 

«  Mais  c'est  Paris  qui  a  fait  la  Révolution,  c'est  à  Paris  qu'il  est  réservé 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


821 


de  la  défaire  ;  tandis  qu'à  mesure  que  l'espérance  des  patriotes  s'éloigne  et 
qu'ils  en  connaissent  la  chimère,  leur  première  ardeur  se  refroidit  et  leur 


Vkronial'D. 
(D'après  une  estampe  du  Musée  CarnaTalet.) 

parti  s'affaiblit  tous  les  jours  la  seule  douleur  dont  le  temps  ne  console 
point  et  qu'il  ne  lait  qu'aigrir,  la  douleur  de  la  perte  des  biens,  accroît  sans 


822  lllSTOIUE    SOGIALISTli 

cesse  le  ressenlimenl  de  tous  les  soutiens  de  l'ancien  régime.  Je  TortiBe  leur 
parti  de  la  cupidité  de  tous  les  boutiquiers,  de  tous  les  marchamls  qui  sou- 
pirent après  leur  créanciers  ou  leurs  acheteurs  émigrés,  je  le  forlifle  des 
craintes  de  tous  les  rentiers  dont  la  peur  delà  banqueroule  a  si  puissamment 
aidé  la  Révolution  et  qui  ne  voyant  que  du  papier  cl  point  de  comptes  au 
dedans,  et  au  dihors  des  préparatifs  de  guerre,  s'eiïrayenl  d'une  banqueroute. 
Je  le  forliOe  surtout,  ce  parti,  de  la  lassitude  des  g.irdes  nationales  pari- 
siennes. Depuis  deux  ans,  j'ai  soin  de  tapoter  le  tamliour  du  matin  au  soir, 
de  les  tenir  autant  que  possible,  hors  de  leur  comptoir,  de  leur  cheminée  et 
de  leur  lit. 

«  Au  milieu  de  la  plus  profonde  paix,  la  face  de  la  capitale  est  aussi  hé- 
rissée de  baïonnelles  depuis  deux  ans  que  si  Paris  était  occupé  par  deux  cent 
mille  Autrichiens.  Le  Parisien,  arraché  sans  cesse  de  rhez  lui  pour  des  pa- 
trouilles, pour  des  revues,  pour  des  exercices,  lassé  d'être  transformé  en 
Prussien,  commence  à  préférer  son  chevet  ou  son  comptoir  aucorps  de  garde; 
il  croit  bonnement  (pour  adoucir  le  mot)  que  rAssemhlée  nationale  n'aurait 
pu  faire  ses  décrets  sans  les  soixante  bataillons,  que  c'est  seulement  après  la 
Révolution  que  Dnira  l'achèvement  de  sa  campagne,  plu-;  fatigante  que  la 
guerre  de  sept  ans.  Quand  finira  cette  Révolution?  Quand  commencera  la 
Constitution?  Nous  étions  moins  las  dans  l'ancien  régime.  » 

Las,  lassés,  le  parti  de  la  lassitude:  Desmoulins  semlile  croire  que  la  Ré- 
volution n'est  plus  capable  d'effort,  et  son  exposé  parut  si  sombre,  si  décou- 
rageant, que  plusieurs  Jacobins  le  blâmèrent:  mais  nul  ne  le  contredit. 
Evidemment  en  cette  fin  d'année  1791,  il  y  avait  un  sentiment  profond  de 
fatigue  et  les  démocrates  se  demandaient,  Desmoulins  comme  Marat,  si 
l'énergie  révnlulionnaire  n'était  pas  épuisée.  La  même  note,  déQante  et 
triste,  est  donnée  par  le  journal  de  Prudhomme,  les  dévolutions  de  Paris. 
Au  moment  où  se  réunissait  la  Législative,  dans  le  numéro  du  1"  au  8  oc- 
tobre, il  publie  une  sorte  d'article  manifeste  : 

«  Aux  patriotes  de  la  seconde  Assemblée  nationale.  » 

«  Représentants  d'un  peuple  qui  n'est  point  libre  encore  mais  qui  n'a  pas 
perdu  tout  espoir  de  le  devenir,  soulTrez  qu'il  vous  rappelle  vos  obligations; 
elles  sont  plus  grandes  que  vous  ne  pensez.  Votre  tâche,  moins  brillante,  est 
plus  difficile  que  celle  de  vos  prédécesseurs,  ils  n'ont  pas  tout  fait  puisqu'ils 
vous  laissent  tant  de  choses  à  faire.  Les  dangers  qu'ils  ont  courus  étaient 
moindres  que  ceux  qui  vont  vous  assaillir. 

«  De  leur  temps,  le  despotisme  se  montrait  à  découvert.  Vos  prédéces- 
seurs n'avaient  qu'un  ennemi  à  conièattre;  bientôt  peut-être  vous  en  aurez 

deux,  LE  DESPOTISME  ET  LE    PEUPLE. 

«  Remarquez-vous  que  déjà  la  Cour  cherche  à  se  coaliser  avec  le  peuple, 
qui  fit  toute  la  force  de  la  première  assemblée  et  qui  peut-être  servira  d'iris- 


HISTOIRE    SOCIALISTE  823 

trumenl  aveugle  contre  la  seconde?  Lu  nation  est  fatiyiK  r.  .:'  vous  n'y  prenez 
garde,  elle  est  prête  à  retourner  à  ses  anciennes  habiludei. 

c  Les  esclaves  ont  plus  de  bon  temps  que  les  hommes  lihres  ;  et  les  rois 
qui  savent  leur  métier,  s'arrangent  de  manière  qu'on  se  croie  plus  heureux  à 
l'ombre  de  la  couronne  que  sous  le  bonnet  de  la  liberté.  C'est  à  vous  à  rap- 
peler ces  premiers  moments  d'énergie  dont  le  souvenir  seul  fait  pâlir  la 
Cour.  » 

Le  journal  essaie  d'animer  les  nouveaux  députés  par  les  menaces  les  plus 
terribles  et  les  prophéties  les  plus  sombres  :  «  Si  après  trois  années  de  gêne 
et  d'appréhension*,  de  troubles  et  de  misères,  le  peuple,  qui  vient  de  vous  re- 
mettre en  mains  ses  plus  chers  intérêts,  apprenait  que  vous  faites  secrète- 
ment cause  commune  avec  le  château  des  Tuileries,  s'il  venaifà  s'apercevoir 
que  ■jjous  n'êtes  aucunement  en  mesure  pour  déjouer  les  coalitions  ministé- 
rielles et  autres,  et  que  vous  n'avez  servi  qu'à  donner  le  temps  à  nos  ennemis 
d'ourdir  tout  à  leur  aise  leurs  trames  sinistres,  alors  les  voies  de  la  justice 
ordinaire  seraient  rejetées  ou  suspendues  ;  un  grand  mouvement  doni.ia  li- 
berté ne  peut  plus  se  passer  sera  très  incessamment  imprimé  à  toute  la 
France.  Egalement,  indignement  trompé  par  tous  les  pouvoirs  ensemble, 
auxqtiels  il  avait  donné  d'abord  toute  sa  confiance,  alors  le  peuple  fera  main 
basse  sur  tous  les  pouvoirs  à  la  fois,  et  laissera  aux  races  futures  une  leçon 
déplorable  mais  nécessaire.  Toutes  ces  armées  gui  s'avancent  à  pas  lents  et 
qui  troublent  en  ce  moment  notre  sommeil,  ne  causeront  alors  aucun  effroi  à 
plusieurs  millions  d'hotnmes  combattant  chacun  pour  sa  liberté  individuelle. 
Un  grand  spectacle  se  prépare  pour  la  fin  de  l'hiver  qui  approche. 

«  Épuisée  d'argent,  de  grains  et  de  munitions,  trahie  par  ses  chefs,  s'il 
faut  que  la  nation  le  soit  encore  par  ses  mandataires,  vous  qui  l'aurez  trahie 
ou  mal  représentée,  attendez-vous  à  être  les  premières  victimes  de  son  dé- 
sespoir. 

«  Un  phénomène  politique  doit  nécessairement  éclater  dans  peu;  pa- 
triotes du  Corps  législatif,  tenez-vous  prêts  à  iine  catastrophe  bien  autrement 
importante  que  celle  qui  a  fait  de  vos  devanciers  des  héros  d'un  jour.  Tout 
nous  annoiue  un  événement  tel  que  la  Révolution  de  I  789  n'en  aura  été  que 
le  prélude  ;  ménagez  vos  forces  pour  en  soutenir  le  choc  et  concourir  au  dé- 
nouement de  ce  drame  sublime  mais  terrible  et  qui  plongera  l'Europe  dans 
la  stupeur.  » 

Etranges  et  énigmatiques  paroles  oii  l'on  croirait  voir,  d'avance,  comme 
en  un  sombre  miroir  magique,  le  20  juin,  le  10  août,  le  procès  et  la  mort  du  Roi, 
la  chute  des  Girondins  eux-mêmes,  et  la  Terreur! 

Comment  le  même  journaliste,  qui  constate  que  la  nation  est  fatiguée 
peut-il  en  même  temps  prédire  ces  prochains  soulèvements  révolutionnaires? 
Et  d'où  vient  la  précision  singulière  de  ces  prophéties?  E\idemment  quand 
il  annonce  un  grand   spectacle   pour   la  fin  de  l'hiver,  c'est-à-dire  pour  le 


824  UISTOIIIE     SOCIALlSTb; 

moment  où  la  saison  permet  l'entrée  en  campagne  des  armées,  c'est  à  la 
guerre  que  pense  le  journaliste.  Bientôt  le  journal  de  Prudhomrae  saper- 
cevra  des  périls  que  fait  courir  à  la  liberté,  à  la  Révolution,  l'aventureuse 
politique  guerrière  de  la  Gironde,  et  il  la  combattra  vigoureusement.  Maisà  cette 
date  il  n'a  pas  encore  pris  parti,  et  il  se  fait  l'écho  des  raystérieu.x  projets  du 
parti  girondin  :  susciter  par  la  guerre  contre  l'étranger  une  nouvelle  action 
révolutionnaire. 

C'estlà  lefrand  secret  que  dès  la  réunion  de  la  Législative  elavant  mfime 
les  premiers  discours  de  Brissot  se  chuchotaient  les  initiés,  et  je  considère 
cet  article  comme  un  des  plus  importants  indices  du  sourd  travail  que  fai- 
sait dès  les  premiers  jours  la  Gironde.  Toute  .sa  pensée  est  là:  constater  la 
fatigue  de  la  nation  et,  pour  la  pousser  plus  avant  dans  la  voie  révolution- 
naire où  elle  semblait  hésiter,  recourir  à  l'aiguillon  de  la  guerre. 

Cette  lassitude,  cette  sorte  de  rémission  de  l'esprit  révolutioimaife,  le 
journal  de  Prudhomme  les  signale  encore  dans  le  numéro  du  15  au  22  oc- 
tobre: «  Parisiens,  c'est  avec  douleur  que  nous  vous  le  disons,  il  nous  semble 
que  l'esprit  public  n'a  :ait  aucun  progrès  parmi  vous.  On  vous  a  dit  tant  de 
fois  que  la  crise  est  passée,  qu'il  ne  s'agit  plus  que  de  vivre  tranquilles  et 
d'avoir  confiance  dans  vos  chefs.  Depuis  le  premier  fonctionnaire  public  jus- 
qu'au dernier  de  vos  officiers  municipaux,  tous  les  gens  en  place  vous  ont 
tant  prêché  la  paix  et  l'ordre  que  vous  êtes  devenus  immobiles  au  milieu 
même  des  agitilions  de  toute  espèce  qui  se  font  sentir  autour  de  vous   1 

«  La  Conslituiion  n'est-elle  pas  terminée?  vous  disent-ils?  N'est-elle  pas 
acceptée?  Que  désirez-vous  encore?  —  Mais  on  émigré?  —  Tant  mieux, 
c'est  la  patrie  qui  se  purge.  —  Mais  Louis  XVI  s'entend  avec  les  émigrés?  — 
Cela  n'est  pas  possible;  lisez  ses  proclamations,  ses  lettres.  —  Mais  les 
ministres  ne  sont  jas  de  bonne  loi?  —  Cela  se  peut,  aussi  les  mande-t-on  à 
la  barre  chaque  semaine.  —  Mais  le  numéraire  a  disparu?  —  Le  papier  na- 
tional vous  reste.  —  Mais  tous  ces  billets  de  confiance  qui  circulent?  —  A 
qui  s'en  prendre?  A  ceux  qui  veulent  bien  les  recevoir.  —  Mais  tous  ces  coupe- 
gorge  ouverts  aux  joueurs?  —  A  qui  la  faute?  A  ceux  qui  jouent.  —  Mais  à 
chaque  marché,  le  pain,  cette  première  nourriture  du  pauvre,  augmente  de 
prix?  —  Cela  est  tout  naturel,  quand  l'argent  est  rare.  Patience  et  paix,  ordre 
et  soumission  et  tout  ira  au  mieux.  Amour  au  roi,  qui  fait  tout  ce  que  vous 
voulez.  Obéissance  aux  magistrats,  qui  ne  marchent  qu'avec  la  loi;  confiance 
dans  la  Législative  dont  chaque  séance  est  marquée  d'un  acte  de  sagesse,  et 
ça  ira.  » 

«  Voilà  ce  que  les  modérés,  les  ministériels,  les  royalistes,  les  aristo- 
crates casaniers,  plus  fiers  ou  mieux  aguerris  que  leurs  camarades  de'Worms, 
ne  cessent  de  vous  insinuer  dans  leurs  journaux,  sur  leurs  placards,  dans  les 
cafés,  dans  les  groupes,  et  vous  croyez  tout  cela  parce  que  cela  favorise  votre 
indolence,  et  vous  dormez  sur  la  foi  de  tous  ces  propos  teintés  adroitement. 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


825 


Le  commerce,  d'ailleurs,  a  paru  reprendre  un  peu  de  son  activité.  Il  ne  vous 
en  a  pas  fallu  davantage  pour  traiter  de  terreur  panique  cl  d'exagérations 
ce  que  les  journaux  patriotes  vous  annoncent  sur  l'étal  déplorable  de  nos 


'^''.y. 


L 


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1,  //.' 


(  ff 


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ht  bon  sans  Culotte. 
(D'mprès  aoe  estampo  du  Musée  Carnavalet.) 


frontières,  sur  les  intentions  du  cabinet  des  Tuileries  et  sur  le  grand  nombre 
de  membres  gangrenés  déjà  de  l'Assemblée  nationale.  » 

Ed  même  temps  que  les  démocrates.  !;•  reine  Marie-Antoinette  constate 

UV.   104.    —  HISTOIRE  SOCIALISTE.  LIT.    )04. 


828  HISTOIRE    SOCIALISTE 

celte  sorle  d'indilTérence  et  d'apathie  du  peuple  à  ce  moment  de  la  Révolu- 
tion. Elle  dit  à  Fersen  dairs  une  lettre  du  31  oclolire,  en  parlant  des  Pari- 
siens : 

«  Il  n'y  a  que  la  cherté  du  pain  qui  les  occupe  et  les  décrets.  Lea  jour- 
naux, ils  n'y  regardent  seulement  pas;  il  y  a  sur  cela  un  changement  bien 
visible  dans  Paris,  et  la  grande  majorité,  sans  savoir  si  elle  veut  ce  régime- 
ci  ou  vti  autre,  est  lasse  des  troubles  et  veut  la  tranquillité.  Je  ne  parle  que 
de  Paris,  car  je  crois  les  villes  de  province  bien  plus  mauvaises  dans  ce  nio- 
menl-ci  que  celle-ci.  » 

Il  fallait  que  les  révolutionnaires,  les  démocrates  redoutassent  bien  cet 
aflaissement  et  mfime  cet  entraînement  réactionnaire  du  peuple,  pour  que 
Marat  voulût  imposer  silence  aux  tribunes  qui,  jusque-là,  avaient  toujours 
manifesté  dans  le  sens  de  la  Révolution.  Il  écrit  le  15  octobre  : 

«  Dans  un  pays  vraiment  libre,  jaloux  de  conserver  sa  liberté,  il  importe 
que  les  reprc.«enlanls  du  peuple  soient  sans  cesse  sous  les  yeuï  de  témoins 
qui  les  rnppellent  au  devoir  en  leur  donnant  des  «ignés  d'improbation  lors- 
qu'ils s'en  écartent,  et  qui  les  encouragent  au  bien,  en  les  applaudissant 
lorsqu'ils  s'en  acquittent  avec  fidélité.  Ainsi,  les  battements  de  mains  et  les 
sifflets  sont  un  droit  de  tout  citoyen  éclairé,  dont  il  importe  cependant  d'user 
avec  beaucoup  de  retenue  et  dans  les  grandes  occasions  seulement,  pour  ne 
pas  user  ce  précieux  ressort.  Peut-être  chez  aucune  nation  du  monde,  le 
public  n'esl-il  assez  bien  composé  pour  qu'il  soit  prudent  de  lui  laisser 
l'exercice  de  ce  droit  ;  mais  à  coup  sûr  il  est  de  la  sagesse  de  l'ôter  à  un  pu- 
blic ignare,  frivole  et  inconséquent,  qui  ne  sait  rien  apprécier,  qui  se  pas- 
sionne pour  des  mois,  qui  s'engoue  pour  des  charlatans  adroits  qui  le  leur- 
rent, qui  gâte  la  meilleure  cause  en  se  livrant  à  la  fougue  d'un  moment,  et 
qui  fait  des  affaires  les  plus  sérieuses  de  la  vie  une  comédie,  une  farce  ridi- 
cule. Tel  est  le  pidilic  de  Paris  :  peu  disposé  à  siffler,  mais  prêt  à  applaudir. 
La  triste  expérience  que  nous  avons  faite  de  cette  manie  serait  bien  propre 
à  nous  y  faire  renoncer,  si  nous  savions  profiter  de  nos  défauts,  si  nous 
n'étions  pas  incorrigibles. 

«  Je  ne  i)arle  point  ici  de  ces  essaims  de  valets,  de  fainéants  et  de  mou- 
chards dont  les  fripons  des  comités  remplissaient  les  tribunes,  quand  ils 
avaient  quelques  grands  coups  à  frapper,  mais  de  ces  citadins  aveugles,  dont 
ils  arrachaient  les  applaudissements  par  le  préambule  imposteur  qu'ils  don- 
naient à  tous  leurs  projets  de  décrets  funestes.  Chez  les  Français,  il  ^st  donc 
de  la  sagesse  de  faire  observer  le  plus  rigoureux  silence  dans  le  Sénat  de  la 
nation,  dans  les  assemblées  administratives  et  dans  les  tribunaux  ;  mais  telle 
est  la  force  de  notre  penchant  pour  tout  ce  qui  flatte  la  vanité,  et  telle  est 
notre  légèreté,  qu'à  peine  une  loi  positive  nous  aura-t-elle  fait  un  devoir 
du  silence  dans  les  assemblées  publiques,  les  membres  ou  législateurs  seront 
eux-mêmes  les  premiers  à  la  violer. 


HISTOIRE    SOCIALISTE  827 

M  Mes  lecteurs  m'accuseront  peut-être  d'avoir  changt'  de  doctrine  :  ce 
n'est  pas  ma  faute  s'ils  ne  savent  pas  lire.  Bans  un  teynps  où  les  patriotes 
éclairés  re?nplissaient  les  tribunes  de  l'Assemblée  nationale  et  formaient 
r audience  des  tribunaux,  je  les  ai  souvent  invités  à  rappeler  au  devoir  par 
des  signes  d'improbation  les  députés,  les  agents  du  peuple  :  et  j'avais  rai- 
son. Aujourd'hui  que  les  patriotes  71'osent  plus  se  montrer  et  que  les  ennemis 
de  la  liberté  remplissent  les  tribunes  du  Sénat,  et  se  ti'ouvent  partout,  je 
demande  qu'on  les  empêche  d'applaudir  en  les  forçant  au  silence;  c'est  une 
artne  dangereuse  que  je  cherche  à  faire  tomber  de  leurs  mains.  » 

Ainsi,  en  cette  fin  de  1791,  l'état  de  l'esprit  public  était  inquiétant  pour 
les  hommes  de  la  Révolution  :  il  était  presque  désespérant  pour  ceux  qui 
auraient  voulu  vraiment  installer  la  démocratie,  donner  à  tous  les  citoyens  le 
droit  politique,  et  obliger  le  pouvoir  exécutif  à  s'inspirer  des  volontés  de  la 
nation. 

La  cour,  dont  on  devinait,  mais  dont  on  ne  pouvait  démontrer  les 
intrigues  au  dehors,  affectait  au  dedans  un.  zèle  minutieux  pour  la  Consti- 
tution. 

Et,  à  vrai  dire,  celle-ci  avait  encore  fait  la  part  si  belle  à  la  royauté, 
quelle  pouvait  être  très  puissante  tout  en  restant  conslitutionnelle.  Le  roi 
avait  décidé,  pour  préparer  plus  sûrement  le  renversement  de  la  Constitution, 
de  paraître  la  respecter.  Et  le  parti  des  Lameth  et  de  Barnave.qui  ne  siégeait 
plus  à  l'Assemblée,  mais  qui  essayait  de  prolonger  par  des  moyens  occultes 
son  influence,  semblait  accepté  par  le  roi  comme  conseiller,  comme  guide. 
Jusqu'oii  allèrent  les  rapports  des  Lameth  et  de  Barnave  avec  le  roi  et  la 
reine?  11  est  malaisé  de  le  dire.  Il  semble  qu'il  n'y  ait  eu,  après  l'acceptation 
de  la  Constitution,  qu'une  entrevue  de  Barnave  et  de  Marie-Antoinette;  mais, 
quoique  Barnave  n'ait  pas  tardé  à  s'éloigner  de  Paris,  il  es^l  certain  qu'il  don- 
nait fréquemment  des  avis. 

Ces  communications  de  la  cour  avec  quelques  révolutionnaires  modérés 
inquiétaient  les  amis  intransigeants  de  la  royauté;  Marie-.Antoinetle  est 
obligée  d'écrire  ài  Fersen  le  19  octobre  :  «  Rassurez-vous,  je  ne  me  laisse  pas 
aller  aux  enragés,  et  si  j'en  vois  ou  que  j'ai  des  relations  avec  quelques-uns 
d'entre  eux,  ce  n'est  que  pour  m'en  servir,  et  ils  me  font  tous  trop  horreur 
pour  jamais  me  laisser  aller  à  eux.  » 

Mais  ils  avaient  beau  lui  faire  horreur,  par  le  seul  tait  qu'elle  corres- 
pondait avec  eux,  elle  élait  obligée  de  les  ménager,  de  tenir  compte  de  leur 
politique.  Or,  elle  se  résumait  en  deux  traits  :  pratiquer  la  Constitution  au 
dedans,  de  façon  à  faire  tomber  peu  à  peu  l'effervescence  révolutionnaire  et 
à  restaurer  par  le  seul  jeu  de  la  Constitution  elle-mômî  la  force  du  pouvoir 
exécutif;  au  dehors,  maintenir  la  paix  pour  éviter  le  contre-coup  d'une  inter- 
vention étrangère  sur  l'esprit  de  la  France.  Il  parait  donc  infiniment  pro- 
bable et  même  à  peu  près  certain  que  la  cour  laissait,  ignorer  aux  Lameth, 


828  HISTOIRE    SOCIALISTE 

%   Duporl,  à  Barnave,  sa  négociation   secrète   avec  l'étranger  en  vue  d'un 
congrî's. 

Le  journal  de  F^rsen  contient  pourtant  quelques  lignes  terribles  pour 
la  mémoire  des  Lamf-lh  et  de  Duport.  11  note  dans  son  journal,  à  la  date  du 
14  février  :  «  La  reine  me  dit  qu'ils  voyaient  Alexandre  Lameth  et  Duporl, 
qu'ils  lui  disaient  ^^ans  cesse  qu'il  n'y  avait  de  remède  que  des  troupes  étran- 
gères, sans  cela  loui  était  perdu;  que  ceci  ne  pouvait  durer,  qu'eux  avaient 
été  plus  loin  qu'il-  ne  voulaient,  et  que  c'étaient  les  sottises  des  aristocrates 
qui  avaient  fait  leur  succès,  et  la  conduite  de  la  cour  qui  les  aurait  arrêtés, 
si  elle  s'était  jointe  à  oux.  Ils  parlent  comme  des  aristocrates,  mais  elle  croit 
que  c'est  l'effet  de  la  haine  contre  l'Assemblée  actuelle,  où  ils  ne  sont  rien 
et  n'ont  aucune  influence,  et  la  peur,  voyant  que  tout  ceci  doit  changer,  et 
voulant  se  faire  d'avance  un  mérite.  » 

Il  serait  coupable  de  décréter  des  hommes  de  trahison  sur  un  témoi- 
gnage aussi  isolé  et  aussi  incertain.  Marie-Antoinette  avait-elle  saisi  exacte- 
ment le  sens  d'un  propos  amer  de  Lameth  et  de  Duport?  l'avait-elle  exacte- 
ment rapporté?  Fersen  lui-même  l'avait-il  bien  saisi?  Cet  appel  aux  armées 
étrangères  était  en  contradiction  absolue  avec  toute  la  politique  passée  de 
Barnave  :  la  guerre  livrait  les  modérés  soit  aux  révolutionnaires  de  gauche, 
soit  aux  aristocrales,  et  ils  n'en  voulaient  point  ou  ils  voulaient  la  limiter  le 
plus  possible.  En  février,  quand  la  politique  de  la  Gironde  parut  décidément 
l'emporter,  l'un  d'eux  laissa-t-il  échapper  ces  propos  imprudents? 

Ce  passase  étrnnsre  de  Fersen  est  d'ailleurs  en  contradiction  avec  un 
autre  passage  du  journal  du  même,  à  la  date  du  dimanche  8  janvier  : 
«  Mémoire  de  la  reine  Marie  Antoinette  à  l'empereur  :  détestable,  fait  par 
Barnave,  Lameth  et  Duport;  veut  effrayer  l'empereur,  lui  prouver  que  son 
intérêt  est  de  ne  pas  faire  la  guerre,  mais  de  maintenir  la  Constitution,  de 
peur  que  les  Françii-;  ne  propagent  leur  doctrine  et  ne  débauchent  ses  sol- 
dats. On  voit  cependant  qu'ils  ont  peur.  » 

Je  suis  très  tenté  de  penser  que  c'est  pour  s'excuser  auprès  de  l'intran- 
sigeant Fersen  d'HCcepter  ainsi  le  concours  de  Lameth,  Barnave  et  Duport, 
que  la  reine,  quelques  jours  après,  lui  a  dit  :  «  M.iis  vous  ne  connaissez  pas 
le  fond  de  leur  ppnsée  :  ils  croient,  comme  vous,  qu'il  n'y  a  de  salut  que  par 
les  armées  élrangèrt-s.  » 

Enfin  je  croi«  pouvoir  démontrer  (et  je  le  ferai  un  peu  plus  loin)  que  le 
mémoire  très  important  de  Marie-Antoinette,  publié  par  le  comte  d'Arnete, 
est  bien  en  effet  pour  la  plus  grande  part,  écrit  par  Barnave.  Or,  c'est  un 
mémoire  pacifique  :  c'est  celui  môme  contre  lequel  s'élève  Fersen. 

En  tout  cas,  il  est  certain  qu'en  octobre  et  novembre  1791,  c'est  une 
politique  toute  constilutionnelle  et  pacifique  qu'ils  conseillaient  à  la  cour. 
Barnave,  dans  le  livr.-  si  remarquable  dont  j'ai  cité  déjà  bien  des  parties,  a 


HISTOIRE    SOCIALISTE  829 

très  nettement  marqué  son  point  de  vue.  II  affirme  d'abord  que  les  puissances 
voulaient  la  paix  : 

«  Quiconque,  dit-il,  aux  considérations  générales,  joint  quelques  con- 
naissances des  affaires  dans  ce  temps  et  particulièrement  ceux  qui  ont  vu 
les  dépêches  diplomatiques,  ne  peuvent  avoir  aucun  doute  en  ce  point. 
Lorsque  les  affaires  intérieures  parurent  pacifiées,  les  puissances  se  regar- 
dèrent comme  déchargées  d'un  poids  immense, n'ayant  plus  à  soutenir  à  leur 
péril  la  cause  d'un  roi' arrêté,  emprisonné  et  détrôné;  les  conventions  qui 
p;jrurent  subsister  entre  elles,  et  particulièrement  ce  qui  nous  concernait 
dans  le  fameux  traité  de  Pilnitz,  n'avaient  pour  objet  que  le  retour  éventuel 
des  mêmes  événements;  à  la  vérité,  la  situation  des  choses  et  l'ordre  nou- 
veau ne  leur  paraissaient  pas  assez  bien  établis  pour  qu'elles  se- prononças- 
sent à  cet  égard,  mais  toutes  leurs  vues  hostiles  étaient  arrêtées,  et  elles 
attendaient  de  connaître  la  marche  que  prendraient  nos  affaires  intérieures 
pour  fixer  définitivement  leurs  résolutions  à  notre  égard.  Quoique  les  émigrés 
défigurassent  étrangement  et  la  situation  du  royaume  quant  à  l'ordre  public, 
et  les  moyens  de  défense,  leurs  cris  ne'produisaient  qu'un  effet  médiocre  sur 
les  cabinets  qui,  tout  à  fait  indifférents  aux  intérêts  de  ces  proscrits,  ne 
mesuraient  leur  conduite  que  sur  leur  propre  politique.  » 

Et  Barnave,  sous  le  litre  :  «  Marche  qu'il  fallait  suivre  »,  précise  la  poli- 
tique qu'évidemment  il  conseillait  à  la  cour  :  «  C'était  donc  la  marche  de  nos 
affaires  intérieures  qui  devait  décider  les  résolutions  des  puissances  et  faire 
notre  sort  en  tous  sens.  Il  ne  fallait  pas  une  profonde  politique  pour  conce-. 
voir  ce  que  cette  marche  devait  être;  elle  était  si  claire  que  déjà  elle  se 
présentait  à  tous  les  esprits,  si  bientôt  diverses  causes  ne  se  fussent  réunies 
pour  tromper  et  corrompre  l'opinion  publique. 

«  Il  fallait  'donc  : 

«  1°  Achever  de  rétablir  l'ordre  et  de  comprimer  l'anarchie;  une  législa- 
ture qui  l'aurait  voulu  fortement  et  qui  eût  su  se  faire  respecter,  l'eût  effec- 
tué dans  trois  mois. 

«  2°  Fortifier  les  autorités  nouvelles  contre  l'anarchie  populaire,  et  établir 
entre  elles  la  subordination  et  les  rapports  conslilulionuels,  qui  seuls  pou- 
vaient leur  donner  une  marche  régulière;  cinq  à  six  décrets  d'une  forte  sévé- 
rité suffiraient  pour  cela. 

Œ  3°  Presser  le  recouvrement  des  impôts,  afin  de  pourvoir  aux  besoins 
|iublics.  La  circulation  des  assignats,  comme  je  l'ai  dit,  favorisait  puissam- 
ment l'élablissemenl  du  nouveau  système  d'impôts,  et  l'excellent  ministre 
qui  était  alors  à  la  tête  de  cette  partie,  l'eût  mise  promptement  dans  le 
meilleur  état,  pour  peu  qu'il  eût  été  soutenu  et  favorisé. 

4°  Mettre  la  défense  militaire  sur  un  pied  respectable  sans  être  ruineux, 
et  s'attacher  surtout  à  rétablir  la  subordination  qui  depuis  quelques  mois 
avait  fait  de  grands  progrès  dans  l'armée; 


S30  HISTOIRE     SOCIALISTE 


5°  S'attacher  à  maintenir  l'harmonie  entre  les  deux  premiers  pouvoirs 
constitutionnels; 

6°  Se  mettre  en  état  constitué,  faire  des  lois,  régler  l'éducation  publique, 
etc.,  etc.; 

7°  Ne  s'occuper  des  affaires  étrangères  que  pour  terminer  par  négocia- 
tion les  difflculiés  relatives  aux  princes  possessionnés  en  Alsace,  seul  chef 
sérieux  de  querelle  entre  les  étrangers  et  nous,  mais  qui,  perpétuant  les 
débats,  pouvait  sans  cesse  aigrir  les  esprits.  Ne  songer  d'ailleurs  aucunement 
aux  émigrés  et  aux  puissances;  montrer  à  leur  égard  la  tranquillité  de  la 
force;  ne  donner  aux  étrangers  aucun  signe  de  crainte;  et  en  même  temps 
aucun  sujet  d'offense,  et  marquer  par  toute  sa  conduite  que,  déterminé  à  ne 
jamais  reconnaître  leur  influence  dans  nos  affaires  intérieures,  on  l'était  éga- 
lement à  les  laisser  faire  tranquillement  les  leurs,  et  à  laisser  en  paix  leur 
système  de  gouvernement  comme  on  voulait  qu'ils  y  lai.ssassent  le  nôtre. 

«  Si  l'on  eût  suivi  celte  marche,  il  n'est  pas  douteux  que  tous  les  obstacles 
n'eussent  bientôt  disparu. 

«  Bientôt  aussi  les  puissances  cessant  de  nous  craindre  comme  un  corps 
contagieux,  et  commençant  à  nous  considérer  comme  une  puissance  organi- 
sée, auraient  commence  à  spéculer  à  notre  égari),  suivant  les  vues  ordinaires 
de  hi  politique  :  chacune  eût  recherché  notre  alliance  et  redouté  notre  ini- 
mitié; nous  serions  rentrés  dans  le  système  général  de  l'Europe  oii  nous 
aurions  été  les  maîtres  d'adopter  les  vues  que  notre  nouvelle  manière  d'exis- 
ter nous  eût  fait  paraître  avantageuse.  » 

Voilà  les  conseils  que  donnait,  voilà  les  perspectives  qu'ouvrait  Barnave 
à  Marie-Antoinette  et  à  Louis  XVI  et  il  y  ajoutait  à  coup  sûr,  reprenant  la 
pensée  de  Mirabeau,  que  par  là  le  roi  s'assurerait  d'abord  tranquillité  et  sécu- 
rité, puis,  dans  des  conditions  nouvelles,  un  pouvoir  plus  grand  qu'autrefois, 
à  la  tête  d'un  peuple  libre  et  plus  fort.  Sans  doute  la  Cour  feignait  d'entrer 
dans  ces  vues,  mais  elle  dupait  Barnave,  car,  tandis  qu'il  voulait  que  la  royauté 
fit  un  usage  vigoureux,  conservateur  et  monarchique,  mais  loyal,  de  la  Cons- 
titution, elle  n'en  simulait  le  respect  que  pour  en  mieux  ménager  la  revision 
forcée  sous  la  menace  de  l'étranger.  Malgré  tout,  par  ses  relations  mômes 
avec  des  révolutionnaires  constituants,  elle  accréditait  l'idée  qu'elle  acceptait 
enfin  la  Constitution,  et  cachant  ainsi  son  jeu,  elle  ne  donnait  presque  pas 
prise  à  ses  adversaires.  En  tout  cas,  sa  conduite  api)arente  était  assez  correcte, 
assez  légale  pour  endormir  un  peuple  déjà  fatigué  et  surmené. 

Trompée  par  ces  apjjarences,  l'Assemblée  législative  pouvait  facile- 
ment aussi  incliner  au  modérantisme  et  glisser  peu  à  peu  sous  le  pouvoir  et 
l'intrigue  du  roi.  On  a  vu  avec  quelle  rapidité  elle  avait  retiré  ses  pre- 
mières mesures  agressives  :  elle  paraissait  peu  laite  pour  la  bataille  continue, 
vigoureuse,  contre  l'autorité  royale. 

Préoccupée  de  dresser  les  comptes  des  finances  publiques,  préoccupée 


HISTOIRE     SOCIALISTE  831 

aussi  de  raffermir  l'administration  pour  assurer  partout  la  libre  circulation 
des  grains,  elle  pouvait  fort  bien,  croyant  ne  consolider  que  l'ordre  public, 
renforcer  à  l'excès  le  pouvoir  de  Louis  XVI,  au  moment  oii  celui-ci  négociait 
avec  l'étranger  pour  imposer  à  la  France  tout  au  moins  une  Constitution  aris- . 
locralique  avec  une  Chambre  haute  où  la  puissmce  héréditaire  de  la  noblesse 
aurait  soutenu  la  puissance  héréditaire  du  roi. 

La  reine,  dans  une  lettre  du  7  décembre,  confie  à  Fersen  qu'elle  se  prend 
à  espérer  dans  la  Législative  :  «  Noire  posiliun  est  un  peu  meilleure  et  il 
semble  que  tout  ce  qui  s'appelle  constitutionnel  se  rallie  pour  faire  une 
■grande  force  conlre  les  républicains  et  les  Jacobins  :  ils  ont  rangé  une  grande 
partie  de  la  garde  pour  eux,  surtout  la  garde  soldée,  qui  sera  organisée  et 
enrégimenlce  sous  peu  de  jours.  Ils  sont  dans  les  meilleures  dispositions  et 
brûlent  de  faire  un  massacre  des  Jacobins.  Ceux-ci  font  toutes  les  atrocités 
dont  ils  sont  capables,  mais  ils  n'ont  dans  ce  moment  que  les  brigands  et  les 
scélérats  pour  eux;  je  dis  dans  ce  moment,  car  d'un  jour  à  l'autre  tout 
change  dans  ce  pays-ci  et  on  ne  s'y  reconnaît  plus.  » 

Brissot,  qui  avait  déjà  senti  la  force  presque  écrasante  des  modérés  dans 
l'assemblée  électorale  de  Paris  où  il  n'avait  été  élu  iju'à  grand'peine,  ne  se 
faisait  pas  d'illusion  sur  la  Législative.  Il  savait  bien  qu'il  serait  besoin  d'une 
terrible  secousse  pour  la  hausser  de  nouveau  à  l'énergie  révolutionnaire. 
Seule  une  éruption  violente  de  lave  pouvait  soulever  l'énorme  amas  d'intérêts 
mélangés,  intérêts  anciens  et  intérêts  nouveaux,  qui  obstruait  le  cratère  de  la 
Révolution:  et  quelle  autre  flamme  que  celle  du  patriotisme  surchauffé  par 
la  guerre  pourrait  faire  jaillir  de  nouveau  la  force  populaire,  attiédie  et 
comme  Ogée?  Quelle  autre  force  que  la  terreur  de  ce  spectacle  effrayant  et 
grandiose  pourrait  mater  les  modérés? 

Quant  aux  ministres,  ils  n'étaient,  au  moment  où  commençaient  les 
débats  de  la  Législalive,  ni  une  garantie  pour  la  Révolution  ni  une  force 
pour  le  roi.  On  se  souvient  que  la  plupart  d'entre  eux  étaient  entiés  en  fonc- 
tions depuis  un  an,  après  le  départ  de  Necker.  Le  ministère  était  formé  d'élé- 
nietits  assez  variés,  mais  également  médiocres.  Les  plus  honnêtes  d'entre 
eux,  comme  le  garde  des  sceaux  Duport-Dulertre,  s'étaient  laissé  surprendre 
p  ir  les  événements  de  Varennes.  Il  est  à  peine  croyable  qu'aucun  indice  ne 
leur  ait  révélé  tout  le  plan  de  conspiration  et  de  fuite  de  la  famille  royale.  Il 
n'y  eut  probablement  pas  trahison,  mais  faiblesse,  incapacité,  je  ne  suis 
quelle  habitude  paresseuse  de  sentir  autour  de  soi  une  intrigue  de  cour  et  de 
ne  point  faire  efTort  pour  la  démêler. 

Le  ministre  deSiVffaires  étrangères,  Montmorin,  avait  un  rôle  particulière- 
ment ambigu.  Il  avait  ménagé  la  gauche  de  l'Assemblée  constituante,  et  il 
clail  en  fonction  depuis  la  fin  de  1789.  Il  était  le  seul  du  ministère  Necker 
qui  lût  resté  à  son  poste,  après  la  disgrâce  du  grand  homme.  II  servait  d'in- 
teruiédiaire  olficieux  entre  la  Constituante  et  la  Cour. 


832  HISTOIRE    SOCIALISTE 


Quand  M.  de  Mercy,  qui  correspondait  avec  Mirabeau  par  l'inlerniédiaire 
de  Lamarck,  quitta  Paris  en  août  1790,  il  fut  convenu  que  le  ministre 
Monlniorin  serait  mis  dans  la  confidence  des  rapports  de  Mirabeau  et  de  la 
Cour.  Mais  débile,  de  volonté  faible,  d'esprit  fuyant  et  de  petite  santé,  Mont- 
morin  ne  s'engagea  jamais  bien  avant  en  aucun  sens.  D'une  part,  il  ne  sut  pas 
conquérir  sur  le  roi  et  la  reine  assez  d'autorité  pour  les  maintenir  dans  la 
voie  de  la  Révolution.  D'autre  part,  bien  qu'il  semble  impossible  qu'il  n'ait 
pas  deviné  les  préparatifs  de  fuite,  il  ne  fut  jamais  le  confident  du  roi  et  de 
la  reine. 

Fersen  déclare  expressément  que  Bouille  et  lui,  en  France,  étaient 
les  seules  personnes  dans  le  secret  :  et  comment  la  Cour  l'eût-elle  confié  à 
Montmorin  puisqu'elle  voulait  le  cacher  à  Mirabeau?  Montmorin  semble  avoir 
évité  d'approfondir  les  intrigues  qu'il  soupçonnait,  de  peur  d'être  obligé  de 
prendre  un  parti  et  d'assumer  des  responsabilités. 

Quand  s'ouvre  la  Législative  les  événements  le  pressent  et  il  va  être 
obligé  d'adopter  une  conduite  un  peu  ferme  et  nette.  D'abord,  l'accoptalion 
de  la  Gonstilulion  par  le  roi  rétablit  les  relations  officielles  entre  la  royauté 
conslilutionnelle  et  les  puissances  étrangères.  En  même  temps]  la  diplo- 
matie occulte  de  la  Cour  continue  :  quel  jeu  jouera  Montmorin?  La  situation 
devient  difficile  et  même  périlleuse,  d'autant  plus  que  l'irritation  croisî^ante 
de  l'Assemblée  contre  les  émigrés,  les  discours  de  Brissot  et  d'Isnard,  les  pre- 
miers décrets  contre  les  princes,  les  menaces  grondantes  contre  rAutriche, 
tout  annonçait  une  période  d'orages,  de  difficultés  et  de  dangers.  Montmorin 
se  déroba. 

Je  ne  puis  m'expliquer  qu'ainsi  sa  retraite.  C'est  le  31  octobre  1791,  onze 
jours  après  le  discours  de  Brissot,  qu'il  annonça  sa  démission  à  l'Assemblée  : 
«  Dès  le  mois  d'avril  dernier,  j'avais  donné  ma  démission  à  Sa  Majesté,  mais 
la  distance  qui  me  séparait  de  celui  qu'elle  m'avait  destiné  pour  successeur 
me  força  de  continuer  mon  travail  jusqu'à  la  réception  de  sa  réponse  qiii  fut 
un  refus.  Depuis,  je  ne  trouvai  plus  où  placer  ma  démission,  et  l'espérance 
d'être  encore  de  quelque  uLilité  à  la  chose  publique  et  au  roi,  put  seule  me 
consoler  de  la  nécessité  de  rester  dans  le  Ministère,  au  milieu  des  circons- 
tances qui  en  rendaient  les  fonctions  si  périlleuses  pour  moi.  Aujourd'hui 
Sa  Majesté  a  daigné  agréer  ma  démission.  » 

Sybel  commet  donc  une  légère  erreur  matérielle  lorsqu'il  dit  que  c'est  le 
décret  du  29  novembre  contre  les  prêtres  et  les  émigrés  qui  détermina  la 
retraite  de  Montmorin  :  elle  était  décidée  et  annoncée  dès  la  fin  d'octobre. 
Mais  c'est  bien  la  difficulté  croissante  des  choses  qui  décida  Montmorin  au 
départ.  Sybel  paraît  croire  que  c'est  parce  que  Montmorin  ne  put  faire  adop- 
ter par  la  Cour  une  politique  vigoureuse  contre  la  Révolution  qu'il  se  retira. 
Et  le  témoignage  de  Malletdu-Pan  auquel  Sybel  se  réfère  est  en  effet  très 
précis. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


833 


Mallet  écrit  dans  ses  notes  en  novembre  1791  :  «  M.  de  Montmorin  était 
Vhomme  fort  du  Ministère  au  moment  de  sa  retraite.  Malouet  et  moi  l'avions 
décidé  à  présenter  au  roi  un  plan  de  conduite  et  à  se  servir  des  circonstances 


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Madame  sans  Culotte. 
(D'après  une  estampe  du  Unsée  CarDavalet). 

légalement.  Spécialement  d'aller  à  l'Assemblée  nationale  et  de  leur  dire  que 
les  puissances  étrangères  (dont  il  leur  remettrait  les  dépêches)  ne  le  croyant 
pas  libre,  il  fallait  constater  cette  liberté;  qu'en  conséquence  il  demandait 

UV.  105.    —   HISTOIBB   SOCIALISTE.  LIV.    lOS 


834  HISTOIRE     yoCIALISTB 

d'aller  à  Fontainebleau  ou  à  Compiègne,  de  choisir  un  nouveau  Ministère  qui 
n'eût  coopéré  en  rien  à  la  Constilulion  et  à  son  acceptation,  et  dy  aller  avec 
sa  garde  propre.  Ou  l'Assemblée  nationale  eût  refusé,  et  elle  constiluit  la  ser- 
vitude du  roi,  011  elle  eût  accepté,  et  le  roi  se  délivrait  des  chaînes  de  son 
Conseil,  il  s'en  faisait  un  vigoureux  des  royalistes  affectionnés.  M.  de  Mont- 
morin  a  insisté  à  trois  reprises;  il  s'est  jeté  aux  genoux  de  la  reine;  tout  a 
été  inutile,  on  s'est  effrayé  des  conséquences  et  de  la  crainte  d'une  insur- 
rection. » 

Je  ne  crois  pas  un  mot  de  ce  récit,  en  ce  qui  touche  Montmorin.  11  trom- 
pait tout  le  monde  :  il  ne  fut  point  fâché  de  persuader  à  Malouet  et  à  Mallet- 
du-Pan,  qui  l'avaient  chargé  d'un  message  vigoureux  et  d'un  plan  redoutable, 
qu'il  s'était  heurté  à  l'inflexible  résistanoe  du  roi  et  de  la  reine,  et  que  de 
désespoir  il  se  retirait.  S'il  était  parti  par  dégoût  de  voir  ses  conseils  éner- 
giques repoussés,  il  n'aurait  pas  demandé  (d'ailleurs  en  vain),  à  rester  au 
Conseil  avec  50.000  livres  de  rente,  sans  portefeuille  ministériel.  Et  nous  ne 
le  retrouverions  pas  mêlé  à  la  politique  occulte  de  Louis  XVI. 

11  cherchait  simplement  à  éluder  les  responsabilités  officielles,  apparentes, 
qui  pouvaient  subitement  devenir  lourdes.  Le  roi,  ne  sachant  quel  fond  faire 
sur  ses  services  ni  quel  jugement  porter  sur  son  caractère,  ne  le  retint  pas. 
En  cette  période  étrange,  les  ressorts  sont  partout  détendus,  l'énergie  popu- 
laire sommeille  et  le  courage  des  ministres  fléchit. 

Quant  à  la  Cour,  elle  est  tellement  à  la  dérive  que,  pour  remplacer  Mont- 
DQOrin  et  pourvoir  au  ministère  le  plus  important  à  cette  heure,  celui  des- 
affaires  étrangères,  elle  n'a  aucun  plan.  Elle  semble  même  redouter  d'y  avoir 
un  homme  à  elle,  de  peur  qu'il  se  perde  et  la  per  le.  Elle  ne  s'occupe  pas 
non  plus  d'y  mettre  un  homme  connu  pour  son  dévouement  à  la  Révolution 
et  qui  puisse  apaiser  les  esprits  en  les  rassurant.  La  reine  écrit  le  19  octobre, 
quand  Montmorin  avait  déjà  remis  sa  démission  au  roi  : 

«  J'ai  vu  M.  du  Monlicr,  qui  désire  fort  aussi  ce  Congrès(des  puissances). 
11  m'a  même  donné  des  idées  pour  les  premières  bases,  que  je  trouve  raison- 
nables. //  refuse  le  ministère  et  je  ty  ai  même  engagé.  C'est  un  homme  à 
conserver  pour  un  meilleur  temps  et  il  serait  perdu.  » 

D'autre  part,  elle  écrit  à  Mercy  le  1"  novembre  :  <<  Le  malheur  est  que 
nous  n'avons  pas  un  homme  ici  auquel  nous  fier...  M.  de  Ségur  refuse  les 
affaires  étrangères  :  elles  sont  vacantes  et  la  publicité  de  tous  ces  relus  rend 
le  choix  presque  impossible.  » 

Mercy  insiste  par  une  lettre  du  6  novembre:  «  Il  faut  un  ministère  éclairé 
et  fidèle,  et,  s'il  n'est  pas  possible  de  l'établir  ici,  il  conviendrait  d'y  suppléer 
quoique  très  imparfaitement,  par  un  conseil  secret,  composé  de  quelques  per- 
sonnes d'une  habileté  reconnue,  d'un  attachement  à  toute  épreuve  et  ca- 
pables de  suggérer  la  marche  journalière  à  tenir.  Rien  n'annonce  encore  que 
l'on  se  soit  occupé  à  former  ce  ministère  convenable    ^.e  choix  de  M.  dfr 


HlSTOiPiE     SOCIALISTE  835 

Ségur  a  d'abord  indiqué  le  conlraire.  Depuis  son  refus  on  annonce  que  M.  de 
Sainle-Croix  lui  sera  substitué.  Ce  dernier  passe  généralement  pour  le  plus 
déterminé  démagogue.  Tous  les  cabinets  répugneront  à  cette  disposition,  et 
elle  donnera  lieu  à  des  conjectures  fâcheuses.  Sicecboixporte  sur  ce  système 
que  le  ministère  actuel  ne  tienJra  pas,  et  que  ceux  dont  on  le  compose  sont 
voués  d'avance  à  une  chute  prochaine,  on  en  conclura  dans  les  Cours  élran- 
gères  que  celle  de  France  s'abandonne  au  hasard  des  révolutions.  » 

La  reine  lui  répond  le  25  novembre  :  «  C'est  M.  de  Lessart  (passé  de  l'inté- 
rieur aux  affaires  étrangères)  qui  garde  le  ministère  des  affaires  étrangères. 
On  a  parlé  un  moment  de  M.  de  Sainte-Croix,  mais  jamais  je  ne  l'aurais  souf- 
fert. Pour  ce  que  vous  dites  d'un  conseil  secret,  je  crois  que  sous  bien  des 
rapports  cela  serait  bon,  mais  il  y  a  bien  des  choses  aussi  qui  le  rendent  im- 
possible. » 

Et  en  M.  de  Lessart  la  reine  témoigne  un  peu  après,  qu'elle  n'a  aucune  con- 
fiance. Ainsi  tout  est  à  l'abandon:  ni  ministère  décidément  constitutionnel,  ni 
conseil  secret;  aucune  politique  assurée.  Au  moment  même  où  la  Révolution 
semble  n'avoir  pas  confiance  en  la  Révolution,  la  royauté  n'a  pas  couflsnce 
en  la  royauté:  il  y  a  partout  je  ne  sais  quelle  acceptation  atone  et  inquiète 
du  provisoire;  si  on  n'entre  pas  à  fond  dans  ce  secret  des  esprits  par  l'analyse 
minutieuse  des  choses,  comment  pourrait-on  comprendre  l'extraordinaire  as- 
cendant que  donna  en  quelques  jours  à  la  Gironde  son  audace,  mêlée  d'in- 
conscience et  de  légèreté?  Elle  osait  et  elle  était  la  seule  à  oser. 

Du  ministre  de  la  guerre  Duportail  et  du  ministre  de  la  marine  Bertrand 
de  Moleville  je  dirai  peu  de  chose.  Duportail  avait  à  vaincre  de  grandes  dilfi- 
coltés;  les  institutions  militaires  créées  par  la  Constituante  étaient  très 
composites.  Par  exemple,  c'était  le  ministre  de  la  guerre  qui  devait  recevoir 
et  diriger  sur  la  frontière  les  gardes  nationaux  ;  mais  c'étaient  les  directoires 
des  départements  qui  étaient  chargés  de  les  recruter,  de  les  équiper,  de  les 
armer.  De  là,  des  complications  quotidiennes  et  même  des  dégoûts  incessants 
que  n'aurait  pu  vaincre  qu'un  dévouement  héroïque  à  l'ordre  nouveau.  Or 
Duportail  le  supportait,  mais  ne  laimait  pas,  et  les  moindres  critiques  de 
l'Assemblée  législative  le  mettaient  hors  de  lui.  Ses  qualités  d'administra- 
teur étaient  ainsi  frappées  d'impuissance. 

Bertrand  de  Moleville  était  entré  au  ministère  de  la  marine  le  1"  oc- 
tobre, le  jour  môme  où  l'Assemblée  législative  entrait  en  fonction.  C'était 
un  contre-révolutionnaire,  un  menteur  et  un  fourbe.  Ses  mémoires  sont  pleins 
d'affirmations  absurdes  et  de  calomnies  atroces  contre  les  hommes  de  la  Ré- 
volution, et  même  des  royalistes  comme  Mallet-du-Pan  ne  purent  obtenir 
de  lui  le  redressement  d'assertions  absolument  fausses.  Il  se  croyait  très  ha- 
bile parce  que  dans  l'administration  de  ce  grand  service  de  la  marine,  où  les 
éléments  contre-révolutionnaires  abondaient,  il  affectait  de  respecter  littéra- 
lement la  Gonblitution  tout  en  en  paralysant  le  succès  par  une  sorte  de  trahison 


836  HISTOIRE    SOCIALISTE 

sourde  et  de  déloyauté  continue.  Il  répète  sans  cesse  qu'il  fallait  qu'on  lou- 
chât le  tuf  de  la  Constitution,  et  il  fait  l'aveu  impudeol  de  sa  méthode  de 
désorganisation  sournoise.  Par  exemple,  au  moment  où  les  hauts  orQciers 
semblent  faire  grève  et  refuser  le  commandement  du  port  de  Brest,  dont  les 
marins  s'étaient  plusieurs  fois  soulevés,  un  ancien  chef  d'escadre,  M.  de  Pey- 
nier,  se  montra  disposé  à  accepter. 

«  Depuis  longtemps  il  habitait  un  chAteau  qu'il  avait  dans  les  montagnes 
de  Bigorre,  où  il  n'était  en  relation  avec  personne.  J'imaginai  un  moyen  de 
tirer  parti  de  cette  circonstance,  de  manière  à  augmenter  ma  popularité  au 
conseil  et  à  rendre  à  M.  de  Peynier  le  service  de  lui  faire  apercevoir  les  con- 
séquences de  son  acceptation.  Je  lus  sa  lettre  le  même  jour  au  conseil,  et 
après  lui  avoir  donné  tous  les  éloges  qu'il  méritait,  je  proposai  au  roi,  que 
j'avais  mis  dans  le  secret,  de  témoigner  sa  satisfaction  à  M.  de  Peynier, 
par  une  lettre  dont  je  lus  le  projet,  et  de  le  nommer  sur-le-champ  comman- 
dant de  la  marine  à  Brest,  au  lieu  de  M.  de  la  Grandière,  qui  venait  de  refuser 
celte  place. 

«  Ces  deux  propositions  furent  adoptées  et  fort  applaudies  par  tous  les 
minisires,  qui  étaient  d'avis  que  j'expédiasse  un  courrier  à  M.  de  Peynier 
pour  lui  porter  la  lettre  du  Roi  ;  mais  j'observai  qu'il  la  recevrait  presque 
aussitôt  par  la  poste  qui  partait  le  lendemain,  et  qu'il  était  d'autant  plus 
inutile  de  faire  la  dépense  d'un  courrier  extraordinaire  que  rien  ne  péricli- 
tait à  Brest  où  M.  Bernard  de  Marigny,  excellent  officier,  commandait  par 
intérim. 

«  Le  véritable  motif  qui  m'empêchait  d'y  mettre  plus  de  diligence  était 
l'importance  que  j'attachais  à  ne  pas  faire  parvenir  la  lettre  du  roi  à  M.  de 
Peynier  avant  celles  que  je  m'attendais  bien  que  ses  amis  lui  écriraient,  pour 
lui  faire  connaître  l'étal  actuel  de  la  marine  et  le  mettre  à  portée  de  prendre 
un  parti  définitif  avec  connaissance  de  cause;  il  en  résulta  que  M.  de  Peynier 
dans  sa  réponse  à  la  lettre  du  roi,  refusa  le  commandement  de  la  marine  de 
Brest  et  rétracta  son  acceptation  du  nouveau  grade  dont  il  avait  été  pourvu. 
J'avoue  que  malgré  mon  serment  à  la  Constitution,  le  rétablissement  de  la 
subordination  dans  les  ports  et  sur  les  vaisseaux  me  paraissait  impossible  sous 
le  nouveau  régime,  je  croyais  pouvoir  désirer  en  conscience  que  tous  les  offi^ 
ciers  distingués  du  corps  de  la  marine  abandonnassent,  au  moins  pendant 
quelque  temps,  un  service  qu'ils  ne  pouvaient  plus  continuer  avec  honneur, 
et  sans  s'exposer  à  être  assassi7iés.  » 

Quel  fourbe!  Mais  ce  système  de  trahison  sournoise  contre  la  Révolution 
n'avait  rien  de  décidé,  et  la  politique  royale  semblait  impuissante  comme  la 
Révolution  elle-même. 

Dans  ce  désarroi  général  et  dans  celte  sorte  de  paralysie  momentanée  des 
partis  et  des  forces,  Brissot,  avec  une  audace  extraordinaire,  vit  dans  la  guerre 
le  seul  moyen  de  déterminer  un  mouvement  nouveau,  d'aiguillonner  l'énergie 


HISTOIRE    SOCIALISTE  837 

révolutionnaire,  de  mettre  àl'épreuve  le  roi  et  de  le  soumettre  enQn  à  la  Ré- 
volution ou  de  le  renverser. 

La  guerre  agrandissait  le  théâtre  de  l'action,  de  la  liberté  et  de  la  gloire. 
Elle  obli^'eait  les  traîtres  à  se  découvrir,  et  les  intrigues  obscures  étaient 
abolies  comme  une  fourmilière  noyée  par  l'ouragan. 

La  guerre  permettait  aux  partis  du  mouvement  d'entraîner  les  modérés, 
de  les  violenter  au  besoin;  car  leur  tiédeur  pour  la  Révolution  serait  dénoncée 
comme  une  trahison  envers  la  patrie  elle-même. 

La  guerre  enfin,  par  l'émotion  de  l'inconnu  et  du  danger,  parla  surex- 
citation de  la  fierté  nationale,  ravivait  l'énergie  du  peuple.  II  n'était  plus  pos- 
sible de  le  conduire  directement  par  les  seules  voies  de  la  politique  intérieure 
à  l'assaut  du  pouvoir  royal.  Une  sorte  de  cauchemar  d'impuissance  semblait 
peser  sur  la  Révolution.  Quoi!  Ni  au  14  juillet,  ni  au  6  octobre,  ni  même 
après  Varennes,  nous  n'avons  pu  ou  renverser  ou  subordonner  le  roi  1  Bien 
mieux,  à  chacun  des  combats  qu'elle  soutient,  à  chacune  même  des  fautes 
qu'elle  commet,  la  royauté  semble  grandir  en  force  ;  et  à  l'heure  où  c'est  le 
roi  qui  devrait  être  châtié,  il  n'y  a  que  les  démocrates  qui  soient  poursuivisl 
Pour  rompre  ce  charme  séculaire  de  la  royauté,  il  faut  qu'elle  s'abandonne 
enfin  à  la  Révolution  ou  que  par  la  trahison  flagrante  contre  la  patrie,  elle  sus- 
cite contre  elle  la  colère  des  citoyens  déjà  enfiévrés  par  la  lutte  contre 
l'étranger. 

Ainsi  la  Gironde  voulait  faire  de  la  guerre  une  formidable  manœuvre 
de  politique  intérieure.  Terrible  responsabilité!  Quand  nous  pensons  aux 
épreuves  inouïes  que  la  France  va  subir,  quand  nous  songeons  que  cette  sur- 
excitation d'un  moment  sera  payée  par  vingt  années  de  césarisme  sanglant  et 
qu'ensuite  de  1815  à  1848,  on  peut  dire  de  1815  à  1870,  la  France  aura  moins 
de  liberté  qu'elle  n'en  avait  sous  la  Constitution  de  1791,  quand  on  songe  qu:i 
la  propagande  armée  des  principes  révolutionnaires  a  surexcité  contre  nous  le 
sentiment  national  des  peuples  et  créé  le  formidable  état  militaire  sous  lequel 
plient  les  nations,  on  se  demande  si  la  Gironde  avait  le  droit  déjouer  cette 
extraordinaire  partie  de  dés. 

La  guerre  n'était  pas  voulue  par  les  souverains  étrangers,  et  il  semble 
que  si  le  parti  démocratique  avait  été  uni,  vigilant,  prudent,  s'il  avait  lutté 
contre  les  ministres  suspects,  s'il  avait  peu  à  peu  imposé  au  roi  des  ministres 
patriotes,  s'il  avait  travaillé  sans  relâche  à  propager  les  idées  de  la  démo- 
cratie, s'il  avait  au  besoin  déclaré  ouvertement  la  guerre  à  la  royauté,  il  au- 
rait pu  consommer  la  Révolution  sans  la  jeter  dans  les  aventures  extérieures. 
Mais  ce  qui  faisait  la  force  de  la  politique  girondine,  c'est  qu'en  1791  et 
1792  elle  apparaissait  comme  le  seul  moyen  d'action  ;  la  fatigue  intérieure  de 
la  nation  obligeait  les  partis  du  mouvement  à  chercher  des  ressorts  nouveaux. 
Michelet  a  dit,  à  propos  de  la  guerre,  que  l'Océan  de  la  Révolution  débordait 
et  que  les  Girondins  venaient,  portés  sur  la  crête  de  ses  vagues.  Non,  l'Océau 


838  HISTOIRE     SOC.  I  ALlSTli 


de  la  Révolution  ne  débordait  pas;  il  s'était  affaissé  aii  contraire,  et  c'est  de 
peur  que  la  Révolution  immobilisée  sur  une  mer  plate  fût  à  la  merci  de 
l'ennemi  que  la  Gironde  décluitnait  la  puerre  comme  un  venl  de  tempête. 
Avec  quelle  étourderie!  Avec  quelle  imprévoyance  et  quelle  infatuation  ! 
Quand  on  compte,  pour  réaliser  un  jilan  de  politique  intérieure,  sur  les  sen- 
timents qu'excitera  dans  le  peuple  l'émotion  de  la  guerre,  quand  on  compte 
sur  la  colère  que  provoquera  en  lui  la  trahison,  il  faut  s'attendre  à  toutes 
les  fureurs  et  ù  tous  les  aveuglements;  il  faut  avoir  fait  d'avance  le  sacritice 
entier  de  soi-même;  il  faut  prévoir  que  le  soupçon  de  trahison  n'envelop- 
pera pas  seulement  les  traîtres,  mais  peut-être  aussi  les  bons  citoyens;  il  faut 
être  prêt  à  pardonner  au  peuple  qu'on  aura  ainsi  soulevé,  toutes  les  erreurs, 
toutes  les  violences. 

Or  les  Girondins  se  flattaient  de  gouverner  à  leur  aise  ces  sombres  flots. 
Ils  se  flattaient  de  marquer  aux  colères  patriotiques  et  populaires  leur  limite 
et  leur  chemin.  Us  se  croyaient  les  guides  infaillibles  et  à  jamais  souverains, 
les  maîtres  du  noir  Océan,  et  ils  s'imaginaient  que  sous  leur  conduite  la 
barque  de  la  Révolution  repasserait  aisément  IcSlyx  de  la  guerre,  après  avoir 
porté  aux  enfers  la  royauté  morte. 

La  politique  de  la  Gironde  va  donc  se  préciser  ainsi.  Elle  ménagera  le 
roi,  pour  ne  pas  découvrir  trop  brutalement  son  jeu.  Elle  harcèlera  et  atta- 
quera les  ministres  jusqu'à  ce  qu'elle  les  ait  obligés  à  pren  Ire  à  l'égard  de 
l'étranger  une  altitude  provocatrice.  Elle  grossira  les  futiles  incidents  de 
frontière  créés  par  la  présence  de  quelques  milliers  d'émigrés  à  Coblentz  ou 
à  Worms.  Au  lieu  de  calmer  les  susceptibilités  nationales,  elle  les  excitera 
sans  cesse;  et  elle  entraînera  l'Assemblée,  d'ullimalum  en  ultimatum,  à  dé- 
clarer la  guerre.  Elle  se  tiendra  prête  soit  à  gouverner  au  nom  du  roi,  s'il  se 
remet  en  ses  mains,  soit  à  le  renverser  dans  la  grande  crise  delà  guerre  et 
à  proclamer  la  République.  Et  par  un  jeu  d'une  duplicilé  incroyable  elle  exci- 
tera tout  ensemble  et  rassurera  le  pays,  elle  préparera  la  guerre  en  disant 
que  les  puissances  ne  la  veulent  pas,  ne  peuvent  pas  la  vouloir. 

Tout  d'abord  l'Assemblée,  après  le  premier  éblouissement  du  discours 
de  Brissot,  parut  sentir  le  danger,  et  des  conseils  de  pruilence  furent  donnés. 
Koch,  député  du  Haut-Rhin,  démontra  dans  la  séance  du  12  octobre  que  les 
rassemblements  d'émigrés  ne  pouvaient  en  aucune  manière  constituer  un 
danger. 

Vergniaud  reprit,  le  25,  la  thèse  de  Brissot  et  affirma  que  pour  la  France 
de  la  Révolution  la  sécurité  serait  dans  l'offensive:  «  Certes  je  n'ai  point  l'in- 
tention d'étaler  ici  de  vaines  alarmes  dont  je  suis  bien  éloigné  d'être  frappé 
moi-même.  Non,  ils  ne  sont  pas  redoutables  ces  factieux  aussi  ridicules  qu'in- 
solents, qui  décorent  leur  rassemblement  criminel  du  nom  bizarre  de  France 
extérieure;  chaque  jour  leurs  ressources  s'épuisent.  L'augmentation  de  leur 
nombre  ne  fait  que  les  pousser  plus  rapidement  vers  la  pénurie  la  plus  absolue 


HISTOIRE     SOCIALISTE  839 

de  tous  moyens  d'existence.  Les  roubles  de  la  fière  Catherine  et  les  mil- 
lions delà  Hollande  se  consument  en  voyages,  en  négociations,  en  prépau-atifs 
désordonnés  et  ne  suffisent  pas  d'ailleurs  au  faste  des  chefs  de  la  rébellion. 
Bientôt  on  verra  ces  superbes  mendiants  qui  n'ont  pu  s'acclimater  à  la  terre 
de  l'égalité,  expier  dans  la  honte  et  dans  la  misère  les  ciimfs  de  leur  or- 
gueil et  tourner  des  yeux  trempés  de  larmes  vers  la  patrie  qu'ils  ont  aban- 
donnée; et  quand  leur  rage,  plus  forte  que  leur  repentir,  les  précipiterait  les 
armes  à  la  main  sur  son  territoire,  s'ils  n'ont  pas  de  soutien  chez  les  puis- 
sances étrangères,  s'ils  sont  livrés  à  leurs  propres  forces,  que  seraient-ils  si  ce 
n'est  de  misérables  pygmées  qui,  dans  un  accès  de  délire,  se  hasarderaient 
à  parodier  l'entreprise  des  Titans  contre  le  Ciel?  {Applaudissements.') 

«  Quant  aux  Empires  dont  ils  implorent  les  secours,  ils  sont  trop  éloignés 
et  trop  fatigués  par  la  guerre  du  Nord  pour  que  nous  ayons  de  grandes 
craintes  à  concevoir  de  leurs  projets.  D'ailleurs  l'acceptation  de  l'acte  consti- 
tutionnel par  le  roi  paraît  avoir  dérangé  toutes  les  combinaisons  hostiles. 
Les  dernières  nouvelles  annoncent  que  la  Russie  et  la  Suède  désarment,  que 
dans  les  Pays-Bas  les  émigrés  ne  reçoivent  d'autres  secours  que  ceux  de  l'hos- 
pitalité. 

«  Croyez  .surtout,  Messieurs,  que  les  rois  ne  sont  pas  sans  inquiétude.  Ils 
savent  qu'il  n'y  a  pas  de  Pyrénées  pour  l'esprit  philosophique  qui  vous  a 
rendu  la  liberté  ;  ils  frémiraient  d'envoyer  leurs  soldats  sur  une  terre  encore 
brûlante  de  ce  feu  sacré;  ils  trembleraient  qu'un  jour  de  bataille  ne  fît  de  deux 
armées  ennemies  un  peuple  de  frères  {Applaudissements);  mais  si  enfin  il 
fallait  mesurer  ses  forces  et  son  courage,  nous  nous  souviendrions  que 
quelques  milliers  de  Grecs  combattant  pour  la  liberté  triomphèrent  d'un  mil- 
lion de  Perses;  et  combattant  pour  la  même  cause  avec  le  même  courage,  nous 
aurions  l'espérance  d'obtenir  le  même  triomphe. 

«  Mais  quelque  rassuré  que  je  sois  sur  les  événements  que  nous  cache 
l'avenir,  je  n'en  sens  pas  moins  la  nécessité  de  nous  faire  un  rempart  de  toutes 
les  précautions  qu'indique  la  prudence.  Le  ciel  est  encore  assez  orageux  pour 
qu'il  n'y  ait  pas  une  grande  légèreté  à  se  croire  eniièrementà  l'abri  de  la 
tempête  ;  aucun  voile  ne  nous  cache  la  malveillance  des  puissances  étrangères, 
elle  est  authentiquement  prouvée  par  la  chaîne  des  faits  que  M.  Brissot  a 
si  énergiquement  développés  dans  son  discours.  Les  outrages  faits  aux  cou- 
leurs nationales  et  l'entrevue  de  Pilnitz  sont  un  avertisseiuent  que  leur  haine 
nous  a  donné,  et  dont  la  sagesse  nous  fait  un  devoir  de  profiter.  Leur  inac- 
tion actuelle  cache  peut-être  une  dissimulalion  profonde.  Ou  a  tâché  de  nous 
diviser.  Qui  sait  si  on  ne  veut  pas  nous  inspirer  une  dangereuse  sécurité?  » 

Et  après  avoir  ainsi  excité  l'alarme,  après  avoir  grossi  le  danger  que  les 
émigrés  pouvaient  indirectement,  faire  courir  à  la  France,  Vergniaud  ajoute  : 

«  Ici  j'entends  une  voix  qui  s'écrie  :  Où  sont  les  preuves  légales  des  faits 
que  vous  avancez?  Quand  vous  les  produirez,  il  sera  temps  de  punir  les  cou- 


8i0  HISTOIRE     SOCIALISTE 

pables.  0  vous  qui  tenez  ce  langage,  que  n'éliez-vous  dans  le  Sénat  de  Rome 
lorsque  Cicéron  dénonça  la  conspiration  de  Calilina  !  vous  lui  auriez  de- 
mandé aussi  la  preuve  légale  I...  Des  preuves  légales!  Attendez  une  invasion 
que  votre  courage  repoussera  sans  doute,  mais  qui  livrera  au  pillau'e  el  .'i  la 
mort  vos  départements  frontières  et  leurs  infortunés  habitants.  Des  preuves 
légales!  Vous  comptez  donc  pour  rien  le  sang  qu'elles  vous  coûteraient.  Ah  I 
prévenons  plutôt  les  désordres  qui  pourraient  nous  les  procurer. 

«  Prenons  enfin  des  mesures  rigoureuses  ;  ne  soufTrons  plus  que  des  fac- 
tieux qualifient  notre  générosité  de  faiblesse;  imposons  à  l'Europe  |  ar  la  fierté 
de  noire  contenance;  dissipons  le  fantôme  de  contre-révolution  autour  du- 
quel vont  se  rallier  les  insensés  qui  la  désirent  ;  débarrassons  la  nation  de 
ce  bourdonnement  d'insectes  avides  de  son  sang  qui  l'inquiètent  et  la  fatiguent, 
et  rendons  le  calme  au  peuple.  »  [Applaudissements.) 

El  Vergniaud  concluait  à  des  mesures  sévères  contre  tous  les  émigrés, 
mais  particulièrement  contre  les  frères  du  roi,  en  un  couplet  senlimenlal  et 
ému  sur  le  roi  lui-même  : 

a  On  parle  de  la  douleur  profonde  dont  sera  pénétré  le  roi.  Brulus  im- 
mola des  enfants  criminels  à  sa  patrie.  Le  cœur  de  Louis  XVI  ne  sera  pas  mis 
à  une  si  rude  épreuve;  mais  il  est  digne  du  roi  d'un  peuple  libre  de  se  mon- 
trer assez  grand  pour  acquérir  la  gloire  de  Brulus...  Si  les  princes  se  mon- 
traient insensibles  aux  accents  de  la  tendresse  en  même  temps  qu'ils  résis- 
teraient à  ses  ordres,  ne  serait-ce  pas  une  preuve  aux  yeux  de  la  France,  et  de 
l'Europe  que,  mauvais  frères  et  mauvais  citoyens,  ils  sont  aussi  jaloux  d'usur- 
per par  une  contre-révolution  l'autorité  dont  la  Constitution  investit  le  roi 
que  de  renverser  la  Constitution  elle-même?  {Vifs  applaudissements.) 

«  Dans  cette  grande  occasion,  leur  conduite  lui  dévoilera  le  fond  de  leur 
cœur  et  s'il  a  le  chagrin  de  n'y  pas  trouver  les  sentiments  d'amour  et  d'obéis- 
sance qu'ils  lui  doivent,  qu'ardent  défenseur  de  la  Constitution  el  de  la  li- 
berté il  s'adresse  aux  cœurs  des  Français  :  il  y  trouvera  de  quoi  se  dédomma- 
ger de  ses  perles.  »  {Vifs  applaudissements.) 

L'Assemblée,  le  31  octobre,  rendit  le  décret  suivant  : 

«  L'Assemblée  nationale  considérant  que  l'héritier  présomptif  de  la  Gou- 
ronue  est  mineur  et  que  Louis-Slanislas-Xavier,  prince  français,  parent  ma- 
jeur, premier  appelé  à  la  régence,  est  absent  du  royaume,  en  exécution  de 
l'article  2,  de  la  section  III  de  la  Constitution  française,  déclare  que  Louis- 
Stanislas-Xavier,  prince  français,  est  requis  de  rentrer  dans  le  royaume  sous 
le  délai  de  deux  mois,  à  compter  du  jour  où  la  proclamation  du  Corps  légis- 
latif aura  été  publiée  dans  la  Ville  de  Paris,  lieu  actuel  de  ses  séances. 

«Dans  le  cas  où  Louis-Slanislas-Xavier,  prince  français,  ne  serait  pas  ren- 
tré dans  le  royaume  à  l'expiration  du  délai  ci-dessus  fixé,  il  sera  censé  avoir 
abdiqué  son  droit  à  la  régence  conformément  à  l'article  2  de  l'acte  constitu- 
tionnel. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


841 


c  L'Assemblée  nationale  décrète  qu'en  exécution  du  décret  du  30  de  ce 
mois,  la  proclamation  dont  suit  la  teneur  sera  imprimée,  affichée  et  publiée 
sous  trois  jours  dans  la  ville  de  Paris,  et  que  le  pouvoir  exécutif  fera  rendre 
compte  à  l'Assemblée  nationale,  dans  les  trois  jours  suivants,  des  mesures 
qu'il  aura  prises  pour  l'exécution  du  présent  décret. 


Ge.nsoxne 
(D'après  aae  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 


«  PROCLAMATION. 
«  Louis-Stanislas-Xavier,  prince  français,  l'Assemblée  nationale  vous  re- 
quiert, en  vertu  de  la  Constilulion  française,  titre  III,  chapitre  2,  section  III, 
article  2,  de  rentrer  dans  le  royaume  dans  le  délai  de  deux  mois,  à  comp- 
ter de  ce  jour,  faute  de  quoi,  et  après  l'expiration  duait  délai,  vous  serez  censé 
avoir  abdiqué  votre  droit  éventuel  à  la  ré^jence.  » 

LIV.    106.  —  BISTOIHE   SOCIALISTE.  Liy.    106. 


842  HISTOIRE    SOCIALISTE 

Celait  une  manifestalion  assez  vaine,  car  on  savait  bien  que  Mon-^ieur  ne 
rentrerait  pa<;  et  que  lui  imporluil  d'être  dépouillé  de  la  régence  par  une 
assemblée  révolutionnaire  qu'il  se  promettait  de  briser?  Mais  la  Législative 
•voulait  par  illre  a-'ir. 

Le  8  noveinlire,  un  modéré,  Ducastel,  proposa  au  nom  da  Comité  un 
projet  de  dérrel  contre  tous  les  émigrés  : 

«L'Assemblée  nation.ile,  après  avoir  entenlu  le  rapport  de  son  comité 
de  législation  civile  et  criminelle,  considérant  que  l'intérêt  sacré  de  la  patrie 
rappelle  tous  les  Françnis  fugitifs;  que  la  loi  leur  assure  une  protection  en- 
tière ;  que  néanmoins  la  plupart  se  rassemblent  sous  des  chefs,  ennemis  de 
la  Constitution  ;  qu'ils  sont  suspects  de  conspiration  contre  l'Empire  et  que  la 
générosité  nationale  peut  leur  accorder  encore  le  temps  de  se  r-'pentir;  mais 
que  s'ils  ne  se  divisent  pas  dans  ce  délai,  ils  décèleront  leurs  criminels  pro- 
jets en  demeurant  rassemblés;  qu'alors  ils  seront  des  conjurés  manifestes; 
qu'ils  devront  être  poursuivis  et  punis  comme  tels,  et  que  déjà  la  tranquillité 
publique  exige  des  mesures  rii^oureuses,  décrète  ce  qui  suit  : 

«  Article  premier  :  Les  Français  rassemblés  au  delà  des  frontières  du 
royaume  sont,  dès  ce  moment,  déclarés  suspects  de  conjuration  contre  la  pa- 
trie. » 

Cet  article  fut  décrété  à  l'unanimité  :  le  difficile  en  effet  n'était  pas  de 
faire  une  déclaration  générale  et  vague,  le  difficile  était  d'organiser  des 
sanctions  efficaces,  et  les  incertitudes  se  manifestèrent  dès  l'arlicl-i  2  : 

«  Si,  ail  i"  janvier  1792,  ils  sont  encore  en  ce  moment  en  état  de  rassem- 
blement, ils  seront  déclarés  coupables  de  conjuration  et  ils  seront  pourruivis 
comme  tels  et  punis  de  mort.  » 

La  phrase  était  terrible.  Mais  comment  démontrer  d'une  façon  juri- 
dique et  certaine  qu'il  y  avait  en  effet  «  rassemblement  »  et  que  tri  individu 
déterminé  participait  au  rassemblement?  Couthon  signale  la  difficulté  avec 
brièveté  et  avec  force  : 

«Le  rassemblement  est  un  crime,  point  de  doute  à  cet  égard;  mais, 
Messieurs,  le  grand  embarras  c'est  d'établir  le  fait  qui  constitue  le  rassemble- 
ment. Pouvez.vons  le  faire  par  la  voie  ordinaire  de  l'information?  Vous 
n'aurez  d'autres  témoins  que  les  Français  en  fuite  eux-mêmes,  et  vous  savez 
quel  cas  on  pourrait  laire  de  leur  témoignage.  »  {Murmures.) 

Couthon  pro|iose  donc  de  substituer  à  la  preuve  proprement  dite  une 
présomption  lé^'ale  et  il  soumet  à  l'Assemblée  le  projet  suivant  ; 

«  Seront  répiilâs  en  élat  de  rassemblement  jusqu'à  la  preuve  du  con- 
traire et  seront  poursuivis  et  punis  comme  conspirateurs  ceux  des  Franc  lis 
qui,  sans  cau<e  légitime  justifiée,  resteraient  hors  du  royaume  et  n'y  rentre- 
raient pas  avant  le  1"  janvier  1792.  » 

Une  partie  de  l'Assemblée  murmura.  Mais,  dès  lors  la  doctrine  du  salut 
public  commence  à  s'affirmer  avec  force.  Le  député  Gorguereau  déclara  : 


HISTOIRE     SOCIALISTE  843 


«  Je  pen»e  que  lorsque  vous  avez  une  conviclion  intime  que  toute  la 
France,  toute  l'Europe  partage  avec  vous;  lorsque  vous  avez  une  conviction 
qui  sera  celle  de  la  postérité,  je  crois,  messieurs,  que  ces  preuve^  morales 
doivent  su  f /ire  à  F  homme  d'Etat.  Il  faut  sauver  l'Etat  et  vous  ne  le  sauverez 
pas,  si  vous  voulez  faire  juger  les  conspirateurs  comme  des  perturbateurs 
ordinaires  de  la  tranquillité...  La  transition  de  l'Assemblée  constituante  à.  la 
législation  actuelle  doit  être  l'entière  et  absolue  solution  de  continuité  entre 
l'ancien  régime  et  le  nouveau.  Sous  l'ancien  régime,  tous  les  gens  puissants 
échap['aient  à  la  loi  ;  aujourd'hui  la  loi  doit  les  atteindre  par  tous  les 
moyens  qui  sont  possibles  et  praticables.  Je  ne  balance  point  à  dire  que  vous 
devez  renoncer  à  la  Haute-Cour  nationale  et  aux  tribunaux  et  aux  formes 
judiciaires,  parce  que  votre  premier  devoir  est  de  sauver  l'Empire  qui  est 
conûé  à  votre  sollicilude.  »  [Applaudissements.) 

Couthon  réduisit  son  amendement  aux  princes  et  aux  fonctionnaires 
publics  : 

«  Seront  réputés  prévenus  d'attentat  et  de  complot  contre  la  sûreté  gé- 
nérale et  contre  la  Constitution  et  seront  mis,  en  conséquence,  en  état  d'accu- 
sation, ceux  des  princes  français  et  des  fonctionnaires  publics  qui  resteraient 
hors  du  royaume  et  n'y  rentreraient  pas  d'ici  au  premier  janvier  prochain.  » 

Sous  cette  forme  nouvelle,  l'amendement  de  Couthon  fut  adopté  à  la 
presque  unanimité  en  addition  à  l'article  2  du  Comité,  adopté  également.  La 
suite  fui  adoptée  presque  sans  débat  : 

«  .Article  3.  —  Dans  les  quinze  premiers  jours  du  même  mois,  la  Haute-' 
Cour  nationale  sera  convoquée  s'il  y  a  lieu. 

«  Article  4.  —  Les  revenus  des  émigrés  condamnés  par  contumace  seront, 
pendant  leur  vie,  perçus  au  profil  de  la  nation,  sans  préjudice  des  droits  des 
femmes,  enfants  et  des  créanciers,  dont  la  légitimité  aura  été  reconnue  anté- 
rieurement au  présent  décret. 

a  .Article  5.  —  Dès  à  présent,  tous  les  revenus  des  princes  français  absents 
du  royaume  seront  séquestrés.  Nul  payement  de  traitement,  ptnsion  ou  re- 
venus quelconques  ne  pourra  être  fait  directement  ou  indirectement  auxdits 
princes,  leurs  mandataires  ou  délégués,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  été  autrcfiient 
décidé  par  r.\ssemi)lée  nationale,  sous  peine  de  responsabilité  et  de  deux  an- 
nées de  gène  contre  les  ordonnateurs  et  payeurs.  La  même  disposition  est 
applicable,  en  ce  qui  touche  leurs  traitements  et  pensions,  à  tous  les  fonc- 
tionnaires publics,  civils  ou  militaires  et  aux  pensionnés  de  l'Etat. 

«  Article  6.  —  Toutes  les  diligences  nécessaires  pour  la  perception  et  le 
séquestre  décrétés  par  les  deux  articles  précédents,  seront  faites  à  la  requête 
des  procureurs-syndics  des  départements,  sur  la  poursuite  des  procureurs- 
syndics  de  chaque  district  oîi  seront  les  dits  revenus,  et  les  deniers  en  pro- 
venant seront  versés  dans  les  caisses  des  receveurs  de  district,  qui  en  demeu- 
reront comptables.  Les  procureurs-syndics  feront  parvenir  tous  les  mois  au 


844  HISTOIRE    SOCIALISTE 

ministère  de  l'intérieur,  qui  en  rendra  compte  aussi  à  l'Assemblée  chaque 
mois,  l'état  des  diligences  qui  auront  été  faites  pour  l'exécution  de  l'article 
ci-dessus. 

«Article  7. —  Tous  fonclionuaires  publics  absents  du  royaumr-snnî  cause 
légitime  avant  l'amnislie  prononcée  par  la  loi  du  15  septembre  IT'.U,  et  qui 
n'étaient  pas  rentrés  en  France,  sont  privés  de  leurs  places  et  de  tout  traite- 
ment. 

«  Article  8. — Tous  fonctionnaires  publics  absents  du  royaume  sans  cause 
légitime  depuis  l'amnistie  sont  aussi  déchus  de  leurs  places  et  traitements  et, 
en  outre,  de  leurs  droits  de  citoyens  actifs. 

Cl  Article  9.  —  Aucun  fonctionnaire  public  ne  pourra  sortir  du  royaume 
sans  un  congé  du  ministre  dans  le  département  duquel  il  sera,  sous  les  peines 
portées  ci-dessus. 

«  Article  10.  —  Tout  officier  militaire,  de  quelque  grade  qu'il  soit,  qui 
abandonnera  ses  fonctions  sans  congé  ou  démission  acceptée,  sera  réputé 
coupable  de  désertion  et  puni  comme  le  soldat  déserteur.  {Vifs  applaudis- 
sements.) 

«  Article  11.  — Aux  termes  de  la  loi,  il  sera  formé  une  cour  martiale  dans 
chaque  division  de  l'armée  pour  juger  les  délits  militaires  commis  depuis 
l'amnistie;  des  accusateurs  publics  poursuivront  en  outre,  comme  coupables 
de  vol,  les  personnes  qui  ont  enlevé  des  effets  ou  des  deniers  appartenant  aux 
régiments  français. 

«Article  12.  —  Tout  Français  qui,  hors  du  royaume,  embauchera  et  enrô- 
lera des  individus  pour  qu'ils  se  rendent  aux  rassemblements  énoncés  dans 
les  articles  1  et  2  du  présent  décret  sera  puni  de  mort.  La  même  peine  aura 
lieu  contre  toute  personne  qui  commettra  le  même  crime  en  France. 

«  Article  13.  —Il  sera  sursis  à  la  sortie  hors  du  royaume  de  toute  espèce 
d'armes,  chevaux,  munitions.  » 

Et  enfin  voici  l'article  14  qui  amorçait  les  hostilités  : 

«  L'Assemblée  nationale  charge  son  comité  diplomatique  de  lui  proposer 
les  mesures  que  le  roi  sera  prié  de  prendre,  au  nom  de  la  nation,  à  l'égard 
des  puissances  étrangères  limitrophes  qui  souffrent,  sur  leur  territoire,  les 
rassemblements  des  Français  fugitifs.  » 

La  séance  fut  levée  à  six  heures  au  milieu  des  applaudissements  et  des 
acclamations  des  tribunes. 

La  politique  de  la  Gironde  triomphait.  Les  modérés,  après  une  faible 
tentative  de  résistance,  avaient  dû  consentir  aux  lois  contre  les  émigrés;  ils 
n'auraient  pu  s'obstiner  sans  être  accusés  de  couvrir  de  leur  indulgence  une 
conjuration  armée  contre  la  patrie.  Puis,  si  le  roi  sanctionnait  lesdécrets,  il  était 
pris  dans  l'engrenage  ;  les  mesures  contre  les  émigrés  resteraient  vaines  si  les 
puissances  étrangères  ne  dispersaient  pas  les  rassemblements;  de  là  évi- 
demment des  complications  diplomiliques  d'où  la  guerre  pouvait  sortir,  et 


HISTOIRE     SOCIALISTE  8i5 

la  guerre  donnerait  un  nouvel  élan  à  la  Révolution.  Si,  au  contraire,  le  roi 
refusait  sa  sanction  aux  décrets,  il  devenait  évident  à  tous  que  seule  une 
grande  crise,  à  la  fois  extérieure  et  intérieure,  pourrait  reraellre  en  mouve- 
ment la  Révolution.  Enfin,  la  vanité  même  des  lois  promulguées  contre  les 
émigrants  qui  étaient  hors  d'atteinte,  suggérerait  naturellement  au  pays  l'ilée 
d'une  action  plus  décisive.  Brissot  pouvait  attendre  avec  confiance  les  événe- 
ments. Son  plan  commençait  à  se  développer  dans  les  faits. 

En  quelques  démocrates,  pourtant,  la  défiance  s'éveille.  Robespierre  est 
encore  absent  de  Paris,  il  prend  à  Arras  quelques  semaines  de  repos  et, 
sans  doute,  il  commence  à  s'inquiéter,  puisque  quinze  jours  après  il  rentre. 
Le  journal  de  Prudhorame  exprime  de  vagues  inquiétudes;  il  ne  paraît  pas 
se  douter  encore  que  la  marcbe  adoptée  conduit  à  la  guerre.  Alais  il  se  de- 
mande si  on  ne  trompe  pas  la  nation  : 

«  Ce  que  tout  le  monde  se  demande  et  ce  que  personhe  ne  sait,  ce  «ont 
les  suites  qu'aura  le  décret.  D'abord  il  paraît  bien  singulier  que  le  projet  en 
altiste  présenté  par  M.  Duca?tel,  qui  avait  annoncé  des  vues  toutes  contraires 
dans  le  courant  de  la  discussion,  et  plus  étonnant  encore  que  ce  même  dé- 
cret n'ait  pas  essuyé  d'opposition  marquée  de  la  part  des  ministériels...  Le 
serpent  est  sous  l'herbe.  Prenons  bien  garde  que  ce  ne  soit  un  piège  ou  tout 
au  moins  un  jeu.  Il  ne  surfit  pas  que  l'Assemblée  nationale  ait  prononcé,  il 
faut  que  le  roi  sanctionne,  et  sanctionnera-t-il?  Signera-t-il  l'arrêt  de  mort 
de  ses  frères?  S'il  ne  le  fait  pas,  quel  parti  prendre?  S'il  le  fait,  comment 
croire  à  sa  bonne  foi?  Et  supposé  que  le  roi  ait  sanctionné,  supposé  quil  ne 
contrarie  pas  l'exécution  du  décret,  les  émigrants  attroupés  se  diviseront-ils? 
Rentreront-ils  en  France?  Auront-ils  le  courage  d'être  repentants?  Tous  les 
indices  tendent  à  faire  croire  que  non;  ces  misérables  se  laisseront  aller  à  un 
faux  sentiment  de  gloire;  ils  ne  se  sépareront  pas  ;  il  attaqueront  leur  patria; 
s'il  en  est  ainsi,  plus  de  pitié,  que  la  loi  soit  inflexible  pour  les  con'lamnations 
judiciaires,  comme  le  sera  l'épée  des  braves  gardes  nationales  des  frontières; 
il  faut  que  les  conjurés  trouvent  la  mort  civile  au  dedans  ;  il  faut  qu'ils  tom- 
bent sons  le  fer  des  tyrannicides  au  dehors;  mais  que  l'Assemblée  nationale 
prenne  garde  aux  ministres,  qu'elle  prenne  garde  au  roi;  qu'elle  prenne  garde 
à  tout  ce  qui  approche  de  lui;  si  elle  n'avait  rendu  le  décret  que  pour  tromper 
le  peuple,  si  elle  n'en  surveille  exactement  l'exécution...  la  hache  est  levée,  il 
faut  qu'elle  frappe  de  grands  coups.  » 

Il  n'y  a  évidemment,  dans  l'esprit  des  révolutionnaires  du  journal  de 
Prudhomme  que  perplexité  et  obscurité.  Ils  n'avertissent  pas  le  peuple  qu'il 
ne  faut  pas  grossir  artificiellement  la  question  des  émigrés,  car,  ainsi  exagérée, 
elle  n'aura  d'autre  solution  que  la  guerre.  Ils  font  de  grands  gestes  de  menace 
et  servent,  sans  s'en  douter,  la  politique  belliqueuse  de  la  Gironde.  Marat 
aussi  tâtonne  encore.  11  paraît  croire  à  une  agression  imminente  des  puis- 
sances étrangères,  et  il  écrit  le  4  novembre  : 


bij.  IIISTOIUK    SOCIALISTE 

«  En  dépil  des  assurances  piciflques  de  Monimorin,  el  de  son  propre 
aveu,  nous  avons  donc  toujours  contre  nous  les  puissances  dont  nous  avions 
à  craindre  des  projets  hostiles;  après  un  pareil  aveu,  élailce  bien  la  peine 
d'entreprendre  de  nous  bercer  encore?  Mais  que  dis-je?sa  retraite  soudaine 
est  le  plus  sûr  indice  que  nous  sommes  sur  le  point  d'ôtre  attaqués  par  ces 
puissances  si  pacifiques.  Aujourd'hui  qu'une  explosion  terrible  va  mettre  le 
sceau  de  l'évidence  ù.  ses  impostures  et  à  ses  machinations,  il  tr.mble  que 
chaque  instant  ne  vienne  à  découvrir  toute  la  noirceur  des  manœuvres  crimi- 
nelles qu'il  a  employées  pour  nous  les  nii  tire  sur  les  bras,  et  il  se  joue  de  la 
loi  de  responsabilité  en  échappant,  par  la  fuite,  à  sa  trop  juste  punition.  » 

Mais  si  Marat  se  trompe  sur  les  dispositions  des  puissances  en  ce  moment 
du  moins  évite-t-il  loin  ce  qui  peut  créer  des  chances  de  guerre.  Il  ramène  à 
leur  vraie  valeur  les  mesures  de  l'Assemblée  contre  les  émigrants.  11  montre 
qu'elles  seront  vaines,  que  l'essentiel  est  de  combattre,  en  France  même,  le 
pouvoir  royal.  » 

Il  écrit  le  12  novembre  : 

«  Le  lecteur  irréfléchi  aura  sans  doute  été  scandalisé  de  mon  jugement 
sur  le  décret  contre  les  émigrés  contre-révolutionnaiies;  et  cela  doit  être,  il 
faut  des  lumières  que  le  commun  des  hommes  n'a  pa^  pour  en  apercevoir  les 
vices  à  travers  des  apparences  de  sévérité,  bien  propres  à  en  imposer  à  l.i  mul- 
titude qui  ne  pense  pas.  Faites  retentir  aux  oreilles  du  peuple  les  grands  mots 
d'amour  de  la  patrie,  de  monarchie,  de  liberté,  de  défense  des  droits  de 
l'homme,  de  souveraineté  de  la  nation;  peu  en  peine  si  lès  fripons  qui  les  ont 
dans  la  bouche  s'en  servent  pour  l'enchaîner,  il  les  ai'plaudit  à  tout  rompre... 
Que  sera-ce  si  vous  paraissez  sévir  contre  des  hommes  qu'il  est  habitué  à 
regarder  comme  ses  ennemis,  comme  des  traîtres  et  des  conspirateurs?  A 
l'ou'iedela  confiscation  des  biens  de  ceux  qui  seraient  condamnés,  il  a  poussé 
des  cris  d'allégresse,  sans  s'embarra^si^r  s'il  le  seront  jamais.  A  l'ouïe  de  la 
peine  de  i^iort  portée  contre  les  chefs  des  conjurés,  il  a  fait  éclater  ses  trans- 
ports sans  songer  si  cette  peine  pourra  jamais  les  atteindre... 

0  Que  faire,  me  disait  un  patriote  un  peu  revenu  de  sa  joie,  à  l'ouïe  de 
mon  corçmentaire  sur  le  décret  qu'il  me  remit  ?  —  Notis  préparer  à  la  guerre 
civile,  qui  est  enfin  inévitable,  l'attendre  et  commencer  par  écraser  7ws  en- 
nemis du  dedans,  qui  occupent  toutes  les  places  d'autorité  et  de  con/iance;  ce 
n'est  qu'après  les  avoir  exterminés  que  nous  pourrons  agir  avec  efficacité 
contre  nos  ennemis  du  dehors,  quelqtie  nombreux  qu'ils  soient.  Avant  cela, 
tout  ce  que  nous  entreprendrons  snra  complètement  inutile;  car  à  supposer  le 
législateur  enfin  déterminé  à  sauver  la  France  et  à  faire  triompher  la  liberté 
(ce  que  je  suis  bien  loin  de  croire),  quel  fonctionnaire  public  chargera-t-il  de 
l'exécution  de  ses  décrets  qui  ne  soit  vendu  ou  prêt  à  se  vendre  au  prince? 
Or  le  prmce  lui-même  est  le  chef  des  conspirateurs  contre  la  patrie.  Tant 


HISTOIRE     SOCIALISTE  847 

qu'il  aura  les  clefs  du  trésor  public,  soyez  sûr  qu'il  sera  l'âme  de  toutes  les 
allai  res.  »  > 

Ainsi,  ce  que  veut  Marat,  c'est  que  la  Révolution  s'achève  au  dedans 
directement  el  non  par  le  funeste  détour  de  la  guerre;  c'est  que  li  Révolution 
mette  dans  tous  les  postes  d'autorilé  des  asenls  fldèles,  el  qu'elle  finisse  par 
donner  l'assaut  aux  Tuileries;  c'est  un  10  août,  sans  déclaration  préalable  de 
guerre  aux  puissances,  que  conseille  Maral;  et  si  tous  les  révoluiioiinaires 
démocrates  s'ctai''nt  entendus  pour  calmer  l'effervescence  du  peuple  contre 
le  péril  factice  des  émigrés  et  concentrer  sar  l'ennemi  du  dedans  l'énergie 
populaire,  là  était  le  salut  de  la  Révolution.  Il  n'est  pas  démontré  que  les 
puissances  auraient  osé  prendre  l'offensive  contre  la  Révolution  victorieuse 
au  dedans  de  ses  ennemis.  En  tout  cas,  il  (allait  tenter  cette  chance  de  la 

■ 

Révohiiioii  avec  la  piix  au  lieu  d'attiser  les  conflits  extérieurs  pour  réchauffer 
à  la  flamme  de  la  guerre  la  Révolution.  On  devine  que  Marat,  qui  ne  l'ail 
encore  que  manifester  une  sorte  de  malaise,  ne  lardera  pas  à  prendre  posi- 
tion contre  la  puliliiue  girondine. 

Le  roi  Dl  ^avoi^  à  l'Assemblée,  le  12  novembre,  par  le  garâe  des  sceaux 
Dupon-Dulerire,  qu'il  donnait  sa  sanction  au  décret  contre  son  frère.  Quant 
au  décret  d't^nsemble  contre  les  émigrés,  il  faisait  dire  qu'il  examii)erail  : 
c'était  la  formule  ofQcielle  du  refus  de  sanction.  L'Assemblée  accueillit  celte 
communicaMou  dans  un  profond  silence.  Mais  le  garle  des  sceaux  Duport- 
Dulerire  ayant  voulu  expliquer  pourquoi  le  roi  avait  refusé  la  sanction,  des 
muruHires  s'élevèrent  et  l'Assemblée  déclara  qu'elle  n'avait  pas  à  entendre 
des  explications. 

Le  choc  i  uinédiat  entre  l'Assemblée  et  le  roi  fut  beaucoup  moins  rude 
qu'on  ne  l'aurait  imnginé.  Cambon  alla  même  jusqu'à  dire  :  «  Nos  ennemis 
oui  en  ce  moment  la  preuve  la  plus  iraposmle  que  le  roi  est  libre  au  milieu 
de  ses  peuples,  même  de  résister  au  vœu  général;  il  vient  de  mettre  son  veto 
sur  un  décrel  1res  important.  (^Applaudissements.)  Je  m'applaudis  de  cet 
acte  de  représentant  qu'il  vient  d'exercer;  c'est  la  plus  grande  marque  d'atta- 
chement qu'il  ait  pu  dormer  à  la  ComiMn'^on.  i>  [Applaudisseinents.) 

Il  n'est  pas  aisé  de  comprendre  pourqimi  Louis  XVI  a  refusé  sa  sanction 
à  ce  décrel.  Eu  fait,  il  n'était  pas  très  dangereux  pour  les  émigrés.  C'est 
con  re  les  fonctionnaires  publics  seuls  que  la  peine  de  la  confl-cation  était 
portée;  contre  les  autres  émigrés,  la  preuve  légale  de  la  participation  au 
ras>eiublemenl  restait  difQcile  à  faire,  et  il  semble  que  puisque  Louis  XVI 
avait  à  ce  moment  pour  tactique  de  gagner  la  confiance  du  peuple,  il  aurait 
pu  sanctionner  le  décret. 

Sans  doute  il  cniignil  de  surexciter  encore  les  émigrés  et  de  les  pousseï 
à  des  démarches  imprudentes  en  paraissant  les  abandonner.  Ne  perdrait-il 
pas  le  peu  d'auioriié  qu'il  avait  encore  sur  eux  s'ils  pouvaient  l'accuser  de  les 
avoir  livrés  à  la  Révolution?  Pour  amortir  auprès  de  l'Assemblée  et  du  pays 


818  HISTOIRE    SOCIALISÏK 

l'ofTel  de  son  refus  de  sanction,  le  roi  lit  connaître  à  l'Assemblée,  le  16  no- 
vembre, une  proclamation  aux  éniigranls  et  une  lettre  à  ses  frères.  Il  pressait 
les  émigranls  de  rentrer,  de  renoncer  à  tout  projet  de  violence.  «  Revenez, 
c'est  le  vœu  de  chacun  de  vos  concitoyens;  c'est  la  volonté  de  votre  roi.  »  Il 
pressait  aussi  ses  frères  de  le  rejoindre.  «  Je  vais  prouver  par  un  acte  bien 
solennel  et  dans  une  circonstance  qui  vous  intéresse,  que  je  puis  agir  libre- 
ment. Prouvez-moi  que  vous  êtes  mon  frère  et  Français  en  cédant  à  mes  ins- 
tances. Votre  véritable  place  est  auprès  de  moi.  Votre  intérêt,  vos  sentiments 
vous  conseillent  également  de  venir  la  reprendre  et  je  vous  y  invite  et,  s'il  le 
faut,  je  vous  l'ordonne.  » 

Vains  appels  et  dont  Louis  XVI  connaissait  bien  l'inanité.  Mais  ces 
documents  suffirent  à  empêcher  tout  mouvement  d'opinion  un  peu  vif  contre 
le  relus  de  sanction.  Le  pays  aimait  à  se  persuader  que  le  roi,  tout  en  prou- 
vant sa  liberté  par  ce  refus  môme,  essayait  loyalement  de  mettre  un  terme 
aux  agitations  des  émigrés  et  aux  intrigues  des  princes,  et  le  conflit  entre  la 
royauté  et  la  Révolution  ne  se  précisait  pas. 

Le  15  novembre,  à  la  Législative,  c'est  le  chef  des  modérés  Viénot-Vau- 
blanc  qui  succède  à  Vergniaud  au  fauteuil  de  la  présidence. 

Mais  une  autre  question  brûlante  est  jetée  dans  l'Assemblée  :  il  devenciit 
urgent  de  réprimer  les  manœuvres  factieuses  des  prêtres  réfractaires.  Le 
12novembre,  au  nom  du  Comité  de  Législation,  le  rapporteur  Velrieu  faisait  une 
peinture  très  inquiétante  de  l'agitation  cléricale.  «  Il  n'est  pas  de  moyens  que 
les  prêtres  perturbateurs  n'emploient  pour  renverser  s'il  est  possible  la  Cons- 
titution que  nous  avons  juré  de  défendre,  pour  l'anéantir  dans  les  horreurs 
d'une  guerre  civile.  Insinuations  perfides,  mesures  sinistres,  propos  sédi- 
lie.u.\,  écrits  incendiaires,  calomnies  contre  la  loi  qui  nous  a  arrachés  à  la 
servitude,  désordres  domestiques,  insultes  envers  les  autorités  constituées, 
refus  des  sacrements  par  les  curés  non  remplacés,  envers  ceux  qui  ont  acquis 
des  biens  ixationaux;  coalition  de  ces  prêtres  avec  les  ci-devant  nobles;  rébel- 
lions ouvertes  à  l'installation  des  curés  amis  de  la  pureté  de  l'Evangile  ;  ou- 
trages sanglants  faits  à  ceux-ci  au  pied  même  des  autels;  rassemblements- 
formés  devant  les  églises  pour  troubler  le  service  divin;  hordes  de  femmes 
égarées  et  séditieuses;  curés  chassés,  poursuivis,  assassinés;  enfin,  citoyens 
aigris,  formés  par  une  haine  fanatique  et  prêts  à  s'entrégorger,  voilà,  Mes- 
sieurs, l'idée  rapide  et  générale  des  maux  qui  désolent  une  partie  de  l'Empire 
français.  » 

Mais  le  Comité  où  dominaient  des  influences  modérées,  se  bornait  à. 
proposer,  le  14  novembre,  un  projet  de  décret  exigeant  des  prêtres  le  serment 
civique  et  privant  de  leurs  pensions  et  traitements  ceux  qui  ne  le  prêteraient 
point. 

Isnard  fil  de  nouveau  gronder  ses  foudres  :  «  Je  soutiens,  Messieurs, 
qu'il  n'est  qu'une  loi  vraiment  appropriée  à  ce  genre  de  délit  :  c'est  celle 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


849 


d'exiler  hors  du  royaume  le  prêtre  perturbateur.  [Applaudissements  dans 
les  tribunes.)  C'est  là  le  moyen  qui  fut  employé  contre  les  jésuites,  et  les  jé- 
suites furent  oubliés;  ce  n'est  que  par  l'exil  que  vous  pourrez  faire  cesser 
l'influence  contagieuse  du  coupable;  il  faut  le  séparer  de  ses  prosélytes;  car 


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^  tf/t^-^'.r/'A'  //.*f  f/  f/'.  'fi^y  ,\'  A*///€i'  mro-  /.'v.'r-   ,-r/{,v  f/f/f  > 

■f,'//tyx^// jy^éf*t7\r  t'/ii- . 


1 


FOKMCLB  DU   8EKMBNT   PRèTB   AUX   SOCIÉTÉS  PRATEILKELLES   DBS   CITOYENS. 

(D'après  une  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 

«i  en  le  punissant  de  toute  autre  manière,  vous  lui  laissez  la  faculté  de  prê- 
cher, de  messer  [Rires)  et  de  confesser  (et  vous  ne  pourriez  pas  la  lui  ôler  s'il 
reste  dans  le  royaume)  ;  il  vous  fera  plus  de  mal  puni,  qu'absous.  Je  regarde 
les  prêtres  perturbateurs  comme  des  pestiférés  qu'il  faut  renvoyer  dans  les 
lazarets  d'Espagne  et  d'Italie...  [Applaudissements,  murmures  et  approba- 

UV.    107.    —  HISTOIBE   gOCULlBTg.  LIV.    107. 


850  HISTOIRK     SOCIALISTE 


lions.)  Il  faut  punir  le  prôtre  coiipihle.  Toute  Toie  de  pacification  est  dôsor 
mais  inutile,  et  je  demande,  en  cITi-t,  ce  qu'ont  produit  jusqu'ici  tant  de  pardons 
réitérés.  Notre  indulgence  a  augmenté  l'audace  de  nos  ennemis;  il  faut  donc 
changer  de  système  et  employer  enfln  des  moyens  de  rigueur.  Hé!  qu'on  ne 
me  dise  pas  qu'en  voulant  rcVluire  le  fanatisme  on  reiloublera  sa  force,  ce 
monstre  n'est  plus  ce  qu'il  était;  il  ne  peut  vivre  longtemps  dans  l'atmos- 
phère de  la  liberté;  déjà  blessé  par  la  philosophie,  il  n'opposera  qu'une  faible 
résistance;  abrégeons  sa  dangereuse  et  convulsive  agonie,  en  l'immolant  avec 
le  glaive  de  la  loi.  L'univers  appliudira  à  cett«;  grande  exécution,  car  de  tous 
les  temps  et  chez  tous  les  peuples  les  prêtres  fanatiques  ont  été  les  fléaux 
des  soiiétés,  les  assassins  de  l'espèce  humaine;  toutes  les  piges  de  l'histoire 
sont  tachées  de  leurs  crimes;  partout  ils  aveuglent  un  peuple  crédule,  ils 
tourmentent  l'innocence  par  la  crainte  et  trop  souvent  ils  vendetit  au  crime 
ce  ciel  que  Dieu  n'accorde  qu'à  la  vertu.  »  {Applaudissements  répètes.) 

Ainsi,  la  lutte  se  précisait,  nette  et  violente,  entre  la  Révolution  et  l'Eglise. 
Mais  Isnard,  girondin  fougueux,  témoigne  une  vaste  impatience  de  combat 
qui  semble  menacer  tout  l'univers.  Le  vent  de  sa  parole  sème  au  loin  de; 
germes  ardents  de  guerre. 

«  Et  vous  croiriez,  s'écrie-t-il  avec  un  singulier  mélange  d'inspiration  et 
d'emphase,  vous  croiriez  que  la  Révolution  française,  la  plus  étonnante  qu'ail 
éclairée  le  soleil,  révolution  qui  tout  à  coup  arrache  au  despotisme  son  sceptre 
de  fer,  à  l'aristocratie  ses  verges,  à  la  théocratie  ses  raines  d'or;  qui  déracine 
le  chêne  téodal,  foudroie  le  cyprès  parlementaire,  désarme  l'inloléraiice,  dé- 
chire le  froc,  renverse  le  piédestal  de  la  noblesse,  brise  le  talisman  de  la  su- 
perstition, étouJîe  la  chicane  ;  détruit  les  fiscalités;  révolution  qui  sans  doute 
va  émouvoir  tous  les  peuples,  forcer  la  couronne  à  fléchir  devant  les  lois. 
placer  les  ministres  entre  le  devoir  et  le  supplice  et  verser  le  bonheur  dans  le 
monde  entier,  s'opérera  paisiblement,  sans  que  l'on  puisse  tenter  de  nouveau 
de  la  faire  avorter?  Non,  il  faut  un  dénouement  à  la  Révolution  française.  » 

C'est  cette  hAte.  celle  fièvre  d'en  finir  avec  tous  les  ennemis  du  dedans  et 
du  dehors  qui  anime  en  ce  moment  la  Gironde.  Dès  qu'elle  parle  et  à  propos 
de  toutes  les  questions,  c'est  l'horizon  universel  qui  s'enflamme.  Cet  enthou- 
siasme belliqueux  est  plein  de  grandemr,  mais  aussi,  pour  la  liberté,  plein  de 
péril.  L'Assemblée  fut  un  peu  effrayée  du  discours  dlsnard.  Un  membre  cria: 
«  Je  demande  que  ce  discours  soit  renvoyé  à  Marat.  »  Et  malgré  l'insistance 
de  la  gauche,  l'Assemblée  refusa  d'en  voler  l'impression.  Entre  les  lois  trop 
conciliantes  du  comité  et  les  lois  d'exil  proposées  par  Isnard,  elle  cherchait 
un  moyen  terme.  Et  elle  demanda  un  nouveau  rapport  et  un  nouveau  projet 
au  Comité. 

Le  projet  présenté  par  François  de  Neufchàteau  fut  adopté  presque  en  son 
entier.  IJ  y  eut  discussion  assez  vive  sur  l'article  7,  où  Isnard  renouvela  sans 
succès  la  proposition  de  déporlerU-s  prêtres  factieux.  Elle  fut  lepousïée,  mais 


HISTOIRE     SOCIALISTE  851 

le  rapporteur,  François  de  Neufchàteau,  se  borna  à  objecter  qu'elle  était 
«  prématurée  ».  El  il  ajouta  :  «  Elle  est  une  des  mesures  générales  qui  vous 
sont  réservées  après  avoir  entendu  les  comptes  que  vous  demandez  aux  di- 
rectoires des  départements.  » 

La  Révolution  se  ménageait  ainsi  celte  arme  redoutable.  Il  y  eut  débat 
aussi  sur  un  article  additionnel  d'Albitte.  Celui-ci  craignait  évidemment 
d'exaspérer  une  partie  des  populations  catholiques  en  leur  refusant  tout 
moyen  de  culte  si  elles  ne  se  ralliaient  pas  au  prêtre  constitutionnel.  Il  pro- 
posa ceci  :  «  Les  églises  ou  édifices  nationaux  ne  pourront  être  employés  à 
Fxisage  gratuit  d'aucun  autre  culte  que  celui  qui  est  entretenu  aux  frais  de  la 
nation.  Pourra  néanmoins  toute  associalioti  religieuse  acheter  celles  desdites 
églises  non  employées  audit  culte,  pour  y  exercer  publiquement  le  sien,  sous 
la  surveillance  des  autorités  constituées,  en  se  conformant  aux  lois  de  police 
el  d'ordre  public.  >>  Cela  paraissait  très  libéral,  mais  c'était  la  destruction  de 
la  loi,  à  moins  que  ce  ne  fût  une  disposition  lodt  à  fait  vaine.  Si  les  catho- 
liques, qui  ne  reconnaissaient  point  le  prêtre  constitutionnel,  pouvaient 
acheter  les  édifices  non  consacrés  au  culte  légal  dans  les  paroisses  oîi  celui-ci 
serait  nul,  les  édifices  religieux  appartiendraient  bientôt  aux  prêtres  réfrac- 
taires.  Mais  ceux-ci,  allait-on  exiger  d'eux  le  serment?  Si  on  le  leur  demandait, 
l'amendement  Albitte  n'avait  plus  d'objet.  S'ils  en  étaient  dispensés,  toute  la 
)oi  tombait,  et  des  prêtres,  ayant  refusé  le  serment,  étaient  autorisés  à  dire 
publiquement  la  messe  dans  les  édifices  mêmes,  qui,  la  veille,  servaient  au 
culte,  sous  la  seule  condition  que  les  fidèles  groupés  autour  d'eux  les  eussent 
acquis  de  leurs  deniers. 

Vergniaud,  Guadet,  désirant  sans  doute  ne  pas  pousser  jusqu'au  bout  la 
guerre  religieuse,  semblèrent  un  moment  sympathiques  à  la  motion  Albitte. 
Mais  quelle  inconséquence  dans  la  Gironde!  ils  craignaient  de  surexciter  au 
dedans  le  fanatisme  catholique;  ils  voulaient  autant  que  possible  amortir  le 
conflit  entre  le  culte  constitutionnel  et  les  habitudes  anciennes,  et  en  même 
temps,  ils  toléraient  et  ils  encourageaient  les  manœuvres  de  Brissot  qui,  du 
fond  (lu  Comité  diplomatique  comme  à  la  tribune  de  l'Assemblée,  poussait  à 
la  guerre  contre  l'Europe.  Comme  si  le  conflit  tragique  de  la  Révolution  avec 
l'étranger  n'allait  pas  aggraver  d'un  coefficient  formidable  tous  les  conllits 
intérieurs!  La  trompette  guerrière  du  girondin  Isnard  déchirait  les  oreilles 
et  exaspérait  les  nerfs,  au  moment  même  oiises  amis  essayaient  d'adoucir  un 
peu  le  choc  des  préjugés  catholiques  el  de  la  Révolution.  François  de  Neufchà- 
teau démontra  aisément,  au  nom  du  Comité,  que  la  disposition  d'Albitte,  qui 
rouvrait  les  temples  aux  prêtres  réfractaires,  était  en  contradiction  avec  toute 
la  loi  qui  les  frappait,  et  pour  obtenir  le  vote  définitif  de  l'ensemble,  il  ré- 
suma en  quelques  formules  brèves  et  fortes  ic.  doctrine  laïque  de  la  Révolu- 
tion : 

a  Je  demande  si  l'on  peut  invoquer  la  toiérance  pour  des  opinions  cui  ne 


852  HISTOIRE    SUCIALISTE 

sont  pas  des  opinions  Uiéologiques,  mais  bien  évidemment  des  principes  de 
troubles,  des  molirs  de  sédition,  des  germes  de  discor.ie  et  de  guerre  intes- 
tine. Je  demande  s'il  y  a  de  la  dureté,  s'il  y  a  de  la  persécution  de  la  part  du 
législateur  à  vouloir  prévenir  ces  troubles,  ea  obligeaul  des  pf'ilres  ^ii-pects 
de  tenir  à  un  système  aussi  contraire  à  l'ordre  social,  à  la  prestation  d'un  ser- 
ment civique.  Je  demande  si  l'on  peut  accorder  à  ceux  qui  refusent  de  s'y 
soumettre  la  faculté  d'exercerun  prétendu  culte  particulier,  qui  ne  diffère  vé- 
rilablemt'nl  du  culte  salarié  par  l'Etat,  qu'eu  ce  que  les  ministres  de  ce  der- 
nier ont  eu  le  mérite  de  se  montrer  citoyens  et  de  coopérer  par  leur  patrio- 
tisme à  la  Révolution  qui  nous  a  rendu  la  liberté  et  l'égalité  des  droits. 

«  Messieurs,  je  me  résume. 

«L'Église  est  dans  l'État  et  l'État  n'est  pas  dans  l'Église.  Vous  ne  commet- 
trez point  la  faute  d'admettre  un  empire  dans  un  empire;  vous  ne  subordon- 
nerez point  la  société  générale,  la  grande  famille,  le  peuple  souverain,  dont 
les  intérêts  vous  sont  confiés,  à  l'ambilion  et  à  la  cupidité  de  quelques  indi- 
vidus. Vous  direz  à  ces  individus  que,  s'ils  sont  de  bonne  foi,  ils  ne  doivent 
pas  se  refuser  à  en  donner  la  preuve,  que  si  leur  Église  veut  être  reçue  dans 
l'État,  il  faut  qu'elle  se  soumette  aux  lois  de  lÉLat;  qu'il  faut  que  ses  mi- 
nistres prêtent  serment  d'obéissance  et  de  fidélité  à  l'État.  »  {Applaudissements 
répétés.) 

Comme  on  voit,  la  Législative  est  plus  éloignée  encore,  s'il  est  possible, 
que  la  Consliluante,  de  toute  idée  de  séparer  l'Église  de  l'État.  Au  contraire, 
l'Église  doit  être  liée  par  la  loi  de  l'État,  par  la  loi  de  la  Révolution.  Et  nous- 
mêmes,  le  jour  où  la  République  aura  supprimé  le  budget  des  cultes  et  dé- 
noncé le  Concordat,  nous  ne  devrons  pas  oublier  la  forte  pensée  révolution- 
naire ;  el  l'organisation  ecclésiastique,  ne  devra  pas  former  «  un  empire  dans 
un  empire  >>, 

Sous  l'impression  des  vigoureuses  paroles  de  Neufchâteau,  la  Législative 
vota  le  29  novembre  1791  toute  une  loi  de  police  religieuse,  autour  de  la- 
quelle vont  se  livrer  de  grandes  batailles  et  qu'il  importe  de  faire  connaître  en 
entier  dans  son  texte  même. 

«  L'Assemblée  nationale,  après  avoir  entendu  le  rapport  des  commis- 
saires civils  envoyés  dans  le  département  de  la  Vendée,  les  pétitions  d'un 
grand  nombre  de  citoyens  et  le  rapport  du  Comité  de  législation  civile  et 
criminelle  sur  les  troubles  excités  dans  plusieurs  départements  du  royaume, 
par  les  ennemis  du  bien  public,  sous  prétexte  de  religion  ; 

«  Considérant  que  le  contrat  social  doit  lier  comme  il  doit  également  pro- 
téger tous  les  membres  de  l'État  ; 

«  Qu'il  importe  de  définir  sans  équivoque  les  termes  de  cet  engagement, 
afin  qu'une  confusion  dans  les  mots  n'en  puisse  opérer  une  dans  les  idées  ; 
que  le  serment  purement  civique  est  la  caution  que  tout  citoyen  doit  don- 
ner de  sa  fidélité  à  la  loi,  et  de  son  attacbement  à  la  société,  et  que  la  diffé- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  853 

rence  des  opinions  religieuses  ne  peut  être  un  empêchement  de  prêter  ser- 
ment, puisque  la  Constitution  assure  à  tout  citoyen  la  liberté  entière  de  ses 
opinions  en  matière  de  religion,  pourvu  «  que  leur  manifestation  ne  trouble 
pas  l'ordre  »  ou  «  ne  porte  pas  à  des  actes  nuisibles  à  la  sûreté  publique  ». 

«  Que  le  ministre  d'un  culte,  en  refusant  de  reconnaître  l'acte  constitu- 
tionnel qui  l'autorise  à  professer  ses  opinions  religieuses,  sans  lui  imposer 
d'autre  obligation  que  le  respect  pour  «  l'ordre  établi  par  !a  loi  »  et  pour  la 
a  sûreté  publique  »,  annoncerait  par  ce  refus  même  que  son  intention  n'est 
pas  de  les  respecter  :  Qu'en  ne  voulant  pas  reconnaître  la  loi  il  abdiquerait 
volontairement  les  avantages  que  celle-là  seule  peut  lui  (jarantir; 

«  Que  l'Assemblée  nationale  pressée  de  se  livrer  aux  grands  objets  q;n 
appellent  son  attention  pour  l'affermissement  du  crédit  et  le  système  des 
finances,  s'est  vue,  avec  regret,  obligée  de  tourner  ses  premiers  regards  sur 
des  désordres  qui  tendent  à  compromettre  toutes  les  parties  du  service  pu- 
blic, en  empêchant  l'assiette  prompte  et  le  recouvrement  paisible  des  contri- 
butions; 

«  Qu'en  remontant  à  la  source  de  ces  désordres,  elle  a  entendu  la  voix  de 
tous  les  citoyens  éclairés  proclamer  dans  l'Empire  cette  grande  vérité  que  la 
religion  n'est  pour  les  ennemis  de  la  Constitution,  qu'un  prétexte  dont  ils 
abusent,  et  un  instrument  dont  ils  osent  se  servir  pour  troubler  la  terre  au 
nom  du  ciel  ; 

«  Que  leurs  délits  mystérieux  échappent  aisément  aux  mesures  ordi- 
naires, qui  n'ont  point  de  prise  sur  les  cérémonies  clandestines,  dans  les- 
quelles leurs  trames  sont  enveloppées,  et  par  lesquelles  ils  exercent  sur  les 
consciences  un  empire  invisible; 

«  Qu'il  est  temps  enfin  de  percer  ces  ténèbres,  afin  qu'on  puisse  discerner 
le  citoyen  paisible  et  de  bonne  foi,  du  prêtre  turbulent  et  machinateur  qui 
regrette  les  anciens  abus,  et  ne  peut  pardonner  à  la  Révolution  de  les  avoir 
détruits; 

«  Que  ces  motifs  exigent  impérieusement  que  le  Corps  législatif  prenne 
de  grandes  mesures  politiques  pour  réprimer  les  factieux,  qui  couvrent  leur 
complot  d'un  voile  sacré; 

«  Que  l'efficacité  de  ces  nouvelles  mesures  dépend  en  grande  partie  du 
patriotisme,  de  la  prudence  et  de  la  fermeté  des  corps  municiiiaux  et  admi- 
nistratifs, et  de  l'énergie  que  leur  impulsion  peut  communiquer  à  toutes  les 
autres  autorite's  constituées; 

«  Que  les  administrations  de  département  surtout,  peuvent  dans  ces  cir- 
constances, rendre  le  plus  grand  service  à  la  nation  et  se  couvrir  de  gloire  en 
s'empressant  de  répondre  à  la  confiance  de  l'Assemblée  Nationale,  qui  se 
plaira  toujours  à  distinguer  leurs  services,  mais  qui,  en  même  temps,  répri- 
mera sévèrement  les  fonctionnaires  publics  dont  la  tiédeur  dans  l'exécution 


854  HISTOIRE    SOCIALISTE 

de  la  loi  ressemblerait  à  une  coiuiiveace  tacite  avec  les  ennemis  de  la  Cons- 
titution; 

«  Qu'enfin,  c'est  toujours  au  progrès  de  la  saine  raison  et  à  l'opinion  pu- 
bli(iue  bien  dirigée  qu'il  est  réservé  d'achever  le  triomphe  de  la  loi,  d'ouvrir 
les  yeux  des  habilanls  des  campagnes  sur  la  perûlie  intéressée  de  ceux  qui 
veulent  leur  faire  croire  que  les  législateurs  constituants  ont  touché  à  la  reli- 
gion de  leurs  pères  et  de  prévenir,  pour  l'honneur  des  Français,  dans  ce 
siècle  de  lumière  le  renouvellement  des  scènes  horribles  dont  la  superstition 
n'a  malheureusement  que  trop  souillé  leur  histoire  dans  les  siècles  où  l'igno- 
rance des  peuples  était  un  des  ressorts  du  gouvernement.  » 

«  L'Assemblée  nationale  décrète  préalablement  l'urgence  et  décrète  dé- 
finitivement ce  qui  suit.  » 

Ce  beau  préambule  qui  faisait  appel  tout  ensemble  à  la  force  de  la  loi  et 
k  la  force  de  l'opinion  éclairée,  pouvait  légitimer  des  mesures  plus  rigou- 
reuses encore  que  celles  qu'allait  prendre  à  ce  moment  la  Législative;  car  en 
réalité,  il  constatait  que  le  clergé  réfraclaire,  refusant  le  nouveau  pacte,  le 
«  Contrat  social  »  se  mettait  lui-même  hors  la  loi,  hors  la  nation.  C'est  dès 
maintenant  la  justification  théorique  des  lois  d'exil  et  de  déportation  contre 
les  prêtres  insoumis  que  la  Révolution  ne  portera  que  quelques  mois  plus 
lard. 

Dès  le  29  novembre,  elle  décide  à  une  immense  majorité  : 

Article  Pkemier.  —  Dans  la  huitaine  à  compter  de  la  publication  du  pré- 
sent décret  tous  les  ecclésiastiques  autres  que  ceux  qui  se  sont  conformés  au 
décret  du  27  novembre  dernier,  seront  tenus  de  se  présenter  par  devant  la 
municipalité  du  lieu  de  leur  domicile,  d'y  prêter  le  serment  civique  dans  les 
termes  de  l'article  5  du  titre  2  de  la  Constitution  et  de  signer  le  procès-verbal 
qui  en  sera  dressé  sans  frais. 

Art.  2.  —  A  l'expiration  du  délai  ci-dessus,  chaque  municipalité  fera  par- 
Tenir  au  directoire  du  département,  par  la  voie  du  district,  un  tableau  des 
ecclésiastiques  domiciliés  dans  sa  section,  en  distinguant  ceux  qui  auront 
prêté  le  serment  civique  et  ceux  qui  l'auront  refusé.  Ces  tableaux  serviront  à 
former  les  listes  dont  il  sera  parlé  ci-après. 

Art.  3.  —  Ceux  des  ministres  du  culte  catholique  qui  ont  donné  l'exemple 
de  la  soumission  aux  lois  et  de  l'attachement  à  leur  patrie  en  prêtant  le  ser- 
ment civique  suivant  la  formule  prescrite  par  le  décret  du  27  novembre  1790, 
8t  qui  ne  l'ont  pas  rétracté,  sont  dispensés  de  toute  formalité  nouvelle.  Ils  sont 
invariablement  maintenus  dans  tous  les  droits  qui  leur  ont  été  attribués  par 
Les  décrets  précédents. 

Art.  4.  —  Quant  aux  autres  ecclésiastiques,  aucun  d'eux  ne  pourra  dé- 
sormais toucher,  réclamer  ou  obtenir  de  pension  ou  de  traitement  sur  le 
Trésor  public  qu'en  représentant  la  preuve  de  la  prestation  du  serment 
civique,  conformément  à  l'article  1"  ci-dessus.  Les  trésoriers  receveurs  ou 


HISTOIRE     SOCIALISTE  855 

payeurs,  qui  auront  fait  des  payements  contre  la  teneur  du  présent  décret, 
seront  condamnés  à  en  restituer  le  montant  et  privés  de  leur  étal. 

Art.  5.  —  Il  sera  composé  tous  les  ans  une  masse  des  pensions  dont  les 
ecclésiastiques  auront  été  privés  parleur  refus  ou  leur  rétractation  du  ser- 
ment. Cette  ma>se  sera  répartie  entre  les  83  départements  pour  être  em- 
ployée, par  les  conseils  généraux  des  communes,  soit  en  travaux  de  charité 
pour  les  indigents  valides,  soit  en  secours  pour  les  indigents  invalides. 

Art.  6.  —  Outre  la  déchéance  de  tout  traitement  et  pension,  les  ecclésias- 
tiques qui  auront  refusé  de  prêter  le  serment  civique  ou  qui  le  rétracteront 
après  l'avoir  prêté,  seront  par  ce  refus  ou  cette  rétractation  même,  réputés 
suspects  de  révolte  contre  la  loi,  et  de  mauvaises  intentions  contre  la  patrie 
et  comme  tels  plus  particulièrement  soumis  et  recomma?idés  à  la  surveillance 
des  autorités  constituées. 

Art.  7.  —  En  conséquence,  tout  ecclésiastique  ayant  refusé  de  prêter  le 
serment  civique  ou  qui  le  rétractera  après  l'avoir  prêté,  qui  se  trouvera  dans 
une  commune  où  il  surviendra  des  troubles  dont  les  opinions  religieuses  se- 
ront la  cause  ou  le  prétexte,  pourra,  en  vertu  d'un  arrêté  du  directoire  du 
département  ?ur  l'avis  de  celui  du  district,  être  éloigné  premièrement  du  lieu 
de  son  domicile  ordinaire  sans  préjudice  de  la  dénonciation  aux  tribunaux, 
suivant  la  gravité  des  circonstances. 

Art.  8.  —  En  cas  de  désobéissance  à  l'arrêté  du  directoire  du  déparle- 
ment, les  contrevenants  seront  poursuivis  devant  les  tribunaux  et  punis  de 
r emprisonnement  dans  le  chef-lieu  du  département:  le  terme  de  cet  empri- 
sonnemeut  ne  pourra  excéder  une  année. 

.Art.  9.  —  Tout  ecclésiastique  qui  sera  convaincu  d'avoir  provoqué  la 
désobéissance  à  la  loi  et  aux  autorités  constituées  sera  puni  de  deux  années 
de  détention. 

Art.  10.  —  Si  à  l'occasion  des  troubles  religieux,  il  sélève  dans  une  com- 
mune des  sédili'ins  qui  nécessitent  le  déplacement  de  la  force  armée,  les  frais 
avancés  par  le  Trésor  public  pour  cet  objet  seront  supportés  parles  citoyens 
domiciliés  dans  la  commune  sauf  leur  recours  contre  les  chefs,  instigateurs, 
et  complices  des  émeutes. 

Art.  11.  —  Si  des  corps  ou  des  individus  chargés  des  fonctions  publiques 
négligent  ou  refusent  d'employer  les  moyens  que  la  loi  leur  confie  pour  pré- 
venir ou  réprimer  res  émeutes,  ils  en  seron'.  personnellement  responsables, 
Us  seront  poursuivis,  jugés  et  punis  conformément  à  la  loi  du  3  août  1791. 

Art.  12.  —  Les  églises  et  édifices  employés  au  culte  dont  les  frais  sont 
payés  par  l'État  ne  pourront  servir  à  aucun  autre  culte.  Les  églises  et  ora- 
toires nationaux  que  les  corps  administralirs  auront  déclarés  n'être  pas  néces- 
saires pour  l'exercice  du  culte  dont  les  frais  seront  payés  par  la  Nation  pour 
ront  être  achetés  ou  affermés  par  les  citoyens  attachés  à  un  autre  culte  quel- 
conque, pour  y  exercer  publiquement  ce  culte  sous  la  surveillance  de  la 


856  HISTOIRE    SOCIALISTE 

police  et  de  l'adrainislralion,  mais  celte  faculté  ne  pourra  s'étendre  aux  ecclé- 
siastiques qui  se  seront  refusés  au  serment  civique  exigé  par  l'article  1"  du 
présent  décret  (ou  qui  l'aurait  rétracté)  et  qui,  par  ce  refus  ou  celle  rélrac- 
lation  sont  déclarés,  suivant  l'article  6,  suspecls  de  révolte  contre  la  loi,  et 
de  mauvaises  intentions  contre  la  patrie.  » 

Suivaient  des  dispositions  d'ordre  réglementaire.  La  loi  était  rigoureuse. 
Le  serment  civique,  le  serment  de  flilélilé  à  toute  la  Coiislilulion  (y  compris 
la  Conslilulion  civile  du  clergé)  était  exigé  de  tous  les  prêtres;  s'ils  s'y  refu- 
saient, non  seulement  ils  perdaient  tout  trailemenl,  toute  pension,  mais  ils 
étaient  déclarés  suspecls,  placés  sous  la  surveillance  des  autorités  adminis- 
tratives, et  au  moindre  trouble  de  leur  commune,  éloignés  de  leur  domi- 
cile; c'était  pour  ainsi  dire  l'exil  à  l'intérieur  et,  en  cas  de  délit,  la  prison. 

De  plus,  une  responsabilité  pécuniaire  collective,  avec  recours  contre  les 
auteurs  et  complices  des  troubles,  était  imposée  aux  communes  dont  le  mou- 
vement factieux  nécessiterait  l'intervention  de  la  force  publique.  La  Révo- 
lution était  enQn  résolue  à  se  défendre  contre  la  funeste  agitation  cléricale.  Il 
y  avait  un  intérêt  immense  à  ce  que  la  loi  fût  sanctionnée  et  appliquée,  car 
l'intrigue  de  l'Église  exploitant  contre  la  Révolution  le  fanatisme  imbécile 
des  populations  acconlumées  au  joug  depuis  des  siècles,  était  infiniment  plus 
dangereuse  pour  la  liberté  naissante  que  tous  les  rassemblements  d'émigrés 
hors  des  frontières.  C'est  sur  ce  point  que  devait  porter  tout  l'effort,  ou  au 
moins  le  principal  effort  de  la  Révolution.  Et  pour  le  roi  lui-môme,  s'il  avait 
été  capable  d'une  pensée  libre  et  un  peu  étendue,  il  y  avait  un  intérêt  très 
grand  à  mettre  fin  à  l'ugitation  des  prêtres  ;  car  l'autorité  royale  telle  que  la 
Constitution  la  définissait,  ne  pouvait  s'affermir  et  fonctionner  à  l'aise  que 
lorsque  le  pays  révolutionnaire  serait  rassuré  contre  tout  retour  offensif  du 
régime  passé. 

Or  l'opposition  del'Église  éveillait  toutes  les  défiances,  toutes  les  colèresde 
la  Révolution.  La  bigoterie  du  roi,  son  étroitesse  de  pensée,  son  impuissance 
môme  à  pratiquer  jusqu'au  bout  le  système  de  simulation  et  d'hypocrisie 
constitutionnelle  qu'il  avait  adopté,  l'empôchôrent  de  s'associer  à  la  Révo- 
lution dans  sa  lutte  contre  l'Église.  Mais  les  modérés,  par  quelle  aberration 
conseillèrent-ils  au  roi  de  repousser  ces  lois  de  défense  de  la  Révolution?  Ils 
savaient  bien  pourtant  que  l'Église  serait  encouragée  par  le  refus  de  la  sanction 
et  que  le  fanatisme  catholique  se  développant  par  son  impunité  même,  ac- 
culerait bientôt  la  Révolution  à  des  mesures  plus  rigoureuses  encore. 

Et  puis,  en  ce  mois  de  novembre  et  décembre  1791  les  modérés  ne  vou- 
laient pas  la  guerre.  Ils  n'étaient  pas  entrés  encore  dans  les  plans  aventureux 
et  louches  de  trahison. 

Ils  pressentaient  ce  qu'un  conflit  armé  avec  l'Europe  déchaînerait  en 
France  de  passions  biûlanles,  et  ils  avaient  peur  de  ce  redoutable  inconnu. 
Par  quelle  folie  firent-ils  donc  le  jeu  de   Brissot  qui  comptait  précisément 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


857 


pour  rendre  inévitable  une  grande  diversion  au  dehors,  sur  l'échec  de  toute 
la  politique  révolutionnaire  au  dedans? 

Comment  se  fait-il  que  Lameth,  Duport,  Barnave  surtout,  dont  les  vues 
pourtant  sont  d'habitude  si  nettes,  n'aient  pas  senti  le  danger?  Barnave  dans 


(D'après  une  estampe  de  la  Bibliothèque  nationale.) 


ses  études  sur  la  Révolution  marque  avec  beaucoup  de  force  et  declarté  les  périls 
que  recelait,  pour  la  monarchie  constitutionnelle  et  pour  le  parti  modéré,  la 
politique  guerrière  de  la  Gironde.  Et  dans  le  plan  de  politique  apaisée,  avisée 
et  prudente,  qu'il  trace,  il  ne  dit  pas  un  mot  de  la  question  religieuse.  Elle  ne 
pouvait  lui  échapper  pourtant,  et  il  n'en  ignorait  pas  la  gravité;  car  c'est  lui 
précisément  qui  avait  demandé  et  obtenu  à  la  Constituante  le  premier  décre 

LIV.    108.   —  HISTOIRE    SOCIALISTS.  LIT.   108. 


858  HISTOIRE    SOCIALISTE 


imposant  aux  prôlres  le  sormenl,  ce  même  décret  du  27  novembre  1790  qu'in- 
voque un  ;in  plus  tanl  la  Lof^islative. 

Je  nf>  puis  ni'explii|uer  ce  silence  étrange,  celte  lacune  surprenante  dans 
la  pensée  el  dans  l'actiou  «le  Barnave  que  par  son  désir  de  jouer  auprès  du  roi 
et  de  la  reine  un  rôle  secret.  11  craignait  sans  doute  en  rappelant  la  part  qu'il 
avait  prise  à  la  lutte  contre  l'Église  el  en  demanrl;int  au  roi  de  s'associerniix 
mesures  nouvelles  de  la  Révolulion,  de  blesser  la  conscience  de  Louis  XVI 
au  point  le  plus  douloureux  et  de  compromettre  à  jamais  son  autorité  de 
conseiller,  son  crédit  de  ministre  occulte. 

A  la  Législative  même,  le  mouvement  révolulionnaire  en  faveur  de  la 
loi  avait  été  si  vif  que  la  résistance  des  modérés  avait  été  très  incertaine. 
Tous  les  orateurs  constatent  que  c'est  à  une  immense  majorité  que  les  articles 
les  plus  sévères  sont  adoptés.  Mais  voici  qu'à  peine  la  loi  votée,  les  Feuillants 
commencent  une  campagne  contre  elle  ;  et  les  membres  du  Directoire  du  dé- 
partement de  Paris,  s'engagent  à  fond  par  la  démarche  la  plus  grave,  la  plus 
dangereuse.  Une  loi  de  la  Constituante,  comme  nous  l'avons  vu,  inteniisait 
les  pétitions  colleclives  des  corps  constitués.  Les  membres  du  directoire  tour- 
nèrent la  difQculté  en  signant  à  titre  individuel  mais  ils  ajoutaient  à  leur 
nom  leurquiililé  de  membres  du  directoire. 

C'est  le  8  décembre  que  Germain,  Garnier,  Brousse,  Talloyrand-Périgord.. 
Beaumes,  La  Rochefoucauld,  Desmeunier,  Blondel,  Thion  de  la  Chaume,  .A.nson 
et  Davais  firent  paraître  leur  adresse  au  roi.  Ils  le  suppliaient  de  ne  pas  sanc- 
tionner une  loi,  suivant  eux  inquisitoriale  et  intolérante,  qui  oblicerait  les 
administrateurs  à  forcer  le  secret  des  consciences  de  tous  les  prêtres;  qui, 
en  interdisant  certaines  formes  de  culte,  surexciterait  les  passions  religieuses 
et  qui  ramènerait  en  pleine  Révolution  le  despotisme  et  l'arbitraire  : 

«  Vainement  on  dira  que  le  prêtre  non  assermenté  est  suspect;  cl  sous 
le  règne  de  Louis  XIV  les  protestants  nétaienl-ils  pas  suspects  aux  yeux  du 
gouvernement  lorsqu'ils  ne  voulaient  pas  se  soumettre  à  la  religion  ilorai- 
nante?  et  les  catholiques  n'ont-ils  pas  été  longtemps  suspects  en  Angleterre? 

«  Que  l'on  surveille  lesprètres  non  assermentés,  qu'on  les  frappe  san-  pitié 
au  nom  de  la  loi,  s'ils  l'enfreignent,  mais  que  jusqu'à  ce  moment  on  respecte 
leur  culte  comme  tout  autre  culte...  » 

Les  modérés  n'oubliaient  qu'une  chose  :  e'est  qu'il  y  avait  à  ce  moment 
môme,  dans  plusieurs  régions  de  la  France,  un  commencement  de  guerre 
civile.  Ils  prétendaient  que  Paris  devait  à  la  politique  tolérante  de  ses  admi- 
nistrateurs la  paix  religieuse  dont  ils  jouissaient;  ils  oubliaient  qu'à  Paris 
l'ignorance  et  le  fanatisme  étaient  moindres  qu'en  Vendée.  Sins  doute  le 
Directoire  de  Paris  fut  inspiré  par  les  Feuillants  qui  voyaient  avec  crainte  la 
llévolulion,  qu'ils  avaient  cru  immobiliser,  reprendre  sa  marche.  Une  fois 
engagée  dans  la  lutte  religieuse,  c'est  aux  partis  de  gauche,  aux  partis  de 
vigueur  et  de  combat  qu'elle  se  livrerait.  Le  Directoire  de  Paris,  méconLMil 


HISTOIlil-:     SOCIALISTE  859 


du  glissement  de  la  Législative,  voulait  d'emblée  arrêter  le  mouvement.  Mais 
en  môme  temps  que  les  modérés  considéraient  comme  négligeible  le  péril  ca- 
tholique, ils  appelaient  l'attention  du  roi  sur  les  périls  de  l'émigration.  Quel 
inexplicable  renversement  des  proportions!  A  côté  de  l'Egli-e  fanatisant  les 
masses  et  essayant  de  paralyser  le  cœur  même  de  la  Révolution,  les  rassem- 
blements d'cmigrcs  n'étaient  qu'une  fumée  vaine,  irritante  peut-être,  mais 
sans  danger.  Et  comment  ces  modérés,  ces  prétendus  sages,  ne  voient-ils 
pas  que  les  mesures  décisives  qu'ils  demandent  contre  les  émigrés  peuvent 
conduire  rapidement  à  la  guerre  contre  l'Europe  et  que  cette  guerre  est  la 
mort  de  la  monarchie  consliLutionnelle  et  des  partis  tempérés? 

Les  Feuillants  font  ici  le  jeu  de  la  belliqueuse  Gironde  avec  une  incons- 
cience inouïe,  et  l'on  se  demande  nécessairement  si,  de  ce  côté  aussi,  il  n'y 
a  pas  une  intrigue.  Qui  sait  si  aux  modérés  la  guerre,  que  dirigerait  le  roi, 
n'apparaît  pas,  dès  ce  moment,  comme  une  diversion  utile,  comme  un  moyen 
d'affermir  l'autorité  royalCj  tandis  que  pour  les  Girondins  c'est  un  moyen  de 
la  supprimer?  En  tout  cas,  il  faut  noter  comme  un  inquiétant  symptôme  ces 
phrases  de  l'adresse  du  département  de  Paris  : 

«  Au  nom  sacré  de  la  liberté,  de  la  Coa^tilulion  et  du  bien  public  nous 
vous  prions.  Sire,  de  refuser  votre  sanction  au  décret  des  2y  novembre  et 
Jours  précédents  sur  les  troubles  religieux  ;  mais  en  même  temps,  nous  vous 
conjurons  de  seconder  de  tout  votre  pouvoir  le  vœu  que  F  Assemblée  natio- 
nale vient  de  vous  exposer  avec  tant  de  force  et  de  raison  contre  les  rebelles 
qui  conspirent  sur  les  frontières  du  royaume.  Nous  vous  conjurons  de  prendre, 
sans  perdre  un  seul  instant,  des  mesures  fermes,  énergiques  et  entièrement 
décisives,  contre  les  insensés  qui  osent  menacer  le  peuple  français  avec  tant 
d'audace.  » 

La  démarche  du  directoire  de  Paris  produisit  une  émotion  extraordinaire. 
Les  démocrates  y  virent  tout  un  plan  du  roi  cherchant  à  provoquer  une  ma- 
nifestation d'ensemble  des  directoires  de  département,  presque  tous  modérés, 
et  à  opposer  celte  force  d'opinion  au  mouvement  encore  incertain  de  l'As- 
semblée. Un  grand  nombre  de  sections  de  Paris  envoyèrent  des  délégués  à  la 
barre  de  l'Assemblée  pour  protester  contre  le  directoire  de  Paris.  Ils  le  firent 
avec  une  violence  extrême  et  ne  ménagèrent  ni  le  veto  ni  le  roi.  Camille 
Desmoulins,  le  11  décembre,  au  nom  de  300  signataires  présenta  à  l'Assem- 
blée une  pétition  éblouissante  d'esprit  et  pleine  de  menaces  révohilionnaires. 

«  Dignes  représentants,  les  applaudissements  sont  la  liste  civile  du  peuple, 
ne  repoussez  donc  point  la  juste  récompense  qui  vous  est  décernée  par  le 
peuple.  Entendez  des  louanges  courtes,  comme  vous  avez  entendu  plus  d'une 
fois  une  longue  satire".  Recueillir  les  éloges  des  bons  citoyens  et  les  injures 
des  mauvais,  c'est  avoir  réuni  tous  les  suffrages.  »  [Applaudissements.) 

Il  perça  de  ses  ironies  Louis  XVI  : 

«  Prenant  exemple  de  Dieu  même,  dont  les   commandements  ne  sont 


860  HISTOIRE    SOCIALISTE 

point  impos.tibtrs,  nous  u'exiguioiis  jamais  du  ci-devant  souverain  un  amour 
impossible  de  la  souveraineté  nationale,  et  nous  ne  trouvons  point  mauvais 
qu'il  oppose  son  vpto  prccisùnifnl  aux  meilleurs  décrets.  » 

Il  accusa  le  directoire  de  Taris  d'avoir  violé  la  loi  sur  les  pétitions  collec- 
tives. 11  s'écria,  comme  pour  associer  la  Législative  à  lui  plan  de  Révolution  : 

<>  Contituiez,  fidèles  mandataires,  et  si  on  s'oùs/ine  à  ne  pas  vous  per- 
mettre de  smivcr  la  nation,  eh  bien,  la  nation  se  sauvera  elle-même,  comme 
elle  a  di'jii  fait  [Applaudissements),  car  enfin  la  /missance  du  veto  royal  a  un 
terme  et  on  n'empêche  point  avec  un  veto  la  prise  de  la  Bastille.  »  (Appiau- 
dissemcntx.) 

C'était  comme  une  annonce  du  20  juin  et  du  10  août.  Desmoulins  ter- 
mina par  ces  mots  : 

«  Ne  douiez  plus  de  toute  la  puissance  d'un  peuple  libre,  mais  si  la  tête 
sommeille,  comment  le  bras  agira-t-il  ?  Ne  levez  plus  ce  bras,  ne  levez  plus 
la  massue  nationale  pour  écraser  des  insectes...  Ce  sont  les  chel's  qu'il  faut 
poursuivre.  Frappez  à  la  tète;  servez-vous  de  la  foudre  contre  les  princes 
conspiraleurs,  de  la  verge  contre  un  directoire  insolent,  et  exorcisez  le  démon 
du  fanatisme  par  le  jeûne.  » 

Desmoulins  fut  acclamé  par  la  gauche,  et  il  y  a  loin  du  Ion  agressif  de 
ce  discours  à  la  lonsjue  élégie  du  21  octobre.  Visiblement,  l'énergie  révolution- 
naire que  les  démocrates  avaient  cru  un  moment  abattue  se  réveillait.  El  il  semble 
que  dès  lors  le  devoirdes  révolutionnaires  était  clair  :  provoquer  contre  le  veto 
et  contre  le  modérantisme  une  agitation  populaire,  insister  pour  l'application 
des  décrets  contre  les  prêtres  factieux,  faire  senliraux  ministres  qu'ils  seraient 
responsables,  sur  leur  têle,  de  toute  politique  de  défaillance,  de  ruse  ou  de 
trahison,  et  si  la  royauté  s'obstinait  ou  trichait,  concentrer  sur  elle  l'effort 
et  emporter  enQn  la  monarchie  comme  on  avait  emporté  la  Bastille;  pen- 
dant ce  temps,  armer  le  peuple  aussi  bien  contre  les  ennemis  du  dedans  que 
contre  tous  les  périls  possibles  du  dehors,  mais  se  bien  garder  de  déplacer 
l'action  révolutionnaire  en  la  portant  au  dehors,  s'abstenir  de  toute  provo- 
cation inutile  qui  déchaînerait  la  guerre. 

Ktait  il  donc  impossible  de  porter  plus  haut  l'animation  révolution- 
naire du  peuple  et  d'aller  à  la  République  sans  passer  j;ar  les  chemins  de  la 
î-'uerre  et  par  les  dangereux  détouis  imaginés  par  la  Ciironde?  Mais  dej.a  le  dis- 
(Ours  de  Brissot  du  21  octobre  avait  porté.  Déjà  une  fièvre  belliqueuse  com- 
mençait à  agiter  le  peuple  imprudent,  qui  ne  pouvait,  à  travers  la  tuniée  des 
batailles  dont  les  cerveaux  déjà  s'enveloppiicnt,  entrevoir  les  abîmes  pro- 
chains de  servitude  militaire.  Et,  dans  les  discours  des  sections  qui,  en  dé- 
cembre se  succédaient  à  la  barre  de  l'Assemblée,  les  cris  de  guerre  reten- 
'issaient. 

Comment  avait  grandi  ce  mouvement?  C'est  le  22  novembre,  qu'en  exé- 
cution de  la  motion  de  Brissot  et  de  Vergniaud,  votée  le  8,  le  Comité  diplo- 


histoiul:   sucialiste 


861 


malique  fil  sou  rapport  ù  l'AsseaiLlée  sur  <>  les  mesures  à  prendre  relative- 
ment aux  puissances  étrangères  limitrophes  qui  souffrentsur  leur  territoire  les 
rassemblements  des  Français  fugitifs  ». 


Sariy  culotte  Puristen. 
(D'après  uDo  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 


IjC  rapporteur  Koch  tint  un  lanorage  très  modéré;  il  annonça  la  paix  : 
■<  Déjà,  -Messieurs,  les  principales  puissmces  de  l'Europe  repoussent  loin 
d'elles  ces  projets  insensé^  de  contre-révolution,  que  la  rage  impuissante  des 
ennemis  de  la  Constitution  cherche  en  vain  à  nous  faire  redouter.  » 


862  HISTOIRE    SOCIALISTE 


Le  projet  de  discret  soumis  par  lui  était  ii  la  lois  mesuré  et  v.igue: 

«  L'Assemblée  nationale,  après  avoir  enten  lu  son  Comité  iliplomatique, 
considéraut  que  les  rassemblements,  les  attroupements  et  les.  enrôlements 
des  fugitifs  français,  que  favorisent  les  princes  d'Empire,  dans  les  cercles  du 
Haut  et  du  Bas-Ilhin,  de  même  que  les  violences  exercées  en  différents  temps 
contre  des  citoyens  français  sur  le  territoire  de  l'évêché  de  Strasbourg,  au 
delà  du  Rhin,  soit  des  attentats  contre  le  droit  des  gens  et  des  contraventions 
manifestes  aux  lois  publiques  de  l'Empire,  qu'ils  ne  sauraient  non  plus  se 
concilier  avec  l'amitlc  et  le  bon  voisinage  que  la  nation  française  délirerait 
d'entretenir  avec  tout  Je  corps  germanique,  décrète  que  le  pouvoir  exécutif 
sera  invité  de  preniite  les  mesures  les  plus  promptes  et  les  plus  efficaces  vis- 
à-vis  des  puissances  étrangères  pour  faire  cesser  ces  désordres,  rétablir  la 
tranquillité  sur  la  froniière  et  obtenir  des  réparations  convenables  des  ou- 
trages dont  les  citoyens  de  Strasbourg  ont  été  plus  particulièrement  les  vic- 
times. » 

Modéré,  ai-je  dit,  et  d'intention  pacifique,  dangereux  pourtant,  car  c'était 
la  voie  ouverte  à  tous  les  hasards.  Il  n'y  avait  à  ce  moiuenl-là  qu'une  chance 
de  paix,  c'était  de  dire  :  «  Négligeons,  dédaignons  les  intrigues  des  émigrés, 
ne  nous  engageons  pas  pour  les  atteindre  dans  des  négociations  qui  peuvent 
conduire  à  la  guerre  ;  préparons-nous  seulement  à  nous  défendre,  et  donnons 
à  la  Révolution  une  grande  force  au  dedans  :  l'écume  de  l'éniigralion  se  bri- 
sera contre  ce  roc.  »  Voilà  le  langage  de  la  paix  ;  tout  le  reste,  même  sous  les 
formes  les  plus  modérées,  était,  qu'on  le  vouliit  ou  non,  amorce  de  guerre, 
germe  de  guerre.  Mais  le  6  novembre  il  n'y  avait  pas  encore,  chez  les  démo- 
crates, un  parti  de  la  paix. 

L'absence  de  Robespierre,  le  silence  de  Marat  sur  les  choses  du  dehors 
duraient  toujours.  C'est  pourtant  à  ces  débuts  incertains  de  la  politique  bel- 
liqueuse qu'il  aurait  fallu  s'opposer  d'emblée  :  la  modération  même  des  pre- 
mières formules  et  des  premières  démarches  ne  servait  qu'à  aggraver  le 
péril  en  le  déguisant.  Déjà  le  27  novembre,  Rûhl  et  Daverhoult  haussent  le 
ton,  et  c'est  l'amour-propre  de  la  nation  qu'ils  s'appliquent  à  aiguillonner.  De 
plus,  tandis  que  Brissot  tenait  encore  compte,  dans  son  discours  du  21  oc- 
tobre, de  l'état  complexe  des  choses  et  des  esprits,  ne  peignait  qu'une  Europe 
à  demi  belliqueuse,  Riihl  et  Daverhoult,  tout  en  raillant  les  émigrés,  dénon- 
cent les  desseins  guerriers  des  souverains  et  surexcitent  les  alarmes  par  des 
affirmations  que  nous  savons  aujourd'hui  plus  qu'à  moitié  fausses.  Riihl  dit  à 
l'Assemblée  : 

«  Il  n'y  a  donc.  Messieurs,  dans  toute  la  vaste  étendue  de  la  Germanie 
que  trois  prêtres,  qui  se  préparent  à  lancer  la  foudre  contre  vous  et  à  con- 
vertir la  France  entière  en  un  monceau  de  cendres,  et  après  avoir  exterminé 
la  race  des  mécréants  dont  la  surface  est  couverte.  Son  Altesse  Éminentissime 
Monseigneur  le  baron  d'Erthal,  archevêque-électeur  de  Mayence  qui,  de  son 


HISTOIRE     SOCIALISTE  863 

chef,  peut  mettre  4,000  hommes  sur  pied,  si  les  Mayençais,  ses  sujets,  sont 
assez  sots  pour  en  vouloir  faire  la  dépense  ;  Son  Altesse  Sérénissime  Mon- 
seigneur l'évoque  de  Trêves,  qui  peut  fournir  une  armée  de  7.000  hommes 
{Rires.)  en  y  comprenant  les  troupes  auxiliaires  de  Monseigneur  le  prince  de 
Neuwied,  son  voisin;  Son  Altesse  Sérénissime  et  Éminentissime  Monseigneur 
Louis-R('n«'-Edouard,  cardinal  de  Rohan,  qui,  abstraction  faite  de  600  ou 
700  brigands  qu'il  a  l'honneur  de  commander  en  cheS  [Rires  et  applaudisse- 
ments.)peni  mettre  sur  pied  unearmée  de  50 hommes,  tous  gens  d'élite  (Rires); 
car  c'est  à  50  hommes  que  se  réduit  tout  au  plus  le  contingent  que  les  lois 
de  l'Empire  lui  accordent. 

«  Ce  ne  sera  donc  pas,  Messieurs,  à  des  hordes  barbares,  mais  à  des  sol- 
dats de  l'Eglise  teulonique,  tous  amplement  munis  de  chapelets  et  de  béné- 
dictions, fort  doux,  au  reste,  et  gens  de  très  bonne  composition  que  vous  aurez 
à  faire,  quand  Louis-Joseph  de  Bourbon,  à  la  tête  de  lous  ses  chevaliers 
errants,  viendra  fondre  sur  vous  et  fera  marcher  devant  lui  la  mort  et  le  car- 
nage. Mais,  quoique  j'aie  lieu  de  supposer.  Messieurs,  que  vous  ne  sauriez 
être  fort  effrayés  de  l'orage  dont  vous  êtes  menacés  et  que  vous  ne  croyez 
pas  assez  fort  pour  obscurcir  la  sérénité  du  beau  ciel  qui  vous  éclaire,  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  qu'il  serait  indigne  de  la  majorité  d'une  grande  nation 
comme  la  nôtre  de  souffrir  plus  longtemps  ce  feu  d'opéra  dont  la  fumée  nous 
incommode  (Applaudissements)  et  de  nous  laisser  impunément  injurier  par 
d'affreux  baladins,  dont  l'insolence  mérite  le  fouet.  Un  simple  particulier 
peut  opposer  le  mépris  aux  forfanteries  d'un  spadassin,  mais  une  grande 
nation  doit  être  jalouse  de  sa  gloire,  doit  punir  sévèrement  les  téméraires  qui 
osent  lui  manquer  de  respect,  doit  anéantir  dans  son  principe  le  moindre 
germe  d'opposition  à  sa  volonté  suprême,  dès  que  cette  volonté  a  été  solen- 
nellement dénoncée  à  la  face  de  l'univers,  dès  qu'elle  a  été  légitimement  ma- 
nifestée à  tous  les  individus  qui  la  composent. 

«  Ne  vous  méprenez  pas.  Messieurs,  au  sommeil  apparent  des  despotes 
qui  vous  entourent:  c'est  le  sommeil  du  lion  qui  guette  sa  proie  et  qui  s'é- 
lance sur  elle  dès  qu'il  croit  qu'elle  ne  pourra  plus  échapper  à  ses  griffes,  ni  à 
sa  dent  carnassière.  Ce  Léopold  qu'on  vous  a  peint  si  pacifique,  dont  les 
ordres  ostensibles  sont  si  contraires  aux  applaudissements  de  nos  émigrés, 
mais  dont  les  ordres  secrets  vous  sont  vicoiinus,  ce  Léo/)old  ne  vous  pardon- 
nera jamais  d'avoir  mis  en  pratique  le  principe  que  les  rois  sont  faits  pour 
les  peuples  et  que  les  peuples  ne  sont  pas  la  propriété  des  rois.  «(Applaudis- 
sements). 

Avec  quelle  légèreté,  avec  quelle  témérité  Ruh!  suppose  ici  à  l'Empereur 
d'Autriche  un  plan  secret  d'agression  !  Par  les  correspondances  non  plus  seu- 
lement ostensibles,  mais  secrètes,  que  j'ai  citées,  nous  savons  au  contraire 
qu'il  était  hiï  des  émigrés,  qu'il  ne  voulait  pas  s'enj^^agiT  dms  la  lutte  et 
qu'il  réduisait  sa  sœur  Marie-Antoinette  au  désespoir.  Ce  sont  ce?  suppositions 


8Gi  HISTOIRE     SOCIALISTE 

étourdies  et  inexactes  qui  allumaient  peu  à  peu  dans  les  esprits  le  feu  de  la 
guerre.  Daverhoult  poussa  aussi  à  la  guerre,  dans  un  discours  où  abondent  les 
contradictions.  Sa  thèse  peut  se  résumer  ainsi  :  Les  émigros  ne  sont  encore 
ni  très  nombreux,  ni  très  dangereux;  mais  leur  parti  peut  se  grossir,  et  ils 
peuvent  devenir  un  péril,  s'ils  dirigent  une  attaque  imprévue  contre  la 
France,  en  un  moment  où  celle-ci  serait  déchirée  intérieurement  par  les  fac- 
tions. Les  puissances  étrangères  sont  divisées  notamment  par  la  question  de 
Pologne,  mais  le  jour  où  l'impunité  des  émigrés  les  aurait  persuadés  de  notre 
faiblesse,  le  jour  où  la  France  déchirée  par  des  luttes  intestines  semblerait 
une  proie  facile,  elles  se  réconcilieraient  pour  nous  attaquer.  Conclusion  :  il 
faut  prendre  l'offensive. 

«  Les  émigrés  comptent  sur  les  troubles  intérieurs  qu'ils  excitent  et  en- 
tretiennent par  toute  sorte  de  moyens,  ainsi  que  sur  les  relations  secrètes 
qu'ils  peuvent  avoir  conservées  dans  quelques-unes  des  places  frontières. 
Soutenus  par  l'or  étranger,  en  mesure  pour  profiter  des  événements  et  à  portée 
d'en  saisir  l'occasion  favorable  plutôt  qu'en  force  pour  les  faire  naître,  ils  in- 
quiètent, menacent,  intriguent  pour  augmenter  en  nombre  et  temporisent 
afln  de  saisir  le  moment  qui  leur  sera  propice;  voilà  leur  situation  militaire 
et  leur  système  politique.  Il  suffit  de  l'annoncer  pour  prouver  que  le  nôtre 
doit  être  formé  en  sens  inverse. 

«  Tout  délai  de  notre  parlentretient  l'inquiétude  des  bons  citoyens,  refroi- 
dit leur  zèle,  augmente  l'espoir  des  ennemis  secrets,  occasionne  des  séditions 
et  prépare  à  ceux  d'Outre-Rhin,  cet  instant  favorable  qu'ils  guettent.  » 

0  Ne  nous  laissons  point  éblouir;  nos  forces  ne  serunt  respectables  qu'au- 
tant qu'elles  seront  bien  dirigées;  mais  si  nos  ennemis  exécutaient  leur  plan 
tandis  qu'elles  seraient  en  partie  employées  à  réprimer  des  séditions;  si  une 
quantité  considérable  de  mécontents  qui  se  trouvent  dans  l'intérieur  se  joi- 
gnaient à  l'armée  ennemie;  si  les  alarmes  et  le  désordre  paralysaient  une  partie 
•Je  nos  moyens;  si  l'incerlilude  des  points  d'attaque  avait  fait  prendre  le 
change  à  nos  j;énéraux,  si  la  marche  rapide  de  l'armée  ennemie  avait  produit 
de  la  consternation  dans  les  âmes  faibles  et  rendu  les  patriotes  de  circons- 
tance à  leur  premier  caractère;  si  dans  cet  instant  il  existait  de  la  mésintel- 
ligence entre  les  deux  pouvoirs;  si  dans  Paris  môme,  à  l'approche  de  l'armée 
ennemie,  il  se  trouvait  des  traîtres  soudoyés  par  l'étranger,  quelle  serait  notre 
position? 

«  Permettez,  Messieurs,  que  je  cite  un  exemple  récent.  Proscrit  en  Hol 
lande  et  sur  le  point  d'y  périr  sur  l'échafaud  pour  la  cause  de  la  liberté,  j'ai 
vu  cette  cause  sublime  perdue  en  temporisations.  C'est  pour  avoir  employé 
des  demi-moyens  ;  c'est  pour  n'avoir  pas  écrasé  ses  adversaires,  lorsqu'il  en 
était  temps,  c'est  pour  s'être  attachée  aux  effets  sans  s'attaquer  aux  causes; 
c'est  pour  avoir  attendu  jusqu'à  ce  que  ses  ennemis  furent  soutenus  par  une 
des  puissances  de  premier  ordre,  que  la  Hollande  est  dans  les  chaînes. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


8C5 


«  Ne  croyez  pas  que  placés  sur  un  théâtre  plus  vaste  et  pouvant  disposer 
(le  moyens  plus  considérables,  vous  puissiez  impunément  mépriser  l'exemple 
que  la  Hollande  asservie  donne  aux  nations.  » 

J'ai  dit  qu'en  ce  discours  les  contradictions  abondaient.  D'abord,  si  les 
émigrés  ne  doivent  être  dangereux  qu'à  raison  des  déchirements  intérieurs  de 
la  France,  c'est  à  une  politique  vigoureuse  d'action  révolutionnaire  au  dedans 
qu'il  faut  se  livrer  avant  de  soulever  la  tempête  du  dehors.  Si  la  France  ne 
doit  pas  attendre  que  ses  ennemis  cherchent  leur  heure,  si  elle  doit  les  de- 
vancer, ce  n'est  pas  seulement  contre  les  émigrés,  contre  les  petits  princes 


BUZOT. 

(D'après  aoe  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 


d'Empire  qui  leur  donnent  asile  qu'elle  doit  ouvrir  les  hostilités;  c'est  contre 
tous  les  souverains  ennemis  ou  suspects  de  l'Europe.  Et  ainsi,  sou-;  prétexte 
qu'il  ne  faut  pas  attendre  l'heure  où  les  émigrés  seront  soutenus  par  une  des 
grandes  puissances,  il  faut  susciter  contre  la  France  de  la  Révolution  la  coa- 
lition des  grandes  puissances. 

Enfin,  Daverhoult  redoute  que  les  puissances  étrangères  nous  attaquent 
Juste  à  l'heure  où  il  y  aura  des  soulèvements  intérieurs  dans  le  royaume, 
juste  à  l'heure  où  il  y  aura  mésintelligence  entre  les  deux  pouvoirs,  c'est-à- 
dire  entre  l'Assemblée  et  le  roi.  Mais  comment  peut-il  avoir  l'assurance  qu'en 
prenant  l'offensive  la  France  échappera  à  ces  terribles  éventualités?  Est-ce 
qu'il  espère  que  la  lutte  sera  Qnie  d'un  coup?  Et  si  elle  se  proloni^e  nu  con- 
traire à  travers  des  alternatives  de  revers  et  de  succès,  toutes  les  crisef.  inté- 
rieures, toutes  les  anarchies  peuvent  se  développer  précisément  quand  '  ennemi 
redoublera  d'efforts.  En  lait,  tous  les  périls  que  Daverhoult  veut  éviter  en 

LIV.    109.  —  HISTOIRE   SOCIALISTE.  UV.    109. 


866  HISTOIRE  SOCIALISTE 

prenant  l'offensive  se  sont  précisément  déchaînés  sur  la  France  de  la  Révola- 
lion  quand  elle  eut  pris  j'oiïensive  :  la  révolte  de  la  Vendée,  le  duel  à  mort 
entre  la  Révolution  et  le  roi,  les  massacres  de  septembre  où  périrent  ceux 
que  le  peuple,  affolé  par  l'invasion,  considéra  comme  «  des  Iraîtrf  ■;  soudoyés 
par  l'étranger  »,  tous  les  traits  les  plus  sombres  du  terrible  tableau  tracé  par 
Daverhoult  se  retrouvent  précisément  dans  l'histoire  de  la  Révolution  belli- 
queuse. Par  quelle  illusion  extraordinaire  les  hommes  de  92  ont-ils  pu  croire 
qu'ils  éviteraient  tous  les  périls  entrevus  par  eux  en  déchaIn;inL  les  chances 
incalculables  et  formidables  d'une  guerre  européenne?  Daverhoult  termina 
son  discours  par  une  motion  beaucoup  plus  ferme,  beaucoup  plus  nette- 
ment aggressive  que  celle  du  rapporteur  Kock. 

«  L'Assemblée  nationale  décrète  qu'une  députation  de  vingt-quatre 
de  ses  membres  se  rendra  près  du  roi,  pour  lui  communiquer  au  nom  de 
l'Assemblée  sa  sollicitude  sur  les  dangers  qui  menacent  la  pairie,  pir  la 
combinaison  perfide  des  Français  armés  et  attroupés  au  dehors  du  royaume, 
et  de  ceux  qui  trament  des  complots  au  dedans,  ou  excitent  les  citoyens  à  la 
révolte  contre  la  loi;  et  pour  déclarer  au  roi  que  la  nation  verra  avec  satis- 
faction toutes  les  mesures  sages  que  le  roi  pourra  prendre,  «un  de  requérir 
les  électeurs  de  Trêves,  Mayence,  et  l'évêque  de  Spire,  qu'en  conséquence  du 
droit  des  gens  ils  dispersent,  dans  un  délai  de  trois  semaines,  lesdits  attrou- 
pements formés  par  des  Français  émigrés;  que  ce  sera  avec  la  même  con- 
fiance dans  la  sagesse  de  ses  mesures  que  la  nation  verra  rassembler  les 
forces  nécessaires  pour  contraindre  par  la  voie  des  armes  ces  princes  à  res- 
pecter le  droit  des  gens,  au  cas  qu'après  ce  délai  expiré,  les  attroupements 
continuent  d'exister. 

«  El  enfin  que  l'Assemblée  nationale  a  cru  devoir  faire  cette  déclaration 
solennelle,  pour  que  le  roi  fût  à  même  de  prouver  dans  les  communications 
officielles  de  cette  démarche  imposante  à  la  Diète  de  Ratisbonne  et  à  toutes 
les  cours  de  l'Europe  que  ses  intentions  et  celles  de  la  nation  française  ne 
font  qu'un.  »  (Applaudissements.) 

Et  si  les  princes  refusent  d'obéir  à  cette  sommation?  s'ils  demandentle 
secours  de  la  Diète,  et  celui  de  Léopold,  chef  de  l'Empire?  Et  encore  si  le  roi, 
tout  en  se  résignant  à  ces  démarches,  prépare  par  une  trahison  sourde  la  dé- 
faite de  la  France?  K  y  a,  dans  la  dernière  phrase  de  la  motion  de  Daver- 
hoult, une  ambiguïté  terrible  :  cette  preuve  du  loyalisme  du  roi,  on  ne  sait 
si  l'Assemblée  veut  lui  lournir  l'occasion  de  la  donner  à  l'Europe  ou  à  la 
France.  La  guerre  conçue  comme  une  sorte  d'épreuve  du  feu  pour  éprou- 
ver la  sincérité  révolutionnaire  du  roi,  quel  sinistre  détour!  et  quelle  défail- 
lance de  la  Révolution  elle-même,  n'osant  pas  d'emblée  démasquer  le  traître 
royal  et  le  frapper  directement  au  visage!  C'est  à  peine  si  quelques  députés 
purent  obtenir  que  la  motion  de  Daverhoult  ne  fût  pas  votée  d'enthousiasme. 

Il  y  a  en  ce  moment  dans  la  conscience  révolutionnaire  je  ne  sais  quel 


HISTOIRE    SOCIALISTE  867 

mélange  admirable  et  trouble  d'exaltation  héroïque  et  d'énervement.  La 
France  de  la  Révolution  était  prête  à  jeter  un  défi  au  monde  pour  défendre 
sa  liberté;  elle  était  prête,  suivant  les  paroles  mômes  de  Riihl,  «  à  s'ensevelir 
sous  les  ruines  du  temple  »  plutôt  que  de  livrer  son  droit.  Elle  voulait  lutter, 
oser,  «  dussent  même  toutes  les  puissances  de  l'enfer  s'armer  contre  elle,  pour 
la  replonger  dans  le  gouffre  affreux  de  l'esclavage  ».  Mais  il  lui  manquait  une 
forme  suprême  du  courage  :  l'héroïsme  tranquille,  qui  attend  l'évidence  du 
danger  et  qui  ne  se  hAte  pas  vers  le  péril  par  une  sorte  de  fascination  ma- 
ladive et  de  fiévreuse  impatience. 

Il  y  avait  comme  une  hàle  d'en  finir  qui  suppose  un  admirable  élan  des 
forces  morales,  mais  aussi  un  commencement  de  trouble.  Xh  !  quel  service 
incomparable  aurait  rendu  à  la  France  l'homme  ou  le  parti  qui  aurait  su  lui 
maintenir  cette  animation  héroïque,  mais  en  lui  donnant  plus  de  patience 
et  de  clairvoyance  ! 

Mais  il  était  peut-être  au-dessus  de  l'humanité  que  toute  une  nation 
eût  celte  admirable  sagesse  dans  cette  admirable  ferveur  et  cette  parfaite 
possession  de  soi-même  jusque  dans  l'ardeur  sublime  de  se  donner. 

Le  29  novembre,  deux  jours  après  le  discours  de  Daverhoult,  le  Comité 
diplomatique,  entraîné  par  l'animation  croissante  des  esprits,  se  rallia  à  la 
motion  Daverhoult. 

Il  en  sentait  pourtant  le  danger  et  il  essayait  de  l'atténuer  un  peu  : 
Il  demanda  qu'on  ne  sommât  point  les  électeurs  du  Rhin  d'avoir  à  disperser 
les  rassemblements  dans  le  court  délai  de  trois  semaines. 

«  Il  n'a  pas  paru  sage  à  votre  comité  de  recourir,  dès  à  présent,  à  des 
voies  menaçantes  et  offensantes  avant  d'avoir  épuisé  celles  d'honnêteté  que 
l'usage  a  consacrées  entre  les  nations. 

«  Un  pareil  procédé  serait  d'autant  moins  juste  que  nous  croyons  pou- 
voir annoncer  avec  certitude  qu'un  grand  nombre  de  princes  et  d'Etats  de 
l'Empire  ne  demanderaient  pas  mieux  que  d'être  débarrassés  de  ces  fugi- 
tifs qui  les  rAolestent,  et  qu'ils  sont  eux-mêmes  à  soupirer  après  le  moment 
où  le  calme  renaîtra  sur  nos  frontières.  » 

C'était  la  vérité  même,  mais  que  signifiait  alors  tout  cet  appareil  de 
menace  et  de  drame  ? 

Etrange  tentation  de  solliciter  la  nuée  dormante  jusqu'à  ce  que  l'éclair 
de  la  guerre  ait  jaili.  Et  que  pouvaient  ces  timides  réserves  à  l'heure  où  les 
esprits  semblaient  se  charger  d'électricité? 

Isnard,  une  fois  de  plus,  s'abandonna  à  son  enthousiasme  guerrier,  et 
jamais  il  ne  fut  plus  éloquent,  jamais  aussi  il  ne  fut  plus  dangereux.  Déjà  ce 
qui  va  se  mêler  bientôt  d'orgueil  brutal,  de  nationalisme  guerrier  à  la  Révo- 
lution française  éclate  dans  sa  parole  :  on  dirait,  à  l'entendre,  que  la  Révo- 
lution a  hérité  de  la  superbe  de  Louis  XIV  :  il  parle  d'affranchir  le  monde 
avec  un  accent  de  conquête  et  un  air  de  supériorité  :  ce  n'est  plus  la  seule 


UlSTOlRli    SOCIAI-ISTE 


liberté,  c'est  la  puissance  et  la  gloire  qui  exaltent  les  ftmes,  et  les  premières 
fumées  de  la  grande  ivresse  napoléonienne  commmencent  à  obscurcir  les 
cerveaux.  lîcouiez  Isnard  :  il  commence  par  démontrer  rapidement  que  la 
vigueur  des  démarches  projetées  aura  pour  effet  de  consolider  la  paix  en 
effrayant  les  puissances;  mais  il  se  hâte  d'ajouter  : 

«  La  mesure  proposée  est  commandée  par  ce  que  nous  devons  à  la 
dignité  de  la  nation. 

«  LE  FRANÇAIS  EST  DEVENU  lE  PEUPLE  LE  PLUS  BIARQUANT  DE  l'UNIVERS  ,*    H  fuut 

que  sa  conduite  réponde  à  sa  nouvelle  destinée.  Esclave,  il  fut  intrépide  et 
grand;  libre,  serait  il  faible  et  timide  .'(Applaudissements.)  Sous  Louis  XIV, 
le  plus  fier  des  despotes,  il  lutta  avec  avantage  contre  une  partie  de  l'Eu- 
rope :  aujourd'hui  que  ses  bras  sont  déchaînés,  craindrait-il  l'Europe  en- 
tière ?  » 

«  Traiter  tous  les  peuples  en  frères,  respecter  leur  repos,  mais  exiger 
d'eux  les  mêmes  égards;  ne  faire  aucune  insulte,  mais  n'en  soulTrir  aucune; 
ne  tirer  le  glaive  qu'à  la  voix  de  la  patrie,  mais  ne  la  renfermer  qu'au  chant 
de  le  vicloire  (Applaudissements)  ;  renoncer  à  toute  conquête,  mais  vaincre 
quiconque  voudrait  la  conquérir;  fidèle  dans  ses  engagements,  mais  forçant 
les  autres  à  remplir  les  leurs;  généreux,  magnanime  dans  toutes  ses  actions, 
mais  terrible  dans  ses  justes  vengeances  ;  enQn,  toujours  prêt  à  combattre, 
à  mourir,  à  disparaître  même  tout  entier  du  globe  plutôt  que  de  se  remettre 
aux  fers;  voilà  je  crois,  quel  doit  être  le  caractère  du  Français  devenu  libre. 
[Applaudissnnents  répétés.) 

«  Ce  peuple  se  couvrirait  d'une  honte  ineffaçable,  si  son  premier  pas 
dans  la  brillante  carrière  que  je  vois  s'ouvrir  devant  lui  était  marqué  par  la 
lâcheté  :  Je  voudrais  que  ce  pas  fût  tel  qu'il  étonnât  les  nations,  leur  don- 
nât la  plus  sublime  idée  de  l'énergie  de  notre  caractère,  leur  imprimât  un 
long  souvenir,  consolidât  à  jamais  la  Révolution  et  fît  époque  dans  l'histoire. 
[Applaudissements.) 

v.  Et  ne  croyez  pas,  Messieurs,  que  notre  position  du  moment  s'oppose 
à  ce  que  la  France  puisse,  au  besoin,  frapper  les  plus  grands  coups.  «  On  se 
trompe,  dit  Montesquieu,  si  l'on  croit  qu'un  peuple  qui  est  en  état  de  révo- 
lution pour  la  liberté  est  disposé  à  être  conquis;  il  est  prêt  au  contraire  à 
conquérir  les  autres.  »  Et  cela  est  très  vrai,  parce  que  l'étendard  de  la  liberté 
est  celui  de  la  victoire,  et  que  les  temps  de  la  révolution  sont  ceux  de  l'oubli 
des  affaires  domestiques  en  faveur  de  la  chose  publique,  du  sacrifice  des 
fortunes,  des  dévouements  généreux,  de  l'amour  de  la  patrie,  de  l'enthou- 
siasme guerrier.  Ne  craignez  donc  pas.  Messieurs,  que  l'énergie  du  peuple  ne 
réponde  pas  à  la  vôtre  ;  craignez,  au  contraire,  qu'il  ne  se  plaigne  que  vos 
décrets  ne  répondent  pas  à  tout  son  courage.  [Applaudissements.) 

«  ...Non,  nous  ne  tromperons  pas  ainsi  la  confiance  du  peuple.  Levons- 
nous,  dans  cette  circonstance,  à  toute  la  hauteur  de  notre  mission.  Parlons  à 


HISTOIRE    SOCIALISTE  869 

no»  ministres,  à  notre  roi,  à  l'Europe,  le  langage  qui  convient  aux  repré- 
sentants de  la  France.  Disons  aux  ministres  que  jusqu'ici  la  nation  n'a  pas 
été  très  satisfaite  de  leur  conduite...  {Applaudissements.)  que  désormais  ils  n'ont 
à  choisir  qu'entre  la  reconnaissance  publique  ou  la  vengeance  des  lois;  que 
ce  n'est  pas  en  vain  qu'ils  oseraient  se  jouer  d'un  grand  peuple  et  que  par  le 
mot  «  responsabilité  »  nous  entendons  la  «  mort  ».  {Nouveaux  applaudisse- 
menls  dans  la  salle  et  dans  les  tribunes.) 

«  Disons  au  roi  qu'il  est  de  son  intérêt,  de  son  très  grand  intérêt  de  dé- 
fendre de  bonne  foi  la  Constitution  ;  que  sa  couronne  tient  à  la  conservation 
de  ce  palladium;  disons-lui  qu'il  n'oublie  jamais  que  ce  n'est  que  par  le 
peuple  et  pour  le  peuple  qu'il  est  roi  ;  que  la  nation  est  son  souverain  et 
qu'il  est  sujet  de  la  loi.  {Applaudissements.) 

«  Disons  à  l'Europe  que  les  Français  voudraient  la  paix,  mais  que  si  on 
les  force  à  tirer  l'épée,  ils  en  jetteront  le  fourreau  bien  loin  et  n'iront  le 
chi'rcher  que  couronnés  des  lauriers  de  la  victoire  ;  et  que  quand  môme  ils 
seraient  vaincus,  leurs  ennemis  ne  jouiraient  pas  du  triomphe,  parce  qu'ils 
ne  régneraient  que  sur  des  cadavres.  {Applaudissements.) 

«  Disons  à  l'Europe  que  nous  respecterons  toutes  les  constitutions  des 
divers  Empires,  mais  que  si  les  cabinets  des  cours  étrangères  tentent  de 
susciter  une  guerre  des  rois  contre  la  France,  nous  leur  susciterons  une 
guerre  des  peuples  contre  les  rois.  {Applaudissements.) 

«  Disons-lui  que  dix  millions  de  Français,  embrasés  du  feu  de  la  liberté, 
armés  du  glaive,  de  la  raison,  de  l'éloquence,  pourraient,  si  on  les  irrite, 
changer  la  face  du  monde  et  faire  trembler  tous  les  tyrans  sur  leurs  trônes. 

«  Enfin,  disons  bien  que  tous  les  combats  que  se  livrent  les  peuples  par 
ordre  des  despotes...   {Applaudissements.) 

«  ^^'applaudissez  pas,  Messieurs, n'applaudissez  pas  :  respectez  mon  en- 
thousiasme, c'est  celui  de  la  liberté. 

«  Disons-lui  que  tous  les  combats  que  se  livrent  les  peuples  par  ordre 
des  despotes  ressemblent  aux  coups  que  deux  amis,  excités  par  une  instiga- 
tion perfide,  se  portent  dans  l'obscurité;  le  jour  vient-il  à  paraître,  ils 
jettent  leurs  armes,  s'embrassent  et  se  vengent  de  celui  qui  les  trompait. 
{Bruit  et  applaudissements.)  De  même  si,  au  moment  que  les  armées  ennemies 
lutteront  avec  les  nôtres,  le  génie  de  la  philosophie  frappe  leurs  yeux,  les 
peuples  s'embrasseront  h  la  face  des  tyrans  détrônés,  de  la  terre  consolée  et 
du  ciel  satisfait.  {Appl'iu'lissfi?npnts.] 

«  Je  conclus  par  demander  que  l'Assemblée  adopte  à  l'unanimité  le 
projet  de  décret  proposé  :  je  dis  à  l'unanimité,  parce  que  ce  n'est  que  par 
cet  accord  parfait  des  représentants  de  la  nation  que  nous  parviendrons  à 
inspirer  aux  Français  une  entière  confiance,  à  les  réunir  tous  dans  un  même 
esprit,  à  en  imposer  sérieusement  à  tous  nos  ennemis  et  à  prouver  que 
lorsque  la  patrie  est  en  danger,  il  n'existe  qu'une  volonté  dans  l'as.semlilée 


870  IIISTÛIUE     SUClALlSTli 

nationale.  »  (  Vifs  applaudissements  prolongés  dans  la  salle  et  dans  les  tri- 
bunes.) 

11  y  a,  en  ce  discours  dlsnard,  un  étonnant  mélange  d'héroï:«me  et  de 
rodomonlades,  d'enthousiasme  sicré  pour  la  liberté  et  de  griserie  militaire, 
d'amour  de  l'huinanilé  et  de  forfanterie  nationale.  Ce  n'e^l  pas  encore  la 
guerre  sysléniaiique  de  propagande  :  on  annonce  qu'on  respectera  les 
o  conslilulioiis  de»  aiilres  Empires  »  ;  mais  Isnard  s'anime  si  fort  en  parlant 
de  la  guerre  des  peu  les  conlre  les  rois,  qu'il  est  visible  qu'il  la  désire.  Et 
il  ne  songe  pas  un  moment  à  se  demander  si  la  liberté  ainsi  portée  au  monde 
non  par  la  puissance  de  l'exemple,  mais  par  la  brutaliié  des  armes,  ne  se 
changera  pas  bicutôt,  pour  la  France  et  pour  le  monde,  en  une  immense 
servitude  militaire. 

Il  célùbre  déjà  «  les  lauriers  de  la  victoire  »  qui  couronneront  les  héros 
de  la  liberté  ;  il  n'entrevoit  pas  le  front  de  César  qui,  un  jour,  s'ombragera 
aeul  de  ces  lauri<'rs. 

Et  puis,  quelle  disproportion  entre  la  véhémence  de  ce  langage  et  l'état 
réel  des  choses  en  Europe!  11  semble,  à  entendre  Isnard,  que  le  .«ol  déjà  soit 
envahi;  et  pourtant  il  n'est  pas  certain,  à  cette  hnure,  qu'avec  une  grande 
vigueur  de  poliiique  intérieure  et  une  grande  habileté  diplomatique,  la 
France  ne  réussisse  pas  à  éviter  la  guerre,  à  sauver  tout  ensemble  la  liberté 
et  la  liaix. 

Mais  les  esprit?  perdaient  toute  mesure  :  Brissot  pouvait  se  féliciter  de 
son  œuvre.  Un  de  ses  adversaires  a  dit  de  lui  qu'il  excellait  «  à  allumer  la 
paille  ». 

L'imagination  un  peu  vaine  d'Isnard,  l'ardente  paille  de  Provence,  s'était 
allumée  en  effet,  et  cette  «  paille  allumée  »,  eraporiée  au  loin  en  un  tour- 
billon de  paroles,  d'enthousiasme,  d'héroïsme  et  de  vanité,  va  mettre  le  feu  à. 
l'univers  et  dévorer  bientôt  la  liberté  elle-même. 

L'Assemblée  adopte  à  l'unanimité  le  projet  de  décret  nouveau  apporté 
par  le  comité  ;  et  à  l'unaniiaité  aussi,  elle  charge  son  président  modéré, 
Vienot-Vaublanc.  de  lire  au  roi  une  vigoureuse  adresse  qu'il  avait  rédigée. 
Tous  les  partis  semblaient  marcher  à  la  fois  vers  la  guerre. 

Pourtant,  les  démocrates  commencent  à  entrevoir  le  péril.  Robespierre, 
rentré  d'Arras,  prend  la  parole,  le  28  novembre,  au.\  Jacobins.  Il  se  sent  tout 
à  coup  enveloppé  d'une  atmosphère  surchauQôe,  et  n'ose  pas  combattre 
directement  la  politique  de  guerre. 

Peut-être  môme,  surpris  par  la  violence  du  mouvement  soudain  qui, 
pendant  son  absence  et  en  quelques  semaines,  s'était  déchaîné,  il  n'a  pas 
encore  pris  parti. 

Mais  il  est  visible  qu'en  tout  cas  il  a  démêlé  d'emblée  ce  qu'il  y  avait 
dans  la  politique  de  Drissot  d'incohérence  et  d'hypocrisie.  Incohérence,  s'il 
s'imagine  qu'il  suflira,  pour  dissiper  les  inquiétudes  et  rasséréner  l'horizon, 


HISTOIRE    SOCIALISTE  871 

daltaquer  les  petits  princes  des  bords  du  Rhin.  Hypocrisie,  s'il  prévoit  que 
celle  première  escarmouche  conduira  à  une  grande  guerre  contre  l'Autriche, 
mais  la  dissimule  au  pays  pour  l'entraîner  plus  aisément. 

Et  il  semble  tout  d'abord  que  c'est  une  rupture  immédiate  et  franche 
que  conseille  Robespierre. 

«  11  faut  dire  à  Léopold  :  vous  violez  le  droit  des  gens  en  souffrant  les 
rassemblements  de  quelques  rebelles  que  nous  sommes  loin  de  craindre, 
mais  qui  sont  insullants  pour  la  nation.  Nous  vous  sommons  de  les  dissiper 
dans  tel  délai,  ou  non?  vous  déclarons  la  guerre  au  nom  de  la  nation  française 
et  au  nom  de  toutes  les  nations  ennemies  des  tyrans...  Il  faut  imiter  ce  Romain 
qui,  chargé  au  nom  du  Sénat  de  demander  la  décision  d'un  ennemi  de  la 
République,  ne  lui  laissa  aucun  délai.  Il  faut  tracer  autour  de'Léopoldle 
cercle  que  Popilius  traça  autour  de  Mithridate.  Voilà  le  décret  qui  convient  à 
la  nation  française  et  à  ses  représentants.  » 

Ainsi  Robespierre  semble  d'abord  ne  combattre  la  politique  belliqueuse 
de  la  Gironde  que  par  une  surenchère.  Est-ce  chez  lui  entraînement?  ou 
tactique  ?  Voulait-il  diminuer  les  chances  de  guerre  en  ouvrant  devant  le  pays 
la  perspective  d'une  grande  guerre  redoutable  et  coûteuse?  Ou  bien  cherc'lie-t-il 
d'abord  à  ménager  sa  popularité,  à  éviter  le  choc  trop  violent  de  l'opinion  déjà 
entraînée?  Ce  n'est  pas,  en  tout  cas,  par  des  discours  équivoques,  comme 
celui  du  28,  où  la  pensée  de  la  paix  se  cachait  sous  une  affecialion  ultra-bel- 
liqueuse, qu'il  pouvait  ramener  les  esprits,  et  ce  discours  du  28  a  quelque 
chose  de  faux  et  de  pénible.  Cette  première  période  guerrière  n'est  pas  une 
période  de  sincérité.  Tous  les  partis,  à  travers  un  semblant  d'exaltation, 
équivoquent  et  rusent. 

Maral,  comme  si  en  cette  question  de  la  guerre  son  entendement  était 
stupéfié,  avait  gardé  le  silence  après  la  séance  du  27,  après  celle  du  29,  après 
la  motion  Daverlioult,  après  la  démarche  de  l'Assemblée  au  roi.  Cherchait-il 
sa  voie?  Etait-il  assourdi  par  l'éloquence  guerrière  d'Isnard  et  se  deman- 
dait-il si  lui-même  n'allait  pas  souffler  d'un  souffle  furieux  dans  la  trompette? 
Mais  tout  à  coup,  dans  son  numéro  du  i"  décembre,  il  se  réveille  comme 
en  sursaut,  se  reproche  son  trop  long  silence,  dénonce  la  politique  de  guerre 
et  commence  une  vigoureuse  campagne  contre  la  Gironde.  Je  me  demande 
si  quelque  avis  ne  lui  était  point  venu  de  Robespierre,  en  qui  il  eut  toujours 
pleine  confiance.  Après  avoir  analysé  le  discours  de  Rûhl,  prononcé  quatre 
jours  avant,  Slaiat  dit  : 

«  Voilà  à  coup  sûr  le  discours  d'un  fripon  payé  pour  engager  l'Assemblée 
dans  la  démarche  impolitique  et  désastreuse  de  provoquer  nue  rupture  avec 
quelques  petits  piinces  de  l'Empire  et  d'avoir  bientôt  sur  les  bras  tous  leurs 
alliés.  Quand  ce  conseil  funeste  ne  serait  pas  suspect  par  lessuiles  cruelles  qu'il 
aurait  inraillililement  s'il  était  adopté,  peut-on  douter  qu'il  ne  soit  parti  du 
cabinet  des  Tuileries  puisque  l'émissaire  ministériel  qui  en  élait  porteur  n'est 


872  HISTOIRE     SOGIA-LISTE 


rien  moins  que  persuadé  lui-même  de  sa  nécessité  ?  C'est  pour  éteindre  vn 
FEU  d'opéra  (c'est  Marat  lui-même  qui  imprime  en  gros  caraclères  ce  mot  de 
Ruhl)  qu'il  conseille  d'allumer  le  flambeau  de  la  guerre,  pour  le  rare  avan- 
tage de  n'âlre  pas  incommodé  par  la  fumée.  » 

Et  Maral,  comprenant  que  déjà  peut-être  le  flambeau  est  allumé,  s'accuse 
te  négliijence  : 

«  Je  regrette  beaucoup  de  n'avoir  pu  m'occuper  plus  tôt  de  cet  objet 
pour  éventer  le  piège;  je  crains  fort  que  les  patriotes  n'y  soient  pris,  et  je 
tremble  que  l'Assemblée,  hâtée  par  les  jongleurs  prostitués  à  la  Cour,  ne  se 
prête  elle-même  à  entraîner  la  nation  dans  l'abîme.  » 

Ainsi,  contre  la  tactique  de  la  Gironde,  cherchant  la  guerre  ou  pour 
abattre  le  roi  ou  pour  le  mettre  sous  la  tutelle  girondine,  commence  à  s'af- 
firmer la  tactique  des  démocrates  disant  que  la  guerre  est  un  piùge,  qu'elle 
est  voulue  par  la  Cour. 

l£n  même  temps  que  Marat,  et  comme  s'il  y  avait  eu  un  mol  d'ordre  gé- 
néral donné  au  parti  d'avant-garde,  le  journal  de  Prudhomme,  dans  le  nu- 
méro qui  va  jusqu'au  3  décembre,  se  met  à  combattre  la  politique  de  Brissot. 
El  son  argument  est  celui-ci  : 

«  Soyez  d'abord  libres  au  det^ans;  débarrassez-vous  de  la  tyrannie  inté- 
rieure qui  est  un  péril  immédiat  au  lieu  de  vous  précipiter  au  dehors  contre 
des  périls  incertains.  «  L'intention  de  l'Assemblée  nationale  est  de  dire  aux 
princes  d'Allemagne  :  Nous  ne  sommes  pas  contents  des  rassemblements  que 
vous  permettez  chez  vous  ;  nous  vous  sommons  de  les  faire  cesser  ou  bien 
nous  devons  déclarons  la  guerre.  Représentants,  cette  mesure  serait  bonne  si 
vous  représentiez  un  peuple  entièrement  libre.  » 

Et  il  demande  que  le  veto  royal  soit  supprimé  : 

«  Pourquoi  ne  pas  substituer  la  volonté  nationale  au  veto  royal?...  Si 
l'Assemblée  nationale  était  grande,  elle  aborderait  fièrement  la  question,  dis- 
cuterait ce  veto  pendant  plusieurs  séances  (le  veto  sur  le  décret  contre  les 
émigrés),  elle  en  démontrerait  la  nullité,  la  perfidie  du  roi,  et  elle  finirait  par 
une  adresse  aux  départements.  » 

Ainsi  le  journal  de  Prudhomme  voudrait  que  sur  la  question  du  veto 
l'Assemblée  provoquât  une  agitation  dans  tout  le  pays  et  le  prît  pour  juge 
entre  le  roi  et  elle.  C'est  un  premier  effort,  un  peu  tardif,  pour  ramener  dans 
le  sens  d'une  révolution  démocratique  le  torrent,  maintenant  gonflé  à  nou- 
veau, des  énergies  populaires  que  la  Gironde  rêvait  de  répandre  sur  le  monde  ; 

«  Si  l'Assemblée  nationale  prenait  le  parti  que  nous  venons  d'indiquer, 
si  ce  parti  était  sanctionné  par  la  majorité  des  départements,  si  la  nation  et 
l'Assemblée  nationale  cessaient  de  s'occuper,  non  pas  du  complot,  mais  des 
conspirateurs  (les  émigrés),  si  elles  1rs  abandonnaient  au  mépris  qu'ils  méri- 
tent, nous  les  verrions  se  disperser  d'eux-mêmes,  et  bientôt  ?ious  rougirions 
de  les  avoir  redoutés  quelques  moments.  » 


HISTOIRE    SOCIALISTK 


873 


Haute  sagesse,  mais  déjà  un  peu  tardive,  et  contre  laquelle  l'instinct  de 
lutte  et  d'aventure  éveillé  dans  le  peuple  prévaudra  sans  doute. 

Les  pétitionnaires  des  sections  qui  se  succédaient  à  la  barre  de  TAssem- 
blée  pour  protester  contre  le  directoire  du  département  de  Paris,  poussaient 
presque  tous  des  cris  belliqueux.  L'adresse  des  citoyens  de  Calais  disait:  «C'est 
la  volonté  de  la  nation  :  la  guerre  !  la  guerre  !  »  El  les  tribunes,  l'Assemblé* 


'///<-  /U:  f,{U)j>/iif    i/i:    fa    i/uetif  /■"/     /      l/.in',  ,.  -     / 

//v//      i/u  //   j;-/ic'//  r/r    /îi/ti- 


Grande  Seanee  aux  Jacobins  en  janvier  1792,  ou  l'on  voit  le  grand  effet  inurieur  que  fit 
Zanonce  de  la  guerre  par  le  Miiiistre  Linote  à  la  s  lite  de  son  grand  tour  qu'il  venait  de  fairt. 

iMAOB  CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE   {LiNOTE   C'EST    NaABONNB) 

(D'après  ane  estampe  do  Musée  Carnavalet.) 


applaudissaient.  Legendre,  orateur  de  la  députation  du  Tiiéâtre-Français, 
s'écriait,  le  11  décembre  : 

«  Représentants  du  peuple,  ordonnez  :  Paigle  de  la  victoire  et  la  re- 
nommée des  siècles  planent  sur  vos  têtes  et  sur  les  nôtres.  Si  le  canon  de 
nos  ennemis  se  fait  entendre,  la  foudre  de  la  liberté  ébranlera  la  terre,  éclai- 
rera l'univers,  frappera  les  tyrans...  Faites  forger  des  milliers  de  piques  sem- 
blables à  celles  des  héros  romains,  et  arraez-en  tous  les  bras.  » 

L'aigle  de  la  victoire.  0  imprudents!  qui  ne  savez  pas  qu'un  jour  celte 

UV.  HO.  —  HISTOIRE  SOCIALISTE.  LIV.   HO, 


874  HISTOIRE     SOCIALISTE 

aigle  romaine,  devenue  arie  aigle  impériale,  erapurlera  dans  ses  serres  la 
Révolulion  meurtrie  1 

Pendant  que  sur  la  question  de  la  guerre  les  révolutionnaires  commen- 
çaient àse  diviser  et  iquun  peu  de  réflexion  contrariait  l'entraînement  aveugle 
des  premiers  jeurs,  que  faisait  la  Cour?  Il  y  avait  à  ce  moment-là  un  change- 
ment de  raimstère.  î^ous  avons  déjà' vu  que  Monluiorin,  effrayé. par  les  res- 
ponsabilités  croissantes  de  son  rôle  ambigu,  avait  innoncé  sa  démission. 
Le  29  novembre;  4e  jour  même  où  l'AssemWée  dccidaitla  démarche  auprès - 
du  roi,  Louis  XVI  annonçait  à  la  Législative  qu'il  avait  remplacé  aux  affaires 
étrangères  Monlmorin  par  Delessart,  auparavant  ministre  de  l'intérieur,  et 
qu'il  avait  appelé  au  ministère  de  l'intérieur  Cahier  de  Gerville.  Le  ministre 
de  la  guerre  Duporlail,  effrayé  aussi,  annonçait  sa  démission  le  2  décembre, 
et  était  remplacé  le  7  décembre  par  M.  de  Narbonne. 

Nous  savons  déjà  que  la  Cour  n'avait  pas  pu  ou  n'avait  pas  osé  mettre 
dans  le  ministère,  et  noLaniment  dans  celui  des  affaires  étrangères,  des  hommes 
à  elle,  dévoués  à  sa  poliiique  occulte.  Cahier  de  GerviUe,  qui  était  appelé  à 
l'intérieur,  était  un  révolutionnaire  constitutionnel  modéré,  mais  assez  ferme. 
Le  mouvement  de  la  Révolution  se  communiquait  nécessairement  aux  choix 
ministériels' faits  par  le  roi  ;  et  voulant  ruser  avec  le  peuple  révolutionnaire, 
il  évitait  de  prendre  des  ministres  dont  le  nom  fût  un  défi.  Mais  il  n'y  eut  que 
le  choix  du  nouveau  ministre  de  la  guerre,  de  Narbonne,  qui  eut  quelque 
influence  sur  les  événements. 

C'était  une  sorte  d'intrigant  et  d'aventurier  d'ancien  régime  jeté  à  demi 
dans  la  Révolution  :  une  sorte  de  Dumouriez  sans  l'éclair  du  génie  ou  de  la 
fortune.  La  Cour  ne  l'aimait  pas  et  même  le  méprisait;  il  était  ou  i^vait  été 
l'amant  de  la  jeune  M°"  de  Staël,  fille  de  Necker,  qui  dépensait  avec  les  hommes 
politiques  le  feu  de  son  esprit,  et  avec  les  hommes  d'épée  le  feu  de  son  tem- 
pérament. Elle  pédanlisait  avec  éloquence  sur  la  Constitution,  et  Marie-Antoi- 
nette avait  contre  ei'e  une  double  haine  de  reine  et  de  femme.  Elle  écrit  à 
Fersen,  le  7  décembre  : 

«  Le  comte  Louis  de  Narbonne  est  enfin  ministre  de  la  guerre  d'hier; 
quelle  gloire  pour  M"""  de  Slaël  et  quel  plaisir  pour  elle  d'avoir  toute 
l'armée...  à  elle!  » 

Mais  elle  ajoute  : 

«  11  pourra  être  utile,  s'il  veut,  ayant  assez  d'esprit  pour  rallier  les  cons- 
titutionnels et  bien  le  ton  qu'il  faut  pour  parler  à  l'armée  actuelle...  Mais 
comprenez-vous  ma  position  et  le  rôle  que  je  suis  obligée  déjouer  toute  la, 
journée"?  quelquefois  je  ne  m'entends  pas  moi-même,  et  je  suis  obligée  de 
réfléchir  pour  voir  si  c'est  bien  moi  qui  parle;  mais  que  voulez-vous?  Tout 
cela  est  nécessaire,  et  croyez  que  nous  serions  encore  bien  plus  bas  que  nous 
ne  sommes,  si  je  n'avais  pas  pris  ce  parti  tout  de  suite;  au  moins  gagnons- 
nous  du  temps  par  là,  et  c'est  tout  ce  qu'il  faut.  Quel  bonheur,  si  je  puis  un 


HISTOIRE     SOCIALISTE  875 

jour  redevenir  assez  forte  pour  prouver  à  tous  ces  gueux  que  je  ne  suis  par 
leur  dupe  !»  ' 

Ainsi  l'intrigue  de  trahison  et  de  mensonge  se  compliquait  à  cette  heute 
prodigieusement.  La  Cour,  en  effet,  va  pousser  la  simulation  révolulionnaire 
jusqu'à  accepter  la  guerre.  Et  même,  elle  va  faire  de  la  guerre  sa  politique. 
Elle  se  prend  à  espérer  que  le  roi  pourra  ainsi  se  mettre  à  la  tête  des  troupes 
et  bientôt  contenir  la  Révolution. 

C'est  le  nouveau  ministre,  Narbonne,  qui'  lait  adopter  à  la  Cour  cette 
tactique  qui  séduisait  son  ambition  d'aventurier.  Il  aurait  ainsi  gloire  et 
popularité,  puisqu'on  marchant  contre  les  émigrés  il  flattait  ia  passion  des 
patriotes,  et  bientôt,  proQtant  de  ce  prestige  pour  établir  en  France  une 
sorte  de  monarchie  tempérée  à  la  mode  anglaise,  il  apparaissait  comme 
le  restaurateur  de  l'autorité  royale  et  le  modérateur  de  la  liberté.  Rêve  in- 
sensé, car  après  avoir  déchaîné  la  guerre  et  surexcité  la  passion  révolution- 
naire, comment  l'aventurier  aurait-il  pu  maîtriser  les  événements  ? 

L'esprit  du  roi  et  de  la  reine  était  si  désemparé  qu'ils  cédèrent  pourtant 
à  ces  illusions  et  à  ce  conseil,  et  dès  le  milieu  de  décembre,  la  politique  de  la 
guerae  subit  une  révolution  :  ce  n'est  plus  la  guerre  de  la  Gironde  qui  s'an- 
nonce, c'est  la  guerre  du  roi  et  de  la  Cour.  Sur  les  intentions  et  les  conceptions 
de  Narbonne,  le  doute  n'est  pas  possible.  Bien  des  années  après,  en  des  propos 
que  M.  Villemain  a  recueillis,  il  disait  : 

«  L'armée,  une  fois  formée,  pouvait  être  pour  Louis  XVI  un  appui  libé- 
rateur, un  refuge  d'où  il  aurait  soutenu  la  majorité  saine  et  intimidé  les 
clubs,  comme  l'essaya  et  le  voulut  M.  de  Lalayette,  mais  trop  tard  et  trop 
isolément.  » 

Il  semble  bien  que  c'est  entre  le  7  décembre,  jour  de  son  entrée  en  fonc- 
tions, et  le  11  décembre,  que  Narbonne  éblouit  et  entraîna  dans  le  sens  de  la 
guerre  le  roi  et  la  reine.  Louis  Blanc  cite,  à  la  date  du  6  décembre,  une  lettre 
de  Marie-Antoinette  à  Mercy  où  tout  le  plan  belliqueux  de  la  cour  est  exposé. 
C'est  le  texte,  aux  trois  quarts  faussé,  d'une  lettre  du  10  décembre,  Louis 
Blanc  a  été  induit  en  erreur  par  une  publication  inexacte  et  même  fraudu- 
leuse. 

Dès  l'entrée  de  Narbonne  au  ministère,  Marie-Antoinette  mettait  vaguement 
en  lui  quelque  espérance;  elle  pensait  surtout  qu'il  pourrait  servir  de  lien 
entre  les  constitutionnels  et  la  Cour;  mais  il  ne  paraît  "pas  qu'il  eût  encore 
entraîné  le  roi  et  la  reine  dans  la  tactique  de  la  guerre.  El  même,  lorsque  le 
7  décembre  Narbonne  parut  pour  la  première  fois  à  l'Assemblée,  Marie-An- 
toinette en  parle  avec  défaveur  :  «  .M.  de  Narbonne,  écrit-elle  à  Fersen,  a  fait 
h  son  entrée  à  l'Asseinblée  un  discours  d'une  platitude  peu  croyable  pour  un 
homme  d'esprit.  » 

Mais  le  14  décembre,  c'est  une  toute  autre  allure.  Le  roi  se  rend  à  l'As- 
semblée pour  répondre  au  message  du   30  novembre.  Tous  les  ministres 


876  HISTOIRE     SOCIALISTE 


raccompagnent,  <  M.  de  Narboaneà  la  léle  »,  comme  nousl'apprend  une  lettre 
du  19  décembre  de  l'abbé  Salamon.  M.  de  Narbonne  faisait,  si  je  puis  em- 
ployer une  expression  toute  moderne,  figure  de  président  du  Conseil.  11  appa- 
raissait comme  le  chef  du  ministère.  Le  roi  debout  et  découvert  lut  à  l'Assem- 
blée une  déclaration... 

«  Vous  m'avez  fait  entendre  qu'un  mouvement  général  entraînait  la  na- 
tion et  que  le  cri  de  tous  les  Français  était  :  •<  Plutôt  la  guerre  qu'une 
«  patience  ruineuse  et  avilissante.  »  Messieurs,  j'ai  pensé  longtemps  que  les 
circonstances  exigeaient  une  grande  circonspection  dans  les  mesures;  qu'à 
peine  sortis  des  agitations  et  des  orages  d'une  révolution  et  au  milieu  des 
premiers  essais  d'une  Constitution  naissante,  il  ne  fallait  négliger  aucun  des 
moyens  qui  pouvaient  préserver  la  France  des  maux  incalculables  de  la 
guerre.  Ces  moyens  je  les  ai  tous  employés...  L'empereur  a  rempli  ce  qu'on 
devait  attendre  d'un  allié  fidèle  en  défendant  et  dispersant  tout  rassemble- 
ment dans  ses  Etats.  Mes  démarches  n'ont  pas  eu  le  môme  succès  auprès  de 
quelques  autres  princes  :  des  réponses  peu  mesurées  ont  été  faites  à  nos 
réquisitions.  Ces  injustes  refus  provoquent  des  déterminations  d'un  autre 
genre.  La  nation  a  manifesté  son  vœu  :  vous  l'avez  recueilli,  vous  en  avez 
pesé  les  conséquences;  vous  me  l'avez  exprimé  par  votre  message;  Messieurs, 
vous  ne  m'avez  pas  prévenu;  représentant  du  peuple.  J'ai  senti  son  injure,  et 
je  vais  vous  faire  connaître  la  résolution  que  j'ai  prise  pour  en  poursuivre  la 
réparation. 

«  Je  fais  déclarer  à  l'électeur  de  Trêves,  que  si  avant  le  15  de  janvier,  il 
ne  fait  pas  cesser  dans  ses  Etats  tout  attroupement  et  toute  disposition  hos- 
tile de  la  part  des  Français  qui  s'y  sont  réfugiés,  je  ne  verrai  plus  en  lui 
qu'un  ennemi  de  la  France.  {Vifs  applaudissements  et  cris  de  :  Vive  le  roi.)  Je 
ferai  faire  une  semblable  déclaration  à  tous  ceux  qui  favoriseraient  de  môme 
des  rassemblements  contraires  à  la  tranquillité  du  royaume  et  en  garantis- 
sant aux  étrangers  toute  la  protection  qu'ils  doivent  attendre  de  nos  lois, 
j'aurai  bien  le  droit  de  demander  que  les  oulraues  que  les  Français  peuvent 
avoir  reçus  soient  promptement  et  complètement  réparés.  {Applaudisse- 
ments.) 

«  J'écris  à  l'Empereur  pour  l'engager  à  continuer  ses  bons  offices,  et, 
s'il  le  faut,  à  déployer  son  autorité  comme  ciief  de  l'Empire  pour  éloigner  les 
malheurs  que  ne  manquerait  pas  d'entraîner  une  plus  longue  obstination  de 
quelques  membres  du  Corps  germanique.  Sans  doute  on  peut  beaucoup 
attendre  de  son  intervention;  mais  je  prends  en  même  temps  les  mesures  les 
plus  propres  à  faire  respecter  ces  déclarations.  {A pplaudissements.) 

«  Mais  en  nous  abandonnant  courageusement  à  cette  résolution,  hâtons- 
nous  d'employer  les  moyens  qui  seuls  peuvent  en  assurer  le  succès.  Portez 
votre  attention.  Messieurs,  sur  l'état  des  finances;  affermissez  le  crédit  natio- 
nal; veillez   sur  la  fortune  publique;    que  vos    délibérations  toujours  sou- 


HISTOIRE     SOCIALISTK  877 

mises  aux  principes  conslilulionnels  prennent  une  marche  grave,  flère,  im- 
posante, la  seule  qui  convienne  aux  législateurs  d'un  grand  Empire.  {Vifs 
applaudissements  dans  une  partie  de  l'Assemblée  el  dans  les  iriôunes.)  Que 
les  pouvoirs  constitués  se  respectent  pour  se  rendre  respectables  et  qu'ils  se 
prêtent  un  secours  mutuel  au  lieu  de  se  donner  des  entraves;  et  qu'enQn  on 
reconnaisse  qu'ils  sont  distincts  et  non  ennemis.  Il  est  temps  de  montrer  aux 
nations  étrangères  que  le  peuple  français,  ses  représenlauls  et  son  roi  ne  l'ont 
qu'un.  «(Ki/s  applaudissements.) 

Et  il  lermina  par  ces  paroles  à  la  fois  ambiguës  et  flatteuses  : 
a  Pour  moi,  .Messieurs,  c'est  vainement  qu'on  chercherait  à  environner 
de  dégoût  l'exercice  de  l'autorité  qui  m'est  conQée.  Je  le  déclare  devant  la 
France  entière  :  rien  ne  pourra  lasser  ma  persévérance,  ni  ralentir  mes  efforts. 
Il  ne  tiendra  pas  à  moi  que  la  loi  ne  devienne  l'appui  des  citoyens  et  l'effroi 
des  perturbateurs.  [Vives  acclamations.)  Je  conserverai  fidèlement  le  dépôt 
de  la  Constitution  et  aucune  considération  ne  pourra  me  déterminer  à  souf- 
frir qu'il  y  soit  porté  atteinte;  et  si  des  hommes  qui  ne  veulent  que  le  dé- 
sordre et  le  trouble  prennent  occasion  de  cette  fermeté  pour  calomnier  mes 
intentions,  je  ne  m'abaisserai  pas  à  repousser  par  des  paroles  les  injurieuses 
défiances  qu'ils  se  plairaient  à  répandre.  Ceux  qui  observent  la  marche  du 
gouvernement  avec  un  œil  attentif  mais  sans  malveillance,  doivent  recon 
naître  que  jamais  je  ne  m'écarte  de  la  ligue  constitutionnelle  el  que  je  sens 
profondément  qu'il  est  beau  d'être  le  roi  d'un  peuple  libre.  «  Les  applaudisse- 
ments se  prolongent  pendant  plusieurs  minutes.  Plusieurs  membres  font  en- 
tendre dans  l  Assemblée  le  cri  de  :  Vive  le  roi  des  Français!  Ce  cri  est  répété 
par  les  tribunes  et  par  un  grand  nombre  de  citoyens  qui  s'étaient  introduits 
dans  la  salle  à  la  suite  du  roi,  et  qui  s'étaient  placés  dans  l'extrémité  de  la 
partie  droite.  Les  tribunes  des  deux  extrémités  de  la  salle  et  les  membres 
de  l'Assemblée  placés  à  Cexlréme  gauche  ont  gardé  le  plus  profond  si- 
lence.) 

En  vérité,  c'était  bien  joué  et  le  sémillant  aventurier  qui  avait  soufflé  ce 
discours  au  roi  avait  fait  largement  les  choses.  Le  langage  royal  était  assez 
populaire  et  décidé  dans  le  sens  de  la  Constitution,  pour  que  l'importun  sou- 
venir de  Varennes  [larût  se  dissiper.  Et  la  tactique  nouvelle  était  bien  définie  : 
conquérir  décidément  la  popularité  en  paraissant  suivre,  ou  même  devancer  le 
mouvement  belliqueux  des  esprits;  limiter  étroitement  la  guerre  ;  mettre  hors 
de  cause  l'Empereur  d'Autriche  et  affirmer  ses  bonnes  intentions:  réserver 
l'ultimatum  aux  petits  princes  du  Rhin  et  avoir  ainsi  une  guerre  bénigne, 
mais  qui  tromperait  l'appétit  de  mouvement  de  la  nation  et  qui  permet- 
trait au  roi  de  prendre  le  commandement  des  troupes.  Jusque-là  le  roi  et 
Narbonne  marchaient  d'accord.  Au  delà,  leur  pensée  secrète  bifurquait;  le 
ministre  croyait  qu'il  suffirait  du  prestige  ainsi  conquis,  pour  reviser  la 
Constitution;  le  roi  s'obstinait  à  penser  que  le  concours  des   puissances. 


878  HISTOIRE    SOCIALISTE 

réunies  en  Congrès,  y  serait  nécessaire,   et  il  espérait  que  la  guerre  ferait 
surgir  des  incidents  qui  nécessiteraient  la  tenue  de  ce  Congrès. 

En  attendant,  le  roi  alTirinait  sa  volonté  constitutionnelle;  elquand  il  parlait 
des  dégoûts  dont  on  «  enviroiiniil  l'exercice  ue  son  auloriié  »,  on  ne  sut  s'il 
parlait  des  émigrés  ou  des  révolutionnaires.  L'Assemblée  ne  chercha  point  à 
préciser,  et  c'est  avec  des  transports  d'enlhousiasmt  qu'elle  allait  vers  l'abime. 
Car  quel  pire  désastre  pour  la  Révolution,  que  la  guerre  ainsi  accaparée  parla 
Cour  et  conduite  avec  tantd'arrière-pen»é>-s  traîtresses!  Mais  les  «sprils  étaient 
si  échaufTcs  et  la  Gironde  les  avait  si  étourdiment  passionnés  du  feu  de  la 
guerre  que  toute  clairvoyance  semblait  perdue.  Pourtant  l'extrême-gauche 
dans  l'Assemblée  et  dans  les  tribunes  garda  h  silence.  Robespierre  et  Marat 
avaient  roussi  à  éveiller  un  commencement  de  déflanc^". 

Les  conseillers  secrets  de  la  Cour  depuis  Varennes,  les  Lameth,  Duport, 
Barnave,  avaient-ils  poussé  le  roi  dans  la  voie  aventureuse  ouverte  par  Nar- 
bonne?  Les  contemporains  l'ont  pen^é;  l'abbé  de  Salaraon  chargé  de  rensei- 
gner la  cour  de  Rome,  écrivait  le  19  décembre  au  cardinal  Zelada  : 

«  Les  Constituants,  ne  sachant  de  quel  moyen  se  servir  pour  écraser  les 
Jacobins  et  pour  faire  aller  la  Constitution,  ont  pensé  qu'il  fallait  prendre  les 
dits  Jacobins  au  mot  et  déclarer  la  guerre,  parce  qu'il  en  arriverait  une 
explosion  quelconque  qui  pourrait  amener  le  but  désiré,  c'est-à-dire  la  Cons- 
titution un  peu  mitigée.  Louis  de  Narbonne,  vif,  ayant  de  l'esprit  et  de  l'am- 
bition, voulant  se  soutenir  dans  une  place  hérissée  des  écueils  les  plus  sca- 
breux, persuadé  qu'un  ministre  de  la  guerre  ne  peut  être  vraiment  en  acti- 
vité que  pendant  la  guerre,  non  seulement  a  goûté  ce  projet  des  constituants 
ses  amis,  mais  on  assure  que  c'est  lui  qui  l'a  proposé  dans  le  Conseil  et  l'a 
fait  voir  au  roi  comme  le  seul  moyen  de  déjouer  l'Assemblée  et  les  Jacobins, 
et  l'a  lait  adopter.  C'est  d'après  celte  résolution  que  nous  avons  vu  sortir  de 
la  presse  le  pitoyable  discours  qu'on  a  rais  dans  la  bouche  du  roi.  » 

Il  paraît  bien  que  Barnave,  du  moin»,  n'encouragea  pas  celte  politique  ; 
il  aurait  voulu  le  maintien  absolu  de  la  paix,  mais  d'autres  «  coustituants  » 
semblent  avoir  conseillé  l'aventure.  Barnave,  sous  le  litre  :  Fautes  de  la  nou- 
velle Assemblée,  écrit  ceci  : 

«  La  conduite  du  gouvernement  et  du  parti  constitutionnel  eût  été  de 
s'opposer  décidément  à  la  guerre  et  en  général  de  résister  lortenient  sur 
toutes  les  choses  décisives,  mais  hors  de  là  d'éviter  toutes  les  secousses...  Si 
les  ministres  ayant  arrêté  entre  eux  ces  mesures,  en  ont  envoyé  le  résumé  au 
roi,  et  ont  cru  qu'elles  auraient  plus  de  poids  auprès  de  lui,  appuyées  de 
l'opinion  de  deux  anciens  députés  qui,  quelques  mois  auparavant,  avaient 
contribué  à  conserver  sou  trône  et  sa  personne,  c'est  ce  que  j'ignore  absolu- 
ment, mais  c'est  ce  qui  pourrait  être  vrai.  » 

«  Le  gouvernement  n'a  jamais  eu  de  marche  suivie  et  a  presque  tou- 
jours donné  dans  les  pièges  que  ses  adversaires  ont  voulu  lui  tendre;  à  peine 


HISTOIRE    SOCIALISTE  879 


ceux-ci  osaient-Us  parler  onvertem''nt  de  guerre  qu'on  fit  prononcer  au  roi, 
dans  le  mois  de  décembre,  un  discours  où  il  semblait  l'annoncer  à  la 
nation,  el  vouloir  pousser  la  nation  dans  ce  sens;  c'est  alors  que  la  guerre 
a  paru  vraisemblable;  le  parti  dit  modéré,  qui  jusque-là  l'avait  en  horreur, 
voyant  le  gouvernement  à  la  tôle  de  cette  opinion,  a  commencé  à  l'adopter, 
et  le  peu  d'hommes  prévoyants  qui  voulurent  résister  à  cette  irénésie  ont 
passé  pour  des  endormeurs.  » 

Ainsi,  en  décembre,  au  moment  où  Narbonne  entraîne  le  roi  à  la  poli- 
tique de  guerre  limitée,  Barnave  est  résolument  opposé  à  toute  guerre  : 
mais  il  est  visible  qu'autour  de  lui  les  révolutionnaires  modérés  el  monar- 
chistes se  laissent  gagner  aussi  à  la  tactique  du  ministre  aventureux.  Sans 
doute  les  Lameth  et  Duporl  résistèrent  moins  que  Barnave.  C'est  peut-être 
son  impuissance  à  faire  agréer  ses  conseils  et  le  dépit  de  voir  l'influence  se- 
crète qu'il  avait  su  se  ménager  auprès  du  roi  el  de  la  reine,  abolie  en  fin 
jour  par  la  brillante  étourderie  de  Narbonne,  qui  décida  Barnave  à  quitter 
Paris.  Sans  doute  aussi  le  terrible  enchevêtrement  des  choses  intérieures  et 
des  choses  extérieures  lui  fit-il  peur.  Il  quitta  Paris,  c'est  lui-même  qui  nous 
l'apprend,  dans  les  premiers  jours  de  janvier  1792,  pour  revenir  dans  ses 
foyers. 

Narbonne  ne  cacha  point  d'ailleurs  à  l'Assemblée  que  c'était  lui  qui  avait 
suggéré  au  roi  cette  politique. 

11  alîecla  dans  la  séance  même  du  14  et  aussitôt  après  le  roi,  de  parler  en 
grand  ministre  dirigeant,  et  il  signifia  nettement  que,  par  lui,  c'est  le  parti 
modéré,  le  parti  conslitutionnel  qui  allait  prendre  la  direction  de  la  guerre,  lui 
donner  son  caractère  el  ses  limites:  «C'est  la  même  nation,  c'est  la  même  puis- 
sance qui  comballit  sous  Louis  XIV  ;  voudrions-nous  laisser  penser  que  noire 
gloire  dépendait  d'un  seul  homme,  et  qu'un  siècle  ne  rappelle  qu'un  nom?  Non 
Messieurs,  je  ne  l'ai  pas  cru  lorsque  J'ai  désiré  le  parti  que  le  roi  vient  de 
prendre.  Je  sais  qu'on  a  déjà  voulu,  qu'on  voudra  peut-être  encore  calom- 
nier ce  parti,  que  parmi  les  hommes  qui  l'avaient  ardemment  réclamé,  il  en 
est  qui  se  sont  préparés  à  le  combattre  dès  que  le  gouvernement  a  paru 
Cadopter  ;  mais  vous  déconcerterez  de  tels  systèmes,  et  l'on  persuadera  diffi- 
cilement à  une  nation  courageuse  que  de  vains  discours  suffisent  à  la  dé- 
fense de  sa  liberté.  » 

Après  ce  coup  aux  Jacobins,  et  même  sans  doute  à  la  Gironde,  Narbonne 
précise  bien,  par  le  choix  même  des  chefs,  que  ce  sont  les  révolutionnaires  net- 
tement monarchistes  et  modérés  qui  auronllaconduiledes  opération».  «  Trois 
armées  ont  paru  nécessaires,  M.  de  Rocharabeau,  M.  de  Luckner,  M.  de  La- 
layelle.  »  (Triple  salve  d'applaudissements. ) 

Enfin,  découvrant  hardiment  son  jeu,  c'est  aux  forces  d'ordre  et  de  con- 
servation qu'il  l'ail  appel  et  il  démontre  que  la  guerre  doit  être  l'occasion  de 
renforcer  le  pouvoir  exécutif,  c'est-à-dire  royal.  «  Nous  aurons  le  soin  da 


880  UISTOIRE    SOCIALISTE 

prouver  à  l'Europe  que  les  malheurs  intérieurs  dont  nous  avons  d'autant 
plus  à  gémir  que  nous  nous  sommes  quelquefois  peut-être  refusés  à  les 
réprimer,  naissaient  de  l'ardeur  inquiète  de  la  liberté,  et  qu'au  moment  où 
sa  cause  appellerait  une  défense  ouverte,  la  vie  et  les  propriétés  seraient  en 
sûreté  parfaite  dans  l'intérieur  du  royaume.  Nous  ne  reconnaîtrons  d'ennemis 
que  ceux  que  nous  aurons  à  combattre,  et  tout  homme  sans  défense  sera  de- 
venu sacré.  Ainsi  nous  vengerons  l'honneur  de  noire  caractère,  que  de  longs 
troubles  auraient  pu  apprendre  a  méconnaître.  Si  le  funeste  cri  de  guerre  se 
fait  entendre,  il  sera  du  moins  pour  nous  le  signal  tant  désiré  de  l'ordre  et  de 
la  justice;  nous  sentirons  combien  l'exact  payement  des  impôts  auquel  tien- 
nent le  crédit  et  le  sort  des  créanciers  de  l'Etat,  la  protection  des  colonies, 
dont  les  richesses  commerciales  dépendent,  l'exécution  des  lois,  force  de 
toutes  les  autorités,  la  confiance  accordée  au  gouvernement  pour  lui  donner 
Itfs  moyens  nécessaires  d'assurer  la  fortune  publique  et  les  propriétés  parti- 
culières, le  respect  pour  les  puissances  qui  garderaient  la  neutralité  ;  nous 
sentirons,  dis-je,  combien  de  tels  devoirs  nous  sont  impérieusement  com- 
mandés par  l'honneur  de  la  nation  et  la  cause  de  la  liberté.  » 

Et  Narbonne  annonçait  qu'il  partait  immédiatement  pour  faire  une 
tournée  d'inspection  sur  la  frontière  :  il  demandait  un  premier  crédit  de 
vL':îgt-cinq  raillions. 

La  Gironde  fut  à  la  fois  réjouie  et  inquiétée  par  ce  discours.  Réjouie  : 
car  elle  voyait  bien  que  de  cette  première  guerre  limitée  sortirait  bientôt 
nécessairement  la  guerre  générale,  la  grande  épreuve  de  la  royauté  ; 
inquiétée:  car  Narbonne  semblait,  au  moins  pour  un  temps,  prendre  à  la 
Gironde  sa  guerre,  faire  de  la  guerre  de  la  Révolution  la  guerre  du  roi. 
Moment  étrange  où  pour  tous  les  partis  la  guerre  est  une  manœuvre  de  poli- 
tique intérieure  :  manœuvre  du  roi  qui  espère  réaliser  par  là  son  rêve  d'un 
Congrès  des  souverains  :  manœuvre  des  constitutionnels  qui  veulent  rétablir 
le  pouvoir  exécutif  et  mater  les  influences  jacobines:  manœuvre  de  la 
Gironde  qui  veut  jeter  la  royauté  en  pleine  mer,  en  pleine  tempête  pour 
prendre  enfin  le  gouvernail  du  vieux  navire  pavoisé  aux  couleurs  nouvelles, 
ou  pour  le  couler  à  fond.  Et  pour  jouer  ce  jeu,  pour  accepter  d'abord  la 
direction  de  la  cour  dans  une  guerre  destinée  à  combattre  la  cour,  pour 
s'exposer  sans  peur  aux  intrigues  et  trahisons  royales  et  à  l'hostilité  générale 
des  souverains  de  l'Europe  incessamment  provoqués,  il  fallait  aux  révolu- 
tionnaires de  la  Gironde  une  telle  foi  dans  la  Révolution  et  dans  la  France 
nouvelle,  dans  la  force  rayonnante  de  la  liberté  et  dans  l'héroïsme  du  peuple, 
qu'on  ne  sait  si  l'on  doit  délester  leur  étourderie  guerrière  ou  atlniirer  leur 
enthousiasme. 

Qui  sait  après  tout  si  la  coalition  des  rois  ne  se  fût  pas  formée  enfin 
malgré  toute  la  prudence  et  toute  la  réserve  des  partis  révolutionnaires  ? 
Qui  sait  si  cette  coalition  aidée  par  la  lente  et  sourde  trahison  royale  n'aurait 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


881 


pas  peu  à  peu  enserré,  enveloppé  la  France  pacifique  et  s'il  n'y  avait  point 
sagesse  à  prendre  l'offensive,  h.  jeter  au  monde  l'épée  de  la  Révolution?  La 
raison  hésite  et  se  trouble  devant  ce  formidable  problème,  et  résignée,  elle 
se  laisse  porter  par  le  destin. 

Brissot,  dès  la  séance  du  14,  répondant  au  ministre  delà  guerre,  marqua 
sa  mauvaise  humeur  du  langage  qui  venait  d'être  tenu  par  Narbonne.  «  Je 


H.  DB  NaRBONNK,  MlNISTKB  DB  LA  GuBRRk. 


suis  bien  loin,  dit-il,  de  m'opposer  à  l'impression  du  compte  que  vient  de 
rendre  le  ministre  de  la  guerre  ;  ce  compte  mérite  la  plus  sérieuse  attention; 
mais  j'aurais  désiré  qu'aux  nombreuses  vérités  qu'il  contient  on  n'y  eût  point 
mêlé  d'injustes  préventions  plus  propres...  (Murmures,  rires  et  exclamations; 
applaudissements  dans  les  tribunes.)  Je  demande  que  la  discussion  de  ce 
compte  important  ne  commence  qu'après  l'impression,  et  qu'elle  soit  ajour- 
née à  samedi  prochain,  el  l'on  verra  si  les  patriotes  méritent  les  préventions 
dont  on  les  accable.  »  [Applaudissements  dans  les  tribunes.) 

LIV.   m.    —  HISTOIRE  SOCIALISTE.  LIV .   111. 


882  HISTOIRE    SOCIALISTE 


Ainsi,  Brissol  ne  retourne  pas  en  arrière.  Il  ne  déclare  pas  qu'effrayé 
par  l'intrigue  de  modérantisme,  qui  pourrait  nnaintenant  fausser  la  guerre,  il 
renonce  à  conseiller  celle-ci.  11  proteste  au  contraire  que  les  «  patriotes  ».  les 
démocrates  continuent  à  la  désirer. 

A  partir  de  ce  jour,  la  Gironde  joue  à  l'égard  de  Narbonne  un  jeu  très 
compliqué.  Elle  le  ménage,  parce  qu'en  disposant  le  gouvernement  à  la  guerre 
il  sert  inconsciemment  la  Révolution  ou  du  moins  la  politique  girondine. 
Mais  en  même  temps,  elle  s'applique  à  entraîner  la  guerre  hors  des  voies  que 
Narbonne  et  le  roi  ont  tracées.  Il  s'agit  d'abord  de  redoubler  de  violence 
contre  les  émigrés  et  contre  les  princes,  pour  aggraver  la  lutte  de  la  Révo- 
lution et  de  la  cour.  11  s'agit  ensuite  d'étendre  à  l'empereur  le  conflit  que  le 
roi  voudrait  limiter  aux  petits  princes  du  Rhin. 

Dès  le  29  décembre,  Brissot  recommence  la  bataille.  A  propos  du  vote 
des  20  millions  demandés  par  le  ministre  de  la  guerre,  il  expose  à  nouveau 
dans  un  très  long  discours  toute  la  politique  extérieure  et  intérieure.  Il 
répète  sur  les  dispositions  de  l'Europe  ce  qu'il  avait  dit  le  20  octobre.  Une 
agression  de  la  plupart  des  souverains  n'est  pas  à  craindre.  D'ailleurs,  les 
peuples  sont  amis  de  la  France  révolutionnaire.  «  Il  ne  faut  pas  se  borner  à 
examiner  maintenant  les  petites  passions,  les  petits  calculs  et  des  rois  et  de 
leurs  ministres. 

«  La  Révolution  française  a  bouleversé  toute  la  diplomatie.  Quoique  les 
nations  ne  soient  pas  encore  libres,  toutes  pèsent  maintenant  dans  la  balance 
politique  ;  les  rois  sont  forcés  de  compter  leurs  vœux  pour  quelque  chose.... 
Le  sentiment  de  la  nation  anglaise  sur  la  Révolution  n'est  plus  douteux  ;  elle 
lalme...  En  Hongrie,  le  serf  lutte  contre  l'aristocratie,  et  l'aristocratie  contre 
le  trône...  Nous  ne  sommes  pas  celte  poignée  de  bourgeois  balaves,  qui 
voulaient  conquérir  la  liberté  sur  le  stathouder,  sans  partager  avec  la  classe 
indigente... 

