Histoire Socialiste
TOME V
Thermidor
& Directoire
Histoire Socialiste
(1789=1900)
SOUS LA DIRECTION DE
Jean JAURÈS
TOME V
Thermidor
& Directoire
(1794-1799)
Gabriel DEVILLE
Nombreuses illustrations d'après des documents de chaque époque.
SEEN SY'
PRE":r
PARIS
PUBLICATIONS JULES ROUFF ET C'
THERMIDOR ET DIRECTOIRE
CHAPITRE PREMIER
SIGNIFICATION DU 9 THERMIDOR AN II. — BABEUF.
Certains historiens, Michelet notamment, arrêtent l'histoire de la Révo-
lution au 9 thermidor an II (27 juillet 1794). De fait, à cette date, la Révolu-
lion, dans sa forme démocratique, est terminée ; suivant le mot d'un thermi-
('orien, Barère [Mémoires, t. II, p. 236), >< le 9 thermidor brisa le res-ort révo-
lutionnaire ».
Au point de vue du fond, au point de vue économique, les hommes de
la Révolution avaient à transformer les rapports sociaux et à les adapter aux
nécessités économiques de leur époque. Ils ont accompli de telle sorte la
lâche qui leur incombait que, par la force des choses et malgré la puissance
à certains moments des volontés hostiles à leur œuvre, celle-ci est resiée
debout.
Au point de vue de la forme, au point de vue politique, l'édifice de la
Révolution n'a pas eu la solidité de sa base économique ; et le 9 thermidor
lut le point de départ de la réaction qui devait, pour de longues années,
aboutir à la chute de la République. Un aussi complet recul était-il de toute
façon inévitable? Je ne le pense pas. Car, si le fond économique sert de base
aux phéLomènes politiques comme aux autres phénomènes sociaux, il n'im-
plique pas fatalement la forme sous laquelle ces phénomènes se produisent.
Les fautes, en effet, sont fréquentes sans être obligatoires ; parce qu'il est
possible de trouver ce qui les a déterminées, il na s'ensuit pas toujours
qu'elles dussent être forcément commises, et, quand elles l'ont été, il est bon
Ce les signaler pour essayer d'en éviter le renouvellement. Sans doute, une
organisation politique dépassant les besoins de la bourgeoisie, n'était pas
viable il y a un siècle et tout ce qui, élaboré sous l'impulsion des prolétaires
parisiens, maîtres un instant du mouvement, allait au delà de ces besoins,
clail condamné à disparaître. Il n'était au pouvoir de personne de faire vivre,
après la Révolution, une République qui fût réellement la chose de tous ; en
particulier, l'extrême divergence qu'il y aurait eu entre l'état arriéré de l'Eu-
rope et une République française véritablement démocratique n'aurait pas
permis à celle-ci de durer. Mais la forme républicaine aurait peut-être pu
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HISTOIRE SOCIALISTE
persister; or, à celle époque comme à n'importe quelle aulre, il y avait, tout
an moins pour l'avenir, un avantage immense au maintien de la République,
quoique celle-ci eût eu nécessairement alors à abriter l'évoludon grandis-
sante (lu capitalisme. Le scepticisme et l'ironie de certains sur la valeur com-
parée de la forme monarchique et de la forme ré publicaine sont un indice de
myopie politique lorsju'ils ne constituent pas des paravents commodes pour
dissimuler, en république, d'inavouables compromissions, en monarchie, la
supériorité pénible, semble-t-il, à avouer de camarades voisins.
La cause directe de la chute de la République a été la fâcheuse extension
donnée au régime de la Ttrreur; mais celle extension n'a été que la consé-
quence dernière, dans un milieu spécial, des divisions du parti républicain
devenues irréductibles; et elles le redeviendront chaque l'ois que la con-
ception de Tinlérêt général et de l'intérêt bien entendu de chacun se trou-
vera obscurcie par la rage de dominer, ) ar rimpalience des ambitions per-
sonnelles, par la ridicule passion d'être en évidence, par les lancunes
implacables des vanités déçues ou des avidités inassouvies. Le recours à la
Teireur trouve son explication dans la situation de la France menacée à l'in-
térieur, menacée à l'extérieur, ayant, de tous les côtés à la l'ois, à l'aire face
aux plus graves périls.- Au dedans, au dehors, les royalistes, criminellement
alliés à l'étranger îios tile, étaient acharnés à sa per te, la France républicaine ne
pouvait vivre qu'en frappant leurs chefs, qu'en retenant par la crainte ceux qui
avaient des velléités de devenir leurs complices; elle ne pouvait vivre qu'en
supprimant ceux qui s'efforçaient de la tuer. Et la Terreur qui n'aurait eu
aucune excuse si le gouvernement réx^olutionnaire avait disposé d'autres
moyens de maîtriser les forces déchaînées contre lui, la Terreur est justiDée
tant que, dans ses applications, elle n'a été qu'un fait de légitime défense in-
l'énialile, le ca> de légitime défense étant le seul qui puisse autoriser à don-
ner la mort à un être humain.
L'intérêt même de la cause qu'on a eu raison de vouloir défendre à tout
prix, exigeait qu'on n'allât pas au delà, le régime de la Terretir aurait dû,
au point de vue de l'humanité comme au point de vue du succès, n'être
inquiétant que pour les ennemis déclares du nouvel ordre des choses. Dés
lors, il aurait dû être appliqué dans des limites telles — frappant impitoya-
blement les chefs, menaçant tous ceux qui se laisseraient aller à les remplacer,
épargnant les adversaires qui s'abstenaient de prendre pari à la lutte — que
les indifférents se sentissent par lui rassurés contre leurs maîtres delà veille
dont les manœuvres devaient devenir pour eux la seule chose à redouter.
Malheureusement, ce qui était un moyen de défense, le seul moyen de dé-
fense efQcace contre des attaques mertelles, fut exagéré, au lieu d'être res-
treint le plus possible; ce moyen de défense fut, en outre, transformé en
moyen de gouvernement, en moyen d'étouffer des oppositions n'ayant rien
de menaçant pour le nouvel ordre des choses.
HISTOIRE SOCIALISTE
Sans doute, il y eut, aussi terribles et regrettables qu'inévitables, des
explosions de fureur populaire provenant de soiiirrances longtemps subies et
de ressentiments accumulés. Or si, au point de vue général de la justice
comme au point de vue plus particulier de l'intérôt de leur c; use, les hommes
qui ont en ces moments la charge des affaires, doivent tente ' les plus grands
efforts pour empêcher de substituer les responsabilités des individus à des
responsabilités de classe ou à des nécessités de situation, ils doivent aussi,
quelque pénible que cela soit, savoir faire la part du feu : ils n'ont pas le
droit de dépasser dans leur œuvre d'humanité le point au delà duquel leur
Plan du quartier des Tl'Ileries sols la Cùn-vention.
(Tiré de Touvrage du baron Faix, Mamisartt de VAn III).
puissance d'action générale, leur influence, seraient brisées par leur obstina-
tion à intervenir malgré tout au bénéfice d'individualités; ils n'ont pas le
droit de compromettre dans l'espoir, chimérique d'ailleurs le plus souvent
en ces terribles circonstances, d'être utile à quelques-uns, l'œuvre qui leur
incombe au proQt de tous.
Tant qu'il y aura des privilégiés, c'est à eux surtout qu'il appartiendra
de prévenir les funestes représailles; pour n'être pas les uns du les aulres
personnellement victimes le jour où sont atteints leurs privilèges, ils n'ont,
tandis que ceux-ci sont intacts, qu'à en jouir sans aggraver les conditions,
normales peut-on dire, d'exploitation, et sans s'inféo 1er à ceux d'entre eux
qui les aggravent. Quand, au début ou durant le cours d'une transformation
sociale, se sont déchaînées les haines particulières, il est vraiment trop com
mode, mais très inique, de la part des historiens, de reprocher aux principaux
HISTOIRE SOCIALISTE
artisans de celle transformalion d'avoir laissé faire, alors qu'ils oublient de
remonter jusqu'aux vrais coupables jusqu'à ceux qui, privilégiés, ont tout
fait pour fomenter ces haines et qui subissent les déplorables effels des fen-
tiraents dont ils ont été la cause et qu'il dépendait d'eux de ne pas exciter.
Quoi qu'il en soit, en dehors des chefs royalistes ouvertement rebelles ou
conspirateurs que, sous peine d'effondrement, il fallait abattre sans faiblesse,
en dehois des exécutions sommaires auxquelles en aucun temps on ne doit
jamais pousser, bien au contraire, mais qu'il n'était absolument pas possible
d'empêcher, le régime de la Terreur ne saurait se justifier à aucun titre, et
il a été, pour le succès final, la pire des fautes. D'abord, par son exagération,
frappant les petits comme les grands, ne distinguant pas entre les puérilités
d'adversaires platoniques et la rébellion la plus caractérisée, il a préparé une
réaction, les excès dans un sens provoquant toujours un mouvement en sens
opposé. D'autre part, dressée contre les partisans eux-mêmes de la Révolu-
tion, calomnieusement et maladroitement assimilés aux conspirateurs, la
guilloliiie diminuait le parti républicain plus encore i.ar la qualité de ceux
qu'elle supprimait que par leur quantité. Ainsi devenue en même temps une
menace pour tout le monde, elle rendit tout le monde hostile à ceux qui fai-
saient alors d'elle leur instrument de règne et opéra contre eux la concen-
tration de tous ceux qui, sans dislirction de partis, tenaient simplement à
vivre. C'est l'instinct de la conservation qui a préparé Thermidor, instinct
déguisé sous des prétextes divers jugés plus avouable^.
L'extension, si fâcheuse sous tous les rapports, donnée au régime de la
Terreur, son exagération comme moyen de défense et surtout son emploi
comme moyen de gouvernement, ont été la conséquence d'un état d'esprit
qui a été général dans la Convention, les modérés, les Girondins, en tête,
pour cette faute comme pour tant d'autres. Ce n'est que sur le point de savoir
quels seraient ceux qui appliqueraient ce régiue contre les aulres, qu'on ne
s'entendait plus. Il y a donc eu, à cet égard, une responsabilité générale.
Cependant si, de cette fausse conception de la Terreur, furent responsables
et, d'ailleurs, successivement victimes toutes les fractions du parti républi-
cain, ce sont les Jacobins suivant les inspirations de Robespierre, ce sont les
amis directs de Robespierre, c'est tout particulièrement Robespierre, qui ont,
en dernier lieu, le plus contribué à la double extension, plus ou moins admise
par tous, de la Terreur. Cela, les faits le démonlrent et la loi du 22 prairial
an II (10 juin i794) suffirait à le prouver.
Les défenseurs de Robespierre affirment que son triomphe eût marqué
la fin de la Terreur. Il est très probable, en effet, qu'une fois débarrassé de
ceux qui le gênaient, et dont quelques-uns comme Tallien etFouché étaient,
il est vrai, d'abominables coquins, il eût été indulgent pour les aulres. Seu-
lement, même si on a raison au fond, ce n'est pas en décimant son parti sous
prétexte de l'emporter sur ceux qui ont tort, qu'on le fortifie et qu'une frac-
HISTOIRE SOCIALISTE
Fin de notes inédites de Babeuf sur Ltii-MÊHi.
(D'après un àocument du greffe du tribtma] de Beauvail.)
LTV. 394. — HISTOIRb: SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRBCTOIRK.
UV. 39*.
HISTOIRE SOCIALISTE
tion quelconque de ce parti se fortifie; elle achète ainsi une victoir' passa-
gère au prix d'un affaiblissement général dont elle se ressent elle-même tôt
ou tard, et auquel malheureusement le parti tout entier et le principe sur
lequel toutes ses fractions sont d'accord, finissent souvent par ne plus pou-
voir résister. En contribuant à envoyer à la mort les diverses fractions répu-
blicaines qui ne partageaient pas ses vues particulières — Girondin-;, Héber-
tistes, Dantonistes — Robespierre croyait travailler au triomphe de la Répu-
blique, de la Révolution; en réalité, il travaillait au bénéfice de leurs ennemis :
chaque exécution de républicains, quelle que fût leur nuance, était pour elles
une perte, pour eux un avantage; quant à lui, des succès momentanés ne
l'ont pas empêché de tomber victime de son propre système. Du reste, en
frappant Robespierre, les thermidoriens républicains ont, nous le verrons,
commis une faute de même nature et de même gravité que celles commises
par Robespierre frappant les autres. Il est notamment permis de penser que
l'influence de Robespierre durant la période de guerre aurait pu pmpêcherle
développement de l'esprit de conquête et, par suite, de l'esprit militariste qui
devait contribuer à la chute de la République. En continuant contre Robes-
pierre et son parti l'œuvre néfaste de Robespierre et des Jacobins, les thpr-
midoriens ont donc nui à la République elle-même, comme Robespierre lui
avait déjà nui ; ni les uns ni les autres n'ont eu pareille intention, je le recon-
nais ; mais en politique les meilleures intentions ne sont pas une excuse.
La leçon qui se dégage de ces événements est double. Il faut d'abord
— surtout en temps de révolution — soigneusement éviter d'inquiéler la
masse de la population. S'il est absolument nécessaire de recourir à la rigueur
légale contre certaines oppositions dangereuses et irréductibles, on doit agir
de telle sorte que l'opération apparaisse clairement à tous comme une excep-
tion rassurante pour l'immense majorité tranquille. Ces événements nous
apprennent, en outre, que les divisions d'un parti ne profitent qu'à ses adver-
saires. Dans tout jiarti il y aura toujours des nuances, il y aura toujours, si
uni qu'on soit et à plus forte raison si on l'est peu, des divergences d'opinion
quel que soit le motif de celles-ci ; mais l'intérêt réel de chacun et de tous
ejiige qu'on s'efforce d'atténuer ces divergences, d'en canaliser les effets pra-
tiques, au lieu de les accroître et de les laisser grossir au point de ne plus
pouvoir les endiguer. En outre, qe n'est jamais à la violence que les diverses
fractions d'un parti, correspondant aux différentes nuances inévitables, doivent
entre elles recourir pour assurer le triomphe de leur propre manière de voir.
Môme au point de vue étroit de l'intérêt bien entendu de chacune d'elles, il
vaudrait mieux pour elles se résouilre à un échec de leur idée particulière,
que de voir celle-ci l'emporter par l'élimination violente d'une autre fraction :
« On ne fonde point les gouvernements avec la mort », suivant le mot de
Baudot dans ses Notes historiques sur la Convention (p. 114).
Si on compte sur la violence pour avoir dans un même parti raison les
HISTOIRE SOCIALrSTE
uns des autres, tous, exaltés et modérés, finissent par avoir leur tour au détri-
meiit de l'idée commune, et cela devient d'autant plus aisé et plus rapide que
les brèches déjà faites au parti ont été plus nombreuses. Une fois les hommes
d'initiative, quelle que soit leur nuance, disparus, il ne reste qu'un parti dé-
cimé, émietté, épuisé, sans ressort et, par dessus tout, sanshoiumes aptes à
le tirer de son inertie ; ce sont, en effet, ceux-là qui, étant au premier plan,
ont été supprimés au seul bénéfice de l'ennemi commun. Quand ensuite il
faut remuer la masse, les hommes énergiques et capables, donnant l'exemple
et écoutés, font défaut, l'impulsion manque ou est insuffisante, et les coups
d'Etat d'hommes disposant déjà de forces organisées ont chance de réussir.
Telle a été la situation — on en trouvera les preuves dans les chapitres sui-
vants — du parti républicain à partir de Thermidor avec, à la fin, la réaction
politique victorieuse pour longtemps . Et si d'anciens Conventionnels se
mirent en assez grand nombre à la remorque de cette réaction, c'est que,
retombés à leur médiocrité par la disparition de ces mêmes grands noms qui
leur avaient servi de guide et les avaient un instant haussés au niveau des
événements, livrés à eux-mêmes, ils ne firent ni plus ni moins que la majo-
rité des hommes et allèrent au succès.
Notre grand historien Michelct, qui ne saurait être légitimement compté
au nombre des socialistes, qui a émis sur le socialisme des appréciations
erronées, comme lorsqu'il le rend responsable du gouvernement milita-
riste de Bonaparte (Histoire du xix' siècle, T- I", p. x), n'a compris ni le
nouveau mouvement historique des classes, ni le rôle du prolétariat dans ce
mouvement. Gela n'empêche pas les socialistes de voir en lui un allié, ainsi
que le sont à leurs yeux tous ceux qui, dans un ordre quelconque de con-
naissances, ont dissipé des erreurs, tous ceux qui font, si peu que ce soit,
avancer les hommes sur la voie de la vérité. Gela n'a pas empêché Miche-
let, classant les faits d'après leur réelle valeur historique et non d'après
leur apparence momentanée et l'opinion des contemporains, de signaler,
sans restreindre son importance, l'apparition du socialisme et d'en faire, par
anticipation clairvoyante, l'événement capital, dès le seuil même de V Histoire
du XIX» siècle (chap. I") qui, pour lui, part de Thermidor.
A l'exemple de Michelet, je pense que la première apparition du socia-
lisme n'est pas antérieure à l'époque dont nous allons étudier l'histoire. Le
socialisme, en effet, implique à la fois d'abord une théorie générale, quelle
qu'en soit la valeur, d'organisation de la propriété et, par suite, de la société,
ayant avant tout pour but d'égaliser les conditions sociales de vie et de dé-
veloppement, d'universaliser le bien-être, ensuite la croyance, à tort ou à rai-
son, de son auteur et de ses partisans en la possibilité immédiate d'appliquer
plus ou moins graduellement celle théorie, et enfin la poursuite de sa réali-
sation. En un mot, le socialisme n'existe pas quand il y a exclusivement
IIlSTOIIli.: SOCIALISTE
thénrin ; pour le consliluer, il faut que s'ajoute à celle-ci, déterminée par elle,
une vcliéili'; au moins de pratique ou de politique.
Il n'y a pas socialisme, même utopique, là où, si osée que soit une théo-
rie, si audacieux que soit un plan de société, il n'y a pas désir d'action, appel
h l'action, afin de préparer la nouvelle organisation de la propriété et de la
SMcdélé visant à assurer le bien-être de tous ses membre?. Les réquisitoires
contre la richesse et la propriété, comme les descriptions de sociétés idéales
et les rêveries communistes ou humanitaires, sans intention d'application
dans un milieu donné, sans viser à une pratique générale, sont des disserta-
lions philo'^ojhiques, sociologiques, etc., et non du socialisme.
Il n'y a pas socialisme, même dans le sens le plus restreint, là oîi, si sub-
versifs que soient un appel à la révolte ou un soulèvement populaire, si dé-
mocratique que paraisse une œuvre réformatrice, ces diverses actions ou
tentatives, au lieu d'être subordonnées à une théorie générale quelconque de
la transformation que doivent subir la propriété et la société dans le but de
réaliser le bien-être de tous, sont déterminées par une doctrine religieuse
prêihant le renoncement et la communauté, par la tendance à ne régler que
des situations spéciales, à se borner à des mesures d'avance estimées transi-
toires, ou par l'exaspération désordonnée des victimes de trop criants abus.
Sans doute quelques publications afûrmèrent, soit après 1789, soit même
avant, que la liberté et l'égalité nominales des droits seraient insuffisantes
pour rendre heureux les simples travailleurs ne possédant que leurs bras,
que leur force de travail. Mais, presque toujours, ou ce n'était, même dans
la pensée de leurs auteurs, que des constatations sans la moimire vue théo-
rique, sans la moindre sanction pratique, ou leurs revendications trop res-
treintes ou trop vagues étaient dépourvues de toute idée d'organi-ation gé-
nérale, ou ils s'en tenaient à ces réformes agraires qui, avec le sentimenta-
lisme, l'amour de la nature et la foi en la raison, étaient si en vogue à cette
époque. Ces réformes tendant, par exemple, au partage des biens du clergé
en parcelles attribuées individuellement aux pauvres, modifiant le nombre
et le nom des propriétaires plus que le mode de propriété, ne sauraient être
(lu socialisme que pour ceux qui le connaissent mal.
Ce qui est vrai, c'est que la plupart des démocrates crurent à l'efficacité,
à tous les points de vue, de la liberté et des droits nominalement égaux qui
ne pouvaient complètement profiler qu'à la classe économiquement à même
de s'en servir, à la bourgeoisie ; c'est que quelques-uns — et Babeuf était du
nombre -- ceux qui n'avaient pas celte confiance, croyaient néanmoins qu'il
n'y avait qu'à continuer dans îa voie ouverte par la Révolution pour aboutira
la réalisation de tendances, encore très imprécises en fait, vers l'absolu des
principes nouveaux. Le 15 brumaire an IV (6 novembre 1795), notamment,
Babeuf écrivait dans le n" 34 de son Triôiin du Pniple : & Aisance à tous,
instruction de tous, égalité, liberté, bonheur pour tous, voilà notre but. Voilà
HISTOIRE SOCIALISTE
îe que nous avions presque déjà atteint; voilà ce qu'il faut que nous attel-,
giiioiis de nouveau ».
Toujours hantés par l'idée que la Révolution devait instaurer un réginae
de justice et d'égalité effectives pour lou?, voyant qufî les privilèges avaient
seulement changé de forme, ils accusèrent les hommes de là déception que
leur causait le désaccord entre leur idée et les faits, ils parlèrent d'escamo-
tage, ils résolurent de pousser la Révolution dans la voie ouverte par elle,
mais qu'elle leur semblait n'avoir pas suffisamment suivie, de terminer ce
qu'ils regardaient simplement comme commencé, comme arrêté dana son
développement naturel, de poursuivre l'égalité de fait et de réaliser enfin le
bien-être de tous. Ce faisant, d'ailleurs, leur seul tort a été d'aller trop vite,
de vouloir obtenir, l'aire passer dans la réalité, au début d'une évolution, ce
qui doit en être le terme : ils ont eu, en somme, l'intuition juste de ce qui
devait plus lard, mais ne pouvait alors se déduire des faits ; ils ont interprété
la Déclaration des Droits de l'Homme dans le sens large que, dans sa lettre,
et théoriquement, dans son esprit, elle comporte et comportait déjà pour
certains (Histoire socialiste, t. IV, p. 1536) et non dans le sens étroit que pra-
tiquement elle a revêtu à un moment donné.
Le point de départ du socialisme, flls légitime de la Révolution française,
a donc été la désillusion qui résulta de la persistance, malgré tout, de
la misère, après les profondes réformes dont les uns avaient attendu plus
qu'elles n'avaient donné, plus qu'elles ne pouvaient donner ; auxquelles les
autres avaient rêvé une suite, logique à leurs yeux, qui n'était pas venue.
En cet état d'esprit, et nulle solution pratique n'émanant de la réalité même,
il n'y a rien d'étonnant à ce qu'ils aient, après comme avant, demandé aux
travaux des penseurs philanthropes les enseignements de la raison et de «la
nature (Dieu suprême) », devait dire Babeuf (n" 35 du Tribun du Peuple).
En puisant dans de pures conceptions philosophiques l'indication de ce qu'il
y avait à faire, en essayant de réaliser ces conceptions, ils ont donné à
celles-ci qui, étudiées chez leurs auteurs, ne sortent pas du domaine de la
philosophie, une valeur socialiste : c'est ce qu'avait déjà fort bien compris
l'ami de Babeuf, Buonarroti, écrivant, pour caractériser leur action et celle
de leurs amis : « au mérite des conceptions de Jean-Jacques, ils ajoutèrent la
hardiesse de l'application à une société de vingt-cinq millions d'hommes »
(La Conspiration pour l'Egalité, t. 1", p. 14). Cela n'a pas empêché la Révo-
lution d'être un merveilleux laboratoire d'idées où se sont élaborés, ainsi que
j l'a montré Jaurès, les principes des diverses écoles socialistes, où se sont
.* accumulées, suivant son mot, « des réserves de socialisme latent » {Histoire
socialiste, t. IV, p. 1562). Ainsi que toute autre théorie nouvelle, le socia-
lisme se rattache aux penseurs qui l'ont précédé, mais qui n'ont été que des
précurseurs.
Le socialisme n'était que latent chez ceux-ci, il existe incontestablement
10 HISTOIRE SOCIALISTE
dans le système de Babeuf; loutefois — nous le verrons — il n'apparaît que
sous la seule forme possible alors, sous la l'orme utopique. D'utopi|ue, le so»
cialisme ne pourra devenir scientifique que lorsque, à l'imperfection des con-
ditions économiques engendrant l'imperfection des théories socialistes, auront
succédé, grâce au développement de la production par la grande industrie,
les phénomônes dont une pénétrante analyse tirera les solides matériaux de
la solution que la raison seule était impuissante à imposer. Mais, pour si uto-
pique qu'ail été le socialisme à sa naissance, il n'en est pas moins vrai que,
depuis Babeuf, un nouvel élément historique a fait apparition. Aussi, avant
d'enlaraer le récit des événements qui suivirent le 9 thermidor et au cours
desquels se révélera Babeuf en qualité d'agitateur socialiste, il me faut dire
ce qu'avait été jusque-là l'homme qui a véritablement mis au jour le socia-
lisme, tout au plus ébauché avant lui dans quelques publications ayant été
à leur époque sans importance, ou dans quelques vagues tentatives sans
résultat.
Babeuf (François-Noël), de même que d'autres révolutionnaires, devait
adjoindre, puis substituer à ses prénoms un nom pris dans l'histoire de l'an-
tiquité, Camille, de 1790 à fin septembre 1794 et ensuite Gracchus, qu'il avait
cepemlant déjà employé parfois — on trouve, par exemple, ce dernier nom
sur une brochure {Nouoeau Calendrier) de la fin de 1793. Il naquit à Saint-
Quentin le 23 novembre 1760. Sa famille était pauvre; son père lui donna
quelque instruction. Expé litionnaire chez un géomètre à quatorze ans, il fut
aussi employé chez 'iivers seigneurs. Vers sa vingtième année, il perdit son
père. Le 13 novembre 1782, il épousa Victoire Langlet qui allait être la plus
digne lies femmes et dont il devait avoir plusieurs enfants. Après son mari ige,
il travailla, à Noyon, chez un feudiste, c'est-à-dire chez une sorte d'homme
d'affaires s'occupant de ce qui concernait les fiefs; puis, chez un arpenteur,
à Roye oîi, en 1787, il était commissaire à terrier. Le commissaire à terrier
surveillait le maintien des droits dépendant des terres : « Ce fut dans la pous-
sière des archives seigneuriales, a-t-il écrit (n° 29 du Tribun dit Peuple), qae
je découvris les affreux mystères des usurpations de la caste noble. Je les
dévoilai au. peuple par des écrits brûlants, publiés dès l'aurore de la Révolu-
tion ». Ruiné à la suite d'un procès contre un mar^iuis qui était son débiteur,
il se trouva dans une situation difficile, ayant à subvenir aux besoins non
seulement de sa femme et de deux enfants, mais encore de sa mère et de ses
frères et sœurs.
Sa première publication serait de 1786 si on lui attribue une brochure
anonyme, dont il fut le zélé propagateur, contre les privilèges militaires de
la noblesse. L'année suivante, le 21 mars, au cours d'une correspondance avec
le secrétaire de l'académie d'Arras, où percent déjà des tendances commu-
nistes, il indiquait, comme sujet à traiter, la question suivante ; « Avec la
somme générale de connaissances maintenant acquise, quel serait l'étal d'un
HISTOIRE SOCIALISTE U
peuple dont les institutions sociales seraient telles qu'il régnerait indistinc-
tement entre chacun de ses membres individuels la plus parfaite éi3^:llilé, que
le sol qu'il habiterait ne fût à personne, mais appartint à tous ; qu'enfi:! tout
fût commun, jusqu'au produit de tous les genres d'industrie? De semblables
institutions seraient-elles autorisées par la loi naturelle? Serait-il possible que
cette société subsistât et même que les moyens de suivre une répartition abso-
lument égale fussent praticables ? » ( Advielle, Histoire de Gracchus Babeuf,
t. II, p. 117.)
En 1789, il achève, sous le titre Cadastre perpétuel, un ouvrage présenté
le 13 octobre à l'Assemblée nationale et entamé dès 1787. Dans le « discours
préliminaire » il apparaît déjà cherchant à « atteindre la félicité commune
des peuples » et partisan d'une « caisse nationale pour la subsistance des
pauvres » et d'une « éducation nationale dont tous les citoyens puissent pro-
filer ». Il se préoccupe, ce qui est assez rare à cette époque, du sort des ou-
vriers : « Le nombre des ouvriers s'est excessivement accru. Non seulement
il en est résulté que les mêmes salaires ont pu être diminués de plus belle,
mais qu'une très grande quantité de citoyens s'est vue dans l'impossibilité
de trouver à s'occuper, même moyennant la faible rétribution fixée par la
lyrannique et impitoyable opulence et que le malheur avait impérieusement
forcé l'industrieux artisan d'accepter. Ceiien'lant le refrain ordinaire des gens
qui rej^orgent, est d'envoyer au travail l'importun qui, poussé par les solli-
citations fâcheuses des plus pressants besoins, vient réclamer auprès d'eux le
plus petit secours... On l'envoie au travail l Mais, oij esl-il donc si prêta
prendre, ce travail ?..
a La société n'est qu'une grande famille dans laquelle les divers membres,
pourvu qu'ils concourent, chacun suivant ses facultés physiques et intellec-
tuelles, à l'avantage général, doivent avoir des droits égaux. La terre, mère
commune, eût pu n'être partagée qu'à vie, et chaque part rendue inalié-
nable... Nous ne pensons pas devoir prétendre à réformer le monde au point
de vouloir rétablir exactement la primitive égalité : mais nous tendons à dé-
montrer que tous ceux qui sont tombés dans l'infortune, auraient le droit de
la redemander, si l'opulence persistait à leur refuser des secours honorables,
et tels qu'ils puissent être regardés comme devant convenir à des égaux ; tels
encore qu'ils ne permettent plus que ces mômes égaux pussent retomber dans
l'indigence révoltante où les maux accumulés des siècles précédents les ont
réduits dans le moment actuel. »
On le voit, s'il pense, suivant les théories philosophiques les plus avan-
cées de l'époque, que tous ont droit égal au bien-être, il n'est pas encore
socialiste, parce qu'il ne va pas encore jusqu'à réclamer pratiquement les
conséquences de ce droit, et il se borne pour l'instant à proposer la transfor-
mation des impôts en une « contribution personnelle» payée par chacun ■ en
proportion de ses forces », de ses revenus, et en une « contribution réelle »
12 HISTOIRE SOCIALISTE
payée par chaque propriétaire « en proportion de ce qu'il a », de ses posses-
sions territoriales.
A la nouvelle de la prise de la Bastille, d'après des notes biographiques
de sa main contenues dans le dossier du procès de faux que j'ai retrouvé, il
part pour Paris où il arrive le 17 juillet. Son humanité éclate dans celte belle
lettre à sa femme, déjà reproduite par Jaurès {Histoire socialiste, 1. 1", p. 267),
où il raconte, le 25 juillet, la mort de Foulon et de Bertier. Pendant quelque
temps dans une situation misérable, à la recherche des moyens de vivre, il
tentait, avec un nommé Auditîred, rexploitation d'un « nouvel instrument
trigonométrique » ; il avait écrit, pour essayer de fcagner quelque argent, une
brochure ironiquement attribuée à Mirabeau dont il se méfiait, et finalement
il quittait Paris, après la journée du 5 octobre, et revenait dans la Somme.
Le 28 février 1790, on voulut rétablir à Roye, où il n'était plus acquitté
depuis le 19 juillet 1789, le droit d'aides sur les boissons. Les débitants refu-
sèrent de se soumettre et Babeuf les soutint en attaquant violemment les
aides et les gabelles dans une brochure « qui électrisa, a-t-il dit, tout le
peuple de la Somme et anticipa la suppression de ces impôts ». La munici-
palité de Roye la dénonça à la Cour des aides et le « Comité des recherches
de l'Assemblée nationale » ordonna de veiller à ce qu'elle ne fût plus réimpri-
mée. Babeuf protesta vivement, le 10 mai, dans une lettre à ce Comité ;
arrêté et conduit à Paris, il était depuis cinq semaines incarcéré à la Con-
ciergerie, lorsque Marat protesta en sa faveur dans l'Ami du Peuple du 4 juil-
let 1790. Babeuf fut mis en liberté provisoire assez tôt, paraît-il, pour pouvoir
assister à la première fête de la Fédération. De retour dans la Somme, il reve-
nait à la charge et, au nom d'un grand nombre d'intéressés, présentait à la
municipalité de Roye, le 17 octobre 1790, une motion relative à l'impôt en
général et, en particulier, aux impôts indirects ; il réclamait la suppression
de l'exercice à domicile et l'égalité de tous, bourgeois comme débitants,
devant l'impôt. Dénoncé à ce sujet par le maire Longuecamp, vers la fin du
mois, au tribunal de Montdidier, « il ne paraît pas, devait dire le directoire
du département le 14 avril 1791, dans une nouvelle dénonciation, que ce tri-
bunal ait fait aucune poursuite » (Archives nationales, D. xxix 116-122 14,
liasse de la Somme). Vers la même époque (octobre 1790), il fonda à Noyon
un journal, le Correspondant picard qui, à la fin ôe 1790 et en 1791, eut
quarante numéros. Il entreprit une campagne contre tous les droits féodaux
et toutes les redevances seigneuriales et poussa les campagnards à ne plus
se soumettre à ces tributs; à ce propos, de nouvelles poursuites furent en-
core dirigées contre lui à l'instigation de Longuecamp, et avortèrent.
Elu, le 14 novembre 1790, membre dû conseil général de la commune de
Roye, il ne siégea que jusqu'à la fin de décembre, ses ennemis, Longuecamp
toujours en tète, ayant, de parti pris, cherché et réussi à faire annuler son
élection par l'administration départementale, en prétendant que le décret de
HISTOIRE SOCIALISTE 13
prise de corps de la Cour des aides entraînait, malgré la liberté provisoire,
rinterdiction des fonctions publiques. Tout en continuant à lutter contre
l'acquittement des droits d'entrée et de vente qu'on ne pouvait parvenir à
percevoir, ce qui nécessita, à la fin d'avril 1791, l'envoi de deux cents hommes
de cavalerie, il fut élu, le 23 mars, à Roye, par le quartier Saint-Gilles, « com-
missaire pour la recherche des biens communaux de cette ville », et soutint
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Partie de l'acte de veme modifiée far Babeuf.
(Greffe da tribunal de Beauvaîs.)
que d'anciens officiers municipaux de Roye avaient usurpé des terrains com-
munaux dont, à leur exemple, « la municipalité constitutionnelle... gaspillait
scandaleusement le revenu et se l'appropriait sous divers prétextes ». Ses ré-
clamations à cet égard le firent arrêter le 5 avril, par la municipalité, qui avait
le droit de le garder huit jours en détention comme perturbateur, conduire à
la prison de Montdidier et dénoncer, le 7, par cette même municipalité et le
maire Longuecarap, à l'accusateur public du tribunal de cette dernière ville,
sous prétexte qu'il engageait le peuple par écrit et par discours à s'emparer
du «marais de Bracquemont >> et « que les maximes du dit Babeuf répandues
LIV. 395. — HISTOIRE S0CIAL1<!TE. — THBRMIDOR ET DIRECTOIRK. LIV. 395.
14 HISTOIRE SOCIALISTE
avec profusion, et par ses dits écrits et par ses paroles, sur la souveraineté ao
PEUPLE, sur la manière dont il devait et pouvait exercer ses droits, sans parler
à dessein de ses devoirs, excitent môme de la fermentation chez nos voi-
sins ». Les témoignages lui ayant été favorables, il eut la chance d'être relâché
la veille du jour où l'accusateur public de Montdidier recevait communication
de la leltre du 14 avril, à laquelle il a été fait allusion plus haut, et par
laquelle le directoire du département lui ordonnait d'user de la plus grande
rigueur envers Babeuf.
En juillet 1791, un certain Gouy de la Myre le dénonçait au même accu-
sateur pour avoir exprimé « le vœu anticonstitutionnel de substituer une
RÉPUBLIQUE AU GOUVERNEMENT Mo.\ARCHiouE dout uos sages législateurs ont con-
solidé les bases ». De l'aveu de ses adversaires, Babeuf nous apparaît donc,
dès 1791, partisan de la souveraineté du peuple et républicain. Nous allons
le voir, cette même année, réclamer le «droit pour tous de voter » dans une
lettre à un de ses anciens abonnés du Correspondant picard. Coupé (de l'Oise),
qui venait d'être élu membre de l'Assemblée législative. Dans cette lettre,
en date du 10 septembre 1791 (Espinas, La Philosophie sociale du xvnr siècle
et la Révolution, p. 215, note; voir aussi Histoire socialiste, t. IV, p. 153S et
suiv.), Babeuf, après avoir eu des tendances communistes — nous l'avons vu
tout à l'heure —et avant de protester contre la loi agraire — nous le verrons
chap. xn — se déclarait partisan de cette loi et, par elle, de la mise à la dis-
position de chacun d'une portion suffisante de terre. Du reste, il semblait
déjà favorable à cette idée dans son Cadastre perpétuel et, de même qu'à
cette époque, il voulait « assurer à tous les individus premièrement la sub-
sistance, en second lieu une éducation égale » (Espinas, Ibid., p. 404). Ses
« vœux » sont [Id., p. 407) : « qu'il n'y ait plus de division des citoyens en
plusieurs classes ; admission de tous à toutes les places ; droit pour tous de
voter; d'émettre leurs opinions dans toutes les assemblées; de surveiller
grandement l'assemblée des Législateurs ; liberté des réunions dans les plai;es
publiques; plus de loi martiale; destruction de l'esprit de corps des gardes
nationales en y faisant entrer tous les citoyens sans exception et sans autre
destination que celle de combattre les ennemis extérieurs de la Patrie ». Toute-
fois, il faut, dit-il, renoncer à ces principes lorsqu'on ne veut pas la loi agraire ;
sans elle, « liberté, égalité, droits de l'homme, seront toujours des paroles
redondantes et des mots vides de sens » [Id., p. 408). « La fin et le couronne-
ment d'une bonne législation est l'égalité des possessions foncières {Id.,
p. 409) ; ... à l'exception de ce que chaque individu aurait son patrimoine
inaliénable qui lui ferait dans tous les temps et toutes les circonstances un
fonds, une ressource inattaquable contre les besoins, tout ce qui tient à l'in-
dustrie humaine resterait dans le même état qu'aujourd'hui » [Id. p. 407).
Obsédé par le partage de la terre, Babeuf n'est pas encore socialiste, mais
il est en bonne voie pour le devenir. La substitution momentanée de la loi
HISTOIRE SOCIALISTE 15
agraire à ses premières velléités communistes peut s'expliquer par un phéno-
mène assez fréquent dans l'histoire des idées politiques. Les es^prils plus en-
clins à prendre le contre-pied de ce qui existe qu'à chercher le sens exact
de l'évolution à poursuivre dans un milieu donné, en arrivent trop souvent
à accepter, comme formule de leurs revendications, ce qui n'est que le frela-
tage d'une idée juste opéré sciemment par leurs adversaires pour enrayer le
développement de cette idée : ils prennent naïvement pour drapeau ce que
leurs pires ennemis ont imnginé comme spectre rouge. C'est ce qui a dû
avoir lieu pour la loi agraire invoquée à diverses reprises par les réacteurs
de l'époque, à la suite de l'abbé Maury dans la séance de la Constituante du
13 octobre 1789 {Histoire socialiste, t. I", p. 451), dans le but de sauver les
propriétés de l'Eglise et des émigrés, en inspirant des craintes sur teTespect
de sa propre propriété à la bourgeoisie possédante. C'est ce qui a eu lieu de
nos jours pour l'antipatriotisme niaisement arboré par quelques pauvres cer-
velles, alors qu'il n'est qu'une misérable falsification de l'internationalisme
socialiste due à la mauvaise foi d es adversaires de celui-ci.
Après sa campagne sur les biens communaux, Babeuf s'évertua à dé-
montrer « que les immenses domaines des ex-seigneurs avaient été presque
tous illégitimement acquis ; et que, lors même qu'on ne considérerait pas le
crime d'émigration dont le plu s grand nombre s'était rendu coupable, la na-
tion avait le droit de rentrer en jouissance de tant de riches possessions ».
Toujours à propos du maintie n des droits sur les boissons qui, malgré la pré-
sence, depuis plus d'un an, de troupes chargées d'en assurer la perception,
continuaient à susciter quelques désordres, il dé nonçait, le 8 juin 1792, la
municipalité de Roye comme « concussionnaire » ; il la dénonçait de nouveau,
le 14 juillet, pour avoir, dans sa décision du 10, justifié les «adresses liberti-
cides » au roi à propos de la journée du 20 juin (M., t. II, p. 1208-1214). Il
avait de la sorte, on le croira sans peine, amoncelé sur sa tête la fureur de
tout ce qui était riche et influent. Heureusement pour lui, ainsi qu'il l'a cons-
taté, « vint le 10 aoti t ».
Très populaire, il fut, en septembre, nommé membre de l'administration
du déparlement de la Somme. Actif et ardent, il dénonça, en octobre, une
conspiration royaliste « pour livrer le passage de la France par Péronne,
après le succès attendu du siège de Lille » par les Autrichiens. Il s'occupa
d'arrêter une famine factice organisée dans le district d'Abbeville. Il réclama
la publicité des séances de l'administration départementale. Son zèle, tou-
jours en éveil, parfois puérilement d'ailleurs, comme lorsqu'il protesta contre
les pièces « royalistes et nobiliaires » jouées au théâtre d'Amiens, se heurta
au mauvais vouloir, sinon à la complicité contre- révolutionnaire de ses col-
lègues, et les haines qu'il souleva lui firent abandon ner son poste au dépar*
tement et accepter de passer, en novembre 1792, au district de Montdidier
en qualité d'administrateur. Là, il se réjouit de la mort de Louis XVI dont
16 HISTOIRE SOCIALISTE
il fit détruire des portraits et, continuant sa guerre aux abus, il protesta contre
les complaisances de fonctionnaires pour les biens de « nobles personnages
émigrés qu'on s'obstinait à vouloir qu'ils ne ^e fussent pas et pour lesquels on
épuisait tous les laux-fuyants de la cbicane pour éluder la main mise natio-
nale sur ces propriétés inappréciables ». Or, son ennemi Longuecamp, pro-
cureur-syndic du district, était un de ces fonctionnaires et il allait trouver
l'occision de se venger dans l'affaire que les adversaires de Babeuf ont tant
exploitée contre lui et que je vais résume r d'après les documents originaux
que j'ai retrouvés au greffe du tribunal civil de Beauvais.
Le 13 décembre 1792, était mise en adjudication à Montdidier la ferme
dite de Fontaine, bien national. Evaluée 29,398 livres 4 sols, elle était adjugée
provisoirement, au prix de l'évaluation, au fermier Debraine et l'adjudication
définitive était fixée au 31 décembre. Cette adjudication provisoire qui figure
sur la même pièce que l'adjudication définitive dont je vais parler, est signée
par Debraine, l'adjudicataire, par Lefrançois, un des administrateurs du direc-
toire du district de Mon tdidier, et par Cochepin, secrétaire de cette adminis-
tration. Le 31 décembre, après diverses enchères dont l'une fut faite par un
nommé Levavasseur, la ferme était adjugée à Devillas, président du district
de Montdidier, moyennant la somme de 76,200 livres et l'acte porte qu'étaient
adjugés « lesdits biens audit citoyen Devillas qui a à l'instant nommé pour
command de ladite adjudication le citoyen Charles Constancien Levavasseur
demeurant à Montdidier, moyennant ladite somme de 76,200 livres, ce que
ledit citoyen Levavasseur présent a accepté et a promis en conséquence
d'exécuter les décrets de sorte que ledit citoyen Devillas ne puisse être
recherché, et ont signé avec les commissaire, administrateur, procureur-
syndic et secrétaire ». Or, et c'est curieux, cette déclaration ne porte en réa-
lité que la signature de Levavasseur et celle du secrétaire Cochepin. S'il y a
eu devant ce dernier, comme cela a été affirmé et comme c'est possible, con-
vention formelle entre Levavasseur et Devillas, comment se fait-il qu'après
avoir affirmé la signature des deux, il ait pu tout de suite faire signer le pre-
mier et non le second?
En tout cas, le 30 janvier 1793, Devillas, président du district, ne l'ou-
blions pas, et en présence d'un juge au tribunal, Nicolas Leclerc, s'appuyant
sur ce que la déclaration en faveur de Levavasseur était nulle parce que lui,
l'adjudicataire, ne l'avait pas signée, demanda à deux administrateurs du
district, Jaudhuin et Babeuf, de substituer, dans l'acte d'adjudication, le nom
de Debraine, le fermier du domaine, et celui de Léger Leclerc, le frère du
juge, auxquels il voulait céder ses droits, au nom de Levavasseur à qui, d'après
lui, il ne les avait pas cédés. La chose parut toute nat urelle à ces deux admi-
nistrateurs qui, n'ayant pas assisté à l'adjudication, ne connaissant l'affaire
que par Devillas, constataient que la déclaration de command n'indiquait pas
la participation effective de l'adjudicataire. Babeuf, dans le passage de l'acte
HISTOIRE SOCIALISTE
mis entre guillemets plus haut, raya les deux fois le nom de Levavasseur et
lui substitua par renvois « Firmin Debraine, cultivateur,- demeurant à Fon-
taine, et Léger Leclerc, entrepreneur des habillements des troupes de l'armée
demeumnt à Assainvillers-en-Chaussée, solidaires et l'un pour l'autre » ;
Babeuf, Jaiiclhuin, Debraine, tant pour lui que pour Léger Leclerc, et
G. Babeuf, âgé de 34 ans, par Bonneville.
Devillas, approuvèrent par leurs signatures et les renvois et les ratures, et
ces deux signatures sont les seules de Devillas sur l'acte d'adjudicalion.
Cela venait de se passer, lorsqu'arrivèrent un autre admfnistrateur
L«françois et le procureur-syndic Longuecamp qui, mis au courant de l'af-
faire, trouvèrent — et en cela ils avaient raison — que Babeuf et Jaudhuin
avaient « agi étourdiment en rayant un nom pour en subsliluer un autre, et
que la vraie marche eût été de recevoir la déclaration de Devillas par un
autre acte au bas de celui de l'adjudication » ; d'autre part, ils affirmaient
l'existence d'une convention entre Devillas et Levavasseur.
Babeuf et Jaudhuin ne tardèrent pas à comprendre qu'ils avaient eu tort
et, voulant réparer leur erreur, ils écrivaient, le soir même, un exposé cora-
18 HISTOIRE SOCIALISTE .
p!et de leur conduite ; très détaillé, très précis et assez long, cet exposé se ter.
minait ainsi : « Ils ont été entraînés à agir sans être instruits de toutes les cir-
constances de la susdite affaire; ils déclarent être dans l'intention que leurs
signatures et ces changements auxquels ils ont coopéré aujourd'hui au procès-
verbal d'adjudication dont il s'agit, ne puissent nuire ni préjudicier à aucune
partie, leur vœu étant qu'on ne puisse se prévaloir de leur participation à cet
égard et que les choses soient rétablies dans le même et semblable état qu'elles
se trouvaient être avant ladite participation». Cela n'empêcha pas le district,
dans sa séance du 4 février et sur l'initiative haineuse de Longuecamp, de
suspendre de leurs fonctions Devillas, Jaudhuin et Babeuf, et le conseil gé-
néral de la commune de Montdidier de dénoncer, le 6,. le fait à l'administra-
tion départementale qui, le lendemain, ralifla la suspension et renvoya
l'affaire à l'accusateur public de Montdidier.
Babeuf vint immédiatement à Paris réclamer contre sa suspension. Ap-
prenant que l'affaire était déférée à la justice et se doutant du sort que lui
réservaient les jurés et les juges d'un pays où il comptait tant d'ennemis
influents, il resta à Paris oîi Sylvain Maréchal le fit entrer à l'administration
des subsistances de la Commune de Paris. Dans la crise de Paris mourant de
faim, son austérité, inadmissible de la part d'un homme qui aurait été ca-
pable de se laisser corrompre et à laquelle Michelet a rendu hommage, fut à
la hauteur de celle de Cha'umette et de ses collaborateurs dont notre grand
historien a pu écrire : « Ce qui calmait le plus le peuple, c'était le désin-
téressement connu, la sobriété fabuleuse de ses magistrats » [Eistoire du
xi\^ siècle, 1. 1, p. 10). De l'administration des subsistances de la Commune de
Paris, il passa à la Commission des subsistances de la République.
Pendant ce temps, l'affaire suivait son cours et l'accusateur public tradui-
sait devant le jury d'accusation Devillas, Debraine, Nicolas Leclerc, Jaudhuin
et Babeuf, les trois premiers comme corrupteurs et Babeuf comme corrompu.
Nicolas Leclerc et Devillas seuls comparurent ; cancans insignifiants ou sus-
pects qu'on entend dans presque tous les procès criminels, prévenus cher-
chant à tirer leur épingle du jeu, fût-ce au détriment des autres, on retrouve
tout cela dans le dossier. Le principal argument de l'accusation pour essayer
de démontrer l'intention coupable de Babeuf, fut qu'il avait dîné, le 30 jan-
vier, avec Devillas, Debraine et Nicolas Leclerc et avait modifié l'acte après
ce dîner. « Pervers! a écrit Babeuf à ce sujet, combien vous êtes adroits!
combien vous savez tirer.parti des circonstances ! Moi, Dévillas et Leclerc, juge
du tribunal, n'étions pas domiciliés à Montdidier, vous le savez bien; nous
étions donc, par conséquent, obligés de vivre au traiteur ou à l'auberge. Nous
nous invitions quelquefois réciproquement, vous le savez encore, et cela était
tout naturel entre gens que leurs fonctions rapprochaient ailleurs; je fus in-
vité par Leclerc à dîner avec lui ce jour-lâ ; Devillas se trouva du même dîner
qui fut fait à table d'hôte, en lieu public, où nous fûmes confondus avec plu-
HISTOIRE SOCIALISTE 19
sieurs inconnus, oii il ne fut et ne pouvait pas être question d'aucune conni-
vence. Pourquoi empoisonner une action aussi simple? Par quelle fatalité
espérez-vous la métamorphoser en une présomption propre à me condamner?
Mais il se trouvera des hommes justes qui pénétreront les motifs de votre
inexorable acharnement qui ne vous laissait rien négliger, et ils distingueront
entre vous et moi. Malheur alors aux vrais coupables ! »
Le jury, interrogé uniquement, c'est à constater, sur le fait matériel de
modification de Kacte, alors que la question d'avoir agi « méchamment et à
dessein de nuire » s'imposait d'après l'art. 41 (section 2, titre II) du Code pénal
du 25 septembre 1791, déclara, le 29 mars 1793, qu'il n'y avait lieu à accusation ^
que contre Babeuf qui l'avait faite. En définitive, de la part de Babeuf, il y eut,
suivant son mot, dans les notes biographiques du dossier, « inadvertance »
reconnue et réparée tout de suite. Ainsi qu'en témoigne l'original de l'acte,
il opéra d'une façon si naïve, si ouverte, que cela suffit à exclure de sa part
toute intention répréhensible et implique chez lui la conviction que Devillas
lui disait la vérité. Dans le cas contraire, en effet, il n'aurait pas pu ne pas
soupçonner que Levavasseur ne se laisserait pas évincer sans protester, et,
ayant la volonté de commettre un faux, Babeuf aurait plus ou moins habile-
ment tenté de le faire de telle sorte que l'inscription même du nom de Leva-
yasseur fût au moins contestable. S'il y eut un coupable dans l'affaire, il n'est
pas douteux que ce fut Devillas cherchant peut-être à ne pas tenir une con-
vention faite et, de toute manière, l'instigateur de l'acte reproché à Babeuf;
or, le jury d'accusation ayant, en ce qui concerne Devillas, à se prononcer
contradictoirement, décide qu'il n'y a pas matière à accusation, et Babeuf
serait coupable d'avoir satisfait à une demande estimée n'être pas répréhen-
sible ! Le tribunal criminel d'Amiens n'en condamna pas moins par contumace
Babeuf à vingt ans de fers (23 août 1793).
Celui-ci qui, avec juste raison, disait : « Oîi il n'y a point de corrupteurs,
il n'y a point de corrompu », resta à Paris sans se cacher et y fit venir sa
femme et ses enfants. Le 24 brumaire an II (14 novembre 1793), sur la réqui-
sition du procureur-syndic du district de Montdidier, qui était alors Varin, il
était arrêté. Mais tout en mettant Babeuf en état d'arrestation, «les adminis-
trateurs du département de police de la municipalité de Paris », Mennessier
et Dahgé, — le premier devait être, lors de la Conjuration des Egaux, l'agent
pour le IIP arrondissement (chap. xra), et un des agents les plus zélés, du
comité secret — écrivaient à Varin : « Le citoyen Babeuf, avant d'être atta-
ché à l'administration des subsistances de Paris et pendant tout le temps qu'il
y a été employé, n'a donné lieu, au moins à notre connaissance, à ancien
reproche à son égard du côté du civisme ni de la probité; et c'est pour nous
un puissant motif de lever des doutes sur la légitimité des motifs qui l'ont
fait condamner à vingt années de fers », et ils lui demandaient de leur pro-
curer « tous les moyens possibles de statuer en connaissance de cause sur
20 HISTOIRE SOCIALISTE
cette affaire ». Ils n'obtinrent pas de réponse et écrivirent de nouveau que,
si le prochain courrier ne leur apportait pas les renseignements demandés,
ils relâcheraient Babeuf; n'ayant rien reçu, ils mettaient, le 17 frimaire (7 dé-
cembre), celui-ci en liberté provisoire sous le cautionnement, a-t-il dit, d&
« Sylvain Maréchal, Daube et Thibaudeau, mes amis » : il sera question du
premier plus tard (chap. xiii) ; Daube était un professeur de législation
natif de la région qui constitua le département des Hautes-Pyrénées, et
devait être choisi, en germinal an IV (avril 1796), pour occuper la chaire de
législation à l'école centrale de Tarbes ; Thibaudeau était évidemment le
Conventionnel; je constaterai que, dans le logement où fut arrêté Babeuf au
moment de sa conjuration, on ne trouva, parmi les documents saisis, qu'une
douzaine d'imprimés étrangers à cette conjuration ; or, l'un d'eux était le
rapport du Conventionnel Thibaudeau sur la mission par lui remplie près de
l'armée des côtes de la Rochelle {Copie des pièces saisies dans le local que
Babeiif occupait lors de son arrestation, t. II, p. 70.).
Babeuf demanda à être réintégré dans ses fonctions à l'administration
des subsistances et, en attendant, grâce à Sylvain Maréchal, il travailla chez
Prudhomme, l'éditeur du journal Les Révolutions de Paris. Avant de lu'
rendre sa place, la commission des subsistances résolut de consulter le mi-
nistre de la Justice Gohier. Ce dernier exprima l'opinion qu'un condamné
devait être arrêté et donna des ordres en conséquence. Sans avis officiel,
Babeuf se rendit de lui-même, le 11 pluviôse (30 janvier 1794), à l'Abbaye oii
il fut incarcéré ; on devait, le 1" germinal (21 mars), le transférer à Sainte-
Pélagie.
Babeuf rédigea pour sa défense, d'après une note du dossier, un mémoire
qui, actuellement, n'y figure pas. Ce mémoire n'est pas autre chose — les
nombreux renvois concordant des notes biographiques qui sont dans le dos-
sier, aux pages de cet imprimé l'établissent d'une manière incontestable —
que l'imprimé débutant par ces mots : « Babeuf, ex-administrateur du dépar-
tement delà Somme et successivement du district de Montdidier.aux comités
de salut public, de sûreté générale et de législation de la Convention natio-
nale, et à Gohier, ministre de la Justice ». Une note manuscrite de l'exem-
plaire de la Bibliothèque nationale (Lb 41/947) permet de supposer que c'est
cet exemplaire qui a appartenu au dossier. Dans cette brochure écrite en plu-
viôse an II (février 1794), Babeuf annonce qu'il écrira une « défense géné-
rale », un « grand mémoire ». Tel que nous le connaissons, nous pouvons
affirmer que cette promesse d'écrire a été tenue. Qu'est devenu cet écrit? Je
n'en ai pas trouvé trace, si ce n'est pas l'ouvrage «préparé pour l'impression »
et « resté inédit » que, dans son Histoire de Gracchus Babeuf, — intéressante
par les documents nouveaux apportés, mais malheureusement incomplète et
parfois inexacte, — M. Advielle mentionne (t. 1", p. 505) sous le titre Histoire
des conspirations et des compirateurs du département de la Somme. A pro-
HISTOIRE S.n
VLISTE
2i
pos des papiers de Babeuf utilisés par M. A'Ivielle, M. Espinas dans l'œuvre
citée procéderainent se demande (p. 195, iMte) d'où ils peuvent venir et il
recourt, sans qu'on comprenne bien pou iquoi, aux Archives (F7 4,276) pour
établir que les papiers de Babeuf avaient ck; saisis le 19 pluviôse an IIï (7 fé-
vrier 1795). La conslatation est exacte, si ulement on trouve dans le mêuie
carton un reçu, délivré par Babeuf, ie il vendémiaire an IV (3 octobre 1795),
Clôture de la Salle des Jacobins
dan» la nuit du 27 au 28 juillet 1794 ou du 9 au 10 thermidor An II de la RépnbUqn».
(D'après un document de la Bibliothèque Nationale.)
des papiers saisis chez lui le 19 pluviôse, et M. Espinas ne s'en est pas aperçu:
voici le texte de ce reçu :
« Du onze vendémiaire l'an IV de la République française une et indivi-
sible.
« Reçu du citoyen Almain tous 1rs pnpiers saisis chez moi et mentionnés
au procès-verbal d'arrestation du dix-mu pluviôse l'an trois.— G. Babeuf».
L'écrit existant àlaBililiothèquenati'. nie dontje me suis beaucoup servi
'-IV. 396. — RISTOIRR Sor.lAllsTR. — THKnui,' M ET dibelto;rk. liv, J96.
22 HISTOIRE SOCIALISTE
pour la biographie de Babeuf, et qui m'a fourni les citations précédentes dont
la source n'est pas indiquée, montre que le seul souci de celui-ci était d'être
jugé « par tout autre tribunal » que celui de la Somme, et il demandait, en
particulier, de l'être par le tribunal révolutionnaire.
Sur le rapport de Merlin (de Douai), membre du comité de législation,
la Convention, par un décret du 24 floréal an II (13 mai 1794), déféra le pro-
cès au tribunal de cassation qui, le mois suivant, 21 prairial (9 juin), — c'est-
à-dire le lendemain de la fête de l'Etre suprême « au Champ-de-Mars » oia il est
impossible que Babeuf, alors détenu, ait pu se trouver parmi ceux qui avaient
menacé Robespierre, contrairement à ce qu'on lit, d'où que vienne l'erreur,
dans l'ouvrage de M. Stéfane-Pol, Autour de Robespierre, le Conventionnel
Le Bas (p. 136) — annula procédure et condamnation « pour incompétence et
excès de pouvoirs »; l'affaire était renvoyée devant le tribunal criminel de
l'Aisne et Babeuf transféré à Laon.
Le tribunal de cette ville qui, le 24 messidor (12 juillet), lui refusait sa
mise en liberté, déclarait très judicieusement, le 28 (16 juillet), après examen
de la cause, qu'il y avait lieu à acte d'accusation contre Babeuf, le fait ma-
tériel étant reconnu par celui-ci, afin de rechercher s'il y avait eu intention
coupable ; il ajoutait que cette recherche devait viser tous ceux qui avaient
participé au fait incriminé, et qu'il serait sursis «jusqu'à ce que la commis-
sion des administrations civiles, police et tribunaux, ait été consultée ». Le
30 messidor (18 juillet), Babeuf obtenait son élargissement sous caution;
nous aurons à revenir sur cette affaire au début du Directoire (chap. xn). Il
était à Laon le 9 thermidor (27 juillet), à cause d'une maladie de son flls
Robert qu'il avait depuis appelé Emile, par amour pour Rousseau : Jean-
Jacques, en effet, Mably et Morelly — dont Babeuf, comme tout le monde
alors, attribuait le Code de la Nature à Diderot — tels ont été ses inspi-
rateurs.
CHAPITRE II
INDÉCISION DES laERMlDORIENS
(Thermidor an II à vendémiaire an 111. —Juillet à octobre 11 9i.)
Ce qui prépara le 9 thermidor, ai-je dit, ce fut l'instinct de la conservation;
ce qui assura son succès, ce fut en grande partie la haine que Robespierre avait
soulevée contre lui en frappant la Commune de 93. Il avait brisé la fraction
avancée de la République, la plus apte à la défendre dans les moments de
crise; aussi, au lieu de l'appui qu'il lui aurait fallu, ne trouva-t-il parmi les
survivants restés libres de cette fraction, qui n'éta it pas seulement composée
d'Hébertistes, que des ennemis. Paris, dans son ensemble, n'avait pas bougé.
HISTOIRE SOCIALISTE 23
la Commune robespierriste, non élue celle-là, n'étant populaire ni par son ori-
gine, ni par ses actes; loin de les soutenir, avaient, au contraire, résolument
marché contre elle et contre Robespierre les sections restées attachées à la
Commune de 93, à la mémoire de Chaumette. Il faut ajouter que, pour ache-
ver Robespierre dans l'esprit public, on recourut, en outre, à l'arme dont ses
amis et lui s'étaient si souvent servi contre les autres, à la calomnie, aux
odieuses et ineptes accusations de royalisme et de connivence avec l'étran-
ger.
La chute de Robespierre fut un soulagement pour la majorité de la popu-
lation. La masse ouvrière de Paris que venait encore de mécontenter un
arrêté du conseil général de la Commune du 21 messidor an II (9 juillet 1794),
publié le 5 thermidor (23 juillet), déterminant pour presque toutes les pro-
fessions le maximum des salaires sans tenir suffisamment compte de celui des
objets de première nécessité, et que réjouit une proclamation du comité de
salut public du 13 (31 juillet) reconnaissant le bien fondé des réclamations et
promettant — promesse qui, d'aiiîeurs, ne devait pas être tenue — une pro-
chaine rectification « afin que le prix de la journée de travail puisse être pro-
portionné à celui des subsistances » (Biollay, Les prix en i 790, p. 2 et 3 et
Aulard, Paris pendant la réaction tliermidorienne etsotis le Directoire, t. I",
p. 11), crut un instant qu'une ère démocratique allait s'ouvrir; Babeuf partagea
celle illusion. Dans d'autres milieux, pour des raisons moins pures, la joie
indécente qui avait éclaté le 10 thermidor (28 juillet) sur le passage de Robes-
pierre allant à l'échafaud, ne fit que s'accroître, le monde des agioteurs exulta.
Ce n'est toutefois pas dans le flot d'adresses félicitant la Conveiition, qu'on
trouverait l'expression spontanée de ces sentiments ; car la comp;iraison
faite par M. G. Monod [Revue historique, t. XXXIII, p. 121), des adresses de
la municipalité de Concarneau et de l'armée de la Moselle, dont l'étrange
similitude ne saurait être fortuite, permet de supposer qu'elles ne furent
que la copie de modèles de commande.
L'action royaliste était nulle à Paris à cette époque, et, si les 11 et 12 ther-
midor (29 et 30 juillet) virent tomber 82 têtes de robespierristes plus ou
moins actifs, si quelques royalistes sortirent en même temps que de nom-
breux républicains lels que Hoche, relâché le 17 thermidor (4 août), des pri-
sons où on jetait les amis de Robespierre, il n'est pas contestable que, ni
dans l'intention des acteurs de ce drame, ni dans la pensée de ceux qui en
virent le dénoûmenl avec une impression de délivrance. Thermidor ne cons-
tituait le début d'une réaction. Constatons cependant que des hommes comme
Pache et Bouchotte ne furent pas relâchés.
Les modifications apportées aux divers rouages du gouvernement révo-
lulionaaire, successivement créés pour subvenir aux nécessités de la défense
nationale, ne furent d'abord inspirées que par le désir de détruire les abus
dont la Convention venait de souffrir, sans le moindre parti pris de changer
24 HISTOIRE SOCIALISTE
profoiulément ce qui était. Contre la toute-puissance du comité de salut pu-
blic on imagina, dès le 11 thermidor (29 juillet), le renouvellement par quart
chaque mois, avec l'inéligibilité pendant un mois des membres sortants; mais
ce comité était maintenu. On abrogea, le 14 thermidor (1" aoiit), la loi du 22
prairial (10 juin) et on prit le 23 (10 aoijt) diverses mesures relatives au tribu-
nal révolutionnaire rendu moins défavorable aux accusés; mais on conserva
un tribunal consacré au jugement des affaires politiques et les jugeant sans
appel. Le club des Jacobins fermé le 10 thermidor (28 juillet), put se rouvrir
le lendemain; il en fut quitte en se livrant à une nouvelle manifestation de
la manie jacobine de l'épuration : il s'épura cette fois au rlétriment des robes-
pierristes, après s'être si souvent épuré à leur profit ; mais il resta républi-
cain, sans que ses flottements entamassent en rien sa prétention à la rigidité
des principes qui consistait déjJi à être surtout sévère pour les autres. Le
personnel des administrations, au lieu d'être composé de robespierristes, le
fut de thermidoriens ; le nombre des comités révolutionnaires fut restreint,
mais on en maintint un par district (7 fructidor -24 août); on limita la durée
des missions (26 thermidor-13 août), les représentants en mission furent chan-
gés, mais le système des missions subsista. A la Commune de Robespierre
succédèrent deux commissions, l'une « de police administrative » et l'autre
« des contributions publiques » (14 fruclidor-31 août), et celles-ci, comme
celle-là, furent nommées et non élues : on imitait dans sa défiance de la
grande ville celui qu'on traitait de tyran; dès le 9 thermidor (27 juillet), neuf
citoyens avaient été désignés par les comité? de salut public et de sûreté gé-
nérale pour exercer provisoirement « les fonctions administratives de police »
et, le 27 thermidor (14 août), on leur avait adjoint huit autres citoyens, parmi
lesquels Bodson (Révolution française, revue, t. XXXIII, p. 253 et suiv.), un
thermidorien d'extrème-gauche qu'on ne garda là, d'ailleurs, que jusqu'au
14 fructidor (31 août) et que nous retrouverons plus loin. Quant à la garde
nationale, le commandement général fut simplement fractionné (19 thermi"
dor-6 août). En définitive, le gouvernement révolutionnaire dont le décret du
19 vendémiaire an II (10 octobre 1793) avait consacré l'existence «provisoire »
et qu'avait organisé celui du 14 frimaire an II 1(4 décembre 1793), allait sub-
sister.
Si la mort de Robespierre ne fut tout de suite, aux yeux des thermido-
riens, que la fin de l'accaparement du pouvoir par un homme, et non le point
de départ de corrections essentielles à apporter à ce pouvoir lui-même, il n'en
fut pas ainsi pour la masse ouvrière parisienne dont je signalais tout à l'heure
la satisfaction et l'espoir. Aussitôt après la mort de Robespierre, quelques socié-
tés populaires avaient été réorganisées. S'étaient notamment très vite retrou-
vés nombreux dans la grande salle d'tin bâtiment de l'Archevêché, dite des
électeurs, entre Notre-Dame et la Seine, — c'est là qu'on avait procédé aux élec-
tions en 89— « les vrais amis des Droits de l'Homme >», selon l'expression
HISTOIRE- SOCIALISTE 25
de Babeuf (n" 7 de son journal), les patriotes antijacobins — on sait que, dans
le langage de l'époque, les mots patriotes et démocrates é\dim\\, synonymes;
encore en l'an VII, « pour un partisan du vieux régime, patriote est égale-
ment synonyme ou d'anarchiste ou de terroriste » {Paris pendant (a réaction
thermidorienne et sous le Directoire, t. V, p. 490) — les amis de Ghaumette,
les membres et habitués de l'ancien club électoral, aussi ardents que par le
passé, heureux d'abord, mécontents bientôt, lorsqu'ils virent rester en fonc-
tion les magistrats municipaux nommés le 10 thermidor (28 juillet) par le co-
mité de sûreté générale.
Cette société populaire, dite « électorale » à cause du nom habituel de la
salle qu'elle occupait, et aux séances de laquelle Babeuf assistait assez souvent,
présenta à la Convention, le 20 fructidor (6 septembre), une pétition récla-
mant en premier lieu «la garantie la plus illimitée des opinions etde la liberté
de la presse », en second lieu « que le peuple rentre dans la plénitude de ses
droits en nommant immédiatement ses fonctionnaires ». Le président de la
Convention, Bernard (de Saintes), — je mentionne ici une fois pour toutes
que, d'une façon générale, pour les discours parlementaires, j'ai suivi le texte
du Moniteur — Té^^onûii que la Déclaration des Droits de l'Homme avait réglé
le premier point et que « le gouvernement révolutionnaire, établi pour le
bonheur public », ne pouvait admettre le second. La Convention, à l'unani-
mité, passa à l'ordre du jour; puis, sur la proposition de Billaud-Varenne
disant : « Le club électoral a été toujours un foyer de contre-révolution, il
prit part à la conspiration d'Hébert », elle décréta le renvoi de la pétition au
comité de sûreté générale, «afin d'en examiner les motifs », ce qui était déjà
une menace.
Habitant la section du Muséum (quartier du Louvre), Babeuf avait, dès
le 30 thermidor (17 août), décidé cette section à voter une résolution revendi-
quant pour le peuple le droit à élire les autorités et protestant contre les au-
torités constituées non élues. Dans une adresse explicative, cette section de-
mandait aux 47 autres de s'unir à elle pour aller dire à la Convention que la
cause de tous les maux « était le mépris des droits du peuple,... que la révo-
lution du 9 au 10 thermidor ferait toujours trembler ceux qui, au mépris des
principes, oseraient proposer des lois immorales ou sanguinaires, ceux qui
oseraient usurper sur le peuple le droit des élections, ceux qui oseraient ac-
cepter des fonctions publiques dont l'élection appartient exclusivement au
peuple », et pour réclamer l'application de ces principes (n» 18 du journal de
Babeuf).
Par suite des manœuvres des Jacobins, ce projet de pétition examiné seu-
lement le 10 fructidor (27 août) dans les sections, fut repoussé par la plupart
d'entre elles; une quinzaine adhérèrent. Dès le 11 (28 août), plusieurs de celles
quijavaient rejeté ce projet, venaient le dénoncer à la barre de la Convention.
Enfin, le 19 (5 septembre) — la veille même du jour où « la société populaire
26 HISTOIRE SOCIALISTE
séanli? dans la salle du corps cMectoral » présentait sa pétition à la Conven-
tion — celle-ci avait reçu une pétition de la " société populaire » de Dijon de-
mandant la continuation de la Terreur et la limitation de la liberté de la
presse. Cette pétition avait été renvoyée au comité de législation, tandis que
l'autre le fut — j'ai indiqué dans quelles conditions — au comité de sûreté
La Convention que les derniers mois avaient accoutumée au silence du
peuple, fut effarouchée par sa résurrection, par des revendications dont elle
avait perdu l'habitude. Il y avait désaccord évident entre le sentiment qui
l'avaii. fait agir et le sentiment populaire né de son action. Là où elle n'avait
cherché que son salut, que son atîranchissement propre, on comptait trouver
le salul et l'affranchissement de tous. Son salut assuré, elle fut surprise qu'on
lui demand.ll des changements qui n'étaient dans sa pensée ni pour retour-
ner en arrière, ni pour marcher de l'avant. Ce qui fut modifié, ce ne fut pas
le pouvoir excessif dont le Paris patriote se plaignait, ce fut la forme
d'exercice de ce pouvoir conservé intact; « modifications presque nulles pour
le peuple » devait écrire Babeuf le 6 vendémiaire an IIT (27 septembre 1795),
dans le n» 18 de son journal. Le décret du 7 fructidor (24 août) réglementa les
attributions des comités ramenés de 21 à 16 : au comité de salut public, la di-
rection de la diplomatie et des opérations militaires et navales ; au comité de
sûreté générale, avec la haute main sur la police, le pouvoir de décerner les
mandats d'arrêt et de traduire devant le tribunal révolutionnaire; au comité
de législation, la surveillance des affaires administratives civiles et des tribu-
naux; aux autres comités, comité des finances, comité de l'instruction pu-
blique, etc., la surveillance immédiate de la partie que leur titre indiquait
et, en ce qui touchait à cette partie, des diverses autorités, y compris les
douze « commissions executives » par lesquelles le décret du 12 germinal
an II (1" avril 1794) avait remplacé les ministères. L'unité ne devait être
obtpnue ni par la réunion des deux comités de salut public et de sûreté gé-
nérale liits comités de gouvernement, ni par la prépondérance du comité de
salut public seul, mais par l'action directe de la Convention qui entendait
avoir désormais le pouvoir nominal et le pouvoir effectif.
Depuis le 9 thermidor, la Convention avait l'idée très nette d'échapper à
la domination d'un homme ou d'un comité; en revanche, elle ne savait trop
ce qu elle devait faire de ce pouvoir qu'elle était si jalouse de garder, et elle
montra la plus déconcertante indécision. Le 11 thermidor (29 juillet), sur la
proposition de Barère, elle maintient Fouquier-Tinville comme accusateur
public, le 14 (1»^ août) elle vote son arrestation. Le 15 (2 août), elle décrète
que les ministres d6 tout culte et les ci-devant nobles seraient exclus de
toutes les fonctions publiques; le lendemain, elle rapporte ce décret. Après
avoir toléré la sortie de prison de certains royalistes, elle s'émeut de leur
sortie et décide, le 23 thermidor (10 août), sur la proposition de Granet, qu'on
HISTOIRE .SOCIALISTE 27
imprimerait les noms des prisonniers élargis et ceux des personnes qui au-
raient attesté leur patriotisme ; le lendemain, elle est unanime à approuver
Barère s 'écriant : « Déclarons tous que nous voulons le gouvernement révo-
lutionnaire », et, le 26 (13 août), sur la demande de remettre en prison ceux
qui auraient été relâchés sans répondants avoués, elle ne vote que l'atmula-
tion 'rJe sa décision du 23 (10 août). Le 2 fructidor (19 août), le Convention-
nel Louchet qui, le 9 tiiermidor, avait provoqué le décret d'accusation contre
Robespierre, propose de réintégrer immédiatement en prison les aristocrates
libérés et sa proposition est renvoyée au comité de salut public; le 18(4 sep-
tembre), la Convention charge le même comité d'étudier la suspension de
la loi du 27 germinal an II (16 avril 1794), dirigée contre les nobles.
D'autre part, le t2 fructidor (29 août), Laurent Le Gointre dénonce comme
complices de Robespierre dans l'œuvre de la Terreur, d'anciens membres des
comités de gouvernement : BiUaud-Varenne, Gollot d'Herbois, Barère, Vadier,
Amar, Voulland et David; c'était entamer le procès de l'assemblée entière qui
avait ratifié les résolutions des comités. On le comprit. « C'est la Convention
qu'on accuse», dit Goujon; Cambon qui ne saurait être suspect de sympathie
ni pour Robespierre, ni pour les Jacobins, constate à son tour que « si l'on
pouvait faire les reproches qu'on a Iresse à quelques-uns, ils s'appliqueraient
à tous », et Thuriot fait voter que « la Convention rejette avec la plus pro-
fonde indignation la dénonciation de Le Coin Ire et passe à l'ordre du jour ».
Le lendemain, sur l'initiative d'amis des accusés, et malL:ré une intervention
hypocrite de Tallien don t, aux yeux de beauc oup, Le Cointre n'avait été que
l'aveugle instrunaent, celui-ci dut lire les pièces par lui annoncées à l'ap-
pui de ses inculpations et, à l'unanimité, sur la propo sition de Chambon, la
Convention « convaincue de la fausseté de l'accusation, la déclare calom-
nieuse ».
Tandis que, d'une part, cet incident rapprochait les Jacobins et ceux qui
avaient été dénoncés, ou qui pouvaient l'être sous le même prétexte et qui
comprenaient le péril, la Convention, d'autre part, avait trouvé dans les Jaco.
bins un appui contre les revendications des sections et sociétés populaires.
On a déjà vu qu'ils avaient fait échouer le projet de pétition de la section du
Mnséum; le 22 fructidor (8 septembre), la section Mucius Scœvola (quartier
du Luxeml)ourg) venait manifester à la barre de la Convention ses « justes
inquiétudes sur le club dit électoral » . Aussitôt Roger Ducos demanda que le
club ne pût plus tenir ses séances dans une salle du « ci-devant Archevêché »
et sa proposition fut adoptée.
Le 23 fructidor (9 septembre), les Jacobins décidaient qu'une adresse
serait portée à la Convention pour dénoncer les menées réactionnaires et solli-
citer des mesures énergiques ; Carrier, Hoyer et BiUaud-Varenne étaient
chargés de la rédiger. Le lendemain, Merlin (de Thiunville) s'appuyait sur
cette diécision pour attaquer violemment, mais sans su<;cè8, les Jacobins dont.
28 HISTOIRE SOCIALISTE
le 25 (11 septembre), les délégués étaient accueillis par les plus vifs applau-
dissements. En revanche, on jetait en prison l'orateur de la pétition du club
dit électoral, Varlet — l'ami de Jacques Roux. (Histoire socialiste, t. IV,
p. 1622) — et le rédacteur de celte pétition, Bodson, dont, le 30 fructidor
(16 septembre), une députation du club réclamait eu vain à la Convention
la mise en liberté. Déjà, par un décret du 4 fructidor an II (21 août 1794), la
Convention avait rapporté celui du 9 septembre 1793 qui accordait, « à titre
d'indemnité, quarante sous aux citoyens peu fortunés pour assister aux assem-
blées de section et y exercer leurs droits », — d'une façon générale, je citerai
les lois ou décrets (ces deux mots étaient synonymes sous la Convention)
d'après le texte des collections Duvergier ou Baudouin. Le même décret em-
pêchait les sections de se réunir tous les cinq jours et ne leur permettait plus
qu'une réunion par décade. La suppression de l'indemnité allait éloigner les
pauvres, les ouvriers, des sections, où commençaient, au contraire, à se porter
les aristocrates remis en liberté.
L'influence reprise par les Jacobins qui cherchaient de plus en plus à
agir sur la Convention en faisant affluer pétitions et adresses dans le genre
de celle de Dijon applaudie par eux et colportée à Paris et dans les départe-
menls, ne pouvait qu'inquiéter Tallien et l'exciter à les perdre. Un triste évé-
nement avait déjà été exploité à ce point de vue : le 14 fructidor (31 août),
la poudrerie de Grenelle sautait tuant une soixantaine de personnes et en
blessant un grand nombre. Cette poudrière occupait la partie de la caserne
Dupleix qui donne sur la place de ce nom. On insinua que le coup pouvait
bien venir des Jacobins. Cela n'ayant pas réussi, Tallien qui, devant l'alti-
tude de ses collègues à son égard, avait donné .le 15 .fructidor (l"sepiembre),
sa démission du comité de salut public et qui avait été expulsé des Jacobins
le 17 (3 septembre), simulait, selon toute vraisemblance, une tentative d'as-
sassinat : le 24 fructidor (10 septembre), un peu après minuit, rue des Quatre-
Fils, on le trouvait ayant « à la partie antérieure de l'épaule gauche » une
légère contusion paraissant provenir d'un coup de pistolet tiré à bout por-
tant, sans balle. Celle-ci, d'après le procès-verbal des trois officiers de santé
lu à la séance de la Convention le 24 fructidor, « a pu tomber entre » la dou-
blure de l'habit et l'habit; cela aurait permis de la retrouver, or on ne la re-
trouva pas.
Malgré tous les efforts, cette affaire n'eut pas les résultats immédiats
espérés ; les Jacobins remportaient, au contraire, un succès : sur leur initia-
tive, la Convention, le 26 fructidor (12 septembre), réglait le transport du corps
de Marat au Panthéon et décidait que, le même jour, en serait enlevé le corps
de Mirabeau. Les thermidoriens et leurs adversaires se trouvèrent d'accord
en cette circonstance, tous se réclamaient encore de Marat. La cérémonie, à
laquelle assistait la Convention, eut lieu le dernier jour de l'an II (21 sep-
tembre 1794) au milieu d'une foule criant : Vive la République! Le 20 yen-
IIISTOIUE SOCIALISTE
29'
démiaire au III (il octobre 1794), nouvelle cérémonie : le Panthéon recevait,
solennellement, les restes de Jean-Jacques Rousseau. Avant ces deux cérémo-
nies, le quatrième jour sans-culotlide de l'an II (20 septembre), Robert Lindet
avait présenté à la Convention, au nom du comité de salut public, un tableau
de la situation de la France, auquel plus loin (chap. xi) j'emprunterai certains
détails et dans lequel il attaquait les Girondins qui seront bientôt les maî-
tres. Le bonheur des Jacobins n'était cependant pas sans mélange. Le jour
même où le corps de Marat fut transporté au Panthéon (21 septembre, cin
quième jour sans-culottide) — ce devait être le dernier jour portant cette
dénomination; car, le 7 fructidor an III (24 août 1795), la Conveiilion devait
Explosion de la Poudrière de Grenelle, le 74 fruotidor, An II.
(D'après une estampa de la Bibliothèque Nationale.) ;',
i-l.liKJn r
rapporter le dernier paragraphe de l'art. 9 de la loi du 4 frimaire an II (24 no-
vembre 1793) décidant que les derniers jours de l'an républicain s'appelle-
raient « sans-culottides », et décréter qu'ils porteraient à l'avenir le nom de
« jours complémentaires » — les comités de salut public et de sûreté géné-
rale réunis faisaient ordonner l'épuration de la Société populaire et des auto-
rités de Marseille. L'exécution de ce décret et l'arrestation de vingt «énergu-
mènes » du club, dans la nuit du 4 au 5 vendémiaire an III (25 au 26 sep-
tembre 1794), occasionnèrent, le 5 (26 septembre), des troubles à Marseille ; les
manifestants furent dispersés par la force armée.
Le 17 fructidor (3 septembre), Babeuf avait fait paraître le premier nu-
méro de son journal sous le litre, jusqu'au n" 22 inclusivement, de Journal
de la Liberté de la Presse. A partir du n°19(8 vendémiaire-29 septembre), son
journal porta l'épigraphe : «Le but de la société est le bonheur commun,
art. 1", Déclaration des Droits .;.
LIV. ,397. — BISTOIBP fOr.lAl.lSTK. — THERMIDOR ET DlRECTOlRiî. UV. 397.
80 HISTOIRE SOCIALISTE
« C'est un journal pour les penseurs que je prétends faire, disait-il dans
le W 2 (19 fructidor -5 seplem bre). c'est la théorie des lois successivement
rendues et l'examen de leurs divers rapports avec la liberté et le bonheur du
peuple. » Cependant, ce qui le préoccupe par dessus tout à cette époque, c'est
la liberté d'écrire, puis le droit pour le peuple d'élire ses magistrats ; ce qu'il
invoque, c'est la Déclarât ion des Droits de l'Homme de i793 : « Je rapporte
tout aux Droits de l'Homme, je porte aux nues tout ce qui s'en rapproche et
je sape tout ce qui leur est opposé » (n" 7, du 28 fructidor -14 septembre).
Dès son premier numéro, il avait écrit : « Nous estimerons, nous admirerons
l'ouvrage, et nous oublierons quel fut l'ouvrier », faisant allusion à cette Dé-
claration et à Robespierre, « sincèrement patriote et ami des principes jus-
qu'au commencement de 1793, et le plus profond des scélérats depuis cette
époque »; dans son n' 4 il l'appelle « l'Empereur ». Il est thermidorien, avec
excès et na'iveté tout d'abord : « le 10 thermidor marque le nouveau terme
depuis lequel nous sommes en travail pour renaître à la liberté » (n' 2). Il
réprouve le système de la Terreur et se montre ainsi Adèle aux sentiments
d'humanité qui rendent si belle la lettre à sa femme mentionnée à la fin du
chapitre précédent (Advielle, Histoire de G. Babeuf, 1. 1", p. 54-55); il attaque
violemment ceux qui ont appliqué ce système — particulièrement Carrier —
appelés dans son n° 4 (25 fruclidor-11 septembre) « terroristes », mot dont on
prétend qu'il fut l'inventeur ; il sait toutefois oublier le rôle sanglant de cer-
tains, tant qu'il approuve leur conduite après Thermidor; tel fut le cas pour
Fréron et Tallien ; cette approbation, il est vrai, ne dura pas longtemps. Il
combat les Jacobins ; il les accuse d'avoir soudoyé des gens qui ont poursuivi
à coups de bâton au Palais -Egalité ( Palais - Royal ) les colporteurs de son
journal.
Dès le n° 3 (22 fructidor- 8 septembre), il prend la défense du « club non
électoral, mais séant à la salle des électeurs », suivant son expression, el pro-
teste contre l'accusation d'hébertisme lancée par Billaud-Varenne. Il publie
le projet d'adresse de la section du Muséum (n° 18, du 6 vendémiaire an III-
27 septembre 1794) qui, dit-il, est le manifeste de son parti, le parti des défen-
seurs des Droits de l'Homme. II proteste contre la limitation pour les sections
du droit de se réunir et contre l'arrestation de Varlet et de Bodson (n° 7).
Mais, s'il veut « montrer au peuple que l'on peut, et bientôt, changer en réa-
lité la plus belle des maximes qui ne fut jusqu'ici qu'une illusion : le but de
de la société est le bonheur commun » (n° 4) ; s'il écrit : « Le républicain
n'est pas l'homme de l'éternité, il est l'homme du temps ; son paradis est
cette terre, il veut y jouir de la liberté, du bonheur, et en jouir durant qu'il
y est, sans attendre, ou toutefois le moins possible » (n» 5, du 26 fructidor.
12 septembre), c'est là tout ce qui, dalis les premiers numéros, peut, avec la
meilleure volonté, être considéré comme renfermant un germe bien loin-
tam de socialisme ; et cependant, au point de vue philosophique, Babeuf,
HISTOIRE SOCIALISTE 31
nous le savons, avait eu depuis longtemps des tendances communistes et des
velléités socialistes.
Nous avons vu les Jacobins reprendre leur influence ; à leur instiçation
ou avec leur appui, on avait agi et on allait continuer à agir contre le club
dit électoral. Le 7 vendémiaire an III (28 septembre 1794), ce club avait renou-
velé sa démarche en faveur de ses membres emprisonnés, Varlet et Bodson,
et demandé le retrait du décret lui enlevant sa salle ; le soir, il arrêtait le
texte dune adresse à la Convention. Cette adresse publiée par Babeuf dans
son n° 22 — daté par erreur du 10 vendémiaire comme le n" 21 — s'oc-
cupait d'abord « des moyens de vivifier le commerce ». Après avoir à cet
égard conclu à ce que « aucune commission ne fasse ni préhensions, ni réqui-
sitions que pour les armées, et même point du tout, s'il était possible que le
commerce fournisse », elle ajoutait : « Rendez à Paris les deux assemblées
de sections par décade, qui sont à peine suffisantes pour les objets journaliers.
Rendez-lui sa municipalité, ses magistrats, élus par le peuple qui seul a le
droit de les nommer». Babeuf faisait suivre cette adresse des lignes sui-
vantes : « Nous ne donnons notre approbation entière qu'à la partie de cette
adresse qui se rapporte à la réclamation de tous les droits de la souveraineté.
Le sujet du commerce mérite d'être approfondi ; il y a bien des choses à dire
sur les accaparements, et il faudra encore longtemps chez nous des lois contre
la cupidité ».
Le lendemain, 8 (29 septembre), à huit heures du matin, un architecte à
la tête de deux cents ouvriers envahissait le local du club ; on commençait
à arracher et à briser bureau, tribune et banquettes; mais devant des protes-
tations qui éclatèrent, un décret du il (2 octobre) ordonna de surseoir à la
démolition. Le club n'en présentait pas moins, le 10 vendémiaire (1" octobre),
son adresse à la Convention dont le président, André Dumont, répondit :
« Ignorez-vous donc que le gouvernement révolutionnaire existe et que la
Convention nationale a juré de le maintenir jusqu'à la paix » ; et l'adresse
fut renvoyée au comité de sûreté générale. Cette adresse reçut l'adhésion de
plusieurs sections, entre autres celle du Muséum.
Babeuf protesta contre celte invocation du gouvernement révolutionnaire.
La Convention «parle de ce gouvernement révolutionnaire comme du saint des
saints, avec vénération et respect, et avec indignation du gouvernemtnt de
Robespierre, de la Terreur et du système de sang, comme si tout cela n'était
pas une seule et même chose » (n''24, du 16 vendémiaire-7 octobre). «N'est-il
pas temps bientôt que les mots n'en imposent plus? Pourquoi celui de gou-
vernement révolutionnaire est-il toujours le talisman qui couvre tous les
abus sans permettre qu'on s'en plaigne ?... Eh bien, oui, tous les amis de la
hberté tendent au renversement du gouvernement révolutionnaire, et la rai-
son c'est qu'il est la subversion de toute liberté » (n° 25, dy 17 vendemiaire-
& octobre).
32 HISTOIRE SOCIALlnTE
Depuis le n" 23 daté du 14 vendémiaire an III (5 octobre 1794), son journal
avait pour titre : « Le Tribwi du Peuple ou le Défenseur des Droits de
l'Homme en continuation du Journal de la Liberté de la Presse ». Babeuf
justifiait ainsi son nouveau titre : « Tribun du peuple m'a paru la dénomina-
tion la plus équivalente à celle d'ami ou de défenseur du peuple. Je demande
qu'on n'aille pas chercher d'autre acception ». Abandonné par son imprimeur,
le Conventionnel GutTroy, qui arrêta le tirage du n" 26, n'ayant plus les
moyens de faire imprimer son journal, il envoya, avec une lettre explicative,
le manuscrit du n° 27 aux membres du « club ci-devant électoral » qui avait
pu reprendre ses séances dans la salle de l'assemblée générale de la section
du Muséum, au Louvre (Paris pendant la réaction thermidorienne..., t. I",
p. 256), et qui fit paraître le numéro (22 vendémiaire -13 octobre).
CHAPITRE m
COMMENCEMENT DE LA RÉACTION
{vendémiaire à frimaire an lU- octobre à décembre 1794.)
La question du commerce, traitée par le club dit électoral dans l'adresse
du 10 vendémiaire (1" octobre), s'imposait alors à l'attention de tous, et cette
adresse exprimait le sentiment de la grande majorité. Les documents de
l'époque, les rapports de police, par exemple, dont, sous le titre Paris pen_
dant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, M. Aulard a composé
un si intéressant recueil, auquel je renvoie d'une façon générale pour toutes
mes citations de ces rapports, prouvent que le public se préoccupait principa-
lement de tout ce qui concernait les subsistances. On se plaignait de plus en
plus de la pénurie des denrées mises en vente, de leur mauvaise qualité, de
leur prix élevé, des infractions impunément commises aux lois du maximum,
du temps qu'il fallait perdre à faire queue pour obtenir peu de chose, de
l'inégalité des répartitions. Les trafiquants accréditèrent le bruit que les mar-
chandises regorgeaient autour de Paris où le maximum seul les empêchait
de venir; il y avait là une part de vérité, il y avait surtout le désir de voir
supprimer le maximum pour spéculer avec une sécurité complète; et les gou-
vernants ne pouvaient être dupes de leurs procédés. On lit dans le rapport de
police du 4 vendémiaire (25 septembre) : « L'aristocratie marchamle lève la
tôle avec audace. 11 semble que l'indifférence aflectée sur l'inexécution de la
loi iiu maximum prépare, son triomphe... L'agiotage est poussé à son comble;
les gros marchands écrivent, s'agitent, se tourmentent, font des voyages pour
accaparer toute espèce de marchandises. »
L'opinion publique admit vite que l'amélioration qu'elle souhaitait avant
tout, ne pouvait provenir que d'un changement de système, que le maximum
HlSTOItU':- SOùl \ MS-
était non seulement inutile puisqu'il n'était pas rigoureusement appliqué,
mais nuisible puisqu'il entravait l'approvisionnement, que le seul remède à
la situation était l'entière liberté du commerce, à l'exception de l'exportation
et de l'accaparement; il y aurait peut-être, croyait-elle, cherté les premiers
jours, mais la concurrence ne tarderait pas à. ramener la baisse et les prix
ordinaires. Libre disposition des marchandises, leur accaparement excepté,
pensait-on; le rapport de police cité plus haut montre commenl les spécula-
teurs enicndciienl déférer sur le dernier point au vœu de l'opinion; ils lais-
(D'après une eûin<npe de la Bîoliotheque Nationale.;
^
. salent dire, décidés à agir à leur guise, ne demandant qu'à voir atténuer les
risques de contrainte. L'agiotage, qui allait grandissant, n'était pas une nou-
veauté; il existait déjà, mais plus restreint comme personnel et comme opé-
rations. Le gouvernement révolutionnaire, tout en ayant très sincèrement
cherché à le faire disparaître, l'avait, au contraire , sans le vouloir, en quelque
sorte démocratisé.
Les comités révolutionnaires répandus sur toute la surface du pays et qui
eurent le mérite de déjouer les complots royalistes, étaient en masse com-
posés de braves gens; mais beaucoup ne sachant pas lire, se trouvaient obligés
, de s'en remetlre à quelque ancien homme d'affaires ou d'église, à guelquei
employé ou marchand, qui les dirigea parfois, trop souvent, au gré de ses
. intérêts particuliers, n'ayant, pour éviter les décisions gênantes, qu'à invo-
34 HISTOIRE SOCIALISTE
quer des textes que les autres étaient incapables d'élucider. Les tentations
étaient grandes ; aux enchères de biens nationaux, un tel homme, même
sans manœuvres de sa part, ne trouvait guère de concurrent s'il voulait
acheter, et achetait à bas prix ; des valeurs lui passaient par les mains, et les
procès-verbaux de ces opérations, qui auraient dû être soumis à un examen
compétent et consciencieux, l'étaient tout au plus à une approbation super-
ficielle ; puis, avec de l'argent, on put avoir plus ou -moins ouvertement des
assignats au rabais et donner ceux-ci au pair à ses créanciers ou à l'Etat.
Ainsi se développa une catégorie nouvelle d'agioteurs au moraent'où on ton-
nait le plus contre eux, et on ne fit rien de ce qui aurait pu efficacement pré-
venir ce résultat.
D'autre part, a écrit M. Aulard dans la revue la Révolution française, du
14 décembre 1899 (p. 508) : « Il ne faudrait pas croire que les comités révolu-
tionnaires ne fussent compo ses que de bons républicains. La loi voulait que
chaque comité fût composé de douze membres et qu'il y eût au moins, pour
chaque délibération, sept membres présents. Dans les petites communes ru-
rales où déjà la formation de la municipalité avait absorbé presque tout le
personnel capable, comment trouver, en outre, douze ou même sept républi.
cains sincères et éclairés? Cette condition irréalisable du nombre de douze
ou de sept permit à beaucoup d'ennemis de la Révolution de s'introduire
dans les comités, le plus souvent sous le masque démagogique, d'y persécuter,
comme modérés, les meilleurs patriotes et de se tenir eux-mêmes en sûreté
dans un lieu de retraite inaccessible oîi ils avaient, en outre, l'avantage de
nuire à la République par leur outrance. »
On laissa le droit de réquisition personnelle sur les gens et les fortunes
à tous ces comités locaux trop aisém eut portés à obéir à des inimitiés parti-
culières ou à des complaisances prêtant au soupçon, alors qu'un contrôle et
une sanction réels doivent toujours être la règle, mais surtout en matière
d'argent. En n'organisant pas sérieusement la surveillance et la responsabilité
qui auraient été une sauvegarde contre les entraînements de quelques-uns,
contre les traîtrises de certains, et contre l'extension à tous d'accusations
justifiées seulement pour une minorité, on exposa tous les membres de ces
comités et, par suite, tous les Jacobins, à une coalition de cupidités déçues
et de haines implacables qui devaient profiter de la première occasion pour
se donner carrière.
Dès la fin de fructidor an II (milieu de septembre 1794), on chercha à
coups de pamphlets à créer un mouvement d'opinion contre les Jacobins, et
tout fut bon à cet effet. Cent trent e-deux citoyens de Nantes, républicains
modérés, mais nullement complices des Vendéens, avaient été, le 7 frimaire
an II (27 novembre 1793), expédiés à Paris dans d'odieuses conditions par le
comité révolutionnaire de Nantes qui les accusait d'être fédéralistes et alliés
des Vendéens. Après un terrible voyage pendant lequel trente-huit succom-
HISTOIRE SOCIALISTE 38
bèrent, ils furent, au nombre de quatre-vingt-quatorze, incarcérés à Pans le
16 nivôse (5 janvier 1794). Fouquier-Tinville lui-même, jugeant qu'il n'y avait
rien de sérieux contre eux, les oublia à dessein dans les prisons où les trouva
le 9 thermidor. Traduits enfin devant le tribunal révolutionnaire, ces citoyens
récriminèrent naturellement contre le comité qui les avait fait arrêter, racon-
tèrent des actes de barbarie à sa charge et, le 28 fructidor (14 septembre),
après sept jours de débats, leur acquittement était prononcé au milieu des
applaudissements. Ceux qui voulaient abattre les Jacobins s'empressèrent
d'exploiter les noyades dénoncées, et le comité de Nantes devint l'objet d'at-
taques qui frappèrent d'autant plus vivement l'esprit public qu'elles alimen-
taient à la fois son indignation d'actes horribles et son goût pour les reçus
détaillés d'horreurs.
Poussée par l'opinion la Convention décrétait, le 22 vendémiaire an III
(13 octobre 1794), que le tribunal révolutionnaire poursuivrait sans délai «les
membres du comité révolutionnaire de Nantes, prévenus d'être les principaux
auteurs des atrocités qui ont eu lieu dans le département de la Loire-Infé-
rieure » ; et, aux quatorze de ces membres déférés dès le 5 thermidor (23 juil-
let), par arrêté des représentants Bo urbotle et Bo, au tribunal révolutionnaire
et détenus à Paris, elle adjoignait de nouveaux accusés. Le 23 (14 octobre),
paraissait l'acte d'accusation contre les quatorze ; les débats commencèrent le
25 (16 octobre) et, pendant leur cours, plusieurs témoins présumés complices
furent transformés en accusés. Le public se passionna pour cette affaire;
bientôt il ne fut plus question que de Carrier. Les accusés se défendaient en
rejetant tout sur lui; aussi, le 8 brumaire (29 octobre), la Convention, consi-
dérant que, d'après la procédure instruite contre le comité de Nantes, il y avait
lieu à examen de la conduite de Carrier , chargeait un e commission de vingt et un
membres de cet examen. Le 21 brumaire (11 novembre), Romme, au nom de
cette commission, déposait un rapport concluant à la mise en accusation de
Carrier dont la Convention prescrivait le maintien en arrestation chez lui sous
la garde de quatre gendarmes. Pour sa défense devant la Convention, Carrier
invoqua la férocité des Vendéens et les votes mêmes de l'assemblée : si l'on
veut me punir, s'écria-t-il non sans quelque raison, « tout est coupable ici,
tout jusqu'à la sonnette du président » (Thibaudeau, Mémoires sur la Con-
vention et le Directoire, t. I*', p. 142). Dans la séance du 3 frimaire (23 no-
vembre), qui se prolongea jusqu'à deux heures du matin, il était décrété
d'accusation par 498 voix contre 2 ; le 5 (25 novembre), l'acte d'accusation
était approuvé et, le 7 (27 no vembre), il comparaissait, avec les membres du
comité de Nantes, devant le tribunal révolutionnaire. Condamné à mort le
26 frimaire (16 décembre) ainsi que deux de ses coaccusés, il était exécuté le
même jour.
La campagne des pamphlets appuyée sur les révélations des Nantais,
avait porté aux Jacobins un coup dont ils ne devaient pas se relever. La Coa-
36 HISTOIRE SOCIALISTE
vention allait suivre le sentiment public leur devenant de plus en plus hos-
tile et agir à leur égard comme ils l'avaient poussée à agir contre le club dit
électoral. Par décret du 11 vendémiaire (2 octobre), les trois comités de salut
public, de sûreté générale et de législation avaient été chargés de présenter
un projet d'adresse aux Français indiquant les principes autour desquels
la Convention les conviait à se grouper. Le 18 (9 octobre), Cambacérès lut un
projet qui, après avoir été très applaudi, fu t adopté à l'unanimité.
Celte adresse était dirigée à la fois contre les Jacobins partisans du gou-
vernement révolutionnaire dans toute sa rigueur et contre leurs adversaires
du club dit électoral, opposés au maintien de ce gouvernement : elle promet-
tait de conserver « le gouvernement qui a sauvé la République, dégagé des
vexations, des mesures cruelles, des iniquités dont il a été le prétexte, et avec
lesquelles nos ennemis affectent de le confondre ». Si elle déclarait la Con-
vention résolue à prendre « contre ceux qui peuvent encore regretter la
royauté, l'attitude la plus vigoureuse » , elle ajoutait : « Fuyez ceux qui par-
lent sans cesse de sang et d'échafauds, ces patriotes exclusifs, ces hommes
outrés, ces hommes enrichis par la Révolution», et ceci, avec son insinuation
perfide, est pour les Jacobins. Le gouvernement révolutionnaire, disait-elle,
doit être maintenu « malgré l'hypocrite patriotisme de ceux qui demandent
le gouvernement constitutionnel », qui « proclament des principes », « se
disent les amis du peuple », « parlent des droits du peuple », et ceci est pour
le club dit électoral et pour Babeuf; mais, contrairement à l'opinion de la
plupart des historiens, ne pouvait viser le socialisme, — qui, s'il était près
d'éclore, n'était pas encore réellement éclos, — ce passage : « Les propriétés
doivent être sacrées. Loin de nous ces systèmes dictés par l'immoralité et la
paresse, qui atténuent l'horreur du larcin et l'érigent en doctrine ».
Gela ne pouvait alors calomnier ni Babeuf, ni ses amis, en tant que socia-
listes, simplement parce que, à cette époque, ils n'avaient pas encore exposé
de véritables idées socialistes qui ne devaient apparaître qu'en 1795. Ce qui,
en ce moment, était visé au profit de la bande avide de spéculateurs que le
G thermiaor avait réjouis, c'étaient les réclamations, — dont Babeuf devait
encore se faire l'écho dans son n° 29, — au sujet de la non application de
décrets tels que ceux du 27 juin 1793, du 13 ventôse an II (3 mars 1794) sem-
blant promettre aux plus pauvres l'accession à la propriété, et attribuer — va-
guement d'ailleurs — des terres, le premier aux défenseurs de la patrie (voir
chap. XII et xvra), le second aux indigents. Le grand argument des agioteurs
contre les citoyens qui, sans la moindre apparence de théorie plus ou raoin?
socialiste, dénonçaient leurs scandaleuses opérations et l'inexécution des lois
votées, consistait à qualifier de « loi agraire » le partage légalement promis
et réclamé de terres devenues propriété- nationale, partage qui, loin d'être,
ainsi qu'on l'a prétendu, une atteinte à la propriété individuelle telle qu'elle
le constituait, en était, au contraire, la plus coran'.ète consécration sous l
HISTOIRE SOCIALISTE
37
forme, il est vrai, la plus démocratique, la seule favorable aux pauvres. Ces
mois « loi agraire », arrivés petit à petit, depuis la fin de 1789, à jouer le
rôle du spectre rouge, furent trop souvent un épouvantail agité avec succès
par les possédants et les trafiquants pour écarter de la proie saisie ou con-
voitée des revendications importunes. Celles-ci qui n'avaient en elles-mêmes
APOTHEOSE nr. J. J. KOUSSEAU. SA TK,\NSir?rriON au P^^'TIIF.O»i
(D'aprèa nna estampe de la Bibliothèque Nationale.)
rien de socialiste étaient assimilées au vol par Cambacérès, rassurant de la
sorte les nantis et les tripoteurs. A l'appui de mon interprétation, je signale
dès maintenant que, au Conseil des Cinq-Cents, le 26 fructidor an IV (12 sep-
tembre 1796), même la loi sur le partage des biens communaux élait quali-
fiée d' « essai de loi agraire » (voir chap. xi, vers le milieu du § 2).
Babeuf et le club dit électoral — « le club électoral continue à grossir le
nombre de ses partisans », disait un journal du 17 vendémiaire -8 octobre
(recueil d'Aulard, t. I", p. 149) — s'élevèrent avec véhémence contre cette
adresse, « usurpation de la souveraineté nationale », dit Babeuf (n» 27); et,
LIV. 398. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIV. 398.
38 HISTOIRE SOCIALISTE
dans la nuit du 21 vendémiaire (12 octobre), le président du club, le citoyen
Legray, était arrêté. La sœur de Marat, Albertiiie, protesta aussitôt contre
cette arrestation dans une lettre adressée à Fréron et que publia Babeuf dans
son n" 27 (22 vendémiaire -18 octobre). Les Jacobins se crurent adroits en
adoptant une autre tactique ; ils allèrent, le 23 vendémiaire (14 octobre), à la
Convention poyr la complimenter sur son adresse du 18 et l'engager à main-
tenir le gouvernement révolutionnaire « dans toute son intégrité ». Gela ne
devait pas les sauver et, le surlendemain de leur visite (16 octobre), sur la
propo.-ition des trois comités de salut public, de sûreté générale et de légis-
lation, la Convention adoptait un décret prohibant les affiliations, fédérations
et correspondances entre sociétés sous quelque dénomination qu'elles exis-
tassent, et les pétitions ou adresses collectives ; ce décret ordonnait l'arres-
tation et la détention de ceux qui signeraient comme présidents ou secrétaires
ces adresses ou pétitions, la communication à un agent de l'administrition
des noms, lieu de naissance, profession, domicile, avant et depuis le 14 juil-
let 1789, et date d'admission de tous les membres des diverses sociétés. Voilà
pour la liberté de réunion, et voici, en outre, pour la liberté de la presse :
Le 22 vendémiaire (13 octobre) le comité de sûreté générale signait contre
Babeuf un mandat d'arrêt et d'incarcération « jusqu'à nouvel ordre » à la
prison du Luxembourg; mandats également, le 3 brumaire (24 octobre),
contre les président et secrétair es du club électoral ; le 5 (26 octobre), Merlin
(de Thionville) faisait à la Con vention la communication suivante, aussitôt
approuvée : « Babeuf qui avait osé calomnier la Convention, qui avait été
condamné aux fers, Babeuf a été se léfugier dr.ns le sein du club électoral où
11 a fait un discours encore plus séditieux que le premier. Le club l'a accueilli
et en a ordonné l'impression par un arrêté pris en nom collectif. Conformé-
ment à la loi, le comité de sûreté générale a fait arrêter Babeuf, le pré>ident
et les secrétaires du club pour avoir signé un arrêté pris en nom collectif, et
les scellés ont été apposés sur les papiers du club ». La société des Jacobins,
à son tour, n'avait plus longtemps à vivre.
En dehors d'un club fondé rue de Clichy peu après le 9 thermidor (Levas-
seur [de la Sarthe], Mémoires, t. IV, p. 83) pour combattre les Jacobins au
point de vue réactionnaire, leurs adversaires les plus militants se recrutaient
parmi les jeunes gens. Ceux qui donnaient le ton étaient quelques fils d'an-
ciens nobles prudemment ralliés à la République et momentanément Giron-
dins, et de riches tripoteurs n'ayant d'autre opinion que de n'être pas entra-
vés dans leurs tripotages ; les suivait cette partie de la jeunesse toujours em-
pressée à singer l'aristocratie oisive et à se conformer à la mode pour les
opinions et les mœurs comme pour l'habillement, clercs, commis de marchands
et de banquiers. C'est cç qu'on appela après Thermidor la jeunesse dorée. Elle
se réunissait au Palais-Royal, centre alors de toutes les soi-disaul élégances et
par suite de toutes les corruptions. Fré ron était son journaliste préféré. Les
\
HISTOIRE. SOCIALISTE 39
nmscadiiis, suivant le mol de l'époque, se reconnaissaient à leurs cheveux
tressés et poudrés et au gourdin plombé dont ils étaient arra';,s. A leur tête
étaient les nommés Méchin et Julian, le premier, devait devenir piél'et de
Bonaparte, et le second mouchard de la Restauration (Choudieu, Mémoires et
Notes, p. 294 et 303), après avoir été agent secret de Fouché sous l'Empire.
Dès vendémiaire (septembre), ils avaient provoqué au Palais-Royal des rixes
fréquentes en huant les Jacobins. Quand ils les virent désavoués par la Conven-
tion, ils purent sans péril redoubler d'audace. A la suite d'excitations dont le
prétexte fut un discours prononcé aux Jacobins, le 13 brumaire (3 novembre),
par BiUaud-Varenne qui, après avoir dit à propos des dénonciations contre
Carrier : « Aujourd'hui les patriotes apnt attaqués de nouveau parce que l'on
veut reviser la Révolution tout entière; ... ce n'est point à quelques indi-
vidus qu'on en veut, c'est à la Convention », fit entendre des menaces : « Le
lion n'est pas mort quand il sommeille, et à son réveil il extermine tous ses
ennemis », une bande formée au Palais-Royal, et en majorité composée de
jeunes gens au-dessous de vingt ans et de femmes publiques (rapport de po-
lice du 22 brumaire -12 novembre), se rendit, le 19 brumaire (9 novembre), à
la salle des Jacobins située sur l'emplacement actuel du marché Saint-Ho-
noré, cassa le? vitres à coups de pierres, s'en prit surtout aux femmes qui se
trouvaient dans la salle, à celles qu'on appelait les Jacobines, les outrageant,
les souffletant, les fouettant (recueil d'Aulard, 1. 1", p. 230, 236, 415) en ajou-
tant (voir le rapport de police du 3 pluviôse -22 janvier, Idem, p. 411)
l'obscénité à la brutalité la plus odieuse.
Le lendemain, des représentants, et notamment Du Roy, un bon Mon-
tagnard nullement inféodé aux Jacobins, se plaignirent à la Convention de la
non intervention des autorités contre les muscadins. Or, l'abstention de
celles-ci avait été voulue : « Ils n'ont que ce qu'ils méritent », répondit Reu-
bell, le président des comités. Qu'il n'aimât pas les Jacobins, c'était son droit;
mais c'est toujours une faute de contribuer à la défaite d'une fraction de son
parti au profit d'adversaires politiques. Je sais bien qu'on se flatte réguliè-
ment d'empêcher ces derniers de profiter de leur succès. Cela, c'est l'inten-
tion, elle sert à couvrir la satisfaction de rancunes particulières, et voilà tout;
le fait est qu'on a affaire après à des adversaires un peu plus forts qu'avant,
ce qui ne saurait être un bénéfice.
Se sentant soutenus, les muscadins recommencèrent sans tarder, le 21
(11 novembre), les scènes scandaleuses île l'avant-veille. Plus énergiques
— ce qui n'est pas rare chez celles qui ne sont pas des poupées criardes et
sans cervelle — que les hommes, les femmes étaient, malgré tout, revenues
aussi nombreuses ; parmi les habitués du club, au contraire, il y avait des
vides. De ceux qui étaient là, une infime minorité seule était décidée à se dé-
fendre elle-même ; la plupart ne songeaient qu'à discourir et, pour leur dé-
fense, comptaient sur les sections populaires auxquelles ils avaient fait
40 HISTOIKE SOCIALISTE
demander aide et assistance : puissants ou croyant le redevenir, les Jacobins
amoindrirent l'influence des sections, ils brisèrent le parti de l'électioii, le
parti de la Commune de Chaumetle ; les sections, en revanche, restèrent
sourdes à leur appel quand ils furent en danger et, écrasées par eux, elles
les laissèrent écraser sans broncher. Ainsi que pour Robespierre, une animo-
sité très justiflée, mais trop exclusive, masqua l'intérêt général qui leur com-
mandait d'intervenir contre l'ennemi commun. Le jour même, des mesures
de rigueur furent prises. Contre les agresseurs? Non, contre leurs victimes
résignées : par arrêté des quatre comités, militaire, de salut public, de sû-
reté générale et de législation, les séances des Jacobins étaient suspendues,
la salle fermée et les clefs déposées au secrétariat du comité de sûreté géné-
rale. Le 22 brumaire (12 novembre), Laignelot communiquait cet arrêté à la
Convention qui le ratifiait ; sept mois après (prairial an Ill-juin 1795), la salle
était démolie. Racontant sa fermeture dans une brochure intitulée i^e^ battus
payent l'amende, Babeuf, malgré l'antijacobinisme suraigu dont il était
atteint à cette époque, écrivait : « Je ne trouve pas, avec tout le monde, pu-
rement plaisante cette histoire des Jacobins. Elle ne l'est que quant aux in-
dividus ; mais elle est peut-être alarmante quant aux principes » (p. 3).
La joie fut grande parmi tous ceux qui aspiraient pour des motifs divers
à une réaction , les furieux de modérantisme triomphèrent. Le mouve-
ment rétrograde se faisait partout sentir, même dans les futilités *. on ne
voulait plus de bijoux portant les emblèmes de la liberté, dans les théâtres
on n'applaudissait plus les mêmes passages (rapport de police du 25 fruc-
lidor-11 septembre). On ne s'avouait pas, peut-être même aucun des inspira-
teurs de ce mouvement n'était encore royaliste, mais on faisait tout ce qu'il
fallait pour ressusciter le royalisme et le propager. On traitait de Jacobins les
plus fermes défenseurs de la République, et il suffisait d'avoir l'air jacobin,
c'est-à-dire de n'avoir pas les cheveux poudrés, pour être insulté et frappé
(rapport du 23 brumaire-13 novembre). Pendant que travaillait de la sorte et
reprenait le haut du pavé cette espèce de gens qui, depuis cette époque,
tiennent à s'appeler les « honnêtes gens » (Aulard, Paris pendant la réaction
ther7nidorienne, 1. 1", p. 282) afin qu'il n'y ait pas divorce absolu entre l'hon-
nêteté et leurs personnes, leur habituelle action moralisatrice florissail : on
vit apparaître les petites annonces pornographiques [Id.^ p. 504) et, dans les
rapports de police provenant alors, non de mouchards provocateurs, mais
d'informateurs consciencieux, on trouve signalée avec insistance la recru-
descence inquiétante de la prostitution, des vols et des assassinats {Id..
p. 20, 53, 151, 288 et 289).
Le i" brumaire (22 octobre), la Convention n'avait pas osé rendre leur
mandat aux Girondins mis en arrestation pour avoir protesté, les 6 et 19 juin,
contre les journées du 31 mai et du 2 juin 1793. Les protestataires, tels qu'ils
furent mentionnés à la Convention, étaient au nombre de 73, on les nommait
HISTOIRE SaniALISTE 41
habiluellement, à la suite de deux erreurs typographiques, les 73. L'un d'entre
eux, Gûuppé, ayant été déclaré démissionnaire ; trois, Lauze-Deperret, Duprat
et Lacaze, ayant été exécutés dès le 10 brumaire an II (31 octobre 1793); un
autre, Masuyer, le 25 ventôse an II (15 mars 1794); quatre, Gamon, Vallée,
Savary et Bresson, déférés par le décret du 3 octobre 1793 au tribunal révo-
lutionnaire, et deux, Ghasset et Defermon, déclarés traîtres à la patrie, ne
s'étant soustraits que par la fuite aux conséquences de ces décisions; un.
Doublet, étant mort à la Force le 4 frimaire an II (24 novembre 1793), les
prétendus 73 n'étaient plus, en réalité, que 63. Le 18 frimaire (8 décembre),
les scrupules de la Convention avaient disparu, parce que le modérantisme
triomphait; en même temps qu'elle réintégra les 63, la Convention rapporta
les décrets rendus à tort, dit-on, qui avaient mis Devérité hors la loi et déclaré
Couppé démissionnaire. En lui-même un tel vote n'avait rien de blâmable;
car, sans rechercher s'ils n'avaient tardivement recouru aux principes que
parce qu'il s'agissait de leurs amis, les représentants réintégrés s'étaient, en
somme, bornés à défendre la liberté de penser des minorités. Mais leur retour
s'effectuait dans des conditions qui en faisaient un danger. Ils revenaient
dans une assemblée non plus consciente de sa force, reconnaissant et répa-
rant une erreur, sans aller au delà d'un acte de justice par elle volontairement
accompli, mais s'inclinant par faiblesse, prête à se mettre à leur service,
domptée. Le lendemain (9 décembre), Dusaulx, au nom des réintégrés,
remerciait la Convention, affirmait leur reconnaissance et leur oubli de leurs
ressentiments particuliers. L'intention était bonne et correspondait à ce qui
aurait dû être ; la réalité fut tout autre.
Les Girondins rentraient en vainqueurs rancuniers ; ils n'avaient eu
depuis leur mésaventure, ils n'allaient avoir souci que de leurs griefs. Il y
avait, en outre, chez eux comme chez la plupart des modérés, — le mot « mo-
déré » allait devenir synonyme de thermidorien (Id., p. 444) — tendance à
chercher appui, pour la réussite de leurs vues particulières, en dehors même
de leur parti, contre la fraction avancée de celui-ci, dans le parti adverse.
Ces modérés se jugent toujours de force à se servir de celui-ci, sans le servir;
ils ne font que le fortifier et finissent par être eux-mêmes à sa discrétion.
Cajolés par les soi-disant constitutionnels, ralliés en apparence à la Répu-
blique tant qu'ils ne l'ont pas tuée et pour tirer plus facilement sur elle, par
ces perfides recrues qui, d'une main, mendient, en récompense de leur adhé-
sion, les faveurs de la République, et, de l'autre, sous l'impulsion des regrets
ou des espérances simplement remisés, avoue-t-on, au fond du cœur, s'ef-
forcent sournoisement de la faire trébucher, dupes de leurs avances, de leurs
flatteries et de leurs conseils, ne voyant de péril qu'à gauche, ne comprenant
pas qu'en frappant les militants les plus énergiques, ils brisent leurs meilleurs
éléments de résistance à la réaction, contents seulement lorsqu'ils ont anni-
hilé et parfois anéanti la fraction avancée de leur parti, ils sont alors à la
42 HISTOIRE SOCIALISTE
merci de leurs anciens alliés du parti rétrograde qui se sert contre tout le
parti républicain, les modérés com|iris, des forces que ceux-ci lui ont aveu-
glément — je ne parle que rie ceu\ qui sont sincères — permis d'acquérir.
C'est ainsi, et nous aurons l'occasion de le vérifier, qu'on fraye la route au
royalisme ou au césari^;me. Contrairement à la thèse favorite des modérés,
qui s'explique par l'espoir, en accusant les autres, de détourner d'eux-mêmes
les soupçons, la réussite d'un coup d'Etat a toujours été précédée d'une pé-
riode où les modérés, maîtres du pouvoir, ont plus ou moins usé de faiblesse
en faveur des réactionnaires et de rigueur contre les républicains avancés ;
c'est-à-dire que le plus précieux auxiliaire des fauteurs de coups d'Etat reste
l'inconscience infatuée et égoïste des modérés.
Selon la règle, l'accroissement du parti modéré, dû au supplément des
voix girondines, allait ampliiier et précipiter le mouvement de réaction.
A peine réinstallés, le 27 frimaire (17 décembre), les Girondins essayèrent
d'obtenir le rappel des 22 d'entre eux déclarés traîtres à la patrie ou décrétés
d'accusation les 28 juillet et 3 octobre 1793 : Andrei, Bergoeing, Bonet (Haute.
Loire), Bresson (Vosges), Chasset, Defermon, Delahaye, Doulcet de Pontécou-
lant, Duval (Seine- Inférieure), Gamon, Hardy, Isnard, Kervélégan, Lanjui-
nais, Henry Larivière, Lesage (Eure-et-Loir), Louvet, Meillan, Mollevaut,
Rouyer, S ivary, Vallée Pour ceux-ci il n'y avait pas d'excuse ; ils avaient
poussé à la guerre civile alors que la France était envahie ; plusieurs, de dé-
pit, étaient devenus royalistes. La Convention n'osa pas encore les admettre
à siéger, mais accorda qu'ils pouvaient rentrer sans être inquiétés. Dans leur
rage de contre-révolution, les modérés s'en prirent aux vivants et aux morts.
Les pamphlétaires de leur bord, à défaut de Carrier, attaquaient Barère,
Billau l-Varenne, CoUot d'Herbois, anciens membres du comité de salut
public; ils commençaient, d'autre part, à attaquer Marat, élaborant aussi,
suivant le mot de Babeuf, une « contre-révolution dans les réputations ».
C'est dans son n° 28 daté du 28 frimaire (18 décembre) qu'il s'exprimait
ainsi. Arrête, on l'a vu par la communication de Merlin (de Thionville) du
5 brumaire (26 octobre), il était bientôt relâché puisque, le 12 brumaire (2 no-
vembre), il parlait de nouveau devant le « club ci-devant électoral » {Un ma-
nifeste de Gracchus Babeuf, par Georges Lecocq). Il proposait à ce club que
les rigueurs successivement déployées contre lui avaient affaibli, un grand
nombre de membres n'osant plus assister aux, séances, de se transformer,
sous le titre iie « club du peuple », en société n'ayant ni bureau permanent,
ni registres, ui procès-verbaux, recevant sans aucune formalité et sur le
même pied toutes les personnes des deux sexes qui se présenteraient.
Dans le raêm&n' 28 du Tribun du Peu}}ie, Babeuf ilénonçait la réaction
qui s'opérait ; « tous les corrompus de la vieille cour, disait-il, vont par trop
vile dans leur résurrection », et il ajoutait : « Quand j'ai, un des premiers,
tonné avec véhémence pour faire crouler l'échafaudage moustruiu.'s du sys-
HISTOIRE SOCIALISTE 43
tème de Robespierre, j'éLais loin de prévoir que je concourais y. fonder un
édifice qui, dans une construction lout opposée, ne serait pas moins funeste
au peuple; j'étais loin de prévoir qu'en réclamant l'indulgence, le bris de
toute compression, de tout despotisme, de toute rigueur injuste, et la liberté
la plus entière des opinions écrites et parlées, on se servirait de tout cela pour
saper la République dans ses fondements ». En attendant qu'il en vînt à une
meilleure opinion sur Robespierre lui-même et qu'il perdît plus complètement
encore ses illusions thermidoriennes, il appréciait, très exactement, la rentrée
des Girondins : « Je désirerais qu'il fût possible, écrivait-il, qu'avec l'abjura-
lion de tous les ressentiments, la réinstallation n'eût d'autre suite que le con-
cours fraternel des réintégrés aux grands travaux de la Convention. Mais
les 71 sont rentrés en triomphateurs ». Il les accusait, avec juste raison, de
vouloir éliminer la Constitution de 1793 et sa Déclaration des Droits. Mais,
dans tout cela, rien encore de socialiste. Il songeait cependant à la classe
ouvrière : « Une cherté énorme, disait-il, fait gémir et mourir de faim le
pauvre ouvrier aux quatre livres uu cent sous par jour. La menace de la ces-
sation des travaux dans les ateliers publics à l'ouverture d'une saison diffi-
cile, fait redouter un, prochain avenir encore bien plus cruel. La suppression
du maximum qu'on proclame contre-révolutionnaire et qui l'est effectivement
pour le mercantisme cupide et insatiable, va achever d'affamer la classe des
sans-culottes ».
Les gouvernants étaient, en effet, en train d'édicter des mesures défavo-
rables aux ouvriers. Le 16 frimaire (6 décembre), notamment, le comité de
salut public avait pris un arrêté en vertu duquel, « à compter du 1°' pluviôse
prochain, la fabrication et réparation des fusils, à Paris, seront entièrement
h l'entreprise. A la môme époque il n'y aura plus d'ouvriers à la journée au
compte de la République dans les ateliers; néanmoins les soumissionnaires
entrepreneurs et ouvriers à la pièce pourront prendre pour leur compte ceux
des élèves qui leur paraîtront avoir des dispositions et qui ont été, par réqui-
sition, retirés du service militaire. Ceux qui ne seront pas réclamés par des
soumissionnaires d'armes, ou d'autres artistes, swont tenus de rejoindre
leurs bataillons » (Aulard, recueil cité, t. I", p. 309 et 312).
C'était la diminution des salaires à un moment où toutes les denrées se
maintenaient hors de prix, c'était aussi le départ prochain de nombreux ou-
vriers mariés devant abandonner dans la misère femmes et entants. Aussi une
certaine effervescence se manil'esta-l-€lle parmi les ouvriers menacés. Le
20 frimaire (10 décembre), grande frayeur parmi les muscadins sur le bruit
de rassemblements d'ouvriers. Ceux-ci se réunirent le surlendemain pour pro-
tester contre l'arrêté du 16, mais sans résultat. Le 23 (13 décembre), sur le
rapport de Boissy d'Anglas, la Convention approuvait l'arrêté qui devait
entrer en vigueur le 1*' pluviôse (20 janvier). Pour la cinquième loi»
depuis le 9 thermidor, la police avait eu assez facilement raison d'une agi-
HISTOIRE SOCIALISTE
tation motivée par la question du salaire : le 20 lliermidor au H (7 août),
quelques cochers de fiacre ayant à ce propos sus[iendu leur service, la police
les avait forcés à marcher ; en fructidor et eu vendémiaire (septembre et oc-
tobre) les ouvriers boulangers cherchant à se dérober à un travail pénible et
mal rétribué, la police s'était mise à leur poursuite et les avait ramenés chez
les patrons; le 21 fructidor (7 septembre) les ouvriers du « port du Jardin
national » refusant de travailler sans une augmentation, le commissaire de
la section des Tuileries les avait obligés à céder; le i" vendémiaire an III
(22 septembre 1794), une tentative de grève des ouvriers des messageries fui
enrayée de même ; une menace semblable des allumeurs de réverbères, le
19 ventôse an III (9 mars 1795), ne devait pas être plus heureuse.
L'arrêté du 16 fiiraaire ne se bornait pas à diminuer les salaires ; une
importante conséquence de cet arrêté devait être l'extension d'un système
qu'on avait commencé à appliquer. Sous prétexte de remplir certaines fonc-
tions utiles, on retirait des armées les fils de la bourgeoisie, et le scandale fut
tel que, dans la séance du 26 frimaire (16 décembre), de vives protestations
s'élevèrent contre la présence à Paris d'un tas de jeunes gens qui n'y faisaient
rien de bon, tandis que leurs camarades se battaient. De vagues assurances
qu'on ferait respecter la loi furent données ; mais l'arrêté du 16 frimaire allait
fournir un nouveau moyen de la tourner. Les jeunes bourgeois n'ayant jamais
manié un outil, n'avaient qu'à se faire désigner comme élèves par les entre-
preneurs, pour être remplacés dans l'armée par les ouvriers non réclamés
quoique accomplissant une besogne utile ; cela permettait, comme l'écrira
Babeuf dans son u" 29 en se moquant des sottes affectations de langage
-des muscadins, de « faire refluer à Paris tous les faquins pour qui c'est z'tin'
meurtre que de les condamner au métier de soldat», mais qui sont toujours
pour les autres les plus militaristes des hommes : en même temps qu'on dé-
barrassait ainsi les enfants des riches du service militaire, on avait le double
avantage de ramener à Paris des contre- révolutionnaires et d'en éloigner
les plus fermes soutiens de la Révolution.
CH.'V PITRE IV
lES ARMÉES ET LES FLOTTES
(thermidor an II à ventôse an lll-juillet 479* à mars 4795.)
Le 9 thermidor, le territoire français était reconquis sur l'ennemi qui,
à cette date, n'occupait plus dans le .nord de la France, Landrecies venant
de se rendre (29 messidor-17 juillet), que Le Quesnoy, Valenciennes et
Gondé. Le Quesnoy tombait entre les mains de nos troupes commandées par
Scherer, le 28 thermidor (15 août) — la reddition de cette ville était connue
HISTOIRE SOCIALISTE
45
à Paris une heure après; ce fut la première nouvelle transmise par le télé-
graphe de Chappe tout récemment installé, — Valenciennes capitulait le
10 Iructidor (27 août) et Condé le 13 (30 août). La mollesse de Pichegru avait
empêché la jonction de l'armée du Nord et de l'armée de Sambre-et-Meuse
vous FERIEZ MIEUX D'ALLER A L'ARMÉE.
(D'après une estampe de ta Bibliothèque Nationale.)
(22 messidor-iO juillet) d'avoir le résultat qu'on pouvait en attendre ;
au lieu de profiter de leur réunion pour chercher à avoir successivement
raison des Anglais et des Autrichiens, les deux armées se séparèrent et,
d'autre part, furent, quelque temps, arrêtées dans leurs opérations par les
trois sièges mentionnés plus haut.
Mais l'armée de la Moselle qu'étaient venues (9 thermidor-27 juillet)
LIV. 399. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. trT. 399a
46 HISTOIRE SOCIALISTE
renforcer des troupes tirées de la Vearlée, avait reçu l'ordre, afin de faciliter
les opérations de Jourdan ci de Pichegru, de marcher sur Trêves, tout en
contenant la garnison autrichienne t!e Luxembourg. Sous les ordres du
général René Moreaux, qu'il ne faut pas confondre avec le général Victor
Moreau, elle s'emparait, le 21 thermidor (8 août), des positions de Pellingen
et, le 22 (9 août), entrait à Trêves ; si on excepte deux ou trois petits combats,
elle restait inactive dans les environs jusqu'au début de vemlémiaire (fin
septembre), ayant à ses côtés des armées prussiennes et autrichiennes quatre
fois plus nombreuses qu'elle.
L'armée du Nord, qu'avait rejointe la division de Moreau rendue libre
par la capitulation de l'Ecluse (8 fructidor- 25 août), se trouvait peu de jours
après à Turnhout. Pichegru, qui la commandait, avait en face de lui l'armée
anglaise et l'armée hollandaise en mouvement de retraite continuel. Pour le
moment, le duc d'York, commandant de la première, campait sous Bois-le-
Duc, et le prince d'Orange, chef de la seconde, n'allait pas tarder à établir
son quartier général à Gorkura ou Gorinchem. Vers la fin de fructidor (début
de septembre), l'armée du Nord atteignait Tilburg, remportait, le 28 (14 sep-
tembre), un succès à Boxtel, à 10 Jfiloniètres au sud de Bois-le-Duc, à la suite
duquel le duc d'York passait le lendemain la Meuse à Grave et se retirait
Titre Grave i!t Nimègue. Continuant sa marche, l'armée du Nord investissait
Bois-le-Duc; dès le 8 vendémiaire an III (29 septembre 1794), le commandant
du fort Grèvecœur, un peu au nord de Bois-le-Duc, se rendait honteusement
et, ie 19 (10 octobre j. les troupes françaises prenaient possession de Bbis-le-
Duc où elles trouvaient artillerie et provisions en quantité considérable. Le
27 (18 octobre), elles franchissaient la Meuse, refoulant l'ennemi dans le camp
retranché de Nimègue en vue duquel elles arrivaient le 3 lirumaire (24 oc-
tobre). Le gros de l'armée du Nord se Tassemblait devant Nimègue et celte
place était prise le 18 (8 novembre). D'autre part, le 5 (26 octobre), avait eu
lieu la reddition de Venlo, et Moreau se dirigeait vers Trêves où il joignait
la gauche de l'armée de Sambre-et-Meuse.
Au début de thermidor an II (fin juillet 1794), l'armée de Sambre-ct-
Meuse campait au-dessus et au-dessous de Liège où elle était entrée le 9
(27 juillet). Attendant la fin des opérations de siège du Qtiesnoy, de Vaien-
ciennes et de Condé, elle avait en face d'elle les Autrichiens à la tète des-
quels Glerfayt remplaçait, le 28 août, le prince de Cobourg. Rejointe, après
la capitulation de Gondé, par Scherer qui, avec des renforis, arriva à Huy le
28 fructidor (14 septembre), l'armée de Sambre-et-Meuse était sous l's ordres
de Jourdan. Kleber en commanrjait l'aile gauche. Son aile droite, dont
Scherer devait prendre le commandement dès son arrivée, avait passé la
Meuse à Huy et à Namur et forcé, Iè27(i3 septembre), le passage de l'Ourthe.
Cinq jours après, elle battait les Autrichiens qui se reliraient d'abord vers
Aix-la-Chapelle, où elle entrait le 2 vendémiaire an III (23 septembre 1794),
HISTOIUK SOCIALISTE 47
puis derrière la Roer; ils avaient leur centre à Aldenhoven protégé par la
plare de Juliers> leur gauche à Dunron et leur droite dans la direction de,
Roerraond, quand Joui'dau décida de les attaquer. Le 11 (2 oclolire), la
bataille s'engageait; nos soldats, n'ayant pas la patience d'attendre la cons-
truitioii d'un pont, traversaient la Roer h. la nage et enlevaient à la baïon-
nette les reIran chcments fniieinis. A minuit, les Autrichiens que l'artillerie
de Juliers avait sauvés de la déroute, battaient en retraite ; le 12 (3 octobre),
Jourdan, qoi s'apprêtait à bombarder Juliers, trouvait celte plai-e évacuée.
L'iinnéo i npériale poursuivie repassa le Rh in dans la soirée du 14 (5, octobre)
et les troupes rép ublicaines entrèrent le 15 (6 octobre) à Cologne. Tandis que
la gauche de l'armée de Sambre-et-Meuse rejoignait l'armée du Nord par
Wi'scl et Clèves. une division de droite sous les ordres de Marceau se dirii-
goail vers Coblenz et, le 2 brumaire (23 octobre), avait lieu sa jonction avec
les deux divisions de gauche de l'armée de la Moselle. Kleber était resté en
arrière pour bloquer Maastricht où le prince de Hesse-Gassel capitulait, le
14 (4 novembre), livrant 330 canons et d'immenses approvisionnements.
L'armée du Rhin, dont le général en chef étwit Michaufl, avait, à la fin
de messidor (juillet), dans des opérations combinées avec l'armée lie la Mo-
selle, réussi à séparer les Prussiens des Autrichiens. Depuis la marche de
Moreuux sur Trêves, elle gardait la défensive, mais elle fut attaquée par
larmée [irussieane ; si celle-ci écrasait, le 3« jour sans-culottide (19 sep-
tembre), la division Meynier à Kaiserslautem, elle était chassée de cette ville
le 10 vendémiaire (1" octobre) grâce à un renfort expédié par Moreaux. Néan-
moins tous ces combats n'aboutissaient h rien de décisif, lorsque la bataille
de la Uoer et la retraite de Glerlayt sur la rive droite du Rhin vinrent changer
la face des choses en contraignant l'ennemi à rétrograder. Pendant que
l'aile droite, soii^ Desaix, entrait, le 17 (8 octobre), dans Frankenthal — par
elle évacué le 21 (12 oclobre), mais repris le 24 (15 octobre), — le 27 ^18 oc-
tobre) dans 'Worras, le l""' brumaire (22 octobre) dans Oppenheim, l'aile
gauche, sous Gouvion Sainl-Cvr, était, le 20 vendémiaire (11 octobre) à Lau-
lereoken où elle rencontrait la droite de l'année de la Moselle, le 24 (15 oc-
tobre) à Ober-Moschel, le l""' brumaire (22 octobre) à Alzey, et l'armée
prussienne de Mœllendorf, qui s'était repliée sous Mayence, passait à son
tour le Rhin comme, nous venons de le voir, l'armée impériale l'avait fait
deas. semaines avant. En brumaire (novembre), le général Michaud recevait
l'ordre de s'emparer de la tête du pont de Mauaheira et d'assiéger Mayence
■lUe lieux de ses divisions, réuaies à trois divisions de l'armée de la Moselle,
bloquaient sur la rive gauche du Rhin depuis la fin d'octobre. Avec l'aide
d'une division de l'armée de la Moselle, Michaud faisait capituler le fort, tête
du pont de Mannheixa, le 5 nivôse (25 décembre). Kleber, détaché à son grand
regret de l'armée de; Sambre-et- .Meuse et chargé de la direction des travaux
pour Mayeace, devant laquelle il arrivait le 10 frimaire (30 novembre),
48 HISTOIRE SOCIALISTE
montra dans un mémoire très détaillé adressé le 4 nivôse an III (24 dé-
cembre 1794) au comité de salut public (Révolution française, revue, t. XLI,
p. 490), toutes les difficultés d'un siège, en hiver, sans l'artillerie et les appro-
visionnements nécessaires, alors que la place était sous la garde de 20000 Au-
trichiens appuyés par deux armées de plus de 150 000 hommes. N'ayant pas été
écouté, il songea très sagement à garantir surtout ses troupes et, malgré les
sorties de la garnison et les attaques dont la plus sérieuse avait été celle du
11 frimaire (1"^ décembre), il réussit à exécuter, sur la rive gauche du Rhin,
une ligne de circonvallation. Dégoûté de l'obstination du comité de salut
public et des représenlants en mission à imposer aux troupes, pendant un
hiver exceptionnellement rigoureux, des souffrances qui devaient être inu-
tiles tant que les communications de la ville avec la rive droite subsiste-
raient, Kleber se décida, le 23 pluviôse (11 février), à quitter son com-
mandement; il fut remplacé par le général Schaal.
De même que pour l'armée du Rhin, la bataille de la Roer et le passage
du Rhin par les troupes de Clerfayt eurent un heureux résultat pour l'armée
de la Moselle, en obligeant les troupes qui surveillaient celle-ci à Trêves, à
se replier. Le 16 vendémiaire (7 octobre), Moreaux quittait ses positions
devant Trêves; sa droite, sous les ordres du général Ambert, marcha par
Birkenfeld, Oberstein et Kirn sur Kreuznach ; elle joignit, on vient de le voir,
l'aile gauche de l'armée du Rhin le 20 (11 octobre) et occupa Kreuznach le
25 (16 octobre) ; le centre se dirigea sur Simmern et entra, le 29 (20 octobre),
dans Bingen ; la gauche se porta par Trarbach, Kochem et Mayen surCoblenz
où, avec la division Marceau de l'armée de Sambre-el-Meuse, elle entra, le
2 brumaire (23 octobre). Le 12 (2 novembre), l'armée de la Moselle s'emparait
de Rheini'els, près de Sainl-Goar, au sud de Coblenz ; Maastricht, on se le
rappelle, capitulait le 14 (4 novembre), de sorte qu'il ne restait plus aux
armées de la coalition, sur la rive gauche du Rhin, que Mayence et Luxem-
bourg, où tenaient les Autrichiens. Tandis que trois divisions de l'armée de
la Moselle participaient au siège de Mayence, trois autres divisions de cette
armée investissaient Luxembourg. Pendant ce blocus que l'hiver rendit très
pénible, le général René Moreaux mourut le 21 pluviôse an II i (9 février 1795).
D'abord le général Ambert par intérim, puis le général Hatry, lui succédèrent
à la tète de l'armée d'investissement.
Après la prise de Maastricht et de Nimègue, l'invasion de la Hollande
était inévitable. Alors que Pichegru avait établi les troupes dans leurs can-
tonnements pour la mauvaise saison, le comité de salut public ordonnait
une campagne d'hiver qui, malgré les souffrances du froid s'ajoutant au dé-
nùinent des troupes, n'en offrait pas moins des avantages par la gelée des
cours d'eau dont la multiplicité sur un sol spongieux contribuait, dans les
autres saisons, à rendre la guerre particulièrement difficile. Pichegru {Mé-
moires sur Carnet par son fils, t. I", p. 480-481) fit des objections ; quoiqu'il
HISTOIRE SOCIALISTE 49
fût trè.^ bien vu — trop bien vu — à Paris, les représentants l'obligèrent à
obéir.
Le 22 frimaire (12 décenibre) avait eu lieu une tentative infructueuse
contre l'île de Bommel ; les fleuves charriaient, on attendit qu'ils fussent
pris. Enfin la Meuse étant complètement gelée fut franchie le7 nivôse (27 dé-
cembre) par 17 degrés au-dessous de zéro, et les Hollandais de Bommel mis
en déroute se retirèrent à Gorkum. Le lendemain, Grave bloqué depuis quel-
que temps se rendait ; mais il fallut rester dans l'île de Bommel, la glace
n'étant pas encore suffisamment solide sur le Waal. Les soldats républicains,
plus enthousiastes que leur général en chef, « attendant, d'après Jomini
{Histoire critique et militaire des campagnes de la Révolution, t. VI, p. 191),
le froid avec autant d'impatience que d'autres troupes désirent la belle sai-
son, soupiraient après le moment où la gelée serait assez forte ». Du 19 au
21 nivôse (8 au 10 janvier), ils pouvaient enfin commencer sérieusement à
traverser le Waal ; l'armée anglaise, dont le duc d'York, parti le 2 décembre
pour l'Angleterre, avait laissé le commandement au général Walmoden,
reculait derrière le Rhin. Le 25 (14 janvier), Heusden, bien que sa garnison
fût plus nombreuse que les assiégeants, capitulait. Les Anglais, qui étaient
entre Wageningen et Arnhem, se portaient sur l'Ijssel d'Arnhera à Zulphen ;
à leur suite, l'armée française entrait le 27 (16 janvier) à "Wageningen, le 28
(17 janvier) à Utrecht et à Arnhem.
Abandonné par Walmoden, le stathouder Guillaume V se présentait le
17 janvier devant les Etats pour leur communiquer sa résolution de s'éloi-
gner, puis allait s'embarquer à Scheveningen. Les Etats de Hollande déci-
daient aussitôt que les troupes hollandaises n'opposeraient aucune résistance
et que des commissaires se rendraient immédiatement au quartier général
de Pichegru; le 1" pluviôse (20 janvier), les représentants en mission en-
traient, aux acclamations de la foule, dans Amsterdam occupé la veille.
Voici ce que Jomini (t. VI, p. 214) dit de laltitudedes soldats à cette occasion :
cv L'histoire racontera avec quelle résignation de paisibles citoyens arrachés
de leurs foyers, transformés en soldats par une loi, après avoir bivouaqué
un mois entier dans le terrible hiver de 1794, sans bas, sans souliers, privés
même des vêtements les plus indispensables et forcés de couvrir leur nudité
avec quelques tresses de paille, franchirent les fleuves glacés et pénétrèrent
enfin dans Amsterdam, sans commettre le moindre désordre ».
Le 1«' pluviôse (20 janvier), on prenait possession de Dordrecht, le 2
(21 janvier), de Rotterdam, le 3 (22 janvier), de la Haye; la province de
Zélande devait se soumettre le 15 (3 février). Le 4 (23 janvier), se produisait
un des plus étonnants incidents de cette extraordinaire campagne : la reddi-
tion d'une partie de la flotte hollandaise que la glace immobilisait dans le
port du Heider, en face de l'Ile de Texel, était obtenue par le 3" bataillon de
tirailleurs de la 131' demi-brigade, les 700 cavaliers du 5* hussards et deux
50 HISTOIRE SOCIALISTE
batteries du 8' régiment d'artillerie, sous les ordres du chef de balaillon
Lahure (Bonnal, La guerre de Hollande et l'affaire du Téxel). Les Anglais
ayant évacué Kampen et Zwolle dès l'arrivée à Harderwijk de l'avant-garde
de Pichegru, celui-ci marcha tout de suite sur l'Ijssel. L'armée de Sambre-et-
Meuse, rendue libre par la retraite de l'ennemi, avait remplacé l'armée du
Nord aux alentours de Clèves ; sa division de gauche reçut l'ordre d'occuper
Doesborgh et de gar 1er l'Ijssel et le Rhin à l'est d'Arnhem. Cette division,
une seconde de l'armée de Sa nbre-et-Meuse et celle de Moreau constituèrent
sur la rive droite du Rhin im corps d'observation d'Emmerich à Enschede,
tandis que la division Macdonald, de l'armée du Nord, pénétrait dans la pro-
vince lie Groningue dont les Anglais tenaient encore une partie. Ceux-ci
avciifinl évacué Coevorden oii entrait, le 23 pluviôse (11 février), un bataillon
de grenadiers qui avait fait, le dégel étant venu, près de deux lieues dans
Teaii jusqu'à la ceinture. Le 1" ventôse (19 février), lés Français étaient à
Groningue et atteignaient ensuile l'Eras oîi le dégel les arrêtait. Pendant ce
temps, Moreau expulsait l'ennemi du. comté de Bentheim et la forteresse de
ce nom tombait entre ses mains. Le territoire des Provinces-Unies se trouvait
dégagé; les Français étaient maîtres de toute la rive gauche du Rhin, de la
Suisse à la mer du Nord.
Sur les .\lpes, ils étaient maîtres de la chaîne depuis la Méditerranée
jusqu'au mont Blanc. Après le départ pour Paris de Robespierre jeune (début
de messidor-fin juin) avec un plan d'opération:^ combinées des armées des
Alpes et d'Italie, l'armée des Alpes, dont le général Petit Guillaume avait, le
16 messidor (4 juillet), reçu du général Dumas le commandement en chef par
intérim — le général Moulin devait être nommé à ce poste le 17 vendémiaire
an m (8 octobre 1794) et prendre le commandement le 11 frimaire (1" dé-
cembre) — se préparait à assiéger Exilles et à marcher, conjointement avec
l'armée d'Italie commandée par le général Du Merbion, sur Goni ; comprenant
le danger, l'archiduc Ferdinand, gouverneur de la Lombardie, se décidait
enfin à soutenir les Sardes, et un corps autrichien s'avança en Piémont. Les
troupes républicaines étaient déjà arrivées à Boves, quand elles reçurent
(20 thermidor-7 août) l'ordre de se replier sur le col de Tende. Trois jours
avant s'était produit un incident dont j'emprunte le récit textuel à Jomini
(t. YI, p. 104) :
Le duc de Monférrat « se présenta, le 4 août, en ordre processionnel,
sous la bannière de la Vierge, avec dix à douze mille paysans soutenus de
quelques bataillons de ligne, devant Garessio. Les éclaireurs de la 46= bri-
gade, étonnés de ce spectacle nouveau, dans une saillie de valeur folie,
caractéristique de l'esprit du temps, passèrent leurs fusils en bandoulière,
et marchèrent en dansant à la rencontre de ces ennemis de nouvelle es-
pèce. Le combat ne fut ni long ni sanglanl. : les soldats de la Vierge prirent
la fuite, après quelques décharges mal ajustées. Les républicains, dédaignant
HISTOIRE SOCIALISTE 51
de tels prisonniers, se contentèrent de rapporter, en guise de trophée, la
bannière de la patronne qui les avait si mal protégés ».
Le comité de salut public craitniant, après la chute de Robespierre, des
insurrections comme après la chute des Girondins, avait, par arrêté du
10 thermidor (28 juillet) parvenu le 18 (5 août), prescrit d'arrêter toutes les
opérations. C'est ainsi qu'à l'offensive prise depuis floréal (avril), succéda un
mouvement général de retraite qui, les généraux piémontais s'efforçant de le
troubler, donna lieu, le long de la chaîne des Alpes, à des engagements in-
cessants dans lesquels les avantages se balanceront sans grande importance.
Alors même qu'on avait ordre de rester sur la défensive, on était dans la
néci^ssité ^'e refouli r l'ennemi \ our fournir aux troupes les moyens d'existence.
Aussi, le 1" ven démiaire an 111(22 septembre 1704), à la suite de plusieurs com-
bats, l'armée des Alpes occupait Cairo et D( go, tandis que Du Merbion s'avançait
jusqu'à Vado. Effrayé, l'archiduc Ferdinand rappelait précipitamment les
troupes autrichiennes à Alexandrie. L'hiver, long dans cette région n^cnî-
tagneuse, fut calme sous le rapport des hostilités ; mais nos soldats dépourvus
de tout et malades souffrirent beaucoup. Scherer avait été, le 13 brumaire
(3 novembre), nommé .u commandement de l'armée d'Italie en remplacement
de Du Merbion qui obtenait sa retraite ; mais, désigné le 13 veniôse (3 mars
1795) pour commander l'armée des Pyrénées orientales, il remettait, le
16 floréal (5 mai), le commandemeiit à Kellermann replacé à la tête des
armées des Alpes et d'Italie par le même décret; celui-ci avait été acquitté
par le tribunal révolutionnaire le 18 brumaire an III (8 novembre 1794).
Dans les Pyrénées orientales, où le général en chef était Dugommier,
les ESj agnols avaient été, dès messidor (début de juillet 1794), chassés de
partout, sauf du fort de Bellegarde qui domine le Peithus et se trouvait
bloqué. Le 24 theTniidor (11 août), pourTépondre à la lettre par laquelle te
igénéiral ten chef esipagnol La Union avait refusé de ratifier la capitulation d*
Collioure, signée le 7 prairial (26 mai) par le général Navarro, «t de remettre
en liberté les prisonniers français, la Convention avait pour la seconde fois
Tendu un décret de guerre à mort. Mais, tamlis que, dans le décret du
7 prairial an 11 (26 mai 1794), elle s'était bornée à dire trop durement et trop
•sommairement : « Il ne sera fait aucun prisonnier anglais ou iianovrien »,
-lâains cetaii du 24 thermidor elle s'^orçait' d'-ètablir iqu'M n'y avait de sa paTt
■que représailles, et voici comment elle s'exprimait â oe sujet :
'« Art. 5. — A défaut par le général en chef de l'armée espagnole d'exé-
«uter sur-le-champ la capitulation de Collioure en restituant les prisonniers
français, la Convention nationale décrète qu'il ne sera plus fait de prisonniers
espagnols, et que Les prêtres et les nobles espagnols seront pris en otage dans
tous les lieux où se porteront les armées des Pyrénées orientales et occi-
' dentales.
« Art. 6. — La Convention nationale dénonce à tous les peuples le gé-
HISTOIRE SOCIALISTE
néral espagnol comme yiolateur du droit des gens et de la foi des
traités. »
Parler avec respect du droit des gens est bien, concevoir ce droit avec
plus d'humanité eût été mieux, et il faut reconnaître que rien n'aurait jus-
tifié de telles représailles, si elles avaient été exercées ; heureusement, nous
allons le voir, il n'en fut rien. Sachant les assiégés de Bellegarde aux abois,
La Union tenta un efTort pour les sauver ; mais, le 26 thermidor (13 août),
grâce surtout au général Mirabel qui y perdit la vie, il fut vaincu à San Lo-
renzo de la Muga, à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Figueras,
et, le 2' jour sans-culottide de l'an II (i8 septembre 1794), Bellegarde capi-
tulait : malgré le décret du 24 thermidor, Dugommier, avec l'autorisation
des représentants en mission, fit grâce à la garnison et la Convention eut le
bon esprit de ne pas le désavouer. Bien mieux, le 10 nivôse an III (30 dé-
cembre 1794), elle rapporta les deux décrets du 7 prairial et du 24 thermi-
dor. Le 5* jour sans-culottide (21 septembre), La Union reprenait l'offensive
et était de nouveau battu. Pendant ce temps, le général Charlet avait raison
des insurgés en Gerdagne et réussissait en brumaire (octobre) à pacifier cette
région, du moins pour quelques mois. Cependant l'armée française ne tar-
dait pas à être dans la plus pénible situation, sans vivres ni possibilité d'en
obtenir ; elle en était arrivée au point de devoir ou rentrer en France et dis-
puter aux habitants le peu qu'ils avaient, ou vaincre pour conquérir les
moyens de vie, lorsque des négociations entamées depuis le 4 vendémiaire
an III (25 septembre 1794) aboutissaient, le 26 brumaire (16 novembre) à des
propositions définitives de paix. Découragée par les échecs et voyant dans le
ô thermidor le prélude d'une restauration monarchique, la cour de Madrid
était, en efi'et, disposée à traiter. Mais, malgré cet état d'esprit, le point
d'honneur des Espagnols de ne jamais avouer une infériorité, amena le roi
Charles IV à poser des conditions absolument folles ; la France, demandait-il,
« rendra au fils de Louis XVI les provinces limitrophes de l'Espagne dans
lesquelles il régnera souverainement et gouvernera seul en roi ».