«  En  vain  les  cabinets  politiques  multiplierontles  négociations  secrètes; 
en  vain  ils  s'agiteront,  ils  agiteront  toute  l'Europe  pour  attaquer  la  France, 
tous  leurs  efforts  échoueront,  parce  qu'en  détinitive  il  faut  de  l'or  pour  payer 
les  soldats,  des  soldats  pour  combattre  et  un  grand  concert  pour  avoir  beau- 
coup de  soldats.  Or,  les  peuples  ne  sont  plus  disposés  à  se  laisser  épuiser 
pour  une  guerre  de  rois,  de  nobles  et  surtout  pour  une  guerre  immorale, 
hnpie.  » 

Ainsi,  Brissot  croit  que  la  guerre  aura  nécessairement  un  caractère 
démocratique  et  populaire.  Et  il  semble  penser  que  déjà  les  souverains  de 
l'Europe  sont  tellement  menacés  ou  paralysés  par  leurs  peuples  qu'une  Révo- 
lution européenne  sera  la  conséquence  presque  immédiate  d'une  guerre  sans 
péril.  Déjà,  dans  son  journal  le  15  décembre,  avec  plus  de  netteté  qu'il  n'ose 
le  faire  à  la  tribune,  c'est  sous  la  forme  d'une  propagande  révolutionnaire 
armée   qu'il  entrevoit  la  guerre.   «  La  guerre!  la  guerre  !  écrit-il  tel  est  le 


HISTOIRE     SOCIALISTE  883 

cri  de  tous  les  patriotes,  tel  est  le  vœu  de  tous  les  amis  de  la  liberté  répandus 
sur  la  surface  de  l'Europe,  qui  n'attendent  plus  que  cette  heureuse  diversion 
pour  attaquer  et  renverser  leurs  tyrans.  » 

«  C'est  à  celte  guerre  expiatoire,  qui  va  renouveler  la  face  du  monde  et 
planter  l'étendard  de  la  liberté  sur  les  palais  des  rois,  sur  les  sérails  des 
sultans,  sur  les  châteaux  des  petits  tyrans  féodaux,  sur  les  temples  des  papes 
et  des  muphtis,  c'est  à  cette  guerre  sainte  qu'Ânacharsis  Clootz  est  venu 
inviter  l'Assemblée  nationale,  au  nom  du  genre  humain  dont  il  n'a  jamais 
mieux  mérité  d'être  appelé  l'ami.  » 

Quel  abîme  entre  cette  guerre  de  Révolution  universelle  et  la  guerre  de 
conservation  monarchique  voulue  maintenant  par  la  Cour!  Et  quelle  intré- 
pidité il  fallait  à  la  Gironde  pour  aller  à  l'uneen  passant  par  l'autre!  Mais  elle 
s'ingénie  à  déborder  la  Cour  de  toutes  parts.  C'est  avec  tout  le  vieux  monde 
que  Brissot  veut  mettre  la  Révolution  aux  prises:  «  Le  tableau  que  je  viens 
défaire  des  puissances  serait-il  trompeur?  Quoique  tout  leur  commande  la 
paix,  les  princes  voudraient-ils  la  guerre  ?  Je  veux  le  croire  un  instant  et  je 
dis  que  nous  devrions  nous  hâter  de  les  prévenir.  Qui  prévient  son  ennemi 
l'a  vaincu  à  moitié.  [Applaudissements.)  C'était  la  tactique  de  Frédéric  et  Fré- 
déric était  maître  en  cet  art.  » 

«  Je  veux  donc  croire  que  l'empereur  et  la  Prusse,  que  la  Suède  et  la 
Russie  soient  sincères  et  de  bonne  foi  dans  les  traités  qu'ils  viennent  de  con- 
clure ;  je  veux  croire  qu'ils  se  soient  engagés  à  détruire  par  la  force,  la  Cons- 
titution française,  ou  à  la  modifier,  à  y  amalgamer  une  Chambre  haute,  une 
noblesse;  je  veux  croire  que  pour  effectuer  cet  étrange  amalgame,  lisaient 
besoin  de  convoquer  un  Congrès  général  des  puissances  de  l'Europe;  je  veux 
croire  qu'ils  y  citent  la  nation  française,  qu'ils  la  menacent  si  elle  ne  se  sou- 
met pas.  Je  vous  le  demande,  je  le  demande  à  la  France  entière:  quel  est  le 
lâche  qui,  pour  sauver  sa  vie,  accepterait  une  capitulation  ignominieuse?  » 
{Applaudissements.) 

«  La  guerre  est  nécessaire  à  la  France  sous  tous  les  points  de  vue.  Il  la 
faut  pour  son  honneur;  car  elle  serait  à  jamais  déshonorée  si  quelques  mil- 
liers de  brig:mds  pouvaient  impunément  braver  25  millions  d'hommes  libres. 
Il  la  faut  pour  sa  sûreté  extérieure,  car  elle  serait  bien  plus  compromise  si 
nous  attendions  tranquillement  dans  nos  foyers  le  feu  et  la  flamme  dont  on 
nous  menace,  que  si,  prévenant  ces  desseiiis  hostiles,  nous  voulons  les  porter 
nous-mêmes  dans  les  cavernes  des  brigands  qui  osent  nous  braver. 

«  Il  la  faut  pour  assurer  la  tranquillité  intérieure,  car  les  mécontents 
ne  s'appuient  que  sur  Coblentz,  n'invoquent  que  Goblenlz,  ne  sont  insolents 
que  parce  que  Coblentz  existe.  [Applaudissements.)  C'est  le  centre  où  abou- 
tissent toutes  les  relations  des  fanatiques  et  des  privilégiés;  c'est  donc  à 
Coblentz  qu'il  faut  voler,  si  l'on  veut  détruire  et  la  noblesse  et  le  fanatisme.  » 

Comme  on  voit,  c'est  le  même  thème  que  dans  le  discours  du  20  octobre; 


884  UISTOIIIE    SOCIALISTE 

c'est  le  môme  parti  pris  de  guerre.  Si  l'hostilité  des  souverains  contre  la 
Révolution  est  sérieuse,  qu'on  les  attaque  pour  prévenir  le  danu:er;  si  elle  est 
simulée,  qu'on  les  attaque  encore  pour  mettre  lin  à  cette  parade.  C'est  la 
même  contradiction  étrange:  le  monde  entier  s'ouvrant  à  la  propagande  de 
la  Révolution,  et  puis  soudain,  cet  horizon  immense  et  tout  empli  de  lumière 
ardente  se  resserrant  à  la  pauvre  question  des  émigrés.  .Mais  l'audace  de  Bris- 
sot  avait  grandi  dans  l'intervalle  comme  la  passion  guerrière  du  pays,  et  cette 
fois  il  ne  craint  pas  d'exiger  du  roi,  contre  plusieurs  des  grandes  puissances, 
des  démarches  violentes.  La  Russie  n'a  pas  reconnu  nos  agents;  l'Espagne 
témoigne  du  mauvais  vouloir;  la  Suède  s'agite;  l'empereur  équivoque; 
qu'à  toufe  des  explications  soient  demandées;  que  les  ministres  du  roi  soient 
tenus  de  communiquera  r.\ssemblée  le  résultat  de  ces  démarches. 

Ainsi  le  filet  de  guerre,  qui  semblait  d'abord  ne  devoir  capturer  que  les 
petits  princes  du  Rhin  et  les  émigrés,  s'élargit  soudain  sur  toute  l'Europe. 
Ainsi  les  ministres  sont  enveloppés  d'un  réseau  mortel;  car  si  leurs  ilémar- 
ches  sont  agressives,  si  elles  provojuent  des  répliques  du  même  ton,  et 
s'ils  communiquent  ces  réponses  à  l'Assemblée,  ils  étendent  inalgré  eux,  la 
guerre  à  toute  l'Europe.  S'ils  ne  font  que  des  démarches  incertaines,  s'ils 
atténuent  les  réponses  hostiles  qu'ils  reçoivent,  s'ils  ne  laissent  parvenir  à 
l'Assemblée  qu'une  partie  de  la  vérité,  ils  seront  accusés  de  trahison  et  c'est 
la  Gironde  qui  prendra,  au  nom  de  la  France  révolutionnaire,  la  suite  des 
opérations.  Brissot  et  Narbonne  sont  à  ce  moment  comme  deux  pêcheurs 
montés  dans  la  môme  barque.  Mais  Narbonne  malgré  le  birge  geste  de  fanfa- 
ronnade qui  semble  menacer  toute  l'étendue  des  eaux  ne  veut  pêcher  que  le 
menu  fretin  des  princes.  Brissot  ne  veut  pas  laisser  échapper  le  gros  poisson, 
et  Narbonne,  en  ce  jeu  frivole  d'imitation  menteuse,  sera  contraint  de  tra- 
vailler pour  son  rival,  d'amorcer  le  gros  poisson  que  l'autre  prendra.  Qu'on 
me  pardonne  cette  image  :  c'est  ce  qui  se  mêle  demanœuvreset  d'intrigues  à  la 
première  préparation  delà  guerre  qui  me  l'a  suggérée.  Mais  déjà,  en  sa  crois- 
sante effervescence,  la  Nation  allait  plus  haut  que  tousces  calculs,  et,  croyant 
la  guerre  inévitable  elle  s'apprêtait  à  combattre  d'un  cœur  héroïque;  elle 
s'efforçait  aussi  de  retenir  dans  l'orage  de  fer  et  de  feu  qui  allait  éclater,  sa 
sérénité  humaine,  sa  grande  tendresse  pour  les  nations. 

Hérault  de  Séchelles,  en  cette  même  séance  du  29  décembre,  découvre»  une 
vaste  conspiration  contre  la  liberté  de  la  France  et  la  liberté  future  du  genre 
humain»,  donnant  ainsi  à  la  Révolution  toute  son  ampleur  d'humanité.  Con- 
dorcet  se  résigne  à  la  guerre  comme  à  une  nécessité  de  salut  pour  la  liberté 
menacée;  mais  celte  guerre  même,  il  s'applique  pour  ainsi  dire  à  la  pénétrer 
de  paix  ;  et  il  propose  une  adresse  à  la  Nation,  où  à  travers  toutes  les  tristes 
fumées  des  batailles,  c'est  encore  la  paix  lumineuse  qui  transparaît.  C'est 
comme  un  sublime  et  douloureux  effort  pour  concilier  la  philosophie  du 
xvni*  siècle,  la  philosophie  de  la  raison,  de  la  paix,  de  la  tolérance  avec  la 


HISTOIRL    SOCIALISTE 


8S5 


guerre  inévitable;  c'est  la  promesse  fraternelle  jusque  dans  le  déploiement 
de  la  force,  le  rameau  d'olivier  bruissant  au  vent  d'orage.  «  La  Nation  fran- 
çaise ne  cessera  pas  de  voir  un  peuple  ami  dans  les  habitants  des  pays  occu- 


M™"  DK  Staèl 
(D'après  Qoe  estampe  do  Musée  CarnaTalet). 

pés  par  les  rebelles  et  gouvernés  par  les  principes  qui  les  protègent.  Les 
citoyens  paisibles  dont  ses  armées  couvriront  le  territoire,  ne  seront  point 
des  ennemis  pour  elle;  ils  ne  seront  môme  pas  des  sujets.  La  force  publique 
dont  elle  deviendra  momentanément  dépositaire,  ne  sera  employée  que  pour 
assurer  leur  tranquillité  et  maintenir  leurs  lois.  Fière  d'avoir  reconquis  les 


886  1!'       niHK     SOCIALISTK 

droits  (Je  la  nation,  elle  ne  les  outragera  point  dans  les  autres  homme~.  Jalouse 
de  son  indépeniJance,  résolue  à  s'ensevelir  sous  ses  ruines  philôL  que  de 
souITrir  qu'où  osât  lui  dicter  des  lois,  ou  même  garaaiir  les  siennes,  elle  ne 
perlera  point  atteinte  à  lindèpendance  des  autres  nations.  Ses  soldats  se 
conduiront  sur  une  terre  tHranj-'ère  comme  ils  se  conduiraient  sur  celle  de 
leur  patrie  s'ils  étaient  lorcés  d'y  combattre,  les  maux  involontaires  que  ses 
troupes  auraient  fait  éprouver  aux  citoyens  seront  réparés...  L:i  France  pré- 
sentera au  momie  le  sijeclacle  nouveau  d'une  nation  vraiment  libre,  soumise 
au.\  règles  île  la  justice,  au  milieu  des  orages  de  la  guerre  et  respectant  par- 
tout, en  tout  temps,  à  l'égard  de  tous  les  hommes,  les  droits  qui  sont  l;s 
mêmes  pour  tous.  »  {Applaudissements.) 

Evidemment  Condorcet  répugne  à  la  guerre.  Il  en  reconnaît  ou  parait 
en  reconnaître  la  nécessité  :  mais  on  dirait  que  renonçant  à  contrarier  direc- 
tement le  mouvement  belliqueux  il  essaie  une  sorte  de  diversion  en  rappe- 
lant la  Révolution  à  son  idéal  pacifique.  Surtout  il  semble  redouter  «  la  guerre 
de  propagande  ».  Il  compren cl  que  libérer  les  autres  peuples  par  la  force  ce 
serait  encore  les  asservir.  Quelques  jours  avant,  l'orateur  populaire  Louvcl 
s'était  écrié  à  l'Assemblée,  avec  un  lyrisme  extraoniinaire  :  «  La  guerre  !  et  qu'à, 
l'instant  la  France  >e  lève  en  armes.  Se  pourrait-il  que  la  coalition  des  tyrans 
fût  complète?  Ah!  tant  mieux  pour  l'univers!  Qu'aussitôt,  prompts  comme 
l'éclair,  'les  milliers  de  citoyens  soldats  se  précipitent  sur  tous  les  domaines 
de  la  féodalité!  Qu'ils  ne  s'arrêtent  qu'où  finira  la  servitude;  que  les  pal.is 
soient  entourés  de  b.iïonneltes  ;  qu'on  dépose  la  Déclaration  des  Droits  dans 
le^  chaumières;  que  l'homme,  en  tous  lieux  instruit  et  délivré,  reprenne  le 
sentiment  de  sa  dignité  première  !  Que  le  genre  humain  se  relève  et  respire  1 
Que  lesnationsn'en  fassent  phisqu'  une  ;  et  que  cette  incommensurable  famille 
de  frères  envoie  ses  plénipotentiaires  sacrés,  jurer  sur  l'autil  de  l'égalité  du 
droit,  de  la  liberté  des  cultes,  de  l'éternelle  philosophie,  de  la  souveraineté 
populaire,  jurer  la  p  dx  universelle  !  » 

Cet  enthousiasme  démesuré  inquiétait  Condorcet  :  il  prévoyait  qu'à  vou- 
loir réaliser  par  les  armes  la  fraternité  universelle  et  l'universelle  paix  lu 
France  de  la  Révolution  risquerait  d'accroître  les  conflits  et  les  haines  ;  que 
d'ailleurs  aucune  négociation  séparée  avec  divers  Etats  ne  restait  possible 
dans  ce  système.  Et  il  demandait  que  les  lois  des  autres  peuples  et  leurs  pré- 
jugés mômes  fussent  respectés. 

Mais,  n'était-ce  point  ôler  à  l'esprit  de  guerrj  un  de  ses  aliments?  Con- 
dorcet, en  mathématicien  qui  calcule  les  forces,  semblait  renoncer  à  refouler 
l'extraordinaire  mouvement  guerrier  déchaîné  depuis  des  mois  :  mais  il  s'ap- 
pliquait à  le  contenir. 

Le  journal  de  Prudhorame  et  Robespierre  luttent  directement  :  ils 
essaient  de  briser  le  courant  de  guerre  plus  violent  tous  les  jours.  Dans  le 
numéro  du  17  au  24  décembre,  les  Révolutions  de  Paris  publient  un  visou- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  887 

reux  article  sur  les  dangers  d'une  jjuerre  offensive.  «  Que  le  roi,  que  les 
ministres  et  la  Cour  veuillent  la  guerre,  que  les  aristocrates  veuillent  la 
guerre  ;  que  les  fanatiques  veuillent  la  guerre  ;  que  tous  les  ennemis  de  la 
liberté  veuillent  la  guerre,  cela  n'est  point  éionnant  ;  la  guerre  ne  peut  que 
servir  leurs  projets  homicides;  mais  que  nombre  de  patriotes  veuillent  aussi 
la  guerre;  que  l'opinion  des  patriotes  puisse  être  partagée  sur  la  guerre,  c'est 
ce  que  l'on  ne  comprend  pas  et  pourtant  c'est  une  vérité  dont  nous  sommes 
les  témoins... 

<s.U honneur  français  est  blessé!  Et  ce  sont  de  prétendus  patriotes  qui 
tiennent  ce  langage  !  Louis  XVI  aussi,  Narbonne  aussi,  les  Feuillants  et  les 
ministériels  aussi  parlent  à  la  nation  le  langage  de  Vhonneiir.  Encore  une 
fois,  les  hommes  libres  n'ont  su  jamais  ce  qu'était  Vhonneur.  L'honneur  est 
l'apanage  des  esclaves  ;  l'honneur  est  le  talisman  perfide  avec  lequel  on  a  vu 
les  despotes  fouler  aux  pieds  la  sainte  humanité.  » 

«Depuis  le  14  juillet,  nous  n'entendions  plus  parler  û.'honneur.  Pourquoi 
tout  à  coup  reproduire  ce  mot  et  le  substituer  à  celui  de  vertu?  Qu'un  peuple 
soit  vertueux,  qu'il  soit  fort,  c'est  tout  pour  lui,  mais  l'honneur...  L'honneur 
est  à  Coblentz,  et  qu'importe  à  la  nation  française  l'opinion  de  quelques 
tyrans,  de  quelques  esclaves  qui  ont  fui  à  l'aurore  de  la  liberté?...  C'est  pour- 
tant au  nom  de  cet  honneur  que  Brissot  a  demandé  la  guerre.  » 

Et  quelques  jours  après,  commentant  une  adresse  de  Yergniaud  qui  con- 
tenait ces  mots  :  la  gloire  nous  attend,  le  courageux  journal  s'écriait  :  «  La 
gloire,  nous  n'en  voulons  pas,  nous  ne  voulons  que  le  bonheur.  »  Et  il  ajou- 
tait ces  graves  et  belles  paroles  :  «  Espérons  du  moins  que  l'Assemblée  n'auto- 
risera pas  les  peuples  étrangers  à  suivre  ses  préceptes,  ceux  de  la  résistance  à 
l'oppression.  » 

Les  discours  que  Robespierre  prononça  contre  la  guerre  aux  Jacobins  le 
2  janvier  et  le  11  janvier  1792  étaient  admirables  de  courage,  de  pénétration 
et  de  puissance  ;  et  je  regrette  bien  vivement  de  ne  pouvoir  les  citer  en  entier. 
Il  nous  plaît  que  ce  soit  le  parti  le  plus  nettement  démocratique,  celui  qui 
voulait  faire  de  la  souveraineté  du  peuple  une  vérité,  qui  ait  le  plus  éner- 
giquement  résisté  à  la  guerre  ;  plus  tard,  quand  la  guerre  sera  déchaînée, 
quand  la  France  de  la  Révolution  devra  défendre  sa  liberté  contre  l'univers 
conjuré,  les  révolutionnaires  démocrates  la  soutiendront  avec  une  énergie 
implacable  ;  mais  tant  que  la  paix  leur  a  paru  possible,  ils  ont  lutté,  même 
contre  la  passion  du  peuple,  pour  maintenir  la  paix. 

Est-ce  à  dire  qu  il  n'y  avait  ni  erreur,  ni  lacune,  ni  insuffisance,  dans  la 
thèse  de  Robespierre?  Pour  détourner  les  révolutionnaires  de  la  voie  guerrière 
où  ils  étaient  déjà  engagés,  il  avait  besoin  d'exciter  leur  défiance.  Et  il  insis- 
tait au  delà  du  vrai  sur  la  part  prise  par  la  Cour  au  mouvement  de  guerre. 
Robespierre  voyait  dans  la  guerre  une  machination  du  roi:  il  se  trompait. 
Longtemps  le  roi  et  la  reine  avaient  redouté  la  guerre.  C'est  seulement  quand 


888  HISTOIRE    SOCIALISTE 


ils  virent  le  mouvement  presque  irrésistible  des  esprits  que,  conseillés  par 
N.irbonne,  ils  songèrent  à  l'uliliser,  à  prendre  la  direction  des  opérations.  Mais 
au  moment  où  parlait  Robespierre,  il  était  bien  vrai  que  la  guerre  serait,  en 
tout  cas,  conduite  par  la  Cour  et  rattachée  par  elle  à  son  plan  de  contre-révo- 
lution. 

«  Si  dos  traits  ingénieux,  si  la  peinture  brillante  et  prophétique  des  succès 
d'une  guerre  terminée  par  les  embrassements  fraternels  de  tous  les  peuples 
de  l'Europe  sont  des  raisons  suffisantes  pour  décider  une  question  aussi 
sérieuse,  je  conviendrai  que  M.  Brissot  l'a  parfaitement  résolue;  mais  son 
discours  m'a  paru  présenter  un  vice  qui  n'est  rien  dans  un  discours  acadé- 
mique, et  qui  est  de  quelque  importance  dans  la  plus  grande  de  toutes  les 
discussions  politiques  ;  c'est  qu'il  a  sans  cesse  évité  le  point  fondamental  de 
la  question  pour  élever  à  côté  tout  son  système  sur  une  base  absolument 
ruineuse. 

«  Certes,  j'aime  tout  autant  que  M.  Brissot  une  guerre  entreprise  pour 
étendre  le  règne  de  la  liberté,  et  je  pourrais  me  livrer  aussi  au  plaisir  d'en 
raconter  d'avance  toutes  les  merveilles.  Si  j'étais  maître  des  destinées  de  la 
France,  si  je  pouvais,  à  mon  gré,  diriger  ses  forces  et  ses  ressources,  j'aurais 
envoyé  dès  longtemps  une  armée  en  Brabant,  j'aurais  secouru  les  Liégeois 
et  brisé  les  fers  des  Bataves  ;  ces  e.xpéilitioris  sont  fort  de  mon  goût  ;  je 
n'aurais  point,  il  est  vrai,  déclaré  la  guerre  à  des  sujets  rebelles;  je  leur  aurais 
ôté  jusqu'à  la  volonté  de  se  rassembler;  je  n'aurais  pas  permis  à  des  ennemis 
plus  formidables  et  plus  près  de  nous  (la  Cour)  de  les  proléger  et  de  nous 
susciter  au  dedans  des  dangers  plus  sérieux.  Mais  dans  les  circonstances  où 
se  trouve  mon  pays,  je  jette  un  regard  inquiet  autour  de  moi,  et  je  me 
demande  si  la  guerre  que  l'on  fera  sera  celle  que  l'enthousiasme  nous  promet: 
je  me  demande  qui  la  propose,  comment,  dans  quelles  circonstances  et 
pourquoi? 

«  C'est  là,  c'est  dans  notre  situation  toute  extraordinaire  que  réside  toute 
la  question.  Vous  en  avez  sans  cesse  détourné  vos  regards  ;  mais  j'ai  prouvé 
ce  qui  était  clair  pour  tout  le  monde,  que  la  proposition  de  la  guerre  actuelle 
était  le  résultat  d'un  projet  formé  dès  longtemps  par  les  ennemis  intérieurs 
de  notre  liberté  ;  je  vous  en  ai  montré  le  but;  je  vous  ai  indiqué  les  moyens 
d'exécution  ;  d'autres  vous  ont  prouvé  qu'elle  n'était  qu'un  piège  visible;  il 
n'est  personne  qui  n'ait  aperçu  ce  piège  en  songeant  que  c'était  après  avoir 
constamment  protégé  les  émigrations  et  les  émigrants  rebelles,  qu'on  propo- 
sait de  déclarer  la  guerre  à  leurs  protecteurs,  en  môme  temps  qu'on  défendait 
encore  les  ennemis  du  dedans,  confédérés  avec  eux. 

«  Vous  êtes  convenu  vous-même  que  la  guerre  convenait  aux  émigrés, 
qu'elle  plaisait  au  ministère,  aux  intrigants  de  la  Cour,  à  celle  faction  nom- 
breuse dont  les  chefs  trop  connus  dirigent  depuis  longtemps  toutes  les 
démarches  du  pouvoir  exécutif.  Toutes  les  trompettes  de  l'aristocratie  et  da 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


889 


:gouvernement  en  donnent  à  la  fois  le  signal;  enfin,  quiconque  pourrait 
croire  que  la  conduite  de  la  Cour  depuis  le  commencement  de  cette  révolution 
n'a  pas  toujours  été  en  opposition  avec  les  principes  de  l'égalité  et  le  respect 
pour  les  droits  du  peuple  serait  regardé  comme  un  insensé,  s'il  était  de 
bonne  foi  ;  quiconque  pourrait  dire  que  la  Cour  propose  une  mesure  aussi 
décisive  que  la  guerre  sans  la  rapporter  à  son  plan  ne  donnerait  pas  une  idée 


Le  Pris;e  de  Kaunitz. 
(D'après  une  estampe  de  la  Bibliothèque  nationale.) 


-plus  avantageuse  de  son  jugement  ;  or,  pouvez-vous  dire  qu'il  est  indifférent 
au  bien  de  l'Etat,  que  l'entreprise  de  la  guerre  soit  dirigée  par  l'amour  de  la 
liberté,  ou  par  l'esprit  de  despotisme,  par  la  fidélité  ou  par  la  perfidie? 
Cependant  qu'avez-vous  répondu  à  tous  ces  faits  décisifs  ?  Qu'avez-vous  dit 
pour  dissiper  tant  de  justes  soupçons? 

«  La  défiance,  avez-vous  dit  dans  votre  premier  discours,  la  défiance  eu  un 
état  affreux -.elle  empêche  les  deux  pouvoirs  d'agir  de  concert;  elle  empêche 
le  peuple  de  croire  aux  démonstrations  du  pouvoir  exécutif  ;  attiédit  son 
attachement,  relâche  sa  soumission.  » 

UV.   112.  —  HISTOIRB   SOCIAUSTB.  ^^'   *  **• 


890  HISTOIUE    SOCIALISTK 

c  La  défiance  esl  un  élal  alTreux  I  Esl-cc  là  le  langage  d'un  homme  libre 
qui  croit  que  la  liberté  ne  peut  è In'  achetée  à  trop  haut  prix?  Elleempêcbeles 
deux  pouvoirs  d'agir  de  concert  1  Est-ce  encore  vou»  qui  parlez  ainsi  ?  Quoi  ! 
c'est  la  défiance  du  peuple  qui  empoche  le  pouvoir  exécutif  de  marcher  et  ce 
n'est  pas  sa  volonté  propre  ?  » 

Sur  ce  point,  Robespierre  presse  impitoyablement  Brissot.  Il  semble, 
en  effet,  que  lu,  Robespierre  avait  un  avantage  marqué  ;  car  si  la  guerre  était 
déclarée,  c'était  d'abord  la  guerre  de  la  cour.  Et  Brissot  était  obligé  de  dire 
avec  certitude:  Le  roi  ne  trahira  pas,  ou  de  dire  avec  audace:  Si  nous 
sommes  trahis,  tant  mieux,  car  sous  le  coup  de  la  trahison,  la  guerre  échap- 
pera à  la  direction  de  la  Cour. 

Brissot  disait  à  la  fois  les  deux  choses.  Tantôt  il  se  plaignait,  en  effet,  de 
l'excès  de  défiance  et  semblait  faire  crédit  «  à  l'esprit  merveilleux  »  de  Nar- 
bonne.  Tantôt  il  proclamait  que  le  salut  serait  précisément  dans  la  trahison. 
Aux  Jacobins  môme,  il  avait  dit,  dans  le  discours  auquel  répondait  Robes- 
pierre :  «  Connaissez-vous  un  peuple,  s'écrie-t-on,  qui  ail  conquis  sa  liberté 
en  soutenant  une  guerre  étrangère,  civile  et  religieuse,  sous  les  auspices  du 
despotisme  qui  le  trompait? 

c  Mais  que  nous  importe  l'existence  ou  la  non-existence  d'un  pareil  fait? 
Existe-t-il  donc  dans  l'histoire  ancienne  une  révolution  semblable  à  la 
nôtre?  Montrez-nous  un  peuple  qui  après  douze  siècles  d'esclavage  a  repris  sa 
liberté  !  Nous  créerons  ce  qui  n'a  pas  existé. 

«  Oui,  ou  nous  vaincrons  et  les  émigrés  et  les  prêtres  et  les  Électeurs,  et 
alors  nous  établirons  notre  crédit  public  et  notre  prospérité,  ou  nous  serons 
battus  et  trahis...,  et  les  traîtres  seront  enfin  convaincus  et  ils  seront  punis, 
et  nous  pourrons  faire  disparaître  enfin  ce  qui  s'oppose  à  la  grandeur  de  la 
nation  française.  Je  l'avouerai,  messieurs,  je  n'ai  qu'une  crainte,  c'est  que 
nous  ne  soyiona  pas  trahis.  Nous  avons  besoin  de  grandes  trahiso.ns  :  notre 
SALUT  EST  LA  ;  Car  il  existe  encore  de  fortes  doses  de  poison  dans  le  sein  de  la 
France,  et  il  faut  de  fortes  explosions  pour  V expulser  :  le  corps  est  bon,  il 
n'y  a  rien  à  craindre.  » 

Je  crois  que  c'est  une  des  paroles  les  plus  audacieuses  qui  aient  été  dites 
par  des  hommes  à  la  veille  de  grands  événements.  Mais  observez  bien  que 
Brissot,  malgré  tout,  ne  fait  ici  que  des  hypothèses  :  il  prévoit  la  possibilité 
de  la  trahison  ;  il  ne  la  redoute  pas  :  il  la  désire,  au  contraire,  parce  qu'elle 
purgera  la  France  et  la  Révolution  du  poison  secret  qui  les  paralyse.  Mais 
Brissot  n'ose  pas  dire  d'une  façon  directe  et  positive  :  «L'état  des  esprits  esl 
tel  à  la  Cour,  la  logique  du  despotisme  royal  est  telle  que  nous  serons  d'abord 
nécessairement  trahis,  ..t  c'est  à  travers  le  feu  de  la  trahison  que  nous  par- 
viendrons à  la  grande  guerre  révolutionnaire,  républicaine  et  libératrice.  » 

Non,  Brissot  manœuvre  et  équivoque.  De  même  qu'il  désire  et  prépare  la 
guerre  avec  les  grandes  puissances  de  l'Europe,  mais  rassure  la  nation  en  lui 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


persuadant  qu'elles  veulent  la  paix;  de  même,  il  se  prépare  à  compléter  Jar, 
Révolution  grâce  à  la  trahison  royale  manifestée  dans  la  guerre,  maisiiligel'j 
garde  bien  d'annoncer  comme  inévitable  cette  trahison.  Ainsi,  il  flotte'  ou 
paraît  flotter  d'une  conception  à  une  autre,  de  la  guerre  avec  la  Coar  à'tel) 
guerre  contre  la  Cour.  iir."'rl 

Il  ne  veut  pas  ou  n'ose  pas  choisir,  et  Robespierre  profite  de  cette  incér-' 
titude,  de  cet  embarras,  pour  le  transformer  en  un  allié,  en  un  complaisant 
de  la  Cour.  La  tactique  était  habile,  mais  elle  ne  répondait  pas  à  la  grandeur 
du  problème  et  à  la  grandeur  du  péril.  Robespierre  se  trompait  et  rapetissait 
le  débat  quand  il  disait  que  la  guerre  avait  été  voulue,  préparée,  machinée, 
par  la  famille  royale. 

C'est,  au  contraire,  d'une  partie  de  la  nation  que  venaient  les  impulsions 
belliqueuses,  et  la  Cour  entrait  dans  le  mouvement  une  fois  créé,  pour  le 
conduire,  le  fausser  et  l'exploiter.  Robespierre  aurait  été  bien  plus  fort  s'il 
avait  dit  toute  la  vérité.  Mais,  peut-être  ne  la  voyait-il  pas.  Il  n'avait  pas  le 
sens  de  ces  vastes  mouvements  confus,  de  ces  impatiences  instinctives,  de 
ce  besoin  d'action  brutale  et  immédiate  qui  saisissent  parfois  une  nation 
énervée  par  l'attente,  l'incertitude  et  le  péril.  S'il  avait  vu  clair,  si  la  petite 
intrigue  de  la  Cour  ne  lui  avait  pas  caché  l'effervescence  nationale,  il  aurait 
dit  à  Brissol  :  «  Oui,  la  nation  commence  à  perdre  patience  et  elle  va  vers  la 
guerre  pour  déployer  sa  force,  pour  en  prendre  conscience,  pour  acculer  tous 
ses  ennemis  masqués  à  jeter  leur  masque.  Mais  il  reste  à  la  Cour  assez  de 
puissance  pour  égarer  le  mouvement.  Oui,  il  se  peut,  même  si  la  Cour  trahit, 
que  la  force  révolutionnaire  puisse  traverser  cette  période  de  trahison  ;  mais 
au  prix  de  quelles  épreuves!  et  que  signifie  surtout  cette  diversion?  Concevez- 
vous  vraiment  la  guerre  comme  un  purgatif  nécessaire  pour  la  Révolution?  et 
si  vraiment  elle  ne  peut  trouver  dans  sa  sagesse,  dans  son  amour  de  la  liberté, 
la  force  nécessaire  pour  éliminer  la  contre-révolution,  n'y  a-t-il  pas  danger  à 
jeter  dans  les  aventures  guerrières  une  nation  aussi  peu  assurée  de  sa  propre 
conscience  ?  » 

Là  était  le  véritable  problème.  La  guerre  est-elle  vraiment  nécessaire  à 
la  Révolution?  La  guerre  est-elle  vraiment  commandée  par  notre  politique 
intérieure  ? 

Et  j'ose  dire  que,  dans  leurs  conclusions  opposées,  Brissot  et  Robespierre 
commirent  tous  deux  la  même  faute.  Tous  deux,  ils  manquèrent  de  loi  en  la 
Révolution. 

Oui,  malgré  ses  apparences  d'audace,  malgré  ses  téméraires  para- 
doxes sur  la  trahison,  Brissot  n'avait  pas  une  suffisante  confiance  en  la  Révo- 
lution, puisqu'il  pensait  que  la  guerre  était  une  convulsion  nécessaire,  disons 
le  mot,  un  «  vomitif  nécessaire  >,  pour  que  l'organisme  de  la  Révolution 
rejetât  les  éléments  malades  qu'il  contenait.  Et  Robespierre  aussi  n'avait  pas 
assez  de  foi  en  la  Révolution,  puisqu'il  n'affirmait  pas  la  possibilité  d'une 


892  HISTOIRE    SOCIALISTE 


action  révolutionnaire  intérieure  capable  d'expulser  immédiatement  tous  ces 
éléments  mauvais. 

A  ceux  qui  s'enQévraicnt  et  voulaient  marcher  sur  Goblentz,  il  fallait 
dire  :  «  Non,  marchons  sur  les  Tuileries.  »  Or,  Robespierre  disait  bien  ou 
laissait  bien  entendre  que  le  véritable  péril  était  non  à  Goblentz  mais  aux 
Tuileries:  il  ne  proposait  pas,  il  ne  laissait  pas  espérer  une  action  révolu- 
tionnaire prochaine.  L'horizon,  de  plus  en  plus  chargé  et  troublé,  devait  être 
dégagé  par  un  coup  de  foudre:  coup  de  foudre  de  la  guerre,  ou  coup  de 
foudre  d'une  Révolution  populaire  et  républicaine.  Robespierre  ne  promet- 
tait, ne  désirait  ni  l'un  ni  l'autre.  11  était  tout  ensemble  pour  la  paix  avec  le 
dehors  et  pour  la  légalité  au  dedans  :  c'était  trop  demander  à  un  peuple  dont 
les  nerfs  ou  excités  ou  affaiblis  vibraient  de  nouveau  après  quelques  mois 
d'atonie. 

Aussi,  son  action  contre  la  guerre,  si  elle  fut  grande  et  noble,  ne  fut  pas 
efficace.  Mais  quel  sens  merveilleux  de  la  réalité,  surtout  quel  sens  des  difO- 
cultés,  des  obstacles  chez  cet  homme  que  d'habitude  on  qualifie  d'idéologue, 
de  théoricien  abstrait  1  Et  comme  il  dissipe  les  rêves  vains  de  ceux  qui 
croyaient,  comme  le  dit  le  journal  de  Prudhomme,  «  en  portant  au  peuple  la 
Déclaration  des  Droits  de  l'Homme  à  la  pointe  des  ba'ionnettes  »,  établir  sans 
effort  la  liberté  universelle!  «  N'importe,  dit-il  à  Brissot  avec  une  ironie 
puissante,  vous  vous  chargez  vous-même  de  la  conquête  de  l'Allemagne, 
d'abord  ;  vous  promenez  notre  armée  triomphante  chez  tous  les  peuples  voi- 
sins; vous  établissez  partout  des  municipalités,  des  directoires,  des  assem- 
blées nationales,  et  vous  vous  écriez  vous-même  que  celte  pensée  est 
sublime,  comme  si  le  destin  des  empires  se  réglait  par  des  figures  de  rhéto- 
rique. Nos  généraux  conduits  par  vous  ne  sont  plus  que  les  missionnaire*  de 
la  Constitution  ;  notre  camp,  qu'une  école  de  droit  public  ;  les  satellites  des 
monarques  étrangers,  loin  de  mettre  aucun  obstacle  à  l'exécution  de  ce  projet, 
volent  au-devant  de  nous,  mais  pour  nous  écouter.  » 

«  Il  est  fâcheux  que  la  vérité  et  le  bon  sens  démentent  ces  magnifiques 
prédictions  ;  il  est  dans  la  nature  des  choses  que  la  marche  de  la  raison  soit 
lentement  progressive.  Le  gouvernement  le  plus  vicieux  trouve  un  puissant 
appui  dans  les  habitudes,  dans  les  préjugés,  dans  réducation  des  peuples.  Le 
despotisme  même  déprave  l'esprit  des  hommes  jusqu'à  s'en  faire  aû'^rer,  et 
jusqu'à  rendre  la  liberté  suspecte  et  effrayante  au  premier  abord.  Lu  j,lus 
extravagante  idée  qui  puisse  naître  dans  la  tête  d'un  politique  est  de  croire 
qu'il  suffise  à  un  peuple  d'entrer  à  main  armée  chez  un  peuple  étranger  pour 
lui  faire  adopter  ses  lois  et  sa  constitution.  Personne  n'aime  les  mission- 
naires armés,  et  le  premier  conseil  que  donnent  la  nature  et  la  prudence, 
c'est  de  les  repousser  comme  des  ennemis.  J'ai  dit  qu'une  telle  invasion  pour- 
rait réveiller  l'idée  de  l'embrasement  du  Palatinat  et  des  dernières  guerres, 
plus  facilement  qu'elle  ne  ferait  germer  des  idées  constitutionnelles,  parce 


HISTOIRE    SOCIALISTE  893 

que  la  masse  du  peuple  dans  ces  contrées,  connaît  mieux  ces  faits  que  notre 
constitution.  Les  récits  des  hommes  éclairés  qui  les  connaissent,  démentent 
tout  ce  qu'on  nous  raconte  de  l'ardeur  avec  laquelle  elles  soupirent  après 
notre  constitution  et  nos  armées.  Avant  que  les  effets  de  notre  Révolution  se 
fassent  sentir  chez  les  nations  étrangères,  il  faut  qu'elle  soit  consolidée.  Vou- 
loir leur  donner  la  liberté  avant  de  l'avoir  nous-mêmes  conquise,  c'est  assurer 
à  la  fois  notre  servitude  et  celle  du  monde  entier  ;  c'est  se  former  des  choses 
une  idée  exagérée  et  absurde,  de  penser  que,  dès  le  moment  oîi  un  peuple  se 
donne  une  constitution,  tous  les  autres  répondent  au  mêiiie  instant  à  ce 
signal.  » 

«  L'exemple  de  l'Amérique,  que  vous  avez  cité,  aurait-il  suffi  pour  briser 
nos  fers,  si  le  temps  et  le  concours  des  plus  heureuses  circonstances  n'avaient 
amené  insensiblement  cette  révolution  T  La  Déclaration  des  Droits  n'est  point 
la  lumière  du  soleil  qui  éclaire  au  même  instant  tous  les  hommes  ;  ce  n'est 
point  la  foudre  qui  frappe  en  même  temps  tous  les  trônes.  Il  est  plus  facile 
de  l'écrire  sur  le  papier  ou  de  la  graver  sur  l'airain  que  de  rétablir  dans  le 
cœur  des  hommes  les  sacrés  caractères  effacés  par  l'ignorance,  par  les  pas- 
sions et  par  le  despotisme.  Que  dis-je?  N'est-elle  pas  tous  les  jours  méconnue, 
foulée  aux  pieds,  ignorée  même  parmi  vous  qui  l'avez  promulguée?  L'égalité 
des  droits  est-elle  ailleurs  que  dans  les  principes  de  notre  charte  constitu- 
tionnelle? » 

Le  despotisme,  l'aristocratie  ressuscitée  sous  des  formes  nouvelles, 
ne  relève-t-elle  pas  sa  tête  hideuse?  N'opprime-t-elle  pas  encore  la  faiblesse, 
la  vertu,  l'innocence,  au  nom  des  lois  et  de  la  liberté  même?  La  Constitution 
que  l'on  dit  fille  de  la  Déclaration  des  Droits,  ressemble-t-elle  de  fait  à  sa 
mère?...  Comment  donc  pouvez-vous  croire  qu'elle  opérera,  dans  le  moment 
même  que  nos  ennemis  intérieurs  auront  marqué  pour  la  guerre  les  prodiges 
qu'elle  n'a  pu  accomplir  encore  ?  » 

La  suite  des  événements  a  montré  que  Robespierre  avait  raison  d'an- 
noncer la  résistance  des  peuples  à  la  Révolution  armée.  Certes,  les  grandes 
guerres  de  la  Révolution  ont  ébranlé  en  bien  des  pays  le  régime  ancien,  mais 
elles  ne  l'y  ont  point  abattu,  et  il  y  a  plus  d'une  nation  à  qui  il  a  fallu  plus 
d'un  siècle  pour  conquérir  une  partie  seulement  des  libertés  que  possédait  la 
France  en  1792.  Qui  peut  dire  que  la  seule  propagande  de  l'exemple  aurait 
agi  avec  plus  de  lenteur?  Mais  les  guerres  de  la  Révolution  suscitèrent  par- 
tout un  nationalisme  belliqueux  et  âpre,  et  l'on  ne  peut  songer  sans  un  regret 
poignant  à  ce  que  seraient  les  rapports  des  peuples  et  la  civilisation  générale 
si  la  paix  avait  pu  être  maintenue  par  la  Révolution, 

Robespierre,  pour  détruire  les  illusions  propagées  par  la  Gironde,  atteint 
à  une  profondeur  d'analyse  sociale,  et,  si  l'on  me  passe  le  mot,  de  réalisme 
révolutionnaire  qu'on  ne  peut  pas  ne  pas  admirer.  Lui  qui  dit  parfois,  en  pa- 
roles vagues,  que  c'est  «  le  peuple  »  qui  a  fait  la  Révolution,  il  reconnaît 


t^OA  HISTOIIIE     SOCIALISTE 

qu'il  a  fallu  d'abord  uq  ôbranlemènl  des  classes  privilégiées  elle.s-mônies  et, 
en  lout  cas,  des  classes  riches. 

«  Voulez-vous,  dit-il,  un  contre-poison  sûr  à  toutes  les  illusions  que  l'on 
vous  prèAcnle?  Réfircinssez  seulement  sur  la  marche  naturelle  des  révolu- 
tions. Daîis  des  Etats  constitues  comme  presque  tous  les  pays  de  l'Europe, 
il  y  a  trois  puissances  :  le  monarque,  les  aristocrates  et  le  peuple,  ou  plutôt 
le  peuple  est  nul.  S'il  arrive  une  révolution  dans  ces  pays,  elle  ne  peut  être 
que  graduelle,  elle  commence  par  les  nobles,  par  le  clergé,  par  les  riches,  et 
le  peuple  les  soutient  lorsque  son  intérêt  s'accorde  avec  le  leur  pour  résister 
à  la  puissance  dominante,  qui  est  celle  du  monarque.  C'est  ai7isi  que  parmi 
vous  ce  sont  les  parlements,  les  nodles,  le  clergé,  les  riches,  qui  ont  donné  le 
branle  à  la  Révolution  ;  ensuite  le  peuple  est  venu.  Ils  s'en  sont  repentis  ou, 
du  moins,  ils  ont  voulu  arrêter  la  Révolution  lorsqu'ils  ont  vu  que  le  peuple 
pouvait  recouvrer  sa  souveraineté;  mais  ce  sont  eux  qui  l'ont  commencée; 
et,  sans  leur  résistance  et  leurs  faux  calculs,  la  nation  serait  encore  sous  le 
joug  du  despotisme.  D'après  cette  vérité  historique  et  morale,  vous  pouvez 
juger  à  quel  point  vous  devez  compter  sur  les  nations  de  l'Europe  en  général , 
car,  chez  elles,  loin  de  donner  le  signal  de  l'insurrection,  les  aristocrates, 
avertis  par  notre  exemple  même,  sont  aussi  ennemis  du  peuple  et  de  l'éga- 
lité que  les  nôtres,  se  sont  ligués  comme  eux  avec  le  gouvernement  pour 
retenir  le  peuple  dans  l'ignorance  et  dans  les  l'ers.  » 

Aussi,  il  est  chimérique,  selon  Robespierre,  d'espérer  une  rapide  expan- 
sion universelle  de  la  Révolution,  et  c'est  sur  les  forces  contre-révolution- 
naires de  France  qu'il  faut  concentrer  son  effort:  «  Mais,  que  dis-je?  Avons- 
nous  des  ennemis  au  dedans?  Vous  n'en  connaissez  pas:  vous  ne  connaissez 
que  Coblentz.  N'avez-vous  pas  dit  que  le  siège  du  mal  est  à  Coblentz  ?  Il  n'est 
donc  pas  à  Paris?  Il  n'y  a  donc  aucune  relation  entre  Coblentz  et  un  autre 
lieu  qui  n'est  pas  loin  de  nous?...  Apprenez  donc  qu'au  jugement  de  tous  les 
Français  éclairés  le  véritable  Coblentz  est  en  France...  Je  décourage  la  nation, 
dites-vous  :  non,  je  l'éclairé  ;  éclairer  des  hommes  libres  c'est  réveiller  leur 
courage,  c'est  empêcher  que  leur  courage  même  ne  devienne  l'écueil  de  leur 
liberté;  et,  n'eussé-je  fait  autre  chose  que  de  dévoiler  tant  de  pièges,  que  de 
réfuter  tant  de  fausses  idées  et  de  mauvais  principes,  que  d'arrêter  les  élans 
d'un  enthousiasme  dangereux,  j'aurais  avancé  l'esprit  public  et  servi  la  patrie!  » 

Oui,  mais  ce  qui  manquait  au  discours  de  Robespierre,  c'était  le  souffle 
révolutionnaire  :  il  semblait  ne  pas  plus  espérer  le  succès  d'un  mouvement 
populaire  au  dedans  que  le  succès  de  la  guerre.  <  Lorsque  le  peuple  s'éveille 
et  déploie  sa  force  et  sa  majesté,  ce  qui  arrive  une  fois  dans  des  siècles,  tout 
plie  devant  lui,  le  despotisme  se  prosterne  contre  terre  et  contrefait  le  mort 
comme  un  animal  lâche  et  féroce  à  l'aspect  du  lion  ;  mais  bientôt  il  se  relève, 
il  se  rapproche  du  peuple  d'un  air  caressant;  il  substitue  la  ruse  à  la  force; 
on  le  croit  converti;  on  a  entendu  sortir  de  sa  bouche  le  mot  de  liberté;  le 


HISTOIRE     SOCIALISTE  RO^ 

peuple  s'abandonne  à  la  joie,  à  l'enthousiasme  ;  on  accumule  en  ses  mains 
des  trésors  immenses  que  lui  livre  la  fortune  publique  ;  on  lui  donne  une  puis- 
sance colossale  ;  il  peut  offrir  des  appâts  irrésistibles  à  l'ambition  et  à  la  cupi- 
dité de  ses  partisans,  quand  le  peuple  ne  peut  payer  ses  serviteurs  que  de  son 
estime...  Le  moment  arrive  où  la  division  règne  partout,  où  tous  les  pièges 
des  tyrans  sont  tendus,  où  la  ligue  de  tous  les  ennemis  de  la  liberté  est  en- 
tièrement formée,  où  les  dépositaires  de  l'autorité  publique  en  sont  les  chefs, 
où  la  portion  des  citoyens  qui  a  le  plus  d'influence  par  ses  lumières  et  par  sa 
fortune  est  prêle  à  se  ranger  de  leur  parti.  Yoilà  la  nation  placée  entre  la  ser- 
vitude et  la  guerre  civile.  Il  est  impossible  que  toutes  les  parties  d'un  empire 
ainsi  divisé  se  .soulèvent  à  la  fois,  et  toute  insurrection  partielle  est  regardée 
comme  un  acte  de  révolte...  » 

Mais,  qui  ne  voit  que  par  ce  pessimisme,  Robespierre  faisait  le  jeu  de  la 
Gironde  et  de  la  guerre  ?  Si  la  Révolution  est  à  ce  point  enlisée,  et  si  elle  ne 
peut  se  sauver  ni  par  un  soulèvement  général  ni  par  une  insurrection  par- 
tielle, essayons  du  moins  la  grande  diversion  girondine.  Robespierre  n'a  pas 
entrevu  le  20  juin:  il  n'a  pas  cru  à  la  possibilité  du  10  août,  et  sa  critique 
toute  négative  ne  pouvait  arrêter  l'élan  des  passions  étourdies  et  ardentes 
soulevées  par  la  Gironde. 

Il  fallait  à  ce  moment  un  parti  de  l'action  qui  ne  fût  pas  un  parti  de  la 
guerre.  Robes;. ierre  n'a  pas  su  le  susciter,  et  la  guerre  restait  la  seule  issue. 
Mais  pendant  tous  ces  débats,  entre  Robespierre  et  Brissot  grandissaient  les 
haines  :  c'est  là  que  commence  le  conflit  de  la  Gironde  et  de  la  Montagne. 
Les  Girondins,  au  moment  où  ils  croyaient  pouvoir  réaliser  un  plan  qui  leur 
donnait  le  pouvoir,  qui  mettait  la  royauté  à  leur  merci  et  qui  faisait  éclater 
la  Révolution  sur  le  monde,  se  heurtaient  soudain  à  l'opposition  inflexible 
d'un  patriote,  d'un  démocrate  dont  l'autorité  morale  était  immense.  Us  sen- 
taient leur  échapper  une  partie  de  l'opinion,  une  partie  de  la  force  révolu- 
tionnaire, à  l'heure  même  où  ils  avaient  espéré  éblouir  tous  les  esprits,  en- 
traîner toutes  les  forces.  Et  Robespierre,  méticuleux,  ombrageux,  personnel, 
souffrait  dans  son  orgueil  aussi  bien  que  dans  sa  prudence  de  l'audace 
brillante  et  fanfaronne  de  la  Gironde. 

Les  adversaires  paraissaient  d'abord  se  ménager  ;  mais  bientôt  ils  se  por- 
tèrent des  coups  très  rudes.  Les  Girondins  étaient  des  calomniateurs  étourdis. 
Robespierre  était  un  calomniateur  profond.  Brissot,  avec  beaucoup  de  légèreté 
et  de  mauvaise  foi,  représenta  comme  un  outrage  au  peuple  les  paroles  de 
circonspection  prononcées  par  Robespierre.  Et  celui-ci  insinua  tous  les  jours 
plus  perfidement  que  Brissot  et  ses  amis  faisaient  le  jeu  de  la  Cour.  En  fait, 
parce  qu'ils  voulaient  la  guerre  et  qu'ils  la  voulaient  tout  de  suite,  avec 
n'importe  quels  instruments,  les  Girondins  assumaient  des  responsabilités 
redoutables.  Le  jeu  savant  et  cruel  de  Robespierre  sera  de  les  solidariser  avec 
le  frivole  Narbonne,  avec  Lafayctle,  couvert  du  sang  du  peuple  au  Champ 


860  HISTOIRE    SOCIALISTE 

de  Mars,  et  bientôt  avec  Dumouriez.  Robespierre,  qui  n'agissait  pas,  qui  ne 
s'engageait  pas  h  fond,  Hmi  beaucoup  plus  dirficilo  à  atteindre. 

A  travers  ces  disputes,  la  Révolution  penchait  de  plus  en  plus  vers  la 
guerre,  et  l'effet  des  provocations  systématiques  de  la  Gironde  commençait  à 
se  faire  sentir.  Le  31  décembre  1791,  le  ministre  des  affaires  étrangères, 
Delessart,  communiquait  à  l'Assemblée  une  noie  que  le  ministre  autrichien, 
le  prince  de  Kaunilz,  avait  remise  le  21  à  l'ambassadeur  de  France  : 

«  Le  chancelier  de  cour  et  d'Etat  a  l'honneur  de  lui  communiquer  de  son 
côté  :  que  Monseigneur  l'électeur  de  Trêves  vient  également  de  faire  part  à 
l'Empereur  de  la  note  que  le  ministre  de  Vienne  à  Coblentz  avait  été  chargé 
de  présenter;  que  ce  prince  a  fait  connaître  en  même  temps  à  Sa  Majesté 
impériale  qu'il  avait  adopté  à  l'égard  des  rassemblements  armés  des  émigrés 
et  réfugiés  français,  et  à  l'égard  des  fournitures  d'armes  et  des  munitions  de 
guerre  les  mômes  principes  et  règlements  qui  ont  été  adoptés  dans  les  Pays- 
Bas  autrichiens,  mais  que  s&  répandant  de  vives  inquiétudes  parmi  ses 
sujets  et  dans  les  environs,  que  la  tranquillité  des  frontières  et  Etals  pouvait 
être  troublée  par  des  incursions  et  violences,  nonobstant  cette  sage  mesure, 
Monseigneur  a  réclamé  l'assistance  de  l'Empereur  pour  le  cas  que  l'événement 
réalisât  ses  inquiétudes  : 

«  Que  l'Empereur  est  parfaitement  tranquille  sur  les  intentions  justes  et 
modérées  du  roi  très  chrétien,  et  non  moins  convaincu  du  très  grand  intérêt 
qu'a  le  gouvernement  français  à  ne  point  provoquer  tous  les  princes  souve- 
rains étrangers,  par  des  voies  de  fait  contre  l'un  d'eux,  mais  que  l'expérience 
journalière  ne  rassurait  point  assez  sur  la  stabilité  et  la  prépondérance  du  prin- 
cipe modéré  en  France,  et  sur  la  subordination  des  pouvoirs  et  surtout  des  pro- 
vinces et  des  municipalités  pour  nepoint  devoir  appréhender  que  les  voies  de  fait 
ne  soient  exercées  malgré  les  intentions  du  roi  et  malgré  les  dangers  des  consé- 
quences, Sa  Majesté  impériale  se  voit  nécessitée,  tant  par  suite  de  son  amitié 
pour  l'électeur  de  Trêves  que  par  les  considérations  qu'elle  doit  à  l'intérêt 
général  de  l'Allemagne  comme  co-Etat,  à  ses  propres  intérêts  comme  voisin, 
d'enjoindre  au  maréchal  de  Bender,  commandant  général  de  ses  troupes  aux 
Pays-Bas,  de  porter  aux  Elats  de  S.  A.  S.  E.  (l'électeur  de  Trêves)  les  secours 
les  plus  prompts  et  les  plus  efficaces  au  cas  qu'ils  fussent  violés  par  des  in- 
cursions hostiles  ou  imminemraent  menacés  d'icelles. 

«  L'Empereur  est  trop  sincèrement  attaché  à  Sa  Majesté  très  chrétienne 
et  prend  trop  de  part  au  bien-être  de  la  France  et  au  repos  général  pour  ne 
pas  vivement  désirer  d'éloigner  cette  extrémité  et  les  suites  infaillibles  qu'elle 
entraînerait  tant  de  la  part  du  chef  et  des  Etats  de  l'Empire  germanique  que 
de  la  part  des  autres  souverains  réunis  en  concert  pour  le  maintien  de  la 
tranquillité  publique,  et  pour  la  sûrelé  et  l'honneur  des  couronnes,  et  c'est 
par  un  effet  de  ce  désir,  que  le  chancelier  de  cour  et  d'Etat  est  chargé  de  s'en 
ouvrir,  sans  rien  dissimuler  vis-à-vis  de  M.  l'ambassadeur  de  France.  » 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


897 


Ce  n'élail  pas  encore  la  guerre,  mais  c'était  un  grand  pas  vers  la  guerre, 
et  Dris<ot  en  tressaillait  de  joie.  D'abord,  en  exprimant  ses  vues  sur  la  marche 


Du  Suppôts  de  la  Ghicanne. 
Délivret-noiu  Seigneur . 

(D'après  une  estampe  da  Musée  Caraavalet). 


des  parlisen  France,  l'Empereur  blessait  la  fierté  nationale  et  révolutionnaire, 

si  excitée  déjà.  Ensuite  il  parlait  d'un  ccncert   des  souverains,  et  quoiqu'il 

lui  a^-ignàt  un  rôle  i  uremenl  déreiisif,  il  suggérait  par  là  l'idiée  que  le  Gon- 

Liv.  Il 3.  —  DisToine  socialiste.  liv.  H3 


808  HISTOIRE    SOCIALISTE 


grès  contre-révolutionnaire  nélail  pas  abandonné.  Enfin  et  surtout,  comme 
Brissot  l'avait  espéré,  ce  n'élait  plus  la  rencontre  de  la  Révolution  et  des 
émigrés,  c'était  la  mi:<e  en  contact  direct  de  la  Révolution  et  de  l'Empereur, 
c'était  donc  la  possibilité  de  la  grande  guerre,  de  celle  que  la  Cour  ne  vou- 
lait pas  et  que  voulait  la  Gironde.  Le  roi  dissimula  sa  frayeur  et  il  envoya  à 
l'Assemblée  l.i  dôiiiaration  suivante  : 

«  Dans  la  réponse  que  je  fais  à  l'Empereur,  je  lui  répète  que  je  n'ai  rien 
demandé  que  de  juste  à  l'électeur  de  Trêves,  rien  dont  l'Empereur  n'eût  lui- 
même  donné  l'exemple.  Je  lui  rappelle  le  soin  que  la  nation  française  a  pris 
de  prévenir  sur-le-champ  les  rassemblements  de  Brabançons,  qui  paraissaient 
vouloir  se  former  dans  le  voisinage  des  Pays-Bas  autrichien^.  EnDn  je  lui 
renouvelle  le  vœu  de  la  France  pour  la  conservation  de  la  paix,  mais  en  même 
temps  je  lui  déclare  que  si,  à  l'époque  que  j'ai  fixée,  lélectenr  <le  Trêves  n'a 
pas  effectivement  et  réellement  dissipé  les  rassemblements  qui  existent  dans 
ses  Etats,  rien  ne  m'empêi'hera  de  proposer  à  l'Assemblée  nationale,  comme 
je  l'ai  annoncé,  d'employer  la  force  des  armes  pour  l'y  contraindre.  [Applau- 
dissements. ) 

«  Si  cette  déclaration  ne  produit  pas  l'effet  que  je  dois  espérer,  si  la  des- 
tinée de  la  France  est  d'avoir  à  combattre  ses  enfants  et  ses  alliés,  je  ferai 
connaître  à  l'Europe  la  justice  de  notre  cause;  le  peuple  françiis  la  soutiendra 
par  son  courage,  et  la  nation  verra  que  je  n'ai  point  d'autres  intérêts  que  les 
siens,  et  que  je  regarderai  toujours  le  maintien  de  sa  dignité  et  de  sa  sûreté 
comme  le  plus  essentiel  de  mes  devoirs.  »  [Vifs  applaiidis'ip/iients.) 

Pendant  que  le  roi,  lié  par  ses  premières  démarches,  entraîné  d'ailleurs  par 
Narbonne,  parle  ainsi  à  l'Assemblée  et  à  la  France  et  semble  résigné  à  la 
guerre,  même  contre  l'Autriche,  la  Cour  fait  des  efforts  ambigus  et  incohé- 
rents pour  empijcher  la  guerre,  tout  au  moins  avec  l'Empereur.  La  reine,  en 
cette  crise,  eut  recours  aux  lumières  de  ses  conseillers  constitutionnels,  des 
Lameth,  de  Duport,  de  Barnave. 

Il  ne  semble  pas  qu'ils  eussent  été  d'accord  sur  la  tactique  conseillée  par 
Narbonne.  Il  est  permis  de  conjecturer  que  Lameth  et  Dup  irt  ne  l'avaient 
point  blâmée.  Barnave  y  était  nettement  opposé,  au  contraire;  mais  tousse 
retrouvaient  unis  pour  prévenir  toute  extension  de  la  guerre,  tout  conflit 
entre  le  roi  et  l'empereur.  C'est  à  ce  moment,  quelques  jours  avant  que  Bar- 
nave quittât  décidément  Paris,  qu'ils  rédiurèrent  ensemble  le  mémoire  envoyé 
par  la  reine  à  l'empereur.  Je  rappelle  le  Iciiioignage  de  Fersen  qui  est  très  net 
à  cet  égard  : 

«  Mémoire  de  la  reine  à  l'Empereur,  détestable,  fait  par  Barnave.Lamelh 
et  Duport;  veut  effrayer  l'Empereur,  lui  prouver  que  son  intérêt  est  de  ne  pas 
faire  la  guerre  (8  janvier  1792).  » 

C'est  évidemment  le  mémoire  dont  parle  Marie-Antoinette  dans  sa  lettre 
de  jainler  à  son  Irére  Léopold  11  : 


HISTOIRE     SOCIALISTE  899 

«  J"ai  une  occasion  bien  sûre  d'ici  à  Bruxelles,  et  j'en  profite,  mon  cher 
frère,  pour  vous  dire  un  mot.  Vous  recevrez  avec  celle-ci  un  mémoire  que 
je  suis  obligi'e  de  vous  envoyer,  de  même  que  la  lettre  que  j'ai  été  forcée  de 
vous  écrire  au  mois  dejuillet.  Il  y  avait  aussi  une  lettre,  mais  comme  elle  dilla 
même  chose  que  le  mémoire,  je  me  suis  dispensée  de  l'écrire.  Il  est  bien  essen- 
tiel que  vou>  me  fassiez  une  réponse  que  je  puisse  montrer  et  où  vous  ayez 
l'air  de  croir>'  que  je  pense  tout  ce  qui  est  dans  ces  deux  pièces,  précisément 
comme  vous  m'avez  répondu  cet  été.  » 

Pourquoi  donc  Marie-Antoinette  est-elle  obligée  de  transcrire  et  d'envoyer 
à  l'Empereur  les  mémoire  et  lettre  rédigés  par  Barnave,  Lameth  et  Duport? 
Elle  a  intérêt  évidemment  à  ménager  les  constitutionnels;  mais  si  sur  la 
question  de  la  guerre  ils  ne  traduisaient  pas,  au  moins  à  quelque  degré,  la 
pensée  de  la  Cour,  elle  saurait  bien  en  avertir  avec  précision  son  frère.  Elle 
décline  seulement  la  responsabilité  des  vues  que  contient  le  mémoire  sur  la 
politique  intérieure  de  la  France.  Ce  mémoire  n'est  pis  tout  de  Barnave, 
puisqu'il  est  consacré  en  partie  à  justifier  la  politique  de  Narbonne,  que  Bar- 
nave n'approuvait  pas,  mais  il  est  certain  qu'il  y  a  collaboré.  En  dehors  du 
témoignage  précis  de  Fersen,  le  style  même  de  certains  morceaux  équivaut  à 
la  signature  pour  ceux  qui  ont  quelque  habitude  de  la  manière  de  Barnave. 

«  Pour  juirer  sainement  des  affaires  françaises,  non  seulement  il  ne  faut 
prêter  l'oreille  à  aucun  parti,  puisqu'ils  sont  tous  également  aveuglés  par  leur 
intérêt  ou  leurs  passions;  il  ne  faut  pas  mieux  espérer  que  l'on  connaîtra 
l'état  des  choses  par  les  opinions  que  l'on  entend  énoncer.  Les  opinions  en  ce 
moment  ne  sont  ni  assez  universelles  ni  assez  profondes  pour  servir  d'indi- 
cations sûres  aux  hommes  qui  veulent  raisonner  en  politique.  Il  faut  compter 
pour  beaucoup  le  caractère  français,  et  cette  propriété  qu'il  a  de  s'oublier 
pour  des  idées  générales  et  abstraites  de  liberté,  patriotisme,  gloire,  monar- 
chie, etc.,  en  tout,  d'obéir  à  des  impulsions  soudaines  et  rapides.  Il  en  ré- 
sulte qu'il  est  plus  facile  de  le  gui  1er  au  milieu  des  événements  en  disposant 
avec  art  les  objets  de  sa  haine  o^  <^  "^»  ^Il'ection  que  de  soumettre  sa  con- 
duite au  calcul.  » 

Et  les  auteurs  du  mémoire,  après  avoir  analysé  les  esprits,  tentent  de 
persuader  à  l'Empereur  qu'entre  une  minorité  républicaine  et  une  minorité 
contre-révolutionnaire  il  y  a  une  grande  majorité  de  citoyens  modérés  et  pai- 
sibles qui  reprendront  la  direction  des  affaires  si  la  paix  est  maintenue.  Ils 
manifestent  donc  l'inquiétude  très  vive  que  leur  donne  l'office  de  l'Empereur 
du  21  décembre. 

«  L'ordre  donné  au  maréchal  de  Bender  de  secourir  l'électeur  de  Trêves 
en  cas  d'attaque  ou  d'hostilités  imminentes  a  produit  ici  le  plus  fâcheux  effet, 
l'obscurité  des  motifs  allégués  pour  celte  démarche  y  a  beaucoup  contribué  : 
on  a  cru  voir  que  l'empereur  renonçait  au  système  de  modération  et  de  jus- 
lice  qu'il  avait  suivi  jusqu'à  ce  moment  pour  adopter  des  vues  contraires  au 


900  HISTOIRE    SOCIALISTE 

bonheur  el  h  la  tranquillité  de  li  France.  Personne  n'a  pensé  qu'un  prince 
aussi  éclairé  pût  partager  les  absurdes  craiiil&s  de  lélecteur  de  Trêves  de  se 
voir  attaqué  par  des  municipalités  ou  des  provinces  sans  l'ordre  du  roi.  On  en 
a  gt^néralement  conclu  que  l'Empereur  avait  saisi  ce  prétexte  pour  soulonir 
les  princes  el  faire  approcher  ses  troupes  du  territoire  français.  Un  cri 
général  de  guerre  s'est  fait  entendre  et  ou  ne  doute  plus  ici  qu'elle  n'ait 
lieu. 

«  Mais  avant  que  de  s'engager  de  manière  à  ne  plus  pouvoir  recu'er,  il 
fau  Irait  fixer  seà  regards  sur  les  malheurs  de  tout  genre  et  sur  les  suites  de 
la  guerre. 

«  On  conçoit  facilement  tout  le  mal  qui  en  résulterait  pour  la  France;  si 
l'on  devait  à  ce  prix  voir  renaître  l'ordre  el  la  prospérité,  on  pourrait  consentir 
à  faire  ce  terrible  sacrifice,  mais  ce  serait  cruellement  s'abuser  que  de  le 
penser.  Si  la  guerre  a  lieu,  elle  sera  terrible;  elle  se  fera  d'après  les  principes 
les  plus  atroces;  les  hommes  exaspérés,  incendiaires,  auront  le  dessus;  leurs 
conseils  prédomineront  dans  l'opinion.  Le  roi,  dans  la  nécessité  de  combaitre 
son  beau-frère  et  son  allié,  sera  environné  de  déQances,  et,  pour  ne  pas  les 
augmenter,  il  sera  obligé  de  forcer  les  mesures,  d'exage'rer  ses  intentions.  Il 
ne  pourra  plus  employer  ni  modération  ni  prudence  sans  par  illre  d'accord 
avec  l'empereur  el  donner  ainsi  des  armes  très  fortes  à  ses  ennemis,  et  môme 
à  celte  partie  des  honnêtes  gens  qu'il  est  toujours  si  facile  de  séduire.  Les 
émigrés,  comptant  sur  le  secours  de  l'empereur,  deviemlronl  plus  obsUnés, 
plus  difficiles  à  réduire,  el  la  querelle  s'élablissant  ainsi  entre  d;;ux  parlis  ex- 
trêmes, les  partis  modérés,  raisonnables  et  l'intérêt  véritable  seront  aussi  ou- 
bliés que  les  principes  de  l'humanité.  » 

C'est  l'appel  désespéré  à  la  paix,  c'est  le  cri  d'agonie  des  constitutionnels, 
des  modérés,  qui  se  sentent  définitivement  perdus  par  l'approche  de  la  grande 
guerre.  En  quelle  mesure  la  reine  sassociait-elle  aux  pensées  qu'elle  trans- 
crivait et  transmettait?  11  est  malaisé  de  le  dire,  car  le  fond  de  son  cœur  de' 
vait  être  singulièrement  trouble  el  mêlé.  Elle  devait  redouter  la  crise  de  la 
grande  guerre  qui  allait,  si  je  puis  dire,  surexciter  toutes  les  passions  et  tous 
les  périls.  Mais  elle  commençait  à  sentir  aussi  que  toutes  les  vuies  moyennes 
n'aboutissaient  pas,  et  elle  pouvait  espérer  d'une  grande  commotion  le  saluL 
déCnitir.  Ses  amis  les  plus  passionnés,  comme  Fersen,  désiraient  la  guerre.  Elle 
recopiait  donc  le  mémoire  de  Barnave  et  de  Lameth  d'une  main  à  demi  machi- 
nale, uune  ànie  à  demi  conscnlaule,  se  remettant  surloul  au  hasard  des 
choses.  Barnave  devina  toutes  ces  fragilités,  et  il  partit  pour  le  Dauphiné, 
laissant  dans  les  papiers  des  Tuileries  des  traces  qui  lui  furent  mortelles. 

E.-t-ce  ce  départ  de  Barnave  qui  a  donné  l'idée  qu'entre  la  Cour  et  les 
constitutionnels  tout  était  rompu?  Le  journal  de  Brissol  écrit  à  la  date  du 
IG  janvier  : 

«  Le  règne  des  Barnave  et  des  Lameth  à  la  Cour  est  passé.  Ils  ont  été  dis- 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


901 


graciés  samedi.  On  assure  que  le  roi  a  dil  :  «  Ces  gens-là,  avec  leurs  conseils, 
€  me  feraient  perdre  dix  royaumes.  » 

Ce  qui  est  probable,  c'est  qu  a  mesure  que  croissaient  les  chances  de 
guerre  et  que  la  politique  moyenne  des  Barnave  et  des  Laraeth  devenait  plus 
impraticable,  la  Cour  était  plus  tentée  de  se  séparer  d'eux,  et  la  transmission 
du  mémoire  à  l'Empereur  fut  le  dernier  effet  de  leur  influence. 


Barbarooz. 
(D'après  aoe  estampe  de  la  Bibliothèqae  aationale.) 

Ce  n'est  pas  que  dès  ce  moment  la  guerre  fût  certaine.  L'Empereur  n'était 
toujours  pas  décidé  à  la  provoquer,  mais  elle  lui  apparaissait  comme  de  plus 
en  plus  probable,  el  malgré  ses  déQances  contre  la  Prusse,  il  signait  avec  elle, 
le  4  janvier,  un  traité  défensil".  Mercy  écrivait  à  la  reine  le  2  janvier  : 

«  L'électeur  de  Trêves,  inlimidé  par  les  menaces  de  guerre,  s'est  adressé 
à  l'Empereur  pour  être  secouru.  Le  monarque  a  fait  remellre  une  note  à 
l'amba.ssadeur  de  France,  où  il  est  dit  qu'on  natiribue  pas  au  roi  le  dessein 
d'attaquer  l'Allemagne,  que'  si  les  factions  forçai. "nt  la  volonté  du  roi,  en  ce 
cas  l'Empereur  serait  obligé  de  soutenir  ses  co-États,  et  que  par  précaution 


902  HISTOIRE    SOCIALISTE 

l'ordre  est  donné  au  maréchal  de  Dender  de  faire  marcher  un  corps  do  troupes 
au  secours  de  l'élecleurs'il  élail  allaiiué.  Tout  cria  ne  chaivje  point  C'^scntiel- 
lemerU  l'état  des  choses.  L'élecleur  a  dit  qu'il  ne  pcrraellrail  |  oint  il-  ra5>em- 
bl'emenls  chez  lui;  od  iic  lui  a  pas  demandé  plus,  donc  il  n'y  a  pas  île  motif 
d'attaquer,  mais  les  princes  français  voudraient  profiler  de  l'occasion  pour 
entamer  la  querelle,  et  en  cela  ils  suivent  un  faux  sy>tème,  au  lieu  i!e  laisser 
à  l'Assemblée  tout  le  lorl  el  U;  birime  dont  elle  se  couvrira  en  t'aisaiit  une 
agression  injuste,  faute  qu'il  est  clair  qu'elle  commettra  el  qui  lui  attirera  le 
ressentiment  de  toute  l'Europe.  Il  est  donc  de  bonne  politique  de  tout  ra- 
mener à  ce  plan  ;  cela  posé,  on  croit  que  l'on  ne  peut  faire  mieux  que  de 
jiar.ler  la  môme  contenance  et  le  même  maintien  jusqu'à  ce  que  c  ci  prenne 
un  développement  décidé.  Les  nouvelles  de  Vienne,  où  sans  doute  on  aura 
envoyé,  traceront  une  marche  certaine,  llest  moralement  impossible  que  l'on 
finisse  sans  guerre  civile  ou  itrangère  ;  il  est  même  probable  que  Tune  el 
l'autre  auront  lieu  en  môme  temps.  Quelque  critique  que  soit  une  pareille 
ch~nce,  elle  peut  relever  le  trône  plus  promptement,  plus  sûrement  qus  toute 
autre,  et  si  on  ne  lait  point  de  fautes,  si  on  s'attire  et  conserve  l*opiniou,  on 
se  verra  en  meilleur  terrain  que  l'on  n'a  j;imais  été  ci-devant.  » 

Puisque  la  guerre  commençait  à  paraître  inévitable,  les  conseils  de  Bar- 
nave  n'étaient  plus  pour  la  Cour  qu'un  fardeau.  Elle  le  secoua. 

On  devine  que  l'office  de  l'Empereur,  communiqué  à  l'Assemblée  le 
31  décembre,  fournit  à  Bri^sot  une  occasion  nouvelle  de  presser  les  hostilités, 
d'engn.ger  la  Révolution  dans  la  guerre. 

Le  17  janvier,  dans  le  débat  sur  le  rapport  de  Gensonné,  il  s'écria  :  «  Le 
masque  est  enfin  tombé,  votre  ennemi  véritable  est  connu;  l'ordre  donné  au 
général  Bender  vous  apprend  son  nom  ;  c'est  l'Emiiereur.  Les  électeurs 
n'étaient  que  des  prête-noms,  les  émigranls  n'étaient  qu'un  instruiuent  dans 
sa  main.  C'est  à  la  Haute-Cour  à  venger  la  nation  de  la  révolte  de  ces  princes 
mendiants.  {Applaudissements  dans  les  tribunes.) 

o  Cromwcll  força  la  France  ella  Hollande  à  chasser  Charles.  Une  pareille 
persécution  honorerait  trop  les  princes  :  saisissez  leurs  biens  et  abandonnez- 
les  à  leur  néant.  [Applaudissements.) 

«  Les  électeurs  ne  sonl  pas  plus  dignes  de  votre  colère  :  la  peur  les  fait 
prosterner  à  vos  pieds.  {Applaudissements.) 

«  Cependant  leur  soumission  peut  n'être  qu'un  jeu;  mais  qu'importe  à 
une  graniie  nation  celte  hypocrisie  de  petits  princes?  L'épée  est  toujours  dans 
vos  mains  etcelteépée  doit  nous  répondre  de  leur  bonne  conduite  pour  l'avenir. 

«Votre  ennemi  véritable  c'est  l'Empereur;  c'est  à  lui,  à  lui  seul,  que  vous 
devez  vous  ;itlacher;  c'est  Inique  vous  devez  combattre.  Vous  devez  le  forcer 
à  rompre  la  ligue  qu'il  a  formée  contre  vous  ou  vous  devez  le  vaincre.  Il  n'y  a 
pas  de  milieu,  car  l'ignominie  n'est  pas  un  milieu  pour  un  peuple  libre.  » 
(  Applaudissemeièii,} 


HISTOIIIK     SOCIALISTE  003 


Vraiment,  à  l'heure  où  nous  commençons  à  pressentir  que  la  guerre  est 
ine\'itable,  que  la  France  y  est  entraînée  par  les  passions  des  hommes  ou  par 
la  lorce  des  choses,  par  l'énervement  des  esprits  et  par  les  manœuvres  des 
partis,  à  la  veille  de  cette  grande  et  tragique  lutte  oîi  la  Révolution  sera  aux 
prises  avec  tout  l'ancien  régime  et  se  débattra  contre  toutes  les  trahisons,  nous 
voudrions  jeter  un  voile  sur  les  fautes  de  ses  amis,  sur  les  intrigues  de  ses 
défenseurs.  Mais  il  est  bien  difficile  de  ne  pas  témoigner  quelque  impatience 
à  ce  langage  de  Brissot. 

Pour  attiser  les  passions  guerrières,  pour  surexciter  l'orgueil  et  la  co- 
lère, tous  les  moyens  lui  sont  bons  et  les  contradictions  les  plus  impudentes 
ne  l'effraient  pas.  Ce  qu'il  dit,  en  cette  séance  du  17  janvier,  est  exactement 
le  contraire  de  ce  qu'il  disait  en  octobre,  en  décembre  et  même  au  commen- 
cement de  janvier.  Alors,  pour  rassurer  la  France,  pour  la  prendre  douce- 
ment dans  l'engrenage,  il  disait  :  «  Nous  avons  affaire  aux  électeurs,  aux 
émigrés  :  l'Empereur  veut  la  paix  :  il  a  besoin  de  la  paix.  » 

Maintenant  que  les  électeurs  dispersent  les  émigrés,  Brissot  s'écrie  : 
«  Que  vous  importent  les  électeurs,  que  vous  importent  les  émigrés?  C'est 
l'Empereur  qui  est  votre  ennemi,  c'est  l'Empereur  qu'il  faut  combattre.  » 
C'est  le  parti  pris  presque  cynique  de  la  guerre,  c'est  la  guerre  à  tout  prix.  Je 
serais  presque  tenté  de  dire  que  la  seule  excuse  de  la  Gironde  est  précisément 
dans  la  grossièreté  de  ses  artifices.  Pour  qu'Usaient  réussi,  il  faut  que  la  nation 
éprouvât  je  ne  sais  quel  besoin  profond  de  dissiper  par  une  action  décisive 
toutes  les  inquiétudes  et  tous  les  cauchemars.  Mais  dans  cette  impatience 
nerveuse  qui  livre  la  France  aux  sophismes  presque  outrageants,  aux  con- 
tradictions presque  méprisantes  de  Brissot,  je  trouve,  à  cette  date,  plus  de 
débilité  que  de  grandeur. 

Yergniaud  couvrit  d'un  beau  langage,  et  d'une  sorte  de  noble  passion 
oratoire,  les  roueries  politiciennes  et  belliqueuses  de  Brissot. 

«  Je  ne  vous  parlerai  pas  de  Vinquiétude  vague  qui  tourmente  les  esprits, 
de  i'anxii'lé  qui  fatigue  les  cœurs,  du  découragement  qui  peut  naître  dans 
lis  âmes  faibles  des  longues  angoisses  de  la  Révolution.  Je  ne  vous  dirai 
point  qu'on  emploiera  tous  les  moyens  de  séduction  pour  faire  dévier  les 
citoyens  de  la  route  du  patriotisme. 

€  De  toute  part,  vous  marchez  sur  une  lave  brûlante,  et  je  veux  croire  que 
vous  n'avez  pas  d'éruptions  violentes  à  redouter.  Mais  je  dirai  :  on  a  juré  de 
maintenir  la  Constitution  parce  qu'on  s'est  flatté  qu'on  serait  heureux  par 
elle.  Si  vous  laissez  les  citoyens  livrés  sans  cesse  à  des  inquiétudes  déchi- 
rantes, à  des  convulsions  continuelles,  si  vous  permettez  que  leurs  ennemis 
les  rendent  trop  longtemps  malheureux;  si  vous  laissez  établir  l'opinion  que 
ces  malheurs  ont  leur  source  dans  la  Révolution,  n'aurez-vous  pas  à  redouter, 
alors,  que  chaque  jour  n'éclaire  une  nouvelle  défection  de  la  cause  des 
peuples?... 


004  HISTOIRE     SOCIALISTE 

«  Or,  cet  état  d'incertitude  et  tf  alarmes,  ces  prâsagrs  cruels  sont,  ce  nir. 
semble,  mille  fois  plus  effrayants,  plus  terribles  que  l'i'lat  de  guerre,  bans 
dou(e,  la  guerre  traîne  après  elle  de  grandes  calamités;  elle  peut  môme  con- 
duire à  des  fautes  désastreuses;  mais  enfln  pour  un  pouple  qui  ne  vent  pas 
de  l'existence  sans  la  liberté,  elle  peut  aussi  conduire  à  la  victoire,  et,  i  ar 
elle,  assurer  une  paix  tranquille  et  durable.  Au  contraire,  l'état  dans  lequel  on 
voudrait  vous  l'aire  rester  est  un  véritable  état  de  destruction  qui  ne  peut 
vous  conduire  qu'à  l'opprobre  et  à  la  mort.  (Vifs  upplaudissemmls.) 

«Aux  armes  donc,  aux  armes;  c'est  le  salut  de  la  patrie  et  l'honneur  qui 
le  commandent;  aux  armes  donc,  aux  armes  ;  ou  bien,  victimes  d'une  indo- 
lente sécurité,  d'une  confiance  déplorable,  vo'us  retomberez  in-on-ihlenient 
et  par  lassitude  sous  le  joug  de  vos  tyrans;  vous  périrez  sans  gloiro,  vous 
ensevelirez  avec  votre  liberté  l'espoir  de  la  liberté  du  monde;  et,  devenus 
par  là  coupables  envers  le  genre  humain,  vous  n'anrrz  même  pas  la  consola- 
tion d'obtenir  sa  pitié  dans  vos  malheurs.  »  {Vifs  appl'iudissrmenls.) 

C'est  bien,  en  efTet,  une  sorte  d'angoisse,  la  pcm-  de  s'enliser  qui  fit  faire  à 
la  Révolution  un  grand  bond  vers  la  guerre. 

Vergniaud  demande  la  rupture  définitive  du  traité  d'alliance  conclu  avec 
l'Autriche  et  sur  lequel  reposait,  depuis  1756,  toute  la  politique  de  la  royauté. 
«  L'Europe,  dans  ce  moment,  a  les  yeux  fixes  sur  nous,  .\ppronons-lni  enfin 
ce  qu'est  l'Assemblée  nationale  de  France.  {Bravo!  Bravo!  Vifs  appluudissc- 
ments.)  Si  vous  vous  conduisez  avec  l'énergie  qui  convient  à  un  grand 
peuple,  vous  obtiendrez  ses  applaudissements,  son  estime,  et  les  alliances 
viendront  d'elles-mêmes  s'ofTrir  à  vous.  Si  au  contraire  vous  cédez  à  des  con- 
sidérations pusillanimes,  à  des  ménagements  honteux;  si  vous  négligez 
l'occasion  que  la  providence  semble  vous  offrir  pour  rompre  des  liens  avilis- 
sants; si,  lorsque  la  nation  a  secoué  le  joug  de  ses  despotes  intérieurs,  vous 
consenlez,  vous,  ses  représentants,  à  la  tenir  dans  l'asservissement  d'un  des- 
pote étranger,  j'oserai  vous  le  dire,  redoutez  la  haine  de  la  France  et  de  l'Eu- 
rope, le  mépris  de  votre  siècle  et  de  la  postérité.  »  {Bravo!  Bravo!  Vifs 
App  laudissemen  ts .  ) 

Oui,  mais  où  était,  dans  les  faits,  l'action  de  ce  despotisme  extérieur?  et 
était-ce  là  vraiment  l'obstacle  où  se  heurtait  la  Révolution? 

«  ...  Démosthénes,  tonnant  contre  Philippe,  disait  aux  Athéniens  :  Vous 
vous  conduisez  à  l'égard  du  roi  de  Macédoine  comme  les  barbares  se  con- 
duisent dans  nos  jeux.  Les  frappez-vous  au  bras,  ils  portent  la  main  au  bras, 
les  frappez-vous  à  la  tête,  ils  portent  la  main  à  la  tête.  Ils  ne  songent  à  se 
défendre  que  lorsqu'ils  sont  blessés;  jamais  leur  prévoyance  ne  va  jusqu'à 
parer  le  coup;  ainsi,  vous.  Athéniens,  si  l'on  vous  dit  que  Philippe  arme, 
vous  armez,  qu'il  désarme,  vous  désarmez;  qu'il  menace  un  de  vos  alliés; 
vous  envoyez  une  armée  pour  défendre  cet  allié;  qu'il  menace  une  de  vos 
villes,  vous  envoyez  une  armée  au   secours  de  celle  ville;   en  sorte   que 


HISTOIRE     SOClALlSTli, 


905 


vous  êtes  aux  ordres  de  Philippe,  c'est  votre  ennemi  qui  est  votre  général. 
«  Et  moi  aussi,  s'il  était  possible  que  vous  vous  livrassiez  à  une  dange- 
reuse sécurité,  parce  qu'on  vous  annonce   que  les  émigrés  s'éloignent   de 


Le  Jacobin  royaliste. 
Après  avoir  longtemps  gouverné  les  Galléres 
Maintenant  il  voudrait  gouverner  les  affaire». 
Image  conlre-révoluuonnaire. 
(D'après  une  estampe  du  Musée  CaroaTalet). 

l'éleclorat  de  Trêves;  si  vous  vous  laissez  séduire  par  des  nouvelles  insi- 
dieuses ou  des  faits  qui  ne  prouvent  rien,  ou  des  promesses  insigniDantes; 
et  moi  aussi,  je  vous  dirai  :  vous  apprend-on  qu'il  se  rassemble  dts  émigrés 
à  Worni-;  et  à  Coblentz,  vous  envoyez  une  armée  sur  les  bords  du  Rhin  ;  vous 

LIV.    U4,  —  HISTOIBE    SOCIALISTE.  L'V.    H  4. 


900  HISTOIRE    SOCIALISTE 


dit-on  qu'ils  se  ri^unisspnl  dans  les  Pays-Bas,  vous  envoyez  une  armée  en 
Flandre;  vous  dil-on  qu'ils  s'enfoncent  dans  le  sein  de  l'Allemagne,  vous 
rappelez  vos  sol  lais  dans  vos  foyers. 

«  Pul)lie-l-oii  des  leilres,  des  offices  dans  lesquels  on  vous  insulte?  Alors 
votre  indignation  s'excite  et  vous  voulez  combattre.  Vous  adoucit-on  par  des 
paroles  flatteusus,  vous  leurre-l-on  de  fausses  espérances,  alors  votre  cour- 
roux, docile  aux  insiimations,  se  calme  :  vous  toni^ez  à  la  paix.  Ain>i,  Mes- 
sieurs, ce  font  les  éniij^rés  et  Léopold  qui  sont  vos  chefs.  Ce  sont  eux  qui 
règlent  tous  vos  mouvements.  Ce  sont  eux  qui  di-posenl  de  vos  citoyens,  de 
vos  trésors,  ils  sont  les  arbitres  de  votre  repos,  ceux  i.evolre  destinée.  »  {Bravo! 
Bravo!  Applaudissements  réilérés.) 

J'ai  presque  honte  de  paraître,  commentateur  attardé,  épilo'-'uer  sur  ces 
paroles  pas^iol^lée•:,  d'où  sont  sortis  des  événements  passionnés.  A  quoi 
sert-il  que  je  coure  auprès  de  ce  char  de  IVu  en  répétant  :  Prenez  garde! 
Quel  démon  d'.ivcnlure  vous  emporte?  Le  char  éblouissant  et  lerribli",  char 
de  la  liljcilé  et  de  li  guerre,  de  la  lumière  et  de  la  foudre,  suit  son  chemin. 
Si  bientôt  le  dieu,  fi  inrce  de  manier  le  glaive,  devient  Cé.-ar  et  si  les  peuples 
éblouis,  héhôiés  partons  les  éclairs  de  la  guerre,  ne  sont  plus  qu'une  immense 
foule  d'esciiives  aveugles,  cela  empùchera-t-il  que  la  Gironde  ait  bien  p  idé  ? 
Pourtant  s'il  re.-te  encore  en  ces  heures  ardentes  quelque  droit  à  l'esprit 
critique  et  à  la  rai.-on,  comment  Yergniaud  se  scandalise-t-il  que  les  précau- 
tions que  prend  un  peuple  libre  soient  adaptées  aux  mouvements  mêmes  de  la 
réalité? 

11  paraît  que  se  prémunir  contre  un  péril  incertain  et  variable,  c'est 
être  l'esclave  de  ce  péril.  Il  paraît  que,  pour  se  délivrer  de  cet  esclavage, 
il  faut  al'er  tout  droit  au  péril  lui-même,  éveillfr  la  guerre  endormie  pour 
n'avoir  pas  à  en  surveiller  le  sommeil. 

«  AJes-ieurs,  dit  en  terminant  l'abondant  et  noble  orateur,  une  grande 
pensée  s'échappe  en  ce  moment  de  mon  cœur,  et  c'est  par  elle  que  je  Euirai. 
Il  me  semble  que  les  mânes  des  générations  qui  dorment  tlans  le  tombeau  se 
pressent  dans  ce  temple;  qu'ils  vous  adjurent  par  les  maux  que  leur  fit  souf- 
frir l'esclavage  d'en  préserver  par  voire  énergi"  les  générations  futures;  exau- 
cez ce  vœu  de  riniinanité  si  longtemps  opprimée.  Soyez  pour  l'avenir  une 
providence  généreuse.  Osez  vous  associer  à  la  justice  éternelle;  sauvci  la 
liberté  des  elloi  t»  des  tyrans;  vous  serez  toutà  la  fois  les  bienfaiteurs  de  votre 
patrie  et  ceux  du  genre  humain.  » 

11  est  singulier  qu'il  ne  se  soit  élevé  aucune  voix  à  la  Législative,  pas 
môme  cille  de  Coullion,  pour  soutenir  la  thèse  de  Roi  espierre,  pour  proles- 
ter contre  la  gucire  au  nom  de  la  démocratie  et  de  la  Révolution.  Si-iils  des 
modérés  rcti.-tèrint.  .Mathieu  Dumas  déclara  avec  force  qu'il  n'y  avait  point 
de  raison  solide  de  faire  la  guerre,  que  «  c'était  empoisonner  l'avenir  çue 
prendre  pour  une  rupture  formelle  le  dernier  office  de  l'empereur».  1!  a  laqua 


lirSTÛiriE     SOCIALISTE  907 

les  amis  de  Bris>otqui  «paraissent  redouter  que  des  démarches  satisfaisantes, 
que  des  actes  sincères,  qu'une  paix  solide  ne  leur  enlèvent  leur  chimère  ». 

«  Il  ne  faut  pas,  ajoute-t-il,  que  le  peuple  abusé  voie  dans  ce  vœu  terrible 
une  mesure  de  patriotisme  ;  son  courage  n'a  pas  besoin  d'êlre  excité;  vouloir 
ou  ne  vouloir  pas  la  guerre,  sont  deux  choses  également  absurdes;  il  faut  la, 
laire  si  (our  le  maintien  de  la  Constitution  elle  est  inévitable;  mais  il  ne  faut 
pas  la  rendre  inévitable  pour  la  faire.  » 

Mais  que  pouvait  ce  calme  langage  ?  Daverhoult,  qui  avait  poussé,  comme 
nous  lavcas  vu,  aux  premières  démarches  \igourèuses  contre  les  émigrés  et 
les  électeurs  et  qui  avait  ainsi  ouvert  les  voies  de  la  guerre  générale,  s'efCraie 
maintenant  des  vastes  plans  belliqueux  de  la  Gironde  et  il  les  dénonce  avec 
force  et  précision. 

«  Si  donc  j'ai  prouvé  que  cette  ligue  des  piinces  n'est  que  défensive, 
qu'il  dépend  de  nous  seuls  de  déjouer  par  nos  o;  éraiions  intérieures  les 
desseins  de  ceux  qui  voudraient  modifier  notre  constitution  dans  un  congrès, 
s  il  n'est  pas  moins  prouvé  que  tous  les  princes  ont  be>oin  de  la  paix,  et  déjà 
ils  vous  en  ont  donné  la  preuve  en  dispersant  les  attroupements  qui  portaient 
atteinte  à  votre  tranquillité  intérieure,  que  deviennent  alors  les  phrases  de 
ceux  qui  voudraient  vous  exciter  à  faire  une  guerre  injuste? 

«  Ce  n'est  pas  devant  vous,  et  dans  une  discussion  oii  il  s'agit  du  salut 
de  la  chose  publique  que  je  sais  composer  avec  la  vérité. 

«  L'on  vous  induit  en  erreur  lorsque,  bâtissant  sur  des  hypothèses  et  en 
vous  circonvenant  de  vaines  terreurs,  l'on  veut  vous  enga^'er  à  attaquer 
l'Empereur  pour  forcer  cette  ligue  de  princes  à  prendre  le  caractère  offensif; 
car,  la  déclaration  que  le  traité  de  1756  est  rompu  et  la  satisfaction  qu'oo 
demande  équivalent  à  une  déclaration  de  guerre.  C'est  donc  par  une  misé- 
rable équivoque  qu'on  a  opposé,  dans  cette  tribune,  la  dignité  de  la  nation 
française  à  celle  d'un  seul  homme  couronné.  Tant  que  les  nations  nos  voi- 
sines n'auront  pas  changé  leur  gouvernement,  l'homme  qui  est  à  leur  tête 
est  leur  représentant  de  fait,  et  sa  dignité  devient  la  dignité  nationale. 

«  Je  ne  vous  répéterai  pas  que  le  traité  avec  l'Autriche  vous  est  onéreux, 
toute  la  France  le  sait  :  il  est  inutile  d'en  donner  des  preuves,  et  ce  n'est 
pas  ici  qu'on  doit  débiter  des  lieux  communs  ;  mais  ce  qui  est  digne  de  votre 
attention,  c'est  d'examiner  si  c'est  dans  l'instant  où  vous  n'avez  aucun  autre 
allié,  où  toutes  les  liaisons  entre  les  différentes  cours  sont  formées,  que  vous 
devez,  non  seulement  rompre  ce  traité,  mais  forcer  Léopold  à  la  guerre,  sur 
l'espoir  douteux  que  d'autres  puissances  formeront  des  traités  avec  vous. 

«  Est-ce  d'après  des  données  aussi  incertaines  que  nous  devons  agir, 
messieurs,  lorsqu'il  s'agit  du  salut  public?  et,  s'il  m'est  permis  de  me  servir 
d'une  phrase  aussi  triviale,  est-ce  en  bâtissant  des  châteaux  en  Espagne  que 
nous  défendrons  la  liberté  et  la  constitution  française? 

«  Ne  vous  le  dissimulez  pas,  l'Empereur  et  la  Prusse  qui,  seuls,  ont 


008  iiisroiiîi.;    sor.i  \  i.is  i'k 

cinq  cenl  mille  bayonnelles  à  leurs  onlres  resleronl  unis  el  seront  loris  de 
ralliaiice  de  loules  les  autres  puissances  quand  la  guerre  sera  injuste  de 
votre  pari  pl  qu'elle  ne  sera  pas  nécessitée  aux  yeux  de  tous  ks  peuples  par 
la  conduiie  de  ces  naêmes  puissances. 

«  L'on  vous  a  donné  l'exemple  de  l'Angleterre,  mais  l'on  ne  vous  a  pas 
dit  que,  supérieure  sur  mer  à  toutes  les  autres  puissances,  elle  n'avait  rien 
à  craindre  pour  elle-môme  par  sa  position.  L'on  vous  a  cité  Charles  XI!, 
mais  l'on  vous  a  passé  Pnliawa  sons  silence. 

«  Messieurs,  soyons  vrais  ;  les  amis  de  la  liberté  voudraient  venir  au 
secours  de  la  philosophie  outragée  par  la  ligue  des  princes,  ils  voudraient 
appeler  tous  les  peuples  à  cette  liberté,  et  propager  une  sainte  insurrection  ; 
voilà  le  véritable  motif  des  démarches  inconsidérées  qu'on  vous  propose. 
Mais  devez-vous  laisser  à  la  philosophie  elle-même  le  soin  d'éclairer  l'uni- 
vers, pour  fonder,  par  des  progrès  plus  lents  mais  plus  sûrs,  le  bonheur  du 
genre  humain  et  l'alliance  fraternelle  de  tous  les  peuples  ?  ou  bien  devez-vous, 
pour  hâter  ces  e/Tels,  risquer  la  perte  de  voire  liberté  et  celle  du  genre  humain, 
en  proclamant  les  droits  de  l'homme  au  milieu  du  carnage  et  de  la  destruc- 
tion ? 

«  Cette  entrei  rise  ne  sera  noble,  grande,  digne  de  vous,  que  lorsque, 
provoqués  à  une  guerre  devenue  juste  et  nécessaire,  l'atlaque  sera  le  seul 
moyen  rie  défense,  lorsqu'en  vous  constituant  en  état  de  guerre  effective, 
vous  pourrez  prouver  à  l'univers  entier,  qui  \ous  contemple,  et  à  la  France, 
qui  vous  a  confié  ses  plus  chers  intérêts,  que  c'est  pour  maintenir  sa  Consti- 
tution, dont  vous  ôles  les  gardiens,  que  vous  allez  confier  son  sort  et  le 
sang  de  vos  frères  au  hasard  des  combats. 

»  Laissons  donc  à  la  philosophie  le  soin  d'éclairer  l'univers  el  si  l'aveu- 
glement de  cette  ligue  des  princes  devance  l'heure  qui  a  été  marquée  de 
toute  éternité  pour  fonder  le  seul  empire  durable,  celui  de  la  raison,  plai- 
gnons le  sort  de  l'humanité  soulTranle,  qui  alors  ne  verrait  luire  ces  beaux 
jours  qu'après  un  orage  aussi  terrible.  » 

Le  discours  de  Daverhoult  porta,  et  Brissot  se  crut  obligé  de  lui  répondre 
par  une  note  du  Patriote  Français  (26  janvier). 

«  M.  Daverhoult  a  rejeté  mon  projet,  parce  que,  dil-il,  il  porte  sur  une 
fausse  hypothèse  de  ligue  entre  diverses  puissances  contre  la  France.  Je  ré- 
ponds :  1°  que  ce  n'est  point  une  hj-polhèse,  que  la  ligue  est  prouvée  par  les 
différents  actes  que  j'ai  rapportés. 

«  2*  Je  dis  que  mon  système  roule  sur  ce  dilemme  :  ou  l'Empereur  veut 
nous  attaquer  ou  il  ne  veut  que  nous  effrayer  :  dans  le  premier  cas  il  faut  le 
prévenir;  dans  le  second,  le  forcer  à  reculer. 

«  Ni  M.  Daverhoult  ni  les  orateurs  qui  m'ont  attaqué  n'ont  répondu  à  ce 
dilemme.  » 

La  réplique  de  Brissot  était  pitoyable.  D'abord  il  n'avait  pas  démontré 


HISTOIRE     SOCIALISTE  909 

du  tout  l'existence  d'une  ligue  offensive.  El  puis,  cette  prétention  d'enfermer 
dans  un  dilemme  la  réalité  raouvanle  et  multiple  du  monde  était  odieuse- 
ment ridicule.  La  vérité  est  que  l'Empereur  était  pris  entre  des  forces  très 
divergentes  et  des  exigences  très  opposées.  Il  souffrait  des  périls  de  sa  sœur, 
mais  il  ne  voulait  pas  déclarer  la  guerre  à  l'aventure.  Ses  sentiments  tialtT- 
nels,  le  point  d'honneur  monarchique  lui  conseillaient  d'intervenir,  mais  son 
intérêt  lolitique  lui  conseillait  l'ab-teiitioii.  i:t  il  manœuvrait  pour  com-ilier 
ces  nécessités  contraires.  Il  pouvait  donc  dépendre  de  la  France  elle-même 
et  de  l'Assemblée  que  l'esprit  de  Léopold  inclinât  enfin  d'un  côté  pliuôi  que 
de  l'autre;  et  la  rouerie  pédantesque  et  plate  de  Brissot  enfermant  dans  les 
branches  grêles  d'un  dilemme  la  formii table  question  de  la  paix  ou  de  la 
guerre  et  l'avenir  môme  de  riium.inilé  libre  apparaît,  dans  cette  note,  d'une 
façon  bien  déplaisante. 

En  fait,  dans  tout  le  débat,  une  seule  parole  vraie  et  profonde  avait  été 
dite,  c'est  celle  de  Vergniaud,  signalant  l'état  d'anxiété,  d'angoisse  qui  pous- 
sait le  pays  à  brusquer  une  décision,  il  fallait  obliger  la  maladie  «  à  se  dé- 
clarer ».  M  lis  nul,  dans  l'Assemblée,  n'avait  eu  le  courage  de  dire  :  Celle 
angoisse,  d'où  nous  vient-elle?  Est-ce  du  dehors  ou  du  dedans? 

En  fait,  ce  sont  les  rapports  de  la  Rév  lution  et  de  la  R.oyauté  traîtresse, 
sournoise,  paralysante,  qui  auraient  dû  être  abordés. 

La  Législative  a  fui  le  problème  terrible  :  elle  s'est  réfugiée  dans  la 
guerre  immense,  comme  un  homme  obsédé  se  réfugie  dans  la  tempête  pour 
étourdir  un  souci  qu'il  ne  peut  chasser,  pour  calmer  rénervemeiit  d'un 
doute  in-ohible.  Et  le  médioi;re  Méphistophélè-î  de  la  Gironde  a  guetté  celte 
heure  de  lassitude  intime  de  la  Révolution  pour  lui  faire  conclure  un  pacte 
de  guerre. 

Au  moment  où  j'écris  le  monde  entier  est  encore  lié  jar  ce  pacte. 
Quand  donc  l'iiumanilé  socialiste  le  brisera-l-elle  ? 

11  est  tellement  fort  et  il  a  si  étroitemrnt  lié,  depuis  plus  d'un  siècle, 
les  consciences  et  les  esprits,  que  même  les  plus  hauts  penseurs,  même 
ceux  qui  ont  un  grand  cœur  pacifique  et  fraternel  ne  semblent  pas  concevcir 
que  la  Révolution  ait  pu  être  sépnrée  de  la  guerre. 

En  cette  même  séance  du  17  janvier,  Condorcet,  n'essayant  mémo  pas 
d'appuyer  D.iveihoult  et  de  s'opposer  aux  démarches  irréparables,  s'irgéni»^ 
seulement  à  épurer  la  guerre  de  toute  pensée  trop  grossière  de  conquête, et  à 
la  re.-:lreindre.  Il  croit  qu'une  diplomatie  franchement  révolutionnaire  pour- 
rait aisément  nouer  des  alliances,  surtout  avec  l'Angleterre,  et  il  dcn  ande 
que  le  pouvoir  exécutif  renouvelle  tout  son  personnel  de  représentants  au 
dehors. 

Plus  tard,  le  noliie  et  doux  communiste  Cabet,  écrivant,  en  1832,  un 
chapitre  sur  la  Révolution  française,  ne  se  pose  même  pas  le  problème. 
II  ne  sprable  pas  son;.çonner  qu  uue  auue  poiilique  fût  possible  que  celle 


uio  histuiul:   socialiste 

des  Ftuillnnls,  roy.ilisie  et  paciOque,  ou  celle  des  Girondins,  révolutionnaire 
et  belliqiieu-;!!. 

«  Crpi'ii  liint  les  patriotes,  qui  reçoivent  chaque  jour  des  nverlisse- 
menls  et  que  mille  spp  rencos  inquiètent  et  elTraient,  se  demandent  sans 
cesse:  Mais  Ir  roi  ne  nous  traltit-H  pas?  L'i'tranfjer  n'a-t-il  pas  résolu  la 
guerre  ? 

«  Lesconstitu.ints  et  les  modérés,  réunis  dans  le  club  des  Fenilianls(</oc- 
trinaires  et  juste-milieti  d'alors),  voulant  concentrer  tout  le  pouvoir  dans  la 
bourgeoisie,  redontant  le  peuple  proprement  dit,  croient  ou  feignent  de 
croire  à  la  sincérité  de  Louis  XVI,  ou  du  moins  se  flailent  que  li  doucnur  et 
les  concessions  vaincront  enfln  ses  répugnance*  pour  la  Ri-volulion  ;  ils  pré- 
tendent que  U's  rois  craiqtipnl  la  France  Inrnplus  qu'elle  ne  doit  les  craindre 
elle-même  ;  que  c'est  pour  eux  surtout  que  la  paix  est  un  besoin  impérieux  ; 
que  leurs  menaces  ne  sont  que  des  fanfaronnades  ;  que  leurs  préparatifs 
sont  purement  défensifs:  qu'il  faut  éviter  toutes  les  mesures  qui  poiirrtieat 
les  inquiéter;  el  qu'on  évitera  la  guerre  si  la  Hévoiulion  est  sage.  Leur 
devise  est  légalité,  constitution,  confiance,  modération  et  paix. 

«  Louis  XVI  choisit  ses  ministres  parmi  eux,  mais  il  conspire  avec  ceux 
qui  veulent  se  rendre  ses  complices  el  trompe  les  autres;  il  bur  cache  ses 
correspondances  p.irliculières,  les  résaluLions  hostiles  des  étrangers,  leurs 
prépar.iLifs  d'attaque  et  même  leur  marche  ve  rs  nos  fromiéres. 

«  D'un  autre  côté,  il  invoque  sans  cesse  une  constitution  qui  lui  donne 
assez  de  pouvoir  pour  qu'il  puisse  trouver  moyen  de  la  renverser... 

«  Les  autres,  en  beaucoup  plus  grand  nombre,  parmi  lesquels  se  trouvent 
les  lameux  Girondins,  le  duc  d'Orléans  et  son  fils,  réunis  dans  le  club  des 
Jacobins,  sont  convaincus  qup  Louis  XVI  ne  se  résignera  jamais  à  la  diminu- 
tion de  son  ancienne  aulorité  ;  qu'il  conspire  contre  la  Consliiulion  ;  qu'il 
s'entend  avec  l'émigration  et  avec  l'étranger;  que  l'inlérôt  des  rois  est 
d'étoulîer  la  Révolution  ;  qu'ils  veulent  non  seulement  rétablir  le  pouvoir 
absolu,  mais  surtout  démembrer  le  royaume;  que  leurs  préparât!  s  sont 
hostiles  ;  que  la  guerre  est  inévitable  ;  que  le  danger  est  immitient  et 
pressant;  enfin,  que  le  salut  [lublic  exige  qu'on  se  pré.iare  à  la  guerre,  et 
qu'on  fasse  expliquer  catégoriquement  les  gouvernements  étrangers  sur 
leurs  intentions  et  leurs  projets.  » 

Ce  tableau  tracé  par  Cabet  serait  admirable  en  sa  brièveté  si,  à  propos 
de  la  question  de  la  guerre,  il  n'y  avait,  quelques  traits  inexacts  et  brouillés, 
et  aussi  une  sinu'ulière  lacune.  Ce  ne  sont  pas  les  modérés  tout  d'atwrd,  ce 
ne  sont  pas  les  Feuillants  qui  ont  voulu  persuader  au  pays  que  les  souve- 
rains étrangers  veulent  la  paix,  et  ont  peur  de  la  France.  C'est  la  Gironde, 
c'est  Brissot.  Et  c'est  Brissol  aussi  qui  combat  la  «  déflance  ». 

11  n'est  pas  vrai  non  i>lus  que  les  modérés  se  soient  tous  et  systémati- 
quement opposés  à  la  guerre,  à  toute  gruerre.   Sous   l'inspiration  de  Nar- 


HISTOIRE     SOCIALlSTn:  nii 

bonne,  de  madame  de  Staël  et  •même  de  quelques-uns  des  anciens  consti- 
tuants, ils  ont  voulu  tenter  l'aventure. 

Enfin,  Cabet  oulilie  complèlement  et  semble  même  ignorer  l'immense 
effort  de  Robespierre,  du  journal  de  Prudhomme,  d'une  très  notable  partie 
des  Jacobins  pour  ne  se  livrer  ni  à  la  Cour  ni  à  la  Gironde,  ni  au  modéran- 
tisnie  ni  à  la  guerre,  et  pour  diriger  vers  la  démocratie  et  la  paix  le  torrent 
des  forces  révolutionnaires. 

Dans  la  tradition  révolutionnaire,  dans  l'image  un  peu  déformée  que  se 
transmettent  les  génération*,  la  guerro  et  la  Révolution  sont  liées.  Et  c'est, 
si  je  puis  dire,  celte  superposition  d'image  qui,  plus  d'une  fois,  permit  aux 
républicains  et  aux  bonapartistes  de  marcher  d'accord  contre  les  menaces  et 
les  retours  on'en>i'"s  de  l'ancien  régime. 

Cho>e  curieuse.  L'ardent  robespierriste  Laponnenye,  qui  connaissait  à 
fond  la  vie  de  Rohe-pierre,  dont  il  a  édité  les  œuvres,  dans  les  leçons  popu- 
laires qu'il  fais  lit,  en  1831.  sur  l'histoire  de  la  Révolution,  n'a  pas  même 
signalé  les  grands  efforts  de  Robespierre  pour  maintenir  la  paix.  Il  signale 
pourtant,  avec  une  clairvoyance  aiguisée  par  la  haine,  la  duplicité  des  Giron- 
dins d.'jins  la  préparation  de  la  guerre.  <■  Il  ne  manquait  plus  au  triomphe  des 
Girondins  que  de  compromettre  le  roi  avec  l'Europe,  et  de  le  mettre  dans  la 
nécessité  de  faire  la  guerre  aux  despotes  conjurés  pour  le  rétablir  dans  ses 
anciennes  prérogatives  :  ils  l'entreprirent  et  le  succès  couronna  leurs  efforts... 
Cependant  il  était  encore  possible  au  ministère  de  Louis  XVI  (en  avril)  de 
prévenir  les  hostilités  sans  déshonneur  ;  il  aima  mieux  les  entreprendre... 

«  Le  gant  c>t  jeté,  la  lice  est  ouverte,  les  partis  vont  se  précipiter  l'un 
contre  l'autre.  Une  lutte  sanglante  va  s'engager  pour  vingt-cinq  ans  ;  pen- 
dant un  quart  de  siècle  l'Europe  roulera  contre  la  France,  la  France  roulera 
contre  l'Europe,  débordera  sur  l'Europe,  et  ce  duel  d'un  peuple  contre  vingt 
peuples,  d'une  nution  contre  un  monde  entier,  sa  terminera  par  une  invasion 
honl-^use  que  lu'i  des  plus  grands  capitaines  de  l'époque  aura  value  à  notre 
malheureuse  patrie. 

«  D'abord  défensive,  la  guerre  deviendra  offensive,  car  il  n'est  pas  dans 
notre  caractère  d'attendre  l'ennemi  derrière  des  retranchements;  c'est  au  pas 
de  charge  et  la  bayonnette  en  avant  que  les  Français  se  battent.  Juste,  légi- 
time et  toute  de  propagande,  tant  qu'elle  soutiendra  les  intérêts  do  la  Révo- 
lution, cette  guerre,  quelques  années  plus  tard,  deviendra  inique,  conqué- 
rante, spoliatrice,  quand  un  soldat  ennemi  de  la  liberté  s'en  sera  empiré 
pour  la  taire  servir  à  ses  projets  ambitieux.  » 

Voilà  comment,  en  1831,  un  robespierriste  exalté,  qui  adorait  son  héros 
comme  un  saint,  résumait  le  grand  drame  de  révolution  et  de  guerre  dont 
nous  cherchons  m  ce  moment  les  origines.  11  n'est  point  dupe  de  la 
manœuvre  pi  ondine,  etil  ne  croit  pas  que  la  guerre  fût  inévitable;  mais 
comme    celle  indication  est  discrète  et  timide  I  comme  il  ncëlige,  de  peur 


912  UISTOIHK     SOCIALISTK 


sans  doute  de  scandaliser  les  ouvriers  qui  l'écoulaienl,  de  signaler  la  lulle, 
si  ^-'lorieu^e  pourl.iiil,  que  soutint  Robespierre  contre  les  entraînements  belli- 
queux I  El  il  semble  accepter  cette  «  guerre  de  propagande  »  à  laquelle 
Robespierre  ojjposait  de  si  forles  objections. 

Ainsi,  le  torrent  éblouissant  et  trouble  où  la  Gironde  a  môle  les  flots  de 
la  Révolution  et  les  flots  de  la  guerre  s'est  creusé  un  lit  jusque  dans  la  cons- 
cience de  roc  des  montagnards  et  de  leurs  héritiers. 

C'est  peut-être  parce  que  la  paix,  l'harmonie  internationale,  nous 
appaMÎt  à  nous  comme  une  con 'ition  absolue  de  l'avènenienl  proléiarien  et 
de  la  révolution  sociale  que  nous  portons  jusque  dans  le  jassé,  jusque  ilans 
la  révoluiion  de  la  démocratie  bourgeoise  ce  parti  pris  de  paix. 

Ce  sérail  fausser  le  sens  de  l'histoire  que  de  substituer  noire  sensibilité 
à  celle  des  ho:iimes  de  92.  mais  en  signalant  ce  qu'il  y  eut  dès  lors,  dans  la 
polilijue  belliqueuse,  d'intrigues,  de  sophismes  et  d'obscur  cncrvemenl, 
nous  préserverons  peut-ôlre  les  générations  nouvelles  des  déclamations 
héru'iques  et  vaines  qui  ne  propagent  plus  que  les  haines  ineptes  ou  basses 
et  l'esprit  de  réaction. 

Comme  conclusion  à  tous  ce?  débats  de  janvier,  l'Assemblée  rendit  dans 
la  séance  du  25,  un  décret  qui  ressemblait  vraiment  à  une  déclaration  de 
guerre  : 

I.  —  «  Le  roi  sera  invité,  par  un  message,  à  déclarer  à  l'empereur 
qu'il  ne  peut  désormais  traiter  avec  aucune  puissance  qu'au  nom  de  la 
nation  française,  et  eu  vertu  des  pouvoirs  qui  lui  sont  délégués  par  la  Cons- 
titution. 

II.  —  «  Le  roi  sera  invité  à  demander  à  l'empereur  si,  comme  chef  de  la 
maison  d'Autriche,  il  entend  vivre  en  paix  et  en  bonne  intellii^ence  avec  la 
nation  irançaise,  et  s'il  renonce  à  tout  traité  et  convention  dirigés  contre  la 
souveraineté,  l'indépendance  et  la  sûreté  de  la  nation. 

«  111.  —  Le  roi  sera  invité  à  déclarer  à  l'empereur  qu'à  défaut  par  lui  de 
donner  à  la  nation  avant  le  1"  mars  prochain,  pleine  et  entière  satisfaction 
sur  les  points  ci-dessus  rapportés,  son  silence,  ainsi  que  toute  réponse  éva- 
sive  et  dilatoire,  seront  regardés  comme  une  déclaration  de  guerre. 

«  IV.  —  Le  roi  sera  invité  à  continuer  de  prendre  les  mesures  les  plus 
promptes  pour  que  les  troupes  françaises  soient  en  état  d'entrer  en  campagne 
au  premier  ordre  qui  leur  en  sera  donné. 

«  L'Assemblée  nationale  charge  son  comité  diplomatique  de  lui  faire 
incessamment  son  rapport  sur  le  traité  du  17  mai  1756.  » 

Gomme  pour  souligner  le  sens  guerrier  de  ce  décret,  le  maréchal  de 
Rochambeau,  commanlant  d'un  des  trois  corps,  prit  séance  ce  môme  jour  à 
l'Assemblée.  Il  lui  demanda  diverses  me-ures  d'ordre  militaire,  et  il  li-rniina 
par  ces  mots  chaleureusement  applaudis:  «J'espère,  messieurs,  que  par  le 
fruit  de  vos  déclarations,  vous  voudrez  bien  aider  et  soutenir  le  zèle  qui 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


913 


anime,  pour  le  service  de  l'Elat,  une  vieillesse  plu?  que  sexagénaire,  et  l'âme 
encore  brûlante  d'un  corps  épuisé.  »  Le  souifle  héroïque  et  chaud  de  la  Ré- 
volution rajeunissait  les  corps  et  les  âmes. 

Quel  elfet  produisit  ce  décret  de  l'Assemblée  ?ur  la  Cour  de  France,  sur 
l'empereur  d'Autriche,  sur  les  ministres  de  Louis  XYl?  11  est  clair  que  la 
guerre  apparut  à  tous  infiniment  plus  probable  et  plus  proche.  Mais  rien  de 
décisif  ne  jaillit  encore.  Mercy,  averti  par  les  débals  de  l'Assemblée,  com- 


Let  Jacobins  lavent  leurs  confrères  galériens,  soldats  de  Château  Vieu3>, 

Image  contre-revolulionnaire. 
(D'après  uqo  estampe  du  Musée  Carnaralet.) 

mence  à  prévoir  la  guerre,  et  il  organise,  d'accord  avec  la  reine,  un  service 
d'espiotmage.  «  Ce  qui  s'est  passé  à  l'Assemblée,  écrit-il  à  la  reine  le  24  jan- 
vier. Justifie  l'opinion  que  l'on  a  eue  à  Vienne  de  l'inutilité  et  même  des 
inconvénients  d'un  Congrès.  Il  parait  que  le  moment  approche  où  les  Cours 
s'expliqueront  entre  elles  d'une  manière  précise;  on  doit  en  être  informé  in" 
cessammenl.  Si  la  gurrre  éclate,  il  sera  bien  important  que  l'on  sache,  aux 
Tuileries,  les  mouvements  de  chaque  jour  et  les  intrigues  de  tous  les  partis. 
Il  faudrait,  à  cet  effet,  des  observateurs  bien  intelligents  et  actifs.  On  croit 
avoir  dos  preuves  que...  y  serait  très  propre.  Par  son  canal,  on  établirait  un 

LIV.   113.    —    BISTOIRË   SOCIALISTE.  LIV.     US, 


914  HISTOIKH:     SOCIALISTH 


concert  de  nolion»  el  de  mesures;  sans  cet  accord,  bien  des  choses  essen- 
tielles échapperont.  On  supplie  de  faire  attention  à  cette  remarque.  •  C'est  la 
trahison  royale  qui  se  précise. 

Mais,  malgré  ratlitiide  tous  les  jours  pln>  asïressive  de  l'A'^semljléi', 
malgré  même  le  décret,  ren>pereur  hésite  encore.  Il  est  vivement  préoccupé 
de  ses  grands  desseins  en  Pologne.  Depuis  des  années,  il  manœuvrait  pour 
soustraire  la  Pologne  à  l'influence  russe  et  prussienne,  pour  la  sauver  de 
l'anarchie  et  pour  y  installer  une  monarchie  héréditaire,  alliée  à  l'.-Vulriche  et 
sur  laquelle  celle-ci  aiiniit  une  grande  autorité  morale.  Le  3  mai  1191,  une 
révolution  dans  ce  sens  s'était  opérée  en  Pologne,  sons  la  conduite  du  roi 
Stanislas,  enfin  acquis  aux  vues  de  Léopold  II.  Le  droit  de  veto,  &'est-à-dirc 
le  droit  reconnu  à  tout  noble  d'arrêter,  par  sa  seule  opposition,  toute  déci- 
sion de  la  Dii^ie,  fut  aboli. 

Des  garanties  furent  données  aux  paysans,  des  droits  politiqups  furent 
accordés  à  la  bourgeoisie,  et  un  système  de  deux  Chambres  fut  institué.  Le 
ministère  devait  gouverner  au  nom  d'une  monarchie  héréditiire.  Et  c'est  dans 
la  maison  de  l'Electeur  de  Saxe,  alliée  à  la  maison  d'Autriche,  que  la  cou- 
ronne de  Pologne  devait  être  fixée.  Ainsi,  la  Pologne  et  la  Saxe  réunies,  asso- 
ciées, constituaient  en  Allemagne,  contre  la  Prusse  et  la  Russie,  une  force  de 
premier  ordre,  et  l'influence  de  l'Autriche  dans  le  monde  était  singulière- 
ment accrue:  la  Prusse  ne  pouvait  plus  lui  arracher  l'Allemagne.  La  Russie 
ne  pouvait  plus  contrarier  ses  progrès  en  Turquie.  On  devine  qu'il  était  cruel 
à  Léopold  II  de  renoncer  à  ce  plan  magnifique  pour  entreprendre  une  guerre 
onéreuse  et  périlleuse  contre  la  Révolution. 

Il  lui  était  cruel  de  négocier  avec  la  Prusse  une  entente  contre  la  France, 
et  de  se  condamner  par  là  môme  à  abandonner  ses  desseins  en  Pologne  que 
la  Prusse  ne  pouvait  tolérer.  Aussi,  s'efl"orçait-il  encore  d'ajourner  tout  au 
moins  la  rupture  avec  la  France,  et  le  mémoire  qu'il  adressa  à  Marie-.\ntoi- 
nelte  le  31  janvier,  répond  certainement  à  ses  pensées.  Bien  que  la  reine  lui 
eût  écrit  d'envoyer  une  réponse  «  qu'on  pût  monlior  »,  il  est  clair  que  c'est 
bien  la  politique  de  l'empereur  lui-môme  qui  s'exprime  dans  ce  mémoire: 
«  31  janvier  1792.  Très  chère  sœur,  je  crois  ne  pouvoir  mieux  témoigner  ma 
tendre  amitié  pour  vous  et  pour  le  roi,  en  ces  moments  critiques,  qu'en  vous 
ouvrant  mes  sentiments  sans  la  moindre  réserve.  Je  m'en  acquitte  avec  la 
plus  entière  cordialité  par  ce  mémoire  que  je  vous  envoie  pour  servir  de  ré- 
ponse à  celui  que  vous  m'avez  fait  parvenir  par  le  canal  du  comte  de  Mercy. 
Charmé  de  voir  que  nos  idées  et  nos  vues  se  rencontrent  dans  les  points  les 
plus  essentiels,  je  ne  puis  que  bien  augurer  de  l'issue;  elle  sera  à  la  fois  tran- 
quille et  heureuse  si  elle  répond  aux  vœux  que  me  dicte  latiachemenl  vif  et 
éternel  avec  lequel  je  vous  embrasse.  » 

Léopold  II  expose  d'abord  le  plan  de  revision  conslitutionnelle  qui,  selon 
lui,  devrait  être  appliqué:  «  Les  imperfections  de  la  nouvelle  Constitution 


HISTOIRE    SOCIALISTE  915 


française  rendent  indispensable  d'y  acheminer  des  modifications  pour  lui 
assurer  une  existence  solide  et  tranquille.  L'empereur  applaudit  à  cet  égard  à 
la  sagesse  des  bornes  que  Leurs  Majestés  Très  Chrétiennes  mettent  à  leurs 
désirs  et  à  leurs  vues.  » 

«  Le  rétablissement  de  l'ancien  régime  est  une  chose  impossible  à  exécu- 
ter, inconciliable  avec  la  prospérité  de  la  France.  Le  renversement  des  bases 
essentielles  de  la  Constitution  serait  incompatible  avec  l'esprit  actuel  de 
la  nation  et  exposerait  aux  derniers  malheurs.  Lier  cette  Constitution  avec 
les  principes  l'ondamenlaux  de  la  monarchie  est  le  seul  but  auquel  on  peut 
raisonnablement  viser.  » 

«  Les  objets  compris  dans  ce  but  sont  tracés  avec  la  précision  la  plus  sa- 
tisfaisante dans  le  mémoire  envoyé  par  la  reine.  Conserver  au  trône  sa  dignité 
et  la  convenance  nécessaire  pour  obtenir  le  respect  et  l'obéissance  aux  lois; 
assurer  tous  les  droits,  accorder  tous  les  intérêts  :  et,  regardant  comme  objets 
accessoires  les  formes  du  régime  ecclésiastique,  judiciaire  et  féodal,  rendre 
toutefois,  dans  la  Constitution,  à  la  noblesse  un  élément  politique  qui  lui 
manque,  comme  partie  intégrante  de  toute  monarchie.  Ces  points  d'amende- 
ment renferment  tout  ce  qu'il  est  nécessaire  de  vouloir...  » 

«  Il  y  a  quatre  mois  que  l'empereur  partageait  l'espoir  que  le  temps,  aidé 
de  la  raison  et  de  l'expérience,  sufQrait  seul  pour  réaliser  les  amendements. 
Les  communications  secrètes  ci-jointes  prouveront  la  bonne  foi  avec  laquelle 
il  seconda,  sur  cet  espoir,  la  détermination  du  roi  et  de  la  reine  et  qu'il  ne 
tint  point  à  ses  soins  que  les  mêmes  vues  n'aient  été  adoptées  par  toutes  les 
Cours  (elles  l'ont  toutefois  été  par  la  plupart,  et  même  par  toutes,  eu  égard 
à  l'effet),  ainsi  que  par  les  frères  du  roi  et  par  les  émigrés. 

e  Ce  n'est  pas  que  V empereur  ne  persiste  encore  à  croire  que  le  but  devra 
et  pourra  être  rempli  sans  troubles  et  sans  guerre,  car  il  est  intimement  con- 
vaincu que  rien  de  solide  ne  pourra  être  effectué  qu'en  se  conciliant  la 
volonté  et  l'appui  de  la  classe  la  plus  nombreuse  de  la  nation,  composée  de 
ceux  qui  voulant  la  paix,  l'ordre  et  la  liberté  sont  aussi  fortement  attachés 
à  la  monarchie;  mais  parce  qu'ils  ne  sont  pas  tous  parfaitement  d'accord, 
parce  qu'ils  sont  lents  à  se  mouvoir  et  à  se  déterminer,  parce  que  leur  atta- 
chement à  la  Constitution  est  plus  obstiné  qu'éclairé,  tout  porte  l'empereur 
à  craindre  que  cette  même  classe  de  gens,  abandonnée  à  elle-même,  ou  se 
laissera  toujours  maîtriser,  ou  que  ses  bonnes  intentions  seront  prévenues  et 
rendues  infructueuses  par  le  parti  républicain,  dont  le  fanatisme  dans  les  uns 
et  la  perversité  des  autres  supplée  au  nombre  par  une  énergie  d'activité,  d'in- 
trigues et  de  mesures  fermes  et  concertées,  qui  doit  nécessairement  l'em- 
porter sur  le  découragement,  la  désunion  ou  l'indifférence  des  premiers.  Plus 
les  chefs  (si  bien  caractérisés  dans  le  mémoire)  qui  dirigent  ce  parti  sentent 
que  le  temps  et  le  calme  anéantiront  leur  crédit,  plus  ils  se  livrent  à  des  me- 
bures  désespérées  et  violentes,  et  cherchent  d'entraîner  la  nation  à  des  extré- 


1)1»  '         kistuirl:   socialiste 

tnitt''s  irr^mMiahli'K  pour  subvenir,  par  un  fanatixme  universel,  à  la  détresse 
des  ressources  et  à  /'iuyuf/isance  des  moyens  constitutionnels.  » 

«  Tcllr  est  la  vraie  sozirce  de  la  crise  actuelle.  C'est  par  un  dessein  pré' 
médité  de  récliuu/fer  le  zèle  révolutionnaire  de  la  nation  que  les  rassemble- 
ments des  étiiigics,  (|ih  n'arrivaient  pas  en  somme  tolale  à  quatre  mille 
hommes  et  qu'il  éiait  facile  de  contenir  par  des  mesures  analogues  à  liiisigni- 
Qance  du  danger,  ont  servi  de  prétexte  à  un  armement  de  cent  cinquante 
mille  hommes  ras<cmlilés  en  trois  armées  sur  les  Cronlières  de  l'empire  ger- 
manique. Au  lieu  des  ménagements  dus  à  la  conduite  modérée  de  l'empereur 
qui  venait  d'y  mettre  le  comble  par  le  désarmement  des  émigrés  aux  Pays- 
Bas,  au  lieu  de  se  ré(,'oncilier  des  princes  de  l'empire  qu'on  a  dépouillés  au 
fond  contre  la  teneur  des  traités,  on  force  l'empereur  et  l'empire,  par  des 
déclarations  impérieust^s  et  menaçantes  et  par  des  armcraenls  excessifs,  à 
pourvoir  de  leur  côlô  à  la  sûreté  de  leur  frontière  et  à  la  tranquillité  de 
leur  Etat... 

«  Les  vœux  des  pervers  qui  ont  amené  ces  extrémités  seraient  comblés  si 
l'empereur,  ulcéré  par  une  telle  conduite  et  désespérant  absolumt-nt  du  succès 
des  moyens  conciliants,  se  laissait  entraîner  à  des  projets  de  rupture,  épou- 
sant hautement  la  cause  des  émigrés,  et  se  réunissant  avec  ceux  qui  désirent 
une  contre-révolution  parfaite.  Ils  attendent  sans  doute  avec  impatience  ce 
moment  pour  accabler  l;  parti  modéré,  et  pour  précipiter  la  nation,  par  des 
mesures  violentes,  ilans  ce  nouvel  état  de  choses  pire  que  l'état  actuel  et  ac- 
compagné de  maux  sans  nombre  qu'il  n'y  aura  plus  moyen  d'empôcher  ni 
de  changer. 

«  L'empereur  préservera,  s'il  est  possible,  la  France  et  l'Europe  entière 
d'un  tel  dénouemenl.  Il  augmentera  d'abord  ses  forces  de  l'Autriche  anté- 
rieure d'environ  six  mille  hommes,  puisque  ce  moyen  est  indispensable, 
quand  on  ne  considérerait  que  l'esprit  d'insurrection  qui  germe  déjà  dans  les 
contrées  de  l'Allemagne  qui  bordent  le  Rhin.  Il  concourra  à  des  armements 
plus  considérables  encore  et  proportionnés  à  ceux  de  la  France,  puisque  ce» 
derniers  compromettent  immédiatement  la  sûreté  et  l'honneur  de  l'empire 
germanique  et  le  repos  des  Pays-Bas.  Mais,  renfermant  le  but  de  ces  mesures 
dans  les  motifs  de  défensive  et  de  précaution  qui  en  rendent  l'emploi  néces- 
saire, bien  loin  d'abandonner  et  contredire  les  principes  sages  et  salutaires 
dont  il  partage  la  conviction  avec  le  roi  et  la  reine,  il  tournera  tous  ses  soins 
à  les  combiner  avec  les  mesures  dont  il  s'agit,  et  à  les  faire  adopter  égale- 
ment par  toutes  les  Cours  qui  prendront  part  au  nouveau  concert,  en  propo- 
sant pour  bases  essentielles  de  celui-ci,  et  pour  coiulition  sine  qua  non  de  son 
concours  : 

«  Que  la  cause  et  les  prétentions  des  émigrés  ne  seront  point  soutenues  ; 
qu'on  ne  s'ingérera  dans  les  affaires  internes  de  la  France  par  aucune  me- 
sure active,  hors  le  cas  que  la  sûreté  du  roi  et  de  sa  famille  soit  compromise 


HISTOIRE     SOCIALISTE  917 

par  de  nouveaux  dangers  évidents,  et  qu'on  ne  visera  en  On  dans  aucun  cas 
à  un  renversement  de  la  Constitution,  mais  se  bornera  à  en  favoriser  l'amen- 
dement d'après  les  principes  ci-dessus  et  par  des  voies  douces  et  conci- 
liantes. » 

Ainsi,  à  la  fin  de  janvier  encore,  l'empereur  d'Autriche  désirait  la  paix  et 
s'obstinait  à  l'espérer.  11  est  vrai  que  le  plan  de  Constitutinn  somi-aristocra- 
tique  qu'il  prévoit  est  alisolunn'nt  chimérique  et  rétrograile.  Mais,  comme  il 
ne  veut  point  intervenir  pour  l'imposer,  qu'importe  à  la  France?  qu'importe 
à  la  Révolution  ? 

Il  est   vrai   eticore  qu'il  annonce  qu'il  interviendra  si  la  «  sûreté  »  de 
Louis  XVI  et  de  M.irie-Antuiiiette  est  évidemment  en  péril.  Mais  il  lui    était  i 
vraiment  malaisé  de  tenir  à  sa  sœur  un  autre  langage.  El  non  seulement  il 
ne  veut  j  oint  de  la  guerre  mais,  selon  les  vues  des  constitutionnels,  il  tente 
de  persuader  au  roi  et  à  la  reine  de  France  que  la  guerre  les  perdrait. 

Mais  qu'est-ce  à  dire  ?  Est-ce  que  nous  admettons  un  insiant  que  la  Révo- 
lution devait  tolérer  une  intervention  quelconque,  mêra'*  pacifique,  même 
conciliante,  de  l'étranger  dans  ses  affaires  intérieures  ?  Non,  non;  qu'il  n'y  ail 
pas  de  malentendus  :  le  premier  devoir  de  la  Révolution,  la  condition  du  salut 
et  de  la  vie  même,  c'était  d'affirmer  quelle  voulait  se  développer  librement, 
évoluer  à  son  gré,  et  que  ni  minace  ni  conseil  ne  la  détourneraient  de  sa  voie. 
Mais  la  Gironde  jetait  la  Révolution  sur  l'étranger,  sur  l'empereur,  au 
moment  même  oîi  celui-ci  se  refusait  précisément  à  toute  intervention. 

Qu'est-ce  à  dire  encore?  Prétendons-nous  que  par  plus  de  sagesse,  la 
guerre  aurait  été  certainement  évitée?  Non,  non;  il  ne  peut  y  avoir  ici  ubc 
certitude.  Peut-être,  malgré  tout,  le  choc  de  la  démocratie  révolutionnaire  et 
de  l'Europe  absolutiste  et  léodale  se  serait  produit.  Il  est  probable  même  que 
le  jour  où  la  Révolution,  rompant  avec  l'équivoque,  et  châtiant  la  trahison, 
le  mensonge  et  le  parjure,  aurait  porté  la  main  sur  la  royauté  et  le  roi, 
l'étranger  se  serait  ému. 

Ce  ne  sont  pas  les  menaces  de  Léopold  ou  ses  outriges  au  parti  répu- 
blicain qui  devaient  arrêter  la  Révolution  dans  sa  marche  logique  et  néces- 
saire vers  la  République.  Mais  ce  que  je  dis,  c'est  que  la  Gironde,  au  moment 
où  elle  a  déclaré  la  guerre,  ne  pouvait  pas  croire  et  ne  croy  il  pas  en  effet  que 
la  guerre  fût  inévitable,  c'est  qu'elle  a  tout  fait  pour  ladcclialner.  C'est  qu'elle 
a  oublié  que  si  la  France  avait  attendu  le  choc  de  l'Europ^i  et  si  elle  avait 
commencé  par  se  doharrasser  au  dedans  de  la  trahison  royale  avant  di>  pro- 
voquer l'étranger,  elle  aurail  été  beaucoup  mieux  armée  pour  soutenir  la 
jutte.  Ce  que  je  dis.  c'est  que  compter  sur  la  guerre  pour  lanaiiser  la  Révo- 
lution, c'était  ccmpter  sur  l'alcool  pour  surexciter  les  forces  et  les  courages. 
Oui,  la  Gironde  a  cru  que  la  Révolution  défaillait  a  demi,  qu'elle  ne  saurait 
pas  sans  ce  stimulant  factice,  dompter  la  contre-révolution,  abattre  la  royauté^ 
et    elle  lui  a  fnit  av.ilor  presque  traîtreusement   l'alcool  de    la  guerre,  un 


vtl«  HISTOIRE    SOCIALISTE 


alcool  d'orgueil,  de  soupçon  et  de  fureur,  qui  liiealôl  livrera  la  liberté 
déprimée  au  césarisrae  et  à  la  réaclion. 

Mais  qu'est-ce  à  dire  enfin?  C'est  que  même  si  nous  ne  nous  trompons  pas, 
môme  s'il  est  vrai  que  l'élourderie  ambitieuse  et  vaniteuse  de  la  Gironde 
a  jeté  la  Révolution  dans  des  chemins  d'aventures,  nous  devons  de  cette 
erreur  des  hommes  tirer  une  leçon  pour  l'avenir,  non  un  argumeut  contre  la 
Révolution  elle-même. 

Elle  reste,  dans  le  monde,  le  droit,  l'espoir  de  la  lii)erlé,  et  tout  notre 
ciBursera  avec  elle  dans  la  formidable  bataille  que  téraéruirement  peut-être 
et  nerveusement  elle  engagea  avant  l'heure  contre  les  puissances  d'oppression, 
de  ténèbres,  de  médiocrité,  qui  guettaient  toutes  ses  imprudences,  surveil- 
laient tous  ses  mouvements  et  mesuraient  à  leur  courte  pensée  l'essor  de  son 
rêve. 

Dans  la  paix,  s'il  est  possible,  à  travers  la  guerre  s'il  le  faut,  nous  suivrons 
le  grand  peuple  delà  Bastille  devenu  le  grand  peuple  de  Valmy;  mais  que 
dans  la  coupe  de  la  Révolution  les  générations  nouvelles  boivent  l'héroïsme 
pur  de  la  liberté,  non  le  résidu  fermenté  des  passions  guerrières. 

L'empereur,  à  celte  date,  est  si  incertain  encore  que  la  reine  Marie-Antoi- 
nette se  croit  obligée  de  l'aiguillonner.  Elle  qui  avait  jusqu'ici  évité  de  s'engager 
avec  l'impératrice  Catherine  de  Russie,  suspecte  à  ses  yeux  de  trop  de  com- 
plaisance pour  les  émigrés,  elle  recourt  à  elle  maintenant,  et  c'est  Simolin,  le 
chargé  d'affaires  de  la  Russie  à  Paris,  que  la  reine  envoie  à  Vienne  pour 
presser  son  fière.  Elle  a  pris  son  parti:  comme  la  Gironde,  elle  veut  en  finir, 
et  elle  préfère  décidément  la  guerre  avec  tous  ses  périls,  à  l'état  d'inquiétude 
et  de  tension  nerveuse  où  elle  vivait  depuis  si  longtemps.  Ainsi,  c'est  à  peu 
près  à  la  môme  date  que  la  Révolution  et  la  royauté  se  décidèrent  àla  grande 
épreuve. 

La  reine  écrit,  dans  les  premiers  jours  de  février,  au  comte  de  Mercy  : 
«  M.  de  S...  (Simolin)  qui  va  vous  joindre.  Monsieur,  veut  bien  se  charger  de 
mes  commissions...  L'ignorance  totale  où  je  suis  des  dispositions  du  cabinet 
de  Vienne  rend  tous  les  jours  ma  position  plus  alfligeante  et  plus  critique. 
Je  ne  sais  quelle  contenance  laire,  ni  quel  ton  prendre  ;  tout  le  monde  m'ac- 
cuse de  dissimulation  et  de  fausseté,  et  personne  ne  peut  croire  (avec  raison) 
qu'un  frère  s'intéresse  assez  peu  à  l'affreuse  jiosilion  de  sa  sœur  pour  l'exposer 
sans  cesse  sans  lui  rien  dire.  Oui,  il  m'expose  et  mille  fois  plus  que  s'il 
affissait;  la  haine,  la  méfiance,  l'insolense  sont  les  trois  mobiles  qui  font  agir 
(I:»n8  ce  moment  ce  pays-ci. 

«  Us  sont  insolents  par  excès  de  peur,  et  parce  qu'en  même  temps  ils 
croient  qu'on  ne  fera  rien  du  dehors.  Ge|a  est  clair,  il  n'y  a  qu'à  voir  les 
moments  où  ils  ont  cru  que  réellement  les  puissances  allaient  prendre  le  ton 
qui  leur  convient,  notamment  à  l'office  du  21  décembre  de  l'empereur, 
personne  n'a  osé  parler  ni  remuer  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  rassurés. 


iîlSTOIRt;     SOCIALISTE  919 


!■  (Jiia  l'empereur  duiic  seule  une  fois  ses  propres  injures  ;  qu'il  se 
montre  à  la  tête  lies  autres  puissances  avec  une  force,  mais  une  force  iiupo- 
gante,  et  je  vous  assure  que  tout  tremblera  ici.  11  n'y  a  plD*  às'inquiéler  pour 
notre  sûrelé,  c'est  ce  pays-ci  qui  provoque  à  la  guerre  ;  c'est  l'Assemblée  qui 
la  veut.  » 

«  La  marche  constitutionnelle  que  le  roi  a  prise  le  met  à  l'abri  un 
côté,  et  de  l'autre  son  existence  et  celle  de  son  fils  sont  si  nécessaires  à  tous 
les  scélérats  qui  nous  entourent,  que  cela  fait  notre  sûreté;  et  je  le  dis,  il  n'y 
a  rien  de  pis  que  de  rester  comme  nous  sommes,  et  il  n'y  a  plus  aucun 
secours  à  attendre  du  temps  ni  de  l'intérieur. 

«  Le  premier  moment  sera  difficile  à  passer  ici,  maisil  faudra  une  grande 
prudence  et  circonspection.  Je  pense  comme  vous  qu'il  faudrait  des  gens 
habiles  et  sûrs,  mais  où  les  trouver  ?  » 

Que  de  ténèbres  descendent  à  cette  heure  sur  la  terre  de  France  !  Pendant 
que  la  Révolution  s'énerve  et  pendant  que  les  Girondins  lui  persuadent  que 
l'empeieur  qui  cherche  à  éluder  le  combat,  est  l'ennemi  qu'il  faut  abattre 
voilà  la  reine  qui  prend  pour  de  la  peur  les  inévitables  délais  que  se  ménagent 
les  Girondins  pour  entraîner  le  pays  à  l'idée  de  la  guerre.  Surmenée  d'incer- 
titudes, la  reine  se  précipite  aussi  comme  les  Girondins  sur  le  chemin  où 
elle  doit  périr,  et  où  ils  périronl.  La  voilà  maintenant  qui  provoque  son 
frère  hésitant  à  envahir  la  France. 

Elle  promet  de  trahir  autant  que  le  lui  permettront  les  médiocres  instru- 
ments dont  elle  dispose.  Et  tout  cela  parce  que  la  royauté  ne  s'est  pas  résignée 
une  minute  sincèrement  à  accepter  une  Constitution  qui  modernisait,  renou- 
velait peut-être  pour  des  siècles,  la  force  de  la  royauté!  0  aveuglement: 
petitesse  des  égoïsmes  !  tyrannie  des  habitudes  !  étunrderie  des  ambitions  ! 
Que  la  force  décide  et  que  la  foudre  prononce,  puisque  dans  cette  obscurité 
universelle  la  seule  lumière  possible  est  celle  de  l'éclair,  éclair  delà  guerre! 
éclair  de  la  mort  !  et  que  le  destin  de  chacun  s'accomplisse. 

Fersen,  qui  était  à  Bruxelles,  note  dans  son  journal,  à  ladate  du  9  février, 
le  passage  de  Simolin  :  «  Simolin  arrivé  à  onze  heures  sans  aucun  obstacle  ; 
dîné  a\ec  lui  chez  le  baron  de  Breteuil.  Il  va  à  Vienne  de  la  part  de  la  reint. 
instruire  l'empereur  de  leur  position,  de  l'état  de  la  France  et  de  leur  désir  posi- 
tif d'être  secourus.  Il  les  a  vus  secrètement;  la  reine  lui  a  dit:  «  Dites  à 
Pempereur  que  la  nation  a  trop  besoin  du  roi  et  de  son  fils  pour  qu'ils  aient 
rten  à  craindre,  c'est  eux  qu'il  est  intéressant  de  sauver:  quant  à  moi,  je  ne 
crains  rien,  et  faime  mieux  courir  tous  les  danrjers  possibles  que  de  i.ime 
plus  loiigtemps  dans  l'état  d'avilissement  et  de  malheur  où  Je  suis. 

«Simolin  a  été  touché  aux  larmes  de  sa  conversation.  Il  m'a  parlé  de  lettres 
charmantes  de  la  reine  à  l'em;  ereur,  à  l'impératrice  et  au  prince  de  KauniU. 
M.  de  Mercy,  qu'il  a  vu,  lui  a  tenu  le  même  langage  que  de  coutume.  Simo- 
lin lui  a  reproché  la  conduite  que  l'empereur  avait  tenue,  si  différente  de  celle 


820  lilSTOIHK     SUClALISTli 

indiquée  dans  ses  déclarations  de  Padoue,  et  qu'il  avait  trompé  les  piiisàances  ; 
il  a  été  forcé  d'en  convenir.  » 

Ainsi  la  reine  compte  que  le  roi  et  son  fils  parctitront  si  nécessaires  a  lu 
nation  que  celle-ci  les  épargnera  môme  au  cours  d'une  guerre  entreprise  en 
leur  nom  et  pour  eux.  El  il  ne  lui  vient  pas  un  instant  à  la  pensée  qu'il  est 
abominable  de  Iraliir  un  peuple  qui  est  attaché  encore  à  son  roi  par  de  tels 
liens  I  Au  moment  même  où  elle  croit  que  l'ascendant  du  roi  dominera  la 
nation  même  dans  l'eirroyable  crise  d'une  guerre  déclarée  pour  le  roi,  elle  ne 
songe  pas  qu'à  être  le  serviteur  fidèle  de  la  Constitution  et  du  peuple  il  aurait 
sans  péril  une  aulorilé  immense  et  douce! 

Mais  ici  encore,  notez  que  Mercy  lient  àSimolin  «  son  langage  habituel  », 
c'est-à-dire  qu'il  s'efforce  autant  que  possible  d'amoindrir  les  chances  de 
guerre,  de  rabattre  les  lumées  d'orgueil  et  d'étourderie.  Lui-même  d'ailleurs 
l'écrit  à  Marie-Anloinelle,  le  11  février  : 

«  Je  ne  saurai  assez  répéter  qu'il  serait  injuste  de  rejeter  sur  l'empereur 
des  hésitations  et  des  retard?;  qui  ne  dépendent  point  de  lui.  Il  est  évidem- 
ment démontré  que  ce  monarque,  qui  se  trouve  le  premier  à  la  brèche,  n'est 
dans  le  fait  secondé  efficacement  par  personne.  On  lui  excite  mille  tracasse- 
ries, on  lui  cause  mille  embarras;  l'Angleterre  contrarie  toutes  les  mesures, 
et  les  princes  français  les  déjouent  d'une  autre  manière.  J'ai  recueilli  le  peu  de 
forces  qui  me  restent  pour  avoir  avec  M.  Simolin  un  entretien  bien  substan- 
tiel sur  l'état  des  choses.  Je  lui  ai  dit,  et  le  langage  qu'il  convenait  de  tenir  à 
Vienne,  et  la  manière  la  plus  utile  d'y  montrer  les  objets  tels  qu'ils  sont.  Je 
crois  qu'il  s'acquittera  bien  de  la  commission...  L'explosion  ne  peut  manquer 
d'être  très  prochaine,  mais  l'essentiel  est  qu'elle  soit  générale,  et  on  a  recom- 
mandé particulièrement  de  surveiller  l'Espagne...  » 

Encore  des  lactiques  d'ajournement.  Léopold  trouve  que  les  émigrés 
demandent  trop,  et  que  l'Angleterre  ne  fait  pas  assez,  et  il  lie  si  bien  son 
action  à  une  action  universelle  de  l'Europe,  en  ce  moment  impossible,  qu'en 
réalité  il  se  dérobe.  Mercy  avait  comme  alourdi  Simolin,  à  son  passage  à 
liruxelles,  de  ces  décourageantes  pensées.  Amortir  toutes  les  passions  et  gagner 
du  temps  était  la  seule  pensée  de  l'empereur,  de  Kaunitz  et  de  son  confident 
Mercy. 

Cependant  la  décision  de  la  reine  était  bien  prise,  car  elle  venait  d'ap- 
peler Fersen  auprès  d'elle.  Celui-ci  jouant  sa  tête,  partait  déguisé  de  Bruxelles, 
le  samedi  11  février  à  neuf  heures  et  demie.  La  reine  savait  que  Fersen  était 
pour  la  guerre,  et  si  elle  le  priait  de  venir,  c'était  pour  confirmer  en  elle  celle 
résolution  dangereuse;  elle  avait  besoin,  à  la  veille  de  celle  crise  formidable, 
d'avoir  à  côté  d'elle  un  cœur  qui  sentait  comme  le  sien.  Jamais  sa  solitude 
n'avait  élé  plus  profonde.  Les  conseils  des  con?titulionneIs,  de  Lameth,  de 
Duport,  lui  étaient  cruellement  importuns,  puisqu'elle  voulait  la  guerre  et 
qu'ils  ne  la  voulaient  pas 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


921 


i 


r.OLANU. 

(D'après  ane  estampe  da  Mnsée  CaroavaleC) 


UV.   116.    —  DISTOIRE  SOCIALISTB. 


LIT.   il«. 


î>22  HISTOIUE.    SOCIALISTE 

Le  minislre  des  affaires  étrangères,  Delessart,  que  la  Gironde  accusera 
tout  à  l'heure  de  complicité  criminelle  avec  la  Cour,  travaillait  contre  la 
guerre,  c'esl-à-dire  à  la  fois  contre  la  Cour  et  contre  la  Gironde.  Entre  lui  et 
la  reine,  il  D'y  avait  aucune  communicalioa.  C'est  tout  à  Tait  en  secret  qu'elle 
avait  reçu  Siraolin,  et  il  était  chargé  d'un  message  que  le  ministre  ii,'norait. 
ït  au  moment  où  elle  se  décidait  à  la  guerre,  la  reine  se  sentait  plus  cluignée 
que  jamais  des  sœurs  de  Louis  XVI,  car  c'est  dans  une  touti;  autre  pensée 
qu'elle  s'y  décidait;  elle  gardait  loujoursau  cœursa  haine  contre  les  émigrcset 
contre  les  princes  frères  du  roi.  Le  roi  lui-môme  étail  indécis  et  pesant.  Avec 
un  seul  homme  maintenant  elle  pouvait  parler  en  oonflance,  avec  celui  qui 
pour  préparer  la  fuite  de  Varennes,  avait  affronté  tous  les  périls;  un  mutuel 
amour,  mélancolique  et  combattu,  liait  Fersen  et  la  reine,  et  cet  amour  s'était 
exalte  chez  l'un  jusqu'au  sacrifice,  chez  l'autre  jusqu'à  l'acceptation  du  sacri- 
ilce.  Il  est  vrai  que  le  voyage  était  aussi  ilangereux  pour  la  reine  que  pour 
l'^'ersen.  Reconnu,  l'ancien  cocher  du  déi  ;irt  pour  Varennes,  était  perdu, 
mais  la  reine,  sii?pectce  ou  accusée  d'avoir  machiné  un  nouveau  projet  de 
Mie,  pouvait  être  compromise  aussi.  Leur  émotion  dut  être  grande  quand, 
dans  le  mystère  toujours  menacé  des  Tuileries,  ils  s'entretinrent  de  ce  triste 
voyage  de  Varennes,  quand  la  reine  en  conta  quelques  dét;ùls  à  Fersen  qui 
les  a  notés  dans  son  journal. 

Mais  ce  poignant  retour  du  passé  ne  pouvait  être  que  d'une  heure.  C'est 
l'avenir  qu'il  fallait  régler.  Fersen  essaie  de  nouveau  de  décider  le  roi  à  fuir, 
©u  tout  au  moins  à  combiner  la  fuite  avec  la  guerre.  Fersen  se  fait  auprès  du 
roi  le  représentant  das  tendaiices  absoluti.^tes.  Il  lui  semble  que  si  Louis  XYI, 
après  la  déclaration  de  guerre,  reste  au  milieu  de  la  Révolution,  et  avec  le 
?ôle  de  médiateur  que  prévoit  pour  lui  l'empereur  d'.Autriche,  Louis  XVI 
fera  trop  de  concessions  aux  idées  nouvelles.  Qu'il  s'évade,  au  contraire, 
qu'il  consente  à  être  enlevé  par  les  envahisseurs,  ce  n'est  plus  comme  négo- 
ciateur entre  la  Révolution  et  la  contre-révolution  qu'il  interviendra,  mais 
comme  chef  des  for.'  'S  contre-révolutionn  lires. 

c  Le  14  (lévrierj,  mardi  :  Très  beau  et  très  doux.  'Vu  le  roi  à  six  heures 
iu  soir.  Il  ne  veut  pai  partir,  et  il  ne  peut  pas  à  cause  de  l'exlrônie  surveD- 
lance;  mais,  dans  le  vrai,  il  s'en  fait  un  scrupule,  ayant  si  souvent  promis  de 
rester,  car  c'est  un  honnête  homme.  II  a  cependant  consenti,  lorsque  les  ar- 
mées seront  arrivées,  à  aller  avec  des  contrebandiers,  toujours  par  les  bois,  et 
SI*  faire  rencuiiiier  par  un  délacheraent  de  troupes  légères.  Il  veut  que  le  con- 
fiés ne  s'occupe  d'abord  que  de  ses  réciamatioas,  et  si  on  les  accordait,  in- 
sister alors  pour  qu'il  sorte  de  Paris  dans  un  lieu  fixé  pour  la  raliQcation.  Si 
oo  refuse,  il  consent  que  les  puissances  agissent,  et  se  soumet  à  tous  les  dan- 
gers. 11  croit  ne  rien  risquer,  car  les  rebelles  en  ont  besoin  pour  obtenir  ime 
capitulation.  Il  (le  roi)  portait  le  cordon  rouge.  11  voit  qu'il  n'y  a  de  ressource 
que  la  force,  mais,  par  une  suite  de  sa  faiblesse,  il  croit  impossible  de  re- 
preai're  toute  sou  aulorilo.  le  lui  prouvai  le  contraire,  dis  que  c'était  par  la 


HISTOIRE     SOCIALISTE  923> 

force  et  que  les  puissances  le  tlésirent  ainsi.  Il  en  convint.  Cependant,  à  moins 
d'être  toujours  encouragé,  je  ne  suis  pas  sûr  qu'il  ne  scit  tenlc  de  négocier 
avec  les  rebelles.  Ensuite  il  me  dit  :  «  Ah  !  ça,  nous  sommes  entre  nous  et 
«  nous  pouvons  parler.  Je  sais  qu'on  me  taxe  de  faiblesse  et  rrirrésolution, 
«  mais  personne  ne  s'est  jamais  trouvé  dans  ma  position.  Je  sais  que  j'ai 
«  manqué  le  moment,  c'était  le  14  juillet;  il  fallait  s'en  aller,  et  je  le  voulais;' 
«  mais  comment  faire  quand  Monsieur  lui-même  me  priait  de  ne  pas  partir, 
«  et  que  le  maréchal  de  Broglie,  qui  commandait,  me  rcpomlait  :  —  Oui, 
«  nous  pouvons  aller  à  Metz,  mais  que  ferons-nous  quand  nous  y  serons?  — 
«  J'ai  manqué  le  moment,  et  depuis  je  ne  l'ai  pas  retrouvé.  J'ai  été  abandonné 
«  de  tout  le  monde.  »  Il  me  pria  de  prévenir  les  puissances  qu'elles  ne  de- 
vaient pas  être  étonnées  de  tout  ce  qu'il  était  obligé  de  l'aire,  qu'il  y  était 
obligé  et  que  c'était  l'effet  de  la  contrainte.  «  Il  faut,  dit-il,  qu'on  me  mette 
«  tout  à  fait  de  côté  et  qu'on  me  laisse  faire.  » 

Quel  désarroi!  quelle  chute I  Je  ne  parle  pas  de  ce  projet  puéril  d'aller  à 
travers  bois  à  la  rencontre  de  l'avant-garde  étrangère  pour  se  faire  enlever. 
Mais  comment  ce  roi,  qui  reconnaît  lui-même  qu'il  ne  peut  pas  recouvrer 
toute  son  autorité  ancienne,  et  que  par  conséquent  la  Révolution  était  inévi- 
table, comment  s'obstine-t-il  à  la  combattre  encore?  Et  surtout  comment  le 
roi  des  Français  a-t-il  assez  perdu  le  sens  de  la  France  pour  croire  qu'elle  aura 
peur  à  la  première  démarche  de  l'ennemi,  et  que,  tremblante,  elle  se  réfugiera 
auprès  de  lui?  Quoi,  ce  peuple,  qui  si  souvent  dans  son  histoire  tourmentée  se 
redressa  du  fond  des  abîmes  par  un  magnifique  courage,  va  se  prosterner 
maintenant  aux  pieds  de  l'envahisseur?  Voilà  la  véritable  abdication  du  roi. 
Voilà  la  véritable  déchéance.  Il  ne  sait  plus  ce  qu'est  la  nation  dont  il  est  le 
chef.  Fersen  repartit  pour  Bruxelles  le  23  février. 

Cependant  l'empereur  finissait  par  arrêter  un  plan  de  concert  avec  la 
Prusse,  mais  combien  incertain  encore!  li  semble  bien  qu'il  s'était  décidé  à 
une  intervention  dans  les  affaires  intérieures  de  la  France,  c'est-à-dire  à  la 
guerre.  Car,  selon  les  conventions  fixées  entre  l'Autriche  et  la  Prusse,  Mercy 
écrit  à  la  reine,  le  16  février  : 

«  1°  Les  puissances  étrangères,  en  s'abstenant  de  rien  prescrire  sur  le  mode 
(de  l'autorité  royale)  n'en  sont  pas  moins  autorisées  à  exiger  qu'il  en  existe 
un  convenable. 

«  2<>  Que  la  France  fasse  cesser  ses  démonstrations  hostiles  contre  l'Alle- 
magne en  écartant  les  trois  armées  de  cinquante  raille  hommes  chacune,  ou- 
vertement annoncées  pour  agir  brutaleraenL 

«  3f  Que  les  princes  possessionnés  en  Alsace,  et  aussi  injustement  que 
violemment  dépouillés  de  ce  que  leur  garantissent  les  traités  les  plus  solea- 
nels  soient  rétablis  dans  l'intégrité  de  leurs  droits  et  possessions. 

«  4°  Qu'Avignon  et  le  comtat  Venaissin  soient  restiliiép  au  pape. 


ou  HISTOIRE    SOCIALISTE 

«t  5»  Que  le  gouvernement  français  reconnaisse  la  vali  lité  des  traités  qui 
subsistent  entre  lui  et  les  autres  puissances  de  ililnnip-î.  > 

Rien  qu'à  lormuler  ces  conditions,  l'erapcreur  aurait  soulevé  la  France. 
Mais  il  veut  évlu-r  encore  ce  qui  peut  amener  une  explosion. 

«  La  nation  française,  écrit  Mercy,  est  divisée  en  différents  partis.  11  est 
précieux  n'entretenir  cette  division;  elle  seule  peut  opérer  sans  de  violentes 
secousses  la  ruine  de  la  Constitution.  Si  celle  ilernière  esl  ouvertement  at- 
taquée par  le  dihors,  alors  tous  les  partis  se  réuniront  pour  la  défendre,  et  la 
Hation  inliôre,  cédant  au  prestige  de  sa  prélendiie  liberté  et  égalité,  croira 
devoir  lui  (aire  le  sacriflcç  de  ses  dissensions  iiuérieures.  » 

Et  niônie  rn  ce  qui  concerne  les  conditions  précises  et,  semble-t-il,  pro- 
vocatrices, énuniérées  plus  haut,  Mercy  ajoute,  dans  la  môme  lettre  du  16  fé- 
vrier : 

«  Pour  donner  à  ces  propositions  et  déclarations  le  poids  nécessaire  à 
les  faire  \aloir,  Tempereur  offre  indépendamment  de  son  armée  déjà  exis- 
tante aux  I^iys  Da>,  de  faire  marcher  quarante  mille  hommes,  pourvu  que 
Je  roi  de  Prusse  convienne  d'employer  une  force  éfrale  au  succès  du  plan  pro- 
posé ;  ces  forces  ne  doivent  pas  débuter  par  être  actives,  et  ne  peuvent 
même  le  devenir  qu'autant  que  la  nation  franc  lise,  [lar  quelque  acte  de  vio- 
lence et  une  réticence  invincible,  n'amenât  par  son  propre  fait  les  choses  à 
un  terme  extrême.  » 

Toute  celte  politique  de  l'Autriche  est  encore  ambiguë,  suspendue,  et  ce 
n'est  vraiment  pws  un  torrent  de  guerre  que  la  Rno'ulion  avait  à  refouler  ou 
à  détourner.  Il  semble  bien  que  si  elle  l'eût  voulu,  elle  aurait  eu  quelques 
chances  de  sauver  la  paix  sans  abdication,  sans  concîsiion  aucune.  Marie - 
Antoinette  vil  très  bien  qu'il  y  avait  encore  li  des  moyens  dilatoires,  et  le 
2  mars  elle  répond  à  Mercy  : 

«  La  nation  est  en  effet  divisée  en  différents  partis,  mais  il  n'y  en  a  qu'un 
seul  dominant  tous  les  autres.  Soit  licheté,  indolence  ou  division  même 
intérieure  dans  leurs  opinions,  aucun  n'ose  se  montrer,  il  n'y  a  qu'une  force 
extérieure,  et  quand  ils  seront  sûrs  d'être  soutenus,  (  u'ils  auront  le  courage 
de  se  prononcer  pour  leur  vrai  intérêt  et  ceux  du  roi.  Les  idées  de  l'empereur 
sont  bonnes,  et  les  articles  de  la  déclaration  me  paraissent  bien,  mais  tout 
cela  aurait  été  mieux  il  y  a  six  mois.  Cela  fera  perdre  encore  du  temps,  et 
on  n'en  perd  pas  ici  contre  nous.  Chaque  ji'Ur  amène  sa  calamité  et  agiirave 
le  mal.  La  peiti-  de  tontes  les  fortunes  particulière-^,  la  banqueroute,  la  cherté 
des  grains,  l'in  possibilité  de  les  transporter  d'un  endroit  à  un  autre,  le 
manque  total  du  numéraire  et  le  peu  de  confiame  que  l'on  a  dans  le  papier, 
et  enlln  la  manière  dont  on  avilit  tous  les  jours  davantage  la  puissance  du  roi, 
.soit  dans  des  é  rits  el  paroles,  soit  en  tout  ce  qu'on  l'oblige  de  dire,  d'écrire 
et  de  lair  -,  tout  annonce  une  crise  prochaine,  et  s'il  n'y  a  pas  un  soutien  exté- 
rieur, co.inueiit  poarrat-il  faire  tourner  cette  crise  à  son  avantage?  » 


HISTOIRE     SOCIALISTE  925 

Voilà  ce  qu'écrit  la  reine  le  2  mars.  Or  c'était  la  veille,  1"  mars,  que  le 
ministre  des  affaires  étrangères,  Delessart,  avait  communiqué  à  l'Assemblée 
législative  la  réponse  de  l'empereur  à  la  demande  d'explication  qui  lui  avait 
été  fHile  par  onire  de  l'Assemblée.  Et  celle  réponse  même  de  l'empereur 
parait  à  la  reine  ambiguë  et  peu  intelligible. 

«  Je  me  dispense  de  parler  de  la  dernière  dépêche  qui  a  été  lue  hier 
à  l'Asxemblt'e.  La  politique  peut  l'avoir  dictée;  je  ne  la  co?nprends  pas 
assrz  pour  la  Juger.  Les  suites  et  r effet  pourront  seuls  fixer  mes  idées  sur 
elle.  » 

Le  ministre  des  affaires  étrangères,  Delessart,  se  trouvait  depuis  deux 
mois  dans  une  situation  bien  difficile  et  même  périlleuse.  Personnellement 
il  voulait  le  maintien  de  la  paix,  il  croyait  que  le  parti  modéré  serait  perdu 
par  la  guerre,  et  il  cherchait  résolument  à  l'écarter.  C'est  dire  qu'il  ne  colla- 
borait pas  avec  la  Cour  qui,  comme  nous  venons  de  le  démontrer,  appelait 
impatiemment  la  guerre  à  la  fin  de  janvier  et  en  février.  Lt  Cour  cachait 
soigneusement  à  Delessart  ses  inteutions  belliqueuses.  Bien  mieux,  Delessart 
avait  de  l'éloignemenl  pour  le  ministre  de  la  guerre,  Narbonne,  dont  les  fan- 
taisies et  les  combinaisons  lui  semblaient  très  impruJentes.  Delessart  pensait 
que  si  on  commenfait  à  déchaîner  la  guerre  on  ne  pourrait  plus  la  contenir, 
et  qu'ayant  commencé  parla  guerre  de  parade  de  Narbonne  on  finirait  néces- 
sairement parla  vasle  guerre  de  propagande  de  Brissot;  déjà  la  logique  même 
de  la  politique  belliqueuse  faisait  peu  à  peu  dériver  Narbonne  vers  la  Gi- 
ronde, qui  le  ménageait  et  parfois  même  dans  ses  journaux,  le  louait  à  demi 
aux  dépens  de  ses  collègues.  Narbonne  sentait  bien  qu'il  s'userait  en  vaines 
démonstrations  et  manifestations,  en  revues  et  en  mots  brillants,  s'il  ne  mettait 
pas  la  main  sur  la  politique  extérieure  et  il  cherchait  à  remplacer  Delessart. 
Celui-ci,  craignant  à  tout  instant  d'être  entraîné  hors  de  la  ligne  qu'il  s'était 
tracée  par  une  élourderie  de  Narbonne,  cherchait  à  l'éliminer.  Il  y  avait  donc 
entre  les  deux  ministres  un  conflit  aigu.  La  reine  note  ce  conflit  dans  une 
lettre  du  commencement  de  février  à  Mercy  :  «  Il  y  a  guerre  ouverte  dans  ce 
moment-ci  entre  les  ministres  Delessart  et  Narbonne.  Ce  dernier  sent  bien  que 
sa  place  est  dangereuse  et  il  veut  avoir  celle  de  l'autre  ;  pour  cela  ils  se  font 
attaquer  lousles  deux  de  tous  côtés;  c'est  pitoyable.  Le  meilleur  des  deux  ne 
vaut  rien  du  tout.  » 

Mais  c'est  surtout  à  l'égard  de  l'Assemblée  que  Delessart  se  trouvait  ans 
une  situation  fausse  et  dangereuse.  Il  était  chargé  auprès  de  l'Empereur  d'une 
miss'ion  tout  à  fait  déiicate.  Il  devait  le  sommer  de  s'expliquer  sur  ses  senti- 
ments intimes,  lui  arracher  le  secret  de  ses  pensées,  de  ses  desseins  sur  la 
Révolulion.  Faite  sur  un  ton  comminatoire  ou  même  très  pressant,  cette 
demande  entraînait  immédiatement  la  guerre  avec  l'Autriche,  et  cette  guerre, 
Delessart  ne  voulait  pas  en  assumer  la  responsabilité,  non  par  connivence 
avec  la  Cour,  qui  lui  cachait  ses  démarches  de  trahison  et  qui  le  détestail. 


fl'X  HISTOIRE     SOCIALISTE 

mais  par  prudence,  par  scruimle  et  aus«i  par  allachemenl  au  p;irti  constitu- 
tionnel et  modéré  qui  avait  ou  croyait  avoir  liesoin  de  la  paix. 

Faite  au  contraire  sur  un  ton  réservé,  cette  demande  laissait  les  choses 
en  l'état.  Elle  prolongeait  la  paix  et  les  Girondins  voulaient  la  guerre.  Elle  pro- 
longeait aussi  l'incertitude,  et  l'échange  d'observations  diplomatiques  qui 
allait  se  produire  ne  décidait  rien.  L'attente  de  ceux  qui  voulaient 
en  flnir  soit  par  la  guerre,  soit  par  la  certitude  de  la  paix  était  trompée,  et  le 
ministre  allait  porter  le  poids  des  déceptions  et  des  colères.  C'est  le  1"  mars 
que  Delessart  donna  communication  à  l'Assemblée  de  la  note  qu'il  avait 
adressée  au  cabinet  de  Vienne  par  l'intermédiaire  de  notre  ambassaileur  et 
des  réponses  qu'il  avait  reçues. 

La  lettre  de  Delessart  était  incolore  et  tiède.  11  altirmail  parfois  avec  une 
certaine  force  que  la  France  ne  permettrait  pas  que  l'on  touchât  à  sa  Contilu- 
tion  ;  mais  parfois  aussi  il  semblait  plaider  les  circonstances  atténuantes  pour 
la  Révolution.  «  Ce  serait  vainement  qu'on  entreprendrait  de  changer  par  la 
force  des  armes  notre  nouvelle  Conslilulion;  elle  est  devenue,  pour  la  grande 
majorité  de  la  nation,  une  espèce  de  religion  qu'elle  a  embra>sée  avec  enthou- 
siasme, et  qu'elle  défendrait  avec  l'énergie  qui  appartient  aux  sentiments  les 
plus  exaltés.  »  (Applaudissements  réitérés.) 

...Et  il  ajoutait:  «  Vous  m'avez  mandé  plusieurs  fois,  Monsieur,  qu'on 
était  extrêmement  frappé  à  Vienne,  du  désordre  apparent  de  notre  adminis- 
nistralion,  de  l'insubordination  des  pouvoirs,  du  peu  de  respect  qu'on  témoi- 
gnait parfois  pour  le  roi.  Il  faut  considérer  que  nous  sortons  à  peine  d'une 
des  plus  grandes  Révolutions  qui  se  soient  jamais  opérées  ;  que  celte  Révolu- 
tion, dans  ce  qui  la  caractérise  essentiellement,  s'étant  dabord  faite  avec  une 
extrême  rapidité,  s'est  ensuite  prolongée  par  les  divisions  qui  sont  nées  dans 
les  différents  partis,  et  par  la  lutte  qui  s'est  établie  entre  les  passions  et  les 
intérêts  divers. 

«  II  était  impossible  que  tant  d'opposition  et  tant  d'efforts,  tant  d'innova- 
tions et  tant  de  secousses  violentes  ne  laissassent  pas  après  elles  de  longues 
agitations;  et  l'on  a  lieu  de  s'attendre  que  le  retour  de  l'ordi-e  ne  pourrait  être 
que  le  fruit  du  temps.  » 

Delessart  déclarait  que  c'étaient  les  menaces  des  émigré»  qui  surexci- 
ta.ient  les  esprits:  «  Qu'on  cesse  de  nous  inquiéter,  de  nous  menacer,  de 
fournir  des  prétextes  à  ceux  qui  ne  veulent  que  le  désordre,  et  bienlôirordre 
renaî tra.  (Applatidissemenls.) 

«  Au  reste,  ce  déluge  de  libelles  dont  nous  avons  été  si  complètement 
inondés  est  considérablement  diminué  et  diminue  encore  tous  les  jours. 
L'indifférence  et  le  mépris  sont  les  armes  avec  lesquelles  il  convient  de  com- 
battre cette  espèce  de  fléau.  L'Europe  pouvait-elle  s'agiter  et  s'en  prendre  à 
la  nalion  française  parce  qu'elle  recèle  dans  son  sein  quelques  déclamaleurs 


HISTOIRE     SOCIALISTE  927 

et  quelques  folliculaires  ;  et  voudrait-on  leur  faire  l'honneur  de  leur  répondre 
à  coups  de  canon?  »  (Rires  et  qiie/qites  applaudissements.) 

Puis,  il  essayait  de  détourner  l'Empereur  de  toute  pensée  d'agression  en 
lui  représentant  les  périls  qu'aurait  pour  lui-même  la  victoire;  et  cette 
hypothèse  qui  semblait  vouer  la  Révolution  à  la  défaite,  indisposa  l'As- 
seniLlée.  «  Je  reviens  à  l'objet  essentiel,  à  la  g:uerre.  Est-il  de  l'intérêt  de 
l'Empereur  de  se  laisser  entraîner  à  cette  fatale  mesure?  Je  supposerai  si  l'on 
veut,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  favorable  pour  ses  armes:  Eh  bien!  qu'en 
résuitera-t-il?  Que  l'Empereur  fiuira  par  être  plus  embarrassé  de  ses  succès 
qu'il  ne  l'eût  été  de  ses  revers  et  que  le  seul  fruit  qu'il  réalisera  de  cette  guerre 
sera  le  triste  avantige  d'avoir  détruit  son  allié  et  d'avoir  augmenté  la  puis- 
sance de  ses  ennemis  et  de  ses  rivaux.  »  (Murmures.) 

Le  ministre  concluait  sur  un  ton  très  modéré,  très  conciliant  et  un  peu 
humble.  «  Vous  devez  chercher.  Monsieur,  à  vous  procurer  des  explications 
sur  trois  points:  1»  Sur  l'office  du  21  décembre:  2"  Sur  l'intervention  de 
l'Empereur  dans  nos  affaires  intérieures;  3°  Sur  ce  que  Sa  .M.)je<té  impéri  île 
entend  par  les  Souverains  réunis  en  concert  pour  l'honneur  et  la  st'ireté  des 
couronnes.  Chacune  de  ces  explications  demandée  à  sa  justice  pesit  être 
donnée  avec  la  dignité  qui  convient  à  sa  personne  et  à  sa  puissance... 

«  Je  me  résume,  Alessieurs,  et  je  v;iis  vous  exprimer  en  un  mot  !e  vœu 
du  Roi;  celui  de  son  conseil  et  je  ne  crains  pas  de  le  dire,  celui  de  la  partie 
saine  de  la  nation  :  c'est  la  paix  que  nous  voulons.  Nous  demandons  à  faire 
cesser  cet  état  di.'pendieux  de  guerre  dans  lequel  la  fatalité  des  circonstances 
nous  a  entraînés;  nous  demandons  à  revenir  à  l'état  de  paix.  Mais  on  nous  a 
donné  de  trop  justes  sujets  d'inquiétude  pour  que  nous  n'ayons  pas  besoin 
dôlre  pleinement  rassurés.  » 

Le  vice  essentiel  de  ce  document,  c'est  d'accepter,  pour  ainsi  dire,  la 
discussion  avec  l'Empereur,  avec  l'étranger,  sur  nos  alTaires  intérieures. 
C'est  de  s'efforcer  d'obtenir  la  paix  pour  la  Révolti'ion  en  promet- 
tant qu'elle  sera  bien  sage,  en  laissant  espéi-er  que  si  on  ne  l'inquiète  point, 
elle  ne  dépassera  pas  une  certaine  ligne.  Ce  n'était  donc  qu'une  reconnais- 
sance conditionnelle  de  la  Révolution  que  paraissait  demander  le  ministre. 
Mais  en  vérité,  comment  aurait-il  pu  poser  autrement  la  que>tion?  En  exi- 
geant de  l'Empereur,  frère  de  .Marie-Antoinette,  la  reconnaissance  publique 
et  inconditionnelle  de  la  Révoluiion,  en  le  sommant  de  déclarer  qu'il  n'atta- 
quera en  aucun  cas,  même  si  la  France  renverse  la  royauté,  même  si  à 
llexemple  de  l'Angleterre  de  1618,  elle  décapite  le  roi,  la  Gironde  acculait 
l'Empereur  ou  à  une  déclaration  qu'il  ne  pouvait  faire,  ou  à  la  guerre.  C'est 
seulelfflent  dans  le  silence  que  pouvaient  s'accorder  la  liberté  de  la  Ilévolutioa 
et  les  cîilculs  pacifiques  de  Léopold. 

Or,  ce  silence,  la  Gironde  voulait  avant  tout  qu'il  fût  rompnel  le  ministre 
des  a!T<i=r,'s  arangères,  ne  pouvant  pas  se  luire  et  ne  voulant  pas  prononcer 


028  HISTOIRE     SOCIALISTE 

d'irréparables  paroles,  était  crmlamné  à  ce  langage  inerte  et  faible  où  ne  vi- 
braient certes  pas  la  ûerlé  de  la  Révolution  et  l'orgueil  de  la  France.  C'est  la 
Gironde  qui,  par  ce  que  j'appellerai  ?on  ;mdace  sournoise,  acculait  peu  h  peu 
la  France  et  l'Europe  i  la  guerre,  qu'elle  n'osait  pourtant  proclamer  d'emblcp. 

On  comprend  que  la  réponse  de  l'Empereur  ait  paru  peu  intelliLiible  à 
Marie-Antoinette.  Il  est  visible  qu'il  a  cherché  seulement,  celte  fois  encore,  à 
gagner  du  temps,  sans  rompre  avec  la  France  et  sans  s'humilier  devant  la 
Révolution.  Mais  le  minisire  Kaunitz  exécuta  cette  opération  avec  une  lour- 
deur, une  ignorance  des  susceptibililés  françaises  et  des  passions  révolution- 
naires qui  ne  font  pas  grand  honneur  à  la  diplomatie  autrichienne.  Il  s'abs- 
tint de  formuler  aucune  des  conditions,  aucune  des  exigences  :  relourducora- 
tat  à  la  Papauté,  rétablissement  du  pouvoir  politique  de  la  noblesse,  qui 
servaient"  de  b.ise,  à  ce  moment  même,  au.x  négociations  incertaines  de 
l'Autriche  et  de  la  Prusse. 

Mais  il  parla  des  agitations  de  la  France  grossièrement  et  pesamment.  Il 
avoua  qu'à  Pilnilz  une  convention  avait  été  signée  pour  protéger  le  roi  de 
France  contre  les  progrès  «  de  l'anarchie  ».  Il  ajouta  qu'après  l'acceptation  de, 
la  Constitution  par  le  roi  celte  convention  n'avait  plus  qu'une  valeur  toute 
«  éventuelle  ». 

Et  il  accusa  violemment  les  partis  de  gauche.  «  Tant  que  l'état  intérieur 
de  la  France,  au  lieu  d'inviter  à  partager  l'augure  favorable  de  M.  Delcssarl 
sur  la  renaissance  de  l'ordre,  Vaittorité  du  gouvernement  et  l'exercice  des  lois, 
manifeslera  au  contraire  des  symptômes  journelleinenl  croissants  d'inconsis- 
tance et  de  fermentation,  les  puissances  amies  de  la  France  auront  les  plus 
justes  sujets  l'e  craindre,  pour  le  roi  et  la  famille  royale,  lerelour  des  mêmes 
extrémités  qu'ils  ont  éprouvées  plus  d'une  fois,  et  pour  la  France  de  la  voir 
replongée  dans  le  pins  grand  des  maux  dont  uu  grand  État  puisse  être 
attaqué,  l'anarchie  populaire.  » 

«  Mais  c'est  aussi  des  maux  le  plus  contagieux  pour  les  autres  peuples; 
et  tandis  que  plus  d'un  Etat  étranger  a  déjà  fourni  les  plus  funestes  exem- 
ples de  ses  progrès,  il  faudrait  pouvoir  contester  aux  autres  puissances  le 
même  droit  de  maintenir  leurs  constitutions  que  la  France  réclame  pour  la 
sienne,  pour  ne  pas  convenir  que  jamais  il  n'a  existé  de  motif  d'alarme  et  de 
concert  général  plus  légitime,  plus, urgent  et  plus  essentiel  à  la  tranquillité 
de  l'Europe.  » 

«  11  faudrait  pareillement  pouvoir  récuser  le  témoignage  des  événe- 
ments journaliers  les  plus  authentiques,  pour  attribuer  la  principale  cause  de 
cette  fermentation  intérieure  de  la  France  à  la  consistance  qu'ont  prise  les 
émigrés  à  ou  leurs  i>rojets...  Les  armc-ments  des  émigrés  sont  dissous,  ceux  de 
la  France  continuent.  L'empereur,  bien  loin  d'appuyer  leurs  projets  ou  leurs 
prétentions,  insiste  sur  leur  tranquillité  ;  les  princes  de  l'Empire  suivent  son 
exemple... 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


929 


«  Non,  la  vraie  cause  de  celle  fermenlation  el  de  loutes  les  conséquences 
qui  en  dérivent,  n'est  que  trop  manifeste  aux  yeux  de  la  France  et  de  l'Eu- 
rope entière.  C'est  l'influence  et  la  violence  du  parti  républicain  (Violents 
murmures),  condamné  par  les  principes  de  la  nouvelle  Constitution,  proscrit 
par  l'A-Ssemblée  constituante,  mais  dont  l'ascendant  sur  la  législature  pré- 


) 


/'/'/,  ,.■;■ 


CONDORCBT 
(D'après  ane  estampe  du  MusiSe  Carnavmisl.) 

sente  est  vu  avec  douleur  et  effroi  par  tous  ceux  qui  ont  le  salut  de  la  France 
sincèrement  à  cœur.  » 

Il  avait  très  bien  démêlé  le  plan  de  la  Gironde,  républicaniser  la  France 
au  moyen  de  la  guerre.  «  Ce  sont  les  moteurs  de  ce  parti  qui,  depuis  que  la 
nouvelle  Constitution  a  prononcé  l'inviolabilité  du  gouvernement  monar- 
chique, cherchent  sans  relâche  d'en  renverser  ou  saper  les  fondements,  soit 

UV.   il7.   —  HISTOIRE    SOCIALISTB.  LIV.    117. 


O.tO  lllSTUUUi:     S(JC1AL1STE 

par  des  motions  et  des  all.iques  imm(!diales,  soit  par  un  plan  suivi  de 
l'anéantir  dans  le  fait,  en  entraînant  l'Assemblée  législative  à  s'attribuer  les 
fonctions  essentielles  du  pouvoir  exécutif  ou  en  forçant  le  roi  à  céder  à  leurs 
désirs  par  les  explosions  qu'ils  excitent  et  par  les  soupçons  et  les  reproches 
que  leurs  manœuvves  font  retomber  sur  le  roi.  » 

«  Comme  ils  ont  clé  convaincus  que  la  majeure  partie  de  la  nation 
rvjnKjne  à  l'adoption  de  leur  système  de  république,  ou  pour  mieux  dire 
d'anarchie,  et  comme  ils  désespèrent  de  réussir  à  l'y  entraîner,  si  le  calme  se 
rétablit  à  f  intérieur  et  que  la  paix  se  maintieniie  au  dehors,  ils  dirigent  tous 
leurs  efforts  à  l'entretien  des  troubles  et  à  susciter  une  guerre  étrangère.  » 

«  ...Voilà  pourquoi.au  lieu  d'apaiser  les  secrètes  inquiétudes  que  les  puis- 
sances étrangères  ont  conçues  depuis  longtemps  sur  leurs  menées  sourdes 
mais  constatées,  pour  séduire  d'autres  peuples  à  l'insubordinalion  et  à  la 
révolte,  ils  les  trament  aujourd'hui  avec  une  publicité  d'aveu  et  de  mesures 
sans  exemple  dans  l'histoire  d'aucun  gouvernement  policé  de  la  terre.  Ils 
comptaient  bien  que  les  souverains  devraient  enfin  cesser  d'opposer  Yindiflé- 
rence  et  le  mépris  à  leurs  déclaraalions  outrageantes  et  calomnieuses,  lorsqu'ils 
verraient  que  l'Assemblée  nationale  non  seulement  les  tolère  dans  son  sein 
mais  les  accueille  et  en  ordonne  l'impression  [Murmures  prolongés)  ...Malgré 
des  procédés  aussi  provocants,  l'empereur  donnera  à  la  France  la  preuve  la 
plus  évidente  de  la  constante  sincérité  de  son  attachement,  en  conservant  de 
son  côté  le  calme  et  la  modération  que  son  intérêt  amical  pour  la  situation 
de  ce  royaume  lui  inspire.  »  Et,  en  terminant,  il  se  borne  à  dire  qu'il  défen- 
drait les  princes  de  l'Empire  s'ils  étaient  attaqués. 

Quel  est  le  vrai  sens  de  ce  document-ci  ?  A  des  paroles  agressives  et  bles- 
santes se  mêle  le  souci  visible  d'éviter  la  rupture.  J'ai  dit  que  l'empereur 
voulait  avant  tout  gagner  du  temps;  mais  ce  n'était  point  pour  mieux  pré- 
parer la  guerre,  c'était  pour  laisser  se  produire  des  chances  de  paix.  Evidem- 
ment, l'exemple  de  la  France  révolutionnaire,  la  sourde  et  inévitable  propa- 
gande de  la  liberté  l'inquiètent  et  l'irritent.  11  ne  déclare  pas  pourtant  à  la 
Révolution  une  guerre  de  principe,  puisqu'il  s'abrite  derrière  la  Constituante, 
•  lerrière  la  grande  Assemblée  qui  proclama  les  Droits  de  l'Homme  et  la  sou- 
veraineté des  nations.  Pourquoi,  dès  lors,  voulemt  la  paix,  l'espérant  encore, 
a-t-il  prodigué  à  une  partie  notable  et  influente  de  l'Assemblée,  les  paroles 
outrageantes?  11  en  est  sans  doute  plusieurs  raisons.  D'abord,  tout  en  dési- 
rant la  paix,  l'empereur  est  résigné  à  la  guerre  et  commence  à  la  croire  iné- 
vitable: il  désire  surtout,  si  elle  se  produit,  que  la  France  ait  la  responsabilité 
de  l'agression.  Aussi  n'évite-l-il  pas  très  exactement  d'irriter  les  esprits.  Pdis, 
il  s'imaginait  peut-être  que  la  brutalité  de  ce  langage  forait  impression,  et 
que  les  partis  de  gauche,  aussi  directement  dénoncés,  reculeraient.  Etrange 
méconnaissance  de  la  force  d'élan  de  la  Hévolulion.  J'imagine  encore  qu'en 
signalant  tout  haut  le  plan  de  la  Gironde,  de  ce  qu'il  appelle  le  parti  répubh- 


niSÏOiUE     SOCIALISTE  931 

cain,  c'est-à-dire  le  dessein  formé  de  surexciter  la  politique  intérieure  par  la 
guerre  extérieure,  l'empereur  voulait  avertir  le  roi  et  la  reine  qu'ils  avaient 
bien  tort  de  jouer  avec  le  feu.  Et  il  justifiait  ainsi  devant  le  monde,  ses 
propres  lenteurs,  les  hésitations  et  la  prudence  qui  lui  étaient  si  violem- 
ment reprochées  par  les  intransigeants  de  l'émigration  et  de  la  monarchie. 

La  paix  restait  do,nc  possible,  mais  à  une  conditiou  :  c'est  que  la  France 
révolutionnaire  eût  à  ce  moment  l'esprit  assez  lucide  et  assez  ferme  pour  bien 
Toir  toute  la  vérité.  II  aurait  fallu  qu'un  ministre  des  affaires  étrangères  pût 
donner  à  l'Assemblée,  à  son  comité  diplomatique,  la  preuve  qu'en  effet  l'em- 
pereur voulait  la  paix  et  résistait  à  la  Cour.  Il  aurait  f;illu  que  le  comité  diplo- 
matique et  l'Assemblée  puissent  avoir  confiance  en  ce  ministre.  Or,  tout  était 
trouble,  faux,  débile,  dans  cette  triste  incubation  de  la  guerre;  tout  était  men- 
songe, trahison,  duplicité,  habileté  basse,  calcul  sournois  dans  les  partis.  Le 
roi  et  la  reine  trahissaient.  Ils  trahissaient  cyniquement,  mais  sans  esprit  de 
suite;  tantôt  ils  redoutaient  la  guerre,  tantôt  ils  la  souhaitaient,  mais  pour 
se  sauver  plus  sûrement  par  l'appui  de  l'étranger.  Les  anciens  constituants 
qui  voulaient  la  Constitution  et  la  paix  étaient  engagés  dans  de  louches  négo- 
ciations avec  la  Cour  :  ils  acceptaient  de  faire  passer  à  l'empereur  leur 
mémoire  diplomatique  par  les  mains  de  la  reine,  dont  il  est  impossible  que  la 
loyauté  ne  leur  fût  pas  suspecte.  Les  Girondins  intriguaient  et  cherchaient  à 
susciter  la  guerre  par  surprise. 

Ils  tournaient  autour  de  la  Royauté  d'un  cœur  hésitant  et  fourbe,  rêvant 
parfois  de  la  renverser  dans  une  grande  crise  extérieure,  mais  se  réservant 
aussi  de  s'installer  en  elle,  comme  des  vainqueurs  dans  une  antique  maison, 
cl  de  couvrir  leur  puissance  ministérielle  du  prestige  de  la  vieille  monarchie. 
Robespierre  enfin,  qui  n'aurait  pu  détourner  les  esprits  de  la  fascination  exté- 
rieure que  par  un  grand  effort  de  révolution  intérieure,  se  bornait  à  montrer 
les  Tuileries  d'un  geste  vague  et  timide.  La  France  de  la  Révolution  était 
admirable,  hier,  quand  elle  proclamait  les  Droits  de  l'Homme,  sa  foi  sublime 
dans  la  raison,  la  liberté  et  la  paix.  Elle  sera  admirable,  demain,  quand  elle 
défendra  la  Révolution  menacée,  l'avenir  du  monde  contre  l'infernale  conspi- 
ration de  toutes  les  tyrannies.  Mais,  dans  cette  période  de  préparation  obscure 
et  sournoise  de  la  guerre,  tout  serait  triste  et  bas  si  on  ne  sentait  parfois  du 
cœur  profond  du  peuple  monter  la  sublime  espérance  de  T universelle  libéra- 
tion des  hommes  et  un  héroïque  défi  à  toutes  les  puissances  de  la  mort. 

L'Assemblée  entendit  avec  malaise  toutes  ces  communications.  Un 
moment,  elle  se  laissa  aller  à  applaudir  Delessart  :  mais  le  mécontentement 
éclata  vite. 

De  suite,  à  la  séance  du  soir,  Rouyer  dénonça  ce  qu'il  croyait  être  la 
connivence  de  l'empereur  et  du  ministre  :  «  Je  pourrais  vous  dire,  s'écria-t-il, 
que  le  comité  diplomatique  lui-même,  lorsque  le  ministre  Delessart  lui  com- 
muniqua ces  réponses  insidieuses,  lui  a  ri  au  nez  en  lui  disant  :  «N'avez-vous 


932  IIISTUIIIE     SOCIALISTE 


«  pas  honte  de  pareilles  pièces  qui  ne  seront  regardées  dans  l'Assemblée  que 
«  comme  voire  propre  ouvrage  !  »  [Bravo  I  bravo  !  Applaudissements  réitérés 
dans  les  tribunes.)  ...Mais,  esl-il  payé  pour  témoigner  les  craintes  de  la 
nation  à  l'Empire,  pour  mentir  aux  puissances  étrangères?  Un  peuple 
libre  n'a  rien  à  craindre,  il  se  joue  des  efforts  qu'on  peut  diriger  contre  lui. 
Il  ne  veut  et  ne  peut  voir  que  des  vaincus  dans  les  despotes  qui  voudraient 
l'attaquer.  Mais,  tant  que  nous  serons  exposés  à  des  mains  mercenaires  telles 
que  les  siennes,  on  nous  fera  tenir  ce  langage.  Je  dénonce  donc  le  ministre 
des  affaires  étrangères,  et  dussé-je  périr  victime  de  mon  patriotisme,  je  ne 
cesserai  de  le  poursuivre  jusqu'à  ce  que  la  loi  ail  prononcé  entre  l'accusateur 
et  l'accusé.  »  {Bravo!  bravo!  Applaudissements  réitérés.) 

Voilà  l'acte  d'accusation  lancé.  Mercenaire  ?  Delessart  ne  l'était  pas.  Il  ne 
trahissait  pas  la  Révolution  au  profil  de  la  Cour  qui  le  délestait.  Mais  y  avait-il 
connivence  entre  lui  et  l'empereur  ?  Il  y  avait  seulement  concordance  de 
vues.  Il  y  a  eu  un  moment  où  les  modérés  constitutionnels  dont  Delessart 
était  l'organe,  et  l'empereur  ont  eu  les  mêmes  vues,  les  mêmes  espérances. 
Delessart  et  l'empereur  voulaient  également  la  paix  et,  voulant  la  paix,  ils 
espéraient  l'un  et  l'autre  que  la  conduite  de  la  Révolution  ne  passerait  pas  aux 
malus  du  parti  de  la  Gironde,  du  parti  de  la  guerre.  Quand  Rouyer  et  les 
ennemis  du  ministre  disaient  qu'il  avait  dicté  et  rédigé  la  réponse  de  l'empe- 
reur, ils  n'étaient  point  tout  à  fait  hors  du  vrai.  Car,  d'une  part,  la  lettre 
envoyée  par  M.  Delessart  à  notre  ambassadeur  à  Vienne,  ressemblait  beau- 
coup au  mémoire  que  Barnave,  Lameth  et  Duport  avaient  fait  tenir  à  l'empe- 
reur dans  les  premiers  jours  de  janvier  par  l'intermédiaire  de  la  reine,  et, 
d'autre  part,  la  réponse  publique  que  fait  M.  de  Kaunitz  ressemble  trait  pour 
trait  au  mémoire  que  l'empereur  fit  parvenir  à  la  reine  en  réponse  au  sien. 
C'est  bien  l'état  d'esprit  feuillant  qui  sert  de  lien  .entre  les  Tuileries  et  la 
cour  de  Vienne.  Ce  sont  les  formules  des  Feuillants  que  l'empereur  emploie. 
Ce  sont  les  Feuillants  notamment  qui  ont  tracé  dans  leur  mémoire  le  portrait 
de  ce  qu'ils  appellent  «  le  parti  républicain  »,  en  termes  presque  identiques 
à  ceux  qu'emploie  Kaunitz  dans  le  document  lu  à  l'Assimiblée. 

Mais,  je  le  répète,  l'empereur  ayant  bBsoin  de  la  paix,  mais  pressé  par 
les  appels  de  sa  sœur,  Marie-Antoinette,  se  flattait  de  l'espoir  que  les  événe- 
ments ne  l'obligeraient  pas  à  intervenir,  et  il  entrait  ainsi  tout  naturellenionl 
dans  le  système  des  constitutionnels,  sans  qu'aucune  trahison  fût  imputable 
à  ceux-ci. 

C'est  à  souligner  cet  accord  des  Feuillants  et  de  l'empereur,  que  Brissot 
s'applique  d'abord  :  «  Nous  nous  dispenserons,  écrit-il  dans  le  Patriote  fran- 
çais du  2  mars,  de  donner  une  longue  analyse  de  cette  réponse  qui  n'est 
qu'une  paraphrase  tudesque  des  morceaux  les  plus  saillants  de  nos  papiers 
ministériels...  On  ne  s'attendait  guère  à  voir  l'empereur  s'ériger  en  avocat  de 
la  Constitution  ;  mais,  c'est  ce  qu'il  a  encore  de  commun  avec  les  Feuillants 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


933 


-•  a 


Prirrr.  l,  f/lcrf  f.f  ,-.7,1.'  Jou/e        .   (jfrr^  ./..■,    .  / 


Disespoir  de  Louis-Joseph  de  Condé  et  de  l'Abbé  Maury  en  apprenant  ta  Mort  de  l'Empereur, 

2    S  Mon  Prince,  la  Mort  est  sans  doute         ,     (  Mon  cher  nous  perdons 
f  Aveugle  comme  la  fortune  '  i  gros  aiijourd'huy. 


(D'après  aa  docameDt  du  Musée  Caroavalet). 


WM  HISTOIRE    SOCIALISTE 

el,  loiil  ce  qui  nou»  oloiine,  c'esl  qu'il  n'ait  pas  cité  la  devise  célèbre:  la 
Conslitution,  lotile  la  Conslilulion,  rien  que  la  Constitution.  » 

Puis,  Brissot  rappelle  avec  ironie  les  attaques  de  l'empereur  contre  les 
sociétés  populaires  :  «  II  ne  dissimule  pas  que  s'il  conserve  une  armée  en  état 
d'observation  passive,  c'est  pour  empêcher  cette  terrible  puissance  des  Jaco- 
bins de  renverser  la  monarchie  libre  de  la  France,  pour  1  quelle  il  se  sent  un 
si  tendre  iiitOrôl,  tel  est  encore  le  but  du  concert  qu'il  a  formé  avec  diverses 
puissances:  ce  n'est  pas  trop  d'une  pareille  ligue  contre  cette  secte  formi- 
dable. On  pense  bien  que  ces  terreurs  et  ces  menaces  ont  été  accueillies  des 
plus  vifs  éclats  de  rire:  les  ministériels  semblaient  rougir  eux-mêmes  de  ces 
déclamations.  On  eût  bien  voulu  quelques  tirades  contre  les  Républicains  et 
les  Jacobins  ;  mais  en  faire  une  puissance  !  c'était  couvrir  de  boue  et  les 
souffleurs  et  l'écolier.  » 

«  Une  note  de  lambassadeur  de  Prusse,  qui  déclare  que  son  maître 
adhère  aux  conclusions  de  l'empereur  el  qu'il  est  obligé  de  s'opposer  à  toute 
espèce  d'invasion  sur  le  territoire  de  l'Empire,  et  un  message  du  roi  ont  ter- 
miné celte  coméJie  diplomatique.  »    * 

«  Le  roi  déclare  à  l'empereur  qu'il  croit  au-dessous  de  la  dignité  et  de 
l'indépendance  d'une  grande  nation,  de  discuter  ces  divers  articles  qui  con- 
cernent la  situation  intérieure  du  royaume;  qu'il  aurait  dé.-iré  une  réponse 
plus  catégorique  el  plus  précise,  relativement  à  ce  concert  formé  entre  les 
puissances,  et  que  ce  concert  n'a  aucun  objet,  qu'il  en  demande  la  cessation 
pour  mettre  fin  à  des  in(;uiéludes  où  la  nation  ne  veut  ni  ne  peut  rester.  Il 
offre  de  désarmer  si  l'empereur  retire  une  partie  de  ses  troupes.  » 

«  La  simplicité  el  la  clarté  de  cette  réponse  qui  contrastait  d'une  manière 
frappante  avec  l'entortillage  germanique  des  dépêches  du  cabinet  de  Vienne 
ont  obtenu  les  applaudissements  de  r Assemblée...  Louis  XIV,  quoiqu'il  ne 
fût  pas  roi  d'une  nation  libre  aurait  été  inoins  patient;  mais,  une  nation 
libre  aime  à  épuiser  les  bons  procédés.  » 

«  Quelle  que  soit  l'issue  de  cette  réponse,  les  amis  du  peuple  doivent  se 
féliciter  de  cette  journée. 

«  Elle  a  marqué  l'ascendant  de  cette  nation  livrée  à  l'anarchie  popu- 
laire. L'onpereur  a  obéi  au  vœu  national  en  écrivant  avant  f  époque  qui  lui 
a  été  fixée.  » 

«  //  a  été  forcé  de  se  justifier  devant  un  peuple  qu'on  foulait  aux 
pieda.  » 

«  Il  a  révélé  le  grand  secret  de  Fintrigue  qui  unit  les  detix  cabinets  de 
Vienne  et  des  Tuileries;  le  même  esprit  les  dirige,  le  pauvre  esprit  de 
quelques  intrigants,  qui,  pour  se  venger  des  hommes  et  des  sociétés  qui  les 
ont  démasqués,  empruntent  des  plumes  royales  et  ministérielles,  assez 
faibles  pour  se  prêter  à  leurs  pln'-<-  nynnrvm'rex.  » 


HISTOIRE     SOCIALISTE  9^5 

«  Enûn,  celle  journée  a  lue  el  la  diplomatie  el  la  réputation  de  profon- 
deur des  cabinets  politiques.  Y  a-l-il  rien  de  plus  piloyaltle  que  ces 
dépêches?  On  voit  maintenant  pourquoi  les  ministres  aiment  tant  à  s'enve- 
lopper de  mystère  :  la  faiblesse  et  l'ignorance  en  ont  tant  besoin.  Et  voilà 
le  fruit  d'une  expérience  de  soixante  ans  !  Kaunitz,  dupe  de  jeunes  ambi- 
tieux, bien  ignorants  el  bien  impudents  !  Kaunitz  se  battre  contre  les 
républicains  et  les  Jacobins  !  Quelle  école  à  quatre-vingts  ans  !  Ces  fautes  ne 
s'effacent  guère  :  il  a  donné  sa  mesure  et  celle  de  son  maître,  et  avec  cette 
mesure  on  ne  subju-cue  point  une  grande  nation  qui  veut  sa  liberté.  » 

Brissot  triomphe  et  se  grise  ;  il  plane  au-dessus  de  l'Europe.  Mais  un 
moment  sa  vanité  semble  contrarier  son  dessein.  Il  est  si  fier  d'avoir  obtenu 
une  réponse  de  l'Empereur  aux  sommations  dictées  par  lui  qu'il  publie  un 
moment  d'attiser  la  guerre.  Car,  si  déjà,  comme  le  dit  Brissot,  TErapereur 
est  humilie,  quel  be?oin  est-il  de  le  poursuivre  davantage  et  d'exiger  de 
plus  formelles  déclarations"?  S'il  a  consenti  à  cette  humiliation  plutôt  que  de 
rompre,  pourquoi  la  Révolution  ne  s'applique-l  elle  pas  à  ménager  les 
chances  de  paix  qui  se  manifestent? 

Si  l'Empereur  est  le  jouet  des  Feuillants,  si  Barnave,lcsLameth,  Duport 
le  manœuvrent  à  leur  gré,  n'est-il  «point  visible  que  l'Empereur  espère,  en 
modérant  par  eux  les  événements  intérieurs  de  France,  se  dispenser  d'une  in- 
tervention qui  l'effraie  ?  Pourquoi,  dès  lors,  ne  pas  marcher  d'un  pas  rapide 
et  ferme  dans  les  voies  révolutionnaires  sans  être  obsédé  par  le  fantôme  exté- 
rieur, sans  chercher  dans  la  guerre  une  diversion  funeste  ?  Si  la  réponse  de 
Louis  XVI  est  simple  et  franche,  si  elle  mérite  les  applaudissements  de  toute 
l'assemblée, comment  pourra-t-on  attaquer  la  royauté?  Comment  pourra-t-on 
attaquer  aussi  le  ministre  des  affaires  étrangères  qui  a  rédigé  au  nom  du  roi 
cette  réponse  et  qui  a  obtenu  de  l'Empereur  une  communication  hâtive, 
humiliante  pour  celui-ci  ?  Cet  article  de  Brissot  était  la  meilleure  défense  du 
ministre  que  dix  jours  après  Brissot  fera  décréter  de  trahison.  Il  était  le 
meilleur  plaidoyer  pour  la  paix  que  la  Gironde  s'obstinera  passionnément  à 
rompre. 

Et  que  signiflenl  ces  coquetteries  avec  Louis  XYI  qui,  vraiment,  à  celle 
date,  était  traître  à  la  nation  ?  Mais  qu'importaient  à  Brissot  toutes  ces  contra- 
dictions? Son  cœur  s'était  gonflé  un  moment  de  vanité  ;  il  s'était  dit  avec 
complaisance  qu'il  avait  plus  de  fierté  que  Louis  XIV.  Avoir  obligé  un  em- 
pereur à  répondre  le  faisait  tressaillir  d'aise.  0  pauvre  parvenu  qui  n'avait 
pas  la  fierté  de  la  Révolution  el  qui  semblait  avoir  besoin  pour  elle  des 
approbations  impériales  ! 

Que  signiQe  encore  cette  sorte  de  rabaissemenl  de  son  propre  parti,  de» 
républicains  et  des  Jacobins?  Ils  étaient  en  effet  la  force  organisée  delà 
Révolution.  L'Empereur  ne  se  trompait  pas  en  constatant  leur  puissance. 
Les  Jacobins  relevèrent  d'ailleurs  le  défi  avec  un  juste  orgueil.  Mais  Brissot. 


DoG  IliSTOIHli     SOCIAI-ISTl-: 


plalemeiit  rapetissa  ses  amis  pour  pouvoir  railler  l'Empereur.  Vanité  sans 
dignité  cl  intrigue  sans  grandeur. 

Mais  Brissot,  en  qui  une  fumée  de  puéril  orgueil  a  un  moment  su^^pendu 
el  obscurci  la  pensée  politique,  ne  tarde  pas  à  comprendre  que  de  la  journée 
du  1"  mars  il  peul  lirer  un  double  parti.  11  peut  aigrir  les  susceptibilités 
nationales  et  exaspérer  les  nerfs  du  peuple  en  disant  que  l'Empereur  a  voulu 
se  mêler  de  nos  affaires  et  que  sa  réponse  ambiguë  laisse  subsister  les  incer- 
titudes épuisantes.  11  peut  aussi,  en  frappant  Uelessart,  désorganiser  le 
ministère,  terroriser  la  Cour  et  la  mettre  enfin  sous  la  tutelle  de  la  Gironde. 

Il  écrit,  le  samedi,  3  mars,  à  pr  pos  de  la  séance  du  soir  du  1",  de  celle 
oîi  Rouyer  parla  : 

«  On  avait  eu  le  lemys  de  réfléchir  sur  ia  farce  diplomatique  jouée  le 
malin,  et  l'on  avait  cru  s'apercevoir  qu'un  des  principaux  acteurs  en  était 
maintenant  le  soulOeur  :  c'était  M.  Lessart,  etil  aété  formellement  dénoncé  par 
M.  Rouyer.  M.  Charlier  a  appuyé  la  dénonciation,  et  il  a  pensé  qu'il  y  avait 
lieu  à  déclarer  que  le  ministre  avait  perdu  la  confiance  de  la  nation.  Le 
Comité  diplomatique  a  été  chargé  d'examiner  la  noie  confidentielle  de 
M.  Lessart  à  noire  ambassadeur  à  Vienne,  noie  qu'on  peul  regarder  comme 
le  noeud  de  cette  intrigue  épistolaire.  Au  f-este,  la  pièce  va  être  imprimée,  et 
l'on  sera  à  portée  de  juger  par  la  comparaison  si  les  lettres  et  les  réponses 
ne  sortent  pas  de  la  môme  plume.  » 

Brissot  va  se  recueillir  pendant  quelques  jours  et  préparer  le  réquisitoire 
qui,  en  frappant  Delessart,  disloquera  le  ministère  modéré  et  ouvrira  à  la 
Gironde  le  pouvoir  ministériel.  Devant  cette  tactique,  l'intérêt  évident  du 
roi  était  de  maintenir  son  ministère  uni,  de  défendre  Delessart,  de  garder 
Narbonne  et  de  dire  que  l'un  des  deux  ministres  représentait  la  politique  de 
paix,  l'autre  la  vigilance  guerrière.  Mais  le  ministère  était  disloqué  du 
dedans  par  le  conflit  sourd  de  Delessart  et  de  Narbonne,  surtout  par  le 
conflit  aigu  de  Narbonne  el  du  réactionnaire  Bertrand.  Celui-ci,  très  attaqué 
dans  l'Assemblée,  était  exaspéré  des  manœuvres  de  popularité  de  Narbonne. 
Narbonne  affectait  une  grande  prévenance  pour  les  comités  de  la  Législative 
que  Bertrand  dédaignait.  Le  ministre  de  la  marine  se  plaignait  que  Narbonne 
le  fit  attaquer  dans  les  journaux  jacobins.  Et  il  est  vrai  que  si  le  journal  de 
Brissot,  dans  les  premières  journées  de  mars  attaque  assez  souvent  Narbonne, 
c'est  toujours  avec  un  extrême  ménagement,  et  la  Chronique  de  Condorcet  le 
loue  souvent. 

Mais  le  roi  n'avait  confiance  qu'en  Bertrand,  et  celui-ci  s'insinuait  tous 
les  jours  plus  avant  dans  la  confiance  de  Louis  XVI  et  lui  rendait  même  des 
services  privés,  en  lui  procurant  de  la  monnaie  d"or,  que  le  roi  préférait 
aux  assignats,  par  un  prélèvement  frauduleux  sur  la  caisse  de  la  marine. 

Narbonne  se  sentit  menacé.  11  demanda  aux  généraux  qu'il  avait  nommés  : 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


937 


Rochambeau,  Liickner,  Lafayelte,  de  le  soutenir.  Ceuï-ci  intervinrent  par  des 
lettres  publiques  qui  irritèrent  le  roi,  et  il  donna  congé  à  Narbonne. 

Brissot,  le  9  mars,  écrit  :  «  Le  roi  a  retiré  ce  matin  le  portefeuille  de  la 
guerre  à  M.  Narbonne.  On  assure  qu'il  est  remplacé  par  M.  Degrave.  Les 
motifs  du  renvoi  ne  sont  pas  bien  certains.  Les  uns  l'attribuent  à  l'intrigue 
du  ministre  Bertrand  et  de  ses  confrères  qui  le  soutiennent;  d'autres  croient 


M":"  Roland. 
(D'après  une  estampe  do  Musée  CaroaTalet.) 


que  la  Cour  haïssait  M.  Narbonne,  parce  que,  dans  son  opinion,  il  devenait 
trop  populaire  ;  d'autres,  enOn,  donnent  pour  préte.xte  les  lettres  des  géné- 
raux à  M.  Narbonne  imprimées  dans  les  journaux.  » 

«  Dans  ces  lettres  les  généraux  Rochambeau  et  Lafayette  prient  le 
ministre  de  ne  pas  quitter  sa  place  dans  un  moment  oîi  il  peut  rendre  de  si 
grands  services,  et  ils  assurent  que  sa  démission  serait  une  calamité  publique. 
On  ne  pouvait  pas  trouver  de  meilleur  moyen  pour  perdre  M.  Narbonne.  » 

«  M.  Narbonne  a  un  tort  à  se  reprocher.  Il  dit  dans  sa  réponse  qu'il  avait 

UV.    Ii8.  —  HISTOIHE   SOCIALI=TE.  UV.    118. 


»38  HISTOIUE    SOCIALISTE 


Tonlu  se  retirer  parce  qu'il  nctait  pas  d'accord  avec  un  de  ses  collègues 
(M.  Bertrand)  dont  il  estime  le  caractère  personnel,  miis  dont  il  n'approuve 
pas  également  la  conduite  ministérielle. 

«  Comment  M.  Narbonne  estirae-t-il  le  caractère  d'un  homme  qui  a  menti 
à  la  face  de  l'Europe,  qui  a  donné  un  démenti  au  roi  dont  il  est  le  ministre, 
qui  n'a  cessé  de  montrer  la  mauvaise  foi  la  plus  eflrontée  ?  » 

Comment  le  roi  n'hésitait-il  point  à  se  séparer  ainsi  de  Narbonne?  S'être 
engagé,  sur  ses  conseils,  dans  la  politique  de  guerre  limitée  et  le  coni-'édier 
juste  à  l'heure  où  le  semblant  de  popularité  qu'il  avait  acquis  pouvait  protéger 
la  Cour,  c'était  une  faute  qui  prouvait  ou  l'entière  impuissance,  ou  l'entière 
incohérence  de  la  royauté.  Cette  décision  du  roi  perdait  Delessart.  N'osant 
pas  blâmer  ouvertement  une  décision  du  roi  relative  aux  ministres,  l'As- 
semblée va  prendre  sa  revanche  en  décrétant  un  des  ministres  de  trahison. 
Je  ne  m'arrêterai  pas  à  analyser  longuement  l'acte  d'accusation  porté  le 
10  mars  à  la  tribune. 

Au  fond,  tous  les  arguments  peuvent  se  ramener  à  un  seul:  «  Delessart 
est  criminel  de  n'avoir  pas  tout  fait  pour  amener  la  guerre.  »  Brissot  lui  re- 
proche comme  une  félonie  jusqu'à  la  prudence  du  langage  diplomatique.  Il 
lui  reproche  comme  une  félonie  des  paroles,  des  attitudes  qui,  bier  encore, 
étaient  celles  de  Brissot  lui-même.  Il  semblait,  dît-il,  que  M.  Delessart  voulût 
dérober  la  connaissance  (du  concert  des  souverains),  ou  ne  la  donner  que  le 
plus  tard  possible  ;  il  semblait  se  réserver  celte  matière  nouvelle  à  des  expli- 
cations et  à  des  négociations,  pour  tempérer  l'ardeur  de  la  nation  française 
qui  briilait  d'attaquer  et  de  se  venger  des  insultes  qu'elle  armait  reçues.  » 

«  Un  minisire  halîile  et  patriote  aurait  vu  dans  ce  concert  le  foyer  de  tous 
les  orages  qui  pouvaient  menacer  la  France,  il  se  fût  attaché  opiniitroment 
à  le  dissiper.  M.  Delessart  respectait  au  contraire  ce  foyer  et  ne  s'attachait 
qu'à  quelques  ramifications  ou  rassemblements  des  émigrés,  aux  princes  pos- 
sessionnés.  » 

Or,  nous  savons  qu'en  fait  ce  concert  offensif  n'existait  pas.  Nous  sa- 
vons que  Léopold  avait  toujours  cherché  des  moyens  dilatoires.  Et  nous  nous 
rappelons  que  Brissot  disait  il  y  a  peu  de  temps  :  «  C'est  à  Coblentz  qu'est 
le  foyer  du  mal.  »  Il  assurait  que  l'empereur  voulait  la  paix,  avait  besoin  de 
la  paix. 

Il  pèse  tous  les  mots  de  la  lettre  de  Delessart  :  «  Avec  quelle  faiblesse  le 
ministre  parle  de  ce  concert,  dont  l'existence  était  si  bien  démontrée,  dont 
l'objet  était  si  contraire  aux  intérêts  de  la  France.  «  On  a  été,  dit -il,  extrême- 
«  ment  frappé  de  ces  expressions  :  les  souverains  réunis  en  concert;  on  a  cru  y 
«  voir  l'indice  d'une  ligue  formée  à  l'insu  de  la  France  et  peut-être  coi^tre 
«  elle  ».  L'indice!  comment  une  expression  a?«Sî  lâche,  aussi  criminelle  est- 
elle  échappée  au  ministre  ? 

Ainsi  Brissot  va  envoyer  le  ministre  devant  la  llaute-Cour  d'Orléans 


HISTOIRE     SOCIALISTE  939 

parce  que  l'expression  indice,  dans  une  correspondance  diplomatique,  ne  lui 
parait  pas  assez  forte. 

Et  encore.  «  L'affectation  de  M.  Delessart  à  prêcher  la  paix  n'était-elle  pas 
encore  plus  propre  à  nous  attirer  la  guerre  ou  au  moins  des  réponses  humi- 
liantes? Lisei  la  fin  de  sa  lettre:  C'est  la  paix  que  nous  voulons...  Qui  ne 
sait  ici.  Messieurs,  que  le  ministre  autrichien  ne  devait  voir  dans  ces  cris 
pour  la  paix  que  les  fureurs  de  l'impuissance  et  de  la  pusillanimité?-...  » 

C'est  sur  des  raisons  de  celte  force  que  Brissot  fonde  une  demaude  de 
mise  en  accusation.  Il  y  a  treize  griefs.  Delessart  était  coupable»  en  ayant 
demandé  bassement  la  paix.  »  C'est  le  grief  n"  7.  Il  l'est  encore,  «  en  ayant 
communiqué  au  ministère  autrichien  des  détails  sur  l'intérieur  de  la  France 
qui  pouvaient  donner  une  fâcheuse  opinioa  sur  sa  situation  et  provoquer 
des  déterminations  funestes  pour  elle  ;>,  comme  si  Delessart  en  faisant  allusion 
aux  agitations,  aux  conflits  qui  suivaient  naturellement  eu  France  le  grand 
ébranlement  révolutionnaire  avait  appris  quoi  que  ce  soit  à  l'étranger. 

Et  dans  ce  réquisitoire  sophistique  contre  le  ministre,  pas  un  mot  sur 
le  roi,  pas  un  mot  sur  la  Cour.  C'est  toujours  le  même  système  d'hypocrisie 
et  de  mensonge.  Depuis  des  mois,  les  habiles  et  les  peureux  faussent  la  cons- 
cience de  la  Révolution.  Il  est  entendu  que  l'on  ménagera  le  roi.  Il  est  entendu 
qu'on  surexcitera  la  passion  nationale  pour  ranimer  la  passion  révolution- 
naire que  l'on  croit  affaiblie.  Avec  ce  parti  pris  de  n'aborderla  royauté  que 
par  ces  détours,  de  ne  l'attaquer  qu'obliquement,  en  s'est  condamné  à 
mentir,  à  tricher;  et  n'osant  pas  dire  au  peuple  la  vérité  rude  et  forte,  qu'il 
faut  décidément  abattre  la  royauté  et  le  roi,  on  affole  le  pays  par  des  soupçons, 
par  des  romans  de  trahison.  Sur  Delessart,  qui  s'est  borné  à  traduire  honnê- 
tement la  politique  pacifique  des  modérés,  Brissot  épuise  ses  ressources  de 
plate  dialectique,  et  contre  le  roi,  qui  trahit  lui,  qui  livre  la  patrie,  mais  qui 
distribue  encore  les  portefeuilles  ministériels,  Brissot  n'a  pas  un  mot  de 
menace.  Et  pourtant  si  le  roi  ne  trahit  pas,  au  profit  de  qui  trahit 
Delessart  ? 

C'est  un  soulagement,  après  toutes  ces  roueries  de  sophiste  et  de  pédant, 
d'entendre,  en  cette  même  séance  du  iO  mars,  le  grand  cri  de  colère  et 
d'éloquence  de  Yergniaud  contre  les  Tuileries  : 

«  Permettez-moi,  messieurs,  une  réflexion.  Lorsqu'on  proposa  à  l'Assem- 
blée constituante  de  décréter  le  despotisme  de  la  religion  chrétienne, 
Mirabeau  prononça  ces  paroles  mémorable.'*  :  De  celte  tribune  où  Je  vous 
parle  on  aperçoit  la  fenêtre  d'où  la  main  d'un  monarque  français  armé 
contre  ses  sujets  par  d'exécrables  factieux,  qui  mêlaient  des  intérêts  person- 
nels aux  intérêts  sacrés  de  la  religion,  tira  l'arquebuse  qui  fut  le  signal  de 
la  Saint-Barthélémy. 

«  Eh  !  bien,  messieurs,  dans  ce  moment  de  crise  où  la  patrie  est  en 
danger,  où  tant  de  conspirations  s"ourdi.ssent  conlie  la  liberté,  moi  aussi  je 


9i0  HISTOIRE    SOCIALISTE 

m'écrie  :  Je  vois  de  celte  tribune  les  fenêtres  d'un  palais  où  des  conseillers 
pervers  égarent  et  trompent  le  roi  que  la  Constitution  nous  a  donné,  forgent 
les  fers  dont  ils  veulent  nous  enchaîner,  et  préparent  les  manœuvres  qui 
doivent  nous  livrer  à  la  maison  d'Autriche.  Je  vois  les  fenêtres  du  palais  où 
l'on  trame  la  conlre-révolulion,  où  l'on  combine  le  moyen  de  nous  replonger 
dans  les  horreurs  de  l'esclavage,  après  nous  avoir  fait  passer  par  tous  les 
désordres  de  l'anarchie  et  par  toutes  les  fureurs  de  la  guerre  civile.  {La 
salle  retentit  d' applmcdissements.) 

«  Le  jour  est  arrivé,  missieurs,  où  vous  pouvez  mettre  un  terme  à  tant 
d'audace,  à  tant  d'insolence,  et  confondre  enfin  les  conspirateurs.  L'épou- 
vante et  la  terreur  sont  souvent  sorties,  dans  les  temps  antiques  et  au  nom 
du  despotisme,  de  ce  palais  fameux.  Qu'elles  y  rentrent  aujourd'hui  au  nom 
de  la  loi.  {Applaudissements  réitérés.')  Qu'elles  y  pénètrent  tous  les  cœurs. 
Que  tous  ceux  qui  l'habitent  sachent  que  notre  Constitution  n'accorde  l'in- 
violabilité qu'au  roi.  Qu'ils  sachent  que  la  loi  y  atteindra  sans  distinction 
tous  les  coupables,  et  qu'il  n'y  aura  pas  une  seule  tête  convaincue  d'être  cri- 
minelle qui  puisse  échapper  à  son  glaive.  Je  demande  qu'on  mette  aux  voix 
le  décret  d'accusation.  »  (L'orateur  descend  de  la  tribune  au  milieu  des  ap- 
plaudissements réitérés  de  P Assemblée  et  du  public.) 

Enfin,  une  main  harJie  déchirait  le  voile  :  la  trahison  royale  était  direc- 
tement dénoncée.  La  Révolution  retrouvait  son  accent  de  franchise  et  de 
puissance.  La  menace  à  la  reine  était  terrible.  L'acte  d'accusation  contre 
Delessarl  fut  voté.  Les  amis  de  Marie-Antoinette  furent  pris  de  peur  pour 
elle. 

Fersen  note  ceci  dans  son  journal,  le  23  mars  :  «  Trouvé  Goguelat  chez 
moi  en  rentrant.  Il  avait  passé  par  Calais,  Douvres  et  Ostende.  Il  était  parti 
depuis  huit  jours.  Leur  situation  (du  roi  et  de  la  reine)  fait  horreur.  On  a 
entendu  des  députés  dire  :  «  Lessart  s'en  tirera,  mais  la  reine  ne  s'en  tirera 
«  pas.  »  Deux  autres,  sur  la  terrasse  des  Feuillants,  disaient,  en  parlant  du 
départ  du  roi  :  «  Ces  bougres-là  ne  partiront  pas;  vous  le  verrez.  » 

Il  écrit  encore  le  18  :  «  Le  chevalier  de  Coigny  avait  mandé  le  projet  des 
Jacobins  de*  mettre  la  reine  dans  un  couvent  ou  de  la  mener  à  Orléans  pour 
la  confronter  avec  Delessart.  » 

Vraiment  l'épouvante  et  la  terreur  étaient  entrées  dans  le  palais  au  nom 
de  la  Révolution. 

Et  presque  au  même  moment,  comme  pour  achever  l'accablement  de  la 
Cour,  la  nouvelle  de  la  mort  de  l'empereur  Léopold  arrivait.  Le  journal  de 
Brissot  dit,  le  11  mars  :  «  La  mort  de  l'Empereur  n'est  plus  douteuse  ;  elle  a 
été  officiellement  annoncée.  Celte  mort  change  lout  le  système  politique  de 
l'Allemagne.  Celte  nouvelle  et  celle  du  décret  d'accusation  contre  M.  Lessart 
ont  répandu  la  consternation  dans  le  château.  » 

A  vrai  dire,  Brissot  s'exagérait  la   confiance  de  la  Cour  en  l'Empereur. 


HISTOIRE    SOCIALISTE  941 

Les  amis  intransigeants  de  Marie-Antoinette,  les  absolutistes  ne  s'affligèrent 
pas  outre  mesure  de  la  mort  du  temporisateur  qui  ajournait  sans  cesse  la 
guerre  et  qui  voulait  réconcilier  la  royauté  française  et  la  Révolution.     ' 

Fersen  écrit,  le  jeudi  8  mars,  à  Bruxelles  :  «  Le  vicomte  de  Vérac, 
l'évêque  et  beaucoup  de  gens  croyaient  que  cela  allait  tout  changer  et  tout 
retarder,  occasionner  des  longueurs.  Je  ne  fus  pas  de  cet  avis,  je  le  leur 
prouvais,  et  je  sais  que  le  baron  de  Breteiiil  avait  été  de  mon  avis.  Je  pris 
alors  mon  parti  d'écrire  à  la  reine  mon  opinion  là-dessus.  » 

Et  le  lendemain  :  «  Les  généraux  ne  témoignaient  pas  le  moindre 
chagrin,  mais  presque  le  contraire.  Thugut  dit  au  baron  qu'il  en  était  bien 
aise.  Danç  la  ville  cela  ne  faisait  aucune  sensation  :  les  officiers  en  étaient 
même  contents.  » 

Mais,  quoique  la  reine,  pour  ses  desseins  de  contre-révolution  armée, 
n'eût  pas  à  se  louer  de  son  frère,  sa  disparition  subite  aggravait  encore,  si  je 
puis  dire,  l'inconnu. 

En  tout  cas,  le  système  des  Feuillants,  qui  combinaient  avec  Léopold 
un  régime  de  modéralion  et  de  paix,  s'effondrait  au  dehors  par  la  mort  de 
l'Empereur,  comme  il  s'effondrait  au  dedans  par  l'acte  d'accusation  contre  de 
Lessart. 

Acculés,  frappés  de  terreur,  Louis  XVI  et  Marie-Antoinette  n'avaient 
plus  qu'une  ressource  :  appeler  un  ministère  girondin.  Ils  s'y  résignèrent,  et 
le  mois  de  mars  1792  vit  l'avènement  gouvernemental  de  la  Gironde.  C'était 
un  pas  immense  de  la  Révolution. 

Quelles  que  fussent  létourderie  et  l'ambition  des  Girondins,  ils  repré- 
sentaient l'esprit  révolutionnaire,  prêt  à  dompter  au  dedans  tous  les  factieux 
de  la  noblesse  et  du  clergé,  prêt  à  déQer  et  à  vaincre  au  dehors  tous  les 
tyrans  conjurés,  tous  ceux  qui  menacent  la  liberté  nouvelle,  tous  ceux  aussi 
qui  prétendent  la  limiter. 

Pendant  que  la  royauté  traîtresse  s'affole  et  se  livre,  les  volontaires  vont 
par  milliers  vers  la  frontière;  ils  font,  au  passage,  hommage  de  leur  vie  à 
l'Assemblée,  qui  suspend  un  moment  ses  tumultes  et  ses  querelles  pour  les 
acclamer,  et,  purs  de  toute  intrigue,  ignorants  de  ce  qui  se  mêlait  de  factice 
aux  cris  belliqueux  de  la  Gironde,  convaincus  de  la  nécessité  et  de  la  sainteté 
de  la  guerre  révolulionnaire,  ils  vont  combattre,  vaincre  ou  mourir,  et  en  se 
libérant,  libérer  le  monde. 


AVÈNEMENT  DE  LA  GIRONDE 

En  fait,  même  à  cette  date,  même  en  mars  1792,  le  parti  girondin  et 
jacobin  n'avait  pas  la  majorité  à  l'Assemblée  législative.  Mais  les  Feuillants, 
les  modérés  s'étaient  perdus  en  quelques  mois  pir  leur  médiocrité,  par  leur 
inconsistance,  par  leur  inaptitude  à  comprendre  la  R'ivolution.  En  ce  qui 


0ii2  HISTOIRE     SUblALISTH 

touche  la  polilique  extérieure,  ils  iiavaienl  pas  Iralii,  ils  navaicnl  pas  con- 
seillé la  trahison  ;  mais  ils  avaient  accepté  d'être  les  conseillers  de  la  Cour 
qui,  "elle,  trahissait. 

Plusieurs  d'entre  eux,  écartés  de  l'action  publique  par  la  loi  qui  décidait 
la  non-rééligibilito  des  Constituants,  s'étaient  réfugiés  dans  l'action  occulte, 
et  leurs  relations  avec  la  Cour  ne  furent  point  assez  secrètes  pour  échapper 
au  regard  de  la  Révolution  défiante  ;  elles  lurent  assez  mystérieuses  pour 
prêter  à  tous  les  soupçons  et  pour  susciter  la  légende  (à  moitié  vraie)  du 
comité  autrichien. 

Dans  la  question  de  la  guerre,  ils  avaient  été  aussi  rusés,  aussi  équi- 
voques que  la  Gironde,  mais  avec  beaucoup  moins  d'esprit  de  suite  et  de 
clairvoyance. 

La  Gironde  pouvait  équivoquer  et  tromper.  Elle  pouvait  amorcer  la 
grande  guerre  de  propagande  en  paraissant  ne  proposer  d'abord  qu'une  sorte 
d'expédition  de  police  contre  les  émigrés.  Elle  savait  bien  qu'une  fois  en 
mouvement,  la  guerre,  par  sa  terrible  logique,  se  développerait. 

Au  contraire,  les  Feuillants  se  livrèrent,  ou'  du  moins  plusieurs  d'entre 
eux,  à  l'espoir  insensé  qu'ils  pourraient  sans  péril  ouvrir  la  guerre,  qu'ils  la 
gouverneraient  et  limiteraient  à  leur  gré,  et  qu'ils  la  feraient  tourner  à  l'affer- 
missement de  l'autorité  royale.  Ils  mettaient  en  train  eux-mêmes  la  machine 
formidable  qui  devait  les  broyer. 

Môme  aveuglement,  même  débilité  dans  la  politique  intérieure.  Ils  ne 
comprirent  pas  que  la  vigueur  des  mesures  destinées  à  réprimer  la  contre- 
révolution  pouvait  seule  les  sauver.  Car  la  Révolution,  forte  au  dedans,  serait 
beaucoup  moins  tentée  de  chercher  uae  diversion  au  dehors  ;  et  c'est  dans  la 
paix  seulement  que  pouvaient  se  concilier  l'autorité  royale  transformée  et  la 
Révolution. 

Ils  paralysèrent  les  décrets  contre  les  prêtres  factieux,  et  la  démarche  du 
Directoire  de  Paris,  inspirée  par  eux,  permit  à  Louis  XVI  d'opposer  son  veto 
aux  lois  contre  les  prêtres  rebelles. 

Leur  conduite  dans  les  all'aires  du  Midi,  d'Arles,  d'Avignon,  de  Marseille, 
fut  lente  et  molle;  et  pour  n'avoir  pas  soutenu  à  temps  les  patriotes  menacés 
par  les  nobles  et  les  papistes,' ils  laissèrent  s'installer  dans  le  Midi  une  anar- 
chie sanglante.  Les  soldats  du  régiment  de  Château- Vieux,  condamnés  à  la 
suite  des  événements  de  Nancy,  excitaient  la  vive  sympathie  des  révolution- 
naires. La  fuite  de  Varennes  avait  révélé  les  manœuvres  de.  Bouille  contre  la 
Révolution,  et  ainsi  ils  apparaissaient  comme  des  martyrs.  L'idée  de  les  arra- 
cher au  bagne  et  de  les  recevoir  avec  éclat  à  Paris  devait  venir  naturellement 
aux  amis  de  la  liberté.  Les  Feuillants  s'opposèrent  avec  une  violence  incom- 
préhensible à  cette  délivrance  et  h.  cette  fête,  elle  grand  poète  .André  Chonier, 
qui  était  la  lyre  des  Feuillants,  épuisa  sa  verve  outrageante,  ses  ïambes 
splendides  et  amers  à  railler  ou  insulter  les  soldats  délivrés  et  leurs  amis. 


HISTOIRE    SOCIALISTE  943 

Pitoyable  et  maladroite  politique  !  Enfin,  les  Feuillants,  ainsi  séparés,  pour 
ainsi  dire,  de  la  Révolution  et  en  perdant  tous  les  jours  le  sens,  s'imaginèrent 
que  le  mouvement  révolutionnaire  et  démocratique  était  artificiel,  que 
seuls  les  clubs  l'entretenaient.  Et  ils  dirigèrent  contre  les  Jacobins  des  polé- 
miques insensées  qui  les  irritaient  tout  ensemble  et  les  grandissaient.  C'est 
par  eux  que  l'empereur  d'Autriche  fut  conduit  à  dire  que  tous  les  «eicès» 
de  la  Révolution  sortaient  du  club  de  la  rue  Saint-Honoré.  Un  député  modéré, 
Mouysset,  alla  jusqu'à  demander  que  la  salle  des  séances  de  l'Assemblée 
fût  ouverte  le  soir  aux  députés  qui  voulaient  délibérer  officieusement.  C'était  ^ 
une  façon  de  dresser,  en  fa  ce  du  club  des  Jacobins,  une  sorte  de  club  légal, 
nous  dirions  aujourd'hui  un  club  parlementaire.  Des  pénalités  furent  même 
proposées  contre  les  députés  qui  manqueraient  une  séance  de  l'Assemblée  et 
assisteraient  à  une  séance  des  clubs. 

Et  pendant  qu'ils  s'ingéniaient  à  ces  pauvres  inventions  de  police,  les 
modérés,  entrant  par  calcul  dans  le  système  de  la  guerre,  perdaient  peu  à  peu 
toute  force  de  résistance.  Ils  auraient  pu,  s'ils  avaient  été  nettement,  dès 
l'origine,  le  parti  de  la  paix,  embarrasser  cruellement  la  Gironde.  Ils  auraient 
pu  exploiter  contre  elle  les  griefe  de  Robespierre.  En  soutenant  Narbonne, 
ils  s'interdirent  à  eux-mêmes  de  parler  sérieusement  de  paix  ;  ils  laissèrent 
se  créer  l'atmosphère  de  combat  et  de  fiè^Te  oîi  tous  les  soupçons  allaient 
éclore,  et  c'est  à  peine  si  quelques-uns  d'entre  eux  se  risquèrent  à  défendre 
mollement  Delessart  contre  l'acte  d'accusation  si  sophistique  pourtant  de 
Brissol.  Aucun  d'eux  n'eut  le  courage  de  rappeler  à  Brissot  que  lui-même 
avait  tenu  plus  d'une  fois,  sur  les  dispositions  pacifiques  de  l'empereur,  le 
langage  qu'il  reprochait  à  Delessart  comme  un  crime.  Aussi,  malgré  la  force 
numérique  qu'ils  gardaient  encore  à  l'Assemblée  législative,  les  Feuillants 
étaient-ils  en  mars  sans  puis  sance  réelle.  La  Gironde,  hardie  et  soulevée  par 
le  souffle  révolutionnaire,  devait  l'emporter. 

Le  roi,  dans  l'affolement  qui  suivit  la  dislocation  du  ministère  par  la 
brouille  de  Narbonne  et  de  Bertrand,  la  mise  en  accusation  de  Delessart  et  la 
mort  de  l'empereur,  chercha,  non  le  salut,  mais  quelques  mois  de  répit,  dans 
un  ministère  girondin.  C'est  le  16  mars  que  le  roi  annonça  à  l'Assemblée 
législative  qu'il  venait  de  nommer  de  Lacoste  ministre  de  la  marine  et 
Dumouriez  ministre  des  affaires  étrangères.  Au  reste,  comme  pour  attester 
le  déclin  de  l'autorité  royale,  Dumouriez  avait  pris  les  devants  et,  quelques 
heures  plus  tôt,  avertit  lui-même  directement  l'Assemblée.  De  Grave  était 
déjà  depuis  quelques  jours  ministre  de  la  guerre.  Le  24  mars,  le  roi  annon- 
çait à  l'Assemblée  qu'il  venait  de  nommer  Cla^'ière  aux  finances,  ou,  comme 
l'on  disait  alors,  aux  contributions  publiques,  et  Roland  de  la  Platière  à  l'inté- 
rieur. 

Et  celle  fois,  le  roi  faisait  parvenir  aux  députes  une  note  où  il  donnait 
les  raisons  de  son  choix.  C'est  l'aveu  d'une  volonté  désemparée  et  à  la  dérive 


«44  HISTOIRE     SOCIALISTE 

où  ne  subsiste  plus  d'autre  force  autonome  que  la  force  sournoise  de  la  tra- 
hison : 

«  Messieurs,  profondément  touché  des  désastres  qui  affligent  la  France 
et  du  devoir  que  m'impose  la  Constitution  de  veiller  au  maintien  de  l'ordre 
et  de  la  tranquillité  publique,  je  n'ai  cessé  d'employer  tous  les  moyens  qu'elle 
met  en  mon  pouvoir  pour  rétablir  l'ordre  et  faire  exécuter  les  lois.  J'avais 
choisi,  pour  mes  premiers  agents,  des  hommes  que  l'opinion  publique  et 
l'honnêteté  de  leurs  principes  rendaient  recommandables.  Ils  ont  quitté  le 
ministère';  j'ai  cru  alors  devoir  les  remplacer  par  d'autres,  accrédités  par 
leurs  opinions  populaires.  Vous  m'avez  si  souvent  déclaré.  Messieurs,  que  ce 
parti  était  le  seul  qui  pût  remédier  aux  malheurs  actuels,  que  j'ai  cru  devoir 
m'y  livrer,  afin  qu'il  ne  reste  aucune  ressource  à  la  malveillance  pour  jeter 
des  doutes  sur  le  désir  constant  que  j'aurai  toujours  de  prentire  tous  les 
moyens  possibles  pour  opérer  le  bonheur  de  notre  pays.  En  conséquence,  je 
vous  fais  part  du  choix  que  je  viens  de  faire  de  M.  Roland  de  la  Plalière  pour 
le  ministère  de  i'inlérieur,  et  de  M.  Clavière  pour  celui  des  contributions 
publiques.  » 

La  loi  votée  par  la  Constituante  ne  pernieltait  pas  aux  députés  d'être 
ministres.  C'est  donc  en  dehors  de  la  Législative  que  les  ministres  devaient 
être  pris,  et  les  chefs  les  plus  éclatants  de  la  Gironde  ne  pouvaient  accéder 
en  personne  au  gouvernement.  Mais  c'est  bien  sous  l'influence  de  Brissot, 
secondé  de  l'habile  Dumouriez,  que  la  Cour  fit  ses  choix.  Dès  le  mardi 
13  mars,  Brissot  pose  ouvertement,  dans  son  journal,  la  candidature  de 
Dumouriez  aux  affaires  étrangères  :  «  Les  hommes  qui  veulent  de  la  vigueur 
des  lumières  et  du  palriolisme,  désireraient  y  voir  Jl.  Dumouriez.» 