Ce fut considéré comme un outrageant défi et ce n'était pas de nature i.
retenir l'armée républicaine déjà portée à marcher de l'avant par la nécessité
de conquérir les moyens de subsistance qui lui faisaient défaut. Dans la ma-
tinée du 27 brumaire (17 novembre), elle se mettait en mouvement pour
attaquer les lignes fortifiées établies entre la Muga et Figueras. La luttt
d'abord indécise tournait déjà à son avantage, quand Dugommier tomba
mortellement frappé par un éclat d'obus. Après quarante-huit heures de
répit pour se préparer à ses nouvelles fonctions, Pérignon, qui le remplaça,
recommençait l'attaque le 30 (20 novembre). La Union était tué, quatre-vingt
redoutes prises et le camp espagnol enlevé. Le l Mmaire (22 novembre),
Rosas et Figueras étaient mena cées ; le 7 (27 novembre), cette dernière place
capitulait sans lutte et l'officier qui en commandait la forteresse la remettait
HIFTOIRE SOCIALISTE
53
le lendemain avec ses magasins encombrés de munitions et d'approvision-
Dements de toute espèce. A propos de cette reddition, Jor ni, reconnaissant
''0%Ji,^
■^f-y
"--m-fé
3^-^-\-^
que l'idée défendue par des combattants est une l'orce, dit (t. VI, p. 139j que
des personnes « affirment que cet événement iut le résultat des progrès que
les maximes démocratiques avaient faits paimi les troupes espagnoles »r-
LIV. 400. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR BT DIPT-LTOIRE. LIV. 400.
64 HISTOIRE SOCIALISTE
Malheureusement les troupes françaises dénuées de tout, tombant dans un
pays où tout était en abondance, se livrèrent à des excès qu'on ne saurait
trop flétrir. Entamé dès le lendemain de la bataille de la Muga, l'investisse-
ment de Rosas était achevé le 4 frimaire (24 novembre); après un siège très
pénible, pour lequel il fallut hisser des canons sur des hauteurs escarpées,
Rosias capitula le 15 pluviôse (3 lévrier), sans que, pendant les soixante-dix
jours de siège, l'armée espagnole, abattue, risquât la moindre tentative pour
le faire lever. Et, comme réponse à Charles IV, le lendemain de l'entrée à
Ros.is, les soldats républicains y fêtaient l'anniversaire ajourné du 21 janvier.
Un décret du 13 ventôse (3 mars) attribua le commandement en chef à
Scherer; et Pérignon qui, à ce propos, écrivait à un ami : « A. quelque part
que je sois employé, ma place fût-elle la dernière, je serai toujours conlent
et je m'efforcerai qu'on le soit de moi », {Campagnes de la Révolution fran-
çaise dans les Pyrénées orientales, par Fervel, t. II, p. 296), attendit sans
rancune l'arrivée de son remplaçant.
A l'autre extrémité des Pyrénées, au 9 thermidor, l'armée des Pyrénées
occidentales, dont Moncey coiumandail la gauche et Frégeville la droite, sous
les ordres du général MuUer, était sur le territoire espagnol. Le jour même
du 9 thermidor (27 juillet), Moncey Iraversait la Bidassoa ; le 14 (1"' août), un
camp espagnol, établi entre cette rivière et Hernani, était enlevé sansgrande
résistance, les troupes espagnoles se retiraient en désordre dans cette der-
nière ville et, le soir mènje, Fontarabie capitulait. Le len(^einain, les soldats
français prenaient Renteria, Pasajes, et arrivaient à Saint-Sébastien. Un par-
lementaire, le capitaine La Tour d'Auvergne, était aussitôt envoyé au gou-
verneur qui, dès le 17 (4 août), signait la capitulation et les vainqueurs
étaient reçus avec enthousiasme par les habitants. D'autre part, les hauteurs
d'Hernani évacuées par les Espagnols étaient occupées et, le 22 (9 août),
Tolosa était prise. En attendant des renforts qui, envoyés de l'armée de
l'Ouest, r.ejoignirent vers la fin de fructidor (milieu de septembre), il y eut
dans les opérations un temps d'arrêt. Moncey, devenu général en chef, le
14 fructidor (31 août), à la place de MuUer admis à la retraite, en profita pour
établir un camp retranché à Saint-Sébastien. Ensuite, à gauche, on délogea
les Espagnols de la vallée de Roncevaux encore en leur pouvoir et on s'em-
para d'une partie de la Navarre (brumaire-octobre) ; à droite, le général
Antoine Marbot, après quelques opérations (début dé frimaire-fln de no-
vembre), installa solidement les troupes dans leurs quartiers d'hiver.
Celles-ci étaient fatiguées, mal nourries et victimes d'une terrible épidémie
de typhus. Les adversaires restèrent dans l'inaclion jusqu'en ventôse (mars),
l'armée française étant dévorée par- une effroyable mortalité, et le général
espagnol Golomera jugeant préférable de laisser la maladie faire son œuvre.
Sur mer, après la bataille du 13 prairial {V' juin) entre la flotte de
Yillaret-Joyeuse et celle de l'amiral anglais Howe où sept de nos vaisseaux
HISTOIRE SOClALISTb; 55
fuient perdue et cinq démâtés, les rencontres lurent moins graves, m lis noa
dépourvues d'intérêt. Le 6 fructidor (23 août), la frégate la Volontaire et' la
corvette l'Espion firent preuve do vaillance pendant les combats inégaux 'qui
eurent lieu à peu de distance l'un de l'autre dans la baie d'Audierne. Le
2 brumaire (23 octobre), le contre-amiral Nielly partait de Brest pour croiser
dans la Manche et, lel6 (6 nofvembre), il caplurait l'^/earararfey avec lequel il
rentrait à Brest. En frimaire (décembre), était réunie dans ce dernier port
une armée navale comptant 34 vaisseaux de ligne, 13 frégates et 16 corvettes.
On eut le tort, malgré l'avi^, il faut le dire, ile Villaret-Joyeuse, de vouloir
mettre à la voile dans cette saison, sous prétexte de croiser dans le golfe de
Gascogne et de protéger le passage dans la Méditerranée de 6 vaisseaux sous
les ordres du contre-amiral Renaudin. Un appareillage, le 3 nivôse (23 dé-
cembre), n'etit d'autre résultat que le naufrage du Républicain ; cinq jours
après, on prenait la mer; mais, le 10 pluviôse an III (29 janviei' 1795), une
épouvantable tempête engloutissait cinq vaisseaux et en mettait deux hors
de service. La flotte, y compris la division de Renaudin, revint à Brest d'oH
ce dernier repartit en ventôse (fin de février); par suite de mauvais temps;
À n'arrivait à Toulon' q'ue le 14 germinal (3 avril).
Dans la Méditerranée, le contre-amiral Martin, avec sept vaisseaux,
défia, 'de la fin de prairial au début de brumaire (16 juin au 1«' novembre),
l'escadre anglaise de l'amiral Hood forte de 14 vaisseaux et à laquelle s'était
bientôt jointe une escadre de 15 vaisseaux espagnols. Martin trouva à >a
rentrée, le 11 brunaaire (1" novembre), huit nouveaux vaisseaux armés à
Toulon, où il passa l'hiver. Avec ces 15 vaisseaux il appareillait, le 13 ven-
tôse (3 mars), afin de seconder les opérations de transport et de débarque-
ment d'un corps de 6 000 hommes dans Vile de Corse, tout entière aux rnains
des Anglais, Calvi ayant dû capituller le 14 thermidor' an II (l" août 1794).
Le 17 ventôse (7 mars), YAlceste s'emparait du Berwick ; mais, le 25
'(lô-mars), entre Noli etAlassio, le Ça ira, démâté par accident, et le Cen-
seur, r^m le remoriuait, séparés du reste de la flotte, étaient, après une
héroïque résistance, pris par l'escadre anglaise du vice-amiral Hotham.
"Martin regagna avec les transports le golfe Jouan, puis la rade de Toulon où
se trouvait Renaudin. Quelques incidents sans grande importance avaient eu
lieu dans la mer du Nord, à Tunis, dans la mer de l'Archipel où une petite
division prit' une corvette anglaise (4 frimaire an III-24 novembre 1794), mais
se fit bloquer da-ns le port de Smyrne. Ce qui continuait à faire le plus de
mal à l'Angleterre, c'étaient les « corsairiens », comme on disait alors, les
vaillants marins qui, n'étant pas pris par le service de l'Etat, couraient' sus
aux bâtiments de commerce en netnis.
Au 9 thermidor, la France avait, sauf la Guyane, le Sénégal, l'île de
France ou Maurice et l'île Borrhbon ou de la Réunion, à peu près perdu toutes
ses colonies. Le 14 prairial an II (2 juin 1794), les deux commissaires envoyés
56 HISTOIRE SOCIALISTE
par la Convention, Victor Hughes et Chrétien, débarquaient à la Guade-
loupe; le dernier ne devait pas tarder à mourir; mais Victor Hugues, après
des alternatives de revers et de succès, s'était finalement déjà rendu maître
de la Guadeloupe (nivôse -fin décembre) quand, le 17 nivôse an III (6 jan-
vier 1795), lui arrivèrent 1 500 hommes de renfort.
On a vu tout à l'heure que la Convention avait, le 10 nivôse an III
(30 décembre 1794), rapporté les articles des deux décrets prescrivant de ne
plus faire de prisonniers anglais, hanovriens et espagnols. Quatre jours après,
elle rapportait également une mesure de rigueur prise contre les biens des
étrangers originaires des pays avec lesquels la France était en guerre. Par
décision, en effet, du 18 messidor an 11(6 juillet 1794), l'agence des domaines
avait dû prendre possession des meubles et immeubles leur appartenant et
les administrer comme les autres biens nationaux ; de plus, il avait été
ordonné à ceux qui avaient en mains des fonds ou effets appartenant à des
habitants des pays ennemis, de les déposer contre récépissé dans les caisses
publiques; or la loi du 14 nivôse an III (3 janvier 1795) mit fin à ce
séquestre. En conséquence, les biens des étrangers séquestrés, à l'exception
de ceux des « princes étrangers » et des » corps, communautés etbénéflciers
ecclésiastiques », furent, avec leurs produits, rendus à leurs propriétaires,
et les fonds qui avaient été versés dans les caisses publiques remboursés
aux personnes qui les avaient déposés.
CHAPITRE V
VENDÉENS ET CHOUANS
(thermidor an II à floréal an Ul-juillet 1794 à mai 1795.)
En Vendée, le général Vimeux, remplaçant à la tête de l'armée de
l'Ouest le général Turreau que sa rigueur jugée excessive avait fait rappeler
et reléguer dans le commandement de Belle-Ile, les généraux Alexandre
Dumas à qui Vimeux remit ses fonctions le 21 fructidor (7 septembre). Mou-
lin, commandant en chef de l'armée des côtes de Brest jusqu'au 17 vendé-
miaire (8 octobre), époque où, appelé à l'armée des Alpes, il eut pour suc-
cesseur Alexandre Dumas remplacé lui-même à l'armée de l'Ouest, le 3 bru-
maire (24 octobre), par Canclaux, et Hoche nommé le 4 fructidor (21 août), en
remplacement du général Vialle, au commandement, qu'il prit le 19 (5 sep-
tembre), de l'armée des côtes de Cherbourg, n'eurent que peu d'opérations
militaires à conduire. Cette inertie eut pour causes et le désir de laisser faire
la récolte et le retrait de 25 000 homm'es pris pour renforcer l'armée de la
vMoselle et l'armée des Pyrénées occidentales. En thermidor (fin juillet), les
bandes des rebelles harcelèrent les moissonneurs patiioles; mais, vers le
HISTOIRE. SOCIALISTE 57
milieu du mois (août), les troupes républicaines refoulèrent divers rassein>
blements qui ne cessaient de tuer et de piller.
Dans la Vendée, après avoir manqué son coup le i6 fructidor (2 sep-
tembre), Charette réussissait, le 20 (6 septembre), à s'emparer par surprise
du camp de la RouUière, à 8 kilomètres environ au sud de Nantes, où il
massacrait les soldats ; le 28 (14 septembre), il enlevait le camp de Frérigné,
hameau de la commune de Touvois (Loire-Inférieure), à 12 kilomètres à
l'ouest de Legé, et s'y livrait à une horrible boucherie. Le colonel Mermet
avait été mortellement blessé au fort de l'action et, raconte Jomini (t. VI,
p. 235), « le fils de Mermet, âgé à peine de quatorze ans, attaché an corps de
son père expirant, y fut haché en pièces et mourut en criant : Vive la Répu-
blique! » Le 24 (10 septembre), une attaque contre le camp de Chiche
(Deux-Sèvres), concertée entre Charette et Stofflet, avec mauvaise grâce de
la part de celui-ci, avait été repoussée ; mais un détachement républicain fut
anéanti. L'hiver se passa d'une façon assez calme, et la tentative contre le
camp de Beaulieu (Vendée), qui échoua le 17 nivôse an III (6 janvier 1795),
fut la dernière entreprise un peu sérieuse qu'eut à déjouer l'armée de l'Ouest.
Ce qui préoccupait les gouvernants, ce n'était pas d'établir et de faire exé-
cuter un plan d'opérations bien conçues, c'était d'arriver à tout prix à apaiser
les chefs des rebelles.
Les insurgés — je rappelle qu'on désigne spécialement sous le nom de
Vendéens ceux qui combattaient au sud de la Loire, et de Chouans ceux qui
se tenaient au-dessus du fleuve — étaient dans une situation pénible; une
épidémie faisait des ravages dans leurs rangs ; ils ne pouvaient soigner ni
leurs malades, ni leurs blessés ; leurs munitions étaient insuffisantes. Loin
de s'entendre entre eux, les chefs étaient divisés au point qu'en décembre, à
la suite d'une réunion tenue, le6, au quartier général de l'armée du Centre, à
Beaurepaire, près de Montaigu, un grave conflit éclata entre Charette et Sa-
pinaud, d'un côté, Stolflet et le curé de Saint-Laudféglise d'Angers), Bernier,
de l'autre. Charette, qui ambitionnait d'être généralissime, ce que n'admettait
pas Stofflet, avait sous ses ordres dans le Marais (Vendée), vieillards, enfants,
malades compris, une dizaine de mille hommes ; c'était l'armée dite du Bas-
Pays, du Bas-Poitou ou du pays de Retz; Stolflet, environ la moitié sur les
frontières de la Vendée, du Maine-et-Loire et des Deux-Sèvres; c'était l'armée
du Haut-Pays ou du Haut-Poitou et d'Anjou ; entre les deux, Sapinaud était
dans le Bocage (Vendée) avec trois mille hommes et formait l'armée du
Centre. Sur la rive droite de la Loire, se maintenaient tant bien que mal une
vingtaine de bandes. Au fond, la nécessité contraignait tout ce monde à vou-
loir une suspension des hostilités. A.vec une impudence toute nationaliste,
le clérical M. Sciout explique cette nécessité : « Les puissances étrangères
n'avaient pas reconnu à temps l'importance de l'insurrection catholique et
royaliste de l'Ouest, dont elles auraient dû tirer parti pour rétablir la royauté
58 HISTOIRE SOCIALISTE
BD France et enrayer ainsi le mouvement révolutionnaire dans toutn l'Eu-
rope » (Le Directoire, t. I", p. 103). Très raisonnablement, on pouvait songer
à reni're définitive cette suspension clesir.ee par les vaincus. Mais, s'il ne
fallait pas désespérer ceux-ci, il ne lallail pas non plus humilier les vain-
"qoeurs. Modération et gén'érosité, s «il; mais aussi, à côté de satisfactions
luatérieiles pour la masse, équitable* et apaisantes, fermeté, prévoyaiice 'et
'^ouci de la dignité républicaine, telle devait être la règle de conduite.
' Il est probable qu'il y a eu, à la base de l'insurrection vendéenne, un
tnouTement de révolte, des plus pauvres paysans en particulier, contre ie
bouleversement de leurs anciennes coutumes de vie. Il est probable que les
inconvénients tout nouveaux de l'évolution économique bourgeoise ont paru
à beaucoup d'entre eux [;lus intolérables que ceux de l'ancien ordre des
choses auquel ils étaient accoutumés. Il est probable que des nobles, que les
'prêtres surtout, dont on ne saurait nier la puissante influence sur cette popu-
lation ignorante, ont suivi la tactique imliquée par Jaurès (à la fin de la
page 190 i1u tome I") et exploité sa haine des bourgeois des villes, prêteurs
d'argent ou acheteurs de propriétés rurales, revendiquant, aussi bien contre
les misérables famiHes paysannes que contre la noblesse, la faculté d'exercer
leur droit propriétaire dans toute sa plénitude, dans toute sa rigueur, sans
compenser par des avantages matériels immédiatement appréciables les
maigres mais traditionnelles ressources de glanage, de vaine pâture, etc.,
dont les plus malheureux se trouvaient expropriés par des partisans de la
■République. Quoi qu'il en soit, une l'ois leur clientèle constituée par cette
exploitation des ressentiments économiques des paysans pauvres, la noblesse
et le clergé factieux n'avaient pu la transformer en instrument aveugle de
leurs intérêts pour l'avenir qu'en subissant d'être frustrés par elle de leurs
revenus présents. A leur grand déplaisir, ils virent se satisfaire à leur détri-
ment cette cupidité paysanne qu'ils avaient déchaînée contre les béu'flciaires
du nouveau régime et, par suite, contre ce régime lui-même, contre la Révo-
lution et la République. Les nobles, les anciens m lîtres, ne luttaient réelle-
ment pour aucune revendication populaire, mais' pour la déîense de leurs
■privilèges. La masse ' insurgée, elle, était 'dans -son "ensemble avant tout
poussée par l'appât de profits matériels ; elle s'itiquiéta peu de savoir à qui
elle nuisait, pourvu que son appétit de jouissances nouvelles pour elle fût
apaisé. En admettant i^u'au début elle n'ait sgngé qu'à reprendre les petits
avantages économiques dont la propriété bourgeoise la privait, mise en goût
■par quelques pillages au ssi pieuxque fructueux — « inévitables >> (Bittnrd des
''Portes, Charette et la guerre de Vendée, p.'465) — de républicains, elle était
■'Vite! devenue ilus exigeante et avait fini j>'ar accaparer tous les revenus du
pays, y compris ceux qui appartenaient à la-noblesse et 'au clergé ; à la fin,
elle ne se battait plus, peut-on dire, que par amour du brigandage et de. ce
qu'il rapportait. Gomme nos bandes cléricales, antisémites et nationalistes
HISTOIRE SOCIALISTE 59
appointées qui n'en veulent au tant pour cent. que lorsqu'elles ne le palipent
pas,' CGiiame toute armée qui n'est pas mue. par une idée telle que la défense^'
dunsol et de la, République pendant la grandie période révolutionnaire, Ven-
déens et Chouans en arrivèrent à n'avoir d'autre mobile que le- gain; M. Bit-
tard des Pories avoue, parmi les officiers de Charette, des hommes « qui
n'aiment que la guerre et ses brutales satisfactions » {Ibidem, p. 458). Dès que
le gain leur, manqua, dès qu'ils «'eurent plus la possibilité de se livrer aux
débauches dont ils avaient pris l'habitude, — Charette avait besoin pour ses ■
hommes de « barriques d'eau-de-tvie » (Ibidem, p. 367, 368, 375) — les rebelles
royalistes et clépicaux ne tardèrent pasià être profondément découragés.
Je trouve la confirmation de ce qui précède dans le tome I" des JiewioïVes
du général d'Andigm publiés par M. Biié. Après avoir constaté l'influence
prépondérante des prêtres qui s'exerça parfois pour, mais surtout contre la
Révolution, d'Andiigné ajoute (p. 157) : « Ces provinces sont parsemées de
petites vi'les, de gros bourgs, oîii habitaient un grand nombre de petits bour-
geois quii, avant la; Révolution,' ne^ possédaient aucurue^propriété. Ces hommes'
habitués à trouver leur existence dans leur industrie, étaient devenus le ■
plus souvent les vam'{vires da;peuple des campagnes. Les fermiesà mi-fruit
étaient en partie dans leurs miains, ainsi que le commerce des bestiaux, des
grains et autres denrées... C'est parliculièrement dans cett&classe que les
Vendéens trouvaient leurs ennemis les plus acharnés ». Il reconnaît cepen-
dant (p. 162) que « l'esprit de la, Révolution » comptait des p.irtisans chez les
« cultivateurs de l'Ouest », chez ceux sans doutequiibénéficiaient du nouveau
régime : « La terreur — qu'on remacque le 'mot i et/ d'aveu de -la chose — fut
l'arma dont on se servit; pour réprimer ceux qui se /montraient ouvertement
les ennemis delà cause royale. Les patriotes furent tous obligés de se sou-
mettre aux règlements établis par les royalistes, ou d'abandonner leurs biens
pour se iréfugiendans les villes. Des exemples terribles ôlèrent l'envie de
nuire à ceux qui préférèrent rester dans leurs foyers ». Si les per.'^onnes
étaient, lespcopriétôS' des amis n'élaient'pas>plus favorisées que> -celles des
adversaires': lefe capitaines ou ofâciers insurgés subalternes, c'est-à-dire
ceux qui Jî'étaiunt paS' nobles, « partageaient entre leurs soldats les revenus
de leurs paroisses, après en .avoii! prétevé ce qui était nécessaire pour les
besoins communs' » (p. 167); plus tard même (p. 283) : « Il ne.restait rien :
pour les' dépenses- communeSi-.. pour ysubventr les chefs étaient obligés
d'imposer aux soldats: le sacrifice d'un«'petite partie de: ce qu'ils s'étaient
accoutumés à iregarder. comme leuri propriété'. L'habituée de jouir les rendait
plus avides de jouci en jour.; ilsi refusèrent bientôt de reconnaître les droits,
quenles ecclésiastiques avaient voulu is'attribuer ».■ HJuge lui-même que les»;
curés avaient des « préten'lioais esagorées » (p.. 284); mais il compatit ida van*,
tage au malheur des nobles émigrés dans la catégoriel tdesquel^ il rentrait- et
trouve (p. 167) que « cette administration jmoinatcueuae. entraînait des abus
60 HISTOIRE SOCIALISTE
innombrables... Le vice de celte administration se fit principalement sentir
lorsque quelques émigrés parvinrent à regagner leurs foyers. Les Chouans
s'étaient habitués à jouir de leurs biens, à les considérer comme une pro-
priété acquise » ; « les Chouans s'étaient approprié leurs revenus; ils en fai-
saient nécessairement le sacrifice avec regret » (p. 286). Cependant les nobles
dont la révolte était due surtout au désir de garder tous leurs anciens avan-
tages, n'étaient pas moins exaspérés d'être expropriés par les paysans roya-
listes que par la Révolution, et ne renonçaient pas à reprendre la disposition
de tous leurs revenus : « Nous nous étions réservé de la ressaisir dans des
jours plus tranquilles; mais, pour le moment, il eût été plus qu'imprudent
de nous en occuper » (p. 284).
A l'égard de tels vaincus si âprement intéressés, les thermidoriens inau-
gurèrent un parti pris d'aplatissement; la sévérité fut désormais réservée
aux vainqueurs. Le régime de la Terreur ne prit pas fin; mais ne furent plus
frappés les adversaires de la République, les révolutionnaires le furent seuls.
Sous prétexte d'amadouer des insurgés provisoirement lassés, le gouverne-
ment devint leur dupe, les paya pour qu'ils voulussent bien accepter ce
qu'ils désiraient, se ridiculisa et leur laissa outrager la République, en atten-
dant qu'ils retournassent contre elle les forces que, niaisement, il les aidait
à réparer. Comme gage de ce singulier apaisement, le 9 vendémiaire (30 sep-
tembre), on décréta d'accusation le général Turreau qui, après avoir dû in-
sister pour être jugé, devait être acquitté à Paris le 28 frimaire an IV (19 dé-
cembre 1795). Evidemment, celui-ci avait été très dur ; mais il n'avait fait,
en somme, qu'obéir aux instructions reçues, imposées même par les indul-
gents de l'époque. En tout cas, quand on châtie l'implacabilité des uns, on
ne doit pas user d'indulgence pour les cruautés des autres. Sans doute, des
excès furent commis des deux côtés ; mais l'initiative des atrocités revient
aux cléricaux : leur férocité religieuse ne se bornait pas à tuer, elle martyri-
sait, suivant l'exemple de Souchu et de Charette lui-même à Machecoul
(Ghassin, La Préparation de la guerre de Vendée, t. III, p. 350) ; et c'est
d'un tel homme qu'on essayait maintenant de gagner les bonnes grâces,
cela quelque temps après les massacres de la RouUière et de Frérigné!
Dès le 3 vendémiaire an III (24 septembre 1794), les représentants Bollet
et Boursault avaient pris l'initiative de mesures d'apaisement, et une procla-
mation de Boursault du 26 vendémiaire (17 octobre) amenait déjà des sou-
missions, quand le représentant Ruelle fit faire des ouvertures à Charette.
Sur ces entrefaites, parut le décret du 12 frimaire an III (2 décembre 1794),
qui, sans la moindre distinction entre les grands chefs et les simples re-
belles, accordait amnistie complète à tous, ceux « qui déposeront leurs armes
dans le mois qui suivra le jour de la publication ». Elle n'était pas fortuite, la
coïncidence d'un pareil décret avec le procès de Carrier; en sacrifiant les
terroristes, on pensait se concilier les rebelles, on ne fit que surexciter leur
HISTOIRIC SOCIALISTE
61
morgue. Ce qui redoublait leur outrecuidance, c'est que la nouvelle attitude
bassement empressée pour eux, des républicains ne leur paraissait explicable
que par l'idée que ceux-ci se sentaient perdus : dans la faiblesse des gouver-
nanls, ils croyaient déjà voir la fragilité de la République. A l'heure même
^W'
SIGNALEMENT DES CHOUANS ET AUTBES CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES
(D'après ud document du Musée Carnavalet.)
OÙ ils s'avouaient ne plus pouvoir résister, toute leur arrogance leur était
rendue par les injustifiables complaisances de leurs vainqueurs.
D'autre part, ayant senti que l'insuireclion allait s'éteindre si elle restait
livrée à elle-même, un des principaux cbels de la chouannerie, le comte
Joseph de Puisaye, était, dès le mois de septembre, passé en Angleterre pour
mendier des secours de Pi'tt. Très authentique représentant de la noblesse,
Puisajje vendit, autant qu'il le put, son pays au gouvernement anglais el lui
I.IV. 40.1. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIV, 401
62 HISTOIRE SOCIALISTE
un faussaire accompli, digne ancêtre de ceux qui, moins dégénérés que ne le
prétendent de mauvaises langues, se sont affichés (1898) félicitant un traître
et glorifiant un faux. Ce qu'il fallait pour maintenir les bandes des pieux ca-
tholiques et des fidèles royalistes, c'était de l'argent. Déjà Puisaye et d'au-
tres chefs avaient opéré avec de faux assignats assez grossièrement imités:
la fabrique de faux assignats élait avouée à la date du 20 septembre (Ghas-
8in, La Vendée patriote, t. IV, p. 564); il proposa à Pitt de procéder à
une meilleure fabrication et d'organiser une descente sur les côtes de
France dont les Anglais conserveraient certains points à leur convenance
(Chassin, Les Pacifications de VOuest, t. I", p. 4 et 15). Le respectable Pitt
accepta avec empressement les oH'res de l'honnête Puisaye. L'annonce d'une
prochaine expédition anglaise poussant les rebelles à ménager leurs forces
pour celte époque que la disuibulion d'or anglais allait leur permettre
d'atlemlre dans de dévotes et monarchiques orgies, les disposait à accepter
par hypocrisie cette suspension des hostilités à laquelle, avant les conces-
sions imbéciles des thermidoriens, ils aspiraient par nécessité. Charelte ayant
fait faire le recensement de tous les approvisionnements par son commissure
général, l'abbé Remaud, celui-ci, en effet, déclara « qu'il était impossible de
continuer la guerre... D'autre part, les munitions manquaient presque com-
plètement, chaque soldat n'ayant guère que quatre ou cinq coups à tirer »
(Billard des Portes, Charelte et la guerre de Vendée, p. 397).
Le décret du 12 frimaire était l'application d'un système que désapprou-
vèrent ceux qui se rendaient impartialement compte de la situation. Le
17 fiimiire an III (7 décembre 1794), Hoche qui, depuis le 13 brumaire
(3 novembre), tout en gardant le commandement de l'armée des côtes de
Cherbourg, avait remplacé le général Alexandre Dumas à la tête de l'armée
des côtes de Brest, écrivait, en effet, aux représentants BoUet et Boursault :
« Une indulgence déplacée pourrait opérer la contre-révolution » (Chassin,
ibid, p. 54). Malheureusement, tous n'élaientpas de son avis et, le 6 nivôse
(26 décembre), un de ses subordonnés, le général Huiubert, se laissait aller à
enliimer des pourparlers avec un chef de Chouans, Boishardy. De ses entre-
vues avec celui-ci, sortit un projet de trêve, définitivement conclue, le
14 nivôse (3 janvier), par Bollel avec un certain Desoteux. Celui-ci, « fils de
M. Desoteux, soigneur d'un petit village de la province de Bourgogne,
c'est-à-dire chirurgien de campa-ne, faisant la barbe et coupant les cheveux
proprement » {Moniteur du 15 prairial an III-3 juin 1795), et du nombre de
ceux estimant avec raison que leur bassesse d'âme leur donne le droit de
s'introduire dans les rangs de la noblesse, se faisait appeler baron de Cor-
matin, titre sous lequel Puisaye l'avait nommé major général, le 26 août,
avant de quitter la France. Cette trêve, d'une durée illimitée, signée en
l'aJSsence et au grand regret de Boursault, l'était au moment où le général
ïiey venait de saisir des papiers et d'opérer la capture d'agents ne permettant
HISTOIRE SOCIALISTE '53
aucun doute sur le but poursuivi par les royalistes de concert avec les
Anglais.
Du côté de la Vendée, la pulilication du décret n'entraînait aucune sou-
naission importantp, les rebelles voyaient la possibilité de traiter de puissance
à puissance et altendaienl le résultat des pourparlers entamés avec Charelle.
Celui-ci, marchant d'accord avec Sapinauil, avait fait remettre au représen-
tant Ruelle une lettre lui annonçant l'envoi de deux délégués, de Briic et
Amédée de Béjarry, qui arrivèrent le 8 nivôse (28 décembre) à Nantes. A la
suite de leurs entrevues avec les représentants. Ruelle se rendit à Paris oîi,
le 27 nivôse an III (16 janvier 1795), il mentit à la tribune de la Convention
et attribua aux rebelles des actes de générosité qu'ils n'avaient pas accom-
plis, les louant ainsi du bien qu'ils ne faisaient pas, mais ne signalant pas le
mal qu'ils continuaient à faire. Tandis que Cormatin, escorté du général
Huraliert, se promenait dans tout le pays sous couleur d'annoncer la trèvf,
observée en réalité à l'égard des rebelles et non par eux, ceux-ci assassinaient
les maires de villages patriotes, les acquéreurs de biens nationaux, les femmes
qui perlaient des provisions dans les villes, et dévalisaient leurs victimes
en l'honneur du roi et de la religion (Chassin, ibid, p. 119-120).
Enfin tout fut préparé pour un rendez-vous sous une lente près de
Clisson, à proximité du château de la Jaunaie, mis à la disposition de Glia-
rette et de ses amis, et où ces « honnêtes gens » furent luxueusement
nourris aux frais de la République. Le 24 pluviôse (12 février), Charette, Sa-
pinaud, de Bruc, de Béjarry et trois autres officiers, portanl tous large cein-
ture blanche, cocarde blanche et fleurs de lis, se rencontraient avec les
représentants. Le lendemain, Cormatin assistait à la séance ; finalement, le
29 (17 février), on s'entendait avec Charette el Sapinaud ; Cormatin obtenait
que les mêmes conditions seraient applicables aux Chouans qui se sou-
mettraient. Par cinq arrêtés des représentants, des secours et des indem-
nités étaient garantis aux amnistiés qui rentraient en possession de tous leurs
biens ; sous prétexte de remboursement des bons signés par eux, deux
millions devaient être versés à Charette et à Sapinaud ; était levé le sé-
questre des biens des rebelles inscrits sur les listes d'émigrés et non sortis
du pays, et des condamnés qui l'avaient été sans le concours du jury; était
assuré le libre exercice du culte catholique; enfin les chefs conservaient
auprès d'eux des corps armés tout organisés, soldés par le Trésor public et
chargés de la police sur le territoire qu'ils avaient ravagé. Ces corps étaient
limités à 2000 hommes et recevaient le nom de « gardes territoriales » qui
avait dû être, d'abord, attribué à des compagnies destinées à protéger le
pays contre leurs exactions. En sus des deux millions et des indemnités pré-
vus, la plupart des chefs touchèrent de la main à la main d'importantes
sommes impuiées sur les fonds secrets (Ch.-L. Ghassin, Les Pacifications. fU
i'Ouest, 1. 1, p. 193 et 206 à 209). Pour toute compensation, ils livraieniiieu-'
64 HISTOIRE SOCIALISTE
artillerie et signaient une déclaration portant : « Nous déclarons solennelle-
ment à la Convention nationale et à la France entière nous soumettre à la
République une et indivisible ». Il est vrai que, de retour à son quartier
général, à Belleville, à une douzaine de kilomètres au nord de la Roche-sur-
Yon, Charette, après cette signature, disait, le 18 février, à ses offlciers
réunis : « J'ai des vues que vous approuveriez si vous les connaissiez. Vive
le Roi I » (Bittard des Portes, Charette, p. 413).
Les rebelles gagnaient le maintien de leurs cadres, du répit et de l'ar-
gent. Tout le monde, il est vrai, ne fut pas dupe ; le 5 ventôse (23 février),
Hoche écrivait au représentant Bollet : « Ne craignez-vous pas que les gardes
territoriales, que vous formez dans la Vendée, ne soient un noyau d'armée
auquel viendront se réunir les brigands, lorsque l'idée de reprendre les
armes leur passera par la tête? » (Ghassin, ibid, p. 165). Le 9 (27 février),
Charette, Sapinaud et d'autres offlciers vendéens assistaient à Nantes à une
fôte civique. Ces hommes de conviction portaient cette fois la cocarde trico-
lore ; de l'aveu du secrétaire de Charette, Auvynet [Eclaircissements histo-
riques, publiés à la suite des Mémoires de M"" de Bonchamps et de la Roche-
jaquelein dans la Collection des Mémoires relatif s à la Révolution française,
de Baudouin, t. XXVII, p. 499) « quelques-uns donnaient le spectacle public
de la crapule et de l'ivrognerie »^.. « Les insurgés suivirent l'exemple des
Hébreux lorsqu'ils empruntèrent les vases de l'Egypte... Ils emportèrent les
rideaux des lits qu'on avait eu l'attention de leur fournir » [idem, p. 500).
Le 24 ventôse (14 mars), Delaunay, Ruelle et Bollet présentèrent les stipula-
tions de la Jaunaie à la Convention. Ruelle osa parler de la « loyauté et
l'honneur » de Charette dont il savait cependant le prix, et les arrêtés des
représentants furent ratifiés à l'unanimité sans délibération. Le 3 ventôse
(21 février), avait été votée, avec l'espoir d'apaiser certains rebelles de
l'Ouest, la loi qui mettait définitivement fin à la Constitution civile du
clergé et qui organisait la liberté des cultes sous le régime de la séparation
de l'Eglise et de l'Etat.
Le 10 germinal (30 mars), près de Rennes, au château de la Prévalaye,
commençaient avec Cormatiu des conférences relatives aux Chouans. Elles
se terminaient à la ferme de la Mabilais, également près de Rennes, le 1" flo-
réal (20 avril), par une déclaration de Cormatin et des arrêtés des représen-
tants copiés sur ceux de la Jaunaie, sauf de très légers changements : Cor-
matin devait toucher un million et demi au lieu de deux millions ; le lende-
main, il arborait à Rennes les couleurs nationales. Les arrêtés de la Mabilais
étaient approuvés par la Convention le 8 floréal (27 avril).
Restait Stofllet. Celui-ci, malgré un manifeste lancé contre le décret
d'amnistie du 12 frimaire, avait eu, le 14 pluviôse (2 février), avec le repré-
sentant Menuau, une entrevue au pont du Lys, près de Vihiers (Maine-et-
Loire) ; il ne s'était pas montré opposé à un accord, mais il réclamait à cet
HISTOIRE SOCIALISTE 65
effet la convocation d'une assemblée générale des chefs royalistes. Seule-
ment, lors des négociations de la J.iunaie, Gharette, qui préférait tenir son
rival à l'écart, ne consentit qu'assez tari à le laisser convoquer par Sapinaud;
et c'est lorsque tout était convenu, le 28 (16 février), que survinrent quatre
ehefs de la bande de Stofflet. Us se plaignirent qu'on l'eût laissé de côté,
assurèrent qu'il accepterait les conventions i'aites et demandèrent trois jours
pour qu'il pût venir à la Jaunaie. Ce fut accordé; mais, à son arrivée, le 30
(18 février), Stofïlet fut vexé d'apprendre que Gharette avait conclu sans lui
et était parti la veille. Le 3 ventôse (21 février), il vit les représentants qui,
désireux de traiter tout de suite, lui refusèrent un armisticii de quelques
semaines sollicité par lui pour consulter, prétextait-il, les habitants. Il s'en
alla le lendemain et, le 6 (24 février), dans un appel aux armes contresigné
par Bernier, il protestait violemment contre la reconnaissance de la Répu-
blique; en attendant de se vendre, il flétrissait ceux qui s'étaient vendus, se
retournait contre eux et, ayant pris l'un d'entre eux, Prodhomme, il le
faisait massacrer à coups de sabre (12 mars).
Caudaux reçut l'ordre, le 20 ventôse (10 mars), de préparer une expédi-
tion contre Stofflet et son « armée d'Anjou » qui, à ce moment, se tenait
surtout dans le Maine-et-Loire. Les républicains éprouvèrent, le 28(18 mars),
un échec sur les hauteurs de Chalonnes ; mais ils le réparèrent. Le 2 ger-
minal (22 mars), Stofflet qui, malgré ses réquisitions de tous les hommes de
17 à 45 ans, avait à peine 6000 hommes, se jeta sur Saint-Florent; battu, il
erra dans les bois entre son quarlier général de Maulévrier (Maine-et-Loire)
et Ghâtillon-sur-Sèvre (Deux-Sèvres) où un émissaire, alors qu'il pouvait
être réduit à se rendre, alla encore, le 6 (26 mars), lui faire des propositions
de paix. Un convoi fut attaqué près de Chemillé, le 13 (2 avril), par une
bande de Stofflet que protégeait un drapeau portant l'image d'un saint.
L'attaque fut repoussée, le drapeau enlevé et une autre bande battue le même
jour à Chanzeaux (canton de Thouarcé, Maine-et-Loire). Ce fut le dernier
combat de cette expédition; le 21 (10 avril), parvenait l'ordre d'arrêter tout
mouvement.
Le 13 germinal même (2 avril), Stofflet avait demandé un rendez-vous
aux représentants; après des tergiversations suspectes, il finit par se rendre,
le 19 (8 avril), au château de la Haye, près de Mortagne (Vendée), où ceux-ci
l'attendaient ; mais, à peine arrivé, il partit brusquement sous prétexte qu'il
avait envoyé deux délégués aux conférences qui avaient lieu avec Cormatin
près de Rennes. Le 15 (4 avril), en efl'et, deux délégués de Stofflet assistaient
à cette conférence et, le 17 (6 avril), comme ils demandaient, avant de traiter,
• la retraite des troupes nombreuses qui foulaient le territoire de l'armée
j d'Anjou », les représentants se bornèrent à accorder la suspension des hosti-
i lités qui, nous venons de le voir, arrêta à partir du 21 (10 avril) les opéra-
tions de l'armée de l'Ouest Néanmoins Stofflet qui ne devait chercher qu'à
66 HISTOIRE SOCIALISTE
gagner du temps pour préparer à l'aise un mauvais coup, refusait de traiter
au moment où traitait Cormatin, le i" floréal (20 avril). Aussi, le lendemnin,
les représentants décidaient de mettre fin à la suspension des hosliliiés
acconiée le 17 germinal (6 avril). Slofllel ne i ouvait plus.tenir ; plusieurs ùe
ses officiers l'avaient abandonné, alléchés par l'argent de la Répul)lique;
acculé, il 'aisait sa soumission le 13 floréal (2 mai), au milieu d'un champ,
près de S;iiiit-Elorent. Dans les mêmes cinditions qu'à Charetle et à Sapiuaud,
on laissait 2000 tardes et on promettait deux million-;, sans compter l'argent
des fonds secrets, à un homme dont Ruelle lui-même disait à laConveniion :
« Ce chef n'a voulu entendre aucune proposition tant qu'il ne lui a pas été
prouvé que sa résistance serait inutile » ; le jour même, 20 floréal (9 mai),
la Convention ratifiait une pareille transaction.
Faisant allusion aux républicain-i sérimix qui ne voyaient dans les mar-
chés de la Jaunaie, de la Mabilais et de Saint-Florent qu'un cynique simu-
lacre de paix, Ruelle ajoutait : « Plusieurs faits vous prouveront que l'on
peut compter sur cette paix ». Les faits, nous le verrons, donnèrent un
éclatant démenti à l'impudente affirmation de Ruelle. Ce ne fut que par les
royalistes que les populations connurent d'abord les conventions faites; à la
prière de ces messieurs qui avaient demandé un délai pour préparer leurs
partisans, la i.romulgation des décrets du 24 ventôse, 8 et 20 floréal avait
été retardée et leur publication officielle n'eut lieu que dans le courant de
prairial (fin mai-début de juin). Ils ne mirent, d'ailleurs, pas grande hâte
dans la susdite préparation ; car on continua à arborer la cocarde blanche et
à promener le drapeau blanc. Les républicains abandonnaient leurs postes
pour établir ouvertement leur sincérité, les royalistes gardaient les leurs,
occupaient même parfois ceux que quittaient les républicains et continuaient
en paix meurtres et déprédations (Chassin, Les Pacifications de l'Ouest, 1. 1",
p. 332); « des assassinats Jurent commis sur différents points du territoire»,
avoue Âuvynet (Eclaircissements..., p. 502). Telle fut la fin de la première
guerre, la prétendue pacification de la Bretagne et de la Vendée.
CHAPITRE VI
TRIOMPHE DE l'aGIOTAGE.
{nivôse à fructidor an III- janvier à août 1795.)
' A Paris, la réaction politique et les progrès de l'agiotage aUaient s'accen-
tuant, et nous allons successivement examiner ces deux ordres de laiis.
La situation politique était résumée par Babeuf dans son n' 29, italé « du
1" au 19 nivôse an III » (21 décembre 1794 au 8 janvier 1795), où apparaît
une conscience très nette de la forme moderne de l'antagonisme des classes
HISTOIRE SOCIALISTE «7
qui, gêné avant Thermidor, allait maintenant se développer sans entraves.
Dans la Convention, écrivait-il, « je distingue deux partis diamétialement
opposés... Je crois assez que tous deux veulent la République; mais chacun
la veut à sa manière. L'un la désire bourgeoise et aristocratique ; l'autre en-
tend l'avoir faite et qu'elle demeure toute populaire et démocratique; ... le
premier parti veut dans la République le patriciat et la plèbe... le second
parti veut pour tous non seulement l'égalité de droît, l'égalité dans les livres,
mais encore l'honnête aisance, la sufûsance légalement garantie de tous les
besoins physiques, de tous les avantages sociaux, en rétribution juste et in-
dispensable de la part de iiaviil que chacun vient fournir à la tâche com-
niime » .
Entre parenthèses, Bnbjnf publiait à la-même époque que son n» 29— cela
ne pouvait être guère plus tard, puisque c'était une brochure d'actualité ; ni
plus tôt, puisque dans sa brochure (p. 183) il mentionne un décret du 28 i'ri-
maire an III (18 décembre 1794) — sous le titre Du i^ystème de drpojinlatioji
ou la vie et les crimes de Carrier, une très violente attaque contre le système
de la Terreur, l'elîusion de sang, la dictature révolutionnaire. Faisant preuve
d'une pitié louable et d'une crédulité fâcheuse, il blâmait, avec quelque excès
et beaucoup d'illusions, tout ce qui avait été fait, avant le 9 thermidor, en
Vendée.
Mais, ce qui est plus intéressant, on trouve dans cette brochure une longue
note où, de même que dans le n" 29 du Tribun du Peuple, le socialisme tel
qu'il me semble devoir être défini (chap. i"), surgit pour la première lois sans
qu'il puisse y avoir doute. « Le sol d'un Etat, disait Babeuf (p. 32 et 33), doit
assurer l'existence à tous les membres de cet Etat;.. Quand, dans un Etat, la ■
minorité des sociétaires — (j'appelle l'attention sur l'emploi de ce mot que
reprendra Fourier) — est parvenue à accaparer dans ses mains les richesses
foncières et industrielles et qu'à ce moyen elle tient sous sa verge, et use du
pouvoir qu'elle a de faire languir dans le besoin, la majorité, on doit recon-
naître que cet envahissement n'a pu se faire qu'à l'abri des mauvaise-^ insti-
tutions du gouvernement » ; et alors, il faut arriver « par des institutions
qu'il soit impossible d'enfreindre à poser des bornes sûres à la cupidité età-
l'ambition, à affecter tous les bras au travail, mais à garantir, moyennant ce
travail, le nécessaire à tous, l'éilucation égaie et l'indépendance de tout ci-
toyen d'un autre; à garantir de même le nécessaire, san» travail, à Fen*^
fance, à la faiblesse, à l'infirmité et à la vieillesse ». Dans le n° 29 de soH'
journal, conscient de l'importance fondamentale dé la question économique,
après avoir demandé les mêmes choses, il conclut : « AU fond voilà où se
réduit en principe toute la politique,' c'est de' garantir à tous les gouvernés
la sufûsance de leurs besoins ». Tels sont les deux documents qui me font*
fixer tout au début de 1795 L'explicite apparition du socialisme en France :
c'est le même esprit que dans la lettre de 1791 (fin du chap. i")i raa'^ avec la
HISTOIRE SOCIALISTE
conception d'ensemble manquant à celle-ci qui ne s'occupait que de la pro-
priété foncière.
Dans ce même n" 29 Babeuf signalait l'influence, au point de vue de la
réaction, de quelques femmes de l'ancien régime dont la plupart étaient sor-
ties de prison après le 9 thermidor. Elles attiraient chez elles les Convention-
nels, les flattaient quand ils étaient là, se moquaient d'eux en leur absence;
mais ils ne voyaient que les élégances et les séductions auxquelles ils n'étaient
pas habitués ; craignant par dessus tout de sembler ridicules à ces dames, ils
toléraient leurs railleries sur les institutions républicaines et, pour gagner
leurs bonnes grâces, ne tardaient pas à agir comme elles le désiraient.
« Lâches plébéiens, s'écriait Babeuf prédisant ce qui allait arriver, vous ne
voyez pas que ces patriciennes déhontées, ces aventurières de noble race qui
vous font aujourd'hui l'honneur de se prostituer dans vos bras roturiers, vous
étoufferont, dès qu'avec vous elles seront parvenues à rétablir les choses sur
l'ancien pied... A leur voix vous avez creusé votre fosse. Vous avez entamé
le procès à toute la Révolution. » Et il ajoutait, à pro pos de celle qui était le
plus en vue, de ThérésiaCabarrus, ci-devant marqu ise de Fontenay, plus tard
princesse de Ghimay, pour l'instant femme de Tallien et de beaucoup d'aulies :
« Français, vous êtes revenus sous le règne des catins ».
Enfin, dans ce n" 29, il approuvait « la motion courageuse de Noël Pointe»;
cet ouvrier armurier de Saint-Etienne fut un des deux ouvriers élus à la Con-
vention (Histoire Socialiste, t. III, p. 113-115). L'autre était le cardeur de
laine Armonvilîe, de Reims, qui ne se iit connaître que par son obstination à
se coiiTer du bonnet rouge. Ce faisant, il obéissait à un sentiment encore
trop fréquent dans la classe ouvrière. Sur les questions de fond, il est possi-
sible — et je l'en loue — de l'amener en général aux transactions presque
toujours indispensables quand on veut aboutir rapidement; mais sur les
questions de forme, de symbolisme, — car il y a aussi un formalisme révolu-
tionnaire pas moins puéril que n'importe quel autre protocole — elle est, en
général, d'une intransigeance passionnée : il est rare de pouvoir obtenir
d'elle la moindre concession à ce sujet, même la plus justifiée au point de
vue des idées professées, des principes admis par elle, et de la logique. Sur
les questions importantes, Armonvilîe ne semble pas s'être ému; il a laissé
faire, il a cédé sans cesse. Mais sa coifi'ure, voilà une chose sérieuse et oh il vaut
de montrer qu'on a du caractère. Lâcher son bonnet rouge, ah 1 saperlotte,
sur ce point il résista aux muscadins de la manière la plus énergique, ce
qui, vers le 15 ventôse (début de mars 1795), provoqua des incidents (recueil
d'Aulard, t. I", p. 533 à 545). Noël Pointe, lui, s'occupa du fond au grand
scandale de tous les réactionnaires. « Il était tout simple, observait Babeuf,
que la faction patricienne n'entendît point avec plaisir un premier mani-
feste contre l'indigne oppression exercée sur les patriotes. »
C'est dans la séance du 4 nivôse an III (24 décembre 1794), après le vote
HISTOIRE SOCIALISTE
09
supprimant, on le verra plus loin, le maximum, que Noël Pointe monta à la
tribune : « La révolution du 9 thermidor, dit-il, a conduit à l'échafaud Robes-
Maison portant lb n« 9 de la rde Saint-Antoine ot put arrêté Gracohus Babeuf.
(D'après nature.)
pierre et ses complices. Elle a rendu la liberté à des patriotes qui gémissaient
dans les fers. Mais qu'a-t-on fait depuis? La terreur n'a fait que passer en
UT. 402, — HISTOIRE SOCIALISTB. — THERM/DOR ET DIRgCTOIRE. LIT. 402 '
y
70 lîISTOinE SOCIALISTE
d'autres mains. Les riches marchands insultent à la misère du peuple ei
menucent i!e vendre bientôt au poids des nssignats la nourriture du pmvre...
L'aristocratie veille sans cesse pour tourner à son profit ce que nous faisons
pour le bonheur du ^uple. Jamais elle n'a poussé plus loin qu'aujourd hui
sjn insolente audace ; jamais le fanatisme n'a déployé plus de fureurs. En
sortant d'un extrême, ne tombons pas dans un autre. La lithargie du modé-
rantisme n'est pas tnoins funeste que la vigilance de la terreiir. Je vois avec
effroi la contre-révolution empoisonner de son souffle liberticide l'horizon
politique. Il n'y a pas de choix à faire : il f lut sauver la patrie ou périr... Je
demande que la loi du 17 septembre 1793 sur les gens suspects soit exécutée
de point en point ». La conclusion ne valait pas les constatations par lesquelles
est si perspicacement-pris sur le fait ce vice immanent du parti modéré de
ménager la réaction qui lui fournit l'appoint nécessaire jusqu'à ce qu'elle soit
assez forte, grâce aux avantages obtenus, pour chercher à l'évincer lui-même;
et c'est de là que sont toujours sorties les crises périlleuses pour la Répu-
blique.
C'étaient les Jacobins que le parti modéré déclarait vouloir atteindre;
mais cette qualification englobait tous ceux qui avaient joué un rôle en l'an II
et restaient fidèles, à ce passé (recueil d'Aulard, t. I", p. 398 et 590),
en attendant qu'elle servît à désigner tous les républicains sans distinction.
Les femmes à la mode attisaient cette campagne dont Fréron fut le principal
oriianisaleur et les muscadins les exécuteurs. Ceux-ci qui prirent l'habitude
d'aller tous les matins chercher le mot d'ordre chezFréron, rue Ghabanais,
et dont le centre de réunion était le café de Chartres ou des Canonniers au
Palais-Royal, se divisaient en trois groupes principaux (recueil d'Aulard,
t. I", p. 488, et n° 30 du Tribun du Peuple) : l'un parcourait les sections,
l'autre se tenait dans les lieux publics, et le troisième se rendait dans
les tribunes de la Convention, partout bruyants et provocateurs. Ils orga-
nisaient la chasse aux Jacobins, frappaient les hommes quand ils étaient
« quatre contre un x, selon le mot de Mercier (Le Nouveau Paris, chap. gxxvi),
cutraj^eaient ignoblement les femmes, saccageaient les bouti(jues. Le journal
de Fréron et les feuilles de même acabit poussaient ouvertement au massacre
des Jacobins ; dans son n° 30, daté du 4 pluviôse (23 janvier), Babeuf dénon-
çait en particulier à cet égard le n° 59 de ['Orateur du Peuple.
Le 2 pluviôse, pour fêter l'anniversaire du 21 janvier, dont la Convention
avait, le 21 nivôse (iO janvier), décidé la célébration, ils brûlèrent, avec ce goût
des autodafés qu'ont toujours montré les partis réactionnaires, un.mannequin îj
qui était censé représenter un Jacobin. « On avait d'abord projeté, a écrit
(fievue de la Révolution, t. IV, p. 13) un monarchiste, M. Victor Fournel, de
donner à ce mannequin une double face : d'un côté le jacobinisme, de l'autre
la royauté. Il s'agissait toujours avant tout de se garer contre les accusations
de royalisme», tout en étant royaliste. Ils recueillirent les cendres dans un pot
HISTOIRE SOCIALISTE 71
rte chambre et le jetèrent dans l'égout Montmartre. Voilà l'esprit des « hon-
nêtes gens « que caractérise, d'ailleurs, encore ce même genre de distinc-
tion : en août 1902 {Temps, du 14 septembre 19U2, 3™° page), aux apilaudisse-
raents de l'arislocralie, les cléricaux du pays des Chouans n'ont-ils pas assO"
cié, en un rapprochement ordurier bien digne d'eux, l'alcool, les cantiques
et les matières fi cales ? Pour leur grossière ineptie les muscadins de 1795
avaient essayé d'enrôler les ouvriers du faubourg Saint-Marceau; mais, dit le
rapport de police du 2 pluviôse (21 janvier), « ils n'ont point fait de prosé-
lytes ». Tout cela avait lieu en criant au début 4 Vivent la République et la
Convention nationale I puis Vive la Convention 1 seulement. C'était en alTeo-
tant de protéger le gouvernement républicain qu'ils rainaient la République,
suivant une tactique dont le je uitisme et les avantages devaient séduire
le pape Léon XIII (16 février 1892) et transformer nos cléricaux en ralliés.
Pour écarter les républicains et mettre la main sur la République, on ne re-
cule devant rien ; aussi la presse immonde de l'époque accusait les Jacobins
d'être de connivence avec les CX\(n\-ô.n>, [Paris pendant la réaction thermido-
rienne, de M. Aulard, l. I", p. 453), racontait qu'une tannerie des peaux
des guillotinés avait été établit' à Meudon.et que Batère avait des bottes ve-
nant de là (Idem, p. 519).
Les morts n'étaient pas plus épargnes que les vivants. Des royalistes à
faux nez républicain attaquaient iMarat en l'appelant le « royaliste Marat »
{Courrier républicain du 16pluviôse-4 léviier, cité par M. Aulard dans le recueil
préccd .ni, t. I", p. 448). Les muscadins ayant manitesté l'intention de ren-
verser dans les théâtres le buste de Marat placé alors dans toutes les salles,
le comité de sûreté générale uonne, le 26 nivôse (15 janvier), des ordres sé-
vères; le 27 (16 janvier), les muscadins démentent hypocritement l'intention
qui leur a été prêtée et déclarent que peu leur importe que Marat soit au
Panthéon (recueil de M. Aulard, t. I", p. 409) ; le 28 (17 janvier), le buste de
Marat est mutilé au théâtre de la rue Favart, et la démolition des bustes con-
tinue pendant une quinzaine de jouis sans que l'autorité sévisse;on se borne
à remplacer les bustes démolis ; le 19 pluviôse (7 février), d'après le rapport de
police du lendemain, les muscadins qui, le 27 nivôse (16 janvier), avaient
affirmé leur indifférence au sujet du maintien de Marat au Panthéon, décident
l'impression d'un discours demandant de ne décerner les honneurs du Pan-
théon que vingt ans après la mort et d'en enlever, par conséquent, les restes
de Marat. Le lendemain (8 lévrier), la Convention leur donne satisf ction et
vote que « les honneurs du Panthéon ne pourront être décernés à un citoyen,
ni son buste placé dans le sein de la Convention nationale et dans les lieux
publics que dix ans après sa mort ». Les restes de Marat étaient ainsi exclus
du Panthéon moins de cinq mois après y avoir été solennellement portés.
Une partie de la popul aiiun était exaspérée par l'attitude des « jeunes
gens de Fréron », el il arrivait parfois aux ouvriers de se rendre en nombre
HISTOIRE SOCIALISTE
au jardin des Tuileries ou au Palais-Royal et de tre mper dans les bassins les
muscadins les plus échautîés (rapport de police du 2 germinal -22 mars).
Ceux-ci n'étaient si insolents que parce qu'ils se sentaient soutenus. Comme
devait le constater le même rapport, « le public s'étonne que le gouvernement
paraisse les approuver, disant que, lorsqu'ils sont arrêtés et conduits au co-
mité de sûreté générale, ils entrent par une porte et sortent par l'autre; tan-
dis que, lorsqu'un patriote y est conduit par eux, o n le retient pour mettre
la terreur à l'ordre du jour ».
Si, les 12 et ISfructidor {29et30août), la Convention avait formellement
réprouvé la dénonciation de Laurent Le Coinlre contre les membres des anciens
comités de gouvernement, si, le 12 vendémiaire (3 octobre), elle passait finale-
ment à l'ordre du jour sur la dénonciation de Legendre contre Billaud-Varenne,
Collet d'Hprbois et Barère, elle consentait, le 15 frimaire (5 décembre), Le
Cointre étant revenu à la charge, au renvoi aux trois comités de salut public,
de sûreté générale et de législation des pièces recueillies par lui contre Bil-
laud-Varenne, Collot d'IIerbois, Barère, Vadier, Amar, Youlland et David. Le
6 nivôse (26 décembre), Clauzel faisait voter que les trois comités apporte-
raient leur rapport le lendemain. Ce rap port, présenté par Merlin (de Douai),
écartait Amar, Youlland et David, et pro posait la nomination d'une commis-
sion de 21 membres chargée d 'examiner la conduite des quatre autres repré-
sentants. Cette commission était tirée au sort le 7 nivôse même (27 décembre)
et Sieyès se trouva être un des membres désignés; il essaya, le surlendemain,
d'esquiver ce mandat; mais la Convention décréta qu'il remplirait les fonc-
tions de membre de la commission des 21. Telle fut la rentrée en scène de
celui qui, n'ayant pas osé broncher pendant la grande période révolution-
naire, devait répondre un jour qu'on lui demandait ce qu'il avait fait à cette
époque : « J'ai vécu » (Mignet, Notices et Mémoires historiques, t. I", p. 15),
et dont le lâche égo'isme fut pris pour de la profondeur. Le 12 ventôse (2 mars),
Saladin, au nom de la commission des 21, déposait un rapport concluant à la
mise en accusation de Billaud-Varenne, Collot d'Herbois, Barère et Vadier,
et, sur la motion de Legendre, , leur arrestation immédiate était provisoirement
décrétée.
En revanche, si nous avons yu la Convention se refuser, le 27 frimaire
(17 décembre), à aller, en faveur des vingt-deux députés girondins tels que
Lanjuinais, Defermon, Kervélégan, Henry Larivière, DoulcetdePontécoulanl,
Isnard, déclarés traîtres à la patrie ou décrétés d'accusation, au delà de
l'exemption des poursuites dont il< étaient l'objet, nous la voyons, le 18 ven-
tôse (8 mars), consentir à leur réintégration. Seul Delahaye qui avait com-
battu avec les Chouans était excepté, mais il reprenait son siège le 23 ger-
minal (12avril); et tous allaient apporter au parti de la réaction le rentort de
leurs haines actives et de leurs fureurs rétrogrades.
Entre temps, on chassait les patriotes des administrations (recueil d'Au-
HISTOIRE SOCIALISTE 73
lard, t. l", p. 422), on supportait que de jeunes bourgeois qui auraient dû
être aux armées restassent à Paris où, mêlés ayec nombre de prêtres et de
nobles sortis des prisons (rapports de police du I" et du 25 pluviôse -20 jan-
vier et 13 février), ils entretenaient le désordre. Certains émigrés rentraient
à la faveur de la loi du 22 nivôse an III (11 janvier 1795), d'après laquelle
« ne seront pas réputés émigrés les ouvriers et laboureurs ». Sans doute, la
loi ne paraissait concerner que ceux qui n'étaient pas « ex-nobles ou prêtres »;
mais, grâce à la complicité des administrations remaniées, il fut aisé, je l'éta-
blirai plus tard (chap. xv), d'obtenir des certificats tournant l'obstacle. Gela
devint encore plus facile après les lois du 22 germinal (11 avril) et 22 prairial
an III (10 juin 1795), réintégrant dans tous leurs droits ceux qui, après le
31 mai 1793, avaient été frappés ou avaient fui comme partisans des Gi-
rondins .
A la suite d'un rapport de Boissy d'Anglas, la Convention avait, le 3 ven-
tôse (21 février), voté une loi sur la liberté des cultes. Cette loi — que, même
amendée comme elle le fut bientôt sous le rapport des édifices, n'oseraient
pas voter les progressistes d'aujourd'hui , bien qu'un de leurs piincipaux
chefs, M. Ribot, prétende toujours (séance de la Chambre du 4 juillet 1902,
p. 2123 du Journal officiel) s'inspirer « véritablement de l'esprit de la Révo-
lution française » ... dénaturé et non revivifié — sans être parfaite, était une
amélioration. L'Etat, ainsi que cela avait été déjà décidé le 2""' jour sans-cu-
lottide an II (18 septembre 1794), ne salariait aucun culte ; tous étaient libres
dans l'intérieur de leurs locaux. Mais l'Eglise ne se juge libre que lorsqu'elle
est souveraine maîtresse ; la liberté telle qu'elle l'entend, c'est la liberté pour
elle d'exercer des privilèges. Et, à peine le nouveau régime en vigueur, le
prêtre qui, depuis le commencement de la réaction politique, avait déjà plus
ou moins ouvertement relevé la tête, chercha à dominer : le 15 germinal
(4 avril), de nombreux boutiquiers trouvaient dans leur serrure un billet por-
tant que ceux qui ouvriraient le lendemain, jour de Pâques, seraient consi-
dérés comme Jacobins (rapport de police du 16 germinal-5 avril); on savait
ce que cela signifiait. Les manœuvres de ce genre abondaient; entre temps,
on se moquait de ce qu'on appelait la « philosophie tricolore », c'est-à-dire
de l'esprit laïque (recueil d'Aulard, t. I", p. 542).
Evidemment la Constitution de 1793 ne pouvait être du goût de cettï
tourbe dont le but apparut si clair que Laurent Le Cointre, inquiet, demanda,
le 29 ventôse (19 mars), à la Convention l'abolition du gouvernement révolu-
tionnaire et l'application immédiate de la Constitution de 1793. La Conven-
tion ne songeant qu'à éluder celle-ci, sans oser encore avouer son dessein,
— le rapport de police du 30 pluviôse (18 février) disait déjà : « Dans les ca-
fés, l'on s'entretenait du projet de quelques députés qui voulaient que l'on
touchât à la Constitution de 1793 » — prit en germinal diverses décisions qui
aboutirent, le 29 (18 avril), à la résolution de nommer une commission chargée
74 HISTOIRE SOCIALISTE
« de préparer les lois nécessaires pour mettre en activité la Constitution », et
les noms des onze membres de cette commission furent proclamés le 4 flo-
réal (23 avril). Le n» 28 du Tribun du Peuple dans lequel — nous l'avons vu
à la lin du chap. m — Babeuf pressentait cet état d'esprit des Conventionnels,
avait fait lancer, le 12 nivôse (i" janvier), un mandat d'amener contre lui et
un autre contre son imprimeur, ce qui prouve que la liberté de la presse n'a
existé après Thermidor que pour attaquer les républicains avancés; le 15 ni-
vôse (4 janvier),' quatre agents se rendaient à son domicile, afin de l'arrêter
pour la seconde fois depuis le 9 thermidor à propos de ses écrits. A son défaut,
ils arrêtèrent sa femme qu'on dut relâcher sans avoir pu obtenir d'elle le
moindre renseignement sur l'endroit où il s'était réfugié et d'où il continuait
son journal.
Dans son n» 30 (4 pluviôse-23 janvier), critiquant la loi du 22 nivôse rela-
tive aux émigrés, il disait : « Coblenz a ici son sénat ». 11 étaii, pour ce mot,
dénoncé, le 10 pluviôse (29 janvier), à la tribune de la Convention par Tallien
qui reprochait en même temfis à Fouché d'entretenir des relations avec lui.
Ce fait, exact au fond, et d'autres de ce genre concernant soit Fréron, soit
Tallien lui-même, ainsi que je l'ai signalé (fin du chap. n), montrent Babeuf
très naïf et s'illusionnant trop facilement sur certains hommes. Tallien arguait
des épreuves « d'un ouvrage de Babeuf» corrigées par Fouché. L'auteur d'une
étude récente (Fouché, par M. L. Madelin) qui exagère beaucoup les consé-
quences des relations de Fouché et de Bibeuf, prétend à tort que cet ouvrage
était la brochure contre Carrier, mentionnée au début même de ce chapitre,
et il parle ensuite, sans en signaler la non publication, d'une brochure de
Babeuf contre la Gironde, inspirée, dit-il, par Fouché. 11 invoque (t. 1", p. 185)
le « propre aveu • de celui-ci ; or, l'aveu de Fouché, dans les paroles pronon-
cées en réponse à Tallien, se rapporte uniquement — d'après la citation faite
par M. Madelin lui-même à la page suivante — à une brochure non publiée
contre la réintégration des Girondins; c'est aussi ce qu'a déclaré Bibeuf
(n* 32 du Tribun rlu Peuple, p. 385), en donnant le titre de la brochure en
question, Réfutation de tous les écrits dirigés contre le 34 mai, et en cons-
tatant à son tour qu'elle n'avait pas paru.
Dans son n" 31 (9 pluviôse-28 janvier), Babeuf poussait à ce qu'il appe-
lait une « insurrection ijaciûque » au moyen d'un « projet d'adresse du
peuple français à ses délégués pour leur exposer dans un tableau vif et vrai
l'état douloureux de la nation, celui qu'elle devait attendre, ce qui a été fait
pour le lui procurer, ce qui a arrêté et ce qui en arrête le succès; et ce qu'il
convient de faire, et ce que le peuple entend qu'il soit fait pour le faire arri-
ver au terme des droits de tous les hommes et du bonheur commun pour
lesquels il a fait la révolution ». Le comité de sûreté générale ordonnait, i©
i7 pluviôse (5 février), son arrestation pour provocation « à la rébellion, au
meurtre et à la dissolution delà représentation nationale ». Le surlendemain
HISTOIBE SOCIALISTE 75
la police lui mettait la main dessus dans la maison oii il iiabitait, rue Saint-
Antoine, au f.oin de la rue, alors pa^isage, Lesdiguières — ce doit être la mai-
son qui porte actuellement le n° 9 sur l;i rue Saint-Antoine (ancien 228), et
le n° 14 sur la rue Lesdiguières — une petite chambre sur le derrière, an second,
qu'éclairait une croisée donnant sur le passage; elle saisissait par la même
occasion le manuscrit de son n" 33. Le 20 pluviôse (8 février], Mathieu annon-
çait à la Convention, au nom du comité de sûrelé générale, qu' « un nommé
Babeuf, violateur des lois et fanssaire jusque sous le nom de Gracchus qu'il
usurpe, est arrêté ; il est maintenant dans l'impuissance d'appeler les citoyens
à la révolte, comme il ne cessait de le faire depuis un mois. Vous ne serez
pas L't'junés lorsque je vous dirai que cet homme a voulu corrompre le gen-
darme qui l'a arrêté et lui a proposé trente mille livres et une sauvegarde
pour prix de sa liberté ».
En réponse à ces accusations, Babeuf adressa, le 21 pluviôse (9 février),
au comité de sûreté générale, sous le titre « Ln Tribun du Peup/r... n° 34 et
dernier », un manuscrit de huit pages qui figure aujourd'hui au Mui^ée des
Archives nationales sous le n° 1426, extrait du carton F7 4276. Il y attaque
Fréron, se défend « d'avoir qualifié la Convention entière de Sénat de Go-
blenz » ; il répond péremptoirement au snjet du gendarme : « On m'a trouvé
six francs en entrant dans la maison d'arrêt » ; après s'être déclaré le défen-
seur des Droits de l'Homme, il écrit : « On m'a accusé de prêcher Vinsurrec-
tion. Comment l'ai-je prèchée ? J'ai conclu à une pétition pour demander la
garantie de la Déclaration des Droits et de la Constitution que j'ai vu qu'on
se disposait à violer. Celle garantie est obtenue par le décret du 20 rendu
sur la proposition de Goujon ». Goujon avait demandé à ses collègues de la
Convention de charger « ses comités de salut public, de sûreté générale et de
législation, de prendre d 'S mesures conire ceux qui attaqueront les Droits
de rilorame et la Constitution » ; Roux (de la Haute-.Marne) dit alors qu'il
n'ctait pas besoin d'un décret pour faire croire à leurs serments et il demanda
l'ejiéculion de ces serments et le passage à l'ordre du jour; c'est ce qui fut
volé. Ce vote «comble tous mes vœux », ajoutait Babeuf qui terminait en-re-
vendiquaul. la liberté de la presse. A cette même époque Babeuf ré.iondit à.
une affiche rei>rodui>ant sa condamnation à vingt ans de fers, plus tard,
dans le n° 38 du Ti-ibun du Peuple (voir'chap. xii), il accusera Fréron d'avoir
été l'auteur tie celte affiche; en tout cas, les jeunes gens dont ce dernier était
l'oracle avaient, le 21 pluviôse (9 février), brûlé le journal de Bibeuf (recueil
d'Aulard, l. l", p. 468 et 475).
.Enfermé d'abord à, la Force, située au coin de la rue du Roi-de-Sicile et
de ce qui est maintenautla rue Malher, dont le tronçon entre la rue du Roi-
de-Sicile et la rue lies Rosiers occupe une partie de l'emplacement de cette
prison, il était ensuite transféré à la prison des Orties; c'était une maison
d'arrêt assez, récemment établie rue des Orties, d'où son nom, et dont le sol
7(3 HISTOIRE SOCIALISTE
fait aujourd'hui partie de la place du Carrousel, non loin du pavillon de
Lesdiguières. Par décision du 22 ventôse (12 mars), il fut conduit à Arras où
on l'incarcérait, le 25 (15 mars), dans la maison d'arrêt dite des Baudets. Un
autre journaliste, le maratiste Lebois, avait été également arrêté et les clubs
maratistes Lizowski, faubourg Marceau, Quinze -Vingts, faubourg Antoine,
étaient « fermés provisoirement ».
C'est que la situation à Paris devenait grave ; la misère de la masse avait
empiré, depuis que s'était produit le mouvement de réaction politique, et
allait croissant à mesure que s'accentuait cette réaction favorable à une mino-
rité. La population ouvrière parisienne peu sympathique cependant, nous
l'avons vu au début du chapitre ii, à Robespierre, eut conscience de cet effet
naturel du changement politique sur sa situation matérielle et les rapports
de police, avec des atténuations thermidoriennes qui donnent plus de poids
à leurs constatations, le constatèrent. On lit, par exemple, dans le rapport du
27 ventôse (17 luars) : « On a parlé du régime avant le 9 thermidor où les
marchandises n'étaient pas aussi chères et l'argent était au pair avec les assi-
gnats. Ce n'est pas, ajoute-t-oii, qu'on désire ce régime où on commettait des
horreurs, mais on désirerait que l'on mît un frein à la cupidité des mar-
chands, et que l'on ne les soutînt pas pour écraser les sans-culottes ». C'est que
l'agiotage poussait à la baisse des assignats et, par suite, abstraction faite de
toute autre manœuvre, à la hausse des prix des marchandises : moins les
assignats avaient de valeur réelle, plus il en fallait pour payer un achat ; à
mesure que leur valeur réelle diminuait, la valeur nominale exigée deve-
nait, en effet, plus forte et les prix des marchandises exprimés d'après la
valeur nominale des assignats augmentaient. D'ailleurs, la spéculation agis-
sait directement aussi sur le prix des marchandises; le rapport de police
du 19 ventôse (9 mars) parle « des ressorts que mettent en activité, de
toutes manières, les agioteurs pour ruiner et finir de discréditer les assi-
gnais ».
La Révolution avait eu recours à l'assignat, transformé bientôt en papier-
monnaie, parce qu'elle ne pouvait pas faire autrement. Il est très facile de la
critiquer à cet égard au point de vue exclusif de la science financière ; mais,
avant tout, il lui fallait vivre et assurer la défense du pays. La concurrence
de l'or et de l'argent que leur supériorité incontestable faisait préférer aux
assignats, entraînant pour ceux-ci une perte sur leur valeur nominale, l'Etat
essaya d'enrayer cette concurrence en interdisant le commerce des métaux
précieux qui continua, du reste, clandestinement. Afin de se rattraper de
l'obligation de prendre les assignats, on haussait pour ce fait seul, en dehors
môme de ce qui constituait en quelque sorte l'équivalence du change, le prix
des marchandises, d'où cherté toute spéciale pour ceux qui ne pouvaient
payer qu'en papier et surtout pour la classe pauvre. D'autre part, la présence
d'&rmées sur toutes les frontières et l'occupation de la mer par les Anglais
HISTOIRE SOCIALISTE
77
restreignant considérablement le commerce extérieur et la quantité desmar-
cbandises, facilitaient l'accaparement et livraient le marché à quelques spé-
culateurs qui devenaient maîtres des ^lenrées et de leurs prix ; d'oii l'atteinte
portée par l'Etat à la liberté du commerce, la fixation par des lois du prix
maximum des marchandises indispensables (Histoire Socialiste, t. IV, p. 1676
à 1679), les peines contre l'accaparement, les réquisitions, etc. Dans la pensée
même de leurs auteurs, ces sortes de mesures eurent toujours un caractère
exceptionnel, essentiellement transitoire, comme les circonstances qui les
imposaient et, en les prenant, ils s'inspirèrent des exemples du passé, des
UV. 403. — HISTOIRE SOCUUSTB. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIT. 403.
HISTOIRE SOCIALISTE
seuiiments populaires (voir t. I" de l'Histoire Socialiste, p. 1076), et non
d'une conception quelconque de l'avenir. •
Les meilleurs moyens pour empêcher l'effondrement du cours des assi-
gnats et ses conséquences étaient de restreindre les émissions au strict néces-
saire, de détruire les assignats qui rentraient par suite de la vente des biens
nationaux, d'éviter de déprécier par des mesures réactionnaires ou niala-
droilvs ces biens qui leur servaient de gage, de tenter assez lot de les démo-
nétiser peu à peu, en avertissant aussitôt les spéculateurs qu'on ne les leur
échangerait contre numéraire qu'à un taux réduit d'après les cours faits par
eux, mais d'autant moins réduit qu'il s'agirait de coupures plus petites, de
mettre surtout de l'ordre dans l'administration et de surveiller de très près
les opérations des fournisseurs. C'est tout le contraire qui se produisit. On
] ouvait améliorer la législation née du besoin d'assurer les approvisionne-
nifnls et de limiter la spéculation; on ne devait pas d'abord en lolérer arbi-
trairement la violation, puis l'abroger avant la disparition des inconvénients
que, malgré tout, elle atténuait.
C'est ainsi pourtant que le gouvernement procéda. Il eut la prétenlion
de rétablir un régime normal. Pour ce faire, il ne s'efforça nullement d'arriver
à l'inutilité de mesures exceptionnelles, il se borna à supprimer la réglemen-
tation qui les rendait quelque peu efficaces : par la loi du 4 nivôse an III
24 septembre 1794), dont l'art. I" avait été volé la veille, toutes les lois fixant
un prix maximum furent abrogées. On peut évidemment critiquer ces lois;
mais ce qui prouve que, telles quelles, elles servirent à quelque chose, c'est
ce qui se passa après leur abrogation : il n'est pas niable qu'après celle-ci la
situation devint meilleure pour les agioteurs et pire pour la masse : les den-
rées ont doublé de prix depuis l'abrogation de la loi du maximum, dit le rap-
port rie police du 17 nivôse (6 janvier). On ne cessa à la Convention de crier
contre les agioteurs, et je ne contesterai pas la sincérité de ces paroles vaines.
Les repré-^eniants ne furent pas leurs complices, soit; ils furent leurs dupes
et le résultat fut le même. Si les représentants ne savaient pas ce qu'ils fai-
saient en supprimant les lois du maximum, les spéculateurs savaient, eux,
ce qu'ils faisaient en poussant de toutes les manières à leur suppression.
Par l'abrogation des lois du maximum, les thermidoriens établirent, au
point de vue du commerce des marchandises, la liberté de la spéculation.
Libres d'agir à cet égard, les spéculateurs ne se contentèrent pas de la hausse
ep quelque sorte automatique résultant pour les denrées de la baisse des assi-
gnats; ils spéculèrent de toutes les manières sur les denrées elles-mêmes, ils
allèrent jusqu'à entraver l'arrivée des vivres à Paris, tandis qu'ils en sortaient
les comestibles à pleines voitures (tapport du 14 germinal - 3 avril) ; déjà le
rapport du l" ventôse (19 lévrier) avait dit : « l'on sort le pain de Paris de
toutes paris... il y a des personnes chargées de ces expéditions pour la sor-
tie du pain ». C'était, depuis le 18 nivôse an III -7 janvier 1795 (voir chap. xi,
HISTOIRE SOCIALISTE 70
S ~;, une des trois agences de la « commission des approvisionnements » qui
av.i.l à s'occuper du service des subsistances pour Paris; mais, incapacité
ou complicité de sa part avec les spéculateurs, elle ne parvint pas à l'assurer
à peu près convenablement. L'espoir, en attendant, de venflre plus cher
poussait les fermiers à cacher leurs grains ou à les garder ; la crainte, si on
laissait partir les grains pour Paris, de n'en plus avoir suffisamment pour
elles-mêmes, crainte soigneusement attisée par les agents des tripoteurs po-
litiques et financiers — les gendarmes envoyés dans les environs de Paris
« font beaucoup de dépenses et s'entendent avec les fermiers » (rapport du
5 pluviôse -24 janvier); « les fermiers et les cultivateurs secondent bien les
projets destructeurs et... ne veulent rien fournir » (rapport du 22 germinal -
il avril) — , poussait les populations à empêcher la formation et la circula-
tion des convois : l'excès d'un côté, la pénurie préparée de l'autre, ne se
heurtèrent à aucun obstacle de la part de l'agence, le laissez-faire triompha.
Aussi pour la masse ne disposant que d'une quantité très restreinte de pa-
pier avili en face de marchandises d'une cherté exorbitante, la misère fut
atroce, au milieu cette fois de l'abondance — abondance de la récolte (rap-
port du 3 brumaire-24 octobre) et abondance dans les magasins « remplis en
tous genres » (rapport du 9 ventôse -27 février) — et du luxe scandaleux
des agioteurs triomphants (recueil d'Aulard, t. I", p. 371). Le retour aux
bons principes économistes leur ayant donné, au point de vue du prix des
marchandises, leurs coudées franches, tout allait maintenant concourir à
l'avilissement des assignats.
Alors qu'il aurait fallu en limiter les émissions au strict nécessaire, nous
voyons les ordres de fabrication qui étaient de 5 milliards 925 millions du
début de la Convention au 9 thermidor an II (fin juillet 1794), atteindre de-
puis cette date jusqu'à la fin de la Convention 15 milliards 752 millions
425 mille francs. Avant le 9 thermidor, la préoccupation de l'utilité générale
présida à la fabrication des diverses catégories de coupures ; les plus fortes
mises en circulation par la Convention ne dépassaient pas 400 livres. Après
thermidor, les grosses dominèrent; un arrêté du 26 ventôse (16 mars) pres-
crivit d'un coup la fabrication d'un milliard en coupures de dix mille livres
et, depuis cette date jusqu'au 28 thermidor an III (15 août 1795), chaque
mois nouvel arrêté de fabrication de ces coupures de sorte que, en cinq
mois, leur total à elles seules atteignait 5 milliards [Rivolution française,
revue, t. XVI, p. 227-229) : on n'était plus guidé par la seule nécessité de sa-
tisfaire aux besoins publics, mais par les exigences des financiers poussant
à, la multiplication d'un papier qu'ils se faisaient livrer au cours du jour dont
ils étaient à peu près les maîtres. Et rien ne les empêchait d'employer à
leur valeur nominale, en payement des impôts, des biens naiionaux qu'ils >
achetaient, — la vente de ces biens suspendue par arrêté du comité ^le salut
public du 10 messidor an II (28 juin 1794), avait été reprise en vertu de la loi
80 HISTOIRK SOCIALISTE
du 19 vendémiaire an III (10 octobre 1794) — des emprunts qu'ils avaient pu
conlracter, la masse d'assignats recueillis par eux à vil prix. De là une effré-
née campagne de baisse, avec des hauts et des bas savamment ménagés par
la haute bourgeoisie au gré de ses intérêts.
Il ne lui suffit pas d'agir directement sur le cours des assignats, elle
travailla à déprécier les biens qui leur servaient de gage et à cela elle eut
double profit : elle écrasait plus facilement les assignats et pouvait acquérir
à meilleur compte les biens nationaux mis en vente. La valeur de ceux-ci
devait diminuer rapidement et était en général, au commencement de 1795,
bien au-dessous de ce qu'elle était en 1790 (voir notamment ce qui fut
dit au Conseil des Anciens les il, 12 et 13 thermidor an IV-29, 30 et
31 juillet 1796). Pour obtenir ce résultat, les spéculateurs, aii!és en cela par
les prêtres et les royalistes que poussait la haine de la Révolution, propa-
geaient habilement le bruit d'un prochain changement de régime qui annu-
lerait les ventes etrectuées et obligerait les acquéreurs à restitution (rapport
de police du 11 ni\ôse-31 décembre). La réaction qui s'opérait, donnait crédit
à ce bruit. Bientôt même, à la réaction d'ordre général venaient s'ajouter
des lois spéciales, telles que celle du 30 ventôse (20 mars) ordonnant de sur-
seoir à la vente des biens confisqués par suite de jugemeiits ; celle du 14 flo-
réal (3 mai) décidant que les biens de-; personnes condamnées par les tribu-
naux révolutionnaires depuis le 10 mars 1793 seraient, sauf quelques exceptions
à déterminer et d'autres visant notamment la famille de» Bourbons, les émi-
grés et les faux-monnayeurs, rendus à leurs familles; celle du 21 prairial
(9 juin) portant que, dans les cas où les biens conQsqués auraient été vendus,
il ne serait restitué aux héritiers que le prix de la vente, ajoutant aux excep-
tions déjà faites les héritiers de la Du Barry et des Robespierristes exécutés,
excluant également du bénéûce de la restitution des biens les cjndamna-
lions prononcées depuis la loi du 8 nivôse an III (28 décembre 1794) qui
avait réorganisé le tribunal révolutionnaire, mais ouvrant la porte, étant
données les nouvelles administrations, à la possibilité d'accorder à de nom-
breux émigrés, présentés comme Girondins frappés « pour prétendu fédéra-
lisme », la radialion sur les listes des exclus ; celle du 13 messidor (1" juillet)
suspendant la vente des « biens des ecclésiastiques reclus, déportés ou sujets
à déportation » ; celle du 22 fructidor (8 septembre) annulant la confiscation de
ces biens. Enfin, une loi du 11 prairial (30 mai) amendant la loi du 3 ven-
tôse (21 février) sur la liberté des cultes, dont il a été question dans la pre-
mière partie de ce chapitre, avait, aveccertaines réserves d'emploi civil, autorisé
les communes à rendre aux cultes la jouissance des édifices religieux qui
n'avaient pas été aliénés, mais seulement désaffectés, et « dont elles étaient
en possession ». Où s'arrêterait-on dans cette voie ? L'inquiétude que cette
question faisait naître, nuisait aux biens nationaux et aux assignats dont ils
étaient la garantie. Celle garantie ébranlée, comme l'indiquait déjà Babeuf
HISTOIRE SOCIALISTE 81
dans son n°30, la « confiance tout à fait perdue dans les achats des biens »,
c'était la chute des assignats ; l'inquiétude était en outre accrue par la con-
naissance de la falsification du papier-monnaie à laquelle se livrait, entre au-
tres, le noble Puisaye sous la haute protection de Pitt (chap. v).
Comme si elle avait trouvé que cette situation présentait encore ainsi
trop de sécurité, la Convention semblait avoir pris pour tâche de l'ébranler
davantage par des mesures contradictoires qui, en se succédant à bref délai,
donnaient l'impression qu'on ne pouvait compter sur la moindre fixité de la
loi. Le 13 nivôse an III (2 janvier 1795), l'exportation de l'or et rie l'argent
était autorisée à charge d'en faire rentrer la contre -valeur en objets de pre-
mière nécessité, et, par décret du 6 floréal (25 avril), « l'art. I" du décret du
11 avril 1793 portant que le numéraire de la République en or et en argent
n'est pas marchandise, est rapporté ». A son tour, le 2 prairial (21 mai), est
rapporté le décret du 6 floréal, et l'or et l'argent monnayés ne sont plus mar-
chandises. Cependant, par décret du 13 fructidor (30 août), l'or et l'argent mon-
nayés peuvent être vendus, mais seulement à la'Bourse. Fermées le 27 juin
1793, toutes les bourses «e pour la banque, le commerce et le change », avaient
été rouvertes par le décret du 6 floréal.
Les premiers assignats portaient l'effigie de Louis XVI ; au moment où
la France fut envahie, ces assignais dits « à face royale » firent aux assignats
de la République une concurrence désastreuse, parce que, prétendaient les
partisans de l'ancien régime, seuls ils seraient remboursés dès que la royauté
serait rétablie. Aussi fut-il résolu, le 31 juillet 1793, qu' « à compter de ce
jour » les assignats à iace royale au-dessus de cent livres n'auraient plus
cours de monnaie ; ils purent être versés pendant un certain temps dans les
caisses publiques pour tout ce qui était dû à la nation. Des spéculateurs en
avaient gardé une grande quantité à leurs risques et périls; la majorité mo-
dérée de la Convention jugea à propos de leur venir en aide et vota, le 22 flo-
réal (11 mai), que ces assignats — enregistrés au nom du porteur, ajoula-t-on
le lendemain — seraient reçus en payement des biens nationaux ; le 27 (16 mai),
elle démonétisait tous les assignats à face royale de cinq livres et au-dessus
en décidant que, seulement pendant trois mois, ils seraient acceptés comme
prix des domaines nationaux à vendre, ou déjà vendus, ajouta le décret du
8 prairial (27 mai). Au bout des trois mois elle permit encore, sous divers
prétextes, de les utiliser.
Pour se procurer les ressources que les assignats ne pouvaient plus lui
fournir, la Convention ne sut que parler et tâtonner. Depuis la loi du lOven-
, démiaire an III (10 octobre 1794), en vertu de laquelle, nous l'avons vu tout
à l'heure, avait été reprise la vente des biens nationaux, — je n'ai pas trouvé
r« arrêté du comité de salut public du 10 messidor» qui, d'après l'art. I" de
cette loi dont j'ai contrôlé le texte sur l'original (Archives nationales, ADXiS),
avait suspendu la vente — on avait procédé à cette vente aux conditions indi-
82 HISTOIRE SOCIALISTE
quées parla loi du i4 mai 1790, c'est-à-dire par voie d'adjudication devant
les administrations de districts ; le prix était payable en assignats, 12 à 30 0/0
suivant la uature des bienis aussitôt après la vente et le surplus en douze an-
nuités égales. Ce mode de payement fut modifié par la loi du 6 ventôse an III
(24 février 1795) qui exigea le quart du prix dans le mois, avant l'entrée en
possession, et le reste en six annuités égales avec intérêts à 5 0/0 par an. Le
surlendemain (8 ventôse an III -26 février 1795), une nouvelle loi admettait
en ! ayeinent jusqu'au 1" vendémiaire an IV (23 septembre 1795), « les ins-
criptions sur le Grand-Livre de la dette consolidée > prises pour 16 ou 20
fois leur montant annuel. Bientôt on recourait à un autre moyen : on décida, le
29 germinal an III (18 avril 1795), que «les maisons et bâtiments appartenant à
la nation seront aliénés successivement par voielde loterie à raison de 50 livres
le billet », et qu'on commencera par les maisons des émigrés ; le 8 prairial
(27 mai) on ajouta : « Les loteries de meubles et immeubles provenant des
émigrés seront coinpùsijes par nicilié desdits meubles et immeubles, et par
moitié de bons au porteur admissibles en payement de domaines nationaux à
vendre ». Ce fut le 2 et le 12 fructidor an III (19 et 29 août 1795) qu'eut lieu le
tirage de la première loterie de ce genre. Le 12 prairial (31 mai), la Conven-
tion adoptait le projet Balland ; l'écbange des biens nationaux contre des
assignats à leur valeur nominale était maintenue ; mais le prix de ces biens,
au lieu d'être fixé à 22 fois leur revenu en 1790, devait létre à 75 fois ce
revenu. Le prix qui avait ainsi l'air plus que triplé, ne représentait plus en
réalité — les assignats valant alors 8 O/Q de leur valeur nominale — que
moins de la moitié de ce qu'il était, d'après l'ancienne façon de le calculer,
avec l'assignat vers le taux de 60 0/0, que moins des trois quarts de l'ancienne
évaluation avec l'assignat vers le taux de 40 0/0. On s'aperçut qu'un pareil
système allait dépouiller l'Etat, au bénéfice de ces spéculateurs contre les-
quels on criait toujours et qui n'en continuaient pas moins à s'enrichir; la
loi du 12 prairial complétée le 15 (3 juin), fut suspendue le 19 (7 juin) et,
le 27 (15 juin), on décrétait que les biens nationaux seraient de nouveau
vendus aux enchères. On prenait « pour première enchère » la soumission
au prix fixé par la loi du 12 prairial, c'est-à-dire à 75 fois le revenu annuel
de 1790. Pour déterminer ce revenu, on se conformait à des dispositions
maintenues des lois du 12 et du 15 prairial et on ajoutait au montant du fer-
mage ou loyer le montant de charges telles que la contribution foncière ou
les réparations non locatives lorsqu'elles incombaient au fermier ou locataire.
Les payements stipulés en nature étaient évalués d'après les mercuriales de
1790 du marché du chef- lieu de district. Pour les biens non loués en 1790,
le revenu à cette époque était présumé être de 5 fois le montant du principal
de la contribution foncière de 1792. Cette loi contenait une disposition — la
seule, je crois, dans notre période — en faveur de la division des biens;
l'art. 6 disait, en effet : « Lorsqu'une soumission comprendra plusieurs corps
HISTOIRE SOCIALISTE 83
de i'ernies ou de biens, les objets seront divisés de manière que chaque corps
de biens ou de fermes sera at'Qché et vendu séparément, ce qui pourra cepen-
dant se faire le même jour ».
Tout cela n'enjpêcha pas la dégringolade des assignats. Le 3 messidor
(21 juin), ét.iit volé le projet Reubeli, d'après lequel la valeur des assignats
devait varier avec le chiffre de leur circulation : au pair, si celle-ci ne dépas-
sait pas deux milliards, leur valeur nominale baissait d'un quart par cha |ue
demi-milliard de [lus en circulation. On ne réussit pas ainsi, au contraire, à
enrayer la chute des assignats.
Le spectacle de cette iiipuissance à remédier tant soit peu à uie situa-
tion désastreuse, n'était pas de nature à atténuer le discrédit du papier-mon-
naie que voici résumé en quelques chiffres d'après la Collection générale des
Tableaux de dépréciation du papier-monnaie publiés en exécution de l'art. 5
de la loi du 5 messidor an V-23 juin 1797 (chap. xv). Le 9 Iheimidor an II (Bn
juillet 1794), dans la moiiié des départements, 47 sur 94 à celte époque 100 li-
vres en assignats valaient40 livres et au-dessus, notamment 50 livres ou plus
dans 17, 75 livres dans le Gers. Sur les 47 déparlements oii les 100 livres en
assignats valaient alors moins de 40 livres, il y en avait 12, y com|iris la
Seine, où le cours était égal ou inférieur à celui de Paris, 34 livies, ne va-
riant pour il qu'entre 32 et 34 et descendant à 28 livres 10 sous dans les
Alpes-Maritimes. A partir du 9 thermidor, la baisse est continue. 100 livres
de papier-monnaie valent à Paris, en prenant le cours de la dernière liécade
du mois révolutionnaire d'après les tableaux cités plus haut (p. 348 350) : en
thermidor an II (aotit 1794), 32 livres; en fructidor (septembri'), 31; en ven-
démaire an III (octobre), 28 livres 10 sous ; en brumaire (novembre), 26 li-
vres 10 sous; en frimaire (décembre). 23 livres; en nivôse (janvier 1795), 20;
en pluviôse (février), 18 livres 10 sous; en ventôse (mars), 16 livres; eh ger-
minal ( avril), 12; en floréal (mai), Slivres 10 sous; en prairial (juin), 41ivres;
en messidor (juillet), 3 livres 15 sons, pour tomber bientôt plus ba-. G •peu-
dant, comme l'assignat perdait plus par rapport à l'argent que par rapport aux
marchandises, il m'a paru intéressant de rechercher les variations de prix
d'une même marchandise à celte époque; j'ai choisi pour cela une marchan-
dise n'ayant pas été matière à spéculation, le prix de ralioiint ment de
trois mois au Moniteur. Ce prix qui était encore, le l" vendémiaire an III
(22 sejilerabre 1794), celui de 1789, 18 livres pour Paris, 21 livres pour les d'é-
partements, montait : le 1" brumaire (22 oclobre 1794), à 19 livres 10 sous
pour Paris, à 22 livres 10 sous pour les départements; le 1" nivôse (21 dé-
cembre 1794), à 25 livres pour Paris, à 28 pour les rtépnrtements — c'est le
seul cas où le prix de l'abonnement de trois mois n'a pas été exactemi nt le
quart du prix de l'abonnement d'un an ; si cette proportion habituelle avait
été observée, notre prix n'aurait dû être ici que de 22 livres 10 sous pour Paris,
de 25 livres 10 sous pour les départements ; — le 1" pluviôse (20 janvier 1795U
84 HISTOIRE SOCIALISTE
à 25 livres pour Paris, à 30 pour les départements; le 1" germinal (21 mars
1795), à 32 livres 10 sous pour P^iris, à 37 livres 10 sous pour les départements;
le 1" prairial (20 mai 1795), à 45 livres pour Pa ris, à 50 pour les départements
— les prix du ilébut sont plus que doublés ; — le 1" messidor (19 juin 1795),
à 70 livres pour Paris, à 75 pour les départements ; le 1" fructidor (18 août
1795), à 120 pour Paris, à 125 pour les départements, environ six lois les prix
de l'an II ; je donnerai plus tard (cliap. xv) les prix de l'an IV. Robert Lindet
qui sortit du comité de salut public le 15 vendémiaire an III (6 octo-
bre 1794), a écrit dans le compte rendu de son mmdat à la Convention
daté du 2 brumaire an IV-24 octobre 1795 {Robert Lindet, par A. Monlier,
p. 318-319) : « Lorsque je sortis du comité de salut public, 100 livres en assi-
gnats étaient reçues à Bàle pour 38 francs en numéraire. Le lingot d'argent
valant réellement 55 francs, ne se vendait que 90 francs; la pièce d'or de
24 francs ne valait pas 47 francs » ; et, à son avis, — comme il le dira, le 7 fri-
maire an IV (28 novembre 1795), en réponse au rapport sur la situation des
finances fait par Eschassériaux aîné le 22 brumaire (13 novembre) précédent
(Idem, p. 329), ce n'est pas l'an II, mais l'an III qu'il faut rendre responsable
du mauvais étal des finances publiques et, nous le verrons (chap. ix), de l'ar-
mée et de la marine.
CHAPITRE VII
lES ÉMEUTES DE LA FAIM. — LE 1" PRAIRL-VL AN UI.
(nivôse à fructidor an lll-janvier à aotU i79S.)
Loin de n'êlre que momentanée, comme certains l'avaient naïvement
espéré de l'abrogation des lois du maximum, la cherté persista, en s'aggravant,
au contraire, durant un hiver exceptionnellement rigoureux: du 5 nivôse (25 dé-
cembre) au 10 pluviôse (29 janvier) la Seine était prise. De plus, le 30 nivôse (19
janvier), conformément à l'arrêté mentionné àla fin du chapitre m, les aieliers
d'armes étaient fermés et, le lendemain, commençait un cruel chômage poui
une quantité d'ouvriers dépourvus de ressources. Avec la misère, augmen-
taient le mécontentement et l'agitation. Sans tarder, les députés se basant
sur le renchérissement des vivres, portaient, dès le 23 nivôse (12 janvier),
leur indemnité quotidienne de 18 à 36 livres. Comme l'a écrit Levasseur
(de la Sarthe) dans ses Mémoires (t. IV, p. 71) : « Au lieu de prendre une me-
sure générale et salutaire, ils rendirent, en leur faveur seulement, un décret
mesquin ». Levasseur et Duhem [Ibid;^. 71) parlèrent contre la proposition
et le dernier dit avec juste raison : « Lorsqu'il s'agit d'augmentation, nous
ne devons parler de nous qu'en dernier lieu » {Id. p. 76 et Moniteur). En
HISTOIRE SOCIALISTE
elîel, (les mesures de ce genre, même justifiées matériellement mais indé-
centes pendant certaines crises, sont toujours impolitiques prises à part et
ne devraient découler que d'une réforme générale dans laquelle tous les
putils Irailemenls auraient d'abord trouvé leur compte.
On voyait les traiteurs, les pâtissiers « mieux fournis que jamais »
(rapport de police du 12 germinal-1" avril), le gaspillage des farines orga-
nisé, peut-on dire, comme si on avait voulu en préparer la disette; d'après
FOUQUIER-TINVILLE JUGÉ PAR LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE.
le 12 Floréal An 3» de la République.
(D'après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)
Robert Lindet, « au lieu de seize à seize cent cinquantts sacs qui auraient été
plus que suffisants pour la consommation de Paris, les distributions ont été
portées au delà de 2000 sacs » de 159 kilos (iVlontier, Robert Lindet, p. 406).
Des magasins regorgeaient de primeurs, l'étalage au concert Peydeau des
diamants et des parures éclipsait les souvenirs de l'ancienne cour (recueil
d'Aulard, t. I", p. 492). Dans la classe ouvrière, pour avoir chance d'obtenir
sa ration de pain, il fallait passer la nuit à faire queue devant la porte des
boulangers -, ceux-ci, par suite de' l'incurie, tout au moins, de l'agence chargée
L1V. 404. — IllSTOinR SOCHT.ISTK. — THERMIDOR ET DIRECTOIBE. LIV. 404.
HISTOIRE SOCIALISTE
des approvisionnements de Paris, ne recevaient pas assez de farine, la rece-
vaient trop tard, fournissaient un pain de mauvaise qualité et ne pouvaient '■
satisfaire tout le monde (rapport de police du 27 ventôse et du 6 germinalr "
17 et 26 mars notamment). Afin d'atténuer la diminution du pain, on distri-
buait du riz ; mais les pauvres n'avaient ni bois ni chartoti pour le cuire. Le
27 ventôse (17 mars), des citoyens des sections du Finistère (quartier des
Gobelins) et de l'Observatoire, que des femmes, encore plus excitées que les
hommes, encourageaient, vinrent à la barre de la Convention réclamer du
pain sur un ton que ceux qui avaient bien mangé estiuièrent peu mesure.
« Les subsistances, dit le président, Thibaudeau, ne sont que le prétexte de
l'agitation. »
C'était faux, les rapports de police, par exemple celui du 9 germinal
-29 mars (/c?, p. 612), le démontrent irréfutablement; ils constatent que l'agita-
tion croissait ou diminuait suivant que la di-lrihution du pain était plus ou
moins restreinte. Mais ce qui était vrai, c'est que les partis politiques cher-
chaient à utiliser cette agitation qu'ils ne créaient pas. Tandis qu'à la lin de
ventôse (rapport de police du 30-20 mars) certains écrivaient sur les murs :
Point de roi, point de pain .'ou Vive le Roi /couraient dans les groupes cherchant
« à imprimer au peuple le re^tfft do l'ancien régime el à lui faire perdre pa-
tience » (rapport du 10 ventôSi-28 février), et approuvaient ouvertement la di-
minution de la ration individuelle dans l'espoir d'une recrudescence du mé-
contentement el de la possibilité de s'en servir pour leurs dess eins (recueil
d'Aulard, 1. 1", p. 566 et 584); d'autres entamaient une camp igne d'affiches pour
pousser la population à réclamer la Constitution de i793 el du pain! C'était
surtout vers ceux-ci qu'allaient les sympathies populaires malgré les mamours
que les muscadins faisaient aux ouvriers. Aussi le gouvernement thermi-
dorien, imité en cela par tous les gouvernements réactionnaires qui l'ont
suivi, s'efforça tout de suite de déplacer les responsabilités et d'attribuer aux
manœuvres de « meneurs » les résultats de ses propres fautes; au lieu de
travailler à réparer celles-ci, cause première du désordre, il ne songea qu'à
organiser la répression dateurs conséquences logiques. Dès la fl.n de ventôse
(rapport de police du 26-16 mars), on signalait des mouvements de troupes
et, le 1" germinal (21 mars), fut volée une loi frappant de peines sévères les
attentats contre les personnes, les propriétés, la représentation nationale et
— lâche hypocrisie — la Constitution de 1793.
Ce même jour, une députatiori des section-; des Quinze- Vingts et de
Montreuil était venue réclamer formellement la mise en vigueur de celle
Constitution. N'obtenant sur ce point, comme au sujet des subsistances, que
des paroles menteuses, les rassemblements populaires continuaient el le
rapport de police du 6 germinal (26 mars) signale des marques de désespoir
auxquelles succédaient des menaces. Les muscadins s'étaient mis depuis
quelque temps à faire en amateurs l'œuvre de la police et à dissiper les
HISTOIRE SOCIALISTE 87
groupes; la population devenant moins tolérante leur infligea quelques
bonnes corrections. Ce qui se passait n'était pas de nature à la calraer. La
portion de p^in distribuée à prix réduit aux nécessiteux sur la présentation
do cartes délivrées par les comités civils de leurs seciions, était abaissi'C, â
arlir du 8 ventôse (26 février), à une livre et demie par Lôte; le 27 ventôse
^t7 mars), on n'avait plus qu'une livre et, le 10 germinal (30 mars), une di-mi-
livre avec six onces de riz. Lt encore tous ceux qui avaient droit à ces misé-
rables portions, ne [larvenaient pas à les obtenir; « clés citoyens n'ont pas eu
de paii- depuis trois jours », dit le rapport d • police du 13 germinal (2 avril)
sur la journée de la veille. Aussi petit à petit les esprits s'échaufTaient et
l'exaspération allait remporter.
Le 7 germinal (27 mars), tumulte dans divers quartiers et députation de
femmes venant se plaindre à la Convention. Le 11 (31 mars), rassemblement
qui força les portes de l'assemblée et nouvelle députation de la section des
Quinze-Vingts dont l'orateur résuma ainsi Les sentiments de la population
ouvrière parisienne : « Le 9 thermidor devait sauver le peuple, et le peuple
est victime de toutes les manœuvres. On. nous avait promis que la suppression
du maximum ramènerait l'abondance, et la disette est au comble. Les incar-
cérations continuent. Le peuple veut enfin être libre; il sait que, quand^ilest
opprimé, rinsurnctàoii est un de ses devoirs, suivant un des articles de la
Déclaration des Droits. Pourquoi Paris est-il sans municipalité ? Pourquoi
les sociétés populaires sont-elles fermées? Où sont nos moissons? Pourquoi
les assignais sont-ils tous les jours plus avilis? Pourquoi les fanatiques et la
jeunesse du Palais->Royal peuvent-ils seuls s'assembler? Nous demandons, si
la justice n'est pas un vain mot, la punition ou la mise en liberté des dé-
tenus. Nous demandons qu'on emploie tous les moyens de subvenir à
l'affreuse misère du peuple, de lui rendre ses droits, de mettre promptement
en activité la Constitution démocratique de 1793. Nous sommes debout pour
soutenir la République et la liberté. » 11 fut donné lecture de plusieurs péti-
tions dans le même sens.
Le lendemain matin (12 germinal-f' avril) un grand nombre de boulan-
gers n'accordaient qu'un quarteron de pain à chaque personne. Des femmes
forcèrent un poste pour s'emparer d'un tambour, battre le ra[.pel et amener
les citoyens à la Convention. L'assemblée était en séance. Une masse
d'hommes, de femmes, d'enfants, firent irruption dans la salle et l'envahirent
en criant : Du pain; sur de nombri^uses coiffures on lisait : Constitution
de 1795. L'orateur populaire Vaneck, de la section de la Cité, prit la parole;
il protesta contre l'incarcératjon des patriotes, contre les manœuvres des
agioteurs organisant la dépréciation des assignats et la famine, et contre
l'impunité dont jouissaient les « messieurs à bûlon «. La foule entrait tou-
jours ; une partie de la droite s'était enfuie, la gauche déserta moralement :
au lieu d'agir aussitôt, de prendre les mesures énergiques qui pouvaient lui
HISTOIRE SOCIALISTE
assurer une vicLoiie immédiate dont il aurait pu rester au moins quelque
avantage, elle laissa passer le temps, inaclive, irrésolue, se bornant à con-
seiller à la foule de s'en aller ; ses membres ne devaient même pas reliror un
bénéfice personnel de cette maladroite attitude.
Dehors, les gouvernants s'étaient ressaisis, on avait battu la générale,
la garde nationale des quartiers du centre et la jeunesse dcrée rassemblées
cernaient bientôt la Convention. Conduits par Legendre et deux on trois
autns, les grenadiers pénétrèrent dans les couloirs, la baïonnette au bout du
lusil, expulsèrent la foule qui se trouva dehors sans armes, en face des fusils
et des canons des bataillons bourgeois, et se dispersa sans avoir ni tué ni
blessé personne contraiieraent aux assertions calomnieuses de quelques mo-
dérés. La droite rentra, furieuse d'axoir eu peur, et entama aussitôt son
œuvre de vengeance.
Pichegru, qui devait passer du commandement de l'armée du Noid à
celui des deux armées réunies du Bhin et de la Moselle et venait d'arriver à
Paris pour conférer avec les comités, était nommé général en chef des
troupes parisiennes : pour la première fois, la Convention appelait un général
à son aide; avant deux mois, nous la verrons recourir à l'armée. Paris était
déclaré en état de siège. La déportation immédiate, sans jugement, de
Barère, Biliaud-Varenne, Collot d'Herbois et Vadier était ordonnée ; mais le
dernier s'était déjà mis à l'abri et ne devait être arrêté que quatorze mois
plus lard (voir lin du chap. xm) : on n'élait pas fâché de se débarrasser
ainsi d'un procès que la discussion du rapport de Saladin commencée le
2 germinal (22 mars) — la Convention entendit ce jour-là un courageux dis-
cours de Robert. Lindet qui la défendait contre elle-même — révélait gênant
pour beaucoup de Conventionnels responsables de ce qu'ils reprochaient à
quelques-uns. Etaient, en outre, ordonnés, au milieu des plus répugnantes
dénonciations, l'arrestation et le transfert au château de Ham de huit repré-
sentants, tntre autres Choudieu, Amar, Huguel et Léonard Bourdon. Il y
eut, le 13 (2 avril), quelques tentatives populaires pour empêcher l'exécution
de ces mesures, par exemple l'arrestation de Léonard Bourdon et le départ
de Collot, Billaud et Barère auxquels, d'après ce dernier, des manifestants
en sens opposé cherchèrent de leur côté à faire un mauvais parti {Mémoires,
t. III, p. 5); mais Bourdon fut pris sans difficulté, et si les voitures qui em-
menaient Billaud et Barère furent arrêtées, le départ eut lieu le lendemain
matin. Le 13 (2 avril) également, une réunion de manifestants dans la salie
de la section des Quinze-Vingts se dispersa, sur l'intervention de Pichegru,
sans avoir pris de décision.
Le 16 (5 avril), à la Convention, nouveaux décrets d'arrestation contre
neuf représentants parmi lesquels Thuriot, Cambon et jusqu'à Laurent Le
Cointre, l'ennemi acharné des Montagnards. La veille, un arrêté du comité
de sûreté générale avait retiré toutes les permissions données pour la forma-
HISTOIRE SOCIALIST 89
tion de « sociétés d'amis ». Le 21 germinal (10 avril), Un décret prescrivait
de « faire désarmer sans délai les hommes connus dans leurs sections
comme ayant participé aux horreurs commises sous la tyrannie qui a pré-
cédé le 8 thermidor », et tendait ainsi à concenli er la force entre les mains
des contre-révolutionnaires. Le 28 (17 avril), la Convention autorisait le
comité de salut public à faire circuler dans le rayon de dix lieues tie Paris,
qui leur était interdit, les troupes estimées par lui nécessaires pour assurer
l'arrivage des grains et des farines. On n'avait pas encore appelé ouvertement
l'armée à intervenir dans les questions de politique intérieure; mais ce qui
prouve que l'intention existait déjà, si elle se dissimulait encore sous un
prétexte, ce .-ont les mouvements de troupes opérés en floréal (avril) suns lien
aucun avec l'arrivage des subsistances ; c'est l'entrée à Paris même, le 7 floréal
(26 avril), d'un détachement de cavalerie de deux cents hommes ; on n'osa
cependant pas l'y maintenir et on se borna à concentrer les troupes à proxi-
mité. Le 28 germinal (17 avril), la garde nationale était, pour surcroît de
précaution, [ilacée sous la direction du comité militaire qui en nomma l'état-
major. Le même jour, l'organisation des administrations de département et
de district était décentralisée et remise, avec toutefois incohérence et con-
fusion, dans les attributions respectives de ces deux dfgrés d'administrations
(Aulard, Histoire politique de la Révolution française, p. 512), telle qu'elle
était avant le décret du 14 frimaire an II (4 décembre 1793) : décentralisant
d'un côté, pour annuler ce qui avait contribué à restreindre leur influence en
province, les Girondins, redevenus les maîtres, ne redoutèrent plus de
centraliser d'un autre, et un décret du 21 lloréal (10 mai) rendit au comité
de Scilul public la prépondérance que celui du 7 fructidor (24 août) précédent
(chap. n) a\ait voulu lui enlever. Suivant leur tactique préférée qui consistt.
à assimiler l'opposition d'extrême gauche à l'opposition d'extrême droite, à
coaliser mensongèrement les royalistes et les républicains avancés dans le
but de faire retomber sur ceux-ci l'odieux d'une coalition qui est leur propre
péché mignon, les modérés, par le décret du 12 floréal (l" mai), alfeclèrent
de frapper les royalistes émigrés rentrés, prêtres condamnés à la déportation,
individus provoquant au retour de la royauté, pour discréditer — sans danger
pour les royalistes réels à l'égard desquels la loi continua à rester lettre
morte — les adversaires de gauche contre lesquels on sévissait. Ce même
décret rendit légales, par ses articles 4 et 5, les rigoureuses limitations de la
liberté de la presse et de la liberté de réunion qui constituaient, nous l'avons
vu, la pratique du gouvernement thermidorien.
Pendant ce temps se poursuivait devant le tribunal révolutionnaire le
procès de Fouquier-Tinville et de juges et Jurés de l'ancien tribunal ; entamé
le 8 germinal (28 mars), il se terminait le 17 floréal (6 mai) par la condam-
nation à mort de Fouquier et de quinze de ses coaccusés qui étaient exécutés
'le lendemain (7 mai) sur la place de Grève (place de l'Hôtel de ville).
00 ' HISTOIRE SOCIALISTE
Toutefois la situation matérielle ne s'améliorait pas. La puissance de la
haute lourgeoisie était accrue par l'œuvre de réacliou ; inexorablejnent, elle
ne songeait qu'à s'enrichir. Ou lit dnns le rapport de police du 22 germiiaa'
(11 avril) : « Le ci-devant commerce, transformé en celui d'agioteur, pioiiie
du malheur public et réduit les citoyens au désespoir ». A cette date, il
n'était délivré qu'un quarteron de pain par tète sans riz ni biscuit, beaucoup
tombaient malades faute de uourriiure, des enfants mourai( ni die faim, les
Buicides augmentaient, pendant que les pâtissiers euiployairni la farina la
plus pure par eux achetée, avec le beurre et les œuU, à tout .prix (rapport de
police du 24 germinal-13 avril). « Le .tableau de la mùsère publique est
effrayant », dit le rajpport du 6 floréal (25 avril); or, sur les exigences des
malheureux, lisons le rapipont du .17 (6 mai): «Vingt et un inspecteurs disent
que, si la distribution de pain se faisait également, si tous les citoyens rece-
vaient une demi-livre de pain, la tranquillilé régnerait; on peut eu juger par
la satisfaction que ressentent ceux qui sont ainsi traités; ceux qui reçoivent
une portion moins forte murmurent ». Et, alors que le caluie dépend si
ouvertement de la ration, la fin de floréal est à cet égard terrible : d'api es le
rapport du 21 floréal (10 mai) : « dans les rues on rencontre beaucoup de
■personnes qui tombent de défaillance et d'inanition » ; d'après celui idu
25 (14 mai), on a dans tjuelques sections un quarteron de pain par tête, soit
quatre onces (il y avait seize onces dans une livre), dans d'autres deux ou
trois onces seulement ; on n'a plus que deux onces — .guère plus de
60 sirarames — le 29 (18 mai) et moins encore le 30 (19 mai) ; aussi les agents
constatent-ils, dès le 24 floréal (13 mai), que « les citoyens même les plus-
patients commencent à perdre l'espérance ».
Un mouvement était inévitable ; il était facile pour tout le monde de le
prévoir ; le rapport du 3 floréal (22 avril) disait déjà : « La pénurie échauffe
tellement les esprits qu'elle fait redouter un mouvement dangereux ». Deux
partis politiques tentèrent de prendre la direction de ce qui ne pouvait man-
quer de se produire ; ni l'un ni l'autre ne créèrent J'agitation, cetpeni.antl'un
d'eux contribua tout au moins à l'entretenir. Le parti monarchiste et clérical
— « les prêtres et leurs partisans cherchent à émouvoir les esprits » (rapport
du 28 germinal -17 avril) — avait, en effet, par ses manœuvres dans les cam-
pagnes et ses accointances avec les gros agioteurs de Paris, sa part de res-
ponsabilité dans la disette factice, cause réelle des événements de germinal
et de prairial. Mais ces événements devaient de toute façon lui échapper,
parce que la masse parisienne échappait à son action. En réclamant « du padn
ou ila mort », les femmes, relate le rapport de police du 27 .germinal (16
aivril), ajoutaient: « Voudrait-on nous forcer à demander un roi ?.Eh bien,
foutre, nous n'en voulons point ».
Si le parti démocratique n'eut aucune part soit dans l'origine, soit dans
la durée de l'action populaire, il est incontestable que certains de ses
HISTOIRE .SOCIALISTE 01
membres songèrent à la l'aire servir au Iriomplie de leurs idées. Ce qui fit,
que ce projet échoua sans le moinrire profit, ce fuL surtout, le 12 germinal,
nous l'avons vu, la persistante indécision de la Montagne, et le 1" prairiali,
nous allons le voir, la conduite incohérente de la foule révoltée. Les prisons
renlermaient alors les démocrates les plus ardents ; des hommes qui s'étaient
parfois combattus sans se connaître, s'y trouvèrent en conLicl ; les patriotes
atuis et adversaires de Robespierre, par exemple, eurent l'occasion de s'expli^-
quer ; en se fréquenLaut, ils apprirent h se préoccuper plutôt de ce qui les
rapprochait que de ce qui les divisnit, ils se trouvèrent d'accord pour affirmer
que la première chose à poursuivre était la mise en vigueur de la Consti-
tulinn de 1793. C'est pour la réalisation de ce but qu'ils voulurent tirer parti
du soulèvement populaire que l'organisation, peut-on dire, de la famine
devait provoquer. Aussi ce fut dans les prisons qu'on rédigea la plupart des
affiches placardées avant le 12 germinal et celle du 30 floréal dont nous par-
lerons tout à l'heure; cette propagande-là correspondant aux sentiments de
la masse eut auprès d'elle un plein succès.
Philippe Buonarroti que nous retrouverons avec Babeuf (chap. xni), et qui,
dans les derniers jours de floréal (mai 1795), était ;i la prison du Plessis — située
au coin de la rue Saint-Jacques et de la rue du Cimetière-Saint- Benoît contre
les bâtiuients du collège Louis-le-Grand — a écrit [Conspiration pour l'Ega-
Hié, t. I", p. 53) : « Je sais, à n'en pas douter, que l'insurrection du 1" prair
rial an III fut en grande partie l'ouvrage de plusieurs citoyens détenus au
Plessis, parmi lesquels on nommait plus particulièrement Leblanc, depuis
commissaire du Directoire à Saint-Domingue, et Claude Piquet ». Toutefois
un citoyen Magiiier qui avait pris pour prénom Brutus, détenu depuis la fin
de ventôse (mars) à Hennés où l'avait renvoyé le tribunal révolutionnaire de
Paris, se déclara, le 14 prairial (2 juin), dans une lettre saisie et lue à la
Convention le 25 prairial (13 juin), l'auteur de l'affiche du 30 floréal et fut
pour ce fait, malgré sa rétractation devant ses juges, condamné à la dépor-
tation le 3 thermidor an III (21 juillet 1795)» S'il existe une certaine analogie
entre un plan manuscrit de revenili cations établi par Brutus Magnier et les
revendications affichées dans la soirée du 30 floréal, il n'y a pas identité, et
je suis porté à croire que ce citoyen s'est illusionné. Trop désireux peut-être
de se mettre en évidence, il a pris et déclaré pour son œuvre ce qui n'était
chez lui que l'écho de ce qu'il avait entendu dans les prisons de Paris où,
depuis plus de trois mois, il se trouvait encore au début de ventôse (fin fé-
vrier 1795). Tout d'abord, en elTet, cette action à Paris d'un détenu de Ren-
nes qui n'avait pas une notoriété hors ligne, paraît assez invraisemblable,
surtout, pour une chose aussi simp}e que l'énoncé âe revendication-^ couran-
tes à celte époque dans les milieux démocratiques. Ensuite, le témoignage
de Buonarroti, à même d'être bien renseigné à cet égarJ et ue -ouiflanl pas
mot de cette lointaine intervention, me semble concluant.
HISTOIRE SOCIALISTE
Quoi qu'il en soit, dans la soirée du 30 floréal (19 mai) était affiché et
distribué à profusion un placard invitant les citoyens et les citoyennes à se
porter en masse le lendemain à la Convention pour demander : du pam,
l'abolition du gouvernement révolutionnaire, l'application immédiate de la
Constitution de 1793, l'arrestation des membres des comités de gouverne-
ment et leur remplacement par d'autres pris dans la Convention, la mise en
liberté des patriotes détenus, la réunion des électeurs le 25 prairial (13 juin)
pour le renouvellement de toutes les autorités, la fixation au 25 messidor
(13 juillet) de la convocation de la nouvelle assemblée. Le mot de ralliement
devait être : Du pain et la Constitulion de. 1793; Ig manifeste insurrection-
nel dont le titre était : « Insurrection du peuple pour obtenir du pain et
reconquérir ses droits », portait expressément : « Les personnes et les pro-
priétés sont mises sous la sauvegarde du peuple » {Moniteur du 4 pruirial-
23 mai, dans le compte rendu de la séance du 1").
Le l" prairial (20 mai), dès cinq heures du matin, les rassemblements se
formaient et bientôt le comité de sûreté générale faisait appel aux sections
pour proléger l'assemblée. Ouverte à onze heures sous la présidence du
Girondin Vernier, la séance débuta par la lecture de l'acte insurrectionnel;
une loi contre les attroupements, aussitôt proposée, venait d'être votée quand,
tout à coup, des femmes envahirent les tribunes en criant : Du pain! André
Dumont ayant pris la présidence et donné à un officier l'ordre de faire
évacuer les tribunes, celui-ci procédait à cette opération accompagné de
quatre fusiliers et de deux muscadins armés de fouets de poste (Moniteur
du 5 prairial -24 mai, dans le compte rendu de la séance), lorsque la
porte de gauche ébranlée sous les coups céda, livrant passage aux insurgés;
au même instant entraient par la porte de droite des sectionnaires en armes
qui cherchèrent à les repousser. Une lutte s'engagea dans la salle, tandis
qu'à l'extérieur la foule grossissait et que les gardes nationaux stationnaient
inactifs. C'est pendant cette lutte que tomba de la poche d'un insurgé un
morceau de pain qui donna lieu à une nouvelle édition du miracle de la
multiplication des pains. Ce morceau, en elfet, se multiplia tout de suite, et
a continué à se multiplier dans certaines histoires réactionnaires, au point
que chaque insurgé aurait pu ouvrir un fonds de boulangerie.
A trois heures et demie, les insurgés, renforcés par de nouveaux arri-
vants, étaient maîtres de la salle. Un représentant, Féraud, qui avait été
pendant toute la journée dans un état de surexcitation extravagante, crut,
dit-on, le président menacé, c'était en ce moment Boissy d'Anglas ; en tout
cas il chercha à escalader la tribune, aidé par un officier et retenu par un
Insurgé que l'officier frappa d'un coup de poing. Une femme était là qui avait
été enfermée comme folle à la Salpêtrière, Aspasie Carie Migelly, elle riposta
au coup de poing par un coup de pistolet qui atteignit Féraud. En le voyarst
tomber, certains de ses collègues prononcèrent son nom que la foule comprit
HISTOIRE SOCIALISTE
mal ; elle s'imagina qu'il s'agissait de Fréron qu'elle détestait (La Revellière-
Lépeaux, Mémoires, t. I", p. 206). Dans un accès de démerce barbare, Mi-
gelly le piétina et un marchand de vins, Luc Boucher, coupa d'un coup de
sabre la tête qui fut emportée sur la place du Palais national (place du Car-
rousel). Ce sont là de ces actes horribles qu'il est malheureusement plus fa-
cile de réprouver que d'empêcher.
Dans la salle, ce fut alors un tumulte effroyable ; les insurgés défilaient
au pas de charge sous les regards des gardes nationaux qui occupaient le
jardin des Tuileries et qui ouvraient parfois leurs rangs pour les laisser
passer. Au milieu de la poussière et des cris continus, personne ne pouvait
Mort de Romme, Goujon, Duqlxsnoy, Du Roy, Soubrany, Bourbottb.
(D'après une estampe ia Minée Carnavalet.)
se faire entendre. La foule maîtresse fut incapable de se maîtriser. Il y avait
plus de trois heures que cela durait, quand un cortège pénétra dans la salle
à la suite d'un homme portant la tête de Péraud au bout d'une pique. Le
président Boissy d'Anglas, trop loué et qui fit surtout [>reuve de force
d'inertie, laissant le temps s'écouler et la foule se dépenser en clameurs
stériles, salua cette tête d'après certains récits vraisemblablement très arran-
gés. Un silence relatif, né de la stupeur, suivit cette sanglante ;ipparilion, et
le chaos s'ordonna un peu.
Il fut convenu que les députés se tiendraient massés dans le bas de la
salle, la foule occupa les gradins supérieurs ; elle devait rester couverte, tan-
J.1V. 40S. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LÎV. 405.
HISTOIRE SOCIALISTE
dis que les députés voteraient en leva nt leurs chapeaux. Vernier avait repris
la prési lence. Romme demanda successivement la mise en liberté aes pa-
triotes, une seule esp&ce de pain, la recherche des farines, la permanence
des sections qui nommeraient les commissaires pour les subsistances. Du Roy
rédigea ces propositions; elles furent adoptées. Goujon réclama le renou-
vellement des comités de gouvernement, Bourbotte l'arrestation des pam-
phlétaires royalistes et l'abolition de la peine de mort; on vota cette aboli-
tion, excepté pour les émigrés et les fabricateurs de faux assignats. Du-
quesnoy, Prieur (de la Marne), Bourbotte et Du Roy, nommés à minuit pour
exercer les fonctions du comité de sûreté générale, se rendaient en loute
hâte à leur poste lorsque, à la porte, ils se heurtèrent à des gardes natio-
naux, principalement du quartier Vivienne et de la Chaussée d'Antin, amenés
par Legendre, Auguis, etc. Les insurgés déjà moins nombreux essayèrent de
résister, mais les gardes naliona ux entrèrent en masse criant : A bas les
Jacol/im! et ils durent s'enfuir.
Au dehors, la pluie avait dispersé la foule qui, d'ailleurs, fatiguée, satis-
faite d'apprendre qu'on votait ce qu'elle désirait, était allée se coucher en
colportant la bonne nouvelle. Elle croyait avoir gagné la partie, elle l'avait
perdue et, cette fois, par sa faute. Les députés de la Montagne avaient fait
ce qu'ils auraient dû faire le 12 germinal ; seulement il était bien tard quand
la foule, après avoir gaspillé ua temps précieux, leur permit d'agir. D'autre
part, fatigué ou non, ce n'est pas au moment de l'action qu'on s'en va, alors
même qu'il pleuvrait ; mais les insurges parisiens, si braves devant un
danger réel, n'aiment pis à être mouillés.
Revenus de leur frayeur, les modérés commencèrent par calomnier
niaisement leurs adversaires ; puis, ils les frappèrent avec férocité. Au milieu
des plus lâches délations, ils décrétèrent l'arrestation de quatorze de leurs
collègues, Bourbotte, Du^uesnoy, Du Roy, Prieur (de la Marne), Romme,
Soubrany, Goujon, Albilte aîné, Peyssard, Le Garpentier (de la Manche),
Pinet aîné, BDrle, Payau et Riihl (Bulletin des lois, n° CXLV-8i9), après
avoir eu soin de faire brûler les minutes des décrets qu'ils leur reprochaient
d'avoir rendus.
Cependant, le !■ udemain, les insurgés reposés, mais déçus, revenaient
à la charge. Les secûjns de Montreuil, de Pop incourt et des Quinze-Vingts
qui composaient le fau'oourg Antoine, se concentraient sur la place du
Palais national avec leurs canons. Les gendarmes de l'Assemblée passaient
aux insurgés, ou s'en allaient, ramenant leur cheval par la bride et disant
qu'ils voulaient bien combattre l'ennemi sur la frontière, mais non tirer sur
le peuple (Glaretie, Les Derniers Montagnards, p. 187). Inquiets, les modérés
eurent recours à la ruse. Les artilleurs de leurs sections, qui occupaient le
jardin des Tuileries, vinrent fraterniser avec les insurgés, des dùpulés se
joignirent à eux, on s'embrassa, la Convention fit des prome--es: la foule
HISTOIRE SOCIALISTE ^
naïve se laissa prendre à ces déraonstralions hypocrites et les insurgés se
dispersèrent.
Le 3 {22 mai), en attendant des troupes, on arrêta et condamna; un des
condamnés, le serrurier Tinel, très aimé dans le, faubourg Antoine, et qui,
« ayant bu un coup », comme il le dit, ne sachant pas ce qu'il faisait, avait
porté la pique sur laquelle élait plantée la tète de Féraud, allaii être exécuté
à huit heures du soir, quand la foule le délivra et le sauva momentanément.
Le soir même, les comités faisaient distribuer au dépôt des Feuillants des
fusils à toute la jeunesse dorée et préparer, pour le lendemain matin, sous
les ordres du général Kilmaine, une expédition contre le faubourg.
S'apercevant enfin que le gouvernement s'était joué d'eux, les ouvriers
des faubourgs avaient repris les armes et dressé des barricades : il était trop
tard. Ils empêchèrent bien, le malin, les 1 200 hommes du général Kil-
maine, envers lesquels ils furent d'une générosité dédaigneuse, d'emporter,
les deux canons de la section de Montreuil ; mais, dans la journée, le général
Menou, à la tôle de 20000 hommes et plus décidé qu'il ne le sera dans quatre
mois contre les royalistes, appuyait la signification d'un déciel de la Conven-
tion sommant les trois sections qui composaient le faubourg de livrer
certains rebelles et de remettre leurs armes, sous peine d'être privées de
subsistances et bombardées. Les petits fabricants représentèrent aux ouvriers
les désastres qui allaient suivre s'ils s'obstinaient à résister, et le faubourg se
soumit. La vengeance pouvant librement s'exercer désormais, Paris fut traité
en ville conquise ; en quelques jours, près de dix mille arrestations étaient
opérées (recueil d'Aulard, t. I", p. 752) et, chose encore plus grave, de cette
époque date l'apparition du militarisme, c'est-à-dire l'influence gouverne-
mentale du sabre et son intervention dans les affaires publiques; la Révo-
lution entrait dans la période militaire.
A la Convention, rie nouveaux décrets d'arrestation et d'accusation altii-
gnîrent, le 5 prairial (24 mai), deux représentants dont Forestier; sept, le 8
(27 mai), parmi lesquels Charbonnier, Escudier, Ricord et Saliceti qui, en
mission dans le Midi, venaient d'être rappelés, et Laignelot; neuf, le 9
(28 mai), il s'agit cette fois des membres des anciens comités de gouverne-
ment qui n'ont pas encore été frappés, et Robert Lindet est du nombre avec
Jeanbon Saint-André ; sont seuls exceptés Louis (du Bas-Rhin), Carnol et
Prieur (de la Côte-d'Or); neuf, dont font partie Baudot et Javogues, le 13
(1" juin); c'était de nouveau le tour de représentants envoyés en mission
dans les départements avant le 9 thermidor. Dénoncé ce même jour, le repré-
sentant Maure se suicidait deux jours après (15 prairial-3 juin). Le repré-
sentant Joseph Le Bon qui, dans la Somme et le Pas-de-Calais, avait eu le
tort d'apiliquer les lois votées par la bande acharnée ai rès lui et dont une
commission avait été, le 18 floréal (7 mai), chargée d'ex; rainer la conduite,
allait être, le 22 messidor (10 juillet), déféré au tribunal criminel de la
96 HISTOIRE SOCIALISTE
Somme; il devait être condamné à mort et guillolinc à Amiens le 24 vendé-
Tïiiaire an IV (16 octobre 1795). Enfla avait été également votée, le 5 prairial
(24 mai), une loi rapportant celle du 12 germinal (1" avril) qui ordonnait la
déportation sans jugement de Barère, Billaud-Varenne, GoUot d'Herbois et
Vadier, les décrélant d'accusation et prescrivant de les traduire devant le
-tribunal criminel de la Chare nte-Inl'érieure (voir fin du chap. x) ; l'article 4 de
cette même loi portait que Pache, son gendre Audouin, Bouchotte, Hassen-
fratz et quatre autres seraient traduits devant le tribunal criminel d'Eure-et-
Loir. Il avait été antérieurement décidé que les trois condamnés à la dépor-
tation qu'on avait pu saisir, seraient expédiés à Gayenne chacun sur un
navire différent. Le 7 prairial (26 mai), cette décision fut exécutée pour
Billaud-Varenne et GoUot d'Herbois, le courrier envoyé de Paris afin de
donner contre-ordre n'étant arrivé que le lendemain; mais Barère était
encore à l'île d'Oléron parce que, déclara Auguis dans la séance du 14
(2 juin), « le bâtiment qui devait l'emmener n'était pas encore prêt ». Aussi,
au lieu d'être embarqué, fut-il transféré, à la fin de prairial (début de juin),
dans la prison de Saintes d'où il devait s'évader le 4 brumaire an IV (26 oc-
tobre 1793), suivant ce qui fut dit à la séance du Conseil des Cinq-Cents du
13 brumaire (4 novembre), et il ne devait pas être repris.
Pour se venger de l'intervention des femmes, deu.x décrets furent rendus
le 4 prairial (2:3 mai), le premier interdisant aux. femmes d'assister aux
assemblées politiques, le second leur enjoignant de rester chez. elles et
ordonnant l'arrestation de celles qui seraient trouvées «attroupées au-dessus
du nombre de cinq ».
Bourbolte, Du Roy, Duquesnoy, Romme, Soubrany, Goujon avaient été,
dans la nuit même du 1" au 2 prairial, dirigés sur le fort du Taureau, près
de Morlai.v; ils y arrivaient le 10 (29 mai) et, quatre jours après, ils en repar-
taient conduits à Paris où ils étaient de retour le 22 (10 juin), la Convention
ayant décidé, lo 8 (27 mai), de les déférer à la commission militaire instituée
par elle dès le 4 (23 mai), ainsi que Prieur (de la Marne) et Albitte. aine, qui
avaient réussi à s'enfuir, Riihl, qui devait se suicider le 10 (29 mai), Peyssard
et Forestier dont l'arrestation n'avait pas été opérée tout de suite. La mère
de Goujon avait inutilement protesté contre cette décision, disant: « Qu'est-ce
qu'une commission militaire? Un tribunal arbitraire, redoutable même à
l'innocence, sans instruction, sans formes, sans jurés, sans défenseur, enfin
sans aucune des garanties protectrices que la loi accorde ordinairement aux
accusés » {Archives nationales, ADi 111). Le 24 prairial (12 juin), le procès
des huit représentants commençait devant un auditoire de femmes à la mode
et de muscadins insultant lâchement les accusés (Claretie, Les Derniers Monta-
gnard%, p. 302) et le 29 (17 juinl, à l'exception de Peyssartl, condamné à la
déportation, et de Forestier, contre lequel, déclarait-on, l'accusation n'était
pas prouvée, mais qu'on gardait en prison pour faits antérieurs, ils étaient
HISTOIRE SOCIALISTE gr»
condamnés à mort. Ils avaient caché deux couteaux ; en entrant dans la
pièce où se faisait la toilette des condamnés, Bourbotte se frappa avec le
premier, Goujon qui avait le second couteau l'imita et l'arme dont s'était
servi celui-ci passa successivement dans les mains de Romme, Duquesnoy,
Du Roy et Soubrany. Goujon, Romme et Duquesnoy réussirent à se tuer, les
trois autres furent rapidement menés à l'échafaud; Soubrany était déjà
mort, Du Roy et Bourbotte respiraient encore lorsque le couperet tomba.
Telle fut la fin de ceux qu'on a appelés les <r derniers Montagnards ».
Après avoir obtenu trente-sept condamnations à mort de la commission
militaire et de sa parodie de la justice, la Convention la supprima le 16 ther-
midor (3 août). Le tribunal révolutionnaire, devenu inutile, avait été sup-
primé le 12 prairial (31 mai). La déséquilibrée Migelly, gardée un an en
prison, fut condamnée à mort le 24 prairial an IV (12 juin 1796) ; elle disait
avoir agi au point de vue royaliste {Idem, p. 357-358).
Les conséquences de l'insurrection de prairial an III furent celles de
toutes les insurrections vaincues : le parti qui y avait pris part, le parti
démocratique, fut décimé, le peuple désarmé, la garde nationale transformée,
par la loi du 28 prairial (16 juin), en instrument de classe : « A un peuple
libre et jaloux de le rester, dit le rapporteur, il faut des armes, mais elles
doivent être confiées à des mains pures... Vous laisserez donc aux citoyens
qui ont le plus de facultés la charge du service public... et vous n'appellerez
aux armes les citoyens les moins aisés que dans les dangers de la patrie ».
Le 24 prairial (12 juin), par l'interdiction à toute « autorité constituée » de
prendre « le nom de révolutionnaire », la Convention avait porté le dernier
coup aux comités révolutionnaires qui, depuis le 1" ventôse précédent
(19 février), ne subsistaient que dans les communes de plus de 50000 habi-
tants; peu après, le 6 fructidor (23ao1it), toutes les assemblées connues sous
le nom de clubs ou de sociétés populaires étaient partout dissoutes ; ce fut la
fin de ce qui restait de ces deux institutions maîtresses du gouvernement
jacobin. Un arrêté du comité des secours publics du 29 prairial (17 juin)
supprima le travail dans les ateliers de filature qui, conformément à la loi du
30 mai 1790, occupaient à Paris des femmes et des enfants sans moyens
d'existence, et le remplaça « par une distribution de travail à domicile » avec
un salaire « inférieur d'un dixième aux prix en usage dans les fabriques par-
ticulières » ; les secours donnés si parcimonieusement à quelques-uns ris-
quaient par là d'entraîner l'avilissement des salaires pour tous. Les sections
parisiennes furent « épurées » et les républicains sincères exclus des admi-
nistrations qui se trouvèrent bientôl, composées de royalistes avec le masque
constitutionnel et de modérés de plus en plus modérément républicains.
lien fut de même en province, .«érable til. A la séance de la Conven-
tion du 16 prairial (4 juin); le représentant Delecloy s'écriait : « Ce n'est pas
à Paris seulement que les ennemis du bien public s'agitent pour exciter du
HISTOIRE SOCIALISTE
trouble ; Valenciennes contient un ramas considérable de celte miillitude
d'hommes injp>,? que ^enf^;^ semble avoir vomi pour désoler la société. Les
autorités con'slituées de Valenciennes étaient toutes gangrenées et compo-
sées d'anciens memlres des comités révolutionnaires ; heureusement le re-
présentant du peuple Delimarre vient, non pas de les épurer (il n'y avait
chez eux que vices), mais de les renouveler en entier ». Il les accusait d'avoir,
à leur tour, le i" prairial (20 niai), songé à méconnaître l'autorité de la Con-
vention.
La bourgeoisie possédante, en affichant impudemment sa domination de
classe, en se jetant tête baissée dans la réaction, facilitait la lâche des réac-
tionnaires par excellence, des monarchistes, qui se crurent sur le point de
triompher.
CHAPITRE VIII
ROYALISTES AU DEDANS ET AU DEDORS. — QUIDEnON.
(nivôse à fructidor an lll -janvier à août 1 795.)
Le mouvement rétrograde commencé en province dès le mois de fruc-
tidor an II (septembre 1794), avait suivi sa marche habituelle; les raaîlres
du mouvement furent d'abord les soi-disant moiérés, les Girondins, puis
les monarchistes honteux et enfin les monarchistes déclarés. A Paris et dans
le Nord, la canaille cléricale et royalisle n'osa pas aller trop loin, les républi-
cains y étaient encore trop nombreux; mais, le poignard à la main, elle do-
mina dans certaines parties de l'Est et dans tout le Midi; des assassinats
de républicains sont constatés à Marseille en nivôse an III (décembre 1794).
Les réacteurs formèrent des compagni es ayant leurs statuts, leurs chefs ; à
côté des affiliés, étaient les mercenaires composés de ces gens qu'on trouve
toujours prêts h. tout pour de l'argent. On s'appelait tantôt les Compagnons
du 5o/eî7, tantôt les Compagnons de Jésus. Depuis, les historiens jésuites se
sont efforcés de transformer ici Jésus en Jéhu ; mais voici le témoignage de
trois contemporains royalistes et cléricaux.
L'abbé Aimé Guillon de Monlléon {Mémoires pour servir à l'histoire de
Lyon pendant la Révolution, t. III, p. 219) écrit : « 11 s'était formé clandes-
tinement, à Lyon comme à Marseille, une bande de coupe-jarrets... On peut
comprendre, à la rigueur, par le grade maçonnique de leurs héros Philippe,
le nom de compagnie du Soleil qu'avait pris une pareille agrégation d'assas-
sins, formée de même sous les auspices de Cadroy à Marseille; mais je ne
saurais dire pourquoi celle de Lyon eut le nom de compagnie de Jésus ». On
lit dans ïHistoire de la guerre civile en France (t. III, p. 448) de Nougaret :
« On ne sait trop ce que signifie cette dénomination, compagnie de Jésus, corn-
HISTOIRE SOCIALISTE
pagnie du Soleil ; vraisemblablement que la première fat donnée par de pieux
fanatiques qui voulaient égorger au nom de Jésus leurs oppresseurs et ceux
de leurs proches ; la seconde signiiiiiL sans doute que c'était en plein jour, à
l'éclat du solinl, qu'on tirait une vengeance authentique des crimes commis
par les nnarcliistes ». Enfin Lacretelle jeune {Dix années d'épreuves pendant
la Rrvohtlion, p. 211) parle des « compagnons de Jésus ».
Ce fut il Lyon que commença l'abjecte série d'atrocités commises par
coux qui traitaient les autres de « buveurs de sang ». On publia une liste
des citoyens connus pour leur réjublicanisme, on ne voulait pas qu'il en
pestât un seul ; et les jeunes élégants, la fine fleur de l'aristocratie, encou-
ragés par les mondaines au cœur hospitalier et par les dévotes adeptes de
l'Evîuiçile, les a-;somq)èrent par derrière. « On n'avait jamais vu, a écrit un
royaliste, Ch irles Nodier, tant d'assassins en bas de soie » [Souvenirs, épi-
sodes et portraits pour servir à l'histoire de la Révolution et de l'Empire,
t. II, p. 6) ; mais ces honnêtes gens ne négligeaient pas le petit profit person-
nel et (îbid., p. 4) Nodier avoue : « on tuait, sans doute, un ennemi, un ri-
val, un créancier, quand l'occasion s'en présentait ». Ces beaux messieurs se
fati:;uèrent bienlôt de la mesquinerie de leurs assassinats isolés et résolurent
d'opérer en grand. En guise de partie de pl.iisir, ils organisèrent le massacre
des républicains successivement emprisonnés depuis le 9 thennidor. Le
IG floréal an 111 (5 mai 1795), le signal fut donné au spectacle ; les compa-
gnons de Jésus se divisèrent en trois groupes et chacun d'eux se chargea
d'une prison. Dans l'une, les prisonniers eurent l'audace de résister : on
mit le feu et on les brûla vivants. Il y eut ce soir-là près de cent victimes.
Une douzaine de jeunes gens dont la culpabilité était certaine, ay;int été.
après beaucoup d'hésitations, traduits devant le tribunal de Roanne, furent
acquittés. A leur rentrée à Lyon, les femmes riches et la valetaille de celles-
ci leur jetèrent des fleurs (Noui^aret, Ibid., p. 450; Guillon, Ibid., p. 227);
le soir, au théâtre, on couronna les immondes lauréats de regorgement qui,
à ce i)i'ix, pouvaient et allaient continuer.
Leur exemple avait, du reste, été vite suivi. Les compagnons du Soleil,
de Marseille, purent, sans être arrêtés, alors que les représentants en mission,
les Cidroy, les Isnard et les Ghambo n, disposaient de cavalerie, se rendre à
pit'd à Aix où, le soir du 21 floréal (10 mai), ils massacraient vingt-neuf ré-
publicains marseillais amenés pour être jugés à la suite des événements du
5 vendémiaire -26 septembre (voir fin du chap. n). Ce fut, de leur part,
« l'effet d'une trop excusable impatience » , d'après une proclamation de
Chambon lue au conseil des Cinq-Cents le 17 frimaire an IV-8 décembre 1795
{Moniteur du 24-15 décembre). Ils recommencèrent bienlôt et firent qua-
rante-deux victimes; à leur arrivée à la prison, une feniaie allaitait un
enfant de quatre mois, on le lui arracha, on le foula aux pieds, on tua la mère
d'un coup de pistolet, on coupa son corps en morceaux et. plus tard, un des
100 HISTOIRE SOCIALISTE
massacreurs se vantait, auprès du mari détenu à Marseille, d'avoir dans une
boîte une oreille de sa femme (Fréron, Mémoire historique sur la réaction
royale et sur les massacres du Midi, pièces justificatives, p. 150). Uti des pri-
sonniers ayant crié : « Messieurs, je ne suis pas terroriste, je suis marchand
de faux assignats » (séance de la Convention du 27 vendémiaire an IV- 19 oc-
tobre 1795), fut épargné; un faussaire a toujours eu droit à l'indulgence
des cléricaux et des royalistes.
A Tarascon, il y eut plusieurs massacres, notamment le 6 prairial (25 mai)
e*. le 2 messidor (20 juin). Dans l'un d'eux, tandis que le château qui servait
de prison et qui est bâti sur une éminence au bord du Rhône, était envahi
par la bande des assassins, « des chaises furent placées sur la chaussée qui
va de Tarascon à Beaucaire : elles furent occupées pax les prêtres réfrac-
taires, par les dévotes, par les émigrés rentrés ; et ensuite, du haut de la tour
qui a au moins deux cents pieds, on précipita soixante-cinq républicains sur
un rocher oîi ils étaient moulus, et ces scènes sanglantes étaient couvertes
d'applaudissements » (même séance).
On était déjà décidé à Marseille à. égorger les républicains enfermés dans
les prisons ; mais, avant d'agir, on attendait aqaicaleraent de Lyon l'arrivée
des très expérimentés compagnons de Jésus. Le bruit de ce projet parvint à
Toulon, dont les ouvriers de l'arsenal et les équipages de la flotte avaient fait
une ville républicaine depuis que les royalistes étaient palriotiquement partis
avec les Anglais. La population ouvrière se souleva, le 28 floréal (17 mai), au
cri de : «Mise en liberté des patriotes ! » Elle s'empara du magasin des armes,
obtint, le 1" prairial (20 mai), la mise en liberté des patriotes détenus — le
représentant Brunel (de l'Hérault), après avoir signé cette mise en liberté,
se suicida de désespoir ! — et voulut se rendre à Marseille. Gela donna nais-
sance à la fable aes 25 000 hommes, pas un de moins, quittant le Midi pour
rétablir la Montagne à Paris, à la croyance erronée que l'insurrection de prai-
rial était le résultat d'une conspiration se ramiflant dans le pays, et au décret
d'arrestation contre leS' anciens délégués de la Convenlion, Charbonnier,
Escudier, Ricord et Saliceti, supposés coupables d'avoir contribué à ce mou-
vement pour se venger de leur rappel.
Pendant ce temps, les représentants, à la tète d'une petite armée,
s'étaient portés de Marseille au devant des Toulonnais. La rencontre eut lieu,
le 5 prairial (24 mai), entre le Beausset et Guges, à environ 25 kilomètres de
Toulon. Les ouvriers envoyèrent aux représentants un chirurgien de marine,
Briançon, pour s'expliquer et offrir de déposer les armes. Briançon fut fusillé
(Fréron, Mémoire, p. 44, note) et ce que les représentants dépeignirent
comme une grande victoire fut une affreuse boucherie, ainsi que ceia résulte
de cette phrase de leur rapport (séance de la Convention du 18 prairial an III-
6 juin 1795) : « On ignore le nombre des blessés, quoiqu'il ait dû être con-
sidérable, l'ennemi ayant clé chargé et sabré par la cavalerie pendant pms
HISTOIRE SOCIALISTE
101
de trois heures ». Guérin, Isn.ird, Chambon et Cadroy enlrèrent dans Tou-
lon en vainqueurs; ce qui s'y passa a été décrit par un des principaux au-
teurs de la réaction thermidorienne, par un de ces modérés trouvant, un peu
L.j^//nr de /c////.sf^c^ ci c/c Lj /////-
(D'après un documant do la Bibliothèque Nationale.)
lard, que le mouvement qu'ils avaient contribué à déchaîner, dépassait la
mesure, par Fréron, dans son Mémoire déjà cité (p. 45-46) : « On établit une
commission militaire. Les mandats d'arrêt pleuvent sur les infortunés pa-
triotes restés dans Toulon et présumés être complices de la révolte. Les
LIV. 406. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THEHMIDOH ET DIRECTOIRE. LIV. 406. "'
102 HISTOIRE SOCIALISTE
cohafauds se dressent ; on tranche les jours d'un grand nombre de ce»
malheureux. Une soixantaine de pauvres marins trouvés sur le chemin du
Beaussel, sans armes, sans même avoir de bâton à la main, sont envoyés à la
mort. L'épouvante glace tous les cœurs; la marine se désorganise; l'arse-
nal se dépeuple; les équipages désertent ; 4 500 matelots abandonnent Tou-
lon ».
A Marseille, les préparatifs étaient achevés. Le fort Saint- Jean avait été
mis sous les ordres d'un contre -révolutionnaire forcené, Pages; depuis le
1" prairial (20 mai), les détenus étaient au régime affaiblissant du pain et de
l'eau {ldem,T^. 47 et pièces justificatives, p. 140 etsuiv.); on leur avait enlevé
couteaux, ciseaux, bouteilles, chaises, etc., sous le prétexte de «les empêcher
d'attenter à leurs jours » {Id., p. 139), en réalité pour les mettre dans l'im-
possibilité de se défendre ; au lazaret avaient été disposées des fosses avec de
la chaux vive (/cf., p. 145) où, en effet, furent jetées les victimes; enfin la
garde du fort avait été confiée aux cléricaux très zélés de la compagnie du
Soleil (Id. p. 140 et 143). Le 17 prairial (5 juin), les bandes catholiques et
royalistes pénétrèrent dans le fort. On alla d'abord rassurer le duc de Mont-
pensier et le comte de Beaujolais, frères du futur Louis-Philippe, qui étaient
au nombre des détenus, mais occupaient un appartement particulier; puis,
a raconté le duc de Montpensier dans la Relation de sa captivité, « nous en-
tendîmes enfoncer à grands coups la porte d'un des cachots de la seconde
cour, et, bientôt après, des cris affreux, des gémissements déchirants et des
hurlements de joie » (p. 108). N'allant pas assez vite avec le poignard, le
sabre, le pistolet et la massue, ils se servirent dn caco tiré à mitraille, lan-
cèrent dans des cachots des paquets de soufre euflau^^'.r.'s et allumèrent de
la paille à l'entrée (Fréron, ièid., p. 48) ; après avoir tuj, ils volèrent, ils dé-
pouillèrent les cadavres {fd., pièces justificatives, p. 13().
Que faisait donc pendant ce temps le représentant modéré? C'est « mal-
gré Cadroy » {Mémoire de Fréron, pièces justificatives, p. 133) que le com-
mandant de la place fil battre la générale et réunit des grenadiers pour se
porter au fort. Cadroy les y suivit et, d'après le capitaine, « arracha des mains
des grenadiers les assassins qu'ils avaient pris en flagrant délit» {Idem);
quatorze néanmoins avaient pu être gardés, deux jours après ils étaient
élargis et, comble de l'ironie cynique, les grenadiers étaient dénoncés comme
« terroristes et buveurs de sang » {Id., p. 134) au club royaliste qui décerna
une couronne à leurs quatorze martyrs. Cadroy, lui, ne trouva à reprocher
aux assassins que de n'avoir pas encore fini, ayant « cependant eu tout le |j
temps qu'il fallait pour cela » {Id.), et d'avoir employé le canon, ce qui avait
fait du bruit et pouvait inquiéier la vitle {Id., p. 135). Deux cents prisonniers
au moins périrent, quelques-uns seulement échappèrent qui firent les morts,
pas un assassin ne fut puni.