Le  jeudi  15,  avant  que  la  nouvelle  fût  oflicielle,  le  Patriote  français 
écrit:  «  On  assure  que  le  patriote  Dumouriez  est  nommé  ministre  des  affaires 
étrangères.  Jamais  ministre  ne  se  trouva  dans  des  circonstances  aussi  favo- 
rables au  développement  de  ses  talents  et  de  ses  vertus  civiques.  M.  Dumou- 
riez n'oubliera  pas  sans  doute  qu'il  est  cher  aux  patriotes,  et  il  ne  s'en  sou- 
viendra que  pour  penser  qu'ils  seront  pour  lui  des  juges  d'autant  plus  sévères 
que  leurs  vœux  l'appelaient  à  la  place  qu'il  va  occuper;  il  se  souviendra  que 
la  rigueur  de  la  responsabilité  à  laquelle  il  va  être  soumis  sera  en  raison  du 
patriotisme  qu'il  a  montré.  » 

Ces  déclarations  solidarisaient  Dumouriez  et  la  Gironde.  C'est  Brissot  et 
Dumouriez  qui  vont  trouver  Roland  pour  le  décider  à  entrer  au  ministère. 
M""  Roland  nous  l'apprend  dans  ses  Mémoires  :  «Cependant,  plusieurs  dépu- 
tés de  l'Assemblée  législative  se  rassemblaient  quelquefois  chez  l'un  d'eux, 
place  Vendôme,  et  Roland,  dont  on  estimait  le  patriotisme  et  les  lumières, 
fut  invité  à  s'y  rendre;  Téloignement  l'en  dégoûtait;  il  y  alla  très  peu.  L'un 
de  nos  amis,  qui  s'y  trouvait  fréquemment,  nous  apprit,  vers  la  mi-mars, 
que  la  Cour,  intimidée,  cherchait,  dans  son  embarras,  à  faire  quelijue  chose 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


945 


qui  lui  rendît  de  la  popularité  ;  qu'elle  ne  s'éloignerait  pas  de  prendre  des 
ministres  jacobins,  et  que  les  patriotes  s'occupaient  à  faire  tomber  son  choix 
sur  des  hommes  graves  et  capables  ;  ce  qui  importait  d'autant  plus  que  cela 
même  pourrait  être  un  piège  de  la  part  de  la  Cour,  qui  ne  serait  pas  fâchée 
qu'on  lui  poussât  de  mauvaises  têtes  dont  elle  eût  droit  de  se  plaindre  ou  dô 


DCUOI'RIEZ. 

(Vaprta  one  Mtampe  de  la  Biblicthèqae  Nationale). 


8e  moquer.  11  ajouta  que  quelques  personnes  avaient  songé  à  Roland,  dont 
l'existence  dans  le  monde  savant,  les  connaissances  administratives  et  le 
caractère  connu  de  justice  et  de  fermeté  ofTraient  de  la  consistance.  Roland 
allait  alors  assez  souvent  à  la  Société  des  Jacobins  et  se  trouvait  employé  dans 
leur  Comité  de  correspondance.  Celle  idée  me  parut  creuse  et  ne  lit  guère 
d'impres-i'jn  sur  mon  esprit. 

«  Le  21  du  même  mois,  Brissot  vint  me  trouver  un  soir,  me  répéta  les 

UT.  119.  —  BISTOIHE  SOCIALISTE.  LIV.   119. 


946  HISTOIRE    SOCIALISTE 

mômes  choses  «l'une  manière  plu-  positive,  demandant  si  Hùland  consen- 
lirail  à  se  charger  de  ce  fardeau  ;  je  lui  répliquai  que,  m'en  étant  entretenue 
avec  lui  par  conversation  lors  de  la  première  ouverture  qui  en  avait  été  faite, 
il  m'avait  paru  qu'en  appréciant  les  difllcultés,  même  les  dangers,  son  zèle 
et  son  activité  ne  répugnaient  point  à,  cet  aliment;  que  cependant  il  liillait  y 
regarder  de  plus  près.  Le  cour;ige  de  Roland  ne  s'effraya  pas;  le  sentiment 
de  ses  forces  lui  inspirait  la  conflancç  d'être  utile  à  la  liberté,  à  son  pays,  et 
cette  réponse  fut  rendue  à  Brissot  le  lendemain. 

«  Le  vendredi  23,  à  onze  heures  au  soir,  je  le  vis  entrer  chez  moi  avec 
Dumourie/,  qui,  sortant  du  Conseil,  venait  apprendre  à  Roland  sa  nomina- 
tion au  ministère  de  l'Intérieur  et  saluer  son  collègue.  Ils  restèrent  un 
quart  d'heure;  on  donna  le  rendez-vous  pour  prêter  serment  le  lendemain. 
«  Voilà  un  homme,  dis-je  à  mon  mari  après  leur  départ,  en  parlant  de 
«  Dumouriez,  que  je  venais  de  voir  pour  la  première  fois,  qui  a  l'esprit  délié, 
«  le  regard  faux,  et  dont  peut-être  il  faudra  plus  se  défier  que  de  personne 
«  au  monde.  Il  a  exprimé  une  grande  satisfaction  du  choix  patriotique  dont 
«  il  était  chargé  de  faire  l'annonce,  mais  je  ne  serais  pas  étonnée  qu'il  te  fît 
«  renvoyer  un  jour.  »  Effectivement,  ce  seul  aperçu  de  Dumouriez  me  faisait 
trouver  une  si  grande  dissonance  avec  Roland,  qu'il  ne  me  semblait  pas 
qu'ils  pussent  longtemps  aller  ensemble.  ,Je  voyais  d'un  côté  la  droiture  et 
la  franchise  en  personne,  la  sévère  équité  sans  aucun  des  moyens  des  cour- 
tisans; de  l'autre,  je  croyais  reconnaître  un  roué  très  spirituel,  un  hardi 
chevalier  qui  devait  se  moquer  de  tout,  hormis  de  ses  intérêts  et  de  sa 
gloire.  » 

Ce  premier  ministère  girondin  était,  en  réalité,  bien  que  Brissot  ne  figu- 
rât pas  personnellement  au  Conseil,  le  ministère  Brissot-Dumouriez.  Et 
c'était  surtout  le  ministère  Dumouriez.  L'habile  et  éblouissant  aventurier, 
soldat  et  diplomate,  avait  dû  jouer  le  rôle  décisif  dans  la  formation  du  nou- 
veau gouvernement.  Peut-être  même  en  avait-il  suggéré  l'idée.  Il  pouvait, 
mieux  que  personne,  servir  d'intermédiaire  entre  la  Gironde  et  la  Cour. 

D'une  part  il  avait  donné  tout  récemment  des  gages  à  la  Révolution  en 
Vendée,  et  il  y  avait  connu  Gensonné,  envoyé  à  la  fin  de  1791  comme  com- 
miss;tire  enquêteur;  il  était  resté  lié  avec  lui,  et  c'est  par  lui  sans  doute 
qu'il  entra  dans  l'intimité  du  «-rroiipe  giromlin.  D'autre  part,  il  n'avait  cessé 
d'être  on  relation  avec  la  Cour;  on  axeirauvé  de.  lui,,diuis  l'armnire  de  fer, 
un  mémoire  adressé  au  roi,  à  la  fin  de  1791,  sur  la  situation  politique.  Un 
moment  if  balança  les  chances  de  NVirlK)nn«pourle  raitristère  de  là  guerre. 
Et  il  avait  ccrlaineaient  gar'ié  avec  le  roi  et  son  en lonra;;e  des  moyens  de 
correspoiiilance.  Il  paraissait  d'aill  urs  m^ins  hurailiml  à  la  Cour  de  s'aban- 
donnt'r  ou  de- 1  ar  lire  s'abaiidotinfr  un  moment  au  brillant  soldat  qui  avait 
de*»  allures  de  chevalier  d'ancien  lé.^irae  (|ri'aux  avocats  ou  aux  journalistes 
qui  si  ûpreiueut  avaient  dénoncé  la  royauté. 


HISTOIRE     SOCIALISTE^ 


El  lorsque,  à  la  date  du  15  février,  le  roi  Dt  parvenir  à  Dumouriez  alors 
maréchal  de  camp  de  la  douzième  division  en  Vendée,  sa  nomination  de 
lieutenant-général  et  l'appelaà  l'armée  du  Nord,  il  ne  fut  pas  fâctié  sans  doute 
de  hausser  d'un  degré  un  homme  à  combinaisons  et  qui  pouvait  être  utile. 

Dans  les  quelques  mois  qu'il  venait  de  passer  en  Vendée,  pour  apaiser 
les  troubles,  pour  protéger  les  patriotes,  Dumouriez  avait  révélé  aux  observa- 
teurs altentil's  tout  son  caractère.  Il  avait,  malgré  ses  cinquante-cinq  ans, 
une  activité  d'esprit  et  de  corps,  un  ressort  de  jeunesse  admirables,  je  ne  sais 
quelle  aisance  allègre  qui  semble  ôler  de  leur  poids  à  tous  les  fardeaux,  une 
netteté  de  pensée  supérieure,  et  un  égoïsme  lumineux  et  vif  qu'aucun  pré- 
jugé n'obscurcissait,  qu'aucune  conviction  forte  n'embarrassait.  Il  n'était  lié  à 
l'ancien  régime  qui  l'avait  méconnu,  par  aucun  lien  de  reconnaissance,  et  il 
n'était  lié  à  la  Cour  par  aucun  sentiment  de  pitié  ou  de  chevalerie.  Mais  il 
ne  désirait  point  la  disparition  de  la  royauté,  et  j'imagine  qu'il  préférait  un 
état  compliqué  et  incertain,  mêlé  de  tradition  royale  et  de  démocratie,  d'in- 
trigue de  cour  et  d'intrigue  de  club,  parce  qu'il  se  croyait  plus  en  état  que 
d'autres  d'évoluer,  de  se  pousser  dans  ces  complications. 

La  pure  démocratie  et  la  pure  monarchie  lui  paraissaient,  en  simpliQant 
à  l'excès  le  problème,  multiplier,  aux  dépens  des  habiles,  le  nombre  des 
hommes  capables  de  le  résoudre.  Pas  plus  qu'il  n'avait  de  respectueuse  pitié 
pour  le  roi  et  la  reine,  il  n'avait  pour  la  Révolution  une  déférence  fanatique 
et  profonde  ;  ce  qu'il  aimait  en  elle  c'était  seulement  la  force  neuve,  la  force 
jeune  qui  donnait  l'essor  de  toute  part  aux  énergies  inemployées.  Mercier 
du  Rocher,  dans  les  mémoires  inédits  auxquels  Chassin  a  fait  de  si  intéres- 
sants emprunts,  raconte  une  conversation  de  Dumouriez  eu  septembre  1791, 
en  Vendée,  qui  le  peint  à  merveille  : 

«  Dumouriez  nous  emmena  souper  chez  lui,  maison  de  Denfer,  située 
dans  la  prairie...;  le  repas  fut  frugal,  la  conversation  animée.  Le  général, 
très  ma>lré,  1res  roué,  nous  raconta  ses  aventures  de  l'ancien  régime,  nous 
parla  de  sa  captivité  à  la  Bastille,  et  nous  promit  de  tenir  tous  les  malveil- 
lants dans  le  devoir.  Il  ajouta  que,  tandis  qu'on  applaudissait  sa  conduite 
aux  Jacobins  de  Paris,  on  le  traitait  d'aristocrate  au  club  de  Nantes,  parce  qu'il 
avait  fait  mettre  en  liberté  des  gentilshommes  qu'on  avait  enfermés  dnns  le 
château  dé  cette  ville,  et  que  ces  sortes  de  violences  ne  lui  plaisaient  point 
quoi  ju'il  fût  ennemi  juré  des  contre-révolutionnaires. 

«  Il  nous  parla  de  la  Révolution,  du  Roi,  de  l'Assemblée  nationale  avec 
la  légèreté  d'un  militaire  français;  il  nous  dit  qu'elle  n'était  plus  qu'une 
vieille  putain  qu'il  fallait  se  hàler  d'éconduire.  Cette  expression  était  jiste 
sous  bien  des  rapports.  Il  nous  parla  de  ses  amis,  il  nous  parla  île  son  beau- 
frère  (le  marquis  d'Auvant  de  Perryj  qui  avait  épousé  sa  sœur.  » 

«  Il  avait  aussi  un  autre  beau-frère  comte  :  c'était  Rivarol,  dont  la  sœur 
vivait  avec  lui.  Elle  était  bien  dans  sa  maison,  mais  comme  elle  était  jeune  et 


948  ^    UISTOIUE     SOGIALISTli 

jolie,  comme  il  avait  cinquanlc-qualre  ans  vl  (|ue  nous  étions  tous  des 
convives  plus  jeunes  que  lui,  il  jugea  qu'il  ne  devait  pas  nous  faire  souper 
avec  sa  maîtresse.  Il  avait  cueilli  des  lauriers  au  Champ  de  Mars,  il  craignait 
que  quelqu'un  de  nous  lui  enlevât  ses  myrtes.  » 

Sa  conduite  en  Vendée  avait  été  décidée  et  adroite.  II  s'était  mêlé  fran- 
chement aux  patriotes;  il  avait  harangué  de  ville  en  ville  les  sociétés  de 
Jacobins;  il  avait  multiplié  les  fûtes  civiques,  prenant  part  aux  farandoles  qui 
s'organisaient  autour  des  autels  de  la  Patrie  splendidement  illuminés.  Il 
avait  ainsi  gagné  la  confiance  des  patriotes,  il  leur  recommandait  la  prudence, 
la  modération:  «  Pensons  que  les  rebelles,  s'il  s'en  présente  encore,  sont  des 
Français  égarés  par  le  fanatisme  et  les  préjugés...  Soyons  sévères  comme  la 
loi  qui  nous  fait  agir;  mais  ne  soyons  ni  cruels,  ni  injustes.  » 

Il  parlait  au.x  soldats  le  langage  delà  Révolution:  au  51'  qui  arrivait  de 
La  Rochelle  à  Luçon,  il  disait:  «  Le  militaire  est  citoyen;  son  premier  devoir 
envers  la  Patrie  est  de  défendre  la  liberté.  Si  donc  il  est  placé  entre  les  ordres 
d'un  chef  qui  lui  commande  d'altenier  à  cette  liberté  et  sa  conscience  de 
Français  patriote,  il  ne  saurait  être  rebelle  à  la  loi  en  désobéissant  à  son 
chef.  C'est  pourquoi  il  ne  faut  que  des  généraux  patriotes  à  la  tète  de 
l'armée.  » 

Et  il  ajouta  s'adressant  aux  chefs:  «  Je  vous  ordonne  de  laisser  aller  les 
soldats  aux  sociétés  populaires.  »  A  Fontenay,  la  garde  nationale  alla  au 
devant  du  détachement;  les  deux  troupes  se  fondirent,  et  traversèrent  la 
ville  en  chantant  le  Ça  ira. 

Ces  détails  communiqués  à  la  Société  centrale  des  Jacobins,  faisaient 
grande  la  popularité  de  Dumouriez;  et  en  même  temps  il  usait  de  son  ascen- 
dant révolutionnaire  sur  les  troupes  pour  les  détourner  du  pillage,  de  la 
violence.  Il  savait  bien  ce  qu'il  y  avait  de  sec,  de  dur,  d'atrocement  égoïste 
dans  la  contre-révolution  vendéenne.  Ce  n'était  pas  à  proprement  parler  le 
fanatisme  religieux  qui  soulevait  la  population  paysanne,  ou  tout  au  moins 
c'était  le  fanatisme  de  l'habitude  plus  .que  celui  de  la  foi.  C'était  la  haine 
d'une  civilisation  nouvelle  plus  active,  plus  libre,  plus  hardie,  qui  allait  im- 
poser des  charges,  tout  en  assurant  des  droits.  Au  fond,  ces  paysans  de  Vendée 
auraientvoulu  végéter  dans  des  coutumes  dormantes,  comme  des  plantes  dans 
un  étang.  Ils  avaient  peur  du  mouvement,  de  la  nouveauté,  de  la  vie.  Ils  ne 
voulaient  pas  d'impôts;  ils  ne  voulaient  pas  porter  les  armes;  et  sans  un  goût 
très  vif  pour  l'ancien  régime,  ils  aimaient  mieux  y  retomber  que  faire  un  mo- 
ment, en  courage,  en  sacrifices,  en  activité,  les  frais  de  la  Révolution.  En 
février  1792  la  municipalité  des  Epesses  écrivait  à  Dumouriez:  «  Notre  paliio- 
tisme  est  le  travail  et  l'amour  de  la  paix,  et  quiconque  nous  la  donn->  est  un 
Dieu  pour  nous.  Nous  paijons  des  guerriers  pour  protéger  nos  hameaux  et 
celui  qui  noiis  tirerait  de  7ios  charrues  pour  armer  nos  bras  serait  un  scélérat 
à  nos  yeux.  Nos  corps  endurcis  ne  sont  cependant  point  e//éminés  ou  lâches; 


HISTOIRE     SOCIALISTE  049 

nous  avons  la  conscience  de  notre  innocence  et  de  notre  force,  et  si  nous  ren- 
versio7i.s  nos  faux,  comme  on  nous  en  accuse,  nous  saiirion'i  nous  faire  res- 
pecter. La  douceur  du  peup!e  est  celle  de  iagifau,  sa  force  est  celle  du  lion, 
et,  s'il  sortait  de  son  caractère  sa  férocité  serait  celle  du  tigre.  » 

Duniouriez  était  donc  averti,  et  il  connaissait  toutes  les  forces  de  routine 
sauvage  qui  pouvaient  dans  l'Ouest  éclater  contre  la  Révolution..  Bien  des 
propos  de  lui,  à  celte  époque,  témoignent  qu'il  ne  se  faisait  pas  illusion  sur 
retendue  du  péril,  mais  il  savait  par  des  démarches  personnelles  habiles 
auprès  des  curés  les  moins  engagés,  par  son  affabilité,  par  son  art  de  diviser 
les  intérêts  et  de  calmer  les  amours-propres,  amortir  et  disperser  le  choc. 
C'est  cette  tactique  d'habileté  et  d'intrigues,  d'audace  et  de  séduction  qu'il 
va  appliquer  à  l'ensemble  de  la  Révolution. 

Son  premier  acte,  après  avoir  gagné  Brissol  et  la  Gironde,  c'est  d'aller 
aux  Jacobins.  Il  y  parut  le  lundi  19  mars.  Grande  nouveauté  que  la  présence 
d'un  ministre  «  patriote  »  au  club  !  Et  comme  ce  ministre  était  chargé  des 
affaires  étrangères,  quelle  vive  réponse  aux  communications  de  l'empereur  et 
de  Kaunitz  dénonçant  les  Jacobins  1 

Ceux-ci  en  furent  transportés.  Duraouriez  monta  à  la  tribune  et,  selon 
l'usage  adopté  depuis  quelques  jours  par  les  orateurs  de  la  Société,  se 
coiffa  du  bonnet  rouge.  Il  avait  celle  grâce  souveraine  de  ne  pas  faire  à  demi 
les  démarches  que  la  politique  lui  conseillait. 

«  Frères  et  amis,  dit-il,  tous  les  moments  de  ma  vie  vont  être  consacrés 
à  remplir  la  volonté  de  la  Nation  et  le  choix  du  roi  conslitulionnel.  Je  por- 
terai dans  les  négociations  toutes  les  forces  d'un  peuple  libre,  et  ces  négo- 
ciations porteront  sous  peu  une  paix  solide  ou  une  guerre  décisive.  {Applau- 
dissements.') El  dans  le  dernier  cas  je  briserai  ma  plume  politique  et  je 
prendrai  mon  rang  dans  l'armée  pour  venir  triompher  ou  mourir  libre  avec 
mes  frères.  J'ai  un  grand  fardeau  et  très  difficile  à  soutenir,  mes  frères  ;  j'ai 
besoin  de  conseils,  vous  me  les  ferez  passer  par  vos  journaux;  je  vous  prie 
de  me  dire  la  vérité,  les  vérités  les  plus  dures.  Mais  repoussez  la  calomnie, 
et  ne  rebutez  pa?  un  zélé  citoyen  que  vous  avez  toujours  conn  u  tel.  »  (Applau- 
dissements universels.) 

Robespierre  fit  quelques  réserves  :  «  Je  déclare  à  M.  Dumouriez  qu'il  ne 
trouvera  aucun  ennemi  parmi  les  membres  de  cette  Société,  mais  bien  des 
appuis  et  des  défenseurs,  aussi  longtemps  que  par  des  preuves  éclatantes  de 
patriotisme,  et  surtout  par  des  services  réels  rendus  au  peuple  et  à  la  patrie, 
il  prouvera,  comme  il  l'a  annoncé  par  des  pronostics  heureux,  qu'il  était,  le 
frère  des  bons  citoyens  et  le  défenseur  zélé  du  peuple.  Je  ne  redouterai  pour 
celte  Société  la  présence  d'aucun  ministre,  mais  je  déclare  qu'à  l'instant  où 
dans  celte  Société  un  ministre  aurait  plus  d'inffuence  qu'un  bon  citoyen  qui 
s'est   constamment    distingué   par    son    patriotisme,   alors  il   nuirait  à   la 


»50  HISTOIRE  SOCIALISTE 

Société,  el  je  jure,  au  nom  de  la  liberté,  qu'il  n"en  sera  point  ainsi,  qu'elle 
sera  toujours  l'effroi  de  la  tyrannie  et  l'appui  de  la  liberté.  » 

«  Là-dessus,  note  le  prbrf'^-verlial  des  Jacobins,  M.  Dumouriez  se  préci- 
pite d^^ns  les  liras  de  M.  Robespierre.  La  Société  et  les  tribunes,  regarilant 
ces  embrnssemenls  comme  le  jrrésage  de  l'accord  du  ministère  avec  l'amour 
du  peuple,  accompagnent  ce  spectacle  des  plus  vifs  applaudissements.  » 

Aucune  objection  de  principe  ne  fut  faite  à  l'entrée  îles  patriotes,  des 
Jacobins  (Roland  était  secret  lire  de  la  Société),  dans  un  ministère  fonué  par 
le  roi.  A  vrai  dire,  «  les  Amis  de  la  Constitution  »  ne  pouv  lient  pas  s'op- 
poser au  ronctiohnement  de  la  Constitution  qui  donnait  au  roi  le  droit  de 
choisir  les  ministres.  Toujours  jusqu'ici  les  Assemblées  s'étaient  abstenues 
de  paraître  exercer  môme  un  contrôle  sur  les  choix  ministériels  faits  par  le 
roi.  Il  pouvait  les  appeler  et  les  ren\oyer  à  son  gré,  et  le  caractère  révolu- 
tionnaire du  mouvement  que  provoqua  le  renvoi  de  Necker  (et  qui  était 
antérieur  d'ailleurs  à  la  Constitution),  ne  peut  être  invoqué  comme  le  signe 
d'une  pratique  contraire;  môme,  alors,  la  Constituante  prolesta  qu'elle  n'en- 
tendait point  peser  sur  la  volonté  royale.  A  vrai  dire,  le  régime  parlemen- 
taire n'était  pas  encore  né. 

Les  ministres,  même  en  1792,  étaient  les  commis  du  roi  beaucoup  plus 
que  les  orgines  de  la  majorité:  ils  étaient  responsables;  ils  pouvaient,  comme 
de  Lessarl  récemment,  être  mis  en  accusation.  Mais  celte  responsabilité  ne 
s'étendait  pas  aux  actes  où  ils  n'apparaissaient  que  comme  les  instruments 
de  la  prérogative  royale.  Ainsi,  quand  les  ministres  transmettaient  à  l'As- 
semblée les  refus  de  sanction  du  roi,  aucune  voix  ne  s'élevait  dans  l'Assem- 
blée pour  demander  aux  ministres  :  Pou  consentez-vous  à  transmettre 
des  refus  de  sanction  portant  sur  des  décrets  et  des  lois  auxquels  les  repré- 
sentants de  la  nation  attachent  la  plus  grande  importance?  Il  eût  semblé  que 
faire  un  grief  aux  ministres  de  transmettre  le  veto,  c'eût  été  s'en  prendre  au 
veto  lui-même  et  supprimer  le  droit  constitutionnel  du  roi,  en  lui  retirant 
les  moyens  de  l'exercer. 

Pourtant,  quand  le  roi  acculé  fut  obligé  d'appeler,  non  plus  des  royalistes 
comme  Berlrand,  non  plus  des  «  monarchiens  »  comme  Delessart,  non  plus 
môme  des  conslilulionnels  modérés  comme  Duporl-Dutertre  et  Cahier  de 
Gerville,  mais  des  patriotes,  des  démocrates,  des  jacobins  comme  Dumouriez 
el  Roland,  on  sentit  confusément  qu'il  y  avait  quelque  chose  de  changé  dans 
les  rapports  du  ministère  et  du  roi.  On  entrevit  que  les  nouveaux  ministres 
ne  pourraient  pas,  à  l'égard  de  la  prérogative  royale,  jouer  le  rôle  passif  de 
leurs  prédécesseurs,  qu'ils  étendraient  nécessairement  leur  respous.ibilité  : 
et  c'est  comme  la  première  ébauche,  comme  la  première  lueur  du  régime 
parlementaire  qui  apparaît. 

Je  trouve  un  indice  de  ce  travail  des  esprits  dans  l'article  :  Des  nouveaux 


HISTOIRE     SOCIALISTE  931 

ministres,  que  publia,  à  la  date  du  24  au  31  mars,  le  journal  les  Révolutions 
de  Paris  : 

«  Nous  avons  dit  souvent  que  le  défaut  essentiel  de  la  Constitution 
française  était  de  n'êire  point  assise  sur  des  bases  immuables  et  de  ne  re- 
poser que  sur  la  probité  supposée  du  pouvoir  exécutif  et  de  ses  agents.  Nous 
en  taisons  li  lri>le  épreuve  depuis  le  14  juillet  1789;  nous  la  faisons  surtout 
depiii-  l'acceptation  de  l'acte  constitutionnel  par  Louis  XVI.  Les  sieurs  Du- 
port,  Delessart,  Bertrand,  Duportail,  Montmorin,  etc.,  ont  fait  le  malheur  du 
peuple,  parce  qu'ils  n'ont  pas  voulu  être  honnêtes  gens.  Que  conclure  de 
là?  Deux  choses  qui  vont  paraître  bien  étranges  :  1°  Que  la  Constitution, 
en  ce  qui  regarde  le  gouvernement,  n'a  presque  aucun  avantage  sur  le 
despotisme;  2°  Que  les  ministres  actuels  peuvent  néanmoins,  s'ils  le  veulent, 
faire  instantanément  le  bonheur  de  leur  pays. 

«  Expliquons  ces  prétendus  paradoxes.  Le  peuple  élit  ses  magistrats, 
ses  juges,  ses  représentants;  les  représentants  du  peuple  ont  intérêt  de  sou- 
tenir et  défendre  la  cause  du  peuple,  qui  est  la  leur,  et  ils  la  souliemlraient, 
par  la  raison  de  leur  intérêt  personnel,  s'ils  ne  trouvaient  pas  un  intérêt 
plus  grand  à  la  trahir;  or.  quel  est  l'intérêt  étranger  qui  fait  dévier  une 
partie  des  représentants  du  peuple?  C'est  la  liste  civile,  ce  sont  les  em  lois  à 
la  nomination  du  pouvoir  exécutif  :  donc  le  Corps  législatif  serait  nécessiire- 
menl  pur,  si  le  pouvoir  exécutif  n'avait  qu'un  salaire  raisonnable  et  aucun 
emploi  public  à  sa  disposition. 

«  S'il  est  une  fois  démontré  qu'il  n'y  a  que  l'influence  du  pouvoir  exé- 
cutif qui  puisse  engager  le  Corps  législatif  dans  des  démarches  contraires  au 
bien  du  peuple,  il  l'est  également  que  la  Constitution  ne  repose  que  sur  la 
probité  supposée  du  chef  du  pouvoir  exécutif;  car  si  le  Corps  législatif  est 
incorrompu,  ses  décrets  seront  salutaires  et  justes,  le  peuple  sera  bien  gou- 
verne, toutes  les  fois  que  ces  mêmes  décrets  seront  ponctuellnnient  exé- 
cutés, et  ils  seront  ponctuellement  exécutés  si  le  pouvoir  exécutif  n'a  aucun 
intérêt  à  ne  les  point  exécuter;  mais  si  le  pouvoir  exécutif  a  un  intérêt  à  ne 
pas  faire  exécuter  les  lois,  il  ne  les  exécutera  pas,  et  l'on  aura  beau  faire, 
on  aura  beau  décréter,  le  jeu  de  la  machine  n'en  sera  ni  meilleur,  ni  plus 
actif. 

«  On  peut  en  conclure,  avec  certitude,  que  le  roi  étant  inviolable,  et  nul 
n'ayant  le  droit  de  lui  demander  compte  de  son  inertie  ou  de  ses  actions,  la 
révolution  est  à  pou  près  nulle,  s'il  s  obstine  à  rester  en  place  et  à  contrarier 
sans  cesse  la  marche  de  la  révolution. 

«  //  résulte  de  cet  exposé  que  dans  la  vérité  exacte,  un  peuple  qui  a  un 
gouvernement  où  le  roi  est  inviolable,  et  où  nul  moyen  ne  peut  le  forcer  à 
agir,  7iesl  pas  plus  libre  que  ceux  chez  qui  la  volonté  du  roi  est  la  sujjrême 
loi;  car  il  n'y  a  pas  de  différence  entre  obéir  à  la  volonté  d'un  tiers  et  com- 
mander à  celui  qui  a  le  droit  de  désobéir.  Si  les  représentants  de  la  France 


95-J  HISTOIRE     SOCIALISTE 

ne  peuvent  pas  espérer  le  bonheur  de  l'empire  sans  le  concours  du  roi, 
Cenipire  n'est  ni  plus  heureux  ni  plus  libre  que  si  son  bonheur  et  sa  liberté 
tie  dépendaient  que  du  roi;  cependant,  comme  le  roi  ne  peut  pas  agir  seul, 
comme  il  ne  peut  rien  ordonner  sans  le  concours  des  ministres,  il  est  certain 
que  la  somme  de  bien  ou  de  mal  résultant  d'un  gouvernement  dépendra 
toujours  de  la  volonté  des  ministres,  dont  l'attache  n'est  pas  forcée  et  qui 
doivent  savoir  se  refuser  au  besoin.  C'est  en  ce  sens  que  nous  avons  dit  que 
le  ministère  actuel,  s'il  est  aussi  bien  intentionné  qu'on  a  le  droit  de  l'at- 
tendre, pourra  faire  jouir  le  peuple  d'une  sorte  de  bonheur  et  de  liberté  qui 
durera  aussi  longtemps  qu'il  plaira  au  roi  de  les  conserver.  » 

Les  démocrates  nolaienl  très  bii.'n  la  conlradiction  essentielle  de  la  Cons- 
titution. Elle  constiluail  tous  les  pouvoirs  à  l'éleclion,  tous,  sauf  le  pouvoir 
suprême.  C'est  par  les  représenlanls  élus  de  la  nation  qu'était  faite  la  loi, 
mais  un  chef  du  pouvoir  exécuiif,  à  jamais  inviolable,  à  jamaùs  irrespon- 
sable, pouvait  ou  par  le  veto  ajourner  pour  des  années  la  loi,  ou  par  le  choix 
d'agents  d'e.\écution  animés  d'un  esprit  contre-révolutionnaire,  la  paralyser 
et  la  fausser. 

En  fait,  cette  contradiction,  théoriquement  insoluble,  aurait  pu  être 
résolue  si  la  monarchie  avait  compris  les  temps  nouveaux,  si  elle  avait  loya- 
lemenl  accepté  la  Constitution  nouvelle.  Mais  celle-ci  portait  en  elle  un 
ennemi  sournois  qui  la  rongeait,  pour  ainsi  dire,  du  dedans.  Que  le  roi 
soit  obligé  d'appeler  des  ministres  démocrates,  patriotes,  jacobins,  très  pro- 
noncés dans  le  sens  de  la  Révolution,  alors  la  crise  latente  de  la  Constitution 
éclatera  nécessairement.  Ou  bien  les  agents  ministériels  du  pouvoir  royal 
obligeront  celui-ci  à  marcher  avec  la  Révolution,  ou  bien,  en  obligeant  le  roi 
à  les  chasser,  ils  feront  éclater  à  tous  les  yeux  l'incompatibilité  essentielle  de 
la  Révolution  et  de  la  monarchie.  C'est  par  là  que  l'avènement  du  ministère 
Girondin  a  un  sens  révolutionnaire. 

Dumouriez  se  hâta,  comme  il  l'avait  promis,  de  préciser  la  situation 
extérieure.  Depuis  longtemps,  il  était  l'adversaire  de  l'alliance  autrichienne. 
Nombreux  étaient,  sous  l'ancien  régime,  les  hommes  qui  déploraient  le  traité 
de  1756,  qui  lui  imputaient  tous  les  malheurs  de  la  France  dans  la  Guerre  de 
Sept  ans  et  qui  désiraient  un  autre  grouiiemeni  des  puissances. 

Les  événements  révolutionnaires  parurent  à  Dumouriez  une  occasion 
excellente  de  réaliser  cette  conception  diplomatique.  Combattre  l'Autriche, 
négocier  avec  la  Prusse,  tel  était  son  plan  qui  coïncidait  partiellement  avec 
celui  de  Rrissol,  mais  qui  procédait  d'une  toute  autre  pensée  et  tendait  à  un 
tout  autre  but.  Pressé  de  donner  des  explications  complémentaires,  le  prince 
de  Kaunitz  avait  renouvelé  le  18  mars  ses  considérations  antérieures  et  af- 
firmé flu'cllcs  répondaient  aux  vues  du  nouveau  roi  François  II.  Dumouriez 
envoya  à  Vienne  un  message  qui  devait  exiger  la  promesse  ferme  de  la  disso- 
lution du  Congrès  des  souverains. 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


953 


Le  prince  de  Kaunitz  se  borna,  par  une  note  brève  du  7  avril  à  se  référer 
à  son  communiqué  du  18  mars  :  el,  là-dessus,  Dumouriez  conseilla  à  Louis  XVI 
de  déclarer  la  guerre  «  au  roi  de  Bohème  et  de  Hongrie.  »  Le  roi,  acculé, 
eQ'rayô.  espérant  d'ailleurs  que  la  guerre  donnerait  au  Congrès  des  souverains 
.'occasion  de  se  manifester,  consentit  à  proposer  la  guerre  à  l'Assemblée, 
selon  la  Constitution. 


'tiy  >//i^ 


Louis  XVI  à  V Assemblée  législative  avec  ses  ministres  Jacoqtd)i£  déclarant  la  Guerre. 

IMAGE  CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE. 
(D'après  une  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 


C'est  le  20  avril  que  le  roi  vint  à  l'Assemblée.  Dumouriez  donna  lecture 
du  mémoire  où  il  démontrait  la  nécessité  de  la  guerre  et  reprenait  les  griefs 
vingt  fois  e.\posés  par  Brissot.  «  Le  roi,  avec  quelque  altération  dans  la  voix  », 
dit  le  procès-verbal,  prononça  ces  paroles:  «  Vous  venez,  Messieurs,  d'en- 
tendre le  résultat  des  négociations  que  j'ai  suivies  avec  la  cour  de  Vienne. 
Les  conclusions  du  rapport  ont  été  l'avis  unanime  des  membres  de  mon 
Conseil.  Je  les  ai  adoptées  moi-même  :  elles  sont  conformes  au  vœu  que  m'a 
manifesté  plusieurs  fois  l'Assemblée  nationale,  et  au.x  sentiments  que  m'ont 
témoignés  un  grand  nombre   de  citoyens   de  diverses  parties  du  royaume. 

LIV.    120.  —    BISTOIBE    SOaALISTE.  '-'^'-    ^•■^- 


954  HISTOIRE    SOCIALISTE 

Tous  préfèrent  la  guerœ  à  voir  plus  longtemps  la  digailé  du  peuple  français 
outragée,  et  la  sûreté  nationale  menacée. 

«  J'avais  dû,  préalablement,  épuiser  tous  les  moyens  de  maintenir  la 
paix  ;  je  viens  aujourd'hui  aux  termes  de  la  Constitution,  proposer  à  l'As- 
semlilée  nationale  la  guerre  contre  le  roi  de  Bohème  et  de  Hongrie.  » 

Un  seul  député,  Becquey,  tenta  de  s'y  opposer. 

Là  guerre  fut  décidée  à  une  immense  majorité  dès  la  séance  du  20  avril. 
Entre  le  vieu.x  monde  monarchique  et  féodal  et  la  Révolution  démocratique, 
un  choc  immense  allait  se  produire.  Nul  alors,  parmi  ceux  qui  votèrent  la 
guerre,  n'en  prévit  l'immensité  et  la  durée.  Ou  bien  ils  croyaient  qu'elle 
serait  limitée  à  l'Autriche,  ou  bien  ils  imaginaient  que  l'esprit  révolution- 
naire déchaîné  sur  le  monde  allait  en  quelques  jours  plier  les  vieux  pouvoirs 
comme  des  herbes  sont  pliées  et  flétries  par  un  vent  d'orage.  Mais  il  y  avait 
dans  la  France  révolutionnaire  une  telle  force  de  passion,  un  orgueil  si  véhé- 
ment de  la  liberté  que  même  si  elle  avait  pn  mesurer  exactement  l'étendue 
de  la  lutle  où  elle  entrait,  elle  n'aurait  pas  reculé.  Seul,  le  fantôme  du  despo- 
tisme militaire,  grandissant  à  l'horizon,  l'aurait  fait  hésiter  peul-ôtre.  La  fer- 
veur et  le  rayonnement  de  l'enthousiasme  lui  cachaient  le  péril. 

Chose  curieuse  et  vraiment  dramatique  !  Au  moment  où  Louis  XVI  entra 
pour  soumettre  à  l'Assemblée  la  déclaration  de  guerre,  c'est  Condorcet  qui 
était  à  la  tribune  et  qui  y  développait  un  plan  admirable  et  vaste  d'instruc- 
tion publique. 

Condorcet,  nous  l'avons  vu,  croyait  à  la  nécesssité  de  la  guerre:  mais  il 
s'efforçait  de  la  limiter,  et  on  aurait  dit  qu'il  essayait  d'occuper  d'avance 
l'horizon  par  de  magnifiques  projets  pacifiques. 

Le  plan  d'instruction  publique,  tel  qu'il  le  développait,  supposait  en  effet 
la  paix.  Il  prévoyait  une  extension  rapide  des  premières  mesures  proposées  : 
et  il  disait:  «  On  pourrait  nous  reprocher  d'avoir  trop  resserré  les  limites  de 
l'instruction  donnée  à  la  généralité  des  citoyens,  mais  la  nécessité  de  se  con- 
tenter d'un  seul  maître  pour  chaque  établissement,  celle  de  placer  des  écoles 
auprès  des  enfants,  le  petit  nombre  d'années  que  ceux  des  familles  pauvres 
peuvent  donner  à  l'élude  nous  ont  forcés  de  resserrer  celte  première  instruc- 
tion dans  des  bornes  étroites  ;  et  il  sera  facile  de  les  reculer  lorsque  l'amé- 
lioralion  de  l'état  du  peuple,  la  dislribution  plus  égale  des  fortunes,  suite 
nécessaire  des  bonnes  lois,  les  progrès  des  méthodes  d'enseignement,  en 
auront  amené  le  moment;  lorsqu'enfiu  la  diminution  de  la  dette  et  celle  des 
dépenses  superflues  permettra  de  consacrer  à  des  emplois  vraiment  utiles 
une  plus  forte  portion  des  revenus  publics.  » 

Voilà  le  grand  rêve  de  démocratie  paciflque,  éclairée,  égalitaire,  que  dé- 
ployait Condorcet  au  moment  même  où  arrivait  le  roi,  portant  la  décla- 
ration officielle  de  la  guerre  qui  allait  engloutir  pour  des  générations  toutes 
les  ressources  du  pays.  Que  Condorcet  ait  dû  descendre  de  la  tribune  pour 


HISTOIRE     SOCIALISTE  955 

céder  la  place  à  la  déclaration  de  guerre,  c'est  un  saisissant  symbole  de  la 
déviation  militaire  de  la  Révolution. 

Quand  il  reprit,  le  lendemain,  l'exposé  de  son  plan,  il  déclara  que  la 
ferveur  de  l'étude,  de  la  science  devait  d'autant  plus  être  propagi'e  que  dan? 
le  monde  nouveau  les  cimes  n'ayant  plus  l'aliment  des  passions  guerrières  et 
de  l'activité  conquérante,  devaient  trouver  dans  la  recherche  toujours  plus 
ardente  du  vrai  l'emploi  de  leurs  énergies. 

«  Noz(s  avons  cédc,  dit-il  en  un  admirable  langage,  à  l'impiihion  géné- 
rale des  esprits  qui  en  Europe  semblent  se  porter  vers  les  sciences  avec  une 
ardeur  toujours  croissante.  Nous  avons  senti  que,  par  une  suite  des  progrès 
de  fespèce  humaine  ces  études  qui  offrent  à  son  activité  un  alitnent  éternel, 
inépuisable,  devenaient  d'autant  plus  nécessaires  que  le  perfectionnement  de 
l'ordre  social  doit  offrir  moins  d'objets  à  l'ambilion,  ou  à  l'avidité  ;  que 
dans  un  pays  où  l'on  voulait  unir  par  des  nœuds  immortels  la  pdix  et  la 
liberté,  il  fallait  que  l'on  pi'it,  sans  ennui,  sans  s'éteindre  dans  l'oisiveté, 
consentir  à  n'être  qu'un  lio?nme  et  un  citoyen;  qu'il  était  important  de  tourner 
vers  des  objets  utiles  ce  besoin  d'agir,  cette  soif  de  gloire  à  laquelle  l'état 
d'une  société  bien  gouvernée  n'offre  pas  un  champ  assez  vaste,  et  de  substi- 
tuer ainsi  l'ambition  d'éclairer  les  homi^ies  à  celle  de  les  dominer.  » 

Voilà  le  rapport  qui  fut  coupé  en  deux;  voilà,  si  je  puis  dire,  l'espérance 
qui  fut  coupée  en  deux  par  la  déclaration  de  guerre.  Condorcet  s'imaginait-il 
que  la  guerre  serait  courte  ?  Ou  pensait-il  que  môme  si  elle  devait  durer 
pendant  bien  des  années,  peut-être  pendant  bien  des  générations  il  fallait 
formuler  d'emblée  le  suprême  idéal  de  la  Révolution,  l'idéal  de  science  et 
de  paix? 

Ce  vaste  esprit,  habitué  à  méditer  les  siècles,  s'appliquait-il  à  déter- 
miner avec  netteté  un  avenir  même  lointain?  Il  y  a  une  grandeur  incompa- 
rable dans  l'âme  double  et  une  de  la  Révolution,  qui  se  prépare  à  sauver 
par  la  guerre  la  liberté,  et  qui  songe  aux  moyens  d'animer  la  paix.  Après 
tout,  elle  n'a  pas  échoué  dans  ce  double  effort  :  car  les  forces  d'ancien  régime 
ont  été  brisées  par  la  guerre  ;  et  la  démocratie  grandissante  a  travaillé  mal- 
gré ces  fardeaux  à  répandre  la  science.  Mais  quelle  mélancolie,  quelle  poi- 
gnante tristesse  de  songer  à  ce  que  l'idéal  de  Condorcet  aurait  pu  faire  de  la 
France  si  la  guerre  ne  l'avait  pas  passionnée  d'abord  et  ensuite  asservie  ! 

C'est  parce  que  nous  souffrons  amèrement  de  cette  déviation  révolution- 
naire que  nous  sommes  sévères,  peut-être  trop,  pour  tette  Gironde  impru- 
dente et  brouillonne  qui,  de  parti  pris,  précipita  dans  le  sens  de  la  guerre 
les  événements  encore  incertains.  Elle  nous  a  dérobé  cette  consolation  de 
savoir  avec  certitude  que  la  guerre  était  inévitable.  Mais  l'humanité  lui  par- 
donnera en  faveur  du  haut  idéal  de  liberté  et  de  paix  que,  par  des  moyens 
belliqueux,  elle  voulut  servir,  et  dans  l'admirable  lumière  de  .la  pensée  de 
Condorcet,  je  ne  discerne  plus  l'intrigue  de  Brissot. 


956  HISTOIRE    SOCIALISTE 

Le  crime  impardonnable,  inexpiable,  c'esl  celui  de  la  royauté  fourbe, 
menteuse,  traîtresse,  qui  ne  se  résigna  jamais  à  la  liberté  nouvelle,  qui 
n'accepta  jamais  honnêtement  la  Constitution  qu'elle  jurait  de  servir,  et 
qui  par  sa  trahison  secrète,  sournoise,  constamment  ressentie  et  impossible 
à  saisir,  accula  la  France  énervée  aux  résolulions  de  guerre  et  pressa  l'in- 
tervention hésitante  de  l'étranger. 

Au  moment  où  le  roi  lisait  la  déclaration  de  guerre,  sa  voix  était 
altérée.  Tremblait-elle  de  douleur,  de  colère,  de  frayeur  ou  de  honte?  Était-il 
irrité  et  humilié  d'avoir  condescendu,  par  tactique,  à  déclarer  la  guerre  à 
celui-là  môme  dont  il  sollicitait  le  secours?  Se  demandait-il  avec  crainte  ce 
qui  allait  sortir  pour  lui  de  ce  drame?  Ou  bien  le  sentiment  qu'il  trompait 
la  nation,  qu'il  se  préparait  à  la  livrer,  faisait-il  un  peu  trembler  sa  voix 
devant  les  représentants  de  la  France? 

Au  moment  même  où  le  roi  acceptait  de  déclarer  la  guerre  à  François  II, 
il  s'appliquait  à  hâter  la  marche  des  armées  d'invasion  qui  devaient  fouler 
le  sol  et  la  liberté  de  la  France,  et  il  renseignait  l'ennemi  sur  les  opérations 
probables  des  armées  françaises. 

Le  24  mars,  le  baron  de  Breteuil  commente  la  mission  dont  Goguelat, 
sous  le  nom  de  Dammartin,  est  chargé  auprès  de  l'empereur  François  II. 
Goguelat  portait  ce  simple  mot  de  la  reine  : 

et  Croyez  en  tous  points,  mon  cher  neveu,  la  personne  que  je  charge  de 
ce  billet. 

«  Marie-Antoi.nette.  » 

Et  ce  mot  du  roi  : 

«  Je  pense  absolument  comme  votre  tante,  et  j'y  ai  la  même  confiance. 

«  Louis.  » 

Breteuil  écrivait  donc  : 

«  Vous  jugerez.  Sire,  d'après  les  détails  du  sieur  Dammartin,  qu'il 
est  impossible  de  réunir  sur  les  mêmes  têtes  des  malheurs  et  des  dangers 
de  tout  genre,  plus  déchirants  et  plus  révoltants.  Il  est  certain  que  la  fac- 
tion qui  maîtrise  le  royaume,  est  résolue  à  porter  l'audace  jusqu'à  déclarer 
la  guerre;  elle  veut,  sans  différer,  faire  deux  points  d'attaque  à  la  fois  : 
dans  l'empire  et  sur  le  territoire  du  roi  de  Sardaigne. 

«  Leur  résolution,  en  commençant  les  deux  entreprises,  est  de  suspendre 
le  roi  de  ses  fonctions,  de  séparer  la  reine  de  S.  M.  sous  le  prétexte  de  diffé- 
rentes accusations  portées  à  dix-neuf  chefs,  dont  le  principal  est  d'avoir 
engagé  feu  S.  M.  l'Empereur  à  former  une  confédération  avec  les  grandes 
puissances  de  l'Europe  en  faveur  de  la  prérogative  royale.  On  ne  peut  penser 
sans  frémir  d'horreur  jusqu'où  ces  misérables  peuvent  porter  cet  abominable 
projet,  ou  se  dissimuler  que  leur  atrocité  est  sans  mesure,  parce  qu'elle  se 
voit  sans  frein.  » 


HIS-TOIRE    SOCIALISTE  957 

«  Il  n'y  a,  Sire,  que  V.  M.  qui  puisse  leur  en  présenter  un  assez  fort 
et  assez  prompt  pour  les  contenir.  Le  roi  s'assure  de  trouver  dans  les  prin- 
cipes et  dans  l'âme  de  V.  M.  toute  l'action  des  secours  devenus  aujourd'hui 
nécessaires  aux  dangers  de  sa  persomie  et  de  celle  de  la  reine,  ainsi  qu'au 
rétablissement  de  la  monarchie. 

«  Vous  sentirez,  Sire,  en  apprenant  leur  projet  d'attaques  rebelles 
et  leur  plan  de  détrôner  le  roi,  combien  il  importe  que  le  développement 
des  forces  que  le  roi  espère  que  Y.  M.  veut,  comme  feu  S.  M.  l'Empereur, 
employer  de  concert  avec  le  roi  de  Prusse,  marche  absolument  eu  avant  de 
sa  déclaration  préparée  aux  puissances  qui  s'intéressent  au  sort  de  la  maison 
royale  et  de  la  monarchie  française.  Le  rassemblement  sur  le  Rhin  des  forces 
réunies  de  V.  M.  et  du  roi  de  Prusse  serait  imposant  pour  la  .conduite  des 
projets  atroces  des  scélérats  dans  l'intérieur  et  pour  leurs  intentions  hostiles 
contre  nos  voisins.  » 

Ainsi,  à  la  fin  de  mars,  un  mois  avant  le  jour  où  lui-même  proposera  à 
l'Assemblée  de  déclarer  la  guerre  à  François  II,  Louis  XYI,  par  ses  agents 
Goguelat  et  Breteuil,  le  presse  de  s'entendre  avec  la  Prusse  et  d'amener  ses 
troupes  sur  le  Rhin. 

Et  la  reine  Marie-Antoinette  écrit  le  26  mars  au  comte  Mercy  : 

«  M.  DCMOURIEZ,  NE  DOUTANT  PLUS  DE  L'.\CC0RD  DES  PUISS.\NCES  POUR  LA 
UARCnE  DES  TROUPES,  A  LE  PROJET  DE  COMMENCER  ICI  LE  PREMIER  PAR  ONE  ATTAQUE 
DE  SaVOYE  ET  UNE  AUTRE  PAR  LE  PAYS  DE  LlÈGE.  C'EST  l'aRMÉE  LaFAYETTE  QUI 
DOIT  SERVIR  A  CETTE  DERNIÈRE  ATTAQUE.  VoILA  LE  RÉSULT.VT  DU  CONSEIL  d'dIER  ; 
i  EST  BON  DE  CONNAITRE  CE  PROJET  POUR  SE  TENIR  SUR  SES  GARDES  ET  PRENDRE 
TOUTES  LES  MESURES  CONVENABLES.  SELON  LES  APPARENCES,  CELA  SE  FERA  PROMPTE- 
UENT.    » 

C'est  la  trahison  flagrante,  criminelle.  Et  on  alléguerait  en  vain  que  la 
reine,  fille  de  la  Maison  d'Autriche,  restait  avant  tout  liée  aux  siens;  car  la 
tradition  môme  de  la  royauté  mettait  au-dessus  des  affections  de  famille  l'in- 
térêt des  nations.  En  vain  on  alléguerait  encore  que  le  roi  et  la  reine  me- 
nacés étaient  excusables  de  chercher  un  secours  au  dehors;  car  la  longani- 
mité de  la  Révolution,  après  le  coup  d'État  du  23  juin,  après  le  coup  d'Élat 
manqué  du  14  juillet,  après  la  fuite  de  Varennes,  montre  assez  que  le  roi  et 
la  reine  n'auraient  couru  aucun  péril  s'ils  avaient  consenti  à  reconnaître 
la  volonté  nationale,  à.  ne  pas  tricher,  à  ne  pas  mentir,  à  ne  pas  trahir. 
Enfin,  on  ne  peut  même  invoquer  les  préjugés  naturels  de  la  royauté;  car 
l'exemple  de  l'Angleterre,  oii  la  monarchie  se  pliait  depuis  des  siècles  à  des 
règles  constitutionnelles,  était  bien  connu  du  roi,  et  c'est  l'égo'isme  le  plus 
obscur  et  le  plus  sot,  c'est  la  dévotion  la  plus  mesquine  et  la  plus  peureuse, 
c'est  la  vanité  la  plus  puérile  qui  animaient  le  roi  contre  une  révolution 
dont  lui-même  avait  reconnu  la  nécessité  et  à  qui  il  avait  ouvert  la  carrière. 


958  HISTOlllE     SOCIALISTE 

Il  n'y  a  p.is  d'excuse,  el  il  n'y  aura  pas  d'autre  sanction  pù.ssible  que 
l'échafaud.  Un  ambassadeur  français  m'a  raconté  que  le  prince  Lobanof,  qui 
fut  ministre  des  Affaires  étrangères  de  Russie,  avait  écrit  sur  la  Rùvolulion 
une  courte  étude  où,  jugeant  les  événements  et  les  hommes  cq  aristocrate 
absolutiste,  mais  en  patriote,  il  disait  :  <■  Les  hommes  qui  firent  le  14  juillet 
étaient  des  rebelles  et  ils  devaient  être  pendus;  mais  le  roi  a  trahi  son  peuple 
et  il  devait  être  guillotiné.  » 

La  guerre  déclarée  le  20  avril  ne  donnera  pas  lieu,  tout  de  suite,  à  des 
événements  décisifs,  à  des  rencontres  mémorables;  nous  pouvons  donc 
suspendre  un  moment  la  marche  du  récit  pour  nous  demander  quel  est, 
en  1702,  l'état  économique  el  social  de  la  France,  quelles  sont  les  tendances, 
les  idées,  les  passions  des  diverses  classes.  Il  faut  savoir  quel  est  le  minerai 
qui  va  être  jeté  dans  la  fournaise  de  la  guerre. 


LE  MOUVEMENT  ÉCONOMIQUE  ET  SOCIAL  EN  1792 

Ce  n'est  pas,  je  l'ai  déjà  dit  el  démontré,  une  France  appauvrie  el  comme 
ancmiée  par  le  ralentissement  de  l'activité  économique,  qui  va  livrer  bataille 
à  l'Europe.  Au  contraire,  grande  fut  dans  l'année  1792  l'activité  des  échanges 
el  de  la  production.  Pourtant  la  France  est  menacée  dans  son  commerce, 
dès  la  fin  de  1791,  par  les  troubles  des  colonies;  à  Saint-Domingue,  comme 
nous  l'avons  vu,  un  terrible  soulèvement  des  noirs,  secondés  par  une  partie 
des  mulâtres,  avait  répondu  à  la  politique  incertaine  de  la  Constituante, 
menée  par  la  faction  égoïste  el  avide  des  colons  blancs  dont  Barnave,  les 
Lamelh  et  le  club  de  l'hôtel  Massiac  furent  les  représentants. 

C'est  le  27  octobre  1791  que  la  Législative  fut  saisie  de  la  question  par 
des  lettres  que  lui  communiqua  François  de  Neufchâteau.  Elles  annonçaient 
une  révolte  des  noirs.  El  aussitôt  le  parti  modéré,  le  parti  conservateur, 
chercha  à  accabler  les  démocrates.  Ce  sont  eux,  disait-on,  qui,  par  leurs 
prédications  insensées,  par  les  idées  d'égalité,  par  les  promesses  d'affranchis- 
sement qu'ils  ont  fait  parvenir  aux  colonies,  ont  soulevé  les  noirs  el  préparé 
la  ruine  de  Saint-Domingue,  la  ruine  de  la  France. 

La  réponse  était  aisée,  car  les  noirs  esclaves  ne  se  seraient  pas  soulevés, 
si  les  mulâtres  libres  et  propriétaires  étaient  restés  unis  aux  colons  blancs, 
el  ils  seraient  restés  unis  à  ceux-ci  si  on  leur  avait  accordé  l'égalité  des 
droits  politiques,  si,  sous  la  Constituante,  les  modérés  et  les  colons  n'avaient 
point  réussi  à  paralyser  le  décret  de  mai  qui  accordait  le  droit  de  vole  aux 
hommes  de  couleur  libres;  si  plus  lard  môme,  en  septembre,  ils  n'avaient  pas 
obtenu  l'annulation  du  décret  de  mai. 

Brissot,  élourdiment,  commença  par  nier  l'authealicité  des  lettres  qui 
annonçaient  le  soulèvement  des  noirs  ;  mais  ces  nouvelles  ne  tardèrent  pas  à 


HISTOIRE     SOCIALISTE  959 

être  confirmées,  et  la  bataille  s'engagea,  une  des  plus  grandes  batailles  éco- 
nomiques et  sociales  de  ce  temps,  entre  l'orgueil  de  race  et  l'idée  d'égalité, 
entre  les  Droits  de  l'homme  et  la  propriété  entendue  comme  la  consécration 
même  de  l'esclavage. 

Les  modérés  demandèrent  d'abord  et  d'urgence  que  des  troupes  de 
secours  fussent  expédiées  à  Saint-Domingue.  Les  grandes  villes  marchandes, 
celles  surtout  qui  avaient  avec  Saint-Domingue  les  relations  d'affaires  les 
plus  étendues,  envoyèrent  à  l'Assemblée  les  lettres  et  les  députations  les  plus 
pressantes.  Un  grand  nombre  de  négociants  de  la  ville  de  La  Rochelle  écri- 
virent à  la  Législative  le  6  novembre  : 

...  «  Vous  aurez  partagé,  Messieurs,  les  sentiments  que  nous  inspirent 
les  détails  affreux  qui  viennent  de  nous  parvenir  ;  mais  ce  que  vous  ne  vous 
persuaderez  jamais,  c'est  la  consternation,  c'est  le  désespoir  qui  régnent  dans 
nos  ports. 

«Il  n'est  aucun  d'entre  nous  dans  les  malheurs  qui  affligent  Saint-Do- 
mingue qui  n'ait  à  craindre  pour  un  frère,  un  parent,  un  ami;  personne  enfin 
qui  n'envisage  dans  la  ruine  des  colonies,  la  perl«  de  sa  fortune  et  l'anéan- 
tissement de  tous  ses  moyens  de  subsistance  et  de  travail.  Vous  êtes  chargés. 
Messieurs,  du  dépôt  de  la  félicité  publique.  Ce  dépôt  embrasse,  dans  sa  vaste 
étendue,  la  colonie  de  Saint-Domingue...  Des  vaisseaux,  des  munitions,  des 
vivres,  du  numéraire,  des  troupes,  des  commandants  patriotes  et  sages, 
voilà,  Messieurs,  ce  que  nous  recommandons  à  votre  sagesse.  » 

Ainsi,  les  trois  cents  négociants  qui  avaient  signé  cette  pétition  prenaient 
brutalement  parti  pour  les  colons  blancs  si  criminellement  et  si  téméraire- 
ment égoïstes.  Ils  demandaient  seulement  des  armes  pour  écraser  les  noirs 
soulevés  et  les  mulâtres  qui  combattaient  avec  eux;  ils  ne  désiraient  aucune 
mesure  d'équité  qui  en  apaisant  au  moins  les  mulâtres  isolât  et  désarmât 
les  noirs.  Et  pourtant,  même  au  point  de  vue  mercantile,  il  était  absurde 
d'espérer  la  pacification  de  l'île  par  le  seul  emploi  de  la  force  au  service  du 
privilège. 

Même  égoïsme  et  même  aveuglement  chez  les  négociants  de  Bordeaux. 
Le  directoire  du  département  de  la  Gironde  écrit  le  5  novembre.  De  même 
le  directoire  du  district  de  Bordeaux:  ils  annoncent  l'envoi  de  députés  chargés 
«  d'offrir  à  la  Nation  des  vaisseaux  pour  le  lransporl*des  troupes  et  des 
vivres  ».  La  délégation  bordelaise  parla  ainsi  le  10  novembre  :  «  Les  citoyens 
de  Bordeaux  nous  ont  députés  vers  vous  pour  vous  conjurer  de  prendre  dans 
la  plus  sérieuse  considération  les  désastres  arrives  à  Saint-Domingue.  A'^ous 
entretenir  des  malheurs  qui  désolent  cette  précieuse  colonie,  c'est  vous  ex- 
poser les  nôtres,  c'est  vous  peindre  l'état  de  douleur  et  de  deuil  de  toutes 
les  places  maritimes;  le  même  coup  peut  avoir  atteint  une  autre  possession 
d'Amérique;  il  peui  frapper  de  mort  la  principale  branche  de  l'industrie 
nationale  et  tarir  la  source  la  plus  féconde  du  crédit  public.  » 


000  HISTOIRE    SOCIALISTE 

«  Après  une  longue  et  pénible  sta/jnation  les  opérations  du  commerce 
reprenaient  enfin  leur  activité  ;  quarante-i^euf  vaisseaux  étaient  en  armement 
à  Bordeaux,  le  plus  grand  nombre  destiné  pour  la  colonie  deSainl-Domingue, 
et  la  plupart  pour  l'infortunée  partie  du  Nord.  A  la  première  nouvelle  des 
ravages. qui  l'affligent,  le  découragement  a  succédé  aux  espérances,  la  cons- 
ternation s'est  répandue  dans  nos  murs. 

«  Hé  !  Quels  Français  entendraient  froidement  le  récit  des  malheurs  de 
leurs  frères!  Les  liens  du  sang,  ceux  de  l'amitié,  plus  forts  que  ceux  de  1  in- 
térêt, nous  commandent  de  voler  à  leur  secours  et  nous  rendront  faciles  et 
chers  tous  les  sacrifices. 

«  Mais  en  nous  occupant  de  soulager  les  maux  des  colons,  n'est-il  pas 
permis  de  jeter  quelques  regards  autour  de  nous?  Les  citoyens  de  Bordeaux, 
leurs  administrateurs,  seraient  en  proie  à  de  nouvelles  craintes  si  les  tra- 
vaux du  port,  déjà  ralentis,  demeuraient  longtemps  suspendus.  Ces  travaux 
si  actifs,  si  variés,  assuraient  la  subsistance  d'une  foule  immense  d'ouvriers 
de  tout  genre,  et  Ion  ne  peut  se  dissimuler  que  la  tranquillité  publique 
serait  compromise,  si  cette  classe  intéressante  de  nos  concitoyens  était  privée 
de  cette  unique  ressource,  dans  la  plus  rigoureuse  saison  d'une  année  que 
l'état  de  nos  récoltes  pouvait  faire  regarder  comme  calamileuse. 

c<  Messieurs,  le  calme  qui  a  si  heureusement  régné  dans  notre  dépar- 
tement et  dans  ceux  qui  nous  environnent  est  dû  peut-être  aux  exemples  de 
bon  ordre  et  de  respect  pour  les  lois  qui  ont  distingué  la  ville  de  Bordeaux 
dans  les  moments  les  plus  difficiles.  Elle  aspire  aujourd'hui  à  donner  une 
nouvelle  preuve  de  son  dévouement  et  c'est  au  moment  même  où  un  revers 
accablant  menace  sa  prospérité  qu'elle  vient  vous  oUrir  ce  qu'elle  peut 
encore  pour  concourir  à  apaiser  les  troubles  des  colonies,  et  porter  un  se- 
cours indispensable  à  ceux  de  nos  frères  qui  auront  survécu  à  ces  désastres, 
et  dont  les  propriétés  laissent  encore  quelques  espérances...  »  {Vifs applau- 
dissements.) 

Ainsi,  pas  un  mot,  je  ne  dis  pas  pour  les  esclaves,  mais  pour  les  hommes 
de  couleur  libres,  qui  avaient  été  si  odieusement  dépouillés  par  l'égoïsme 
et  l'hypocrisie  des  colons  blancs  du  droit  même  que  la  Constituante  leur 
avait  reconnu. 

Malgré  l'impatience  des  modérés,  malgré  la  pression  des  ports,  l'Assem- 
blée hésitait  à  envoyer  des  troupes  à  Saint-Domingue;  car  elle  se  doutait 
bien  que  ce  serait  un  renfort  à  l'esprit  d'oligarchie  et  de  privilège,  et  elle 
voulait  attendre,  en  tout  cas,  d'être  mieux  renseignée.  Merlin  de  Thionville, 
adversaire  implacable  de  toute  politique  coloniale,  avait  adjuré  l'Assemblée, 
le  6  novembre,  de  concentrer  sur  la  frontière  menacée  par  les  despotes  toutes 
les  forces  de  la  France;  et  ses  paroles  avaient  soulevé  bien  des  murmures: 

«  Hé!  Messieurs,  soyons  conséquents  dans  nos  principes  :  quel  est  l'es- 
prit de  la  Constitution?  Sur  quoi  esl-elle  fondée?  C'est  sur  la  liberté  qui  vous 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


961 


a  fait  briser  vos  fers..,  (Murmures.)  Ahl  mon  âme  indignée  s'est  refusée  à 
votre  arrêté  d'tiier,  qui  vote  des  remerciements  à  la  nation  anglaise  pour  le 
soin  qu'elle  a  pris  de  s'unir  à  des  hommes  pour  river  les  fers  d'autres 
hommes  (Allons  donc!  Allons  donc !)  ;  aujourd'hui  vous  voulez  vous  hâter 
de  resserrer  cette  chaîne  et  vous  oubliez  que  c'est  par  de  saintes  insurrec- 
tions  que   vous  avez  rompu  les  vôtres;  soyez  donc  conséquents  avec  vous- 


L'Abbé  Oaiaouui. 
(D'après  une  estampa  da  Mosée  CaroaTalat.) 


mêmes,  ou  attendez-vous,  avec  vos  principes  d'aujourd'hui,  à  applaudir  bien- 
tôt Léopold  et  les  autres  tyrans  du  monde  quand  ils  auront  anéanti  votre 
liberté,  et  quand  ils  auront  perdu  la  Patrie...  Qu'on  nous  laisse  nos  forces 
dont  sans  doute  nous  aurons  besoin  plus  tôt  qu'on  ne  croit.  »  (Applaudisse- 
ments dans  les  tribunes.) 

Là  était  bien  le  nœud  oîi  était  prise  l'Assemblée  :  défendre  en  Europe  la 
liberté  au  nom  des  Droits  de  l'homme  et  maintenir  aux  îles  la  distinction  des 

LIV.     12).  —    HISTOIRE    30CIALISTB.  LIV.   121. 


é(52  lîi^Tb^iUÉ   sog!aIi;istf. 

races  et  l'esclavage  môme  ;  la  conlradidion  était  cruelle,  el  Merlin  y  appujfeft 
sans  ménagement. 

L'Assemblée  troublée  et  irritée  le  huait;  mais  elle  n'osait  pas  prendre 
parti,  el  ajournait.  Cependant  Brissot,  qui  s'était  ressaisi  et  qui  aviil  reçu 
des  documents,  pressait  l'Assemblée  d'instituer  un  grand  débat  d'ensemble 
sur  la  situation  des  colonies.  Le  comité  colonial  où  dominaient  les  amis  des 
colons  ne  semblait  pas  se  hâter  d'apporter  son  rapport;  peut-être  le  dépouil- 
lement d'un  très  volumineux  dossier  était-il  long.  Peut-être  aussi  les  modérés 
redoutaienl-ils  une  discussion,  où,  de  nouveau,  des  paroles  de  justice  et  de 
liberté  retentiraient,  que  le  vent  de  la  Révolution,  qui  ne  défaillait  point  aux 
grands  espaces,  porterait  jusqu'aux  Antilles.  Pourtant  Brissot  avait  annoncé 
que  le  1"  décembre,  même  si  le  Comité  colonial  n'était  pas  prêt,  il  ouvrirait, 
lui,  le  débat.  11  fut  ouvert  en  effet. 

Déjà  le  30  novembre,  les  députés  de  l'Assemblée  générale  de  la  partie 
française  de  Saint-Domingue  avaient  été  admis  à  la  barre,  et  l'un  d'eux. 
Millet,  avait  exposé  la  thèse  des  colons  blancs.  C'est  un  violent  manifeste 
contre  les  démocrates,  contre  la  Société  des  amis  des  noirs,  contre  Brissot, 
contre  l'abbé  Grégoire  ;  c'est  hi  théorie  de  l'esclavage  formulée  par  les  proprié- 
taires blancs  des  îles;  et  comme  je  ne  citerai  pas  d'autre  document  dans  le 
même  sens,  je  ferai  à  celui-ci  des  emprunts  assez  étendus.  L'orateur  s'ap- 
plique d'abord  à  émouvoir  la  sensibilité  de  l'Assemblée  par  le  tableau  des 
attentats  terribles  des  nègres: 

...  «  Dans  le  même  moment,  l'atelier  Flaville,  celui-là  même  qui  avait 
juré  fidélilé  au  procureur,  s'arme,  se  révolte,  entre  dans  les  appartements 
des  blancs,  en  massacre  cinq  attachés  h  l'habitation.  La  femme  du  procu- 
reur demande  à  genoux  la  vie  de  son  mari  ;  les  nègres  sont  inexorables  ;  ils 
assassinent  l'époux  en  disant  à-  l'épouse  inf'jrtunée  qu'elle  et  ses  filles  sont 
destinées  à  leurs  plaisirs. 

«M.  Robert,  charpentier,  employé  sur  la  même  habitation,  est  saisi  par 
ses  nègres,  qui  le  garottent  entre  deux  planches  et  le  scient  avec  lenteur.  Un 
jeune  homme  de  seize  ans  blessé  dans  deux  endroits,  échappe  à  la  fureur  de 
ces  cannibales,  et  c'est  de  lui  que  nous  tenons  ces  faits. 

«  Là  les  torches  succèdent  aux  poignards;  on  met  le  feu  aux  tannes  de 
l'habitation  ;  les  bâtiments  suivent  de  près...  Un  colon  est  égorgé  par  celui 
deses  nègres  qu'il  avait  comblé  de  bienfaits;  son  épouse,  jetée  sur  son  ca- 
davre est  forcée  d'assouvir  la  brutalité  de  ce  scélérat... 

«  M.  Potier,  habitant  du  port  .Margot,  avait  appris  à  lire  et  à  écrire  à  son 
nègre  commandeur;  il  lui  avait  donné  la  liberté  dont  il  jouissait;  il  lui  avait 
légué  10,000  livres  qu'on  allait  lui  payer;  il  avait  donné  pareillement  à  la 
mère  de  ce  nègre  une  portion  de  terre  sur  laquelle  elle  recueillait  du  café; 
le  monstre  soulève  l'atelier  de  son  bienfaiteur  et  celui  de  sa  mère,  embrase 


HISTOIRE    SOCIALISTE  963 

et  consume  leurs  possessions,  el  pour  cette  action  il  est  promu  au  géné- 
ralat.  » 

J'arrête  ici  le  récit  de  ces  violences,  de  ces  sauvageries,  et  n'çssaierai 
point  d'épiloguer.  A  vrai  dire  le  nègre  dont  il  est  parlé  en  dernier  lieu,  qui 
quoique  personnellement  libéré  prend  parti  pour  ses  frères  esclaves  et  va  jus- 
qu'à brûler  l'atelier  dont  le  maître  avait  fait  don  à  sa  mère,  paraît  une  âme 
assez  forte  et  grande.  Mais  il  est  certain  que  les  escla\res  noirs  soulevés, 
portant  dans  leur  sangafricain  des  beslinlités  ardenles,  portant  dans  leur  cœur 
ulcéré  les  ferments  aigris  des  vieilles  douleurs  et  des  vieilles  haines  furent 
plus  d'une  fois  atroces  et  raffinèrent  la  cruauté  jusqu'à  l'invraisemblance. 
Mais  la  question  qui  se  posait  était  celle-ci  :  Comment,  tranquilles  naguère, 
avaient-ils  été  ainsi  excités  à  la  révolte?  Et  la  faute  n'en  était-elle  point  à 
ceux  qui  ne  comprirent  pas  que  la  Révolution  de  la  France  devait  se  traduire 
aux  colonies  par  de  loyales  réformes?  Tout  cet  étalage  de  lubricité  et  de 
sang  ne  signiiie  donc  rien;  et  la  conclusion  de  l'orateur  sur  ce  point  est  tout 
à  fait  arbitraire  et  vaine. 

«  Pour  vous  le  dire  en  un  mot,  si  les  projets  sanguinaires  de  ces  hommes 
grossiers  et  féroces  se  réalisaient  à  l'égard  des  blancs,  s'ils  parvenaient  à 
faire  disparaître  la  race  blanche  de  la  colonie,  on  verrait  bientôt  Saint-Do- 
mingue offrir  le  tableau  de  toutes  les  atrocités  de  l'Afrique.  Asservis  à  des 
maîtres  absolus,  déchirés  par  les  guerres  les  plus  cruelles,  ils  réduiraient  en 
servitude  les  prisonniers  qu'ils  se  seraient  faits,  et  rescla\age  modéré  sous 
lequel  ils  vivent  parmi  nous  se  changerait  en  un  esclavage  aggravé  par  tous 
les  rafOnemenls  de  la  barbarie.  » 

Mais  en  vérité  il  ne  s'agissait  point  de  cela.  Il  ne  s'agissait  point  d'ej- 
lerminer  les  blancs  et  d'abandonner  l'île  aux  seuls  esclaves  noirs  se  reconsti- 
tuant en  tribus  africaines  et  s'asservissant  ou  se  dévorant  les  uns  les  autres. 
11  ne  s'agissait  point  de  choisir  entre  l'esclavage  «  modéré  »  que  les  blancs 
concédaient  aux  noirs  et  l'esclavage  féroce,  meurtrier,  que  les  noirs  anthro- 
pophages se  seraient  infligé  les  uns  aux  autres.  Les  plus  hardis,  comme 
Marat,  avaient  demandé  simplement  que  les  hommes  de  couleur  libres,  les 
mulâtres  propriétaires,  fussentadmis  à  légalité  des  droits  politiques,  que  par 
leur  accord,  ainsi  réalisé  dans  l'égalité,  l'ordre  fût  maintenu  et  qu'un  affran- 
chissement graduel  et  prudent  des  esclaves  débarrassât  peu  à  peu  la  France 
de  cette  monstruosité,  sans  ébranler  les  bases  de  la  vie  économique  coloniale. 
Voilà  ce  qu'avaient  demandé  jusqu'à  ce  moment  les  plus  audacieux,  et  il 
était  assez  puéril  d'opposer  à  ces  vœux  le  fantastique  tableau  d'une  île  en 
sauvagerie  oh  des  démons  noirs  ayant  promené  partout  leurs  torches  infer- 
nales auraient  exterminé  jusqu'au  dernier  des  blancs.  Il  y  a  une  grossière 
enluminure,  à  la  fois  puérile  et  violente,  dans  cet  exposé  créole.  Mais  voici 
une  étrange  idylle  où  l'âme  esclavagiste  s'épanouit  tout  entière  avec  une 
tranquille  beauté. 


964  HISTOIRE    SOCIALISTE 

«  Nous  vivions  en  paix.  Messieurs,  au  milieu  de  nos  esclaves.  Un  gouver- 
nement paternel  avait  adouci  depuis  des  années  Vélat  des  nègres,  et  nous 
osons  dire  que  des  millions  d' Européens  que  tous  les  besoins  assiègent,  que 
toutes  les  misères  poursuivent,  recueillent  moins  de  douceurs  que  ceux  qu'on 
vous  peignait  et  qu'on  peignait  au  monde  entier  comme  chargés  de  chaînes, 
expirant  dans  un  long  supplice.  La  situation  des  noirs  en  Afrique,  sans  pro' 
priétés,  sans  existence  politique,  sans  existence  civile,  incessamment  les  jouets 
des  fureurs  imbéciles  des  tt/rans  qui  partagent  cette  vaste  et  barbare  contrée, 
est  changée  dans  nos  colonies  en  une  condition  supportable  et  douce.  Ils 
n'avaient  rien  perdit,  car  la  liberté  dont  ils  ne  jouissaient  pas  n'est  pas  encore 
une  plante  qui  ait  porté  des  fruits  dans  leur  terre  natale  ;  et  quoi  qu'en 
puisse  dire  l'esprit  de  parti,  quelques  fictions  qu'on  puisse  inventer,  on  ne  per- 
suadera jamais  aux  hommes  instruits  que  les  nègres  d'Afrique  jouissent 
d'une  condition  libre. 

«  Le  dernier  des  voyageurs  qui  ont  visité  ittte  partie,  presque  inconnue 
jusqu'à  présent  de  cet  immense  pays,  )i'a  écrit  dans  son  long  et  intéressant 
voyage  qu'une  histoire  de  sang  et  de  fureur.  Les  hommes  qui  habitent 
l'Abyssinie,  la  Nubie,  les  Gallas  et  les  Fonget,  depuis  les  bords  de  l'Océan 
Indien  jusqu'aux  frontières  de  l'Egypte,  semblent  disputer  de  barbarie  et  de 
fèroc'itè  aux  hyènes  et  aux  tigres  que  la  natttrc  y  a  fait  naître.  L'esclavage 
y  est  un  titre  d'honneur  et  la  vie,  dans  ce  terrible  climat,  est  un  bien  qu'au- 
cune loi  ne  protège  et  qu'un  despote  sanguinaire  tient  dans  ses  mains. 

«  Qu'un  homme  sensible  et  instruit  compare  le  déplorable  état  des 
hommes  en  Afrique  avec  la  condition  douce  et  modérée  dont  ils  fouissent 
dans  nos  colonies  ;  qu'il  écarte  les  déclamations,  les  tableaux  qu^une  fausse 
philosophie  se  plaît  à  tracer  bien  plus  pour  s'acquérir  un  nom  que  pour 
venger  l'humanité  ;  qu'il  se  rappelle  le  régime  qui  gouvernait  nos  nègres, 
avant  qu'on  les  eiU  égarés,  rendus  nos  ennemis;  à  l'abri  de  tous  les  besoins  de 
la  vie,  entourés  d'une  aisance  inconnue  dans  la  plupart  des  campagnes 
d'Europe,  certains  de  la  jouissance  de  leur  propriété  {car  ils  en  avaient  une 
et  elle  était  sacrée,)  soignés  dans  leurs  maladies  avec  une  dépense  et  tme 
attention  qu'on  chercherait  vainement  dans  les  hôpitaux  si  vantés  de  l'An- 
gleterre ;  protégés,  respectés  dans  les  infirmités  de  l'âge  ;  en  paix  avec  leurs 
enfants,  leur  famille,  leurs  affections;  assujettis  à  un  travail  calculé  sur  les 
forces  de  chaque  individu,  parce  qu'on  classait  les  vidividus  et  les  travaux, 
et  que  l'intérêt,  au  défaut  de  l'humanité,  aurait  prescrit  de  s'occuper  de  la 
conservation  des  hommes  ;  affranchis  quand  ils  avaient  rendu  quelques  ser- 
vices importants  :  tel  élait  le  tableau  vrai  et  non  embelli  du  gouvernement 
de  nos  nègres,  et  ce  gouvernement  domestique  se  perfectionnait  depuis  dix 
ans  surtout,  avec  une  recherche  dont  vous  ne  trouverez  aucun  modèle  en 
Europe. 

«  Latiachciiuiit  le  plus  sincère  liait  le  maitre  et  les  esclaves;  nous  dor* 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


965 


niions  en  sûreté  au  milieu  de  ces  hommes  qui  étaient  devenus  nos  enfants,  et 
plusieurs  d'entre  nous  n'avaient  ni  serrures,  ni  verrous  à  leurs  maisons. 


■/3     S 
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ai     ss 


1.        o 

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a     a. 


«  Ce  n'est  pas.  Messieurs,  et  nous  ne  voulons  pas  le  dissimidery  quil 
n'existât  encore  parmi  les  planteurs  un  petit  nombre  de  maîtres  durs  et  fé- 
roces, mais  quel  était  le  sort  de  ces  hommes  méchants?  flétris  par  C  opinion  , 
en  horreur  aux  honnêtes  gens,  séquestrés  de  toute  société,  sans  crédit  dan:; 


06G  H1ST0IÎII-:    SOCIALISTE 

/(Turs  affaires,  ils  vivaient  dans  l'opprobre  et  le  diîshonneur  et  mouraient 
dans  la  misère  et  le  désespoir.  Leur  nom  ne  se  prononce  qn'avfc  indignation 
dans  In  calonie,  et  leur  repu'  ition  setl  à  éclairer  ceux  r/ui,  inhnbilea  cncort 
à  l'administration  des  ateliers,  pourraient  èlre  entraim's  par  l'impétuosité  de 
leur  cariic^ère,  à  des  excès  que  l'expérience  avaient  montrés  contraires  à  une 
bonne  réqk^,  que  l'instruction  et  radoucissement  des  mœurs  avaient  contribué 
à  faire  proscrire. 

«  Noii^  adjurons  ici,  non  ceux  qui  écrivent  des  romans  pour  se  faire  une 
réputiUioiî  d'hommes  sensibles,  pour  acquérir  une  popularité  fugitive  que 
l'indif/nalion  générale  doit  bientôt  leur  enlever,  mais  ceux  qui  ont  visité  les 
colonies,  cfiux  qui  les  connaissent;  qu'ils  disent  si  le  récit  que  nous  avons  fait 
n'est  pas  fidèle,  si  nous  l'avons  chargé  pour  vous  intéresser  à  notre  cause.  » 

Voilà  le  plaidoyer  le  plus  audacieux  qui  ait  élé  risqué  en  faveur  de 
l'esclavage  :  prononcé  parles  propriétaires  d'esclaves  devant  une  Asserali'é  ■ 
révolutionnaire,  il  apparaît  comme  un  violent  défi  à  la  logique  des  é\éi  e- 
menls  et  des  idées.  Il  oblige  la  bourgeoisie  troublée,  bouleversée,  à  se  re- 
cueillir, il  s'interroger  jusqu'au  fond  d'elle-même  et  à  se  demander  si  elle  (St 
avec  la  propriété  même  esclavagiste  ou  avec  les  Droits  de  l'Homme. 

Nous  nous  rendons  au  conseil  de  l'orateur  et  nous  écartons  toute  décla- 
mation. Nous  ne  rappelons  pas  que  si  terrible  que  pût  être  la  condition  es 
nègres  en  Afrique,  dans  leur  pays  natal,  c'est  de  force,  c'est  contre  leur  gré 
qu'on  les  en  arrachait.  Nous  ne  dirons  pas  qu'il  y  aurait  pour  hs  négriers 
quelque  hypocrisie  à  prétendre  que  c'est  pour  le  bien  des  nègres,  pour  leur 
demi-libération  qu'ils  les  volaient  et  les  emportaient  à  fond  de  cale. 

il  nous  plaît  de  penser,  et  cela  était  souvent  vrai,  que  les  maîtres  de 
Saint-Domingue  et  des  îles  traitaient  leurs  esclaves  avec  douceur.  Mais  l'ora- 
teur est  obligé  de  convenir  lui-môme  qu'il  y  avait  de  mauvais  maîtres;  en 
sorte  que  l'esclave  même  bien  traité,  n'avait  pas  de  garantie,  qu'il  était  i^  la 
merci  d'un  changement  d'humeur,  d'un  accès  de  colère,  d'un  caprice  de  sen- 
sualité. Enfin,  l'esclavage  porte  en  lui  celte  contniiliction  mortelle  :  ou  i;if  n 
l'esclave  est  maltraité,  battu,  frappé  et  il  se  révolte  ou  s'affaisse,  ou  bien 
l'esclave  est  traité  avec  douceur;  il  entre  peu  à  peu  dans  la  famille,  et  cette 
douceur  même,  éveillant  en  lui  des  délicatesses  et  le  rapprochant  du  maître, 
l'achemine  à  comprendre  et  à  vouloir  la  liberté. 

La,  révolte  des  noirs  ne  témoignait  pas  précisément  contre  les  colons  ; 
elle  pouvait  révéler  au  contraire  une  longue  accoutumance  de  fierté  créée, 
dans  le  monde  servile,  par  la  modération  et  la  bonté  des  maîtres.  Mais  la 
conséquence  inévitable  était  là;  ie  désir  de  la  liherté  devait  s'oveilier  un  jour; 
et  par  ce  désir  muet  au  fond  des  cœurs  cl  comme  biotli  sous  les  anciennes 
apparences  de  domesticité  familiale  et  résignée,  tous  les  raiports  des  maîtres 
el  des  esclaves  étaient  secrètement  renversés.  Ce  qui  manque  vraiment,  à 
celle  heure,  aux  colons  blancs,  c'est  une  force  de  pensée  suffisante.  Ils  rai- 


UISTOIRE    SOCIALISTE 


sonnent  comme  si  on  leur  impulail  à  crime  l'effroyable  trafic  de  chaiï  Rù- 
maine  qui  si  longtemps  ravagea  les  côtes  de  rAFrique.  Ils  raisonnent  cotiinîe 
si  on  les  accusait  tous  de  brutalité,  de  férocité;  ils  oublient  que  la  mafcfee 
même  des  événements,  l'évolution  des  idées  et  des  mœurs  devaient  mettre 
l'esclavage  en  péril,  et  que  la  modération  des  bons  maîtres  en  préparait'la 
chute  comme  la  violence  des  mauvais.  Surtout  ils  oublient  que  mênieïès 
colonies  ne  peuvent  considérer  la  Révolution  comme  une  quantité  négli- 
geable, et  que  du  point  de  vue  de  la  Déclaration  des  Droits  de  l'homme 
l'aspect  des  problèmes  est  nécessairement  tout  nouveau. 

Et  qu'ont-ils  fait  pour  s'adapter  aux  nécessités  nouvelles?  Qu'ont-ils  fait 
pour  concilier  avec  les  habitudes  et  les  besoins  de  la  production  coloniale  les 
institutions  de  liberté  et  les  principes  du  droit  humain?  Ils  n'ont  rien  fa'it, 
rien,  et  ils  n'ont  même  rien  tenté.  Ils  n'ont  su  que  ruser,  équivoquer,  men- 
tir, fausser  le  sens  des  décrets  de  la  Constituante,  résister  par  la  force 
d'inertie  à  ses  lois  les  plus  mesurées  et  les  plus  sages;  s'étendre,  si  je  puis 
dire,  dans  leur  orgueilleuse  paresse  d'esprit,  s'immobiliser  dans  leurs  préju- 
gés de  race.  Eu  ce  moment  même,  devant  l'Assemblée  législative,  à  l'heure  où 
Saint-Domingue  est  en  feu  et  où  il  faut  sous  peine  de  périr  chercher  la  vérité, 
ils  rusent  encore  et  ils  trichent.  C'est  tricherie  en  effet  que  de  poser  ainsi  au 
premier  plan  la  question  de  l'esclavage  que  tous  les  partis  dans  la  Consti- 
tuante et  au  dehors  avaient  sinon  écartée,  au  moins  ajournée. 

C'est  tricherie  aussi  de  concentrer  toutes  les  responsabilités  sur  une 
société,  sur  la  société  des  Amis  des  Noirs,  comme  si  cette  société,  où  fut 
Mirabeau,  où  était  l'abbé  Grégoire,  n'était  pas  elle-même  l'expression  de 
l'esprit  généreux  du  xvni"  siècle,  un  des  innombrables  organes  que  sa  pensée 
s'était  créés. 

C'est  tricherie  enfin  et  déloyauté  de  la  part  des  colons  blancs  que'àe 
dissimuler  les  responsabili  tés  qu'ils  ont  assumées  eux-mêmes  par  leur  conduite 
hautaine  et  fourbe  entre  les  hommes  de  couleur  libres.  Ecoutezles  accusations 
haineuses  de  ces  bons  esclavagistes  qui  s'en  prennent  au  monde  entier  de 
l'incendie  que  leur  imprévoyance  égo'iste  a  allumé  : 

«  Cependant,  Messieurs,  une  société  se  forme  dans  le  sein  de  la  France 
et  prépare  de  loin  le  déchirement  et  les  convulsions  auxquels  nous  sommes 
en  proie.  Obscure  et  modeste  dans  le  commencement,  elle  ne  montre  que  le 
désir  de  l'adoucissement  du  sort  des  esclaves;  mais  cet  adoucissement  si 
perfectionné  dans  les  îles  françaises,  elle  en  ignorait  tous  les  moyens,  tandis 
que  nous  nous  en  occupions  sans  cesse;  et  loin  de  pouvoir  y  concourir,' W/e 
nous  forçait  d'y  renoncer  en  semant  l'esprit  (Tinsurbordinalion  parmi  nos 
esclaves  et  V inquiétude  parmi  nous.  Pour  adoucir  de  plus  en  plus  le  sort  des 
esclaves,  pour  multiplier  les  affranchissements,  il  aurait  fallu  conserver  pré- 
cieusement la  sécurité  des  maîtres;  mais  ce  moyen  sage  n'eiit  produit  à'uciin 
effet  sur  la  renommée;  la  gloire  ordonnait  d'abandonner  les  colonies  pour 


'Xjs  histoire   socialiste 

l«s  livrer  aux  déclamaleurs,  pour  nous  environner  d'alarmes  et  de  lerreursi 
pour  préparer  des  malheur?  que  nous  avons  prédits  dés  i-^^;  premiers  travaux 
ries  Amis  des  Noirs  el  qui  viennent  enfin  de  se  réaliser.  » 

C'est  toujours  le  môme  sophisme  des  conservateurs.  Ils  proclament 
qu'ils  réaliseraient  des  réformes  s'ils  étaient  seuls  à  les  réclamer.  Mais  ils 
demandent  en  même  temps  le  maintien  de  la  traite  des  noirs  qui  assure  dans 
des  conditions  odieuses  le  recrutement  indéûni  des  esclaves. 

«  Bientôt,  disent-ils,  cette  société  demandera  que  la  traite  des  noirs  soit 
supprimée;  c'est-à-dire  que  les  profits  qui  peuvent  en  résulter  pour  le  com- 
merce français  soient  livrés  aux  étrangers;  car  jamais  «a  romanesque  philo- 
sophie ne  persuadera  à  toutes  les  puissances  de  l'Europe  que  c'est  pour  elles 
un  devoir  d'abandonner  la  culture  des  colonies,  et  de  laisser  les  habiianls  de 
l'Afrique  en  proie  àla  barbarie  de  leurs  tyrans  plutôt  que  de  les  employer  ailleurs 
et  sous  des  maîtres  plus  heureux  à  exploiter  une  terre  qui  demeurerait  inculte 
.«ans  eux,  et  dont  les  riches  productions  sont,  pour  la  nation  qui  les  possède, 
nue  source  féconde  d'industrie  et  de  prospérité.  » 

Mais  les  délégués  de  Saint-Domingue  ignoraient-ils  donc  qu  au  Parle- 
ment anglais  la  question  de  la  suppression  de  la  traite  était  posée  depuis  des 
années,  que  Wilberforce,  par  son  admirable  persévérance,  ralliait  peu  à  peu  à 
son  projet  des  minorités  croissantes,  et  qu'il  avait  déterminé  un  tel  mouve- 
ment des  esprits  que  bientôt,  le  2  avril  1792.  Pitl  lui-même  interviendra  à 
la  Chambre  des  Communes  en  un  discours  célèbre  pour  demander  l'abolition 
de  la  traite?  Il  est  vrai  que  la  motion  de  Wilberforce  :  «  C'est  l'opinion  du 
Comité  (c'est-à-dire  de  la  Chambre  des  Communes  délibérant  en  Comité) 
que  le  commerce  fait  par  des  sujets  anglais  dans  le  but  d'obtenir  des  esclaves 
sur  la  côte  d'Afrique  doit  être  aboli  »  ne  fut  adoptée  qu'avec  l'adjonction  du 
mot  «  graduellement  »  proposé  par  Dundas.  Mais  il  paraissait  bien  dès  lors 
que  ce  commerce  abominable  était  frappé  à  mort.  On  pouvait  le  pressentir 
dès  la  fin  de  1791,  au  moment  où  parlaient  à  la  Législative  nos  esclavagistes, 
et  il  leur  fallait  vraiment  quelque  impudence  pour  prétendre  que  la  Société 
des  Amis  des  Noirs  livrerait  aux  étrangers  les  bénéfices  de  la  traite. 

Ils  se  plaignent  que  la  Déclaration  des  droit?,  «  ouvrage  immortel  et  sa- 
lutaire h  des  hommes  éclairés,  mais  inapplicable  et  par  cela  même  dangereux 
dans  notre  régime  »  soit  envoyée  à  profusion  dans  les  colonies;  qu'elle  y  soit 
lue  et  commentée  dans  les  ateliers,  et  qu'on  annonce  ouvertement  que  la 
liberté  des  nègres  est  prononcée  par  elle.  Mais  en  vérité  il  ne  dépendait  ni 
des  Amis  des  Noirs,  ni  des  colons  blancs  de  supprimer  l'immense  et  inévitable 
retentissement  de  la  Révolution.  Et  si  les  colons  redoutaient  une  commotion 
trop  brusque,  ils  devaient  précisément  associer  à  leur  cause  les  hommes  de 
couleur  libres,  les  appeler  à  l'égalité  politique,  et  créer  ainsi,  daîis  le  sens  de 
lu  Révolution,  une  force  modératrice  qui  permettrait  de  ne  procéder  que 
prudemment  et  graduellement  à  la  libération  des  esclaves  eux-mêmes. 


HISTOIRE     SOCIALISTK 


oef 


Or,  les  orgueilleux,  les  insensés,  semblèrent  s'ingéniera  blesser  les  mu- 
lâtres: pitoyables  sont  les  explications  des  colons  sur  cette  question  des 
hommes  de  couleur  libres,  la  seule  qui  eût  été  pratiquement  posée  sous  la 
Constituante: 

«  Lorsqu'on  a  su  disent-ils,  qu'on  s'était  vainement  flatté  de  faire  pro- 


2i       c 


noncer  par  l'Assemblée  nationale  l'affranchissement  des  esclaves,  on  a  cherché 
à  porter  le  désordre  parmi  nous,  en  l'engageant  à  traiter  elle-même  la  ques- 
tion des  hommes  de  couleur. 

«  Nous  avions  demandé  à  faire  nous-mêmes  nos  lois  sur  ce  point,  qui 
exigeait  de  grands  ménagements  et  une  grande  prudence  dans  Tapplication; 
nous  avions  annoncé  que  ces  lois  seraient  humai:.  <  et  justes.  Mais  un  tel 
bienfait  accordé  par  les  colons  blancs,  qui  aurait  à  jamais  resserré  les  liens 

LIV.    122.    —   HISTOmS  SOCIALISTE.  LIV .   122. 


0?(f  HISTOIUK    SOCIALISTE 

d'affection  el  de  bienveillance  qui  existaient  entre  ces  deux  classes  d'hommes 
est  présenté  par  les  Amis  des  Noirs  comme  une  prétention  de  la  vanité  et  un 
moyen  d'éluder  de  justes  réclamations.  » 

Oui,  vanité  pucrile,  hypocrisie  et  mensonge  !  Si  les  colons  blancs  avaient 
réellement  l'intention  d'accorder  aux  hommes  de  couleur  libres  l'égulité  des 
droits  politiques,  pourquoi  avoir  lutté  si  violemment  ei  si  sournoisement 
tout  ensemble  pour  erap(^chcr  la  Constituante  de  voter  cette  égalité,  et  pour 
annuler  ensuite  le  décret  rendu? 

11  n'était  vraiment  pas  blessant  pour  les  colons  que  les  hommes  de  cou- 
leur reçoivent  la  charte  de  leurs  droits  de  la  grande  assemblée  souveraine. 
Par  quel  calcul  suprême  d'orgunl  prétendaient-ils  humilier  encore  les 
hommes  de  couleur  en  laissant  tomber  sur  eux  l'égalité  comme  une  au- 
mône? Et  s'ils  voulaient  que  celle  législation  nouvelle  lût  un  lien  entre  les 
«  deux  classes  d'hommes  »,  s'ils  prétendaient  à  la  reconnaissance  des 
hommes  de  couleur,  ils  avaient  un  moyen  décisif  de  la  mériter:  c'était  d'en- 
courager l'Assemblée  nationale  à  voler  une  loi  de  justice,  et  de  l'appliquer 
ensuite  loyalement. 

Enlin  comme  pour  se  faire  une  arme  des  malheurs  mêmes  qu'ils  avaient 
créés,  les  députés  des  colons  terminaient  leur  réquisitoire  devant  la  Législa- 
tive, en  demandant  non  seulement  l'envoi  de  troupes  et  de  secours,  mais 
l'interdiction,  la  condamnation  «  de  tous  les  écrits  séditieux  »  des  Amis  des 
Noirs. 

La  Législative  entendit  en  silence  cette  diatribe.  Elle  flattait  certaines 
passions  conservatrices  ;  mais  elle  était  terriblement  compromettante.  La 
Constituante  avait  pu  se  persuader  qu'elle  ne  légiférait  pas  sur  ie^cla- 
vage.  Par  une  sorte  de  pudeur  oii  il  entrait  bien  de  l'hypocrisie  bourgeoise, 
mais  aussi  quelque  respect  de  l'humanité,  elle  statuait  sur  les  hommes  de 
couleur  libres;  mais,  tout  en  garantissant  aux  colons  «  leurs  propriétés» 
c'est-à-dire,  en  fait,  le  maintien  de  l'esclavage,  elle  n'avait  pas  voulu  pro- 
noncer le  mot  d'esclaves;  le  jour  où  un  de  ses  membres,  comme  pour  en 
finir  avec  des  réticences  qui  pour  les  colons  étaient  un  danger,  voulut  intro- 
duire dans  un  texte  de  loi,  le  mot  «  esclave  »,  il  y  eut  un  soulèvement  de 
l'Assemblée. 

Ainsi,  par  une  ignorance  voulue,  l'Assemblée  avait  maintenu  le  statu 
quo,  mais  elle  n'avait  pas  fait  entrer  officiellement  l'esclavage  dans  le  sys- 
tème de  la  Révolution.  Maintenant,  par  la  révolte  des  noirs,  la  question  de 
l'esclavage  sortait  de  l'arrière-plan  obscur,  où,  par  une  sorte  de  consentement 
universel,  on  l'avait  reléguée.  L'esclavage  noir  bondissait  la  torche  à  la  main, 
et  l'éclat  de  sa  fureur  ne  permeltait  plus  les  sous-entendus  savants  par  où 
s'était  sauvée  la  Constituante. 

Les  colons  blancs  eux-mêmes,  pressés  d'affirmer  leur  «  droit  »,  parlaient 
ouvertement  d'esclavage:  «  Nous  vivions  heureux  au  milieu  de  nos  esclaves.  »  Et 


HISTOIRE     SOCIALISTE  9?l 

la  Législative  était  condamnée  à  entendre  la  juslification  systématique,  presqne 
la  glorification  de  l'esclavage.  Elle  était  condamnée  à  entendre  la  sentence 
d'excommunication  éternelle  portée  contre  une  partie  de  l'humanité  jeléehors 
du  droit  humain. 

«  Ces  hommes  grossiers  sont  incapables  de  connaître  la  liberté  et  d'en 
jouir  avec  sagesse,  et  la  loi  imprudente  qui  détruirait  leurs  préjugés  serait 
peureux  et  pour   nouj  un  arrêt  de  morl.  » 

Voilà  un  préjugé  vital,  éternellement  nécessaire  à  la  vie  sociale.  Les  noirs, 
qui  Siont  des  hommes  mais  qui  ne  le  savaient  pas  et  qui  se  classaient  eux- 
mêmes  au-dessous  de  l'homme,  il  faut  qu'on  les  maintienne  à  jamais  dans 
cette  erreur  dégradante,  mais  indispensable.  Et  c'est  à  la  Législative  qu'on  de- 
mande de  s'associer  à  cette  déformation  méthodique  de  l'humanité.  C'est  de- 
vant elle  qu'on  fait  de  la  traite  des  noirs  une  nécessité  éternelle,  une  spéculation 
nationale  fructueuse  à  laquelle  le  patriotisine  même  interdit  de  toucher.  Il 
dut  y  avoir  un  grand  malaise  dans  l'Assemblée  pendant  que  les  propriétaires 
d'esclaves  parlaient;  je  ne  note  au  procès- verbal  ni  applaudissements  ni  mur- 
mures. A  la  fin  seulement  quand  le  Président  de  l'Assemblée,  Ducastel,  invita 
les  délégués  aux  honneurs  de  la  séance,  l' extrême-gauche  éclata  en  mur- 
mures, et  Basire  s'écria  : 

«  Comment,  Monsieur  le  Président,  vous  invitez  à  la  séance  des  hommes 
qui  viennent  d'outrager  la  philosophie  et  la  liberté,  qui  viennent  d'insulter...?» 
Mais  ces  paroles  mêmes  de  Basire  excitèrent  toutes  les  passions  conserva- 
trices ou  bourgeoises  de  l'Assemblée.  Si  elle  subissait  avec  gêne  la  glorification 
de  l'esclavage,  elle  n'entendait  rien  faire  pour  le  supprimer,  et  elle  vota  à  une 
grande  majorité  l'impression  du  discours  des  délégués.  Mais  qu'irnporient 
ces  fureurs  propriétaires  et  capitalistes?  Qu'importent  cette  audace  des  co- 
lons blancs  et  l'égoïsme  complice  des  armateurs  des  ports,  négriers  ou 
commanditaires  d'ateliers  d'esclaves?  L'esclavage  ne  pouvait  se  sauver  que 
dans  le  silence,  et  pour  ainsi  dire  dans  l'éloignement.  Tput  ce  qui  le  rap- 
prochait, tout  ce  qui  le  mettait  en  contact  immédiat  avec  la  Déclaration  des 
droits  de  l'homme,  avec  la  force  et  la  pensée  de  la  Révolution,  le  mettait  en 
péril. 

Brissot  intervint  le  i"  décembre  et  il  fit  des  divers  intérêts,  des  diverses 
forces  sociales  et  politiques  en  lutte  à  Saint-Domingue  une  analyse  m^is- 
trale,  quoique  parfois  tendancieuse  : 

«  On  peut,  dit-il,  distinguer  la  population  de  Saint-Domingue  en  quatre 
classes:  colons  blancs  ayant  de  grandes  propriétés;  petits  blancs  sans  pro- 
priété, et  vivant  d'industrie  ;  gens  de  couleur  ayant  une  propriété  ou  une 
industrie  honnête  ;  les  esclaves  enfin.  » 

«  Les  colons  blancs  doivent  être  divisés  en  deux  clcisses,  relativement  à 
la  fortune  el  à  l'ordre  dans  leurs  affaires. 

«  11  en  est  qui  ont  de  vastes  propriétés,  et  qui  doivent  peu  parce  qu'ils 


972  HISTOIRE     SOCIALISTE 

luettenl  rie  l'ordre  dans  leurs  allaires.   II  en  est  un  plus  grand  nonobre  qui 
doivent  beaucoup,  parce  qu'il  y  a  un  grand  désordre  dans  leurs  aiïaires. 

«  Les  premiers  aiment  la  France,  sont  attachés  et  soumis  à  ses  lois,  parce 
qu'ils  sentent  le  besoin  qu'ils  ont  de  sa  protection  pour  conserver  leurs 
propriétés  et  l'ordre.  Ces  premiers  colons  aiment  et  soutiennent  les  hommes 
lie  couleur,  parce  qu'ils  les  regardent  comme  les  vrais  boulevards  de  la  co- 
lonie, comme  les  hommes  les  plus  propres  à  arrêter  les  révoltes  des  noirs. 
Du  nombre  de  ces  colons  respectables  était  M.  Gérard,  député  de  la  précé- 
dente Assemblée.  Il  ne  cessait  de  tempérer  la  fougue  de  ses  collègues,  qui  ne 
volaient  que  pour  des  moyens  violents,  parce  que  ces  moyens  leur  parais- 
saient très  propres  à  créer  des  troubles  nécessaires  à  leur  existence  fastueuse 
et  insolvable. 

«  Les  colons  dissipateurs  écrasés  de  dettes,  n'aiment  ni  les  lois  françaises 
ni  les  hommes  de  couleur,  et  voici  pourquoi  :  ils  sentent  bien  qu'un  Etat 
libre  ne  peut  subsister  sans  bonnes  lois  et  .sans  le  respect  dû  à  ses  engage- 
ments ;  ainsi,  tôt  ou  lard  ils  seront  contraints  par  les  mômes  lois  à  payer 
leurs  dettes  ;  ils  y  seront  bien  plus  rigoureusement  "contraints  que  sous  le 
despotisme,  parce  que  le  despotisme  se  laisse  capter  par  ses  flatteurs  aristo- 
crates et  leur  accorde  des  lettres  de  répit,  des  arrêts  de  surséance  et  empêche 
la  loi  des  saisies  de  s'exécuter.  Mais  la  liberté  ne  connaît  ni  lettres  de  répit, 
ni  arrêts  de  surséance.  Elle  dit  et  dira  bientôt  à  chacun  dans  les  îles:  Si  tu 
dois,  paye  ou  quitte  les  propriétés  à  ton  créancier.  » 

«  D'un  autre  côté,  les  colons  prodigues,  endettés,  n'aiment  pas  mieux  les 
citoyens  de  couleur  que  les  noirs,  parce  qu'ils  prévoient  bien  que  ces  hommes 
de  couleur  presque  tous  exempts  de  dettes  et  réguliers  dans  leurs  affaires, 
seront  toujours  portés  à  défendre  les  lois  et  que  leur  courage,  leur  nombre  et 
leur  zèle  peuvent  seuls,  et  même  sans  le  concours  des  troupes  européennes, 
garantir  l'exécution  des  lois.  » 

«  Un  autre  motif  anime  les  colons  blancs  dissipateurs  contre  les  hommes 
de  couleur  :  c'est  le  préjugé  d'avilissement  auquel  ils  les  ont  condamnés  et 
que  ceux-ci  veulent  secouer  enfin.  Ils  leur  l'ont  un  crime  de  leur  amour  pour 
l'égalité;  et  tandis  qu'ils  tonnent  contre  le  despotisme  ministériel,  ils  veu- 
lent sanctifier  et  l'aire  sanctifier  par  une  assemblée  d'hommes  libres  le  des- 
potisme de  la  peau  blanche....  > 

«  C'est  par  là  qu'on  explique  tout  à  la  fois  dans  le  cœur  du  même  colon 
sa  haine  contre  l'homme  de  couleur  qui  réclame  ses  droits,  contre  le  négo- 
ciant qui  réclame  sa  créance,  contre  le  gouvernement  libre  qui  veut  que  jus- 
tice soit  faite  à  tous.  » 

«  Aussi,  Messieurs,  devez-vous  regarder  les  ennemis  de  ces  hommes  de 
couleur  comme  les  plus  violents  ennemis  de  notre  Constitution.  Ils  la  déles- 
tent parce  qu'ils  y  voient  l'anéantissement  de  l'orgueil  et  des  préjugés;  ils 
regrettent,  ils  ramèneraient   l'ancien  état  de  choses,  s'ils  y  voyaient   des 


HISTOIRE     SOCIALISTE  973 

garants  qu'ils  pourront  impunément  opprimer,  sans  être  eux-mêmes  opprimés 
par  les  ministres. 

«  La  cause  des  hommes  de  couleur  est  donc  la  cause  des  patriotes,  de 
l'ancien  tiers-état,  du  peuple  enfin  si  longtemps  opprimé. 

«  Ici,  je  dois  vous  prévenir.  Messieurs,  que  lorsque  je  vous  peindrai  ces 
colons  qui  depuis  trois  ans  emploient  les  manœuvres  les  plus  criminelles 
pour  rompre  les  liens  qui  les  attachent  à  la  mère  patrie,  pour  écraser  les 
gens  de  couleur,  je  n'entends  parler  que  de  cette  classe  de  colons  indigents 
malgré  leurs  immenses  propriétés,  factieux  malgré  leur  indigence,  orgueil- 
leux malgré  leur  profonde  ineptie,  audacieux  malgré  leur  lâcheté,  factieux 
sans  moyen  de  l'être,  ces  colons  enfin  que  leurs  vices  et  leurs  dettes  portent 
sans  cesse  aux  troubles  et  qui  depuis  trois  ans  ont  dirigé  les  diverses  as- 
semblées coloniales  vers  une  arislocratie  indépendante.  Voulez-vous  les  juger 
en  un  clin  d'œil  ?  Méditez  ce  mot  de  l'un  deux,  qui  le  disait  pour  flagorner 
le  monarque  alors  puissant  :  «  Sire,  votre  cour  est  toute  créole.  »  Il  avait 
rai.«on,  il  y  avait  entre  eux  parenté  de  vices,  d'aristocratie  et  de  despotisme. 
(Appla  udissements.  ) 

«  Cette  espèce  d'hommes  a  le  plus  grand  empire  sur  une  autre  classe 
non  moins  dangereuse,  celle  appelée  «  les  petits  blancs  »,  composée  d'aven- 
turiers, d'hommes  sans  principes,  et  presque  tous  sans  moeurs.  Cette  classe 
est  le  vrai  fléau  des  colonies,  parce  qu'elle  ne  se  recrute  que  de  la  lie  de 
l'Europe.  Cette  classe  voit  avecjalousie  les  hommes  de  couleur,  soit  les  artisans 
parce  que  ceux  -  ci  travaillant  mieux  et  à  meilleur  marché,  sont  plus  recherchés; 
soit  le?  propriétaires,  parce  que  leurs  richesses  excitent  leur  envie  et  abaissent 
leur  orgueil.  Celte  classe  ne  soupire  qu'après  les  troubles,  parce  qu'elle  aime  le 
pillage  ;  qu'après  l'indépendance,  parce  que  maîtres  de  la  colonie,  les  petits 
blancs  espèrent  se  partager  les  dépouilles  des  hommes  de  couleur. 

«  Les  petits  blancs  remplissent  principalement  les  vjlles  habitées  par  une 
autre  classe  d'hommes  plus  respectable,  celle  des  négociants  et  commission- 
naires attachés  par  leurs  intérêts  à  la  France,  attachés  à  la  cause  des  hommes 
de  couleur,  parce  qu'ils  y  voient  une  augmentation  de  consommation  et  de 
prospérité. 

«  Quels  sont  donc  enfin  ces  hommes  de  couleur  dont  les  gémissements 
se  font  entendre  depuis  si  longtemps  dans  la  France  ?  Ce  ne  sont  pas.  Mes- 
sieurs (et  il  importe  de  le  répéter  souvent  pour  écarter  les  insinuations  per- 
fides des  colons),  ce  ne  sont  pas  des  noirs  esclaves  ;  ce  sont  des  hommes  qui 
doivent  médiatement  ou  immédiatement  leursjoursausangeuropéen,  mêlé  avec 
du  sang  africain.  Ne  frémissez-vouspas,  Messieurs,  en  pensanlà  l'atrocité  du  blanc 
qui  veut  avilir  un  mulâtre?  C'est  son  sang  qu'il  avilit  ;  c'est  le  front  de  son  flls 
môme  qu'il  marque  du  sceau  de  l'ignominie;  c'est  pour  frapper  son  fils,  qu'il 
emprunte  le  glaive  de  la  loi,  ou  qu'il  veut  le  rendre  infâme.  » 

«  Observez  encore  que  les  hommes  de  couleur  qui  réclament  l'égalité  des 


974  HISTOHIE    SOCIALISTE 


droits  politiques  avec  les  blancs  leurs  frères,  sont  presque  tous  coiuiD'^  eux, 
libres,  propriétaires,  conlribuaDles;  et  plus  qu'eux,  ils  sont  les  \ériialjles 
appuis  de  la  colonie  :  ili  en  forment  le  tiers-étal  si  laborieux,  et  ci  pendant  si 
méprisé  par  des  êtres  si  profondément  vicieux,  inutiles  et  stupides.  Ces  der- 
niers, pour  se  dispenser  d'être  justes  envers  eux,  avaient  1  impudence  d'an- 
noncer à  la  France  au  commencement  de  la  Révolution,  qu'il  n'y  avait  pas 
de  tiers-état  aux  lies,  sans  doute  pour  ôler  au  peuple  français  ce  sentiuK-ril 
de  tendresse  paternelle  qui  l'aurait  porté  vers  les  hommes  utiles  qui  es- 
suyaient le  môme  sort  que  lui  dans  un  autre  hémisphère;  mais  ce  n'est  pas 
le  moment  d'entrer  dans  ces  détails,  je  me  borne  iii  à  analyser  les  diverses 
espèces  d'hommes  qui  habitent  Saint-Domingue,  parce  que  là  vous  li"ou\erez 
le  fil  qui  vous  conduira  sûrement  à  la  cause  des  troubles. 

«  La  dernière  classe  est  celle  des  esclaves,  classe  nombreuse,  puisqu'elle 
se  monte  à  plus  de  400.000  âmes,  tandis  que  les  blancs,  mulâtres  et  nègres 
libres,  forment  à  peine  la  sixième  partie  de  celle  population. 

«Je  ne  m'arrêterai  pas  à  vous  peindre  le  sort  de  ces  malheureux  arrachés 
à  leur  liberté,  à  leur  patrie,  pour  arroser  un  sol  étranger  de  leurs  sueurs  et 
de  leur  sang,  sans  aucun  espoir,  et  sous  les  coups  de  fouet  de  maîtres  bar- 
bares. Malgré  le  double  supplice  de  l'esclavage  et  delà  liberté  des  autres, 
l'esclave  de  Saint-Domingue  a  élé  tranquille  jusqu'à  ces  derniers  troubles, 
même  au  milieu  des  violentes  commotions  qui  ont  ébranlé  nos  îles;  il  a 
parfois  entendu  le  mot  enchanteur  de  liberté;  son  cœur  s'est  énm,  car 
le  cœur  d'un  noir  bat  aussi  pour  la  liberté  [applaudissements);  et  cependant 
il  s'est  tu,  il  a  continué  de  porter  les  fers  pendant  deux  ans  et  demi,  et  s'il 
les  a  secoués,  c'est  à  l'instigation  d'hommes  atroces  que  vous  parviendrea  à 
connaître.  » 

«Telles  sont  les  espèces  d'hommes  qui  habitent  Saint-Domingue;  et 
d'après  ;le  tableau  rapide  que  j'en  ai  tracé,  on  peut  deviner  les  sentiments 
qui  ont  dû  animer  chaque  classe  à  la  nouvelle  de  la  Révolution  française. 
Les  colons  honnêtes  et  bons  propriétaires  ont  eu  la  certitude  d'éloigner  à 
jamais  le  despotisme  ministériel,  de  le  remplacer  par  un  gouvernement  co- 
lonial et  populaire  ;  et  ils  ont  aimé  la  Révolution.  Les  hommes  de  couleur  y  ont 
trouvé  l'espoir  d'anéantir  le  préjugé  qui  les  tenait  dans  l'opprobre,  de  ressus- 
citer leurs  droits  ;  et  ils  ont  aimé  la  Révolution.  Les  colons  dissipateurs  qui 
jusque-là  avaient  rampé  dans  l'antichambre  des  intendants,  gouverneurs  ou 
minislres,  ont  vu  avec  délices  le  moment  de  leur  humiliation;  et  pour  leur 
rendre  leur  mépris  et  leur  insolence,  ils  ont  prôné  la  liberté,  comme  ces  vrais 
caméléons  en  politique,  que  nous  avons  vus  successivement  valets  de  la  cour, 
valets  du  peuple,  qui  ont  pris,  quille,  repris  les  signes  de  la  servitude  et  la 
cocarde  nationale.  (Applaudissemenls.)  Les  colons  ont  renversé  Ifs  ministres 
du  despotisme,  parce  que  comme  les  nobles  de  France  ils  ont  espéré  s'y  asso- 
cier seuls.  » 


HISTOIRE     SOCIALISTE  975 

«  Les  petits  blancs,  jusque-là  retentis  dans  leurs  terres  par  Tadminislra- 
tioa,  souvent  punis  par  elle,  ont  saisi  avec  avidité  les  occasions  &e  déchirer, 
de  mettre  en  pièces  les  idoles  devant  lesquelles  ils  étaient  forcés  de  se  pros- 
terner. Ainsi,  le  premier  cri,  le  cri  général  dans  les  îles,  a  été  pour  la  liberté; 
le  second  a  été  pour  le  despotisme  personnel  parmi  les  colons  dissipateurs  et 
les  petits  blancs,  tandis  que  les  colons  honnêtes  et  les  hommes  de  couleur  ne 
voulaient  que  l'ordre,  la  paix  et  l'égalité  ;  et  de  là.  Messieurs,  la  source  des 
combats  qui  ont  déchiré  nos  îles.  » 

J'ai  tenu  à  reproduire  ce  large  tableau,  celte  puissante  analyse  sociale, 
d'abord  parce  qu'elle  dôme  en  effet  la  clef  des  événements,  et  ensuite  parce 
qu'elle  prouve  une  fois  de  plus  combien  le  reproche  «  d'idéologie  »  adressé 
à  la  Révolution  si  idéaliste  à  la  fois  et  si  réaliste,  est  snperQciel  et  vain.  Ce 
n'est  pas  que  chacun  de  ces  grands  traits  n'appelât  quelque  retouche,  quelque 
atténuation.  Ainsi,  des  lettres  mêmes  que  j'ai  citées  sous  la  Constituante,  il 
ressort  que  les  petits  blancs  étaient  plus  partagés  que  ne  le  dit  Brissot.  Quel 
ques-unsau  moins  prenaient  parti  pour  les  hommes  de  couleur,  soit  par  esprit 
de  justice  et  générosité,  soit  par  haine  de  l'aristocratie  blanche.  Mais  de  même 
que  nous  avons  vu  la  plèbe  chrétienne  s'unir  contre  les  juifs  au  patriciat 
chrétien,  dans  l'espoir  d'un  facile  pillage,  il  est  probable  que  la  plèbe  des  pe- 
tits colons  blancs,  sans  consistance  sociale  et  sans  esprit  de  classe,  s'associait 
à  l'aristocratie  des  grands  propriétaires  blancs  pour  humilier  d'abord  et  dé- 
pouiller bientôt  les  mulâtres  propriétaires. 

Peut-être  aussi,  quand  Brissot  montre  l'esprit  d'aristocratie  et  d'oligarchie 
d'une  partie  des  colons  blancs,  exagère-t-il  un  peu  l'influence  que  leur  état 
de  débiteurs  obérés,  a  exercée  sur  leur  conduite.  L'orgueil,  le  désir  de  mainteni^ 
dans  la  dépendance  les  mulâtres  et  d'écarter  à  jamais  de  l'île  toute  pensée 
d'émanciper  les  esclaves  sufiisaient  à  expliquer  leur  résistance,  leurs  velléités 
de  séparatisme.  C'est  pourtant  un  trait  exact  et  profond  d'avoir  signalé  cet 
endettement  d'un  grand  nombre  de  colons  factieux  ,el  les  fureurs  rétro- 
grades que  leur  suggérait  leur  gêne  éclatante.  Sont-ils  allés,  comme  Brissot 
l'aflirme  dans  la  suite  de  son  discours,  jusqu'à  rêver  ou  même  jusqu'à  ma- 
chiner leur  séparation  d'avec  la  France?  Ont-ils  voulu  ériger  les  îles  en  Etat 
quasi-indépendant?  Ont-ils  même  songé  à  remplacer  la  souveraineté  de  la 
France  par  une  sorte  de  protectorat  américain  ou  anglais?  Les  colons  et  les 
modérés  ont  protesté  avec  violence  contre  ces  imputations.  Ce  qui  est  sûr, 
c'est  qu'il  y  a  eu,  si  je  puis  dire,  une  sorte  de  séparatisme  constitutionnel. 
Les  grands  colons  blancs  ont  prétendu  que  la  Déclaration  des  droits  de 
l'homme  n'était  pas  faite  pour  les  colonies,  que  les  lois  des  assemblées  fran- 
çaises ne  valaient  pas  pour  eux;  et  ils  les  ont  traitées  comme  quantités 
négligeables.  Les  assemblées  coloniales,  en  tout  ce  qui  touche  le  statut  des 
personnes,  ont  prétendu  à  la  souveraineté. 
•     Quelle  solution  proposaient  dans  cette  crise  extraordinaire  Brissot  et  ses 


076  HISTOIRE     SOCIALISTE 

amis?  Il  pouvait  y  avoir  quelque  hésilalion  parmi  les  Girondins.  Brissot,  dé- 
puté de  Paris,  était  libre  dans  ses  mouvements  ;  ceux  qui  comme  Gensonné, 
comme  Vergniaud,  représentaient  Bordeaux  et  celte  grande  bourgeoisie  des 
ports  très  attachée  à  la  R'volulion  mais  très  attachée  aussi  à  sa  fortune 
coloniale,  étaient  plus  embarrassés.  Il  faut  leur  rendre  celte  justice  qu'ils  ne 
reculèrent  point  devant  le  devoir.  Brissot  qui  résolvait  assez  volontiers  les 
problèmes  par  un  acte  de  mise  en  accusation,  proposa  un  décret  violent:  il 
dissolvait  les  assemblées  coloniales  existantes,  citait  devant  la  Haute-Cour  leurs 
principaux  membres  accusés  d'avoir  trahi  la  France,  et  avec  eux  le  gouverneur 
Blanchelande  coupable  de  n'avoir  pas  dénoncé  leurs  menées  de  séparatisme 
et  de  trahison,  instituait  de  nouvelles  assemblées  coloniales  qui  seraient  élues 
par  le  concours  de  tous  les  hommes  libres,  blancs  ou  de  couleur,  sous  les  seules 
conditions  générales  d'éligibilité  et  d'électoral  fixées  pour  les  citoyens  français. 

Enfin,  il  décidait  l'envoi  de  commissaires  pris  dans  l'Assemblée  et  ayant 
le  mandat  formel  de  faire  procéder,  à  Saint-Domingue,  à  la  Martinique,  à 
Saint-Lucas,  à  la  Guadeloupe,  à  l'exécution  de  ces  dispositions  énergiques. 
C'était  la  conclusion  logique  de  son  discours  qui  se  terminait  par  ces  paroles 
menaçantes:  «  toutes  ces  trahisons  ne  resteront  pas  impunies.  » 

Mais  celte  conclusion  était  plus  incomplète  encore  qu'elle  n'était  vio- 
lente; et  ici  encore  apparaît  cet  étrange  esprit  de  Brissot  qui  souvent  devi- 
nait juste,  débrouillait  des  problèmes  compliqués,  se  jetait  en  avant,  comme 
par  un  mouvement  impulsif,  sur  des  routeg  aventureuses,  mais  ne  regardait 
jamais  toute  l'étendue  du  champ  d'action  et  n'allait  pas  jusqu'au  bout  des 
résolutions  nécessaires.  Il  restait  toujours  à  rai-chemin  entre  la  prudence  et 
la  grande  audace  qui  redevient  de  la  prudence.  A  son  décret,  vigoureux  en 
apparence,  il  manquait  une  clause  essentielle  :  le  règlement  de  la  condition 
des  esclaves  noirs.  Brissot  paraissait  oublier  qu'ils  étaient  en  pleine  révolte. 
Au  moment  oii  ils  se  dressaient  menaçants,  formidables,  traduire  en  accusa- 
tion leurs  ennemis  directs,  les  grands  colons  blancs  des  assemblées  coloniales, 
c'était  surexciter  leur  espoir.  Or,  que  leur  offrait  le  décret  de  Brissot?  Rien.  Il 
exterminait  l'influence  de  l'oligarchie  des  blancs:  il  n'organisait  pas  une  démo- 
cratie coloniale  où  les  noirs,  graduellement  affranchis,  auraient  accès  ;  c'était 
une  terrible  lacune. 

Vergniaud  et  Guadet  n'entrèrent  pas  dans  le  système  à  la  fois  effrayant 
et  vain  de  Brissot.  Ils  limitèrent  beaucoup  plus  étroitement  le  problème. 
Soucieux  de  ménager  les  susceptibilités  et  les  craintes  des  grands  négociants 
de  Bordeaux,  ils  ne  s'opposent  pas  au  départ  immédiat  des  troupes  destinées 
à  Saint-Domingue.  Mais  ils  demandent  que  la  force  armée  ait  pour  mandat 
de  protéger  toutes  les  conventions,  toutes  les  combinaisons  qui  rapprochaient 
les  colons  blancs  et  les  hommes  de  couleur  libres.  Deux  choses  les  aidaient 
à  trouver  une  solution  moyenne.  D'abord  il  y  avait  eu  entre  les  colons  blancs 
et  los  hommes  de  couleur  libres,    dans  la   région    de   Port-au-Prince,   un 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


9T7 


concordai,  à  la  date  du  11  septembre.  Les  colons  blancs  épouvantés  par  le  sou- 
lèvement des  noirs,  avaient  essayé  de  ramener  à  eux  les  hommes  de  couleur 
libres;  ils    s'étaient  engagés  (ne  connaissant  pas  encore,   naturellement  le 


I.- 


s 

o 
a 


^    B 
Z.   s 


as 


décret  du  23  septembre  par  lequel  la  Constituante  annulait  son  décret  de  mal) 
à  respecter  le  décret  de  mars,  à  assurer  aux  hommes  de  couleur  libres  l'éga- 
lité de?  droits  politiques. 

Art.  1".  —  Les  citoyens  blancs  feront  cause  commune  avec  les  citoyens 

UV.    t23.   —  HISTOIRE   30C1AL1STK,  LIT.   123. 


978  HISTÛlIlli:    Î^OCIALISTR 

de  conleiir  et  contribueront  de  toutes  leurs  forces  et  de  tous  leurs  moyens  à. 
rexècution  littérale  de  tous  les  points  des  décrets  et  instructions  de  VAsaeat- 
blée  nationale,  sanctionnés  par  le  roi-  et  ce,  sar>a  restriction  et  sans  se  p«r- 
luellre  aucune  interprélaliun. 

Art.  2.  —  Les  citoyens  blancs  promettent  et  s'obligent  de  ne  jamais  s'op- 
poser directement  ni  indirectement  à  l'exécution  du  décret  du  15  mai  dernier 
qui  dit-on,  n'est  pas  encore  parvenu  ofriciellement  dans  cette  colonie  ;  de 
protester  même  contre  toutes  protestations  et  réclamations  contraires  aux 
dispositions  du  susdit  décret,  ainsi  que  contre  toute  adresse  à  l'Assemblée 
nationale,  au  roi,  aux  83  départements  et  aux  différentes  Chambres  de  com- 
merce de  France,  pour  obtenir  la  révocation  de  ce  décret  bienfaisant. 

Art.  3.  —  Ont  demandé  les  susdit?  citoyens  la  convocation  prochaine  et 
l'ouverture  des  assemblées  primaires  et  coloniales  pour  tous  les  citoyens 
actifs,  aux  termes  de  l'article  4  des  instructions  de  l'Assemblée  nationale  du 
28  mars  1790. 

Abt.  4.  —  De  députer  directement  à  l'Assemblée  coloniale,  et  de  nommer 
des  députés  choisis  parmi  les  citoyens  de  couleur  qui  auront  comme  ceux  des 
citoyens  libres,  voix  consultative  et  délibérative... 

Abt.  7.  —  Demandent  les  citoyens  de  couleur  que,  conformément  à  la 
loi  du  il  février  dernier,  et  pour  ne  laisser  aucun  doute  sur  la  sincérité  de 
la  réunion  prête  à  s'opérer,  toutes  proscriptions  cessent  et  soient  révoquées 
dès  ce  moment;  que  toutes  les  personnes  proscrites,  décrétées  et  contre  les- 
quelles il  serait  intervenu  des  jugements  pour  raison  de  troubles  survenus 
dans  la  colonie  depuis  le  commencement  de  la  Révolution,  soient  de  suite 
rappelées  et  mises  sous  la  protection  sacrée  et  immédiate  de  tous  les  ci- 
toyens; que  réparation  solennelle  et  authentique  soit  faite  à  leur  honneur...» 

Si  cet  esprit-là  avait  dominé  dans  la  colonie  dès  le  début,  s'il  y  avait 
été  général  et  sincère,  il  est  clair  que  l'accord  des  colons  blancs  et  des  hommes 
de  couleur  libres  aurait  prévenu  les  troubles  et  permis  d'aborder  prudemment 
et  dans  la  paix  le  problème  de  l'esclavage.  Mais  au  moment  luérae  où  les  com- 
missaires de  la  garde  nationale  des  colons  blancs  de  Port-au-Prince  et  les 
commissaires  de  la  garde  nationale  des  hommes  de  couleur  de  la  même 
ville  délibèrent  sur  les  «  moyens  les  plus  capables  d'opérer  la  réunion  des 
citoyens  de  toutes  les  classes  et  d'arrêter  les  progrès  et  les  suites  d'une  in- 
surrection qui  menace  également  toutes  les  parties  de  la  colonie  »,  on  sent 
qu'il  n'y  a  là  qu'un  accord  local  précaire  et  plein  de  sous-entendus. 

Ainsi,  tandis  que  tous  les  articles  sont  adoptés  purement  et  simplement, 
celui  qui  a  trait  à  l'amnistie  pour  les  hommes  de  couleur  se  lorniine  par  cette 
mention:  Accepté  en  ce  qvi  noms  concerne.  Les  comnji-^aired n'osaient  pas  se 
porter  garants  des  sentiments  de  ceux  qu'ils  représentaient.  Et  les  hommes 
de  couleur  traduisent  leur  juste  défiance  à  l'article  il.  «  Observent  en 
outre,  les  susdits  citoyens   de  couleur,  que  la  sineérilé    dont  les  citoyens 


HISTOIRE     SOCIALISTE  979 

blancs  viennent  de  leur  donner  une  preuve  ne  leur  permet  pas  de  garder  le 
silence  sur  les  craintes  dont  ils  sont  agités;  et,  en  conséquence,  ils  déclarent 
qu'ils  ne  perdront  jamais  de  vue  la  reconnaissance  de  leurs  droits  et  d*^  ceux 
de  leurs  frères  des  autres  quartiers  ;  qu'ils  verraient  avec  beaucoup  de  peine 
et  de  douleur  la  réunion  prête  à  s'opérer  au  Port-au-Prince  et  autres  lieux  de 
la  dépendance,  souffrir  des  difficultés  dans  les  autres  endroits  de  la  colonie  ; 
auquel  casils  déclarentque  rien  ne  saurait  les  empêcher  de  se  réunira  centdes 
leurs  qui,  par  une  suite  des  anciens  abus  du  régime  colonial  éprouveraientdes 
obstacles  à  la  reconnaissance  de  leurs  droits,  et  par  conséquent  à  leur  féli- 
cité. » 

Ainsi,  les  hommes  de  couleur,  si  cruellement  dupés  depuis  deux  ans,  se 
réservent  noblement  la  liberté  de  se  joindre  à  leurs  frères  si  l'accord  conclu 
à  Port-au-Prince  entre  les  deux  races  ne  s'étend  pa»  à  toute  l'île.  On  voit 
combien  était  fragile  cette  convention.  El  elle  fut  d'ailleurs  considérée  à  peu 
près  comme  nulle  par  la  plupart  des  colons  blancs.  Le  ton  et  les  paroles  de 
la  délégation  entendue  par  l'Assemblée  législative  montrent  assez  que  ce 
contrat  de  Porl-au-Prince  n'exprimait  pas  le  véritable  état  des  esprits.  Pour- 
tant, "Vergniaud,  Guadel,  Ducos,  prenaient  au  sérieux  ce  concordat,  et  toute 
leur  politique  tendait  à  le  généraliser,  à  le  consolider.  Peut-être  se  flat- 
taient-ils, en  effet,  de  l'espoir  de  mettre  ainsi  un  terme  aux  troubles.  Peut- 
être  aussi  étaient-ils  heureux  de  dire  aux  négociants  bordelais  qu'après  tout, 
en  assurant  aux  hommes  de  couleur  libres,  l'égalité  des  droits  politiques,  ils  ne 
faisaient  que  sanctionner  le  \œu  des  colons  blancs  eux-mêmes.  Enfin,  ce  con- 
cordai leur  fournissait  un  moyen  de  tourner  le  décret  rendu  par  l'Assemblée 
Constituante  le  21  décembre.  Celle-ci  avait  annulé  son  décret  du  15  mars 
et  elle  avait  décidé  que  les  assemblées  coloniales  trancheraient  en  dernier 
ressort  toutes  les  questions  relatives  au  droit  politique.  C'était  l'abdication 
complète  devant  l'hôtel  Massiac.  Mais  il  semblait  difficile  û'obtenir  de  la  Lé- 
gislative une  décision  formellement  contraire  à  celle  de  la  Constituante. 
Aussi  Vergniaud  et  ses  amis  se  plaçaient-ils,  pour  ainsi  dire,  en  dehors  de 
l'action  légale.  Ils  se  saisissaient  du  contrat  conclu  à  Port-au-Prince  comme 
d'une  convention  privée,  et  ils  chargeaient  les  troupes  envoyées  à  Saint-Do- 
mingue d'en  assurer  l'application  et  d'en  favoriser  l'extension.  En  môme 
temps  la  Gironde  s'appliquait  à  dissocier,  autant  que  possible,  l'intérêt  des 
négociants  des  ports  de  France  de  l'intérêt  des  colons  blancs.  A  vrai  dire,  il 
n'y  avait  pas  des  uns  aux  autres  un  lien  commercial.  Les  grands  armateurs  et 
commerçants  de  Bordeaux  n'avaient  aucun  intérêt  à  maintenir  l'île  de  Saint- 
Domingue  sous  le  joug  d'une  oligarchie  blanche.  L'accession  des  hommes  de 
couleur  libres  à  l'égalité  politique  ne  pouvait  en  rien  compromettre  les 
échanges;  elle  les  eût  favorisés  au  contraire  en  donnant  une  base  plus  large 
à  l'ordre  colonial.  Mais  beaucoup  des  négociants  des  ports  étaient  les  com- 
manditaires, les  créanciers  des  propriétaires  blancs  de  Saint-Domingue;  et  par 


080  HISTOIRE     SOCIALISTE 

crainte  de  perdre  leurs  fonds,  ils  soutenaienl  aveuglément  les  prétentions  de 
leurs  débiteurs. 

La  Gironde  s'elTorça  de  démontrer  aux  capitalistes  de  Bordeaux  qu'ils 
avaient  mieux  à  faire,  et  que  leur  véritable  intérêt  était  d'orpanlser  aux  co- 
lonies une  procédure  légale  permettant  aux  créanciers  de  recouvrer  aisé- 
ment leur  créance.  Quelques  membres  de  la  Société  des  .\mis  de  la  Cons- 
titution de  Bordeaux,  soit  par  conviction,  soit  pour  aider  les  députés  gi- 
rondins à  sortir  d'une  situation  difficile,  écrivirent  à  l'Assemblée  une  lettre 
en  ce  sens  et  Brissot  se  hâta  d'en  triompher  le  3  décembre: 

«  Quel  que  soit  le  parti  que  vous  preniez,  dit-il,  le  plus  pressant  est  sans 
doute  d'inspirer  la  confiance  aux  commerçants  et  aux  armateurs  qui  commu- 
niquent directement  avec  les  colonies  et  qui  peuvent  leur  faire  des  avances 
salutaires.  Ainsi,  vous  ne  pourrez  inspirer  cette  confiance  qu'en  détruisant 
un  vice  radical  dans  le  régime  des  colonies,  vice  qui  nécessairement  entraîne 
beaucoup  de  désordre  et  de  déQance  dans  les  capitalistes,  et  arrête  la  rapi- 
dité des  défrichements.  Toutes  les  plantations  pour  être  défrichées  ont  exigé 
des  avances  de  la  métropole,  et  cependant  les  plantations  ne  peuvent  être 
saisies  par  le  négociant  pour  le  payement  de  ses  avances,  lorsqu'il  demande 
son  remboursement  à  un  planteur  infidèle  ou  de  mauvaise  volonté.  Le  créan- 
cier est  actuellement  à  sa  merci  ;  la  crainte  du  despotisme  de  son  débiteur 
l'engage  à  de  nouvelles  avances,  pour  ne  pas  perdre  celles  qu'il  a  déjà  faites, 
et  celui-ci,  sûr  de  donner  la  loi,  ne  met  pas  de  bornes  à  ses  demandes,  toujours 
accompagnées  de  la  menace  de  ruiner  son  créancier.  De  là,  cette  indépen- 
dance si  absolue  des  colons  de  toute  loi,  de  tout  principe,  de  toute  moralilé: 
de  là,  leur  luxe  effréné,  leur  fantaisie  sans  bornes,  en  un  mot,  leur  con- 
duite en  tout  semblable  à  celle  de  ces  riches  dissipateurs  qu'une  éducation 
mauvaise  a  livrés  à  tous  les  vices,  de  là  aussi  les  rapports  dispendieux  entre 
eux  et  leurs  créanciers,  qui  renchérissent  aux  planteurs  les  choses  dont  ils 
ont  besoin,  tant  pour  faire  prospérer  leurs  établissements  que  pour  leur 
consommation  journalière. 

«Des  hommes  entourés  d'esclaves  dès  leur  berceau,  des  hommes  qu'aucun 
lien  ne  retient  peuvent-ils  apprendre  les  règles  et  les  devoirs  d'une  sage  éco- 
nomie? Et  celui  qui  leur  prête  peut-il  prendre  d'autres  précautions  que  pur 
des  conditions  qui  lui  servent  de  primes  d'assurances  contre  un  débiteur 
toujours  menacé?  Aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  de  ce  fardeau  toujours  acca- 
blant de  dettes,  qui  fait  sans  cesse  désirer  aux  colons  un  changement  d'état, 
et  qui  met  leurs  créanciers  dans  une  appréhension  continuelle.  » 

«  C'est  moins  la  perte  du  commerce  et  des  colonies  que  les  capitalistes 
redoutent  (car  ils  portent  sur  des  conventions  solidement  fondées)  qu'une 
banqueroute  qui,  tout  à  la  fois,  ferait  disparaître  des  capitaux  considérables 
et  suspendrait  pour  un  long  temps  leurs  rapports  habituels.  Et  voilà.  Mes- 
sieurs, le  secret  de  la  coalition  qui  a  existé  si  longtemps  entre  les  colons  et 


HISTOIRE     SOCIALISTF.  ^^l 


les  négociants.  Les  premiers  faisaient  durement  la  loi  aux  autres.  Ils  disaient 
au  commerce:  prête-nous  ton  crédit  en  France  (our  écraser  nos  ennemis, 
flatter  notre  orgueil,  etc.  Telle  est  la  coalition  qui  a  produit  en  faveur  des 
colonies,  contre  la  philanthropie,  ces  atlresses  mendiées  où  le  créancier  mal- 
traité venait  encore  défendre  et  prôner  le  débiteur  qu'il  détestait  intérieure- 
ment. Telle  est  la  coalition  dont  la  ville  de  Bordeaux  a  la  gloire  d'avoir,  la 
première,  brisé  les  chaînes  en  s'élevant  contre  les  prétentions  injustes  des 
colons  :  elle  a  senti  enSn  qu'un  commerce  solide,  surtout  dans  un  pays  libre 
ne  pouvait  reposer  que  sur  le  respect  des  principes  et  des  engagements,  et 
qu'il  ne  convenait  pas  à  des  hommes  libres  de  mentir  à  leur  conscience  pour 
vendre  quelques  barriques  de  vin  ou  toucher  quelques  intérêts  de  leurs  capi- 
taux ;  elle  a  senti  qu'une  bonne  loi  sur  le  commerce  des  colonies  servirait 
mieux  le  commerce  des  colonies  et  la  sûreté  de  sa  dette,  qu'un  trafic  de  men- 
songes et  d'injures.  [Applaudissements.) 

«  Dans  les  circonstances  actuelles,  venir  au  secours  des  armateurs  de  la 
Métropole,  c'est  venir  au  secours  des  colons  :  vous  ouvrirez  infailliblement  à 
ceux-ci  une  nouvelle  source  de  crédit,  qui  bientôt  réparera  leurs  pertes.  La 
loi  que  vous  ferez  pour  donner  aux  créanciers  le  droit  de  saisie  réelle  sur  les 
propriétés  de  leurs  débiteurs  en  ne  lui  donnant  pas  d'effet  rétroactif,  leur 
assurera  des  secours  infiniment  plus  considérables  et  plus  féconds  que  tout 
l'argent  qu'il  vous  serait  possible  de  tirer  du  Trésor  de  la  nation  pour  leur  en 
faire  un  don  ou  un  prêt...  Eh  !  pourquoi,  messieurs,  les  colons  s'opposeraient- 
ils  à  une  loi  qui  réunit  lanl  de  caractères  de  justice?  Elle  existe  dans  les 
colonies  anglaises.  C'est  la  première  qu'eussent  promulguée  les  Anglais  si  la 
trahison  qui  se  disposait  à  les  rendre  maîtres  de  nos  colonies  eût  pu  réussir.  » 

L'effort  de  la  Gironde  était  grand  pour  séparer  les  négociants  des  colons, 
et,  à  vrai  dire,  comment  aurait-elle  pu  continuer  aux  colonies  la  politique  de 
Brissot  si  elle  avait  eu  contre  elle  la  bourgeoisie  des  ports,  que  ses  membres 
les  plus  éminents  représentaient? 

La  tactique  de  la  Gironde  fut  servie  très  heureusement  par  les  délégués 
de  Saint-Pierre  de  la  Martinique.  A  Saint-Pierre,  comme  nous  l'avons  vu,  il 
y  avait  des  négociants  qui  avaient  joué  à  l'égard  des  grands  propriétaires  de 
l'intérieur  de  l'île,  le  rôle  de  prêteurs,  de  capitalistes  que  la  bourgeoisie  mar- 
chande des  ports  de  France  jouait  à  l'égard  des  propriétaires  de  Saint- 
Domingue.  Or,  les  négociants  vinrent  à  la  barre  de  la  Législative  se  plaindre 
précisément  de  la  mauvaise  foi  et  des  calculs  rétrogrades  de  leurs  débiteurs 
obérés.  Les  délégués  Crassous  et  Coquille  Dugommier  parlèrent  à  r.\s«em- 
blée  le  7  décembre:  «  Je  dois  à  la  vérité  de  dire  que  les  premiers  accents  de 
la  liberté  ont  également  ému  tous  les  quartiers  de  la  Martinique  ;  tous  ont 
célébré  avec  quelque  enthousiasme  la  destruction  de  la  Bastille.  Mais  celle 
impression  n'a  pas  eu  partout  les  mêmes  effets;  elle  a  été  pure,  à  Siiint- 
Pierre  ;  les  citoyens  ont  pensé  qu'ils  faisaient  partie  de  la  nation,  qu'ils  ne 


982  lUSTOlIlli     SOCIALISTE 

pouvaient  s'égarer  en  marchant  avec  elle;  ils  ont  tout  rapporté  au  grand  prin- 
cipe de  l'égalilé  et  de  la  liberté;  ils  ont  eu  un  comilé,  une  municipalilé.  des 
assemblées  populaires,  une  i^aide  nationale;  Us  ont  oublié  qu'Us  étaient  créan- 
ciers et  dans  la  campagne  ils  ont  eu  pour  amis,  pour  imitateurs,  des  paroisses 
entières,  ou  au  moins  de  nombreux  partisans.  » 

Mais,  dans  l'Assemblée  coloniale,  dont  les  citoyens  de  Saint-Pierre  avaient 
provoqué  la  formation,  ils  ne  tardent  pas  à  être  mis  en  minorité  par  les 
grands  propriétaires.  «  La  Cour  des  gouverneurs,  les  propriétaires  de  grandes 
habitations,  les  commandants, de  milice  ou  aspirant  à  lelre,  presque  tous 
débiteurs  obérés,  soumirent  la  Révolution  au  calcul  de  leur  intérêt  et  de  leur 
orgueil,  et  l'Assemblée  coloniale  ne  lut  plus  pour  eux  qu'un  moyen  de  s'ériger 
en  puissance.  » 

Les  délégués  de  Saint-Pierre  rappellent  (nous  avons  déjà  noté  le  fait)  que 
les  propriétaires  blancs  parvinrent  à  animer  les  mulâtres  contre  les  négo- 
ciants et  capitalistes  de  Saint-Pierre.  Rien  ne  pouvait  plus  gravement  indis- 
poser les  négociants  de  France  que  cette  coalition.  Quoi  !  les  colons  blancs  de 
Saint-Domingue  se  plaignent  que  les  hommes  de  couleur  libres,  longtemps 
rebutés  par  eux,  font  cause  commune  avec  les  noirs  soulevés  !  Et  les  colons 
blancs  de  la  Martinique,  pour  se  rebeller  contre  leurs  créanciers,  contre  des 
négociants,  ameutent  les  hommes  de  couleur  libres  et  les  esclaves  même  ! 
Ces  colons  blancs  ne  sont-ils  donc  pas  partout,  à  Saint-Domingue,  comme  à 
la  Martinique,  des  débiteurs  sans  scrupule?  La  bourgeoisie  de  Bordeaux 
devait  ressentir  quelque  inquiétude,  et  les  délégués  de  Saint-Pierre  firent 
impression  assurément  quand  ils  montrèrent,  par  l'exemple  du  sieur  Duhuc, 
à  quelles  combinaisons  de  trahison  et  d'infamie  les  débiteurs  des  îles  pou- 
vaient recourir  pour  échapper  à  leurs  dettes.  «  Le  sieur  Dubuc  père,  ci-devant 
dans  les  bureaux  de  la  marine  et  intendant  général  des  colonies,  doit  à  l'Etat 
une  somme  capitale  de  1.5S0.627  livres  d'argent  de  France  et  tieux  années 
d'intérêt  montant  à  22G.000  livres.  Cette  somme,  reconnue  par  un  contrat 
passé  avec  M.  de  Caslries,  ministre  de  la  marine,  le  22  février  17S6,  e?l  hypo- 
théquée sur  une  habitation  située  au  quartier  de  la  Trinité-Martinique:  elle 
lui  fut  avancée  pour  servir  à  l'établissement  d'une  raffinerie. 

«  Longtemps  avant  la  Révolution,  le  sieur  Dubuc  avait  écrit  contre  la 
réunion  du  commerce  à  Saint-Pierre,  afin  de  l'attirer  dans  le  quartier  de  sa 
raffinerie.  En  1787,  on  avait  déterminé  l'Assemblée  coloniale  de  ce  temps,  à 
faire  porter  l'impôt  de  la  colonie  sur  le  commerce  de  Saint-Pierre,  et  il  avait 
inspiré  à  la  campagne  le  désir  de  détruire  cette  ville. 

a  La  ville  fut  déclarée  ennemie  de  la  colonie,  parce  qu'elle  était  amie  de 
la  Métropole;  sa  perte  fut  jurée,  parce  quelle  était  un  obstacle  invincible  à 
l'exécution  des  projets  :  et  ces  projets,  je  les  trouve  dans  les  lettres  du  sie^ir 
Belleviie-Blauchetières,  député  extraordinaire  de  l'Assemblée  coloniale.  Je  ne 
vous  citerai  point  ses  diatribes   amères  contre  l'Assemblée  constiiuante  et 


HISTOIRE     SOCIALISTE  fiS3 

contre  le  nouvel  ordre  de  choses,  mais  le  28  ttiars  I  790,  il  écrivait  au  sieur 
bubuc  fils  : 

«  Je  crois  possible  qu'au  moment  où  vous  lirez  cette  lettre,  si  elle,  vou'i 
parvient,  vous  soyez  atix  Aîiglais.  Songez  que  si  cela  arrivait,  il  y  aurait 
un  grand  coup  à  faire  au  sujet  de  la  dette  de  M.  Dubuc  envers  le  roi.  Cette 
dette  appartiendrait  au  roi  d'Angleterre;  il  s'agirait  de  présenter  des  arran- 
gements faits  ici,  qui  ôteraient  aux  vainqueurs  le  droit  de  l'exiger.  » 

Vraiment,  c'était  prendre  biea  vite  son  parti  de  la  domination  de  l'Angle- 
terre, et  quand  on  est  aussi  prompt  à  prévoir  que  la  victoire  de  l'ennemi 
permettra  d'éluder  une  dette  envers  la  France,  on  n'est  pas  très  éloigné  de  la 
désirer. 

Ainsi  les  négociants  de  Saint-Pierre  aidaient  la  Gironde  à-  éveiller  la  dé- 
fiance de  la  bourgeoisie  des  ports  de  France  contre  les  colons  blancs. 

Mais  dans  toutes  ces  luttes,  la  question  des  esclaves  n'était  pas  nettement 
posée.  En  fait,  devant  la  Législative,  c'étaient  deux  systèmes  différents  de 
répression  contre  les  noirs  soulevés  qui  étaient  aux  prises.  Les  délégués  des 
colons  de  Saint-Domingue  voulaient  que  la  France  envoyât  des  troupes  pour 
écraser  à  la  lois  les  esclaves  noirs  et  les  hommes  de  couleur  libres  qui  s'étaient 
joints  à  eux. 

La  Gironde,  avec  Guadet  et  Vergniaud,  voulait  que  l'on  prît  pour  base 
de  pacification  le  concordat  du  11  septembre,  conclu  à  Port-au-Prince,  que 
l'on  réconciliât  les  colons  blancs  et  les  hommes  de  couleur  par  l'égalité  poli- 
tique, et  qu'avec  cette  lorce  reconstituée  on  arrêtât  le  soulèvement  des  es- 
claves. Mais,  pour  désarmer  ceux-ci,  nul  ne  proposait  de  leur  faire  une  con- 
cession ou  une  promesse.  Blapgilly,  député  du  département  des  Bouches-du- 
Rhône,  s'émut  de  ce  silence  et  il  avait  préparé  des  observations  sur  «  l'inutilité 
absolue  des  moyens  qu'on  prend  pour  apaiser  les  troubles  de  Saint-Domingue 
si  l'on  n'amcliore  pas  en  môme  temps  le  sort  des  nègres  esclaves,  si  l'on 
n'interdit  pas  aux  colons  les  rigueurs  excessives  qu'ils  se  permettent  d'exercer 
sur  eux.  » 

11  y  disait  ; 

«  PeuL-on  être  surpris  de  la  révolte  des  nègres?  Quel  est  celui  qni  n'a 
pas  entendu  dire,  dès  son  enfance,  que  les  colonies  périraient  par  un  massacre 
général?  Quel  est  celui  qui  n'a  pas  entendu  parler  des  nombreuses  tentatives 
que  les  nègres  font  depuis  plus  d'un  siècle  pour  secouer  le  joug  de  leur  in- 
tolérable captivité  ?  Quel  est  enfin  celui  qui  peut  ignorer  que  la  vengeance 
des  esclaves  renversa  les  plus  grands  empires?  * 

Et  il  constatait  que  tout  entière  à  la  querelle  des  colons  blancs  et  des  mu- 
lâtres, l'Assemblée  paraissait  oublier  les  esclaves  noirs  : 

«  Quoi!  la  plus  nombreuse,  la  plus  outragée  des  trois  classes  n'a  aucune 
sorte  de  droits  et  de  plaintes  à  faire  valoir?  N'était-il  pas  naturel  de  mettre  en 
question  les  motifs  de  son  désespoir,  au  lieu  de  rappeler  à  l'ordre  de  la  ques- 


984  HISTOIRE    SOCIALISTE 

lion  celui  d'entre  non*  qui  a  voulu  prononcer  un  seul  noot  en  faveur  des 
nègres?...  Le  sort  aiïreux  des  nègres  esclaves  n'est  pas  assez  connu,  et  ceux 
qui  en  ont  quelque  idée  pensent  sans  doute  qu'il  n'est  guère  po.ssible  d'y 
porter  du  soulagement...  11  importe  de  détromper  .sur  la  prétendue  impossi- 
bilité de  diminuer,  sans  inconvénients,  les  rigueurs  excessives  de  l'escla- 
vage. » 

Et  le  député  des  Bouches-du-Rhône,  se  laissant  aller  à  ses  souvenirs,  ex- 
pose quelques-unes  des  atrocités  que  sans  doute  il  entendit,  dès  son  enfance, 
conter  aux  navigateurs. 

«  Déchirés  par  lambeaux,  on  en  a  vu  mille  fois  expirer  sous  le  fouet  ou 
se  détruire  eux-mêmes  en  frappant  de  la  tête  sur  la  pierre  où  ils  étaient  en- 
chaînés. Pouvez-vous  croire  que  des  femmes  prêtes  à  accoucher  ne  sont  pas 
épargnées?  Pouvez-vous  croire  qu'après  huit  ans  de  travail,  l'homme  le  plus 
robuste,  devenu  perclus  de  ses  forces,  est  alors  impitoyablemenf:  renvoyé,  ré- 
duit à  se  nourrir  de  souris  et  de  bêles  mortes?  Souvent  le  voyageur  a  ren- 
contré sur  sa  route  cette  scène  effroyable  d'un  cadavre  qui  dévore  un  autre 
cadavre.  Vous  nommerai-je  deux  frères  fameux,  riches  colons  du  Port-au- 
Prince,  qui  ont  fait  périr  plusieurs  de  leurs  nègres  dans  le  feu,  et  un  entre 
autres  dont  le  crime  était  d'avoir  trop  salé  un  ragoût?  Vous  en  nommerai-je 
quelques-uns  de  la  Martinique  qui  naguère  en  ont  fait  brûlersur  des  bûchers? 
La  Guadeloupe  en  a  produit  un  qui  faisait  périr  lentement  les  siens  en  leur 
faisant  avaler  de  la  cendre  brûlante;  et  quand  parfois  ils  brisent  leurs  chaînes, 
vous  altendriez-vous  d'apprendre  qu'on  va  à  la  chasse  de  ces  malheureux 
fugitifs  comme  on  va  à  la  chasse  des  bêtes  fauves,  qu'on  les  relance  avec  des 
chiens  et  qu'après  les  avoir  terrassés- on  porte  leur  tête  en  triomphe  à  la 
ville?...  C'est  à  ce  prix  que  sont  cultivées  les  riches  productions  destinées  à 
nos  délices.  » 

Blangilly  proposait  un  plan  d'émancipation  graduelle  et  de  garanties 
qu'il  faut  citer,  car  c'est  le  premier,  si  je  ne  me  trompe,  qui  ait  été  soumis  à 
une  Assemblée  française,  et  à  ce  titre,  quoiqu'il  n'ait  pas  été  discuté,  quoi- 
qu'il n'ait  même  pas  été  porté  à  la  tribune,  mais  communiqué  seulement  par 
la  voie  de  l'impression,  quoiqu'il  parût  alors  une  tentative  à  demi  scanda- 
leuse qu'il  fallait  tenir  dans  l'ombre,  il  est  le  prélude  des  lois  d'affranchisse- 
ment, et  il  a  à  ce  titre  une  véritable  importance  historique. 

1  Art.  i".  —  Dans  toute  l'étendue  des  possessions  françaises,  les  colons 
ne  pourront,  sous  aucun  prétexte,  mallrailer  de  coups  leurs  esclaves,  et  la 
disposition  du  Code  noir  qui  limite  le  nombre  des  coups  de  fouet  est  abolie. 

«  .\rt.  2.  —  Le  colon  qui  aura  maltraité  de  coups  son  esclave  perdra  tout 
pouvoir  sur  lui.  Sera  le  colon  convaincu  de  son  délit  quand  six  témoins  au- 
tres que  ses  esclaves  déposeront  le  fait  en  témoii^nage  judiciaire.  Le  tri- 
bunal de  la  police  recevra  la  plainte  verbale  de  l'esclave.  Il  jugera  trois  jours 
après  l'audition  des  témoins  et  prononcera  l'affranchissement  s'il  y  a  lieu.  • 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


«  Art.  3.  —  Le  colon  qui  aura  à  se  plaindre  de  quelqu'un  de  ses  esclaves 
à  raison  d»^  travail  auquel  il  se  refuserait,  ou  pour  cause  de  vol,  se  pourvoira 


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en  redressement  d'après  la  dispusiliOc  ci-apiès.  11  y  aura  une  maison  de  force 
au  chef-lieu  de  tous  les  cantons.  Celte  maison,  appelée  le  dépôt  des  nègres, 
recevra  ceux  contre  lesquels  leurs  maîtres  auront  porté  des  plaintes.^Ils  y 

UV.  124.    —  HISTOIRE  SOCIALISTE. 


é 

Liv    124 


9S6  msTomn:   socialiste 


pourront  èire  échangés  de  pré  à  gré,  pour  tel  temps  (lélerminé  entre  les 
maîtres  conlraclants  ;  et  si  l'échange  ne  peut  s'eflecluer,  le  nègre  sera  détenu 
prisonnier,  nourri  aux  dépens  de  son  maître... 

«  Art.  6.  —  Les  nègres  qui  ne  pourront  plus  travailler  à  cause  d'infir- 
mité ou  (le  vieillesse,  conlinucront  à  recevoir  leur  subsistance  comme  à  l'or- 
dinaire, et  les  maîtres  qui  s'y  reluseraient,  contraints  de  les  nourrir  à  l'hospice 
de  l'hôpital  où  les  nègres  se  présenteront. 

«  Art.  7.  —  Les  esclaves  qui  auront  des  moyens  sulfisants  pour  se  ra- 
cheter, le  pourront  dès  à  présent  s'ils  le  demandent.  Le  prix  du  rachat  sera 
fixé  au  prix  moyen  des  ventes  de  traite  faites  sur  les  lieux  dans  le  courant 
dune  année.  L'acte  d'affranchissement  sera  délivré  sans  frais  et  sans  percep- 
tion d'aucuns  droits. 

«  Art.  8.  —  Les  enfants  des  nègres  esclaves  seront  désormais  libres  en 
naissant.  Les  maîtres  pourront  eu  exiger  les  services  proportionnés  à  leur 
âge  jusqu'à  douze  ans,  moyennant  la  nourriture,  et  après  celte  époque,  les 
enfants  nègres  pourront  exiger  deux  sols  par  jour  en  sus  jusqu'à  di.x-sept  ans 
révolus,  s'ils  veulent  rester  auprès  de  leurs  maîtres 

«  Art.  10.  —  Les  nègres  qui  sont  actuellement  esclaves  depuis  quatre 
ans  avec  un  maître,  seront  libres  et  affranchis  dans  l'espace  de  quatre  ans  à 
dater  de  la  publication  delà  présente  loi.  Les  nègres  nouveaux  seront  libres  et 
affranchis  sous  les  mêmes  obligations  après  huit  ans  à  compter  de  leur  premier 
achat  de  traite.  A  cette  époque,  ils  seront  obligés  de  travailler  ou  à  leur  propre 
compte  ou  à  la  journée.  Le  prix  de  la  journée  sera  de  6  francs  argent  des  co- 
lonies avec  la  nourriture.  Dans  les  villes,  le  prix  de  la  journée  ne  sera  pas 
fixé,  mais  les  municipalités  seront  tenues  de  limiter  le  nombre  des  nègres  de 
fatigue  en  sorte  que  le  commerce  ne  souffre  pas  et  que  les  nègres  de  la  cam- 
pagne ne  refluent  dans  les  villes.  » 

11  est  inutile  de  discuter  la  valeur  de  ce  plan,  puisque  l'Assemblée  n'en 
délibéra  même  pas.  Mais  c'est  le  premier  effort  législatif  précis  pour  résoudre 
le  problème  de  l'esclavage,  et  si  dédaigné  et  presque  suspect  qu'il  ait  été,  il 
garde  pour  l'histoire  une  haute  valeur. 

Il  y  avait  accord  des  partis,  à  la  Législative,  pour  écarter  la  question  des 
esclaves  noirs.  Mais  même  le  projet  de  Guadet  et  de  "Vergniaud,  si  modéré 
pourtant,  qui  prenait  acte  du  concordat  entre  les  hommes  de  couleur  libres 
et  les  colons  blancs  et  en  recommandait  l'extension,  se  heurtait  à  la  résistance 
de  la  majorité.  Les  modérés  alléguaient  que  la  Constituante,  par  son  décret 
de  septembre  qui  a\ait  force  constitutionnelle,  avait  aboli  les  décrets  anté- 
rieurs favorables  aux  hommes  de  couleur,  et  remis  aux  assemblées  coloniales 
le  soin  de  décider  souverainement.  Intervenir  pour  donner  une  force  quasi- 
légale  à  un  concordat  qui  donnait  aux  hommes  de  couleur  libres  les  droits  poli- 
tiques, c'était  se  substituer  aux  assemblées  coloniales,  c'était  briser  ou  f.iusser 
le  décret  de  la  Constituante  :  c'était  violer  la  Constitution  elle-même.  Et  teKe 


HISTOIRE     SOCIALISTE  987 

était  la  puissance  des  intérêts  propriétaires,  tel  était  aussi,  dans  la  Légis- 
lative à  ses  débuts,  le  respect  presque  superstitieux  de  l'œuvre  de  la  Consti- 
tuante, que  YftTgniaud  et  Guadet  durent  renoncer  à  leur  motion.  Il  fallut  que 
Gensonné,  député  de  Bordeaux,  l'atténuât  au  point  de  lui  enlever  toute  vertu, 
en  demandant  non  pas  que  les  accords  fussent  étendus  à  toute  l'île,  mais  seu- 
lement qu'on  empêchât  les  atteintes  qui  y  pouvaient  être  portées.  Voici  ce 
pâle  et  inefficace  décret,  adopté  le  7  décembre  : 

a  L'Assemblée  nationale,  considérant  que  l'union  entre  les  blancs  et  les 
hommes  de  couleur  libres  a  contribué  principalement  à  arrêter  la  révolte  des 
nègres  de  Saint-Domingue  ;  que  celle  union  a  donné  lieu  à  différents  accords 
entre  les  blancs  et  les  hommes  de  couleur  et  à  divers  arrêtés  pris  à  l'égard 
des  hommes  de  couleur  les  20  et  25  septembre  dernier  par  rassemblée  colo- 
niale séant  au  Cap. 

«  Décrète  que  le  roi  sera  invité  à  donner  des  ordres  afin  que  les  forces 
nationales  destinées  pour  Saint-Domingue  ne  puissent  être  employées  que 
pour  réprimer  la  révolte  des  noirs,  sans  qu'elles  puissent  agir  directement 
ou  indirectement  pour  protéger  ou  favoriser  les  atteintes  qui  pourraient  être 
portées  à  l'état  des  hommes  de  couleur  libres,  tel  qu'il  a  été  fixé  à  Saint- 
Domingue,  à  l'époque  du  25  septembre  dernier.  » 

Mais  l'assemblée  coloniale  du  Cap  n'avait  nullement  réconnu  le  droit 
politique  des  hommes  de  couleur  libres.  Elle  leur  avait  seulement  donné  le 
droit  de  s'as.sembler  pour  faire  des  pétitions  et  elle  avait  «  annoncé  son  inten- 
tion d'améliorer  leur  situation  ».  C'était  misérablement  équivoque,  et  le 
décret  de  la  Législative,  pauvre  reflet  incertain  de  ces  hypocrisies  coloniales, 
ne  pouvait  rien  pour  apaiser  l'île. 

Les  nouvelles  parvenues  à  l'Assemblée  en  décembre,  janvier,  février, 
mars,  accrurent  l'émotion  publique  ;  les  troubles  s'étendaient:  les  hommes 
de  couleur  libres,  exaspérés,  peu  confiants  dans  les  concordats  précaires 
conclus  en  quelques  points  de  l'île,  s'unissaient  aux  noirs  soulevés  ou  même 
les  soulevaient.  Et  il  semblait  même  que  là  où  les  hommes  de  couleur  libres 
restaient  calmes,  les  esclaves  noirs  ne  se  soulevaient  pas.  Il  devenait  donc 
tous  les  jours  plus  évident  que  s'il  restait  une  chance  d'apaiser  l'île,  c'était 
de  ramener  les  mulâtres  en  leur  restituant  les  droits  politiques. 

En  vain  les  modérés,  les  représentants  des  colons  blancs  s'obstinaient-ils 
dans  la  résistance.  La  nécessité  devenait  plus  pressante  tous  les  jours  :  d'ail- 
leurs, l'influence  de  la  Gironde  grandissait,  et  lians  la  deuxième  moitié  de 
mars,  juste  au  momentoù  le  ministère  girondin  arrivait  au  pouvoir,  le  débat 
décisif  s'engagea.  C'est  Guadet  qui,  avec  une  éloquence  incisive  et  véhé- 
mente, soutint  que  le  décret  du  24  septembre  rendu  par  la  Constituante  ne 
faisait  pas  partie  de  la  Constitution,  qu'on  pouvait  donc  le  modifier,  et  que 
la  politique  le  conseillait. 

Comme  pour  bien  marquer,  en  cette  question  si  disputée  des  colonies, 


988  HISTOIRE    SOCIALISTE 

la  victoire  des  Girondins  sur  les  Feuillants,  c'est  le  discours  de  Barnave  en 
septembre  1791  que  Guadct  cita  plus  d'une  fois,  pour  le  réfuter  :  et  cette  sorte 
de  combat  rétrospectif  contre  Barnave  atteste  le  grand  souvenir  laissé  par  le 
jeune  et  brillant  avocat  de  la  bourgeoisie  modérée.  «  Je  n'examine,  s'écria 
Guadet,  que  le  principe  posé  par  M.  Barnave,  et  m'emparant  de  ses  propres 
expressions,  répétant  avec  lui  que  le  passé  est  le  préliminaire  de  l'avenir,  je 
vous  dirai,  voulez-vous  sauver  Saint-Domingue?  Révoquez  le  décret  du 
24  septembre  et  maintenez  celui  du  mois  de  mars.  Il  n'y  a  plus  à  cet  égard 
ni  doute  ni  incertitude,  toutes  les  parties  intéressées  ont  reconnu  que  c'est  à 
cette  mesure  que  tient  le  salut  des  colonies;  un  concordat  passé  entre  elles 
a  proscrit  d'avance,  comme  funeste,  le  décret  du  24  septembre.  Vouloir  le 
faire  exécuter,  ce  serait  vouloir  la  subversion  entière  des  colonies,  ce  serait 
appeler  sur  le  royaume  les  plus  grands,  les  plus  terribles  désastres.  Hâtez- 
vous  donc,  m'écrierai-je  à  mon  tour,  de  décider  dès  à  présent  la  question 
comme  j'ai  l'honneur  de  vous  la  proposer.  Ne  craignez  pas  une  grande,  pro- 
fonde et  décisive  démarche  qui  doit  infailliblement  sauver  la  patrie;  votre 
délibération  va  décider  aujourd'hui  du  sort  de  la  France,  car,  ne  vous  y 
trompez  pas,  si,  maintenant  le  décret  du  24  septembre,  vous  laissez  dans  les 
mains  des  colons  blancs  l'état  politique  des  hommes  de  couleur,  Saint-Do- 
mingue est  perdu,  et  vous  léguez  à  vos  successeurs  non  pas  seulement  une 
guerre  éternelle  et  des  troubles  interminables,  mais,  au  lieu  de  la  colonie  la 
plus  florissante  du  monde,  des  ruines  et  des  monceaux  de  cenilres.  » 

Dénonçant  la  pusillanimité  et  la  fausse  vue  de  Barnave,  il  dit  avec  force: 
«  Les  représentants  du  peuple  crurent  les  oppresseurs  plus  forts  que  les  op- 
primés, et  ils  abandonnèrent  ces  derniers  de  peur  de  voir  la  colonie  périr 
avec  eux.  Mais  heureusement  ce  calcul  si  décourageant  pour  les  amis  de  la 
liberté  s'est  trouvé  faux  ;  les  tyrans  (c'est-à-dire  les  colons  blancs)  ont  été  les 
plus  faibles,  ils  ont  été  vaincus,  que  dis-je,  vaincus,  ils  n'ont  pas  osé  résister- 
Us  n'ont  pas  osé  se  prévaloir  de  ce  décret  auquel  les  factieux  de  leur  parti 
avaient  eu  le  courage  de  prétendre  que  le  salut  des  colonies  était  attaché  ; 
ils  l'ont  annulé  d'avance,  et  ce  7i'est  que  dans  cette  mesure  qu'ils  ont  trouvé 
le  salut  de  leurs  propriétés,  de  leur  vie,  de  la  colonie  entière...  Quel  motif 
vous  arrêterait  donc  encore  ?  0  vous  qui  rendîtes  ce  décret  barbare,  mais 
nécessaire  dans  votre  pensée,  que  tardez-vous  à  le  révoquer?  Vous  m'avez 
donné  un  remède  pour  me  guérir,  il  est  démontré  qu'il  va  me  tuer,  soufTrirez- 
vous  que  je  l'avale,  et  ne  m'arracherez-vous  pas  des  mains  la  coupe  fatale  ?  » 
[Applaudissements  réitérés). 

«  Pardonnez,  Messieurs,  si  j'insiste  autant  sur  ce  point,  mais  la  difficulté 
est  là  toute  entière.  Car  je  le  dis  à  regret,  mais  les  fonctions  que  je  remplis 
ici  m'en  font  la  loi;  ce  qu'il  faut  examiner  avant  tout,  c'est  de  savoir  lequel 
des  deux  décrets,  ou  de  celui  du  8  mars  ou  de  celui  du  24  septembre,  doit 
perdre  les  colonies  ;  non  qu'à  mes  yeux  le  sort  de  la  France  soit  éternellement 


HISTOIRE     SOCIALISTE  989 

lié  à  leur  conservation,  mais  parce  qu'il  l'est  au  moins  en  ce  moment;  mais 
parce  qu'après  les  maux  inséparables  d'une  révolution,  au  milieu  des  efforts 
qu'on  fait  de  toutes  parts  pour  la  faire  rétrograder,  et  des  dangers  déplus  d'un 
genre  qui  nous  menacent,  la  perte  subite  de  nos  colonies  pourrait  être  l'épo- 
que de  la  perte  de  notre  liberté.  » 

«  Ainsi,  me  dira-t-on,  vous  sacrifiez  les  principes  à  l'intérêt  ;  vous  mettez 
la  politique  avant  la  justice...  Ah  :  Messieurs,  loin  de  moi  cette  idée  :  la  poli- 
tique vient  des  hommes  et  la  justice  vient  de  Dieu  ;  j'espère  ne  l'oublier 
jamais.  »  (Applaudissements.) 

Notez  au  passage  ce  trait  de  déisme  qu'on  n'a  pas  relevé,  je  crois,  et  que 
nous  rappellerons  lorsque  bientôt  Guadet  accusera  violemment  Robespierre 
pour  avoir  prononcé  aux  Jacobins  le  mot  de  Providence. 

Je  me  hâte  et  ne  puis  donner  qu'une  bien  faible  idée  du  merveilleux  dis- 
cours de  Guadet,  si  pressant,  si  varié  de  ton  et  où  une  argumentation  cou- 
pante et  agressive  est  secondée  par  une  vive  émotion  humaine.  Je  ne  relève 
plus  que  deux  points,  ce  qu'il  dit  de  l'opinion  des  ports,  et  ce  qu'il  dit  du 
prétendu  caractère  constitutionnel  et  irrévocable  du  décret  du  24  septembre: 
«  On  m'opposera  peut-èlre  le  vœu  contraire  qu'ont  exprimé  plusieurs  villes 
de  commerce  et  on  me  répétera  ce  que  disait  M.  Barnave,  le  24  septembre, 
que  l'intérêt  des  commerçants  est  ici  l'intérêt  de  la  France  elle-même.  Mais 
parmi  ces  villes  de  commerce  on  voudra  bien  ne  pas  comprendre  la  plus  im- 
portante de  toutes,  celle  de  Bordeaux,  qui  n'a  cessé  de  réclamer,  en  faveur 
des  hommes  de  couleur  libres,  l'exercice  des  droits  de  citoyen,  et  qui,  fière 
de  celte  conduite  autant  que  des  injures  qu'elle  lui  a  méritées  de  la  part  de 
M.  Marthe  de  Gouy,  ne  l'a  jamais  démentie  et  ne  la  démentira  jamais.  Parmi 
les  villes  de  commerce  dont  le  vœu  est  contraire  à  la  révocation  du  décret 
du  24  septembre,  on  voudra  bien  ne  pas  comprendre  aussi  celle  de  Nantes 
qui,  éclairée  enûn  sur  les  véritables  troubles  de  Saint-Domingue,  et  sur  les 
moyens  de  les  arrêter,  vient,  par  une  pétition  signée  de  600  citoyens,  d'in- 
diquer, comme  un  de  ces  moyens,  la  révocation  du  décret  du  24  septem- 
bre. » 

«  Que  reste-t-il  donc?  Le  Havre.  Or,  il  est  bon  de  savoir  que  cette  place 
n'a  de  relations  commerciales  dans  nos  colonies  qu'avec  les  blancs,  qu'elle  a 
d'ailleurs  des  maisons  de  commerce  établies  et  qu'ainsi  la  cause  des  colons 
blancs  est  en  quelque  sorte  la  sienne.  » 

M  Eh  !  sans  cela.  Messieurs,  concevrait-on  l'acharnement  dont  les  com 
merçants  de  celte  ville  ont  fait  preuve  contre  les  hommes  de  couleur?  Conce- 
vrait-on que  cette  ville  où  il  y  a  d'ailleurs  du  patriotisme,  eût  pu  devenir  un 
foyer  de  conjuration  contre  les  principes  d'humanité  et  de  justice,  qui  diri- 
gèrent l'Assemblée  nationale  constituante,  à  l'égard  des  hommes  de  couleur, 
jusqu'à  l'époque  du  i8  mai?  Concevrait-on  la  joie  barbare  qu'elle  fit  éclater  à 
la  nouvelle   du  supplice  d'Ogé?  Concevrait-on  les  malédictions  dont  elle 


or;o  HISTOIRE   socialiste 

chargea  la  mémoire  de  celle  infortunée  viclime  de  la  fureur  des  colons 
blancs?  » 

Ainsi  les  Girondins  se  flittaienl,  sans  doute  avec  quelque  exapéraiion, 
d'avoir  amené  à  eux,  dans  cette  question,  presque  toute  la  bourgeoisie  des 
ports.  Ils  avaient  réussi  en  tout  cas  h.  la  diviser. 

Sur  le  second  point,  après  avoir  démontré,  non  sans  quelque  subtilité, 
que  l'Assemblée  constituante,  quand  elle  rendit  son  décret  du  24  septembre, 
avait  épuisé  son  pouvoir  constituant,  puisqu'elle  avait  déjà  déclaré  elle-même 
que  ses  travaux  étaient  terminés,  Gnadet  s'écrie:  «  Je  n'imhtprai  pas,  Mes- 
siettrs,  sur  ce  qve  le  principe  que  je  combats  ici  a  d'offensant  pour  la  soute- 
raineté  du  peuple;  je  me  contenterai  d'observer  que  s'il  est  d'un  bon  citoyen 
de  faire  éclater  son  respect  et  son  amour  pour  la  Constitution,  il  n'est  pas 
d  irn  homme  libre  d'afficher  Vidôlatrie  pour  le  corps  constituant,  et  de  pré- 
tendre que,  semblable  à  Dieu,  il  conserve  sa  toute-puissance  après  avoir 
fini  son  œuvre.  »  {Applaudissements.) 

Parole  remarquable:  car  pour  la  première  fois,  je  crois,  la  souveraineté 
du  peuple  était  mise  au-dessus  de  la  Constitution  de  1791.  «  L'idolAtrie  » 
pour  le  livre  sacré  que  les  jeunes  gens  et  les  vieillarils  avaient  poné  proces- 
sionnellemenl  à  la  Législative  est  atteinte.  Et  en  vérité,  l'Assemblée  consti- 
tuante, en  la  question  des  colonies,  avait  été  si  imprévoyante  et  si  versatile, 
que  la  France  ne  pouvait  être  liée  à  jamais  par  le  dernier  de  ses  décrets  con- 
traflictoires.  Malgré  d'habiles  répliques  de  Viénot- Vaublanc  et  de  M  ilhien 
Dumas,  l'Assemblée  adopta  la  motion  girondine,  à  la  presque  unanimité. 
Gensonné  en  donna  une  dernière  lecture  le  24  mars  1792. 

«  L'Assemblée  nationale,  considérant  que  les  ennemis  de  la  chose  publi- 
que ont  profité  de  ce  genre  de  discorde  pour  livrer  les  colonies  au  danger 
d'une  subversion  totale,  en  soulevant  les  ateliers,  en  désoriianlsant  la  force 
publique,  et  en  divisant  les  citoyens  dont  les  efforts  réunis  pouvaient  seuls 
préserver  leurs  propriétés  des  horreurs  du  pillage  et  de  l'incendie; 

«  Que  cet  odieux  complot  paraît  lié  aux  projets  de  conspiration  qu'on  a 
formés  contre  la  nation  française  et  qui  devaient  éclater  à  la  fois  dans  le» 
deux  hémisphères; 

«  Considérant  qu'elle  a  lieu  d'espérer  de  l'amour  de  tous  les  colons  pour 
leur  pairie  qu'oubliant  les  causes  de  leur  désunion,  et  les  torts  respectifs  qui 
en  ont  été  la  suite,  ils  se  livreront  sans  réserve  à  la  douceur  d'une  réunion 
franche  et  sincère  qui  peut  seule  prévenir  les  troubles  dont  ils  ont  tous  été 
également  victimes,  et  les  faire  jouir  des  avantages  d'une  paix  solide  et 
durable  : 

«  Décrète  qu'il  y  a  urgence.  L'Assemble'e  nationale  reconnaît  et  déclare  que 
les  hommes  de  couleur  et  nègres  libres  doivent  jouir  ainsi  que  les  colons 
blancs  de  l'égalité  des  droits  politiques;  et  après  avoir  décidé  l'urgence  dé- 
crète ce  qui  suit  : 


HISTOIRE    SOCIALISTE  991 

«Article  i".  —  Immédiatement  après  lapublication  du  présent  décret,  il 
sera  procédé  dans  chacune  des  colonies  françaises  des  îles  du  Vent  et  Sous-le- 
VetU  à  la  réélection  des  assemblées  coloniales,  et  des  municipalités  dans  les 
formes  prescrites  par  le  décret  du  S  mars  1 790  et  l'instruction  de  l'Assemblée 
nationale  du  28  du  même  mois  ; 

a  Art.  2.  —  Les  personnes  de  couleur,  mulâtres  et  nègres  libres,  jouiront 
ainsi  que  les  colons  blancs  de  Fégalité  des  droits  politiques;  ils  seront  admis 
à  voter  dans  toutes  les  assemblées  primaires  et  électorales,  et  seront  éligibles 
à  toutes  les  places  lorsqu'ils  rempliront  bailleurs  les  conditions  prescrites 
par  l'article  4  de  l'instruction  du  2S  mars. 

«  Art.  3.  —  II  sera  nommé,  par  le  roi,  des  commissaires  civils  au  nombre 
de  trois  pour  la  colonie  de  Saint-Domingue,  et  de  quatre  pour  les  îles  de  la 
Martinique,  de  la  Guadeloupe,  de  Sainte-Lucie  et  de  Tabago. 

«  Art.  4.  —  Les  commissaires  sont  autorisés  à  prononcer  la  suspension  et 
même  la  dissolution  des  assemblées  coloniales  actuellement  existantes,  à 
prendre  toutes  les  mesures  nécessaires  pour  accélérer  la  convocation  des 
assemblées  paroissiales,  et  y  entretenir  l'union,  l'ordre  et  la  paix;  comme  aussi 
à  prononcer  provisoirement,  sauf  le  recours  à  l'Assemblée  nationale,  sur 
toutes  les  questions  qui  pourront  s'élever  sur  la  régularité  des  convocations, 
la  tenue  des  assemblées,  la  forme  des  élections  et  l'éligibilité  des  citoyens. 

«  Art.  5.  —  Ils  sont  également  autorisés  à  prendre  toutes  les  informa- 
tions qu'ils  pourront  se  procurer  sur  les  auteurs  des  troubles  de  Saint- 
Domingue  et  leur  continuation,  si  elle  avait  lieu,  à  s'assurer  de  la  personne  des 
coupables,  à  les  mettre  en  état  d'arrestation  et  à  les  faire  traduire  en  France 
pour  y  être  mis  en  accusation,  en  vertu  d'un  décret  du  Corps  législatif,  s'il  y 
H  lieu.  .  «. 

«  Art.  6.  —  Les  commissaires  civils  seront  tenus,  à  cet  effet,  d'adresser 
à  l'Assemblée  nationale  une  expédition  en  forme  des  procès-verbaux  qu'ils 
auront  dressés  et  des  déclarations  qu'ils  auront  reçues  concernant  lesdits 
prévenus. 

«  Art.  7.  —  L'Assemblée  nationale  autorise  les  commissaires  civils  à 
requérir  la  force  publique  toutes  les  fois  qu'ils  le  jugeront  convenable,  soit 
pour  leur  propre  sûreté,  soit  pour  l'exécution  des  ordres  qu'ils  auront  donnés 
i.n  vertu  des  précédents  articles. 

«  Art.  8.  —  Le  pouvoir  exécutif  est  chargé  de  l'aire  passer  dans  les  colonies 
une  force  armée  suffisante  et  composée  en  grande  partie  de  gardes  natio- 
Dales... 

«  Art.  11.  — Les  comités  de  législation,  de  commerce  et  des  colonies 
réunis  s'occuperont  incessamment  de  la  rédaction  d'un  projet  de  loi  pour 
assurer  aux  créanciers  l'exercice  de  l'hypothèque  sur  les  biens  de  leurs 
débiteurs  dans  toutes  nos  colonies.  » 

Ce  décret  capital  marque,  dans  la  question  coloniale,  la  fin  de  la  politique 


992  HISTOIRK     SOCIALISTE 

des  Feuillants  et  de  l'oligarchie  des  colons  blancs.  Les  dispositions  prises 
sont  assez  rigoureuses  pour  que,  cette  fois,  le  décret  soit  exécuté.  Il  est  vrai 
que  les  commissaires  civils  sont  nommés  par  le  roi.  L'Assemblée  n'avait  pas 
osé  les  nommer  elle-même.  Dans  la  rédaction  primitive,  Gensonné  avait  prévu 
cependant  que  les  commissaires  seraient  pris  hors  de  l'Assemblée  mais 
nommés  par  elle.  C'était  l'acheminement  aux  délégations  souveraines  que 
donnera  plus  tartl  la  Convention.  Mais  la  Législative  se  récria;  et  la  question 
préalable  fut  volée  à  la  presque  unanimilé,  d'un  côté  par  les  Feuillants,  qui 
ne  voulaient  pas  faire  une  brèche  irréparable  au  pouvoir  exécutif,  d'autre 
part  par  les  Girondins,  qui  affectaient  d'être  rassurés  sur  les  actes  du  roi 
par  le  choix  des  nouveaux  ministres. 

Merlin  de  Thionville,  qui  représentait  presque  seul  à  l'Assemblée  la 
politique  anticoloniale,  qui  avait  demandé,  au  grand  scandale  de  tous  ses 
collègues,  que  les  intérêts  coloniaux  fussent  séparés  des  intérêts  de  la  métro- 
pole et  que  Saint-Domingue  payât  elle-même  plus  tard  les  frais  de  l'expédi- 
tion destinée  à  la  secourir,  Merlin  s'opposa  à  ce  que  les  commissaires  fussent 
nommés  par  l'Assemblée.  Il  voulait  laisser  toute  la  responsabilité  au  roi  ; 
et  en  même  temps,  il  parlait,  lui  aussi,  de  sa  confiance  aux  nouveaux 
ministres. 

Cambon  s'éleva  contre  la  nomination  par  le  roi.  Il  voulait  le  concours 
de  lAssembléc  et  du  roi  pour  le  choix  des  commissaires.  «  Je  vois  avec 
peine,  dit-il,  qjue  les  amis  de  la  liberté  concourent  eux-mêmes  à  protéger  les 
agents  du  roi  parce  qu'un  nouveau  ministère  entre  en  fondions.  »  En  fait,  les 
choix  qui  furent  faits  donnèrent  satisfaction  à  la  Gironde,  puisque  trois 
mois  après,  le  15  juin,  Vergniaud  pro[iosa  et  fit  adopter  sans  débat  un 
décret  additionnel  qui  accroissait  les  pouvoirs  des  commissaires  civils,  leur 
donnait  le  droit  de  dissoudre  non  seulement  les  assemblées  coloniales, 
mais  encore  les  assemblées  provinciales  et  les  municipalités,  leur  conférait 
le  pouvoir  de  requérir  les  forces  navales  pour  assurer  leur  débarque- 
ment et  les  revêtait  d'insignes  officiels  destinés  à  rendre  leur  pouvoir 
visible.  «  Les  commissaires  civils  porteront,  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions, 
un  ruban  tricolore,  passé  en  sautoir,  auquel  sera  suspendue  une  médaille 
d'or,  portant  d'un  côté  ces  mots  :  la  nation,  la  loi  et  le  roi,  et  de  l'autre 
ceux-ci  :  Commissaire  civil.  »  C'est  déjà  l'écharpe  des  conventionnels  envoyés 
aux  armées. 

Guadet,  dans  sou  discours,  ne  s'était  pas  borné  à  réfuter  les  rapports  et 
les  théories  de  Barnave  à  la  Constituante.  Il  l'avait  attaqué  personnellement 
avec  une  véhémence  extrême.  Il  avait  dit  que  Barnave  avait  pris  «  pour  les 
fureurs  de  Saint-Domingue  les  fureurs  de  l'hôtel  Massiac  »,  et  que  Barnave 
et  Malouet  étaient  allés  à  l'hôtel  de  Massiac  même  se  concerter  avec  les 
représentants  des  colons. 

Théodore  de  Lameth    (ses  deux  frères,  Alexandre  et  Charles,  ayant  été 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


993 


constituants  ne  pouvaient  siéger  à  la  Législative),  se  leva  pour  défendre  soa 


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Image  relative  a  l'Affaire  des  denrées  colonulbs. 
(D'après  une  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 

ami.  Sa  voix  fut  couverte  par  les  huées.  De  Grenoble,  Barnave  envoya,  le 
2  avril,  une  réponse   à  Guadet.  Sur  le  fond  des  choses  elle   était  faible  : 

LIV.    125.    —  HISTOIRE   SOCIALISTE.  LIV.   125. 


994  HISTOIUli:    SOCIALISTE 

Barnave  ne  pourra  pas  se  dérendre  devant  l'histoire  d'avoir  encourajç»},  par 
ses  complaisances  aux  colons  lilancs,  une.  résistance  égoïste  qu'un  peu  de 
lermeté  eût  brisée  aisément.  Mais  où  il  prenait  sa  revanche,  c'est  lorsqu'il 
signalait,  en  termes  menaçants  et  un  peu  vagues,  les  lacunes,  rinsuffisance 
du  décret  appuyé  par  Guadel,  et  dont  la  question  immense  des  esclaves 
noirs  était  absente. 

«  Du  reste,  disait  Barnave,  il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,  le  parti  que 
l'on  vient  d'adopter  entraîne  d'immenses  conséquences  ;  il  échaulle,  il  hâte, 
il  précipite  une  grande  crise  de  la  nature.  Au  point  où  nous  sommes  arrivés, 
la  plus  funeste  erreur  serait  d'imaginer  qu'on  a  fondé  un  ordre  durable,  et  de 
fermer  les  yeux  sur  l'avenir;  soit  qu'on  veuille  ou  favoriser  ou  ralentir  l'effet 
de  celte  grande  impulsion,  il  est  également  nécessaire  de  la  prévoir,  car  si 
l'on  ne  prenait  à  temps  des  mesures  puissantes  ou  pour  prévenir  ou  pour 
diriger  le  mouvement  qu'elle  imprime,  les  choses  livrées  à  elles-mêmes 
arriveraient  en  peu  d'années  à  des  résultats  plus  terribles  encore  que  ceux 
qu'on  a  vus,  et  tous  les  systèmes  seraient  confondus  dans  une  calamité 
commune.  » 

C'est  en  ouvrant  ces  vastes  et  sombres  perspectives  que  Barnave  se 
vengeait  de  la  Gironde  :  et  il  est  vrai  qu'après  le  décret  qui  donnait  satisfac- 
tion aux  hommes  de  couleur  libres,  devenus,  par  la  combinaison  des  événe- 
ments, les  alliés  des  esclaves  noirs,  ceux-ci  allaient  recevoir  un  nouvel  élan 
vers  la  liberté;  or,  pour  régler  cet  élan  ou  pour  lui  ouvrir  une  voie,  le  projet 
volé  par  la  Législative  ne  faisait  rien. 

Ducos  s'était  risqué  le-  26  mars,  à  proposer  à  l'Assemblée  un  projet  en 
quatre  articles  dont  l'article  1"  disait  :  «  Tout  cnfonl  mulâtre  sera  libre  en 
naissant  quel  que  soit  l'rtat  de  sa  mère  ».  L'.\ssemblée  vota  avec  colère  la 
i|uestion  préalable,  et  Ducos  ne  put  même  pas  soutenir,  à  la  tribune  son 
opinion. 

Les  troubles  de  Saint-Domingue  jetèrent  assurément  quelque  malaise 
dans  les  ports  et  dans  l'activité  générale  du  pays.  Le  chiffre  des  échanges 
entre  la  France  et  les  îles  était  si  élevé,  il  représentait  une  part  si  importante 
de  l'activité  économique  de  la  France,  que  la  seule  crainte  de  voir  ce  grand 
trafic  aboli,  ou  même  suspendu,  on  simplement  réduit,  agitait  gravement 
les  esprits  et  les  intérêts. 

Pourtant,  il  faut  se  garder  de  croire  que  du  coup,  et  dès  l'année  1792, 
les  transactions  de  la  France  avec  les  lies  du  "Vent  et  les  îles  Sous-le-'Vent 
sont  sérieusement  menacées.  Les  cris  d'effroi  des  colons  avaient  déterminé 
'l'abord  une  =orte  de  panique,  m;iis  on  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  que  le  mal 
était  assez  limité,  que  le  nombre  des  établissements  incendiés  et  mis  vrai- 
ment hors  d'état  de  produire  était  faible,  et  qu'en  bien  des  points  les  mu- 
lâtres et  les  hommes  de  couleur  libres,  rassurés  à  demi  par  les  concordats 


HISTOIRE    SOCIALISTE  995 

conclus  par  les  colons,  avaient  pu  ou  apaiser  ou  prévenir  les  soulèvements 
d'esclaves. 

Ainsi,  de  grands  essaims  de  navires  continuaient  à  s'envoler  de  nos 
quais  vers  les  îles  lointaines,  y  portant  les  vins  et  les  draps,  les  produits  de 
France,  et  rapportant  le  sucre  et  le  café. 

Le  journal  de  Brissot  dit  formellement,  à  la  date  du  mercredi,  25  janvier: 
«  En  supposant  deux  cents  sucreries  brûlées,  ce  qui  est  au-dessus  de  la 
vérité,  ce  ne  serait  pas  un  si.\ième  dans  le  produit  ordinaire  de  Saint- 
Domingue,  et  observez  que  si  les  cases  ont  été  brûlées,  les  cannes  à  sucre  ne 
l'ont  pas  été.  » 

Si  l'on  se  défie  de  l'affirmation  de  Brissot,  qui  pouvait  chercher  à  atté- 
nuer un  désastre  dont  les  modérés  et  les  colons  blancs  l'accusaient  fréné- 
tiquement d'être  le  principal  auteur,  il  me  semble  bien  du  moins  que  le 
langage  des  orateurs  de  tous  les  partis  ne  peut  laisser  aucun  doute.  Dans  la 
grande  discussion  de  mars,  les  Girondins  et  les  modérés  paraissent  d'accord 
pour  reconnaître  que  les  ravages  ont  été  arrêtés.  Guadet  dit  :  «  Qui  est-c 
qui  a  arrêté  la  récolte  des  esclaves  à  Saint-Domingue  ?  La  réunion  des 
hommes  de  cotdevr  libres  et  des  colons  blancs.- Qui  est-ce  qui  l'a  prévenue  à 
la  Martinique  ?  La  réunion  des  hommes  de  couleur  libres  et  des  colons. 
C'est  à  cette  mesure,  à  cette  tnesure  unique  que  toutes  les  nouvelles  offi- 
cielles de  la  Martinique  et  de  Saint-Domingue  attribuent  la  conservation 
de  ces  îles.  » 

Ces  paroles  ne  soulèvent  aucune  protestation.  L'Assemblée  savait  donc 
que  le  désastre  avait  été  enrayé. 

L'orateur  modéré,  Mathieu  Dumas,  trace  un  tableau  très  sombre  de  l'état 
de  Saint-Domingue,  mais  où  il  apparaît  bien  que  les  relayons  de  commerce 
de  la  France  avec  les  grandes  lies,  si  elles  sont  quelque  peu  troublées  et 
comme  saccadées,  ne  sont  pas  précisément  amoindries.  Il  me  semble  qu'il 
pressent  des  périls  futurs  plutôt  qu'il  ne  constate  des  dommages  immédiats. 

«  Nous  parviendrons,  je  l'espère,  à  apaiser  les  troubles  de  la  colonie, 
mais  ils  ont  eu  déjà  une  influence  fatale  sur  le  commerce  et  sur  la  naviga- 
tion nationale.  Les  étrangers  se  pressent  d'envahir  une  partie  de  celui  qui 
était  exclusivement  réservé  à  nos  ports.  Les  administrateurs  et  les  tribunaux 
sont  sans  force  pour  s'opposer  à  ces  entrepr.ses;  elles  seront  de  plus  en  plus 
colorées  du  prétexte  de  porter  du  secours  à  ces  contrées  désolées.  Ces  liaisons 
ne  seront  même  plus  revêtues  des  déguisements  auxquels  l'interlope  avait 
recours  ;  et  tandis  que  nous  sauverons  les  nébris  de  cette  colonie,  nous  la 
perdrons  de  fait,  en  perdant  son  commerce.  Un  sentiment  généreux  et  fra- 
ternel anime  tous  les  ports  et  y  multipliera  les  armements,  mais  une  juste 
épouvante  frappe  nos  négociants  et  nos  navigateurs.  Us  portent  à  la  colonie 
des  secours  que  nous  devons  exciter  et  encourager  par  toutes  sortes  de 
moyens  ;  mais  ils  sont  menacés  de  n'obtenir  que  de  faibles  retours  et  à  des 


996  HISTOIRE    SOCIALISTE 

prix  exorbitants...  Il  est  temps  de  rassurer  cette  nombreuse  partie  de  la 
population  qui  reçoit  sa  subsistance  des  colonies  et  qui,  à  son  tour,  les  a 
fait  longtemps  prospérer;  il  est  temps  que  Saint-Domingue  puisse  compter 
sur  des  expéditions  régulières  et  bien  préférables  à  ces  liaisons  passagères, 
tantôt  rares,  tantôt  fréquentes,  qui  aujourd'hui  procureront  une  grande 
abondance  et  qui  dans  peu  laisseraient  la  colonie  dans  la  disette.  Hàlons- 
nous  de  circonscrire  le  commerce  étranger  dans  ses  anciennes  limites  ; 
faisons,  tandis  qu'il  en  est  temps  encore,  cesser  des  habitudes  qui  ne  pour- 
raient se  prolonger  qu'au  détriment  de  la  fortune  publique  et  par  la  ruine 
d'une  multitude  de  Français.  « 

En  somme,  Mathieu  Dumas  ne  paraît  pas  croire  que  la  force  productive 
de  la  colonie  et  sa  puissance  d'achat  soient  sérieusement  atteintes.  II  craint 
surtout  que  le  besoin  urgent  où  était  Saint-Domingue  de  grains,  d'approvi- 
sionnements et  de  matériau.\  de  construction  n'encourage  les  étrangers, 
Anglais  ou  Américains,  à  y  apporter  leurs  produits,  et  qu'ainsi  se  créent  des 
habitudes  défavorables  au  commerce  français.  L'Assemblée  essaya  de  parer 
à  ce  danger  par  l'article  12  du  décret  : 

o  L'Assemblée  nationale,  désirant  venir  au  secours  de  la  colonie  de 
Saint-Domingue,  met  à  la  disposition  du  ministre  de  la  marine  une  somme 
de  six  millions  pour  y  faire  parvenir  des  subsistances,  des  matériaux  de 
construction,  des  animaux  et  des  instruments  aratoires.  » 

Plus  tard,  le  ministre  de  la  marine  fut  autorisé  à  prélever  ces  six 
millions  sur  les  versements  que  faisaient  les  États-Unis,  qui  étaient  encore  à 
ce  moment  débiteurs  de  la  France  :  et  il  est  curieux  de  suivre,  dans  la 
correspondance  du  représentant  américain,  Gouverneur  Morris,  les  négocia- 
tions sur  cet  objet.  Les  ministres  français  pressaient  les  États-Unis  de  hâter 
le  paiement.  Morris  proposait  des  combinaisons  qui  auraient  assuré  aux 
États-Unis  «  l'avantage  de  voir  employer  de  fortes  sommes  à  l'achat  d'objets 
qui  soient  les  produits  de  notre  pays  et  l'industrie  de  ses  habitants  laborieux  ». 
(21  décembre  1792.) 

Je  crois  donc  pouvoir  conclure  que  les  troubles  de  Saint-Domingue,  s'ils 
semèrent  l'inquiétude  et  blessèrent  gravement  quelques  intérêts,  ne  suffirent 
pas  à  arrêter,  dans  l'année  1792,  l'activité  économique  de  la  France.  Et  l'on  est 
moins  surpris  de  constater  que,  dans  cette  année  même,  l'essor  des  manu- 
factures coïncide  avec  les  désordres  des  colonies.  Il  n'y  eut  pas  arrêt  des 
transactions. 

Mais  un  moment,  dans  le  mois  de  janvier  1792,  les  affaires  coloniales 
eurent  leur  répercussion  sur  le  prix  du  sucre.  Il  monta  rapidement  d'une 
manière  extraordinaire,  de  30  sous  à  3  livres.  Il  doubla  en  quelques  jours  :  le 
peuple  de  Paris,  exaspéré,  se  souleva,  pilla  magasins  et  boutiques.  Devant  la 
Révolution  qui,  depuis  deux  années,  semblait  ne  plus  connaître  ce  péril,  la 
question  des  subsistances  se  posait  de  nouveau  dune  manière   aiguë.   La 


HISTOIRE     SOCIALISTE  &97 

crainte  de  manquer  de  sucre  et  l'espoir  que  la  rareté  des  denrées  colo- 
niales en  hausserait  rapidement  le  prix,  avaient  décidé  un  grand  nombre 
de  marchands  à  s'approvisionner  largement,  et  ces  achats  considérables  se 
produisant  à  la  fois  sur  le  marché  du  sucre,  avaient  déterminé  précisément 
une  hausse  immédiate  et  formidable. 

Les  ménages  ouvriers  qui  avaient  déjà,  au  témoignage  de  Mercier,  l'habi- 
tude de  déjeuner  de  café  au  lait,  furent  très  irrités  par  ce  qui  leur  semblait 
être  une  manœuvre  d'accaparement  et  il  y  eut  un  véritable  soulèvement 
populaire. 

Ce  n'était  pas  seulement  la  crainte  de  voir  manquer  la  marchandise  qui 
avait  déterminé  les  marchands  à  s'approvisionner  plus  largement  que  de  cou- 
tume ;  ce  qu'on  peut  appeler  l'action  excitante  des  assignats  et  des  opérations 
révolutionnaires  se  produisait  aussi.  L'émission  de  près  de  deux  milliards 
d'assignats  avait  multiplié  les  moyens  d'achat,  et  la  bourgeoisie  pour  réaliser 
ces  assignats,  cette  monnaie  de  papier,  en  valeurs  solides,  se  hâtait  d'acheter 
des  marchandises,  quand  elle  n'achetait  pas  du  numéraire.  De  là,  une  sorte 
de  coup  de  fouet  donné  à  la  production  et  aux  échanges;  mais  de  là  aussi  les 
brusques  sursauts  des  prix,  les  mouvements  soudains  de  l'industrie  et  du 
commerce  qui  bondissaient,  pour  ainsi  dire,  ou  se  cabraient. 

Les  caisses  de  billets  de  secours  dont  nous  avons  déjà  parlé,  et  qui  sup- 
pléaient à  l'insuffisance  des  petits  assignats,  ajoutaientencore  à  l'activité  fébrile 
de  la  circulation.  Enfin  les  vastes  immeubles  d'Eglise,  couvents,  abbayes,  qui 
avaient  été  nationalisés  et  qui  se  vendaient  rapidement,  offraient  au  com- 
merce de  grands  locaux  ;  et  l'idée  d'y  installer  de  riches  dépôts  de  marchan- 
dises venait  naturellement  aux  bourgeois  abondamment  pourvus  d'assignats 
par  le  paiement  des  arrérages  de  la  dette,  par  le  remboursement  des  charges 
de  judicature  et  par  les  longs  délais  que  leur  accordait  la  loi  pour  le  paie- 
ment par  annuités  des  biens  nationaux  achetés.  Ainsi,  la  hausse  subite  du 
prix  du  sucre  qui  se  produisit  en  janvier  et  qui  souleva  Paris  est  un  phéno- 
mène complexe  où  retentissaient  pour  ainsi  dire  toutes  les  forces  économi- 
ques de  la  Révolution.  Et  de  plus  la  bourgeoisie  marchande  et  le  peuple 
ouvrier  se  trouvaient  subitement  aux  prises  :  et  un  conflit  de  classes  s'éveil- 
lait. 

Les  contemporains  saisirent  toute  la  gravité  du  mouvement,  toute  sa 
portée  économique  et  sociale.  L'Assemblée  s'en  émut.  Le  23  janvier,  elle 
accueillit  une  députation  des  citoyens  et  citoyennes  de  la  section  des  Gobe- 
lins  qui  protestèrent  avec  violence  contre  les  «accapareurs»  :  «Représentants 
d'un  peuple  qui  veut  être  libre,  vivement  alarmés  des  dangers  énormes 
qu'entraînent  les  accaparements  de  toute  espèce,  les  citoyens  de  la  section 
des  Gobelins,  défenseurs  de  la  liberté  et  exacts  observateurs  de  la  loi,  vien- 
nent avec  confiance  dénoncer,  dans  votre  sein,  la  cause  effrayante  du  nouveau 
fléau  qui  nous  menace  de  tous  côtés,  surtout  dans  la  capitale  et  qui  frappe 


998  HISTOIRE     SOCIALISTE 


plus  particulièrement  les  indigents.  Cette  masse  précieuse  de  citoyens, 
digne  de  voire  sollicitude  paternelle,  n'a-t-elle  fait  tant  de  sacriQces  que  pour 
voir  sa  subsistance  dévorée  par  des  traîtres?  Ne  serait-elle  armée  que  pour 
proléger  de  vils  arcapareurs  qui  appellent  la  force  publique  pour  défendre 
leurs  brigandages?  Qu'ils  ne  viennent  pas  nous  dire  que  la  dévastation  de  nos 
lies  est  la  seule  cause  de  disette  des  denrées  coloniales.  C'est  leur  agiotage 
insatiable  qui  renferme  les  trésors  de  l'abondance,  pour  ne  nous  montrer  que 
les  squelettes  bideux  de  la  disette.  Ce  fantôme  alarmant  disparaîtra  à  vos 
yeux  si  vous  faites  ouvrir  ces  magasins  immenses  et  clandestins  .'établis  en 
celte  ville,  dans  les  églises,  les  jeux  de  paume  et  autres  lieux  publics,  à 
Saint-Denis,  au  Pecq,  à  Saint-Germain  et  autres  villes  avoisinant  la  capitale. 
Etendez  vos  regards  paternels  jusqu'au  Havre,  Rouen  et  Orléans,  et  vous 
acquerrez  la  certitude  réelle  que  nous  avons  tous,  que  nos  magasins  renfer- 
ment au  moins  pour  quatre  années  de  provisions  de  toutes  espèces.  Si  vous 
diiïérez  de  vous  en  assurer,  vous  devez  craindre  une  disette  réelle,  et  les 
transports  journaliers  de  ces  denrées  aux  pays  qui  nous  les  ont  expédiées 
nous  offrent  maintenant  l'idée  monstrueuse  du  relourdes  eaux  à  leur  source. 
Nous  entendons  ces  vils  accapareurs  etleurs  infâmes  capitalistes  nous  objecter 
que  la  loi  constitutionnelle  de  1  État  établit  la  liberté  du  commerce.  Peut-il 
exister  une  loi  destructive  de  la  loi  fondamentale  qui  dit,  article  4  des  Droits 
de  l'Homme  :  La  liberté  consiste  à  pouvoir  faire  tout  ce  qui  ne  nuit  pas  à 
autrui  »,  et  article  6  :  «  La  loi  n'a  le  droit  de  défendre  que  les  actions  nuisi- 
bles à  autrui  ?  » 

«  Or,  nous  vous  le  demandons,  législateurs,  nos  représentants,  n'est-ce 
pas  nuire  à  autrui  d'accaparer  les  denrées  de  première  nécessité  pour  ne  les 
vendre  qu'au  prix  de  l'or?  [Applaudissements  dans  les  tribunes.)  Et  n'est-ce 
pas  une  chose  criminelle  et  nuisible  à  la  société  de  consentir  à  un  emploi 
désastreux  des  remboursements  laits  mal  à  propos  et  injustement  appli- 
qués? 

«  Quel  scandale  en  effet  de  voir  ces  anciens  magistrats  de  l'Assemblée 
constituante  [Celte  allusion  à  Vancien  député  feuillant  Dandré,qui  avait  de 
vastes  magasins  de  denrées  coloniales,  est  applaudie  un  peu  par  l'Assemblée 
et  beaucoup  par  les  tribunes),  un  de  nos  anciens  représentants,  coopérateur 
de  la  loi  que  nous  venons  invoquer,  se  déclarer  sans  pudeur  aujourd'hui  le 
chef  des  accapareurs  et  retenir  la  liberté  du  commerce  dans  les  serres  de  ses 
misérables  associés!  La  suppression  des  entrées  promettait  un  avenir  heu- 
reux, elle  nous  découvrait  la  terre  promise;  nous  comptions  y  loucher  :  une 
tempêté,  soulevée  par  l'égoïsme  et  la  cupidité,  semble  nous  en  écarter;  vous 
la  dissiperez.  Voilà  le  motif  de  nos  réclamations.  La  fermeté  des  mesures  que 
vous  avez  déjà  prises  contre  les  ennemis  du  dehors  ne  permet  pas  de  douter 
que  vous  saurez  distinguer  et  punir  ceux  du  dedans.  Nous  vous  les  dénon- 
çons comme  les  seuls  que  nous  ayons  à  craindre  I 


HISTOIRE     SOCIALISTE  999 

«Les  citoyens  de  la  section  des  Gobelins  ne  se  sont  pas,  ainsi  qu'on  l'a  dit 
dans  celle  assemblée,  fait  délivrer  à  un  bas  prix  le  sucre  resserré  dans  une  des 
propriétés  nationales  de  son  arrondissement.  On  a  indiscriMcnient  calomnié 
une  section  qui  s'est  fait  un  devoir  sacré  et  saint  d'obéir  à  la  loi  et  de  la 
maintenir.  [Vifs  applaudissements.) 

«  Nous  demandons  que  la  municipalité  soit  autorisée  par  vos  ordres  à 
vouloir  bien  surveiller  les  magasins  afin  qu'ils  ne  puissent  être  enlevés  et 
employés  d'une  manière  coupable,  et  qu'ils  puissent  au  moins  soulager  la 
peuple  qui  souffre  assez  depuis  très  longtemps  par  la  cherté  horrible  où  sont 
tous  les  comestibles  de  première  nécessité.  »  [Applaudissements.) 

C'est  d'une  grande  vigueur  de  ton.  Il  est  vrai  que  les  délégués  protestent 
qu'ils  n'o:it  pas  fixé  par  la  force  le  prix  du  sucre  :  mais  c'est  de  la  loi  même 
qu'ils  attendent  la  répression  de  toutes  les  manoeuvres  qui,  selon  eux,  haus- 
sent le  prix  des  denrées.  Ce  n'est  pas  seulement,  ce  n'est  pas  surtout  à  la 
rareté  relative  du  sucre,  résultant  des  troubles  de  Saint-Domingue,  c'est  aux 
combinaisons  des  grands  marchands  qu'ils  attribuent  celte  hausse.  Et  ils 
accusent  nettement  la  bourgeoisie  d'avoir  employée  des  achats  de  spéculation 
et  d'accaparement,  les  assignats  qu'elle  a  reçus  eu  remboursement  de  ses 
charges  de  judicature.  Ce  n'est  donc  pas  précisément  contre  l'ancien  régime 
que  protestent  les  pétitionnaires,  c'est  contre  l'abus  que  les  classes  nouvelles, 
les  classes  bourgeoises,  font  des  moyens  d'action  nouveaux  créés  par  la  Révo- 
lution. Ainsi,  c'est  à  l'intérieur  de  la  Révolution  même  que  se  dessine  un  an- 
tagonisme de  classe,  entre  les  consommateurs  et  les  marchands,  entre  les  pro- 
létaires ou  artisans  d'un  côté,  et  la  bourgeoisie  riche  de  l'aulr^.  Ce  qui  est  remar- 
quable aussi,  c'est  l'invocation  précise  de  deux  articles  de  la  Déclaration  des 
Droits  de  l'Homme  pour  combattre  des  manœuvres  commerciales  et  .capita- 
listes. 

Les  pétitionnaires  n'entendent  pas  la  liberté,  telle  que  les  Droits  de 
l'Homme  la  garantissent,  comme  une  faculté  indéterminée,  et  le  jeu  des  forces 
économiques  a  pour  limite  l'intérêt  d'autrui.  Déjà,  dans  la  pétition  des 
ouvriers  charpentiers,  en  juin  1791,  une  première  application  avait  été  faite 
aux  relations  économiques  et  aux  phénomènes  sociaux  de  la  Déclaration  des 
Droits.  Dans  la  pensée  du  peuple,  le  mot  liberté  reçoit  un  sens  plein  et 
concret  qui  est  tout  à  l'opposé  du  laissez-passer  et  du  laissez-faire. 

Les  pétitionnaires  ne  demandent  pas  précisément  qu'une  tarification 
légale  des  prix  des  denrées  intervienne,  ils  ne  paraissent  pas  avoir  songé  à 
une  loi  du  maximum;  mais  ils  sont  évidemment  sur  le  chemin,  car  leur  con- 
clusion, assez  vague  dans  les  termes,  soit  par  manque  de  précision  de  la 
pensée  même,  soit  par  prudence,  ne  peut  avoir  qu'un  sens.  11  faut  que  la  mu- 
nicipalité surveille  les  magasins  pour  empêcher  que  des  quantités  considé- 
rables de  sucre  soient  soustraites  à  la  vente,  immobilisées  ou  cachées.  La 
municipalité  fera  défense  aux  gros  marchands  de  dissimuler  le  sucre  et  les 


1000  HISTOIRE     SOCIALISTE 

denrées  dans  des  dépôts  clandesUns.  Il  faudra  que  la  marchandise  reste 
toujours,  pour  ainsi  dire,  ctaléi^  et  à  la  disposition  du  public.  C'est,  sons  des 
formes  réservées,  la  théorie  de  la  vente  forcée.  Mais  la  vente  forcée  implique 
la  détermination  légale  du  prix  de  vente;  et  voilà  pourquoi  nous  sommes  dès 
ce  jour  sur  la  voie  du  maximum. 

Que  pouvait  l'Assemblée?  Elle  se  sentait  en  lace  d'un  troublant  problème 
qui  dépassait,  à  cette  heure,  sa  force  d'action.  Guadet,  qui  présidait  la  séance, 
répondit  aux  pétitionnaires  avec  une  bienveillance  empressée  et  vague,  et  le 
maire  de  Paris  lut  appelé  k  la  barre  pour  rendre  compte  de  la  situation  de  la 
capitale.  Il  s'appliqua  à  amortir  les  couleurs,  à  estomper  les  effets.  Il  voulait 
rassurer  les  esprits  et  en  même  temps  laisser  à  l'Assemblée  législative  toute 
la  responsabilité. 

K  Depuis  quelques  jours,  dit-il,  un  mouvement  sourd  se  faisait  sentir 
dans  Paris.  Le  peuple  témoignait  ouvertement  son  mécontentement  sur  la 
hausse  considérable  du  sucre  et  de  plusieurs  autres  denrées.  Il  s'assemblait 
en  groupe  dans  les  heux  publics  et  tout  annonçait  une  explosion  prochaine. 
Le  vendredi  (c'est-à-dire  le  20  janvier)  les  murmures  et  les  propos  allaient 
croissant;  plusieurs  commissaires  de  police  commençaient  môme  à  réclamer 
la  force  publique.  Dans  la  nuit  de  vendredi  au  samedi,  le  feu  s'est  manifesté 
à  l'hfiteî  de  la  Force.  Gel  événement  répandit  une  grande  alarme...  On  est 
encore  incertain  de  savoir  si  cet  accident  est  dû  à  un  hasard  ou  à  quelque 
dessein  prémédité...  Ce  que  nous  ne  pouvons  passer  sous  silence  c'est  le  zèle 
infatigable  de  M.  le  Commandant  général  de  la  garde  nationale...  Nous 
devons  encore  vous  instruire,  messieurs,  que  nul  bâtiment  étranger  à  ceux 
de  la  Force  n'a  été  atteint  par  les  flammes,  et  celui  qui  vous  a  dit  que  le  feu 
avait  consumé  des  magasins  remplis  de  sucre  a  été  induit  en  erreur. 

«  A  l'instant  même  où  cet  événement  fâcheux  nous  occupait  tout  entier, 
on  semait,  comme  à  plaisir,  les  bruits  les  plus  alarmants  :  on  nous  annonçait 
que  les  mêmes  désastres  avaient  lieu  à  la  Conciergerie,  au  Chàtelet,  à  Bicètre... 
Ce  qui  était  plus  réel,  c'était  un  rassemblement  au  faubourg  Saint-Marceau 
autour  d'un  magasin  rempli  de  sucre  ;  M.  le  Maire  de  Paris  et  M.  le  Procu- 
reur général  syndic  s'y  rendirent.  Ils  trouvèrent  un  nombre  assez  considé- 
rable de  citoyens  et  de  citoyennes.  Après  quelques  représentations,  ils  les 
engagèrent  à  choisir  douze  d'entre  eux  pour  s'expliquer  sur  la  demande 
qu'ils  avaient  à  former,  ce  qu'ils  firent  à  l'instant.  Et  ici,  nous  devons  dire, 
pour  l'honneur  de  ces  citoyens,  qu'ils  commencèrent  par  nous  déclarer  qu'ils 
n'étaient  pas  venus  pour  piller.  Ils  nous  le  répétèrent  avec  cette  inquiétude 
de  la  probité,  qui  craignait  qu'on  ne  pût  les  en  soupçonner. 

«  Ils  nous  ajoutèrent  que  le  sucre,  que  plusieurs  autres  denrées  s'étaient 
subitement  élevés  à  un  prix  que  le  pauvre  ne  pouvait  plus  atteindre,  qu'il  y 
avait  là  -  dessous  des  manœuvres  coupables  et  qu'il  fallait  absolument  faire 
baisser  ce  prix. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


1001 


«  Après  leur  avoir  fait  sentir  que  les  troubles  portés  au  commerce,  loia 
de  produire  l'effet  de  diminuer  les  prix,  ne  pouvaient  que  les  augmenter  ; 


L'Épicier-Droouiste  do  Cbatbau. 
(D'après  une  estampe  da  Masée  Carnavalet.) 

nous  leur  dîmes  qu'il  n'était  pas  en  notre  pouvoir  de  taxer  les  marchandises; 
que,  s'ils  avaient  des  représentations  à  faire,  la  loi  leur  ouvrait  un  moyen 
paisible  et  digne  d'hommes  libres,  celui  de  la  pétition,  qu'ils  pouvaient 
s'assembler  tranquillement  et  dresser  leurs  griefs.  » 

UV.   126.  —  BI3T01BK   SOCIALIâTB.  "^-    *'"• 


1002  HISTOIRE     SOr.IAr.ISTE 

«  Ils  se  retirèrent  bien  per-uâdi'S  de  cette  vénlé  et  tout  fut  cilmp.  U<  ne 
se  firent  point  dilivrer,  comme  on  vous  l'a  dit,  du  sucre  à  22  sons  la  livre.  Le 
reslo  de  la  soirée  se  passa  dans  le  plus  prand  calme:  on  transréra  d<'  l'hOlel 
de  la  Force  les  prisonniers  pour  dettes  à  Sainle-Pélapie;  le  tout  dans  le  plus 
grand  ordre. 

«  Nous  ne  fûmes  pas  néanmoins  sans  inquiétude  pour  1p  Ipndpmnin 
dimanfhe;  ce  jour,  dans  desmornents  de  fermentation,  est  ordinairement  un 
des  plus  diffiiiles  à  passer.  M.  le  Commandant  général  prit  les  dispositions  les 
plus  sages.  Il  distribua  les  forces  dans  les  endroits  qui  paraissaient  les  plus 
menacés.  Cette  journée  fut  beaucoup  plus  paisible  que  nous  ne  pouvions 
l'esporer. 

«  Il  y  eut  néanmoins  un  épicipr  dans  la  rue  du  Fauhnurff  Saint-Denis 
qui,  intimidé  par  une  grande  afflwnce  de  monde  rassemblé  autour  de  sa 
boutique,  distribua  une  certaine  quantité  de  sucre  à  24  et  26  sous  la  livre. 

a  Nous  avions  la  consolation  de  croire  que  le  lendemain  tout  -erait  apaisé  : 
quel  fut  notre  étonnement,  quelle  fut  surtout  notre  inqttii'tude  lorsqu'en/re 
10  et  11  heures  du  matin  des  lettres  arrivèrent  de  toutes  parts  qui  nous 
annonçaient  des  groupes  et  des  rassemblements  nombreux  dans  différents 
quartiers?  Un  de  ces  rassemblements  se  porta  même  à  la  mairie. 

«  Il  était  parti  de  la  section  des  Gravilliers  et  suivait  un  cavalier  d'ordon- 
nance, porteur  d'une  lettre  du  commissaire  de  cette  section.  M.  le  Maire  se 
présenta  à  ces  citoyens  et  parvint  aisément  à  leur  faire  entendre  le  langage  de 
la  raison  et  de  la  justice. 

«  //  leur  représenta  que  c'étaient  les  ennemis  de  la  chose  pufiUque  qui 
cherchaient  à  occasionner  un  grand  trouble,  à  opposer  les  citnt/eus  aux 
citoi/fins,  et  surtout  à  mettre  la  garde  nationafe  aux  prises  avec  les  habitants; 
qu'il  fallait  éviter  ce  piège  en  se  conduisant  ave  sagesse,  et  en  recourant  à 
la  voie  que  la  loi  ouvrait  à  tous  les  citoyens,  celle  de  la  pétition.  Ils  se  reti- 
rèrent satisfaits  et  promirent  de  porter  la  paix  parmi  ceux  qui  les  avaient 
députés. 

«c  M.  le  Commandant  général  de  la  garde  nationale  arrivait  en  même 
terai)S  qu'eux.  Il  fit  part  à  M.  le  Maire  dos  avis  multiples  qu'il  avait  requis 
de  son  côté,  ils  se  coucertèrenl  ensemble,  craignirent  que  là  chose  ne  devint 
très  sérieuse  et  qu'on  ne  fût  obligé  d'avoir  recours  à  de  grandes  mesures. 
M.  le  M.iire  convoqua  à  l'instant  et  extraordinairement  le  conseil  municipal  ; 
déjà,  plusieurs  membres  élaiont  à  leur  poste,  et  il  se  rendit  avec  M.  le  Com- 
niandanl  au  directoire  du  département  dont  les  membres  furent  é.i;aleraenl 
convoqués  ;  là,  on  discuta  les  différents  partis  qu'on  pourrait  prendre  à  raison 
des  circon.-tances..  Deux  heures  entières  se  fassèrcnl  sans  recevoir  des  nou- 
velles lûcheuses,  et  déjà  nous  jouissions  de  la  satisfaction  de  penser  que  le 
calme  él.iil  rétabli  ;  tuais,  bienlôl,  iilusieiirs  ofûiieis  de  la  garde  nationale  se 
présentèrent  pour  nous  l'aire  des  récils  alfligeants. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1003 


«  Chi  noits  dit  que  les  rassemblements  dans  les  rues  Saint-Martin,  du 
Cimetière  Sai?it-NicolaSy  Chapon  et  des  Gravilliers  étaient  considérables  ; 
que  des  portes  de  magasins  avaient  été  enfoncées,  des  vitres  cassées,  la  garde 
nationale  forcée,  que  le  peuple  tentait  de  la  désarmer  et  qu'un  commandant 
de  balaillon  avait  été  pris  au  collet  et  avait  été  grièvement  insulté. 

«  Nous  sentîmes  alors  qu'il  n'y  avait  pas  un  moment  à  perdre,  que  des 
officiers  municipaux  devaient  se  rendre  à  l'instant  dans  ces  difTérents  endroits, 
parler  au  nom  de  la  loi,  toujours  puissante  sur  l'esprit  des  bons  citoyens  et 
rappeler  ceux  qui  étaient  égarés.  M.  le  Maire,  M.  le  substitut  de  la  commune, 
et  un  autre  officier  municipal  partirent  de  l'hôtel  de  ville,  accompagnés  de 
queLjues  grenadiers  et  d'un  certain  nombre  de  cavaliers,  et  se  portèrent  dans 
toutes  les  rues  dont  nous  venons  de  parler. 

a  Us  entrèrent  chez  MM.  Chalet,  Boscary,  ils  aperçurent  des  vitres  qui 
avaient  été  cassées;  mais  les  magasins  n'avaient  point  été  pillés. 

«  Les  vitres  dé  la  maison  du  sieur  Blot  avaient  pareillement  été  cassées  ; 
mais  on  n'y  avait  point  non  plus  enlevé  de  marchandises. 

a  Le  magasin,  rue  des  Gravilliers,  cul-de-sac  de  Rome,  était  fermé.  On 
nous  dit  que  dans  un  endroit  il  avait  été  livré,  aux  citoyens  attroupés,  de  la 
cassonade  à  1 0  sous  la  livre. 

«  Lors  de  notre  arrivée  dans  ces  différents  endroits,  le  peuple  s'était 
déjà  écoulé,  et  nous  n'y  avons  rencontré  qu'un  petit  nombre  de  curieux,  dont 
les  dispositions  étaient  rassurantes. 

«  Dans  notre  marche,  nous  opprimes  avec  plaisir  qu'il  réy  avait  égale- 
ment plus  rien  dans  la  rue  des  Lombards.  De  retour  à  l' liùlcl  de  Ville,  un 
officier  vint  prévenir  M.  le  Commandant  général  qu'un  rassemblement  assez 
considérable  était  à  la  porte  d'un  épicier  du  Faubourg  Saint-Antoine  et 
M.  le  Commandant  y  envoya  à  l'instant  des  forces. 

«  //  établit  aussi  un  certain  nombre  d'iiommes  pour  passer  la  nuit  dans 
chacune  des  maisons  qui  avaient  été  exposées  à  être  forcées. 

«  Le  Corps  municipal  dans  cette  circonstance  difficile  n'a  négligé, 
comme  vous  le  voyez.  Messieurs,  aucun  des  moyens  qui  étaient  e?i  son  pou- 
voir pour  le  maintien  de  l'ordre  et  de  la  tranquillité,  et  il  n'en  négligera 
aucun.  Il  a  arrêté  que  ses  séances  tiendraient,  sans  désemparer,  jusqu'à  ce 
que  le  calme  soit  rétabli  ;  mais  il  sent  en  même  tetnps  combien  il  serait  dan- 
gereux  que  l'on  exagérât  au  dehors  les  mouvements  qui  viennent  de  l'agiter, 
et  qui,  il  faut  l'espérer,  n'auront  pas  les  suites  fâcheuses  que  s'en  promettent 
sans  doute  les  ennemis  de  notre  liberté  et  de  notre  bonheur. 

€  C'est  à.  vous,  messieurs,  qu'il  appartient  de  peser,  dans  votre  sagesse, 
ce  que  les  moments  où  nous  sommes  exigent:  de  préparer  les  grands  moyens 
d'ordre  et  de  tj^nquillité,  d'assurer  le  salut  de  cette  grande  cité  à  laquelle 
lient  si  essentiellement  le  salut  de  l'empire.  » 


1004  IIISTUIIIE    SOCIALISTE 

Ce  qui  ressort  de  l'exposé  de  Pélion,  c'est  la  soudaine  puissance  d'action 
du  peuple:  c'est  sa  volonté  bien  afQrmée  de  n'être  pas  dupe  dans  le  grand 
mouvomont  révolutionnaire.  L'apitation  fut  assez  étendue  :  elle  se  produisit 
au  faubourg  Saint-Marceau,  au  faubourg  Saint-Antoine  et  au  cœur  de  Paris, 
d.ins  les  quartiers  Saint-Denis,  Saint-Martin  et  des  Gravi  Hier.-;.  C'est  tout  le 
peuple,  tout  le  prolétariat  et  toute  l'artisanerie  parisienne  qui  renouaient.  Et 
la  bourgeoisie  révolutionnaire  n'osait  plus,  comme  lors  de  l'émeute  contre 
Réveillon  ou  des  premiers  mouvements  de  paysans  de  i789,  parler  «  de  bri- 
gands ».  Ce  sont,  comme  dit  Pélion,  des  «  citoyens  »  qui  n'entendent  pas 
laisser  aux  accapareurs  et  monopoleurs  de  la  bourgeoisie,  le  bénéfice  de  la 
Révolution'.  Cette  fois,  ce  n'est  plus  contre  l'hôtel  de  Castries  et  contre  des 
nobles  :   c'est  contre  des  bourgeois  révolutionnaires,   grands  acheteurs  de 
biens  nationaux,  qu'est  dirige  le  mouvement.  Lorsque  Fauchet,  le  21  janvier, 
signala  le  premier  à  l'Assemblée  les  troubles  de  Paris  et  les  accaparements,  il 
déclara  que  l'église  Sainte-Opportune,  l'église  Saint-Hilaire  et  l'église  Saint- 
Benoît  étaient  pleines  de  sucre  et  de  café.  C'étaient  évidemment  des  hommes 
de  la  Révolution  qui  avaient  acheté  ces  églises  et  qui  les  avaient  transformées 
en  grands  magasins.  C'était  donc  bien  contre  une  puissance  nouvelle  sortie 
de  la  Révolution,  que  le  prolétariat  et  le  peuple  s'agitaient.  Un  moment, 
Pétion  se  demanda  si  la  situation  n'allait  pas  devenir  sérieuse,  si  la  garde 
nationale  et  le  peuple  qui,  quelques  mois  auparavant,  avaient  eu  au  Champ 
de  Mars  une  si  tragique  rencontre,  n'allaient  pas  se  heurter  de  nouveau,  et 
cette  fois  à  propos  d'une  question  de  subsistance.  La  prudence  de  Pétion,  ses 
sages  atermoiements  qui  permirent  aux  passions  de  se  calmer  épargnèrent  à 
la  Révolution  ce  malheur  ;  mais  on  commence  à  sentir  dans  Paris  le  tres- 
saillement de  la  force  populaire,  plu?  consciente  d'elle-même,  fière  des  sacri- 
fices qu'elle  a  déjà  consentis  à  la  Révolution,  des  services  qu'elle  lui  a  rendus 
et  décidée  à  ne  pas  laisser  confisquer  par  les  agioteurs  et  les  capitalistes  la 
joie  des  temps  nouveaux.  Oh  1  le  peuple  n'a  pas  encore  essayé  d'analyser  le 
mécanisme  social.  Il  ne  démêle  pas  clairement  que  ces  coups  de  spéculation 
sont  un  effet  presque  inévitable  de  la  concurrence  marchande  et  de  la  pro- 
priété privée.  Mais,  du  moins,   il  oppose  à  ce  désordre   son    droit.   Il    est 
prêt  non  à  transformer  la  propriété,  mais  à  en  corriger,  par  une  intervention 
vigoureuse  et  la  force  de  la  loi,  les  excès  les  plus  criants.  Il  ne  doute  pas 
que,  jusque  sur  le  domaine  de  la  propriété,  la  loi  ne  puisse  et  ne  doive  pro- 
téger la  liberté  vraie,  la  liberté  réelle  des  hommes,  celle  de  vivre.  Et  ainsi  se 
forment  lentement,  obscurément,  dan>  le  peuple,  les  idées  qui  trouveront 
dans  la  Icgi-laliou  régulatrice  de  la  Convention  d'abord,  dans  le  communisme 
de  Babœul  ensuite,  leur  expression.  En  janvier  1792,  ces  tendances  étaient 
bien  indécises  encore  puisque  les  pétitionnaires  mêmes  qui  parlaient  au  nom 
du  peuple  n'osaient  jias  demander  nettement  la  taxation  légale  des  marchan- 
dises. A  celte  indécision  générale  des  esprits  et  des  forces  correspondait  assec 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1005 


bien  la  manière  conciliante  et  vague  de  Pétion.  Mais- on  pressent  le  jour  oii  la 
brutalité  des  événements  voudra  des  pensées  plus  fermes. 

Ces  mouvements  du  peuple  effrayèrent  vivement  la  bourgeoisie  mar- 
chande. Plusieurs  des  négociants  menacés  ou  prolestèrent  ou  même  jetèrent 
un  défi.  L'un  d'eux,  d'Elbé,  se  disant  américain  (était-ce  un  personnage  réel 
ou  bien  le  pseudonyme  collectif  de  plusieurs  négociants  à  la  fois  arrogants  et 
timides?)  somma  l'Assemblée  de  faire  respecter  son  droit  de  propriété,  qu'il 
poussait  jusqu'au  droit  d'accaparement  avec  des  chiffres  qui  sont  une  bra- 
vade. Sa  pétition,  d'une  forme  provocante,  fut  lue  sous  les  murmures: 
«  Hier  matin,  disait-il,  une  section  de  la  capitale  admise  à  la  barre  est 
venue,  les  Droits  de  l'Homme  à  la  main,  réclamer  une  loi  contre  tous  les 
accapareurs  et  singulièrement  contre  ceux  des  denrées  coloniales  dont  la 
rareté  commence  à  se  faire  sentir.  Aujourd'hui,  citoyen  domicilié,  père  de 
famille,  je  viens  me  dénoncer  moi-même  comme  un  de  ces  hommes  qu'on 
cherche  à  rendre  odieux  parce  qu'ils  croient  pouvoir  disposer  librement  d'une 
propriété  légitime. 

«  Je  suis,  Monsieur  le  Président,  un  ci-devant  propriétaire  d'habitations 
considérables  dans  cette  île  malheureuse  qui  n'existe  peut-être  plus.  Mes  pro- 
priétés sont  dévastées,  mes  habitations  brûlées,  mes  dernières  récoltes,  em- 
barquées avant  les  désordres,  me  sont  heiireusement  parvenues.  Je  déclare 
donc  que  j'ai  reçu  avant  le  mois  de  septembre,  2  millions  de  sucre,  1  million 
de  café,  100  millions  d'indigo  et  250  millions  de  colon. 

«  Les  denrées  sont  là,  dans  ma  maison  et  dans  mon  rtiagasin,  mais  ne 
seront  jamais  cachées  parce  qu'un  citoyen  ne  saurait  rougir  d'avoir  exploité 
de  belles  manufactures  qui  faisaient  la  prospérité  de  sa  patrie. 

«  Ces  marchandises  valent  aujourd'hui  8  millions,  suivantle  cours  ordi- 
naire des  choses,  elles  doivent  en  valoir  incessamment  plus  de  15.  Je  plains 
fort.  Monsieur  le  Président,  ceux  qui  estiment  assez  peu  les  repréî^enlants  du 
peuple  pour  solliciter  des  décrets  attentatoires  au  droit  sacré  de  propriété; 
mais  moi,  je  leur  rendrai  un  hommage  plus  pur,  en  mettant  la  mienne 
sous  la  sauvegarde  de  ses  principes;  Je  déclare  donc  à  V  Assemblée  nationale 
qui  me  lit  et  à  l'Europe  entière  qui  entend  cette  adresse,  que  ma  volonté 
bien  expresse  est  de  ne  vendre  actuellement  à  aucun  prix  des  denrées  dont 
je  suis  le  propriétaire.  (Murmures.)  Elles  sont  à  moi;  elles  représentent 
des  sommes  que  j'ai  versées  dans  un  autre  hémisphère,  les  terres  que  je  pos- 
sédais et  que  je  n'ai  plus,  en  un  mot,  ma  fortune  entière  et  celle  de  mes 
enfants.  Il  me  conviendra  peut-être  de  les  doter  en  sucre  et  en  café.  Toujours 
est-il  vrai  que  je  ne  veux  les  vendre  à  aucun  prix,  et  je  le  répète  Lien  haut 
pour  que  qui  que  ce  soit  n'en  doute.  (Murmures.)  Mais  en  même  temps  il  ne 
me  convient  pas  après  avoir  été  incendié  en  Améri(iue  d'être  pillé  en  France. 
C'est  pour  faire  un  noble  essai  de  la  Constitution,  c'est  pour  connaître  jus- 
qu'à quel   point  elle  peut  garantir   la   propriété  que   j'aljurc  ici   la  force 


liiW  HISTOIRE     SOCIALISTE 


publique...  (Murmures.)  Plusieurs  mpmbres:  «A  l'ordre  du  jotir!  »  D'autres 
membres:  «Non,  Non,  achevez!  »...  lie  protéger  un  ci  loyen  qui  ne  contraint  pe'. 
sonne  à  lui  demander  son  bien  mais  qui  proloste  de  vouloir  garder  en  nature 
celui  qu'il  a  récollé.  [Murmures.)  Veuillez  donc,  Mon-iieur  le  Pré-id  nt. 
donner  des  ordres  à  M.  le  maire  d'entourer  mes  magasins  d'une  garde  suffi- 
sante dont  il  est  juste  que  je  supporte  les  frai».  Je  demamle  surtout  que  cet 
orlresoil  donné  avant  d'ouvrir  la  discussion  sur  la  demande  de  la  section 
des  Gobelins,  qui  prétendait  hier  fixer  le  prix  des  denrées  sans  avoir  eu  rai- 
lenlion  d'indiquer  aux  législateurs  le  poi?it  délicat  où  la  propriété  finit  et 
où  l'accaparement  commence. 

«  Signé:  Joseph-François  Delbé,  Améric  in, 
citoyen  aclir  de  la  section  de  Popincourt,  grenadier 
•volontaire  dans  le  bataillon,  de  cette  section, 
rue  de  Charonne,  n"  158  6w.  » 

C'est  sans  doute  une  mystification  :  mais  c'est  aussi  une  manœuvre  de  la 
contre-révolu  Lion  cherchant  à  effrayer  les  propriétaires  et  à  opposer,  en  un 
contraste  violent,  le  droit  de  propriété  poussé  jusqu'à  l'absolu  aux  récla 
mations  populaires.  Dans  le  cerveau  exaspéré  de  quelque  propriétaire  des 
îles  avait  pu  éclore  cette  étrange  fantaisie  de  polémique  sociale,  en  forme  de 
pétition.  Mais  il  y  avait  une  autre  pétition  plus  aulhenlique  et  de  forii.e  plus 
sérieuse.  C'était  celle  d'un  banquier,  Boscary,  membre  de  l'Assemblée  Légis- 
lative, qui  avait  complété  ses  opérations  de  banque  par  des  opérations  de 
commerce.  11  se  mettait  sous  la  protection  de  ses  collègues  de  l'Assemblée  : 

«  Monsieur  le  Président.  Le  peuple  égaré  par  des  gens  malintentionnés 
s'est  porté  hier  matin  chez  moi  en  foule  au  moment  oii  j'allais  me  rendre  à 
l'Assemblée  et  m'a  empêché  de  me  rendre  à  mon  poste.  On  lui  insinue  que 
ma  maison  de  commerce,  sous  le  nom  de  Ch.  Boscary  et  Compagnie,  i\a.\i  fait 
des  accaparements  de  denrées  coloniales,  assertion  aussi  fausse  que  calom- 
nieuse. On  a  tenté  d'entrer  par  force  dans  ma  maison  et  on  a  cassé  toutes  mes 
vitres  du  premierétage(Brî<t/(/a7is/csM6M7îes)  avant  que  la  force  publique  ait 
pu  m  accorder  protection.  Je  suis  encore  menacé  en  ce  moment,  et  malgré  la 
garde  qu'on  a  voulu  me  donner,  on  jette  des  pierres  contre  mes  fenêtres:  ma 
fortune,  celle  de  nos  amis  sont  en  danger.  J'invoque  la  loi,  la  sauvegarde  de 
la  propriété  non  seulement  pour  moi,  mais  encore  pour  tous  les  négociants  de 
Parisquine  sont  pas  exempts  des  égarements  du  ^Qa^\t...{Murmuressourds.) 
Je  ne  m'attendais  pas.  Monsieur  le  Président,  à  devenir  l'objet  de  la  fureur  du 
peuple.  Je  n'ai  j;rraais  fait  de  mal  à  personne;  j'aifaitle  bien  quand  je  lai  pu 
Persomie  plus  que  moi  ne  s'est  livré  à  la  Révolution.  Constamment  dans  les 
places  civiles  et  militaires,  fai  été  le  premier  à  défendre  les  propriétés  et; 
danger;  et  aujourd'hui  les  miennes  sont  menacées.  J'espère  que  le  peuple, 
revenu  de  son  égarement,  me  rendra  l'estime  et  la  justice  que  je  mérite  à 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1007 

tous  égards.  Je  vous  prie,  Monsieur  le  Président,  de  communiquer  de  suite  à 
l'Asseinblée  cette  lettre  irapoilante  pour  moi.  {Rires  d(ï>is  las  tribunes.) 

«  Signé,  Boscary,  député  de  Paris.  » 

La  bourgeoisie  commerçante  et  modérée,  dont  Boscary  était  un  des  prin- 
cipaux représentants,  est,  si  Ton  me  passe  le  mol,  toute  ahurie  de  ce  soulè- 
vement populaire.  Il  lui  semblait  en  effet  s'être  «  livrée.  »  toute  entière  à  la 
Révolution,  et  elle  entrevoit  soudain  avec  stupeur  qu'au  delà  du  cercle  un 
peu  étroit  de  ses  pensées  d'autres  forces  s'agitent.  Malgré  l'indignation  d'une 
partie  de  l'Assemblée,  les  tribunes  couvrirent  de  huées  et  coupèrent  de  quo- 
libets la  lettre  du  banquier  révolutionnaire.  Plusieurs  députés  voulaient  qu'on 
passât  à  l'ordre  du  jour  sur  la  lettre  de  Boscary,  comme  sur  celle  du  mysté- 
rieux et  ironique  Delbé;  mais  l'Assemblée  renvoya  la  pétition- au  pouvoir 
exécutif.  Curieuses  escarmouches  entre  ces  deux  fractions  du  Tiers-Etat,  qui 
ont  fait  ensemble  la  Révolution,  qui  souvent  encore  la  sauveront  ensemble, 
mais  qui  commencent  à  se  heurter  l'une  l'autre,  et  à  prendre  figure  de  classes 
hostiles  1 

Au  problème  qui  lui  était  posé  alors  sur  le  prix  des  denrées  coloniales,  la 
Législative  n'avait  pas  de  solution.  Son  Comité  du  commerce  songea  un 
moment  à  lui  proposer  la  suppression  du  droit  de  9  livres  par  quintal,  qui 
frappait  le  sucre  étranger  à  son  entrée  en  France,  mais  il  reconnut  vite  que 
ce  serait  inutile;  car  la  France,  par  l'abondance  de  sa  production,  dominant  le 
marché  du  sucre,  les  cours  du  sucre  en  France  ne  tarderaienfpas  à  régler  les 
cours  du  sucre  dans  le  monde  entier. 

Dès  lors  les  étrangers  ne  pourraient  pas  importer  du  sucre  en  France,  à 
un  cours  inférieur  au  cours  même  de  France,  et  aucune  baisse  de  prix  ne  se 
produirait.  Pouvait-on  d'autre  part,  interdire  l'exporlationdessucresde  France? 
Mais  c'est  avec  ses  sucres  exportés  que  la  France  payait  la  plus  grande  partie 
des  marchandises  qu'elle  tirait  du  dehors.  Le  Comité  concluait  donc  qu'il  n'y 
avait  rien  à  faire,  qu'il  n'y  avait  par  conséquent  pas  à  délibérer  sur  la  question 
proposée.  L'Assemblée  murmura,  mais  nul  n'essaya  d'indiquer  une  solulion 
précise.  Ducos,  le  brillant  député  de  Borde  lux,  effrayé  à  l'idée  que  des  me- 
sures de  prohibition  ou  de  restriction  commerciales  pourraient  être  propo- 
sées qui  ruineraient  nos  ports,  les  combattit  avec  un  talent  remarjuable, 
sans  rien  ajouter  au  fond  à  la  thèse  du  Comité.  Mais  jamais  avec  plus  d'élé- 
gance et  de  netteté  ne  fut  expliqué  le  mécanisme  international  du  commerce 
du  sucre.  C'est  en  ces  discours  si  substantiels  et  si  lumineux  que  se  révèle 
la  forte  éducation  économique  et  positive  de  la  bourgeoisie  du  xvin*  siècle, 
sur  laquelle  Taine  s'est  si  lourdement  trompé.  «  Trois  moyens,  dit-il,  ont  été 
pro;jo-és  à  cetle  Assemblée  pour  opérer  une  réduction  du  prix  des  sucres: 

«  Le  premier  est  de  pcrmellre  aux  étrangers  l'introduction  du  sucre  dans 
nos  ports;  le  second  d'en  proléger  la  sortie  hors  du  royaume;  le  troisième 


1008  HISTOIRE     SOCIALlSTiî 

(une  loi  sur  la  circulation  des  billets  de  conflance)  mérite  la  plus  sérieuse 
allt'iilion. 

«  Je  crois  le  premier  moyen  complètement  inutile.  En  effet,  pour  en 
retirer  quelque  avantage,  il  faudrait  pouvoir  attendre  de  la  liberté  d'impor- 
tation dans  nos  ports  une  quantité  de  sucre  étranger  assez  considérable 
pour  former  une  concurrence  qui  lit  baisser  le  prix  des  nôtres  ;  or,  voilà  ce 
que  vous  ne  pouvez  pas  espérer.  Vous  n'ignorez  pas  qu'aucune  des  nations 
commerçantes,  qui  possèdent  des  colonies,  ne  recueille  une  assez  grande 
quantité  de  sucre  pour  en  former  l'objet  d'un  grand  débouché  et  pour  ex- 
porter l'excédent  de  sa  consommation.  L'Angleterre,  qui  est  après  nous  celle 
des  puissances  commerçantes  dont  les  plantations  en  fournissent  le  plus 
n'en  exporte  qu'une  très  faible  partie.  L'aisance  de  ses  habitants  y  a  rendu 
rusage  du  sucre  plus  général  et  plus  considérable  que  parmi  nous.  Le  gouver- 
Jiemcnt  avait,  à  la  vérité,  encouragé  par  une  prime  et  par  une  restitution 
dr  droit  à  la  sortie  appelée  drawback  l'exportation  du  sucre  raffiné  ;  mais 
effrayé  de  l'augmentation  subite  de  cette  denrée  dans  les  marchés  de  France 
il  vient  de  supprimer  le  drawbrack  et  la  prime.  (Ducos  veut  dire  qu'attirés 
par  le  bénéfice  queleur  promettait,  au  moins  pendant  quelques  jours,  le  haut 
prix  du  sucre  en  France,  les  rallineurs  anglais  auraient  envoyé  leurs  sucres  en 
masse  s'ils  y  avaient  élé  encouragés  encore  par  la  prime  et  le  drawback;  dès 
lors  le  marché  anglais  aurait  été  dégarni  de  sucres  et  les  consommateurs 
d'Angleterre  l'auraient  payé  trop  cher.  L'Angleterre  supprima  donc  tous  les 
stimulants  à  l'exportation.)  C'est  nous,  continue  l'orateur,  qui  foiirnissotis 
presque  tout  le  reste  de  l'Europe  de  cette  denrée,  et  la  plupart  des  commer- 
çants étrangers  ne  pourraient  user  de  la  liberté  que  vous  leur  accorderiez,  que 
pour  nous  rapporter  les  mêmes  sucres  qu'ils  auraient  exportés  de  nos  ports.  » 

«  Qu'importe,  dira-t-on  peut-être,  si  l'accaparement  a  tellement  fa^t  renché- 
rir cette  marchandise  en  France,  que  les  étrangers  trouvent  encore  du  bénélice 
à  nous  revendre  celle  qu'ils  nous  ont  achetée  à  un  prix  beaucoup  plus  bas,  il  y 
a  quelquesmoisîiiyaw  ceux  qui  proposeraient  cette  objection  raisonneraient  sur 
une  erreur  de  fait  qu'il  faut  détruire.  Telle  est  notre  influence  sur  nos  voisins, 
pour  le  prix  des  denrées  coloniales,  que  leur  cours  suit  toujours  à  peu  près  dans 
les  înarchésdu  Nord,  les  variatiom  qu'ils  éprouvent  dans  les  nôtres.  Le  sucre 
augmcnte-t-il  à  Bordeaux  et  à  Nantes  ?  Il  augmente  à  Amsterdam  et  à  Ham- 
bourg dans  une  proportion  assez  constamment  uniforme;  diminue-t-il dans  nos 
places  de  commerce?  La  baisse  se  fait  aussitôt  ressentir  en  Allemagne  et  en 
Hollande.  La  raison  en  est  simple.  La  France  ne  retient  que  la  huitième  partie, 
à  peu  près,  du  sucre  qu'elle  retire  de  ses  colonies,  le  reste  est  acheté  dans  ses 
ports,  par  des  commissionnaires  pour  le  compte  des  étrangers.  Ainsi  le  prix 
des  sucres  éprouvera  chez  nos  voisins  ainsi  que  chez  vous  un  surhaussement 
extraordinaire  qui  ne  leur  laissera  la  perspective  d'aucun  profit  dans  la  réex- 
portation en  France  ;  je  tire  d'autres  conséquences  de  ces  faits:  c'est  que  les 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


100» 


accaparements  dont  vous  vous  indignez  avec  tant  de  raison  sont  faits  pour  le 
compte  des  négociants  étrangers  et  que  les  consommateurs  de  Hollande  et. 
d Allemagne  souffriront  ainsi  que  le  peuple  de  la  France  des  nouvelles  ma- 
nœuvres de  nos  agioteurs.  Dans  le  moment  même  où  les  citoyens  de  Paris 
murmuraient  du  surhaussement  du  prix  du  sucre  à  42  sous  la  livre,  on  l  enlevait 


Db  la  Loi. 

(Almanach  du  Père  Gérard). 
(D'après  un  document  du  Musée  Caroavaletp 

à  B'jrdeaux  pour  les  étrangers  à  290  livres  le  quintal,  ce  qui  fait  près  d'un 
écu  par  livre. 

«  Vous  voyez,  d'après  ces  faits,  que  même  en  supportant  la  perte  du 
change,  le  prix  de  cette  denrée  ne  permettra  pas  aux  négociants  étrangers 
des  spéculations  sur  la  vente  de  nos  propres  sucres  dans  nos  ports.  (Nos  assi 
gnats  subissaient  une  dépréciuliori  1res  forte  par  rapport  à  la  monnaie 
métallique  ou  aux  valeurs  étrangères;  par  exemple  avec  100  livres  d'or  on 

UV-    127.    —   HISTOIRB  SOCIALISTE.  UT     187. 


1010  HIST()irtE     SOCIALISTE 


»e  procurait  150  livres  d'assignats;  les  étrangers  avaient  donc  un  bénéflc« 
résultant  du  change  quand  ils  achetaient  en  France,  mais  malgré  ce  béné- 
fice, telle  était,  selon  Ducos,  la  tendance  des  sucres  à  s'élever  sur  les  marchés 
étrangers  au  niveau  des  cours  de  France  que  les  Anglais,  les  Allemande  ou 
les  Hollandais  n'avaient  aucun  intérêt  à  nous  acheter  pour  nous  revendre.^ 
Vous  voyez  encore  que  nous  ne  supporterons  pas  seuls  P accroissement  d' 
son  prix  et  qxir  la  nation  trouve  du  moins  un  faible  dédommagement  d' 
celle  calamité  momentanée  dans  l'augmentation  de  ses  bénéfices  avec  les  na^ 
tions  étrangères.  Vous  ne  me  verrez  jamais  donner  mon  assentiment  aux 
mesures  prohibitives  qui  vous  seront  proposées,  mais  lorsque  j'élèverai  ma 
voix  en  faveur  de  la  liberté  du  commerce,  ce  n'est  pas  une  liberté  partielle 
et  illusoire  que  je  réclamerai  ;  j'ai  prouvé  que  celle  qu'on  a  sollicitée  ne  pou- 
vait produire  aucun  avantage  en  ce  moment.  Je  ne  lui  trouve  d'ailleurs 
d'autre  inconvénient  que  d'être  inutile  et  de  donner  si  elle  était  adoptée, 
une  idée  aussi  désavantageuse  qu'injuste  des  lumières  de  l'Assemblée  en 
matière  de  commerce.  La  proposition  qui  vous  est  faite  se  réduit  en  un  mot, 
à  permettre  la  libre  importation  en  France,  d'une  denrée  qui  ne  peut  y  venir 
de  nulle  part.  Je  conclus  à  ce  qu'elle  soit  écartée. 

«  La  grande  mesure  qui  consisté  à  pro/iiber  la  sortie  des  sucres  du  royaume 
aurait  des  conséquences  plus  funestes.  Elle  ne  peîtt  être  envisagécsans  effroi, 
par  ceux  qui  ont  des  notions  saines  sur  nos  relatioiu  commerciales.  J'ai 
annoncé  que  la  France  ne  consomme  qu'à  peu  près  la  huitième  partie  du 
sucre  qu'elle  reçoit  de  ses  colonies  ;  elle  en  expédie  donc  annuellnnent  les 
sept  huitièmes  pour  l'étranger;  j'ajoute  une  seconde  obsercalion.  Nous  rece- 
vons le  sucre  de  nos  colonies  de  deux  sortes  :  le  brut  qui  n'a  reçu  que  les 
premières  préparations,  et  c'est  presque  uniquement  de  cette  qualité  que 
consomment  les  fabriques  nationales,  et  le  sucre  terré  qui  a  déjà  reçu  un 
commencement  de  raffinage  et  qui  passe  chez  nos  voisins.  La  valeur  de  cette 
dernière  sorte  est  double  à  peu  près  de  celle  du  sucre  brut. 

«  Vous  sentez  maintenant  qu'en  prohibant  la  sortie  de  cet  imraenseexcé- 
dent  de  consommation  : 

«  1°  Vous  privez  la  nation  d'une  portion  de  revenu  très  considérable  et 
très  lucrative  qu'on  peut  évaluer  à  plu-;  de  30  millions  par  an; 

«  2°  Vous  lui  enlevez  la  faculté  de  se  libérer  avantageusement  des  dettes 
qu'elle  contracte  chez  l'étranger;  car  il  y  a  plus  de  profit  à  solder  nos  voisins 
avec  du  sucre  qui  gagne,  qu'avec  des  assignats,  qui  perdent; 

«  3°  Vous  paralysez  entii'Tement  le  commerce  des  ports  avec  vos  colonies; 
car  un  armateur  se  garderait  d'envoyer  du  vin  et  de  la  farine  à  Saitit- 
Doiningue  pour  recevoir  en  retour  du  sucre  dont  il  n'aurait  plus  le  débouché, 
et  sur  lequel  il  perdrait,  pour  s'en  défaire,  une  forte  paitie  de  son  capital  ; 

«  4°  Vous  occasionnez  dans  les  fortunes  de  vos  concitoyens  un  bouleverse- 
ment terrible,  car  il  résulterait  de  la  chuta  et  du  délaissement  subit  de  cellfl 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1011 

denrée  un  grand  nombre  de  failliles  qui  réduiraient  dans  la  noisère  des 
citoyens  industrieux  et  honnêles,  répand.-aient  le  désordre  et  l'alarme  dans 
toutes  les  places  de  commerce,  et  ébranleraient  la  fortune  publique  et  le 
crédit  de  vos  assignats; 

«  5°  Vous  enlèveriez  tout  à  coup  le  travail  et  la  subsistance  à  la  classe  des 
ouvriers,  des  matelots  de  vos  ports,  qui  ont  déjà  marqué  leur  patriotisme 
dans  la  Révolution  par  de  grands  sacrifices  et  qu'il  faut  secourir  et  ménager 
pour  avoir  à  l'avenir  les  mêmes  éloges  à  leur  donner  ; 

«  6*  Vous  verriez  bientôt  éludées  les  disiosilions  tyranniques  de  cette  loi 
prohibitive.  Les  étrangers  iraient  enlever  eux-mêmes  dans  nos  colonies  le 
sucre  qu'ils  ne  pourraient  plus  acheter  dans  les  ports  de  France;  car  la 
toute-puissancedu  législateur  ne  lutte  qu'en  succombant  contre  la  nature 
des  choses; 

«  7°  Enfln,  vous  achèveriez  de  rendre  onéreuses  nos  transactions  commer- 
ciales avec  les  autres  peuples  en  occasionnant  une  baisse  nouvelle  dans  le 
taux  de  nos  changes.  » 

Voilà  la  théorie  du  libre-échange  absolu.  Je  note,  en  passant,  que  Ducos 
parle  comme  si  les  troubles  de  Saint-Domingue  étaient  un  accident  sans 
lendemain  :  il  ne  fait  même  pas  allusion  à  un  arrêt  possible  des  transactions, 
et  c'est  une  preuve  nouvelle  qu'en  1792,  malgré  leur  gravité,  les  désordres 
coloniaux  ne  pesaient  pas  encore  sur  les  affaires.  Mais  surtout  je  constate 
que  ce  libre  esprit  de  négoce  international,  qui  se  joue  sans  tffort  en  des 
combinaisons  universelles,  répugnera  aux  lois  de  réglementation,  de  taxation. 
Les  Girondins  seront  plus  préoccupés  de  procurer  à  la  France  l'abondance  et 
la  circulation  aisée  des  richesses  que  d'en  régler,  selon  des  lois  de  démocratie 
inflexible,  la  distribution. 

11  faudra  se  souvenir  du  discours  de  Ducos  quand  nous  entendrons,  en 
1793,  Vergniaud  opposer  sa  conception  de  la  vie  sociale,  dé  la  République 
commerçante,  entreprenante  et  riche,  aux  thèses  de  Robespierre.  Les  Giron- 
dins ne  sont  pas  indifférents  à  la  condition  des  pauvres,  au  bien-être  de  la 
classe  ouvrière  :  mais  il  leur  semble  que  la  richesse  générale  de  la  nation  se 
réfléchira  d'elle-même  sur  les  ouvriers  comme  une  lumière  abondante 
éclaire  tout,  et,  par  ses  reflets,  pénètre  là  où  ne  frappait  pas  son  rayon  direct. 
Il  est  visible  que  Ducos  se  console  de  la  perte  momentanée  que  subissent  les 
consommateurs  par  la  hausse  démesurée  du  sucre,  en  songeant  au  bénéfice 
que  cette  hausse  procure  à  la  nation  dans  le  commerce  avec  l'étranger.  Enfin 
pour  ces  hommes  hahitués  aux  entrecroisements,  aux  ré^ ercussions  innom- 
brables des  phénomènes  économiques  sur  le  marché  du  monde,  l'idée  de  fixer 
par  la  loi  les  prix  des  marchandises  dans  un  pays  devait  être  particulièrement 
chimérique  :  car  comment  maintenir  un  niveau  constant  dans  une  rade 
ouverte  où  se  faisaient  sentir  les  mouvements  de  la  vaste  mer  ?  Comment 
assurer  la  fixité  des  prix   quand   la  concurrence  des  autres  nations  et  les 


1012  msTOiiui:   socialiste 

subtiles  combinaisons  du  négoce  universel  font  varier  nécessairement  les 
prix  d'un  pays  avec  les  prix  de  tous  les  autres  ? 

Les  Girondins  se  plaisaient  d'aulanl  mieux  à  ces  vastes  perspectives  du 
marché  international  que  pour  beaucoup  de  ses  produits,  par  les  draps  dans 
le  Levant,  par  le  sucre  dans  le  monde  entier,  la  France  y  dominait;  et  cet 
orgueil  de  la  force  commerciale  de  la  France  dans  le  monde  contribuait,  j'en 
suis  certain,  à  animer  le  rêve  d'expansion  révolutionnaire  que  les  hommes 
de  la  Gironde  avaient  formé. 

Us  souhaitaient  volontiers  à  la  Révolution  les  horizons  vastes  auxquels, 
par  le  jeu  presque  infini  de  leurs  affaires,  ils  étaient  accoutumés.  L'idée  du 
maximum,  de  la  réglementation  intérieure  du  prix  des  denrées,  des  produits, 
des  travaux  n'entrera  profondément  dans  les  esprits  et  n'y  prévaudra  que 
lorsque  le  marché  international  sera  presque  détruit,  lorsque  la  France  sera 
comme  bloquée  par  la  guerre  universelle. 

Ainsi,  en  cette  crise  du  sucre,  i (('•s  janvier  1792,  ce  n'est  pas  seulement 
le  conflit  de  la  bourgeoisie  et  du  peuple  qui  apparaît.  On  pressent  en  outre 
les  dissentiments  du  groupe  girondin  et  du  peuple  ouvrier.  Les  pétitionnaireg 
des  Gobelins  ont  menacé  directement  la  bourgeoisie  mercantile  etfeuillanliste: 
mais  il  y  a  aussi  desaccord  entre  la  temlance  des  pétitionnaires  qui  songent 
déjà,  quoique  timidement,  à  réglementer  et  la  conception  girondine. 

Ducos  sentit  bien  le  péril,  et  il  essaya  d'envelopper  de  formes  populaires 
son  refus  de  s'associer  à  une  loi  contre  les  accaparements  :  «  C'est  à  regret 
que  je  refuse  d'appuyer  les  moyens  d'arrêter  les  manœuvres  infâmes  des 
agioteurs,  qui  jouent  entre  eux  la  fortune  publique  ;  mais,  il  faut  l'avouer, 
une  loi  contre  les  accaparements  est  extrêmement  difficile  parce  qu'elle  pour- 
rait envelopper  dans  une  même  proscription  le  commerçant  industrieux  avec 
l'avide  accapareur;  parce  qu'elle  détruirait  le  commerce  en  l'entravant  ;  car 
il  n'y  a  point  de  commerce  sans  liberté.  Toutefois,  je  ne  crois  point  que  cette 
loi  soit  impossible,  mais  je  crois  qu'elle  doit  être  raflrie  avec  une  grande 
attention,  parce  qu'elle  doit  toucher  les  bornes  du  droit  de  propriété  sans  les 
dépasser.  Je  demanderai  que  le  Comité  de  législation  soit  adjoint  au  Comité 
de  commerce  pour  vous  présenter,  dans  un  bref  délai,  un  projet  de  loi  contre 
les  accapareurs. 

«  Il  est,  au  reste,  n'en  doutez  point,  un  terme  matériel  aux  maux  dont 
les  accapareurs  tourmentent  le  peuple  ;  cette  sorte  d'agiotage  doit  se  détruire 
par  ses  propres  excès:  la  cherté  des  denrées  diminuera  la  consommation; 
l'échéance  des  engagements  contractés  par  ces  insensés  les  forcera  à  ouvrir 
leurs  magasins;  vous  verrez  rentrer  dans  la  circulation  ces  produits  qu'ils  en 
ont  enlevés.  Une  grande  concurrence  doit  amener  une  chute  subite  dans  les 
valeurs,  et  les  accapareurs  seront  les  premières  victimes  de  ce  jeu  funeste. 
(Murmures.)  Heureux  encore  si  d'honnêtes  citoyens  ne  sont  point  entraînés 
dans  l'abîme  ;  ceux-là  seront  dignes  de  vos  regrets.  Quant  à  ceux  qui,  depuis 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1013 

quelques  mois,  spéculent  sur  le  pain  du  pauvre  et  s'enrichissent  de  ses 
cruelles  privations,  vous  ne  leur  accorderez  pas  même  un  sentiment  de  pitié. 
Et  moi  qui  sais  leur  trafic  honteux,  leurs  opérations  infâmes,  désespéré  de 
ne  pouvoir  imprimer  sur  leur  <"ront  une  marque  d'ignominie,  je  ne  quitterai 
pas  du  moins  cette  tribune  sans  leur  avoir  payé  le  tribut  d'indignation  que 
leur  doit  tout  bon  citoyen.  »  {L'assemblée  et  les  tribunes  applaudissent  à  plu- 
sieurs rrprises.) 

La  faiblesse  de  la  Gironde  apparaît  eu  ces  véhémentes  paroles  qui  cachent 
une  conclusion  à  peu  près  négative.  L'assemblée,  il  est  vrai,  sur  la  demande 
de  Ducos,  décida  qu'il  y  avait  lieu  de  présenter  un  projet  de  loi  destiné  à 
prévenir,  d'une  manière  efficace,  les  accaparements  et  à  punir  les  accapareurs. 
Mais  c'était  une  pensée  bien  incertaine,  et  le  projet  ne  fut  même  pas  présenté 
à  la  Législative.  Elle  pensait  presque  tout  entière,  avec  le  député  Massey, 
que  «  fixer  le  prix  des  denrées,  ce  serait  porter  atteinte  aux  principes  de  la 
Constitution,  ce  serait  violer  la  propriété  ». 

Brissot,  dans  son  journal  le  Patriote  Français,  se  borna  à  quelques  décla- 
mations un  peu  vagues  et  à  des  assurances  optimistes.  Il  était  contrarié  par 
ces  troubles  économiques  qui  risquaient  de  couper  en  deux  la  grande  armée 
de  la  Révolution  au  moment  même  où  il  rêvait  de  la  jeter  sur  l'Europe.  Dans 
le  numéro  du  24  janvier,  il  fut  très  sévère  pour  les  accapareurs:  «  Sans  doute 
la  loi  doit  sa  protection  à  tout  citoyen  :  mais  tout  citoyen  ne  doit-il  pas  aussi 
son  tribut  de  patriotisme  ?  De  quel  œil  la  patrie  peut-elle  «envisager  des 
hommes  qui  spéculent  sur  la  misère  publique,  sur  la  baisse  du  change,  sur 
la  rareté  du  numéraire,  sur  le  haut  prix  des  denrées?  »  Mais  il  s'empressait, 
dans  le  numéro  du  26,  de  démontrer  que  la  crise  ne  serait  pas  durable,  que 
les  prix  tomberaient  nécessairement,  qu'il  fallait  arrêter  les  alarmes  et  répandre 
la  confiance. 

Le  journal  de  Prudhomme,  les  Révolutions  de  Paris,  s'applique  tout 
ensemble  à  justifier  le  peuple  et  à  le  calmer.  Sous  le  titre  :  «  Mouvements  du 
peuple  contre  les  accapareurs  »,  il  publia  un  grand  article  que  je  regrette  de 
ne  pouvoir  reproduire  en  entier,  mais  qui  est  un  document  social  très  impor- 
tant. Les  tendances  confuses  des  démocrates  révolutionnaires,  à  ce  moment, 
s'y  traduisent  dans  leur  complexité.  Tantôt  il  semble  non  seulement  justifier, 
mais  animer  le  peuple  :  c  Joseph-François  Delbé,  ou  ceux  auxquels  il  sert  de 
masque,  pour  se  venger  de  l'insurrection  de  ses  nègres  à  Saint-Domingue, 
veut  condamner  les  Parisiens  à  avoir  continuellement  sous  leurs  yeux  deux 
millions  de  sucre  et  à  s'en  passer  ;  mais  que  dirait-il  si  le  peuple,  le  prenant 
au  mot,  écrivait  sur  la  porte  de  ses  magasins,  ainsi  que  sur  celles  des  autres 
amas  de  comestibles,  méchamment  mis  hors  du  commerce  : 

Salus  pnpuli  suprema  lex  esto. 

Ue  par  le  peuple 
Deux  millions  de  sui  re  à  vendre 
A  30  sous  la  livre. 


lUl'k  HISTOIIIE    SOCIALISTE 

«  Car  il  faut  être  de  bon  comiile:  est-il  juste  qu'une  population  laborieuse 
et  indigente  de  600,000  âmes  se  prive  d'un  comestible  quelcoiiquo,  parce 
qu'il  plaira  à  une  douzaine  d'indiviilus  vindicatifs,  ou  rapaces,  de  fermer 
leurs  magasins  ou  de  centupler  leurt;  bénélices  t  Et  puisque  ces  proprié- 
taires se  mettent  sans  façon  au-dessus  des  règles  de  l'honnôlelô  et  des  prin- 
cipes de  l'humanilô,  peut-on  avoir  le  courage  de  faire  un  crime  au  peuple  de 
se  placer  un  moment  au-dessus  des  lois  impuissantes  de  la  société  civile  ?... 
Et  qui  mérite  plus  que  le  peuple,  plus  que  le  peuple  de  Paris,  tous  les 
égards,  tous  les  ménagements,  sinon  de  la  loi  qui  n'en  connaît  poinl,  du 
moins  de  ses  législateurs  et  des  magistrats?...  Il  a  tout  enduré  et  un  lui  fait 
un  crime  quand,  perdant  patience  un  moment,  il  se  porle  avec  quelque 
énergie  devant  plusieurs  de  ses  églises,  converties  en  magasins  de  sucre, 
dont  on  lui  surfait  le  prix  avec  une  impudence  rare.  Est-ce  donc  un  si  grand 
crime  que  de  se  porter  rue  des  Ecouffes,  au  Jeu  de  Paume,  ou  bien  du  côté 
de  la  Râpée?  après  qu'on  lui  a  dit  :  Bon  peuple  !  écoute  :  Dandré,  qui  t'a  fait 
payer  si  cber  la  justice  en  Provence  et  qui  a  vendu  la  conslilulion  au  château 
des  Tuileries,  fait  en  ce  moment  avec  l'or  de  la  liste  civile  de  grands  amas 
de  sucre,  de  compagnie  avec  Finol  et  Charlemagne,  aûn  d'épuiser  ta  bourse 
en  te  le  revendant. 

«  Les  Leleu  et  compagnie  qui  ne  te  sont  déjà  que  trop  connus,  proOlent  de 
ta  détresse  et  se  vengent  des  disgrâces  que  la  loi  vient  de  leur  faire  éprouver 
dans  leur  commerce  des  grains  et  farines,  en  emmagasinant  du  café  et  du 
sucre  dans  les  petites  écuries  du  roi,  et  chez  un  sieur  Bloque,  tenant  des 
voilures  de  deuil,  rue  Chapon  au  Marais  (ils  en  ont  pour  deux  années;  les 
registres  de  l'arairaulé  en  font  foi,  tu  peux  les  consulter)  et  aussi  dans  un 
autre  dépôt,  à  l'abbaye  Saint-Germain. 

«  Laborde  a  fait  un  emprunt  à  quatre  pour  cent  dans  les  mêmes  intentions  ; 
Cabanis,  négociant,  rue  du  Cimelière-Saint-Nicolas,  chez  un  chapelier;  Go- 
mard  et  les  frères  Duval,  rue  Saint-Martin,  et  beaucoup  d'autres  se  sont  ligués 
pour  te  revendre,  sans  pudeur,  une  denrée  à  laquelle  ils  savent  que  lu  es 
attaché,  et  s'applaudissent  de  servir  tout  à  la  fois  leurs  intérêts  et  ceux  de 
la  Cour,  où  ils  ont  des  complices.  » 

En  reporter  exact,  le  journaliste  des  Révolutions  rectifie  en  note  une 
erreur  de  détail  qu'il  vient  de  commettre.  «  C'est  à  tort  qu'on  a  répandu  qu'il 
y  avait  un  dépôt  de  sucre  dans  l'Abbaye  Saitit-Germain.  Nous  nous  sommes 
assuré  du  fait  par  nous-mêmes,  et  nous  pouvons  assurer  que  dans  un  immense 
magasin,  servant  jadis  de  cellier  à  la  maison,  et  loué  depuis  un  an  à 
M.  Laurent  de  Mézières  fils,  banquier  et  commissionnaire,  rue  Saint  Benoit, 
nous  n'avons  vu  que  deux  cent  quarante  pièces  de  vin,  cent  soixante-deux 
pipes  d'eau-de-vie,  cinquante  balles  de  soude,  et  quarante-un  millions  de 
calé,  appartenant  à  divers  négociants  de  Nantes  et  du  Havre,  dont  il  a  fait 
déclaration  à  la  Municipalité.  » 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1015 


Il  est  curieux  de  voir  la  bourgeoisie  révolutionnaire,  au  moment  même 
où  elle  installe  ses  marchandises  dans  les  locaux  d'éâise  et  dans  les  celliers 
des  moines,  enTm  sécularisés,  et  où  il  lui  paraît  sans  doute  qu'elle  accomplit 
ainsi  la  Révolution,  exposée  tout  à  coup  à  l'accusation  d'accaparement  et  aux 
colères  du  peuple.  La  Révolution  entrechoque  soudain  les  deux  forces  qui 
sont  en  tlle. 

Mais  les  démocrates  des  Révolutions  de  Paris,  tout  en  plaidant  ainsi  pour 
le  peuple,  l'avertissent  que  ces  accaparements  sont  un  plan  formé  par  ses 
ennemis  pour  l'irriter  et  le  porter  à  des  désordres  et  à  des  excès  qui  compro- 
metiraieiit  la  Révolution  elle-même.  Ils  l'adjurent  donc  de  ne  pas  tomber 
dans  le  piège  et  de  se  méfler  des  pillards  que  la  contre-révolution  mêle  aui 
rangs  du  peuple  pour  le  discréditer.  Visibieraent,  toute  la  bourgeoisie  rcvo- 
lulionnaiie,  même  la  plus  démocrate,  souffre  impatiemment  non  seulement 
ces>  limitations,  mais  ces  problèmes.  Sous  couleur  de  dénoncer  les  manœuvres 
des  eniicniis  du  peuple,  elle  immobilise  le  peuple  lui-même. 

«  Citoyens  !  voilà  comme  nous  sommos  traités  par  nos  ennemis  domes- 
tiques, envers  lesquels  nous  nous  montrons  encore  si  généreux.  Ils  ont  com- 
mencé par  accaparer  les  marchandises  fabriquées  contre  lesquelles  ihs  échan- 
geaient Irurs  assignats,  à  toute  perte,  pour  discréditer  le  papier  national  et 
pour  frapper  de  mort  le  commerce  en  paraissant  le  vivifier;  mais  ils  lui  enle- 
vaient sa  base,  en  ne  tenant  pas  compte  du  signe  de  la  fortune  publique. 
Cette  première  menée  «n'a  pas  fait  aux  patriotes  tout  le  maliqu'on  en  espé- 
rait. Les  manufactures  ne  purent  suffire  aux  demandes,  la  'main-d'œuvre 
augmenta  en  conséquence  dans  une  progression  rapide  ;  le  salaire  des  arti- 
sans s'i'deva  en  proportion  du  prix  des  choses  ouvragées  ;  l'industrie  du  moins 
prospérait  et  semblait  repousser  la  misère.  Ce  n'était  pas  là  le  compte  des 
iiilâmes  spéculateurs;  leur  intention  n'étant  pas  la  prospérité  publique,  ils 
changèrent  de  batterie  en  se  disant:  Accaparons  les  matières  premières  et 
faisons  en  sorte  que  le  fabric^tnt  ne  puisse  s'en  procurer  ni  pour  or,  ni  pour 
argent,  ni  pour  assignats;  du  moins,  établissons  un  taux  si  excessif  qu'on 
n'ose  plus  s'en  approcher,  qu'on  ne  puisse  plus  y  atteindre. 

«  Le  fabiicant,  déjà  grevé  par  le  prix  de  la  main-d'œuvre,  aimera  mieux 
rester  dans  l'inaction  que  de  faire  travailler  à  perte  ;  dès  lors,  il  congédiera 
ses  ouvriers.  Ceux-ci,  sans  besogne  et  sans  pain,  maudiront  une  révolution 
qui  les  réiluit  à  l'indigence  et  leur  obstrue  tous  tes  débouchés  de  l'industrie; 
ils  regretteront  les  nobles quiles  faisaient  vivre, les  riches  qui  leur  donnaient 
de  remploi. 

«  Fui~oiis  que  fous  quinze  jours  il  n'y  ait  aucune  fabrique  en  activité, 
faute  de  matières  premières  ;  accapa-i-ons  jusqu'au  papier,  aux  ardoises  et  aux 
éiiid^'les;  à  cette  calamité  j'iigtioiis-en  une  qui  louche  encore  de  plus  près  le 
peu'le:  enima-'asioons  les  denrées  superflues  d'abord,  mais  que  le  luxe 
d'autrefois  a  rendues  aujourd'hui  de  première  nécessité.  La  révolution  des 


1016  HISTOIIIE    SOCIALISTE 

colonies  nous  en  donne  un  beau  prétexte.  La  loi  est  là  toute  prêle  à  protéger 
les  accaparements  et  à  défendre  les  accapareurs;  et  le  peuple  en  viendrai 
maudire  une  loi  qui  lui  défend  de  toucher  à  des  denrées  dont  il  ne  peut  se 
passer  :  il  maudira  les  législateurs.  » 

Il  est  bien  clair  que  là  où  le  journal  de  Prudhomme  dénonce  un  plan  de 
contre-révolution  il  n'y  a  que  l'effet  naturel  des  intérêts  privés  dans  les  comli' 
tions  nouvelles  créées  parla  Révolution.  La  liberté  absolue  du  commerce  el 
de  l'industrie  que  n'arrêtait  plus  aucune  gêne  corporative  et  la  disponibilité 
d'une  masse  énorme  de  monnaie  de  papier  incitaient  la  bourgeoisie  révolution- 
naire, animée  d'ailleurs  par  le  feu  des  événements,  à  rnuUiplier,  à  agrandir  ses 
opérations.  De  là  la  constitution  de  vastes  magasins  :  de  là  des  commandes 
importantes  aux  manufactures;  et  il  est  bien  clair  que  dès  que  les  manufac- 
tures accroissaient  leur  production,  la  pensée  devait  venir  soit  aux  manufac- 
turiers eux-mêmes,  soit  aux  spéculateurs  de  s'approvisionner  largement  des 
matières  premières  nécessaires  à  l'industrie;  le  prix  de  celles-ci  montait 
conséquemment;  et  la  production  manufacturière  se  trouvait  ainsi  soumise  à 
deux  forces  opposées,  une  force  d'impulsion  et  une  force  d'inhibition. 
L'abondance  des  assignats  agissait  comme  un  aiguillon;  la  cherté  des 
matières  premières  agissait  comme  un  frein.  L'interprétation  tendancieuse 
des  phénomènes  économiques  n'a  donc  aucune  valeur,  mais  il  y  a  intérêt  à 
retenir  de  l'ariicle,  d'abord,  comme  nous  l'avons  souvent  démontré  par  des 
témoignages  décisifs,  qu'il  y  avait  à  cette  époque  une  grande  activité  indus- 
trielle, et  ensuite  que  le  conflit  naissant  entre  la  bourgeoisie  et  le  peuple 
n'était  pas  précisément  un  conflit  entre  ouvriers  et  patrons. 

Ce  conflit,  nous  l'avons  vu  en  juin  1791  à  propos  de  la  grande  grève  des 
charpentiers,  qui  s'étendit  à  presque  toute  la  France.  Mais  en  général,  les 
crises  sociales  de  la  Révolution  ayant  été  surtout  des  crises  de  subsistances, 
c'est  bien  plutôt  entre  la  bourgeoisie  commerçante  et  l'ensemble  du  peuple, 
y  compris  les  artisans  et  une  partie  des  fabricants,  que  se  produisait  le  choc.  A. 
cette  date,  les  prolétaires  ne  formulent  aucune  plainte  contre  les  industriels, 
contre  les  fabricants  ;  il  semble  que  ceux-ci  ont  su  adapter  le  prix  delà  main- 
d'œuvre,  le  salaire,  au  cours  des  denrées;  et  l'activité  même  de  la  production, 
qui  rendait  nécessaire  une  grande  quantité  de  main-d'œuvre,  obligeait  les 
manufacturiers  à  traiter  raisonnablement  les  ouvriers.  En  fait,  dans  cette 
période,  ouvriers  et  fabricants  semblent  avoir  les  mêmes  intérêts  et  les  mêmes 
«nnemis;  tandis  que  les  «  monopoleurs  »,  les  «  accapareurs  »  aifligent  et 
pressurent  les  ouvriers,  en  élevant  le  prix  des  denrées,  ils  affligent  et  gênent 
les  fabricants  en  élevant  le  prix  de  la  matière  première.  Il  était  d'ailleurs 
moins  facile  de  concentrer  l'industrie  que  de  concentrer  le  commerce,  de 
créer  soudain  de  grandes  manufactures  ou  usines  que  de  créer  de  grands 
magasins.  Ainsi  c'est  surtout  dans  l'ordre  commercial,  et  beaucoup  moins 
dans  l'ordre  industriel,  que  se  manifestait  l'action  capitaliste,  surexcitée  par 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1017 


kl  liberté  absolue  et  p:ir  l'abondance  de  la  monnaie  de  papier.  11  plaisait  au 


n 


^    /^^^/cV     /-^Jj 


E.  Clatière. 
(D'après  ane  eslarapo  du  Musée  Carnavalet). 


journal  de  Prudhomnie  de  voir  un  complot  dans  ces  phénomènes  économiques 
qui  dérivaient  de  la  nature  même  des  choses  et  des  institutions  nouvelles. 

LIV.   128.   —  HISTOIRE    SOCIALISTE.  LIV.    128 


1018  HlSTÛlIlK     SOniALISTK 


Peiit-ôlre  ù  vrai  dire,  les  démocrates  bourgeois  ne  se  rendaient-il^comple 
qu'à  demi  des  inéviubles  effets  capitalistes  de  la.  llévulutiou.  Peul-ôire  aussi, 
la  joie  des  contre-révolutionnaires,  qui  espéraient  bien  tirer  parti  de  ces 
agitations,  leur  suggérai  l-elle  l'idée  qu'ils  en  étaient  les  seuls  artisans.  11  si^  p'Ut 
d'aillenrstrès  bien  que  des  hommes  stipendiés  par  laconlre-révolulion  f  i-~ont 
mêlés  aux  mouvements  pt)pulaires-  «  Si  le  peuple  a  tait  porter  son  ressen- 
timent sur  les  marchands  délailleurs  il  a  commis  un  ilélit  grive  et  une 
injustice  criante;  mais  ce  n'est  pas  le  vrai  peuple  qui  sest  oublié  à  ce  point; 
ce  n'est  pas  lui  qui  s'est  fait  délivrer  le  sucre,  par  pains,  à  20  et  25  sous  la 
livre.  Le  peuple  est  trop  pauvre  pour  faire  de  telles  acquisitions,  ce  sotit  les 
riches,  ce  sont  les  ministériels  (le  ministère  en  janvier  est  royaliste  et  feuil- 
lant) les  amis  de  la  Cour,  les  amis  des  blancs,  les  correspondants  des  émigrés 
qui  ont  endoctriné  de  mauvais  sujets  pour  soulever  le  peuple,  pour  amener 
ime  révolte,  un  commencement  de  contre-révolution  et  pour  faire  dire,  en  mon- 
trant des  pains  de  sucre  tout  entiers  achetés  par  violence  à  20  sous  la  livre,  qu'il 
n'y  a  plus  de  sûreté  dans  Paris  pour  les  gros  négociants,  ainsi  que  pour  les 
détaillants,  que  les  propriétés  sont  violées,  que  la  liberté  du  commerce  était 
nulle,  et  que  Paris  ne  deviendra  jamais  un  entrepôt  digne  de  rivaliser  avec 
Amsterdam  si  on  n'y  respecte  pas  les  variations  du  prix  des  marchandises.  » 

Ainsi,  malgré  les  grandes  colères  contre  la  spéculation,  c'est  encore  à  la 
liberté  absolue  du  commerce  que  concluait  le  journal  de  Prudhomme  comme 
Ducos:  et  la  première  phrase  de  l'article  indiquait  nettement  qu'il  n'y  avait 
pas  lieu  de  recourir  à  la  loi:  «  11  se  commet  actuellement  à  Paris  et  dans  les 
principales  villes  de  plusieurs  départements  un  délit  national,  un  grand  délit, 
et  coptre  lequel  cependant  la  loi  ne  peut  ni  ne  doit  prononcer.  » 

En  fait,  cette  politique  u'attente,  de  manifestations  oratoires  et  d'inaction 
légale  à  l'égard  de  la  spéculation  ou  accaparement  ou  même  de  la  hausse 
naturelle  des  denrées  était  possible  en  1792;  car  s'il  y  avait  alors  un  état  éco- 
nomique un  peu  excité  et  instable,  il  n'y  avait  ni  souffrance  aiguë,  ni  per- 
turbation profonde. 

L'assignat,  qui  portait  la  Révolution,  n'était  pas  sérieusement  ébranlé;  et 
son  crédit  paraissait  suffire  même  à  de  nouvelles  et  vastes  émissions.  Pour- 
tant, en  ce  crédit  de  l'assignat,  quelques  points  noirs  commençaient  à  appa- 
raître. La  situation  budgétaire  n'était  pas  bonne.  Le  budget  de  la  Révolution 
dans  les  années  1791  et  1792  s'élevait,  en  moyenne  à  700  millions  par  an.  Or  si 
les  dépenses  s'élevaient  réellement  à  ce  chiffre,  il  s'en  faut  que  les  recettes,  les 
«  rentrées  «,  fussent  égales;  les  impositions  de  l'ancien  régime  avaient  été 
abolies,  et  les  impositions  nouvelles,  impôt  foncier,  contribution  personnelle 
mobilière,  calculée,  suivant  un  tarif  assez  compliqué,  d'après  la  valeur  loca- 
tive  de  rajtpartement  occupé  par  les  citoyens,  n'avaient  pas  encore  sérieuse- 
ment fonctionné.  Les  administrations  des  déparlements,  des  districts,  des 
communes  étaient  en  retard  pour  la  répartitien  de  l'impôt,  pour  la  confec- 


HISTOIRE    SOCJALISTE  1019 

tion  des  rôles;  et  malgré  l'effort  des  sociétés  patriotiques,  de  sourdes  résis- 
tances contre-révolutionnaires  paralysaient  en  plus  d'un  point  le  service 
fiscal.  Quand  la  Législative  délîuta,  elle  dut  conslaler  que  les  années  1790  et 
1791  laissait  un  arriéré  de  700  millions;  la  moitié  de  l'impôt  seulement  était 
rentrée.  Et  naturellement,  il  fallait  faire  face  à  ce  déficit  par  les  assignats. 
Créés  pour  parer  à  des  besoins  extraordinaires,  au  paiement  des  dettes 
effroyables  de  l'ancien  régime,  au  remboursement  des  offices,  ils  semblaient 
destinés  en  outre  à  porter  le  poids  des  dépenses  ordinaires  de  la  Révolution. 
Ce  fardeau  aurait  écrasé  le  crédit  de  l'assignat;  mais  les  révolutionnaires 
espéraient  (et  sans  la  guerre  leur  espoir  eût  été  réalisé)  que  l'ordre  fiscal 
nouveau  ne  tarderait  pas  à  s'établir  et  que  les  rentrées  pleines  suffiraient 
aux  dépenses.  Il  y  avait  néanmoins  à  cet  égard  quelque  inquiétude  et  quelque 
malaise. 

En  second  lieu  le  rapport  de  l'assignat  à  son  gage  territorial  restait  assez 
mal  défini.  Ce  qui  faisait  la  valeur  et  la  solidité  de  l'assignat,  c'est  qu'il  était 
hypothéqué  sur  les  biens  nationaux;  les  assignats  étant  admis  au  payement 
des  biens  d'Église  mis  en  vente,  il  est  clair  que  les  assignats  devaient  garder 
leur  crédit  tant  que  la  valeur  des  biens  à  vendre  serait  manifestement  su- 
périeure au  chiffre  des  assignats  émis.  Or  l'écart  était,  encore  très  grand. 
Tandis  que  le  rapporteur  de  l'ancien  Comité  des  finances  de-  la  Constituante, 
M.  de  Montesquieu,  dans  un  mémoire  communiqué  à  la  Législative,  évaluait  à 
3  milliards  200  millions  l'ensemble  des  biens  vendus  ou  à  vendre,  et  que 
Cambon  semblait  adopter  à  peu  près  ce  chiffre,  c'est  seulement  à  1,300  mil- 
lions que  s'élevaient  les  émissions  d'assignats  votées  par  la  Gonstiluante. 
Non  seulement  le  gage  territorial  de  l'assignat  était  donc  à  cette  date  plus  que 
suffisant  et  surabondant,  mais  le  gage  se  réalisait  vite.  Les  ventes  connues 
à  la  fin  de  1791  s'élevaient  à  903  millions;  et  comme  114  districts  n'avaient 
pas  encore  envoyé  leurs  relevés,  c'est  à  1,500  millions  qu'ilconvenait  d'éva- 
luer dès  celte  date  l'ensemble  des  ventes  faites.  Par  conséquent  il  était  cer- 
tain que  d'échéance  en  échéance  les  assignats,  servant  au  paiement  des 
domaines  acquis,  allaient  rentrer  à  la  Caisse  de  rextraoï-dinaire.  Ils  y  étaient 
brûlés  à  mesure  qu'ils  revenaient,  et  ainsi  le  poids  de  l'émission  était  énor- 
mément allégé. 

Mais  le  fonctionnement  de  ce  mécanisme  avait  quelque  chose  d'in- 
certain. Le  paiement  des  biens  acquis  se  faisait  par  annuités  :  parmi  les  ache- 
teurs, les  uns  se  libéraient  avant  terme:  les  autres  profit  lient  jusqu'au  bout 
des  délais  accordés  par  la  loi;  en  sorte  que  la  rentrée  et  le  brùlement  des  as- 
signats suivaient  une  marche  irrégulière  et  tandis  que  les  émisions  nou- 
velles jetaient  les  assignats  par  coups  décent  millions  ou  même  dp  plusieurs 
centaines  de  millions  sur  le  marché,  c'est  d'un  mouvement  traînait!  et  inter- 
mittent que  les  assignats  revenaient.  Or,  plus  était  grand  riiilervalle  de 
temps  qui  séparait  le  moment  où  l'assignat   était   émis  du  moment  oîi  il 


1020  HISTOIRE     SOCIALISTE 


rentrait  pour  être  brûlé  après  avoir  acquitté  le  prix  des  biens  nationaux,  plus 
il  y  avait  de  chance  pour  que  l'imprévu  des  événements  vînt  troubler  ce  mé- 
canisme. 

On  pouvait  craindre  par  exemple  que  la  Révolution,  acculée  par  la 
guerre  à  des  dépenses  exceptionnelles,  cessât  de  brûler  les  assignats  qui  fai- 
saient retour  ;  et  malgré  toutes  les  précautions  prises  pour  donner  à  ce  brû- 
lement  forme  authentique,  jamais  la  Révolution  ne  parvint  à  persuader  à 
tout  le  pays  que  les  assignats  étaient  détruits  à  mesure  qu'ils  rentraient  à  la 
Gaissederexlraordinaire:  aussi  on  pouvait  craindre  unesurchargedel'émission. 
D'ailleurs,  il  était  impossible  d'adapter  exactement  le  chiffre  des  assignats 
émis  à  la  valeur  un  peu  incertaine  des  biens  mis  en  vente,  et  il  était  certain 
que  des  assignats  resteraient  en  circulation  quand  tous  les  biens  seraient  déjà 
vendus. 

On  n'aurait  pu  en  effet  les  retirer  brusquement  sans  enlever  au  pays  des 
moyens  d'échange  dont  il  avait  un  besoin  absolu.  Mais  il  fallait  ainsi  prévoir 
au  bout  de  la  grande  opération  des  ventes  toute  une  période  où  les  assignat?, 
ceux  du  moins  qui  ne  seraient  pas  encore  rentrés,  ne  porteraient  plus  sur  un 
gage  territorial.  Montesquiou  montrait  avec  raison  que  cette  hypothèse 
n'avait  rien  de  redoutable;  il  prévoyait  (si  rémission  ne  dépassait  pas  le 
chiffre  flxé  par  la  Constituante)  qu'en  1799  il  ne  resterait  plus  que  400  ou  500 
millions  d'assignats  en  circulation.  Et  il  ajoutait  :  «  C'est  à  cette  époque  que, 
peut-être,  on  sentirait  la  nécessité  de  ne  pas  priver  la  circulation  du  royaume 
d'une  monnaie  fictive  qui,  réduite  h  une  juste  proportion,  serait  très  utile  et 
ne  pourrait  plus  nuire. 

«  L'établissement  d'une  banque  nationale  qui  absorberait  alors  le  reste 
des  assignats  et  qui  y  substituerait  des  billets  payables  à  vue  assurerait  dans 
l'année  I  SOO  le  terme  absolu  de  l'opération.  »  Il  n'y  en  avait  pas  moins  dans 
le  jeu  des  émissions  et  des  rentrées  d'assignats  quelque  chose  d'un  peu  indé- 
terminé et  flottant  qui  pouvait  diminuer  le  crédit  de  l'assignat. 

Mais  un  autre  péril  le  menaçait  :  L'Assemblée  constituante  avait  ordonné 
la  liquidation  des  offlces  supprimés.  Cette  opération  était  nécessairement  un 
peu  lente  :  et  pour  ne  pas  priver  trop  longtemps  les  propriétaires  de  ces  offices 
du  capital  de  leur  charge,  elle  avait  décidé  qu'ils  recevraient  une  reconnais- 
sance provisoire,  qui  leur  permettrait  d'acheter  des  biens  nationaux.  Le  di- 
recteur du  service  de  la  liquidation,  Dufresne  Saint-Léon,  signale  le  danger 
à  la  Législative  dans  un  important  mémoire  du  9  décembre  :  a  Les  proprié- 
taires d'offices  supprimés  ont  le  droit  de  me  demander  des  reconnaissances 
provisoires,  susceptibles  d'être  admises  en  payement  de  domaines  nationaux 
jusqu'à  concurrence  de  la  moitié  de  la  finance  présumée  de  leurs  offices  non 
liquidés. 

«  Ce  n'est  pas  sans  scrupule  que  j'ai  obéi  à  la  loi  à  cet  égard  parce  que 
j'ai  toujours  considéré  cette  opération  comme  une  création  d'assignats  qui, 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


i021 


bien  qu'ordonnée  par  la  loi  et  rendue  publique  tous  1er  mois  dans  les  comptes 
de  la  Caisse  de  l'extraordinaire  n'est  pas  aussi  immédiatement  sous  les  yeux 
du  peuple.  » 

Ainsi  il  y  avait  par  là  une  sorte  d'émission  quasi  occulte  d'assignats  s'a- 
joutant  à  l'émission  publique,  et  ces  reconnaissances  qui,  dans  le  payement 
des  biens  nationaux,  étaient  admises  comme  les  assignats,  faisaient  concur- 
rence à  ceux-ci,  et  en  diminuant  la  valeur  de  leur  gage  risquaient  d'en  amoin- 
drir le  crédit.  Or,  c'est  sur  de  gros  chiffres  que  portait  cette  liquidation, 
12.000  offices  avaient  été  supprimés  ;  les  liquidations  déjà  faites  s'élevaient  à 
318.856.000  livres,  et  le  commissaire  liquidateur,  Dufresne  Saint-Léon  éva- 


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BlLi.ET   DE   Cn»Q   LIVRES    DE   LA    CaISSB   PATRIOTIQUE. 

(D'ftprôs  on  document  da  Musée  Carnavalet). 


luait  à  800  millions  la  liquidation  totale  des  offices.  De  là  pouvaient  naître 
obscurément  sous  forme  de  reconnaissances  provisoires,  d'innombrables 
assignats. 

Au  demeurant,  comme  c'est  surtout  au  paiement  de  la  dette  exigible 
que  la  Révolution,  soucieuse  avant  tout  d'éviter  la  banqueroute,  avait  destiné 
les  assignats,  l'indétermination  oïl  était  encore  la  dette  exigible  elle-même 
frappait  aussi  les  assignats. 

L'habile  financier  Clavière,  qui  avait  travaillé  avec  Mirabeau  et  qui  était 
très  dépité  de  n'avoir  pas  été  élu  à  l'Assemblée  législative,  demanda  à  être 
admis  à  la  barre  pour  signaler  le  péril  où  cet  état  incertain  de  la  dette  mettait 
le  crédit  des  assignats.  Il  affirma  avec  force  que  beaucoup  de  prétendues 
créances  étaient  véreuses  ou  suspectes,  qu'une  liquidation  hâtive  et  désor- 
donnée consacrait  bien  des  fraudes,  et  il  demanda  que  la  liquidation  et  le 
payement  de  ces  créances  fussent  suspendus  jusqu'à  ce  qu'Un  examen  étendu 
et  profond  ait  permis  de  fixer  l'ensemble  de  la  dette  et  d'en  vérifier  le  détail. 


1022  HISTOIRE    SOCIALISTE 


Conlinuer  ces  paiements  avant  d'avoir  loiil  contrôlé,  celait  s'exposer  à  ar- 
croîlre  lous  les  jours  l'émission  des  a^sl.^'rlat■;. 

Glavière  était  dès  ce  luonienl  le  financier  de  la  Gironde.  Lui-mf-me  avait 
été  mêlé  à  bien  des  spéculations:  il  avait  été  accusé  jadis  de  s'être  serxi  de 
la  plume  de  Mirabeau  pour  amener  une  baisse  des  actions  de  la  Compnçnie 
des  Eaux,  et  sa  proposition,  si  elle  était  calculée  pour  soulager  le  CTédii  de  la 
Révolution  et  la  charge  des  assignats,  pouvait  l'avoir  été  aussi  pour  déler.à- 
ner  une  baisse  subite  de  tous  les  titres  soumis  à  liquidation.  Vergniau'l,  qui 
présidait  ce  jour-là  (5  novembre),  loua  «  son  génie  ».  11  y  avait  en  eiïel  dans  sa 
conception  quelque  chose  de  hardi  et  de  ])0pulaire.  Elle  menaçait  surtout  les 
privilégiés  d'ancien  régime,  les  porteurs  de  créances  suspectes,  les  détenteurs 
d'ollices  immoraux  que  la  Cour  avait  prodigués.  Elle  fermait  ou  semblait 
fermer  selon  l'expression  de  Glavière  lui-tuême,  «  la  tranchée  qui  menaçait 
le  gage  des  assignats  »,  pnr  la  concurrence  des  reconnaissances  de  liqui'lation. 
Enfin,  comme  Glavière,  après  avoir  ainsi  préservé  le  crédit  de  l'assignat,  de- 
mandait la  création  de  coupons  d'assignats  de  10  sous,  c'est-à-ii ire  la  création 
d'une  monnaie  de  papier  commode  au  peuple,  le  succès  de  sa  proposition  fut 
très  vif  un  moment  dans  le  parti  populaire. 

Et  Brissot,  en  décembre,  s'eriga^^ea  à  fond  dans  le  même  sens.  .Mais  l'As- 
semblée résistait.  Elle  était  troublée  par  les  réclamations  violentes  de  tous  les 
porteurs  de  titres,  et  elle  craignait  que  le  mot  de  suspension  de  paiement  ne 
fût  interprété  par  le  pays  dans  le  sens  d'une  banqueroute  :  les  formidables 
paroles  de  Mirabeau  retentissaient  dans  les  mémoires,  et  la  Législative,  par 
une  motion  solennelle  et  presque  unanime,  repoussa  toute  su>pension,  tout 
ajournement  de  paiement  comme  contraire  à  là  foi  publique.  C'était  s'obliner 
par  là  même  à  dépasser  tout  de  suite  le  chifl're  d'émission  d'assignats  fixé  par 
la  Constituante. 

Gambon  qui  avait  conquis  d'emblée  une  autorité  éminentc  dans  l'As- 
semblée 1  ar  la  clarté  de  son  esprit,  la  vigueur  de  son  caractère  et  l'iranjcn- 
silé  de  son  labeur,  était  dèslors  comme  le  chien  de  garde  grondeur  qui  veillait 
sur  le  crédit  de  la  Révolution.  Lui  aussi,  il  avait  accueilli  avec  quelque  co  u- 
plaisauce  secrète  la  motion  de  Glavière;  il  aurait  voulu  la  pleine  lumière 
dans  les  finances  révolutionnaires  avant  qu'un  seul  assignat  nouveau  lûl 
émis.  Mais  le  sentiment  véhément  de  l'Assemblée  contre  toute  suspension 
des  paiements  l'averlit  de  chercher  des  combinaisons  plus  modérées.  11  pro- 
posa à  la  Légi.-ilative  le  24  novembre  d'assigner  à  tous  les  créanciers  un  délai 
pour  produire  leurs  titres:  passé  ce  délai,  leur  dette  cesserait  d'être  «  exi- 
gible »  ;  elle  ne  serait  point  annulée:  mais  elle  serait  consolidée  en  dette 
perpétuelle,  et  la  nation  n'aurait  plus  qu'à  servir  tes  intérêts  sans  être  obligée 
d'en  rembourser  le  capital  en  assignats. 

Mais  si  lous  ces  eiforts  et  de  Glavière  et  de  Brissot  et  de  Carobon  lui- 
môme  témoignent  qu'à  celle  date  les  hommes  prévoyants  se  préoccupaienl  de 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1023 

limiter  l'émission,  et  de  prévenir  la  déprécialioa  de  rar.sitrnat,  ils  ne  dispen- 
sèrf  ni  pas  la  Révolution,  dont  les  besoins  étaient  immenses,  de  dépasser  dès 
la  fin  de  1791  la  ligne  marquée  par  la  Constituante.  El  malgré  une  ré>istance 
su[>ré(iie  de  Carabon,  demandant  que  l'on  ne  procédât  au  remboursement  des 
cré.uires  q-.e  par  numéro,  au  fur  et  à  mesure  que  des  assignats  rentreraient 
à  la  Caisse  connue  prix  des  biens  nationaux,  la  Législative  rendit  le  17  dé- 
ceiiiiirt'  le  décret  suivant  : 

«  La  somme  d'assignats  à  mettre  en  circulation  qui  d'après  le  décret  du 
i"  novembre  dernier  e>l  fixée  à  1.400  millions  sera  portée  à  1  600  millions.  » 
La  Constituante  avait  liéjà  forcé  elle-mihne  le  chiffre  qu'elle  avait  fixé  d'aborii: 
elle  avait  prévu  une  émission  supplémentaire  de  100  millions  en  assignats  de 
5  livres  j  en  quelques  mois  la  Législative  poussait  jusqu'au  chiffre  de  1.600 
millions. 

L'Assemblée  se  préoccupait  en  môme  temps  de  créer  ou  de  multiplier 
les  petits  coupons.  L'Assemldée  constituante  avait  créé  presque  exclu.>ive- 
ment  de  gros  assignats,  de  2.000,  1.000,  200,  50  livres.  Ainsi,  pour  les  petites 
Irai  sactions,  pour  le  paiement  des  salaires,  pour  le  commerce  de  détail,  la 
monnaie  de  papier  manquait. 

La  Constituante  décida  en  mai  que  100  millions  d'assignats  de  5  livres 
seraient  créés  et  remplaceraient  100  raillions  de  gros  assignats.  Mais  c  était 
bien  peu  de  chose:  ces  cent  millions  furent  absorbés  presque  imniédiatcment 
par  les  administrations  publiques  qui  en  avaient  besoin  pour  payer  les 
prêtres,  les  officiers,  les  soldats  ;  et  bien  qu'ils  pussent  ensuite  se  répandre 
dans  le  pays,  la  plupart  des  départements  en  étaient  démunis.  L'Assemblée 
législative  voulut  remédier  énergiquement  à  ce  mal.  Elle  considéra  qu'elle 
devait  a^ir  avec  l'assignat  comme  s'il  était  la  seule  monnaie,  et  le  propor- 
tionner par  conséquent  à  tout  le  détail  des  échanges.  Elle  adopta  la  formule 
de  Camlion  «  que  les  assignats  de  petite  valeur  soient  aussi  multipliés  que 
l'était  le  numéraire  métallique  ».  Elle  applaudit  Merlin  disant  qu'il  fallait 
faire  «  évanouir  la  magie  de  For  et  de  l'argent.  »  Et  elle  décréta  le  23  dé- 
cembre que  dans  l'émission  des  assignats  nouveaux  100  millions  seraient  de 
50  sous,  100  millions  de  25  sous  et  100  millions  de  10  sous. 

Par  ces  petites  coupures  des  assignats,  répondant  à  toutes  les  ramifica- 
tions des  échanges,  la  Révolution  entrait  enfin  dans  tout  le  réseau  de  la  cir- 
culation et  de  la  vie  économique,  dans  les  veinules  et  les  artérioles  et  dans 
tout  le  système  capillaire.  C'était  la  prise  de  possession  entière,  profonde, 
de  la  vie  sociale,  par  le  signe  révolutionnaire,  par  l'assignat. 

Quels  étaient,  au  commencement  de  1792  les  effets  de  .celte  masse  d'as- 
si^Miats,  ainsi  accrue  tout  ensemble  et  divisée,  sur  le  mouvement  économique 
et  social  ?  La  question  a  des  aspects  multiples,  et  il  faudrait  analyser:  1°  les 
rapports  des  assignats  avec  les  valeurs  étrangères;  2"  les  rapports  des  diverses 
catégories   d'assignats    entre  elles;    3°  les   rapports   des  assignats    avec  la 


1024 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


monnaie  ruélallique  ;  4' leurs  rapports  avec  le  prix  des  denrées  el  des  matières 
premières  de  l'industrie;  puis,  après  ce  travail  d'analyse,  combiner  tous  ces 
rapports  et  en  suivre  les  effets  sur  l'ensemble  de  la  production  et  des 
échanges  et  sur  les  rapports  des  classes.  Dans  cette  étude  forcément  rapide 
je  Depuis  qu'indiquer  la  méthode  et  marquer  quelques  grands  traits. 

Quand  on  parle  de  la  dépréciation  des  assignats  à  telle  ou  telle  période 
de  la  Révolution,  on  se  sert  d'une  expression  beaucoup  trop  générale,  et  qui, 


Billets  de  la  Maison  db  Secooks. 
CD'après  ud  document  du  Musée  Carnavalet.) 


dans  cette  généralité,  n'a  même  pas  de  sens;  car  le  degré  de  dépréciation 
était  très  différent  selon  que  l'on  comparait  l'assignat  à  telle  ou  telle  valeur. 

Ainsi,  à  la  fin  de  1791  et  au  commencement  de  1792,  l'assignat  perd,  par 
rapport  à  la  monnaie  métallique  française,  ou  plus  précisément,  il  perd  à 
Paris,  par  rapport  aux  écus,  20  O/q.  C'est,  bien  entendu,  un  chiffre  moyen,  car 
ces  rapports  de  valeur  variaient  tous  les  jours. 

Mais  nous  savons,  par  le  comité  des  Finances,  qu'à  cette  date,  quand  le 
service  de  la  Trésorerie  avait  de  petits  paiements  à  faire,  et  que,  n'ayant 
point  d'assignats  de  5  livres,  il  était  obligé  d'acheter  des  écus  avec  de  gros 
assignats,  il  perdait  20  O/o  :  il  était  obligé  de  donner  120  livres  en  assignats 
pour  avoir  100  livres  en  écus. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


1025 


La  dépréciation  est  déjà  forte,  et  elle  s'accentuera  bieiilôL;  mnis  elle 
n'inquiétait  pas  les  conleniporains  aulo.nt  que  nous  pourrions  l'imaginer, 
car  d'abord  l'assi^inat  ira\ail  jamais  été  au  pair  :  il  avait  toujours  perdu  au 
moins  7  à  8  O/o  ;  la  monnaie  métnlli  iu'î,  devenue  assez  rare  pour  des  causes 


t^%ï- 


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Grande  Joie 


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PERE  DUGHESNE' 

■  •;)  C-  .1.1,,    ni  ..n.i  ^  au  rioi,    pj'ii    'i,e  reiiiercier 

d'sv.iir  fΣ|ftc  la  cnrrfiih,- v;'.     -  Képcnfc  c!a 

■.'çre    Diiii  '        .     runicile  qt:'il 

'■■-'.:  1  !.•!:{-, 'd'ctrc  !:;it;c  niaNar;a,i,&  detbutre 

le  îouf  i  ;ous  1;  i-  bo'.H.TL's  O.ii  la  irjhiront. 


o 


,  fi  copte:!,  que 
,1  !  ,  j  irtll  finii^,  li  çpnl- 


77 


Paob  du  Journal  du  Pèrb  Duchesn». 
(Uapres  uo  documeoi  du  Mu^cu  i;ariiu\:iki. ) 

mulli|iles,    apparaissait  presque  comme   un  objet  de  luxe,  et  il   ?erablait 
naturel  de  payer  une  prime  pour  se  la  procurer. 

Mais  tandis  que  l'assignat  ne  per  lait  que  20  O/o  sur  la  monnaie  méUUique 
française,  il  perdait,  à  cette  dato,  50  O/o  sur  les  valeurs  étran?:éres.  Pour  se 
procurer  des  monnaies  ou  des  biliets  d'Aile  pagne,  de  Hollande,  de  Suisse, 
d'Angleterre,  ou  pour  acheter  des  lettres  de  change  payables  à   L'^ndres,  à 

UV.   J29.  —  BISTOIRE  SOCIAUSTB.  LIV     129. 


<02a  HISTOIRE    SOCIALISTE 

AmslerdcTii,  à  Genève,  à  liainhourg,  il  fallait  échanger  150  livres  d'aysin'iials 
contre  100  livres  en  valeurs  étrangères.  Ou  bien,  à  prendre  les  choses  par 
l'autre  bout,  ks  étranger?,  avec  100  livres  de  leurs  valeurs  à  eux,  se  pro- 
curaient en  France  150  livres  en  assignais. 

D'où  vient  celle  extraordinaire  baisse  des  changes  étrangers,  une  des 
plus  fortes  que  puisse  subir  un  pays?  D'habitude,  cette  baisse  du  change 
révèle,  dans  le  pays  au  détriment  duquel  elle  se  produit,  un  état  inquiétant 
de  langueur  ou  de  crise.  Lorsque  la  production  y  est  très  faible,  lorsque  ce 
pays  est  obligé  d'acheter  à  l'étranger  beaucoup  plus  qu'il  ne  peut  lui  vendre, 
il  ne  peut  layer  avec  des  produits  nationaux  fes  produits  étrangers;  il  est 
donc  obligé  d'acheter  des  valeurs  étrangères  pour  payer  ces  produits  étran- 
gers, et,  par  suite,  il  esl  oblige  de  payer  cher  ces  valeurs  étrangères. 

De  là  rupture  d'équilibre  entre  les  valeurs  du  pays  qui  vend  peu  et 
achète  beaucoup  et  les  valeurs  de  l'autre  pays  qui  vend  plus  qu'il  n'achète. 

Ou  encore  lorsqu'un  pays,  manquant  de  capitaux,  ne  peut  développer 
ses  entreprises  intérieures  qu'au  moyen  de  capitaux  étrangers,  il  est  obligé, 
pour  le  service  des  intérêts,  de  faire  de  nombreux  paiements  à  l'étranger. 
De  là  aussi,  pour  lui,  baisse  du  change. 

Ou  encore,  quar.d  les  affaires  d'un  pays  sont  mal  conduites,  quand  ses 
finances  sont  obérées,  quand  ses  entreprises  industrielles  sont  incertaines 
et  téméraires,  quand  une  catastrophe  financière  ou  commerciale  peut 
atteindre  le  crédit  de  toutes  les  valeurs  nationales,  il  est  naturel  que 
l'étranger  n'achète  qu'à  bas  prix  ces  valeurs  tremblantes,  et  qu'il  ne  les 
reçoive  en  paiement  qu'en  leur  faisant  subir  une  déduction  qui  couvre  ses 
risques.  De  toute  façon,  la  baisse  persistante  des  changes  étrangers  est  un 
indice  de  malaise,  de  croissante  anémie  et  de  déséquilibre. 

Et  si  nous  appliquions  cette  règle  à  la  Révolution,  il  faudrait  conclure 
que  fétat  économique  de  la  France,  en  1792,  était  singulièrement  inquiétant. 
Mais  précisément,  il  n'est  pas  possible  d'appliquer  à  on  pays  en  révolution 
une  régie  qui  ne  convient  qu'aux  périodes  normales. 

A  coup  sûr,  plusieurs  causes  réellement  déprimantes  agissaient,  à  cette 
date,  sur  le  cours  des  changes.  D'abord,  l'éno^rme  déficit  de  la  récolte,  en 
17S9,  avait  déterminé  une  grande  exportation  de  notre  numéraire  à 
l'étrangiT.  En  second  lieu,  les  médiocres  rentrées  Budgétaires  de  1700 
et  de  1791  pouvaient  inspirer  des  doutes  sur  la  solidité  de  nos  finances. 
En  troisième  lieu,  comme  l'ancien  régime  avait  contracté  beaucoup  d'em- 
prunts à  l'étranger,  à  Genève,  à  Hambourg,  à  Amsterdam,  à  Londres, 
auprès  de  tous  les  pays  protestants  riches  de  capitaux,  les  brusques  rembour- 
sements au.\quels  procédait  la  Révolution  taisaient  affluer  aux  mains  de 
l'étranger  les  valeurs  de  France,  et  celles-ci  en  étaient  dépréciées. 

Mais  c'est  surtout  une  raison  morale  qui  explique  cette  baisse  des 
changes  étrangers.  L'étranger  n'avait  pas  dans  le  succès  de  la  Révolution 


HISTOIRE     SOCIALISTE  102T 

française  la  même  toi  que  la  France  elle-même.  Sans  entrer  dans  les  passions 
des  émigrés,  il  en  accueillait  les  propos  dénigrants,  les  prophéties  sinislres; 
el,  tandis  que  la  France  se  sentait  préservée  du  péril  par  la  force  même  de 
sa  croyance,  le  doute  était  grand  à  l'étranger  ;  or,  le  doute  c'était  le  discrédit. 

Mais  ici  ce  discrédit  résulte  plutôt  d'une  fausse  vue  des  autres  puis- 
sances que  d'une  diminution  de  vitalité  de  la  France  elle-même.  Or,  dans  ces 
conditions,  la  baisse  du  change  ne  produisait  point  des  effets  défavorables  ; 
elle  agissait  même  heureusement  sur  la  production.  Les  étrangers  aimaient 
mieux  recevoir  en  paiement  des  marchandises  que  du  papier  déprécié,  et  ils 
faisaient  d'importantes  commandes  à  nos  manufactures.  Ou  encore,,  comme 
ils  se  procuraient  à  bon  compte  des  a.ssignats,  et  que  ces  assignats,  dépréciés 
par  rapport  à  la  monnaie,  n'avaient  pas  perdu  leur  puissance  d'achat  par  rap- 
port aux  denrées,  ils  avaient  intérêt  à  acheter,  avec  les  assignats,  beauconp 
de  marchandises;  et  ainsi  notre  exportation  montait  rapidement,  et  aussi 
notre  production.  Enfin,  comme  nos  industriels  et  commerçants  ne  pouvaient 
acheter  des  marchandises  étrangères  qu'en  payant  pour  le  change  une  forte 
prime,  ils  restreignaient  les  commandes  au  dehors,  et  la  production  nationale 
se  trouvait  protégée  d'autant. 

Ce  sont  là  des  avantages  secondaires  et  momentanés  qui  résultent  de  la 
baisse  du  change,  pour  les  pays  dont  le  crédit  est  atteint;  par  un  effet  sin- 
gulier et  paradoxal,  ce  discrédit  de  leur  monnaie  et  de  leurs  râleurs  agit 
comme  une  prime  à  l'exportation,  comme  une  barrière  à  l'importation.  Mais 
la  France  révolutionnaire  avait  cette  chance  tout  à  fait  exceptionnelle  de 
combiner  ces  avantages  indirects  de  la  baisse  du  change  avec  l'activité  mer- 
veilleuse d'un  pays  en  plein  essor.  C'est  surtout  une  différence  de  tempéra- 
ture morale  entre  la  France  et  le  reste  du  monde  qui  déterminait  contre  la 
France  la  baisse  du  change.  Elle  avait  donc  à  la  fois  la  force  d'un  pays  ardent, 
exubérant  de  vie,  el  les  moyens  factices  de  développement  qui,  pour  les  pays 
en  décadence,  résultent  un  moment  de  leur  décadence  même. 

Nombreux  sont  les  hommes  de  la  Révolution  qui  comprirent  que  cette 
baisse  des  changes  ne  dénotait  pas  un  affaiblissement  de  la  France,  ou  qui 
même  en  firent  valoir  les  avantages. 

Le  13  décembre  1791,  Delaunay  (d'Angers)  flétrit  les  manœuvres  d'agio- 
tage qui,  suivant  lui,  créaient  ou  aggravai^t  la  baisse  du  change  et  il 
constate,  par  là  même,  qu'elle  ne  dérive  pas  d'une  diminution  de  la  vie 
économique  de  la  nation. 

a  Je  le  dis  avec  douleur,  s'écrie-t-il,  il  n'y  a  pas  encore  assez  d'esprit 
public  pour  les  finances,  parce  que  le  peuple  n'est  point  financier.  C'est  pour 
cela  que  tout  a  été  agiotage,  brigandage,  ténèbres.  Nous  sommes  sans 
répression  morale.  Cliez  les  Anglais,  si  leurs  banquiers,  leurs  agents  de 
change  étaient  assez  peu  citoyens  lour  faire  ou  favoriser  des  opérations 
nolOTcment  calamiteusas,  dans  quelque  tempe  heureux  que  ce  fût   et  à 


OiR 


IIISTOIKE    SOCIALISTE 


plu»;  forle  raison  lorsque  la  chose  publique  esl  en  danger,  ils  seraient  l)i"nlôl 
réihiits  à  une  nullité  absolue  par  l'indignation  publique.  Il  existe,  Messieurs, 
et  je  vous  la  dénonce,  une  grande  conjuration  contre  le  crédit  des  assignats, 
et  l'insatiable  cupidité  des  agioteurs  ta  favorise.  Elle  a  pour  but  de  faire 
monter  le  prix  de  toutes  choses,  afin  que  le  peuple  murmure...  » 

Et,  arrivant  à  la  question  plus  particulière  des  changes  étrangers, 
Delaunay  dit  :  «  Le  change  est  la  valeur  qu'on  donne  dans  l'étranger  à  nos 
écus,  car  nos  assignats  sont  actuellement  des  écus,  que  nos  voisins  n'osent 
pas  admettre  ;  et  cependant  ils  ne  sont  pas  assez  ineptes  et  insensés  pour 
confondre  les  assignats  sur  les  tlomainos  nationaux  avec  le  papier-monnaie 
sans  hvpolhèque  spéciale,  sans  forme  ou  époque  de  son  remboursement. 
Ils  savent  d'ailleurs  qu'ils  pourraient  nous  payer  avec  nos  assignats,  comme 
ils  nous  rendraient  nos  écus.  Pourquoi  nos  voisins  n'osent-ils  pas  admettre 
nos  assignats,  comme  nous  les  admettons  nous-mêmes?  Ce  sont  les  discours 
des  ennemis  de  la  Constitution  retirés  au  milieu  d'eux  qui  les  alarm?nt...  » 

«  Le  repoussement  de  nos  assignats  par  nos  voisins  est  d'autant  plus 
l'effet  de  la  crainte  que  la  hausse  de  Fargent  leur  a  été  et  leur  est  encore 
préjudiciable.  N'ont-ils  pas  éprouvé  et  7i' éprouvent -ils  pas  tous  les  jours  une 
perte  énorme  en  réalisant  les  sommes  que  nous  leur  devons?  Cependant  le 
change  est  devenu  tel  qu'il  suppose  noire  commerce  détruit,  nos  manufac- 
tures abandonnées,  nos  terres  désertes  et  incultes,  et  un  besoin  absolu  des 
productions  étrangères  en  tout  genre  ;  tandis  que,  dans  la  vérité,  toutes  les 
ressources  nationales  n'ont  jamais  été  plus  actives  et  nos  besoins  de  produc- 
tions étrangères  plus  réduits. 

«  Pourquoi  éprouvons-nous  une  perte  énorme  sur  notre  change?  Pour- 
quoi,  lorsque  nos  besoins  sur  les  étrangers  sont  moindres  que  leurs  besoins 
sur  nous,  le  change  conlinue-t-il  à  décliner  ?  « 

Plus  tard  la  Convention  répondra  à  ces  questions  passionnées  par  les 
mesures  légales  qui  ramèneront  l'assignat  au  prix  de  l'argent.  Mesures 
efficaces  dans  la  France  close,  mais  qui  n'auraient  pas  eu  de  prise  sur  le 
marché  international.  Mais,  je  le  répèle,  très  logiquement,  Delaunay  ne  peut 
accuser  l'agiotage  sans  constater  que  l'état  général  des  affaires  n'expliquait 
pas  la  baisse  du  change. 

Beugnot,  le  23  décembre,  explique  la  fuite  de  notre  numéraire  par  des 
causes  étrangères  aux  assignats,  par  le  négoce  avec  les  Indes  où  nous  ache- 
tions des  soieries  et  desépices.que  la  France  payait  non  en  produits  mais  en 
monnaie  d'or  et  d'argent.  Il  l'explique  aussi  par  le  traité  de  commerce  avec 
l'Angleterre  qui,  en  ouvrant,  depuis  1785,  notre  marché  aux  produits  anglais, 
a  déterminé  la  sortie  de  notre  numéraire.  Mais  il  ajoute  :  «  La  hausse  du 
change  dont  on  s'effraie  si  mal  à  propos,  loin  de  nuire  à  nos  manufactures, 
leur  a  donné  une  nouvelle  énergie;  l'éti-anger,  forcé  de  recevoir  des  capi- 
taux de   France,  et  ne  pouvant  ou  ne  voulant  pas  prendre  de  nos  a^signu^s, 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1029 

ies  reçoit  en  marchandises  de  fabrication  française;  le  consommateur, 
le  négociant  français,  ne  pouvant  plus  recourir  aux  denrées  étrangères  à 
cause  de  la  hausse  des  changes,  sont  obligés  de  s'approvisionner  dans  les 
manufactures  françaises.  Ainsi,  sous  ces  rapports,  cette  hausse  des  changes, 
dont  on  s'est  tant  alarmé,  ne  peut  être,  au  contraire,  que  le  thermomètre 

'  ■fer.OTîtpQTut mfblents.  Ja7nj^;i,fo>ilTe,on  «'arrêtera 
■\m  citoyen  rajuftemeirt.  Je  proîsserii  T^i  li^fié- 
[  àe  la  pTtiïè,  &  je  ne  m'aviferii  pas  de  vei><3r<' 
!  !e  droit  à  <!e  piavres  boMjres  ^  de  gagner  Iwr^ 
I  vie  en  getJar-t  les  papiers  U.  les  joumaiù.  Jéj 
IprotRêti  &  je  Jure  de  yie  piï  faire  arrêter  un] 
fleu]  cqlpo»"teur  «j-vùtd  mlw<  ils  vsndro-.eitt  m*.! 
tvieprivee  S<  des  Ubîlles  incendiaires  contre  Tnoj>,i 
iriez.  Si  j®  "îii  à  li-coiir,  f  ie  parle  a.arci,ce' 
f  fera  .toujoursiepere  Pudiefne.  Jamais  jene  ferail 
1  parler  le  Maire  de  Fins  coTnrrie  un  heuteiianti 
'de  Police;  rriait,  ioutre  ,  comme  le  premieri 
[Tonctiomiaire  de  Paris;  aupremierfoncliyiinairç 
tdaroyatime.  Voiià,  Farifict)»,  ce  <pje  je  compte! 
if&tre.  Jevouî  fais  iô  ferment  de  ne  'pas  m'écarterj 
i  d'une  ligne  de  cette  rôîtie,  Je  crois,  fontre/,  «ruej  ^ 

vous  ne   vous  rvp€7\tirez  pas  de   votre   cJioix^; 

ïli  .    foutre^  ça  iriî  ' 


P 


1  R.Ii,\i.')LAT,n;c  Bisvc  »>,  iiani,  o-i  : 


.{ 


Page  ou  Journal  du  Pérb  DocBES.vm. 
(D'après  an  docamsnt  da  Uasée  Carnavalet). 


de  l'activité  de  notre  commerce  et  de  la  prospérité  de  nos  manufactures  ; 
c'est  par  ces  principes  qu'il  faut  juger  de  l'activité  économique  de  laFraiice; 
non  par  les  agitations  de  la  rue  Vivienne  (où  était  la  Bourse)  dans  le  cours 
de  ses  effets.  (Applaudissements.)      ^  ■. 

«  Mais  si  les  manufactures  françaises  ont  un  degré  d'activité  qu'elles 
n'ont  jamais  eu,  si  elles  ont  plus  de  commandes  que  jamais,  il  est  sûr 


1030  IllSTOlIl-E     SOCIALISTE 

qu'une   somme  de  cent  millions  de  numéraire   subdivisé  est  évidemment 
insuffisante  à  leurs  besoins.  » 

Deux  mois  après,  le  18  février  1792,  le  minisire  de  l'intérieur,  Cahier  de 
Gerville,  dans  son  rapport  général  à  l'Assemblée  sur  l'état  du  royaume,  dôrinit 
de  même  la  condition  économique  de  la  France  : 

«  Le  commerce^  dans  le  moment  actuel^  offre  des  résultats  avantageux 
dont  des  gens  rnalintcntionnés  chercheraient  vainement  à  diminuer  Fimpor- 
tance.  Toutes  nos  manufactures  sont  dans  la  plus  grande  activité;  un  grand 
nombre  d'individus  qui  languissaient  daris  la  misère  et  [ inactign  sont  rendus 
au  travail  et  petivent  du  moins  exister. 

«  Mais  je  ne  dissimulerai  pas  à  l'Assemblée  nationale,  qu'une  grande 
partie  de  l'activité  de  nos  manufactures  est  due  à  la  soulte  de  notre 
commerce  avec  l'étranger,  qui  préfère  les  produits  de  notre  industrie 
aux  autres  valeurs  qu'il  n'est  pas  disposé  à  recevoir.  La  défaveur  de  nos 
changes  procure  encore  à  l'étranger,  pour  ses  achats,  des  facilités  momen- 
tanées. 

«  L'augmentation  très  considérable  de  la  consommation  intérieure,  résul- 
tant, soit  des  approvisionnements  de  tout  genre  que  les  circonstances  pré- 
sentes nécessitent,  soit  des  spéculations  individuelles,  doit  encore  être  considérée 
comme  une  des  causes  de  l'activité  de  7ios  'manufactures.  » 

Et  Cahier  de  Gerville  indique,  en  môme  temps  que  les  avantages  immé- 
diats de  cet  état  économique,  ce  qu'il  a  de  préc:iire.  Il  esl  bien  certain,  en 
effet,  que  lorsque  toutes  ces  causes  combinées  qui  accélèrent  en  France  la 
consommation  auront  produit  tout  leur  effet,  lorsque  tous  les  assignats  dispo- 
nibles aux  mains  de  la  bouigcoisie  auront  fait  effort  pour  se  convertir  en  mar- 
chandises, lorsque  l'étranger  se  sera  couvert  de  ce  que  lui  doit  la  France  en 
s'approvisionnant  largement  chez  nous,  toutes  les  marchandises,  produite  et 
matières  premières  monteront  peu  à  peu  à  un  prix  où  nos  industriels  ne 
pourront  plus  que  difficilement  atteindre,  et  où  l'étranger,  malgré  le  bénéfice 
du  change,  cessera  ses  achats.  Il  risque  alors  de  se  produire  une  dépression 
générale,  ou  môme  un  arrôt  de  l'industrie  ne  trouvant  plus  une  quantité  suffi- 
sante de  matière  première  à  ouvrer.  «  D'après  cette  courte  notice,  ajoute  le 
ministre,  des  cause.s  accidentelles  et  momentamées  de  l'actirité  de  nos  fabri- 
ques, on  reconnaît  que  notre  commerce  n'a  point  reçu  (^'accroissement  absolu 
et  indépendant,  qu'il  n'est  pas  dans  un  état  de  pro>périté  durable  et  que  nou< 
n'obtenons  point  une  véritable  augmentation  de  richesses  nationales.  Nos 
ouvriers  vivent,  nous  soldons  nos  dettes  avec  les  produits  de  notre  industrie, 
\oil/i  tout  notre  avantage;  mais  il  est  grand,,  vu  les  circonstances.  11  est  d'ail- 
leurs prcsuiuable  que  quand  les  matières  premières  que  nous  lirons  de 
l'étranger  auront  été  consommées,  nous  serons,  obligés  d'en  faire  de  nouveaux 
niiprovisioniTemeiits,  dout  le  prix  augmentera  considérablement,  soit  en 
^ai^on  de  l'état  des  changes,  soit  eu  raison  des  valeurs  qui  serviront  à  les 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1031 

acquitter;  alors  les  produits  de  notre  industrie  ne  pourront  plus  concourir 
avec  les  produits  de  celle  de  nos  voisins.  » 

Le  pronostic  est  un  peu  sonabre,  et  peut-être  Cahier  de  Gerville  exagère-t-il 
ce  qu'il  y  a  de  factice  et  de  précaire  dans  le  mouvement  de  travail  et  de 
richesse  de  cette  période.  En  dehors  de  l'effet  des  changes  étranger-,  l'im- 
mense rénovation  sociale  qui  s'accélérait  tous  les  jours,  le  déplacement 
énorme  de  propriétés  qui  s'opérait  et  qui  induisait  les  nouveaux  propriétaires 
à  des  dépenses  de  transformation  et  d'aménagement,  le  goût  du  bien-être 
éveillé  dans  les  rangs  les  plus  humbles  du  Tiers-Etat  par  la  fierté  révolution- 
naire, tout  contribuait  à  exciter,  et  d'une  façon  plus  durable  et  plus  profonde 
que  ne  L'indique  le  ministre,  l'aclirilé  nationale.  Mais  les  périls  signalés  par 
lui  n'étaient  pas  vains,  et  nous  avons  déjà  vu  la  crise  partielle  des  sucres  réa- 
liser un  moment  en  janvier,  trois  semaines  après  le  rapport  ministériel,  ces 
prédictions  inquiétantes. 

Déjà  Clavière,  préoccupé  d'effrayer  la  Législative  sur  les  suites  terribles 
dune  trop  grande  dépréciation  de  l'assignat,  avait  insisté  sur  les  funestes  effets 
de  la  baisse  du  change  étranger.  Au  contraire  de  Bengnot,  et  bien  plus  que 
Cahier  de  Gerrille,  il  signalait  surtout  les  périls  et  laissait  presque  dans 
l'ombre  les  côtés  favorables.  Dans  une  lettre  communiquée  à  l'Assemblée  le 
1"  décembre  et  où  il  réfute  les  objections  que  rencontrait  son  système  de 
siispension,  je  lis  ces  graves  paroles  :  «  Le  prix  du  change  décidant  de  nos 
rapports  avec  l'étranger,  ses  variations  ne  se  renferment  pas  dans  les  transac- 
tions des  joueurs,  elles  affectent  le  prix  des  productions  étrangères  dont  nous 
avons  besoin;  le  bas  change  les  renchérit;  il  nuit  par  conséquent  aux  manu- 
factures qni  les  emploient;  il  nous  enlève  sans  cesse  quelques  parties  de  notre 
numéraire,  car  l'or  et  l'argent  ne  vont  pas  de  France  dans  l'étranger  par 
l'effet  du  bas  change  sans  y  laisser  une  partie  de  leur  quantité  en  pure  perte 
pour  la  France.  Le  bas  change  accuse  toujours  quelque  grand  désordre;  il 
inspire  des  craintes,  et  même  les  relations  commerciales  qui  reposent  sur  un 
crédit  utile  aux  Français  en  sont  interrompues  ou  affaiblies.  Les  assignats, 
portés  pour  quelque  cause  que  ce  soit  en  pays  étranger,  y  tombent  en  discrédit 
et  ce  discrédit  les  faisant  acheter  à  ^^l  prix  cause  une  sorte  d'attiédissement 
sur  leur  valeur  dans  le  royaume  même.  Le  bas  change  favorise  sans  doute  la 
demande  des  productions  françaises,  mais  cette  démande  est  bornée  pnr  la 
co.isommation  :  elle  se  règle  encore  plus  sur  le  "besoin  que  sur  le  prix  de  la 
nmichandise;  tandis  que  les  opérations  qni  se  combinent  entre  l'argent  et  l'or 
et  le  bas  prix  des  changes  n'ont  pas  de  bornes.  » 

Mais,  malgré  ces  craintes,  un  grand  flot  de  vie,  de  production,  de 
richesse  soulevait  et  entraînait  la  France  de  la  Révolnlion  ;  portée  par  ce 
courant  rapide  et  soudain  grossi,  elle  allait  avec  je  ne  sais  quel  mélan-re  de 
joie  hardie  et  d'inqniétude,  jetant  un  grand  cri  de  colère  quand  elle  se  heur- 
loil  à  une  difficulté  brusquement  surgie,  comme  la  crise  du  sucre,  mais  pas- 


1032  HISTOIRE     SOCIALISTE 

sar.l  outre  d'un  mouvement  intrépide,  ou  se  flattant  de  remédier  au  péril  par 
quelques  décrets. 

Un  moment,  en  février  et  mars,  la  hausse  fut  si  grande  sur  quelques 
matières  premières  nécessaires  au  travail  industriel  que  l'Assemblée  songea, 
pnr  tous  les  moyens,  à  en  abaisser  le  prix  :  le  colon,  par  exemple,  s'était  élevé 
rapidement  de  240  livres  le  quintal  à  500  livres.  La  laine,  brute  ou  filée,  s'était 
élevée  à  peu  près  dans  les  mômes  proportions.  Et  beaucoup  de  manufactu- 
riers, de  fabricants,  criaient:  «  Mais  qu'allons-nous  devenir?  Et  comment  tra- 
vaillerons-nous? Comment  occuperons-nous  nos  ouvriers  si   les  matières 
premières  sont  aussi  coûteuses  et  si  l'étranger,  encouragé  par  le  change,  les 
accapare  et  les  absorbe?  »  Et  exploitant  soudain  avec  une  habileté  grande  la 
panique  déchaînée  par  les  hauts  prix,  les  fabricants  demandèrent  h  l'Assem- 
blée de  prohiber  complètement  la  sortie  d'un  grand  nombre  de  matières  pre- 
mières. II  y  avait  des  précédents.  II  s'en  faut  de  beaucoup  que  l'Assemblée 
conslituanle  ait  appliqué  sans  réserve  les  principes  de  ce  qu'on  appelle  la 
liberté  commerciale.  Elle  avait  frappé  de  droits  d'entrée  élevés  les  produits 
manufacturés  de  l'étranger.  Et  elle  avait  prohibé  la  sortie  de  plusieurs  matières 
premières  :  du  blé,  nécessaire  à  la  nourriture  des  hommes  ;  du  lin,  nécessaire 
à  les  vêtir,  et  des  soies  qui  alimentaient  de  nombreux  métiers.  C'est  en  vertu 
de  ces  exemples  très  puissants  sur  l'esprit  de  l'Assemblce  que  le  Comité  du 
commerce,  organe  des  intérêts  industriels,  demanda  que  la  loi  prohiLât  la 
sortie  «  des  cotons  ou  laines  provenant  des  colonies  françaises,  des  laines  de 
France  filées  ou  non  filées,  des  chanvres  crus,  taillés  ou  apprêtés,  des  cuirs 
en  vert  ou  sales  et  en  vert,  des  gommes  du  Sénégal  et  des  retailles  de  peaux 
et  de  farchemin  ».  La  prohibition  fut  violemment  soutenue  par  les  députés 
Marant,  Massey,  Forfait,  Arena.  Celui-ci  fut  vivement  applaudi  par  le  peuple 
des  tribunes  qui  croyait,  en  une  sorte  de  nationalisme  économique  un  peu 
étroit,  que  ces  dispositions  prohibitives  assureraient  du  travail  à  tous  les 
ouvriers  de  France.  «  Votre  objet,  quel  est-il?  s'écria  Arena:  c'est  que  vos 
matières  premières  n'aillent  pas  à  l'étranger  alimenter  les  ouvriers  des  autres, 
et  rentrer  en  France  augmentées  du  prix  de  la  main-d'œuvre.  »  Le  raisonne- 
ment était  simple,  trop  simple,  et  répondait  mal  à  l'infinie  complication  des 
phénomènes  économiques.  Marant  s'écria  que,  sans  la  prohibition,  2  millions 
d'ouvriers  allaient  être  menacés  dans  leur  existence.  Mais  Emmery  protesta 
avec  violence  que  c'était  là  une  simple  manœuvre  des  manufacturiers  contre 
le  commerce  et  contre  l'agriculture.  Quoi  1  les  produits  agricoles,  la  laine,  le 
chanvre,  le  lin,  ont  été  peu  abondants  cette  année  ;  les  cultivateurs  ayant  peu 
à  vendre,  pouvaient  du  moins  être  dédommagés  par  la  hausse  des  prix,  et  en 
leur  fermant  les  débouchés  au  dehors  on  veut  les  mettre  à  la  merci  des  fabri- 
cants !  on  veut  les  obliger  à  livrer  à  vil  prix  leurs  marchandises.  11  fit  remar- 
quer que  les  colonies,  au  lieu  d'envoyer  leurs  produits  et  notamment  leurs 
cotons  en  France  où  ils  seraient  immobilisés  et  dépréciés,  les  enverraient 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


1033 


directement  dans  les  pays  étrangers  et  que  la  France  perdrait  avec  le  bénéfice 
du  courtage  son  propre  approvisionnement.  ' 

L'Assemblée  fut  sensitjle  à  ce  péril,  et  de  même  qu'elle  s'était  refusée  à 
prohiber  l'exportation  du  sucre  parce  que  les  colonies  l'auraient  expédié  direc- 
tement aux  autres  nations,  elle  se  refusa  à  interdire  l'exportation  du  cotoa. 


Je  fu's  It  veritnble   perc  Dcicnf  fn»; ,  fouire  . 

Grande  Colère 

D     U 

PERE  DUCHESN  E. 


-rtf-^ 


Ltô  h 


OfUi      u'X)-      ^ 


; j.. ,t  itjr«    u. 


4.VO 


Paqb  dd  Journal  do  Père  Dochbsio. 
(D'après  on  docoment  da  Musée  CarDETalet). 

Mais  si  elle  reconnut  l'impossibilité  d'imposer  ce  régime  prohibitif  aux  ma- 
tières produites  hors  de  France,  elle  s'appliqua,  au  contraire,  à  retenir  en 
France,  par  mesure  législative,  les  matières  premières  que  produisait  la 
France.  Ainsi  le  24  février,  elle  décréta  : 

«  L'Assemblée  nationale,  après  avoir  entendu  le  rapport  de  son  Comité 
du  commerce  sur  l'augmentation  du  prix  des  matières  premières  servant  à 
la  fabrication  et  sur  leur  exportation  à  l'étranger,  considérant  que  la  sortie 
du  lin  et  des  soies  est  déjà  prohibée,  et  qu'il  n'est  pas  moins  nécessaire  de 

UV.   130.  —    HISTOIRE    SOCIALISTE.  UV.   130. 


1034  HISTOIUli     SUCIALISTE 

retenir  les  antres  matières  premières  indispensables  à  nos  manufactures;  con- 
sidérant qu'il  est  de  sa  sollicitude  de  prévenir  les  maux  que  causerait  à  la 
France  la  disette  des  dites  matières  si  Ifiir  exportation  continuait  plu*  loii;,'- 
lemps  à  être  permise;  qu'elle  doit  conserver  à  tous  les  citoyens  les  moyens 
d(;  pourvoir  h  leurs  premiers  besoins,  et  priver  les  ennemis  de  la  chose  pu- 
blique de  la  f.icullé  de  (aire  passer  à  l'étranger  en  matières  premières,  la 
masse  de  leurs  capitaux,  décrète  qu'il  y  a  urgence,  et  après  avoir  préalablement 
prononcé  l'urgence,  décrète  ce  qui  suit  : 

«  Art.  i".  —  La  sortie  du  royaume,  par  mer  ou  par  terre,  des  laines  filées 
ou  non  filées,  des  chanvres  en  masse,  en  filasse,  tayés  ou  apprêtés;  des  peaux 
et  cuirs  secs  et  en  vert,  et  des  retailles  de  peaux  et  de  parchemins,  est  provi- 
soirement défendue. 

«  Art.  2.  —  La  sortie  des  cotons  en  laine  des  colonies  est  provisoirement 
défendue  jusqu'à  ce  que  l'Assemblée  nationale  ait  définitivement  statué  sur 
l'augmentation  du  droit  à  fixer  suc  l'exportation  de  cette  denrée  dans 
l'étranger. 

«  Charge  son  Comité  de  commerce  de  lui  présenter  incessamment  un 
projet  de  décret  sur  cette  augmentation.  » 

On  remarquera  que  pour  les  cotons,  cette  interdiction  de  sortie  toute  pro- 
visoire ne  s'applique  qu'aux  cotons  venant  des  colonies.  Canilion  avait  fait 
observer  que  Marseille  recevait,  pour  les  réexpédier,  des  cotons  du  Levant, 
que  ces  cotons  étaient  très  faciles  à  distinguer  de  ceux  des  colonies,  et  que  si 
on  en  prohibait  la  sortie,  le  commerce  marseillais  les  entreposerait  au  port  de 
Livourne,  et  qu'ainsi  on  aurait  détourné  de  Marseille  un  grand  courant  commer- 
cial et  compromis  au  lieu  de  l'assurer  l'approvisionnement  de  nos  manufac- 
tures. L'Assemblée  lui  donna  raison,  de  même  que  déjà  la  Constituante  avait 
excepté  des  mesures  prohibitives  les  soies  du  Levant. 

Même  pour  les  laines,  il  fallut  bien,  avec  lenteur,  il  est  vrai,  et  mauvaise 
grâce,  accorder  quelques  attt'nuations  et  exceplions  ;  après  une  première  lecture 
en  mars,  une  seconde  en  avril,  l'Assemblée  n'accorda  que  le  ii  juin  un  décret 
qui  permettait  d'exporter  à  l'étranger  les  laines  étrangères  non  filées  qui  jus- 
tifieraient de  leur  origine.  Le  même  décret  accordait  en  outre  aux  tabricanis 
de  drap  de  Sedan,  et  aux  manufacturiers  de  Relhel,  de  Reims,  le  bonérice  de 
l'exemption  du  droit  sur  les  laines  préparées  qu'ils  envoyaient  filer  à  l'étranger 
et  qu'ils  faisaient  rentrer  en  France.  De  même,  les  entrepreneurs  des  retorde- 
ries  de  fils  datis  le  déparlement  du  Nord  et  dans  celui  de  l'Aisne,  pouvaient 
envoyer  ces  fils  à  l'étranger  pour  y  être  blanchis  et  ensuite  réimportés  dans 
le  royaume  en  franchise. 

Mais  ces  exceptions  mêmes  ne  font  que  marquer  le  souci  de  l'Assemblée 
de  réserver  le  plus  possible  à  la  production  française  les  matières  premières 
nécessaires  à  l'industrie.  Pour  le  coton,  le  droit  à  l'exportation  fut  décidé- 
ment élevé  à  50  livres  le  quintal.  Visiblcmenl,  une  sorte  d'instinct  avertit  la 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1035 

France,  en  cette  période  de  1792,  de  se  resserrer,  de  se  clortî.  Le  jeu  des 
changes  qui  permet  aux  étranger»  d'acheter  à  bon  compte  toutes  les  matières 
et  marchandises  l'oblige  à  se  replier  et  à  se  «iéfendre. 

En  fait,  c'est  déjà  la  guerre  qui  commence  sous  forme  économique  entre 
la  Révolution  ei  le  reste  du  monde.  Si  l'assignat  est  discrédité  au  dehors, 
c'est  parce  qu'il  n'y  a  pas  dans  le  reste  de  l'univers  des  forces  suffi-amment 
intéressées  au  succès  de  la  Révolution.  Elle  éveillait  dans  l'esprit  des  peuples 
des  sympathies  partielles  et  incertaines.  Mais  ni  la  bourgeoisie  allemande,  ni 
la  bourgeoisie  hollandaise,  ni  la  bourgeoisie  anglaise,  ni  la  classe  ouvrière 
d'Amsterdam  et  de  Londres  n'avaient  fait,  si  je  puis  dire,  leur  chose  du  succès 
de  la  Révolution.  Si  elles  l'avaient  espéré  et  voulu,  elles  auraient  maintenu  le 
cours  de  rassi>rnat  et  affirmé  leur  foi  en  la  Révolution  par  leur  foi  en  la  mon- 
naie de  la  Révolution.  Le  discrédit  de  l'assignat  au  dehors  marque  et  mesure 
le  discrédit  de  la  Révolution  elle-même  dans  l'esprit  des  peuples.  Le  monde 
n'y  est  pas  préparc  comme  la  France,  et  cette  différence  du  niveau  révolu- 
tionnaire se  traduit  par  une  dill'érence  correspondante  dans  le  niveau  de 
l'assignat  en  deçà  et  au  delà  de  nos  frontières. 

Dénoncer  à  ce  sujet  la  spéculation  comme  le  faisait  Delaunay,  comme  le 
faisait  Ciavière  lui-même,  était  assez  puéril  et  superficiel.  Elle  pouvait  pro- 
fiter, pour  ses  jeux  innombrables,  de  ces  différences  de  niveau;  elle  pouvait 
les  aggraver,  mais  c'est  bien  la  désharmonie  fondamentale  de  la  France  révo- 
lutionnaire et  du  reste  du  monde  qui  était  la  cause  première  et  essentielle  du 
discrédit  de  l'assignat  sur  les  marchés  extérieurs.  Ce  discrédit  de  l'assignat 
au  dehors  agissait  comme  une  pompe  aspirante  sur  nos  produits,  sur  nos  ma- 
tières premières,  et  la  production  française  se  trouvait  à  la  fois  encouragée 
par  la  deman  le  des  produits,  menacée  par  la  demande  des  matières  premières. 
Li  Révolution,  troublée  et  tâtonnante,  cherchait  à  parer  au  danger  en  prohi- 
bant l'exportiitlon  des  matières  nécessaires  au  travail  national. 

Si  la  Gironde,  au  lieu  de  se  griser  de  mots  sur  la  spéculation,  avait  réfléchi 
aux  causes  profondes  de  ce  phénomène,  elle  y  aurait  vu  le  signe  le  plus  cer- 
tain, l'indice  le  plus  exact  de  l'insuffisante  préparation  révolutionnaire  du 
reste  du  monde,  et  elle  n'aurait  pas  accueilli  avec  un  enthousiasme  aussi 
facile  l'idée  d'une  guerre  universelle  où  à  la  propagande  de  la  Révolution 
répondrait  en  un  écho  immense  et  immédiat  la  sympathie  des  peuples.  Entre 
le  resserrement  économique  auquel  était  dès  ce  moment  obligée  la  France 
et  la  prodigieuse  expansion  révolutionnaire  rêvée  par  la  Gironde,  il  y  avait 
une  contradiction  essentielle  que  ces  esprits  infatués  et  confiants  ne  démê- 
lèrent pas.  Us  disaient  bien,  il  est  vrai,  que  la  guerre  victorieuse  rétablirait 
partout  dans  le  monde  le  cours  des  assignais.  L'adresse  que  les  Jacobins, 
sous  l'influence  belliqueuse  de  la  Gironde,  envoient  aux  sociétés  affiliées,  à 
la  date  du  17  janvier  1792,  exprime  cette  espérance  : 

«  Hâtons-nous  donc...,  plantons  la  liberté  dans  tous  les  pays  qui  nous 


1036  HISTOIRE     SOCIALISTE 

avoisipent,  formons  une  barrière  de  peuples  libres  entre  nous  et  les  tyrans; 
faisons-les  trembler  sur  leurs  trônes  chancelants,  et  rentrons  ensuite  dans 
nos  foyers,  dont  la  tranquillité  ne  sera  plus  troublée  par  de  fausses  alarmes, 
pires  que  le  danger  même.  Bientôt  la  confiance  renaît  dans  l'empire,  le  crédit 
se  rétablit,  le  change  reprend  son  équilibre,  nos  assignats  inondent  l'Europe 
et  intéressent  ainsi  nos  voisins  au  succès  dt;  la  Révolution  qui,  dés  lors,  n'a 
plus  d'ennemis  redoutables.  » 

La  Gironde  oubliait  que  si  déjà  les  classes  industrielles  et  commerçantes, 
les  classes  bourgeoises,  seules  capables  de  désirer  ou  de  tenter  efficacement 
une  Révolution  analogue  à  la  nôtre,  y  avaient  été  fortement  disposées,  si  les 
conditions  économiques  et  politiques  de  leur  développement  en  Angleterre, 
en  Hollande,  en  Allemagne  y  avaient  été  très  favorables,  elles  auraient  solida- 
risé leurs  intérêts  de  Révolution  avec  les  nôtres  par  le  crédit  maintenu  de 
l'assignat.  La  ligue  des  princes,  des  émigrés,  des  spéculateurs  et  des  tyrans 
ne  suffisait  pas  à  expliquer  cette  sorte  de  chute  de  la  Révolution  dans  toutes  les 
Bourses  de  l'Europe  où  la  bourgeoisie  faisait  la  loi.  Et  Robespierre,  s'il  avait 
été  plusattentif  aux  phénomènes  économiques,  aurait  pu  invoquer  ce  discrédit 
de  la  monnaie  révolutionnaire  au  dehors,  contre  les  rêves  de  facile  et  joyeuse 
expansion  révolutionnaire  qu'avec  une  étourderie  héroïque  et  coupable  les 
Girondins  propageaient. 

Mais  si  cette  crise  des  changes  attestait  un  déséquilibre  entre  la  France  et 
le  monde,  si  elle  menaçait  aussi  d'instabilité  l'état  économique  et  la  production 
de  la  France,  il  reste  vrai  qu'en  1792  une  activité  inouïe  des  manufactures 
préservait  le  peuple  ouvrier  de  France  du  pire  des  maux  :  le  chômage. 
Comme  suite  naturelle  d'une  énergique  demande  de  main-d'œuvre,  les  salaires, 
ainsi  que  le  constate  l'article  déjà  cité  des  Révolutions  de  Paris,  avaient  une 
tendance  à  hausser.  Mais  le  peuple  des  ouvriers  et  des  artisans  ne  souD'rit-ii 
pas,  à  celte  période,  de  la  rareté  des  moyens  de  circulation  et  du  renchérisse- 
ment des  denrées  ? 

11  faut  dire  tout  de  suite  que  si  l'assignat  perdait  à  la  fin  de  1791  et  au 
commencement  de  1792  50  pour  100  sur  les  valeurs  étrangères,  20  pour  100 
sur  les  écus,  il  perdait  bien  moins  par  rapport  aux  denrées.  C'est  un  phéno- 
mène indéniable,  et  noté  à  cette  époque  par  un  très  grand  nombre  d'obser- 
vateurs. La  monnaie  métallique,  l'or  et  l'argent  étaient  considérés  comme 
une  marchandise  d'un  ordre  tout  particulier.  Qui  avait  de  l'argent  et  de  l'or 
se  sentait  à  l'abri  de  toutes  les  crises,  de  toutes  les  surprises  possibles  dans 
le  cours  du  papier  ou  des  denrées.  Facile  à  cacher  et  à  conserver,  la  monnaie 
d'or  el  d'argent  ne  risquait  pas  de  se  corrompre  comme  les  autres  marchan- 
dises et  elle  gardait  par  rapport  aux  valeurs  étrangères  toute  la  puissance 
d'achat  que  perdaient  les  assignats.  La  monnaie  d'or  et  d'argent  était  parti- 
culièrement demandée  par  ceux  qui  voulaient  convertir  en  solidité  métal- 
lique leurs  valeurs  de  papier  sans  assumer  les  charges  d'un  négoce  de  mar- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  in;i7 

chandises,  elle  haussait  ainsi  exceptionnellemenl;  à  "ce  mouvement  de  hausse 
beaucoup  de  denrées  ne  participaient  pas,  toutes  celles  que  des  raisons  parti- 
culières aussi  ne  désignaient  pas,  comme  le  sucre  ou  le  coton,  aux  opérations 
dagio. 

Cailhasson,  dans  son  rapport  du  17  décembre,  dit  expressément  : 
o  Tout  le  monde  satt  que  quand  deux  monnaies  n'ont  pas  une  même 
valeur,  la  plus  faible  rhasse  l'autre  nécessairement.  Alors  celle-ci,  est  à 
l'égard  de  la  première,  comme  toutes  les  autres  marchandises,  sujette  à  des 
variations  de  prix.  Et  lorsqu'une  foule  de  circonstances  tendent  à  la  pousser 
hors  des  limites  de  l'Empire,  elle  doit  subir  une  hausse  considérable.  Si  la 
valeur  d' assignais  dépendait  de  son  échange  et  du  prix  de  V argent,  nous  au- 
rions vu,  dans  les  variations  subites  que  l'agiotage  produisait  ces  jours  der- 
niers, tous  les  objets  échangeables  contre  des  assignats  participer  au  même 
mouvement.  Cependant  le  pai.n  et  les  denrées  de  première  nécessité  n'ont  pas 

VARIÉ   DE   PRIX.    » 

Trois  mois  plue  tard,  et  bien  que  la  hausse  inquiétante  des  prix  se  fût 
produite  sur  un  grand  nombre  de  marchandises,  sur  le  cuir,  sur  le  coton,  sur 
le  sucre,  Condorcet  constatait  également,  dans  un  admirable  mémoire  à 
l'Assemblée,  le  12  mars,  que  la  perte  de  l'assignat  par  rapport  aux  denrées, 
très  difficile  à  calculer,  était  certainement  moindre  que  la  p^rte  de  l'assignat 
sur  l'argent. 

«  Aussi,  dit-il.  Von  se  tromperait  si  l'on  jugeait  de  la  perte  réelle  des  as- 
signats par  le  rapport  de  leur  valeur  à  celle  de  l'argent  monnayé,  cl  c'est 
uniquement  d'après  les  prix  de  certaines  denrées  que,  par  un  calcul  assez 
compliqué,  et  même  auquel  il  serait  difficile  de  donner  des  bases  certaines, 
on  pourrait  déterminer  cette  dépréciation  avec  quelque  exactitude.  Mais 
il  est  important  de  remarquer  qu'elle  est  bien  au-dessous  de  ce  qu'indique  le 
prix  de  l'argent,  et  de  détruire  cette  erreur  que  nos  ennemis  se  plaisent  à 
répéter.  » 

En  fait,  la  hausse  du  prix  des  denrées  fut  peu  sensible,  et  ce  qui  frappa 
surtout  les  contemporains,  ce  n'est  pas  qu'il  y  eût  hausse,  c'est  que  malgré 
l'abolition  des  droits  d'octroi  et  des  droits  d'aides,  il  n'y  ait  pas  eu  baisse. 
C'est  lace  que  note  Hébert  dans  ces  articles  du  Père  Duchesne  qui  traduisaient 
avec  une  grande  puissance  les  sentiments  et  les  colères  du  peuple  : 

«■  Quoi  donc,  foutre!  s'écrie-t-il  dans  son  numéro  '83,  qui  correspond  à 
cette  période,  n'aurions-nous  rien  gagné  à  la  suppression  des  barrières?  On 
nous  aura  chargés  de  nouvelles  impositions  et  nous  paierons  toujours  les 
mêmes  droits  sur  les  subsistances?  » 

Ainsi,  il  n'y  a  pas  à  cette  date  une  crise  de  souffrance,  mais  au  contraire 
un  élan  général  d'activité  et  de  prospérité,  un  vaste  mouvement  d'affaires  : 

«  Les  protestants,  écrit  le  12  décembre  1701  l'abbé  Salamon,  vienneiit  en- 
core d'ouvrir  une  7iouvelle  banque.  » 


1038  HISTOIRE     SOCIALISTE 

El  celle  surexcilation  économique,  si  elle  élevait  parfois  le  prix  des  den- 
rées, élevait  aussi  le  travail  el  Ips  salaires. 

Le  manque  de  petits  assignais  et  de  petite  monnaie  fut  un  moment  nour 
les  induslriels  elpour  les  ouvriers  une  grande  gêne.  En  novembre,  les  petits 
assignats  de  5  livres,  encore  très  rares,  sont  tellement  recherchés  quiU  font 
prime  par  rapport  aux  gros  assignats.  Le  28  novembre,  Haussmano  dit  à 
l'Assemblée  : 

«  Les  pelils  assignats  sont  l'unique  ressource  du  commerce,  et  si  vous 
ne  prenez  pas  toutes  les  mesures  pour  vous  opposer  à  leur  gaspillage,  vous 
en  priver.'z  les  dé  ■arteraents.  » 

«  Les  précautions  les  plus  sévères  doivent  être  prises  dans  cet  échange.  Il 
faut  se  garantir  de  cet  agiotage  i|ui,  dans  les  payements,  substitue  les  gros 
assignats  aux  pelils  qtii  se  vendent  avec  7  ou  8  pour  iOO  de  bénéfice.  »  En 
sorte  que  si  le  peuple  avait  eu  en  mains  les  assignats  de  5  livres,  il  n'aurait 
pas  souffert  d'une  dépréciation  très  grande,  puisqu'ils  perdaient  moiiis  que 
les  gros  assignais.  Mais,  d'autre  part,  l'assignat  de  5  livres  lui-même  était 
incomraoïle,  tant  que  des  assignat*  plus  petits  n'avaienlpas  été  créés,  car  il 
était  difficile  de  trouver  à  l'échanger  contre  de  la  monnaie  plus  petite,  et 
cela,  en  plusieurs  régions,  pesait  sur  le  petit  assignat.  Merlin,  démontrant 
la  nécessité  de  toutes  petites  coupures  d'assignats,  dit  le  13  décembre  :  «  Les 
assignats  même  de  5  livres  sont  tellemenl  incommo-les  que  dans  mon  dépar- 
tement, à  Melz,  par  exemple.  Ils  perdent  14  pour  cent  (sur  les  écus)  :  ce  qui 
produit  une  surhausse  des  denrées  de  première  nécessité  et  qui  forcerait 
peut-être  le  peuple  à  une  nouvelle  insurrection.  » 

La  pelite  monnaie  était  si  rare  que  les  ouvriers  qui  payaient  la  plupart 
moins  de  5  livres  de  contribution,  n'auraient  pu  payer  leur  impôt  s'ils  ne 
s'étaient  entendus  pour  group  'r  leur  payement  et  s'ils  n'y  avaient  été  auto- 
risés par  un  règlement  spécial.  En  beaucoup  de  points,  les  industriel-,  pour 
payer  leurs  ouvriers,  étaient  obligés,  par  un  curieux  phénomène  de  rétrogra- 
dation, de  substituer  le  paiement  en  naUire  au  paiement  en  espèces.  Us 
achetaient  du  blé,  de  la  toile,  et  distribuaient  ces  marchandises  aux  ouvriers. 
Le  besoin  d'une  toute  petite  monnaie  était  si  grand  que  l'inslilution  des 
billets  de  confiance  se  développ.i  prodigieusement. 

C'étaient  des  banques  privées  qui  émeltaient  de  tout  petits  billets  el  qui 
les  remettaient  en  échange  des  assignats.  En  quelques  régions,  comme  les 
Ardennes,  c'est  le  directoire  même  du  département  qui  prit  l'initiative  de 
celle  création  :  et  cela  réduisait  au  minimum  les  chances  d'agiotage  et  de 
perle. 

Mais  presque  partout,  ces  institutions,  si  elles  rendirent  un  grand  service 
en  maintenant  la  circulation  et  en  donnant  à  la  Révolution  le  temps  d'émettre 
enfin  de  tout  petits  assignats,  firent  payer  cher  ce  service.  D'abord,  les  assi- 
gnats de  5  livres   s'échangeaient  à  perle  contre   ces   billels   de  confiance  : 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1039 

l'ouvrier  qui  ayant  un  billet  de  5  livres  était  obligé  «  de  faire  de  la  mon- 
naie »,  ne  recevait  en  tout  petits  billets  de  confiance  que  4  livres  et  demie. 
«  Les  petits  as,-;ignats,  dit  Caminet  le  16  décembre,  n'ont  jusqu'ici  servi  qu'aux 
riches,  ils  sont  devenus  entre  leurs  mains  un  moyen  de  diminuer  le  salaire 
du  pauvre  et  de  faire  perdre  aux  ouvriers  un  dixième  de  leur  semaine  pour 
l'échange.  » 

Hébert  conseille  au  peuple  de  bâtonner  les  agioteurs,  «  les  Juifs  »,  qui 
spéculaient  ainsi  sur  l'assignat  de  5  livres.  En  outre,  ces  billets  n'avaient 
pour  gage  que  les  assignats  eux-mêmes  ;  mais  les  maisons  qui  recevaient  en 
dépôt  ces  assignats  n'étaient  pas  sérieusement  contrôlées  :  elles  pouvaient 
très  bien  ne  pas  garder  ces  assignats  immobilisés,  mais  s'en  servir,  au  con- 
traire, pour  des  opérations  de  tout  ordre.  De  là,  deux  dangers  :  ces  opérations 
pouvaient  ne  pas  réussir,  et  du  coup  le  gage  des  billets  dé  confiance  était 
compromis.  Et,  en  tout  cas,  il  y  avait  une  multiplication  fictive  de  monnaies 
qui  pouvait  achever  le  discrédit  du  papier  et  exagérer  la  hausse  du  prix  des 
denrées. 

L'assignat  représentait  les  biens  nationaux  ;  le  billet  de  confiance  repré- 
sentait l'assignat.  Si  le  billet  de  confiance  et  l'assignat  circulaient  en  même 
temps,  il  semble  qu'il  n'y  avait  plus  de  limite  à  l'émission  du  papier.  Crestin, 
le  28  mars,  signale  avec  force  tous  ces  périls  à  la  Législative.  «  Les  assignats 
ne  se  trouvaient  qu'en  grosses  valeurs.  Les  banquiers  de  Pa,ris  firent  une  spé- 
culation sur  le  malheur  de  celte  situation.  On  fit  entendre  au  peuple  que 
l'émission  des  petites  valeurs  tolérées,  à  échanger  contre  les  valeurs  natio- 
nales hypothéquées,  remplacerait  sans  inconvénient  la  monnaie  :  le  peuple 
saisit  ce  moyen  astucieux  comme  un  moyen  unique  de  salut.  L'Assemblée 
constituante,  cédant  à  ce  désir  sans  grand  examen,  ne  vit  pas  le  piège  ou  fei- 
gnit de  ne  pas  l'apercevoir. 

«  On  vit  tout  à  la  fois  la  Caisse  d'escompte,  une  Caisse  patriotique,  une 
Caisse  de  secours  livrer  à  la  circulation  des  valeurs  de  toutes  mesures,  de 
toutes  proportions.  L'on  vit  ces  établissements  se  subdiviser  par  des  établis- 
sements de  sections,  par  des  émissions  de  particuliers  :  cela  est  même  allé 
jusqu'à  voir  battre  monnaie,  en  guise  d'effets  au  porteur. 

«  On  vit  enfin  ces  sortes  d'émissions  épidémiques  sous  les  apparences 
du  bienfait  s'étendre  dans  tout  l'Empire,  en  sorte  qu'à  ce  moment  il  existe 
pour  plus  de  40  millions  de  billets  au  porteur,  ayant  une  sorte  de  caractère 
public,  sans  que  la  nation  ait  la  moindre  assurance  de  la  responsabilité  des 
tireurs. 

0  Ainsi,  dans  un  espace  de  dix  mois,  tous  les  moyens  de  représentation 
et  d'échange,  tant  du  numéraire  métallique  que  du  papier-monnaie  national, 
se  sont  trouvés  convertis  : 

«  1°  Dans  les  billets  de  la  Caisse  d'escompte,  de  la  Caisse  dite  patriotique, 
de  celle  dite  de  secours  ; 


1040  HISTOIRE    SOCIALISTE 

«  2»  Dans  les  lettres  de  change  ou  eiTets  au  porteur  émis  par  les  ban- 
quiers ; 

«  3°  Dans  les  billets  de  Cai>-f's,  éparses  dans  les  difTérentes  villes  qui  ont 
imité  Paris. 

«  Qu'est  il  arrivé,  Messieurs,  de  cette  concentration?  Dune  part,  une 
coalition  naturelle  entre  les  banquiers  et  les  trois  Caisses  dont  je  viens  df 
parler;  et  de  l'autre,  une  augmentation  indéCnie  du  numéraire  fictif. 

«  J'observe  que  le  fonds  de  cautionnement  à  fournir  par  la  Caisse  patrio- 
tique de  Paris  loin  d'avoir  été  fait  en  assignats  ou  en  numéraires  ne  le  fut 
qu'en  effets  nationaux  ou  efTels  de  la  Compagnie  des  Indes  et  autres  :  premier 
branle  donné  par  elle  à  l'agiotasre.  C'est  une  vérité...  sur  laquelle  j'appelle  le 
témoignage  de  la  municipalité  de  Paris,  dépositaire  de  ce  cautionne- 
ment. 

«  Là  a  commencé  le  change  des  assignats  contre  les  billets  de  confiance. 
Les  assignats  de  50  livres  et  de  100  livres  gagnèrent  2  à  3  0/0  contre  ceux  de 
500  et  2.000  livres.  La  Caisse  patriotique  convertit  à  ce  taux  de  profit  ceux  de 
50  et  de  100  livres  qu'elle  recevait  contre  ceux  de  500  et  2.000  livres;  et  ceux-ci, 
elle  les  employa  à  escompter  des  lettres  de  change  à  trois  signatures  ou  à 
prêter  sur  les  eiïets  nationaux  ou  de  Compagnies  particulières  et  sur  les  espèces 
d'or  et  d'argent.  Elle  arriva  parce  moyen  au  niveau  de  la  Caisse  d'escompte. 
Les  voilà  donc  lancées  toutes  deux  également  dans  les  banques  et  en  afl'aires 
sérieuses  et  communes  avec  tous  les  banquiers.  » 

Ainsi  la  monnaie  de  la  Révolution  qui,  par  le  gage  de  l'assignat,  avait  la 
solidité  de  la  terre,  devient  maintenant,  par  le  billet  de  confiance,  une  mon- 
naie fluctuante,  livrée  à  tous  les  courants  de  la  spéculation.  Brusquement 
s'élève  un  cri  de  détresse  et  de  naufrage.  Le  bruit  se  répand  dans  Paris,  à  la 
fin  de  mars,  que  la  Caisse  de  secours  a  dévoré  ou  compromis-son  actif,  qu'elle 
n'est  pas  en  état  de  rembourser  les  billets  de  confiance  émis  par  elle.  Le 
peuple,  porteur  de  ces  billets  de  confiance  et  alarmé  soudain  sur  leur  solidité, 
va  en  masse  aux  guichets  et  demande  le  remboursement.  Un  administra- 
teur s'évade  :  la  panique  s'accroît  :  les  7  millions  de  billets  de  la  Caisse  de 
secours  qui  circulaient  dans  Paris  sont  menacés  d'un  discréait  complet  :  le 
peuple  est  dans  un  état  d'animation  violent  contre  les  spéculateurs,  les  agio- 
teurs, les  banquiers,  et  un  soulèvement  est  imminent.  Le  maire  de  Paris  saisit 
du  péril  le  Gouvernement  et  l'Assemblée.  Lafon-Labedat,  le  30  mars,  fait 
un  rapport  d'urgence. 

o  Sans  les  précautions  prises  par  la  municipalité,  dit-il,  les  plus  grands 
désordres  auraient  pu  agiter  Paris.  Nous  ne  connaissons  pas  encore  avec 
exactitude  la  situation  de  cette  Caisse.  Le  sieur  Guillaume,  principal  adminis- 
trateur, prétend  qu'il  n'a  été  rais  en  émission  que  pour  une  somme  de  7  mil- 
lions de  billets,  et  que  déjà  4  millions  sont  rentrés.  Il  prétend  aussi  que  la 
Caisse  a  un  actif  considérable  et  de  fortes  créances  à  retirer  d'une  maison  de 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


1041 


commerce  de   Bordeaux,    de  deux    maisons  de   Lont'.res   et  d'une    maisoQ 
d'Amsterdam. 


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«  Le  sieur  Guillaume  va  même  jusqu'à  irétenuie  qu'avec  du  soin  et  du 
temps  l'aclif  balancera  le  passif.  Puissent  ses  espérances  se  réaliser!  En  atten- 
dant, le  service  de  celte  Caisse  est  indispensable  et  il  est  de  tous  les  jours, 
de  tous  les  moments.  Ce  matin,  la  municipalité  de  Paris  y  a  yersé  des  fonds; 

LIV.    131.  —  HISTOIRE    SOCIALISTK.  UT.    131, 


1042  HISTOIRE     SOCIALISTE 


niais  elle  se  voit  dans  l'inipo.'-siljililé  de  continuer  ce  service.  Cependant, 
quels  sont  les  citoyens  qui  oui  entre  les  mains  les  billets  de  cette  Caisse?  Ce 
sont  les  ouvriers.  C'est  la  classe  peu  aisée  de  la  Société,  c'est  la  classe  qui 
manque  de  pain.  Il  est  donc  indispensable  que  l'Assemblée  vienne  à  leur 
secours.  » 

Mais  les  résist;inces  furent  vives.  Deux  sentiments  parurent  dominer  un 
moment  l'Assemblée  :  d'abord  la  peur  de  créer  un  précédent  redoutable,  et 
d'assumer  la  responsabilité  de  toutes  les  Caisses  qui  fonctionnaient  en  France, 
et  ensuite  une  sorte  de  haine  naissante  contre  Paris.  Quoi  I  nous  allons  don- 
ner 3  millions  pour  les  ouvriers  parisiens,  et  c'est  avec  les  contributions  des 
provinces  que  nous  aiderons  Paris!  Isnard,  le  fougueux  et  incohérent  Isnard, 
qui  avait  débuté  à  l'Assemblée  par  les  discours  les  plus  violents  dans  le  sens 
de  la  Révolution,  qui,  brusquement,  avait  conseillé  une  politique  de  délente 
et  de  modération  et  qui  avait  éveillé  par  son  apparente  volte-face  tant  de 
soupçons,  que  le  grave  journal  dePrudhomme  l'accusa  formellement  d'avoir 
reçu  de  l'argent  de  la  Cour;  Isnard,  qui  sous  la  Convention,  prononcera  contre 
Paris  les  célèbres  paroles  de  violence  insensée,  semble  préluder  à  ce  rôle 
de  «  rural  »  forcené,  en  s'opposant  au  vole  de  tout  secours.  11  alla  jusqu'à 
interrompre  Vergniaud,  qui  parlait  pour  Paris,  d'une  manière  si  inilécente, 
que  l'indulgent  Vergniaud  dut  demander  son  rappel  à  l'ordre.  L'Assemblée 
vola  d'abord,  le  30  mars,  d'assez  mauvaise  grâce,  une  motion  où  perçait  la 
défiance  à  l'égard  de  la  municipalité  de  Paris:  «L'Assemblée  nationale, 
après  avoir  décidé  l'urgence,  décrète  que  la  Caisse  de  l'extraordinaire  tiendra 
à  la  disposition  du  ministre  de  l'Intérieur  et  sur  sa  responsabilité,  la  somme 
de  3  millions  qu'il  remettra  au  directoire  du  déparlement  de  Paris,  à  litre 
d'avance,  et  à  la  charge  d'être  remboursée  par  lui,  pour  être  ensuite  versée 
dans  la  Caisse  de  la  municipalité  dûment  autorisée.  » 

Les  Feuillants,  irrités  parle  récent  avènement  ministériel  de  la  Gironde, 
confiaient  les  fonds  au  Directoire  modéré  du  déparlement,  et  semblaient 
prendre  des  précautions  contre  Pélion.  Ce  premier  décret  de  mauvaise  humeur 
était  absurde,  car  il  organisait  une  procédure  assez  longue  et  il  fallait  pour- 
voir d'urgence  au  remboursement  des  billets,  sous  peine  de  provoquer  un 
soulèvement  du  peuple  de  Paris  subitement  ruiné.  Le  30  mars,  Pétion  revint 
à  la  charge. 

Le  ministre  de  l'intérieur  Roland  intervint  et  il  déclara  à  l'Assemblée 
parmi  les  murmures  :  «  Les  circonstances  sont  très  pressantes,  très  critiques, 
et  s'il  n'y  avait  pas  les  secours  nécessaires,  on  ne  pourra  pas  répondre  qu'il 
n'y  ait  un  soulèvement.  »  Enfin,  l'Assemblée,  cédant  ;\  la  nécessité  et  à  la 
pression  girondine,  décida,  sur  la  motion  de  Girardot,  que  500.000  livres 
seraient  immédiatement  mises  à  la  disposition  du  directoire  et  par  lui  trans- 
mises le  jour  même  à  la  municipalité. 

La  crise  lut  ainsi  conjurée,  et  d'ailleurs,  au  même  moment,  la  nouvelle 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1043 

monnaie  de  cuivre,  dont  l'Asseniblée  avait  pressé  la  fabrication,  se  répandait 
dans  Paris,  et  les  cloches  descendant  des  clochers  commençaient  à  circuler 
en  menues  pièces  métalliques  aux  mains  du  peuple  de  la  Révolution  :  la  cir- 
culation des  billets  de  confiance  ne  cessa  d'ailleurs  qu'en  1793. 

Mais  toute  cette  excitation  et  agitation,  les  brusques  variations  de  prix, 
la  crise  du  sucre,  la  concentration  des  moyens  de  circulation  aux  mains  des 
banquiers,  tout  avertissait  le  peuple  que  du  sein  même  de  la  Révolution  des 
puissances  nouvelles  se  développaient,  et  sa  conscience  de  classe  commen- 
çait à  s'aiguiser. 

D'autre  part  la  bourgeoisie,  troublée  dans  ses  opérations  de  commerce, 
effrayée  par  des  mouvements  ou  des  récriminations  qui  lui  paraissaient 
menacer,  sous  le  nom  d'accaparement,  le  négoce  et  même  la  propriété,  regar- 
dait les  prolétaires  avec  méfiance  et  presque  avec  haine.  Surtout  la  partie 
de  la  bourgeoisie  qui  avait  des  intérêts  aux  colonies  avait  vu  avec  fureur  le 
peuple  des  tribunes  prendre  parti,  au  nom  des  Droits  de  l'homme,  pour  les 
hommes  de  couleur,  même  pour  les  esclaves  noirs,  contre  les  colons  blancs 
et  les  grands  propriétaires.  La  scission  sourde  entre  les  deux  fractions  du 
Tiers-Elat,  la  fraction  bourgeoise  et.  la  fraction  populaire,  qui  s'était  accusée 
déjà  par  la  législation  de  privilège  des  citoyens  actifs,  par  la  coupable  ren- 
contre du  Champ  de  Mars,  s'aggravait  maintenant  par  des  conflits  écono- 
miques. Pétion  qui,  comme  maire  de  Paris,  recueillait  les  propos  et  les 
plaintes  des  uns  et  des  autres,  les  cris  de  colère  des  ouvriers,  les  cris  de 
terreur  et  d'orgueil  des  riches  bourgeois,  s'elTraya,  dès  février,  de  ce  divorce 
naissant.  Et  après  avoir  tenté,  en  janvier,  de  contenir  doucement  le  peuple 
soulevé  contre  les  négociants,  il  essaya,  en  février,  de  ramener  la  bourgeoisie 
à  des  pensées  plus  larges  et  plus  généreuses.  Il  adressa  à  Buzot,  le  6  fé\rier 
1792,  une  lettre  qui  fit  sensation,  et  qu'il  faut  reproduire ,  car,  malgré  la 
médiocrité  d'esprit  de  l'homme  qui  l'a  écrite,  c'est  un  document  social  de 
premier  ordre  :  c'est  la  constatation  officielle  et  explicite  des  premiers  symp- 
tômes de  la  lutte  de  classe  à  l'intérieur  même  du  parti  de  la  Révolulion. 

«  Mon  ami,  vous  m'observez  que  l'esprit  public  s'affaiblit,  que  les  prin- 
cipes de  liberté  s'altèrent,  que  parlant  sans  cesse  de  Gonslitution  on  l'attaque 
sans  cesse;  vous  me  dites  que  ses  plus  zélés  défenseurs  n'embrassent  ni  ne 
suivent  aucun  système  général  pour  la  soutenir,  que  chacun  s'arrête  aux 
choses  du  moment  et  de  détail,  repousse  des  attaques  particulières,  qu'à 
peine  nous  pensons  à  l'avenir.  Vous  me  demandez  ce  que  je  pense,  quels 
sont  les  moyens  que  j'imagine  pour  prévenir  la  grande  catastrophe  qui  paraît 
nous  menacer.  Je  me  bornerai,  pour  le  moment,  à  vous  en  exposer  un  seul. 

«  Je  remonte  à  des  idées  qui  semblent  déjà  loin  de  nous,  et  je  vais  me 
servir  d'expressions  que  la  Constitution  a  rayées  de  notre  vocabulaire  :  mais 
c'est  le  seul  moyen  de  bien  nous  entendre;  ainsi  je  vous  parlerai  de  tiers 
étal,  de  noblesse  et  de  clergé. 


1044  HISTOIRE    SOCIALISTE 

«  Ou'esl-ce  qu'élait  le  liers  état  avant  la  Révolution?  Tout  ce  qui  n'était 
pas  noblesse  et  clergé.  Le  tiers  état  avait  une  force  irrésistible,  la  force  de 
vingt  contre  un;  aussi  tant  qu'il  a  agi  de  concert,  il  a  été  impossible  à  la  no- 
blesse et  au  clergé  de  s'opposer  à  ce  qu'il  a  voulu  ;  il  a  dit  :  «  Je  suis  la  n.i- 
«  tien  »  et  il  a  été  la  nation.  Si  le  tiers  élat  était  aujourd'hui  ce  qu'il  élaitàci-tle 
époque,  il  n'y  a  pas  de  doute  que  la  noblesse  et  le  clergé  seraient  forcés  de 
se  soumettre  à  son  vœu,  et  qu'ils  ne  concevraient  même  pas  le  projet  insensé 
de  se  révolter;  mais  le  tiers  élat  est  divisé,  et  voilà  la  vraie  cause  de  nos 
maux. 

«  La  bourgeoisie,  cette  classe  nombreuse  et  aisée,  fait  scission  avec  le 
peuple;  elle  se  place  au-dessus  de  lui;  elle  se  croit  de  niveau  avec  la  noblesse, 
qui  la  dédaigne  et  qui  n'attend  que  le  moment  favorable  pour  l'humilier. 

«  Je  demande  à  tout  homme  de  bon  sens  et  sans  prévention  :  quels  sont 
ceux  qui  veulent  aujourd'hui  nous  faire  la  guerre?  Ne  sont-ce  pas  les  privilé- 
giés? car  enfin  lorsqu'ils  disent  vaguement  que  la  monarchie  est  renversée,  que 
le  roi  est  sans  autorité,  ces  déclarations  ne  signiOent-elles  pas,  en  termes  très 
clairs,  que  les  distinctions  qui  existaient  n'existent  plus  et  que  l'on  veut  se 
battre  pour  les  conquérir? 

«  Il  faut  que  la  bourgeoisie  soit  bien  aveugle  pour  ne  pas  apercevoir 
une  vérité  de  cette  évidence;  il  faut  qu'elle  soit  bien  insensée  pour  71c  pas 
faire  cause  commune  avec  le  peuple.  Il  lui  semble,  dans  son  égarement,  que 
la  noblesse  n'existe  plus,  qu'elle  ?ie  peut  jamais  exister,  de  sorte  qu'elle  n'en 
a  aucun  ombrage,  qu'elle  n'aperçoit  pas  même  ses  desseins;  le  peuple  est  le 
seul  objet  de  sa  défiance.  On  lui  tant  répété  que  c'était  la  guerre  de  ceux  qui 
avaient  contre  ceux  qui  n'avaient  pas,  que  celte  idée-là  la  poursuit  partout. 
Le  peuple,  de  son  côté,  s'irrite  contre  la  bourgeoisie,  il  s'indigne  de  son  in- 
gratitude, il  se  rappelle  les  services  qu'il  lui  a  rendus,  il  se  rappelle  qu'ils 
étaient  tous  frères  dans  les  beaux  Jours  de  la  liberté.  Les  privilégiés  fomen- 
tent sourdement  cette  guerre  qui  nous  conduit  insensiblement  à  notre 
ruine. 

«  La  bourgeoisie  et  le  peuple  réunis  ont  fait  la  Révolution  ;  leur  réunion 
seule  peut  la  conserver. 

«  Cette  vérité  est  très  simple,  et  c'est  là  sans  doute  pourquoi  on  n'y  a 
pas  fait  allenlion.  On  parle  li'arislocrates,  de  minisiériels,  de  royalistes,  de 
républicains,  de  Jacobins,  de  Feuillants;  l'esprit  s'embarrasse  dans  toutes  ces 
dénominations,  et  il  ne  sait  à  quelle  idée  s'attacher,  et  il  s'égare. 

«  Il  est  très  adroit,  sans  doute,  de  créer  ainsi  des  partis  sans  nombre,  de 
diviser  les  citoyens  d'opinions  et  d'intérêts,  de  les  mettre  aux  prises  les  uns 
avec  les  autres,  d'en  faire  de  petites  rorporations  iiarliculières;  mais  c'est  aux 
hommes  sages  à  dévoiler  cette  politique  astucieuse  et  à  faire  revenir  de 
leurs  erreurs  ceux  qui  se  laissent  entraîner  sans  s'en  apercevoir. 

«  Il  n'existe  réellement  que  deux  partis,  et  j'ajoute  qu'ils  sont  les  mêmes 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1045 

• 
qu'ils  étaient  lors  de  la  Révolution;  l'un  veut  la  Constitution,  et  c'est  celui 
qui  l'a  faite  ;  l'autre  ne  la  veut  pas,  et  c'est  celui  qui  s'y  est  opposé.  Il  est 
quelques  individus  qui  sont  passés  d'un  parti  dans  l'autre,  mais  ce  sont  des 
exceptions;  il  est  aussi  quelques  nuances  dans  les  opinions. 

«  Ne  vous  y  trompez  pas,  les  choses  n'ont  pas  changé;  les  préjugés  ne 
s'effacent  pas  en  un  jour.  On  veut  aujourd'hui  ce  qu'on  voulait  hier  :  des  dis- 
tinctions et  des  privilèges.  Que  l'on  colore  ces  prétentions  comme  on  voudra, 
la  forme  n'y  fait  rien,  voilà  le  fond. 

«  //  est  donc  temps  que  le  tiers  état  ouvre  les  yeux,  qjt'il  se  rallie,  ou 
bien  il  sera  écrasé.  Tous  les  bons  citoyens  doivent  déposer  leurs  petits  ressen- 
timents personnels,  faire  taire  leurs  passions  particulières,  et  tout  sacrifier  à 
l'intérètcoraraun.  Nous  ne  devons  avoir  qu'un  cri  :  Alliance  de  la  bourgeoisie 
et  du  peuple  ;  ou  si  on  l'aime  mieux  :  Union  du  tiers  état  contre  les  privi- 
lèges. 

«  Cette  fédération  sainte  détruit  à  l'instant  tous  ies  projets  de  l'orgueil  et 
de  la  vengeance.  Cette  fédération  évite  la  guerre,  car  il  n'est  point  de  forces 
à  opposer  à  une  aussi  immense  puissance.  C'est  alors  qu'il  est  vrai  de  dire 
que  vingt-cinq  millions  d'hommes  qui  veulent  la  paix  sont  invincibles.  Mais 
les  rebelles,  mais  les  puissances  qui  les  soutiennent  ne  comptent  pas  aujour- 
d'hui sur  cette  résistance  imposante,  ils  croient  ces  vingt-finq  millions 
divisés  et  ce  schisme  les  enhardit. 

«  Je  ne  puis  trop  vous  le  répéter  :  union  du  tiers  état,  et  la  pairie  est 
sauvée.  Elle  le  sera.  Je  n'en  doute  pas.  La  bourgeoisie  sentira  la  nécessité  de 
ne  faire  qu'un  avec  le  peuple,  et  le  peuple  sentira  la  nécessité  de  ne  faire 
qu'un  avec  la  bourgeoisie;  leur  intérêt  est  indivisible,  leur  bonheur  est 
commun. 

«  On  a  la  perfidie  de  répéter  sans  cesse  au  peuple  qu'il  est  plus  malheu- 
reux que  sous  l'ancien  régime.  Je  ne  prétends  pas  dire  que  le  peuple  ne  soulTre 
pas;  mais  tous  les  citoyens  souffrent,  et  il  est  impossible  qu'une  Révolution 
s'opère  sans  privation  et  sans  douleur.  Le  passage  du  despotisme  à  la  liberté 
est  toujours  pénible.  Ah!  que  n'ont  pas  souffert,  pendant  sept  années  entières, 
•ces  généreux  .\niériciuns,  manquant  de  tout,  de  vêtements,  de  subsistances, 
bravant  l'intempérie  des  saisons,  combattant  sans  cesse  avec  courage,  avec  , 
opiniâtreté;  rien  n'a  pu  lasser  leur  persévérance  et  ils  ont  surmonté  tous  les  ; 
obstacles,  et  ils  sont  aujourd'hui  les  hommes  les  plus  libres  et  les  plus  heu- 
reux de  la  terre.  Imitons  ce  grand  exemple  et  comme  eux  nous  obtiendrons 
un  bonheur  solide  et  durable.  v 

«  Voulons  fortement  et  nous  serons  plus  formidables  que  jamais.  Ces 
ligues  de  puissances  dont  on  nous  menacerait  disparaîtront  comme  de  vains 
fantômes;  le  premier  coup  de  canon  sera  le  signal  de  notre  réunion  et  de  la 
mort  de  nos  ennemis.  » 

La  lettre  est  bien,  comme  je  l'ai  dit,  d'un  esprit  médiocre.  Pétioo  indique 


40'iO  HISTOIRE     SOCIALISTE 

de  façon  insurfisanle  et  vague  les  causes  du  «  schisme  »  qu'il  déplore.  Oui,  il 
est  vrai  que  la  bourgeoisie  pos-édanle,  h  mesure  qu'elle  cesse  de  craindre  la 
noblesse,  l'ancien  régime,  se  préoccupe  davantage  du  danger  qui  la  menace 
de  l'autre  côté,  du  côté  des  sans-propriété.  El  Pélion  a  raison  de  rappeler  à  la 
bourgeoisie  que  la  lutte  contre  l'ancien  régime  n'est  pas  finie,  que  la  contre- 
révolution  reste  menaçante  et  longtemps  encore  le  sera.  A  vrai  dire,  plus  d'un 
siècle  après  ces  grands  événements,  elle  l'est  encore,  et  contre  elle,  plus  d'une 
fois,_  ce  que  Pétion  appelle  le  tiers  état  a  été  obligé,  même  à  des  dates  ré- 
centes, de  refaire  son  union.  Mais  ce  que  Pétion  explique  mal,  ce  qu'il 
paraît  ne  pas  voir,  c'est  la  croissance  môme  du  peuple  qui  crée  de  nouveau.x 
problèmes,  c'est  sa  poussée  révolutionnaire,  politique  et  sociale  depuis  deux 
ans. 

Dire  tout  simplement  que  les  «  choses  n'ont  pas  changé  »  depuis  la  con- 
vocation des  Etats  généraux,  c'est  fausser  d'emblée  la  question  k  résoudre; 
car  il  s'agissait  précisément  de  savoir  à  celte  date  comment,  par  quelle  poli- 
tique, l'union  des  deux  fractions  du  tiers  état,  peuple  et  bourgeoisie,  pouvait 
être  maintenue  malgré  les  changements  qui  s'étaient  produits  depuis  deux 
années  dans  les  rapports  de  ces  deux  fractions.  Pétion  prêche,  au  lieu  de  dé- 
finir, d'analyser  et  de  prévoir.  Rappeler  tout  uniment  à  la  défense  de  la  Gons- 
tilulion,  alors  que  celle-ci  est  comme  tiraillée  entre  les  deux  tendances,  l'une 
de  démocratie,  l'autre  d'oligarchie  bourgeoise,  qu'elle  porte  en  elle,  c'est  rem- 
placer la  solution  par  l'énoncé  même  du  problème;  car  il  faut  dire  justement 
en  quel  sens  la  Constitution  doit  être  entendue  et  pratiquée.  Et  puis,  au  mo- 
ment même  où  Pétion  parle  des  intérêts  indivisibles  et  du  bonheur  commun 
du  peuple  et  de  la  bourgeoisie,  et  où  par  suite  leur  accord  devrait  apparaître 
comme  aisé  et  normal,  il  ne  compte  visiblement  que  sur  une  double  guerre: 
la  guerre  à  l'ancien  régime,  la  guerre  aux  puissances  étrangères,  pour  rap- 
procher les  deux  portions.  Il  ne  parait  pas  soupçonner  d'ailleurs  que  la  guerre, 
en  portant  au  plus  haut  les  périls  et  les  passions  de  la  France  révolutionnaire 
donnera  une  acuité  supérieure  à  la  question  terrible  :  par  qui  et  par  quelles 
forces  doit  être  défendue  la  Révolution?  D'accord  pour  la  sauver,  le  peuple 
et  la  bourgeoisie  ne  seront  pas  nécessairement  d'accord  sur  les  moyens  de  la 
sauver. 

Les  vues  de  Pétion  sont  donc  tout  à  fait  troubles  et  incertaines,  et  on 
comprend  très  bien  que  cet  optimisme  prêcheur  et  vague,  qui  se  dissimule 
comme  à  plaisir  la  difficulté  vraie,  laissera  les  hommes  de  la  Gironde  très 
désemparés  dans  la  formidable  tempête  extérieure  qu'ils  soulèvent  étourdi- 
ment.  Mais  plus  la  pensée  de  Pélion  est  courte,  et  débile  son  esprit,  plus  est 
frappante  cette  constatation  de  l'antagonisme  croissant  des  classes  à  l'intérieur 
de  ce  qui  fut  hier  le  tiers  état.  Comme  un  crible  animé  d'un  mouvement  de 
plus  en  plus  rapide,  la  Révolution,  à  mesure  qu'elle  s'accélère,  sépare  des  intérêls 
d'abord  confondus,  et  voici  le  signe  le  plus  décisif  de  la  croissance  politique  et 


.  k 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1047 

sociale  de  ce  que  Pétion  appelle  le  peuple,  en  ces  deux.ans  de  Révolution  :  la 
pensée  commence  à  l'isoler,  aie  traiter  comme  un  élément  distinct. 

Cela  inquiéta  un  peu,  même  chez  les  bourgeois  démocrates,  car  en  dé- 
fendant Potion  contre  les  attaques  violentes  que  lui  valut  celte  lettre  de  la 
part  des  contre-révolutionnaires  et  des  Feuillants,  ils  s'appliquent  à  en  atté- 
nuer le  sens,  ils  protestent  surtout  contre  toute  idée  de  disiinguèr  deux 
classes  dans  le  tiers  élat.  Le  Patriote  français,  le  journal  de  Brissot,  dit  à  la 
date  du  13  février  : 

«  Nous  demandonspardonà  noslecteursdeleur  parler  encore  desgazetiers 
universels,  mais  c'est  un  devoir  de  dire  deux  mots  des  calomnies  qu'ils  ont 
vomies  hier  contre  M.  Pétion.  Tous  les  patriotes  ont  applaudi  à  la  lettre  que 
cet  excellent  citoyen  a  écrite  à  M.  Buzot.  Eh  bien,  cette  lettre  a  servi  de  texte 
aux  universels  pour  lancer  contre  lui  les  inculpations  les  plus  horribles.  Ils 
l'accusent  de  vouloir  établir  dans  la  société  deux  classes  opposées,  tambour- 
geoisie  elle  peuple!  lui  qui,  dans  toute  sa  lettre,  ne  cesse  de  prêcher  l'union, 
non  pas  de  ces  deux  classes,  mais  de  ces  portions  du  peuple.  Ils  l'accusent  de 
prétendre  que  la  bourgeoisie  désire  la  contre-révolution,  lui  qui  exhorte  la 
bourgeoisie  à  s'unir  aux  citoyens  moins  fortunés  pour  accabler  les  partisans 
de  la  contre-révolution.  » 

Le  journal  de  Brissot  joue  sur  les  mots.  Pétion  ne  pouvait  pas  affirmer 
qu'il  y  avait  deux  classes,  car  la  bourgeoisie  et  le  peuple  n'avaieift  pas  une  con- 
ception fondamentale  différente  de  la  société  et  de  la  propriété.  Et  il  n'essayait 
certainement  pas  d'animer  l'une  contre  l'autre  ces  deux  «portions  du  peuple», 
pour  employer  le  langage  savant  du  Patriote  français.  .Mais  ce  qui  était 
grave,  c'était  de  constater  que  ces  deux  «  portions  du  peuple  »,  d'abord  unies 
et  presque  confondues  dans  le  premier  mouvement  révolutionnaire,  étaient 
maintenant  et  de  plus  en  plus  séparées  par  les  intérêts,  les  idées  et  les 
passions. 

Voilà  ce  qui  donne  à  la  lettre  de  Pétion  une  valeur  symptômatique. 

La  bourgeoisie  modérée  et  propriétaire,  qui  sentait  bien  que  «  l'alliance  » 
demandée  par  Pétion  lui  coûterait  quelques  sacrifices  d'influence  et  d'ar- 
gent, répondit  par  des  cris  de  colère.  Dans  les  journaux,  dans  les  bro- 
chures, elle  exhala  ce  qu'on  pourrait  déjà  appeler  son  âme  «  censitaire  ». 
La  bourgeoisie  coloniale  surtout  fut  d'une  violence  inouïe.  Et  les  hommes 
d'ancien  régime  tentèrent  d'affoler  la  bourgeoisie,  de  lui  faire  peur  pour  ses 
propriétés.  Voici,  par  exemple,  un  pamphlet  paru  à  la  date  du  18  février  : 

«  Cri  de  l'honneur  et  de  la  vérité,  aux  propriétaires,  par  M.  Joseph  de 
Barruel-Beauvert.  Avertissement  :  M.  Pétion,  maire,  vient  de  prévenir  les 
Propriétaires  qu'il  ne  faut  pas  désunir  leurs  inlcrôts  d'avec  les  sans-culottes, 
parce  que  ce  serait  servir  l'aristocratie,  et  c'est  l'éloquence  du  patriotisme  qui 
dicte  à  M.  Pétion  ce  sage  conseil  à  M.  Pétion;  cependant  je  crains  qu'il  ne  soit 
pas  reçu  aussi  facilementques'il  avait  écrit  aux  sa;«-c«/o«e5:€Bra>ies  citoyens. 


1048  HlSTUlRli    SOCIALISTE 

«  songez  qu'il  faut  unir  vos  intérêts  à  ceux  des  propriétaires.  »  Il  est  vrai  que 
lesauireslui  auraient  répondu  :  «Soyez  persuadé,  Monsieur  le  maire,  que  nous 
«  n'y  manquerons  pas.  » 

Et  loul  (le  suite  : 

«  [icveillez-vous,  honinies  qui  avez  des  possessions  ;  sortez  du  sommeil 
léthargique  où  vous  êtes  plongés  depuis  plus  de  deux  ans;  il  en  est  temps 
encore,  mais  ne  différez  plus  un  instant.  Je  vois  de  toutes  parts  des  nuages 
qui  s'amoncellent  sur  votre  tête.  Les  Jacobins,  comparables  aux  Titans,  après 
avoir  établi  l'anarchie  et  le  désordre  dans  le  royaume,  après  avoir  porté  le  fer 
et  la  flamme  dans  toutes  nos  colonies,  veulent  vous  abîmer  sous  les  ruines 
de  la  monarchie.  Les  faubourgs  de  Paris  sont  hérissés  de  piques...  N'avez- 
vous  pas  des  biens  à  proléger?  N'avez-vous  pas  une  famille?  Attendrez-vous 
qu'on  vienne  enlever  ce  que  vous  possédez?  que  de  lâches  brigands,  au  nom 
de  la  liberté  et  de  l'égalité  se  partagent  sous  vos  yeux  toutes  vos  dépouilles... 
iVest  mal  à  propos  qu'on  donne  le  nom  de  citoyens  à  ces  hommes  qui,  n'ayant 
rien  à  perdre,  sont  disposés  à  tous  les  crimes.  Les  véritables  citoyens  sont 
ceux  qui  ont  des  possessions:  les  autres  ne  sont  que  des  prolétaires  ou  fai- 
seurs d'enfants,  et  ceux-ci  n'auraient  jamais  dû  être  armés  ni  voter  que 
comme  en  Angleterre.  Méprisables  soutiens  de  la  licence,  clubistes  forcenés. 
Jacobins  que  l'amour  de  la  domination  aveugle,  vous  ne  serez  que  trop  con- 
vaincus de  celte  vérité...  0  citoyens,  combien  de  sujets  n'avez-vous  pas  de 
vous  défier  de  tous  ces  hommes  qui  ne  veulent  s'assimiler  à  vous  que  pour 
dévorer  votre  substance!  Depuis  quand  les  frelons  sont-ils  regardés  comme 
le.s  frères  des  abeilles?  Au  premier  signal  d'une  révolte,  courez,  chassez  cette 
nuée  d'insectes  qui  veut  partager  sans  effort  et  sans  gloire  voire  fortune  ac- 
quise ou  celle  qu'augmentera  bientôt  votre  industrie.  » 

Et  il  terminait  par  cette  phrase  flamboyante  où  les  majuscules  alternent 
avec  les  italiques  : 

0  PROPRIÉTAIRES,  qui  que  vous  soyez,  gardez-vous  de  soutenir  une 
fausse  doctrine  ;  les  hommes  qui  n'ont  RIEN,  ne  sont  pas  vos  égaux.  » 

Je  n'aurai  point  le  ridicule  de  donner  plus  d'importance  qu'il  ne  convient 
aux  paroles  du  comte  de  Beauvert,  forcené  de  contre-révolution.  Mais  il  est 
certain  que  tous  les  hommes  dancien  régime  s'appliquaient,  à  ce  moment,  à 
apeurer  la  bourgeoisie  que  le  mouvement  soudain  de  janvier  avait  trou- 
blée. Et  celle  tactique  n'était  point  sans  effet,  comme  en  témoigne  la  phrase 
de  Pétion  :  «  On  a  tellement  répété  à  la  bourgeoisie  que  c'était  la  guerre  de 
ceux  qui  avaient  contre  ceux  qui  n'avaient  pas,  que  cette  idée-là  la  poursuit 
partout.  » 

Les  hommes  de  la  contre-révolulion  n'osant  plus  demander  ouvertement 
le  rétablissement  de  leurs  privilèges,  la  reslilulion  de  l'arbitraire  royal,  de  la 
noblesse  et  de  la  fôodalilé,  tentaient  de  former  une  sorte  de  Ligue  des  pro- 
priétaires, une  coalition  des  rancunes  aristocratiques,  des  fureurs  coloniales 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


1059 


et  des  frayeurs  lioiirgeoises.  «ils  y  avaient  réussi,  la  Révolution  éiaii  frappée 
de  paralysie. 

Mais,  malgré  les  inquiétudes  bourgeoises  dont  témoigne  la  lettre  de 
Pétion,  la  Révolution  n'était  pas  prête  à  se  livrer.  En  rétrogradant  à  l'ancien 
régime,  la  liourgeoisie  révolutionnaire  risquait  de  tout  perdre:  les  biens 
nationaux,  la  consolidation  delà  dette,  l'influence  politique,  la  joie  sublime 


rf  itûô^évuiAtur  et  aàé  de  / 


De    la    GO.NSTITCTIO.I. 

(Almanach  du  Père  Gérard). 
(D'après  an  document  dn  Musée  Carnav.ilet.) 


de  la  liberté.  Au  contraire,  que  risquait-elle  à  hâter  le  pas  dans  le  sens  de  la 
Révolution?  Peut-être  des  désordres  et  des  dommages  passagers;  mais  elle 
ne  pensait  pas  que  le  droit  de  propriété,  tel  qu'elle  le  concevait,  ptit  subir 
dans  la  société  nouvelle  une  atteinte  durable.  D'ailleurs,  quoique  la  crois- 
sance économique  de  la  bourgeoisie  industrielle  et  commerciale  au  ivin'  siècle 
eût  été  une  des  causes  décisives  de  la  Révolution  et  quoique  celle-ei,  pen- 
dant un  long  temps,  doive  bénéflcier  surtout  de  l'ordre  nouveau,  la  Révolution 

laV,   132.  —  HISTOIRE   SOCIALISTE.  uv.  132 


1050  IIISTOIUK     SOCIALISTE 


n'est  plus  à  la  merci  mémo  lie  la  classe  qui  en  fui  l'inilialrice  et  qui  en  sera 
la  principale  bénéficiaire.  La  Révolution  a  une  logique  et  un  élan  que  laveu- 
gleinent  mûme  et  l'égoïsme  étroit  de  la  bourgeoisie  n'arrêteraient  point. 
Môme  si  les  forces  organisées  et  productives  de  la  bourgeoisie,  même  si  fabri- 
cants, marchands,  rentiers,  après  avoir  suscité  la  Révolution  en  prenaient 
peur  et  se  retiraient  d'elle,  elle  saurait  appeler  à  elle  d'autres  recrues  :  elle 
saurait  faire  surgir  dans  la  bourgeoisie  môme,  chaotique  et  mêlée,  de  «  nou- 
velles couches  »  de  défenseurs.  Et  le  peuple  ne  lui  manquerait  pas.  Car  s'il  est 
irrité  de  l'égoïsme  bourgeois,  il  ne  se  détache  pas  de  la  Révolution,  il  s'y 
engage  au  contraire  toujours  plus  avant,  avec  Le  sentiment  croissant  de  sa 
force  et  comme  s'il  était  sûr  qu'un  jour  il  l'amènera  à  lui. 

En  ces  premiers  mois  de  1792,  le  peuple  ne  formule  pas  avec  précisioa 
des  revendications  d'ordre  politique.  Depuis  l'écrasement  du  Champ  de  Mars 
il  est  entendu,  même  au  Club  des  Cordeliers,même  dans  le  journal  d'Hébert, 
qu'on  n'attaquera  pas  «  la  Constitution  ». 

Mais  le  peuple  n'a  pas  oublié  que  la  loi  du  marc  d'argent  et  le  privilège 
des  citoyens  actifs  lui  ont  retiré  le  droit  de  suffrage  :  et  s'il  en  est  humilié,  il 
est  fier  aussi  de  pouvoir  dire  à  la  bourgeoisie  qu'il  interprète  mieux  qu'elle 
les  Droits  de  l'homme,  que  la  lettre  de  la  Constitution  est  pour  elle,  mais  que 
les  Droits  de  l'homme  sont  pour  lui. 

Le  peuple  ne  demande  plus,  comme  en  juillet,  la  déchéance  du  roi  et  la 
République  :  il  semble  môme  parfois  faire  là-dessus  amende  honorable  de 
cette  hardiesse;  mais  il  a  gardé  dans  les  yeux  l'éblouissement  de  la  lumière 
républicaine,  et  un  instinct  profond  L'avertit  qu'il  était  dans  la  logique  des 
choses,  dans  le  droit  chemin  des  événements.  Le  peuple  s'irrite  des  fortunes 
subites  des  spéculateurs  bourgeois,  de  l'audace  des  accapareurs,  de  l'égoïsme 
farouche  des  coloniaux. 

Mais  à  leur  égoïsme,  il  a  la  lierlé  d'opposer  les  Droits  de  l'homnio  qu'ils 
éludent,  violentent  ou  déforment,  et  il  sait  que  sa  droite  conscience  est 
d'accord  avec  le  pur  idéal.  Dans  l'universelle  agitation  des  conditions  et 
des  fortunes,  dans  le  prodigieux  déplacement  des  intérêts,  le  peuple  ne  sent 
plus  peser  sur  lui,  comme  un  roc,  une  fatalité  compacte  de  misère  et  de  ser- 
vitude. Même  quand  il  soutire,  tout  vibre  autour  de  lui  d'une  vibration  si 
ardente,  les  anciens  rapports  des  hommes  et  des  choses  sont  si  rapidement 
transformés  qu'il  conçoit  la  possibilité  lointaine  de  combinaisons  de  justice 
où  il  trouvera  enfin  le  bonheur.  Si  grossier,  d'une  grossièreté  voulue,  que 
soit  le  journal  d'Hébert,  je  sens  souvent  en  lui  celle  large  palpitation  du 
sentiment  populaire.  Y  a-t-il  dans  le  cynisme  affecté  du  <<  père  Dnchesue  » 
comme  on  l'a  souvent  dit,  du  cabotinage  et  rien  que  cela?  Je  ne  saurais  le 
dire;  et  je  déleste  ce  style  ordurier  qui  ravale  les  prolétaires,  mais  il  est 
sincère  en  ce  sens  qu'il  comprend  d'instinct  le  sentiment  populaire,  qu'il 
le  réfléchit  sans  effort.  Marat  est  un  isolé,  qui  a  construit  dans  sa  tête  tout 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1051 

un  système  de  Révolution  et  qui  essaie  avec  fureur  de  l'imposer  aux  évé- 
nements et  aux  hommes.  A  chaque  crise  de  la  Révolution,  et  quel  que 
soit  le  sentiment  du  peuple,  c'est  un  dictateur,  c'est  un  tribun  militaire  que 
propose  ilarat  pour  exécuter  les  traîtres.  Certes,  il  entend  jusqu'au  fond 
de  son  souterrain  les  rumeurs  de  la  foule,  les  cris  de  la  souffrance,  les  chu- 
chotements même  de  la  trahison,  et  il  y  répond  par  des  appels  perçants  et 
de  terribles  paroles.  Parfois,  en  un  cri  de  pitié  irritée  et  sublime,  il  louche 
jusqu'au  fond  l'âme  du  peuple  et  y  laisse  une  émotion  ineffaçable.  Parfois 
encore  il  étonne  par  la  lucidité  étrange  de  ses  vues,  par  la  merveilleuse 
rencontre  de  ses  prophéties  invraisemblables  avec  d'invraisemblables  événe- 
ments." Mais  cette  colère  sans  rémission,  ce  soupçon  continu  fatiguent  le 
peuple  :  il  a  besoin  parfois  de  reprendre  haleine;  il  n'est  pas  toujours  dans 
la  fièvre  :  il  s'abandonne  aux  joies  faciles  de  la  vie,  respire  l'air,  le  soleil,  la 
confiance,  fait  crédit  aux  hommes.  Marat,  qui  ne  lui  laisse  presque  personne 
à  admirer  (sauf  Robespierre)  et  presque  rien  à  espérer,  l'excède  parfois  et 
lui  brise  les  nerfs  à  force  de  les  tendre.  Le  père  Duchesne,  au  contraire  de 
l'homme  du  souterrain,  est  l'homme  de  la  rue  et  des  foules,  des  tonnelles  où 
l'on  boit  le  bon  vin  en  médisant  des  accapareurs  qui  le  renchérissent.  Il 
surveille  les  tribuns  du  peuple,  les  gourmande  ou  les  dénonce;  mais  il  a 
parfois  pour  eux  une  sorte  de  tendresse  rude,  qui  répond  au  besoin  d'aimer 
que  le  peuple  porte  en  lui.  Plus  près  de  la  pensée  populaire,  le  père 
Duchesne.,  aux  jours  de  crises,  ne  rêve  pas  une  dictature  soq^bre  :  après 
Varenne,  c'est  la  République  qu'il  demande,  un  large  gouvernement  popu- 
laire qui  ne  maltraitera  pas  le  fils  du  Roi,  mais  qui  se  passera  de  lui. 

Refoulé  par  les  votes  de  l'Assemblée  et  par  la  répression  du  Champ  de 
Mars,  il  ne  s'obstine  pas  en  imprécations  furieuses  ;  il  semble  renoncer  un 
moment  à  son  b^au  songe  de  République,  mais  il  garde  au  plus  profond  de 
son  âme  une  allégresse  de  liberté,  je  ne  sais  quelle  joyeuse  attente  républi- 
caine qui  éclatera  au  10  août.  Le  père  Duchesne  ne  brise  pas  aux  murs  du 
caveau  son  front  fiévreux  :  il  ne  croit  pas  le  peuple  à  jamais  endormi  parce 
qu'il  parle  bas  ;  il  sait  que  dans  l'âme  populaire  les  forces  de  vie  s'accu- 
mulent parfois  silencieuses,  ignorées  comme  des  eaux  profondes,  et  se 
révèleùt  soudain  par  de  merveilleux  jaillissements. 

.\ussi,  tandis  que  .Marat,  épuisé,  désespéré,  s'imagine  qu'il  n'y  a  plus  rien 
à  faire  et  à  dire  puisque  de  toute  part  on  prêche  le  respect  littéral  de  la  Cons- 
titution, Hébert  s'accommode  de  ces  transactions  passagères  et  continue  gail- 
lardement son  chemin.  Du  15  décembre  au  12  avril,  Marat,  dont  le  journal 
ne  se  vend  presq.ue  plus,  laisse  tomber  sa  plume  et,  au  contraire,  le  Père  Du- 
chesne, avec  un  succès  croissant,  crie  aux  carrefours  ses  grandes  colères,  ses 
grandes  douleurs  et  ses  grandes  joies  : 

«  Je  suis  le  véritable  Père  Duchesne,  foutre  !  » 

Depuis  plus  d'un  an,  avec  une  variété  de  ton  extraordinaire,  il  gourmande, 


1052  HISTOIRE    SOCIALISTE 

s'irrile,  se  réjouit,  passant  d'una  sorte  d'abandon  sentimental  à  de  soudaines 
défiances.  Ecoutez  comme  il  admire  d'abord  Mirabeau  en  son  numéro  10  : 

«Je  ne  m'étonne  pas  si  l'éloquent  Mirabeau  avec  sa  voix  de  tonnerre  trouve 
tant  de  plais^irà  les  écraser  (l'abbé  Maury  etsesamis)...  Parle  toujours,  notre 
cher  homme  de  la  patrie;  notre  cœur  jouera  du  violon,  toutes  les  lois  que 
tu  ouvriras  la  bouche  pour  pérorer  dans  notre  auguste  Assemblée.  » 

C'est  vraiment  l'écho  des  femmes  de  la  Halle,  l'appelant  à  Versailles  «  noire 
petit  père  Mirabeau  ».  Mais  tout  à  coup  les  combinaisons  de  Mirabeau,  sa  po- 
litique compliquée  l'inquiètent  (n»  12)  : 

«  Nous  voyons  que  ta  sacrée  caboche  nous  a  donné  des  inquiétudes 
mortelles...  Ce  n'est  pas  assez  d'avoir  une  bonne  gueule,  il  faut  avoir  une 
belle  âme,  entends-tu,  mon  bougre  d'ami?  » 

C'était  bien  là,  à  l'égard  de  Mirabeau,  le  sentiment  môle  du  peuple  :  in- 
quiétude et  affection.  Marat  n'a  pas  ces  notes  riches. 

Mais  voici,  dès  l'été  de  1791,  les  manœuvres  d'agio  sur  les  assignats  qui 
s'annoncent.  Hébert  commence  contre  les  «accapareurs  »  une  vigoureuse  cam- 
pagne (u°  14),  et  il  fait  un  piijuant  porlrait  des  capitalistes  révolutionnaires  : 

«  J'ai  eu  beau  crier  contre  les  foutus  marchands  d'argent,  contre  ces 
triples  juifs  qui  accaparaient  nos  écus,  j'ai  eu  beau  leur  donner  la  chasse,  les 
poursuivre  à  coups  de  fouet,  les  jean-foutres  osent  encore  reparaître,  et 
vendre  des  petits  assignats  que  nous  attendions  avec  tant  d'impatience.  Qui 
sera  assez  lâche  pour  ne  pas  oser  repousser  de  pareils  mitins,  tomber  sur 
eux,  les  rosser  d'importance  et  les  reconduire  tout  martelés  de  coups  chez 
les  âmes  damnées  qui  les  font  agir? 

«  Je  ne  sais  par  quelle  sacrée  politique  on  n'a  pas  encore  été  à  la  source 
de  ces  manœuvres  qui  ont  si  souvent  mis  le  peuple  et  l'armée  au  désespoir. 
Il  y  a  un  tas  de  jean-foulrcs  qui  sont  à  la  tête  de  l'opinion  publique,  qui  ont 
l'air  de  servir  les  intérêts  du  peuple,  qui  le  caressent  d'une  main  et  qui  lui 
foutent  des  coups  del'autre.  Mille  noms  d'un  tonnerre!  Jene  pourrai  jamais  en 
tenir  un  et  le  traiter  comme  il  le  mérite?  Ces  bougres  d'agioteurs,  s'imagi- 
nent-ils donc  qu'ils  seront  les  seuls  impunis?  Comment?  On  aura  écrasé  la 
noblesse,  les  i.arlementaires,  le  clergé,  et  ces  cœurs  d'Arabes  seraient  épargnés? 
Qu'ils  tremblent,  les  monstres!  un  jour  viendra  que  la  fureur  du  peuple 
montée  à  son  comble  leur  fera  sentir  les  effets  d'un  terrible  mais  juste  châ- 
timent. 

«  Comment  le  cœur  ne  se  soulèverait-il  pas  quand  on  considère  ces  ma- 
gnifiques hôtels  qu'ils  ont  cimentés  avec  les  larmes  des  malheureux?  Les 
bouqres  de  mâtins  ont  eu  l'air  de  se  mettre  à  la  tête  de  la  Révolution,  disant 
que  c'était  lu  liberté  qu'ils  défendaient,  tandis  que  c'était  leur  or.  Aussi  les 
ai-je  toujours  vus  varier  suivant  les  circonstances.  Quand  on  rendait  quel- 
ques décrets  ava7itageux  pour  leurs  manœuvres,  les  bougres  étaient  bien  pa- 
triotes; quand  il  y  avait  quelques  lenteurs  dans  les  travaux  de  l'Assemblée 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1053 

et  que  l'on  apprenait  quelque  mouvement  dans  les  provinces,  les  jean^ foutre: 
avaient  un  air  triste,  une  figure  blême,  un  nez  allongé,  et  aujourd'hui  que 
les  biens  domaniaux  se  vendent  avec  succès,  mille  bombes  1  ils  sont  d'une 
joie  qui  ne  peut  se  rendre;  leurs  actions  sont  augmentées  de  moitié  et  leur 
dureté  nen  est  pas  diminuée  d'un  pouce;  ce  n'est  point  assez  d'avoir  acca- 
paré nos  écus,  soit  pour  eux,  soit  pour  les  aristocrates,  ils  veulent  encore  i' em- 
parer des  petits  assignats  ;  ils  ont  su  faire  prendre  les  armes  au  peuple  pour 
entourer  la  salle  de  l'Assemblée  le  jour  que  le  décret  sur  les  assignats  a  été 
rendu;  mais,  foutre  !  ce  peuple  n'en  héritera  pas  plus  que  des  écus,  et  quand 
toutes  les  affaires  seront  bien  arrangées  pour  eux,  et  que  le  pauvre  peuple 
sera  toujours  malheureux,  qu'il  se  plaindra,  on  lui  dira  pour  toute  réponse  : 
Tu  l'as  voulu,  George  Dandin. 

«  Tous  les  jours,  vous  entendez  dans  les  districts  de  foutus  marcliands 
s'écrier  :  Que  l'argent  est  rarel  que  va-t-on  devenir?  Ah!  il  n'est  point  possible 
d'y  tenir!  elles  mâtins  ne  disaient  point  que  c'étaient  eux  qui  étaient  les 
premiers  marchands  d'argent.  Ils  criaient  à  tout  instant  comme  des  boeufs  : 
Ce  sont  les  aristocrates,  ce  sont  les  aristocrates  qui  achètent  l'argent  pour 
l'emporter  à  l'étranger.  Hé!  bougres,  n'en  vendez  pas,  et  l'on  n'en  achètera  pas. 
C'est  vous  qui  êtes  les  premiers  aristocrates,  et  d'autant  plus  à  craindre  que 
sous  le  voile  du  patriotisme,  vous  nuisez  à  la  vie  de  vos  frères.  Si  l'on  punit 
des  traître.»,  vous  devriez  l'être  les  premiers,  ou  si  vous  continuez  à  faire 
votre  foutu  commerce,  vous  n'êtes  point  des  hommes,  vous  èt^s  des  tigres. 
Est-ce  possible  qu'il  se  trouve  dans  le  nouveau  régime  des  agioteurs,  des 
monopoleurs  comme  dans  l'ancien?....  Ces  bougres  d'agioteurs  ont  un  diable 
dans  !a  tôle  qui  ne  dort  jamais.  Il  n'y  a  que  quelques  volées  de  coups  de 
bâton  qui  puissent  les  arrêter.  Ne  vous  avisez  pas  d'aller  faire  des  émeutes  à 
leurs  portes,  ni  de  vouloir  forcer  leurs  maisons,  car  les  bougres  ne  demande- 
raient pas  mieux.  On  ne  leur  aurait  rien  pris,  et  ils  diraient  qu'on  leur  a 
volé  des  millions.  » 

Puis  il  s'en  prend  au  clergé,  mais  en  ayant  bien  soin,  selon  le  sentiment 
populaire  de  cette  époque,  de  distinguer  le  prêtre  de  la  religion.  U  parle  avec 
ironie  de  «  la  reconnaissance  due  aux  juifs  qui,  à  force  d'usurer  avec  nos  ci- 
devant  prélats  ont  introduit  dans  le  sanctuaire  tous  les  vices  qui  nous  ont 
fait  ouvrir  les  yeux...  En  voyant  comme  les  bougres  de  prêtres  avaient  amal- 
gamé la  religion  avec  leurs  passions,  je  crois  que  le  bon  Dieu  ne  s'y  recon- 
naissait pas  lui-même.  Mais,  foutre,  à  présent  il  verra  nos  cœurs  à  nu  et  verra 
que  nous  sommes  tous  frères,  que  nous  aimons  notre  bon  roi  et  encore  plus 
la  nation...  a 

Et  ciïrayé  des  mouvements  fanatiques  qui  se  dessinent  il  ajoute  : 

u  11  faut  que  nous  engagions  nos  femmes  à  ne  plus  se  mêler  des  affaires 
de  prêtres,  car  si  leurs  bougres  de  langues  s'avisent  de  remuer  sur  des  ques- 
tions qu'elles  ne  connaissent  pas,  nous  n'en  .lurons  jamais  fini.  »  (n°  16). 


lOD-i  HISTOIRE    SOCIALISTE 

Devant  l'émigrutioa  persislanle  du  numéraire,  il  a  de  pittoresques  co- 
lères : 

«  Est-ce  que  ces  jean-foutres-Ià  (les  émigrés),  avant  de  quitter,  auraient 
envoyé  une  pierre  d'aiiuanl  dans  tous  les  pays  étrangers  et  sur  la  frontière 
pour  attirer  le  reste  de  notre  numéraire?  Ah  !  loutre,  il  y  a  de  la  magie  là- 
dedans  ou  c'est  le  pot  au  noir  dont  ou  nous  a  barbouillé  le  nez.  » 

Mais  voici  la  fln  de  l'Assemblée  constituante  qui  approche  : 

«  L'Assemblée  nationale  elle-môme  ne  va  plus  qu'en  clopinant.  C'est  une 
vieille  garce,  honnête  femme  autrefois,  mais  qui  pour  avoir  trop  lontemps 
séjourné  dans  la  capitale,  a  fini  par  donner  dans  le  travers  et  s'est  prostituée 
pour  de  l'argent  au  pouvoir  exécutif  et  aux  aristocrates;  mais  heureusement, 
loutre,  elle  touche  à  sa  lin,  et  nous  voyons  venir  le  jour  de  son  enterre- 
ment avec  autant  de  plaisir  qu'un  enfant  de  lamille  en  a  à  celui  d'un  vieux 
tuteur  rechigné  qui  faisait  le  tourment  de  sa  vie.  » 

Mais  si  l'Assemblée  constituante,  en  revisant  la  Constitution  dans  un 
sens  favorable  au  pouvoir  exécutif,  en  aggravant  les  conditions  d'électorat  et 
d'éligibilité,  en  limitant  la  liberté  de  la  presse  et  le  droit  de  pétition  a  indis- 
posé le  parti  populaire,  le  Père  Duckesne  est  inquiet  aussi  de  ce  que  fera  c  sa 
fille  »,  la  Législative  élevée  au  régime  du  marc  d'argent  : 

«  La  fameuse  loi  du  marc  d'urgent,  s'écrie-t-il  en  son  numéro  58,  nous 
empêchera  toujours  d'avoir  de»  députés  aussi  habiles  et  aussi  honnêtes  gens 
que  ceux-là  (Robespierre  et  Pélion);  si  elle  eùl  été  en  usage  avant  les  Etats 
généraux,  il  y  a^ros  à  parier  que  les  trois  quarts  des  braves  bougres  qui  ont 
foutu  à  quia  la  noblesse  et  le  clergé  n'auraient  pas  été  élus,  et  nous  serions 
plus  que  jamais  sous  les  griffes  du  despotisme. 

«  Empêchons  donc  s'il  est  possible  que  cette  loi  oïlieuse  ne  subsiste  plus 
longtemps.  Je  ne  veux  pas  dire  pour  cela  que  nous  devrions  nous  révolter 
contre  les  décrets  de  l'Assemblée  nationale,  car  quand  bien  même  il  y  en  au- 
rait d'injustes,  il  vaut  encore  mieux  nous  y  sournellre  que  de  foutre  tout  en 
discorde  et  d'amener  la  guerre  civile  ;  mais,  foutre,  il  faut  crier  si  fort,  si 
fort,  que  nos  cris  retentissent  jusqu'au  fond  du  manège  (où  siégeait  1' .Assem- 
blée); ils  feront  cabrer,  je  m'y  attends  bien,  une  grande  partie  des  aristocrates 
et  des  faux  patriotes,  qui  sont  de  véritables  chevaux  ou  plutôt  des  mules 
d'Auvergne  lorsqu'on  parle  du  peuple  et  de  la  liberté;  mais  aussi,  foutre, 
toutes  les  oreilles  ne  sont  pas  bouchées,  et  au  milieu  de  ces  gredins-là,  il  y  a 
encore  de  braves  gens  qui  prendront  notre  parti.  Ne  vous  avions-nous  pas 
recommandé  de  foutre  à  bas  les  vieilles  idoles,  et  de  relever  le  pauvre  peuple 
qui  était  depuis  tant  de  siècles  dans  la  houe  jui^qu'aux  épaules?  Vous  avez 
délruil  l'aristocratie  des  nobles  et  du  clergé,  et  vous  en  établissez  une  mille 
fois  plus  odieuse,  celle  de  la  richesse.  » 

Soudain  éclate  la  nouvelle  de  la  fuite  du  roi.  Hébert  qui  suivait  au 
leur  le  jour  les  impressions  populaires  et  n'avait  pas  la  prévoyance  aiguë  de 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1055 

Marat,  ne  lavait  ni  annoncée  ni  pressemie.  Mais  tout  i.  coup,  je  ne  sais  quel 
large  sentiment  populaire  se  fait  jour  dans  le  Père  Diichesne,  il  a  senti  évi- 
videmmenl  le  frémissement  du  peuple,  son  excitation  à  la  fois  inquiète  et 
joyeuse  devant  l'inconnu,  et  en  quelques  tableaux  d'un  réalisme  idyllique  et 
grossier,  si  je  puis  dire,  il  a  bien  mis  en  lumière  les  émotions  contraires  de  la 
bourgeoisie  conservatrice  et  moilérée  qui  se  replie,  et  du  peuple  qui  vaver; 
l'avenir.  Presque  tout  le  numéro  59  est  d'une  touche  puissante,  et  comme 
Hébert  est  surtout  un  récepteur,  c'est  bien  le  peuple  môme  que  nous  voyons 
en  scène  : 

«  Qu'allons-nous  faire  de  ce  gros  cochon,  se  demandent  tous  mes  badauds 
en  parlant  de  Gilles  Gapet?  —  Mais,  dit  un  président  de  section,  il  est  tou- 
jours notre  roi,  il  est  inviolable  et  nous  ne  devons  pas  cesser  de  le  respecter, 
de  lui  obéir.  —  Bravo,  dit  le  commandant  de  bataillon,  il  n'y  a  que  des  incen- 
diaires qui  parlent  autrement.  Comment,  foutre,  des  incendiaires?  Est-ce  donc 
l'être  que  de  ne  pas  laisser  mettre  le  feu  à  la  maison  ?... 

a  J'envoie  faire  foutre  tous  ces  citoyens  actifs,  et  pour  me  consoler,  je 
m'en  vais  boire  une  goutte  à  un  petit  café  du  port  au  blé.  Ah!  foutre,  que 
je  fus  bien  dédomm^igé  de  l'ennui  que  m'avaient  donné  tous  ces  bougres  de 
bavards  I  Je  n'eus  pas  plulôt  (pris  place)  sur  un  tabouret  qu'aussitôt,  j'entends 
chanter  à  pleine  gorge  :  Ça  ira!  Ça  ira!  Vive  la  nation!  Je  fous  mon  ni'zàla 
porte  :  qu'est-ce  que  j'aperçois?  Une  tapée  de  braves  bougres  armés  de  piques 
et  tenant  bras  dessus  bras  dessous  nos  buveurs  de  la  veille.  «  Et  d'où  venez- 
vous  donc,  vous  autres,  que  je  leur  dis?  est-ce  qu'il  y  a  encore  des  Bastilles  à 
prendre?  —  Ah!  Père  Duchesne,  où  étais-tu  donc?  Nous  venons  de  prêter  le 
serment  de  mourir  pour  la  patrie,  et  ce  serment  ne  sera  pas  celui  d'un  jean- 
foutre,  tel  que  celui  du  ibutu  cochon  qui  vient  de  jurer  à  tort  et  qui  a  perdu 
la  p-alrie.  » 

«  Hé  1  bien?  père  Duchesne,  me  dit  la  mère  Caquet,  l'écailleuse:  que 
penser  de  notre  foutu  roi  de  carreau  ?  Ce  que  j'en  pense,  foutre,  mon  avis 
est  qu'on  le  foute  aux  Petites-Maisons  dans  les  loges  des  insensés,  puisqu'il 
n'existe  plus  de  cloître  pour  l'y  mettre  à  l'ombre  et  l'y  tondre  comme  i'ai- 
saient  nos  bons  aïeux  aux  rois  imbéciles  et  fainéants...  Sur  le  coup  de  temps 
Cateau  l'écosseuse  s'écrie  :  C'est  foutu,  plus  de  Capet,  plus  de  liste  civile, 
plus  d'Autrichienne;  il  n'y  a  pas  besoin  d'un  aristocrate  pour  nous  gouverner 
et  quelque  bon  bougre  comme  nous  autres  y  tiendra  aussi  bien  sa  place  que 
ce  foutu  pourceau  qui  ne  sait  que  se  saouler. 

a  On  dit  comme  ça  que  le  peuple  est  souverain  ;  il  faut  essayer  de  notre 
droit  en  nous  donnant  quelqu'un  qui  lui  convienne.  Nous  ne  lui  foutrons  pas 
la  couronne,  car  c'est  l'éteignoir  du  bon  sens  et  de  la  vertu  ;  mais,  foutre, 
nous  voulons  qu'il  soit  toujours  sans  façon  comme  le  père  Duchesne. 

«  Comme  le  père  Duchesne!  s'écrie  à  la  fois  tout  le  monde;  comme  le 
père  Duchesne  1 


10ô6  HISTOIRE    SOCIALISTE 

«  J'appuie  la  motion,  dit  le  père  Bondo,  le  plus  fort  de  tous  les  forts  du 
porl  et  de  la  Halle,  et  je  demande  que  le  p^^e  Duchesne  soit  régent  du 
royaume  pendant  rimbccillilL-  di>  Gilles  Capet,  ci-devant  roi  de  Franc»'.  Vive 
le  père  Duchesne!  "Vive  le  père  Duchesne! 

«  Me  voilà  aussitôt  proclamé  régent,  on  promet  de  soulenirmon  droit  avec 
trois  cent  mille  pique:?;  allons, foutre,  ça  ira.  Qne  feras-tu,  père  Duchesne,  à 
ton  avènement  à  la  régence?  Je  cmmencerai  par  foutre  la  pelle  au  cul  à  tous 
les  faux  patriotes  qui  se  sont  glissés  comme  des  serpents  à  l'Assemblée  natio- 
nale, à  la  Municipalité,  dans  le  département.  Je  vous  assemble  une  nouvelle 
législative  composée  non  seulement  des  citoyens  actifs,  mais  de  tous  les 
braves  gens  pauvres  ou  riches  qui  mériteront  cet  honneur  par  leur  patriotisme 
et  leurs  talents. 

«  Quand  le  Corps  législatif  sera  ainsi  bien  organisé,  je  n'aurai  pas  l'inso- 
lence, foutre,  de  vouloir  marcher  sans  égal,  de  prétendre  réunir  seul  la 
moitié  de  la  force  de  la  nation,  de  dévorer  à  moi  seul  de  quoi  faire  vivre 
tous  les  citoyens  d'un  département. 

«Je  me  contenterai  donc  de  veiller  seulement  sur  la  machine  et  d'avertir 
les  ouvriers  quand  il  se  dérangera  quelque  chose.  Je  protégerai  les  arts,  je 
soutiendrai  le  commerce,  je  ferai  couper  le  cou  à  tous  les  agioteurs...  Cepen- 
dant ôilles  Capet  aura  terminé  sa  vie  honteuse  dans  sa  loge,  et  son  abomi- 
nable femme  sera  crevée  à  la  Salpétriôre;  leur  fils  ylors  sera  devenu  grand, 
il  aura  été  élevé  dans  le  travail  et  la  misère,  il  aura  oublié  tout  son  premier 
attirail  ;  enfin  il  aura  appris  à  être  homme  et  citoyen,  on  pourra,  si  l'on  veut 
à  cette  époque,  si  on  a  besoin,  je  ne  dis  pas  d'un  roi,  car  il  n'en  faut  pas  si  on 
veut  être  libre,  mais  si  on  a  absolument  besoin  d'un  premier  faussaire,  on 
pourra  jeter  les  yeux  sur  lui  et  il  succédera  au  père  Duchesne!  » 

Etrange  servitude  de  l'esprit  qui,  même  dans  sa  révolte  puissante  et 
ordurière  contre  la  royauté,  ne  parvient  pas  à  se  débarrasser  encore,  complè- 
tement, de  l'hypothèse  royale. 

C'est  sous  cette  forme  confuse  que  le  peuple  commençait  à  entrevoir  la 
République.  Cet  article  d'Hébert  marque  sans  doute  la  pointe  la  plus  hardie 
de  la  pensée  populaire  à  cette  date  :  c'est  presque  la  République  et  c'est  la 
démocratie,  sans  distinction  de  citoyens  actifs  et  de  citoyens  passifs,  et,  en 
matière  sociale,  ce  sont  des  lois  contre  les  agioteurs,  mais  aucune  conception 
nouvelle  de  la  propriété. 

Cette  exaltation  quasi-républicaine  tombe  après  le  retour  du  roi,  et  le 
père  Duchesne  lui-même,  en  des  fictions  apaisées,  va  rendre  visite  à  Louis  XVI, 
en  son  Palais  des  Tuileries,  pour  le  féliciter  d'avoir  accepté  la  Constitution 
et  pour  l'avertir  sur  un  ton  moitié  confiant,  moitié  grondeur,  de  lui  rester 
cette  fois  fidèle. 

Hébert  se  laisse  même  aller  à  l'enthousiasme  le  jour  oîi  la  Constitution 
est  proclamée  dans  Paris  ;   a  le  bruit  du  canon  nous  retentissait  dans  le 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1057 


--f-.'JTr--?j;- 


u~.m- 


Les  puissances  étrangères  faisant,  danser  aux  députés  Enragés  et  aux  Jacoquint 

le  même  ballet  que  le  sieur  Nicolel  faisait  danser  Jadis  à  ses  Dindons. 

Image  contre-révolutionnaire. 

(D'après  une  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 

cœur  ».  Mais,  malgré  tout,  dans  le  peuple  de  1702  survivait  l'émotion  étrange 
de  délivrance,  de  joie,  d'inquiétude,  d'orgueil,  qui  avait  saisi  la  conscience 

UV.    133.  —  HISTOIRE    SOCIALISTE.  '''^-    ^^^- 


1058  UISTOIRK     SOCIALISTE 


pop'iliiire  à  la  nouvelle  de  la  fuite  du  roi.  Pendant  quelques  jour»  le  peuple 
avjii  méprisé,  injurié  le  roi  parjure  et  fuyard. 

PiiiiUnl  quelques  jours,  le  (leuple  s'était  senti  supérieur  à  la  royauté 
qii'il  (lélri-i^ait,  à  la  bourgeoisie  révolutionnaire  qui  n'avail  pas  su  prendre 
parti  à  lond  contre  le  roi.  Et  tout  cela  grandissait  les  prolétaires,  tout  cela 
les  I  ri'i'ar.it  à  juger  de  haut  non  seulement  la  royauté,  mais  les  oligarchies 
b«iirgH(iises  qui  cherchaient  à  evploiler  la  Révolulion.  Rude  était  le  jière 
Diirlie  ni- en  ces  premiers  mois  (le  1792.  pour  les  bourgeois  accapareurs  (n°  68). 
«  J'ai  vu  tou-:  nos  marchands, tous  nos  détaillants,  les  épiciers,  les  marchands 
d'eaux  chiudes  (eaux-de-vie),  les  fabricants  de  vin;  en  un  mot,  tous  les 
bouirres  i|ui  font  raélier  de  nous  voler  et  de  nous  empoisonner;  je  les  ai  vus 
tons  profiter  de  la  disette  de  l'argent  pour  s'enrichir;  après  avoir  accaparé 
tou-  1  os  écus  et  les  avoir  vendus  et  foil  passer  aux  émigrants,  ils  ont  fait 
ensuite  disparaître  toute  la  petite  monnaie;  tant  est  qu'à  présent  on  ne  voit 
plus  que  du  papier  et  que  les  gros  sols  sont  plus  rares  que  n'étaient  autrefois 
les  douilles  louis. 

«  Qu'en  est-il  arrivé?  Quenos  jeanfoulres  sont  enfin  obligés  de  regorger 
ce  qu'ils  ont  volé  au  peuple.  Ils  n'ont  pas  réfléchi,  les  viédazes,  qu'en  enle- 
vant l"Ui  le  numéraire  ils  arrêteraient  le  commerce.  Maintenant,  foutre, 
que  leurs  boutiques  sont  désertes  et  que  leurs  marchandises  leur  restent,  ils 
se  inurdenl  les  doigts  et  ils  désireraient  bien  n'avoir  jamais  songé  à  leur 
besoffne  d'asiotage.  Cette  maudite  vermine,  pour  réparer  le  mal  qu'elle-même 
s'est  ait,  désire  aotuellemenl  la  contre-révolution.  Tous  les  foutus  marchands 
ne  penveut  i>lus  piller  le  peuple  qu'ils  ont  rais  à  sec  par  leur  jeanfoutrerie  ; 
ils  se  0  .iteiit  de  mieux  faire  leurs  orgies  avec  les  ci-devant.  » 

Vod.i  pour  les  accapareurs  déçus:  voici  pour  les  accapareurs  de  den- 
rées (u"  S3)  : 

«  j  e-pérais,  foutre,  qu'après  l'abolition  des  droits  d'entrée  je  pourrais 
tous  les  jours  me  foutre  sur  la  conscience  quelques  bouteilles  de  plus,  mais 
point,,  louire;  au  lieu  de  dimirmer  et  d'être  de  meilleure  qualité,  il  est  aussi 
ch'r  que  par  le  passé  et  il  nous  empoisonne  de  même.  J'avais  cru  aussi  qu'on 
nous  iiiminuerait  les  autres  denrées,  mais  l'épicier  d'André  et  ses  confrères 
sont  toujours  résolus  à  nous  faire  payer  le  poivre  au  même  prix. 

«  Il  y  a  quelques  jours  que  j'eus  une  dispute  de  bougre  avec  mon  cordon- 
nier «lui  voulait  augmenter  le  prix  de  mes  souliers.  Foutu  Maury,  lui  dis -je, 
est  ce  que  tu  es  devenu  aristocrate?  Miury  toi-même,  me  répondit-il. (.Maury, 
l'alilic  .Vliury,  était  pour  Hébert  le  symbole  de  la  contre-révolulion  ;  dans 
l'iinag.'  (lu  père  Duchesne  on  remarque  la  devise,  mémento  inori,  qui  est  un 
jeu  lie  mots  à  l'adresse  de  l'abbé)  :  Si  ma  marchandise  augmente,  ne  faut-il 
pas  (|ue  j'  fasse  payer  plus  cher  mon  ouvrage?  —  Comment,  l'outre,  payer 
plu-  chi-r  ma  paire  de  souliers,  lesquels  devraient  me  coûter  un  quart  de 
moins  p.ir  la  suppression  de  la  régie  des  cuirs  t 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1059 


«  Eh  !  foutre,  me  dit-il,  ne  sais-tu  pas  que  la  garce  de  ferme  nous  tient 
toujours  le  pied  sur  la  gorge  ?  Elle  n'a  été  drlruile  !.jue  pour  la  frime.  Les 
viédazes  de  maltàliers  ont  mis  tous  leur  tête  dans  un  bonnet,  pour  accaparer 
toutes  1rs  marchandises  dans  les  fabriques;  ils  ont  accaparé  tout  le  cuir  du 
ro>/aume,  et  ils  le  vendent  maintenant  au  prix  qu'ils  veulent.  Dans  quelques 
mois,  loutre,  si  on  n'y  prend  garde,  les  souliers  vaudront  une  pistole  la  paire. 
Je  ne  mis  point  en  oreille  d'à  le  la  réflexion  du  ponlife.  J'ai  depuis  consulté 
d'autres  détaillants  et  il^  m'ont  tous  attesté  que  les  bougres  de  maltôtiers  se 
sojit  rendus  maîtres  de  toutes  les  branches  du  comtnerce  et  qu'ils  s'entendaient 
comme  larrons  en  foire  avec  les  ministres  et  les  municipalités  pour  rançonner 
le  pauvre  peuple. 

«  Quoi  donc,  foutre,  nous  n'aurons  rien  gagné  à  la  suppression  des 
barrières!  On  nous  aura  chargé  de  nouvelles  impositions  et  nous  payerons 
touiours  les  mêmes  droits  sur  les  subsistances  I  Tonnerre  de  Dieu  !  ça  ne 
sera  pas.  Partout  oîi  on  voit  le  mal  il  doit  y  avoir  un  remède.  Nouveaux  légis- 
lateurs, c'est  à  vous  à  le  trouver.  Exterminez  les  nouveaux  abus,  c'est  là 
votre  devoir.  Faites  pendre  jusqu'au  dernier  financier  et  tous  les  bougres  de 
marcliands  de  chair  humaine  qui  spéculent  sur  la  substance  des  citoyens  et 
qui  s'engraissent  du  sang  des  malheureux;  faites  venir  la  section  des  Lom- 
bards :  c'est  elle  qui  vous  découvrira  le  pot-aux-roses. 

«  Vous  apprendrez,  foutre,  qu'il  existe  un  infâme  complot  pour  nous 
réduire  cet  hiver  à  la  dernière  extrémité.  » 

Ainsi  s'élevait  le  Ion  des  protestations  populaires.  C'est  déjà  le  régime  de 
la  Terreur  qui  s'annonce,  appliqué  aux  choses  économiques.  La  Révolution 
ne  songe  pas  à  toucher  à  la  propriété  individuelle,  à  substituer  le  commu- 
nisme aux  échanges  et  à  la  concuirence  mercantile  ;  elle  n'a  donc  .l'autre 
ressource  pour  contenir  les  spéculations  de  la  bourgeoisie  que  de  frapper  les 
marchands  d'épouvante  ;  c'e.-t  de  la  pendaison  que  le  père  Duchesna  les 
menace  ;  ce  sera  bientôt  de  l'échafaud. 

Ainsi  commencent  à  apparaître  les  raisons  économiques  de  la  Terreur. 

Mais  ce  n'est  pas  encore  à  l'insurrection,  ce  n'est  pas  à  une  Révolulion 
nouvelle  que  le  père  Duchesne  appelle  le  peuple.  Il  déplore  que  la  Coii>litu- 
tion  ait  été  manquée,  qu'elle  ne  soit  pas  inspirée  d'un  grand  esprit  dénincra- 
lique  et  populaire,  mais  il  se  résigne  provisoirement  (n°  84)  :  «  Si  on  n'avait 
pas  étouffé  la  voix  du  peuple  de  Paris,  nous  71' aurions  pas  eu  une  Constilu  ■ 
lion  à  la  diable,  un  véritable  habit  d'Arlequin  où  on  voit  des  morvpinix 
maijnifiques  cousus  avec  des  guenilles.  Cette  Constitution  serait  toute  prise 
dans  les  Droits  de  l'homme  et  elle  aurait  été  un  jour  la  loi  de  l'Univers  ; 
,mais  ce  qui  est  fait  est  fait,  et  parce  qu'on  a  un  cheval  borgne,  pour  cela  il 
ne  faut  pas  le  tuer.  » 

Le  père  Duchesne  s'accommodait  ainsi  au  mouvement,  tantôt  précipité, 


1000  HISTOIRE     SOCIALISTE 


tantôt  lent  et  incertain  des  pensées  populaires  ;  mais  bientôt  le  peuple,  un 
moment  lassé  parl'excilation  continue  de  Marat,  éprouva  de  nouveau  le  besoin 
d'entendre  celte  voix  stridente,  passionnée.  Tout  seul  le  père  Duchesne  sem- 
blait insuffisant  et  vulgaire. 

Le  club  des  Gordelier,^,  le  25  août  adressa  une  pétition  à  Marat  le  priant 
de  rentrer  en  scène.  La  lettre  était  signée  d'Hébert,  prôsiilent.  L'Ami  du  Peuple 
reparut  le  12  avril  1792,  et  ainsi  le  peuple  se  fit  entendre,  pour  ainsi  dire, 
par  deux  voix,  l'une  gouailleuse,  bonhomme,  et  souvent  ordurière,  l'autr. 
aigre,  déchirante,  toute  vibrante  de  passion  et  de  pensée,  avec  de  furieux 
égarements  et  des  accents  prophétiques. 

Mais  ce  n'était  pas  seulement  dans  les  grandes  villes,  c'était  aussi  dans 
les  bourgs  et  dans  les  campagnes  que  la  question  des  subsistances,  surtout  la 
question  du  blé,  provoquait  des  agitations  et  des  troubles.  Pendant 
deux  ans,  pendant  l'année  1790  (sauf  les  trois  premiers  mois),  et 
pendant  toute  l'année  1791,  la  question  du  blé  ne  s'était  pas  posée.  Les 
récoltes  avaient  été  abondantes:  le  prix  du  pain  avait  graduellement  diminué 
jusqu'à  ne  pas  atteindre  trois  sous  la  livre,  et  aucune  inquiétude  n'avait 
effleuré  l'imagination  populaire,  que  Taine  représente  toujours  tendue  et 
affolée. 

A  la  lin  de  1791,  il  fallut  bien  constater  que  la  récolte  était  insuffisante, 
au  moins  dans  d'importantes  régions.  Dans  son  rapport  du  1"  novembre  1971 
à  la  Législative,  le  ministre  de  l'intérieur  Delessart  déclare,  d'aprè.s  les  ren- 
seignements qui  lui  avaient  été  fournis  par  les  directoires  de  départements, 
que  les  récoltes  étaient  abondantes  dans  toute  la  partie  du  Nor.l  de  la  France, 
qu'elles  étaient  médiocres  au  Centre,  et  insufQsantes  dans  le  Midi. 

La  situation  n'était  pas  évidemment  très  inquiétante.  D'abord  Paris, 
centre  de  l'action  nationale  et  aussi  des  agitations,  était  largement  approvi- 
sionné, ê 

«  Au  moyen  de  toutes  les  précautions  prises  parla  municipalité  de  Paris, 
dit  le  ministre,  et  d'après  la  connaissance  qu'elle  m'a  donnée  de  ce  quelle 
possède  en  grains  et  en  farines  et  des  ressources  dont  elle  est  maintenant 
certaine,  l'approvisionnement  de  cette  capitale  paraît  assuré  pour  cet  hiver. 
On  a  pensé  avec  raison  que  le  moyen  le  plus  efOcace  de  calmer  les  inquié- 
tudes du  peuple  était  de  porterlesapprovisionnements  au-dessus  plutôt  qu'au- 
dessous  des  besoins...  Mais  il  n'était  pas  de  même  au  pouvoir  de  la  munici- 
palité d'empêcher  l'augmentation  du  prix  du  pain,  cette  augmentation  étant 
une  suite  inévitable  de  la  rareté   de  la  denrée  dans  une  partie  du  royaume.  » 

Et  le  10  décembre,  Mosneron  défend  la  municipalité  de  Paris  contre  les 
reproches  des  marchands  de  blé  et  des  boulangers.  Ils  se  plaignaient  que  la 
municipalité,  ayant  fait  dans  des  magasins  publics  de  lartjes  approvisionne- 
ments de  blé,  obligeait  les  boulangers  à  acheter  les  grains,  môme  avaries, 
qui  avaient  pu  fermenter  en  magasin.  Ils  accusaient  aussi  la  municipalité  de 


HISTOIRE     S0CIAL,1STE  1001 

chercher  dans  de  prétendues  opérations  d'intérêt  public  un  bénéflce  de  spé- 
culation. 

Le  reproche  était  absurle:  car  la  municipalité  n'avait  pas  le  monopole  de 
la  vente  des  grains,  et  en  approvisionnant  les  magasins  publics,  elle  contri- 
buait à  baisser  le  prix  de  la  denrée  ;  elle  s'interdisait  donc  par  là  même  tout 
bénéfice  d'agio.  Mosneron  le  constate  et  ici  encore  je  relève  un  nouveau 
témoignage  de  l'excellent  état  des  approvisionnements  de  blé  à  Paris  :  «  Si  la 
municipalité  de  Paris  fait  le  commerce  des  blés,  si  elle  en  tire  des  autres 
déparlements  pour  se  procurer  un  bénéfice  en  le  vendant  dans  la  capitale, 
elle  est  bien  trompée  dans  sa  spéculation  :  car  le  lieu  du  royaume  où  le  pain 
est  le  plus  beau,  le  meilleur  et  à  plus  bas  prix,  est  la  ville  de  Paris.  » 

Et  aucune  protestation  ne  s'élevait  dans  l'Assemblée  contre  cette  affirma- 
tion. En  fait,  c'est  plutôt  au  sujet  du  sucre  et  des  denrées  d'épicerie  qu'au 
sujet  du  pain,  qu'en  1792  le  peuple  de  Paris  réclama.  Mais  en  plusieurs  points 
des  campagnes  il  y  eut  des  mouvements  très  vifs.  Des  villes  et  bourgs  de 
Saint-Omer,  Montélimart,  Coye,  Samer,  Chaumont-sur-Marne,  Neuilly- 
Saint-Front,  Heaumont-la-Digne,  Màcon,  Villers-Outreaux,  Souppes,  Dun- 
kerque,  Saint-"Venant,  Douai,  Arras,  Nantes,  Verberie,  Saint-Germer  et 
Montmirel  des  pétitions  étaient  adressées  à  l'Assemblée. 

Là  le  peuple,  dès  qu'il  voyait  des  voitures  chargées  de  grain  ou  quand  du 
blé  était  porté  sur  les  navires,  se  soulevait.  A  Chaumont  il  se  rassemblait  au 
son  du  .tocsin.  A  Dunkerque,  à  Saint-Omer,  il  empêchait  le  chargement  des 
vaisseaux.  Evidemment,  en  troublant  ainsi  la  circulation,  il  aggravait  le  mal 
dont  souffrait  le  pays;  mais  comme  les  souvenirs  du  passé  et  les  exemples 
mêmes  du  présent  justifiaient  ses  inquiétudes!  Dans  les  dernières  années  de 
l'ancien  régime,  quand,  pour  combler  le  déficit  de  la  récolte,  la  monarchie 
primait  les  blés  importés,  de  grands  spéculateurs  exportaient  en  fraude  le  blé 
de  France  et  le  réimportaient  pour  bénéficier  de  la  prime. 

Le  peuple  avait  peur  que  des  manœuvres  du  même  ordre  dégarnissent 
encore  les  marchés  insuffisamment  pourvus.  En  vain,  dans  les  ports,  lui 
disait-on  que  c'était  à  nos  colonies  qu'étaient  destinées  les  farines  exportées; 
il  n'avait  pas  confiance.  Et  même  quand  les  blés  étaient  enlevés  du  Nord  où 
ils  surabondaient  pour  aller  ravitailler  le  Midi,  le  peuple  du  Nord  craignait 
que  sous  des  prétextes  honnêtes  on  ne  parvînt  à  le  démunir.  Les  pétition- 
naires demandaient  à  l'Assemblée  d'interdire  rigoureusement  toute  sortie  des 
blés.  L'Assemblée,  par  son  rapporteur  Mosneron,  répondit  que  sauf  les  farines 
destinées  à  nos  colonies  et  dont  la  remise  à  de.-lination  était  rigoureusement 
contrôlée,  ni  grains  ni  farines  ne  sortaient  de  France. 

Les  pétitionnaires  demandaient  en  outre  que  les  propriétaires  de  grains, 
au  lieu  de  vendre  à»  des  spéculateurs,  à  des  «  accapareurs  »  qui  pouvaient 
emporter  le  grain  au  loin  fussent  tenus  de  le  porter  sur  le  marché  en  propor- 
tion de  leurs  approvisionnements.  L'Assemblée,  hésitant  à  entrer  dans  cette 


1002  IIISTOIUK     SOCIALISTE 


vole  fie  réglemenlalion  el  de  conlrainle  où,  dans  rextrétnité  du  [léril,  la  Con- 
venlion  enlnra  résolumeiil.  répon  ail  que  «  le  vrai  moyen  d'augmeulfr  la 
d'^Caricc  du  propriélairedo  Mes  est  de  lui  faire  sceller  la  porte  de  ses  'jn-nicrs; 
c'est  d'exiger  qu'il  l(;s  porte  au  marché.  Une  pareille  inquisition  opén-rait  sur 
le  blé  l'effet  que  fit  sur  le  numéraire,  dans  le  temps  de  la  régence,  l'inlerdic- 
lion  (l'avoir  à  soi  plus  de  500  livres  en  esjjèces  ». 

Enlin,  les  pililioimaires  demandaionl  «  qu'il  soit  fait  d;ins  chaque  dépar- 
tement  un  dépôt  de  blé  dans  les  années  abondantes,  qui  puisse  fournir  au 
besoin  dans  les  années  de  disette  ».  L'Assemblée  n'opposa  pas  des  objettions 
de  prinripe.  Klle  ne  dit  pas  que  cela  était  contraire  a  la  mission  de  l'iitat  qui 
doit  veiller  sur  les  initiatives  individuelles  el  non  les  absorber.  L'intersenlion 
de  l'Etal  apparaissait  au  contraire  très  légitime  auxliommes  de  la  Uévolulion. 
Mais  la  Législative  faisait  \aloir  des  dilûcullés  pratiques:  la  nécessite  d'un  gros 
capital,  la  crainte  des  malversations  el  aussi  de  la  déperdition  des  grains, 
enlTn  «  la  stagnation  des  prix  »  par  le  défaut  de  concurrence,  et  par  suite  le 
dommage  causé  à  l'agricullure. 

Elle  se  borna  donc,  après  d'assez  nombreux  ajournements,  à  organiser  un 
système  de  passeports  qui  devaient  accompagner  tous  les  convois  en  indiquant 
le  point  de  départ  et  la  deslination.  Ces  mesures  ne  rou^sirent  point  partout  à 
calmer  reffervescence  :  la  fuite  du  numéraire  irritait  les  esprits  el  leur  faisait 
craindre  une  semblable  émigration  des  grains.  Taine,  dans  le  tableau  qu'il 
trace  de  ces  désordres,  a  singulièrement  forcé  et  faussé  les  choses;  à  le  lire  on 
croirait  que  toute  la  France  était  en  feu,  et  que  partout  la  bêle  humaine, 
affolée,  débridée,  livrée  à  elle-même  par  l'impuissance  de  la  Constitution,  se 
ruait  aux  violences. 

Mais  en  lait,  c'est  seulement,  en  toute  l'année  1792,  dans  une  quinzaine  de 
dislricls  que  se  produisirent  des  mouvements  populaires.  Et  les  paniques,  les 
détresses  locales  et  momeulaitées  n'empêchaient  pas  un  grand  mouvement 
de  confiance  et  de  richesse.  Taine  a  l'halàlude  détestable  et  antiscieiililique 
de  itrouier  des  faits  empruntés  à  des  époques  très  dilïéronles  ;  il  dénonce  par 
exemple  la  ruine  des  manufactures  comme  une  conséquence  du  système  révo- 
lutionnaire. Et  il  en  cherche  la  preuve,  où?  dans  des  rapports  administraiifs 
de  l'an  X  et  de  l'an  XII.  El  ces  rapports,  dans  son  exposé,  voisinent  avec  les 
soulèvements  paysans  de  1702. 

Taine  ne  paraît  pas  se  douter  qu'en  1792  précisément  il  y  a  eu  une 
grande  activité  manufacturière.  Contrairement  à  la  loi  même  de  l'hi-toire,  il 
ne  suii  pas  l'évolution  des  iails,  et  au  lieu  de  noter  les  teintes  successives  et 
les  comb  naisons  changeantes  du  méial  en  fusion,  il  mêle  dans  le  plus  bizarre 
amalgame  les  pren.ières  flammes  jaillissantes  et  les  dernières  cendres 
refroidies.  En  fait,  dans  tous  ces  soulèvements  de  1792;  il  n'y  eut  pre^que 
jamais  mort  d'homme,  et  c'est  avec  une  sorte  de  méthode  et  de  discipline  (lue 
le  peuple  arrêtait  el  taxait  le  blé.  D'ailleurs,  les  causes  des  soulèvements  furent 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1063 

trt>s  miilliples,  et  par  sa  manie  de  classer  les  fails  en  catégories  ahsiraites, 
M.  T.titiH  s'esi  inlenlil  de  comprendre  la  comi.lexe  réaliié.  Tanlôl  c'éuieni  les 
mouvemiMiis  des  grains  qui  semblaient  suspects.  Lequinjo  rac  nie  le  6  jan- 
vier 1792  l'en  |Uèle  qu'il  vient  de  faire  dans  la  région  du  Nord.  San  discours 
est  très  modéré  puisqu'il  demande  simplement  la  liberté  de  circulation  des 
grains. 

«  On  se  plaint  ries  accaparements,  dit-il  ;  oui,  il  en  existe;  mais  ils  ne 
sont  point  ministériels:  ils  viennent  de  la  part  de  ceux  qui  ont  positivement 
le  plus  d'intérêt  à  ce  qu'il  n'existent  point,  je  veux  parler  des  fermiers,  des 
laboureurs  et  de  tous  ceux  qui  ont  du  blé.  El  pourquoi  ?  parce  que  la  libre 
circulation  éprouve  partout. des  entraves.  Le  moyen  d'y  remédier  n'est  pas, 
selon  moi,  déiablir  des  greniers  de  réserve.  Ils  sont  dangi  reux,  ou  tout  au 
moins  inutiles...  Le  meilleur  moyen  de  remédier  à  ces  disettes  locales  est  de 
protéger  la  libre  circulation  des  grains  à  l'iniérieur.  »  Comme  on  voit,  il  n'y 
a  rien  dans  ces  paioles  qui  tende  à  exciter  les  esprits  et  à  éveillai  ou 
aggraver  les  soupçons. 

On  peut  donc  croire  Lequiuio  lorsqu'il  ajoute  :  «  Je  me  suis  informé  avec 
soin  dans  le  département  du  Nord,  dont  je  suis  ha'  itant,  sur  les  causes  qui 
provO'|uent  l'inquiétude  du  peuple  de  ces  contrées  et  j'ai  appris  qu'au  mois 
d'octobre  dernier  il  avait  été  enlevé  du  port  de  Dunkerque  le  tiers  de  la 
récolle.  Les  habitants  en  ont  conçu  des  craintes  dlautani,  plus  alarmantes 
qu'ils  se  souviennent  que  dans  les  années  1786,  1787  et  1788,  tous  les  grains 
de  la  division  du  Nord  ont  été  achetés  et  embarqués  au  port  de  Uunki'rque, 
sous  le  vain  et  spécieux  prétexte  d'approvisionner  les  départements  méridio- 
naux, et  qu'au  lieu  d'envoyer  ces  grains  en  France,  on  les  a  stationnés  chez 
l'étranger  et  ramenés  en  France  en  1789,  où  ils  furent  vendus  au  quadruple  de 
leur  valeur.  » 

Le  même  jour.  Forfait,  dans  un  discours  très  hardi,  et  qui  annonçait  les 
résoluiions  de  la  Convention,  signale  le  désarroi  que  devait  jeter  dans  l'espiit 
du  peuple  le  mouvement  compliqué  du  commerce  des  grains.  «  Je  trouve  la 
source  des  (inquiétudes)  dans  le  défaut  d'intelligence  de  ceux  qui  fout  les 
ap;jrovisionnements  :  et  c'est  ici  qu'il  faut,  pour  le  salut  du  pfuiile,  sacri/ler 
au  moins  pour  quelques  années  une  portion  des  avantages  que  nous  promet 
la  liberté  illimitée  des  opérations  commerciales.  Il  faut  donc  forcer  tes  acqué- 
reurs à  concerter  leurs  opérations.  Je  la  trouve,  cette  source  d'opinions  dan- 
gereuses, dans  l'indiscrétion  avec  laquelle  se  font  les  transports  qui  >embient  eu 
etîel  onlonnés  à  dessein,  de  manière  à  redoubler  les  soupçons  et  les  alarmes. 
En  voici  des  exemples:  Les  blés  ne  sortent  des  départements  septentrionaux 
que  par  les  ports  de  Dunkerque,  le  Havre  et  Nantes,  et  c'est  au-si  par  les 
mêmes  ports  que  rentrent  ceux  que  l'on  achète  dans  la  Baltique  et  la  Grande- 
Bretagne.  Le  peuple  doit  croire  naturellement  que  les  blés  qui  rente  it  sont 
ceux  qu'il  a  vu  sortir  ;  et  quand  il  voit  une  hausse  rapide  dans  le  prix  de  cette 


10G4  HISTOIRE    SOCIALISTE 

précieuse  denrée,  il  l'allribue  à  celte  manœuvre  apparente,  il  se  soulève,  et 
ses  mouvements  augmentent  l'enchère  parce  qu'ils  arrrôtent  la  circulation: 
de  sorte  que  la  disette  arrive  au  milieu  de  l'abondance  et  que  le  soupçon  et 
la  défiance  sont  successivement  elTet  et  cause  de  la  cherté.  Voilà  ce  que  savent 
très  bien  les  hommes  qui  cherchent  à  fomenter  des  troubles:  ils  disent  au 
peuple  que  jamais  sous  l'ancien  régime  ils  n'ont  eu  de  semblables  opérations, 
et  on  les  croit,  on  doit  les  croire,  parce  qu'en  effet,  sous  l'ancien  réprime,  la 
verge  du  despotisme  dirigeait  tout  et  ménageait  davantage  les  justes  sollici- 
tudes du  peuple. 

«  Dans  ce  moment  encore  une  quantité  considérable  de  blé  acheté  à 
Hambourg  est  arrivée  au  Havre  ;  elle  passera  de  ce  port  à  celui  de  Rouen, 
ensuite  au  Pecq  et  du  Pecq  à  Paris.  Dans  le  même  temps  et  en  sens  inverse, 
des  blés  achetés  dans  le  Soissonnais  descendent  la  Seine,  éprouvent  les 
mêmes  versements  dans  les  mêmes  ports,  et  sont  embarqués  au  Havre  par 
Bordeaux."  Gomment  pourra-t-on  persuader  aux  habitants  des  deux  rives  de 
la  Seine,  qu'il  est  utile  au  peuple  qu'il  se  fasse  ainsi  des  transports  et  des 
versements  de  la  denrée  qui  le  fait  vivre,  suivant  des  directions  diamétrale- 
ment opposées?  Sous  le  régime  arbitraire,  on  aurait  fait  rester  àParisles  blés 
du  Soissonnais,  et  on  aurait  expédié  pour  Bordeaux  ceux  de  Hambourg.  La 
différence  seule  aurait  suivi  son  cours  nécessaire,  et  comme  cette  différence 
est  en  plus  pour  l'importation,  le  peuple  l'aurait  regardée  comme  un  bien- 
fait. » 

Ainsi  Forfait  constatait  que  «  la  liberté  commerciale  illimitée  »  a  des 
complications  inutiles,  onéreuses  et  impuissantes  et  il  se  risque  à  dire  qu'il 
vaudrait  mieux  organiser  en  une  sorte  de  service  public  le  commerce  des 
grains.  Ou  tout  au  moins  il  faudrait  le  soumettre  à  un  contrôle  d'Etat. 

«  Je  ne  connais.  Messieurs,  qu'un  remède  à  ces  maux.  Ce  moyen  est 
d'i-tablir  à  Paris  une  administration  centrale  des  subsistances.  {Murmures.) 
Elle  aurait,  sous  l'infpeclion  et  la  responsabilité  du  ministre  de  l'intéiieur,  la 
charge  de  connaître  le  produit  des  récoltes  dans  les  départements,  la  quantité 
des  achats  faits  dans  l'étranger,  et  le  droit  d'indiquer  la  marche  que  les  sub- 
sistances doivent  suivre  dans  tout  le  roijaumepour  ne  pas  se  croiser.  « 

L'Assemblée  avait  murmuré,  et  elle  écarta  la  motion  de  Forfait  par  la 
question  préulable.  La  motion  était  au  moins  prématurée  :  l'état  de  la  France, 
où  en  somme  la  circulation  du  blé  était  suffisamment  assurée,  n'exigeait  pas 
encore  en  ce  moment  ces  mesures  énergiques,  mais  c'était  déjà  le  germe  de 
la  politique  révolutionnaire  du  Comité  des  subsistances  de  la  Convention. 

A  Dunkerque,  où  des  agitations  avaient  été  sitrnalées  dès  l'automne,  il  y 
eut  un  mouvement  très  violent  en  mars.  Les  administrateurs  effrayés  écrivi- 
rent à  l'Assemblée  qu'ils  ne  pouvaient  plus  répondre  de  l'ordre  et  des  pro- 
priétés, que  la  garde  nationale  était  complaisante  pour  le  peuple  soulevé,  que 
l'intervention  de  la  troupe  de  ligne  avait  seule  préservé  de  l'incendie  la  ville 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1065 


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M.  Brûle  bons  teni 
Agent  des  émigré». 

(D'aprti  une  est&mpe  du  Musée  Carnavalst.) 

UT.   134.    —  HISTOIRE  SOCIALISTE. 


LIT.  i34 


1060  HISTOinii    SOCIALISTE 

et  le  port,  et  «  qu'une  ville  immense,  renfermant  plus  de  100  millions  de  pro- 
priétés »,  était  menacée  de  périr  par  l'anarchie.  Eux  aussi  ils  demandant, 
pour  rassurer  le  peuple,  l'inlervenlion  de  l'Etal  dans  le  commerce  des  grain<  : 

«  Si  les  subsistances  ajtpartiennent  à  la  iialion,  que  la  nation  se  charije 
de  les  faire  refluer  des  lieux  où  elles  abondent  dans  ceux  où  elles  manqurni; 
alors  les  denrées  ne  seraient  plus  à  la  merci  de  l'avidité  des  spéculateurs.  » 

L'Assemblée  n'alla  pas  jusque-là,  mais  elle  chargea  le  gouvernement 
d'acheter  à  l'étranger  et  de  revendre  des  grains. 

«Il  est  peut-être  impolitique,  dit  Cambon,  le  1"  mars,  dans  des  temps  or- 
dinaires, de  charger  le  gouvernement  de  l'achat  des  grains,  mais  dans  ce  mo- 
ment-ci il  faut  prendre  des  mesures  extraordinaires.  Nos  pays  méridionaux 
manquent  de  grains;  si  vous  leur  donniez  des  secours  en  argent,  la  concur- 
rence s'établirait  dans  tous  les  marchés  étrangers,  et  dans  les  achats  de  pa- 
piers sur  l'étranger,  ce  qui  pourrait  produire  des  désavantages  considéra- 
bles :  1°  en  faisant  augmenter  les  grains  dans  les  marchés;  2°  en  faisant  baisser 
le  cours  du  papier  sur  l'étranger;  en  conséquence  le  ministre  de  l'intérieur 
doit  être  chargé  de  l'achat  de  ces  grains.  » 

C'est  surtout  au  printemps,  en  mars  et  avril,  que  les  mouvements  furent 
vifs,  soil  qu'à  ce  moment  les  charrois  de  grains  suspendus  en  partie  par 
l'hiver  reprissent  avec  activité,  soit  que  les  approvisionnements  de  l'année 
précédente,  dont  la  récolte  avait  été  très  bonne,  fussent  épuisés  et  que  l'in- 
quiétude s'accrût,  soit  que  l'animation  croissante  de  la  lutte  contre  les 
émigrés  et  les  prêtres,  et  l'imminence  de  la  guerre  contre  l'étranger,  pas- 
sionnassent toutes  les  questions.  En  outre,  le  mouvement  de  hausse  dans  le 
prix  des  denrées,  dont  nous  avons  signalé  les  causes  multiples,  se  faisait  sur- 
tout sentir  à  ce  moment  et  délerjïiinait  jusque  dans  les  campagnes  une 
émotion  assez  vive.  Ainsi  c'est  aussi  bien  pour  hausser  les  salaires  ou  pour 
taxer  les  denrées  que  pour  retenir  sur  place  les  grains  que,  en  ce  printemps 
irrité  et  inquiet  de  1792,  les  ouvriers  et  les  cultivateurs  se  soulèvent. 

A  Poitiers,  ce  sont  les  ouvriers  des  manufactures  qui  demandent  la  taxa- 
tion du  prix  du  pain,  déclarant  qu'au-dessus  de  trois  sous  la  livre  il  est  trop 
cher  pour  les  salariés.  Le  20  mars,  un  délégué  de  la  municipalité  de  Poitiers 
vient  demander  un  secours  de  30,000  livres  pour  nourrir  une  population  ou- 
vrière pauvre,  et  une  population  de  mendiants  qui,  en  ce  pays  découverts  et 
d'abbayes,  était  la  veille  la  clientèle  misérable  et  avilie  des  moines. 

«  Depuis  plusieurs  jours,  il  était  survenu  une  progression  subite  et  ef- 
frayante dans  le  prix  des  grains;  les  boulangers  sollicitaient  avec  raison  une 
augmentation  proportionnelle  dans  le  prix  du  pain...  La  municipalité  se  réunit 
alors  avec  les  directoires  du  district  et  du  déparlement,  et  il  fut  reconnu 
qu'on  ne  pouvait  s'empêcher  de  surtaxer  le  pain...  » 

Mais  six  cents  ouvriers  investirent  la  maison  commune  en  criant  :  «  .\ux 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1067 

armes!  »  Des  gardes  nationaux  accoururent,  un  ouvrier  fut  tué  d'un  coup  de 
feu. 

«  La  ville  de  Poitiers,  sans  aucun  commerce,  sans  aucun  établissement 
public,  renferme  dans  son  sein  plus  de  6,000  indigents,  sur  une  population 
d'environ  20,000  âmes.  Les  salaires  des  uns  sont  trop  modiques  pour  atteindre 
le  prix  du  pain,  les  autres  sont,  dès  leur  enfance,  habitués  à  un  métier  infâme 
(la  mendicité);  plusieurs  sont  infirmes,  tous  sont  pauvres;  tous  nous  deman- 
dent du  pain;  tous  ont  droit  de  vivre  et  notre  devoir  le  plus  sacré  est  de  sou- 
lager leur  misère.  » 

Poitiers  était  une  de  ces  villes  d'où  la  vie  d'ancien  régime  se  retirait  sans 
que  les  germes  et  les  éléments  de  la  vie  moderne  y  fussent  assez  puissants. 
L'Assemblée  applaudit  et  votj. 

Du  20  au  30  mars,  un  mouvement  très  curieux  éclate  sur  les  confins  de 
la  Nièvre  et  de  l'Yonne,  à  Glamecy,  Coulange-sur- Yonne,  Grain,  etc.  Ce  sont 
les  bûcherons,  les  ouvriers  chargés  de  préparer  pour  l'approvisionnement  de 
Paris  les  bois  qui  descendaient  les  rivières  jusqu'à  la  capitale,  qui  se  révol- 
tèrent contre  l'insuffisance  de  leur  salaire.  Le  directoire  du  département  de 
l'Yonne  vint  à  l'Assemblée,  le  13  avril,  raconter  cette  sorte  de  grève  vio- 
lente : 

«  Législateurs,  le  directoire  du  département  de  l'Yonne  vous  a  informés 
des  troubles  qui  avaient  agité  les  paroisses  de  son  territoire  limitro{l>he  du 
district  de  Clamecy,  la  ville  de  Clamecy  et  environs.  Il  vous  a  exposé  que  la 
navigation  de  /"  Yonne  avait  été  interrompue,  que  l/es  séditieux  avaient  chasse' 
les  ouvriers  des  ateliers,  sous  le  prétexte  de  Vinsuffisance  des  salaires;  que 
le  27  mars,  environ  2,000  ouvriers  de  Clamecy,  Coulanges-sur-Yonne,  Grain, 
s'étaient  réunis  en  attroupement  dans  ladite  ville  de  Glamecy;  que  la  garle 
nationale  ayant  pris  les  armes,  on  sonna  le  tocsin  sur  elle,  qu'on  parvint  à  la 
désunir,  qu'elle  fut  désarmée,  dépouillée  (même  de  la  chemise)  à  la  face  des 
magistrats  du  peuple,  dont  la  voix  fut  méconnue;  que  l'officier  municipal 
faisant  les  fonctions  de  procureur  de  la  commune  avait  été  frappé  d'un  coup 
de  poignard  ou  de  baïonnette  ;  que  les  séditieux  avaient  poursuivi  les  gardes 
nationales  jusque  dans  les  appartements;  que  plusieurs,  pour  sauver  leurs 
jours,  avaient  été  obligés  de  se  précipiter  par  les  fenêtres  ou  dans  la  rivière; 
qu'on  avait  ensuite  porté  en  triomphe  les  habits  et  les  armes,  que  les  rebelles 
s'étaient  emparés  des  ports  et  avaient  fait  chanter  un  Te  Deum  en  action  de 
grâces  de  l'avantage  qu'ils  avaient  obtenu  sur  la  garde  nationale.  » 

Il  y  a  dans  ce  mouvement  je  ne  sais  quel  mélange  de  rusticité  et  d'enfan- 
tillage; mais  nous  ne  voyons  la  scène  qu'à  travers  un  récit  bourgeoi-s.  Nous 
ne  savons  pas  si,  comme  les  ouvriers  charpentiers  dans  la  grande  grève  de 
l'îSl,  ou  comme  les  pélionnaires  de  Paris  à  l'occasion  des  accaparements  de 
sucre,  les  pauvres  ouvriers  bûcherons  de  l'Yonne  et  de  la  Nièvre  invoquent 
les  Droits  de  l'homme  pour  réclamer  le  droit  à  la  vie.  Le  directoire,  qui  est 


1068  HiaXOIRE    SOCIALISTE 

très  sévère  pour  les  «  séditieux  >>,  et  qui  demande  «  qu'une  trop  longue  indul- 
gence cesse  d'enhardir  de  mauvais  citoyens  »,  reconnaît  pourtant  qu'ils  ont  à 
se  plaindre  des  grands  acheteurs  parisiens  : 

«  L'opinion  exprimée  parla  commission  sur  la  cause  de  rinsurrection  des 
ouvriers  des  ports  paraît  la  faire  dériver  : 

«  !•  De  l'indifférence  trop  grande  du  commerce  de  Paris  sur  la  récla- 
mation des  ouvriers  des  ports,  et  de  la  lenteur  de  ses  décisions  lorsqu'il  s'agit 
de  prononcer  sur  des  demandes  en  augmentation  de  salaires.  » 

Mais  ce  qui  éclate  dans  le  récit  du  directoire,  c'est  l'esprit  de  fraternité 
étroitement  bourgeoise  et  de  solidarité  conservatrice  qui  animait  les  gardes 
nationaux  de  l'Yonne  et  de  la  Nièvre.  Sur  le  sort  de  leurs  «  frères  «  assez  gro- 
tesqueraent  dépouillés,  et  dont  les  rudes  bûcherons  portaient  en  triomphe  les 
chemises  et  les  uniîormcs,  tous  les  gardes  nationaux  s'attendrisset)t;  tous 
Jurent  de  se  soutenir  et  de  se  venger  les  uns  les  autres,  de  défendre  l'ordre  et 
la  propriété,  avec  une  émotion  auguste  et  un  peu  ridicule  : 

«  Nous  serons  toujours  debout  auprès  de  nos  frères,  déclamaient-ils  sin- 
cèrement; nous  sentirons  leur  injure;  nous  en  poursuivrons  la  satisfaction; 
les  propriétés  et  les  personnes  seront  respectées  ou  nous  périrons...  » 

Plusieurs  citoyens  demandaient  que  le  drapeau  tombé  aux  mains  des 
rebelles  fût  brillé.  Déjà  il  était  jeté  au  milieu  de  la  place  publique. 