Une douzaine de départements furent le théâtre de scènes encore parfois
HISTOIRE SOCIALISTE 103
plus épouvantables ; on n'ose pas les raconter, tant leur effroyable horreur
parait invraisemblable (voir, par exemple, le compte rendu de la séance du
29 vendémiaire an IV-21 octobre 1795) et bien qu'il s'agisse de ces cléricaux
qu'on sait capables di tout. De l'aveu de Gh. Nodier {Souvenirs, t. II, p. 10),
« tout cela ressemblait étrangement aux exécutions des cannibales ». La
première Terreur blanche fit des milliers de victimes, parmi lesquelles finirent
par se trouver des républicains modérés atteints à leur tour par ceux dont
ils avaient encouragé les premières fureurs. On lit, en effet, à ce double point
de vue, dans le Moniteur du 14 floréal an 111 (3 mai 1795) : «A Lyon, un pre-
mier mouvement d'une juste indignation, d'une fureur légitime, avait
d'abord immolé plusieurs terroristes bien reconnus. Aujourd'hui tout répu-
blicain passe pour terroriste, et sa vie est en danger. Des républicains ont
été assassinés »; dans son numéro du 1" prairial (20 mai), ce journal décla-
rait ne pouvoir accepter un démenti qui lui avait été envoyé au sujet de cette
note. Voici maintenantle lémoign âge de Goupilleau (de Montaigu). Après avoir,
à la séance du 16 messidor an III (4 juillet 1795), déclaré : « Le Rhône est en-
sanglanté ; chaque jour ses rives sont couvertes de cadavres, et celui qui est
à la tête des assassins est un homme qui porte en ce moment le deuil du petit
Capet », il dénonçait, un mois après (séance du 19 lhermidor-(\ août), le crime
suivant: « Le patriote Reiion, juré du tribunal révolutionnaire de Paris, Redon
qui a condamné à mort l'infâme Carrier, en passant dans ces malheureuses
contrées, a rencontré une de ces bandes d'assassins ; ils lui ont dit : « Tu n'es
u point un terroriste, un dilapidateur, mais tu es un républicain et nous n'en
« voulons point ». A ces mots il fut massacré. » Le réacteur Rovère lui-
même, lié avec Redon, confirmait aussitôt le fait et accusait de cet assassinat
« de^ émigrés furtivement rentrés ». Le Moniteur du 21 messidor an III
(9 juillet 1795) constate des faits semblables et établit la persistance- des
massacres.
Le parti modéré d'alors hésitait cependant encore à agir contre les roya-
listes et, pour la plupart, les modérés sont, par la suite, restés les mêmes ;
les leçons du passé ne leur profitent pas. « Comment, a écrit l'un d'eux, Thi-
baudeau, dans ses Mémoires (t. I", p. 240-241), comment la Convention ne
tira-t-elle pas vengeance, au nom des lois, de ces crimes abominables?...
Comment fut -elle plus impitoyable envers les terroristes révolutionnaires
qu'envers les terroristes royaux? C'est qu'elle craignait moins les uns que les
autres... Il ne me venait pas à la pensée que le royalisme pût renaître de ses
cendres, ni que des armées étrangères pussent triompher des nôtres. C'était
une erreur, sans doute, mais elle était partagée par beaucoup d'autres. »
Eh! oui, c'était une erreur, et cette erreur, les modérés ont continué à la
commettre; même les sincères ne cessent de rabâcher les mauvaises raisons
de Thibaudeau pour se coaliser avec les cléricaux et les monarchistes et écra-
ser les fractions républicaines plus avancées, affectant de ne jamais prendre
104 HISTOIRE SOCIALISTE
" au sérieux les manœuvres de leurs complices de réaction, jusqu'au jour où
ceux-ci, redevenus forts grâce à eux, les menacent à leur tour. Seule le plus
souvent, la peur qu'ils ressentent alors pour eux-mêmes devient chez eux le
commencement d'une sagesse momentanée; heureux est -on quand ils n'ont
pas eu, avant de comprendre la nécessité de se défendre, l'occasion qu'ils ne
laissent jamais échapper, de décimer les plus solides défenseurs de la Répu-
blique. Et quelle ditré renée dans les répressions des uns ou des autres parles
modérés I Pour excuser le silence complaisant gardé sur les atrocités des roya-
listes et des cléricaux, le thermidorien André Dumont s'écriait, même après
le 13 vendémiaire, à la séance du 29 (21 octobre) : « Est-il donc nécessaire
d'épouvanter le monde et la postérité ? » Cette discrétion opportune fait place
à l'exagération calomnieuse lorsque ce sont des républicains avancés qui sont
en cause.
C'est au nom de la liberté, de la justice, de l'humanité et de l'amour
filial, que fut opéré ce que Charles Nodier dans le tome I" de ses Souvenirs,
a. appelé (p. 263) « ce long 2 septembre tous les jours renouvelé par d'ai-
mables jeunes gens qui sortaient d'un bal et qui se faisaient attendre dans un
boudoir ». Or, ce qui les avait désolés, c'était la confiscation des biens ; ce
qu'ils avaient poursuivi avec une rapacité dégradante, c'était leur restitution;
l'agent anglais dont il sera question plus loin.Wickham, a dû constater, dans
une lettre du 6 juin 1795 (Lebon, L'Angleterre et l'émigration, p. 52), que
les prêtres réclamaient cette restitution plutôt que le rétablissement de
l'Evangile; déjà en 1791 le curé Gaule, cité par Jaurès (t. I", p. 654), avait
dénoncé les mobiles sordides du clergé réfractaire. Quant à leurs deuils et
aux bons sentiments invoqués par eux ou pour eux, lorsqu'ils ne les exploi-
taient pas afin d'en retirer quelque avantage matériel, le tant pour cent le
plus, usurier, ils en faisaient un carnaval. « Croira-t-on dans la postérité que
des pei sonnes dont les parents étaient morts sur l'échafaud, avaient institué...
des jours de danses où il s'agissait de valser, de boire et de manger à cœur
joie », a écrit Mercier [Le nouveau Paris, chap.Lxxxm) à propos de ces « bals
des victimes » que l'exclusivisme mondain réservait aux enfants des guillo-
tinés et dont les écrivains royalistes Nodier [Souvenirs, 1. 1", p. 254) et Lacre-
telle jeune {Dix années d'épreuves,.., p. 203) ont reconnu l'existence.
Les royalistes du dehors ne valaient pas mieux que les royalistes du
dedans. Après les orgies du début, à Coblenz notamment, était venue la
misère; relativement peu d'émigrés surent la supporter dignement et tra-
vaillèrent, la plupart menèrent une vie d'aventures malpropres. En Allemagne,
où ils nommaient « péquins » (Forneron, Histoire générale des émigrés, t. II,
p. 17) ceux qui n'étaient pas de leur rang, ils eurent bienlôt lassé tout le
monde. En Angleterre, ils étaient nombreux ceux qui vivaient aux crochets
de femmes mûres, et les prêtres y acceptèrent avec plus d'empressement que
de reconnaissance les secours que leur prodiguèrent les francs-maçons {Idem,
HISTOIRE SOCIALISTE 105
p. 5G). Le gouvernement anglais leur venait également en aide, mais sans
excès lorsqu'ils ne lui étaient pas particulièrement utiles ; il devait, à partir
de mai 1795, subvenir aux frais de l'armée de Condé qui, depuis la fin de 1794,
était dans le Brisgau à la solde de l'Autriche.
Louis-Stanislas-Xavier, comte de Provence, dit « Monsieur «étaritle Trère
le plus âgé de Louis XVI, et qui s'était lui-même proclamé Régent de France
le 28 janvier 1793, habitait à Vérone avec M"° de Baibi, née de Caumont,
sa maîlr^sse « autant que cela se pouvait » d'après le comte Gérard de Con-
tades [Coblenzel Quiberon, souvenirs du comte de Contades, p.xvi), pend mt
que sa femme restait à Turin auprès de son père le roi de Sardaigne; d'ail-
leurs, aussi attaché à la religion qu'à sa maltresse, il apporlait dans ses pra-
tiques religieuses la même bonne volonté que dans ses relations extra-conju-
gales. Il vivait avec l'argent que lui versaient les cours d'Angleterre, d'Au-
triche et d'Espagne. L'ancien secrétaire de Louis XVI, le baron de Goguelat,
a raconté [Bibliothèque des Mémoires relatifs à rHisloire de France, publiée
par A. de Lescure, t. XXXIII, p. 188) qu'il « avait un cœur de lièvre » et qu'à
Vérone « il saluait avec une abjecte et persévérante obséquiosité tous les ca-
poraux autrichiens qui ne daignaient pas lui rendre son salut, tant il leur
semblait dépourvu de toute dignité » [Idem, p. 189). Son confident était le
duc d'Avaray et, en se nommant « régent », il avait passé le titre de « lieute-
nant général du royaume » à son frère cadet, le comte d'Artois, le futur
Charles X. Celui-ci, effronté hâbleur, n'ayant de courage, a dit le comte de
Vauban, que « pour supporter... les mépris dont il est abreuvé » {Mémoires
pour servir à l'histoire de la guerre de Vendée, p. 48), aussi égoïste que
lâche, sacrifiait à ses aises M"" de Polastron, née d'Esparbès, dévouée créature
dont il était indigne et qu'il avait substituée à sa femme, une fille également
du roi de Sardaigne. Passé, au mois d'août 1794, de Hamm à Rotterdam, il
ne tardait pas, devant le succès des troupes républicaines dont il ne devait
toujours faire qu'une bouchée, à filer rapidement avec sa « puante cour »
{Idem, p. 47), jusqu'à Osnabriick, puis à Pyrmont et enfin à BremerwOrde.
L'agent le plus actif du régent, l'âme, peut-on dire, de l'émigration à
cette époque était le comte d'Anlraigues. Ce personnage, après avoir profité
des ressources que la Saint-Huberty — ..une Marguerite Pays qui savait chan-
ter — tirait d'un autre {Madame Saint-Huberty, par Ed.de Concourt, p. 203),
avait fini par l'épouser; d'Avaray l'appelait « la fleur des drôles » (Forneron,
Histoire générale des émigrés^ t. II, p. 80), tout en lui écrivant : « Le régent
se fera un plaisir de donner un témoignage d'estime à des sentiments aussi
nobles que ceux que M°" de Saint-Huberty a toujours manifestés » {Id., p. 82),
et le régent la décora, en effet, de l'ordre de Saint-Michel. Depuis la fin
de 1794, d'Anlraigues vivait à Venise d'oii, en relation avec les ministres
étrangers et les agents secrets, il tenait les fils de la plupart des conspirations
royalistes. Il avait, dès juillet 1794, à Paris, en qualité de correspondants.
106 HISTOIRE SOCIALISTE
l'abbé Brolhier, un ancien employé des finances, Lemaître, et le chevalier
des Pomelles, ex-maréchal de camp, auxquels il adjoignait bientôt La Ville-
fleurnois ancien maître des requêtes, et Duverne de Praile, lieutenant de
vaisseau. Outre « l'agence de Paris » qui existait depuis 1791, il y avait une
nuée d'espions au dedans et aa dehors ; une autre agence, s'occupant spécia-
lement de l'Est et du Midi, était dirigée par Perrin fait comte de Précy, et
l'ancien président de Vézet auxquels, fin août 1795, devait se joindre Imbert-
Colomès.
Tout ce monde intriguait. Songeant plus à eux qu'à leur cause, divisés
par leurs ambitions Jalouses, ils ne s'entendaient que sur la nécessité aussi
patriotique que désintéressée du recours à l'étranger pour la satisfaction de
leurs appétits concurrents. Les uns — le régent penchait de leur côté — pré-
féraient agir principalement par la corruption et comptaient sur l'appui de
l'Espagne, surtout sur son or pour acheter les gouvernants thermidoriens;
les autres, tels que le comte d'Arlois, sans négliger la corruption, croyaient
avant tout à l'efficacité de coups de force et espéraient en l'Angleterre dont
l'or était accepté par tous. Sollicité ouvertement par les ultras, en cachette
par les soi-disant libéraux, moins libéraux toutefois que monarchistes, les
Lameth et les Mounier, alors en résidence en Suisse et qui, aussi coupables
que les ullras, comprenaient mieux que leur intérêt était de garder secrètes
ces odieuses manœuvres, le gouverne ment anglais voulait bien servir la cause
des monarchistes français, mais — ce qui aggravait la culpabilité de ceux-ci —
en servant ses intérêts propres. Pitt avait déjà favorablement accueilli Puisaye,
lorsque son ministre des affaires étrangères, Grenville, le 15 octobre 1794,
faisait partir pour la Suisse un ami, Wickham, avec mission d'étudier par lui-
même ce qu'il était possible d'attendre des diverses factions royalistes.
Arrivé à Berne le 1" novembre, Wickham était, le mois suivant, nommé
chargé d'affaires et, le 12 juillet 1795, il succédait à lord Fitzgerald comme
ministre plénipotentiaire.
Wickham ne tarda pas à devenir un conspirateur passionné; il dépensait
l'argent sans compter, eut des agents dans l'Est cù il rêvait de fomenter un
mouvement insurrectionnel, en Franche-Comté, à Dijon, à Lyon surtout, et
bientôt même à Paris. Il croyait toujo-urs réussir, parce q^e son argent était
partout bien reçu. Le 27 mars 1795, il écrivait à son principal agent à Paris,
un nommé Vincent, ancien employé de la poste aux lettres, d'entrer en rela-
tion avec des officiers, avec des représentants tels que Lanjuinais, Vernier et
surtout Tallien : « Vous promettrez à ce député tout ce qu'il peut désirer
s'il consent à se mettre à la tête d'un parti pour rétablir la royauté en
France » (Lebon, L'Angleterre et l'émigration, p. 19)., Le 20 mai, il écrivait
à Grenville : « Il paraît que certains membres du comité de salut public sont
gagnés, notamment Tallien » [Idem -p. 22). Tandis que l'Angleterre organi-
sait avec Puisaye une expédition en Bretagne, enrôlant les émigrés du conti-
HISTOIRE SOCIALISTE 107
nent que des navires allèrent chercher à Brème, amassant armes, approvi-
sionnements, vêlements, réunissant la flotte qui devait successivement trans-
porter sur nos côtes de l'Ouest trois armées à la tête desquelles s'engageait à
se mettre le comte d'Artois ; tandis que Wickham préparait la trahison à
Paris, l'envahissement de la Franche-Comté par l'armée du prince de Condé,
un soulèvement dans le Midi et à Lyon, des bandes royalistes se formaient en
Auvergne, dans le Gard et dans le Jura, qui, pour s'entretenir la main, déva-
lisaient les diligences. Dans l'ouvrage cité au début de ce chapitre, Nodier
(t. I", p. 272) constate l'existence des « voleurs de diligences », après avoir
un peu plus haut (p. 268) limité leur rôle de la manière suivante : « on orga-
nisa donc des bandes ou des compagnies chargées de l'enlèvement des recet-
tes et de l'attaqué des transports de fonds publics » ; et il donne pour excuse
que « il arrivait bien de l'étranger quelques grosses sommes chez les cais-
siers patentés de la bonne cause, mais elles n'en sortaient guère ». Telle est,
môme entre eux, l'honnêteté des honnêtes gens.
En Bretagne et en Vendée les chefs, tenus au courant de ce qui se tramait
en Angleterre, continuaient de plus belle leurs manœuvres fourbes; vols et
assassinats n'avaient jamais cessé. Malgré les avertissements des républicains
sincères, les comités de Paris s'obstinaient à être dupes des mensonges de
Cormatin qui mangeait impartialement l'argent de la faction espagnole, l'ar-
gent de la faction anglaise et les fonds de la Convention, lorsque, le 4 prairial
(23 mai), fut arrêté à Ploërmel un courrier expédié à Grand-Champ (Morbi-
han) où avait été convoquée une assemblée de chefs royalistes. Ce courrier était
porteur d'instructions de Cormatin au comte de Silz pour engager les chefs
à ne pas se démasquer jusqu'au moment prochain d'une action générale de
tous les royalistes de France. Jugeant la sit.uation grave, les représentants fai-
saient, le surlendemain 6 prairial (25 mai), arrêter à Rennes Cormatin et soa
étal-miijor. Conduit à l'île Pelée, près de Cherboui'g, et transféré à Paris le
11 thermidor (29 juillet), il était, le 28 frimaire an IV (19 décembre 1795),
condamné à la déportation, puis ramené à l'île Pelée oîi il se trouvait encore
au commencement de 1800. Le 7 prairial (26 mai), des bandes de Chouans
reprenaient ouvertement les hostilités; mais, le 9 (28 mai), des troupes de
l'armée des côtes de Brest occupaient le bourg de Grand-Champ, les rebelles
durent fuir et le comte de Silz fut tué. Hoche qui, depuis le 28 germinal (17
avril), n'avait conservé que le commandement de l'armée des côtes tle Brest,
et le général Aubert du Bayet, son successeur à la tête de l'armée des côtes
de Cherbourg, eurent, dès le début de prairial (fin de mai), à lutter d'une façon
permanente contre les Chouans. Hoche divisa ingénieusement son armée en
trente-deux colonnes mobiles qui dispersèrent les rassemblements et empê-
chèrent leur concentration. A la suite d'une de ces rencontres, Boishardy gra-
vement blessé s'acheva d'un coup de pistolet. Se prétendant « affligés de la
rupture avec les Chouans » (Ghassin, Les Pacifications de l'Ouest, t. I",
108 HISTOIRE SOCIALISTE
p. 411) et désireux de contribuer à la suspension des hostilités, Slolflet, Ber-
nier et Scépeaux offrirent, le 6 messidor (24 juin), d'envoyer l'un d'eux à
Paris à cet effet. Un passeport fut délivré à Scépeaux et un autre ensuite à
Amédée de Béjarry.
C'est qu'un évéuement grave pour le parti royaliste s'était produit à Pa-
ris. L'enfant qu'ils considéraient comme leur roi depuis le 21 janvier 1793,
celui qu'ils appelaient Louis XVII, était mort à la prison du Temple (sur l'em-
placement actuel du square de ce nom) le 20 prairial an III (8 juin 1795) et, le
lendemain, un rapport de Seveslre l'annonçait à la Convention. Je n'entrerai
pas dans la discussion à laquelle cette mort a donné naissance ; il m'appa-
ralt que le décès de cet enfant a vraiment eu lieu au Temple et ne saurait être
attribué qu'à son mauvais tempérament et à ses sales habitudes. Pour preuve
de son mauvais tempérament, nous avons la constatation du comité de sûreté
générale, le 29 frimaire an III (19 décembre 1794), et le témoignage de sa sœur
Marie-Thérèse-Charlotle, depuis duchesse d'Angoulême, qui {Mémoire sur sa
captivité, édition Pion, p. 144) dit en outre : « de son naturel il était sale et
paresseux... il passait sa journée sans rien faire, et cet état oii il vécut fit
beaucoup de mal à son moral et à son physique »; or, le procès-verbal de
l'autopsie déclare que la mort a été le résultat « d'un vice scrofuleux existant
depuis longtemps » (Moniteur, du 26 prairial an III-14 juin 1795). Pour preuve
de ses sales habitudes, nous avons l'enquête d'octobre 1793 — il était alors
âgé de huit ans et demi — et le témoignage de sa tante, M""= Elisabeth,
avouant qu'il « avait longtemps auparavant le défaut dans lequel on l'avait
surpris » (Lundis révolutionnaires, de Georges Avenel, p. 70). Certaines
coïncidences curieuses, des erreurs de détail, des négligences n'autorisent
pas à voir des rapports de cause à effet là où il n'y a eu que simultanéité for-
tuite.
D'ailleurs, qu'on veuille bien raisonner sans parti pris. Alors qu'une frac-
tion royaliste devait désirer la mort de cet enfant au Temple, à la fois pour
être débarrassée de cet obstacle à certaines ambitions et pour pouvoir se faire
de cette mort une arme contre les républicains, ceux-ci auraient-ils eu la sot-
tise de favoriser une évasion sous les apparences d'une mort défavorable à leurs
intérêts, c'est-à-dire dans des conditions telles que tous les inconvénients de
la situation subsistaient pour eux sans le moindre avantage? C'est si invrai-
semblable qu'en admettant même l'évasion, elle ne peut être le fait de répu-
blicains. Elle aurait donc eu lieu sur l'initiative de royalistes plus ou moins
avérés, qui ne pouvaient opérer que pour ou contre l'enfant. S'il a été enlevé
par ses partisans, ceux-ci n'agissaient pas en vue de le cacher une fois sauvé;
or, s'il a vécu, comment peut-il se faire que personne ne l'ait aperçu nulle
part, que sa disparition et l'absence de souvenirs contrôlables sur les premières
années qui ont suivi sa sortie du Temple, aient été aussi complètes, que le
prince de Condé enfin, l'instigateur d'après quelques-uns d'une telle évasion,
HISTOIRE SOCIALISTE
109
ait proclamé Louis XVIII dès le 16 juin? S'il a été enlevé par ses ennemis
c'est que ceux-ci tenaient à sa disparition et, sans examiner s'ils n'auraient
pu l'obtenir par un autre moyen qu'une substitution bien compliquée, il est
évident qu'après avoir tant fait, ils n'auraient pas commis l'imprudence*de
le garder vivant. Donc, de toute façon, l'enfant est mort à celte époque La
preuve a plus sérieuse de l'origine bourbonienne d'un des no n.br eux Ton'
mo na \^" r"^''7^""'°^^^'^- --'^'-n pour émission de fau"
de f ussaires, sils sont bien vus du parti, n'appartiennent pas à la famille de
1 embrasseur d'Esterhazy (Temps du 20 février 1898, 2- p.)
L.V. 407. - H,ST01«E SOaALISIB. - THERMIDOR ET DIRECTOIRE. uv. 407.
liO HISTOIRE SOCIALISTE
Le 24 juin, celui qui s'était déjà proclamé régent, se proclamait roi de
France et de Navarre sous le nom de Louis XVill ; son frère, le comte d'Ar-
tois, devenait « Monsieur ». Dans son manifeste il prétendait rétablir l'ancien
régime et invitait les Français à se fier à son autorité absolue et à sa clémence
relative, refusée d'avance à ceux qui avaient voté la mort de la famille royale ;
c'est ce qu'un royaliste conscient de la réalité des choses et des conquêtes
ineffaçables de la Révolution appela «la déclaration insensée du roi» (F. Des-
costes, La Révolution française vue de Fétranger, MaUet du Pan d'après
une correspondance inédite, p. 527J. Sa grande préoccupation fut rie se pro-
curer, pour sa rentrée, un cheval blanc « capable de le porter » (ForneroD,
Histoire générale des émigrés, t. II, p. 77) et de régler avec d'Avaray le céré"
montai du couronnement : il allait avoir vingt ans pour en soigner les détails.
Il tenait beaucoup aussi à être reconnu officiellement comme roi par les puis-
sances européennes ; mais celles-ci ne voulurent pas s'interdire la possibilité
de traiter avec la République. Croyant toutefois au succès de l'expédition de
Bretagne, l'Angleterre accrédita, le 10 juillet, auprès de lui, en mission « pri-
vée et confidentielle » (Lebon, L'Angleterre et l'émigration, p. 104), un repré-
sentant, lord Macartney, qui arriva à Vérone le 6 août.
Pendant ce temps, tandis que Charelte prévenu de l'approche de la flotte
anglaise, — d'après M. Biltard des Portes {Charelte et la guerre de Vendée,
p. 454), ce fut par le marquis de Rivière, aide de camp du comte d'Artois, qu'il
fut informé « des derniers préparatifs de l'expédition de Quiberon » — rom-
pait traîtreusement la pacification, attaquant, le 7 messidor (25 juin), le poste
des Essarls (Vendée), où les républicains confiants jouaient aux boules, et en
assassinant près de deux cents, puis lançait, à la suite de cet exploit catholi-
que et royal, un manifeste d'insurrection, daté du 26 juin, où il annonçait la
mort du fils de Louis XVI, Scépeaux et Amédée de Béjarry se rendaient à Pa-
ris. Arrivés à la fin de messidor (milieu de juillet), dans le but réel de se con-
certer secrètement avec l'agence de Paris, ils se posèrent insolemment en vic-
times, désavouèrent les émigrés, jurèrent que le manifeste de Charelte était
un faux (Chassin, Les Pacifications de l'Ouest, 1. 1", p. 439), affectèrent de lui
écrire, le 18 juillet (30 messidor), pour avoir son démenti, ne cherchèrent qu'à
traîner les choses en longueur et, en fin de compte, quittèrent furtivement
Paris à la fin de thermidor (vers le 14 août). On est surpris de la condescen-
dance de la Conventioii à leur égard, alors que les modérés, ne pouvant vrai-
ment plus s'illusionner sur les sentiments de leurs alliés royalistes, commen-
çaient enfin à se méfier. D'Antraigues avait fait répandre un pamphlet où il
déclarait que devaient être châtiés comme i-égicides tous ceux qni avaient
prêté le serment du Jeu de Paume; aussi Doulcet de Pontécoulant lui-même
s'écriait dans la séance du 13 messidor (1" juillet) : « Jusqu'ici les répabli-
cains ont combattu pour la gloire, aujourd'hui tous les Français combattront
pour leurs intérêts ».
HISTOIRE SOCIALISTE itl
Le 10 juin, l'escadre anglaise de sir John Warren melLait à la voile escor-
tant une première armée de 4 000 émigrés avec 80 canons, 80 000 fusils, des
vêtements pour 60 000 hommes, des approvisionnements de toute espèce et
des «tonnes» de faux assignats (Chassin, Ibid., p. 519). Le général en chef
choisi par le cabinet anglais était Puisaye; mais le comte d'Artois dont la
présence était toujours promise, lui avait fait adjoindre avec des pouvoirs égaux
le comte d'Hervilly qu'il savait compleiisant à sa pusillanimité. La flotte de
Villaret-Joyeuse qui, venant de se réunir à celle du contre-amiral Vence, avait,
le 29 prairial (17 juin), laissé échapper l'escadre du vice-amiral anglais Com-
wallis non loin de l'île de Groix, pir suite de la désobéissance aux signaux de
certains équipages et de la mollesse de Villaret, se trouva éloignée de la côte
par un coup de vent et rencontra l'escadre et le convoi de Warren. Royaliste
et secondé par des olflciers royalistes plus disposés à trahir leur pays qu'à le
sauver, Villaret ne se hâta pas de profiter de cette occasion. Warren eut le
temps d'envoyer prévenir la grande escadre de Bridport qui croisait au large
et, lorsque le combat s'engagea le 5 messidor (23 juin), la flotte française était
en état d'infériorité ; le désastre fut encore accru par une insubordination per-
sistante sur laquelle le gouvernement n'osa pas faire une enquête sérieuse,
inaugurant pour les états-majors un système de platitude et d'impunité de
nature à ne les rendre dangereux que pour leur pays. Villaret se réfugia à
Lorient après avoir perdu le Formidable, le Tigre et VAlexandre (Lévy-
Schneider, Le Conventionnel Jeanbon Saint-André, t. Il, p. 1074).
Le 9 messidor (27 juin), le débarquement des troupr»s cnlholiques et
royales à la solde des Anglais avait lieu dans la baie de Quiberon, près de
Carnac. Le lendemain, au moment oîi s'achevait le débarquement, accouraient
hommes, femmes, enfants, des environs « en procession, croix en tête et
chantant des cantiques comme à un pèlerinage » (Chassin, Ibid., p. 452),
criant : Vive la religion! Vive le roi! et remerciant le ciel de favoriser l'œu-
vre pieuse de trahison. On proclamait aussitôt Louis XVIII roi par la grâce
de Dieu et de Pitt. Tandis que Puisaye voulait se lancer tout de suite à tra-
vers la Bretagne, d'Hervilly tenait à rester sur la côte et à y garder un point
de débarquement suffisamment rassurant pour la couardise du comte d'Ar-
tois toujours attendu. Cependant, dès le début, 14000 paysans habillés, armés
et groupés sous trois chefs, le chevalier de Tinténiac, les comtes du Bois-
Berthelot et de Vauban, s'étaient avancés jusqu'à Landevant, jusqu'à Auray
et dans la direction de Vannes. D'autre part, 450 soldats républicains occu-
paient certains points de la presqu'île de Quiberon, oii ils étaient affamés;
leur commandant, Delise, négocia, le 15 messidor (3 juillet), leur capitu-
lation dont les premiers articles étaient « convenus », de l'aveu même de
Puisaye, et écrits lorsque, entourés par des forces très surérieures, ils furent
contraints de se rendre à discrétion (Chassin, Ibid., p. 456). Voilà comment
les royalistes respectèrent une capitulation réelle ; en revanche, nous en ver-
112 HISTOIRE SOCIALISTE
rons tout à l'heure reprocher aux républicains d'avoir violé à Quiberon une
capitulation qui n'a jamais existé.
Pendant que les paysans à qui on avait annoncé un prince du sang, le récla-
maient et étaient découragés par son absence, pendant que les gentilshom-
mes aggravaient celte déception en les traitant avec mépris {Idem, p. 453 et
471), la Convention, le 13 messidor (!'■• juillet), chargeait de « se rendre sur-
le-charap dans les départements de l'Ouest » deux de ses membres, Tallien
et Blad, qui quittaient Paris le jour même avec l'officier du génie Rouget de
Lisle, l'auteur de la Marseillaise, ami de Tallien. De son côté. Hoche n'avait
pas perdu son temps. En cinq jours, afin d'éviter les affaires particulières et
d'entamer une action générale, il avait concentré ses détachements épars,
malgré les difUcultés provenant de l'indiscipline de troupes exaspérées par
le manque de vivres; le 14 (2 juillet), il entrait eu campagne, refoulant devant
lui les paysans qui, avec leurs femmes, leurs enfants, leurs bêtes, leurs prê-
tres et leurs meubles, allaient s'enfermer dans la presqu'île de Quiberon; le
19 (7 juillet), il repoussait une tentative de sortie et pouvait écrire à l'état-
major qu'il avait laissé à Rennes : « les Anglo-Emigrés-Chouans sont, ainsi
que des rats, renfermés dans Quiberon oîi l'armée les lient bloqués » (Savary.
Guerre des Vendéens et des Chouans, t. V, p. 240). 11 y avait là entassées plus
de 20000 personnes, c'était la famine à bref délai.
Hoche était installé avec 13 000 hommes à Sainte-Barbe, à l'entrée de la
presqu'île ; d'Hervilly décida de l'attaquer le 28 (16 juillet). Le 22 (10 juillet),
il faisait transporter par les chaloupes anglaises sept à huit mille individus
sur divers points de la côte, autant pour se débarrasser de bouches à nourrir
que pour tourner le camp républicain et le prendre entre deux feux. Mais
Hoche prévenu par des transfuges, anciens soldats républicains qui, prison-
niers sur les pontons anglais, avaient été joints aux émigrés, prit des mesures
en conséquence et, le 28 (16 juillet), l'attaque fut repoussée sur tous les points;
d'Hervilly tomba très grièvement blessé, ses troupes durent se réfugier der-
rière le fort Penthièvre. La veille au soir, le second convoi anglais était en
vue; mais d'Hervilly n'avait pas voulu, pour l'attendre, retarder l'exécution
de son plan dont l'heureuse issue lui semblait assurée. Cette nouvelle armée
d'environ 2 000 hommes, sous les ordres du comte de Sombreuil que n'ac-
compagnait pas le comte d'Artois, débarqua après la défaite.
Dans la nuit du 2 au 3 thermidor (20 au 21 juillet), une surprise combi-
née par Hoche avait un succès complet que les royalistes furieux ont attribué à.
la trahison, quand il n'a été dii qu'à une héroïque audace. Au milieu d'un orage
épouvantable 250 grenadiers conduits par l'adjudantgénéralMesnage, grimpant
du côté de la mer de roche en roche, escaladaient le fort Penthièvre et, au
moment oîi les royalistes ne se doutant pas que l'ennemi était au-dessus de
leurs têtes, ouvraient le feu des batterie's du fort sur les troupes républicaines,
celles-ci voyaient flotter au sommet le drapeau tricolore, à la place du dra-
HISTOIRE SOCIALISTE 113
peau blanc el du drapeau anglais patrloliquement arborés parles nobles émi-
grés : « Jamais, a écrit un de ceux qui étaient là, Moreau de Jonnès {Ave)i-
turcs de guerre au temps de la République et du Consulat, t. I", p. 222),
l'apparition des couleurs nationales ne causa plus de surprise et de joie ».
Mais, si la joie était d'un côté, l'afTolement était de l'autre, d'autant plus que,
changeant de direction les mortiers à grande portée préparés contre eux, les
envahisseurs du fort les firent partir sur les canonnières anglaises qui mitrail-
laient les républicains et qui, au milieu d'un rire immense éclatant sur le
rivage, s'empressèrent de couper leurs câbles pour esquiver ces bombes im-
prévues. Les émigrés furent bientôt chassés de toutes leurs positions; proté-
gés dans leur fuite par le feu d'une corvette anglaise, beaucoup — et Puisaye
un des premiers — purent s'échapper à la nage ou dans des canots, au milieu
de scènes de sauvagerie entre ceux qui étaient déjà dedans et ceux qui vou-
laient y entrer (Chassin, Les Pacifications de l'Ouest, L I", p. 500); les autres
furent acculés sur un petit plateau à l'extrémité de la presqu'île. Hoche leur
ayant envoyé dire par Mesnage que, s'ils ne faisaient pas cesser le feu des An-
glais, ils seraient tous exterminés ou jetés à la mer, Sombreuil fit arrêter la
canonnade et se rendit (3 thermidor-21 juillet).
Ce dernier prétendit ensuite et les royalistes qui ont l'amour du faui
devaient répéter qu'il y avait eu capitulation. La capitulation ainsi imagi-
née après coup ne pouvait pas avoir lieu, parce que l'article 7 (section i",
titre V) de la loi du 25 brumaire an III (15 novembre 1794) portait : « Tous les
Français émigrés qui seront pris faisant partie de rassemblements armés...,
sont réputés avoir servi contre la France. Ils seront, en conséquence, jugés
dans les vingt-quatre heures par une commission militaire ». En fait, celle
capitulation impossible en droit n'a pas eu lieu. Le jour même, en effet, Hoche
écrivait auchef del'élal-major général à Rennes et au commandant de Lorient
que l'armée royale n'avait eu « d'autre alternative que de se jeter à la mer
ou d'être passée au fil de la ba'ionnette » (Chassin, Ibid., p. 508), et cela fut
aussitôt alfiché. Dès que les bruits mensongers de capitulation commencèrent
à courir, Hoche faisait imprimer et afficher (16 thermidor-3 août) : & J'étais à la
tête de 700 grenadiers qui prirent M. de Sombreuil et sa division; aucun soldat
n'a crié que les émigrés seraient traités commeprisonniersdeguerre,ceque j'au-
rais démenti sur-le-champ» {Idem, p. 511). On avait cherché à exploiter le cride
soldats disantàleurs anciens camarades qui, prisonniers en Angleterre, avaient
été par Pitl enrégimentés de force dans les troupes royales : « A nous les pa-
triotes 1 Rendez-vous, on ne vous fera rien ». C'est à cela que Hoche répondait;
et, alors même que ces paroles eussent été mal comprises, Sombreuil n'igno-
rait pas que ce n'est pas un cri de soldat qui peut faire une capitulation. Nous
avons, d'ailleurs, le témoignage de deux chefs des émigrés. Le comte Gas-
pard de Contades parlant de ses « camarades » qui se rendirent, a écrit [Co-
blenz et Quiberon, souvenirs, p. 214) : « Ils ont attesté une capitulation qui
114 HISTOIRE SOCIALTSTE
n'a jamais existé »; et, d'après le comte de Yauban : « l'on s'était rendu sans
capitulation » [Mémoires, p. 136).
Le 3 thermidor (21 juillet), Talliea et Blad signaient un arrêté déférant les
rebelles à la commission militaire conformément à la loi. Les prisonniers
avaient été conduits à Auray ; le 9 (27 juillet), lapremière commission prononça
17 condamnations à mort; les condamnés, parmi lesquels Sombreuil, étaient
fusillés le lendemain à Vannes. En résumé, il y eut 10041 acquittés ou libé-
rés; sur les 757 condamnés à mort, deux s'évadèrent, un avait été condamné
deux fois, et 754, tous émigrés sauf un seul, marin déserteur, furent fusillés.
Or, sur le monument que la Restauration éleva en leur honneur, on a inscrit
952 noms (Chassin, Les Pacifications de l'Ouest, 1. 1", p. 584-585). Faux et faus-
saires ont décidément pour ce parti-là un attrait irrésistible. Ce faux cepen-
dant a dû être atténué et, rappelant l'opinion d'un autre écrivain clérical,
M. Billard des Portes, dans son ouvrage Charette et la querre de Vendée,
écrit (p. 471) : « M. Charles Robert estime que 791 furent passés par les
armes ».
CHAPITRE IX
GUERRE ET DlPLOMATtE
(ventôse an III à -brumaire an IV -mars à octobre 179a)
Au début de 1795, comme on l'a vu dans le chapitre iv, la République
était victorieuse, la coalition formée contre elle avait été impuissante ; pour
des motifs divers, presque tout le monde au fond désirait la paix. L'esprit de
corps qui avait poussé les monarques européens à prendre en main d'une
façon générale la cause royaliste, ne les empêchait pas d'avoir ime concep-
tion très nette de leurs intérêts spéciaux ; aussi leur amour afCché des prin-
cipes élait-il d'autant moins actif que le profit personnel qu'il pouvait leur
procurer devenait moindre. A ce point de vue, si la lutte soutenue par la
France contre la Prusse et l'Autriche a facilité le succès du soulèvement
national de la Pologne, ce soulèvement, diversion heureuse pour la France,
contribua à désagréger la coalition qui la combattait.
La tsarine Catherine II avait bien rompu depuis 1792 avec la France cou-
pable a de lèse-majesté divine et humaine » (de Larivière, Catherine II et la
Révolution française, p. 370), elle donnait au comte d'Artois de l'argent et
une épée, elle engageait l'Autrich e et la Prusse à lutter pour la bonne cause,
elle concluait, le 28 septembre 1795, une alliance avec l'Angleterre et l'Au-
iriche; mais elle mourut, le 17 novembre 1796, sans avoir risqué un soldat
contre la République. Pour être elle-même libre ailleurs, elle était opposée à
ce que les autres tissent la paix avec l'a France ; elle se réservait, tandis que
■a Prusse et l'Autriche suivraient plus ses conseils que son exemple, d'agir à
HISTOIRE SOCIALISTE 115
son gré en Poloijne et en Turquie; ce fut l'insurreclion polonaise de Kos-
ciuszko (naars 1794) qui empêcha l'envahissement de l'empire ottoman par
Souvorov.
Un des premiers actes du gouvernement national de Kosciuszko occupé
à se maintenir contre la Russie, la Prusse et l'Autriche, avait été d'envoyer
un délégué auprès de la Gonveuiion. Mais Kosciuszko était déjà vaincu par
les Russes (10 octobre 1794), lorsque le comité de salut public chargeait, le
21 brumaire (il novembre), Pierre Parandier d'une mission secrète auprès des
insurgés polonais. Ses instructions étaient d'ajourner leur reconnaissance
officielle en leur promettant toute l'aide possible ; elles portaient : « La Répu-
blique française ne refusera point h la Pologne les secours directs que sa
propre position pourra lui permHlre d'accorder, pourvu qu'elle ait la garantie
que ces secours serviront à la cause de la liberté » {Révolution française,
revue, t. XVII, p. 566). Mais, après la défaite de Kosciuszko, Souvorov prenait
d'assaut un faubourg de Varsovie, Praga (4 novembre), oii, digne prédé-
cesseur du militarisme international qui ensanglanta atrocement la Chine
(1900), il faisait égorger près de vingt mille personnes, et la cause polonaise
élait perdue. Pendant plusieurs mois, la Russie qui s'était, le 3 janvier 1795,
mise d'accord avec l'Autriche, négociait avec la Prusse et, le 24 octobre, le
troisième partage de la Pologne n'en laissait p'us rien subsister ; le roi Sta-
nislas-Auguste abdiquait le mois suivant. La Pologne tomba victime de sa
mauvaise organisation sociale et surtout de l'avidité de ses nobles et de ses
riches sacrifiant le salut de leur pays à la conservation de leurs privilèges.
Règle générale, les dangers auxquels s'est trouvée partout exposée l'indépen-
dance nationale ont été. accrus par les manœuvres égo'fstes de la noblesse et
des privilégiés; c'est sans doute ce qui autorise leurs rejetons à dissimuler
aujourd'hui leur cupidité héréditaire so us le masque du nationalisme.
Les événements de la Pologne, où il éprouvait des échecs (28 août-
6 septembre 1794), avaient décidé le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II, à
mettre fin à la guerre contre la France. Battu à cette même époque du côté
du Rhin, il en était arrivé à redouter sur ce point, autant que la défaite, des
succès qui aboutiraient à l'agrandissement de l'Autriche; ses embarras finan-
ciers ne lui permettaient pas de mener une double guerre, et il tenait surtout
à pouvoir librement soigner ses intérêts en Pologne où, comme dut l'avouer
Pitt en février 1793, il employa une partie des millions que lui avait déjà
versés l'Angleterre pour combattre la France. Il tenait beaucoup aussi à
toucher jusqu'à la fin les 2200000 francs que l'Angleterre lui avait promis
par mois pendant les neuf derni-Ts mois de 1794. Or le versemertt d'octobre
n'ayant pas été opéré, Frédéric-Guillaume qui, d'après l'historien allemand
II. de Sybel [Histoire de l'Europe pendant la Révolution française, tra-
duction Bosquet, t. II, p. 258), « avait avant tout le sentiment de ses devoirs
comme prince de l'Empire », « se décida immédiatement à rappeler Mœllen-
J16 HISTOIRE SOCIALISTE
dorf » et son armée, d'après ce même historien [Ibid., p. 260), dont la
loyauté politique vaut la conscience et le désintéressement du roi de Prusse.
Le 14 octobre, Mœllendorf faisait publier à l'ordre que « le traité de subsides
avec l'Angleterre ne subsistant plus, tout ce qui se faisait ne servait plus
qu'à l'honneur des armes prussiennes et à maintenir leur ancienne gloire »
[Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État — Hardenberg — par de
Beauchamp et Schubart, t. II, p. 520), etquelques jours plus tard(chap. iv), il
repassait le Rhin. Après avoir ralli é à ses idées la plupart des princes alle-
mands qui craignaient comme lui l'extension de la puissance autrichienne,
et sur lesquels il s'efforçait de substituer sa prépondérance à celle de l'Au-
triche, le roi de Prusse donnait, le 8 décembre i794, au comte de Gollz le
mandat de traiter de la paix. Ce dernier était, le 28 décembre, à Bâle oii le
plénipotentiaire français, Barthélémy, le rejoignait le 23 nivôse (12 janvier),
et bientôt ils échangeaient leurs pouvoirs. Interrompues, le 18 pluviôse (6 fé-
vrier), par la maladie du comte de Gollz qui mourut peu de temps après, les
négociations furent reprises avec son successeur, le baron de Hardenberg,
arrivé à Bàle le 28 ventôse (18 mars) et, le 16 germinal (5 avril), la paix était
conclue.
Par ce traité, la France s'engageait à évacuer la partie des Etats prus-
siens détenue par elle sur la rive droite du Rhin, mais elle continuait à
occuper la partie de ces Etats situés sur la rive gauche, sauf arrangement à
intervenir lors de la paix générale ; elle déclarait accueillir les bons offices
du roi de Prusse en faveur des princes et Etats de l'empire jjermanique qui
réclameraient la médiation du roi . En vertu d'articles secrets, la France pro-
mettait à la Prusse des compensations si, à la paix générale, ses limites se
trouvdent définitivement fixées au Rhin, et était prévue, sous la garantie de
la Prusse, la neutralisation — que régla un second traité signé à Bâle
(28 floréal-17 mai) — de certains pays de l'Allemagne du Nord. La Con-
vention qui, par le décret du 27 ventôse an III (17 mars 1795), avait autorisé
le comité de salut public à. joindre des articles secrets aux traités, ratifia, le
25 germinal an III (14 avril 1 795), le traité du 16 (5 avril). La fallacieuse poli-
tique des « frontières natur elles » triomphait, grosse de périls. Si le roi de
Prusse, en effet, comptait que la cession éventuellement acceptée par lui
se heurterait à trop d'obstacles pour devenir définitive, l'annexion, bon gré
mal gré, des provinces rhénanes était un article du programme des gouver-
nants thermidoriens.
Par réaction contre la politique de Robespierre aussi bien au point de
vue extérieur qu'au point de vue intérieur, les thermidoriens avaient vite
substitué aux principes admis par \m\ [Histoire socialiste, t. IV, p. 1587 et 1723)
un parti pris de conquêtes, une idée arrêtée d'accroissement territorial, et
subordonné la conclusion de la p ai x à la réalisation de ce rêve impérialiste
signalé par le baron Fain, dans son Manuscrit de l'an III (p. 26), sous la
à
HISTOIRE SOCIALISTE
117
date de vendémiaire (septembre-octobre 1794) : « Une opinion dont la popu-
larité est imposante, et qui voit chaque jour le nombre de ses partisans
s'accroître dans le sein de la Convention, s'élève pour demander que le
cours du Rhin soit réservé comme limite définitive à la République ».
■« S g
Il y eut toutefois des esprits clairvoyants qui essayèrent d'enrayer celte
tendance. Dans un mémoire anonyme du 23 vendémiaire an III (14 oc-
tobre 1794), qui est aux archives du ministère des affaires étrangères et qu'a
cité M. Albert Sorel [Revue historique, t. XVII, p. 27), on lit contre l'obsti-
nation de donner la barrière du Rhin comme limite à la France, sous le pré-
UV. 408. — BISTOIRE SOCtALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. t 408.
,,f^ HISTOIRE SOCIALISTE
texte de sauvegarder celle-ci : « Pénétrons-nous surtout de cette vérité, que
la barrière la plus forte est un caractère pacifique » (p. 29). Dans un second
mémoire du 1" frimaire an III (21 novembre 1794) qui, dit M. Sorel (p. 29),
« paraît être du même auteur que le précédent », est soutenue la thèse que
les pays conquis deviendront des foyers de mécontentement, que la meilleure
solution serait de neutraliser ces pays et qu'il fallait user de la victoire avec
modération : « Si on veut la fixer, il faut savoir finir le combat. Si on veut en
profiter, il faut savoir proposer à propos des conditions justes de paix »
(p. 29). Dans le cas où on agirait contrairement à ces vues, l'auteur du
mémoire prévoit pour ce motif des guerres nouvelles. « Quel qu'il soit,
ajoute M. Albert Sorel, l'auteur voit juste et voit de loin,... parle en bon
Français et en bon Européen » (p. 30).
Malheureusement, ces idées ne triomphèrent pas. A la Convention, le
il pluviôse an III (30 janvier 1795), Boissy d'Anglas, membre du comité de
salut public, prononçait un grand discours « sur la situation extérieure ».
Après avoir, dans des considérations générales que devait démentir la con-
clusion, déclaré : « Nous respecterons toujours l'opinion des peuples, quels
que soient leurs gouvernements, leur force, leur faiblesse, leur bonheur ou
leur infortune », et protesté contre l'accusation de vouloir « attaquer l'indé-
pendance des autres peuples », il indiquait comment serait observée en cer-
tain cas celte « indépendance » si solennellement proclamée : « Nos dangers
passés, la nécessité d'en rendre le retour impossible, l'exemple de la ligue
menaçante qui voulut nous envahir et qui a porté un moment la désolalion
dans le cœur de la France, le désir d'indemniser nos concitoyens de leurs
sacrifices, le désir sincère de rendre la paix solide et durable, nous obligent
à étendre nos frontières, à nous donner de grands fleuves, des-montagnes et
l'Océan pour limites, et à nous garantir ainsi d'avance, et pour une longue
suite de siècles, de tout envahissement et de toute attaque. A ce prix, les
puissances de l'Europe peuvent compter sur une paix inviolable et sur des
alliés courageux ».
Cette théorie des froutièrefe naturelles n'est pas plus légitime que ne le
sont les théories prétendues scientifiques mises au jour par des savants domes-
tiqués pour justifier les infamies de la force brutale. II ne saurait y avoir en
politique d'autres frontières naturelles que celles qui résultent de l'assenti-
ment des populations. Hors de là, il n'y a — la France n'allait pas tarder à
en faire la dure expérience — que guerres périodiques ou menaces perpé-
tuelles d#guerre, avec l'absorption par l'armée des forces vives de la nation,
la subordination de toutes les institutions à l'action militaire, la prise du
pouvoir par le chef victorieux, les hostilités permanentes, finalement la
défaite et l'invasion. Par une aberration extraordinaire, Boissy d'Anglas indi-
quait comme de nature à nous sauver et à assurer la paix ce qui devait pré-
cisément nous perdre en suscitant la guerre. C'est cette rage d'agrandisse-
HIST0IR1-: SOCIALISTE 119
ment, c'est l'avidité décelée par le passage reproduit plus haut, qui, sous
prétexte de frontières. naturelles, vont mainlenanl déterminer les démêlés de
la France avec l'Europe, et ce sont ceux-ci qui vont peser déploruMement sur
notre évolution intérieure.
La retraite du roi de Prusse fut considérée comme une trahison par le
chef de la maison d'Autriche qui était en même temps le chef de l'Empire,
François II ; la perspective d'avoir seul à soutenir la cause des rois contre la
République ne l'enorgueillissait pas outre mesure. Depuis le combat du
11 frimaire an III (1" décembre 1794)sous les murs de Mayence, les Prussiens
d'acteurs étaient devenus spectateurs, et le solo joué par l'armée impériale
n'avait rien de particulièrement brillant ; il se composait surtout de
silences.
Quelle était la situation des armées françaises? L'armée du Nord occu-
pait la Hollande ; la conquête de ce pays achevée, l'armée de Sambre-et-
Meuse, remontant le Rhin, s'établit de Dûsseldorf à Coblenz et, vers le milieu
de germinal (dans les premiers jours d'avril), trois de ses divisions, sous les
ordres du général Hatry, remplacèrent autour de Luxembourg celles de l'ar-
mée de la Moselle appelée à rejoindre tout entière l'armée du Rhin devant
Mayence. Une décision du 13 ventôse (3 mars) avait fusionné ces deux der-
nières armées et placé la nouvelle armée de Rhin-el-Moselle sous le com-
mandement en chef de Pichegru, auquel succédait, à la tête de l'armée du
Nord, le général Victor Moreau. Sur le refus, paraît-il, de Pichegru d'être le
supérieur de Jourdan, qui restait à la tête de l'armée de Sambre-et-Meuse,
ces deux généraux eurent simplement en fait, sans subordination de l'un à
l'autre, à combiner leurs efforts. Retenu quelques jours à Paris, ainsi qu'on
l'a vu (chap. vn), Pichegru fut suppléé, jusqu'à son arrivée devant Mayence
(27 germinal-16 avril) par Kleber qui, selon son désir, rentrait bientôt sous
les ordres de Jourdan.
L'Autriche, pendant ce temps, était plus occupée de s'entendre avec
l'Angleterre que de faire marcher son armée. De la réussite de ses négocia-
tions dépendait pour elle la continuation de la guerre. Le minisire des
affaires étrangères qui, depuis la mort de Kaunitz le 27 juin 1794, était le
baron de Thugut, parvint enfin à signer à Vienne, d'abord le 4 mai, puis le
20 mai, deux conventions en vertu desquelles l'Autriche s'engageait à tenir
200000 hommes sur pied mo yennant, selon le mot de Hardenberg [Mémoires
cités plus haut, t. III, p. 189), des « subsides décorés du titre d'emprunt » de
plus de cent millions de francs à la charge de l'Angleterre. Mais, tandis
qu'elle attendait, pour entrer en campagne, le résultat des expé litions pré-
parées par celle-ci sur les côtes de l'Ouest et le soulèvement royaliste
annoncé, l,e manque de vivres forçait le maréchal Bender à signer, le 19 prai-
rial (7 juin), la capitulation de Luxembourg.
L'armée française ne profita ©as, n'était peut-être pas à même de profiter
120 HISTOIRE SOCIALISTE
de ce succès. Faliguée, manquant de tout, elle avait à protéger une ligne
très étendue. Au lieu des renforts qu'il lui aurait fallu, elle voyait ses
effectifs diminuer. On avait, après lé 9 thermidor, laissé rentrer dans leurs
foyers des jeunes gens de la classe bourgeoise que leur âge avait fait réqui-
sitionner pour le service militaire et qui, ou ne s'étaient pas rendus à leur
poste, ou l'avaient abandonné. La nouvelle circula bientôt dans les rangs que
réfractaires et déserteurs vivaient chez eux sans être inquiétés, et leurs imi-
tateurs devinrent de plus en plus nombreux. D'après Jomini (t. VII, "p. 56),
« ce n'est pas exagéré que de porter au quart de l'effectif le nombre de ceux
qui rentrèrent en France ». D'après des documents du ministère de la guerre
analysés par Villiaumé [Histoire de la Révolution française, 6' éd., t. III,
p. 476 et suiv.), il y avait, en thermidor an I[ (juillet 1794), 707170 soldats
présents sous les armes; il n'y en avait plus, en brumaire an IV (octo-
bre 1795), à la fin de la Convention, que 444 071. Si on se plaignait de ceux
qui partaient, on commençait aussi à se plaindre de ceux qui restaient. « On
n'apercevait plus, a écrit Jourdan, cité par Louis Blanc [Histoire de la Révo-
lution française, t. XI, p. 309), les traces de cette sévère discipline par
laquelle l'armée s'était fait admirer dans la campagne précédente. Les soldats
se livraient au pillage ». Quant aux chefs, voici ce qu'écrivait Hoche [Vie de
Hoche, par Rousselin, t. II, p. 155-156) dans une lettre du 9 germinal an III
(29 mars 1795) : « Le luxe a reparu dans les armées ; et, semblables à des
pachas, nos généraux ont huit chevaux à leurs voitures ». Ce que nous cons-
tatons ici pour les troupes de terre, ce que nous constaterons un peu plus
loin pour la marine, ce que nous avons constaté (fin du chap. vi) pour les
finances, est confirmé pour « tous les services administratifs » de la guerre
par MM. Krebs et Morris [Compagnes dans les Alpes pendant la Révolution,
i7 94-17 96, p. 215) qui, en dehors de toute sympathie politique, signalent
leur « relâchement... depuis la chute du parti jacobin ».
D'autre part, Pichegru se montrait disposé à trahir. Un agent royaliste,
Louis Fauche-Borel, imprimeur à Neuchâtel — cette ville appartenait alors
à la Prusse — et à la solde de Wickham, entrait en relation, à la fin
d'août 1795, dans les environs de Huningue, avec Pichegru. Sur le fond, la
trahison, on s'entendit tout de suite ; mais, sur la forme qu'elle devait
revêtir, l'entente ne put se faire. Pendant que d'infâmes pourparlers conti-
nuaient entre Pichegru et le prince de Condé, — « le prince de Condé sait la
manière dont je pense, que je suis disposé à tout faire pour lui », disait un
peu plus tard Pichegru à un agent de l'Autriche, le colonel baron de Vincent
dont le dernier défenseur de Pichegru, M. Ernest Daudet [La conjuration de
Pichegru, p. 109), ne conteste nullement le témoignage — la Convention
prescrivait la reprise des hostilités.
Découragée par l'échec de Quibefon, l'Autriche avait, le 6 thermidor
(24 juillet), prié Hardenberg de proposer une trêve; Barthélémy transmit, le
HISTOIRE SOCIALISTE 121
23 (10 août), la réponse du comité de salut public : celui-ci n'accordait pas
d'armistice, se déclarait prêt à entamer des négociations directes pour la paix
et envoyait à Bâie un de ses membres, Reubell, qui arriva le 29 (16 août).
L'accord ne put se faire; quant aux petits Etats allemands, s'ils avaient tous
des intentions pacifiques, ils n'osaient se prononcer entre la Prusse et l'Au-
triche, et, seul, le landgrave de Hesse-Cassel signa la paix le 11 fructidor
(28 août); ordre fut donné de pousser vivement les opérations militaires.
Wurmser avait été chargé, le 30 juillet, du commandement de l'armée
autrichienne du Haut-Rhin, des environs de Bâle au delà de Mannheim: il
avait* en face de lui Pichegru. Clerfayt, avec l'armée du Bas-Rhin, était, de
Bingen à Diisseldorr, opposé à Jourdan. L'armée de Sarabre-et-Meuse passait
le Rhin, occupait Dtiiseldoif (20 fructidor an III-6 septembre 1795) et, en deux
semaines, parvenait sur la Lahn. Jourdan descendait, le 1" vendémiaire
an IV (23 septembre), dans la vallée du Mein et, le 4 (26 septembre),
Mayence était complètement investie, sur la rive gauche par le général
Schaal, sur la rive droite par Kleber. Afin de ne pas se dénoncer lui-même,
Pichegru avait dû, à son tour, se décider à avancer; ayant atteint Mannheim,
il commençait le bombardement lorsque la place se rendit le 4° jour com-
plémentaire de l'an III (20 septembre). Il aurait pu, il aurait dû, dès le len-
demain, poursuivre l'offensive, s'assurer d'Heidelberg, séparer les deux
armées ennemies et, après avoir joint Jourdan, les écraser successivement.
Mais le traître, préoccupé avant tout de tirer delà situation le meilleur profit
personnel, n'avait pas renoncé aux projets interrompus et, tout en sauve-
gardant les apparences, il tenait à ne pas s'éloigner. Il engagea donc deux
divisions seulement contre des forces très supérieures, préméditant leur
écrasement pour avoir, sans se compromettre encore, un prétexte à reculer.
Le général Dufour était, en effet, battu le 2 vendémiaire (24 septembre) et
fait prisonnier; ce fut Clerfayt qui conserva Heidelberg, ce furent les armées
autrichiennes qui opérèrent leur jonction. Wurmser arriva près deMannheim
et permit à Clerfayt de réunir toutes ses forces contre l'armée de Sambre-et-
Meuse. Jourdan dut se résoudre à la retraite. Elle commença le 20 vendé-
miaire (12 octobre) ; après une série de difficultés,, la droite avec Kleber ayant
pu repasser le Rhin à Neu wied et la gauche avec Jourdan à Dûsseldorf,
l'armée s'établit derrière le Rhin. Le 26 (18 octobre), Wurmser avait forcé
les troupes de Pichegru à se réfugier sous Mannheim et ce dernier, qui y
avait son quartier général, écrivait à Jourdan pour lui demander des renforts.
Des 8 000 hommes environ envoyés, la moitié arriva les 5 et 6 brumaire
(27 et 28 octobre); mais cela n'empêcha pas, le 7 (29 octobre), Clerfayt de
mettre en déroute les troupes qui assiégeaient Mayence sur la rive gauche et
de débloquer la place. De son côté, Wurmser multipliait, en brumaire (pre-
miers jours de novembre), les attaques contre les troupes réunies sous
Mannheim et les obligeait à s'éloigner.
122 HISTOIRE SOCIALISTE
L'or de l'Angleterre, on l'a vu, figurait dans toutes les attaques dirigées
contre la République française; il payait Quiberon, il payait le prince de
Condé, il payait l'Autriche, il payait l'intrigue avec Pichegru. Mais si le gou-
vernement de George III entretenait l'état de guerre, poussé par ceux qui en
bénéficiaient, par l'aristocratie de la banque, du commerce, de l'industrie,
cela ne rapportait à la masse populaire que suppléments de taxes sans com-
pensation; et l'opposition recruta, dans l'entourage même de Pitt, quelques
adhérents. C'est le beau-t'rère de Pitt, le comte Stanhope, qui, le 6 jan-
vier 1795, présenta à la Chambre des lords une motion contre toute inter-
vention dans les affaires intérieures de la France ; justifiée par son auteur
en termes très élevés, cette motion n'obtint que sa voix contre 61. C'est
l'intime ami de Pitt, 'Wilberforce, qui, le 27 mai, à la Chambre des com-
munes, demanda que l'Angleterre fît la paix avec la France à des conditions
honorables; soutenue par Fox et combattue par Pitt, cette proposition fut
repoussée par 201 voix contre 86. Le parti de la guerre triomphait et devait
malgré tout trio mpher, même si la proposition Wilberforce avait été votée,
étant donnée la prépondérance dans notre milieu gouvernemental, depuis le
9 thermidor, des idées d'annexion. Comme Pilt l'avait dit à la Chambre des
communes le 1" janvier précédent {Moiiiteur du 5 pluviôse an III-24 jan-
vier 1795) : « Quelle paix pourrions-nous obtenir ?... Nous conseillera-t-on
d'abandonner aux Français les Pays-Bas autrichiens? non, sans doute »; il
n'y avait qu'un moyen d'après lui de conclure sérieusement la paix : « Forcez
les Français à rentrer dans les bornes de leur propre territoire ».
Après ce qui a été dit plus haut au sujet des frontières naturelles et
après ces paroles de Pitt, on peut comprendre pourquoi la France allait se
trouver condamnée à la guerre tant que la condition sine qua non de la paix
serait, pour les gouvernants françai s, l'annexion jusqu'au Rhin, cette même
condition, de ce côté tout au moins, étant, pour les gouvernants anglais,
devenus l'âme de la coalition : point d'annexion. Laisser à la France les
» Pays-Bas autrichiens », autrement dit la Belgique, c'était consentir à ce
que, avec le port d'Anvers et cette extension de ses côtes et de sa flotte sur
la mer du Nord, elle isolât davantage les Iles Britanniques du continent;
l'Angleterre ne pouvait accepter cette situation, et encore évidemment d'une
manière provisoire, que réduite à la dernière extrémité.
En outre de l'échec, déjà mentionné (chap. vni), de Villaret-Joyeuse
dans l'Océan, il y eut quelques rencontres navales. Martin, nommé vice-
amiral, avait repris la mer en prairial an III (juin 1795) et croisait sur les
côtes de Provence, afin de protéger l'arrivée de convois. Dans une recon-
naissance, le 6 messidor (24 jui n), la frégate la Minerve fut capturée par les
Anglais après une vaillante défense et, le 25 (13 juillet), eut lieu entre les
deux flottes, à la hauteur des îles ci'Hyères, un combat qui ne nous fut pas
favorable; un navire français, VAlcide, prit feu et sauta pendant une auda-
HISTOIRE SOCIALISTE 123
cieuse manœuvre de VAÎceste pour le sauver. Sur l'élat comparalif de noire
marine avant et après le 9 thermidor, voici ce que constate M. Lévy-Schneider
{Le Conventionnel Jeanbon Saint-André, p. 1076), d'après un mémoire fait,
le 14 fructidor an III (31 août 1795), par un ennemi des Montagnards, le
contre-amiral Truguet, pour le représentant Defermon : « Au 1" floréal de
l'an II... la France possédait 88 vaisseaux de ligne dont 54 en activité ou
radoub, 34 en construction et 128 frégates, dont 68 en activité, armement ou
radoub et 60 en construction, plus 295 corvettes et petits bâtiments. Or
Truguet convient qu'au 1" fructidor an III, il reste 50 vaisseaux, 19 vaisseaux
rasés sont en construction, il y a 64 frégates en activité, 27 en construction,
et 292 corvettes et petits bâtiments. Ainsi, loin d'augmenter, nos forces na-
vales ont diminué, les constructions surtout se sont notablement ralenties.
Sur les 50 vaisseaux, 32 seulement sont en activité dont 16 appartiennent au
port de Toulon ». Dans ces conditions qui rendaient la lutte de plus en plus
difficile, la Gonven tion résolut de substituer la guerre de course à la guerre
d'escadre et, le 23 thermidor an III (10 août 1795), permit « à tous citoyens
français d'armer en course pour courir sur les bâtiments ennemis ». Dans ce
même but, le port de Toulon reçut, en fructidor (septembre), l'ordre d'armer
deux divisions. L'une, commandée par le contre- amiral Richery, venait de
franchir le détroit de Gibraltar, lorsqu'elle aperçut un convoi de 31 navires
escorté par trois vaisseaux de guerre anglais dont l'un était l'ancien vaisseau
français le Censeur; celui-ci fut pris ainsi que 30 na vires du convoi et, le 21
vendémiaire an IV (13 octobre 1795), Richery entrait avec ses prises à Cadix.
L'autre, sous les ordres du capitaine de vaisseau Ganteaume, se dirigea, le
18 (10 octobre), ve rs l'Archipel et, après avoir dégagé la petite division blo-
quée à Smyrne, rentra à Toulon. En fructidor (septembre), dans l'Océan, à
la hauteur ducap Finisterre, la division du capitaine de vaisseau Moultson
capturait un riche convoi de 18 bâtiments allant en Angleterre et regagnait
Rochefort.
En messidor an III (juillet 1795), les Anglais avaient pris possession des
îlots Saint-Marcouf d'oîi ils communiquaient avec les royalistes et entravaient
les relations entre Le Havre et Cherbourg. Aux Antilles, ils étaient obligés
le 1°' messidor an III (19 juin 1795), d'évacuer Sainte-Lucie qu'ils devaient
reprendre en floréal an IV (avril 1796) ; de même, ils per daient en prairial
an III (juin 1795) et reprenaient en prairial an IV (juin 1796) la Grenade et
Saint-Vincent dont les indigènes, par haine de l'Angleterre, étaient devenus
les alliés de la France. A Saint-Domingue, où les av aient appelés les grands
propriétaires furieux de l'émancipation des nègres, ils reculaient devant ceux-
ci que commandait Toussaint Louverture devenu, 21 floréal an II (10 mai 1794),
à la suite de la reconnaissance sans réserves de l'affranchissement des noirs
parla loi du 16 pluviôse an II {4 février 1794), l'allié des républicains français
et de leur chef Laveaux, gouverneur général par intérim ; le 16 thermidor
124 HISTOIRE SOCIALISTE
an II (3 août 1794), étaient arrivés à Paris en état darrestation Sontlionax et
Polverel, commissaires civils délégués à Saint-Domingue, qui avaient été
décrétés d'accusation le 16 juillet 1793; la Convention leur accorda, le lende-
main (4 août), leur mise en liberté provisoire. Après la conquête de la
Hollande, les Anglais exécutèrent leur ancien projet de mettre la main sur
la colonie hollandaise du Cap ; le 23 septembre 1795, la ville du Gap capi-
tulait. Le mois précédent, le 26 août, Trincomali, dans l'île de Ceylan, avait
capitulé et l'île entière tombait bientôt sous la domination de l'Angleterre
qui, l'année suivante, s'emparait de la Guyane hollandaise.
Tandis que le gouvernement anglais songeait à s'indemniser de cette
manière, les Etats généraux des Provinces-Unies, fédération de sept pro.
vinces dont la plus importante était la Hollande proprement dite, décré.
talent, sous l'inspiration de celle-ci, le 16 février, l'abolition du stathoudérat,
la souveraineté du peuple batave, les droits de l'homme et du citoyen. Il
restait à la République batave à s'entendre avec la République française. Les
négcciations furent laborieuses. A la thèse annexionniste des frontières natu-
relles soutenue par le comité de salut public et appréciée plus haut, les délé-
gués bataves objectaient avec raison : « Quels que soient les droits du vain-
queur pour des indemnités de guerre, ils ne peuvent pas être étendus au
point de conquérir des peuples entiers contre leur gré » (Legrand, La Révo-
lution française en Hollande, la République batave, p. 96); mais il fallut
céder. Sauf la Zélande, la France prit, peut-on dire, tout le pays au sud de
la Meuse. Le traité signé, le 27 floréal an III (16 mai 1795), à la Haye par
Reubell et Sieyès comportait, en outre, une alliance offensive et défensive
entre les deux républiques et une indemnité de cent millions de florins
payable moitié tout de suite par le règlement de dettes de la France immé-
diatement exigibles à l'étranger, moitié en cinq versements échelonnés dans
le délai d'un an. Ce traité fut ratifié, le 26 mai, par les Etals généraux néer-
landais et, le 8 prairial (27 mai), par la Convention qui, le 9 vendémiaire
suivant (1" octobre 1795).. décréta l'incorporation à la France des territoires
que lui attribuait ce traité et de la Belgique ; le difficile allait être d'imposer Â
cette solution à l'Europe et surtout à l'Angleterre. Wk
Malgré les conseils et les menaces de cette dernière puissance, la cour
d'Espagne avait fini par se prononcer pour la paix. Mais, avec un roi imbé-
cile, Charles IV, une reine débauchée, Marie-Louise de Parme, et un premier
ministre. Manuel Godoy, favori du roi et amant de la reine, uniquement
préoccupé de ses propres intérêts, cela ne pouvait aller sans de nombreuses
tergiversations. En attendant, dans les Pyrénées orientales, Pérignon, après
quelques essais infructueux pour franchir la Fluvia, restait sur la défensive.
Son successeur, Scherer, arriva à Figueras le 10 prairial an III (29 mai 1795)
et, le 26 (14 juin), eut lieu, sur la rive droite de la Fluvia, un combat dans
lequel les deux parUs s'attribuèrent la victoire; il est certain que les troupes
HISTOIRE SOCIALISTE
125
françaises gardèreni le blé et le bélail qu'elles étaient allées chercher pour
se ravitailler, ce dont elles avaient grand besoin. En Gerdagne, les choses
allaient encore plus mal ; les paysans s'étaient de nouveau soulevés et, dès
le 30 pluviôse (18 février), le général Charlet devait reculer. Le 8 thermidor
(26 juillet). Puigcerda, occupé par les Fraaçais, était pris d'assaut; le lende-
main Bellver capitul;;it, etMontlouis n'était plus approvisionné que pour une
(D'après
POINT DE CONVENTION.
ne gravure de Tresca, de la Bibliothèque Nationale.)
dizaine de jours lorsqu'on apprit que la paix avait été signée le 4 thermidor
(22 juillet).
Dans les Pyrénées occidentales, il y eut, à la fin de ventôse (mars), quel-
ques combats sans portée. Le général Servan avait été expédié à Bayonne pour
engager avec un envoyé espagnol, Yranda, des pourparlers qui, jusqu'à leur
échec, ralentirent les opérations militaires. Elles furent reprises en messidor
(juin) ; le 24 messidor (12 juillet), les troupes républicaines s'emparaient de
Durango, elles entraient, le 26 (14 juillet), dans Vitoria et, le 1" thermidor
(19 juillet), dans Bilbao. En Navarre, elles s'apprêtaient à mener vigoureu-
UV. 409. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THEftlHOOR ET DIRECTOIRE. UV. 409.
126 HISTOIRE SOCIALISTE
sèment le siège de Pampelune; mais la nouvelle que la paix était conclue
arrêta le hostilités. C'était à Bâle que la signature du traité de paix avait en-
fin eu lien, le 4 thermidor an III (22 juillet 1795), entre Barlhi-iemy pour la
France et Yriarte pour l'Espagne, sur la base équitable de l'intégrité du terri-
toire des deux nations. L'Espagne cédait seulement à la France la partie de
Saint-Domingue qu'elle possédait. Ce traité était ratifié, le i4 thermidor
(1" août), par la Convention et, le 4 août, par le roi d'Espagne qui, à celte
occasion, octroya à Godoy le titre de Prince de la Paix. Les armées des Py-
rénées ne tardèrent pas à être dissoutes ; celle des Pyrénées orientales rejoi-
gnit larmée d'Italie et 20 000 hommes de celle des Pyrénées occidentales
gagnèrent l'Ouest.
Le Portugal, que gouvernait le futur Jean VI, au nom de sa mère la
reine Marie I" qui était folle, avait fourni quelques régiments à l'Espagne et
quelques vaisseaux à l'Angleterre. Il fit faire des propositions de paix au
comité de salut public qui, en présence de sa neutralité de fait, ne se hâta
pas de conclure avec lui.
La plupart des Etats italiens manifestaient à l'égard de la République
française une hostilité que l'Angleterre surtout s'efforçait de surexciter,
mais que tendait prudemment à tempérer la conscience de leur faiblesse. Le
grand-duc de Toscane, Ferdinand III,e'tait le frère de l'emiereur François II ;
lors de la coalition contre la France, guidé plus par l'intérêt de ses sujets,
grands commerçants, que par son goût, il avait gardé la neutralité qu'il r>e
rompit (octobre 1793) que sur l'injonction de l'Angleterre menaçant de bom-
barder Livourne et confisquant une grande quantité de blé achetée pour la
France. Les victoires de la République lui inspirèrent une frayeur qui le
poussa d'autant plus à chercher à rentrer en grâce auprès d'elle que les exi-
gences financières de l'Autriche lui paraissaient ruineuses. Dès que la Répu-
blique le lui permit, il envoya officiellement le comte Carletti à Paris pour
négocier la paix. Celle-ci fut signée le 21 pluviôse ail III (9 février 1795).
Avec une modération louable, la Convention n'imposa au grand-duc que
l'obligation de restituer l'équivalent des blés confisqués par l'amiral anglais
Hervey ; elle ratifla, le 25 pluviôse (13 février), le traité qui était le premier
conclu par elle avec une des puissances de la coalition, et Carletti resta à
Paris comme représentant de la Toscane.
Les républiques oligarchiques de Lucques — enclavée dans la Toscane
— par impuissance, de Gênes, par cupidité commerciale, de Venise par éco-
nomie, n'aspiraient qu'à conserver leur neutralité en étant bien avec tout le
monde. Leurs faibles ressources rendaient les ducs de Parme et de Modène
insignifiants. Naturellement, le pape Pie VI abhorrait la Révolution, mais sa
force n'était pas au niveau de sa haine. C'était le cas aussi du roi des Deux-
Siciles, Ferdinand IV; s'il était excilé'conlre la France par sa femme Marie-
Caroline sœur de Marie-Antoinette, il était retenu par la peur.
f
HISTOIRE SOCIALISTE 127
Deux choses empêchaient le roi de Sardaigae, Victor-Araédée III, beau-
père des frères de Louis XVI, d'abandonner la coalition, l'une l'envie de re-
couvrer la Savoie et Nice, que la Convention se refusait à satisfaire de bon
gré, l'autre la crainte de l'Autriche qui, déjà maîtresse de la Lombardie, pou-
vait s'étendre en Piémont. Dans une conférence tenue à Milan en février 1795
par des officiers représentant l'Angleterre, l'Autriche et le roi de Sardaigne,
une action concertée des forces sardes et autrichiennes avait été décidée ;
mais le rassemblement des troupes impériales fut très lent, elles n'étaient
prêtes qu'en juin. A ce moment, 45000 soldats de la République devaient
faire face, de la Méditerranée au mont Blanc, à 70 000 Austro-Sardes. Obligé,
en outre, de tenir des troupes à la disposition des représentants en mission
qui craignaient dans les départements le contre-coup des journées de ger-
minal et de prairial, Kellermann ne pouvait prendre l'offensive avant d'avoir
reçu des renforts importants. Si l'armée des Alpes déjouait plusieurs tenta-
tives, sur le petit Saint-Bernard en floréal (mai) et sur le col de Tende en
messidor (fin juin), à cette même époque l'armée d'Italie dut, après un échec,
abandonner la position de Vado et se retirer sur la ligne de la Taggia. La
contrée se trouvait épuisée, les approvisionnements étaient difficiles en terri-
toire génois où les assignats n'étaient pas acceptés et impossibles du côté de
la mer dont les Anglais étaient maîtres, surtout depuis le combat des îles
d'Hyères (25 messidor-13 juillet). L'armée vivait au jour le jour grâce à l'abné-
gation des soldats et au dévouement des officiers donnant les uns et les
aulns leur argent, leurs montres, tout ce qui avait quelque valeur, afin
d'acheter des vivres pour tous. Il y avait heureusement mésintelligence
entre les Piémontais et les Autrichfens qui agissaient trop en maîtres. Les
engagements se réduisirent à des escarmouches d'avant-garde et à des tenta-
tives isolées telles que celle du duc d'Aoste sur le mont Genèvre qui échoua
le 13 fructidor (30 août). La marche "des troupes des Pyrénées acheminées
vers l'armée d'Italie fut retardée par le manque de chaussures, et les nou-
velles opérations ne purent sérieusement commencer qu'en brumaire an IV
(novembre 1795); le 26 (17 novembre), nous étions prêts pour l'attaque.
Kellermann avait remis, le 7 vendémiaire (29 septembre), le commandement
de l'armée d'Italie à Scherer appelé à ce poste le 14 fructidor (31 août), et il
prit, le.môme mois (début d'octobre), celui de l'armée des Alpes ; cette der-
nière armée, sans avoir à effectuer d'importantes opérations, devait durer
officiellement jusqu'au 4 fructidor an V (21 août 1797).
La Suisse qui était encore la confédération des Treize-Cantons — la répu-
blique de Genève n'était que son alliée — gardait une neutralité conforme à
sa position géographique et servait de terrain, nous l'avons vu, aux négo-
ciations internationales menées par Barthélémy, ambassadeur de la Répu-
blique française en Suisse depuis le 22 janvier 1792. Le Danemark, sous
Christian VII, et la Suède qui, depuis la mort de Gustave III, le 29 mars 1792,
128 HISTOIRE SOCIALISTE
avait pour roi un mineur, Gustave IV-Adolphe, sous la tutelle de son oncle,
Charles, duc de Sudermanie, restaient neutres. Mais la Suède était une mo-
narchie mendiante. M. de Staël, solennellement reçu, le 4 floréal an III
(23 avril 1795), comme ambassadeur de la Suède, par la Convention, chercha
à lui soutirer des subsides. La lutte à mener contre la France et l'insurrec-
tion polonaise avaient, peut-être autant que les rivalités de ceux qui en
guettaient les dépouilles, épargné à la Turquie le sort de la Pologne. Le
sultan Selim III n'était pas hostile à la France et avait même fini par recon-
naître la République ; à Descorches, qui exerça en fait les fonctions d'ambas-
sadeur, succéda en titre et en réalité Yerninac arrivé à Constantinople en
floréal an III (avril 1795). L'entente de la première République avec le sultan
est l'équivalent de celle de la troisième avec le tsar ; ici comme là les principes
ne commandent nullement de protester de parti pris contre de tels arrange-
ments. Car prétendre subordonner les relations amicales des nations à la
similitude de leur régime politique, c'est substituer, à la compréhension des
conditions réelles de sécurité et de vie, l'outrecuidance de cerveaux s'ima-
ginant pouvoir mener le monde au gré de leurs conceptions sans tenir
compte de la réalité; c'est agir conformément non à ce qui existe, mais à ce
qu'on voudrait voir exister. Tout ce qu'on est en droit de demander, ce
qu'il faut demander à ces ententes correspondant à une nécessité ou à une
utilité du moment, c'est d'être une garantie pour la paix ou pour la défense
sans faire de l'un des adhérents l'instrument d'un autre, C'est d'impliquer
réciprocité d'avantages.
Telle était la situation en Europe, à l'heure où la Convention touchait à
sa fin. ^
Au point de vue des étrangers originaires des pays en guerre avec la
France, l'assemblée révolutionnaire fut, pour les personnes, moins accommo-
dante que pour les biens (voir fin du chap. iv). Le 23 messidor an III
(11 juillet 1795), elle décidait que tous ces étrangers « venus en France
depuis le 1" janvier 1792 », seraient tenus d'en sortir sous peine d'arresta-
tion; et, le 15 thermidor (2 août 1795), elle ajoutait que ceux qui ne se
seraient pas conformés à la loi précédente, seraient regardés comme espions
et poursuivis comme tels.
CHAPITRE X.
LE 13 VENDÉMIAIRE AN IV. — FIN DE LA CONVENTION.
(Messidor an III à brumaire an IV • juin à octobre 1795.)
On a vu (chap. vi) qu'une commission de onze membres avait été dési-
gnée le 4 floréal (23 avril) pour préparer, disait-on, les lois organiques de la
Constitution; trois de ses membres n'ayant pas accepté d'en faire cartie, la
HISTOIRE . SOCIALISTE 129
1
commission était complétée le 17 floréal (6 mai); elle décklait le même jour,
« à la presque unanimité », d'après un de ses membres, La Revellière-Lé-
peaux, « qu'il ne devait être question... ni de lois organiques, ni de consti-
tution de 93, mais de préparer le plan d'une constitution raisonnable » [Mé-
moires, t. I", p. 229). Sans discuter si cette décision a été réellement prise à
cette date ou seulement après le 1" prairial, je rappellerai que, suivant le rap-
port de police du 30 pluviôse an III (18 février 1795) mentionné 'chap.vi, déjà
oc quelques députés... voulaient que l'on touchât à la Constitution de 179.3 ».
Quoi qu'il en soit, un journal du 15 prairial (3 juin) disait (recueil de M. Au-
lard, t. I", p. 760) : « Le 12 prairial, anniversaire du 31 mai, les députés vic-
times de cette désastreuse journée se sont ré unis, dans un repas fraternel, à
ceux qui, depuis le 9 thermidor, ont déployé tant d'énergie contre les brigands
et les assassins. Entre autres toasts, on a porté celui-ci : « A la Constitu-
« t ion prochaine du peuple français i Puisse-t-elle être également éloignée
« du royalisme et de la sans-cidotlerie ! »
En présentant, le 5 messidor (23 juin), au nom des Onze, un nouveau
projet de constitution, Boissy d'Anglas lut un long rapport oîi figurent à
quatre reprises, et peut-être pour la première fois, les mots conserver et con-
servation dans le sens politique qui devait être si usité par la suite — régime
qui « conserve » la propriété ou qui ne « conserve rien »... « conservation de
la liberté »... « notre but n'est plus de détruire, mais de conserver le gouver».
nement » — et où se trouve résumé, dans une formule brève ce qui, à ce
point de vue conservateur, était raisonnable et ce qui ne l'était pas : « Un
pays gouverné par les propriétaires est dans l'ordre social; celui où les non
propriétaires gouvernent est dans l'état de nature » ; et telle sera la caracté-
ristique essentielle de la nouvelle constitution, dite de l'an III, que la Con-
vention vota définitivement le 30 thermidor (17 août), sauf ratification par
le peuple admis, en effet, à abdiquer ses droits politiques entre les mains
d'une classe, en attendant que cette classe elle-même abdique les siens entre
les mains d'un homme.
Dans la séance du 2 thermidor (20 juillet), Sieyès avait exposé son sys-
tème particulier et préconisé surtout, sous le nom de « Jury constitution -
naire», l'institution d'un «tribunal de cassation dans l'ordre constitutionnel».
Ce jury composé de 108 membres renouvelables par tiers et élus parmi les
anciens membres des assemblées législatives, la première fois par la Conven_
tion, les l'ois suivantes par le jury lui-même, aurait eu le pouvoir de casser
comme inconslitution nelles les décisions du corps législatif. La Convention
se refusa à entrer dans cette voie et peut-être n'aurais-je pas mentionné, ne
pouvant tout mettre, la fantaisie infructueuse de Sieyès, si nous n'avions pas
assisté (28 janvier 1903) à des ten tatives pour nous doter d'une « cour su-
prême » ayant, comme le jury de Sieyès, le pouvoir d'annuler telle ou telle
décision des législateurs, de corriger, en un mot, la loi. Les législateurs peu-
i«0 HISTOIRE SOCIALISTE
vent se tromper et se trompent, c'est évident ; mais est-ce que, par liasard,
les membres du jury de celui-ci ou de la cour de celui-là seraient infaillibles?
Qui oserait décemment garantir que leur interprétation de la Constitution ou
de la Déclaration des Droits de l'Homme serait la bonne ? Et si on est dans l'im-
possibilité de prouver l'infaillibilité du c orps, quel qu'il soit, chargé de faire
la loi au législateur faillible, pourquoi la création de ce corps? Pourquoi? oh!
c'est bien simple : parce que les adversaires de la démocratie n'osant pas
s'attaquer ouvertement au sulTrage universel et n'ayant cependant qu'une
préoccupation qui est de l'annihiler le plus possible, cherchent par des dé-
tours il restreindre, c'est-à-dire à supprimer, la souveraineté nationale directe.
Pour ceux qui sont véritablement respectueux de cette souveraineté et qui
pensent que le suffrage universel doit être le seul maître, il n'y a, après la
représentation proportionnelle des minorités, qu'un contrepoids admissible à
la volonté exprimée par la majorité des élus du suffrage universel, c'est la
volonté propre du suffrage universel lui-même exprimée par voie de référen-
dum. Hors de là, il n'y a qu'hypocrites manœuvres pour imposer à la majo-
rité démocratique le despotisme d'un homme ou d'une oligarchie.
La nouvelle Constitution débutait, elle aussi, par une « Déclaration des
Droits » à laquelle était ajoutée, en guise, a écrit Thibaudeau [Mémoires,
t. I", p. 180), 8 de commentaire ou de contrepoison », une « Déclaration des
Devoirs» qui portait (art. 8): « C'est sur le maintien des propriétés que repose...
tout l'ordre social ». Or, dès l'instant que lé droit nominal de tous à la pro-
priété n'était pas pour tous une réalité, un tel article signifiait simplement
que la préoccupation capitale des gouvernants devait être d'obtenir des non
propriétaires le respect d'un régime de propriété dont ils se trouvaient exclus
et dont les bénéfices appartenaient à d'autres ; le mieux était, dès lors, de res-
treindre le plus possible l'action des non propriétaires dans les affaires pu-
bliques et voici ce qu'on imagina.
Il fallait, pour être citoyen, payer une contribution directe, foncière ou
personnelle; en étaient dispensés ceux, ajoutait-on vaguement, « qui auront
fait une ou plusieurs campagnes pour l'établissement de la République », seu-
lement, à partir de l'an XII (1803-1804), «les jeunes gens » n'auraient été admis
qu'après avoir prouvé, en outre, qu'ils savaient « lire et écrire et exercer une
profession mécanique» ; les conditions supplémentaires de savoir lire et écrire,
alors que l'instruction n'était pas gratuite, ne pouvaient qu'accroître encore
le privilège de la bourgeoisie. Pour être éligible, il fallait détenir en qualité
de propriétaire, d'usufruitier, de locataire, de fermier ou de métayer, un bien
d'une valeur déterminée. Avec le cens, fut rétabli le suffrage à deux degrés
qu'avait supprimé la Constitution de 93. Les citoyens domiciliés dans chaque
canton formaient les « assemblées primaires » ; celles-ci, dont chacune devait
comprendre au maximum 900 citoyens, élisaient de 1 à 4 électeurs suivant le
nombre de leurs membres ; elles élisaient aussi le juge de paix, ses assesseurs,
ï
HISTOIRE SOCIALISTE 131
le président de la municipalité du canton ou, dans les communes de 5000 ha-
bitants et au-dessus, les officiers municipaux dont le nombre alUiit, sui-
vant la populati on, de cinq à neuf; dans celles de moins de 5000 habitants,
c'était « Tass emblée communale », réunion prescrite seulement en ce cas,
des citoyens domiciliés dans la commune, qui élisait les membres, un agent
et un adjoint par commune, de la municipalité. Les électeurs que désignaient
les assemblées primaires d'u n département composaient « l'assemblée élec-
torale » qui avait à élire les membres du Corps législatif, des tribunaux, y
compris un juré par département pour la Haute Cour de justice, et de l'admi-
nistration centrale départementale. Sauf pour l'an IV où la convocation était
avancée, les assemblées primaires se réunissaient de plein droit le 1", les
assemblées électorales le 20 germinal de chaque année et celles-ci étaient au
plus tard dissoutes de plein droit dix jours aprè s, qu'elles eussent ou non
achevé leurs opérations.
L'organisation du pouvoir législatif empruntait à la législation étrangère
le système des deux chambres, alors qu'il n'y avait en France ni état fédératif)
ni caste aristocratique, qui ont pu, jusqu'à un certain point, les faire admettre
aux Etats-Unis et en Angleterre. Le Corps législatif était constitué par deux
conseils : le Conseil des Cinq-Cents, ainsi nommé du nombre fixe de ses mem-
bres, âgés de 25 ans au moins jusqu'à l'an VII, puis de 30, et ayant dix ans
de domicile, qui, seul, formulait les projets de lois appelés, une fois votés
par lui, « résolutions », et le Conseil des Anciens comprenant 250 membres,
âgés de 40 ans au moins, mariés ou veufs, et ayant quinze ans de domicile,
qui adoptait ou rejetait en bloc ces résolutions. Ce dernier Conseil n'avait un
droit d'initiative qu'en deux matières : pour la demande de revision de la
Constitution, soumise à des formalités si longues et si compliquées qu'il
devenait presque impossible d'y songer, et pour le changement de résidence
du Corps législatif; sur ce dernier point, le Conseil des Anciens à lui seul
était souverain. Nul n'avait le droit de dissolution. Les Conseils étaient per-
manents et s'ajournaient eux-mêmes s'ils le jugeaient convenable, à la con-
dition, pour chacun d'eux au delà de cinq jours, d'avoir le consentement de
l'autre ; ils communiquaient entre eux ou avec le Directoire par l'intermé-
diaire de « messagers d'Etat ».
Le pouvoir exécutif était exercé par un Directoire de cinq membres, âgés
de 40 ans au moins, qu'élisait le Conseil des Anciens sur une liste dressée
par le Conseil des Cinq-Cents et comprenant dix fois plus de noms qu'il n'y
avait de membres à élire. Trois membres au moins devaient être présents
pour que les délibérations fussent valables. Le Directoire, que chacun de ses
membres présidait pendant trois mois, nommait et révoquait les ministres,
qui devaient être âgés de 30 ans au moins, n'avaient pas entrée dans les
Conseils et n'étaient que des employés supérieurs ne délibérant pas entre
eux, les agents diplomatiques, les généraux en chef; il communiquait avec
132 HISTOIRE SOCIALISTE
les Conseils par voie de message, promulguait les lois et veillait à leui' exé-
cution ; il avait la faculté d'inviter lés Cinq-Cents à prendre certaines mesures,
sans pouvoir lui-même les présenter rédigées en forme de lois, et l'initiative
des propositions de guerre et de traité qui, pour aboutir, devaient être rali.
fiées par le Corps législatif; il disposait de la force armée qui, sauf réquisi-
tion ou autorisation du Corps législatif, devait être tenue à 60 kilomètres
du lieu où celui-ci siégeait; il avait le droit de décerner des mandats d'arrêt.
La Trésorerie nationale, chargée de la surveillance des recettes et des dé-
penses publiques, était soustraite à son action et confiée à cinq commissaires
spéciaux élus par le Corps législatif.
Les juges, nous l'avons vu plus haut, même ceux du tribunal de cassa-
tion, étaient élus, de même que les jurés de la Haute Cour appelée, le cas
échéant, sur la proposition des Cinq-Cents et la décision des Anciens, à juger
les membres des Conseils ou du Directoire coupables de faits criminels.
Etaient également élues, l'administration centrale de chaque département qui
était composée de cinq membres, subordonnés toutefois au pouvoir central.
et les administrations municipales ; en règle générale il n'y en avait qu'une
par canton. C'était là une tentative curieuse pour obvier au morcellement du
territoire en innombrables communes que leur petitesse et, par suite, l'in-
pufflsance de leurs ressources condamnent à l'impuissance la plus fâcheuse
pour leurs habitants: la force utile, en effet, n'est pas dans une indépen-
dance mesquine et trompeuse, mais dans la réunion et dans la cohésion des
efforts. La persistance et la multiplication en tous ordres des petits groupe-
ments et de leur particularisme égoïsle tiennent surtout à la crainte
qu'éprouvent ceux qui sont ou aspirent à être à leur tète, leurs membres
agissants et dirigeants, de ne pouvoir l'emporter aussi aisément sur un
champ d'action agrandi et de rester dans le rang. Afin de conserver leur petit
bout de rôle sur la scène, il leur faut, et ils n'y manquent pas, attiser de
toutes les manières l'esprit de clocher ou de coterie sans lequel ils ne seraient
rien. Beaucoup à cause de cela, peut-être encore parce que le canton n'était
qu'une unité arbitraire, la lenlative ne semble pas avoir élé du goût de la
masse menée et abusée par une minorité. Le canton — on comptait, pour la
même étendue territoriale, un peu plus du double du nombre actuel de can-
tons, tout aussi factices, d'ailleurs, que les premiers — devenait ainsi lu véri-
table unité administrative, et les districts — eux aussi en plus grand nombre
que nos arrondissements auxquels, administrativement, ils correspondaient —
étaient supprimés. Cependant chaque commune comprenant de 5 000 à
100 000 habitants avait une administration municipale spéciale, les com-
munes de plus de 100 000 habitants au moins trois — ce fut le cas de Lyon,
Marseille et Bordeaux — et Paris douze municipalités, composées chacune
de sept membres, avec un « bureau central pour les objets jugés indivisibles
par le Corps législatif ». tels que devaient l'être (loi du 19 vendémiaire an IV-
HISTOIRE SOCIALISTE
133
11 octobre 1795) la police et les subsistances : tandis qu'on recherchait la
cohésion pour les petites communes, on la brisait donc pour les grandes où
I
t; e .2
la vie municipale allait se trouver fragmentée et sans ressort. Le Directoire
nommait un commissaire auprès de chaque administration départementale
ou municipale et auprès de chaque tribunal. La garde nationale sédentaire,
LIV. 410. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. UV. 410.
134 HISTOIRE SOCIALISTE
composée des citoyens ou de leurs fils en état de porter les armes, était, par
cela même, basée elle aussi sur le' cens ; elle élisait ses officiers.
Les deux Conseils, le Directoire, les coKimissaires de la Trésorerie, les
administrateurs départementaux et municipaux se renouvelaient par fraction
— un tiers pour les Conseils, un cinquième pour le Directoire — chaque
année. Sauf les juges, les hauts jurés et les commissaires de la Trésorerie'
toujours rééligibles, les divers autres élus, y compris les électeurs nommés
par les assemblées primaires et les officiers de la garde nationale, après avoir
exercé leurs fonctions pendant un certain temps, étaient astreints à une pé-
riode d'inéligibilité.
Si l'article 353 portait : «Nul ne peut être empêché de dire, écrire, impri-
mer et publier sa pensée », l'article 355 prévoyait aussitôt la limitation de la
liberté de le. parole et de la presse en disant : « Toute loi prohibitive en ce
genre, quand les circonstances la rendent nécessaire, est essentiellement pro-
visoire et n'a d'effet que pendant un an au plus, à moins qu'elle ne soit for-
mellement renouvelée ». Les « sociétés particulières s'occupant des questions
politiques «n'étaient tolérées qu'avec beaucoup de restrictions. Mais, par l'ar-
ticle 374, étaient rassurés sur l'irrévocabilité des ventes des biens nationaux
ceux qui les avaient acquis souvent au quart de leur valeur réelle, parfois au
prix d'une seule année de revenu. Toutefois, la bourgeoisie dirigeante n'était
pas encore cléricale ; la liberté des cultes était reconnue ; nul, ajoutait la
Constitution, « ne peut être forcé de contribuer aux dépenses d'un culte. La
République n'en salarie aucun », et « l'affiliation à toute corporation étran-
gère... qui exigerait des vœux de religion » faisait perdre la qualité de
citoyen.
A peine le projet de Constitution déposé, des patriotes avaient protesté
contre soq esprit, de nature à enorgueillir, écrivait l'auteur — Antonelle,
d'après Buonarroti {Conspiration pour l'égalité, t. I", p. 58) — des Observa-
tions sur le droit de cité (p. 5), « ces propriétaires et ces riches déjà trop inso-
lents et trop forts par leurs propriétés mêmes et par leurs richesses ». De sa
prison d'Arras (chap. xn), Babeuf protestait, les 17 et 18 fructidor (3 et 4 sep-
tembre), dans deux lettres adressées aux démocrates, « à l'armée infernale »,
contre le système des deux Chambres, contre le fait qu'il n'y aurait plus
« d'instituteurs salariés par la nation » (voir chap. xi, S 4) et surtout contre la
restriction du droit de suffrage et le rétablissement du cens : « D'après cette
Constitution, tous ceux qui n'ont point de propriétés territoriales et tous ceux
qui ne savent point écrire, c'est-à-dire la plus grande partie des Français
n'auront même plus le droit de voter dans les assemblées publiques. Les riches
et les gens d'esprit seront seuls la nation. On ne nous enlève cependant pas
ce droit immédiatement à nous tous qui avons combattu pour l'anéantisse-
ment de l'esclavage. Mais on veut que chacun de nous, en mourant, dise à
ses fils : Mes enfants. . . nous avons détruit la noblesse et les privilégiés pour
r
HISTOIRE SOCIALISTE 135
nous, mais nous avons voulu qu'Us soient recréés pour vous » (Advielle,
Histoire de Gracchus Babeuf, t. 1", p. 168). Parmi les Conventionnels, il
semble que trois voix seulement, celles de Thomas Paine (l'illustre Américain
élu, après sa naturalisation, par le Pas-de-Calais), de Lanthenas (de la Loire)
et de Julien Souhait (des Vosges), s'élevèrent contre le nouveau projet, en
faveur du maintien du suffrage universel.
Peut-être est-il intéressant de noter que, si la chose avait existé chez
nous, l'expression même de « suffrage universel » qui nous est aujourd'hui si
habituelle, n'était pas encore usitée en France ; mais elle avait été déjà em-
ployée en Angleterre ; je l'ai trouvée dans les débats parlementaires à la date
du 7 mai 1793 où elle ne me fait pas l'effet d'être une expression nouvelle
— « the plan of universal suffrage » (p. 862), « the principle of universal
suffrage » (p. 863, The 'parliamentary History of England, de Han«ard,
t. XXX).
Pour d'autres motifs que les démocrates, les royalistes n'étaient pas sa-
tisfaits de la Constitution et critiquaient les quelques rares dispositions qui
contrecarraient vraiment leurs idées rétrogrades. Cependant, ils s'apprêtèrent
à voter la Constitution ; car c'était le départ de la Convention qu'ils désiraient
par dessus tout; « point de Convention », tel était leur mot d'ordre. La nou-
velle du débarquement des émigrés effectué le 9 messidor (27 juin) à Qui-
beron, avait accru leur audace et, le 26 messidor, anniversaire dn 14 juillet,
les muscadins prétendirent empêcher le chant de la Marseillaise (recueil
d'Aulard, t. II, p. 78 et suiv.). Dans les derniers jours de messidor, il y eut
des rixes et des troubles provoqués par cette prétention, à laquelle venaient
s'ajouter les diatribes contre la Convention qu'on voulait déconsidérer à tout
prix. Déjà à cette époque, il s'agissait de substituer « un chef du peuple »
(Déroulède, séance de la Chambre du 27 juin 1899, p. 1698 du Journal offi-
ciel) à « 750 rois » comme disait le journal royaliste le Ventriloque ou Ven-
tre affamé (n° 1, p. 5), à « 700 Grands », comme devait dire Stofflet dans
une proclamation ( Bittard des Portes, Charette et la guerre de la Vendée,
p. 568, note). Ce qu'on s'acharnait à reprochera la Convention, malgré sa rage
modérantiste, c'était d'être favorable au terrorisme et à ses meneurs. De la
sorte, tout en discréditant l'assemblée par des mensonges jamais trop gros
pour la crédulité des imbéciles toujours trop nombreux, on utilisait le pro-
cédé qui consiste à accuser les gens d'être ce qu'ils mettent, à tort ou à
raison, leur point d'honneur à n'être pas, avec l'espoir de les voir tomber
dans le panneau et exagérer, pour bien prouver la fausseté d'une telle accu-
sation, l'attitude que, perfidement, on leur dénie.
Les thermidoriens dans leur ensemble détestaient les républicains avan-
cés. Jacobins ou Montagnards, même ceux qui avaient avec eux participé au
9 thermidor. D'autre part, ayant appris, on l'a vu chap. vra, le sort que leur
réservait le triomphe des royalistes, ils avaient été amenés à détester égale-
136 HISTOIRE SOCIALISTE
ment ceux que par des faveurs ils s'étaient flattés d'embaucher à leur service,
mais à qui ils avaient simplement fait la courte échelle ; devenus forls grâce
à eux, les royalistes se retournaient contre eux de même que contre tous les
républicains. La crainte des royalistes et la peur de paraître pactiser avec les
républicains avancés, voilà ce qui allait diriger la conduite des thermidoriens.
« Nous n'avons pas vaincu pour des Jacobins ou pour des rois », déclarait la
Convention le l"thermidor(19 juillet); aussi, après avoir décidé, le 5 (23 juillet),
de fêter l'anniversaire du 9 thermidor, elle acclamait, le jour même de cet
anniversaire (27 juillet), Tallien qui, de retour de Quiberon, racontant la ten-
tative des royalistes, s'écriait : « Déjouons tous leurs projets criminels par
notre fermeté 3>. Tallien tenait, en cette circonstance, à paraître d'autant
plus résolu contre les royalistes qu'il avait plus besoin de se montrer leur
adversaire. Des pièces faisant présumer ses accointances avec eux avaient été
livrées au comité de salut public, ainsi que le lui apprit, à son arrivée, sa
femme prévenue en secret par Lanjuinais. C'était, en particulier, « une lettre
de Louis-Stanislas-Xavier (Louis XVIII) à son cousin le duc d'Harcourl, datée
de Vérone le 3 janvier 1795 » ( Thibaudeau, Mémoires, i. I", p. 229), disant :
« Je ne peux pas douter que Tallien ne penche vers la royauté, mais j'ai peine
à croire que ce soit la royauté véritable » [Idem, p. 230).
Après la défaite des émigrés à Quiberon, les royalistes mirent, pendant
quelques jours, une sourdine à leurs bravades ; bien entendu, ils conservèrent
la situation prépondérante que la faiblesse des uns et la complicité des autres
leur avaient permis de conquérir dans les principales administrations du pays
situation telle qu'un des Girondins les plus co mpromis, un des 22, réintégré
seulement le 18 ventôse (8 mars), Hardy, disait dans la séance du 6 thermidor
(24 juillet) : « J'arrive de Rouen : les roy alistes les ilus impudents ont été
absouset les terroristes condamnés à des peines extrêmement sévères » ; or, à ce
moment, tous les républicains étaient qualifiés de terroristes, Hardy lui-même
fut « traité de terroriste, de Jacobin ». Le 15 thermidor (2 aotît), la Conven-
tion décida de fêter huit jours après l'anniversaire du lOaoût : «En célébrant
l'anniversaire du 9 thermidor, dit le rapporteur, vous avez prouvé que le règne
de la terreur est pour jamais proscrit; il importe de confondre aujourd'hui
l'espoir des royalistes en célébrant aussi l'anniversaire du 10 août ». On le
voit, tout en manifestant contre les royalistes une animosité un peu inquiète,
les modérés en revenaient toujours à leur idée tixe de n'être pas assimilés
aux « terroristes » et, sous l'empire de cette idée, les 21 et 22 thermidor (8 et
9 août), ils décrétaient encore l'arrestation de dix Conventionnels, parmi les-
quels Fùuché, ayant été en mission dans les départements.
Les royalistes regardaient cela d'un bon œil, étant donné surtout que
contre eux, on se bornait à des phra ses et à des célébrations d'anniversaires.
Cependant leur impatience d'être débarrassés de la Convention, qui les ame-
nait à accepter une constitution républicaine, avec l'espoir, du reste, d'après
ï
HISTOIRE SOCIALISTE 137
La Revellière {Mémoires, l. I", p. 295 ), « de s'emparer de tous les emplois
créés par elle, afin de la renverser à coup sûr », donna à réfléchir à celle-ci :
ses membres se demandèrent avec anxiété ce qu'ils deviendraient s'ils n'étaient
pas réélus, si les royalistes, qui ne cachaient plus leurs sentiments à leur égard,
l'étaient à leur place, et le souci de leur intérêt personnel développa leur
ingéniosité. De ce que la nouvelle Constitution n'admettait que le renouvel-
lement par tiers du Corps législatif, soit l'élection de 250 membres chaque
année sur les 750 composant les Cinq-Cents et les Anciens, les représentants
modérés conclurent qu'il y avait lieu d'élire 250 membres nouveaux seulement
et que 500 Conventionnels — les deux tiers du Corps législatif — devaient
être maintenus dans les Conseils; c'est ce qu'un rapport de la Commission
des Onze, sur les moyens de terminer la révolution, proposa le 1" fructidor
(18 août).
A cette nouvelle, il y eut chez les royalistes une explosion de fureur;
ceux qu'ils tenaient tant avoir partir allaient rester ! Il est évident, d'ailleurs
que c'était raide. Les modérés auraient mieux fait de ne pas créer, par leurs
égards pour les royalistes et par leurs rigueurs pour les républicains avancés^
une situation devenue dangereuse pour eux-mêmes. Ils auraient mieux fait,
cette faute commise et le péril des menées royalistes reconnu par eux, de se
servir de la loi pour enrayer immédiatement ces menées et arracher le corps
électoral à sa dépression. Ils préférèrent ne songer qu'à eux. Par le décret du
5 fructidor (22 aoiit), le choix des 500 Conventionnels conservés était laissé
aux assemblées électorales; mais ne comptaient point parmi les éligibles les
représentants « décrétés d'accusation ou d'arrestation », c'est-à-dire les Jaco-
bins et les Montagnards. Le décret du 13 fructidor (.30 août) détermina le
mode d'élection des 500 modérés imposés ; si ce nombre n'était pas atteint
par les choix des assemblées électorales, il devait être complété par ceux des
Conventionnels que ces assemblées auraient réélus. Une proclamation du
13 fructidor (30 août) invita les assemblées primaires à voler, le 20 (6 sep-
tembre), sur ces deux décrets comme sur la Constitution.
Les royalistes avaient entrepris contre ces décrets une campagne des
plus violentes. Leurs écrivains se concertaient et agissaient avec ensemble
sur l'opinion publique; aux journaux s'ajoutaient les pamphlets et les pla-
cards. Avec le cynisme habituel de leur parti qui masque presque toujours
son but réel derrière des boniments de circonstance, ils se posaient en défen-
seurs de la souveraineté du peuple, dont le retour de leur roi devait entraîner
la disparition. Mais le peuple était indifférent à tout en dehors de la question
des subsistances : depuis les événements de Prairial, la distribution journa-
lière de pain n'avait été que de six à huit onces par personne ; à partir du
6 fructidor (23 août), elle fut de douze onces, seulement le pain était de mau-
vaise qualité. Les royalistes cherchèrent à exploiter le mécontentement popu-
laire et, suivant un mot superbe de Babeuf (n° 34 du Tribun du Peuple), à dé-
138 HISTOIRE SOCIALISTE
rober « aux plébéiens jusqu'à la propriété de leurs plaintes». En même temps,
ils flattaient le monde delà banque et du commerce trop généralement disposé,
par son amour aveugle du gain, à appuyer, sous des prétextes divers, le parti
de la clientèle riche; ils se gardaient bien, par exemple, de prévenir les nou-
veaux enrichis qu'un de leurs vœux était l'annulation des ventes des biens
nationaux. D'une déposition recueillie en Vendée dès le 20 el 21 fructidor
(6 et 7 septembre), il résultait que, dans le camp royaliste, on attendait pro-
chainement un mouvement contre-révolutionnaire à la fois à Paris et en
Vendée (Savary, Guerre desVendéens et des Chouans, t. V, p. 377, et Chassin,
Les Pacifications de l'Ouest, t. II, p. 64) : par les assemblées primaires, avec
une apparence de régularité, ou sans elles, par la force, les monarchistes et
les cléricaux se préparaient à prendre le pouvoir et ils se croyaient d'autant
plus assurés de réussir que les décrets seraient repoussés.
La majorité des sections de Paris dont, après les journées de Prairial on
avait arbitrairement écarté tous les éléments révolutionnaires et que diri-
geaient dès cette époque des « personnes bien connues pour être royalistes...
assez communes à Paris » [Mémoires, de d'Andigné, t. P', p. 190 et 197), ap-
prouvait le mouvement fomenté par les royalistes. La section Lepeletier (quar-
tier Vivienne) fut le centre de l'agitation. « C'était le quartier de l'argent el
pourtant du courage », a constaté [Dix Années d'épreuves., p. 258), avec un
compliment amusant, mais excessif on le verra plus loin, Lacre telle jeune qui,
le 11 fructidor (28 août), en qualité d'orateur de la section des Champs-Elysées,
protestait arrogamment devant la Convention contre le maintien des deux
tiers. Le 20 fructidor (6 septembre), jour de la réunion des assemblées pri-
maires, la section Lepeletier vota un « acte de garantie » portant « que le peuple
assemblé, ... les pouvoirs de tout corps constituant cessent » [Moniteur du
24 fructidor-10 septembre), ce qui équivalait à la proclamation de la déchéance
de la Convention ; de nombreuses sections adhérèrent aussitôt et résolurent
de former un comité central. Le lendemain (7 septembre), la Convention in-
terdit la réunion de tout comité central; les sections déclarèrent casser ce
décret et la Convention laiésa faire, attendant, avant de prendre une mesure,
de connaître le résultat du vote, que voici, non compris le vote des armées,
avec les rectifications faites cinq jours après. Il y eut, pour la Constitution,
1057390 suffrages, contre 49 978; pour les décrets des 5 et 13 fructidor, 205498,
contre 108 784. Constitution et décrets furent, le 1" vendémiaire an IV (23 sep-
tembre 1795), déclarés lois de la République, et l'ouverture des assemblées
électorales fixée au 20 (12 octobre). Le vote devait se faire au scrutin de
liste et à la majorité absolue des votants pour le premier tour et, s'il y avait
lieu, pour le deuxième. Dans le cas où ces deux tours ne donneraient pas de
résultat complet, il serait procédé à un troisième et, pour ce vote définitif,
les articles il, 12 et 13 du titre 3de la loi d u 25 fructidor an III (11 septembre 1795)
imaginaient un système assez compliqué. Il y aurait deux urnes et chaque
HISTOIRE SOUÀALlSlh 139
volant disposerail d'un bulletin à déposer dans chacune d'elles : pur l'un d'eux,
dit bulletin de nomination, il désignerait les citoyens qu'il voudrait élire; par
l'autre, dit bulletin de réduction ou de rejet, ceux dont il ne voudrait pas.
On dépouillerait, d'abord, ces derniers bulletins et les candidats qui auraient
contre eux la majorité absolue des votants, ne pourraient être élus quel que
pût être le nombre des bulletins de nomination déposés en leur faveur. Les
élus seraient ceux qui, ne se trouvant pas exclus par le résultat de ce dépouil-
lement, auraient obtenu le plus de voix d'après les bulletins de nomination.
Un décret du 10 vendémiaire (2 octobre) iixa au 5 brumaire (27 octobre) l'ou-
verture des séances du Corps législatif; la République bourgeoise allait do-
miner en droit comme elle dominait en fait depuis un an.
L'exaspération des royalistes ne fit que s'accroître. Ils avaient espéré que
leur campagne aboutirait et que les décrets seraient rejetés. Déçus, ils par-
lèrent de falsification, quand ils avaient eux-mêmes tout fait pour fausser le
scrutin : à Paris, les patriotes avaient été illégalement exclus en grand nombre
des assemblées primaires (rapport de police du 21 fructidor-7 septembre, recueil
d'Aulard, t. II, p. 222 et aussi p. 234); d'après Buonarroti, « une foule de ci-
toyens avaient été expulsés des assemblées » (t. I»', p. 61); clans des dépar-
tements où functionnaient les compagnies de Jésus et du Soleil, où on assas-
sinait toujours, ils n'osèrent pas s'y présenter. Parmi ceux qui prirent part au
vote, beaucoup, tout en désapprouvant les décrets, ne se prononcèrent pas
contre eux parce qu'ils ne voulaient pas faire le jeu des royalistes. Toutes
les sections de Paris avaient approuvé la Constitution; mais une seule, celle
des Quinze- Vingts, avait ratifié les décrets; aussi les royalistes crurent qu'ils
pouvaient agir en maîtres et prendre de force le pouvoir qui légalement
leur échappait. La garde nationale livrée, depuis Prairial, à l'influence exclu-
sive de la bourgeoisie, étant favorable aux adversaires de la Convention»
celle-ci, pour sa défense, ordonna, le 6 vendémiaire (28 septembre), aux trou-
pes conservées sous les ordres du général Menou après les événements de
Prairial et cantonnées près de Marly, de venir camper dans la plaine des Sa-
blons, devenue le lieu dit Sablon ville, près de la porte Maillot. 11 n'y avait
pas tout à fait 4000 hommes disponibles.
La section Lepeletier invita les électeurs à ne. pas tenir compte du décret
les convoquant pour le 20 et à se réunir le 11 (3 octobre) dans la salle du
Théâtre -Français (sur l'emplacement actuel de l'Odéon). Cette réunion,
quoique 32 sections sur 48 y eussent adhéré, n'aboutit à rien ; mais elle était
l'indice d'une rébellion persistante. 11 devenait nécessaire d'aviser. Les co-
mités de salut public et de sûreté générale chargèrent, le même jour, une
commission de cinq membres composée de Merlin (de Douai), Le Tourneur,
Daunou, Barras et Gollombel, « des mesures d'exécution relatives à la loi ».
Enfin on fit, avec mauvaise grâce il est vrai, appel à ceux que, jusque-là, on
avait traqués impitoyablement et environ 1500 patriotes, donnant un grand
140 HISTOIRE SOCIALISTE
exemple, vinrent, pour la défense de la République menacée, au secours de
ceux qui, la veille, étaient leurs persécuteurs. Un arrêté des comités les fit
armer, la commission des Cinq les plaça sous le commandement du général
de division Berruyer et on leur accorda des rations de vivres. Résolu main-
tenant à agir, le gouvernement se refusait cependant à prendre l'initiative"
Cette fois encore le signal fut donné par la section Lepeletier : dans la matinée
du 12 vendémiaire (4 octobre), prétextant l'armement des patriotes, elle appe-
lait les citoyens aux armes et les sections du centre l'imitaient. Les comités
requirent alors l'arrestation du bureau de la section Lepelelier.
Les troupes des Sablons avaient à leur tête des généraux qui n'obéissaient
qu'à contre-cœur : lun, Desperrières, tout disposé à exterminer les patriotes
« jusqu'au dernier » {Histoire secrète du Directoire, Fabre [de l'Aude], t. I",
p. 12), refusait de combattre les royalistes et annonçait qu'il allait se mettre
au lit {Moniteur du 18 vendémiaire - 10 octobre); l'autre, le général en chef
Menou, traitait les patriotes «de scélérats et d'assassins» {Moniteur du 5bru-
maire-27 octobre) et défendait à Berruyer de les faire sortir du jardin des Tui-
leries. Mandées dansla raatinéedu 12 (4 octobre), les troupesn'arrivaient que le
soir vers sept heures ; bientôt dirigées contre le chef-lieu de la section Lepelelier
qui était dans l'ancien couvent des Filles-Saint-Thomas — sur la partie actuelle
de la place de la Bourse allant de la rue du Quatre- Septembre à la rue Réau-
mur— elles le cernaient. Si la force armée outrepasse habituellement les ordres
les plus rigoureux contre les républicains avancés, elle pèche par excès d'ama-
bilité dès que les réactionnaires sont en cause. Fidèles à cette tradition, les
représentants présents et Menou engagèrent des pourparlers avec les rebelles
et leur offrirent de faire retirer les soldats s'ils consentaient eux-mêmes à s'en
aller. Les choses convenues ainsi, Menou, sans attendre que les rebelles se
fussent dispersés, ordonna aussitôt la retraite, menaçant de passer son sabre
au travers du corps du premier soldat qui insulterait « les bons citoyens de
la section Lepeletier » {Idem), et, derrière lui, les rebellés se reformèrent
plus portés que jamais à la résistance.
Indignée, la commission des Cinq destitua Menou et Desperrières et
remit en activité des généraux sans emploi; les comités désignèrent Barras
comme général en chef de l'armée de l'intérieur, la Convention ratifia ce choix
et Barras appela auprès de lui un homme que le 13 vendémiaire allait placer
en pleine lumière.
Cet homme, « Napolione Buonaparte », comme il écrivait alors son pré-
nom et son nom, général encore peu connu rayé des cadres, était néà Ajaccio
le 15 août 1769. D'origine italienne, sa famille s'était établie en Corse à la fin
du XV* siècle et avait acquis dans -l'île une certaine influence. Son père,
Charles Buonaparte, et sa mère, Letizia Ramolino, après avoir combattu pour
l'indépendance de la Corse (1768-1769) avec Paoli, s'étaient, leur cause vaincue.
HISTOIRE SOCIALISTE
141
retournés du côté des Français vainqueurs. La mère était une femme éner-
gique, sévère et très avare, le père, un caractère effacé, mais un avide solli-
citeur que rien ne rebutait dans son œuvre de mendicité. C'est ainsi qu'entre
autres faveurs, il obtint, par l'intermédiaire du gouverneur de l'ile, le comie
de Marbeuf , une bourse pour son fils Napolione au collège d'Autun, où celui-ci
ne resta que du 1" Janvier' au 21 avril 1^79, puis à l'Ecole des Minimes de
Brienne, un des établissements subventionnés par le roi pour l'éducation mi-
'IV. 411. — > HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET OIREGTOIRE. LIV. 411.
142 HISTOIRE SOCIALISTE
litaire des jeunes nobles sans fortinie, qu'il ne quiUa que le 30 octobre 1784.
Passé de là à l'Ecole militaire de Paris, il y était depuis trois mois à peine
lorsqu'il perdit son père ; la même année, il fut promu d'emblée lieutenant
d'artillerie eu second (septembre 1785) et envoyé au régiment dit de La Etre
alors à Valence. Après y avoir fait rapidement, suivant la coutume, le service
de canonnier et de tous les grades subalternes, il était, en janvier 1786, admis
à exercer les fonctions de son grade.
Petit, actif, sobre, sérieux, s'isolant volontiers, dissimulé, superstitieux,
vindicatif, autoritaire, d'un orgueil extrême, d'une imagination vive, mais très
pratique, ayant la parole facile, la pensée rapide, la décision prompte, le goût
de la destruction, attaché à sa famille, passionné pour son pays, la Corse, et
ne se considérant pas comme Français, doué d'une grande puissance de tra-
vail, lisant beaucoup, s'il s'intéressait particulièrement à l'histoire et à la géo-
graphie, il était surtout fort en mathématiques. Le soin des détails quotidiens
lui répugnait autant que lui plaisait la partie technique de son métier. Il ne
tarda pas à montrer que les règles applicables à tous ne lui paraissaient pas
faites pour lui et fut de bonne heure dénué de scrupules.
Le 1" septembre 1786, un congé de six mois lui ayant été accordé, il par-
venait à le faire durer vingt et un mois. En juin 1788, il rejoignait son régi-
ment à Auxonne. Là encore, il travailla beaucoup ; il avait entamé une his-
toire de la Corse à propos de laquelle, le 12 juin 1789, il écrivit à Paoli, réfugié
à Londres, une lettre qui débutait ainsi : «Je naquis quand la patrie périssait-
Trente mille Français vomis sur nos côtes, noyant le trône de la liberté dans
des flots de sang, tel fut le spectacle odieux qui vint le premier frapper mes
regards » (lung, Bonaparte et son temps, t. I*, p. 195). Tels étaient ses senti-
ments à l'égard de la France dont il se servait déjà plus qu'il ne la servait.
Il avait adopté les idées nouvelles et rêvait d'émanciper la Corse où il s'essayait
à faire de la politique lucrative chaque fois qu'il pouvait obtenir un congé»
ce fut le cas de septembre 1789 à février 1791, d'août 1791 à mai 1792 et de
septembre 1792 à juin 1793. En huit ans, il compta ainsi près de cinq années
d'absence de son régiment. Il prolongeait ses congés de son autorité privée,
fut même destitué pour cela au commencement de 1792; mais, à l'aide de
mensonges et de certificats de complaisance, il réussit chaque fois à reprendre
sa place et, ce qui l'intéressait tout spécialement, à toucher les appointements
qui ne lui étaient pas dus.
Capitaine d'artillerie à l'armée d'Italie, il fréquenta le plus possible son
compatriote Saliceti, représentant en mission, et fut présenté par lui à ses
collègues Ricord et Robespierre jeune avec qui il se lia. Ces relations lui va'
lurent, en août 1793, de voir imprimer aux frais de l'Etat, le Souper de Beau-
caire, opuscule jacobin, et, le mois suivant, de pouvoir profiter d'un heureux
hasard, en remplaçant au siège de Toulon un commandant d'artillerie blessé,
de faire là la connaissance de Barras qui lui sera plus tard si utile, et d'être
IITSTOIRK SOGIAF.rSTK !.',S
admis comme général de brigade le 28 pluviôse an II (IG i'évrier 1794); elles
lui valurent aussi, après le 9 thermidor, une arrestation pendant laquelle
il écrivait : « J'ai été un peu affecté de la catastrophe de Robespierre le jeune
que j'aiiuais et que je croyais pur; mais, fût-il mon père, je l'eusse poignardé
raoi-môme s'il aspirait à la tyrannie » (Jung, Idem, t. II, p. 455). Assez vite
relâché, grâce probab lement à l'intervention de Barras auprès de qui il fit
agir, il reprit ses fonctions. Mais, le 7 germinal an III (27 mars 1795), Lacombe
Saint-Michel, membre du comité de salut public, lui faisait donner l'ordre
«de se rendre sur-le-charap à l'armée de l'Ouest pour y commander l'ar-
tillerie » {Idem, p. 475). Le 21 floréal (10 mai), il était à Paris et, au lieu de
gagner son poste, se faisait octroyer un congé auquel, le 25 prairial (13 juin),
Aubry, qui avait alors la haute main comme membre du comité de salut pu-
blic sur la direction de la guerre, voulut mettre fin en l'envoyant dans l'OuesL
en qualité de général de brigade d'infanterie, ce qui était une sorte de dis-
grâce. N'ayant pu réussir à faire rapporter celle décision, il allégua des rai-
sons de santé et, grâce à un certificat de complaisance, resta à Paris. Le
4 fructidor (21 août), il était appelé au Bureau topographique chargé de la
préparation des plans de campagne, par Douicet de Ponlécoulant qui avait
remplacé Aubry et qui fut, à son tour, remplacé par Le Tourneur. Celui-ci
ordonna à Bonaparte de rejoindre le poste qui lui avait été assigné en Ven-
dée et, sur son refus, le raya, le 29 fructidor (15 septembre), « de la liste
des officiers généraux employés » [Idem, t. III, p. 74). Il n'avait pas cessé
de fréquenter Barras et songeait à aller en Turquie se mettre au service du
sultan, lorsque les événements du 12 ve ndémiaire lui permirent de rentrer
dans l'armée.
Le 13 vendémiaire an IV (5octobrel795), Bonaparte ne fut officiellement
que l'auxiliaire de Barras choisi par ce dernier ; il exerça en fait les fonc-
tions de commandant en second et se consacra à sa besogne avec activité
Grâce à la présence d'esprit d'un général autre que Bonaparte {Idem, t. III,
p. 93), le chef d'escadron Murât avait reçu, dans la nuit, l'ordre d'aller avec
ses cavaliers chercher au camp des Sablons 40 pièces de canon qui y étaient
restées; à six heures du matin, une heure après le choix de Bonaparte par
Barras, les canons entraient aux Tuileries. Bonaparte ne fortifia pas le palais
lui-même, mais ses environs, plaça des canons aux divers débouchés et con-
centra ses forces sur les points les plus importants.
De leur côté, les sections bourgeoises et l'état-major royaliste qui les pous-
sait, se préparaient à la lutte. Le commandement en chef avait été attribué au
général de brigade, réc emment démissionnaire, Danican dont Hoche disait, le
25 pluviôse an III (13 févr ier 1795), dans une lettre au général Krieg : « Dani-
can est le plus mauvais sujet que nous connaissions; méprisez-le, en attendant
son successeur » (Rousselin de Saint-Albin, Vie de Lazare Hoche, t. II, p. 135).
On lui donnait pour seconds le comte de Maulevrier, officier vendéen, et La-
i44 HISTOIRE SOCIALISTE
fond de SouIé, ancien garde du corps de Louis XYI, émigré rentré. Au nom-
bre d'au moins 20 000, les seclionnaires du centre, les émigrés et les Chouans
qui s'étaient rendus en masse à Paris, cernaient les 5000 défenseurs de la
Convention; ils étaient fortement installés à Saint-Roch, occupaient le Pont-
Neuf et étaient maîtres de la communication entre la rive droite et la rive
gauche.
Pendant que les adversaires s'observaient, les troupes de la Convention
ayant ordre de ne point prendre l'initiative de l'attaque, Danican envoya une
lettre au comité de salut public proposant une entrevue, indiquant les condi-
tions possibles d'entente, réclamant surtout le désarmement des patriotes.
Dans le « comité des Quarante », formé du comité de salut public, du comité
de sûreté générale et du comité militaire réunis en commission de gouverne-
ment, puis dans la Convenlionj certains royalistes déguisés accueillirent favo-
rablement ces propositions des seclionnaires; mais la Convention venait de dé-
cider de ne pas répondre personnellement à Danican et de déléguer vingt-
quatre représentants chargés d'éclairer les citoyens, lorsqu'on entendit des
décharges de mousqueterie, puis d'artillerie. La lutte était engagée. On discute
encore la question de savoir quels furent les assaillants; or le mouvement insur-
rectionnel suscité par eux et leur état d'esprit pendant toute cette période,
rendent évident que ce furent les royalistes rebelles, émigrés et Chouans, se
croyant sûrs de la victoire et ayant hâte de surmonter la timidité de leurs
alliés bourgeois, qui tirèrent les premiers — le soir même le représentant
Cavaignac disait à la Convention : « Le combat a commencé par une agres-
sion des royalistes » ; — agirent-ils par ordre de leur chef ou de leur propre
mouvement, tel est le seul point douteux. Quoi qu'il en soit, toutes leurs at-
taques furent victorieusement repoussées. La situation un instant compromise
aux environs de Saint-Roch fut rétablie par les patriotes; il y eut deux ou trois
cents U'Crts ou blessés de chaque côté. Dans la nuit et dans la matinée du 14
(6 octobre) les sections étaient définitivement réduites ; un nouvel appel aux
armes des sections Lepelelier et du Théâtre-Français n'obtenait aucun succès
auprès de bourgeois qui, dans la soirée du 13, déconcertés par leur défaite
et n'ayant pas tout le courage que leur a prêté Lacretelle jeune, fuyaient,
d'après le lieutenant Enée (Zivy, Le i 3 vendémiaire an IV, p. 126), devant un
fiacre que leur esprit troublé prenait pour une charge de cavalerie. Le 15 ven-
démiaire (7 octobre), les seclionnaires se laissaient désarmer sans difficulté
au milieu des railleries des femmes du peuple leur criant {Courrier français
du 18 vendémiaire -10 octobre, cité par M. Aulard dans son recueil, t. II,
p. 313): « .Allez, fanfans, à votre tour, à votre tour! » Ce même jour, trois
conseils militaires étaient institués.
Ainsi qu'il arrive presque toujours quand il s'agit des réactionnaires, le
gouvernement fut d'une indulgence. extrême : de l'aveu de Lacretelle jeune,
« tous ceux qui avaient à redouter sa colère » purent sortir de Paris avec fa-
HISTOIRE SUGI.\L[ST1':
cilité [Précis historique de la Révolution française ; la Convention, t. II, p. 480).
Aussi, ne jugea-t-on guère que des contumaces que, toujours d'après Lacretelle
[Dix années d'épreuves,^. 271), « on ne recherchait nullement »; il n'y eut que
deux exécutions, celle de Lafond de Soulé, un des chefs du mouvement, le
21 vendémiaire (13 octobre), et celle de Lebois, président de la section du
Théâtre-Français (quartier de l'Odéon), le 23 (15 octobre). Menou fut acquitté.
Après Prairial, les troupes régulières auxquelles on avait eu recours, avaient
été renvoyées hors de Paris; après Vendémiaire, elles furent installées dans la
ville : le militarisme entrait en pleine croissance. Bonaparte fut, le 16 vendé-
miaire (8 octobre), rétabli dans l'arme de l'artillerie et nommé commandant
en second de l'armée de l'intérieur; le 24 (16 octobre), il était promu général
de division^ et, le 4 brumaire (26 octobre), lors de la démission de Barras,
général en chef de l'armée de l'intérieur. Quant aux patriotes, dès qu'on n'eut
plus besoin d'eux, on chercha par un moyen détourné à s'en débarrasser.
Le 15 vendémiaire (7 octobre), on supprima la distribution de vivres qui leur
était faite depuis le 12 (4 octobre); on la rétablit pour une journée le lende-
main, sans doute à la suite de réclamations, mais on invita ces citoyens « à
rentrer dans leurs foyers, en se tenant prêts à marcher au premier signal »
(Zivy, Le IS vendémiaire an IV, p. 103). Un décret du 27 vendémiaire
(19 octobre) accorda, il est vrai, des pensions et des indemnités aux familles
des morts et aux blessés.
il est certain que la bou rgeoisie parisieime, en vendémiaire, se laissa
duper par les royalistes. Si ceux-ci la poussèrent avec tant d'insistance à se
soulever, c'est qu'ils voulaient à tout prix s'emparer du pouvoir que les décrets
de fructidor leur avaient rendu dilflcile de prendre à peu près légalement
lorsqu'ils croyaient le tenir. Ils y avaient d'autant plus d'intérêt qu'au même
moment la troisième armée équipée par l'Angleterre était transportée sur les
côtes de France.
Après l'attaque du poste des Essarts (7 messidor-25 juin) et son mani-
feste (chap. vm), Charette était resté tranquille, attendant, avant de bouger,
une victoire des Anglo- Emigrés débarqués le 9 (27 juin) et les moyens d'action
dont il avait besoin. Au lieu de la victoire, ce fut la défaite; mais il put se
consoler, le 23 juillet, par la visite d'un envoyé du ministère anglais à qui il
demanda des munitions (Ghassin, Les Pacifications de l'Ouest, t. I", p. 543-
545) ; avant cette demande, il en avait été expédié qui furent effectivement
débarquées et livrées, avec armes et vêtements [Idem, t. II, p. 7), le 10 août,
près de Saint-Gilles-sur-Vie (Vendée). Quelques jours après, il recevait une
lettre de Louis XVIII, datée du 8 juillet 1795, lui disant : « Je vous nomme
général de mon armée catholique et royale » (Savary/ ^««e/Te des Vendéens
et des Chouans, t. V, p. 191). Un peu avant le 10 juillet, on lui avait remis
« deux dépêches du premier ministre Pitt, datées du mois d'avril, » qui l'assu-
rait de sa sympathie (Bittard des Portes, Charette et la guerre de Vendée,
1-iG IIISTOIllE SOCIALISTE
p. 472). Bientôt il allait, en outre, pouvoir se réconforter par la lecture d"une
lettre du 18 août du duc de Polignac lui exprimant l'admiralion de la cour
d'Autriche (Savary, Guerre des Vendéens et des Chouans, t. V, p. 319); il
devait enfin en recevoir une autre que lui écrivit, le 1" octobre, Souvorov
qui, en homme se connaissant en massacres, le complimentait chaleureuse-
ment {Idem, t. VI. p. 2).
Charette s'était montré digne de cette confiance internationale en faisant,
le 15 thermidor (2 août), sous prétexte de venger les exécutions auxijuelles
il avait été procédé à Vannes, après Quiberon, assommer pendant la messe, à
coups de bâtons et de pieux, dans un bois, à Belleville près de la Roclie-sur-
Yon, 2 ou 300 prisonniers républicains (Auvynet, Eclaircissements historiques,
déjà cités chap. v, p. 504). Presque en même temps, sur la rive droite de la
Loire, quatre à cinq mille Chouans enlevaient un grand convoi non loin de
Carquefou (Loire-Inférieure) et tuaient 220 hommes avec des raffinements de
cruauté (Chassin, Les Pacifications de l'Ouest, t. I", p. 588). La guerre recom-
mençait ouvertement; la prochaine arrivée du comte d'Artois allait, pensait-
on, exciter l'enthousiasme ; le découragement futla conséquence inattendue de
sa lâcheté : dès la fin de septembre, les bandes de Charette éprouvaient plu-
sieurs échecs ; battues à Saint-C^vr-en-Talmondais (canton des Moûtiers-les-
Mauxfaits, Vendée), le 3 vendémiaire an IV (25 septembre 1795), elles éva-
cuaient Belleville le 8 (30 septembre). Par décision du 14 fructidor (31 août),
Hoche. était passé de l'armée des côtes de Brest, par lui laissée, le 24 (10 sep-
tembre), sous le commandement provisoire du général Rey, à l'armée de
l'Ouest oîi il succédait à Canclaux.
Le comte d'Artois avait fini par se joindre à la troisième armée anglaise
et, le 12 septembre^ il était dans la rade de Quiberon. Mais, avec le souci tou-
jours en éveil de se tenir à distance de l'ombre même du danger, il n'aborda
pas et fut conduit d'abord à l'île Houat, puis, le 2 octobre, à l'île d'Yen. Le 5
vendémiaire (27 septembre), des vaisseaux anglais avaient sommé le comman-
dant de l'île de Noirmoutier de la livrer au « frère du roi » et à « ses alliés »;
sur le refus du commandant, les vaisseaux avaient disparu. Quant au « frère
du roi », il ne tenait pas à être en évidence; lorsqu'on le poussait à se rendre
auprès de Charette, il répondait, ainsi qu'il devait l'écrire au duc d'Harcourl
(Forneron, Histoire générale des émigrés, t. II, p. 136) : « Mais on ne voilque
des troupes républicaines sur les côtes ! » Et les voir de loin devait ample-
ment suffire à la curio site guerrière de ce bravache.
Sous le coup des événements de vendémiaire et des nouvelles de Vendée,
la Convention comprit que le royalisme était devenu un péril réel, ne distin-
guant plus entre les républicains, menaçant les modérés comme les autres.
Il avait été de bon ton de rire du péril royaliste. En donnant pour excuse que
le péril n'était plus de ce côté, on s'était laissé aller, à l'égard des royalistes
déguisés en libéraux — c'est encore un des déguisements sous lesquels ils
HISTOIRE SOCIALISTE 147
chercheul à faire des dupes — ii toutes les complaisances ; coiuine il arrive
souvent en politique, le scepticisme n'était qu'une façon commode d'éviter
la responsabilité de l'action ou une forme hypocrite de complicité. Ce n'est
que le jour oii la prise d'armes rendit le péril indéniable, que les modérés eu-
rent enQn une conception plus exacte des choses. Le 16 vendémiaire (8 octo-
!ire), la Convention créait une commission de dix-sept membres chargée de
l'épuration des employés et, en particulier, de ceux qui, atteints par la réqui-
sition militaire, n'étaient pas munis de congés réguliers. La condescendance
à l'égard des adversaires de la République avait été telle qu'un journal réac-
tionnaire, le Courrier français du 2i vendémiaire (13 octobre], pouvait écrire
ironiquement : « On dit que, sur 117 commis employés au comité de législa-
tion, il n'y en a que 115 qui aient pris part à l'insurrection du 13 vendé-
miaire » (recueil d'ÂularJ, t. II, p. 320). Le 20 (12 octobre), il était enjoint
aux émigrés rentrés sans avoir obtenu leur radiation définitive de la liste —
or beaucoup l'avaient obtenue comme prétendues victimes du 31: mai — et
occupant cependant des fonctions publiques, de cesser à l'instant leurs fonc-
tions. Le même jour, une autre décision chargeait le comité de saint public
« de prendre, dans le plus bref délai, les mesures nécessaires pour mettre en
activité les officiers militaires ainsi que les employés des diverses adminis-
trations près les armées de terre et de mer qui, après avoir dignement servi
et défendu la République, ont été laissés sans emploi, ainsi que pour purger
les armées et les places de guerre des offlciers généraux et autres qui y ont
été employés indûment et au préjudice des militaires républicains ». La né-
cessité de ces mesures prouve combien les plaintes à ce sujet étaient justifiées
et de quelle faiblesse on était coupable.
Le 21 vendémiaire (13 octobre), la Convention se décidait à mettre fin
aux persécutions contre les patriotes, interdisait de condamner « les anciens
membres des comités révolutionnaires, municipalités et administrations » pour
faits politiques et annulait les condamnations de ce genre déjà prononcées.
Le 22 (14 octobre), elle défendait de mettre en accusation «aucun citoyen qui
ne serait pas prévenu de meurtre, d'assassinat, de vol, d'attentat contre la
liberté et la sécurité publique ou autre crime prévu et spécifié par les lois
pénales »; les actes d'accusation visant autre chose que ces délits ou crimes
étaient déclarés nuls et ceux contre lesquels ils avaient été dressés devaient
être remis en liberté. C'était, avec le décret de la veille et malgré la vive
opposition des réacteurs girondins, empressés à refuser aux autres le bénéfice
d'une mesure moindre que celle dont ils avaient eux-mêmes bénéficié le
18 ventôse an II1-8 mars 1795 (chap. vi), la fin des poursuites politiques
sauf, relativement, précisait l'article 7, « aux Chouans et autres rebelles des
départements de l'Ouest et de l'intérieur ainsi qu'aux prêtres réfractaires et
conspirateurs du i3 vendémiaire ». Defermon demanda sans succès que « Pa-
che, Bouchotte et autres » fussent ajoutés à ces exceptions : tout pour eui
148 HISTOIRE SOCIALISTE
rien pour les autres, a toujours été la régie des modérés. Cependant, l'avant-
veille (12 octobre), si la Convention avait rapporté la disposition du 5 prai-
rial an III (24 mai 1795) ordonnant (chap. vu) la mise en jugement de Barère,
Billaud-Varenne et Collot d'Herbois, — le nom de Vadier fut omis, comme on
le constatera au Conseil des Cinq-Cents, le 16 brumaire an V (6 novembre
1796) _ ce n'avait été que pour remettre en vigueur celui du 12 germinal
(1" avril) qui les condamnait à la déportation.
Le 23 (15 octobre), l'arrestation de l'agent royaliste Lemaître était annon-
cée et il était voté qu'il serait traduit devant une commission militaire. Le 24
(16 octobre), décret d'arrestation contre deux Conventionnels, Rovère et Bala-
din, ajuste raison suspects de royalisme, et, le 30 (22 octobre), contre Aubry
et Lomont. Ce même jour, après un rapport de Barras sur la journée du 13,
l'assemblée nommait une commission de cinq membres, parmi lesquels Tal-
lien, « chargés de présenter des mesures de salut public ». La veille (21 octo-
bre), à la suite d'un rapport tardif de Chénier sur les assassinats du Midi, était
décrétée la destitution des maires et procureurs, juges et accusateurs, qui
n'avaient pas dénoncé et poursuivi les « auteurs et complices des assassinats
commis par les compagnies de Jésus, les compagnies du Soleil et autres asso-
ciations royalistes ».
Les républicains avancés étaient d'avis de casser les dernières élec-
tions faussées en très grand nombre par les manœuvres des royalistes, et le
bruit courut que, sur l'initiative de Tallien, la commission des Cinq allait
proposer cette mesure. L'intervention de ce misérable redevenu républicain
pour détourn er de lui des soupçons justifiés, donnait beau jeu au modéré Thi-
baudeau qui, le 1=' brumaire (23 octobre), l'attaquait, disant à ses collègues :
« S'il y a eu une réaction après le 9 thermidor, n'est-ce pas Tallien qui l'a
créée et exécutée? » et on ne parla plus de casser les élections.
Le 3 brumaire (25 octobre), une loi, par ses six premiers articles, exclut,
jusqu'à la paix générale, de toute fonction publique, les émigrés et leurs
parents, sauf quelques exceptions déterminées, et ceux qui, dans les dernières
assemblées primaires ou électorales, avaient participé à des motions sédi-
tieuses. Par les articles suivants, était ordonnée l'exécution immédiate des lois
de 1792 et de 1793 contre les prêtres sujets à la déportation ou à la réclusion; à
condition de n'y jamais rentrer, «tous ceux qui ne voudraient pas vivre sous les
lois de la République », étaient autorisés à quitter dans les trois mois le terri-
toire français. Eniin, le 4 brumaire an IV (26 octobre 1795), après avoir décrété
que, « à dater du jour delà publication de la paix générale, la peine de mort
sera abolie dans toute la République française », que la place de la Révolu-
tion s'appellerait « place de la Concorde » et la rue qui est la rue Royale
actuelle « rue de la Révolution », qu'il y aurait amnistie pour tous les faits
relatifs à la Révolution, sauf pour les événements de vendémiaire et excep-
tion faite des prêtres déportés ou sujets à la déportation, des fabricateurs de
HISTOIRE SOCIALISTE
149
faux assignats ou de fausse monnaie et des émigrés — un amendement de
Defermon tendant à excepter Bouchotle dont le procès et celui de Pache avaient
commencé devant le tribunal criminel d'Eure-et-Loir, ne fut pas adopté — la
Convention se séparait aux cris de : « Vive la République! »
l^ia^8llM'j|ij4^nijiMj|j^ijnJjê>jjjjjjjj}^Jnijjj^jjin^JJ
Si rien n'a encore été fait par aucune assemblée de comparable à ce que
fil la Convention dans la première moitié de son existence, peu d'assemblées
furent aussi abjectes qu'elle, dans la seconde moitié. Autant, malgré d'im
menses fautes, elle a été admirable en accomplissant l'œuvre prodigieuse de
LIV. 412. — HISTOIBE SOaALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIV. 412
i50 HISTOIRE SOCIALISTE
défense nationale, autant elle a été odieuse au point de vue politique, dans la
période que nous venons d'étudier, lorsqu'elle s'abandonna à la réaction. Mais,
au milieu de ses poignantes préoccupations de salut public, elle sut vaillam-
ment aborder les problèmes les plus divers; aussi nous reste-t-il à examiner
ce qu'était, en dehors de la politique, la situation intérieure de la France à
cette époque.
CHAPITRE XI
ÉTAT DE LA FRANCE DE 1794 A 1800.
{Thermidor an II à brumaire an VIII- juillet 1794 à novembre 4799.)
% 1" — Législation financière.
Au point de vue envisagé dans ce chapitre, la condition effective d'un
pays dépend beaucoup de l'état de ses finances; car il ne suffit pas de décré-
ter des améliorations, il faut, en outre, avoir les moyens de les réaliser. Or,
sous le rapport financier, nous le savons déjà, la Convention laissait la France
dans une situation déplorable. Cent livres en assignats valaient à Paris
3 livres 15 sous, avons-nous vu, chap. vi, en messidor an III (juillet 1795);
elles valaient 3 livres en thermidor (août), 2 livres 5 sous en fructidor (sep-
tembre), 1 livre 9 sous en vendémiaire an IV (octobre 1795), à la fin de la
Convention; et tombaient bientôt — le 12 brumaire an IV (3 novembre 1795)
— à 0 fr. 87. Les expédients financiers du Directoire seront exposés en leur
temps (voir pour le papier-monnaie, en particulier, les chap. xn et xv);
quelques-uns de ceux auxquels la Convention eut recours, ont été précédem-
■ ment résumés, il me reste à cet égard à signaler les essais — entamés par
elle et terminés sans succès sous le Directoire — d'emprunts et d'impôts
sur certains signes présumés des ressources des contribuables.
Le 26 messidor an III (14 juillet 1795),- la Convention décidait simultané-
ment deux emprunts. Pour l'un les participants étaient d'abord groupés par
âge — il y avait 16 classes allant de cinq ans en cinq ans, — dans chaque
classe, ou catégorie d'âges, ils étaient répartis en un nombre indéterminé de
divisions composées chacune d'un nombre fixe de parts — 4 000 actions —
dont le montant était acquitté en assignats à leur valeur nominale. Dans ces
divisions la part de ceux qui mouraient profitait pour moitié au Trésor et
pour moitié, jusqu'à un maximum déterminé — 12 000 livres par action, —
aux survivants de la division; c'était là le principe de la tontine si en vogue
à la fin de l'ancien régime. A l'intérêt des parts qui montait de 2 à 4 0/0 sui-
vant la catégorie d'âges, et à la chance, en survivant, de bénéficier d'une
fraction des parts des décédés de la division, on ajouta l'appât de lots, —
dans chaque division, 800 primes, montant à 800 000 livres, dont la première
HISTOIRE SOCIALISTE 151
était de 150 000 livres — payables en parts additionnelles de cette combinai-
son tontinière ou en biens nationaux. Pour l'autre emprunt, au capital d'un
milliard, chaque prêteur devait être inscrit sur le Grand-Livre de la dette
consolidée et recevoir, pour le montant de son inscription acquitté éga-
lement en assignats à leur valeur nominale, un intérêt annuel de 3 0/0-
La dépréciation des assignats rendant ces deux opérations ruineuses
pour l'État qui ne recevait, en échange des garanties offertes, que du papier
avili, l'emprunt en rente perpétuelle fut clos par la loi du 1" frimaire an IV
(22 novembre 1795), et la loi du 17 pluviôse suivant (6 février 1796) suspendit
l'emprunt par voie de tontine nationale.
Voici tout de suite la situation de la dette dite perpétuelle à la fin du
Directoire. Le montant des rentes de cette dette était alors de 40 216 000 fr. ;
en ajoutant les 6 086 000 fr. de rentes représentant la dette des pays réunis à
la France, Belgique, etc., on arrivait à un total de 46 302 000 fr. (Yûhrer.
Histoire de la dette publique en France, t. I", p. 425). Outre celte dette, exis
tait la dette viagère provenant des pensions de retraites civiles et militaires.
La loi fondamentale en cette matière, encore en vigueur pour certains fonc-
tionnaires d'ordre politique tels que les préfets, était la loi des 3-22 août 1790
qui mettait le payement des pensions à la charge des fonds généraux du
budget et qui ne devait être modifiée que sur des points rie détail. Mais le
désarroi du Trésor public ne pouvant remplir ses obligations, plaça dans une
situation très pénible, en même temps que de nombreux rentiers, les fonc-
tionnaires pensionnés ou en droit de l'être de l'État; le désir d'obvier à cet
inconvénient dans l'intérêt même du service, amena l'administration de
l'enregistrement et des domaines à ressusciter le système du fonds des rete-
nues appliqué vingt ans auparavfint par la Ferme générale. Autorisé à cet
effet par la Convention, le 4 brumaire an IV (26 octobre 1795), le comité des
finances approuva, ce même jour, le projet de l'administration de l'enregis-
trement. Une caisse particulière établie par celle-ci fut donc alimentée par
une retenue sur leurs appointements, pour payer les pensions de retraite de
ses employés. Propriété de l'administration qui l'instituait et que demandait
à imiter l'administration des douanes, ce genre de caisse n'en fut pas moins
soumis au contrôle des pouvoirs publics par la loi du 26 germinal an V
(15 avril 1797) disant : « Toutes les pensions de retraite dans l'enregistrement
et dans les douanes ou tout autre service public, soit que les fonds pro-
viennent de retenues sur les appointements des employés, soit qu'elles soient
acquittées par le Trésor public, seront soumises à l'approbation du Corps
législatif, d'après les états fournis par le Directoire exécutif, appuyés de
pièces justificatives ». Presque aussitôt après (loi du 2 floréal an V-21 avril
1797) étaient admises, pour « la régie des douanes, les mesures déjà prises
pour celle de l'enregistrement et des domaines nationaux », et autorisée une
retenue sur les appointements et sur le produit net des confiscations eX
15-i HISTOIRE SOCIALISTE
amendes « pour former un fonds destiné à l'acquit des pensions » de ses em-
ployés.
Une loi de la Convention (28 vendémiaire an IV -20 octobre 1795) avait
rétabli pour les agents de change le monopole aboli le 2 mars 1791. Confor-
mément à un arrêté du Directoire du 15 pluviôse an IV (4 février 1796), ces
agents procédèrent, le 18 pluviôse (7 février), à l'élection d'un syndic et de
quatre adjoints. Une loi du 28 floréal an VII (17 mai 1799) régit toujours les
mutations de rentes sur l'État, dont le transfert, grâce à elle, est beaucoup
plus simple que celui des autres valeurs mobilières. Une loi du 22 vendé-
miaire an IV (14 octobre 1795) organisa l'administration des monnaies.
La Convention, le 23 nivôse an III (12 janvier 1795), avait supprimé le
principal de la contribution mobilière; mais, le 7 thermidor (25 juillet), elle
rétablissait une contribution personnelle de cinq livres par an pour toute
personne jouissant de revenus; étaient exceptés les ouvriers ne vivant que
de leur travail et ne gagnant pas plus de 30 sous par jour. A cette contribu-
tion personnelle elle adjoignait des taxes somptuaires progressives frappant
les cheminées, les poêles, les chevaux, les voitures, les domestiques mâles
et les célibataires âgés de plus de trente ans. Il est bon de rappeler 'que c'est
par les modérés qui dominaient à cette époque dans la Convention, que fut
voté cet impôt progressif.
Si le Directoire ne fut pas plus heureux que la Convention dans ses opé-
rations fiscales, s'il ne profita pas des lois par lui laites, plusieurs de celles-ci
ont servi ou servent encore de base à notre législation financière. La «contri-
bution personnelle et somptuaire », comme disait la loi dont nous venons de
parler, était un impôt de quotité, c'est-à-dire que la loi déterminait par ses
tarifs la. part individuelle de chaque imposé; la loi du 9 germinal an V
(29 mars 1797) fit de cette même contribution « personnelle et somptuaire »
qu'elle appelait <• personnelle, somptuaire et mobilière », ce que la contribu-
tion mobilière est encore aujourd'hui, un impôt de répartition, c'est-à-dire
que, ce que fixe d'avance la loi, c'est la part collective, le montant total à
réaliser dans le pays entier d'abord, dans chaque département ensuite.
L'administration départementale réparlissait l'impôt entre les cantons et
l'administration municipale du canton entre les communes; pour la réparti-
tion entre les individus à l'intérieur de chaque commune, la loi du 14 ther-
midor an V (1" août 1797) — qui établissait séparément une cote personnelle,
une cote mobilière frappant les revenus non soumis à l'impôt foncier, et des
taxes somptuaires sur les chevaux et voitures de luxe et sur les domestiques
— instituait par canton un « jury d'équité » que désignait l'administration
municipale et dont les contribuables aisés devaient former la grande majo-
rité; mais, à la suite de protestations nombreuses contre les décisions fort
peu équitables de ces jurys, furent chargés de cette tâche, en vertu d'une loi
du 3 nivôse an VII (23 décembre 1798), les « répartiteurs » créés par la loi du
HISTOIRE SOCIALISTE 153
3 frimaire an VII (23 novembre 1798) pour la répartition de la contribution
foncière. Cette loi du 3 nivôse maintint des taxes somptuaires, en revint,
pour la contribution personnelle, h la taxe — toujours en vigueur — des trois
journées de travail, due par tous les habitants non indigents, qu'avait élablie
la loi du 18 février 1791, et, comme celle-ci, basa la contribution mobilière
sur la valeur du loyer d'habitation de chaque habitant déjà inscrit à la con-
tribution personnelle.