«  Non,  il  ne  le  sera  pas,  s'écria  le  commandant...  Ce  drapeau  est  purifié, 
il  a  passé  par  les  tnains  de  la  bravoure  et  du  patriotisme.  » 

Pauvres  révoltés  de  la  misère  ouvrière  et  paysanne!  Comme  des  lépreux, 
ils  ont  contaminé  de  leurs  mains  le  drapeau  de  la  bourgeoisie  révolutionnaire, 
et  il  faut  que  celui-ci  soit  puriGé  en  passant  par  les  mains  vaillantes  des  com- 
mandants de  la  force  armée,  des  héros  de  l'ordre  bourgeois.  On  sent,  à  cette 
émotion  théâtrale  et  vraie,  que  pas  un  instant  ces  hommes,  ces  révolution- 
naires ne  sont  troublés  dans  l'exercice  de  leur  fonction  répressive  :  elle  leur 
apparaît  sacrée;  était-ce  profondeur  et  placidité  d'égoïsme?  ou  se  disaient-ils 
un  peu  que  ces  mouvements  convulsifs  du  peuple  souffrant  ne  pouvaient 
servir  que  la  conlre-révolulion? 

Ce  qui  est  à.  la  fois  suggestif  et  triste,  c'est  que,  comme  pour  annoncer 
déjà  l'union  de  l'égoï^me  propriétaire  paysan  et  de  l'égoïsme  bourgeois  contre  les 
ouvriers  importuns  et  hasirdeiix,  les  vignerons,  et  les  plus  pauvres  des  vij:nL'- 
rons,  avaient  quitté  leur  outil  et  leur  vigne  pour  concourir  à  la  répression. 
Pour  ces  hommes  aussi,  fiers  de  leur  misérable  lambeau  de  vigne  sous  le 
soleil,  les  ouvriers  bûcherons  étaient  des  «  brigands  ».  Aussi  à  ces  petits 
paysans  propriétaires  et  conservateurs,  le  directoire  du  département  rend 
un  témoignage  solennel  : 

«  Tandis  que  nos  gardes  nationales  volaient  au  rétablissement  de  l'ordre 
et  au  maintien  des  lois,  les  municipalités,  entre  autres  celle  de  Joigny,  chef- 
lieu  d'un  de  nos  districts,  pourvoyaient,  avec  une  sollicitude  vraiment  patcr- 


HISTOIRE    SOCIALISTE  10«9 

ternelle,  à  la  subsistance  des  femmes  et  des  enfaiits  des  vignerons  indigents 
gui,  par  patriotisme,  avaient  interrompu  leurs  travaujc.  En  un  mol,  leur 
famille  se  trouvait  nourrie,  leurs  vignes  cultivées  et  la  patrie  défendue.  » 

Voilà  des  traits  décisifs  et  profonds  qui  ont  échappé  à  Taine.  Préoccupé 
de  noter  les  signes  «  d'anarchie  spontanée  »,  il  n'a  pas  vu  les  forces  prodi 
gieuses  de  conservation  dont  la  Révolution  bourgeoise  et  paysanne  disposait. 

L'Assemblée  s'attendrit  aussi,  acclama,  félicita,  et  pas  une  voix,  môme  à 
l'exlrôme-gauche,  ne  s'éleva  pour  plaider  la  cause  des  pauvres  bûcherons  dé- 
daignés. II  fallait  la  pression  immédiate  des  faubourgs  parisiens  pour  faire 
éclater  un  peu  l'étroite  conception  bourgeoise  de  la  Législative.  Les  ouvriers 
pourtant  avaient  tenté  de  donner  à  leur  «  émeute  »  une  forme  légale,  et  cela 
atteste  je  ne  sais  quelle  foi  naïve  et  touchante  en  l'ordre  nouveau.  Au  mo- 
ment même  où  les  ouvriers  «  flotteurs  »  exigeaient  violemment  «  une  aug- 
mentation de  salaire  pour  tous  les  travaux  qui  s'exécutaient  sur  les  ports  à 
l'occasion  delà  fabrication  des  trains  et  de  leur  conduite  à  Paris  »;  au  moment 
où  fatigués  de  discuter  en  vain  avec  le  sieur  Peinier,  commis  des  marchands, 
ils  scellaient  la  barre  des  pertuis  de  Grain  pour  empêcher  les  trains  de  bois 
de  couler;  au  moment  même  où,  au  son  du  tambour,  ils  faisaient  sommation 
à  tous  ouvriers  de  n'avoir  pas  à  travailler  et  menaçaient  quelques  ouvriers 
de  l'inléiieur  venus  à  la  demande  des  patron*,  ils  se  choisissaient,  dans  les 
formes,  «  un  capitaine  des  flotteurs  »  et  allaient  demander  au  juge  de  paix  de 
signer  le  procès- verbal  de  cette  élection.  Le  juge  refusa.  Non,  non,  vous  n'êtes 
pas  d'emblée,  ô  prolétaires,  la  légalité  souveraine,  et  que  d'efforts,  après  un 
siècle,  vous  faut-il  encore  pour  devenir  la  loi! 

Mais  c'est  surtout  dans  les  départements  les  plus  voisins  de  Paris,  en 
Seine-et-Marne,  en  Seine-et-Oise,  dans  l'Eure,  dans  le  Loir-et-Cher,  dans  le 
Loiret,  à  E^reux,  à  Jouy,  à  Monllhéry,  à  Verneuil,  à  Etampes  que  le  mouve- 
ment paysan  au  sujet  des  subsistances  prend  de  va-tes  proportions, au  prin- 
temps lie  1792.  Surtout  il  offre  un  caractère  trè-;  particulier,  que  M.  Taine, 
uniquement  soucieux  d'accumuler  des  détails  d'un  pittoresque  terrifiant  et 
enianiin,  n'a  pas  même  entrevu.  Ici  il  semble  bien  qu'il  s'agit  d'un  mouve- 
ment agraire  contre  les  gros  fermiers,  contre  le  capitalisme  agricole  très  puis- 
sant en  celle  région. 

J'ai  noié  déjà  comment  les  cahiers  paysans  de  l'Ile-de-Prance  protestaient 
contre  les  grandes  fermes  et  en  demandaient  la  division.  La  question  des  sub- 
sistances et  des  prix  ét;iit  une  occasion  excelleme  aux  paysans  de  créer  des 
ennuis  aux  grands  fermiers  qu'ils  délestaient.  Dans  un  livre,  d'ailleurs  mé- 
diocre, que  Lequinio  publia  en  1792,  sous  le  titre  les  Préjugés  détruits,  il  a 
traduit  avec  force  les  sentiments  des  habitants  des  campagnes  contre  ces  gros 
fermiers.  i?on  chapitre  XllI,  consacré  aux  «laboureurs  »,  commence  ainsi  : 

«  Il  n'est  pas  qunstion  d'agriculture,  et  je  ne  parle  point  de  ce  petit 
nomôre  d'hommes  opulents  qui,  dans  les  environs  de  la  capitale  et  dans 


1070  HISTOiniS     SOCIALISTE 

qvrlqiies-untt  de  nos  dppftrtrments  où  le  syt^tème  des  grandes  cultures  <•/  des 
gros  fermages  est  établi,  demeurent  à  la  campagne  et  font  valoir  dimmenses 
possessions  ;  de  ces  cultivateurs  fastueux  citez  lesquels  se  reprodui'ient  tout  le 
luxe  et  toutes  les  superfluités  de  la  capitale  ;  de  ces  accapareurs  de  terrains 
et  de  fermages,  car  Je  pourrais  les  appeler  de  mfime  avec  vérité  :  ce  sont  les 
financiers,  les  agioteurs  de  la  partie  agricole;  on  retrouve  chez  eux,  avec  les 
avantages  de  l'éducation  citadine  et  souvent  voluptueuse  toutes  les  défectuo- 
sités de  Caneien  régime,  établies  principalement  siir  la  vicieuse  inégalité  des 
fortunes.  Si,  d'un  autre  côté,  par  leurs  grands  înoyens,  ils  semblent  être  les 
soutiens  de  l'agriculture,  ce  7i'est  qu'une  pure  illusion,  et  de  l'autre,  ils  sont 
évidemment  les  fléaux  de  la  population  et  le  gouffre  des  fortunes  voisines. 
De  vastes  plaines  couvertes  de  moissons,  il  est  vrai,  sottt  autour  d'eiix,  mais 
nulle  chaumière  ne  s'y  rencontre;  point  de  petits  propriétaires  ;  leurs  domes- 
tiques et  quelques  journaliers  pauvres  et  dépendants  de  ces  dieux  des  cam- 
pagnes forment  toute  la  population  du  pays;  ce  sont  d'autres  seigneurs  de 
village;  ils  en  prennent  souvent  la  hauteur  et  la  plupart  des  défauts  ;  ils  sa- 
vent y  joindre  la  théorie  financière,  les  calculs  et  les  spéculations  mercan- 
tiles, etsoîivent  encore  ils  étalent  plus  les  vices  de  ces  deux  professions  qu'ils 
n'en  font  tourner  les  produits  à  l'utilité  commune;  c'est,  en  quelque  sorte, 
une  classe  à  part  dans  la  grande  classe  agricole;  ce  sont  de  riches  citadins 
domiciliés  des  champs;  ce  sont  les  petits  despotes  des  campagnes.  » 

Et  non  seulement,  en  toute  cette  région  qui  enveloppe  Paris,  c'est  contre 
ces  gros  fermiers  que  le  mouvement  est  dirigé,  mais,  comme  nous  l'avons 
vu,  dans  la  vente  des  biens  nationaux,  la  pari  faite  aux  bourgeois  ou  aux 
gros  fermiers  eux-mêmes  est  particulièrement  élevée  dans  les  départements 
qui  entourent  la  capitale.  De  là,  contre  tout  le  capitalisme,  installé  en  souverain 
dans  ces  riches  plaines  à  blé,  un  mécontentement  très  vif  des  petits  paysans, 
des  petits  propriétaires,  des  petits  fermiers  évincés  ou  menacés,  et  des 
artisans  des  bourgs.  De  plus,  pour  ces  larges  approvisionnements  de  Paris, 
que  nous  avons  notés,  les  blés  de  toute  l'ancienne  Ile-de-France  et  d'une 
partie  de  la  Normandie  devaient  être  appelés;  et  les  journaliers  pauvres 
craignaient  une  hausse  excessive  du  prix  du  blé  et  du  prix  du  pain. 

A  en  croire  le  rapport  de  Tardiveau,  la  hausse  du  blé  ne  pouvait  être  la 
cause  décisive  de  l'agitation,  puisque,  selon  lui,  «  les  grains  dans  l'Eure 
étaient  à  bon  marché,  et  le  pain  ne  se  veniiait  que  deux  sous  la  livre  ». 
Si  cela  est  exact,  c'est  surtout  l'animosité  des  paysans  contre  les  gros  fer- 
miers et  les  capitalistes  qui  serait  le  ressort  du  mouvement. 

11  y  a  deux  traits  bien  remarquables  en  toute  cette  agitation  de  l'Iînre, 
de  l'Eure-et-Loir,  de  Seine-et-iMarne.  C'est  d'abord  que  les  vastes  ras;»eiiible- 
ments  de  paysans  qui  se  formaient  procédaient  avec  une  sorte  de  méthode 
et  de  discipline,  évitant  les  violences  inutiles,  s'alistenant  dp  pilit^r  ou  d'in- 
cendier, mettant  à  leur  lèle,  toutes  les  fois  qu'ils  le  peuvent,  les  oïliciera 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1071 

municipaux  séduits  ou  entraînés.  Les  directoires  dç  département,  les  rappor- 
teurs à  la  Législative  insistent  sur  cette  discipline  avec  une  arrière-pensée 
évidente.  Les  révolutionnaires  bourgeois  aimeraient  bien,  pour  se  rassurer, 
croire  que  les  paysans  obéissent  à  un  mot  d'ordre  secret  des  contre-révolu- 
tionnaires, et  qu'il  y  a  là  une  intrigue  de  l'ancien  régime,  non  le  prodrome 
d'un  vaste  soulèvement  social.  Aussi  les  administrateurs  du  district  d'Evreux 
écrivent  que  les  «  séditieux  »  ont  forcé  les  régisseurs  de  la  forge  de  Louche 
à  signer  un  traité  «  que  la  réflexion  et  une  connaissance  exacte  du  commerce 
des  fers  ont  dicté  ».  L'insinuation  est  claire.  Les  paysans,  les  cultivateurs 
sont  supposés  incapables  de  conclure  un  traité  aussi  précis,  s'il  n'y  a  pas  un 
inspirateur  subtil  et  habile  du  mouvement. 

Tardiveau,  au  nom  de  la  commission  des  Douze,  résumant  les  rapports 
qui  lai  sont  adressés  de  l'Eure,  dit,  le  13  mars  :  «  Depuis  plus  de  trois  mois, 
une  foule  de  gens  sans  aveu,  robustes,  vigoureux,  mal  vêtus,  mais  cependant 
ne  mendiant  jamais,  parcouraient  les  différents  districts  de  ce  déparlement 
pendant  tout  l'hiver.  Ayant  travaillé  à  séduire  l'esprit  simple  et  crédule  des 
habitants,  ils  y  sont  parvenus  en  leur  persuadant  qu'ils  avaient  le  droit 
comme  le  pouvoir  de  faire  taxer  le  pain,  comme  toutes  les  autres  denrées 
commerciales.  » 

Ils  étaient  pauvres  et  sans  aveu,  mais  ne  mendiaient  pas.  Donc  ils 
vivaient  de  subsides  secrets  fournis  sans  doute  par  les  enneftiis  de  la  Révo- 
lution, pour  créer  une  agitation  effrayante.  Voilà  la  conclusion  que  sous- 
entend  Tardiveau.  Mais  cela  paraît  tout  à  fait  arbitraire.  Il  serait  malaisé 
d'expliquer,  par  de  simples  manœuvres  et  suggestions  contre-révolution- 
naires, ces  vaste»  rassemblements  de  huit  mille,  dix  mille,  quinze  mille 
cultivateurs  et  journaliers.  C'est  une  force  spontanée  qui  les  mettait  en 
mouvennent. 

D'ailleurs  si  la  contre -révolulion  avait  sournoisement  provoqué  ce 
mouvement  des  foules  paysannes,  elle  aurait  eu  intérêt  à  les  pousser  aux 
extrêmes  violences,  au  pillage,  à  l'incendie,  au  meurtre.  Au  contraii-e,  les 
agents  de  propagande  s'abstenaient  même  de  mendier.  Ce  n'est  donc  ni  un 
mouvement  soudoyé  et  artificiel,  ni  une  révolte  exaspérée  du  prolétariat 
mendiant,  du  prolétariat  errant.  Les  paysans  avaient  horreur  des  vagabonds; 
et  c'est  pour  ne  pas  les  effrayer  (jue  les  organisateurs  du  mouvement,  même 
les  plus  pauvres,  s'abstiennent  de  tendre  la  main. 

Ces  pays  de  gros  fermages,  où  il  y  a  peu  de  chaumières  dispersées  et  où 
la  po|ulaliou  rurale  est  ramassée  dans  d'assez  gros  villages,  sont  assez  favo- 
rables aux  manifestations  collectives  et  réglées.  Tantôt  les  paysans  décidaient 
les  municipalités  des  paroisses  à  marcher  à  leur  tête  :  ils  légalisaient  ainsi 
ou  s'imaginaient  légaliser  leur  action  ;  et  quand  les  municipalités  résistaient, 
ils  en  créaient  d'autres,  tout  comme  le  peuple  de  Paris  créera,  nu  10  août, 
une  commune  ré\olulionnaire.  Ils  désignaient  ce  que  le  rapport  de  Tardiveau 


1072  HISTOIRE     SOCIALISTE 

appelle  «  des  officiers  civils  »,  et  par  eux,  comme  par  l'organe  d'une  autorité 
régulifre,  ils  taxaient  les  denrées. 

Il  me  paraît  impossible  que  le  mouvement  du  peuple  de  Paris,  en 
janvier,  pour  la  taxation  du  sucre  et  des  denrées,  n'ait  pas  eu  son  contre- 
coup dans  les  départements  environnants.  Chose  bien  curieuse,  ce  n'est  pas 
seulement  le  blé  et  le  pain,  comme  on  pourrait  l'imaginer,  que  les  in«urgés 
taxent,  c'est  la  totalité  des  denrées.  Plusieurs  des  textes  que  j'ai  déjà  cités 
le  démontrent;  mais  les  témoignages  à  cet  égard  sont  surabondants.  Les 
administrateurs  d'Evreux  écrivent  le  5  mars  :  «  Ils  traînent  à  leur  suite  des 
otliciers  municipaux  et  des  gardes  nationaux  qui,  tambour  battant,  enseigne 
déployée,  fixent  le  prix  du  blé,  des  bois,  du  fer.  » 

«  Le  premier  rassemblement  qui  soit  connu,  dit  Tardiveau,  était  composé 
d'environ  quatre  cents  hommes  qui  se  rassemblèrent  sur  la  paroisse  de  la 
Neuve-Lyre  et  se  portèrent  de  là  au  marché  de  la  Barre,  petite  ville  du 
district  de  Bernay.  Ils  avaient  à  leur  tète  quelques  officiers  municipaux, 
même  des  juges  de  paix.  Rendus  au  marché  de  la  Barre,  ils  sollicitèrent  de 
la  municipalité  qu'elle  les  accompagnât  au  marché  du  lieu  et  que  là  elle 
taxât  les  grains  et  tout  ce  qui  se  vendait  dans  ce  marché.  La  municipalité, 
fidèle  à  ses  devoirs,  rcprésema  comme  une  telle  disposition  était  contraire 
aux  lois,  combien,  en  môme  temps,  elle  était  funeste  pour  ceux  qui  se  la 
permettaient.  Elle  fut  dissipi^e,  et  les  attroupés,  se  servant  de  ce  qu'ils  appe- 
laient leurs  officiers  civils,  firent  eux-mêmes  ce  qu'ils  avaient  voulu  exiger 
de  la  municipalité. 

»  Le  lendemain,  ils  se  portèrent  au  marché  de  Neubourg;  le  surlendemain, 
à  celui  de  Breteuil,  même  excès.  Le  29  février,  la  municipalité  de  Conches, 
autre  petite  ville  du  district  de  Verneuil,  est  avertie  que  le  lendemain  on 
devait  venir  à  son  marché.  En  conséquence,  le  29  février,  elle  prend  une 
délibération  par  laquelle  elle  requiert  la  garde  nationale  de  s'opposer  aux 
entreprises  que  l'on  voudrait  faire  sur  le  marché.  Je  ne  sais  si  cette  délibéra- 
tion est  de  bonne  foi  ;  vous  allez  en  juger  par  le  procès-verbal  qui  suit  : 

«  Le  jeudi,  !•' mors,  nous  olficiers  municipaux,  assemblés  en  la  maison 
commune,  en  exécution  de  notre  arrêté  d'hier,  la  garde  nationale  de  celle 
ville  réunie  en  partie  sur  la  place  d'armes,  nous  avons  été  invités  par  le 
con)mandant  de  la  compagnie,  à  la  tête  de  ses  troupes,  d'aller  au  devant  des 
citoyens  armés  que  l'on  nous  a  dit  attroupés.  Aus>itôt  nous  nous  sommes 
rendus  à  ses  vues  et  nous  avons  été  avec  notre  garde  hors  des  murs  de  cette 
ville;  nous  avons  aperçu  environ  quatre  cents  personnes  armées  de  fusils 
our  la  plupart,  le  surplus  avait  des  haches,  fourches,  croissants  et  autres 
utils.  » 

a  Le  commandant  de  la  garde  nationale  de  notre  ville  a  envoyé  un  déta- 
hement  pour  les  reconnaître;  ils  ont  répondu  qu'ils  étaient  gardes  natio- 
naux et  qu'ils  venaient  mettre  de  l'ordre  dans  le  marché. 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1073 


c  Nous  les  avons  attendus  et  leur  avons  représenté  que  les  attroupements 
étaient  délendus,  qu'il  était  de  la  bonne  police  de  ne  point  entrer  à  main 


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Ak  quelle  affretue  Bourrasque. 
(D'kprti  ans  eatamps  d«  U  Biblioihtqaa  natiootl*). 


armée  ;  nous  les  avons  engagés,  au  nona  de  la  loi,  à  se  retirer  et  à  mettre  bas 
les  armes  ;  ne  pouvant  le  leur  persuader,  et  ne  nous  croyant  pas  en  force  de 
résistance,  nous  leur  avons  ouvert  le  passage  en  leur  déclarant  qu'^  nous  en 

LIT.    135.    —  HISTOIBB  SOCIALISTB.  UV     133. 


1074  HISTOIRK    SOCIALISTE 

dresserions  procès-verbal.  Leurs  officiers  municipaux  nous  ont  déclaré  qu'ils 
a\aienl  ùié  forcés  de  les  suivre  d'après  les  menaces  qui  leur  uvaieat  été 
faites.  Nous  les  avons  engagés  à  nous  aider  à  retenir  les  perturbateurs  et  à 
Javoriser  le  bon  ordre  dans  le  marché.  Nous  avons  fait  garder  la  halle  au  blé 
par  notre  garde  et  gendarmerie  nationales.  Aussitôt  les  citoyens  de  Sainte- 
Marguerite  et  autres  paroisses  se  sont  emparés  de  cette  halle  au  blé  ;  ils  nous 
enl  contraints,  à  différentes  reprises  et  malgré  notre  refus,  de  fixer  le  prix  du 
Mé  à  i9,  20  et  2i  livres  ;  l'avoine  à  10  et  11  livres,  et  la  vesse  à  9  livres,  en 
nous  menaçant,  si  nous  ne  le  fixions  pas,  de  nous  faire  un  mauvais  parti  ;  ils 
nous  ont  même  certifié  que  loir  intention  était  que  ces  prix  restassent  Jus- 
qu'au premier  août  prochain,  et  qu'ils  ne  variassent  en  aucune  manière, 
lans  quoi  ils  reviendraient  jusqu'au  nombre  de  quinze  mille.  Forcés  de  céder 
î  leurs  menaces,  nous  avons  été  contraints  d'acquiescer. 

«  Dès  que  la  halle  a  été  videj  les  citoyens  armes  nous  ont  conduits  et 
forcés  de  les  accompagner  dans  deux  maisons  différentes,  chez  les  sieurs 
Raymond  et  Perrier,  citoyens  de  cette  ville,  où  ils  nous  ont  contraints  de 
h\K  distribuer  le  grain  qui  était  dans  leurs  greniers.  Obligés  d'agir  à  leur 
^ré,  on  leur  en  a  délivré,  en  notre  présence,  cent  boisseaux  à  3  livres  10  sols 
(ee  qui  n'est  même  pas  leur  taxation  du  matin).  Ensuite,  ils  se  sont  retirés  et 
•nt  pris  chacun  le  chemin  de  leurs  paroisses.  » 

«  Ce  jour-là,  messieurs,  continue  Tardiveau,  la  municipalité  de  Couches 
f retendait  avoir  été  forcée  de  se  prêter  à  tout  ce  qu'on  avait  exigé  d'elle; 
mais,  trois  jours  après,  nous  la  retrouvons  à  une  demi-lieue,  taxant  encore 
•on  plus  les  grains,  mais  les  fers,  le  bois  et  le  charbon...  La  paroisse  de  la 
Seuve-Lyre,  qui  l'accompagnait,  demanda  au  maître  de  forges  deux  canons 
ie  six  livres  de  balles,  pour  prix  de  la  protection  qu'elle  venait  de  lui 
accorder. 

«  Le  1"  mars,  l'attroupement,  comme  nous  l'avons  vu,  u'était  encore  que 
ie  quatre  cents  hommes  ;  il  était  de  cinq  mille,  le  3  mars,  aux  forges  de 
Beaudûin  ;  le  6,  à  Verneuil,  il  était  de  huit  mille.  Le  plan  de  campagne  était 
tracé  ;  on  annonçait  qu'à  Evreux  il  se  trouverait  cinq  mille  individus,  et 
qu'après  avoir  soumis  la  ville  à  ce  qu'ils  appelaient  leur  volonté,  le  même 
attroupement  passerait  dans  Seine-et-Oise  où,  à  la  môme  époque,  il  y  avait 
de  pareils  rassemblements...  Les  mêmes  excès  avaient  lieu,  à  la  même  époque, 
fians  les  départements  voisins  d'Eure-et-Loir,  de  l'Oise,  de  Seine-el-Oise  et  de 
la  Seine-Inférieure.  » 

Evidemment,  les  autorités  électives  secondent  ou  tolèrent,  en  bien  des 
points,  l'action  des  pay.'ans.  Et  cela  seul  prouverait  qu'il  ne  s'agit  point  ici 
de  ceux  que  les  paysans  eux-mêmes  appelaient  «  les  brigands  »,  c'est-à-dire, 
les  mendiants  et  les  vagabonds.  C'est,  pour  ainsi  dire,  toute  la  popula- 
tion rurale,  à  l'exception  des  grands  propriétaires  bourgeois  et  des  gros 
fermiers,  qui  est  en  mouvement.  Il  y  a  là  comme  une  mise  en  œuvre  do  ces 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1075 

cahiers  paysans,  dont  l'accent  si  véhément  reLenlit  enaore  à  notre  pensée, 
malgré  les  efforts  des  légistes  bourgeois  des  villes  pour  en  amortir  et 
assourdir  la  puissance.  Vraisemblablement,  les  mêmes  légistes  et  praticiens 
de  vilJHges  qui  aidèrent  les  paysans  à  rédiger  les  cahiers  vibrants  des  paroisses 
concourent,  aujourd'hui,  à  organiser  le  mouvement  et  fixent  ave»'  nne  cer- 
taine sagesse  le  prix  auquel  il  convient  de  payer  les  denrées. 

A  Melun,  trente  communes  en  armes  se  présentent  à  la  halle  pour  y  taxer 
le  pain  :  à  la  demande  de  la  municipalité  de  Melun  les  communes  rurales 
déposent  les  armes,  mais  maintiennent  la  taxation  du  pain.  Le  mouvement 
se  fuit  d'ensemble,  avec  unité  et  mesure. 

Parfois,  il  est  vrai,  comme -à  Epernon,  dans  le  Loir-et-Cher,  il  n'y  i 
qu'un  soulèvement  tumultueux  et  pour  taxer  uniquement  le  blé  elle  pain, 
«  Si  nous  diminuons  notre  blé  de  4  francs,  demandent  les  propriétaires, 
c'est-à-dire,  si  nous  le  donnons  pour  20  livres,  sera-t-on  content?»  Alors  «  le 
nommé  François  Breton,  terrassier  à  Epernon,  armé  d'un  bàlon  d'enviroa 
deux  pieds  de  long,  le  nommé  Conice,  journalier  au  Paly.  commune  de 
Bancher,  armé  d'un  sabre,  le  nommé  Marigny  fils  dit  Cucu,  le  nommé 
Georges  Picliot,  se  récrient  sur  le  prix  du  pain,  les  troi>  premiers  sont 
montés  sur  les  sacs  et  ont  dit  :  C'est  trop  cher,  nous  le  voulons  à  18  livres.  • 
Et  pendant  ce  temps,  la  garde  nationale  de  Banches  et  quarante^  gardes 
nationaux  de  Houx,  «  armés  de  fusils,  de  hallebardes,  serpes  et  autres  instru- 
ments »,  aidaient  le  peuple  à  imposer  à  la  municipalité  d'Epernon  la  taxa- 
tion du  grain.  Le  commandant  de  la  garde  nationale  de  Houx,  le  nommé 
Legueux,  était  parmi  les  plus  animés. 

Ainsi  les  gardes  nationales  villageoises,  formées  en  grande  partie  de 
paysans  pauvres  et  de  petits  cultivateurs,  mettaient  au  service  des  revendica- 
tions paysannes  la  force  légale  qu'elles  avaient  reçue  de  la  Révolution.  Sur 
1  état  d'esprit  des  gardes  nationaux  des  campagnes  cela  jette  un  jourcurieux. 
Là  vraiment,  la  distinction  des  citoyens  actifs  et  passifs  était  à  peu  près  illu- 
soire, et  sans  doute  le  pauvre  paysan  qui  payait  assez  d'impôt  pour  être 
citoyen  actif  et  garde  national  ne  s'offensait  pas  en  un  jour  de  soulèvement, 
que  le  citoyen  «  passif  »,  armé  d'une  pioche  ou  d'une  hache  se  joignît  à  lui 
pour  ramener  à  un  prix  modéré  le  pain  trop  cher  et  aussi  les  fers  de  la 
forge  dont  tous  avaient  besoin  pour  leur  houe,  leur  pelle  ou  leur  charrue. 
Certes,  tous  ces  paysans  n'avaient  pas  de  grandes  vues  générales.  Il  n'appa- 
raît pas  qu'ils  aient  su  rattacher  leurs  revendications  aux  principes  de  la 
Révolution  et  aux  Droits  de  l'Homme.  Aussi  étaient-ils  parfois  suspects,  non 
seulement  à  la  bourgeoisie  possédante,  mais  aux  ouvriers  révolutionnaires 
des  petites  villes;  c'e^t  ainsi  que  dans  l'Eure,  les  gardes  nationaux  de  la 
'commune  de  l'Aigle,  parmi  lesquels  il  y  avait  beaucoup  d'ouvriers,  contri- 
buèrent très  activement  à  réprimer  ces  mouvements  paysans-  Les  ouvriers  de 
l'Aigle  travaillaient  dans  des  fabriques  d'épingles;  mais  par  suite  du  manque 


i076  HISTOIRE    SOCIALISTE 

de  fil  de  Jailon  (toutes  les  matières  premières  se  faisant  rares  h.  cette  date) 
ils  avaient  dû  suspendre  leur  travail  quelques  jours,  mais  ils  disaient: 
«  Pour  la  Révolution,  quand  même  !  »  et  ils  couraient  refouler  les  bandes 
paysannes  dont  ils  craignaient  qu'elles  fussent  poussées  par  «  la  main  invi- 
sible »  de  la  contre-révolution.  Mais  qu'auraient  dit  ces  ouvriers  de  l'Aigle  si 
les  paysans  avaient  su  leur  répondre?  «  >Jous  ne  faisons  que  suivre  le  mouve- 
ment de  vos  frères  de  Paris...  Comme  eux,  nous  luttons  contre  les  accapareurs, 
contre  les  égoïstes  qui  détournent  à  leur  profit  la  Révolution.  »  Mais  les  pen- 
sées paysannes  étaient  incertaines  et  confuses  et  d'un  égoïsme  un  peu  court. 

Pourlant,  et  ceci  a  un  haut  intérêt  historique,  c'est  la  préparation  popu- 
laire, c'est  la  première  application  spontanée  des  lois  futures  sur  le  maxi- 
mum. Et  on  comprend  à  la  réflexion  que  jamais  môme  l'audacieuse  Conven- 
tion n'aurait  pu  ou  n'aurait  osé  régler  le  prix  de  toutes  les  denrées  en  France, 
si  cette  entreprise  formidable  n'avait  été  préparée  à  la  fois  par  le  mouvement 
des  sections  de  Paris  et  parles  soulèvements  des  paysans  durant  l'année  1792. 

A  Verneuil,  les  paysans  taxent  le  blé,  le  pain,  le  beurre,  les  œufs,  le  bois 
et  le  fer.  Mais,  cela  va  plus  loin.  Ils  comprennent  qu'à  taxer  ainsi  les  denrées, 
s'ils  frappent  les  gros  fermiers,  ils  risquent  de  mécontenter  aussi  les  petits 
fermiers.  De  plus,  les  gros  fermiers  eux-mêmes  peuvent  alléguer  qu'à  raison 
de  la  hausse  des  denrées  leur  fermage  aussi  a  été  accru.  Quelle  réponse  ? 
une  seule  :  reviser  les  baux,  et  selon  le  rapport  du  directoire  d'Evreux,  les 
paysans  «  après  avoir,  disent-ils,  établi  une  police  générale  des  prix,  doivent 
parcourir  les  campagnes,  se  faire  représenter  les  baux  des  fermiers,  faire 
réduction  dans  le  prix,  et  menacer  ensuite  les  propriétaires  de  les  piller  ». 
il  est  clair  qu'il  s'agit  là  de  menaces  conditionnelles;  c'est  seulement  si  les 
propriétaires  refusaient  la  diminution  des  baux  qu'ils  seraient  pillés,  et  il 
paraît  infiniment  probable  que  les  petits  fermiers  étaient  dans  le  jeu:  ils  se 
faisaient  forcer  la  main  pour  une  réduction  des  baux. 

Ainsi  il  y  a,  en  ces  régions,  tout  un  frémissement  de  la  vie  paysanne 
compliquée  et  enchevêtrée.  Ohl  comme  Taine,  cet  idéologue  mal  informé  et 
peu  consciencieux,  a  simplifié  et  brutalisé  tout  cela  !  Comme  il  a  donné  un 
faux  air  de  bestialité  déchaînée  à  la  subtilité  paysanne  aiguisée  encore  par  la 
Révolution  I  Et  comme  ses  formules  sont  grossières  et  pauvres  à  côté  de  ces 
vastes  el  fines  fermentations  ! 

De  tous  ces  mouvements,  les  autorités  administratives,  après  le  premier 
moment  de  surprise,  avaient  d'ailleurs  aisément  raison,  el  le  plus  souvent 
sans  effusion  de  sang.  La  bourgeoisie  révolutionnaire  disait  aux  paysans  avec 
tant  de  force  et  un  tel  accent  de  sincérité  qu'ils  allaient,  par  l'anarchie, 
ramener  l'ancien  régime,  que  les  «  séditieux  »  étonnés  et  confus  se  laissaient 
bienlôl  arrêter  sans  résistance. 

La  question  des  biens  des  émigrés  ajoutait  beaucoup  dans  les  camjagnes 
à  l'excitation.  Elle  s'était  déjà  posée  plusieurs  fois  à  l'Assemblée  constiiuaale 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1077 

même,  qui  avait  hésilé  à  la  résoudre.  La  Législative  avait  décrété  le  13  dé- 
cembre que  les  crran'iers  de  l'Etal  ne  pourraient  toucher  les  arrérages  de 
leurs  rentes  que  s'ils  faisaient  la  preuve  qu'ils  résidaient  dans  le  royaume 
depuis  six  mois  an  moins.  C'était  le  séquestrerais  sur  une  partie  des  biens  mo- 
biliers Restait  la  grande  question  des  biens  fonciers.  Ici  encore,  comme  pour  les 
décrets  du  4  août,  il  semble  que  ce  sont  les  mouvements  spontanés  des  cam- 
pagnes qni  hâtèrent  les  décisions  de  l'Assemblée.  Au  moment  où  les  paysans 
voyaient  procéder  à  la  vente  des  biens  d'église  nationalisés,  au  moment  oîi 
ils  entendaient  dénoncer  le?  nobles  émigrés  comme  des  traîtres  à  la  pairie, 
la  tentation  devait  leur  venir  naturellement  de  mettre  la  main  sur  les  biens 
de  ces  traîtres,  de  se  j  arlager  leurs  terres  et  les  dépouilles  du  château.  Quoi! 
ces  bon. mes  qui  nous  ont  si  souvent  opprimés  et  exploités,  qui  nous  ont  volé 
les  biens  communaux,  qui  nous  ont  accablés  pendant  des  siècles  de  dîmes  et 
de  taxes  sont  allés  à  l'étranger,  ils  se  préparent  à  porter  les  armes  contre  la 
France,  contre  la  Révolution  !  Et,  vainqueurs,  ils  appesantiraient  de  nouveau 
sur  nous  l'anti  lue  joug!  Us  se  serviraient  même,  pour  nous  combattre  et  nous 
ramener  en  servitude,  du  revenu  de  ces  biens  que  si  longtemps,  pauvres 
corvéables,  nous  travaillâmes  pour  eux  !  Saisissons-les.  Peut-être  aussi,  les 
paysans  se  disaient-ils,  que  si  les  biens  des  émigrés  étaient  nationalisés 
comme  les  biens  d'église,  ils  seraient  mis  en  vente,  et  que  seuls  les  cultiva- 
teurs aisés  el  les  riches  bourgeois  pourraient  en  acquérir  des  parties.  Ne 
valait-il  pas  mieux  procéder  spontanément  à  une  sorte  de  répartition?  C'est 
la  crainte  de  ce  mouvement  paysan  qui  amena  Lamarque  à  la  tribune  le 
21  janvier  1792.  «  La  mesure  que  je  vous  propose,  messieurs,  c'est  le  séquestre 
des  biens  de  tous  les  traîtres  conjurés  contre  la  Constitution  et  l'Etat.  Hâtez- 
vous  d'annoncer  dans  les  départements  que  ceux  qui,  par  leurs  complots, 
auront  nécessité  la  guerre,  en  payeront  les  frais,  et  que  les  citoyens  qui  en 
supporteront  les  fatigues,  doivent  en  être  indemnisés... . 

«  ...Et,  à  cet  égard,  messieurs,  je  dois  vous  faire  connaître  un  fait  bien 
capable  de  presser  votre  détermination. 

«  Dans  le  département  de  la  Dordogne,  il  est  un  district  qui,  seul,  vient 
de  faire  fabriiuer  3,000  piques,  et  dont  la  garde  nationale,  après  avoir  ouvert 
une  souscription  pour  le  payement  des  contributions  exonérées,  vous  envoie 
dans  ce  moment  une  députalion  chargée  de  se  plaindre  de  ce  qu'on  la  lai.«se 
dans  l'inaction  et  de  vous  demander,  messieurs,  qu'on  lui  ordonne  de  se 
réunir  incessamment  à  ses  frères  d'armes  pour  la  défense  de  la  liberlé.  Mnis 
dans  le  voisi?ia(/e  de  ce  district,  quelques  habitants  des  campagnes  ont  fait, 
dit-on,  une  liste  de  tous  les  émigrés  de  leurs  contrées  et  n'écoutant  que  leur 
indignation  contre  ces  traîtres,  ils  menacent  au  premier  signal  de  piller,  dé 
ravager  leurs  possessions  et  d'incendier  leurs  châteaux.  » 

Lamarque  fut  interrompu  par  les  murmures  violents  de  l'Assemblée,  qui 
crut  qu'il  voulait  encourager  les  actes  de  destruction,  et  par  les  applaudisse- 


1078  HISTOIRE  SOCIALISTE 

menls  des  tribunes.  Il  y  eut  grand  émoi  des  députés  dont  beaucoup  deman- 
dèrent que  les  propriétés  des  nobles  et  des  émigrés,  en  attendant  que  la 
nation  en  disposât,  fussent  mises  spécialement  sous  la  surveillance  et  la  pro- 
teclion  des  corps  adminisLralifs.  Il  paraît  certain  que  si  l'Assemblée  n'avait 
pas  statué  assez  vite  sur  les  biens  des  émigrés,  un  irrésisUble  mouvement 
d'agression  et  de  pillage  se  serait  produit.  11  n'est  qu'à  voir,  en  avril,  le  sou- 
lèvement de  plusieurs  cantons  du  district  de  Nîmes  et  du  district  d'Alais.  De 
grandes  troupes  de  paysans  se  mettaient  en  marche  pour  abattre  lesécussonj 
seigneuriaux  de  plusieurs  châteaux,  pour  en  piller  et  brûler  une  vingtaine, 
et  telle  était  l'exaspération  générale  contre  ceux  qiii  après  avoir  pressuré  le 
pays  le  trahissaient,  et  appelaient  l'étranger,  qu'au  témoignai^e  du  directoire 
du  département  du  Gard  «  aucune  force  publique  n'appuyait  la  résistance, 
et  l  égarement  des  gardes  nationaux  était  tel  qu'ils  regardaient  comme  des 
actes  de  patriolistne  les  coupables  violences  qui  se  commettaient  sous  leurs 
yeux.  » 

Les  biens  d'Église  étaient  à  l'abri  de  ces  violences  instinctives  et  sauvages. 
Ils  avaient  été  déclarés  biens  de  la  nation,  et,  soit  qu'ils  eussent  été  acquis 
par  les  municipalités  et  encore  en  leur  possession,  soit  qu'elles  les  eussent  mis 
en  vente,  ils  n'étaient  plus  des  biens  d'église  :  ils  faisaient  partie  du  monde 
nouveau.  Tous  les  souvenirs  d'oppression,  d'exploitation  et  de  haine  étaient 
comme  dissipés  par  l'éviction  île  l'Église  et  par  l'avènement  de  nouveaux  pro- 
priétaires. Tous  ceux,  grands  bourgeois,  petits  bourgeois,  paysans,  artisans, 
qui  en  avaient  acquis  ou  qui  en  convoitaient  ne  fût-ce  qu'une  parcelle,  veil- 
laient sur  la  sûreté  d'un  bien  qui  était  leur  ou  destiné  à  le  devenir.  Ainsi, 
pour  les  biens  d'église,  la  vaste  expropriation  révolulioimaire  et  légale  pré- 
venait les  violences  individuelles.  Au  contraire,  les  seigneurs,  les  nobles, 
avaient  gardé  la  propriété  de  leurs  domaines;  bien  mieux,  comme  nous  l'avons 
vu,  ils  prétendaient  encore,  selon  la  lettre  et  l'esprit  des  décrets  de  la  Cons- 
titumte,  percevoir  les  rentes  féodales  non  encore  rachetées.  Et  lorsque  les 
nobles,  ne  laissant  au  domaine  ou  au  château  que  leurs  hommes  d'affaires, 
allaient  à  l'étranger  emportant  leurs  écus,  privant  le  pa\s  de  leurs  dépenses 
dont  il  vivait,  les  colères  étaient  au  comble:  je  vois,  par  exemple,  dans  un 
«  procès-verbal  de  la  conduite  de  la  municipalité  de  Villefranche,  dans 
l'Aveyron  (du  27  avril),  qu'en  celte  région  sauvage  oîi  tant  de  durs  châteaux 
héris.-aient  les  crêtes  et  terrorisaient  les  vallées,  les  esprits,  un  moment 
excités  dans  les  premiers  jours  de  la  Révolution,  puis  assez  calmes  dans  les 
années  1790  et  1791,  s'étaient  soulevés  au  printemps  de  1792. 

«  Ce  fanatisme  incendiaire,  dit  le  procès-verbal,  gagna  notre  département 
au  commencement  de  la  Révolution;  mais  le  supplice  de  quelques  coupables 
arrêta  la  conlasion.  Toutes  les  propriétés  ont  été  respectées  parmi  nous  Jus- 
qu'au temps  où  l'émigration  et  les  menaces  de  quelques  ci-devant  seigneurs 
ont  servi  de  motif  ou  de  prétexte  à  de  nouveaux  pillages.  »  Et,  ce  qui  est 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1079 

frappant,  c  est  qu'à  ces  pillages  toute  la  population  semble  participer  avec 
une  absolue  sécurité  de  conscience.  C'est  comme  lu  prise  de  possession  d'un 
bien  que  le  noble  délinait  injustement.  Je  ne  sais  rien  de  plus  signifie  itif  à 
cet  égard  et  de  plus  baroque  tout  ensemble  que  le  procès- verbal  de  la  gen- 
darmerie après  le  pill.ige  du  château  de  Privezac.  On  y  voit  qu'il  n'y  a  presque 
pas  de  maison  où  quelque  objet  du  château  ne  soit  bizarrement  mêlé  au 
pauvre  mobilier  des  paysans  ou  artisans  aveyronnais. 

«  Chez  la  femme  Romire,  nous  avons  trouvé  une  jupe  de  houdrin  verte, 
une  pièce  pap'cr  tapisserie,  une  veste  de  chasse  drap  de  Silésie,  boutons 
jaunes,  etc.,  etc.  (J'abrège  forcément...)  Etant  entrés  chez  Gabriel  Lausiac,  dit 
Gaffé,  avoir  trouvé  dans  la  maison  un  fauteuil  en  damas  citron  avec  son 
coussin  et  deux  chaises  garnies  en  jonc...  Dans  la  maison  de  Jeanne  Pourcel, 
fille  de  feu  Bernard,  avons  trouvé  un  fauteuil  en  damas  citron...  une  boîte  à 
toilette  en  fer  blanc,  un  manchon  peau  de  cygne,  un  chapeau  de  paille  à  haute 
forme...  Chez  Joseph  Mestre,  aubergiste,  commençant  par  fouiller  son  écurie, 
avons  trouvé  une  vache  (qu'il  avoue  provenir  de  l'écurie  de  M.  de  Privezac.) 
Chez  Marie  Levet,  un  morceau  d'étoffe  en  rouge,  une  porte  de  grande  armoire... 
Chez  Gabriel  Brugnet,  trois  roues  de  charrette,  quatre  charrues...  Chez  Jean 
Magner,  charron,  quatre  contrevents,  un  porte-manteau  en  cuir...  Chez  Pierre 
Adémar,  peigneur  de  laine,  un  sac  de  lentilles,  un  rideau  de  voiture,  une 
serviette  pour  des  enfants...  Chez  Antoine  Bories,  matelas,  chaises,  paire  de 
draps  de  lit  toile  de  Rohan...  Chez  Bernard  Vidal,  surtout  en  soie,  trois  jupes 
en  blanc  garnies  en  falbalas,  couverte  piquée  en  soie  verte,  coiffes  fines  gar- 
nies de  dentelles  de  Flandre,  un  chapeau  rond  à  haute  forme,  souliers  pour 
femme,  roues  de  charrettes,  etc.,  etc.  Dans  la  maison  Bedene,  malle  pleine 
d'effets,  de  jupes,  déshabillés,  etc.. 

Et  parmi  les  personnes  désignées  comme  ayant  donné  l'assaut,  je  relève 
à  côté  de  beaucoup  de  fils  de  propriétaires  paysans,  bien  des  artisans  ;  Pierre 
Grais,  couvreur,  du  lieu  de  Privezac  ;  Jean-Antoine  Foissac,  dit  Lou  David, 
charpentier  ;  et  son  frère,  tailleur,  dudit  Privezac;  Guillaume  Tournier,  cou- 
vreur, Pierre  François  dit  Morigon,  couvreur,  du  village  d'Anglas;  Couderc, 
charpentier  de  la  paroisse  de  Drulille,  etc.,  etc. 

Tout  le  pays  y  étailet  tous  avaient  emporté  quelque  chose.  Si  l'Assemblée 
n'avait  pas  prononcé  le  séquestre  des  biens  des  émigrés,- si  elle  n'avait  pas,  si 
je  puis  dire,  au  fronton  des  châteaux  armoriés,  remplacé  les  vieux  écussons 
par  la  Nation  et  la  loi,  il  est  probable  que  partout  des  scènes  de  pillage,  assez 
répugnantes  d'ailleurs,  se  seraient  produites.  De  même,  si  la  Révolution 
sociale  éclatait  avant  que  l'organisation  du  prolétariat  fût  assez  forte,  ce 
n'est  qu'en  nationalisant  sans  retard  les  usines,  les  grands  magasins  et  les 
grands  domaines  qu'on  les  sauverait,  en  plus  d'une  région,  de  la  destruction 
sauvage  ou  des  basses  piUeries. 

La  proposition  de  Lamurque  fut  renvoyée  au  Comité  de  législation.  Et 


1080  HISTOIRE    SOCIALISTE 

tout  d'abord,  le  rapporteur  Sadillez,  organe  des  modérés,  ne  proposa  qu'une 
ni  l'sure  assez  anodine:  frapper  les  revenus  des  biens  fonciers  des  émigrés 
d'une  Iriple  imposition.  La  gauche  se  récria.  Ce  n'est  point  cela  seulement 
que  voulait  l'Assemblée  :  elle  voulait  que  tous  les  biens  des  notjles  fus-^ent 
mis  sôus  la  main  de  la  nation  pour  répondre  des  dépenses  de  guerre  que  la 
trdhison  des  émigrés  imposait  à  la  France. 

Le  Comité,  cédant  un  peu  au  courant,  proposa  alors  de  connbiner  l'idée 
du  séquestre  et  celle  de  la  triple  imposition.  Vcrgniaud  s'écria  qu'il  n'y  avait 
aucune  raison  de  limiter  le  droit  de  la  nation  sur  les  revenus  et  les  biens  des 
émigrés.  Et  l'Assemblée,  après  avoir  émis  le  9  février  un  vole  de  principe  qui 
mettait  les  biens  des  émigrés  sous  la  main  de  la  nation,  après  avoir  com- 
mencé le  5  mars  l'étude  des  moyens  d'application  et  entendu  le  10  mars 
l'éloquente  adjuration  de  Very;niaud  la  priant  de  faire  œuvre  cîécisive,  adopta 
enfin  le  30  mars  le  texte  définitif. 

«  L'Assemblée  nationale, considérantqu'il  importe  de  déterminer promp- 
tement  la  manière  dont  les  biens  des  émigrés  qu'elle  a  mis  sous  la  main  de 
la  nation  par  son  décret  du  9 février  dernier  seront  administrés,  dérégler  les 
moyens  d'exécution  de  celte  mainmise  elles  exceptionsqiie la  justice oul'hu- 
manilé  proscrivent,  désirant  aussi  venir  au  secours  des  créanciers  qui  seront 
forcés  de  faire  vendre  les  immeubles  de  leurs  débiteurs  émigrés,  en  substi 
tuant  aux  saisies  réelles  un  mode  plus  simple  et  moins  dispendieux,  déclare 
qu'il  y  a  urgence. 

«  L'Assemblée  nationale,  après  avoir  déclaré  qu'il  y  a  urgence,  décrète 
ce  qui  suit  : 

«  Article  ^•^  —  Les  biens  des  Français  émigrés  et  les  revenus  de  ces 
biens  sont  affectés  à  rindemnité  due  à  la  natioti. 

«Article  2.  —  Toutes  dispositions  de  propriété,  d'usufruit  ou  de  revenus 
de  ces  biens,  postérieure  à  la  promulgaiion  du  décret  du  9  février  dernier, 
ainsi  que  toutes  celles  qui  pourraient  être  faites  par  la  suite  tant  que  lesdils 
biens  demeureront  sous  la  main  de  la  nation  sont  déclarées  nulles. 

«Article  3.  —  Ces  biens,  tant  meubles  qu'immeubles,  seront  admiiiislrés 
de  même  que  les  domaines  nationaux  par  les  régisseurs  de  l'enregistroment, 
domaines  et  droits  réunis,  leurs  commis  et  préposés,  sous  la  surveillance  des 
corps  administratifs.  » 

La  mesure  était  rigoureuse.  Quand  les  modérés  voulaient  frapper  seule- 
ment le  revenu  d'une  triple  imposition,  ils  entendaient  non  pas  ménager  le 
revenu  qui  aurait  été  ainsi  absorbé  aux  trois  quarts,  mais  laisser  en  dehors 
de  l'opération  le  fond  même.  Au  contraire,  sous  l'impulsion  des  Girondins 
maîtres  du  pouvoir  depuis  le  milieu  de  mars,  c'est  le  fond  même,  tout  comme 
le  revenu,  qui  est  retenu  comme  garantie  de  l'indemnité  due  par  les 
nobles. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


1081 


A  dire  \rai,  comme  la  guerre  est  imminente,  ."'est  la  nationalisation  pure 

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RÉBOS   SOK.  LBS   AsSISNATt. 
(D'après  une  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 

et  simple  des  biens  des  émigrés.  Et  les  mômes  agents  qui  aiministrent  te 
doiuaiiie  n.ilionai  sont  chargés  dadroiui.strerles  biens  des  nobles, devenus,  en 

Llv.  136.  —  ill:>T01Rg  SOaALISTB.  Liv.  136 


i082  HI8T0IUE    SOCIALISTE 

soninie,  partie  inlégranle  du  domaine  national.  Enlin  toutes  les  opératioi.- 
par  lesquelles  les  émigrés,  avertis  des  suites  inévilablesdu  décret  du  9  février, 
auraient  transférée  d'autres,  réellement  ou  Activement,  la  propriété  de  leur- 
biens,  étaient  annulées  et  le  séquestre  rélroagissail  jusqu'au  9  février.  De 
même  que,  en  nationalisant  les  biens  d'Eglise  et  en  interdisant  les  vœux,  la 
Révolution  avait  garanti  la  dette  des  créanciers  du  clergé,  accordé  au\  moines 
et  nonnes  un  abri  et  une  pension,  de  môme,  en  ce  qui  louche  les  émigrés,  la 
Révolution  règle  la  procédure  qu'auront  à  suivre  les  créanciers  des  émigrés 
pour  recouvrer  leur  créance  sur  les  biens  séquestrés. 

Elle  décide,  en  outre,  par  l'article  17  du  décret,  que  dans  tous  les  cas 
on  laissera  aux  femmes,  enfants,  pères  et  mères  des  émigrés,  la  jouissance 
provisoire  du  logement  où  ils  ont  leur  domicile  habituel,  et  des  meubles  et 
effets  mobiliers  à  leur  usage  qui  s'y  trouyeront;  il  sera  néanmoins  procédé  à 
l'inventaire  desdits  meubles,  lesquels,  ainsi  que  la  maison,  demeureront 
alîeclcs  à  l'indemnité. 

Enfin  elle  statue,  par  l'article  18  :  ^c  Si  lesdits  femmes  ou  enfante,  pères 
ou  mères  des  émigrés  sont  dans  le  besoin,  Us  pourront  en  outre  demander, 
sur  les  biens  personnels  de  ces  émigrés,  la  distraction  à  leur  profit  d'une 
somme  annuelle  qui  sera  fixée  par  le  directeur  du  district  du  lieu  du  dernier 
domicile  de  l'émigré,  et  dont  le  maximum  ne  pourra  excéder  le  quart  du 
revenu  net,  toutes  charges  et  contributions  acquittées,  de  l'émigré  €Îil  n'y  a 
qu'un  réclamant,  soit  femme,  enfant,  père  ou  mère;  le  tiers, -s'ils  sont  plu- 
sieurs jusqu'au  nombre  de  quatre;  la  moitié  s'ils  sont  en  plus  grand 
nombre.  » 

Des  voix  passionnées  avaient  demandé  que,  de  môme  que  les  créanciers 
ordinaires  quand  ils  saisissaient  le  bien  qui  servait  de  gage  à  leur  créance,  s'in- 
quiétaient seulement  du  chiffre  de  leur  créance  et  non  des  besoins  de  la  famille 
du  débiteur,  la  Révolution,  créancière  souveraine, ne  déduisit  pas  les  fr;iisde 
vie  de  la  femme,  de  la  mère  et  des  enfants  de  l'émigré,  du  gage  sur  lequel 
la  nation  trahie  mettait  la  main.  Mais  une  pensée  d'humanité  plus  large  avait 
prévalu,  qui  ne  pourra  se  maintenir  longtemps  dans  la  violence  croissante  de 
la  tempôte. 

Si  la  grande  Révolution  socialiste  et  prolétarienne  a  l'admirable  fortune 
de  s'accomplir  par  une  action  régulière  et  paisible,  elle  méditera  utilement 
l'esprit  de  ces  premières  décisions,  énergiques  et  clémentes,  de  la  Révolution 
bourgeoise. 

Mais  dès  lors  cette  sorte  de  réserve  au  profit  de  la  famille  des  émigrés  ne 
devait  pas  apparaître  comme  un  obstacle  à  la  nationalisation  définitive  ou 
même  à  la  mise  en  vente  des  biens  des  nobles.  Car  de  môme  que  la  Révolution 
avait  levé  l'hypothèque  spéciale  dos  débiteurs  sur  les  biens  du  clergé  pour 
leur  donner  hypothèque  générale  sur  l'ensemble  des  biens  nationaux,  de 
même  elle  pouvait  assurer  aux  familles  des  émigrés  l'espèce  de  pension  ali- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1083 

mentaire  prévue  par  le  décret  du  30  mars  en  la  prélevant  non  plus  sur  les 
revenus  particuliers  des  biens  séquestrés  ou  vendus,  mais  sur  i'ensemble des 
ressources  procurées  par  la  vente.  Aussi,  dès  ce  moment,  dut-il  apparaître 
aux  esprits  clairvoyants  que  les  biens  des  émigrés  ne  tarderaient  pas  à  suivre 
aux  mains  de  la  Révolution  les  biens  de  l'Eglise. 

Ce  même  jour  du  30  mars  où.  l'Assemblée  législative  préludait,  par  la 
mise  en  séquestre  des  biens  des  émigrés,  à  leur  mise  en  vente,  qui  sera 
décidée  le  10  août,  revenait  devant  elle  un  débat  qui  passionnait  bien  des  in- 
térêts. 

Il  s'agissait  de  l'aliénation  des  forêts  nationales.  Depuis  des  mois  la  ques- 
tion était  posée.  Quand  r.\ssemblée  avait  dû  aborder  l'organisation  du  .service 
des  forêts,  plusieurs  députés  avaient  demandé  qu'elles  fussent  vendues.  Ils 
alléguaient  que  tout  service  public  était  onéreux,  que  les  forcis,  devenues 
propriétés  particulières,  seraient  beaucoup  mieux  gérées,  qu'elles  rappor- 
taient à  peine  un  revenu  net  de  4  ou  5  millions,  et,  qu'au  contraire,  si  elles 
étaient  vendues  à  leur  vaieur,  qui,  selon  les  uns,  dépassait  300  millions, 
selon  d'autres,  atteignait  un  milliard,  l'Etal  serait  débarrassé  d'une  grande 
partie  de  la  dette. 

Ils  prétendaient  que  laisser  à  l'Etat,  c'est^-a-dire  à  ceux  qui  pouvaient, 
en  un  jour  de  défaillance  des  esprits  lassés,  s'emparer  de  l'Etat,  un  domaine 
aussi  vaste,  une  ressource  aussi  puissante,  c'était  constituer  d'avance  au 
despotisme  une  réserve  financière  près  de  laquelle  la  liste  civile  n'était  rien. 
A  ceux  qui  s'effrayaient,  pour  notre  industrie,  de  la  disparition  ou  de  la 
diminution  possible  des  forêts,  ils  répondaient  que  trop  longtemps  la  France 
routinière  n'avait  compté  que  sur  le  bois  pour  ses  usines  à  feu.  L'heure  était 
venue  de  suivre  l'exemple  de  l'Angleterre,  de  fouiller  profondément  le  sol 
et  d'extraire  le  charbon  de  terre. 

D'ailleurs  aux  particuliers  qui  achèteraient  des  parties  de  forêts,  la  loi 
pourrait  faire  l'obligation  de  garder  certaines  essences,  de  ménager  certains 
arbres  pour  la  marine.  Toutes  ces  raisons  étaient  assez  faibles.  Mais  la  vérité 
est  que  les  financiers  de  la  Révolution  commençaient  à  s'inquiéter  de  la 
dépréciation  de  l'assignat,  et  une  vaste  opération  de  ventes  s'ajoutant  soudain 
aux  ventes  en  cours  leur  paraissait  de  nature  à  frapper  les  esprits  d'étonnement, 
à  manifester  les  ressources  inépuisables  de  la  Révolution,  et  à  relever  ou 
soutenir  le  crédit  du  papier  révolutionnaire.  Surtout  la  Gironde,  déchaî- 
nant une  grande  guerre,  voulait  être  assurée  de  pouvoir  la  porter  sans  fléchir, 
et  elle  cherchait  de  nouvelles  ressources,  de  nouveaux  appuis  au  crédit  de 
l'assignat.  Robespierre  lui  reprochait  âprement  de  sacrifier  ainsi  à  ses  lantai- 
»ies  belliqueuses  le  domaine  national. 

•  Les  départements  du  Midi,  qui  possédaient  peu  de  forêts,  en  acceptaient 
volontiers  l'aliénation  qui  assurait  aux  rentiers  et  porteurs  d'assignats  des 
villes  méridionales  des  garanties  nouvelles.  Au  contraire,  les  représentants 


1084 


HISTOIllK     SOCIALISTE 


^ -it^  Al 


NfGlPALITÈ  j5ji  CORDI 
I:    Billet  de  C&NFfàs'CE  de  zo  dsnkn. 


j/.  •À'échaHgd    cor.rrc  dts  ^A^'ghms  de   5 /iv. 
j^lJÙtUits  du  Dfpartimtrir  a\:^  f.  &  ik-'^o  denhr 

Caisse    P  aJ  r^i-o^î  i  q  u  e. 


Ot^s^  crr  1^ 


'r 

I 
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des  régions  où  il  y  avait  de  grandes  f«rê»5.  rn  p:«rticuUer  ceux  de  rK>t,  pro- 
testèrent avec  violence.  Ils  affirmèrent  qu'il  fandrait  bien  du  temps  avnnt  que 
les  travaux  des  mines  fussent  assez  poussés  po-ir  que  le  charbon  de  terre  pût 
remplacer  le  bois.  Ils  dirent  que  les  forêts  ne  pouvaient  être  exploitées  et, 
par  conséquent,  vendues  par  petites  parcplie«.  que  renies  de  puissantes  com- 
pagnies capitalis- 
tes mettraient  la 
main  sur  le  do- 
maine forestier  de 
ia  nation,  que  les 
pauvres  seraient 
privés,  par  l'é- 
goïsme  brutal  des 
nouveaux  proprié- 
taires, des  secours 
qu'Us  trouvaient 
dans  les  forêts  na- 
tionales dont  ils 
emportaient  le 
bois  mort,  que  les 
inriur^tiies  à  feu 
tomberaient    sous 

la  tutelle  de  ces  compagnies  monopoleuses,  détentrices  du  bois  sans  lequel 
les  forges,  les  verreries  ne  pouvaient  produire.  Et  dans  la  véhémence  de  leur 
colère,  ils  allèrent  jusqu'à  insinuer  que  ces  conipainiies  avaient  acheté  les 
législateurs  assez  coupables  pour  proposer  un  pareil  attentat  contre  li  pro- 
priété nationale,  le  droit  des  pauvres  et  l'intérêt  de  l'industrie.  Qui  sait 
même,  ajoulaient-ils,  si  les  ennemis  de  la  patrie,  si  les  étrangers  acharnés  à 
la  perdre,  comme  les  aristocrates  anglais,  n'achèteront  pas  les  forêts  de  la 
France  trahie? 

«  Au  milieu  des  massifs  de  forêts,  ditVo.«gien,  député  du  département  des 
Vosges,  se  trouvent,  dans  les  Vosges,  des  métairies,  espèce  unique  de  propriété 
pour  ce  pays,  et  où  se  nourrissent  des  troupeaux  plus  ou  moins  nombreux,  suivant 
les  ressources  des  pâturages  rassemblés  près  de  chacune  d'elles;  leurs  proluits 
alimentent  les  départements  voisins  et  ne  sont  point  inférieurs  à  ceux  de  la  ci- 
devant  Bretagne.  Cependantla  moindre  négligence  nouvelle  dans  la  conservation 
des  bois  les  forcerait  à  quitter  leurs  habitations,  presque  ruinées  par  la  très 
vicieuse  administration  financièie  de  l'aucie:)  régime.  Mais  d'ailleurs  la  sur- 
veillance publi(,uo  d'une  prop.léiô  particulière  les  nu  ttrait  en  vain  à  l'abri 
de  ce  danger  si  les  lacages  îeiir  étaient  Olés,  et  i-epenlant  il  serait  impossible 
de  concentrer  dans  la  vente  l'ospérance  d'une  direction  privée  très  soignée  et 
la  conservation  des  usages  locaux,  i  ui^qu'il  faudrait,  pourobtenir  la  pre.uière. 


Billet  db  confiancc  '^±  il/  r.rr-.»-K3  i>e  la  ucmcipalitê 

DB  CoRUBS  (Tarn). 

(Extrait  a  an  opuscule  de  M.  Portai,  archiviste  du  Tarn,  et  avec  son  autorisation). 


\ 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


10S5 


avoir  transmis  avec  la  propriété  tous  les  droits  qui  s'y  attachent,  suivant  les 
cléments  de  la  raison  reconnus  par  la  Constitution.  » 

Et  il  soulève  ensuite  la  grave  queslion  des  biens  communaux  : 

«  Les  communautés  sont  propriétaires  ou  usagères  de  presque  tous  les 
bois  qui  les  environnent...  Dans  le  premier  cas,  les  dépouillerait-oa?  L'ini- 
quité de  la  vente  générale  ne  nous  permettrait  qu'une  faible  probabilité  qu'on 
s'arrêterait  au  dernier  pas.  » 

Et  quant  au  droit  d'usage,  les  capitalistes  acquéreurs  se  hâteraient  de  le 
faire  disparaître  «  les  communautés  auxquelles  les  maîtrises  (des  forêts)  déli- 
vrent du  bois  pour  le  charronnage,  les  bâtiments  et  le  chauffage,  et  dont  les 
droits  sont  renfermés  dans  le  mot  â'usagères,  seraient  donc  ainsi  privées  de 
cette  ressource,  et  le  pâturage,  qui  leur  est  permis  à  certaines  époques  dans  les 
taillis  et  en  tout  temps  dans  les  sapinières,  et  qui  leur  est  doublement  utile 
puisque  les  gros  troupeaux  y  trouvent  un  asile  contre  la  chaleur  du  jour,  y 
serait  encore  interdit,  toutes  les  forêts  deviendraient  dès  lors  un  grand 
parc.  » 

Presque  seul  parmi  les  députés  de  l'Est,  Yuillier  était  favorable  à  ralié- 
nation  : 

«  Je  suis  peu  frappé  de  ces  craintes,  disait-jl,  car  l'on  sjjpnose  les  capita- 
listes accapareurs  en  petit  nom- 

f 


LEPMITEMËNT  BU  TARN  2V5a 


bre  ou  en  grand  nombre.  Dans 
le  premier  cas,  la  supposition 
est  chimérique,  parce  qu'il  n'y 
a  nulle  proportion  entre  la  va- 
leur des  forêts  nationales  et  les 
facultés  d'un  petit  nombre  d'in- 
dividus, quelque  énorme  que 
puisse  être  leur  fortune;  dans 
le  second  cas,  la  coalition  d'un 
grand  nombre  de  capitalistes 
paraît  aussi  improbable  que  le 
serait  celle  de  tous  les  proprié 
taires  fonciers  du  royaume  pour 
maîtriser  le  prix  du  blé  ou  de 
toute  autre  denrée.  » 

Selon  lui,  les  forêts  exploi- 
tées par  des  particuliers  le  se- 
raient mieux,  et  l'Etat  serait  débarrassé  d'un  soin  pour  lequel  il  n'est  pas 
fait.  Par  la  possession  des  forêts  il  est  propriétaire  foncier,  il  est  en  outre 
industriel,  manufacturier,  à  cause  des  industries  qui  dépendent  des  forêts 
nationales  et  qui  contract'^nt  des  baux  avec  l'adminisir  lion.  Laissez  faire 
l'industrie  privée.  Ainsi  s'ouvrait,  à  propos  des  lorôts,  la  lutte  entre  le  capi- 


BlLLBT    DB    CONFIJINOU    DB   llsy    SOUS,    OU    UEI'AKTEMENT 

DU  Tarn. 

(Extrait  d'un  opuscule  de  M.  Portai,  archiviste  da  Tarn, 
et  avec  80D  autori:ïation). 


1086  HISTOIRE     SOCIALISTE 

talisme  privé  et  le  domaine  d'Etat,  qui  pendant  tout  le  dix-neuvième  siècle 
se  poursuivra  à  propos  des  chemins  de  fer,  des  mines,  des  canaux,  el  encore 
des  forêts.  Turpetin,  député  du  Loiret,  disait,  au  contraire  de  Vuillier  : 

«  On  ne  saurait  se  dissimuler  qu'il  n'y  a  que  des  compagnies  de  capita- 
listes en  état  d'acquérir  de  grandes  masses  de  forêts.  11  en  est  qui  couvrent 
plusieurs  lieues  de  terrain,  sans  être  divisées  par  aucune  autre  propriété; 
aus<;i  n'y  a-t-il  rien  à  espérer  de  la  concurrence  et  tout  à  craindre  de  la  cupi- 
dité. D'tivides  millionnaires  sollicitent  et  pressent  votre  décision.  Ce  qu'ils 
auront  à  payer  d'abord,  ils  le  trouveront,  et  au  delà,  dans  la  seule  superficie.» 

«  Les  compagnies  sont  prêtes,  s'écrie  à  son  tour  Chéron,  député  de  Seine- 
et-Oise,  elles  attendent,  pour  lever  leur  tête  hideuse,  que  vous  leur  ayez  jeté 
leur  proie;  déjà  même  la  calomnie  a  osé  proférer  de  sa  bouche  impure  que 
ces  compagnies  de  conspirateurs  avaient  l'audace  et  l'impudence  de  se  vanter 
qu'elles  étaient  sûres  du  succès  de  leurs  complots...  et  qu'il  existait  parmi 
nous  des  membres  assez  corrompus  pour  être  en  relation  intime  avec  elles... 
Le  cri  d'alarme  qui  s'est  élevé  dans  tous  les  points  de  la  France  sur  cette 
fune:^te  proposition  n'est  pas  le  cri  d'une  faction  corrompue,  c'est  le  cri  du 
besoin,  c'est  la  voix  impérieuse  du  peuple,  du  souverain,  qui  tonne  contre 
les  agioteiu's  :  «  Vous  ne  dôlruire*  j>as  mas. forêts;  c'est  mon  bien,  c'est  celui 
de  mes  enfants;  c>.^î  avccetieê  qu*"  Je  constTUiis  mon  logement,  queje  corrige 
la  rigueur  de  l'hiver;  c'est  à  elles  (juc  je  <lo!ls  le  manche  de  ma  bêche,  le  corps 
de  ma  charrue  et  le  bois  qui  porte  le  fer  j^arînt  de  ma  liberté.  » 

Nombreux  enfin  sont  les  députés  ou  les  pétitionnaires  qui  signalent  l'état 
de  dépendance  où  tomberait  l'industrie  à  l'égard  des  capitalistes  maîtres  des 
forêts.  Ici  encore,  on  croit  enteudro,  à  propos  des  forêts,  la  longue  plainte  qui 
s'élèvera  pendant  tout  le  dix-neuvième  siècle  contre  les  compagnies  de  trans- 
port et  les  compagnies  de  charbonnages,  maîtresses  par  leurs  tarifs  de  la  pro- 
duction. Etienne  Cunin,  député  de  la  Meurthe,  dit,  le  2  mars,  avec  précision 
et  force  : 

«  Les  départements  de  la  Meurthe,  Meuse,  Moselle,  Vosges,  Doubs,  Jura, 
Haute-Saône,  à  raison  de  l'humidité  du  sol  et  de  la  graisse  de  leurs  pâtu- 
rages n'ont  que  des  laines  très  grossières;  la  même  cause  et  la  froideur  du 
climat  leur  interdisent  l'élève  des  ver.-;  à  soie  et  ne  leur  donnent  que  des  lins  et 
chanvres  fie  la  dernière  qualité...  L«  nature  leur  a  donné  en  dédommagement 
des  sources  salées  etdes  mines  de  fer;  l'industrie  des  habitants,  qui  ne  pou- 
vait soutenir  la  concurrence  des  autres  fabriques  du  royaume  (pour  les  draps 
et  soieries!,  s'est  portée  vers  l'exploilalion  des  raines  et  des  autres  usines  à. 
feu.  Dépourvus  de  fossiles  combustibles,  mais  riches  en  forêts,  dont  la  quan- 
tité, dans  l'ancienne  province  de  Lorraine  seule,  est  à  peu  près  d'un  quart  de 
toutes  celles  du  royaume,  les  habitants  ont  établi  et  construit  des  salines,  des 
forges,  fonderies,  ferblanteries,  des  verreries  et  des  faïenceries  ;  le  produit 
de  ces  manufactures,  verse  chez  l'étranger  et  dans  l'intrrirur  de  la  Fronce 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1087 

ramène  une  partie  des  sommes  que  l'importation  ces  soieries,  draperies  et 
toiles  en  a  tirées. 

«  La  majeure  partie  de  ces  usines  a  une  affectation  emphytéotique  dans 
les  foriHs  nationales  (c'est-à-dire  des  baux  de  99  ans  qui  assurent  du  bois  à  des 
conditions  déterminées)  ;  tous  les  entrepreneurs  n'ont  construit  que  dans  l'as- 
surance qu'ils  auraient  les  bois  à  bas  prix;  si  la  nation  retire  les  forêts  et  les 
met  en  vente,  outre  qu'elle  sera  forcée  d'indemniser  les  emphytéotes  de  la 
non- jouissance  de  leurs  baux,  ce  qui  égalera  peut-être  le  prix  de  la  vente  des 
forêts,  toutes  les  usines  à  défaut  d'aliments  ou  forcées  de  les  acheter  au  prix 
que  les  acquéreurs  seront  les  maîtres  de  tenir  le  dois,  tomberont  d'elles- 
mêmes;  i 0,000  ouvriers  habitués  dès  l'enfance  au  travail  de  ces  usines, 
resteront  sans  ressources,  seront  plongés  dans  l'extrême  misère.» 

De  môme,  les  citoyens  d'Epinal,  dans  leur  pétition,  disent  à  l'Assemblée, 
le  30  mars  : 

«  Bientôt  aussi  ces  mêmes  propriétaires  de  forêts  accapareraient  nos 
fabriques  en  forçant  par  les  mêmes  moyens  ceux  qui  les  auraient  établies  à 
les  leur  vendre  ou  céder  au  rabais;  ce  qui  finirait  par  mettre  toutes  nos  fa- 
briques dans  les  mêmes  mains,  et  par  rendre  e7icore  nos  nouveaux  forestiers 
maîtres  du  prix  de  toutes  les  fabrications  du  royaume,  nouveau  monopole, 
aussi  redoutable,  aussi  cruel  que  celui  de  la  matière  même  du  t^is.  » 

Devant  celte  opposition  énergique  et  presque  violente  le  projet  d'aliéna- 
tion fut  ajourné  et  tomba.  Mais  quel  frémissement  de  tous  les  intérêts!  H  n'y 
a  pas  une  forme  de  la  vie  économique  et  sociale  du  pays  qui  ne  soit  mise  en 
question. 

En  même  temps  que  les  paysans  se  défendaient  contre  l'aliénation  des 
forêts  de  l'Etat,  ils  tentaient  en  bien  des  poinls  de  reprendre  aux  seigneurs 
le  domaine  communal  usurpé  par  eux.  Il  ne  leur  suffisait  pas  de  s'affran- 
chir des  redevances  féodales  et  d'en  demander  ou  d'en  imposer  la  suppres- 
sion gratuite.  Ils  se  souvenaient  du  long  travail  de  spoliation  par  lequel  les 
seigneurs  avaient  saisi  la  terre,  les  bois,  les  prairies  qui  furent  à  tous.  Et 
ils  en  exigeaient  la  restitution.  Mais,  comme  nous  l'avons  vu  dans  les  cahiers, 
aucune  conception  précise,  aucune  vue  d'ensemble  ne  guidait  les  paysans 
dans  la  question  des  biens  communaux.  Les  uns  voulaient  les  maintenir  en 
les  complétant  par  les  reprises  exercées  sur  les  seigneurs  ;  les  autres  voulaient 
procéder  au  partage.  Duphénieux  «ignale  à  l'Assemblée,  le  5  février  1792,  les 
agitations  qui  se  produisent  à  cet  eifet  dans  le  Lot  : 

«  Je  vous  observerai  encore.  Messieurs,  qu'il  y  a  eu  aussi  dans  ce  dépar- 
tement des  insurrections  qui  ont  eu  pour  objet  le  partage  des  biens  commu- 
naux, lesquels  sont  très  consi'dérables  et  très  mal  administrés.  L'Assemblée 
constituante  avait  annoncé  quelle  s'occuperait  de  régler  ce  partage.  Plusieurs 
communes,  impatientes  de  ne  pas  voir  arriver  le  décret  à  cet  égard,  s'en  sont 
occupées  elles-mêmes  et  ont  déjà  divisé  leurs  biens.  D'autres  ont  voulu  les 


10S8  HISTOIRE    SOCIALISTE 

imiter,  mais  elles  ont  rencontré  beaucoup  d'opposition,  beaucoup  d'obstacles, 
et  il  en  est  résulté,  pour  ainsi  dire,  une  guerre  civile  dans  chaque  canton.  » 
Il  demandait  un  rapport  immédiat.  Mais  Laureau  rappela  combien  la 
question  était  complexe  et  malaisée. 

«  Je  ne  pense  pas,  dil-il,  qu'il  faille  charger  la  Comité  d'agriculture  de  pré- 
senter un  projet  de  décret /DO«r  le  partage  des  communaux...  Vous  préjugerez 
ainsi  que  ces  communaux  seront  partagés,  et  que  le  Comité  n'en  indique: 
que  le  mode.  Il  serait  bien  dangereux  qu'un  pareil  préjugé  décidât  précipi 
lammenl  et  sans  examen  sur  une  des  plus  importantes  questions  de  l'admi- 
nislralion  rurale  de  ce  royaume.  Des  partages  communaux  ont  déjà  été  f^ils 
dans  plusieurs  provinces;  ces  essais  n'ont  pas  été  assez  heureux  pour  faire 
adopter  de  conQance  et  sans  examen  une  mesure  générale  de  cette  nature.  » 

Le  problème  fut  réservé,  et  la  Législative  ne  le  résoudra  pas,  mais  il 
était  présent  aux  esprits,  et  là  encore  perçait  l'inquiétude  d'un  ordre  nou- 
veau. 

En  novembre  1790,  la  Constituante  avait  décidé  que,  passé  un  délai  d'un 
an,  la  faculté  de  se  libérer  en  douze  annuités  serait  abolie  et  qu'il  faudrait 
s'acquitter  en  quatre.  Déjà,  en  décembre  1791,  la  Législative  avait  prorogé  ce 
délai  jusqu'au  i"  mai  1792.  Par  son  décret  d'avril  1792,  elle  le  recula  encore 
jusqu'au  1"  janvier  1793:  «L'Assemblée  nationale,  voulant  donner  aux  acqué- 
reurs des  biens  nationaux  qui  restent  encore  à  vendre  les  mêmes  facilités  pour 
le  payement  qu'aux  précédents  acquéreurs  et  considérant  que  le  terme  pour 
user  de  la  fecuUé  accordée  par  le  décret  du  14  mai  1790  expire  au  1"  mai  1792, 
déclare  qu'il  y  a  urgence...  » 

«  L'Assemblée  nationale...  décrète  que  le  terme  du  1"  mai  1792  fixé  par 
la  loi  du  11  décembre  dernier  aux  acquéreurs  des  biens  nationaux  pour  jouir 
de  la  faculté  accordée  pour  leur  payement  pai^'i'article  5  du  titre  111  du  décret 
du  14  mai  1790  sera  prorogé  jusqu'au  1"  janvier  1793,  mais  seulement  pour 
les  biens  ruraux,  bâtiments  et  emplacements  vacants  dans  les  villes,  maisons 
d'habitation  et  bâtiments  en  déperdant,  quelque  part  qu'ils  soient  situés;  les 
bois  et  usines  demeurent  formellement  exceptés  de  cette  faveur. 

t  Passé  le  1"  janvier  1793,  les  payements  seront  faits  dans  les  termes  et  de 
la  manière  prescrite  par  les  articles  3,  4  et  5  du  décret  du  4  novembre  1790.» 

M.  Sagnac  s'est  trompé  lorsqu'il  a  cru  que  le  décret  du  4  novembre  1790, 
réduisant  à  quatre  années  les  délais  de  payement,  avait  eu  un  effet  imméiiiat. 
En  fait,  par  des  prorogations  successives,  la  di.'^position  qui  accordait  ilouze 
années  fut  maintenue,  et  le  mouvement  des  ventes  se  trouva  ainsi  accéléré. 

Mais  une  grande  question  s'impose  à  nous: que  devenait  dans  l'universel 
remuement  et  ébranlement  des  intérêts  el  des  habitudes  la  notion  de  la  pro- 
priété ?  Qu'on  se  représente  qu'en  1792  la  vente  des  biens  nationaux,  des  biens 
d'Eglise  réalisée  aux  deux  tiers  pendant  l'année  1791  se  continuait,  qu'ainsi 
aux  anciens  possédants  se  substituaient  un  peu  partout,  dans  des  domaines 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1089 


petits  et  grands,  dans  des  corps  de  ferme,  dans  des  couvents,  dans  des  abbayes, 
des  propriétaires  nouveaux  ;  que  bourgeois  et  paysans  se  partageaient  les  biens 
d'Eglise,  que  les  industriels  transformaient  en  manufactures  les  dortoirs,  ré- 
fectoires et  celliers  des  moines.  Qu'on  se  rappelle  que,  malgré  la  clause  du 
rachat  inscrite  aux  décrets  du  4  août,  les  paysans  considéraient  les  rentes  et 


De  la  Nation. 

(AJmanach  du  Père  Gérard). 
(D'après  an  docomoat  da  Masée  Carnavalot). 


redevances  féodales  comme  définitivement  abolies  et  qu'ils  ne  les  payaient 
plus  que  par  force,  sur  la  menace  des  magistrats,  et  dans  l'attente  tous  les  jours 
plus  impatiente  de  leur  suppression  totale  et  sans  indemnité. 

Qu'on  songe  que  les  biens  des  nobles  émigrés,  dès  maintenant  sous  sé- 
questre, et  destinés  à  couvrir  les  dépenses  de  guerre,  sont  promis  à  des 
ventes  prochaines,  et  qu'il  ne  s'agit  point  là  de  biens  à  caractère  féodal,  mais 
de  propriétés  du  même  ordre  que  la  propriété  bourgeoise,  foncière  ou  mobi- 

LIV.    137.  —  HISTOIRE   SOCIAUSTB.  LIV.    137. 


1090  HISTOIRE    SOCIALISTE 

lière.  Qu'on  se  rende  compte  (]ue,  par  lovanouissenient  du  numéraire,  la 
monnaie,  presque  toute  de  papier,  et  n'ayant  f)lus  de  valeur  intrinsèque, 
empruntait  toute  sa  valeur  du  crédit  de  la  Révolution  elle-même,  c'est-à-dire 
des  opérations  de  la  force  nationale;  qu'ainsi  le  signe  de  toutes  les  valeurs, 
l'instrument  de  tous  les  échanges,  était  lié  à  l'existence  et  à  l'activité  de  la 
nation  et  conniinniquail  à  toutes  les  propriétés,  qui  dépendaient  de  son  mou- 
vement, un  carar-lère  national. 

Qu'on  se  souvienne  que  les  ouvriers  des  villes  et  les  paysans,  quand  ils 
prétendaient  taxer  toutes  les  denrées,  contrôler  et'  diviser  le  fermage,  préve- 
nir «les  accaparements  »,  intervenaient  dans  le  fonctionnement  de  la  pro- 
priété bourgeoise  en  même  temps  qu'ils  supprimaient  la  propriété  ecclésias- 
tique, la  propriété  féodale  et  cette  propriété  des  nobles  qui  ne  différait  de  la 
propriété  des  bourgeois  que  par  le  sentiment  polilique  des  propriétaires. 
Qu'on  se  rappelle  enfin  qu'à  propos  des  biens  communaux  et  des  forêts,  une 
bataille  se  livrait  non  seulement  entre  les  intérêts  nouveaux  et  les  intérêts 
anciens,  non  seulement  entre  les  paysans,  revendiquant  les  communaux 
usurpés,  et  les  seigneurs,  mais  encore  entre  les  diverses  catégories  des  inté- 
rêts révolutionnaires,  et  que  fabricants,  artisans,  petits  paysans  défendaientles 
forêts  nationales  contre  les  prétentions  de  la  propriété  capitaliste,  envahissante 
et  accapareuse.  Qu'on  recueille  les  cris  de  colère  du  peuple,  les  gromiements 
et  jurements  du  père  Duchesne  contre  la  nouvelle  aristocratie  de  la  richesse 
et  contre  les  monopoleurs.  Et  on  se  demandera,  en  effet,  dans  celle  sorte 
d'agitation  de  tous  les  intérêts  et  de  toutes  les  idées,  dans  ce  tremblement 
universel  qui,  du  sol  ébranlé,  semble  se  communiquer  à  la  racine  de  tous  les 
droits  anciens  ou  nouveaux,  quel  est  le  sens  et  quelle  est  la  force,  à  ce  mo- 
ment, de  l'idée  de  propriété. 

A  vrai  dire,  les  contre-révolutionnaires  prétendaient  qu'elle  était  perdue, 
anéantie.  Ils  ne  se  bornaient  plus  à  annoncer,  comme  l'abbé  Maury,  que  l'at- 
teinte portée  à  la  propriété  de  l'Eglise  serait  invoquée  comme  un  précédent 
contre  toute  propriété. 

En  1776,  Séguier,  avocat  du  roi,  avait  requrs  devant  le  Parlement  contre 
la  brochure  de  Boncerf  :  Les  Inconvdnients  des  droits  féodaux.  Il  l'avait  dé- 
noncée coiiime  une  atteinte  à  la  propriété  :  «  Le  système  qu'on  veut  accréditer 
est  encore  plus  dangereux  par  les  conséquences  qui  peuvent  en  résuUer  de  la 
part  des  habitants  de  la  campagne,  que  l'auteur  scuible  vouloir  ameuter  contre 
les  seigneurs  particuliers  dont  ils  relèvent.  Il  est  vrai  que  ce  projet  ne  se 
montre  point  à  découvert  ;  on  insinue  qu'ils  ne  peuvent  que  s'adresser  à  leurs 
seigneurs  pour  demander  la  suppression  et  le  rachat  des  droits  seigneuriaux, 
qui  ne  pourra  leur  être  refusé,  si  tous  les  vassaux  se  réunissent  et  sont  d'ac- 
cord pour  faire  les  nu'mes  offres.  Mais  n'est-il  pas  sensible  que  cette  multitude 
assemblée  dans  les  différents  châteaux  de  chaque  seigneur  particulier,  après 
avoir  demandé  cette  suppression  et  offert  le  rachat,  échauffée  alors  parles 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1091 

maiimes  qu'on  lui  aura  débitées,  voudra  peut-être  exiger  ce  qu'on  ne  voudra 
pas  lui  accorder? 

«...  C'est  cependant  avec  ces  idées  gigantesques  et  vides  de  sens  que  l'on 
se  promet  de  séduire  les  faibles  et  les  ignorants  qui  sont  le  grand  nombre... 
Que  deviendra  la  propriété,  ce  bien  si  sacré  que  nos  Rois  ont  déclaré  eux- 
mêmes  qu'ils  sont  dans  l'heureuse  impuissance  d'y  porter  atteinte?  »  On 
devine  ce  qu'a  pu  écrire  ce  même  Séguier,  en  1792.  Dans  son  écrit  :  La  Cons- 
titution renversée,  que  la  mort  interrompit,  il  commente  avec  une  passion 
agressive  l'article  8  :  «  La  Constitution  garantit  encore  l'inviolabilité  des  pro- 
priétés. » 

«  Admirable  garantie  !  Et  moi,  je  prends  à  témoin  toute  l'Europe  et  je 
garantis  le  renversement  de  toutes  les  propriétés.  J'interroge  tous  les  pro- 
priétaires et  Je  leur  demande  quel  est  celui  d'entre  eux  qui  ne  tremble  pas. 
Je  ne  parle  point  de  ces  motions  séditieuses  pour  introduire  des  lois  agraires, 
motions  toujours  funestes  et  toujours  applaudies,  motions  qui,  chez  les  Ro- 
mains, faisaient  chérir  du  peuple  celui  qui  avait  l'audace  de  les  proposer,  et 
qui,  dans  le  désordre  actuel,  obtiendraient  à  celui  qui  les  proposera  l'applau- 
dissement des  tribunes,  le  titre  de  bon  citoyen,  de  ces  hommes  qui  ne  cher- 
chent que  le  pillage  et  la  ruine  des  propriétés.  » 

«  Comment  pourrait-on  compter  sur  les  propriétés  dans  une  crise  aussi 
violente,  avec  un  infernal  agiotage,  avec  une  émission  incalculable  d'assi- 
gnats et  de  papiers  de  toutes  sortes,  lorsque  les  colonies  sont  embrasées  et  la 
France  menacée  du  même  malheur,  lorsque  par  une  foule  de  décrets  les  pro- 
priétés mobilières  sont  confisquées,  soumises  à  des  formalités  inexécutables, 
longues,  etc.? 

«  Quelles  sont  donc  les  propriétés  que  la  Constitution  garantit  ?  Quels  sont 
les  biens  qui  sont  à  l'abri  des  dangers  des  actes  du  corps  législatif,  de  la 
banqueroute  depuis  longtemps  commencée?  La  Constitution  promet  une 
juste  et  préalable  indemnité  lorsque  la  nécessité  publique  exigera  le  sacrifice 
d'une  propriété.  OEuvre  aussi  frustratoire  que  la  première  et  qu'on  a  mille 
fois  réclamée  sans  obtenir  justice.  Où  prendre  les  indemnités  légitimes  des 
pertes  que  l'on  a  essuyées,  de  celles  que  l'on  doit  essuyer  encore? Le  droit  de 
propriété  n'existe  plus  en  France;  ce  lien  fondamental  des  sociétés  est  dis- 
sous. Une  foule  de  décrets  ont  attaqué  directement  le  droit  de  propriété;  le 
corps  constituant  et  le  corps  constitué  ne  l'ont  pas  épargné,  et  l'on  ose 
parb-r  de  re^pect,  d'inviolabilité,  d'indemnité?  Vos  assemblées  ressemblent  à 
ce  brigand  qui  s'était  fait  une  loi  de  ne  prendre  aux  passants  que  la  moitié 
de  ce  qu'ils  avaient  dans  leurs  poches.  Un  marchand  fut  arrêté,  il  n'avait 
qu'un  écu,  le  voleur  veut  lui  rendre  30  sous  :  »  .\uiant  vaut-il  que  vous 
ganiiez  tout,  lui  dit  le  marchand.  »  — «  Non,  Monsieur,  je  n'ai  [as  le  droit  de 
vous  prendre  plus  de  30  sous;  je  ne  dois  pas,  en  conscience,  garder  le  reste.» 
Combien  de  gens  à  qui  l'Assemblée  nationale  n'a  pas  laissé  la  moitié,  le  quart 


1002  IIISTOIIIE    SOCIALISTE 


de  ce  qu'ils  iivaieiil  et  à  qui  vos  législak-urs  ont  di.'  en  ïofe  insultant  :  C'est 
pour  votre  bien  que  nous  vous  dépouillons  ;  c'est  pou;*  vous  sanctilier,  pour 
vous  exercer  à  la  patience,  à  la  vertu.  Soyez  résigné;  si  vous  avez  la  vie 
sauve,  vous  serez  encore  fort  heureux.  » 

Si  j'ai  reproduit  ce  réquibiloire  assez  banal,  c'est  parce  qu'il  résume  les 
innombrables  pamphlets  par  lesquels  les  prêtres,  les  nobles,  les  parlemen- 
taires, la  vieille  oligarchie  bourgeoise  et  les  coloniaux  exhalaient  leur  fu- 
reur et  cherchaient  à  créer  la  panique.  Ce  qui  est  plus  intéressant  et  plus 
original,  c'est  le  moyen  juridique  par  lequel  Séguier  essaie  de  jeter  le  doute 
dans  l'âme  des  acquéreurs  de  biens  nationaux.  11  constate  que  les  assignats 
sont  hypothéqués  sur  les  biens  du  clergé,  et  il  ajoute  : 

«  Je  demande  ce  que  deviendra  l'hypothèque  des  assignats  qui  resteront 
après  la  vente  faite  de  tous  les  biens?  Que  deviendra  l'hypothèque  des  créan- 
ciers du  clergé,  celle  des  créanciers  de  l'Etat,  celle  des  anciens  fonctionnaires 
publics  pour  leurs  traitements  ?...  Les  acquéreurs  des  domaines  nationaux 
doivent  savoir,  par  là  même,  à  quelles  obligations  les  biens  qu'ils  achè- 
tent sont  hypothéqués.  Or,  les  porteurs  d'assignats  et  les  créanciers  qui  reste- 
ront après  les  ventes  consommées  seront-ils  privés  de  l'hypothèque  que  leur 
titre  leur  promet  ?  N'auront-ils  pas  le  droit  d'attaquer  tous  les  acquéreurs  et 
de  demander  la  contribution?  Si  j'ai  quelques  notions  de  droit,  il  me  semble 
que  telestl'effet  de  l'hypothèque,  etque  quand  on  fait  tant  que  de  la  promettre, 
on  doit  en  donner  l'effet  entier,  sinon  la  nation  serait,  comme  le  disait  fort 
bien  M.  Mirabeau,  une  voleuse.  » 

Ainsi,  les  acquéreurs  de  biens  nationaux  sont  avertis  que  si,  après  la  vente 
complète  des  biens  d'Eglise,  tous  les  assignats  ne  sont  pas  éteints,  ce  sont 
les  biens  acquis  par  les  bourgeois  et  les  paysans  révolutionnaires  qui  ser- 
viront à  en  garantir  et  réaliser  la  valeur.  Le  grand  conservateur  Séguier, 
au  n.omenl  même  où  il  gémit  sur  la  destruction  de  toute  propriété,  frappe 
de  discrédit  la  propriété  nouvelle  que  la  Révolution  fait  sortir  du  chaos 
de  l'ancien  régime.  Et  il  ne  m'est  pas  démontré  que  si  la  contre-révolution 
avait  été  victorieuse,  elle  n'aurait  pas  recouru  au  moyen  juridique  imaginé 
par  Séguier  pour  ressaisir  tous  les  biens  vendus.  Elle  aurait  trouvé  piquant 
d'alléguer  pour  cela  un  titre  révolutionnaire,  l'hypothèque  de  l'assignat.  A  la 
première  victoii*  de  la  contre-révolution,  les  assignats  seraient  tombés  à  rien, 
le  Trésor  les  aurait  acquis  à  vil  prix,  et  il  aurait  ensuite  exercé  sur  les  biens 
des  révolutionnaires  le  droit  d'hypothèque  tel  que  le  définit  Séguier.  Innom- 
brables étaient  les  combinaisons  de  l'ancien  régime  pour  préparer  le  retour 
au  passé  et  semer  l'épouvante  chez  tous  les  possédants. 

Les  réacteurs  affirmaient  que  dès  lors  toute  propriété  était  ou  frappée  ou 
en  péril.  Un  des  plus  modérés,  Mallet-Dupan,  quand  il  résumait  dans  le  Mer- 
cure l'œuvre  de  l'Assemblée  constituante,  disait  :  «  Elle  laisse...  le  droit  de 
propriété,  attaqué,  miné  dans  ses  fondements.  »  Mais  le  16  mars  1792,  c'est 


HISTOlUt;    SOCIALISTE  1093 


d'un  ton  plus  violent  qu  il  parle.  Visiblement,  il  cherche  à  répandre  la  terreur. 
«  L'insurrection  de  Picardie  n'est  pas  apaisée  encore  que  voilà  cinq  mille  bri- 
gands ou  agitateurs  parcourant  en  armes  le  département  d«  l'Eure,  taxant  les 
grains,  commettant  mille  violences  et  menaçant  d'attaquer  Evreux.  A  Etampes, 
voilà  M.  Simoneau,  maire  de  la  ville,  assassiné  à  coups  de  fusil  et  de  piques 
au  milieu  de  la  garde  nationale;  à  Montlhéry,  un  fermier  hache'  en  morceaux. 
Et  Dunkerque  tremble  encore  de  voir  renouveler  le  pillage  du  mois  dernier  ; 
dans  le  département  de  la  Haute-Garonne,  on  attaque  les  greniers,  on  brûle 
les  maisons;  on  rançonne <es  propriétaires  dans  la  demeure  desquels  (à  Tou- 
louse spécialement  et  aux  environs)  l'autorité  des  clubs  a  fait  placer  garnison 
de  gens  inconnus;  chacun  se  croit  à  l'heure  d'un  pillage  universel;  l'impAt 
languit  plus  que  jamais;  les  percepteurs  de  redevances  n'osent  pas  les  exiger; 
on  assomme  les  huissiers  de  ceux  qui  osent  le  tenter;  les  bois  particuliers 
sont  non  seulement  dévastés,  mais  en  dernier  lieu  les  communes  se. les  dis- 
tribuent par  des  actes  en  bonne  forme.» 

Et  il  essaie,  par  une  tactique  que  l'expérience  démontra  prématurée, 
mais  qui  sera  souvent  pratiquée  dans  la  suite,  de  grouper  par  la  peur  tous 
les  «  propriétaires  »,  tous  les  possédants  contre  la  Révolution,  contre  le 
peuple,  contre  la  démocratie.  «  Le  jour  est  arrivé  où  les  propriétaires  de 
toutes  classes  doivent  sentir  enfin  qu'ils  vont  tomber  à  leur  tour  sous  la  faux 
de  l'anarchie;  ils  expieront  le  concours  insensé  d'un  grand  nombre  d'entre 
eux  à  légitimer  de  premières  rapines  parce  que  les  brigands  étaient  alors  à 
leurs  yeux  des  patriotes;  ils  expieront  l'indifférence  avec  laquelle  ils  ont  vu 
dissoudre  tout  gouvernement,  armer  une  nation  entière,  détruire  toute  auto- 
rité, opérer  la  folle  création  d'une  multitude  de  pouvoirs  insubordonnés,  et 
couper  sans  retour  les  nerfs  de  la  police  et  de  la  force  publique.  Qu'ils  ne  se 
le  dissimulent  pas  :  dans  rétat  où  nous  sommes  leur  héritage  sera  la  proie  du 
dIus  fort.  Plus  de  loi,  plus  de  gouvernement,  plus  d'autorité  qui  puissent 
disputer  leur  patrimoine  aux  indigents  hardis  et  armés  qui,  en  front  de  ban- 
dière.  se  préparent  à  un  sac  universel.  » 

Le  calcul  de  Mallet-du-Pan  dont  Taine  s'est  borné  à  paraphraser  et  à 
pédanliser  les  articles,  était  assez  puéril.  Il  voulait  faire  communier  tous  les 
hommes  «  d'ordre  »,  dans  un  même  symbole  :  la  propriété.  .Mais  il  était 
impossible  d'arrêter  la  Révolution  en  faisant  une  ligue  des  propriétaires,  en 
constituant  la  propriété  à  l'état  de  force  conservatrice.  Car,  entre  la  pro- 
priété telle  que  la  comprenaient  les  hommes  d'ancien  régime  et  la  propriété 
telle  que  la  comprenaient  les  révolutionnaires  bourgeois  les  plus  modérés,  il 
y  avait  désaccord  et  même  opposition.  La  propriété  bourgeoise,  pour  se 
définir  et  grandir,  pour  conquérir  toute  la  liberté  d'action  et  toutes  les  garan- 
ties nécessaires,  devait  refouler  la  propriété  d'ancien  régime,  toute  sur- 
chargée de  prétentions  féodales  ou  nobiliaires,  et  qui  cherchait  son  point 
d'appui  non  dans  le  droit  commun  de  la  propriété,  mais  dans  le  pnvilèg» 


1094  HISTOIRE    SOCIALISTB 

monarchique,  caution  de  tous  les  autres  privilèges.  Appuyer  la  contre-révo- 
lution sur  la  propriété,  c'était  lui  donner  une  base  disloquée  :  les  propriétaires 
ne  formeront  une  classe  que  lorsque  la  propriété  bourgeoise  ay^nt  Viiiiicu  et 
éliminé  la  propriété  d'ancien  régime,  deviendra  tout  naturellemfnt  le  centre 
de  tous  les  intérêts.  Celle  coalition  des  propriétaires,  rêvée  en  1792  par  Mallel- 
du-Pan,  bien  loin  de  pouvoir  arrêter  la  Révolution,  supposait  au  contraire  la 
victoire  complète  de  la  Révolution. 

En  vain  essaie-t-il  de  créer  artificiellement  par  la  peur  une  entente  que 
la  nature  des  choses  ne  permettait  pas  à  ce  moment.  D'altord,  les  désordres 
qu'il  énumère  sont  partiels,  ils  ne  sont  pas  assez  éiendus  et  assez  persistants 
pour  provoquer  une  panique.  Et  puis,  la  bourgeoisie  révolutionnaire,  même 
la  plus  prudente,  même  la  plus  timorée,  n'avait  pas  besoin  de  réfléchir  lon- 
guement pour  comprendre  que  le  péril  le  plus  grave  éiait  pour  elle  dans  la 
contre-révolution.  Celle-ci  avait  une  conception  générale  de  la  société,  un 
système  politique  et  social  lié  :  c'est  le  système  qui,  il  y  a  deux  ans  à  peine, 
dominait  et  façonnait  toutes  les  institutions  de  la  France.  C'est  le  système 
qui,  en  ce  moment  même,  dominait  et  façonnait  presque  toute  l'Europe.  Le 
restituer  ne  semblait  donc  pas  une  entreprise  impossible  ni  même  malaisée. 
Au  contraire,  les  mouvements  d'ouvriers  dans  les  faubourgs  de  Paris  contre 
les  accapareurs  de  sucre,  les  mouvements  des  paysans  taxant  les  denrées  sur 
quelques  marchés  ne  se  rattachaient  pas  à  une  conception  sociale  essentielle- 
ment différente  de  la  conception  bourgeoise.  Il  suffisait  donc  pour  être  à  l'abri 
de  ce  côté,  de  relouler  quelques  «  séditieux  »  et  la  bourgeoisie  révolutionnaire 
savait  qu'elle  en  avait  la  force. 

Au  14  juillet,  à  la  fuite  de  Varennes,  au  Champ  de  Mars,  elle  avait  ou 
discipliné  ou  foudroyé  sans  effort  les  agitateurs  populaires  ou  ceux  qu'en 
appelait  «  les  brigands  ».  Même  les  paysans  qui  taxaient  les  denrées,  et  dont 
beaucoup  étaient  de  petils  propriétaires,  n'auraient  pas  toléré  qu'un  partage 
général  des  terres  parût  menacer  leur  petit  domaine,  ou  qu'une  organisa- 
tion communale  prétendît  l'englober  et  l'absorber.  Et  les  ouvriers  des  villes 
ou  les  pauvres  vignerons  s'offraient  au  besoin  à  la  bourgeoisie  révolution- 
naire pour  contenir  ou  réprimer  les  soulèvements  paysans.  De  ce  côté  donc 
elle  avait  peu  à  craindre,  et  même  au  plus  fort  de  la  tempête,  même  au  plus 
fort  de  la  Terreur,  que  seront  les  vexations  ou  les  périls  qu'aura  à  subir  la 
bourgeoisie  modérée,  à  côté  des  ruines  sanglantes  qu'auraient  accumulées  sur 
elle  les  princes  et  les  émigrés  rentrant  victorieux  en  1792  ?  Les  ventes  de 
biens  nationaux  cassées,  le  domaine  d'Eglise  reconstitué,  les  porteurs  d'assi- 
gnats ruinés,  les  «  patriotes  »  massacrés  en  chaque  commutie  par  les  valets 
des  nobles  ou  psr  les  clients  fanatiques  des  prêtres,  tout  l'ancien  régime 
revenant  comme  une  vaste  meule  irritée  et  donnant  la  chasse  aux  révolution- 
naires; les  homnes  les  plus  modérés  de  la  Révolution  confondus  dans  cette 
répression  sauvage  avec  les  déniocraies  les  plus  exaltés,  ou  peut-être,  à  raison 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1005 

même  de  leur  modération  qui  avait  favorisé  la  naissance  incertaine  du  mou- 
vement, distingués  par  une  haine  particulière  :  voilà  ce  qui  attendait,  si  la 
Révolution  faiblissait  un  moment  dans  sa  marche,  ceux  que  Mallet-du-Pan 
voulait  rallier  par  l'épouvante.  La  peur  même  travaillait  à  cette  heure  pour 
la  Révolution. 

Aussi  bien,  Mallet-du-Pan  lui-même  l'a  senti,  et  il  constate  avec  désespoir 
les  divisions  irréductibles  de  ceux  qu'il  aurait  voulu  coaliser  en  un  bloc  de 
résistance:  «  Toute  surprise  cesse,  écrit-il  en  avril,  à  la  vue  des  scandaleuses 
divisions  qui  partagent  ceux  qui  ont  tout  perdu  et  ceux  qui  ont  tout  à  perdre, 
lorsque  investies  de  toutes  parts  par  un  ennemi  maître  des  brèches  faites  au 
gouvernement  monarchique,  à  la  propriété,  à  l'ordre  public,  à  l'ordre  social, 
à  la  sûreté  générale,  aux  principes  conservateurs  de  tous  les  intérêts,  on  voit 
les  différentes  classes  propriétaires  de  la  société  se  réjouir  de  letirs  désastres 
réciproques  ;  lorsrjti'on  est  témoin  de  leurs  haines,  de  leurs  débats,  de  leurs 
conflits  d'ofjinion  politique.  Pendant  que  la  France  court  à  sa  dissolution, 
pendant  que  la  République  s'effectue,  les  mécontents  disputent  sur  la  meil- 
leure forme  de  gouvernement  possible,  sur  deux  Chambres  et  sur  trois,  sur 
le  régime  de  la  monarchie  sous  Charlemagne  et  sous  Pliilippe  le  BeF;  sur  ce 
qu'il  faut  rendre  ou  retenir  des  destructions  opérées  depuis  trois  mois.  » 

C'était  donc  une  chimère  de  s'imaginer  qu'à  un  signal  de  peur  la  bour- 
geoisie, môme  modérée,  allait  se  replier  vers  les  hommes  et  les  choses  de 
l'ancien  régime.  Dans  une  société  où  la  propriété  est  homogène,  où  elle 
répond  à  la  môme  période  de  l'évolution  économique  et  se  réclame  des 
mêmes  principes,  il  est  possible  de  former  une  coalition,  une  ligue  des  pro- 
priétaires. ^ 

Dans  les  temps  de  révolution  sociale,  et  quand  les  titres  mêmes  de 
la  propriété  sont  en  discussion,  le  fait  que  des  hommes  sont  «  propriétaires  », 
peut  les  animer  l'un  contre  l'autre,  s'ils  ne  le  sont  pas  en  vertu  des  mêmes 
principes  et  dans  le  même  sens.  La  tentative  conservatrice  et  propriétaire  de 
1792  était  donc  prématurée. 

Mais,  .«i  les  alarmes  ainsi  répandues  ne  pouvaient  provoquer  un  mouve- 
ment sérieux  de  contre-révolution,  elles  pouvaient  du  moins  créer  une  sorte 
de  malaise,  et  il  est  certain  par  l'insistance  même  avec  laquelle  les  hommes 
de  la  Révolution  combattent  dès  cette  époque  «  la  loi  agraire  »,  toute  idée 
d'un  partage  ries  terres  et  conséquemment  des  fortunes,  qu'ils  craignent  ou 
que  le  pays  puisse  avoir  peur  de  ce  «  fantôme  »,  ou  même  que  ce  fantôme 
prenne  corps.  Les  hommes  de  l'ancien  régime  essayaient  d'effrayer  le  pays  en 
disant  que  la  loi  agraire  était  le  terme  logique  de  la  Révolution,  et  il  est  pos- 
sible que,  dès  1792,  quelques  obscures  velléités  en  ce  sens  se  dessinent  en 
plus  d'un  es[irit.  L'idée  de  la  loi  agraire  avait  peu  de  racines  dans  la  philoso- 
phie politique  et  sociale  du  xvni'  siècle.  Chez  les  écrivains  mêmes  qui  avaient 
parlé  d'une  distribution  et  réglementation  des  fortunes,  ce  n'était  guère  qu'un 


1096  HISTOIRE    SOr.lALISTK 

tour  piquant  donné  à  rélernelle  déclamation  morale  contre  les  richesses  et  les 
dangers  de  l'inégalité. 

Les  souvenirs  de  la  Grèce  et  de  Rome,  des  lois  de  Selon  ou  de  celles  des 
Gracques  ne  pouvaient  agir  sur  la  masse  et  n'agissaient  pas  sur  les  esprits 
cultivés  qui,  malgré  leur  phraséologie  antique,  savaient  la  différence  des 
temps  et  des  civilisations.  Le  seul  chez  qui  la  loi  agraire  se  manifeste  avec 
quelque  force  de  vie,  c'est  Rétif  de  la  Bretonne.  Elle  y  est  exposée,  dans  la 
Paysanne  pervertie,  par  une  sorte  de  Caliban  de  mauvais  lieu,  par  un  soute- 
neur qui,  en  un  rôve  bizarre,  puéril  et  fangeux,  mêle  des  idées  de  débauche 
et  d'ignoble  richesse  à  des  projets  de  réforme  souvent  baroques  et  de  philan. 
thropie.  Mais,  du  moins,  ce  n'est  pas  là  une  froide  abstraction  ou  une  for- 
mule d'école:  c'est  comme  un  besoin  crapuleux  de  bienfaisance  et  de  gloriole, 
un  étrange  pressentiment  révolutionnaire  dans  un  bouge  d'infamie,  un  ruis- 
seau ignominieux  dont  les  ordures  sont  soulevées  par  une  pluie  d'orage.  On 
dirait  une  création  d'un  Balzac  immonde,  une  sorte  de  Rastignac  de  maison 
de  passe  ou  un  Vautrin  qui  aurait  roulé  au-dessous  de  lui-même  après  la 
mort  de  celui  qui  ennoblissait  ses  vices  et  ses  crimes.  «  Le  premier  point  sera 
de  nous  enrichir.  Nous  aurons  déjà  une  fortune  considérable  par  nos  femmes, 
mais  il  faudra  la  doubler,  et  pour  y  parvenir...  Mais  je  te  dirai  ça  de  bouche... 
Est-ce  donc  pour  thésauriser  que  je  demande  encore  que  nous  nous  enri- 
chissions ? 

«  Non,  non,  c'est  pour  pouvoir  beaucoup  I  Tout  le  bien  et  tout  le  mal  que 
nous  voudrons  !  L'argent  est  le  nerf  universel...  Ces  richesses  acquises,  et  nous 
montés  au  grade  que  nous  espérons,  c'est  alors  que,  dussions-nous  culbuter, 
il  faudra  tout  employer  pour  anéantir  la  superstition.  Et  d'abord  celte  infamie 
des  moines...  Nous  empêcherons  tous  les  ordres  sans  exception  de  recevoir 
des  novices,  nous  rendrons  propriétaires  tous  ceux  qui  travaillent  pour  eux, 
et  par  là  nous  ferons  la  félicité  des  peuples...  Oui,  mon  cher  Edmond,  le  genre 
humain  se  décrépite,  et  rien  n'est  plus  facile  à  voir.  11  faut  une  révolution 
physique  et  morale  pour  le  rajeunir;  encore,  je  ne  sais  pas  si  la  révolution 
morale  suffirait;  peut-être  le  bouleversement  entier  du  globe  est-il  nécessaire. 
Notre  grand  but  sera  donc  de  faire  régner  la  philosophie  et  de  l'établir  partout. 
Nous  travaillerons  àdiminuer  toutesles  fortunes  immenses  et  à  augmenter  celles 
des  paysans  en  les  rendant  peu  à  peu  propriétaires.  Pour  cela,  nous  mettrons 
en  vogue  une  galanterie  qui  tiendra  de  la  débauche  et  nous  tâcherons,  autant 
qu'il  sera  en  nous,  de  ruiner  les  seigneurs,  afin  de  les  obliger  à  vendre;  nous 
démembrerons  les  grands  flefs,  et  nous  ferons  en  sorte  que  les  adjudications 
s'en  fassent  partiellement.  » 

Bizarre  vision,  oii  à  côté  de  détails  puérils  apparaissent  plusieurs  traits 
de  ce  que  sera  l'opération  révolutionnaire,  mais  plus  marqués  d'esprit  popu- 
laire et  de  démocratie!  Qu'est-ce  à  dire,  et  les  rêves  du  Ruy  Blas  de  lupanar 
imaginé  par  Rétif  ont-ils  contribué  à  former  la  conscience  révolutionnaire  et 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1097 


à  y  insinuer  l'idée  de  la  loi  agraire?  Tout  ce  que  je  veux  dire  et  tout  ce  que 
je  retiens  c'est  que  l'idée  dune  loi  agraire,  d'une  vaste  distribution  de  terres 
au\  paysans  était,  pour  ainsi  dire,  amenée  à  la  Révolution  par  deux  canaux  : 
par  les  lointains  souvenirs  antiques  et  par  l'impur  ruisseau  des  inventions 
romanesques.  Si  l'on  joint  à  cela  que  ie  ?rand  Jean-Jacques,  en  proclamant 


/.if.l//>/f'  /tM:)iiy/ii  fiv.<'^ /'<}.••  rusi- 


De  la  PR0PE.iÉii. 

(Almanach  du  Père  Gérard). 

(D'après  une  estampe  da  Musée  CaroaTalet). 

la  justice  supérieure  du  communisme  primitif  de  la  terre  pouvait  suggérer 
la  pensée  de  reproduire,  par  un  universel  partage,  l'équivalent  de  ce  com- 
munisme originel,  si  l'on  se  souvient  que  les  cahiers  des  paysans  demandaient 
en  plus  d'une  région,  sinon  la  flivi>ion  des  terres,  au  moins  la  division  des 
fermages,  et  que  souvent  même  ils  demandaient  la  limitation  du  droit  de  pos- 
séder de  la  terre,  on  conviendra  qu'il  y  avait  comme  un  germe  obscur  de  loi 
agraire  dans  la  Révolution.  Or  ce  germe,  plus  d'un,  en  1792,  redoutait  que 

UV.    138.  —  HISTOIRE   30CIALISTK.  UT.    138. 


1008  HISTOiriE    SOGIALIST0 


sous  l'influence  des  événements,  il  se  développât.  La  taxation  des  denrées 
n'étail-elle  pas  au  fond  une  limitation  du  droit  de  posséder,  non  pas,  si  je  puis 
dire,  en  surface,  mais  en  profondeur? 

Dans  la  pétition  des  habitants  d'Etnmpes,  il  y  a  des  ébauches  har.n-s.  Le 
maire  d'Etampes,  Simoniieau,  s'élant  opposé  par  la  force  et  au  nom  de  1 1  loi 
aux  paysans  qui  voulaient  taxer  les  grains,  avait  été  tué  par  le  peuple  en 
fureur.  Toute  la  bourgeoisie  révolutionnaire  le  glorifia  comme  un  martyr  de 
la  loi. 

Les  Jacobins  de  Paris  adressèrent  une  lettre  de  respectueuse  sympathie 
à  sa  veuve.  Et  une  répression  violente  commença.  Sous  les  coups  répétés  de 
la  loi,  les  habitants  d'Etampes  au  désespoir  adressèrent  une  supplique  à  l'As- 
semblée; elle  fut  rédigée  par  un  curé  révolutionnaire,  Pierre  Dolivier,  «  curé 
de  Manchamp  et  électeur  »,  un  de  ces  prêtres  de  la  Révolution  qui  étaient 
restés  près  du  peuple  et  qui,  à  cette  date,  et  pour  quelques  mois  encore, 
savent  en  traduire  la  pensée.  Il  explique,  en  une  note  curieuse,  qu'il  est  l'in- 
terprète idè'e  de  la  conscience  populaire. 

«  On  ne  manquera  pas  sans  doute  d'observer  qu'il  y  a  là  une  philosophie 
bien  au-dessus  de  la  portée  des  pétitionnaires.  A  cela  le  rédacteur  répond  que 
s'il  s'élève  quelquefois  au-dessus  de  leurs  conceplio  ns,  ce  n'est  que  pour  mieux 
rendre  leur  véritable  vœu  et  jour  se  rapprocher  des  idées  des  philoso plies 
auxquels  il  s'adresse.  Quoi  qu'en  disent  ceux  qui  déprisent  aujour  l'Iiui  ce 
qu'ils  appelcnt  populace,  la  classe  infime  du  peuple  est  bien  plus  près  de  la 
philosophie  du  droit,  autrement  dit  de  l'équité  naturelle,  que  toutes  les  classes 
supérieures  qui  ne  font  que  s'en  éloiqner  progressivement.  En  général,  on  ne 
demande  fortement  justice  que  jusqu'à  soi,  et  jamais  guère  pour  ceux  qui 
sont  derrière.  L'amour-propre  est  même  flatté  de  voir  des  exclusions  et  abonde 
en  faux  raisonnements  pour  les  justifler  à  ses.propres  yeux.  C'est  ainsi  que 
les  conditions  pour  le  droit  de  vote  et  pour  l'éligibilité  qui  excluent  les  trr  i* 
quarts  des  citoyens  ont  trouvé  des  partisans  et  des  apologistes,  c'est  ainsi  que 
l'homme  dénué  sent  que,  pour  que  la  justice  vienne  jusqu'à  lui,  il  faut 
qi(elle  soit  universelle,  ce  qui  n'existera  jamais  parminous,  malgré  nos  beaux 
Droits  de  l'Homme,  tant  que  nous  conserverons  notre  aristocratique  mode 
électoral.  » 

Marx  et  Lassalle  ont  exprimé  souvent  cette  pensée  admirable  que  la  révo- 
lution prolétarienne  serait  la  vraie  révolution  humaine  parce  que  les  prolétaires 
ne  pourraient  invoquer  aucun  privilège,  mais  seulement  leur  titre  d'homme. 
Ce  n'est  pas  une  forme  de  propriété  qu'ils  feraient  prévaloir,  mais  l'humanité 
toute  pure,  l'humanité  tcuti?  »>ue,  et  la  propriété  nouvelle  serait  seulement 
le  vêtement  do  l'humanité. 

Quand  Dolivier,  parlant  au  nom  des  paysans  et  ouvriers  de  l'Ile-de-France, 
démontre  que  les  plus  pauvres  sont  les  vrais  interprètes,  les  vrais  gardiens  des 
Droils  de  l'Homme,  parce  qu'ils  ne  sont  en  effet  que  des  hommes,  et  qu'en  eux 


UISTOIRE    SOCIALISTE  10C9 

aucun  privilège  d'aucune  sorte  ne  fait  obstacle  à  l'huinanité,  il  oriente  la 
Déclaration  des  Droits  de  l'Homme  vers  la  grande  lumière  socialiste  qui  n'a 
pas  encore  percé,  qui  se  lèvera  avec  le  babouvisme,  mais  qui  semble  déjà 
s'annoncer  au  lointain  des  plaines,  et  d'un  reflet  à  peine  visible,  peut-être  illu- 
soire, blanchir  le  bas  de  l'horizon. 

Les  pétitionnaires  accusent  le  maire  d'Etampes,  riche  tanneur  de  vingt 
mille  livres  de  revenu,  d'avoir  opposé  à  un  mouvement  du  peuple  la  lettre 
brutale  et  l'orgueil  inflexible  de  la  loi. 

«  Au  lieu  de  s'appliquer  à  ramener  un  peuple  égaré,  au  lieu  de  chercher 
à  calmer  ses  alarmes  sur  les  subsistances,  il  ne  fit  que  l'aigrir  en  repoussant 
durement  toute  espèce  de  représenlalion. 

«  Le  maire  avait  la  loi  pour  lui,  dira-t-on,  et  le  peuple  agissait  contre.  La 
loi  défend  expressément  de  mettre  aucun  obstacle  à  la  liberté  du  commerce  des 
grains.  C'était  donc  un  attentat  punissable  de  vouloir  l'enfreindre.  Nous  n'avons 
garde.  Messieurs,  de  faire  sur  l'étendue  de  cette  loi  aucune  observation... 
Nous  savons  aujourd'hui,  plus  que  jamais,  comment,  au  nom  de  la  loi,  tout 
doit  rentrer  dans  un  religieux  respect;  cependant  il  est  une  considération  qui 
a  quelque  droit  de  vous  frapper  :  c'est  que  souffrir  que  la  denrée  alimen- 
taire, celle  de  première  nécessité,  s'élève  à  un  prix  auquel  le  pauvre  ouvrier, 
le  journalier  ne  puisse  atteindre,  c'est  dire  qu'il  n'y  en  a  pas  pour  lui,  c'est 
dire  qu'il  n'y  a  que  l'homme  riche,  qu'il  soit  utile  ou  non,  qui  ait  le  droit  de 
ne  pas  jeûner.  Qu'ils  sont  heureux,  ces  mortels  qui  naissent  avec  un  si  beau 
privilèfje!  Cependant,  à  ne  consulter  que  le  droit  naturel,  il  semble  bien 
qu'après  ceux  qui,  semblables  à  la  Providence  divine,  dont  la  sagesse  règle 
l'ordre  de  cet  univers,  pourvoient  par  leurs  lumières  à  l'ordre  social  et  cher- 
chent à  en  établir  les  lois  sur  leurs  vraies  bases,  après  ceux  qui  exercent  les 
importantes  fonctions  de  les  faire  observer  dans  leur  exacte  justice;  il  semble 
bien,  disons-nous,  qu'après  ceux-là  le  bienfait  de  la  société  devrait  principale- 
ment rejaillir  ^ur  l'homme  qui  lui  rend  les  services  les  plus  pénibles  et  les 
plus  assidus  ;  et  que  la  main  qui  devrait  avoir  la  meilleure  part  dans  la  na- 
ture est  celle  qui  s'emploie  le  plus  à  la  féconder.  Néanmoins  le  contraire 
arrive,  et  la  multitude  déshéritée  dès  en  naissant  se  trouve  condamnée  à 
porter  le  poids  du  jour  et  de  la  chaleur  et  à  se  voir  sans  cesse  à  la  veille  de 
manquer  d'un  pain  qui  est  le  fruit  de  ses  labeurs.  Ce  tort  n'est  assurément 
point  un  tort  de  la  nature,  inais  bien  de  la  politique  qui  a  consacré  une  GRA^D:: 
ERREUR  sur  laquelle  posent  toutes  nos  lois  sociales,  d'où  résultent  nécessaire- 
ment et  leur  complication  et  leurs  fréquentes  contradictions  ;  erreur  qu'on  est 
loin  de  sentir  et  sur  laquelle  il  n'est  peut-être  pas  bon  encore  de  s'expliquer, 
tant  elle  a  vicié  toutes  nos  idées  de  primitive  justice  ;  mais  erreur  d'après  la- 
quelle on  a  beau  raisonnerait  nous  reste  toujours  un  sentiment  profond  que 
nous,  hommes  de  peine,  devons  au  moins  pouvoir  manger  du  pain,  à  moins 
que  la  nature,  parfois  ingrate  et  fâcheuse,  ne  répande  sur  nos  moissons  ii 


1100  HISTOIRh;    SOCIALISTE 

fléaxi  de  la  s.lérilité,  et  alors  ce  doit  l'ire  un  malheur  comrmtn  supporté  par 
lotis,  et  non  pas  tmiquement  par  la  classe  laborieuse.  » 

Cette  grande  erreur,  c'est  évidemment  l'appropriation  individuelle  du 
sol.  Dolivier  et  les  pétitionnaires  ne  s'expliquent  pas  clairement,  mais  ils  sem- 
blent attendre  le  jour  prochain  où  ils  pourront,  sâos  scandale  et  sans  péril, 
communiquer  leur  rêve  à  la  Révolution  plus  hardie.  Etait-ce  le  communisme 
foncier?  Elail-ce  une  loi  de  répartition  des  terres  qui,  en  fait,  aurait  assuré 
à  tous  les  hommes  propriété  et  subsistance?  Nous  l'ignorons,  mais  on  devine 
qu'en  bien  des  esprits  tressaille  le  germe  encore  à  demi  caché  de  pensées  au- 
dacieuses. On  comprend  aussi  que  sous  ces  ambiguilés  et  ces  réticences  la 
contre-révolution  ait  dénoncé  des  projets  de  loi  agraire.  Aussi  bien,  Dolivier 
lui-même,  par  une  très  importante  note  annexée  à  la  pétition,  se  découvre  un 
peu  plus. 

«  Commençons,  dit-il,  par  ôlre  intimement  convaincus  qu'il  est  contre 
tout  droit  naturel  que  des  fainéants,  qui  n'ont  rien  fait  pour  mériter  l'ai- 
sance dont  ils  jouissent,  soient  à  l'abri  de  toute  espèce  de  disette,  et  que 
le  pauvre  laborieux,  que  le  cultivateur  ouvrier  soient  à  la  merci  de  tous  les 
accidents  et  portent  seuls  tous  les  malheurs  de  la  disette.  Ce  sentiment  une 
fois  bien  avéré,  et  qui  est-ce,  si  ce  n'est  les  égoïstes  aisés,  qui  ne  le  retrouve 
dans  son  âme?  je  prétends  que  dans  les  circonstances  calamiteuses  l'argent 
ne  doit  pas  être  un  moyen  suffisant  pour  s'exempter  d'en  souffrir.  Il  est  ré- 
voltant que  l'homme  riche  et  tout  ce  qui  l'entoure,  gens,  chiens  et  chevaux, 
ne  manquent  de  rien  dans  leur  oisiveté,  et  que  ce  qui  ne  gagne  sa  vie  qu'à 
force  de  travail,  hommes  et  bêtes,  succombe  sous  le  double  fardeau  de  la 
peine  et  du  jetine.  Je  prétends  donc  que  dans  ces  circonstances,  la  denrée 
alimentaire  ne  doit  pas  être  abandonnée  à  une  liberté  indifinie  qui  sert  si 
mal  le  pauvre,  mais  qu'elle  doit  être  tellement  dispensée  que  chacun  se  res- 
sente du  fléau  de  la  nature,  et  que  nul  n'en  soit  accablé,  surtout  l'homme  qui 
le  mérite  le  moins.  Ainsi  la  taxe  du  blé,  contre  laquelle  on  se  récrie  tant  et 
que  l'on  regarde  comme  un  attentat  au  droit  commun,  me  parait  à  moi,  dans 
le  cas  dont  je  parle,  exigée  par  ce  môme  droit  commun  dans  une  mesure  pro- 
portionnelle. On  taxait  naguère  la  viande  chez  le  boucher,  le  pain  chez  le 
boulanger  (et  il  est  à  croire  qu'on  les  taxerait  encore  s'ils  abusaient  trop  de  la 
nécessité  publique),  pourquoi  ne  taxerait-on  pas  à  plus  forte  raison  le  blé  dans 
les  marchés?  On  oppose  le  droit  sacré  de  la  propriété,  mais  d'abord  ce  droit 
était  le  môme  pour  le  boucher  et  le  boulanger,  et  ils  étaient  aussi  incontesta- 
blement propriétaires  de  leur  marchandise  que  tout  autre  l'est  de  la  sienne. 
Dira-t-on  pour  cela  que  l'on  violait  le  droit  de  la  propriété  à  leur  égard?  En 
second  lieu,  quelle  idée  se  fait-on  de  la  propriéf",  je  parle  de  la  foncière?  Il 
faut  avouer  qu'on  a  bien  peu  raisonné  jusqu  ici  et  que  ce  qu'on  a  dit  porte 
sur  de  bien  fausses  notions.  Il  semble  qu'on  ait  craint  d'entrer  dans  cette 
matière;  on  s'est  bien  vite  hâté  de  li  couvrir  d'un  voile  mystérieux  et  sacré. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  llOi 

comme  pour  en  interdire  tout  examen  ;  mais  la  raison  ne  doit  reconnaître 
aucun  dogme  politique  qui  lui  commande  un  aveugle  respect  et  une  fanatique 
soumission.  Sans  remonter  aux  véritables  principes  d'après  lesquels  la  pro- 
priété peut  et  doit  avoir  lieu,  il  est  certain  que  ceux  que  l'on  appelle  proprié- 
taires ne  le  sont  qu'à  titre  de  bénéfice  de  la  loi.  La  nation  seule  est  réellement 
propriétaire  de  son  terrain.  Or,  en  supposant  que  la  nation  ait  pu  et  dû  ad- 
mettre le  morle  qui  existe  pour  les  propriétés  partielles  et  pour  leur  trans- 
mission, a-t-elle  pu  le  faire  tellement  qu'elle  se  soit  dépouillée  de  son  droit 
de  souveraineté  sur  les  produits,  et  a-t-elle  pu  tellement  accorder  de  droits  aux 
propriétaires  qu'elle  n'en  ait  laissé  aucun  à  ceux  qui  ne  le  sont  point,  pas  même 
ceux  de  l'imprescriptible  nature?  Mais  il  y  aurait  un  autre  raisonnement  à 
faire  bien  plus  concluant  que  tout  cela.  Pour  l'établir,  il  faudrait  examiner  en 
soi-même  ce  qui  peut  constituer  un  droit  réel  de  propriété,  et  ce  n'en  est  pas 
ici  le  lieu. 

«  J.-J.  Rousseau  a  dit  quelque  part  que  «  quiconque  mange  un  pain  qu'il 
«  n'a  pas  gagné,  le  vole  ».  Les  philosophes  trouveront  dans  ce  peu  de  paroles 
un  traité  entier  sur  la  propriété.  Quuntà  ceux  qui  ne  le  sont  pas,  ils  n'y  ver- 
ront, comme  dans  tout  ce  qui  choque,  qu'une  sentence  paradoxale.  » 

Mais  les  théories  de  Jean-Jacques,  qui  pouvaient  ne  sernsbler  que  des 
«  paradoxes  »,  ont  pris  un  sens  beaucoup  plus  précis  depuis  que  toute  la 
nation  a  proclamé  les  Droits  de  l'Homme  et  que  le  peuple  a  une  conscience 
plus  nette  de  sa  force.  C'est  à  des  essais  de  taxation  du  blé  que  Dolivier 
rattache  s-es  théories  audacieuses  sur  la  propriété  foncière.  Et  on  peut  se 
demander  si  dans  la  conscience  du  peuple  révolutionnaire  le  droit  absolu  de 
la  propriété  privée  du  sol  ne  commence  pas  à  être  entamé. 

Robespierre  intervint  dans  le  débat  provoqué  par  les  événements 
d'Etampes.  Toujours  il  se  donnait  comme  le  défenseur  de  la  Constitution  et 
des  lois. 

Mais  il  demandait  que  la  Constitution  et  les  lois  fussent  interprétées 
et  appliquées  dans  le  sens  le  plus  populaire  et  le  pins  humain.  Use  plaignait 
que  le  crime  commis  par  le  peuple  souffrant  sur  le  riche  maire  d'Etampes 
fût  traité  par  la  bourgeoisie  modérée  comme  un  crime  exceptionnel,  et  que 
de  pauvres  gens  fussent  accablés  de  tant  d'indignations  véhémentes  et  de 
poursuites  implacables,  quand  tous  les  grands  crimes  de  trahison,  depéculat, 
d'accaparement  demeuraient  impunis.  Les  Feuillants  ayant  fait  des  obsèques 
de  Simonneau  une  contre-manifestation  modérée  tu  réponse  au  «  triomphe  » 
des  soldats  de  ChAleauvieu,  Robespierre  dénonça  les  efforts  de  l'oligarchie 
bourgeoise  pour  faire  tourner  au  profit  de  sa  domination  égoïste  môme  l'in- 
dignation naturelle  que  provoque  le  meurtre.  Il  demanda  un  respect  plus 
sincère,  une  interprétation  plus  loyale  des  lois,  et  avec  son  immuable  souci 
d'équilibre,  il  esquissa  un  plan  social  assez  vague  où  il  indiqua  les  mesures 
très  générales  qui  devaient  être  prises  dans  l'intérêt  du  peuple  et  où  il  pro- 


1102  niSTOLRE    SOCIALISTE 


lesta  contre  tonte  idée  de  loi  a;iraire  avec  une  insistance  qui  témoigne  qu'il 
n'était  pas  tout  à  fait  sans  inquiétude. 

Ev  idem  m  ont,  il  ne  craicrnail  pas  que  la  loi  agraire  devînt  le  programme 
de  la  Révolution,  mais  il  craignait  que  cette  idée  dune  nouvelle  ré;  arlilion 
de  la  propriété  foncière  fît  assez  de  progrès  dans  les  esprits  pour  que  la  contre- 
révolution  en  pût  tirer  des  moyens  de  panique  et  pour  que  la  Révolu;ion 
elle-même  fût  obligée  de  réprimer  un  mouvement  qu'elle  n'aurait  pas  pré- 
venu assez  tôt. 

Il  distingue,  dans  le  mouvement  révolutionnaire,  deux  classes  d'hommes  : 
il  y  a  d'un  côté  les  riches,  les  possédants,  qui  se  laissent  bien  vite  gagner  par 
l'égoïsme  et  qui  ont  peur  de  l'égalité.  Ily  a  ensuite  le  peuple  généreux  et  bon. 
C'est  donc  sur  le  peuple  qu'il  faut  s'appuyer  pour  déiendre  et  compléter  la 
Révolution.  El  la  Révolution  reconnaîtra  ce  service  par  l'égalité  des  droits 
politiques  assurés  à  tous,  par  de  bonnes  lois  d'assistance  et  d'assurance,  par 
des  mesures  rigoureuses  contre  les  accapareurs  et  agioteurs:  mais  elle  ne 
touchera  pas  et  ne  laissera  pas  toucher  à  la  propriété.  C'est  dans  le  n°  4  de 
son  journal,  le  Défenseur  de  la  Constitution,  que  Robespierre  développa  avec 
un  soin  particulier  sa  conception  sociale. 

«  Depuis  le  boutiquier  aisé  jusqu'au  superbe  patricien,  depuis  l'avocat 
jusqu'à  l'ancien  duc  et  pair,  presque  tous  semblent  vouloir  conserver  le  pri- 
vilège de  mépriser  l'humanité  sous  le  nom  de  peuple.  Ils  aiment  mieux  avoir 
des  maîtres  que  de  voir  multiplier  leurs  égaux;  servir,  pour  opprimer  en 
sous-ordre,  leur  paraît  une  plus  belle  destinée,  que  la  liberté  partagée  avec 
leurs  concitoyens.  Que  leur  importent  et  la  dignité  de  l'homme  et  la  gloire  de 
la  patrie  et  le  bonheur  des  races  futures?  Que  l'univers  périsse  ou  que  le 
genre  humain  soit  malheureux  pendant  la  durée  des  siècles,  pourvu  qu'ils 
puissent  être  honores  sans  vertus,  illustras  sans  talents,  et  que,  chaque  jour, 
leurs  richesses  puissent  croître  avec  leur  corruption  et  avec  la  misère 
publique.  Allez  prêcher  le  culte  de  la  liberté  à  ces  spéculateurs  avides,  qui 
ne  connaissent  que  les  autels  de  Plutus.  Tout  ce  qui  les  intéresse,  c'est  de 
savoir  en  quelle  proportion  le  système  actuel  de  nos  finances  peut  accroître, 
à  chaque  instant  du  jour,  les  intérêts  de  leurs  capitaux.  Ceservice  même  que 
la  Uivolution  a  rendu  à  leur  cupidité  ne  peut  les  réconcilier  avec  elle.  Il 
fallait  qu'elle  se  bornât  précisément  à  augmenter  leur  fortune  :  ils  ne  lui 
pardonnent  pas  d'avoir  répandu  parmi  nous  quelques  principes  de  philosophie 
et  donné  quelque  élan  aux  caractères  généreux. 

«  Tout  ce  qu'ils  connaissent  de  la  politique  nouvelle,  c'est  que  tout  était 
perdu  dès  le  moment  où  Paris  eut  pris  la  Bastille,  quoique  le  peuple  tout 
puissant  eût  au  même  instant  repris  une  attitude  paisible,  si  un  marquis 
(Lalayelte)  n'était  venu  instituer  un  état-major  et  une  corporation  militaire 
brillante  d'épaulettes,  à  la  place  de  la  garde  innombrable  des  citoyens  armés; 
c'est  que  c'est  à  ce  héros  qu'ils  doivent  la  paix  de  leur  comptoir,  et  la  France 


HISTOIRE    SOCIALISTE  H03 


son  salul;  c'est  que  le  plus  glorieux  jour  de  notre  lii3;,oire  fut  celui  où  il 
immola,  sur  l'autel  de  la  patrie,  quinze  cents  citoyens  paisibles,  hommes, 
femmes,  enfants,  vieillards;  bien  pénétrés  d'ailleurs  de  cette  maxime  antique, 
que  le  peuple  est  un  monstre  indompté,  toujours  prêt  à.  dévorer  les  honnêtes 
gens,  si  on  ne  le  tient  à  la  chaîne  et  si  on  n'a  l'attention  de  le  fusiller  de 
temps  en  temps;  que,  par  conséquent,  tous  ceux  qui  réclament  des  droits  ne 
sont  que  des  factieux  et  des  artisans  de  sédition.  Ils  croient  que  le  ciel  créa 
le  genre  humain  pour  les  seuls  plaisirs  des  rois,  des  nobles,  des  gens  de 
lois  et  des  agioteurs;  ils  pensent  que  de  toute  éternité  Dieu  courba  le  dos 
des  uns  pour  porter  des  fardeaux,  et  forma  les  épaules  des  autres  pour  porter 
des  épaulettes  d'or.  » 

Dans  un  style  étudié  et  décent,  c'est  plus  violent  de  ton  et  plus  amer 
que  \e  père  Duchexne.  On  dirait  que  la  puissance  de  l'oligarchie  bourgeoise 
qui  a  éliminé  du  droit  de  suffrage  et  exclu  de  la  garde  nationale  armée  le 
peuple  pauvre,  apparaît  à  Robespierre  comme  éternelle,  tant  sa  colère  est 
âpre  et  presque  désespérée. 

Et  pourtant  ce  peuple  qu'on  opprime  et  qu'on  avilit  en  lui  refusant  les 
droits  accaparés  par  les  riches,  est  la  véritable  ressource  de  la  Révolution. 
«  La  masse  de  la  nation  est  bonne  et  digne  de  la  liberté;  son  véritable  vœu 
est  toujours  l'oracle  de  la  justice  et  l'expression  de  l'intérêt  général.  On  peut 
corrompre  une  corporation  particulière,  de  quelque  nom  imposant  qu'elle  soit 
décorée,  comme  on  peut  empoisonner  une  eau  croupissante  :  mais  on  ne  peut 
corrompre  une  nation  par  la  raison  que  l'on  ne  saurait  empoisonner  l'océan. 
Le  peuple,  cette  classe  immense  et  laborieuse,  à  qui  l'orgueil  réserve  ce  nom 
auguste  qu'il  croit  avilir,  le  peuple  n'est  point  atteint  par  les  causes  de 
dépravation  qui  perdent  ce  qu'on  appelle  les  conditions  supérieures. 

«  L'intérH  des  faibles,  c'est  la  justice;  c'est  pour  eux  que  des  lois  hu- 
maines et  impartiales  sont  une  sauvegarde  nécessaire;  elles  ne  sont  un  frein 
incommode  que  pour  les  hommes  puissants  qui  les  bravent  si  facilement. 
...Ces  vils  égoïstes,  ces  infâmes  conspirateurs  ont  pour  eux  la  puissance,  les 
trésors,  la  force,  les  armes;  le  peuple  n'a  que  sa  misère  et  la  justice 
céleste.  ...Voilà  l'état  de  ce  grand  procès  que  nous  plaidons  à  la  face  de 
l'univers.  » 

Singulière  conception,  à  la  fois  démocratique  et  rétrograde. Oui,  il  estvrai 
que  dans  la  société  les  lois  doivent  venir  au  secours  des  faibles.  Elles  doivent 
faire  contre-poids  à  la  puissance  toujours  active  de  la  propriété,  de  la 
richesse,  de  la  science  subtile  et  exploiteuse.  Mais  pourquoi  ne  pas  prévoir 
une  société  où  il  n'y  aurait  plus  «  des  faibles  »  ?  Pourquoi  considérer  la 
richesse  comme  corruptrice  essentiellement,  au  lieu  de  chercher  à  assurer 
la  participation  de  tous  aux  forces  et  aux  joies  de  la  vie  ?  Quoi  !  il  apparaît  à, 
Robespierre  que  l'égo'isme  de  la  propriété  détourne  les  privilégiés  de  la  Révo- 
lution, leur  fait  perdre  le  sens  des  Droits  de  l'Homme,  et  il  ne  fait  pas  effort 


1104  HISTOIRE    SOCIALISTE 

pour  que  la  propriété  elle-môme,  cessant  d'être  un  privilège,  se  confonde 
pour  ainsi  dire  avec  l'humanité!  11  semble  considérer  que  «  la  misère  »  du 
peuple  est  la  condition  de  son  désintéressement.  Et  on  dirait  qu'il  applique 
à  la  Révolution  le  mot  de  l'Evangile  :  «  Les  pauvres  seuls  entreront  dans  le 
royaume  de  Dieu  !  » 

Faut-il  donc  décourager  l'humanité  de  chercher  la  richesse,  c'est-à-dire 
de  multiplier  ses  prises  sur  la  nature  et  la  vie?  Robespierre  ne  l'ose  pas  direc- 
tement, mais  il  surveille  la  montée  des  richesses  d'un  regard  inquiet  comme 
la  crue  d'un  fleuve  menaçant. 

Faut-il  décourager  le  peuple  de  prétendre  à  la  richesse  devenue  enfin 
commune  et  humaine?  On  ne  sait  ;  et  Robespierre  semble  s'arrùler  à  une 
soci'té  aigre  et  morose  où  la  richesse  croissante  des  uns  ne  sera  pas  abolie, 
mais  contrôlée  et  équilibrée  par  le  pouvoir  politique  d'une  masse  défiante 
et  pauvre. 

11  y  a,  dans  toute  la  pensée  de  Robespierre,  comme  dans  celle  de  Jean- 
Jacqups,  un  mélange  trouble  et  amer  de  démocratie  et  de  christianisme 
restrictif.  Son  idéal  exclut  à  la  fois  le  communisme  et  la  richesse,  mais 
celle-ci  est  tolérée  en  fait  comme  une  fâcheuse  nécessité. 

C'était  fausser  et  comprimer  tous  les  ressorts.  C'était  arrêter  l'élan  des 
classes  possédantes  vers  la  grande  fortune  et  la  grande  action.  C'était  arrêter 
l'élan  du  peuple  vers  l'entière  justice  sociale.  Il  y  a,  dans  la  pensée  de  Robes- 
pierre, un  singulier  "mélange  d'optimisme  et  de  pessimisme  :  optimisme  en 
ce  qui  touche  la  valeur  morale  du  peuple,  pessimisme  en  ce  qui  touche  l'or^ 
ganisation  égalitaire  de  la  propriété.  Il  n'est  pas  vrai  que  les  pauvres,  les 
souffrants,  les  dépendants  soient  protégés  par  leur  faiblesse  même  et  leur 
misère,  contre  l'égo'isme  et  la  dépravation.  D'abord,  ils  ont  trop  souvent  la 
paresse  d'esprit  et  de  cœur  qui  s'accommode  à  la  servitude,  la  passivité,  ou 
même  le  dédain  pour  les  généreux  efforts  d'émancipation.  Et,  trop  .^souvent 
aussi,  ils  sont  à  la  merci  des  faveurs  inégales  que  répandent  les  privilégiés 
pour  diviser  ceux  qu'ils  oppriment. 

11  y  a  je  ne  sais  quelle  combinaison  désagréable  de  flagornerie  et  de 
rouerie  à  dire  au  peuple  :  «  Tu  es  vertueux  parce  que  lu  es  faible,  tu  es  désin- 
téressé parce  que  tu  es  pauvre,  tu  es  pur  parce  que  tu  es  impuissant  »,  et  à  le 
consoler  ainsi  de  la  misère  éternelle  par  réternelle  vertu.  Rétablir  la  balance 
sociale  en  mettant  tout  le  vice  du  côté  de  la  richesse,  toute  la  vertu  du  côté 
de  la  pauvreté,  c'est  une  illusion  ou  un  mensonge,  une  naïveté  ou  un 
calcul. 

Cessez  d'envier  ceux  qui  possèdent  parce  que  vous  possédez  plus  qu'eux 
les  trésors  de  l'âme  :  c'est  une  transposition  intolérable  de  l'Evangile  aux 
sociétés  modernes,  que  cette  sorte  de  pharisaïsme  à  la  fois  démagogique  et 
conservateur  détournerait  de  leur  voie. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


11(» 


Robespierre  était  sincère,  mais  son  tempérament  était  aride  et  sa  pensée 
était  courte.  Si  le  peuple  avait  pu  garder  en  mains  l§s  instruments  de  démo- 


3 


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i  3. 


cratie  que  Robespierre  voulait  lui  remettre,  si  tous  les  citoyens,  et  électeurs 
armés,  avaient  pu  retenir,  après  la  périorie  d'orages  de  la  Révolution,  leur 
bulletin  de  vote  et  leur  fusil,  ils  se  seraient  servis  de  ces  outils  puissants 
pour  une  cause  plus  hardie  et  plus  vaste  que  celle  que  rêvait  Robespierre. 

UV.    139.  —   HISTOIRE   S0CIALI8TB.  LIV.  139. 


106  HISTOIRE    SOCIALISTE 

Mnis  voici  que  sous  cfinleur  de  défendre  les  démocrates  contre  les  calomnies 
de  la  rentre-révolution,  il  attaque  violemment  «  la  loi  asrraire  ». 

«  Que  l'univers,  s'écrie-t-il,  juge  entre  nous  el  nos  ennemis,  qu'il  juge 
entre  l'humanité  et  ses  oppresseurs.  Tantôt  ils  feignent  de  croire  que  nous 
n'agitons  que  des  questions  abstraites,  que  de  vains  systèmes  politiques, 
comrDe  si  les  premiers  principes  de  la  morale,  et  les  plus  chers  inléri^Ls  des 
peuples  n'étaient  que  des  chimères  absurdes  et  de  frivoles  sujets  de  dispute; 
laniôl  ils  veulent  persuader  que  la  liberté  est  le  bouleversement  de  la  société 
entière;  7ie  Ips  a-t-on  pas  vus,  dès  le  cornnwncpment  de  celte  Révolution, 
chercher  à  effra'^er  tous  les  riches  par  Vidée  d'une  loi  ar/raire,  absurde  épou- 
vautail  présenté  à  des  hommes  stupides  par  des  hommes  pervers?  Plus  l'ex- 
périence a  démenti  cette  extravagante  imposture,  plus  ils  se  so7il  obstinés  à 
la  reproduire,  comme  si  les  défenseurs  de  la  liberté  étaient  des  insensés 
capables  de  concevoir  un  projet  également  dangereux,  injuste  et  imprati- 
ca/ile  ;  comme  s'ils  ignoraient  que  l'égalité  des  biens  est  essentiellement 
impossible  dans  la  société  civile,  qu'elle  suppose  nécessairement  la  commu- 
nauté qui  est  encore  plus  visiblement  chimérique  parmi  nous;  comme  s'il 
était  mi  seul  homme  doué  de  quelque  industrie  dont  Fintérêt  personnel  ne 
fût  pas  compromis  par  ce  projet  extravagant.  Nous  voulons  l'égalité  des 
droits  parce  que  sans  elle,  il  n'est  ni  liberté  ni  bonlieur  social;  quant  à  la  for- 
tune, dès  qu'une  fois  la  société  a  rempli  l'obligation  d'assurer  à  ses  membres 
le  nécessaire  el  la  subsistance  par  le  travail,  ce  ne  sont  pas  les  amis  de  la 
liberié  qui  la  désirent:  Aristide  n'aurait  point  envié  les  trésors  de  Crassus.  Il 
est  pour  les  âmes  pures  ou  élevées  des  biens  plus  précieux  que  ceux-là.  Les 
richesses  qui  conduisent  à  tant  de  corruption  sont  plus  nuisibles  à  ceux  qui 
les  possèdent  qu'à  ceux  qui  en  sont  privés.  » 

Ainsi,  les  pauvres  étant  les  vrais  privilégiés,  le  problème  social  est  sin- 
gulièrement allégé.  Lequinio,  qui  était  un  sol  assez  bien  intentionné,  soutient 
à  la  même  date  la  même  thèse  «  d'égalité  morale  »,  muis  à  sa  manière,  empha- 
tique et  prudhomniesque.  «  Je  ne  connais  plus  ni  bourgeois  ni  peuple  dans  le 
sens  ancien,  et  je  ne  me  servirai  pas  de  ces  expressions  qui  m'ont  choqué 
dans  une  lettre  célèbre  (celle  de  Pétion  à  Buzol)  ;  mais  je  connais  des  classes 
opulentes  et  des  classes  manœuvrières  et  pauvres  el  je  vois  et  j'atteste  que  les 
trois  quarts  des  hommes  opulents  ont  encore  toute  l'aristocratie  qu'avait 
autrefois  la  noblesse...  En  vain  m'objecterait-on  que  l'intérêt  maintiendra  tou- 
jours les  pauvres  dans  une  excessive  inégalité  morale  et  dans  tous  les  vices 
de  la  b.issesse  et  de  l'adulation  envers  les  riches;  cela  ne  sera  point,  sitôt  que 
les  vrais  principes  seront  répandus  partout  sous  l'égide  de  la  liberté;  car,  dès 
lors,  les  pauvres  sauront  que  les  î-iches  n'ont  rien  au-dessus  d'eux  que  de 
grands  besoins;  ils  sauront  que  plus  un  homme  a  de  fortune  et  plus  il  est  tour- 
menté par  mille  désirs  frivoles  et  mille  fantaisies  auxquelles  il  ne  peut  se 
refuser  sans  être  malheureux,  et  qui  le  rendent  malheureux  encore  après,  par 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1107 

le  dégoût  et  par  de  nouveaux  désirs,  alors  qu'il  a  satisfait  les  premiers  ;  les 
pauvres  saurojit  que  plus  un  homme  est  riche,  phn,  il  est  dans  la  dépendance 
de  ce  qui  fentoure,  et  qu'il  serait  sur-le-champ  le  plus  infortuné  de  l'univers 
si  chacun  lui  refu.-ail  ses  services,  car  il  n'est  en  état  de  pourvoir  à  presque 
aucun  de  ses  besoins  ;  les  pauvres  sauront  que  si  l'on  veut  s'en  tenir  au 
simple  nécessaire,  on  ne  dépend  que  de  soi-même  et  que  le  travail  donne 
toujours  à  chacun  sa  subsislaîice...  Ils  sauront  enfin  que  si  le  riche  monlre 
encore  de  l'insolence  et  de  l'orgueil,  il  est  de  leur  devoir  de  le  réduire  et  de 
l'accabler  d'humiliation  et  de  mépris;  que,  pour  peu  qu'ils  s'entendent,  ils 
auront  bientôt  rempli  ce  devoir,  et  que  le  riche  se  trouvera  réduit  enfin,  ainsi 
qu'il  doit  l'être,  à  ne  s'estimer  pas  plus  que  l'homme  complaisant  qui  veut 
bien  lui  louer  son  temps  ou  son  travail. 

«  L'homme  opulent  et  attaché  à  des  jouissances  multipliées  craint  de  les 
perdre  ;  il  est  nécessairement  pusillanime  et  le  pauvre  qui  n'a  rien  peut  tout 
oser;  il  n'osera  jamais  rien  contre  la  vertu,  mais  il  est  juste  qu'il  abatte  le 
fastueux  dédain;  qu'il  terrasse  le  despotisme  en  quelque  endroit  qu'il  se 
monlre,  ainsi  que  l'arrogance,  qu'il  sache  se  mellre  à  sa  place  et  cesser  enfin 
de  se  trouver  la  victime  de  tous  ceux  qui  l'ont  écrasé  jusqu'à  ce  jour  et  qui 
n'ont  été  supérieurs  à  lui  que  parce  qu'il  a  bien  voulu  les  croire  et  se  faire 
inférieur  à  eux.  »  ♦ 

C'est  un  prodigieux  tissu  d'inepties.  Mais  c'est  la  reproduction,  en  invo- 
lontaire caricature,  des  idées  de  Robespierre.  Là  où  Robespierre  glisse, 
Lequinioa;  puie  lourdement.  Comme  Robespierre,  il  substitue  à  la  hiérarchie 
sociale  réelle,  à  la  dure  hiérarchie  de  la  propriété  qui  écrase,  asservit  et 
humilie  les  pau\res,  une  hiérarchie  morale  imaginaire  et  fantastique  où  c'est 
le  pauvre,  en  sa  qualité  de  pauvre,  qui  a  l'indépendance  et  la  force.  Le  riche, 
lui,  est  esclave  de  ses  besoins,  et  que  deviendrait-il  si  tous  les  hommes  lui 
refusaient  leurs  services?  Mais,  ô  Lequinio,  l'avantage  de  la  richesse,  c'est 
précisément  que  les  hommes  ne  lui  refusent  jamais  leurs  services.  Le  pauvre 
n'est  p;.s  toujours  assuré  de  trouver  un  riche  qui  l'emploie.  Le  riche  est  tou- 
jours assuré  de  trouver  un  pauvre  qui  le  sert.  Il  est  vrai  que  Lequinio  affirme 
intrépidement  que  tout  homme,  à  condition  de  se  contenter  de  peu,  est  lou_ 
jours  sûr  de  subsister  par  son  travail  :  mais  il  ne  dit  pas  jusqu'à  quel  degré 
ce  peu  doit  descendre. 

Quelle  étrange  vue  des  rapports  économiques  :  le  travail  toujours  assuré, 
si  seulement  on  est  tempérant  !  11  parait  encore  que  si  le  pauvre  loue  ses  ser- 
vices au  riche,  ce  n'est  pas  par  nécessité  :  c'est  parce  qu'il  le  veut  et  par  com- 
plaisance. Aux  p.iuvres  plus  indépendants  que  les  riches,  aux  pauvres  qui 
tiennent  dans  leurs  mains  la  vie  des  riches,  il  ne  manque  qu'une  chose:  c'est 
d'avoir  conscience  d'eux-mêmes  et  de  se  redresser.  Qu'ils  laissent  leurs 
richesses  aux  riches:  mais  qu'ils  les  obligent  à  des  façons  plus  honnêtes  et 
plus  humbles.  Au  besoin,  qu'ils  s'entendent  pour  humilier  les  classes  opu- 


1103  inSTOlRK     SOCIALISTE 

lentes.  Lequinio  ne  conseille  pas  aux  ouvriers  en  demander  l'abrogation  de  la 
loi  Chapelier  qui  leur  inlerdit  de  se  coaliser  pour  élever  leurs  salaires.  Mais  il 
les  adjure  de  former,  si  je  puis  dire,  une  coalition  d'insolence  pour  rabattre 
l'orgueil  des  riches. 

Le  prolétaire  ne  fermera  pas  les  trous  de  son  manteau,  mais  à  travers 
son  manteau  troué  sa  fierté  exigera  le  respect.  Et,  s'il  le  faut,  quelques  paroles 
un  peu  rudes  et  quelques  gestes  impressifs  enseigneront  aux  riches  les 
mœurs  de  l'égalité.  L'inétalité  sociale  tempérée  par  l'orgueil  des  sans-culoltes 
les  riches  payant  en  attitudes  complaisanles,  modestes  et  doucereuses,  la 
rançon  de  leur  fortune  soigneusement  protégée;  la  société,  divisée  en  deux. 
classes  :  des  riches  lâches  et  dont  les  pauvres  exploiteront  la  lâcheté;  des  pau- 
vres hautains,  prenant  en  grossièretés  de  propos  et  de  geste  la  revanche  de 
leur  misère  d'ailleurs  sounii-e  k  la  loi  de  propriété:  voilà  le  répugnant  idéal 
que  Lequinio  nous  propose.  Tandis  que  dans  la  société  vraiment  unie,  le 
charme  de  la  vie  est  précisément  cette  politesse  par  laquelle  tout  homme 
assuré  d'être  l'égal  des  autres  hommes  et  que  nul  n'interprétera  en  bassesse 
sa  complaisance,  s'ingénie  à  plaire,  ici  c'est  par  une  humeur  farouche  que  les 
pauvres  adresseront  aux  riches  un  rappel  continu  h  l'égalité.  Les  riches  ne 
descendront  pas  de  leurs  équipages,  mais  le  prolétaire  en  sabots  les  éclabous- 
sera de  son  insolence  plébéienne  pour  qu'en  sa  voiture  splendide  et  crottée 
l'opulent  bourgeois  ne  s'abandonne  pas  à  l'orgueil.  L'insolence  des  haillons 
répondant  à  l'arrogance  du  luxe  :  c'est  de  cette  double  barbarie  que  Lequinio 
compose  la  civilisation. 

Mais  encore  une  fois,  en  ce  miroir  grotesque,  si  la  doctrine  de  Robespierre 
est  drformée,  elle  garde  du  moins  ses  traits  dislinctifs.  Oh!  comme  il  est 
temps  qu'à  travers  ces  nuées  bouffies  et  décevantes  de  fausse  égalité  luise 
le  rayon  communiste  deBabœufl 

Mais,  visiblement,  Robespierre  n'a  caractérisé  ce  qu'il  appelle  «  la  loi 
agraire  »  avec  tant  de  S'vérilé  et  de  force  que  parce  qu'il  a  senti  que  les  es- 
prits, sous  le  coup  de  l'ébranlement  révolutionnaire,  et  sous  l'exemple  des 
grandes  mutations  et  transformations  de  la  propriété,  pourraient  bien  con- 
cevoir ou  rêver  une  transformation  plus  profonde  qui  mettrait  toute  la 
terreaux  mains  de  ceux  qui  la  cultivent.  Que  valait  une  idée  aussi  informe 
encore  et  à  lai]uelle  les  plu-  hardis  comme  le  curé  Dolivier  ne  lai-aient 
encore  que  des  allusions  timides  et  obscures?  Il  est  impossible  et  d'ailleurs 
inutile  de  le  rechercher.  Et  je  ne  retiens  que  l'indice  d'un  profond  travail 
populaire  qui  peu  à  peu  creusait  le  sol  et  qui  pouvait  brusquement  menacer 
les  racines  mêmes  de  la  propriété  bourgeoise.  Robespierre,  à  la  suite  des  pages 
que  j'ai  commentées,  reproduit  la  péUlion  des  habitants  d'Eiampes;  il  repro- 
duit aussi  quelques-unee  des  notes  du  curé  Dolivier,  mais  pas  la  note  éten- 
due où  il  commence  à  préciser  ses  vues  sur  «  la  propriété  foncière  par- 
tielle »  c'est-à-dire  sur  i  appropriation  individuelle  de  la  terre. 


IlISTOlllE    SOCIALISTE  1109 

Ainsi,  dans  la  conscience  de  la  Révolution,  c'est  une  notion  puissante  et 
complexe  de  la  propriété  qui  se  forme  dès  1792.  Avant  tout,  cela  est  clair,  la 
Révolution  affirme,  affranchit  la  propriété  individuelle.  Elle  la  forlifle  en  la 
libérant  de  l'arbitraire  de  l'ancien  régime.  Nile  revenu  ne  pourra  être  atteint  par 
l'impôt  sansquela  Nation  l'ait  consenti:  ni  les  rentes  placées  sous  la  sauvegarde 
de  la  foi  nationale  ne  pourront  être  réduites  àla  volonté  d'un  ministère  banque- 
routier. De  ce  qui  était  flottant,  ambigu,  menacé,  la  Révolution  fait  une  pro- 
priété précise,  garantie  et  certaine.  De  plus,  elle  grandit  la  propriété  indivi- 
duelle en  transférant  à  des  individus  tout  ce  qui  était  propriété  corporative, 
propriété  des  corporations  d'ArtsetMétiers, propriété  d'Église;  et  elle  est  tentée 
de  transférer  à  des  individus  pour  les  partager,  même  les  biens  des  commu- 
nautés. Cette  propriété  individuelle  est  affranchie  de  toutes  les  servitudes  qui 
grevaient,  de  toutes  les  conditions  qui  limitaient  la  propriété  d  anciec 
régime.  L'Église  possédait  sous  conditions  ;  lesindividusqui  se  ré  partissent  son 
domaine  possèdent  sans  conditions.  C'est  l'État  qui  a  assumé  à  leur  place  l'en- 
tretien du  culte;  il  a  pris  le  passif  de  l'Église,  il  laisse  aux  particuliers  l'actif 
net.  De  môme  la  propriété  paysanne  est  libérée  et  comme  nettoyée  de  toutes 
les  servitudes  et  redevances  féodales,  ou  du  moins  c'est  le  terme  prochain  du 
mouvement  paysan  etrévolutionnaire.  Ainsi  il  y  a  une  immense  affirmation 
et  glorification  de  la  propriété  individuelle,  elle  ne  sera  grevée  désormais  que 
par  l'effet  du  contrat  intervenant  d'individu  à  individu:  et  l'hypothèque  sera 
la  pointe  par  laquelle  une  propriété  individuelle  s'engage  et  s'enfonce  dans 
une  autre  propriéié  individuelle.  Elle  ne  sera  point  une  immortelle  servitude 
de  ca>te  ou  unecondition  restrictive  imposée  à  la  propriété.  Mais  de  même 
que  l'individu  libéro  des  liens  féodaux,  ecclésiastiques  et  corporatifs,  se  trouve 
seul  et  libre  en  face  de  la  Nation,  c'est  aussi  en  face  de  la  Nation  que  se 
trouve  la  propriété  individuelle.  C'est  en  la  Nation  et  par  elle  que  la  propriété 
existe;  c'est  dans  la  volonté  nationale  qu'elle  a  son  fondement,  c'est  dans  le 
contrat  essentiel  par  lequel  tous  les  citoyens  sont  formés  en  corps  de  nation 
qu'est  contenue  la  garantie  de  tous  les  contrats,  y  compris  celui  de  propriété. 
D'où  cette  conséquence  qu'en  aucun  cas,  même  le  contrat  de  propriété  ne 
peut  [revaloir  contre  l'intérêt  supérieur,  contre  le  droit  à  la  vie  de  la  Nation. 
Ainsi  la  Nation  a  un  droit  éminent  sur  la  propriété.  De  même,  si  je  puis  dire, 
la  Révolution  a  un  droit  sur  la  propriété.  C'est  la  Révolution  qui  l'alTranchit. 
C'est  môme,  en  un  sens,  la  Révolution  qui  l'a  constituée,  car  une  propriété 
soumise  à  l'arbitraire  du  Roi  et  à  tous  les  prélèvements  violents  et  iniques  H, 
des  privilégiés  n'e^t  plus  la  propriété.  La  Révolution  qui  sauve  et  môme 
qui  crée  la  propriété  a  donc  le  droit  d'exiger  de  la  propriété  tous  les  sacri- 
fices nécessaires  au  salut  de  la  Révolution  elle-même.  Elle  peut  d'abord  et 
elle  doit  exiger  de  la  propriété  tout  ce  qu'exigent  les  principes  mêmes  delà 
Révolution,  et  comme  les  Droits  de  l'homme  ne  seraient  plus  qu'une  parodie 
sacrilège  d'humanité,  s'il  y  avait  dans  la  Nation  des  hommes  voués  à  la  mort 


1110  HISTOIKE     SOCIALISTE 

par  l'excès  de  la  misère  el  de  la  faim,  comme  les  hommes  ne  peuvent  reven- 
diquer et  exercer  les  droits  que  leur  garantit  la Déclaralion  qu'àla  conilition 
de  vivre,  la  Révolulion  peut  et  doit  assurer  à  tout  homme  le  droit  à  la  vie, 
soit  par  des  secours  aux  invalides,  soit  par  du  travail  certain  aux  valides. 
Ainsi,  en  vertu  de  ses  princiiies  mêmes,  la  Révolution  limite  nécessairemen 
le  droit  de  propriété  de  chacun  par  le  droit  à  la  vie  de  tous.  Et  cela  n'est  pa 
sans  conséquences. 

Enfin  la  Révolution,  même  bourgeoise,  a  besoin  pour  se  défendre,  de  la 
force  (lu  peuple,  de  sa  force  politique  et  militaire,  de  son  cœur  et  des  ses 
muscles.  A  ce  peuple  dont  l'influence  grandit  avec  le  danger,  el  sans  lequel 
elle  périrait,  la  Révolution  assurera  naturellement  toutes  lfi<giranties  d'exis- 
tence, môme  contre  le  droit  égoïste  de  propriété.  Elle  le  protégera  au  besoin, 
contre  les  accapareurs,  contre  les  riches,  contre  tous  ceux  qui  élèvent  le  prix 
de  la  vie  ou  abaissent  le  prix  du  travail.  Par  là,  se  concilient  dans  la  Révolu- 
tion les  idées  de  propriété  individuelle  et  les  idées  de  démocratie.  Dès  1792, 
commence  à  se  marquer  celte  complexité  de  la  Révolution  bourgeoise.  Dès 
1792,  en  même  temps  que  la  propriété  individuelle  se  dépouille  de  tous  les 
restes  d'ancien  régime  qui  rop;>riraaient  el  la  masquaient,  s'affirme  la  force 
croissante  du  peuple,  de  ce  qu'on  appelle  déjà  les  prolétaires. 

La  Législative  n'eut  pas  le  temps  d'organiser  l'assistance.  Mais  le  13  juin 
lui  fut  présenté,  au  nom  du  Comité  des  secours  publics,  un  rapport  étendu 
«  sur  l'organisation  générale  des  secours  publics  et  sur  la  destruction  de  la 
mendicité  ».  Le  rapporteur,  Bernard,  député  de  l'Yonne,  formule  ainsi  les 
principes  qui  avaient  guidé  le  Comité:  «  C'est  pour  l'homme  qui  sent  et  qui 
pense  un  sujet  continuel  de  peines  et  de  réflexions,  que  le  spectacle  des 
diverses  conditions  de  la  vie  humaine.  Quand  il  voit  l'énorme  disproportion 
des  fortunes,  le  tis.-u  brillant  qui  pare  plus  encore  qu'il  ne  couvre  la 
richesse,  près  des  haillons  de  l'indigence,  à  vingt  pas  d'un  palais  superbe  une 
cabane  qui  défend  à  peine  l'individu  qui  l'habile  des  injures  de  l'air  et  des 
saisons,  lorsqu'il  aperçoit  à  côlé  de  l'heureux  du  monde  entouré  de  toutes  les 
superfluités  de  la  vie,  l'infortuné  qui  manque  du  nécessaire,  il  éprouve  un 
sentiment  pénible,  il  se  reporte  en  imagination  vers  cet  âge  d'or,  où  l'or  était 
inconnu,  où  le  tien  et  le  mien  n'existant  pas  encore,  les  mots  pauvreté  et 
richesse  n'étaient  pas  encore  inventés;  il  retrace  à  sa  pensée  le  souvenir  de 
celle  égalité  [iriniitive,  à  laquelle  il  fut  porté  atteinte  le  len<lemain  du  jour  où 
le  contrat  social  fut  formé,  et  où  la  terre  partagée  entre  tous  cessant  d'appar- 
tenir tout  entière  à  chacun  des  individus  disséminés  sur  sa  surface,  les  lois 
assurèrent  à  chacun  sa  nouvelle  propriété.  On  suppose  ici  que  le  principe  de 
l'égalité  fut  la  base  de  ce  pa'tage,  qu'il  fut  fait  d'un  commun  accord  et  que  la 
fraude  et  la  violence  n'y  eurent  aucune  part;  mais  déjà  l'on  aperçoit  que  même 
dans  cette  hypothèse,  l'égalité  ne  peut  pas  se  maintenir;  que  l'homme  oisif 
par  calcul  et  paresseux  par  penchant  mit  sa  postérité  dans  la  dépendance  de 


HISTOlUl':    SOCIALISTE  1111 


l'individu  laborieux  qui  parvint  bientôt  à  joindre  à  sa  part  de  partage  celle 
de  son  voisin  inactif  et  imprévoyant.  Bientôt  encore,  de  nouvelles  combinai- 
sons venant  à  s'établir,  le  faible  se  mit  sous  la  protection  de  Ihomme  puis- 
sant, ou  plutôt  lendit  la  main  aux  fers  qui  lui  furent  présentés  par  le  fort. 
EnQn  mille  causes  secondaires,  qu'il  est  inutile  d'énumérer,  se  joignirent 
aux  premifres  pour  en  augmenter  l'effet;  et  le  genre  humain,  par  succession 
de  temps  olfiit  tus  les  degrés  de  la  misère  et  de  l'opulence.  » 

Je  ae  discute  pas,  bien  entendu,  ce  système  si  arbitraire  et  si  vague  de 
l'évolution  humaine,  j'en  retiens  seulement  que  pour  le  législateur,  l'inéga- 
lité des  conditions  est  le  résultat  fatal,  inévitable  du  développement  humain. 

«  C'est  donc,  dit  le  rapporteur,  une  conséquence  imniédi.ite  du  principe 
de  la  civilisation  que  l'inégalité  des  fortunes  et  des  moyens  de  subsistance; 
quand,  pour  ramener  tout  à  l'égalité,  il  se  pourrait  qu'on  en  vînt  à  rapportera 
une  m;isse  commune  l'universalité  des  propriétés  pour  en  attribuer  une  portioi: 
semblable  à  chacun  des  membres  de  la  réassociation,  il  est  évident  qu'un  tel 
état  de  choses  ne  pourrait  subsister,  et  que  les  mômes  causes  tendant  sans 
cesse  à  reproduire  les  mêmes  effets,  on  se  retrouverait  bientôt  au  point  d'où 
l'on  serait  parti. 

«  Mai?  s'il  demeure  démontré  que  cette  inégalité  tient  au  principe  même 
de  la  ci\ili«ation,  si  l'existence  de  la  richesse  et  de  la  pauvreté  extrêmes  et  de 
tous  les  intermédiaires  possibles  entre  ces  deux  états  en  est  la  suite  déplo- 
rable et  nécessaire,  il  n'est  pas  moins  rigoureusement  prouvé  qu'en  exécu- 
tion et  en  vertu  de  la  convention  primitive  par  laquelle  chaque  membre  de  la 
grande  famille  est  lié  à  l'Etat,  et  l'Etat  à  chacun  de  ses  membres,  le  premier 
doit  à  tous  sûreté  et  protection,  et  que  la  propriété  du  riche  et  l'existence  du 
pauvre,  qui  est  sa  propriété,  doivent  être  également  placées  sous  lasauvegarde 
de  la  foi  publique. 

oc  De  là,  Messieurs,  cet  axiome  qui  manque  à  la  Déclaration  des  Droits 
de  l'homme,  cet  axiome  digne  d'être  placé  en  tête  du  Code  de  l'hutnanité 
que  vous  allez  décréter  :  tout  homme  a  droct  a  sa  subsistance  par  le  travail 
s'il  est  valide,  par  ues  secours  GRATtrrrs  s'a.  est  dors  d'état  de  travailler.  » 

Ici  encore,  je  ne  puis  m'arrêter  à  discuter  la  conception  sociale  assez  mé- 
diocre et  incertaine  du  Comité  de  secours.  Que  vaut  la  fiction  d'un  contrat 
conclu  entre  l'Etat  et  les  particuliers?  Je  ne  le  rechercherai  point. 

11  est  bien  évident  qu'entre  tous  les  hommes  vivant  en  société  il  y  a  un 
contrat  tacite  qui  peut  se  formuler  ainsi  : 

«  Nous  ne  consentons  à  vivre  avec  les  autres  hommes  et  à  supporter  les 
lois  social  s  qu'à  la  condition  que  la  vie  ne  nous  soit  pas  rendue  intolérable, 
et  que  nous  n'ayons  pas  plus  d'intérêt  à  briser  le  lien  social,  au  prix  de  tous 
les  périls,  qu'à  le  respecter.  » 

Au  fond,  ce  contrat  prétendu,  ou  si  l'on  veut, ce  contrat  implicite,  n'est  que 


tll2  HISTOIRE    SOCIALISTE 

l'affirmation  de  la  force  élémentaire  de  la  vie  et  de  runiverselinslincl  de  conser- 
vation. Peut-être  y  a-l-il  quelque  chose  de  factice  et  comme  une  contrefaçon 
juridique  du  fait  social  à  dériver  d'un  contrat  le  droit  de  l'homme  en  société. 
Car  môme  si  les  faibles  se  livraient  à  la  société  sans  condition,  mène  s'ils 
ét.uent  prêts,  par  je  ne  sais  quel  prodige  de  passivité,  à  tout  accepter,  i'ex- 
tTême  misère,  la  faim,  la  mort  môme,  plutôt  que  de  se  soustraire  au  lien  so- 
cial, le  droit  de  l'homme  subsisterait  en  eux  et,  môme  renié  par  les  victimes, 
il  protesterait  encore  contre  l'iniquité. 

Mais  les  légistes  révolutionnaires,  nourris  d'ailleurs  de  Rousseau,  don- 
naient volontiers  au  droit  humain  la  forme  contractuelle.  Ou  plutôt,  après 
avoir  affirmé  le  droit  de  l'homme  antérieur  et  supérieur  à  la  société,  ils  dé- 
veloppaient une  nouvelle  sphère  de  droits,  ceux  qui,  dans  la  société  rn^'Hie, 
naissent  d'un  contrat,  et  ce  droit  social  contractuel  a  pour  premier  article  : 
k  droit  de  tous  à  la  subsistance.  A  vrai  dire,  l'inlérôt  substantiel  est  de  savoir 
quelles  sont,  à  un  moment  déterminé,  les  condiiions  irréductibles  faites  par 
les  hommes  dans  ce  contrat  supposé.  Et  il  est  bien  clair  que  les  exigences  des 
individus  les  plus  faibles  grandissent  à  mesure  que  grandit  leur  force.  Le 
contenu  môme  du  contrat  est  donc  nécessairement  variable,  le  contrat  entre 
les  diverses  classes  sociales  ou,  pour  employer  le  langage  du  xvin*  siècle,  le 
contrat  entre  les  imlividus  et  l'Etat,  est  soumis  à  perpétuelle  revision  à  me- 
sure que  se  modilienl  les  rapports  entre  les  classes  s-ociales  ou  entre  les  indi- 
vidus, et  celte  revision  du  contrat,  implicite  comme  le  contrat  lui-m^me,  doit 
aboutir  de  période  en  période  à  des  révolutions  capitales  ou  des  formes  juri- 
diques nouvelles  expriment  des  rapports  de  forces  nouveaux.  Ainsi  pouvons- 
nous  adapter  même  au  mouvement  socialiste  et  aux  revendications  proléta- 
riennes la  théorie  b'giste  et  bourgeoise  du  contrat  social. 

D^s  la  première  application  du  contrat  social  au  problème  de  la  misère, 
en  1792,  il  y  a  incertitude  et  flottement.  Car  tantôt  le  rapporteur  parle  de 
«  l'existence  »  du  pauvre,  et  tantôt  de  sa  «  subsistance  ».  Or,  le  droit  à  «  l'exis- 
tence »  est  tout  autre  chose  que  le  droit  à  la  «  subsistance  ».  Le  droit  à  l'exis- 
tence, à  la  vie,  implique  la  sauvegarde  et  le  développement  de  toutes  les 
facultés,  de  toutes  les  forces  qui  sont  dans  un  individu.  Le  droit  à  la  subsis- 
tance implique  seulement  l'exercice  des  fonctions  de  nutrition.  Cela  est  beau- 
etr^;p  quand  on  son-e  aux  temps  oîi  les  foules  se  résignaient  à  mourir  de 
faim  et  où  l'Etat  conssidérait  comme  de  son  droit  de  les  laisser,  en  effet,  mourir 
de  faim.  Mais  cela  est  misirable  en  regard  du  plein  idéal  bumain  et  du  plein 
sens  de  la  vie. 

Le  Comité  proclame  :  «  C'est  un  axiome  que  tottt  homme  n'a  droit  qu'à 
sa  subsistance.  »  El  cela  est  impossible  à  défendre  :  tout  homme  a  droit  à 
toute  la  part  d'humanité,  c'est-à-dire  d'action  et  de  joie  qu'il  peut  développer 
en  lui.  Ce  pré'.emiu  axiome  ne  signifie  qu'une  chose,  c'est  qu'en  1792,  la  bour- 
geoisie possédante  ;ie  se  croyait  tenue  en  effet  envers  les  pauvres  qu'à  la 


HISTOIRE     S0CIA.LISTE1  1113 


«  subsistance  »,  et  que  les  pauvres  n'étaient  ni  assez  puissants  ni  assez  cons- 
cients de  leur  droit  pour  donner  au  mot  «  existence  »  toute  sa  valeur.  Prati- 

*ltttf  U,lnaKieuAi'it-  vou/îitfùu,ic.,A  IVU4  ihutu  Out/uS^''  nten.  ictc^  t  Ve/- 

ùtCnMCcuiM,  qui  >rULUuu/Uuje/*»^Mj.  Veut  çnuien^  OUft4*i.  îk  Vou.r' 

ànui.  VeuMéU,  /(au.   >(/iû<u  W'u.i  /eu/iu  Ut/erwi  ?c- C  i^u^rûulfuvcnaat^ 
ÇtitcjeJuLi  la.  vytitK^ 


^L^jM^J^i 


AOXOOR^PHE   OS    DCUODRIEZ. 

(D'après  ao  docameat  des  Archives  nationalM.) 


qnemenl,  et  pour  être  bien  assuré  qu'on  ne  donnera  en  effet  «  que  la  subsis- 
tance »,  le  rapport  et  le  décret  proposé  prévolent  que  dans  les  travaux  pu- 
blics organisés  par  l'Etat  pour  secourir  les  pauvres  valides,  le  salaire  sera 

LIV.    140.  —    HISTOIBB   SOUALISTI.  '•'^'   ^**'- 


1114  HISTOIRE     SOCIALISTE 

inférieur  au  salaire  de  l'industrie  privée;  le  droit  au  travail  est  ainsi  ravalé  an 
droit  h  la  subsistance. 

«  El  qu'on  ne  nous  objecte  pas  que  payer  au  pauvre  un  moindre  prix  de 
son  travail  que  le  prix  ordioaire  c'est  être  injuste  envers  lui,  que  c'est  toucher 
à  sa  i)ropriété,  cette  objection  serait  trop  facile  à  résoudre;  car  sans  compter 
qu'il  ne  saurait  y  avoir  pour  le  pauvre  un  état  de  choses  plus  avaol.ttreux  que 
celui  qui  garaulil  sa  subsistance  et  lui  laisse  la  liberté  d'accepter  ou  de  refuser 
le  travail  qui  lui  est  offert  par  l'assistance  publique,  lorsqu'il  lui  esl  refusa 
partout  ailleurs;  n'avons-nous  pas  posé  en  principe  que  le  pauvre  non  valida 
était  secouru  parce  qu'il  avait  donné  ou  promettait  le  travail?  et  dès  lors, 
quand  la  société  fou"nit  le  travail  au  valide,  la  différence  du  salaire  qu'elle 
lui  offre  est  moins  une  retenue  qu'une  épargne  qu'elle  lui  ménage  pour  un 
temps  plus  utile,  ou  môme  le  remboursement  d'une  partie  de  l'avance  qu'elle 
a  déjà  eu  l'occasion  de  lui  faire,  lorsqu'il  n'était  pas  encore  susceptible  de 
travail.  » 

Le  Comité  de  la  Législative  ne  paraît  pas  soupçonner  les  terribles  réper- 
cussions économiques  qu'aurait  sur  le  taux  général  des  salaires  dans  l'indus- 
trie privée  celte  organisation  de  travaux  publics  à  salaire  réduit.  Et  quelle 
étrange  façon  de  convertir  le  contrat  social,  le  contrat  de  mutuelle  garantie, 
où  l'existence  est  assurée  aux  uns  comme  la  propriété  aux  autres,  en  une 
sorte  de  bilan  arithmétique  où  les  pauvres  valides  doivent  faire  seuls,  par 
une  réduction  sur  leurs  salaires,  les  frais  des  secours  donnés  aux  pauvres 
invalides?  C'est  en  réalité  la  rupture  même  du  contrat  puisque  ce  n'est  plus 
l'Etal  qui  pourvoit  à  l'existence  des  pauvres,  mais  que  ce  sont  les  pauvres 
eux-mêmes.  C'est  la  destruction  du  deuxième  axiome  promulgué  par  le 
Comité  que  «  l'assistance  do  pauvre  est  une  charge  nationale  ». 

Malgré  tout,  malgré  ces  défaillances  d'application  et  ces  petitesses  de 
pensée,  c'est  une  grande  nouveauté  humaine  d'avoir  proclamé  le  droit  de  tout 
homme  à  l'existence,  à  la  subsistance.  Ce  n'est  pas  un  acte  de  charité,  ce  n'est  pas 
une  précaution  sociale  et  une  prime  d'assura  nce  contre  la  violence  des  affamés; 
ce  n'est  pas  l'accomplissement  pieux  d'une  volonté  surnaturelle.  C'est  l'afflr- 
mation  d'un  droit,  et  à  mesure  que  grandira  la  puissance  politique  des  prolé- 
taires, ils  approlbndironl  et  éiargiront  le  sens  du  droit  à  l'existence. 

Plus  fermes  et  plus  vastes  étaient,  dès  1792,  les  vues  du  grand  Condorcel. 
Je  les  commenterai  seulement  quand  nous  les  retrouverons,  directement 
exposées,  dans  le  livre  immortel  sur  les  progrès  de  l'esprit  humain,  et  quand 
la  lutte  tragique  de  la  Gironde  et  de  la  MonUigne  portera  au  plus  haut  point 
d'intensité  toutes  les  conceptions  révolutionnaires.  Mais  je  note  dès  aujour- 
d'hui que  Condorcel  élait  si  préoccupé  du  problème  social,  de  la  suppression 
de  la  misère,  qu'il  glissait  ses  vues  sur  ce  grand  sujet  en  toute  question.  C'est 
ainsi  que  le  12  mars  1792,  il  liait  la  question  économique  et  sociale  à  la  ques- 
tion des  assignats  dans  le  lumineux  exposé  financier  fait  par  lui  à  la  Législa- 


HISTOIRE     SOGl.VLISTE  1115 

tive.  11  indique  que  l'on  pourrait  établir  des  «  caisses-'de  secours  et  d'accu- 
mulation »,  c'est-à-dire  des  caisses  d'épargne,  et  s'il  est  bien  vrai  que  cela  ne 
dépasse  pas  le  cercle  de  ce  que  nous  appelons  la  mulualiié,  on  verra  dès  main- 
tenant, on  verra  liientot  plus  nettement  encore  que  c'est  un  grand  esprit  ré- 
volutionnaire et  humain  qui  anime  cette  conception  mutualiste,  et  que  Con- 
dorcet  espère  arriver  par  là  à  un  degré  d'égalité  sociale,  ou  tout  au  moins 
d'équilibre  social,  qui  fasse  de  la  société  renouvelée  un  type  sans  précédent 
de  bonheur  commun. 

Dans  une  nation  qui  occupe  un  grand  territoire,  où  la  population  est 
nombreuse,  où  l'industrie  a  fait  assez  de  progrès  pour  que  non  seulement 
chaque  art,  mais  presque  chaque  partie  des  différents  arts  soit  la  profession 
exclusive  d'un  individu,  il  est  impossible  que  le  produit  net  des  terres  ou  le 
revenu  des  capitaux  suffise  à  la  nourriture  et  à  l'entielien  de  la  jiresque  tota- 
lité des  habitants  et  que  le  salaire  de  leurs  soins  et  de  leur  travail  ne  soit 
pour  eux  qu'une  sorte  de  superflu.  II  est  donc  inévitable  qu'un  grand  nombre 
d'hommes  n'aient  que  des  ressources,  non  seulement  viagères,  mais  même 
bornées  au  temps  pendant  lequel  ils  sont  capables  de  travail,  et  cette  néces- 
sité entraîne  celle  de  faire  des  épargnes,  soit  pour  leur  famille  s'ils  meurent 
dans  la  jeunesse,  soit  pour  eux-mêmes  s'ils  atteignent  à  un  âge  avancé. 

«  Toute  grande  société  riche  renfermera  donc  un  grand  nonîbre  de  pau- 
vres, elle  sera  donc  malheureuse  et  corrompue  s'il  n'existe  pas  de  moyens  de 
placer  avantageusement  les  petites  épargnes  et  presque  les  épargnes  jour- 
nalières. 

«  Si,  au  contraire,  ces  moyens  peuvent  devenir  presque  généraux,  les 
nécessiteux  seront  en  petit  nombre  ;  la  bienfaisance  n'étant  plus  qu'un  plaisir, 
la  pauvreté  cessera  d'être  humiliante  et  corruptrice,  et  si  on  a  une  Constitu- 
tion bien  combinée,  de  sa;j;es  lois,  une  administration  raisonnable,  on /;o«/rra 
voir  enfin  sur  cette  terre,  livrée  si  longtemps  à  r inégalité  et  à  la  misère,  une 
société  qui  aura  pour  but  et  pour  effet  le  bonheur  de  la  pluralité  de  ses  mem- 
bres... Ces  établissements  offriraient  des  secours  et  des  ressources  à  la  partie 
pauvre  de  la  société;  ils  empêcheraient  la  ruine  des  familles  qui  subsistent  du 
revenu  attaché  à  la  vie  de  leur  chef  ;  ils  augmenteraient  le  nombre  de  celles 
dont  le  sort  est  assuré;  ils  concilieraient  la  stabilité  des  fortunes  avec  les 
variations  qui  sont  la  suite  tiécessaire  du  développement  de  l'industrie  et  du 
commerce,  et  contribueraient  à  établir  ce  qui  n'a  jamais  existé  nulle  part, 
une  nation  riche,  active,  nombreuse,  sans  l'existence  d'une  classe  pauvre  et 
corrompue...  » 

Encore  une  fois  il  serait  prématuré  de  discuter  à  fond  une  conception  qui 
n'est  ici  qu'un  incident.  Mais  ce  qui  frappe  précisément  c'est,  si  je  puis  dire, 
l'accent  de  réalité  que  prennent,  dès  1792,  les  grandes  paroles  de  justice  fra- 
ternelle et  d'égalité.  Il  ne  s'agit  plus  de  spéculations  de  philosophe.  C'est  de- 
vant une  assemblée  politique,   à  propos  d'un  problème  précis  de  finance. 


1116  HISTOIRE     SOCIALISTE 

qu'un  législateur  habitué  aux  afflnnations  solides  delà  science,  annonce  une 
sociélé  nouvelle,  une  hurnanilé  sans  précédent,  où  le  libre  essor  des  inven- 
tions et  de  la  richesse  aura  comme  fond,  comme  support  et  contrepoids  une 
sorte  d'aisance  générale  systématiquement  organisée,  un  bien-être  perma- 
nent et  universel  au-dessus  duquel  se  joueraient  les  vagues  changeante^  de 
la  fortune  et  de  la  vie.  Il  ne  s'agit  point  de  solliciter,  dans  l'immense  multi- 
tude pauvre,  quelques  hommes  d'un  rare  courage  et  de  les  appeler  à  l'épargne. 
Il  ne  s'agit  point  d'isoler  de  la  masse  souffrante  les  éléments  les  plus  actifs 
et  de  les  incorporer  à  un  ordre  social  oligarchique.  Il  s'agit  de  donner  à  tous 
les  hommes,  dans  une  société  déterminée,  des  garanties  stables  contre  la  mi- 
sère sous  toutes  ses  formes,  et  la  conception  de  Condorcet  a  d'emblée  l'am- 
pleur que  prendront  un  siècle  plus  tard,  dans  les  Etats  de  l'Europe  indus- 
trielle, sous  l'action  croissante  de  la  démocratie,  du  socialisme  et  de  la  classe 
ouvrière,  les  institutions  ou  les  projets  d'assurance  sociale  contre  la  maladie, 
l'accident,  le  chômage,  l'invalidité.  Ainsi,  en  ces  premières  années  de  la  Révo- 
lution, en  même  temps  que  le  communisme  de  Babœuf  se  prépare  et  s'annonce 
par  la  puissance  politique  grandissante  des  prolétaires,  par  les  premiers  essais  de 
taxation  de  denrées,  par  les  théories  sur  la  propriété  foncière  et  gar  la  suspicion 
oîi  les  militants  de  la  Révolution  commencent  à  tenir  la  classe  industrielle, 
le  mutualisme,  en  sa  formule  la  plus  hardie  et  sa  tendance  la  plus  généreuse, 
s'annonce  aussi  par  les  paroles  de  Condorcet.  Et  nous  sommes  à  peine  à  trois 
ans  de  distance  de  ces  premières  journées  révolutionnaires  oîi  c'est  la  bour- 
geoisie des  rentiers  qui  décidait  le  mouvement  !  Comme  le  prolétariat  a  grandi 
vite,  et  comme  le  feu  de  l'action  révolutionnaire  a  hâté  la  maturation  des 
germes  ! 

C'est  un  beau  et  vaste  plan  d'instruction  publique  universelle  que  Con- 
dorcet, au  nom  du  Comité  d'instruction  publique,  porta  à  la  tribune  de  l'As- 
semblée le  20  avril,  et  qui,  en  un  symbolisme  tragique,  fut  interrompu  par  la 
déclaration  de  guerre.  C'est  la  grande  clarté  de  la  science  et  de  la  raison,  c'est 
la  grande  lumière  du  xviii'  siècle  qu'il  veut  communiquer  à  tous  les  esprits. 
Il  ne  s'agit  pas  là  d'une  législalion  oligarchique  à  construire.  Il  n'y  aura  pas  des 
cerveaux  «  actifs  »  et  des  cerveaux  «  passifs  ».  Sans  doute  il  y  aura  des  degrés 
dans  l'instruction  correspondant  à  la  diversité  des  besoins  et  des  conditions, 
mais  aucun  citoyen,  aucun  enfant  de  citoyen  ne  sera  écarté  par  sa  pauvreté 
de  la  grande  et  siipple  lumière,  l'école  primaire  sera  primitivement  ouverte  à 
tous.  La  Constituante  n'avait  pas  eu  le  temps  de  donner  à  la  France  un  système 
d'éducation.  Pressée  par  des  travaux  immenses,  elle  avait  en  somme  remis  à 
l'avenir  le  soin  de  créer  une  instruction  nationale.  Elle  s'était  bornée  à  intro- 
duire dans  la  Constitution  un  principe  très  général,  et  à  entendre,  les  10,  11 
et  19  septembre  1791,  quelques  jours  à  peine  avant  de  se  séparer,  la  lecture 
d'un  beau  travail  de  Talleyrand.  L'article  constitutionnel,  qui  contenait  en 
germe  tout  un  système  d'éducation,  disait  : 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1117 

«  n  sera  créé  et  organisé  une  instruction  publique  commune  à  tous  les 
citoyens,  gratuite  à  l'égard  des  parties  d'enseignement  indispensables  pour 
tons  les  hommes,  et  dont  les  établissements  seront  distribués  graduellement 
dans  un  rapport  combiné  avec  la  division  du  royaume.  » 

Publique?  c'est  donc  la  nation  qui  devra  l'organiser  et  la  contrôler.  Com- 
mune à  tous  les  citoyens?  L'expression  ainsi  isolée  serait  ambiguë.  La  Consti- 
tuante n'entend  pas  que  tous, les  enfants  recevront  la  même  instruction. 
D'abord  elle  prévoit  des  degrés  dans  l'instruction,  puisqu'elle  ne  décrète  la  gra- 
tuité que  pour  les  écoles  élémentaires.  Et  en  second  lieu,  elle  n'entendait 
pas  abolir  tout  enseignement  privé,  puisque  le  projet  rapporté  par  Talleyrand 
et  vivement  applaudi  par  l'Assemblée  se  termine  par  un  titre  spécial  :  Liberté 
de  l'enseignement;  dont  l'article  unique  est  celui-ci  :  «  Il  sera  libre  à  tout 
particulier,  en  se  soumettant  aux  lois  générales  sur  l'enseigneraont  public,  de 
former  des  établissements  d'instruction;  ils  seront  tenus  seulement  d'en  ins- 
truire la  municipalité  et  de  publier  leurs  règlements.  »  «  Commune  à  tous  » 
signifie  donc  qu'aucune  idée  de  caste  ne  séparera  les  enfants  de  la  nation, 
qu'il  n'y  aura  pas  des  écoles  réservées  aux  nobles  ou  aux  ci-devant  nobles  ou 
encore  à  ceux  qui  payent  un  chiffre  déterminé  de  contribution,  et  que  léga- 
lement toute  école  sera  ouverte  à  tous,  sans  autre  limite  que  les  ressources 
de  temps  et  d'argent  dont  peuvent  disposer  les  familles.  Gela  signifie  aussi 
que  tous  les  enfants,  même  ceux  qui  doivent  parvenir  à  de  plus  hauts  degrés 
d'instruction,  passeront  par  les  écoles  primaires.  Enfin  l'article  constitutionnel 
établissait  la  gratuité  des  écoles  élémentaires. 

Comment,  par  quels  traits,  Talleyrand,  interprète  des  nombreux  Comités 
qui  étudièrent  le  problème,  a-t-il  fixé  la  pensée  de  la  Consliluante?  Celle-ci 
ne  put  discuter  le  rapport,  mais  elle  décida  qu'il  serait  imprimé  et  distribué 
à  l'Assemblée  qui  allait  venir.  C'est  donc  comme  le  testament  intelletuel 
de  la  première  Assemblée  révolutionnaire;  c'est  aussi  le  point  de  départ  et 
comme  le  thème  tout  préparé  des  travaux  de  la  seconde. 

Tout  d'abord,  l'instruction  doit  être  universelle  et  en  tout  sens  :  univer- 
selle, parce  que  tous  doivent  la  recevoir,  universelle,  parce  que  tous  doivent 
être  également  admis  à  la  donner,  universelle,  enfin,  parce  qu'elle  doit  porter 
sur  toute  l'étendue  du  savoir  humain.  «  Elle  doit  exister  pour  tous,  car  puis- 
qu'elle est  un  des  rcsiilt.ils,  aussi  bien  qu'un  des  avantages  de  l'association, 
on  doit  conclure  qu'elle  est  un  bien  commun  des  associés  :  nul  ne  peut  donc 
en  être  légitimement  exclu  ;  et  celui-là  qui  a  le  moins  de  propriétés  privées 
semble  même  avoir  un  droit  de  plus  pour  participer  à  cette  propriété  com- 
mune. 

2°  «  Ce  principe  se  lie  à  un  autre.  Si  chacun  a  le  droit  de  recevoir  les 
bienfaits  de  l'instruction,  chacun  a,  réciproquement,  le  droit  de  concourir  à 
les  répandre  :  car  c'est  du  concours  et  de  la  rivalité  des  efforts  individuels 
que  naîtra  toujours  le  plus  grand  bien.  La  confiance  doit  seule  déterminer 


111S  IIISTOIUE     SOCIALISTE 

'les  choix  pour  les  fondions  instruclives;  mais  tous  les  lalenls  sont  appelés 
de  droit  à  dis(  uler  ce  prix  de  l'estime  publique  ;  un  privilège,  en  matière 
d'instruction,  serait  plus  odieux  et  plus  absurde  encore.  » 

3»  «  L'inslruclion,  quant  à  son  objet,  doit  être  universelle;  car  c'est 
alors  qu'elle  est  vérilahleinent  un  bien  commun  flans  lequel  chacun  peut 
s'approprier  la  pari  qui  lui  convient.  Les  diverses  connaissances  qu'elle 
embrasse  peuvent  ne  pas  paraître  également  utiles  ;  mais  il  n'ea  est  aucune 
qui  ne  le  soil  vérilahlement,  qui  ne  puisse  le  devenir  davantage,  et  qui,  par 
conséquent,  doive  être  rejelée  ou  négligée.  11  existe,  d'ailleurs,  entre  elles 
une  éternelle  alliance,  une  dépendance  réciproque  ;  car  elles  ont  toutes,  dans 
la  raison  de  l'homme,  un  point  commun  de  réunion,  de  telle  sorte  que  néces- 
sairement l'une  s'enrichit  et  se  fortifie  par  l'autre;  de  là  il  résulte  que  dans 
une  société  bien  organisée,  quoique  personne  ne  puisse  parvenir  à  tout 
savoir,  il  faut  néanmoins  qu'il  soit  possible  de  tout  apprendre.  » 

Ainsi,  la  nation  s'appliquera  à  donner  gratuitement  à  tous  les  connais- 
sances élémentaires  indispensables  ;  mais  elle  ne  s'arrêtera  pas  là.  Son 
devoir  est  d'étendre  son  enseignement  aussi  loin  que  va  la  science  et  de  la 
porter  aussi  haut;  c'est  toute  la  science  qui  doit  être  propriété  commune, 
même  si  en  fait  il  n'y  a  que  les  éléments  de  cette  science  qui  puissent  être 
saisis  par  l'ensemble  des  citoyens. 

Noble  et  vaste  communisme  du  savoir  qui  sera  la  perfection  môme  le 
jour  où  ce  n'est  point  la  fortune,  mais  la  puissiince  des  facultés  propres  qui 
marquera  le  degré  de  savoir  où  chacun  peut  s'élever,  l'étendue  du  champ  de 
science  qu'il  peut  occuper. 

Mais  comment  se  justifie  la  gratuité  de  l'enseignement  élémentaire  ou 
primaire  ?  et  n'est-ce  pas  un  paradoxe  contraire  à  la  Constitution  même  et  à 
son  esprit  que  d'employer  les  contributions  publiques  à  procurer  graluite- 
Hoent  aux  citoyens  un  bien  que  chacun  doit  se  procurer  par  son  propre 
effort? 

«  La  seule  espèce  d'instruction  que  la  société  doive,  avec  la  plus  entière 
gratuité,  est  celle  qui  est  essentiellement  commune  à  tous  parce  qu'elle  est 
nécessaire  à  tous.  Le  simple  énoncé  de  cette  proposition  ea  renferme  la 
preuve,  car  il  est  évident  que  c'est  dans  le  trésor  commun  que  doit  être 
puisée  la  dépense  nécessaire  pour  un  bien  commun  ;  or,  l'instruction  pri- 
maire est  absolument  et  rigoureusement  commune  à  tous,  puisqu'elle  doit 
comprendre  les  éléments  de  ce  qui  est  indispensable,  quelque  état  que  l'on 
embrasse.  D'ailleurs,  son  but  principal  est  d'apprendre  aux  entants  à  devenir 
un  jour  des  hommes.  Elle  les  initie,  en  quelque  sorte,  dans  la  société,  en 
leur  montrant  les  principales  lois  qui  la  gouvernent,  les  premiers  moyens 
pour  y  exister;  or,  n'est-il  pas  juste  qu'on  fasse  connaître  à  tous  gratuite- 
ment ce  que  l'on  doit  regarder  comme  les  conditions  même  de  l'association 
dans  laquelle  on  les  invile  d'entrer?  Cette  première  instruction  nous  a  donc 


HISTOIRE     SOGIALISTH  Uiî) 

paru  une  dette  rigoureuse  de  la  société  envers  tous.  Il  faut  qu'elle  i'acquilie 
sans  restriction.  » 

C'est  une  belle  application  de  la  théorie  du  contrat.  C'est,  si  je  puis  dire, 
le  contrat  social  élevé  à  la  conscience.  L'enfant,  avant  d'entrer  dans  l'associa- 
tion qu'est  la  société,  doit  apprendre  de  cette  association  même  quels  en 
sont  les  principes  elles  rè-;les.  L'instruction  primaire,  c'est  comme  la  lecture 
faite  par  la  société  aux  enfants  des  statuts  de  l'association  où  ils  vont  entrer. 

Pour  le  premier  degré  de  l'instruction  c'est  donc  la  gratuité  absolue. 
Pour  les  autres  ce  sera  la  gratuité  partielle.  L'Etat  se  bornera  à  assurer 
l'existence  des  autres  enseignements  ;  mais  au  delà  de  ce  niiiiimnm  de 
dépense,  il  laissera  la  charge  aux  citoyens  eux-mêmes  qui  veulent  directe- 
ment participer  aux  avaiitiges  d'une  instruction  supérieure.  11  semble  à 
Talleyrand  que  la  gratuité  absolue  de  tous  les  degrés  d'enseignement  opé- 
rerait un  déda-sement  universel.  Il  suffira  donc  que  les  iniividus  doués  de 
talents  particuliers  soient  aidés  par  l'Etat  à  «  parcourir  tous  les  degrés  de 
l'instruclion  ». 

Talleyrand  et  la  Constituante  affirment  très  énergiqueraent  «  la  liberté 
d'enseignement  »;  pas  de  privilège  exclusif,  pas  de  monopole,  que  ce  soit  le 
monopole  de  l'État  ou  un  aulre.  Mais  quel  sens  avait  en  1791  «et  1792  la 
liberté  de  l'enseignement?  Il  est  plaisant  de  voir  comme  en  ces  questions 
restées  ardentes  et  vivantes  et  qui  divisent  aujourd'hui  si  profondément  les 
esprits,  tous  les  partis  se  disputent  les  textes  de  la  Révolution  et  ses  décla- 
rations de  principe  ;  mais  il  est  plaisant  surtout  de  voir  comme  en  citant  les 
textes,  les  décKiralions,  ou  môme  les  décrets  et  articles  de  loi,  les  polémistes 
font  abstraction  des  circonstances  historiques,  des  réali  es  politiques  et 
sociales  qui  donnent  à  la  législation  son  vrai  sens.  Ainsi,  quand  les  tenants 
de  l'Église  invoquent  Talleyrand,  Condorcet,  pour  combattre  aujourd'hui 
l'idée  d'un  enseignement  tout  national,  ils  oublient  ou  ils  affectent  d'oublier 
deux  choses  :  c'est  d'abord  que  la  Révolution  avait  dissous  toute  corporation 
et  toute  congrégation,  interdit  les  vœux  monastiques  ;  elle  ne  pouvait  donc 
pas  redouter  un  enseignement  congréganiste,  un  État  enseignant  dans  l'État 
enseignant,  une  contre-révolution  enseignante  dans  la  Révolution  dupée; 
c'est,  en  second  liou,  que  le  clergé  était  soumis  à  la  Con?titulion  civile.  Les 
prêtres,  les  évéques  étaient  des  fonctionnaires  électifs,  nommés  par  le  peuple 
dans  les  mêmes  conditions  que  les  administrateurs  des  districts  ou  des 
départements.  Ceux-là,  fonctionnaires  de  la  Révolution  et  obligés  de  se  ré- 
fugier en  elle  contre  le  fanatisme  dévot  provoqué  par  les  prêtres  réfrac- 
taires,  ne  pouvaient  songer  à  dresser  un  enseignement  rival  de  celui  de 
l'État;  ils  ne  pouvaient  agir  d'aiHeors  qu'individuellement,  car  toute  associa- 
tion permanente  de  prêtres  aurait  été  suspecte  de  rétablir  les  corporations 
abolies.  Donc,  lorsTu'en  1791  et  1792,  la  Révolution  accordait  la  liberté 
d'enseignement,  elle  ne  l'accordait  pas  à  l'Église,  elle  l'accordait  seulement  à 


ilteo  HISTOIRE     SOCIALISTE 

«  des  particuliers  »,  comme  dit  l'article  proposé  par  Talleyrand  ;  et  ces 
«  particuliers  »  ne  pouvaient  ôtre  ni  des  moines,  puisque  les  congrégations 
étaient  interdites  et  allaient  être  dispersées,  ni  des  prêtres  réfraclaires, 
puisque  la  Révolution,  qui  les  frappait  de  l'internement  d'abord,  de  la  dépor- 
tation ensuite,  et  qui  les  déclarait  «  suspects  »,  ne  pouvait  leur  livrer  l'ensei- 
gnement. La  Révolution  se  bornait  donc  à  solliciter  le  zèle  des  «  particu- 
liers »  amis  de  la  Révolution  qui  librement  auraient  secondé  l'immense 
effort  tenté  par  elle.  Les  polémistes  cléricaux,  quand  ils  invoquent  ces  textes 
pour  justifier,  au  nom  de  la  Révolution,  la  liberté  d'enseignement  étendue 
aux  congrégations  et  à  l'Église,  commellent,  volontairement  ou  non,  la  plus 
grave  méprise.  Qu'ils  suppriment  les  congrégations,  qu'ils  soumettent  le 
clergé  à  la  constitution  civile,  et  la  question  n'existe  plus. 

Talleyrand,  distribuant  en  elTet  les  divers  degrés  d'enseignement  comme 
le  prévoit  l'article  constitutionnel,  d'après  les  divisions  administratives, 
prévoit  quatre  sortes  d'écoles.  Il  y  aura  des  écoles  primaires  correspondant 
à  la  commune  et,  à  Paris,  à  la  section.  Il  y  aura  ensuite  des  écoles  de 
district  donnant  un  enseignement  plus  élevé.  Au  troisième  degré,  il  y  aura, 
au  chef-lieu  de  département,  des  écoles  spéciales,  écoles  de  théologie,  écoles 
de  droit,  écoles  de  médecine,  écoles  militaires;  bien  entendu,  un  même  chel- 
lieu  ne  devait  pas  comprendre  toutes  les  écoles,  et  beaucoup  même,  parmi 
les  chefs-lieux  de  département, n'en  devaient  pas  recevoir.  Enfin,  au  sommet, 
un  Institut  universel,  dont  Talleyrand  parle  en  termes  magnifiques.  Il  le 
concevait  comme  une  combinaison  de  ce  qui  est  aujourd'hui  l'Institut  et  de 
ce  qui  est  aujourd'hui  l'école  normale  supérieure,  c'est-à-dire,  à  la  fois, 
comme  un  foyer  de  haute  science  et  de  haute  pensée,  et  comme  une  organi- 
sation enseignante. 

De  même  qu'au  delà  de  toutes  les  administralions  se  trouve  placé  le 
premier  organe  de  la  Nation,  le  Corps  législatif,  investi  de  toute  la  force  de 
la  volonté  publique;  ainsi,  tant  pour  le  complément  de  l'instruction  que  pour 
le  rapide  avancement  de  la  science,  il  existera  dans  le  chef-lieu  de  l'Empire, 
et  comme  au  faîte  de  toutes  les  institutions,  une  Ecole  plus  particulièrement 
nationale,  un  institut  universel  qui  «  s'enrichissant  des  lumières  de  toutes  les 
parties  de  la  France,  présentera  sans  cesse  la  réunion  des  moyens  les  plus 
heureusement  combinés  pour  l'enseignement  des  connaissances  humaines  et 
leur  accroissement  indéfini.  » 

«  Cet  institut,  placé  dans  la  Capitale,  cette  patrie  naturelle  des  arlsv  au 
milieu  de  tous  les  modèles  qui  honorent  la  Nation...,  est  destiné  par  la  force 
des  choses,  à  exercer  une  sorte  d'empire,  celui  que  donne  une  confiance 
toujours  libre  et  toujours  méritée  ;  il  deviendra  par  le  privilège  légitime 
de  la  supériorité,  le  propagateur  des  principes  et  le  véritable  législateur  des 
méthodes  »,  et  de  tous  les  départements  des  jeunes  gens  d'élite  seront  envoyés 
à  cet  institut  comme  à  la  suprême  école  de  la  pensée  humaine. 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1121 


Tous  les  enfants  passeront  donc  par  les  écoles  primaires,  et  ils  y  reste- 
ront deux  ans,  de  six  à  huit  ou  neuf  ans.   On  y  enseignera  à  lire  et  à  écrire, 


f 


■m- 


L'oMronome  B...  En  observant  les  astres,  se  laisse  tomber  dans  un  puits;  il  est  tombi 

de  Carybde  en  Scylla  (sic). 

Caricature  de  Bailly,  ancien  maire  de  Paris,  réactionnaire. 
(D'après  une  estampe  da  Musée  Carnavalet). 

quelques  éléments  de  la  langue  française,  les  règles  de  l'aritlimpiique  simple, 
les  noms  des  villages  du  canton.  Les  écoles  de  district  où  l'on  sera  reçu  à 

U>'.   141.  —  HISTOIRE  SOCULISTB.  UV.    141. 


1122  HISTOIRE     SOCIALISTE 

huit  ans  au  sortir  de  l'école  primaire,  cii-'-icneronl  les  langues  (latine,  grecque, 
française  ellangues  vivantes), les  mathématiques, la  physique, l'histoire  natu- 
relle. 

Je  n'entre  pas  dans  le  prosrramine  des  écoles  spéciales  ni  dans  celui  de 
l'Institut  qui,  à  vrai  dire,  n'a  d'autres  limites  que  celles  de  l'esprit  humain. 
Ce  plan,  proposé  par  Talleyrand,  correspond  pen^^ililenient  à  ce  qu'a  été  pen- 
dant une  grande  partie  du  xix'  siècle  l'organisation  de  l'enseignement  public: 
des  écoles  élémentaires  dans  les  communes;  au  chef-lieu  de  district  (ou  d'ar- 
rondissement), un  lycée  ou  collège  donnant  l'enseignement  secondaire  ;  puis, 
en  quelque?  villes,  des  écoles  spéciales  (Ecoles  ou  Facultés)  pour  le  droit, 
la  médecine,  la  théologie,  etc.,  et  enfin  au  .sommet,  à  Paris,  «  l'Inslitul  uni- 
versel »  dédoublé  en  Institut  proprement  dit  et  en  Ecole  normale  supérieure. 
Il  n'y  a  que  les  écoles  spéciales  de  science  et  de  littérature,  ce  que  nous 
appelons  encore  la  Faculté  des  lettres  et  la  Faculté  des  sciences,  qui  fait 
défaut  :  l'enseignement  supérieur  est  réduit,  en  province,  aux  écoles  spéciales 
professionnelles  ;  à  vrai  dire,  il  n'existe  qu'à  Paris  dans  l'Institut  universel. 
Mais,  en  somme,  c'est  bien  la  conception  de  la  Constituante  qui,  avec  d'assez 
légères  retouches,  passera  dans  Ir's  faits. 

Quels  étaient  dans  le  plan  de  Talleyrand  et  de  la  Constituante,  les  rap- 
ports de  l'enseignement  et  des  pouvoirs  publics?  De  quels  principes  s'inspi- 
rait-il? Sur  quelle  doctrine  s^'appuyait-il?  Pour  les  maîtres  des  écoles  pri- 
maires et  secondaires,  des  concours  étaient  ouverts  au  chef-lieu  du  départe- 
ment; et  ceux  qui  étaient  ;icclaré3  «  éligibles  »  formaient  pour  toute  la 
France  une  liste  unique.  C'est  sur  cette  liste  que  les  directoires  des  départe- 
ments, qui  eux-mêmes  étaient,  comme  on  l'a  vu,  élus  par  les  citoyens  actifs, 
choisissaient  les  maîtres.  Ainsi,  dans  l'enseignement  aussi,  c'est  sous  la  forme 
de  l'élection  que  devait  s'exercfT  la  souveraineté  nationale. 

Et  de  même  que,  dans  la  Constitution  civile  du  clergé,  la  Constituante 
avait  essayé  un  compromis  entre  la  force  traditionnelle  de  l'Eglise  et  la 
souveraineté  de  la  nation,  de  même,  dans  le  plan  de  Talleyrand,  c'est  un  com- 
promis entre  léducation  chrétienne  et  la  pure  raison  qui  règle  l'ensei- 
gnement. 

Dans  les  écoles  primaires  et  dans  les  écoles  secondaires,  on  devra  ensei- 
gner «  les  principes  de  la  religion  ».  Mais  si  la  religion  est  acceptée  à  l'école, 
elle  n'y  entre  pas  en  maîtresse:  ce  n'est  pas  elle  qui  fournit  les  règles  de  la 
vie;  et  même,  il  semble  que  ce  soit  pour  la  surveiller  autant  que  pour  lui 
faire  une  part  que  la  Révolution  l'accueille.  Parlant  «  des  éléments  de  l.i 
religion  »,  qui  seront  enseignés  à  l'école  primaire,  Talleyrand  dit  :  c  Car  si 
c'est  un  malheur  de  l'ignorer,  c'en  est  un  plus  grand  peut-être  de  la  mal 
connaître  ». 

Il  veut  évidemment  que  la  Révolution  mette  sa  marque  jusque  sur 
l'enseignement  du  cathéchisme.  Et  on  sent  d'ailleurs  que,  pour  Talleyrand  et 


HISTOIRE     SOCIALIiJTE  1123 

les  Constituants,  le  vrai  catéchisme  c'est  la  Déclaration  des  Droits  de 
rUomme  :  ils  aCirmsnt  de  la  façoQ  la  plus  nette  que  la  morale  ne  doit  pas 
ôtre  déduite  des  dogmes  religieux,  mais  qu'elle  doit  être  iniiépendante,  com- 
mune aux  hommes  de  toutes  les  croyances  et  de  toutes  les  coiil'estiojis.  Par  là, 
mali,'ré  «les  éléments  de  religion»,  l'école  révolutionnaire, telle  que  la  conçoit 
la  Première  Assemblée,  est  essentiellement  laïque,  puisque  la  religion  n'y 
est  plus  le  guide  de  la  vie. 

«  Il  faut  apprendre  à  connaître  la  Constitution.  Il  faut  donc  que  la  Décla- 
ration des  droits  et  les  principes  constitutionnels  composait  à  l'avenir  un 
nouveau  catéchisme  pour  l'enfance,  qui  sera  enseigné  jusque  dans  les  plus 
petites  écoles  du  Rotjaume.  Vainement  on  a  voulu  calomnier  cette  Décla- 
ration ;  c'est  dans  les  droits  de  tous  que  se  trouveront  éternelléinent  les 
devoirs  de  chacun  »... 

«  Il  faut  apprendre  à  perfectionner  la  Constitution.  En  faisant  serment 
de  la  défendre,  7ious  n'avons  pu  renoncer,  ni  pour  nos  descendants,  ni  pour 
nous-mêmes,  au  droit  et  à  l'espoir  de  l'améliorer.  11  importerait  donc  que 
toutes  les  branches  de  l'art  social  puissent  être  cultivées  dans  la  nouvelle 
instruction  ;  mais  celte  idée,  dans  toute  l'étendue  qu'elle  présente  à  l'esprit, 
serait  d'une  exécution  difficile  au  moment  où  là  science  commence  à  peine  à 
naître.  ■ 

«  Toutefois  il  n'est  pas  permis  de  l'abandonner,  et  il  faut  du  moins 
encourager  tous  les  essais,  tous  les  établissements  partiels  en  ce  genre, 
afin  que  le  plus  noble,  le  plus  utile  des  arts  ne  soit  pas  privé  de  tout  ensei- 
gnement. » 

«  Il  faut  apprendre  à  se  pénétrer  de  la  morale  qui  est  le  premier  besoin 
de  toutes  les  Constitutions.  11  faut  donc,  non  seulement  qu'on  la  grave  dans 
tous  les  cœurs  par  la  voie  du  sentiment  et  de  la  conscience,  mais  aussi  qu'on 
l'enseigne  cor-ime  une  science  véritable,  dont  les  principes  seront  démontrés 
à  la  raison  de  tous  les  hommes,  à  celle  de  tous  les  âges.  C'est  par  là  seule- 
ment qu'elle  résistera  à  toutes  les  épreuves.  On  a  gémi  longtemps  de  voir 
les  hommes  de  toutes  les  nations,  de  toutes  les  religions,  la  faire  dépendre 
exclusivement  de  cette  multitude  d' opinions  qui  les  divisent.  Il  en  est  résulté 
de  grands  maux,  car  en  la  livrant  à  l'incertitude,  souvent  à  l'absurdité,  on 
l'a  nécessairement  compromise,  on  l'a  rendue  versatile  et  c/iaitcelante.  Il  est 
TEMPS  DE  l'asseoir  scr  SES  PROPRES  BASES,  il  est  tcmps  de  montrer  aux  homrnes 
que  si  de  funestes  divisions  les  séparent,  il  est  du  moins  dans  la  morale  un 
rendez-vous  commun  où  ils  doivent  se  réfugier  et  se  réunir.  Il  faut  donc, 
en  quelque  sorte,  la  détacher  de  ce  qui  n'est  pas  elle,  pour  lu  rattacher 
^  i;suite  à  ce  qui  mérite  notre  assentiment  et  notre  hommnge,  à  ce  qui  doit 
lui  prêter  son  appui.  Ce  chan|,'ement  est  simple,  il  ne  blesse  rien  ;  surtout  il 
e  .  possible.  Comment  ne  pas  voir,  en  effet,  qu'abstraction  faile  de  tout  sys- 
tème, de  toute  opinion,  et  en  ne  consirlérant  dan?  le-  hommes  que  leurs  np- 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


ports  avec  les  autres  hommes,  on  peut  enseigner  ce  qui  est  bon,  ce  qui  est 
juste,  et  le  leur  faire  aimer? » 

Ainsi,  comme  la  Conslilulion  dérive  des  Droits  de  l'Homme,  et,  tout  en 
faisant  une  place  administrative  à  l'Eglise,  ne  se  subordonne  point  à  son  dogme, 
les  écoles  de  la  Révolution,  dans  le  plan  de  la  Constituante,  font  une  place  dans 
le  programme  à  la  religion,  mais  ne  lui  empruntent  pas  les  règles  de  la  vie, 
les  principes  de  la  morale. 

Au  reste,  4e  souci  dominant  de  Talleyrand  est  d'éveiller  dans  les  esprits 
dès  l'école  même,  le  sens  de  la  liberté,  l'initiative.  Il  demande  que  jusque  dans 
la  discipline  les  enfants  interviennent  eux-mêmes,  par  des  censeurs  qu'ils 
auront  élus,  et  qu'ils  fassent  ainsi,  aux  premières  lueurs  de  la  raison,  l'essai 
du  régime  représenlulif,  de  Li  liljie  soumission  à  la  loi  consentie.  Et  sa  mé- 
thode générale  d'instruction  sera  une  méthode  de  liberté.  D'abord  il  veut  affran- 
chir les  esprits  du  poids  mort  de  l'érudition  vaine  :  l'homme  ne  doit  pas  s'ab- 
sorber et  se  perdre  dans  le  passé;  la  grande  et  sympathique  curiosité  qui  ra- 
nime tout  le  détail  de  la  vie  humaine  au  plus  profond  des  siècles  lointains 
n'est  point  nécessaire,  et  peut-être  cette  curiosité  romantique  ne  pouvait-elle 
s'éveiller  sans  péril  qu'au  lendemain  d'une  révolution  décisive,  quand  les 
hommes  avaient  loisir  de  se  détourner  de  l'action  pour  se  donner  au  rêve. 
On  dirait  que  Talleyrand  veut  concentrer  sous  le  moindre  volume  et  le  moindre 
poids  les  résultats  du  séculaire  effort  de  l'esprit  humain,  afin  que  la  génération 
combattante  qui  se  lève  ne  soit  pas  surchargée  d'un  inutile  fardeau.  Il  ne  s'agit 
point  de  borner  les  vues  de  l'esprit  ou  d'en  contrarier  la  marche.  C'est  au  con- 
traire pour  qu'il  puisse  librement,  et  comme  un  soldat  allègre,  parcourir  l'uni- 
vers, qu'il  convient  de  ne  pas  l'écraser  d'un  bagage  de  science  morte  : 

«  Vous  venez  de  recouvrer  les  vastes  dépôts  des  connaissances  humaines. 
Cette  multitude  de  livres  perdus  dans  tant  de  monastères,  mais,  nous  devons 
le  dire,  si  savamment  employés  dans  quelques-uns,  ne  seront  point  entre  vos 
mains  une  conquête  stérile;  pour  cela,  non  seulement  vous  faciliterez  l'accès 
des  bons  ouvrages,  non  seulement  vous  abrégerez  les  recherches  à  ceux  pour 
qui  le  temps  est  le  seul  patrimoine,  mais  vous  hâterez  aussi  l'anéantissement 
si  désirable  de  cette  fausse  et  funeste  opulence  sous  laquelle  finirait  par  suc- 
comber l'esprit  humain.  Une  l'ouled'ouvrages,  intéressants  lorsqu'ils  parurent, 
ne  doivent  être  regardés  maintenant  que  comme  les  efforts,  les  tâtonnements 
de  l'esprit  de  l'homme  se  débattant  dans  la  recherche  de  la  solution  d'un  pro- 
blème; par  une  dernière  combinaison  le  problème  se  résout,  la  solution  seule 
reste,  et  dès  lors  toutes  les  fausses  combinaisons  antérieures  doivent  dispa- 
raître ;  ce  sont  les  ratures  nombreuses  d'un  ouvrage  qui  ne  doivent  plus  im- 
portuner les  yeux  quand  l'ouvrage  est  fini.  » 

Et  Talleyrand  espère  que  lorsque  «  des  simplifications  savantes  auront 
réduit  insensiblement  à  un  petit  nombre  de  volumes  nécessaires  ce  que  les 
travaux  de  chaque  siècle  ont  produit  de  plus  intéressant  »,  une  sorte  de  journal 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


1125 


de  condensation  et  de  vulgarisation  pourra  mettre  à  la  portée  de  tous,  même 
de  ceux  qui  disposent  de  peu  de  temps  pour  l'étude,  l'essentiel  du  savoir  hu- 
main. Noble  pensée  qui  atteste  un  grand  souci  de  l'universelle  culture  hu- 
maine, et  aussi  peut-être  dédain  superbe  d'un  grand  seigneur  de  l'esprit  à 
l'égard  de  l'énorme  fatras  livresque. 


1 1  •  n  f    I  r'»  1  I  f-- 


'3ia: 


m- 


WA 


L-, 


J 


Dk   la    Prospérité    Publique. 
(Almanach  du  Père  Gérardj. 
(D'après  aoe  estampe  da  Musée  Caraavalet. 


«  L'esprit  se  soulage  par  l'espoir  que  cette  multitude  immense  de  pro- 
ductions tant  de  fois  répétées  par  l'art  et  qui  n'aurait  jamais  dû  exister,  du 
moins  n'existera  pas  toujours;  qu'enfin  les  livres  qui  ont  fait  tant  de  bien  aux 
b"nimes  ne  sont  pas  destinés  un  jour  à  leur  faire  la  f^uerre  et  au  phvsique  et 
au  moral.  Or,  c'est  du  sein  des  bibliothèques  que  doit  sortir  le  moyen  d'en 
accélérer  la  destruction.  » 


112fi  HISTOUIR    SOniALlSTE 

Peul-éire  Talleyrand  prend-il  Iro»  aisément  son  parli  de  celle  deiiruc- 
linn.  Mi^me  If'S  erreurs  de  l'esprit  humain  sont  utiles  à  conn:iilre.  Il  iie>t 
pas  saire  d'elTacer  les  traces  embrouillées,  incertaines  et  errantes  qui  inar- 
qu»«nt  la  longue  marche  de  la  pensée  cherchant  le  vrai.  Des  œuvres  les 
plus  ineptes  et  les  plus  médiocres  l'esprit  sagace  sait  extraire  parfois  une 
parcelle  de  vie.  Môme  les  ratures  doivent  être  conservées  dans  le  livre  tou- 
jours nmanié,  toujours  surchargé,  de  la  pensée  humaine,  comme,  sur  le 
ma  inscrit  d'un  grand  écrivain,  elles  révêlent  le  tAtonnement  de  l'idée,  l'in- 
quiète recherche  de  la  forme  idéale.  11  faut  des  livres  substantiels  et  ra  id  '^ 
qui  rendent  aisément  coramunicable  et  assimilable  à  tous  le  savoir  humain. 
Il  faut  que  les  inlelliirences  éprises  de  vérité  et  de  beauté,  sachent  se  créer 
à  elles-mêmes  une  bibliothèque  de  choix  et  comme  un  cercle  familier  de 
chefs-d'œuvre  d'où  le  médiocre  et  le  bas  seront  exclus.  Mais  il  convient 
aussi  que  dans  l'énorme  détritus  des  siècles  les  courageux  chercheurs  puissent 
toujours  fouiller.  Ce  qui  p.iraissait  hier  insignifiant  ou  vil  à  l'esprit  distrait  sug- 
gère brusquement  une  vérité  nouvelle.  Mais  le  génie  conquérant  de  lu  Révo- 
lution se  marque  bien  dans  ces  pensées  de  Talleyrand.  Il  veut,  si  je  puis  dire, 
armer  et  équiper  à  la  légère  l'Encyclopédie  pour  qu'elle  puisse  aller  dans 
tou-:  les  esprits,  pratiquer  tous  les  sentiers,  entrer  môme  aux  pauvres  de- 
meures, avec  le  vif  éclair  et  le  joyeux  cliquetis  des  vérités  simples  et  aiguSs. 

La  méthode  lui  apparaît,  dans  l'enseignement,  comme  un  moyen  de  sim- 
plification et  comme  un  moyen  de  liberté.  Simplifierles  problèmes  par  l'élimi- 
nation de  l'inutile,  les  déterminer  par  une  analyse  exacte,  c'est  permettre  à 
tous  les  esprits  de  marcher  eux-mêmes  par  les  voies  redressées  et  aplanies, 
qui  'int  abouti  aux  grandes  découvertes;  c'est  donc,  par  le  perfectionnement 
même  de  la  tradition,  faire  recommencer  la  vérité  à  chique  esprit,  c'est 
donner  aux  générations  nouvelles,  avec  la  force  du  savoir  accumulé,  la  joie 
de  l'invention  appliquée  même  à  ce  que  déjà  l'on  sait. 

«  C'est  aux  méthodes  à  conduire  les  instituteurs  dans  les  véritables  routes, 
à  aplanir  pour  eux,  à  abréger  le  chemin  difficile  de  l'instrucliou.  Non  seule- 
ment elles  sont  nécessaires  aux  esprits  communs,  le  génie  le  plus  créateur 
iui-raême  en  reçoit  d'incalculables  services  et  leur  a  dû  souvent  ses  plus  hautes 
conceptions  ;  car  elles  l'aident  à  franchir  tous  les  intervalles,  et  en  le  condui- 
sant rapidement  aux  limites  de  ce  qui  est  connu,  elles  lui  laissent  sa  force 
pour  s'élancer  au  delà.  EnGn,  pour  apprécier  d'un  mot  les  méthodes,  il  siif- 
flra  de  dire  que  la  science  la  plus  hardie,  la  plus  vaste  dans  ses  applications, 
l'algèbre,  n'est  elle-même  qu'une  uiéthole  inventée  par  le  génie  pour  écono- 
miser le  temps  et  Us  forces  de  l'esprit  humain...  » 

Mais  ce  n'est  pas  là  une  simplification  mécanique,  et  il  ne  s'agit  pas  de 
tffôeT  une  sorte  d'automatisme  intellectuel.  Pour  donner  à  l'esiiril,  dès  l'en- 
îance,  «  cette  constante  direction  vers  la  vérité  qui  devient  alors  la  passion 
dominante  et  presque  exclusive  de  l'âme,  il  importe  souverainement  d'inté- 


HISTOIRE     SOr.I\IjISTE  112T 

resser  en  quelque  sorte  la  conscience  des  élèves  à  la  recherche  de  tout  ce  qui 
est  vrai  (la  vérité  est  en  elTet  la  morale  de  l'esprit,  comme  la  justice  est  la 
morale  du  cœur\  Il  imporle  non  moins  d'intéresser  leur  curiosité,  leur  ardente 
émulation,  en  les  faisant  comme  assister  à  la  création  des  diverses  connais- 
sances dont  on  veut  les  enrichir,  et  en  les  aidant  à  partager  sur  chacune 
d'elles  la  gloire  même  des  inventeurs,  car  ce  qui  est  du  domaine  de  la  raison 
universelle  ne  doit  ^s  être  uniquement  offert  à  la  mémoire;  c'est  à  la  raison 
de  eh  ique  individu  de  s'en  emparer;  il  est  mille  fois  prouvé  qu'on  ne  sait 
réellement,  qu'on  ne  voit  clairement  que  ce  qu'on  découvre.  » 

Taileyrand  ne  craint  pas  d'appliquer  cette  méthode  de  simplification,  qui 
doit  mettre  en  mouvement  tous  les  esprits,  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  spontané,  de 
plus  confus,  de  plus  vaste  :  la  langue  et  Ihistoire.  Il  rêve  de  faire  de  la  langue 
française  un  instrument  de  précision  si  exact  que  tous  les  esprits,  par  la  seule 
attention  au  contenu  des  mots,  soient  préservés  de  l'erreur.  Définition  rigou- 
reuse des  mots  nécessaires,  élimination  des  mots  inutiles  ou  incertains;  par 
là  la  langue  atteindra  à  une  sobriété  lumineuse  et  à  une  efficacité  universelle, 
et  l'excellence  de  l'outil  commun  créera  entre  tous  les  ouvriers  de  la  pensée 
une  sorte  d'égalité  préalable. 

«  La  Révolution  a  valu  à  notre  idiome  une  multitude  de  créations  qui 
sulisisteroiit  à  jamais,  puisqu'elles  expriment  ou  réveillent  des  idé|;s  d'un  in- 
térêt qui  ne  peut  périr,  et  la  langue  politique  existera  enfin  parmi  nous;  mais 
plus  les  idées  sont  grandes  et  fortes,  plus  il  importe  que  l'on  attache  un  sens 
précis  et  uniforme  aux  signes  destinés  à  les  transmettre;  car  de  funestes  erreurs 
peuvent  naître  d'une  simple  équivoque.  11  est  donc  digne  de  bons  citoyens  au- 
tant que  de  bons  esprits,  de  ceux  qui  s'intéressent  à  la  fois  au  règne  de  la  paix 
et  au  règne  dv.  la  raison,  de  concourir  par  leurs  efforts  à  écarter  des  mots  de  la 
langue  française  ces  significations  vagues  et  indéterminées,  si  commodes  pour 
l'ignorance  et  la  mauvaise  foi,  et  qui  semblent  receler  des  armes  toutes  prêtes 
pour  la  malveillance  et  pour  l'injustice.  Ce  problème  très  philosophi'jne  et 
qu'il  faut  généraliser  le  plus  possible,  demande  du  temps,  une  forte  analyse 
et  l'appui  (le  l'opinion  publique  pour  être  complètement  résolue.  Il  n'est  pas 
indigne  de  l'Assemblée  nationale  d'en  encou''ager  la  solution. 

«  Un  tel  problème,  auquel  la  création  et  le  danger  accidentel  de  certains 
mots  nous  ont  nalurellemenl  conduits,  s'est  lié  dans  notre  esprit  à  une  autre 
vue.  Si  la  langue  française  a  conquis  de  nouveaux  signes  et  s'il  importe  que 
le  sens  en  soit  bien  déterminé,  il  faut  en  même  temps  qu'elle  se  délivre  de 
rette  sur<  harge  de  mots  qui  l'appauvrissaient  et  souvent  la  dégradaient.  La 
vraie  richesse  d'une  langue  consiste  à  pouvoir  exprimer  tout  avec  force,  avec 
clarté,  mais  avec  peu  de  signes.  Il  faut  donc  que  les  anciennes  formes  obsé- 
quieuses, ces  précautions  timides  de  la  faiblesse,  ces  souplesses  d'un  langage 
détourné  qui  semblait  craindre  que  la  vérité  ne  se  montrât  tout  entière,  tout 
ee  luxe  imposteur  et  servile  qui  accusait  notre  misère,  se  perde  dans  un  lan- 


1128  HISTOIRE     SOCIALISTE 

gape  simple,  fier  el  rapide  ;  car  là  où  la  pensée  est  libre,  la  langue  doit  devenir 
prompte  et  franche,  el  la  pudeur  seule  a  le  droit  d'y  conserver  ses  voiles.  » 

«  Qu'on  ne  nous  accuse  pas  ici  de  vouloir  calomnier  une  langue  qui,  dan» 
son  état  actuel  s'est  immortalisée  par  des  chefs-d'œuvre.  Sans  doute  que  par- 
tout les  hommes  de  génie  ont  subjugué  les  idiomes  les  plus  rebelles,  ou  plutôt 
partout  ils  ont  su  se  créer  un  idiome  à  part;  mais  il  a  fallu  tout  le  courage, 
toute  l'audace  de  leur  talent,  et  la  langue  usuelle  n'en  a  point  moins  conservé 
parmi  nous  l'empreinte  de  notre  faiblesse  et  de  nos  préjugés.  II  est  juste,  i7 
est  constittttionnel  que  ce  ne  soit  plus  désormais  le  privilège  de  quelques 
hommes  extraordinaires  de  la  parler  dignement;  que  la  raison  la  plus  com- 
mune ait  aussi  le  droit  et  la  facilité  de  s'énoncer  avec  noblesse;  que  la  langue 
française  s'épure  à  tel  point  qu'on  ne  puisse  plus  désormais  prétendre  à  l'élo- 
quence sans  idées  ;  qu'en  un  mot  elle  reçoive  pour  tous  un  nouveau  carac- 
tère et  se  retrempe  en  quelque  sorte  dans  la  liberté  et  dans  l'égalité.  C'est 
vers  ce  but  non  moins  philosophique  que  national  que  doit  se  porter  une 
partie  des  travaux  des  nouveaux  instituteurs.  » 

Quel  singulier  mélange  de  vues  audacieuses  ou  grandes  et  de  naïvetés, 
de  restrictions  bourgeoises  et  de  générosité  humaine!  Talleyrand  a  compris 
avec  profondeur  qu'une  révolution  politique  et  sociale  s'étendait  à  tout  et  que 
la  langue  même  en  était  révolutionnée. 

Et  ce  rêve  d'une  langue  de  clarté,  de  vérité,  d'universelle  et  facile  no- 
blesse, qui  avertisse  d'emblée  tous  les  esprits  et  les  hausse  doucement  à  une 
digni-té  commune,  est  un  des  plus  beaux  qui  aient  été  faits  par  une  société 
humaine. 