La contribution foncière est encore régie par la loi du 3 frimaire an VII
(23 novembre 1798) pour les propriétés non bâties; elle l'a été, pour les pro-
priétés bâties, jusqu'à la loi du S août 1890. Le payement d'une partie de
cette contribution fut imposé en nature pendant une certaine période. Après
avoir aboli, à dater du 1" vendémiaire an IV (23 septembre 1795), « toutes
réquisitions en grains », une loi du 2 thermidor an III (20 juillet 1795) déci-
dait, afin de permettre au gouvernement de subvenir plus facilement aux
besoins des armées, que la contribution foncière pour l'an III (1794-95) devait
être acquittée moitié en assignats valeur nominale, moitié en grains effectifs
(froment, seigle, orge ou avoine) de quantité égale à ce que celte moitié
valeur métallique aurait représenté en 1790. Il n'était fait exception que
pour ceux qui ne récoltaient pas de ces grains ou n'en récoltaient que pour
leur consommation familiale limitée à 400 livres (195 k. 802 gr.) de froment ou
à 500 (244 k. 752 gr.) des autres grains par personne. Ceux qui n'auraient pas
versé les trois quarts de leur part contributive avant la fin de brumaire
(21 novembre 1795), étaient menacés d'avoir à payer la totalité en grains (loi
du 24 fructidor an 111-10 septembre 1795). Visant la contribution foncière
de l'an IV (1795-96), l'art. 5 de la loi du 8 messidor an IV (26 juin 1796) dit •
« Pour les besoins du service public, le Directoire exécutif pourra faire payer
en grains et fourrages la moitié de la cotisation de chaque contribuable dont
les propriétés en produisent »; un arrêté du Directoire (27 messidor an IV-
15 juillet 1706) détermina la façon de percevoir celte moitié payable en
nature. Mais la loi du 22 thermidor an IV (9 août 1796) allait bientôt (voir
chap. xv) substituer, à ce mode de payement, le payement en argent ou en
mandats au cours, et la loi du 18 prairial an V (6 juin 1797) déclarait— art. 2
— que « la contribution foncière de l'an V ne sera payée qu'en numéraire
métallique ».
La contribution des portes et fenêtres qui a la vie dure, date de la loi du
4 frimaire an VII (24 novembre 1798). La contribution des patentes avait été
rétablie par la loi du 4 thermidor an III (22 juillet 1795) qui en faisait une
taxe fixe ; la loi du 6 fructidor an IV (23 août 1796) combina, pour la pre-
mière fois, le droit fixe et le droit proportionnel dont cette contribution se
compose actuellement; quelques autres dispositions furent prises en celte
matière jusqu'à la loi du 1" brumaire an VU (22 octobre 1798) qui la codifla.
Afin de faciliter et de contrôler le service des contributions directes, la loi du
154 HISTOIRE SOCIALISTE
:i~2 brumaire an VI (12 novembre 1797; avait créé les agences des contribu-
tions directes, origine des directions actuelles instituées à leur place par la
loi du 3 frimaire an Vm (24 novembre 1799).
L'art. 7 de la loi du 16 brumaire an V (6 novembre 1796) sur les dé-
penses de l'année, avait dit : « Il sera établi des impositions indirectes ».
C'est la loi du 9 vendémiaire an VI (-30 septembre 1797) qui assujettit de
nouveau les cartes à jouer à un droit dont le mode de perception fut réglé
par les arrêtés, non encore entièrement abrogés, des 3 pluviôse an VI (22 jan-
vier 1798) et 19 floréal an VI (8 mai 1798). C'est aussi à la loi du 9 vendé-
miaire an VI qu'est dû l'impôt sur les moyens de transport public que la loi
du 25 vendémiaire an III (16 octobre 1794) avait rendus libres; cette loi du
9 vendémiaire supprimait en même temps l'entreprise nationale des messa-
geries dont la régie cessa le 1" nivôse suivant (21 décembre 1797). C'est par
la loi, encore en vigueur, du 19 brumaire an VI (9 novembre 1797) que
furent rétablis les droits de garantie des matières et ouvrages d'or et d'ar-
gent; mais un projet de loi voté le 6 juillet 1900 par la Chambre et, en pre-
mière lecture, le 6 décembre 1902. par le Sénat, n'en laisserait subsister que
sept articles. C'est la loi du 13 fructidor an V(.30 août 1797) qui a sérieusement
constitué le monopole de la fabrication et de la vente des poudres et sal-
pêtres, elle est encore actuellement la base du monopole d'Élat pour les
poudres; et l'administration des poudres fut réorganisée par la loi du 27 fruc-
tidor an V (13 septembre 1797). Par la loi du 9 vendémiaire an VI (30 sep-
tembre 1797) fut rétablie la loterie d'État telle qu'elle avait fonctionné de
1776 à 1793 ; elle devait durer jusqu'en 18.36. Le tabac, qui avait été mono-
polisé, ne l'était plus depuis le vote du 14 février 1791; mais la loi du
22 brumaire an VII (12 novembre 1798) établit, en sus du droit d'entrée, un
droit de fabrication. La loi du 14 fructidor an III (31 août 1795) avait généra-
lisé, en matière de douane, la compétence du juge de paix introduite par la
loi du 4 germinal an II (24 mars 1794) ; la loi du 9 floréal an VII (28 avril 1799),
encore partiellement en vigueur, réglementa la forme des procès-verbaux et
les pouvoirs du juge.
C'est la loi du 27 vendémiaire an VII (18 octobre 1798) qui a autorisé le
rétablissement à Paris de l'octroi dit « municipal et de bienfaisance », parce
qu'il devait remédier à l'insufiisance des ressources municipales nuisible
particulièrement aux hospices et aux secours à domicile. Il fut immédiatement
organisé en régie et les bases fondamentales de son organisation sont restées les
mêmes. Pendant les onze mois de l'an VII, il rapporta sept millions quatre
mille francs, d'après une note de la régie; ce fut le droit de 5fr. 50 par hec-
tolitre de vin qui fournit la plus forte partie des recettes : 785 000 hectolitres
payèrent durant les onze premiers mois. L'alcool payait 16 fr. 50 par hecto-
litre. La fraude était considérable; ■en vertu de l'arrêté du Directoire du 29
HISTOIRE SOCIALISTE 155
frimaire an VII (19 décembre 1798), il y avait 393 préposés pour surveiller
près de soixante barrières et un peu plus de 25 kilomètres d'enceinte. Il y
eut 1 269 saisies effectuées aux barrières et aux ports pendant les onze pre-
miers mois {Moniteur du 11 brumaire an VIII - 2 novembre 1799). La loi du
11 frimaire an VII (1" décembre 1798) permit le rétablissement de l'octroi
dans d'autres villes; Bordeaux, oii la loi du 23 floréal an YII (12 mai 1799)
l'autorisa, fut la première à user de cette faculté.
Après idiverses modifications à la législation sur le timbre, la loi déjà
citée du 9 vendémiaire an YI (SO septembre 1797) taxa, pour la première fois,
les afflches qui le sont toujours, les Journaux et le papier de musique; la loi
du 13 brumaire an VII (3 novembre 1798) revisa les dispositions antérieures
et est restée le texte fondamental. L'enregistrement continue à être régi par
la loi du 22 frimaire an YII ^12 décembre 1798) et les droits d'hypothèque
datent de la loi du 21 ventôse an VII (11 mars 1799) dont subsistent les prin-
cipales dispositions. Une loi du 6 prairial an VII (25 mai 1799) — voir fin du
chap. xviii — a été le point de départ des « décimes» qui s'ajoutent au princi-
pal de divers impôts.
§ 2. — Législations et administrations diverses.
C'est la loi du 21 ventôse an VII que je viens de mentionner, qui a orga-
nisé la conservation des hypothèques. La question du régime hypothécaire
lui-même, de ce régime qui règle les conditions de l'affectation d'immeubles à la
garantie de créances, avait fait l'objet de deux lois intéressantes pour celte partie
de la législation civile. La première, la loi du 9 messidor an III (27 juin 1795),
a été aussi la plus audacieuse. Elle n'admettait que les hypothèques inscrites
sur un registre public pour une somme déterminée; en outre, elle permettait
au propriétaire foncier de prendre « hypothèque sur soi-même» pour un t^ps
fixe, au moyen de cédules négociables par endossement, et opérait ainsi la mo-
bilisation du sol. La ressemblance paraissant exister entre ces cédules et des
« assignats privés » au moment où les « assignats publics » s'effondraient, fit
ajourner l'exécution de la loi qui ne fut jamais appliquée. La seconde loi.
celle da il brumaire an VII (1" novembre 1798), consacra le principe de la pu-
blicité et établit pour les hypothèques conventionneUes celui de la spécialité
qui, précisant le droit du créancier sans nuire au crédit du débiteur, exigeait
avec juste raison la désignation spéciale des immeubles affectés au yage de
telle ou telle créance, tandis que la loi du 9 messidor an III avait eu le tort
d'accepter que l'hypothèque pût porter d'une façon générale sur tous les biens
présents et à venir du débiteur. Mais la nouvelle loi ne sut pas aller jusqu'au
bout de son système; elle accepta les hypothèques légales qui avaient été
rejetées par la loi de messidor et qui gardaient un caractère général ; malgré ses
défauts, elle était préférable.à la législation actuelle.
156 HISTOIRE SOCIALISTE
Celle loi du 11 brumaire an VII doit être comptée au nombre de celles
qui ont contribué à réaliser petit à petit, ainsi que l'a montré Jaurès (p. 759 et
suivantes du tome I"), l'affrancliissement de la propriété de la terre poursuivi
pendant toute la Révolution : en déclarant que la rente foncière ne pourrait
plus être hypothéquée, elle lui enlevait juridiquement son caractère immo-
bilier; la rente foncière était une partie de l'immeuble pouvant être direc-
tement revendiquée contre tous les détenteurs de celui-ci, elle en fit un
simple droit de créance. Celte loi appartient cependant à une période où les
jurisconsultes, qui ont toujours été plus portés vers la tradition que vers les
innovations, s'efforçaient de restreindre la portée des lois révolutionnaires j
eux si rigoureusement formalistes quand il s'agit des lois de réaction, pré-
tendaient, à cette époque, qu'il fallait plus s'inquiéter du fond — interprété
par eux — que de la forme qui leur déplaisait.
Poussant jusqu'au bout un des principes essentiels de la Révolution, le
principe de la souveraineté de la loi, la Convention, dans son meilleur temps,
avait appliqué l'idée, rationnelle d'ailleurs, de la rétroactivité. Elle avait estimé
qu'une loi nouvelle devait disposer non seulement pour l'avenir, mais pour le
passé dans la mesure, appréciée par le législateur, oîi il pouvait être atteint.
Après avoir justement repoussé, dans la Déclaration des Droits de 1793, la ré-
troactivité en matière de rigueur pénale, elle avait, en matière civile, — et
M. Bertrand sç trompait à tous les points de vue, lorsque, à la Chambre des
députés, le 29 mars 1901, il concluait que « le principe est le même » par-
tout — décidé que les lois du 5 brumaire et du 17 nivôse an II (26 octobre
1793 et 6 janvier 1794) sur les donations et les successions, et celle du 12 bru-
maire an II (2 novembre 1793) sur les droits des enfants nés hors mariage,
auraient effet rétroactif à partir du 14 juillet 1789. A plusieurs reprises, la Con-
vention repoussa des réclamations à ce sujet; mais, dans sa période de réac-
tion, elle commençait, le 5 floréal an III (24 avril 1795), par suspendre toute
action basée sur l'effet rolroactif de la loi du 17 nivôse an II ; le 9 fructidor
an III (26 août 1795), elle supprimait la rétroactivité de cette loi et de celle du
5 brumaire an II. Le 3 vendémiaire an IV (25 septembre 1795), elle établis-
sait les règles à observer à ce propos pour les deux lois modifiées auxquelles,
par l'article 13, elle adjoignait la loi du 12 In-umaire an II; mais, le 26 vendé-
miaire (18 octobre), elle suspendait l'exécution de cet article 13 et c'est, sous
le Directoire, la loi du 15 thermidor an IV (2 août 1796) qui supprima déflni-
tivement la rétroactivité de la loi du 12 brumaire an II. Enfin, la Convention
consacra d'une façon générale et absolue la thèse de la non rétroactivité
des lois dans la Déclaration des Droits de la Constitution de l'an III (art. 14).
Toutefois une moitié du Corps législatif aurait facilement oublié, au pro-
fit d'une œuvre de réaction, ce principe de non rétroactivité appliqué contre
des lois de progrès; ce fut lorsqu'on s'efforça de restituer aux propriétaires
certains avantages du régime foncier antérieur à la Révolution. La loi du 27
HISTOIRE SOCIALISTE
157
août 1792 (art. 1") avait aboli le bail à domaine congéable, contrat par lequel
le propriétaire louait un domaine, en vendant les constructions existantes, et
gardait la faculté de congédier le preneur en remboursant une somme pour
prix des constructions; les Cinq-Cents votèrent, le 17 thermidor an V (4 août
LE PASSAGE DU RUISSEAD.
(Estampe attribuée à Boilly}.
1797), une résolution dont les deux premiers articles abrogeant, en ce qui
concerne les domaines congéables, la loi du 27 août 1792 et des lois posté-
rieures conçues dans le même sens, rendaient leurs droits aux propriétaires
fonciers de ces domaines conformément aux dispositions delà loi du 7 juin 1791,
et dont les autres articles, faisant rélroagir les deux premiers, déclaraient
nuls les jugements prononcés d'après la loi du 27 août 1792. Celte résolution
fut scindée. Les Anciens sanctionnèrent les deux premiers articles qui consti
LIV. 413. — HISTOIRE SOCIALISTE. — TIlKHilIDOR ET DIRECTOIRE.
Liv. 413
158 HISTOIRE SOCIALISTE
ituèreiu la loi du 9 brumaire an YI (,30 octobre 1797), mais rejelèrenl finale-
ment les autres (18 thermidor an yi - 5 août 1798). S'il n'y eut pas d'effet
rétroactif, il y eut du moins résurrection du bail à domaine congéable, et des
réclamations contre la loi du 9 brumaire an VI furent repoussées par les Cinq-
Cents le 21 veniôse an VII (11 mars 1799). Les choses n'allèrent pas aussi vite
pour le bail à complant^ contrat par lequel une terre était cédée, sans limite
de durée, à charge par le preneur d'y planter ou d'y entretenir des vignes et
moyennant une redevance annuelle du tiers ou du quart de la récolte; à la
suite de pétitions contre l'application des articles 5 et suivants de la loi du
23 août 1792 qui le supprimaient, les Cinq-Cents nommèrent une commission
au nom de laquelle Boulay-Paty déposa, le 1^' jour complémentaire an VI (17
septembre 1798), un rapport donnant satisfaction aux pétitionnaires; le coup
d'Etat du 18 brumaire arriva avant la discussion et ce fut par la voie irrégu-
lière d'un avis du Conseil d'Etat (2 thermidor an VIII - 21 juin 1800) que le
bail à complant se trouva reconstitué sous son ancienne forme.
Je me bornerai maintenant à signaler la loi du 15 thermidor an III (2 août
1795) suspendant l'exécution de la loi du 8 nivôse an II (28 décembre 1793)
dont l'article 3 permettait au mari de se remarier immédiatement après le
divorce et à la femme au bout d'un délai de dix mois, sauf pourtant « s'il est
constaté que le mari ait abandonné depuis dix mois son domicile et sa femme »,
et de la loi du 4 floréal an II (23 avril 1794) qui autorisait le divorce après une
séparation de fait durant depuis six mois; la loi du 1" jour complémentaire
an V (17 septembre 1797) restreignant, comme la précédente, les facilités anté-
rieures de divorcer et de se remarier en déclarant, pour le cas de demande de
divorce « sur simple allégation d'incompatibilité d'humeur et de caractère »,
que le divorce ne pourrait être prononcé « que six mois après la date du der-
nier des trois actes de non conciliation », tandis que, d'après la loi du 20 sep-
tembre 1792 (art. i4), il devait être prononcé « huitaine au moins, ou au plus
dans les six mois après v cette date ; la loi du 5 thermidor an IV (23 juillet 1796),
relative aux transactions entre citoyens (voir chap. XV), de l'article 1" de
laquelle la jurisprudence tira la liberté du taux de l'intérêt; la loi du 24 ven-
tôse an V (14 mars 1797) qui, en abrogeant la loi du 9 mars 1793, rétablissait
la contrainte par corps organisée, pour les dettes civiles et commerciales, par
la loi du 15 germinal an VI (4 avril 1798) ; les lois du 8 nivôse an VI (28 décem-
bre 1797) et du 22 floréal an VII (11 mai 1799) qui ont rendu insaisissables
les rentes sur l'Etat, inscriptions et arrérages. En définitive, au lieu de s'en
tenir aux principes de la Révolution : libération de la propriété au profit de
ceux qui la mettent directement en valeur, égalisation des droits dans la
famille, le Directoire réagit et nous mit au régime des compromis entre ces
principes et les anciennes règles.
Il fut souvent question d'élaboreT un Code civil. La Convention s'en était
occupée. Le comité de législation arrêta un projet que Gambacérès présenta
HISTOIRE SOr.TALI'ïTK -,0
à la Convention le 9 août 17D3 [Histoire socialiste, t. IV, p. 1642) ; après l'avoir
discuté pendant plus de vingt séances, elle donna mandat, le 13 brumaire
an II (3 novembre 1793), à une commission de six membres « philosophes et
non hommes de loi » de reviser ce projet qui est resté son œuvre la plus impor-
tante en cette matière; insuffisamment connu, il a été publié par Emile Acol-
las('Z)e la nécessité de refondre nos Codes). Le 23 fructidor an II (9 septembre
1794), dépôt d'un deuxième projet; la discussion commence le 16 frimaire
an III (6 décembre 1794) et est finalement ajournée. Troisième projet, présenté
au Conseil des Cinq-Cents le 24 prairial an IV (12 juin 1796), qui n'est pas plus
heureux. On en parle le 10 vendémiaire et le 11 frimaire an V (1" octobre et
1" décembre 1796), le 4 prairial an VI (23 mai 1798), le 4 nivôse et le 8 prai-
rial an VII (24 décembre 1798 et 27 mai 1799), et si, finalement, on n'aboutit
pas, il n'est pas douteux que, par les lois particulières votées sur des ques-
tions de droit civil et par les travaux d'ensemble restés à l'état de projets, on
élabora les éléments permettant d'aboutir.
De même, le projet de code de procédure civile présenté aux Cinq-Cents
le 2 germinal an V (22 mars 1797), resta à l'état de projet; il n'y eut, à cet
égard, dans notre période, que certains articles de la Constitution de l'an III
et de la loi du 19 vendémiaire an IV (11 octobre 1795) sur l'organisation des
autorités administratives et judiciaires conformément à la Constitution, et la
loi du 2 brumaire an IV (24 octobre 1795) sur le tribunal de cassation et sa
procédure. On sait que, pour toutes les matières non réglées par des lois de la
Révolution, les anciennes ordonnances royales continuaient à être appliquées.
C'était le cas pour les eaux et forêts régies par l'ordonnance de 1669 combinée
avec la loi du 15 septembre 1791 ; un projet de code forestier fut cependant
lu aux Cinq-Cents, le 16 ventôse an VII (6 mars 1799), après un rapport pré-
senté l'avant-veille (4 mars) par Poulain-Grandpré; c'était aussi le cas pour
le commerce toujours régi par l'ordonnance de 1673. Le comité de salut public
avait bien chargé, au début de l'an III, un « bureau de commerce » de rédi-
ger un nouveau code co mmercial, la chose avait été faite mais n'avait abouti
à rien. Les membres du « bureau consultatif du conseil de commerce » se
plaignaient de cette situation dans leur séance du 24 floréal an V (13 mai 1797),
d'après le registre des procès- verbaux qui est aux archives du ministère du
Commerce et qui devrait et re aux Archives nationales. La chicane, un instant
abattue par la Révolution, n'avait pas tardé à reparaître plus active que jamais,
.linsi que Riou le signala dans la séance du 4 brumaire an VI (25 octobre 1797)
du Conseil des Cinq-Cents.
En matière de législation criminelle, la Convention vota sans débats, le
3 brumaire an IV (25 octobre 1795), en remplacement du Code pénal des 25 sep-
tembre-6 octobre 1791, un Code des délits et des peines qui était l'œuvre de
Merlin (de Douai). Ses dispositions s'emboîtaient bien les unes dans les autres;
mais la minutie de l'arrangement en rendit difficile l'usage journalier. Ce qui
160 HISTOIRE SOCIALISTE
caractérisait ce nouveau code, c'était le rétablissement de la distinction, qui
a sa raison d'être, entre l'actiori publique, tendant à mettre les criminels dans
l'impossibilité de nuire, et l'action civile recherchant la réparation du dom-
mage causé. C'était aussi, au milieu de formalités empruntées à l'ancien droit,
la tendance très sensible à substituer, à la procédure orale du Code de 1791,
une instruction préparatoire secrète et écrite dont le germe allait, hélas ! rapi-
dement se développer; néanmoins le jury d'accusation et le jury de jugement
étaient corkservés. Il faut reconnaître enfin qu'il laissa au Gode napoléonien
la honte du rétablissement normal de la mort civile. Celle-ci qui, entre autres
effets, ouvrait la succession du condamné et dissolvait son mariage, avait, sauf
une exception spéciale et transitoire, disparu des codes de la Révolution :
le code de 1791 (titre IV, articles 1 et 2) se bornait à déclarer pour les cas,
graves que le condamné, « déchu de tous les droits » civiques, ne pourrait
« pendant la durée de la peine, exercer par lui-même aucun droit civil ; il sera,
pendant ce temps, en état d'interdiction légale et il lui sera nommé un cura-
teur pour gérer et administrer ses biens » ; celui du 3 brumaire an IV avait
maintenu cette règle (art. 610). L'exception faite concernait les émigrés et les
prêtres déportés, en vertu de l'article 1" de la loi du 28 mars 1793 : «les émi-
grés sont bannis à perpétuité du territoire français, ils sont morts civilement;
leurs biens sont acquis à la République », et de la loi du 17 septembre 1793 :
a les dispositions des décrets relatifs aux émigrés sont en tout point applica-
bles aux déportés ».
Arrivons aux divers ordres d'administration. La loi du 16 fructidor an III
(2 septembre 1795) consacra un principe important en défendant « aux tribu-
naux de connaître des actes d'administration de quelque espèce qu'ils soient ».
Un code administratif avait été projeté; la première partie qui était en réalité
surtout un code électoral, fut déposée le 22 brumaire an VII (12 novembre 179S),
mais non votée. La loi du 10 vendémiaire an IV (2 octobre 1795) rendit les
communes responsables des actes délictueux commis sur leur territoire « par
des attroupements ou rassemblements » ; elle n'a été remplacée à cet égard
que par la loi municipale du 5 avril 1884.
. J'aurai à rappeler plus loin (§ 5), à propos du nouveau système métrique,
la loi du 18 germinal an III (7 avril 1795) ; l'art. 17 de cette loi décidait qu'il
y aurait « dans chaque district des vérificateurs chargés de l'apposition du
poinçon » destiné à garantir l'exactitude des mesures. La loi du i" vendé-
miaire an IV (23 septembre 1795) disait, sur le même sujet (art. 13) : « Il y
aura dans les principales communes de la République des vérificateurs char-
gés d'apposer sur les nouvelles mesu res le poinçon de la République et leu"
marque particulière. Le pouvoir exécutif déterminera, d'après les localités et
les besoins du service, le nombre des vérificateurs, leurs fonctions et leur
salaire : ces vérificateurs seront nommés par les administrations de dépar-
tement ».
HISTOIRE SOCIALISTE 101
En matière d'assistance, au provisoire du décret de la Convention du
28 mars 1793 établissant à Paris une « commission centrale de bienfaisance»
élue à raison d'un membre par section et chargée de répartir les secours
entre les 48 sections en proportion des infirmes et des nécessileux de cha-
cune, avait succédé le provisoire de l'arrêté du Directoire du 16 floréal an IV
(5 mai 1796) établissant dans le canton de Paris un bureau général de bienfai-
sance au-dessous duquel, pour la répartition des secours à domicile, fonc-
tionnait dans chacun des 48 quartiers un comité particulier de bienfaisance
dont les membres étaient nommés par le ministre de l'Intérieur. Enfin la loi
du 7 frimaire an V (27 novembre 1796) institua les « bureaux de bienfai-
sance » composés chacun de cinq membres élus, dans les communes où il y
avait plusieurs municipalités, par le bureau central, dans les autres par l'ad-
ministration municipale, qui pouvaient, à leur gré, en former un ou plusieurs
dans la même commune. La même loi attribua à ces bureaux le montant du
droit des pauvres — « un décime par franc en sus du prix de chaque billet
d'entrée» — dont la perception était par elle rétablie pour tous les spectacles.
Cette taxe produisit dans le département de la Seine, pendant l'an VI (1797-
1798) : 367345 fr. 26 (recueil d'Aulard, t. V, p. 112).
Il y eut, de la part de certains de ces comités de bienfaisance, création
de « soupes populaires » comme on dirait aujourd'hui. On lit, en effet, dans
le tableau de la situation du département de la Seine pendant vendémiaire
an VII (septembre-octobre 1798) : « Quelques comités ont établi des marmites,
mais l'utilité de ces établissements n'est pas généralement reconnue. Ils
passent môme pour abusifs dans l'esprit d'un grand nombre de comités de
bienfaisance. En effet, leur direction est donnée à des sœurs du pot qui com-
mencent par prélever leur portion sur la portion des pauvres, et qui, étran-
gères à toute idée libérale, font de la distrib ulion des secours une affaire de
parti et favorisent la protégée de M. l'abbé un telaax dépens de l'infortunée
qui refuse de couber sa tête sous le joug sacerdotal » {Idem, t.V, p. 173). Les
mœurs religieuses n'ont pas changé : aujourd'hui comme alors la charité est
surtout un moyen de domination cléricale.
Dans le même recueil (t. V, p. 162), et également au début de l'an VII,
nous voyons incidemment mentionner une « société de secours mutuels ».
D'après le premier rapport de la commission supérieure des sociétés de
secours mutuels, qui constitue la première en quête à cet égard, ces sociétés
étaient, en 1799, au nombre de 45, dont 16 à Paris, sur lesquelles 5 avaient
été fondées depuis la fin de 1794 (rapport de M. Ercerat, lu, le 11 juillet 1833,
à l'assemblée de la « Société philanthropique » de Paris). Voici, enDn, un cas
où, si nous ne trouvons pas le nom, nous avons la chose ou l'intention de la
chose pour les veuves et les orphelins. Le rapport du 15 floréal an VII (4 mai
1790) dit {Idem, t. V, p. 500) : « Le Bureau central a été prévenu par l'admi-
nistration municipale du IP arrondissement qu'elle avait donné acte à plu-
162 HISTOIRE SOCIALISTE
sieurs artistes du Gonservatoire de. m usique, des Ihéâlres de la R publique et
des Arts, de l'Opéra-Comique et de Feydeau de leurs déclarations, qu'ils s'a?-
sembleraient au foyer du théâtre de la République pour y organiser l'établis-
sement d'une société philanthropique, dans le but de soulager les veuves des
artistes sociétaires et de pourvoir à l'éducation des enfants au cas de décès
des pères et mères ».
Le prêt sur gages s'exerçait alors librement, mais des abus scandaleux
firent désirer une réorganisation du Mont-de-piélé. Chargée de présenter un
plan à ce sujet, la commission des hospices de Paris arrêta, le 8 ventôse an V
(26 février 1797), un projet en vertu duquel, avec l'adjonction d'actionnaires,
elle administrerait directement cet établissement; le 3 prairial (22 mai), le
Directoire décida que le Mont- de-piété serait réorganisé, sous la surveillance
de l'administration, conformément à ce projet et à la loi du 17 thermidor
an III (4 août 1795) qui l'autorisait à prêter pour un mois à 5 0/0. L'établisse-
ment réorganisé commença ses opérations le 2 thermidor anV(20jiiilletl797);
le taux des prêts équivalut, jusqu'en l'an VIII, à 60 0/0 par an et le Mont-de-
piélé emprunta lui-même jusq u'à la même époque à iS 0/0 {Dicliottnairc uni-
versel de commerce, édité en 1805 par Buisson, t. Il, p. 8). La moitié des bé-
néfices devait revenir aux hospices.
Ceux-ci dont le passif avait élé déclaré dette nationale et l'actif incorporé
aux propriétés nationales par la loi du 23 messidor an II (11 juillet 1794) disant
que cet actif «c sera administré ou vendu conformément aux lois existantes
pour les domaines nationaux » , avaient vu surseoir à la vente de leurs biens
par la loi du 9 fructidor an III (26 août 1795). Lorsque la Convention avait
voté la loi du 23 messidor, elle cr oyait à l'exécution de son plan de « bien-
faisance nationale » du 22 floréal précédent (11 mai 1794) tendant à remplacer
l'aumône et les hôpitaux par l'organisation de retraites, comme on dirait au-
jourd'hui, pour les indrmes et les vieillards et de soins gratuits à domicile
pour les malades. La loi du 16 vendémiaire an V (7 octobre 1796) rapporta
définitivement la loi du 23 messidor an II en ce qui concernait les hospices
civils. Ceux-ci étaient placés sous la surveillance immédiate des administra-
tions municipales et sous la gestion d'une commission composée de cinq ci-
toyens choisis dans le canton par l'administration municipale quand il n'y
en avait qu'une par commune, par l'administration départementale dans
le cas contraire; cette commission chargée de gérer les biens, restitués en
nature ou en équivalent, de tous les hospices d'une commune, avait ^art. 3)
à nommer un seul receveur. L'intention du législateur était bien, dès lors,
de substituer, h l'ancienne autonomie d'établissements ayant chacun un patri-
moine propre plus ou moins important, ia solidarité de tous ces établisse-
ments et l'unité de leur patrimoine; c'est ce que déclara explicitement
le Directoire dans son arrêté du 23 brumaire an V (13 novembre 1796) : « Les
leveiius lies hôpitaux civils situés dans une même commune ou ^\m lui sont
HISTOIRE SOCIALISTE 1G3
pui-iiculièrement aireclés, seront, coufonnénient à la loi du 16 vendémiaire,
perçus par un seul et même receveur et indistinctement employés à la dé-
pense de ces établissements, de laquelle il sera néanmoins tenu des états
distincts et séparés ». Celte loi et cet arrêté sont encore aujourd'hui les bases
sur lesquelles est constituée la fortune de l'Assistance publique. La loi du
16 vendémiaire anV, en conservant les hospices « dans la jouissance de leurs
biens », leur avait conféré la personnalité civile ; ils n'en eurent pas moins
de graves difficultés pécuniaires à surmonter. Nous savons déjà qu'ils devaient
cependant toucher une part des bénéfices de l'octroi et du Mont-de-piété ;
diverses autres mesures furent votées pour remédier à leur situation. Ainsi,
furent attribués aux hospices, par la loi du 9 germinal an VI (29 mars 1798),
la presque totalité des amendes et saisies prononcées pour établissement de
loteries clandestines et, par la loi du 27 brumaire an VII (17 novembre 1798),
le produit net des bureaux de poids public. Malheureusement ces mesures ne
furent guère appliquées. Les médecins, les employés, n'étaient pas payés ; au
mois de floréal an VII (avril 1799), on devait leur traitement depuis plus de
vingt mois à ceux des hospices de Paris (F. Rocquain, Etat de La France
au i 8 brumaire, p. XXXVI). Toutefois, d'après un rapport du général Lacuée
[Idem, p. 237), les malades étaient bien plus mal avant 1789 qu'ils ne le furent
peu lant la Révolution; celle-ci, à la malpropreté très catholique des institu-
tions charitables de l'ancien régime , s'efforça, en effet, de substituer un ser-
vice public d'assistance plus soucieux des devoirs de solidarité sociale et d'hy-
giène. Une lettre reproduite par M. Babeau dans son recueil, La France et
Paris sous le Directoire (p. 117), prouve qu'en 1796 on s'occupait « minutieu-
.-ement» d'assainir les salles des hôpitaux, d'après «les procédés chimiques»
nous dit-on, de Fourcroy; nous savons, d'autre part, qu'en l'an II c'était un
procédé indiqué par Guyton de Morveau qu'on employait pour détruire les
« miasmes putrides » des hôpitaux {Cours imprimés par ordre du comité de
salut public pour servir à l'Ecole de Mars, chap. supplémentaire) : dans un
creuset de terre placé sur un réchaud, on mettait environ 275 grammes de
sel marin sur lequel on versait à peu près 125 grammes d'acide sulfurique
du commerce ; on obtenait ainsi des vapeurs d'acide chlorhydrique. L'ius-
Iruction sur les moyens de prévenir l'infection de l'air dans les hôpitaux et
de les purifier, rédigée en exécution du décret de la Convention du 14 plu-
viôse an II (2 février 1794), recommandait aussi les vapeurs du soufre en com-
bustion.
Il était dit à la tribune des Cinq-Cents, le 24 fructidor an VI (10 sep-
tembre 1798), qu'il y avait dans les hospices de France, non compris ceux des
départements de la Belgique, 161832 personnes en comptant 51042 enfants
abandonnés. Il y avait, en particulier, dans les 20 hospices de Paris, 3 800 ma-
lades, 10150 vieillards, 2500 orphelins, 7000 abandonnés, soit, en tout,
23 450 personnes. La loi du 27 frimaire an V (17 décembre 179G) avait décidé
164 HISTOIRE SOCIALISTE
que les enfanls abandonnés nouvellement nés seraient reçus graluilemenl
dans tous les hospices civils de la République ; pour ceux de ces hospices qui
n'auraient pas de fonds affectés à cet objet, les dépenses occasionnées par ces
enfants devaient être couvertes par le Trésor; la tutelle de ces enfants était
dévolue au président de l'administration municipale du lieu de l'hospice ; les
membres de cette administration formaient le conseil de tutelle. Cela devait
durer jusqu'à ^a loi du 15 pluviôse an XIII (4 février 1805) qui transféra cette
tutelle aux commissions administratives des hospices. Aux termes d'un arrêté
du Directoire du 30 ventôse an V (20 mars 1797) réglant les détails d'appli-
cation de la loi du 27 frimaire et dont plusieurs dispositions subsistent encore,
les enfants abandonnés n'étaient pas, sauf le cas de maladie, conservés dans
les hospices, ils y attendaient seulement leur placement, par les soins des
commissions administratives de ces hospices, chez des particuliers. Ces particu-
liers, il aurait fallu, conformément à l'arrêté du Directoire, les surveiller, il
aurait fallu leur payer le prix convenu. Or, en fait, nulle inspection, et les
familles auxquelles on les confiait, ne recevant pas l'indemnité promise,
finissaient par ramener les enfants aux hospices où très peu survivaient:
d'après Peuchet {Dictionnaire universel de la géographie commerçante, t. V,
p. 312), à l'hospice des enfants trouvés de Paris, en l'an VI, sur 3513 enfanls
entrés, 3029 moururent; en l'an VII, sur 3 777 entrés, 3 001 morts.
Cependant, les dépenses de la ville de Paris pour les hôpitaux, les hos-
pices et les secours à domicile, constituaient la plus forte partie de ses dé-
penses totales : 2 315925 fr. 37, en l'an VII, sur un ensemble, pour celte
même année, de 5 644 593 fr. 72 de dépenses acquittées. Venaient ensuite les
frais de police, 1 775 503 fr. 57 ; en revanche, il n'était consacré à l'instruction
publique que la somme ridicule de 11 298 fr. [Les Finances de la Ville de
Paris de i 798 à i 900, }^a.r Gaston Cadoux, p. 11). Les receltes de la Ville, en
l'an VII, provenaient surtout de l'octroi. Les biens communaux avaient été
absorbés par l'Etal et, quoique la loi du 11 frimaire an VII (1" décembre 1798)
qui, en réglementant les recettes et dépenses de l'Etat, des départements et
des communes, mettait au nombre des recettes communales le « produit des
biens communaux susceptibles de location », poussât par là les communes
à accroître leur domaine, celui de la ville de Paris ne se composait, à la lin
de notre période, que de la voirie de Montfaucon — occupant à peu près l'es-
pace compris actuellement entre la rue de Meaux, la rue Bouret, l'impasse
Montfaucon et le prolongement de la rue Armand-Carrel — dont la location
rapporta, en l'an VII, une soixantaine de mille francs (Cadoux, idetn, p. 8).
Avant la loi du 11 frimaire an VII qui devait pousser les communes à
accroître leur domaine, il y eut une loi pour les empêcher de l'amoindrir
trop facilement. Après avoir prescrit (art. 1") : « Il ne sera plus fait aucune
vente de biens de commune, quels qu'ils soient, ni en exécution de l'art. 2
de la section III de la loi du 10 juin 1793, et de l'art. 92 de la loi du 24 août
HISTOIRE SOCIALISTE
165
suivant, ni en vertu d'aucune autre loi», la loi du2 prairial an V (21 mai 1797)
ajoutait (art. 2) : « A l'avenir, les communes ne pourront faire aucune alié-
J B
nation ni aucun échange de leurs biens, sans une loi particulière ». Environ
un an avant cette loi, la loi du 21 prairial an IV (9 juin 1796) avait «"sursis
provisoirement à toutes actions et poursuites résultant de l'exécution de la
loi du 10 juin 1793 sur le partage des biens communaux » (art. 1"): à la suite
LIT. 41*. — HISTOIRE 30CIALI3TB . — THERMIDOa ET ûiaESTOIRK UT 414
im HISTOIRE SOCIALISTE
« de nombreuses réclamations ».. Gomme l'a constaté Jaurès {Hi&toire socia-
liste, L IV, p- 1576 à i582),les paysans pauvres elle parti avancé étaient par-
tisans du partage ; de même, ce n'est pas de leur côté que vinrent les récla-
mations ; on n'a, pour s'en convaincre, qu'à lire ce qui fut dit au Conseil des
Cinq-Cents le 26 fructidor an IV (12 septembre 1796).
Garran-Coulon exposa que les lois sur le partage des communaux « ont
servi de prétextes aux anarchistes pour dépouiller les propriétaires de leurs
plus anciennes possessions ; pour dépiécer les plus beaux domaines, au détri-
ment de l'agriculture; pour dévaster d'immenses pâturages, sans produire
les défrichements qu'on en attendait; pour occasionner enfin des procès inter-
minables dans une quantité de départements »... parce que beaucoup de com-
munes avaient « dû perdre les litres de leurs propriétés et de leurs droits. D'un
autre côté, les communaux, par leur état d'inculture, n'offrent le plus sou-
vent, pour supplément aux titres, que des preuves de possession très incer-
taines. Il n'est pas toujours facile de distinguer les faits de jouissance qui
peuvent y constater la possession des communautés, d'avec l'exercice de la
vaine pâture que nos lois ont, autorisée, dans presque toute la France, sur
les propriétés privées lors, du moins, qu'elles ne sont pas closes». Et Bergier
ajouta qu'il « regarde la loi -sur les biens communaux comme anarchique,
comme subversive du droit de propriété, comme un essai de loi agraire fait
par Robespierre pour démoraliser les non propriétaires et les armer contre
les propriétaires ».
L'approvisionnement des citoyens continua à être un service public au
début de noire période. Ce régime aurait dû cesser, en droit, à partir du
4 nivôse an III (24 décembre 1794), date de la loi qui abrogeait le maximum
et rendait sa liberté à la spéculation commerciale, ou, tout au moins, un mois
après, puisque rart..5 de cette loi permettait pendant ce délai aux districts de
requérir l'apport d'une quantité suffisante de grains sur les marchés pour
le cas oîi ceux-ci ne seraient pas approvisionnés normalement. Mais, en fait,
pour les grandes villes, il n'en fut rien et le gouvernement dut encore pen-
dant quelque temps se charger du soin de les alimenter. Il jugea, en effet,
qu'il serait imprudent au point de vue de sa sécurité, à un moment où les
grains atteignaient des prix excessifs, oîi les cultivateurs s'attachaient à ne
livrera la consommation que de faibles quantités afin de maintenir les hauts
prix, de cesser subitement toute distribution, de ne pas aider les grandes villes
à subvenir aux besoins de la partie de la population dénuée de ressources.
Le 17 nivôse an III (6 janvier 1795), la « commission de commerce et appro-
visionnements » fut supprimée, sur la proposition de Boissy d'Anglas, mais
remplacée par une « commission des approvisionnements » qui, divisée en
trois agences, avait à diriger tous les achats à faire pour le compte de la na-
tion ; nous avons vu (chap. vi et vn) comment elle s'acquitta de sa mission
de nourrir Ta classe ouvrière de Paris. Il y eut de telles fraudes que, le 15 fruo-
HISTOIRE SOCIALISTE 167
tidor au III (i""' septembre 1795), la Convention décrétait : « A compter de ce
jour, la commission des approvisionnements est supprimée. La seule agence
chargée de l'approvisionnement de Paris continuera provisoirement ses fonc-
tions sons la surveillance immédiate des comités de salut public et des
finances... Le service auquel était chargée de pourvoir la commission tant
aux armées que dans les départements et dans les ports de la République,
sera fait, sous les ordres et sous la surveillance des commissaires du mouvement
des armées de terre et de la marine,...parla voie des entreprises, des marchés
ou régies, ou par tel autre moyen qu'ils aviseront ».
En tout cas, l'intervenlioa de l'Etat en matière de subsistances alla en
se restreignant de plus en plus. Déjà la loi du 30 germinal an III (19 avrili795)
avait informé les communes qu'elles auraient à se pourvoir elles-mêmes des
sommes dont elles auraient besoin pour achat de subsistances. Bientôt le gou-
vernement se borna à les engager à appliquer la loi du 7 vendémiaire an IV
(29 septembre 1795) ; de sorte que, si les réquisitions directes de grains furent,
à dater du 1" vendémiaire an IV (23 septembre 1795), abolies par la loi du
2 thermidor an III (20 juillet 1795), une autre forme de réquisition resta en
vigueur. En efCet, celte loi du 7 vendémiaire an IV sur la police du commerce
des grains et l'approvisionnement des marchés et des armées, qui n'admettait
la vente et l'achat des grains et farines que dans les foires et marchés, excepté
pour l'approvisionnement des armées de terre et de mer, de la commune de
Paris, des manufactures, usines et ateliers employés pour la République, por-
tait (art. 10) : « Les municipalités et corps administratifs sont autorisés, cha-
cun dans son arrondissement, à requérir les fermiers, cultivateurs et proprié-
taires de grains et farines, de faire conduire dans les foires et marchés les
quantités nécessaires pour les tenir suffisamment approvisionnés ». Les muni-
cipalités qui fixaient les quantités à apporter, les lieux et époques où elles
seraient apportées, étaient tenues (art. 15) d'exercer ces réquisitions sous
peine de « responsabilité individuelle et collective ». Relativement aux res-
sources du pays en grains, voici une évaluation partielle de la récolte de
l'an IV (1796) qui se trouve aux Archives nationales (F" 1173). Les renseigne-
ments fournis se rapportent à 45 départements appartenant à peu près tous
au Midi et à l'Ouest : sur ce nombre, 13 seulement étaient considérés comme
ayant un excédent, 10 comme n'ayant ni excédent, ni déficit, et 22 comme
étant en déficit.
Malgré les nombreux décès d'enfants dans les hospices, malgré la guerre,
les statisticiens, de Peuchet, dans sa Statistique élémenta ire de la France
(1SÛ5), à M. E. Levasseur, dans son ouvrage La Population française, admet-
tent que la population augmenta. A Paris, en l'an IV (1795-1796), il y eut
18 722 naissances, 27891 décès, 6761 mariages, 1 213 divorces, 43 adoptioug
et, en fan V (1796-1797), il y eut 23558 naissances, 20 291 décès, 5 638 ma-
riages, 1043 (divorces, 38 adoptions [Moniteur, dti 22 nivôse an YI-11 jan-
168 HISTOIRE SOCIALISTE
vier 1798). On songea à diverses reprises dans la période qui nous occupe
(voir notamment dans le Moniteur du 2 vendémiaire an VII-23 septembre 1798
la circulaire du ministre de l'Intérieur du 15 fructidor an VI-1" septembre 1798)
à procéder à un recensement. Mais cette opération que la loi du 10 vendé-
miaire an IV (2 octobre 1795) sur l'organisation du ministère avait mise dans
les attributions de ce ministre, ne devait sérieusement avoir lieu qu'en 1801.
D'après le tableau admis le 5 pluviôse an V (24 janvier 1797), à propos des
élections législatives, il y aurait eu, pour le territoire de la France continen-
tale actuelle, 27 millions et demi d'habitants, chiffre peut-être un peu
exagéré.
Sur cette population, combien y avait -il de citoyens ayant le droit de
vote, en 1795, avant la Constitution de l'an III, et sous celte Constitution,
c'est-à-dire en régime de suffrage universel et en régime censitaire ? J'aurais
voulu répondre à cette question pour la France entière; je ne puis le faire
que pour le département de la Seine. C'est le suffrage universel qui a été
appelé à se prononcer sur la Constitution de l'an III et à nommer, en vendé-
miaire an IV (octobre 1795), les électeurs du second degré ; une pièce des
Archives nationales (C 482) mentionne le chiffre de ceux qui avaient le droit
de participer aux assemblées primaires des 48 sections de Paris et des 16 can-
tons de la banlieue, formant le départe ment de Paris que l'art. 3 de cette Cons-
titution débaptisait pour l'appeler département de la Seine. L'addition de ces
chiffres donne 169788 inscrits pour Paris et 20 138 pour la banlieue, soit en
tout, pour le département, 189216 inscrits correspondant à 898 électeurs du
second degré. Or, le même document dit ailleurs que ces derniers étaient
au nombre de 917, « lequel nombre de 917 a été reconnu ne pas excéder celui
d'un à raison de 200 » ; si on multiplie 917 par 200, on trouve 183400 au lieu
de 189216. Prenons le chiffre le plus faible et nous voyons qu'il y avait, en
régime de suffrage universel, 183400 électeurs inscrits dans le département
de la Seine dont la population totale, d'après le tableau de l'an V cité tout à
l'heure, montait à738522 habitants. Un second documentdes Archives, imprimé
celui-là (F'Mll Seine 1), nous indique le chiffre des électeurs « ayant droit de
voter » dans les assemblées primaires des 12 arrondissements de Paris et des
i6 cantons de la banlieue, pour l'élection, en l'an VII, dernière élection faite
sous le régime censitaire de la Constitution de l'an III, de 670 électeurs du
second degré dont 595 à Paris et 75 dans la banlieue. L'addition donne
121355 pour Paris et 15665 pour la banlieue, soit en tout 137020, ce qui
représente le chiffre de 183400 diminué d'un quart. D'autre part, ce chiffre
de 183400 est très approximativement le quart de la population totale du dé-
partement; en supposant que cette proportion ait été partout la môme, on
obtiendrait, pour le territoire de la_ France continentale actuelle, environ
6 millions et demi d'électeurs inscrits en régime de suffrage universel et à
peu près 5 millions sous l'empire de la Constitution de l'an III à ses débuts;
HISTOIRE SOCIALISTE 169
on sait (chap. x) qu'à partir de l'an XII (1803-1804) certaines restriclions nou-
velles seraient entrées en vigueur.
Le formalisme administratif qu'il ne faut pas confondre avec la correction
— on en eut la preuve dès le début — et la puissance des bureaux commen-
cèrenl à se développer dans cette période; ce fut l'œuvre, en grande partie,
des réactionnaires à qui on les livra et qui s'y fortifièrent. On y entra grâce
au favoritisme, on y resta grâce à la servilité envers les chefs directs ; la seule
qualité exigée fut une belle écriture, à la grande joie des « professeurs d'écri-
ture » qui ne devaient pas tarder à se multiplier (Edmond et Jules de Gon-
court, Histoire de la Société française sous le Directoire, édition de 1893,
p. 185, 186 et 188). « La bureaucratie, lit-on dans un rapport présenté par
Duplanlier aux Cinq-Cents, le 2 fructidor an VI (19 août 1798), est devenue,
pour ainsi dire, un pouvoir qui brave souvent l'autorité suprême du gouver-
nement, et dénature à son gré ses intentions et ses bonnes volontés ».
En matière de travaux publics, il y avait beaucoup à faire; mais on s'en
tenait aux bonnes intentions. « Il y a en France plus de six mille lieues de
poste (un peu plus de 23000 kilomètres), sans comprendre les routes sur les-
quelles les postes ne sont pas établies », disait Besson dans un rapport au
Conseil des Cinq-Cents le 27 fructidor an IV (13 septembre 1793). Les répara-
tions n'étant pas exécutées à temps, les dégâts s'ajoutaient aux dégâts, les
sommes nécessaires devenaient plus considérables et, par cela même, plus
difficiles à trouver. On avait beau retarder le payement des ingénieurs et des
employés, on manquait d'argent pour les plus urgents travaux d'entretien.
Les opérations de voirie entamées à Paris à notre époque, en dehors des
travaux déjà décidés et plus ou moins activement poursuivis, n'eurent pas
grande importance, et plusieurs des nouvelles rues furent ouvertes par des
spéculateurs après achat de biens nationaux. En suivant l'ordre des arron-
dissements actuels, nous trouvons [Nomenclature des voies publiques et pri-
vées de Paris, par Beck) dans le 2", en l'an III, la rue de Porl-Mahou et la
partie avoisinante de la rue de Hanovre, percées par Cheradame sur les ter-
rains de l'hôtel du maréchal de Richelieu ; en l'an V, la rue LuUi, par Cottin,
sur le terrain de l'ancien hôtel de Louvois, et le passage, puis rue des Co-
lonnes par Baudecourt; d'autre part, dans notre période, on inséra assez fré-
quemment, dans les actes de vente des biens nationaux parisiens, une clause
obligeant l'acquéreur soit à percer certaines rues, soit à livrer gratuitement
le terrain nécessaire à leur percement ; ce furent les décisions de la « com-
mission des artistes » qui déterminèrent alors les rues à ouvrir : l'art. 2 de
la loi du 4 avril 1793 sur la vente des grandes propriétés nationales portait
que « des experts » seraient chargés de lever les plans de ces propriétés et de
tracer les divisions les plus avantageuses ; dès le mois de juillet suivant, était
établie, pour remplir ce rôle d'experts à Paris, une commission d'artistes dont
aucun texte ne régla l'organisation ou les attributions ; elle prit d'elle-même
170 HISTOIRE SOCIALISTE
la forme qu'elle jugea convenable et se composa d»? onze membres à çiii
revint l'initiative des projets d'embellissement de Paris ; la loi du 19 veadé-
miaire an III (10 octobre 1794) ordonnant la reprise de la vente des biens
nationaux prescrivit, en effet, au bureau des domaines de Paris de ne « pro-
céder à la vente d'aucun immeuble qu« d'après ua avis de la commission des
artistes » (art. 2); sur un rapport de Ramel, ministre des Finances, le Direc-
toire supprima cette commission par arrêté du il germinal an V (31 mars 1797).
L'insertion dans les actes de vente de biens nationaux de la clause dont il a
été question plus haut fut {Nomenclature, de Beck; Recueil des clauses
connues sous le nom de « Réserves domaniales », et Archives de la Seine,
sommiers des ventes des biens nationaux) l'origine, en l'an VII, — vente,
le 14 vendémiaire an VI (5 octobre 1797), du couvent des Filles-Dieu — de
la rue du Caire. De même nous trouvons, dans le 4% en l'an V, — vente, le
8 prairial (27 mai 1797), du cloître des Blancs-Manteaux — la partie de la rue
des Guillemites entre la rue des Blancs-Manteaux et la rue des Francs-Bour-
geois; dans le 5", en l'an VI, la rue du Val-de-Glrâce — vente, le 8 thermidor
an V (26 juillet 1797), du couvent des Carmélites — et la rue des Ursulines —
ventes, les 9 et 11 ventôse an VI (27 février et 1" mars 1798), de lots dépen-
dant du couvent de ce nom ; dans le 6', en l'an VI, — ventes, les 13 ventôse
an V (3 mars 1797) et 1" brumaire an VI (22 octobre 1797), de lots du couvent
ries Grands-Angustins — la rue du Pont-de-Lodi et — ventes, le 21 thermidor
an V (8 août 1797), du couvent des Carmes déchaussés et, le 25 pluviôse an A'I
(13 février 1798), d'un lot dépendant du couvent des religieuses de Notre-
Dame-de-Gonsolation ou du Cherche-Midi — la partie de la rue d'Assas entre
la rue du Cherche-Midi et la rue de Vaugirard ; enfin, conformément à la loi
du 27 germinal an VI (16 avril 1798), la partie de la rue d'Assas, qui devait
s'appeler d'abord rue de l'Ouest, entre la rue de Vangirard et l'avenue de
l'Observatoire, ouverte sur l'enclos des Chartreux, puis l'avenue de l'Observa-
toire, entre l'Observatoire et la rue d'Assas ; dans le 8', en l'an III, la rue Mon-
t ligne; en l'an VII, la rue Marbeuf, sur l'emplacement d'un chemin déjà exis-
tant, la ruelle des Marais ; dans le 10", en l'an V, la rue de îa Fidélité — ventes
avec clause à cet égard, les 28, 29 vendémiaire, 27 brumaire et 4 frimaire
an V (19 et 20 octobre, 17 novembre et 24 novembre 1796), du couvent de la
Charité — et, en l'an VII, la rue Sibour, anciennement rue de la Fidélité, ou-
verte sur un terrain provenant de la fabrique Saint-Laurent.
Les cimetières parisiens constituaient des foyers d'^infection ; la plupart
étaient livrés à l'exploitation éhontée des entrepreneurs de sépulture. On se
préoccupa de modifier cette situation et fl fut nn instant question de substi-
tuer l'incinération des corps à leur inhumation : en l'an VU, un « rapport
officiel sur les sépultures publiques » d4>nt on trouve un extrait dans la Revue
rétrospective, de M. Paul Coltin (t. III, p. 87), proposait la construction à
Montmartre d'un four crématoire avec columbarium. C'est juste avant la fin
HISTOIRE SOCIALISTE (71
de notre période, vers le 14 brumaire ati VIII (5 novembre 1709), qu'oa décida
d'opérer à Paris le transport des morts à l'aide d'un corbillard attelé de deux
chevaux au lieu du transport à bras (recueil d'Aulard, t. V, p. 786).
En outre, à Paris, on se plaignait vivement, en l'an V (1707), de la mal-
propreté des rues [Idem, t. IV, p. 16), et, en l'an VII (1798), du numérotage
défectueux des maisons : les numéros ne se suivaient pas et le même numéro
était souvent répété plusieurs fois dans la même rue (/ctem, t. V, p. 132). Si
les ponts de Paris (recueil d'Aulard, t. \", p. 40) avaient des trottoirs au
moins en l'an II (1794), il n'en était pas de même des rues qui avaient encore
le ruisseau au milieu. Le changement apparut sous le Directoire ; nous lisons
dans une lettre du 18 novembre 1796 (Babeau, La France et Paris sous te
Directoire, p. 66) : « les rues n'ont pas de trottoirs ; ... cependant ...çà et là
on commence à en établir », et dans un Journal du 4 pluviôse an V (23 jan-
vier 1797) cité par Aulard [Paris pendant la réaction..., t. III, p. 710) : « il
s'est établi dans beaucoup de rues neuves de Paris des trottoirs de chaque
côté ».
Chaussées des villes, routes, chemins vicinaux, rivières, canaux, ports,
eu arrivèrent à être dans l'état le plus déplorable. Digues, écluses, ponts, pa-
rapets, étaientendonimagés(Piocquain, Etat de la France an iS drumaire,p.XLl
et siaiv.). La taxe d'entretien établie pour les routes par La loidu24 fructidor an V
(10 septembre 1797), produisit, en l'an VI (1797-1798), 3.317043 fr.et, enl'an VU
1 1798-1799), 14946914 fr. (Peuchet, Statistique élémentaire de laFrance, p. 465
61466) ; c'était peu, étant données les dépenses qu'entraîna sa perception : bar-
rières à établir, etc. Le comité des travaux publics, à la séance de la Convention
du 24 fructidor an 111(10 septembre 1795), puis, sous le Directoire, le minisire
de l'Intérieur, de qui dépendirent alors les travaux publics, notamment Fran-
çois (deNeufchâteau) dans la circulaire du 9 pluviôse an VII (28 janvier 1799),
avaient indiqué un ensemble de travaux destinés à développer les voies de
navigation; ces plans restèrent à l'état de projet. Le 21 vendémiaire an IH
12 octobre 1794), fut ordonnée la construction d'une forme de navire propre
à mettre Paris eu communication directe avec la mer ; l'expérience, d'après
un rapport fait à l'Institut, le 16 thermidor an IV (3 août 1796), et publié dans
le tome I" de ses Mémoires scientifiques, eut lieu en l'an IV et le lougre le
Saumon, parti du Havre le 3 prairial (22 mai 1706), fit la traversée du Havre
à Rouen en cinq jours, et de Rouen à Paris en onze jours — pendant cette
dernière il eut à passer sous onze ponts — avec une charge de 70 tonneaux
(valant G8 tonneaux et demi d'aujourd'hui), qui aurait pu être portée à 150,
et un tirant d'eau de 2 m. 11; il avait 24 m. 36 de long, 5 m. 85 de large et
2 m. 60 de profondeur.
Le tarif postal avait varié depuis deux ans tous les six mois, lorsque la
loi du 5 nivôse an V (SS décembre 1796) fixa le port d'une lettre ordinaire sans
enveloppe — le simple emploi de l'enveloppe dans les mêmes conditions de
172 HISTOIRE SOCIALISTE
poids augmentait le prix de 0 fr. 05 — pesaat moins de 15 gr. 3 (une demi-
once), à 0 fr. 10 dans l'intérieur dune ville, à 0 fr. 20 dans l'intérieur d'un
déparlement ; le prix, montant ensuite avec la distance, était de 0 fr. 30 jus-
qu'à 150 kilomètres et de 0 fr. 75 au delà de 900. La loi du 9 vendémiaire an VI
(30 septembre 1797) déjà mentionnée dans le paragraphe précédent, décida
(art. 64) que la poste aux lettres serait affermée. Le bail de la poste fut adjugé,
le 1" prairial suivant (20 mai 1798), à un nommé Anson ayant pour associés
Lanoue, Mahuet, Merlin (de Thionville) et Jean-Louis Monneron. L'entrée en
exercice eut lieu le l"' messidor an YI (19juin 1798j. D'après le bail, l'Etat
devait, par an, toucher 10 millions et, en revanche, relever le tarif ; mais ces
conditions ne furent remplies ni d'un côté, ni de l'autre. Il y avait à cette
époque, d'après V Almanach national, 9 bureaux de distribution à Paris, plus
le bureau central pour la poste restante et les lettres chargées, et 200 boîtes,
16 bureaux pour le département de la Seine et environ 1 400 pour le reste
de la France actuelle. On faisait six distributions quotidiennes à Paris,
Le service des télégraphes à signaux aériens qui, nous l'avons dit au
début du chapitre iv, commença à fonctionner en août 1794, fut d'abord rat-
taché au ministère de la Guerre ; le 11 ventôse an VI (1" mars 1798), on le
plaça dans les attributions du ministère de l'Intérieur. Il comprenait alors
la ligne de Paris à Lille, avec embranchement de Lille à Dunkerque, la ligne
de Paris à Strasbourg, la ligne de Paris à Brest, construite en sept mois sur
la demande du ministre de la Marine qui manifesta le désir de la conserver
sous son contrôle; elle comprenait 55 postes sur une longueur de 870 kilo-
mètres et avait un embranchement aboutissant à Saint- Malo. En l'an VII, le
Directoire ordonna la création d'une ligne du Midi par Dijon et Lyon. Dans
le mois de nivôse de cette dernière année (janvier 1799), Ghappe présenta un
mémoire tendant à la création de la télégraphie privée. Son projet n'eut pas
de suite (Belloc, La télégraphie historique, p. 109-110).
La loi du 19 brumaire an III (9 novembre 1794) a déterminé la façon de
procéder en matière de réquisitions de « toutes denrées, subsistances et autres
objets nécessaires aux besoins de la République » ; elle est encore en partie
en vigueur, mais un projet de loi déposé le 30 mars 1903 en comporte l'abro-
gation au point de vue des réquisitions militaires. La loi du 13 brumaire
an V (3 novembre 1796) a organisé les conseils de guerre permanents tels, à
peu de chose près, qu'ils fonctionnent encore, sans qu'il y ait lieu d'en éprou-
ver la moindre fierté, et celle du 18 vendémiaire an YI (9 octobre 1797) les
conseils permanents de revision pour les jugements des conseils de guerre.
La loi du 2 thermidor an II (20 juillet 1794) avait supprimé toute masse ou
accessoire de solde et substitué à ce système, pour certaines dépenses d'en-
tretien, la fourniture en nature ; il y eut" tendance, sous le Directoire, à rem-
placer celle-ci par des indemnités complémentaires de la solde. On trouvera,
pour la période du Directoire, dans les Etudes sur la campagne de i799.
HISTOIRE SOCIALISTE
173
signées M. et publiées par la Revue d'histoire rédigée à l'é(a(-major de l'ar-
mée, (les détails sur l'organisation des diverses armes (n» d'avril 1901, p, 736
à 756) et sur les diverses branches des services administratifs militaires (n° de
mni 1901, p. 1111 à 1134). Dans le premier de ces numéros (p. .756) l'auteur cons-
tate le triomphe sous la première République et la « justesse » de ce principe
démocratique que les fonctions publiques, y compris les fonctions militaires
et leurs signes, les grades, ne doivent être, sous aucun rapport, une propriété
particulière. La loi du 25 fructidor an V (11 septembre 1797) établit une nou-
velle organisation des conseils d'administration des corps de troupes, en
réduisant le nombre des soldats et en augmentant le nombre des officiers
dans ces conseils ; alors, en effet, que ceux-ci étaient composés, d'après la loi
UV. 415. — HISTOIRE SOCIALISTR. — TQEIIMIDOR ET DIRFXTOIRE. UV. 415,
174 HISTOIRE SOCIALISTE
du 19 ventôse an U (9 mars 1794;, de 4 officiers, 4 sous-officiers et 5 solJals,
ils le fuTeal, d'après la nouvelle loi, de 5 officiers, 1 sous-olficier el 1 soldat.
C'est dans la loi du 28germinalan VI (i7avril 1798) que se trouvent les bases
principales de l'org misation et des attributions de la gendarmerie actuelle.
C'est enfin une loi du 19 fructidor an VI (5 septembre 1798) qui a introduit
dans la législation française la conscription, dont elle faisait le mode prin-
cipal de recrutement : tous les jeunes geas de 20 à 25 ans accomplis poa-
vaient être appelés à servir et on prenait le nombre nécessaire en commençant
par les plus jeunes; c'était, à l'étal permanent, la réquisition à laquelle ou avait
eu surtout recours avant ceLle loLD'ai)rès l'art. 61, nul ne pouvait être officier,
s'il n'avait « servi trois ans en qualité de soldat ou soas-officier », sauf le cas
« d'action d'éclat sur le champ de bataille » et e-xce-pite le génie et rartlllerie
pour lesquels était prévue une réglementation spéciale. Cette loi portait
(art. 19) que les conscrits « ne peuvent pas se faire remplacer », mais une loi
du 28 germinal an VII (17 avril 1799) admit la possibilité du remplacement.
Dans la marine, par une loi du 2 brumaire an IV (24 octobre 1795), la
Convention donnait, pour les ports et arsenaux, la prépondérance au person-
nel administratif; des directeurs civils ^devaient avoir la haute main sur les
principaux services. L'inscription maritime qui assure, à l'aide des marins
professionnels, le service des navires de guerre, fut réglée par une loi du
3 brumaire an IV (25 octobre 1795) dont diverses dispositions ont subsisté
jusqu'à la loi du 24 décembre 1896. Une autre loi, également du 3 brumaire
an IV, avait posé certaines des conditions toujours eu vigueur pour l'admission
au commandement des bâtiments de commerce.
Au point de vue colonial, les mesures d'organisation adoptées dans notre
période n'eurent, par suite de l'état de guerre, qu'une importance théorique.
D'après la Constitution de l'an III, nos colonies étaient : Saint-Domingue, la
Guadeloupe et ses annexes (Marie-Galante, la Dôsirade, les Saintes, la partie
française de Saint-Martin et, il faut l'ajouter, Sainl-Barthélemy), la Marti-
nique, Sainte-Lucie, Tobago, la Guyane française; les Seychelles, des éta-
blissements à Madagascar, Rodrigue, lïle de France ou Maurice, la Réunion ;
Pondichéry, Chandernagor, Mahé, Karikal et autres établissements des Indes
orientales ; nous appartenaient aussi, quoique non mentionnés, certains éta-
blissements de la Sénégambie et les îles Saint-Pierre et Miquelon. La Consti-
tution portait (art. 6) : « Les colonies françaises sont parties intégrantes de
la République et sont soumises à la même loi constitutionnelle » ; l'art. 7 les
divisait eu départements ; mais l'art. 314 disant que «leurs rapports commer-
ciaux avec la métropole » seraient déterminés par le Corps législatif, compor-
taitSà cet égard la possibilité d'une exception au régime d'égalité. En défini-
tive, on restait fidèle à la thèse de l'assimilation sauf au point de vue
commercial : un décret du 26 pluviôse an III (14 février 1795) avait précé-
demment stipulé que les commissaires coloniaux « ne pourront s'écarter en
HISTOIRE SOGIALISTK llô
rien de? principes dont il résuit"; que les colonies font partie întégraTite d'e
la Réimblique française, une, indivisible et démocratique », seulement on
maintenait des droits spéciaux sur les denrées coloniales.
Quelques jours avant la fin des débats relatifs à la Constitution de l'an III,
la Convention, dans sa séance du 5 thermidor (23 juillet 1795), avait entendu
un rapport de Defermon parlant au nom du comité de salut public; il s'était
exprimé ainsi au sujet d'e Saint-Domingue, la colonie l'a plus en vue, à la fois
sous le rapport de l'imporBance et de Tai^itation (chap. rx etxix), oîi l'affran-
rhisseraent des nL'grres proclamé par lïi loi du 16 pluviôse an 1T(4 février 1794)
s'ét.iit heurté à la résistance non seulement des propriétaires blancs, mais
dés propriétaires mulâlres qui, s'ils voulaient être rais personnellement sur
un pied d'égalité complète avec les blancs, protestaient contre l'élévation d'es
nègres au même niveau' : « Sî on nous demande quel est l'esprit public dans
la colonie, nous répondrons : Ki où votre décret sur la liberté des noirs n'est
pas exécuté, la République est méconnue, l'Anglais ou l'Espagnol domine; et
les colons ont mieux aimé se jeter sous une tyrannie étrangère, que de renon-
cer à posséder des esclaves... Qu'on ne pnrle plus de la nécessité de l'esclavage
pour la culture. Plusieurs habitarions ont continué ou repris \vtits travaux
sous la loi de la liberté, sans autre diïïérence que dans le partage d'es pro-
duits, auxquels lès cultivateurs sont appelés pour un quart, taudis qu'au-
paravant leur maître ne leur tenait aucun compte de leurs sueurs. »
A la suite de ce rapport, la Convention s'était, dans la même séance, pro-
noncée pour le maintien provisoire du gouvernement militaire à Saint-Domin-
gue, avait interdit « toute assemblée coloniale » jusqu'à ce qu'il en eût été
autrement ordonné par la Constitution, et avait décidé que les règlements
faits par le gouverneur seraient provisoirement exécutés, mais adressés le plus
tôt possible à l'a commission de la marine pour que là Convention statuât dé-
finitivement. C'était là le refus de l'autonomie administrative chère alors aux
colons contre-révolutionnaires qui — ce fut dit à la Convention le 16 pluviôse
an 11(4 février 1794)— préconisaient «un gouvernement particulier à chaque
département, c'est-à-dire le régime intérieur ou petit corps législatif; régime
tant désiré, tant sollicité par les colons, parce que c'est une indépendance de
ftrit ».
Par la loi du 5 pluviôse an IV (25 janvier 179(5), le Directoire fut autorisé
à envoyer des agents dans les colonies, et cinq notamment à Saint-Domingue,
pour les faire jouir « des bienfaits de la Constitution républicaine ». Cette loi
fut attaquée par les réacteurs que les élections de l'an V envoyèrent siéger au
Corps législatif (chap. xv) et la loi du 23 prairial an V (11 juin 1797) rapporta
ses dispositions relatives à Saint-Domingue. Dans la discussion qui précéda
ce vote, le vendémiairiste Vaublanc (voir début du chapitre xv) avait, dans
la séance des Cinq-Cents du 10 prairial (29 mai 1797), justifié les colons, leur
opposition à l'émancipation des noirs proclamée par la métropole et leur « dé-
176 HISTOIRE SOCIALISTE
sir de se régir intérieureraenl »; dans la séance du surlendemain (31 mai),
Villaret-Joyeuse avait défendu la théorie coloniale de l'ancien régime : « Les
colonies, avait-il dit, sont dans noire politique moderne des manuraclures
exploitées au profit de la métropole; elles exigeront sans doute encore long-
temps un régime particulier pour leurs ateliers ». Au contraire, du côté des
républicains gouvernementaux, on élait hostile à toute décentralisation, on
prévoyait le rattachement des colonies à la métropole, leur assimilation pour
l'avenir, et leur soumission aux agents du gouvernement central pour le pré-
sent. Après la loi du 23 prairial, le Directoifè réclama l'autorisation d'envoyer
des agents à Saint-Domingue et, finalement, il obtint gain de cause; la loi du
7 messidor an V (25 juin 1797) l'autorisa à yen envoyer trois au plus. Il faut,
avait dit Thibaudeau aux Cinq-Cents le 2 messidor ('20. juin), « prendre des
moyens qui nous mènent graduellement à l'exécution de la Constitution, je
ne les vois que dans un envoi d'agents chargés de préparer ces moyens d'exé-
cution ».
La loi la plus importante au point de vue colonial dans notre période fut
celle du 12 nivôse an VI (i" janvier 1798). Cette loi maintint au Directoire le
droit d'envoyer aux colonies des agents chargés « de mettre successive-
ment en activité toutes les parties de la Constitution ». L'art. 15 : « Les
individus noirs ou de couleur enlevés à leur patrie et transportés dans les
colonies, ne sont point réputés étrangers, ils jouissent des mêmes^droits qu'un
individu né sur le territoire français, s'ils sont attachés à la culture, s'ils ser-
vent dans les armées, s'ils exercent une profession ou métier », l'art. 18;
« Tout individu noir né en Afrique ou dans les colonies étrangères, transféré
dans les îles françaises, sera libre dès qu'il aura mis le pied sur le territoire
de la Répub ique », et l'art. 31 abrogeant les dispositions de l'ancien régime,
notamment l'édit « qui ordonne que les non catholiques seront exclus des
colonies », confirmaient la loi du 16 pluviôse an II, faisant, au même titre, des
noirs ou des mulâtres les égaux des blancs. Par l'art. 28 : « Les lois rendues,
soit dans la partie de l'administration civile, militaire, soit dans l'ordre judi-
ciaire, pour les départements continentaux, sont applicables aux colonies »,.
par les art. 36 à 38 visant les contributions directes et indirectes, les droits
d'enregistrement et de timbre et les patentes, et par l'art. 85 concernant l'ins-
truction publique, c'était le régime de l'assimilation des colonies et de la mé-
tropole qui triomphait. Une exception, celle dont il a été déjà parlé et qui
subsiste toujours, était faite sous le rapport commercial : assimiler les colo-
nies à la métropole et imposer des droits de douane aux produits nationaux
provenant des colonies, c'est perpétuer les douanes intérieures au détriment
de celles-ci. L'art. 40 disait : « Les droits sur les marchandises apportées
d'Europe et sur celles introduites par des bâtiments neutres continueront
d'être perçus comme par le passé; il ne sera pareillement rien innové aux
droits imposés sur la sortie des denrées coloniales à leur chargement pour la
HISTOIRE SOCIALISTE 177
France »; et les lois réglant le commerce des colonies étaient maintenues (art.
45) « jusqu'à ce que le Corps législatif ait prononcé dérmitivemenl sur les
objets contenus en l'art. 314 de la Constitution » résumé plus haut. Tout ce
qu'il y eut, ce fut la levée de la prohibition sur les sucres raffinés et la réduc-
tion de certains droits tels que ceux sur les sucres bruts et sur les cafés, par
la loi du 9 floréal an VII (28 avril 1799).
§ 3. Cultes.
Nous avons vu (chap. v et vi) que la liberté des cultes avait été recon-
nue par la loi du 3 ventôse an III (21 février 1795), qui faisait de leur prati-
que une affaire privée; déjà cinq mois avant, la loi du 2° jour sans-culoltide
de l'an II (18 septembre 1794), en déclarant que l'Etat ne payerait plus « les
frais ni les silaires d'aucun culte », avait en fait inauguré le régime de la
séparation des Eglises et de l'Etat et, trois mois après, la loi du 11 prairial (30
mai 1795) permettait aux comnaunes, qui en gardaient la possession avec le
droit de les utiliser pour certaines cérémonies civiles, délivrera l'exercice des
cultes les églises non aliénées (chap. vi): le même édiQce put, d'ailleurs, servir
et servit effectivement à plusieurs cultes à la fois, dans les localités où il yen
avait plus d'un. Seulement, alors que les (irêtres qui offlciaient dans des bâti-
ments privés n'étaient pas astreints à celte obligation, ceux qui pratiquaient
dans les édifices concédés devaient préalablement se faire décerner par la mu-
nicipalité acte de leur « soumission aux lois de la République ».
Depuis la Constitution civile du clergé, on distinguait les prêtres en cons-
titutionnels, assermentés ou jureurs, et en réfractaires ou insermentés; les
premiers avaient donné à la Constitution civile une adhésion que les seconds
avaient refusée. Après la loi du 3 ventôse (21 février), des réfractaires qui
s'étaient soustraits à l'application des lois révolutionnaires du 26 août 1792 et
du 23 avril 1793, reparurent publiquement et une nouvelle scission commença
dans le clergé catholique français : les réfractaires, jusque-là opposés en bloc
aux constitutionnels, se divisèrent en soumissionnaires et insoumissionnaires,
les premiers acceptant l'acte de « soumission aux lois » exigé parla loi du 11
prairial (30 mai), les seconds se refusant à cet acte. Ceux-ci, pour la plupart
émigrés, restèrent à l'étranger; leur thèse était qu'en ne se soumettant pas,
en s'interdisant ainsi l'exercice du culte, les prêtres rendraient cet exercice
impossible et aboutiraient, par l'exaspération de la population qui, à leur avis,
de\ait en être la conséquence, au renversement de la République et à la res-
tauration de la monarchie. Les autres, au contraire, craignaient que, par cette
intransigeance, la masse ne leur échappât au profit des anciens constitution-
nels, c'est-à-dire des prêtres partisans du régime républicain, et ils jugeaient
préférable de se soumettre en apparence aux injonctions légales, afin de pou-
voir exercer leur ministère, ce qui était à leurs yeux la condition essentiell''
178 HISTOIRE SOCIALISTE
d'une influence sérieuse. Cette division, loin de s'altéauer, devait aller en
s'accentuant; les insoumissionnaires en arrivèrent à Lraiter les soumission-
naires aussi mal que les anciens constitutionnels et, seules, les rigueurs du
Direeloire purent ks amener parfois à mettre une sourdine à leurs violentes
attaques.. « ManifesLement, a écrit l'abbé Sicard [L'ancien clergé de France,
t. III, les Evêques pendant la Révolution], la majorité des évoques émigrés
se refuse à toute concession politique. Dans les loisirs et les méditations de
l'exil, ils se demandent comment l'Eglise et l'Etat en France peuvent repren-
dre leurs destinées, et ils concluent invariablement qu'il faut les replacer
l'un et l'autre sous l'égide de la monarchie (p. 326) ...Ces théologiens de
l'exil ne manquent pas de raisons pour établir qu'il faut rester en état de
guerre, que prêter les seiments de liberté et d'égalité, de soumission aux
lois de la République et à la souveraineté du peuple, c'est trahir à la fois
Dieu et le roi. Un mot nouveau, celui de soumissionnaire, désigne les
partisans de la conciliation. Les irréconciliables ne le prononcent pas sans
quelque mépris. A leurs yeux, les soumissionnaires ont un faux air de
constitutionnels » (p. 327). A la tête des soumissionnaires étaient Emery,
supérieur général de Saint-Sulpice, et de Bausset, évêque d'Alais.
Il ne faut pas oublier que, tandis que les anciens constitutionnels étaient
républicains, soumissionnaires et insoumissionnaires étaient tous royalistes ;
les deux groupes des anciens réfraclaires différèrent entre eux non par les
principes (on ea trouve la preuve notamment dans l'organe des soumission-
naires, les Annales catholiques, t. III, p. 572 et 573), mais simplerbent par la
lactique : comme on l'observe souvent en politique, les haines sont d'autant
plus vives que les divergences théoriques sont moins profondes. Le pape et
les jésuites semblèrent donner raison aux soumissionnaires [Ibidem, t. IV,
p. 87). En tout cas, ceuix-ci, selon la règle du parli prêtre, s'étaient empressés
et devaient continuer de faire de la politique sous le couvert de la religion;
j'ai eu l'occasion (chap. vm) de mentionner ce que disait l'agent anglais et
royaliste Wickham à leur sujet; voici ce qu'écrivait, le 16 pluviôse an VII
(4 février 1799), le commissaire du Directoire près de l'administration
municipale d'Aix (Bouches-du-Rhône) : « Des cinq temples consacrés en
cettie commune au culte catholique, un seul, celui dit Saint-Sauveur, est
desservi par des ministres attachés à la République et, malheureusement,
c'est le moins fréquenté; encore ne l'est-il que par une petite portion de la
classe des citoyens les moins influents. Tout ce qui afflue dans les autres
paraît bien opposé à la République. Je pourrais même dire qu'elle la déteste
cordialement » (revue La Révolution française, t. XLI, p. 214).
En présence des excitations cléricales et des manœuvres royalistes, la ma-
jorité thermidorienne elle-même, pourtant si modérée, avait assez vite
dû inlervenir. La loi du 20 fructidor an III (6 septembre 1795), tout
en posant le principe — dont la loi du 22 (S septembre) fut la mise
HISTOIRE SOCIALISTE 17Ç»
à exéculioQ — que les Mens confisqués des prêtres déportés seraient
rendus à leurs familles, bannit à perpétuité les prêtres condamnés à
la dépoi'tatioa et rentrés, et interdit l'exercice du culte dans un lieu
quelcon i^e, public ou privé, aux ecclésiastiques qui n'avaient pas accompli
ou avaient rétracté plus «u moins l'acte de soumission mentiionné dans
la loi du 11 prairial. Quelques jours après, par la loi du 7 vendémiaire
an IV (29 septembre) sur la police des cultes, furent complétées et codiflées les
mesures qui les concernaient. Cette loi, conforme à la Constitution de l'an III,
punissant ceux qui troublaient les cérémonies ou outrageaient les ministres
des cultes, défendait aux communes de les subventionner, prohibait toute
manifestation religieuse extérieure et exigeait de tout prêtre la signature de
la déclaration suivante : «Je reconnais que l'universalité des citoyens français
est le souverain et je promets soumission et obéissance aux lois de la Répu-
blique ». En somme, les prêtres pouvaient librement exercer leur religion, à
la condition de s'en tenir à elle et de ne pas violer la liberté des autres, ce qui
a toujours été pour nos clé.icaux une des formes du martyre. L'insurrection
du 13 vendémiaire fut la cause d'une plus grajnde rigueur contre les prêtres
factieux et j'ai déjà indiqué, à la fin du chapitre x, qu'une loi du 3 brumaire
an IV (25 octobre 1795) ordonna la stricte application des lois de 1792 et de
1793 qui les visaient.
Les sévérités motivées par l'insurrection de Vendémiaire durèrent peu et,
au début de 1796, le Directoire était plutôt indulgent à l'égard du clergé qui
aussitôt en abusa. En l'^n IV (1796), dans la Haut^-Garonne, un prêtre dit
qu'il faut « restituer les biens nationaux acquis <> {Ibidem, t. XLI, pjge 225
note). Le rapport de police du 6 ventôse an IV (25 février 1796) porte : « Des
prêtres se permettent de courir dans les maisons oii il y a des malades et
veulent les forcer de se confesser, entre autres le curé de l'église Médard, et
ils vont jusqu'à maltraiter les malades qui refusent de les écouter. Les sœurs
hospitalières refusent leur secours à ceux qui, suivant elles, ne croient pas en
Dieu ou ne veulent pas se conifesser » (recueil souvent cité de M. Aulard, Pa-
ris pendant la réacti&n thermidorienne et sous le Directoire, t. III, p. 9). Déjà
le rapport du 29 frimaire an IV (20 décembre 1795) avait signalé ce système
d'intolérance : « Les ci-devant sœurs grises, rue du Pot-de-Fer, faubourg
Germain, s'étudient à inspirer aux enfants qu'elles élèvent, la plus grande
aversion pour le Corps législatif et le Directoire. Sitôt qu'un enfant se permet
d'en parler en bien, il est congédié sans misêricode » {Idem, t. II, p. 542).
Ceci tend en même temps à prouver que la comédie de sécularisation que
noue voyons jouer, n'est pas chose nouvelle; « les ci-devant sœurs grises »
avaient simplement la'icisé leurs frusques et usé .de cette liberté, si chère à
certains, de narguer la loi. Ce n'a certainemenl pas été là un fait isolé. Comm?
l'a écrit M. Debidour dans son Histoire des rapports de l' Eglise et de l'Etat
tn France, {^. 154): L'Eglise « n^usa de la liberté que pour mener une guerre
180 HISTOIRE SOCIALISTE
à mort contre le gouvernement établi et se servit pour cela sans scrupule des
moyens les plus condamnables ».
En cette conjoncture le Directoire voulut recourir à la répression. Que celle-
ci soit parfois indispensable, ce n'est pas douteux; mais c'est une maladresse
de s'en tenir à elle. Il est des réformes qui portent plus loin, atteignant la
source du mal que la répression laisse subsister. D'autre part, lorsque, recu-
lant par ignorance, faiblesse ou obstination devant les féformes qui, seules,
seraient vraiment efficaces, on compte exclusivement sur la répression pour
remédier à une situation difficile, il arrive fréquemment d'aboutir, bon gré
mal gré, à la constatalion de son insuffisance et, par un entraînement natu-
rel, à son extension croissante. Or, s'il est des cas où la répression peut et doit
être sévère, elle ne doit jamais, dans l'intérêt même de la cause qu'elle sert à
défendre, tourner à la persécution. Le Directoire, il est vrai, eut à lutter con-
tre le mauvais vouloir des Conseils, la plupart des modérés, selon une
tactique toujours clière à leur parti, s'efforçant de se concilier les bonnes
grâces du clergé. Royer-Collard soutint, le 26 messidor an V(i4 juillet 1797),
que le gouvernement devait contracter avec la religion catholique « une
alliance fondée sur l'intérêt d'un appui réciproque », et qu'il n'y avait pas
à craindre que cette religion « abuse de la liberté pour aspirer à la tyrannie » ;
en vertu de la thèse que le péril n'est pas à droite, mais à gauche, les mo-
dérés d'alors comme ceux d'aujourd'hui, travaillèrent à affaiblir la Repu-
blique et à fortifier ses adversaires. Par la loi du 7 fructidor an V (24 août
1797) furent rapportées — elles devaient douze jours après reparaître sous
une forme aggravée — les lois édictant la peine de la déportation ou de la
réclusion contre les prêlres réfractaires (début du chap. xvn). En fait, les
lois de. 1792 et de 1793 dont le Directoire avait prescrit l'application aux
tribunaux, étaient restées lettre morte. C'est ce que Briot constatait en ces
termes à la séance du Conseil des Cinq-Cents du 21 brumaire an VII (11 no-
vembre 1798) : « Dans la presque totalité des tribunaux, il n'a pas été
possible, depuis le 3 brumaire (an IV) jusqu'au 19 fructidor (an V),
d'obtenir la condamnation d'un prêtre déporté, ni même d'un émigré ».
Il y eut une tentative pour supprimer la nécessité de la déclaration
imposée aux ministres des cultes. Dans la séance du 27 messidor an V
(15 juillet 1797) du Conseil des Cinq-Cents, on discuta la question ainsi
posée : « Exigera-t-on une déclaration des ministres des cultes ? » Dans ce
Conseil où les modérés unis aux prétendus constitutionnels, aux soi-disant
ralliés, étaient moins assurés de la majorité qu'au Conseil des Anciens, même
avec l'appui de cette partie flottante qui, dans toutes les assemblées, se
préoccupe surtout d'être avec les plus forts, il se trouva au moins un de ces
avancés, dont l'espèce n'est malheureusement pas perdue, pour aboutir, avec
l'ostentation des principes, à faire le jeu de la réaction.
P. J. Audouin, journaliste qu'il ne faut pas confondre avec le gendre de
HISTOIRE SOCIALISTE
181
Pache, et jacobin, parla en faveur de la suppression de la déclaration.
« Comment, dit-il, peut-on voter des mesures particulières à une classe
d'hommes dont la dénomination n'est indiquée nulle part... Je pose pour
principe que notre législation doit ignorer, comme l'acte constitutionnel.
s'il est des hommes qui portent le nom de miiiistres des cultes. Exiger une
déclaration particulière de leur part, c'est les retirer du milieu de la foule, c'est
les revêtir d'une sorte de caractère, c'est préparer au sacerdoce les moyens
de se donner une existence civile, de se mettre au niveau des autorités et
bientôt au-dessus d'elles... Un ministre du culte, quand il devient perturba-
teur, n'est point aux yeux de la loi un ministre du culte, c'est un perlur-
LIV. 416. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIV . 416.
182 HISTOIRE SOCIALISTE
bateur... Sa punition ne fixe pas plus l'attention publique que le châtiment
infligé à un individu quelconque. Pourquoi ? Parce que votre législation ne
l'a pas distingué... »
C'est la théorie du droit commun. Gomme elle a gardé des partisans
aussi bien inspiré? qu'Âudonin, et sans examiner l'efflcacité intrinsèque de la
déclaration à propos de laquelle elle fut exposée par celui-ci, il ne sera peut-
être pas inutile de montrer ce qu'il y a de factice dans cette théorie. Le droit
commun, en effet, sous peine d'illogisme, ne peut être invoqué que lorsqu'il
y a à régler des situations communes ; à des situations spéciales, il faut tout
naturellement des solutions spéciales. Peut-on soutenir qu'il y a communauté
de situation entre l'Eglise catholique qui a dominé l'Etat, qui n'agit qu'en
vue de cette domination, qui, matériellement et moralement, possède les
plus puissants moyens d'agir, et une autre collectivité quelconque, une
autre association quelconque? Peut-on soutenir que cette Eglise et ses
annexes régulières ou séculières ne se trouvent pas chez nous dans une situa-
tion spéciale, dans une situation telle qu'elle n'a pas d'équivalent ? Or tout
le problème est là. Si on n'ose pas répondre affirmativement à ces questions,
le plus sévère appel au droit commun et le i lus flamboyant étalage de prin-
cipes ne constituent que des duperies.
Le Conseil des Ginq-Cènls ^yant, le jour même, voté par assis et levé
sur la suppression de la déclaration, le président, le réacteur Henry Lari-
vière, prononça qu'elle était adoptée. Sur de vives et nombreuses réclama-
tions, nouvelle épreuve, même résultat d'après le président, et nouvelles
protestations. Le président ne tint pas compte d'une demande de vote par
appel nominal et leva la séance. Le lendemain (16 juillet), Lamarque réclama
énergiquement l'appel nominal et, aune très forte majorité, le Conseil décida
d'y procéder : sur 414 votants, 210 se prononcèrent pour le maintien de la
déclaration et 204 contre ; c'était un petit échec pour les modérés et leurs
amis plus ou moijs avoués, les cléricaux.
Après le coup d'État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) accompli,
contre ralliés et royalistes coalisés, par la majorité du Directoire, celui-ci
dont les lonctionnaires avaient jusque-là mal secondé la rigueur en revint,
et moins platoniquement, à la politique de répression, de persécution. En
vertu de la loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797), tous les prêtres
durent « prêter le serment de haine à la royauté et à l'anarchie, d'attache-
ment et de fidélité à la République et à la Constitution de l'an III » (chap. xvn) ;
cette déclaration était plus catégorique que la précédente, et le Directoire
acquérait, en outre, la faculté de déporter « les prêtres qui troubleraient
dans l'intérieur la tranquillité publique » (art. 24), sous la seule réserve
d'opérer par « arrêtés individuels ». Le nombre des soumissionnaires fut,
cette fois, beaucoup moins grand que sous le régime précédent et la résistance
du clergé aux lois fut plus ouverte."
HISTOIRE SOCIALISTE 183
On sait que le calendrier républicain avait divisé le mois de trente
jours en trois périodes de dix jours dont le dernier, nommé décadi, rempla-
çait le dimanche, comme la décade remplaçait la semaine. La loi du 7 ven-
démiaire an IV (29 septembre 1795) interdisait sagement de contraindre à
observer ou à ne pas observer « tel ou tel jour de repos ». Le Directoire, par
une circulaire du ministre de l'Intérieur, commença, le 29 brumaire an Yl
(19 novembre 1797), à engager les fonctionnaires à observer le décadi, et les
ministres du culte à fixer au décadi les offices du dimanche. Ces exhortations
naïves furent suivies d'injonctions ridicules : l'arrêté du 14 germinal an VI
(3 avril 1798) prohiba le dimanche et imposa d'une façon générale la célébra-
lion du décadi; la loi du 17 thermidor an VI (4 août 1798) ordonna la fermeture
des magasins et boutiques, le décadi, sauf pour les « ventes ordinaires
de comestibles et objets de pharmacie»; celle du 13 fructidor an Vi(30 août 1798)
prescrivit une fêle pour chaque décadi, et décida que le décadi serait le seul
jour où les mariages pussent être célébrés, celle du 23 de ce même mois (9 sep-
tembre 1798), conlirmant les décisions de l'arrêté du 14 germinal précédent
défendit d'employer ou de rappeler l'ancien calendrier « dans tous les actes
ou conventions, soit publics, soit privés,... ouvrages périodiques, afiiches ou
écrileaux ». Ce furent des vexations sans Un allant jusqu'aux visites domi-
ciliaires.
On aurait voulu pousser au renversement du régime établi, qu'on ne s'y
serait pas pris différemment. Sur la valeur des prêtres dont ces persécutions
imbéciles servaient la cause, nousavons, pour le département duNord qui n'était
nullement signalé comme une exception, le témoignage de Fourcroy écrivant
dans son rapport (Rocquain, Etat de la France au ■! 8 brumaire, p. 225) :
« 11 en est parmi eux d'ignorants et de crapuleux; beaucoup refusent de se
soumettre aux lois »; or, le clérical M. Scioul déclare \m-màmQ [Le Directoire,
t. IV, p. 58G) que les rapports publiés par M. Rocquain « méritent toute con-
fiance ». Quant à la situation que leur avaient laite les lois sur la liberté des
cultes et sur la séparation des Églises et de l'État, voici ce qu'on lit dans l'or-
gane des anciens constitutionnels, les Annales de la religion du 6 messidor
an V-24 juin 1797 (t. V, p. 192), résumant un étal, fait au début du mois de
vendémiaire précédent (fin septembre 1796), dans les bureaux du ministère
des finances, « de toutes les communes qui avaient repris l'exercice public
de leur culte»: « On en " comptait déjà, il y a neuf mois, 31214; de
plus, 4 511 étaient en réclamation pour l'obtenir; enfin, dans cet état,
il n'était point question de Paris ; les grandes communes n'étaient comptées
que pour une église. Voilà bien à peu près nos 40 000 anciennes paroisses ».
En l'an IV (1796), nous savons pour la Haute-Garonne que, « dans
presque toutes les communes, on sonnait la messe, Vangelus, etc. »,
contrairement à la loi (La Bévolution française, revue, t. XLI, p. 224).
De même les prêtres avaient repris leur costume; dès leur rentrée,
184 HISTOIRE SOCIALISTE
du reste, certains d'entre eux avaient pu à cet égard impunément violer i
loi; un journal cité par Aulard dans son recueil (t. II, p. 174), le Messager ,'u
soir du i" fructidor an III (18 août 1795), écrivait : « On rencontre dans la-
rues des prêtres en soutane ». D'après un rapport du 19 prairial an VI (7 j ùr
1798), il y avait alors à Paris « quinze édifices ouverts aux catholiques », s u;
lesquels sept étaient aux prêtres dits gallicans ou constitutionnels et huit a ux
papistes; les plus achalandés de ceux-ci opéraient à Saint-Gervais, à Saint -
Jacques et à Saint-Eustache.
Si peu importants qu'ils fussent en réalité, les prêtres «constitutionnels»,
« assermentés » ou « jureurs », qui rêvaient d'harmoniser le catholicisme et
la société civile républicaine, ne peuvent cependant pas être oubliés. Dès le
mois de novembre 1794, cinq de leurs évêques s'étaient réunis à Paris, sous
la direction de Grégoire, pour aviser aux moyens de réorganiser leur Eglise.
La loi du 2° jour sans-culoltide de l'an II (18 septembre 1794) qui rompit le
lien entre leur Eglise et l'Etat en supprimant légalement les traitements
qu'en fait ils ne touchaient pas depuis quelques mois, les avait contrariés ; car,
en ne leur permettant plus de compter sur autre chose que sur leurs propres
forces, elle allait révéler toute leur faiblesse. Ils eurent beau, dans leur « en-
cyclique » du 25 ventôse an III (15 mars 1795), préconiser un système d'élec-
tion pour la nomination de leurs dignitaires, proscrire le mariage des prêtres,
exiger d'eux l'austérité des mœurs, ce n'est pas à eux qu'alla la masse catho-
lique. On vit, eu effet, à cette époque, ce qu'on a vu en France chaque fois
qu'il y a eu division entre catholiques; la masse de ceux d'entre eux pour les-
quels la religion est, non pas une simple affaire de civilité puérile, mais une
croyance têtue ou un intérêt sérieux, suivit les réfractaires. Quels que soient
ceux qui conseillent à cette masse de se rallier à la forme républicaine,
alors même qu'est soupçonnée l'arrière-pensée qui motive ces conseils, ce
n'est jamais que la minorité qui se rallie sincèrement; pour la majorité, la
souveraineté consciente du peuple reste, ouvertement ou non, l'ennemie dont
il faut, sous une forme ou sous une autre, entraver le libre essor.
Ce fut donc aux réfractaires soumissionnaires que la foule religieuse alla
surtout. Le 28 thermidor an V (15 août 1797), eut lieu à Notre-Dame de Paris,
l'ouverture d'un concile des anciens constituti onnels sous la présidence de
l'évêque de Rennes, Le Coz, et ils siégèrent librement pendant et après le coup
d'État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797). Us s'occupèrent encore de la
discipline de l'Église, prêchèrent ingénument la concorde, votèrent un <.< dé-
cret de pacification » et parlèrent d'arrangement à des gens, les vrais catho-
liques, qu'ils appelaient les « dissidents », et le pape, bien décidés à ne pas
leur laisser faire leurs conditions. Au fond, ils n'eurent jamais que peu d'in-
fluence et ce peu alla toujours en diminuant.
Les protestants — calvinistes et luthériens — et les juifs n'étaient pas
nombreux ; ne pouvant songer à être les maîtres, les ministres de leurs cultes
Jà
HISTOIRE SOCIALISTE 185
s'accommodèrent du régime d'égale liberté. A côté d'eux, il me faut mention-
ner ceux qui s'évertuèrent une fois de plus à unir la carpe et le lapin, je veux
dire à fonder une religion raisonnable. L'initiateur direct en la circonstance
fut un nommé Ghemin-Dupontès, écrivain et libraire, et la première séance
eut lieu, au coin de la rue des Lombards et de la rue Saint-Denis, le 26 nivôse
an V-15 janvier 1797 (Études et leçons sur la Révolution d'Aulard, 2' série,
p. 149). Le 12 floréal de cette même année (1" mai), La Revellière-Lépeaux
lisait à l'Institut ses Réflexions sur le culte, sur les cérémonies civiles et su<r
les fêles nationales qui étaient inspirées par la même idée de substituer aux
différentes pratiques cultuelles la simple apologie des idées générales com-
munes aux diverses religions. C'est là ce qui, avec l'appui d'hommes tels que
Yalentin Haiiy, l'admirable éducateur des jeunes aveugles, un des promo-
teurs, Dupont (de Nemours), Le Goulteux (de Canteleu), Goupil de Prefelne,
Bernardin de Saint-Pierre, etc., constitua la « théophilanthropie » ou le
culte dit naturel. La Revellière resta étranger à cette agitation, mais se servit
de sa situation de membre du Directoire pour plaider la cause des théophilan-
Ihropes qui eurent, bientôt à leur disposition Saint-Sulpice, Saint-Germain-
l'Auxerrois, etc., et, à la fin de l'an VI, toutes les églises de Paris, où leurs
orateurs — ils n'avaient pas de prêtres professionnels — discouraient revêtus
de vêtements de couleurs tendres. Leur vogue du début alla, d'ailleurs, en
déclinant.
Quant à la franc-maçonnerie, à la fin de 1796, elle n'avait plus, paraît-il,
à Paris {La Révolution française, revue, t. XXXVII, p. 278) que deux
loges en activité. Le rapport de police du 2 germinal an V (22 mars 1797) en
signalait une troisième : « une loge de francs-maçons établie à la place dite
Royale et composée d'ouvriers presque tous Allemands, laisse entrevoir plu-
tôt une société de gens de table qu'un rassemblement nuisible à la chose pu-
blique » ; par suite de sa composition, il m'a paru intéressant de la mention-
ner après ce qu'a écrit Jaurès (t. IV, p. 1530) sur l'influence certainement res-
treinte, mais possible en quelques cas, de l'illuminisme allemand.
S'il y a eu, à partir de cette époque, tendance à augmentation, on doit se
souvenir que les loges constituèrent souvent alors, en France comme à
l'étranger, des foyers d'opposition royaliste. Dans Paris pendant la réaction
thermidorienne et sous le Directoire, d'Aulard (t. IV, p. 218-219), on trouve un
projet ironique sur le droit de réunion publié par l'Ami des lois du 29 messi-
dor an V (17 juillet 1797) pour se moquer des intentions réactionnaires des
élus de l'an V (voir chap. xvii). Ce projet exceptait de ses dispositions dérisoi
rement rigoureuses « les salons dorés, les boudoirs, les maisons où logent
tous les membres du nouveau tiers,., les loges de franc-maçonnerie.. .attendu
qu'elles ne sont point composées de gens du peuple et que, par l'intromis-
sion de quelques nouveaux membres chargés de nos instructions, ces associa-
tions doivent remplir toutes les intentions de Sa Majesté LouisXVIlI »; et, à
186 HISTOIRE SOCIALISTE
l'appui de son appréciation, l'auteur du projet mentionnait en note un fait qui
s"était passé cinq jours avant et qui concernait un des nouveaux élus, le
général Wiliot (voir fin du chap. xv) : « Le 24 de ce mois, le général Willot a
été reçu apprenti franc-maçon à la loge du Centre des Amis, première loge
du Grand Orient de France ». Un rapport sur le mois de brumaire an VII
(octobre-novembre 1798) dit, en parlant des royalistes, iiue, « enfermés dans
des loges maçonniques, ils croient échapper aux regards de la police » [Ibi-
dem, t. V, p. 219). Le journal avancé a<i l'époque, le Journal des hommes
Hères, du 23 messidor an VII (11 juillet 1799), se montrait hostile aux francs-
maçons [Ibidem, t. V, p. 613). On a vu (chap. vra) que les prêtres émigrés
reçurent les secours des francs-maçons anglais.
§ 4. — Enseignement.
Une bonne organisation de l'enseignement aurait été un excellent moyen
d'enrayer la puissance cléricale ; mais c'était là une de ces réformes capitales
dont les petits désavantages pour les privilégiés de la fortune l'emportent,
aux yeux de beaucoup de républicains modérés, sur leurs immenses avan-
tages pour la Répu])lique même ; aussi est-ce surtout en celte matière que la
réaction politique commencée en 1794 se lit sentir.
De la loi du 29 frimaire an II (19 décembre 1793) rapportée par Bouquier,
après un vote de la Convention, le 21 frimaire (il décembre 1793), accordant
la priorité à son projet contre celui dont Romme était rapporteur, il résultait
que l'enseignement primaire serait laïque, gratuit et obligatoire. Ceux qui,
à notre époque, prétendent, sous prétexte de liberté, laisser aux congréga-
tions la faculté de donner l'enseignement primaire et secondaire — alors que
leur enseignement dominé par le dogme, c'est-à-dire parla prohibition fonda-
mentale du libre examen, constitue la plus grave atteinte à la liberté de pen-
ser, à laquelle l'enseignement primaire et secondaire a précisément pour but
essentiel de fournir ses moyens d'action, d'où la liberté des congrégations
aboutissant à la violation de la liberté du corps social en la personne de ses
jeunes membres — tirent arj^ument de ce que cette loi débutait (art. 1") par
les mots : « L'enseignement est libre » ; mais ils se gardent bien de dire dans
quelles conditions s'exerçait celte liberté.
Les personnes qui voulaient user de la faculté d'enseigner, devaient le
déclarer à la municipalité et « produire un certificat de civisme et de bonnes
mœurs signé de la moitié des membres du conseil général de la commune ou
de la section du lieu de leur résidence, et par deux membres au moins du
comité de surveillance de la section, -ou du lieu de leur domicile, ou du lieu
qui en est le plus voisin » (art. 3). Cette précaution restrictive dont l'oubli
constitue une véritable falsification historique, est d'autant plus remarquable
que cette loi était faite pour un milieu où la loi du 18 août 1792 avait préala-
HISTOIRE SOCIALISTE 187
blenient supprimé « toutes les corporations religieuses et congrégations sécu-
lières d'hommes et de femmes, ecclésiastiques ou laïques», et cela après la loi
des 13-19 février 1790 supprimant « les ordres et congrégations régulières ».
En outre, l'art. 2 de la section III portait : « les citoyens et citoyennes qui se
borneront à enseigner à lire, à écrire et les premières règles de l'arithmétique,
seront tenus de se conformer, dans leurs enseignements, aux livres élémen-
taires adoptés et publiés à cet effet par la représentation nationale ». La
liberté de l'enseignement primaire, telle qu'elle était conçue alors, ne com-
portait donc ni l'enseignement par les congrégations, ni la liberté des mé-
thodes
Pendant qu'elle fut en vigueur, sur 551 districts, 67 seulement auraient
eu « quelques écoles primaires », d'après Grégoire (rapport du 14 fructidor
an 11-31 aolit 1794); mais, d'une élude de M.James Guillaume dans le recueil
des Procès -verbaux du Comité d'instruction publique (t. IV) il ressort que
Grégoire a calomnieusement rabaissé l'état de l'instruction primaire en l'an II.
La loi du 27 brumaire an III (17 novembre 1794), rédigée par Lakanal, si
elle maintenait les principes de la laïcité et de la gratuité, supprimait celui
de l'obligation, tout en excluant (art. 14, chap. iv) « de toutes les fonctions
publiques » ceux qui, n'ayant pas fréquenté ces écoles, ne seraient pas recon-
nus avoir « les connaissances nécessaires à des citoyens français ». Le traite-
ment des instituteurs était fixé à 1200 livres, celui des institutrices à 1000,
pour toute la France, sauf dans les villes déplus de 20000 habrtants où les
premiers devaient toucher 1 500 livres et les secondes 1200. Il devait y avoir
une école primaire par mille habitants ; chaque école comporlait deux sec-
tions, l'une pour les garçons, l'autre pour les filles, et avait, par conséquent,
un instituteur et une institutrice ; le programme était un peu plus étendu
que celui, réduit à la plus simple expression, de la loi du 29 frimaire an II.
Au point de vue de la liberté de l'enseignement, la loi du 27 brumaire
an III réagissait contre le système de la loi précédente. Dans son chapitre iv
déjà cité, l'art. 15 était ainsi conçu : « La loi ne peut porter aucune atteinte
au droit qu'ont les citoyens d'ouvrir des écoles particulières et libres, sous
la surveillance des autorités constituées » ; et, pour bien marquer que les
restrictions, mentionnées tout à l'heure, de la loi du 29 frimaire an II, étaient
supprimées, l'article suivant (art. 16) ajoutait : « La Convention nationale
rapporte toule disposition contraire à la présente loi ».
Par la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), dont le rédacteur fut
Daunou, le principe de la gratuité était à son tour éliminé : les instituteurs
étaient simplement logés, une somme annuelle pouvait être substituée au
logement par l'administration départementale qui fixait la rétribution à payer
pour les élèves et qui avait la faculté d'exempter de celte rétribution un quart
de ceux-ci « pour cause d'indigence ». Le nombre des écoles était diminué ;
on n'en exigeait plus une par raille habitants, on se bornait à dire vague-
188 HISTOIRE SOCIALISTE
ment qu'il y en aurait une ou plusieurs par canton, au gré des administrations
de département auxquelles l'Etat abandonnait à cet égard ses prérogatives.
Le programme était restreint : on ne laissait, avec la lecture, l'écriture et le
calcul, que « les éléments de la morale républicaine » ; les notions de géo-
graphie, d'histoire et de sciences naturelles indiquées par la loi du 27 bru-
maire an III, étaient biffées. Il n'était question ni des filles, ni des institutrices ;
mais Lakanal répara cet oubli en faisant voter, le même jour, une loi spé-
ciale divisant toutes les écoles primaires en deux sections, garçons et filles,
et maintenant dans toutes une institutrice à côté de l'instituteur.
Cette loi elle-même ne contenait rien au sujet de la liberté de l'enseigne-
'ment. Dans son rapport lu à la séance du 27 vendémiaire an IV (19 octobre
1795), Daunou avait mis : « Nous nous sommes dit : liberté d'éducation
domestique, liberté des établissements particuliers d'instruction. Nous
avons ajouté: liberté des méthodes instructives». C'est que la Constitution
de l'an III s'exprimait ainsi (art. 300) : « Les citoyens ont le droit de former
les établissements particuliers d'éducation et d'instruction, ainsi que des so-
ciétés libres pour concourir aux progrès des sciences, des lettres et des arts ».
Il fut dit au Conseil des Cinq-Cents, le 27 brumaire an VI (17 novembre
1797), qu'il existait à peu près 5 000 écoles primaires ; c'était peu et ce nombre
alla en décroissant. Suivant le compte rendu fait vers la même époque sur
l'an V (1796-1797), par les administrateurs du département de la Seine (recueil
de M. Aulard, t. IV, p. 348-349), il n'y avait que 56 écoles primaires, une de
garçons et une de filles, pour chacun des 12 arrondissements de Paris et des
16 cantons de la banlieue ; elles avaient reçu, en l'an V, de 1 100 à 1200 élèves.
D'un rapport sur les neuf premiers mois de l'an Vl-septembre 1797 à mai 1798
[Ibid., t. IV, p. 734), il résulte que les écoles particulières étaient beaucoup
plus nombreuses et plus fréquentées que les écoles publiques ; il y en avait
« plus de 2000 » dans la Seine. D'après un compte r endu des administrateurs
de ce département pour les quatre derniers mois de l'an VI (mai-seplembre
1798), les écoles primaires étaient plus fréquentées à la fin de l'an VI qu'au
début de cette année ; mais cela tenait surtout à ce que la plupart des enfants
y avaient été reçus gratuitement et, « pour cimenter irrévocablement leur
succès, ajoutait-on, il conviendrait qu'elles fussent absolument gratuites et
que les instituteurs eussent un traitement fixe » [Ibid., t. V, p. 115)- Le
tableau de la situation du département de la Seine, en germinal an VII (mars-
avril 1799), constate que, « à Paris, les écoles primaires sont toujours moins
fréquentées que les écoles particulières » {Ibidem, t. V, p. 478).
Dans un rapport du 3 fructidor an VII (20 août 1799), le commissaire du
Directoire près de l'administration centrale des Bouches-du-Rhône écrivait :
« L'instruction publique est totalement négligée, l'éducation des enfants est
confiée à des prêtres républicains et à quelques ex-religieuses. Les élèves n'ont
que des livres relatifs au fanatisme, aucun ne connaît un seul article des
HISTOIRE SOCIALISTE
189
Droits de l'Homme ou de la Constitution » [La Révolution française, revue,
t. XLI, p. 214). Quelques mois avant, le 16 pluviôse an VII (4 février 1799),
le commissaire près de l'administration municipale d'Aix avait dit : « L'ins-
truction publique n'est point organisée » [Ibidem). Quant aux prêtres dits
5 >
« républicains », ils étaient évidemment de ceux qui feignent la soumission
à la République pour la mieux combattre {Ibid., p. 224).
Le 18 brumaire an VII (8 novembre 1798), le commissaire près de l'ad-
rainislration municipale du canton de Saint-Ghaptes (Gard) signalait qu'il y
avait une école dans quatre communes de ce canton. Les deux les plus fré-
quentées étaient celle de Saint-Chaptes avec une quarantaine d'élèves et celle
LIV. 417. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIV. 417.
190 HISTOIRE SOCIALISTE
de Moussac avec une cinquantaine; parlant de la situation des instituteurs,
il disait : « L'an passé, celui de Saint-Ghaptes a gagné 150 francs et il dit que
l'année a été bonne ; il ne peut obtenir de la commune le payement de 100 fr.
qui lui sont dus pour tenir lieu de la non jouissance d'un janlin; j'y ai perdu
mon temps et mes peines » (F. Rouvière, Mercredis révolutionnaires, p. 68).
Répondant, dans son bulletin du 23 pluviôse an VII (11 février 1799), à
un questionnaire du ministre de l'Intérieur sur l'état du département, la So-
ciété d'agriculture du Gers écrivait : « On n'a pu encore parvenir à organiser
les écoles primaires. Sur 53 cantons, il n'y en a encore que 17 qui aient des
instituteurs ». En l'an VI, un arrêté de l'administration départementale avait
dû, « pour se défendre contre la propagande anti-républicaine », ordonner
« la fermeture de 36 écoles ou pensionnats tenus, la plupart, par des prêtres
ou d'anciennes religieuses » [La Révolution française, revue, t. XXXVII,
p. 567).
Dans le Loir-et-Cher (Ch. Métais, L Instruction publique à Vendôme pen-
dant la Révolution), la municipalité de Vendôme se préoccupa, à toutes les
époques, de l'enseignement primaire; en l'an VI, elle avait sept écoles pu-
bliques, quatre de filles et trois de girçons, et elle surveillait attentivement
les écoles privées qui, de leur côté, étaient nombreuses.
Pour le département de l'Oise, la situation des écoles primaires pendant
notre période était ainsi résumée en 1801, dans un rapport du préfet, cité
par M. A. Pontliieux dans ses Notes sur l'ancien diocèse de Noyon : «La déli-
bération que l'ancipn département a prise pour organiser les écoles primaires,
n'a pu être exécutée ; elle présentait des difficultés qu'il n'a pas été possible
de vaincre. Aussi il existe très j eu d'écoles primaires dans le département.
On voit encore, dans différentes communes, l'ancien magister faire l'école,
enseigner à lire, à écrire et les premières règles de l'arithinétique; mais ces
écoles ne sont pas suivies. Comme les instituteurs n'ont aucun traitement
fixe, qu'ils ne sont payés que par les parents des enfants qui fréquentent
l'école, ce sont pour la plupart des personnes sans capacité » (p. 134). A Ber-
lancourt, près de Noyon, le magister « nommé sous l'ancien régime, Caron,
continua à exercer ses fonctions jusqu'à 1802 » (p. 132).
Certains membres des Cinq-Cents eurent beau, à différentes reprises,
notamment le 19 prairial an IV (7juinl796), le 27 brumaire an VI et le 22 bru-
maire an VII (17 novembre 1797 et 12 novembre 1798) demander un traite-
ment fixe, même minime, pour les instituteurs, ils ne purent l'obtenir. Or,
combien de parents, on vient de le voir, qui ne payaient pas et qui, si on
insistait trop, retiraient leurs enfants ! En beaucoup d'endroits, les institu-
teurs n'avaient même pas le logement que la loi leur attribuait. Comment,
dans ces conditions, auraient-ils pu persister et lutter contre les écoles pri-
vées rapidement fondées par le clergé ou, sous sa direction, par d'anciens
membres des congrégations religieuses d'hommes et de femmes? Lorsque,
HISTOIRE SOCIALISTE lUl
après les élections royalistes de l'an V (chap. xv), dans la séance du Conseil
des Cinq-Genls du 12 prairial (31 mai 1797), le réacteur Dumolard essaya de
renverser ce qui avait été fait en matière d'instruction publique, c'est un
partisan, Beytz, de sa proposition qui l'avoua : « Si les établissements actuels,
dit-il, ne marchent pas, la cause est dans le manque de fonds ». Déjà, le
11 germinal an IV (31 mars 1796), le royaliste Barbé - Marbois s'était extasié
au Conseil des Anciens devant les « petits frères » donnant « leurs soins aux
petits garçons » ; et, aux Cinq-Cents, le 17 fructidor suivant (3 septembre 1796),
lui faisant écho, le girondin Mercier avait profité d'un rapport à présenter sur
une question accessoire pour entamer le procès de « l'instruction publique »
qui <t est un beau fantôme » : « Rappelez les frères ignorantins, éerivait-il,...
favorisez les instituteurs de toute espèce, mais que la République ne les sa-
larie point >> ; de nos jours, le fédéraliste — ou séparatiste [Temps, du 16 dé-
cembre 1903) — Jules Lemaître a repris à son compte cette bonne parole et
«iemandé à son tour « la suppression du budget de l'instruction publique »
{Echo de Paris, du 18 juin 1901).
Aussi le tableau de la situation du déparlement de la Seine pour la fin
de l'an VI (août-septembre 1798) porte que les prêtres, « si l'on n'y prend
garde, vont s'emparer de l'instruction de l'enfance et de la jeunesse. Tous se
font instituteurs » (recueil de M. Aulard, t.V, p. 99). Ce tableau pour vendé-
miaire an VII (septembre -octobre 1798) signale que « beaucoup de ci-devant
religieuses se sont faites institutrices et se conduisent encore comme si elles
étaient dans l«ur couvent » {Ibid., t. V, p. 169). Le clergé, en effet, compre-
nait l'intérêt qu'il avait à accaparer l'instruction, et il usait de tous les moyens
contre les écoles publiques, allant jusqu'à reprocher à leurs maîtres l'immo-
ralité qui caractérisait si souvent les siens (voir le témoignage de Fourcroy
cilc dans le §3). Ce fut malheureusement en T.iin que Monmayou proposa aux
Cinq-Cents, le 28 ventôse an VI (18 mars 1798), d'exclure de l'enseignement
public « tous ceux qui ont fait vœu d'observer le célibat » et qui, aurait-il pu
ajouter, par les dogmes dont ils refusent de s'abstraire, portent délibérément
atteinte à la liberté de la raison.
Le Directoire finit par se préoccuper des progrès de l'influence cléricale :
l'arrêté du 27 brumaire an VI (17 novembre 1797), après avoir exigé des aspi-
rants fonctionnaires non mariés « un certificat de fréquentation de l'une des
écoles centrales de la République » dont je vais parler, subordonna, pour les
individus mariés et ayant « des enfants en âge de fréquenter les écoles natio-
nales K, la nomination à une pla&e quelconque, à un certificat de présence de
leurs enfants dans ces écoles. L'arrêté du 17 pluviôse an VI (5 février 1798)
enjoignait aux municipalités d'inspecter, aussi bien au point de vue poli-
tique qu'au point de vue matériel, les écoles privées au moins une fois par
mois, et de veiller, en particulier, à ce qu'elles observassent le décadi. Cette
dernière tâche n'avait rien d'essentiel. En rétribuant de bons inslituleurs, en
192 HISTOIRE SOCIALISTE
rétablissant la gratuité de l'instruclion, en entrant dans la voie indiquée par
Monraayou, le Directoire aurait plus efficaceraent agi contre l'influence cléri-
cale qu'en s'acharnant à imposer la célébration du décadi, et, finalement,
— les deux citations du recueil de M. Aulard faites dans l'alinéa précédent
le prouvent — il ne réussit guère à entraver les progrès de l'enseignement
clérical. Il semble cependant avoir voulu, à un moment, entrer dans cette
voie. Dans un message, le 3 brumaire an VII (24 octobre 1798), il se pronon-
çait en faveur d'un traitement fixe des instituteurs (p. 5) et ajoutait (p. 11) :
« Il paraît nécessaire d'établir que nul ne pourra exercer en même temps les
fonctions de ministre d'un culte quelconque et celles d'instituteur ». Car
« comment des hommes qui professent par état des dogmes incompatibles
avec la tolérance » (p. 11), disait le Directoire, pourraient-ils respecter le
libre développement de la raison qui est le but de l'enseignement?
L'expression liberté d'enseignement me paraissant trop équivoque, je
dirai : droit d'enseigner pour tous, tant qu'on voudra, à l'égard de ceux qui,
étant majeurs, sont censés avoir le discernement nécessaire ; mais, à l'égard
des mineurs, la seule liberté, le seul droit à considérer, ce sont les leurs qui
sont incompatibles avec un enseignement ayant le dogme, c'est-à-dire l'inter-
diction de l'examen et l'ordre de croire, pour point de départ. Aussi le choix
de ceux qui reçoivent l'autorisation d'enseigner aux enfants, ne peut appar-
tenir qu'à l'Etat sur l'orientation duquel agissent, d'ailleurs, les pères en
tant qu'électeurs.
Dans ce même message, le Directoire indiquait un défaut d'organisation
qui n'a pas encore complètement disparu : l'enseignement primaire et l'en-
seignement secondaire ne sont pas suffisamment liés ; « le vide, disait-il
(p. 10), qui sépare ces deux degrés d'instruction parait trop considérable ».
Je signale aux modérés du jour que ce message était signé par le modéré
Treilhard en sa qualité, à cette époque, de président du Directoire.
En outre des écoles primaires, il y eut quelques établissements subven-
tionnés par l'Etat pour certaines catégories d'enfants. En l'an II, dans l'an-
cien prieuré de Saint-Martin-des-Gharaps, où est aujourd'hui le Conservatoire
des Arts et Métiers, avaient été réunis, sous la direction de Léonard Bour-
don, « les orphelins des défenseurs de la patrie ». L'arrestation de Bourdon à
la suite des événements du 12 germinal an III-l" avril 1795 (chap. vn) amena
la Convention à fusionner les établissements de ce genre, « instituts du ci-
devant prieuré Martin et de Popincourt», et à ordonner de transférer à l'an-
cien château de Liancourt (Oise) « les enfants des soldats morts pour la dé-
fense de la patrie appartenant à des familles indigentes, ceux des ouvriers
tués ou blessés dans l'explosion de Grenelle, ceux des habitants indigents des
colonies françaises qui ont été victimes de la Révolution, ceux des soldats
sans fortune en activité ûk o'ervice » (20 prairial an 111-8 juin 1795). Le 30
(18 juin), sur la proposition de Plaichard-Chottière, au nom du comité d'ins-
HISTOIRE SOCIALISTE 193
truction publique, elle nommait « directeur comptable de l'école des orphe-
lins de la patrie et des enfants de l'armée », Grouzet, ancien professeur de
rhétorique de l'Université de Paris et ancien principal, « le seul principal...
qui n'ait point été prêtre », devait-il écrire (p. 41) dans ses Observations jus-
tificatives sur l'école nationale de Liancourt depuis son origine jusqu'à ce
Jour, i" vendémiaire an VU, où on trouve des détails sur l'école et sur les
difficultés matérielles qu'il y eut à surmonter.
Quant aux livres classiques dont, à l'exemple de la Convention, une loi
du 11 germinal an IV (31 mars 1796) ordonna l'impression, nous en sommes
toujours à désirer l'emploi d'ouvrages vraiment respectueux du principe si
fréquemment violé de la neutralité de l'Etat en matière religieuse. Le ministre
de l'Intérieur, qui avait alors la haute main sur l'enseignement, avait créé
auprès de lui, le 15 vendémiaire an VII (6 octobre 1798), un conseil d'instruc-
tion publique chargé de l'examen des livres, des méthodes et du perfection-
nement de « l'éducation républicaine ».
Pour l'enseignement secondaire des garçons, il me faut remonter à la
loi du 15 septembre 1793; celle-ci avait décidé la création d'établissements
satisfaisant aux trois ordres d'instruction prévus par elle, en sus de l'ensei-
gnement primaire, et correspondant à ce que nous appellerions l'enseigne-
ment professionnel, l'enseignement secondaire et l'enseignement supérieur ;
elle supprimait, « en conséquence, les collèges de plein exercice et les facultés
de théologie, de médecine, des arts et de droit ». Cette suppression résultant,
on le voit, de l'installation d'établissements nouveaux, n'eut pas lieu légale-
ment, ceux-ci n'ayant pas été créés ; la loi de 1793 resta lettre morte sous
tous les rapports et les anciens collèges et facultés eurent, tout au moins au
point de vue de la loi, la possibilité de coutinuer à fonctionner ; c'est ce que
corrobore la loi du 16 fructidor an III (2 septembre 1795) qui, en renvoyant
aux comités d'instruction publique et des finances la proposition d'assimiler
les instituteurs, les professeurs de collèges et les citoyens attachés à l'ins-
truction publique, aux autres fonctionnaires publics pour participer à un
certain mode de salaire, était la consécration de l'existence des collèges et de
leur personnel. En fait, d'après Grégoire dans son rapport du 14 fructidor
an II (31 août 1794), vingt des anciens collèges avaient pu subsister, mais ils
avaient fini par être abandonnés à eux-mêmes. Il y eut cependant quelquefois
des initiatives louables prises par certaines administrations départementales,
notamment celle des Hautes-Pyrénées (L. Ganet, Essai sur l'histoire du col-
lège de Tarbes pendant la Révolution, p. 24-30), ou par certaines municipa-
lités comme celle de Bourg (J. Bûche, Histoire du « Studium », collège et
lycée de Bourg-en-Bresse), avant la loi du 7 ventôse an III (25 février 1795)
qui, de nouveau, tenta d'organiser l'enseignement secondaire.
Les écoles qu'on lui destinait étaient appelées «écoles centrales», parce
qu'elles devaient être « placées au centre des écoles primaires de chaque dé-
i94 HISTOIRE SOCIALISTE
parlement et à la portée de tous les enseigilés ». La loi décirlait qu'il y en
aurait une par 300000 habitant^; le programme, qui comportait les langues
anciennes et vivantes, faisait, pour la première fois, leur place aux sciences ;
chaque école avait treize professeurs et recevait, sous le nom d' « élèves de
la patrie », un certain nombre de boursiers. Par décrets complémentaires,
l'un du 11 ventôse (1" mars) et l'autre du 18 germinal (7 avril), il était créé
5 de ces écoles à Paris et 96 dans 86 départements (1 dans 77, 2 dans 8 et
3 dans le département du Nord). Un arrêté du comité d'instruction publique
du 8 germinal (28 mars), autorisa les professeurs des collèges à continuer
leurs fonctions jusqu'à l'organisation de ces écoles ; mais celle-ci n'eut pas
le temps d'être menée à bien. Le 9 messidor an III (27 juin 1795), la Conven-
tion décrétait que «les travaux relatifs aux dispositions à faire aux bâtiments
destinés à recevoir les écoles centrales, et commencés par ordre des repré-
sentants du peuple en mission, seront suspendus dans toute l'étendue de la
République à la réception du présent décret ».
La loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) régla de nouveau la ques-
tion en ne favorisant pas plus renseignement secondaire que l'enseignement
primaire. Elle n'établissait qu'une école centrale par département : le nombre
des professeurs était ramené à dix ; l'enseignement, à tort spécialisé dès le
début, était divisé en trois sections indépendantes : dans la première, on en-
seignait le dessin, l'histoire naturelle, les langues auciennes, et de plus, si
l'administration du département le jugeait convenable et obtenait l'autorisa-
tion du Corps législatif, les langues vivantes ; dans la deuxième, les éléments
de mathématiques, la physique et la chimie expérimentales ; dans la troisième,
la grammaire générale, les belles-lettres, l'histoire et la législation. Les élèves
devaient avoir douze ans pour entrer dans la première section, quatorze pour
la deuxième et seize au moins pour la troisième. Il n'était plus question
d' « élèves de la patrie », mais d'élèves pouvant être dispensés de la rétri-
bution «pour cause d'indigence». Ces écoles ne recevaient que des externes.
Pour ces divers motifs, elles étaient d'avance fermées à beaucoup de ceux qui
en auraient certainement profité avec une autre organisation.
On était, semble-t-il, à la fin de notre période, tout disposé à changer
de système au point de vue de l'internat. Au Conseil des Cinq-Cents, le
3 messidor an VU (21 jain 1799), Ënjnbault ayant, conformément à un mes-
sage du Directoire, proposé l'établissement d'un pensionnat près de l'école
centrale de Poitiers, Bonnaire s'exprimait ainsi : « L'établissement des pen-
sionnats près les écoles centrales est le seul moyen de favoriser heureusement
l'instruction publique dont l'avilissement fait gémir les amis de la Répu-
blique. La commission d'instruction doit vous proposer incessamment un
projet général dont l'objet est de rendre commun à toutes les écoles centrales
de France la mesure dont parle Enjubault. Je demande l'ajournement de tout
projet partiel jusqu'après le rapport de la commission dont je suis membre ».
HISTOIRE SOCIALISTE 195
Et l'ajournement demandé en ces termes fut prononcé. Dans le messaçe du
3 brumaire an VII (24 octobre 1798) dont il a été question à propos de l'en-
seignement primaire, le Directoire avait, d'une façon générale, reconnu la
nécessité des pensionnats.
Dès le i" prairiil an IV (20 mai 1796), il y avait à Paris deux écoles cen-
trales^, celle des Quatre -Nations dans le palais actuel de l'Institut et celle du
Panthéon qui est devenue le lycée Henri IV. Le i" brumaire an VI (22 oc-
tobre 1797), fut ouverte l'école de la rue Saint-Antoine devenue le lycée Char-
lemagne. Il y eut à Paris un établissement qui pouvait obvier un peu à l'in-
convénient de l'externat dans ces écoles, ce fut le « collège des boursiers ».
Les bourses établies sous l'ancien régime n'ayant pas été supprimées et la loi
du 25 messidor an V (13 juillet 1797) ayant ordonné la restitution des biens
affectés aux fondations de bourses — dans l'intervalle les boursiers avaient
reçu des secours — 42 départements se trouvaient avoir ainsi droit à 950 places
gratuites pour l'éducation d'enfants à Paris. Les boursiers affectés aux divers
collèges de Paris, et qui n'atteignaient pas ce nombre, avaient été réunis
dans l'ancien coUèçe Louis-le-Grand, là où est aujourd'hui le lycée de ce
nom, et la dénomination de « Prytanée français » fut substituée à celle de
« collège des boursiers » le 12 thermidor an VI (30 juillet 1798). Une tenta-
tive pour développer cet établissement et en étendre les avantages à toute la
France se heurta, au Conseil des Cinq-Cents, à deux reprises, le 19 fructidor
an VI (5 septembre 1798) et le 28 brumaire an VII (18 novembre 1798), à un
ajournement. Le local de l'ancien collège Sainte-Barbe fut annexé au Pry-
tanée où, nous apprend le Publiciste du 7 germinal an VII (27 mars 1799),
le gouvernement « permet depuis quelque temps que des externes soient
reçus, et déjà 120 élèves logés chez leurs parents viennent chaque jour y
recevoir les leçons ». A un autre point de vue, cet établissement perdait son
caractère fondamental ; on lit, en effet, dans \q Journal des hommes libres un
24 messidor an VII (12 juillet 1799) : «On compte, parmi les enfants des pau-
vres élevés aux dépens de la République au Prytanée français, un flls de l'ex-
Directeur Treilhard, un fils de Bougainville qui a 30000 francs de rente, un
fils d'un des plus riches apothicaires de Paris et cent autres dont l'admission
est un vol fait à la classe indigente et nombreuse des défenseurs de la pa-
trie » (recueil d'Aulard, t. V, p. 435 et 614).
Un message du Directoire ayant soumis au Conseil des Cinq-Cents la ques
tion de savoir s'il ne conviendrait pas d'établir une chaire de langues vivantes
dans chacune des écoles centrales de Paris, donna lieu, le 17 fructidor an IV
(3 septembre 1796), à ce rapport de Mercier dont j'ai parlé tout à l'heure; il
concluait négativement : « Des langues étrangères 1 je croyais qu'il n'y avait
plus qu'une langue en Europe, celle des républicains français ». C'était déjà
le procédé d'outrecuidant chauvinisme auquel nos nationalistes ont recours
pour faire, eux aussi, obstacle au progrès. Malgré l'opposition de Lamarque,
196 HISTOIRE SOCIALISTE
le Conseil prononça « rajourneraent indéfini ». Pendant l'an V (1796-97), les
deux premières écoles centrales de Paris eurent « environ chacune 300 élèves »
{Ibid., t. IV, p. 349) d'après un compte rendu sur l'an V précédemment cité
à propos des écoles primaires, ainsi qu'un rapport sur l'an VI, d'après lequel
les trois écoles centrales de Paris comptaient à cette époque « environ
520 élèves » {lôid., t. IV, p. 735). Suivant les renseignements fournis par
l'Almanach national, il y avait 74 écoles en exercice dans le reste de la
France actuelle.
Celle de l'Ain, à Bourg (voir l'étude citée plus haut de J. Bûche), fut
inaugurée le l" nivôse an V (21 décembre 1796).
D'après le bulletin de la Société d'agriculture du Gers déjà mentionné à
propos de l'enseignement primaire, celle d'Auch comptait, au début de
l'an VII (automne 1798), « une centaine d'élèves » ; il y avait, « près de cette
école, un pensionnat entrepris et dirigé par deux professeurs », c'est-à-dire
une possibilité d'internat.
Dans rindre, à Châteauroux, l'école, au début de l'an V (fln 1796), ouvre
avec trois cours seulement ; ce ne fut que dans le courant de l'an VII (1799)
qu'on pourvut, non à toutes, mais à quelques-unes des chaires vacantes ; le
8 nivôse an V (28 décembre 1796), il y avait 24 élèves. Un pensionnat ayant
été organisé «moyennant une rétribution de 425 francs par an et par élève»,
il comptait 20 élèves en brumaire an VII (novembre 1798), ce qui porta le
nombre des élèves de l'école centrale « à une cinquantaine environ » [La
Révolution française, revue, t. XXXIII, p. 241).
Celle du Loir-et-Cher fut établie à Vendôme oîi lancien collège avait per-
sisté; mais si le nombre des pensionnaires avait été de 130 à la fln de 1792,
de 110 en juin 1793, de 70 seulement à la fin de cette dernière année, il était
tombé à 18 en l'an III, par suite de l'élévation du prix de pension motivée par
la dépréciation du papier-monnaie. Le règlement de l'école centrale fut arrêté
le 3 thermidor an IV (21 juillet 1796) et deux anciens professeurs du collège
ayant, en vertu d'une décision municipale du 24 brumaire an V (14 no-
vembre 1796) approuvée par le ministre des Finances le 12 germinal suivant
(1" avril 1797), obtenu d'acheter le matériel du collège, ouvrirent un internat
dont les pensionnaires suivaient les cours de l'école centrale qui fut bientôt
prospère. (Ch. Métais, ouvrage cité au sujet de l'enseignement primaire).
L'école des Hautes-Pyrénées, inaugurée officiellement àTarbes le 15 fruc-
tidor an IV (1" septembre 1796), « devait déjà être en activité avant » cette
inauguration (Canet, Essai cité plus haut, p. 38); elle parvint à se maintenir
malgré certaines difficultés matérielles, malgré surtout la concurrence de
ceux que, le 20 brumaire an VII (10 novembre 1798), le président de l'admi-
nistration départementale appelait « ces spéculateurs avides qui voudraient
étouffer dans les jeunes cœurs le germe précieux des vertus républicaines »
(làiclem, p. 59-60).
HISTOIRE SOCIALISTE
lOT
1lÊggifgiaÊ)0mimçm^j3mssm^ss^sss3setE:-~
EXPERIENCE DU PaRACHDTB.
Portrait de Garnerin.
(D'après un document de la Bibliothèque Nationale.)
Celle du Rhône, inaugurée à Lyon le 3° jour complémentaire de l'an IV
(19 septembre 1796), avait eu, en l'an VI, plus de 200 élèves; « mais on dut
nv. 418. — H13T0IRB SOCIALISTE. — THEHUIOOR ET DIRECTOIRE. L|V. 418.
108 HISTOIRE SOCIALISTE
renoncer à exig:er d'eux la rétribution scolaire pre'scrile par la loi » {Histoire
de renseignement secondaire dans le Rhône de 1790 à i900, par Chabot et
Charléty, p. 43). Le commissaire du gouvernement, en l'an VII, fut partiru-
lièrement enchanté du cours de législation qui réunit cette année-là 27 élèves
en dehors des auditeurs libres. A côté île cette école centrale, « continuaient
de vivre les maisons particulières d'éducation... L'incivisme, d'ailleurs, était
fréquent dans ces maisons privées » (Ibidem, p. 47).
Celle de Seineet-Oise , ouverte à Versailles le 1" messidor an lV-19 juin 1796
^Mémoires de la Société des sciences morales, des lettres et des arts de Seine-
et-Oise, t. XIX, p. xn. étude de M. E. Coiiarcl), paraît avoir été assez fréquentée.
Pendant toute sa durée, elle comp'.a, au nombre de ses professeurs, Pierre
Dolivier, ancien curé de Mauchamps, près de Chamarande (Seine-et-Oise),
dont Jaurès a déjà parlé (t. II, p. 1098 et t. IV, p. 1646-1658; voir
aussi mes chap. xiii et xxi). Une lettre du « jury central d'instruction
publique » (.\rchives de Seine-et-Oise, Ll'^) du 18 prairial an IV
(6 juin 1796) informait le département du choix de Dolivier pour la
chaire d'histoire, et ce choix était approiivé par arrêté de l'adminis-
tration le 28 prairial {16juin). Dans une brochure adressée, au début de l'an V
(octobre 1796), « aux pères et mères de famille » et contenant le programme
des cours, nous voyons que Dolivier « exposera les faits historiques, en pré-
sentera la critique et enseignera l'art de les mettre à profit. En suivant le
sort des peuples tant dans l'histoire ancienne que dans l'histoire moderne,
il tâchera d'en observer les diverses physionomies d'après l'influence des
gouvernements, des opinions religieuses, des climats et du sol des diverses
contrées. Rien de ce qui a rapport à l'industrie, aux progrès des connaissances
humaines, ne sera oublié ». Ce projet un peu ambitieux montre tout au moins
chez ce précurseur du socialisme une conscience assez nette de l'influence des
milieux et, en particulier, du milieu économique. Le 8 fructidor an XII
(26 août 1804), à la dernière distribution des prix de l'école centrale qui allait
être transformée en lycée oîi ne passa pas Dolivier, celui-ci, chargé du dis-
cours, fît l'éloge de l'instruction et de la philosophie.
Dans la Haute- Vienne, l'administration centrale du département arrêta,
le 1" fructidor an IV (18 août 1796), l'organisation de l'école centrale et, le
15 ventôse an V (5 mars 1797), elle procéda à l'ouverture de l'école à Limoges
dans les bâtiments de l'ancien collège (L. Titîonnet, Notice sur l'école cen-
trale de la Haute-Vienne). On signale toujours, lorsqu'on parle du Directoire,
et j'ai signalé moi-même des retards dans le payement de fonctionnaires et
de services publics ; mais il semble qu'il ne faudrait pas, sans preuve cer-
taine, trop généraliser les cas observés. Nous voyons, par exemple, dans
l'étude précédente (p. 4), que si, en l'an VI (1797-98), les professeurs ne tou-
chèrent que 1500 francs, considérés, d'ailleurs, seulement comme acompte,
au lieu de 2000, le budget de l'école fut dans la suite payé plus régulière-
HISTOIRE- SOCIALISTE 199
ment : en l'an VII (1798-99), le crédit accordé fut de 30 700 francs et les dé-
penses ne s'élevèrent qu'à 21 900 francs; il semble même que l'arriéré fut
peu à peu remboursé.
Dans l'Yonne, à l'école centrale d'Auxerre, conformément ta une circu-
laire du ministre de l'Intérieur du 20 brumaire an VU (10 novembre 1798),
était ouvert, le 1" floréal (20 avril 1799), un cours de bibliographie fait par le
bibliothécaire de l'école, Lai;e [Le Bibliographe moderne, mars-juin 1899,
p. 113).
Si, dans quelques villes, ces écoles réussirent, elles échouèrent généra-
lement contre la concurrence des établissements privés que le clergé, —
ainsi le célèbre Loriquet, en compagnie d'un certain Jacquemart, ouvrit un
pensionnat à Reims en 1799 — s'était, de même que pour l'enseignement
primaire, hâté d'organiser plus ou moins ouvertement avec de plus grandes
commodités pour la masse des parents aisés. Ce qui contribua aussi beau-
coup à leur échec, c'est qu'à la suite des attaques et des menaces dont elles
furent l'objet, au Conseil des Cinq-Cents, de la part des réactionnaires, par
exemple le 12 prairial an V (31 mai 1797) et le 6 brumaire an YI (27 octobre
1797), on ne croyait pas à leur durée. Peut-être, en outre, l'enseignement,
malgré son but pratique, n'était-il pas suffisamment adapté à l'âge des
enfants.
Une question qui se posa incidemment à propos d'une école centrale,
montre que les législateurs de cette époque n'étaient pas partisans de l'égalité
des sexes : la citoyenne Quévanne ayant, par voie de pétition, demandé au
Conseil des Cinq-Cents d'occuper une place de professeur de dessin à l'école
centrale de Chartres, vit, dans la séance du 22 floréal an IV (11 mai 1796),
bien que le rapport de la commission lui fiît favorable, sa demande repoussée
par la question préalable. Cependant, à ce point de vue, je signalerai, d'après
le Moniteur du 6 germinal an VII (26 mars 1799), qu'un citoyen prévenu
d'émigration put être défendu « par son épouse » devant la commission mi-
litaire de la 17° division — et fut acquitté.
Il ne fut rien institué pour les filles par l'Etat, et l'enseignement secon-
daire' ne se donnait que dans des écoles libres dont le Patriote français du
29 brumaire an VI (19 novembre 1797jcité dans le recueil de Al. Aulard(t. IV,
p. 460), disait, en attirant l'attention des administrateurs sur ces « écoles de
jeunes filles, qu'onappelle touj'L.»s des demoiselles, car on lit encore, au-dessus
des maisons où on \%%m?>ivmi. Education des jeunes demoiselles : Ils \erront
combien il existe de nichées de ci-devant religieuses qui se chargent d'en
faire des bigotes. Eh ! comment veut-on qu'elles élèvent leurs enfants, quand
elles seront devenues mères, si on laisse à de vieilles fanatiques le soin ex-
clusif d'endoctriner cette portion intéressante de la société? » Une des pre-
mières écoles libres pour les filles avait été le pensionnat fondé, en 1795, à
Saint-Germain-en-Laye, par M°" Campan. Antérieurement, le Moniteur du
200
HISTOIRE SOCIALISTE
29 frimaire an III (19 décembre 1794) avaiL publié le « prospectus d'un lycée
pour les jeunes personnes » ; cette tentative n'avait en vue qu'un maximum
de « vingt élèves », qui, « moyennant des arrangements particuliers », pou-
vaient être pensionnaires.
Pour l'enseignement supérieur, on a vu tout à l'heure, à propos de l'en-
seignement secondaire, que la loi du 15 septembre 1793 n'avait pas été exé-
cutée. Dès lors, les anciennes facultés avaient eu la possibilité légale de sub-
sister ; subsistèrent tout au moins les trois facultés de médecine de Paris, de
Montpellier et de Strasbourg, comme le prouvent les articles 2 et 8 d'une loi
du 14 frimaire an III (4 décembre 1794), et l'école de médecine de Gaen,
d'après un rapport de Fourcroy, loi et rapport dont il sera question plus
loin. En fait les plans généraux, élaborés pour l'enseignement supérieur, ne
furent pas appliqués, pas plus le système plus ou moins méthodique de la
loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) que celui de la loi du 15 septembre
1793, et on s'en tint dans la pratique aux écoles spéciales instituées sous le
coup de la nécessité.
La première de ces écoles décidée par la Convention si, dans un autre
ordre d'idées, on excepte l'Institut de musique, fut, le 21 ventôse an II
(11 mars 1794), une «Ecole centrale des travaux publics » destinée à fournir
des ingénieurs civils et militaires. Cette école ne fut cependant créée qu'a-
près VEcole de Mars conçue, dès le principe, comme ne devant avoir qu'une
existence éphémère : décrétée, en effet, le 13 prairial an II (1" juin 1794),
après un rapport (!e Barère disant que le principe de la Révolution était « de
tout hâter pour les besoins », elle le fut pour une durée très courte, puisque
le camp où on l'inslallait dans la plaine des Sablons devait, à l'entrée de la
mauvaise saison, être levé et que les élèves devaient rentrer chez eux. Elle
fut dissoute le 2 brumaire an III (23 octobre 1794). Celte école, de même
que l'Ecole normale, sortit de celte volonté exprimée, le 29 floréal an II
(18 mai 1794), par le comité d'instruction publique de « propager l'instruc-
tion publique sur le territoire entier de la République par des moyens révo-
lutionnaires semblables à ceux qui ont déjà été employés pour les armes, la
poudre et le salpêtre » {Procès-verbaux du comité d'instruction publique de
la Convention nationale, publiés par M. James Guillaume, t. IV, p. 451).
L'Ecole de Mars ne visait pas, même exceptionnellement, à fabriquer
des officiers professionnels ; mais, ainsi que le dit, à la séance du 2 brumaire
an III, à l'occasion de sa clôture, Guyton de Morveau : « Une des vérités les
plus importantes qui se trouve acquise, ou plutôt confirmée, par les essais
faits à l'Ecole de Mars, c'est que tout soldat, soit d'infanterie, soit même de
cavalerie et d'artillerie, peut apprendre, en moins de trois mois, le manie-
ment des armes et toutes les parties de son service, de manière à exécuter
en corps nombreux toutes les manœuvres avec une grande précision ».
Une tentative du même genre fut la loi du 11 nivôse an III (31 décembre
HISTOIRE SOCIALISTE 201
1794) décidant la création d' « écoles révolutionnaires de navigation et de ca-
nonnage maritime » à la suite d'un rapport de Boissier portant qu'il fallait
« créer des institutions navales dans les mômes principes et à peu près sous
les mêmes formes que celles qui vous ont présenté, dans les ateliers révolu-
tionnaires pour la fabrication des salpêtres et des poudres et au Ghamp-de-
Mars — (ceci doit être une coquille et il faut probablement lire : au camp de
Mars, comme on appelait parfois le camp des Sablons où se trouvait l'Ecole
de Mars à laquelle il est sans aucun doute fait allusion), — des résultats
dont l'inappréciable avantage est incontestable ». A l'exemple de l'Ecole de
Mars, ces écoles devaient avoir une durée limitée (du 20 pluviôse an III au
1" vendémiaire an IV-8 février au 23 septembre 1795). Le comité de salut
public était chargé de désigner les ports où ces écoles seraient ouvertes.
L'Ecole centrale des travaux publics ne fut organisée que le 7 vendémiaire
an 111 (28 septembre 1794) ; ouverte le 10 frimaire (30 novembre), elle reçut,
le 15 fructidor an III (1" septembre 1795), le nom d'Ecole poli/technique. Les
élevés, recrutés par voie de concours public, étaient externes et recevaient
un traitement annuel de 1200 francs pendant leur présence à l'Ecole installée
au Palais Bourbon ; des savants illustres tels que BerthoUet, Lagrange, Monge
et Vauquelin, furent les premiers professeurs. La loi du 30 vendémiaire
an IV (22 octobre 1795) fit de V Ecole des ponts et chaussées, de l'Ecole des
mines, de Y Ecole des constructions navales ou des « ingénieurs de vais-
seaux », conservées et réorganisées, de VEcole d'artillerie déjà établie à
Châlons-sur-Marne en sus des écoles régimentaires d'artillerie portées au
nombre de huit par la loi du 18 floréal an IH (7 mai 1795), et de VEcole des
« ingénieurs militaires » ou du génie que la loi du 14 ventôse an III (4 mars
1795) maintint à Metz, des écoles d'application se recrutant parmi les élèves
de l'Ecole polytechnique.
L'instruction publique, telle que voulait l'organiser la Convention, exi-
geait de nombreux maîtres. Afin de former en nombre sufflsant des hommes
immédiatement capables d'enseigner, elle créa, le 9 brumaire an III (30 oc-
tobre 1794), VEcole normale. Les élèves âgés de 25 ans au moins, désignés
par les administrations des districts à raison d'un pour 20 000 habitants,
étaient externes et recevaient un traitement de 100 francs par mois pendant
la durée des cours; ainsi que ceux de l'Ecole polytechnique, ils eurent
comme professeurs les hommes les plus éminents de l'époque, grâce aux-
quels les sciences furent, pour la première fois, enseignées avec un éclat qui
contribua à en propager le goût. Inaugurée le l" pluviôse an III (20 jan-
vier 1795), la première Ecole normale fut dissoute le 30 floréal suivant
(19 mai).
La loi du 30 vendémiaire an lY maintenait, en les appelant Ecoles de
navigation, les 34 écoles t d'hydrographie et de mathématiques » fondées
en 1791, pour la marine de l'Etat et pour la marine de commerce ; elle en
202 HISTOIRE SOCIALISTI-:
établissait deux nouvelles pour le commerce à Morlaix et à Arles. Elle établis_
sait aussi pour les aspirants de .marine trois corvettes-écoles à Brest, Toulon
et Rochefort ; de là est sortie VÈcoh- navale. Cette même loi prévoyait enfin
une « Ecole des géographes » qui, établie à Paris, exerça ses élèves « aux
opérations géographiques et topo;jrapliiqiaes, nux calculs qui y sont relatifs
et au dessin de la carte ». On lit à son sujet dans la Statistique générale
et particulière de la France, publiée en 1803 par l'éditeur Buisson (t. 111,
p. 32) : « Cette école des géographes vient d'être suppriiaée par un
arrêté qui supprime en même temps le Bureau du cadastre ». L'ouvrage
cité ne donne pas la date de cet arrêté qui est du 3 germinal an X
(24 mars 1802). On s'était, bien entendu, préoccupé, avant la fondation
de cette école, de fournir des caries aux armées. Un arrêté du comité
de salut public du 20 prairial an II (8 juin 1794) avait constitué, sous la di-
rection de la commission des travaux publics, une « Agence des cartes et
plans » chargée de centraliseï' les cartes et ouvrases géographiques de toutes
provenances; le même arrêté maintenait cependant le Dépôt de la Guerre,
« dépôt particulier, extrait du dépôt général, où seront réunis toutes les
cartes, plans et mémoires jugés utiles pour le courant des opérations des
armées de terre et de mer ». Celte section de l'Agence « finit par absorber
celle-ci ». A côté de cette Agence et de ce Dépôt, le comité de salut public
créa pour so<n usage particulier, afin de suivre « les mouvements, les actions
et les opérations des armées en présence », un « Cabinet topographique »
divisé en plusieurs bureaux (3 fructidor an 11-20 août 1794) qui eut, à un mo-
ment, une assez grande importance; Bonaparte, nous l'avons vra (rhap. s), y
fut attaché en août 1795 ; un arrêté du 22 floréal an V (11 mai 1797) le réunit
au Dépôt de la Guerre qui était réorganisé {Revice d'histoire rédigée à l'état-
major de l'armée., u° de décembre 1903, p. 482 et 48;i); une instruction régle-
mentaire du 17 nivôse an VII (6 janvier 1799) définit de nonaveau le servicedes
ingénieurs géographes appelés « ingénieurs artistes », et détermina leurs
attributions (colonel Berthaut, Les ingénieurs géographes ?nililaires, 1" vol.
p. 126 a 134).
Les Ecoles polytechnique, d'artillerie, des ingénieurs ' militaires, des
ponts et chaussés, des mines, des ingénieurs de vaisseaux, de navigation, de
marine, et des géographes, dont je viensde parler, étaient destinées à assurer
des services de l'Etat, elles coinstituèrent, d'après la loi du 30 vendémiaire
an IV, les « Ecoles de services publics » dont les élèves (art. 4) étaient sala-
riés par l'Etat. La loi du 23 fructblor an VII (9 septembre 1799 j, « relative
au personnel de la guerre », institua à Versailles, Lunéville et Angers trois
« écoles nationales d'instruction des troupes à cheval » qui ont été l'origine
lie l'Ecole de cavalerie de Saumur; depuis un arrêté du Directoire dû 16
fructidur an IV (2 septembre 1796), existait au Manège de Versailles u:ie
«école nationale d'équitation » où « chaque régiment de troupes à cheval »
HISTOIRE SOCIALISTE 203
devait envoyer un lieutenant ou sous-lieuleiianlet un sous-officier (Archives
nation rile«, AF IV 399).
Outre ces école?, d'autres furent organisées qui, ou n'avaient véritable-
ment pas le caractère des écoles précédentes, ou l'avaient, du moins par-
tiellement, sans qu'il leur fût reconnu par la loi du 30 vendémiaire. Ainsi la
loi du 14 frimaire an HI (4 décem,bre 1794), menlionnée plus haut, avait dé-
crété la substitution, aux trois facultés de médecine de Paris, de Montpellier
et de Strasbourg, de trois écoles dites « de sanlé », que la loi du 3 brumaire
;m IV appela Ecoles de médecine ; elles étaient chargées de préparer des
médecins pour l'armée et pour la marine. Les élèves de l'Etat touchaient
1 200 francs de traitement annuel comme les élèves de l'Ecole polytechnique;
mais, à côté d'eux, étaient admis dans les mêmes écoles de médecine des
étudiants libres, même des étrangers. Dans un rapport au Conseil des Cinq-
Cents, le 14 germinal an V (3 avril 1797), Vitet constatait le succès des
écoles de Paris et de Montpellier, celle de Strasbourg allait moins bien. En
outre, une école de médecine se maintint à Caen ; on lit, en effet, dans le
compte rendu d'une mission remplie par Fourcroy en ^oréal an IX (mai 1801) :
« L'ancienne école de médecine de Caen s'est soutenue... Elle continue ses
exercices et ses leçons... Elle a de 40 à 50 élèves. On n'y fait plus de récep-
tion depuis trois ou quatre ans, d'après une lettre du ministre François (de
Neufchâteau) » (Rocquain, État de la France au 18 brumaire, p. 200).