Mais  quelle  part  d'enfantillage  et  de  chimère!  et  comment  Talleyrand  ne 
voit-il  pas  que  les  mots  les  mieux  définis,  les  mieux  déterminés,  seront  bou- 
leversés par  la  violence  des  passions  et  la  lutte  des  intérêts,  tant  qu'il  y  aura, 
en  effet,  dans  une  société,  des  groupes  d'intérêts  violemment  antagoniques  1 

Il  est  vain  d'espérer  pour  les  mots  la  clarté,  la  sincérité,  la  sérénité,  si 
dans  la  vie  même  des  hommes  il  y  a  désordre,  haine  et  conflit.  A  l'heure 
même  où  j'écris,  et  où  je  commente  ces  grandes  pensées  de  la  bourgeoisie 
révolutionnaire,  les  mots  décisifs  de  la  société  humaine  issue  de  la  Révolu- 
tion, les  mots  de  justice,  de  liberté,  ont  des  sens  de  classe  :  par  la  liberté,  le 
capitalisme  entend  la  force  d'expansion  illimitée  du  capital;  le  prolétariat 
entend  l'abolition  du  capitalisme.  Pour  les  uns,  le  mot  justice  contient  le 
dividende,  et  pour  les  autres,  il  l'exclut. 

C'est  à  un  dictionnaire  en  partie  double  où,  sous  le  même  vocable,  se 
heurtent  à  l'infini  les  significations  réelles,  les  interprétations  sociales  des 
mots,  qu'aboutit  ce  magnifique  espoir  d'un  idiome  apaisant  par  la  vertu  de  •^a 
lumière.  Les  choses  aujourd'hui  passent  devant  les  mois  comme  des  hommes 
qui  se  battent  devant  un  miroir:  il  réfléchit  les  ombres  furieuses  et  il  ne  les 
téconcilie  pas. 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1129 


Aussi  bien  Talleyrand  lui-même  était  troublé  déjà  par  l'ambigui lé  nais- 
sante du  vocabulaire  de  la  Révolution,  et  il  voulait  rappeler  les  mots  à  leur 
origine  bourgeoise,  à  leur  loyauté  constitutionnelle.  Evidemment,  quand  il 
parle  de  ces  mots  nouveaux  dont  l'équivoque,  si  on  ne  les  définissai!  point 
pourrait  être  exploitée  par  Ja  malveillance  et  la  perfidie,  il  pense  à  tous  OM 


Do  Roi. 

^Almanach  du  Père  Gérard). 

(D'après  une  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 


mots  de  citoyen,  de  démocratie,  de  peuple,  de  liberté,  d'égalité,  de  souve- 
raineté de  la  nation  et  même  de  «  Droits  de  l'Homme  »  que  déjà  les  démo- 
crates à  la  Robespierre  ou  à  la  Marat  n'interprétaient  plus^  ne  prononçaient 
plus  dans  le  sens  des  modérés  constitutionnels. 

Talleyrand  redoutait  une  sorte  de  complaisance  vague  de  ces  mots  nou- 
veaux à  des  significations  nouvelles  :  et  il  aurait  voulu,  suivant  le  mot  de 

UV.   142.  —  HISTOIRE   SOCIALISTE.  UV     142 


il'JO  HISTOIRK     SOCIALISTE 


Barn^ve,  et  clans  le  dictionnaire  môme,  <  terminer  la  Révolution  >..  Tenla- 
fÎTC  jniérite  ;  il  est  aus'^i  impossible  de  tixer  au  fond  des  mnts  le  pre^niar 
sens  qu'ils  expriment  que  de  flxoraufon'i  des  eaux  la  première  image  qu'elles 
r^flMent  ;  dans  le  torrent  des  mots  révolutionnaires,  le  reflet  incertain  du 
prolptnrîal  commençait  à  brouiller  le  superbe  et.  glorieux  relift  4e  la  pontée 
bourgeoise. 

Mais  quelle  confiance  avait  celle-ci' en  elle-même-,  en  la  rectitude  de  ses 
principes  et  en  la  sûreté  des  premières  applications  qu'elle  en  avait  faite 
Talleyrand,  au  nom  de  la  Constituante,  proclame  qu'il  sufBrait  de  définir  les 
mots  et  d'en  chasser  l'équivoque  pour  enfermer  les   idées,  les  es.'iits,  les 
événemenls  môme  dans  le  sens  premier  que  dclerminaient  les  Conslituants. 

Talleyrand,  au  moment  même  où  il  marquait  ces  reslriclion-;  bour- 
geoises et  oîi  il  se  préparait  à  exclure  de  notre  langue  ce  que  j'appell  rais 
volontiers  le  sens  robespierriste,  témoignait  aussi  le  même  éloi^nement  pour 
l'esprit  d'aristocratie  et  d'ancien  régime.  Tous  les  tours  de  serviluiie,  d'iné- 
galité, de  privilège  devaient  disparaître,  en  même  temps  que  devait  être 
exclue  des  mots  toute  tendance  de  démagogie. 

L'équilibre  de  la  Constitiilion  de  1791,  distante  à  la  fois  de  l'esprit  de 
casie  et  de  la  pleine  démocratie  devait  se  marquer  dans  la  langue,  dans  sa 
syntaxe,  d'où  toute  trace  de  servitude  devait  être  exclue;  dans  son  vocabu- 
laire, d'où  toute  racine  de  démagogie  devait  être  extirpée.  Etrange  préten- 
tion d'immobiliser  une  langue  éternellement  fluide,  dans  une  Constitution 
d'un  jour  et  déjà  menacée! 

Mais  pour  atteindre  à  cette  détermination  du  sens  des  mots,  pour  donner 
à  chacun  d'eux  une  signification  exacte  qui  ne  permette  ni  les  restric- 
tions de  la  tyrannie,  ni  les  extensions  abusives  de  la  démagogie,  il  faut 
limiter  le  plus  possible  le  nombre  'les  mois.  Comment  sans  cela  discipliner, 
ordonner  une  multitude  innombrable  de  synonymes  équivoques,  de  mots 
indéterminés  ? 

«  La  vraie  richesse  d'une  langue  consiste  à  pouvoir  tout  exprimer  avec 
peu  de  signes.  »  11  semble  que  nous"  entendons  déjà  la  vaste  pioscripliou 
de  ces  mots  pressés,  tumultueux,  que  le  romantisme  réintégrera  et  rappellera, 
il  grands  flots,  clientèle  pittoresque  et  bariolée,  sous  les  avancées  de  ses 
maisons  moyen  âge,  ou  sous  les  porches  de  ses  cathédrales.  Il  semble  que 
Talleyrand  donne  ici  le  signal  de  la  lutte  qui,  plus  tard,  s'engagera  entre  le 
classicisme  révolutionnaire  et  le  romantisme  d'abord  rétrograde.  «  Le.roman- 
lism-î  est  vaincu  !  »  s'écriera  le  classique  Blaaqui,  déposant  son  fusil  un  soir 
des  journées  de  juillet  1830. 

Et  voici  sans  doute  des  disciples  de  Taine  qui  s'empressent  de  noter  que 
la  Révolution  est  un  suprême  effort  d'idéologie  abstraite  et  qu'elle  achève 
dans  la  langue,  dans  les  idées  et  dans  les  institutions  le  travail  de  simpli- 
fication et  d'appauvrissement  commencé  par  l'esprit  classique.  Qu'on  ne  se  hâte 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1131 


pas.  Car  d'abord  Talleyrand  s'émeut  des  risques  de  complication  que  la  Révo- 
lution fait  courir  à  la  langue.  Bien  loin  qu'elle  soit  le  bûcheron  qui  de  sa 
cogiioc  abat  les  branches  luxuriantes,  il  a  peur  qu'elle  greffe  sur  le  même 
mot,  peuple,  démocratie,  liberté,  souveraineté,  trop  de  sens  variés  et  de  pro- 
venance inquiétante.  Il  a  peur  que  dans  l'enceinte  du  même  mot  se  pressent 
et  se  mêlent  les  significations  bourgeoises,  légales,  constitutionnelles,  et  les 
sig'iiQcations  populaires,  démocrati(]ues,  démagogiques,  anarchiques.  Ainsi 
la  Révolu  lion  est  si  peu  un  principe  dappauvrisseraent  que  la  bourgeoisie 
révolutionnaire  craint  d'être  dépassée,  débordée  par  la  vie  complexe  et  mou- 
vante des  mots  comme  par  la  vie  mouvante  et  mêlée  du  peuple  lui-même. 
C'est  contre  un  excès  de  richesse  révolutionnaire  et  de  luxuriance  démocra- 
tique que  Talleyran'l  preud  des  précautions. 

D'ailleurs,  s'il  lui  paraît  que  le  vocaliulaire  politique  doit  être  rigouren- 
sement  déterminé,  il  a  le  sentiment  aussi  que  la  Révolution  animée  de 
toutes  les  forces  de  la  vie  nationale,  doit  ressusciter  bien  des  mots  popu- 
laires et  libres  que  la  sécheresse  classique  avait  écartés;  par  là  il  est  roman- 
tique, si  l'on  me  permet  d'anticiper  ainsi  sur  les  mots.  Il  est  romantique 
aussi  quand  il  veut  ouvrir  la  langue  française  à  l'action  des  autres  lan- 
gues modernes,  quand  il  veut  l'enrichir  de  toute  la  substance  'des  idiomes 
vigoureux,  de  toutes  les  images  des  peuples  forts. 

«  Notre  langue,  dit-il  (et  c'est  pour  lui  une  proposition  fondamentale 
dont  il  souligne  lui-même  l'expression),  a  perdu  un  grand  nombre  de  mots 
énergiques  qu'un  goût,  plutôt  faible  que  délicat,  a  proscrits  :  il  faut  les  lui 
rendre  !  les  langues  anciennes  et  quelques-unes  d'entre  les  inodetmes  sont 
riches  d'expressions  fortes,  de  tournures  hardies  qui  conviennent  parfaite- 
ment à  nos  nouvelles  mœurs;  il  faut  s'en  emparer  ;  la  layigue  française  est 
embarrassée  de  înots  louches  et  sytionimiques,  de  "onstructioris  timides  et 
traînantes,  de  locutions  oiseuses  et  serviles  ;  il  faut  l'en  affranchir.  » 

C'est  tout  le  programme  linguistique  de  Hugo.  Les  Constituants  vou- 
laient fermer  le  lexique  et  la  syntaxe  de  la  Révolution  à  Robespierre  qui 
leur  paraissait  déformer  le  sens  des  mots  et  y  glisser  d'équivoques  amorces 
pour  la  foule.  iMais  ils  appelaient  à  eux  Homère,  Lucrèce,  Tacite,  Rnbelais, 
Montaigne,  Shakespeare,  Schiller,  Goethe  et  Klopstock,  et  pour  l'immense 
renouvellement  de  la  vie  ils  demandaient  à  toutes  les  langues  et  à  tous  les 
temps  des  couleurs  et  des  images. 

Le  romantisme  a  son  principe  dans  la  Révolution,  et,  après  une  passagère 
méprise,  il  y  reconnut  son  origine  profonde.  Ce  n'est  pas  une  langue  déco- 
lorée et  éteinte  qui  pouvait  traduire,  même  après  l'orage,  les  passions  et  les 
rêves  d'une  société  si  prodigieusement  remuée.  Et  si  Talleyrand  voulait, 
pour  la  conduite  des  sociétés  humaines,  une  langue  admirablement  précise 
et  exacte,  il  comprenait  bien  aussi  que,  même  dans  les  limites  de  la  Consti- 
tution, la  chaleur  toute  nouvelle  de  la  vie  appelait  des  mots  ardents  et  forts 


1132  HISTOIRE    SOCIALISTE 

OÙ  toutes  les  énergies  raellraient  leur  empreinte,  où  tous  les  siècles  restés 
chauds  niptlraient  leur  flamme. 

De  môme  qu'en  celle  période  la  Révolution  bourgeoise  se  limitait  par 
le  privilège  des  ciloyens  actifs,  mais,  cependant,  en  appelant  des  millions 
d'hommes  à  la  souverainelé,  confinait  à  la  vie  populaire,  de  inème  la  con- 
ception liltéraire  et  linguistique  de  Talleyrand  déterminait  à  un  contenu 
bourgeois  le  sens  des  mots  politiques,  mais  elle  accueillait  la  grande  vie 
fourmillante,  populaire  et  passionnée  des  temps  nouveaux.  L'édiBce  un 
peu  froid  de  la  Constitution  de  1791  s'illuminait  des  feux  réverbérés  de 
toute  part  par  la  passion  révolutionnaire  ;  il  s'éclairait  aussi  des  reflets  loin- 
tains de  la  liberté  antique,  des  chaudes  couleurs  de  la  Renaissance  française, 
des  splendeurs  vigoureuses  de  Shakespeare,  des  kieurs  de  mélancolie  et  de 
rêve  de  l'Allemagne  de  Werther. 

L'aube  qui  éclairait  le  faîte  des  libertés  nouvelles  avait  traversé  tant 
d'horizons,  que  le  plus  simple  de  ses  rayons  se  décomposait  à  la  rencontre 
des  âmes  agitées,  en  nuances  ardentes  et  infinies.  Talleyrand,  en  une  vi- 
sion à  la  fois  ordonnée  et  éclatante,  a  combiné  le  classique  et  le  romantique. 
Son  rapport  est  comme  un  manifeste  littéraire  étrangement  vaste,  parce 
qu'il  porte  en  lui  toute  la  force  de  la  Révolution,  diminuée,  il  est  vrai,  des 
principes  de  la  démocratie  absolue. 

Il  est  sollicité  à  la  fois,  pour  la  langue  de  la  Révolution,  par  les  deux 
tendances  en  apparence  contraires  qui  se  sont  disputé  d'ailleurs  la  Révolution 
toute  entière:  le  besoin  de  Tuniversalité  humaine,  le  besoin  de  l'ardente  vie 
nationale.  11  rêve,  après  Leibnitz,  d'une  langue  universelle  qui  établirait 
entre  tous  les  hommes  une  communication  aisée,  et  il  veut  en  même  temps 
accumuler  dans  la  langue  française  et  sous  la  discipline  de  son  génie  propre, 
toutes  les  richesses  des  autres  peuples,  richesses  de  mots,  de  sensations  et 
d'iraages,  fondues  et  transformées  au  creuset  national. 

Talleyrand  conçoit  l'histoire  comme  un  enseignement,  comme  un 
exemple  :  et  par  là  il  la  simplifie  en  effet  et  l'organise.  Il  la  ramène  à  l'étude 
des  moyens  par  lesquels  peut  être  défendue  ou  préparée  la  liberté,  et  ainsi, 
en  une  ordonnance  toute  morale,  la  longue  chaîne  des  événements  est  ratla- 
chée,  et  suspendue  comme  à  un  aimant,  à  la  Déclaration  des  Droits  de 
Ihomme.  «  La  Société  doit  enfin  exciter  l'homme  par  l'exemple, el  ce  moyen 
puissant,  c'est  à  Yhistoire  qu'elle  doit  le  demander,  car  l'orgueil  de  l'homme 
se  défendra  toujours  de  le  demander  à  ses  contemporains.  Quelle  histoire 
sera  digne  de  remplir  celte  vue  morale?  Aucune  sans  doute  de  celles  qui 
existent;  ce  qui  nous  reste  de  celle  des  anciens  nous  offre  des  fragments  pré- 
cieux pour  la  liberté,  mais  ce  ne  sont  que  des  fragments  ;  ils  sont  trop  loin 
de  nous,  aucun  intérêt  national  ne  les  anime,  et  notre  long  asservissement 
nuus  a  trop  accoutumés  à  les  ranger  ]iarmi  les  fables.  La  nôtre,  telle  qu'elle 
a  l'ié  Iraccc,  irist   presque  parlout  liu'iin  servile  hommage  décerné  à   des 


HISTOIRE    SOCIALîSTa  1133 


abus,  c'est  l'ouvrage  de  la  faiblesse  écrivant  sous  les  yeux,  souvent  sous  la 
dictée  delà  tyrannie;  mais  cette  même  histoire,  telle  qu'on  la  conçoit  en 
ce  moment,  peut  devenir  un  fonds  inépuisable  des  plus  hautes  instructions 

morales. 

«  Que  désormais  s'élevant  à  la  dignité  qui  lui  convient,  elle  devienne 
Fhùtoire  des  peuples  et  non  plus  celle  d'un  petit  nombre  de  chefs;  qu'inspirée 
par  l'amour  des  hommes,par  un  sentiment  profond  pour  leurs  droits,  par  un 
saint  respect  pour  leurs  malheurs,  elle  dénonce  les  crimes  qu'elle  raconte, 
que  loin  de  se  dégrader  par  la  flatterie,  loin  de  se  rendre  complice  par  une 
vaine  crainte,  elle  insulte  jusqu'à  la  gloire  toutes  les  fois  que  la  gloire  n'est 
point  la  vertu;  que  par  elle  une  reconnaissance  inépuisable  soit  assurée  à  ceux 
qui  ont  servi  l'humanité  avec  courage,  etune  honte  éternelle  à  quiconque  n'a 
usé  de  aa  force  que  pour  nuire  ;  que  dans  la  multitude  des  faits  qu'elle  parcourt, 


j:/A.i.ot^^    }^  /i-  m^r^^  J<-^<-^  "-  3.-^-^»^ 


/tr'"-" 


Adtoobaphb  de  Cambo.v. 
(D'après  aa  docameat  des  Archives  oatioaales). 

elle  se  garde  de  chercher  les  droits  de  l'homme  qui  certes  nesontpoinilà;  mais 
qu'elle  y  cherche  et  qu'elle  y  découvre  les  moyens  de  les  défendre  que  toujours 
on  y  peut  trouver;  que  pour  cela,  sacrifiant  ce  que  le  temps  doit  dévorer,  ce 
qui  ne  laisse  point  de  trace  après  soi,  tout  ce  qui  est  nul  aux  yeux  de  la  raison, 
elle  se  borne  à  marquer  tous  les  pas,  tous  les  efforts  vers  le  bien,  vers  le  per- 
fectionnement social,  qui  ont  signalé  un  si  grand  nombre  d'époques,  et  à 
faire  ressortir  les  nombreuses  conspirations  de  tous  les  genres,  dirigées 
contre  l'humanité  avec  tant  de  suite,  conçues  avec  tant  de  profondeur,  et 
exécutées  avec  un  succès  si  révoltant;  qu'en  un  mot,  le  récit  de  ce  qui  fut  se 
mêle  sans  cesse  au  sentiment  énergique  de  ce  qui  devait  être;  par  là  Fhis- 
toire  s'abrège  et  s'agrandit;  elle  n'est  plus  une  conception  stérile;  elle  de- 
vient un  système  moral  \  \e  passé  s'enchaîne  à  l'avenir,  et  en  apprenant  à 
vivre  dans  ceux  qui  ont  vécu,  on  met  à  profit  pour  le  bonheur  des  hommes, 
jusqu'à  la  longue  expérience  des  erreurs  et  des  crimes.  » 

Evidemment  cette  conception  purement  morale  de  l'histoire,  toute  en- 
tière orientée  vers  la  Révolution  française  est  à  certains  égards  factice  et 
étroite.  L'histoire  est  un  enseignement;  maïs  elle  est  aussi  un  spectacle,  le 
déploiement  coloré  des  passions  humaines,  et  de  la  grande  aventure  de  la 


1134  UISTOIRÈ    SOCIALISTE 

vie.  Qu'auront  à  faire  avec  «  le  système  moral  »  les  admirables  labUa  x  du 
camp  des  barbares  peints  par  Chateaubriand,  et  qui  voudnit  les  effacer?  En 
outre,  il  est  factice  de  ramener  le  drame  de  l'iiistoire  à  la  lutte  du  bien  et 
du  mal,  des  bienfaiteurs  ou  des  malTaitRurs  de  l'humanité.  L'humanité  sort 
lentement  du  chaos  des  passions  animales,  et  la  force  fut  souvent  néces- 
saire à  dompter  et  à  discipliner  la  force;  les  concepts  de  moralité  douce 
et  de  droit,  empruntés  aux  époques  récentes  de  la  vie  humaine,  ne  peuvent 
être  appliqués  au  passé,  à  loutie  passé,  sans  lui  faire  subir  une  terrible  défor- 
mation. Et  comment  preiidn;  conseil,  pour  les  temps  nouveaux,  même  îles 
exemples  de  bonté,  d'humanité,  que  peuvent  fournir  les  temps  lointains? 
C'est  dans  des  conditions  toutes  différentes  que  s'exerce  notre  action;  ainsi 
des  prolbndeurs  du  temps  un  grand  souffle  d'enthousiasme  et  de  fierté  peut 
venir  jusqu'à  nous,  mais  c'est  un  souffle  incertain  et  errant  qui  fait  palpiter 
nos  voiles,  et  qui  ne  les  guide  pas.  Enfin,  ce  n'est  pas  la  seule  action  des 
liommes  qui  détermine  l'histoire  :  les  institutions  ont  leur  logique,  les  cli- 
mats leur  nécessité,  les  vastes  chocs  des  peuples  et  des  races  leur  contre-coup 
inévitable;  et  Talleyrand  oublie  de  façon  étrange  ïEssaisitrles  mœurs  de  Vol- 
taire, et  V Esprit  des  lois  de  Montesquieu.  Mais,  malgré  tout,  ce^te  conception 
morale  et  révolutionnaire  de  l'histoire  fut  féconde.  A  se  passionner  ainsi,  non 
plus  pour  la  gloire  des  chefs,  mais  pour  la  souffrance  des  peuples,  l'historien 
est  invinciblement  conduit  à  étudier  de  près  les  conditions  successives  de  la 
vie  humaine,  les  mœurs,  les  institutions;  et  la  force  de  la  passion  morale 
suscite  la  vie  et  la  couleur.  Tous  les  grands  historiens  français  du  xix*  siècle, 
même  ceux  qui  ont  été  surtout  des  peintres  et  des  poètes,  ont  fait  de  l'his- 
toire un  système  moral  et  politique.  Augustin  Thierry,  qui  ranima  les  cou- 
leurs des  temps  barbares,  conçut  en  même  temps  l'histoire  comme  la  lente 
croissance  et  l'avènement  du  Tiers-Etat.  MicheleL  s'identifia  à  l'âme  môme  de 
la  France  conçue  par  lui  comme  une  force  continue  et  une  qui  allait  pas- 
sionnément vers  la  liberté.  Ainsi,  l'histoire  selon  la  Révolution,  malgré  son 
idéalisme  moral  un  peu  abstrait,  portait  un  principe  de  passion  d'où  les  dé- 
veloppements les  plus  riches  allaient  jaillir,  et  les  multitudes  mortes  allaient 
être  appelées  à  la  vie  par  la  même  force,  par  la  même  flamme  qui  appelait 
les  multitudes  vivantes  à  la  liberté. 

Le  rapport  de  Talleyrand  est  le  magnifique  testament  intellectuel  légué 
par  la  Constituante  à  la  Législative.  La  Constituante  n'eut  pas  le  temps  de  le 
discuter,  mais  elle  l'acclama;  et  elle  décida  qu'il  serait  distribué  aux  membres 
de  la  nouvelle  Assemblée.  C'est  Condorcetqui  des  mains  de  Talleyrand  reçut 
le  flambeau,  et  la  flamme  soudain  se  fil  plus  large  encore  cl  plus  haute.  Du 
rapport  de  Talleyrand  lu  à  la  Constitu  mte  en  septembre  1791  au  rapport  de 
Condorcet  lu  à  la  Législative  en  avril  1702,  l'écart  mesure  les  progrès  rapides 
de  la  Révolution,  de  la  démocratie  et  de  la  pensée  libre. 

Comme  Talleyrand,  Condorcet  veut   que  l'instruction  soit  univcr-plio. 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1135 

qu'un  minimum  de  savoir  soit  assuré  à.  tous,  au-dessus  duquel  s'élèveront 
des  connaissances  plus  hautes.  Gomme  Talleyrand,  il  ne  veut  pas  que  l'esprit 
hnniaio  puis-e  être  enchaîné,  et  il  prévoit  pour  lui  des  développements  indé- 
finis, mais  c'est  d'un  accent  plus  profond  et  plus  décisif  que  celui  de  Talley- 
rand qu'il  parle  et  de  l'égalité  d'éducation  et  de  la  perfectibilité  indéfinie  de 
la  race  humaine.  «  Nous  avons  pensé  que  dans  ce  plan  d'oi^auisation  géné- 
rale notre  premier  soin  devait  être  de  rendre,  d'un  côté  l'éducalion  au?-i 
é.:nle,  aussi  universelle,  de  l'autre,  aussi  complète  que  les  circonstances  pou- 
v.iienl  le  permettre;  qu'il  fallait  donner  à  tous  également  l'instruction  qu'il 
est  possible  détendre  sur  tous,  mais  ne  refuser  à  aucune  portion  des  citoyeni 
l'instruction  plus  élevée  qu'il  est  impossible  de  faire  partager  à  la  masse 
vnlière  des  individus,  établir  l'une  parce  qu'elle  est  utile  à  ceux  qui  la 
reçoivent  et  l'autre  parce  qu'elle  l'est  à  ceux  mêmes  qui  ne  la  reçoivent  pas.» 

€  La  première  condition  de  toute  instruction  étant  de  n'enseigner  que 
des  vérités,  les  établissements  que  la  puissance  publique  y  consacre,  doivent 
être  aussi  incîépendants  que  possible  de  toute  autorité  politique;  et  comme 
Jiéaninoiiis  cette  indépendance  ne  peut  être  absolue,  il  résulte  du  même  prin- 
cipe qu'il  ne  faut  les  rendre  dépendants  que  de  l'Assemblée  des  représentants 
du  peuplé,  parce  que  de  tous  les  pouvoirs,  il  est  le  moins  corruptible,  le  plus 
éloigné  d'être  entraîné  par  des  intérêts  particuliers,  le  plus  soumis  à  t'in- 
fluence de  l'opinion  générale  des  hommes  éclab-és,  et  surtout  parce  qidtant 
celui  de  qui  émanent  essentiellement  tous  les  changements,  il  est  dés  lors  le 
moins  ennemi  du  progrès  des  lumières,  le  moins  opposé  aux  améliorations 
que  ce  progrès  doit  amener.  » 

«  Nous  avons  observé  enfin,  que  l'instruction  ne  devait  pas  abandonner 
les.  individus  au  moment  où  ils  sortent  des  écoles,  qu'elle  devait  embrasser 
tous  les  âges,  qu'il  n'y  en  avait  aucun  où  il  ne  fût  utile  et  possible  d'ap- 
prei  dr*>,  et  que  celte  seconde  instruction  est  d'autant  plus  nécessaire  que 
celle  de  l'enfance  a  été  resserrée  dans  des  bornes  plus  étroites.  C'est  là  même 
une  drs  causes  de  l'ignorance  où  les  classes  pauvres  de  la  société  sont  aujour- 
d'hui plongées  ;  la  possibilité  de  recevoir  une  première  instruction  leur 
manquait  encore  moins  que  celle  d'en  conserver  les  avantages. 

«  Nous  n'avons  pas  voulu  qu'un  seul  homme  dansl'Empire  pût  dire  désor- 
mais :  la  loi  m'assurait  une  entière  égalité  de  droits,  mais  on  me  refuse  les 
moyens  de  les  connaître.  Je  ne  dois  dépendre  que  de  la  loi,  mais  mon  igno- 
rance me  rend  dépendant  de  tout  ce  qui  m'entoure.  On  m'a  bien  appris  dans 
mon  eni'ance  ce  que  j'avais  besoin  de  savoir  ;  mais  forcé  de  travaillerpour  vivre, 
ces  premières  notions  se  sont  bientôt  effacées,  et  il  ne  m'en  re?te  que  la  dou- 
leur de  sentir  dans  mon  ignorance,  non  la  volonté  de  la  nature,  mais  l'injus- 
tice de  la  société. 

«  Nous  avons  cru  que  la  puissance  publique  devait  dire  aux  citoyens 
pauvres;  la  fortune  de   vos  parents  n'a  pu  vous  procurer    •""  l^s  connais- 


1130  HISTOIRE    SOCIALISTE 


sanceslcs  plus  indispensables,  mais  on  vous  assure  des  moyens  faciles  de  les 
conserver  et  de  les  étendre.  Si  la  nature  vousa  donné  des  talents,  vous  pouvez 
les  développer,  et  ils  ne  seront  perdus  ni  pour  vous  ni  pour  la  patrie. 

a  Ainsi,  l'instruction  doit  être  universelle,  c'est-à-dire  s'étendre  à  tous  les 
citoyens.  Elle  doit  être  répartie  avec  toute  l'égalité  que  permettent  les  limites 
nécessaires  de  la  dépense,  la  distribution  des  hommes  sur  le  territoire  et  le 
temps  plus  ou  moins  long  que  les  enfants  peuvent  y  consacrer.  Elle  doit,  dans 
ses  divers  degrés,  embrasser  le  système  entier  des  connaissances  humaines,  et 
assurer  aux  hommes  dans  tous  les  âges  de  la  vie,  la  facilité  de  conserver 
leurs  connaissances  et  d'en  acquérir  de  nouvelles. 

«  Enfin  aucun  pouvoir  public  ne  doit  avoir  ni  l'autorité  ni  même  le  cré- 
dit d'empêcher  le  développement  ries  vérités  nouvelles,  l'enseignement  des 
théories  contraires  à  sa  politique  particulière  ou  à  ses  intérêts  momentanés.» 

Visiblement,  la  question  qui  trouble  le  plus  Condorcet  est  celle-ci  :  Quel 
sera  le  régulateur  de  l'enseignement  national?  D'une  part,  il  faut  bien  que  la 
Nation  intervienne,  c'est  elle  qui  construit  les  écoles  et  qui  paie  les  m.iîtres, 
c'est  elle  qui  a  envers  tous  les  citoyens  un  devoir  d'enseignement  et  d'édu- 
cation, et  elle  ne  peut  se  désintéresser  pleinement  de  l'enseignement  qui  est 
donné  en  son  nom.  Mais  d'autre  part,  si  les  pouvoirs  politiques,  organes  mo- 
mentanés de  la  volonté  nationale,  croient  avoir  intérêt  à  opprimer  une  vérité, 
faudra-t-il  donc  que  celle-ci  leur  soit  livrée  sans  défense  P  Rien  qu'à  poser  les 
termes  du  problème,  il  apparaît  bien  qu'il  ne  peut  recevoir  une  solution  ab- 
solue. Si  compliqué  qu'on  imagine  le  système  de  garanties  destiné  à  assurer 
la  liberté  individuelle  du  maître,  la  liberté  infinie  de  la  science  en  mouve- 
ment, sans  rompre  le  lien  de  l'enseignement  national  et  de  la  nation  elle- 
même,  il  sera  toujours  en  défaut  par  quelque  endroit;  et  à  vrai  dire,  ce  sont 
surtout  des  mœurs  de  liberté  intellectuelle,  le  sens  partout  développé  de  la 
dignité  de  la  science  et  du  droit  delà  pensée  qui  ôteront  aux  pouvoirs  poli- 
tiques la  tentation  d'opprimer  la  vérité,  comme  ils  ôteront  aux  maîtres  la  ten- 
tation d'avilir,  au  delà  de  ce  qu'exige  la  force  du  vrai,  les  pouvoirs  en  qui  ils 
trouvent  le  respect  pour  la  liberté.  Condorcet  fait  concourir  à  la  nomination 
des  maîtres,  pour  les  deux  premiers  degrés  de  l'enseignement,  les  membres 
des  établissements  d'enseignement  d'un  degré  supérieur,  les  municipalités  et 
les  pères  de  famille.  Au  sommet,  la  Société  nationale  des  Sciences  et  des 
Arts,  ce  que  nous  appelons  aujourd'hui  l'Institut,  se  recrutera  elle-même,  et 
c'est  sur  un  concours  ouvert  par  elle  que  les  professeurs  de  ce  que  nousappe- 
lons  aujourd'hui  l'enseignement  supérieur,  seront  élus. 

Ainsi,  Condorcet,  pour  les  premiers  degrés  de  l'enseignement,  fait,  si  je 
puis  dire,  une  plus  grande  part  à  l'influence  de  la  nation,  des  pouvoirs  poli- 
tiques :  ce  sont  les  municipalités,  pouvoirs  politiques,  qui  sont  appelées  à 
jouer  un  grand  rôle  dans  la  nomination  des  maîtres  ;  et,  pour  les  écoles  pri- 
maires, le  projet  de   décret  précise  «  que  les  livres  d'enseignement  seront 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1137 


•rédigés  d'après  la  meilleure  méthode  d'enseignement  que  les  progrès  de  ht 
science  nous  in^liqnenl,  et  d'après  les  principes  de  liberté,  d'égalité,  tk 
pureté  dans  les  mœurs,  et  de  dévouement  à  la  chosj  publique,  consacrés  par 
la  Constitution  ». 


H 

II 

I 


Au  contr  lire,  j  o'ir  le  plus  haut  degré,  pour  ce  qui  correspond  à  ce  que 
nous  appelons  aujourd'hui  Tlnstitut  et  l'enseignement  supérieur,  c'est  la 
science  qui  se  recrute,  pour  ainsi  dire,  elle-même,  sans  autre  contrôle  que 
celui  de  l'opinion  éclairée  de  l'Europe,  et  sans  qu'on  démêle  très  bien 
comment  «  les  r<  présentants  de  la  nation  »  pourraient  intervenir.  Sur  ce 
point,  le  projit  iie  c^ndorcet  se  heurtera  à  des  résistances  invincibles,  et  il 

UV.   143.  —  BISTOIRE   80CIALISTX.  LIV.   i43 


liS8  HISTOIRE    SOCIALISTE 

pafîin  bien  qu'il  dépouille,  en  effet,  l'État,  organe  de  la  nation,  au  proflt 
d'iïVic  oligarchie  aCndémique  qui  peut  devenir  exdusîve  et  intol<^raiitP.  Le 
poM  d^'équilibre  en  celle  question  e?l  difflcile  à  fixer.  Et  dfux  penséps  ani- 
maient Condorccl.  D'abord,  il  ne  savait  pas  seuienn'nt  les  sciences,  il  savait 
aussi  l'hisloire  des  sciences;  il  connaissait  leur  évolution,  leurs  luttes  inces- 
santes contre  les  puissancos  d'oppression  et  de  ténèbres,  et  il  ne  voulait  pas 
que  rinlcrêt  d'une  inslilulion  politique  éphémère,  en  sa  forme  précise, 
coiiime  toule  insiilution,  pût  contrarier  un  raomf^nl  l'éternel  mouvement  de 
la  pensée.  Et  en  second  lieu,  au  point  où  en  était  la  Révolution  en  1792,  ce 
n'était  plus  l'enseignement  de  l'Église  que  la  Révolution  avait  à  craindre, 
les  Congrégations  éiant  dissoutes  et  l'Église  étant  soumise  à  la  loi  de  l'élec- 
tion populaire.  Mais  elle  pouvait  craindre  que  le  pouvoir  exécutif  royal,  abu- 
sant de  la  prérogative  redoutable  que  lui  conférait  la  Constitution,  cherchât 
à  immobiliser  les  esprits,  à  imposer,  par  exemple^  comme  un  dogme 
ijnmuible  le  veto,  ou  la  royauté  elle-même.  Et  comment  le  grand  philosophe 
poMvail-il  accepter  que  la  Conslilution  fût  présentée  aux  enfants  comme  un 
monument  achevé,  à  l'heure  même  où  les  démocrates  son!::eaient  à  chan^'er 
la  Constitution  ?  Condorcet  devait  formuler  son  projet  d'enseignement  à 
l'heure  même  où  la  Révolution  a  l'inquiet  pressentiment  des  transformations 
proihaines.  De  là,  dans  le  plan  de  Condorcel,  le  souci  dominant  de  reserver 
avant  tout  la  liberté  de  la  critique,  la  faculté  indéfinie  d'expansion  de  la 
pensée  humaine,  la  fluidité  éternelle  des  idées  et  des  faits. 

«  Ni  la  Constitution  française^  dit  Condorcet  avec  force,  ni  même  la 
Didaration  des  Drnitx  ne  seront  présentées  à  aucinip  classe  des  citoyens 
comme  des  tables  descendues  du  ciel  qu'il  faut  adorer  et  croire.  Leur  en- 
thousiasme ne  sera  point  fondé  sur  les  préjugés,  sur  les  habitudes  de  l'en- 
fame  ;  et  on  pourra  leur  dire  :  «  Cette  Déclaration  des  Droits  gui  vous 
'■<  '/pprrnd  à  la  fois  ce  que  vous  devez  à  (a  société  et  ce  que  vous  êtes  en 
«  i/rnit  d'exiger  d'elle,  celte  Constitution  que  vous  devez  maintenir  aux 
o  dépens  de  votre  vie,  ne  sont  que  le  développement  de  ces  principes  si/iiples 
.  iliciés  par  la  nature  et  la  raison  dont  vous  avez  appris,  dans  vos  pre- 
«  Diières  années,  à  apprendre  l'éternelle  vérité  ;  tant  qu'il  y  aura  des  hommes 
«  qui  n'obéiront  pas  à  leur  raison  seule,  qui  recevront  leurs  opinions  d'une 
«  ojiinion  étrangère,  en  vain  toute  les  chaines  auraient  été  brisées,  en  vain 
,-i:s  opinions  de  commande  seraient  d'utiles  vérités;  le  genre  humain 
a  n'en  resterait  pas  moins  partagé  en  deux  classes,  celle  des  hommes  qui 
«  rni.ioiinmt  et  celle  rfes  hommes  qui  croient,  cette  dos  maUres  6t  •celle  des 
a  esclaves.  » 

Admirable  idéalisme  qui  met  d'abord  dans  l'esprit  lui-même  la  servitude 
ou  la  liberié  selon  qu'il  est  capable  ou  incapable  de  se  justiûer  à  lui-même 
sa  rrôyancr^. 

Admirable  idéalisme  qui  applique  la  critique  de  la  raison  à  la  raison 


HISTOIRE    SOCIALISTE  li:^9 

même,  qui  oblige  celle-ci  à  éprouver  sans  cesse  les  fondements,  mêmes  de 
lout  l'ordre  social  qui  se  prétend  uppuyé  sur  elle. 

Mais  il  ne  suffit  pas  de  rappeler  la  Déclaration  des  Droits  de  l'homaie  à 
ses  origines  morales  ;  il  ne  suffit  pas  de  la  confronter  avec  les  principes  de 
dignité,  de  liberté  doal  elle  est  une  expression  déterminée;  il  faut  prévoir 
que  des  applications  nouvelles  pourront  être  faites,  et  à  l'infini,  des  mêmes 
principi'S.  Et  l'our  que  l'Etat  puisse  aisément  permettre  jusque  dans  l'en- 
seignement public  la  j)ropagation  de  vérités  nouvelles,  poir  qu'il  puisse 
respecter  la  liberté,  san-;  avoir  l'air  de  se  désavouer  lui-même,  c'est  par 
l'intermédiaire  de  la  société  nationale  des  sciences  et  des  arts  se  recrutant 
eUe-même  que  la  nation,  selon  Condorcet,  doit  désigner  les  maîtres  de 
l'enseignement  supérieur. 

«  Cette  indépendance  de  toute  puissance  étrangère  où  nous  avons  placé 
l'enseignement  public  ne  peut  effrayer  personne,  puisque  l'abus  sertit  à 
l'instant  corrigé  par  le  pouvoir  législatif,  dont  l'autorité  s'exerce  immédia- 
tement sur  tout  le  système  de  l'instruction...  L'indépendance  de  l'instruction 
fait,  en  quelque  sorte,  une  partie  des  droits  de  l'espèce  humaine.  Puisque 
l'homme  a  rrçu  de  la  nature  une  perfectibilité  dont  les  bornes  inconnues 
s'étendent,  si  même  elles  existent,  bien  au  delà  de  ce  que  nous  pouvons 
concevoir  encore,  puisque  la  connaissance  de  vérités  nouvelles  est  pour  lui 
le  seul  moyen  de  développer  cette  heureuse  faculté,  source  de  son  bonheur 
et  de  sa  gloire,  quelle  puissance  pourrait  avoir  le  droit  de  lui  dire  :  Voilà  ce 
qu'il  faut  que  vous  sachiez,  voilà  le  terme  où  vous  devez  vous  arrêter  ? 
Puisque  la  vérité  seule  est  utile,  puisque  toute  erreur  est  un  mal,  de  quel 
droit  un  pouvoir,  quel  qu'il  fût,  oserait-il  déterminer  où  est  la  vérité,  où  se 
trouve  l'erreur  ? 

«  D'ailleurs,  un  pouvoir  qui  interdirait  d'enseigner  une  opinion  contraire 
à  celle  qui  a  servi  de  fondement  ^ux  lois  établies,  attaquerait  directement  la 
liberté  de  penser,  contredirait  le  but  de  toute  institution  sociale,  le  perfec- 
tionnement des  lois,  suite  nécessaire  du  combat  des  opinions  et  du  pro^'rès 
des  lumières... 

«  D'un  autre  côté,  quelle  autorité  pourrait  prescrire  d'enseigner  une 
doctrine  contraire  aux  principes  qui  ont  dirigé  les  législateurs? 

ft  On  se  trouverait  donc  nécessairement  placé  entre  un  respect  supers- 
titieux pour  les  lois  existantes,  ou  une  atteinte  directe  qui,  portée  à  ces  lois 
au  nom  d'un  des  premiers  pouvoirs  institués  par  elles,  pourrait  affiiblir  le 
respect  des  citoyens  ;  il  ne  reste  donc  qu'un  seul  moyen  :  l'indépendance 
absolue  des  opinions  daîis  tout  ce  qui  s'élève  au-dessus  de  l'instruction  élé- 
mentaire.  C'est  alors  qu'on  verra  la  soumission  volontaire  aux  lois  et  l'insei- 
gnement  des  moyens  d'en  corriger  les  vices,  d'en  rectifier  les  erreurs,  exister 
ensemble,  sans  que  la  liberté  des'opinions  nuise  à  l'ordre  public,  sans  que  le 
respect  pour  la  loi  enchaîne  les  esprits,  arrête  le  progrès  des  lumières,  et 


1140  HISTOIRE    SOCIALISTE 

consacré  àès  erreurs.  S'il  fallait  prouver  par  des  exemples  le  danger  de  sou- 
mettre l'enseignement  h  l'aulorilé,  nous  citerions  l'exemple  décos  peuples, 
nos  maîtres  dans  toutes  les  sciences,  de  ces  Indiens,  de  ces  EL'yptien>,  dont 
les  antiques  connaissances  nous  étonnent  encorf",  chez  qui  l'esprit  humain 
fit  tant  de  progrès,  dans  des  temps  dont  nous  ne  pouvons  même  fixer 
l'époque,  et  qui  retombèrent  dans  l'abrutissement  de  la  plu^  honteuse  igno- 
rance, au  moment  où  la  puissance  religieuse  s'empara  du  droit  d'instruire  les 
hommes.  Nous  citerions  la  Chine  qui  nous  a  prévenus  dans  les  sciences  et 
dans  les  arts,  et  chez  qui  le  gouvernement  en  a  subitement  arrêié  le  progrès 
depuis  des  milliers  d'années,  en  faisant  da  l'inslruclion  publique  une  partie 
de  ses  fonctions.  Nous  citerions  cette  décadence  où  tombt'rcnt  tout  à  coup  la 
raison  et  le  génie  chez  les  Romains  et  chez  les  Grecs,  après  s'être  élevés  au 
plus  haut  degré  de  gloire,  lorsque  l'enseignement  passa  des  mains  des  philo- 
sophes à  celles  des  prêtres.  Craignons,  d'apsès  ces  exemples,  tout  ce  qui  peut 
entraver  la  marche  libre  de  l'esprit  humain.  A  quelque  point  qu'il  soit  par- 
venu, si  un  pouvoir  quelconque  en  suspend  le  progrès,  rien  ne  peut  garantir 
même  du  retour  des  plus  grossières  erreurs  ;  il  ne  peut  s'arrêter  sans 
retourner  en  arrière,  et  du  moment  où  on  lui  marque  des  objets  qu'il  ne 
pourra  examiner  ni  juger,  ce  premiep  terme  mis  à  sa  liberté  doit  faire 
craindre  que  bientôt  il  n'en  reste  plus  à  sa  servitude.  »  {Applaudissements.) 

«  D'ailleurs,  la  Conslituti<  n  française  elle-même  nous  fait  de  cette 
indi'pendance  un  devoir  rigoureux.  Elle  a  reconnu  que  la  7ïation  a  le  droit 
inaliénable  et  imprescriptible  de  réformer  toutes  ses  lois,  elle  a  donc  voulu 
que  dans  l'instruction  nationale  tout  fût  soumis  à  un  ex'imm  rirfoureux. 
Elle  na  donné  à  aucune  loi  une  irrévocabilité  de  plus  de  dix  ^«;?^>\  elle  a 
donc  voulu  que  les  principes  de  lotîtes  les  lois  fussent  discutés,  que  toutes 
les  théories  politiques  pussent  être  enseignées  et  combattues  ;  qu'aucun  sys- 
tème d'orgnnisation  sociale  ne  fût  offert  à  l'enthousiasme  ni  aux  préjugés 
comme  l'objet  d'un  culte  superstitieux,  mais  que  tous  fussent  présentés  à 
la  raifon  comme  des  cotnbinai^ons  diverses  entre  lesquelles  elle  a  le  droit  de 
choisir;  et  aurait-on  respecté  celle  indépendance  inaliénable  du  peuple  si  on 
s'était  permis  de  fortifier  quelques  opinions  particulières  de  tout  le  poids 
que  peut  leur  donner  tin  enseignement  général  ;  et  le  pouvoir  qui  se  serait 
arrogé  le  droit  de  choisir  cps  opinions  n'aurait-il  pas  véritablement  usurpé 
une  partie  de  la  souveraineté  nationale^  » 

C'est  cet  admirable  esprit  de  liberté  vivante  et  de  perpétuelle  enquête 
qu'il  faut  retenir;  il  ne  doit  pas  y  avoir  dans  l'eiiseigneinenl  national  une 
seule  idée  qui  ne  soit  soumise  à  la  critique,  à  l'iiicessinle  revision  de  l'esprit 
humain.  11  ne  doit  pas  y  avoir  une  seule  porte  close  ;  mus  au  contraire 
ouverture  de  toute  vérité  et  de  tout  esprit  à  la  vie  qui  les  renouvelle,  à  la 
réalité  mouvante  qui  les  transforme.  Pas  ùu  seul  do^ime  philosophique,  poli- 
tique, scientifique,  social  ;  et  la  raison  seule  souveraine.  Quiconque,  individu. 


HISTOIRE     SOCIALISTR 


1141 


corporation  ou  Etat,  ne  comprendra  pas  ain>i  l'enseignéraent,  quiconque  ne 
metlra  pas  au-dessus  de  ses  affirmations  l'esprit  lui-môiue,  trahira  la  vérité 
et  attentera  aux  intelligences. 

Mais  si  l'insi  iralion  générale  de  Condorcel  est  alrairable,  si  nous  devons 
tous  et  toujours  faire  notre  règle  de  ce  souci  exclusif  de  la  vérité,  il  n'est  pas 
certain  que  Condorc^jt  ail  trouvé  avec  une  sûreté  égale  l'organisation  qui,  en 
effet,  assure  le  mieux  la  liberté  et  le  progrès  de  l'esprit.  Ceux  qui  tentent 
d'abuser  de  ses  paroles  pour  réclamer  en  faveur  de  l'Eglise  la  liberté  d'en- 
seigner vont  exactement  à  contre-sens  de  sa  pensée.  Théoriquement,  l'Eglise 


LA   CARMAGNOLE 

Si  vous  aimez  la  danse 

Dansons  la  Carmagnole 

Venez  accourez  tous 

Vive  le  son,  vive  le  son, 

Boire  du 

vin  de  France  (bis) 

Dansons  la  Carmagnole 

Et  danser  avec  nous. 

Vive  le  son  du  canon. 

Ah  !  ça  ira  ça  ira 

ça 

ira                                       * 

Le  peuple  en  ce  jour  sans 

cesse  répète 

Ah  1  ça  ira  ça  ira 

ça 

ira 

Réjouissons-nous  le  b 

on 

temps  viendra. 

(La  Carmagnole  commence  à.  jouer  ua  rôle  aux  environs  du  10  août). 
(D'après  un  dociuueot  du  Musde  Carnavalet.) 


qui  immobilise  les  esprits  sous  ses  dogmes,  £St  la  négation  vivante  de  cet 
esprit  de  liberté  que  Condorcet  veut  faire  prévaloir.  Et  en  fait,  je  répète  que 
du  temps  de  Coudorcet  la  question  ne  se  posait  môme  pas.  Les  polémistes 
catholiques  qui  tssaient  démettre  la  loi  Falloux  sous  laproleclion  de  Condorcet 
commettent  c.  la  fois  une  bévue  philosophique  et  une  fraude  historique.  Mais 
Condorcel  voil-il  juste  lorsqu'il  redoute  autant  la  tyrannie  des  gouvernements 
que  celle  de  l'i-.glise?  Sans  doute,  l'exemple  de  tous  les  gouvernements, 
depuis  un  siècle,  de  Napoléon,  de  la  Restauration,  de  Louis-Philippe,  de  la 
République  bourgeoise,  démontre  que  dans  l'enseignement  national  la  pensée 
se  heurte  souvent  à  des  consignes  et  l'esprit  à  des  barrières.  Aussi,  le  vrai 
problème  est  de  donner  à  la  démocratie  un  besoin  croissant  de  liberté;  c'est 
de  lui  faire  comprendre  que,  dans  son  intérêt  même,  aussi  bien  que  pour  la 
croissance  humaine,  toutes  les  idées,  toutes  les  doctrines  doivent  pouvoir  se 
pro  luire  dans  l'enseignement  d'Elal,  à  une  seule  condition,  c'est  qu'elles  ne 
se  réclament  que  de  la  raison  et  qu'elles  n'agissent  que  sur  la  raison.  Mais 
Condorcet,  au  lieu  de  poser,  si  je  puis  dire,  le  problème  de  la  liberlé  à  Tinté- 


114S  HISTOIIIK     SOCIALISTE 


ri<>ur  m&me  de  l'Etat,  clicrche  h  s'évailer  de  l'Etat.  Il  rêve,  pour  un  avenir 
lointain,  li'un  enseignement  tout  individuel  qui  serait  donné  par  des  hommes 
libres,  n'ayant  aucun  lien  avec  l'Eglise  et  aucun  lien  avec  le  pouvoir.  Mais  il 
se  rend  bien  compte  que  maintenant,  l'elTacement  de  la  nation  ne  ferait  que 
laisser  un  libre  jeu  à  toutes  les  supersutioiis  et  à  toulcs  les  lyra:nties. 

«  Il  viendra,  sans  doule,  un  temps  où  les  sociétés  savantes  instituées 
par  l'autorité  seront  superflues  et  dès  lors  (lanjjoriases,  où  même  tout  éta- 
blissement public  (tiiistruction  deviendra  inutile.  Ce  sera  celui  où  aucune 
erreur  gcni'-rale  ne  sera  plus  à  craindre,  ou  toutes  les  causes  qui  appellent 
l'intérêt  ou  les  préjugés  au  service  des  passions  auront  perdu  leur  influence  ; 
où  les  lumières  seront  répandues  avec  égalité  et  sur  tous  les  lieux  d'un 
même  terriioire  et  dans  toutes  le»  classes  d'une  même  société j  où  toutes  les 
•ciences  et  toutes  les  applications  des  sciences  seront  é(julemvnt  délivrées  du 
joug  de  toutes  les  superstitions  et  du  poison  des  fausses  doctrines,  où  chaque 
lomine,  enfin,  trouvera  dans  ses  propi-es  connaissances,  dans  la  rectitude  de 
con  esprit,  des  armes  suffisantes  pour  repous-er  toutes  les  ruses  de  la  charh- 
lanerie  ;  mais  ce  temps  est  encore  éloigné,  notre  objet  crevait  être  d'en  pi  e- 
^K;rer,  d'en  accélérer  l'époque  ;  et  en  travaillant  à  former  ces  inslitutioiis 
nouvelles,  nous  avons  dû  nous  occuper  sans  cesse  de  hâter  l'instant  heureux 
où  elles  deviendront  inutiles.  » 

Quel  magniQ.]ue  rêve  d'individualisme,  d'«  anarchisme  »  intellectuel  et 
scienliQquc  !  Plus  d'autorité  enseignante  :  ni  l'Eglise,  ni  l'Etat,  ni  corps 
;avants  :  la  vérité  jaillissant  de  tout  esprit  comme  d'une  source  et  revenant 
;i  tout  esprit  comme  à  un  réservoir  ;  toute  intelligence  mise  en  contact 
immédiat  avec  le  réel,  sans  qu'aucun  voile  de  superstition,  sans  qu'aucune 
tyrannie  de  gouvernement,  sans  qu'aucun  prestige  même  de  gloire  s'inter- 
pose entre  la  pensée  libre  et  J'univers  ;  .la  science  progressant  par  son  propre 
ressort  et  se  propageant  d'esprit  à  esprit  par  sa  seule  vertu  ;  toutes  les  diffé- 
rences de  niveau  entre  les  classes  abolies,  de  telle  sorte  que  la  vérité  ne 
tombe  pas  d'un  esprit  sur  un  autre  avec  une  force  d'écrasement  et  de 
contrainte,  mais  se  répande  de  conscience  à  conscience  par  une  sorte  de 
communication  aisée  et  douce,  sans  chute,  ni  remous,  ni  écume  trouble  ; 
c'est  la  plus  grande  vision  d'humanité  pensante  et  libre  dont  un  homme 
ait  l'ait  confidence  à  d'autres  hommes. 

Et  ce  sont  les  paysans  accablés  hier  sous  la  corvée,  le  dédain,  les  ténè- 
bres, ce  sont  les  prolétaires  des  faubourgs  généreux  mais  incultes,  que 
Condorcet  appelle,  en  ses  larges  rêves,  à  la  libre  communion  fraternelle  de  la 
science  et  de  la  pensée  :  c'est  la  philosophie  qui  se  fait  toute  à  tous  et  qui 
veut  enfin  faire  de  tous  les  hommes  des  élus.  Quelle  grandeur  d'espérance 
et  de  foi,  quel  sublime  appel  aux  humbles  non  pour  continuer  en  résignation 
religieuse  leur  humilité  sociale,  mais  pour  les  élever  si  haut  qu'il  n'y  ait 
plus  au-dessus  d'eux  que  la  vérité  I 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1113 

C'est  pour  préparer  la  réalisation  de  ce  gra.'id  rêve  que  Condorcet 
s'applique,  tout  de  suite,  à  débarrasser  autant  qu'il  le  peut,  de  toute  coo- 
traiiite  et  de  toule  entrave,  la  vérité.  Mais  quelle  que  soit  sa  défiance  du  pou- 
voir politique,  des  institutions  gouvernementales,  il  est  bien  obligé  de 
mettre  sur  lenïeignement  public  la  marque  de  la  uation.  Et  lorsqu'il  semble 
affranchir  de  l'action  gouvernementale  la  suprême  société  nationale  qui  se 
recrute  elle-même,  je  ne  suis  point  assuré  qu'il  donne  par  là  des  garanties 
déci-ives  à  la  liberté  du  vrai  :  l'esprit  de  caste  et  de  coterie  des  Aca  éniies 
qui  se  recrutent  elles-mêmes  et  qui  semblent  par'ois  frappées  de  sénilité  est 
plus  contraire  aux  hardiesses  du  vrai  que  ne  le  fut  jamais  l'Université  d'Etat 
où  affluent  toujours,  malgré  tout,  des  forces  neuves.  Le  vrai  problème  reste 
donc  celui-ci  :  organiser  la  liberté  à  l'intérieur  même  de  l'enseignement 
nati  mal . 

La  liberté  ne  doit  pas  être  une  annexe  à  la  nation,  un  refuge  oîi  s'abri- 
teruent  ceux  que  tyrannise  l'Etat  :  la  liberté  doit  imprégner  l'Elat  laïque 
enseignant.  Mais  la  défiance  de  Condorcet  à  l'égard  de  tout  ce  qui  imraobili-e, 
son  souci  de  tenir  toujours  grande  ouverte  la  porte  de  l'avenir  attestant,  en 
1702,  un  grand  essor  de  l'esprit  humain.  Talleyrand  avait  prévu,  il  est  vrai, 
que  les  sciences  sociales  se  développeraient  ;  mais  il  ne  donne  pas,  comme 
Coadorcet,  la  sensation  vive  que  le  monde  est  en  mouvement  et  que  laCons- 
litulion  même  où  la  Révolution  venait  de  résumer  ses  premières  coiiquêles, 
e-l  toute  provisoire-  Pour  Talleyrand,  la  Révolution  est  comme  un  navire 
immobile,  d'où  le  regard  découvre  de  vastes  horizons  vers  lesquels  ua  jour 
il  faudra  faire  voile;  pour  Condorcet  la  Révolution  est  un  navire  en  marche, 
dont  la  vibration  et  l'élan  animenl  les  hardiesses  de  l'esprit.  Or,  quelle  est  la 
force  qui  avait  plus  à  espérer  des  évolutions  nouvelles  et  des  progrès  pro- 
chains, sinon  le  prolétariat  ? 

Comme  Talleyrand,  mais  avec  plus  de  précision  que  lui,  Condorcet 
exproprie  l'antiquité  du  premier  rang  qu'elle  avait  occupée  jusque-là;  aussi 
bien  l'antiquité  païenne  que  l'antiquité  chrétienne.  11  me  semble  que  Con- 
'  dorcet  n'est  point  assez  sensible  à  la  puissance  de  beauté  et  de  raison, 
aisément  et  éternellement  communicable,  que  contiennent  l'antiquité  grecque 
et  l'antiquité  romaine. 

Mais  il  a  bien  vu  que  pour  être  pleinement  comprises,  et  goûtées  en  le'ir 
vrai  sens,  les  œuvres  antiques  devaient  être  reidacées  dans  les  séries  hislo 
riques,  expliquées  et  éclairées  par  le  génie  de  leur  temps,  par  les  mœurs  et 
les  institutions  dont  elles  procèdent.  Il  a  bien  vu  et  bien  dit  qu'elles  ne  pou- 
vaient plus  être  aujourd'hui  un  principe  d'éducation,  mais  un  complém  -nt 
d'é  Jucation  admirable  pour  ceux  que  la  conscience  et  la  vie  moderne  auraieal 
déjà  formés. 

Et  peut-être,  à  ce  titre,  eût-il  mérité  d'être  compté  par  .M.  Al-red 
Croiset   parmi   ceux  qui   pré;,arèrent  la  conception  historique  et  la  vivante 


Ii44  HISTOIRE    SOCIALISTE 

inlerprétalion  de  la  littérature  grecque  ;  M.  Croisel  a  trop  négligé,  dans  sa 
belle  introduction,  les  origines  révolutionnaires. 

<<  Enfin,  puisqu'il  faut  tout  dire,  puisque  tous  les  préjugés  doivent 
aujourd'hui  disparaître,  l'élude  longue,  approfondie  des  langues  des  anciens, 
étude  qui  nécessiterait  la  lecture  des  livres  qu'ils  nous  ont  laissés  serait  peut- 
être  plus  nuisible  qu'utile. 

<  Nous  cherchons  dans  l'éducation  à  faire  connaître  des  vérités,  et  ces 
livres  sont  remplis  d'erreurs;  nous  cherchons  à  former  la  raison,  et  ces  livres 
peuvent  l'égarer. 

«  Nous  sommes  si  éloignés  des  anciens,  nous  les  avons  tellement  de- 
vancés dans  la  route  de  la  vérité,  qu'il  faut  avoir  sa  raison  déjà  toute  armée 
pour  que  ces  précieuses  dépouilles  puissent  l'enrichir  sans  la  corrompre. 
Comme  modèle  dans  l'art  d'écrire,  dans  l'éloquence,  dans  la  poésie,  les  an- 
ciens ne  peuvent  même  servir  qu'aux  esprits  déjà  fortifiés  par  des  étuiles 
premières.  Qu'est-ce,  en  effet,  que  des  modèles  qu'on  ne  peut  imiter  sans 
examiner  sans  cesse  ce  que  la  différence  des  mœurs,  des  langues,  des  reli- 
gions oblige  d'y  changer?  Déiiioslhène,  à  la  tribune,  parlait  aux  Athéniens 
assemblés;  le  décret  que  son  discours  avait  obtenu  était  rendu  par  la  nation 
même,  et  les  copies  de  l'ouvrage  circulaient  ensuite  lentement  parmi  les 
orateurs  ou  leurs  élèves. 

«  Ici  nous  prononçons  un  discours  non  devant  le  peuple,  mais  devant 
ses  représenlanls;  et  ce  discours,  répandu  par  l'impression,  a  bientôt  autant 
de  ju^es  froids  et  sévères  qu'il  existe  en  France  de  citoyens  occupés  de  la 
chose  publique.  Si  une  éloquence  entraînante,  passionnée,  séductrice  peut 
égarer  quelquefois  les  assemblées  populaires,  ceux  qu'elle  trompe  n'ont  à 
prononcer  que  sur  leurs  propres  inléiêts.  Leurs  fautes  ne  relorabent  que  sur 
eux-mêmes,  mais  des  représentants  du  peuple  qui,  séduits  par  un  orateur, 
céderaient  à  une  autre  force  qu'à  celle  de  leur  raison,  prononçant  sur  les 
intérêts  daulrui,  trahiraient  leur  devoir,  et  perdraient  bi-nlôt  la  confiance 
publique  sur  laquelle  seule  toute  Constitution  représentative  est  appuyée. 
Ainsi,  cette  même  éloquence,  nécessaire  aux  Constilu lions  anciennes,  .«erait 
dans  la  nôtre  le  germe  d'une  corruption  destructive.  Il  était  alors  permis, 
utile  peut-être,  d'émouvoir  le  peuple,  nous  lui  devons  de  ne  chercher  qu'à 
l'éclairer.  Pesez  toute  l'influence  que  le  changement  dans  la  forme  des  Cons- 
titutions, toute  celle  que  l'invention  de  l'imprimerie  peuvent  avoir  sur  les 
règles  de  l'art  de  parler,  et  prononcez  ensuite  si  c'est  aux  premières  aimées 
de  la  jeunesse  que  les  orateurs  anciens  doivent  être  donnés  pour  mo- 
dèle. » 

Je  ne  sais  si  l'exemple  de  Démosthène,  où  la  force  de  la  pure  raison  est 
si  dominante,  est  heureusement  choisi  ;  mais,  dans  l'ensemble,  c'est  bien 
une  application  hardie  du  sens  historique  aux  chefs-d'œuvre  anciens  :  c'est 
aussi  la  foi  éclatante  aux  temps  nouveaux. 


HISTOIRE    SCCIALISTE 


1145 


Vous  devez  à  la  nation  française  une  instruction  au  niveau    du 


r^     ■« 


XV III'  siècle,  de  cette  p/iilusopiiio  (fui,  e)i  éclairant  la  génération  conlempo- 
raiiir,  prépare  et  devance  déjà  la  raison  supérieure  à  laquelle  les  progrès 

LIV.   144.    —  HISTOIRE  SOCIALISTE.  LIV.   144 


1146  HISTOIRE    SOCIALISTE 

nécessaires  du  genre  humain  appellent  les  t/énérations  futures.  Tels  ont  été 
nos  principes,  et  c'est  d'après  celle  philosophie,  liôre  de  toutes  les  chaînes, 
a/franchie  de  toute  autorité,  de  toute  Itabitude  ancienne,  que  nous  avons 
choisi  et  classé  les  objets  de  l'instruction  publique.  »  C'est  toujours  le  même 
magnlQque  appel  à  toutes  les  forces  de  la  pensée  :  c'est  comme  une  vaste  et 
calme  lumière  qui  sollicLle  les  germes  innombrables,  et  leur  promet  la  gloire 
croissante  de  la  vie. 

Gomme  le  soleil  créateur  précipite  la  chute  des  dernières  feuilles  mortes 
par  l'éclosion  des  feuilles  nouvelles,  la  laraière  créatrice  de  la  Révolution 
détache  de  l'arbre  les  splendeurs  mortes  des  frondaisons  anciennes,  et  fait 
cclaler  les  bourgeons.  La  spiendide  et  mélancolique  jonchée  des  choses  d'au- 
trefois saura  émouvoir  l'homme  qui  rêve  :  les  forces  jeunes  de  la  vie  triom- 
pheront seules  dans  le  rayonnant  éther. 

Mais  c'est  par  des  trails  plus  précis,  et  d'une  valeur  plus  immédiate,  que 
se  marque,  de  Talleyrand  à  Condorcet,  le  progrès  révolutionnaire.  P'abord  le 
plan  de  Condorcet  exclut  nettement  la  religion  de  l'enseignement  public. 
Talleyrand  laissait  la  religion  dans  l'école,  comme  la  Constitution  civile  la 
laissait  dans  l'Etat.  11  la  subordonnait,  il  est  vrai,  ou  tout  au  moins  il  ne  lui 
soumettait  pas  la  morale.  Et  jusque  dans  l'enseignement  des  «  écoles  pour  les 
ministres  delà  religion»,  il  glissait  une  tendance  rationaliste.  «  C'est  un 
principe  catholique  que  la  croyance  est  un  don  de  Dieu,  mais  ce  serait  étran- 
gement abuser  de  ce  principe  que  d'en  conclure  que  la  raison  doit  se  re- 
garder comme  étrangère  à  l'étude  de  la  religion,  car  elle  est  aussi  un  présent 
de  la  Divinité,  et  le  premier  guide  qui  nous  a  été  accordé  par  elle  pour  nous 
conduire  dans  7ios  recherches.  » 

Mais  enfin  diminuée,  resserrée,  contrôlée,  la  religion  continuait  à  faire 
partie  du  système  d'instruction.  An  nom  du  Comité  de  la  Législative,  Con- 
dorcet l'élimine,  la  réduit  à  n'être  plus  qu'une  chose  privée. 

«  Les  principes  de  la  morale  enseignés  dans  les  écoles  et  dans  les  insti- 
tuts seront  ceux  qui,  fondés  sur  nos  sentiments  naturels  et  sur  la  raison, 
appartiennent  également  à  tous  les  hommes.  La  Constitution,  en  reconnais- 
sant le  droit  qu'a  chaque  individu  de  choisir  son  culte,  en  élablissant  une 
entière  égalilé  entre  tous  les  habitants  de  la  France,  ne  permet  point  d'ad- 
mettre dans  l'instruction  publique  un  enseignement  qui,  en  repoussant  les 
enfants  d'une  partie  des  citoyens,  détruirait  l'égalité  des  avantages  sociaux  et 
donnerait  à  des  dogmes  particuliers  un  avantage  contraire  à  la  liberté  des 
opinions.  Il  était  donc  rigoureusement  nécessaire  de  séparer  de  la  morale  les 
principes  de  toute  religion  particulière,  et  de  n'admettre  dans  Cinstruction 
publique  V  enseigne  ment  d'aucun  culte  religieux. 

«  Chacun  d'eux  doit  être  enseigné  dans  les  temples  par  ses  propres  mi- 
nistres. Les  parents,  quelle  que  soit  leur  croyance,  quelle  que  soit  leur  opi- 
nion, sur  la  nécessité  de  telle  ou  telle  religion,  pourront  alors,  sans  repu- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1147 

gnance,  envoyer  leurs  enfants  dans  les  étalalissements  nationaux,  et  la 
puissance  publique  n'aura  point  usurpé  sur  les  droits  de  la  conscience,  sous 
prétexte  de  l'éclairer  et  de  la  conduire. 

«  D'ailleurs,  combien  n'est-il  pas  important  de  fonder  la  morale  sur  les 
seuls  principes  de  la  raison? 

«  Quelque  changement  que  subissent  les  opinions  d'un  homme  dans  le 
cours  de  sa  vie,  ces  principes  établis  sur  cette  base  resteront  toujours  égale- 
ment vrais;  ils  seront  toujours  invariables  comme  elle;  il  les  opposera  aux 
tentatives  que  l'on  pourrait  faire  pour  égarer  sa  conscience,  elle  conservera 
son  indépendance  et  sa  rectitude,  et  on  ne  verra  plus  ce  spectacle  si  affligeant 
d'hommes  qui  s'imaginent  remplir  leur  devoir  en  violant  les  droits  les  plus 
sacrés,  et  obéir  à  Dieu  en  trahissant  leur  patrie. 

«  Ceux  qui  croient  encore  à  la  nécessité  d'appuyer  la  morale  sur  une 
religion  particulière  doivent  eux-mêmes  approuver  cette  séparation;  car  sans 
doute  ce  n'est  pas  la  vérité  des  principes  de  la  morale  qu'ils  font  dépendre 
de  leurs  dogmes;  ils  pensent  seulement  que  les  hommes  y  trouvent  des  motifs 
plus  puissants  d'être  justes;  et  ces  motifs  n'acquerront-ils  pas  une  force  plus 
grande  sur  tout  esprit  capable  de  réfléchir,  s'ils  ne  sont  employés  qu'à  forti- 
fier ce  que  la  raison  et  le  sentiment  intérieur  ont  déjà  commandé? 

«  Dira-t-on  que  l'idée  de  cette  séparation  s'élève  trop  audessiis  des 
lumières  actuelles  du  peuple  ?  Non,  sans  doute,  car  puisqu'il  s'agit  ici  d'ins- 
truction publique  tolérer  une  erreur  ce  serait  s'en  rendre  complice  ;  ne  pas 
consacrer  hautement  la  vérité,  ce  serait  la  trahir.  Et  quand  bien  même  il 
serait  vrai  que  des  ménagetnents  politiques  doivent  encore  souiller  les  lois 
dun  peuple  libre,  quand  cette  doctrine  insidieuse  ou  faible  trouverait  une 
excuse  dans  cette  stupidité  qu'on  se  plaît  à  supposer  dans  le  peuple,  pour 
avoir  m/i  prétexte  de  le  tromper  ou  de  l'opprimer,  du  moins  l'instruction  qui 
doit  amcîier  le  temps  où  ces  ménagements  seront  inutiles,  ne  peut  appartenir 
qu'à  la  vérité  seule,  et  doit  lui  appartenir  tout  entière.  » 

Ainsi,  pour  Condorcet,  non  seulement  l'Eglise  doit  être  séparée  de  l'école, 
mais  cette  première  séparation  doit  hâter  la  séparation  complète  de  l'Eglise 
et  de  l'Etat,  l'entière  élimination  de  la  religion  réduite  aux  consciences  indi- 
viduelles et  perdant  tout  caractère  officiel.  L'article  6  du  projet  sur  les  écoles 
primaires,  résumant  ces  fortes  pensées,  dit  nettement  :  «  La  religion  sera 
enseignée  dans  les  temples,  par  les  ministres  respectifs  des  différents 
cuites.  » 

Depuis  le  rapport  de  Talleyrand,  en  six  mois,  cest  un  grand  effort 
d'émancipation. 

Mais  Condorcet  ne  se  borne  pas  à  affranchir  l'enseignement,  même  pri- 
maire, de  toute  influence  religieuse,  il  ne  se  borne  pas  à  avertir  ainsi  offi- 
ciellement le  peuple  que  c'est  hors  de  la  religion  qu'il  doit  chercher  tous  les 
principes  de  la  vie  intellectuelle,  morale  et  sociale.   11  prévoit  un  enseigne- 


1148  HlSTOIllE    SOCIALISTE 

ment  populaire  beaucoup  plus  étendu  et  beaucoup  plus  éleyé  que  celui  que 
prévoyait  le  rapport  de  Talleyrand. 

Dans  le  projet  de  celui-ci  il  n'y  avait  qu'un  degré  d'enseignement  popu- 
laire, et  il  était  très  humble.  C'est  à  peine  si  on  doit  y  apprendre  à  lire,  à 
écrire,  à  compter  un  peu,  et  l'enfant  ne  doit  y  séjourner  que  deux  années  : 
il  y  entrera  entre  six  et  sept  ans;  il  en  sortira  entre  huit  et  neuf  ans.  De  tous 
ces  enfants  sortant  à  huit  ou  neuf  ans  de  l'école  primaire,  quelques-uns  à 
peine  se  dirigeront  vers  les  écoles  du  district  qui  leur  font  suite  et  qui  sont 
en  réalité  des  écoles  d'enseignement  secondaire,  comprenant  l'étude  des 
langues  anciennes  et  où  la  bourgeoisie  seule  accédera.  Talleyrand  le  dit 
expressément. 

«  Au  delà  des  premières  écoles  seront  établies,  dans  chaque  district,  des 
écoles  moyennes  ouvertes  à  tout  le  monde,  mais  destinées  néanmoins,  par  la 
nature  des  choses,  à  iin  petit  nombre  seulement  d'entre  les  élèves  des  écoles 
primaires. 

«  On  sait^  en  effet,  qu'au  sortir  de  la  première  instruction,  qui  est  la 
portion  commune  du  patrimoine  que  la  Société  répartit  à  tous,  le  grand 
nombre,  entraîné,par  la  loi  du  besoin,  doit  prendre  sa  direction  vers  un  état 
promptement  primitif  ;  que  ceux  qui  sont  appelés  par  la  nature  à  des  pro- 
fessions mécaniques  s'empresseront  {sauf  quelques  exceptions)  à  retourner 
dans  la  maiwn  paternelle  ou  a  se  former  dans  les  ateliers  ;  et  que  ce  serait 
une  véritable  folie,  une  bienfaisance  cruelle,  de  vouloir  faire  parcourir  à  tous 
les  divers  degrés  d'une  instruction  inutile  et  par  conséquent  nuisible  au  plus 
grand  nombre.  » 

Ainsi,  dans  le  plan  de  la  Constituante,  quand  les  enfants,  de  six  à  huit 
ans  auront  appris  à  lire  et  à  écrire,  la  Société  ne  s'occupera  plus  d'eux:  elle 
leur  a  mis  en  main  un  instrument  d'éducation  bien  élémentaire  et  bien 
débile,  qui  bientôf"  sans  doule  s'usera  ou  se  brisera  avant  d'avoir  pu  servir. 
Elle  ne  croit  pas  possible  d'aller  au  delà,  et  de  retarder  davantage  le  mo- 
ment impatiemment  attendu  où  la  famille  paysanne  pourra  disposer  de 
l'enfant  pour  le  service  de  la  ferme,  et  où  la  famille  ouvrière  j)oiirra,  soit 
dans  les  petits  ateliers  domestiques,  soit  dans  les  manufactures,  plier  l'en- 
fant au  travail  industriel. 

Le  plan  de  Talleyrand,  en  même  temps  qu'il  nous  révèle  les  faibles  am- 
bitions de  la  Gunsliluante  pour  l'enseignement  du  peuple,  nous  apprend  que 
déjà  l'impatience  de  la  production  industrielle  et  l'égoïsme  avide  d(>s  pères 
et  des  mères  gualtniont  l'enfant  dès  sa  huitième  année  et  le  réclamaient 
sans  doute  impérieusement. 

Le  Comité  de  la  Législative,  représenté  par  Condorcet,  a  plus  d'ambition 
pour  l'enfance  pauvre,  et  particiiliÎTement  pour  l'enfance  ouvrière.  Le  projet 
de  Condorcet  prévoit  dans  l'enseignement  populaire  deux  degrés  :  il  y  a 
d'abord  une  école  primaire,  et  qu'il  appelle  de  ce  nom  ;  il  y  a  ensuite,  sous  le 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1149 

nom  «  d'école  secondaire  »,  ce  que  nous  appellerions  aujourd'hui  une  école 
primaire  supérieure. 

Au  premier  degré,  dans  l'école  primaire  proprement  dite,  oîi  tous  passe- 
ront, l'enseignement  est,  non  plus  comme  dans  le  plan  des  Consliluanls,  de 
■deux  années,  mais  de  quatre  années  : 

«  Article  3.  —  L'enseignement  des  écoles  primaires  sera  partagé  en 
quatre  divisions,  que  les  élèves  parcourront  successivement.  »         -        .. 

Comme  ils  ne  peuvent  entrer  avant  l'âge  de  six  ans,  c'est  de  six  ans  à 
dix  ans  que  l'école  primaire  retient  les  entants.  Il  est  vrai  que  l'obligation 
scolaire  n'est  pas  inscrite  dans  la  loi.  La  Révolution  avait  peur  de  paraître 
t'jucher  à  la  liberté  individuelle  et  de  se  heurter  à  la  résistance  des  familles. 

Talleyrand  avait  nettement  écarté  dans  son  rapport,  toute  idée  d'obliga- 
tion légale:  «  La  Nation  offre  à  tous,  le  grand  bienfait  de  l'instruction,  mais 
elle  ne  l'impose  à  personne.  Elle  sent  que  chaque  famille  est  aussi  une  école 
primaire  dont  le  père  est  le  chef...  Elle  pense,  elle  espère  que  les  vrais  prin- 
cipes prévaudront  insensiblement  dans  le  sein  des  familles,  et  en  banniront 
les  préjuges  de  tout  genre  qui  corrompent  l'éducation  domestique;  elle  res- 
pectera doncles  éternelles  convenances  de  la  Nature  qui,  mettant  sous  la 
sauvegarde  de  la  tendresse  paternelle  le  bonheur  des  enfants,  laisse  au  père 
le  soin  de  prononcer  sur  ce  qui  leur  importe  davantage...  Elle  sedéfendra  des 
erreurs  de  cette  République  austère  (Sparte)  qui  se  vit  ensuite  obligée  de 
briser  les  liens  de  famille  ».  Oui,  et  si  la  «  tendresse  paternelle  »  déshérite 
l'enfant  de  toute  instruction,  de  toute  lumière  ?  A  quoi  servira  que  la  Nation 
ait  mis  l'instruction  «  à  la  portée  de  tous  »,  si  le  père  et  la  mère  n'en  veu- 
lent pas  pour  leur  enfant,  s'ils  interceptent  pour  lui  la  clarté  commune? 
J'observe  que  sur  la  question  de  l'obligation,  Condorcet  garde  complètement 
le  silence.  On  dirait  qu'il  évite  ce  troublant  problème  et  après  le  rapport  de 
Talleyrand,  ce  silence  de  Condorcet  est  significatif.  Il  semble  qu'il  ne  veuille 
même  pas  considérer  comme  possible  que  la  barbarie  des  familles  retranche 
aux  enfants  linstructioa  préparée  pour  eux  par  la  Nation,  et  il  répèle  si  for- 
tement qu'elle  doit  être  universelle  qu'il  espère  sans  doute  que  la  force  des 
mœurs  suppléera  en  ce  point  au  silence  des  lois.  C'est  donc  jusqu'à  dix  ans 
et  non  plus  seulement  jusqu'à  huit  que  tous  les  enfants  resteront  dans  les 
écoles  primaires.  C'est  jusqu'à  dix  ans  et  non  plus  jusqu'à  huit  que  Condorcet 
retarde  leur  entrée  à  l'atelier.  «  Ce  terme  de  quatre  ans  qui  permet  une  di- 
vision commode,  pour  une  école  où  l'on  ne  peut  placer  qu'un  seul  maître, 
répond  aussi  assez  exactement  à  l'espace  de  temps  qui,  pour  les  enfants  des 
familles  les  plus  pauvres,  s'écoule  entre  l'époque  où  ils  commencent  à  être 
capables  d'apprendre  et  celle  où  ils  peuvent  être  employés  à  un  travail  utile, 
assujettis  à  un  apprentissage  régulier.  »  En  ces  quatre  ans,  «  dans  les  écoles 
primaires  de  campagne,  on  apprendra  à  lire  et  à  écrire.  On  y  enseignera  les 
règles  de  l'arithmétique,  les  premières  connnaissances  morales  naturelles  et 


iir.o  HisTOinE   soriAiJSTE 

économiques  nécessaires  aux.  habitanls  des  campagnes.  On  enseignera  les 
mémos  objets  dans  les  écoles  primaires  des  bourgs  et  des  villes;  mais  on 
insistera  moins  sur  les  connaissances  relatives  à  ragriciillure,  et  davantage 
ur  les  connaissances  relatives  aux  arts  et  au  commerce». 

D'emblée,  comme  on  voit,  ce  programme  a  beaucoup  plus  d'ampleur  que 
celui  de  Talleyrand.  Mais  Gondorcet  ne  s'arrête  pas  là,  au  moins  pour  le 
peuple  des  villes.  Il  ne  croit  pas  possible  dans  les  écoles  des  campagnes 
daller  au  delà,  d'abord,  sans  doute  à  cause  de  la  dépense,  peut-être  aussi 
parce  que  loin  des  villes,  loin  des  foyers  les  plus  ardents  de  lumière  scien- 
tifique et  de  vie  moderne,  il  lui  paraît  malaisé  que  la  curiosité  spontanée  des 
entants  et  le  bon  vouloir  des  familles  aillent  beaucoup  au  delà  de  ce  premier 
sffort. 

Mais  pour  le  peuple  des  ouvriers,  des  artisans,  des  petits  commerçants, 
Condorcet  espère  et  demande  mieux;  et  il  prévoit,  dans  les  villes,  la  forma- 
tion d'écoles  secondaires  qui  semblent  destinées  tout  à  la  fois  à  la  petite 
bourgeoisie  artisane  ou  marchande  et  à  la  classe  ouvrière,  ou  tout  au  moins 
à  l'ardente  élite  de  celle-ci. 

«  Des  écoles  secondaires  établies  dans  les  villes  formeront  le  second 
degré.  On  y  enseignera  ce  qui  est  nécessaire  pour  exercer  les  emplois  de  la 
société,  et  remplir  les  fonctions  publiques  qui  n'exigent  ni  une  grande  éten- 
due de  connaissances  ni  un  genre  d'études  particulier.  »  Et  plus  précisément, 
on  enseignera  dans  les  écoles  secondaires  : 

«  1°  Les  notions  grammaticales  nécessaires  pour  parler  et  écrire  correc- 
tement; l'histoire  et  la  géographie  de  la  France  et  des  pays  voisins; 

«  2°  Les  principes  des  arts  mécaniques,  les  éléments  pratiques  du  com- 
merce, le  dessin; 

«3°  On  y  donnera  des  développements  sur  les  points  les  plus  importants 
de  la  vie  morale  et  de  la  science  sociale,  avec  l'explication  des  principales 
lois,  et  les  règles  des  conventions  et  des  contrats; 

«4°  On  y  donnera  des  leçons  élémentaires  de  mathématiques,  de  physique 
et  d'histoire  naturelle,  relatives  aux  arts,  à  l'agriculture  et  au  commerce. 

«  Dans  les  écoles  secondaires  où  il  y  aura  plus  d'un  instituteur,  on  pourra 
enseigner  une  des  langues  étrangères  la  plus  utile,  suivant  les  localités. 

«L'enseignement  sera  divisé  en  trois  divisions  que  les  élèves  parcourront 
successivement.  » 

Comme  on  voit,  ces  écoles  prenant  les  enfants  à  dix  ans  au  sortir  de 
l'école  «  primaire  »  les  retiendraient  jusqu'à  treize  ans,  et  le  programme  de 
l'enseignement  donné  à  cette  élite  populaire  semble  répondre  à  la  fois  aux 
cours  les  plus  élevés  de  nos  écoles  primaires  actuelles,  et  à  quelques  parties 
des  cours  de  nos  écoles  primaires  supérieures  et  de  nos  écoles  commerciales 
et  professionnelles  du  premier  degré.  C'est  à  toute  l'intelligence  ouvrière  et 
artisane  que  Condorcet  veut  ouvrir  une  issue,  et  donner  un  supplément  de 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1151 

force.  Comment  concilier  avec  les  principes  ou  tout  au  moins  avec  les  for- 
mules d'égalité  cette  sorte  de  privilège  réservé  aux  villes  d'une  culture  popu- 
laire supérieure?  Gondorcet  donne  cette  raison  bien  haute  et  bien  noble,  et 
qui  atteste  chez  lui  un  sens  très  vif  de  l'évolution  industrielle,  que  le  travail 
des  champs  a  des  répits  qui  permettent  au  paysan  s'il  le  veut,  de  se  dévelop- 
per et  de  lire  :  que  d'ailleurs  ce  travail  varié  et  ample  est  déjà  lui-même  un 
exercice  des  facultés  de  l'esprit,  et  qu'au  contraire,  dans  les  ateliers,  la 
croissante  division  du  travail  risquerait  de  réduire  l'ouvrier  à  une  sorte  d'auto- 
matisme si  le  ressort  plus  vigoureux  de  l'instruction  première  ne  lui  permet- 
tait de  réagir.  * 

«  Les  cultivateurs  ont  dans  l'année,  des  temps  de  repos  dont  ils  peuvent 
donner  une  partie  à  l'instruction,  et  les  artisans  sont  privés  de  cette  espèce 
de  loisir.  Aussi  l'avantage  d'une  étude  isolée  et  volontaire  balance  pour  les 
uns  celui  qu'ont  les  autres  de  recevoir  des  leçons  plus  étendues,  et  sous  ce 
point  de  vue  l'égalité  est  encore  conservée,  plutôt  que  détruite,  par  l'éta- 
blissement des  écoles  secondaires. 

«  Il  y  plus;  à  mesure  que  les  manufactures  se  perfectionnent,  leurs  opé- 
rations se  divisent  de  plus  en  plus  ou  tendent  sans  cesse  ànecharger  chaque 
individu  que  d'un  travail  purement  mécanique  et  réduit  à  un  peUt  nombre 
de  mouvements  simples,  travail  qu'il  exécute  mieux  et  plus  promptement, 
mais  par  l'effet  de  la  seule  habitude,  et  dans  lequel  son  esprit  cesse  complè- 
tement d'agir.  Ainsi  le  perfectionnement  des  arts  deviendrait  pour  une  partie 
de  l'espèce  humaine  une  cause  de  stupidité,  ferait  naître  dans  chaque  nation 
une  classe  d'hommes  incapables  de  s'élever  au-dessus  des  plus  grossiers  inté- 
rèls,  y  introduirait  et  une  inégalité  humiliante  et  une  semence  de  haine 
dangereuse,  si  une  instruction  plus  étendue  n'offrait  aux  individus  de  cette 
même  classe  une  ressource  contre  l'effet  infaillible  de  leurs  occupations  jour- 
nalières. » 

C'est  donc  la  pensée  ouvrière  que  le  grand  homme  veut  sauver.  Il  voit  que 
le  prolétariat  ouvrier  entre  dans  la  grande  ombre  du  travail  industriel  méca- 
nisé, qu'il  va  s'y  enfoncer  et  s'y  perdre;  et  d'avance,  en  cette  nuit  du  travail 
monotone  et  stupéQant,  il  veut  projeter  à  grands  rayons  la  lumière  du 
xvni*  siècle  :  émouvante  rencontre  de  l'Encyclopédie  et  des  prolétaires,  admi- 
rable ferveur  humaine  de  la  science  qui  veut  corriger,  pour  tout  esprit,  les 
effets  du  môcani>me  industriel  créé  par  elle.  Mettez  d'abord  dans  le  cerveau 
(!e  l'homme  assez  de  force,  assez  de  vie,  assez  d'images  variées  pour  qu'il 
pui-se  affronter  sans  péril  la  longue  routine  du  métier  uniformisé.  Hélas!  ce 
grand  rêve  sera  tout  au  moins  ajourné,  et  pendant  des  générations  c'est  la 
faci^  de  ténèbres  de  la  science  qui  seule  se  montrera  aux  ouvriers  écrasés  de 
nuit.  Quand  donc  se  dévoilera  pour  eux  toute  sa  face  de  clarté?  Mais  qui  ne 
sent  ijue  la  grande  pensée  de  Gondorcet,  si  elle  résume  les  plus  hauts  espoirs 
de  la  philosophie,  est  faite  aussi  de  la  force  prolétarienne  qui  de  1789  à  1792 


1152  HISTOIRK     SOCIALISTE 

se  révèle  tous  les  jours  plus  grande  clans  la  Révolution  qui  grandit?  Lui-môme, 
l'incomparable  optimiste,  n'a  pu  rêver  celte  ascension  de  tous  du  fond  de  l'igno- 
rance vers  la  lumière  que  parce  que  tous,  du  fond  de  l'impuissance  et  de  la  pas- 
sivité récentes  étaient  montés  en  quelques  années  vers  l'action.  Dans  la  séré- 
nité de  la  lumière  philosophique,  je  démêle  le  reflet  de  regards  ardents;  et 
dans  celte  large  clarté  étendue  aux  horizons  futurs,  une  vibration  de  flamme 
révolutionnaire.  C'est  le  même  Condorcet  qui  avait  en  1790,  àl'Hôtel  de  Ville, 
demandé  le  droit  de  suffrage  pour  tous,  qui  maintenant,  devant  la  Législa- 
tive, demande  la  pensée  pour  tous. 

»  Dans  son  plan,  il  ne  se  borne  pas  à  retenir  les  enfants  à  l'école  plus  long- 
temps que  ne  l'avait  prévu  la  Constituante.  Il  continue  l'œuvre  d'éducation 
toute  la  vie.  D'abord  «  chaque  dimanche  l'instituteur  ouvrira  une  conférence 
publique  à  laquelle  assisteront  les  citoyens  de  tous  les  âges,  nous  avons  vu 
dans  celle  institution  un  moyen  de  donner  aux  jeunes  gens  celles  des  con- 
naissances nécessaires  qui  n'ont  cependant  pu  faire  partie  de  leur  première 
éducation.  On  y  développera  les  principes  et  les  règles  de  la  morale  avec  plus 
d'étendue  ainsi  que  cette  partie  des  lois  nationales  dont  l'ignorance  empêche- 
rait un  citoyen  de  connaître  ses  droits  et  de  les  exercer.  » 

«  ...  Les  conférences  hebdomadaires  proposées  pour  ces  deux  premiers 
degrés  (écoles  primaires  et  secondaires)  ne  doivent  pas  être  regardées  comme 
un  faible  moyen  d'instruction,  40  ou  50  leçons  par  année  peuvent  renfermer 
une  grande  étendue  de  connaissances,  dont  les  plus  importantes  répétées 
chaque  année,  finiront  par  être  entièrement  comprises  et  retenues  pour  ne 
plus  pouvoir  être  oubliées.  En  même  temps  une  autre  portion  de  cet  ensei- 
gnement se  renouvellera  continuellement,  parce  qu'elle  aura  pour  objet  soit 
des  procédés  nouveaux  d'agriculture  ou  d'artmécanique,  des  observations,  des 
remarques  nouvelles,  soit  l'exposition  des  lois  générales,  à  mesure  qu'elles 
seront  promulguées,  le  développement  des  opérations  de  gouvernement  d'un 
intérêt  universel.  Elle  soutiendra  la  curiosité,  augmentera  l'intérêt  de  ces 
leçons,  entretiendra  l'esprit  public  et  le  goût  de  l'occupation. 

«  Qu'on  ne  craigne  pas  que  la  gravité  de  ces  instructions  en  écarte  le 
peuple.  Pour  l'homme  occupé  de  travaux  corporels  le  repos  seul  est  un  plaisir, 
et  une  légère  contention  d'esprit  un  véritable  délassement,  c'est  pour  lui  ce 
qu'est  le  mouvement  du  corps  pour  le  savant  livré  à  des  études  sédentaires, 
un  moyen  de  ne  pas  laisser  engourdir  celles  de  ses  facultés  que  ses  occupa- 
tions habituelles  n'exercent  pas  assez. 

«  L'homme  des  campagnes,  l'artisan  des  villes,  ne  dédaignera  point  des 
connaissances  dont  il  aura  une  fois  connu  les  avantages  par  son  expérience 
ou  celle  de  ses  voisins.  Si  la  seule  curiosité  l'attire  d'abord,  bientôt  l'intérêt 
le  retiendra  La  frivolité,  le  dégoût  des  choses  sérieuses,  le  dédain  pour  ce 
qui  n'est  qu'utile  ne  sont  pas  les  vices  des  hommes  pauvres  ;etcette  prétendue 
îlupidité,  née  de  l'asservissement   et  de  l'humiliation,  disparaîtra  bientôt 


I 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1153 


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LTV,  145.    —    HISTOIRE  SOCIALISTE. 


i«. 


1154  HISTOIRE    SOCIALISTE 

lorsque  des  hommes  libres  Irouveronl  aiiprtîs  d'eux  les  moyens  de  triscr  la 
dernière  et  la  plus  honteuse  de  leurs  chaînes.  » 

Mais,  au-dessus  môme  des  écoles  primaires  el  secondaires  con>lilaant 
l'enseignement  populaire  proprement  dit,  Condorcet  prévoit  encore  la  perpi- 
tuelle  communication  de  la  science  et  de  la  vie.  En  chaque  département  il  y 
aura  ce  que  Condorcet  appelle  un  institut,  et  qui  correspoml  à  ce  que  nous 
appelons  aujourd'hui  un  lycée.  Ella  aussi,  une  fois  par  mois,  les  professeurs 
devront  donner  une  leçon  publique  ;  bien  mieux,  les  salles  de  classes 
seront  ouvertes  non  seulement  aux  élèves,  mais  à  des  auditeurs  bénévoles 
voulant  compléter  leur  éducation.  Tous  les  citoyens  doivent  être  ainsi  perpé- 
tuellement en  contact  avec  la  vérité;  et  comme  les  citoyens,  les  soldats 
doivent  cultiver  leur  raison  et  leur  liberté.  «  Dans  les  villes  de  garnison  on 
pourra  charger  les  professeurs  d'art  militaire  d'ouvrir  pour  les  soldats  une  con- 
férence hebdomadaire  dont  le  principal  objet  sera  l'explication  des  lois  et  des 
règlements  militaires,  le  soin  de  leur  en  développer  l'esprit  et  les  motifs, 
car  t obéissance  du  soldat  à  la  discipline  ne  doit  plus  se  distinguer  de  la 
soumission  du  citoyen  à  la  loi  ;  elle  doit  être  également  éclairée,  et  com- 
mandée par  la  raison  et  par  l'amour  de  la  patrie  avant  de  l'être  par  la  force 
ou  par  la  crainte  de  la  peine.  » 

EnQn,  et  c'est  le  dernier  trait  par  lequel  le  plan  de  Condorcet  dittère  de 
celui  de  Talleyrand,  tandis  que  Talleyrand  concentrait  en  son  Institut  national 
ramassé  à  Paris  toute  la  haute  science  et  tout  le  haut  enseignement,  Condorcet, 
tout  en  in>tituant  au  sommet  sa  Société  nationale  des  sciences  et  des  arts, 
prévoit,  sous  le  nom  de  lycées,  plusieurs  centres,  plusieurs  foyers  de  ce  que 
nous  appelons  aujourd'hui  l'enseignement  supérieur,  Facultés  ou  Universités. 
Ainsi,  de  Douai,  de  Strasbourg,  de  Dijon,  de  Montpellier,  de  Toulouse,  de  Poi- 
tiers, de  Rennes,  de  Clermont-Ferrand  comme  de  Paris  une  haute  et  libre 
science  rayonnera  sur  toute  la  France;  de  la  modesl«  clarté  du  hameau  à  la 
grande  lumière  centrale,  des  foyers  intermédiaires  de  recherche  et,de  savoir 
seront  distribués,  et  tout  esprit  sera  toujours  sur  le  trajet  d'un  rayon. 

"Vullà  le  plan  de  Comlorcetet  de  la  Législative,  plus  vaste,  plus  populaire, 
pins  humain  que  celui  de  Talleyrand  et  de  la  Constituante.  Sans  doute,  Con- 
dorcet ne  prévoit  môme  pas  un  ordre  social  pleinement  égalilaire  et  commu- 
niste où  le  développement  de  chaque  intelligence  sera  mesuré  non  par  ses 
facultés  sociales  de  richesse,  mais  par  ses  facultés  naturelles  de  compréhension 
et  d'élan,  et  les  pensions  qui  permettent  aux  mieux  doués  de  s'élever  aux 
degrés  les  plus  hauts  de  l'enseignement  ne  corrigent  pas  cette  inégalité  sociale 
fondamentale.  Condorcet  ne  songe  pas  à  la  faire  disparaître.  Mais  il  croit 
qu'une  large  diffusion  de  lumière  atténuera  tout  au  moins  les  inégalités. 

«  11  importe  à  la  prospérité  publique  de  donner  aux  classes  pauvres,  qui 
sont  les  plus  nombreuses,  le  moyen  de  développer  leurs  talents,  c'est  un  moyen 
non  seulement  d'assurer  à  la  patrie  plus  de  citoyens  en  état  de  servir,  aux 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1155 


sciences  plus  d'hommes  capables  de  contribuer  a  leurs  progrès,  mais  encore 
de  diminuer  celte  inégalité  qui  naît  de  la  difîérence  des  fortunes,  de  mêler 
entre  elles  les  classes  que  celte  différence  tend  à  séparer.  L'ordre  de  la  nature 
n'établit  dans  la  société  d'autre  inégalité  que  celle  de  l'instruction  et  de  la  ri- 
chesse, et  en  étendant  l'instruction  vous  affaiblirez  à  la  fois  les  effets  de  ces  deux 
causes  de  distinction.  L'avantage  de  l'instruction,  moins  exclusivement  réuni 
à  celui  de  l'opulence,  deviendra  moins  sensible  et  ne  pourra  plus  être  dange- 
reux; celui  de  naître  riche  sera  balancé  par  l'égalité,  par  la  supériorité  même 
des  lumières  que  doivent  naturellement  obtenir  ceux  qui  ont  un  motif  de 
plus  d'eu  acquérir.  » 

Mêler  ies  classes  :  l'idéal  de  Condorcet,  si  grand  qu'il  soit  à  cette  date,  ne 
va  pas  au  delà.  Mais  un  nouveau  progrès  de  justice  révélera  à  la  pensée  hu- 
maine qu'il  ne  faut  point  les  mêler,  mais  les  abolir.  Ce  mélange  même,  Con- 
dorcet ne  peut  l'espérer  que  pour  quelques-uns  des  éléments  des  deux  classes; 
car  comment  dans  l'ensemble,  les  pauvres,  privés  de  moyens  de  culture  pro- 
longée, pourront-ils  racheter  par  la  supériorité  des  lumières  l'infériorité  de 
richesse?  Malgré  tout,  c'est  le  peuple  tout  entier  qui  est  appelé  par  Condorcet, 
par  le  grand  ami  de  Turgot  et  de  Voltaire,  par  le  noble  héritier  de  la  science 
et  de  la  philosophie  du  x^iu*  siècle,  c'est  le  peuple  tout  entier  qjji  est  appelé 
à  ce  commencement  de  lumière,  et  sollicité  vers  les  hauts  sommets  de  la 
pensée.  Comment  le  peuple  ne  se  sentirait-il  pas  plus  fort  pour  l'œuvre  révo- 
lutionnaire, plus  confiant  en  lui-même  après  ce  sublime  appel?  Ainsi,  de  la 
philosophie  aux  prolétaires,  il  y  avait  comme  un  échange  de  force  et  de  con- 
fiance. La  croissance  du  peuple  mêlé  à  l'action  aidait  à  l'essor  du  grand  rêve 
d'universelle  science  fait  pour  les  hommes  par  l'Encyclopédie,  et  ce  grand  rêve 
même  communiquait  au  peuple  plus  de  fierté,  plus  d'élan  pour  l'action. 

iMais  par  sa  participation  plus  active  tous  les  jours  et  plus  véhémente  à 
la  défense  de  la  liberté  et  du  sol,  le  peuple  aussi  affirmait  sa  force  et  élargis- 
sait son  droit  à  la  Révolution.  Comment  la  distinction  politique  des  citoyens 
actifs  et  des  citoyens  passifs  pourrait-elle  résister  longtemps  lorsque  les 
citoyens  passifs,  appelés  par  la  philosophie  à  leur  part  de  lumière,  s'offraient 
en  outre  eux-mêmes  pour  refouler  l'étranger?  Leur  puissance  de  générosité, 
d'action  et  de  courage  déborde  d'emblée  les  cadres  légaux  tracés  par  la  Révo- 
lution bourgeoise.  Quand  la  Constituante,  au  départ  du  roi  pour  Varennes, 
put  craindre  une  brusque  agression  de  l'étranger,  quand  la  pacifique  et 
grande  Assemblée  qui  avait  proclamé  que  la  France  renonçait  à  jamais  à 
toute  guerre  de  conquête  et  qui  croyait  avoir  désarmé  les  méfiances  des 
peuples  et  des  rois,  dut  improviser  des  mesures  de  défense  nationale  contre 
la  perfidie  de  Louis  XVI  et  la  complicité  présumée  de  l'Europe  monarchique, 
elle  ne  se  résigna  pas  pourtant  à  instituer  la  conscription  et  à  enrôler  de 
force  la  jeunesse  de  France;  elle  maintint  le  principe  des  engagements  vo- 
lontaires qui  avait  dominé  la  loi  cronosée,  en  janvier  1791,  par  Alexandre 


IIDO  HISTOIRE     SOCIALISTE 

Lameth  et  promulguée  le  12  juin,  loi  portant  organisalioa  de  cent  mille  auxi- 
liaires. Mais,  sous  le  coup  du  péril,  elle  adressa  un  appel  direct  aux  gardes 
nationales  du  royaume,  les  adjurant  de  former  des  volontaires  pour  le  salut 
de  la  patrie  et  de  la  liberté. 

S'adresser  aux  gardes  nationales,  charger  chaque  bataillon  du  soin  d'ou- 
vrir le  registre  des  engagements  volontaires,  c'était  d"abord  faire  appel  h  la  plus 
grande  force  organisée,  à  la  fois  militaire  et  civique  de  la  Révolution.  C'était 
aussi  convier  à  la  défense  du  sol  les  forces  les  plus  stables,  les  plus  conserva- 
trices, celles  qui  rassuraient  la  bourgeoisie  contre  les  prétentions  et  les  agita- 
tions prolétariennes  aussi  bien  que  contre  les  agressions  d'ancien  régime. 
C'est  dans  cet  esprit  que  furent  rendus  les  deux  décrets  du  21  juin  1791.  Le 
premier  ordonnait  «  aux  citoyens  de  Paris  »  de  se  tenir  «  prêts  à  agir  pour 
le  maintien  de  l'ordre  public  et  la  défense  de  la  palrieî». 

Le  second  disposait  : 

«  Art.  1".  -  La  garde  nationale  du  royaume  sera  mise  en  activité  sui- 
vant les  dispositions  énoncées  dans  les  articles  ci-après  : 

«  Art.  2.  —  Les  départements  du  Nord,  du  Pas-de-Calais,  de  r.\isne,  des 
Ardennes,  de  la  Moselle,  de  la  Meurthe,  du  Bas-Rhin,  du  Haut-Rhin,  de  la 
Haute-Saône,  du  Uoubs,  du  Jura,  du  Yar,  fourniront  le  nombre  de  gardes  na- 
tionales que  leur  situation  exige  et  que  leur  population  pourra  leur  permettre. 

«  Art.  3.  —  Les  autres  départements  fourniront  de  deux  à  trois  mille 
hommes,  et  néanmoins  les  villes  pourront  ajouter  ù.  ce  nombre  ce  que  leur 
population  leur  permettra. 

«  Art.  4.  —  En  conséquence  tout  citoyen  et  fils  de  citoyen  en  état  de 
porter  les  armes  et  qui  voudra  les  prendre  pour  la  défense  de  l'Etat  et  le  main- 
tien de  la  Constitution  se  fera  inscrire,  immédiatement  après  la  publication 
du  présent  arrêté,  dans  sa  municipalité,  laquelle  enverra  aussitôt  la  liste  des 
enregistrés  aux  commissaires  que  le  directoire  du  département  nommera,  soit 
parmi  les  membres  du  conseil  général,  soit  parmi  les  autres  citoyens,  pour 
procéder  à  la  formation. 

«  Art.  5.  —  Les  gardes  nationales  enregistrées  seront  réparties  en  batail- 
lons de  dix  compagnies  chacun,  et  chaque  compagnie  composée  de  cinquante 
gardes  nationales,  non  compris  les  officiers,  sous-officiers  et  tambours. 

«  Art.  6.  —  Chaque  compagnie  sera  commandée  par  un  capitaine,  un 
lieutenant,  un  sous-lieutenant,  deux  sergents,  un  fourrier  et  quatre  caporaux. 

«  Art.  7.  —  Chaque  bataillon  sera  commandé  par  un  colonel  et  deux 
lieutenants-colonels. 

«  Art.  8.  —  Totis  les  individus  composant  la  compagnie  nommeront 
leurs  officiers  et  sous-officiers  ;  l'rtat-major  sera  nommé  par  tout  le  bataillon. 

«  Art.  9.  —  Du  jour  du  rassemblement  de  ces  compagnies,  tous  les  ci- 
toyens qui  la  composent  recevront,  savoir  :  le  garde  national,  quinze  sols  par 
jour;  le  caporal  et  le  tambour,  une  solde  et  demie;  le  sergent  et  le  fourrier, 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1157 

deux  soldes;  le  sous-lieulenant,  trois  soldes;  le  lieuter/aat,  quatre  soldes;  le 
capitaine,  cinq  soldes;  le  lieutenant-colonel,  six  soldes  et  le  colonel  sept 
soldes. 

«  Art.  10.  —  Lorsque  la  situation  de  l'Etat  n'exigera  plus  le  service  ex- 
traordinaire de  ces  compagnies,  les  citoyens  qui  la  composent  cesseront  d'être 
payés,  et.  rentreront  dans  les  compagnies  de  gardes  nationales,  sans  con- 
server aucicnes  distinctions.  » 

C'est,  comme  on  voit,  dans  les  limites  de  la  Constitution  bourgeoise,  qui 
n'ouvrait  la  garde  nationale  qu'aux  citoyens  actifs,  le  principe  démocratique 
de  l'élection.  C'est  aussi  la  méfiance  révolutionnaire  à  l'égard  de  toute  force 
militaire  distincte.  C'est  seulement  pour  faire  face  à  un  danger  temporaire 
que  les  volontaires  sont  ainsi  organisés.  Aussitôt  le  danger  passé,  ils  doivent 
se  dissoudre  et  se  perdre  à  nouveau  dans  les  bataillons  d'où  ils  furent  un  mo- 
ment extraits,  et  ils  n'y  rapporteront  ni  grade,  ni  distinction,  ni  mention 
spéciale  qui  leur  permette  de  s'isoler  et  qui  perpétue  le  souvenir  de  leur  ac- 
tion belliqueuse. 

Mais  c'est  rigoureusement  parmi  les  gardes  nationaux,  c'est-à-dire  parmi 
les  citoyens  qui  étaientassez  aisés  pour  être  des  citoyens  actifs  et  pour  s'acheter 
eux-mêmes  tout  leur  uniforme  et  équipement,  que  la  Révolution ^s'oulait  re- 
cruter ses  défenseurs.  Elle  voulait  des  soldats  bien  à  elle,  défenseurs  naturels 
delà  propriété  comme  de  la  liberté.  La  Constituante,  de  même  qu'elle  n'avait 
appelé  que  les  gardes  nationales  pour  représenter  la  France  au  Champ  de 
Mars  dans  la  grande  fête  de  la  Fédération,  n'appelle  que  les  gardes  nationales 
pour  défendre  la  France  dans  le  grand  drame  de  la  guerre.  Un  appel  direct 
aux  prolétaires,  aux  citoyens  passifs  eût  été  une  dérogation  au  principe  de  la 
Révolution,  et  la  Constituante,  au  moment  de  la  fuite  du  roi,  était  trop  préoc- 
cupée de  maintenir  l'ordre  bourgeois,  de  réserver  à  ce  que  Barnave  appelait 
«  l'élite  propriétaire  et  pensante  »  la  direction  du  mouvement,  pour  recruter 
en  dehors  des  cadres  légaux  de  la  bourgeoisie  l'armée  chargée  de  la  défendre. 
Exclure  les  prolétaires  de  la  cité  politique  et  les  appeler  à  la  sauver,  les 
proclamer  passifs  et  les  convier  à  la  forme  la  plus  sublime  de  l'action,  c'eût 
été  une  contradiction  redoutable,  car  comment  refouler  ensuite  dans  leur  pas- 
sivité électorale  ceux  auxquels  le  sacrifice  consenti  pour  la  patrie  et  la  Révo- 
lution aurait  donné  le  plus  beau  des  titres? D'ailleurs  il  eût  été  coûteux  d'ouvrir 
aux  prolétaires  les  registres  d'enrôlement,  car  la  plupart  d'entre  eux  n'étant 
ni  armés  ni  en  état  d'acheter  des  armes  auraient  dû  les  recevoir  du  trésor 
public.  C'est  pour  toutes  ces  raisons  que  la  bourgeoisie  révolutionnaire  ne  fit 
appel  qu'aux  gardes  nationaux,  c'est-à-dire  à  elle-même. 

.\  la  voix  de  la  liberté  menacée,  à  l'appel  de  la  patrie  en  péril,  le  bour- 
geois répondit  avec  un  empressement  admirable.  Il  suffit  de  parcourir  la  liste 
nominative  des  premiers  volontaires  de  Paris  publiée  par  .M.\I.  Chassin  et 
Hennet  dans  le  premier  volume  de  leur  ouvrage  :  Les  volontaires  nationaux 


1158  HISTOIRE     SOCIALISTE 

pendant  la  Rrvolulion,  pour  constater  le  zMe  extrême  de  la  bourt:f'oi-ie  pari- 
sienne. En  quelques  jours,  les  bataillons  dont  on  a  conservé  les  rcislres  (il 
en  manque  quatorze,  c'est-à-dire  le  quart)  reçoivent  4.535  inscripiions.  Des 
hommes  de  tous  les  étals,  de  toutes  les  professions,  de  tous  les  âges,  souvent 
des  hommes  mariés  et  chefs  de  famille,  parfois  le  père  avec  le  fils,  des 
rentiers,  des  bourgeois,  des  marchands  moyens  et  petits,  de  modestes  indus- 
triels, des  artisans,  tous  convaincus  que  la  patrie  n'aurait  à  leur  demander 
qu'une  campagne  de  quelques  mois  et  qu'ils  pourraient  retrouver  leur  ate- 
lier, leur  comptoir,  leur  établi,  avant  que  leur  clientèle  fût  dispersée  ou 
que  leurs  affaires  fussent  à  la  dérive,  mais  prêts  à  donner  leur  vie  pour 
sauver  la  France  libre,  couvrirent  ces  premiers  registres  d'héroïsme  et  de 
liberté  de  leurs  noms  obscurs  sur  lesquels  l'histoire  attentive  et  minutieuse 
projette  aujourd'hui  un  mélancolique  rayon  de  gloire  qui  ne  restitue  pas  pour 
nous  les  traits  de  toutes  ces  existences  dès  lon^'temps  effacées.  C'est  comme 
un  déQlé,  comme  «  une  revue  »  de  toutes  les  conditions  :  ancien  lieutenant 
de  la  marine  marchande,  étudiant  en  droit,  chirurgien  de  la  compagnie  soldée, 
architecte,  élève  en  chirurgie,  cordonnier  (patron  cordonnier),  aide  de  cui- 
sine, cotonnier,  gagne-denier,  compagnon  chapelier,  cordier,  ancien  caporal  au 
régiment  de  Vivarais,  carrier,  lambourdes  chasseurs,  menuisier,  encore  gagne- 
denier,  tailleur  (16  ans),  cordonnier,  cordonnier,  cordonnier,  menuisier,  tail- 
landier, chapelier,  cordier,  taillandier,  gagne-denier,  perruquier,  perruquier, 
fondeur  en  caractères,  ci-devant  employé  aux  fermes  (16  ans),  carrier,  pape- 
tier, déchargeur  de  vins,  serrurier,  jardinier-fleuriste,  carreleur,  gazier,  par- 
fumeur, commis  de  négociant,  manouvrier,  scieur  de  pierres,  cuisinier,  pos- 
tillon, maçon,  labletier  tourneur,  épinglier,  chaudronnier,  cloulier,  boulanger, 
fabricant  de  bas,  encore  élève  en  chirurgie,  tisserand,  épicier.  Je  m'arrête  ; 
visiblement  ce  sont  surtout  les  artisans,  les  modestes  patrons  et  industriels, 
les  petits  chefs  d'atelier  qui  se  jettent  au  péril:  heures  héroïques  de  la  petite 
bourgeoisie  et  de  l'arlisanerie  parisienne! 

Mais  que  signifient  ces  pauvres  «  gagne-deniers  »  ou  ces  pauvres  «  com- 
pagnons »  ainsi  inscrits  sur  les  listes  ?  Elaient-ils  donc  de  la  garde  nationale 
et  avaient-ils  eu  assez  de  ressources  pour  s'équiper?  Pas  le  moins  du  monde. 
Mais  des  notes  des  registres  nous  apprennent  que  les  chefs  de  bataillon 
avaient  été  débordés. 

De  toutes  parts,  des  prolétaires  leur  demandaient  à  être  inscrits,  à  aller 
aux  frontières;  ils  n'avaient  pas  cru  pouvoir  les  refuser  tous,  et  il  les  avaient 
inscrits  dans  la  mesure  où  les  dons  volontaires  des  bourgeois  aisés  permet- 
taient de  les  équiper.  C'est  ainsi  que  le  commandant  dul"  bataillon,  Leclerc, 
avertit  que  «  tous  ceux  qui  sont  indiqués  comme  hors  d'état  de  s'habiller 
demandent  à  contracter  l'engagement  comme  auxiliaires  :  la  plupart  sort  des 
Jravaux  de  charité  ». 

Souvent,    les  demandes,    héroïquement    irrégulières,    des    prolétaires 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1159 

étaient  si  nombreuses  que,  ne  voulant  ni  leur  "opposer  un  refus  brutal  et 
offensant,  ni  les  inscrire  sur  les  registres  légaux  à  côlé^des  citoyens  actifs,  les 
chefs  de  bataillon  en  formaient  des  listes  à  part.  Le -décret  du  15  juin  rendu 
avant  la  fuite  de  Varenne  à  un  moment  où  la  bourgeoisie  révolutionnaire 
dans  la  placidité  de  l'apparetile  victoire,  ne  se  réservait  pas  aussi  jalousement 
qu'au  21  juin  la  direction  de  la  crise,  permettait  aux  citoyens  passifs  de  s'en- 
rôler comme  auxiliaires. 

C'est  en  se  réclamant  du  décret  du  15  juin  que  les  prolétaires,  les  ou» 
vriers,  les  «  compagnons  »  et  «  garçons  »  demandaient  aux  chefs  de  bataillon 
de  la  garde  nationale,  devenus  les  grands  recruteurs,  de  les  inscrire  sinon 
sur  le  vénérable  registre  de  la  bourgeoisie,  au  moins  dans  des  cahiers 
annexes  :  c'est  latéralement  et  comme  dépendance  irrégulière,  que  s'offrait 
en  1791  l'héroïsme  prolétarien. 

Par  exemple,  au7«  bataillon  de  Saint-Elienne-du-.Mont,  un  cahier  séparé, 
annexé  au  registre,  donne  «  les  noms  et  qualités  des  personnes  qui  ne  sont 
point  enrôlées  dans  la  garde  nationale  et  qui  désirent  servir  sur  les  frontières. 
Le  registre  régulier,  bourgeois,  contient  42  noms,  des  imprimeurs,  des  gra- 
veurs en  taille  douce,  un  chapelier,  deux  chirurgiens,  un  premier  commis 
greffier  au  3"  tribunal  de  Paris,  un  maître  de  musique,  un  professeur,  un 
clerc  de  procureur,  un  pâtissier,  un  marchand  mercier,  un  «  chandelier  », 
le  jeune  Fondricot,  âgé  de  15  ans  —  toute  une  bourgeoisie  d'autant  plus 
méritante  qu'elle  abandonnait,  pour  courir  à  l'ennemi,  un  métier  lucratif  et 
une  vie  stable.  —  Elle  était  soulevée  par  la  passion  révolutionnaire,  par  l'amour 
saint  de  la  liberté,  peut-être  aussi  par  un  élan  d'aventure  et  d'action  qui 
tout  à  coup  faisait  éclater  l'étroite  boutique,  tomber  les  murs  familiers  de 
l'atelier  paternel. 

El  voici  le  cahier  prolétarien  qui  contient,  lui,  209  noms,  tout  un  remue- 
ment de  pauvreté  vaillante  et  hardie  qui  saute  par-dessus  les  dédains  et  la 
défiance  de  la  Révolution  légale  pour  aller  la  défendre  aussi,  et,  en  la  défen- 
dant, l'agramlir,  lui  mettre  au  cœur  un  plus  large  rêve.  Comment  les  citer 
tous  ?  Morel,  commis  aux  fermes;  Potey,  commis  aux  fermes;  Evrard,  gar- 
çon artificier;  Le  Roy,  garçon  cordonnier;  Detapes,  garçon  cordonnier; 
Vedy,  garçon  cordonnier;  Marie,  garçon  cordonnier  ;  Serrât,  commis  négo- 
ciant; Mercier,  garçon  serrurier;  Bréraond,  imprimeur  ;  Bougrand,  journa- 
lier; kvm^nà,  charpentier  ;  J^ounUson.  éperonnier  ;  Chanson,  serrurier; 
.Asoutin,  chapelier;  Clément,  coupeur  de  poil  pour  les  chapeliers;  Peschet, 
gagne-denier  ;  Bocot,  fondeur  en  caractères;  Pelletier,  fondeur  en  carac- 
tères; Gaillier,  fondeur  en  caractères;  Védy,  garçon  cordonnier;  Ponsot, 
cordonnier;  Corroy,  relieur;  Chelur,  toiscur  de  bâtiments;  Bachelet,  garçon 
cordonnier;  kraxarù,  écrivain;  Boulanger,  marchand  d'habits;  Guesdon,  bro- 
canteur; Jarry,  perruquier;  Millevache,  ferblantier  ;  Chiret,  cordonnier; 
Bdimète,  marchand  de  papier;   Camus,   tailleur  de  pierres  ;  ViWon,  galon- 


1100  IIISTOIUE     SOCIALISTE 

nier;  Laval,  bijoutier;  Gm\\aumoni,isculpteur ;  Matelas,  serrurier;  Lexcellent, 
garçon  boulanger  ;  Ix)chon,  manouvrier;  Dupuis,  carreleur;  Marlain,  garçon 
marchand  de  chevaux;  Dupuis,  relieur;  Denoil,  relinir;  Morel,  garçon  ma- 
çon ;  Marceau,  garçon  teinturier;  Rouget,  compagnon  orfèvre;  Gagneiix, 
garçon  maçon  ;  Rose,  marchand  quincadlier  ;  Levusseur,  comjiugnon  menui- 
sier  ;  DoucricT,  terrassier;  ï\oassea.\i,  opticien;  Blondel,  marchand  forain; 
Josse,  compagjion  de  rivière;  Kilcher,  graveur;  Chauliac,  porteur  d'eau: 
Relhoré,  garçon  marchand  de  i'2«5;  Guerlé,  16  ans,  garçon  pâtissier  ;  ^i\\- 
lava,  garçon  limonadier  ;  Mauchien,  garçon  perrur/uicr;  Auger,  ingénieur 
feudisie  ». 

Je  n'ai  cité  que  quelques  noms,  au  hasard  du  coup  d'œil  tombant  sur  les 
pngi's.  Comme  on  voit,  le  cahier  «  de  ceux  qui  ne  font  pas  partie  de  la  garde 
nationale  »,  et  qui  ne  peuvent  s'enrôler  dans  les  mômes  compagnies  et  batail- 
lons que  les  gardes  nationaux,  n'est  pas  exclusiveipenl  formé  de  «  citoyens 
passifs  ». 

C'e.4  un  mélange  de  prolétaires,  de  «  garçons  ou  compagnons  »,  qui, 
eux,  étaient  des  citoyens  passifs,  et  de  modestes  artisans  qui  n'avaient  pu 
s'imposer  ni  les  charges  pécuniaires  ni  les  pertes  de  temps  qu'entraînait  le 
service  dans  la  garde  nationale.  Mais  l'heure  du  péril  les  suscitait.  .■Vinsi,  en 
cette  levée  de  la  fin  de  1791,  les  classes  étaient  assez  mêlées,  et  bien  souvent 
du  registre  oii  est  inscrit  l'enrôlé  bourgeois  au  cahier  où  est  inscrit  «  celui 
qui  n'est  pas  de  la  garde  nationale  »,  les  condilions  sociales  sont  identiques. 
Aussi  bien  du  «  cordonnier  »  ou  du  «  perruquier  »  ou  du  «  menuisier  », 
c'est-à-dire  du  patron  cordonnier,  perruquier,  menuisier,  qui  s'inscrivait 
au  registre,  au  garçon  cordonnier,  perruquier,  menuisier,  qui  s'inscrivait 
au  cahier,  il  n'y  avait  probablement  pas  conflit  de  sentiments,  mais,  au  con- 
traire, émulation  révolutionnaire. 

Les  garçons  devaient  regarder  avec  respect  le  patron,  le  chef  artisan, 
qui  quittait  son  atelier,  ses  affaires,  sa  famille,  pour  aller  manier  la  baïon- 
nette et  le  fusil  contre  les  émigrés  et  les  rois,  et  les  patrons  devaient  avoir 
quelque  complaisance  pour  celte  jeunesse  hardie  qui,  d'instinct,  allait  à  la 
gloire,  à  la  liberté  et  au  péril. 

Mais  les  prolétaires,  les  garçons,  les  compagnons  n'étaient  pas  fâches 
sans  doute  de  dire  aux  bourgeois  :  «  Sommes-nous  passifs  maintenant,  et 
que  signifient  vos  privilèges  dans  la  communauté  du  courage  et  du  danger?  » 
Ou,  s'ils  ne  le  disaient  pas,  leurs  regards  le  disaient,  et  dans  ces  cœurs  vastes, 
à  l'ardent  patriotisme  révolutionnaire  une  fierté  prolétarienne  se  mêlait. 

Or,  pendant  toute  l'année  1792,  les  noms  de  tous  ces  volontaires,  de  tous 
ces  prolétaires,  de  tous  ces  «  garçons,  »  de  tous  ces  «  compagnons  »  restaient 
insciits  sur  les  listes  à  la  disposition  de  la  liberté  et  de  la  pairie,  et  ainsi 
dans  le  prolétariat  se  continuait,  se  prolongeait  l'orgueil  du  sacrifice;  il  sen- 
tait en  lui,  malgré  les  restrictions  légales,  toute  la  grandeur  de  la  patrie  et 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


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DlSTlliCT  ms    ^  -,     CORDELIERS. 


i^-9  M  IT  f':    PC     r  G  Lï  CE. 


CbSTIFICAT  DÉI.r7Ké  par  LB  district  DBS  CORDBI.IBBf 
(D'après  as  docaœent  da  Masëe  Carsavalet.) 


UT.  146.  —  HI3T0IBE   SOaALISTK. 


UT.  U6 


1162  HlSTOlllIi:     SdCIALISTF 

de  la  llberlé,  une  flamme  de  courage  el  de  révolution  plus  haute  que  la  loi 
bourgeoise.  Ces  sentiments  s'exaltaient  à  mesure  que  les  dangers  do  la  France 
révolutionnaire  devenaient  i)lus  pressants:  et  ainsi,  quand,  en  avril  1702,  la 
Hévolution  déclara  la  guerre  àrAulriclie.quand  le  grand  orage  éclata,  les  pro- 
létaires étaient  tous  animés  à  jouer  un  grand  rôle,  à  conquérir  plus  de  droit 
politique  et  social.  Tout  les  y  préparait  :  le  souvenir  des  journées  vaillantes 
de  juillet  et  octobre  1789  où  ils  sauvèrent  la  Révolution,  le  sens  des  Droits  de 
l'Homme,  plus  vaste  et  plus  humain  que  la  Constitution  de  1791,  un  premier 
combat  économique  contre  la  bourgeoisie  monopoleuse  et  accapareuse,  l'im- 
mense déplacement  el  bouleversement  des  propriétés  qui,  sans  ébranler  le 
principe  môme  de  la  propriété  bourgeoise,  semblait  annoncer  aux  prolétaires 
la  possibilité  de  nouvelles  et  vastes  transformations,  les  plans  d'universelle 
culture  humaine  formés  par  la  philosophie,  enDn  l'exaltation  héroïque  de 
péril  librement  affronté,  que  de  ressorts  dans  le  peuple  ouvrier!  Aux  pre- 
mières épreuves  de  la  guerre  il  y  aura  donc,  nécessairement,  une  prodigieuse 
détente  de  liberté  et  d'égalité. 

Mallet  du  Pan  exagère  lorsqu'il  écrit  dans  le  Mercure  de  France,  le 
7  avril  1792,  que  la  classe  pauvre  est  maîtresse  de  la  Révolution. 

«  Jusqu'à  nous,  dit-il,  les  dissensions  républicaines  ayant  été  à  peu  près 
renfermées  dans  la  classe  des  propriétaires,  le  cercle  de  l'ambition  populaire 
n'atteignait  pas  les  classes  que  leurs  travaux,  leur  pauvreté,  leur  ignorance 
excluent  naturellement  de  l'administration,  mais  ici  c'est  à  ces  classes 
mômes,  fermenlées  par  la  lie  d'une  multitude  immense  d'hommes  pauvres, 
alliés  à  la  populace,  qu'ont  été  dévolus  la  formation,  l'empire,  le  gouverne- 
ment du  nouveau  système  politique.  Du  château  de  Versailles  et  de  Fanti- 
chambre  des  courtisans  fautorité  a  passé,  sans  intermédiaire  et  sans  contre^ 
poids,  dans  les  mains  des  prolétaires  et  de  leurs  flatteurs.  » 

Ce  n'est  pas  vrai,  et  la  bourgeoisie,  en  avril  1792,  garde  encore  la  direc- 
tion du  mouvement  révolutionnaire;  la  force  de  la  propriété  est  immense  ; 
mais  il  est  certain  aussi  que  les  «  prolétaires  »,  commencent  à  regarder 
l'avenir,  ils  commencent  à  avoir  conscience  de  leur  force,  de  leur  droit  pro- 
fond enveloppé  encore  d'incertitude  et  d'obscurité;  ils  commencent  à  juger 
la  bourgeoisie  elle-même,  ils  pressentent  que  si  le  labeur  séculaire  des  serfs 
a  fait  la  puissance  et  la  richesse  des  nobles,  il  se  pourrait  bien  aussi  que  dans 
la  richesse  et  la  puissance  bourgeoise  le  peuple  eût  une  large  part  à  revendi- 
quer; et  lorsque  Isnard,  en  janvier  1792,  s'écriait  en  un  splendide  langage  : 
o  le  temps  n'est  plus  où  l'artisan  tremblait  devant  l'étoffe  que  sa  propre  main 
a  tissée  »,  cela  était  vrai,  surtout,  de  la  pourpre  des  nobles,  des  prôtres  et  des 
rois;  cela  était  vrai  aussi,  en  quelque  mesure,  du  vôtement  éclatant  des  riches 
et  des  puissants  de  la  bourgeoisie  nouvelle.  C'est  donc  une  société  travaillée 
par  bien  des  forces  et  où  l'espérance  proTétafienne  croît  chaque  jour,  qui  va 
affronter  la  grande  épreuve  de  h\  gtrerre. 


I 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1163 


LE  DIX  AOCT. 

Cette  guerre,  la  Gironde,  comme  nous  l'avons  va,  l'avait  (îédarèe  ou  tout 
au  moins  précipitée  dans  la  pensée  de  dominer  la  royauté.  Mais  le  ministère 
girondin  n'avait  aucun  plan  précis,  et  il  s'en  faut  qu'il  ait  travailîé  systémati- 
quement au  renversement  de  la  monarchie  et  à  l'avénement  de  la  Répu- 
blique. Dumouriez,  comme  je  l'ai  indiqué  déjà,  se  plaisait  plutôt  à  un  état 
compliqué  et  ambigu  oii  ses  ressources  d'adresse  et  d'intrigue  avaient  toute 
leur  valeur.  Son  rêve  était  de  s'imposer  à  tous  les  partis  par  l'ét-lat  de  la 
victoire  sur  l'Autriche  et  de  jouer  ensuite  entre  la  Révolution  et  le  roi  un 
rôle  de  courtier  oîi  il  recevrait  de  toutes  mains.  Les  Roland,  j'entends  le  mi- 
nistre et  sa  femme,  n'avaient  pas  de  grandes  vues  audacieuses.  Roland  était 
surtout  un  administrateur  méticuleux,  ombrageux:  il  était  préoccupé  de  sau- 
vegarder sa  dignité  plébéienne,  et  la  mettait  à  de  petites  choses,  comme  de 
paraître  au  conseil  des  ministres  avec  des  souliers  sans  boucles  qui  effarou- 
chaient tous  les  gardiens  du  protocole.  II  appliquait  à  la  Révolution  ses 
qualités  et  ses  défauts  d'inspecteur  des  manufactures,  et  il  ne  tardera  pas 
à  s'offenser  de  ce  que  le  mouvement  populaîTe,  en  ces  temps  d'effervescence, 
avait  d'irrégulier. 

Très  sobre  et  de  peu  de  besoins,  prenant  son  austérité  un  peu  chagrine 
pour  la  seule  forme  de  la  vertu  révolutionnaire,  il  était  plutôt  l'homme  des 
restrictions  et  des  censures  moroses  que  l'homme  des  impulsions  auda- 
cieuses. Au  demeurant,  bien  loin  de  préparer  la  République,  il  était  plus  tou- 
ché et  flatté  qu'il  ne  voulait  en  convenir  par  l'apparente  bonhomie  du  roi  qui 
interrogeait  familièrement  ses  ministres  sur  les  affaires  de  leur  ministère  et 
semblait  s'y  intéresser.  M""  Roland  raconte  qu'elle  était  obligée  de  mettre 
son  mari  et  les  autres  ministres  en  garde  contre  les  surprises  de  la  sensibilité 
M""  Roland  n'avait  pas  de  plan  plus  précis.  C'était  une  âme  stotque  et  un 
peu  vaine,  avec  des  facultés  vives  et  assez  hantes,  mais  de  peu  d'étendue. 
Elle  avait  grandi  dans  une  famille  de  petite  bourgeoisie  artisane  oii  sa  sen- 
sibilité ardente  se  heurtait  de  toute  part  à  des  limites  et  à  la  médiocrité  de  la 
vie.  Son  père,  assez  bon  homme,  s'était  laissé  aller  à  des  désordres  qui  afQl- 
geaient  et  humiliaient  sa  fllle.  D  y  eut  ainsi  en  elle,  de  bonne  heure,  une 
habitude  de  refoulement,  et  c'est  avec  une  grande  exaltation  qu'elle  cherchait 
dans  des  lectures  héroïques  ou  touchantes,  dans  Plutarque  et  dans  Rousseau, 
une  diversion  et  un  réconfort. 

Elle  p-rlait  toujours  dans  son  esprit  le  type  des  hères  antiques,  et  elle 
avait  appris  de  Rousseau  à  aimer  la  nature  en  ses  mélancolies,  à  goûter  «les 
voluptés  sombres  »  du  crépuscule,  à  contempler  de  sa  fenêtre  des  quais  de 
de  la  Seine  «  le  vaste  désert  du  ciel  ». 

Mariée  de  bonne  heure  et  par  raison  à  Roland,  vieux,  jauni  et  triste. 


H64  inSTOIFtE    SOCIALISTE 

qu'elle  estimait  et  qu'elle  n'aimait  point,  elle  ne  connut  guère  la  vie  du  ma- 
riapç  que  comme  un  perpétuel  renoncement  du  cœur  et  des  sens.  Elle  surveiU 
'.uit  avec  inquiétude  sa  sensibilité  toujours  prôte  à  s'émouvoir,  écartant 
d'abord  par  des  billets  émus  et  tendres  Bancal  des  Issarts,  dont  l'intimité  à  la 
cam.pagne  de  la  Plâlière  lui  devenait  dangereuse,  se  détournant  avec  colère 
de  Barbaroux,  dont  l'éclatante  et  présomptueuse  beauté  l'avait  un  moment 
éblouie,  enfin  donnant  tout  son  cœur  à  Buzot  mais  après  s'être  juré  à  elle- 
même  de  ne  pas  lui  donner  sa  personne,  et  soutenue  en  cette  gageure  par 
l'orage  grandissant  de  la  Révolution,  par  l'exaltation  croissanLe  du  péril  qui 
voulait  des  cœurs  purs  pour  le  suprême  sacrifice,  et  sauvée  de  l'irrésistible 
attrait  par  la  proscription  et  la  mort. 

Au  demeurant,  elle  avait  ou  croyait  avoir  le  goût  de  l'action,  mais  les 
événements  lui  apparaissaient  surtout  comme  un  moyen  d'éprouver  son  âme, 
et  malgré  ses  élans  vers  la  vie,  le  monde,  la  liberté,  elle  ne  vit  jamais  d'un 
regard  juste  et  droit  les  hommes  et  les  choses.  Chez  les  hommes  d'un  génie 
vraiment  fort  et  grand,  comme  Robespierre  et  Bonaparte,  les  crises  de  la  vie 
intérieure,  les  enthousiasmes  secrets  pour  Jean-Jacques  ou  pour  Ossiau  ont 
accru  la  puissance  d'action  et  la  pénétration  de  l'esprit.  Dans  l'illimité  de 
l'émotion  et  du  rêve  ils  prenaient  une  étendue  et  une  subtilité  du  regard 
qu'ils  portaient  ensuite  dans  le  réel.  Les  brumes  qui  flottaient  ay  loin  leur 
avaient  révélé  d'abord  les  profondeurs  de  l'horizon  dont  peu  à  peu  les  lignes 
précises,  nettes  et  lointaines  leur  apparaissaient. 

Au  contraire  M""  Roland  ne  sortit  jamais  de  Plutarque  et  de  Rousseau, 
elle  usa  son  énergie  à  se  guinder  en  de  superbes  et  inutiles  fiertés.  Elle  ne 
comprit  qu'un  moment  Robespierre,  et  ne  comprit  jamais  Danton.  Elle  con- 
tribua à  isoler  la  Gironde  dans  un  stoïcisme  déclamatoire  et  impuissant.  La 
République  lui  paraissait  le  fond  sur  lequel  devaient  se  dresser  les  figures 
des  grands  hommes,  et  elle  y  rêvait  comme  à  une  résurrection  de  Rome.  Mais 
elle  n'avait  formé  aucun  dessein  précis,  et  entre  Roland  et  Dumouriez  le 
ministère  girondin  flottait  de  l'incapacité  à  l'intrigue.  Brissot  était  absorbé  en 
ces  mois  d'avril  et  de  mai  par  son  rôle  de  ministre  occulte;  il  était  tout  occcupé 
à  recommander  aux  ministres  en  exercice  les  candidats  aux  fonctions  pu- 
bliques qui  affluaient  en  solliciteurs  dans  son  modeste  appartement;  ei  nn 
peu  étourdi  de  cette  puissance  soudaine,  flatté  peut-être  par  le  mystère  qui 
s'y  mêlait,  il  ne  semblait  pas  avoir  hâte  de  renverser  le  paravent  de  monar- 
chie qui  abritait  son  influence.  D'ailleurs,  il  avait  administré  la  guerre  à  la 
France  comme  un  médecin  administre  une  potion  pour  tâter  le  malade.  11 
attendait. 

L'avènement  du  ministère  girondin  avait  encore  exaspéré  la  lutte  entre 
les  deux  fractions  révolutionnaires.  A  la  Société  des  Jacobins,  Robespierre 
avait  inséré  dans  une  adresse  un  appel  à  la  Providence.  Guadel  l'accusa  de 
favoriser  la  superstition  et  le  mot  de  capucinade  fut  prononcé.  Robespierre 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


nés 


■  répondit  par  une  profession  de  foi  théiste  à  ta  manière  du  vicaire  savoyard. 
Mais  Guadet  oubliait-il  donc  que  lui-même  à  la  Législative,  dans  une  discus- 
sion récente,  avait  invoqué  Dieu?  Etranges  partis-pris  que  ceur  de  la  haine. 


Danton. 
(D'apris  on  moulage  du  Musée  Caruavalet). 

Robespierre,  d'autre  part,  abusait  contre  la  Gironde  des  inévitables  consé- 
quences qu'entraîne  le  pouvoir;  il  faisait  un  grief  à  Brissot  de  pousser  des 
amis  aux  emplois,  et  Brissot  répondait  aux  Jacobins:  «  On  me  fait  beaucoup 
d'honneur  de  rne  supposer  tant  d'influence;  mais  osera-t-on  se  plaindre  que 
des  Jacobins,  des  patriotes,  des  amis  delà  Révolution  entrent  enfin  dans  les 


lir.O  HTSTOIRE     SOCIALISTE 

emplois?  Us  dovraiont,  pour  le  bi^n  de  la  p.ilrie  les  occuper  Ions.  ■>  Eter- 
nelle et  faslidieui'e  (juerdie.  Demain,  c'est  M""  Roland,  la  girondine,  rfni 
reprendra  contre  Danton  le  reproche  que  Rohespierre  adosse  maintenant  à 
Bris«ol.  Elle  Ini  fera  un  crimo  davoir  été  chercher  dans  les  clnhs.  parjui  les 
révnhitinnnaires  ardents,  les  serviteurs  de  la  Révolution,  d'en  avoir  peuplé 
les  ministères,  les  administrations,  les  armées. 

Mais,  dans  ses  querelles  avec  Brissol,  Robespierre  n'oubliait  pas  la  con- 
tre-révolution. Ou  plutôt,  par  un  coup  de  génie,  par  une  merveille  de  clair- 
voyance et  de  haine  il  av;iil  trouvé  moyen  de  frapper  fout  à  la  fois  la  contre- 
révolution  et  la  Gironde.  C'était  de  frapper  Lafayelte.  Lafayetle  était,  à  celle 
dale,  le  vrai  chef  des  Feuillants.  Il  en  était  la  dernière  popularité  ;  il  en  ét;nt 
l'épée.  On  savait  qu'il  voulait  interpréter  la  Constitution  dans  son  sens  le 
phi^  modéré,  qu'il  considérait  comme  factieux  tous  ceux  qui  voulaient  élargir 
le  droit  de  la  Nation  aux  dépens  de  la  prérogative  royale.  Et  comme  il  avait 
gardé  quelque  crédit  auprès  des  gardes  nationales  du  royaume  longtemps 
commandées  par  lui,  il  était  la  ressource  suprême  du  modérantisme.  Peut- 
être  eût-il  été  redoutable  aux  démocrates  s'il  avait  pu  concerter  son  action 
avec  la  Cour.  Mais  la  Cour  se  défiait  de  lui.  Et  elle  avait  d'ailleurs  le  projet 
non  d'interpréter  dans  un  sens  modéré  la  Constitution,  mais  de  la  renverser 
à  la  faveur  de  la  guerre. 

Ainsi,  Lafayette,  entre  la  démocratie  et  la  Cour,  était  isolé,  et  sa  puis- 
sance vraie  se  resserrait  tous  les  jours.  Mais  il  apparaissait  encore  comme  le 
grand  obstacle  à  l'élan  de  la  démocratie  révolutionnaire.  Et  en  l'attaquant  tous 
les  jours,  en  le  dénonçant,  en  le  discréditant,  Robespierre  ouvrait  les  voies  à 
la  Révolution.  Mais  il  atteignait  en  même  temps  par  ricochet  la  Gironde. 
Certes,  entre  la  Gironde  et  Lafayette  il  y  avait  eu  toujours  hostilité  violente, 
et  c'est  à  faux  que  Robespierre  accusait  Brissot  d'avoir  été  le  complaisant,  le 
familier  de  Lafayetle.  Mais  la  Gironde  était  au  pouvoir,  et  Lafayette  com- 
mandait une  armée.  La  Gironde,  quoiqu'elle  occupât  le  ministère,  n'était 
ni  assez  forte  ni  assez  audacieuse  pour  renouveler  le  haut  personnel  militaire. 
Elle  m:un tenait  à  la  tête  des  armées  Rochambeau,  Luckner,  Lafayette  désignés 
par  Narbonne.  El  à  vrai  dire,  à  ce  moment,  le  pays  n'aurait  pas  eu  confiance 
en  des  noms  nouveaux  ;  les  événements  militaires,  encore  médiocres  et  in- 
certains, ne  suscitaient  pis  de  jeunes  chefs.  La  gloire  n'avait  pas  encore  la 
rapidité  de  la  foudre.  Aussi  Robespierre  pouvait  solidariser  la  Gironde  et 
Lafayelle,  comme  un  peu  plus  tard,  et  avec  une  bien  plus  terrible  efficacité, 
il  solidarisera  la  Gironde  et  Dumouriez. 

Le  début  des  hostilités  avait  été  malheureux.  Dans  nne  marche  snr 
Tournai,  une  division  de  Rochambeau  s'él;iit  heurtée  étonrdimen taux  troupes 
autrichiennes,  et  nos  soldats  avaient  fui.  Se  croyant  trahis,  ils  avaient  tué  un 
de  leurs  officiers,  Dillon,  et  ce  premier  revers  mêlé  d'indiscipline  avait  vive- 
menb  ému  les  esprits.  Les  Girondins,  qui  avaient  annoncé  l'écrasement  facile 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1167 

des  suppôts  de  la  tyrannie  par  les  soldats  de  la  liberlé,  étaient  assez  penauds. 
Marat  les  raillait  âprement.  On  nous  avait  assuré,  dit-il  avec  sarcasme,  «  que 
devant  les  Droits  de  l'Homme  les  boulets  de  canon  eux-mêmes  reculeraient». 
Et  reprenant  son  antierne  de  trahison,  il  engageait  les  soldats  à  mdssacrer 
les  chefs. 

La  Gironde  exaspérée  demanda  des  poursuites  contre  lui.  C'est  Lasource 
qui,  en  un  discours  d'une  violence  extrême,  le  dénonça  à  la  Législative.  Pour 
colorer  nn  peu  ces  poursuites  contre  Marat  on  décréta  en  même  temps  des 
poursuites  contre  le  journaliste  royaliste  Royou. 

L'Ami  du  peuple  et  VAjni  du  Roi  furent  décrétés  le  même  jour,  mais 
c'tsl  s\rrioul\'Ami  dti  pettple  que  la  Gironde  voulait  atteindre.  Ainsi,  dès  le 
début,  éclataient  l'inconséquence  égoïste  et  la  fatuité  du  parti  girondin.  Brissot 
n'avait  qu'une  excuse  en  précipitant  la  guerre  ;  c'est  qu'elle  donnât  au  peuple 
la  force  de  se  débarrasser  de  tous  ses  ennemis  intérieurs,  de  rejeter  tous  les 
éléments  de  trahison.  C'est  Brissot  lui-même  qui,  pressé  par  les  raisonne- 
ments de  Robespierre,  avait  dit:  «  Nous  avons  besoin  de  grandes  trahisons.  » 
Or,  à  l'heure  même  où  le  soupçon  du  peuple  s'éveillait,  au  moment  où  une 
application  de  cette  politique  de  défiance  et  d'extermination  était  faite  par 
les  soldats,  la  Gironde  s'emportait  jusqu'au  délire. 

.Mais,  dira-t-on,  les  soldats  «'étaient  trompés  et  Dillon  n'était  pas  un 
traître.  Assurément,  et  la  Gironde  pouvait  avertir  de  leur  erreur  les  soldats  de 
la  Révolution.  .Mais,  espérait-elle,  après  avoir  pour  ainsi  dire  systématique- 
ment affolé  la  France  pour  la  sauver,  que  la  raison  et  la  sagesse  conduiraient 
tous  les  mouvements  du  soupçon  déchaîné?  Ou  bien  avait-elle  la  prétention 
de  diriger  à  son  gré  les  soupçons  et  les  colères  dans  la  grande  âme  orageuse  de 
la  Révolution,  comme  une  rasin  divine  dirigeant  la  foudre  dans  les  replis  des 
vastes  nuées?  Ces  colères,  ces  indignations  de  Lasource  et  des  Girondins 
contre  Marat  démontrent  dès  le  début  que  la  Gironde  est  condamnée;  car 
elle  est  incapable  de  faire  sa  propre  politique:  qui  a  déchaîné  la  guerre,  a  dé- 
ch^né  par  là  même  la  violence  aveugle  des  passions,  et  doit  ouvrir  d'em- 
blée au  peuple  un  large,  un  inépuisable  crédit  d'erreur,  de  colère  et  d'éga- 
rement. Se  rebi'ffer  orgueilleusement  à  la  première  erreur,  croire  que  tout  est 
perdu  parce  que  le  chaos  de  la  guerre,  de  la  force  et  du  hasard  ne  se  débrouille 
pas  comme  un  écheveau  dont  on  tiendrait  tous  les  fils,  c'est  un  signe  de 
puéril  orgueil  et  de  radicale  impuissance.  11  est  certain  dès  maintenant  que, 
dans  les  chemins  ouverts  par  la  iGjronde  ce  sont  d'autres  hommes  plus  ré- 
solus, plus  logiques,  plus  attentifs  à  la  spontanéité  des  forces  populaires,  qui 
conduiront  la  Révolution. 

Danton  attendait,  prêt  à  -aisir  de  sa  forte  main  les  événements.  Visible- 
meBt,  il  sentait  que  son  heure  était  venue,  l'heure  des  vastes  remuements  un 
peu  troubles  que  les  volontés  puissantes  et  nettes  conduisent  jusqu'au  but.  Jus- 
qu'au mois  de  février  1792,  jusqu'au  moment  où  il  prit  possession  de  son 


lies  HISTOIRE     SOCIALISTE 


poste  de  substitut  du  procureur  de  la  commune,  il  avait  dédaigné  de  se  dé- 
fendre contre  les  calomnies  qui  l'enveloppaient.  Ses  ennemis  chuchotaient 
que  par  l'intermédiaire  de  Mirabeau  il  avait  eu  avec  la  Cour  de?  relations 
louches,  qu'il  s'était  fait  rem])ourser  sa  charge  de  judicature  bien  au  delà  de 
son  prix;  et  ils  le  représentaient  comme  un  tribun  vénal,  ne  demandant  à  la 
Révolution  que  d'assouvir  l'appétit  de  ses  sens  robustes.  Jamais  il  ne  s'était 
expliqué.  Que  lui  importail? 

Il  exerçait  sur  le  Club  des  Cordeliers,  sur  les  révolutionnaires  les  plus 
ardents  une  action  presque  irrésistible.  Par  sa  haute  slalure,  par  sa  voix 
tonnante,  par  la  décision  de  ses  conseils  et  la  sûreté  de  ses  coups  il  dominait 
les  Assemblées.  Et  sa  fierté  répugnait  sans  doute  à  descendre  à  des  plai- 
doyers. 

Qui  «e  défend  se  diminue.  Peul-ôtre  aussi  pensail-il  que  dans  les  vastes 
mouvements  révolutionnaires,  la  fougue  des  passions  et  l'énergie  du  vouloir 
étaient  plus  nécessaires  qu'une  étroite  et  chétive  verlu.  Se  défendre,  c'était 
reconnaître  que  des  comptes  pouvaient  être  demandés  aux  hommes  de  la 
Révolution  ;  et  pourquoi  décourager  ceux  qui  peut-être  avaient  dans  leur  vie 
privée  des  coins  obscurs  de  misère  ou  des  lares  secrètes,  mais  qui  tendaient 
d'un  grand  élan  vers  une  vie  meilleure  où  ils  se  referaient  une  verlu?  11 
passait  ainsi,  un  peu  énigmalique  et  puissant,  plus  atlentif  à  mesurer  les 
forces  qu'à  vérifier  la  moralité  de  tous  ceux  qui  s'agitaient  vers  un  grand 
but. 

Ce  n'est  pas  qu'il  s'abaissât  à  la  démagogie  vulgaire  ou  sournoise. 
Jamais  il  ne  flattait  les  vices  lâches  et  bas,  les  vanités  inquiètes  ou  les 
égo'ismes  timides.  Il  semblait  surtout  faire  appel  aux  énergies  de  la  vie 
saine  et  droite,  au  naturel  appétit  du  bonheur  et  de  la  joie,  à  une  large  et 
fraternelle  sensualité.  Il  n'avait  pas  non  plus  des  bassesses  affectées  de 
langage. 

Parfois  il  jetait  un  mol  trivial,  une  phrase  d'allure  cynique.  Mais  il  n'était 
point  sans  culture  :  il  lisait  en  anglais  les  romans  de  Richardson  et  Shakes- 
peare; il  pratiquait  les  auteurs  latins,  et  sa  parole  n'était  pas  toujours  sans 
emphase  :  des  images  grandiloquentes,  —  «  La  Liberté  descendue  du  Ciel, 
nous  rejetterons  nos  ennemis  dans  le  néant,  le  peuple  est  éternel,  je  sortirai 
de  la  citadelle  de  la  raison  avec  le  canon  de  la  vérité  »,  auraient  donné  à  ses 
discours  quelque  chose  de  factice,  si  un  accent  de  résolution  indomptable  et 
la  netteté  des  conseils  pratiques  ne  leur,  avaient  communiqué  la  vie,  la 
flamme,  la  puissance  d'action. 

Mais  quand  il  prit  possession  de  son  poste  de  substitut  du  procureur  de 
la  Commune,  dans  les  derniers  jours  de  janvier  1792,  il  lui  parut  que  cette 
force  naturelle  d'action  ne  suffirait  pas,  et  il  voulut  encore  cette  considéra- 
tion, cette  estime  publique,  sans  lesquelles  même  aux  jours  les  plus  agités, 
nul  ne  peut  jouer  un  grand  rôle  révolutionnaire.  En  un  discours  très  étudié 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


116b 


et  dont,  contrairement  à  seshabilmles,  il  conimuniiiud  aux  journaux  le  texte 
complet,  il  raconta  toute  sa  vie  publique  ei  privée.  11  parla,  sans  amertume, 
et  avec  le  pressentiment  des  grandes  revanches  prochaine?,  de  son  échec  aux 
élections  pour  l'Hôtel  de  Ville.  Il  expliqua  1  origine  de  sa  modeste  fortune,  se 
défendit  même  de  toute  participation  directe  à  la  journée  du  Champ  de 
Mars  où  il  ne  vit  sans  doute,  &  la  derniè/s  i^eore,  qu'uoe  tentative  étourdie 


Da.mo.s. 
(D  aprè«  as«  êciampe  da  Uafoo  CaroAvaiet.) 


et  prématurée,  et  pour  rassurer  ceux  que  sa  rigueur  révolutionnaire  pouvait 
effrayer,  il  déclara  qu'il  fallait  défendre  la  Constitution.  Mais  il  prévoyait 
qu'elle  serait  attaquée,  et  il  parlait  d'un  ton  de  menace  à  ceux  qui  seraient 
tentés  de  porter  la  main  sur  elle. 

11  ne  craignait  pas  de  se  présenter  lui-même  comme  l'homme  des  néces- 
saires audaces  : 

«  Monsieur  le  Maire  et  Messieurs,  dans  une  circonstance,  qui  ne  fut  pas 
un  des  moments  de  sa  gloire,  un  homme,  dont  le  nom  doit  être  à  jamais 

LIT.    147.    —    HlàTOlBE  SOCIALISTE  LIV.    147. 


1170  niSTOlRE    SOCIALISTE 

cél^b^e  dans  l'hi'^toire  de  la  Révolution  (Mirabnaii),  disiil:  Qu'il  savait  bien 
qu'il  n'y  avait  pris  loin  du  Capitole  à  la  Roche -Tarpéienne  ;  et  moi,  vers  la 
même  époque  à  peu  près,  lorsqu'une  sorle  de  pU'-hiscite  m'écarta  de  l'enceinte 
de  celte  Assemblée  où  m'.i[ipelait  une  section  de  la  Capitale,  je  répondais  à 
ceux  qui  attribuaient  à  l'afraiblisseraent  de  l'énergie  des  citoyens  ce  qui 
n'était  que  l'elTpl  d'une  erreur  éphémère,  qu'il  n'y  avait  pas  loin  pour  un 
homme  pur,  de  l'ostracisme  suggéré  aux  premières  fonctions  de  la  chose 
publique. 

«  L'événement  justifie  aujourd'hui  ma  pensée;  l'opinion, non  ce  vain  bruit 
qu'une  faction  de  quelques  mois  ne  fait  régner  qu'autant  qu'elle-même,  l'opi- 
nion indestructible,  celle  qui  se  fonde  sur  des  faits  qu'on  ne  peut  longtemps 
obscurcir,  cette  opinion  qui  n'accorde  point  d'amni«tie  aux  traîtres,  el  dont  le 
tribunal  suprême  casse  les  jugements  des  «ois  el  les  l'écrets  des  jui:es  vendus 
à  la  tyrannie,  cette  opinion  me  rappelle  du  fond  de  ma  retraite  où  j'allais 
cultiver  cette  métairie  qui,  quoique  obscure  et  acquise  avec  le  rembourse- 
ment notoire  d'une  charge  qui  n'existe  plus,  n'en  a  pas  moins  été  érigée  par 
nos  détracteurs  en  domaines  immenses  payés  par  je  ne  sais  quels  agents  de 
l'Angleterre  et  de  la  Prusse. 

«  Je  dois  prendre  place  au  milieu  de  vous,  Messieurs,  puisque  tel  est  le 
vœu  des  amis  de  la  liberté  et  de  la  Constitution,  el  je  le  dois  d'autant  plus 
que  ce  n'est  pas  dans  le  moment  où  la  patrie  est  menacée  de  toutes  parts, 
qu'il  est  permis  de  refuser  un  poste  qui  peut  avoir  ses  dangers,  comme  celui 
d'une  sentinelle  avancée. 

«  Je  serais  entré  silencieusement  dans  la  carrière  qui  m'est  ouverte, 
après  avoir  dédaigné  pendant  tout  le  cours  de  la  Révolution  de  repousser 
aucune  des  calomnies  sans  nombre  dont  j'ai  été  assiégé,  je  ne  me  permettrais 
pas  de  parler  un  seul  instant  de  moi,  j'attendrais  ma  juste  réputation  de  mes 
actions  et  du  temps,  si  les  fonctions  déléguées  auxquelles  je  vais  me  livrer  ne 
changeaient  pas  entièrement  ma  position.  Comme  individu,  je  méprise  les 
trails  qu'on  me  lance  :  ils  ne  me  paraissent  qu'un  vain  sifflement  ;  devenu 
l'homme  du  peuple,  je  dois,  sinon  répon'ireà  tout,  parce  qu'il  est  des  choses 
dont  il  serait  absurde  de  s'occuper,  mais  au  moins  lutter  corps  à  corps  avec 
quiconque  semble  m'attaquer  avec  une  sorte  de  bonne  foi. 

«  Paris,  ainsi  que  la  France  entière,  se  compose  de  trois  classes  :  l'une, 
ennemie  de  toute  liberté,  de  toute  égalité,  de  toute  constitution,  est  <1igne  de 
tons  les  maux  dont  elle  a  accablé  et  «lont  elle  voudrait  encore  accabler  ta 
nation  ;  celle-là,  je  ne  veux  point  lui  parler,  je  ne  veux  que  la  combattre  à 
outrance  jusqu'à  la  mort;  la  seconde  est  l'élite  des  amis  ardents,  des  coopé- 
ratenrs,  des  plus  fermes  soutiens  de  notre  sainte  Révolution,  c'est  celle  qui 
a  constamment  voulu  que  je  sois  ici,  je  ne  dois  non  plus  lui  rien  dire,  elle 
m'a  jugé,'jam^ii8  je  ne  la  tromperai  dans  son  attente  ;  la  troisième,  aussi  nom- 
breuse que  bien  intentionnée,  veut  également  la  liberté,   mais  elle  en  craint 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1171 


les  orages  ;  elle  ne  hail  pas  ses  défenseurs  qu'elle  secondera  toujours  dans  les 
jours  de  péril,  mais  elle  condamne  souvent  leur  énergie,  qu'elle  croit  habi- 
tuellement ou  déplacée  ou  dangereuse;  c'est  à  cetteclasse  de  citoyens  que  je 
respecte,  lors  môme  qu'elle  prête  une  oreille  trop  facile  aux  insinuations  per- 
fides de  ceux  qui  cachent  sous  le  masque  de  la  modération  l'atrocité  de  leurs 
desseins;  c'est,  dis-je,  à  ces  citoyens,  que  je  dois  comme  magistrat  du  peuple 
me  faire  bien  connaître  par  une  profession  de  foi  solennelle  sur  mes  principes 
politiques. 

«  La  nature  m'a  donné  en  partage  les  formes  athlétiques  et  la  physio- 
nomie âpre  de  la  liberté.  Exempt  du  malheur  d'être  né  d'une  de  ces  races 
privilégiées,  suivant  nos  vieilles  institn/ions,  et  par  cela  même  presque  tou- 
jours abâtardies,  fai  conservé,  en  créant  seul  mon  existence  civile,  toute  ma 
viguf'ur  native,  sans  cependant  cesser  un  seul  instant,  soit  dans  ma  vie 
privée,  soit  dans  la  profession  que  J'avais  embrassée,  de  prouver  que  je 
savais  allier  le  sang- froid  de  la  raison  à  la  chaleur  de  fâme  et  à  la  fermeté 
du  caractère. 

«  Si  liés  les  premiers  jours  de  notre  régénération  j'ai  éprouvé  tous  les 
bouillonnements  du  patriotisme,  si  j'ai  consenti  à  paraître  exagéré  pour  n'être 
jamais  faible,  si  je  me  suis  attiré  une  première  proscription  pour  avoir  dit 
hauicraent  ce  qu'étaient  les  homme-!  qui  voulaient  faire  le  procès  à  la  Révo- 
lution, pour  avoir  défendu  ceux  qu'on  appelait  les  énergumèn^s  de  la  liberté, 
c'est  que  je  vis  ce  qu'on  pouvait  attendre  des  traîtres  qui  protégeaient  ouver- 
tement les  serpents  de  l'aristocratie. 

«  Si  j'ai  été  toujours  honorablement  attaché  à  la  cause  du  peuple,  si  je 
n'ai  pas  partagé  l'opinion  d'une  foule  de  citoyens,  bien  intentionnés  sans 
doute,  sur  des  hommes  dont  la  vie  politique  me  semblait  d'une  versatilité 
bien  dangereuse;  si  j'ai  interpellé  face  à  face,  et  aussi  publiquement  que 
loyalement,  quelques-uns  de  ces  hommes  qui  se  croyaient  les  pivots  sur 
lesquels  tournait  la  Révolution;  si  j'ai  voulu  qu'ils  s'expliquassent  sur  ce  que 
mes  relations  avec  eux  m'avaient  fait  découvrir  de  fallacieux  dans  leurs  projets, 
c'est  que  j'ai  toujours  été  convaincu  qu'il  importait  au  peuple  de  lui  faire 
connaître  ce  qu'il  devait  craindre  de  personnages  assez  habiles  pour  se.  tenir 
perpétuellement  en  situation  de  passer,  suivant  le  cours  des  événements, 
dans  le  parti  qui  offrait  à  leur  ambition  les  plus  hautes  destinées  ;  c'est  que 
j'ai  cru  encore  qu'il  était  digne  de  moi  de  m'expliquer  en  présence  de  ces 
mêmes  hommes,  de  leur  dire  ma  pensée  tout  entière,  lors  même  que  je  pré- 
voyais bien  qu'ils  se  dédommageaient  de  leur  silence  en  me  faisant  peindre 
par  leurs  créatures  avec  les  plus  noires  couleurs,  et  en  me  préparant  de 
nouvelles  persécutions. 

«  Si,  fort  de  ma  cause,  qui  était  celle  de  la  nation,  j'ai  préféré  les  dangers 
d'une  seconde  proscription  judiciaire,  fondée  non  pas  même  sur  ma  partici- 
pation chimérique  k  une  pétition  trop  tragiquement  célèbre,  mais  sur  je  ne 


1172  HISTOIRE    SOCIALISTE 

sais  quel  conle  misérable  de  pistolets  emportés  en  ma  présence  de  la  chambre 
(l'un  militaire,  dans  une  journée  à  jamais  mémorable,  c'est  que  j'agis  cons- 
tamment d'après  les  lois  éternelles  de  la  justice,  c'est  que  je  suis  incapable 
de  soutenir  des  relations  qui  deviennent  impures  et  d'associer  mon  nom  à 
ceux  qui  ne  craignent  pas  d'apostasier  la  religion  du  peuple  qu'ils  avaient 
d'abord  défendue. 

«  Voilà  quelle  fut  ma  vie. 

«  Voici,  Messieurs,  ce  qu'elle  sera  désormais. 

«  J'ai  été  nommé  pour  concourir  au  maintien  de  la  Constitution,  pour 
faire  exécuter  les  lois  jurées  par  la  nation  :  eh  bien,  je  tiendrai  mes  serments, 
je  remplirai  mes  devoirs,  je  maintiendrai  de  tout  mon  pouvoir  la  Constitu- 
tion, puisque  ce  sera  défendre  tout  à  la  fois  l'égalité,  la  liberté  et  le  peuple. 
Celui  qui  m'a  précédé  dans  les  fonctions  que  je  vais  remplir  a  dit  qu'en  l'ap- 
pelant au  ministère  le  roi  donnait  une  nouvelle  preuve  de  son  attachement 
à  la  Constitution;  le  peuple,  en  me  choisissant,  veut  aussi  forlement,  au 
moins,  la  Constitution;  il  à  donc  bien  secondé  les  intentions  du  roi.  Puissions- 
nous  avoir  dit,  mon  prédécesseur  et  moi,  deux  éternelles  vérités  1  Les  archives 
du  monde  attestent  que  jamais  un  peuple  lié  par  ses  propres  lois  h.  une 
royauté  constitutionnelle  n'a  rompu  le  premier  ses  serments;  les  nations  ne 
changent  ou  ne  modifient  jamais  leurs  gouvernements  que  quand  l'excès  de 
l'oppression  les  y  contraint;  la  royauté  constitutionnelle  peut  durer  plus  de 
siècles  en  France  que  n'en  a  duré  la  royauté  despotique. 

«  Ce  ne  sont  pas  les  philosophes,  eux  qui  ne  font  que  des  systèmes,  qui 
ébranlent  les  empires;  les  vils  flatteurs  des  rois,  ceux  qui  tyrannisent  en 
leur  nom  le  peuple  et  qui  l'ailamect,  travaillent  plus  sûrement  à  faire  désire.' 
un  autre  gouvernement  que  tous  les  philanthropes  qui  publient  leurs  vues 
sur  la  liberté  absolue.  La  nation  française  est  devenue  plus  fière  sans  cesser 
d'èlre  aussi  généreuse.  Après  avoir  brisé  ses  fers,  elle  a  conservé  la  royauté 
sans  la  craindre,  et  l'a  épurée  sans  la  haïr.  Que  la  royauté  respecte  un  peuple 
chez  lequel  de  longues  oppressions  n'ont  point  détruit  le  penchant  à  être 
confiant,  qu'elle  livre  elle-même  à  la  vengeance  des  lois  tous  les  conspirateurs 
sfins  exception,  et  tous  ces  valets  de  conspirations  qui  se  font  donner  par 
les  rois  des  acomptes  sur  des  contre-révolutions  chimériques,  auxquels  ils 
veulent  ensuite  recruter,  si  je  puis  ainsi  parler,  des  partisans  à  crédit.  Que  la 
royauté  se  montre  sincèrement  enfin  l'amie  de  la  liberté,  sa  souveraine;  elle 
s'assurera  une  durée  pareille  à  celle  de  la  nation  elle-même;  alors  on  verra 
»iue  les  citoyens  qui  ne  sont  accusés  d'être  au  delà  de  la  Constitution  que 
par  ceux  mômes  qui  sont  évidemment  en  deçà;  que  ces  citoyens,  quelle  que 
soit  leur  théorie  abstraite  sur  la  liberté,  ne  cherchent  point  à  rompre  le  pacte 
social;  qu'ils  ne  veulent  pas,  pour  un  mieux  idéal,  renverser  un  ordre  de 
choses  fondé  sur  l'égalité,  la  justice  et  la  liberté. 

«  Oui,  Messieurs,  je  dois  le  répéter  :  quelles  qu'aient  été  mes  opinions 


HISTOIRE     SOCIALISTE  11T3 

individuelles  lors  de  la  revision  de  la  Gonstitatiç>n  sur  les  choses  et  sur  les 
hommes,  maintenant  qu'elle  est  jurée,  j'appellerais  à  grands  cris  la  mort  sur 
le  premier  qui  lèverait  un  bras  sacrilège  pour  l'attaquer,  fût-ce  mon  père, 
mon  ami,  fût-ce  mon  propre  fils  :  tels  sont  mes  sentiments. 


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SlUtOSCRIT  PORTANT  LBS   SION&TURBS  DB  SA}rni«.KB  Tt  DB   CiUtaUl  OBSUOtTLISi. 
(D'après  an  docament  des  Archives  nationales). 


^Bque  son  adhésion  à.  la  Constitution  sera  toujours  ma  loi  suprême.  J'ai  consa- 
^Hcré  ma  vie  toute  entière  à  ce  peuple  qu'on  n'attaquera  plus,  qu'on  ne  trahira 
^Pplus  impunément,  et  qui  purgera  bientôt  la  terre  de  tous  les  tyrans  s'ils  ne 


U74  IIISTOIIIE    SOCIALISTE 


renoncent  pas  à  la  îljjue  qu'ils  ont  formée  contre  lui.  Je  périrai,  s'il  le  faut, 
Dour  défendre  sa  cause;  lui  seul  aura  mesdemiera  vœux;  lui  seul  les  mérite; 
ses  lumières  et  son  courage  Tonlliré  de  l'abjection  et  du  néant;  ses  lumières 
et  son  courajîe  le  rendront  éternel.  » 

Quelle  puis.sance  et  quelle  habileté  politique  l  Avec  quel  soin  Danton 
essaie  de  rallier  à  lui  la  classe  moyenne,  de  désarmer  les  rancunes  de  la  bour- 
geoisie modérée,  amie  do  Lafayetle,  gne  si  souvent  il  avait  attaqué!  Et  comme 
en  même  temps  il  ré.-;erve  la  liberté  de  mouvement  du  peuple!  11  dit  avec 
tant  de  force  que  si  une  Révolution  nouvelleéclate,  cène  sera  pas  pour  réaliser 
de  parti  pris»  une  théorie  abstraite  de  la  liberté  »,  c'est-à-dire  la  République, 
mais  pour  répondre  à  la  perfidie  du  pouvoir,  que  la  bourgeoisie  timide  est 
ainsi  induite  à  accepter  l'éventualité  dun  mouvement  populaire  comme  une 
irrésistible  nécessité. 

Danton  est  sincère  quand  il  dit  qu'il  ne  veut  pas,  par  esprit  de  système, 
renverser  la  Constitution.  Il  est  sincère  quand  il  proclame  que,  si  elle  veut,  la 
royauté  constitutionnelle  peut  durer  dos  siècles  ;  et  peut-être,  avant  de  se 
jeter  dans  les  orages  et  les  risques  d'une  Révolution  nouvelle  réservait-il,  en 
sa  conscience  et  en  sa  pensée,  cette  suprême  chance.  Mais  il  ti 'endort  pas  son 
esprit  en  cette  hypothèse  :  il  reste  éveillé  pour  les  luttes  probables,  il  avertit 
seulement  les  timides  qu'en  lui  la  force  de  la  raison  réglera  toujours  la  véhé- 
mence de  la  passion. 

Le  journal  de  Prudhoynme  s'étonne  et  se  scandalise  un  peu  de  cette 
façon  de  parler  de  soi-même;  et  il  y  avait,  en  effet,  chez  Danton,  un  peu  de 
fanfaronnade  et  de  vantardise,  un  besoin  de  triompher  de  sa  force.  Mais  chez 
lui,  aussi,  cette  vanterie  était  calcul.  En  cette  pcrio  le  incertaine  et  hésitante 
de  1792  il  sentait  que  pour  rallier  les  volontés  éparses  et  les  événements 
confus  il  fallait  une  grande  aifirmation,  et  même  une  ostentation  d'énergie  et 
de  puissance. 

Sous  sa  forme  correcte  et  modérée,  ce  discours  de  février  était  un  mani- 
feste de  Révolution.  Danton  signiQait  aux  foules  :  Me  voici.  Il  évita,  en  mars, 
avril,  mai,  de  s'engager  à  fond  et  de  se  compromettre  dans  la  querelle  entre 
les  Girondins  et  Robespierre.  Il  déclara  un  jour  aux  Jacobins  qu'avant  d'en- 
treprendre la  guerre  au  dehors,  il  fallait  vaincre  les  ennemis  du  dedans.  .Mais 
il  ne  mena  pas  contre  la  guerre  la  campagne  systématique  de  Robespierre.  11 
évita  d'attaquer  les  Girondins,  mais  leur  âpreté  calomnieuse  contre  Robes- 
pierre le  rebutait,  et  il  s'écria  un  jour,  avec  colère,  qu'il  fallait  en  finir  avec 
ce  système  d'outrages  et  d'insinuations  contre  les  meilleurs  serviteurs  de  la 
patrie.  i 

Evidemment,  il  avait  jugé  la  Gironde  :  il  la  savait  inconsistante  et  vani- 
teuse. Il  pressentait  que, parlui,  Danton,  aboutiraientles  événements  engagés] 
par  elle.  Et  il  ne  voulait  se  laisser  prendre  au  piège  d'aucune  coterie.  Il  réser- 
vait sa  force  libre  et  entière  pour  les  grands  mouvements  qu'il  prévoyait  : 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1175 

lutte  décisive  contre  la  royauté,  lutte  à  outrance  contre  l'élranger.  Il  attendait 
peu  des  théories  parfois  abstraites  de  Robespierre  et  des  combinaisons  politi- 
ciennes de  la  Gironde,  beaucoup  de  la  force  spontanée  du  peuple  qui  se  mani- 
festait I  resque  chaque  jour  par  des  adresses  véhémentes  à  la  Législative,  par 
des  délégations  impérieuses. 

C'est  sur  la  force  révolutionnaire  des  sections  qu'il  comptait  avant  tout 
dès  celte  époque:  cest  cette  force  qu'il  voulait  animer  tout  ensemble  et  orga- 
niser, c'est  elle  qu'il  voulait,  si  je  puis  dire,  porter  toute  vive  au  gouverne- 
ment pour  sauver  la  liberté  et  la  patrie.  Par  là,  aussi,  il  espérait  sauver  l'ordre, 
qui  résullerait  précisément  de  l'appel  confiant  fait  par  la  Révolution  aux  éner- 
gies du  peuple. 

Mais  l'action  ministérielle  de  la  Gironde,  si  incertaine  qu'elle  fût,  n'était 
point  sans  utilité.  Elle  servit  du  moins  à  poser  les  problèmes,  à  préciser  le 
conflit  de  la  Révolution  et  de  la  royauté.  Les  manœuvres  contre-révolution- 
naires des  prêtres  insermentés  devenaient  intolérables.  Ils  fomentaient  partout 
des  soulèvements,  et  les  pénalités  décrétées  par  la  Législative  sur  le  rapport 
deFriinçuis  de  Neufchâteau  restaient  inefficaces. 

L'Assemblée,  après  avoir  prohibé  le  port  du  costume  ecclésiastique  et 
obligé  ainsi  les  prêtres  à  se  confondre  par  l'habit  avec  les  citoyens,  aborda 
enfin  les  grandes  lois  de  répression.  Sur  la  motion  de  Vergniaud,  la  peine  de 
la  déportation  fut  portée,  le  27  mai,  contre  tous  les  prêtres  réfractaires  qui 
refuseraient  le  serment  et  provoqueraient  des  troubles.  La  Révolution  se 
sentait  par  eux  menacée  au  cœur.  Et  pour  comprendre  sa  colère,  il  suffit  de 
lire  les  incroyables  pamphlets  dirigés  contre  elle  par  le  clergé  factieux,  les 
appels  publics  qu'il  faisait  à  l'étranger. 

Avec  une  sorte  de  candeur  etTrayaiîte,  des  prêtres  démontraient  que  le 
devoir  de  l'Empereur  d'Autriche  était  d'intervenir  dans  les  affaires  de  France. 
«  C'est  la  France,  disaient-ils,  qui,  au  temps  de  Charlemagne,  a  porté  le  chris- 
tianisme aux  peuples  allemands  :  il  y  aurait  ingratitude  et  impiété  de  la 
part  des  peuples  allemands  à  ne  pas  rétablir  en  France  le  christianisme 
men.icé.  » 

Des  rassemblenrients  de  paysans  fanatiques  se  formaient,  et  dans  les  bois, 
au  sondes  instruments  de  musique  qui,  hier,  faisaient  danser  la  jeunesse  du 
village,  des  bandes  armées  juraient  haine  éternelle  à  la  Révolution.  Ce  n'était 
pas  seulement  le  fanatisme  qu'attisiient  les  prêtres:  ils  aiguisaient  la  cupi- 
dité. Ils  invitaient  les  paysans  à  refuser  les  impôts  substitués  par  la  Révolution 
aux  innombrables  charges  et  redevances  d'ancien  régime  et  parfois  ils  n'hési- 
taient pas  à  prêcher  en  effet  «  la  loi  agraire  »,  non  pas  pour  préparer  l'avè- 
nemcnl  social  du  travail  et  la  libération  définitive  des  paysans,  mais  dans 
l'espoir  que  sur  les  ruines  de  la  propriété  bourgeoise  refleuriraient  dîmes  et 
prébendes  et  que  de'l'anarchie  l'ancien  régime  renaîtrait.  La  Gironde,  par  la 
loi  de  déportation,  frappa  un  grand  coup  ;   mais  qu'allait  faire  le  Roi?  Coo»- 


H70  lIISTOiriË    SOCIALISTE 

ment,  ayant  repoussé  les  premières  mesures  assez  anodines  volées  par  la 
Législative,  accorderait-il  sa  sanction  à  un  décret  plus  redoutable?  Par  cette 
voie  la  Gironde  allait  au  conflit  décisif. 

Quelques  jours  après,  le  5  juin,  le  ministre  de  la  guerre  Servan  pro;  osa 
à  l'Assemblée  la  formation  d'un  camp  de  vingt  mille  hommes,  recrutés  parmi 
toutes  les  gardes  nationales  des  départements.  Ce  camp,  d'après  le  minisire, 
devait  couvrir  Paris  contre  toute  surprise  de  l'ennemi:  il  devait  en  même 
temps  fournir,  pour  le  service  d'ordre  de  la  capitale,  des  forces  armées  et 
alléger  ainsi  un  peu  le  fardeau  sous  lequel  la  garde  nationale  parisienne 
était  accablée. 

En  réalité,  la  Gironde  espérait  que  sous  la  double  action  combinée  du 
ministère  et  de  l'esprit  révolutionnaire,  les  hommes  ainsi  rassemblés  seiaient 
bien  à  elle.  Ils  pouvaient,  en  ellel,  proléger  Paris  contre  une  pointe  des  enne- 
mis I  mais  ils  pourraient  aussi  peser  sur  les  décisions  de  la  Cour.  En  même 
temps  et  par  un  jeu  très  compliqué,  la  Gironde  enlevait  à  Paris  son  rôle 
d'avant-garde  révolutionnaire.  Celait  toute  la  France  révolutionnaire,  ce  n'é- 
tait plus  la  seule  commune  de  Paris,  qui  était  chargée,  au  centre  même  des 
événements,  de  veiller  sur  la  Révolution.  Sans  doute,  il  n'y  avait  pas  encore 
entre  la  Gironde  et  Paris  un  conflit  aigu,  mais  c'est  à  Paris  surtout  que  s'exer- 
çait l'influence  de  Robespierre  et  de  Marat  que  les  Girondins  détestaient  et 
poursuivaient. 

C'est  à  Paris  surtout  qu'était  grande  l'action  de  Danton,  dont  ils  se  dé- 
fiaient sans  le  combattre  encore.  Ils  pressentaient  bien  que  si  leur  politique 
extérieure  et  intérieure  aboutissait  à  une  rupture  violente  avec  la  royauté  et 
si  Paris  menait  l'assaut,  c'est  Paris  qui  aurait  la  primauté  politique  et  qui  la 
communiquerait  aux  hommes  en  qui  surtout  il  avait  confiance. 

Us  voulaient  donc  organiser,  au  service  de  la  Révolution,  une  force  d'ori- 
gine mêlée  et  surtout  provinciale,  sur  laquelle  eux-mêmes  auraient  la  haute 
main  Au-dessus  de  ces  calculs,  Servan  avait  d'ailleurs  une  grande  pensée: 
il  avait  toujours  été  partisan  de  la  nation  armée  :  or,  ni  les  circonstances,  ni 
l'état  des  esprits  ne  se  prêtaient  encore  à  la  levée  en  masse.  Mais  la  constitu- 
tion d'une  petite  armée  révolutionnaire,  prise  par  délégation  et  élection  dans 
toutes  les  gardes  nationales,  n'éiait-ce  pas  un  premier  ébranlement  de  toute 
la  nation  ? 

Le  projet  de  Servan  fut  combattu  par  les  ennemis  révolutionnaire?  de  la 
Gironde,  par  Marat,  par  Robespierre,  aussi  violemment  que  par  les  amis  de  la 
Cour.  Dans  son  numéro  du  vendredi  15  juin  1792,  Marat  le  dénonça  comme 
«  le  coup  de  mort  porté  à  la  liberté  et  à  la  sûreté  publique  par  l'Assemblée 
nationale,  complice  des  machinations  de  la  Cour  et  contre-révolutionnaire 
elle-même...  Comment  songer  à  mettre  les  armes  à  la  main  d'un  peuple  qu'on 
veut  décimer,  s'il  le  faut,  pour  le  remettre  sous  le  joug? 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1177 

«  Pour  assurer  le  succès  de  cet  horrible  projet,  le  conciliabule  des  Tuile- 

Ç  u^   C,:y<..^  ^4l*u^    .T^^tiw/   ^,^ ^' 'xJ&i^rCi^     ^d^J» 

fVC^^C^tL.C/\JL.'~J     &-^^^nJ  J'~f^^y'-'l'^-'    ^<-»-t-^ic-«>»/         C^fL.t.^-y'^^^     a^      O^^éA^-^^ 

cycxAy 


Fragment  d'onb  lbttrr  db  Roland. 
(D'après  na  docament  des  Archives  nationales.) 

ries  ne  se  reposant  ni  sur  l'incivisme  et  l'aveuglement  de  la  majorité  de  la 
garde  parisienne,  ni  sur  les  affreuses  dispositions  des  nombreux  contre-révo- 

UV.   148.  —  BISTOIHE   SOCULISTK.  LIV.    148. 


il78  HlSTOlRi;     SOCIALISTE 

lulionnaires  cachés  dans  nos  murs,  a  cru  devoir  leur  donner  un  renfurl,  en 
appelant,  sous  un  prétexte  spécieux,  de  tous  les  coins  du  royaume, 
20.000  hommes  prêts  à  devenir  les  suppôts  du  despotisme.  Or,  ce  camp,  n'en 
doutez  point,  est  destiné  à  seconder  les  opérations  des  contre-révolutionnaires 
de  la  capitale,  puis  celles  des  armées  nationales  ou  étrangères,  appelées  à 
rétablir  le  despotisme.  Pour  l'amener  à  ce  point,  on  lui  donnera  des  chefs 
royalistes  qui  le  travailleront  de  toutes  les  manières.  » 

Quelle  étrange  déformation  les  par(,is  font  subir  aux  idées  et  aux- faits  I 
Le  grand  souci  de  la  Gironde  à  ce  moment  n'était  pas  de  servir  la  contre- 
révolution  :  c'était  de  s'assurer  la  conduite  de  la  Révolution:  et  je  conviens 
que  celte  pensée  égoïste  peut  devenir  contre-révolutionnaire;  mais  de  li  à 
prétendre  que  Servan  fai.sait  le  jeu  de  la  Cour  il  y  a  vraiment  bien  loin.  Déjà 
Marat  avait  écrit  le 9  juin;  Si  Servan  n'est  pas  d'accord  avec  les  Tuileries, 
pourquoi  n'est-il  pas  congédié?  L'argument  est  enfantin  ;  car  il  suppose  que  le 
roi  n'avait  pas  à  tenir  compte  des  forces  de  la  Révolution;  et  d'ailleurs  Servan 
sera,  en  clTct,  congédié  dans  quelques  jours.  M.  Aulard,  quand  il  cherche  la 
cause  profonde,  essentielle,  de  l'hostililé  de  la  Gironde  et  de  la  Montagne, 
conclut  qu'au  fond  c'est  l'antagonisme  de  la  province  et  de  Paris.  La  réponse 
est  trop  simple.  En  fait,  la  guerre  est  allumée  dès  1792,  et  à  ce  moment, 
Paris  n'était  pas  représenté  par  des  amis  de  Marat  et  de  Robespierre.  Le  chef 
de  la  Gironde,  Brissot,  était  élu  de  Paris.  Et  chose  curieuse,  à  ce  moment, 
c'est  Marat  qui  semble  dénoncer  Paris. 

Dans  une  note  du  numéro  du  15  juin,  il  dit:  «  On  aurait  pu  croire  que 
les  députés  infidèles  du  peuple,  tels  que  ceux  de  Paris  et  de  la  Gironde,  qui 
ont  vendu  au  prince  les  intérêts  les  plus  chers  de  la  patrie,  avaient  dessein 
de  s'environner  de  vingt  mille  garder  nationaux  des  départements,  contre  les 
vengeances  de  la  Cour,  et  les  complots  des  contre-révolutionnaires;  mais,  si 
cela  était,  ils  auraient  eu  soin  de  faire  statuer  que  le  choix  de  ces  gardes 
serait  fait  par  la  masse  du  peuple  et  ils  n'en  auraient  pas  abandonné  le  mode 
au  comité  militaire,  tout  composé  d'officiers  contre-révolutionnaires.  J'ai  dit 
quelque  part  que  la  faction  de  la  Gironde  et  de  Paris  était  toute-puissante. 
J'ai  ajouté  qu'elle  menait  l'Assemblée,  et  cela  est  vrai  encore  ;  mais  il  ne  faut 
pas  croire  qu'elle  soit  l'Ame  des  décrets  désastreux  qu'elle  fait  pt-ijser  ;  non 
assurément,  elle  n'en  est  que  la  porteuse  ;  la  jireuve  en  est  que  la  plupart  de 
ses  décrets  sont  calculés  pour  faire  triompher  les  ennemis  de  la  Révolution, 
rétablir  pleinement  le  despotisme  et  les  exposer  eux-mêmes  à  ses  fureurs. 
Celte  faction  scélérate,  qui  fut  si  lâchement  prostiluée  à  la  Cour,  est  donc  le 
jouet  du  cabinet  des  Tuileries  qui  l'a  fait  adroitement  servir  à  ses  complots, 
et  qui  finira  par  l'immolera  ses  vengeances,  quand  le  moment  sérail  venu...  » 
Marat  recule  un  peu.  Il  n'accH.''e  plus  «  la  faction  d«  la  Gironde  et  de  Paris  » 
de  travailler  systématiquement  pour  la  Cour. 

Il  l'accuse  d'être  la  dupe  et  le  jouet  de  cette  Cour  à  laquelle  elle  s'ëSt 


à 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1179 

livrée.  EL  si  Marat  entend  par  là  que  c'est  la  Govr  qui  a  suggéré  aux  ministres 
girondins  Tidée  de  convoquer  les  vingt  mille  Tiommes,  il  se  trompe  grossière- 
ment. 

Robespierre,  dans  le  numéro  5  du  Défenseur  de  la  Constitution  attaqua, 
lui  aussi,  el  longuement  le  projet  Servan.  Si  c'est  pour  comballreles  ennemis 
du  dehors  qu'on  rassemble  ces  ïingt  mille  hommes,  pourquoi  mettre  le 
camp  si  loin  do  la  frontière?  Et  si  c'est  contre  les  ennemis  du  dedans  qu'on 
les  réunit,  pourquoi  ne  pas  avoir  confiance  dans  le  peuple  révolutionnaire 
del^aris?  «  Quels  sont  les  brigands  que  nous  avons  à  craindre?  Les  plus  dan- 
gereux à  mon  avis,  ce  sont  les  ennemis  hypocrites  du  peuple  qui  trahissent 
la  cause  publique  et  foulent  aux  pieds  les  principes  de  la  Conslilulion  !  Ce 
sont  ces  intrigants  vils  et  féroces  qui  cherchent  à  tout  bouleverser,  pour 
dilapider  impunément  les  finances  de  l'Etat,  pour  immoler  du  même  coup  à 
leur  ambition  et  à  leur  cupidité  et  la  fortune  publique  et  la' Constitution 
môme. 

«  Or,  on  ne  dompte  pas  de  tels  ennemis  avec  une  armée.  Que  dis-je?  elle 
peut  maîtriser  un  jour  le  corps  législatif  lui-même,  devenir  tôt  ou  lard  l'ins- 
trument d'une  faction  ;  elle  peut  être  employée  à  opprimer,  à  enchaîner  le 
peuple,  à  protéger  ou  à  exécuter  les  proscriptions  méditées  et  déjà  commen- 
cées contre  les  plus  zélés  patriotes  qui  ne  composent  avec  aucun  parti.  La 
voie  de  l'élection  proposée  peut  prouver  les  principes  civiques  (îu  ministère; 
mais  elle  ne  fait  point  disparaître  le  danger.  L'intrigue  et  l'ignorance  peuvent 
s'emparer  de  l'urne  des  scrutins  ;  surtout  dans  un  temps  où  toutes  les  factions 
s'agitent  avec  tant  de  force. 

«  L'expérience  sans  doute  nous  a  déjà  donné  sur  ce  point  des  leçons  assez 
multipliées  ;  elle  nous  a  prouvé  encore  combien  il  est  facile  d'égarer  et  de 
séduire  ceux  qui  n'étaient  pas  corrompus.  L'homme  faible  ou  ignorant,  et 
l'homme  pervers  sont  également  dangereux  ;  l'un  et  l'autre  peuvent  marcher 
au  même  but,  sous  la  bannière  de  l'intrigue  et  de  la  perfidie.  Tous  ces  incon- 
vénients se  multiplient  quand  il  s'agit  d'un  corps  armé.  L'orgueil  de  la  force 
et  l'esprit  de  corps  sont  un  double  écueil  presque  inévitable.  Rousseau  a  dit 
qu'une  nation  cesse  d'être  libre  dès  qu'elle  a  nommé  des  représentants.  Je 
suis  loin  d'accepter  ce  principe  sans  restriction...  mais  je  ne  crains  pas  d'affir- 
mer que  dés  le  moment  où  un  peuple  désarmé  a  remis  sa  force  et  son  salut  à 
des  corporations  armées,  il  est  esclave. 

«  Je  dis  que  le  pire  de  tous  les  despotismes,  c'est  le  gouvernement  militaire. 
Ceux  qui  ont  invoqué  le  patriotisme  des  départements  pour  répondre  à  ces 
observations  générales  et  politiques,  étaient  bien  éloignés  de  l'état  de  la 
question  ;  puisque  les  dangers  dont  j'ai  parlé  sont  attachés  à  la  nature  môme 
des  choses.  Qui  a  rendu  plus  d'hommages  que  moi  au  caractère  de  la  nation 
française,  mais  sont-ce  les  départements  qui  arriveront  tout  entiers  ?  Ce  sont 
des  individus  que  nous  ne  connaissons  point  encore;  et  dans  celte  situation 


1180  HISTOIRE    SOCIALISTE 

quel  est  le  parti  que  couseille  -une  s-age  politique,  sinon  de  calculer  tous  les 
effets  pusiilile-  des  passions  et  <Je«  errcnri  buriieicMî  » 

Tout  cela  est  Lien  vague,  et  un  peu  irritant.  Car  toutes  ces  objections  ne 
portent  pas  contre  le  camp  de  20.000  hommes.  Elles  portent  contre  tout 
emploi  de  la  force  armée,  c'est-à-dire  contre  la  guerre  elle-môme.  Or,  à  ce 
moment,  elle  élait  déclarée  et  engagée  :  et  Robespierre  ne  proposait  pas  de 
renoncer  à  défendre  nos  frontières.  Mais  tous  les  projets  de  la  Gironde  (^taieiit 
su.spects  et  condamnés  d'avance. 

A  vrai  dire,  celui-ci  était  à  la  fois  théâtral  et  incomplet.  On  cherche  vai- 
nement à  quoi  aurait  servi  ce  rassemblement  de  délégués  armés  dans  un  grand 
péril  intérieur  ou  extérieur.  Il  semble  bien  que  la  Gironde,  un  peu  déçue  par 
les  premiers  échecs  de  la  guerre,  voulait  tromper  l'énervement  du  pays  par  des 
démonstrations  d'apparat.  Pourtant  l'idée  de  Servan  contenait  des  germes 
heureux:  c'était,  comme  nous  l'avons  dit,  appeler  déjà  la  nation  que  d'ap- 
peler une  délégation  armée  de  la  nation.  Et  qui  sait  si  l'idée  de  faire  appel  à 
la  France  pour  surveiller  la  royauté  n'a  pas  suscité  le  grand  mouvement  des 
Marseillais  vers  Paris,  avant  le  10 août? 

11  arriva  à  Robespierre  une  assez  désagréable  mésaventure.  Juste  au 
moment  oh  il  rédigeait  contre  le  projet  de  Servan  cette  sorte  de  réquisitoire 
filandreux  et  vague,  Fétat-major  de  la  garde  nationale  parisienne  se  prononça 
aussi  contre  le  projet.  Or  l'état-major  était  «  fayetliste  ».  Il  prélendit  que  les 
minisires  voulaient  déposséder  la  bonne  garde  nationale  parisienne,  fidèle 
à  la  Conslitulion  et  au  Roi  ;  il  surexcita  l'amour-propre  des  gardes  nationaux 
parisiens  et  remit  bientôt  à  r.-\.ssemblée  une  pétition  signée  de  8,000  noms. 
Ainsi  Robespierre  se  trouvait  subitement  d'accord  (au  moins  quant  aux 
conclusions)  avec  son  ennemi  Lafayette,  avec  celui  qu'il  dénonçait  comme  le 
plus  grand  danger  de  la  Révolution  ! 

«  Au  moment  où  j'écris,  ajouta-l-il  assez  vexé  et  penaud,  l'état-major  de 
la  garde  nationale  parisienne  vient  de  présenter  contre  le  projet  que  je  com- 
iats,  une  pétition  fondée  sur  des  motifs  diamétralement  opposés.  »  (C'est  lui 
qui  souligne.) 

«  J'en  ai  conclu  que  la  vérité  était  indépendante  de  tous  les  intérêts  par- 
ticuliers et  de  toutes  les  circonslances  passagères.  J'en  appelle  au  temps  et  à 
l'expérience  qui,  depuis  le  commencement  de  la  Révolution,  m'ont  trop  sou- 
vent et  inutilement  absous.  >> 

Mais  comment  sur  des  «  appels  »  aussi  vagues,  le  temps  aurait-il  pu 
prononcer?  El  vraiment,  la  contrariété  que  donnait  à  Robespierre  celte  ren- 
contre inattendue  avec  Lafayette  ne  valait  pas  cette  invocation  à  l'avenir. 
Quel  amour-propre  irritable  et  souffrant  I 

Kl  voici  que  sans  mesure  et  lourdement,  le  Patriote  français  accuse 
Robespierre  d'être  le  complice  de  la  conlre-rôvolulion.  C'est  Girey-Dupré  qui 
écrit  :  mais  il  était  l'homme  de  Bristol. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1181 

«  M.  Robespierre  a  entièrement  levé  le  masqiia.  Dijne  émule  des  meneurs 
autrichiens  du  Comité  de  l'Assemblée  nationale,  il  a  dSclamé  à  la  tribune  des 
Jacobins,  avec  sa  virulence  ordinaire,  contre  le  décret  qui  ordonne  la  levée 
des  vingt  mille  hommes  qui  doivent  se  rendre  à  Paris  pour  le  14  juillet. 
Ainsi,  pendant  que  les  partisans  du  système  des  deux  Chambres  s'efforcent 
de  soulever  contre  l'Assemblée  les  riches  capitalistes  et  les  grands  proprié- 
taires, M.  Robespierre  emploie  les  restes  de  sa  popularité  à  aigrir  contre  elle 
celte  partie  précieuse  du  peuple,  qui  a  tant  fait  pour  la  Révolution  ;  ainsi, 
pendant  que  la  faction  autrichienne  s'apprête  à  tout  mettre  en  oeuvre  pour 
engager  le  roi  à  frapper  de  son  veto  le  sage  décret  du  Corps  législatif,  le 
défenseur  de  la  Constitution  met  tout  en  œuvre  pour  préparer  l'opinion 
publique  à  ce  veto,  le  plus  fatal  qui  aurait  été  lancé  jusqu'ici.  » 

Ainsi  s'échangeaient  les  coupes  de  fiel.  A  ce  moment  l'instinct  révolution- 
naire du  pays  était  avec  la  Gironde  :  car  elle  donnait  au  moins  l'illusion  de 
l'actio  . 

Beaucoup  de  pétitionnaires,  dont  l'état-major  feuillant  de  la  garde 
nationale  avait  surpris  la  signature,  la  retirèrent.  Et  une  seule  question 
demeura  :  Que  va  faire  le  roi?  11  avait  consenti,  en  mai,  au  licenciement  de 
sa  garde,  devenue  suspecte  de  contre-révolution.  Allait-il  consentir  aux 
décret»  contre  les  prêtres,  et  à  la  formation  d'un  camp  révolutionnaire  sous 
Pans  ?  ' 

Il  aurait  voulu  sans  doute  éluder,  traîner  en  longueur.  Depuis  qu'il  avait 
des  ministres  déterminés  dans  le  sens  de  la  Révolution,  l'exercice  du  veto 
lui  devenait  très  difficile  :  il  ne  pouvait  résister  qu'en  affrontant  une  crise 
tous  les  jours  plus  redoutable.  Quand  Mallet  du  Pan  écrivait  :  «  Le  dernier 
changement  de  ministère  fait  nécessairement  tomber  l'exercice  du  veto 
impératif,  en  entourant  le  trône  des  agents  de  la  faction  qui  dicte  les  décrets  », 
il  saisissait  à  merveille  le  sens  et  l'efficacité  révolutionnaires  de  l'avènement 
ministériel  de  la  Gironde,  que  Robespierre,  en  sa  politique  étonnamment 
inerte  et  expeclante,  affectait  de  ne  point  voir. 

Engagés  comme  ils  l'étaient,  et  portés  par  le  mouvement  de  la  Révolu- 
lion,  les  ministres  girondins  ne  pouvaient,  sans  se  perdre,  permettre  que  le 
roi  se  dérobât:  c'est  Roland  qui  se  chargea  de  la  mise  en  demeure,  en  une 
lettre  au  roi  qui  est  restée  célèbre.  On  a  dit  qu'elle  était  un  grand  acte  de 
courage;  et  je  sais  bien  qu'à  cette  date  (10  juin),  le  prestige  de  la  royauté, 
qui  n'avait  pas  subi  encore  l'épreuve  du  20  juin,  pouvait  encore  paraître 
grand. 

Mais,  malgré  tout,  le  roi  était  déjà  très  diminué,  enveloppé  de  forces 
hostiles,  et  le  pis  que  risquait  Roland  était  d'être  renvoyé,  et  de  tomber  du 
ministère  en  une  popularité  immense.  L'austérité  un  peu  vaniteuse  des 
Roland  y  trouvait  son  compte.  Leur  vrai  mérite  est  d'avoir  précipité  les 
événements  par  une  sorte  de  sommation  au  pouvoir  royal. 


1182  mSTOlIlK     SOCIALISTE 

Ce  uesl  pas  un  manifesle  répulilicain.  Rolanil  proclaiiip,  au  conlrairf, 
qne  la  ConsliUition  peut  vivre,  à  condilion  que  le  roi  la  priili<|iie  dans 
un  esprit  révolutionnaire,  qu'il  cesse  d'enlraver  le  pouvoir  lépi^ialif.  Mais, 
sous  des  formes  mesurées,  c'était  un  brutal  dilemme  :  «  Ou  le  roi  renoncera 
en  fait,  à  l'exercice  du  veto,  ou  la  ConsUtutioii  périra.  »  El  dans  les  deux  cas, 
c'est  bien  un  cliangemunt  do  la  Coustitution  que  le  ministre  girondin  propose 
ou  impose  au  roi. 

L'avènement  gouvernemental  de  la  Gironde  avait,  en  quelque  sorte, 
resserré  le  champ  où  se  heurtaient  la  Révolution  et  la  royauté...  «  La  Décla- 
ration des  Droits  de  l'Homme  est  devenue  un  évangile  polili]ue,  et  la  Consll- 
tulion  franc  lise  une  religion  pour  laquelle  le  peuple  est  prêt  à  périr.  » 

«  Aussi  le  zèle  a-t-il  été  déjà  quelquefois  jusqu'à  suppléer  à  la  loi,  et 
lorsque  celle-ci  nétail  pas  assez  réprimante  pour  contenir  les  perturbateurs, 
les  citoyens  se  sont  permis  de  les  punir  eux-mêmes.  C'est  ainsi  que  des  pro- 
priétés d'émigrés  ont  été  exposées  aux  ravages  qu'inspirait  la  vengeance  ; 
c'est  pourquoi  tant  de  départements  se  sont  vus  forcés  de  sévir  contre  des 
prêtres  que  l'opinion  avait  proscrits,  et  dont  elle  aurait  fait  des  victimes. 

«  Dans  ce  choc  des  intérêts,  tous  les  sentiments  ont  pris  l'accent  de  la 
passion.  La  patrie  n'est  point  un  mot  que  l'imagination  se  soit  complu  d'era- 
bellir;  c'est  un  être  auquel  on  a  fait  dessacriflces,  à  qui  l'on  s'attache  chaque 
jour  davantage  par  les  sollicitudes  qu'il  cause,  qu'on  a  créé  par  de  grands 
efforts,  qui  s'élève  au  milieu  des  inquiétudes,  et  qu'on  aime  parce  qu'il  coûte 
autant  que  par  ce  qu'on  en  espère.  Toutes  les  atteintes  qu'on  lui  porte  sont 
des  moyens  d'enflammer  l'enthousiasme  pour  elle.  A  quel  point  cet  enthou- 
siasme va-t-il  monter,  à  l'instant  oîi  les  forces  ennemies  réunies  au  dehors 
se  concertent  avec  les  intrigues  intérieures  pour  porter  les  coups  les  plus 
funestes? 

«  La  fermentation  est  extrême  dans  toutes  les  parties  de  l'Empire;  elle 
éclatera  d'une  manière  terrible,  à  moins  qu'une  confiance  raisonnée  dans  les 
intentions  de  Votre  Majesté  ne  puisse  enfin  la  calmer,  mais  cette  confiance 
ne  s'établira  pas  sur  des  protestations;  elle  ne  saurait  plus  avoir  pour  base 
que  les  faits. 

«  II  est  évident  pour  la  nation  française  que  la  Constitution  peut  mar- 
cher ;  que  le  gouvernement  aura  toute  la  force  qui  lui  est  nécessaire,  du 
moment  où  Votre  Majesté,  voulant  absolument  le  triomphe  de  cette  Constitu- 
tion, soutiendra  le  Corps  législatif  de  toute  la  puissance  de  l'exécution, 
ôtera  tout  prétexte  aux  inquiétudes  du  peuple,  et  tout  espoir  aux  mécon- 
tents. 

«  Par  exemple,  deux  décrets  importants  ont  été  rendus;  tous  deux  inté- 
ressent essentiellement  la  tranquillité  publique  et  le  salut  de  l'Etat. 

«  Le  relard  de  leur  sanction  inspire  des  défiances  ;  s'il  est  prolongé,  11 
causera  du  mécontentement;  et,  je  dois  le  dire,  dans  l'effervescence  actuelle 


HISTOIRE    SOCIALISTE  il83 

des  esprits,  Ifis  mécontentements  peuvent  mener  à  tout.  11  n'est  plus  temps 
de  reculer,  il  n'y  a  même  plus  moyen  de  temporiser.  La  Révolulion  est  faite 
dans  les  esprits  :  elle  s'achèvera  au  prix  du  sang  et  sera  cimentée  par  lui,  si 
la  sages.^e  ne  provient  pas  les  malheurs  qu'il  est  encore  possible  d'éviter. 

«  Je  sais  qiron,j>eut  imaginer  tout  opérer  et  tout  contenir  par  des  me- 
sures extrêmes;  mais,  quand  on  aurait  déployé  la  force  pour  contraindre 
l'Assemblée,  quand  on  aurait  répandu  l'effroi  dans  Paris,  la  division  et  la 
stupeur  dans  ses  environs,  toute  la  France  se  lèverait  avec  indignation,  et  se 
déchirant  elle-rai^me  dans  les  horreurs  d'une  guerre  civile,  développerait 
cette  sombre  énergie,  mère  des  vertus  et  des  crimes,  toujours  funeste  à  ceux 
qui  l'ont  provoquée. 

«  Le  salut  de  l'Etat  et  le  bonheur  de  Votre  Majesté  sont  inlimemenl  liés; 
aiicune  puissance  n'est  capable  de  les  séparer;  de  cruelles  angoisses  et  des 
malheurs  certains  environnent  votre  trône,  s'il  n'est  appuyé  par  vous-même 
sur  les  bases  de  la  ConsUlution,  et  affermi  dans  la  paix  que  son  maintien  doit 
en  effet  nous  procurer... 

«  La  conduite  des  prêtres  en  beaucoup  d'endroits,  les  prétextes  que  four- 
nissait le  fanatisme  aux  mécontents,  ont  fait  porter  une  loi  sage  contre  ces 
perturbateurs;  que  Votre  Majesté  lui  donne  sa  sanction:  la  tranquillité 
publique  la  réclame,  et  le  salut  des  prêtres  la  sollicite.  Si  cette  loi  n'est  pas 
mise  en  vigueur,  les  départements  seront  forcés  de  lui  substituer,  comme  ils 
font  de  toutes  parts,  des  mesures  violentes;  et  le  peuple  irrité  y  suppléera 
par  des  excès. 

a  Les  tentatives  de  nos  ennemis,  les  agitations  qui  se  sont  manifestées 
d^ns  la  capitale,  l'extrême  inquiétude  qu'avait  excitée  la  conduite  de  votre 
garde  et  qu'entretiennent  encore  les  témoignages  de  satisfaction  qu'on  lui  a 
fait  donner  par  Votre  Majesté,  par  une  proclamation  vraiment  impolilique 
dans  les  circonstances;  la  situation  de  Paris  et  sa  proximité  des  frontières, 
ont  fait  sentir  la  nécessité  d'un  camp  dans  son  voisinage.  Cette  mesure,  dont 
la  sagesse  et  l'urgence  ont  frappé  tous  les  bons  esprits,  n'attend  encore  que 
la  sanction  de  Votre  Majesté.  Pourquoi  faut-il  que  des  retards  lui  donnent 
l'air  du  regret,  lorsque  la  célérité  lui  mériterait  de  la  reconnaissance? 

«  Déjà  les  tentatives  de  l'élat-major  de  la  garde  nationale  parisienne  contre 
celle  mesure  ont  fait  soupçonner  qu'il  agi-sait  par  une  inspiration  supé- 
rieure; déjà  les  di'clamatioiu  de  quelques  dànagogisles  outrés  réveillent  les 
soupçons  de  leurs  rapports  avec  les  intéressés  au  renuersemetil  de  la  Consti- 
tution; déjà  l'opinion  publique  compromet  les  intentions  de  Votre  Majesté  ; 
encore  quelque  délai  et  le  peuple  attristé  croit  apercevoir  dans  son  roi  l'ami 
et  le  complice  des  conspirateurs.  Juste  ciel!  Auriez-vous  frappé  d'aveugle- 
ment les  puissances  de  la  terre?  et  n'auront-elles  jamais  que  des  conseils  qui 
le&  entraîneront  à  leur  ruine? 

«  Je  sais  que  le  langage  austère  de  la  vérité  est  rarement  accueilli  près 


1184  UlSTUlRIi     SOCIALISTK 


du  trône  ;  je  sais  aussi  que  c'est  parce  qu'il  ne  s'y  fait  presque  jamais 
entendre  que  les  révolutions  deviennent  nécessaires;  je  sais  surtout  que  je 
dois  le  tenir  à  "Votre  Majesté  non  seulement  comme  citoyen  soumis  aux  lois, 
mais  comme  ministre  lionoré  de  sa  conDance,  ou  revêtu  de  fonctions  qui  la 
supposent.  » 

C'était  un  coup  de  feu  tiré  à  bout  portant  sur  le  roi  et  sur  la  royauté.  La 
lettre  le  rendait  responsable  de  toutes  les  agitations  ;  et,  si  le  roi  ne  cédait 
pas,  elle  légitimait  toutes  les  violences.  Roland,  qui  a  signé  cette  lettre, 
M"*  Roland  qui  l'a  écrite,  eurent-ils  un  moment  l'illusion  qu'elle  agirait  sur 
l'esprit  du  roi?  En  ces  termes  abrupts,  elle  ne  pouvait  guère  que  l'exaspérer. 
Aussi  les  Roland  l'avaient-ils  écrite  surtout  pour  dégager  leur  responsabilité; 
ils  en  gardèrent  soigneusement  copie  pour  la  publier  à  l'occasion  et  pour  la 
convertir  en  une  sorte  de  manifeste  à  la  France  entière. 

Mais  ce  qu'il  y  a  d'étrange  et  qui  caractérise  bien  l'orgueil  étroit,  l'esprit 
de  coterie  qui  rapetissaient  toute  l'action  girondine,  c'est  que  les  Roland,  en 
cette  lettre  solennelle,  n'oublient  pas  de  dénoncer  leurs  rivaux.  C'est  Marat, 
c'est  Robespierre  qu'ils  qualifient  ainsi  de  démagogistes.  C'est  Marat,  c'est 
Robespierre  qu'avec  une  hypocrisie  impudente  ils  accusent  d'être  de  conni- 
vence avec  la  Cour. 

Vraiment,  pouvait-il  rien  y  avoir  de  plus  «  démagogiste  »,  au  sens  où 
ils  l'entendent,  et  de  plus  «  outré  »,  que  leur  lettre  même?  Quoi!  Voilà  un 
ministre  de  l'intérieur,  gardien  de  l'ordre  public  et  de  la  Constitution,  qui 
avertit  le  roi,  par  une  lettre  destinée  à  la  publicité,  que  s'il  ne  renonce  pas 
de  fait  au  droit  de  veto,  toute  la  France  indignée  se  soulèvera  contre  lui.  11 
annonce  et  légitime  d'avance  la  Révolution,  l'assaut  livré  au  trône.  Il  excuse 
aussi  ou  même  il  glorifie  les  violences  que  la  justice  spontanée  du  peuple,  au 
défaut  des  lois  impuissantes  ou  paralysées,  exerce  contre  les  émigrés  et  les 
prêtres  factieux  1  11  est  impossible  d'aller  plus  loin  :  c'est  déjà  comme  la  pré- 
face théorique  des  prochains  massacres  de  septembre.  Et  le  môme  ministre 
girondin,  qui  signe  ce  manifeste  de  Révolution  et  de  violence,  dénonce 
l'exagération,  l'outrance  des  «  démagogistes  ».  Evidemment,  les  Girondins 
étaient  seuls  des  hommes  d'Etat:  ils  avaient  seuls  le  sens  de  la  mesure;  et 
ce  qui  sous  la  plume  des  autres  était  démagogie,  frénésie  ou  trahison,  était 
sous  leur  plume  modération,  sagesse,  clairvoyance.  .\  la  même  minute,  Ro- 
bespierre s'imaginait  qu'il  portait  seul  dans  sa  conscience  et  dans  sa  pensée 
le  plan  de  la  Révolution.  0  étroitesse  des  amours-propres  et  des  égoïsmes 
dans  la  grandeur  des  événements! 

Le  roi  répondit  en  retirant  leur  portefeuille  à  Roland,  à  Servan  et  à  Cla- 
viôre:  c'était  la  rupture  violente  avec  la  Gironde.  Comment  Louis  XVI  s'y 
décida- l-il?  Evidemment,  ce  n'est  pas  de  bon  cœur  qu'il  avait  appelé  au  mi- 
nistère les  hommes  de  la  Gironde.  Il  l'avait  fait  sans  doute  pour  gagner  du 


HISTOIRE     SUCi.\LlSTE 


11S5 


temps,  pour  se  mettre  à  couvert  sous  des  popularités  jf  cobines  et  pour  per- 
mettre aux  souverains  de  mobiliser  leur  armée  et  d'entrer  en  France.  Et  il 
supposait  bien  qu'il  devrait,  pour  garder  son  paravent  girondin,  consentir 


^       *i 


de  cruels  sacrifices.  Or,  toutes  ces  raisons  d'atermoyer,  de  céder,  subsistaient 

en  juin. 

Les  puissances  ou  n'avançaient  pas,  ou  avançaient  très  lentement. 
Catherine  de  Russie  inquiétait  de  plus  en  plus  l'Europe  par  ses  manœuvres 
autour  de  la  Pologne.  Et,  à  la  date  du  2  juin,  Fersen  lui-même  écrivait  à  la 
reine  Marie-Antoinette  pour  lui  faire  part  des  hésitations,  des  subsistantes  diffi- 
cultés :  «  La  Prusse  va  bien  :  c'est  la  seule  sur  laquelle  vous  puissiez  compter. 
Vienne  a  toujours  le  projet  de  démembrement  et  de  traiter  avec  les  Consti- 

UV.   149.  —  HISTOIRE  SOCIAUSTE.  UV.   14» 


118»5  HISTOIRE     SOCIALISTE 

tutionnels.  L'Espagne  est  mauvaise,  j'espère  que  l'Angleterre  ne  sera  plut 
mauvaise.  L'impératrice  sacrifie  vos  intérêts  pour  la  Pologne...  Tâchez  <!• 
faire  continuer  la  guerre  et  nr  sortez  pas  de  Paru... 

«  La  tôle  de  l'armée  prussienne  arrive  le  9  juillet.  Tout  y  sera  le  A  août. 
Ils  agiront  sur  la  Moselle  et  sur  la  Meuse,  les  émigrés  du  côté  de  Philipp- 
bourg,  les  Autrichiens  sur  Brisgau.  Le  duc  de  Brunswick  vient  le  5  juillet  à 
Coblenlz,  quand  tout  y  sera  arrivé.  Le  duc  de  Brunswick  avancera,  masquera 
les  places  fortes  et  avec  36.000  hommes  d'élite,  marchera  droit  sur  Paris 

11  semble  donc  que  le  roi  et  la  reine,  selon  leur  plan  de  dissimulation  et 
de  trahison,  n'avaient  qu'à  baisser  la  tête,  et  à  sanctionner  tout  ce  que  dé- 
crétait l'Assemblée,  pour  empêcher  les  chocs  intérieurs  avant  l'heure  de  l'in- 
vasion. Autant  que  le  lui  permettait  la  surveillance  très  étroite  qui  cernait  le 
château  des  Tuileries,  la  reine  continuait  son  manège  avec  létranger.  Par 
l'intermédiaire  de  Fersen  et  sous  le  couvert  d'une  correspondance  d'affaires, 
elle  envoyait  aux  souverains  tous  les  détail?  d'ordre  politique  et  militaire 
qu'en  de  courtes  et  tremblantes  dépêches  chiffrées,  elle  pouvait  faire  passer. 
Le  5  juin  1792,  Marie-Antoinette  écrit  à  Fersen: 
(En  clair). 

«  J'ai  reçu  votre  lettre  n°  7;  je  me  suis  occupée  sur-le-champ  de  retirer 
vos  fonds  de  la  sociélé  Boscary.  Il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre,  car  la 
banqueroute  a  été  déclarée  hier,  et  ce  malin  la  chose  était  publique  à  la 
Bour.se.  On  dit  que  les  créanciers  perdront  beaucoup.  —  Voici  l'état  des  dif- 
férents objets  que  j'ai  entre  les  mains  :  » 
(En  chiffre). 

«  Il  y  a  des  ordres  pour  que  l'armée  de  Luckner  attaque  incessamment; 
il  s'y  oppose,  inais  le  ministère  le  veut.  Les  troupes  manquent  de  tout  et  sont 
dans  le  plus  grand  désordre.  » 
(En  clair). 

€  Vous  me  manderez  ce  que  je  dois  faire  de  ces  fonds.  Si  j'en  étais  le  maître 
je  les  placerais  avantageusement,  en  faisant  l'acquisition  de  quelques  beaux 
domaines  du  clergé;  c'est,  quoi  qu'on  en  dise,  la  meilleure  manière  de  placer 
son  argent.  Vous  pourrez  n^e  répondre  par  la  même  voie  que  je  vous 
écris. 

«  Vos  amis  se  portent  assez  bien.  La  perle  qu'ils  ont  faite  leur  donne 
beaucoup  de  chagrin,  je  fais  ce  que  je  peux  pour  les  consoler.  Ils  croient  le 
rétablissement  de  leur  fortune  impossible,  ou  au  moins  très  éloigné.  Donnez- 
leur,  si  vous  le  pouvez,  quelque  consolation  à  cet  égard  ;  ils  en  ont  besoin  ; 
leur  situation  devient  tous  les  jours  plus  affreuse.  Adieu.  Recevez  leurs  com- 
pliments et  l'assurance  de  mon  entier  dévouement.  » 

Cliose  curieuse,  et  qui  alLe.-le  chez  les  modérés,  chez  les  «  conslitu- 
tionnels  »  une  imprudence  et  une  inconscience  voisines  de  la  trahison  ! 
Môme  après  la  déclaration  de  guerre  à  l'Autriche,  même  en  juin,  ils  con- 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1187 


linuent  leurs  négociations  occultes  avec  la  Cour  de  Vienne.  Ils  étaient  misé- 
rablement dupes  de  Marie-Anloinelte  qui  leur  laissait  croire  qu'elle  ap- 
prouvait leur  suprême  tentative  conciliante,  et  qu'elle  ne  demandait  aux  sou- 
verains que  d'assurer  l'application  honnête  de  la  Constitulion.  Le  7  juin, 
Marie-An loinette  écrit  à  Fersen  : 

(En  chiffre). 
Mes  constit.  (les  constitutionnels)  font  partir  tm  homme  pour  Vienne,  il 
passera  par  Bruxelles  ;  il  faut  prévenir  M.  de  Merci/  de  le  traiter  comme 
s'il  était  annoncé  et  recommandé  par  la  Reine,  de  négocier  avec  lui  dans  le 
sens  du  mémoire  que  Je  lui  ai  remis.  On  désire  qu'il  écrive  à  Vienne  pour 
l'annoncer,  ...  et  dire  qu'on  se  tient  au  plan  fait  par  les  cours  de  Vienne  et 
de  Berlin,  mais  qu'il  est  nécessaire  de  paraître  entrer  dans  les  vues  du  cons- 
titutiontïel  et  de  persuader  surtout  que  c'est  d'après  les  vœux  et  les  demandes 
de  la  Reine;  ces  mesures  sont  très-nécessaires. 

Dites  à  .M.  de  Mercij  qu'on  ne  peut  pas  lui  écrire,  parce  qu'on  est  trop 
observé.  » 

(En  clair). 

«Voilà  la  situation  de  vos  affaires  avec  Boscary  etChol,  dont  je  vous  ai 
appris  la  faillite  dans  ma  dernière  lettre.  J'attends  des  nouvelles  de  la  Ro- 
chelle pour  vous  mander  oîi  vous  en  êtes  avec  Daniel  GarechÉ  et  Jacques 
Guibert;  ce  que  je  sais,  c'est  que  leur  faillite  n'est  pas  très-considérable. 
Vous  auriez  mieux  fait,  comme  }3  vous  l'avais  conseillé,  d'acheter  du  bien  du 
clergé  que  de  placer  vos  fonds  chez  des  banquiers.  Si  vous  voulez,  je  placerai 
de  celle  manière  ceux  qui  vont  vous  entrer  dans  le  mois  prochain.  J'ai  reçu 
vos  n»'  7  et  8.  » 

Quel  imbroglio  tragique  1  Dans  de  prétendues  communications  de  fi- 
nance sont  insérés  les  messages  de  trahison.  Et  Marie-Anloinette  s'acharne 
à  leurrer  les  constitutionnels:  elle  avertit  qu'on  se  garde  bien  de  les  détromper 
à  Vienne.  Il  faut  qu'ils  continuent  à  croire  que  le  roi  et  la  reine,  délivrés  par 
l'étranger,  gouverneront  avec  la  Constitution.  Ainsi  leur  illusion  amortira  sans 
doute  le  premier  choc  donné  aux  esprits  par  l'invasion.  La  reine  espère  qu'ils 
entretiendront  une  sorte  d'attente  confiante  qui  favorisera  la  marche  de 
l'étranger  sur  Paris.  Encore  une  fois,  au  moment  où  le  roi  et  la  reine  jouent 
ce  jeu  si  compliqué,  pourquoi  hésitent-ils  à  essayer  de  duper  les  Girondins 
comme  ils  dupent  les  Constitutionnels  ?  Pourquoi  ne  prolongent-ils  pas,  en 
sanctionnant  les  décrets,  le  crédit  révolutionnaire  dont  ils  ont  besoin? 

Il  se  peut  que  le  ton  de  la  lettre  de  Roland  .lit  paru  intolérable  à  Louis  XVI 
dont  la  fierté  avait  de  brusques  réveils.  Il  est  probable  aussi  que  livrer  les 
prêtres,  même  par  une  sanction  forcée  et  toute  provisoire,  lui  apparaissait 
comme  une  sorte  d'impiété.  Enfin,  le  projet  d'un  camp  révolutionnaire  lui 
apparaissait  comme  une  manœuvre  des  Girondins  pour  envelopper  le  Roi,  et 
l'enlever  de  Paris. 


1188  HISTOIRE     SOCIALISTE 

y  Précisément  parce  que  le  but  de  ce  projet  n'apparaissait  très  clairement 

f  à  personne,  le  roi  et  la  reine  supposaient  aux  ministres  une  arrière-pensée. 
A  Paris,  la  royaulr  pouvait  encore  se  défendre:  des  royalistes,  de  toutes  les 
régions  de  Fnnce,  y  avaierit  accouru:  tou'^  ceux  qui  se  sentaient  trop  me- 
nacés et  à  découvert  dans  leur  province  étaient  venus  se  dissimuler  dans  la 
:;randevilleoùabondaienl  des  éléments  confus.  Et  sans  doute,  en  un  jour  de  coup 
de  main,  ils  sauraient  se  rallier  à  l'étendard  royal.  Le  château  des  Tuileries, 
s'il  était  déjà  presque  une  prison,  était  aussi  une  sorte  de  forteresse.  A  Paris, 
le  roi  restait  encore  le  roi.  Que  l'étranger,  en  une  marche  foudroyante,  passe 
la  frontière:  que  Brunswick,  avec  la  petite  armée  d'élite  dont  parle  Fersen, 
arrive  à  grandes  journées  à  Paris  :  le  roi,  s'il  est  encore  à  Paris,  pourra 
négocier,  au  nom  de  la  France,  avec  les  vainqueurs.  Dans  son  palais,  il  fera 
figure  de  souverain  et  pour  les  autres  souverains  et  pour  son  peuple. 

Il  est  donc  naturel  que  les  révolutionnaires  songent  à  enlever  le  roi  des 
Tuileries  et  de  Paris.  Ils  l'emmèneront  au  camp,  ils  l'entraîneront  ensuite 
vers  le  midi  de  la  France,  au  sud  de  la  Loire.  .Ainsi  l'étranger  ne  pourra  né- 
gocier avec  le  roi  de  France.  Ainsi  les  hordes  étrangères,  même  si  elles  pénè- 
trent par  surprise  d'ans, la  capitale,  ne  sauront  avec  qui  traiter,  et  elles  se- 
ront bientôt  comme  résorbées  par  l'immense  force  diffuse  de  la  Révolution. 

Voilà  le  plan  que  Marie-Antoinette  et  Louis  XVI  prêtaient  aux  ministres 
girondins.  On  s'explique  par  là  le  conseil  donné  par  Fersen,  le  2  juin,  avant 
même  que  Servan  ait  porté  son  projet  devant  l'Assemblée  :  «  Surtout  ne 
quittez  pas  Paris.  »  Ce  conseil,  Fersen  le  renouvelle  dans  sa  lettre  du  il  juin 
à  Marie-Antoinette  : 

«  Mon  Dieu  !  que  votre  situation  me  peine,  mon  âme  en  est  vivement  et 
douloureusement  affectée.  Tâchez  seulement  de  rester  à  Paris  et  on  viendra 
à  votre  secours.  » 

Dans  la  lettre  que,  le  13  juin,  Fersen  écrit  de  Bruxelles  à  son  maître  le 
roi  de  Suède,  il  précise  les  craintes  de  Louis  XVI  et  de  Marie-.Vnloinette. 

«  Sire,  je  reçois  dans  ce  moment  des  nouvelles  très  fâcheuses  de  Paris. 
La  situation  de  LL.  MM.  devient  chaque  jour  plus  affreuse,  et  elles  regar- 
dent leur  délivrance  comme  impossible  ou  du  moins  fort  éloignée.  Les 
Jacobins  gagnent  tous  les  jours  plus  d'autorité  et  sont  maîtres  de  tout,  par 
un  prestige  et  une  lâcheté  qui  font  honte  à  !a  nation  française;  car  ils  sont 
dans  le  fond  détestés  et  le  mécontentement  contre  eux  est  très  grand.  Ils  ont 
le  projet  d'emmener  LL.  MM.  avec  eux  dans  l'intérieur  du  royaume  et  de 
s'appuyer  de  l'armée  qu'ils  ont  eu  soin  de  former  dans  le  Midi,  composée  de 
celle  de  .Marseille  et  de  tous  les  brigands  d'.Avignon  et  des  autres  provinces. 
Ce  projet,  quelque  contraire  qu'il  soit  au  véritable  intérêt  de  la  ville  de  Paris, 
qui  le  sent,  pourrait  bien  réussir,  surtout  depuis  le  licenciement  de  la  garde 
du  roi;  car  depuis  cette  époque,  les  bourgeois  et  la  partie  de  la  garde  nationale 
qui  voudrait  s'y  opposer  n'ont  plus  de  chefs  et  de  point  de  ralliement,  et  ils 


HISTOIRE    SOCIÀLISTK  ll£'» 

prendront  le  parti  qu'ils  ont  pris  jusqu'à  présent  de  gô-nir,  de  se  désespérer, 
de  crier  et  de  laisser  faire.  » 

C'est  sans  doute  la  peur  d'être  enlevé  par  le  camp  révolutionnaire  qui  dé- 
cida Louis  XVI  à  refuser  la  sanction  au  projet,  même  au  risque  d'une  rupture 
violente  avec  la  Gironde.  Le  renvoi  des  trois  ministres  girondins  produisit 
une  vive  agitation.  La  lettre  de  Roland,  lue  à  l'Assemblée,  y  fut  couverte 
d'applaudissements  ;  elle  lut  envoyée  aux  départements. 

L' .assemblée  vota  que  Roland,  Servan,  Clavière,  emportaient  les  regrets 
de  la  nation.  Pourtant  aucune  déclaration  de  guerre  ouverte  et  brutale  ne  fut 
lancée  à  la  royauté.  Ce  n'est  pas  des  chefs  politiques  ou,  comme  on  disait 
alors  «  des  chefs  d'opinion  »  que  devait  partir  le  mouvement.  Les  démocrates 
à  la  Robespierre  n'étaient  pas  très  fâchés  de  l'élimination  de  la  Gironde.  Et 
comment  soulever  le  peuple  ;i  propos  de  l'exclusion  des  ministres  girondins 
quand  on  a  si  souvent  dit  que  leur  avènement  avait  été  un  malheur  pour  la 
Révolution"?  D'ailleurs,  si  un  grand  mouvement  populaire  se  produisait  pour 
protester  con  tre  le  renvoi  des  ministres  de  la  Gironde,  c'est  celle-ci  qui  devenait  le 
centre  mi'^me  de  la  Révolution  :  grand  ennui  pour  Robespierre.  Aussi  s'applique- 
t-il  à  éteindre  les  colères  du  peuple,  à  lui  persuader  qu'il  serait  indigne  de  lui 
de  s'émouvoir  «  pour  quelques  individus  ».  Il  écrit  dans  le  Défenseur  de  la 
Constitution,  à  propos  de  la  séance  du  1.3  juin  aux  Jacobins: 

«  Le  renvoi  des  ministres  communiqua  (à  la  société)  un  grand  mouve- 
ment; il  fut  présenté  comme  une  calamité  publique,  et  comme  une  preuve 
nouvelle  de  la  malveillance  des  ennemis  de  la  liberté.  Plusieurs  membres,  au 
nombre  desquels  étaient  quelques  députés  à  l'Assemblée  nationale,  ouvrirent 
des  avis  pleins  de  chaleur.  J'étais  présent  à  celte  séance.  Depuis  la  fin  de 
l'Assemblée  constituante,  j'ai  continué  de  fréquenter  assez  assidûment  cette 
société,  convaincu  que  les  bons  citoyens  ne  sont  pas  déplacés  dans  les  assem- 
blées patriotiques  qui  peuvent  avoir  une  influence  salutaire  sur  les  progrès 
des  lumières  et  de  l'esprit  public;  également  opposé  aux  ennemis  de  la  Révo- 
lution qui  voudraient  renverser  les  précieux  appuis  de  la  liberté,  et  aux  in- 
trigants qui  pouvaient  concevoir  le  projet  d'en  dénaturer  l'esprit,  pour  en 
faire  des  instruments  de  l'ambition  et  de  l'intérôt'personnel.  Si  j'ai  quelque- 
fois senti  que  cette  lutte  était  pénible,  le  civisme  pur  et  désintéressé  de  la 
majorité  des  citoyens  qui  composent  cette  société  m'a  donné  jusqu'ici  le 
moyen  de  la  soutenir  avec  avantage.  La  nature  et  la  véhémence  de  la  discus- 
sion qui  s'éleva  dans  l'occasion  dont  je  parle,  m'invita  à  dire  mon  opinion, 
et  les  circonstances  actuelles  me  font  presque  une  loi  de  la  consigner  dans 
cet  ouvrage.  » 

Ah!  quel  perpétuel  souci  de  la  mise  en  scène!  Quelle  obsession  du  moi! 
Donc  Robespierre,  pour  calmer  l'agitation  révolutionnaire  des  Jacobins,  qui 
avait  le  tort  grave  de  paraître  une  agitation  girondine,  dit  ceci  : 

«  Les  orateurs  qui  ont  parlé  avant  moi  pensent  que  la  patrie  est  en  danger; 


1190  UISTOIRE     SOCIALISTE 

je  partage  leur  opinion,  mais  je  ne  suis  pas  d'accord  avec  eux  sur  les  causée 
et  sur  les  moyens.  La  patrie  est  en  danger,  lorsqu'on  même  temps  qu'elle  est 
menacée  au  dehors,  elle  est  agitée  encore  par  des  discordes  inlestinos;  elle 
est  en  danger  lorsque  les  principes  de  la  liberté  publique  sont  attaqués;  lors- 
que 1.1  liberté  individuelle  n'est  pas  respectée;  lorsque  le  gouvernement  exé- 
cute mal  les  lois,  et  que  ceux  qui  doivent  le  surveiller  sans  cesse  en  négli- 
gent le  soin  ou  ne  le  remplissent  qu'à  demi;  elle  est  en  danger  lorsque  les 
grands  coupables  sont  toujours  impunis,  les  faibles  accablés,  les  amis  de  la 
liberté  persécutés;  lorsque  les  intrigues  ont  pris  la  place  des  principes  et 
que  l'esprit  de  faction  succède  à  l'amour  de  la  patrie  et  de  la  liberté.  Elle  est 
en  danger  lorsque  ceux  qui  s'en  déclarent  les  défenseurs  sont  plus  occupés 
de  faire  des  ministres  que  de  faire  des  lois. 

«  La  patrie  est  en  danger,  mai?  est-ce  d'aujourd'hui  seulement?  et  n'est-ce 
que  le  jour  où  il  arrive  tin  changement  dans  le  ininistère  et  dans  la  fortune 
ou  les  espérances  des  amis  de  quelques  ministres  que  l'on  s  en  aperçoit? Pour- 
quoi donc  ce  jour  est-il  celui  où  on  retrouve  tout  à  coup  une  fougueuse 
rnergie  pour  donner  à  l'Assemblée  nationale  et  à  l'opinion  publique  un  grand 
mouvemeuL?  Est-ce  que  de  tous  les  événements  qui  peuvent  intéresser  le  salut 
public,  le  renvoi  de  MM.  Clavière,  Roland  et  Servan  est  le  plus  digne  d'ex- 
citer l'intérêt  des  bons  citoyens?  Je  crois,  au  contraire,  que  le  salut  public 
n'est  attaché  à  la  tête  d'aucun  ministre,  mais  au  maintien  des  principes,  au 
progrès  de  l'esprit  public,  à  la  sagesse  des  lois,  à  la  vertu  incorruptible  des 
représentants  de  la  nation,  à  la  puissance  de  la  nation  elle-même. 

«  Oui,  il  faut  le  dire  avec  franchise,  quels  que  soient  les  noms  et  les  idées 
des  ministres,  quel  que  soit  le  ministère,  toutes  les  fois  que  l'Assemblée  na- 
tionale voudra  courageusement  le  bien,  elle  sera  toujours  assez  puissante  pour 
le  forcer  à  marcher  dans  la  route  de  la  Constitution;  ait  contraire,  est-elle 
faible,  oublie-t-elle  ses  devoirs  ou  sa  dignité?  la  chose  publique  ne  prospérera 
jamais.  Vous  donc,  qui  faites  aujourd'hui  sonner  l'alarme,  et  qui  sûtes  don- 
ner à  l' Assemblée  nationale  une  si  rapide  impulsion  lorsqu'il  s'agit  d'un 
changement  dans  le  ministère,  vous  pouvez  exercer  dans  son  sein  la  même 
influence  dans  toutes  les  délibérations  qui  intéressent  le  bien  général;  le  salut 
public  est  entre  vos  mains  ;  il  vous  sitffira  de  tourner  vers  cet  objet  Vactivité 
que  vous  montrez  aujourd'hui. 

et  //  vaut  mieux,  pour  les  représentants  de  la  nation,  surveiller  les  ministres 
que  de  les  nommer.  L'avantage  de  les  nommer  ralentit  la  surveillance,  il 
peut  égarer  ou  endormir  le  patriotisme  même.  Il  n'est  rien  tnoins  que  favo- 
rable à  rénerqie  de  l'esprit  public;  il  est  fatal  à  celui  qui  doit  toujours 
animer  les  sociétés  des  amis  de  la  Constitution.  Depuis  le  moment  où  nous 
avons  vu  naître  ce  ministère  que  l'on  a  nommé  jacobin,  nous  avons  vu  Popi' 
nion  publique  s'affaiblir  et  se  désorganiser;  la  confiance  aux  ministres  sem- 
blait substituée  à  tous  les  principes  ;  l' amour  des  places  dans  le  cœur  de  beau- 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1191 

coup  de  prétendus  patriotes,  parut  remplacer  Famovr  de  la  patrie,  et  cette 
société  même  se  divisa  en  deux  portions  :  les  partisans  des  ministres  et  ceux 
de  la  Constitution.  Les  sociétés  patriotiques  sont  perdues  dès  qu'une  fois  elles 
deviennent  une  ressource  pour  l'ambition  et  pour  l'intrigue.  Les  amis  de  la 
liberté  et  les  représentants  du  peuple  ne  peuvent  faiblir  en  s'appuyant  sur  les 
principes  éternels  de  la  justice;  mais  ils  se  trompent  aisément  lorsqu'ils  se 
reposent  de  la  destinée  de  la  nation  sur  des  ministres  passagers.  Huppelez- 
vous  qu'il  y  a  plusieurs  mois,  je  professais  ici  cette  doctrine,  et  prédisais 
tous  ces  maux  lorsque  certains  députés  laissaient  déjà  transpirer  le'  projet 
d'élever  leurs  créatures  au  ministère. 

«  D'ailleurs,  lorsqu'on  veut  mettre  le  peuple  français  en  mouvement,  il 
faut  lui  présenter,  ce  me  semble,  des  motifs  dignes  de  lui.  Quels  sont  les 
vôtres?  Sont-ce  des  attentats  directs  contre  la  liberté?  Que  l'Assemblée  na- 
tionale les  dénonce  à  la  nation  entière  ;  dénoncez-les  vous-mêmes  à  l'Assemblée 
nationale.  Il  est  digne  d'une  grande  nation  de  se  lever  pour  défendre  sa 
propre  cause,  rriais  il  n'y  a  qu'un  peuple  esclave  qui  puisse  s'agiter  pour  la 
querelle  de  quelques  individus  et  pour  l'intérêt  d'un  parti.  Il  importe  essen- 
tiellement à  la  liberté  elle-même  que  des  représentants  du  peuple  ne  puissent 
être  soupçonnés  de  vouloir  bouleverser  l'Etat  pour  des  motifs  aussi  honteux. 
Le  renvoi  des  trois  ministres  suppose-t-il  des  projets  funestes?  It'fant  les  dé- 
voiler; il  faut  les  jurjer  avec  une  sévère  impartialité  ;  tel  est  le  devoir  des 
représentants  du  peuple.  Leur  devoir  est-il  de  nous  enflammer  tantôt  pour 
M.  Dumouriez,  tantôt  pour  M.  Narbonne,  pour  AL  Clavière,  pour  M.  Rolland, 
pour  M.  Servaîi,  tantôt  pour,  tantôt  contre  les  îninistres,  et  d'attacher  le  sort 
de  la  liêvolution  à  leur  disgrâce  ou  à  leur  fortune?  Je  ne  connais  que  les 
principes  et  l'intérêt  public;  je  ne  veux  connaître  aucun  ministre;  je  ne  me 
livre  point  sur  parole  à  l'enthousiasme  ou  ci  hi  fureur ,  surtout  sur  la  parole 
de  ceux  qui  se  sont  déjà  trompés  plus  d'unn  fois;  qui  dans  l'espace  de  huit 
jours,  se  contredisent  d'une  manière  si  frappante  sur  les  mêmes  objets  et 
sur  les  mêmes  hommes.  » 

Celait  d'une  perfidie  incomparable.  Robespierre  oubliait  que  l'avènement 
ministériel  de  la  Gironde  avait,  pour  la  première  fois,  mis  sérieusement  en 
question  et  en  péril  le  veto  du  roi,  c'est-à-dire  li  force  suprême  de  la  contre- 
révolulion.  Il  oubliait  qu'à  ce  moment  il  ne  s'ngissail  point  de  la  querelle  de 
quelques  ministres  et  de  l'intérêt  de  quelques  hommes,  mais  des  raisons  po- 
litiques qui  avaient  déterminé  leur  renvoi.  C'est  parce  qu'ils  avaient  voulu 
donner  réalité  et  vie  aux  décrets  de  l'Assemblée  contre  les  prêtres  factieux, 
c'est  parce  qu'ils  avaient  voulu  obtenir  le  rassemblement  d'une  force  révolu- 
tionnaire, c'est  parce  qu'ils  avaient  averti  le  roi,  presque  avec  menaces,  qu'il 
devait  concourir  loyalement  aux  volontés  du  Corps  législatif,  qu'ils  étaient 
congédiés.  Là  était  la  véritable  bataille,  et  l'ajourner  sous  prétexte  que  le 
nom  ou  même  l'intrigue  de  quelques  hommes  pouvaient  y  être  mêlés,  c'était 


1102  HISTOlIlb;     SOCIALISTE 

refuser  loutes  les  occasions  d'action  révolulionnaire.  Ainsi  Robespierre  et  ses 
amis  disaient  :  inaction,  attente,  prudence. 