11 y eut, à, l'école de Paris (A. Prévost, L'École de santé de Paris,
1794-1809, \>. 28), par décision du 9 nivôse an V (29 décembre 1796), un cours
..'accouchement pour les élèves sages-femmes. On enseigna, ce qui était nou-
veau, du moins en France, la médecine légale, l'histoire delà médecine, l'hy-
giène, la physique médicale. Tandis que des cours théoriques et pratiques
étaient faits, à l'hôpital militaire du Val-de-Grâce, aux élèves rétribués par
l'Etat, d'autres cours avaient lieu, à l'Hôtel-Dieu (hospice de l'Humanité) et à
la Charité (hospice de l'Unité), pour un certain nombre d'élèves déjà avancés
dans leurs éludes et désignés par l'administration des hospices civils : l'en-
seignement à peu près exclusivement théorique des anciennes FacuUés'fnt, en
effet, olficielleraent complété, à l'exemple de ce que faisait depuis plusieurs
années Desault, parla leçon clinique, l'enseignement pratique à l'hôpital et à
l'amphithéâtre. ,
La loi dn 14 avril 1791 ayant maintenu les règlements existants « relatifs
à l'exercice et à l'enseignement de la pharmacie », les Collèges des pharma-
ciens de Paris et de Montpellier avaient persisté. Les pharmaciens de Piu-is
se constituèrent, le 30 ventôse an IV (20 mars 1790), en « Soeiélé libre », et
continuèrent l'enseignement dans l'établissement — où l'école est restée
jusqu'en 1881 — de la rue de l'Arbalète, qu'un arrêté du 3 prairial an IV
(22 mai 1796) admit en qualité à" Ecole gratuite de pharmacie {Journal
des pharmaciens, 1797-99, p. 2).
■^0i HISTOIRE SOCIALISTE
Par la loi du 29 geraiinal an 111 (18 avril 1795), avaient été réglementées,
en partie pour le service des armées, les Ecoles vétérinaires de Lyon et d'Al-
fort qui existaient avant la Révolution; seulement la dernière était, par une
décision sur laquelle on devait revenir, transférée à Versailles.
La loi du 10 germinal an III (30 mars 1795) organisa, dans l'enceinte de
la Bibliothèque nationale, VEcole des langues orientales, avec des chaires
d'arahe, de turc, de tartare, de persan et de malais. Ce fut aussi dans l'en-
ceinte de la Bibliothèque que la loi du 20 prairial an 111 (8 juin 1795) établit
des cours sur les médailles, pierres gravées, inscriptions antiques, sur l'his-
toire, l'art, les mœurs, costumes et usages de l'antiquité.
Déjà décidé en principe en novembre 1793, l'Institut national de mu-
sique devenu le Conservatoire de musique — la déclamation n'a été ajoutée
que plus tard — fut organisé le 16 thermidor an III (3 août 1795), pour ensei-
gner la musique à 600 élèves des deux sexes pris, proportionnellement à la
population, dans tous les départements. Les inspecteurs chargés de l'admi-
nistration furent tout d'abord des musiciens tels que Gossec, Grétry, Lesueur,
Méhul et Cherubini. Le Directoire, en 1796, mit Sarrette à la lête de l'éta-
blissement.
Après la suppression des Académies en 1793, il avait été admis que les
cours dépendant des sociétés supprimées seraient continués jusqu'à l'organi-
sation de l'instruction publique. C'est ainsi que les écoles de peinture {Ma-
gasin encyclopédique, 1793, t. IX, p. 107) et de sculpture d'une part, d'ar-
chitecture de l'autre, bi cntôt réunies, et devenues VEcole des Beaiix-A7-ts,
subsistèrent sous leur ancienne forme et avec les mêmes professeurs dans
les locaux qu'elles occupaient au Louvre. De même existaient encore en
l'an Vil à Dijon, Châlons-sur-Marne, Toulouse et Lyon, « comme écoles spé-
ciales provisoirement conservées », des« écoles de peinture, sculpture, archi-
tecture » antérieures à la Révolution (rapport de Daubermesnil à la séance
du Conseil des Cinq-Cents du 3 vendémiaire an VII-24 septembre 1798, Mo-
niteur du 7 et du 8 vendémiaire). De plus, le titre V de la loi du 3 brumaire
an IV conservait l'Ecole de Rome pour les peintres, sculpteurs et architectes
désignés par l'Institut et, au début de l'an VII (fin septembre 1798), le Direc-
toire décidait que le peinlre Suvée nommé directeur rejoindrait sans tarder
son poste.
Les sourds-muets et les aveugles de naissance n'avaient pas été oubliés :
la loi du 16 nivôse an III (5 janvier 1795) maintint les deux établissements
de Paris et de Bordeaux précédemment établis pour l'instruction des sourai,-
muets ; elle attribua à celui de Paris les bâtiments qu'il occupe aujourd'hui
et créa dans chacun 60 places gratuites. De même, dans l'Institut déjà créé
pour les aveugles de naissance, la loi du 10 thermidor an III (28 juillet 1795)
institua 86 places gratuites — une par département.
Certaines des écoles dont il vient d'être question, rentraient dans le
HISTOIRE SOCIALISTl':
205
cadre de celles que la loi du 3 brumaire an IV nommait « écoles spéciales ».
Sur les dix catégories que celte loi prévoyait sou.> ce nom, c'était le cas pour
quatre : les écoles de médecine, les écoles vétérinaires, l'institut de musique.
mpm
les écoles des beaux-arts. A l'égard de quatre autres, y il eui : pour l'astro-
nomie, l'Observatoire, conservé et constitué en « Observatoire de la Répu-
blique » par la loi du 31 août 1793, et un « cours pratique d'astro-
nomie » fondé dans le palais actuel de l'Institut par la loi du 19 ger-
minal an IV (8 avril 1796); pour les antiquités, les cours de la Bibliothèque
UV. 419. — BiSTOIRE SOCIALISTE. — THEBUIDOR ET DIRECTOIRE. LIV. 419.
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206 HISTOIRE SOCIALISTE
nationale ; pour l'histoire naturelle, le Muséum, si heureusement transformé
le 10 juin 1793, agrandi dans notre période par les lois du 21 frimaire
an III (11 décembre 1794) et du 17 prairial an IV (5 juin 1796), que le
manque de ressources fil rapporter sauf en ce qui concernait les ter-
rains réunis et ceux pour la réunion desquels toutes les formalités étaient
accomplies ; pour l'économie rurale, une chaire, dont le titulaire était
Thouin, au Muséum. Pour la géométrie et la mécanique, s'il n'y eut pas
d'enseignement pai^lîeulier, avait été créé par la loi du 19 vendémiaire
an III (10 octobre 1794) le Conservatoire des Arls et Métiers, où des collec-
tions de machines, d'outils, de dessins et de livres et des cours techniques
devaient être organisés ; la loi du 22 prairial an VI (10 juin 1798) finit, après
beaucoup d'hésitations du Conseil des Cinq-Cents, par lui attribuer le bâti-
ment qu'il occupe toujours et dont il prit possession le 12 germinal an VII
(1" avril 1799). Enfin, en l'an VU (1799), fut établie à Giromagny « l'Ecole
pratique pour l'exploitation et le traitement des substances minérales », ori-
gine de l'école de Saint-Etienne.
Pour la seule catégorie des sciences politiques, rien ne fut organisé. Les
écoles de droit n'étaient prévues nulle part : la législation, enseignée dans
les écoles centrales à un point de vue élémentaire, avait été réservée à cette
école des sciences politiques à un point de vue plus complet ; à Paris, deux
établissements privés, 1' « Académie de législation » et 1' « Université de
jurisprudence » cherchèrent à suppléer à cette lacune ; en province, grâce
également à des initiatives particulières, un enseignement juridique plus ou
moins développé fut donné à Naiicy, Toulouse, Angers, Poitiers et Rennes
(Liard, l'Enseignement supérieur en France, t. II, p. 39j. 11 ne faut pas ou-
blier que le Collège de France fut conservé par la loi du 25 messidor an III
(13 juillet 1795) ; il compta dans notre période dix-huit chaires, dont on trouve
l'énumération dans \ Almanaeh national.
Enfin, le 1" vendémiaire an IV (23 septembre 1795), la Convention accor-
dait une subvention de 60000 livres au Lycée des arts, établissement où son
fondateur, Charles Désaudray, avait organisé des cours publics pourpropager
les connaissances utiles. Après l'incendie, le 25 frimaire an VII (15 décembre
1798), du cirque construit en 1787 au milieu du jardin du Palais-Royal, où il
était installé, cet établissement, sans retrouver son ancienne vogue, rouvrit
le 15 prairial an VII (3 juin 1799) à TOratoire, rue Saint-Honoré, où avait eu
lieu auparavant la tentative d'un cours gratuit, fait sur ra'.iriculture, le
commerce, la technologie, la philosophie et les sciences {Moniteur du 3 ven-
démiaire an VI 1-24 septembre 1798) par Jacob Dupont, l'athée dont a parlé
Jaurès (t. IV, p. 1467). 11 y eut d'autres établissements libres de ce genre, en
particulier le « Lycée républicain », qui ne méritait guère son épithète, de
Laharpe, et le « Lycée des Etrangers ».
HISTOIRE SOCIALISTE 207
^5. — Institutions scientifiques, littéraires et artistiques.
A la place des anciennes Académies supprimées, la loi du 3 brumaire
an IV sur l'organisation de l'instruclion publique créa Vlnsiitul. Divisé en
trois classes : 1° sciences physiques et mathématiques ; 2" sciences morales
et politiques ; 3° littérature et beaux-arts, il fut composé de membres rési-
dant à Paris, d'associés nationaux et d'associés étrangers. Il était destiné à
suivre les travaux scientifiques et littéraires et à travailler, par recherches et
publications de écouvertes, au perfectionnement des sciences et des arts.
.La création du Bureau des longitudes chargé d'observations astrono-
miques et météorologiques de façon, en même temps, à servir la science et
à être utile à la navigation, est due à la loi du 7 messidor an III (25 juin 1795).
Cette loi plaçait l'Observatoire dans les attributions du Bureau des lon-
gitudes.
Du reste, un des caractères de l'époque fut, non seulement l'utilisation
au point de vue immédiat de toutes les découvertes scientifiques, mais encore
la provocation systématique à de nouvelles découvertes accomplies, peut-on
dire, sur commande pour salisl'aire des besoins urgents. Ainsi, les aérostats
sous forme de ballons captifs, furent employés par l'armée ; on ne se borna
pas à utiliser l'art de l'aérostation, on le perfectionna relativement à la pro-
duction du gaz, à la légèreté et à la solidité de l'étoffe de soie (rapport au
Directoire sur les progrès réalisés dans l'aérostation de juillet i793 au 11 mes-
sidor an IV- 29 juin 1796, date du rapport. Archives nationales, AFmo89).
Dans son rapport du 14 nivôso an III (3 janvier 1795), Fourcroy cons-
tate que 34 ascensions militaires ont déjà eulieu et que « plusieurs compagnies
d'aérostiers ont été formées >>. C'était dans le parc de Meudon qu'on les ins-
truisait et qu'on fabriquait les appareils, en même temps qu'on s'y livrait à
des expériences sur les poudres et les boulets. Le 1" brumaire an VI (22 oc-
tobre 1797), Garnerin faisait au parc Monceau son expérience de parachute
renouvelée, le 3 messidor an VII (21 juin 1799), au jardin Tivoli, sur l'empla-
cement duquel s^ trouve actuellement la rue de Londres, oîi le 8 thermidor
an VII (26 juillet 1799), Blanchard fit, avec l'astronome La Lande, une ascen-
sion à l'aide de « cinq ballons réunis en un seul groupe » (recueil d'Aulard,
l.Y, p. 651).
La première disposition relative à l'uniformité des poids et des mesures
avait été le décret de l'Assemblée constituante du 8 mai 1790 demandant à
i-et effet le concours de l'Angleterre et proposant de baser le nouveau sys-
tème sur la longueur du pendule simple qui bat la seconde. Cependant, à la
suite d'un rapport d'une commission de l'Académie des sciences, l'Assemblée
constituante avait, le 26 mars 1791, adopté comme base le quart du méridien.
En conséquence de ce vote, l'Académie des sciences avait nommé diverses
commissions et, finalement, Méchain et Delambre s'étaient trouvés chargés
208 HISTOIRE SOCIALISTE
de la mesure de l'arc du méridien entre Dunkerque et Barcelone. Par la loi
du I" août 1793, la Convention ratifiait comme base «la mesure du méridien
de la terre, et la division décimale » ; en attendant que les travaux néces-
saires fussent terminés, était indiquée, d'après d'anciens calculs, une déter-
mination provisoire des unités admises.
Les travaux de Delambre et de Méchain, le premier chargé de la partie
Nord, de Dunkerque à Rodez, et le second de la partie Sud, de Rodez à Bar-
celone, commencés en juin 1792, suspendus pendant l'année 1794 et le début
de 1795, furent repris, en vertu de la loi du 18 germinal an III (7 avril 1795)
qui consacra l'existence du nouveau système ; seulement la substitution des
nouvelles mesures aux anciennes ne commença qu'avec la loi du 1" vendé-
miaire an IV (23 septembre 1795), encore ne s'agissait-il que de l'usage du
mC'tre ù la place de i'aune à Paris et dans la Seine. Ces deux dernières lois,
ainsi que je l'ai ciéjà mentionné (§ 2), s'occupaient aussi de|la vériQcaiion des
poids et mesures. Divers arrélés du Directoire (27 pluviôse an VI-i5 février 1798
pour le stère, 19 germinal et 11 thermidor an VII-8 avril et 29 juillet 1799 pour
les mesures de capacité, loi du 17 floréal au VII-6 mai 1799 et arrêté du 26 ven-
démiaire an VIiI-18 octobre 1799 pour les monnaies) visèrent à étendre l'ap-
plication du nouveau système. Chose remarquable, une commission inlenia-
tionale de .^avants étrangers avait été convoquée à Paris pour étudier les cal-
culs des savants français et fixer définitivement avec eux la valeur des unités
fondamen laies des poids et mesures, le kilogramme et le mètre. Lorsque cette
commission qui comprit des délégués du Danemark, de l'Espagne, de la Sar-
daigne et des Républiques alliées, se ro;uiit, le 25 vendémiaire an VII (16 oc-
tobre 1798), nos savants, Delambre et Méchain pour le mètre, Lel'ebvre-Gi-
neau puur le kikgramme, venaient de lerminer leurs travaux qui furent
vérifiés et approuvés. Des rapports lus à une séance générale de l'Institut, le
2 prairial an VII (21 mai 1799), résultait pour les valeurs définitives, com-
parées aux valeurs provisoirement admises, une très légère différence en
moins. Ces rapports furent présentés au Corps législatif par l'Institut, le 4mes-
sidor an VII (22 juin 1799), avec les deux étalons en platine, donnant la lon-
gueur du mètre et le poids du kilogramme, qu'avaient établis Etienne Le-
noir et Fortin sous la direction des savants de la commission. Ces étalons
furent dépoeés le même jour aux Archives nationales où ils sont toujours.
La loi du 19 fri.maire an VIII (10 décembre 1799) abrogea la fixation provi-
soire de la longueur du mètre, établie le l"aoûL 1793 et maintenue par la loi
du ISgerminal an III, et elle consacra la nouvelle détermination. Tout récem-
ment, la loi du 4 juillet 1903 a substitué, comme unités fondamentales du
système métrique, au mètre et au kilogramme déposés aux Archives le 4 mes-
sidor an VII, les prototypes internationaux sanctionnés par la Conférence gé-
nérale des poids et mesures tenue à Paris en 1889, faits conformément à ce
mètre et à ce kilo, et déposés au pavillon de Bret-^uil à Sèvres; ce sont les
HISTOIRE .SOCIALISTlî 209
copies de ces prototypes, déposées aussi aux Archives, qui sont devenues
les étalons légaux pour la France : le mètre et le kilo de l'an VII, laissés aux
Archives, n'ont plus qu'une valeur historique.
Si, dans la période révolutionnaire, on s'est, d'une façon générale, indis-
cutablement intéressé aux œuvres scientifiques, en fut-il de même pour les
œuvres d'érudition ou d'art? Cela est contesté par certains auteurs d'autant
plus sévères qu'ils le sont de parti pris. Sans doute, des destructions regret-
tables ont eu lieu; seulement ces destructions, qui n'ont pas été spéciales à
cette période, caractérisent non l'esprit des révolutionnaires, mais l'ignorance
des esprits qui étaient en la circonstance ce que l'ancien régime les avait
faits. C'est ce qu'a dû constater l'homme dont les rapports mensongers du
14 fructidor an II, 8 brumaire et 24 frimaire an III (31 août, 29 octobre et
14 décembre 1794) sur les actes de « vandalisme » ont été exploités avec
amourpar tous les réactionnaires, l'évêque Grégoire. Entre parenthèses, lorsque
celui-ci, parlant du « vandalisme », a écrit dans ses Mémoires (t. I", p. 346) :
« Je créai le mot pour tuer la chose », il s'est vanté, du moins dans sa pré-
tention d'avoir été le premier h vouloir empêcher la chose. Quant à la créa-
tion du mot. M. Eugène Despois {Le vandalisme révolu tionnaire, p. 222) a
objecté, à tort, que ce mot se trouvait déjà dans un rapport de Lakanal (voir
Procès-verbaux du comité d'instruction publique, de J. Guillaume, t. I",
p. 478): en tout cas, ce rapport alîoutit à un décret de la Convention du
6 juin 1793 ayant pour but de réprimer la chose: « La Convention nationale,
ouï le rapport de son comité d'instruction publique, décrète la peine de
deux ans de fers contre quiconque dégradera les monuments des arts dépen-
dant des propriétés nationales ». Grégoire a dit lui-même de ces dégrada-
tions dans le dernier rapport cité plus haut [Moniteur du 27 frimaire- 17 dé-
cembre, p. 365) : « Voilà les effets de l'ignorance ». C'est ce qu'a avoué aussi,
sans le vouloir, M. Courajod ; parlant delà Convention après Thermidor, il écrit
dans son volume, Alexandre Lenoir, etc. (p. xxn) : « Elle ne changea pas et
elle ne pouvait pas changer les mœurs, les idées et le tempérament révolution-
naires »; or (p. CLXx). il remarque que « ces hommes étaient tels
que les avait faits le. milieu dont ils sortaient ». Ce que ne pouvait
changer la Convention, ni avant ni après Thermidor, n'était donc, de
l'aveu de M. Courajod, que le résultat du régime monarchique qui les
avait ou plutôt ne les avait pas éduqués et qui paraît lui avoir été cher.
La preuve que ce critique a plus écouté ses passions rétrogrades qu'un
amour désintéressé de l'art, se trouve dans sa manière d'apprécier ce
qu'il ne peut vraiment pas désapprouver : quand le blâme ne lui est pas
possible, on agissait « plus ou moins consciemment » (p.xxm); quand on a
parlé trop clairement dans son sens pour permettre la moindre insinuation
d'inconscience, « on hurlait... en faveur de l'art » (p. xliv). Du reste, les Cou-
rajod toujours prêts à calomnier outrageusement les partis avancés, savent
210 HISTOIRE SOCIALISTE
faire bénéficier de leih* silence inique tous ceux qui tentèrent d'enrayer le
mouvement démocratique. Ah! ci Mercier, au lieu d'avoir été un Girondin,
avait été un Jacobin ou un Montagnard, quel étalage indigné de leur amour
de l'art n'aurions-nous pas eu à propos de cette phrase écrite dans un rapport
ridicule, qu'elle ne dépare pas, au Conseil des Cinq-Cents, le 17 fructidor an IV
(3 septerabn» 1796) : « C'est le refrain éternel de la folie de crier au vanda-
lisme, parce que l'on a mutilé des monuments périssables ». Si M. Courajod
n'a pas reproché cette phrase à Mercier, il est vrai qu'il a signalé une autre
opinion de celui-ci, mais pour la reprocher aux républicains avancés de la
Révolution. Mercier ayant, m>ant 1789 (L'Ecole royale des élèves pi'otégés,
p. Lxxxvii), combattu l'institution d'écoles gratuites de dessin, iM. Courajod
traduit : « voilà ce que les révolutionnaires pensaient des arts en général »;
puis, prévoyant l'objection que suscite un pareil procédé, il se borne à décla-
rer péremptoirement à la page suivante : « qu'on ne m'objecte pas que je
rends la Révolution injustement responsable des opinions personnelles d'un
excentrique écrivain dont l'orthodoxie démagogique est suspecte », et il
maintient son inqualifiable généralisation. Laissons les gens d'une partialité
si difficile à satisfaire et voyons les actes.
Les Archives nationales installées au Louvre en vertu de la loi du 20 fé-
vrier 1793, avaient été organisées par la loi du 7 messidor an II (25juinl794);
mais c'est un arrêté du'5 floréal an IV (24avriH796) qui constitua pour Paris
le bureau de triage auquel en grande partie fut dû leur classemeixt. Pour la
province, la loi du 5 brumaire an V (26 octobre 1796) avait décidé le transport
aux chefs-lieux des départements des archives précédemment centralisées aux
chefs-lieux des districts.
Une loi du 25 vendémiaire an IV (17 octobre 1795), sur l'organisation de
la Bibliothèque nationale, ancienne Bibliothèque du roi, mettait à sa tête
huit conservateurs, deux pour les imprimés, trois pour les manuscrits, deux
pour les antiques, médailles et pierres gravées et un pour les estampes, qui,
tous les ans, désignaient parmi eux un directeur. La Bibliothèque Sainte-
Geneviève saisie comme bien de corporation religieuse et nationalisée, était
devenue la « Bibliothèque du Panthéon », qui servit alors surtout aux écoles
centrales ; la Bibliothèque Mazarine, devenue la « Bibliothèque des Quatre-
Nations », resta ce qu'elle était. En frimaire an III (décembre 1794), avait été,
grâce notamment aux collections du comte d'Artois, constitué le « dépôt na-
tional littéraire de l'Arsenal », qu'un arrêté du Directoire, du 9 floréal an V
(28 avril 1797), transforma en « Bibliothèque nationale et publique de l'Ar-
senal ». Toutes cesbibliothèquespurent, en vertu de la loi du 26 fructidor an V
(12 septembre 1797) et de diverses circulaires ministérielles, avec certains pri-
vilèges spéciaux pour la Bibliothèque nationale, s'accroître en puisant dans
les dépôts provisoires où avaient été placées les bibliothèques des émigrés et
des communautés ecclésiastiques. La bibliothèque de l'ancienne abbaye de
HISTOIRE SOCIALISTE '»i
Saint- Germain-des-Prés avait malheureusement été riétruite par un incendie
dans la nuit du 2 au 3 fructidor an II (19 au 20 août 1794).
Le Musée du Louvre, après divers retards, avait été ouvert le 18 bru-
maire an II (8 novembre 1793) et le projet de constituer des musées dans les
départements date de cette même année : le 10 fructidor an III (27 août 1795"),
on ouvrait celui de Toulouse; d'autres musées s'ouvrirent notamment à Mar-
seille, Lyon, Avignon, Rennes (rapport .le Daubermesnil aux Cinq -Cents, le
3 vendémiaire an VII-24 septembre 1798). Quant au Musée du Louvre, je dois
constater que, dès la fin de l'an II, on eut recours, pour l'enrichir, à un pro-
cédé qui ne saurait être trop flétri. Des chefs-d'œuvre de l'école flamande
étaient enlevés de Belgique et expédiés à Paris aux applaudissements deCrté-
goire (rapport, cité plus haut, du 14 fructidor an II) pour qui cela n'était pas
du vandalisme, au contraire ; dans la séance de la Convention du 4* jour sans-
culottide de l'an II (20 septembre 1794), Guyton de .Morveau annonçait « l'ar-
rivée du premier envoi des superbes tableaux recueillis dans la Belgique ».
Ces spoliations, ces indignes abus de la force, que Bonaparte et le Directoire
devaient en Italie, sur une plus grande échelle, l'un commettre, l'autre en-
courager, furent répruuvés, à la fin de l'an IV (septembre 1796), mais rien
que pour l'Italie, dans une brochure de Quatremère de Quincy intitulée
Lettres sur le préjudice qii' occasionnerait à la science le déplacement des
monuments de l'Italie ; à la suite de la brochure figurait une pétition dans
le même sens signée, sans distinction d'opinions, par de nombreux artistes
tels que Lethière, Fontaine, Percier, Moreau jeune, Lesueur, Pajou, David,
Suvée, Vien, Girodet, Boizot, Soufflot, Roland. Il est vrai que d'autres, parmi
lesquels Isabey, Gérard, Carie Vernet, Lenoir, signèrent, en sens contraire,
une pétition publiée dans le Moniteur du 12 vendémiaire an V (3 octobre 1796).
Ce qu'on prit ainsi fut repris plus tard ; cependant est restée au Muséum la
collection d'histoire naturelle du stathouder sur les biens duquel « la France
croit devoir exercer un droit... qui lui est acquis par la force des armes »,
avait tranquillement écrit, le 21 ventôse an III (11 mars 1795), à l'assemblée
batave, notre représentant près l'armée du Nord, Alquier [Moniteur du 13ger-
minal-2 avril 1795). A la suite d'une proposition du général Pommereul, l'au-
teur, en l'an IV, des Institutions propres à faire fleurir les arts en France,
benezech, ministre de l'Intérieur, par un arrêté du 23 floréal an V (12 mai 1797),
adjoignit au Musée du Louvre, sous le nom de Chalcographie française, un éta-
blissement chargé de l'exécution de gravures, soit à l'aide des planches an-
ciennes dont il devenait le dépositaire, environ un millier, soit avec les
planches nouvelles qu'il ferait exécuter, et de la "vente des épreuve^. Cette
vente était complètement organisée le 1" prairial an VII-20 mai 1799 (recueil
d'Aulard, t. V, p. 517).
La collection de monuments de l'ancienne statuaire française et d'objets
d'art, formée par Alexandre Lenoir et dispersée par la Restauration, avait été
HISTOIUi: SOCIALISTE
ouverte au public le 15 fructidor an III (1" septembre 1795). Il n'est que juste
de Jouer Lenoir de son initiative et de sa persévérance; mais on doit dire
aussi, malgré la malveillance de M. Courajod, qu'il fut heureusement auto-
risé, puis félicité de son .< zèle », par le comité d'instruction publique de la
Convention (Alexandre Lenoir, etc., p. clxii, note) dont l'arrôLé du 29 vendé-
miaire an IV (21 octobre 1795) — arrêté confirmé par le ministre de l'Intérieur
le 19 germinal an IV (8 avril 1796) — transforma le « dépôt national des mo-
numents des arts rue des Petits-Augustins » (sur l'emplacement actuel i!e l'E-
cole des Beaux-Arts, rue Bonaparte) en un «Musée de monuments français».
D'autre part, un arrêté du 9 thermidor an III (27 juillet 1795) ordonna la
réunion dans l'ancien couvent de Saint-Thomas-d'Aquin des éléments du
Musée d'artillerie dispersés en 1789.
Les manufactures des Gobelins et de Sèvres furent conservées, mais ne
reçurent que des fonds très insuffisants. Cependant la production continua
puisque le jury de l'exposition de l'an VII (voir §8) déclarait qu'il n'y avait
ailleurs « rien de comparable aux produits étonnants de Sèvres » [Moniteur
du 2 brumaire an VII-23 octobre 179S).
Aux actes en faveur des choses, il faut joindre les actes en faveur des
personnes : en l'an III, par trois décrets en date du 17 vendémiaire, 27 ger-
minal et 18 fructidor (8 octobre 1794, 16 avril et 4 septembre 1795), la Con-
vention alloua 605500 livres en secours ou gratifications à des savants, gens
de lettres et artistes.
Conformément à l'art. 301 de la Constitution de l'an III, la loi du 3 bru-
maire an IV sur l'instruction (titre vi) avait institué sept fêtes nationales par
an, en l'honneur de la République, de la Jeunesse, des Epoux, de la Recon-
naissance, de l'Agriculture, de la Liberté (celle-ci durait deux jours) et des
Vieillards. Ces fêtes devaient être célébrées dans chaque canton par des clianis
patriotiques, des discours sur la morale civique, des banquets fraternels et
divers jeux publics. C'était là une tentative pour éliminer les fêlrs religieuses
et la religion catholique romaine, « en leur sabslituanl des im,iressions nou-
velles plus analogues à l'ordre de choses actuel, plus conformes à la raison et
à la saine morale », pour employer les termes d'une lettre du Directoire à
Bonaparte, citée par M. Aulard [Histoire politique de la Révolution française,
p. 642). L'architecte Chalgrin eut la direction de ces fêtes à Paris de l'an IV à
l'an VII (1795 à 1799).
A l'occasion de la fête de la Liberté, le 10 thermidor an IV (28 juillet 179ti),
on put constater que des généraux commençaient à se croire tout permis ;
une revue calme, la Décade philosophique, écrivait, en effet, dans son n° du
20 thermidor an IV-7 août 1796 (t. X, p. 301) : « Des crocheteurs revêtus
d'habits de généraux ont rudoyé le peuple de la manière la plus indigne...
11 n'est pas impossible de maintenir l'ordre dans les fêtes, sans lâcher la bride
à l'insolence de quelques militaires qui se prévalent de la force qu'on leur a
I
HISTOIRE SOCIALISTE
213
momentanément conliée ». Le 9 thermidor an VI (27 juillet i798), cette même
fêle vit « l'entrée triomphale des objets de sciences et d'arts recueillis en
Portrait d'Isabey, par (iÈRAUD.
(Musée du Louvre.)
Italie» et auxquels il a été fait allusion tout à l'heure. Une trentaine de chars
contenant des statues, des tableaux, « des animaux des déserts brûlants
d'Afrique, d'autres venus des climats glacés du Nord », et quelques arbustes
LIV. 420. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THEHMIDOR ET DIRECTOIRE. UV. 420.
214 HISTOIRE SOCIALISTE
rapportés « de l'île delaTrinito » défilèrent sous la pluie, depuis le Jardin <ies
Plantes jusqu'au Champ-de-Mars, en suivant ce qui cousliluait alors les bou-
levarils extérieurs de la rive gauche. Le discours prononcé à ce propos par
le ministre de l'Intérieur, François (de Neufchâteau), est un modèle de celte
niaise vantardise qu'ont si grossièrement exploitée depuis.les meneurs natio-
nalistes ; il félicita sérieusement les plus grands génies artistiques de la bonne
aubaine qui leur arrivait : « C'était pour la France, s'écria-t-il, que vous en-
fantiez vos chefs-d'œuvre... réjouissez-vous, morts fameux, vous entrez en
possession de votre renommée », et, avec une outrecuidante inconscience,
il déclara qu'une telle cérémonie était la preuve de la disparition du « van-
dalisme ». Le lendemain, 10 thermidor (28 juillet), ces objets furent pré-
sentés au Directoire.
Une des gran les attractions de ces fêtes fut le feu d'artifice ; il y eut aussi
des courses diverses et voici, pour les amateurs de records, les résultats obte-
nus par les vainqueurs, le jour de la fête de la République, le 1" vendémiaire
an VII (22 septembre 1798) : course- à pied, 251 ""50 en 32 secondes 7/10;
couises à cheval, 2575 mètres en 3 minutes 31 secondes; courses de chars,
1478 mètres en 2 minutes 13 secondes [Décade philosophique du 20 vendé-
miaire an YII-11 octobre 1798, t. XIX, p. 113-116).
§ 6. — Sciences, lettres et arts.
Qu'a produit de saillant dans notre période la culture des sciences, des
lettres et des arts, c'est ce que je vais maintenant essayer de résumer. Les
sciences tiennent incontestablement la tête, et les mathématiques pures ont
été, en particulier, très favorisées. L'analyse inlinitésimale qui étuiiie à fond
les variations simultanees.de quantités dépendant les unes des autres, et qui
comprend le calcul différentiel et son inverse le calcul intégral, fut le sujet
de travaux importants : en 1797, Lagrange faisait paraître sa Théorie des fonc-
tions analytiques ; la même année. Carnet, dans ses Réflexions sur la méta-
physique du calculin/initésitnal, YiTenait parti contre le système de Lagrange
qui allait donner un complément à son œuvre dans les Leçons sur le calcul
des fonctions, professées par lui en 1799. Lacroix publiait des ouvrages d'en-
seignement qui, s'ils ont vieilli, méritent, paraît-il, toujours, à cause de leur
méthode, d'êlre mentionnés : en 1797, son Traité du calcul différentiel et du
calcul intégral ; en 1798, son Traité élémentaire de trigonométrie; en 1799,
ses Élémcîits d'algèbre et ses Éléments de géométrie conçus dans un esprit
jugé par certains préférable à celui des Éléments de géométrie deLegendre;
édités en 1794 ceux-ci eurent un immense succès. Monge donnait, en 1799, sa
Géométrie doscriptive , science dont il avait fait le premier un exposé doctri-
nal, rendu public dans ses leçons de l'Ecole normale.
HISTOIRE SOCIALISTE 215
En astronomie, l'année 1799 voyait paraître les deux volumes formant
la première partie, la plus importante au point de vue des principes, du Traité
de mécanique céleste de Laplace, œuvre capitale dans laquelle il exposait une
théorie de la formation de l'univers pour laquelle, suivant son mot, il n'avait
pas m besoin de recourir à l'hypothèse de Dieu, et les nombreuses décou-
verles astronomiques faites par lui au moyen de l'analyse mathématique.
11 avait lui- môme vulgarisé d'avance son grand ouvrage dans VExposition
du système du monde publié en 1798. Le 5 et le 6 mai 1795, La Lande obser-
vait un astre jusque-Là ignoré ; il rangea parmi les étoiles cet astre qui ne
serait autre que la célèbre planète Neptune.
C'est en 1798, nous l'avons vu dans le paragraphe précédent, que furent
terminées par Delarabre et Méchain les opérations, commencées en 1792, de la
mesure de l'arc du méridien compris entre Dunkerque et Barcelone.
C'est en 1797 que Duvillard, présenta à l'Institut sa Table de mortalité
donnant âge par âge le nombre des survivants d'un groupe déterminé d'indi-
vidus ; employée longtemps pour les calculs d'assurances en cas de décès,
cette Table qui ne correspond pas Ji la répartition actuelle de la mortalité est
maintenant à peu près abandonnée.
En chimie, Vauquelin isolait le chrome (1797) et découvrait, en 1798,
dans l'émeraude un oxyde inconnu qu'il nommait glucine. Grâce notamment
à Fourcroy, la chimie organique continuait à l'aire des progrès : doivent être
signalées à cet égard, les communications à l'Institut, en 1797 et 1798, de
Fourcroy et de Vauquelin sur l'urine et sur l'analyse des calculs urinaires.
D'autre part, l'ingénieur Lebon prenait, le 6 vendémiaire an VIII (28 sep-
tembre 1799), un brevet d'invention pour de nouveaux moyens d'employer
les combustibles plus utilement, soit pour la chaleur, soit pour la lumière, et
d'en recueillir les divers produits ; on y trouve, entre autres choses, le moyen
de produire, avec le charbon de terre, un gaz propre à l'éclairage.
La médecine, dont l'exercice était libre alors, se préparait à une impor-
tante évolution. Deux grands chirurgiens, Desaull et Ghopart, étaient morts
en juin 1795 à quelques jours de distance. Bichat, l'élève de Desault, réunit
en volumes (1797-1799) les travaux de celui-ci; il avait participé, dès 1796, à
la publication du Ti^aité des maladies chirurgicales et des opérations qui leur
conviennent, par Chopart et Desault.'Le 5 messidor an IV (23 juin 1796), avait
eu lieu la première séance de la Société médicale d'émulation fondée, le mois
précédent, par Bichat qui publia dans les recueils de cette société plusieurs
mémoires, où se trouvent les éléments de sa conception fondamentale de
l'étude des tis.sus examinés à part et classés d'après leur structure. En 1798,
parut la Nosographie philosophique , ou méthode de l'analyse appliquée à
la médecine, de Philippe Pinel, médecin à la Salpêtrière, ouvrage qui, mal-
gré ses erreurs, a fait époque en poussant les médecins à partir non de théo-
ries préconçues, mais de la réalité scrupuleusement observée. On cherchait
216 UlSTUlUl!: SOCIALISTE
de nouveau, à ce moment,, sans succès il'aillftars, à répandre contre les ra-
vages (Je la variole le procédé de la variolisation, de l'inoculalion du pus va-
rioliquo aux gens bien porlants à qui la variole ainsi donnée épargnait,
croyait-on, le^ formes giave> de la maladie. Dans la Décade philosophique
(t. XI) du 10 brumaire an V (31 octobre 1796) un citoyen allait jusqu'à pro-
poser au gouvernement d'ordonner que tous les enfants seraient inoculés de
la sorte avant un âge déterminé et, en l'an VII (1799), les élèves du Prylanée
dont j'ai parlé § 4 subissaient cette inoculation (recueil d'Aulard, t. V. p. 505)
avec le consentement préalable de leurs parents. Or, quelques mois avant,
le 14 mai 1796, Jenner avait pratiqué sa première vaccination et, en 1798,
il rendait publique sa découverte de l'inoculation de la vaccine ou cowpox
— maladie éruptive de la vache — comine préservatif de la variole Le n° du
10 ventôse an VII (28 février 1799) de la Décade philosophique (t. XX) relata
la belle découverte de Jenner.
Lors de la fondation du Muséum d'histoire naturelle, une chaire de zoo-
logie, celle de la zoologie des animaux inférieurs (insectes et vers), avait été
donnée à Lamark. Presque exclusivement botaniste, celui-ci, à cinquante
ans, se mit vaillamment au travail; il ne s'occupa pas des insectes
et ouvrit son cours sur les êtres jusque-là les plus dédaignés : il ima-
gina la grande division des animaux en vertébrés et invertébrés, et
continua pendant des années le groupement des faits qui \i conduisit à
affirmer que les formes actuelles ne sont que la transformation de celles
ayant vécu antérieurement et qui fit de lui le créateur scientifique du
transformisme. Guvier était, en 1795, au Muséum, adjoint au professeur
d'anatomie comparée, science qu'il devait porter si haut, tout en la subor-
donnant à ses idées erronées sur la fixité des formes vivantes. Le 1" plu-
viôse an IV (21 janvier 1796), son travail sur les éléphants fossiles jela
véritablement les premières hases scientifiques de la paléontologie. En 1798,
son Tableau élémentaire de rhisloire naturelle des animaux présentait déjà
d'importants essais de classification commencés dans un mémoire lu le 21 flo-
réal an III (10 mai 1795) sur les animaux dits « à sang blanc ». En 1796, le
Précis des caractères génériques dfs insectes disposés dans un ordre naturel,
de Latreille, apporta plus de méthode dans l'entomologie. En 1798, Lacépède
entamait la publication de son Histoire naturelle des poissons.
En botanique, nous trouvons do Desfontaines, outre son cours du Mu-
séum, le premier volume de sa Flore du Mont Atlas (1798) écrit en latin confor-
mément à la triste passion — persistante — des botanistes pour le latin de cui-
sine. Il y eut aussi, sur la chaîne des Pyrénées au double point de vue bota-
nique et géologique, divers travaux de Ramond, qui occupait depuis le 30 mes-
sidor an IV (18 juillet 1796) la chaice d'histoire naturelle à l'Ecole centrale de
Tarbes, et qui fil, en l'an V (1797), deux voyages au Mont Perdu.
René-Just Haûy, le frère de Yalentin, continuait ses belles études sur les
I
IIISTOIRK SOCIALISTE 217
crislaux; il montrait, mais d'une façon trop absolue, les relations intimes exis-
tant entre la composition chimique des corps et la structure de leurs crislaux
élémentaires, et pi-éparait son Traité de minéralogie.
En 1797, paraissait le Mémoire sur lea dunes de Bromontier qui avait
réussi à fixer les sables des landes de Gascogne par des semis de pins mari-
times. La même année, rentrait en France le naturaliste La Billardière; l'ex-
pédition de d'Ëntrecasteaux avec laquelle il était parti à la recherche de La
Pérouse, avait échoué à cet égard, mais elle avait accompli des explorations
utiles pour la géographie et la navigation, et recueilli une Ibule de documents
intéressants pour l'histoire naturelle. En 1797, Milet-Mureau donnait, d'après
le journal de La Pérouse, une relation du voyage de celui-ci autour du
monde.
Toute la philosophie de cette époque se rattachait à la doctrine de l'ori-
gine matérielle des idées exposée par Gondillac que, parfois même, elle
dépassait; tel a été le cas pour les mémoires lus, en l'an IV, à l'Institut par
Destult de Tracy, étudiant la faculté de penser, et par Cabanis. Celui-ci, en
1796, communiqua six des douze mémoires qui constitueront, en 1802, son
Traité du physique et du moral de l'iiomme : considérations générales sur
l'élude de l'homme et sur les rapports de son organisation physique avec ses
facultés intellectuelles et morales, histoire physiologique des sensations, de
l'influence des âges, des sexes, des tempéraments sur les idées et les alTections
morales. Il a eu le grand mérite de faire de la psychologie sans métaphysique,
en physiologiste, et d'aborder, le premier, ce sujet dans son ensemble; s'il a
commis des erreurs comme c'était inévitable, il n'en a pas moins fait œuvre
d'incontestable science. Cela ne devait pas l'empêcher de devenir un des com-
plices de Bonaparte lors du coup d'État du 18 brumaire. De telles aberrations
ne sont pas rares chez les savants : sortis de leur domaine propre, oii ils se
montrent d'une rigueur scrupuleuse, ils sont par ailleurs, au point de vue
intellectuel ou moral, trop souvent dénués de sens critique ou de conscience.
Dans son Origine de tous les cultes (1795), dont il publia un abrégé l'an-
née suivante, Dupuis chercha à établir que l'adoration ilu soleil et des astres
était la source commune des diverses traditions religieuses.
Professeur d'arabe à l'École des langues orientales, Silvestre de Sacy
donnait, en 1797, la traduction française du remarquable Traité des monnaies
musulma?ies de Makrizi.
Dans la séance delà Convention du 26 brumaire an III-16 novembre 1794,
on voit que «le citoyen Delormel fait hommage d'un ouvrage qui a pour titre
Projet de langue universelle ».
La littérature proprement dite est bien loin d'avoir eu un éclat com-
parable à celui des sciences. C'est qu'au lieu de marcher de l'avant comme
celles-ci, et de chercher à penser par elle-même, elle se tourna surtout
vers le passé et n'aboutit qu'à une pâle imitation de genres plus ou moins
218 HISTOIRE SOCIALISTE
anciens; donner la plupart des noms ici, ce ne serait plus leur rendre un hom-
mage mérité, ce serait presque dresser un pilori pour beaucoup de ceux qui
ont eu la chance d'être oubliés. Sauf peut-être dans l'épigramme, la versifica-
tion est le triomphe de la périphrase inutile et ridicule. La poésie lyrique a
des odes d'Ecouchard Lebrun, où, d'après Sainte-Beuve, les « jets de talent
sont isolés ». [Causeries du Lundi, l. V, p. 133). Dans des genres divers, il n'y
a guère à citer que des épîtres de Marie-Joseph Ghénier, entre autres celle
Sur la calo7nnie (1796); des contes d'Andrieux, dont le plus connu, le Meu-
nier de Sans-Souci, date de 1797; la Guerre des dieux (1799) de Parny qui,
depuis 1795, en avait publié de nombreux fragments et dont le poème, trop
vanté par certains, a été trop décrié par ceux aux yeux desquels la (lornogra-
phie biblique est d'origine divine; les Quatre métamorphoses (1799). poème
licencieux de Népomuoène Lemercier.
En prose, nous avons le Cours de littérature que débitait Laharpe au
« Lycée républicain » mentionné plus haut (§4). A ce critique qui en était
arrivé à encenser ceux que, le 3 frimaire an II (23 novembre 1793), il avait
appelé « les charlatans à étolesel à mitres » (Ed. et J. de Goncourt, Histoire
de la société française sous le Directoire, édition de 1895, p. 250), revient la
paternité d'une des plus stupides propositions toujours utilisées, sans nom-
mer l'auteur, comme pre,uve du vandalisme révolutionnaire : dans le Mercure
français du 27 pluviôse an II (15 février 1794), il demandait qu'on arrachât
aux livres de la iSibliothèque nationale les reliures portant les armoiries roya-
les. Mercier nous a malheureusement laissé plus de déclamations que d'ob-
servations dans les tableaux de mœurs du Nouveau Paris (1705). Sous le
titre Monsieur Nicolas, parurent, de 1794 à 1797, des mémoires de llestif de
la Bretonne, dont le vocabulaire a une variété rare chez les littérateurs de
cette époque et qui a eu, lui, le mérite de nous montrer de vrais paysans et
la véritable rue parisienne. En 1794, le Voyage autour de ma chambre, assez
agréable fantaisie à laquelle nuit l'abus qu'on en fait auprès des enfants,
révéla le nom de Xavier de Maistre, dont le frère aîné Joseph donna, en 1796,
son premier ouvrage important, les Considérations sur la France: il y appré-
ciait la Révolution comme un moine a apprécié, en moins bon langage, du
haut de la chaire de Notre-Dame (8 mai 1897), l'incendie du Bazar de la Cha-
rité. En 1797, Chateaubriand publiait VEssai sur les révolutions anciennes et
modernes, curieux parce qu'il établit que l'auteur n'était pas encore atteint
de sa maladie de foi chrétienne.
Dans les deux genres créés en France par la Révolution, l'éloquence et
le journalisme politiques, les grands noms, pendant les cinq années qui nous
occupent, font défaut. De M"" de Staël, il n'y eut que des brochures négli-
geables. Les romans furent nombreux, interminables et très médiocres quand
ils n'étaient pas très mauvais ; ce fut le triomphe de Victor ou l'Enfant de
la forêt (1796) par Ducray-Duminil et des traductions des œuvres pleines de
HISTOIRE ' SOCIALISTE 219
mystères et d'horreurs de M"° Uadcliffe. D'ailleurs, au môme moment, le suc-
cès allait aussi à Pigault-Lebrun qui avait commencé ses récits lestes mais
souvent gais. Gomme critiques d'art, il faut noter d'abord Émeric David qui
recomman'la aux artistes le travail d'après nature, ne renia aucune époque de
l'art et défendit l'imcien art français dédaigné, il publia en 1796 son Musée
ohjmpique de l'école vivante des beaux-arts ; puis Amaury Duval, collabora-
teur de la Décade philosophique, revue dont le premier numéro avait paru le
10 norcal an H (29 avril 1794).
An théâtre, la censure fut tantôt répressive, tantôt préventive : la loi du
2 aoûl. 1793 prescrivait la fermeture de « tout théâtre sur lequel seraient
représentées des pièces tendant à dépraver l'esprit public et à réveiller la
honteuse superstition de la royauté ». Celle du 14 août 1793 portait « que les
conseils des communes sont autorisés à diriger les spectacles ». Un arrêté du
comité d'insiruction publique (voir le recueil ^e ses Procès-verbaux, par
James Guillaume, t. IV, p. 550 et 551) du 24 ou du 25 floréal an II (13 ou 14
mai 1794), imposait à tous les théâtres la communication préalable de leur
répertoire et, le 18 prairial suivant (6 juin 1794), le comité de salut public char-
geait la commission de l'instruction publique « de l'examen des théâtres an-
ciens, des pièces nouvelles et de leur admission » (Archives nationales, A F
II*, 48). L'art. 3.56 de la Constitution de l'an III déclarait que « la loi surveille
particulièrement les professions qui intéressent les mœurs publiques, la
sûreté et, la santé des citoyens ». Enfin, l'arrêté du Directoire du 25 pluviôse
an IV (14 février 1796), s'appuyant sur les lois des 2 et 14 août 1793 et sur
l'article précité de la Constitution, ordonnait aux officiers municipaux de
veiller « à ce (|u'il ne soit représenté... aucune pièce dont le contenu puisse
servir de prétexte à la malveillance et occasionner du désordre ». En fait, les
corrections ou interdictions imposées furent surtout ou servîtes ou puériles.
Parmi les auteurs et leurs œuvres théâtrales, je signalerai, pour la tragé-
die, Marie-Joseph Ghénier et son Timoléon (1794) avec des chœurs de Méhul,
Ducis avec Abufar (1795) qui passe pour être sa meilleure œuvre originale,
VAgamemnon (1797), que les amateurs du genre jugent remarquable, de Népo-
niucène Lemercier, Oscar (1796) et les Vénitiens (1798) d'Arnault; pour la
comédie, trois pièces en un acte d'Alr^xandre Duval, le Souper imprévu, les
Héritiers (1796), les Projets de mariage (1798), et plusieurs pièces de Picard,
à la fois auteur et acteur, en particulier les Amis de collège (1795), Médiocre
et rampant (1797), et le Collatéral (1798); pour le drame — la représentation
de Pinto de Népomucène Lemercier n'ayant pas été autorisée par le Direc-
toire — la Jeunesse de Richelieu d'Alexandre Duval (1796), Falkland de
Laya (1799), et Misanthrope et repentir, de Kotzehue, traduit par Bursay et
« arrangé à l'usage de la scène française » par M"" Mole (1799). Notre plus
grand auteur dramatique dans le dix-huitième siècle, au point de vue social,
Beaumarchais, mourait à Paris le 18 mai 1799; deux jours après, le 20 mai
220 HISTOIRE SOCIALISTE
(1" i^rairial an VII), naissait à Tours celui qui devait, au même point de vue,
être le plus grand romancier, le plus grand historien des mœurs du dix-neu-
vième siècle, Balzac.
Parmi les acteurs, on peut citer, dans la tragédie,Talma, Siint-Prix, Bou-
tet de Mûnvel, père de M"' Mars, Naudel, M"" Vanhove, Raucourt et Fleury;
pour la comédie, Mole, admis à l'Institut dès sa fondation, Fleury, Dngazon,
Saint-Phal, M"" Louise et Emilie Contât et Lange. Au sujet de la mise en
scène, un amateur se plaignait, dans \3. Décade philosophiqiie{l. VII), du 30 bru-
maire an IV (21 novembre 1795), de voir toujours le même village, le même
salon no comportant strictement que la table ou les sièges utilisés ; on deman-
dait, d'une façon générale, un plus grand souci de la vérité et, en particulier,
des décors appropriés aux pièces. En nivôse an VII (décembre 1798), on récla-
mait contre la longueur des entracte» {Tableau général du goût, des tnodes
et costumes de Paris, n° 8). Les spectacles qu'une ordonnance de police
voulait faire commencer à six heures, ne commençaient guère que demi-
heure plus tard et se terminaient vers dix heures et demie {Courrier des
spectacles du 13 frimaire an VI-3 décembre 1797 cité dans le recueil d'Aulard,
t. IV, p. 480) En outre des théâtres, il y avait, sous le nom de « petits
spectacles >, de nombreux établissements ressemblant à nos catés-concerts.
Les bals étaient toujours très courus, c'est en l'an VII que la valse allemande
se répandit; tout aussi ridicule en elle-même, surtout chez l'homme, que les
autres danses, elle dut sa vogue non au plaisir médiocre de son tournoie-
ment, mais aux contacts qu'elle permet. Au commencement d'août 1799, sur
l'initiative de l'ingénieur américain Robert Fulton, était ouvert, boulevard
Montmartre, dans les environs de notre passage des Panoramas, le premier
panorama construit ;\ Paris à l'exemple de celui qui existait depuis une
dizaine d'années à Londres : il représentait la vue de Paris du sommet du
pavillon central des Tuileries, exécutée par Fontaine, Prévost et Bourgeois.
En résumé, pas plus au théâtre, à un point de vue quelconque, que dans
les autres parties de la littérature, cette époque ne nous offre rien d'original
ni dans le fond, ni dans la forme. L'antiquomanie, l'anglomanie, l'allégorisme,
le sentimentalisme, les gravelures et le calembour caractérisent le goût domi-
nant. Et tout cela se mélangeait au point que le calembour devint lui argu-
ment en matière de symbolisme. Le ministre de l'Intérieur désirant planter
des arbres devant la colonnade du Louvre, demanda officiellement à Deslbn-
taines et àThouin de lui indiquer les arbres les plus propres à servir de sym-
bole aux sciences et aux arts ; les deux professeurs du Muséum désignèrent—
et leurs motifs se trouvent dans le Moniteur du 2 lloréal an VII (21 avril 1799)
— le cèdre du Liban pour les sciences et le platane d'Orient pour les arts;
consulté, Andrieux exclut le platane que « son nom seul », d'après lui, devait
faire repousser. C'est en 1795, qu'un nommé Eve, dit Maillot, créa le type,
devenu vite populaire, de M"* Angot ou la poissarde parvenue; on avait
HISTOIRE SOCIALISTE
g|
Ln *ii HISTOIRE SOGIALISTS. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE.
Liv. in,
222 HISTOIRE SOCIALISTE
raison de ridiculiser, non l'élévation à une siiuation meilleure de gens partis
de rien, mais le plagiat par ceux-ci des habitudes de la classe qu'ils supplan-
taient. L'obstacle, d'ailleurs, à tout renouvellement de l'art a été cette ten-
dance simiesque de la bourgeoisie, ce snobisme la poussant à contrefaire la
noblesse, à adapter le présent à un passé servilement copié.
Le mouvement de rétrogradation de l'art vers l'imitation de quelques an-
tiques était né, sous l'influence des esthéticiens, avant 1789. Beaucoup de des-
tructions imputées au <> vandalisme » des révolutionnaires, n'ont été que le
résultat de l'étroitesse d'esprit des dévots de certaines statues de l'antiquité ;
un mauvais sculpteur, Espercieux, ne proposait-il pas [Journal de la Société
républicaine des arts, n° 6, du 5 prairial an 11-24 mai 1794), en parlant des
tableaux flamands, la proscription ou, suivant son mot, « la soustraction de
ces peintures ridicules » (p. 333)? «Je ne donnerais pas, disait-il, 24 sols d'un
table m flamand » (Ibidem, p. 330), où il ne voyait que « des magots qui sont
à l'espèce humaine ce que Polichinelle est à l'Apollon » [Ibidem, p. 333). Le
but de l'art n'a plus été l'interprétation de la nature directement étudiée,
mais le pastiche de ce que fut cette interprétation il y a plus de deux mille
ans. Ce qui est vrai, c'est que la plupart des hommes politiques de la fin du
dix-huitième siècle,. avec leur marotte des républiques grecque et romaine
provenant de l'adaptation des idées nouvelles au goût de l'antique né avant
la Révolution, contribuèrent à accélérer la réaction artistique dont David fut
le grand chef et dont son maître, Vien, encore vivant, avait été un des pro-
moteurs. L'oubli se fit autour de. Greuze et de Fragonard; ils assistèrent,
méconnus, au triomphe de la nouvelle école dans les Salons qui, redevenus
annuels à partir de l'an IV, se tenaient alors au Musée du Louvre. Le Salon
de l'an IV et celui de l'an V eurent lieu au début de l'année révolutionnaire
(1795 et 1796) et ceux de l'an VI et de l'an VII à. la fin (1798 et 1799), de
sorte qu'il n'y eut pas de Salon en 1797. C'est dès 1795 qu'a commencé
l'envahissement des Salons par le portrait.
On eut de David qui mettait heureusement dans ses portraits la vie qu'il
chassait de la «grande peinture », divers portraits— par exemple ceux de son
beau- frère Seriziat et de M°* Seriziat — et sa Maraîchère, en 1795; il achevait
en 1798 [Décade philosophique du 30 vendémiaire an Vll-21 octobre 1798,
t. XIX, p. 182), son tableau des Sabines qui est, non certes son chef-d'œuvre, mais
son œuvre la plus systématique comme chef d'école. De ses élèves, je citerai :
Gérard avec son Bélisaire (ilQô), son Portrait d'Isabey, si remarquable (1796),
et sa Psyché et l'Amour qui mit la pâleur à la mode (1798) ; Gros avec un de.s-
sin du général Bonaparte, en 1796, et un portrait du général Berthier, en
1798 ; Girodet, avec une Danaé en 1798, les Quatre Saisons, pour le roi d'Es-
pagne, et une nouvelle Danaé peinte par vengeance contre une actrice,
M"' Lange, en 1799 ; Isabey, avec ses miniatures et, en 1798, un dessin de ■
genre intime, la Barque.
HISTOIRE SOCIALISTE 223
J.-B. Reg:nault, qui était alors le rival académique de David, peignait, en
1799, les Trois Grâces et, la même année, on voyait au Salon le Retour de Mar-
dis Sextus de son élève Pierre Guérin. Le mulâtre Lethière exposa en 1795
son esquisse de la Mort de Virr/inir, en 1798 Philoctète; Hubert Robert, des
ruines; François André Vincent, en 1798, saLepon de labourage, et sa femme,
également connne sous le nom di' M™' Guyard, des portraits; Prud'hon, en
1796, le Portrait du citoyen Constantin, en 1798 sa gravure Phrosine et Méli-
dor, en 1799 un tableau disparu lors d'un incendie (1810) au palais de Saint-
Cloud — disparition aussi allégorique alors que le sujet — La Sagesse et la
Vérité descendant sur la terre, sans compter de nombreux dessins oii se
retrouve le charme qui caractérise toutes ses compositions. Deux artistes
émigrés se sia:nalèrent hors de France par des œuvres remarquables, M°" Vi-
gée-Lebrun et le portraitiste Danloux. Parmi ceux qu'on est convenu d'appe-
ler les petits maîtres, nous trouvons DroUing et ses intérieurs, Ducreux et
ses portraits, le miniaturiste Jean Guérin, Boilly qui nous a laissé d'intéres-
sants tableaux de la vie parisienne. Carie Vernet qui a le mieux rendu les In-
croyables, les Merveilleuses (1797), leurs chevaux, leurs cabriolets — dont les
piétons se plaignaient {Tableau général du goiU... déjà cité, du 1" vendé-
miaire an 711-22 septembre 1798) comme aujourd'hui des automobiles — et
leurs nombreux ridicules, Swebuch, Taunay et leurs scènes de plein air. Les
paysagistes Georges Michel, Bruandet, Moreau l'aîné et De Marne s'inspiraient
de la nature tout en subissant parfois l'influence du milieu dans lequel ils
vivaient; débutèrent alors les futurs chefs de l'école du paysage de faniaisie,
Bidault et Victor Berlin, élève de Valenciennes qui lui-même publia, en l'an
VIII, des Éléments de perspective pratique et enseignait à comprendre le
paysage delà manière la plus fausse; des années allaient se passer avant
qu'on en revint à la réalité.
Les graveurs étaient pour la taille-douce: Alexandre Tardieu dont la repro-
duction des Derniers »io»ie/i<A'fi?eLe/)e/é'/zer eut le sort du tableau de David perdu
aujourd'hui, ou du moins tenu caché par les héritiers de Lepeletier vexés de
descendre d'un régicide, on n'en connaît que l'exemplaire de la Bibliothèque
nationale, il donna en 1799 un portrait de Barras ; Bervic qui acheva en 1798
l'Éducation d'Achille, d'après RegnaulU; Moreau le jeune continuant ses belles
illustrations ; Massard père et Massard fils. Pour l'eau-forte : Vivant Denon qui
grava le Serinent du Jeu de faiime ae David ei Dupiessis-iierlaux avec ses Ta-
bleaux historiques de la Révolution. Pour la gravure au pointillé : Copia qui tra-
vailla d'après Prud'hon et Boucher-Desnoyers encore tout jeune. Pour la gravure
au lavis et en couleurs : Debucourt qui interpréta Carie Vernet, Sergent avec
le portrait gravé en couleurs de son beau-frère le général Marceau (1798).
Pour la gravure sur bois : Duplat et Dugourc qui a été un artiste industriel
txès varié; ainsi, il s'occupa dans notre période des cartes à jouer, des cristaux
U des porcelaines {Nouvelles archives de l'Art français, 1877, p. 371). San?
224 HISTOIRE SOCIALISTE
aucune inipntion irrévérencieuse conlre le grand arl, j'ajouterai que c'est en
1796 que Pellerin créa l'imagerie d'Epinal.
Les graveurs en médailles étaient : Ramberl Dnmarest, Gatleaux père,
Duvivier et Augustin Dupré aulenr, dans notre période, de l'Hercule des
pièces de 5 francs, et précédemment du Génie de? pièces de 20 francs, qui
étaient encore en 1898 les coins officiels.
La sculpture ne produisit guère que des œuvres de circonstance. Cepen-
dant de Houdon on eut, en 1796, son marbre la Frileuse; de Pajou (1798) le
buste en marbre d'un enfant ; de Clodion quelques essais au goût du jour, bien
loin de valoir ses anciennes et gracieuses productions. Peuvent êlre mention-
nés, en outre, Roland, Stouf, Delaistre, Deseine, Chaudet, Cartellier, Boizot,
Boichot, Julien et Michallon.
Dans son imitation de l'antiquité, l'architecture fut encore plus détesta-
ble que la peinture et la sculpture : à l'extérieur, on abusa des cinq ordres
sacrés de colonnes, des frontons triangulaires, des niches pour loger de mau-
vaises statues; à l'intérieur, la décoration fut copiée sur les vases étrusques
et les fresques de Pompéi ; les mêmes motifs servaient pour les diverses sortes
d'édifices : la décoration n'était pas plus appropriée à la construction que
celle-ci ne l'était à sa destination. Les architectes principaux furent: Chalgrin,
Peyre qui, en 1795, proposait la réunion des Tuileries et du Louvre, Vignon,
Brongniart, Gondouin, Gisors chargé de la construction de la salle du (>onseil
des Cinq-Cents au Palais Bourbon, Fontaine et Percier qui aidèrent Gisors
dans son travail et qui publièrent, en 1798, Palais, maisons et autres édificei
modernes.
Pour l'ameublement, la réaction contre les lignes contournées du style
Louis XV, le retour à la ligne droite qui caractérise le style Louis XVI, s'ac-
centua avec, en général, moins de gracieuse simplicité que n'en avait celui-
ci, surtout à ses débuts, et plus de froideur théâtrale. Les ébénistes les plus
réputé-; de l'époque furent Georges Jacob et François-Honoré Jacob, dit Jacob
Desmalter, son flls et son successeur.
Tandis qu'on pataugeait dans le pnsliche de l'antiquité, le Musée des mo-
numents français de Lenoir était, pour des artistes et des lettrés, la révélation
de l'art français du moyen âge et de la première Renaissance ; il jetait dans
certains esprits les premiers germes d'une r.:action qui devait aboutir à l'heu-
reuse compréhension de cet art populaire, mais aussi, hélas! à la substitution
d'un pastiche à un autre, du bric-à-brac gothique au bric-à-brac romain
ou grec.
La musique à son tour se modifia. Seulement ne pouvant, avec la meil-
leure volonté du monde, imiter l'art musical de l'antiquité, on prêta à cet arl
les qualités générales des œuvres classiques, la clarté et l'élévation de la pen-
sée, la pureté de la forme, mais, parfois, avec plus de souci de celle-ci que
fond; et, en cherchant, sous prétexte d'imitation de l'antiquité, à atteindre
HISTOIRE SOCIALISTE 226
ce but, on avait accompli une heureuse évolution qui n'eut que le défaut
d'être trop courte. Grétry donna bien quelques ouvrages, entre aLulres Anacréon
chez Polycrate en 1797 et Élisca en 1799; mais il ne retrouva pas avec eux
ses anciens succès. Furent plus heureux à des degrés divers Méhul, disciple
de Gluck comme Grétry, d'une inspiration toujours si sincère, avec Phrosine
et Melidor (1795), Adrien, dont les chœurs sont très appréciés, et Ariodant
(1799), Lesueur, musicien de grand talent qui devait être le maître de Berlioz,
avec Paul et Virginie (1794), et Télémaque (1796), Cherubini avec fî/Jsa (1794),
Médée (1797) et l Hôtellerie portugaise (1798), Berton avec Montana et Sté-
phanie (1799), Dalayrac avec Gulnare, Primerose (1798), Adolphe et Clara
(1799), BoïeMieu avec ses premières œuvres et; en particulier Zoraïme et
Zulnar (1798). Enfin Gossec, qui fut le créateur chez nous de la sym honie et,
au moins autant que Méhul, le compositeur attitré de la République, conti-
nua à écrire des hymnes pour les cérémonies officielles. Les chanteurs les
plus en renom de l'époque furent (iarat, Lays, Martin, EUeviou, Chenard,
Gavaudan, M"" Dugazou et Siint-Aubin.
Notre période fut la période la plus tourmentée et la plus embrouillée de
la Comédie-Française. Fermée le 3 septembre 1793, à la suite de l'incarcéra-
tion de la plupart de ses artistes, elle jouait à cette époque sur l'emplacement
actuel de l'Odéou sous le titre de Théâtre de laNation. Les artistes qui n'avaient
pas élé arrêtés, s'organisèrent au théâtre qui était alors rue de la Loi — rue
Richelieu aujourd'hui — là oià est le Théâtre Français, et constituèrent le
Théâtre de la République qui, malgré son succès à un moment, devait fermer
en pluviôse an VI (février 1798).
Relâchés après le 9 thermidor, les artistes emprisonnés firent une courte
apparition dans leur ancienne salle et passèrent bientôt au Théâtre Feydeau
— n° 19 de la rue Feydeau — où ils alternèrent avec la troupe d'opéra-comi-
que de Sageret : Paris avait ainsi deux Théâtres Français. Mais celui de Fey-
deau se divisa. Les dissidents allèrent jouer d'abord au Théâtre Louvois —
n° 8 rue Louvois — puis dans leur ancienne salle, à l'Odéon, ce qui fit trois
Théâtres Français avec des éclipses passagères.
Après une tentative de concentration de toutes ces troupes entre ses
mains, Sageret, le directeur de Feydeau, ne put résister : le Théâtre de la
République qu'il avait rouvert avec la troupe de ce théâtre et celle prise déjà
par lui à Feydeau fusionnées, lerma ses portes le 6 pluviôse an VII (25 Janvier
1799) ; la bande qui jouait à l'Odéon et qui, un instant au compte de Sageret,
avait tenté de continuer avec ses seules forces, fut mise sur le pavé par l'in-
cendie de l'Odéon le 28 ventôse an VII (18 mars 1799). Les artistes tirèrent
chacun de leur côté : il n'y eut plus de Théâtre Français. Des négociations
eurent lieu avec l'aide du gouvernement et, à la suite de divers incid 'Uts et
changements de domicile, la troupe coupée d'abord en deux, ensuite en trois,
de nouveau en deux et enfin émiettée, se trouva finalement réunie sur l'eiu
226 HISTOIRE SOCIALISTE
placement actuçl où elle reprit le cours de ses représentations, le il prairial
an YIl (30 mai 1799), sous le nom de Théâtre Français.
Durant notre période, l'Opéra occupait une salle à côté du Théâtre Lou-
vois que je viens de mentionner, là où est maintenant le square Louvois ;
sous le nom de Théâtre des Arts, il y avait donné sa première représentation
le 20 thermidor an II (7 août 1794).
A la suite de l'incendie de l'Odéon, le Directoire s'était empressé, par
un arrêté du 1" germinal an VII (21 mars 1799), publié par le Moniteur du 5
(26 mars), de prescrire aux directeurs de théâtres diverses mesures de sécu-
rité et notamment une surveillance constante exercée par des pompiers à
leur solde. C'était là une manifestation de ce zèle que nous voyons encore
s'éveiller le lendemain des catastrophes et retomber, au bout de quelques
jours, dans sa somnolence accoutumée.
§ 7. — Commerce.
Au point de vue du commerce, mais non des consommateurs, la première
partie de notre période fut préférable à la seconde partie et surtout à la pé-
riode précédente : « Le commerce de France offre aujourd'hui des ruines et
des débris », disait Robert Lindet à la fin de l'an II (20 septembre 1794) dans
le rapport à la Convention mentionné au chapitre n. Au début de l'an III il y
eut véritablement une frénésie de trafic ou plulôt de spéculation que la lutte
pour l'existence contribua beaucoup à généraliser : d'après les rapports de
police (recueil d'Aulard, t. II, p. 49 et 52), en dehors des gros proprié-
taires, des voleurs et des filles publiques, « il n'y a que les gens de com-
merce et les agioteurs qui peuvent maintenant se procurer l'existence «(rap-
port du 12 thermidor an III-30 Juillet 1795, Ibid., p. 122); « on voit des mar-
chands ci-devant peu fortunés acheter de belles maisons et des terres en
campagne » (rapport du 18 fructidor an III-4 septembre 1795, Ibid., p. 216).
Tout le monde s'en mêlait. On lit dans la Vedette du 29 nivôse an 111-18 jan-
vier 1795 [Id., t. pf, p. 401) : « Depuis que les réquisitions et le maximum
sont abolis, tout le monde fait le commerce ; ne croyez pas que ce soit chez
des marchands en gros, chez ces grands détaillants, dans les grands maga-
sins, les spacieuses boutiques que vous trouverez tout ce dont vous pouvez
avoir besoin ; montez dans presque toutes les maisons, au deux, trois ou qua-
trième étage, on vous montrera des comestibles, des draps, toiles et autres
objets à vendre ». Ainsi les marchandises envahissaient les étages après avoir
transformé les rez-de-chaussée en bazars où, côte à côte, se voyaient les pro-
duits les plus divers (Mercier, Nouveau Paris, chap. ccx,xi) . sucre et tabac,
sel et mouchoirs, suif et dentelles, poivre et charbon, chapeaux et diamants,
montres et pain, livres, huile, farine, tableaux et café, les mêmes marchan-
dises sortaient d'une boutique pour entrer dans une autre ; car les transac-
tions avaient surtout lieu entre trafiquants n'appréciant plus la marchandiso
HISTOIRE SOCIALISTE 221
que comme instrument pour faire de l'argent, sans souci de son utilité.
nuel(|ues coups de spéculation édifiaient une fortune, puis la culbuiaient
(les Goncourl, Histoire de la société française sous le Directoire, p. i62)
seules restaient debout, toujours plus grosses, les grosses fortunes que leur
énormilé rendait maîtresses du marché. Pour tous les autres, c'était la ruine
à brève échéance, la misère retombant sur eux, parfois rendue plus pénible
par quelques lueurs d'opulence entrevues. Les restaurants, rares avant, se
multiplièrent. Dans les divers genres de commerce, chacun s'ingénia, pour
l'emporter sur ses nombreux rivaux, à provoquer les passants ; de là vinrent
les savants étalages et leur prolongement au dehors, sur la rue ou sur les trot-
toirs qu'on commençait, en 1796, nous l'avons vu dans le § 2, à établir dans
certaines rues. La voie publique était également obstruée par les colporteurs
et les marchands ambulants, contre lesquels protestait, dans les mêmes termes
qu'aujourd'hui, en faveur des marchands en boutique, le conseil consultatif
de commerce (archives du ministère du Commerce), dans sa séance du 22 ger-
minal an V (11 avril 1797) ; quelques jours après, le bureau central de Paris
décidait de faire disparaître les «boutiques volantes » et, le 8 prairial suivant
(27 mai), il signalait aux commissaires de police les « étalages abusifs » (recueil
d'Aulard, t. IV, p. 71 et 139).
L'annonce commerciale était encore rare ; en l'an IV (1796), d'après les
Mémoires de M. Richard Lenoir (p. 174), « on ne connaissait pas la méthode
des annonces ; un seul marchand à Paris se servait de ce moyen, c'était
xMarion. Nous suivîmes son exemple; non seulement Lenoir annonça la réou-
verture de l'ancienne maison à prix fixe de son père, mais il ajouta que l'on
reprendrait le lendemain les marchandises vendues la veille, si elles ne con-
venaient plus à l'acquéreur. On ne saurait dire combien cette condition nous
amena de monde. Nos linons partirent dans le mois, au prix de seize francs
la robe de quatre aunes », soit 4 mètres 75 à 3 fr. .36 le mètre. « Au bout de
six mois, ajoule-t-il (p. 175), nos ventes montaient à quinze cents francs par
jour ». Quant à la réclame et à la variété de ses procédés charlatanesques, l'ini-
tiative paraît appartenir à Bonaparte : « Bonaparte, le premier, inaugure l'ins-
trument », a constaté M. Félix Bouvier (Bonaparte en Italie-i796, p. 531).
On n'a pas de documents sur le chiffre des importations et des exporta-
lions au début de notre période. Mais [Journal d'économie publique, de mo-
rale et de politique, t. III, p. 228, et Statistique de la France, de 1838, volume
sur le commerce extérieur, p. 7). il fut importé, en l'an IV (septembre 1795 à
septembre 1796), pour 194 125000 francs; en 1797, pour 353158000 francs;
pour 298 248 000, en 1798 et pour 253068000, en 1799. En l'an IV, il lut exporté
pour 191718000 francs; en 1797, pour 211124000 francs; pour 253117000,
en 1798 et pour 300241842, en 1799. En particulier (Journal d'économie...,
n* du 20 germinal an V-9 avril 1797, cité plus haut), il était importé, en
l'an IV, pour 38804000 francs de matières brutes propres à l'industrie; en
228 HISTOIRE SOCIALISTE
1796, sur une consommation totale de 117 395 quintaux métriques de tabac
fabriqué, dans lequel entrait alors pour une très forte part le tabac à priser,
un peu moins de 30 000 quintaux, perdant un quart de leur poids à la fabri-
cation, étaient importés (Pouchet, Slatiatiqiie élémentaire de UiFrance, p.315);
en l'an VI, il était importé 78 000 quintaux métriques de sucre, 29000 de
cafés et pour 96 millions de francs de matières premières telles que coton, laine,
chanvre et lin [Ibid.). Il était exporté, en l'an IV, pour 93993000 francs de pro-
duits manufacturés dont 76000000 de soieries, lainages et toiles, pour 36000000
de vins et pour 18000000 d'eaux-de-vie [Journal d'économie...) ; en l'an VII
(1798-99), 60000 muids d'eaux-de-vie et 220000 de vins de Bordeaux (Peuchet)
ce qui, avec le muid égal à 268 litres 22, équivaut à 161 000 hectolitres d'eaux-
de-vie et à 590000 hectolitres de vins. Une des principales causes de la pénu-
rie du commerce pendant l'an II est très curieuse et de nature à établir que,
durant celle année, on n'eut pas à se plaindre au point de vue de la consom-
mation. Dans le rapport rappelé au début de ce paragraphe, Robert Lindet a
écrit: « Les besoins augmentent, la consommation est excessive... L'un des plus
plus grands obstacles qui s'opposent au rétablissement du commerce et aux
exportations est l'excessive consommation qui se fait dans l'intérieur de toutes
les productions du sol. Pour nous procurer des farines et des grains, il faut
donner en échange une partie de nos vins ; le commerce de Bordeaux ne peut
s'en procurer la quantité nécessaire à ses exportations ; on en a livré une trop
grande quantité à la consommation ». Et, comme remède, Robert Lindet prê-
chait tout particulièrement « la frugalité » (Mon(ïeî<r du 3 vendémiaire an III-
24 septembre 1794).
On ne doit pas oublier que, pour l'importation principalement, les chiffres
donnés ne se rapportent qu'aux opérations commerciales faites ouvertement ;
or, le commerce de contrebande était considérable à cette époque ; il fut à un
moment le seul commerce prospère. Tout contribuait à le favoriser. Potter,
fabricant de faïences à Chantilly, se plaignait, le 6 fructidor an IV (23 août 1796),
au Bureau consultatif du conseil de commerce, de l'introduction de faïences
anglaises par navires neutres en violation de laloi (archives du ministère du Com-
merce). Comme conséquence de la guerre, une loi du 10 brumaire an V (31 oc-
tobre 1796) renouvela et aggrava la prohibition du 18 vendémiaire an II (9 oc-
tobre 1793) d'importer et de vendre les produits anglais, et elle réputait anglais,
quelle que fût leur origine, certains produits importés de l'étranger, énumcrés
en dix articles, tels que diverses étoffes de coton et de laine, les boutons, les
ouvrages en métaux, les cuirs et peaux, les sucres raffinés et la ftiïence; seu-
lement la tolérance à l'égard des prises de nos corsaires qui redonnaient à
Nantes, lit-on dans le Moniteur du 3° jour complémentaire de l'an VI (19 sep-
tembre 1798), « l'air de la vie et de l'abondance », fut un moyen commode
d'éluder cette apparence de rigueur et de justifier la détention illégale de
marchandises anglaises. «Celle mesure du gouvernement, disent les Mémoire
HISTOIRE SOCIALISTE
229
€tti M. Richard Lenoir (p. 176), ne servait qu'à donner plus de prix aux tissus
étrangers. Nous en vendions considérablement ».
< 3
Le 5 pluviôse an III (24 janvier 1795), les comités de salut public, de com-
merce et de marine réunis, considérant o que les côtes de la Méditerranée prin-
cipalement ne peuvent recevoir aucune protection du gouvernement, que les
navires français qui passent de cette mer dans l'Océan, obligés de traverser
LIV. 422 HISTOIRE S0CIALI3TK. — THERMIDOR ET DIHECTOIRB. LIV. 422.
230 HISTOIRE SOCIALISTE
le détroit, sont exposés à des dangers certains, et qu'enfin les assurances 511:.
se payent dans les différents ports pour la navigation des navires français,
sont d'un prix quadruple de celui qu'il faudrait payer pour la navigation des
navires neutres », prenaient un arrêté autorisant les armateurs français à
employer les bâtiments neutres ou le pavillon neutre pour leur commerce.
La part des navires français et étrangers dans le commerce maritime de la
France fut, en l'an IV, de 91000 tonneaux pour les premiers et de 579000 pour
es seconds : le tonneau de mer équivalait alors à 979 kilos et était compté
ians un navire autant de fois qu'il s'y trouvait 42 pieds cubes, soit environ
un mètre cube et demi (i me. 440). La môme année, pour le cabotage d'un
port à l'autre de la France, le tonnage des navires français avait été de
765 i60 tonneaux et celui des navires étrangers de 70225 (n» 23 déjà cité du
Journal d'économie publique, etc., de Rœderer).
La loi du li nivôse an III (31 décembre 1794), en supprimant les privilèges
de certains ports, substitua au système des ports francs, 011 les marchandises
étrangères pouvaient être introduites sans avoir à payer de droits, le système
des entrepôts accordant à ces marchandises, après leur dépôt dans le port
d'arrivée, un délai de 18 mois pour être exportées sans acquitter aucun droit
de douane. Quant à la circulation des marchandises, à l'intérieur, dans les
deux lieues limitrophes de nos frontières, la loi du 12 pluviôse an III (31 jan-
vier 1795) l'interdit, à moins que ces marchandises, ne fussent munies d'un
acquit-à-caution. Cette formalité dans ces mêmes conditions n'avait été exi-
gée par la loi du 29 septembre 1793, qui avait établi le maximum, que pour
les denrées ou marchandises de première nécessité. Mais la loi du 19 vendé-
miaire an VI (10 octobre 1797) abrogea les dispositions précédentes sur l'ac-
quit-à-caution et en revint au régime du passavant, c'est-à-dire de la simple
autorisation de transport en franchise sans caution.
Les foires avaient une importance qui diminue et se localise de plus en
plus, et elles étaient très nombreuses : il ne se passait guère de jours dans
l'année, sans qu'il y eût une ou même plusieurs foires sur le territoire de la
République. Mais, avec le ralentissement des affaires, la plupart d'entre elles
ne servaient plus qu'au strict échange des productions locales contre les ar-
ticles in lispensables que la région ne produisait pas à proximité. D'après
Dufort de Cheverny {.Mémoires sur les règnes de Louis XV et Louis XVI et
sur la Révolution, t. II), à la foire de Blois, qui avait lieu .lu 28 août au
9septembre, « de mémoire d'homme on n'avait vu tant de boutiques et si peu
d'acheteurs » (p. 353) qu'en l'an V (1797) ; mais, en l'an VI (1798), cette foire
« a été beaucoup plus considérable tant en marchands qu'en acheteurs «
(p. 381).
Pour donner une idée des tarifs de transport, je m'en tiendrai à la place
d'impériale des diligences qui peut être regardée comme correspondant à la
troisième classe de nos chemins de fer. En l'an III, on la payait 12 sous par
HISTOIRE SOCIALISTE 231
lieue de poste ou 3933 mètres; 10 sous en l'an V et en l'an VI. En 179&-99
(an VII), le transport de Paris à Lille (58 lieues de poste valant 228 kilo-
mètres) coûtait — toujours sur l'impériale — 23 francs et le voyage durait
2 jours ; de Paris à Nantes (97 lieues 1/2-3S3 kilora.), 39 fr.,, durée 4 jours; de
Paris à Besançon (100 lieues 1/2-395 kilom.), 40 fr., durée 5 jours ; de Paris à
Toulouse (182 lieues-716 kilom.), 72 fr., durée 7 jours. Il y avait, de Paris,
un dépai't tous les deux jours pour Lille et pour Nantes, et trois départs par
décade pour Besançon et pour Toulouse ; la périodicité était la même de ces
diverses localités à Paris. En vertu de la loi du 10 vendémiaire an IV (2 oc-
tobre 1795), nul ne pouvait quitter le territoire de son canton sans un passe-
port délivré par l'administration municipale. Le transport des choses coûtait,
par lieue, pour 100 livres — un peu moins de 50 kilos — en diligence, ce qui
équivalait à notre grande vitesse, 6 sous 1/2 en l'an III, 5 sous en l'an V, VI
et VII ; dans les mêmes conditions, en fourgon, ce qui équivalait à notre
petite vitesse, 5 sous en l'an III, 3 sous en l'an V. 2 sous en l'an VI et VII.
La navigation intérieure était également utilisée pour le transport des choses
et des personnes. Fleuves et canaux servaient même, pour de grandes dis-
tances, plus qu'aujourd'hui, proportionnellement au nomire total des voya-
geurs. Des coches d'eau partirent, par exemple, de Paris pour Troyes, Auxerre
et Briare d'un côté, pour Rouen de l'autre ; le prix, jusqu'en l'an VII, fut en
moyenne de 3 sous par lieue soit pour une personne, soit pour 100 livres de
marchandises; en l'an VII, il y eut une légère diminution {Almanach na-
tional).
Ce qui nuisit beaucoup au commerce dans la seconde moitié de notre
période, ce fut le défaut de sécurité provenant et du mauvais état des routes,
dont j'ai déjà parlé (§2), et surtout du brigandage. Les attaques à main armée
furent chose trop fréquente ; une d'elles est devenue une cause célèbre, c'est
l'assassinat du courrier de la malle de Lyon, le soir du 8 floréal an IV
(27 avril 1796), à trois kilomètres environ de Lieusainl, sur la route de Melun :
un des deux condamnés à mort pour ce crime, Lesurques, exécuté à Paris
le 9 brumaire an V (30 octobre 1796), a été, d'après l'opinion publique, vic-
time d'une erreur judiciaire.
La Normandie, la Picardie, l'Ile de France, en particulier, furent trou-
blées par les bandes des chauffeurs, ainsi nommés parce qu'ils brûlaient les
pieds de leurs victimes pour les obliger à indiquer les cachettes oîi était leur
argent. Certains de ces brigands étaient des professionnels du royalisme de
grande route ; M. de la Sicotière [Louis de Frotté et les insurrections nor-
mandes, t. II, p. 580-581, note) l'a reconnu : « La bande de chauffeurs, fléau
de l'Eure et de la Seine-Inférieure en 1796 et 1797, et dont quatorze mem-
bres furent guillotinés d'une fournée à Evreux, le 10 janvier 1798, comp-
tait un certain nombre de chouans ». Cependant je dois ajouter que, d'après
lui {Ibid., D. 5791. « la uluoart des chauffeurs étaient toui à fait étrangers à
232 HISTOIRE SOClALlSTIi
la chouannerie et n'opéraient que pour leur propre compte ». La bande d'Or-
gères (Eure-et-Loir), une des plus connues, désola la Beauce et le Blésois de
la fin de l'an III au début de l'anV (1795 à 1797). Ces bandes élaien! fréquem-
ment commandées par des gens qui avaient, en apparence, une situation
régulière leur permettant à la fois de détourner les soupçons et d'obtenir des
renseignements utilisés ensuite pour leurs expéditions criminelles; ils se
réunissaient dans les foires ou chez certains aubergistes affiliés à la bande^
se déguisaient fréquemment soit en gardes nationaux, soit en soldats, s'im-
posaient alors au nom de la loi et, dans les lieux où ils craignaient d'être
reconnus, mettaient un masque ou se barbouillaient le visage de suie et de
farine. Ils inspiraient une telle terreur que fermiers et entrepreneurs de trans-
ports en arrivaient à leur payer régulièrement tribut pour n'être pas déva-
lisés. Une loi spéciale, la loi du 29 nivôse an VI (18 janvier 1798), fut votée
pour la répression de ces attentats. Dans le Midi, spécialement dans la région
des Alpes, il y avait depuis longtemps des bandits de même espèce appelés-
les barbets, contre lesquels avait déjà été dirigée la loi da 20 fructidor an III
(6 septembre 1795).
Au défaut de sécurité s'ajoutait le défaut de numéraire qui. du reste, se
fit sentir à l'étranger comme en France : à la fin de février 1797, la Banque
d'Angleterre était obligée de suspendre les payements en espèces. Sur le taux
de rinlérêt nous voyons Dufort de Cheverny écrire au début de l'an VI
(fin 1797) : « L'intérêt de l'argent monte au taux de quatre pour cent par
mois» [Mémoires..., t. II, p. 368); et voici ce que, le 21 thermidor an VI
(8 août 1798), Bailleul disait au Conseil des Cinq -Cents dans un rapport, sur
les moyens de relever le crédit, fait au nom de la commission des finances :
« Il est déplorable de voir que la Prusse emprunte à 4 0/0, que les fonds an-
glais ne donnent que 60/0 d'intérêt aux prêteurs, que l'Allemagne reconstitue
;i 4 0/0 les contrats dont les arrérages étaient à 5, et d'avoir à metire en con-
traste avec ces faits constants le fait non moins certain qu'on ne trouve d'ar-
gent, dans la République, que sur le pied de 20 à 25 0/0 par an, et que le prix
des propriétés s'y dégrade en raison de ce taux épouvantable, et devenu
cependant familier ». Déjà, le 28 brumaire an V (18 novembre 1796), le mi-
nistre des Finances, Ramel, avait écrit « aux citoyens commerçants et négo-
ciants des principales places de la République », pour les inviter à se faire-
représenter à « des conférences particulières » qui devaient s'ouvrir à Paris,
le 19 frimaire (9 décembre 1796), sur « le besoin de quelques lois et de quel-
ques établissements en faveur du commerce ». Ces conférences s'ouvrirent à
la date fixée et le Moniteur du 26 frimaire (16 décembre 1796), en rendant
compte de cette première séance, donnait les noms de dix-neuf des délégués
arrivés ; dans son discours, le ministre des Finances avait déclaré que « la-
première idée qui se présente à tous les bons esprits, c'est une grande asso-
ciation de fonds et de moyens, c'est une banque, une banque, il faut le répé
HISTOIRE SOCIALISTE
ter, indépendante, dans son administration, du pouvoir et de l'i[ifluenoe du
gouvernement ». Une note publiée par le Moniteur du 9 nivôse an V (29 dé-
cembre 1796) constatait que cette assemblée de commerçants s'était séparée
sans accepter un seul des « quatre plans de banque qui lui ont été remis par
le ministre », mais après avoir indiqué les bases qu'elle proposait : défense
formelle à l'Etal d'intervenir d'une manière quelconque dans cette banque,
sauf pour lui faire « abandon absolu de biens fonds ou de valeurs certaines »
dont il n'aurait même pas le droit de lui demander compte. Cela prouve
qu'alors comme aujourd'hui, le principe des capitalistes en matière d'inter-
vention de l'Etat était : tout pour eux, rien contre eux ni pour les autres.
Une des revendications de cette impudente assemblée fut « le rétablissement
de la contrainte par corps » ; nous avons vu § 2 que, sur ce point, elle eut
satisfaction.
Au début de l'an VII, la situation de la place de Paris était très difficile,
de nouveau la raréfaction du numéraire s'était accentuée, les intérêts à payer
par ceux qui devaient se procurer de l'argent étaient énormes; le Moniteur
du 15 frimaire an VII (5 décembre 1798) annonçait la fondation « d'une caisse
d'échange de papiers de portefeuille qui doit suppléer au défaut du numé-
raire en acquittant l'un par l'autre ». Pour faciliter leurs transactions, cer-
tains gros négociants ou banquiers avaient antérieurement organisé deux éta-
blissements de crédit : en 1796,1a «caisse des comptes courants», société en
commandite qui escomptait à trois mois d'échéance au plus les effets revêtus
d'au moins trois signatures, et dont le directeur général, Augustin Monneron,
prit la fuite, le 27 brumaire an VII (17 novembre 1798), laissant, de son propre
aveu, un déficit de deux millions et demi [Moniteur àyx 1" frimaire-21 no-
vembre 1798) ; et, le 4 frimaire an VI (24 novembre 1797), la « caisse d'escompte
du commerce » qui devait être, en germinal an XI (avril 1803), réunie à la
Banque de France. Cette caisse avait pour but d'escompter leurs effets aux
associés, d'émettre les billets qui lui étaient fournis par les actionnaires pour
la partie de leur mise payable de la sorte; elle recevait en compte courant le
numéraire et les effets à recouvrer; avec les sommes encaissées, elle payait
les mandats tirés sur elle par les bénéflciaires de ces sommes. Les premiers
actionnaires, au nombre de douze, réunissaient 47 actions; à la fin de frimaire
an VII (vers le 15 décembre 1798), il y avait 103 actionnaires et 551 actions.
Le 5 floréal an VI (24 avril 1798), des négociants avaient fondé à Rouen dans
le même but une banque d'escompte pour une durée de neuf années (Z)/c^2o;i-
naire universel de commerce, édité par Buisson, t. I", p. 340 et 241).
Ce ne fut pas seulement pour des banques que les sociétés par actions
reparurent. Dès l'an III {Journal des arts et manufactures, t. I", p. 184-
188) on recommandait le placement en commandite qui, sous l'ancien régime,
avait été très pratiqué, à Lyon par exemple, et qui, pour le moment, contri-
buait au succès de la manufacture de Saint-Gobain; le prêteur touchait une
234 HISTOIRE SOCIALISTE
certaine pari du bénéfice pour sa mise de fonds et n'était responsable que jus-
qu'à concurrence de celle-ci; le directeur de l'entreprise avait, soit une frac-
tion des bénéfices, soit un traitement fixe avec une part d'intérêt.
La loi du 24 août 1793 avait supprimé toutes les associations « dont le
fonds capital rejose sur des actions au porteur » et décidé (art. 2) que, « à
l'avenir, il ne pourra être établi, formé et conservé de pareilles associations
ou compagnies sans une autorisation des Corps législatifs <>. Cette situation
fut encore aggravée par la loi du 26 germinal an II (15 avril 1794) portant
(art. I") : « les compagnies financières sont et demeurent supprimées. Il est
défendu à tous banquiers, négociants et autres personnes quelconques, de
former aucun établissement de ce genre, sous aucun prétexte et sous quelque
dénomination que ce soit ». Mais, en vertu de la loi du 30 brumaire an IV
(21 novembre 1795), « la loi du 26 germinal de l'an II concernant les compa-
gnies et associations commerciales, est abrogée ».
Forcés de s'adresser à une ville déterminée pour un article capital, les
négociants avaient contracté l'habitude, afin de compléter leurs chargements,
de prendre dans la même ville d'autres articles qu'ils pouvaient trouver ail-
leurs; il s'était, en conséquence, établi dans ces villes des intermédiaires
entre les fabricants de divers articles et les détaillants du dehors. Fabricants
et détaillants se plaignirent dans notre période de l'avidité de ces intermé-
diaires prélevant, disait Le Coulteux dans la séance du Conseil des Anciens
du 2 thermidor an YI (20 juillet 1798), « un intérêt exorbitant et inconnu jus-
qu'à nos jours ».
Si les commerçants avaient raison de se plaindre d'inconvénients dont ils
n'étaient pas seuls à souffrir, le public eut, en outre de ces inconvénients qui
atteignaient plus ou moins tout le monde, de trop légitimes sujets de plaintes
contre les procédés des commerçants. Les protestations contre leurs fraudes
sur la qualité et la quantité des marchandises furent si générales qu'en main-
tes circonstances on réclama l'intervention en ces matières de la loi et des
autorités ; une proposition en ce sens, visant les étoffes et les draps, fut no-
tamment discutée et repoussée par le Conseil des Anciens, grâce surtout aux
efforts de Le Coulteux, appartenant au haut commerce de Rouen, qui disait
dans la séance du troisième jour complémentaire de l'an VI (19 septembre
1798) : « La surveillance ne peut s'accorder avec la liberté qu'autant qu'elle
est invisible; elle ne doit jamais s'ingérer dans les formes que je peux ou que
je veux donnera l'œuvre de mes mains ». Nous verrons dans le paragraphe 8
que messieurs les capitalistes parlaient d'une manière différente lorsqu'il s'agis-
sait de la classe ouvrière et de la seule marchandise dont celle-ci dispose et
dont ils sont les consommateurs, de la force de travail. Mais je signalerai tout
de suite la conduite des boulangers de Paris. Leur mauvaise foi, leur « fripon-
nerie », suivant le mot d'un rapport de police (recueil d'Aulard,t. Il, p. 518)
du 26 frimaire an lY (17 décembre 1795), suscitait depuis plus d'un an des
HISTOIRE SOCIALISTE ' S^î-S
réclamations trop fondées, car ils étaient, tout au moins pour la plupart, les
complices des spéculateurs contre le public ; le Directoire ayant, par son
arrêté du 19 pluviôse an IV (8 février 1796) qui ne maintenait la distribution
de pain que pour les indigents, décidé que le pain serait taxé, les boulangers
s'indignèrent de cette ialervention de l'autorité; or, en fructidor an II et ven-
démiaire an in (septembre et octobre 1794) — nous l'avons vu (fin du cha-
pitre m) — ils avaient trouvé excellente l'intervention de la police contre leurs
ouvriers.
Une autre profession fut taxée : par arrêté du 7 brumaire an V (28 octo-
bre 1796), le « bureau central du canton de Paris » déterminait le prix des
fiacres stationnant sur la voie publique; pendant le jour, la course était fixée
à 30 sous, l'heure à 35 sous pour la première et à 30 sous pour les suivantes
[Ibidem, t. III, p. 571); l'administration centrale du département de la Seine
rejeta les plaintes des loueurs et, le 23 pluviôse an V-11 février 1797 {Ibidem,
p. 745), confirma cet arrêté.
Dans leur égoïsme que la perspective du moindre gain immédiat, si ini-
que qu'il puisse être pour d'autres, rend trop fréquemment imprévoyant à
leur propre point de vue, les commerçants, sous couleur de ne penser qu'à
leur caisse et de ne pas faire de politique, étaient, d'une façon générale, dis-
posés à tout sacriflpr à la cupidité la plus aveugle; on lit dans le rapport du
13 vendémiaire an VI (4 octobre 1797) : «Le commerce se plaint et, dans cette
classe très nombreuse, on ne s'occupe des affaires publiques qu'autant qu'elles
peuvent influer sur les spéculations » [Ibidem, t. IV, p. 370). Ce n'étaient pas
seulement les questions gouvernementales qui laissaient les commerçants
indifférents, c'étaient aussi des questions de nature à les toucher spéciale-
ment : le tableau de la situation du département de la Seine, à la fin de l'an
VI (août-septembre 1798), présenté au ministre de l'Intérieur, signale « l'in-
souciance qui a eu lieu pour la nomination des juges du tribunal de com-
merce. Les assemblées primaires pour le choix des électeurs qui devaient
concourir à cette nomination, se sont formées très difficilement » [Ibidem,
t. V, p. 101)- L'inertie d'aujourd'hui en cette matière date, on le voit, de loin.
Le tribunal de commerce de Paris siégeait alors cloître Saint-Merri derrière
cette église, dans l'ancienne salle des juges-consuls, dont le nom d'une rue
conserve aujourd'hui le souvenir. En vertu de la loi du 21 vendémiaire an III
(12 octobre 1794), les faillis non complètement libérés ne pouvaient « exercer
aucune fonction publique ».
§ 8. — Industrie.
C'est à la fin du dix-huitième siècle qu'a commencé la transformation de
l'outillage industriel tendant à substituer d'une manière générale le travail
mécanique au travail manuel. Mais il ne faut pas confondre l'invention d'une
machine avec sa mise en pratique; d'une part, la cherté du nouvel appareil
HISTOIRE SOCIALISTE
est un obstacle à son emploi; d'autre part, cet emploi, à l'époque que nous
étudions, exigeait le plus souvent des ouvriers spéciaux qui se recrutaient
lentement, et, par là, même en admettant chez tous le désir de recourir aux
nouveaux procédés et la possibilité de risquer les avances nécessaires, l'usage
de la machine devait forcément se trouver retardé.
« On se rappelle qu'en 1790, disait Grégoire à la Convention le 12 vendé-
miaire an III (3 octobre 1794), il lallut autoriser une de nos manulactures à
faire filer en Suisse vingt milliers (environ 9 800 kilogrammes) de coton pour
ses fabriques, parce qu'on manquait de machines et n'ouvriers propres à ce
travail». En mars 1793 (il/o?Jî7eî<r du 18), la Société d'agriculture et de commerce
et des arts de Nantes offrait un prix pour le perfectionnement de la filature
au fuseau, ce qu'elle n'aurait pas fait si la machine avait été tant soit peu
répandue. Nous voyons Penièresdireàla Convention le 16 vendémiaire an III
(7 octobre 1794) : « Presque partout on ignore l'art de préparer le chanvre et
le lin. Le tour h filer est inconnu dans plusieurs districts, les métiers des tis-
serands sont ifune raideur épouvantable, ce qui rend le travail long et péni-
ble; et je puis faire la même application à la fabrique des laines ». Cambon
disait de son côté, le 7 frimaire suivant (27 novembre 1794) : « Il est incroya-
ble que, sur 24 millions d'âmes, la République ait si peu de bras consacrés
aux arts mécaniques »; si les Anglais l'emportent au point de vue industriel
sur nous, « c'est qu'ils ont multiplié les m;:chines, tandis que nous faisons
lout avec la main-d'œuvre ». La nùson principale de celte infériorité trop
persistante de la France était indiquée par Chaptal [De l'Industrie française,
t. II, p. 31), en 1819 : a Si nous n'avons pas donné une aussi grande étendue
à l'application des machines que l'ont fait les Anglais, c'est que la main de
l'ouvrier est moins chère chez nous ». Cette constatation est une nouvelle
preuve que les bas salaires, indice d'une civilisation inférieure, nuisent non
seulement à la classe ouvrière, mais surtout à toute l'évolution économique,
au progrès général et à la richesse d'un pays.
Il faut cependant noter que, pendant les années de la Révolution, la situa-
tion matérielle des ouvriers ne fut pas mauvaise, grâce aux idées de cette
époque — cause, par exemple, que, lors du maximum, les prix de 1790 pris
comme base, furent augmentés d'un tiers pour les marchandises, mais de
moitié pour les salaires {Histoire socialiste, t. IV, p. 1679 et 1780); en outre
[Ibidem, p. 1777), il semble que, jusqu'à l'arrêté, du 21 messidor an II (9 juil-
let 1794), du Conseil général de la Commune, on ait même laissé les ouvriers
parisiens établir leurs prix en dehors de toute tarification, d'où leur mécon-
tentement, noté audébutduchap. II, lorsque cet arrêté vintréduire leur salaire
à un prix inlérieur à celui qu'ils pouvaient obtenir — et grâce aussi à ce que,
la main-d'œuvre manquant, ce qui "donnait aux ouvriers cette possibilité, dont
je viens de parler, d'imposer leurs prix, celle que laissaient subsister les réquisi-
tions militaires était insuffisante pour les besoins de la production et « chère ».
HISTOIRE SOCIALISTE
237
C'est que, je le montrerai plus loin, les ouvriers pouvaient alors poser leurs
conditions. Je me bornerai ici à une citation qui prouve à la fois le manque
de main-d'œuvre et le manque de machines dans notre période; il s'agit d'un
mémoire envoyé, le 29 fructidor an VI (15 septembre 1798), par une « société
des sciences et des arts » à l'administration centrale du Lot (Forestié, Notice
historique sur la fabrication des draps à Montauôan, p. 38) et dans lequel
on lit : « La main-d'œuvre étant très rare et chère, il serait bien important
de provoquer et défavoriser l'invention de toutes les machines qui tendraient
à suppléer l'homme ». Enfin, un rapport du 1" messidor an XI (20 juin 1803)
établit que, même à cette date, la grande usine n'existait guère chez nous et
Vue de la Po.mpk a feu de Chaillot.
(D'après an» estampe du Musée Carnavalet.)
que le machinisme y était encore d'un usage très restreint {Révolutioii fran-
çaise, revue, numéro du 14 juillet 1903).
La Convention s'occupa de favoriser les diverses industries; mais, comme
c'était son devoir urgent, elle développa surtout celles qui contribuaient ai-
rectement à la défense nationale. On se préoccupa de satisfaire avec les pro-
duits indigènes à tous les besoins de la marine. L'extraction du salpêtre, son
épuration, la fabrication de la poudre flirent perfectionnées et plus que décu-
plées. En même temps, on découvrait le moyen de réparer sur place les lu-
mières des canons évasées par un tir fréquent. On avait alors le canon à Âme
lisse et se chargeant par la bouche (système Gribeauval de 1765) dont la por-
tée utile était au plus de 800 mètres, et le fusil à pierre (système de 1777) qui
ne portait que jusqu'à 240 mètres et permettait de tirer au plus cinq coups
LIV 423. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRKCTOIRK. UV. 423.
238 HISTOIRE SOCIALISTE
par minute sans viser. Au début de l'an III (fin 1794), les résultats étaient
{Essai sur l'histoire des sciences pendant la Révolution, de Biol, p. 81) : 15
fonderies pour la fabrication des bouch 'S à feu de bronze, fournissant annuel-
lement 7 000 pièces; 30 fon<1eries pour les bouches à feu en fer donnant par
an 13000 canons; la multiplication dans la même proportion des usines pour
la fabrication des projectiles et des attirails d'artillerie : une immense fabri-
que d'armes à feu créée à Paris, livrant 140 000 fusils par année; l'établisse-
Ment d'une manufacture de carabines — la carabine, lit-on dans le chap. xvm
des Cours faits à l'Ecole de Mars do 5 fructidor an II (22 août 1794) au 13 ven
démiaire an III (4 octobre 1794) et imprimés en l'an III par orlre du comité
de salut public, diffère du fusil « en ce que le canon est rayé dans l'intérieur
pour donner à la balle une direction plus exacte et une portée plus grande »
— dont la fabrication était nouvelle en France; 20 manufactures d'armes
blanches ; 188 aleb'ers de réparation pour les arme-; de toute espèce. Si l'arse-
nal de Paris et les 10 autres existant en province subsistèrent nominalement
jusqu'au commencement de 1798 (an VI), ils disparurent à cette époque. Dès
1797, il n'y avait plus que 2 fonderies. De 37, les ateliers de construction
d'artillerie furent réduits à 12 en 1796, et à 6 en 1797. Le nombre des forges,
des manufactures d'armes à feu portatives et d'armes blanches, des ateliers
de réparation pour ces armes alla aussi en diminuant {Revue d'histoire rédi-
gée à Vétat-major de Varmée, mai 1901, p. 1135). Dans les établissements
s' occupant du matériel de l'armée, des fonctionnaires civils avaient été subs-
titués, pour la surveillance des travaux, aux officiers qui y avaient été déta-
chés, à la fin de l'ancien régime, sur l'initiative de Gribeauval. La compétence
de ces fonctionnaires semble, du moins dans notre période, avoir laissé à
désirer. Une lettre, du 21 ventôse an IV-U mars 1796 (Chevalier, Notice
historique sur le service des forges, p. 8), d'un chef de brigade commandant
l'artillerie de l'aile droite de l'armée de Rhin-et-Moselle, se plaint « de la
mauvaise construction du matériel et de la mauvaise qualité des matières
employées », et elle réclame l'organisation de la surveillance par des officiers
d'artillerie. En tout cas, les inspecteurs civils furent, par une décision de
pluviôse an V (janvier 1797), supprimés à dater du 1" ventôse suivant (19 fé-
vrier 1797), et des officiers d'artillerie les remplacèrent dans les forges et les
fonderies travaillant pour l'armée. Nous verrons, d'ailleurs, au début du chap.
xvm que, en admettant que les officiers eurent la compétence, ils n'eurent pas
toujours l'honnêtelé indispensable. L'ouvrage que je viens de citer contient
aussi (p. 10), relativement à une autre modification survenue dans le régime
de ces établissements, une note se plaignant « des adjudications au rabais
pour les fournitures de l'artillerie qui sont des fournitures de confiance et
sur lesquelles un fripon trompera toujours malgré la surveillance ».
Au début, en effet, avait dominé, pour tous ces établissements, le sys-
tème de régie directe par l'Etat; mais la Conveutiou, après le ^ thermidor,
HISTOIRE SOCIALISTE
el le Directoire avaient de plus en plus tendu à lui suh.^tituer en tous ordres
le système de l'entreprise, et cette substitution était à peu près achevée dès
le milieu de l'an VI (1798). En dehors des établissements militaires, je citerai
à cet égard, comme exemple, tes salines de l'Est qui, exploitées depuis plu-
sieurs années en régie, étaient, le 28 brumaire an VI (18 novembre 1797), en
vertu d'un arrêté du Directoire du 22 brumaire (12 novembre), et après dis-
cussion, en l'an IV et en l'an V, favorable an projet au Conseil des Cinq-Cents
et hostile au Conseil des Anciens, affermées à la société Catoire, Duquesnoy
et C*. Je rappellerai, en outre, que, par la loi du 9 vendémiaire an VI (30 sep-
tembre 1797) signalée précédemment, l'entreprise nationale des messageries
fut supprimée (§ 1) et la poste affermée (§ 2).
« Pour chausser annuellement nos armées », disait Fourcroy, dans le
rapport lait à la Convention au nom du comité de salut public, le 14 nivôse
an III (3 janvier 1795), on avait besoin de 170 000 peaux de bœuf, 100000 peaux
de vache, lOOOOUO de peaux de veau; il était impossible d'attendre plusieurs
mois, jusqu'à, deux ans, pour la préparation des peaux : Armand Séguin appli-
qua, en l'an III (17â5), avec l'aide de la Convention, un procédé grâce auquel
le tannage était achevé en moins d'un mois; il est juste d'ajouter que ses
cuirs, tout en ayant une bonne apparence, laissèrent à désirer sous le rapport
de la qualité. En outre, des instructions étaient répandues pour vulgariser
les récentes conquêtes delà science au point de vue industriel; des encoura-
gements, sous forme d'avances, d'indemnités ou de subventions, étaient ac-
cordés à divers fabricants, notamment 200000 livres par le décret du 7 frimaire
an III (27 novembre 1794) à Barneville pour une manufacture de mousselines
superffnes dont il sera question plus loin. De même, sous le Directoire, la loi
du 6 messidor an IV (24 juin 1796) mettait à la disposition du ministre de
l'Intérieur, pour aider les fabriques et manufactures, une somme de 4 mil-
lions dont un million particulièment affecté à^Lyon.
C'est à la Convention que Besançon doit son industrie de l'horlogerie.
En 1793, des habitants du Locle et d© la Ghaux-de-Fonds, villes de la princi-
pauté de Neuchâtel, alors à la Prusse, se faisaient affilier en masse aux so-
ciétés populaires françaises des environs, surtout à celle de Morleau. Tra-
cassés par les magistrats neuchâtelois, beaucoup se réfugièrent à Besançon;
à la suite de ces faits et de conférences entre un habitant du Locle, Laurent
Mégevand, et le représentant du peuple en mission Bassal, le comité de salut
public, par arrêté du 25 brumaire an 11(15 novembre 1793), approuva « l'éta-
blissement d'une manufacture d'horlogerie dans la ville de Besançon », avec
logements et secours pour les artistes étrangers. Par un nouvel arrêté du
13 prairial an II (1" juin 1794), il réglementa le fonctionnement de la manu-
facture transformée en établissement national. Sur un rapport fait par Boissy
d 'Al glas à la Convention au nom des comités de salut public et de finances,
le 7 messidor an III (25 juin 1795), fut décrétée la création d'une éco^e d'hor-
240 HISTOIRE SOCIALISTE
logerie, ouverte dans l'ancien monastère de Beaupré, à cinq kilomètres de
Besançon, comprenant deux cents élèves par an, dont moitié entretenus aux
frais de la République. Dans son rapport — où il exagérait, d'ailleurs, la
production de la manufacture — Boissy d'Anglas, après avoir dit : a la ma-
tière ne vaut pas, dans une montre d'argent, le huitième, et, dans une mon-
tre d'or, le tiers de son prix », évaluait « la montre d'argent à 50 livres et la
montre d'or à 120 livres en espèces ». Un arrêté du Directoire du 24 ventôse
an IV (14 mars 1796) régla les conditions d'apprentissage des élèves, dont la
durée ne pouvait excéder cinq ans.
Malgré les subventions de l'État, la crise due au prix des subsistances,
la stagnation du commerce, la mauvaise administration et les spéculations
de Mégevand, la contrebande de Genève d'abord, son annexion ensuite con-
tribuèrent à la décadence de la manufacture et de l'école. Les meilleurs
artistes avaient fini par travailler à leur compte, chacun dans leur partie, en
se donnant mutuellement du travail dans les diverses spécialités. Cependant,
d'une enquête envoyée le 15 prairial an VI (3 juin 1798) au ministre de l'In-
térieur, il résulte que la manufacture comptait encore 862 artistes et ou-
vriers. D'après les bulletins du contrôle {Études sur l'horlogerie en Franche-
Comté, par Lebon, p. 128), la production de Besançon fut de 5 734 montres
en l'an II, de 14 756 en l'an III, de 11307 en l'an IV, de 15 863 en l'an V, de
15 324 eu l'an VI, de 9 470 en l'an VII. Le quart environ de cette production
est sorti de la manufacture, les trois quarts des ateliers particuliers; sur ces
72454 montres, il y en avait eu un peu moins de 8 000 en or. En tout cas le
résultat fut plus durable à Besançon qu'à Versailles. De la tentative, par la
loi du 7 messidor an III (25 juin 1795), de création dans cette dernière ville
d'une manufacture d'horlogerie « mécanique et automatique », c'est-à-dire de
celle qui se complique d'airs, de mouvements d'animaux, etc., il ne restait
plus rien au bout de quelques années; cependant le jury de l'Exposition de
l'an VI [Moniteur du 2 brumaire an VII-23 octobre 1798) signalait tout spécia-
lement les produits de cette manufacture.
Ce serait une erreur de prendre ici les mots fabriques et manufactures
dans le sens qu'ils ont aujourd'hui. Peuchet, que j'ai déjà eu l'occasion de
citer, nous apprend [Statistique élémentaire de la France, p. 392) que manu-
factures et fabriques ne différaient « ni par la nature de la matière qu'on y
travaille, ni par la nature des opérations que cette matière y subit, mais seu-
lement par la plus ou moins grande réunion de ces opérations, et la plus ou
moins grande quantité des objets qui en résultent ». La manufacture, en ce
sens, était plus importante que la fabrique. Malgré l'appui qu'on leur don-
nait, les manufactures avaient de la peine à durer, et le Journal des arts et
manufactures, en l'an III (t. I", p. 92), le constate en expliquant le fonction-
nement de la manufacture d'horlogerie de Besançon dont je viens de parler.
Les chefs d'ateliers sérieux, dit-il, ayant leur amour-propre, n'aiment point
HISTOIRE SOCIALISTE 24i
k travailler comme des espèces de manœuvres; aussi les grandes entreprises
où tous les genres de travaux étaient réunis sous un seul chef, ne pouvaient
guère, les hommes de talent refusant leur concours, rassembler que des ou-
vriers très ordinaires et menaçaient ruine dès l'origine. Afin de ne pas
perdre les avantages de la concentration envisagés surtout sous le rapport de
la quantité produite, ce journal recommandait d'avoir plusieurs ateliers cor-
respondant aux divers genres de travaux, indépendants les uns des autres,
mais comptant chacun le plus d'ouvriers possible.
On voit que l'ouvrier n'était pas encore courbé sous le joug capitaliste,
ainsi qu'il le sera dans la période, non encore commencée, de la grande
industrie. Ce fait est confirmé par des démarches de capitalistes auxquelles
je faisais allusion à la fin du § 7. Les entrepreneurs Mollien, Périer et Sykes,
des filatures mécaniques de coton de Saint-Lubin, Saint- Remy et Nonancourt,
dans les départements d'Eure-et-Loir et de l'Eure, adressent au Directoire, le
16 messidor an IV (4 juillet 1796), une pétition que reproduit le Journal des
arts et manufactures (t. III, p. 411). Ils se plaignent que les ouvriers se per-
mettent de discuter les conditions de travail et de salaire, d'agir en per-
sonnes libres de travailler ou non; « la désertion appauvrit leurs ateliers »,
Ils gémissent sur « les principes de découragement» qui « sont le résultat de
l'insubordination et du vagabondage des ouvriers, et de l'absence des règle-
ments (très conciliables avec un régime libre) qui devraient les attacher à
leurs travaux ». Ils demandent « qu'il soit fait un règlement contre l'insu-
bordination et l'avidité des ouvriers, une espèce de code industriel qui con-
cilie, avec les droits qui leur appartiennent comme citoyens français, leurs
devoirs envers l'Ëtat à qui ils doivent du travail, et envers les manufactures
à qui ils doivent l'avance de l'instruction, des matières et du salaire, qui les
font vivre par ce travail ». Cela, pour ces messieurs, fait évidemment partie
des devoirs de l'homme et des droits du capitaliste, et c'est tout juste s'ils
n'exigent pas de remerciements. Ils demandent aussi, d'ailleurs, « que la
prohibition la plus sévère écarte de nos frontières et de nos ports toute mar-
chandise de fabrique étrangère, sous quelque pavillon qu'elle se présente ».
De notre temps, ces gens-là auraient souscrit au journal de M. Méline. D'au-
tre part, on lit dans le compte rendu de la séance des Cinq-Cents du 25 prai-
rial an V (13 juin 1797) : « Des menuisiers établis à Paris réclament contre la
conduite de leurs ouvriers qui, disent-ils, exigent des sommes trop fortes.
Ils demandent l'établissement d'une taxe ». La fixation par l'État d'un maxi-
mum des salaires, tel était le désir de ces patrons. Si le Conseil passa à
l'ordre du jour, nous verrons tout à l'heure le Directoire intervenir par arrê-
tés contre les ouvriers papetiers et chapeliers.
Qu'on rapproche ces demandes patronales des paroles de Le Coulteux
citées à la fin du § 7 et on se convaincra que les capitalistes d'il y a cent
ans pensaient comme ceux d'aujourd'hui : la réglementaticffi ait une chose
242 HISTOIRE SOCIALISTE
criminelle lorsqu'elle tend à restreindre l'exploitation des consommateurs on
des ouvriers par les capitalistes de l'industrie et du commerce; elle devient
la cho^e la plus légitime, une chose conforme à tous les principes, une chose
due, lorsqu'elle s'exerce au profit de ces capitalistes et au détriment des
consommateurs ou des ouvriers. Ce que les capitalistes, sauf de trop rares
exceptions, ont toujours poursuivi et poursuivent toujours sous des appa-
rences contradictoires, c'est la liberié d'exploitation, âe même que l'Église
poursuit la liberté d'oppression : voilà le sens précis du mot liberté dans leur
bouche. Lorsque, par le simple jeu de leur force économique, les capitalistes
sont à même d'imposer leurs volontés, ils protestent contre toute réglemen-
tation qui ne pourrait que restreindre celles-ci; mais lorsque leur force éco-
nomique n'est pas suffisamment développée pour leur permettre d'agir en
maîtres, ils demandent à la loi de leur conférer ce pouvoir. Les eondiiions
économiques ne suffisaient pas encore, à la fin du xvm« siècle, à réaliser la
pleine et entière domination patronale; c'est pourquoi, après les patrons
dont nous venons de parler, Ghaptal, dans son Essai sur le perfectionnement
des arts chimiques en Fraiice, publié à la fin de 1799, se plaignait à son tour
que l'ouvrier pût quitter un patron à son gré, profiter des circonstances pour
exiger une augmentation de salaire, ou, ajoutait-il pour la forme, être l'ob-
jet d'un renvoi immédiat. Il réclamait des « mesures sages et conservatrices »
(p. 57) ; « il faut que les parties intéressées puissent se lier par un contrat
dont le gouvernement seul peut assurer la garantie » (p. 56); il voudrait
enfin qu'un ouvrier ne ptlt être reçu dans un atelier qu'en présentant
« un certificat de bonne conduite déUvré par le propriétaire de l'atelier d'où
U sort » (p. 56).
Je citerai ici, et j'analyserai malgré sa longueur, un arrêté du Direc-
toire du 16 fructidor an IV (2 septembre 1796). Tout en ne visant que « la
police des papeteries », cet arrêté fournit, sur les moeurs ouvrières de l'épo-
que, des renseignements que les plaintes précédentes de Chaptal, formulées
d'une façon générale, nous autorisent à ne pas restreindre aux travailleurs
particulièrement en cause.
On pourra constater que les babitudes et la force des groupements ou-
vriers avaient résisté aux tentatives faites pour les détruire et que l'Etat
républicain était loin d'avoir, au nom de la liberté nouvelle, renoncé à inter-
venir entre salariés et patrons et à régler leurs rapports dans les mêmes con-
ditions que le pouvoir royal déchu ; c'était un tort, devait déclarer le Direc-
toire, d'avoir « présumé que les lois antérieures relatives à la police des arts
et métiers étaient totalement abrogées » (arrêté du 23 messidor an V).
Tandis, en effet, que les mesures particulières prises sous la Convention
à l'égard des travailleurs, tout en étant, conçues dans le même esprit, — voir
la loi du 23 nivôse an II (12 janvier 1794) qui mettait, en réquisition les en-
trepreneurs et ouyriers des manufactures de papier et jjiterdisait les coali--
HISTOIRE S-OCIALISTE 243
lions (art. 5), et l'arrêté du Comité de saluL public du 11 prairial an II (30
mai 1794) qui concernait les journaliers et ouvriers en réquisition pour les
travaux de la récolte et qui menaçait (art. 12) du Tribunal révolutionnaïre-
ceux qui se coaliseraient — ne se réléraient point à la loi des 14-17 juin 1791,
dite loi Chapelier, tandis que le « Code des comités de surveillance et révo-
lutionnaires » de l'an II, recueil des dispositions légales à faire observer, ne
contenait ni cette loi, ni la moindre disposition sur les coalitions ouvrières,
le Directoire, dans son arrêté du 16 fructidor an IV, rappelait, en même
temps que le rèi^lement royal du 29 janvier 1739 et que la loi du 23 nivôse
an II citée plus haut, la loi du 14 juin 1791. C&lle-ci sera de nouveau visée
dans l'arrêté du Directoire du 23 messidor an V (11 juillet 1797) appliquant
aux « ateliers ou fabriques de chapellerie » (recueil de M. Aulard, t. IV, p. 206)
les principales dispositions sur les papeteries résumées plus loin, et dans la
décision du Bureau central du canton de Paris du 18 floréal an VI (7 mai
1798) — voir chap. xvn — prescrivant que les art. 4, 5, 6, 7 et 8 de cette loi
serai«nt réimprimés, affichés et publiés au son de la caisse dans toute la
commune de Paris [Ièid.,t. FV, p. 648).
Considérant, disait l'arrêté de l'an IV, que «les ouvriers papetiers conti-
nuent d'observer entre eui des usages contraires à l'ordre public, de chômer
des fêtes de coteries ou de confréries, de s'imposer mutuellement des amendes,
de provoquer la cessation absolue des travaux des ateliers, d'en interdire
rentrée à plusieurs d'entre eux, d'exiger aes sommes exorbitantes des pro-
priétaires, entrepreneurs ou chefs de manufactures de papiers, pour se rele-
ver des proscriptrons ©u interdictions de leurs ateliers conirmes sous le nom
de damnatmns ; considérant qu'il est urgent de réprimer ces désordres», soaï
interdites les coalitions « pour pro-voquer la cessation du travail » on ne
r «accorder qu'à un prix déterminé». «Néanmoins, dit l'art. 2, ehaque ou-
vrier pourra individuellement dresser des plaintes et former ses denaandes;
mais il ne pourra en aucun cas cesser le travail, sinoTï pour cause de maladie
on infirmités dûment constatées ». Sont «punies comme simple vofli», «les
amendes entre ouvriers, celles mises par eux sur les ■entïiepremeiïrs ». Sont
« regarilées comme des atteintes portées à la propriété des entrepreneurs »,
les mises à l'index connues sous le nom de éam?i(itions. Sont prohibés « tous
attroupenii'nts composés d'ouvriers ou excités par euTt contre le libre exer-
cice de- l'industrie et du travail ». On a vu par l'art. 2, que j'ai reproduit inté-
gralement et qui n'éïait que la reproduction textiaelle de la fin de'1'ar.li. 5 de
la loi du 2S nivôse an II, de quelle façon ee «libre exercice» était reconnu
aux ouvriers. Uu' ouvrierqni veut s'en aller doit préveaiir 40) jouBS ai l'avance
et nul entrepreneur ne peut engager d'otivriier qui rie lui présente pas «le
congé par écrit du dernier fabricant chez lequel il aura travaillé, ou du juge
d ■ paix ». L'entrepreneur' doit égalenieiU iiiévenir l'ouvrier reriivriyé 40 jours
à iavance'... «sauf le cas de négligence ou inconduite dûmen* coinsiatée.»»
244 HISTOIRE SOCIALISTE
se hâte-l-on d'ajouter. Défense est faite aux fabricants « de débaucher les
ouvriers les uns des autres en leur promettant des gages plus forts». Con-
trairement aux revendications des ouvriers, les fabricants seront libres d'em-
baucher qui il leur conviendra, de déterminer à leur gré le nombre et l'em-
ploi des apprentis, que ceux-ci soient « fils d'ouvriers ou autres ». Le salaire
sera payé o par jour effectif de travail et non sur des usages émanés de
l'esprit de corporation, de coterie ou de confrérie, réprouvé par la Constitu-
tion ». Et enfin, pour contrecarrer le désir des ouvriers qui auraient voulu
commencer leur travail à une heure ou deux heures du matin, « afin d'avoir
leur liberté après midi » (Germain Martin, Les associations ouvrières au
xrav siècle, p. 87), obligation pour les ouvriers « de faire le travail de
chaque journée moitié avant midi et l'autre moitié après midi», sans qu'ils
puissent « forcer leur travail sous quelque prétexte que ce soit, ni le quitter
pendant le courant de la journée ». « Défenses sont faites à tous ouvriers de
commencer leur travail, tant en hiver qu'en été, avant trois heures du matin,
et aux fabricants de les y admettre avant cette heure, ni d'exiger d'eux des
lâches extraordinaires ». C'était là, comme certaines autres dispositions pré-
cédentes, la reproduction du règlement royal du 27 janvier 1739. L'imitation
du passé dont les formes surannées inspiraient encore trop souvent les reven-
dications ouvrières, se constate également, on le voit, chez les gouvernants
et chez les patrons qui les faisaient agir.
Le filage du coton est l'opération industrielle dont la transformation mé-
canique a eu assez tôt le plus d'extension en France ; on y connaissait cette
transformation sous les deux aspects du métier continu et du mule-jenny.
Dans le premier, les trois fonctions fondamentales, l'étirage, la torsion et
l'envidage ou enroulement du fil, ont lieu en même temps ; dans le second,
lenvidage n'a lieu qu'après qu'une certaine longueur de fil a été produite par
l'étirage et la torsion de la matière. Le premier, exigeant par sa tension plus
de force, était souvent mû à l'aide d'une chute d'eau, d'oii le nom de fllag»
hydraulique ; pour le second, on se contentait d'un manège. Le premier
s'appliquait aux fibres longues mieux qu'aux courtes et si, généralement, son
tl était supérieur à celui du second pour la résistance, il lui était inférieur
pour l'élasticité. On compta quelques établissements importants, tous fondés
sur le modèle des établissements similaires de l'industrie anglaise dont on
subissait l'influence, ceux de Delattre près d'Arpajon, à la tête de la filature
qui avait été la première du système continu établie en France, de Decretot
à Louviers, de Boyer-Fonfrède à Toulouse, les mule-jennys installés à Or-
léans et à Amiens. Le 7 frimaire an III (27 novembre 1794), la Convention
accordait une subvention annuelle de 10000 fr., pendant dix ans, à Barne-
ville pour constituer et exploiter une manufacture de mousselines dont le fil
devait être produit avec une machine de son invention donnant le n* 61 et
au-dessus. Le numéro du fil de coton indique aujourd'hui, dans la pratique,
HISTOIRE. SOCIALISTE
245
le nombre d'écheveaux de mille mètres chacun contenus dans un demi-kilo :
plus le fil est fin, plus il y a d'écheveaux pour le môme poids et plus le nu-
méro est élevé; jusqu'au début du xi\' siècle, le numéro indiquait le nombre
d'écheveaux de sept cents aunes par livre ; pour rendre les comparaisons
plus faciles, tous les numéros mentionnés ici ont été établis d'après le mode
de calcul en usage actuellement, en comptant l'aune égale à l^.lSSet lalivre
à 489 gr. 5.
En prônant, avec beaucoup d'illusions, à ce qu'il semble, la machine Bar-
neville, il était dit, dans la séance indiquée ci-dessus, que le métier continu
arrivait tout au plus au n° 36 et que le mule-jenny allait jusqu'au n" 48. En
tout cas, à l'Exposition de l'an VII (1798), un des exposants, Denis JuUien
^'-%>-
Vue de la Pomi-e a feu du Gros-Caillou.
(D'après une estampe du Musée Carnavalet.)
(près de Saint-Brice, Seine-et-Oise) était récompensé pour son « assortiment
de coton de Cayenne, Qlé à la mécanique, échantillons portés successivement
jusqu'au n» » 93 {Moniteur du 2 brumaire an VII - 23 octobre 1798, procès-
verbal du jury). Parlant de la manufacture de l'Epine, près d'Arpajon (Seine-
et-Oise), appartenant à Delaître et Noël, une lettre insérée dans le Magasin
enajclopédique (t. XXVI, p. 113-115) nous apprend qu'en fructidor an V (sep-
tembre 1797) on y a constaté « un minimum et un maximum certains dans
le produit de la filature d'une livre de coton brut ». Du minimum — « un
produit de 10 écheveaux de la longueur chacun de 700 aunes » — allant du
n» 8, au maximum — « un produit de 120 écheveaux également de la lon-
gueur chacun de 700 aunes » — s'élevant au n* 103, il y avait une « série,
sans lacune, de résultats possibles à tous les instants». Une machine hydrau-
lique faisait « mouvoir en même temps, et les métiers de la manufacture,
LIV. 424. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. "»• 424.
246 HISTOIRE SOCIALISTE
et ua moulin... Elle avait 96 métiers et 2 200 broches en activité : aussi fai-
sait-elle vivre 160 ouvriers dont le nombre devait être porté à 200 ». Dans un
compte rendu de Fourcroy, conseiller d'Etat, en mission dans le Calvados,
la Manche et l'Orne en floréal an IX (avril 1801), on lit (Rocquain, Etat de la
France au i 8 brumaire, p. 205): « A Gonneville, qui se trouve situé à trois
lieues de Valognes et de Cherbourg, il a été établi, depuis quatre ans, une
filature de coton par les soins du citoyen Dauphin. Une roue à eau fait mou-
voir 950 broches pMcées dans cinq étages. On fait 140 à 150 livres de fil de 4
à 8000 aunes à la livre. Le fil est porté à Rouen et à Louviers où il alimente
d'autres fabriques. 160 hommes sont employés tous les jours dans la filature
de Gonneville ». Comme le résultat indiqué équivaudrait à dire qu'on faisait
seulement du fil allant du n° 5 au n» 10, il est clair qu'il y a au moins une
faute d'impression ou plutôt de copie que le Publiciste (p. 3) du 11 frimaire
an IX (2 décembre 1800), c'est-à-dire paru six mois avant le rapport de Four-
croy, va nous permettre de corriger. D'après ce journal il y avait 960 broches
et non 950, les 140 à 150 livres de fil étaient produites en vingt heures, le fil
allait de 14 000 à 18 000 aunes à la livre ancienne, ou de notre n° 17 au n°22,
ce qui, sauf nouvelle erreur, n'avait rien d'extraordinaire.
Quoi qu'il en soit, la plupart rie nos fabricants se tenaient, à la fin du
xvni" siècle, au-dessous du n" 51 [Moniteur du 25 novembre 1806, rapport du
jury de l'exposition); et, par les indications du nombre de broches des ma-
chines exposées à l'exposition de 1806 [Moniteur du 4 décembre), on voit que
les machines d'au moins 100 broches étaient rares. Malgré le nombre relati-
vement élevé des filatures mécaniques de colon établies alors en France, le
succès, d'après un rapport de Bardel, Molard, etc., au ministre de l'Intérieur,
en date du 29 fructidor an XI - 16 septembre 1803 [Bulletin de la société
d'encouragement pour l'industrie nationale, p. 137, t. III) est resté incertain
jusqu'à l'installation de la filature de Bauwens à Passy, dans l'ancien couvent
des Bonshommes ou Minimes de Chaillol, qui était presque entièrement situé
entre ce qui est maintenant le boulevard Delessert, les rues Le Nôtre, Beetho-
ven et Chardin.
Liévin Bauwens était un Belge qui, après avoir, en 1796 et 1797, parti-
cipé à diverses spéculations du Directoire, bravant la sévérité des lois an-
glaises contre l'exportation des machines, réussit à faire passer, démontés et
cachés dans des balles et des caisses de produits coloniaux, les appareils né-
cessaires à la création d'une filature au moyen du mule-jenny ; il gagnait en
même temps quarante ouvriers anglais qui se rendirent sur le continent. Un
arrêté du Directoire du 25 ventôse an VI (15 mars 1798) l'avait, ainsi que son
frère, autorisé à charger sur six petits navires danois « les métiers et méca-
niques par eux commandés en Angleterre et à les faire transporter en
France... renfermés dans des denrées' des Indes ou des colonies anglaises»
(.A rchives nationales, A F* III 186). Un deuxième et un troisième envoi échoué-
HISTOIRE SOCIALISTE 247
rent, Bauweng parvint à quitter l'Angleterre, mais il perdit beaucoup d'ar-
gent et fut condamné à mort par contumace.
Il ne chercha pas à monopoliser ses machines; il les laissa, au contraire,
visiter, imiter, et les perfectionna ; elles constituaient un assortiment exécutant,
outre l'opération même du filage, les opérations antérieures indispensables
du cardage. On avait bien, depuis plus de dix ans, des machines cylindriques
à carder le coton — Dauberraesnil, dans un rapport sur le budget de l'Inté-
rieur présenté aux Cinq -Cents le 3 vendémiaire an VII (24 septembre 1798),
parlait d'un cylindre qui, « par le concours de deux personnes », faisait en
un jour « l'ouvrage de 80 » — mais elles laissaient beaucoup à désirer sous
le rapport de la perfection du travail. Toutefois cet assortiment n'existait
certainement pas, avant la fin de notre période, tel que lorsqu'il a été récom-
pensé au début du xix° siècle; aussi n'en indiquerai-je pas les résultats et
me bornerai-je, sur la productivité de la filature mécanique du colon à cette
époque, à un renseignement que j'ai trouvé aux Archives nationales (délibé-
rations du Directoire, division des finances, registre n" 9, ÂF*mi89).
Il y est question, à la date du 16 messidor an YII (4 juillet 1799), de l'éta-
blissement « à l'instar des manufactures anglaises », créé dans l'ancien grand
séminaire de Bordeaux par la compagnie Charles Lachauvetière (Lacau, La-
prée et Jalby), et dont trois machines, en particulier, surpassent «tout ce qui
a paru jusqu'à présent en France dans ce genre » : «une femme seule met en
mouvement avec la plus grande facilité une mécanique, propre à filer, de
204 fuseaux filant par minute 257 aunes d'un fil aussi uni et aussi fin qu'on
puisse le désirer». C'est-à-dire que chaque fuseau ou broche donnait par mi-
nute 1 m. 50 de fil. Il est fâcheux que le numéro du Dl n'ait pas élé indiqué
d'une manière précise ; les archives municipales de Bordeaux et départemen-
tales de la Gironde ne renferment au sujet de cette manufacture que des do-
cuments insignifiants.
Afin de permettre d'apprécier le plus ou moins d'importance des ma-
chines à cette époque, je signalerai que, pour l'industrie oii le machinisme
avait accompli le plus de progrès, pour la filature du coton, les trois quarts
de la consommation étaient toujours produits à l'aide du rouet. C'est là ce
que déclare M. Michel Alcan [Traité de la filature du coton, 2° édit., p. 146)
qui semble avoir tiré ce renseignement d'un « document adressé par la
Chambre de commerce d'Amiens au ministère de l'Intérieur en 1806 et dé-
posé au Conservatoire des arts et métiers » {Ibid., p. 140) où, recherché sur
ma demande, il n'a pu, m'a-t-on dit, être retrouvé. Une copie heureusement
existe dans les archives de la Chambre de commerce d'Amiens. De ce très
intéressant document il ressort que, encore en 1806, les « colons sont cardés
à la main; ... ils sont ensuite filés en gros au rouet » et enfin préparés à
l'aide «des mécaniques anciennes dites Jeannettes de 60 à 100 broches», alors
qu'il y avait à Amiens « la filature continue mise en action par un moulin à
248 HISTOIRE SOCIALISTE
l'eau » et « la filature par mule-jehny mise en action » de cette môme ma-
nière ou « conduite à la main ». Le fabricant préférait le mode de prépara-
tion arriéré, parce que le coton lui revenait ainsi un peu meilleur marché
— sans doute à cause des bas salaires qui sont un obstacle au progrès — que
le coton filé au mule-jenny. Au contraire, dans son Essai sur le perfection-
nement des arts chimiques, cité tout à l'heure et publié, on le sait, à la Qn
de 1799, en même temps qu'il se plaignait que l'ouvrier put imposer une
augmentation de salaire — ce qu'il ne pouvait plus sous l'Empire, en 1806 —
Chaptal estimait que « l'économie introduite dans les fabriques de coton par
l'adoption des mécaniques pour la filature... a été constamment de 10 à 15
pour 100 »(p. 72). Le document d'Amiens ajoutait que, dans les «600 000 kilos
de coton filé» employés annuellement par les fabriques d'Amiens, « il n'entre
pas le quart de coton filé par les grands établissements de filature ». <
Pour le filage des autres matières textiles, on était beaucoup moins
avancé que pour le coton ; d'une manière générale, en 1806, nous apprend
le document d'Amiens que je viens de citer, « la laine, le chanvre et le lin »
sont « encore aujourd'hui » filés au rouet. Voyons, cependant, les tentatives
faites. Pour la laine, la Décade philosophique {l.W, p. 335) nous apprend que
Kaiser avait imaginé, en l'an III, un métier mû par un poids descendant fort
lentement et qu'il suffisait de remonter lorsqu'il était en bas, comme dans les
anciens modèles d'horloges et de tournebroches. Lamêmerevue(t.XXI, p. 496)
mentionne un rapport du 15 prairial an VII (3juinl799) sur un nouveau pro-
cédé de Kaiser et Délié pour carder et filer la laine d'après le système des
filatures anglaises de coton. Un nommé Heyer traita avec les inventeurs et
forma à l'Isle-Adam (Seine-et-Oise) une manufacture où une livre de laine
était convertie en un fil de 18 kilomètres, tandis qu'on n'était encore arrivé
en France, pour celte même quantité, qu'à 7 ou 8 kilomètres, et en Angle-
terre à 12 environ. Malgré cette tent.itive et quelques autres de môme nature
négligeant généralement trop la préparation de la laine avant l'opération du
filage proprement dit, ce n'est qu'avec Douglas {Bulletin de la Société d'en-
couraç/ement, ans XII et XIII-1804ell805), au début du xix« siècle, qu'on eut
en France un assortiment de machines qui fit perdre du terrain à la que-
nouille et au rouet mû au pied ou même à la main ; le « rouet à compte »
indiquait en combien de tours de rouet était épuisée une livre de laine (Fo-
restié, Notice citée au début du paragraphe, p. 43).
Pour le lin, d'après Poncelet dans son étude sur les Machines et outils
appliqués aux arts textiles (rapport sur l'Exposition universelle de Londres
en 1851), Demaurey (p. 153), d'Incarville, près de Louviers, « est regardé
comme le premier qui, dès l'époque de 1797, ait entrepris d'une manière sé-
rieuse en France de composer un système de machines propres à » le filer.
Delafontaine appliqua ce système au lin et au chanvre dans un établissement
orme à la Flèche en 1799. Le 23 germinal an VI (12 avril 179S), William
HISTOIRE SOCIALISTE 2¥J
Robinson avait obtenu un brevet à ce sujet; mais on eut alors peu de cou-
flance dans les procédés mécaniques appliqués au lin et au chanvre, dont la
préparation et le filage restèrent une besogne des habitants de la campagne.
Pour la soie et son moulinage qui est, après le dévidage de la soie du
cocon, son doublage et sa torsion au degré voulu, de façon à transformer
la soie du cocon dévidée, dite soie grège, en fil de telle ou telle qualité, on
avait le tour ou moulin à filer ordinaire et le tour peu usité de Vaucanson
auquel s'ajoutM, après le 17 fructidor an IV (3 septembre 1796), date du brevet,
le tour de Tabarin destiné, avec des perlectionnements de détail, à jouir d'une
grande vogue. D'autre part, le tour de Vaucanson se répandit dans un plus
gran 1 nombre d'ateliers (De r Industrie française, par Chaptal, t. II, p. 27).
Le tissage était déjà plus développé que le filage, aussi avons-nous à cet
■égard moins d'innovations à constater. Généralement, pour toutes les étoffes
unies ou simplement rayées, le métier en usage était le métier dit à marches.
La navette volante, avec son économie de matière, de temps et de main-
d'œuvre, importée en France avant notre période par John Macloud, qui reçut
les encouragements du gouvernement, était cependant encore peu usitée, di-
sait Grégoire dans son discours à la Convention le 8 vendémiaire an III (29 sep-
tembre 1794); elle se répandit davantage les années suivantes et Macloud
apprit, en outre, à quelques-uns de nos industriels à employer plusieurs na-
vettes volantes pour le changement des couleurs dans le même tissu {L'In-
dustriel, février 1827, p 233, notice par Pajol-Descharmes).
C'est en 1799 que François Richard et Lenoir-Dufresne, enrichis de leur
propre aveu par l'agiotage sur les assignats et par le commerce de contre-
bande [Mémoires de M. Richard Lenoir, cités dans le paragraphe précédent),
créèrent à Paris, rue de Bellefond, leur fabrique de basins qu'ils durent bien-
tôt, pour l'agrandir, transporter rue de Thorigny et enfin à Charonne oii elle
devint célèbre sous la raison sociale Richard-Lenoir. Pour les tissus façonnés,
on employait toujours le métier dit à la tire.
La bonneterie continuait à se servir du métier classique dit métier fran-
çais, installé au château de Madrid (Neuilly-sur-Seine)en 1656, par JeanHin-
dret qui l'avait constitué de mémoire d'après le modèle de 'William Lee vu
par lui en Angleterre. Ce métier que Poncelet (étude déjà citée, p. 414) regar-
dait comme « un chef-d'œuvre de précision mécanique supérieur à tout ce
que le moyen âge nous a légué en ce genre, si ce n'est la montre et l'hor-
loge », manœuvré à la fois avec les pieds et les mains, était très fatigant. Il ne
fut apporté à ce métier que des perfectionnements de détail ; intéressants
cependant, ceux-ci facilitaient le tricot sans envers, à maille fixe, les orne-
ments à jour, les côtes, etc. On ne tricotait que des surfaces planes qu'on cou-
sait ensuite. Le premier brevet relatif à un métier circulaire pris en France
fut celui de Decroix le 5 ventôse an IV (24 février 1796).
Toutes les machines dont il vient d'êlrt- question étaient construites
HISTOIRE SOCIALISTE
principalement en bois. C'était l'homme qui était le plus souvent le moteur;
en dehors de la force humaine, on avait recours dans des cas très limités
— le fait s'est produit, en 1797, pour une scierie {Dictionnaire de l'industrie,
par Duchesne, an IX, t. VI, p. 33) — au vent, plus fréquemment au cheval
actionnant un manège — c'était encore le cas en 1806 pour la fabrique de ^:
toile de Quévai à Fécamp [Moniteur du 21 novembre 1806, 3' page) — enfin,
surtout, à' la chute d'eau faisant tourner la roue hydraulique et j'en ai déjà
signalé des exemples. Il y eut môme à cet égard des abus auxquels le Direc-
toire chercha à remédier par un arrêté du 19 ventôse an VI (9 mars 1798)
qui prescrivait de dresser l'inventaire des divers travaux exécutés pour tirer
parti des cours d'eau, d'examiner les titres et l'utilité ou les inconvénients de .
• chacun d'eux et de n'en plus laisser faire sans autorisation préalable. Le
13 brumaire an VI (3 novembre 1797), Joseph MontgoJfier et Argand pre-
naient un brevet permettant d'utiliser les chutes d'eau peu considérables
sans roues ni pompes, à l'aide d'un bélier hydraulique, par lequel est trans-
formée en travail utile la force du choc que produit l'arrêt brusque d'une
masse liquide en mouvement dans un tuyau.
On sait qu'avant notre période existait déjà en France la machine à '
vapeur, non seulement à simple effet, mais à double effet de "Watt. Les
frère? Périer en avaient établi une de ce genre {Décade philosophique du
30 frimaire an V-20 décembre 1796, t. XI, p. 522), faisant mouvoir des mou-
lins à blé sur la partie actuelle du quai d'Orsay plantée d'arbres, qui est en
face du n" 75 et qui appartenait à celte époque à l'île des Cygnes, d'une
superficie alors d'un peu plus de neuf hectares, en sus des machines à simple
effet élevant l'eau de Seine à l'établissement de Chaillot (au coin de ce qui
est aujourd'hui le quai de Billy, la place de l'Aima et -l'avenue du Troca-
déro ; il a été démoli à la fin de 1902) et au Gros Caillou, dans le petit bâti-
ment rectangulaire, légèrement en biais, sur le quai d'Orsay où il porte le
n° 67, de ce qui, au début de 1904, est encore pour peu de temps la Manufac-
ture des tabacs.
Le Journal des mines signale (n° de nivôse an IV-décembre 1795) une
machine à vapeur mettant en mouvement une machine soufflante aux fon-
deries du Creusot, et (n° de thermidor an IV-juillet 1796) l'installation toute
récente d'une machine à vapeur à la fonderie de canons de Pout-de-Vaux
(Ain). Des détails donnés par le Journal des mines sur la machine du
Creusot (p. 17), il résulte que la pression utile était de deux tiers d'atmo-
sphère; le cylindre avait 1",09 de diamètre, la vitesse du piston était de
15 co"ups à la minute. Cette machine qui envoyait l'air à la fois à deux hauts
fourneaux — 42 mètres cubes et demi à chacun par minute, « c'est-à-dire
environ trois fois autant d'air que n'en consomme un haut fourneau ordi-
naire alimenté avec du charbon de bois » — brûlait 34 quintaux métriques
de houille en vingt-quatre heures. Le 1" frimaire an V (21 novembre 1796),
HISTOIRE SOGIALiSTiî 251
ie Directoire approuvait une convention avec les frères Périer qui s'ença-
geaient à fournir, pour 43 000 francs (Archives nationales, AF* lu, 183), une
machine à vapeur destinée à mouvoir les laminoirs et les coupoirs, et h
élever l'eau et la distribuer dans les différents ateliers de l'Hôtel des
Monnaies de Paris. Des machines à vapeur ayant fonctionné à Anzin et à
Carraaux avant notre époque, devaient s'y trouver pendant celle-ci, et il
semble qu'il y en avait aussi à Aniche. En tout cas, ces machines ne servaient
que pour les eaux ; le 16 brumaire an VIII (7 novembre 1799), en effet, Périer
lisait à l'Institut (Mémoires scientifiques, t. V, p. 360) un « mémoire sur
l'application de la machine à vapeur pour monter le charbon des mines »,
qui débutait ainsi : « J'ai pensé depuis longtemps que, puisqu'il y avait de
l'économie à épuiser les eaux des mines de charbon de terre avec des
machines à vapeur ou pompes à feu, au lieu d'y employer des chevaux, on
devait trouver le même avantage à monter le charbon » ; il donnait ensuite
des détails sur « la machine à double eiîet » qu'il avait construite dans ce
but et ajoutait : « cette machine est destinée pour l'exploitation des mines
de Litry, département du Calvados. Elle est montée dans mes ateliers de
Chaillot pour en faire l'expérience». Le n° du l" floréal an VIII (21 avril 1800)
des Annales des arts et manufactures annonçait l'achèvement de cette
machine à vapeur, la première destinée à monter le minerai (t. I", p. 224),
opération qui, dans les mines d' Anzin, avait dit Périer dans son mémoire,
exigeait l'emploi de 450 chevaux. Dans son Apei'çu général des mines de
houille, publié en l'an X, Lefebvre notait que cette même machine, utilisée
pour la première fois, à ce point de vue, en France dans la mine de Litry
(Calvados) oîi elle économisait l'emploi journalier de 18 chevaux, le fut en
l'an IX; et seulement quelque temps après, on vit, chez nous, à Rouen, une
filature de coton mue par une machine à vapeur {Moniteur du 13 vendé-
miaire an XI-5 octobre 1802, 3« p.) ; il ne m'appartient pas de préciser davantage
ces deux faits dont l'énoncé me paraît suffire à montrer oii en était l'emploi
industriel de la vapeur dans notre pays à la fin du xvm° siècle. Parlant des
machines à vapeur, les Annales des arts et manufactures {n° de vendéraiiiire
an IX-septembre 1800, t. II, p. 100) disaient : « jusqu'ici on en a très peu
construit en France ». Cependant, dès le 7 frimaire an III (27 novembre 1794),
l'agence des mines avait demandé la « prompte exécution de dix ou douze
machines à vapeur qui diminueront la quantité de chevaux dont on a
acluellenienl besoin dans les exploitations et seront en même temps des
moyens d'extension aux travaux, d'économie pour les sociétés et de réduction
du prix pour la matière extraite » (Archives nationales, F 14, 1301). Créée par
l'arrêté ou comité de salut public du 13 messidor an II (1" juillet 1794), et
organisée par l'arrêté du 18 (6 juillet 1794) — Recueil des actes du comité
de salut public, t. XIV, p. 630 et 750, — l'agence des mines devint, en vertu
de "Ja loi du 30 vendémiaire an IV (22 octobre 1795) sur les écoles de services
232 HISTOIRE SOCIALISTE
publics (lilre 6, art. I*'), le « Conseil des mines » placé sous l'autorité du
ministre' de l'Intérieur, de qui dépendaient alors les Ira/aux publics, et
chargé de lui donner « des avis motivés sur tout ce qui a trait aux mines de
la République ».
Le mode d'exploitation des mines a été indiqué par le Journal des mines
dans son n" 43, de germinal an VI (mars 1798). Pour la houille, exploitée dès
le principe près du jour par un grand nombre de fosses peu profondes, il
avait fallu à la fin pénétrer plus profondément. P ur cela, on creusait les
puits d'extraction dans la masse même et on les menait jusqu'à S mètres
au-desîous des anciens ouvrages; une épaisseur de 3 mètres était laissée en
plafond et on établissait d'abord une galerie principale de 2 mètres de haut
sur 3 de large dans le sens de la longueur de la masse; on recoupait ensuite
la mine par des traverses perpendiculaires à cette galerie, en laissant entre
chacune un massif de 3 mètres, et enfin par des traverses parallèles à la
galerie principale; on formait ainsi un échiquier de piliers de 3 njètres
carrés qui restaient perdus dans la mine; l'exploitation terminée à ce niveau
de nouveau on descendait 5 mètres au-dessous. Cette exploitation de haut
en bas, dont on signalait déjà les grands vices, était déclarée par les hommes
les plus compétents n'être admissible que pour les carrières de pierres ou
d'ardoises. Il y avait à Anzin, à la fin du xvni* siècle (mémoire de Ferler
cité plus haut et t. I"', p. 224 des Annales des arts et manufactures) des
puits de plus de 200 mètres de profondeur.
Pour les mines de fer, on les attaquait à ciel ouvert quand la profon-
deur n'était pas grande; on en citait cependant une, dans la Haute-Marne,
exploitée dans ces conditions à une profondeur de plus de 50 mètres. Lorsque
le minerai de fer se trouvait plus profondément, comme dans le Cher, la
Nièvre, l'Orne, l'Eure, les Ardennes, etc-, jn exploitait par fosses et gale-
ries; mais cette exploitation était faite sans plan, sans ordre et sans règle.
« Voici, en général, dit le Journal des mines (n° 43), quelle est cetle exploi-
tation vicieuse : un mineur approfondit une fosse jusqu'à la couche de mine
de fer ou jusqu'à la partie riche de la couche. Au bas de la fosse, deux gale-
ries en croix, menées en cintre et sans bois à 4 ou 5 mètres du puits, sont
toute l'excavation que fait le mineur. Si la mine est riche, si elle lui paraît
solide et s'il est hardi, il ose s'avancer plus loin; il pratique, au bout de la
galerie, d'autres galeries perpendiculaires, et, sans bois, sans soin pour
l'aérage, il extrait ainsi un peu de mine; s'il vient un peu d'eau, il l'épuisé.
Cette exploitation grossière terminée, le mineur va se placer à quelque dis-
lance; il ouvre une nouvelle fosse et exploite de la même manière. Souvent
des éLoulements qu'il devrait prévoir, l'oUigent à abandonner tout son tra-
vail, avant qu'il ait poussé les petites g leries jusqu'au terme ordinaire de
4 à 5 mètres. »
La difficulté et la cherté des Ira ,sports étaient de grands obstacles il
HISTOIRE SOCIALISTE
253
UT. 425. — HISTOIRE SOCIAUSTB. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIT. 425.
254 HISTOIRE SOCIALISTE
l'utilisation de la houille. L'extraction évaluée (Chaptal, De l'Industrie fran-
çaise, t. II, p. 113) à 2500 000 quintaux métriques en 1794, montait cependant,
en 1795, à 6440000 (Conservatoire des Arts et Métiers), dont près du cin-
quième dans les concessions de la compagnie d'Anzin, et, pour l'année sui-
vante, à 11714 000, « par aperçus approximatifs a (rapport du Conseil des
mines mentionné plus loin); les mines les plus importantes étaient, dans le
Nord, celles d'Anzin et d'Aniche (Nord), de Hardinghem (Pas-de-Calais) et de
Litry (Calvados); dans le Midi, c.elle de Rive-de-Gier, etc., dans la Loire, de
la Grand-Combe (Gard), de Carmaux (Tarn), de Cransac et lieux voisins
(Aveyron). Les mines d'Anzin appartenaient à une compagnie ; plusieurs des
associés ayant émigré, d'autres intéressés furent, en vertu de la loi du
17 frimaire an III (7 décembre 1794), admis à racheter, à la nation les parts
de propriété confisquées pour cau.se d'émigration de leurs détenteurs, et des
experts eurent à en déterminer la valeur. Un procès-verbal du 9 pluviôse an
III (28 janvier 1795) fixa l'excédent de l'actif total de la compagnie sur le
passif à 4 205 387 livres, et la valeur des parts confisquées à 2 418 505 qu'une
décision de l'administration du district de Valenciennes du 23 prairial an III
(11 juin 1795) autorisa les nommés Desandrouin et Renard, qui s'étaient
présentés pour le rachat, à verser en assignats [Histoire d'un centre ouvrier,
Anzin, par G. Michel) : les 100 livres en assignats valaient alors moins de
10 francs en argent.