La  Gironde  aussi  était  très  gônée.  Comment  prendre  sa  revanche?  Elle 
ne  le  pouvait  qu'en  soulevant  la  rue,  et  elle  craignait  que  le  maniement  des 
forces  populaires  lui  échappit.  De  plus,  l'altitude  de  Dumouriez,  qu'elle  avait 
tant  exalté,  et  qui  soudain  semblait  trahir  les  patriotes,  la  mettait  dans  une 
situation  terriblement  fausse.  Dumouriez,  en  effet,  bien  loin  de  se  solidariser 
avec  les  minisires  renvoyés,  essaya  de  garder  sans  eux  le  pouvoir  et  de  cou- 
vrir le  roi. 

Quel  était  son  plan?  Avait-il  voulu,  comme  le  prétendaient  le  journal  de 
Prudhomme  et  Brissot  lui-même,  se  débarrasser  de  ses  collègues  pour  exercer, 
avec  des  hommes  de  moindre  influence,  un  pouvoir  ministériel  plus  étendu? 
Mais  ce  n'est  pas  Dumouriez  qui  avait  suggéré  à  Roland  l'idée  de  la  lettre 
explosive  qui  fit  tout  sauter.  Et  il  n'était  point  assez  malavisé,  à  peine  arrivé 
par  la  Gironde,  pour  se  brouiller  de  parti-pris  avec  elle.  Sur  quelles  forces, 
sur  quels  appuis  aurait-il  compté?  Il  est  probable  qu'il  se  flatta  qu'il  obtien- 
drait de  Louis  XYI,  par  des  moyens  courtois  et  une  agréable  diplomatie,  ce 
que  la  brutalité  calculée  de  Roland  n'avait  pu  obtenir.  Témoigner  à  Louis  XVI 
une  extrême  déférence,  lui  faire  sa  cour  en  se  séparant  précisément  des  bu- 
iors  qui  l'avaient  blessé,  mais  lui  représenter  que  devant  le  soulèvement 
universel  il  était  indispensable  qu'il  sanctionnât  les  décrets  contre  les  prêtres 
et  sur  le  camp,  voilà  sans  doute  le  dessein  de  Dumouriez.  Et  quel  double 
triomphe  pour  lui,  auprès  du  roi  et  de  la  Révolution,  si  d'une  part  il  permet- 
tait à  Louis  XVI  de  gouverner  sans  des  ministres  qui  l'avaient  offensé,  et  si, 
d'autre  part,  il  apportait  à  l'Assemblée  la  sanction  des  décrets  !  Voilà  sans 
doute  le  calcul  secret  de  cet  habile  homme,  et  j'imagine  qu'il  n'était  point 
fâché  outre  mesure  des  murmures  qui  l'accueillirent  d'abord,  dès  le  13  juin, 
à  l'Assemblée,  et  des  indignations  qui  éclataient  contre  lui.  Cela  lui  consti- 
tuait une  sorte  de  titre  auprès  du  roi  et  lui  permettait  d'agir  plus  efficace- 
ment sur  lui. 

Ces  calculs  furent  trompés  :  Dumouriez  s'aperçut  vite  qu'il  ne  pourrait 
arracher  ou  surprendre  la  sanction  du  roi.  Dès  lors  il  s'exposait  sans  profit  et 
et  sans  moyens  de  défense  à  toutes  les  colères  de  la  Révolution.  Après  avoir 
pendant  trois  jours  occupé  le  ministère  de  la  guerre,  après  avoir  tenté  inuti- 
lement de  jouer  son  jeu  subtil  et  hardi,  il  se  démit  et  demanda  la  permission 
d'aller  aux  frontières.  Mais  pendant  quelques  jours  la  Gironde,  qui  avait  pour 
ainsi  dire  répondu  de  Dumouriez,  fut  dans  un  embarras  cruel,  elle  n'avait 
ni  autorité,  ni  élan.  Elle  essaya  de  se  sauver  en  ouvrant  brusquement  l'attaque 
contre  Dumouriez.  Brissot  écrit,  le  mercredi  13  juin,  dans  le  Patriote  fran- 
çais : 

«  11  est  douloureux  pour  un  homme  qui  a  quelque  délicatesse,  pour  un 
patriote  qui  sent  combien  l'union  est  nécessaire  à  la  prospérité  de  nos  armes, 


HISTOIRE    SOCIALISTK 


1193 


de  soulever  le  masque  qui  couvrait  la  perfidie  d'ua  ministre  qu'il  eslimait,  et 
d'allumer  de  nouvelles  haines,  mais  le  salut  de  la  chosf  publique  l'exige  ;  il 
faut  déchirer  tous  les  voiles  que  le  souvenir  de  l'intimité  de  quelques  mo- 


youveau  pacte  de  Louit  XVI  avec  son  peuple. 
(D'aprts  une  eatampe  da  Musée  Carnavalet). 

ments  faisait  respecter;   il  faut  dire  la  vérité  toute  entière,  et  le  seul  re> 
proche  que  j'aie  à  me  faire,  c'est  de  ne  pas  l'avoir  fait  plus  tôt. 

«  On  devine  que  je  veux  parler  du  sieur  Dumouriez  qui.  avec  des  protes- 
tations de  patriotisme,  une  conduite  assez  bien  soutenue  dans  la  Vendée,  et 

UV.  150,  —  BISTOIBR  SOCULISTK.  uv.    150. 


11U4  HISTOIRE     huClALlSTE 


la  réputation  de  qui.'iqucs  talents  militaires,  était  parvenu  à  séduire  les  pa- 
triotes et  à  se  l'aire  appeler  au  miinslère  par  la  voix  publique. 

«  Le  commencement  de  son  nJnistôre  a  répondu  à  l'attente  des  bons 
citoyens,  mai»  il  a'a  pas  été  difficile  de  se  convaincre  que  sa  réputation  était 
usurpée,  et  que  son  patriotisme  n'était  qu'hypocrisie.  Je  n'entrerai  point  ici 
dans  les  détails  qui  pourraient  le  prouver,  <:e  sera  l'objet  de  lettres  particu- 
lières; car  il  faut  imprimer  à  cet  homme  le  sit;ne  qu'il  mérite,  et  qui  puisse 
l'empêcher  d'être  dangereux  pour  l'avenir. 

«  Le  sieur  Uumouriez  souffrait  depuis  longtemps  avec  impatience  d'.être 
associé  avec  MM.  Servan,  Claviôre  et  Roland,  d'abord  parce  qu'il  ne  les  diri- 
geait pas,  comme  il  l'avait  espéré,  et  ensuite  parce  quk'ils  osaient  blâmer  son 
immoralité,  la  protection  qu'il  accordait  à  des  hommes  corrompus  et  la  ver- 
satilité de  sa  politique.  Le  sieur  Dumouriez  résolut  île  les  perdre  dans  lesprit 
du  roi,  et  il  y  parvint  aisément  à  l'aide  df  calomnies,  et  en  les  présentant 
comme  des  factieux  et  des  républicains  qui  voulaient  tout  bouleverser.  11 
fallait  ensuite  une  occasion  pour  réaliser  les  terreurs  du  prince.  Le  décret  du 
camp  de  vingt  mille  hommes  la  lui  fournit  :  le  sieur  Dumouriez  s'éleva  contre 
ce  projet;  il  fit  entendre  que  ce  iilan  devait  favoriser  le  projet  des  factieux. 

«  Nous  ferons  observer  ici  que  c'est  le  sieur  Uumouriez  lui-même  qui,  il 
y  a  plus  de  deux  mois,  et  depuis  n"a  cessé  de  répéter  qu'il  fallait  un  pareil 
camp  pour  sauver  Paris,  dans  le  cas  oij  les  Autrichiens  pénétreraient,  et  qu'il 
ne  demandait  pas  mieux  que  de  le  commander.  Entraîné  par  lui,  le  roi  a  fait 
redemander  le  portefeuille  à  M.  Servan.  » 

C'est  d'un  ton  bien  languissant  et  bien  terne,  et  aux  récriminations 
gênées  contre  Dumouriez  se  mêle  un  vague  plaidoyer  pour  le  roi,  qui  semble 
avoir  été  égaré  par  les.arlifiees  du  ministère  des  afTaires  étrangères.  Etait-ce 
l'effet  de  sa  participation  au  pouvoir  ministériel,  ou  l'humiliation  du  rôle  de 
dupe  qu'elle  avait  joué  avec  Dumouriez,  ou  la  peur  d'un  mouvement  popu- 
laire qu'elle  ne  dirigerait  point?  La  Giron  le,  sous  le  coup  de  TalTront  royal, 
paraît  sans  ressort.  Robespierre  triomphait  cruellement  de  l'incident  Dumou* 
riez:  «  Il  y  a  huit  jours,  à  peine  était-il  permis  de  parler  sans  éloges  du 
ministre  Dumouriez,  ce  n'était  qu'après  lui  qu'on  nommait  les  deux  hommes 
qu'on  l'accuse  d'avoir  fait  renvoyer;  et  lorsque  je  réclamais  moi-même  contre 
fe  système  de  flagornerie,  qui  semblait  près  de  s'introduire  ici,  n'étais  je  pas 
hautement  improuvé  par  ces  mômes  hommes  qui  veulentdétruire  la  Constitu- 
tion même,  pour  se  venger  de  lui  7  J'  ne  veux  ni  le  défendre,  ni  l'excuser,  ni 
tout  renverser  pour  la  cause  ds  ses  ccncurrents. 

«La  patrie  seule  mérite  l'attention  des  citoyens. Croit-cm  que  nous  nous 
abaisserons  au  point  de  faire  la  guerre  pour  le  choix  des  ministres?  Et,  sous 
quels  étendards?  Sous  les  étendards  de  ceux  qui  ont  loué  N'arboniie  avefi  plus 
d'énergie  encore  que  Clavlère  et  ses  deux  collègues;  qui  l'ont  dispensé  de 
reudre  compte, qui kdéraLdaaleacûtc à l'eavi quand  toute  la  Frauce  l'accuse. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1195 

Sont-ils  donc  si  infaillibles  dans  leurs  jugements  et  si  sages  dans  leurs  projets, 
qu'il  ne  nous  soit  pas  permis  d'examiner,  s'il  n'y  a  pas  d'autres  remèdes  à 
nos  maux  que  le  bouleversement  de  l'Empire  ?  Sommes-nous  donc  arrivés  au 
moment  où  une  faction  ne  dissimule  plus  le  dessein  de  renverser  la  Constitu- 
tion? Déjà  on  a  propose  sérieusement  que  l'assemblée  nationale  s'érigeât  ea 
assemblée  constituarite. 

«Un  député  (M.  Lasource)  nous  a  fait  publiquement  la  confidence  qu'on 
lui  avait  proposé  de  se  coaliser  avec  une  .partie  de  l'Assemblée  nationale,  pour 
exécuter  ce  projet.  Deyà,o«  répète,  avec  les  ennemis  de  la  Révolution,  que  la 
Constitution  ne  peut  exister,  pour  se  dis/>enser  de  la  soutenir.  Mais  les  auteurs 
de  ce  système  ont-ils  fait  tout  ce  qui  dépendait  d'eux  pour  la  maintenir  ?... 
L'Assemblée  nationale,  disent-ils,  n'a  pas  les  moyens  nécessaires  pour  la 
défemlre.  Je  soutiens  que  l'Assemblée  nationale  a  une  puissance  inBuie,  que 
la  volonté  générale,  la  force  invincible  de  l'esprit  public,  qu'elle  laisse  tom- 
ber et  relève  à  son  gré,  aplanira  devant  elle  tous  les  obstacles  toutes  les  fois 
qu'elle  voudra  déployer  toute  l'énergie  et  toute  la  sagesse  dont  elle  est 
susceptible. 

«  C'est  en  vain  que  l'on  veut  séduire  les  esprits  ardents  et  peu  éclairés 
par  l'appât  d'un  gouvernement  plus  libre  et  par  le  nom  de  répifblique  ;  le 
renversement  de  la  Constitution  dans  ce  moment  ne  peut  qu'allumer  la 
guerre  civile,  gui  conduira  à  l'anarchie  et  au  despotisme.  Quoi  !  c'est  pen- 
dant la  guerre,  c'est  au  milieu  de  tant  de  divisions  fatales,  que  l'on  veut  nous 
laisser  tout  à  coup  sans  Constitution,  sans  loi!  Notre  loi  sera  donc  la  volonté 
arbitraired'unpelitnombred'hommes.  Quel  sera  le  point  de  ralliement  des  bons 
citoyens?  Quelle  sera  la  règle  des  opiniotis?  Quelle  sera  la  puissance  de 
l'Assemblée  législative?  En  voulant  saisir  celle  qu'elle  n'a  point,  elle  perdra 
«elle  dont  elle  est  investie  ;  on  l'accusera  d'avoir  trahi  le  serment  qu'elle  a 
fait  de  maintenir  la  Constitution  ;  on  l'accusera  d'accaparer  les  droits  de  la 
souveraineté  ;  elle  sera  la  proie  et  l'instrument  de  toutes  les  factions.  Elle  ne 
délibérera  plus  qu'au  milieu  dos  baïonnettes;  elle  ne  fera  que  sanctionner  la 
volonté  des  gén<Taux  et  d'un  dictateur  militaire.  Nous  verrons  renouveler, 
au  milieu  de  nou-;,  les  horribles  scènes  que  présente  l'histoire  des  nations  les 
plus  malheureuses... 

a  .■\pres  avoir  été  l'espéranceetradmiralion  de  l'Europe,  nous  en  serons.la 
honte  et  le  désespoir.  Nous  n'aurons  plus  le  même  roi,  mais  nous  aurons 
mille  tyrans;  vous  aurez,  tout  au  plus,  un  gouvernement  aristocratique, 
acheté  au  irix  des  plus  grands  désastres  et  du  plus  pur  sang  des  Français. 
Voilà  le  but  de  toutes  ces  intrigues  qui  nous  agitent  depuis  si  longtemps  I 
Pour  moi,  voué  à  la  haine  de  toutes  les  factions  que  j'ai  combattues,  voué  à 
la  vengeance  de  la  Cour,  à  celle  de  tous  les  hypocrites  amis  de  la  liberté, 
étranger  à  tous  les  partis,  je  viens  prendre  acte  solennellement  de  ma  cons- 
tance à  repousser  tous  les  systèmes  désastreux  et  toutes  les  manœuvres  cou- 


1106  HISTOIRE    SOCIALISTE 


pables,  el  j'aU('sl>»  iii;i  pa'rie  cl  l'univers  que  je  n'aurai  point  contribué  aux 
maux  que  je  vois  prêts  à  fu.ulresur  elle.  » 

Ainsi,  quelque  incertaines  que  fussent  les  velléités  révolutionnaires  de 
la  Gironde,  Robespierre  les  condamnait.  Sa  politique  à  ce  moment  était  à  la 
fois  très  défiante  et  très  conservatrice.  Il  voulait  qu'on  surveillât  de  très  près 
la  Cour,  les  généraux,  mais  qu'on  ébranlât  le  moins  possible  le  système  cons- 
lilutionnel.  Au  fond,  Louis  XVI  lui  apparaissait  une  garantie  nécessaire 
contre  la  grande  faction  des  remplaçants.  Aller  à  la  République,  c'était  aller 
à  l'aristocratie  ou  à  la  dictature  militaire.  Deux  mois  après,  au  10  août,  la 
royauté  élait  renversée  ;  et  il  fallait  bien  que  Robespierre  s'accommodât  au 
régime  nouveau.  On  est  tenté  de  dire  que  l'esprit  des  hommes  est  bien  court, 
et  qu'eu'ses  pensées  confuses  il  s'ajuste  rarement  au  mouvement  exact  des 
choses. 

Beaucoup  de  prévisions  et  de  raisonnements,  beaucoup  de  craintes  et 
d'espérances,  et  peu  de  vérité.  L'esprit  de  l'homme,  au  feu  des  événements, 
est  comme  du  bois  vert  :  beaucoup  de  fumée  et  peu  de  flamme.  Mais,  au  fond, 
Robespierre,  en  toute  la  suite  de  la  Révolution,  reste  fidèle  à  la  même 
pensée  :  interpréter  ce  qui  est  dans  le  sens  de  la  démocratie,  en  tirer  le  plus 
de  liberté  et  d'égalité  qu'il  se  peut,  mais  éviter  le  plus  possible  les  secousses 
et  les  surprises.  En  ce  sens,  et  si  paradoxal  que  paraisse  ce  rapprochement, 
il  est  comme  Mirabeau  :  un  des  plus  démocrates  et  aussi  un  des  plus  conser- 
vateurs parmi  les  révolutionnaires. 

Mais  ni  les  incertitudes  des  Girondins  déconcertés  et  penauds,  ni  la  cau- 
teleuse prudence  de  Robespierre  ne  suspeiidirenl  la  marche  du  drame.  L'As- 
semblée sentait  que  la  Constitution  était  menacée  de  toutes  parts,  d'un  côté, 
par  la  conspiration  contre-révolutionnaire,  de  l'autre  par  la  poussée  démocra- 
tique et  républicaine.  Elle  ne  savait  comment  faire  face  à  tant  de  périls.  Elle 
se  résolut  à  nommer  le  17  juin,  sur  la  proposition  de  Marant,  une  Commission 
extraordinaire  des  Douze,  chargée  de  lui  faire  un  rapport  d'ensemble  sur  l'état 
de  la  France  :  mais  dans  la  discussion  môme,  et  jusque  dans  le  décret  qui 
institue  cette  Commission,  se  marque  l'indécision  de  l'Assemblée.  Elle  ne 
savait  si  elle  devait  frapper  à  droite  ou  à  gauche;  et,  en  son  impuissance,  elle 
semblait  annoncer  qu'elle  frapperait  de  tous  côtés  :  «  L'Assemblée  décrète  qu'il 
sera  nommé,  séance  tenante,  une  Commission  de  douze  membres,  pour  exa- 
miner, sous  tous  les  points  de  i«e,  l'état  actuel  de  la  France,  en  présenter  le 
tableau  sous  huit  jours,  et  proposer  les  moyen?  de  sauver  la  Constitution,  la 
liberté  et  l'Empire.  » 

Le  retour  offensif  et  l'insolence  ranimée  des  feuillants  précipitèrent  la 
crise.  La  chute  des  ministres  girondins  avait  été  le  triomphe  des  «  constitu- 
tionnels »,  des  feuillants.  D'abord,  ce  sont  des  hommes  à  eux  qui  sont  appelés 
au  ministère.  Pendant  plusieurs  jours  on  put  croire  que  le  roi  ne  trouverait 
pas  de  ministres,  tant  les  responsabilités  prochaines  semblaient  effrayantes. 


Histoire   socialiste  hwt 


Les  Lameth  finirent  cependant  par  décider  quelques  doublures  :  Chambonas 
eut  les  affaires  étrangères,  Lajard,  la  guerre;  Terrier  de  Monciel,  président 
du  déparlement  du  Jura,  eut  l'intérieur.  Girondins  et  robespierristes  étaient 
brusquement  rapprochés  par  l'avènement  de  leurs  ennemis  communs.  Mais 
c'est  surtout  l'intervention  menaçante,  arrogante,  du  chef  des  feuillants,  de 
Lafayetle,  qui  un  chôment  refit  entre  la  Gironde  cl  Robespierre  un  semblant 
d'union.  Après  la  chute  delà  Gironde,  Lafayette  crut  qu'une  action  décisive 
des  modérés  arrêterait  ou  même  refoulerait  le  mouvement  révolutionnaire. 
Du  camp  de  Maubeuge  où  il  commandait  en  chef  l'armée  du  centre  il  écrivit 
à  l'Assemblée  une  lettre  datée  du  16  juin,  et  qui  fut  lue  à  la  Législative  par 
son  président  à  la  séance  du  18. 

C'est  le  manifeste  du  modérantisme  agressif.  C'est  l'annonce  d'une  sorte 
de  coup  d'Etal  modéré  contre  toutes  les  forces  populaires  et  ardemmentrévo- 
lutionnaires.  La  popularité  de  Lafayette,  surtout  depuis  la  journée  du  Charap- 
de-Mars,  était  atteinte  profondément,  et  il  soulîrait  dans  son  orgueil  et  sa 
vanité.  Peut-être  aussi,  par  une  sorte  dépeint  d'honneur  médiocre  et  de  fausse 
chevalerie  voulait-il,  après  avoir  contribué  à  limiter  le  pouvoir  royal,  main- 
tenir ce  qui  en  subsistait  contre  toute  agression  nouvelle.  Chef  de  la  bour- 
geoisie modérée,  des  classes  moyennes,  il  lui  semblait  que  la  Révolution  ne 
devait  pas  dépasser  cepoinj,  d'équilibre.  Et  comme  s'il  n'avait  affaire  qu'à  une 
tourbe  impuissante  et  méprisée,  forte  seulement  de  la  timidité  des  sages,  il 
crut  pouvoir  parler  de  très  haut. 

S'il  avait  réussi,  s'il  avait  entraîné  la  France  dans  les  voies  du  modéran- 
tisme exclusif  et  agressif,  la  Révolution,  destituée  de  ses  forces  vives,  n'aurait 
pis  tardé  à  tomber  aux  mains  des  réacteurs.  Donc,  dans  un  silence  émouvant, 
silence  de  haine  ou  silence  d'admiration  effrayée,  la  lettre  de  Ixifayetle  fut 
enlen  lue  par  la  Législative. 

«  Messieurs,  au  moment  trop  différé  peut-être  où  j'allais  appeler  votre 
attention  sur  de  grands  intérêts  publics,  et  désigner  parmi  nos  dangers  la 
conduite  d'un  ministère  que  ma  correspondance  accusait  depuis  longtemps, 
j'apprends  que,  démasqué  par  ses  divisions,  il  a  succombé  sous  ses  propres 
intrigues;  car  sans  doute,  ce  n'est  pas  en  sacrifiant  trois  collègues,  asservis 
par  leur  insignifiance  en  son  pouvoir,  que  le  moins  excusable,  le  plus  noté  de 
ces  ministres  (Dumouriez)  aura  cimenté  dans  le  Conseil  du  roi  son  équivoque 
et  scandaleuse  existence. 

«  Ce'  n'est  pas  assez  néanmoins  que  cette  branche  du  gouvernement  soit 
délivrée  d'une  funeste  influence.  La  chose  publique  est  en  péril  ;  le  sort  de  la 
France  repose  principalement  sur  ses  représentants;  la  nation  attend  d'eux 
son  salut,  mais  en  se  donnant  une  Constitution,  elle  leur  a  prescrit  l'unique 
route  par  laquelle  ils  peuvent  la  sauver. 

«  Persuadé,  Messieurs,  qu'aiasi  que  les  Droits  de  l'homme  sont  la  loi  de 
toute  Assemblée  constituante,  une  Constitution  devient  la  loi  des  législateurs 


1198  HISTOIRE    SOCIALISTE 


quVlle  a  élablre,  c'est  à  voub-inùiues  que  je  dois  dénoncer  les  elTorls  trop 
puissants  que  l'on  fait  pour  vous  écarter  de  celte  règle,  que  vons  avez  promi» 
de  suivre. 

<<  Rien  ne  m'empCchera  d'exercer  ce  droit  d  an  homme  libre,  de  remplir 
ce  devoir  d'un  bon  citoyen  ;  ni  les  égarements  momentanés  de  l'opinion,  car, 
que  sont  les  opinions  qui  s'écarlenl  du  principe?  ni  mon  respect  pour  les 
représentants  du  peuple,  car  je  respecte  encore  plus  le  pcople,  dont  la  Cons- 
titution est  la  volonté  suprême;  ni  la  bienveillance  que  vous  m'avez  cons- 
tamment témoignée,  car  je  veux  la  conserver  comme  je  l'ai  obtenue,  par  ira 
inflexible  amour  de  la  liberté. 

«  'Vos  circonstances  sont  difficiles.  La  France  est  menacée  au  dehors  et 
agitée  au  dedans.  Tandis  que  des  cours  étrangères  annoncent  linloléralile 
projet  d'attenter  à  notre  souveraineté  nationale,  et  se  déclarent  ainsi  les 
ennemis  de  la  France,  des  ennemis  intérieurs,  ivres  de  fanatisme  ou  d'orgueil, 
entretiennent  un  chimérique  espoir,  et  nous  fatiguent  encore  de  leur  ioso- 
lente  malveillance. 

«  Vous  devez,  Messieurs,  les  réprimer:  et  vous  n'en  aurez  la  puissance 
qu'autant  que  vous  serez  constitutionnels  et  justes.  Vous  le  voulez  sans 
doute...  Mais  portez  vos  regards  sur  ce  qui  se  passe  dans  votre  sein  et  autour 
de  vous.  Pouvez-vous  vous  dissimuler  qu'wie  faction,  et,  pouréoiter  les  dé- 
nominations vagues,  çtie  la  faction  jacobite  a  causé  tous  les  désordres? 
C'est  elle  qui  s'en  accuse  hautement:  orr/anisi-e  comme  un  Empire  à  part 
dans^a  métropole  et  ses  affiliations,  aveuglément  dirigée  par  quelques  chefs 
amIAticux,  cette  secte  forme  une  corporation  distincte  cm  milieu  du  peuple 
français,  dont  elle  usurpe  les  pouvoirs,  subjuguant  s»s  représentants  et  ses 
mandataires. 

«  C'est  là  que,  dans  des  séances  publiques,  l'amour  des  lois  se  nomme 
am^ocra^ie,  et 'leur  infraction  patriotisme.  Là,  les  assassins  de  Desille  re- 
çoivent des  triomphes,  les  crimes  de  Jourdan  trouvent  des  panégyr'tstes  ;  là, 
le  rérfl  de  l'assassinat  qui  a  souillé  la  ville  de  Metz  vient  encore  exciter  d'in- 
ferna'les  acclamations. 

«  Cro1ra-l-on  échapperai  ces  reproches  en  se 'larguant  d'un  manifeste  au- 
trichien où  ces  sectaires  sont  nommés  ?  Sont-ils  devenus  sacrés  parce  que 
Léopold  a  prononcé  leur  nom?  Et  parce  que  nous  devons  combattre  les 
étrangers  qui  s'immiscent  dans  nos  querelles,  sommes-nous  dispensés  de 
délivrer  notre  patrie  d'une  tyrannie  domestique?  » 

Lafayette  a  bien  compris  que  les  attaques  de  l'Empereur  d'Autriche 
contre  les  Jacobins  étaient  pour  ceux-ci  une  grande  force.  11  semblait  qu'on 
ne  pouvait  les  frapper  sans  être  le  serviteur  de  l'étranger.  Non  sans  audace, 
il  va  droit  à  l'objection  :  et  tout  de  suite,  avec  une  grande  habileté,  il  essaie 
précisément  d'intéresser  à  sa  cause  le  patriotisme  même.  Il  affirme  que  les 
ministres  girondins  et  jacobins  ont  laissé  les  armées  de  la  France  désorga- 


HISTOIRE     SOGIALISTJÎ  1199 

niàées.  Il  afiirme  qu'en  haine  de  Lalayolle  lui-mome,  Dumouriez  a  refusé  aux 
soldais  de  la  patrie  et  de  la  Révolution  tous  les  secour?'  d'approvisionnements 
et  d'armes  sans  lesquels  ils  ne  pouvaient  espérer  la  victoire.  Ainsi,  tous  les 
partis  qui  se  disputent  la  raaîlrise  de  la  Révolution  invoquent  le  drapeau. 
Ainsi  tous  se  renvoient  le  reproche  meurtrier  de  trahison  :  à  Brissot,  ami  et 
protecteur  de  Dumouriez,  qui  a  fait  mettre  en  accusation  le  feuillant  De 
Lessart,  Lafayetle  répond  en  accusant  de  trahison  Dumouriez  lui  même,  qui 
fut  jusqu'au  15  juin  1  homme  de  la  Gironde. 

«  C'est,  dit  Lafayelte,  après  avoir  opposé  à  tous  les  obstacles,  à  tous  les 
projets,  le  courageux  et  persévérant  patriotisme  d'une  armée,  sacrifiée  peut- 
être  à  des  combinaisons  contre  son  chef,  que  je  puis  opposer  aujourd'hui  à 
cette  faction  la  correspondance  d'un  ministre,  digne  produit  de  son  club  ; 
cette  correspondance,  dont  tous  les  calculs  sont  faux,  les  promesses  vaines, 
les  renseignements  trompeurs  ou  frivoles,  les  conseils  perfides  ou  contradic- 
toires, où  après  m'avoir  pressé  de  m'avancer  sans  précautions,  d'attaquer 
sans  moyens,  on  commençait  à  me  dire  que  la  résistance  allait  devenir 
impossible  lorsque  mon  indignation  a  repoussé  cette  lâche  assertion.  » 

Et  Lafayelte,  après  avoir  flalté  son  armée  et  les  espérances  nationales, 
conclut  que,  pour  vaincre  ses  ennemis  du  dehors,  il  ne  manque  à  la  France 
qu'une  chose  :  écraser  les  agitateurs  du  dedans.  * 

«  Ce  n'est  pas  sans  doute  au  milieu  de  ma  brave  armée  que  les  sen- 
timents timides  sont  permis.  Patriotisme,  énergie,  discipline,  patience,  con- 
fiance mutuelle,  toutes  les  vertus  civiques  et  militaires,  je  les  trouve  ici 
(vifs  applaudissements  d'une  grande  partie  de  l'Assemblée).  Ici,  les  principes 
de  liberté  el  d'égalité  sont  chéris,  les  lois  respectées,  la  propriété  sacrée  :  ici 
l'on  ne  connall  ni  les  calomnies  ni  les  factions...  Mais  pour  que  nous,  soldats 
de  la  liberté,  combattions  avec  efficacité,  il  faut...  que  les  citoyens,  ralliés 
autour  de  la  Constitution  soient  assurés  que  les  droits  qu'elle  garantit  seront 
respectés  avec  une  fidélité  religieuse  qui  fera  le  désespoir  de  ses  ennemis 
cachés  ou  publics.  » 

«  Ne  repoussez  pas  ce  vœu,  c'est  celui  des  amis  sincères  de  votre  auto- 
rité légitime.  Assurés  qu'aucune  conséquence  injuste  ne  peut  découler 
d'aucun  principe  pur,  qu'aucune  mesure  tyrannique  ne  peut  servir  une 
cause  qui  doit  sa  gloire  aux  bases  sacrées  de  la  liberté  et  de  régilité-,  laites 
que  la  justice  criminelle  reprenne  sa  marche  constitutionnelle  ;  que  l'égalité 
civile,  que  la  liberté  religieuse  jouissent  de  l'entière  application  des  vrais 
principes. 

«  Que  le  pouvoir  royal  soft  intact,  car  il  est  garanti  par  la  Conslitulion  ; 
qu'il  soil  indépendant,  car  cetl.'î  indépendance  est  un  des  ressorts  de  notre 
liberté  ;  que  le  roi  soil  révéré,  car  il  est  investi  de  la  majesté  nationale,  qu'il 
puisse  choisir  un  ministère  qui  ne  porte  les  chaînes  d'aucune:  faction,  et  s'il 


1200  HISTOIIIE    SOClALISTli 

existe  des  conspirateurs,  qu  ils  périssent,  mais  seulement  sous  le  glaive  de 
la  loi . 

«  Enfin,  que  le  règne  des  clubs,  anéanti  par  vous,  fasse  place  au  règne  de 
la  loi  ;  leurs  usurpations,  à  l'exercice  ferme  et  indépendant  des  autorités  cons- 
tituées ;  leurs  maximes  désorganisalrices,  aux  vrais  principes  de  la  liberté  ; 
leur  fureur  délirante,  au  courage  calme  et  constant  d'une  nation  qui  connaît 
ses  droits  et  les  défend;  enfin,  leurs  combinaisons  sectaires,  aux  véritables 
intérêts  de  la  patrie...  » 

Voilà  le  programme  que,  sous  le  nom  modeste  et  légal  de  pétition,  mais 
du  camp  de  Maubeuge  et  avec  son  autorité  de  commandant  d'armée,  La» 
fayette,  défenseur  factieux  de  la  Constitution,  dictait  à  l'Assemblée.  11  peut 
se  résumer  ainsi  :  retrait  de  tous  les  décrets  contre  les  émigrés  et  les  prêtres 
insermentés;  libre  exercice  du  veto  royal;  poursuites  rigoureuses  contre  tous 
attroupements;  dissolution,  des  clubs,  mise  en  accusation  de  Dumouriez. 

Dans  l'état  de  la  France,  c'était  un  signal  de  contre-révolution.  Et  que  de 
misérables  équivoques  !  que  de  criminels  oublis  !  Lafayette  demandait  le  res- 
pect de  la  Constitution.  Mais  lorsque  le  veto  paralysait  les  lois  de  défense  de 
la  Révolution,  le  vélo,  quoique  formellement  constitutionnel,  n'élail-il  pas  la 
violation  de  la  Constitution?  Lafayette  dénonçait  les  Girondins  comme  adver- 
saires des  lois  constitutionnelles;  il  .affecte  de  ne  pas  voir  ou  de  noter  à  peine 
le  soulèvement  des  prêtres  factieux,  l'immense  conspiration  royaliste.  Il  veut 
qu'on  «  révère  »  le  roi,  et  à  ce  moment  même  le  roi  entretient  une  corres- 
pondance de  trahison  avec  ces  souverains  étrangers  que  Lafayette  a  mission 
de  combattre.  De  celte  trahison  on  n'avait  pas  la  preuve  matérielle;  mais  si 
Lafayette  n'avait  pas  été  aveuglé  par  sa  vanité  et  son  ambition,  s'il  n'avait 
pas  concentré  sur  les  démocrates  toutes  ses  méfiances  et  toutes  ses  haines,  il 
aurait  bien  reconnu  la  main  du  roi  et  l'inlrigue  de  la  Cour  dans  l'immense 
complot  intérieur  et  extérieur  dont  la  Révolution  était  enveloppée. 

La  Gironde  fut  un  instant  comme  stupéfaite  par  ce  coup  d'audace.  Elle 
ne  s'opposa  même  pas  à  l'impression  de  la  lettre  de  Lafayette,  mais  quand  le 
centre  et  la  droite  proposèrent  de  l'envoyer  aux  83  départements  et  aux 
armées,  Vergniaud  se  leva.  Il  protesta  au  nom  de  la  liberté.  Il  rappela,  sous 
les  murmures  d'une  grande  partie  de  l'Assemblée,  que  toute  pt  tition  d'un 
citoyen  devait  être  accueillie,  mais  que,  lorsque  ce  citoyen  était  commandant 
d'armée,  sa  pétition  devait  passer  par  la  voie  du  ministère.  .Adressée  directe- 
ment à  l'Assemblée  elle  devenait  une  sommation  «  et  c'en  était  fait  de  la 
liberté  ». 

L'Assemblée  parut  se  ressaisir.  Guadet  gagna  du  temps  en  alléjiuant  que 
la  lettre  ne  pouvait  être  de  Lafayette,  puisqu'elle  parlait  de  la  démission  de 
Dumouriez,  qu'à  celte  date  Lafayette  ne  pouvait  connatlre.  C'était  faux  :  car 
Lafayette  ne  parlait  que  comme  d'une  probabilité  prochaine,  de  la  démission 
de  Dumouriez. 


HiiSTCîRE    SOClALiarG 


1201 


z 


■rf^H- 


-  «■■ 


BOMBK  NATIONALE 

On  honntt  servant  de  couronne  à  un  ballon  ^uguel  est  adapté  une  Nacelle  dans  laquelle 
sont  plusieurs  voyageurs  aei-jens  parcourant  le  Cunip  des  Autrichiens,  et  jetant  sur  leurs 
Utes,  quantités  de  Cocar  f*  cl  ISojincts  tricolores.  On  voit  avec  quel  ivresse  il  reçoivent  ces 
gages  précieux  des  uris  en  o>-nent  leurs  armes  ou  les  prcs-sent  confe  leurs  cœurs  d'autres 
forcent  leurs  officiers  ou  lyrans  à  en  décorer  leurs  Choijcuux  en  insultant  avec  justice  à  la 
lâcheté  des  Français  émigrés  qui  Ifs  font  agir  contre  notre  Sainte  Liberté. 

L'Armée  Française,  de  iavlre  côté  du  /l'/it'r',  témoigne,  por  les  geste  de  la  plus  grande 
tatisfaction,  les  senlirnen  quelU  éprouve  de  voir  ta  chutle  des  desseins  des  Despotes  gui 
troyoient  nous  asservir. 

■  D'aprûs  uoe  estampe  da  Musée  C-irnavalet.) 

LIT.   131.    —  HISTOIRE    ''"-lALISTE.  UV.    161. 


1203  IIISTOIRK    SOCIALISTB 


Guadel  lança  le  nom  de  Crumwjll,  avec  quelques  précaulio.is  ora'oires  : 
«  Les  sonlimenls  de  M.  de  Lafiiyelle  indiquent  assfz  qu'il  osl  impossible  qu'il 
soil  l'auteur  de  la  lettre  qui  vient  d'être  lue.  M.  Lafayeltc  sait  que  lomque 
Cromœell osait  tenir  un  lamjacje  pareil...  »  Finalement,  rAs>en)blée  renvoya 
la  lettre  à  la  Commission  des  Douze  pour  en  faire  u:i  rapport  et  elle  passa  à 
l'ordre  du  jour  sur  l'envoi  de  la  lettre  aux  départements.  C'était  un  échec 
grave  pour  les  feuillants.  Car  ils  ne  pouvaient  réussir  que  par  un  coup  de 
vigueur  et  de  surprise. 

Laisser  au  pays  le  temps  de  la  réflexion,  laisser  aux  partis  révolution- 
naires le  temps  d'organiser  la  résistance,  c'était  enlever  toute  chance  de 
succès  à  la  politique  de  Laf  iyt;lle.  ElliJ  n'eut  d'aulre  effet  immé  liai  que  de 
rapprocher  la  Gironde  et  Robespierre,  et  que  de  rendre  à  Dumouriez  la  faveur 
révolutionnaire. 

Le  lendemain,  les  ministres  feuillants  annonçaient  à  l'Assemblée  que  le 
roi  refusait  son  veto  aux  décrets  sur  les  prêtres  et  sur  le  camp  de  20,000  hom- 
mes. La  Révolution  put  croire,  par  celle  coïncidence,  q'.i'entre  le  roi  et 
Lafayette  il  y  avait  partie  lice,  et  l'imminence  du  péril  réconcilia  à  demi  les 
partis  révolutionnaires. 

Brissot,  dans  son  numéro  du  18  juin,  attaqua  violemment  Lafayette  : 
«  C'est  le  coup  le  plus  violent  qu'on  ait  porté  à  la  libeité,  coup  d'autail  plus 
dang  reux  qu'il  est  porté  par  un  général  qui  se  vante  d'avoir  une  armée  à 
lui,  de  ne  faire  qu'un  avec  son  armée,  d'autant  plus  dangereux  encore  que 
cet  homme  a  su,  par  sa  feinte  modération  et  ses  artifices,  se  conserver  un 
parti,  même  parmi  les  hommes  qui  aiment  vivement  la  liberté;  sa  lettre  le 
démasque.  C'est  une  seconde  édition  des  lettres  de  Léopold  au  roi  ;  lune  et 
l'autre  sortent  de  la  même  fabrique;  c'est  le  même  e,sprit  partout,  c'est  la 
même  hiine  contre  les  jacobins;  c'est  la  même  horreur  pour  les  factieux. 
Et  Lafayette  crie  contre  les  factieux  !  » 

EtDrissot  termine  par  une  allusion  à  Robespierre  :  —  «  Citoyens  veillon;». 
—  Jacobins,  soyons  sages,  mais  fermes.  —  0  vous  qui  les  avez  divisés,  voilà 
voire  ouvrage!  a  C'était  une  invitation  amère  à  l'union. 

Entre  Lafayette  et  Robespierre  il  y  avait  une  polémique  réglée  :  «  Sommes- 
nous  déjà  arrivés,  s'écria  celui-ci  dans  le  défenseur  de  la  Constitution,  au 
temps  où  les  chefs  des  armées  peuvent  interposer  leur  influence  on  leur 
autorité  dans  nos  affaires  politiques,  agir  en  modérateurs  des  pouvoirs  cons- 
titués, en  arbitres  de  la  destinée  du  peuple?  Est-ce  Cromwell  ou  vous  qui 
parlez  dans  cette  lettre,  que  l'Assemblée  législative  a  entendue  avec  tant  de 
patience?  Avons-nous  déjà  perdu  notre  liberté,  ou  bien  est-ce  vous  qui  avez 
perdu  la  raison  ?  » 

Robespierre  comprend  que  les  violences  de  Lafayette  contre  les  ministres 
>;irondins  assurent  à  ceux-ei  la  sympathie  des  révolutionnaires,  et  il  désarme 
à  demi. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  12ÛS 

K  Vous  commencez  par  tonner  coElre  les  anciens  ministres;  l'un  d'eux 
restait  encore,  à  l'époque  où  vous  écriviez,  el  vous  aflirmiez  (ju'ii  ne  prolon- 
gerait pas  longtemps  dans  le  Conseil  du  roi  son  équivoque  et  scandaleuse 
existence. 

«  A  Dieu  ne  plaise  qu'aucune  prévention  personnelle  pour  des  ministres 
quels  qu'ils  soient,  puisse  influer  sur  mes  opinions  et  sur  mes  principes: 
un  m'a  reproché  ma  profonde  indifférence  pour  ceux  même  qui  semblaient 
pn-senter  des  titres  de  patriotisme,  et  j'ai  eu  moi-même  beaucoup  à  me 
plaindre  de  quelques-uns  de  ceux  que  vous  attaquez  avec  tant  de  fureur. 
Mais  si  quelque  chose  pouvait  ?ne  convaincre  que  leurs  vues  pouvaienl  ètie 
utiles  au  bien  public,  ce  serait  sans  doute  le  mal  même  que  vous  en  dites. 
Il  paraît  au  moins  que  ces  ministres  tels  qu'ils  sont,  avaient  obtenu  la  con- 
fiance (le  l'Assemblée  nationale  puisqu'elle  a  solennell  ment  déclaré  qu'ils 
emportaient  les  regrets  de  la  nation,  el  c'est  à  l'Assemblée  nationale  que  vous 
parlez  de  ces  mêmes  hommes  avec  un  insolent  mépris!  » 

Mais  il  faut  encore  que  tout  en  paraissant  les  défendre  contre  Lafayetle, 
Rob  spierro  adresse  aux  mini-tres  de  la  Gironde  un  trait  amer.  «  Vous  parlez 
de  l'équivoque,  de  la  scandaleuse  existence  de  l'un  des  ministres  que  vous 
venez  de  renvoyer,  après  les  avoir  fait  nommer  voiis-tnéme.  »  C'est,  en 
passant  el  d'un  air  détaché,  un  coup  meurli-ier.  Les  Girondins  appelés  au 
pouvoir  par  Lafayt-tte  !  c'était  faux;  mais  quelle  insinuation  plus  redoutable 
au  mo;nent  où  Lafayette  soulevait  contre  lui  toutes  les  colères  de  la  Hévo- 
lulion?  Il  n'y  avait  donc  pas  désarmement  des  haines  entre  la  Gironde  et 
Robespierre,  mais  seulement  une  sorte  de  trêve  politique  pour  faire  face  à 
l'ennemi  commun. 

C'est  le  peuple  de  Paris  qui  fera  au  roi,  au  veto,  à  la  lettre  de  Lafayette, 
l.i  vraie  réponse.  Depuis  plusieurs  mois,  l'animation  des  esprits  était  extrême. 
La  déclaration  de  guerre,  l'avènement,  puis  la  chute  du  ministère  girondin 
avaient  créé  je  ne  sais  quelle  attente  passionnée. 

Le  peuple  avait  le  pressentiment  que  la  lutte  suprême  entre  la  Révolution 
et  la  royauté  était  proche,  et  comme  à  la  veille  des  grands  événements,  des 
rumeurs  effrayantes  se  répandaient.  Un  moment  Paris  avait  cru  que  la  garde 
du  roi  méditait  regorgement  des  patriotes:  en  tout  étranger  veim  à  Paris, 
les  regards  foupijonneux  cherchaient  un  conspirateur.  En  mai  l'émotion  avait 
été  si  grande,  si  générale,  que  l'Assemblée  législative  avait  dû,  pendant  quel- 
ques jours,  siéger  en  permanence.  Et  elle  avait  de  même  décrété,  pour  quel- 
ques jours,  la  permanence  d".s  sections. 

.\insi,  les  citoyens  qui  afQuaientaux  assemblées  de  section,  avaient  pour 
ainii  dire  reçu  officiellement  la  garde  de  la  liberté  et  de  la  patrie.  Danton, 
saiis  se  compromettre,  sans  donner  ouvertement  de  sa  personne,  suivait  de 
près  ce  mouvement  des  sections,  l'animant,  le  conseillani.  C'est  vraiment  en 
ce^,  iuuUiples  foyers  populaires,  douL  tous  les  jours  les  événements  rallumaienr 


1204  HISTOIRE     SOCIALISTE 

la  passion,  que  la  grande  vie  révolutionnaire  s'exaltait.  Surtout  dans  les 
faubourgs  Saint-Antoine  et  Saint-Marcel  le  peuple  était  prôt  à  l'aclion 
décisive. 

11  faudrait  pouvoir  su'vre,  jour  pour  jour  (mais  les  procès -verbaux  ou 
manquent  ou  sont  trop  in^omplets)la  vie  de  chaque  section,  surprendre,  pour 
ainsi  dire,  l'éclosion  et  surveiller  la  croissance  des  pensées  révolulionnaires. 
Le  brasseur  S:inlerre  et  Alexandre,  qui  commandaient  les  bataillons  des 
Enfants-Trouvés  et  de  Saint-Marcel,  avaient  beaucoup  d'action;  Fournier, 
qui  avait  vainement  tenté  fortune  à  Saint-Domingue  et  qui  était  revenu  en 
France  le  cœur  ardent  et  aigri,  l'ouvrier  orfèvre  Rossignol,  le  patron  boucher 
Legendre.le  marquis  de  Saint-Hiiruge,  mi^lé  dès  les  premiers  jours  de  la  Ré- 
volution aux  agitations  du  Palais-Royal,  le  polonais  Lazowsky,  commandant 
une  compagnie  de  canonniers,  semblaient  diriger  le  mouvement.  Mais  que 
de  forces  inconnues  fermentaient! 

C'est  chez  Sanlerre  ou  dans  la  salle  du  Comité  de  la  Section  des  Quinze- 
Vingis  que  se  réunissaient  les  chefs.  Mais  ils  n'avaient  point  des  allures  de 
conspiraleurs.  Il  n'y  avait  rien  de  secret  dans  leurs  démarches.  Il:  savaient 
bien  qu'ils  ne  feraient  rien  sans  l'énergie  populaire  et  que  celle-ci  devait  être 
tenue  en  éveil  par  une  action  ouverte,  publique,  audacieuse.  Danton  se  réser- 
vait, à  cause  de  son  caractère  officiel.  Mais  on  savait  bien  qu'il  n'était  pas 
homme  à  se  cacher,  et  que  sa  voix  puissante  sonnerait  dans  l'orage.  Dès  le 
2  juin,  p'usieurs  citoyens  avaient  demandé  la  permission  d'organiser  dans 
l'église  des  Enfants-Trouvés  des  réunions  publiques.  C'était  comme  une  pré- 
dication permanente  d'action  révolutionnaire  qu'ils  voulaient  instituer. 
Pétion,  maire  de  Paris,  seconda  leur  deman  le.  Il  écrivit  le  2  juin  à  Rœderer  : 
«  Plusieurs  citoyens  du  faubourg  Saint-.Antoine  ont  présenté  au  Conseil 
général  de  la  Commune  une  pétition  par  laquelle  ils  demandent  lo  je'-mission 
de  s'assembler,  à  l'issue  des  offices,  dans  l'église  des  Enlant--Trou  ,és  ^our 
s'y  instruire  de  leurs  droits  et  de  leurs  devoirs.  Le  Conseil  a  arrêté  que  celle 
pétition  serait  renvoyée  au  Directoire  du  Département  l'iii,  en  conséquence, 
l'honneur  de  vous  l'adresser  avec  une  expédition  de  l'arrêté  qui  ordo-ine  le 
renvoi. 

«  Le  Directoire  ne  peut  manquer  d'accueillir  favorablement  tout  ce  qui 
peut  trndre  à  éclairer  le  patriotisme  des  citoyens  et  leur  fait  connaître  les 
lois.  Ji}  vous  serai  inûnimenl  obligé  de  mettre  celte  demande  sous  ses  yeux 
et  de  le  prier,  au  oora  de  la  Muiicipalité,  qui  m'en  a  chnrgé,  do  prendre 
cette  démarche  dans  la  plus  haute  et  la  plus  prompte  considération.  » 

Le  Directoire  du  Déparlement,  malgré  ses  attaches  au  parti  feuillant,  n'osa 
pas  refuser.  Mais  le  renvoi  des  ministres  girondins  donna  au  peupl-i  l'élan 
décisif.  Puisque  le  roi  chassait  le.-»  ministres  qui  lui  demandaient  de  sanc- 
tionner des  décrets  nécessaires,  des  lois  de  salut  révolutionnaire,  puisque 
l'Assemblée  hésitante  semblait  impuissante  h  imp-^ser  la  santion,  il  fallait 


1 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1205 


agir  par  des  pétitions  sur  l'Assemblée  et  sur  le  roi.  La  pétition  n'élait-elle  pas 
légale  ? 

Mais  ces  pétitions  il  fallait  les  appuyer  par  une  grande  démonstration  de 
force.  C'est  en  foule  que  les  citoyens  armés  iront  à  l'Assemblée  et  aux  Tuile- 
ries. Ils  iront  le  20  juin,  l'anniversaire  du  serment  du  Jeu  de  Paume,  pour 
rap;.eler  à  tous  la  grande  journée  où  l'arbitraire  royal  se  brisa  r  mtre  la  fer- 
meté des  représentants. 

C'est  le  16  juin  queLazowsky  et  ses  compagnons  firent  part  de  leur  dessein 
au  Conseil  général  de  la  Commune.  Ce  n'est  donc  pas  la  lettre  de  Lafayelte, 
.  connue  seulement  deux  jours  après,  qui  a  donné  aux  faubourgs  l'idée  de  pro- 
tester par  la  manifestation  du  20  juin.  Mais  elle  ajouta  singulièrement  à  la 
colère  et  à  l'élan.  Lazowsky  et  ses  amis  espéraient  obtenir  de  l'Hôtel  de  "Ville, 
du  Con-eil  général  de  la  Commune,  la  permission  de  manifester.  Ainsi,  sous 
le  couvert  des  autorités  légales,  la  force  populaire  se  déploierait  sans  obstacle, 
et  l'effet  de  la  manifestation  serait  plus  imposant  et  plus  sûr.  Il  fallait  que 
Ii.'s  délégués  des  faubourgs  eussent  de'jà  une  très  grande  conscience  de  leur 
force  pour  oser  demander  la  permission  administrative  d'/iller  en  armes  à 
l'Assemblée  et  aux  tribunes. 

Le  Conseil  général  de  la  Commune  ne  se  laissa  pas  engager  aussi  avant. 
11  refusa  et  prit  l'arrêté  suivant  : 

«  MM.  Lazowsky,  capitaine  des  canonnii?r3  du  bataillon  de  Saint-Marcel, 
Duclos,  Pavie,  Lebon,  Lachapelle,  Lejeune,  Vasson,  citoyens  de  la  section  des 
Quin2e-Vin5ts;  Geney,  Deliens  et  Bertrand,  citoyens  de  la  section  des  Gobe- 
lins,  ont  annoncé  au  Conseil  général  que  les  citoyens  des  faubourgs  Saint- 
Antoine  et  S  lint-Marcel  avaient  résolu  de  présenter  mercredi  20  du  courant, 
à  l'Assemblée  nationale  et  au  roi,  des  pétitions  relatives  aux  circonstances  et 
déplanter  ensuite  l'arbre  de  la  liberté  sur  la  terrasse  des  Feuillants,  en  mé- 
moire de  la  séance  du  Jeu  de  Paume. 

«  Ils  ont  demandé  que  le  Conseil  général  les  autorisât  à  se  revêtir  des 
habits  qu'ils  porlaient  en  1789,  en  môme  temps  que  de  leurs  armes.  «  Le 
Conseil  général,  après  avoir  délibéré  sur  cette  pétition  verbale  et  le  procureur 
de  la  Commune  entendu  : 

a  Considérant  que  la  loi  proscrit  tout  rassemblement  armé,  s'il  ne  fait 
partie  de  la  force  publique  légalement  requise,  a  arrêté  de  passer  à  l'ordre 
du  jour. 

«  Le  Conseil  général  a  ordonné  que  le  présent  arrêté  serait  envoyé  au 
directoire  du  déparlement  et  au  département  de  police  et  qu'il  en  scraii 
donné  communication  au  corps  municipal.  » 

Cet  arrêté  est  signé  du  doyen  d'â^e  Lebreton,  président,  et  du  jeune 
secrétaire  Royer,  qui  sera  plus  tard  illustre  sous  le  nom  de  Royer-CoUard. 
(■Voir  Mortiraer-Terneau\).  Il  irrita  violemment  les  dél  gués  des  faubourgs; 
mais  ils  passèrent  outre  et  ils  ronlinuèrent  d'ailleurs,  pour  rassurer,  j»our 


120(3  HISTOIRB     SOCIALISTE 

entraîner,  à  rôpélcr  que  c'était  une  inanifeslation  pacifique  qu'ils  organisaient. 
Le  directoire  du  dcparlenioiil,  trè>  etlrayé,  envoyait  au  maire  Pélion  lettre 
sur  lettre  pour  l'avertir  du  mouvement  qui  se  préparait,  et  lui  deinander  de 
rôquisitionner  au  besoin  les  troupes  de  ligne.  Pétion,  élu  des  faubourgs,  ami 
des  démocrates  et  des  Girondins,  se  dérobait.  Comme  maire,  il  ne  pouvait 
seconder  un  mouvement  révolutionnaire  et  illégaL  Mais  il  ne  voulait  pas  s'y 
opposer  par  la  force  et  il  éludait  les  instances  du  directoire.  Ainsi,  à  défaut 
d'une  autorisation  légale,  les  chefs  du  mouvement  avaient-ils  pour  eux  la 
complaisance  secrète  et  les  ignorances  volontaires  du  maire  jacobin.  Pour- 
tant, il  ne  pouvait  s'abstenir  entièrement. 

Pour  couvrir  sa  responsabilité,  il  donnait  des  ordres.  Mais  ou  bien  ces 
ordres  étaient  puérils,  comme  lorsqu'il  réquisitionnait  la  force  armée  [our 
empêcher  le  peuple  de  couper  dans  la  cour  du  Couvent  de  Sainte-Croix  les 
peupliers  dont  il  voulait  faire  des  arbres  de  mai.  Ou  bien  ils  étaient  tardifs, 
comme  lorsqu'il  lance  le  20  juin,  à  minuit,  l'ordre  de  rassembler  la  garde 
nationale. 

En  fait,  il  se  borna  à  inviter  le  commandant,  le  19  juin,  à  doubler  les 
postes  des  Tuileries.  Dès  le  19,  l'orage  grondciit,  et  il  était  certain  que  la 
journée  du  lendemain  serait  émouvante.  Les  faubourgs  paraissaient  résolus  à 
marcher,  et  une  sorte  de  souffle  chaud  passait  sur  l'Assemblée,  qui  lui  venait 
du  Midi  ardent.  Marseille  était  en  effervescence  révolutionnaire.  Lespatiii-tcs 
marseillais  adressèrent  à  la  Législative  une  adresse  qui  fut  lue  par  Caml.on, 
le  19  juin,  à  la  séance  du  soir  : 

«  Législateurs,  la  liberté  française  est  en  péril  :  les  hommes  Libres  du 
Midi  se  lèvent  pour  la  défendre. 

a  Le  jour  de  la  colère  dn  peuple  est  arrivé.  {Vifs  applaudissetneids  à 
gauche  et  dans  les  tribunes.)  Ce  peuple,  qu'on  a  toujours  voulu  égorger  ou 
enchaîner,  las  de  parer  des  coups,  à  son  tour  est  près  d'en  porter;  las  de 
déjouer  des  conspirations,  il  a  jeté  un  regard  terrible  sur  les  conspirateurs. 
Ce  lion  généreux,  mais  aujourd'hui  trop  courroucé,  va  sortir  de  son  repos 
pour  s'élancer  contre  la  meute  de  ses  ennemis. 

«  Favorisez  ce  mouvement  belliqueux,  vous  qui  êtes  les  conducteurs, 
comme  les  représentants,  du  peuple;  vous  qui  avez  à  vous  sauver  ou  à  périr 
avec  lui.  La  force  populaire  fait  toute  votre  force;  vous  l'avez  en  mains, 
employez-la.  Une  trop  longue  contrainte  pourrait  l'affaiblir  ou  l'agacer.  Plus 
do  quartier,  puisque  nous  n'en  avons  aucun  à  attendre.  Une  lutte  entre  le 
desjjotisme  et  la  liberté  ne  peut  être  qu'un  combat  à  mort;  car,  si  la  liberté 
est  générale,  le  despotisme  sera  tôt  ou  tard  son  assassin.  Qui  pense  autrement 
est  un  insensé,  qui  ne  connaît  ni  l'histoire,  ni  le  cœur  humain,  ni  l'infernal 
machiavélisme  de  la  tyrannie. 

«  Représentants,  le  patriotisme  vous  demande  un  décret,  qui  nous  auto- 
rise à  marcher  avec  des  forces  plus  imposantes  que  celles  que  vous  venez  ds 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1207 


^réer,  vers  la  capitale  et  vers  les  frontières.  {Applaudissements  à  ganclte  et 
dfius  les  tribunes.)  Le  peuple  veut  absolument  finir  une  Révolution  qui  esi 
son  œuvre  et  sa  gloire,  qui  est  l'honneur  de  l'esprit  humain.  Il  ve:il  se  sauver 
et  vous  sauver.  Devez-vous  empocher  ce  mouvement  sublime?  Le  pouvez- 
vous?  Législateurs,  vous  ne  refuserez  pas  l'autorisation  de  la  loi  à/CHu\  qui 
veulent  aller  mourir  pour  la  défendre.  »  (Vifs  applaudissements  àt tanche  et 
dans  les  tribttnes.)  " 

C'était  comme  une  déclaration  de  guerre  indivisible  au  roi  et  à  l'étran- 
ger. Les  modérés  en  furent  épouvantés  :  ils  s'écrièrent  que  cette  adresse  était 
attentatoire  à  la  Constitution,  mais  la  gauche  protesta  ;  c'est  contre  les  enne- 
mis de  la  France  que  voulaient  marcher  les  patriotes  de  Marseille  :  allait-on 
décourager  l'élan  national?  Cambon  ne  disait  pas.  qu'ils  voulaient  aller  aux 
frontières,  et  «  dans  la  capitale  ». 

Le  peuple  sentait  d'instinct  la  trahison  du  roi  :  c'est  donc  à  travers  le  roi 
qu'il  fallait  frapper  l'étranger.  L'Assemblée,  troublée  par  cet  habile  et  ardent 
mélange  de  patriotisme  et  de  révolution,  n'osa  pas  désavouer  l'adresse  des 
Marseillais:  elle  en  vota  même  l'impression  et  l'envoi  aux  départements  : 
c'était  jeter  à  tous  les  vents  des  étincelles  de  république.  L'Assemblée  était 
emportée  ainsi  bien  an  delà  de  sa  propre  pensée;  et  quand,  un  peu  plus  lard, 
dans  la  môme  soirée  du  19,  le  directoire  de  Paris  lui  adressa  copie  d'un  arrêté 
par  lequel  il  mettait  en  demeure  le  maire  et  le  commandant  de  la  garde 
nationale  d'assurer  l'ordre  le  lendemain,  que  pouvait-elle  faire  ?  Elle  passa  à 
l'ordre  du  jour,  comme  pour  laisser  aux  autorités  administratives  et  munici- 
pales toute  la  responsabilité. 

Cependant,  dans  la  nuit  du  20  Juin,  les  faubourgs  Saint-Antoine  et  Saint- 
Marcel  étaient  en  rumeur  comme  un  camp  éveillé  la  veille  d'un  assaut.  Les 
sections  des  Gobelins,  de  Popincourt,  des  Quinze- Vingts  étaient  en  perma- 
nence. Cependant,  ce  n'est  qu'assez  avant  dans  la  matinée  que  les  deux  fiiu- 
bourgs  s'ébranlèrent. 

Pendant  toute  la  matinée  il  y  avait  eu  entre  Pétion  et  les  commandants 
des  bat  lillons  révolutionnaires  des  pourparlers.  Finalement,  Pétion,  ne  pou- 
vant pas  et  ne  voulant  pas  arrêter  le  mouvement,  qu'il  déclarait  irrésistible, 
s'avisa  de  le  «  b'galiser  ».  On  lui  promit  que  les  pétitionnaires  déposeraient 
leurs  armes  avant  d'entrer  dans  l'.Assemblée  et  aux  Tuileries;  et,  en  revanche, 
il  autorisa  tous  les  citoyens  qui  voulaient  prendre  part  à  la  manifestation  à 
marcher  sous  le  commandement  des  officiers  de  la  garde  nationale.  Ainsi  le 
peuple  révolutionnaire  serait  comme  encadré  par  l'ordre  légal.  Touchante 
transaction  des  jours  de  combat  ! 

L'Assemblée  fut  avertie  à  l'ouverture  de  la  séance  que  deux  colonnes 
armées  parties  l'une  de  la  Salpêtrière,  l'autre  de  la  Bastille  étaient  en  marche, 
qu'elles  s'étaient  rejointes,  et  que  grossies  d'une  grande  foule,  elles  appro- 
chaient. Les  Girondins,  Guadet,  Yergniaud  insistèrent  pour  que  les  pjtition- 


1208  HISTOIRE     SOGIALISTR 

nairps  en  armes  fussent  afimi:;.   Les  modérés,   comme  Ramond,   .s'y  oppo- 
sèrent. 

Pendant  que  se  prolongeait  le  débat,  le  peuple  des  faubourgs  était  arrivé 
prf-s  de  l'Assemblée.  Le  manège,  où  elle  siégeiit,  était  situé  au  point  où  se 
croisent  aujourd'hui  les  rues  de  Rivoli  et  de  Casliglione.  Il  était  adossé  à  la 
terrasse  des  Feuillants,  et  celle-ci  communiquait  avec  le  jardin  des  Tuileries. 
Santerre,  par  une  lettre  au  président  de  l'Assemblée,  demande  pour  les  péti- 
tionnaires le  droit  d'entrer  et  de  défiler.  La  gauche  acclame  la  lettre,  la  droite 
murmure.  Mais  le  peuple  pénètre  de  force  dans  l'enceinte  de  l'Assemblée,  el 
une  pétition,  au  bas  de  laquelle  se  trouve  en  première  ligne  le  nom  de 
Varlet,  un  des  futurs  hébertistes,  est  lue  par  l'orateur  de  la  députation. 
C'était  un  manifeste  violent  contre  le  veto,  c'est-à-dire  contre  ce  qui  restait 
de  la  royauté  : 

«  Faites  donc  exécuter  la  volonté  du  peuple  qui  vous  soutient,  qui  périra 
pour  vous  défendre;  réunissez-vous,  agissez,  il  est  temps...  Les  tyrans,  vous 
les  connaissez;  ne  mollisses  point  devant  eux.  Trembleriez-vous,  tandis  qu'un 
simple  parlement  foudroyait  souvent  la  volonté  des  despotes?  Le  pouvoir 
exécutif  n'est  point  d'accord  avec  vous,  nous  n'eu  voulons  d'autres  preuves 
que  le  renvoi  des  minisires  patriotes.  C'est  donc  ainsi  que  le  bonheur  d'une 
nation  dépendra  du  caprice  d'un  roi,  mais  ce  roi  doit-il  avoir  d'autre  volonté 
que  celle  de  la  loi?  Le  peuple  le  veut  ainsi,  et  sa  tête  vaut  bien  celle  des 
despotes  couronnés... 

«  Nous  nous  plaignons,  messieurs,  de  l'inaction  de  nos  armées  ;  nous 
demandons  que  vous  en  pénétriez  la  cause.  5/  elle  dérive  du  pouvoir  exêcuiif, 
qu'il  soit  anéanti.  Le  sang  des  patriotes  ne  doit  pas  couler  pour  satisfaire 
l'orgueil  et  l'ambition  du  château  des  Tuileries...  Législateurs,  nous  vous 
demandons  la  permanence  de  nos  armes  jusqu'à  ce  que  la  Constitution  soit 
exécutée.  Cette  pétition  n'est  pas  seulement  des  habitants  du  faubourg 
Siint-Antoine,  mais  de  toutes  les  sections  de  la  capitale  et  des  en\irons  de 
Paris.  » 

Près  de  dix  mille  hommes,  portant  des  armes,  de  verts  rameaux,  dansant 
et  chantant,  défilèrent  devant  la  tribune  de  l'Assemblée.  Le  peuple  voulait  en 
finir  avec  l'intolérable  équivoque  qui  paralysait  tout,  avec  l'universelle  trahi- 
son du  roi  et  de  la  Cour,  au  dedans  et  au  dehors.  Son  orateur,  Gouchon,  en 
une  rhétorique  souvent  prétentieuse  et  sotte,  n'avait  traduit  qu'à  demi  sa 
pensée  :  le  peuple  allait  à  la  République. 

Depuis  près  de  trois  ans,  depuis  le  5  el  6  octobre,  il  n'y  avait  pas  eu  con- 
tact de  la  force  populaire  el  des  législateurs.  Mais  quel  progrès  d'éducation- 
politique  1  Aux  5  et  6  octobre,  il  y  avait  bien  des  raisons  politiques  du  mouve- 
luent.  Il  s'agissait  d'écarter  le  veto  absolu,  d'exiger  la  sanction  des  Droits 
de  l'Homme.  Mais  je  ne  sais  quoi  de  naif,  d'instinctif  et  d'élémentaire,  un 
reste  des  soulèvements   d'ancien   régime,   la  passion  violente    el  soudain 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1209 


apitoyée  des  femmes  demandant  du  pain  se  mêlaient  au  mouvement.  Cette 
fois,  les  milliers  d'hommes  qui  passent  en  armes  dans  l'Assemblée  ont  une 
pensée  précise:  les  journées  des  5  et  6  octobre  sortaient,  si  je  puis  dire,  des 
entrailles  du  peuple  souffrant  ;  la  journée  du  20  juin  sort  du  cerveau  révo- 
lutionnaire du  peuple  soulevé. 


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Mais  les  pétitionnaires,  au  sortir  de  l'Assemblée,  enveloppent  les  Tuile- 
ries du  côté  du  Jardin  et  du  côté  du  Carrousel.  C'est  par  le  Carrousel  que  la 
pression  est  la  plus  forte:  la  porte  s'ouvre,  et  le  peuple  pénètre  dans  la  grande 
salle  de  rOEll-de-Bceuf.  Le  roi  y  était  avec  trois  de  ses  ministres  :  Beaulieu, 
Lajard  et  Terrier.  «  A  bas  le  veto  I  Au  diable  le  veto  l  »  crient  les  citoyens. 
«  Rappelez  les  ministres  patriotes;  chassez  vos  prêtres;  choisissez  entre 
Coblentz  et  Paris.  » 

LIV.    152.    —   HISTOIRE  SOCIALISTE.  LIV.    152. 


1210  HISTOIRE  -  SOr.IALISTE 


La  loule,  raaljirô  ces  vils  propos,  n'élail  pas  menaçanle.  Je  ne  sais  quelle 
survivance  de  respect  (!'lail  encore  en  elle  ;  elle  n'avait  pas  renoncé  tout  à  fait 
à  l'espoir  de  ranoener  enlin  par  la  peur  le  roi  à  la  Gonstilulion.  D'ailleurs,  le 
calme  de  Louis  XVI,  le  courage  tranquille  qu'en  celle  minute  de  crise  il  opposa 
aux  colères  qui  l'enveloppaient,  flrent  tomber  les  parole*  outrageantes,  el  ce 
fut  bientôt  comme  une  prière  puissant^.  parFois  tendre,  le  plus  souvent  mé- 
fiante et  allière,  qui  de  ce  peuple  alla  ver>  lui.  Louis  XVI,  presque  acculé  dans 
l'embrasure  de  la  fenêtre,  prit  des  mains  d'un  garde  national  un  bonnet- 
rouge  :  il  s'en  coiffa.  Il  prit  aussi  des  mains  d'une  femme  une  épée  fleurie  et 
il  l'agita.  11  y  eut  une  acclamation  formi'lable  :  €  Vive  la  Nation  !  »  Cette  épée 
fleurie,  c'était  le  symbole  de  la  Révolution  vaillante  et  tendre  qui,  tout  en 
combattant,  voulait  aimer.  Ah  I  que  de  fleurs  de  tendresse  auraient  fleuri 
l'épée  royale  si  elle  avait  voulu  être  l'épée  de  la  Révolution!  Mais  tout  cela 
était  mensonge. 

On  dirait  pourtant  que  le  roi,  voué  à  la  trahison,  s'essayait  parfois  à 
une  sorte  de  rôle  populaire,  comme  pour  se  tromper  lui-même  en  trompant 
les  autres.  Il  mettait  le  pied,  si  je  puis  dire,  sur  l'autre  route  que  lui  offrait 
le  destin.  Mais  non  :  c'est  dans  le  chemin  de  perdition,  d'hypocrisie,  de 
ténèbres  et  de  mort  qu'il  était  irrévocablement  enu'agé.  L'Assemblée  apprit 
avec  émoi  que  le  roi  était  entouré  d'un  peuple  menaçant.  Elle  envoya  en  hùle 
une  députation.  Isnard,  Vergniaud  s'ouvrirent  péniblement  un  chemin  à 
travers  la  foule.  Pétion  arriva  après  eux.  11  adjura  le  peuple  de  défiler  tran- 
quillement à  travers  le  château.  Les  objurgations  à  Louis  XVI  redoublent  : 
«  Reprenez  les  ministres  patriotes,  ou  vous  périrez.  »  Louis  XVI  se  borne  à 
répondre  qu'il  sera  fidèle  à  la  Constitution  ;  et  épuisé  de  soif  en  cette  journée 
chaude,  il  boit  à  la  bouteille  que  lui  tend  un  grenadier.  Peu  à  peu  le  peuple 
s'écoule,  avec  un  dernier  grondement  de  menace. 

La  vie  du  roi  était  sauve  ;  mais  une  sorte  de  duel  personnel,  de  duel  à 
mort  était  engagé  entre  la  Révolution  et  la  royauté.  La  journée  du  20  juin 
avait  été  incertaine.  La  guerre  extérieure  n'était  encore  que  languissammeut 
engagée.  L'armée  du  Rhin  n'avait  pas  d'ennemi  devant  elle.  L'armée  du 
Centre,  qui  s'appuyait  au  camp  de  Maubeuge  avec  Lafayetle,  était  à  peu  près 
immobile  et  ne  livrait  guère  que  des  escarmouches.  L'armée  du  Nord,  avec 
Luckner,  pénétrait  sans  difficulté  en  Belgique  et  occupait  Ypres  et  Menin. 
L'étranger  n'avait  pas  encore  sérieusement  commencé  la  lutte,  et  c'est  à 
peine  si  la  France  avait  le  sentiment  que  la  guerre  élail  déclarée.  Ce  n'est 
donc  pas  la  suroxcilalion  du  sentiment  national  qui  a  soulevé  le  peuple  au 
20  juin  :  c'est  l'esprit  révolutionnaire,  et  comme  il  n'était  pas  aiguillonné  et 
exaspéré  par  le  péril  extérieur,  il  n'est  pas  allé  d'emblée  jusqu'au  bout,  jus- 
qu'au renversement  de  la  royauté.  Mais  il  est  visible  que  nous  touchons  au 
combat  suprême  de  la  Révolution  et  du  roi. 

Sur  la  journée  du  20  juin,  Robespierre  garde,  dans  le.  Défemeui  de  la 


HISTOIRE    SOCIALISTE  ICU 


Constitulion,  un  silence  plein  de  blâme;  ces  mouiements  confus  et  violents 
contrariaient  sa  tactique  de  démûcralie  conservatrice,  patiente  et  tenace.  Les 
Girondins  craignirent  un  moment  que  la  violence  subie  par  le  roi  lui  rame- 
nât la  sympathie  du  pays,  et  ils  adoucirent  d'abord,  autant  qu'ils  le  purent, 
les  couleurs  de  la  journée. 

«  Les  habitants  des  faubourgs  Saint-Antoine  et  Saint-Marceau,  dit  le 
Patriote  fnmçah,  ont,  en  sortant  de  l'Assemblée  nationale,  été  rendre  visite 
au  roi,  et  lui  présenter  une  pétition.  Il  l'a  reçue  avec  beaucoup  de  calme,  et 
a  mis,  à  leur  prière,  le  bonnet  rouge.  Un  député  lui  disait  qu'il  était  venu 
partager  ses  dangers.  —  «  Il  n'en  est  point  au  milieu  des  Français  »,  a-t-il 
répondu.  —  Le  peuple  s'est  conduit,  dans  le  château,  en  peuple  qui  coiuiaît 
ses  devoirs,  et  qui  respecte  la  loi  et  le  roi  conslilulionnel.  L'Assemblée  natio- 
nale, instruite  de  ce  qui  se  passait,  a  envoyé  successivement  plusieurs  dépu- 
tations  au  roi.  Le  maire  de  Paris  est  parvenu  à  faire  évacuer  insensiblement 
le  château;  à  neuf  heures,  il  était  vide  et  tout  était  calme,  et  cependant  plus 
de  quarante  mille  hommes  avaient  marché.  Et  voilà  le  peuple  que  les  Feuil- 
lants calomnient!  » 

En  vérité,  c'est  une  idylle.  Je  n'aime  pas  beaucoup  cette  hypocrisie  dou- 
ceâtre. Si  le  devoir  du  peuple  était  d'être  strictement  constitutionnel,  il  man- 
quait à  son  devoir  en  envahissant  le  château  et  en  essayant  d'imposer  au  roi 
par  la  force  la  sanction  des  décrets  qu'il  rejetait.  Mais  le  devoir  du  peuple 
était  de  délivrer  la  Révolution  d'une  royauté  traîtresse,  et  la  Gironde  ne  le 
disait  pas.  Dans  les  grandes  crises,  il  y  a  toujours  eu  en  sa  poUtique  quelque 
chose  de  grêle  et  de  fêlé.  Mais  les  Girondins  s'aperçurent  vite  que  le  roi  et  les 
Feuillants  allaient  exploiter  contre  la  démocratie  révolutionnaire  les  événe- 
ments du  20  juin,  et  ils  ne  tardèrent  pas  à  hausser  le  ton. 

«  Le  roi  prit  la  main  dun  grenadier,  la  mit  sur  son  cœur,  et  lui  dit  : 
c  Croyez-vous  que  je  tremble?  »  Il  disait  à  un  autre  :  «  L'homme  de  bien  est 
toujours  tranquille.  »  Cette  tranquillité  était  motivée,  sans  doute,  sur  la  con- 
nais.-iance  que  doit  avoir  le  roi  de  la  bonté  et  de  l'indulgence  du  peuple  fran- 
çais; il  savait  bien  qu'il  n'avait  rien  à  craindre  de  ce  peuple  qui  lui  avait  pur- 
donné  le  14  juillet  et  le  6  octobre  1789,  le  10  avril  et  le  25  juin  1791  ;  il  savait 
bien  que  ce  peuple  souffre  longtemps  avant  de  se  plaindre,  se  plaint  plus 
longtemps  encore  avant  de  punir.  » 

C'était  un  avertissement  très  net  donné  au  roi.  Prenez  garde  :  si  vous 
essayez  de  dramatiser  à  voire  profit  la  journée  du  20  juin,  si  vous  tentez 
d'émouvoir  la  pitié,  la  fidélité  de  la  France,  et  de  ?ous  créer  une  légende  de 
souffrance  et  d'héroïsme,  nous  allons  refaire  l'histoire  de  vos  crimes  et  Ue 
vos  trahisons.  Louis  XVI,  en  effet,  cherchait  ii  exciter  la  sensibilité  des 
Français.  De  toute  part  se  répandaient  des  récits  louchants  sur  la  «  Passion  » 
de  ce  Christ  de  la  royauté,  sur  le  fiel  et  le  vinaigre  dont  l'avaient  abreuvé  des 
sujets  rebelles.  Lui-même  adressait  à  l'Assemblée  une  lettre  discrète  et  habile 


1212  HISTOIRE    SOCIALISTE 

où  il  lui  suggérait  des  mesures  de  répression  et  lui  en  laissait  la  respon* 
sabililé  : 

«  Monsieur  le  Président,  l'Assemblée  nationale  a  déjà  connaissance  des 
événements  de  la  journée  d'hier,  Paris  est  dans  la  consternation;  la  France 
les  apprendra  avec  un  élonnement  mêlé  de  douleur.  J'ai  été  très  sensible  au 
zèle  que  l'Assemblée  m'a  témoigné  dans  celte  circonstance.  Je  laisse  à  sa 
prudence  de  rechercber  les  causes  de  cet  événement,  le  soin  d'en  peser  les 
circonstances,  et  de  prendre  les  mesures  nécessaires  pour  maintenir  la  Cons- 
titution, assurer  l'inviolabilité  et  la  liberté  constitutionnelle  du  représentant 
héréditaire  de  la  nation.  Pour  moi,  rien  ne  peut  mempêcher  de  faire,  en  tout 
temps  et  dans  toutes  les  circonstances,  ce  qu'exigeront  les  devoirs  que  m'im- 
posent la  Constitution  que  j'ai  acceptée  et  les  vrais  intérêts  de  la  nation  fran- 
çaise. 

«  Signé  :  Louis.  Contresigné  :  Dcrantbon.  » 

Presque  toute  l'Assemblée  éclatait  en  applaudissements.  Il  semblait 
qu'une  réaction  se  produisait;  les  hésitants  qu'avait  un  moment  entraînés  la 
Gironde  se  rejetaient  vers  le  centre.  Voilà  où  conduisent  les  agitations  des 
clubs!  Voilà  où  aboutissent  les  perpétuelles  dénonciations  et  déclamations 
contre  le  roi  !  A  l'anarchie,  peut-être  au  meurtre  !  Et  que  deviendra  la  France 
si  des  factieux  renversent  la  Constitution,  souillent  du  sang  du  roi  la  liberté? 
Ainsi  allaient  les  modérés,  semant  la  peur. 

Coulhon  avait  voulu  poser  le  21  juin,  devant  l'Assemblée,  la  question 
décisive  :  celle  du  veto  : 

«  11  est  temps,  il  est  pressant  que  l'Assemblée  aborde  avec  fermeté  et 
qu'elle  décide  promptement  si  les  décrets  de  circonstance  sont  sujets  ou  non 
à  la  sanction.  » 

Il  y  eut  une  tempête  :  «  Voilà  l'explication  de  la  journée  d'hier!  Vous 
violez  votre  serment!  »  Toute  l'Assemblée,  à  l'exception  de  l'extréme-gauche, 
décida  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  à  délibérer  sur  la  motion.  Le  ministre  de  la 
justice  annonça  qu'une  enquête  allait  être  ouverte  sur  les  violences  du  20  juin, 
et  il  sembla  qu'on  allait  assister  à  une  revanche  de  la  royauté  et  des  Feuil- 
lants sur  la  Gironde,  la  démocratie  et  la  Révolution  elle-même.  Des  régions 
les  plus  diverses  de  la  France  les  protestations  arrivent  contre  «  les  factieux  ». 
Une  grande  partie  de  la  bourgeoisie  révolutionnaire  s'émeut  et  s'effraie.  Ce 
qui  me  frappe,(«'est  que  ce  ne  sont  pas  seulement  les  directoires  des  dépar- 
tements où  dominait  souvent  l'esprit  modéré,  ce  sont  aussi  les  municipalités 
qui  s'indignent.  Tuetey  relève  un  grand  nombre  de  ces  protestations  véhé- 
mentes, et  je  ne  puis  qu'y  renvoyer. 

Déjà  la  défiance  de  la  bourgeoisie  provinciale  à  l'égard  de  Paris  commence 
à  s'y  marquer.  Voici,  par  exemple,  les  citoyens  du  Havre  qui,  dans  leur 
adresse  «  crient  vengeance  contre  les  scélérats  qui  ont  violé  l'asile  du  repré- 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


i213 


sentant  héréditaire  delà  Nation  et  insulté  sa  personne 'inviolable  et  sacrée, 
demandent  de  réprimer  l'audace  des  pétitionnaires  insolents,  prétendus  or- 
ganes des  sections  de  la  capitale,  et  d'imposer  silence  aux  tribunes,  qui  ne 
constituent  pas  le  peuple,  et  dont  les  applaudissements  ou  murmures  indé- 
cents sont  repoussés  par  tous  les  bons  citoyens.  » 

Le  directoire  de  la  Somme,  des  administrateurs  de  l'Aisne,  le  directoire 
de  l'Eure,  les  administrateurs  de  l'Indre,  des  citoyens  d'Abbeville,  le  conseil 


Le  dimanche  22  juillet  1792,  des  Amphitéâtres  furent  dressés  dans  les  places  publiques,  et 
les  Magistrats  du  Peuple  y  recevaient  les  enrôlements  sans  nombre  d'une  Jeunesse  Ardente  et 

Vigoureuse . 

Les  Enrôlements  volontaires. 

(D'après  une  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 

général  delà  commune  de  Péronne,  des  citoyens  de  Rhône-et-Loire,  le  directoire 
de  l'Oise,  la  municipalité  de  Fontaine-Française,  le  directoire  de  Seine-et- 
Marne,  celui  de  la  Seine-Inférieure,  celui  du  Gard,  du  Pas-de-Calais,  des  ci- 
toyens de  Strasbourg,  le  tribunal  de  Saint-Hippolyte  du  Gard,  le  directoire  de 
la  Manche,  des  citoyens  d'Amiens,  le  district  de  Verdun,  le  tribunal  de  Baugé, 
le  département  d'Eure-et-Loir,  le  directeire  de  la  Meuse,  celui  des  Ardennes, 
le  district  de  Coramercy,  la  municipalité  du  Vigan,  le  directoire  de  l'Aude, 
le  tribunal  de  Strasbourg,  la  ville  d'Eu,  les  citoyens  de  Sedan,  le  district  de 
Vitry-le-Français,  le  district  de  Nîmes,  le  directoire  de  la  Gironde,  le  district 
de  Château-Thierry,  les  Amis  de  la  Constitution  de  Chaumont,  la  4""  légion 
de  la  garde  nationale  de  Lyon,  le  dir«stoire  de  la  tlaute-Garonne,  le  district 
de  Saint-Omer,  le  directoire  du  Bas-Rhin,  celui  du  Var,  les  citoyens  de  Mont- 


i21'i  UISTUIUE    SOCIALISTE 

morillon,  le  district  de  Montrcuil-sur-Mer,  la  commune  de  Cany,  le  directoire 
du  Nord,  le  district  de  Boissons,  les  citoyens  actifs  de  Melle,  les  citoyens  acUfs 
de  Saint-Fargeau,  le  directoire  de  Tarascon-sur-Rliône,  la  commune  de  Gom- 
piègne,  le  district  de  Uocroi,  la  commune  de  Granville,  les  habitants  d'An- 
cenis,  la  commune  de  Sainl-Rémy  (Bouches-du-Rhôoe),  la  municijmlilé  do 
Deiizeville,  le  district  et  la  municipalité  de  Prades,  la  municipalité  de  Lar- 
das, la  commune  d'Auray,  le  district  de  Lagrasse  Aude),  les  citoyennes  de  la 
ville  de  Saint-Chamant,  la  commune  de  Haucourt  (Moselle),  la  commune  de 
Bastia,  de  Brienne-le-Château,  des  citoyens  de  Boulogne-sur-Mer,  deman- 
dent que  «  le  glaive  des  lois  »  frappe  les  factieux,  félicitent  Louis  XVI  de  son 
énergie,  de  son  calme,  demandent  que  la  Constitution  soit  défendue  contre 
les  motionn.iires,  les  libellistes,  les  incendiaires,  dénoncent  le  maire  de 
Paris,  complice  de  l'émeute. 

Le  mouvement  de  réaction  modérée  était  assez  étendu  :  le  feuillantismf 
semblait  se  ranimer  soudain,  comme  après  la  journée  du  Champ-de-M.irB 
il  s'était  affirmé.  C'était  une  suprême  chance  de  salut  offerte  ii  Louis  XVI.  Il 
aurait  pu  retenir  ces  sympathies  en  devenant  enfin  le  serviteur  loyal  de  la 
Révolution  et  de  la  France.  Mais  au  moment  même  oîi  de  bonne  foi  la  bour- 
geoisie modérée,  par  peur  de  l'anarchie,  se  groupait  autour  de  lui,  au  mo- 
ment même  où  le  roi  assurait  l'Assemblée  de  sa  fidélité  à  la  Constitution, 
les  manœuvres  de  trahison  continuaient  et  la  seule  conclusion  tirée  par  la 
Tcine  de  la  journée  du  20  juin  était  que  les  armées  étrangères  devaient  hâter 
leur  marche.  Le  23  juin,  trois  jours  après  l'invasion  du  château,  Marie- 
Antoinette  écrivait  à  Fersen  : 

«  (En  cliiffrv]  :  Di. mouriez  part  demain  pour  l'armée  de  Lucknor;  il  a 
promis  d'insurger  le  Brabanl.  Saint-Huruge  part  aussi  pour  le  même  objet. 
—  (En  clair]  :  Voilà  l'état  de»  sommes  que  j'ai  payées  pour  vous.  Je  vous  en- 
verrai celui  de  votre  recette  lorsqu'elle  sera  achevée. 

«  Je  crois  avoir  reçu  toutes  vos  lettres...  Votre  ami  est  dans  le  plus  grand 
danger.  Les  médecins  n'y  connaissent  plus  rien.  Si  vous  voulez  le  voir,  dépê- 
chez-vous. Faites  part  de  sa  malheureuse  situation  à  ses  parents.  J'ai  fini  vos 
affaires  avec  lui,  aussi  à  cet  égard  n'ai-je  nulle  inquiétude.  Je  vous  donnerai 
de  ses  nouvelles  assidûment.  » 

Et  après  avoir  ainsi  pressé  Fersen  de  donner  des  nouvelles  du  grand 
«  malade  »  des  Tuileries  à  ses  «  parents  »  de  Vienne,  de  Stockholm  et  de 
Berlin,  elle  adresse  à  Fersen,  en  clair  et  non  signée,  une  lettre  qui  est  comme 
un  appel  désespéré  à  l'invasion  : 

«  Le  26  juin  1792.  —  Je  viens  de  recevoir  votre  lettre  n"  10  ;  je  m'cra- 
preS'O  de  vous  en  accuser  la  réception.  Vous  recevrez  incessamment  des  dé- 
tails relatifs  aux  biens  du  clergé  dont  j'ai  fait  acquisition  pour  votre  compte. 
Je  me  bornerai  aujourd'hui  à  vous  renseigner  sur  le  placement  de  vos  asai- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1-'15 

gnats  :  il  m'en  reste  peu,  et  dans  quelques  jours  j'espère  qu'ils  seront  aussi 
bien  placés  que  les  autres. 

«  Je  <uis  lâchée  de  ne  pouvoir  vous  rassurer  sur  la  situation  de  votre 
ami.  Depuis  trois  jours  cependant,  la  maladie  n'a  pas  fait  de  progrès,  mais 
elle  n'en  a  pas  moins  des  symptômes  alarmants  ;  les  plus  habiles  médecins  en 
désespèrent.  Il  f mit  une  crise  prompte  pour  le  tirer  d'affaire,  et  elle  ne  s'an- 
nonce point  encore;  cela  nous  désespère.  Faites  part  de  sa  situation  aux  per- 
sonnes qui  ont  des  affaires  avec  lui,  afin  qu'elles  prennent  leurs  précautions  ; 
le  temps  presse.  » 

Et  ce  n'est  pas  à  un  adoucissement  de  la  Constitution  que  pensent  les 
amis  et  agents  de  Louis  et  de  Marie-Antoint^tte,  c'est  à  récrascment  de  toute 
l'œuvre  révolutionnaire. 

L'idée  était  venue  au  ministre  d'Espagne,  M.  d'Aranda,  qu'il  pourrait 
offrir  sa  médiation  et  négocier  entre  la  France  et  les  deux  puissances,  Au- 
triche et  Prusse,  avec  qui  elle  était  en  guerre,  une  sorte  de  revision  conslitu- 
tionnelle  favorable  à  la  monarchie.  C'est  un  projet  absurde,  car  il  supposait 
que  la  France  révolutionnaire  avait  peur,  et  elle  était  pleine  d'élan.  Mais  les 
intransigeants  de  la  contre-révolution  repoussent  ce  projet  comme  l'aurait 
repoussé  la  Révolution  elle-même.  Fersen  écrit  de  Bruxelles,  le  26  juin,  au 
baron  d'Ehrenswaerd,  envoyé  de  Suède  à  Madrid  : 

«  Monsieur  le  baron,  je  suis  entièrement  de  votre  avis  sur  la  conduite 
que  le  roi  de  France  doit  tenir  relativement  au  projet  que  vous  supposez, 
avec  raison  à  M.  d'Aranda  de  se  rendre  médiateur  et  de  modifier  la  Constitu- 
tion. 11  n'y  a  que  les  cours  de  Berlin  et  de  Pétersbourg  qui  puissent  s'y  op- 
poser; encore  l'impératrice,  depuis  la  mort  du  feu  roi,  s'est-elle  un  peu  refroi- 
die de  l'intérêt  qu'elle  portait  aux  affaires  de  France,  pour  faire  de  celles  de 
Pologne  l'objet  de  son  intérêt  le  plus  vif.  Cependant  sa  vanité  la  force  à  ne 
pas  abandonner  la  cause  des  princes  qu'elle  a  embrassée  avec  tant  de  chaleur; 
mais  an  ne  peut  pas  trop  compter  sur  celle  de  Vienne,  et,  malgré  tout  ce  qu'elle 
fuit,  il  y  a  lieu  de  croire  qu'elle  verrait  avec  plaisir  s'établir  une  négociation 
où  elle  espère  Jouer  îoi  grand  râle.  J'espère  qu'il  n'y  a  aucune  communica- 
tion directe  entre  le  roi  de  France  et  M.  d'Aranda;  cepenrlanl,  comme  en  ce 
moment  celle  avec  le  roi  est  très  difficile,  et  très  rare,  je  ne  puis  avoir  aucune 
certitude  à  cet  égard. 

«  De  tous  les  souverains  qui  s'intéressent  au  sort  du  roi  de  France,  nul 
ne  se  conduit  au>si  mal  que  l'Espagne  et  aussi  bien  que  le  roi  de  Prusse;  il  a 
donné  les  assurances  les  plus  positives  de  secours;  et  qu'il  ne  veut  entendre 
à  aucune  négociation  ou  modification  de  la  Constitution,  mais  au  contraire, 
qu'il  veut  avant  tout  la  liberté  du  roi,  et  qu'il  fa<!se  lui-même  la  Constitu- 
tion qu'il  voudra  et  qu'il  jugera  la  plus  avantugeusp  pour  le  royaume.  Il  donne 
400.000  livres  aux  princes  pour  payer  les  troupes  qui  passeront,  et  compte  leur 
assigner  une  place  honorable  dans  les  opérations  qui  auront  lieu.  Il  a  écrit  au 


1216  HISTOIRE     SOCIALISTE 

roi  de  Hongrie  pour  lui  proposer  de  donner  une  somme  pour  l'enlrclien  des 
émigrés.  Je  doule  que  celle  proposition  soit  adoptée.  La  mauvaise  volonté  de 
celte  cour  est  évidente,  les  émigrés  me  sont  pas  môme  soufferts  à  leur  ar- 
mée comme  simples  spectateurs,  et  au  lieu  d'en  recevoir  7  à  8,000  qui  ont 
été  offerts,  ils  ont  préféré  de  risquer  que  tout  le  pays  soit  occupé  par  les  re- 
belles français,  qui  n'avaient  d'avanlage  sur  eux  que  le  nombre.  Depuis  qu'il 
leur  est  arrivé  des  renforts,  ils  n'ont  plus  rien  à  craindre;  mais  ils  ont  eu  des 
moments  très  critiques,  et  au  moment  que  M.  de  Biron  marchait  sur  Mon?,  le 
général  Beaulieu  n'avaitque  1,800  hommes  et  3  canons;  1,200  hommes  arrixè- 
rent  dans  la  nuit  et  6  canons  en  poste.  Même  à  présent,  ils  hésitent  faute 
de  monde  à  attaquer  et  à  chasser  les  Français  de  Meniii  et  Gourtray.  » 

Ainsi  ce  n'est  même  pas  à  la  politique  incertaine  et  conciliante  de  l'Ai;- 
triche,  c'est  aux  velléités  intransigeantes  du  roi  de  Prusse  que  Fersen  et  la 
royauté  attachent  leur  espoir.  Aussi  le  feuillantisme  ne  pouvait  être  qu'une 
duperie,  à  moins  qu'il  ne  devînt  une  trahison.  A  cette  bourgeoisie  modérée 
et  candide,  qui  sous  l'émotion  du  20  juin,  lui  envoyait  des  adresses  de  sym- 
pathie, Louis  XVI  préparait  un  singulier  réveil;  c'est  sous  le  galop  furieux 
des  chevaux  de  Prusse  que  ses  illusions  auraient  été  foulées.  C'est  par  la  che- 
vauchée de  Brunswick  que  Louis  XVI  répondra  à  la  confiance  naïve  des  révo- 
lutionnaires timorés.  Fersen  écrit  à  Marie-Antoinette  le  30  juin  : 

«  J'ai  reçu  hier  la  lettre  du  23;  il  n'y  a  rien  à  craindre  tant  que  les  Autri- 
chiens ne  seront  pas  battus.  Cent  mille  Dumouriez  ne  feront  pas  révolter  ce 
pays-ci,  quoiqu'il  y  soit  très  fort  disposé. 

«  Votre  position  m'inquiète  sans  cesse.  Votre  courage  sera  admiré,  et  la 
conduite  ferme  du  roi  fera  un  excellent  effet.  J'ai  déjà  envoyé  partout  la  rela- 
tion, et  je  vais  envoyer  la  Gazette  ttniverselle,  qui  rend  compte  de  sa  conver- 
sation avec  Pétion  :  elle  est  digne  de  Louis  XVI.  Il  faudra  continuer  de  même, 
et  surtout  tâcher  de  ne  pas  quitter  Paris;  c'est  le  point  capital.  Alors  il  sera 
aisé  de  venir  à  vous,  et  c'est  là  le  projet  du  duc  de  Brunsivick.  Il  fera  précé- 
der son  entrée  par  un  manifeste  très  fort,  au  noni  des  puissajices  coalisées, 
gui  rendront  la  France  entière  et  Paris  en  particulier  responsables  des  per- 
sonnes royales.  Ensuite  il  marche  droit  sur  Paris,  en  laissant  les  armées  com- 
binées sur  les  frontières  pour  masquer  les  places  et  empêcher  les  troupes  qui 
y  sont  d'agir  ailleurs  et  de  s'opposer  à  ses  opérations...  Le  duc  de  Brunswick 
arrive  le  3  à  Coblence  ;  la  première  division  prussienne  y  arrive  le  8.  » 

Voilà  ce  que  valait  la  lettre  de  Louis  XVI  à  l'Assemblée  le  21  juin. 
Seule,  la  Révolution  populaire  pouvait  sauver  la  liberté  et  la  patrie.  Et 
pendant  que  la  royauté  traîtresse  appelait  l'étranger  et  l'attendait,  haletante, 
pour  supprimer  la  Constitution,  Lafayette  s'obstinait  à  ne  voir  que  le  péril 
révolutionnaire,  quittait  son  armée  et  accourait  à  Paris.  Cette  fois  ce  n'était 
plus  par  lettre  qu'il  voulait  sommer  l'Assemblée  de  restituer  l'autorité  royale 
et  d'interpréter  la  Constitution  dans  le  sens  feuillant.  C'est  lui-même,  en  une 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1217 


démarche  qui  ressemble  à  un  coup  d'Etat,  qui  vient  brusquement  menacer 
l'Assemblée.  11  y  est  entendu  le  28  juin.  Il  pouvait,  à  ce  moment,  espérer  un 
mouvement  décisif. 

L'émotion  soulevée  dans  la  bourgeoisie  modérée  et  dans  une  très  grande 
partie  du  royaume  par  la  journée  du  20  juin  durait  encore.  Les  adresses  à 
l'Assemblée  affluaient.  Lafayette  lui-même,  dès  qu'il  parut  à  la  barre,  fut 


Dîner  des  Marseillais  aoi  Champs-Elysées  le  30  Juillet  1792. 
(D'après  ane  estampo  du  Musée  Carnavalet.) 


salué  par  les  applaudissements  d'une  grande  partie  de  l'Assemblée  et  aussi 
d'une  grande  partie  des  tribunes.  Il  affecta  le  langage  le  plus  constitutionnel. 
Il  déclara  qu'il  était  venu  seul,  non  comme  général,  mais  comme  citoyen,  et 
pour  arrêter  le  pétitionnement  illégal  commencé  par  son  armée.  Mais,  malgré 
tout,  c'est  son  armée  qui  parlait  en  lui  et  par  lui  :  et  d'ailleurs  il  déposait 
sur  le  bureau  de  l'Assamblée  les  adresses  que  lui  avaient  déjà  fait  parvenir 
plusieurs  corps  de  troupes  contre  les  «  Jacobites  »  et  les  «  factieux  », 

La  Gironde  essaya  tout  de  suite  de  parer  le  coup.  Guadet  toucha  le  point 
faible.  Il  demanda  si  le  général  Lafayetle,  avant,  de  quitter  son  armée,  avait 
demandé  et  obtenu  l'autorisation  du  ministre  de  la  guerre.  La  Gironde  in- 
sista pour  que  le  ministre  de  la  guerre  fût  interrogé  là-dessus.  Il  y  eut  appel 

LIV.    tS3.    —  niSTOIRE  SOCIALISTE.  UT.   153. 


1218  lIlSTÔmE     SOf.lALISTE 


nominal.  234  voix  appuyèrent  la  demande  ;  339  dirent  non.  La  majorilé 
8P  prononçail  pour  Lafayelte.  Mais,  malgré  tout,  ce  que  sa  démarche  a\ail 
d'irrégulier  ne  pouvait  se  soutenir  que  par  des  coups  hardis  et  rapid-'s. 
Qu'allait-il  faire?  Il  n'y  avait  pour  lui  qu'une  solution:  épurer  l'Assemblée 
par  l'arrestation  et  la  mise  en  accusation  des  députés  que  l'on  pouvait  accuser 
d'une  sorte  de  connivence  au  moins  morale  avec  rin;;urrcction  du  20  juin,  et 
dissoudre  par  la  force  le  club  des  Jacobins.  C'était  bien  un  coup  d'Elal:  mais, 
hors  de  cet  acte  de  violence,  Lafayette  ne  pouvait  rien,  n'aboutissait  à  rien. 
Ce  coup  d'Etat  eût  été  funeste,  car  la  Cour  n'étant  plus  surveillée  par  les 
forces  révolutionnaires  aurait  eu  raison  en  quelque^  jours  du  modérantisrae 
constitutionnel,  et  c'est  à  la  contre-révolution  absolue  qu'aurait  touriié  la 
crise. 

Quel  châtiment  pour  Lafayette,  si,  à  la  minute  même  où  il  risquait  cette 
entreprise  de  vanité  et  de  réaction,  il  avait  connu  les  lettres  de  trahison 
échangées  entre  la  Cour  et  les  puissances  étrangères  que  lui,  Lafayette, 
s'imaginait  encore  combaltre  ! 

Heureusement,  pour  mener  à  bien  ce  coup  d'Etat.  Lafayette  aurait  e»i 
besoin  du  concours  absolu  de  la  Cour.  Or,  elle  le  haïssait,  et  se  défiait  de  liù. 
Elle  continuait  à  le  rendre  responsable  des  journées  des  5  et  6  octobre,  de 
toutes  les  humiliations  subies  depuis,  de  la  quasi-captivité  des  Tuileries. 
Lafayette,  isolé  entre  la  Révolution  et  la  Cour,  nr  disposait  donc  pas  de 
moyens  d'action  décisifs.  Il  avait  naïvement  compté  sur  sa  popularité  pari- 
sienne, force  flottante  et  décroissante.  II  fut  applaudi  :  mais  Pélion  décom- 
manda une  revue  de  la  garde  nationale  où  Lafayette  espérait  paraître  soudain 
et  entraîner  les  bataillons  bourgeois  contre  les  Jacobins. 

Lafayette  ne  put  même  établir  le  contact  entre  lui  et  la  bourgeoisie.  lise 
sentit  bientôt  comme  perdu  dans  le  vide;  et  meurtri,  il  repartit  pour  son 
armée.  Il  avait  menacé  :  il  n'avait  pas  frappé.  Il  laissait  donc  ses  adversaires 
plus  forts  et  plus  hardis.  Contre  lui,  les  révolutionnaires  vont  avoir  main- 
tenant une  arme  terrible.  Delà  frontière  en  effet  commencent  àarri\erde 
fâcheuses  et  inquiétantes  nouvelles.  Le  30  juin  Riihl  avertit  l'Assemblée  que 
c  le  dernier  train  d'artillerie  vient  d'arriver  sur  le  Rhin  ».  Il  s'écrie  : 
«  Couvrez  le  Rhin,  couvrez  l'Alsace.  »  El  des  rumeurs  de  trahison  s'élèvent 
contre  ceux  qui  en  empêchant  la  formation  du  camp  de  vingt  mille  hommes 
sous  prétexte  qu'il  n'y  avait  point  péril  urgent,  avaient  trompé  la  nation. 
De  plus,  le  bruit  courait  qu'à  l'armée  du  Nord,  le  commandant  en  chef, 
Liickner,  venait  de  donner  le  signal  de  la  retraite. 

L'armée  qui  était  entrée  en  Belgique,  qui  avait  occupé  sans  difficulté 
Courtrai,  Ypres,  Menin  avait  reçu  l'ordre  d^  se  replier  sur  Lille.  Pourquoi  '? 
Ce  ne  pouvait  être  là,  disaient  les  Girondins  une  décision  spontanée  du  brave 
Liickner.  Evidemment  il  obéissait  aux  instructions  des  min'stres  dévoués  à 
la  Cour.  Gensonné,  en  cette  même  séance  du  30  juin,  formula  l'accusation. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1?19 

«  La  guerP'^  que  nous  soutenons  aujourd'hui  contre  la  maisoo  d'Autriche, 
sécria-t-il,  la  guerre  que  la  Cour  n'a  pu  éviter  est  devenue  une  intrigue,  un 
spectacle  qui  serait  risible  pour  la  postérité,  s'il  n'était  pas  scandaleux  pour 
les  bons  ciioyens.  Cette  guerre  n'a  que  les  apparences  d'une  guerre;  les 
hommes  qui  la  dirigent  sont  soumis  à  l'impubiou  de  la  Maison  d'Autriche. 
C'est  par  les  manèges  de  cette  Maison  qui  a  déjà  couvert  et  qui  couvrira 
encore  la  France  de  deuil,  que  lorsque  tes  premiers  succès  de  nos  armées  ont 
mis  dans  nos  mains  Courtrai,  Ypres,  Meniu,  lorsque  déjà  une  foule  de  gé- 
néraux brabançons  se  sont  réunis  sous  les  drapeaux  de  la  liberté;  lorsque  le 
maréchal  Liickner,  qui  commande  une  armée  qu'on  a  eu  soin  de  ne  pas  ren- 
forcer... a  pris  à  Courtrai  une  position  qui  était  inattaquable...  c'est  alors  que 
par  reflet  d'une  intrigue  (car  le  maréchal  Liickner  à  mes  yeux  n'est  pas  cou- 
pable de  ce  mouvement)  le  maréchal  a  été  conduit  à  ce  mouvement  de  recul 
par  les  menaces  de  l'infernal  comité  autrichien.  » 

Jamais  Marat.  que  la  Gironde,  quelques  jours  avant,  avait  fait  décréter 
d'accusation  parce  qu'il  jetait  le  soupçon  et  le  doute  dans  l'esprit  des  soldats, 
n'avait  prononcé  de  paroles  plus  graves.  Mais  la  Gironde,  rejetée  du  pouvoir, 
menacée  par  la  contre-révolution  et  par  les  feuillants,  essayait  de  porter  des 
coups  mortels. 

D'ailleurs,  en  dénonçant  l'intrigue  qui  paralysait  les  mouvements  et 
l'élan  de  nos  armées,  elle  voyait  juste  et  sauvait  la  patrie.  Sur  le  détail,  Gen- 
sonnése  trompait.  Le  ministre  de  la  guerre  Lajard  n'avait  pas  donné  d'ordres 
à  Liickner,  et,  en  apparence,  c'est  bien  spontanément  que  celui-ci  se  re- 
pliait. II  donna  les  raisons  de  sa  retraite  dans  une  lettre  lue  à  r.\ssemblée  le 
2  juillet.  Il  prétendait  qu'avec  une  armée  de  20.000  hommes  seulement,  il 
était  très  à  découvert  et  très  exposé:  il  n'aurait  pu  pousser  sa  pointe  ou 
même  maintenir  ses  positions  que  si  les  populations  belges  s'étaient  sou- 
levées contre  l'Autriche  et  ralliées  à  la  Révolution.  Mais  il  n'en  était  rien  : 
«  Je  suis  dans  la  position  d<>  Menin:  mon  avant-garde  est  à  Courtrai;  tout  le 
pays  entre  Lamoy,  Bruges  et  Bruxelles  est  couvert  par  mon  armée  et  sans 
troupes  ennemies.  Malgré  cela,  aucun  mouvement  ne  s'effectue  de  la  part 
des  Belges;  je  n'entrevois  pas  même  la  plus  légère  espérance  ' de  l'insur- 
rection si  manifestement  annoncée;  et  quand  je  serais  encore  maître  de  Gand 
et  de  Bruxelles,  j'ai  presque  la  certitude  que  le  peuple  ne  se  rangerait  pas 
plus  de  notre  côté,  quoi  qu'en  dise  un  petit  nombre  de  personnes  à  qui  peu 
importe  le  salut  de  la  France,  dans  la  seule  vue  de  satisfaire  leur  ambition  et 
leur  fortune...  Dans  cette  position  et  avec  20.000  hommes  qui  forment  la  to- 
talité de  mon  armée,  je  ne  puis  pas  me  maintenir  devant  l'ennemi  sans  laisser 
Lille  à  découvert.  » 

La  vérité  est  que  les  préoccupations  politiques  des  chefs  avaient  brisé  ou 
faussé  le  ressort  militaire.  Lafayette  depuis  des  semaines,  et  avant  même  le 
20  juin,  regardait  beaucoup  plus  vers  Paris  que  vers  l'étranger.  Il  songeait 


1220  HISTOIRE     SOCIALISTE 

beaucoup  plus  à  écraser  les  jacobins  qu'à  vaincre  les  Autrichiens.  II  rassurait 
son  palriolisnae  en  se  disant  que  l'écrasement  des  jacobins  était  la  condition 
absolue  de  la  défaite  de  l'étranger:  mais  en  cet  état  d'esprit,  il  louvoyait, 
attendait,  ajournait. 

Par  des  messages  répétés,  il  avait  communiqué  ses  inquiétudes  à  Lûckner. 
Celui-ci,  vieux  routier  allemand  entré  au  service  de  la  France,  parlant  mal  le 
français  et  débrouillant  mal  les  événements  et  les  intrij,'ues  qui  tous  les  jours 
se  compliquaient,  cherchait  avant  tout  à  ne  se  compromettre  en  aucun  sens. 
Il  croyait  à  la  force,  à  la  popularité  de  Lafayette,  qui  commandait,  pas  loin 
de  lui,  l'armée  du  Centre.  Il  ne  voulait  pourtant  pas  se  lier  entièrement  à  lui  : 
et  lorsque,  avant  de  quitter  son  armée  pour  aller  à  Paris,  Lafayette  envoya 
son  aide  de  camp  Bureau  de  Puzy  prévenir  Liickner,  quand  il  fit  exposera 
Lûckner  qu'il  n'y  avait  point  de  danger  à  ce  que,  lui,  Lafayette,  laissât  un 
moment  ses  troupes,  et  quand  il  essaya  de  l'associer  à  sa  responsabilité, 
Lûckner  se  déroba.  Il  répondit,  par  une  lettre  très  calculée  et  très  habile,  qu'il 
ne  pouvait  juger  à  distance  des  conditions  militaires  dans  lesquelles  Lafayette 
laissait  son  armée. 

Mais,  s'il  ne  voulait  pas  s'engager  à  fond  avec  Lafayette,  il  ne  voulait 
pas  non  plus  se  lier  à  la  Gironde,  entrer  dans  le  jeu  des  démocrates,  des  ré- 
volutionnaires. Or,  marcher  vigoureusement  contre  l'armée  autrichienne, 
tenter  de  révolutionner  le  Brabant  et  d"y  proclamer  les  Droits  de  l'homme, 
c'était  appliquer  toute  la  politique  girondine.  C'était  encourager,  exaller  les 
espérances  des  révolutionnaires  de  Paris. 

Et  qu'adviendrait-il  de  Lûckner  si,  pendant  qu'il  jouerait  ainsi  le  jeu  de 
la  Révolution,  la  Cour  et  les  modérés  triomphaient  à  Paris?  Il  valait  mieux 
attendre,  se  ménager,  et  se  borner  à  couvrir  la  frontière.  De  là  le  mouve- 
ment de  retraite  sur  Lille,  mouvement  non  pas  de  trahison  caractérisée,  mais 
de  précaution  sournoise  et  de  calcul  hésitant. 

Il  est  très  vrai  que  la  Belgique,  profondément  cléricale,  ne  se  levait  pas 
à  l'appel  de  la  Révolution  comme  l'avait  annoncé  la  présomptueuse  Gironde. 
Mais  les  éléments  révolutionnaires  y  étaient,  malgré  tout,  nombreux.  Fersen 
le  reconnaît  lui-même,  et  ils  n'attendaient  qu'une  victoire  décisive  sur  l'Au- 
triche pour  se  manifester,  pour  s'organiser.  En  tout  cas,  si  l'armée  révolu- 
tionnaire de  la  France  ne  rencontrait  pas  d'emblée  auprès  de  la  population 
belge  l'accueil  enthousiaste  qu'avait  prédit  Brissot,  elle  ne  s'y  heurtait  non 
plus  ni  à  une  résistance  marquée,  ni  même  à  un  mauvais  vouloir  inquiétant. 

L'armée  autrichienne  n'était  pas  très  forte,  et  Lûckner  pouvait  rester  en 
Belgique.  Il  pouvait  même  continuer  son  mouvement,  à  la  condition  de  de- 
mander d'importants  renforts  et  de  mettre  publiquement  en  jeu  la  responsa- 
bilité de  l'Assemblée  et  des  ministres.  Il  préféra  une  demi-retraite.  Visi- 
blement, c'était  l'esprit  feuillant  qui  gouvernait  et  paralysait  l'armée.  Les 
soldats,  les  otûciers  dévoués  à  la  Révolution,  sentaient  bien  qu'ils  étaient  le 


HISTOIRE     S0C1À.LISTE  1221 

jouet  de  l'intrigue.  Lameth  colportait  partout  des  propos  violents  contre  les 
jacobins  :  et  on  le  savait  l'homme  de  la  Cour.  Une  protestation  de  Louis  XVI 
contre  le  20  juin,  violente  et  amère,  était  à  profusion  répandue  dans  l'armée. 
Entre  Lafayetle  et  Liickner  il  y  avait  de  perpétuels  messages  dont  on  de-  ■ 
vinait  bien  qu'ils  n'avaient  pas  un  objet  exclusivement  ou  principalement 
militaire. 

La  force  patriotique  et  révolutionnaire  de  l'armée  était  énervée  par  l'in- 
trigue du  modérantisme.  Des  lettres  attristées  ou  indignées  portaient,  de  ' 
l'armée  à  Paris,  la  colère  des  soldats  patriotes.  Plusieurs  de  ces  lettres 
furent  lues  à  la  tribune  de  l'Assemblée  :  «  Menin,  le  28  juin,  l'an  IV  de  la 
liberté.  L'intrigue,  depuis  le  changement  du  ministère,  a  fait  des  progrès  in- 
concevables. L'armée  est  travaillée  de  telle  manière  que  l'on  pourrait  perdre 
tout  espoir,  si  le  maréchal  Liickner  n'ouvre  les  yeux  sur  tout  ce  qui  l'entoure 
et  principalement  sur  tous  ceux  qui  sont  à  la  tête  de  l'état  major.  » 

«  L'armée  murmure  de  ce  qu'on  reste  dans  l'inaction  après  les  premiers 
moments  de  succès.  Hier  un  courrier  de  M.  Lafayette  est  venu  parler  au  ma- 
réchal :  une  demi-heure  après  son  arrivée,  le  maréchal  a  donné  l'ordre  à 
tous  les  équipages  et  caissons  chargés  de  pain  de  retourner  à  Lille,  et  proba- 
blement il  aurait  donné  l'ordre  que  l'armée  se  repliât  aussi  sur  Lille,  si 
M.  Biron  ne  l'eût  déterminé  à  suspendre  les  ordres...  Le  maréchal  est  si  mal 
entouré  et  tellement  trompé  qu'on  lui  a  mis  dans  la  tête  que  le  comité  de 
Belgique  ^^renait  tout  l'argent  du  pays  pour  l'expédier  err  Angleterre...  Une 
députation  de  Belges  est  venue  hier  pour  prier  le  maréchal  de  favoriser  l'in- 
surrection qui  était  prête  à  éclore  et  afin  qu'il  daignât  les  protéger,  en 
envoyant  2  à  3.000  hommes  pour  courir  le  pays. 

a  Elle  lui  faisait  savoir  qu'aucun  obstacle  ne  pouvait  arrêter  cette  opé- 
ration et  qu'il  n'y  avait  point  d'Autrichiens.  Il  s'est  mis  en  colère  et  a  dit  à  la 
députation  qu'on  l'avait  trompé,  qu'on  lui  avait  promis  60.000  hommes,  et 
qu'il  n'avancerait  que  lorsqu'il  les  aurait.  Je  ne  sais  pas  comment  M.  le  ma- 
réchal voudrait  que  le  pays  s'armât  sans  armes,  et  sans  être  protégé  par  les 
armées  françaises  qui  restent  dans  l'inaction...  Il  paraît  évident  que  le  ma- 
réchal a  été  trompé  sur  la  conduite  du  Comité  et  que  les  intrigants  l'ont 
déterminé  à  abandonner  la  Belgique  au  moment  où  l'insurrection  allait 
éclater.  Que  deviendra  le  Comité  et  les  1.200  hommes  qui  se  sont  si  bien 
montrés  à  Courtrai  dans  les  différentes  attaques  ?  Que  deviendront  nos  fron- 
tières? Que  deviendront  Menin  et  Courtrai,  quand  l'armée  française  se 
retirera,  pour  avoir  si  bien  reçu  et  arboré  la  cocarde  nationale  i> 

«  ...  Il  est  temps  que  la  nation  entière  se  lève  :  le  moment  de  frapper  est 
venu:  il  faut  qu'elle  recouvre  la  gloire  qu'elle  perdrait  si  elle  restait  assou- 
pie. L'ennemi  n'est  point  en  force,  pourquoi  reculons-nous?  Toute  l'armée 
murmure.  S'il  faut  qu'elle  retourne  en  France  je  ne  réponds  pas  des  événe- 
ments fâcheux  que  cette  démarche  peut  occasionner.  Le  maréchal  tient  con- 


IIISTOIIIE     SOCIALISTE 


scil  en  ce  momeiil...  La  proclaïualion  du  roi  a  élé  imprimée  par  ordre  du 
maréchal  Liickner  el  elle  a  élé  répandue  à  profusion  dans  l'armée:  M.  La- 
nieth  a  couru  loule  sa  division  pour  engager  les  régiments  à  exprimer  leur 
vœu  sur  la  {iroclamalioa  du  roi  el  l'adresser  ensuite  au  maréchal.  Plusieurs 
régiments  ont  juré  d'être  fidèles  à  la  nation,  à  la  loi  el  au  roi,  el  de  n  entrer 
dans  aucune  dispo?itioa  politique.  Ils  ontjuré  de  frapper  fort  l'ennemi.  » 

L'apparition  des  forces  prussiennes  sur  le  Rhin,  la  retraite  peu  explicable 
(!e  Lûckner  su^e^citent  le  senliment  national  et  révolutionnaire.  "Visiblement 
la  Patrie  est  en  danger  :  elle  est  menacée  à  la  fois  du  dehors  et  du  dedans, 
par  la  contre-révolulion  et  par  l'étranger.  La  patrie  est  en  danger,  et  la  Ué- 
volution  comprend  qu'à  proclamer  ce  danger  de  la  patrie,  elle  soulèvera 
jusqu'à  rhérû'isme  la  force  des  volonté?.  Pas  de  précautions  dégradantes.  Les 
imes  pusillanimes  sont  abattues  par  la  vue  claire  du  danger,  elle  ajoute  au 
contraire  à  l'élan  des  âmes  fortes.  Proclamer  que  la  patrie  est  en  danger,  c'est 
animer  contre  l'ennemi  toutes  les  énergies  nationales  ;  c'est  aussi  animer  contre 
les  trahisons  de  la  Cour,  toutes  les  énergies  révolutionnaires.  Ce  double 
coup  terrible,  contre  l'ennemi  du  dehors  et  contre  l'ennemi  du  dedans  qui 
ne  sont  qu'un  même  ennemi,  la  Révolution  le  porte  aux  premiers  jours  de 
juillet.  Le  30  juin,  au  nom  de  la  Commission  des  Douze,  Debry  avait  apporté 
un  projet  de  décret  qui  organisait  la  procédure  selon  laquelle  le  danger  de  la 
patrie  devait  être  déclaré,  et  les  mesures  qui  devaient  suivre.  C'est  en  se  ré- 
férant à  ce  projet  de  décret  que  Yergniaud,  en  son  discours  immortel  du  3 
juillet,  résuma,  si  je  puis  dire,  les  angoisses  de  la  patrie  et  de  la  liberté,  et, 
sous  les  ménagements  presque  dérisoires  d'une  hypothèse  qui  était  une  affir- 
mation, porta  à  la  royauté  et  à  Louis  XVI  le  coup  mortel.  Admirable  parole 
qui  rompait  enfin  avec  les  hypocrisies,  qui  déchirait  les  voiles  d'un  taux 
respect  et  les  tissus  de  l'intrigue,  et  qui  mettait  enfin  la  France  et  le  roi  en 
face  de  la  vérité!  Ecoutez  ces  magnifiques  accents  révolutionnaires.  Il  y  a 
encore,  semble-t-il,  dans  le  discours,  quelques  réserves  et  quelques  replis, 
mais  ce  sont  les  replis  de  la  nuée  que  l'éclair  illumine.  Ils  n'amortissent  pas 
l'éclat  de  la  foudre,  ils  semblent  seulement  prêter  à  sa  splendeur  terrible 
un  dessin  souple  et  subtil. 

II  indique  d'abord  le  moyen  d'en  fi^nir  avec  les  troubles  intérieurs  :  «  Le 
roi  a  refusé  sa  sanction  à  voire  décret  sur  les  troubles  religieux.  Je  ne 
sais  si  le  sombre  génie  de  Médicis  et  du  cardinal  de  Lorraine  erre  toujours 
sous  les  voûtes  du  palais  des  Tuileries  ;  si  l'hypocrisie  sanguinaire  des  jésuites 
Lachaise  et  Letellier  revit  dans  1  âme  de  quelque  scélérat  brûlant  de  voir  se 
renouveler  les  Saint- Barthélémy  et  les  Dragonnades,  je  ne  sais  si  le  cœur  du 
roi  est  troublé  p-ir  des  idées  fantastiques  qu'on  lui  suggère,  et  sa  conscience 
égarée  par  les  terreurs  religieuses  dont  on  l'environne. 

o  Mais  il  n'est  pas  periais  de  croiresans  lui  faireinjure,  etl'accuser  d'être 
l'ennemi  le  plus  dangereux  de    la  Révolution,  qu'il  veut  encourager  par 


HISTOIRE     SOClÂLISTt;  122S 


l'impunité  les  tentatives  crinoinelles  de  l'ambition  pontificale...  Si  donc  il 
arrive  que  les  espérances  de  la  nation  et  les  nôtres  sont  trompées,  si  l'esprit 
de  division  continue  à  nous  agiter,  si  la  torche  du  fanatisme  menace  encore 
de  nous  consumer,  si  les  violences  religieuses  désolent  toujours  les  départe- 
ments, il  est  évident  que  la  faute  en  devra  être  imputée  à  la  négligence  seule 
ou  à  l'incivisme  des  agents  employés  parle  roi;  que  les  allégations  de  l'ina- 
nité de  leurs  efTorts,  de  l'insuffisance  de  leurs  précautions,  de  la  multipli- 
cité de  leurs  veillés,  ne  seront  que  de  méprisables  mensonges  et  qu'il  sera 
juste  d'appesantir  le  glaive  i',o  la  justice  sur  eux,  comme  étant  la  causeunique 
de  tous  nos  maux.  Eh  bien  !  Messieurs,  consacrez  aujourd'hui  cette  vérité 
par  une  déclaration  solennelle.  Le  veto  apposé  sur  votre  décret  a  répandu  non 
cette  morne  stupeur  sous  laquelle  l'esclave  affaissé  dévore  ses  pleurs  en  si- 
lence,  mais  ce  sentiment  de  douleur  généreux  qui,  chez  un  peuple  libre, 
éveille  les  passions  et  accroît  leur  énergie.  Hâtez-vous  de  prévenir  une  fer- 
mentation dont  les  effets  sont  hors  de  la  prévoyance  humaine;  apprenez  à  la 
France  que  désormais  les  77iinis/res  répondront  sur  leur  tète  de  toits  les  dé- 
sordres dont  la  religion  sera  le  prétexte;  montrez-lui  dans  cette  responsabi- 
lité un  terme  à  ses  inquiétiides,  l'espérance  de  voir  les  séditieux  punis,  les 
hypocrites  dévoilés  et  la  tranquillité  renaître.  » 

C'est  la  suppression  du  droit  de  veto.  Lorsque  les  «  agents  du  roi  »  seront 
responsables  sur  leur  tête,  lorsqu'ils  seront  frappés  à  mort  pour  n'avoir  pas, 
en  somme,  exécuté  les  mesures  que  le  roi  se  refuse  à  sanctionner,  que  res- 
lera-t-il  du  droit  de  sanction?  Mais  que  restera-t-il  du  roi  lui-même  ?  Ver- 
gniaud  parle  en  juillet  1792  de  faire  tomber  la  tête  des  ministres.  Six  mois 
plus  tard,  c'est  la  tête  du  roi  qui  tombera. 

Mais  voici  que  le  grand  orateur  force  le  roi  dans  son  dernier  refuge:  le 
respect  hypocrite  et  simulé  de  la  Constitution.  C'est  ce  que  le  roi  avait  ré- 
pondu au  peuple  le  20  juin  :  «  J'appliquerai  la  Constitution.  »  Et  il  l'appli- 
quait en  effet  de  manière  à  la  tuer.  Vergniaud  dénonce  la  manœuvre  et  il 
arr.iche  au  roi  sa  suprême  ressource,  le  bouclier  de  mensonge  et  de  ruse 
dontil  se  couvrait.  Il  sent  si  bien  qu'il  va  porter  un  coup  formidable,  et  que 
si  l'on  enfonce  un  peu  plus  le  glaive  la  royauté  est  morte,  que  lui-même,  par 
une  précaution  qui  n'est  pas  purement  oratoire,  supplie  l'Assemblée  de  ne 
pas  forcer  d'une  ligne  le  sens  de  ses-paroles  : 

«  Il  est  des  vérités  simples  mais  fortes  et  d'une  haute  importance,  dont 
la  seule  énonciation  peut,  je  crois,  produire  des  effets  plus  grands,  plus  sa- 
lutaires que  la  responsabilité  des  ministres...  Je  parlerai  sans  autre  passion 
que  l'amour  de  la  patrie  et  le  sentiment  des  maux  qui  la  désolent.  Je  prie 
qu'on  m'écoute  avec  calme,  qu'on  ne  se  hâte  pas  de  me  deviner  pour  ap- 
prouver ou  condamner  d'avance  ce  que  je  n'ai  pas  l'intention  de  dire.  Fidèle 
à  mo!i  serment  de  maintenir  la  Constitution,  de  respecter  les  pouvoirs  cons- 
titués, c'est  la  Constitution  seule  que  je  vais  invoquer.  De  plus,  j'aurai  parlé 


15«4  HISTOIRE    SOCIALISTE 

dans  les  intérêts  bien  entendus  du  roi,  si  à  l'aide  de  quelques  réflexions  d'une 
,  évidence  frappante,  je  déchire  le  bandeau  que  l'intrigue  et  l'adulation  ont 
''  mis  sur  ses  yeux  et  si  je  lui  montre  le  terme  où  ses  perfides  amis  s'efforcent 
de  le  conduire.  » 

Vergniaud  espérait-il  encore  que  son  avertissement  terrible  ramènerait  le 
roi  à  la  Révolution  ?  Peut-être;  il  lui  en  coûtait  assurément  de  penser  qu'une 
nouvelle  crise  révolutionnaire,  pleine  d'inconnu,  allait  s'ouvrir:  qui  sait  si, 
après  la  fausse  tactique  des  ménagements,  en  n'agira  pas 'sur  le  roi  par  les 
grands  effets  de  vérité  et  de  terreur  ? 

«  C'est  au  nom  du  roi,  s'écrie -t-il,  que  les  princes  français  ont  tenté  de 
soulever  contre  la  nation  toutes  les  cours  de  l'Europe;  c'est  po\irvenger/a  di- 
gnité du  roi  que  s'est  conclu  le  traité  de  Pilnilz  et  formée  l'alliance  mons- 
trueuse entre  les  cours  de  Vienne  et  de  Berlin  ;  c'est  pour  défendre  le  roi 
qu'on  a  vu  accourir  en  Allemagne,  sous  les  drapeaux  de  la  rébellion,  les  an- 
ciennes compagnies  des  gardes  du  corps;  c'est  pour  venir  au  secours  du  roi 
que  les  émigrés  sollicitent  et  obtiennent  de  l'emploi  dans  les  armées  autri- 
chiennes et  s'apprêtent  à  déchirer  le  sein  de  la  patrie  ;  c'est  pour  joindre  ces 
preux  chevaliers  de  la  prérogative  royale  que  d'autres  preux  pleins  d'honneur 
et  de  délicatesse  abandonnent  leur  poste  en  présence  de  l'ennemi,  trahissent 
leurs  serments,  volent  les  caisses,  travaillent  à  corrompre  leurs  soldats,  et 
placent  ainsi  leur  gloire  dans  la  lâcheté,  le  parjure,  la  subornation,  le  vol  et 
les  assassinats.  (Applaudissements  des  tribunes.)  C'est  contre  la  nation  et  l'As- 
semblée nationale  seule,  et  pour  le  maintien  de  la  splendeur  du  trône  que  le 
roi  de  Bohême  et  de  Hongrie  nous  fait  la  guerre,  et  que  le  roi  de  Prusse 
marche  sur  nos  frontières;  c'est  au  nom  du  roi  que  la  liberté  est  attaquée  et 
que  si  l'on  parvenait  à  la  renverser,  on  démembrerait  bientôt  l'Empire  pour 
Indemniser  de  leurs  frais  les  puissances  coalisées;  car  on  connaît  la  généro- 
sité des  rois,  on  sait  avec  quel  désintéressement  ils  envoient  leurs  armées  pour 
désoler  une  guerre  étrangère,  et  jusqu'à  quel  point  on  peut  croire  qu'ils  épui- 
seraient leurs  trésors  pour  soutenir  une  g-uerre  qui  ne  devrait  pas  leur  être 
profitable.  Enfin,  tous  les  maux  qu'on  s'efforce  d'accumuler  sur  nos  têtes, 
tous  ceux  que  nous  avons  à  redouter,  c'est  le  nom  seul  du  roi  qui  en  est  le 
prétexte  et  la  cause. 

«  Or,  je  lis  dans  la  Constitution,  chapitre  11,  section  1^,  arliclo  6  :  «  Si  le 
roi  se  met  à  la  tête  d'une  armée  et  en  dirige  les  forces  contre  la  nation,  ou 
s'il  ne  s'oppose  pas  par  un  acte  formel  à  une  telle  entreprise  qui  s'exécute- 
rait en  son  nom,  il  sera  censé  avoir  abdiqué  la  royauté. 

«  Maintenant  je  vous  demande  ce  qu'il  faut  entendre  par  un  acte  formel 
d'opposition;  la  raison  me  dit  que  c'est  l'acte  d'une  résistance  proportionnée 
autant  qu'il  est  possible  au  danger,  et  faite  dans  un  temps  utile  pour  pou- 
voir l'éviter. 

«  Par  exemple  si,  dans  la  guerre  actuelle,  100,000  Autrichiens  dirigeaient 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


1225 


leur  marche  sur  la  Flandre,  ou  100,000  Prussiens  vers  l'Alsace,  et  que  le  roi, 
qui  est  le  chef  suprême  de  la  force  publique,  n'opposdt  à  chacune  de  ces  deux 
redoutables  armées  qu'un  détachement  de  10  ou  20,000  hommes,  pourrait-on 
dire  qu'il  a  employé  des  moyens  de  résistance  convenable;,  qu'il  a  rempli  le 
vœu  de  la  Constitution  et  fait  l'acte  formel  qu'elle  exige  de  lui  ? 


•M  a 


«  Si  le  roi,  chargé  de  veiller  à  la  sûreté  extérieure  de  l'Etat,  de  notifier 
au  Corps  Législatif  les  hostilités  imminentes,  instruit  des  mouvements  de 
l'armée  prussienne,  n'en  donnait  aucune  connaissance  à  l'Assemblée  natio- 
nale; instruit,  ou  du  moins  pouvant  présumer  que  celte  armée  nous  atta- 
quera dans  un  mois,  disposait  avec  lenteur  les  préparatifs  de  répulsion;  si 
l'on  avait  une  juste  inquiétude  sur  les  progrès  que  les  ennemis  pourraient 

UV.  134.    —   BISTOIBE  SOCIALISTE.  134 


1226  IIISTOIRh;     SOCIALISTE 

bire  dans  l'intérieur  de  la  France  et  qu'un  camp  de  réserve  fût  évidemment 
Bécessaire  pour  prévenir  ou  arrf-ler  ces  progrès,  s'il  existait  on  décret  qui 
jendît  infaillible  et  prompte  la  formation  de  ce  camp;  si  le  roi  rejetait  ce  dé- 
eret  et  lui  substituait  un  plan  dont  le  succès  fût  incertain,  et  demandait 
pour  sacréalion  un  temps  si  considérable  que  les  ennemis  auraient  celui  de 
le  rendre  impossible;  si  le  Corps  législatif  rendait  des  décrets  de  sûreté  géné- 
rale, que  l'urgence  du  péril  ne  permît  aucun  délai,  que  cependant  la  sanction 
fût  refusée  ou  différée  pendant  deux  mois;  si  le  roi  laissait  le  commandement 
de  l'armée  à  un  général  intrigant,  devenu  suspect  à  la  nation  par  le?  fautes  les 
plus  graves,  les  attentats  les  plus  caractérisés  à  la  Constitution;  si  un  autre 
général  nourri  loin  de  la  corruption  des  cours  et  familier  avec  la  victoire,  de- 
mandait pour  la  gloire  de  nos  armes  un  renfort  qu'il  serait  facile  de  lui  ac- 
«order;  si,  par  un  refus,  le  roi  lui  disait  clairement:  «  Je  te  défends  de  vaincre  »; 
>i,  mettant  à  profit  celte  funeste  temporisation,  tant  d'incohérence  dans 
■otre  marche  politique  ou  plutôt,  une  si  confiante  persévérance  dans  la  tyran- 
HJe,  la  ligue  des  tyrans  portait  des  atteintes  mortelles  à  la  liberté,  pourrait-on 
«lire  que  le  roi  a  fait  la  résistance  constitutionnelle,  qu'il  a  rempli  pour  la 
défense  de  l'Etat  le  vœu  de  la  Constitution,  qu'il  a  fait  l'acte  formel  quelle 
lui  prescrit? 

«  Vous  frémissez  messieurs... 

«  Souffrez  que  je  raisonne  encore  dans  cette  supposition  douloureuse. 
J'ai  exagéré  plusieurs  faits,  j'en  énoncerai  même  tout  à  l'heure  qui,  je  l'es- 
père, n'existeront  jamais,  pour  ôter  tout  prétexte  à  des  applications  qui  sont 
purement  hypothétiques;  mais  j'ai  besoin  d'un  développement  complet,  pour 
montrer  la  vérité  sans  nuages.  (  Vifs  applaudissements  à  gauche  et  dans  les 
tribunes.) 

«  Si  tel  était  le  résultat  de  la  conduite  dont  je  viens  de  tracer  le  tableau, 
que  la  France  nageât  dans  le  sang,  que  l'étranger  dominât,  que  la  Consti- 
tution fût  ébranlée,  que  la  contre-révolution  fût  là,  et  que  le  roi  aous  dise 
pour  sa  justification: 

«  Il  est  vrai  que  les  ennemis  qui  déchirent  la  France  prétendent  n'agir 
que  pour  relever  ma  puissance  qu'ils  supposent  anéantie  ;  venger  ma  dignité, 
qu'ils  supposent  flétrie  ;  me  rendre  mes  droits  royaux,  qu'ils  supposent  com- 
promis ou  perdus;  mais  j'ai  prouvé  que  je  n'étais  pas  leur  complice,  j'ai 
obéi  à  la  Constitution  qui  m'ordonne  de  m'opposer  par  un  acte  formel  à  leurs 
entreprises  puisque  j'ai  mis  des  armées  en  campagne.  7/  est  vrai  que  ces  ar- 
mées étaient  trop  faibles,  mais  la  Constilulion  ne  désigne  pas  le  degré  de 
force  que  je  devais  leur  donner;  il  est  vrai  que  Je  les  ai  rassemblées  trop 
tard,  mais  la  Constitution  ne  désigne  pas  le  temps  auquel  je  devais  les 
rassembler;  il  est  vrai  que  des  camps  de  réserve  auraient  pu  les  soutenir, 
mais  la  Constitution  ne  nfoblige  pas  à  former  des  camps  de  réserve.  Il 
est  vrai  que  lorsque  les  généraux  s'avançaient  en  vainqueurs  sur  le  1er- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1227 

ritoire  ennemi,  je  leur  ai  ordonné  de  s'arrèler;  mais  la  Constitution  ne 
me  prescrit  pas  de  renaporler  des  victoires  ;  elle  me  défend  même  les  con- 
quêtes. 11  est  vrai  qu'on  a  tenté  de  désorganiser  les  armées  par  des  démis- 
sions comjjinccs  d'officiers  et  que  je  n'ai  fait  aucun  elTort  pour  arrêter  le 
cours  de  ces  démissions;  mais  la  Constitution  n'a  pas  prévu  ce  que  j'aurais^- 
faire  en  pareil  délit.  II  est  vrai  que  mes  ministres  ont  continuellement  trompé 
l'Assemblée  nationale  sur  le  nombre,  la  disposition  des  troupes  et  leur» 
approvisionnements;  que  j'ai  gardé  le  plus  longtemps  que  j'ai  pu  ceux  qui 
entravaient  la  marche  du  gouvernement  constitutionnel,  le  moins  possible 
ceux  qui  s'efforçaient  de  lui  donner  du  ressort;  mais  la  Constitution  ne  fail 
dépendre  leur  nomination  que  de  ma  volonté,  et  nulle  part  elle  n'ordonne 
que  je  donne  ma  confiance  aux  patriotes  et  que  je  chasse  les  contre-révolu- 
tionnaires. 

«  Il  est  vrai  que  l'Assemblée  nationale  a  rendu  des  décrets  utiles  o« 
même  nécessaires,  et  que  j'ai  refusé  de  les  sanctionner,  mais  j'en  avais  le 
droit  ;  il  est  sacré,  car  je  le  tiens  de  la  Constitution.  Il  est  vrai,  enfin,  que  la 
contre-révolution  se  fait,  que  le  despotisme  va  remettre  entre  mes  mains  son 
sceptre  de  fer,  que  je  vous  en  écraserai,  que  vous  allez  ramper,  que  je  vous 
punirai  d'avoir  eu  l'insolence  de  vouloir  être  libres;  mais  jai  fait  tout  ce  que 
la  Constitution  me  prescrit  ;  il  n'est  émané  de  moi  aucun  acte  que  la  Consti-  ■ 
tution  condamne;  il  n'est  donc  pas  permis  de  douter  de  ma  fidélité  pour 
elle,  de  mon  zèle  pour  sa  défense.  [Double  salve  d'applaudissements.) 

«  Si,  dis-je,  il  était  possible  que  dans  les  calamités  d'une  guerre  funeste, 
dans  les  désordres  d'un  bouleversement  contre-révolutionnaire,  le  roi  dœ 
Français  leur  tint  ce  langage  dérisoire  ;  s'il  était  possible  qu'il  leur  parlai 
jamais  de  son  amour  pour  la  Constitution  avec  une  ironie  aussi  insultant^ 
ne  seraient-ils  pas  eu  droit  de  lui  répondre  : 

a  0  roi,  qui  sans  doute  avez  cru  avec  le  tyran  Lysandre  que  la  vérité  ne 
valait  pas  mieux  que  le  mensonge,  et  qu'il  fallait  amuser  les  hommes  par  defc 
serments  ainsi  qu'on  amuse  les  enfants  avec  des  osselets,  qui  n'avez  feini 
d'aimer  les  lois  que  pour  parvenir  à  la  puissance  qui  vous  permettrait  de  les 
braver;  la  Constitution,  que  pour  qu'elle  ne  vous  précipitât  pas  du  trône  ci 
vous  aviez  besoin  de  rester  pour  la  détruire  ;  la  nation,  que  pour  assurer  le 
succès  de  vos  perfidies,  en  lui  inspirant  de  la  confiance  :  pensez-vous  nous 
abuser  aujourd'hui  par  d'hypocrites  protestations  et  nous  donner  le  change 
sur  la  cause  de  nos  malheurs,  par  l'artifice  de  vos  excuses  et  l'audace  de  vos 
sophismes? 

«  Etait-ce  nous  défendre  que  d'opposer  aux  soldats  étrangers  des  forces 
dont  l'infériorité  ne  laissait  pas  même  d'incertitude  sur  leur  défaite?  Etait-ce 
nous  défendre  que  d'écarter  les  projets  tendant  à  fortifier  l'intérieur  du 
royaume  ou  de  faire  des  préparatifs  de  résistance  pour  l'époque  où  nout 
serions  déjà  devenus  la   proie   des  tyrans?   Etait-ce  nous    défendre  que  dï 


1228  IIISTOIUK     SOCIALISTE 

choisir  des  génOraux  qui  atlaquaienl  eux-mômes  la  Conslilution,  ou  d'eii- 
chalner  le  courage  de  ceux  qui  la  servaienl?  Etait-ce  nous  défendre  que  de 
paralyser  sans  cesse  le  gouvernement  par  la  désorganisation  continuelle  du 
rainislère  1  La  Constitution  vous  laisse-t-elle  le  choix  des  ministres  pour  notre 
lionheur  ou  notre  ruine  ?  Vous  flt-elle  chef  de  l'armée  pour  notre  gloire  ou 
pour  notre  honle?  Vous  donna-t-elle  enfin  le  droit  de  sanction,  une  liste 
civile  et  tant  de  grandes  prérogatives  pour  perdre  constitutionnellement  la 
Constitution  et  l'Empire?  Non,  non;  homme  que  la  générosité  des  Français 
n'a  pu  émouvoir,  homme  que  le  seul  amour  du  despotisme  a  pu  rendre  sen- 
sible, vous  n'avez  pas  rempli  le  vœu  de  la  Conslilution;  elle  est  peut-être 
renversée,  mais  vous  ne  recueillerez  point  le  fruit  de  votre  parjure;  vous  ne 
vous  êtes  point  opposé  par  un  acte  formel  aux  victoires  qui  se  remportaient 
en  votre  nom  sur  la  liberté;  mais  vous  ne  recueillerez  point  le  fruit  de  ces 
indignes  triomphes  ;  vous  n'êtes  plus  rien  pour  celle  Constitution  {Applau- 
dissements des  tribtmes)  pour  celle  Constitution  que  vous  avez  si  indigne- 
ment violée,  pour  ce  peuple  que  vous  avez  si  lâchement  trahi.  (Vifs  applau- 
dissements à  gauche  et  dans  les  tribunes.)  » 

C'est' un  prodige  de  vérité  cl  d'art,  de  passion  et  de  tactique.  L'hypo- 
thèse que  fait  Vergniaud  co'incide  par  tant  de  traits  avec  la  réalité,  que  le 
poids  de  ce  réquisitoire  sublime  tombe  directement  sur  le  roi,  à  peine  atté- 
nué et  comme  détourné  par  un  suprême  et  presque  impossible  espoir.  Et 
cependant,  en  forçant  quelques  traits,  en  parlant  un  moment  comme  si  la 
ConsliluLion  était  déjà  ruinée,  la  France  déjà  envahie  et  ensanglantée,  en 
allant  ainsi  au  delà  de  la  réalité,  Vergniaud  semblait  dire  au  roi  :  «  Ce  que  je 
vous  dis  ne  s'appliquera  entièrement  et  définitivement  à  vous  que  si  vous 
laissez  se  développer  la  crise,  si  vous  ne  vous  retirez  pas  des  chemins  toujours 
plus  glissants  de  trahison.  » 

Ce  discours  de  Vergniaud  enveloppe  le  roi  d'un  prodigieux  éclair,  mais 
la  foudre  circulant  autour  de  lui  ne  le  frappe  pas  à  mort;  elle  lui  accorde  un 
suprême  répit.  Je  ne  sais  rien  de  plus  beau,  de  plus  émouvant  que  cet  elTct 
à  la  fois  direct,  violent  et  suspensif.  L'art  inOiii  et  la  sublime  inspiration  de 
l'orateur  se  marquent,  qu'on  me  pardonne  ce  détail,  jusque  dans  la  structure 
grammaticale. 

C'est  une  seule  phrase  qui  porte  en  elle,  comme  une  vaste  nuée,  ce  gron- 
dement de  foudre  el  cet  éblouissement  d'éclairs.  Elle  est  toute  entière 
suspendue  à  son  premier  terme  qui  marque  l'hypothèse:  «  Si  tel  était  le 
résultat  »,  et  ce  premier  terme  d'hypothèse  reparaît  avant  le  terrible  ana- 
thème  final  :  ainsi  l'Assemblée  ne  peut  pas  oublier  un  moment  que,  si 
voisine  de  la  réalité,  si  effroyablement  vraisemblable  que  soit  la  supposition 
de  l'orateur,  elle  reste  pourtant  en  quelque  mesure  une  supposition.  El 
pourtant,  les  développements  suspendus  à  celte  hypothèse  ont  une  telle 
abondance  et  une  telle  étendue,  une  telle  force  directe,  qu'on  ne  sait  plus  si 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1229 

l'hypothèse  même  ne  s'est  pas  insensiblement  confondue  avec  la  réalité,  comme 
un  moment  la  folie  simulée  d'Hamlet  ne  se  distingue  plus  très  nettement  de 
la  folie  réelle.  J'ai  eu  tort  tout  à  l'heure  de  m'excuser  de  noter  cet  art  merveil- 
leux et  ici  presque  magique.  Car  il  me  plaît  que  l'éclair  qui  manifeste  enfin 
la  fourberie  royale  soit  d'une  splendide  beauté,  et  qu'en  cette  minute  de 
clairvoyance  exaltée  le  regard  de  flamme  de  la  Révolution  soit  le  regard  du 
génie. 

Au  fond,  la  question  était  nettement  posée  :  Si  le  roi  ne  défend  pas 
réellement,  sincèrement  la  liberté  et  la  patrie,  il  est,  d'après  la  Constitution, 
considéré  comme  ayant  abdiqué.  Or,  il  ressort  de  tous  les  faits  connus  que  le 
roi  ne  défend  pas  sincèrement  et  comme  elles  doivent  être  défendues,  la 
patrie  et  la  liberté. 

Sa  déchéance  s'impose  donc,  à  moins  que  le  roi,  par  un  brusque  revire- 
ment ou  par  la  révélation  suprême  d'une  bonne  foi  constitutionnelle  que  son 
entourage  avait  obscurcie,  ne  désarme  la  Constitution  prête  à  frapper.  Donc, 
à  moins  d'une  conversion  quasi-miraculeuse  de  Louis  XVI,  c'est  la  lin  de  sa 
royauté,  c'est  la  fin  de  la  royauté.  Vergniaud.  pourtant,  comme  les  grands 
orateurs  Imaginatifs,  semble  avoir  espéré  que  la  force  éblouissante  et  mena- 
çante de  sa  parole,  secondée  par  une  manifestation  de  l'Assemblée,  porterait 
dans  l'âme  du  roi  un  salutaire  et  décisif  avertissement.  Il  formula  ainsi  ses 
conclusions  : 

«  Je  propose  de  décréter  : 

<t  1°  Que  la  patrie  est  en  danger,  et  sur  le  mode  de  cette  déclaration,  je  me 
réfère  au  projet  de  la  commission  extraordinaire  des  Douze  ; 

«  2°  Que  les  ministres  seront  responsables  de  tous  les  troubles  intérieurs 
qui  auraient  la  religion  pour  prétexte  ; 

«  3°  Qu'ils  sont  responsables  de  toute  invasion  de  notre  territoire,  faute  de 
précautions  pour  remplacer  à  temps  le  camp  dont  vous  aviez  décrété  la  for- 
mation. 

0  Je  vous  propose  ensuite  de  décréter  qu'il  sera  fait  un  message  au  roi 
dans  le  sens  que  j'ai  indiqué. 

«  Qu'il  sera  fait  une  adresse  aux  Français  pour  les  inviter  à  l'union  et  à 
prendre  les  mesures  que  les  circonstances  rendent  nécessaires. 

«  Que  vous  vous  rendrez  en  corps  à  la  fédération  du  14  juillet  et  que 
vous  y  renouvellerez  votre  serment  du  14  janvier. 

«  Que  le  roi  sera  invité  à  y  assister  pour  y  prêter  le  môme  serment. 

a  Enfin  que  la  copie  du  message  au  roi,  l'adresse  aux  Français  et  le  décret 
qui  sera  rendu  à  la  suite  de  celte  discussion  soient  portés  par  des  courriers 
extraordinaires  dans  les  83  départements.  » 

Une  longue  acclamation  lui  répondit;  et  le  modéré  Mathieu  Dumas  ayant 
répondu,  non  sans  talent  et  sans  courage,  à  Vergniaud,  l'Assemblée,  encore 
sous  l'émotion  de  la  parole  magnifique  et  habile  de  l'orateur  girondin,  refusa 


1230  HISTOIRE     SOCIALISTE 

l'impression  du  discours  de  Dumas.  C'était  cinq  jours  après  la  démarche  de 
Lafayelle  :  il  avait  bien  décidément  perdu  la  partie. 

Chose  curieuse  et  drnmatique!  Le  jour  môme  où  Verpniaud  enveloppait 
le  château  des  Tuileries  de  larges  éclairs,  qui  par  toutes  les  fenêtres  devaient 
efntrer  comme  des  glaives  de  feu,  la  reine  .Marie-.\nloinette  adressait  à 
Fersen  un  billet  plein  d'espérance  : 

«  J'ai  reçu  votre  lettre  du  vingt-cinq,  n»  onze.  J'en  ai  été  bien  touchée. 
Notre  position  est  alTreuse,  mais  ne  vous  inquiétez  pas  trop;  je  sens  du  cou- 
rage, et  j'ai  en  moi  quelque  chose  qui  me  dit  que  nous  serons  bientôt  heu- 
reux et  sauvés.  Cette  seule  idée  me  soutient.  Lhomme  que  j'envoie  est  pour 
M.  de  Mercy;  je  lui  écris  très  fortement  pour  décider  qu'enfin  on  parle. 
Agissez  de  manière  à  en  imposer  ici;  le  moment  presse  et  il  n'y  a  plus 
moyen  d'attendre.  J'envoie  les  blancs-seings  comme  vous  les  avez  demandes. 

«  Adieu,  quand  nous  reverrons-nous  tranquillement?  » 

C'est  sans  doute  en  cette  soirée  du  3  juillet  qu'elle  disait  à  Madame 
Campau,  en  lui  montrant  la  nuit  sereine  :  «  C'est  libre  bientôt  et  joyeuse  que 
je  contemplerai  cette  lune  au  doux  éclat.  » 

D'où  venait  son  espoir  en  cette  heure  tragique  où  la  Révolution  grondait 
autour  d'elle,  où  le  bruit  hostile  de  la  rue  ne  tombait  un  moment  que  pour 
laisser  éclater  la  parole  tribunitienne  ?  C'est  d'un  manifeste  des  alliés  qu'elle 
attendait  le  salut:  c'est  de  la  prochaine  chevauchée  de  Brunswick,  et  dans  le 
château  des  Tuileries,  peu  à  peu  transformé  en  forteresse,  le  roi  et  la  reine 
attendaient  l'apparition  de  l'étranger  libérateur.  Déjà  Marie-Antoinette  se 
voit  sur  le  seuil  du  palais,  dont  les  rois  et  les  généraux  gravissent  les 
marches. 

C'est  le  7  juillet  que  l'Assemblée  adopte  définitivement  la  procédure  «  de 
la  patrie  en  danger  ».  Ce  n'est  pas  seulement  un  appel  aux  énergies  natio- 
nales et  aux  dévouements  révolutionnaires;  ^î'est  une  organisation  de  dé- 
fense : 

«  L'Assemblée  nationale,  considérant  que  les  efforts  multipliés  des  en- 
nemis de  l'ordre  et  la  propagation  de  tous  les  genres  de  troubles  dans  les 
diverses  parties  de  l'Empire,  au  moment  où  la  nation,  pour  le  maintien  de 
sa  liberté,  est  engagée  dans  une  guerre  étrangère,  peuvent  mettre  en  péril  la 
chose  publique,  et  faire  penser  que  le  succès  de  notre  régénération  politique 
est  incertain  ; 

«  Considérant  qu'il  est  de  son  devoir  d'aller  au  devant  de  cet  événement 
possible  et  de  prévenir,  par  des  dispositions  fermes,  sages  et  réi,'ulières,  une 
confusion  aussi  nuisible  à  la  liberté  et  aux  citoyens  que  le  serait  alors  le 
danger  lui-même  ; 

«  Voulant  qu'à  cette  époque  la  surveillance  soit  générale,  l'exécution 
plus  active,  et  surtout  que  le  glaive  de  la  loi  soit  sans  cesse  présent  à  ceux 


HISTOIRE    SOt:t'ALISTE  1231 

qui  par  une  coupable  inertie,  par  des  projets  jierfidi^s  ou  par  l'audace  d'une 
conduite  criminelle,  tenteraient  de  déranger  l'harmonie  de  l'Etat  ; 

«  Convaincue  qu'en  se  réservant  le  droit  de  déclarer  le  danger,  elle  en 
éloigne  l'instant  et  rappelle  la  tranquillité  dans  l'âme  des  bons  citoyens; 

«  Pénétrée  de  son  serment  de  vivre  libre  ou  mourir,  et  de  maintenir  la 
Constitution ,  forte  du  sentiment  de  ses  devoirs  et  des  vœux  du  peuple,  pour 
lequel  elle  existe,  décrète  qu'il  y  a  urgence.  » 

«  L'Assemblée  nationale,  après  avoir  entendu  le  rapport  de  sa  commis- 
sion des  Douze,  et  décidé  l'urgence,  décrète  ce  qui  suit  : 

«  Article  1"'.  —  Lorsque  la  sûreté  intérieure  ou  la  sûreté  extérieure  de 
l'Etat  seront  menacées,  et  que  le  Corps  législatif  aura  jugé  indispensable  de 
prendre  des  mesures  extraordinaires,  elle  le  déclarera  par  un  acte  du  Corps 
législatif,  conçu  en  ces  termes  :  Citoyens,  la  patrie  est  en  danger. 

u  Art.  2.  —  Aussitôt  après  la  déclaration  publiée,  les  conseils  de  dépar- 
tement et  de  district  se  rassembleront  et  seront,  ainsi  que  les  conseils  gé- 
néraux des  communes,  en  surveillance  permanente;  dès  ce  moment,  aucun 
fonctionnaire  public  ne  pourra  s'éloigner  ou  rester  éloigné  de  son  poste. 

a  Art.  3.— Tous  les  citoyens  en  état  de  porter  les  armes  et  ayant  déjà  fait 
le  service  de  gardes  nationales,  seront  aussitôt  en  état  d'activité  per- 
manente. 

«  Art.  4. — Tous  les  citoyens  seront  tenus  de  déclarer  devant  leurs  muni- 
cipalités respectives,  le  nombre  et  la  nature  des  armes  et  munitions  dont  ils 
seront  pourvus  ;  le  refus  de  déclaration  ou  la  fausse  déclaration  dénoncée  et 
prouvée  seront  punis  par  la  voie  de  la  police  exceptionnelle  ;  savoir,  dans  le 
premier  cas  :  1°  d'un  emprisonnement  dont  le  terme  ne  pourra  être  moindre 
de  2  mois  ni  excéder  une  année~,  et  dans  le  second  cas,  d'un  emprison- 
nement dont  le  terme  ne  pourra  être  moindre  d'une  année,  ni  excéder 
2  ans. 

«  Art.  5.  —  Le  Corps  législatif  fixerais  nombre  des  gardes  nationales  que 
chaque  département  devra  fournir. 

«  Art.  6.  —  Les  directoires  de  département  en  feront  la  répartition  par 
districts,  et  les  districts  entre  les  cantons  à  proportion  du  nombre  des  gardes 
nationales  de  chaque  canton. 

«  Art.  7.  —  Trois  jours  après  la  publication  de  l'arrêté  du  Directoire,  les 
gardes  nationales  se  rassembleront  par  canton;  et,  sous  la  surveillance  de  la 
municipalité  du  chef-lieu,  ils  choisiront  entre  eux  le  nombre  d'hommes  que 
le  canton  devra  fournir. 

a  Art.  8.  —  Les  citoyens  qui  auront  obtenu  Chouneur  de  marcher  les 
premiers  au  secours  de  la  patrie  en  danger,  se  rendront  3  jours  après  au  chef- 
lieu  de  leur  district;  ils  s'y  formeront  en  compagnie,  en  présence  d'un  com- 
missaire de  l'administration  du  district,  conformément  à  la  loi  du  4  août  1791, 


1232  HISTOIRK    SOCIALISTE 


ils  y  recevront  le  logement  sur  le  pied  militaire,  et  se  tiendront  prêts  à 
marcher  ii  la  première  réquisition. 

«  Art.  9.  —  Les  capitaines  commanderont  alternativement,  et  par  semaine, 
les  gardes  nationales  choisies  et  réunies  au  chef-lieu  du  district.  I 

«  Art.  10.  —  Lorsque  les  nouvelles  compagnies  des  gardes  nationales  de 
chaque  département  seront  en  nombre  suffisant  pour  former  un  bataillon, 
elles  se  réuniront  dans  les  lieux  qui  leur  seront  désignés  par  le  pouvoir  exé- 
cutif, et  les  volontaires  y  nommeront  leur  état-major. 

«  Art.  11.  —  Leur  solde  sera  fixée  sur  le  môme  pied  que  celle  des  autres 
volontaires  nationaux  ;  elle  aura  lieu  du  jour  de  la  réunion  au  chef-lieu  du 
canton. 

«  Art.  12.  —  Les  armes  nationales  seront  remises,  dans  les  chefs-lieux  de 
canton,  aux  gardes  nationales  choisies  pour  la  compositit)n  des  nouveaux 
bataillons  de  volontaires.  L'Assemblée  nationale  invite  tous  les  citoyens  à 
confier  mlontairemenl,  et  pour  le  temps  de  danger,  les  armes  dont  ils  sont 
dépositaires,  à  ceux  qu'ils  chargeront  de  les  défendre. 

«  Art.  13.  —  Aussitôt  la  publication  du  présent  décret,  les  directoires  de 
district  se  fourniront  chacun  de  mille  cartouches  à  balles,  calibre  de  guerre, 
qu'ils  conserveront  en  lieu  sain  et  sûr,  pour  en  faire  la  distribution  aux  vo 
lontaires,  lorsqu'ils  le  jugeront  convenable.  Le  pouvoir  exécutif  sera  tenu  de 
donner  les  ordres  pour  faire  parvenir  aux  départements  les  objets  néces- 
saires à  la  fabrication  des  cartouches. 

«  Art.  14.  —  La  solde  des  volontaires  leur  sera  payée  sur  des  états  qui 
seront  délivrés  par  les  directoires  de  district,  ordonnancés  par  les  directoires 
de  département,  et  les  quittances  en  seront  reçues  à  la  trésorerie  nationale 
comme  comptant. 

«  Art.  15.  —  Les  volontaires  pourront  faire  leur  service  sans  être  revêtus 
de  Vuniforme  national. 

«  Art.  16.  —  Tout  homme  résidant  ou  voyageant  en  France  est  tenu  de 
porter  la  cocarde  nationale;  sont  exceptés  de  la  présente  disposition  les  am- 
bassadeurs et  agents  accrédités  des  puissances  étrangères. 

«  Art.  17.  — ■  Toute  personne  revêtue  d'un  signe  de  rébellion  sera  pour- 
suivie devant  les  tribunaux  ordinaires  :  et  en  cas  qu'elle  soit  convaincue  de 
l'avoir  pris  à  dessein,  elle  sera  punie  de  mort.  Il  est  ordonné  à  tout  citoyen  de 
l'arrêter  ou  de  la  dénoncer  sur-le-champ,  à  peine  d'être  réputé  complice  :  toute 
cocarde  autre  que  celle  aux  trois  couleurs  nationales  est  un  signe  de  rébellion. 
«  Art.  18.  —  La  déclaration  du  danger  de  la  patrie  ne  pourra  être  pro- 
noncée dans  la  même  séance  où  elle  aura  été  proposée  :  et  avant  tout,  le  mi- 
nistère sera  entendu  sur  l'état  du  royaume. 

«  Art.  19.  —Lorsque  le  danger  de  la  patrie  aura  cessé,  l'Assemblée  natio- 
nale le  déclarera  par  un  acte  du  Corps  législatif,  conçu  en  ces  termes  : 
Citoyens,  la  patrie  n'est  plus  en  danger.  » 


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HISTOIRE    SOCIALISTE 


1233 


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Ainsi,  ce  n'esl  pas  à  l'instinct  de  conservation  des  individus,   ce  n'est 
pas  aux  mouvements  spontanés  de  la  colère  ou  de  la  frayeur  qu'est  livrée,  si 

LIV.   155.   —  HISTOIRE   SOaALISTE.  UV.    15l> 


1234  HISTOIRE     SOCIALISTB 

je  puis  dire,  la  conscience  ualionale.  Elle  ne  relève  que  d'elle-même  :  c'est 
elle  qui  se  gouverne  dans  son  unilé.  11  n'y  aura  péril  qu'à  la  minute  même  où 
la  conscience  commune  de  la  pairie  l'aura  reconnu  el  proclamé.  Ainsi, 
chaque  conscience  individuelle,  jusque  dans  les  forces  élémentaires  de  lins- 
tincl  de  conservation,  est  enveloppée  par  la  conscience  nationale.  Et  la  puis- 
sance de  l'ordre  ajoute  encore  à  la  puissance  de  l'exaltation  :  car  lorsqu'elle 
vibre  au  signal  donné  par  la  liberté  en  péril,  toute  âme  sait  qu'elle  est  à 
l'unisson  de  la  patrie;  c'est  la  patrie  elle-même,  c'est  la  commune  liberté  qui 
vibre  et  frémit  en  elle. 

Ce  n'est  point  d'abord  par  réquisitions  que  procède  la  Révolution  me- 
nacée, elle  fait  appel  au  libre  dévouement  des  citoyens.  Ce  sont  des  volon- 
taires qui  auront  Ihonncur  de  marcher  les  premiers:  et  c'est  volontairement 
que  les  citoyens  qui  ont  des  arme^  les  donneront  pour  le  temps  du  danger. 
Les  uniformes  manquent-ils?  Il  n'importe:  les  soldats  de  la  Révolution  n'ont 
pas  besoin  d'uniforme  pour  aller  au  péril.  C'est  comme  citoyens  qu'ils  com- 
battent: c'est  leur  liberté  civile  qu'ils  défendent:  pourquoi  ne  porteraient-ils 
pas  devant  l'ennemi  leur  vêtement  civil?  Et  partout,  ce  sont  les  autorités 
civiles,  ce  senties  citoyens  élus  qui,  au  district,  au  département,  veillent  à 
la  formation,  à  l'équipement,  à  l'armement,  au  payement  des  compagnies 
révolutionnaires. 

Quelle  commotion  de  liberté  et  d'héroïsme  donnée  à  tous  les  cœurs  1 
Quelques  jours  après,  le  11  juillet,  sur  un  rapport  fait  par  Hérault  de  Sé- 
chelles,  au  nom  de  la  Commission  extraordinaire  des  Douze,  l'Assemblée 
déclarait  que  la  patrie  était  en  danger.  Les  hommes  prudents  ou  timides,  les 
modérés,  disaient:  A  quoi  bon?  .^joutez-votis  ainsi  à  la  force  militaire  réelle 
de  la  France?  N'allez-vous  pas,  en  surexcitant  les  alarmes,  dissoudre  la  nation 
en  d'innombrables  petits  groupes  qui  songeront  chacun  à  leur  salut  immédiat? 
Hérault  de  Séchelles  répondait  en  montrant  les  armées  ennemies  en  marche 
vers  nos  frontières.  Il  disait  que  du  Corps  législatif  devait  partir  «  une  étin- 
celle électrique  »,  qui  communiquerait  à  l'ensemble  une  énergie  soudaine." 
Et  il  signalait  le  caractère  exceptionnel,  unique,  de  la  lutte  entreprise. 
C'était  la  première  fois  dans  l'histoire  du  monde,  que  tout  un  peuple  luttait 
pour  sa  liberté.  Et  c'était  aussi  la  dernière  fois  :  car  de  cette  lutte  sortirait 
la  liberté  de  tous  les  peuples;  et  ce  serait  alors  l'universelle  et  éternelle 
paix. 

«  Enfin,  Messieurs,  il  faut  se  pénétrer  d'une  réflexion  décisive.  C'est  que 
la  guerre  que  nous  avons  entreprise  ne  ressemble  en  rien  à  ces  guerres  com- 
munes qui  ont  tant  de  fois  désolé  et  déchiré  le  globe  :  c'est  la  guerre  de  la 
liberté,  de  l'égalilé,  de  la  Constitution,  contre  une  coalition  de  puissances 
d'autant  plus  acharnées  à  modifier  la  Constitution  française  qu'elles  redoutent 
chez  elles  l'établissement  de  notre  philosophie  et  les  lumières  de  nos  prin- 
cipes.  Cette  guerre  est  donc  la  dernière  de  toutes  entre  elles  et  nous...  La 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1235 

. ; 

seule  occasion  de  convoquer  tous  les  frères  que  la  liberté  nous  a  donnés  est 
donc  venue;  et  désormais  elle  ne  se  représentera  plus.  » 

Cette  guerre  extraonlinaire,  il  fallait  la  solenniser  par  une  grave  et  re- 
tentissante déclaration,  comme  par  un  coup  de  canon  on  solennise  un  grand 
événement.  La  dernière  de  toutes  les  guerres  I 

Sulilime  illusion  qui  exaltait  encore  les  courages  en  donnant  à  cette 
guerre,  qui  devait  marquer  la  fin-  des  guerres,  l'innocence  de  la  pai\.  C'est 
comme  une  aube  fraîche  et  pure  de  liberté  et  de  paix  qui  se  réfléchissait  au 
fer  des  baïonnettes  et  des  piques. 

Celait  un  grand  coup  à  Tennemi.  C'était  aussi  un  grand  coup  à  la 
royauté.  Car  si  la  patrie  est  en  danger,  qui  donc  a  créé  ce  danger?  Et  si  la 
patrie  est  en  danger,  le  suprême  péril  n'est-il  pas  de  garder  comme  chef  de 
la  Nation  et  des  armées  un  homme  qui  ne  voulait  pas  de  la  liberté  et  qui 
mettait  l'intérêt  de  la  royauté  au-dessus  de  la  patrie?  Hérault  de  Séchelles 
avait  conclu  : 

«  La  patrie  est  en  danger  parce  que  la  Constitution  est  en  danger.  » 

Ainsi,  c'est  sur  les  Tuileries  qu'était  pointé  le  canon  d'alarme.  A  la  fin 
de  la  séance  du  11,  c'est  dans  un  silence  émouvant  que  l'Assemblée  adopta 
la  belle  et  simple  formule  : 

«  L'Assemblée  nationale,  après  avoir  entendu  les  ministres  et  observé 
les  formalités  indiquées  par  la  loi  des  4  et  5  de  ce  mois,  a  décrété  l'acte  du 
Corps  législatif  suivant  : 

«  Acte  du  Corps  Législatif. 

«  Des  troupes  nombreuses  s'avancent  vers  nos  frontières;  tous  ceux  qui 
ont  horreur  de  la  liberté  s'arment  contre  notre  Constitution, 

«  Citoyens,  la  Patrie  est  en  danger. 

«  Que  ceux  qui  vont  obtenir  l'honneur  de  marcher  les  premiers  pour 
défendre  ce  qu'ils  ont  de  plus  cher,  se  souviennent  toujours  qu'ils  sont 
Français  et  libres;  que  leurs  concitoyens  maintiennent,  dans  leurs  foyers, 
la  sûreté  des  personnes  et  des  propriétés;  que  les  magistrats  du  peuple  vail- 
lent attentivement;  que  tous,  dans  un  courage  calme,  attribut  de  la  véritable 
force,  attendent  le  signal  de  la  loi,  et  la  patrie  sera  sauvée.  » 

Un  autre  coup  terrible  avait  été  porté  peu  de  jours  avant  aux  modérés, 
défenseurs  de  la  monarchie.  L'Assemblée  avait  décrété  la  publicité  des 
séances  des  Corps  administratifs.  Ainsi  le  Directoire  du  Département  de 
Paris,  devenu  le  foyer  de  l'esprit  feuillant  et  du  raodérantisme  rétrograde, 
allait  être  enveloppé  de  la  force  populaire.  Tout  donc  accélérait  le  mouve- 
ment révolutionnaire.  Tout  précipitait  la  suprême  rencontre  de  la  Révolution 
et  de  la  royauté. 

Qu'importe  qu'en  une  effusion  sentimentale  qui  n'était  pas  sans  arrière- 


1236  HISTOIRE  SOCIALISTE 

pensée  Lamourette,  évoque  de  Lyon,  ait  convié  le  7  juillet  tous  les  partis  & 
une  réconciliation,  h  un  erabrassenoent  fraternel?  La  formule  politique  de 
cet  accord  était  décevante  : 

«  Une  section  de  l'Assemblée  attribue  à  l'autre  le  dessein  séditieux  de 
renverser  la  monarchie  et  d'établir  la  République;  et  celle-ci  prête  à  la  pre- 
mière le  crime  de  vouloir  l'anéantissement  de  l'égalité  constitutionnelle,  et 
de  tendre  à  la  création  de  deux  Chambres;  voilà  le  foyer  désastreux  d'une 
désunion  qui  se  communique  à  tout  l'Empire  et  qui  sert  de  base  aux  cou- 
pables espérances  de  ceux  qui  machinent  la  contre-révolution.  Foudroyons, 
Mossirurs,  par  une  exécration  commune  et  par  un  dernier  et  irrf'-vocable  ser- 
ment, foudroyoïxs  et  la  République  et  les  deux  Chambres.  (Applaudissemeiils 
unanimes).  » 

Et  toute  la  Chambre  se  leva  pour  attester  ofBcielleraent  qu'elle  «  rejetait 
et  haïssait  également  la  République  et  les  deux  Chambres!  »  Vanilé  des 
paroles  humaines  et  des  artifices  de  la  sentimentalité  devant  la  grande  force 
des  choses  !  Haïr  la  République  !  Foudroyer  la  République  !  Trois  mois 
après,  cette  République  unanimement  haïe,  cette  République  unanimement 
foudroyée,  se  dressait  sur  le  monde,  passionnait  les  cœurs  et  lançait  la 
foudre. 

Mais,  en  vérité,  quand  Lamourette  proposait  sa  formule  d'équilibre,  il 
ne  s'agissait  point  de  cela.  Il  ne  s'agissait  pas  de  savoir  si,  de  parti  pris  et 
par  système,  les  uns  voulaient  les  deux  Chambres  et  les  autres  la  République. 
Il  s'agissait  de  savoir  si,  pour  sauver  la  royauté,  on  était  prêt  à  compromettre 
la  Révolution,  ou  si,  pour,  sauver  la  Révolution,  on  était  prêt  à  perdre  la 
royauté.  Dès  le  lendemain,  les  hommes  de  la  révolution,  revenus  de  la  sur- 
prise attendrie  du  baiser  Lamourette,  raillaient  cette  vaine  parade  et  cette 
«  réconciliation  normande  ». 

Le  journal  de  Prudhomme  rappelait  cet  apologue  oriental  du  sage 
persan  Saûdi  : 

c  En  ce  temps-là,  Arimane  ou  le  génie  du  mal,  s'apercevant  que  les 
hommes  éclairés  désertaient  ses  autels,  alla  vite  trouver  Oromase  ou  le  génie 
du  bien,  et  lui  dit  :  «  Frère,  assez  longtemps  nous  sommes  désunis.  Récon- 
«  cilions-nous  et  n'ayons  plus  qu'une  seule  chapelle  à  nous  deux.  —  Jamais! 
«  lui  répondit  Oromase  bien  avisé.  Que  deviendraient  les  pauvres  humains, 
«  s'ils  ne  pouvaient  plus  distinguer  le  bien  du  mal?...  » 

Le  torrent  révolutionnaire  ne  fut  pas  suspendu  un  seul  jour. 

Et  qu'importe  aussi  que  le  Directoire  du  département  de  Paris  s'acharnât 
à  suspondre  Pétion  et  Manuel?  Le  premier  mouvement  eu  faveur  du  roi  que 
les  incidents  du  20  juin  avaient  provoqué,  allait  s'éraoussant.  Les  faubourgs 
multipliaient  les  adresses  en  faveur  de  Pétion,  coupable  seulement,  co:iirae 
il  le  disait  lui-môme,  de  n'avoir  pas  fait  verser  le  sang.  Les  ministres  hési- 
taient, sentant  le  péril,  à  s'engager  à  fond. 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1237 


Le  roi  pourtant,  le  11  juillet,  confirmait  la  décision  du  Directoire.  Mais 
l'Assemblée,  le  13  juillet,  sur  un  rapport  de  sa  Commission  des  Douze,  le- 
vait cette  suspension,  et  la  popularité  du  maire  de  Paris  sortait  accrue  des 
événements  du  20  juin.  Surtout,  il  restait  à  l'hôtel  de  ville,  il  y  pourrait 
encore  prêter  la  main  à  la  Révolution  ou  du  moins  fermer  savamment  les 
yeux  sur  ses  préparatifs  et  ses  démarches. 

A  ce  même  moment,  le  pouvoir  exécutif  était  en  pleine  crise  et  décom- 
position. Duranthon,  garde  des  sceaux,  violenté  et  effrayé,  avait  donné  sa 
démission  dès  le  3  juillet;  il  avait  été  remplacé  le  8  par  M.  Jolly  :  mais  le  10, 
tous  les  ministres.  Terrier,  Scipion  Ghambonas,   Lacoste,  Joly,   Lajard  et 


ALA,MEM01RE 
DU   GLORIEUX  COMBlAT 
DU  PEUPLE  FR 

CG^iTRE  LATYï 

AUX  TUILLERIES      , 


Médaillon  de  la  Commdne  db  Paris  bn  mémoire  de  la  journée  du  10  Août  1192. 

(D'après  les  Procès-verbaux  de  la  Commune  de  Paris,  par  M.  Maurice  Tourneui 

reproduit  avec  Tantorisatioa  de  raateur). 

Beaulieu,  s'imaginant  avec  une  naïve  fatuité  qu'ils  allaient  produire  grande 
impression,  déclarèrent  à  l'Assemblée  que  dans  l'état  d'universelle  anarchie 
ils  ne  pouvaient  garder  la  responsabilité  des  affaires.  Ils  envoyaient  en  même 
temps  au  roi  une  lettre  de  démission  collective. 

Cette  pauvre  révolte  calculée  des  commis  feuillants  laissa  l'Assemblée 
indifférente,  mais  elle  découvrit  encore  le  roi.  S'il  ne  pouvait  même  plus 
fournir  des  ministres  pour  le  fonctionnement  de  la  Constitution,  à  quoi 
servait-il? 

Cependant,  à  mesure  que  le  flot  bouillonnait  et  qu'approchait  le  dé- 
nouement, les  partis,  comme  s'ils  redoutaient  les  conséquences  incalculaMes 
de  la  commotion  pressentie,  hésitaient  encore,  ajournaient,  tâchaient  d'a- 
mortir. Quand  fut  lue  à  l'Assemblée  législative,  le  12  juillet,  l'adresse  fran- 
chement et  brutalement  républicaine  du  Conseil  général  de  la  commune  de 
Marseille  et  de  son  maire  .Mouraille,  qui  déclaraient  qu'en  laissant  subsister 
la  royauté  «  les  constituants  n'avaient  rien  constitué  »,  qui  demandaient 
pourquoi  une  race  privilégiée  s'arrogeait  le  droit  de  régner  sur  la  France, 
^ui  invitaient  les  législateurs  «  à  extirper  la  dernière  racine  »  de  tyrannie, 


l->ri8  IIISTOIUK     SOCIALISTK 

c'esl-à-dire  la  royauté  elle-mi*^me,  et  en  tout  cas  tout  droit  de  veto,  l'Assem- 
blée presque  toute  entière  protesta.  Les  uns  s'indignèrent;  les  autres  dé^ap- 
prouvèrent.  M(^nie  les  volontaires  qui  arrivaient  à  Paris  pour  prendre  part 
à  la  ft^te  du  14  Juillet,  «  à  la  Fédération  de  1792  »,  avant  d'aller  aux  frontières 
combattre  l'ennemi,  étaient  entourés,  par  les  Jacobins  eux-mêmes,  de  con- 
seils de  prudence. 

Robespierre,  en  un  discours  un  peu  pompeux  :  «  Salut  aux  défenseurs 
de  la  liberlé.  salut  aux  généreux  Marseillais  »,  les  avertissait  de  ne  point  se 
laisser  duper,  à  la  cérémonie  du  14,  par  les  avances  mensongères  et  les  sou- 
rires du  pouvoir  royal,  mais  il  leur  rappelait  aussi  en  des  termes  dont  la 
violence  calculée  laissait  pourtant  apparaître  le  conseil  de  modération,  que 
la  Constitution  devait  avant  tout  être  respectée  et  maintenue.  Même  dans  la 
journée  du  14  juillet,  au  Champ-de-Mars,  les  partis  de  gauche  évitèrent  avec 
soin  tout  incident  un  peu  aigu,  toute  manifestation  un  peu  vive  :  aucun 
cri  hostile  ne  fut  poussé  contre  le  roi  ou  contre  la  reine. 

Les  fédérés  avaient  été  distribués  dans  les  bataillons  des  dilTérenles 
sections  :  ainsi,  aucun  mouvement  ne  pouvait  se  produire  aul"ur  d'eux,  et 
les  organisateurs  de  la  Journée  évitèrent  même  au  roi  toute  démarche  désa- 
gréable. 

Il  était  convenu  d'abord  qu'il  mettrait  le  feu  à  un  arbre  généalogique  des 
émigrés;  on  lui  épargna  cette  cérémonie.  La  journée  fut  assez  belle,  lumi- 
neuse, languissante,  toute  pénétrée  de  vagues  sous-enlendus,  et  d'une  at- 
tente incertaine,  de  frayeurs  atténuées  et  de  somnolentes  haines.  De  même 
que  les  Jacobins  semblaient  redouter  ou  ajourner  tout  au  moins  le  coup  de 
main  décisif,  le  roi  et  la  reine  n'avaient  plus  d'autre  politique  que  d'attendre 
l'étranger.  Ils  ne  se  faisaient  aucune  illusion  sur  le  baiser  Lamourelle. 
Marie-Antoinette  écrit  le  7  juillet  à  Fersea. 

{En  clair)  : 

«  Je  vous  ai  adressé,  il  y  a  quelques  jours,  l'état  de  vos  dettes  actives. 
Voici  le  supplément  que  je  reçois  ce  matin  de  voire  banquier  de  Londres.  » 

{En  chiffre)  : 

«  Les  différents  partis  de  l'Assemblée  nationale  se  sont  réunis  aujour- 
d'hui; cette  réunion  ne  peut  être  sincère  de  la  part  des  Jacobins,  ils  dissi- 
mulent pour  cacher  un  projet  quelconque.  Un  de  ceux  qu'on  peut  leur 
supposer  est  de  faire  demander  par  le  roi  une  suspension  d'armes  et  de 
l'engager  à  négocier  la  paix.  Il  faut  prévenir  que  toute  démarche  officielle  àj 
cet  égard  ne  sera  pas  le  vœu  du  roi;  que  s'il  est  dans  la  nécessité  d'en 
manifester  un  d'après  les  circonstances,  il  le  fera  par  l'agence  de  M.  dej 
Breteuil.  » 

Étrange  chimère  !  Elle  se  figure  encore  que  la  France  révolutionnaire  a! 
peur  et  cherche  à  négocier,  même  par  le  roi.  Il  n'y  a  donc  qu'une  chose  à 


HISTOIRE    SOCIA.UISTE  1239 

faire  :  écarter  toute  négociation,  et  plonger  au  coeur  ihême  de  la  Révolution 
le  glaive  de  la  Prusse  et  de  l'Autriche. 

Elle  écarte  aussi  les  combinaisons  des  Feuillants,  qui  voulaient  enlever  le 
roi  de  Paris,  lenlourer  des  troupes  lidèles  ou  présumées  telles  de  Lafayette, 
et  de  là,  sans  doute,  faire  la  loi  aux  Jacobins. 

Le  plan  était  absurde:  car  si  cette  troupe  «  constitutionnelle  »  n'avait 
pas  combiné  son  effort  avec  celui  de  l'étranger,  elle  ne  pouvait  rien  contre 
la  France  de  la  Révolution,  rien  que  déchaîner  sans  doute,  dans  Paris  menacé, 
d'effroyables  fureurs.  Et  si  cette  troupe  royaliste  s'étaft  associée,  comme  il 
semble  inévitable,  aux  armées  étrangères,  elle  ne  faisait  que  prolonger  l'tmi- 
gration.  Lafayette  était  si  animé  contre  «  les  factieux  »,  et  si  exaspéré,  il  se  sen- 
tait si  bien  perdu  et  réduit  à  rien  par  leur  triomphe,  qu'il  ne  craignit  pas  de 
proposer  à  la  Cour  ce  plan  insensé.  Une  letlre  de  M.  Lally-Tollendal  au  roi,  du 
9  juillet  l'792,  dit  ceci  :  «  Je  suis  chargé  par  M.  de  Lafayette  de  faire  proposer 
directement  à  Sa  Majesté  pour  le  15  de  ce  mois  le  même  projet  qu'il  avait 
proposé  pour  le  12  et  qui  ne  peut  plus  s'exécuter  à  cette  époque  depuis  ren- 
gagement pris  par  Sa  Majesté  de  se  trouvera  la  cérémonie  du  14.  SaMajesté 
a  dû  voir  le  plan  du  projet  envoyé  par  M.  de  Lafayette,  car  M.  Duport  a  dû  1« 
porter  à  M.  de  Montciel  pour  qu'il  le  montrât  à  Sa  Majesté.  M.  de  Larayelle 
veut  être  ici  le  15;  il  y  sera  avec  le  vieuxgénéralLuckner.  Tous  deux  viennent 
de  se  voir,  tous  deux  se  le  sont  promis,  tous  deux  ont  un  même  sentiment  et. 
un  môme  projet.  Ils  proposent  que  Sa  Majesté  sorte  publiquement  delà  ville, 
entre  eux  deux,  en  l'écrivant  à  l'Assemblée  nationale,  en  lui  annonçant 
qu'elle  ne  dépassera  pas  la  ligne  constitutionnelle,  et  qu'elle  se  rende  à  Com- 
piègne.  Sa  Majesté  et  toute  la  famille  royale  seront  dans  une  même  voitnre. 
Il  est  aisé  de  trouver  cent  bons  cavaliers  qui  l'escorteront.  Les  troupes  an 
besoin,  et  une  partie  de  la  garde  nationale  protégeront  le  départ...  » 

Et  Lally  ajoute  :  «  Si,  contre  toute  vraisemblance,  Sa  Majesté  ne  pouvait 
sortir  de  la  ville,  les  lois  étant  bien  évidemment  violées,  les  deux  (jénéraux 
marcheraient  sur  la  capitale  avec  une  armée.  »  —  Oui,  et  ils  y  précéderaient  de 
quelques  heures  le  duc  de  Brunswick.  Lafayette  lui-même  écrit  le  8  juillet: 
«  J'avais  disposé  mon  armée  de  manière  que  les  meilleurs  escadrons  de  gre- 
nadiers, l'artillerie  à  cheval,  étaient  sous  les  ordres  de  M...  à  la  quatrième 
division,  et  si  ma  proposition  eût  été  acceptée,  j'emmenais  en  deux  jours  à 
Compiègne  quinze  escadrons  et  huit  pièces  de  canons,  le  reste  de  l'armée  étant 
placé  en  échelon  à  une  marche  d'intervalle  ;  et  tel  rî-gimenl  qui  n'eût  pas  fait 
le  premier  pas  serait  venu  à  mon  secours,  si  mes  camarades  et  moi  avions 
étéenr/agés.  » 

Lafayette  n'est  donc  pas  bien  sûr  de  son  armée.  Mais  c'est  pour  celte 
marche  contre  Paris,  c'est  au  moins  pour  surveiller  de  plus  près  les  événements, 
que  Luckner,  sous  l'inspiration  de  Lafayette,  s'était  replié  delà  Belgique  sur 
Lille.  Vraiment,  pour  avoir  voulu  arrêter  la  Révolution  au  point  où  il  s'arrê- 


1240  HISTOIKE     SOCIALISTK 


tait  lui-môme,  Lafayetle,  malgré  la  droiture  de  son  patriotisme,  glissait  aux 
limites  de  la  trahison.  La  reine  avait  averti  de  ces  projets  Fersen  et  le  rorate 
de  Mercy.  Ils  les  combattaient  énergiquement.  Sans  doute,  ils  avaient  peur 
d'une  réédition  aggravée  de  Varennes.  Et  puis,  pour  eux,  le  roi  aux  mains 
de  Lafayette,  c'est  encore  le  roi  aux  mains  de  la  Révolution.  Attendre  à 
Paris,  et  n'avoir  pas  d'autre  libérateur  que  l'étranger,  A'oilà  le  mot  d'ordre. 

Fersen  écrit  à  Marie-Anloinetle  le  10  juillet  :  «  Votre  courage  est  admi- 
rable et  la  fermeté  de  votre  mari  fait  un  grand  elTel.  Il  faut  tonserver  l'un 
et  l'autre  pour  résister  à  toute  tentative  pour  vous  faire  sortir  de  Paris.  Il 
est  très  avantageux  d'y  rester.  Cependant  je  suis  entièrement  de  l'avis  de 
M.  de  Mercy  sur  le  seul  cas  où  il  fallût  en  sortir;  mais  il  faut  prendre  bien 
garde  d'être  assuré,  avant  de  le  tenter,  du  courage  et  de  la  fulélilé  de  ceux 
qui  protégeraient  votre  sortie...  car,  si  elle  manquait,  vous  seriez  perdus  sans 
ressource,  et  je  n'y  pense  pas  sans  frémir.  Ce  n'est  donc  pas  une  tentative  à 
faire  légèrement  et  sans  être  sûr  de  la  réussite.  Il  ne  faudrait  jamais,  si  vous 
le  faites,  appeler  Lafayette,  mais  les  di^partemeiits  voisins...  » 

Le  11  juillet,  Marie-Antoinette  écrit  à  Fersen  :  [en  chiffre)  :  Les  Consti- 
tiidonnels  réunis  à  Lafayette  et  à  Luckncr  veulent  emmener  le  roi  à  Com- 
piègne  le  lendemain  de  la  fédération  ;  à  cet  effet,  les  deux  généraux  vont 
arriver  ici.  Le  roi  est  disposé  à  se  prêter  à  ce  projet  ;  la  reine  le  combat.  On 
ignore  encore  quelle  sera  l'issue  de  cette  grande  entreprise  que  je  suis  loin 
d'approuver.  Luckner  prend  l'armée  du  Rhin,  Lafayette  passe  à  celle  de 
Flandre,  Biron  et  Dumouriez  à  celle  du  centre.  (En  blanc).  Votre  banquier  de 
Londres  n'est  pas  très  exact  à  me  faire  passer  les  fonds.  » 

Luckner  vint  à  Paris  dans  la  nuit  du  13  au  14,  et  il  assista  à  la  fête  de  la 
Fédération.  Lafayette  ne  vint  pas.  La  réponse  négative  du  roi,  qui  avait  cédé 
enfin  aux  instances  de  Marie-Antoinette,  l'avait  rebuté;  et  tout  ce  complot 
avorté  ne  servit  qu'à  compromettre  encore  le  roi  et  Lafayette.  Le  bruit  en 
effet,  que  les  deux  généraux  avaient  songé  à  marcher  sur  Paris  ne  tardait 
pas  à  se  répandre.  Le  journal  de  l^rudhomme  dit  mystérieusement  en  parlant 
de  Lafayette  : 

«  On  dit  qu'un  certain  grand  personnage  était  caché  (le  14)  sous  le  tapis 
de  velours  à  frange  d'or  qui  recouvrait  le  balcon  de  l'école  militaire,  témoin 
invisible  des  imprécations  continues  qu'un  cortège  de  60,000  hommes  lui 
donnait  en  entrant  dans  le  champ  de  la  Fédération  ;  dans  ce  même  champ  où 
il  avait  pensé,  les  années  précédentes,  être  étouffé  dans  des  nuages  d'encens; 
du  moins,  ce  jour-là.  l'armée  de  Lafayette  le  cherchait  partout.  Mais  Luckner 
aussi  avait  bien  quitté  la  sienne  et  les  houlans  pour  venir  défendre  son  roi, 
en  cas  de  besoin  contre  les  factieux  du  14  juillet.  » 

Mais  ce  qui  était  plus  grave  pour  Lafayette  que  ces  rumeurs  étranges,  c'est 
que  Luckner,  dans  son  court  passage  à  Paris,  jasa.  Le  17  juillet,  dans  une 
soirée  chez  l'archevêque  de  Paris,  il  laissa  entendre  que  Lafayette  lui  avait 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1241 


fait  des  propos^ilions  horribles,  qu'il  lui  avait  deraandc  de  marcher  contre 
Paris.  C'est  du  inuins  ainsi  que  furent  comprises  ses  paroles.  Elles  furent 
portées  à  la  tribune  de  la  Législative  par  Gensonné,  Vergniaud,  Brissot.  Elle» 

Lt  général  ^yestermann  sui-nomixc  Le  ^'endt■cn  ..   Comnuindant  en  Chef 
la  Irginn  du  Xnrd. 


Tai  toujours  regarde  guerre  de  politique^ 

celte  guerre,  où  vingt  chefs,  cherchant  à  s'enrichir 

Se  gardaient  bien  de  vaincre,  étant  payés  pour  fuir, 

au  péril  de  mes  jours  f  ai  bravé  la  critique; 

J'ai  vaincu...  ma  couronne  est  a  la  Républiqxu. 

WsSTERUANN. 

I  D'après  uoe  estampe  de  la  Biblîotheqae  aatiouale). 

ftirent  certifiées  par  Hérault  de  Séchelles.  Bureau  de  Puzy,  messager  de  La- 
fayette  à  Luckner  fut  appelé  à  la  barre  pour  s'expliquer  sur  ces  projets  criml- 
neL  II  nia  qu'il  eût  jamais  été  question  d'une  marche  des  armées  sur  Paris, 

UT.   i?6.  —  HISTOIRE   SOCIALISTC,  UT.   136, 


1342  HISTOIRE    SOCIALISTE 


mais  il  produisit  pour  la  défense  de  l>afayeUe  des  lettres,  qui  en  réalité  lac- 
cusaienl.  Lafayelle  disait  à  Luckner  :  ■  J'ai  beaucoup  dn  choses  à  vous  dire 
sur  la  politique.  »  Et  il  éclatait  à  tous  les  yeuxque  les  deux  armées  étaient 
livrées  ;\  l'intrigue,  que  leur  force  patriotique  et  révolutionnaire  était  para- 
lysée piir  les  combinaisons  des  chefs.  Luckner  écrivit  que  ses  paroles  avaient 
été  mal  comprises.  Lafayette  nia: 

«  On  me  demande  si  j'ai  pensé,  si  j'ai  tenté  d'aller  faire  le  siège  de  Paris, 
de  quitter  les  frontières  pour  marcher  sur  Paris;  je  réponds  en  quatre  mots: 
cela  n'est  pas  vrai.  Signé:  Lafayelle.  » 

C'était  une  misérable  équivoque,  toute  voisine  du  mensonge.  Ce  n'est 
pas  directement  sur  Paris,  ce  n'est  pas  avec  toute  son  armée  que  voulait 
marcher  Lafayette.  11  voulait  d'abord  aller  à  Compiégne.  Mais  l'essentiel  est 
qu'il  avait  médité  de  quitter  en  effet  la  frontière  et  son  poste  de  combat  pour 
servir  la  royauté.  Et  Luckner,  craignant  sans  doute  d'être  compromis,  avait 
laissé  échapper  une  partie  au  moins  du  secret.  De  partout  s'exhalait  comme 
une  odeur  de  trahison.  EtMarat,  écrasé  pourtant  depuis  des  mois  par  le  sen- 
timent de  son  impuissance,  relevait  un  moment  la  tète  pour  se  gloriOer  de 
sa  clairvoyance: 

«  Français,  écrit-il  le  18  juillet,  vous  avez  donc  ouvert  les  yeuï  sur  le 
sieur  Mottié  (Lafayette);  depuis  quelques  jours  vous  voilà  parvenus  à  voir 
ce  qu'un  citoyen  clairvoyant  n'a  cessé  de  vous  montrer  depuis  le  principe  de 
la  Révolution,  et  aujourd'hui  le  grand  général,  le  héros  des  deux  mondes, 
l'émule  de  Washington,  l'immortel  restaurateur  de  la  liberté  n'est  plus  à  vos 
yeux  qu'un  vil  courtisan,  un  valet  du  monarque,  un  indigne  suppôt  du 
despotisme,  un  traître,  un  conspirateur...  Luckner  n'est  pas  moins  un  traître 
avéré,  assez  vil  pour  couvrir  du  mensonge  ses  noires  perfidies;  car  il  est  faux 
qu'il  ait  été  forcé  de  rentrer  dans  nos  murs  faute  de  monde  pour  pénétrer 
dans  le  pays  ennemi  dont  tous  les  habitants  lui  tendaient  les  bras.  >• 

Ainsi,  croissait  le  juste  et  terrible  soupçon  du  peuple.  Le  roi  ayant  déci- 
dément écarté  t  lUt  rrojet  de  fuite,  c'est  à  Paris,  c'est  dans  le  champ  clos  de 
la  cajàtale  qu'allait  se  livrer  la  suprême  bataille.  Qui  l'emporterait,  des  Tuile- 
ries transformées  tous  les  jours  en  forteresse,  ou  des  faubourgs  soulevés  et 
grossis  par  l'afflux  quotidien  des  fédérés?  Ceux-ci  en  effet,  peu  nombreux  en- 
core au  14  juillet,  se  balaient  niainleiianl  vers  Paris.  A  peine  arrivés,  ils  y 
étaient  cnveloppé<  de  ( h  nseils  confus  et  contradictoires,  mais  du  contact  de 
leur  passion  à  leur  passion  de  Paris  une  foriuidable  électricité  se  déga- 
geait. 

Marat,  dans  son  numéro  du  18,  leur  conseillait  de  mettre  la  main  sur  le 
roi  et  sur  la  !';imille  royale,  et  de  les  garder  comme  otages,  prêts  à  les  ma<sa- 
crersi  l'étranger  faisait  un  pas  sur  le  sol  de  la  patrie.  Chose  curieuse!  Marat 
est  peu  écouté.  Il  semblerait  qu'au  moment  où  la  passion  générale  atteint 
au  diapason  de  la  sienne,  il  devait  avoir  une  grande  action.  Il  n'en  est  rien:  la 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1343 

forcedes  événements  qui  soulèvent  les  esprits  débordé  infiniment  toute  parole 
individuelle. 

La  voix  stridente  et  un  peu  grêle  de  Marat  se  perù  dans  le  tumulte 
grandissant  de  la  Révolution  prochaine,  comme  le  cri  ai^u  d'un  oiseau 
de  nier  dans  la  clameur  croissante  des  flots  soulevés.  Un  moment  même,  le 
îl  juillet,  en  un  accès  de  désespoir,  il  annonce  sa  retraite;  c'est  la  royauté 
cfui  va  a  l'abîme,  et  lui,  le  prophète,  il  croit  que  c'est  la  Révolution  : 

«  Qu'ai-je  retiré  de  ce  dévouement  patriotique,  que  la  calomnie  des  enne- 
mis de  la  liberté,  la  haine  des  méchants,  la  persécution  des  suppôts  du  des- 
potisme, la  perte  de  mon  état,  l'indigence,  l'anathème  de  tous  les  grands 
de  4a  terre,  la  proscription  et  les  dangers  d'un  supplice  ignominieux?  Mais, 
ce  qui  me  tomhc  encore  plus,  Jrst  la  nnire  ingratitude  du  peuple,  le  lâche 
abandon  des  patriotes.  Où  sont  ces  faux  braves  qui  affichaient  tant  de  zèle, 
tant  d'audace  dans  leurs  clubs,  qui  avaient  fait  serment  de  me  défendre  au 
péril  de  leur  vie,  de  verser  pour  moi  tout  leur  sang?  Ils  ont  disparu  à  la 
vue  du  danger,  k  peine  me  reste-t-il  quelques  amis,  à  peine  me  reste-l-il  un 
asile.  Saint  amour  de  la  Patrie,  dans  quel  abîme  affreux  tu  m'as  précipité. 
Mais  non,  je  ne  souillerai  point  par  de  tristes  regrets  la  pureté  de  mes  sacri- 
fices. Quelque  horrible  que  soitmon  sort,  j'étais  déterminée  lesubir,  dèsl'ins- 
tant  où  j'ai  épousé  votre  cause,  je  m'étais  dévoué  à  tous  les  malheurs  pour 
vous  rendre  heureux.  Dans  l'excès  de  mon  infortune,  le  seul  chagrin  qui 
m'accable  est  la  perte  de  la  liberté.  Que  les  ennemis  de  la  Patrie  qui  savent 
à  quel  point  je  la  chérissais  et  qui  m'ont  fait  un  crime  de  mon  zèle,  ne  peu- 
vent-ils être  témoins  de  mon  désespoir:  ils  trouveraient  que  les  dieux  m'ont 
^ssez  puni.  •> 

L'accent  est  beau,  mais  voilà  bien  le  châtiment  de  ces  sensibilités  déré- 
glées et  violentes.  Elles  se  dépensent  en  fureurs  stériles,  en  prédictions  loin- 
taines, en  vaines  objurgations  aux  heures  d'ine'vitable  pesanteur  populaire. 
Et  s'étant  ainsi  comme  épuisées  elles-mêmes,  elles  ne  vibrent  plus  à  l'ap- 
proche des  grands  événements  qui  font  palpiter  même  les  âmes  communes. 

Marat,  le  22  juillet  1792,  ne  pressentait  pas  la  victoire  prochaine  du  peuple 
et  de  la  Révolution.  Le  mouvement  des  section»,  aux  premiers  jours  d'août, 
ranimera  ce  système  nerveux  instable  et  usé. 

Robespierre  deviuait  bien  les  vastes  et  prochains  mouvements.  Mais 
l'effervescence  des  fédérés  lui  faisait  peur.  11  s'obstinait  à  les  maintenir  dans 
la  légalité  :  d'un  coup  de  main  victorieux  ne  sortirait  que  l'anarchie  ou  la 
dictature.  C'est  par  des  moyens  légaux  qu'il  voulait  sauver  et  com^éler  la 
Révolution. 

Il  ne  fallait  pas  briser  les  ressorts  de  la  Constitution,  mais  il  fallait  les 
tendre  dans  le  sens  de  la  démocratie  et  de  la  volonté  nationale.  Les  fédérés, 
écril-il  dansie  De'/e/wewr  de  la  Constitution  à\i  15  au  20  juillet,  «  sont  arrivés 
à  Paris  au  moment  de  la  plus  horrible  conspiration  prête  d'éclater  contre  la 


1244  HISTOIRE     SOCIALISTE 

patrie.  Ils  peuvent  la  déconcerter.  Pour  remplir  cette  tâche,  ce  ne  sera  ni  le 
courage  ni  l'amour  de  la  patrie  qui  leur  manquera,  mais  il  leur  faudra  encore 
toute  la  sagesse  et  toute  la  circonspection  nécessaire  pour  choisir  les  véri- 
tables moyens  de  sauver  la  liberté  et  pour  éviter  tous  les  pièges  que  les 
ennemis  du  peuple  ne  cesseront  de  tendre  à  leur  franchise.  Les  émissaires  et 
les  complices  de  la  Cour  mettront  tout  en  œuvre  pour  provoquer  leur  impa- 
tience et  pour  les  porter  à  des  partis  extrêmes  et  précipités.  Qu'ils  se  condui- 
sent avec  autant  de  prudence  que  d'énergie;  qu'ils  commencent  par  con- 
naître les  ressorts  des  intrigues;  qu'ils  ménagent  Fopinion  des  faibles  en 
éveillant  le  patriotisme;  qu'ils  s'arment  de  la  Constitution  même  pour 
sauver  la  liberté  ;  que  leurs  mesures  soient  sages,  progressives  et  coura- 
geuses. 

«  Ce  serait  une  absurdité  de  croire  que  la  Constitution  ne  donne  pas  à 
l'Assemblée  nationale  les  moyens  de  la  défendre,  lorsqu'il  est  évident  que 
l'Assemblée  nationale  est  loin  d'employer  toutes  les  ressources  que  la  Cons- 
titution lui  présente;  il  serait  souverainement  irapolitique  de  commencer 
par  demander  plus  que  la  Constitution,  lorsqu'on  ne  peut  pas  obtenir  la 
Constitution  elle-même;  il  serait  plus  impolilique  encore  de  vouloir  réclamer 
par  des  moyens  en  apparence  inconstitutionnels,  ce  qu'on  a  le  droit  d'exiger, 
en  vertu  du  texte  formel  de  la  Constitution. 

«  En  suivant  ce  principe,  on  rallie  les  esprits  timides  et  ignorants,  on 
impose  silence  à  la  calomnie  et  on  dévoile  toute  la  turpitude  des  manda- 
taires coupables,  qui  ne  cessent  d'invoquer  les  lois,  en  les  foulant  aux 
pieds. 

«  Pourquoi  laisserais-je  croire  qu'il  faut  s'élever  à  ces  mesures  e.xlraor- 
dinaires  que  le  salut  public  autorise  pour  demander  la  punition  d'une  Cour 
conspiratrice,  des  généraux  traîtres  et  rebelles,  la  destitution  des  directoires 
contre-révolutionnaires  ;  l'exécution  de  toutes  les  lois  qui  doivent  protéger  la 
liberté  publique  et  individuelle,  lorsque  ce  ne  sont  là  que  les  devoirs  les 
plus  rigoureux  que  la  Constitution  impose  à  nos  représentants?...  Citoyens 
fédérés,  ne  combattez  nos  ennemis  communs  qu'avec  le  glaive  des  lois... 
L'impatience  et  l'indignation  peuvent  conseiller  des  mesures  plus  promptes 
et  plus  vigoureuses  en  apparence,  le  salut  public  et  les  droits  du  peuple  peu- 
vent les  légitimer;  mais  celles-là  seules  sont  avouées  parla  saine  politique 
et  adaptées  aux  circonstances  où  nous  sommes. 

a  //  ne  faut  pas  toujours  faire  tout  ce  qui  est  légitime...  Ce  n'est  point 
à  la  tête  de  tel  ou  tel  individu  qu'est  attachée  la  destinée  de  F  empire  ;  c'est 
à  la  nature  même  du  gouvernement  ;  c'est  à  la  liberté  des  institutions  poli- 
tiques. Dans  un  vaste  état,  au  sein  des  factions,  les  malheurs  pudlics  ne 
disparaissent  point  avec  quelques  indiviifus  malfaisants  et  la  tyrannie  ne 
tombe  point  avec  les  tyrans.  Les  mouvements  partiels  et  violents  ne  sotit 
souvent  que  des  crises  mortelles.  Avant  de  se  niellre  en  route,  il  faut  con- 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1245 


naître  le  terme  où  l'on  veut  arriver  el  le  chemin'  où  l'on  doit  marcher.  Il 
faut  un  plan  et  des  chefs  pour  exécuter  une  grande  entreprise.  » 

Voilà,  vingt  jours  avant  le  10  août  et  à  l'usage  des  fédérés  bouillonnants, 
quelle  est  la  politique  de  Robespierre  :  politique  d'attente,  de  prudence  et  de 
légalité.  Pas  de  mouvement  de  la  rue,  pas  d'insurrection,  pas  d'assaut  aux 
Tuileries,  pas  d'agression  contre  la  personne  du  roi  et  même  pas  d'attaque 
inconstitutionnelle  contre  son  pouvoir  constitutionnel.  C'est  de  la  vigoureuse 
action  de  l'Assemblée  et,  à  son  défaut,  d'une  vigoureuse  action  légale  de 
toute  la  France  qu'il  faut  attendre  ïe  salut.  Mais  comment?  Robespierre  reste 
■énigmatique  et  vague. 

Car  quel  moyen  aura  l'Assemblée  de  prendre  toutes  les  mesures  de  salut 
«ans  lesquelles  la  liberté  et  la  patrie  vont  périr,  si  le  roi  peut  les  paralyser 
par  un  veto  qui  est  dans  la  Constitution?  comment  l'Assemblée  pourra-t-elle 
châtier  les  généraux  traîtres  et  donner  le  commandement  à  des  généraux 
fidèles,  si  les  ministres,  choisis  par  le  roi  d'après  la  Constitution,  s'obstinent 
à  couvrir  la  trahison,  à  ligolter  la  patrie?  Le  plus  sûr  serait  sans  doute  d'im- 
poser au  roi,  par  la  vigueur,  par  la  fermeté  de  l'Assemblée,  des  ministres 
patriotes;  mais  n'est-ce  point  retomber  dans  la  politique  de  la  Gironde?  et 
Robespierre  n'a-t-il  pas  déclaré  maintes  fois  quil  tenait  pour  suspectes  et  cor- 
ruptrices toutes  ces  combinaisons  ministérielles?  11  semble  bien  qu'entre  la 
révolution  de  la  rue  et  la  pol' tique  de  la  Gironde  il  n'y  avait  pas  de  milieu. 
Ou  renverser  le  gouvernement  royal,  ou  y  installer  la  Révolution,  voilà 
semble-t-il,  le  dilemme  qui  s'imposait;  Robespierre  ne  veut  ni  l'un  ni  l'autre: 
quelle  issue  laisse-t-il  aux  événements? 

Et  ce  recours  à  l'action  générale  et  légale  du  pays,  qu'il  semble  annoncer 
en  termes  vagues  comme  la  suprême  ressource,  comment  l'entend-il?  II  n'a 
garde  de  le  dire  encore.  Peut-être  n'avait-il  pas  encore,  à  cet  égard,  le  plan 
précis  que  quelques  Jours  plus  tard,  quand  il  sera  comme  acculé  par  les  évé- 
nements, il  développera;  peut-être  aussi,  avec  sa  prudence  accoutumée,  ne 
voulait-il  pas  se  découvrir  avant  l'heure  et  ajouter  à  l'agitation  par  des 
suggestions  prématurées. 

Quel  habile  agencement I  Comme,  tout  en  déconseillant  l'emploi  de  la 
force  révolutionnaire,  il  en  proclame  la  légitimité  pour  pouvoir  en  accepter 
sans  embarras  les  résultats!  Mais  il  n'y  avait  certes  pas  là  une  force  d'im- 
pulsion. 

Plus  hésitante  encore  était  la  Gironde.  Après  le  discours  terrible,  mais 
encore  incertain  de  Vergniaud,  Brissot  était  venu  le  9  juillet  demander 
qu'une  instruction  fût  ouverte  pour  savoir  si  le  roi  avait  réellement  fait  contre 
l'étranger  l'acte  formel  d'opposition  exigé  par  la  Constitution.  C'était  ouvrir  la 
procédure  de  déchéance.  Mais  le  discours  d*^  Brissot,  co'incidant  avec  le  baiser 
Laraourctte,  n'avait  pas  porté. 

Et  il  semblait  que  la  Gironde  et  lirissot  lui-même  se  fussent  ensuite 


1?/|tl  HISTOIRE    SOCIALISTE 


repliés. Donner  l'assaut  aux  Tuileries?  Mais  la  Gironde  perdrait  au  profit  des 
force?  révolutionnaires  des  sections  la  direction  du  mouvement.  Laisser  faire 
le  roi  ?  Mais  la  patrie  allait  être  envahie  et  la  liberté  égorgée.  Proclamer  sous 
des  formes  légales  la  déch(*;ance?  C'était  donner  le  signal  d'une  agitation  de 
la  rue.  Imposer  de  nouveau  au  roi  des  ministres  patriotes?  Celte  fois,  si  le  roi 
était  obligé  de  les  subir,  après  les  avoir  renvoyés,  ce  serait  pour  lui  une  telle 
humiliation,  une  telle  diminution  de  pc^uvoir  que,  sous  le  nom  du  roi,  la 
Gironde  et  la  Révolution  sera'ient  souveraines.  El  la  patrie  serait  sauvée  sans 
qu'une  secousse  violente  eût  été  donnée  à  la  Constitution.  C'est  dans  cette 
pensée  que  les  Girondins  portèrent  d'abord  leur  effort  sur  la  question  minis- 
térielle. 

Sans  doute,  si  Brissot  après  son  discours  agressif  du  9,  avait  subitement 
cessé  le  feu.  c'est  que  la  démission  collective  des  ministres  donnée  le  10 
suggéra  à  la  Gironde  l'idée  qu'elle  pourrait,  au  nom  de  la  RévqluUon,  recon- 
quérir le  ministère. 

La  démission  collective  avait  élé  donnée  pour  prouver  au  pays  que  dans 
l'état  d'anarchie  où  était  tombée  la  France,  la  Constitution  ne  pouvait  fonc- 
tionner. Et  le  roi  ne  remplaçait  pas  les  ministres  démissionnaires,  soit  pour 
mieux  marquer  cet  état  d'anarchie  et  d'impuissance,  soit  parce  qu'en  effet,  à 
l'heure  du  péril,  il  ne  trouvait  pas  aisément  des  serviteurs.  C'est  sans  doute 
dans  cette  période  queOuadet,  Vergniaud  et  Gensonné,  sollicités  pir  un  ami 
de  la  Cour,  le  peintre  Roze,  de  donner  leur  avis  sur  la  crise  et  les  moyens 
de  la  conjurer,  écrivirent  cette  sorte  de  consultation  politique,  tout  à  fait 
loyale  d'ailleurs  et  conforme  à  leurs  déclarations  publiques,  qui  sera  saisie 
plus  tard  dans  l'armoire  de  fer  et  invoquée  contre  la  Gironde. 

«  Le  choix  du  ministère,  y  disaient-ils,  a  été  dans  tous  les  temps  une  des 
fonctions  les  plus  importantes  du  pouvoir  dont  le  roi  est  revêtu  :  c'est  le 
thermoynètre  d'après  lequel  l'opinion  publique  a  toujours  jngé  les  disposi~ 
iions  de  la  Cour,  et  on  comprend  quel  peut  être  aujourd'hui  l'effet  de  ces 
choix  qui,  dans  tout  autre  temps,  auraient  excité  les  plus  violents  murmures. 
Un  ministère  bien  patriote  serait  donc  un  des  grands  moyens  que  le  roi  peut 
employer  pour  rappeler  la  confiance.  »  A  la  tribune  de  la  Législative,  le 
21  juillet,  au  nom  de  la  Commission  des  Douze,  devenue  depuis  quelques 
jours  la  Commission  des  vingt-un,  Vergniaud  somma  le  roi  de  choisir  des 
ministres. 

«  L'Assemblée  déclare  au  roi  que  le  salut  de  la  patrie  commande  im- 
périeusement de  recomposer  le  ministère,  et  que  ce  renouvellement  ne  peut 
être  différé  sans  un  accroissement  incalculable  des  dangers  qui  menacent 
la  liberté  et  la  Constitution,  et  décrète  que  le  présent  décret  sera  porté  dans 
le  jour  au  roi.   ■ 

La  Gironde  espérait-elle  que  sous  l'action  combinée  de  ses  menaces  et  de 
ses  avances  Ip  roi  fléchirait,  se  livrerait  et  lui  remettrait  en  main, sans  arrière- 


HISTOIRE    SOCIALISTE  l^'w 

pensée  cette  l'ois,  louLes  les  forces  de  la  France  pugr  le  >alut  de  la  Révolu- 
tion !  Espérance  insensée,  mais  qui  tlaltail  ces  cœurs  généreux  et  sublils. 
Dans  cette  attente  où  il  entrait,  malgré  tout,  peu  d'espoir,  ils  évitaient  les 
paroles  irréparables.  Ils  amortissaient,  ils  ajournaient. 

Pourtant  les  événements  se  hâtaient,  se  passionnaient,  devenaient  plus 
pressants  tous  les  jours.  Et  la  croissante  exaltation  patriotique  et  révolution- 
naire ne  permettrait  pas  longtemps  les  combinaisons  dilatoires  et  incertaines. 
Le  soleil  toujours  plus  ardent  montait,  et  l'ombre  vaine  des  hommes  d'Etat  se 
taisait  plus  courte  à  leurs  pieds. 

Depuis  que,  le  11  juillet,  l'Assemblée  avait  proclame  le  danger  de  la 
patrie,  les  âmes  étaient  frémissantes  et  comme  soulevées.  A  Paris,  c'est  le 
dimanche  22  et  le  lundi  23  juillet  que  la  municipalité  fil  proclamer  l'acte  du 
Corps  législatif  et  procéder  aux  enrôlements  civiques.  Elle  imagina  un  céré- 
monial grandiose  et  simple,  un  de  ces  magnifiques  plans  de  fête  que  créait  le 
génie  de  l'art  passionné  par  la  liberté.  Que  serait  cecéiéraonialsans  l'enthou- 
siasme et  la  ferveur  nationale '?■  Mais  il  ne  faut  point  dédaigner  les  formes 
solennelles  et  amples  que  lu  pensée  inspirée  et  réfléchie  prêtait  à  la  puis- 
sance spontanée  du  sentiment  national.  La  Révolution  a  eu,  dans  sa  débor- 
dante vie,  un  sens  merveilleux  du  théâtre.  A  l'heure  même  oii  elle  agissait, 
vivait,  combattait,  disciplinait  les  foules  et  embrasait  les  âmes,  elle  était 
pour  elle-même  comme  pour  le  monde  un  grand  spectacle,  et  elle  ordonnait 
les  vastes  mouvements  populaires  en  de  nobles  lignes  de  beauté. 

Proclamation 

c  A  sept  heures  du  matin,  le  Conseil  général  s'assemblera  à  la  maison 
commune. 

«  Les  six  légions  de  la  garde  nationale  de  Paris  se  réuniront  par  détache- 
ments, à  six  heures  du  matin,  avec  leurs  drapeaux,  sur  la  place  de  Grève. 

«  Le  canon  d'alarme  du  parc  d'artillerie  du  Pont-Neuf  tirera  une  salve  de 
trois  coups  à  si.x  heures  du  malin,  pour  annoncer  la  proclamation,  et  conti- 
nuera d'heure  en  heure  la  môme  décharge  jusqu'à  sept  heures  du  soir.  Pa- 
reilles salves  seront  faites  par  une  pièce  de  canon  à  l'Arsenal. 

«  Un  rappel  battu  dans  tous  les  quartiers  de  la  ville  rassemblera  en  armes 
les  citoyens  dans  leurs  postes  respectifs. 

«  A  huit  heures  précises,  les  deux  cortèges  se  mettront  en  marche  dms 
l'ordre  suivant  : 

«  Détachement  de  cavalerie  avec  trompette,  sapeurs,  tambours,  musique, 
détachement  de  la  garde  nationale,  six  pièces  de  canon,  trompettes. 

«  Quatre  huissiers  de  la  municipalité  à  cheval,  portant  chacun  une  en- 
seigne, à  laquelle  sera  suspendue  une  chaîne  i!c  couronnes  civiques,  chacuna 
ayant  une  de  ces  inscriptions  :  Liberté,  Egalité,  Constitution,  Patrie;,  au- 


V^AS  HISTOIRE     SOCIALISTE 

dessous  de  celles-ci  :  Publicité,  Responsabilité;  ces  quatre  enseignes  seront 
liabituellemeni  portées  dorénavant  dans  toutes  les  cérémonies  où  assistera  la 
municipalité. 

«  Douze  ofûciers  municipaux,  revêtus  de  leurs  écharpes,  des  notables, 
nnembres  du  conseil,  tous  à  cheval; 

o  Un  garde  national  à  cheval,  portant  une  grande  bannière  tricolore  sur 
laquelle  seront  écrits  ces  mots  :  Citoyens,  la  patrie  est  en  danger. 

«  Six  pièces  de  canon,  deuxième  détachement  de  garde  nationale,  déta- 
chement de  cavalerie. 

«  Ces  deux  marches  seront  composées  dans  le  môme  ordre  sur  la  place  de 
Grève,  et  partiront  au  môme  moment  chacune  pour  leur  division. 

tt  A  chacune  des  places  désignées  par  la  proclamation,  le  cortège  fera 
halle;  un  de  ceux  qui  le  composent  donnera  au  peuple  un  signal  de  silence, 
en  agitant  une  banderolle  tricolore  ;  il  se  fera  un  roulement  de  tambour  pour 
dernier  signal,  les  roulements  cesseront,  et  unofQcier  municipal,  à  la  tête  de 
SOS  collègues,  lira  à  haute  voix  lacté  du  Corps  législatif,  qui  annonce  que  la- 
Patrie  est  en  danger. 

<■  Les  cortèges  rentreront  dansle  même  ordre  à  la  Grève.  Les  deux  bannières 
où  sera  inscrite  la  Proclamation  de  la  Patrie  en  danger,  seront  placées,  lune 
au  haut  de  la  maison  commune,  l'autre  au  parc  d'artillerie  établi  au  Pont- 
Neuf,  et  elles  y  resteront  jusqu'à  ce  que  l'Assemblée  nationale  ait  déclaré  que 
la  Patrie  n'«st  plus  en  danger. 

«  Pendant  la  marche,  la  musique  n'exécutera  que  des  airs  majestueux  et 
sévères. 

«  Enrôlement  civique. 

«  Il  sera  dressé  dans  plusieurs  place?  des  amphithéâtres  sur  lesquels  se- 
ront placées  des  tentes  ornées  de  banderolles  tricolores  et  de  couronnes  de 
chêne;  sur  le  devant  de  l'amphithéâtre,  une  table,  posée  sur  deux  caisses  de 
tambours,  servira  de  bureau  p-our  recevoir  et  inscrire  les  noms  des  citoyens 
qui  se  présenteront. 

«  Trois  officiers  municipaux  assistés  de  six  notables  placés  sur  cet  am- 
phithéâtre délivreront  aux  ciloyens  inscrits  le  certificat  de  leur  enrôlement:  fi 
côté  deux  seront  placés  les  drapeaux  de  l'arrondissement,  gardés  par  les  gardes 
nationaux. 

«  Dans  l'amphithéâtre,  il  sera  formé  un  grand  cercle  par  des  volontaires, 
lequel  renfermera  deux  pièces  de  canon  et  de  la  musique.  Les  citoyens  ins- 
crits descendront  ensuite  se  placer  au  centre  de  ce  cercle  jusqu'à  ce  que  la 
cérémonie  soit  finie;  alors  ils  seront  reconduits  par  les  officiers  municipaux 
et  la  garde  n.itionale  jusqu'au  quartier-général,  d'où  chacun  se  rendra  dans 
les  différents  postes.  » 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


{249 


C'était  comme  une  mise  en  scène  antique  où  la  voix  du  canon  mettait 
une  puissance  nouvelle,  où  la  liberté,  commune  enfin  à  tous  les  hommes, 
mettait  une  nouvelle  grandeur.  La  Révolution  empruntait  de  la  Grèce  et  de 


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Rome  l'art  sublime  de  donner  au  péril  même  une  sérénité  grave  et  dlnsi- 
nuer  à  la  mort,  assumée  pour  la  liberté  et  la  pairie,  un  tel  enthousiasme  quelle 
-était  comme  la  suprême  exaltation  de  la  vie. 

L'impression  fut  profonde  et  l'élan  fut  admirable.  En  quelques  jours,  sur 
les  huit  amphithéâtres  dressé',  dans  Paris,  près  des  tentes  couronnées  de 

UV.   157.  —    HISTOIRR   S.ir.tAUSTE.  MV.   157. 


1250  HISTOIRE     SOCIALISTE 


chéue,  15,000  volontiires  s'inscrivircnl.  Hélas!  celte  pure  ferveur  du  combat 
pour  la  liberté  devait  aboutir  un  jour  à  la  servituile  militaire,  et  sous  la  table 
qui  portait  les  registres  d'inscription  la  vibration  de  tous  les  enthousiasmes 
se  ri;pcrcutait  au  creux  des  tambours.  Mais  à  cette  minute,  rion  de  mécanique 
H  de  servile  ne  pesait  encore  sur  l'élan  sacré.  C'est  en  vain  aussi  que  Mara», 
rapetissant  en  une  défiance  crispéi'  la  grande  clairvoyance  révolutionnaire, 
adjurait  aigrement  les  volontaires  de  ne  pas  aller  à  la  frontière  avant  qu'on 
y  eût  envoyé  les  troupes  de  ligne,  les  gardes  nationales  royalistes,  tous  les 
suppôts  armés  de  la  tyrannie.  C'est  en  vain  que  selon  le  récit  du  journal  de 
Pruiihomme,  qui,  tout  en  combattant  M  irai,  lui  raéna'.îe  souvent  un  écho 
assourdi,  pédantesque  et  diffus,  c'est  en  vain  que  «  plusieurs  citoyens,  dont 
on  respecte  le  motif,  disaient  tout  haut  :  «  Eh  !  malheureux  !  où  courez-vous? 
o  Pensez-vous  donc  sous  quels  chefs  il  vous  faudra  marcher  h  l'ennemi?  "Vos 
«  olficiers  sont  presque  tous  des  nobles;  un  Lafayelle  vous  mènera  à  la  bou- 
«  chérie.  Eh!  ne  voyez- vous  pas  comme  sous  les  persiennes  du  château  des 
»  Tuileries  on  sourit  d'un  rire  féroce  à  votre  empressement  généreux,  mais 
«  aveugle?  Réfléchissez  donc!  »  —  «  Di-cours  inuliles,  ajoute  le  témoin  un 
peu  guindé;  et  incapables  de  ralentir  IVt  l-nr  générale.  La  Jeunesse  éleetrisée 
Ti  entendait  rien.  » 

Kt  elle  avait  raison  de  ne  pas  entendre.  Les  sections  révolutionnaires 
aussi  avaient  raison  d'animer  tous lescitoyens.etdenepas  même  compter  avec 
l'âî-'e  :  c'est  le  propre  des  grands  événements  de  mûrir  soudain  l'enfance  elle- 
même  et  de  donner  à  l'adolescence  une  force  virile;  la  ferveur  de  l'enfance 
transfigurée  met  une  lueur  d'aurore  sur  les  graves  espérances  de  la  nation. 

«  Si  je  n'avais  consulté  que  les  apparences,  s'écriait  l'officier  qui  amenait 
78  adolescents  de  la  section  des  Quatre-Nations,  la  taille  de  quelques-uns  se 
serait  opposée  à  leur  admission;  mais  j'ai  posé  ma  main  sur  leurs  cœurs  et 
non  sur  leurs  têtes;  ils  étaient  tout  brûlants  de  patriotisme.  » 

Oui,  ces  jeunes  hommes  avaient  raison  de  ne  pas  écouter  les  conseils 
d'une  fausse  sagesse  révolutionnaire.  C'est  en  courant  à  la  frontière  conlre 
l'envahisseur  qu'ils  brisaient  au  dedans  l'œuvre  de  trahison  ;  car  quel  est  le 
■citoyen  qui,  les  voyant  aller  au  péril,  à  la  mort  peut-ôtn%  pour  la  liberté  com- 
mune, n'ait  fait  en  son  cœur  le  serment  de  ne  pas  les  livrer  à  l'entreprise  des 
traîtres  et  à  l'intrigue  «  du  premier  des  traîtres  »,  le  roi? 

C'est  ainsi,  en  effet,  que  Duheni,  le  24  juillet,  appela  le  roi  à  la  tribune 
de  l'Assemblée.  Les  adresses  demandant  la  déchéance  de  Louis  XVI  commen- 
çaient à  arriver.  Quand  les  généraux  de  l'armée  du  Rhin,  Lamorlière,  Biron, 
Victor  Broglie  et  Wimpfen,  le  25  juillet,  annoncèrent  par  lettre  à  l'Assemblée 
que  pour  couvrir  la  frontière  menacée,  ils  avaient  dû  réquisitionner  d'office 
les  gardes  nationales  de  l'Alsace;  quand  Montesqniou,  commandant  l'armée 
du  Midi,  vint  en  personne,  le  lendemain,  exposer  $  l'Assemblée  qu'avec  les 
faibles  ressources  dont  il  disposait,  il  ne  pouvait  empêcher  les  troupes  du  roi 


HISTOIRE     SOCI.VLISTK  12Ô1 

de  SardiHgne  d'envahir  le  sol  français  et  daller  jusqu'à  lArdèche  et  jusqu'à 
Lyon  fomenter  des  mouvements  contre-révolutionnaires,  la  guerre  qui  semble, 
d'avril  à  la  fin  de  juillet,  n'avoir  apparu  au  peuple  de  France  que  comme  un 
fantôme  lointain  et  léger,  à  peine  discernable  à  l'horizon,  prend  corps  tout  à 
coup.  El  la  question  se  pose.  Comment  combattre  les  tyrans  étrangers  sous  la 
direction  d'un  roi  qui  désire  et  prépare  leur  victoire? 

C'est  Choudieu,  le  vigoureux  révolutionnaire  de  Maine-et-Loire  qui,  le 
premier,  le  23  juillet,  porta  à  la  tribune  le  vœu  do  déchéance.  C'était  une 
pétition  qui  arrivait  d'Angers,  avec  dix  pages  de  signatures;  elle  était  teniide 
en  sa  concision.  Le  temps  des  phrases  girondines,  menaçantes  et  molles,  était 
péissé. 

«  Li'fjislateurs,  Louis  XVI  a  trahi  la  nation,  la  loi  et  ses  serments.  Le 
peuple  est  son  souverain.  Prononcez  la  déchéance,  et  la  France  est  sauvée.  » 

Les  applaudissements  furent  vifs  à  l'extrème-gauche  et  dans  les  tribunes. 
Mais  pour  la  grande  majorité  de  l'Assemblée,  le  choc  était  violent  encore. 
Plusieurs  demandèrent  que  Choudieu  fût  envoyé  à  l'Abbaye.  Il  répondit  avec 
une  fierté  rude  :  «  Je  désire  être  envoyé  à  l'Abbaye  pour  une  telle  adresse  », 
et  celle-ci  fut  renvoyée  àla  Commission  des  Douze.  Le  lendemain,  c'est  Duhem 
qui  mène  l'assaut.  Les  nouvelles  du  Nord,  de  Valenciennes,  étaient  mau- 
vaises. 

«  Yousavf/  \>n>,  s'écria-t-il,  les  mesures  nécessaires  pour  rétablir  l'ordre; 
pour  la  défense  du  royaume;  mais  entre  les  mains  de  qui  les  avez-vous  mises 
ces  mesures?  Entre  les  mains  du  pouvoir  exécutif,  entre  les  mains  du  pre- 
mier traître  qui  se  trouve  dans  le  royaume.  » 

L'Assemblée  s'accoutumait  ainsi  à  entendre  sonnerie  tocsin  de  déchéance. 
Duhem  presse  la  Commission  des  vingt-un  de  dénoncer  enfin  la  vraie  source 
des  maux  de  la  patrie,  c'est-à-dire  la  trahison  royale. 

Vergniaud,  président  de  la  Commission,  se  dérobe  encore.  Il  multipliait 
les  mesures  à  côté,  les  projets  d'organisation  militaire,  les  motions  sur  la  res- 
ponsabilité collective  et  la  solidarité  des  ministres  afin  de  gagner  du  temps  et 
de  ne  pas  porter  devant  r.\ssemblée  le  procès  direct  du  roi  et  de  la  royauté. 
C'est  de  mauvaise  humeur  qu'il  répond  à  Duhem  : 

«  La  Commission  a  commencé  par  vous  présenter  les  mesures  relatives  à 
l'armée,  parce  qu'une  des  causes  des  dangers  de  la  patrie  est  l'insuffisance 
de  nos  armées.  Quanta  celle  dont  on  parle  sans  cesse,  je  dirais  peut-être  trop 
(Murmures  à  droite,  vifs  applaudissements  à  fjauche),  votre  Commission 
extraordinaire  s'en  occupe,  mais  elle  est  incapable  de  se  livrer  à  des  mouve- 
ments désordonnés,  qui  puissent  être  une  source  de  guerre  civile.  » 

Yisiblement  la  Gironde  élude  encore.  Qaattendait-elle  donc?  Espérait- 
elle  toujours  la  solution,  maintenant  chimérique  et  tardive,  d'un  ministère 
patriote,  qui  aurait  disparu,  sans  le  combler,  dans  l'abîme  de  soupçon  où  la 
royauté  allait  périr? 


1252  IIISTOIHE     SOGIALI?TE 

Le  ministre  de  la  guerre  avait  cto  nomme  pir  le  roi  le  23;  il  avait  choisi 
d'Abancourt;  il  ne  s'orientait  donc  pas  vers  la  Gironde  et  la  Révolution.  Mais 
les  Girondins,  après  avoir  un  moment  conçu  et  pratiqué  la  politique  de  péné- 
tration et  de  collaboration,  avaient-ils  perdu  la  force  et  le  ressort  nécessaire»^ 
pour  en  vouloir  résolument  une  autre? 

Dnhem,  revenant  à  la  charge  le  25,  avec  la  véhémence  que  lui  communi- 
quaient ses  commettants  du  Nord  menacés  par  l'invasion,  renouvelle  contre 
le  roi  l'accusation  de  trahison,  et  dénonce  la  vanité  du  système  girondin,  en 
celte  heure  de  crise  totale  qui  voulait  un  renouvellement  total. 

«  Tous  ceux,  dit-il,  qui  ont  des  correspondances  assez  suivies  dans  le- 
département  du  Nord  et  sur  toutes  les  autres  frontières,  sont  entièrement 
convaincus  et  mettraient  leur  tête  sur  l'échafaud  pour  assurer  que  la  Cour  et 
le  pouvoir  exécutif  nous  trahissent.  Or,  non  seulement  on  n'ose  pas  aller  à  la 
source  du  mal,  mais  encore  on  fait  déclarer  une  espèce  de  système  mitoyeii, 
un  système  hermaphrodite,  un  système  au  moyen  duquel  on  s'emparerait  du 
pouvoir  exécutif,  sans  cependant  oser  déclarer  qu'on  va  le  faire.  Messieurs, 
nous  ne  pouvons  point  nous  emparer  du  pouvoir  exécutif;  on  va  vous  dire 
que  nous  donnerons  des  pouvoirs  au.\  généraux;  nous  ne  le  pouvons  pas.  Il 
faut  que  le  pouvoir  exécutif  les  nomme,  et  si  le  chef  du  pouvoir  exécutif  nous 
trahit,  il  faut  que  nous  ayons  le  courage  de  le  dénoncer  à  la  nation,  et  môme 
de  le  punir... 

«  Mais  il  ne  faut  point  que  l'on  vienne  nous  amuser  avec  des  mesures  par- 
tielles; il  ne  faut  pas  que  l'on  s'empare  indirectement  du  pouvoir...  » 

C'est  pourtant  à  cette  sorte  de  déchéance  indirecte  et  voilée  du  pouvoir 
royal,  remplacé  en  fait  sinon  en  droit  ou  par  le  pouvoir  de  l'Assemblée  ou  par 
le  pouvoir  des  minisires,  que  semblaient  s'attacher  les  Girondins.  Le  môme 
jour,  25  juillet,  des  citoyens  de  la  section  de  la  Croix-Rouge  disaient  à  la 
barre  : 

«  Législateurs,  la  patrie  est  en  danger;  prenez  une  mesure  simple,  facile, 
qui  peut  être  e.xécutée  :  déclarez  la  déchéance  du  pouvoir  exécutif;  vous  le 
pouvez,  la  Constitution  en  main.  » 

El  les  tribunes  aiclamaient  les  pétitionnaires.  La  section  de  iMauconseil 
écrivait,  le  même  jour,  dans  le  même  sens.  La  Gironde  résistant  encore,  tenta 
une  diversion  suprême.  Guadel  proposa,  au  nom  de  la  Commission  des  vingt- 
un  un  message  au  roi  qui  serait  une  suprême  mise  en  demeure.  L\  gauche 
accueillit  d'abord  par  des  rires  ironiques  ce  nouveau  moyen  dilatoire;  mais 
Guadet,  par  quelques  paroles  âpres,  ressaissit  un  moment  les  esprits  :  «  La 
nation  sait  bien  que  le  salut  du  roi  tient  au  Solul  du  peuple,  et  que  le  salut 
du  peuple  ne  lient  pas  au  salut  du  roi.  »  Et  la  conclusion  du  projet  de  mes- 
sage, c'était  encore  que  le  roi  devait  appeler  des  ministres  patriotes. 

«  Vous  pouvez  encore  sauver  la  patrie  et  votre  couronne  avec  elle  ;  osez 
enfin  le  vouloir;  que  le  nom  de  vos  ministres,  que  la  vue  des  hommes  qui 


HISTOIRE     SOCIAMSTK  1253 


vous  enloureni  appellent  la  confianae  publique!  Que  tout  dans  vos  actions 
privées,  dans  l'énergie  et  l'activité  de  votre  conseil,  annonce  que  la  nation, 
ses  représentants  et  vous,  vous  n'avez  qu'une  seule  volonté,  qu'un  seul  désir, 
celui  du  salut  public. 

«  La  nation  seule  saura  sans  doute  dé  fendre  et  conserver  sa  liberté  ;radÀs 
elle  vous  demande,  Sire,  une  dernière  fois,  de  vous  unir  à  elle  pour  sauver 
la  Constitution  et  le  trône.  » 

Celait  le  suprême  appel  et  le  suprême  délai.  Brissot,  après  Guadet,  inter- 
vint inutilement  et  pesamment.  On  dirait  qu'ayant  réussi  à  faire  le  premier 
ministère  girondin,  il  ne  sait  plus  que  rêver  un  recommencement  impossible 
de  ce  qui  fut  une  transition  vers  la  République  et  ne  pouvait  être  le  salut  de 
la  royauté.  Dans  ce  dessein  et  comme  pour  incliner  vers  la  Gironde  l'esprit 
du  roi,  il  e.\agéra  les  formules  conservatrices.  Il  déclara  que  la  déchéance,  pro- 
noncée dans  l'agitation  des  esprits,  serait  dangereuse,  qu'elle  aurait  une  ap- 
parence de  passion  et  peut-être  d'illégalité,  qu'elle  fournirait  ainsi  aux  puis- 
sances coalisées  un  argument  redoutable,  aux  malveillants  et  mécontents 
de  France  un  prétexte  à  protestation. 

Il  ajouta  que,  d'autre  part,  l'appel  au  pays,  parla  convocation  des  assem- 
blées primaires,  serait  dangereux;  car  qui  sait  si  dans  le  trouble  universel  ce 
n'est  pas  l'esprit  d'aristocratie  qui  prévaudrait  et  si  la  Constitution  nouvelle 
ne  serait  pas  plus  royaliste  que  celle  qu'on  voulait  briser'?  Enfin,  il  alla 
jusqu'à  dire  que  tant  que  durerait  la  guerre  il  était  impossible  de  toucher  à 
la  Constitution. 