L'extraction de la houille tomba, pour cette compagnie, en 1794, à
650 000 quintaux métriques, ce fut le chiffre le plus bas; elle monta à
1236000 en 17^, 1386 310 en 1796, 1847 010 en 1797, 2136 400 en 1798,
2 480 760 en 1799. Un arrêté du 29 ventôse an VII (19 mars 1799) délimita les
concessions de la compagnie qui s'étendaient à cette époque sur 2 073 hec-
tares à Fresnes, 2962 à Vieux-Condé, 4819 à Raismes et 11 851 à Anzia. D'a-
près Lefebvre (.4/ïerf M cité plus haut), très abondantes et de facile extraction,
les mines de Cransac et lieux voisins fournissaient, en l'an III, plus de 50 000
quintaux métriques de houille, mais le prix du quintal n'excédait pas 0 fr. 50.
Dans la Loire, les bateaux qui partaient de Saint-Rambert étaient presque
exclusivement consacrés au transport de la houille. D'après M. Brossard {Le
bassin houiller de la Loire, p. 189), il fut expédié, en 1792, 137880 quintaux
métriques par 900 bateaux, et, de 1793 à 1801. 1 654 560 par 10 800 bateaux.
Le Journal des mines de frimaire an VII (novembre 1798) comptait 40J mines
de houille en exploitation, 200 susceptibles d'être exploitées et 2 000 établis-
sements (fourneaux, forges, martinets et fonderies) oîi se fabriquaient les
fers, les aciers et les tôles. Un rapport du Conseil des mines (Archives na-
tionales, F 14, 1302) adressé au ministre de l'Intérieur le 7 thermidor an IV (25
juilletl796), avait compté232minesdehouille exploitées, 1513 hauts-fourneaux,
forges et aciéries en activité produisant 1324 402 quintaux métriques de
fonte, 889296 de fer et 95579 d'acier. Ce dernier rapport mentionnait, en
HISTOIRE. SOCIA.LISTE
outre, les raines de cuivre de Cliessy et de Saint-Bel (Rhône), les mines de
plomb de Poullaouen et de Huelgoat (Finistère) et celle de Pontpéan (Ille-et-
Vilaine), la mine d'argent d'AUemont (Isère).
La plupart des établissemeuts à feu, qui étaient loin d'approcher des
établissemenls similaires actuels de moyenne importance, se servaient en-
core de bois; nous voyons, par le Journal des mines^W" de vendémiaire et
brumaire an V- septembre et octobre 1796), que plusieurs d'entre eux chô-
maient de deux à quatre mois par an et parfois plus, parce que les bois
affectés à leur usage n'étaient pas assez abondants pour assurer leur activité
continue; il arrivait à d'autres de chômer par suite du manque d'eau.
Vers 1794, d'après Chaplal [De l'Industrie française, t. II, p. 96), on ne
faisait encore la tôle qu'à l'aide du martinet, gros marteau pesant au plus,
alors, de 2 à 300 kilos {Décade philosophique, t. V, p. 68); mais les laminoirs
furent perfectionnés et le Journal des mines de frimaire an VII (novembre
1798) constate qu'on a substitué leurs cylindres au martelage et obtenu des
tôles de fer de dimensions plus grandes. On savait que l'acier était une com-
binaison de fer et de carbone; mais on en était réduit, pour sa fabrication,
à des procédés empiriques plus ou moins défectueux. Quant à l'acier fondu,
il n'y eut guère que des essais jusqu'en germinal an VI (mars 1798), époque
à laquelle Glouet fit connaître un nouveau procédé consistant, d'après un
rapport présenté à l'Institut le 16 messidor (4 juillet 1798) et publié dans ses
Mémoires scientifiques (t. II), à fondre ensemble trois parties de fer et deux
parties d'un mélange composé par moitié de carbonate de cliaux (marbre
blanc) et d'argile cuite (provenant d'un creuset de Hesse) tous les deux pul-
vérisés. Les éloges qui furent décernés à un tel procédé, prouvent combien
on était encore peu avancé sous ce rapport.
Voici quelques renseignements — progrès effeatués, conditions techni-
ques, résultats obtenus, — sur l'état de diverses autres branches d'industrie.
La qualité supérieure de la plombagine anglaise nous avait rendus tribu-
taires de l'Angleterre pour les crayons; après la rupture entre les deux pays.
Conté fut chargé de trouver le moyen de remplacer les crayons anglais. Le 11
pluviôse an III (30 janvier 1795), le problème était résolu et Conté prenait
un brevet pour des crayons fabriqués avec une pâte homogène de son inven-
tion.
Le papier pour les assignats fabriqué, au début de la Révolution, dans
les deux manufactures de Courtalin (commune de Pommeuse, canton de
Coulommiers) et du Marais (commune de Jouy-sur-Morin, canton de la Ferté-
Gaucher) en Seine-et-Marne, le fut ensuite à Buges (Loiret) et à Essonnes
(Seine-et-Oise); mais « en 1794 et en 1795, c'est à la papeterie de Buges
qu'était attribuée toute la fabrication du papier-assignats. » {La papeterie de
Buges en 1794, par Fernand Gerbaux, p. 16). Cette très intéressante étude
nous apprend qu'à Buges (commune de Gorquiileroy, canton de Montargis)
256 HISTOIRE SOCIALISTE
il y avait, en 1794, « dix-sept cuves » (p. 24). Le 27 pluviôse an II (15 février
1794), « il y avait dans celte manufacture, pour le service des 17 cuves, 298
personnes, dont 150 hommes et 148 femmes; en ajoutant à ces 298 personnes
le nombre de 83 enfants, on arrive au total de 381 personnes » (p. 25).
M. Gerbaux reproduit (p. 32-35 auxquelles je renvoie les curieux de ces dé-
tails) la description des cuves à cylindre, des cuves de fabrication et des
grandes presses.
Le 6 nivôse an VI (26 décembre 1797), Firmin Didot faisait breveter son
procédé de stéréolypie ou de clichagede pages composées avec les caractères
mobiles de l'imprimerie, et les éditions tirées sur ces clichés. La première
— et la plus belle — de ces éditions fui le Virgilem-iS de 1799. C'est Firmin
Didot qui avait gravé et fondu les caractères employés par son frère aîné,
Pierre Didot, pour ses éditions in-folio, dites du Louvre, — l'ancien local de
l'Imprimerie royale au Louvre ayant été, à titre d'encouragement, mis à sa
disposition, en 1797, par le ministre de l'Intérieur, — de Virgile (1798), avec
vignettes de Gérard et de Girodet, et A' Horace (1799), avec vignettes de Per-
cier, qui passent pour deux des plus beaux spécimens de la typographie
française. On en était toujours à la presse typographique à bras construite
entièrement ou presque entièrement en bois. Une journée, disaient Lacuée
et Dupont (de Nemours) aux Anciens le 19 prairial an V (7 juin 1797), don-
nait 2000 feuilles d'impression en travail courant avec quatre ouvriers,
« tant compositeurs que tireurs »; suivant le Magasin encyclopédique (1797,
t. XV, p. 540), cette presse avec deux bons ouvriers tireurs fournissait à
peine 250 feuilles par heure; d'après un journal du 19 vendémiaire an VI
(10 qctobre 1797) cité dans le recueil de M. Aulard (t. IV, p. 385), le tirage
des journaux représentait « 150000 feuilles de 12 décimètres et demi carrés
consommées et expédiées journellement par la commune de Paris ». La
presse entièrement en fonte que fit exécuter, en 1795, lord Stanhope, ne fut
employée en France que plusieurs années plus tard. Du 29 nivôse an VII
(18 janvier 1799) date le brevet de Nicolas-Louis Robert, employé à la pape-
terie d'Essonnes, brevet qui contient le principe fondamental de la machine
à fabriquer le papier continu, et qu'il devait, le 7 germinal an VIII (28 mars
1800) céder à son patron, Léger Didot, cousin germain de Pierre et de Fir-
min, pour 60000 francs. On trouve deux reproductions de cette machine dans
le Rapport de la commission d'installation de la classe 88 du musée rétros-
pectif à l'Exposition de i 900 (p. 44-45).
Par le Journal des mines de brumaire an V (octobre 1796) — n° 26 — et
par \3. Décade philosophique du 30 nivôse an VIII (20 janvier 1800) — t. XXIV
— nous avons quelques renseignements sur les verreries à bouteilles. La
verrerie du citoyen Saget fournissait 50 000 bouteilles en verre noir par mois,
à 2100 par fonte. Chaque fourneau avait quatre arches de recuisson et le
travail d'une fonte remplissait deux de ces arches. On en relirait les bon-
HISTOIRE SOCIALISTE 257
teilles après qu'elles y avaient recuit pendant trente-six heures. La fonte
s'en faisait en onze ou douze heures; les creusets de terre étaient fabriqués
à. la main et duraient de 25 à 28 jours. Chaque bouteille pesait en moyenne
715 grammes. La verrerie ne marchait que pendant neuf mois de l'année et
consommait près de 1500 quintaux métriques de houille. Une autre verrerie
de l'Allier, celle de Pouzy, faisait par an 400 000 bouteilles et consommait
2 000 cordes de bois, soit près de 8 000 stères. A propos de verrerie, je note-
rai qu'à l'Exposition de l'an YII (voir plus loin), une mention fut accordée
[Moniteur du 2 brumaire an VII -23 octobre 1798) à Gérentel, de Paris,
pour ses « feuillets de corne à lanterne ramenés aux plus grandes dimen-
sions».
En l'an IV et en l'an V (1795-1796), diverses découvertes du graveur en
médailles Droz, relatives notamment au perfectionnement du balancier et à
la multiplication des coins propres à la fabrication, furent appliquées à la
Monnaie de Paris. En 1796, Fauler et Kemph fondèrent à Choisy-le-Roi,
appelé alors Choisy-sur-Seine, la première fabrique de maroquin créée en
France. La même année, Appert, à qui nous devons le procédé moderne des
conserves alimentaires, instituait ses expériences pour la conservation des
substances-animales et végétales. Vers 1797, Desquinemare avait établi à
Paris une manufacture de toiles absolument imperméables, grâce à un en-
duit de son invention appliqué sur les deux surfaces; il fabriqua notamment
des seaux à incendie qui, jusque-là, se faisaient en cuir {Dictionnaire uni-
versel de commerce, de Buisson, t. II, p. 853). L'isolement du chrome, par
Yauquelin, en 1797, fournit, avec un oxyde tle chrome, un vert inaltérable
très avantageux pour la décoration de la porcelaine qui n'avait pas de vert
pouvant soutenir le grand feu. Etienne Lenoir perfectionnait les instruments
de précision, pour l'astronomie en particulier. Le Moniteur du 16 brumaire
an V (6 novembre 1796) annonçait qu'on construisait à l'Observatoire de
Paris un télescope ayant 19°,50 de long avec un miroir de platine de l'",95
de diamètre. Bréguet, par des modifications du mécanisme d'échappement
(brevet du 19 ventôse an VI - 9 mars 1798), facilitait la réduction de l'épais-
seur des montres sans nuire à leur précision, et Japy (27 ventôse an VU -
17 mars 1799) inventait une machine à fendre les dénis des petites roues
d'horlogerie. Je citerai, en outre, à titre de curiosité pour l'époque, d'abord
deux brevets dont j'ignore la valeur, celui du 9 prairial an VII (28 mai 1799)
délivré à Rosnay pour la construction de ponts en fer, et celui du 24 messi-
dor an VII (12 juillet 1799) délivré aux citoyens Girard père et fils pour « des
moyens mécaniques de tirer parti de l'ascension et de l'abaissement des va-
gues de la mer comme forces motrices » ; puis le projet d'un bateau sous-
marin dû à Fulton et proposé par lui, en l'an VI et en l'an VII (1797 et 1798;,
aux ministres de la Marine Pléville-le Pelley et Bruix. N'ayant pu, malgré
ses efforts, obtenir d'eux (Desbrière^ Projets et tentatives de débarquement
258 HISTOIRE SOCIALISTE
aux Iles britamiiques, t. II, p. 255-259, et Revue d'histoire rédigée à l'état-
major de Carmée, mars 1902, p. 482) « une commission assurant à ses ma-
rins le traitement de belligérants, en dépit du rapport très favorable de la
commission chargée de l'examen du projet », il se décida à le construire
sans être commissionné; le 11 messidor an VIII (30 juillet 1800), ce sous-
marin nommé Nautilus fut lancé à Rouen où les essais réussirent; il était en
bois avec « une hélice manœuvrée à bras « {Idem, p. 483, note). En l'an "VI
(1798) également, un autre inventeur resté inconnu, Allemand probable-
ment, soumettait au Directoire le plan et le mémoire descriptif d'un sous-
marin en cuivre {Idem, p. 483).
A côté des établissements industriels dont il a été question plus haut, je
signalerai la manufacture de papier de Montgolfler, à Annonay, oîi des
chutes d'eau fournissaient la force motrice; la manufacture de glaces de
Saint-Gobain, qui, en entrepôt à Paris, coûtaient, en 1798, 193 francs pour
1 mètre carré, 810 pour 2, 1594 pour 3 et 8 437 francs pour 4 mètres; la
cristallerie du Greusot, oîi elle avait été transportée de Sèvres en 1787 et où
elle subsista jusqu'en 1827; la fabrique de porcelaine de Diehl et Guerhart,
à Paris, décorée avec des couleurs qui n'éprouvaient aucun changement dans
la cuisson; la manufacture de faïence de Potter, à Chantilly; la manufac-
ture d'horlogerie de Cluses; les fabriques d'objets de toilette, peignes en
bois, etc., et d'ouvrages de tour, de Saint-Claude (Jura), — malheureuse-
ment, cette ville de 4 000 habitants, entièrement btUie en bois de sapin, fut ■
détruite par un incendie qui éclata le 1" messidor an YII (19 juin 1799); les-;
manufactures de draps de Louviers et de Sedan ; les fabriques de bonneterie ;-'•
de Troyes, de mouchoirs de ChoUet, qui avait à sa tête onze associés; les ta-*
briques d'indiennes qui prirent une sérieuse extension à Bolbec, de 1792 à' ■
1796 (Bénard-Leduc, Sur V histoire de Findustrie des toiles peintes, 53° Con- ■
grès scientifique tenu à Rouen en 1865, pi 175) ; la manufacture de toiles
peintes d'Oberkampf, à Jouy-en-Josas (Seine-et-Oise), dans laquelle on em-
ployait pour l'impression, dès 1797, le rouleau ou cylindre (Lal'ond, L'art
décoratif et le mobilier sous la République et V Empire, p. 134); mais \t&.
gravure du cylindre lui-même était longue et difficile; en 1799, un pareni^ |
d'Oberkampf, S. Widmer, réussit à construire une machine abrégeant et fa-,'
cilitant énormément ce travail. Nous savons que, pour cette manufacture,
l'année 1794 fut déplorable; il y eut, au printemps de 1795, un certain mou-
vement de reprise, mais la prospérité ne recommença qu'en 1796; jamais la
fabrication ne fut plus active qu'en 1797; l'année 1798 fut moins animée, et
l'année 1799 très mdMVà\iç.{Oberkampf, par A. Labouchère, p. 114 à 125). Il est
probable que ces fluctuations ont été les mêmes pour d'autres établissements.
En ce qui concerne l'an II (1793:94), où on avait eu à redouter les consé-
quences du manque des bras provenant des nécessités militaires, Robert
Lindet, dans le rapport déjà cité (début du § 7), dit que les productions dans
HISTOIRE SOCIALISTE 259
tous les métiers « ont surpassé ce que l'on pouvait en attendre ; mais si l'on
a prouvé ce que l'on pouvait faire, on ne s'est pas assez longtemps soutenu.
Les travaux languissent, les besoins augmentent, la consommation fst ex-
cessive », reproche que nous lui avons déjà vu formuler à propos du corri-
merce.
Le 9 fructidor an VI (26 août 1798), François (de Neufchâtean), ministre
de l'Intérieur, lançait une circulaire relative à une « exposition publique des
produits de l'industrie française ». Ce fut l'origine de nos expositions natio-
nales. Ouverte au Champ-de-Mars, du 1" jour complémentaire an VI au 10
vendémiaire an VII (17 septembre a^ i" octobre 1798), elle réunit 110 expo-
sants; 12, dont la plupart ont été cités précédemment, furent médaillés et 19
obtinrent une mention. Parmi ces derniers, je signalerai Kutsch, de Paris,
à propos de « machines d'une très grande précision pour diviser et vêrififr
très promptement les mesures de longueur », Patoulet, Audry et Lebeau, de
Champlan, près de Longjumeau (Seine-et-Oise), pour leurs « couverts pla-
qués d'or et d'argent sur acier » ; Salneuve, de Paris, pour sa « forte vis de
balancier, presse à timbre sec » ; Roth, pour ses machinés à « fendre et di-
viser les cuirs ». Le rapport du jury de l'exposition, publié par le Moniteur
du 2 brumaire an VII (23 octobre 1798), qui, ainsi que les rapports des deux
expositions suivantes, m'a fourni un certain nombre des détails donnés plus
haut, regrettait l'absence de certains chefs d'industrie, notamment de La
Rochefoucauld-Liancourt, fondateur d'une importante fabrique de coton-
nades. On s'était, en effet, un peu trop hâté, et cette exposition aurait été
plus importante, si le délai entre son annonce et son ouverture avait été
moins court.
J'aurais voulu terminer ce paragraphe par quelques détails précis sur
les conditions du travail ; mais les renseignements à ce sujet sont ceux qui
font le plus défaut. Ainsi, il est très difficile de- savoir exactement quelle
était la longueur de la journée de travail.
Peu avant ma période, il y eut le décret de la Convention du 6 ventôse
an II (24 février 1794) : une « imprimerie des administrations nationales »
ayant été instituée, le 27 frimaire précédent (17 décembre 1793), par la
transformation d'un ancien établissement, l'imprimerie de la loterie, — cette
imprimerie devait recevoir, le 8 pluviôse an III (27 janvier 1795), son nom
actuel ù.' Imprimerie nationale qui dura peu au début, le décret du 18 ger-
minal suivant (7 avril 1795) lui ayant substitué celui de « Imprimerie de la
République » — la Convention vota, le 6 ventôse, un règlement en vertu du-
quel (titre u, art. 6 et 7) le travail quotidien de tous les ouvriers attachés à
cet établissement devait durer de 8 heures du matin, pendant les six pre-
miers mois de l'année (fin septembre à fin mars), de 7 heures, pendant les
six derniers mois, à 1 heure de l'après-midi, et de 3 heures à 7 heures du
soir, soit 9 et 10 heures de travail coupées par un repos de deux heures pour
260 HISTOIRE SOCIALISTl':
le dîner. Dans son arrêté du 21 messidor an II (9 Juillet 1794) flxant Je
maximum pour les salaires, le Conseil général de la Commune de Paris se
bornait à dire pour la durée du travail : « Art. 6. — Les ouvriers, ouvrières,
charretiers et autres seront tenus de se conformer, pour les heures de travail,
aux usages conslarament suivis dans chaque état en 1790 ». Quels étaient les
usages à cette date? Sans doule les vieux usages.
Dans le Dictionnaire des arts et métiers me'caniqiies de rEncyclopédie
mét/iodiqtie, on voit, pour les peintres en bâtiment, que les compagnons
« commenceront leur journée à 6 heures du matin pour la finir à 7 heures
du soir, en sorte qu'elle soit de onze heures de travail » (t. VI, p. 137), ce qui
comportait deux heures pour les repas, et ce règlement se retrouve pour
d'autres corporations, les imprimeurs par exemple. Dans les Métiers et cor-
porations de la Ville de Paris, de René de Lespinasse, on lit que les compa-
gnons sculpteurs, marbriers, doreurs et gens d'impression « doivent com-
mencer leurs journées en tous temps à 6 heures précises du matin », dé-
jeuner de 8 heures à 8 heures et demie, dîner de midi à une heure, et
« ne doivent finir leurs journées qu'à 7 heures du soir sonnées, en sorte
que la journée soit de onze heures et demie de travail » (t. II, p. 220).
On trouve encore ces mêmes heures pour certaines corporations, on trouve
assez iréquemment pour d'autres de 5 heures du matin à 7 du soir, avec
probablement une heure et demie d'arrêt pour les repas comme ci-dessus
— ia chose n'est pas toujours précisée — ce qui faisait une journée de
dou/.c heures et demie de travail effectif. A une pétition du 2 juin 1791
adressée à l'Assemblée constituante par les maîtres miréchaux, les ou-
vriers répondirent en disant qu'ils travaillaient de 4 heures du matin à
7 heures du soir, le temps des repas déduit, et ne' gagnaient que trente sous:
ils demandaient la réduction de leur journée et l'augmentation de leur salaire
(Martin Saint-Léon, Z,<? Compagnonnage, p. 72). Enfin, pour d'autres, ajour-
née était de seize heures, évidemment y compris le temps des repas; ce fut
le cas des ouvriers relieurs qui s'efforcèrent d'obtenir la journée de quatorze
heures (Germain Martin, Les associations ouvrières au xvm* siècle, p. i43V De
ces exemples il résulte que la journée de travail variait suivant les professions
et aussi suivant les localités et les époques.
Pour ma période même, en dehors d'un mémoire daté du 29 thermidor
an II (16 août 1794), oîi les « administrateurs du département de Paris » ren-
daient compte de la situation générale des ateliers de filature établis, en
vertu de la loi du 30 mai 1790, pour occuper les femmes sans moyens d'exis-
tence et les enfants des deux sexes — or il ne dut pas y avoir plus' de faveur,
sous le rapport du temps de travail, dans ces ateliers publics comparés aux
ateliers privés, qu'il n'y en eut, sous le rapport du salaire, lorsque, à ces
ateliers publics, on substitua le travail à domicile (fin du chap. vu) — et où
on lit : « Le travail des ateliers commence en hiver à sept heures et en été
I
HISTOIRE SOCIALISTE
L'6i
à six heures du matin. Il se termine à sept heures du soir » [L'Assistance
publique à Paris pendant la Révolution, par A. Tuetey, t. IV, p. 656); et en
dehors du traité — dont il sera question plus loin — conclu avec le nommé
Sykes, approuvé par le Directoire le 2 fructidor an IV (19 août 1796-) et fixant,
pour des enfants et des jeunes filles la journée de travail à douze heures, je
n'ai que quelques indications indirectes qui, bien que puisées en partie dans
Moisson.
(D'après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)
des publications postérieures à ma période, mais étant présentées par celles-ci
comme chose toute naturelle, ne devaient pas, au moment où elles ont été
publiées, avoir un caractère de nouveauté.
Par exemple, Chaptal [De l'Industrie française, t. II, p. 15) suppose pour
les filatures un travail de 300 jours par an et de douze heures par jour; le rap-
port de Bardel, Molard, etc., déjà cité, qu'on trouve dans le numéro de fri-
maire an XII (novembre 1803) du Bulletin de la Société d'encouragement
pour l'industrie nationale, décrivant l'assortiment de machines de Bauwens
LIV. 426. — HISTOIRE SOCIALISTE, — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIV. 426.
262 HISTOIRE SOCIALISTE
pour le coton, calcule aussi par journée de douze heures; le Dictionnaire uni-
versel de commerce, édité par Buisson en 1805, parlant du procédé de fabri-
cation de l'acier dans les forges de la Nièvre, prévoit encore un travail de douze
heures (t. I", p. 33). D'autre part, le numéro de prairial an XII (mai 1804) du
Bulletin de la Société d'encouragement, à propos de l'assortiment de machines
de Douglas pour la laine, table sur dix heures. On trouve, en revanche, dans
le «rapport fait par ordre du comité de salut public sur les fabriques et le com-
merce de Lyon », par Vandermonde, le 15 brumaire an III (5 novembre 1794),
cette phrase : « sans les besoins factices, on ne travaillerait pas volontairement
seize heures sur vingt-quatre » (Joitm«^ des arts et manufactures, t. \°', p. 4);
ou celte réflexion n'a pas de sens, ou elle témoigne que certains ouvriers tra-
vaillaient seize heures par jour. Le directeur de la fabrique d'assignats, dans
une lettre du 15 messidor an III-3 juillet 1795 (Stourm, Les finances de l'an-
cien régime et de la Révolution, t. II, p. 307) an comité des finances, disait
que ses employés étaient « à l'ouvrage depuis 6 heures du matin jusqu'à
8 heures du soir »; mais c'était là un travail d'une urgence spéciale. En l'an
IV (1796), l'arrêté que j'ai rapporté relatif aux ouvriers des papeteries semble
admettre une journée de travail assez longue.
La même année, il ne faut pas oublier la pétition d'entrepreneurs signa-
lant l'esprit d'indépendance des ouvriers, qui n'est guère compatible avec ces
longues journées acceptées « volontairement », il ne faut pas non plus oublier
les plaintes de Chaptal, pétition et plaintes résumées plus haut, ni ce mot
à la fin de l'an VI (septembre 1798) de Duiorl de Gheverny [Mémoires...,
t. II, p. 386) : « le peuple fait la loi pour son travail ». Et si, à la fin de ventôse
an II (mars 1794), un rapport de police parlait de « !a tyrannie des ouvriers »
[Histoire socialiste, t. IV, p. 1778), il en était encore ainsi d'après le rapport
du 1" messidor an XI (20 juin 1803), que j'ai cité aL. Jébut de ce paragraphe,
et qui signalait (revue la Révolution française, n° du 14 juillet 1903, p. 68)
leur « vexatoire influence » et « la dure dépendance > des fabricants à leur
égard due notamment à « l'esprit de licence qui a prévalu depuis quatorze
ans dans la société en général ». .
S'occupant de Paris, le Journal d'économie publique de Rœderer disait
dans son numéro du 30 nivôse an V (19 janvier 1797) : « la classe ouvrière
s'est remise à l'ouvrage à peu près comme du passé. Elle travaille un peu
moins peut-être; mais tout ce qui la compose travaille également » (t. II,
p. 278). On lit dans un rapport de Regnaud (de Saint-Jean d'Augely) : « La
saison des beaux jours rendait au travail ce que les longues nuits de l'hiver
avaient prêté au repos. Aujourd'hui ce n'est plus aussi utilement pour le tra-
vail que le soleil est plus longtemps à l'horizon » [Moniteur du 13 germinal
an XI-3 avril 1803).
Voici, concordant avec les deux dernières citations, des faits qui mon-
trent les ouvriers parisiens se préoccupant de la limitation de la journée de
HISTOIRE SOCIALISTE 263
travail. Le rapport de police du 3 thermidor an V (21 juillet 1797) signale
des « colloques » entre ouvriers et croit que ces ouvriers dont les plus nom-
breux sont ot les ouvriers de forges et de fonderies » (recueil d'Aulard, t. IV,
p. 226) « se concertent pour rabattre d'autorité encore une heure sur le temps
de leur journée »; suivant le rapport des 25 et 26 brumaire an VI (15 et 16 no-
vembre 1797), «les ouvriers charpentiers se rassemblent et paraissent établir une
lutte avec leurs maîtres, motivée sur une demi-heure de travail de plus que
ces derniers exigent d'eux » [Idem, t. IV, p. 452); « des compagnons maçons,
dit le rapport du 23 floréal suivant (12 mai 1790), se sont portés hier, vers
6 heures et demie, dans une manufacture de porcelaine du faubourg Antoine,
pour engager les ouvriers de cette manufacture à quitter leurs travaux à cette
heure; ils s'y sont refusés »; d'après le rapport du lendemain, 24 floréal
(13 mai), « un grand nombre d'ouvriers de dillérents états se sont réunis dans
un cabaret des Percherons pour fixer les heures du travail » {id., p. 658
et 661).
Enfin, tandis que, dans la Décade philosophique du 20 thermidor an VI-
7 août 1798 (t. XVIII, n» 32j on proteste, à propos de la célébration du décadi,
contre « les jours de repos fixes et périodiques », et qu'on demande « une
fête par mois et le travail tous les jours » ; tandis que dans le Patriote fran-
çais du surlendemain (22 thermidor-9 août), on déclare qu'une des supé-
riorités du décadi sur le dimanche, c'est de fournir « moins de jours pour
le repos ou la paresse » (recueil d'Aulard, t. V, p. 31), nous voyons, par un
rapport de la même époque (16 thermidor-3 août) du bureau central du
canton de Paris, que tel n'était pas l'avis des travailleurs parisiens : « Si l'af-
fluence, dit, en effet, ce rapport, est moins sensible depuis quelque temps
dans les temples catholiques, elle n'est pas moins remarquable sur la voie
publique les jours correspondant au dimanche, qu'une certaine classe du
peuple consacre opiniâtrement au repos sans aucun motif de religion »
(Idem, t. V, p. 25).
Pour les employés du gouvernement « chargés de l'expédition des affaires
par écrit», je signalerai l'arrêté du Directoire du 5 vendémiaire an VII (26 sep-
tembre 1798) portant (art. 3) que ces employés « seront tenus de se trouver
à leur poste pendant 7 heures au moins tous les jours excepté les décadis et
les fêtes nationales», et (art. 4) que « les heures de travail pour les employés
à Paris sont fixées depuis neuf heures du matin jusqu'à quatre après-midi ».
L'exploitation industrielle de la femme, de la jeune fille et de l'enfant
existait déjà ; elle s'était même systématisée, peut-on dire, dans une certaine
mesure et développée, à la suite des levées en masse qui avaient diminué
considérablement le nombre des ouvriers disponibles. A la papeterie de
Buges, nous l'avons vu tout à l'heure, en l'an II, il y avait à peu près autant
de femmes que d'hommes et, sur les K3 enfants, il y en avait quatre n'ayant
que onze ans (Gerbaux, p. 50, 55, 57, La papeterie de Buges). Le Journal
HISTOIRE SOCIALISTE
du lycée des art&, inventions et découvertes, de vendémiaire an IV (sep-
tembre 1795), nous apprend que,' dans la manufacture de papiers peints de la
rue de Montreuil, de Jacquemard et Bénard, successeurs de Réveillon, des
femmes sont employées et que ce sont des « petits enfants » qui exécutenlle
premier travail. 11 en était de même dans une autre manufacture de papiers
peints, celle de Robert, successeur d'Arthur que les thermidoriens avaient
guillotiné en sa qualité d'ami de Robespierre. C'étaient des enfants (Ghaptal,
De rinduslrie française, l. II, p. 27) qui, dans les métiers à tisser à la lire,
tiraient les cordes de manœuvre. Le Journal des arts et manufactures nous
dit (t. I, p. 113) que Japy, dans sa manufacture de mouvements d'horlogerie,
à Beaucourt, près de Belfort, employait des enfants et des infirmes et (t. III,
p. 521), à propos de la manufacture de faïence de Potter à Chantilly, que
chaque tourneur ou modeleur avait toujours avec lui un ou deux jeunes en-
fants. Dans les manufactures d'épingles [Dictionnaire universel de commerce,
de Buisson, t. I", p. 590), les épingles sont placées sur des papiers par des
jeunes filles ou des enfants; les habiles en plaçaient jusqu'à trente milliers
par jour et gagnaient alors « quatre à cinq sous ». Dans le document que j'ai
cité précédemment à propos de la filature Lachauvetière à Bordeaux, il élait
dit que la facilité de manœuvrer les machines de cet établissement mettait
« à même de n'y employer que des femmes, des enfants et des estropiés ou
des gens privés de la vue ».
A la séance du 5 ventôse an III (23 février 1795), il fut question d'un
fabricant de toile à voiles établi à Bourges, Butel, qui sollicitait de la Con-
vention l'autorisation de « tirer des hospices de Paris ou des départements
4 ou 500 jeunes filles âgées au moins de dix ans pour les employer à la fila-
ture »; la Convention accorda l'autorisation avec certaines garanties dont
l'exécution ne fut peut-être pas bien surveillée. Par traité approuvé le 2 fruc-
tidor au IV (19 août 1796), le Directoire accordait à Sykes — un des signa-
taires de la pétition du 16 messidor précédent (4 juillet) mentionnée plus
haut — propriétaire de la filature mécanique de coton sise à Saint-Réray-
sur-Avre, près de Nonancourt (Eure-et-Loirj, 100 filles des hospices, dont
80 de neuf à dix ans, et 20 de.quatorze à quinze. Il devait les garder jusqu'à
vingt et un ans, leur donner l'instruction primaire; les heures de travail ne
devaient pas excéder 12 par jour; « pour tenir lieu de salaire », ces jeunes
filles devaient recevoir à leur majorité, les premières 250 francs, les secondes
150 francs, valeur métallique (Archives nationales, F14, 1302). En fructidor
an V (août 1797). la manufacture Delailre, à l'Epine, près d'Arpajon, occupait
62 jeunes orphelines tirées des hospices et instruites, selon leur âge et leur
capacité, « à tenir 24, 36, 40, même 48 fils [Magasin encyclopédique, t. XXVI.
p. 115). Une lettre de Delaître, datée du 7 vendémiaire an VIII (29 septembre
1799) et publiée par la Décade philosophique du 30 ventôse-21 mars 1800
(t. XXIV, p. 520-522), nous apprend qu'il s'était mis, avec de bonnes intea-
HISTOIRE SOCIALISTK 265
lions, mais en préférant certainement pour lui un auire régime, à nourrir
son personnel « d'après les procédés du comte de Ruraford ». « Yankee
baronnisé, Benjamin Thompson, dit le comte Rumford », lit-on dans le
CajiHal de Karl iVIarx (édition française, t. !•% p. 263, col. 2) avait commencé,
en 1796, la publication à Londres d'un ouvrage, Essays political, economi-
cal, etc., qui est « un vrai livre de cuisine; il donne des recettes de toute
espèce pour remplacer par des succédanés les aliments ordinaires et trop
chers du travailleur ». Avec « les potages à la Rumford » — Delaître nous
énumère tous les ingrédients constituant celui de son personnel à qui il son-
geait à ne donner que cette soupe « deux fois par jour » — 115 personnes
coûtaient à nourrir 11 fr. 16 par jour; elles avaient, en outre, l'avantage de
n'avoir pas besoin d'aller <i une station thermale pour se faire maigrir.
Le Moniteur du 2 brumaire an -VU (23 octobre 1798), dans la liste des
industriels récompensés à l'Exposition, ajoute, à la suite du nom de Le Petit-
Walle à qui ses « rasoirs fins » ont valu une mention : « Cet artiste instruit
et emploie des enfants tirés des hospices ». Parmi d'autres faits de ce genre,
en voici encore un : d'après la Décade philosophique du 20 ventôse an VI-
10 mars 1798 (t. XVI), « Boyer-Fonfrèile, propriétaire d'une manufacture
considérable à Toulouse, vient d'y associer les hospices civils de Toulouse,
Montauban, Carcassonne et autres environnants; le gouvernement l'a autorisé
à y choisir 500 enfants pour les employer dans sa manufacture, à la charge
par lui de veiller à leurs mœurs, de faire apprendre à lire et à compter à
ceux qui ne le savent pas, et de les faire instruire dans les principes du gou-
vernement républicain». On ne nous dit pas cette fois quelle règle était posée
limitant le travail à tirer de ces malheureux enfants.
Le compat^nonnage qui avait subsisté, malgré l'interdiction prononcée
par Tarrêt du Parlement de Paris du 12 novembre 1778, fut encore entravé
parles lois des 2 mars et 14 juin 1791; 'ses membres durent s'abstenir de
toutes manifestations extérieures qui ne reparurent que sous le Consulat,
avec le retour aux anciennes traditions religieuses. Un homme bien renseigné,
Real, écrivait, le 22 février 1813, dans une note officielle : « Ces coteries (les
sociétés de compagnons) neutralisées pendant la période révolutionnaire, où
elles n'avaient plus d'objet, ont reparu depuis que les éléments du corps so-
cial se sont replacés et fixés » (Martin Saint-Léon, Le Compagnonnage, p. 78,
note). Le compagnonnage n'en persista pas moins; l'admission de certaines
professions dans le compagnonnage date même de cette époque; l'initiation
des maréchaux ferrants est, d'après Perdiguier, de 1795, et l'admission offi-
cielle de la société des plâtriers « initiée en 1703 » date de 1797 {Idem).
Nous avons eu l'occasion de voir (chap. ni) pour la période de la Conven-
tion, et nous verrons par la suite (chap. xni, xvn et xx), pour la période du
Directoire, que le gouvernement intervenait toujours, dans les mouvements
les plus calmes relatifs aux conditions du travail, contre les ouvriers.
266 HISTOIRE SOCIALISTE
§ 9. — Agriculture.
Le morcellement du sol qui avail commencé sous l'ancien régime, con-
tinué sous laRévolulion et qu'augmentèrent plus tard les opérations des spé-
culateurs englobés sous le nom de « bande noire », n'a jamais correspondu à
la répartitiou de la propriété ; à n'importe quelle époque, on a vu comme
maintenant plusieurs parcelles appartenir au même propriétaire et le
nombre des propriétaires être moindre que le nombre des parts de
propriété. Si la Révolution a cependant élevé le nombre des paysans
propriétaires — il y eut fréquemment, dans les achats des biens natio-
naux, rivalité entre acquéreurs bourgeois et paysans; les premiers ont dû
être moins nombreux que les seconds, mais leurs lots, principalement près
des villes, ont été beaucoup plus considérables que ceux des autres — elle les
a surtout affranchis des charges qui, avant elle, pesaient sur leurs propriétés.
Cette division et cette libération du sol contribuèrent à accroître encore le
nombre de ceux qui se livraient à l'agriculture et le prestige de la propriété
foncière. Celleici prit une importance telle que l'intérêt de ses détenteurs eut
une action prépondérante sur le régime politique et social. C'est eux que le
gouvernement s'efforça avant tout de rassurer et de proléger; nous avons dit
dans le chapitre précédent que l'article 374 de la Constitution de l'an III leur
avait garanti l'irrévocabililé des ventes des biens nationaux. Ils se prononcè-
rent de leur côté pour les gouvernants qu'ils jugeaient capables de les défen-
dre le mieux contre les velléités de retour à l'ancien ordre des choses; la con-
servation de l'ordre économique établi par la Révolution, quels que pussent
être les sacrifices à subir par ailleurs, resta leur inébranlable règle de con-
duite : parlant des acquéreurs des biens nationaux dans un rapport de l'an IX
(1801) sur la Seine et les départements environnants, le général Lacuée di-
sait : « leurs plus grands ennemis sont les prêtres » (Rocquain, Etat de la
France au i 8 brumaire, p. 255), constatant par là implicitement et la poli-
tique faite par les prêtres et la répudiation de cette politique par le paysan.
La possibilité de garder désormais pour eux tout le produit de leur pro-
priété, poussa les paysans à vouloir grossir ce produit, à étendre leurs cultures
habituelles et, en particulier, la plus importante, celle des céréales (Décade
philosophique du 20 frimaire an IV- 11 décembre 1795, t. VII); « jamais on
n'avait cultivé et ensemencé une si grande étendue de terre», disait, à la Sn
de l'an II, Robert Lindet dans un rapport cité plus haut (début du para-
graphe 7). Mais les paysans agirent sans la moindre méthode. Les>bras man-
quant pour tous leurs travaux, ils avaient appelé les ouvriers des villes, au
point que le comité de salut publie crut devoir intervenir à l'égard des ouvriers
employés aux ateliers de l'artillerie et des armes : instruit que plusieurs
d'entre eux, « cédant à l'appât du gain qui leur est offert par les habitants ries
campagnes, abandonnent leurs travaux pour se livrer à l'agriculture », le
HISTOIRE SOCIALISTE 267
comilé décida, par arrêté du 12 thermidor an III-30 juillet 1795 {Mo/iUeiir du
21 thermidor-8 août 17'j5), qu'ils ne pourraient dorénavant les abandonner
qu'après avoir obtenu de leur directeur un congé visé par la Commission des
armes et poudres, et que les particuliers ne pourraient les employer sans
ce congé.
La Décade philosophique du 10 prairial et du 10 fructidor an 11-29 mai
et 27 août 1794 (t. I", p. 211 et t. 11, p. 201,), nous apprend que, malgré la
campagne entreprise depuis quelques années en faveur de la pratique des
prairies arti.'icielles, le moyen le plus usité de rendre au sol sa fertilité, l'amen-
dement par excellence, était toujours l'usage de la jachère absolue, c'est-à-
dire du repos absolu de la terre laissée improductive pendant un an. Dans
certaines régions arriérées, par exemple dans le Gers, la plupart des terres
n'étaient semées qu'une année sur deux ; quelques rares étaient « tiercées »,
c'est-à-dire cultivées comme il va être dit (bulletin du 23 pluviôse an VII-11
février 1799, de la Société libre d'agriculture du Gers). Le mode de culture
le plus habituel à l'époque que nous étudions, consistait à diviser, dans cha-
que exploitation, les terres labourables en trois portions à peu près égales;
chacune d'elles était à tour de rôle ensemencée, une année en blé ou en seigle,
l'année suivante en grains d'une autre espèce, en avoine, par exemple, ou en
orge, et restait, la troisième année, inoccupée {Bibliothèque physico-écono-
mique de Parmentier et Deyeux, volume de 1794, p. 30). Il en était ainsi dans
le Cher qui n'était cependant pas un département mal c\x\[.\vé,{Journal des arts
et manufactures, t. III, p. 482). Les Annales de l'aqriculture, de Tessier et Rou-
gier-Labergerie, admettaient (t. III, p. 36) qu'il y avait «un tiers des terres en
repos ». D'après de Pradt [De l'état de la culture en France, 1802, t. 1", p.
139), trop communes en France, les jachères absolues « régnent sur presque
toute son étendue »; elles tenaient un peu plus du tiers des terres laboura-
rables (Ibidem, p. 170). De la sorte, tous les ans un tiers de chaque exploita-
tion en moyenne ne portait que de mauvaises herbes, les deux autres tiers —
et chaque tiers pendant deux années consécutives — des céréales. Cet arran-
gement se reproduisait sans la plus légère variété, & l'ordre des trois soles est
le sujet d'une condition qni se met presque toujours dans les baux de terres
labourables » {Nouveau cours complet d'agriculture, d'après Rozier, par les
membres de la section d'agriculture de l'Institut de France, 1809, t. II, p, 172).
Quoiqu'on recommandât alors (voir toutes les publications ci-dessus), à la
place de ce procédé détestable, de ne pas semer deux années de suite dans la
même terre des plantes de même nature, de renoncer à la jachère et d'alter-
ner la culture des céréales avec celle de la pomme de terre, du turnep ou des
légumineuses telles que le trèfle, la luzerne, le sainfoin et le lupin, François
(de Neufchâteau), ministre de l'Intérieur, écrivait, le 2 thermidor an VI (20 juil-
let 1798), dans une circulaire : « Le trèfle est encore inconnu dans une partie
de la France. Les funestes jachères stérilisent encore un tiers de ce grand ter-
I
î>68 HISTOIRE SOCIALISTE
ritoire » (Monileiir, du 23 thermidor-10 août 1798). Sauf dans le Nord et une
partie de la Normandie, la prairie arlificielie est une exception, et la culture
des légumineuses est plus rare que celle des prairies artificielles (de Pradt,
Ibidem, t. I", p. 146).
Dans une intéressante réponse (Archives nationales F", 1173) à une
circulaire du 5 vendémiaire an V (26 septembre 1796) adressée par le ministre
de l'Intérieur aux administrateurs du département de l'Eure, un citoyen Cha-
noine s'occupait de la situation agricole. Il signalait l'insuffisance, comme
moyen de féconder la terre, de la pratique des très nombreux labours prépa-
ratoires et des jachères, toujours en vigueur dans l'Eure et dans les départe-
ments environnants ; il précoùisait l'emploi des marnes et des engrais, sur-
tout l'enfouissement d'herbages verts pratiqué dans le pays de Caux, la cul-
ture alternée des grains, des « plantes qui fournissent des prés artificiels, et
des légumes surtout les espèces à graine ronde », et l'augmentation du bétail.
A ses yeux, le mal résidait principalement dans l'esprit d'économie mal enten-
due des propriétaires se refusant à dépenser pour dessécher les terres trop
humides, pour arroser celles qui ne le sont pas et qui pourraient l'être, pour
corriger les vices des terres trop légères ou trop fortes par des mélanges con-
venables, dans la brièveté des baux de neuf ans, dans le droit de parcours
sur les terres dépouillées de leurs récoltes ou en jachère, dans le morcelle-
ment trop grand des propriétés. Il se hâtait d'ajouter, d'ailleurs, qu'il n'était
pas égalem.ent facile de remédier à ces maux et que, par exemple pour le
droit de parcours, « des usages qui touchent de si près la partie la moins
aisée des habitants de la campagne, ne pourraient se détruire sans une com-
motion dangereuse; il y aurait même de l'imprudence à retrancher ces abus».
Ce qu'il fallait, d'après lui, c'était rallier l'opinion aux idées justes, c'étaient
« des règlements plus instructifs que prohibitifs ».
Au lieu d'opérer l'extension, par lui poursuivie, de sa cuUure en suppri-
mant les jachères, le paysan la réalisait en défrichant des parties boisées ou
en transformant des prairies naturelles en terres de labour; et ce mouve-
ment fut, tout au moins au début de notre période, lavorisé par de nom-
breuses administrations municipales qui, en cela, obéissaient au préjugé
courant. A la consommation abusive du bois, à son gaspillage, qui résulta de
la liberté donnée au propriétaire par la loi du 15 septembre 1791 (art. 6) de
disposer de ses bois à son gré, ^'ajouta le déboisement qui sacrifiait de la
manière la plus imprévoyante l'avenir à la convoitise d'un gain immédiat.
L'administration, du reste, donnait l'exemple au point que, quoiqu'il y eût
un arrêté du Directoire (8 thermidor an lV-26 juillet 1796) interdisant les
coupes extraordinaires sans autorisation spéciale, Rougier-Labergerie
[Annales de l' agriculture, t. I", p. 54) regrettait de voir les forêts nationales
dans les attributions du ministre des Finances « que les besoins d'argent
asMègent sans cesse ».
HFSTOIRE' SOCIALISTE
269
On critiquait aussi le manque de clôtures (de Pradt, ibidem, 1. 1", p. 190);
et le « discours préliminaire », dû à la plume de Parmentier, du Nouveau
cours complet d'agriculture cité tout à l'iieure, se terminait ainsi (t. I",
p. xxvHi) : « Bordez de haies vives la lisière de vos héritages ; vos moissons
seront plus en sûreté contre la fureur des vents et la voracité des animaux.
Indépendamment des avantages qui résulteront pour vos récoltes, vous y
trouverez le bois nécessaire à votre chaufTage, aux réparations de vos bâti-
éÇ / .^^^^
/^ c//yTfnJ. . '^ff. ^ ^^^S!^tr./kf:{i!,
(D'après noe estampe de la Bibliothèque Nationale.)
ments ou à faire des instruments aratoires : construisez peu, mais plantes,
plantez toujours; les fruits augmenteront vos ressources elles feuilles servi-
ront ou de nourriture pour les troupeaux pendant l'hiver, ou d'engrais pour
les terres. N'oubliez jamais que les clôtures sont, de tous les perfectionne-
ments que puisse recevoir l'agriculture, celui qui est le plus favorable à sa
prospérité; qu'elles sont tout à la fois l'ornement des champs et l'une des
sources les plus fécondes des améliorations dont le sol est susceptible ». Au
contraire, Lange, dont a parlé Jaurès, voulait arracher les haies {Histoire
socialiste, t. IV, p. 1658).
UV. 427. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LTV. 427.
270 HISTOIRE SOCIALISTE
Toute l'activité déployée en faveur des céréales et une série de bonnes
années aboutirent à ce phénomène de la production capitaliste basée sur le
profit au lieu de l'être sur l'utilité, la misère de producteurs résultant de la
trop grande abondance des produits et de l'avilissement de leur prix. Alors que
le prix des grains avait été élevé à la fin de i795 {Annales citées, t. I", p. 11),
d'un rapport sur les prévisions budgétaires de l'an VII {Mo7iiteur du 2' jour
complémentaire de l'an VI-18 septembre 1798), il résulte que « la baisse
dans le prix des produits agricoles » provenait notamment « de l'abondance
de plusieurs récoltes », et que les 100 kilos de blé, qui valaient avant 1789 de
20 à 21 francs, ne valaient pas au delà de 15 à 16 francs « dans la très grande
majorité des départements dont la richesse consiste en grains » ; le rappor-
teur Arnould ajoutait qu'il fallait aussi compter « un cinquième au moins
d'augmentation dans les frais de culture », ce qui prouve une amélioration
dans les salaires des travailleurs agricoles : tout bien pesé, ceux-ci, comme
les ouvriers industriels — nous l'avons vu dans le paragraphe précédent —
virent leurs conditions de travail améliorées durant la période révolution-
naire : « Les journées des ouvriers sont à un prix fou », écrit, au début de
l'an VI (fin 1797), Dufort de Chevern\- qui habitait près de Blois [Mémoires...
t. II, p. 368) ; il ajoute un an après [Idem, p. 386) : « pour les journaliers le
vin est à trois sols, le pain à deux, les journées à trente ou quarante ».
Voici, sur les prix de vente et de revient, quelques renseignements
fournis, en prairial an V (milieu de 1797), par les Annales de l'agriculture.
Des chiffres donnés (t. I", p. 150) il résulte que les 100 kilos de froment
valaient : en 1790, 17 fr. 50 — en 1795, 31 fr. 25 — en 1796, 26 fr. 65. Pour
les gages et salaires agricoles {Idem, p. 156), « les prix de 1795 sont à ceux
de 1790 comme 39 à 22 », soit une augmentation d'un peu plus des trois
quarts ; « l'augmentation de 1796 comparée à 1790 est des trois quarts, car
elle est dans le rapport de 38 à 22... Cette augmentation a été d'un seizième
au delà de celle du prix du froment en le prenant sur le pied de » 31 fr. 25,
« prix le plus haut des deux années de renchérissement... Dans ce moment
même, où le froment ne vaut que » 22 francs en moyenne, « c'est-à-dire oîi
il n'est plus augmenté que d'un quart sur 1790, non seulement les domes-
tiques, les journaliers et les ouvriers ne veulent pas servir au prix de 1796,
mais ils demandent encore une augmentation... En réunissant les prix, tant
des gages et salaires, que ceux de l'entretien des chevaux et voilures et de
la valeur des ustensiles et instruments dans les années 1790 et 1796, l'aug-
mentation totale n'est pas tout à fait de moitié en sus ; car elle est dans le
rapport de 91 à 52. C'est donc à cela que se borne l'augmentation réelle
depuis cinq ans » (irf., p. 156-158). Un peu avant, dans sonn" 6, du 30 vendé-
miaire an y-21 octobre 1796 (t. I", p. 283), le Journal d'économie publique.
de morale et de politique, de Rœderer, disait : « on est content de retirer
des terres un produit de deux et demi à trois pour cent ».
HISTOIRE SOCIALISTE 271
Enfin, « d'après un tableau officiel... dressé par le ministère de l'agricul-
ture et du commerce » (Biollay, Les prix en i790, p. 86), le prix moyen de
l'hectolitre de froment pour la fin de notre période était de 16 fr. 48 en 1797;
17 fr. 07 en 1798; 16 fr. 20 eu 1799; 20 Ir. 34 en 1800. En augmentant d'un
tiers chacun de ces prix, on aura le prix moyen un peu forcé des 100 kilos
suivant ce document.
Souffrirent surtout de cette situation les tout petits propriétaires que
leur lambeau de propriété laissa sans ressources ; décrivant l'état de l'agri-
culture en l'an V (mai 1797), Rougier-Labergerie {Annales de ragrkicllure,
t. I", j). 13) constatait que le morcellement avait été poussé trop loin : •« ce
principe a reçu une si grande extension dans l'opinion et dans les lois qu'il
est devenu un mal positif ».
D'après les Cours de l'Ecole de Mars (chap. xi) dont il a été question au
début du paragraphe 8, un hectare de prés rapportait, année commune,
38 quintaux métriques et un tiers de foin ; les terres de blé moyennes rap-
portaient, par hectare, 15 quintaux métriques 3/4 de paille et 15 hectolitres 1/4
de grains. Le rendement des bonnes terres était, suivant les mémei Annales,
de l'an VI (t. III, p. 36 à 44), de 15 à 16 hectolitres de froment à l'hectare,
l'hectolitre pesant en moyenne 75 kilos un quart, et loutprèsdeS hectolitres
et demi ayant été employés par hectare pour ia semence, ce qui, finalement,
faisait un rapport de six à sept contre un là où la terre était bien cultivée;
ce même rapport n'était que de quatre contre un dans le Gers (bulletin de la
Société d'agriculture déjà cité).
Admis à la barre de la Convention le 30 germinal an III (19 avril 1795),
François (de Neufchâteau), alors membre du tribunal de cassation, parlantdu
blé, s'exprima ainsi au sujet des meilleures espèces à cultiver :
« On a déjà quelques données sur cet objet intéressant.
« L'auteur des Observations sur le ci-devant Angouniois dit que le blé
de Guiesce est le plus productif et le meilleur de tous et qu'il est cultivé
principalement dans les environs de Nérac et près de Montmoreau.
« Les Mémoires d'agriculture d'un citoyen du ci-devant Languedoc nous
apprennent que les iroments du voisinage de Narbonne, déparlement de
l'Aude, sont plus fins que tous ceux du reste du pays et des pays environ-
nants; que les grains en ont plus de poids et sont plus savoureux.
« Duhamel, dans les six volumes de son Traité de la culture des terres,
le répertoire le plus riche de faits agronomiques qui existe en aucune langue,
Duhamel cite plusieurs blés qu'il recommande à divers titres :
« i" Le blé de Smyrne qui produit deux fois plus que l'autre, mais qui
demande à être enterré plus profondément et recueilli avant sa parfaite
maturité ;
« 2° Un froment connu à Genève sous le nom de blé d'abondance, et
qui n'est pas le blé de Smi/rne ou de miracle dont je viens de parler ;
272 HISTOIRE SOCIALISTE
« 3° Un blé d'Espagne à grains 1res durs, aussi transparent que le riz et
qui a peu de son ;
« 4° Un blé locar peu délicat sur la rature du terrain, dont les épis
donnent des grains plus pesants et en plus grand nombre, cultivé avec avan-
tage auprès de Villers-Golterets, département de l'Aisne.
« On voit dans les Mémoires de la ci-devant Société d'agriculture de
Rouen qu'on y a essayé une espèce de blé venu de Silésie, qui n'est point
sujet à la nielle, qui verse moins que l'autre et qui produit plus de farine.
« Suivant le Sacrale rustique, la Société de Zurich, après plusieurs
essais, a connu que les grains les plus avantageux à cultiver dans les mon-
tagnes sont deux sortes d'épeautre {Veinkorn et le mehrkorn) qu'à l'exemple
des Suisses on a commencé à semer en France aux bords du Rhône.
a Dans un très bon éloge, qu'on vient de publier par ordre du gouver-
nement, du citoyen Mareschal, cultivateur, mort président du district de
Breteuil, département de l'Oise, on a eu soin de remarquer que c'est à ses
essais, à ses soins redoublés, qu'on doit, dans son canton, l'heureux succès
de la culture du blé-froment de Flandre et que ce fut à ses dépens qu'il en
fit arriver la première semence à la ferme de Mnuregard.
« Enfin, le trimestre d'automne 1787 (vieux style) des Mémoires d'agri-
culture publiés à Paris par la Société qui s'occ upait de cet objet, annonce un
essai de culture dans le ci-devant Boulonais, du blé de grâce ou à six côtes,
dont la paille est très médiocre, mais qui produit en grains souvent un tiers de
plus que le blé ordinaire et qui devrait être par là le grain particulier du pauvre.»
Quatre mois avant, dans un rapport lu à la Convention le 21 frimaire
an III (11 décembre 1794), Thibaudeau signalait que le Muséum d'histoire
naturelle avait reçu de Pologne « une espèce de blé qui fournit une récolte
dans trois mois et demi et peut se semer en avril ».
Au début de l'an VI (octobre 1797) Tessier publiait, dans les Annales de
l'agriculture (t. II, p. 407), une étude où il recommandait un froment qui
lui avait été envoyé d'Angleterre, qu'il appelle « froment à épis rouges, sans
barbes, grains blancs, tige creuse ». « Le froment dont il s'agit, dit-il, m'a
été envoyé du Nord et particulièrement de l'Angleterre. D'abord je l'ai semé
à Rambouillet au milieu d'un grand nombre d'autres », d'où « les noms de
blé d'Angleterre, blé de Rambouillet, qui ne leur conviennent pas mieux
que celui de blé de tout autre pays ».
Un peu plus tard, en nivôse an VI (décembre 1797), la Feuille du culti-
vateur (t. VII, n" 27) annonçait que, « dans la ci-devant Bresse et aux envi-
rons de Lyon », on cultivait « le blé dit godelle », froment barbu, introduit
depuis vingt-cinq à trente ans, qui « n'est pas sujet à la carie, surtout la
variété rouge, pas sujet au noir ».
La superficie des terres de labour, comparée à celle de tout le pâturage
« de quelque nature qu'il soit, prairies naturelles, artificielles, plantes légu-
HISTOIRE SOCIALISTE 273
mineuses ou autres », élait, dit de Pradt, dans la proportion de trois et demi
de labourage contre un [De l'étal de la culture en France, t. I", p. 133).
D'après le même auteur, plus de la moitié de ces terres de labour était
ensemencée non en froment, mais eu seigle ou même en grains de qualité
inférieure au seigle {Idem, p. 132) ; celui-ci élait fréquemment mélangé au
froment dans la même terre et le résultat de ce mélange était appelé, suivant
sa proportion, blé ramé ou méleil {Diclionuaire universel de cotnmerce, de
Buisson, t. I", p. 298) ; de plus, les cultivateurs, on vient de le voir et tous
les témoignages s'accordent sur ce point, avaient l'habitude de semer trop
abondamment, espérant de la sorte récolter davantage. Dans le commerce
[Idem, t. I", p. 630), on considérait qu'il fallait 235 kilos de blé pour produire
le sac de farine de 159 kilos, ce qui donnait un rendement de 65 %; le pro-
duit était, en fait, un peu moins faible et le rendement un peu plus élevé.
Ainsi qu'aujourd'hui on obtenait, en moyenne, un kilo de pain par kilo de
blé. Selon les Cours de l'Ecole de Mars (chapitre supplémentaire), le pain de
l'an II était « fait de farine de froment dont on a ôlé 15 livres de son par
quintal » de 100 livres.
Au moins « dans le sud, l'est et l'ouest », constatait à la Convention
Penières, parlant au nom du comité d'agriculture dans la séance du 16 ven-
démiaire an III (7 octobre 1794), « on est encore assujetti aux antiques mé-
thodes, les outils aratoires n'y ont été ni changés, ni perfectionnés». Comme
charrue, on se servait d'une façon générale, dans le Midi, de l'araire ou
charrue simple et, dans le Nord, de la charrue de Brie, charrue à avant-
train ; une expérience fut faite, à la fin de 1796, dans le Cher où l'araire était
employé ; elle démontra la supériorité de la charrue de Brie {Feuille du
cultivateur du 27 pluviôse an V-15 février 1797, t. VII, p. 70-72).
Dans le Cher comme dans le Midi, la charrue était tirée par les bœufs,
dans le Nord par les chevaux. Pour séparer le grain de l'épi on avait recours
au fléau, ou au foulage, ou à ces deux opérations combinées. On battait au
fléau, soit aussitôt la moisson faite, soit en grange l'hiver, et c'était le cas
pour les départements où le système d'agriculture était le moins vicieux. Les
départements méridionaux faisaient fouler les gerbes par des chevaux ou
des mules, c'est ce qui s'appelle dépiquer; la paille et le grain sont par cette
méthode salis et froissés. La Décade philosophique du 10 fructidor an III-
27 août 1795 (t. VI, p. 396) qui m'a fourni ces détails, ajoutait qu'un batteur
pouvait battre 90 gerbes de froment ou 108 d'avoine en 11 heures de travail,
et qu'un cheval pouvait dépiquer i.ar jour de 5 à 600 kilos de blé; presque
partout on nettoyait le grain en le jetant contre le vent avec une pelle de
bois. La môme revue (t. V) mentionnait, le 20 germinal an III (9 avril 1795),
une machine à battre inventée par Cardinet à qui, disait-elle, on devait déjà
une brouette à moissonner, et (t. XX), le 20 pluviôse an Vil (8 février 1799),
un épuruteur inventé par Fouquet-Desroches et perfectionné par Molard;
274 HISTOIRE SOCIALISTE
mais ces machines agricoles et diverses autres, telles que semoir, hache-
paille, étaient alors, en dehors même de tout esprit de routine, généralement
jugées trop imparfaites et trop coûteuses.
La pomme de terre s'implanta durant notre période dans le Midi où elle
n'était guère utilisée auparavant (de Pradt, De l'élat de la culture en France^
t. I", p. 74). Le vin était très médiocre dans beaucoup de régions qui culti-
vaient la vigne, et la culture de celle-ci se développa par suite de l'augmen-
tation du prix des vins (bulletin souvent cité déjà de la Société libre d'agri-
culture du Gers). L'huile dont il était fait une grande consommation,
provenait dans le Midi de l'olive, dans le NorJ du pavot et du colza. Les
plants de mûrier que le Midi soignait assez bien pour les vers à soie,
auraient pu être plus abondants. Partout la production des fruits, du lin et
du chanvre aurait pu être beaucoup plus étendue fde Pradt, ibid., p. 164
et -165).
Les prairies naturelles étaient en mauvais état parce qu'on ne les labou-
rait jamais, alors que, dit de Pradt (t. I", p. 142), « toute prairie qui n'est pas
dans un très bon fonds ou susceptible d'arrosements réguliers, doit, po ir se
soutenir en bon rapport, être retournée tous les douze ans », et parce qu'on
ne savait pas les irriguer, les unes recevant trop d'eau et les autres pas assez.
Généralement la culture était meilleure au Nord qu'au Midi, la plus mau-
vaise était dans le Centre ; ce qui sauvait le Midi, c'était l'olivier, le mûrier
et la vigne.
Il ne restait plus guère, à cette époque, de ces grandes fermes de 250 hec-
tares pour lesquelles, suivant Rozier [Cours d'agriculture, t. II, p. 121), «les
avances du fermier doivent être de 16 à 17 000 livres, sans compter ce qu'il
doit dépenser avant de toucher un grain de la première récolte, et ses dé-
penses montent à plus de 2 000 livres ». Les fermiers de cette catégorie ne
tenaient pas la charrue, ils prévoyaient les travaux à faire, en surveillaient
l'exécution, s'occupaient de l'achat des choses nécessaires et de la vente des
produits. Après la Révolution, « des fermes de 200, 300, 400 arpents (environ
100, 150, 200 hectares) exploitées chacune par un fermier, ont été divisées en
20, 30, 40 et 60 corps de fermes » {Annales de l'agriculture, t. I", p. 13).
L'étendue des fermes dépassait rarement 100 hectares ; les plus nombreuses
allaient de 20 à 25 (Sagnac, La législation civile de la Bévolution française,
p. 241, note). En l'an V (1797), d'après le Journal des arts et manufactures
(t. III, p. 483), il y avait dans le Cher des métairies de 50 à 170 hectares. Le
maximum le plus ordinaire de la durée des baux était de neuf années [Décade
philosophique, t. II, p. 205; Annales de l'agriculture, t. III, p. 283; de Pradt,
t. I", p. 174 et Nouveau cours complet d'agriculture, d'après Rozier, t. II, ■
p. 177). La baisse des assignats avait été, pour les fermiers payant le prix de
leur fermage avec cette monnaie dépréciée, une source de profits inespérés;
ce fut au point qu'on vit des fermiers payer leur fermage avec le papier que
I
HISTOIRE SOGIALISTK 275
leur rapportait « la vente d'un porc ou d'un bœuf» (Sagnac, Ibid., p. 211
et 212, note). Aussi la loi du 2 thermidor an III (20 juillet 1795), déjà citée à
propos de la contribution foncière (§ 1"), décida (art. 10) que les fermiers
« à prix d'argent » des biens ruraux payeraient la moitié du prix du bail avec
la quantité de grains (froment, seigle, orge ou avoine) que cette moitié repré-
sentait en 1790; cette obligation fut supprimée par l'art. 1" (voir chap. xv)
de la loi du 18 fructidor an IV '4 septembre 1796). Pour les baux postérieurs
à la loi du 4 nivôse an III (24 décembre 1794) qui abro geait le maximum, une
loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) avait expliqué que la quantité exi-
gible en grttins était celle qui représeat.iit la moitié du fermage à l'époque
du bail et non en 1790. La baisse des assignats fut cause, d'autre part, lors
de nouveaux baux, que certains propriétaires, du Centre notamment, préfé-
rèrent au revenu fixe, mais plus ou moins payé en monnaie courante par le
fermier, le revenu variable, mais en nature, du métayage; habituellement
le propriétaire louait aux métayers « soit à moitié grains en leur rendant les
pailles, soit au tiers franc en ne faisant point cette réserve» {Nouveau cours
complet d'agriculture, t. II, p. 173) ; dans le Gers, le métayer ou « bordier »
recevait la moitié franche (bulletin de la Société d'agriculture précédemment
cité).
Ayant eu l'occasion de jeter un coup d'œil sur les minutes d'une étude
de notaire du Sud-Ouest, de la fin de l'an III au milieu de l'an VII, J'ai trouvé
dans cette période vingt-six baux à ferme, 1 de un an, 2 de trois ans, 3 de
vingt-neuf ans et 20 de six ans. En l'an III et en l'an IV, on contracte généra-
lement à moitié fruits avec obligation de ne semer la même pièce de terre
que deux années consécutives sur trois. Ensuite, la clause sur la jachère dis-
paraît et on trouve fréquemment que le payement consiste en la livraison
d'un sac de froment par journal de terre et par an : en ce pays le journal va-
lait 22 ares 43 centiares et demi, et le sac 83 litres 24; dans les mêmes con-
ditions, il est parfois demandé, suivant les terres, plus d'un sac et parfois
moins, la nature du grain à livrer varie aussi. En l'an VII, j'ai trouvé 40 francs
par journal et par an comme prix fixé.
Le bétail était rare et médiocre, sinon mauvais. Son utilité pour l'engrais
et sa valeur comme viande de boucherie étaient, dit de Pradt (t. I", p. 148),
presque partout méconnues ; la première erreur nuisait à sa quantité et la
seconde à sa qualité. On ne lui demandait guère de fournir que des bêtes de
somme dont la nourriture était toute l'année le fourrage ordinaire vert ou
sec; dans les régions où on ne faisait pas travailler les bœufs, on les tuait,
entre trois et quatre ans. Un des motifs allégués pour le maintien des ja-
( hères était la nécessité d'avoir un pacage pour suppléer au manque de four-
rage pendant les mois stériles de l'année, comme si les prairies artificielles
et l'usage des légumineuses n'auraient pas mieux atteint ce but. Poui; expli-
quer une diminution du bétail à celle époque, la Décade philosophiq^ie du
276 HISTOIRE SOCIALISTE
20 frimaire an IV-H décembre 1*95 (l. VIT) disait que ce qui l'avait fait dis-
paraître, « ce n'est ni le partage, ni le défrichement des communaux, c'est
uniquement le mauvais usage qu'on a fait des portions défrichées. On
s'est empressé de les cultiver en blé ». Grêle et mal conformé dans le Nord,
le bétail était, dans le Midi, d'une taille et d'une forme supérieures; le plus
beau était celui de l'Agenois et du Bordelais (de Pradt, 1. 1", p. 152).
En revanche, les chevaux étaient meilleurs dans le Nord que dans le
Midi. Malgré les pertes importantes subies par suite, au début de la Révolu-
tion, des ventes aux Anglais et de l'émigration des nobles, bêtes et cavaliers,
et, plus tard, des réquisitions militaires imposées par la guerre, la Normandie
restait la partie de la France la plus recommandable pour l'élève du cheval
de luxe et de guerre {Diclionnaiie universel de commerce, de Buisson, t.P",
p. 422). Venaient ensuite, pour le cheval de trait, la Bretagne, le Bourbon-
nais et la Franche-Comté {Idem, p. 423-426). Mais, dans notre période, beau-
coup de chevaux dits normands sortaient d'Allemagne et les bourbonnais de
Belgique (de Pradt, 1. 1", p.l54etl55).Les meilleurs chevaux de selle provenaient
du Limousin {Dictionnaire cité plus haut, id., p. 424); presque tous étaient
le produit d'un croisement avec les chevaux anglais. Le Poitou, élevant sur-
tout le mulet, avait été très atteint par la guerre qui lui avait fait perdre
ses débouchés d'Espagne et des colonies. Le Sud-Ouest possédait une race à
laquelle sa vigueur, sa souplesse et sa vivacité avaient valu une réputation
méritée ; excellente pour la cavalerie légère, mais négligée par le gouverne-
ment, elle était tombée dans un état de dégénération presque totale. Dans
les vallées des Pyrénées, on s'était mis à spéculer sur la production des
mulets, inférieurs à ceux du Poitou, pour les vendre aux Espagnols [Ibid.,
p. 423-424).
Le mouton, grand au Nord (de Pradt, t.I", p. 152), était de petite espèce
au Midi et à l'Est; le mouton du Berri qui, pour la laine, était le premier de
France, en était peut-être le dernier pour la taille {Ibid., p. 153). Rougier-
Labergerie, membre du Conseil d'agriculture, comptait, en 1796, pour le ter-
ritoire de la France actuelle, 24 millions de bêtes à laine {Décade philoso-
phique du 10 messidor an V-28 juin 1797, t. XIV).
Sur les habitations rurales, nous avons le témoignage de Penîères qui,
dans le discours à la Convention cité plus haut, disait : « En parcourant les
campagnes de quelques régions de la République, on y voit les habitations
des citoyens si mal bâties, si mal distribuées, si peu aérées et si malpropres
que le passant croit apercevoir la plus profonde misère, là où n'existent réel-
lement que le mauvais goût et la pénurie d'ouvriers exercés et instruits de
leur métier. Les moulins, les pressoirs, les étables, les granges et autres
usines se ressentent nécessairement de l'ignorance des constructeurs qui
souvent savent à peine se servir du niveau et de l'a plomb. Dans quelques
pays on trouve quelquefois sous ie même chaume, et sans aucune séparation.
HISTOIRE SOCIALISTE
277
le lit du propriétaire et, à ses pieds, la crèche de la vache et le petit parc de
la chèvre ». Nous voyons enfin de Pradt écrire (t. I", p. 135-i36), à la fin de
notre période, qu'au-dessous de la Loire les maisons des paysans sont de
vraies chaumières, aux murs nus, sans meubles ni propreté, munies de queL
ques rares ustensiles grossiers, ce qu'étaient encore davantage les aliments
et les vêtements.
II me reste à mentionner les effort! que firent, pour améliorer l'agricul-
(D'apriis une estampe de la Bibliothèque Nationale.)
ture, une minorité éclairée et le gouvernement. Les sociétés d'agriculture
avaient disparu avec la Révolution. D'après les Annales de l'agriculture
française (t. I", p. 80) la première société qui se constitua après cette dispa-
rition, fut celle de Meillant dans le Cher ; formée, d'après le Magasin ency-
clopédique (t. XIV, p. 121), dès l'an III, elle n'était en pleine activité que
depuis le 16 brumaire an V (6 novembre 1796). Par une lettre insérée dans
la Décade philosophique du 10 pluviôse an V-29 janvier 1797 (t. XII), nous
apprenons que ce « bureau d'agriculture et d'économie rurale » englobaiït
UV. 428. — HISTOIBK ?Or:iAI.ISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE.
Liv. 428.
278 HISTOIRE SOCIALISTE
six cantons du Cher parmi lesquels Saint- Amand, se réunissnil une fois par
mois ; le bureau central tenait ses séances une fois par décade à Meillaat où
une ferme modèle était exploitée sous les yeux de la société, ainsi qu'un en-
clos de 12 grands arpents — un peu plus de 6 hectares — qu'elle appelait son
«champ d'expériences ». C'est là qu'eut lieu l'expérience des charrues signa-
lée plus haut. Le 24 thermidor an V (il août 1797), était réorganisée la société
libre d'agrlcullure du Gers; puis vinTent les sociétés de Châlons-sur-Marne, de
Bourges (la seconde du département du Cher qui était le seul dans ce cas), etc.
Le 19 prairial an VI (7 juin 1798), d'anciens membres de la société de Paris se
réunirent et se formèrent en Société libre d'agriculture; le 16 pluviôse an YII
(4 février 1799). fut arrêté le règlement. Le Rédacteur du 13 floréal an YII
(2 mai 1799) comptait en tout 40 de ces sociétés, dont 35 pour le territoire
actuel de la France.
Les diverses parties de l'agriculture furent l'objet de la sollicitude du gou-
vernement. La loi du 12 fructidor an II (29 août 1794) permit « à tous parti-
culiers d'aller ramasser les glands, les faînes et autres fruits sauvages dans les
forêts et bois qui appartiennent à la nation». Furent, aussi sous la Convention,
rédigées et répandues en l'an III (1795), par les soins de la commission de
l'agriculture et des arts, des instructions sur la culture de la betterave, de la
carotte, des choux, de l'œillette, du navet, du panais, sur la conservation
et l'usage de la pomme de terre, sur la culture et les avantages des légumi-
neuses, sur les moyens de reconnaître la bonne qualité des graines les plus
utiles, etc. La loi du 20 messidor au III (8 juillet 1795), augmenta le nombre
des gardes champêtres, décidant qu'il y en aurait au moins un par commune
rurale. La loi du 3 brumaire an lY (25 octobre 1795), sur l'organisation de
l'instruction publique, dans son titre v, confiait à l'Institut le soin de nom-
mer « tous les ans au concours vingt citoyens chargés de voyager et de faire
des observations relatives à l'agriculture >, et, dans son titre vi, établissait,
le 10 messidor (fin juin), la fête annuelle de l'Agriculture dont l'arrêté du
24 prairial an IV (12 juin 1796) et surtout la circulaire du 21 ventôse an YII
(11 mars 1799) firent une sorte de concours agricole. Par la loi du 10 vendé-
miaire an IV (2 octobre 1795), qui organisait les ministères conformément à
la Constitution de l'an III, l'agriculture, le commerce et l'industrie étaient,
avec les travaux publics et l'instruction publique, placés dans les attributions
du ministre de l'Intérieur ; celui-ci organisa trois conseils consultatifs, l'un
pour l'agriculture, l'autre pour les arts et manufactures et le troisième pour
le commerce. Comme sous la Convention, des instructions furent publiées,
notamment sur la culture du maïs et du blé, sur le vertige du cheval et la
clavelée des moutons. Nous trouvons des circulaires ministérielles, le 24 plu-
viôse an IV (13 février 1796) et le 13 floréal an V (2 mai 1797) de Benezech,
le 20 ventôse an YII (10 mars 1799) de François (de Neufchàleau), pour
l'échenillage et la destruction des hannetons et des vere blancs ; le 9 £ruo
HISTOIRE SOCIALISTE 279
tidor an V (26 aùùl 1797) de François (fie Neufchâteau) sur Ivs précautions à
prendre contre la morve et autres maladies contagieuses ; le 22 fructidor an V
(8 septembre 1797) et le 25 vendémiaire an VIT (16 octobre 179S) de François
(de Neufchâteau) faisant valoir l'influence du reboisement sur l'amélioration
de l'agriculture, engageant les administrations déiiartementales à veiller à
la reproduction des arbres et promettant des primes et des médailles pour
les plantations d'une certaine Importance. En outre, la loi du 3 frimaire
an Vil (23 novembre 1798), relative à la contribution foncière, accorda aux
reboiseurs des dégrèvements allant (art. 116) jusqu'aux trois quarts de
l'impôt.
Dans la séance du 7 frimaire an III (27 novembre 1794), la Convention
avait renvoyé aux comités réunis du commerce, des finances et de l'agricuk
ture, une proposition portant que « les cultivateurs du Nord, du Pas-de-Ca-
lais, de la Somme et de l'Aisne, qui se livreront à la culture du lin et du
chanvre, seront exempts, pendant quatre années, d'impositions terriloriales».
Cependant cela ne semble pas avoir abouti; on lit dans un rapport de Ramel,
du 1" prairial an Vil (20 mai 1799) sur les dépenses des ministères : « le dé-
partement de la marine obtiendrait une diminution importante dans sa dé-
pense, si l'on accoriiait des primes d'encouragement à ceux qui cultiveraient
en France les chanvres et les lins ». Il y avait encore plus de 600000 hec-
tares de marais (séance du Conseil des Anciens xlu 4 pluviôse an VI-23 jan-
vier 1798) ; une loi portant cette même date autorisa les propriétaires à se
syndiquer pour l'entretien des dessèchements et défrichements opérés. Les
animaux destructeurs tels que les loups étaient très nombreux et en voie
d'augmentation, la loi du 11 ventôse an III (i^mars 1795) institua une prime
pour chacun de ces animaux tué ; la loi du 10 messidor an V (28 juin 1797)
augmenta la prime et décida que les fonds accordés à cet effet aux adminis-
trations départementales seraient désormais alloués au ministre de l'Intérieur.
En l'an V (1796-97), avant cette dernière loi, il avait été tué 1689 bêtes; on
en tua 5351, après cette \o\[Décade philosophique, '30 tloréal an VI-19mai 1798,
t. XVII). Le 26 ventôse an IV (16 mars 1796), avait été votée une loi ordonnant
l'échenillage des arbres sous peine d'amende ; mais on eut le tort de ne pas
songer à assurer la protection des oiseaux insectivores; un arrêté du Direc-
toire du 28 vendémiaire an V (19 octobre 1796) interdisant aux particuliers
la chasse dans les forêts nationales, fut déterminé par d'autres considéra-
tions et eût été, d'ailleurs, tout à fait insuffisant à ce point de vue.
Il y avait à Rambouillet, depuis octobre 1786, un troupeau de moulons
de race mérinos provenant d'Espagne. En vertu d'articles secrets du traité de
paix signé le 4 thermidor an III (22 juillet 1795) à Bâle par TEspagne et la
France, celle-ci obtenait le droit de tirer d'Espagne, chaque année, pendant
cinq ans, 50 étalons andalous, 150 juments, 100 béliers et 1 000 brebis méri-
nos. Ces achats, par suite du manque de fonds, ne commencèrent qu'en l'an VI.
280 HISTOIRE SOCIALISTK
En germinal an III (mars 1795), avait eu lieu à Rambouillet la première vente
publique ; en l'an IV (1796), le prix moyen fut 64 francs par bélier et 52 francs
par brebis ; en prairial an V (mai 1797), 193 bêtes étaient vendues au prix
moyen de 71 francs par bélier et de 107 francs par brebis. Le troupeau res-
tait composé à ce moment de 546 animaux et on estimait à 4000 ou 5000 le
nombre de ceux de race pure mérinos existant en France chez divers culti-
vateurs [Décade philosophique, 10 ttiermidor an V-28 juillet 1797, t. XIV).
A la vente de l'an VII (1799), qui « a peu différé des prix de l'année précé-
dente », le bélier alla de 50 francs fi 105 et la brebis de 60 à 110, alors que,
pour les espèces indigènes, il était rare que le prix par tête dépassât 20 francs
{Annales de V agriculture, L. V, p. 338;.
Une loi du 2 germinal an III (22 mars 1795) avait décidé rétablissfment
de sept dépôts d'étalons; en l'an VI (1798), il n'existait encore que deux véri-
tables haras avec étalons et juments, celui de Rosières, près de Nancy, et
celui de Pompadour dans la Corrèze, et quatre dépôts d'étalons, au Pin (Orne),
à Bayeux, à Versailles et à Angers [Annales de l'agriculture, t. I", p. 40).
Un projet de réorganisation des haras fut présenté, le 28 fructidor an VI
(14 septembre 1798), aux Cinq-Cents par Eschasseriaux jeune.
Par un arrêté du 27 messidor an V (15 juillet 1797), était prescrite l'exé-
cution de mesures destinées à prévenir la contagion des maladies épizoc-
tiques; on ordonnait notamment la déclaration des cas de maladie et la désin-
fection des élables. Enfin, la loi du 19 vendémiaire an VI (10 octobre 1797),
en déterminant le mode de distribution des secours et indemnités à accorier
à raison des pertes occasionnées par la guerre et autres accidents imprévus,
tels que grêle, incendie, inondations, épizooties — fonds provenant d'une loi
du 10 prairial an V (29 mai 1797), et partie des centimes additionnels de la
contribution foncière qu'une loi du 9 germinal an V (29 mars 1797) avait
affectée à cet usage — fut le point de départ d'un nouveau système d'assis-
tance .
Pour l'agriculture comme pour les divers sujets traités dans ce chapitre,
j'ai, en poursuivant ce travail, acquis la conviction qui deviendra, je le crois,
celle de tout lecteur impartial, que la période de 1794 à 1800 fut, à tous
les points de vue, une période d'élaboration, réagissant souvent contre les
principes de la Révolution, mais ayant, en fin de compte, contribué dans une
très large mesure à l'organisation de la société capitaliste et préparé tout ce
dont on fait habituellement honneur à Bonaparte. A celui-ci, la période de
1789 à 1799 laissait « le plus magnifique ensemble de documents qui aient
jamais été à la disposition d'un législateur « (Emile Acollas, Manuel de droit
civil, t. I". p. xxxvH, note); il devait uniquement, en utilisant ces matériaux,
les dénaturer et aggraver encore l'œuvre commencée de réaction contre les
idées de la grande période révolutionnaire.
HISTOIRE SOCIALISTE 281
CHAPITRE XII
LES DÉBUTS DU DIRECTOIRE
(Brumaire à germinal an IV- octobre l79o à mars 1796.)
La Gonvenlion, on l'a vu (chap. x), avait décidé que le» deux tiers du
nouveau Corps législatif (Conseil des Anciens et Conseil des Cinq-Cents),
seraient pris parmi ses membres; 379 seulement ayant été élus, ceux-ci, le
4 brumaire (26 octobre), conformémentau décret du 13 fructidor, désignèrent
les 104qui, joints aux 17 des colonies conservés provisoirement, devaientcom-
plélerla liste des 500 Conventionnels maintenus en fonction. Parmi les noms
de tous ceux d'entre eux qui étaient mariés ou veufs et âgés de plus de qua-
rante ans, le sort désigna le lendemain, en réunion plénière, les 167 appelés
à faire partie du Conseil des Anciens, auxquels on ajouta, remplissant les
mêmes conditions, 83 noms tirés au sort sur la liste des nouveaux élus. Ceux
dont le nom n'était pas sorti dans ces deux tirages et ceux qui étaient céli-
bataires ou âgés de moins de quarante ans devaient former le Conseil des
Cinq-Cents. Les deux Assemblées ainsi réparties se réunirent d'abord encore
une fois ensemble, puis séparément le 6 brumaire (28 octobre), le Conseil
des Anciens aux Tuileries, dans la salle attenant au pavillon de Marsan, que
venait de quitter la Convention ; le Conseil des Cinq-Cents, en attendant que
le Palais Bourbon fût en état de le recevoir, dans la salle du Manège, située
sur l'emplacement de la rue de Rivoli, tout près de la rue de Castiglione —
elle devait disparaître en exécution des arrêtés du 17 vendémiaire an X
(9 octobre 1801) et du 1"' floréal an X (21 avril 1802) relatifs au percement de
ces doux rues — et où avaient siégé la Constituante depuis le 9 novembre 1789,
la Législative et la Convention jusqu'au 9 mai 1793 (A. Brette, Histoire des
édifices où ont siégé les Assemblées de la Révolution, t. l", p. 124, 145, 272,
274, 275 et 292). Les présidents devaient être changés tous les mois; les pre-
miers élus furent La RevoUière-Lépeaux pour les Anciens, Daunou pour les
Cinq-Cents; ils représentaient, comme la majorité des deux Conseils, la poli-
tique des Girondins, réintégrés après Thermidor ; dans les deux, la minorité
était surtout composée de royalistes honteux. En outre des règles posées
dans une soixantaine d'articles de la Constitution (art. 44 à 109), la Conven-
tion avait volé, le 28 fructidor an III (14 septembre 1795), une loi relative
au mode des délibérations et à la police du Corps législatif, qui fut appliquée
pendant toute la durée du Directoire ; cette loi avait surtout pour but et eut
pour résultat d'empêcher, dans la salle des séances, le groupement des partis
en droite, centre, gauche, et, par suite, de supprimer la possibilité de se con-
certer, d'arrêter une tactique commune pour les cas imprévus, si fréquents
282 HISTOIRE SOCIALISTE
dans les assemblées et souven.t si importants : les sièges étaient « séparés les
uns des autres », les places tirées au sort chaque mois, nul ne pouvant « en
aucun cas et sous aucun prétexte, occuper pendant le mois un autre siège
que celui qui lui était échu».
Les cinq membres du Directoire devant être choisis par les Anciens sur
une liste de 50 membres dressée parles Cinq-Cents, ceux-ci inscrivirent entête
de leur liste La Revellière, Reuhell, Sieyès, Le Tourneur, Barras, en queue
Cambarérèsetau milieu 44 noms inconnus. Les Anciens, tout en se plaignant
d'un procédé qui leur forçait la main, élirent, le 10 brumaire (1" novembre),
les cinq premiers. Ce jeu recommença pour remplacer Sieyès qui avait motivé
son refus sur « la conviction intime et certaine», mais non durable, de n'être
« nullement propre aux fonctions du Directoire exécutif » ; des dix noms
proposés par les Cinq-Cents, tous étaient inconnus sauf ceux de Carnot et de
Cambacérès. Le 13 (4 novembre), les Anciens nommèrent Carnot. Les direc-
teurs s'installèrent au Luxembourg, où la manie du protocole et du panache
allait engendrer un cérémonial et des costumes ridicules, conformes, d'ail-
leurs, à l'esprit et à la lettre de la Constitution de l'an III.
D'après cette Constitution, il devait y avoir de six à huit ministères; la loi
du 10 vendémiaire an IV (2 octobre 1795) en avait établi six. Furent nommés
ministres, le 12 brumaire (3 novembre), Merlin (de Douai) à la justice, Bene-
zech à l'intérieur, Charles Delacroix aux affaires extérieures, le général Aubert
du Bayet à la guerre; le lendemain, Truguet à la marine et aux colonies, le
17 brumaire (8 novembre), sur le refus de Gaudin , Faipoult aux finances. Le
19 pluviôse (8 février), le portefeuille de la guerre passait d' Aubert du Bayet
à Petiet. Un septième ministère, celui de la police générale, fut créé par la
loi du 12 nivôse an FV (2 janvier 1796). Les directeurs, le 14 brumaire (5 no-
vembre), adressèrent au peuple une proclamation dans laquelle ils affirmaient
leur « ferme volonté » de « consolider la République » et de « livrer une
guerre active au royalisme ». C'était bien là la politique à suivre; mais la
largeur d'esprit qu'elle exigeait manqua aux modérés, qui ne tardèrent pas à
revenir à toutes leurs étroilesses de parti conservateur ou rétrograde suivant
les circonstances.
Nous avons vu que les événements de Vendémiaire avaient entraîné la
libération des patriotes. Parmi ceux qui furent relâchés avant l'amnistie du
4 brumaire était Babeuf. Nous l'avons laissé (chap. vr) au moment de son
incarcération à Arras, le 25 ventôse an III (15 mars 1795), dans la maison
d'arrêt dite des Baudets. Déjà à cette époque, il avait une notoriété qui poussa
les patriotes détenus à entrer en relations avec lui; tel fut bientôt le cas de
Charles Germain, de Narbonne, ancien lieutenant de hussards, incarcéré en
floréal (avril) dans une autre prison d' Arras. Il était cependant interdit aux
détenus de communiquer avec le dehors, et Babeuf se plaignait de cette
interdiction, le 19 germinal (8 avril), à sori ami Fouché dans une lettre où il
HISTOIRE SOCIALISTE
288
appelait la journée du 12 germinal « la grande bataille que nous venons de
perdre « (Advielle, Histoire de Gracchus Babeuf, t. I", p. 129). Gependattti
'i^J'iaA
(D'après une estampe de la BibUoth^ae Nationale.)
IfiB iredâtioQS continuèrent et c'est laque s'ébaucha la Conjuration des Egaux,
doat toute l'initiative, pour la théorie et pour l'application, revient à Babeuf,
kfi lettres de Gernaaia ne laissent aucun doute à cet égard. Ecrivant à celui-ci
284 HISTOIRE SOCIALISTE
le 10 Ihermidor (28 juillet), Babeuf lui annonçait leur prochaine mise en
liberté, parce que, disait-il, « le royalisme était devenu menaçant » {Idem,
p. 145) et que le gouvernement ne pouvait trouver l'appui dont il avait besoin
que « dans les patriotes caractérisés » {idem); cette même lettre contient des
constatations réellement socialistes. Babeuf remarque que le producteur ne
peut plus racheter son propre produit : les « innombrables mains desquelles
tout est sorti ne peuvent plus atteindre à rien, toucher à rien et les vrais
producteurs sont voués au dénûment » [id., p. 146); « travaille beaucoup et
mange peu, ou tu n'auras plus de travail et tu ne mangeras pas du tout »
{id., p. 147), voilà le langage qu'on tient au travailleur, voilà «la loi barbare
dictée par les capitaux » {idem). J'ai déjà signalé (chap. x), à propos de la
Constitution de l'an III que, dans les deux lettres « à l'armée infernale » des
17 et 18 fructidor (3 et 4 septembre), il prolestait en faveur du suffrage uni-
versel {id. p. 168) et qu'il protestait aussi contre le système des deux Cham-
bres, pour lui c'e>t « le peuple qui sanctionne les lois », et contre le projet
de supprimer la gratuité de l'enseignement, les instituteurs, à son avis, de-
vant toujours être « salariés par la nation » (id., p. 169). Le 24 fructidor (10 sep-
tembre), Babeuf quittait la prison d'Arras pour rentrer au Plessis à Paris.
D'après sa lettre à Merlin (de Douai), insérée dans le Moniteur du 2 nivôse
an IV (23 décembre 1795) et dans le n" 38 du Tribun du peuple, il fut mis en
liberté* quelques jours aprè-; le 13 vendémiaire, non pas par l'amnistie»,
mais par « un arrêté particulier du comité de sûreté générale procédé d'un
rapport, d'un examen de toutes les charges ». Cet arrêté, daté du 26 vendé-
miaire (18 octobre), se trouve aux Archives nationales (F7 4278). M. Espinas
(La Philosophie du xviii' siècle et la Révolution) s'est trompé à ce sujet
(p. 242), comme il s'est trompé (p. 219, note) en paraissant identifier un cer-
tain « Le Peletier de l'Epine » avec Babeuf qui n'assistait pas à la prise de la
Bastille, comme il s'est trompé à propos des incarcérations de Babeuf (p. 218,
221 et 234), tout en prétendant à cet égard « éviter les confusions où les bio-
graphes sont tombés » (p. 237, note). Si M. Espinas se trompe comme tout le
monde, il faut du moins reconnaître qu'il est ferme dans ses erreurs (p. 40,
noie).
La lettre de Babeuf à Merlin (de Douai) était une réponse à un arrêté du
Directoire (20 frimaire-11 décembre) au sujet de l'affaire de faux. Qu'était-il
arrivé après le jugement du tribunal de Laon lui accordant, le 30 messidor
an II (18 juillet 1794), sa mise en liberté sous caution? C'est ce que le dossier
que j'ai retrouvé et un ouvrage de M. Combler, publié en 1882 et mentionné
cette même année dans la Revue historique (t. XX, p. 387), sans que personne
à ma connaissance s'en soll servi, la. Justice criminelle à Laon pendant la
Révolution, vont me permettre d'exposer; quant au dossier, le seul historien
à ma connaissance paraissant ne l'avoir pas tout à fait ignoré est M. A. Gra-
nier de Cassagnac qui, dans son Histoire du Directoire publiée en 1855, donne
HISTOIRK SOCIALISTE
285
certains détails ne pouvant provenir que d'une lecture de ce dossier, par
exemple l'indication qu'on avait d'abord songé, pour la reclilication de l'acte,
à un autre que Babeuf et qu'on ne s'adressa à lui qu'au dernier moment
(t. II, p. 446) : ceci, d'ailleurs, exclut toute prémédiialion de la part de Babeuf.
En outre, on trouve [Idem, p. 450 à 453), parmi des pièces justificatives, un
bordereau de pièces du dossier déposées, nous dit l'auteur, au greffe de la
Cour d'Amiens. A côté de cela, il y a des erreurs — en particulier (p. 141.
note, et 447) relativement à une prétendue modification de date faite par
LIV. 429. — UISTOIRF. SOCIALISTE. — TllKRUlDOR ET DIRECTOIRE. MV. 439.
28R HISTOIRE SOCIALISTE
• Babeui' — concernant la partie du riossier qui a été nécessairement vue, et
il en est d'autres prouvant que toute la partie du dossier que je vais ré.-umer
a étéitrnorée
S il y a eu, il y a cinquante ans, au greffe de la Cour d'Amiens, un flossier
Babeuf, ce dossier ne s'y trouve plus, ainsi qu'a bien voulu m'en iflformer,
par lettre du 20 janvier 1904, le grellier en chef, qui n'a « pas même l'arrêt
du trilunal criminel d'Amiens du 23 août 1703». Mais contrairement à ce qui
est supposé dans celte lettre, le dossier de Bcauvais ne peut être celui qui,
d'après M. Granier de Gassagnac, était, il y a cinquante ans, à Amiens, puis-
que, suivant une lettre qui -est aux Archives nationales et dont je parlerai
plus loin, ce dossier, après être aile de Laon à Compiègne, alla de Gompi^gne
à Beauvais, où il était le 5 germinal an IV (55 mars 1796); c'est après avoir
lu cette lettre aux Archives que je me rendis, à la fin d'octobre 1899, au greffe
du tribunal de Beauvais oîi je retrouvai aussitôt le dossier. Quatre mois avant,
à la suite de la lecture de l'ouvraize de .M. Combier, et après m'êlre informé
de ce qu'étaient devenus les documents de cette époque du tribunal de Com-
piègne, j'étais allé aux Archives départementales de l'Oise, oij ces documents
se trouvent en partie; mes recherches avaient été infructueuses. Quand j'eus
lu aux Archives nationales la lettre de Villemontey dont il sera encore question
tout à l'heure et qui, semble-t-il, n'a attiré l'attention de personne, c'est à
l'obligeance de l'archiviste de l'Oise, M. Roussel, que je dus, en 1899, l'auto-
risation du président et du procureur de la République de compulser dans le
grenier, où elles se couvrent de poussière, les archives du greffe de Beauvais ;
et c'est à l'amabilité deM. Vallé, garde des sceaux, que je dois d'avoir, en 1903,
pu faire photographier les deux pièces du dossier reproduites au début de ce
volume.
J'ai dit (fin du chap. 1"), que le tribunal criminel de l'Aisne avait résolu
de communiquer à la commission des administrations civiles, police et tri-
bunaux, qu à son avis Babeuf ne pouvait pas être poursuivi seul et que de-
vaient être poursuivis avec lui ceux qui avaient participé à l'acte incriminé.
Le 16 brumaire an III (6 novembre 1794), cette commission écrivit à l'accusa-
teur public de Laon qu'il lui paraissait, à elle aussi, « que c'était par l'effet
d'une omission oïl d'un défaut de rédaction que Babeuf seul avait été renvoyé
devant i»lui, et qu'elle transmettait le dossier au commissaire près le ti-ibunal
de cassation, ce qu'elle fit par lettre très détaillée contenant l'historique de
l'affaireiet portant : « La commission considère que l'acte d'accusation à pré-
senter contre Babeuf parr.lt véritablement devoir envelopper Devillas, Jaud-
huin, Debraine et Leclerc ». Le tribunal de cassation ne fut pas du même
avis; le 27 Irimaire an 111 (17 décembre 1794), il décidait qu'il n'y avait pa>
lieu à traduire de nouveau les acquittés devant la justice, et les pièce? étaient
renvoyées par la commission des administrations civiles, police et tribunaux
à l'accusateur public de Laon (21 nivôse an III-IG janvier 1795). Le i" plu-
HISTOIRE SOCIALISTE 287
viôse (20 janvier), la même commission lui écrivait qu'il venait de lui être
demandé, par arrêté du 28 nivôse (17 janvier) de la commission de législa-
tion, comment il se faisait que Babeuf fût libre.
Il semble bien que l'affaire ne fut reprise alors que sous l'impulsion hai-
neuse de quelques thermidoriens. Babeuf, on l'a vu (chap. m), avait été
arrêté et, en annonçant le fait à la Convention, le 5 brumaire an III (26 oc-
tobre 1794), Merlin (de Thionville) avait rappelé incidemment la condamna-
tion passée — et cassée ; il n'y avait donc pas oubli, ce qui n'avait pas empêché
de relâcher Babeuf au bout de peu de jours. Le 11 nivôse (31 décembre), un
Conventionnel, Vaugeois, avait adressé, au sujetde Babeuf, àl'accusateurpublic
de Laon, une lettre particulière conçue dans le même sens que la dernière
lettre de la commission. Aussi, le 21 pluviôse an III (9 février 1795), les deux
citoyens de Laon qui s'étaient portés cautions lors de la mise en liberté de
Babeuf, étaient sommés de le « représenter » ; un mandat d'amener était
bientôt lancé contre lui à l'effet de le réintégrer dans la prison de Laon : une
lettre du 28 pluviôse (16 février) de la commission des administrations civiles,
police et tribunaux à l'accusateur public de Laon annonçait la transmission
de ce mandat au comité tie sûreté générale. De plus, le 25 ventôse' (15 mars),
le tribunal de cassation annulait le jugement de mise en liberté du 30 mes-
sidor (18 juillet) précédent. Or Babeuf, arrêté pour ses écrits (chap. vi), le
19 pluviôse (7 février), — ce que Urent valoir ses deux répondants — resta
en prison soit à Paris, soit à Arras, jusqu'au 26 vendémiaire an IV (18 octobre
1795), sans qu'on ait paru un instant soucieux de le transférer à Laon où, à
la connaissance cependant du comité de sûreté générale, il était réclamé. A
cet ég.ud, il n'y a, je le répète, jamais eu oubli : après la déclaration de Mer-
lin (de Thionville), le 5 brumaire an III (26 octobre 1794), à la Convention,
rappelée plus haut, nous avons vu (chap. vi) qu'à la séance du 20 pluviôse
(8 lévrier) Mathieu avait traité Babeuf de « faussaire » et que le jugement de
condamnation — cassé, nous le savons — avait été placardé sur les murs de
Paris, par les soins de Fréron, devait dire Babeuf dans le n° 38 du Tribun du
peuple, où, parlant de cette aftiche, il ajoutait : « J'ai été arrêté peu après et
emprisonné huit à neuf mois comme apôtre du terrorisme. Pourquoi, pen-
dant tout ce temps, personne au monde ne m'inqiiiéta-'t-il plus sur l'autre
a^(32>e?» Et cette question eat décisive. Ce n'était pas paroublijel'ai prouvé;
ce n'était évidemment pas par sympathie, la haine pour Babeuf était, au con-
traire, trop évidente; alors? Il semble que ses ennemis — et ils étaient nom-
breux, puissants et acharnés, — désireux ou satisfaits de le savoir enfermé,
jouaient, pour obtenir ce résultat, de l'affaire de faux lorsqu'il était libre et,
lorsqu'il était prisonnier pour un motif quelconque, évitaient d'aboutir à une
solution définitive sur une accusation qui ne devait pas leur paraître bien
fondée.
A peine avait-il repris la plume et exprimé les idées dont nous [Parlerons
288 HISTOIRE SOCIALISTE
bientôt, que Merlin (de Douai),— celui-là même qui, en qualité de rapporteur
du comité de législation, avait, le 24 floréal an 11-13 mai 1794 (chap. i"), fait
déférer le jugement de condamnation au tribunal de cassation — devenu mi-
nistre de la Justice, écrivait, le 2 frimaire an lY (23 novembre 1795), à l'accu-
sateur public de Laon pour avoir des renseignements sur les jugements rendus
relativement à Babeuf; et, le 20 (11 décembre), paraissait l'arrêté du Directoire
mentionné plus haut, prescrivant au ministre de la Justice, qui l'avait pro-
bablement inspiré, « de dénoncer au commissaire du pouvoir exécutil' près
le tribunal de cassation l'état où se trouvent les procédures dont il s'agit,
afin que, sur les réquisitions de ce commissaire , le tribunal de cassation
puisse les envoyer devantun jury, d'accusation ». Le 29 frimaire (20 décembre),
le tribunal de cassation confirmait son jugement du 25 ventôse (15 mars) et,
conformément à la nouvelle loi pénale du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795),
renvoyait Babeuf devant le directeur du jury d'accusation de Compiègne
« pour être par lui donné un nouvel acte d'accusation, s'il y avait lieu, et,
en cas d'admission de l'accusalion, Babeuf être traduit au tribunal criminel
de l'Oise ». Par deux lettres du 8 nivôse an lY (29 décembre 1795), Merlin
(de Douai), ministre de la Justice, ordonnait au commissaire près le tribunal
de l'Aisne l'expédition immédiate du dossier au directeur du jury de Com-
piègne et prévenait celui-ci. Le 19 ventôse (9 mars 1796), le jury d'accusation
de Compiègne déclarait qu'il y avait lieu à accusation, une ordonnance de prise
de corps était rendue contre Babeuf et le dossier transmis au grelfe du tri-
bunal de Beauvais — lettre du commissaire du pouvoir exécutif près les tri-
bunaux de l'Oise, Villemonley, au ministre de la police (Archives natio-
nales, F7 7160-6202) — où je l'ai trouvé. Babeuf lut arrêté quelque temps
après pour sa conjuration, et il ne lut plus question le moins du monde de
l'autre procès : en réalité, au point de vue juridique, ce procès n'a été jugé
ni contradictoireraent, ni définitivement au fond, et la condamnation par con-
tumace a été légalement cassée; Babeuf n'est donc pas un condamné pour
faux.
Avant de chercher à se débarrasser de Babeuf, on avait tenté de l'ama-
douer. A peine libre, il s'était occupé de la réapparition de son journal; le
14 brumaire (5 novembre), Fouché, chez qui il s'était rendu sur une invita-
tion de celui-ci, ayant pris connaissance du manuscrit du premier numéro,
insista pendant deux heures pour que Babeuf consentît à retrancher certains
passages; en sa qualité d'ami et peut-être d'agent de Barras, il offrait de lui
faire obtenir « six mille abonnements du Directoire » (lettre à Fouché, en
date du 17 brumaire-8 novembre, dans le n" 35 du Tribun du peuple). Babeuf
ne se laissa pas corrompre et c'est pourquoi le Directoire le fit poursuivre
comme corrompu. Le lendemain de-sa visite à Fouché (15 brumaire an IV-
6 novembre 1795), paraissait le n" 34 du Tribun du peuple, Babeuf annonçait
qu'il reorenait sa campagne contre les « créateurs d'une détresse au maxi-
HISTOIRE SOCIALISTE 289
tnum ». II constalidl que la masse qui, dans son ensemble, se préoccupe plus
de la réalité que des principes, commençait à se détacher de la République;
qu'on pouvait la reprendre en recourant à des institutions nouvelles, à des
reformes lui donnant quelque satisfaction, « et que ce n'est que le gouver-
nement républicain avec lequel il est possible qu'on y arrive ». Son contact,
dans les prisons de Paris et d'Arras, avec d'anciens Jacobins, l'avait amené à
juger le 9 thermidor autrement qu'il ne l'avait l'ait : « Osons dire, continuait-
il, que la Révolution, malgré tous les obstacles et toutes les oppositions, a
avancé jusqu'au 9 thermidor et qu'elle a reculé depuis ». En présence du dan-
ger royaliste et quoique les thermidoriens eussent commis de grandes fautes,
il approuvait le « ralliement des patriotes à la Convention » on vendémiaire;
mais cela, ajoutait-il, ne pouvait durer qu'à la condition que le gouvernement
n'essayât pas de « louvoyer entre deux pai'tis, en paraissantles vouloir compri-
mer l'un et l'autre et gouverner avec le seul appui de la force militaire ».
C'est en réclamant la Constitution de 1793 qu'il terminait ce très clairvoyant
exposé dont l'esprit politique peut nous servir de modèle, et qui a le mé-
rite de prouver qu'en France la défense de la forme républicaine est la véri-
table tradition socialiste.
Le Directoire, dont Babeuf démasquait si justement les intentions secrètes,
chercha pendant les premiers temps à se concilier les républicains avancés,
non par des satisfactions d'idées de nature à consolider la République et à
affaiblir ses adversaires, mais exclusivement par des avantages* personnels :
distribution de secours à un grand nombre d'entre eux redevenus libres,
mais se trouvant sans ressources, ce qui était bien tout en étant insufiisant;
subventions à leurs journaux pour leur fermer la bouche, ce qui était mal;
nomination de plusieurs à des emplois vacants par l'élimination des royalistes
à qui on avait dû retirer l'administration après la leur avoir livrée. Les places
dont le Directoire pouvait disposer à ce moment étaient exceptionnellement
nombreuses : dans plusieurs départements, les assemblées primaires s'étaient
séparées sans avoir procédé à l'élection de tous les fonctionnaires et de tous
les magistrats qu'elles étaient chargées d'élire; les Conseils confièrent au
Directoire le soin, jusqu'aux élections de l'an V (l'797), de désigner les
Ijdministrateurs et les magistrats non élus (loi du 25 brumaire an IV- 16 no-
vembre 1795), de remplacer les juges des tribunaux civils et les juges de
paix dont la place était vacante par suite de démission ou de décès (lois des
22 et 24 frimaire-13 et 15 décembre), de nommer les administrations muni-
cipales qui n'avaient pas été formées (loi du 25 frimaire- 16 décembre), de
choisir, mais pour six mois seulement, les administrations municipales de
Bordeaux, Lyon, Marseille et Paris (loi du 4 pluviôse an lY- 24 janvier 1796)
qui auraient dû être élues par les assemblées primaires spécialement convo-
quées à cet effet (loi du 19 vendémiaire an IV-il octobre 1795).
Depuis l'amnistie, les anciens Jacobins se réunissaient dans divers cafés.
290. HISTOIRE SOCIALISTE
notamment le café des Bains ch-inois, au coin du lionlevavd et de la rue de la
Michodière, dont le i ropriotaire, Baudiais (Révolution française, revue,
l. XXXIII, p. 323), appartenait à la police, le café Chréiien, rue Saint-Marc,
dont le patron était un des chefs du parti, le café Cauvin, rue du H.ic, au
coin de la rue de l'Université. Dans ces divers endroits, de même que dans
les joiirnMus des anciens Jacobins, l'article de Babeuf lit scandale. «Groupes,
cafés, journaux », raconte Babeuf dans son n" 35 (9 frimaire-30 novembre),
l'attaquèrent, sous l'impulsion, assure-t-il, de Fauché, parce qu'il n'avait
voulu Aire « ni soufflé, ni corrigé, ni soudoyé ». En tout cas, loin d'être
l'instrument de Fouché (Madelin, Fauché, t. I", p. 205). il s'en prit à lui :
« Tu as des relations avec le pour et le contre; tu t'insinues chez tous les
partis; tu ne t'es pas prononcé dans les moments de péril», écrivit-il notam-
ment. Lebois, son ancien codétenu, étant allé jusqu'à lui reprocher d'avoir
changé d'opinion sur le 9 thermidor, il reconnut qu'il fut «abusé un nioinriit,»
à cet égard et fit l'éloge de Robesjiierre — après avoir été thermidorien avec
excès (chap. n), il est devenu robespierriste sans mesure et, sur ce i oint, sa
lettre à Joseph Bodson, du 9 ventôse an IV (28 février 1796), est caractéris-
tique ; dans celte lettre, dont Jaurès a pnblii'' une partie (l. IV, p. 1622) et
qui se trouve dans la Copie des pièces saisies dans le local que Balicnf occu-
pait lors de son arrestation (t. II, p. 52-55), il repoussait, l-u outri, riiéher-
tisme, comme il l'avait déjà fait dans le n" 3 do son journal (chap. n) où il
était anlirobespierriste. — 11 s'étonna d'avoir « choqué à la fois les paliiotes
et le million doré, le gouvernement et les ami< du roi ».
A l'accusatioa d'avoir servi la cau^e royaliste « sans le vouloir », lui qui
l'a toujours si vivement allaquoe, il répliqua que ce qui faisait la force du
royalisme, c'était «l'horrible famine factice», la misère qui écrasait le peuple
sous la République, et il exposn qu'il voulait « des institutions plébéiennes ».
auxquelles la constitution lie 93 « préparait les voies », assurant « le bonheur
commun, l'aisance égale de tous les co-assoeiés ». C'est donc « la loi agraire
que vous voulez, vont, dit-il, s'écrier mille voix d'honnêtes gens? Non : c'est
pins que cela. Nous savons quel invincible argument on aurait à.inousy
opposer. On nous dirait, avec raison, que la loi agraire ne peut durer qu'un
jour; que, dès le lendemain de son établissement, riuégalité se remontrerait».
Ce qu'il faut, c'est « l'égaUté de fait », « la démocratie est l'obligation de
remplir, par ceux qui ont trop, tout ce qui manque à ceux qui n'ont point
assez »; « tout ce qu'un membre du corps social a ait-dessous de la suffisance
de ses besoins de toute espèce et de tous les jours; est le résultat d'une spo-
liation de sa propriété naturelle individuelle, faite par les accapareurs des
biens communs ». Ce qu'il faut, c'est « assurer à chacun et à sa postérité,
telle nombreuse qu'elle soit, la suffisance, mais rien que la suffisance •>. Aux
« anciennes institutions barbares » il faut « substituer celles dictées par la
nature et l'éternelle justice ». En dehors de cet argument, Babeuf disant
HISTOTRl-: SOCIALISTE 291
d'une taçon trop absolue (|ue « ce qui esl possible en petit l'est en grand »,
invoquait uniquement, à l'appui de son système, l'expérience « de nos douze
armées » et nullement les procédés révolutionnaires employés, par exemple,
par des représentants en mission : ceux-ci, conscients du but à atteindre,
sous le coup d'une impérieuse nécessité, prirent des mesures d'un caractère
démocratique très accentué, mais qui ne visaient pas au delà des besoins du
njoment et dans lesquelles, en tout cas, ni notre premier socialiste Babeuf,
ni personne à l'époque ne songea à voiries prémices d'une méthode normale
à généraliser. Traité d'anarchiste — ce mot qui ne devait servir que beaucoup
plus tard à désigner un parti déterminé, était alors exclusivement employé
dans son Si'us primitif d'horanie de désordre — Babeuf répondait, dans son
n» SQ (20 frimaire-11 décembre), que ceux qui se servaient de ce mol « usé
sous Louis XVI », « devraient se souvenir qu'ils ne doivent d'être ce qu'ils
sont qu'à l'avantage d'avoir été aussi des anarchistes, au jugement des rois
d'avant eux ».
Dans ce même numéro, il racontait — et une lettre adressée le 6 pluviôse
an IV (26 janvier 1796) au ministre de la police par le bureau central confircfie
ce récit (Archives nationales, F 7, 7160-6202) — que, la 14 frimaire (5 dé-
cembre), un agent de police avait voulu l'arrêter au bureau de son journal,
situé rue du Faubourg-Saiut-Honoré, au coin de la rue des Champs-Elysées,
actuellement rue Boissy-d'AngLis. Ayant réussi à s'enfuir, il fut poursuivi
par l'agent Criant : au voleur! Trois foi;^, depuis le coin de la rue de la Révo-
lution — la rue Royale .ictuelle— jusqu'à l'ancien couvent de l'Assomption,
il fut arrêté; «mais trois fois, dit-il, il me suffit de décliner mon nom pour
être relâché par le peuple. Les braves forts de la Halle, employés au magasin
des subsistances de l'Assomption, furent ]f^ dern:crs qui m'arrêtèrent: mais
ils furent aussi ceux qui se conduisirent le plus dignement à mon égard...
Dès qu'ils surent qui j'étais, ils protégèrent ma retraite ». C'était là le début
d'un j rocès de presse intenté, pour son n° 35, à Babeuf que le ministre de la
Justice déféra au jury d'accusation de la Seine en même temps que deux
écrivains royalistes. Le 10 nivôse an IV (31 décembre 1795), ce jury décidait
qu'il n'y avait pas matière à accusation; mais, le lendemain (11 nivôse-
1" janvier 1796), un arrêté du Directoire déclarait la procédure irrégulière
et on manifestait l'intention de recommencer le procès. Obligé de se cacher,
Babeuf n'en avait pas moins continué son journal. Sou n° 37(30 fri-riiaire-
21 décembre) était une réponse à l'ancien membre de l'Assemblée législative,
Antonelle, qui avait critiqué certaines de ses opinions. Antonelle reconnais-
sait avec Babeuf que « l'état de communauté est le seul juste, le seul bon,
le seul conforme aux purs sentiments de la nature »; mais, ajoutait-il, « la
possibilité éventuelle du retour à cet ordre de choses si simple et si doux
n'est qu'une rêverie peul-être... Tout ce qu'on pourrait espérer d'atteindre,
ce serait un degré supportable d'inégalité dans les fortunes ». C'est ce que
HISTOIRE SOCIALISTE
contesta amicalement Babeuf, avec des arguments qui n'avaient et ne pou-
vaient avoir aucune valeur sérieuse, basés qu'ils étaient forcément sur ries
conceptions dépourvues de réalité. Le i3 pluviôse (2 février 1796), un nou-
veau procès de presse était, sur la plainte du ministre de la Justice, intenté à
Babeuf à propos de son n° 39 que j'aurai à mentionner tout à l'heure au
sujet de la question financière; sa retraite n'ayant pas été découverte, au
grand désespoir du ministre Merlin qui s'en plaignait amèrement au bureau
central du canton de Paris (Archives nationales, F 7, 7160), oh arrêtait, le 16
(5 février), sa femme et, pour se venger de n'avoir rien pu tirer d'elle, on la
jetait, sous prétexte de complicité, à la Petite Force, rue Pavée, en face de
l'entrée actuelle de la rue des Rosiers qui n'était pas alors percée jusque-là.
Les patriotes n'avaient pas tardé à comprendre l'insuffisance des réunions
soit dans les jardins ou sur les places, soit dans les ca!és aussi reconsti-
tuèrent-ils, à la fin de brumaire (novembre), une société populaire ; l'organi-
sation définitive eut lieu le 29 (20 novembre), sous le titre de « Société de la
réunion des amis de la République ». On se réunissait chez un ami, le traiteur
Cardinaux, locataire de lancien couvent de Sainte-Geneviève, devenu bien
national, dans la salle qui avait été le réfectoire des moines et qui est aujour-
d'hui la chapelle du lycée Henri IV; le nom habituel de cette société lui vint
du monument près duquel elle siégeait : on l'appela communément «Société
du Panthéon». Le nombre de ses membres, dont beaucoup avaient fait partie
des Jacobins, augmenta en frimaire et, dès la fin de ce mois (décembre), les
réunions étaient très suivies. On y réclama presque aussitôt l'application du
décret attribuant des terres aux défenseurs de la patrie (voir chip, met xvm)
et, dans son n° 38 (fin de nivôse an IV-janvier 1796), Bubeuf mentionnait la
pétition rédigée à cet effet.
D'abord bien disposés pour le Directoire, ils se retournèrent contre lui
quand ils virent notamment que rien n'était fait pour améliorer la situation
de la masse à Paris et enrayer les manœuvres des accapareurs. Trois quarts
de livre de pain par tête et par jour, demi-livre de viande tous les cinq jours,
telle fut la ralion la plus élevée à Paris [Tribun du peuple, n" 40, et recueil
d'Aulard, t. II, p. 691) jusqu'au 1" ventôse an IV (20 février 1796), date à
laquelle les cartes qui donnaient droit à cette ration, tout au moins à prix
réduit, ne furent, en vertu de l'arrêté du 19 pluviôse (8 février), laissées
qu'aux indigents. Gomme l'écrivait Babeuf dans son n" 40 (5 ventôse-24 fé-
vrier) : « Hélas! tout le monde est indigent d'après ce régime-ci, excepté la
poignée d'agioteurs et de coquins "qu'il protège ». Pour les faubourgs, la
question des subsistances était l'unique question.
Gomme je l'ai déjà noté (milieu du chap. vi), la population ouvrière
parisienne, bien que peu portée à la sympathie pour Robespierre, avait cons-
taté que le régime de réaction politique ne lui était pas favorable ; elle en
vint à regretter celui qu'elle n'avait pas défendu, et ce regret est persistant.
HISTOIRE SOCIALISTE
293
D'après le rapport de police du 4 fructidor an III (21 août 1795), on a entendu
dire plusieurs fois : « on était plus heureux sous le règne de Robespierre;
on ne sentait pas alors le besoin ». Le rapport du 6 frimaire an IV (27 no-
vembre 1795) mentionne que « dans certains groupes on redemande le
régime de Robespierre, parce qu'alors on avait de quoi manger; d'autres,
l'ancien régime ; tous, enfin, un régime où Von mange, c'est là le mot ». Un
rapport du 5 nivôse (26 décembre) au ministre de l'Intérieur constate que
les citoyens du faubourg Saint-Marceau « se rappellent le temps de Robes-
pierre, où la République était triomphante et oii l'on vivait à un prix mo-
I-ir .l.-lK,.;,.vK..,„.„.
J,*,y..^^
Anciennes éolises Saint-Étienne-du-Mont et Sainte-Geneviève.
(D'après une estampe du Musée Carnavalet.)
déré ; ils comparent ce temps avec le temps présent, et le gouvernement ne
gagne pas au parallèle ». Dans le rapport du 17 pluviôse an IV (6 février 1796),
on lit qu'on entend répéter : « Il faut un second Robespierre pour faire exé-
cuter les lois, autrement c'en est fait de la République ».
De celte question des subsistances ainsi envisagée par la masse — et, quoi
qu'on en pense, tant que la masse restera sous le coup d'une situation jugée
par elle défavorable, tant que ses besoins ne seront pas assurés d'être satis-
faits, ses idées seront, de la façon la plus immédiate, déterminées par ses
besoins et, lorsque ceux-ci ne recevront pas quelque satisfaction, elles le
seront par le désir, compréhensible dans le fond, mais aveugle trop souvent
dans la forme, de changer ce qui existe — les patriotes firent le point de
départ de leur propagande; ce faisant, ils'avaient raison à un double point
de vue : ils accomplissaient d'abord leur devoir en réclamant tout de suite
un soulagement pour la classe ouvrière ; ils donnaient ensuite à leur propa
IIV. 430. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIV. 430
894 HISTOIRE SOCIALISTE
gande toute l'efficacité possible, en la rattachant, selon la vraie taciique, aux
préoccupations de ceux qu'ils voulaient convaincre. Cette attitude réussit au
point de vue de la propaga nde, mais échoua au ijoint de vue pratique. Aussi
les patriotes se détachèrent-ils du gouvernement qui ne lenaitaucun compte
de leurs réclamations à cet égard, en même temps que le nombre de leurs
partisans augmentait ; et il augmentait non seulement parmi les ouvriers,
mais encore parmi les soldats que travaillaient particulièrement les habitués
du caté Chrétien, rendez-vous d'anciens Conventionnels tels que Vadier,
Léonard Bourdon, Ghoudieu, Javogues, et de l'ancien général Rossignol.
Le recrutement de la Société du Panthéon dans le milieu populaire et
dans le milieu militaire inquiéta le gouvernement et ne fui pas étranger à la
création du ministère de la police générale dont le premier titulaire, sur le
refus de Camus, tut (14 nivôse-4 janvier) Merlin (de Douai), remplacé le
lendemain à la Justice par le député Génissieu. Mais, le 14 germinal (3 avril),
Merlin revenait à la Justice et Cochon devenait ministre de la police. C'était
surtout le ministère et, en particulier, Benezech et Merlin, que les patriotes
à ce moment attaquaient, ménageant encore le Directoire. Les ministres
attaqués se plaignaient de cette situation, d'autant plus qu'ils ne se trou-
vaient pas suffisamment soutenus par ceux de leurs collègues qui étaient
plus ménagés. Benezech, par exemple, demanda à son collègue des finances,
Faipoult, de faire, sous réserve d'indemnité, évacuer par Cardinaux le local
que celui-ci occupait et cédait à la Société du Panthéon. On envoya bien à
Cardinaux, le 3 Jrimaire (24 novembre), une >onimalion de vider les lieux
dans les vingt-quatre heures; mais il ne bougea pas et fut laissé tranquille,
ce dont Benezech se plaignait amèrement au Direcloiie au début de nivôse-
fin décembre 1795 {Révolution française, revue, t. XXXUI, p. 339-340).
Le résultat de ces tracasseries sans effet fut de faire perdre du terrain
aux modérés de la Société du Panthéon au profit des avancés. Cependant le
moiîidre acte du Directoire contre les royalistes lui ramenait vite de nont-
breuses sympathies ; un rapprochement de ce genre venait de se produire,
l'anniversaire du 21 janvier avait été, en vertu de la loi du 23 nivôse an IV
(13 janvier 1796), solennellement fêté en commun, les membres des deux
Conseils avaient dû « individuellement », aux applaudissements des patriotes,
jurer « haine à la royauté », quand, quinze jours après, l'arrestation ôe la
femme de Babeuf, par l'indignation qu'elle excita parmi les patriotes, permii
aux membres de la Société qui étaient les adversaires déterminés du gouver^
nement, de reprendre le dessus : à la séance du 4 ventôse (23 février 1796),
une collecte était faite pour secourir la femme de Babeuf dans sa prison, et,
le 6 (25 février), sous la présidence de Buonarroti, Darthé lut le n° 40 du
Tribun du peuple. A l'instigation, d'après Buonarroti [Conspiration pour
l'égalité, t. 1". p. 107, note), de 'Bonaparte qui, par cette attitude, se propo-
sait de gagner les bonnes grâces de la bourgeoisie riche, le gouvernement
HISTOIRE SOCIALISTE 295
trouva là le prétexte que quelques-uns de ses membres cherchaient depuis
longtemps, de dissoudre la Société. Un arrêté du 8 ventôse (27 février),
communiqué par message le lendemain aux Cinq-Cents, ordonna sa dissolu-
tion ; étaient lermés du même coup, par simulation d'impartialité, une
autre société populaire sans importance, trois petites sociétés royalistes et
deux locaux afïectés, plus ou moins régulièrement, à la comédie, un théâtre et
une église. Le jour môme du message, le 9 ventôse (28 lévrier), le général en
chef de l'armée de l'intérieur, Bonaparte en personne, procédait, avec un grand
déploiement de troupes, à la clôture de la salle de la Société du Panthéon.
Certains patriotes occupaient encore des places; c'était le seul lien
rattachant le parti avancé au Directoire. Celui-ci ayant rompu avec le parti,
se décida à rompre avec les membres du parti restés dans l'ailminislration;
on en av;iit déjà écarté beaucoup, car nous lisons dans un rapport de police
du 21 nivôse (11 janvier) qu'on se plaignait que « tous les employés destitués»
à la suite des événements de Vendémiaire eussent été réintégrés dans leurs
places (recueil d'Aulard, t. II, p. 647-648) : en vertu d'un arrêté du 27 ven-
tôse (17 mars), des renseignem ents devaient être fournis sur les fonction-
naires publics, afln de procéder à une épuration écartant « et les prôneurs
de la Constitution de 1791, et les partisans de celle de 1793 ». Les diverses
fractions du parti avancé étaient toutes rejetées dans l'opposition.
Passons ma,intenant au parti royaliste. Des cinq membres du Directoire,
seul Reubell, par suite d'absence, n'avait pas voté la mort de Louis XVI;
mais, avant le vote, il écrivit de Mayence pour se plaindre que « Louis
Capet » vécût encore. II est certain qu'au début du Directoire les cinq direc-
teurs étaient hostiles aux royalistes ; ils rêvaient de gouverner, avec les mo-
ilérés du centre, contre les patriotes de gauche et les royalistes de droite.
T, dès qu'on gouverne contre la gauche, on en arrive nécessairement, qu'on
ca ail ou non conscience et quelles que soient les apparences, à faire le jeu
de la droite ; et c'est toujours de là qu'est sorti le véritable péril pour la
République. Contre les royalistes avérés, on faisait fréquemment preuve
d'une faiblesse qui n'était pas de nature à enrayer leurs manœuvres. Si
l'agent royaliste Lemaître dont l'arrestation a été mentionnée à la fin du
chapitre x, fut, le 18 brumaire (9 novembre), condamné à mort et fusillé, on
ne sut ou on ne voulut pas dénoncer la vérité à la nation, lui montrer que
ce n'était pas là une tenlative isolée, que cette conspiration, que l'insurrec-
tion de l'Ouest, que l'organisation de l'assassinat dans le Midi, n'étaient que
des actes divers d'un même plan de restauration monarchique. Quant aux
royalistes à faux nez constitutionnel, aux ralliés de l'époque, on affectait
d'être dupe de leur manège; ils avaient commencé (chap. m) à se réunir,
après Thermidor, dans la maison d'un vieux royaliste nommé Boulin, dont
le jardin devint le jardin Tivoli, au bas de la rue de Clichy, d'oîi le nom de
« club de Clichy » donné à cette réunion qui ne devint nombreuse et
29G HISTOIRE SOCIALISTE
iafluenle que sous le Directoire, et de « Clichyens « donné à ses membres.
Les royalistes des deux Conseils s'étaient tout de suite rais à leur
œuvre de réaction, ils obtenaient, le 16 brumaire (7 novembre), des modérés
du Conseil des Cinq-Cents et, le lendemain, du Conseil des Anciens, la mise en
liberté de Rovère, Saladin, Aubry et Lomont arrêtés pour avoir participé au
raouveiuent insurrectionnel du 13 vendémiaire. Le 17 (8 novembre), ils
étaient moins heureux au Conseil des Cinq-Cents; leur proposition de rap-
porter la loi du 3 brumaire précédent excluant les émigrés et leurs parents
de toute fonction publique, était rejetée. La même assemblée, le 15 nivôse
{5 janvier 1796), et les Anciens, le 18 (8 Janvier), en vertu de cette loi et
après de longs débats, prononcèrent l'exclusion d'un des organisateurs des
compagnies de Jésus, le député J.-J. Aymé, et huit autres exclusions furent
successivement prononcées : la vériticatiou des pouvoirs se faisait alors
comiiiy. l'examen de n'importe quel projet de loi; les Cinq-Cents se pronon-
çaient sur toutes les élections par voie de résolutions que les Anciens avaient
ensuite à approuver ou à rejeter. Mais, lorsqu'il s'était agi, le 17 frimaire
(8 décembre 1795), de sévir contre les auteurs des abominables massacres de
Marseille, la majorité du Conseil des Cinq-Cents avait jugé qu'il n'y avait
pas lieu à délibérer. Les feuilles calholiques et royalistes, qui défendaient
les assassins, accLimèrent cette décision ; les muscadins manifestèrent dans
les théâtres, au point que le Directoire dut interdire leurs chants séditieux;
il prescrivit en même temps de jouer, avant le lever du rideau, les airs pa-
triotiques tels que la Marseil/aise et le Chant du départ. L'anniversaire du
21 janvier fut officiellement fêté le 1" pluviôse avec une grande solennité ;
dans les deux Conseils tous les membres, nous l'avons vu tout à l'heure,
jurèrent « haine ù la royauté », alors que beaucoup d'entre eux cherchaient
déjà à la rétablir : l'Eglise et le roi honorent ces faux serments et les
faussaires.
Le 28 frimaire an IV (19 décembre 1795), la fille de Louis XVI, Marie-
Thérèse-Charlotte, avait quitté la prison du Temple et Paris ; conduite à
Bâle, où elle était arrivée le 4 nivôse (25 décembre), elle avait éié, le lende-
main, remise aux envoyés de l'empereur d'Autriche, tandis que les repré-
sentants Bancal, Camus, Lamarque, Quinette et le ministre de la guerre
Beurnonville, livrés par Durnouriez, le représentant Dronel pris dans une
sortie pendant le siège de Maubeuge, les agents diplomatiques Maret et
Sémonville arrêtés sur territoire neutre par les Autrichiens, tous prisonniers
depuis 1793, étaient rendus à la liberté. La fille de Louis XVI devait, le
10 juin 1799, épouser son cousin le duc d'Angoulême, fils du comte d'Artois.
Les négociations relativement à son échange avaient duré six mois.
Quelques jours avant son départ, le 6 frimaire (27 novembre), le comte
Garletti, ministre à Paris du grand-duc de Toscane, pour qui elle était tou-
jours une princesse royale, avait demandé à lui faire « une visite de corapli-
HISTOIRE SOCIALISTE 297
nients ». Déjà, les 6 et 9 messidor (24 et 27 juin 1795), il était intervenu en
sa faveur auprès du comité de salut public qui lui avait très justement
répondu, le 17 (5 juillet), qu' « un objet qui concerne notre propre adminis-
tration ne peut être mis en discussion avec le représentant d'une puissance
étrangère ». Cette l'ois, le Directoire se l'âcha de pareille insistance et, par
arrêté du 20 frimaire (11 décembre), déclara cesser tout rapportavec Carletti ;
officiellement informé de l'incident, le grand-duc, qui ne voulait pas rompre
avec la France, désapprouva Carletti et le remplaça par le prince Neri de
Cors! ni.
Nous avons (chap. x) laissé le comte d'Artois flans l'île d'Yen, très résolu
à ne pas mettre le pied sur le continent; afin de se soustraire à l'insistance
de mauvais goût de ceux de ses partisans qui le poussaient à débarquer, il
prit une détermination énergique et, le 18 novembre, fila secrètement
vers l'Angleterre ; les troupes anglaises n'évacuèrent cependant l'île d'Yeu
que le 26 frimaire an IV (17 décembre 1795). Cette expédition coûta
18 millions à l'Angleterre qui en avait déjà dépensé 28 pour celle de Qui-
beron (Chassin, Les Pacifications de l'Oiiesl, t. II, p. 72). La poltronnerie
effrontée du comte d'Artois jeta le découragement dans les rangs des insur-
gés. Hoche qui, du 18 vendémiaire au 8 brumaire- 10 au 30 octobre, avait reçu
des renforis venus de l'armée des Pyrénées occidentales sous les ordres du
généra! Willot, procédait incthodiquement au désarmement des puysans,
faisant saisir, lorsqu'il se heurtait à leur mauvaise volonté, grains, bestiaux,
charrues, qui n'étaient restitués que contre livraison des fusils, conciliant
toutefois sur la question religieuse. Le 5 nivôse an IV (26 décembre 1795),
il recevait le commandement en chef de l'armée des côtes de l'Océan formée
par la réunion des trois armées de l'Ouest ; le général Bonnaud commandait
provisoirement l'armée des côtes de Cherbourg, depuis la nomination d'Au-
bert du Bayet au ministère de la Guerre, et, le 21 frimaire (12 décembre),
Hédouville avait été mis à la tête de l'armée des côtes de Brest.
Ne pouvant espérer tromper une seconde fois les républicains, Charetle
continua la lutte; le 20 vendémiaire an IV (12 octobre 1795), dans le Pertuis
breton, non loin de la Tranche, il recevait encore armes, munitions et or
anglais (Chassin, idem, p. 97 et Bittard des Portes, Charette et la guerre de
Vendée, p. 521). Slofflet, lui, essaya de rentrer en grâce; il eut, près de,
Cholet, le 21 frimaire (12 décembre), une entrevue avec Hoche qui, très
confiant, ne se laissa néanmoins pas duper.
Aussi, lorsque Stofflet reçut du comte d'Artois, d'autant plus belliqueux
qu'il était plus éloigné du théâtre de la guerre, l'ordre de reprendre les hos-
tilités, il s'y conforma (6 pluviôse an IV-26 janvier 1796); mais son appel
aux paysans resta sans effet. Après plus de revers que de succès, dans de
petites opérations sans grande importance, il se rendit le 4 ventôse (23 février)
à une réunion de chefs royalistes convoquée par l'abbé Bernier à la Saugre
208 HISTOIRE SOCIALISTE
nlère, petite ferme isolée près de Jallais (Maine-et-Loire). On se sépara dans
la nuit, en convenant de se retrouver de nouveau, la nuit suivante, dans la
ferme oîi Stofilet resta. Pendant son sommeil, un détachement de soldats
républicains ayant envahi la ferme, il lut fait prisonnier, conduit à Angers,
traduit, le soir même, devant une commission militaire et fusillé le lende-
main (6 ventôs • an IV - 25 février 1796) avec quatre de ses compa'j;nons. Il a
plu à de nombrc'ux écrivains royalistes d'accuser, à ce propos, l'aLbé Beruier
de trahison; le dernier, M. Bill^irl des Portes, juge que son « rôle dans la
capture de Stofllet resta malheureusement suspect » [Charette..., p. 585); je
ne me permelirai pas de contester cette appréciation compétente de la valeur
morale d'un dignitaire de l'Eglise ; Bernier lut, en effet, évêque après le
Concordat.
Charette ne devait pas être plus heureux que son rival. Harcelé par les
colonnes mobiles que Hoche avait organisées. Il remporta un petit avantage
le 5 nivôse {2Q décembre), mais fut bientôt complètement batlu. Blessé et
pris le 3 germinal an IV (23 mars 1796) dans le bois de la Chabotterie. can-
ton actuel de Rocheservière (Vendée), on le mena le lendemain à Angers,
puis, le 6 (26 mars), à Nantes; jugé par une commission militaire, il fut fu-
sillé le 9 germinal an IV (29 mars 1796). La disparition de ces deux bons
Français qui combattaient leur pays avec le concours de l'Angleterre — vers
cette époque, « M. de Suzannet revenait en Vendée portant des fonds consi-
dérables destinés à Charette, à Scépeaux et même à Stofflet dont il ignorait
la mort : le gouvernement anglais envoyait aux généraux vendéens un or
qui leur était maintenant inutile » (Bittard des Portes, ibid., p. 587) — allait
mettre fin à la deuxième guerre de Vendée. D'Autichamp qui avait voulu
reiirendre la suite des affaires de Stofflet, Scépeaux qui prétendait le venger,
firent, au bout de quelques semaines, leur soumission, celui-ci le 23 floréal
(12 mai), celui-là le 5 prairial (24 mai); en messidor (juin), Cadoudal et d'au-
tres Chouans du Morbihan les imitèrent; à la même époque, les Chouans de
Normandie déposèrent les armes. La deuxième guerre de Vendée put être
considérée comme terminée.
A la suite d'un « plan concerté avec Charette » (Chassin, ibid., t. II»
p. 439), se produisit un mouvement insurrectionnel dans l'Indre et dans le
Cher. Le mouvement de l'Indre, connu sous le nom de « Vendée de Palluau »,
fut écrasé dabord à Palluau (à une dizaine de kilomètres à l'ouest de Buzan-
çais), puis dans cette dernière localité, du 28 ventôse au 8 germinal an IV
(18 au 28 mars 1796 1. Dans le Cher, les rebelles, ayant à leur tête le comte
de Phélyppeaux, entrèrent à Sancerre sans résistance, les autorités s'étant
empressées de fuir, le 13 germinal an IV (2 avril 1796), Averti des prépara-
tifs laits contre lui sous la direction -de Chérin, Phélyppeaux et sa bande
quittaient Sancerre le 20 (9 avril); le lendemain, les insurgés étaient battus
et dispersés à Sens-Beaujeu, à 12 kilomètres à l'ouest de Sancerre. Arrêté le
HISTOIRE SOCIALISTK 209
25 thermidor (i2 aoùl) à Orléans el conduit à Bourges, Phélyppeanx, dont
les amis; nchclèrent les gardiens, s'évada le mois suivant; nous le retrouve-
rons plus tard (chap. xix). Ce que M. Vandal [L'avènement de Bonaparte,
t. I''^ \i. 18) a appelé « le brij^andage politique » des royalistes et catholir
ques, ne va plus, pendant quelque temps, se maniiesier que par des atten-
tats isolés; cela va devenir, suivant l'expression du même auteur (Idem), « le
royalisme de grands chemins ».
La question financière fut, dès le début du nouveau gouvernement, la
source des plus graves soucis. Le 12 brumaire an IV (3 novembre 1793), nous
l'avons vu (chap. xi, début du § !«"■), 100 livres en assignats valaient moins
d'unr livre en numéraire, et la livre n'était inférieure au franc que de un
centime et demi à deux centimes. Malgré leur extrême dépréciation, les assi-
gnats élaient la seule ressource immédiate ; moins ils valaient, plus on mul-
tipliait les émissions, afin de compenser leur peu de valeur par leur quan-
tité, et cette multiplication contribuait à son tour à accroître la baisse. Un
arrêté du 18 brumaire (9 novembre) consacra la papeterie d'Essonne à fournir
le papier nécessaire à leur fabrication; 800 ouvriers travaillant sans relâche
eurent de la peine à suffire à la consommation ; « la fabrication des assignats
est moins rapide que la dépense », écrivait, le 20 brumaire (11 novembre),
le ministre Faipoult (Stourm, Les finances de l'ancien régime et de la Ré-
volution, t. Il, p. 308), et on put entrevoir le moment où les frais de fabrica-
tion des assignats seraient plus élevés que leur valeur réelle; celle-ci toujbait
dans la dernière décade de brumaire an IV (novembre 1795), toujours par 100
francs, à 15 sous; de frimaire (décembre) à 10 sous; de nivôse an IV (janvier
1796) à 9 sous; de pluviôse (février) à 7 sous, tandis que la fabrication du
Directoire, en quatre mois, allait dépasser 20 milliards el monter exacte-
ment à 20150930 000 livres. Avec la labrication de la Convention (chap. vi),
soit 21677 425 000 livres, et celle de la Constituante et de la Législative, soit
3753 056 618 livres [Révolution française, revue, t. XV, ,p. 528 el 529), on
devait atteindre le totid de 45 581 411 618 livres donné par iRamel [Des finances
de la Rfi^publique française, p. 18). D'après Eschasseriaux aîné, dans le rap-
port déposé aux Cinq-Cents le 22 brumaire an IV-13 novembre 1795 [Moni-
teur du 3 frimaire - 24 novembi-e), les ordres de fabrication jusqu'au 8 bru-
maire au IV (30 octobre 1795) moulaient à 29 430 481623 livres ; mais, à cette
date, il restail sur cette somme à fabriquer pour une valeur de 5101110 005
livres; il y avait, en outre, à déduire 5 395 907154 pour assignats briîlés,
démonétisés ou encore en caisse, et il e.stimadt « la circulation réelle > , au
15 brumaire (6 novembre), égale h 18 933 464 464 livres.
On avait bien essayé d'obtenir de l'argent par d'autres moyens : la loi du
19 frimaire an IV (10 décembre 1795), par exemple, avait eu recours, comme
celle du 20 mai 1793 [Histoire socialiste, t. IV, p. 1666), à un emprunt forcé.
Fixé à 600 millions, celui-ci n'était autre chose qu'un impôt sur les « ci-
300 HISTOIRE SOCIALISTE
toyens aisés », pris « clans le quart le plus imposé ou le plus imposable » de
chaque département, qui devaient le payer en numéraire, en matières d'or
ou d'argent, en grains au cours de 1790, ou en assignats reçus pour le cen-
tième de leur valeur nominale. Cette mesure excila l'enthousiasme des pa-
triotes à qui Babeuf disait dans son n° 39 (10 pliiviôse-30 janvier) : « comme
e riche tient dans sa main tous les objets de consommation, il trouvera tou-
jours le moyen de se venger sur le pauvre, à moins que vous n'ayez eu la
précaution de planter de^ barrières que sa cupidité ne puisse IVanchir ».
Tout de suite, le Directoire escompta le produit de l'emprunt qui, après
plus d'un an, ne devait donner, en numéraire ou en matières d'or ou d'ar-
gent, que moins de 13 millions. On parut aussi un instant vouloir s'en pren-
dre aux agioteurs : un arrêté du 20 frimaire an IV (11 décembre 1795) an-
nonça la fermeture de la Bours-e de Paris. On déclamait contre les agioteurs,
mais on n'agis-alt, et encore de loin en loin, que contre le menu fretin ; les
gros qui avaient des complices hauts placés, travaillaient en paix et l'agio-
tage continua dans les cafés comme si de rien n'était. Aussi, par arrêté du
18 nivôse an IV (8 janvier 1796), la Bourse était rouverte et installée dans
l'église des Pelils-Pères; elle s'était tenue, depuis le l"' prairial an III (20
mai 1795), au Louvre, dans une salle du rez-iie-chaussée, au-dessous. de la
galerie d'Apollon.
Quand les assignats ne rapportèrent, pour ainsi dire, plus rien, ou se
décida à en finir. Dès le 2 nivôse (23 décembre), une loi parlait de l'arrêt
prochain de leur fabrication, et, le 10 pluviôse (30 janvier 1796), on fixait au
30 du même mois (19 février) la destruction des planches gravées servant à
leur tirage. Le jour fixé, sur la place Vendôme, on procédait solennellemenl
à cette opération. Cinq jours avant, le 25 pluviôse (14 février), Faipoult avait
été remplacé au ministère des Finances, après le refus de Camus, par Ramel.
Restait la masse en circulation ; pour la retirer, on imagina de substituer un
nouveau papier-monnaie à celui qui ne valait plus rien. La fabrication des
assignats cessait, celle des mandats territoriaux allait commencer.
Par la loi du 28 ventôse an IV (18 mars 1796), était autorisée l'émission
de ces mandats jusqu'à concurrence de 2 milliards 400 millions; ce jour-là
les 100 livres en assignats valurent « sept sous neuf deniers, c'est-à-dire 38
centimes environ » (Ramel, zôfc?.,p. 24). On admettait l'échange de ces mandats
contre les assignats à raison de 30 en assignats valeur nominale contre 1 en
mandats, ce qui était l'organisation d'avance de la baisse du mandat; en
eflet, si 300 francs en assignats pouvaient être échangés contre une valeur
30 fois moindre, autrement dit contre 10 francs en mandats, c'était poser dès
l'origine que 10 francs en mandats ne vaudraient pas plus que 300 francs en
assignats. Aussi, le jour même de leur apparition, le 22 germinal (11 avril),
les 100 francs en mandats valurent 18 francs (Ramel, ibid., p; 24) et ils n'al-
laient pas larder à baisser.
HISTOIRE SOCIALISTE
30i
Cependant ces mandats avaient un avantage qui contribua parfois à en
relever accidentellement le cours; ils comportaient une délégation spéciale
sur les biens nationaux à l'exception des bâtiments consacrés à un service
-./.
Lks ASSIONATS BRÛLÉS A PaIIII.
(D'après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)
^, ïTiir
i>ubllc et des bois de plus de 150 hectares. Une loi du 30 brumaire an IV (21
jiovembre 1795) avait suspendu les ventes jusqu'au i" prairial (20 mai 1796).
p'après la loi du 28 ventôse complétée à cet égard par les instructions légis-
atives du 6 floréal suivant (25 avril 1796), tout porteur de mandats put se
jffésenter à l'administration du département où était situé le bien qu'il vou-
UV. 431. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THEBMIDOR 8T DIRECIOIRB. . UT. i3l.
802 HISTOIRE SOCIALISTE
lait acquérir, et le contrat de \eiUe lui en était passé à condiliuii d en payer
le prix moitié dans les dix jours, moitié dans les trois mois; la valeur du
bien était calculée àraison de vingt-deux fois le revenu net en 1790 pour les
biens ruraux, à raison de dix-huit fois ce revenu pour les maisons, usines et
les cours et jardins en dépendant. A défaut de baux, le revenu net pour les
biens ruraux était déclaré égal à quatre fois le montant de la contribution
foncière de 1793, et, pour les autres biens, devait être estimé par experts.
C'était la suppression, pour les ventes des biens nationaux, de la concur-
rence et de la publicité qui existaient dans le système de l'adjudication em--
ployé précédemment (voir Un du cbap. vi). Mais, au plus grand nombre, les"
mandats ne servaient que comme monnaie; et, en leur donnant cours de
monnaie, la loi du 28 ventôse ajoutait que « la vente des monnaies d'or et
d'argent entre particuliers » était prohibée. De même que le Directoire avait,
sous le nom de « rescriptions », escompté l'emprunt forcé dès qu'il avait été
voté, il mit aussitôt en circulation, en attendant les mandais, des « pro%
messes demandais » autorisées par la loi du 29 ventôse (19 mars 1796). G'estî
sous celte forme qu'on put tout de suite apprécier le peu de succès du nou-
veau papier. Ou s'empressa, par la loi du 7 germinal an IV (27 mars 1796),
d'édicter des peines sévères contre ceux qui refuseraient de le recevoir; de
plus, achats, ventes ou transactions ne purent être désormais stipulés ou
exigés qu'en mandats ; une loi du 15 germinal suivant (4 avril 1796) déter-
mina le payement en mandata des obligations antérieures spécifiées paya? ^
blés en assignats ou en valeur métallique; mais resta payable en grains, conï
formémeut à deux lois antérieures (§ 9 du chapitre précédent), la moitié de
certains fermages de biens ruraux et aussi tout ce qui avait été stipulé paya-
ble de la sorte.' Ces mesures furent impuissantes à enrayer la baisse.
CHAPITRE XIII
LA CONJURATION DES ÉGAUX
{Germinal an IV à prairial an V - mars 7 796 à mai 1 797)
issu d'une Constitution qui faisait du droit de participer aux affaires
publiques un privilège, le Directoire se préoccupa surtout —l'emprunt foi
ayant été plus un expédient de gens aux abois qu'une exception — de sal
vegarder les intérêts des catégories privilégiées; dans les conflits entre
ouvriers et patrons, il fut toujours contre les ouvriers. Certains de ceux qui
étaient employés à la fabrication des assignats ayant cessé le travail (Stourm,
Les finances de L'ancien régime et de la Révolution, t. II, p. 308), quatre
d'entre eus, Lelandtu, Gabut, Noël et Blanchard, considérés comme meneurs,
furent jetés en prison par déoision du Directoire du 14 brumaire an I\
I
HISTOIRE SOCIALISTE 303
' novembre 1795). Les difficultés de la vie suscitèrent de nombreuses
demandes d'augmentation de salaires, d'autant plus justifiées que les chefs
d'atelier diminuaient ceux-ci lorsque Ijais^ait le prix des denrées, comme
nous l'apprend le rapport de police du 14 pluviôse an IV (8 février 1790). Le
4 frimaire (25 novembre), l'augœeiitalion demandée ayant été refusce dans
« plusii'urs grands ateliers », les ouvriers, dit le rapport, « ont mis ba> ».
M. Aulard dans son recueil {Paris pendant la réaction thermidorienne et
sous le Directoire) souvent signalé d'oîi je tire ces renseignements, paraît
surpris de cette dernière expression qu'il a éprouvé le besoin de signaler
comme textuelle (t. II, p. 427); or c'est là une expression ouvrière que les
lyj^ographes, en particulier, emploient toujours : la mise bas est l'action de
déposer l'outil, la cessation de travail.
Le 23 frimaire (14 décembre), la police surveilla des ouvriers imprimeurs
qui s'étaient rassemblés dans un cabaret pour se concerter sur une augmen-
tation à demander. Le 2 nivôse (23 décembre), c'était le tour des débardeurs
du port Saint-Bernard qui s'étaient réunis rue de Seine, se plaignant de ne
plus pouvoir vivre. Le 20 nivôse (10 janvier 1796), les porteurs de sacs de
grains employés au magasin de l'Assomption, rue Saint-Honoré, ayant
réclamé une augmentation furent remplacés par des soldats. Le lendemain
(il janvier), il y eut, à l'atelier où. on achevait les canons, rue de Lille, un
refus des ouvriers de continuer les travaux sans une augmentation ; le com-
missaire de police militaire reçut l'ordre de se transporter à cet atelier pour
faire cesser cette « mutinerie ». En revanche, des rapports des 20 et 23 nivôse
(10 et 13 janvier), il résulte que les ouvriers ne trouvaient plus à s'occuper
parce que, pour se venger de l'emprunt forcé, beaucoup de manufacturiers
fermaient leurs établissements, comptant, en accroissant ainsi la misère de
leurs ouvriers jetés sur le pavé, les amener K se soulever, sans qu'on songeM
à déranger un commissaire pour si peu. Le 8 prairial (27 mai), les imiprimeurs
travaillant à l'imprimerie des lois, « prévenus d'avoir voulu exciter un mou-
vemenl parmi les ouvriers de cette imprimerie», étaient arrêtés par ordre du
Directoire. Une quarantaine d'ouvriers « de l'atelier du citoyen Fouriiier,
entrepreneur des bâtiments de la République », étant allés se plaindre auprès
du juge de paix d'être insuffisamment payés, furent éconduits et menacés
par le jpge, pour le cas où ils se représenteraient plus de quatre devant lui
(rapport du 5 messidor an IV-23 juin 1796). Enfin, le 1" thermidor (19 juillet),
la troupe était envoyée afin d'empêcher un mouvement présumé des ouvriers
du port Saint-Bernard, qui avaient parlé « d'exiger de l'augmentation ». Le
payement des salaires en assignats ou en mandats, alors que les marchands
n'acceptaient que le numéraire, fut cause aussi, dans cette même aunée, de
mécontentements trop justifiés. D'après le rapport du 8 messidor (26 juin),
des rassemblements avaient eu lieu dans le faubourg SainttAntoine, entre les
ouvriers ébénistes, chapeliers et autres réclamant le payenjent en numéraire
304 HISTOIRE SOCIALISTE
et voulant « même forcer les fabricants à signer ces sortes de marchés»; «on
fait surveiller ces rassemblements », ajoute le rapport. De nombreux ouvriers
imprimeurs s'étant réunis, le 25 messidor (13 juillet), « à l'effet de délibérer
sur leur payement qu'ils ne veulent recevoir qu'en numéraire » , étaient
arrêtés et « conduits dans différentes maisons d'arrêt ».
Ce qui démontre combien le socialisme à cette époque, à ses débuts,
était rudimentaire, combien il négligeait la réalité, c'est son indifférence
absolue à l'égard de ces divers incidents de la lutte entre patrons et ouvriers.
Sans doute, les premiers socialistes français, Babeuf et ses amis, les Égaux,
linsi qu'ils s'appelaient, se sont indignés de la misère des travailleurs et en
ont poursuivi la disparition ; mais ni eux, ni d'autres d'ailleurs, ne se sont
alors doutés le moins du monde de la portée théorique et pratique des con-
flits, si modestes qu'ils fussent, éclatant entre capitalistes et salariés. S'ils
ont eu le mérite de comprendre l'importance de la question économique, s'ils
ont, dès le début, fait de celle-ci le point de départ du socialisme, ils n'ont
pas saisi le sens des différends économiques qui se produisaient sous leurs
yeux. Les faits dont ils songeaient à tenir compte étaient pour eux source de
mécontentement, non d'enseignement. Au lieu de s'en inspirer, ils préten-
daient les mouler sur ce qu'ils imaginaient être a les institutions dictées par
la nature et l'éternelle justice » (n» 35 du Tribun du peuple).
Dans les premiers jours de germinal an IV (fin mars 1796), Babeuf et
deux de ses amis, Sylvain Maréchal, que son irréligion avait fait emprisonner
en 1788, qui avait été un des rédacteurs du journal les Révolutions de Paris,
que Babeuf, on l'a vu chap. i«', connaissait depuis longtemps, mais qui,
au début de l'an III, dans son Tableau historique des événements révolu-
tionnaires, flétrit trop au goût du jour tous les révolutionnaires vaincus, y
compris Ghaumette,— et Félix Lepeletier, frère de Lepeletier Saint-Fargeau,
s'entendaient pour constituer une organisation insurrectionnelle. Ils s'adjoi-
gnaient presque aussitôt Antonelle et prenaient les premières dispositions.
On choisit un agent principal dans chacun des douze arrondissements de
Paris, et le serrurier Didier, ancien juré du tribunal révolutionnaire, fut
désigné comme intermédiaire entre ces agents et le directoire secret. Sur les
conseils de Didier, furent ajoutés aux quatre membres de celui-ci Darthé, du
Pas-de-Calais, grièvement blessé à la prise de la Bastille, qui avait été, dans
la grande période de la Révolution, membre du directoire de son départe-
ment, et Philippe Buonarroti, descendant de Michel-Ange, exilé de Toscane,
h qui la Convention avait accordé le titre de citoyen français (27 mai 1793);
il devait être l'historien de la conjuration, et c'est à son ouvrage {Conspira-
tion pour régalité dite de Babeuf) qu'ont été empruntés la plupart des détails
de ce récit. Darthé et Buonarroti firent, à leur tour, admettre Debon qui.
détenu avec Babeuf à la prison du Plessis, avait le plus contribué à modifier
ses opinions sur Robespierre. Ainsi composé de sept mi mbres, le directoire
HISTOIRE SOCIALISTE 305
ou comité secret se constituait définitivement, le 10 germinal an IV (30 mars
1796), chez Clercx, tailleur, 10, rue Babille — petite rue presque au coin de
la rue du Louvre et de la rue des Deux-Ecus, supprimée en 1886, lors de la
transformation de la Halle au blé en Bourse du commerce — oîi Babeuf était
en ce moment réfugié. Les réunions eurent lieu surtout soit chez Clercx, soit
chez Reys, sellier, 2, rue du Mont-Blanc — c'est aujourd'hui la Ghaussée-
d'Antin, soit dans la maison de Lecœur, faubourg Montmartre.
Le comité, aidé dans sa besogne matérielle par un secrétaire, Nicolas
Pillé, qu'avait procuré Lepeletier, s'occupa tout de suite de son œuvre de
propagande ; il avait institué à cet effet un grand nombre de petites réunions
inconnues les unes aux autres, mais toutes dirigées par de vaillants citoyens
qui agissaient sous l'inspiration des agents des douze arrondissements; ces
agents étaient, dans l'ordre des arrondissements: Nicolas Morel, Baudement,
Mennessier, Bouin, Guilhera, Claude Piquet, Paris, Cazin, Deray, Pierron,
Bodson et Moroy. Ils avaient aussi à répandre les écrits et les journaux
indiqués par le comité. Le plus important de ces écrits fut l'Analyse de la
doctrine de Babeuf, tribun du peuple, proscrit par le Directoire exécutif
pour avoir dit la vérité. Buonarroli n'en indique pas l'auteur et, lors du
procès, Babeuf dit à ce sujet : « Ce n'est pas moi qui suis l'auteur de cet
ouvrage; cependant j'y ai donné mon approbation : c'est moi qui en ai permis
l'impression, qui ai consenti à ce qu'elle filt affichée et distribuée » [Débats
du procès instruit, par la Haute Cour de justice séante à Vendôme, contre
Drouet, Babeuf et autres, recueillis par des sténographes, t. II, p. 371).
Voici le texte complet de ce placard distribué et affiché à profusion le 20 ger-
minal (9 avril).
« i. La nature a donné à chaque homme un droit égal à la jouissance
de tous les biens.
« 2. Le but de la société est de défendre cette égalité souvent attaquée
par le fort et le méchant dans l'état de nature, et d'augmenter, par le con-
cours de tous, les jouissances communes.
e 3. La nature a imposé à chacun l'obligation de travailler. Nul n'a pu
sans crime se soustraire au travail.
« 4. Les travaux et les jouissances doivent être communs ài tous.
« 5. Il y a oppression quand l'un s'épuise par le travail et manque de
tout, tandis que l'autre nage dans l'abondance sans rien faire.
« 6. Nul n'a pu sans crime s'approprier exclusivement les biens de la
terre ou de l'industrie.
€ 7. Dans une véritable société, il ne doit y avoir ni riches ni pauvres.
« 8. Les riches qui ne veulent pas renoncer au superflu eu faveur des
indigents, sont les ennemis du peuple.
« 9. Nul ne peut, par l'accumulation de tous les moyens, priver un
306 HISTOIRE SOCIALISTE
autre de riiistruction nécessaire pour son bonheur; l'instruction doit être
commune.
« 10. Le but de la révolution est de détruire l'inégalité et de rétablir le
bonheur de tous.
« 11. La révolution n'est pas finie, parce que les riches absorbent tous
les biens et commandent exclusivement, tandis que les pauvres travaillent
en véritables esclaves, languissent dans la misère et ne sont rien dans
l'Etat.
« 12. La Constitution de 1793 est la véritable loi des Français, parce que
le peuple l'a solennellement acceptée; parce que la Convention n'avait pas
le droit de la changer; parce que, pour y parvenir, elle a fait fusiller le peuple
qui en réclamait l'exécution ; parce qu'elle a chassé et égorgé les députés qui
faisaient leur devoir en la défendant; parce que la terreur contre le peuple
et l'influence des émigrés ont présidé à la rédaction et à la prétendue accep-
tation de la Constitution de 1795, qui n'a eu pour elle pas même la quatrième
partie des suffrages qu'avait obtenus celle de 1793; parce que la Constitution
de 1793 a consacré les droits inaliénables pour chaque citoyen de consentir
les lois, d'exercer les droits politiques, de s'assembler, de réclamer cp qu'il
croit utile, de s'instruire et de ne pas mourirde faim, droits que l'acte contre-
révolutionnaire de 1795 a ouvertement et complètement violés.
« 13. Tout citoyen est tenu de rétablir et de défendre, dans la Constitu-
tion de 1793, la volonté et le bonheur du peuple.
« 14. Tous les pouvoirs émanés de la prétendue Constitution de 1795
sont illégaux et contre-révolutionnaires.
« 15. Ceux qui ont porté la main sur la Constitution de 1793 sont cou-
pables de lèse-majesté populaire. »
Dans un rapport du 22 au 23 germinal (11 au 12 avril) à l'état-major de
l'armée de l'intérieur (recueil de M. Aulard), il est dit que ce placard « a été
applaudi de la plupart de ceux qui l'ont lu, notamment des ouvriers ». Quant
au Manifeste des Égaux souvent cité, il ne fut connu que par le procès et
Buonarroli (t. I", p. 115, note) nous a expliqué pourquoi : « Sylvain Maré-
cbal, a^t-il écrit, rédigea le fameux Manifeste des Egaux, auquel le direc-
toire secret ne voulut pas qu'on donnât aucune publicité, parce qu'il n'ap-
prouvait ni l'expression : « Périssent, s'il le faut, tous les arts, pourvu qu'il
«nous reste l'égalité réelle 1 » ni l'autre : « Disparaissez enfin, révoltante
« distinction de gouvernants et de gouvernés. » Il « n'aurait peut-être jamais
vu le jour, sans la publicité qu'a bien voulu lui donner le tribunal », avait
déjà dit Babeuf dans sa défense (Advielle, Histoire de Gracchus Babeuf,
t. Il, p^ B2). Les journaux que faisait répandre le comité secret, étaient le
Triàtin du peuple elï'Éclaireur du peuple fondé par Duplay, l'ami de Robes-
pierre, et qui eut, du 12 ventôse (2 mars) au 8 floréal (27 avril), sept numé-
ros. Ces journaux, du reste, ressemblaient plus à des brochures d'actualité
HISTOIRE SOCIALISTE 307
qu'à nos journaux. Les Égaux eurent recours enfin aux chansons. Voici quatre
des onze couplets, signés « M » — copiés sur le placard original des Archives
nationales (W ^ 561, IS""" liasse) — de celle qui eut le plus de succès parmi
les ouvriers, et dont l'auteur fut Sylvain Maréchal (Buonarroti, t. II, p. 230,
note). L'air était celui de : On doit soixante mille francs ou C'est ce qui me
désole, dans un opéra-comique de 1787, les Dettes, de Ghampeia.
CHANSON NOUVELLE A L'USAGE DES FAUBOURGS
!"■ COUPLET
Mourant de faim, mourant de froid.
Peuple' dépouillé de tout droit.
Tout bas lu te désoles : (bis)
Cependant le riche effronté,
Qu'épargna jadis (a bonlé.
Tout haut, il se console, (bis)
2° COUPLET
Gorgés d'or, des tiommes nouveaux,
Sans peines, ni soins, ni travaux,
S'emparent de la ruche : (6îs)
Et toi, peup'e laborieux.
Mange, et digère si tu peux,
Du fer, comme l'autruche, (bis)
9" COUPLET
Hélas I du bon peuple aux abois.
Fiers comp i;;nons, vainqueurs des rois,
Soldats couverts de gloire ! (bis)
Las! on ne vous reconnaît plus.
Eh! quoi! seriez-vous devenus
Les gardes du prétoire? (bis)
10° COUPLET
Le peuple et le soldat unis,
Ont bien su réduire en débris
Le trône el la Bastille : (bis)
Tyrans nouveaux, hommes d'État,
Craignez le peuple et le soldat
Réunis en famille, (bis)
Le comité secret comptait surtout sur les ouvriers, sur « le zèle des pro-
létaires, seuls vrais appuis de réu:alité >>, a écrit Buonarroti (t. 1", p. 189), et,
en particulier, sur les travailleurs des faubourgs Saint-Marcel et Saint- An-
toine; c'est sur eux qu'il s'efforça avant tout d'exercer sa propagande. Sa
circulaire du 19 germinal an IV (8 avril 1796) à ses agents principaux dans
les arrondissements, leur demandait de lui donner le « compte des ateliers
qui peuvent s'y trouver, du .nombre des ouvriers qui y sont employés, du
genre de leurs travaux, de leur O'inion connue, etc. ». {Copie des pièces sai-
sies dans le local que Babeuf oicnj.ait lors de son arrestation, t. II, p. 173^
308 HISTOIRE SOCIALISTE
En résumé, parmi les ouvriers, il recherchait et devait trouver des adhé-
sions collectives; dans la petite bourgeoisie, il ne pouvait et ne devait avoir
que des adhérents individuels. Au faubourg Saint-Marcel, nous voyons {Idem,
t. I", p. 278 et 279) que Moroy, l'agent du XII' arrondissement, signale, le
24 germinal (13 avril), deux teintureries, l'une ayant près de quatre-vingts
ouvriers, l'autre une trentaine, « tous sans-culottes », « une vingtaine de
tanneries occupant au maximum cinquante ouvriers, et au minimum une
quinzaine, même opinion que ci-dessus pour les ouvriers, aucun entrepre-
neur ne vaut rien», « autant de mégisseries » dans les mêmes conditions. La
propagande ne fut pas inefficace puisque, après l'arrestation de Babeuf, dans
une lettre du 20 prairial an IV (8 juin 1796) adressée au bureau central, on
lit, à propos des chantiers de la Grenouillère, — c'était alors le nom de la
partie du quai à gauche et à droite du Palais Bourbon — « les partisans de
la doctrine de Babeuf paraissent y avoir fait un grand nombre de prosélytes»
(Archives nationales, F 7, 71G0-6202).
Un des soucis du comité secret était l'armée. Nous avons vu que, tandis
qu'on la faisait, en Prairial et en Vendémiaire, intervenir contre les patrio-
tes et contre les royalistes dans la politique intérieure, on désarmait suc-
cessivement les citoyens; l'armée était devenue ainsi la seule force organisée.
Pour faire comprendre la transformation qu'opéra chez les militaires cet ac-
croissement de puissance sans contrepoids, je me bornerai à citer, sans y
changer un mot, un document qui n'était pas destiné à la publicité, un rap-
port de police du 5 frimaire an IV (26 novembre 1795) ; il décrit dans le style
ampoulé de l'époque ce que, le 17 août 1899, le général Roget devait, avec
une indulgence caractéristique, appeler de « petits travers » (Le Temps, 18
août 1899) : « De tous les genres de fléaux qui nous harcèlent, la domination
militaire n'est pas le moindre; l'on rencontre partout Mars en habits de com-
bats et en partie de débauche ; tantôt il menace de mitrailler les marchands
de comestibles; tantôt il vend sa protection aux débitantes frauduleuses qui
trompent impunément le public; partout on voit l'esprit de domination dont
il s'arroge les avantages et dont il fait justement appréhender les suites. G
vous qui fournissez à ses plaisirs, ainsi qu'à ses dépenses, tremblez de vous
livrer avec sécurité aux désastreux avantages d'un tel appui 1 II vend tou-
jours cher ses services, et les premiers objets sacrifiés à ses ressentiments
sont toujours ceux qui tentent de le rappeler aux devoirs et qui lui retran-
chent ses jouissances » (recueil de M. Aulard, t. II, p. 428).
Pour essayer de réveiller l'ancien esprit démocratique de l'armée, Ba-
beuf, dans le n* 41 du Tribun du peuple (10 germinal - 30 mars), s'adressait
aux soldats : « C'est vous, leur disait-il, qui êtes peuple ; c'est vous, soldatf
de la République, que l'on oppose à une autre portion du peuple 1 . . . Non 1 vous
ne serez point les vils satellites, les instruments cruels et aveugles des enne-
mis du peuple et, par conséquent, des vôtres ». Dans le n" 5 de VEclaireur
^
HISTOIRE SOCIALISTE 309
que, devant la Haute Cour, il reconnut avoir rédigé [Débats du procès,
t. II, p. 365), Babeuf s'adressait, de nouveau, à eux : « Hors du service mili-
taire, vos chefs sont vos égaux. Si l'un d'eux vous trouvant occupé à lire ma
feuille véridique, voulait vous priver de ce droit, répondez-lui : « J'ai monté
« ma garde, j'ai fait mon service ; comme soldat, je t'ai obéi pendant mon
« service militaire; comme citoyen libre, j'userai de mes droits et je ne me
c soumettrai jamais à l'empire d'un individu. »
Pour diriger la propagande auprès des soldats, le comité secret avait
ajouté successivement aux agents d'arrondissement des agents militaires :
ILS SONT ÉGAUX DANS LA SOCIÉTÉ COMME DEVANT LA NATVRB
Composition de Prudhon gravée par Copia (Bibliothèque Nationale.)
l'ancien général Fyon pour les Invalides, Germain pour la légion de police,
troupe choi sie de 9000 hommes, Massey pour les détachements can tonnés à Fran-
ciade (nom révolutionnaire de Saint-Denis), Vaneck, qui avait parlé à la
Convention au nom du peuple le 12 germinal an III, pour les troupes en gé-
néral, et Georges Grisel pour le camp de Grenelle. Désigné le 26 germinal
(15 avril), ce dernier avait élé présenté par Darthé qui l'avait connu au café
des Bains chinois où il fréquentait les patriotes; il était capitaine à la suite
dans le 3' bataillon de la 38° demi-brigade de ligne campée à Grenelle. Outre
Germain, Fyon et Grisel furent, à partir du 11 floréal (30 avril), spécialement
membres du comité militaire d'insurrection organisé à cette date, l'ancien
adjudant-général Massart et l'ancien général Rossignol.
Inquiet du commencement d'agitation qui suivit toute cette propagande
et, en particulier, l'affichage et la distribution de Y Analyse de la doctrine
UT. 432. — BISTOIBB SOCIALISTB, — THERXIUOR ET DIRECTOIRE. UV. 433.
310 HISTOiaE SOOlAiLISTE
de Babeuf, le Directoire lança, le iû j^ermioal (14 avril), une proclamation
aussi odieuse que ridicule, dénonçant aux « citoyens de Paris » les mécon- ^
lents dont il dénaturait les inlenlions, les accusant de vouloir « mettre en 1
aiilivité le code atroce et impraticable de 93, opérer le prétendu partage
égal de toutes les propriétés, même des ménages les plus simples et de la
plus petite boutique : Us veulent le pillage; ils veulent, -en un u.ut, relever
les échafauds et se baigner comme jadis dans votre sang pour se gorger de
vos richesses et du plus miace produit de vos travaux ». Presque aussitôt un
message provoquait le vote d'une loi épouvantable. Par l'article 1" de la loi
du 27 germinal an IV (16 avril 1796), votée au Conseil des Cinq-Cents, sans
que personne l'y eût ouvertement combattue, à l'unanimité moins douze ;
voix, «t au Conseil des Anciens à l'unanimité, la peine de mort était édic-
té i contre « tous ceux qui, par leurs discours ou par leurs écrits imprimés, "^
soit distribués, soit affichés, provoquent » au rétablissement de la royauté
ou de la Constitution de 1793, au « partage des propriétés particulières sous
le nom de loi agraire ou de toute autre manière ». Cette peine était com-
muée en déportation si le jury déclarait qu'il y avait des circonstances atté-
nuantes. Tar l'article 5 était organisée la répression des « attroupements sé-
ditieux ». Le lendemain, 28 germinal (17 avril), nouvelle loi contre la presse; l_
à cette loi qui fut la première ne concernant que le régime de celle-ci, a été "^
due la responsabilité de l'im-irimeur : elle exigeait, pour toutes les publica-""
lions périodiques, le nom de l'auteur, le nom et la demeure de l'imprimeur; ••
elle interdisait, sous peine de poursuites, de vendre, distribu er, colporter ou
afficher celles qui ne se conformeraient pas à cette exigence.
Le Directoire avait continué à traiter la liberté de presse et de réuniom^,
comme les thermidoriens (chap. m) et, à défaut de loi, à n'écouter que sonî
caprice. Nous l'avons vu, dans le chapitre précédent, déférer le n° 35 dUf
Tribun du peuple au jury d'accusation de la Seine 41 frimaire- 2 décembre),
puis (13 pluviôse-2 février) le n° 39. Tandis que la première poursuite aboutis-
sait à la déclaration du jury qu'il n'y avait lieu à accusation ni contre Babeuf,
ni contre les deux écrivains royalistes poursuivis en même temps que lui (10..^
nivôse -31 décembre), la seconde était plus beureuse : le jury déclarait qu'iji'
y avait lieu à accusation contre Babeuf, mais non contre les royalistes Ri-^'
cher de Serizy et Suard (7 ventôse -26 février). Le jury est une excellente B'
institution, à la condition cependant qu'il ne constitue pas un privilège pour
certains au détriment des autres; c'est ce qu'il est malheureusement encore,
c'est ce qu'il était alors en vertu des articles 483 et 485 du Code des délits et
des peines du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795).
Le Conseil des Cinq-Cents sollicité de régulariser l'arbitraire gouverne-
mental en cette matière, avait nommé, le 19 frimaire (10 décembre), « une
commission de cinq membres chargée de présenter un projet de loi pour ga-
rantir la liberté de la presse des atteintes qui pourraient lui être portées,
HISTOIRE SOCIALISTE 311
pour classer et préciser les ditîérents délits qui peuvent êtt-e cominis par
l'abus de cette liberté, et pour indiquer les moyens qui peuvent être em-
ployés pour les réprimer ». Le 30 pluviôse (19 février) Roger Martin déclarait
qu'il était « urgent de mettre des bornes » à la « licence >= de la presse; le 2
ventôse (21 février), Delaunay (d'Angers) réclamait « une loi prohibitive »,
et, le 23 (13 mars), le Conseil abordait la discussion; il la clôtura le 29(19
mars) en passant à « l'ordre du jour sur toute proposition tendant à établir
des mesures prohibitives de la liberté de la presse ». Nous venons de voir
qu'en germinal (avril) il ne fit pas de mène.
Le comité secret n'en continua pas moins son œuvre; il rédigea un
« acte d'insurrection » dont l'apparition devait être le signal du mouve-
ment, et constitua l'autorité chargée d'en appliquer les dispositions. Pensant
que c'est à ceux qui ont travaillé à « la destruction de la tyrannie » que !a
nation « délègue néce-sairement le droit de prendre les mesures provisoires
indispensables », que c'est, par suite, à la minorité parisienne insurgée^
cette opinion devait devenir plus tard une des idées fondamentales de Blan-
qui qui connut, on le sait, Buonarroti — qu'appartenait le droit de pourvoir
au remplacement du gouvernement par elle renversé, il décida de faire
nommer, sur sa présentation, par le peuple de Paris insurgé, réuni à cet
effet place de la Révolution, une assemblée nationale comprenant un démo-
crate par département. Dans une des listes dressées pour cette présentation
pav Biiheuf {Copie des pièces saisies..., t. I", p. 71) et oii se retrouvent les noms
des principaux conjurés, je signalerai, pour la Seine-Inférieure, Pierre Doli-
vier, ancien curé de Mauchamps, à 12 kilomètres d'Etampes, dont il a été
question précédemment (voir chap. xi § 4) et dont le nom se rencontre en-
core deux fois dans les papiers de Babeuf (Copie des pièces saisies..., t. I",
p. 68 et 75), avec un ixemplaire de son Essai sitr la justice primitive.
Dans r « acte d'insurrection », le comité secret, malgré les défauts qu'il
trouvait à la Constitution de 1793, la considérant comme un « acheminement
à un plus grand bien», c'est-à-dire rattachantlai-mênieson œuvre à l'œuvre dé-
mocratique précédemment accomplie qu'il voulait seulement pousser plu> loin,
réclamait celte constitution; puis il indiquait des mesures de nature à ral-
lier la masse : « des vivres de toute espèce seront portés au peuple sur les
places publiques;... les malheureux de toute la République seront immédia-
tement logés et meublés dans les maisons des conspirateurs;... les effets ap-
partenant au peuple, déposés au Mont-de-piété, seront sur-le-champ gratui-
tement rendus;... tous les biens des émigrés, des conspirateurs et de tous
les ennemis du peuple seront distribués sans délai aux défenseurs de la pa-
trie et aux malheureux ». Cette distribution n'était que la réalisation des
promesses faites et non encore tenues; en en faisant un article de son pro-
gramme, le comité s'adaptait aiix faits; le sens pratique l'emportait ici sur
le système préconçu, et Buonarroti a beau s'évertuer à démontrer que cette
312 HISTOIRE SOCIALISTE
distribution n'était pas « contraire à l'esprit de la communauté à laquelle on
voulait arriver », il n'a raison — étant donné que la tactique adoptée était
habile sans rien avoir de répréhensible — que lorsqu'il dit: « le grand point
était de réussir, et le direcLoire secret... avait senti que, pour y parvenir, il
ne lui fallait ni lro[i de réserve, ce qui eût pu décourager ses vrais amis, ni
trop de précipilation, ce qui eût trop grossi le nombre de ses ennemis »
(t. I", p. 156). On le voit, Buonarroti a eu parfaitement conscience des con-
cessions nécessaires; il ne se contentait pas de les accepter proposées par
d'autres, il en prenait l'initiative; seulement, par suite de ce travers com-
mun à beaucoup de révolutionnaires, il transigeait sans vouloir en avoir
l'air. C'est encore un défaut très répandu de confondre l'adliésion sans parti
pris à la réalisation progressive d'une transformation sociale avec la résis-
tance à celte transformation; moins de rigorisme intraitable dans les paroles
et plus d'accord constant entre les paroles et les actes contribueraient à dis-
siper cotte confusion qui, par sa persistance et son développement, pourrait
avoir dans la pratique des conséquences fâcheuses pour tous. Un article de
r « acte d'insurrection » portait : « les propriétés publiques et particulières
sont mises sous la sauvegarde du peuple »; Buonarroti explique d'une façon
très judicieuse que toutes les mesures prises auraient été exécutées réguliè-
rement et que toute tentative de pillage aurait été réprimée; « c'est aux lois
seules, dit-il, à rétablir l'égalité » (t. I"', p. 195, note), tandis que le pillage
ne pouvait aboutir qu'à de « nouvelles inégalités ». Il est à noter que le plan
d'organisation de Babeuf et de ses amis comportait « l'usage des machines
et procédés propres à diminuer la peine des hommes » (t. II, p. 309).
Babeuf se préoccupait, du reste, d'abréger, par l'universalisation du
travail, le temps de travail quotidien de ceux qui travaillent trop; c'est ce
que constate, le 28 germinal an IV (17 avril 1796), sa Réponse à une lettre
signée M... V... qui lui avait soumis diverses objections ; Buonarroti a repro-
duit cette brochure dans son tome II auquel renvoi ent les citations suivan-
tes : si c'est beaucoup pour soulager ceux qui sont « condamnés exclusive-
ment à la fatigue », qu'il voulait répartir le travail « sur tous les sociétaires
(j'ai déjà signalé l'emploi de ce mot au début du chap. vi) valides », c'est
aussi pour augmenter « les richesses de la société » (p. 217), et il protestait
contre l'accusation d'aboutir au « dépérissement des beaux-arts » (p. 218) ;
après avoir de nouveau repoussé toute idée de partage — « le système de
l'égalité exclut tout partage » (p. 215) — il disait : « Que chacun travaille
pour la grande famille sociale (par cette expression, Babeuf ne semble-t-il pas
prévoir le mot socialisme comme il a prévu la chose?), que chacun en reçoive
l'existence, les plaisirs et le bonheur, voilà la voix de la nature » (p. 218) ;
il voulait que « chaque individu, avec la moindre peine, puisse jouir de la
vie la plus commode (p. 220)... Une très courte occupation journalière assu-
rerait à chacun une vie plus agréable et débarrassée des inquiétudes dont
HISTOIRE SOCIALISTE
313
nous sommes conlinuellemeot minés » (p. 223). « Tous les raisonnements
des économistes ne pourront jamais convaincre les hommes de bon sens et
de bonne foi, qu'il est souverainement juste que ceux qui ne font rien aient
tout et enchaînent, avilissent et maltraitent ceux qui, faisant tout, n'ont
presque rien » (p. 224). II aspirait à voir « les hommes éclairés et habitués
au travail par l'éducation commune, aimer la patrie plus qu'ils n'aiment au-
jourd'hui leurs familles » (p. 225), et, à la crainte que des troubles n'accora-
L'Egalité.
Allégorie de Darcis.
^D'après une estampe du Musée Carnavalet.)
pagnassent le passage du régime existant à celui de l'égalité, il répondait :
« Le désordre et l'anarchie existent réellement dans toutes les sociétés ac-
tuelles de l'Europe;... il vaudra bien la peine de courir le danger de quel-
ques écarts momentanés pour mettre fin à la grande anarchie organisée et
perpétuelle et pour rétablir un système de bonheur « (p. 228).
Dans le 43' et dernier n" du Tribun du peuple (5 floréal an IV -24 avril
1796), Babeuf répondait aux calomnies de la proclamation du Directoire du 25
germinal (14 avril), de vouloir piller les petites boutiques et d'être payé par
« l'étranger », qui sont restées les seuls arguments, contre les socialistes, des
souteneurs du capitalisme et des stipendiés de tous les partis rétrogrades
trafiquant du patriotisme quand ils ne vendent pas leur patrie : « Comme si.
314 HISTOIRE SOCIALISTE
au contraire rie vouloir ce que prétend le gouvernement, nous n'avions pas
toîjjours anrour-é que nous voulions remonter, fortifier les minces boutiques
et les pi^tits ménages, en y faisant rentrer au moins l'équivalent de ce que
le brigandage légal en a fait sortir... Comme si nous n'avions pas toujours
dit que nous ne voulicms que démolir les fortunes colossales et améliorer
toutes les autres... Comme s'il n'était pas constant que le Directoire a voulu
cous payer, lui, pour être son complice et pour exister tranquille et protégé
par lui. Comme s'il n'était pas encore constant que nous avons préféré, pour
arracher le peuple à sa barbare domination, de marcher chaque jour à tra-
vers la misère et les périls, et de braver les nuées de satellites et les écha-
fauds ».
Quant à l'argent, on ne peut pas dire que la seule somme qui vint d'une
individualité non française était un subside « étranger » dans le sens coupa-
ble que le Directoire attribuait à ce mot et, par dessus le marché, (die ne fut
pas utilisée : » La plus forte somme, dit Buonarroti (t. ;'=^ p. 166), que le di-
rectoire secret eut à sa disposition fut celle de 250 francs en numéraire, en-
voVée par le ministre d'une république alliée; elle fut saisie ;ar les agents
de police... le 21 floréal ». Il n'y avait alors qu'une seule république «alliée »
de la République française, c'était la République batave; mais celle-ci avait
deux ministres plénipotentiaires à Paris : Jacques Blauw et Gaspar Meyer; or,
au sujet du premier, ancien magistrat de la ville de Gouda et habitant rue
du Mont-Blanc, au coin de la rue Chantereine (actuellement Chausscc-d' An-
tin, au coin de la rue de la Victoire), cest-à-dire irès de chez Reys, sellier,
' où habita Babeuf et oîi se réunit le comité, on lit dans les Mémoires de Bar-
ras, à la date de prairial an IV (juin 1796) : « Le ministre Cochon vient faire
un rapport contre des ambassadeurs soupçonnés de sympathie avec les opi-
nions libérales, particulièrement contre M. Blauw, ambassadeur de Hollande,
qu'il dit lié avec les Jacobins. Le Directoire se livrant aux injustices du mi-
nistre Cochon, décide que l'on demandera le rappel de l'estimable Blauw »
(t. II, p. 148), et, à la date du 11 messidor (29 juin) : « L'ambassadeur Blauw
désirait rester à Paris pour sa santé. L'estimable Hollandais n'est qu'un anar-
chiste, suivant Le Tourneur » (t. II, p. 160). De fait, Blauw ne tardait pas à
quitter Paris, et Meyer resta seul pour représenter la République batave. 11
est donc permis de supposer que c'est Blauw qui donna les 250 francs.
Peu rassuré par l'esprit d'une partie de la légion de police, le gouverne-
ment voulut, le 9 floréal (28 avril), faire sortir de Paris les deux bataillons
les plus remuants. Ceux-ci refusèrent d'obéir et le comilé secret songeait à
profiter de la circonstance lorsque, le ^oir même, un décret de licenciement,
qui satisfit ces bataillons, calma leur effervescence. Le comité connaissait,
depuis la fin de germinal (vers le 15 avril), l'existence d'un autre comité
d'insurrection composé d'anciens Conventionnels, tels que Choudieu, Hu-
guet, Javogues, Ricord, Amar et Laignelot. Craignant que, grâce à leur plus
HISTOIRE SOCIALISTE 315
grande notoriété, les Montagnards ne réussissent, pendant et après l'insur-
rectioin, à prendre la tête du mouvement, le comité secret, mal^Té le robes-
pierrisme rancunier de Uebon (Biionarrotli, t. 1°', p. 168 et 170), consentit à
l.iréimion désirée, de son côté, par quelques-uns des conjuras, Pyon et Ros-
signol notamment, et proposée, de l'antre, par Urouet, Ricord et Laignelot;
cette réunion (15 floréal -4 mai) faillit aboutir non à l'entente, mais à la
brouille. Après la victoire, le pouvoir devait appartenir, d'après les Egaux,
nous lîavons vu, à une assemblée composée par eux id'un démocrate par dé-
parlement, et, d'après les Conventionnels, à la partie proscrite de la Con-
A'eution : dès la première entrevue, les Egaux se prononcèrent pour l'ad-
jonction de leur liste à celle des anciens Conventionnels de la Montagne;
pendant quarante-huit heures, les Montagnards repoussèrent cette adjonc-
on maintenue par les Egaux ; fmalerafnt, grâce surtout à Amar et à Robert
i.indet, ils l'acceptèrenl (17 floréal -6 mai). A propos de l'intervention de
lloberî LLndet, je signalerai que, dans le rapport fait par lui, au nom du co-
i :ité de salut public, à la.fln de l'an II, et dont il a été plusieurs fois ques-
tion (chap. II et § 7, 8 et 9 du chap. xi), se trouve une phrase : « Les moyens
d'instruction ne doivent-ils pas être à portée de tout citoyen, comme les
moyens de travail », qui peut encore fort bien servir aujourd'hui à résumer
le but direct du socialisme. Peut-être Robert Lindet n'apercevait-il pas toutes
les conséquences de cette thèse, et les radicaux actuels ne les aperçoivent
certainement pas plus que lui qui parlait avant la transformation des moyens
de travail; mais le fait seul de l'avoir formulée dénote chez lui un état d'es-
prit qui le prédisposait à s'entendre avec des socialistes, avec Babeuf et les
Egaux.
En résumé, par ce que nous avons dit tout à l'heure à propos de 1' « acte
d'insurrection » adhérant à la Constitution de 1793 et à certaines conces-
sions, et par l'entente que nous venons de constater avec les Montagnards,
nous voyons que Babeuf et les communistes ses amis qui, dans le chapitre
précédent, se sont montrés à nous comme les défenseurs de la forme répu-
blicaine, ont, dès le premier mouvement socialiste, accepté de collaborer
çivec les idées et les hommes de la démocratie bourgeoise. Qu'ils l'aient fait
par suite de la conscience plus ou moins nette de leur faiblesse à eux seuls
et avec la volonté préconçue d'aller plus loin que leurs alliés, après avoir
triomphé grâce à cette collaboration; que, depuis, la possibilité d'une telle
collaboration n'ait guère, jusqu'à ces toutes dernières années, été, en prin-
cipe, admise qu'au strict point de vue, je ne dirai pas révolutionnaire, ce
mot prêtant trop i à l'équivoque, mais insurrectionnel — ce qui a abouti à la
méthode blanquiste de la dérivation, au profit du socialisme, des mouve-
ments populaires auxquels le socialisme était tout d'abord étranger — il me
paraît intéressant de remarquer que, dès le début, la collaboration du so-
ciiilisnie ne, perdant pas son but de vue, avec la démocratie bourgeoise, n'é-
316 HISTOIRE SOCIALISTE
tait pas limitée à une période de latte à main armée, mais comportait, en
outre, la participation au pouvoir, .après la victoire, des démocrates bourgeois
et des socialistes.
Le 19 floréal (8 mai), chez Drouel, 93, rue Saint-Honoré, près de la place
Vendôme, on s'entendit définitivement et l'acte d'insurrection mentionné
plus haut fut approuvé par les représentants des deux comités réunis. A
peine venaient-ils de se séparer, vers onze heures du soir, que le ministre
de la police Cochon, à la tète d'un détachement d'infanterie et de cavalerie,
cernait la maison et procédait illégalement — Drouet étant député — à une
visite domiciliaire infructueuse; d'après un billet de Carnot à Cochon (Ar-
chives nationales, F7, 4 276), le gouvernement avait « manqué », la veille, un
« coup » du même genre. Voici le texte de ce billet :
« 19 floréal an IV. — Le coup qui nous a manqué hier soir, citoyen mi-
nistre, peut avoir aujourd'hui un plus grand succès. Tous les conjurés doi-
vent se réunir dans une même maison qui nous est connue. Faites tenir
prêts, et le plus secrètement possible, 150 hommes de troupes sûres pour
pouvoir marcher vers onze heures du soir. Je ferai en sorte que mon frère
puisse vous voir avant, alin de se concerter avec vous. Salut et fraternité. —
Carnot. »
Du reste, dans sa déposition, le 23 ventôse an V (13 mars 1797), Grisel
raconta ce « coup » [Débats du procès, t. II, p. 104). Il était allé, le 18 flo-
réal (,7 mai), prévenir le Directoire qu'une nouvelle réunion des Egaux et
des anciens Conventionnels devait se tenir le soir, 5, rue Saint-Florentin,
chez le citoyen Ricord : « Le Directoire fut sur pied toute la nuit dans l'at-
tente de l'issue de cette affaire. On rapporta qu'on n'avait vu personne,
qu'on s'était présenté, qu'on avait dit que le citoyen Ricord n'y était pas et
qu'alors la troupe s'était retirée ».
Grisel assistait à la réunion du 19 chez Drouet; il s'était montré là
comme toujours, suivant l'expression de Buonarroti (t. I*', p. 178), « le dé-
mocrate le plus outré et le plus impatient »; il pressait ses collègues, apla-
nissait les difficultés que ceux-ci signalaient et avait raison de leurs hésita-
tions en leur certifiant le dévouement à leur cause des troupes du camp de
Grenelle. Or, quatre jours avant cette réunion, le 15 floréal (4 mai), il avait
dénoncé la conspiration à Carnot, alors président du Directoire, à qui, ainsi
qu'il le raconta au procès [Débats du procès, t. II, p. 93), il avait écrit en si-
gnant « Armand », dès le 13 (2 mai). Déjà, le gouvernement se doutait de
quelque chose; les papiers conservés aux Archives nationales (W 563) ne
permettent à cet égard aucun doute. Une lettre du 12 floréal (1" mai) de
Reubell au ministre de la police et un rapport de police du 17 (6 mai), par
exemple, prouvent que des indiscrétions avaient été commises et rapportées.
D'autre part, Barras avait, le 30 germinal (19 avril), provoqué une entrevue
avec Germain qui avait fait prévenir Babeuf de la chose et qui lui rendit
HISTOIRE SOCIALISTE
317
compte de l'entretien dans une lettre saisie lors de l'arrestation de Babeuf et
actuellement aux Arciiives nationales (F^ 4277). « Nous savons, avait dit
Barras, que les patriotes préparent un mouvement »; il avait cherché à en
apprendre davantage et lait à Gtermain des avances significatives ; de plus, le
20 floréal (9 mai), pour tendre évidemment un piège aux conjurés, pour en-
Mbmbre de la Haute Cour de Jdstici
D'après Simon (Bibliothèque Nationale).
dormir toute défiance de leur pari, sinon il se fût borné à les provenir de la
découverte de leur conspiration, il leur faisait offrir de se mettre à la tôte
de rinsurrection ou de se consliluer en otage au faubourg Saint-Antoine :
cette offre venait le lendemain du jour (19 floréal -8 mai) où le Directoire
avait lancé un mandat d'arrêt contre 34 des principaux conjurés, et l'origi-
nal de ce document, qui est aux Archives nationales (A F III, 42), porte la
signature de Barras.
« De sa vie, Barras n'aura ma confiance », avait écrit Babeuf dans son
irv. 433. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. UV. 433.
3l8 HISTOIRE SOCIALISTE
n ' 4i (iO germinal -30 mars) et, dans son n° 42 (24 germinal - 13 avril), après
avoir dit : « nous recevons dans nos rangs tous les hommes trompés », 11
ajoutait, faisant allusion auxFréron, aux Tallien, aux Legendre, aux Barras:
« nous ne devons même pas souffrir que ces êtres odieux prennent un fusil
et s'alignent, comme simples soldats, au milieu de nous ». Que Barras ait
eu des projets hostiles à ses collègues du Directoire et qu'il ait cherché à se
servir des patriotes, Montagnards et Egaux, c'est possible; mais il échoua
des deux côtés : Carnot était averti de ses intrigues avant même de connaî-
tre, par la saisie des pièces, la lettre de Germain à Babeuf, et les Egaux refu-
sèrent de tirer les marrons du l'eu pour lui; le dépit de ce dernier échec,
alors qu'il ne se savait pas encore découvert par Carnot, expliquerait son
attitude. Quoi qu'il en sùit, le gouvernement était sur ses gardes; mais c"est
par Grisel qu'il eut les détails précis.
Le comité secret attribua tout d'abord la descente de police chez Diouet
à la trahison et ses soupçons se portèrent même un instant sur un des plus
dévoués de ses membres, sur Germain, à cause de son ;ibsenee le 19 floréal.
Grisel suggéra à Darthé que, s'il y avait un traître parmi les conjurés, la
police, au lieu de n'aller que chez Urouet, se serait rendue en même temps
rue de la Grande-Truanderie où Babeuf était caché et oîi étaient les papiers;
or, Grisel le déclara pendant le procès, cela n'avait pas eu lieu simplement
parce qu'il ne savait « pas avec précision où demeurait Babeuf t> {Débats, t. II.
p. 107); étant allé, le 11 floréal (30 avril), rue de la Grande-Truanderie, «je
crus, dit-il [Idem, p. 92), remarquer la porte de la maison... je me trompai,
car je passai le lendemain dans la même rue; je crus que cette porte était le
numéro 27 mais depuis j'ai su que c'était le numéro 21 »; il ne le sut que le
21 (10 mai) dans la matinée {Idem, p. 114). Son raisonnement frappa les con-
jurés et dissipa toutes leurs alarmes; écartant toute idée de trahison, ils ne vi-
rent plus dans la démarche de la police qu'un efTet de sa surveillance. Ils dé-
cidèrent de se réunir dans la journée du 21 floréal (10 mai) chez Dufour,
menuisier, 331, rue Papillon, afin de prendre les dernièfes mesures.
Avant l'heure fixée pour cette réunion, Babeuf, en train de rédiger le
numéro 44 de son journal, Buonarroti et le secrétaire Pillé étaient arrêtés
chez Tissot, tailleur, rue de la Grande-Truanderie, 21 — la maison a dis-
paru lors du percement de la rue de Turbigo — par Dossonville, inspec"-
teur général adjoint de la police, qui dit dans son rapport (Archives natio-
nales, F7, 4 278) : « Je crus qu'il était prudent de faire semer le bruit que
c'était une bande de voleurs et d'assassins qu'on arrêtait». Presque au même
moment, Darthé, Germain. Didier, Drouet, Ricord et Laignelot étaient arrê-
tés chez Dufour. Ils furent tous conduits à la prison de l'Abbaye, qui s'élevait
sur l'emplacement actuel du boulevard Saint-Germain, à la hauteur du nu-
méro 168. L'armée de l'intérieur, à la tête de laquelle Ha try avait succédé à
Bonaparte, était sous les armes et le peuple ne protesta pas. Cependant, si on
HISTOIUR SOCIALISTE 319
; ipproche la phrase de Dossonville, rapportée plus haut, de ce qu'écrivait,
il uis un rapport au Directoire, au début de prairial an IV (fin mai 1796), c'est-
à-ilire une quinzaine de jours après l'arrestation de Babeuf, un policier ama-
tiiir, Brion, employé à cette (^■poque à la Trésorerie nationale: « vous n'igno-
• ('■/. t'as que, s'il y a du pain, on ne pense à rien; s'il en m;inque, c'est vous
qui le voulez, et rien ne peut changer ce dicton chez le peuple à qui les Ba-
liGufs ont trouvé le moyen d'en faire espérer. Dieu sait comment! » (Archives
nationales, F7, 7160-6202) ; si on se souvient des paroles de Quirot, prési-
'lent dos Cinq-Cents, qui, dans la séance du 10 thermidor an Vil (28 juillet
1799), à l'occasion de l'anniversaire du 9 thermidor, tout en attaquant Babeuf,
disait : « ses rêveries sur le « bonheur commun », l'absurdité inconcevable de
ce qu'il appelait des principes, fixèrent V attention générale... tous les regards
étaient fixés sur Babeuf », on est porlé à penser que l'action de Babeuf ne
fut pas aussi négligeable que la plupart des historiens veulent bien le
dire.
Le jour même de l'arrestation, le Directoire annonçait la découverte d'une
conspiration tendant à livrer Paris " cà un pillage général et aux plus affreux
massacres », et, sur sa demande, les deux Conseils votiient une loi enjoi-
gnant de quitter le département de la Seine dans les trois jours, sauf permis-
sion spéciale, aux anciens Conventionnels n'exerçant plus de fonctions publi-
ques et qui n'étaient pas domiciliés à Paris avant leur nomination, aux an-
ciens fonctionnaires, aux militaires destitués ou licenciés, qui n'y étaient pas
doiDiciliés avant le 1" janvier 1793, aux patriotes qu'avait libérés l'anînistie
(lu 4 brumaire an IV, aux étrangers et aux prévenus d'émigration non rayés
des listes d'émigrés. Le surlendemain (23 floréal-12 mai), Babeuf adressait aux
membres du Directoire une lettre par laquelle, loin de nier la conspiration, il
la représentait plus puissante, plus étendue qu'elle n'avait été; il leur con-
>ei]|.iit, en conséquence, dans leur propre intérêt et dans « l'intérêt de la
patrie », d'arrêter les poursuites et de « gouverner populairement », moyen-
nant (juoi ils auraient l'appui de « toute la démocratie de la République fran-
çaise », au lieu de l'irriter et de la retourner contre eux en agissant autre-
ment. Cette lettre dénote chez Babeuf de la naïveté et de l'orgueil; l'exagéra-
tion — préméditée, nous dira-t-il tout à l'heure, — de sa force, troubla,
suivant l'habitude, son jugement, et, quel qu'ait été son but, l'entraîna à une
démarche d'une ingénuité excessive; il n'aboutit qu'à fournir une pièce de
conviction de plus contre lui.
Une lettre datée de la « Tour du Temple, 26 messidor de l'an IV » (14 juil-
let 1796), et adressée à Félix Lepeletier nous montre Babeuf ne se faisant pas
illusion sur son sort prochain, mais ayant conscience de son rôle historique;
elle explique aussi son attitude depuis son arrestation et condamne celle de
ces démocrates qui, après lui avoir été favorables, s'empressaient, par peur,
de rompre bruyamment toute solidarité avec lui. Il prie d'abord Lepeletier de
3-20 HlSTOlIlE SOCIALISTE
veiller sur sa femme et sur ses enfants et lui fait part de ses intentions à leur
égard; puis il continue ainsi Ad vielle, t. I", p. 222 à 227) :
« J'en subordonne l'exécution aux hypothèses suivantes : la proscription
ne te poursuivra pas toujours... D'un autre côté, il peut encore arriver, ^os-
térieurement à mon martyre, que le sort se lasse de frapper notre Patrie et
qu'alors ses vrais amis respirent en paix... S'il en est autrement, je dois per-
dre tout espoir pour ce qui me survivra... Tout est dit, je n'ai plus de souci
à prendre sur ceux qui me sont encore chers; ma pensée les a suivis jusqu'au
repos du néant, dernier terme inévitable de tout ce qui existe... C'est dans la
première supposition que je poursuis...
« Mon ami! Je crois être resté digne de l'estime, de l'intérêt des hommes
aussi justes que toi. Je ne t'ai point vu dans les rangs de ces mauvais machia-
vélistes politiques qui centuplèrent mes soulfrances et anticipèrent ma mort...
Les traîtres I en faisant jouer à ceux pour qui ils semblaient s'intéresser le
plus, un rôle lâche et honteux, ils m'ont figuré, moi dont tous les actes ren-
dus publics témoignent combien mes intentions étaient droites, étaient puresl
moi dont les soupirs et la tendresse pour la malheureuse hunaanité se sont
peints à des traits non équivoques! moi qui ai travaillé de si bon cœur et avec
tant de dévouement à l'ailranchissemenl de mes frères!... ils m'ont figuré,
dis-je, ou comme un misérable rêveur en délire, ou comme un secret instru-
ment de la perfidie des. ennemis du peuple...
« J'avais, moi, eu la délicatesse de ne compromettre personne nommé-
ment; mais j'avais jugé seulement bon de compromettre en total la coalition
des démocrates de la République entière, parce que je croyais d'abord utile
de frapper d'épouvante le despotisme, et parce que je pensais ensuite que ce
serait faire injure à tout démocrate de ne pas le présenter comme participe
d'une entreprise aussi obligatoire pour lui que l'était celle du rétablissement
de l'Égalité. Qu'ont-ils gagné ces faux frères, ces apostats de notre sainte doc-
trine? Qu'ont-ils gagné avec ce mauvais système qu'ils paraissent avoir envi-
sagé comme le nec plus ultra de l'habileté? Ils n'ont gagné que de se désho-
norer, de déconcerter les révolutionnaires et le peuple qui, nécessairement,
se débandent toujours à l'aspect de l'abandon des chefs; ils y ont encore
gagné d'enhardir les ennemis par le spectacle d'une telle faiblesse...
« Mon corps rendu à la terre, il ne restera plus de moi qu'une assez
grande quantité de projets, notes et ébauches d'écrits démocratiques et révo-
lutionnaires, tous conséquents au vaste but, au système complètement phi-
lanthropique pour lequel je tueurs... Lorsqu'on en sera revenu à songer de
nouveau aux moyens de prouver au genre humain le bonheur que nous lui
proposions, tu pourras rechercher dans ces chiflons et présenter à tous les
disciples de l'Egalité... la collection mitigée des derniers fragments qui con-
tiennent tout ce que les corrompus d'aujourd'hui appellent mes rêves. »
M. Espinas {La Philosophie sociale du dix-huitième siècle et la Révolu-
HISTOIRE SOCIALISTE
321
Hon, p. 315-316) a écrit qu'au point de vue philosophique, « comme Buonar-
roti, quoique plus faiblement, Babeuf est spiritualiste , il croit à une vague
survivance des âmes ». La restriction « quoique plus faiblement » est une trou-
Mehbrb de i.a Hauts Cour de Justice.
D'après Gillray (Bibliothèque Nationale!
vaille; mais il y a tout de même inexactitude. Babeuf n'était ni spiritualiste,
ni déiste, ni religieux, et le prouvent notamment les citations suivantes : « la
nature (Dieu suprême)» (chap. i); «le républicain n'est pas l'homme de l'éter-
nité... son paradis est cette terre » (chap. ii); deux des passages soulignés
HISTOIRE SOCIALISTE
ei-des8us sur « le repos du néant » et sur ce qui reste; une fois le « corps
rendu à la terre » ; le passage de -la lettre à sa femme sur « la nuit éternelle »
rapporté à la fin de ce chapitre; et ces deux citations : «prêtres, c'est-à'-dire
charlatans, imposteurs » (n» 5, Journal de la liberté de la presse); ... « les
hommes le? plus estimables et les plus distingués tribuns. Le juif Jésus-Christ
ne mérite que médiocrement ce titre » (n° 35, Tribun du peuple).
Les démocrates dont la lettre à Lepeletier signalait l'odieuse attitude,
avaient incontestablement le droit de ne pas partager les théories de Babeuf,
ils avaient le droit de signaler les divergences d'idées entre eux et lui; ils
n'avaient pas le droit de l'insulter et de le calomnier. Et quand des hommes
ont eu la lâcheté de commettre certains actes, quels que soient ces hommes, ils
ne doivent pas échapper à la flétrissure qu'ils méritent; tôt ou tard, il faut que
leur mémoire porte le poids de l'infamie devant laquelle ils n'ont pas eu la
propreté de reculer. N'ont-ils pas été immondes les Louvet, les Real, les Du-
bois-Crancé? Louvet, en écrivant dans ISi Sentinelle, le 23 floréal an IV (12 mai
i796) : « le démocrate Baheuf n'est qu'un royaliste déguisé » ; le 26 (15 mai) :
« il fut jusqu'aux approches du .31 mai un aristocrate furieux », «il est ... un
agent des princes et de Vètranrjer. El remarquez bien que je pensais ainsi de
Marat, d'Hébert et de tous les brigands de ce genre »; le 2 prairial (21 mai) :
« déjà l'on en sait assez pour être convaincu que c'était bien un mouvement
royaliste» ;— Real, bientôt, défenseur de quelques accusés devant la Haute Cour
et futur serviteur de l'Empire, non content d'avoir dit de Babeuf dans le
Journal des Patriotes de 89. le 29 floréal (18 mai), c son funeste génie »
et <c ses maximes immorales et exterminatrices », en approuvant, le 30 (19
mai), Louvet quand il « démontre avec autant d'esprit, de courage (1) que de
raison que Babeuf est un royaliste », en ajoutant : «oui, Babeuf est' l'homme
de l'étranger; oui, c'est l'homme des rois » et, le 8 prairial (27 mai), « voilà
donc encore ce misérable qui, côte à côte de Carrier, s'avance vers l'immor-
talité! Babeuf obtenir un nom, une mémoire! Babeuf, un grand coquin! En
vérité cela seul devrait dégoûter les brigands du crime I » — Dubois-Crancé,
en injuriant dans l'Ami des lois du 25 floréal (14 mai) et en insinuant : « le
coup qui a frappé Babeuf a retenti tout du long de la chaîne jusqu'à Londres,
et voilà encore quelques milliers de guinées consommées en "pure perte ». Si
on excepte l'hospitalité donnée à la prose de l'ignoble Méhée dans son numé-
ro du 2 prairial (21 mai), le Journal des hommes libres fut relativement mo-
déré dans sa réprobation en blâmant, le 27 floréal (16 mai) « les conceptions
extravagantes de Babeuf», en insérant, le 29 floréal (18 mai), la lettre de l'ad-
judant général Pareiii qui désavouait «ce grand complot aussi absurde qu'in-
exécutable sous tous les rapports », et en défendant ses amis, sans que cela fût
exact pour tous, de complicité avec Babeuf.
Le gouvernement tenait avant tout a éviter, fût-ce devant une commis-
sion militaire, tout débat public à Paris; j'en vois la preuve dans une lettre
HISTOIRE SOCIALISTE 323
du 24 floréal (13 mai) de Merlin, minislre de la Justice, au président du Direc-
toire (Archives nationales, AF III, 42), por laquelle il lui indiquait le moyen
d'esquiver le conseil militaire, même s'il était réclamé par Germain qui était
officier : on peut, du reste, être certain qu'il n'agissait pas ainsi par intérêt
pour les inculpés. L'opinion de Merlin, qui était aussi celle de Cochon, préva-
lut et le directeur du jury d'accusation de la Seine, Gérard, fut saisi de l'af-
faire. Le 22 messidor an IV (10 juillet 1796) l'acte d'accusation était dressé
par lui et voici, à titre de curiosité, le signalement de Babeuf d'après cet acte
(Archives nationales, W^ 566) : « taille de cinq pieds deux pouces — 1"',678
— cheveux et sourcils châtains, yeux bleus, front moyen, nez ordinaire,
bouche moyenne, une espèce de cicatrice à la joue droite près la bouche,
menton carré, visage ovale » ; on peut rapprocher ce signalement de celui qui
figurait sur le passeport délivré par les autorités de Laon, le 2 thermidor an
II (20 juillet 1794), à Babeuf allant à Paris avec son fils (fin du chap. i"), et
qui portail (Combler, La justice crimlndle à Laon pendant la Révolution, t.
II, p. 93) : taille de cinq pieds deux pouces, cheveux et sourcils châtains,
yeux bleus, nez effilé, bouche moyenne, menton rond, front bas, visage ovale
coloré. Le 24 messidor (12 juillet), le jury déclarait qu'ily avait lieu à accu-
sation.
Un des détenus, Drouet, un de ceux que l'échange avec la fille de Louis
XYI avait récemment fait sortir des prisons autrichiennes, étant membre du
Conseil des Cinq-Cents, ne pouvait (art. 114 et 268 de la Consti tution de Tan III)
être traduit que devant une Haute Cour de ju&tice siégeant à 120 kilomètres
au moins du lieu où résidait le Corps législatif. Le 23 prairial (11 juin), |les
Cinq-Cents avaient déclaré admettre la dénonciation contre Drouet; le 2 mes-
sidor (20 juin), ils décidaient par 320 voix contre 72 qu'il y avait lieu à exa-
men et, le 20 (8 juillet), les Anciens, par 141 voix contre 58, prononçaient
l'accusation. On en profita pour renvoyer tous les prévenus devant la Haute
Cour; et Drouet, nous le verrons, s'étant soustrait aux poursuites avant l'en-
trée en fonction de la Haute Cour, celle-ci n'en fut pas moins maintenue pour
les autres. Sa réunion à Vendôme fut décidée le 21 thermidor an IV (8 août
1796) par le Conseil des Cinq-Cents; le 25 (12 aoûl), le tribunal de cassation
choisit parmises membres ceux de la Haute Cour qui fut ainsi composée :
Gandon, président; Pajon, Gotflnhal, Moreau, Audier-Ma?sillon, juges; La
Lande et Lodève, juges suppléants; Viellart et Bailly, accusateurs publics.
Elle s'installa le 14 vendémiaire an V (5 octobre 1796).
Le 30 thermidor (17 août), aveclaeomplicité d'un gardien patriote, Drouet
s'était évadé « furtivement », suivant le mot perspicace du Directoire dans un
message aux Conseils, de la prison de l'Abbaye. Babeuf et quelques autres
prévenus n'étaient restés qu'une dizaine de jours à l'Abbaye et avaient été
ensuite enfermés dans la tour du Temple d'où ils avaient, eux aussi, failli
g'évader. Un rapport du il thermidor (29 juillet) de Lasne, gardien du Tem-
324 HISTOIRE SOCIALISTE
pie (Archives nationales, W 363j, explique ce qui fit échouer ce projet :
l'urgence de réparations dans le local occupé par Buonarroti, Darthé et Didier,
ayant obligé à déplacer les trois prisonniers, ceux-ci demandèrent avec
tant d'insistance à occuper de nouveau le même local qu'ils éveillèrent les
soupçons; de là, une surveillance plus active et la découverte, le 9 thermi-
dor (27 juillet), des préparatifs d'évasion. Le 13 fructidor (30 août), à deux
heures et demie du matin, Babeuf et seize de ses co-détenus quittaient le
Temple, dans des voitures grillées construites exprès, pour être transférés à
Vendôme où ils arrivaient le 15 (1" septembre) à cinq heures et demie du
soir et où déjà d'autres prévenus étaient arrivés. C'étaient les bâtiments de
l'abbaye de la Trinité — aujourd'hui caserne de cavalerie — qui devaient
servir de prison aux accusés et de local à la Haute Cour.
Quelques jours après leur arrivée à Vendôme, leurs partisans tombaient
à Paris dans un piège tendu par Barras pour détruire le parti avancé. Une
certaine agitation avait persisté à Paris après l'arrestation des Egaux; les
patriotes ébauchaient des projets pour les sauver; « deux amis » de Barras,
d'après Buonarroti (t. I", p. 191, note), les poussèrent à se rendre au camp de
Grenelle et distribuèrent de l'argent aux soldats, quelques officiers affectèrent
d'être disposés à marclrer contre le Directoire, les patriotes se laissè.:'ent con-
vaincre. « Le rassemblement des patriotes da^a la plaine de Grenelle, dit Bau-
dot dans ses Notes historiques (p. 211), fut une machination du ministre de
la police, Cochon Lapparent, et du directeur Barras contre les patriotes mécon-
tents et malavisés. Cochon et Barras employèrent Méhée comme agent provo-
cateur ». Dans la soirée du 23 fructidor an IV (9 septembre 1796), ils se pré-
sentèrent au camp pour fraterniser avec les soldats et se portèrent, en parti-
culier, vers la tente du chef d'escadron Malo, commandant du 21* régiment
de dragons composé d'hommes de l'ancienne légion de police : Malo qui était
censé favorable à leur dessein, les chargea ; beaucoup furent tués ou blessés
dans ce guet-apens, 132 furent arrêtés. Quel avait été le nombre des assail-
lants? « Environ 200 hommes... se portèrent de suite à la tente du citoyen
Malo », d'après le rapport de Cochon, ministre de la police ; le régiment de Malo
«était attaqué et surpris par environ 400 hommes», d'après le rapport fait au
général en chef de l'armée de l'intérieur par le général Foissac-Latour com-
mandant de la l'* division ; on avait eu alTaire à « un corps de brigands armés
au nombre de 6 à 700 », d'après un premier message du Directoire aux An-
ciens et aux Cinq-Cents; « 7 ou 800 brigands viennent de se montrer
d'après le second message du Directoire aux Cinq-Cents; et ces documents
concordants étaient tous les quatre datés du 24 fructidor-10 septembre (if
niteur du 26 et du 29 fructidor-i2 et 15 septembre).
Le gouvernement ht opérer de nombreuses arrestations de patriotes et
une commission militaire siégeant au Temple procéda par fournées : elle pro-
nonça, le troisième jour complémentaire (19 septembre), 18 condanmations
HIS'I'OIllK SOCIALISTE
325
èi mort dont une par contumace; le 6 vendémiaire an V (27 septembre 1796),
4; le 18 vendémiaire (9 octobre), 9, parmi lesquelles celles de Huguet, Gusset,
Javogues, anciens Conventionnels, el de Bertrand ancien maire de Lyon; en-
■
Gracchus Babeuf
(D'après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)
fin, le 28 vendémiaire (19 octobre), 6 nouvelles condamnations capitaKv- Plu-
sieurs de ces condamnés se pourvurent devant le tribunal de cassation, en vertu
de la loi du 21 fruclilor an IV (7 septembre 1796) portant que « le recours
LIV. 434. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THKHMIDOII l.T DIRECTOIRE. LIV. 434.
32a HISTOIRE SOCIALISTE
en cassation contre les jugements des commissions militaires est admissible
pour cause d'incompétence »; le Directoire donna ordre de passer outre et ils
furent fusillés. Or, de semblables pourvois formés par des condamnés à d'au-
tres peines furent admis par le tribunal de cassation (Sciout, Le Directoire,
t. II, p. 225), les 2i, 22 et 23 germinal suivant (10, 11 et 12 avril 1797).
« Pache, constate Buonarroti (t. II, p. 11), fut le seul homme, hors de
prison, qui embrassa ouvertement, dans un écrit imprimé, les opinions et la
cause des accusés ». Cet écrit publié en l'an V sous le titre Sur les factions et
les partis, les conspirations et les conjurations , et sur celles à l'ordre du jour,
flétrit notamment la férocité de ces soi-disant « honnêtes gens » qui ne sont
modérés que pour le bien général et dont on trouve de honteux spécimens
à tous les moments de réaction. « J'ai vu, a écrit Pache (§ X), qu'un orateur
royaliste avait dit qu'il fallait dans les conjurations, au défaut de faits, punir
l'intention. Cette proposition n'est point celle d'un barbare. Les barbares n'ont
point la politesse des hommes civilisés, mais ils ne sont pas dépourvus des
sentiments de la nature, et ils ne les atténuent pas par de vaines subtilités.
Elle est d'un de ces hommes dont les organes moraux sont à rebours, comme
les organes physiques de ces enfants mous trueux qui ont l'œsophage au fon-
dement; elle est d'un de ces hommes qui, ainsi organisé contre nature, a
vécu encore dans un état contre nature. »
L'accusation, sous laquelle se trouvaient Babeuf et ses amis, visait le
fait de « conspiration contre la sûreté intérieure de la République, conspi-
ration tendant à la destruction du gouvernement et de la Constitution de
l'an III ». Des journaux ayant raconté que les accusés se querellaient, que de
graves divisions existaient entre eux au sujet de leur défense, ceux-ci
répondirent, le 25 pluviôse an V (13 février 1797) : « II n'y a ici ni divisions,
ni partis, ni querelles, ni craintes. Un seul sentiment nous anime, une
même résolution nous unit; il n'y a qu'un principe, celui de vivre et mourir
libres, celui de nous montrer dignes de la sainte cause pour laquelle chacun
de nous s'estime heureux de souffrir». Tous les accusés saur^ix;(Pillé, Philip,
Lambert, Thierry, Drouin, Nicole Martin) signèrent cette lettre sur laquelle
on est heureux de constater la signature de tous les Egaux et de tous les Mon-
tagnards (Advielle, 1. 1«, p. 242).
La Haute Cour consacra quatre mois et demi aux actes préliminaires de
procédure; c'est pendant ce temps qu'une tentative d'évasion échoua : à la
suite de coups sourds entendus par une sentinelle, les gardiens découvrirent,
le 29 nivôse an V (iSjanvier 1797), une ouverture déjà très avancée. Le 2 ven-
tôse (20 février) les débats commencèrent dans le pavillon de l'ouest du grand
bâtiment de la caserne actuelle. Les seize hauts jurés titulaires étaient, dan^i
l'ordre où ils furent appelés à siéger par le jugement de la Haute Cour du
2 ventôse [Débats du procès, t. I", p. 21) — leurs noms sont écrits ici confor-
mément à leurs propres signatures (Archives nationales, W^559) — : Rey
HISTÛIUE SOCIALISTE 327
Pailhade, ancien Constituant, ancien président du tribunal du district à Bé-
ziers, (Hérault); Queyroulet aîné, ancien commissaire près le tribunal du dis-
Irict de Sainl-Yrieix, (Haute-Vienne); Caquet Jacques, fermier des forges de
Longny, dans la partie de l'Orne qui avoisine l'Eure-et-Loir, (Eure-et-Loir);
Duffau Jean, ancien avocat au présidial de Condom, ancien agent général du
district, futur membre du Conseil des Anciens, (Gers) ; Le Conte Michel, (Orne);
Le Prévost, beau-frère d'une des victimes de Prairial, Du Roy, anci-n admi-
nistrateur du district de Bernay, (Eure) ; Yver LaBruchollerie Jean-Joseph, la-
boureur, (Manche); Oulau, ancien administrateur, (Landes); Biauzat, de Cler-
mont, plus connu ^ous le nom de Gaultier-Biauzat, ancien Constiluant,(Puy-de-
Dôme); Rivière, de Sariac, (Hautes-Pyrénées); Pajot Pierre-Marie, ancien pro-
cureur-syndic du district de Deléiriont,(MonL-Terrible); Verneilh, ancien mem-
bre de la Législative, ancien juge au tribunal du district de Nontron, (Dor-
dogne) ; Benoist Pierre, ancien Constituant, futur membre du Conseil des An-
ciens, président du tribunal criminel à Dijon, (Côte-d'Or); Dubois Michel-Ca-
simir, ancien juge au tribunal ilu district de Mamers, (Sarthe); Borreldat
André, de Castelnaudary, (Aude); Moynier, d'IUe, (Pyrénées-Orientales).
Il y avait 47 accusés présents, dont 5 femmes, et 18 contumaces. D'après
Buonarroti, sur ces 65 accusés, 24 avaient réellement trempé dans la conspi-
ration et 5 indirectement; sur ces 29, Buonarroti (t. II, p. 22) en a noraau' 14
qui sont : 1° Babeuf, Darthé, Antonelle et Buonarroti, membres du direc-
toire secret; Germain et Fyon, membres du comité militaire; Cazin, agent
pour le huitième arrondissement ; Amar et Ricord, anciens Conventionnels,
soit 9 accusés présents ; 2" Rossignol, membre du comité niiUtaire ; Bouin,
agent pour le quatrième arrondissement; Claude Piquet, agent pour le
sixième; Robert Lindet et Drouet, anciens Conventioiuiels, soit 5 accusés
conluraaces. Les 15 que n'a pas nommés Buonarroti, et parmi lesquels se
trouvent à mon avis les 5 complices indirects, me paraissent être : 1° comme
accusés présents, Massart, membre du comité militaire; Didier, l'agent gé-
néral; Morel, agent pour le premier arrondissement ; Moroy, agent pour le
douzième; Laignelot, ancien Conventionnel; Goulart, commissaire de police
en exercice de la section de l'Observatoire, dont la participation est établie
par des documents émanant directement de lui et dont un rapport ne Moroy
dit : « il est d'un zèle incroyable » {Copie des pièces saisies, 1. 1", p. 250-251);
Clercx, chez qui s'est caché Babeuf et s'est réuni le directoire secret; PilLé,
employé de ce tUrectoire; Duplay père et Duplay fils, qui aidèrent Babeuf et
publièrent VEclaireur du Peuple (Buonarroti, l. I", p. 113 et 128); si, dans
ces deux passages, il appelle Duplay « Simon n, il fait de même à la p ge 53
en désignant ceux qui se lièrent dans la prison du Plessis où Duplay père
[Débats du procès, t, III, p. 596) reconnaît s'être trouvé avec Buonarrailii;
total, 10; 2° comme accusés contumaces, Lepeletier, membre du directoire
secret; Mennessier, agent pour le troisième arrondissement; Guilhem, ancien
l
S2S HISTOIRE SOCIALISTE
courrier de la malle de Lyon, agent pour le cinquième; Bodson, agent pour
le onzième ; Reys, chez qui a logé Babeuf et a délibéré le directoire secret;
total, 5. Parmi ces 15, les 5 complice-; indirects me semblent être Pillé, Du-
play père, Duplayflls, Glercx, présents, et Reys, contumace.
Plusieurs de ces noms ne se trouvent pas, dans l'ouvrage de Buonarroti,
sous leur forme réelle, mais sous celle d'anagrammes. Presque tous ceux-ci
étaient connus depuis longtemps par tout le monde, sauf par M- Espinas.
M. Gustave Isambert, lui, a voulu donner l'explication de tous dans le n° de la
Révolution française liu 14 novembre 1899 et il a commis une erreur qu'il
lui eût été facile d'éviter. Il prétend gratuitement (p. 459) que l'anagramme
€ Rerpino » a été mis par faute- d'impression pour « Rerpina » et qu'il cache
l'adju'lanl général Parein, accusé contunv ce. S'il avrit remarqué que « Rer-
pino » a été signalé par Buonarroti (t. î", p. 123) comme agent pour le
dixième arrondissement et s'il avait compara celte liste avec celle de la Co-
pie des pièces saisies, il aurait constat. ( . I", p. 52) que cet agent se nommait
Pierron, ce qui, transposé, donne <• Rerpino » sans faute d'impression. J'ai,
d'ailleurs, une seconde preuve qui a l'avantage de corriger en même temps
une autre erreur de M. Isambert relativement à l'édition anglaise de l'ouvrage
de Buonarroti.
Le n'ùn I8ïé\r[er i&Qo àe\?i Petite Revue del'éditeur René Pincebourde(p.5)
mentionne l'existence A' « une traduction anglaise de la Conspiration pour
l'égalité, par Bronterre, publiée à Londres en 1836 fin-12 de 482 p.) laquelle
contient, à la suite des pièces justificatives, une lettre de Buonarroti au tra-
ducteur, suivie de la clef des noms de son livre envoyée par lui... Cette lettre
datée de Paris, 3 mai 1836, est signée Philippe Ruonarroti, âgé de soixante-
quinze ans » ; si la Petite Revue a eu le tort de ne pas reproduire la lettre
entière, elle a inséré (p. 6) la clef envoyée par Buonarroti traduisant tous
les anagrammes, sauf cinq, et indiquant Pierron et non Parein. Or, le pre-
mier journal collectiviste français, que n'ont pas le droit d'ignorer ceux qui
s'occupent, à n'importe quel point de vue, de l'histoire du socialisme, l'Éga-
lité, dont le premier numéro commençait, en feuilleton, une étude sur « la
Conjuration des blgaux », renvoyait, dans son n° 2, du 25 novembre 1877, au
n" de la Petite Revue que je viens de citer.
Sauf les 29 accusés dont je me suis occupé — il est à noter que deux
membres du directoire secret, Sylvain Maréchal et Debon, eurent la chance
d'échapper au mandat d'arrêt lancé, le 24 floréal (13 mai), contre eux et une
centaine d'autres dont les noms avaient été pris dans les papiers de Babeuf —
tous les autres étaient personnellement étrangers à la conspiration ; leur
crime consistait à être des républicains avancés; il y avait là des citoyens de
Cherbourg, d'Arras, de Rochefort, de Bourg et de Saintes. Pour la première
fois, les débats furent recueillis par deux sténographes.
Ne voulant pas contribuer à accabler les moins compromis, les accusés à
HISTOIRE SOCIALISTE 329
l'exception d'un seul, le secrétaire Nicolas Pillé, qui, par ses aveux, se fit
l'auxiliaire de l'accusation, nièrent la conspiration, tout en en légitimant
hypothétiquement le but et en en justifiant les principes. Dans leurs essais
d'explications vraisemblables pour les documents découverts et les faits éta-
blis, ils furent parfois obligés de recourir à des subtilités; car Ja tâche n'était
pas facile en présence des pièces saisies qui confirmaient le récit de Grisel.
Celui-ci se vanta de n'avoir pas agi par intérêL; pour pareille chose, déclara-
t-il [Débats du procès, t. II, p. 115), toute récompense «serait ignominieuse».
L'appréciation n'était pas trop forte; mais (Archives nationales, AFIII42), par
arrêté du Directoire du 17 floréal (6 mai), Cochon, au titre de « dépense se-
crète », versait à Grisel « dix mille livres assignats valeur nominale » qui va-
laient alors 30 francs en or ; par arrêté du 8 prnirial (27 mai), le Directoire
lui accordait un sabre avec son ceinturon; par arrêté du 28 messidor (16 juil-
let), le Directoire lui ociroyait « à litre de gratification pour les services par
lui rendus », 3000 livres en mandais, valant à ce moment 165 francs, et des
soins médicaux aux frais de la République : rignorainic incontestable de Gri-
sel était une ignominie au rabais. Pas une minute il ne fut queslion, ni dans
l'instruction, ni durant les débats, de l'affaire de faux dirigée contre Babeuf.
Cependant, c'est en germinal an IV (fin mars 1796) que Cochon avait reçu la
lettre du commissaire du pouvoir exécutif Villemontey, datée de Beauvais,
le 5 germinal (25 mars), et de nature à évoquer de nouveau l'alTaire (voir
chap. xn).
Les queslions, telles que la Haute Cour les posait tout d'abord au jury,
ne visaient que le fait de conspiration tendant : 1° à troubler la République
en armant les citoyens les uns contre les autres ; 2° en les armant contre les
autorités établies par la Constitution fie l'an III; 3° à opérer la dissolution du
Corps législatif. Sur la proposition du chef du jury, Rey Pailhade, soutenu
malencontreusement par le défenseur de Ricord, Laignelol, Fyon et Anto-
nelle, ce Real, rédacteur du Journal des patriotes de 89 dont j'ai parlé plus
haut, et combattue par l'accusateur public, Viellart, qui trouvait que « cela
ne résultait pas de l'acte d'accusation; cela ne résultait pas non plus du dé-
bat » [Débats du procès, t. IV, p. 91 de la dernière partie), la Haute Cour
ajouta aux trois séries précédentes posées par elle deux autres séries de ques-
tions concernant, la quatrième la provocation par discours, et la cinquième
la provocation par écrits au rétablissement de la Constitution de 93.
Il suffisait de quatre jurés sur les seize votants pour absoudre. Ce résultat
fut atteint sur les trois premières séries relatives à la conspiration; mais non
sur la quatrième relative à la provocation par discours au rétablissement de j
la Constitution de 93; toutefois, les circonstances atténuantes étaient accordées !
aux sept déclarés coupables : Babeuf, Buonarroli, Germain, Darthé, Moroy,
Cazin, Blondeau. Au lieu d'en finir et d'interroger le jury sur la cinquième
série de questions, H y eut suspension du procès -verbal, changement, sous
330 , HISTOIRE SOCIALISTE
prétexte d'indisposition, du j.uge qui présidait aux opéralions du jury, en
vue probablement — il n'est pas téméraire de le présumer en présence de
cet incident inouï — d'une action à exercer au moins sut un juré. Rien <îe
plus vraisemblable, si on songe à la façon de recueillir alors les voles des
jurés; la loi du 20 thermidor an IV (7 août 1796), sur l'organisalion de la Haute
Cour, renvoyait (art. 27), pour les points non réglés par elle, au Code des dé-
lits et des peines du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795); il en résultait que
les jurés avaient à se prononcer individuellement « en 1,'ahsence les uns d<.'S
autres » (art 386) et chacun « à haute voix» (art. 399), devant l'un des juges,
un accusateur national et le chef du jury à qui il était ainsi bien facile, s'ils
étaient d'accord, et c'étaiL ici le cas, de peser sur la déteiminalion de tel ou
tel juré. Dans le jugement, oa trouve l'incident mentionné en ces termes î
« Par devant nous, Charles Pajon, l'un des juges de la Haut« Cour, subrogé
à cause de l'indisposition du citoyen Cofflnhal qui a commencé le présent S
procès-verbal, il a été procédé à sa continuation en présence du ciloyen Viel-
lart, l'un des accusateurs nationaux ». Celte fois, sur la cinquième série des
questions, à la déclaration de culpabilité de huit des accusés, Babeuf, Buo-
narroti, Germain, Darthé, Moroy, Cizin, Bouin, Mennessier, s'ajoula le
refus des circonstances aiténuantes à Babeuf et à Darthé ; c'était la mort
pour ceux-ci.
Les accusés, a dit Buonarroti (l. II, p. 13-14), avaient, lors de la forma-
tion du jury, usé de leur droit de récasalion « à l'aide des renseignements
incomplets et souvent inexacts recueillis dans les départements » ; paimi les
jurés « qui méritaient une conflance entière, les uns furent exclus par le tri-
bunal comme parents d'émigrés; d'autres, sacrifiant à la peur, feignirent
d'être malades et furent excusés; trois assistèrent aux débats» et se pronoB-
cèrent constamment en faveur des accusés ; un d'entre eux a été nommé par
Buonarroti (t. II, p. 59) « parce que, dit-il, nous savons qu'il a cessé de vivre»,
c'est Gaultier-Biauzat, du Puy-de-Dôme. Cependant, M. Francisque Mège, dans
une volumineuse biographie de ce dernier publiée en 1890, suppose, après
avoir vanté la conscience de Biauzat, que « son vote ne dut pas être favorable
aux principaux meneurs » (t. I", p. 202). La conscience de Biauzat était su-
périeure à celle de son biographe qui, au lieu de se livrer à des suppositions
gratuites, aurait pu et dû connaître et publier une lettre de Biauzat que j'ai
trouvée aux Archives nationales (BB^21). Le 14 germinal an V (3 avril 1797),
un mouchard signant « Campis » dénonçait à Merlin quatre jurés comme sus-
pects de sympathie pour les accusés : a Le sort vous a donné quatre jurés
qui se trouvent parfaitement du même sentiment que les conspirateurs ».
Le ministre, qni avait été le collègue de Biauzat à la Constituante, crut ha-
bile de communiquer, le 18 (7 avril), la dénonciation à celuinci désigné :1e
premier, et la réponse de Biauzat, du 21 (10 avril), ne contesta que certains
détails de la dénonciation sans souffler mot sur le fond ; du teste, Biauzat
HISTOIRE SOCIALISTE 331
devait être,- en l'an VI, dénoncé comme un des « enfants chéris de Babeuf »
[Histoire politique de la Révolution françeâse, d'Aiulard, p. 681, note) — oe
qui était exagéré — dans un placard des modérés qui, nous le verrons
(chai), xvii), annulèrent son élection le 22 floréal an VI (il mai 1798). Cette
lettre de mouchnrd corroborant, en ce qui concerne Biauzat, l'affirmation de
Buonarroti, permet, selon toute vraisemblance, de connaître les noms des deux
autres jurés qui m'ont encore jamais été publiés : les trois autres dénoncés
étaient, avec l'orthographe et l'indication suivantes : Dubois, Lepouve, Mou-
nier, des Pyrénées-Orientales ; c'est-à-dire Dubois, de la Sarthe, Delepouve,
homme de loi àArras, du Pas-de-Calais, et Moynier, des Pyrénées-Orientales.
Or, Delepouve ne fut que juré adjoint el, aucun des adjoints ou des suppléants
n'ayant été appelé à se prononcer, les deux jurés qui restèrent fermes jus-
qu'au bout avec Biauzat. doivent être Dubois et Moynier.
Parmi les autres, dont les nom-s ont été cités plus haut, il y en eut un
au moins qui vota tantôt pour el tantôt contre les accusés. Quel est celui-là?
Voici un témoignage qui, en nous donmant un nom, confirme une fois de
plu'! ce que nous savons déjà au sujet de Biauzat. On lit, dans les Mémoires
sur les règnes de Louis XV et Louis XVI et, sur la Révolution, de Dufort de
Cheverny (t, II, p. 335) •
« Des seize jurés, on en connaissait douae honnêtes et convaincus des
crimes des coupables. Un treizième s'était joint à eux, c'était le nommé
Duffau, des Pyrénées, homme jouissant, dit-on, de quinzo mille livres de
rente, né hors de la lie du peuple et qui s'était faufilé dans la meilleure corn
pagnie oià il se prononçait comme ennemi des coquins. Cependant des jurés,
ses voisins, le désignaient comme un bomme faux, versatile et dangereux.
Les trois autres jurés, dont Biauzat, es-député, était k chef, étaient reconnus
p<!iur des jacobins décidés, Biauzat, qui avait été un de:^ acteurs de la Terreur,
ne se masquait pas ; il aurait innocenté les plus coupables. »
Après avoir constaté la « consternation » produite par le premier résultat,
notre auteur qui, en bon réactionnaire, ne recule pas devant la calomnie
— on vient de le voir pour Biauzat dit « un des acteurs de la Terreur » —
à l'égard des républicains avancés, ajoute : « Un des jurés crut s'apercevoir,
à l'embarras de Dufflau, qu'il était le coupable. Il le prit en particulier et lui
dit à l'oreille : « Vous êtes à mes yeux le dernier des hommes. Il est clair
« que c'est vous qui avez mis la boule blanche; on sait vos liaisons intimes
« avec la Buonarroti qui vous a séduit; on vous soupçonne, en outre, d'être
« payé. Je n'entre pas dans toutes ces infamies, mais je vous donne ma pa-
« rôle que, si vous continuez, vous ne périrez que de ma main. » Ce petit
avertissement fraternel fit son effet » {Idem, p. 336).
Or Dufort de Cheverny était à même d'être bien renseigné. 11 était «extrê-
mement lié » avec Pajon(t. II, p. 309) ; étant allé à Vendôme pendant le procès,
il avait déjeuné avec lui et fréquenté Gandon, le prési'^int, Lalande, un juge
332 HISTOIRE SOCIALISTE
suppléant qui n'eut pas l'occasion d'intervenir officiellement, Viellart, un
des deux accusateurs publics, et Rivière, juré, que, probablement par simple
erreur d'expression, il qualifie de « juge » {id., p. 309 et 312). Tels sont tous
ceux que, à celte occasion, il nomme; et il est curieux que tous ceux-là,
sauf Lalande qui n'eut personne à suppléer, aient joué un rôle dans l'inci-
dent auquel donna lieu, après entente évidemment avec Viellart, la maladie
feinte.'de Cofflnhal, homme dévoué à tous les pouvoirs et qui devait plus tard
se transformer en baron du Noyer de Noirmont.
N'est-il pas permis de supposer, par la connaissance que Dufort de Ghe-
verny assure avoir eue du fait, que le juré ayant cherché à influencer Duffau
fut celui qu'il nous dit avoir fréquenté à Vendôme, Rivière, qui, étantGascon,
non seulement d'origine, mais encore de caractère, exagéra ensuite les me-
naces par lui faites réellement à son compatriote gascon DutTau, menaces que
la proximité de leurs départements réciproques était peut-être de nature à
rendre sérieuses à certains égards? Et, en admettant, dans son ensemble,
l'exactitude du récit de Dufort de Cheverny, ne ]ieut-on supposer avec vrai-
semblance que, pour influencer Duffau, Cofflnhal ayant simulé une indis-
position sur le conseil de Viellart qui l'assistait et avait été témoin, à ce titre,
du vote de Duffau, qui, en outre, étant, nous le savons par Dufort de Che-
verny, en bons termes avec Rivière, put mettre celui-ci au courant et pro-
voquer la scène entre lui et DulTau, ne peut-on supposer, dis-je, que le pré-
sident Gandon consentit à substituer aux côtés de Viellart, pour la fin des
opérations du jury, Pajon à Coffinhal parce que, Pajon étant connu comme
un ami de Rivière, sa présence paraissait de nature à intimider Duffau au
courant évidemment des relations de son compatriote et collègue du jury?
En tout cas, Duffau qui donna malheureusement dans une trop large me-
sure satisfaction à l'acharnement des réacteurs, n'osa pas, par scrupule par-
tiel de conscience sans doute, aller jusqu'au bout de ce que ceux-ci tentaient
d'exiger de lui. Aussi, après l'exécution de Babeuf, ajoute Dufort de Che-
verny [ibid.,^. 337) «c'était dans la ville une désertion complète; les mauvais
jurés étaient partis et l'on avait invectivé Duffau ».
A neuf heures et demie du matin, le 7 prairial an V (26 mai 1797), le
jugement était prononcé. Conformément au verdict rendu dans les conditions
que nous venons d'indiquer, étaient condamnés : à mort, Babeuf et Darthé;
à la déportation, Buonarroti, Germain, Moroy, Cazin, reconnus coupables
comme eux sur la 4' et la 5" séries, Blondeau déclaré coupable sur la 4* seu-
lement, Bouin et Mennessier sur la 5', mais tous les sept avec circonstances
atténuantes; les deux derniers étaient condamnés par contumace.
Ce jugement était à peine prononcé que, à l'exemple des vaincus de prai-
rial an m, Babeuf et Darthé se frappaient d'un stylet. Le ministre de la Jus-
tice, Merlin, avait envoyé à Vendôme, en qualité de « concierge de la maison
de justice », un homme de confiance nommé Daude qui, pendant toute la
HISTOIRE SOCIALISTE
333
durée de la Haute Cour, lui adressa personnellement un rapport journalier-
il me paraît intéressant d'emprunter à cet adversaire, croyant n'écrire que
0 .2
pour son chef, le récit inédit (Archives nationales BB' 20) de la fin des deux
condamnés. Je rectifierai ainsi une erreur de l'Histoire parlementaire, de
Bûchez et Roux, où on lit (t.XXXVlI, p. 276) : « Le rapport du concierge de
LIV. 433. — HISTOIRE SOCIALISTE, — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIV. 435 ■
334 HISTOIRE SOCIALISTE
la prison n'est pas d'accord avec le récit de Buonarroti; il dit qu'ils se frap-
pèrent, mais ne se blessèrent pas ». Ces auteurs s'en sont tenus à un mot de
la lettre du concierge du 7 praii-ial (26 mai), publiée dans le Moniteur du 12
(31 mai); or voici le texte complet de sa lettre du 9 (28 mai) :
« L'exécution du jugement de la Haute Cour de justice relatif à Babeufet
à Darthé n'a point eu lieu le 7 prairial; l'instrument du supplice qu'on avait
envoyé chercher à Blois, n'arriva que le soir à dix heures; une grande partie
des prévenus acquittés obtint la liberté dans cette journée, les deux con-
damnés la passèrent dans les parloirs : Babeuf s'était enibncé dans le ventre
une pointe de fer de cinq pouces de longueur; cette pointe y était restée.
L'officier de santé lui proposa de l'extraire; Babeuf refusa l'opération, ce qui
lui occa.sionna des souffrances telles qu'on craignit pour la vie pendant les
vingt heures qu'il a vécu après la condamnation. Le 8, à cinq heures et demie
du matin, l'exécuteur se présenta pour remplir ses fonctions: Daiihé s'y
refusa. On fut obligé d'employer la force : il avait essayé de rouvrir .sa plaie
et le sang coulait avec abondance; il se fit porter jusqu'à l'échafaud qui
n'était qu'à quelques pas de la maison de justice. Babeuf fut soumis e; mit
plus de courage dans sa contenance. Aussitôt que l'exécution a été terminée,
on a mis en liberté le reste des accusés. L e reste du jour s'est passé dans une
tranquillité parfaite. »
L'exécution eut lieu sur la place d'Armes ; la seule porte extérieure delà
ci-devant abbaye se trouvait sous un porche occupant l'emplacement du bout
de rue qui sépare aujourd'hui les deux parties des anciens greniers du cou-
vent; les maisons adossées à la plus grande de ces parties et formant main-
tenant l'un des côtés de la plaee d'Armes n'existaient pas alors. L'exécuteur
était Sanson « le fils aîné de celui de Paris », nous dit Dufort de Cheverny
[Mi-moires, t. II, p. 336), qui ajoute : « Pour Babeui, il monta courageuse-
ment à l'échafau 1 ».
La veille de sa condamnation, Babeuf qui ne s'illusionnait pas sur son
sort, écrivit à sa femme et à ses enfants une lettre dont voici quelques pas-
sages : 0 Je suis prêt à m'envelopper dans la nuit éternelle... J'ignore com-
ment ma mémoire sera appréciée, quoique je croie m'être conduit de la ma-
nière la plus irréprochable... Mourir pour la patrie, quitter une famille, des
enfants, une épouse chérie, seraient plus supportables, si je ne voyais pas au
bout la liberté perdue et tout ce qui appartient aux sincères républicains en-
veloppé dans la plus horrible proscription! Ah! mes tendres enfants, que
devien :rez-vous?... Ne croyez pas que j'éprouve du regret de m'être sacrifie
pour la plus belle des causes, quand même tous mes efforts seraient inutile»
pour elle; j'ai rempli ma lâche... Je ne concevais pas d'autre manière de vous
rendre heureux que par le bonheur commun. J'ai échoué; je me suis sacrifié;
c'est aussi pour vous que je meurs » (Buonarroti, t. II, p. 320).
Les condamnés à la déportation auxquels, malgré son acquittement, on
HISTOIRE SOCIALISTE 335
joignit Vailier, — il avait été arrêté le 15 prairial an IV (3 juin 1796) à Tou-
louse — parce que sa déportation avait été ordonnée par la Convention le
12 germinal an III (chap. vu), alors que, le 7 floréal an IV (26 avril 1796), sans
viser ce décret, le Directoire s'était borné à lui enjoindre « de quitter Paris
dans trois jours » après l'y avoir laissé habiter librement, furent conduits au
fort de l'île Pelée près de Cherbourg. Vadier devait être remis en liberté le
28 fructidor an VI (14 septembre 1798). Les autres, à l'exception de Cazin qui
semble s'être isolé, réclamèrent inutilement, le 26 messidor an VII (14 juillet
1799) et le 24 pluviôse an VIII (13 février 1800), la revision de leur procès
(Archives nationales BB' 21). Par arrêté des consuls du 23 ventôse an VIII
(14 mars 1800), ils furent placés sous la surveillance de la police à l'île
d'Oléron. Nouveau changement en vertu de l'arrêté du 16 frimaire an XI
(7 décembre 1802), et, le 6 mai 1806, Buonarroti obtenait de se fixer à Genève,
tout en restant toujours sous la surveillance de la police. La dernière élude
biographique sur lui est celle de M. Georges Weill [Revue historique,
t. LXXVI, p. 241 à 275). Quant à Grisel, le récit dramatique qui le représente
provoqué et tué en due! parle fils de Babeuf, est faux; on en trouve la preuve
dans l'Histoire du Directoire de M. A. Granier de Cassagniic, qui a publié
(t. II, p. 455 et 456) un extrait de ses états jle service provenant des Archives
de la Guerre et une pièce établissant qu'il mourut tranquillement à Nantes
le 22 juin 1812.
Sachant que, même avant la trahison de Grisel, le Directoire soupçonnait
quelque chose et devait, dès lors, être sur ses gardes, sachant que les Egaux,
trompés par Grisel, s'exagéraient beaucoup les concours qu'ils espéraient de
Tarniée, il est bien difficile de croire que, sans la trahison, leur coup de
main eût pu réussir. Qui l'aurait appuyé? La masse paysanne était satisfaite
au fond; la masse ouvrière de Paris, mécontente, sympathique au mouve-
ment, mais rendue apathique par les fatigues du passé et l'absence de ses
meilleurs éléments qui avaient été, presque tous, ou pris par les armées, ou
supprimés par les répressions, ne songeait plus, dans son ensemble, à lutter.
D'ailleurs, en supposant, contre toute vraisemblance, que le coup de main
des Egaux etit réussi, leur tentative de « communaulé nationale » eût sûre-
ment échoué devant l'insuffisance des choses et la protestation des gens. Ils
avaient beau ne pas vouloir l'imposer, ils ne pouvaient suppléer à l'étroi-
tesse des ressources économiques de leur époque et en étaient réduits au
rêve, pour la consommation, d'une réglementation parcimonieuse et, pour la
production, d'un autoritarisme inacceptable et inapplicable. Ce n'est pas la
Conjuration des Egaux en elle-même qui a été importante, ce sont les idéea
qui l'ont inspirée et qui font d'elle la première tentative socialiste.
336
HISTOIRE SOCIALISTE
CHAPITRE XIV
CAMPAGNES d'aLLEMAGNE ET D'iTALIE
(brumaire an IV à rendise an V — novembre 1793 à février 1797.)
Nous avons vu (chap. ix) que Jourdan avait été obligé de revenir sur la
rive gauche du Rhin, que Mayence avait été débloquée et que les troupes
laissées par Pichegru aux environs de Mannheim avaient dû s'éloiçner. Le
21brumairean IV(12 novembre 1795), Desaix élailbaltuù Frankcnthal; toute
l'armée de Rhin-et-Moselle devait se replier jusque sous Landau (25 brumaire-
16 novembre), et la garnison de Mannheim capitulait le 30 (21 novembre).
Quoique l'ensemble des opérations fût, malgré quelques reveis, favorable aux
Aulrichiens, ceux-ci, ayant perdu beaucoup d'honmies et latigués parle mau-
vais temps, firent olTrir de suspendre les hostilités; un armistice ne devant
piendre fin qu'après averlitsemenl donné dix jours à l'avance, l'ut signé le
10 nivôse an IV (31 décembre 1795).
En Lalie, Scherer, malgré le renfort des troupes venues des Pyrénées-
Orientales, se trouvait en facii d'un ennemi supérieur en nombre et occupant,
sous les ordres du général Dewins, de Loano aux montagnes voisines du
Tanaro, de très fortes positions. Le 2 frimaire an IV (23 novembre 1795), il
l'attaqua; les divers combats connus sous le nom de bataille de Loano, se
terminèrent, le 4 (25 novembre), grâce à Massona, par la déroule complète
des Austro-Sardes. Presque aussitôt on occupa Garessio, et le général pié-
monl.iis Colli fut poursuivi jusque sous Ceva où il se réfugia. Contrairement
à s s instructions, Scherer ne marcha pas sur Ceva. Il est vrai que son armée
était dans des conditions maiérielles déplorables, sans ressources pour y re-
nié lier, et cela en partie parce que « toutes les administrations... volent
impudemment la Répulilique » (lellre de Scherer à Le Tourneur, du 3 fri-
maire an IV-24 novembie 1795, citée par G. Fabry, Histoire de Farméc d'Ita-
lie, 1795-96, t. I", p. 32). Se basant là-dessus, Scherer, au lieu d'aller de
l'avant, arrêta les O] érations et prit ses quarliers d'hiver; par suite, Keller-
mann, à l'armée des Alpes, dut se décider à l'imiter. Après s'être convaincue
qu'elle n'avait plus à redouter une attaque, l'armée sarde en fit auianl. Les
Français étaient échelonnés entre le col de Tende et Savone, les Sardes entre
Ceva et Asti, les Autrichiens entre Asti et Torlona.
Quoique avec regiet, le Directoire accepta la situation due à l'irrésolu-
tion de Scherer, qui allait entiaîner pour les troupes un accroissement de
souffrances sans la moindre compensalion. Manquant, pendant les mois d'hi-
ver, des vivres et des effets les j.lus nécessaires, les soldats se laissèrent sou-
vent aller au désordre, h la dcsrit:on, au pillage; et le Directoire ne pouvant
,^.
HISTOIRE SOCIALISTE 337
procurer à Schererles secours jugés indis;iensables par celui-ci, comprenant,
d"autre pari, rinconvénienl de laisseï- inacLive une armée en proie à la mi-
sère el il la maladie, îe pressa de rouvrir la campagne (lettre du 2 pluviôs
an lV-22 janvier 1796, Fabry, lde)ii, t. II, p. 418) à une date où Scherer, au
courant des intrigues de Bonaparte pour le supplanter {id., p. 403), se mon-
irait plutôt disposé à ré^igner son commandement. La diminution des effec-
tifs, dont on a pu se rendre compte par les chiffres donnés (cliap. ix) pour
Ihermidor an II et pour brumaire an IV, nécessita une réorganisation de
l'armée qui, en verlii de l'arrêté du 18 nivôse an IV (8 janvier 1796), fut opé-
rée en pluviôse et ventôse (février el mars) : dans l'infanterie, par exemple,
le nombre des demi-brigades fut diminué par la fusion de plusieurs d'entre
elles. Cette fusion laissait un excédent de sous-officiers et d'officiers; aussi,
à la suite de chaque demi-brigade et de chaque ngiincnt de cavalerie fut
constituée une compagnie auxiliaire formée des sous-officiers en excédent el
commandée par trois des officiers placés en dehors des nouveaux cadres ré-
glementaires. Ceux de ces officiers qui n'étaient pas admis dans ces compa-
gnies, pouvaient rentrer dans leurs l'oycrs, où iis restaient, d'ailleurs, à la.
disposition du ministre, en touchant le tiers ou la moitié de leur solde, selon
qu'ils avaient dix ou quinze ans de services. Cette réserve d'officiers devait
plus tard favoriser l'accroissement des forces militaires par Bonaparte. Au
même moment, avait lieu uue tentative d'arrangement avec le roi de Sar-
daigne; elle n'aboutit pas, et il faut reconnaître que les exigences du Direc-
toire étaient telles que le roi de Sardaigne n'avait aucun intérêt à traiter à
ce prix. Le 19 ventôse an lY (9 mars 1796), le Directoire interdisait toute né-
gociation avec lui.
L'empereur François II fut un moment très embarrassé. Malgré l'arran-
gement intervenu le 24 octobre, en Pologne, il se méfiait beaucoup de la
Prusse, non sans raison : il avait vu, en effet, le roi de Prusse, prince de
l'Empire, traiter seul avec la France (chap. ix); il devait bientôt le voir pro-
fiter de la situation difficile des pays d'Empire qui allaient continuer la guerre,
pour tenter des annexions en Franconie, au moyen de chambres de réunion
inslallées, sur le modèle de celles de Louis XIV, à Ansbach et à Baireuth,
alors prussiens. Or, en même temps que, par méfiance de la Prusse, il im-
mobilisait des forces sur la frontière prussienne, la crainte de la défection
du roi de Sardaigne, avec lequel l'entente laissait à désirer, surtout depuis
la défaite de Loano, le poussait à renforcer son armée d'Italie; d'autre part,
il était en discussion avec l'Angleterre au sujet du secours financier promis
parcelle-ci; aussi menaçait-il, si ce secours ne lui était pas donné, de retirer
ses troupes du Rhin pour ne continuer la guerre qu'en Italie. Les difficultés
ayant été aplanies avec l'Angleterre, l'empereur s'engagea à ne pas diminuer
son armée du Rhin, où, le 6 févrii-r, son frère, l'archiduc Charles, était
nommé à la place de Clerfayl. Pour renforcer celle d'Italie, il fut avisé que
33S HISTOIRE SOCIALISTE
le roi de Naples se décidait à lui envoyer le corps auxiliaire qu'il s'était de-
puis longtemps engagé à fournir; mais ce corps ne pouvait rejoindre qu'en
passant par la Toscane, ce que le grand-duc refusa d'autoriser, et l'empereur
n'insista pas, ne voulant pas compromettre ce dernier.
Avant la conclusion de l'armistice avec l' Autriche sur le Rhin, Pichegru,
dont on était mécontent, apprit qu'il était menacé de destitution — il écri-
vait dès le 23 frimaire (14 décembre) à Moreau (Ernest Daudet, Conjuration
de Pichegru, p. 192) : « Je ne l'ai pas encore, mais je suis prévenu qu'elle ne
peut me manquer. Peut-être seulement y mettra-t-on des formes ». — Aussi
donnait-il sa démission, qui était acceptée le 25 ventôse (15 mars). Le
Directoire lui offrit, le 14 germinal (3 avril), l'ambassade de Suède, qu'il
refusa. Il était remplacé, dans le commandement de l'arnaée de Rhin-el-
Moselle, par Moreau qui avait lui-même pour successeur, à la tète de l'armée
du Nord cantonnée en Hollande, l'ancien ministre de la guerre Beurnonville;
l'armée de Sambre-ct-Meuse conservait son général en chef Jourdan; le com-
mandement de l'armée d'Italie avait été donné à Bonaparte. Des tentatives
de négociations pour la paix avaient été faites, à la fin de la Convention (ven-
démiaire an IV-octobre 1795), et au début du Directoire (nivôse an IV-décembre
4795), par l'ancien marquis de Polerat auprès du gouvernement impérial de
Vienne. Celui-ci ayant décliné les propositions d'arrangement, d'abord parce
qu'il ne voulait pas traiter en dehors d€ l'Angleterre, ensuite parce qu'on no
lui offrait rien qu'il ne pût obtenir sans l'appui de la France, le Directoire
décida de rentrer en campagne, dès le printemps, avec plus d'activité que
jamais et ordonna, d'après un plan de Carnot, l'invasion de l'Allemagne et de
la Haute-Italie et la marche sur Vienne par les vallées du Mein, du Danube
et du Pô. La défense nationale n'était plus en jeu; on prenait l'offensive,
parce que la guerre devenait une affaire non seulement politique, mais en-
core financière; dans toutes les opérations militaires ou diploniatiques, l'ar-
gent va désormais jouer un rôle prépondérant. Conquêtes et rapines, tel est
maintenant le but poursuivi, à la fois pour en tirer un bénéfice direct et pour
conserver l'appui usuraire des fournisseurs. L'armistice avec l'Autriche fut
dénoncé le i"' prairial an IV (20 mai 1796), de façon à reprendre les hostilités
le 12 (31 mai); Jourdan et Moreau devaient franchir le Rhin, le premier à
Diisseldorf, le second près de Strasbourg. Le généralissime des troupes impé-
riales était, à partir du 18 juin, date du départ de Wurmser pour l'Italie^
l'archiduc Charles qui avait pour lieutenants La Tour et Wartensleben.
Suivant les indications reçues, Kleber, qui commandait l'aile gauche de
l'armée de Sambre-et-Meuse, était, dès le 13 prairial (1"' juin), sur la rive
droite du Rhin oîi il battait l'ennemi, notamment à Altenkirchen (16 prairial-
4 juin). A son tour, Jourdan franchissait le fleuve à Neuwied. Mais, attaquéà
Wetzlar par l'archiduc, il fut vaincu (27 prairial-15 juin), dut battre en retraite
et revenir sur la rive gauche. Par celte opération manquée, Jourdan, en at-
IIISTOIUE SOCIALISTE 339
tirant sur lui l'attention de lennemi, dégagea Moreaa qui, le 6 messidor
(24 juin), passait le Rhin à Strasbourg et s'emparait du fort de Kehl; le 11
'29 juin), il avait réuni toutes ses divisions sur la rive droite. Se conformant
à un ordre de Garnot {La Défense nationale dans le 'Nord de i792 à 1802,
P. Foucart et J. Finot. l. II, p. 702), daté du 10 messidor (28 juin), .lourdan
opéra de nouveau, le 15 (3 juillet), le passage du fleuve à Neuwied, et les
deux armées — trop éloignées l'une de l'autre — allaient s'avancer en Aile-
luagne, celle de Jourdan par la vallée du Mein et celle de Moreau par les val-
lies du Neckaret du Danube.
, L'armée de Sambre-et-Meuse franchissait la Lahn le 21 (9 juillet). Kleber,
repoussant Wartensleben, arriva le 24 (12 juillet) devantFrancl'ort, où Jourdan
entra le 28 (16 juillet^; Wûrzburg se rendit le 7 thermidor (25 juillet) et, le
17 (4 août), Kleber se trouvait à Bamberg. A Nuremberg le 24 (11 août), et
après un succès à Sulzbach, Jourdan, sans s'occuper de Moreau, parvenait
sur la rive droite de la Naab dont 1rs Impériaux o^;cupaient la rive gauche.
Pendant ce temps, Moreau battait La Tour à Rastatt le 16 messidor (4 juil-
let), remportait un nouveau succès à Ettlingen le 21 (9 juillet) et forç:iit le
passage de Pforzheim ; Gouvion Saint-Gyr et Desaix qui, depuis la réunion
de l'armée de Rhin-et-Moselle sur la rive droite du Rhin, commandaient,
Saint-Gyr le centre, et Desaix l'aile gauche, étaient, le premier, à Stuttgart le
oO messidor (18 juillet), et le second à Ludwigsburg le 4 thermidor (22 juil-
let), l/archiduc Charles voulait battre séparément les deux armées de Jourdan
et de Moreau; il attaqua celui-ci, le 24 thermidor (11 août), à Neresheim;
après une bataille acharnée, -malgré un échec éprouvé par son aile droite,
Moreau était vainqueur, mais restait inactif. L'armée impériale se retirait, le
26 (13 a'oût), derrière le Danube que Moreau passait, le 2 fructidor (19 août),
à Dillingen, actuellement Tullingen.
Tous les princes de l'Allemagne du Sud qui étaient restés inféodés à la
loalition contre la France, demandaient les uns après les autres à traiter.
due trêve fut accordée au duc de Wiirttemberg le 29 messidor (17 juillet), au
margrave de Bade le 7 thermidor (25 juillet), aux autres Etats du cercle de
Souabe le 9 (27 juillet), à la condition dft rester neutres, de s'engager à con-
clure séparément la paix avec la France, de payer d'assez fortes sommes et
de livrer des chevaux. Un traité de paix fut signé à Paris, le 20 thermidor
(7 août), avec le duc de Wûrltemberg,— c'est ce traité qui réunit à la France
la petite principauté de Montbéliard et la seigneurie d'Héricourt — le 5 fruc-
tidor (22 août) avec le margrave de Bade.
Voyant les deux généraux français opérer sans s'occuper l'un de l'autre,
l'archiduc Charles laissa La Tour devant Moreau avec une trentaine de mille
hommes, et porta le reste de ses forces au secours de Wartensleben, afin
d'écraser Jourdan qui, vaincu à Amberg le 6 fructidor (23 aoûl), fut obligé de
rétrograder. L'avant-garde autrichienne occupait "V\'ûrzburg le 15 (1" sep-
340
HISTOIRE SOCIALISTE
tembre) et, après une lutte- inégale, Jourdan était de nouveiu battu, le 17
(3 septembre), aux environs de celte ville. Durant le mouvement de retraite
de son armée, Marceau tomba mortellement blessé, le 3° jour complémentaire
de l'an IV (19 septembre 1796), à Hcrschbacb, près d'Altenkirchen; il mourut
le surlendemain, il avait 27 ans. La conduite des généraux autrichiens en
cette circonstance fut digne d'éloges; ils rendirent un hommage mérité au
jeune général républicain. Le 4° jour complémentaire (20 septembre), la divi-
sion de .Marceau repassait le Uhin à Bonn et le reste de l'armée de Sanibre-
el-Mcuse franchissait la Sieg. Le 3 vendémiaire an V (24 septembre 1790),
Beurnonville était chargé de remplacer, à la tôle de l'armée^ Jourdan démis-
sionnaire. Une tentative des Impériaux contre le pont de Neuwied, fortifié
par les Français, échoua les 29 et 30 vendémiaiie (20 et 21 octobre) et une
longue période d'inaction allait commencer.
De son côté, Moreau avait continué à avancer sans connaître le départ de
l'archiduc; lorsqu'il l'apprit, il était bien lard i)0ur o|^érerune diversion favo-
rable à Jourdan, avec lequel, d'ailleurs, Moreau ne s'entendait pas. Le 7 fruc-
tidor (24 août), l'armée de celui-ci traversait le Lech, et la plus grande partie,
rassemblée vers Augsburg, défit La Tour à Friedberg. Mais Moreau, sans nou-
velles de la France et de l'armée de Sambrc-et-Meuse, craignit que l'archiduc,
qui était décidé à ne se retourner contre lui qu'après avoir chas?é Jourdan,
ne manœuvrât sur ses derrières; il crut prudent de regagner le Rhin et com-
mença sa retraite suivi par les Impériaux de La Tour, inférieurs en nombre.
Ceux-ci le serrant de trop près, il se décida enfin à les attaquer, le 11 vendé-
miaire (2 octobre), à Biberach et remporta une victoire complète. Il pénétra
par le Val d'Enfer dans la Forêt-Noire ;le 21 (12 oclobre), Saint-Cyr, etbienlôi
le reste de l'armée, entra dans Fribourg. A la suite de plusieurs combats, De-
saix repassa le Rhin à Vieux-Brisach,ce que faisait à son tour Moreau. le 5 bru-
maire (26 octobre), par le pont deHuningue. A la fin d'octobre, la communi-
cation était rétablie avec l'armée de Sambre-el-Meuse. Les Autrichiens assié-
gèrent le forl de Kehl et Huningue. Défendu par Desaix, le fort de Ketil céda,
le 20 nivôse an V (9 janvier 1797), ^près deux mois de tranchée ouverte, la
garnison emportant tout, même les palissades, et ne laissant que des décom-
bres, au point que les Autrichiens demandèrent où était le fort. Huningue
fut livré dans les mêmes conditions, le 17 pluviôse (5 février), après conven-
tion conclue le 13 (1" février) : « La garnison, a dit Jomini (t. IX, p. 221), se
retira couverte de gloire, ne laissant aux assiégeants que des monceaux de
terre». Cet événement termina la campagne sur le Rhin, l'Allemagne était
évacuée. Le 15 nivôse an V (4 jan\ier 1797), il était décidé que Moreau join-
drait, au commandement en chef de l'armée de Rhin-el-Mosel'e, celui de
l'armée de Sambre-el-Meuse; Beurnonville retournait à la lêle de l'armée du
Nord.
C'est le 12 ventôse an IV (2 mars 1796) que fut acceptée la démission ûe
HISTOIRE SOCIALISTE
3U
Scherer et signée la nomination de Bonaparte au commandement en chef de
l'arriiée ci'Ualie. Commandant de l'armée de l'intérieur, il avait composé
d'hommes à sa dévotion la garde du Corps législatif et du Directoire, n'en
feisaitqu'à sa tète, cherchait déjà à s'imposer à tous et partout, à flirter
•vec toutes les factions politiques, faisait même des avances aux roya-
listes, admettant dans son état-major des émigrés, des offlciers rebelles, ré-
UV. 436. - HISTOIRE SOCIALISTB. - THERMIDOR ET DIRECTOiaB. uv. 436
342 HISTOIRE SOCIALISTE
pondant, aux observations qui lui étaient faites à ce sujet, que c'était pour
déjouer leurs desseins et « les tromper tous » {Mfîmoires de Barras, t. II, p. 30), et
devenait enfin le familier des fournisseurs, les Lanchère, les Collot, les Gerfbeer,
les Haller, des trois associés Flachat, Laporte et Caslelin, qui lievaient être un
peu plus tard poursuivis pour concussion. Sa nomination fut due à la fois à
la pression de ceux-ci flairant de bonnes affaires, et an désir de se débarrasser,
sans lui déplaire, d'un personnage devenu gênant. Quelques jours après sa
nomination, le 19 ventôse (9 mars), il épousait, à la mairie du deuxième ar-
rondissement, actuellement le n* 3 de la rue d'Antin, en se servant de l'acte
de naissance de son frère Joseph, pour se vieillir 'le dix-huit mois, tandis
que, par le même procédé, sa femme se rajeunissait de quatre ans, Marie-
Joséphine-Rose Tascher de la Pagerie qui, née lo 23 juin 1763 et veuve alors,
avait, par son dévergondage, obligé, plusieurs années auparavant, son mari,
Alexandre de Bpauharnais, à se séparer d'elle; elle avait été la maîtresse de
Barras, de Hoche, du palefrenier de Hoche, Vanakre, et d'une kyrielle d'au-
tres (Idem, p. 54). A son prénom habituel qui était Rose. Bonaparte substitua
celui de Joséphine, afin qu'il y eût au moins quelque chose d'à peu près neuf
dans cette femme qui avait tant servi et qui, du reste, allait continuer à ser-
vir à d'autres que son nouveau mari. Le 21 ventôse (11 mars) Bonaparte quit-
tait Paris pour rejoindre son poste, il arrivait le 6 germinal (26 mars) à Nice,
au quartier-général, qui était transféré, le 15 (4 avril), à Albenga. C'est au
moment d'entrer en Italie que, pour la première fois, il francisa son nom
jusque-là écrit « N ipolione Buonaparte ».
Avant d'entamer le récit de sa campagne de 1796, je noterai qu'un écri-
vain militaire contemporain, le général Pierron, dans une brochure publiée
en 1889, sous le titre Comment s'est formé le génie militaire de Napolcon I",
a établi combien était erronée l'opinion de ceux qui voyaient en Bonaparte
un homme n'ayant rien dû aux autres, un <f génie inné », opinion, écrivait-ii,
« très répandue dans l'armée française à laquelle elle a porté un coup plus
funeste que la perte de cent batailles, car elle y a amené le dédain de l'ins-
truction ». Après avoir démontré que Bonaparte a connu les Mémoires du
maréchal de Maillebois sur ses campagnes en Italie en 1745 et 1746, et un
manuscrit du lieutenant-général de Bourcet sur les Principes de la guerre de
montagnes {I77b), le général Pierron déclare : « Le plan de la campagne d'Italie
en 1796 a été emprunté par Napoléon au maréchal de Maillebois ». Dans une
autre brochure anonyme, portant le même titre, on a essayé de répondre à
celle du général Pierron; mais l'auteur chicane beaucoup pour arriver fina-
lement à dire que ce sont peut-être « d'autres documi^nts » qiii ont servi à
Bonaparte et que son « génie militaire s'est formé par des études approfon-
dies sur toutes les questions militaires, sur l'histoire des campagnes de tous
les grands capitaines ». Sans partager cette dernière affirmation prise à ta
lettre, le capitaine J. Colin a écrit : « Plus on a[>]^Toionàil<\e& Principes de la
HISTOIRE SOCIALISTE 343
guerre de montac/nes, plus on y découvre une étroite analogie avec les pro-
cédés de Bonaparte et notamment avec ceux qu'il a employés en 1794 et 1796 »
{l'Éducation militaire de Napoléon, p. 95), et, plus loin (p. 142), il conclut
que Bonaparte « s'est formé à l'école de du Teil, de Guibert et de Bourcet »•
On 6st dCinc d'accord pour condamner et la thèse du Bonaparte tirant tout de
lui-même et les partisans de cette thèsOi ces officiera supérieurs auxquels a
fait allusion le général Pierron, lorsqu'il a flétri « la paresse d'esprit ou l'im-
pudence d'ambitieux- ignorants qui se disent qu'après tout ils trouveront
peut-être, au moment voulu, l'inspiration soi-disant suffisante pour diriger
d'une main sûre les mouvements compliquées de masses d'un million
d'hommes ».
Quant à la façon deprocéder caractéristique de Bonaparte, il l'exposa lui-
mêraeià son retour d'Egypte, dans une conversation avec Moreau rapportée
par Gohier dans ses Mémoires (t. I", p. 204). A son avis, « c'est toujours le
grand nombre qui bat le petit» ; Gohier objectant que, avec de petites armées,
il en avait battu de plus considérables, « dans ce cas -là même, répliqua-t-il,
c'était toujours le petit nombre qui était battu pur le grand » et il ajoula :
« Lorsque, avec de' moindres forces, j'étais en^ présence d'une grande armée,
groupant avec rapidité la mienne, je tombais comme la foudre sur l'une de
ses ailes et je la culbutais. Je profitais ensuite du désordre que cette ma-
noeuvre ne manquait jamais de mettre dans l'armée ennemie, pour l'attaquer
dans une autre partie, toujours avec toutes mes forces. Je la battais ainsi en
détail ; et la Victoire qui en était le résultat, était toujours, comme vous le
voyez, le triomphe du grand nombre sur le petit ».
A la fin de mars, le commandement de l'armée impériale avait été pris par
le vieux général Beaulieu ; cette armée, dont l'aile droite était sous les ordres
d'Arj^enteau, se trouvait échelonnée de Dego à Voltri. Le général piémontais
CoUi couvrait Guni et Geva. Le corps autrichien auxiliaire de Provera gardait
Gairo et Millesimo, et, subordonné à GoUi, servait de trait d'union entre les
troupes de celui-ci eli le corps d'Argenteau.Un corps piémontais, commandé
par le prince de Garignan, surveillait tous les passages des Alpes. A la suite
de mouvements de divisions françaises ayant pour- but d'amener Beaulieu à
démunir son centre, afin de pénétrer entre les Aulrichiens et les Piémontais
et de les battre séparément, celui-ci qui, le 22 germinal (11 avril), était à
Voltri d'où les Français avaient été expulsés la veille, donnait des ordres pour
les chasser de Savone. Mais, grâce à la vaillante défense de Fornésy (Bouvier,
Bonaparte en Italie, i 796, p. 229-230), le 22 germinal (11 avril), à Monte-
Negino, position au-dessus de Savone, et à l'arrivée, le 23 (12 avril), de ren-
forts, Argenteau était défait ce jour-là à Montenotle. Le lendemain, Provera
était battu à Millesimo et, le 25 (14 avril), il élait, avec ses troupes, réduit à
se rendre; ce même joui-, les Aulrichiens éprouvaient à Dego une nouvelle
défaite après laquelle les excès de toute sorte des Français (Wewj, p. 305) leur'
344 HISTOIRE SOCIALISTE
facilitèrent, le lendemain malin, une revanche momentanée : dans la soirée
même du 26 (15 avril), ils devaient battre en retraite et se retiraient à Acqui
Bien qu'ayant, le 27 (16 avril), repoussé avec succès un assaut, Colli, que la
capilulation de Provera isolait df^ Tar née aulricliienne, se retira bientôt vers
Mondovi où il était vaincu le 2 floréal (21 avril). Dès le 4 (23 avril), il propo-
sait de suspendre les hostilités. Bonaparte répondait que les négociations
pour la paix étaient réservées au Directoire ; mais qu'en attendant, il serait
dispesé à accorder un armistice si, comme gage de sincérité, le roi de Sar-
daigne lui livrait « deux des trois forteresses de Goiii, de Tortona et d'Alexan-
drie » {Idem, p. 413) et, continuant à avancer, Masséna s'emparait de Cherasco
le 6 (25 avril), et Augereau d'Alba le 7 (26 avril). Le 8 (27 avril), les pourpar-
lers commençaient avec Colli et, finalement, la cour de Turin acceptait les
conditions de Bonaparte qui, aussitôt, exigea les trois forteresses au lieu de
deux ; l'armistice était signé, le 9 (28 avril), à Cherasco.
Ce faisant, Bonaparte empiétait sur les attributions du Directoire; pour
en obtenir la ratification de cet acte, il le prit par son faible et lui promit des
millions. Le 26 floréal (15 mai), un traité de paix avec la Sardaigne, signé à
Paris, cédait à la Fiance la Savoie et Nice sans prévoir de compensation pour
le roi ; en le dédommageant en Italie au détriment de l'Autriche, on l'au-
rait gagné; en stipulant des garanties pour les populations qui seraient pas-
sées sous fon gouvernement, en obtenant pour elles les réformes par elles
revendiquées, on aurait gagné les populations. Au lieu de cela, du roi, en
l'humiliant, on se fit un ennemi n'attendant qu'une occasion favorable pour
reprendre les ;irmes, et on allait s'aliéner le peuple en ne tenant compte de
lui que pour le pressurer. L'odieux cabotinage de Bonaparte se manifesta
dans toutes les circonstances. En entrant en campagne, il déchaîna la cupi-
dité des officiers et des soldats et leur montra l'Italie comme une riche proie
à partager ; lorsqu'ils appliquèrent ses cyniques leçons, il affecta une indi-
gnation provisoire et, le 5 floréal (24 avril), il écrivait au Directoire que les
officiers, s jUs-officiers et soldats, coupables d'avoir pris ses excitations au
pied de la lettre, se livraient « à des excès de fureur qui font rougir d'être
homme » [Correspondance de Napoléon I", t. 11, p. 208). Il s'était concilié
les soldats en se montrant sévère à l'égard des employés des fournisseurs ;
mais son austérité hypocrite qui sut amasser rapidement une grosse fortune,
— après avoir rappelé que Bonaparte prétendait à Sainte -Hélène être rentré
de sa campagne d'Italie avec moins de trois cent mille francs, un historien
bonapartiste, M. Frédéric Masson, a écrit : « 11 est très vraisemblable que,
dans ses souvenirs, il s'est trompé d'un zéro... il avait sans doute plutôt
trois millions que trois cent mille francs. » ( Napoléon et sa famille, t. 1",
p. 211) — protégeait les fournisseurs contre la concurrence des soldats qui
pillaient ce que les autres tenaient à.accaparer et, s'il fit quelques exemples,
Une frappa que des petits. Il y aaux Archives nationales (AF III, 114) une lettre
HISTOIRE SOCIALISTE 345
du contrôleur des dépenses de l'armée d'Italie écrivant déjà le 7 germinal
an IV (27 mars 1796) : « Je regarde dès h présent la caisse comme étant à la
discrétion du général en chef». « Menacé par le général d'être fusillé suf-le-
champ s'il apportait aucune entrave à ses mesures, il n'insista plus sur le
maintien des principes », lit-on dans un autre rapport qui ajoute : « la vo-
lonté du général a remplacé la Constitution » (AF III 185).
L'armistice conclu avec le Piémont, Bonaparte s'était tourné contre les
Autrichiens restés seuls et qui, le 13 floréal (2 mai), étaient passés sur la rive
gauche du Pô, en avant de Pavie. Après s'être par la peur assuré de la neu-
tralité du duc de Parme, il ordonnait une marche forcée, qui portail, le 18
(7 mai), son armée à Plaisance où, à son tour, elle passait le Pô. Le 20(9 mai)
Beaulieu voulant se retrancher derrière l'Adda, arrivait à Lodi. Le21(10mai),
le pont de Lodi qui allait donner lieu à des récits invraisemblables et à des
boniments hyperboliques (Bouvier, Idem, p. 530-532), était enlevé; l'ennemi
se repliait sur le Mincio. Les petits princes italiens ne songeant qu'à traiter,
Bonaparte avait signé, le 20 (9 mai), une suspension d'armes par laquelle le
duc de Parme s'engageait à payer deux millions et à fournir des approvision-
nements. Le duc de Modène s'était enfui à Venise ; il envoya un plénipoten-
tiaire qui traitait, le 28 (17 mai), moyennant sept millions et demi en espèces,
deux millions et demi de munitions et denrées diverses et vingt tableaux au
choix.
Ce que Bonaparte voulait par dessus tout, c'était s'imposer à l'opinion
publique ; de là, ses bulletins répétés et ronflants où il se faisait toujours va-
loir, souvent aux dépens des autres, les vingt et un drapeaux ennemis por-
tés à Paris par Junot, les noms des grenadiers qui avaient passé le pont de
Lodi directement transmis aux départements dont ils étaient originaires.
Cette audacieuse réclame eut les résultats espérés. En France on ne parla
plus que de lui, et le Directoire n'osa pas réagir contre cet enthousiasme ha-
bilement entretenu. Il organisa au Champ de Mars, le 10 prairial (29 mai), la
fête de la Victoire votée le 17 floréal (6 mai) par les Cinq-Cents et le lende-
main par les Anciens ; il ratifia tout ce que Bonaparte avait fait contrairement
à ses instructions; il essaya cependant de réfréner son excessive et inquié-
tante indépendance. Tout en le félicitant, il repoussa son plan de pénétrer
dans le Tirol et l'avisa, par lettre expédiée le 18 floréal (7 mai) et reçue le 24
(13 mai), que l'armée d'Italie était divisée en deux corps . l'un, sous ses or-
dres, devait agir contre Livourne, le pape et Naples ; l'autre, confié à Keller-
mann, opérerait en Lombardie ; Saliceti, commissaire du gouvernement, au-
rait à conduire les négociations diplomatiques. Ce dernier avait été mis, dès
le début, près de Bonaparte, parce qu'on savait qu'après avoir été son protec-
teur, il était devenu, pour des raisons de ménage, paraît-il, son adversaire ;
on comptait qu'il le surveillerait. C'était, d'ailleurs, d'après Baudot {Notes
historiques sur la Convention, p. 9) « une espèce de Bonaparte en petit, un
346 HISTOIRE SOCIALISTE
sacripant». Mais Bonaparte sut vite regagner sa confiance en le flattant, en lui
demandant d'exercer plein pouv.oir en matière financière, de sorte que, tant
qu'il ne se jug-ea pas- assez fort, au lieu d'un surveillant scrupuleux, il eut
dans Saliceti un panégyriste enthousiaste. Le 25 floréal (14 mai), il répondait
de Lodi à l'avis du Directoire; dans une lettre d'une roublardise consommée,
il refusait d'accepler la nouvelle combinaison et offrait de se retirer. Le Di-
rectoire, craignant que ce ne lût sérieux, n'osa pas affronter le départ, au
milieu de ses succès, d'un général si populaire ; il annula, le 2 prairial
(21 mai), la décision prise; en réalité, Bonaparte devenait le maître.
Du reste, sans attendre la réponse du Directoire, il avait continué à agir
comme si de rien n'était. Le 26 floréal (15 mai), il entrait en triomphateur à
Milan i^ont une garnison autrichienne tenait encore la citadelle, et — spec-
tacle édifiant de la valeur des interventions religieuse et divine — « l'arche-
vêque qui, naguère, appelait sur les Français, étrangers et impies, les foudres
du la Providence, célébra, dans la victoire de ces mêmes Français, le décret
éternel de cette même Providence » (A. Sorel, L'Europe et la Révolution fran-
çaise, (t. V, p. 78). Dans une proclamation du 7 floréal (26 avril), Bonaparte
disait : « Peuples de l'Italie, l'armée française vient pour rompre vos chaînes,
le ppuple français est l'ami do tous les peuples; venez avec confiance au-de-
vant d'elle, vos jiropriétés, votre religion et vos usages seront respectés. Nous
faisons la guerre en ennemis généreux, et nous n'en voulons qu'aux tyrans
qui vous asservissent «.Telles étaient les paroles. Voici les actes: le30(19mai),
il imposait à Milan et à la Lombardie une contribution de vingt millions, sans
compter les réquisitions, et on commença à enlever les œuvres d'art ; l'argent
devait être partagé entre la caisse de l'armée et le Directoire. En outre, « au
Mont-de-piété où étaient entassées des richesses considérables, Fesch, le futur
cardinal, jet le fournisseur GoUot, dérobèrent une quantité énorme de vais-
selle d'or, d'argent, de joyaux, de pierres précieuses et de bijoux » (Bouvier,
Bonaparte en Italie, 1796, pi 590-591).
Miais les fournisseurs, notamment les Flachat, Laporte et Gastelin, qui
avaient contribué à sa fortune, les commissaires du gouvernement, Saliceti,
en particulier, qui avait été pour lui un auxiliaire précieux auprès des direc-
teurs et de l'opinion, étaient encore trop les maîtres à son gré au point de
vue financier. Aussi, vers le milieu de prairial (début de juin), il commençait
à faire entendre des récriminations vagues; peuàpeuJes insinuations se pré-
cisaient et il en vint bientôt, même contre Saliceti, son ancien protecteur et
son futur protégé, à des accusations formelles. Ge qu'il voulait, c'était se dé-
barrasser de toute apparence de contrôle et d'une concurrence ellective. Il y
réussit et on n'allait pas tarder à voir cet homme qui, régulièrement, n'await.
que ses appointements, qui posait pour le désintéressement et la simplicité,
mener un train royal, donner de l'argent à. sa famille, tout en achetant de*
terres et en faisant des dépôts de fonds et des placements [Mémoires et Cor-
HISTOIRE SOCIALISTE 347
respondance politique et militaire du roi Joseph,, l. I"", p. 170, 186-187, 188).
« Il faut, écrivait-il le 3 messidor an IV (21 juin 1796) au DiTectoire, larlout
se trouver en force. Il faut donc une unité de pensée, militaire, diplomalique
et financière » {Correspondance de Napoléon I", t.I", p. 519); il avail raison.
Mais cette unilé nécessaire, c'est le pouvoir central, c'est le gouvernement
qui doit l'assurer; un commandant d'armée n'a qu'à s'occuper le mieux pos-
sible de ses opérations 'militaires.
En Lombardie, il fit organiser des municipalités provisoires; seul, le Con-
grès d'Etat réduit de treize membres à quatre fut conservé, seulement il ne
pouvait rien faire sans l'approbation, dans les premiers temps, de trois agents
militaires, puis du génçral commandant lu LombaTdie; en fait, c'était Bona-
par'te qui exeTçait la souveraineté. Tout en renversant l'ancien régime, il allait
chercher à gagner les bonnes grâces de ceu\ qui étaient le plus atteints p.ir
les nouvelles inStitufions, des nobles et ne? prêtres. Si lourdes fusseiil-elles,
d'une façon plus ou moins générale, contributions, réquisitions et rélormes
n'étaient rien à côté des extorsions et des excès de toate nature auxquels se
livraient les vainqueurs. Aussi, à peine avait-il quitté Milan (4 piairial-23mai)
pour reprendre l'offensive contre les Autrichiens, qu'une révolte éclatait der-
rière lui. Prévenu de ce fait, il revenait sur ses pas et la réprimait impitoyable-
ment à Milan, à Pavie; devaient être rcprimées de la même manière d'autres
tentatives de révolte également dues aux spoliations et aux abus de toute
sorte.
En se retirant entre Trente et Roveredo, Beaulieu avait jeté une forte
garnison dans Aiantoue. Le 22 floréal (11 mai), malgré la neutralité de Venise,
Bonaparte avait fait occuper Crema qui cependant, la veille, avait fermé ses
portes à Beaulieu; le '6 prairial (25 mai), il faisait occuper Brescia autre
ville •yënflienne ; le passage du Mincio était forcé à Borghetto, au sud du lac
de Garde, le 11 (30 mai), et l'armée autrichienne repassait l'Adige en rompant
les ponts. Quoique ce lût encore une ville vénitienne et sous le prétexte — il
oubliait qu'il avait pris l'initiative à Crema et à Brescia — que Beaulieu était
passé par PeschieM, ville vénitienne, Bonaparte faisait occuper Vérone, oîi le
quartiergénérral était transféré le 15 prairial (3 juin). Il emplO'3a'nne partie
de ses forces à bloquer Muntoue et, s'apercevant que son plan par le Tirol
était chimérique dans les conditions ot il se trouvait, toute retraite pouvant
lui être coupée s'il éprouvait un revers, il songea à se retourner contre le
pape avec qui la rupture était complète depuis l'assassinat à Rome du secré-
taire de la légation française Bassville (13 janvier 1793). Le ©irectoire et lui
allaient chercher, d'ailleurs, à imposer leurs volontés aux divers Etals de
ntalie.
Au lieu de persister à fournir des renforts à l'Autriche, et avec l'assenti-
ment du cabinet anglais, la Cour de Naples, effrayée des succès des troupes
françaises, s'efforça, dès la fin de floréal (,17 mai 1796), de s'entendre avec la
348 HISTOIRE SOCIALISTE
France; mais son plénipolenliaire ne put rejoindre Bonaparte que le 13 prai-
rial (1" juin) à Peschiera. L'armistice dont on commença aussitôt à discuter
' les conditions, fut conclu le 17 (5 juin) à Brescia et signé le lendemain à Mi-
lan {Rome, Naples et le Directoire, par Juseph du Teil, p. 119). Le roi des
Deux-Siciles fermait ses ports aux Anglais et s'engageait à négocier un traité
de paix avec la République. A cette même époque, Bonaparte cherchait à en-
traîner Venise contre l'Autriche; le gouvernement vénitien dont on commen-
çait à exploiter indignement la faiblesse, en attendant de faire pis, consentit
bien à laisser occuper ses places fortes et à fournir des vivres et des appro-
visionnements de guerre à crédit, mais il décidait de persister dans sa neutra-
lité désarmée. Sur la demande de Delacroix, ministre des relations extérieures,
il avait fait signifier, le 14 avril, au futur Louis XVIII d'avoir à quitter Vé-
rone.
Le pape que la nouvelle attitude de Ferdinand IV livrait à un isolement
dépourvu de splendeur, avait bien songé à imiter celui-ci; mais ses velléités
d'accommodement n'avaient pas été admises : on voulait lui tirer plus qu'il
n'aurait vraisemblablement accordé. Bonaparte se rendait, le 29 prairial (17
Juin), à Modène et l'armée pénétrait dans les Etats ijontiâcaux; Perrare ou-
vrait ses portes à Augereau qui, le l" messidor (19 juin), entrait à Bologne où
Bonaparte arrivait le soir. Pie VI en passa par ses conditions et un armistice
était conclu, le 6(24 juin), à Bologne, où les troupes françaises restaient ainsi
qu'àFerrare; le pape s'engageait à payer 21 millions, dont 15 et demi en
espèces, &t à livrer 500 manuscrits et 100 tableaux ou objets d'art au choix ;
parmi les derniers, le futur César, toujours cabotin, faisait mentionner le
buste du « patriote Marcus Brutus ». Le 9 (27 juin), une division dont on
avait annoncé au gouvernement toscan, allié de la France, la marche sur
Rome par Sienne, se rabattait brusquement, après avoir passé l'Arno, sur Li
tourne où elle entrait sans opposition; les vaisseaux anglais qu'on comptait
capturer, avaient quitté le port, mais on saisit pour plusieurs millions de
marchandises; cette opération sur territoire neutre était une coupable
violation du droit des gens. Par représailles, les Anglais, le 9 juillet, s'instal-
laient à Porto-Ferrajo, dans l'île d'Elbe. Lors d'une entrevue que Bonaparte
eut, le 12 messidor (30 juin), à Florence avec le grand-duc, celui-ci contre
mauvaise fortune fit bonne figure. C'est à Florence que Bonaparte reçut la
nouvelle de la capitulation de la citadelle de Milan (11 messidor-29 juin). Mais
il allait avoir à soutenir le deuxième assaut de l'Autriche.
Wurmser qui avait quitté, le 18 juin, l'Allemagne pour remplacer Beau-
lieu en Italie, ne commença ses opérations que le 22 messidor (10 juillet). Les
troupes qu'il avait réunies dans le Tirol, descendirent les deux rives du lac de
Garde et, après avoir battu deux divisions françaises, elles se portèrent, les
unes (18000 hommes) avec Quosdanovich, à l'ouest du lac, sur Brescia où
elles pénétrèrent, les autres (32 000 hommes), à l'est, sur Peschiera et Vérone
HISTOIRE SOCIALISTE
349
(Capril une estampe de la Bibliothèque Nationale.1
OÙ Wurmser arriva le i2 thermidor (30 juillet). Ainsi que le constate le géné-
ral Pierron dans la brochure citée plus haut, Bonapai ic n'ayant, pour le gui-
en cette circonstance, ni Maillebois, ni Bourcel, fut « loul d'abord décon-
LIV. 437. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THEBMIDOB ET DIRECTOIRE.
LIV. 437-
350 HISTOIRE SOCIALISTE
tenancé » ; sans Augereau, il aurait battu en retraite. Le 13 (31 juillet), il levait
le siège de Mantoue, abandonnant tout son matériel, et, avec toutes ses forces,
marchait à l'ennemi. Quosdanovich et Wurmser défaits à Lonalo et à Gasti-
glione (16 et 18 thermidor-3 et 5 août) regagnaient le Tirol, et le blocus de
Mantoue recommençait le 20 (7 aotit). Après quelques jours de repos, Bona-
parte s'apprêtait à pénétrer dans le Tirol au moment oîi Wurmser, reprenant
l'offensive, allait de nouveau en descendre le long de la Brenta, et qu'à droite
son lieutenant Davidovich devait manœuvrer pour couper la retraite à nos
troupes. Mais, le 18 fructidor (4 septembre). Davidovich était vaincu à Rove-
redo et à Calliano, localité située entre la jirécédente et Trente où Bonaparte
arrivait le lendemain. Apprenant le départ de Wurmser et comprenant que
celui-ci voulait profiter de cette pointe dans le Nord pour redescendre dans
la Lombardie et y opérer librement, il se mettait sans tarder à sa poursuite,
le rejoignait à Bassano oîi, le 22 fructidor '8 septembre), il l'écrasait. Le 27
(13 septembre), Wurmser se rélugiait dans Mantoue et, le 29 (15 septembre),
ayant voulu tenter une sortie, il perdait la bataille de Saint-Georges sous les
murs de la ville.
Bonaparte dont nous avons commencé à voir la manière plus ou moins
dissimulée d'agir à l'égard de divers Etats de la péninsule, continua ses
manœuvres.
Au Sénat de Gènes qui était, il est vrai, mal disposé en notre faveur, il
avait déjà, à la fin de prairial an IV (juin 1796), expédié Murât pour formuler
des réclamations comminatoires relatives au massacre, le 15 prairial (3 juin)^
de quelques-uns de nos soldats, aux environs de Novi, sur le territoire de
petits fiefs relevant de l'Empire, occupés à ce titre par des détachements fran-
çais et dont plusieurs appartenaient à des nobles génois; il n'obtint que par-
tiellement satisfaction. De nouveaux incidents se produisirent et, tandis qu'il
projetait d'employer la force (M. R. Guyot, Révolution, française, revue,
mai 1903, p. 429) contre Gênes, des négociations aboutissaient à la signature
à Paris, le 18 vendémiaire an V (9 octi^brr 1796), d'une convention en vertu
de laquelle, si son territoire était garanti à la République de Gênes, celle-ci
devait interdire l'entrée de ses ports aux vaisseaux anglais, rappeler les Gé-
nois, partisans de la France, bannis; elle reconnaissait à la France le droit
d'occuper militairement sur la côte les postes où elle-même n'entretiendrait
pas de troupes, elle lui payait deux raillions et lui en prêtait deux autres.
Mais la fraction, hostile à la France, restée au pouvoir allait faire preuve d'une
extrême mauvaise volonté dans l'exécution des clauses de cette convention.
Sous prétexte que le duc de Modène était en retard de quelques centaines
de mille francs sur les versements qu'il s'était engagé à effectuer, Bonaparte,
sans attendre le consentement du Directoire, lançait, le 13 vendémiaire (4 octo-
bre), un manifeste déclarant l'armistice rompu et mettant les populations de
Modène et de Reggio sous la protection de l'armée française. Le 25 (16 octobre).
HISTOIRE SOCIALISTE 351
un congrès des délégués de Modène, de Reggio, de Bologne et de Ferrare abo-
lissait la féodalité, décrétait l'égalité civile et décidait de convoquer une nou-
velle assemhlée de délégués qui se réunit le 27 décembre pour voler la cons-
titution de la République « cispadane», c'est-à-dire en deçà du Pô par rapport
h Rome. Pendant ce temps, des traités étaient signés à Paris, le 19 vendé-
miaire (10 octobre) avec le roi des Deux-Siciles, le 15 brumaire (5 novembre)
avec le duc de Parme, conformément aux armistices du 20 floréal (9 mai) et du
17 prairial (5 juin). Par un article secret de son traité qui n'avait abouti
qu'après de laborieuses négociations, le roi des Deux-Siciles dont l'armistice
de Brescia n'avait pas tiré d'argent, s'engageait k fournir dans l'espace d'un
an la valeur de 8 millions de livres en denrées. D'autre part, tandis que Bona-
parte songeait à reprendre la Corse, l'île se soulevait et les Anglais l'évacuaient
(30 vendémiaire an V-21 octobre 1796).
Pour la troisième fois, l'Autriche faisait de grands préparatifs que lui
permettaient les succès de l'archiduc Charles en Allemagne contre Jourdan et
Moreau. Après Beaulieu et Wurmser, elle conflail sa nouvelle armée à Allvinczi
qui prenait le commandement à la lin d'octobre. Tandis que Davidovich opé-
rerait contre Trente, Roveredo et Rivoli et que Wurmser sortirait de Mantoue,
Allvinczi devait se porter sur liassano et Vérone.
Il franchissait la Piave le 12 brumaire (2 novembre) et marchait sur la
Brenta. Dès qu'il eut connaissance de ce mouvement, Bonaparte faisait replier
les forces qui étaient à Bassano et, ses troupes concentrées en arrière, il
entrait en ligne le 16 (6 novembre). Mais les premières tentatives de l'armée
française échouèrent, elle dut reculer partout. Repoussé à Caldiero — village
à 15 kilomètres à l'est de Vérone — le 22(12 novembre), Bonaparte manœuvra
pour tourner son adversaire. Malgré une vigoureuse résistance, après trois
jours de combats acharnés qui constituent la bataille d'Arcole (25, 26 et 27
brumaire-15, 16 et 17 novembre), Allvinczi dut battre en retraite; Davidovich,
à son tour, après un petit succès contre la division Vaubois, regagna les
montagnes du Tirol. L'Autriche se hâta de remettre son armée en état, et
Allvinczi put bientôt tenter un nouvel effort pour délivrer Mantoue. Les
Impériaux entrèrent en mouvement le 18 nivôse an V (7 janvier 1797); tandis
que Provera s'avançait vers Legnago, Allvinczi opérait sa jonction avec
Davidovich près de Roveredo. Bonaparte arrivait le 23 (12 janvier) à Vérone;
le lendemain, la division du Tirol, à la tête de laquelle Joubert avait rem-
placé Vaubois, devait rétrograder jusqu'à Rivoli oii, le 25 (14 janvier),
Allvinczi était accablé. Dès le 26 (15 janvier) au matin, Masséna marchait
contre Provera, qui avait réussi à passer l'Adige, et il parvenait le soir sous
les murs de Mantoue. Les troupes de Masséna avaient combattu le 24 (13jan-
vier) près de Vérone, fait ensuite huit lieues pour atteindre Rivoli oii elles se
battaient le 25 (14 janvier); elles repartaient dans la matinée du 26 (15 jan-
vier) et allaient encore se battre le 27 (16 janvier) devant Mantoue. Ce sont
352 iiistoirl; socialiste
de tels soldais que Bonaparte ivaiteu l'audace charlatanesque, pour se gran-
dir aux dépens des autres, d'appeler, dans sa lettre du 3 messidor an IV
(21 juin 1796) déjà citée, «une armée médiocre» [Corresi-ondance, t. I",
p. 519)! Le 27 nivôse (16 janvier), malgré une sortie de Wurmser, bientôt
obligé de rentrer dans la place, Provera, cerné à la Favorite, sous les murs
de Manloue, devait, pour la seconde fois dans eslte campagne, se rendre avec
un corps de plus de 6 000 hommes. Le 9 pluviôse (28 janvier), Joubert refou-
lait de son côté les Aulrichiens à Trente et les forçait à l'évacuer. L'armée
d'Allvinczi dispersée, Manloue ne pouvait tenir longtemps; la capitulation
fut signée le 14 pluviôse an V (2 février 1797).
A la suite de l'armistice de Bologne (6 messidor-24 juin), des négocia-
tions avaient eu lieu en vue de conclure avec le pape un arrangement déG-
nilif. Sans doute pour amadouer le Directoire, le pape, par un bref date du
5 juillet 1796, exhorta les catholiques français à se soumettre « aux autorités
constituées » (Joseph du Teil, Rome, Naples et le Directoire, p. 236). L'au-
thenlicilé de cette pièce, qui a été contestée, est établie dans 1 ouvrage pré-
cédent (p. 246) d'une manière irréfutable. Entamées sans succès à Paris, les
négociations continuèrent à Florence et aboutirent, le 23 fructidor an IV
(9 septembre 1796), à une note que les commissaires de la République remi-
rent au plénipotentiaire du pape et par laquelle on donnait à celui-ci six
jours pour accepter les conditions du Directoire [Idem, p. 350); comportant
le désaveu des écrits, bulles ou autres, consacrés depuis 1789 aux affiiires de
France et hostiles au nouveau régime. Le 14 septembre, le pape répcnoit par
un refus et les choses allaient r'^sler en l'état; les clauses de l'aimislice
n'étaient toujours pas exécutées, et le la^e songeait à recourir aux armes
avec l'aide du roi de Naples, — celui-ci devait fournir dos soldais, l'Anele-
terre de l'argent et le pape « du fanatisme à tout le peuple » [Idem, p. 370),
— lorsqu'on apprit la signature à Paris du traité entre la France et le royaume
des Deux-Siciles.
A la Un de vendémiaire an V, vers le 18 ou 20 octobre [Id., p. 384), le
Directoire se déciJa à donner pleins pouvoirs à Bonaparte pour trailer.
Averti, le 7 brumaire ;in V (28 octobre 1796), à Vérone, ce dernier écrivit
aussitôt à notre représentant à Rome, Cacault, de voir le pape : «Vous pouvez
l'assurer de vive voix que j'ai toujours été contraire au traité qu'on lui a
proposé, et surtout à la manière de négocier; que c'est en conséquence de
mes instances particulières et réitérées que le Directoire m'a chargé d'ouvrir
la route d'une nouvelle négociation. J'ambitionne bien plus le titre de sau-
veur que celui de destructeur du Saint-Siège;.... si l'on veut élre sage à
Rome, nous en profilerons pour donner la paix à cette belle partie du monde >
{Correspondance de Napoléon /", t. H, p. 100). Quatre jours avant [Id., p. 87),
parlant du pape au même Cacault, il lui recommandait de i> tromper ce vieux
renard » ; mais, sous sa fourberie, persistait son intention bien arrêtée de ne
HISTOIRE SOCIALISTE "Ô3
se brouiller avec le Siinl-Siè.Lîe que s'il ne lui était pas possible de faire
aulremont : il voulait la paix et l'ar^'Oiit.
C'est un lort souvent de vuir daus i;es avances conciliantes un indice de
frayeur ou de faiblesse; les diplom:iles, en particulier, ne savent guère admet-
tre que les choses qui les occupent soient parfois très simples; ils supposent
toujours des dessous compliqués, croyant faire ainsi preuve d'une finesse qui
esc mise précisément en défaut par le trop fréquent désir de se prouver. Ce
fut, en la circonstance, le tort du pape. D'autre part, au courant de la nou-
velle entrée en ligne de l'Autriche sous la direction d'AUvinczi, il se trouva
par là confirmé dans son idée que la crainte seule avait motivé les bonnes
intentions de Bonapnrte, et il fit des prépaiatifs guerriers, escomptant le
succès de l'Autriche et l'appui de Dieu. Aussi, immédiatement après l'écrase-
ment d'AUvinczi, Bonaparte songeait à se retourner contre le pape. Le 3 plu-
viôse an V (22janvier 1797), il mandait à Cacault de quitter Rome « six heures
nprès la réception »(7rfi°;»,p.338) de sa lettre. Cacault la recevait le 7 (26 jan-
vier) et parlait aussitôt.
Dès le 28 nivôse (17 janvier), Bonaparte avait de Vérone ordonné des
l'rt'paratifs sous les ordres du général Victor. Celui-ci franchissait le Pô le
2 pluviôse (21 janvier), séjournait le 3 (22 janvier) à Ferrare, se dirigeait le
lendemain sur Bologne et, le 13 (1" février), quittait cette ville et arrivait de
vaut Imola, première ville, en ce moment, sous la domination du pape.
.Après avoir culbuté les soldats du pape commandés par Colli, « préparés
par de saints exercices à monter au ciel » (Gaflarel, Bonaparte et les républi-
ques italiemies, p. 210), mais paraissant peu empres-és à effectuer celle
ascension, il entrait dans Faenza sans avoir pu, malgré ses efforts, rattraper
la cavalerie papale, qui détalait comme si les volailles célestes lui avaient
prêté leurs ailes; il occupait Ancône le 21 (9 février); les troupes du pape
n'avaient pas essayé de se défendre. Bonaparte se livra à son cabotinage
habituel : il manda moines et prêtres, les rassura, les exhorta à avoir con-
limce en lui; entre comédiens on se comprit vite, et l'entente fut aisée pour
éviter les sacrifices essentiels. Le 24 (12 février), le pape demandait à traiter
et, le 1" ventôse (19 février), la paix était signée à Tolentino. Le jour même,
Bonaparte écrivait à Pie VI : « J'envoie mon aide de camp chef de brigade
pour exprimer à votre Sainteté l'estime et la vénération parfaite que j'ai
pour sa personne » [Correspondance de Napoléon !•", l. II, p. 450). L'avant-
veille (29 pluviôse-17 février), il avait écrit au général Joubert : « L'armée
est à trois jours de Rome. Je suis k traiter avec cette prètraille » (fdem,
p. 437). Ce rapprochement permet de juger l'homme.
Par le traité de Tolentino, que le Directoire ratifia le 12 germinal an V
(1" avril 1797), le pape abandonnait toutes prétentions sur Avignon et sur le
comlat Venaissin, depuis longtemps englobés sans son autorisation dans le
département de Vaucluse; il renonçait aux territoires de Bologne, de Ferrare,
354 HiSTOIRE SOCIALISTE
et à la Romagne qui allait être adjointe à la République cispadane; il s'en-
gageait à exécuter dans leur intégralité les clauses de l'armistice de Bologne,
à payer en outre 15 millions de livres, à indemniser ia famille du secrétaire
de légation Bassville et à laisser rétablir l'école française des arts a Rome.
Ce qu'il faut noter, c'est que Bonaparte, pouvant parler en maître, diminua
bien le territoire du pape, mais laissa subsister son pouvoir temporel et la
propriété ecclésiastique qui est un si puissant moyen d'action contre la société
moderne issue de la Révolution.
CHAPITRE XV
INTRIGUES ROYALISTES — ÉLECTIONS DE l'aN V
{(jTridnal an IV à prairial an V-avril 1796 à juin 1797.)
La rupture du Directoire avec les patriotes, qui avait suivi la dissolution
de la Société du Panthéon et qu'avaient aggravée les mesures prises contre
Babeuf, les Egaux et le parti montagnard, amena un rapprochement avec les
modérés et avec les royalistes déguisés en constitutionnels, habitués pour la
plupart, les uns et les autres, du « club de Clichy ». Les directeurs, donnant
un exemple que nous avons vu suivre depuis par ceux qui ne font, plus ou
moins habilement, que de la politique personnelle, changèrent leur fusil
d'épaule. Alors comme aujourd'hui, on vit attaquer la République sous le
masque républicain. Tandis que les partis avancés disent ce qu'ils veulent,
les partis de réaction osent rarement avouer leur but et dire ce qu'ils sont;
leur arme de prédilection, c'est le mensonge, c'est le faux. Prétendus consti-
tutionnels ou ralliés n'étaient, ne sont, suivant l'expression de MalletduPan,
que des « royalistes bâtards » [Correspondance inédite avec la cour de Vienne,
t. II, p. 96). Le Directoire se tournant à droite, ils ne manquèrent pas d'en
profiter pour réitérer le mouvement de réaclion que Vendémiaire avait ar-
rêté. Ils daignèrent accepter les invitations des directeurs; ceux-ci ne purent
faire moins, par reconnaissance, que de livrer aux faux républicains les places
qu'ils enlevaient aux vrais. Carnot, qui ne croyait pas « impossible d'amener
une réconciliation des esprits qu\me hostilité radicale ne séparait pas de la
République y {Mémoires sur Carnot par son fils, t. II, p. 109) et qui, seul des
directeurs, « comprenait bien notre sysième » {Souvenirs du lieutenant-
général comte Mathieu Dumas de J770 à i836, pu //liés par son fils, t. III,
p. 82), servit habituellement d'intermédiaire pour ces marchandages, qui
n'allèrent pas sans quelques petites per.fldies de part et d'autre ^Lebon, L'An-
gleterre et l'émigration, p. 212). Nous avons déjà vu Cchap. xn) que de nom-
breux fonctionnaires royalistes avaient été réintégrés dans leurs fonctions, et
HISTOIRE SOCIALISTE
qu'un arrêlé du 27 ventôse an IV (17 mars 1706] avait, ordonné une enquête
pour écarter les patriotes restés dans l'adniinistratioa. Après l'arrestation de
Babeuf, nouvelle hécatombe; un rapport reproluit dans le recueil souvent
cité de M. Aulard (t. IV, p. 231) le prouve, et l'hislorien royaliste et catho-
lique, M. Sciout, l'avoue en disant que la découverte de la conjuration avait
décidé le Directoire « à destituer un certain nombre de Jacobins et à ménager
un peu les modérés» qui « s'efforcèrent d'en tirer le meilleur parti possible»
[Le Directoire, t. II. p. 256 et 257). Ce sont les protégés des modérés et des
ralliés ou soi-disant consliluiionnels qui occupaient, par conséquent, la plu-
part des postes en 1796(anlV-an V), année pendant laquelle M. Sdout n'a pas
eu de peine à découvrir une quantité de faits d'incurie, de gaspillage et de
concussion. Les tribunaux, en parliculier, devait dire Briot, dans la siance
du Conseil des Ginq-Conts du 21 brumaire an VII (11 novembre 1798), avaient
été « peuplés de complices des prêtres et des émigrés »; « la plupart lie ceux
qui composent les bureaux sont les mêmes que ceux qui les cOiiipù--aii'ni en
Vendémiaire », lit-on dans le rapport de police du 3 germinal an V-23 mars
1707 (recueil d'Aulard, t. IV, p. 18].