«  Le  feu  est  à  la  maison  ;  il  faut  d'abord  l'éteindre,  les  débats  politiques 
ne  feront  que  l'augmenter.  Encore  une  fois,  point  de  succès  dans  la  guerre  si 
nous  ne  la  faisons  sous  les  drapeaux  de  la  Constitution.  » 

El  il  conclut  en  demandant  «  une  adresse  au  peuple  français  pour  le 
prémunir  contre  les  mesures  qui  pourraient  ruiner  la  cause  de  la  liberté  ». 
Il  fut  couvert  d'applaudissements  par  la  droite  et  le  centre,  et  hué  par  les 
tribunes  qui  l'appelaient  un  nouveau  Barnave.  C'est  un  discours  si  impoliti- 
que, si  étrange,  qu'il  est  presque  incompréhensible. Brissot  ne  pouvait  désirer  le 
statu  quo,  c'est-à-dire  la  royauté  avec  des  ministres  complices  de  sa  trahison. 
11  désirait  tout  au  moins,  avec  le  maintien  du  pouvoir  nominal  du  roi,  des 
ministres  hardiment  et  sincèrement  patriotes.  Or,  quel  moyen  restait-il  d'im- 
poser au  roi  ces  ministres  patriotes?  Un  seul,  la  peur.  Il  fallait  donc  lui  mon- 
trer la  déchéance  inévitable  s'il  ne  cédait  pas.  Et  c'est  ce  qu'avait  fait  Ver- 
gniaud. 

C'est  ce  que  venait,  dans  son  projet  de  message,  de  répéter  Guadet. 
Hrissot,  au  contraire,  rassure  le  roi.  Si  la  déchéance  est  périlleuse,  si  l'appel 
aux  assemblées  primaires  est  impossible,  si  tout  changement  à  la  Constitu- 
tion est  mortel  tant  qup  la  guerre  dure,  le  roi  peut,  sans  danger  pour  sa  cou- 
ronne, continuer  sa  politique. 


1254  HlSTOmiî     SOCIALISTE 

Ce  discours  de  Biissol  est  un  suicide.  Comment  l'expliquer T  Elail-il 
tellement  hypnotisé  par  son  système  de  minislérialisme  révolutionnaire  qu'il 
ait  jugo  utile,  pour  aller  au  cœur  du  roi,  d'aller  jusqu'à  un  pseudo-modéran- 
tisme?  Ou  a-t-il  eu  peur  que  la  déchéance  entraînât  le  renouvellement  de 
tous  les  pouvoirs,  et  que  l'Assemblée  nouvelle  ne  subit  pas  l'ascendant  crois- 
sant de  la  Gironde  comme  celle-ci?  En  tout  cas,  la  chute  est  profonde.  La  seule 
excuse  de  Brissol,  pour  avoir  témérairement  déchaîné  la  guerre, c'était  d'avoir 
évoqué  la  tempête  qui  déracinerait  la  royauté.  .Mais  prendre  prétexte  de 
cette  tempête  même  pour  maintenir  la  royauté,  c'était  le  désaveu  de  tout  ce 
qui  pouvait  légitimer  l'entreprise  belliqueuse  de  la  Gironde. 

En  ce  jour,  celle-ci  a  donné  sa  mesure.  Elle  a  montré  qu'elle  était  infé- 
rieure aux  grands  événements  suscités  par  elle,  que,  capable  de  vues  hardies 
et  même  de  saillies  téméraires,  elle  était  incapable  de  cette  suite,  de  cette 
constance,  de  cette  largeur  d'audace  qui  seules  peuvent  accorder  l'esprit  de 
l'homme  aux  Révolutions. 

Depuis  bientôt  un  mois,  depuis  le  discours  de  Vergniaud,  et  comme  si  la 
pensée  des  Girondins  s'était  toute  épuisée  en  un  magiiilique  éclair  d'élo- 
quence, la  Gironde  n'a  plus  ni  une  idée  claire  ni  un  ferme  vouloir.  Elle  se 
borne  à  gagner  du  temps;  elle  ne  sait  que  dire  au  flot  qui  monte,  ou  elle 
le  morigène  sottement,  incapable  également  de  le  guider  et  de  l'arrêter. 

Que  le  roi  demeure,  que  l'Assemblée  ne  se  sépare  pas,  et  que  le  roi  se 
décide  enQn  à  rappeler  les  ministres  patriotes.  Elle  est  comme  immobilisée 
dans  cette  pensée  tous  les  jours  plus  absurde  ;  et  quand  le  vide  de  cette 
conception  lui  apparaît,  elle  ne  cherche  même  pas  une  autre  combinaison  : 
c'est  comme  une  hébétude  politique  étrange  chez  ces  hommes  d'esprit  si  vif. 

La  tactique  de  la  Gironde  et  surtout  le  mouvement  des  sections  deman- 
dant la  déchéance  obligèrent  Robespierre  à  sortir  du  vague  oîi  il  se  tenait 
encore  vers  le  20  juillet  et  à  préciser  son  plan.  Il  consiste  avant  tout  à  en 
finir  avec  l'Assemblée  législative  et  à  convoquer  une  Convention  nationale. 
C'est  moins  contre  Louis  XVI  que  contre  la  Législative  où  les  Girondins, 
maîtres  de  la  Commission  des  Douze,  dominaient  maintenant,  que  Robes- 
pierre porte  ses  coups. 

Il  est  trop  avisé  pour  combattre  la  déchéance.  11  sent  bien  qu'elle  est  le 
vœu  tous  les  jours  plus  net  de  la  portion  la  plus  active  du  peuple.  M;iis  il  en 
réduit  si  bien  l'importance,  il  déclare  avec  tant  d'insistance  que,  seule,  cette 
mesure  serait  ou  inefficace  ou  même  nuisible,  qu'on  voit  bien  qu'il  y  a  là 
pour  lui  une  concession  à  l'opinion  révolutionnaire  plutôt  qu'un  plan  poli  • 
tique. 

Surtout  il  ne  veut  pas  qu'après  avoir  proclamé  la  déchéance  du  roi  la 
Législative  garde  le  pouvoir.  La  Législative  sans  roi,  la  Législative  devenue 
roi  lui  paraît  plus  dang^'reuse  que  le  triste  amalgame  de  la  Législative  et  de 
Louis  XYI.  Si  le  roi  est  coupable,  l'Assemblée  l'est  plus  encore  de  n'avoir  pas 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1255 

résisté  à  temps  et  d'avoir  laissé  se  créer  «  le  dauger  tle  la  patrie  ».  Daus  le 
numéro  il  du  Défenseur  delà  Constitution,  écrit  dans  les  tout  premiers  jouis 
d'août,  il  dit  : 

«  Allons  jusqu'à  la  racine  du  mal.  Beaucoup  de  gens  croient  la  trouver 
exclusivement  dans  ce  qu'on  appelle  le  pouvoir  exécutif;  ils  demandent  ou 
la  déchéance  ou  la  suspension  du  roi,  et  pensent  qu'à  cette  disposition  seule 
est  attachée  la  destinée  de  l'Etat.  Ils  sont  bien  loin  d'avoir  une  idée  complète 
de  notre  véritable  situation. 

a  La  principale  cause  de  nos  maux  est  à  la  fois  dans  le  pouvoir  exécutif 
et  dans  le  législatif,  dans  le  pouvoir  exécutif  qui  veut  perdre  l'Etat  et  dans 
la  législature  qui  ne  peut  pas  ou  qui  ne  veut  pas  le  sauver...  Le  bonheur  de 
la  France  était  réellement  entre  les  mains  de  ses  représentants...  Il  n'y  a  pas 
une  mesure  nécessaire  au  salut  de  l'Etat  qui  ne  soit  avouée  par  le  texte  même 
de  la  Constitution.  11  suffit  de  vouloir  l'interpréter  et  le  maintenir  de  bonne 
foi. 

«  Changez,  tant  qu'il  vous  plaira,  le  chef  du  pouvoir  exécutif  :  si  vous 
vous  bornez  là,  vous  n'aurez  rien  fait  pour  la  patrie.  Il  n'y  a  qu'un  peuple 
esclave  dont  les  destinées  soient  allachées  à  un  individu  ou  à  une  famille. 
Est-ce  bien  Louis  XVI  qui  règne?  Non,  aujourd  hui,  comme  toujours,  et  plus 
que  jamais,  ce  sont  tous  les  intrigants  qui  s'emparent  de  lui  tour  à  tour. 
Déiiouillé  de  la  confiance  publique  qui  seule  fait  la  force  des  rois,  il  n'est  plus 
rien  tar  lui-même. 

«  La  royauté  n'est  plus  aujourd'hui  que  la  proie  de  tous  les  ambitieux 
qui  en  ont  partagé  les  dépouilles.  Vos. véritables  rois  ce  sont  vos  généraux, 
et  peut-être  ceux  des  despotes  ligués  contre  vous;  ce  sont  tous  les  fripons 
coalisés  pour  asservir  le  peuple  français.  La  destitution,  la  suspension  de 
Louis  .\VI  est  donc  une  mesure  insuffisante  pour  tarir  la  source  de  no.s  maux. 
Qu'importe  que  le  fantôme  appelé  roi  ait  disparu  si  le  despotisme  reste? 
Louis  XVI  étant  déchu,  en  quelles  mains  passera  l'autorité  royale  ?  Sera-ce 
dans  celles  d'un  régent?  d'un  autre  roi  ou  d'un  conseil?  Qu'aura  gagné  la 
liberté,  si  l'intrigue  et  l'ambition  tiennent  encore  les  rênes  du  gouvernement? 
Et  quel  garant  aurai-je  du  contraire  si  l'étendue  du  pouvoir  exécutif  est  tou- 
jours la  même  ? 

€  Le  pouvoir  exécutif  sera-t-il  exercé  par  le  Corps  législatif  î  ^e  ne  vois 
dans  celte  confusion  de  tous  les  pouvoirs  que  le  plus  insupportable  de  tous 
les  despotismes.  Que  le  despotisme  ait  une  seule  tête  ou  qu'il  en  ait  sept 
cents,  c'e>t  toujours  le  despotisme.  Je  ne  connais  rien  d'aussi  effrayant  que 
ridée  d'un  pouvoir  illimité  remis  à  une  assemblée  nombreuse  qui  est  au- 
dessus  des  lois.  » 

Donc,  la  simple  suspension  ou  même  la  simple  déchéance  ne  signifient 
rien  et  ne  remédient  à  rien.  Elles  ne  modifient  pas  la  nature  même  du  pou- 
voir exécutif,  si  la  royauté,  avec  un  autre  titulaire,  demeure.  Et  si  c'est  une 


1256  HISTOIRE     SOCIALlslIi 

Assemblée  qui  hérite  de  la  toule-puissance  royale,  surtout  si  c'est  l'Assemblée 
incapable  qui  a  conduit  la  patrie  au  bord  de  l'abline,  tout  est  perdu. 

Quel  est  donc  le  remède?  Convoquer  les  Assemblées  primaires  qui  éliront 
une  Convention  et  celte  Convention  remaniera  la  Constitution  pour  poser  de 
justes  bornes  au  pouvoir  exécutif  et  pour  assurer  la  souveraineté  de  la  nation. 
Et  ici  Robespierre  réfute  âprement,  haineusement,  les  objections  de  Brissot  à 
la  convocation  des  Assemblées  primaires  : 

«  D'après  cela  vous  conclurez  peut-être  qu'une  Convention  nationale  est 
absolument  indispensable.  Déjà  on  a  mis  tout  en  œuvre  pour  prévenir  d'avance 
les  esprits  contre  cette  mesure.  On  la  craint  ou  on  alTecte  de  la  craindre  pour 
la  liberté  même...  Mais  si  l'on  examine  les  objections  qu'on  oppose  à  ce  sys- 
tème, on  aperçoit  bientôt  que  ce  ne  sont  que  de  vains  épouvantails,  tels  que 
le  machiavélisme  a  coutume  de  les  imaginer  pour  écarter  les  mesures  salu- 
taires. Les  assemblées  primaires,  dit-on,  seront  dominées  par  l'aristocratie. 
Qui  pourrait  le  croire  lorsque  leur  convocation  même  sera  le  signal  de  la 
guerre  déclarée  à  l'aristocratie?  Le  moyen  de  croire  qu'une  si  grande  multi- 
tude de  sections  puisse  être  séduite  ou  corrompue?...  Quelle  témérité  ou 
quelle  ineptie,  dans  des  hommes  que  la  nation  a  choisis,  de  lui  contester  à  la 
fois  le  sens  commun  et  l'incorruplibililé  dans  les  décisions  critiques  où  il 
s'agit  de  son  salut  et  de  sa  liberté  ? 

«  Quel  spectacle  affligeant  pour  les  amis  de  la  patrie!  Quel  objet  de  risé' 
pour  nos  ennemis  étrangers,  de  voir  quelques  intrigants,  aussi  absurde:- 
qu'ambitieux,  repousser  le  bras  tout-puissant  du  peuple  français,  évidem- 
ment nécessaire  pour  soutenir  l'édifice  de  la  Constitution  sous  lequel  ils  >oiil 
prêts  d'être  eux-mêmes  écrasés  1  .\h  !  croyez  que  la  seule  inquiétude  qui  le> 
agile,  c'est  celle  de  peidre  leur  scandaleuse  influence  sur  les  malheui- 
publics;  c'est  la  crainte  de  voir  la  nation  française  déconcerter  le  projet 
qu'ils  ont  déjà  bien  avancé,  de  l'asservir  ou  de  la  trahir  ! 

«  Les  Autrichiens  et  les  Prussiens,  disent  les  intrigants,  maîtriseront  les 
assemblées  primaires.  Se  seraient-ils  donc  arrangés  pour  livrer  la  France  aux 
armées  de  l'Autriche  et  de  la  Prusse?  » 

Et  Robespierre  continue,  ainsi,  amer,  implacable,  à  déchirer  le  discours 
de  Brissot. 

Donc  la  Convention  nationale  sera  convoquée,  mais  que  fera-t-elle? 
Deux  choses.  Elle  limitera  le  pouvoir  exécutif.  Elle  assurera  le  contrôle  de  la 
nation  sur  ses  mandataires.  iMais  pour  que  celte  Convention  nouvelle  puisse 
parler  avec  autorité  au  nom  de  la  nation,  il  faut  qu'elle  tienne  les  pouvoirs 
de  toute  la  nation.  Tous  les  citoyens  prendront  donc  pari  à  l'élection  : 

«  La  puissance  de  la  Cour  une  fois  abattue,  la  représentation  nationale 
régénérée,  et  surtout  la  nation  assemblée,  le  salut  public  est  assuré. 

«  Il  ne  reste  plus  qu'à  adopter  des  règles  aussi  simples  que  justes,  pour 
assurer  le  succès  de  ces  grandes  opérations. 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


125T 


o  Dans  les  grands  dangers  de  la  patrie,  il  faut  que  tous  les  citoyens  soient 
appelés  à  la  défendre.  11  faut,  par  conséquent,  les  intéresser  tous  à  sa  conser- 
vation et  à  sa  gloire.  Par  quelle  fatalité  est-il  arrivé  que  les  seuls  amis  fidèles 
de  la  Constitution,  que  les  véritables  colonnes  de  la  liberté  soient  précisé- 
ment cette  classe  laborieuse  et  magnanime  que  la  première  léf^islalure  a 
dépouillée  du  droit  de  cité! 

«  Expiez  donc  ce  crime  de  lèse-nation  et  de  lèse-humanité,  en  effaçant 
ces  distinctions  injurieuses  qui  mesurent  les  vertus  et  les  droits  de  l'homme 


Il  en  csl  gui  ouvrent  de  grands  yeujc  à  la  vue  de  ces  donjons  du  Temple 
renfermant  Louis  XVI  et  sa  famille. 

LoDis  XVI  AU  Tkmplb. 
(D'après  aoe  estampe  du  Mnsée  CarnaTalet). 


«ur  la  quotité  de  ses  impositions.  Que  tous  les  Français  domiciliés  dans  l'ar- 
rondissement de  chaque  assemblée  primaire,  depuis  un  temps  assez  consi- 
dérable pour  déterminer  le  domicile,  tel  que  celui  d'un  an,  soit  admis  à  y 
voter;  que  tous  les  citoyens  soient  éliglbles  à  tous  les  emplois  publics,  aux 
termes  des  articles  les  plus  sacrés  de  la  Constitution  même,  sans  autre  pri- 
vilège que  celui  des  vertus  et  des  talents. 

«  Par  cette  seule  disposition  vous  soutenez,  vous  ranimez  le  patriotisme 
et  l'énergie  du  peuple  ;  vous  multipliez  à  l'infini  les  ressources  de  la  patrie  ; 
vous  anéantissez  l'influence  de  l'aristocratie  et  de  l'intrigue,  et  vous  préparez 

UV.   158.  —  BISTOIRI   SOCIALISn.  L|v.   158. 


1258  HISTOIRE     SOCIALISTE 

une  véritable  convention  nationale,  la  seule  légitime,  la  seule  complote,  que 
la  France  aura  jamais  vue. 

«  Les  Français  assemblés  voudront  sans  doute  assurer  pour  jamais  ta 
liberté,  le  lionhour  de  leur  pays  pt  de  l'univers.  Ils  réformeront  ou  ils  ordon- 
neront à  leurs  nouveaux  représentants  de  réformer  certaines  lois  vraiment 
contraires  aux  principes  fondamentaux  de  la  Constitution  française  et  de 
toutes  les  Constitutions  possibles.  Ces  nouveaux  points  constitutionnels  sont 
si  simples,  si  conformes  à  Tintérôl  général  et  à  l'opinion  publique,  xi  furUen 
d'ailleurs  à  attacher  à  la  Constitution  actuelle,  qu'il  sullira  de  les  proposer 
aux  assemblées  primaires,  ou  à  la  Convention  nationale,  pour  les  faire  uni- 
versellement arflopter. 

«  Ces  articles  peuvent  se  ranger  sous  deux  clauses  :  Les  premiers  con- 
cernent l'étendue  de  ce  qu'on  a  appelé,  avec  trop  de  justesse,  les  préroga- 
tives du  chef  du  pouvoir  exécutif.  Il  ne  sera  question  que  de  diminuer  les 
moyens  immenses  de  corruption  que  la  corruption  même  a  accumulées.  La 
nation  entière  est  déjfi  de  cet  avis;  et  par  cela  seul,  ces  dispositions  pou- 
vaient être  déjà  presque  considérées  comme  de  véritables  lois,  d'après  la 
Constitution  même,  qui  dit  que  la  loi  est  l'expression  de  la  volonté  générale. 

«  Les  autres  articles  sont  relatifs  à  la  représentation  nationale,  dans  ses 
rapports  avec  le  souverain. 

«  ...La  nation  sera  d'avis  que,  par  une  loi  fondamentale  de  l'Etiit. 
à  des  époques  déterminées  et  assez  rapprochées  pour  que  l'exercice  de  ce 
droit  ne  soit  point  illusoire,  les  assemblées  primaires  puissent  porter  leur 
jugement  sur  la  conduite  de  leurs  représentants,  ou  qu'elles  puissent  au 
moins  révoquer,  suivant  les  règles  établies,  ceux  qui  auront  abusé  de  leur 
confiance.  La  nation  voudra  encore  que,  lorsqu'elle  sera  assemblée,  nulle 
puissance  n'ose  lui  interdire  le  droit  d'exprimer  son  vœu  sur  tout  ce  qui  inté- 
resse le  bonheur  public. 

«  ...Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  non  plus  que  la  première  opération  à  faire 
est  de  renouveler  les  directoires,  les  tribunaux  et  les  fonctionnaires  publics, 
soupirant  après  le  retour  du  despotisme,  secrètement  ligués  avec  la  Cour  et 
avec  les  puissances  étrangères.  » 

Voilà,  à  la  fin  de  juillet,  le  plan  politique  de  Robespierre.  J'ai  cité  les 
passages  principaux  de  ce  grand  programme,  parce  que  Robespierre  calcule 
si  soigneusement  tous  ses  mots  et  ménage  avec  tant  de  prudence  toutes  les 
nuances  de  sa  pensée  qu'il  faut  en  donner  le  plus  possible  l'expression  litté- 
rale. Ses  vues  politiques,  à.  ce  moment,  sont  très  supérieures  à  celles  de  la 
Gironde.  Celle-ci  en  cette  crise  n'était  qu'impuissance,  et,  si  j'ose  dire,  intrigue 
expectanle  et  stupéfiée. 

Robespierre  marque  une  issue  aux  événements.  La  Législative  incohé- 
rente et  usée  disparaîtra  et  une  Convention  nationale,  élue  au  suffrage 
universel,  portant  en  elle  toute  l'énçrgie  natioqale,   réformera  la  Constitu- 


HISTOIRE    SOCIAliSTE  1259 

tioD.  C'e.<l  une  grande  idée  que  retiendra  la  Révolution:  les  premières 
adresses  des  sections  se  bornaient  à  demander  la  déchéance,  et  sans  doute  la 
Torce  révolutionnaire  du  peuple  s'attachait  d'abord  exclusivement  à  cet  objet, 
«e  plus  pressant  de  tous. 

C'est  en  partie  sous  l'influence  de  Robespierre  que  les  sections  de  Paris 
ne  tardent  pas  à  compléter  leur  programme  de  déchéance  du  roi  par  la 
demande  dune  Convention  nationale.  Il  y  a,  dans  cette  conception  de  Robes- 
pierre, un  grand  sens  révolutionnaire. 

Robespierre  espérait  encore,  par  là,  réduire  au  minimum  l'ébranlemeni 
que  la  France  allait  subir.  Il  n'entend  pas  du  tout  renverser  la  royauté  :  il 
veut  modifier,  le  moins  possible,  la  Constitution  ;  et  il  dit  expressément  que 
les  modiûcations  nécessaires  pourront  être  «  attachées  à  la  Constitution 
actuelle  ».  Il  reste  fidèle  à  l'idée  essentielle  qu'il  a  si  souvent  exprimée  depuis 
la  Constituante  :  une  démocratie  souveraine,  mais  exerçant  sa  souveraineté 
sous  le  couvert  traditionnel  d'un  pouvoir  royal  rigoureusement  limité  et 
contrôlé. 

El  non  seulement  il  ne  veut  pas  renverser  la  royauté,  mais  si  on  a  lu 
attentivement  son  programme,  on  a  vu  qu'au  lond  il  n'est  pas  décidé  à  ren- 
verser et  à  remplacer  Louis  XVI.  Ce  n'est  pas  lui  qui  règne,  dit-il,  mais, 
sous  son  nom,  les  factions  qui  se  sont  emparées  des  dépouilles  de  la  royauté. 
Mais  qu'est-ce  à  dire?  Et  Louis  XVI  ne  devient-il  pas  ainsi,  en  quelque  me- 
sure, irresponsable?  Si  la  nation,  organisant  enfin  sa  souveraineté,  élimine  les 
factions  qui  pillaient  le  pouvoir  royal,  quel  inconvénient  y  aura-t-il  à  laisser 
à  Louis  XVI  un  pouvoir  épuré  et  qui  ne  sera  plus  désormais  que  le  palri- 
moine  de  la  nation?  Je  suis  bien  porté  à  croire  que,  pour  Robespierre,  l'idée 
d'une  convention  nationale  était,  en  même  temps  qu'un  moyen  de  salut 
révolutionnaire  et  qu'un  coup  à  la  Gironde,  une  diversion  à  l'idée  de  la  dé- 
chéance. 

Qui  sait,  celle-ci  n'apparaissant  plus  que  comme  une  mesure  superficielle 
et  secondaire,  si  le  peuple  ne  consentirait  pas  à  l'ajourner?  A  quoi  bon  retarder 
la  convocation  lie  la  Convention  nationale  pour  procéder  à  l'examen  long  et 
difficile  de  la  conduite  du  roi?  Qu'on  procède  tout  de  suite  aux  élections,  et 
c'est  l'Assemblée  nouvelle,  c'est  la  Convention  souveraine  qui  examinera 
s'il  y  a  convenance  et  s'il  y  a  péril  à  laisser  à  Louis  XVI  le  pouvoir  exécutif 
limité  et  c-jntrôle  par  la  Constitution  nouvelle. 

Ainsi,  comme  aux  premiers  jours  de  la  Révolution  et  de  la  Constituante, 
la  nation  se  retrouverait  en  face  du  roi,  décidée  encore,  par  sagesse  et  ména- 
gement des  habitudes,  à  concilier  sa  souveraineté  avec  le  maintien  de  la 
monarchie  traditionnelle  et  de  la  dynastie,  mais  avertie  cette  fois  par  une 
douloureuse  expérience  de  trois  années  et  bien  résolue  à  donner  à  la  souve- 
raineté nationale  des  garanties  décisives. 

La  pensée  de  Robespierre  était  grande,  puisqu'elle  tendait,  en  une  crise 


1260  HISTOIUE    SOCIALISTE 

nationale  sans  précédent,  à  faire  appel  à  toutes  les  énergies  populaires  et  à 
éviter  en  même  temps  toute  secousse  trop  brusque,  tout  attentat  inutile  aux 
traditions  el  aux  préjugés.  Elle  était  grande,  et,  malgré  ce  qui  s'y  mêle  de 
haine  venimeuse  et  calomnieuse  contre  la  Gironde,  qu'il  accuse  d'être  prêle  à 
machiner  avec  le  roi  même  la  déchéance,  pour  lui  rendre  ensuite  son 
pouvoir  accru,  elle  était  désintéressée. 

Mais  le  point  faible  du  programme  de  Robespierre,  c'est  qu'à  une  heure 
terrible  où  il  semble  bien  que  la  légalité  soit  devenue  impuissante  et  funeste 
et  quand  la  force  révolutionnaire  est  prête  à  déborder  de  toute  part,  lui,  il 
s'enferme  étroitement  dans  une  procédure  légale. 

C'est  en  vain  qu'il  fait  apparaître  à  l'horizon  prochain  la  grande  image 
de  la  Convention  nationale.  La  question  de  la  déchéance  reste  au  premier 
plan,  et  il  faut  bien  la  résoudre.  Robespierre  lui-môme  n'ose  pas  demander 
ouvertement  qu'elle  soit  ajournée  et  réservée  à  la  Convention.  Comment  avoir 
raison,  avec  des  sous-entendus,  avec  des  dérivatifs,  du  mouvement  formi- 
dable du  peuple  ? 

Et  d'ailleurs  si  les  élections  se  faisaient  sans  que  la  déchéance  du  roi 
eût  été  rormellement  prononcée,  qui  sait  si  le  malaise  d'une  situation  fausse 
ne  paralyserait  pas  l'élan  des  assemblées  primaires  elles-mêmes  ? 

D'autre  part,  si  la  déchéance  s'impose,  il  est  visible  que  la  Législative  où 
la  résistance  des  Feuillants  se  fortifie  de  l'inertie  des  Girondins,  ne  la  décré- 
tera que  sous  la  pression  de  la  force  populaire.  Mais  cette  force  populaire,  ne 
serait-il  pas  dangereux  qu'elle  violentât  à  l'Assemblée  qui,  malgré  tout,  porte  en 
elle,  contre  tous  les  tyrans,  l'esprit  de  la  Révolution?  Et  ne  vaut-il  pas  mieux 
que  le  peuple  révolutionnaire  passant  à  côté  de  l'Assemblée,  donne  directe- 
ment l'assaut  à  la  royauté  en  sa  forteresse  des  Tuileries? 

Ce  n'est  donc  pas  des  Girondins,  ce  n'est  pas  non  plus  de  Robespierre  qu'en 
cette  crise  suprême  viendra  la  solution  ;  c'est  de  l'instinct  révolutionnaire  du 
peuple,  et  c'est  du  sens  révolutionnaire  de  Danton. 

Danton,  en  ces  décisives  journées,  eut  une  action  réelle  plus  grande 
que  son  action  visible.  Il  ne  pouvait  donner  un  signal  public  d'insurrection, 
car  les  mouvements  populaires  n'ont  chance  d'aboutir  que  lorsqu'ils  jaillis- 
sent, pour  ainsi  dire,  d'une  passion  générale  et  spontanée.  Mais  la  journée  du 
20  juin,  les  incertitudes  de  la  Gironde,  les  combinaisons  trop  savantes  et  un 
peu  factices  de  Robespierre,  tout  avertissait  Danton  que  la  force  populaire 
trancherait  l'inextricable  nœud.  Il  était  convaincu  que  la  déchéance  était  né- 
cessaire el  que  l'heure  était  venue  de  l'imposer  par  tous  les  moyens  ;  et  autant 
qu'il  dépendait  de  lui,  il  animait  vers  ce  but  les  sections  des  faubourgs  déjà 
passionnées  el  remuantes. 

Il  est  difficile  dans  ce  vaste  et  terrible  mouvement,  de  retrouver  la  trace 
exacte  de  son  action  personnelle.  Depuis  les  persécutions  qui  avaient  suivi  la 
journée  du  Champ  de  Mars,  le  club  des  Cordeliers  était  bien  diminué,  et 


HiSTOlllE    SOCIALISTE  1201 

beaucoup  de  ses  éléments  avaient,  après  l'orage,  rejoint  le  club  des  Jaco- 
bins. Mais  Danton  avait  laissé  en  beaucoup  d'esprits  l'empreinte  de  sa  force  el 
l'élan  de  sa  volonté.  Ce  n'est  pas  en  vaiu  que  pendant  deux  années,  en  toutes 
les  occasions  périlleuses,  il  avait  répandu  autour  de  lui  l'esprit  d'audace, 
avant  les  journées  des  5  et  6  octobre  contre  le  veto,  puis  contre  le  décret  ar- 
bitraire d'arrestation  dont  était  frappé  Maral,  et  encore  contre  le  roi  fugitif  et 
la  royauté  même  après  Varennes. 

Depuis,  il  avait  gardé  son  énergie  intacte;  il  ne  l'avait  pas  laissé  prendre 
aux  mille  liens  subtils  qui  enlaçaient  les  Girondins.  Il  ne  l'avait  pas  non  plus 
laissé  refroidir  par  l'esprit  de  légalité  un  peu  abstrait  de  Robespierre;  el 
maintenant,  il  était  prêt  à  l'action  directe  et  décisive.  Il  fallait  frapper  U 
royauté  au  visage.  Aussi  bien  il  ne  craignait  pas  de  se  jeter,  de  sa  personne,  au 
premier  rang  de  la  mêlée.  Et  c'est  par  son  initiative,  c'est  sous  sa  présidence 
que  le  27  juillet,  la  section  du  théâtre  Français  prit  la  délibération  fameuse 
par  laquelle  elle  abolissait  la  distinction  aristocratique  des  citoyens  actifs  A 
des  citoyens  passifs  et  appelait  à  elle  tous  les  citoyens.  C'était  en  réalité  une 
violation  première  de  la  Constitution.  C'était  un  acte  insurrectionnel.  Danton 
et  sa  section  signifiaient  par  là  qu'ils  voulaient,  avant  tout,  restituer  le  peuple 
dans  son  droit,  la  Nation  dans  sa  souveraineté,  et  que  d'hypocrites  formule» 
constitutionnelles,  faussées  et  comme  emplies  de  mensonge  par  la  mauvaise 
foi  delà  Cour,  ne  les  arrêteraient  pas.  Et,  si  au  nom  du  danger  de  la  Patrie, 
qui  exigeait  le  concours  de  tous  les  citoyens,  une  loi  électorale  de  privilège 
pouvait  être  abolie,  à  plus  forte  raison,  devant  le  même  intérêt  supérieur  de 
la  liberté  et  de  la  Patrie,  devait  tomber  une  monarchie  de  trahison. 

«  Les  citoyens  dits  actifs,  de  la  section  du  Théâtre  Français:  considérant 
que  tous  les  hommes  qui  sont  nés  ou  qui  ont  leur  domicile  en  France  sont 
Français,  que  l'Assemblée  nationale  constituante  a  remis  le  dépôt  et  la  garde 
de  la  liberté  et  de  la  Constitution  au  courage  de  tous  les  Français;  que  le  cou- 
rage des  Français  ne  peut  s'exercer  efficacement  que  sous  les  armes  et  dan» 
les  grands  débats  politiques;  que  conséquemment  tous  les  Français  sont  ad- 
mis, par  la  Constitution  elle-même  et  à  porter  les  armes  pour  leur  Patrie  et  à 
délibérer  sur  tous  les  objets  qui  l'intéressent. 

«  Considérant  que  jamais  le  courage  et  les  lumières  des  citoyens  ne  sont 
aussi  nécessaires  que  dans  les  dangers  publics;  considérant  que  les  dangers 
publics  sont  tels  que  le  corps  des  représentants  du  peuple  a  cru  devoir  en 
faire  la  déclaration  solennelle  ; 

«  Considérant  qu'après  que  la  Patrie  a  été  déclarée  en  danger  par  les  re- 
présentants du  peuple,  le  peuple  se  trouve  tout  naturellement  ressaisi  de 
l'exercice  de  la  souveraine  surveillance  ;  que  le  décret  qui  déclare  les  sections 
permanentes  n'est  qu'une  conséquence  nécessaire  à  ce  principe  éternel; 

"  Considérant  qu'une  classe  de  citoyens  n'a  pas  même  le  droit  de  s'arro- 
ger le  droit  exclusif  de  sauver  la  Patrie; 


1262  IIISTOIUE     SOCIALISTF: 


«  Déclare  que  la  Pairie  étant  en  danger,  tous  les  hommes  français  sont  de 
fait  appelés  à  la  déremire;  quelesciloyens  vulgairement  et  aristocratiqueraent 
connus  sous  le  nom  de  citoyens  passifs,  sont  des  hommes  français  partout, 
qu'ils  doivent  ôtre  et  qu'ils  sont  appelés  tant  dans  le  service  de  la  garde  na- 
lionale  pour  y  porter  les  armes,  que  dans  les  sections  et  dans  les  assemblées 
primaires  pour  y  délibérer; 

«  En  conséquence,  les  citoyens  qui  ci-devant  composaient  exclusivement 
la  section  du  Théâtre  Français,  déclarant  hautement  leur  répugnance  pour 
leur  ancien  privilège,  appellent  à  eux  tous  les  hommes  français  qui  ont  un 
domicile  quelconque  dans  l'étendue  de  la  section,  leur  promettent  de  partager 
avec  eux  l'exercice  de  la  portion  de  souveraineté  qui  appartient  à  la  section; 
de  les  regarder  comme  des  frères  concitoyens,  co-intéressés  à  la  mèmecause 
et  comme  défenseurs  nécessaires  de  la  déclaration  des  droits,  de  la  liberté, 
de  l'égalité,  et  de  tous  les  droits  imprescriptibles  du  peuple  et  de  chaque  in- 
dividu en  particulier  ».  _ 

C'était  signé  de  Danton,  président,  d'AnaxagorasCHAUMETTE,  vice-président, 
et  deMoMOBO,  secrétaire. 

Je  reconnais  dans  cet  arrêté  la  marque  de  Danton.  Il  était,  si  je  puis  dire, 
l'admirable  juriste  de  l'audace  révolutionnaire.  Il  excellait  à  interpréter  dans 
le  libre  sens  du  peuple  et  de  ses  droits,  la  Constitution  elle-même  ;  il  en  fai- 
sait jaillir  l'esprit,  il  en  suscitait  ou  en  transformait  le  génie.  C'est  par  un 
coup  de  légiste  hardi,  procédé  d'interprétation  et  d'extension,  qu'il  s'empare 
de  la  déclaration  suprême  de  la  Constituante,  couflant  au  courage  de  tous  la 
défense  de  la  Constitution,  pour  appeler  tous  les  Français  dans  la  cité.  Mais 
surtout  c'est  par  une  sublime  inspiration  qu'il  fait  du  danger  de  la  Patrie  un 
titre  à  tous  les  Français.  Ce  n'est  pas  au  nom  des  pauvres,  c'est  au  nom  de 
la  Patrie  qu'il  demande  pour  tous  les  citoyens  l'égalité  politique.  La  Patrie 
et  la  liberté  menacée  ont  droit  au  courage  de  tous,  à  l'énergie  de  tous,  aux 
lumières  de  tous,  et  c'est  désarmer  la  Patrie,  c'est  désarmer  la  liberté  quede 
ne  pas  donner  à  tous  les  citoyens  des  droits  égaux  pour  leur  défense. 

Comme  on  distribue  des  piques  à  tous,  à  tous  il  faut  distribuer  le  pou- 
voir politique,  qui  est  une  arme  aussi,  la  plus  terrible  de  toutes  contre  les 
ennemis  de  la  liberté,  c'est-à-dire  de  la  Patrie,  .\insi  Danton,  rattachant  Ips 
unes  aux  autres  les  plus  hantes  paroles,  les  plus  hautes  pensées  de  la  Consti- 
tuante et  de  la  Législative)  en  tirait  unemagnifique  jurisprudence  révolution- 
naire. A  côté  de  lui  signaient  Momoro,  l'imprimeur  démocrate  dont  les  con- 
ceptions agraires  paraîtront  bientôt  contraires  à  la  propriété,  et  Anaxagoras 
Chaumette,  qui  sera,  après  le  Dix  Août,  le  président,  puis  le  procureur  de  la 
Commune  de  Paris.  Cïlait  un  jeune  enthousiaste  de  vingt-neuf  ans.  Presque 
enfant,  et  après  des  conflits  avec  ses  maîtres,  à  Nevers,  il  avait  été  embarqué 
comme  mousse  ;  matelot,  timonnier,  il  avait  été  roulé  à  travers  le  monde,  et 
toujours,  dans  son  métier,  il  avait  su  employer  à  lire,  h  étudier,  à  rêver  ses 


1 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1263 

heures  de  liberté.  En  1784,  il  alla  à  Marseille  dansi  l'intention  de  s'embar- 
quer pour  l'Egypte,  «  toujours  guidé,  dit-il,  par  la  fureur  d'étudier  la  na- 
ture et  les  monuments  de  l'antiquité.  Je  ne  pus  m  embarquer  et  je  revins 
dans  mon  lieu  natal,  toujours  occupé  de  plantes  et  de  livres.  J'y  ai  passé  lout 
le  temps  qui  a  précédé  la  Révolution,  ne  m'en  éloignant  que  pour  difTiirents 
voyasîes  de  Mauléon  à  Paris,  de  Paris  sur  les  côtes  de  l'Océan,  rêvant  au 
bonheur,  soupirant  après  la  liberlé  ». 

C'était  une  sorte  d'autodidacte,  un  esprit  fervent  et  candide,  plus  curien\ 
qu'informé,  mais  vraiment  généreux  et  tendre.  En  ces  journées  d'animalioii, 
de  péril  et  d'espérance,  son  àme  s'épanouissait  merveilleusement,  comme  si 
sur  les  fiols  soulevés  d'une  émotion  inconnue  un  soleil  nouveau  se  levait  à 
travers  des  nuées  d'orage.  Sur  l'exemplaire  de  la  déclaration  du  Théâtre 
Français.  Chaumette  avait  écrit  :  Exemple  à  suivre  ;  et  en  effet,  cette  initia- 
tive hardie  éleva  dans  toutes  les  sections  le  ton  révolutionnaire. 

La  Révolution  démocratique  et  populaire  qui  se  préparait  avait  deux 
organes  qui  s'étaient  spontanément  formés.  L'un  était  le  Comité  des  fédérés: 
l'autre  était  l'Assemblée  des  délégués  des  sections.  La  force  et  la  passion 
des  fédérés  fut  singulièrement  accrue  par  l'arrivée,  le  30  juillet,  du  bataillon 
des  fédérés  marseillais. 

Rebecqui,  Barbaroux  les  avaient  précédés  à  Paris.  Ou  savait  les  luttes 
que  déjà,  dans  le  Midi,  les  fédérés  de  Marseille  avaient  soutenues  pour  la  Ré- 
volution. On  savait  que  l'ardente  cité  méridionale  était  toute  échauffée  d■e^- 
prit  républicain,  de  haine  contre  la  royauté,  et  le  faubourg  Saint-Antoine  ac- 
cueillit avec  enthousiasme  le  bataillon  entrant  dans  Paris. 

Il  chantait  le  chant  de  combat  et  de  liberlé  que  tout  récemment,  à  Stras- 
bourg, comme  un  défi  à  l'ennemi  marchant  vers  le  Rhin,  avait  jeté  au  monde 
Rouget  de  l'isle.  Ce  chant  n'était  pas,  à  vrai  dire,  l'œuvre  d'un  homme,  celui- 
ci  n'avait  guère  fait  que  continuer  et  animer  d'un  beau  rythme  les  paroles  de 
colère  et  d'espérance  qui  partout  en  France,  depuis  quelques  mois,  jaillis- 
saient des  cœurs: 

Allons  enfants  de  la  Patrie, 

Le  jour  de  gloire  est  arrivé. 

Contre  nous  <le  la  tyrannie 

L'étendard  sanglant  est  levé. 

Entendez-vous  dans  les  campagnes, 

Uugir  ces  féroces  soldats  ? 

Ils  viennent  ius(|ue  dans  nos  bras. 

Egorger  nos  fils  el  nos  compagnes! 
Aux  armes,  citoyens  !  Formons  nos  bataillons! 
JJarclioos,  qu'un  sang  impur  abreuve  nos  sillons. 

Que  veut  cette  horde  d'esclaves, 
De  traîtres,  de  rois  conjurés? 
Pour  qui  ces  ignobles  entraves, 
Ces  fers  dès  longiemps  préparés? 


«64  HISTOIRE    SOCIALISTE 


FranijaisI  pour  nous,  ah!  quel  outrage! 
Quels  transports  il  doit  exciter  1 
C'est  nous  qu'on  ose  méditer 
De  rendre  à  l'antique  esclavage  I 

Quoi  !  des  cohortes  étrangères 
Feraient  la  loi  dans  nos  foyers! 
Quoi!  Ces  phalanges  mercenaires 
Terrasseraient  nos  flers  guerriers! 
Grand  Dieu  1  par  des  mains  enchaînées 
Nos  fronts  sous  le  joug  se  ploieraient! 
De  ïils  despotes  deviendraient 
Les  maîtres  de  nos  destinées! 

Contre  le  vil  despote  du  dedans  aussi  bien  que  contre  les  vils  despotes 
au  dehors  ces  paroles  grondaient.  C'était,  dans  la  cité  déjà  ardente,  commeun 
torrent  de  feu  qui  arrivait.  Le  Comité  central  des  fédérés  était  établi  dans  une 
salle  de  correspondance  aux  Jacobins  Saint-Honoré.  Il  était  formé  de  qua- 
rante-trois membres  qui,  depuis  le  commencement  de  juillet  s'assemblaient 
régulièrement  tous  les  jours. 

Les  fédérés  étaient  des  hommes  d'action,  ils  comprirent  vile  que  seul  un 
mouvement  insurrectionnel  dénouerait  la  crise,  et  ils  choisirent,  parmi  les 
quarante-trois  délégués  du  Comité  central,  un  directoire  secret  de  cinq  mem- 
bres chargé  de  surveiller  les  événements  et  de  préparer  l'assaut. 

«  Ces  cinq  membres,  dit  Carra,  étaient  Vaugeois,  grand- vicaire  de  l'évêque 
de  Blois;  Debesse,  du  département  de  la  Drôme  ;  Guillaume,  professeur  à  Caen; 
Simon,  journaliste  de  Strasbourg,  et  Galissot,  de  Langres.  Je  fus  adjoint  à 
ces  cinq  membres  à  l'instant  même  de  la  formation  du  directoire,  et  quelques 
jours  après  on  y  invita  Fournier  l'Américain,  Westermann,  Rieulin  (de  Stras- 
bourg), Santerre;  Alexandre,  commandant  du  faubourg  Saint-Marceau;  La- 
zowski,  capitaine  des  canonniers  de  Saint-Marceau;  Antoine,  de  Metz.l'ex-cons- 
tituant;  Lagrey  et  Carin,  électeurs  de  1789. 

«  La  première  séance  de  ce  directoire  se  tint  dans  un  petit  cabaret,  au 
Soleil  d'Or,  rue  Saint-Anloine,  près  la  Bastille,  dans  la  nuit  du  jeudi  au  ven- 
dredi 26  juillet,  après  la  fête  civique  donnée  aux  fédérés  sur  l'emplacement 
de  la  Bastille...  » 

L'arrivée  du  bataillon  marseillais  donna,  pour  ainsi  dire,  le  signal  des 
hostilités  ;  Santerre  leur  ayant  offert  un  banquet  civique  aux  Champs-Elysées, 
il  y  eut  à  la  fin  du  banquet  collision  entre  les  fédérés  et  les  gardes  nationaux 
des  Petits-Pères  et  des  Filles-Sainl-Thomas,  dévoués  à  la  royauté.  C'était 
l'escarmouche  qui  annonçait  la  grande  bataille  prochaine.  Le  directoire  insur- 
rectionnel se  réunit  à  nouveau  en  une  seconde  «  séance  active  »  le  4  août. 

«  Les  mêmes  personnes  à  peu  près  se  trouvaient  dans  cette  séance,  et  en 
outre  Camille  Dcmoulins,  elle  se  tint  au  Cadran  Bleu,  sur  le  boulevard;  et 
sur  les  huit  heures  du  soir,  elle  se  transporta  dans  la  chambre  d'Antoine 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1265 

l'ex-constituant,  rue  Saint-Honoré...  Ce  fut  dans  celte  seconde  séance  active, 
ajoute  Carra,  dont  le  récit  n'a  pas  été  démenti,  que  j  écrivis  de  ma  main  tout 
le  plan  de  l'insurrection,  la  marche  des  colonnes  et  l'attaque  du  château. 
Simon  fit  une  copie  de  ce  plan  et  nous  l'envoyâmes  à  Santerre  et  à  Alexandre,, 
vers  minuit  ;  mais  une  seconde  fois  notre  projet  manqua  parce  que  Alexandre 


7 


Oi-i^t^^^-^-^^^^y 


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a^u^  eH/. 


V 


l"  Fragment  d'un  manuscrit  db  Santerrb. 

(D'apr6s  on  document  des  Arcbives  nationales.) 

LIT.   159.   —  HISTOIRE  SOCULISTB.  jjy_  jjg 


l-e*^  HISTOIUK     SOGJALlbTE 


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^"2  0-1/cf.P^.^ 


2mo.  Fkaoment  d'un  majtlsohjt  db  Samterrb. 
(D'après  un  document  dos  Archives  natioualesj. 

et  Santerre  n'étaient  poini  encore  en  mesure,  et  plusieurs  voulaient  attendre 
la  discussion  renvoyée  au  10  aoûl  sur  la  suspension  du  roi.  » 

Ainsi,  quoi  qu'il  en  soit  des  parlirnlarités  de  ce  récit,  c'est  bien,  comme 
il  est  naturel,  le  Comité  des  fédérés  et  leur  directoire  insurreclionnfl  qui  ap- 
paraissent comme  l'organe  d'aclion.  Mais  qu'auraient  pu  ces  combattants  ras- 
semblés de  tous  les  points  de  la  France  révolutionnaire  sans  un  mouvement 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1267 

d'ensemble  du  peuple  de  Paris?  Ce  mouvement,  ce  sont  les  sections  qui  le 
communiquent. 

Dès  la  deuxième  quinzaine  de  juillet,  elles  nomment  des  délégués  qui 
se  réunissent  à  IHôtel  de  Ville,  qui  s'appelle  maintenant  et  depuis  le  mois 
de  mars  «  la  Maison  commune  ».  Ces  délégués  des  sections  ne  sont  pas, 
comme  le  Comité  central  des  fédérés,  un  simple  organe  d'aclion  insurrection- 
nelle. Ils  se  considèrent  comme  les  véritables  interprètes  du  souverain, 
chargés  d'arracher  la  France  et  la  liberté  au  danger  qui  les  menacent,  et  ils 
portent  devant  l'Assemblée  législative  des  plans  politiques,  des  sommations 
tous  les  jours  plus  hautaines.  Ils  créent  et  ils  représentent  une  légalité  nou- 
velle, révolutionnaire  et  hardie,  qui  s'oppose  et  se  substituera  à  la  légalité 
hypocrite,  caduque  et  bigarrée,  formée  de  la  faiblesse  législative  et  de  la  tra- 
hison royale.  Dans  les  formules  de  Danton,  adoptées  parla  section  du  Théâtre- 
Français,  cette  légalité  nouvelle  trouve  son  expression  juridique. 

Pour  bien  comprendre  le  grand  mouvement  populaire  qui  se  développe 
en  juillet  et  août  1792,  pour  en  démêler  les  sources  multiples  et  jaillissantes, 
il  faudrait  pouvoir  suivre  jour  par  jour,  en  ces  dramatiques  semaines,  la  vie 
fourmillante,  passionnée  des  48  sections  de  Paris  ;  il  faudrait  pouvoir  noter 
toutes  les  motions  révolutionnaires,  tous  les  détails  et  les  péripéties  de  la  lutte 
engagée  en  beaucoup  de  sections  entre  l'élément  modéré  et  l'élément  révolu- 
tionnaire. Tantôt,  suivant  le  hasard  des  citoyens  actifs  présents  ou  absents  à 
l'assemblée  de  section,  c'étaient  des  adresses  foudroyantes  qui  étaient  adop- 
tées, tantôt,  par  un  retour  offensif,  les  modérés  obtenaient  un  désaveu  des 
adresses  adoptées  la  veille.  .Ainsi,  à  la  section  de  l'Arsenal,  le  grand  chi- 
miste Lavoisier,  naguère  fermier  général,  maintenant  chargé  du  service  des 
poudres  et  salpêtres,  rédige  la  protestation  contre  une  adresse  républicaine 
que  la  section  avait  paru  d'abord  approuver.  Mais  à  travers  les  chocs,  les  ré- 
sistances, la  force  révolutionnaire  se  développait,  et  sauf  dans  certaines  sec- 
tions du  centre  où  les  influences  modérées  de  la  bourgeoisie  riche  dominaient, 
c'est  contre  4a  trahison  royale,  c'est  pour  la  déchéance  immédiate  que  les 
citoyens  se  prononçaient. 

Le  local  de  chaque  section  était,  en  chaque  quartier,  une  sorte  de  forte- 
resse du  peuple  et  de  la  Révolution.  Souvent  ce  local  était  vaste,  il  devait 
suffire,  non  pas  aux  assemblées  générales  des  citoyens  actifs  qui  se  tenaient 
dans  les  églises,  mais  aux  réunions  quotidiennes  des  comités  de  section  et  au 
fonctionnement  de  la  justice  de  paix,  élue  par  les  assemblées  de  section,  et 
du  Comité  militaire.  C'étaient,  en  ces  jours  troublés,  comme  des  domiciles 
légaux  de  l'esprit  de  Révolution,  et  les  adresses  qui  sortaient  delà,  même  quand 
elles  foudroyaient  une  Constitution  bâtarde,  avaient  comme  une  force  de  lé- 
galité. 

Je  regrette  de  ne  pouvoir  donner  en  entier  l'état  dressé  par  le  Domaine, 
au  commencement  de  1793  (sauf  le  changement  de  nom  de  quelques  sections. 


12G8  HISTOIRE    SOCIALISTE 

il  vaut  pour  juillet  1792)  de  ces  locaux  de  section  ;  en  le  lisant,  il  semble  qu'on 
prend  contact  avec  la  force  révolutionnaire  établie,  organisée. 

a  Sainte-Geneviève  (bientôt  Panthéon  Français)  :  premier  étage  dun 
bâtiment  situé  sur  la  rue  des  Carmes,  composé  de  quatre  pièces  et  un  cabinet, 
plus  deux  cellules.  Assemblée  générale  des  citoyens  dans  l'église  du  collège 
de  Navarre. 

«  Jardin  des  Plantes  (bientôt  Sans-Culottes)  :  une  pièce  à  l'entresol, 
cinq  au  premier,  quatre  au  second  et  deux  au  troisième;  Saint-Firmin,  rue 
Saint-Victor.  Assemblée  générale  dans  l'église  Saint-Nicolas  du  Chardonnet. 

«  Observatoire.  —  Le  comité  de  cette  section  occupe  un  corps  de  logis 
entre  doux  cours,  servant  de  logement  aux  ci-devant  desservants  des  reli- 
gieuses, composé  de  trois  étages  de  deux  pièces  chacun  ;  Ursulines,  rue  Saint- 
Jacques.  Assemblée  générale  dans  l'église  du  couvent. 

«  Arsenal.  —  Le  comité  de  cette  section  occupe  deux  pièces,  au  premier, 
sur  le  jardin.  Assemblée  générale  dans  l'église  Saint-Paul-Saint-Louis-la- 
Culture,  rue  Saint-Antoine. 

«  GobeliJis  (bientôt  Finistère).  —  Le  comité  occupe  deux  pièces  attenant 
à  l'église  de  Saint-Martin,  qui  servaient  aux  assemblées  de  marguilliers.  As- 
semblée générale  dans  l'église  Saint-Martin. 

«  Thermes-de-Julien  (plus  tard  Beaurepaire).  —  Petite  pièce  au  rez-de- 
chaussée,  cour  des  Mathurins,  et  une  autre  pièce  à  côté,  laquelle  sert  de 
dépôt  aux  armes  de  la  section  armée.  Les  assemblées  générales  dans  les 
salles  de  la  Sorbonne. 

«  Place  Royale  (bientôt  Fédérés).  —  Deux  pièces  au  rez-de-chaussée 
pour  le  comité.  Assemblée  générale  dans  l'ancien  réfectoire  des  Minimes. 

«  Hôtel-de-Ville  (puis  Maison  commune).  —  Cette  section  occupe  deux 
pièces  au  rez-de-chaussée  et  une  serre  pour  le  comité,  rue  des  Barres;  2°  une 
maison  rue  Geoffroy-l'Asnier,  servant  de  quartier-général  à  la  section  armée. 
Assemblée  générale  dans  l'église  Saint-Gervais. 

«  Place  Vendôme  (bientôt  section  des  Piques).  —  Celle  section  occupe 
par  son  comité  civil,  justice  de  paix,  etc.,  un  bâtiment  sur  la  rue,  de  deux 
étages,  composés  de  cinq  pièces  chacun,  plus  deux  pièces  au  rez-de-chaussée, 
dans  le  fond  de  la  cour  pour  son  comité  militaire.  Assemblée  générale  dans 
l'église  des  Capucins. 

«  Fontaine  de  Grenelle.  —  Cette  section  occupe  tant  pour  ses  assemblées 
générales  que  pour  ses  comités  civil  et  militaire,  quatre  salles  au  rez-de- 
chaussée,  ayant  leur  entrée  par  le  cloître. 

«  Théâtre-Français  (bientôt  Marseille).  —  Cette  section  occupe  pour  son 
comité  de  surveillance,  une  pièce  servant  ci-devant  de  sacristie,  pour  ses  as- 
semblées générales  une  salle  dite  Saint-Michel  en  attendant  la  réfection  d'une 
salle  prise  dans  une  partie  du  grand  réfectoire  ;  pour  le  comité  militaire,  une 
chambre  et  un  cabinet  ;  pour  le  comité  de  bienfaisance,  une  salle  appelée  le 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1269 

petit  réfectoire  ;  corps  de  garde  sur  la  rue  des  Cordeliers.  Assemblée  générale 
dans  l'église  Sain t-André-des- Arts. 

a  Gravilliers.  —  Cette  section  occupe  pour  son  comité  militaire,  une 
pièce  au  rez-de-chaussée,  à  droite,  en  entrant  dans  la  seconde  cour,  plus  une 
salle  dite  le  chapitre  pour  ses  assemblées  géiiérales.  » 

Ces  détails  suffisent  à  fixer,  pour  ainsi  dire,  les  traits  matériels,  la  vie  des 
sections.  Je  renvoie  pour  le  tout  au  si  utile  travail  de  M.  Mellié  sur  les  sec- 
tions de  Paris.  Chacune  de  ces  sections  ainsi  installée,  outillée,  souvent  dans 
des  locaux  arrachés  à  l'Eglise  par  la  grande  expropriation  révolutionnaire, 
représentait  une  grande  forcî  éveillée  et  active.  Et  dès  juillet,  sous  la  me- 
nace de  l'invasion,  sous  la  trahison  du  roi,  les  forces  révolutionnaires  de 
chaque  section  se  rapprochent,  se  rallient  à  un  centre  :  la  Maison  commune. 
La  municipalité  légale,  malgré  le  bon  vouloir  de  Pélion,  ne  pouvait  servir  de 
lien  à  des  forces  d'insurrection;  elle  était  trop  mêlée,  trop  discordante,  et 
Pélion  lui-même  était  timide  et  gêné.  Mais  à  côté  de  la  municipalité  légale, 
les  délégués  des  sections  réunis  à  la  Maison  commune  constituent  une  sorte 
de  municipalité  extra-légale,  destinée,  à  mesure  que  s'enflamment  les  évé- 
nements, à  subordonner  et  enfin  à  remplacer  l'autre. 

Le  23  juillet,  les  commissaires  nommés  par  les  sections  de  Paris  se  réu- 
nissent pour  délibérer  sur  une  adresse  à  l'armée.  En  soi,  cette  réunion  était 
légale;  car  chaque  section  avait,  d'après  la  loi,  seize  commissaires  et  ces 
commissaires  des  sections  pouvaient  se  réunir  pour  comparer  et  centraliser 
le  résultat  des  délibérations  prises  par  les  différentes  sections;  mais  si  la 
réunion  dans  son  mécanisme  même  était  légil,  son  objet  était  révolution- 
naire, puisqu'il  s'agissait  de  mettre  l'armée  en  garde  contre  les  perfidies  du 
pouvoir  exécutif.  32  sections  sur  48  adhérèrent  au  projet  d'adresse  à  l'armée 
voté  par  la  section  du  Marché  des  Innocents. 

Mais  les  sections  décident  une  démarche  bien  plus  importante.  Les  com- 
missaires des  sections  réunis  à  la  Maison  commune  constatent,  par  des 
procès-verbaux  des  26,  28,  29  juillet,  i",  2  et  3  août,  que  toutes  les  sections 
de  Paris  ont  adhéré  au  vœu  de  'a  section  de  Grenelle  pour  une  adresse  de- 
mandant la  déchéance  du  roi,  et  cette  adresse  devait  être  portée  à  r.\sserablée 
législative,  au  nom  de  toutes  les  sections,  par  le  maire  Pétion.  Ainsi  le  pou- 
voir légal  lui-même  était  entraîné  à  des  démarches,  qui,  constitutionnelles 
dans  la  forme,  étaient  essentiellement  révolutionnaires. 

Pendant  que  les  sections  de  Paris  s'entendaient  pour  une  manifestation 
collective,  le  duc  de  Brunswick,  commandant  de  l'armée  prussienne,  avait 
lancé  deCoblentzun  manifeste  insolent  et  menaçant  qui  exaspérait  la  France 
et  perdait  décidément  le  roi.  Daté  du  25  juillet,  ce  manifeste  était  connu  à 
Paris  le  1"  août,  où  un  exemplaire  en  était  remis  au  président  de  l'Assem- 
blée. C'était  pour  Louis  XVI,  c'était  dans  son  intérêt  que,  selon  le  manifeste. 


1270  HISTOIRE     SOCIALISTE 

l'empereur  d'Autriche  et  le  roi  de  l'russe  se  disposaient  à  envahir,  à  fouler, 
à  asservir  la  France.  Quelle  terrible  seiuence  de  colères!... 

«  Un  intérêt  également  important  et  qui  tient  à  cœur  aux  deux  souve- 
rains, c'est  de  faire  cesser  l'anarchie  dans  liiitérieur  de  la  France,  il'arrùler 
les  attaques  portées  au  trône  et  à  l'autel,  de  rétablir  le  pouvoir  légal,  de 
rendre  au  roi  la  sûreté  et  la  liberté  dont  il  est  privé,  et  de  le  mettre  en  état 
d'exercer  l'autorité  h'gitimu  qui  lui  est  due.  » 

Et  puis,  au  nom  du  roi  de  France,  les  souverains  étrangers  mettaient 
hors  la  loi,  hors  du  droit  des  gens  la  Révolution  et  les  révolutionnaires. 

Ils  déclaraient  «  que  les  armées  coalisées  n'entendent  point  s'immiscer 
dans  le  gouvernement  intérieur  de  la  France,  mais  qu'ils  veulen-t  uniquement 
délivrer  le  roi,  la  reine  et  la  famille  royale  de  leur  captivité,  et  procurer  à 
Sa  Majesté  Très  Chrétienne  la  sûreté  nécessaire  pour  quelle  puisse  faire  sans 
danger,  sans  obstacle,  les  conventions  qu'elle  jugera  à  propos  et  travailler  a 
assurer  le  bonheur  de  ses  sujets.  » 

«  Que  les  armées  combinées  protégeront  les  villes,  bourgs  et  villages,  et 
les  personnes  et  les  biens  dr  tous  ceux  qui  se  soumettront  au  roi;  que  les 
gardes  nationales  seront  sommées  de  veiller  provisoirement  à  la  tranquillité 
des  villes  et  des  campagnes,  à  la  sûreté  des  personnes  et  des  biens  de  tous 
les  Français,  jusqu'à  l'arrivée  de  LL.  MM.  Impériale  et  Royale...  soms  peine  d'en 
être  personnellement  responsables;  qu'au  contraire,  ceux  des  gardes  natio- 
nales qui  auront  combattu  contre  les  troupes  des  deux  cours  alliées  et  qui 
seront  pris  les  armes  à  la  main  seront  traités  en  ennemis  et  punis  comme  re- 
belles à  leur  roi,  et  cotntne  perturbateurs  du  repos  public;  que  les  généraux, 
officiers,  bas-offlciers  et  soldats  des  troupes  de  ligne  françaises  sont  également 
sommés  de  revenir  à  leur  ancienne  fidélité  et  de  se  soumettre  sur-le-champ  au 
roi,  leur  légitime  souverain  ;  que  les  membres  des  départements,  des  districts 
et  des  municipalités  seront  également  responsables  sur  leur  tête  et  sur  leurs 
biens  de  tous  les  délits,  incendies,  assassinats,  pillage  et  voies  de  fait  qu'ils 
laisseront  commettre  ou  qu'ils  ne  se  seront  pas  notoirement  efforcés  d'empê- 
cher sur  leur  territoire. 

«  Que  les  habitants  des  villes,  bourgs  et  villages  qui  essaieraient  de  se 
défendre  contre  les  troupes  de  Leurs  Majestés  impériale  et  royale  et  tirer  sur 
elles  soit  en  rase  campagne,  soit  par  les  fenêtres,  portes  et  ouvertures  de  leur 
maison,  seront  punis  sur-le-champ,  suivant  la  rigueur  du  droit  de  la  guerre, 
et  leurs  maisons  démolies  ou  brûlées.  » 

Enfin  c'est  sur  Paris  que  les  plus  terribles  menaces  étaient  suspendues. 

«  La  ville  de  Paris  et  tous  ses  habitants  sans  distinction  seront  tenu>  de 
se  soumettre  sur-le-champ  et  sans  délai  au  roi,  de  mettre  ce  prince  en  pleine 
et  entière  liberté,  et  de  lui  assurer  ainsi  qu'à  toutes  les  personnes  royales, 
l'inviolabilité  et  le  respect  auxquels  le  droit  de  la  nature  et  des  gens  obligent 
les  sujets  envers  les  souverains;  Leurs  Majestés  impériale  et  royale  rendent 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1271 

personnellement  responsables  de  tous  les  événements,  sur  leurs  têtes,  pour 
être  jugés  militairement,  sans  espoir  de  pardon,  tous  (es  membres  de  l'As- 
semblée nationale,  du  département,  du  district,  de  la  municipalité  et  de  la 
garde  nationale  de  Paris,  les  juges  de  paix  et  tous  ceux  qu'il  appartiendra; 
drclaroit  en  outre  leurs  dites  Majestés,  sur  leur  foi  et  parole  d'empereur  et 
roi,  que  s'il  est  fait  la  moindre  violence,  le  moindre  outrage  à  Leurs  Ma- 
jestés le  roi,  la  reine  et  à  la  famille  royale,  s'il  n'est  pas  pourvu  immédiate- 
ment à  leur  sûreté,  à  leur  conservation  et  à  leur  liberté,  elles  fn  tireront  une 
ventjcance  exemplaire  et  à  jamais  tnémorablc,  ex  livrait  la  ville  de  Paris  a 

VUE    EXÉCUTION   MILITAIRE   ET  A-   UNE   SUBVERSION    TOTALE    et  leS  révoltés  COUpahleS 

d'attentat  aux  supplices  qu'ils  auront  mérités.  Leurs  ifajestés  impériale  et 
royale  prumettenl  au  contraire  aux  hahitants  de  la  ville  de  Paris  d'employer 
leurs  bons  offices  auprès  de  Sa  Majesté  Très  Chrétienne  pour  obtenir  le  pardon 
de  leurs  loris  et  de  leurs  erreurs,  et  de  prendre  des  mesures  les  plus  vigou- 
reuses pour  assurer  leurs  personnes  et  leurs  biens  s'ils  obéissent  promplement 
et  exactement  à  l'injonction  ci-dessus.  » 

Ainsi  les  alliés  menaçaient  de  pendre  ou  de  passer  par  les  armes  toute 
lu  France  révolutionnaire,  ses  soldats,  ses  représentants,  ses  administrateurs, 
ses  citoyens.  Ce  ne  sont  pas  les  lois  de  la  guerre  qu'ils  se  proposent  d'appli- 
<juer  aux  Français  :  ils  ne  les  considèrent  pas  comme  des  ennemis,  mais 
comme  des  rebelles;  et  c'est  du  point  de  vue  du  roi  de  France,  c'est  au  nom 
de  sa  légitimité  qu'ils  se  préparent  à  piller,  à  incendier,  à  saccager. 

Menace  puérile  par  son  étendue  môme.  Car  ils  n'auraient  pu  l'appliquer 
sans  faire  de  la  France  un  immense  charnier  d'où  un  souffle  de  peste  et  de 
mort  se  serait  répandu  sur  l'Europe,  empoisonnant  d'abord  le  sang  des  enva- 
hisseurs 1 

Mais  menace  funeste  pour  Louis  XVI,  puisqu'en  sommec'«st  lui  qui,  aux 
yeux  de  la  nation  française,  devenait  responsable  de  toutes  les  violences 
exercées  ou  méditées  contre  elle  1  Ce  manifeste  ne  pouvait  avoir  que  deux 
effets  :  ou  bien  aplatir  d'un  coup  toute  la  Franc  e  révolutionnaire  dans  la  plus 
lâche  terreur,  ou  bien  surexciter  la  haine  du  peuple  contre  le  roi.  Or,  il  fallait 
toute  la  frivolité  des  émigrés,  tout  l'aveuglement  de  la  contre-révolution  pour 
croire  un  in>lant  que  la  France  nouvelle  premlrait  peur. 

Le  manifeste  était  donc  absurde,  mais  il  était  la  conséquence  logique  et 
nécessaire  de  la  guerre  elle-même.  Du  moment  que  le  roi  appelait  l'étranger 
pour  rétablir  son  autorité,  c'eât  le  roi  lui-même,  sous  le  couvert  et  par  les 
mains  de  l'étranger,  qui  faisait  la  guerre  à  son  peuple.  C'est  donc  en  rebelles 
et  non  en  belligérants  que  les  hommes  de  la  Révolution  devaient  être 
trailés. 

C'est  en  vain  que  les  royalistes  modérés,  épouvantés  après  coup  de 
l'effroyable  responsabilité  que  ce  manifeste  faisait  peser  à  jamais  sur  la 
monarchie,  ont  prétendu  qu'il  dépassait  les  intentions  du  roi,  qu'il  était  con- 


1272  HISTUIUE     SOCIALISTE 


traire  aux  inslructions  données  par  lui  en  juin  à  son  envoyé  Mallet  du  Pan, 
chargé  d'en  négocier  les  termes  avec  la  Prusse  et  l'Autriche.  C'est  en  vain  que 
Mallel  du  Pan  lui-môme  et  le  duc  de  Brunswick  imputent  à  l'influence  des 
émigrés  auprès  des  souverains  les  parties  les  plus  blessantes,  les  plus  odieuses 
du  document. 

II  est  inutile  de  se  livrer  à  une  critique  de  ces  assertions.  Car  le  mani- 
feste, tel  que  Louis  XVI  l'avait  conçu  et  demandé,  ne  pouvait  différer  que 
par  des  nuances  de  celui  qui  fui,  en  effet,  rédigé  et  lancé.  11  est  bien  vrai  que 
dans  les  instructions  remises  à  Mallel  du  Pan,  Louis  XVI  disait  : 

«  Le  roi  joint  ses  prières  aux  exhortations  cour  engager  les  princes  et 
les  Français  émigrés  à  ne  point  faire  perdre  à  la  guerre  actuelle,  par  un 
concours  hostile  et  effectif  de  leur  pari,  le  caractère  de  guerre  étrangère 
faite  de  puissance  à  puissance.  Il  leur  recommande  expressément  de  s'en 
remettre  à  lui  et  aux  cours  intervenantes  de  la  discussion  et  de  la  sûreté  de 
leurs  intérêts,  lorsque  le  moment  d'en  traiter  sera  venu.  >> 

Mais  le  roi  avait  beau  conseiller  aux  émigrés  une  réserve  que  d'ailleurs 
ils  n'observèrent  pas.  Comment,  même  sans  le  concours  compromettant  des 
émigrés,  la  guerre  aurait-elle  eu  le  caractère  d'une  guerre  de  puissance  à 
puissance  ? 

Ce  n'étaient  ni  des  intérêts  territoriaux,  ni  des  rivalités  poliliques  qui 
guidaient  contre  la  France  et  Paris  les  souverains  coalisés.  Celait  bien  un 
parti  qu'ils  venaient  combattre,  c'était  bien  la  Révolution  ennemie  du  roi 
qu'ils  venaient  écraser;  plus  ils  affirmaienl  leur  désinléressemenl,  et 
protestaient  contre  toute  pensée  d'atlenler  à  l'inlégrilé  du  territoire  français, 
plus  aussi  ils  réduisaient  la  guerre  à  êlre  une  grande  mesure  de  police  de  la 
royauté  menacée  contre  des  sujels  factieux.  Or  de  là  suivait  tout  le  reste. 
D'ailleurs,  dans  les  instructions  mêmes  données  par  le  roi  à  Mallet,  on 
lit  ceci  : 

«  N'imposer  ni  ne  proposer  aucun  système  de  gouvernement;  mais 
déclarer  qu'on  s'arme  pour  le  rétablissement  de  la  monarchie  et  de  F  autorité 
royale  légitime,  telle  que  Sa  Majesté  elle-même  entend  la  circonscrire. 

«  Déclarer  encore  et  avec  force,  a  l' .Assemblée  nationale,  alx  corps  admi- 
nistratifs, AUX  ministres,  aux  municipalités,  aux  individus,  qu'on  les  rendra  per- 
sonnellement ET  particulièrement  RESPONSABLES,  DANS  LEURS  CORPS  ET  BIENS,  DE  TOUS 
attentats  COM.MIS  CO.NTRE  LA  PERSONNE  DU  ROI,  CONTRE  CELLE  DE  LA  REINE  ET  DE  LEUR 
FAMILLE,  CONTRE  LES    VIES  ET  PROPRIÉTÉS  DE  TOUS  LES  CITOYENS  QUELCONQUES.  » 

Sur  ce  thème,  on  ne  pouvait  guère  broder  que  le  manifeste  qui  a  paru, 
et  lont  au  plus  y  aurait-il  eu  quelques  nuances  de  réâaclion  qui  n'en 
auraient  en  rien  changé  le  sens  et  l'effet,  si  le  roi  lui -môme  avait  tenu  la 
plume.  En  fait,  de  môme  que  la  communication  envoyée  à  l'Assemblée  en 
avril  par  l'empereur  d'Autriche  n'élait  guère  que  la  reproduction  du  mémoire 
adressé  à  Léopold  par  Marie-Anloinetle,  de  même  le  fameux  manifeste  de 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


1273 


Brunswick,  à  quelques  détails  près,  sortait  des  Tuileries,  et  c'est  en  écho  qu'il 
revenait  de  Coblentz.  C'est  la  royauté  française  qui  envahissait  la  France, 
c'est  la  royauté  française  qui  la  menaçait. 

L'effet  fut  grand,  non  de  peur,  mais  de  colère  ;  ce  n'est  pas  le  manifeste 


La  Favillk  royale  au  Temple. 
(D'après  nue  estampe  do  Musée  Carnavalet.) 


de  Brunswick  qui  décida  la  Ilévolution  du  10' août,  qui  se  préparait  ouverle- 
ment  avant  qu'il  fût  connu.  Ce  n'est  même  pas  ce  manifeste  qui  décida  les 
sections  à  leur  pressante  démarche  commune  auprès  de  l'Assemblée,  puis- 
qu'il ne  fut  connu  que  le  1'^  août  et  que  les  sections  avaient  déjà  délibéré. 

UT.   160.  —  HISTOIRE  SOCIALISTE,  Llv.    160 


1274  HISTOIIIK    SOCIALISTE 


Mais  il  ajouta  à  l'eflerveâcence  des  esprilâ  et  il  donna  à  la  Révolution  ua  tilre 
de  plus  pour  réclamer  la  déchéance,  pI  pour  l'imposer. 

Il  acheva  ccrlainemenl,  entre  le  1"  aoilt  où  il  parut,  et  le  3  août  où 
Pétioi)  s'avança  àlabarce  de  1  Assemblée,  d'ei)ir;ilner  les  h'-siLiuis, de  vaincre 
dans  les  sections  les  résistances  des  modérés,  les  intrigues  des  royalistes,  et  il 
porta  au  plus  haut  point  l'inirnation,  la  force  morale  de  l'Assemblée  des 
commissaires  de  cédions  réunis  à  la  Maison  commune. 

Chauraette  témoigne,  avec  une  évidente  sincérité,  et  une  candeur  pas- 
sionnée, de  cet  enthousiasme  des  sections,  du  sentiment  toujours  plus  grand 
qu'elles  avaient  de  leur  rôle  libérateur. 

«  A  cette  époque,  écrit-il.  dans  les  Mémoires  qu'a  publiés  M.  Aulard 
(mais  quelle  est  la  partie  de  l'histoire  de  la  Révolution  que  M.  .\ulard  na  pas 
éclairée  de  lumières  nouvelles?)  à  cette  époque,  la  majorité  des  sections  de 
Paris  assembla,  à  la  Maison  commune,  des  commissaires  pour  discuter  la 
grande  question  de  la  déchéance  du  roi,  et  présenta  à  l'Assemblée  nationale 
une  pétition  y  lendant. 

«  Les  royalistes  mirent  tout  en  usage  pour  dissoudre  cette  réunion  ou 
du  moins  la  neutraliser  en  la  divisant.  Mais  le  bon  esprit  iiui  iininiail  la 
grande  majorité  de  ces  commissaires,  leur  fermeté  et  la  résolution  qu'ils 
avaient  prise  de  sauvf'f  la  patrie  rendirent  nuls  tous  les  efforts  des  aristo- 
crates, des  brouillons  oi  des  peureux  qui  s'étaient  glissés  parmi  eux. 

«  Qu'elle  était  rrrande,  cette  Assemblée  !  Quels  élans  sublimes  de  patrio- 
tisme j'ai  vu  éclatrr.  l.irs  de  la  discussion  sur  la  déchéance  du  roi  '.  Qu'était 
l'Assemblée  natioi-f?'r  avec  toutes  ses  petites  passions,  son  côté  du  roi,  ses 
gladiateicrs,  ses  d  •/'■nseurs  de  Lnfntjette,  ses  indécisions  continuelles,  ses 
petites  mesures,  sen  ilécrets  étranglés  au  passage,  puis  écrasés  par  le  veto, 
qu'était,  dis-je,  cette  Assemblée  en  comparaison  de  la  réunion  des  commis- 
saires des  sections  de  Paris  ? 

€  lii,  on  eût  dit  des  légistes  acharnés  à  disputailler  sans  cesse  sous  le 
fouet  des  maîtres  des  écoles  du  droit,  n'osant  pas  s'élever  jusqu'à  secouer 
leurs  chaînes  et  se  déterminer  enfin  à  avoir  une  fois  raison.  Ici,  au  contraire, 
on  discutait  fraternellement,  souvent  avec  chaleur,  au  milieu  des  plus  beaux 
mouvements  d'éloquecce  et  toujours  avec  bonne  foi,  les  raisons  pour  et  contre 
la  déchéance.  On  posait  pour  ainsi  dire  les  bases  de  la  République.  C'était  au  . 
milieu  de  ces  discussions  si  intéressantes  que  se  passaient  de  ces  événements 
propres  à  caractériser  les  membres  de  cette  Assemblée. 

o  On  en  vit  se  dévouer  aux  poignards  et  aux  assassinats  juridiques  en 
offrant  d'imprimer,  afficher  eux-mêmes  et  garder  contre  les  déchirements  des 
placards  piopres  à  mûrir  l'opinion  publique  et  à  dévoiler  les  crimes  de  la 
Cour. 

«  Je  ne  passerai  pas  sous  silence  le  trait  suivant,  il  mérite  d'être  remar- 
qué. La  Cour,  de  concert  .imm-  linràme  directoire  du  département  de  Paris, 


HISTOIRE    SOCIALISTE  iT.b 


avait  parlé  de  raeltre  à  exécution  la  loi  martiale.  Il  y  avait  dans  la  salle  des 
délibérations  des  commissaires  plusieurs  drapeaux  rouges  dans  les  étuis.  Le 
brave  Lazowsky,  depuis  victime  par  les  nouveaux  brigands  qui  remplacèrent 
la  Cour,  et  Chaumelte  découvrent  parmi  ces  drapeaux  le  drapeau  rouge, 
t  0  ciel,  s'écrient-ils,  le  voilà  ;  le  voilà  !  oui,  le  drapemi  rouge  !  Il  est  encore 
«  .eint  du  sang  des  patriotes  massacrés  au  C/iamp  de  Mars!  »  .\ussilôt  toute 
l'Assemblée  se  lève  et  crie  d'un  mouvement  unanime  :  «  Ils  serofit  vengés! 
Périssent  In  loi  martiale  et  ses  auteurs  !  » 

«  Les  deux  citoyens  qui  avaient  découvert  ce  drapeau  furent  chargés  de 
le  porter  au  corps  municipal,  alors  assemblé,  et  de  le  forcer  à  le  porter  autre 
part.  En  entrant  dans  la  salle  du  corps  municipal,  les  deux  envoyés,  poussés 
par  un  mouvement  subit  d'indignation,  déchirèrent  ce  drapeau  en  s'écriant  : 
«  Tenez,  le  voici,  c'est  un  parricide,  qu'on  le  couse  dans  un  sac  et  qu'il  soit 
jeté  à  la  rivière.  » 

«  Ce  corps  municipal,  composé  en  grande  partie  de  contre-révolution- 
naires, d'amis  de  Lafayette  et  surtout  de  la  loi  martiale;  ce  corps  municipal 
qui  avait  résisté  audacieusement  à  la  publicité  des  séances  du  Conseil  géné- 
ral (de  la  Commune)  et  qui,  contre  le  vœu  des  citoyens  de  Paris,  avait  eu 
l'imprudence  de  conserver  dans  le  lieu  de  ses  séances  les  bustes  de  Bailly,  de 
Lafayette  et  de  Louis  XVI  comme  pi«rres  d'attente  à  la  contre-révolution,  le 
corps  municipal,  dis-je,  resta  stupéfait  et  comme  pétrifié.  » 

Ainsi,  ces  hommes,  en  leurs  fureur  et  exaltation  révolutionnaires,  toujours 
prêts  à  donner  leur  vie  pour  la  liberté,  se  sentaient  comme  emportés  par  leur 
sincérité  même  au-dessus  de  toutes  les  autorités  légales,  au-dessus  de  l'As- 
semblée législative,  bavarde,  mêlée  et  impuissante,  au-dessus  du  corps  mu- 
nicipal animé  de  l'esprit  feuillant. 

Et  si,  pour  transmettre  à  la  Législative  leur  volonté  de  déchéance  royale, 
ils  respectaient  encore  les  formes  légales  et  usaient  de  l'intermédiaire  du 
maire  Pèlion,  c'était  dans  le  ferme  dessein  de  ne  point  s'immobiliser  en  une 
légalité  désormais  suspecte,  et  de  ne  point  se  lier  aux  hésitations  de  Pétion 
lui-môme. 

Pétion  déclara  donc,  au  nom  des  sections  frémissantes,  que  la  commune 
de  Paris  venait  dénoncer  à  l'Assemblée  nationale  le  chef  du  pouvoir  exécutif. 
11  rappela,  «  sans  amertume  et  sans  ménagements  pusillanimes  »,  les  bienfaits 
de  la  nation  envers  Louis  XVI,  les  ingratitudes  et  les  fourberies  de  celui-ci. 
11  dénonça  en  une  formule  as.sez  heureuse  les  directoires  des  déparlcments 
qui  se  faisaient  les  complices  de  Louis  XVI  et  qui  «  en  déclamant  contre  les 
républicains,  semblent  vouloir  organiser  la  France  en  république  fédé- 
rative  ». 

Et  se  tournant  vers  les  périls  extérieurs  :  «  Au  dehors,  dit-il,  des  armées 
ennemies  menacent  notre  territoire.  Deux  despotes  publient  contre  la  nation 
française  un  manifeste  aussi  insolent  qu'absurde.  Dés  Français  parricides, 


1276  HISTOIRE    SOCIALISTE 

conduits  par  les  frères,  les  parents,  les  alliés  du  roi,  se  préparent  à  déchirer 
le  sein  de  la  patrie.  » 

Et  c'est  au  nom  de  Louis  XVI  que  la  souveraineté  nationale  est  impu- 
demment outragée,  c'est  pour  venger  Louis  XVI  que  l'exécraWe  maison  d'Au- 
triche ajoute  un  nouveau  chapitre  à  l'histoire  de  ses  cruautés...  » 

Il  précise  enfin  les  responsabilités  personnelles  et  directes  du  roi.  «  /-« 
chef  du  pouvoir  exécutif  est  le  premier  anneau  de  la  chaîne  contre-révolu- 
tionnaire. Il  semble  participer  aux  complots  de  Pilnitz  qu'il  a  fait  connaître 
si  tard.  Son  nom  lutte  désormais  contre  celui  de  la  nation...  Il  a  séparé  ses 
intéft?  de  ceux  de  la  nation.  Nous  les  séparons  comme  lui...  Tant  que  nous 
aurons  un  roi  semblable,  la  liberté  ne  peut  s'affermir,  et  nous  voulons 
demeurer  libres.  Par  un  reste  d" indulgence  nous  aurions  désiré  pouvoir  vous 
demander  la  suspension  de  Louis  XVI  tant  qu'existera  le  danger  de  la  patrie; 
mais  la  Constitution  s'y  oppose...  et  nous  demandons  sa  déchéance. 

«  Cette  grande  mesure  étant  prise,  comtyie  il  est  très  douteux  que  la 
nation  puisse  avoir  confiance  en  la  dynastie  actuelle,  nous  demandons  que 
des  ministres,  solidairement  responsables,  nommés  par  l'Assemblée  nationale 
mais  hors  de  son  sein,  suivant  la  loi  Constitutionnelle,  nommés  par  le  scrutin 
des  hommes  libres,  à  haute  voix,  exercent  provisoirement  le  pouvoir  exé- 
cutif en  attendant  que  la  volonté  du  peuple,  notre  souverain  et  le  vôtre, 
soit  légalement  prononcée  dans  une  Convention  nationale,  aussitôt  que  la 
sûreté  de  r  Etat  pourra  le  permettre.  » 

«  Cependant,  que  nos  ennemis,  quels  qu'ils  soient,  se  rangent  tous  au 
delà  de  nos  frontières;  que  des  lâches  et  des  parjures  abandonnent  le  sol  de 
la  liberté  ;  que  300,000  esclaves  s'avancent,  ils  trouveront  devant  eux  dix  rail- 
lions d'hommes  libres  prêts  à  la  mort  comme  à  la  victoire,  combattant  pour 
l'égalité,  pour  le  sol  paternel,  pour  leurs  femmes,  leurs  enfants  et  leurs  vieil- 
lards: que  chacun  de  nous  soit  soldat  à  son  tour,  et  s'il  faut  avoir  l'honn'rur 
de  mourir  pour  la  patrie,  qu'avant  de  rendre  le  dernier  soupir,  chacun  de 
nous  illustre  sa  mémoire  par  la  mort  d'un  esclave  ou  d'un  tyran.  » 

Curieux  document  et  où  se  mêlent  bien  des  influences  diverses.  On  y  dé- 
môle le  brûlant  patriotisme  révolutionnaire  des  fédérés  et  des  sections,  l'idée 
de  la  constitution  immédiate  d'un  pouvoir  exécutif  nouveau,  chère  à  Dunton, 
l'idée  d'une  Convention  nationale,  si  fortement  soutenue  par  Robespierre,  el 
enfin  les  hésitations,  les  timidités  de  Pétion  lui-même  et  d'une  partie  des 
Girondins,  qui  se  marquent  dans  le  passage  singulier  sur  la  suspension  du 
roi. 

Est-il  donc  si  coupable,  et  n'est-il  pas  victime  d'une  fatalité  déplorable 
qui  fait  de  lui,  malgré  lui,  le  prétexte,  le  drapeau,  le  symbole  de  l'olranger, 
puisqn'aussilôt  après  la  grande  crise  on  songerait  à  le  rétablir?  Mais  cette 
Telléité  étrange  et  contradictoire  dispiiralt  dans  ces  deux  ai'Qrmalions  déci- 
sives :  11  faut  prononcer  la  déchéance  de  Louis  XYl,  et  appeler  à  la  nation  qui 


HISTOIRE     SOCIAT.ISTE  127' 

_ — . j . 


prononcera  sans  doute  la  déchéance  de  toute  la  dynastie.  Il  faut  convoquer 
uue  Convention  nationale. 

Cette  adresse  portait  la  signature  de  commissaires  délégués  de  47  sec- 
tions. Qui  m'en  voudrait,  malgré  l'apparente  monotonie  de  cette  longue  liste, 
de  les  citer?  Trop  souvent,  dans  les  histoires  générales  de  la  Révolution, 
même  dans  celles  qui  sont  animées  de  l'esprit  démocratique  et  populaire,  la 
lumière  est  toute  concentrée  sur  des  hommes  de  premier  ordre  en  qui  pour- 
tant ne  se  concentre  pas  toute  l'action.  Louis  Blanc,  dans  l'immense  mouve- 
ment qui  aboutit  au  10  août  parle  à  peine  des  sections,  en  quelques  traits 
épars  et  rapides.  C'est  surtout  le  Comité  central  des  fédérés  qui  apparaît  à 
travers  son  récit,  comme  l'organe  d'action. 

Louis  Blanc  a  méconnu  le  mouvement  des  sections, beaucoup  plus  vaste 
et  où  il  y  avait  plus  de  pensée.  Michelet,  qui  a  un  sens  si  merveilleux  de  la 
vie  populaire,  des  sources  profondes  d'oîi  jaillissent  les  grands  événements, 
a  mieux  vu  et  mieux  marqué  que  Louis  Blanc  l'activité  des  sections,  mais  il 
les  laisse  pourtant  eu  une  sorte  de  pénombre.  Il  s'apprête,  contre  la  Com- 
mune insurrectionnelle  qui  au  mois  d'août  sera  maîtresse  de  Paris,  à  une  si 
cruelle  sévérité,  il  est  si  injuste  pour  Chaumette,  qu'il  semble  faire  porter 
un  peu  aux  sections,  par  une  réserve  défiante,  la  responsabilité  des  actes  de 
la   Commune  révolutionnaire,  dont  l'assemblée  des  sections  est  le  germe. 

C'est  donc  un  devoir  de  justice  et  de  réparation,  surtout  pour  tout  histo- 
rien socialiste,  de  restituer  autant  qu'il  le  peut  à  la  clarté  de  la  grande  his- 
toire ces  hommes  dont  l'intrépidité  obscure  sauva  la  patrie.  Ce  n'est  qu'à 
voir  défiler  au  bas  de  documents  décisifs  ces  signatures  presque  toutes  in- 
connues qu'on  a  la  sensation  exacte  de  la  vaste  collaboration  populaire  aux 
grands  événements.  Tous  ces  hommes  prenaient  des  responsabilités  hé- 
roïques, et  demain,  quand  nous  jugerons  leurs  actes  et  ceux  de  leurs  cama- 
rades dans  la  Commune  parisienne,  comment  oublier  qu'ils  venaient  de  ris- 
quer leur  liberté,  leur  vie,  et  que  l'excitation  du  combat  et  du  péril  était 
en  eux? 

Ont  signé  en  qualité  de  commissaires:  Demarcenat/,  secrétaire;  Collot 
d'Herbois,  commissaire  de  la  section  de  la  Bibliothèque;  Joly,  commissaire 
de  la  section  des  Lombards;  .Yay/er  Audouin,  section  Fontainede  Grenelle; 
Collin,  section  Palais-Royal;  Pépin  Degrouhette,  section  faubourg  Mont- 
martre; Gobert,  section  des  Innocents;  Pifinet,  Munichal,  Pagnies,  section 
Grange-Batelière;  Cohendet,  faubourg  Montmartre  Tircourt,  \A.;  Restout, 
Tuileries;  7'rj<c//07i,  Gravilliers;  C/(e/)re,  Louvre-  Botiin,  Marché  des  Inno- 
cents; Real,  Halle  au  Blé;  Chevalier,  du  Roule;  Doimay,  ià.;Nevèze, Comité 
de  Bonne-Nouvelle  ;  Dupont,  faubourg  Saint-Denis;  Tie'rar,  id.;  Maise,  sec- 
tion des  Arcis;  7î'ssof,  Mauconseil;  Cohnan,  Croix-Rouge;  Aedow,  Théâtre 
Français;  Faire  d'Eglaiitine,  Théâtre  Français;  J.-N.  Pache,  section  du 
Luxembourg  ;  Théophile  Mandar,   Dennpgeaux,   Hôtel  de  Ville  ;  d'EffaiiU, 


1278  HISTOIRE-  SOClALISTli; 


Champs  Elysées;  Marii'-Jnxeph  C/iênirr,  Devaudic/ial,  section  Poissonnière; 
Garnerin,  },\&\\con^c\\  \  LoiirdruV,  ThéAtre  Français;  Renomard.  soction  du 
Ponceau  ;  Débouche- Fontainr,  Hôtel  de  Ville;  Mathé,  Champs  Èlysi^es  ;  l)e- 
sesqtielle.  Quinze- Vingts  ;  Paris,  Observatoire;  Daujon,  Bondy;  Français, 
section  de  l'île;  Jean-Baplisin  Louvet,  Palais-Royal;  Anaxagoras  C/i/nimctte, 
Théâtre  Français;  Hioii,  l'al.iis-Royal;  (?j/p;»o/, Gobelins;  Z-a/oî»7((^7/^.  Br.nne- 
Nouvelle  ;  Danf/on,  section  des  Arcis  ;  licrnard,  Montreuil  ;  Lavmir,  l'rofuit. 
Oratoire;  Michel,  section  de  la  rue  Beaubourg;  Damas,  section  B  anhonrg; 
Beattrieux,  place  Vendôme;  Claugier,  Fontaine  de  Grenelle;  Mathis,  Qiiatre- 
Nalions;  TalUen,  Place  Royale;  Nurfez,  id.;  Chamhon,  Halle  au  Blé:  Goret, 
Sainte-Geneviève;  Arizoller,  Roi-de-Sicile;  Gaillon,  Enfants-Ronges:  iV/n- 
cej/,  Henri  IV;  Bodron,  id.:  Le  Gagneur,  Quatre  Nations;  Baudry,  Sninte- 
Geneviève  ;  Courtois,  Gobelins;  Mathieu,  Thermes  de  Julien  ;  Charles  Janis, 
section  des  Postes;  L>'on<ird  Bourdon,  Gravilliers. 

C'était  bien  comme  un  germe  de  Commune  insurrectionnelle  contenu 
encore  dans  une  enveloppe  légale.  Mais  déjà  plusieurs  sections  annonçaient 
nettement  qu'elles  étaient  prêtes  à  rompre  la  légalité  pour  sauver  la  Révo- 
lution; ou  même  elles  la  rompaient.  Dès  le  31  juillet  la  section  Mauconseil, 
sous  la  signature  du  président  Lechenard  et  du  secrétaire  Bergot,  envoie  à 
tous  les  citoyens  du  département  de  Paris  une  adresse  d'insurrection.  Elle 
leur  communique  l'arrêté  par  lequel  «  considérant  qu'il  est  impossible  de  sau- 
ver la  liberté  par  la  Constitution  »  elle  proclame  «  qu'elle  ne  reconnaît  plus 
Louis  XVI  pour  roi  des  Français,  et  déclare  qu'en  renouvelant  le  serment  si 
cher  à  son  cœuc  de  vivre  et  mourir  libre,  et  d'être  fidèle  à  la  nation,  elle 
abjure  le  surplus  de  ses   serments  comme  surpris  à  la  foi  publique,  n 

Le  4  août  la  section  des  Gravilliers  avertit  l'Assemblée  Législative,  par 
une  députation  admise  à  la  barre,  que  si  elle  ne  met  pas  Louis  XVI  à  bas  du 
trône,  c'est  le  peuple  qui  l'y  mettra  : 

«  Nous  vous  laissons  encore,  législateurs,  l'honneur  de  sauver  la  patrie. 
Mais  si  vous  refusez  de  la  sauver,  il  faudra  bien  que  nous  prenions  le  parti 
de  la  sauver  nous-mêmes.  » 

Ainsi  l:i  Révolution  montait.  L'intrépide  Choudieu.  dans  les  intéres- 
sants mémoires  qu'a  publiés  Victor  Barrucand,  conteste  l'action  du  Comité 
des  fédérés:  il  prétend  que  les  affirmations  du  girondin  Carra  sont  des  van- 
teries.  «  Ce  dernier  a  publié  un  certain  précis  historique,  où  il  rend  compte  à 
sa  manière  des  événements  du  10  août;  il  y  prétend  môme  les  avoir  dirigés 
en  grande  partie  avec  cinq  ou  sixïautres  pesronnages  aussi  insignifiants  que 
lui,  qui  formaient  à  Gharenton  un  soi-disant  Comité  directeur.  Carra  était 
un  trop  mince  personnage  pour  avoir  eu  en  cette  journée  l'influence  qu'il 
s'attribue.  La  victoire  estsurtout  due  aux  sections  de  Paris,  moins  une,  celle 
des  Filles  Saint-Thomas,  aux  braves  fédérés,  à  la  population  tout  entière 
des  faubourgs  Saint-Antoine  et  Saint-Marceau  et  aux  citoyens  courageux  qui 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1279 


s'emparèrent  de    l'autorilé   municipale   dans   la   nuit  du  9  au   10  août.  » 

Mais  s'il  est  fort  possible  que  Carra  soit  un  hâbleur,  et  qu'il  ait  grossi  son 
rôle  personnel,  il  reste  vrai  que  les  fédérés  n'étaient  point  dispersés,  qu'ils 
avaient  formé  un  Comité  central  et  que  ce  Comité  central  auquel  avaient 
été  appelés  des  hommes  d'action  comme  Santerre,  et  surtout  comme  La- 
/owsky  et  Westermann,  était  un  des  ressorts  du  mouvement.  Mais  les  délé- 
gués  des  sections  avaient  une  action  plus  vaste. 

Danton  était  en  rapport  avec  les  deux  organisations  révolutionnaires. 
Par  l'arrêté  de  la  section  du  Théâtre  Français,  signé  de  lui,  il  avait 
donné  aux  sections  le  branle  insurrectionnel.  Et  en  outre,  dès  le  len- 
demain du  banquet  des  Marseillais,  les  fédérés  de  Marseille  furent  invités  par 
la  section  du  Théâtre  Français  à  prendre  domicile  chez  elle.  Danton  était 
ainsi  comme  au  point  de  croisement  des  deux  organisations  révolution- 
naires. Robespierre  se  sentait  sans  doute  débordé  par  la  violence  des  événe- 
ments. Il  avait  dû  renoncer,  dès  les  premiers  jours  d'août,  à  l'espoir  d'une  ré- 
volution légale  qu'un  moment  il  avait  entrevue;  et  subtil,  discret,  il  attendait 
la  marche  des  choses. 

L'Assemblée  semblait  avoir  perdu  toute  vertu  de  décision,  et  ses  arrêts 
étaient  purement  négatifs.  Elle  cassait  l'arrêté  de  la  section  Mauconseil,  mais 
elle-même  n'indiquait  aucune  solution  a  la  crise.  Dans  l'ordre  militaire,  elle 
voyait  et  faisait  grand.  Elle  essayait  d'armer  tout  le  peuple;  elle  approuvait 
le  1"  août  le  beau  rapport  de  Carnot  sur  la  fabrication  des  piques;  sur  l'ar- 
mement universel  : 

«  Votre  commission  vous  a  proposé  des  piques,  parce  que  la  pique  est  en 
quelque  sorte  l'arme  de  la  liberté,  parce  que  c'est  la  meilleure  de  toi::es  entre 
les  mains  des  Français,  parce  qu'enfin  elle  est  peu  dispendieuse  et  prorapte- 
ment  exécutée. 

«  D'ailleurs,  il  n'existe  pas  en  France  actuellement  et  il  ne  peut  exister 
de  longtemps  encore  assez  d'armes  à  feu  pour  que  tous  les  citoyens  en  soient 
pourvus,  et  cependant  leurs  propriétés,  leur  vie,  leur  liberté  sont  menacées 
de  toutes  parts,  et  on  les  abandonne  presque  sans  secours  à  la  fureur  de  leurs 
ennemis. 

«  Il  est  une  vérité  qui  doit  enfin  paraître  évidente  à  quiconque  veut  ou- 
vrir les  yeux,  c'est  que  les  gouvernements  qui  nous  entourent  veulent  tous 
notre  destruction  ;  c'est  que  ceux  qui  nous  parlent  d'amitié  ne  le  font  que  pour 
mieux  nous  tromper  ;  c'est  qu'en  ce  moment  nous  n'avons  plus  d'autre  poli- 
tique à  suivre  que  celle  d'être  les  plus  forts. 

«  Mais  le  danger  de  l'instant,  celui  qui  frappe  les  yeux  de  la  multitude, 
c'est  peut  être  le  moins  grave;  le  plus  niel,  le  plus  inévitable  est  dans  Vorga- 
nisation  même  de  la  force  armée,  de  cette  force  qui,  créée  pour  la  défense 
de  la  liberté,  renferme  en  elle-même  le  vice  radical  qui  doit  infailliblement 
la  déchirer. 


1-280  HISTOIRE     SOCIALISTE 

«  Partout,  en  elTet,  où  une  section  particulière  du  peuple  demeure 
constamment  armée  tandis  que  l'autre  ne  l'est  pas,  celle-ci  devient  nécessai- 
renenl  esclave  de  la  première,  ou  plutôt  l'une  et  l'autre  sont  réduites  en  ser- 
vitude par  ceux  qui  savent  s'emparer  du  commandement;  il  faut  donc  abso- 
lument, dans  un  pays  libre,  que  tout  citoyen  soit  soldat  ou  que  personne  ne 
le  soit.  Mais  la  France,  entourée  de  nations  ambitieuses  et  guerrières,  ne  peut 
évidemment  se  passer  de  la  force  armée.  Il  faut  donc,  suivant  l'expression  de 
Jean-Jacques  Rousseau,  que  tout  citoyen  soit  soldat  par  devoir  et  aucun  par 
métier.  Il  faut  donc  qu'à  la  paix,  au  plus  tard,  tous  les  bataillons  de  la  troupe 
de  ligne  deviennent  bataillons  de  la  garde  nationale;  que  les  uns  et  les  autres 
n'aient  plus  qu'un  même  régime,  une  même  solde,  un  même  habit...  Alors 
chaque  corps  nommera  ses  officiers,  et  on  ne  verra  plus  ceux-ci,  vendus  au 
pouvoir  exécutif,  passer  à  l'ennemi  et  trahir  la  pairie  qui  les  a  comblés  de  ses 
bienfaits. 

«  Alors  rien  ne  sera  plus  simple  que  le  nouveau  système  militaire,  rien 
de  plus  fort,  de  plus  économique,  de  plus  conforme  à  l'esprit  de  la  Constitu- 
tion. Pendant  la  paix,  les  frontières  seront  gardées  par  des  bataillons  alter- 
nativement fournis  chaque  année  par  divers  départements.  Les  citoyens  s'exer- 
ceront dans  leurs  cantons  et  districts  respectifs,  comme  en  Suisse,  par  escoua- 
des, par  compagnies,  par  bataillons;  chacun  sera  muni  d'avance  d'un  équipage 
complet  pour  la  guerre;  les  jeunes  gens  aisés  se  piqueront  d'avoir  des  che- 
vaux dressés  pour  former  les  corps  de  cavalerie  et  .se  réuniront  pour  s'exercer 
aux  manœuvres;  il  y  aura  des  camps  annuels  dans  les  divers  départements, 
des  fêtes  militaires  y  seront  célébrées  avec  la  pompe  des  tournois  et  des  car- 
rousels, des  prix  solennels  seront  décernés  aux  vainqueurs.  » 

Ainsi,  à  Danton  qui  appelait  tous  les  citoyens,  dans  l'intérêt  de  la  patrie, 
au  droit  politique,  répondait  Garnot  qui  les  appelait  tous  aux  armes.  Com- 
ment l'oligarchie  bourgeoise  aurait-elle  pu  tenir  devant  l'universel  armement 
du  peuple?  Mais  l'Assemblée  législative,  inconséquente  et  tiraillée,  était  aussi 
timide  à  aborder  le  problème  constitutionnel  qu'elle  était  généreuse  et  hardie 
à  organiser  la  défense  militaire  de  la  patrie  menacée.  Elle  ne  sut  même  pas 
châtier  Lafayette  de  sa  démarche  factieuse,  et  le  8  août,  l'Assemblée  décréta, 
malgré  l'insistance  des  Girondins,  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  à  accusation  contre 

lui. 

L'émotion  du  peuple  fut  violente,  et  tous  se  disaient  :  Puisque  l'Assem- 
blée n'ose  pas  frapper  Lafayette,  qui  s'est  fait  le  défenseur  factieux  de  la  Cour, 
comment  oserait-elle  frapper  la  Cour  elle-même?  Comment  oserait-elle  de- 
mander compte  à  la  royauté  elle-même  de  ses  trahisons  ?  Il  n'y  avait  donc 
plus  d'autre  recours  que  la  force.  A  cette  action  insurrectionnelle,  prévue,  an- 
noncée, les  Girondins,  même  à  celte  date  extrc^me  du  8  août,  refusaient  de 
s'associer. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  x  1281 

€  Dès  le  mois  de  juillet,  affirme  Choudieu,  beaucoup  de  membres  de  l'As- 
semblée nationale  étaient  persuadés,  et  les  membres  de  la  Gironde  eux-mêmes, 
que  nous  ne  pouvions  sortir  de  l'état  de  marasme  où  nous  languissions  que 
par  une  grande  crise,  et  chacun  la  sentait  imminente;  les  membres  de  la 
Gironde,  qui  la  craignaient,  cherchaient  à  la  retarder  pour  mieux  la  diriger; 
les  membres  de  la  Montagne,  qui  la  croyaient  nécessaire,  la  provoquaient 
sans  toutefois  se  compromettre;  trois  d'entre  eux,  Merlin  de  Thionville. 
Chabot  et  Bazire,  qui  étaient  à  peu  près  considérés  parmi  nous  comme  des 

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'     Dâ-^c^^i^j     /j^ri^^    <»t«^     o*'^^"r^ ,    a-c^jr    /^  ra^ , 


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Manuscrit  de  Marat,  précédé  d'une  note  explicativb 
(D'après  qd  manuscrit  communiqué  par  M.  Georges  Cain). 

enfants  perdus,  se  rendaient  tous  les  soirs  dans  les  sections  des  faubourgs  où 
ils  avaient  une  grande  influence  ;  de  leur  côté,  les  autres  membres  de  la  Mon- 
tagne «e  rassemblaient  dans  une  maison  particulière  de  la  rue  Saint-Honoré. 
«  Le  8  août  au  soir,  les  membres  les  plus  marquan  ts  de  la  Gironde  vinrent 
se  réunir  à  nous,  les  uns  pour  connaître  nos  projets,  les  autres  parce  qu'ils 
croyaient  ne  pouvoir  se  sauver  qu'avec  nous.  Prévenu  qu'ils  devaient  faire 
cette  démarche,  je  me  concertai  avec  le  vieux  général  Calon,  notre  président, 
et  je  profitai  de  l'occasion  pour  placer  les  Girondins  dans  une  fausse  position, 
et  les  contraindre,  eux  et  leurs  partisans,  à  s'expliquer  sur  le  parti  qu'ils 
prendraient  si  la  lutte  s'engageait  sérieusement,  comme  tout  l'annonçait.  Je 
n'Ignorais  pas  que  le  tocsin  devait  sonner  dans  la  nuit  du  lendemain,  maisje 

LIV.  161.  —  HISTOIRE  SOCIAL!:iTB.  UV.   161. 


1282  HISTOIRK    SOCIALISTE 

me  gaidai  bien  de  le  dire  à  ceux  qui  ne  (l'avaient  pas  le  savoir.  Je  demandai 
qu'une  dépulation  de  six  membres  lût  envoyée  vers  Pélion  pour  Scivoir  quelle 
serait  la  conduile  qu'il  tieridrail  si  le  cbàicau  était  attaqué.  Le  préi^idenl,  qui 
nommait  ordinairement  If  s  membres  de  ces  sortes  de  dépiilations,  désigna, 
ain.si  que  nous  en  cUlus  convenus,  trois  membres  de  la  Gironde  et  trois 
membres  de  la  Montagne  Les  premiers  furent  Gensonoé,  Isnard  el  Grange- 
neuve;  les  autres  fm-cnl  Duhem,  Albilte  el  Granet,  de  Marseille. 

«  Pétion  réponiiit  calcgoriquement  qu'il  se  rendrait  au  cbûteau,  et  que 
s'il  était  attaqué,  il  repousserait  la  force  par  la  force.  Les  trois  membres  de  la 
Gironde  déclarèrent  en  rentrant  qu'ils  partageaient  l'opinion  de  Pélion  et  que 
la  violence  était  un  moyen  trop  chanceux  pour  qu'ils  crussent  devoir  y  prendre 
part  Celte  séance  fut  la  dernière.  » 

Cliùudieu  est  un  honnête  homme  et  un  homme  b;ave  ;  c'est  lui,  on  s'en 
souvient,  qui  porta  le  premier  à  l'Assemblée  une  pétition  de  déchéance.  Mais 
il  avait  la  haine  des  Girondins,  et  sans  doute,  pour  leur  enlever  toute  pari  de 
mérite  dans  la  journée  du  10  août,  a-l-il  donné  un  contour  un  peu  trop  net  à 
leur  pensée  incertaine.  11  en  était  parmi  eux,  comme  Barbaroux,  qui  voulaient 
donner  l'assaut,  et  ceux-là  suffisaient  sans  doute  à  troubler  l'esprit  môme  de 
ceux  qui  s'opposaient  à  la  violence. 

il  est  probable  que  Pétion  ne  répondit  aussi  catégoriquement  que  parce 
qu'il  trouva  la  démarche  indiscrète  el  inipinrlente.  C'étail  par  un  silence  com- 
plaisant el  par  une  résistance  voloiilairement  équivoque  et  molle,  ce  n'élail 
pas  par  une  collaboration  avouée  qu'il  pouvait  servir,  comme  maire,  le  mou- 
vement insurrectionnel.  La  démarche  même  des  Girondins,  rejoignant  le  8  au 
soir  les  Montagnards  et  allant  avec  eux  inlerroger  Pétion,  montre  bien  qu'ils 
n'avaient  pas  de  résolution  1res  ferme,  pas  plus  dans  le  sens  de  la  résistance 
que  dans  le  sens  de  l'aclion.  Mais  ils  sentaient  bien  que  la  crise  était  inévi- 
table. Depuis  plusieurs  semaines  la  Révolution  et  la  royauté  échangeaient  des 
défis  publics. 

La  Cour,  depuis  la  fête  de  la  Fédération,  n'avait  qu'une  pensée,  hât'-r  le 
manifeste  des  puissances  étrangères  el  l'orlifler  les  Tuileries  pour  résister  à 
l'assaut  du  peuple.  Elle  ne  savait  pas  au  juste  quels  étaient  les  projets  de 
l'Assemblée,  très  divisée  et  très  incertaine.  Mais  le  péril  était  imminent.  Le 
24  juillet,  la  reine  écrit  à  Fersen  : 

«  Dans  le  courant  de  celle  semaine,  l'As^^emblée  doit  décréter  sa  transla- 
tion à  Blois  et  la  suspension  du  roi.  Chaque  jour  produit  une  scène  nouvelle, 
mais  tendant  toujours  à  la  destruction  du  roi  et  de  sa  famille;  des  pétition- 
naires ont  dit  à  la  barre  de  l'Assemblée,  que  si  on  ne  le  destituait,  ils  le  mas- 
sacreraient. Ils  ont  eu  les  honneurs  de  la  séance.  Dites  donc  à  M.  de  Mercy  que 
les  jours  du  roi  et  de  la  reine  sont  dans  le  plus  grand  danger;  qu'un  délai 
d'un  jour  peut  produire  des  malheurs  incalculables;  qu'il  faut  envoyer  le 
manifeste  sur-le-champ,  qu'on  l'attend  avec  une  extrême  impatience;  que  né- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1283 

cessairemeni  il  ralliera  beaucoup  de  monde  autour  du  roi  et  le  mettra  en 
sûreté;  qu'autrement  personne  ne  peut  en  répondre  pendant  vingt-quatre 
heures,  la  troupe  des  assassins  grossit  sans  cesse.  » 

Mais  quelle  anarchie,  quel  chaos  dans  les  pensées  de  cette  Cour  affolée! 
Pendant  que  Louis  XVI  accrédite  Mallet  du  Pan  auprès  des  souverains,  pen- 
dant que  celui-ci  essaie  d'obtenir  la  réflaclion  d'un  manifeste  relativement 
modéré  de  ton,  Fersen,  ami  et  confident  de  la  reine,  insistait  pour  un  mani- 
feste violent,  et  il  dénonçait  n  la  reine  môme,  comme  une  fâcheuse  intrigue, 
les  démarches  de  Mallet  du  Pan.  Voici  ce  qu'il  écrit  de  Bruxelles  à  Marie- 
Antoinette,  le  28  juill'jt  : 

«  iSous  n'avons  cessé  de  presser  sur  le  manifeste  et  les  opérations,  elles 
commenceront  le  2  ou  3  août.  Le  manifeste  est  fait,  et  voici  ce  qu'en  dit  au 
b.Ton  de  Breteuil  M  de  Bouille  qui  l'a  vu  :  «  Ou  suit  entièrement  vos 
«  principes,  et  j'ose  dire  les  nôtres,  pour  le  manifeste  et  le  plan  général, 
«  malgré  les  intrigues  dont  j'ai  été  témoin  et  dont  j'ai  bien  ri,  étant  bien  sûr, 
«  d'après  ce  que  je  savais,  qu'elles  ne  prévaudraient  pas.  »  —  Nous  avons 
insisté  pour  que  le  manifeste  soit  menaçant,  surtout  pour  ce  qui  regarde  la 
responsabilité  sur  les  personnes  royalas,  et  qu'il  n'y  soit  jamais  question  de 
Constitution  ou  de  gouvernement.  » 

Le  même  jour,  nouveau  billat  de  Fersen  à  la  reine  : 

«  Je  reçois  dans  ce  moment  la  déclaration  de  M.  de  Brunswick,  elle  est 
fort  bien  :  c'est  celle  de  M.  de  Limon,  et  c'est  lui  qui  me  l'envoie.  » 

Et  il  ajoute,  pris  d'angoisse  à  la  penséo  des  périls  qui  menacent  la  reine: 

«  Voici  le  moment  critique  et  mon  âme  en  frémit.  Dieu  vous  conserve 
tous,  c'est  mon  unique  vœu.  S'il  était  utile  que  vous  vous  cachiez  jamais, 
n'hésitez  pas,  je  vous  prie,  à  prendre  ce  parti  ;  cela  pourrait  être  nécessaire 
pour  donner  le  temps  d'arriver  à  vous.  Dans  ce  cas,  il  y  a  un  caveau  dans  le 
Louvre  attenant  à  l'appartement  de  M.  de  Laporte;  je  le  crois  peu  connu  et 
sûr.  Vous  pourriez  vous  en  servir. 

«  C'est  aujourd'hui  que  le  duc  de  Brunswick  se  met  en  mouvement,  il 
lui  faut  huit  à  dix  jours  pour  être  à  la  frontière.  » 

Mais  dans  les  mêmes  lettres  où  il  laissait  ainsi  percer  sa  frayeur,  Fersen 
transmettait  à  la  reine  les  combinaisons  ministérielles  du  baron  de  Breteuil. 
n  y  a  je  ne  sais  quoi  de  tragique  et  de  bouffon  dans  cette  distribution  de  por- 
tefeuilles : 

«  Voici  le  projet  du  baron  pour  le  ministère;  il  veut  qu'il  soit  tout  dans 
sa  main  pour  éviter  les  contradictions;  il  donne  la  guerre  à  la  Galissonnicre, 
qui  dit-il,  lui  a  fourni  de  très  bonnes  idées;  la  marine  à  du  Moutier;  les 
sceaux  à  Barentin  ;  les  affaires  étrangères  à  Bombelles  ;  Paris  à  la  Porte  et 
les  finances  à  lévèque  de  Pamiers.  » 

D;  Breteuil  était  un  homme  de  tête  :  il  ne  s'oubliait  pas  dans  la  tour- 
mente. Et  d'ailleurs,  il  étiit  sûr  de  la  victoire. 


1284  HISTOIRE     SOCIALISTE 

La  reine  n'y  comptait  pas  aussi  fernaement.  Le  1"  août,  elle  écrit  en  clair  à 
Perse  n  : 

«  L'événement  du  30  (le  conflit  entre  les  Marseillais  et  le  bataillon  de  la 
gwde  nationale)  a  augmenté  les  inquiétudes,  irrité  partie  de  la  garde  natio- 
nale et  découragé  l'autre.  On  s'attend  à  une  catastrophe  prochaine;  l'émi- 
gration redouble.  Les  gens  faibles  avec  des  intentions  pures,  ceux  qui  n'ont 
qu'un  courage  incertain  et  de  la  probité  se  cachent;  les  mal  intentionnés  seuls 
se  montrent  avec  audace.  Il  faut  une  crise  pour  faire  sortir  la  capitale  de 
l'état  de  contraction  où  elle  se  trouve  ;  chacun  la  désire,  chacun  la  veut  dans 
le  sens  de  ses  opinions,  mais  personne  n'ose  en  calculer  les  effets  dans  la 
crainte  de  trouver  un  résultat  en  faveur  des  scélérats.  Quoi  qu'il  arrive,  le 
roi  et  les  honnêtes  gens  ne  laisseront  porter  aucune  atteinte  à  la  Constitution, 
et,  si  elle  est  renversée,  ils  périront  avec  elle.  » 

Et  elle  ajoute  en  encre  sympathique  : 

«  La  vie  du  roi  est  évidemment  menacée  depuis  longtemps  ainsi  que 
celle  de  la  reine.  L'arrivée  d'environ  600  Marseillais  et  d'une  quantité  d'autres 
députés  de  tous  les  clubs  jacobins  augmente  bien  nos  inquiétudes,  malheu- 
reusement trop  fondées.  On  prend  des  précautions  de  toute  sorte  pour  la  sû- 
reté de  LL.  MM.,  mais  les  assassins  rôdent  continuellement  autour  du 
château;  on  excite  le  peuple;  dans  une  grande  partie  de  la  garde  nationale 
il  y  a  mauvaise  volonté,  et  dans  l'autre  faiblesse  et  lâcheté...  Au  milieu  de 
tant  de  dangers  il  est  difficile  de  s'occuper  du  choix  des  ministres.  Si  on  ob- 
tient un  moment  de  tranquillité,  je  vous  manderai  ce  qu'on  pense  de  ceux  que 
vous  proposez;  pour  le  moment  il  faut  songer  à  éviter  les  poignards  et  à  dé- 
jouer les  conspirateurs  qui  fourmillent  autour  du  trône  prêt  à  disparaître. 
Depuis  longtemps  les  factieux  ne  prennent  plus  la  peine  de  cacher  le  projet 
d'anéantir  la  famille  royale.  Dans  les  deux  dernières  Assemblées  nationales 
on  ne  différait  guère  que  sur  les  moyens  à  employer.  Vous  avez  pu  juger  par 
ma  précédente  lettre,  combien  il  est  intéressant  de  gagner  vingt-quatre  heures; 
je  ne  ferai  que  vous  le  répéter  aujourd'hui,  en  ajoutant  que  si  on  n'arrive  pas 
il  n'y  a  que  la  Providence  qui  puisse  sauver  le  roi  et  sa  famille.  » 

Il  est  certain  que  dans  cette  lettre,  et  pour  hâter  la  marche  des  secours. 
Marie-Antoinette  montre  surtout  le  côté  sombre  des  choses.  Mais  je  crois  que 
Michelet  exagère  la  sécurité  de  la  Cour.  Il  est  bien  vrai  qu'elle  avait  appelé 
dans  le  château  des  Tuileries  un  millier  de  soldats  suisses,  que  beaucoup  de 
gentilshommes  s'étaient  joints  à  eux,  et  que  Mandat  avait  promis  le  concours 
de  plusieurs  bataillons  de  la  garde  nationale. 

Il  est  vrai  aussi  que  les  bataillons  des  fédérés  ne  comptaient  guère  que 
cinq  à  six  mille  hommes  et  que  nul  ne  pouvait  dire  si  les  faubourgs  se  lève- 
raient en  masse.  La  Cour  avait  donc  des  raisons  d'espérer  qu'elle  écraserait 
le  soulèvement;  et  dans  l'état  d'attente  énervante  oîi  vivaient  le  roi  et  la 
reine,  ils  finissaient  par  souhaiter  une  journée  décisive.  Ils  la  redoutaient 


1 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1285 


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DE  L'ASSEMBLEE  NATIONALE. 


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Fraombnt  do  décret  de  l'Assemblkb  nationale  sdspbndakt  l'aotoritb  ao 
(D'après  un  docamsat  des  Archives  oationales). 


1280  lllbTUlUB     SUUl.VLiiJTL; 

pourUint,  et  ils  senlaient  bien  qu'un  va^le  tt  soiijbre  fioi  viendrai-  .  acr)  la 
royauié. 

La  Législative  avait  fixé  au  9  le  débat  sur  les  pétitions  demandant  la  »us- 
pension  ou  la  déchéance  du  roi.  "iais  en  fixant  ainsi  la  date  du  débat,  elle 
avait  fixé  i  ar  là  même  la  date  de  l'insurrection. 

Elle  n'aurait  pu,  en  effet,  désarmer  la  colère  du  peui-le  que  par  une 
grande  et  courageuse  décision  ;  elle  en  était  incapable  ;  et  Choudieu  lui  dit 
avec  une  courageuse  franchise  que  n'ayant  pas  osé  la  veille  condamne. 
Lafayette,  elle  n'oserait  pas  «  se  traîner  jusque  sur  les  marches  du  trône  pour 
frapper  une  Cour  coupable  ».  Choudieu  fut  menacé  de  l'Abbaye.  Les  modérés 
racontèrent  à  la  tribune  les  violences  subies  par  eux  la  veille,  dans  les  rues 
de  Paris,  à  cause  de  leur  vote  en  faveur  de  Lafayette.  El  Viénot-Vaublane 
alla  jusqu'à  dire  que,  plutôt  que  de  délibérer  sous  les  menaces  «  d'une  fac- 
tion »  l'Assemblée  devait  quitter  Paris  et  aller  à  Rouen.  C'eût  été  la  mort  de 
la  Révolution  et  de  la  patrie. 

Au  nom  de  la  Commission  des  Douze,  Condorcet  se  borna  à  proposer 
une  adresse  au  peuple  français  sur  l'exercice  du  droit  de  souveraii;  té.  Elle 
paraissait  l'aile  uniquement  pour  protéger  les  délibérations  de  rAsterabîée 
contre  toute  pression  illégale  du  dehors. 

Le  grand  problème  de  la  déchéance  n'y  était  même  pas  posé,  et  la  Com- 
mission des  Douze  donnait  comme  objet  à  son  rapport  «  les  mesures  prélimi- 
naires à  prendre  avant  de  traiter  la  question  delà  déchéance  du  roi  ».  Dans 
l'état  de  tension  des  esprits  et  des  forces,  tout  délai  nouveau  était  impos- 
sible. 

Le  ressort  révolutionnaire  joua  enfin.  La  générale  battit  ;  le  tocsin  sonna, 
et  dans  la  nuit  sereine  du  9  au  10  août  le  peuple  des  faubourgs,  saisissant  ses 
fusils,  attelant  ses  canons,  se  prépara  à  livrer,  dès  l'aube,  le  grand  combat. 
Ce  n'était  pas  une  pensée  d'intérêt  étroit  et  immédiat  qui  animait  ces 
hommes. 

Les  ouvriers,  les  prolétaires  qui  allaient  au  combat  avec  la  plus  auda- 
cieuse fraction  rie  la  bourgeoisie  révolutionnaire  ne  formulaient  aucune 
revendication  économique.  Déjà,  même  quand  ils  luttaient  contre  les  accapa- 
reurs et  monopoleurs  qui  avaient  renchéri  le  sucre  et  les  autres  denrées,  les 
ouvriers  de  Paris  disaient  :  «  Ce  n'est  pas  pour  avoir  des  bonbons,  comme 
des  femmes,  que  nous  réclamons  :  c'est  parce  que  nous  ne  voulons  pas 
laisser  la  Révolution  aux  mains  d'une  nouvelle  caste,  égo'iste  et  oppressiv*.  » 

C'est  la  pleine  liberté  politique,  c'est  la  pleine  démocratie  qu'ils  récla- 
maient avant  tout.  Eu  elle,  assurciuent,  ils  trouveraient  des  garanties  pour 
leurs  inlérôls,  pour  leurs  salures,  pour  leur  existence  môme.  Déjà,  dans  le 
vaste  mouvement  populaii:e,  dans  la  grande  effervescence  de  juillet  et  d'août, 
la  loi  Chapelier  avait  été  abrogée  de  fait,  et  la  bourgeoisie  feuillantine  se 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1287 

• 7 

plaignait,  à  la  date  du  7  août,  que  les  ouvriers  formassent  des  rasserahlemeals 
pour  exiger  de  concerl  la  hausse  des  salaires. 

Les  prolétaires  savaient  bien  que  toute  exaltation  de  la  vie  nationale  et 
<ie  la  liberté  serait  une  exaltation  de  leur  force,  et  un  obscur  pressentiment 
social  était  en  eux.  Mais  leur  pensée  directe  et  consciente  allait  à  la  patrie 
menacée  par  l'étranger,  à  la  liberté  trahie  par  la  fourberie  du  roi.  Abattons 
le  roi  traître  pour  écarter,  pour  rel'ouler  plus  sûrement  les  rois  étrangers.  Ce 
n'était  donc  pas  un  mouvement  de  classe  explicite  et  immédiat  qui  soule- 
vait les  prolétaires. 

Et  cependant,  tandis  qu'au  14  juillet  et  au  5  et  6  octobre,  c'est  contre  le 
despotisme  royal  seulement  que  luttaient  les  ouvriers  unis  à  la  bourgeoisie, 
maintenant,  en  cette  journée  dii  10  août,  ils  luttent  à  la  fois  contre  la  royauté 
et  contre  toute  cette  partie  de  la  bourgeoisie  qui  s'était  ralliée  à  elle.  En 
abattant  le  roi,  ils  vont  prendre  en  même  temps  leur  revanche  de  ce  mo  îé- 
ranti>:me  bourgeois  qui,  au  Champ  de  Mars,  en  juillet  1791,  avait  fusillé  le 
peuple  pour  défendre  la  royauté. 

Et  le  drapeau  rouge,  qui  lut  le  drapeau  de  la  loi  martiale,  le  symbole 
sanglant  des  repressions  bourgeoises,  les  révoliitionnain-s  du  10  août  s'en 
emparant.  Ils  en  font  un  signal  de  révolte,  ou  plutôt  l'emblème  d'un  pouvoir 
nouveau. 

A.  quel  moment  précis  l'idée  vint-elle  au  peuple  révolutionnaire  de  s'ap- 
proprier le  drapeau  de  la  loi  martiale  et  de  le  tourner  contre  ses  ennemis  ? 
Il  semble  que  ce  soit  aux  environs  du  20  juin.  Quand  ChaumcLte,  dans  ses 
mémoires,  raconte  les  préparatifs  du  20  juin,  quand  il  montre  que  les  citoyens 
des  faubourgs  Saint-Antoine  et  Saint-Marceau  «  s'enorgueillissant  d'être 
appelés  saus-culottes  par  les  aristocrates  à  dentelles  »,  se  préparaient  à  aller 
trouver  le  roi  pour  lui  imposer  la  sanction  de?  décrets,  il  ajoute: 

«  Dun  autre  côté,  les  patriotes  les  plus  chauds  et  les  plus  éclairés  se 
rendaient  au  Club  des  Cordeliers  et  de  là  passaient  les  nuits  ensemble  à  se 
concerter. 

«  Il  y  eut  entre  autres  un  Comité  où  l'on  fabriqua  un  drapeau  rouge 
portant  celte  inscription  :  loi  martiale  du  pedple  contre  la  révolte  de  la  cour, 
et  sous  lequel  devaient  se  rallier  les  hommes  libres,  les  vrais  républicains 
qui  avaient  h.  venger  un  ami,  un  fils,  un  parent,  assassiné  au  Champ  de  M  rs 
le  17  juillet  1791.  » 

D'autre  part,  Carra,  racontant  les  préparatifs  non  plus  du  20  juin  mais 
du  10  août,  élit  : 

0  Ce  lut  dans  ce  cabaret  du  soleil  d'or  (où  se  réunissait  le  directoire  insur- 
rectionnel) que  Fournier,  l'Américain,  nous  apporta  le  drapeau  rouge  dont 
j'avais  proposé  l'invention  et  sur  lequel  j'avais  fait  écrire  ces  mots:  Loi  mar- 
tiale (lu peuple  souverain  contre  la  rébellion  du  pouvoir  exécutif.  Ce  iut  aussi 
dans  le  même  cabaret  que  j'apportai  cinq  cents  exemplaires  d'une  affiche  où 


1288  HISTOIRE    SOCIALISTE 

étaient  ces  mots  :  Ceux  qui  tireront  sur  les  colonnes  du  peuple  seront  mis  à 
mort  sur-le-champ.  » 

Ainsi  l'idée  de  s'approprier  le  drapeau  rouge  semble  être  venue  au 
peuple  avant  le  20  juin,  dès  que  l'ère  des  mouvements  populaires  contre  la 
royauté  s'annonça.  Mais  il  paraît  bien  qu'au  20  juin  le  drapeau  rouge  ne  fut 
pas  déployé,  soit  que  le  temps  eût  fait  défaut  pour  en  préparer  un  nombre 
suffisant  avec  les  inscriptions  révolutionnaires,  soit  plutôt  que  Pétion,  qui 
chercha  à  légaliser  le  mouvement  du  20  juin,  eût  obtenu  de  ses  amis  qu'ils 
renonçassent  à  le  déployer.  Mais  la  pensée  persista,  et  au  10  août  le  rouge 
drapeau  flotta  çà  et  là  sur  les  colonnes  révolutionnaires.  Il  signifiait: 

«  C'est  nous,  le  peuple,  qui  sommes  maintenant  le  droit.  C'est  nous  qui 
sommes  maintenant  la  loi.  C'est  en  nous  que  réside  le  pouvoir  régulier.  Et  le 
roi,  la  Cour,  la  bourgeoisie  modérée,  tous  les  perfides  qui,  sous  le  nom  de 
Constitutionnels,  trahissent  en  effet  la  Constitution  et  la  patrie,  ceux-là  sont 
les  factieux.  En  résistant  au  peuple,  ils  résistent  à  la  vraie  loi,  et  c'est  contre 
eux  que  nous  proclamons  la  loi  martiale.  Nous  ne  sommes  pas  des  révoltés. 
Les  révoltés  sont  aux  Tuileries,  et  contre  les  factieux  de  la  Cour  et  du  modé- 
rantisme  nous  retournons,  au  nom  delà  patrie  et  de  la  liberté,  le  drapeau  des 
répressions  légales.  » 

Ainsi,  c'était  plus  qu'un  signe  de  vengeance.  Ce  n'était  pas  le  drapeau 
des  représailles.  C'était  le  drapeau  splendide  d'un  pouvoir  nouveau  ayant 
conscience  de  son  droit,  et  voilà  pourquoi,  depuis  lors,  toutes  les  fois  que  le 
prolétariat  affirmera  sa  force  et  son  espérance,  c'est  le  drapeau  rouge  qu'il 
déploiera. 

A  Lyon,  sous  Louis-Philippe,  les  ouvriers  exténués  par  la  faim,  déploient 
le  drapeau  noir,  drapeau  de  la  misère  et  du  désespoir.  Mais  après  février  1848, 
quand  les  prolétaires  veulent  illustrer  d'un  symbole  à  eux  la  Révolution 
nouvelle,  ils  demandent  au  gouvernement  provisoire  d'adopter  le  drapeau 
rouge. 

Pour  qu'il  surgît  ainsi  de  nouveau  comme  une  haute  flamme  longtemps 
cachée  sous  les  cendres,  il  fallait  que  la  tradition  révolutionnaire  du  10  août 
se  fût  continuée  pen\lant  un  demi-siècle,  dans  les  pauvres  maisons  des  fau- 
bourgs, de  la  bouche  du  père  à  l'oreille  et  au  cœur  du  fils.  Et  Lamartine 
commettait  un  oubli  étrange  lorsqu'au  peuple  assemblé  devant  THôlel  de 
Yille  il  disait  :  «  Le  drapeau  rouge  n'a  fait  que  le  tour  du  Champ  de  Mars 
traîné  dans  les  flots  de  sang  du  peuple.  » 

Pourquoi  le  peuple  ne  répondit-il  pas?  :  «  Oui,  mais  ce  drapeau,  teint  du 
sang  du  peuple  au  17  juillet  1791,  conduisit  le  peuple  contre  les  Tuileries  au 
10  août  1792.  Et  l'espérance  ouvrière  esi  mêlée  en  sa  splendeur  à  la  victoirej 
républicaine.  » 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1289 


Dans  la  soirée  du  9,  vers  minuit,  le  son  du  tocsin,  le  roulement  des 
tambours  avertirent  les  législateurs  dispersés  dan^  Paris  qu'un  grand  mou- 
vement se  préparait.  Ils  se  rendirent  en  hâte  à  l'Assemblée,  et  à  minuit  la 
séance  s'ouvrit.  C'était,  si  je  puis  dire,  une  séance  d'attente.  L'Assemblée  était 


résolue  à  surveiller  les  événements,  mais  à  ne  pas   intervenir  d'une  façon 
directe  dans  la  lutte  engagée  entre  le  peuple  et  le  roi. 

En  vain  les  ministres,  pour  engager  sa  responsabilité,  lui  firent  savoir 
<ju'il  était  urgent  de  prendre  des  mesures  pour  protéger  le  Château  et  dé- 
fendre la  Constitution.  Elle  répondit  que  cela  regardait  les  autorités  adminis- 
tratives. C'est  en  vain  aussi  que  plusieurs  députés  proposèrent  à  leurs  collè- 
gues de  se  porter  auprès  du  roi,  comme  le  20  juin.  Ghoudieu  s'écria  qu'à  cette 

UV.    162.    —    HISTOIRE  SOCULISTB.  LIT.    162. 


1290  HISTOIRE    SOCIALISTE 

heuf  fie  «langer  le  vrai  devoir  des  représentants  du  peuple  était  de  demeurer 
à  leur  posle.  L'assemblée  applaudit. 

Cependant  le  Château  tendait  un  piège  à  PfHion.  Il  y  était  appr^lé,  et  le 
mairf  fraignanl  d'être  gravement  compromis  s'il  refusait  de  répondre  h  cet 
appel  se  rendait  aux  Tuileries.  Là  il  est  visible  qu'on  voulait  surtout  le  garder 
comme  otage.  Effrayés  de  sa  longne  absence,  les  administrateurs  de  la  com- 
mune de  Paris  écrivirent  à  l'Assemblée,  et  celle-ci,  pour  le  sauver,  l'appela 
à  sa  barre.  Mandat,  qui  commandait  la  garde  nationale  et  qui  était  dévoué  :: 
la  Cour,  n'osa  pas  retenir  Pétion  ;  le  maire  se  rendit  à  la  barre  de  l'.^ssemblée, 
fit  allusion,  en  termes  mesurés,  aux  paroles  offensantes  qui  lui  avaient  été  dites; 
il  annoDça  que  les  mesures  de  défense  prises  par  le  Château  étaient  très  fortes, 
suf^santes  à  arrêter  tout  mouvement.  Pélion  voulait-il  donner  au  peuple  de 
Paris  un  suprême  conseil  de  prudence?  Ou  bien  fournir  à  l'Assemblée  le  pré- 
texte dont  elle  avait  besoin  pour  ne  pafe  intervenir?  Ou  encore  s'autoriser 
ainsi  lui-même  à  ne  pas  renforcer  la  défense  du  Château?  Cependant  l'As- 
semblée géutrale  des  sections  se  réunissait  à  l'Hôtel  de  Ville.  Et  les  sections 
les  plus  hardies,  celle  du  Théâtre  Français,  celle  des  Gravilliers,  ouvraient 
l'avis  vers  trois  ou  quatre  heures  du  matin,  qu'il  fallait  remplacer  par  des 
autorités  nouvelles  et  révolutionnaires  les  autorités  constituées. 

Vers  l'aube,  au  moment 'oîi  de  tous  les  faubourgs,  de  Saint-Antoine,  de 
Saint-Marceau,  les  fédérés,  les  ouvriers  se  formaient  en  colonne  et  marchaient 
sur  les  Tuileries,  l'Assemblée  des  sections  se  substitua  à  la  Commune  légale 
et  s'organisa  en  Commune  révolutionnaire. 

C'était  un  coup  hardi  et  peut-être  décisif,  carparlà,  le  peuple  combattant 
avait  derrière  lui  l'appui  d'une  force  politique  organisée.  Par  là  aussi  l'état- 
major  de  la  garde  nationale,  son  commandant  Mandat  frappés  de  destitu- 
tion, pouvaient  être  pris  de  trouble.  Et  la  Commune  révolutionnaire  jetait 
le  doute  et  le  désarroi  dans  les  rangs  de  l'ennemi.  La  nouvelle  Commune 
prit  aussitôt  l'arrêté  suivant  qui  la  constituait: 

«  L'Assemblée  des  commissaires  de  la  majorité  des  sections,  réunis  en 
plein  pouvoir  pour  sauver  la  chose  publique,  a  arrêté  que  la  première  mesure 
qoe  la  chose  publique  exigeait  était  de  s'emparer  de  tous  les  pouvoirs  que  la 
Commune  avait  délégués,  et  ôter  à  l'état-major  l'influence  dangereuse  qu'il 
a  eue  jusqu'à  ce  jour  sur  le  sort  de  la  liberté.  Considérant  que  ce  moyen  ne 
pouvait  être  mis  en  usage  qu'autant  que  la  municipalité,  qui  ne  peut  jamais, 
et  dans  auci:i.  cas,  agir  que  par  les  formes  établies,  serait  suspendue  de  ses 
fonctions,  et  que  .M.  \c  Maire  et  le  Procureur  général  de  la  Commune  qu'ils 
laissaien*.  administrateurs,  continueraient  leurs  fonctions  administrât!  v-  s.  » 

C'était  signé  de  Huguenin,  président,  et  de  Martin  secrétaire;  tous  ces 
hommes  jouaient  leur  tête.  Ainsi,  c'est  parce  que  les  autorités  constituées  ne 
pouvaient  s'affranchir  des  formes  légales  quelessectionsles  brisaient.  Pétion 
et  Manuel,  qui  étaient  maintenus,  recevaient  une  nouvelle  investiture,  mais 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1291 

i 
de  peur  que  Pétion,  eucore  lié  par  les  formes  légales,  ne  paralysât  le  mouve- 
ment du  peuple,  la  Commune  révolutionnaire  le  consigna  à  son  domicile.  Elle 
préservait  ainsi  la  liberté  del'action  populaire.  Et  elle  marquait  bien  dès  l'origine 
de  cette  grande  journée,  quel  en  était  le  caractère;  il  ne  s'agissait  pas  d'une 
sommation  à  adresser  au  roi.  Il  s'agissait  d'un  changement  de  pouvoir,  elle 
peuple  s'installait  en  souverain  h.  IHôtel  de  Ville  pour  chasser  décidément 
des  Tuileries  la  souveraineté  de  trahison. 

Comment  l'Assemblée  législative  allait-elle  accueillir  ce  pouvoir  nouveau, 
expression  révolutionnaire  de  la  volonté  du  peuple?  Elle  fut  informée  des 
événements  de  l'Hôtel  de  Ville  vers  sept  heures  du  matin  par  une  députa- 
tion  geignante  de  l'ancienne  municipalité.  Mais  que  faire?  Quelques  députés 
proposèrent  bien  de  casser  comme  illégal  le  pouvoir  nouveau.  Mais  déjà  la  lutte 
s'engageait  autour  du  château,  etla  proposition  tomba.  Aussi  bien  le  nouveau 
pouvoir  agissait,  et  il  secondait  avec  une  grande  décision  l'elTort  du  peuple. 
Avant  même  de  se  constituer  en  commune,  les  délégués  des  sections  avaient 
obtenu  de  la  municipalité  légale  qu'elle  rappelât  auprès  d'elle  Maudat,  le 
comman'lant  de  la  garde  nationale  dévoué  au  roi. 

Celui-ci,  vers  le  matin,  c'est-à-dire  au  moment  même  oii  sa  présence  aux 
Tuileries  aurait  été  le  plus  nécessaire,  avait  fini  par  céder  à  l'ordre  municipal. 
Et,  arrivé  à  l'Hôtel  de  Ville,  il  s'était  trouvé  en  face  d'un  pouvoir  nouveau. 
La  Commune  révolutionnaire  le  traita  en  accusé,  elle  lui  demanda  compte 
des  ordres  irréguliers  qu'il  avait  donnés,  sans  l'autorisation  explicite  du 
maire,  pour  armer  la  garde  nationale  contre  le  peuple.  Et  au  moment  où, 
l'interrogatoire  fini,  il  s'apprêtait  à  revenir  en  hâte  vers  les  Tuileries,  elle  le 
fit  arrêter. 

Du  coup,  la  résistance  des  Tuileries  était  désorganisée.  La  Cour  perdait 
tout  point  d'appui  légal;  la  garde  nationale  ne  donnait  plus  le  moindre  con- 
cours aux  Suisses  et  aux  gentilshommes.  Le  roi  s'en  aperçut  bien,  vers  six 
heures,  quand  il  sortit  un  moment  du  palais  pour  faire  au  Carrousel  et  aux 
Tuileries  la  revue  de.^  postes.  Les  canonniers  de  la  garde  national^l'accueil- 
lirent  par  un  silence  morne,  ou  par  des  cris  de:  «  Vive  la  Nation.  » 

Louis  XVI  eut  la  sensation  aiguë,  mortelle,  qu'il  était  seul  contre  son  peuple. 
Il  rentra  au  château  presque  désespéré.  Cependant,  peu  à  peu,  les  assaillants 
arrivaient,  et  parle  Carrousel,  par  les  Tuileries,  commençaient,  mais  molle- 
ment encore,  à  investir  le  Château.  Le  roi  et  lareine  allaient-ils,  ainsi  plus  qu'à 
demi  abandonnés,  soutenir  les  hasards  d'un  sièu'e  ?  A  l'Assemblée,  l'inquié- 
tude était  vive.  Qu'adviendrait-il  si  le  roi  et  la  reine,  dans  la  fureur  de  l'as- 
saut, étaient  massacrés?  La  France,  qui  avait  été  déjàémue  le  20  juin  en  faveur 
du  roi  menacé,  ne  se  soulèverait-elle  point  contre  ceux  qui  l'auraient  tué, 
contre  ceux  aussi  qui  par  leur  inaction  auraient  été  complices  du  meur- 
tre? Plusieurs  députés  demandèrent  que  l'Assemblée  appelât  le  roi  à  elle. 
Mais  ce  n'était  pas  seulement  protéger  la  vie  du  roi  ;  c'était  en  quelque  sorte 


1203  HISTOIRE     SOCIALISTE 

couvrir  son  pouvoir  de  la  protection  nationale.  C'était  peut-être  tourner  ver» 
l'Assemblée  elle-même,  devenue  en  apparence  solidaire  dn  roi,  les  forces  ré- 
volutionnaires. 

L'Assemblée  le  comprit  et  ne  se  livra  pas.  Une  proposition  moins  nette 
et  qui  exposait  moins  l'Assemblée  fut  formulée  alors  :  elle  n'appellerait  point 
le  roi,  mais  elle  lui  ferait  savoir  qu'elle  était  réunie  et  qu'il  pouvait,  s'il  le 
désirait,  venir  auprès  d'elle.  Mais  c'était  encore  nouer  la  responsabilité  de 
l'Assemblée  à  celle  du  roi.  Elle  hésita  encore,  malgré  l'émotion  visible  de 
Cambon  qui  s'écria  que  l'inaction  de  l'Assemblée  serait  au  moins  aussi  dange- 
reuse que  l'action  et  qu'il  fallait  «  sauver  la  gloire  du  peuple  »,  c'est-à-dire 
évidemment,  préserver  la  vie  du  roi.  Comme  l'Assemblée  hésitait  encore,  et 
s'immobilisait,  lourdement  stagnante,  sous  l'orage,  le  roi,  pressé  par  le 
procureur  syndic  du  département,  Rœderer,  se  décidait  à  quitter  les  Tuileries 
pour  se  rendre  à  l'Assemblée. 

Par  l'allée  centrale  du  jardin,  puis  par  l'allée  des  Tuileries  toute  jonchée 
déjà,  après  un  été  aride  et  ardent,  de  feuilles  mortes,  la  famille  royule  arriva 
péniblement,  au  travers  d'une  foule  à  demi  incertaine,  à  demi  hostile,  jus- 
qu'à la  porte  de  l'Assemblée.  Louis  XVI  ne  devait  plus  rentrer  dans  la  de- 
meure des  rois.  En  ce  vendredi,  dont  l'âme  pieuse  des  royalistes  fil  un 
Vendredi  saint,  il  commença  sa  Passion.  Un  juge  de  paix  se  présenta  à  la 
barre  de  l'Assemblée:  «  Messieurs,  dit-il,  je  viens  vous  faire  part  que  le  roi, 
la  reine,  la  famille  royale,  vont  se  présenter  à  l'Assemblée  nationale.  » 

Etait-ce  un  roi  qui  venait  à  l'Assemblée,  un  des  pouvoirs  de  la  Constitu- 
tion qui  se  réunissait  à  l'autre?  Ou  bien  était-ce  un  proscrit  cherchant  auprè? 
de  l'autel  de  la  loi,  que  sa  trahison  avait  tenté  en  vain  de  renverser,  un  suprême 
asile?  Pour  l'Assemblée  c'était  encore  un  roi,  ou  du  moins  une  ombre  de  roi, 
i;t  24  députés,  ceux  qui  étaient  les  plus  près  de  la  porte,  allèrent  au  devant 
de  lui,  dans  le  tumulte  et  la  confusion  grandissante.  Ainsi  subsistait  au  moins 
le  cérémonial  de  la  Constitution.  Vergniaud,  à  ce  moment,  présidait  la 
séance.  L'Assemblée  l'avait,  si  je  puis  dire,  élevé  devant  elle  comme  un  bou- 
clier éclatant,  bouclier  de  gloire,  d'éloquence  et  de  sagesse.  Elle  savait  qu'à. 
la  Commission  des  Douze  il  avait  été  temporisateur  et  prudent,  elle  pensait 
donc  qu'il  n'irait  pas  en  cette  crise  suraiguë  au  delà  de  ce  qu'exigeait  la  force 
môme  des  choses.  Mais  le  peuple  avait  gardé  le  souvenir  et  pour  ainsi  dire  la 
vibration  du  puissant  et  prophétique  discours  du  B  juillet.  Et  l'Assemblée  es- 
pérait que  le  reflet  de  popularité,  resté  au  front  du  grand  orateur,  apaiserait 
au  loin  la  foule  soulevée.  Le  prestige  de  la  gloire  suppléerait  un  moment  èk 
i'autorilô  de  la  loi. 

Quand  le  roi  fut  entré  et  qu'il  eut  pris  place,  selon  le  protocole,  aux  côtés 
du  Président,  il  dit  à  l'Assemblée: 

«  Je  suis  venu  ici  pour  éviter  un  grand  crime  et  je  me  croirai  toujours 
en  sûreté  avec  ma  famille  au  milieu  des  représentants  de  la  nation.  » 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1293 


Vergniaud  lui  répondit,  au  témoignage  du  Moniteur,  du  Logographe 
et  du  Journal  des  Débats  et  Décrets: 

«  L'Assemblée  nationale  connaît  tous  ses  devoirs.  Elle  a  juré  de  mainte- 
nir les  droits  du  peuple  et  les  autorités  constituées.  » 

Le  fantôme  de  royauté  durait  donc  encore:  mais  après  tout,  la  Constitu- 
tion elle-même  permettait  de  prononcer  la  déchéance  ou  la  suspension,  et 
Vergniaud  ne  s'engageait  guère.  Quelques  Instants  après,  l'Assemblée  recon- 


La  OUILLOTIN'E  est  ÉLB^'ÉB    SCR  LA   PLACE  DU    CaRKOCSBL 

(D'après  ao  docomeot  da  Masée  Carsavalet.) 


naissait  officiellement  des  autorités  «  constituées  »,  mais  constituées  cette 
nuit  même  par  la  Révolution.  L'investissement  des  Tuileries,  après  le  départ 
de  la  famille  royale,  s'était  fait  plus  étroit.  Les  fédérés,  le  peuple  des  faubourgs 
avec  baïonnettes,  piques  et  canons,  arrivaient,  grossissaient.  Etait-il  donc 
impossible  d'éviter  une  collision  sanglante?  L'Assemblée  adresse  en  hâte 
une  proclamation  au  peuple;  mais  par  qui  la  lui  faire  tenir?  L'ancienne  mu- 
nicipalité était  dissoute  et  impuissante.  Thuriot  proposa  nettement  à  l'As  sem- 
blée de  reconnaître  en  fait  la  municipalité  nouvelle,  la  Commune  révolution- 
naire : 


18»4  1116TU1HE    SOCIALISTE 

«  Je  demande  que  les  commissaires  qui  vont  se  rendre  à  la  ville  soient 
aulor'sés  à  conférer  avec  tous  ceux  entre  les  mains  desquels  peuvent  résider 
en  ce  moment-ci,  soii  'légalement  soit  illrgalement,  une  autorité  quelconque, 
et  la  confiance  publique  au  moins  apparente.  » 

L'Assemblée  adopta  la  motion  de  Thuriol  et  ainsi  c'est  par  la  Commune 
que  le  premier  coin  de  Révolution  républicaine  entra  dans  la  Constilylion 
encore  monarchique  do  1791. 

Quelques  instants  après,  l'Assemblée  licidait  de  laisser  à  la  Conrauue 
révolutionnaire  le  choix  au  moins  provisoire  du  nouveau  com-'iandant  tle  la 
garde  nationale.  Cependant  dans  les  Tuileries  vides  du  roi,  il  semble  qu'un 
mot  d'ordre  de  désarmement  ait  été  donné.  Par  les  fenêtres  du  châleiu  les 
Suisses  lançaient  au  peuple  des  paroles  amies.  La  porte  donnant  sur  le  grand 
escalier  s'ouvre;  le  peuple  des  faubourgs  et  les  fédérés  s' élancent  Joyeuse- 
ment, mais  soudain,  de  tous  les  degrés  de  l'escalier  une  terrible  fusillade 
répond  à  la  Révolution  confiante.  Y  eut-il  piège  abominable  et  fourberie  ?  Oa 
bi?a,  dacs  cette  anarchie  d'une  petite  armée  soudain  abandonnée  par  sor  roi 
et  livrée  à  des  ordres  contradictoires,  y  eut-il  de  funestes  malentendus?  Un 
cri  terrible  de  douleur,  de  mort  et  de  colère  monte  du  peuple  refoulé  ;  il 
braque  ses  canons  contre  les  murailles,  ses  fusils  contre  les  fenêlresd'où  cré- 
pite la  mousqueterie  des  Suisses;  les  baraques  adossées  au  palais,  tout  le  long 
de  la  place  du  Carrousel,  prennent  feu;  et  «  le  son  du  canon  »,  profond,  cour- 
roucé, lugubre,  le  bruit  irrité  et  aigu  delà  fusilla  le,  le  pélillenîentdes  flammes 
pâlies  par  la  clarté  du  jour,  toute  une  clameur,  tout  un  tumulte  de  destruc- 
tion et  de  combat  emplissent  la  cour  du  Carrousel  et  retentissent  dans  l'As- 
semblée. Un  moment,  vers  neuf  heures,  un  cri  de  panique  se  fait  entendre 
sur  le  seuil  de  la  salle  des  séances:  «  Yoici  les  Suisses;  nous  sommes  forcés.  » 

L'Assemblée  haletante  croit  que  les  soldats  mercenaires  de  la  royauté 
allaient  mettre  la  main  sur  elle,  que  la  royauté  traîtresse,  après  avoir  vain -u 
le  peuple,  allait  frapper  les  représentants  du  peuple,  et  qu'elle  n'avait  jlus 
qu'à  mourir  pour  léguer  au  moins  aux  générations  nouvelles,  en  un  souvenir 
héroïque,  la  protestation  immortelle  de  la  liberté. 

Aux  premiers  coups  de  canon,  tous  les  citoyens  des  tribunes  se  lèvent: 
«  Yive  l'Assemblée  nationale  !  Vive  la  Nation  !  Vivent  la  liberté  et  l'égalité!  » 
L'Assemblée  décide  aussitôt  que  tous  les  députés  resteront  à  leur  place,  at- 
tendant le  destin,  pour  sauver  la  Pairie  ou  périr  avec  elle. 

«  Voilà  les  Suisses  !  crient  encore  les  citoyens  des  tribunes,  à  la  fois  su- 
blimes de  courage  et  affolés  par  les  rumeurs  incertaines.  Nous  ne  vous  quittons 
pas;  nous  mourrons  avec  vous!  » 

Et  ils  s'appliquent  à  eux-mêmes  le  décret  de  l'Assemblée;  ils  se  lient 
comme  elle  à  la  liberté  et  à  la  mort.  Minute  héroïque  et  grande  où  toutes  les 
dissidences  et  toutes  les  défiances  s'eflacèrent  un  moment  dans  la  commune 
passion  pour  la  liberté,  dans  le  commun  mépris  de  la  mort,  et  où  le  cœur  des 


HISTOIRE    SOCIALISTE  129b 

hommes  des  tribunes  battit  avec  le  cœur  des  Girondins,  des  «  homnies 
d'Elat  ».  La  Gironde,  en  ce  tourbillon  auquel  elle  présidait  par  Vergniaud 
tout  à  l'heure,  par  Guadet  maintenant,  était  de  nouveau  mêlée  à  la  grande 
passion  révolutionnaire  du  peuple. 

L'alarme  des  patriotes  dura  peu.  Les  Suisses  qui  avaient  été  signalés 
étaient  déjà  des  vaincus;  du  château  iorcé  par  le  pcpple  ils  se  retiraient  par 
le  jardin  desTuileries,  ils  tombèrent  sous  les  balles,  les  piques  et  les  b;iïon- 
n.'ttes  des  vainqueurs.  Quel  était,  durant  ce  drame,  l'état  d'esprit  du  roi? 
Mystère  impénétrable.  Espéra-t-il  un  noment  que  le  château  se  défendniitet 
que  la  Révolution  serait  vaincue?  Il  assistait  de  la  loge  du  tachygraphe  à  la 
sJance  de  l'Assemblée.  Les  cris  qui  annonçaient  l'arrivée  des  Suis?ts  lelen- 
tirent  sans  doute  joyeusement  en  son  cœur.  Peut-être  aussi,  au  son  du  ■  a- 
I  on,  au  crépitement  de  la  fusillade,  regret ta-t  il  de  ne  pas  être  restéau  milieu 
de  ses  soldats  pour  les  animer  de  sa  présence.  Choudieu,  qui  l'observa  bien, 
affirme  que  tant  que  dura  le  combat,  son  visage  demeura  impassible;  et  qu'il 
ne  s'émut  que  lorsque  la  défaite  de  ses  suprêmes  défenseurs  lui  fut  conni-e. 
Tardivement,  il  fit  passer  aux  Suisses  l'ordre  de  ne  plus  tirer.  Le  pe:.le 
vainqueur  envahit  les  Tuileries,  les  fouilla  des  caves  au  faite  ;  et  à  tout  rLO- 
ment  des  hommes  noirs  de  poudre,  ou  le  visage  ensanglanté,  entraient  dans 
l'Asscrablée  portant  des  papiers,  de  la  monnaie  d'or,  les  bijoux  de  la  reine,  et 
criaient:  «  Vive  la  Nation!  » 

C'était  la  victoire  de  la  Révolution  et  de  la  Patrie.  Celait  aussi  la  vic- 
toire delà  Commune  révolutionnaire.  C'est  elle  qui,  en  se  subsliluanl  à  la  Com- 
mune légale,  avait  pour  ainsi  dire  rompu  les  ponts  derrière  la  Révolution  en 
mircbe.  11  fallait  vaincre  ou  périr.  C'est  elle  aussi  qui  en  consignant  Pétion,  et  en 
arrêtant  Mandat,  avait  assuré  le  libreessor  de  la  force  populaire.  Dès  le  matin  du 
10  août  et  à  peine  le  Château  forcé,  la  Comnjune  se  présenta  à  l'Assemblée, 
non  pour  di^mander  la  confirmation  légale  d'un  pouvoir  qu'elle  tenait  de  la 
Révolution  même,  mais  au  contraire  pour  dicter  des  lois.  En  son  nom,  Hu- 
guenin,  accompagné  de  Léonard  Bourdon,  de  Tronchon,  de  Berieux,  de  Vi- 
gaud  et  de  Bullier,  dit  ceci  : 

«  Ce  sont  les  nouveaux  magistr.'tts  du  peuple  qui  se  pressentent  à  votre 
barre.  Les  nouveaux  dangers  de  la  patrie  ont  provoqué  notre  nomination; 
les  circonstances  la  conseillaient  et  notre  patriotisme  saura  nous  en  rendre 
dignes.  Le  peuple  las  enfin,  depuis  quatre  ans  éternel  jouet  des  perfidies  de 
la  Cour  et  des  intrigues,  a  senti  qu'il  étaittemps  d'arrêter  l'Empire  surle  bo.-d 
de  l'abîme.  Législateurs,  il  n,e  reste  plusqu'à  seconder  le  peuple:  nous  venons 
ici  en  son  nom,  concerta"  avec  vous  des  mesures  pour  le  sahtt  public.  Pétion, 
Manuel,  Danton,  sont  toujours  nos  collègues;  Santerre  est  à  la  tête  de  la 
force  armée. 

«  Que  les  traîtres  périssent  à  leur  tour.  Ce  jour  est  le  triomphe  des  ver- 
tus civiques:  Législateurs,  le  sang  du  peuple  a  coulé;  des  troupes  étrangères 


1296  HISTOIRE    SOCIALISTE 

qui  ne  sont  restées  dans  nos  murs  que  par  un  nouveau  délit  du  pouvoir  exé- 
cutif, ont  tiré  sur  les  citoyens.  Nos  malheureux  frères  ont  laissé  des  veuves 
et  des  orphelins. 

«  Le  peuple  qui  nous  envoie  vers  vous  nous  a  chargés  de  vous  déclarer 
qu'il  vous  iîiveslissait  de  nouveau  de  sa  confiance,  mais  il  nous  a  chargés  eu 
même  temps  de  vous  déclarer  qu'il  ne  pouvait  reconnaître,  pour  juger  des 
mesures  e\lraordinaii-es  auxquelles  la  nécessité  et  la  résistance  à  l'oppression 
l'ont  porté,  que  le  peuple  français,  votre  souverain  et  le  nôtre,  réuni  dans 
ses  assemblées  primaires.  » 

L'Assemblée  ne  protesta  pas  contre  cette  Commune  victorieuse  qui  pré- 
tendait traiter  avec  elle  d'égal  à  égal  ou  qui  même  l'investissait  à  nouveau 
au  nom  du  peuple,  mais  seulement  pour  qu'elle  convoquât  le  peuple  môme. 

C'est  cette  Commune  révolutionnaire  que  l'Assemblée  chargea  de  trans- 
v  mettre  au  peuple  des  décrets  l'invitant  au  calme.  En  ce  même  jour,  sur  les 
rapports  de  Vergniaud,  de  Guadet,  de  Jean  Debry  elle  rendit  sans  débat  des  dé- 
crets décisifs.  Par  le  premier,  elle  invitait  le  peuple  français  à  former  une 
Convention  nationale,  décidant  que  dès  le  lendemain  le  mode  et  l'époque  de 
sa  convocation  seraient  fixés;  et  elle  déclarait  en  même  temps  «  le  chef  du 
pouvoir  exécutif  suspendu  provisoirement  de  ses  fonctions,  jusqu'à  ce  que  la 
Convention  nationale  ait  prononcé  sur  les  mesures  qu'elle  croira  devoir  pren- 
dre pour  assurer  la  souveraineté  du  peuple  et  le  règne  de  la  liberté  et  de  l'é- 
galité. » 

Par  le  second,  elle  déclarait  que  les  ministres  en  fonctions  n'avaient  pas  sa 
confiance;  et  elle  décidait  que  les  ministres  seraient  provisoirement  nommés 
par  l'Assemblée  nationale  et  par  une  élection  individuelle:  ils  ne  pouvaient 
pas  être  pris  dans  son  sein. 

.  Enfin,  par  un  troisième  groupe  de  décrets  elle  décida  que  les  décrets  déjà 
rendus  et  qui  n'auraient  pas  été  sanctionnés,  et  les  décrets  à  rendre  qui  ne 
pourraient  l'être  à  cause  de  la  suspension  du  roi,  porteraient  néanmoins 
le  nom  de  loi  et  en  auraient  la  force  dans  toute  l'étendue  du  royaume. 

C'était,  en  somme,  la  fin  de  la  monarchie.  Sans  doute,  il  ne  s'agissait 
même  pas  de  déchéance,  mais  seulement  de  suspension.  Un  moment  le  peuple 
murmura;  des  protestations  immédiates  s'élevèrent.  Vergniaud  harangua 
les  pétitionnaires.  Il  leur  dit  que  c'était  par  respect  pour  la  souveraineté 
même  du  peuple  que  l'Assemblée  ne  prenait  que  des  mesures  provisoires. 
El  l'annonce  d'une  prochaine  Convention  nationale  changea  en  enthousiasme 
toutes  les  inquiétudes  et  toutes  les  récriminations.  Il  semblait  au  peuple  que 
cette  Assemblée  nouvelle  née  de  sa  victoire,  allait  en  finir  avec  les  ruses,  les 
mensonges,  les  trahisons,  les  demi-mesures  qui  dans  le  danger  de  la  patrie  sont 
l'équivalent  de  la  trahison.  C'était  sa  propre  force,  robuste  et  droite,  qu'il 
pressentait,  qu'il  espérait  en  elle.  Le  combat  du  matin  avait  laissé  dans  les 
cœurs    une  extraordinaire  exaltation  de  colère.  La  fusillade  imprévue  des 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


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LIV.    1(Î3.   —    HISTOIRE  SOCIALISTE. 


163. 


1298  HISTOIRE    SOCIALISTE 

Suisses,  combinée  avec  la  menace  de  uiaiiifesle  de  Brunswick,  susciluienlles 
plus  sinistres  rumeurs.  On  racontait,  au  témoignage  de  Chamnette,  que  les  plus 
cruelles  inventions  de  la  tyrannie  devaient  être  réveillées  contre  les  patriotes, 
que  si  le  roi  avait  été  vainqueur,  ils  auraient  été  immolés  par  milliers  sur 
un  échafaud  pareil  à  celui  que  Louis  XI  machina,  et  que  leurs  fils,  placés 
au-dessous,  seraient  couverts  dune  rosée  sanglante.  .4.  ceux  qu'il  soup- 
çonnait d'avoir  pris  part  contre  lui  à  la  bataille,  au  guet-apens  du  malin,  le 
peuple  donnait  la  chasse;  et  Louis  XVI,  pendant  toute  la  journée  du  10,  n'au- 
rait pu,  même  sous  escorte,  même  comme  prisonnier,  traverser  Paris  sans 
danger. 

La  Commune,  tout  le  jour,  et  comme  si  une  conspiration  terrible  était  en- 
core à  craindre,  continua  à  distribuer  des  cartouches.  Mais  peu  à  peu,  à 
l'idée  que  bientôt  le  peuple,  tout  le  peuple  allait  exercer  sa  souveraineté  et 
nommer  la  grande  Assemblée  de  combat  et  de  salut,  les  colères  tombaient  ; 
et  l'Assemblée  législative  expirante  semblait  participer  en  quelque  mesure 
à  la  popularité  de  l'Assemblée  nouvelle  et  inconnue  qu'elle  venait  de  pro- 
mettre à  la  France. 

Cette  Convention,  c'était,  sans  qu'on  l'annonçât  encore  clairement,  l'avè- 
nement de  la  République,  c'était  surtout  l'avènement  de  la  démocratie.  Plus 
de  cens,  plus  de  privilège,  plus  de  distinction  injurieuse  et  bourgeoise  entre 
les  citoyens  actifs  et  les  citoyens  passifs.  Sur  le  rapportde  JeanDebry,  député 
de  l'Aisne,  au  nom  de  la  Commission  des  Douze,  l'Assemblée  vota  sans  débat, 
et  dans  la  séance  même  du  10  août,  que  tous  les  citoyens  de  25  ans  seraient 
électeurs. 

«  L'Assemblée  nationale,  voulant  au  moment  où  elle  vient  de  jurer  so- 
lennellement la  liberté  et  l'égalité,  consacrer  dans  ce  jour  l'application  d'un 
principe  aussi  sacré  pour  le  peuple,  décrète  qu'à  l'avenir,  et  spécialement 
pour  la  formation  de  la  Convention  nationale  prochaine,  tout  citoyen  fran- 
çais, âgé  de  vingt-cinq  ans,  domicilié  depuis  un  an,  et  vivant  du  produit  de 
son  travail,  sera  admis  à  voter  dans  les  assemblées  des  communes  et  dans  les 
assemblées  primaires  comme  tout  autre  citoyen  actif  et  sans  nulle  autre  distinc- 
tion. » 

A-insi,  le  suffrage  universel  était  fondé;  et  ce  n'était  pas  seulement  pour  la 
prochaine  Convention  nationale,  mais  pour  toutes  les  manifestations  de  la  vie 
nationale  dans  l'infini  des  temps.  Et  dès  le  12  août,  la  Convention  élargissait 
encore  la  base  populaire,  abaissant  l'â^'e  de  l'éleclorat  de  25  ans  à  21  aiis.  Elle 
maintenait  25  ans  pour  l'éligibilité,  mais  elle  effaçait  pour  réhgibii.ic  aus:^i 
bien  que  pour  l'électoral,  toute  distinction  entre  les  citoyens  actiis  et  les  ci- 
toyens passifs.  Elle  maintenait  le  syslème  de  l'élection  à 2  degrés,  par  des  as- 
semblées primaires,  mais  plutôt  à  titre  de  couseU  que  sous  une  forme  impé- 
rative;  et  elle  fixait  au  26  août  la  nomination  des  Assemblées  électorales,  au 
2  septembre  la  nomination  des  députés. 


HISTOIRE     SOCIALISEE  1299 

Le  10  août,  le  minislôre  avait  été  constitué  sous  le  nom  de  Conseil  exé- 
cutif provisoire.  Sur  la  proposition  d'Isnard,  toujours  ami  des  manifestations 
an  peu  théâtrales,  l'Assemblée  renonçant  au  mode  d'élection  individuelle, 
a\ait  nommé  en  bloc  Roland,  Clavière  et  Servan,  les  trois  ministres  girondins 
que  le  roi  avait  congédiés.  Mais  la  Gironde  ne  pouvait  recnoiilir  seule  le 
bénéfice  d'un  mouvement  auquel  elle  n'avait  participé  que  mollement  et  par 
intermittence.  L'Assemblée  comprit  qu'elle  n'aurait  quelque  action  sur  le 
peuple  révolutionnaire,  et  qu'elle  ne  pouvait  satisfaire  la  Commune  de 
Paris,  qu'en  appelant  aux  responsabilités  du  pouvoir  un  homme  de  la  Révo- 
lution. Et  Danton  fut  élu  ministre  de  la  justice  par  222  voix  sur  284  votants. 
Monge  était  appelé  à  la  marine  et  Lebrun  aux  affaires  étrangères. 

Danton  n'avait  pas  pris  part  de  sa  personne  à  l'assaut  donné  aux  Tuile- 
ries, mais  pendant  la  nuit,  il  avait  été  mêlé  activement  aux  préparatifs,  prêt 
à  porter  les  responsabilités  terribles  que  pour  les  hautes  tôles  de  la  Révolution 
recelait  cette  journée  hasardeuse.  Vainqueur  avec  le  peuple,  il  eut  d'emblée 
des  pensées  généreuses  et  clémentes.  Belles  furent  ses  premières  paroles  à  la 
Législative,  le  11  août  : 

a  Les  événements  qui  viennent  d'arriver  à  Paris  ont  prouvé  qu'il  n'y  avait 
point  de  composition  avec  les  oppresseurs  du  peuple  ;  la  nation  française  était. 
entourée  de  nouveaux  complots;  le  peuple  a  déployé  toute  son  énergie;  l'As- 
semblée nationale  l'a  secondé,  et  lestyrans  ont  disparu;  mais  maintenant 
c'est  moi  qui  prends  devant  vous  l'engagement  de  périr  pour  arracher  aux 
vengeances  populaires,  trop  prolongées,  ces  mêmes  hommes  (les  Suisses)  qui 
ont  trouvé  un  refuge  dans  votre  Assemblée.  (Vifs  applaudissements.)  Je  le 
disais-il  y  a  un  instant  à  la  Commune  <le  Paris  :  là  oii  commence  l'action  des 
agents  de  la  nation  doit  cesser  la  vengeance  populaire.  Ehl  Messieurs,  nul 
doute  que  le  peuple  ne  sente  cette  grande  vérité  qu'il  ne  doit  pas  souiller  son 
triomphe  1  L'assemblée  de  la  Commune  a  paru  pénétrée  de  ces  sentiments. 
tous  ceux  qui  nous  entendent  les  partagent.  Je  prends  l'engagement  de  mar- 
cher à  la  tète  de  ces  hommes  que  le  peuple  a  cru  devoir  proscrire  dans  son 
indignation,  mais  aux()uels  il  pardonnera,  puisqu'il  n'a  plus  rien  à  craindre 
de  ses  tyrans.  {Applaudissements  réitérés.)  » 

Louis  XVI,  le  11  août,  avait  été  conduit  avec  sa  famille  au  Luxembourg 
et  de  \hr  quelques  jours  après,  au  Temple;  il  n'était  plus  qu'un  prisonnier. 

Mais  cette  Révolution,  qu'à  Paris  il  fallait  régler  et  préserver  de  la  folie 
sanfilante  des  représailles,  il  fallait  la  faire  accepter  à  la  France  surprise  sans 
doute  et  déconcertée.  Il  fallait  aussi  la  faire  accepter  aux  armées,  en  qui  on 
pouvait  craindre  que  par  Lafayette  et  Lûckner  l'esprit  «  constitutionnel  » 
prévalût. 

L'Assemblée,  pour  rallier  la  France  à  la  Révolution  du  10  août,  recourut 
d  deux  grands  moyens.  Les  papiers  trouvés  aux  Tuileries  démontraient  la 
trahison  du  roi,  l'œuvre  de  corruption  de  la  liste  civile.  Ils  ne  révélaient  pas 


1300  HISTOIRE     SOCIALISTE 

encore  tout  ce  que  nous  savons  aujourd'hui  ;  mais  la  connivence  du  roi  avec 
l'étranger  y  éclatait  cependant. 

L'Assemblée  fit  publier  ces  papiers.  Elle  ordonna  à  ses  commissaires 
auprès  des  armées  de  les  répandre  dans  les  camps.  Partout  les  sociétés  jaco- 
bines les  commentèrent,  et  de  toute  la  France  patriote,  qui  envoyait  sans 
compter  sa  jeunesse,  toute  la  fleur  de  sa  vie,  un  immense  cri  s'éleva  contre 
la  royauté  traîtresse. 

Mai»  l'Assemblée  comprit  qu'elle  devait  aussi  aller  droit  au  cœur  des  pay- 
sans en  abolissant  enfin  réellement  le  régime  féodal.  Déjà,  en  ouvrant  l'his- 
toire de  la  Législative  par  l'étude  du  mouvement  paysan,  j'ai  noté  que  V.\s- 
semblée,  sous  la  pression  de  la  France  rurale,  avait  dû  toucher  à  la  féodalité 
plus  sérieusement  que  la  Constituante.  En  juin,  elle  avait  aboli  sans  indem- 
nité les  droits  casuels,  ceux  qui  ne  pesaient  pas  annuellement  sur  les  tenan- 
ciers, mais  qui  étaient  dus  à  l'occasion  des  ventes,  des  décès.  Et  encore  les 
seigneurs  pouvaient  exiger  le  paiement  de  ces  droits  s'ils  faisaient  la  preuve 
qu'ils  étaient  le  prix  d'une  concession  primitive  de  fonds.  En  outre,  le  rede- 
vable, quand  il  y  avait  rachat,  était  tenu  de  racheter  à  la  fois  toutes  les  rentes 
féodales  très  diverses  dont  il  était  grevé;  qT.iand  plusieurs  propriétaires  de  ci- 
devant  fiefs  ou  de  fonds  étaient  tenus  solidairement  au  payement  d'un  droit, 
l'un  ne  pouvait  se  racheter  sans  les  autres.  Enfin,  et  surtout,  les  droits  annuels, 
les  droits  censuels,  comme  le  cens,  la  censive,  le  champart,  continuaient  à 
peser  sur  les  paysans. 

Mais  ceux-ci,  de  même  qu'après  le  i4  juillet  ils  étaient  entrés  en  mouve- 
ment et  avaient  arraché  les  décrets  du  4  août  1789,  comprirent  que  la  Révo- 
lution du  10  août  1792  était  pour  eux  une  occasion  excellente  de  secouer 
leurs  charges.  Ainsi  les  prolétaires  de  Paris,  en  versant  leur  sang  le  10  août 
pour  la  liberté,  ont  affranchi  les  paysans  de  ce  qui  restait  de  la  servitude 
féodale. 

Quelques  jours  après  la  prise  des  Tuileries,  les  pétitions  des  paysans 
commencèrent  à  arriver  à  r.\ssemblée.  Le  1(3  août,  ce  sont  des  cultivateurs  de 
la  «  ci-devant  province  du  Poitou  »  qui  paraissent  à  la  barre  de  l'Assemblée, 
et  qui,  au  nom  d'un  grand  nombre  de  citoyens  de  la  paroisse  de  Rouillé, 
département  de  la  Vienne,  se  plaignent  des  poursuites  judiciaires  intentées 
pour  le  recouvrement  des  droits  féodaux. 

«  Ils  sont  encore  victimes  des  restes  du  régime  féodal.  Le  procureur- 
syndic  de  Lusignan  (Vienne)  a  dirigé  contre  eux  des  poursuites  pour  certain 
droit  qu'il  a  prétendu  être  un  droit  de  terrage,  mais  qui,  dans  le  fait,  n'esl 
qu'une  véritable  dîme;  ils  demandent  que  l'Assemblée  les  mette  à  l'abri  des 
suites  d'un  procès  injuste  qui  serait  leur  ruine.  » 

A  l'aiipel  des  paysans,  l'Assemblée  répond,  presque  coup  sur  coup,  par 
trois  décrets  importants.  Tout  de  suite,  elle  décrète  la  suspension  de  toutes 
les  poursuites  faites  devant  les  tribunaux  pour  cause  de  droits  ci-devant  féo- 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1301 

daux;  et  tout  de  suite  aussi,  elle  comprend  qu'elle  doit  enfin  résoudre  le  pro- 
hlème  en  toute  son  étendue,  et  elle  décide  que  la  discussion  sur  les  restes 
du  régime  féodal  sera  inscrite  à  l'ordre  dujour  le  plus  prochain. 

Le  mène  jour,  16  août,  un  délégué  des  communes  rurales  du  Laonnais, 
Cagniard,  demande  «  au  nom  des  lois,  delà  liberté  et  de  l'égalité  sociale  »,  la 
suppression  de  tous  les  droits  féodaux  dont  on  ne  prouvera  pas,  par  titres 
primordiaux,  qu'ils  sont  le  prix  d'une  concession  de  fonds.  Et  immédiatement, 
comme  si  elle  voulait  ne  pas  perdre  une  minute,  et  ne  pas  laisser  à  l'impa- 
tience paysanne  le  temps  de  s'aigrir,  l'Assemblée,  avec  une  soudaineté  révo- 
lutionnaire, décrète  «  qtie  les  droits  féodaux  et  seigneuriaux  t)Z  toute  espèce 
sont  supprimés  sans  indemnité  lorsqu'ils  ne  sont  pas  le  prix  de  la  concession 
primitive  du  fonds  ».  Et  elle  renvoie  à  son  Comité  féodal  le  soin  de  préciser 
sans  délai  les  conditions  de  la  preuve. 

Ainsi,  comme  des  planles  parasites  attachées  à  la  vieille  monarchie  et 
qui  aggravaient  son  ombre  meurtrière,  les  droits  féodaux  tombent  en  un 
jour  avec  la  royauté  elle-même. 

Le  20  août,  au  nom  du  Comité  féodal,  Lemalliand  apporte  un  projet  de 
décret  qui  n'allait  pas  encore  à  la  racine,  mais  qui  était  cependant  de  grande 
conséquence.  Ce  décret  s'appliquait  aux  droits  féodaux  pour  lesquels  le  rachat 
était  maintenu  parce  que  le  seigneur  avait  pu  faire  la  preuve  par  titres  pri- 
mitifs qu'ils  étaient  le  prix  d'une  concession  de  fonds.  Et  le  but  du  décret 
était  de  faciliter  le  rachat.  Pour  cela,  il  fallait  décider  d'abord  que  les  divers 
droits  pourraient  être  rachetés  séparément,  ensuite  que  les  divers  redevables, 
s'ils  étaient  solidaires,  pouvaient  se  libérer  séparément,  chacun  pour  leur  parL 

Le  décret  fut  adopté  sans  opposition  aucune.  L'article  premier  disait  : 

«  Tuut  propriétaire  de  fief  ou  de  fonds  ci-devant  mouvants,  d'un  ûef  en 
censive,  ou  rolurièrement,  sera  admis  à  racheter  séparément  soit  les  droits 
casuels  qui  seront  justifiés  par  la  représentation  du  titre  primitif  de  la  con- 
cession de  fonds,  soit  les  cens  et  autres  redevances  annuelles  et  fixes,  de 
quelque  nature  qu'ils  soient,  et  sous  quelque  dénomination  qu'ils  exislent, 
sans  être  obligé  de  faire  en  même  temps  le  rachat  des  uns  et  des  autres.  Il 
pourra  aussi  racheter  séparément  et  successivement  les  difl'érents  droits  ca- 
suels justifiés  par  la  représentation  du  titre  primitif.  >, 

L'article  2  abaissait  singulièrement  le  prix  du  rachat  : 

u  Le  rachat  des  droits  casuels  n'aura  lieu  que  sur  le  pied  de  la  valeur  du 
sol  inculte,  et  sans  y  comprendre  la  valeur  des  bâtiments,  à  moins  que  le 
titre  primitif  d'inféodation  n'annonce  que  le  sol  était  cultivé  et  que  les  bâti- 
ments existaient  h  cette  époque,  et  dans  ce  cas,  le  rachat  ne  se  fera  que  sur  le 
pied  de  la  valeur  des  bâtiments  et  du  sol  au  moment  de  l'inféodation.  » 

L'article  3  faisait  dépendre  le  moment  du  rachat  de  la  seule  volonté  du 
nouveau  redevable. 

»  Tout  acquéreur  pourra,  immédiatement  après  son  acquisition,  sommer 


1302  HISTOIRE     SfJGI  ;.  LISTS 


le  ci-devant  seigneur  de  produirp  su  lilre  primitif;  s'il  le  produit,  iiiciué- 
reur  sera  tenu  de  faire  le  rachat  des  droits  casuels  conformément  aux  lois 
précédentes;  s'il  ne  le  produit  pas  dans  les  trois  mois  du  jour  où  la  somma- 
tion lui  aura  été  faite,  l'acquéreur  sera  affranchi  à  perpétuité  du  payement  et 
rachat  de  tous  droits  de  cens,  lods  et  ventes  et  autres,  sous  quelque  dénomi- 
nation que  ce  soit,  et  le  ci-devant  seigneur  sera  irrévocablement  déchu  de 
loute  justification  ultérieure.  » 

Et  l'article  4  ajoute  : 

«  Tout  propriétaire  pourra  faire  la  même  sommation  au  ci-devant  sei- 
gneur, si  le  titre  primitif  se  trouve  en  règle,  il  ne  sera  tenu  de  faire  le  rachat 
qu'en  cas  de  vente.  » 

Ces  articles  suflisent  à  caractériser  l'esprit  du  projet;  par  tous  les  moyens 
il  favorisait  le  rachat  de  ceux  des  droits  casuels  qui  étant  justifiés  par  un  titre 
primitif  n'étaient  point  abolis  sans  indemnité. 

De  même,  le  projet  éteignait  la  solidarité  des  redevables  : 

«  Toute  solidarité  pour  le  payement  des  cens,  rentes,  prestations  et  rede- 
vances, de  quelque  manière  qu'ils  soient,  et  sous  quelque  dénomination  qu'ils 
existent,  est  abolie  sans  indemnité  ;  en  conséquence,  chacun  des  redevables 
sera  libre  de  servir  sa  portion  de  rente  sams  qu'il  puisse  être  contraint  à  payer 
celle  de  ses  codébiteurs.  » 

Mais  voici  à  la  date  du  25  août,  dans  le  texte  définitif  soumis  par  Mailhe 
au  nom  du  Comité  féodal,  le  décret  décisif.  11  ne  se  borne  pas  à  faciliter  le 
rachat.  Il  décide  que  tous  les  droits  féodaux,  absolument  tous,  les  droits 
oensuels  et  annuels  comme  les  droits  casuels,  sofit  abolis  sans  indemnité,  à 
moins  que  la  preuve  ne  soit  faite  par  acte  primitif  qu'ils  sont  le  prix  d'une 
concession  de  fonds. 

Les  lois  de  la  Constituante  n'avaient  aboli  sans  indemnité  que  les  rede- 
vances qui  représentaient  la  rançon  de  la  servitude  personnelle.  Quant  à 
celles  bien  plus  nombreuses,  qui  représentaient  la  main-morte  réelle,  ou  la 
main-morte  mixte,  semi-réelle,  semi-personnelle,  elles  devaient  être  rache- 
tées. La  Législative  tranche  ce  nœud  de  servitude  et  abolit  toutes  les  rede- 
vances sans  indemnité. 

«  Tous  les  effets  qui  peuvent  avoir  été  produits  par  la  maxime:  nulle  terre 
saJïs  seigneur,  par  celle  de  l'esclavage,  par  les  statuts,  coutumes,  et  règles 
qui  tiennent  à  la  féodalité  demeurent  comme  non-avenus. 

«  Toute  propriété  foncière  est  réputée  franche  et  libre  de  tous  droits,  tant 
féodaux  que  censuels,  si  ceux  qui  les  réclament  ne  prouvent  le  contraire  dans 
la  forme  prescrite  ci-après. 

«  Tous  les  actes  d'affranchissement  de  la  main-morte  réelle  ou  mixte, 
et  tous  autres  actes  équivalents,  sont  révoqués  etannulés.  Toutes  redevances, 
dîmes  ou  prestations  quelconques,  établis  par  les  dits  actes  en  représentation 
de  la  main-morte,  sont  supprimées  sans  indemnité. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1S03 

«  Tous  corps  d'héritages  cédés  pour  prix  d'affranchissement  de  la  main- 
raorlp,  soit  parles  communautés,  àoil  par  les  particuliers  et  qui  se  trouvent 
encore  entre  les  mains  de  ci-devant  seigneurs,  seront  restitués  à  ceux  qui  les 
auront  cédés,  et  les  sommes  des  deniers  promises  pour  la  même  cause  et  non 
encore  payées  aux  ci-devant  seigneurs,  ne  pourront  être  exigées. 

«  Les  dispositions  de  l'article  ci-dessus  auront  également  lieu  dans  les  ci- 
devant  provinces  du  Boulonnais,  du  Nivernais  et  de  Bretagne  pour  tous  les 
actes  relatifs  aux  ci-devant  tenures,  en  bordelage,  en  mote  et  en  quevaise.  » 

Puis  le  Comité  féodal  évoque  dans  leur  prodigieuse  diversité  provinciale 
et  locale  tous  les  droits  féodaux,  droits  onéreux  ou  droits  humiliants,  il  les 
invite  pour  ainsi  dire  à  comparaître  devant  la  Révolution  triomphante;  et  les 
nommant  tous  de  leurs  noms  variés  et  étranges  pour  que  l'orei^lle  et  le  cœur 
de  tout  paysan  soient  ouverts,  11  les  fait  soudain  s'évanouir.  Tous,  sans  in- 
demnité sont  abolis.  Regardez  ce  défilé  pittoresque,  et  mAme  si  le  temps  et 
l'espace  me'font.défaut  pour  donner  un  sens  précis  à  chacun  de  ces  mois,  rap- 
pelez-vous que  chacun  d'eux  représente  pour  un  groupe  de  paysans  une 
charge  ou  une  vexation.  Et  dites  si  la  Législative,  décidée  enfin  par 
l'ébranlement  du  10  août  à  en  finir  avec  le  vieux  monde,  n'a  pas  trouvé  un 
moyen  de  génie  pour  engagerle  paysan  de  Francedansles  hardiesse.'^ grandis- 
santes de  la  Révolution.  Chute  du  roi, chute  des  droits  féodaux;  c'estceiteasso- 
ciation  d'idées  toute-puissante  que  la  Législative  créait. 

«  Tous  les  droits  féodaux  ou  censuels  utiles,  toutes  Ifes  redevances  sei- 
gneuriales annuelles,  en  argent,  grains,  volailles,  cire,  denrées  ou  fruits  de 
la  terre,  servis  sous  la  dénomination  de  cens,  censives,  sur-cens,  capcasal, 
rentes  seigneuriales  et  emphyléoliques,  champart,  tasque,  terrage,  arrage, 
agrier,  comptant,  soélé,  dîmes  inféodées  en  tant  qu'elles  tiennent  de  la  na- 
ture, des  redevances  féodales  et  censuelles...  » 

«  Tous  ceux  des  droits  conservés  par  (divers)  articles  du  décret  du  15 
mars  1790  et  connus  sous  la  dénomination  de  feu,  feu  allumant,  feu  mort, 
fouage,  monéage,  bourgeoisie,  congé,  chiennage,  gîte  aux  chiens,  guet  et 
garde,  stages  ouestages,  chassipolerie,  entretien  des  clôtures  et  fortifications 
des  bourgs  et  châteaux,  pulvérage,  banvin,  vet-du-vin,  étanche,  cens  en  com- 
mande, gave,  gavenne  ou  gaule,  poursoin,  sauveraent,  et  sauvegarde,  avoue- 
rie  ou  vouerie,  élalonage,  minage,  muyage,  ménage,  leude,  leyde,  puquière, 
bichenage,  levage,  petite  coutume,  sexterage,  coporage,  copal,  coupe,  carte- 
lage,  stellage,  sauge,  palette,  aunage,  étale,  étalage,  quintalagje,  poids  et 
mesures,  banalités  et  corvées; 

«  Ceux  des  droits  conservés  sous  les  noms  de  droit  de  troupeau  à  part, 
de  blairie  ou  de  vaine  pâture  ; 

«  Les  droits  de  quôte,  de  collecte  etde  vingtaine  ou  de  tarche  non  mention- 
nés dans  les  précédents  décrets; 

«  Et  généralement  tous  les  droits  seigneuriaux,  tant  féodaux  que  censuel*, 


1304  HISTOIRE     SOCIALISTE 

CONSEIIVÉS  OU  DÉCLARÉS  BACHETABLES  PAR  LES  LOTS  AKIÉniElRES  QUELLES  QUE  SOIENT 
LEUR  NATURE  ET  LEUR  DÉNOIINATION,  MÊME  CEUX  QUI  POUItRAIENT  AVOIR  ÉTÉ  OMIS 
DANS  LESDITES  LOIS  OU  DANS  LE  PRÉSENT  DÉCRET,  AINSI  QUE  TOUS  .LES  ABONNEMENTS,  PEN- 
SIONS ET  PRESTATIONS  QUELCONQUES  QUI  LES  REPRÉSENTENT  SONT  ABOLIS  SANS  INDEMNITÉ 
A  MOINS  qu'ils  NE  SOIENT  JUSTIFIÉS  AVOIR  POUR  CAUSEUSE  CONCESSION  PRIMITIVE  DE 
FONDS,  LAQUELLE  CAUSE  NE  POURRA  ÊTRE  ÉTABLIE  QU'aUTANT  QU'ELLE  SE  TROUVERA 
CLAIREMENT  ÉNONCÉE  DANS  L'aCTE  PFIMORDIAL  D'INFÉODATION,  D'aCCENSEMENT  OU  DE  BAIL 
A   CENS,  QUI  DEVRA    ÊTRE  RAPPORTÉ.  » 

Le  grondement  populaire  du  10  août  retentissait  ainsi  au  creux  le  plus 
profond  des  vallées  loin  laines  en  une  parole  de  libération.  Défendez,  paysans, 
la  Révolution  et  la  patrie  pour  vous  défendre  vous-mêmes.  Au  moment  où 
l'Assemblée  promulguait  ce  grand  décret,  les  citoyens  commençaient  à  se 
consulter,  à  s'interroger  pour  la  formation  toule  prochaine  des  assemblées 
primaires.  Ainsi  il  y  avait  des  centres  d'écho,  partout  disséminés,  qui  propa- 
geaient irrésistiblement  les  lois  d'émancipation. 

Il  semble  qu'au  lendemain  du  10  août  et  comme  pour  rendre  impossible 
toute  tentative  de  contre-révolution  l'Assemblée  législative  ait  voulu  ré- 
soudre d'un  coup  toutes  les  que.-tions  qui  intéressaient  la  France  rurale.  Je 
viens  de  noter  son  grand  effort  contre  les  droits  féodaux,  contre  «  ces 
décombres  de  servitude  qui  couvrent  et  dévorent  les  propriétés  d  comme  le 
dit  le  préambule  du  décret  présenté  par  Mailhe.  Le  14  août,  François  de 
Neulchâleau  souleva  coup  sur  coup  la  question  des  biens  communaux  et  celle 
des  biens  des  émigrés. 

Il  dit  d'abord:  «  Lorsque  l'Assemblée  a  étendu  la  faveur  ou  plutôt  la  justice 
des  suppressions  féodales  commencée  par  l'Assemblée  constituante,  elle  n'a  pas 
rejeté  loin  du  peuple  tout  le  fardeau  qui  l'accablait.  Il  existe  des  biens  com- 
munaux qui  n'appartiennent  à  personne  parce  qu'ils  sont  à  tout  le  monde;  les 
riches  se  les  approprient.  Il  est  instant  de  faire  cesser  celte  injustice  et 
partager  ces  biens  aux  plus  pauvres.  En  conséquence,  je  demande  que  dès 
cette  année,  immédiatement  après  les  récoltes,  tous  les  terrains,  usages  com- 
munaux soient  partagés  entre  les  citoyens.  Les  citoyens  pourront  jouir  en 
toute  propriété  de  leurs  portions  respectives.  Pour  fixer  le  mode  de  partage, 
le  Comité  d'agriculture  serait  tenu  de  présenter  un  projet  de  décret  incessam- 
ment. » 

Je  ne  recherche  point  si  la  solution  proposée  par  Neufchâleau  était  la 
meilleure  que  l'on  pût  concevoir  alors,  et  s'il  n'aurait  pas  minux  valu  dès 
cette  époque,  organiser  l'exploitation  collective,  scientifique  et  égalitaire  des 
terrains  communaux.  Mais  il  est  vrai  que,  dans  l'état,  les  riches  en  avaient  sur- 
tout le  bénéfice  et  qu'une  répartition  immédiate  des  terres  faite  aux  plus 
pauvres  des  habitants  était  de  nature  à  créer  un  lien  de  plus  entre  la  France 
et  la  Révolution. 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


1305 


L'Assemhlée  prit  d'emblée  un  décret  conforme  aux  propositions  de  Fran- 
çois de  Ncufchàleau. 

Et  celui-ci  formula  aussitôt  une  autre  proposition  décisive.  Il  y  a,  dit-il, 
dans  la  vente  des  biens  des  émigrés  unmoyen  d'attacher  les  habitants  descam- 
pagnesàla  Révolution.  Je  demande  que  ces  biens  soient  vendus  à  bail  à  rentes 
dès  ce  moment,  par  petites  parcelles  de  deux,  trois,  quatre  arpents,  afin  que 
les  pauvres  puissent  en  profiter.  » 


Dkpart  db  Lk  Fayette  du  camp  devant  Seua» 
(D'après  une  estampe  du  Musée  Caroavalet.) 


Ainsi  les  biens  des  émigrés,  qui  avaient  été  mis  à  la  disposition  de  la  na- 
tion, allaient  être  vendus  sans  retard,  morcelés,  distribués  à  la  bourgeoisie 
révolutionnaire  et  aux  paysans.  L'Assemblée  accueillit  par  les  applamiisse- 
ments  les  plus  vifs  les  paroles  de  François  de  Neufchâteau,  et  elle  adopta  à 
la  minute,  sans  débat,  le  décret  suivant,  rendu,  si  je  puis  dire,  par  le  canon 
du  10  août  : 

«  L'Assemblée  nationale,  sur  la  proposition  d'un  de  ses  membres,  après 

UV.   loi    —  HISTOIBE   S0UALI3TS.  L,V_   164 


1306  HISTOIRE    SOCIALISTE 


avoir  décrété  l'urgence,  décrète  aussi,  dans  la  vue  de  multiplier  les  petits 
propriétaires:  1°  qu"en  la  présente  année,  et  immédiatemenlaprèsles  récoltes, 
les  terres,  vignes,  et  prés  appartenant  ci-devant  aux  émigrés  seront  divisés  par 
petits  lots  de  deux,  trois,  ou  au  plus  quatre  arpents,  pour  être  ainsi  mis  à 
l'enchère  et  aliénés  à  perpétuité  par  bail  à  rente  en  argent,  laquelle  sera  tou- 
jours rachetable  ;  2°  que  l'Assemblée  nationale  rapporte  à  cet  égard  son  dé- 
cret qui  ordonne  que  les  biens  des  émigrés  seront  vendus  incessamment, 
mais  que  ce  décret  subsistera  pour  le  mobilier  et  pour  les  châteaux,  édiûcesel 
bois  non  susceptibles  de  division  en  faveur  de  l'agriculture;  3°  que  ceux  qui 
offriront  d'acquérir,  argent  comptant,  terres,  vignesetprés  seront  néanmoins 
admis  à  enchérir  de  quelle  portion  ils  voudront,  le  tout  suivant  le  mode  que 
présenteront  sans  relard  les  comités  d'agriculture  et  des  domaines  réunis.  » 

Ainsi,  sans  exclure  les  payements  immédiats  dont  la  Révolution  avait 
besoin,  sans  interdire  à  la  bourgeoisie  ou  aux  riches  paysans  de  surenchérir, 
pour  ces  payements  immédiats,  sur  l'enchère  du  bail  à  rente  du  paysan 
pauvre,  l'Assemblée  se  propose  bien  à  ce  moment  par  la  division  obligatoire 
en  petits  lots,  et  par  la  substitution  du  payement  par  rente  au  payement  en 
capital,  de  susciter  des  légions  de  petits  propriétaires. 

Sur  la  question  des  biens  communaux  l'Assemblée  n'aboutit  pas.  Le 
8  septembre,  François  de  Neulchâleau,  rapporteur,  lui  fit  savoir  que  le  Comité, 
quand  il  avait  voulu  déterminer  le  partage  des  biens,  s'était  heurté  aux  difli- 
cultés  les  plus  grandes;  et  qu'il  avait  préféré  laisser  les  communes  libres,  et 
ne  point  présenter  de  projeta  cet  égard.  Cambon  s'éleva  avec  force  contre  cette 
conclusion  négative.  Il  s'écria  «  qu'il  fallait  ordonner  impérativement  le  par- 
tage égal  des  communaux  entre  les  citoyens  infortunés  qui  n'ont  pas  de  pro- 
priétés ».  L'Assemblée  rendit  un  décret  contorme  à  la  pensée  de  Cambon, 
mais  ce  n'était  qu'un  décret  de  principe.  Cambon  demanda  le  renvoi  au  Co- 
mité, auquel  il  exposerait  ses  vues  sur  le  mode  de  partage. 

Et  il  ajouta  : 

I  Mais  si  l'on  veut  discuter  aujourd'hui  cette  question,  je  demande  que 
le  partage  soit  fait  par  individu  indistinctement.  Si  vous  adoptez  ma  propo- 
position,  un  père  de  famille  qui  aura  huit  enfants  recevra  neuf  portions,  ot 
le  célibataire  n'en  aura  qu'une.  Ce  mode  de  partage  me  paraît  être  conforme 
à  la  plus  stricte  équité.  » 

Un  autre  député  demande  «  que  le  partage  soit  fait  en  sens  inverse  des 
propriétés  des  citoyens,  c'est-à-dire  que  le  plus  riche  ait  la  plus  faible  portion, 
et  le  plus  pauvre  la  plus  considérable  ». 

La  question  fut  renvoyée  au  Comité.  La  Législative,  qui  touche  à  son 
terme,  ne  la  résoudra  pas.  Elle  sera  résolue  par  la  Convention,  mais  dès  ce 
moment,  une  espérance  nouvelle  et  prochaine  luit  aux  yeux  des  paysans.  La 
question  des  biens  communaux  avait  fait  surgir  une  autre  proposition.  Il  ne 
suffisait  las  d'assurer  aux  pauvres,  aux  sans-propriété,  la  répartition  des  b. .  r.s 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1307 

communaux.  Il  fallait  aussi  restituer  aux  communes  tous  les  biens  usurpés 
depuis  des  siècles  par  les  seigneurs. 

Ce  fut  l'objet  d'une  proposition  très  importante  et  très  étendue  que  Mailhe 
apporta  à  l'Assemblée,  le  25  août,  au  nom  du  Comité  féodal.  Elle  abolissait 
tous  les  effets  de  l'ordonnance  de  1669,  obligeait  le  seigneur  à  rendre  aux 
communes  (sauf  production  d'un  titre  précis  et  fondé  de  propriété  pour  le 
seigneur)  toutes  les  terres  vaines  et  vagues.  La  loi  proposée  cassait  toutes 
les  décidions  de  justice  qui  depuis  des  siècles  avaient  été  contraires  au  droit 
et  à  l'intérêt  des  communes  et  des  paysans.  Elle  ne  put  pas  non  plus  être 
votée  par  la  Législative  qui  la  légua  à  la  Convention.  Mais  la  voie  était  ou- 
verte et  les  paysans  savaient  qu'à  marcher  dans  le  sens  de  la  Révolution  ils 
trouveraient,  pour  ainsi  dire,  à  chaque  pas  un  bienfait  nouveau. 

Déjà,  pour  la  vente  des  biens  des  émigrés,  l'exécution  commençait. 
L'Assemblée  craignant  que  beaucoup  d'émigrés,  pour  échapper  aux  prises  de 
la  nation,  ne  convertissent  leurs  propriétés  foncières  en  valeurs  mobilières  et 
au  porteur,  rendit  le  23  août  un  décret  par  lequel  tous  les  débiteurs  des  émi- 
grés étaient  tenus  de  faire  connaître  leurs  dettes.  De  plus  «  il  est  ordonné  à 
tous  les  notaires,  avoués,  greffiers,  receveurs  des  consignations,  régisseurs, 
chefs  et  directeurs  des  compagnies  d'actionnaires,  et  tous  autres  officiers  pu- 
blics ou  dépositaires,  de  faire  à  la  municipalité  de  leur  résidence,  dans  les 
huit  jours  qui  suivront  la  publication  du  présent  décret,  leur  déclaration  des 
valeurs,  espèces,  actions,  bordereaux  et  autres  efi'ets  au  porteur,  des  titres  de 
propriété,  contrats  de  rentes,  obligations  à  jour  fixe,  billets  et  généralement 
de  tous  les  objets  qui  sont  entre  leurs  mains  »  appartenant  à  des  émigrés. 
Ces  déclarations  devaient  être  faites  sous  serment. 

Le  25  août,  l'Assemblée  adoptait  un  vigoureux  décret  appliquant  la  loi 
aux  biens  des  émigrés  aux  colonies. 

«  Les  biens  que  possèdent  dans  les  colonies  faisant  partie  de  l'empire  les 
Français  notoirement  émigrés  seront  saisis  et  vendus  au  profit  du  Trésor  pu- 
blic, pour  le  prix  en  revenant  servir  d'indemnité  à  la  nation.  —  Pour  faciliter 
les  ventes,  les  corps  administratifs  pourront  faire  procéder  à  l'adjudication, 
soit  en  annuités  payables  en  douze  années,  soit  en  rentes  amortissables.  — 
Aus-itôt  la  promulgation  du  présent  décret  dans  chacune  des  colonies,  le 
procureur  de  chaque  commune  fera  faire,  à  sa  requête,  défense  à  chaque 
géreur  de  biens  sur  lesquels  ne  résidera  pas  le  propriétaire,  ou  dont  ledit 
propriétaire  n'aura  pu  prouver  sa  résidence,  de  se  dessaisir  en  sa  faveur  d'au- 
cuns deniers;  il  le  contraindra  par  les  voies  légales  de  verser  le  revenu  de 
l'habitation  confiée  à  ses  soins,  à  la  caisse  de  la  colonie...  sauf  les  sommes 
nécessaires  pour  continuer  la  faisance  valoir,  qui  seront  déterminées  sur  la 
demande  du  régisseur  par  les  municipalités.  » 

Le  coup  était  rude  pour  celte  aristocratie  coloniale  qui  avait  attisé  si  pas- 
sionnément en  France  la  contre-révolution. 


1308  HISTOIRE    SOCIALISTK 


Enfln,  le  2  septembre,  la  Législative  a'ioplail  le  texte  déûnitlf  du  décret 
qui  réglait  dans  ses  dispositions  les  plus  minutieuses  la  vente  des  biens  des 
émigrés,  selon  les  principes  afQrmés  le  10  aoilt.  Il  pourvoyait  au  rembourse- 
ment des  créanciers  des  émigrés;  mais  en  cas  (l'insufAsance,  ce  sont  les  biens 
seuls  du  débiteur,  ce  n'est  pas  l'ensemble  du  produit  des  ventes  de  tous  les 
biens  d'émigrés,  qui  répondaient  de  la  créance. 

L'article  10  disait  : 

«  Il  sera  procédé,  soit  à  la  vente,  aoil  au  bail  à  rente.  » 

L'article  11  :  «  Dans  la  vue  de  multiplier  les  propriétaires,  les  terres, 
prés  et  vignes  seront,  soit  pour  le  bail  à  rente,  soit  pour  la  vente,  divisés  le 
plus  utilement  possible  en  petits  lots.  A  l'égard  des  bois,  ainsi  que  des  ci- 
clevanl  châteaux,  maifons,  usines  et  autres  objets  non  susceptibles  de  divi- 
sion en  laveur  de  l'agriculture,  ils  seront  vendus  ou  arrentés,  ensemble  ou 
disséminés,  selon  qu'il  sera  jugé,  par  les  corps  administratifs,  être  plus  avan- 
tageux. » 

Observez  que  le  maximum  de  quatre  arpents,  fixé  en  août  pour  les  lots, 
n'est  pas  maintenu  et  qu'ainsi  il  sera  aisé  souvent  de  ne  pas  procéder  à  «  la 
division  »  des  domaines  vendus.  Les  préoccupations  financières  et  bourgeoises 
réfrènent  ici  l'élan  de  démocratie  qui,  dès  le  lendemain  du  iO  août,  s'était 
développé.  Pourtant  la  tendance  à  la  division  reste  inscrite  dans  la  loi. 

«  Art.  12.  —  En  cas  de  concurrence  d'enchère  pour  le  bail  à  rente  et  pour 
la  vente  à  prix  et  deniers  comptants,  à  éqalilé  de  mises  enire  lasorame  portée 
pour  le  prix  de  la  vente  et  le  capital  oiïert  de  la  rente  foncière  rachetable, 
l'enchérisseur  à  prix  et  deniers  comptants  aura  la  préférence.  » 

Ici  encore,  c'est  aux  acheteurs  aisés,  à  ceux  qui  peuvent  payer  tout  de 
suite  que  la  loi  assure  un  avantage. 

«  Art.  13.  —  L'adjudicataire  à  bail  à  rente,  en  retard  d'acquitter  deux 
années  de  la  redevance  foncière  stipulée  par  l'adjudication,  sera  exproprié  de 
plein  droit  sur  la  seule  notification  qui  lui  en  sera  faite,  et  sans  qu'il  soit, 
sous  aucun  prétexte,  besoin  de  jugement.  » 

Enfin,  pour  que  les  acquéreurs  aient  d'emblée  la  libre  disposition  des 
biens,  l'article  16  prévoit  que  «  l'adjudicataire,  à  quelque  titre  que  ce  soit, 
pourra  expulser  le  fermier  en  l'indemnisant,  pourvu  toutefois,  à  l'égard  de 
l'indemnité,  que  le  bail  ait  une  date  certaine  antérieure  au  9  février  dernier.  » 

Celait  d'ailleurs  une  suite  nécessaire  du  morcellement  des  biens. 

Malgré  les  restrictions  que  les  tendances  démocratiques  premières  de  la 
loi  ont  subies  dans  le  projet  définitif,  celte  vente  annoncée  des  biens  des  émi- 
grés suscitait  dans  le  sens  de  la  Révolution  des  passions  et  des  intérêts  sans 
nombre.  Par  l'ensemble  des  mesures  ou  votées  ou  annoncées  sur  les  droits 
féodaux,  sur  les  biens  communaux,  sur  les  biens  des  émigrés,  la  Législative 
détermina  en  août  et  en  septembre,  dans  loute  la  France  rurale,  un  irrésis- 
tible mouvement. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1309 

En  même  temps,  l'Assemblée,  par  des  mesures  vigoureuses  et  habiles, 
s'assurait  l'ailhésion  des  armées.  Elle  envoyait  à  chacune  d'elles  des  commis- 
saires chargés  d'expliquer  les  événements  et  d'obtenir  l'obéissance  de  tou^, 
généraux  et  soldats,  à  la  nation  souveraine.  Sur  leur  route,  les  commiss  lires 
s'arrêtaient  aux  principales  villes,  interrogeaient  l'esprit  public,  racontaient  la 
journéedu  lOaoût.  Presque  partout,  ils  furent  bien  accueillis.  A  Reims,  ilstrouvè- 
rent  la  ville  illuminée,  des  feux  de  joie  flambaient  |en  l'honneur  des  fédérés 
vainqueurs  à  Paris.  .A.  Lyon,  l'élan  national  est  vif  aussi.  Al'arméedu  Rhin,  les 
sentiments  des  généraux  étaient  très  mêlés.  Kellermann  et  Biron  étaient  dé- 
voués à  la  Révolution.  Broglie,  GafTarelli  furent  pleins  de  réticences.  Garnot 
et  ses  collègues  les  suspendirent.  .\  l'armée  du  Nord,  où  Dumouriez  s'était 
rendu  récemment,  l'état  d'esprit  était  bon,  et  Dumouriez  lui-même  écrivait 
à  r.'\ssemblée  une  lettre  d'entier  dévouement. 

Mais  à  l'armée  du  Centre,  commandée  par  Lafayette,  un  moment  les  diffi- 
cultés furent  graves.  Lafayette  avait  persuadé  aux  troupes  que  le  10  août 
n'était  qu'un  coup  de  main  des  factieux  de  Marseille;  que  r.\ssemblée  n'avait 
décidé  la  suspension  du  roi  que  sous  la  menace  des  baïonnettes  ;  que  la  muni- 
cipalité faisait  égorger  systématiquement  tous  les  Suisses,  tous  les  bons  ci- 
toyens, qu'il  y  avait  entente  entre  les  insurgés  de  Paris  et  les  puissances  étran- 
gères qui,  par  eux,  désorganisaient  la  France,  qu'à  la  place  de  Louis  XVI  les 
factieux  allaient  installer  sur  le  trône  le  maire  de  Paris,  «  le  roi  Pétion  ». 
Etait-ce  pour  défendre  la  couronne  du  roi  Pétion  qu'ils  allaient  verser  leur 
sang?  Lafayette  persuada  en  outre  au  directoire  des  Ardennes  et  aux  admi- 
nistrateurs de  Sedan  que  les  trois  commissaires  de  l'Assemblée.  Antonelle, 
Peralli,  Kersaint,  ne  pouvaient  être  que  les  instruments  des  factieux  et  des 
factieux  eux-mêmes.  Dès  leur  arrivée,  ils  furent  arrêtés  et  emprisonnés  au 
château. 

Mais  que  pouvait  Lafayelte  ?  Il  aurait  fallu  marcher  sur  Paris  en  entraî- 
nant son  armée.  Or,  déjà  de  grandes  villes  comme  Reims  étaient  résolues  à 
lui  barrer  la  route.  D'ailleurs  ses  soldats,  troublés,  inquiets,  avaient,  dans 
le  camp  où  on  les  isolait,  l'impression  qu'on  ne  leur  disait  pas  toute  la 
vérité,  et  ils  accueillaient  Lafayette  lui-même,  qui  venait  passer  une  revue 
pour  s'assurer  de  leur  obéissance,  par  les  cris,  timides  encore  de  :  «  Vive 
l'Assemblée  nationale  1  Vive  la  nation  !  »  «  Quoi  !  disaient  les  volontaires,  nous 
sommes  à  la  frontière,  et  au  lieu  de  combattre  contre  l'ennemi,  que  nous 
sommes  venus  chercher  du  fond  de  nos  hameaux,  cest  contre  Paris  que  nous 
marcherons!  » 

L'.\ssemblée  envoya  trois  nouveaux  commissaires,  Quinet,  Isnard,  Baudin, 
pour  porter  à  l'armée  du  Nord  et  aux  administrateurs  sa  sommation.  Elle  dé- 
créla  que  ceux-ci  lui  répondraient  sur  leur  tête  de  la  vie  des  commissaires. 
Elle  décréta  d  accusation  Lafayette  et  ordonna  à  son  armée  de  ne  plus  lui 
obéir.  Lafayette  découragé  passa  la  frontière  dans  la  nuit  du  19  au  20  août. 


1310  HISTOIRE    SOCIALISTE 


Heureusement  pour  sa  gloire,  l'ennemi  le  considérait  encore  comme  un  des 
hommes  de  la  Révolution.  H  fut  arrêté  et,  pour  de  longues  années,  jelé  dans 
les  prisons  de  l'Autriche.  Duraouriez  fut  nommé  au  commandement  de  l'ar- 
mée du  Centre,  et  il  l'anima  tout  de  suite  de  son  esprit  confiant,  de  son  acti- 
vité allègre.  «  Enfin,  disaient  les  soldats,  nous  allons  marcher  1  » 

Ainsi,  la  Révolution  du  10  août  fut  bientôt  acceptée  et  môme  acclamée. 
La  Constitution  de  1791  avait  vécu  :  la  République  allait  naître.  Que  de  che- 
min parcouru  en  trois  années!  En  1789,  tous  les  députés,  tous  les  constituants 
sont  royalistes.  Tous  veulent  concilier  le  droit  idéal  et  éternel  de  l'homme, 
le  droit  souverain  de  la  nation,  avec  le  droit  historique  de  la  monar- 
chie. 

H  est  parmi  eux  des  modérés,  qui  s'effraient  vite  à  la  pensée  de  trop 
ébranler  la  royauté.  A  la  droite  de  ce  groupe,  est  Malouet  ;  à  sa  gauche,  est 
Lafayette.  Il  y  a  ceux  qu'on  pourrait  appeler  les  radicaux  constitutionnels  qui, 
pour  détruire  à  fond  le  privilège  nobiliaire  et  assurer  le  gouvernement  défi- 
nitif de  la  bourgeoisie  révolutionnaire,  semblent  un  moment  se  livrer  tout 
entiers  aux  passions  du  peuple,  harcèlent  la  royauté  et  veulent,  pour  employer 
l'expression  ani:laise,  en  limiter  le  plus  possible  la  prérogative.  Ce  groupe, 
qui  va  de  Barnave  à  Duport,  ébranle  la  monarchie;  mais  H  ne  veut  pas  la  déra- 
ciner. Il  coquette  avec  la  démocratie,  et  Duport  va  même  jusqu'à  proposer  le 
sulfrage  universel;  mais  le  groupe  en  son  ensemble  est  surtout  préoccupé 
d'installer  la  puissance  bourgeoise.  H  va  vers  le  peuple  juste  autant  qu'il  est 
nécessaire  pour  intimider  et  contenir  la  monarchie  :  il  veut  retenir  de  la  mo- 
narchie juste  ce  qui  est  nécessaire  pour  préserver  des  éléments  «  anarchiques  » 
le  gouvernement  naissant  de  la  bourgeoisie  éclairée. 

Au  delà  est  le  parti  des  démocrates  avec  Robespierre.  Ceux-là  ne  s'ingé- 
nient pas  à  doser,  si  je  puis  dire,  les  attributions  de  la  royauté  et  de  la  nation. 
C'est  la  nation  qu'ils  ont  en  vue.  C'est  à  elle  qu'ils  veulent  assurer  un  droit 
plein  :  à  tous  les  citoyens  un  fusil,  à  tous  les  citoyens  le  droit  de  vote;  et 
qu'aucun  veto,  prohibitif  ou  simplement  suspensif,  ne  limite  la  souveraineté 
du  peuple  représenté  par  s^>  délégués. 

Quant  à  la  royauté,  elle  retiendra  tout  le  pouvoir  compatible  avec  l'exer- 
cice entier  du  droit  démocialique  :  elle  sera  la  gardienne,  l'exécutrice  de  la 
volonté  nationale;  et  le  poids,  malgré  tout  subsistant,  de  son  privilèire  histo- 
rique, n'aura  d'autre  effet  que  de  prévenir  l'envahissement  du  pouvoir  cen- 
tral par  les  factions  étourdies  ou  par  les  usurpateurs  populaires. 

Il  sembla  un  moment  que  le  génie  de  Mirabeau,  cherchant  à  concilier  la 
plénitude  de  l'action  royale  et  la  plénitude  du  droit  populaire,  plan;iit  au- 
dessus  des  partis.  Il  espérait,  par  la  largeur  de  son  vol  rapide  et  circulaire, 
enfermer,  pour  ainsi  dire,  tout  l'espace  et  lier  les  extrémités  contraires  de 
l'horizon.  L'aigle  inquiétant  et  solitaire  qui  portait  si  haut,  vers  le  soleil  et 
vers  la  gloire,  ses  ambitions  et  ses  misères,  tomba  en  un  jour,  frappé  par  la 


HISTOIRE     SOCIALISTE  1311 

■ 1 


mort  et  apesanli  par  des  corruplions  secrètes.  Et  le  paradoxe  du  génie  cessa 
ae  troubler  les  combinaisons  normales. 

Mais  tous,  de  Malouel  à  Robespierre,  étaient  monarchistes,  de  1~89  à 
1791.  El  même  dans  la  deuxième  moitié  de  l'année  1791,  il  y  eut  à  la  Consti- 
tuante comme  une  intensification  du  sentiment  monarchique,  par  le  retrait  de 
ceux  que  j'ai  appelés  les  radicaux  constitutionnels  vers  le  modùrantisme.  Bar- 
nave  et  ses  amis  furent  à  ce  moment,  de  mars  à  octobre  1791,  la  force  criti- 
que et  décisive  de  la  Révolution. 

Si,  avertis  par  les  résistances  persistantes  de  la  cour  à  l'œuvre  révolu- 
tionnaire, et  inquiets  des  sourdes  menées  du  roi  au  dehors,  ils  avaient  com- 
pris l'inconsistance  de  la  Constitution  de  1791,  et  s'ils  avaient  évolué  vers  le 
parti  démocratique,  la  royauté  aurait  été,  peut-être,  éliminée  après  Varennes. 
Mais  Barnave  et  ses  amis,  bien  loin  d'aller  vers  l'idéal  démocratique,  s'arrê- 
tèrent d'abord  et  bientôt  reculèrent. 

Est-ce  la  popularité  naissante  de  Robespierre  qui  portait  ombrage  à  ces 
hommes  vaniteux  et  légers?  La  mort  de  Mirabeau,  dont  il  avait  paru  un  mo- 
ment le  seul  rival  de  tribune,  suggéra-t-elle  à  Barnave  l'idée  de  le  remplacer 
et  de  jouer  le  rôle  de  modérateur  de  la  Révolution  laissé  vacant  par  le  grand 
tribun?  Ou  les  puissants  intérêts  coloniaux  auxquels  il  se  trouva  lié,  lui  im- 
posèrent-ils une  politique  de  conservation  et  d'oligarchie  bourt-'eoise?  Le 
mouvement  de  la  Révolution  qui  devait,  selon  la  philosophie  sociale  de  Bar- 
nave, substituer  à  la  puissance  de  la  propriété  foncière  celle  de  la  propriété 
mobilière,  lui  parut-il  avoir  atteint  son  terme  ":•  Dès  la  seconde  moitié  de 
1791,  Barnave  devient  l'homme  de  la  résistance;  ses  amis,  ceux  que  j'ai  appe- 
lés les  radicaux  constitutionnels,  se  rapprochent  des  amis  de  Lafayette,  des 
modérés  ;  et  après  Varennes,  Barnave  n'a  plus  qu'un  souci  :  sauver  le  roi  et 
la  royauté. 

Ainsi,  par  un  singulier  paradoxe  historique  il  semble  que  la  royauté  étend 
son  action  sur  les  partis  de  la  Révolution  à  mesure  qu'elle-même  accumule 
les  fautes  et  les  crimes  contre  la  Révolution. 

C'est  dans  cet  embarras  et  ce  mensonge  que  naquit  la  Législative  :  il  ne 
faut  pas  s'étonner  de  ses  incertitudes  et  de  ses  faiblesses.  On  a  dit  que  le  dé- 
cret par  lequel  la  Constituante  prononça  la  non-rééligibilité  de  ses  membres  est 
la  cause  des  hésitations,  des  maladresses  de  la  Législative.  C'est  une  erreur. 
A  coup  sûr,  cette  Assemblée  toute  neuve  manquait,  si  je  puis  dire,  d'expé- 
rience professionnelle,  mais  elle  ne  manquait  pas  d'expérience  politique.  La 
Révolution  avait  été,  depuis  trois  années,  une  prodigieuse  éducatrice.  D'ail- 
leurs, l'Assemblée  n'était  pas  le  seul  centre  d'action  :  et  les  hommes  qui 
n'étaient  point  à  la  Législative  pouvaient  agir,  au  dehors,  sur  la  marche  des 
affaires. 

Robespierre  dirigeait  une  partie  de  l'opinion  par  les  Jacobins  comme  s'il 
eût  été  député.  Et  Barnave,  les  Lameth,  Duport,  intriguaient  à  la  cour,  se 


1312  IIISÏOIIIE     SOGIALISTK 


risquaient  îi  de  dangereuses  combinaisons  diplomatiques  et  gouvernaient  la 
politique  secrète  des  Feuilhints  comme  s'ils  avaient  été,  à  la  Législative,  les 
chefs  visibles  de  leur  parti.  Non,  l'incertitude,  l'incohérence  de  la  Législative 
vinrent  de  ceci  :  les  classes  dirigeantes  de  la  Révolution  étaient  encore  mo- 
narchiques, el  le  monarque  s'obstinait  à  trahir  la  Révolution.  La  fonction 
historique  de  la  L'>gislalive  fut  de  mettre  fin  à  celle  scandaleuse  cl  moildle 
conlnidiclion.  La  Ulche  éluit  malaisée,  car  la  trahison  du  roi  était  se  rMe  :  il 
alîeKilait  le  respect  de  la  Conslilulion,  tout  en  la  paralysant,  et  ses  négocia- 
tions occultes  avec  l'étranger  étaient  couvertes  par  le  mensonge  continu  de 
ses  déclarations  patriotiques. 

J'ai  été  très  sévère  pour  ceux  qui,  dans  leur  impatience,  dans  leur  vanité, 
ne  trouvèrent  d'autre  moyen  que  la  guerre  extérieure  pour  faire  éclater  la 
trahison  royale.  Je  ne  le  regrette  point:  car  il  n'est  pas  démontré  qu'une  poli- 
tique avisée,  ferme  et  patiente,  n'aurait  pu  obliger  le  roi  à  se  découvrir  sans 
que  l'elfroyable  péril  de  la  guerre  fût  déchaîné. 

Il  est  bien  vrai  que  les  despotes  étrangers  se  seraient  coalisés  tôt  ou  tard 
contre  la  Révolution  dont  le  lumineux  exemple  aurait  partout  menacé  la  ty- 
rannie. Mais  y  il  avait  un  intérêt  de  premier  ordre  à  ne  point  provoquer  cette 
co^ililion,  à  ne  point  l'animer.  Qui  sait  si  l'altitude  de  l'Angleterre  n'eût  pas 
été  aulre  en  1703  sans  les  imprudences  commises  par  la  Gironde  en  1702? 
Mais  il  faut  se  hâter  de  dire  que  l'impatience  des  Girondins  et  aussi  leur  illu- 
sion s'expliquent  et  s'excusent  par  bien  des  raisons.  Sentir  la  trahison  sourde 
du  roi  glissée  peu  à  peu  comme  un  poison  aux  veines  du  pays,  el  ne  pouvoir 
ni  la  dénoncer,  ni  l'éliminer,  ni  la  chitier,  est  un  supplice  intolérable. 

Comme  le  préparateur  d'anatomie  injecte  des  substances  dans  l'organisme 
dont  il  veut  faire  apparaître  les  lignes  cachées,  comme  le  chimiste  explore, 
par  des  réactifs,  une  matière  inconnue  et  suspecte,  les  Girondins  injectèrent 
la  guerre  à  la  Révolution  pour  faire  apparaître  le  poison  caché  des  trahisons 
royales.  Brissol  n'a  pas  craint  de  le  dire  et  de  le  répéter,  et  une  fois  encore, 
au  20  septembre  1792,  quand  il  fera  comme  une  revue  d'ensemble  de  l'œuvre 
de  la  Législative,  il  dira  avec  une  force  singulière  : 

«  Pour  convaincre  tous  les  Français  de  la  perfidie  de  la  Cour,  il  fallait 
la  mettre  à  une  grande  épreuve,  et  cette  épreuve  était  la  (juerre  contre  la 
maison  d'Autriche;  on  n'a  sauvé  la  France,  comme  nous  l'avons  dit,  qu'en 
lui  inoculatit  la  trahison.  Sans  la  guerre,  ni  Lafayetle,  ni  Louis  n'auraient 
clé  pleinement  démasqués;  sans  la  gueri  la  révolution  du  10  août  n'aurait 
pas  eu  lieu  ;  sans  la  guerre,  la  France  ne  serait  pas  république  ;  il  est  môme 
douteux  qu'elle  l'eût  été  de  vingt  ans.  i. 

Inoculation  terrible.  Formidable  expérience,  et  qui  laissera  toujours  en 
suspens  le  jugement  des  hommes.  La  Gironde  se  trom;aen  partie  sur  les  dis- 
positions des  peuples  :  elle  les  crut  plus  favorables  à  la  Révolution  française 
qu'ils  ne  l'étaient;  mais  comme  cette  erreur  était  naturelle  1  Quoi!  la  France 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


1313 


proclame  la  litieilt  (.e  toutes  les  consciences  et  de 'tous  les  esprits!  Elle  pro- 
clame que  nul  horume  ne  pourra  être  inquiété  pour  sa  croyance;  elle  ouvre 
à  toutes  !e?  •■urio?iié<.  à  toutes  les  audaces  de  l'esprit  le  grand  univers!  Et 
elle  ne  rtncvnirera  [.oint  partout  la  sympathie  enthousiaste  des  consciences 
opprimées,  des  esprits  à  demi  enchaînés?  Quoi!  la  Révolution  proclame  les 
Droits  df  IHomme  :  elle  signifie  leur  dignité  à  tous  les  êtres  humains;  ele 
leur  raj  I'hIU   que  cette  dignité  est  imprescriptible,  que  ce  droit  est  inalic- 


e*  — 


Lk  Serpent  et  la  Lime.  —  Faclb. 

;l''ai'rès  uDe  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 


nable,  que  des  siècles  et  des  siècles  de  servitude  n'ont  pu  en  aholir  les  titres, 
et  que  les  ni!  ommes,  serfs  des  nobles,  esclaves  des  rois,  peuvent 

exercer  Uur  iileii'  :ri.  uveraine  comme  si  jamais  ils  ne  l'avaient  abdiquée!  Et 
de  partout  les  assi  rvi~  ne  répondront  pas  à  son  appel  .'Quoi!  la  Kévolulion  a 
brisé  le  vieu.v  î;sI«'iu'  féodal;  elle  a  aboli  la  dîme,  aboli  la  corvée,  aboli  le 
servage,  aboli  Us  droits  féodaux,  et  les  paysans  de  Belgique,  de  Hollande, 
d'Allemagne,  d"lia.i<-.  ployés  «ous  le  servage,  sous  la  corvée,  sous  les  in  lom- 
brabb-s  croils  seigiKiiriaux  ne  se  redres.<eront  pas  au  premier  appel  de  la 
Révoluti' •:.•.'  Quoil  lu  bourgeoisie  industrielle,  celle  qui  produit  ou  qui  dirige 
la  f  roduciion  est.appelée  pour  la  première  fuis  à  contrôler  les  affaires  pnbli- 

I.IV.   ili:i.  —  KOTOIRR   SOCIALISTE.  LIV.    IG.") 


1314  HISTOIRE    SOCIALISTE 

ques;  la  Révolution  lui  donne  i]'eml)lée  une  influence  bien  plus  grande,  bien 
plus  décisive  que  celle  de  la  bourgeoisie  anglaise,  si  resserrée  encore  entre 
la  prérogative  royale  et  la  puissance  des  landlords,  et  partout  la  bourgeoisie 
ne  ferait  point  bon  accueil  à  la  Révolution?  Ainsi  allaient  les  espérances  ar- 
dentes de  la  Gironde. 

Ils  n'avaient  polni  assez  calculé  la  force  de  résistance  des  préjugés  et  des 
habitudes,  la  susceptibilité  des  vanités  nationales.  Mais  malgré  tout,  après  bien 
des  délais  et  des  épreuves,  c'est  leur  espérance  qui  a  eu  raison.  La  Révolu- 
tion française  est  devenue  enfin  la  Révolution  européenne  :  leur  pensée  ne 
faussait  pas  la  marche  des  choses,  elle  la  brusquait  seulement.  Et  peut-être 
cette  part  d'illusion  était-elle  nécessaire  à  la  grande  France  généreuse,  témé- 
raire et  isolée. 

Du  moins,  malgré  leurs  fautes,  les  Girondins  surenl-ils,  en  cette  période, 
communiquer  au  pays  le  sublime  enthousiasme  qui  atténuait  le  péril.  Et 
contre  la  royauté  leur  tactique  fut  décisive.  Dès  que  se  précisa  la  guerre 
contre  l'Europe,  se  précisa  aussi  la  trahison  royale.  Dès  lors,  le  soulèvement 
du  peuple  devait  tout  emporter.  Les  hésitations  suprêmes  de  la  Gironde  ne 
doivent  pas  nous  empêcher  de  reconnaître  que  c'est  elle  qui  déchaîna  les 
événements.  El  un  an  après  la  terreur  monarchique  et  bourgeoise  qui  suivit 
le  retour  de  Varennes,  le  peuple  du  10  août  abattait  la  royauté. 

La  marche  des  choses  avait  été  si  rapide  et  le  coup  porté  le  10  août  fut  si 
foudroyant,  que  cette  journée  apparut  aux  contemporains  comme  une  révo- 
lution nouvelle,  ou  tout  au  moins  comme  la  vraie  Révolution.  Pour  les 
Feuillants,  pour  Barnave,  c'est  une  nouvelle  Révolution  qui  détruit  l'œuvre 
de  l'ancienne.  La  chute  de  la  Constitution  lui  apparaît  comme  un  événement 
déplorable,  mais  égal,  par  son  importance  révolutionnaire,  à  la  chute  de  l'an- 
cien régime. 

Pour  les  démocrates,  et  pour  les  Girondins  eux-mêmes,  c'est  enfin  le 
grand  jour  de  la  Révolution  qui  luit  après  une  pâle  et  douteuse  aurore. 

«  Le  temps  qui  s'est  écoulé  depuis  la  Révolution  de  1789,  dit  le  journal 
de  Brissot,  n'était  plus  l'ancien  régime,  ce  n'était  pas  non  plus  encore  la 
liberté;  il  était  semblable  à  cet  instant  du  jour  qui  suit  la  fin  de  la  nuit  et 
qui  précède  le  lever  du  soleil.  » 

Le  10  août,  c'est  le  premier  rayon  jaillissant  ie  la  République  qui  touche 
enfin  le  bord  de  l'horizon. 

La  grandeur  de  la  Législative,  malgré  ses  incertitudes,  ses  témérités  ou 
ses  défaillances,  c'est  d'avoir  à  demi  préparé  et  tout  à  fait  accepté  ce  dénoue- 
ment éclatant  d'une  crise  périlleuse  et  obscure.  C'est  elle,  en  somme,  qui  a 
frayé  la  route,  du  Champ-de-.Mars  où,  en  juillet  1791,  le  peuple  était  fusillé 
au  nom  du  roi  parla  Révolution  égarée,  aux  Tuileries,  où  le  10  août  le  peuple 
brisait  la  royauté. 

Brissot  a  résumé,  avec  une  complaisance  mêlée  de  tristesse,  l'œuvre  de 


HISTOIRE    SOCIALISTE  1315 

l'Assemblée  où  ses  amis  et  lui  jouèrent  un  si  grand  rôle  et  connurent,  comme 
tous  ceux  qui  agissent,  bien  des  joies  et  bien  des  douleurs. 

«  Ainsi  finit,  après  un  an  d'existence,  cette  législature  orageuse,  sous 
laquelle  l'esprit  public  fit  de  si  rapides  progrès,  et  la  nation  française  marcha 
à  pas  de  géant  vers  la  république;  elle  sera  jugée  diversement,  selon  la  di- 
versité des  passions,  des  intérêts  et  des  opinions.  Le  royalisme  verra  en  elle 
une  assemblée  d'ennemis  constants  de  cette  idole,  lesquels,  depuis  leur  pre- 
mière séance  jusqu'au  moment  de  leur  séparation,  ont  sourdement  miné  le 
trône  qu'ils  semblaient  respecter  avec  un  scrupule  constitutionnel.  L'anar- 
chisme  la  fera  passer  pour  un  composé  d'hommes  corrompus  ou  timides,  qui 
ont  immolé  le  peuple  à  la  Cour,  et  la  liberté  à  la  Constitution.  Le  patriotisme 
pur,  mais  peu  éclairé,  qui  ne  pèse  ni  les  circonstances  ni  les  caractères,  la 
considérera  comme  une  assemblée  vacillante  et  sans  principes,  qui  tour  à 
tour  a  attaqué  la  Cour  et  l'a  servilement  ménagée,  a  ébranlé  la  Constitution 
et  a  voulu  la  maintenir,  a  favorisé  et  arrêté  les  progrès  de  l'esprit  public. 
Mais  le  patriote  philosophe,  le  vrai  républicain,  qui  apprécie  les  efforts  d'après 
les  circonstances,  qui  juge  les  elTets  d'après  les  moyens,  comparera  ce  que 
l'Assemblée  nationale  a  fait  avec  ce  qu'elle  a  pu  faire,  et,  sans  pallier  ses 
■  fautes,  sans  voiler  ses  erreurs,  il  prononcera  qu'elle  a  bien  mérité  de  la  patrie, 
i  puisque  si  elle  a  eu  besoin  d'une  seconde  révolution  pour  renverser  une  Cour 
conspiratrice,  c'est  elle  qui  a  provoqué,  foment'';  et  fait  éclore  cette  révo- 
lution. » 

Et  Brissot,  après  avoir  caractérisé  l'œuvre  politique  de  la  Législative,  en 
résume  l'œuvre  sociale  : 

«  Au  reste,  lorsque  la  postérité  passera  en  revue  les  actions  de  cette  se- 
conde Assemblée,  elle  ne  verra  pas  sans  reconnaissance  qu'elle  a  renversé 
une  Eglise  inconstitutionnelle  bâtie  sur  les  ruines  d'un  culte  national;  qu'elle 
établi  le  divorce;  qu'elle  a  détruit  l'odieuse  distinction  qui  existait  entre 
homme  blanc  et  son  concitoyen  noir  ou  basané;  qu'elle  a  ordonné  la  v    ite 
es  biens  des  émigrés  par  petites  parcelles,  et  le  partage  des  bois  communaux 
ar  têtes;  qu'elle  a  abattu  la  barrière  aristocratique  élevée  entre  les  Français 
;  les  Français  par  le  litre  de  citoyen  actif;  qu'elle  a  juré  de  ha'ir  et  de  com- 
atre  les  rois  et  la  royauté;  qu'elle  a  déclaré  avec  courage  et  soutenu  avec 
't  rraeté  la  guerre  contre  la  maison  d'Autriche,  l'ennemie  cruelle  de  la  liberté 
l'Europe  et  le  fléau  du  genre  humain;  enfin,  que  pressée  entre  le  despo- 
À<me  qui  voulait  renaître  et  l'anarchie  qui  voulait  lui  succéder,  elle  a  remis 
I    entier  et  même  considérablement  accru  le  dépôt  de  la  liberté  nationale.  » 
I      Par  la  Législative,  en  effet,  la  démocratie  s'est  déliée  des  innombrables 
dves.  grossières  ou  subtiles,  dont  la  Constitution  de  1791   la  liait,  et  le 
.    pie,  dont  elle  ne  seconda  pas  toujours  nettement,  mais  dont  elle  ne  con- 
jtr  ;  ia  pas  non  plus  les  mouvements,  est  bien  grandi,  à  la  fin  de  1792,  en 
/p. fiance  politique  et  en  puissance  sociale. 


1316  HISTOIRE    SOCIAI.ISTK 

L'armement  universel,  le  suITnge  universel,  la  souveraineté  niitionale 
«ans  contre-poids,  l'abolition  effective  et  presque  compU'le  rîe  la  féojlaiilé, 
rexpropriation  immense  des  nobles  succédant  à  l'expropriiiion  de  l'Eglise, 
voilà  les  forces  vives  que  la  Législative  léguait  à  la  Convention.  Mais  ;i celle-ci 
est  réservé  le  corps-à-corps  avec  le  danger.  Elle  n'aura  pas  à  préparer  la 
guerre,  mais  à  la  soutenir.  Elle  n'aura  pas  à  suspendre  le  roi,  mais  à  le  juger 
et  à  édifier  un  gouvernement  nouveau. 

L'élection  des  assemblées  primaires  était  fixée  au  26  août,  i  élection 
des  députés  au  2  septembre.  La  Législative  siégea  jusqu  à  ce  que  la  Conven- 
tion pût  se  réunir,  c'est-à-dire  jusqu'au  21  septembre:  et  dans  ces  derniè- 
res semaines  de  la  Législative  se  produisent  de  grands  el  terribles  événe- 
ments :  les  massacres  de  septembre,  la  campagne  des  Ar-lennes.  Mais  il  est 
visible  que,  dès  le  mois  d'août,  tous  les  événements  politiques  sont  <-.omme 
orientés  vers  la  Convention  prochaine.  Les  partis  cherohent  à  les  utiliser,  à 
les  diriger,  soit  pour  déterminer  en  tel  ou  tel  sens  le  choix  du  peuple,  soit 
pour  créer  dans  les  nouveaux  élus,  avant  même  qu'ils  se  réunissent,  tel  ou 
tel  état  desprit.  La  tribune  de  la  Légidative  n'est  plus,  très  .souvent,  qu'une 
tribune  électorale.  Les  luttes  politiquesd'aoûtetseptembreapparlienneul  donc 
plus  à  la  vie  prochaine  de  la  Convention  qu'à  la  vie  mourante  de  la  Législa- 
tive. Elles  sont  le  prologue  du  grand  drame  qui  va  s'ouvrir  avec  la  Conven- 
tion. 

A  défaut  de  Guesde,  qui  fut  arrêté  dans  son  travail,  il  y  a  deux  ans,  par 
une  maladie  de  plusieurs  mois,  ce  court  prologue  et  ce  grand  drame,  c'est 
moi  qui  vais  les  conter,  jusqu'au  9  thermidor,  où  Gabriel  Deville,  dont  le 
travail  est  achevé,  prendra  la  suite  du  récit.  Les  hommes  de  lionne  foi 
reconnaîtront,  j'espère,  en  toute  notre  œuvre,  indigne  à  coup  sûr  d'aussi 
grandes  choses,  un  sérieux  effort  vers  la  vérité. 

El  n'est-ce  pas  de  vérité  surtout  que  le  prolétariat  qui  lutte  a  besoin? 

Jean  Jaurès. 


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TABLE 


D'une  Assemblée  h  l'autre.  —  Le  mouvement  paysan.   .   .   ,  pages    767  h    791 

La  guerre  ou  la  paix —       791  à    941 

Avènement  de  la  Gironde —       f)4i  à    968 

Le  mouvement  économique  et  social  en  179a —       968  ù  ii6î 

Le  Dix  Août , —      iiOS  à  i3i6 


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