Non contents de mettre la main sur les places, ceux qui dissimulaient
leurs véritables sentiments derrière des opinions de parade, et qui n'étaient
républicains que dans ki uiesui'e ou ils ;jouvaienL exploiter la République,
se préoccupèrent unique n ent de favoriseï' la politique de l'éaction. Un nommé
Vaublanc, royaliste élu député, avait été traduit devant des juges que sa
qualité rendait incompétents, et condamné à mort par contumace pour les
événements de Vendémiaire; le 13 fructidor an IV (30 août 1796), le Conseil
des Cinq-Cents et, le 15 fructidor (1" septembre), le Conseil des Anciens an-
nulèrent la condamnation; mais, sans le renvoyer devant le tribunal compé-
tent, ils l'admirent à siéger. Par les lois du 12 prairial (31 mai) et du 28 fruc-
tidor an IV (14 septembre 1796), ils interprétaient dans un sens favorable au\
ecclésiastiques réfractaires certaines dispositions de lois précédentes. Ils reve-
naient deux fois à la charge contre la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795)
visant les émigrés et les prêtres réfractaires. En cette circonstance, des mo-
dérés firent le jeu des royalistes travestis en constitutionnels : ils sont restés
nombreux dans leurs rangs ceux qui réservent toute leur acrimonie pour les
républicains sincères et ont des trésors d'indulgence pour les ennemis de la
République. Le résultat fut, après une vive discussion, la résolution des Cinq-
Cents, du 16 brumaire an V (6 novembre 1706), devenue, par son adoption au
Conseil des Anciens, la loi du 14 frimaire an V (4 décembre 1706); son ar-
ticle 1" accordait le bénéfice de l'amnistie du 4 brumaire an IV (26 octobre
i7y5] aux actes commis par les royalistes en Vendémiaire et le refusait aux
Conventionnels tels que Barère « contre lesquels la déportation a été nomi-
nativement prononcée par les décrets du 12 germinal an III -> (1" avril 1795);
les art. 2, 3, 4 et 5 étendaient l'exclusion des diverses fonctions publiques
356 HISTOIRE SOCIALISTE
jusqu'à la paix générale, prononcée contre les émigrés et leurs parents pir
les six premiers articles de la loi du 3 brumaire an IV (fin du chap. x), à tous
les amnistiés du 4 brumaire, c'est-à-dire qu'étaient frappés, en sus dcsvendé-
miairistes, pour lesquels il n'y avait de la sorte rien de changé, tous les pa-
triotes que l'amnistie avait libérés; l'étaient également les chefs vendéens ou
chouans et les anciens Gonvetitionnels montagnards « décrétés d'accusation
ou d'arreslation », que le décret du 5 fructidor an III (22 août 1705) nvait
seulement déclarés inéligibles au Corps législatif; l'art. 6 abrogeait, à l'excep-
tion des six premiers, tous les articles de la loi du 3 brumaire an IV concer-
nant, notamment, l'exécution des lois de 1792 et de 1793 contre les prêtres
réfractaires. Los royalistes n'obtenaient pas tout ce qu'ils désiraient; en re-
vanche, on frappait les victimes de Germiual et de Prairial, ce qui était une
étrange façon de contrebalancer la faiblesse dont bénéficiaient, après Vau-
blanc, les antirépublicains de Vendémiaire.
En approchant de l'époque du renouvellement partiel du Corps législa-
tif, fixé par la Constitution au mois dé germinal an V (m .rs-avril 1797), le
Directoire ressentit cependant des inquiétudes que les républicains sincères
et perspicaces éprouvaient depuis longtemps. Ainsi Hoche, écrivant le 28 fruc-
tidor an IV (14 septembre 1796) aux directeurs pour leur signaler une ma-
nœuvre, dont il sera parlé dns le chapitre suivant, du royaliste Louis de
Frotté, ajoutait {Les Pacifications de l'Oicest, de Chassin, I. II, p. 605) : « Trop
de vos amis vous ont abandonnés; ouvrez les yeux, n'attendez pas que le
reste se livre au désespoir et se perde en voulant sauver illégalement la
République ébranlée jusque dans ses fondements. Que yiendra-t-on parler de
terroristes? Où sont-ils? Où est leur armée? Celle des chouans est partout ».
Par ses complaisances, par sa complicité, le Directoire avait fortifié le parii
dont maintenant il commençait à redouter la force. Il ne vit de remède — et
son exemple devait par la suite trouver d'innombrables imitateurs — que
dans une loi contre la presse; un message du 9 brumaire an V (30 octobre
1796) demanda aux Cinq-Cents de voler des mesures répre.-sives. On avait eu
r.ison des principaux journaux avancés par l'arrestation de leurs rédacteurs
plus ou moins impliqués dans des poursuites dont le procès de Babeuf avait
été le signal; c'était, dès lors, contre les excès des feuilles royalistes qu'était
surtout réclamée une nouvelle loi. Aussi, députés modérés et royalistes, qui
n'avaient jamais protesté au nom des principes lorsqu'on frappait les répu-
blicains avancés, se posèrent en partisans farouches de la liberté, de leur
liberté, car nous aurons l'occasion de x'oir tout à l'heure comment les roya-
listes la comprenaient pour leurs adversaires. Tout cela n'aboutit qu'à des
tentatives de surélévation du port des journaux qui échouèrent, et à la loi du
5 nivôse an V (25 décembre 1796) défendant d'annoncer publiquement les
journaux et les actes des autorités autrement que par leur titre. Une autre
proposition de loi lut bien votée en cette matière par les Cmq-Cenls, le
HISTOIRE SOCIALISTE
357
30 pluviôse an V (18 février 1797), après un long examen de plusieurs pro-
jets; mais elle devait être rejetée par les Anciens, le 9 floréal (28 avril).
BT NE NOS INDUCAS IN TENTATIONEM SED LIBERA NOS A MALO
(D'après une estampe de la Bibliotbèqae Nationale-) -'' '~
Si la répression de la presse ne pouvait être un remède efficace, que
penser, à ce point de vue, de la loi du 18 nivôse an V (7 janvier 1797) ordon-
LIV. 438. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIT. 438.
35£ HISTOIRE SOCIALISTE
nant, pour le 2 pluviôse, la célébration de l'anniversaire du 21 janvier et 1«
serment solennel, par les membres du Corps législatif, de haine à la royauté,
ainsi qu'on l'avait déjà fait l'année précédente (chap. xn)? Puisqu'on avait
Tandace de contrarier les royalistes — cette loi n'allait pas plus loin — un
dfes Girondins qui avaient été réintégrés (chap. m) le 18 frimaire an III (8 dé-
cembre 1794), Philippe Delleville, voulut à son tour ennuyer les républicains
avancés, qualiiiés alors d'anarchistes, et, dans la séance des Cinq-Cents du
22 nivôse (11 janvier 1797), il proposa d'ajouter, au serment de haine à la
roj'auté, celui de haine à l'anarchie, parce que, dit-il, « en jurant simplement
haine à la royauté, nous ne jurerions rien que Marat, Robespierre et leurs suc-
cesseurs et sicaires anarchiques n'aient juré et ne jurent encore volontiers ».
Cet aveu ne permet aucun doute sur l'infamie de ces modérés que nous avons
déjà vus, et que nous aurons encore l'occasion de voir, en d'autres circons-
tances, traiter d'agents royalistes Marat, Robespierre et les républicains
avancés, comme ceux d'aujourd'hui traitent les socialistes de « sans-patrie ».
La proposition de Delleville fut acceptée et devint la loi du 24 nivôse an V
(13 janvier 1797).
Avant de parler de l'action extra-légale des royalistes avoués, je dirai un
mot de la question financière qui ne cessa pas d'être, pour le Corps législatif
et surtout pour le Directoire, le sujet de graves préoccupations. En l'an V, on
essaya pour la première fois d'établir un ensemble des dépenses et des re-
cettes. Les faits furent loin de correspondre aux prévisions ; cependant la ten-
tative mérite d'être signalée. Selon le système proposé par Ramel, la loi du
16 brumaire an V (6 novembre 1796) distingua, pour le budget de l'année en
cours, les dépenses fixes des dépenses extraordinaires. Les premières devaient
être prises en entier sur le produit des contributions de l'an V même ; il devait
être pourvu aux secondes à l'aide de la rentrée des contributions arriérées, des
revenus des biens nationaux et, pour le complément, de la v«nte d'une quan-
tité suffisante de ces biens. D •; uis la loi du 20 fructidor an IV (6 septembre
1796), on en était revenu, pour cette vente, à la mise aux enchères appliquée
— voir fin du chap. vi — jusqu'à la loi du 28 ventôse an IV (18 mars 1796) relative
aux mandats territoriaux —voir fin du chap. xu. D'après la loi du 16 brumaire
sur les dépenses de l'an V, dont je viens de parler, les enchères étaient ouvertes
devant les administrations de département dans les formes prescrites par les
lois antérieures à celle du 28 \> niôse an IV, « sur une première offre égale aux
trois quarts du principal de l'évaluation des biens estimés en vertu des lois
précédentes ». Quant aux bifus non estimés, le revenu était fixé par experts,
et les «nchères étaient ouverti s sur l'offre de quinze fois ce revenu. Le prix
était payable : un dixième en numéraire, moitié de ce dixième dans les dix
jours et avant la prise de possession, moitié dans les six mois; quatre dixièmes
en quatre annuités, produisant 5 0/0 d'intérêts par an; les cinq dixièmes ces-
tanl pouvaient être acquittés eu papier.
HISTOIRE SOCIALISTE 359
On acceptait toute espèce de papiers. Assig^nats et mandats n'avaient pas
été les seuls instruments à faire de l'argent. Souvent on avait opéré par voie
de réquisition, d'oîi les bons de réquisition; dès le début, le Directoire avait
commencé à manger son blé en herbe, anticipant sur toutes les recettes
éventuelles, d'où de nouveaux bons; d'autres bons encore avaient servi à
acquitter fies indemnités dues en certaines circonstances ; pour les règlements
des fournitures, les ministres signaient des ordonnances; la loi du 8 prairial
an III (fm liu chap. vi) avait imaginé des bons au porteur gagnés en loterie;
lors de la Iiaisse des assignats, certains fournisseurs avaient fait régler leurs
mémoires par l'inscription de six fois, dix fois, quinze fois leur montant sur
le Grand-Livre de la dette publique; tons ces papiers étaient admis pour les
cinq dixièmes du payement : les inscriptions sur le Grand-Livre correspon-
dant à ces capitaux scandaleusement multiidié;-. sous prétexte de dépréciation
des fonds publics, étaient reçues à cet effiH, jusqu'au 1*" messidor suivant
(19 juin 1797) seulement, « sur le pied de vingt fois la rente »l Calculées de
la sorte, ces inscriptions furent même reçues sans limitation de délai, et pour
le prix entier (loi du 9 germina! an V-29 mars 1797) des « bâtiments natio-
naux », qui étaient, par cette loi, tous mis au>- enchères, à l'exception de
ceux faisant partie de propriétés rurales ou d'usines, de ceux réservés aux
services publics, et des églises ou temples dort p- uvaient disposer les com-
munes par application de la loi du 11 prairie; an III (30 mai 1795) mention-
née au chapitre vi. Les gens qui avaient p'-ofllé de la faculté d'acquisition
d'immeubles nationaux attachée aux mandats par la loi du 28 ventôse an IV,
avaient été intéressés à la baisse du nouveau papier- ro on naie, afin de l'obte-
nir à meilleur compte; aussi avaient-ils agi en conséquence, et la débauche
de papiers à laquelle on s'était livré n'avait pu que leur faciliter la tâche. Les
biens nationaux ainsi obtenus par les spéculateurs à vil prix, les ressources
sur lesquelles le gouvernement avait compté lui avaient échappé. C'est pour-
quoi la loi du 20 fructidor an IV (6 septembre 1796) citée tout à l'heure,
avait établi que les biens nationaux non vendus ne le seraient désormais que
par enchère. Il y avait eu, jusqu'au 10 fructidor (27 aoiit), dans le département
de la Seine, un de ceux oti la moyenne de consignation par vente fut le plus
élevée, 2 783 soumissions, pour lesquelles les soumissionnaires avaient
consigné la valeur de 16 557 609 Ir. (Archives nationales, AF IV 399).
Bon gré, mal gré, la législation, qui avait été impuissante à maintenir le
cours du papier-monnaie, dut s'ailapter au fait de sa dépréciation. On avait
déjà officiellement consacré la réduction de valeur des assignats, par exemple
dans la loi du 19 frimaire an IV sur l'emprunt forcé (chap. xn). La loi du
15 germinal an IV (4 avril 1796) réduisit dans des proportions diverses, sui-
vant leurs dates, le montant des obligations ou conventions exprimé en assi-
gnats, tout en imposant (fin du chap. xii) d'effectuer tous les payements en
mandats valeur nominale : c'était encore la circulation forcée des assignats
3o0 HISTOIRE SOCIALISTE "
valeur réduite, c'était celle des mandats valeur intégrale. La loi du 4 prai-
rial an IV (23 mai 1796) limita au 25 prairial (13 juin) pour le département
de la Seine, au 10 messidor (28 juin) pour les autres départements, le délai
pendant lequel les assignats pourraient être, conformément à la loi du
28 ventôse (18 mars), échangés contre des mandats ou des promesses de man-
dats, à raison, valeur nominale, de 30 contre i; à l'expiration de ce délai, les
assignats au-dessus de 100 livres devaient cesser d'avoir cours de monnaie.
En prorogeant ce délai au 30 messidor (18 juillet) pour les départements
autres que la Seine, la loi du 9 messidor an IV (27 juin 1796) déclarait qu'après
re dernier délai les assignats au-dessus de 100 livres ne seraient plus échangés
h aucun taux. Par la loi du 29 messidor an IV (17 juillet 1796), fut supprimée
l'obligation, édictée par la loi du 15 germinal précédent (4 avril 1796), d'opérer
tous les payements en mandats valeur nominale, et c'est au jour de la publi-
cation de cette loi que la cessation de la circulation forcée du papier-monnaie
valeur nominale, qui en était la conséquence, resta plus tard fixée (loi du
5 messidor an V-23 juin 1797).
La loi du 5 thermidor an IV (23 juillet 1796), qui a été déjà mentionnée
dans le § 2 du chap. xi à propos du taux de l'intérêt, déclarait (art. 1") :
" A dater de la promulgation de la présente loi, chaque citoyen sera libre de
contracter comme bon lui semblera; les obligations qu'il aura souscrites
seront exécutées dans les termes et valeurs stipulés ». Toutefois (art. 2),
« nul ne pourra refuser son payement en mandats au cours du jour et du
lieu où le payement sera effectué » : c'était l'admission légale de la déprécia-
tion des mandats avec le maintien de leur circulation forcée. La loi du
13 thermidor an IV (31 juillet 1796) décida que les mandats donnés en paye-
ment des biens nationaux seraient pris, non plus à leur valeur nominale,
mais au cours moyen arrêté tous les cinq jours; 100 livres en mandats
valaient à cette date 4 livres. Firent de même la loi du 22 thermidor an IV
(9 août 1796), d'abord pour toutes les contriliulions qui, à partir du 1" fruc-
tidor suivant (18 août), — une loi du 10 fructidor (27 août 1796) reporta le
point de départ de ce nouveau régime aux premiers jours de vendémiaire
(fin septembre) — durent être payées en argent ou en mandats au cours, puis
pour les fermages pendant le moi? de fructidor, et la loi du 18 fructidor an IV
(4 septembre 1796), qui étendit (art. 2) l'obligation de l'emploi du numéraire
ou des mandats au cours à « tous les payements restant à faire » sur le prix
de? baux des biens ruraux. Enfin la loi du 16 pluviôse an V (4 février 1797)
supprima entre particuliers la circulation forcée des mandats dont les 100 li-
vres valaient alors 1 livre; ils continuaient, pour divers payements, à être
acceptés jusqu au 1" germinal suivant (21 mars) dans les caisses publiques,
au prix de 100 fr. valeur nominale pour 1 fr. Passé ce délai, ils ne devaient
plus être reçus — toujours à ce dernier prix — qu'en payement des biens
nationaux, après avoir été préalablement échangés contre des récépissés de
HISTOIRE .SOCIALISTE 361
la Trésorerie nationale. Cette loi, qui retirait les mandats de la circulation,
fut étendue, par la loi du 22 pluviôse an V (tO février 1707), aux assignats
de 100 livres et au-dessous, assimilés aux mandats « sur le pied du trentième
de leur valeur nominale », ce qui revenait à accepter 3 000 livres en assignats
pour 20 sous.
On avait précédemment réglé, après d'interminables débats, la question
des payements entre particuliers : la loi du 15 pluviôse an V (3 février 1797)
portait que toutes les rentes, pensions et capitaux fondés sur des titres anté-
rieurs au 1" juillet 1790, échus soit à cette époque, soit depuis le 1" vendé-
maire an V (22 septembre 1796), ou échéant après le 15 pluviôse, date de la
loi, pourraient être exigés en « numéraire raélallique ». Pour tous les litres
de la période intermédiaire, ne seraient exigibles en numéraire que los dettes
expressément stipulées payables ainsi. EnQn la loi du 5 messidor an V
(23 juin 1797), déjà citée tout à l'heure, ordonnait, afin de faciliter le règle-
ment des transactions passées entre particuliers pendant la période du
papier-monnaie, que des tableaux de ses valeurs successives seraient dressés
dans chaque déparlement, et j'ai déjà mentionné (fin du chap. vi) la Collec-
tion générale de ces tableaux d'après laquelle (p. 330, x et xi) voici, pour la
dernière dtcade des mois révolutionnaires, ce que valaient 100 livres en
assignats de ventôse à prairial an IV, en mandats de germind an IV à ni-
vôse an V : pour les assignats, 8 sous en ventôse et en germinal an IV (mars
et avril 1796), 6 sous en floréal (mai) et 3 sous el demi en prairial (juin);
pour les mandats, 17 livres il sous en germinal an IV (avril 1796), 11 livres
11 sous en floréal (mai), 8 livres 7 sous en prairial (juin), 5 livres 10 sous en
messidor (juillet), 3 livres 8 sous en thermidor (août), 4 livres 10 sous en
fructidor (septembre), 4 livres 3 sous en vendémiaire an V (octobre), 3 livres
4 sous en brumaire (novembre), 2 livres 8 sous en frimaire (décembre), 2 li-
vres 2 sous en nivôse (janvier 1797).
« Il faut observer d'ailleurs, disait Crassous à la séance des Cinq-Cents
du 4 frimaire an IV (25 novembre 1795), que l'or et le blé sont constamment
restés avec les assignats dans une tout autre proportion que le reste des
denrées; car ces marchandises sont à l'assignat comme un est à cent cin-
quante; tandis que d'autres objets, la viande par exemple, n'est encore à
l'assignat que comme un est à quarante. »
A la fin du chap. vi, j'ai rapproché, des variations du papier-monnaie par
rapport au numéraire, les variations du prix d'une marchandise — un abon-
nement trimestriel au Moniteur — pendant l'an III. Voici, pour achever la
comparaison, quelles furent les variations de cet abonnement en l'an IV.
Désormais le même pour Paris et les départements, son prix était de 250 li-
vres, à partir du i" brumaire (23 octobre 1795); de 500 livres à partir du
1" frimaire (22 novembre 1795); de 1 000 livres, à partir du 1" nivôse (22 dé-
cembre 1795), et de 18 livres seulement pour ceux « qui préféreront payer
362 HISTOIRE SOCIALISTE
l'abonneinent en numéraire» ; de 1 250 livres en assignats ou de 30 en numé-
raire, à partir du 15 nivôse (5 janvier 1796) — il y avait là une augmentation
particulière de 105 livres environ en assignais due à rélévation, par la loi du
6 nivôse an IV (27 décembre 1795), du port des journaux, ce qui motivait
aussi le prix ue 30 fr. en numéraire; cette augmentation devait être atté-
nuée par la loi du 6 messidor an IV (24 juin 1796); de la note du Moniteur
du 15 nivôse, il résulte qu'il prenait- dès cette époque les 100 livres en assi-
gnats pour 1 franc valeur métallique — ; de 1800 livres en assignats, à
partir du 1" prairial (20 mai 1796), ce qui équivalait à environ cent fois le
prix du début; enfin, à partir du 1'" messidor (19 juin 1796), le prix ne pou-
vait plus être payé qu'en numéraire et était de 20 livres; quant à ceux qui,
d'après le dernier prix en assignats, avaient versé 1800 livres, ils étaient
prévenus que cette somme compterait, non plus pour trois mois, mais seule-
ment pour un mois et demi, ce qui, contre la marchandise citée, mettait en-
core les 100 livres en assignats à près de 0 fr. 60; elles valaient presque dix
fois moins contre du numéraire.
Le parti de la réaction comprenait, ainsi qu'on a pu le voir par le début
de ce chapitre, a côté de ces républicains modérés ne songeant à « chercher
leurs adversaires, suivant l'expression de M. Waldeck-Rousseau, qui fera
bien lui-même de ne pas trop l'oublier, que dans les rangs de ceux qui com-
battent pour la République » (séance de la Chambre du 16 novembre 1899,
p. 1852 de l'Officiel), des royalistes déguisés en constitutionnels, ne se disant
républicains que pour mieux trahir la République, et des r oyalistes déclarés
agissant presque tous sous l'influence directe du prétendant ou de son frère,
qui ne rêvait que plaies et bosses dès qu'il était à l'abri. Celte influence
s'exerçait au moyen d'agents dont les principaux étaient ceux qui consti-
tuaient l'agence de Paris déjà menlionnée (chap. vm) ; si Lemaît're s était
laissé prendre, il restait Brolhier, La Ville-Heurnois, Duverne de Praile et
des Pomelles. L'argent continuail à être patriotiquement accepté des mains
du ministre plénipotentiaire anglais en Suisse, Wickham ; une lettre de
celui-ci à son ministre Grenville, le 26 janvier 1796, nous apprend, par exem-
ple, qu'il venait d'envoyer à l'abbé Brothier (Lebon, L'Angleterre et l'émigra-
tion, p. 171) « 1800 livres sterling », soit 45000 fr., tant pour acquitter les
frais d'espionnage que pour encourager les insurrections.
Une évolution s'était cependant effectuée dans l'esprit d'un grand nomb
de royalistes connus jusque-là pour leur intransigeance. Louis de Frotté, q
s'intitulait « général en chef de Normandie», avait écrit, par exemple,
1" août 1796, à son « major général », le vicomte de Chambray {Les Paci
cations de l'Ouest, de Chassin, t. II, p. 594), que, puur le moment, il s'agissa
avant tout « d'influer sur les élections »; « pour cela, disait-il, il faut que le»
meilleurs royalistes se dévouent et fassent le sacrifice apparent de leur opi-
nion, pour se mettre plus à même de la servir avec fruit ». On voit qu'il y a
HISTOIUE . SOdALISTE 363
longtemps que le parti royaliste pratique la dissimulation de son but réel
derrière des opinions de circonstance; et c'est être sa dupe que de voir la
parade qui lui sert d'amorce, et non l'hameçon que, par fraude, il cherche à
faire avaler. D'autre part, après avoir prêché le retour pur et simple â l'ancien
régime, l'abbé Brolbier avait, sous la pression ûes faits, fini par comprendre
que la restauration de la monarchie ne serait possible qu'avec certaines con-
cessions aux idées nouvelles ; aussi crut-il de son devoir d'écrire en ce sens
au prétendant, que les princes de l'Europe appelaient alors le comte de Lille,
et que, pour la commodité du récit, je désignerai par son surnom anticipé
de Louis XVIIl. Ce monarque en expectative, bien qu^il reçût de divers côtés
des avertissements identiques, se refusa à y ajouter îoi, s'imaginant qu'ils
étaient inspirés non par la conscience de la réalité, mais par la contagion du
mauvais exemple ; en conséquence, il répondait à Brothier, lé 11 juillet 1796,
que ce qu'il proposait était « entièrement inadmissible » (Lebon, ide?n,
p. 198). On a vu dans le chapitre précédent que le gouvernement vénitien
l'avait, le 14 avril, mis en demeure de sortir de Vérone; parti le 21, en se
déguisant par crainte de ses créanciers, il était arrivé, le 28, sur le territoire
du margrave de Bade, à Riegel, oîi Condé avait établi son quartier général.
Il le quitta le 14 ifuîHet et, lors de la retraite, devant Moreau, de l'armée autri-
chienne dont le corps de Condé faisait patriotiquement partie, il s'arêta
quelques jours à Dillingen; le 19 juillet, un coup de pistolet fut tiré sur lui
et le manqua, tandis qu'il se tenait à l'une des croisées de son hôtel. L'au-
teur de celte tentative criminelle qui. si elle avait réussi, aurait, suivant le
mot de Louis XVIII (Ernest Daudet, Les Bourbons et la Rnssie, p. 66), profité
à son frère, resta inconnu. Peu après, Louis XVIÏI gagna Blankenburg, dans
le duché de Brunswick, oii il devait rester dix-huit mois.
D'autre part, le traître Pichegru, venu tout au commencement d'avril
1796 (milieu de germinal an IV) à Paris, d'où, après avoir, sur les conseils,
paralL-il, de Wickham, refusé l'ambassade de Suède (Lebon, idem, p. 175), il
alla s'installer à Strasbourg pour continuer ses intrigues, s'aperçut que, con-
trairement à ses désirs, sa sortie de l'armée n'avait produit aucune efferves-
cence; or il venait de constaterqu'àParisles royalistes influents étaient, pour la
plupart, partisans nond'un retour à l'ancien régime, maisd'une monarchie cons-
titutionnelle. Aussi, tout en restant en correspondance avec Carnet (Lebon, id.,
p. 205), il faisait conseiller à Louis XVilI de se départir de son attitude in-
transigeante. L'obstination de celui-ci, persuadé de la possibilité de réussir
sans ce sacrifice d'amour-propre, était cause qu'à Paris d'assez nombreux
monarchistes se retournaient du côté du duc d'Orléans qui n'avaît pas cessé
d'avoir quelques partisans; ainsi le marquis de Rivière avait écrit, le 12 juiÏÏet
1795 : « Je ne dois pas dissimuler qu'il existe un parti d'Orléans, soutemu
dans l'intérieur par Boissy d'Anglas, l'abbé Sieyès, Cochon et Arnaud, et, 'à
l'extérieur, par Barthélémy, ministre à Bâle; Montesquieu, Dumouriez,
364 HISTOIRE SOCIALISTE
Necker, etc., en font partie. Les agents de ce parti sont, à Paris, M"" de Staël
et de Montholon, à qui le Danemark, la Suède et le prince Henri de Prusse
ont fourni quelque numéraire » [L'armée et la Révolution : Duèois-Crancé,
par lung, t. II, p. 229). De son côté, Pichegru regrettait son commandement
et les facilités qu"il lui donnait; voulant surtout travailler pour son propre
compte, il songeait à se ménager l'appui des Autrichiens. D'accord pour ren-
verser le régime républicain, les adversaires de la République étaient donc
divisés entre eux ; et la campagne commune menée par eux n'empêchait pas
les rivalités inquiètes de leurs diverses fractions, chacune aspirant à accaparer
le bénéfice de l'œuvre réactionnaire à laquelle tous concouraient. « La réu-
nion de Clichy en l'an V avait pour but le renversement du gouvernement
de l'an III ; personne n'en doute. Elle aurait vraisemblablement réussi dans
ses projets, si elle avait pu s'entendre sur le gouvernant qu'elle voulait
substituer au Directoire, et surtout si elle avait mis dans ses intérêts le gé-
néral qui commandait l'armée d'Italie; mais elle était divisée en trois partis
qui ne voulaient rien céder de leurs prétentions réciproques » (J. M. Savary,
Mon examen de conscience sur le 1 8 brumaire, p. 6).
Pendant que les royalistes dits constitutionnels préparaient les élections,
l'agence de Paris, obéissant aux instructions de l'entourage du prétendant^
— elle avait « réellement des pouvoirs de Louis XVIIl donnés à Vérone le
26 février 1796 » (Sciout, Le Directoire, t. II, p. 272) — cherchait par un coup
de main à obtenir un succès plus rapide; de là, le complot de Brothier. Il y
avait à cette époque un homme bien vu par tous les antirépublicains, c'était
un ancien moine mendiant, le chef d'escadron de dragons Malo qui, d'après
Thibaudeau (Mémoires, t. II, p. 87), « n'était pas très difficile sur les moyens
de faire son chemin » : tous le louaient de son attitude scélérate contre les
patriotes, lors de l'affaire du camp de Grenelle, le '23 fructidor (9 septembre).
Un individu aussi dénué de scrupule inspira confiance à Biolhier qui noua
des relations avec lui, pendant qu'un autre agent royaliste, l'Allemand Poly.
s'abouchait avec le commandant du Corps législatif, Ramel. Ces deux ofSciers
eurent-ils un instant l'idée de marcher avec le? royalistes, avant d'agir à leur
égard comme Grisel contre Babeuf? C'est possible. " Peut-être, a écrit l'his-
torien royaliste, M. Sciout {Le Directoire, t. II, p. 271), ont-ils d'abord voulu
entrer dans le complot ; puis, craignant que le Directoire n'en fût informé,
ont-ils cru plus sûr de le révéler ». Quoi qu'il en soit. Malo, dans une entre-
vue, le 9 pluviôse an V (28 janvier 1797), avec ceux que M. Sciout appelle
« les commissaires royaux » (Idem), demanda à connaître les pouvoirs qu'ils
tenaient de Louis XVIII et le plan préparé; ils acceptèrent de lui en donner
communication le surlendemain, et aussitôt Malo prévint le ministre de la
police. Le 11 pluviôse (30 janvier), Brothier, La Ville-Heurnois, Duverne de
Praile, qui se faisait alors appeler Dunan, se rendirent dans le logement que
Malo occupait à l'Ecole militaire; des agents étaient cachés qui s'emparèrent
flISTOIRK SOCIALISTE
365
des trois conspiraleurs et saisirent les pièces qu'ils avaient apportées. On
alla ensuite perquisitionner à leur domicile; mais, dit M. Sciout, « un de
leurs affldés sauva habilement une grande partie de leurs papiers » [Idem,
p. 271); on arrêta Poly et quelques comparses.
Avec des instructions et une proclamation de Louis XVIII et une liste de
nominations aux principales fondions de l'Etat, on découvrit un «plan d'exé-
cution » qui fut publié notamment dans le Moniteur des 17 et 20 pluviôse
(5 et 8 février 1797). En voici le résumé : « On devait poser des gens sûrs à
'i A
Les Incroyables.
(D'après une estampe de Carie Vernet.î
toutes les barrières, s'emparer des postes, des télégraphes, des maisons des
ministres, du Luxembourg, etc., établir une batterie à Monlmarlre pour con-
tenir Paris, mettre la tête des directeurs à prix s'ils ne cédaient pas devant
une promesse d'amnistie, empêcher la réunion des membres des Conseils,
s'assurer des Jacobins, rétablir la juridiction prévôtale et les anciens suppli-
ces, brûler les presses des journaux ennemis, arrêter leurs auteurs, lancer
une proclamation honorable pour les armées et amicale pour les puissances
étrangères, faire un approvisionnement de grenades, ce qui est le meilleur
moyen de dissiper les attroupements, et proclamer l'indulgence au nom du
roi ». Gomme je l'ai annoncé plus haut, on voit par ce programme alléchant
qui n'était pas destiné à la publicité, de quelle manière les royalistes enten-
daient pratiquer la liberté de la presse; quant à leur indulgence, elle compor-
UV. 439. — HISTOIRE SOCIALISTE. — TBEBUIDOR ET DIRECTOIRE. UV. 439.
366 HISTOIRE SOCIALISTE
tait l'usage préalable du canon, des grenades et des anciens supplices : la
cruauté catholique et royale n'y perdait rien et le jésuitisme était satisfait.
Par un arrêté du 14 pluviôse (2 février), le Directoire déféra les accusés
à la justice militaire. Celte décision était aussi peu régulière au pnint de vue
de l'équité que celle relative à l'affaire du camp de Grenelle i^chap. xni).
Mais, tandis que, pour les républicains avancés, pour les patriotes, les con-
damnations avaient été prononcées malgré tout sans désemparer, et que les
exécutions inimédi .les avaient suivi les condamnations à mort, le souci delà
justice s'éveilla subitement, en faveur des royalistes, chez des gens qui
ii'avaient pas protesté lorsqu'il s'agissait des premiers. Il y eut même à *et
égard conflit entre le Directoire et le tribunal de cassation. Le 2S venlùse
(18 mars), les défenseurs, après avoir demandé au conseil de se déclarer in-
compétent, et celui-ci ayant résolu de joindre sa décision sur ce point à celle
sur le îond, avaient dénoncé cette résolution aux Cinq-Cents et au tribunal
de cassation. Le lendemain, après l'audition d'une lettre du ministre de la
Justice portant [Moniteur du 2 germinal an V-22 mars 1797) que « si les con-
seils de guerre s'arrêtaient aux incidents élevés, il en résulterait des lon-
gueurs dont la discipline militaire aurait beaucoup à souffrir », le conseil de
guerre passait outre aux débats malgré l'avis que la question d'incompétence
avait été' renvoyée par le tribunal de cassation à l'examen d'une de ses sec-
tions. Le même jour, 29 ventôse (19 mars), les Cinq-Cents entendaient la lec-
ture de la réclamation des détenseurs, et chargeaient une commission d'étu-
dier la question; le 30 (20 mars), ils recevaient connaissance d'un message
du Directoire demandant « si les jugements des conseils de guerre perma-
nents sont sujets à revision », et du rapport de la commission soutenant que,
pour ces jugements, il n'y avait pas possibilité de recours en cassation.
Ajournée ce joui-là, la discussion reprit les 1", 2 et 3 germinal (21, 22 et
23 mars); à cette dernière séance, les Cinq-Cents eurent communication d'un
message du Directoire qui leur transmettait un arrêté de ce jour même an-
nulant une décision par laquelle, la veille, le tribunal de cassation avait or-
donné que les pièces de la procédure instruite par le conseil de guerre lui
seraient apportées, et, après un très vif débat, ils votaient, conformément à
la proposition de la commission, l'ordre du jour sur la pétition des défen-
seurs. Le 8 germinal-28 mars [Moniteur du 11-31 mars), le tribunal de cassa-
tion, toutes sections réunies, constatait qu'il « n'avait aucun moyen coercitif
pour exécuter lui-même ses jugements », et .ninoncait qu'il allait rendre
compte au Corps législatif de l'obstacle auquel se heurtait sou premier juge-
ment; la lettre du tribunal fut, le 10 germinal (30 mars), lue aux Cinq-Cents
qui, à une grande majorité, passèrent à l'ordre du jour. Si, le 19 germinal
an V (8 avril 1797), à une heure et demie du matin, le conseil de guerre, de-
vant lequel les débals s'étaient pour?ui\is au milieu de tous ces incidents
depuis le 22 ventôse (12 mars), condamnait Brothier, Uuverne de Praile,
HISTOIRE SOCIALISTE
P"ly et La Ville-Heurnois à mort, il commuait séance tenante cette peine en
dix ans de réclusion pour Brulhier et Duverne, cinq ans jour Poly et un an
jiour La Ville-Heurnois.
L'échec de Brothier fut très sensible à Louis XVIil qui avait compté sur
sa réussite. Le 10 mars 1797, il rédigeait un nouveau manifeste {Paris pen-
dant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, d'Aulard, t. IV, p. 52
it 53) où, redoutant l'effet des papiers saisis, il cherchait hypocritement à
l'atténuer et désavouait par la même occasion un manifeste dans lequel, le
1" janvier 1797, Puisaye préconisait l'attitude intransigeante {Moniteur, dans
le compte rendu de la séance du Conseil des Anciens du 30 pluviôse an V-
18 février 1797) : s'il voulait restaurer l'ancienne autorité de l'Eglise et de la
monarchie, il se disait prêt à la perfectionner et à en réformer les abus, s'ef-
forçait d'apaiser les craintes et de stimuler les appétits, et poussait à agir
sur les électeurs. Les royalistes intransigeants ne furent pas satisfaits de ce
changement de front qui était un succès pour les soi-disant constitutionnels.
Un de ces derniers, des Pomelles, avait eu la chance de n'être pas englobé
dans les poursuites; il fut chargé de reconstituer l'agence de Paris et de
s'occuper, c'est-à-dire « de s'emparer des élections » prochaines, suivant un
mot de Frotté (Chassin, Les Pacifications de l'Ouest, t. III, p. 25); comme
en thermidor an 111 (juillet-août 1795), c'était de nouveau par elles qu'on
songeait à reprendre le pouvoir. Des Pomelles imagina pour cela une orga-
nisation copiée, sauf la publicité, sur l'ancienne société des Jacobins; ce fut
« l'Institut philanthropique » (Chassin, idem, t. III, p. 24 et 25). Il devait y
avoir un institut dans chaque canton, sous la direction centrale de celui de
Paris. Le but de ces « philanthropes » étai! e « seconder le gouvernement,
être son œil et sa sentinelle, dans tous les temps, sur les anarchistes; être
son corps de réserve dans les circonstances critiques ». On appelait « anar-
chistes » les républicains avancés de l'époque; or tels étaient pour les roya-
listes, d'après ce document destine par eux à rester secret, leurs plus dange-
reux adversaires, tandis qu'ils pensaient pouvoir lier avantageusement partie
avec certains modérés, et il en est exactement de même aujourd'hui : nom-
breux sont les modérés assez aveugles pour faire le jeu des royalistes et des
cléricaux jusqu'au jour où ils sont menacés d'être mangés par eux; contre
ceux-ci il n'y a de résistance redoutée par eux et solide que de la part des
républicains avancés ou socialistes.
De son côté, Wickham se rallia, après l'arrestation de Brothier, au sys-
tème de ropposition légale; ses correspondants furent , à Paris, les nommés
d'André, ancien Constituant et futur ministre de la police de Louis XVIII,
et Berger, auxquels, pour la préparation des élections, 11 versa des sommes
considérables. Il écrivait, le 1" avril 1797, à Grenville : « Le plan que suivent
ces messieurs est vaste et sera coûteux, car il s'étend... à toute la France.
Je n'ai cependant pas hésité à l'encourager dans son ensemble. J'avoue cer-
368 HISTOIRE SOCIALISTE
lainement que c'est la première fois que je dispose des londs publics avec une
pleine satisfaction pour moi-même » (Lebon, L'Angleterre et l'émiriration,
p. 224). Berger, an nom du club de Clichy, s'entendit avec des Pi melles,
l'agent de Louis XVIII. L'union se fil entre les diverses faclion» réactionnai-
res, toutes appelées à bénéficier patriotiquement de l'or anglais répandu à
profusion [Idem, p. 231).
Avecl'or anglais, les voix d'un très grand nombre d'émigrés allaienlpeser
sur les élections. Dans ses Mémoires, Thibeaudeau avoue « que de véritables
émigrés s'étaient introduits en France; que la complaisance, la commiséra-
tion, 'a cupidité et l'esprit de parti concouraient à fournir à un soldat de
l'armée de Condé les pièces nécessaires pour le faire rayer comme cultiva-
teur « (t. II, p. 78); par ces derniers mots, Thibaudeau faisait allusion à la
loi du 22 nivôse an III menlionnéa précédemmeut (chap. vi). Dans son His-
toire générale des émigrés, Forncron écrit (t. II, p. 2o5) : « Un commerce
savant s'organise en quelques jours pour vendre de laux certificats de rési-
dence, attestés par de faux témoins; pour quelques louis, l'émigré obtient un
dossier qui lui permet de prouver qu'il n'a jamais quitté son pays ni cessé
d'exercer ses droits de citoyen français. Les résidents étrangers organisent
également un commerce depassepoits ». Dans le rapport de police du 20 ven-
démiaire an Y (il octobre 1796), on raconte avoir entendu deux citoyens
s'entretenant d'«un de leurs amis émigré, qu'ils avaient rencontré, non sans
surprise, et lequel leur fil la confidence qu'avec cent louis il avait eu tous les
papier-:, nécessaires pour paraître en règle. Depuis quelque temps on dit assez
hautement que l'on trafique dans les bureaux de ces rentrées, et que le gou-
vernement, qui en lire un grand produit, ferme les yeux sur ces prévarica-
tions » (recueil d'Aulard, t. III, p. 510); dans le rapport du 30 ventôse an V
(20 mars 1797), on lil : « Il s'est dit dans un café que les émigrés rentraient
tous les jours moyennant cinquante louis. On cite quelquefois un particulier
qui, actuellement en Frunce, était autrefois en Angleterre » [Idem, I. IV,
p. 14). La décision en deinier ressort appartenait bien au Directoire, mais on
sait que Barras se faisait payer pour opérer la ladiation, qui profitait,
d'ailleurs, aux adversaires du gouvernement : électeurs ou non, émigrés et
prêtres étaient pour eux des agents électoraux très actifs.
Le Directoire essaya à son tour d'influer sur les élections. Il chercha
surtout à s'appuyer sur les acquéreurs des biens nationaux, inaugura les
landidalures officielles et se fit accorder des fonds secrets pour les soutenir.
Au lieu de recourir à des procédés toujours odieux, et parfois ridicules, les
gouvernants, que le danger monarchique seul faisait de nouveau pencher à
gauche, auraient plus efficacement agi en faveur de la République, en ne se
livrant pas au jeu de bascule qui consistait à écraser ses partisans à l'aide
de ses adversaires plus ou moins masq.ués, jusqu'au jour où, contre ceux-ci
devenus trop forts, on se retournait, pour se défendre, du côté des autres ré-
HISTOIRE SOCIALISTE
3cy
duils à une idée et à fies soldais qu'on avait soi-même contribué à. discrù-
diler et à affaiblir.
Lorsque, nous venons de le voir, des émigrés avaient pu rentrer en foule
impunément, obtenir la restitnlinn de leurs biens non vendus el même l'ins-
criplion de leur nom sur les listes des « défenseurs de la patrie », ce qui leur
permettait ensuite de. dénoncer, comme bien plus nombreuses qu'elles
n'étaient en réalité, les erreurs de la liste des émigrés et de se Faire rayer de
cette liste, le Directoire s'im:igiiia les atteindre par un arrêté du 7 ventôse
S^ \
Les MERVEiLLEnsES.
(D'après une estampe de Carie Vernet.j
an V (25 février 1797) sanctionnant un rapport de Merlin, ministre de la Jus-
tice, et interdisant l'exercice des droits politiques dans les assemblées pri-
maires aux personnes portées sur des listes d'émigration. L'émotion que
causa cet arrêté, et qui aboutit quinze jours après à son annihilation à peu
près complète par la loi du 22 ventôse (12 mars), prouve tout au moins que
ces personnes avaient pu participer au vote lors des élections de l'an IV. A un
parti qui a dans le sang la passion du mensonge et du faux — la citation que
je viens de faire du réactionnaire Forneron en est, après tant d'autres faits,
une nouvelle preuve — on opposait la puérile loi du 30 ventôse (20 mars),
prescrivant à chaque électeur de déclarer à haute voix : « Je promets atta-
chement et fidélité à la République et à la Constitution de l'an III. Je m'en-
gage à les défendre de tout mon pouvoir contre les attaques de la royauté et
370 HISTOIRE SOCIALISTE
de Tanarchie ». Finalement on chercha à exploiter la tentative d'assassinat
dont fut victime Sieyès de la part d'un abbc détraqué, son compatriote Poulie
(22 germinal-ll avril). L'or anglais, dans ces conditions, n'eut pas de peine
à l'emporter sur rarg:ent du Directoire (750 000 francs, d'après Thibaudeau,
Mémoires sur la Convention et le Dii'ectoii'e, t. II, p. 153). Il ne faut pas non
plus oublier, surtout au point de vue fles élections parisiennes, le mécon-
tentement des rentiers, très mal payés alors, et dont beaucoup étaient véri-
tablement réduits à la misère. Le rapport de police du 13 germinal (2 avril)
dit que « les plaintes des rentiers sont extrêmement vives à raison des paye-
ments qui sont effectués avec des rescript ions qui perdent 91 pour 100 ».
Aussi les élections de germinal an V (mars-avril 1797) devaient être un
triomphe pour la réaction. Ce fut une période de bon temps pour le parti
royaliste et pour les burlesques échantillons de sa jeunesse, les Incroyables
et les Merveilleuses, qui mirent dans leurs costumes et dans leurs manières
tout le ridicule de leurs idées. Après son échec, le Directoire devait, dans
son message du 28 germinal (17 avril 1797), demander le moyen de ne pas
laisser impunis les procédés de corruption employés et, dans un rapport aux
Cinq-Cents, en réponse à ce message du Directoire, Dumolard dénonçait à
son tour, le 10 floréal an V (29 avril 1797), " ce Iraflc honteux des suffrages,
dont le résultat nécessaire est de mettre à l'encan les droits et la liberté du
peuple »; mais cela n'eut pas de suite.
Il y eut renouvellement d'un tiers des deux Conseils, c'est-à-dire que, sur
les deux tiers composés à l'origine de Conventionnels, la moitié devait cesser
ses fonctions. Le tirage au sort pour la désignation des Conventionnels sor-
tants avait été opéré le 15 ventôse (5 mars). On garda le second tiers complet,
les sièges vacants par suite de démission où de décès lurent comptés dans le
tiers à renouveler et 216 anciens Conventionnels sortirent, 145 des Cinq-
Cents et 71 des Anciens. Or, sur ces 216, 11 seulement furent élus. Les rap-
ports de police nous apprennent qu'à Paris la plupart des membres des bu-
reaux des assemblées primaires étaient « les mêmes que ceux qui les com-
posaient en Vendémiaire » (rapport du 3 germinal -23 mars), et que, croyant
avoir encore le droit de voter, des ouvriers s'y présentèrent « en assez grand
nombre» (rapport du 5-25 mars). La bourgeoisie parisienne nomma des roya-
listes constitutionnels; Lyon, des royalistes avérés : Imbert-Golomès et Camille
Jordan ; Marseille, le général Willot, qui (Chassin, Les Pacifications de l'Ouest,
t. II, p. 157) s'était traîtreusement, pendant le séjour du comte d'Artois à l'ile
d'Yen, mis en relations avec les émigrés et avec les chefs vendéens tels que
les de Béjarry [Idem, p. 174), qui avait cherché à enlever son commande-
ment à Hoche [Idem, p. 175 et 176), et qui, envoyé en thermidor an IS (aoûL
1796) à Marseille, put y protéger à son aise, grâce (Chassin, Idem, t. III, p.29-
30) à l'appui de Carnot, les compagnons de Jésus et du Soleil; le Jura élit
Pichegru. De l'autre côté, on trouvait le général Jourdan, élu par la Haute-
HISTOIRE SOCIALISTE ?!7l
Vienne, et Barère par les Hautes-Pyrénées. Il fallait égalen^'ent, d'après la
Conslilntion, qu'un membre du Directoire sortît; le 30 floréal (19 mai), con-
formément à la loi du 25 (14 mai), l'î sort désigna Le Tourneur.
Au sujet de ce tirage au sort, on a prétendu — et le mùme bruit devait
courir pour les tirages suivants — qu'il y avait eu fraude ou arrangement
préalable : « Ce tirage n'est qu'une façon de parler dont le peuple même
n'est guère plus la dupe », lit-on dans la Correspondance diplomatique du
baron de Staël-Holstciiiet du baron Z>/m/<:ma?î7i,parLéouzon LeDuc(p. 283).
La cliose a été démentie, du moins pour Le Tourneur, dans les Mémoires
sur Carnot par son fils (t. II, p. 97) : « Le nom de Le Tourneur sortit de
l'urne. On a dit que ce fut le résultat d'un arrangement. Carnot ne s'y serait
pas prêté... Le tirage fut sincère »; vient ensuite une anecdote démontrant
que lleubell avait très peur d'être désigné par le sort ; cette peur n'aurait
pa-; on de raison d'èlre s'il y avait ou arrangement. Entln l'auteur ajoute
(p. 98) : « Un arrangement avait bien éié conclu depuis longtemps entre les
directeurs, mais dans un autre objet : celui des cinq qui, le premier, serait
éliminé parle sort, n'ayant exercé qu'un an ses fonctions, devait recevoir de
cliacu!! de ses collègues une somme de dix mille francs... Aprts fructidor,
le nouveau Directoire chargea le trésor public de payer désormais cette dette,
qu'il porta à cent mille francs ».
Le i" prairial (20 m:ii), eut lieu la première séance des Conseils renou-
vel >s. Le président fut, aux Cinq-Cents, Pichegru; aux Anciens, Barbé-Mar-
bois. Nous savons (chap. xn) que, pour la vérification des pouvoirs, les Cinq-
Cents proposaient d'abord l'admission ou l'ex-clusion des divers élus dans les
d .'ax Conseils, et (jue les Anciens ensuite ratifiaient ou rejetaient ces résolu-
tions. Ce fut ainsi que IJarère fut, dès le premier jour, exclu comme con-
damné à la déportation, tandis qu'étaient abrogées les décisions votées en
nivôse an IV (janvier 1796) excluant J.-J. Aymé et quelques autres (chap. xn).
Le 24 mai 1797, dans une lettre à Grenville, 'Wickhara se félicitait de « l'heu-
reux choix que l'on vient de faire des nouveaux députés et de celui que l'on
va faire d'un nouveau directeur. Ce choix, malgré tous les efforts du Direc-
toire, portera sur M. Barthélémy et, vu les circonstances, il est impossible de
trouver mieux. J'ai exhorté tous ceux avec qui je suis en correspondance à
tout faire pour emporter ce point » (Lebon, L'Angleterre et l'émigration,
p. 232). Le même jour où'Wickham écrivait cette lettre de Suisse, 1. majorité
royaliste des Cinq-Cents inscrivait docilement Bartliélemy en tète de la liste
d.- dix noms à présenter aux Anciens pour la nomination du nouveau direc-
teur (5 prairial-24 mai), et le surlendemain (7 prairial-26 mai), les royalistes
du 'Conseil des Anciens s'inclinaient patriotiquement devant la volonté de
l'agent anglais et nommaient Barthélémy qui fut installé le 18 prairial (Ojiiin).
Celui-ci, ambassadeur de la République en Suisse, n'avait jamais été qu'un
ûe ces républicains d'apparence gardant au fond du cœur, tant qu'elles p.en-
372 HISTOIRE SOCIALISTE
vent leur nuire, leurs préférences monarchiques. Dès son arrivée à Paris, il
se hâtait de renouer des relations avec d'anciennes connaissances royalistes,
et allait jusqu'à gémir sur les « conseils peu judicieux qui avaient été donnés
au roi » (lettre de Wickham à Grenville du 27 juin 1797, idem, p. 235). Ce fut
le 9 prairial (28 mai) que l'on connut à Paris la condamnation de Babeuf et
de Darthé (cliap. xni); ce jugement, dit le rapport de police du 11 (30 mai)
« est un sujet très vif d'entretiens publics », et l'exécution indigna les répu-
blicains avancés.
CHAPITRE XYI
OPÉRATIONS MILITAIRES ET DIPLOMATIQUES
[thermidor an IV à foréal an Vl-août 1796 à mai 179S.)
g 1er — Turquie, Prusse, Espagne, Angleterre.
Nous savons que la politique du Directoire à l'intérieur était une poli-
tique sans principes, une politique d'intérêt personnel aboutissant à un jeu de
bascule, à un « système de balance », devait dire Français aux Cinq-Genls, le
8 prairial an Vil (27 mai 1799), déplorable pour l'affermissement des institu-
tions républicaines. A l'extérieur, il en arriva à faire la guerre de conquête
et de rapine, la guerre d'affaires dans le plus mauvais sens du mot, et n'eut
d'autre politique que le trafic des territoires et le brocantage des populations.
Après avoir vu la guerre épuiser ses ressources — elle avait aussi, d'ailleurs,
été dure pour ses adversaires : la Banque d'Angleterre, par exemple, dut à
son tour, à la fin de février 1797, suspendre les payements en espèces — il
recourut à la guerre pour s'en procurer, et sa diplomatie, même lorsqu'elle
parla au nom de « l'indépendance des peuples » {Moniteur du 13 pluviôse
an III-l" février 1795, discours déjà signalé de Boissy d'Anglas), obéit à une
arrière-pensée de lucre; elle s'inspira toujours de la théorie monarchique que
les peuples ne s'appartiennent pas, qu'un gouvernement qui a la force peut
disposer d'eux sans les consulter et leur imposer, contrairement à leur vo-
lonté, un régime de son choix. En dehors de la poursuite du bénéfice immédiat,
l'idée dominante fut de pousser la France jusqu'au Rhin, alors qu'il eût été
bien préférable de laisser les provinces rhénanes se constituer en république
indépendante. Je ne reviendrai pas sur la politique des « frontières nalu-
turelles », appréciée chapitre ix; mais je constaterai que ses partisans com-
prenaient fort bien que l'Angleterre n'accepterait jamais de bon gré pa-
reil agrandissement et qu'une coalition continentale serait nécessaire pour
avoir raison de sa résistance. Aussi avait-on essayé depuis longtemps d'ébau-
cher cette coalition avec les Étals secondaires tels que la Suède, le Dane-
mark, la Turquie; ce projet ne put aboutir.
HISTOIRE SOCIALISTE
373
Mécontente de ne pas toucher les subsides qu'elle avait mendiés, la Suèd»
— où le jeune roi Gustave IV Adolphe devait gouverner lui-même à partir
du l^' novembre 1796 — avait menaré de se tourner du c6té de la Rui^sie et
irrilo par lu le Directoire qui, le 18 thermidor an IV (5 août 1796), prit un
arrêté équivalunt à l'expulsion de M. de Rehausen, successeur désigne de
M. (!e Staël, el rappelant notre chargé d'affaires en Suède. Les relations étaient
r
J'etpére, Citoyen, m'en sauver par l'agiotage (Chacun son tour). Avous, Milord, les papillottet.
(D'après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)
presque aussi tendues avec le Danemark qui, en nivôse an IV (janvier 1796),
relardait encore la reconnaissance de notre envoyé. Le ministre danois,
M. de Bernslorff, finit par se décider à le reconnaître, tout en le faisant d'as-
sez mauvaise grâce. En 1797, la Turquie renouait tout à fait avec la Répu-
blique française, et désignait, pour la première fois, un ambassadeur perma-
nent, Esseid AliEffendi.qui arriva à Paris le 25 messidor anV (13 juilletl797).
Il fut reçu officiellement par le Directoire, le 10 thermidor (28 juillet); mais tout
lebénéfice de cette ambassade allail revenir aux entrepreneurs de fêtes publi-
ques et aux marchandes de modes qui transformerait le représentant de la
LIV. 440. — HISTOUK SOCIALISTE, — THERaiDOa ET DIHECT9IRB. LIV. 440.
374 HISTOIRE SOCIALISTE
Sublime Porte en article de réclame pendant à peu près deux moi». Le pre-
mier drogman, ou interprète officiel, de la nouvelle ambassade était un Grec
qui s'appilait Panagiolis Koiirikas, nom qu'il changea en Codrika vers 1815
(voir Georges Avenel, Lundis révolutionnaires, p. 133-136).
Notre ambassadeur auprès de la Porte était alors le général Aubert du
Bayet nommé, le 19 pluviôse an IV (8 février 1796), en remplacement de
Verninac (chap. ix), et arrivé, le 11 vendémiaire an V (2 octobre 1796), à Cons-
tantinople, oîi il devait mourir le 27 frimaire an VI (17 décembre 17'.i7). Après
le rappel du premier secrétaire, Gara Saint-Cyr (arrêté du 6 veniôse an VI-
24 février 1798), l'ambassade fut gérée par Rulûn qui, dans une lettre du
12 nivôse an VI (1" janvier 1798), signalait la mauvaise impression éprouvée
par Id Porte à la nouvelle des tendances de Bonaparte à exciter chez les Grecs
ce qu'il appelait « le fanatisme de la liberté » (lettre du 29 thermidor an V-
16 août 1797, dans la Correspondance de Napoléon /", t. 111, p. 313). Un
autre événement n'allait pas tarder à émouvoir le sultan et s n ambassadeur.
Ce fut le discours qu'Eschasseriaux aîné prononça au Conseil des Cinq-Cents,
le 23 germinal (12 avril), trois semaines avant le départ de Bonaparte pour
l'expédition d'iigypte, et dont il sera question dans le chapiire suivant à
pro;!OS de la préparation de cette expédition. Si Esseid Ali renonça au projet
qu'il avait aussitôt conçu de faire s ecrètement surveiller les mouvements de
la flotte organisée à Toulon, s'il se laissa convaincre et s'il écrivii à Conslan-
tinople — oii, un peu plus tard, le \" messidor (19 juin) Rulfin s'attachait
à enlever toute autorité à ce discours présenté comme la simpln opinion
personnelle de son auteur — que le but de l'expédilion était la Sicile, ce fut
grâce aux manœuvres de son drogman Kodrikas, qui savait tout, cafhait la
vérité à l'ambassadeur, trahissant le gouvernement turc et rêvant de l'éman-
cipation de la Grèce, cause qu'il devait, d'ailleurs, trahir plus tanl, à l'époque
oîi il modifia son nom. Lors de la rupture des relations di Jomatiques, les
tentatives d'Esseid Ali pour obtenir ses passeports (frimaire an Vll-i écembre
•1798) restèrent sans résultat, par suite de l'arrestation du personnel de l'am-
bassade française opérée sur l'ordre du sultan (chap. xix, §2). Esseid Ali conti-
nua donc d'habiter Paris jusqu'en 1802, surveillé, mais sans gène réelle; lors-
qu'il partit, Kodrikas eut bien soin de ne pas l'accompagner à Constanti-
nople.
Je m'étais proposé tout d'abord de dire ici un mot de la façon dont le
Directoire avait envisagé la question du protectorat parla France des établis-
sements religieux catholiques au Levant. Mais, en présence de l'opinion sou-
tenue, le 24 novembre 1903, à la Chambre des députés, que la politique « du
Directoire concernant nos missions au Levant est la même que celle du comité
de salut public au temps où la puissante intelligence politique de Danton
l'Inspirait» [Journal officiel, p. 28C0, 1" colonne), et que cette politique est
identique à la politique traditionnelle, on mepardonnera, je pense, d'insister
HISTOIRE SOCIALISTE .^75
plus que je ne complais le faire et de reveiiii- un peu en rleçà de ma période.
On a parlé à la Chambro de Desconhes. J'ai consullé aux archives du
raini>tère des affaires étrangères les instructions donmes à De.-corches lors-
que, en j.iiivier 1793, il (ut nommé envoyé extraordinaire a Conslantinople.
Dans le vnliiine Turquie, supplément, 22, se trouvent, au lolio 233, des ins-
Irufilions particulières où, envisageant les conditions d'une alliance, on dit :
a Conflrinalion des anciennes capitulations passées entre la France et l'em-
pire ottOMian |our tout ce qui concerne les intérêts de notre commeroe, les
privilèges, exceptions, droits et prérogatives qui y sont énoncés » (folio 240).
Les développpinenls qui suivent cette formule générale n. outrent que ce (lui
préoccupait le plus la diplomatie révolutionnaire, c'était notre intérêt poli-
tique, nos intériHs et prérogatives en matière de commerce, de navigalion et
de juridiction. E4 enfln ;ihordé le côté religieux (folio 245-246) el je donne
intégralement le passage qui le concerne et qui n'a guère été reproduit,
quoiqu'il précise seul le véritable sens de la formule générale trop exclusive-
ment mise jusqu'ici en vedette.
« On attachait autrefois beaucoup d'importance à la religion romaine,
tant à Conslantinople que dans les Etats dépendant du grand Seigneur;
l'ambassaileur de France jouissait à cel égard de la plus haule considération;
mais, depuis que la République française s'est émancipée et que le bi nnet de
la liberié s'est élevé au-dessus de la tiare du pontife, toutes les querelles re-
ligieuses [)e doivent nous intéresser que faiblement. L'ambassadeur de la
République se bornera donc à conserver les prérogatives de sa chapelle, il
empêchera soigneusement qu'aucun Français ne se mêle de disputes Ihéolo-
giqnes qui pourraient s'élever entre les différentes sectes chrétiennes tolé-
rées dans l'empire ottoman. Il existe à Conslantinople un couvent de capu-
cins attenant, pour ainsi dire, à la maison de l'ambassade. Comme ces reli-
gieux t'ont le service de la chapelle et que leur maison est sous la protection
de la République, il sera indispensable que ces religieux se conlorment aux
décrets relatifs à la constitution civile du clergé tant [ our ce qui concerne le
serment (|ue par rapport au décret qui prononce la dissolution des ordres
monastiques et la suppression de l'habit de Saint-François. M. Marie Descor-
ches voudra bien pressentir ces bons pères sur cette nécessité, et faire passer
au ministre des affaires étrangères le résultat de ses ob.servations ainsi que
les renseignements qu'il se sera procurés sur le régime de cette maison et
868 propriétés. Au reste, M. Descorches, .sans attacher précisément trop d'im-
portance à l'exercice du culte chrétien, aura soin de maintenir la décence et
d'écarter toute espèce de tracasseries qui pourrait scandaliser les musul-
mans. »
La lecture de ce passage suffît, sang qu'il y ait lieu d'insister, pour prou-
ver que ceux qui embauchent Danton au service de leur cause sont plus ac-
commodants pour le passé que pour le présent; je connais des adversaires
376 HISTOIRE SOCIALISTE
du protectorat religieux qui se rallieraient volontiers à la fnçon dont le com-
prenait la République de 1793, en le mettant d'accord, et non en contradic-
tion, avec sa législation intérieure.
Il n'est pas niable qu'en cette matière comme en loules les autres, il y
eut, dans la période que j'étudie, de la part de nombreux fonctionnaires, des
tentatives de réaction contre les idées qui avaient prévalu durant la grande
période révolutionnaire; et le rapport du ministre des relations extérieures,
Delacroix, dont je vais parler, découle incontestablement d'une autre inspi-
ration que celle qui a présidé à l'élaboration du passage cité plus haut. Mais
il ne faudrait cependant pas exagérer la divergence que je suis le premier à
reconnaître; il ne faudrait pas surtout, pour le plaisir d'avoir un argument
historique, commettre la faute d'assimiler deux situations tout à. fait diffé-
rentes.
Le 28 avril 1796, nous apprend Delacroix dans son rapport au Directoire
(archives des affaires étrangères, Turquie, supplément, 23, folio 43 à 48), le
roi d'Espngne demandait, par ujie note de Godoy, prince de la Paix, que le
gouvernement français lui cédât la protection des établissements religieux au
Levant; celte note étant restée sans réponse, par une seconde note du 25 jan-
vier 1797, qu'adressait au ministre, le \2 pluviôse an V (31 janvier 1797),
notre ambassadeur à Madrid, Godoy renouvelait sa demande et, pour rallier
le Directoire à sa propre opinion, Delacroix rédigeait le rapport en question,
daté du mois suivant (ventôse an V), qui concluait à un refus. Le véri-
table motif de cette demande, « c'est de faire recueillir à l'Espagne tous les
avantages politiques et commerciaux » résultant alors de celte protection, tel
est le fond du rapport. Au ])oint de vue politique, nous n'aurions plus l'in-
fluence reposant sur « les fréquentes occasions que la protection donne aux
agents français de faire preuve d'égards pour les usages, de respect pour les
lois du pays, la certitude où sont tant le Divan que le peuple, que la protec-
tion de la République française sur les établissements religieux se dirigera
constamment, et plus encore dans l'iivenir que dans le passé, d'après les an-
ciennes maximes, c'est-à-dire dans le sens du gouvernement turc »; autre-
ment dit, Delacroix voyait dans le jirotectorat une facilité plus grande d'être
agréable à la Turquie et il en escomptait le bénéfice politique. Au point de
vue commercial, « les instances du prince de la Paix coïncident avec les ren-
seignements que le ministre reçoit des agents de la République sur les efforts
que fait l'Espagne pour se rendre maîtresse du commerce avec les Turcs ».
Voici enlin l'alinéa oîi Delacroix résume les effets du protectorat dans les
dernières années : « Le ministre fera observer au Directoire exécutif que,
pendant le séjour du citoyen Verninac à Gonstantinople, il s'est offert des
occasions de professer les maximes énoncées dans ce rapport, que cet agent
de la République, ainsi que ses préd^^cesseurs, a manifesté la nécessité de
protéger les élablissements religieux contre la cupidité de certaii^s pailicu-
HISTOIRE SOCIALISTE 377
liers. Que le ministre l'a chargé, au mois de nivôse an IV, de faire annuler
des ventes illicites faites au préjudice de ces établissements ; que le citoyen
Aubert du Bayet jouit maintenant du plein droit de protection sur les étar
blissenients religieux par l'intervention de la Porte et que la confiance dans
les agents de la République se montre parmi les protégés, tandis que la con-
sidération pour le gouvernement français fait les plus rapides progrès dans
l'opinion publique ».
En somme, disait Deiacroi.s, « si vous romiiez un lien principal, une
infinité d'autres se trouveront en même temps brisés, surtout dans un pays
oîi les usages, l'habitude, les formes anciennes sont respectés comme des
principes ». On ne voulait alors rien changer à ce qui était de nature à assu-
rer la prépondérance de la France en matière politique et en matière com-
merciale. Or, aujourd'hui, nous nous trouvons en face d'autres nations ayant
conclu des traités semblables à ceux qui nous assuraient autrefois un mono-
pole avantageux; ce monopole a disparu et avec lui ont disparu les avantages
de notre position; lesfails sont tels que, de noire protectorat, il ne nous reste
plus que les charge-. C'est pourtjuoi le t:aditionnulisme de Delacroix ne sau-
rait êlre à notre époque un argument sérieux pour le maintien d'une tradi-
tion dont les événements n'ont pis laissé subsister la moindre raison d'être.
D'autre part, le Directoire a eu, tout au moins à une certaine époque,
d'autres idées que son ministre sur le sort de notre protectorat : il ne voulait
peut-être pas l'abandonner gratuitement, mais il consentait à en trafiquer, puis-
que, le 13 floréal an IV (2 mai 1796), c'est-à-dire au moment même oii l'Es-
pagne lançait la première note dont il vient d'être question, il offrait à cette
puissance d'échanger la Louisiane, qu'elle possédait alors, contre notre pro-
tectorat d'Orient (/?eyMe d'histoire moderne et contemporaine, 15 février 1904,
dans VÉtiide critique de MM. R. Guyot et P. Muret, p. 313).
Ce qui aurait pu avoir des conséquences graves, ce fut le dissentiment
avec la Prusse. Le traité de Bâle du 16 germinal an lit (5 avril 1795) n'avait
pas résolu les difficultés, il les avait ajournées en se bornant à dire que si,
lors de la paix générale, la France obtenait la rive gauche du Rhin, la Prusse
serait indemnisée : ce qui, dans l'esprit du gouvernement français, impli-
quait la certitude de l'acquisition convoitée, comporta pour le roi de Prusse
l'espoir que cette acquisition ne se réaliserait pas. Furieux, par la suite, de
voir que les gouvernants français ne renonçaient pas à ce qui était, à leurs
yeux, plus qu'une espérance, mais toujours irrité contre l'Autriche, qui ne
voulait pas lui permettre de s'agrandir et dont il redoutait le propre agran-
dissement, Frédéric-Guillaume II n'osait ni prendre parti contre l'Autriche,
ainsi que le désirait le Directoire, ni s'unir de nouveau à l'Autriche contre
la République. Ses incertitudes furent finalement dissipées par les succès de
Jourdan et de Moreau en messidor et thermidor an IV (juillet 1796) : le 18
thermidor (5 août), un traité était signé avec la France à Berlin.
HISTOIRE SOCIALISTE
L'Allpniai:ne était une fédération d'Etals avec un souverain désigné par
un roll(''t:c éli^doral, remi^ereur, r-t une assemblée, la Diète, compo-ée des
envoyés des Et ils de l'Rlmpire ; telle était du moins l'apparence, car, en fait,
la dignité impériale était, depuis I nmtemps, régulièrement ortroyée an chef
de la maison d'Autriche, tout en ayant beaucoup perdu de son autorité sur
les États: plusieurs de ces Étals avaient pour princes des archevêques ou
des évêi|ues. I.e Directoire poursuivait la « séculaiisalion » de ces princiiau-
tés ecclésiasli(iucs dont il entendait se servir pour dédommager les [irinces
laïques déiios-édés sur la rive gauche du Rhin et, dans le traité de Berlin,
la Prusse a héra éventuellement à ce plan. Par les articles secrets <lu traité,
la Pru'^se di'clarail que si, lors de la paix avec l'Empire, la rive gauche du
Rhin était cédée à la France, elle ne ferait aucune opposilion à i elte ces-
sion ; la plus grande partie de l'évêché de Munster devait, en ce cas, être
pour elle 1' o indemnisation tprriloriale » de la perte de ses provinces sur la
rive gauche du Rhin. Cependant, même après le traité, l'enlenie fut loin
d'être comjdète entre les deux gouvernements : la Prusse ne se trouvait pas
sufflsararaent avantagée et, tout en aspirant à substituer en Allemagi e sa
prépondérance à celle de l'Autriche, elle ne se laissera pas, malgré les i fforts
réitérés et les promesses plus ou moins sincères du Directoire, entraîner à
lui déclarer la guerre. Frédéric-(iuil]aume II étant mort le 16 novembre 1797,
eut pour successeur Frédéric-Guillaume III.
La ville libre de Hambourg, comme les villes hanséatiqnes Brème et Lii-
berk, f lisait partie de Tlimpire. L'importance de son commerce et sa situa-
tion de ville libre l'avaient transformée en lieu de rendez-vous pour une foule
d'étrangers, agents politiques ou autres, de toutes les nationalités; les émi-
grés trançai-! s'y étaient rendus en masse et le Sénat de Hambourg, qui cher-
chait à rester en bons termes avec !out le monde, manifestait publiquement
une froideur, d'ailleurs sincère, à l'égard des gouvernants français, tout en
leur accordant sous main certaines satisfactions telles qu'avances de fonds
(messidor an IV-juin 1796;, entraves apportées au commerce de faux cerlifi-
cats et de faux papiers facilitant la rentrée en France de nombreux émigrés,
et même au séjour de ceux-ci (frimaire anV-novembre 1796 et pluviôse an VI-
février 1708). Plus tard, encore préoccupé de gagner la Prusse qui, à ce mo-
ment, ne devait pas succomber à la tentation, le Directoire devait lui offrir
Hambourg (trimaire an Vll-novembre 1798}. •
Il che cha également à gagner l'Espagne à sa cause. Entre la France et
l'Angleterre lui demandant toutes les deux son concours, il n'était pas facile
à la cour espagnole de rester complètement neutre. L'alliance anglaise, c'était
le commerce anglais admis dans les colonies espagnoles et la perspective d'une
concurrence ruineuse; c'était également la possibilité d'une invasion des
troupes républicaines, avec le danger accru de la contagion des principes
révolutionnaires. L'alliance française, c'était le désagrément de concessions à
HISTOIRE SOCIALISTE 379
un réfiime abhorré ; c'était aussi le risque de perdre non plus le bénéfice
(les colonies, mais les colonies elles-mômes. Le ministre Godoy finit néan-
moins par s'allier à la France, et le général Pérignon qui, nommé ambassa-
deur de France en Espas^ne le 5 frimaire an IV (26 novembre 1795), n'était ar-
rivé à Madrid que le 22 germinal an IV (11 avril 1796), signait un traité avec
lui, le 2 fructidor an IV (19 août 1796), à San Ildefonso, non loin de Ségovie.
Il y avait entre les deux pays alliance offensive et défensive; chacun
d'eux devait, dans les trois mois où il en serait requis, tenir à la disposition
de l'autre 25 navires et un contingent d'environ 24.000 hommes; l'Angleterre
seule éiait immédiatement visée ; un article secret prévoyait l'intervention
de l'Espagne pour amener le Portugal à fermer ses ports aux Anglais. Le 8
octobre, la, guerre était officiellement déclarée par l'Espagne à l'Angleterre;
quatre mois après (14 lévrier 1797), la flotte espaïnolo complètement battue
par l'amiral anglais Jerwis à la hauteur du cap Saint-Vincent, se réfugiait à
Cadix où elle était bientôt bloquée. Si, d'autre part, l'île de la Trinité, dans
les Antilles, fui, le 18 lévrier 1797, prise par les Anglais, ceux-ci, en avril,
échouèrent contre Pucrto-Rico, et Nelson, qui avait mission de s'eaiparerdes
îles Canaries, ne put réussir, le 20 et le 24 juillet 1797, dans sa tentative
contre S inta-Cruz, capitale de l'île de Ti^nerife; il reçut là une blessure qui
nécessita l'amputation du bras droit, il avait déjà perdu un œil pend;int le
siège de Galvi en juillet 1794. Toutefois, le désastre de la flotte et, ajjrès les
élections de l'an V, l'espoir d'une prochaine réaction en France avaient rendu
Godoy moins coulant à l'égard du Directoire; j'ai parlé, à propos de Ii Tur-
quie, de sa demande infructueus'; relativement à notre protectorat religieux
dans le Levant; je n'y reviendrai pas. A la suite de l'attitude récabitrante de
Godoy, Truguet qui, nommé en remplacement de Pérignon (29 vendémiaire
an VI-20 octobre 1797), prit ses fonctions en pluviôse (février 1798), travailla à
le faire renvoyer du ministère, ce qu'il obtint du roi le 28 mars. Malgré une
ré>istance comique, il fut à son tour remplacé, en prairial an VI (mai 1798),
par Guillemardel qui remit ses lettres de créance le 20 messidor (8 juillet).
Sans participer effectivement aux hostilités, le Portugal ne rompait pas
avec l'Angleterre. Il y eut bien, le 23 thermidor an V (10 août 1797), un
traité conclu à Paris entre Delacroix, ministre des relations extérieures, et
le ministre du Portugal en Hollande, d'Araujo, accordant à la France une
'extension en Guyane; mais le fils de la reine, qui exerçait les fonctions de
régent, refusa de le ratifier et le Directoire furieux, déclara, par arrêté du
5biumiire an VI (26 octobre 1797). le traité « non avenu ». Après une dé-
marche de l'Esiiagne, le Portugal revenait sur sa première décision; le 1" dé-
cembre, il se déclarait favorable à la ratification et chargeait d'Araujo d'à-'
madouer le Directoire à l'aide d'espèces sonnantes; la chose s'étant ébruitée, ;
le Directoire, pour faire preuve d'incorruptibilité, fit enfermer d'Araujo au
Temple du 8 nivôse au 8 germinal an VI (28 décembre 1797 au 28 mars
380 HISTOIRE SOCIALISTE
1798). Après des projets belliqueux de part etd'autre— le Directoire, en par-
ticulier, devait offrir sans succès, en floréal an VI (mai 1798), à l'Espagne de
mettre 30.000 hommes à sa disposition afin de Taider à conquérir le Portugal;
la France aurait reçu en compensation la Louisiane (Guyot et Muret, Revue
d'histoire moderne et contemporaine, n° du 15 février 1904, p. 314) pour la-
quelle, nous l'avons vu au début de ce chapitre, elle avait, deux ans aupara-
vant, offert à l'Espagne le protectorat catholique du Levant — on négocia de
nouveau sans résultat au début de l'an VII (fin septembre 1798); reprises
pour la troisième fois vers le milieu de l'an VII (mars 1799), les négociations
navaient pas encore abouti lorsque le Directoire fut renversé.
La lutte contre l'Angleterre était à cette époque la pensée maîtresse de
la diplomatie française, et il ne pouvait en être autrement — même si le gou-
vernement de Pitt n'avait pas pris si violemment parti contre la République
en soutenant ses ennemis au dehors et les royalistes au dedans — avec le
système des « frontières naturelles » (voir chap. ix). Nous avons ici un
exemple de la puissance désastreuse d'une idée fausse ancrée dans les cer-
veaux de la masse : la France jusqu'au Rhin* c'était devenu un dogme ; pres-
que aucun républicain ne songeait à une autre règle de politique extérieure,
aucun n'aurait peut-être osé prendre la responsabilité d'une autre, après les
victoires d'une guerre 'l'abord défensive et malgré le désir général de paix.
Or de là ressortaient logiquementles principaux événements qui ont ramené
la France à ses anciennes limites, et dont l'ambition d'un honmie n'a fait
qu'aggraver les déplorables conséquences. Il ne suffisait pas, en effet, d'oc-
cuper la rive gauche du Rhin; la paix n'était possible que si l'Europe
acquiesçait à cette occupation. Le consentement de la Prusse, des princes
allemands et de l'Autriche, intéressés dans la question, on avait, dès le dé-
but, compté, non sans raison, l'obtenir ou l'arracher en satisfaisant plus ou
moins leur cupidité. Restait l'Angleterre : celle-ci, qui subordonnait ouver-
tement sa politique aux intérêts de son commerce, surtout avec un ministre
aussi conscient de ces intérêts que Pitt, ne consentirait jamais de bon gré,
on le savait, à l'annexion de la Belgique, à la possession d'Anvers par la
France. Pour triompher de sa résistance inspirée par le souci de son com-
merc:e, c'était dans son commerce qu'il fallait l'atteindre, a de sorte, a très
justement écrit M. Albert Sorel, que la paix qu'elle refuse par intérêt, lui
devienne une nécessité d'intérêt » [L'Europe et la Révolution française,
4~ partie, p. 388).
Étant donnée sa position géographique, l'Angleterre ne pouvait être
réduite commercialement que de deux façons, par une descente portant la
guerre chez elle, ou par un blocus l'isolant du continent. La descente, nous
en verrons tout à l'heure les tentatives ; le blocus, lui, exigeait l'accord de
l'Europe continentale contre l'Angleterre et avec la France ; d'où la nécessité
de continuer la guerre pour imposer cet accord à qui se refusait à l'accepter.
HISTOIRE SOCIALISTE
381
et cette continuation à elle seule de la guerre menait tout droit à la
prépondérance de l'élément militaire et d'un général; c'est pourquoi mili-
taristes et césariens de tous les temps ont toujours poussé à la haine de leur
y
.^'
S'
1.^ () V !M T '!'
{D'après une estampe du Mosrie Carnavalet.)
nation contre telle ou telle autre, afin d'aboutir à une guerre qui leur per-
mît de ramasser ou de conserver le pouvoir. Avec la politique blâmable,
mais admise et pratiquée sans vergogne, du trafic des territoires au détri-
ment des petits Etals, l'accord continental pouvait être conçu de manière
LIV 441. — BISTOIRE SOCIALISTE.. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIV. 441.
8'S2 HISTOIRE SOCIALISTE
à être réellement proQtable à tous les États importants, ce qui en aurait as-
suré la durée. Au contraire, établi sur des bases jugées insuffisantes par les
appétits en cause maîtrisés et non apaisés, il manquait de solidité, tout en
ayant l'inconvénient d'agrandir, de fortifier — moins qu'ils ne l'auraient
youlu, d'où leurs rancunes, mais enfin d'agrandir, de fortifier — les adver-
saires de la France, mis ainsi par elle à môme de retourner plus tard contre
elle des forces accrues. Or, le Directoire d'abord, et Bonaparte ensuite, s'a-
charnèrent à trop obtenir pour eux-mêmes ; satisfaisant mal les appétits
étrangers, non par scrupule de conscience, mais par avidité personnelle, ils
préparèrent des mécontentements, de nouvelles hostilités et la ruine de leur
système dont l'unique bénéfice fut d'avoir contribué à balayer dans divers
pays les vieilles institutions ; ce dernier résultat aurait pu être atteint
autrement. x
Tandis que, par toutes les spéculations qu'elle suscitait, la guerre pro-
fitait aux financiers anglais, les classes populaires, écrasées sous les taxes, —
«ur la discussion au Parlement anglais de certaines réformes à cet égard, voirie
tome III de l'Histoire socialiste, p. 696, 702, 708 — désiraient la paix. Devant
les manifestations de l'opinion publique, Pitt parut céder. Il exprima l'inten-
tion de négocier la paix et, au début de vendémiaire an V(fln de septembre
1796), le Directoire se déclarait prêt à recevoir un commissaire anglais ; ce-
lui-ci, lord Malmesbury, connu comme très hostile à la France, arriva à Pa-
ris le 1* brumaire (22 octobre). Si Pitt et le Directoire tenaient tous les
deux à montrer qu'ils voulaient la paix, ni l'un ni l'autre ne voulaient ce
qui aurait i ermis de la conclure. Les gouvernants français et anglais (voir
les paroles de Boissy-d'Anglas et de Pitt, chap. ix, et voir aussi certains pas-
sages du rapport de Merlin (de Douai) au nom du comité de salut public sur
l'annexion de la Belgique dans le Moniteur du 12 vendémiaire au IV-4 octo-
bre 1795), bien résolus à ne rien lâcher sur le point essentiel, ne pouvaient
respectivement avoir aucune illusion sur leurs dispositions réciproques à ce
sujet. Du reste, le 8 mars 1796, Wickhara ayant, par une note remise a Bar-
thélémy à Bâle, demandé quelles seraient les conditions de la France pour
la conclusion de la paix, Barthélémy avait répondu, le 26 mars, qu'il ne sau-
rait être question de « restitution de quelqu'un des pays dont la réunio i à
la France a été décidée » (Sorel, L'Europe et la Résolution frança'w;, t. V,
p. 41). Dans ces conditions, quand, à la suite de pour,.arlers plus ou moins
longs, il serait bien constaté que la France se refusait à abandonner la Bel-
gique et que l'Angleterre, affectant en cela de défendre les intérêts de l'Au-
triche son alliée, s'opposait à ce qu'elle la gardât, la rupture, malgié les
concessions qu'on offrirait de faire ailleurs, devait se produire et c'est ce qui
eut lieu. Le 29 frimaire an V (19 décembre 1796), le Directoire décidait de
suspendre les négociations et invitait Malmesbury à quitter Paris dans les
vingt-quatre heures.
HISTOIRE SOCIALISTE 383
Ni à cette tentative, ni à celle dont il sera question plus loin, je ne puis,
quant à moi, attacher l'importance que leur accordent MM. Guyot et Muret
dans une étude déjà citée de la Revue d'histoire moderne et contemporaine ;
une citation de Grenville faite par ces auteurs (n» du 15 janvier 1904, p. 258,
note 1) et les citations que je viens de rappeler, dénotent un état d'esprit qui
ne permettait pas à ces tentatives de réussir. Si le Directoire et Pitt ont cru
pouvoir conclure la paix en cédant sur d'autres points que sur la Belgique,
c'est qu'ils ont été tous les deux victimes de l'illusion qui fait croire une
chose possible parce qu'on la désire; même s'ils se sont flattés réciproque-
ment de soutirer à l'autre la concession que chacun d'eux ne songeait à ad-
mettre pour son propre compte qu'à la dernière extrémité, cela ne saurait
rendre très importantes au fond des négociations qui, quelles qu'aient été
leurs apparences, étaient condamnées d'avance à ne pas aboutir par suite de
l'entêlemenl indéniable de chaaue partie sur ce qui était pour chacune le
point essentiel.
Après avoir songé à jeter quelques troupes en Angleterre pour y orga-
niser une sorte de « chouannerie », le Directoire s'était résolu à agir en Ir-
lande oii un soulèvement paraissait être prochain. L'Irlande avait été traitée
par l'Angleterre en pays conquis ; la population catholique avait été dépouillée
dji sol, opprimée, persécutée, ce qui prouve que les religions valent morale-
ment aussi peu les unes que les autres : soi-disant libéral là ofi il est en mino-
rité, le protestantisme dans son ensemble s'est montré, quand il a été le
maître, aussi malfaisant exploiteur et despote implacable que le catholi-
cisme. En 1792, l'Angleterre avait bien accordé quelques réformes; mais elles
étaient impuissantes à satisfaire des revendications allant d'autant plus loin
que devenait plus grand l'espoir donné par le succès de la Révolution fran-
çaise. En octobre 1791, avait été fondée à Belfast une société qui ne devait
pas tarder à acquérir une grande influence, la société des Irlandais-Unis.
Cette société, dont un des principaux fondateurs fut l'avocat Théobabl Wolt
Tone, d'origine protestante, poursuivait au début la réforme parlementaire
et l'émancipation des catholiques; mais, en 1795, elle tendait à la séparation
de l'Irlande et à son indépendance. Après un séjour aux Etats-Unis, Wolf
Tone débarquait le 2 février 1796 au Havre. Il se rendait à Paris oîi il nouait
bientôt des relations avec des membres du gouvernement et oti il avait, le
24 messidor an IV (12 juillet), avec Hoche une entrevue à la suite de laquelle
un plan d'expédition en Irlande était adopté; par arrêté du 2 thermidor an IV
(20 juillet 1796), Hoche était nommé « général en chef de l'armée destinée à
opérer la révolution d'Irlande ». Il devait d'abord, Jusqu'au moment de son
embarquement, garder le commandement de l'armée des côtes de l'Océan ;
mais, par arrêté du 8 fructidor (25 aotit), celle-ci cessa d'exister le 1" vendé-
miaire an V (22 septembre 1796) et les départements de l'Ouest furent sous le
régime commun.
HISTOIRE SOCIALISTE
Tout fut mis en œuvre pour faire échouer cette expédilion, à propos de
laquelle il faut remarquer que Hoche parlait aux soldats un autre langage
que Bonaparte : « Je ne veux point avec moi, disait-il à des soldats mécon-
tents, des hommes qui n'ont de mobile que l'or » (A. Rousselin, Vie de La-
zare Hoche, t. 1", p. 302). De Paris, Hoche ne recevait pas l'argent néces-
saire : le cabinet anglais c a des complices à la Trésorerie, qui refusent les
fonds et rassurent Pilt » {Bonaparte et Hoche en 1 797, par M. Albert Sorel,
p. 264). A Brest, il se heurtait au mauvais vouloir du vice amiral Villaret-
Joyeuse et de nombreux officiers réactionnaires comme leur chef; un seul
parmi ceux qui étaient en fonction, Bruix, directeur général des mouvements
du port, se montrait réellement dévoué et plein d'un zèle que l'hostilité de
Yillaret annihilait le plus souvent. L'amiral, en cette circonstance, obéissait
à diverses considérations dont aucune n'était à son honneur. Un projet d'ex-
pédition dans l'Inde, dont il avait déjà été question [Les généraux Aubert du
Bayet, etc., par de Fazi du Bayet, p. 94 et 101) en germinal an III (mars-
avril 1795) et l'espoir de capturer les riches cargaisons des navires marchands
avaient ses préférences ; en outre, après avoir, lors du séjour du comte d'Ar-
tois à l'île d'Yen, envoyé un officier lui dévoiler le plan de Hoche pour l'en-
lever (Chassin, Les Pacificationb de l'Ouest, t. II, p. 196), il songeait à être
candidat dans le Morbihan, lors des élections de l'an Y, avec l'appui des roya-
listes. Or ceux-ci, pour plaire au gouvernement anglais qui les payait, pré-
ludaient au nationalisme de leur digne progéniture en cherchant patriotique-
ment de toutes les façon? à empêcher Hoche de partir. Ils tentaient d'abord,
soit de le gagner, soit de le rendre suspect : un de leurs chefs. Frotté, invo-
quait des motifs graves pour lui demander, le 27 fructidor an IV (13 septem-
bre 1796), un entretien particulier ; Hoche répondit immédiatement : « II n'est
si grand intérêt qu'on ne puisse traiter par écrit» {Idem, p. 604), et avertit,
le lendemain, le Directoire par une lettre dont il a été cité un passage dans
le chapitre précédent. Ils tentaient ensuite de l'assassiner, mais manquaient
leur coup le 26 vendémiaire an V(17 octobre) à Rennes [Idem, p. 608), et
peut-être y avait-il un peu plus tard à Brest une tentative d'empoisonnement
(Idem, p. 613). La conduite de Villaret fut telle qu'il fallut le révoquer (15 bru-
maire an V-5 novembre i79t5). Le vice-amiral Morard de Galles le remplaça dans
le commandement des forces navales de Brest et, parle même arrêté, Bruix
fut nommé major général de la flotte expéditionnaire qui, le 25 frimaire an
V (15 décembre 1796), put enfin partir au moment où le Directoire décidait
de renoncer à l'expédition.
Hoche était sur la Fraternité avec Morard de Galles ; l'avanl-garde se
trouvait sous les ordres du contre-amiral Bouvet qui était sur VImmortalité
avec le commandant en second des forces de terre, le général Grouchy. Par
suite de mauvais temps, vent et brume, la Fraternité fut séparée du reste de
la flotte qui, s'étant rejoint, fut dirigé par Bouvet vers la baie de Bantry,
HISTOIRE SOCIALISTE 385
lieu de débarquement indiqué, où, une erreur de route ayant été commise,
une partie seulement entra le 2 nivôse (22 décembre). Au bout de quelques
jours d'indécision injustiQable — « c'est le général Grouchy qui semble en
être principalement responsable » (Desbrière, Projets et tentatives de débar-
quement aux Iles Brita7miques, t. 1", p. 202, note). — Bouvet repartit pour
Brest où 11 arriva le 12 nivôse (i" janvier 1797). Assaillie par la tempête, la
Fraternité dut, en outre, le 6 nivôse (26 décembre), échapper à un vaisseau
anglais; lorsqu'elle put de nouveau approcher des côtes d'Irlande, le 9 (29
décembre), elle rencontra un navire de l'escadre qui lui apprit le départ de
celle-ci; elle reprit à son tour la route de France et atteignit, le 25 (14 jan-
vier), le mouillage de l'île d'Aix. Le seul combat auquel donna lieu celte
expédition fut celui que le vaisseau les Droits de l'Homme commandé par
Lacrosse eut, le 24 nivôse an Y (13 janvier 1797), à soutenir contre deux
vaisseaux anglais VIndefatigable et ry4wv«zon, combat héroïque qui se ter-
mina par le naufrage de V Amazon et des Droits de l'Homme dans la baie
d'Audierne. Bouvet fut suspendu le 20 nivôse (9 janvier) et Hoche nomniié.
le 5 pluviôse an V (24 janvier 1797), général en chef de l'armée de Sambre-et-
Meuse en remplacement de Mureau qui conservait l'armée de Rhin-et-Mo-
selle. Pour se venger du danger couru, l'autorité militaire anglaise exerça en
Irlande de terribles représailles: les dirigeants anglais furent impitoyables,
ayant dépensé toute leur pitié en faveur de nos Chouans.
Quelques incidenis avaient eu lieu sur mer avant l'expédition d'Ir-
lande. Nous avons vu (chap. ix) la division de Richery entrer à Cadix
avec de nombreuses prises, le 21 vendémiaire an IV (13 octobre 1795). Au
commencement de venlôse (fln de février 1796), les matelots, se plaignant
de n'avoir pas reçu leur part des prises, se révoltèrent; mais, le 5 germinal
(25 mars), tout était rentré dans l'ordre. Après de longues difflcultés. pour
compléter ses approvisionnements, Richery put appareiller; escorté par l'es-
cadre espagnole de crainte d'une attaque de l'escadre anglaise, il sortit de
Cadix le 17 thermidor an IV (4 août 1796) et fît route vers l'Amérique du
Nord. Sa division détruisit plusieurs établissements anglais sur les côtes de
Terre-Neuve et du Labrador, s'empara d'une centaine de navires marchands
et arriva à l'île d'Aix le 15 brumaire an V (5 novembre 1796); le 22 frimaire
(12 décembre), elle était à Brest pour renforcer l'expédition de Hoche en Ir-
lande. De son côté, le contre-amiral Sercey était parti, le 14 ventôse an IV
(4 mars 1796), de Rochefort avec mission de capturer les bâtiments de com-
merce anglais et de défendre l'île de France (Maurice) et l'île de la Réunion.
Le 24 fructidor (10 septembre), non loin de Madras, dans une rencontre
avec deux navires anglais, V Arrogant et le Victorious, il les obligea à s'éloi-
gner; mais ses six frégates devaient être successivement prises parles Anglais.
Le 15 avril 1797, les équipages anglais qui se plaignaient du régime au-
quel ils étaient soumis, se révoltèrent à Portsmouth; à cette nouvelle, l'es-
HISTOIRE SOCIALISTE
cadre de Plymouth. s'insurgea à son tour; le 20 mai, révolte de l'escadre de
la mer du Nord qui aurait pu avoir de graves conséquences si la flotte fran-
çaise et la flotte hollandaise, son alliée, avaient su proflter de cette occasion.
La situation n'apparaissait pas brillante pour l'Angleterre : à la fin de février
1797, nous le savons, la Banque d'Angleterre avait dû suspendre ses paye-
ments en espèces ; l'Autriche, nous allons le voir, s'apprêtait à conclure la
*paix. Aussi, le 13 prairial an V (i" juin), Pitt offrit au Directoire de renouer
les négociations rompues ; on se mit d'accord pour reprendre les pourpar-
lers à Lille, où Malmesbury arriva le 16 messidor (4 Juillet). Cette fois, on ne
parla pas franchement de l'annexion de la Belgique, l'Angleterre ne pouvait
plus affecter de défendre les intérêts de l'Autriche qui traitait séj arément
avec la France; mais la question n'en domina pas moins les préoccupations
d'une manière détournée. L' Angleterre voulait qu'un article du nouveau
traité reconnut pleine vigueur à toutes les clauses des traités antérieurs
qu'il ne modifierait pas formellement; or la Belgique ayant été cédée à l'Au-
triche par le traité d'Utrecht(i713), le silence gardé, dans le nouveau traité
avec l'Angleterre, sur sa réunion à la France, aurait permis au gouvernement
anglais d'en contester à celle-ci la possession le jour où il aurait eu la possi-
bilité de le faire avantageusement. La France, de son côté, réclamait la re-
nonciation de l'Angleterre à toute hypothèque à elle donnée par l'Autriche
sur la Belgique en garantie de ses subsides. Dans les « instructions » rédi-
gées par Talleyrand pour Treilhard et Bonnier, le 25 fructidor an V (11 sep-
tembre 1797), où sont indiquées les diverses conditions de paix et notamment
« l'abandon de l'hypothèque sur la ci-devant Belgique », on lit : « Le Direc-
toire n'entend pas se départir de » cette condition (Pallain, Le ministère de
Talleyrand sous le Directoire, p. 41). Là était l'obstacle ; ne voulant ni
l'aborder franchement, ni transiger sans arrière-pensée, on se montra intran-
sigeant sur des points dont on se souciait beaucoup moins. Nos plénipoten-
tiaires, qui étaient, au début, Le Tourneur, Maret et Pléville-Le Pelley qu'on
devait, pendant les négociations (voir le chapitre suivant) nommer minisire
de la marine sans le remplacer à Lille, étaient, à la fin, Treilhard et Bonnier.
La rupture se produisit comme à Paris, le 2°" jour complémentaire de l'an V
(18 septembre 1797), Malmesbury quitta Lille où les plénipotentiaires français
restèrent, sans le voir revenir, jusqu'au 25 vendémiaire an VI (16 octobre 1797).
Peu de temps .iprès, la flotte hollandaise de l'amiral de 'Winter, mouil-
lée dans les eaux du Texel, leva l'ancre pour tenter une descente en Angle-
terre. L'escadre anglaise de l'amiral Duncan chargée de surveiller les mou-
vements de celle flotte, se porta au-devant d'elle, l'atteignit non loin d'Eg-
mond, à la hauteur du village de Gamperdwin (11 octobre 1797); ce fut un dé-
sastre pour les Hollandais. C'était le moment où le manque d'argent décidait le
Directoire (commencement de vendémiaire an Yl-fin septembre) à désar-
mer un certain nombre de navires français et à en céder d'autres au com.
HISTOIUE SOCIALISTE
merce pour les transformer en corsaires. Le 18 floréal (7 mai 1798), une pe-
tilp expédition partait de la Hougue, afin de reconquérir, à l'aide de bateaux
plats adoptés par le Directoire en germinal an IV (fin mars 1796) et à peu
près conformes à ceux qu'avait inventés le vice-amiral suédois Chapnian, les
îlots Saint-Marcouf près du littoral normand : pour effectuer le débarque-
ment et enlever les îles, il ne manqua ce jour-là à certains de ces bateaux
que d'être mieux soutenus par les autres (Desbrière, Projets et tentatives de
débarquement aux Iles-Britanniques, t. 1"", p. 72 note et 341). Le 30 floréal
{19 mai), 2,000 Anglais environ débarquèrent près d'Ostende; mais, le len-
demain, à la suite d'un combat où ils perdirent 200 hommes, ils dorent se
rendre.
La loi du 26 ventôse an IV (16 mars 1796), relative à l'échange des Fran-
çais prisonniers en Angleterre, avait abrogé celle du 25 mai 1793 qui, en
vertu du principe de l'égalité des hommes, prescrivait l'échange homme
pour homme, grade contre grade, et elle en était revenue à la pratique an-
cienne de l'échange d'un officier contre plusieurs hommes.
La République batave était, au début, une fédération de provinces au-
tonomes ; mais, à côté des partisans de ce régime et de ceux, les orangistes,
qui regrettaient le sLathouder, il y avait un parti tendant à l'unité. Soutenu
par le gouvernement français, ce parti finit par obtenir la convocation d'une
Convention investie du pouvoir d'organiser la République. Cette assemblée
tint sa première séance à la Haye le 1" mars 1796 et vit, au bout de 17
mois, le 8 août 1797, son projet repoussé par le peuple. Une nouvelle assem-
blée nationale se réunit le 1" septembre suivant et, après un coup d'Etat
qui la débarrassa de la plupart des opposants, jiroiionça, le 22 janvier 1798,
l'abolition des souverainetés provinciales. Une constitution unitaire, copiée
sur la constitution française de l'an III, était achevée le 17 mars et approu-
vée par le peuple le 23 avril. L'assemblée bataVe poussa l'imitation de la
Convention française jusqu'à décider que ses membres seraient répartis en-
tre les deux Chambres du nouveau Corps législatif et que le peuple n'aurait
à élire qu'un tiers de celui-ci. Les hommes qui s'assuraient le pouvoir par
cette usurpation appelèrent aux diverses fonctions leurs créatures, notam-
ment les catholiques qui en étaient exclus depuis longtemps et dont le fa-
natisme indisposa l'opinion. Aussi, la nation applaudit-elle lorsque, le 12
juin, le général Daendels, par un coup d'Etal militaire opéré avec la compli-
cité du Directoire français, renversa ce gouvernement, et nomma-t-elle un
Corps .législatif qui, installé le 31 juillet 1798, ratifia ce qui venait de se pas-
ser. La Constitution put, après cet accroc, fonctionner régulièrement. Un
traité avait été conclu à la Haye, le 23 germinal an VI (12 avril 1798), entre
la République batave et la République fraaçaise, par lequel la première s'en-
gageait à payer tous les frais d'entretien en Hollande de 25,000 soldats fran-
çais.
388 HISTOIRE SOCIALISTE
§ 2, — Autriclie, Italie, Suisse, Etats-Unis.
Après Beaulieu, après Wurmser, après Allvinczi, l'Autriche avait appelé
en Italie l'archiduc Charles. Des troupes françaises de renfort, sous les ordres
des généraux Bernadotte et Delmas, élant parvenues sur l'Adige, Bonaparte
en profita pour reprendre les hostilités, sans attendre le concours en Alle-
magne des armées de Hoche et de Moreau : il tenait à avoir seul le bénéfice
delà défaite de l'Autriche et de la conclusion de la paix. Son but était de
menacer Vienne; il lui fallait pour cela franchir la chaîne des Alpes, dont les
deux points principaux étaient les cols de Toblach et de Tarvis, de façon à «
aboutir à Villach. Joubert commandait la gauche, dans le Tirol ; Masséna,le ^,
centre, et Bernadotte, sous l'action Immédiate de Bonaparte, était à l'aile S
droite. Le 20 ventôse an V (10 mars 1797), on traversait la Piave; l'archiduc
Charles avait réuni le gros de ses forces sur la rive gauche du Tagliamento,
oîi l'armée française arrivait le 26 (16 mars), battant les Autrichiens réduits 5
à une retraite précipitée. Tandis que Bernadotte passait la Torre le28(18mars), ''
se portait sur Gradisca, dont la capitulation livrait le passage de l'Isonzo,
occupait Trieste le 3 germinal (23 mars) et se dirigeait surLaibach, Masséna,
chargé d'entraver les communications entre la gauche de l'armée autrichienne
du Tirol et la droite de l'archiduc, quittait Bassano le 20 ventôse (10 mars),
arrivait le 21 (11 mars) à Feltre, à la poursuite du corps de Lusignan placé
entre ces deux armées, le battait le 24 (14 mars) àLongarone, et, après l'avoir
repoussé au-delà de Pieve di Cadore, revenait sur ses pas jusqu'à Bellune,
pour aller appuyer les troupes engagées sur le Tagliamento; mais le mauvais
état des chemins ne lui permit d'être là que le lendemain du combat de ce
nom. A Spilembergo le 27 (17 mars), à San Daniele le 28 (18 mars), il re-
montait le cours du Tagliamento, atteignait Gemona le 29 (19 mars), entrait,
le 1" germinal (21 mars), à Pontebba et poursuivait l'ennemi jusqu'au delà
de Tarvis que les Autrichiens cherchaient aussitôt à reprendre; mais, refoulés
le 2 (22 mars), ils éprouvaient des pertes considérables. Pendant que les
Français prenaient position à Villach, sur les bords de la Drave (7germinal-
27 mars), l'archiduc ralliait ses troupes àKlagenfurt; elles étaient délogées
de là le 8 (28 mars), et de Saint- Veit le 10 (30 mars).
De son côté, Joubert qui était, le 29 ventôse (19 mars), vers Trente, se
trouvait, à la suite de plusieurs succès, à Bozen le 2 germinal (22 mars), et,
le 3 (23 mars), à Brixen, oii, après une pointe heureuse jusqu'à Sterzing, non
loin du Brenner, sans nouvelles du reste de l'armée, craignant de s'isoler
dans une contrée en insurrection, il jugea prudent de revenir. Il se trouvait
assez menacé par les Autrichiens qui reprenaient l'offensive, lorsqu'il fut, le
14 (3 avril), informé que l'armée française était victorieuse et marchait en
avant; il rassembla ses troupes le 15 et le 16 (4 et 5 avril) pour opérer sa
jonction avec elle, remonta la Rienz, atteignit le col de Toblach, puis, côtoyant
HISTOIRE SOCIALISTE
389
la Drave, continua sur Villach. Bouaparte, qui en était parti quand Joubert y
arriva le 19 (8 avril), avait écrit de Klagenfurt, le 11 germinal (31 mars), une
lettre hypocrite à l'arcliiduc pour l'inviter à faire la paix; mais celui-ci ayant
répondu qu'il n'avait pas d'ordres à cet égard, l'armée française se remit en
mouvement. Masséna était victorieux les 12 et 13 (1" et 2 avril) et, le 15
(4 avril), l'archiduc était contraint d'abandonner Judenburg, où Bonaparte
UT. 442, — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIV. 442.
«90 HISTOIRE SOCIALISTE
transportait son quartier général le 16 (5 avril); c'est là que, le 18 (7 avril), se
présentèrent deux généraux chargés de négocier par l'empereur, qui avait
peur pour sa capitale; on convint d'une suspension d'armes de cinq jours,
prolongée ensuite jusqu'au i" floréal (20 avril). Des conférences commencè-
rent aussitôt et un traité préliminaire de paix fut signé le 29 germinal an V
(18 avril 1797), dans un château près de Leoben. L'empereur renonçait à tous
ses droits sur la Belgique et acceptait « les limites de la France décrétées par
les lois de la République », sous réserve qu'il lui serait fourni, lors de la paix
définitive, un dédommagement à sa convenance. Il y avait des articles secrets
concernant, notamment, la renonciation de l'empereur à une partie de la
Lombardie, qui devait être constituée en République indé|jendante, avec
compensation, aux dépens de la République vénitienne, en Italie, en Islrie
et en Dalmatie. Agissant en maître, Bonaparte faisait directement expédier
par Berthier une lettre à Hoche et à Moreau afin d'arrêter leurs opérations.
Les Autrichiensavaient été trop absorbés en Italie pour son2;er à prendre
l'offensive en Allemagne; ils n'avaient cherché qu'à conserver leurs positions
sur la rive droite du Rhin; aussi, au milieu de. germinal (début d'avril 1797),
on se bornait encore à s'observer. Moreau commandait à celte époque l'armée
de Rhin-et-Moselle et Hoche l'arrace de Sambre-et-Meuse, oh il était arrivé
le 6 ventôse (24 février). D'après ses instructions, Championnet, qui dirigeait
l'aile gauche, passait la Sieg et emportait la position d'Altenkirchen (28 et
29 gerininal-17 et 18 avril); le 29 (18 avril). Hoche traversait le Rhin à Neu-
wied, battait les Autrichiens à Driedorf; ceux-ci étaient de nouveau battus le
30 (19 avril), et l'aile droite, sous les ordres de Lefebvre, entrait dans Lim-
burg, tandis que le centre s'installait à Weilburg et que la gauche prenait
position en arrière de Herborn. Chassant toujours sur tous les points les
Impériaux, le 2 floréal (21 avril), Lefebvre se portait sur Kœnig^tein, une
division du centre occupait Welzlar, et Championnet gagnait Giessen. Toute
l'armée de Sambre-et-Meuse marchait sur Francfort; Lefebvre en atteignait
les portes (3 floréal-22 avril), lorsque survint le courrier de Bonaparte annon-
çant la signature des préliminaires de paix.
A son tour, Moreau était parvenu, les 1" et 2 floréal (20 et 21 avril), à
franchir le Rhin près de Strasbourg, après de longues heures de combat,
notamment à Kehl, qui était repris; la droite marcha sur Ettenheim, le
centre sur Freudenstadt, la gauche força le passage de Renchen et poursuivit
les Autrichiens jusqu'à Lichtenau sur la Sauer (3 floréal-22 avril); mais l'ar-
rivée du courrier de Bonaparte mit fin aux hostilités.
C'est à la réquisition militaire en vue de cette campagne, que fut due la
rentrée dans l'armée de La Tour d'Auvergne, qui avait pris sa retraite quelque
temps après les opérations de l'armée- des Pyrénées occidentales où nous
avons signalé sa présence (chap. iv) : un de ses amis de Bretagne, Jacques
Le Brigant, après avoir eu plusieurs enfants, restait seul avec le plus jeune.
HISTOIRE SOCIALISTE 391
lorsqiip la réquisition le lui eiiUîva pour l'expédier à l'armée de Sambre-et-
Meuse. Agé de 76 ans, le père pria La Tour d'Auvergne de solliciter le retour
de son fils. C'est alors que l'ancien canitriine — il était dans sa 54= an-
née — écrivit, le 10 germinal an V (30 mars 1797), au ministre de la guerre
pour lui demander d'être autorisé à remplacer le jeune homme, ce qu'il finit
par obtenir.
Les préliminaires de Lsoben, où Bonaparte paraissait plus soucieux de
l'Italie que de la limite du Rhin, ne correspondaient pas aux vues du Dir"c-
loire; mais il semble que l'opinion publique, surtout désireuse de la paix,
fut satisfaite dans son ensemble. C'est ce qui ressort de rapports du 13 et du
14 floréal an V (2 et 3 mai 1797); d'après le premier, les conditions des préli-
minaires sont « universellement goûtées, exception faite de quelques contra-
dicteurs qui les trouvent trop modérées, et qui sont surtout mécontents de
voir qui^ les limites de la République française n'aient pas été stipulées,
surtout le cours inférieur du Rhin» (recueil d'Aulard, t. IV, p. 91) ; d'après
Ife second, « quelques personnes trouvent mauvais qu'étant victorieux on ne
garde pas ce que l'on a conquis jusqu'au Rhin, mais le plus grand nombre
est si satisfait d'avoir un ennemi de moins et de concevoir l'espérance d'une
pacification générale, qu'il approuve beaucoup ces nouvelles conditions»
{idem, p. 93). Saciiant très bien qu'il ne contentait pas le Directoire, Bona-
parte, en lui écrivant, le 30 germinal (19 avril), pour lui faire accepter les
comlitions arrêtées à Leoben, usa de son procédé habituel : il afiecta de
donner sa démission et de demander un congé sous pïétexte de revenir en
France; il n'en continua pas moins à se conduire comme s'il n'avait pas dé-
missionné, en homme qui comptait bien être invité à rester au poste qu'il
tenait à conserver. Déjà, le 26 brumaire an V (16 novembre 1796), le Direc-
toire qui, tout en étant irrité d'avoir à plier devant lui, n'osait cependant pas
sévir contre son envahissante personnalité, avait essayé de garder la haute
main sur les négociations en envoyant à cet effet en Italie le général Cl irke.
Le 9 frimaire (29 novembre), celui-ci était à Milan; trois jours après, Bona-
parte connaissait la mission qu'il venait remplir et n'en persistait que da-
vantage à mettre le Directoire en face de faits accomplis.
Le ministre autric'nien Thugut, qui comptait à celle époque sur le succès
d'Allvinezi, refusa de recevoir Glarke à Vienne. L'envoyé français ne put né-
gocier, comme il l'aurait voulu, avec le gouvernement impérial, le troc de
la Belgique et de la rive gauche du Rhin contre une extension en Italie, dont
le Directoire ne songeait alors à faire, suivant le mot de M. Albert Sorel
(Bonaparte et Hoche, p. 5), qu' « un marché à échanges diplot tiques, après
en avoir fait un champ à réquisitions ». 11 se borna à négocier avec le roi de
Sardaik^ne. Victor-Amédée III était mort le 16 octobre 1796, et avait pour suc-
cesseur son fils Charles- Emmanuel IV. Clarke, subissant l'influence de Bona-
parte, signait à Bologne, le 7 ventôse an V (25 février 1797), un pr.eiaier
392 HISTOIRE SOCIALISTE
traité ne comportant aucun échange de territoires, coiilrairement aux ins-
tructions du Directoire qui désirait obtenir la Sardaigne contre une compen-
sation en Italie, et qui refusa de ratifier ce traité (Guyot et Muret, Revue
d'histoire inoderne et contemporaine, 15 février 1904, p. 319). Les négocia-
tions recommencèrent et, par une convention préliminaire secrète conclue à
Turin le 15 germinal an Y (4 avril 1797j, le roi de Sardaigne s'engageait à céder
à la France, lors de la paix générale, l'île de Sardaigne, à la condition de re-
cevoir sur le continent italien un territoire à sa convenance de naiure à le
dédommager de cette cession et à lui procurer un titre équivalant à celui de
roi de Sardaigne. Par le traité public signé le lendemain, IGgerminal (5 avril),
une alliance offensive et défensive était conclue entre les deux parties con-
tractantes contre l'empereur et, jusqu'à la paix, à partir de laquelle l'alliance
deviendrait purement défensive, le roi de Sardaigne devait fournir à la France
un contingent de 9000 hommes.
Ainsi que nous l'avons déjà vu (cbap. xiv), Venise avait persisté à ne
pas s'allier à la France contre l'Autriche; mais Bonaparte ayant continué à
ne tenir aucun compte de sa neutralité et à lui chercher querelle, le gouver-
nement vénitien, poussé à bout, serait très probablement entré en ligne
contre la France si l'archiduc Charles avait été victorieux. Dans l'Étal véni-
tien, comme dans les autres. Etats de l'Italie, existait à ce moment un parti
démocratique en opposition avec l'aristocratie dirigeante. Tandis que ce parti,
encouragé par les agents français^, se soulevait en certains endroits, par
exemple, à Bergame le 22 ventôse (12 mars), le 27 et le 28 (17 et 18 mars) à
Brescia, on fabriquait, le 2 germinal (22 mars), un manifeste faussement signé
des autorités vénitiennes, excitant la population à se débarrasser des Fran-
çais. Or c'était à l'instigation de Bonaparte que cette « imposture infamante»
(Edmond Bonnal, Chute d'une République, Venise,^. 144-146) avait été com-
mise, que ce « manifeste frauduleux » avait été rédigé et répandu : de même
que les traditions cléricales et monarchiques — nous en avons rencontré de
fréquents exemples — la tradition napoléonienne prédispose donc ses fidèles
à la pratique ignominieuse du faux et à sa scandaleuse glorification. C'est que
Bonaparte, sachant ou pressentant que l'Autriche convoitait les territoires
vénitiens, songeait à la dédommager de ce côté de ce qui lui serait enlevé
ailleurs; ne pouvant, dans un traité public, disposer de ce qui ne lui appar-
tenait pas, il s'attachait à faire naître une occasion lui permettant d'abord de
le prendre pour en disposer ensuite; il avait besoin que Venise fût coupable,
seulement Venise se dérobait à cette culpabilité désirée en lui cédant tou-
jours, et cela se reproduisit encore lorsque, s'appuyant sur le document apo-
cryphe, il fit lire, le 20 germinal (9 avrilj, par Junot, au doge et à son conseil,
une lettre d'insolente provocation.
En lançant le faux qui appelait le, peuple aux armes contre les Français,
il se supposait assez fort pour empêcher ces excitations de se traduire en
HlSTUlRli SOGIALISTb; 3^
actes; nialheureusemeiil, le lundi de Pâques (28 germinal-17 avril), dans
l'après-midi, la population de Vérone se jeta sur les Français; hommes,
femmes, enfanls, malades lurent cruellement frappés, et près de 400 suc-
combèrent. D'autre part, le 1" floréal (20 avril), un corsaire français ayant
jelé l'ancre, quoique ce lût défendu à tout bâtiment armé, dans le port du
Lido, dont le barrage naturel sépare les lagunes de Venise de la pleine mer,
émit la prétention de pénétrer dans les lagunes, les forts le canonnèrent; le
capitaine et des hommes de l'équipage furent tués. Se refusant à admettre
les excuses et les réparalions ofl'ertes, Bonaparte exploita impudemment ces
deux faits. Le 8 floréal (27 avril), les Français étaient revenus en vainqueurs
à Vérone, et ils s'y conduisaient d'une manière odieuse; « à la barbarie des
mouvements populaires, succédait la barbarie de Bonaparte» (Donnai, Idem,
p. 175). Le 13 (2 mai), il déclarait ouvertement la guerre au gouvernement
vénitien, du ton, son tour de coquin ayant réussi, dont Robert Macaire de-
vait s'écrier : Enfin nous avons fait faillite 1 Ce gouvernement avait déjà con-
senti à modifier sa constitution, lorsqu'éclata, le 23 (12 mail, une insurrec-
tion populaire secondée par le secrétaire de la légalion française, Villetard,
devant laquelle 1' antique gouvernement aristocratique abdiqua. Un détache-
ment français pénétrait, dès le 26 (15 mai), dans la ville; le lendemain, le
général Baraguey d'Hiliiers faisait son entrée, et une municipalité provisoire
était installée. Ce même jour, Bonaparte signait à Milan, avec trois délégués
de l'ancien gouvernement ignorant la chute de celui-ci, un traité qu'il allait
regarder conime valable pour dépouiller Venise, et comme nul, les pouvoirs
des délégués disparaissant avec le gouvernement qui les avait mandatés,
lorsqu'il s'agirait de tenir ses propres engagements. Toujours fourbe, il
écrivait, le 7 prairial (26 mai), à la nouvelle municipalité, qu'il désirait voir
« se consolider» la liberté de Venise {Correspondance de Napoléon 1", t. III,
p. 91) et, le 8 (27 mai), au Directoire, qu'il avait proposé à l'Autriche de lui
donner, non seulement une partie du territoire vénitien, mais la ville même
de Venise, à litre d'indemnité {Idem, p. 96 et 97). Plus tard, il prétendra que
c'est le massacre de Vérone qui l'a poussé à livrer Venise, alors que ce mas-
sacre est du 28 germinal (17 avril) et que, le 27 (16 avril), il écrivait au Di-
rectoire avoir soumis au choix des plénipotentiaires autrichiens trois projets
de la rédaction desquels il résulte que dans l'un, le troisième, l'indépendance
de Venise était sacrifiée (Idem, t. II, p. 640). La nouvelle République véni-
tienne, malgré tous ses efforts pour satisfaire aux exigences de Bonaparte,
malgré les cadeaux somptueux que Joséphine — comme M"" Chamberlain, le
31 janvier 1903, à Kimberley — fut cyniquement chargée d'aller se faire of-
frir, n'avait pas longtemps à vivre.
Dans sa lettre déjà citée du 7 prairial (26 mai) à la municipalité, Bona-
parte lui proposait de l'aider à maintenir la suprématie de Venise sur les lies
Ioniennes; pour cela, il lui offrait d'expédier de concert des navires français
3f)4 HISTOIRE SOCIALISTE
et vénitiens qui protégeraient ce? îles. La municipalité, dupe de ces avances,
fournit de l'argent pour une expédition qui allait la dépouiller. Parti avec
3500 hommes, le 25 prairial (13 juin), le général Gentili débarquait à Corfou,
le 11 messidor (29 juin), sans rencontrer de résistance, grâce aux Vénitiens
qui l'accompagnaient. Une lois dans la place, il agit en maître, suivant ses
instructions, jusqu'au moment oii le traité de Campo-Formio régularisa la
prise de possession accomplie. Un arrêté de Bonaparte du 17 brumaire an VI
(7 novembrcl797) organisa en trois départements Cerigo (l'ancienne Cylhère)
au sud de la Grèce, les îles Ioniennes, dont les principales sont Gorlou,
Leucade ou Sainie-Maure, Céphallénie, Thiaki (l'ancienne Ithaque) et Zante,
et les établissements véniiiens des côtes d'Albanie. Sur ces côtes, par celte
acquisition, la France devenait voisine d'Ali de Tebelen, qui s'était taillé une
sorte de vice-royauté dans l'Albanie comme pacha de Yanimi. Il a\ait écrite
Bonaparte, le 1" juin, lui manifestant son admiration et lui demandant
l'envoi de deux maîtres canonniers pour instruire ses soldats; quoique sa
perfidie fût connue, Bonaparte se laissa prendre à ses flatteries, lui envoya
les deux canonniers et prescrivit à Gentili d'entretenir de bonnes relations
avec lui, ce dont on ne devait pas tarder à se repentir. Le 30 frimaire an YI
(20 décembre 1797), le général Chabot remplaçait à Corfou Gentili qui était
malade et qui mourut pendant son voyage de retour. Nos agents eurent
pour mandat d'engager les populations grecques à secouer le joug de la do-
mination turque dont, dans une lettre du 29 thermidor an V (16 août 1707),
Bonaparte annonçait la chute prochaine (chap. xvii).
Au moment on Bonaparte allait enlever les îles Ioniennes à Venise, les
Autrichiens, en vertu des articles secrets de Leoben, envahissaient les terri-
toires vénitiens en Istrie et en Dalmatie, où ils avaient pénétré le 10 juin.
Malgré ses inquiétudes en face de ces envahissements, Venise ne soupçonnait
peut-être pas encore toute l'étendue de son malheur. Une des conséquences
de l'occupation de Venise- par les troupes franc uses fut le départ, dans la
matinée du 16 mai, sous la protection de la légation russe, de l'intrigant
royaliste d'Antraigues, dont il a été (juestion dans le chapitre vni; mais il fut
arrêté, leSprairial (22 mai), parBernadotLe, àTrieste, eton saisit d'importants
papiers dans son portefeuille. Conduit à Milan où on l'interrogea, il s'évadait
le 8 fructidor (25 août).
Nous avons vu (chap. xiv) que la République de Gênes avait traité avec
la France; cependant ses rapports avec l'envoyé français Faipoult, qui était
à Gênes depuis le mois de germinal an IV (avril 1796), n'en furent pas amé-
liorés. Le 3 prairial an V (22 mai 1797) éclata une insurrection dans laquelle,
malgré certaines affirmations, Faipoult, qui, contrairement à ses prédéces-
seurs ne se mêlait pas d'encourager le parti révolutionnaire, ne fut pour
rien, ainsi que l'a démontré M. R. Guyol {Révolution française, revue, du
14 juin 1903, p. 524, note, et suiv.). Durant la lutte, quelques Français
HISTOIRE SOCIALISTE 395
furent lues et d'autres maltraités, et le gouvernement génois accentua son
hostilité à l'égard de notre représentant. Averti, Bonaparte qui regrettait
que le traité Mu 18 vendémiaire an V (9 octobre 1796) l'eût empêché
d'em; loyer la force contre Gênes, et qui n'attendait qu'une occasion de le
faire, profita de ces circonstances; il envoya, le 8 prairial (27 mai), son aide
de camp, Lavallelte, porteur d'une leltre offensante dont, le 10 (29 mai), cet
officier donna lecture devant le doge qui, après avoir cherché à gagner du
temps, se déciiiait, le 13 (1" juin), à négocier avec Bonaparte. Ses délégués
arrivèrent le 16 (4 juin) à Mombello, où se trouvait ce dernier, et souscrivaient,
le lendemain et le surlendemain, à une convention en vertu de laquelli- la cons-
titution aristocraliiue de Gênes était modifiée; un gouvernement provisoire
de vingt-deux membres désignés j ar Bonaparte entra en fonction le 26
(14 juin). Celte transformation se heurta bientôt à des résistances; quelques
jours avant la date fixée pour la ratification populaire de la constitution de
la nouvelle République ligurienne (14 septembre), une révolte de paysans
excités par les nobles et les prêtres éclata (18 fructidor-4 septembie). Le
général Duphot l'écrasa sans pitié et, par ordre de Bonaparte, Lannes vint
occuper Gênes militairement. Les meneurs, craignant pour leurpays le sort
de Venise, acceptèrent la constitution dont Bonaparte leur envoya le plan, le
21 brumaire an VI (11 novembre 1797), dans une lettre d'une prétentieuse
phraséologie {Correspondance de Napoléon I", t. III, p. 558-562) : la répu-
blique ligurienne était dotée d'un directoire de cinq membres et de deux
conseils : celui des Anciens, de 30 membres, et celui des Jeunes, de 60; cette
constitution devait être soumise au vote du peuple qui, le 18 frimaire an VI
(8 décembre 1797), la ratifia.
Après Leoben, Bonaparte s'était, en floréal (mai 1797), établi k Mombello,
aux environs de Monza, dans un magnifique palais : domestiques en livrée,
voitures de gala, aides de camp chamarrés, étiquette sévère, vie fastueuse,
tout donnait l'impression d'une cour royale où Joséphine était venue trôner.
Il avait déjà (chap. xiv) créé la petite République cispadane et il songeait à
faire de la Lombardie une république autonome sous le nom de République
transpadane. Les populations intéressées se prononcèrent avec tant de force
pour l'union sous le nom de République italienne, qu'il ne s'opposa pas à la
fusion des ueux républiques; mais, ne voulant pas trop inquiéter les souve-
rains italiens, il appela la république unique « République cisalpine ». Sa
proclamation du 11 messidor an V (29 juin 1797) consacra ce changement. Il
organisa le nouvel Etat sur le modèle de la République française, le divisa
en déparlements, mit à la tête un directoire exécutif et deux conseils; seule-
ment, pour la première fois, il se réserva la nomination de leurs membres,
et, tout en détruisant l'ancien régime, s'attacha à gagner les classes qui en
bénéficiaient le plus, la noblesse et le clergé. Le 21 messidor (9 juillet), fut
célébrée en grande pompe l'inauguration de la République cisalpine que le
HISTOIRE SOCIALISTE
traité de Gampo-Formio devait agrandir aux dépens de Venise en la portant
jusqu'au lac de Garde; quelque temps avant ce traité, les paysans delà Yal-
teline, sujets des Grisons et désireux d'être indépendants, s'étaient laissés
aller à accepter la médiation de Bonaparte qui, le 19 vendémiaire an YI (10 oc-
tobre 1797), les enlevait aux Grisons, mais pour les annexer à la République
cisalpine. Le 3 ventôse an Yl (21 lévrier 1798), à Paris, était signé avec cette
république un traité, que ratifiait pour la France la loi du 27 ventôse suivant
(17 mars). La Cisalpine était reconnue « comme puissance libre et indépen-
dante »; cependant il dépendait de la République française de l'engager à
son gré dans une guerre (art. 3), et la réciprocité n'existait pas, les troupes
françaises, maintenues chez elle à ses frais, pouvant être retirées à volonté
par le gouvernement français (art. 7),
La formation de la Lombardie en État indépendant avait permis au Direc-
toire de tourner un article delaGon?titution. Dès le début de l'an Y (octobre
1796), des Polonais avaient demandé à servir dans les armées françaises;
mais l'art. 287 de la Constitution de l'an III portait : « Aucun étranger qui
n'a point acquis les droits de citoyen français ne peut être admis dans les
armées françaises, à moins qu'il n'ait fait une ou plusieurs campagnes pour
l'établissement de la République ». C'est ce que le ministre de la guerre,
Petiet, répondit au général polonais Dombrowski, le 9 brumaire an V (30 oc-
tobre 1796), et il l'invita à s'adresser à la Lombardie. Le 9 janvier 1797, une
convention était conclue entre l'administration générale de celle-ci et Dom-
browski qui, le 20, lançait une proclamation pour appeler ses compatriotes.
Le 9 février, la première légion polonaise était constituée à Milan, elle comp-
tait 1127 hommes divisés en 2 bataillons (Dufourcq, Le régime jacobin en
Italie, p. 329, note). Dès la fin de 1797, cette légion se dédoublait et, vers le
20 novembre 1798, l'une des nouvelles légions comptait 2 957 hommes et
l'autre 2700 {Revue d'histoire rédigée à l'état-major de l'armée, numéro de
juillet 1903, p. 83).
Le Directoire avait été surpris par la signature du traité préliminaire de
Lcoben au moment où il allait s'entendre avec Venise; si deux de ses mem-
bres, Garnol, le protecteur de Bonaparte, et Le Tourneur étaient hostiles à
Venise, deux autres, La Revellière et Reubell, lui étaient favorables; le cin-
quième. Barras, offrit à l'ambassadeur vénitien à Paris, Querini, de lui vendre
son vote. Ce honteux marché, qui pouvait sauver Venise, venait d'être conclu
et approuvé par le gouvernement vénitien (20 avril 1797), lorsque parvint la
nouvelle de la convention de Leoben qui compliqua d'autant plus la situation
que le Directoire tenait à ménager à la fois l'auteur de la convention, Bona-
parte, et l'opinion publique, réfractaire à toute violation du droit de Venise.
Après quelques hésitations, le Direc-toire se décida cependant à approuver,
par une lettre du 25 messidor (13 juillet), la conduite de Bonaparte « notam-
ment à l'égard de Venise et de Gênes » {Moniteur du 1" thermidor-19 juillet).
i
HISTOIRE SOCIALISTE
397
"il -5
Os 3
Les négociotions pour le traité définitif de paix, prévu par les préliminaires
de Leoben, traînèrent en longueur. Ni l'une ni l'autre des parties en. cause
LIV. 443. — HISPOIRE SOCIALISTE. — THEKjnDOB ET DIRECTOIRE. LIV. 443.
398 HISTOIRE SOCIALISTE
ne pensaient à se conformer strictement à ces préliminaires, chacune d'elles
tendant à obtenir de l'autre des concessions plus importantes. Le Direcloire
songeait toujours à la rive gauche du Rhin ; mais les succès obtenus en Italie
le poussaient aussi maintenant à vouloir en éloigner l'empereur et à ne le
dédommager qu'en Allemagne. Le gouvernement autrichien tenait par-dessus
tout à Venise, et relativement moins à s'agrandir en Allemagne, par crainte
que laJ>russe n'y réclamât à son tour un agrandissement équivalent. Bona-
parte, lui, aspirait à recueillir les bénéflces politiques d'une paix qui appa-
raîtrait comme son œuvre; persuadé que l'Autriche ne céderait qu'en obte-
lenant Venise, il était prêt à la lui livrer, malgré l'opposition réitérée du
Directoire à l'égard durjuel il usa de ses procédés habituels de pression : la
menace de sa démission et l'envoi d'argent. Il y eut des lenteurs calculées de
la part de la cour d'Autriche qui, après les élections de l'an V, escomptait la
prise du pouvoir par les royalistes et qu' entretenait en cette illusion la cor-
respondance de Mallet du Pan. Ccpen dant elle s'était décifiée, le 19 septembre,
sur la demande du Directoire, à rendre la liberté à La Fayette, LUour-Mau-
hourg et Bureaux de Pusy arrêtés, le 20 août 1792, par les avant postes en-
nemis lorsqu'ils fuyaient la France débarrassée du roi (t. II de l Bisloire so-
cialiste, p. 1309), enterraés d'abord à M;'gdebourg, remis ensuite par la Prusse
à l'Autriche et jetés par celle-ci dans les cachots d'Olmillz. Ses espérances
ayant été déçues, elle se hâta d'envoyer à Udine, oîi il arriva le 5 vendémiaire
an VI (26 septembre 1797), son diplomate le plus renommé, le comte de
Cobenzl; Bonaparte était inslallé, depuis le 10 fructidor (27 août), à Passa-
riano, aune douzaine de kilomètres à l'ouo^td'Udine, elles conféren''i's avaient
lieu alternativement dans ces deux villes. Après des pourparlers où Gobenzl et
Bonaparte firent preuve d'une égale mauvaise foi, fut signé, daté du 26 ven-
démiaire (17 octobre), le traité de Campo-Formio, petite localité entre Udine
et Passariano. Une heure après la signature du traité, le 27 (18 octobre), à
deux heures du matin, Mon^^e et Berlhier partaient en poste pour le porter
h Paris.
Par le traité ostensible, la France obtenait la Belgique, les îles Ioniennes,
Cerigo et les établissements vénitiens en Albanie. L'Autriche recevait l'Is-
Irie, la Dalmatie, les Iles vénitiennes de l'Adriatique et Venise elle-même,
dont le territoire, en Italie, était partagé entre l'Autriche et la République
cisalpine. Un congrès devait être réuni à Rastatt, dans le délai d'un mois,
pour déterminer les conditions de paix avec l'Empire. Par les articles se-
crets, l'Empire était bouleversé : l'empereur acceptait que la Fr.mce eût le
Rhin pour frontière, de Bâle à Andernach, sauf règlement ultérieur avec les
princes de l'Empire dépossédés, et la France consentait à ce que rera;iereur
prit l'archevêché de Salzburg et une portion de la Bavière, sans avantage
correspondant pour la Prusse. Ce traité ne satisfit que Bonaparte qui ne se
souciait nullement dune paix durable. Si le Directoire trouvait qu'elle Tétait
HISTOIRE SOCIALISTE 399
trop, l'Autriche, malgré Venise, ne se jugeait pas suffisamment indemnisée;
en port.ml atteinte à l'intégrité de l'Empire, par elle, jusque là, posée en
principe, en se privant de l'appui des principautés ecclésiastiques destinées,
comme l'archevêché de Salzburg qu'elle s'attribuait, à disparaître sous la
forme de compensations aux princes laïques expropriés sur la rive gauche du
Rhin, elle risquait de perdre la prédominance en Allemagne, sans recevoir
assez pour l'acquérir en Italie. La Prusse se méfiant de conventions qu'on ne
lui c immuniquait pas en entier, était inquiète et mal disposée; elle redou-
tail, non sans raison, l'annexion de la Bavière par l'Autriche et celle des
provinces rhén;ines par la France. Enfin, l'empereur de Russie, Paul I",
qui, depuis son avènement après la mort de sa mère, Catherine II, était
resté à l'écarf, mais qui n'avait pas intérêt à voir de grands Etats prendre
sur sa frontière (!e l'Ouest la place d'une confédération de petits, et qu'avait
mécontenté l'atlitudi^ de la France à l'égard des Polonais, se souvenait que,
d'nprès le traité de Teschen ùu 13 mai 1779, il était garant de l'Empire ger-
manique. En Italie, le roi de Sardaigne et le roi de Naples qui avaient con-
voité, le premier une partie de la Lombardic.le second les îles Ioniennes,
étaient mécontents. En provoquant toutes ces déceptions, le traité de Campo-
Forraio préparait une nouvelle coalition contre la France.
Ce fut dans la nuit du 4 au 5 brumaire (25 au 26 octobre) que Monge et
Berthier arrivèrent à Paris. Le Directoire fut très irrité de voir que ses in-
structions n'jivaient pas été suivies; mais, ne pouvant assumer la responsa-
bilité d'une rupture, il ratiQa le traité. « Concentrons toute notre activité
du côté de la m irine et détruisons l'Angleterre. Cela f;iit, l'Europe est à nos
pieds », avait écrit Bonaparte au minir^tre des relations extérieures, le 27
vendémiaire (18 octobre), en cherchant à justifier son attitude {Correspon-
dance de Napolf'on I'\ L III, p. 520). Le Directoire le prit au mot et, le jour
môme (5 liniraaire an VI-26 octobre 1797). ordonna la formation, à l'aide des
troupes cantonnées sur les côtes de l'Ouest, d'une armée dite « armée d'An-
gleterre » dont le général en chef devait être Bonaparte et, provisoirement,
Desaix, Bonaparte étant désigné comme premier plénipotentiaire au congrès
de Rastatt.
Bonaparte arriva à Rastatt le 5 frimaire (25 novembre) et Gobenzl le 8
(28 novembre). De Melternich et Lehrbach étaient les deux autres plénipo-
tentiaires de l'empereur. L'occupation de la Vénétiepar les Autrichiens avait
été subordonnée àl'entrée préalable des Français dans Mayence; après s'être,
le 11 (1" décembre), secrèliraent entendu avec Cobenzl à cet égard, Bona-
parte parlait pour Paris oii il était le 15 (5 décembre), ne s'étaiit arrêté qu'à
Nancy pour assister aune fête donnée par la loge maçonnique en .son honneur.
Conformément à l'entente établio avec le diplomate autrichien, les délé-
gués de l'Empire au Congrès, qui ne connaissaient pas les articles secrets
du traité de Carapo-Formio et oui avaient pour mandat de maintenir l'inté-
400 HISTOIRE SOCIALISTE
grité (le l'Empire, apprirent avec épouvante, le 9 décembre, que l'empereur
retirait ses troupes de Maycnce, ce qui équivalait à l'abandon de cette partie
de l'Empire à l'armée française; celle-ci, en effet, cernait la ville le 26 fri-
maire (16 décembre) et prenait possession de la citadelle le 10 nivôse (30 dé-
cembre). D'autre part, les plénipotentiaires français, Treilhard et Bonnier,
ayant protesté contre le mandat limité des délégués de l'Empire, k Diète de
Ratisbonne déclara, le 8 janvier 1798, que les pouvoirs de ses délégués se-
raient illimités; l'empereur sanctionna cette décision le 11 ; les négociations
pouvaient commencer. Pendant ce temps, les Français, avant de la livrer,
pillaient littéralement Venise (Gaffarel, Bonaparte et les républiques italien-
nes, p. 184-186) que les Autrichiens occupaient le 29 nivôse (18 janvier). Deux
mois après la constitution délinitive du congrès de Rastatt, le ^9 ventôse (9
mars), le Directoire se voyait accorder la rive gauche du Rhin; manquait
seulement le consentement de l'empereur qui cherchait encore à se faire
donner en Italie des dédommagements que le liirectoire s'obstinait à ne lui *
octroyer qu'en Allemagne. Nous savons que, pour indemniser les princes la'i-
ques dépossédés, il voulait recourir à la sécularisation de toutes les princi-
pautés ecclésiastiques, et, le 15 germinal (4 avril), le principe de celte sécu-
larisation était agrc-é par le Congrès. ^
Restait à apfjliquer ce principe; or, sur ce chapitre, la Prusse et l'Au-
triche ne s'entendaient pas, chacune d'elles craignant et combattant l'agran-
dissement de l'autre. Déjà, avant l'adoption du principe, elles avaient négocié
entre elles sur ce point délicat, sans parvenir à s'entendre; mais la Prusse, ^
le 19 mars, admettait en cette matière la médiation, à elle offerte, le 8, par y,
l'Autriche, du tsar Paul P^ Celui-ci accepta avec empressement, à la prière .'f.
de Thugut, le rôle de médiateur entre la Prusse et l'Autriche dins la ques-
tion des indemnités territoriales, et envoya à Berlin, pour conférer avec les
ministres prussiens et le prince de Reuss, délégué de l'Autriche, le comte
Repnin. Ces conférences s'ouvrirent le 21 mai 1798; d'après l'avis du tsar,
qui cherchait à sauvegarder la constitution de l'Empire, la Prusse et l'Autri-
che devaient renoncer à toute indemnité en Allemagne : la Prusse refusa de
souscrire à cette renonciation si l'Autiiche restait libre de s'agrandir en
Italie, et l'Autriche ne voulut se lier pour l'Italie par aucun engagement;
d'où l'échec de ces conférences à la fin de juin. Paul 1", tout en détestant la
Révolution, s'était d'abord montré pacifique. Des pourparlers pour un rap-
prochement avaient même eu lieu à Berlin entre l'ambassadeur français-
Gaillard et l'ambassadeur russe, Kolytchef d'abord, puis le comte Nicétas
Panin (juillet-août 1797) ; assez difficiles, ces pourparlers, pendant lesquels
Panin faisait espérer un changement de régime en France, aboutirent, vers
l'époque même du 18 fructidor, \^ 23 (9 septembre), à un projet de traité
sur lequel on ne s'entendit bientôt plus. [G. Grosjean, La France et la Russie
pendant le Directoire, p. 61 à 78).
HISTOIRE SOCIALISTE 401
Le tsar voyait de mauvais œil, nous l'avons dit, les sympathies du Di-
rectoire pour les réfugiés polonais et devait en arriver, sous l'impulsion de
Thugut, à soupçonner le gouvernement français de tendre à la reconstitu-
tion de la Pologne. Aussi, à la fin de 1797, un an après son avènement, il
prenait à sa solde Gondé et l'arraéeûdes nobles émigrés, si étrangement pa-
triotes et nationalistes, abandonnés par l'Autriche après Leoben ; au début
de 1798, il donnait asile à Louis XVIII et peu à peu manifestait contre la
France des sentiments d'une hostilité plus agissante; ce faisant, il obéissait
surtout aux habiles suggestions des agents anglais qui, nous le verrons dans
le chapitre xix, § 1", obtinrent, pour l'Angleterre, le 22 avril 1798, l'appui
de la marine russe.
Le frère aîné de Bonaparte, Joseph, avait été nommé, le 26 floréal an V
(15 mai 1797), ambassadeur de la République française à Rome. Le 8 nivôse
an YI (28 décembre 1797), sous prétexte d'un rassemblement populaire que
des agents provocateurs avaient contribué à former afin de fournir aux au-
torités papales le moyen de frapper les démocrates romains, les soldats du
pape tirèrent sur une foule désarmée : « l'attitude du gouvernement romain
demeure injustifiable; elle ne peut s'expliquer que par la trahison ou la fai-
blesse, par toutes les deux peut-être ». (Ernouf, Nouvelles études sur la Ré-
volution française, année 1798, p. 188). Le général Duphot qui se trouvait à S
Rome auprès de sa fiancée, la belle-sœur de Joseph Bonaparte, fut tue et
son cadavre dépouillé; le curé de la paroisse, en particulier, s'adjugea la
montre (Gaffarel, Idem, p. 231^ Ses réclamations étant restées sans réponse,
Joseph Bonaparte quitta la ville le lendemain. Les troupes françaises, sous
les ordres de Berthier qui, nommé le 19 frimaire an VI (9 décembre 1797),
général en chef de l'armée d'Italie, avait, le 2 nivôse (22 décembrej, pris le
commandement des mains de Kilmaine chargé de l'intérim depuis le départ
de Bonaparte, marchaient bientôt sur Rome devant laquelle elles arrivaient
le 21 pluviôse (9 février), sans avoir rencontré de résistance. Le 27 (15 fé-
vrier), la population proclamait la République. Le pape Pie VI eut beau
multiplier les processions et annoncer des miracles, il n'en fut pas moins
installé, le lendemain de l'arrivée de Masséna (2 venlôse-20 février), dans ■
une cliaise de poste et conduit d'abord au couvent des Augustins à Sienne ;
il devait être plus tard (26 messidor an VII-14 juillet 1799) interné en France,
à Valence, oîi il mourut le mois suivant (29 août) dans sa quatre-vingt-
deuxième année. Le conclave pour la nomination de son successeur ne devait
s'ouvrir qu'après le 18 brumaire, le 30 novembre 1799.
La constitution des Etats du pape en République romaine, sur le mo-
dèle de la République française, n'empêcha pas Rome d'être exploitée comme
l'avaient été les autres cités italiennes. Le pillage auquel participèrent tout
spécialement deux protégés de -Bonaparte, l'administrateur général de l'ar-
mée d'Italie Haller et le commissaire ordonnateur en chef Villemanzy, avait
402 HISTOIRE SOCIALISTE
commencé dès le 23 pliiviôse-11 février (Gichot, Histoire militaire de Mas-
séna, la première campagne d'Italie, p. 314 noie et p. 326). Mais si on ra-
massa de l'argent, on ne paya pas la solde arriérée des troupes. Le contraste
entre les rapines des uns et le dénùment fies autres suscita chez ceux-ci un
mécontentement qui ne tarda pas à éclater. Un arrêté du Directoire du 15
pluviôst» (3 février) avait nommé commandant en chef des troupes détachées
de l'armée d'Italie pour occuper les Etats du pape, Masséna, qui arriva à
Rome le 1«' ventôse (19 février). Berthier, toujours commandant en chef de
l'armée d'Italie, décida que Masséna prendrait son commandement le 5 (23
février). Par ces dates, il est évident qu'en la circonstance Masséna n'eut au-
cune responsabilité dans les faits dont se plaignaient les troupes; mais il
avait existé une vive animosité entre les officiers de la division de Masséna
et ceux de la division de Bernadotte pendant la dernière campagne contre
l'archiduc Charles — certains même s'étaient battus le 3 prairial (22 mai) à
Gorizia; — or, trois demi-brigades de la division de Bernadotte figuraient
dans le corps d'occupation de Rome, et la nomination de Masséna dont ils
ne voulaient pas, l'ut, d'après M. Gachot [Idem, p. 331), la goutte qui lit dé-
border le vase. Le 6 ventôse (24 février) deux ou trois cents officiers subal-
ternes, depuis les sous-lieutenants jusqu'aux capitaines, se réunirent au
Panthéon et rédigèrent une pétition que Masséna refusa de recevoir, ne pou-
vant, disait-il, écouter que des plaintes individuelles. Ce refus envenima les
choses et Masséna se trouva en butte à de telles menaces que, le 7 (25 fé-
vrier), il quitta Rome.
Le clergé voulut aussitôt profiter de la situation et, faisant répandre le
bruit que « les madones pleuraient », il réussit à provoquer ce même jour, 7
veniôse-25 février, aux cris de « Viva Maria! » [Méjnoires du maréchal Gou-
vion Sainl-Cyr, t. I", p. 32 et 33), un soulèvement des Transtévérins, c'est-à-
dire des habitants de la rive droite du Tibre. Ce mouvement de malheureuses
victimes de l'abêtissement catholique fut vite réprimé; une nouvelle tenta-
tive, le 23 germinal (12 avril), ne devait pas avoir plus de succès.
Berthier dont, sans compter sa condescendance à l'égard du pape, tout
le rôle dans cette alTaire paraît t?ès louche, quitta Rome le 8 ventôse (26 fé-
vrier), en confiant momentanément 1e commandement de la place au général
Dallemagne. Une partie de l'arriéré de la solde fut payée et, le 23 ventôse (13
mars), Masséna put rentrer à Rome sans incident. Mais une proclamation ^
imprimée dans la nuit et affichée le lendemain matin, qu'il terminait en par- '■4^
lant des « mesures que les circonstances pourraient exiger », décliaîna, par '^j
la crainte de représailles, une nouvelle rébellion, et les officiers déléguèrent,
le 25 (15 mars), quatre des leurs auprès du Directoire. Ils étaient partis lors-
que, le 28 (18 mars), les commissaires civils de la République française au-
près de l'Etat romain, Monge, Daunou-, Florent et Faipoult, qui s'étaient,
d'ailleurs, montrés hostiles à Mas-éna, lui signifièrent qu-un arrêté du Di-
1^
HISTOIRE SOCIALISTE 'i'J3
rectoire du 18 ventôse (8 mars) lui ordonnait de se rendre immédiatement à
Gênes et d'y attendre des ordres; il avait pour successeur Gouvion Saint-
Cyr qui arriva à Rome le 6 germinal (26 mars), et l'armée de Rome allait re-
devenir — jusqu'à la nomination de Championnel — une simple division de
l'armée d'Italie. Les troupes reçurent satisfaction ; toutefois, les quatre délé-
gués et d'aulres officiers furent arrêtés: traduits devant un conseil de guerre
siégeant à Briançon, ils furent acquittés le 19 thermidor an VI (6aoiit 1798).
Quant à Masséna, de Gênes il dut se rendre à Antibes ; après une inactivité
de près de cinq mois, il fut informé de son envoi à l'armée de Mayence d'où
une décision du 29 frimaire an VII (19 décembre 1798) le fit passer à l'armée
d'Helvélie. A la suite d'un différend avec lés consuls et les commissaires ci-
vils, Gouvion Saint-Cyr devait à son tour, par arrêlé du 27 me-sidor an VI
(15 juillet, 1798), quitter Rome où Macdonald le remplaçaiL
Les Treize Cantons suisses confédérés étaient, sous l'étiquette républi-
caine, un assemblage de gouvernements aristocratiques ayant et des p^ys
alliés comme les villes de Mulhouse et de Sienne, et des pays sujets, soit de
plusieurs cantons, comme c'était le cas pour l'Argovie, la Thurgovie et le
Tessin, soit d'un seul comme le pays de Vaud soumis aux Bernois. Par suite
de leur situation iiilérieur.', des réformes réclamées en vain par une majo-
rité sujette à une minorité souveraine, les cantons suisses et leurs dépen-
dances étaient le théâtre d'agitations locales dont le Directoire français ne
fut nullement cause, tout en ayant été certainement heureux de les voir se
produire. Le résultat devait être que Bâle, Soleure et Lucerne en janvier
1798, Zurich et SchafThouse en février, réformèrent leurs constitutions dans
un sens démocratique; à celte même époque, de sujets (le certains cantons,
la Thurgovie et le Tessin devinrent leurs égaux en droits.
Considérant un peu arbitrairement la France comme représentant les
ducs de Savoie qui, au xvi» siècle, en cédant à Berne le pays de Vaud, avaient
stipulé en sa faveur le maintien de certains privilèges, le Directoire prêta
complaisamment l'oreille aux plaintes des Vaudois et, en vertu d'un arrêté
du 8 nivôse an VI (28 décembre 1797), son chargé d'affaires Mengaud décla-
rait à Berne, le 14 (3 janvier 1798), que la République française entendait
garantir les ancien'^ droits de ceux-ci. Les autorités bernoises, ayant jugé
opportun d'(-\iger que le pays de Vaud leur renouvelât le serment de fidélité,
se heurtèrent à des refus et, le 15 janvier, à un commencement d'insurrec-
tion; le 24 janvier, le pays vaudois proclamait son indépendance.
Le général Ménard qui se trouvait à proximité à la tête d'une division
de l'armée d'Italie, — et cette prëcaution démontre l'arrière-pensée du Di-
rectoire, d'accord en cela avec Bonaparte, alléché par le trésor de Berne et
empressé à profiter des événements, — prit prétexte d'une agression dirigée,
le 6 pluviôse (25 janvier), contre un parlementaire qu'il avait envoyé avec une
petite escorte au quartier général bernois à Yverdon, et passa la frontière le
404 HISTOIRE SOCIALISTE
lendemain. Tandis que Brune remplaçait Ménard, une division de l'armée
du Rhin, commandée par le général Schauenbourg, se concentrait dans îe
Nord aux environs de Bienne occupée le 22 (10 février). Pendant ce temps,
les négociations de Mengaud à Berne aboutissaient à un armistice de
quinze jours devant expirer le 11 veniôse (1" mars). Le 26 février, avant
même d'avoir reçu l'ultimatum du Directoire, le gouvernement bernois se
prononçait pour la guerre et le général bernois d'Erlach faisait notifier, le
1" mars, à nos avant-postes de Bienne l'ouverture des hostilités (Ernouf,
Nouvelles études sur la Révolution française, année 1798, p. 104). Nos trou-
pes divisées en deux corps dirigés l'un par Brune, l'autre par Schauenbourg,
entraient aussitôt en campagne.
Le 12 ventôse (2 mars), Schauenbourg faisait capituler Soleure et Brune
enlevait Fribourg. Le colonel Grafenried, de l'armée bernoise, battait inuti-
lement, le 15 (5 mars), deux brigades de Brune à Laupen et à Neuenegg;
car, le même jour, Berne était occupée par Schauenbourg etBiune y arrivait
le lendemain matin. On prit au trésor de Berne 7 millions en numéraire et
on allait tirer une douzaine de millions aux villes suisses. Une partie de cet
argent enrichit les fonctionnaires qui participèrent à ces spoliations et dont
l'un, commissaire civil et parent par alliance de Reubell, s'appelait, par une ^1
ironie trop symbolique, Rapinat, d'où le quatrain suivant, dû, d'après Barras
(Mémoires, t. III, p. 2361. à Alexandre Rousselin de Saint-Albin :
Un bon Suisse que l'on ruine.
Voudrait bien que l'on décidât
^i Itapinat vient de rapine,
Ou rapine de Rapinal.
Je dois ajouter que, d'après une note de la revue la Révolution fran-
çaise (n" du 14 juillet 1903, p. 89), « la plupart des faits reprochés à Rapinat
sont le fait de l'ordonnateur Rouhière, etc. ». Rapinat devait succéder, le 14
floréal (3 mni), au commissaire civil L':- Garlier.
Nous voyons, par le Mojiiteur des 24 et 30 pluviôse an VI (12 et 18 fé-
vrier 1798), que, dès les premiers jours de février, le pays de Vaud s'était
transformé en « République lémanique » ou « lémane ». Le 26 veniôse (16
mars), un arrêté de Brune convoquait à Lausanne les représentants du Lé-
man (ancien pays de Vaud), du canton de Fribourg, de l'Oberland, du Valais,
du Tessin, pour constituer la « République rhodanique » {Moniteur du 9 ger-
minal-29 mars). D'autres cantons, Schafîhouse, Appenzell, Lucerne, Zurich,
Berne, Soleure etBâle étaient, le 29 ventôse(19mars), convoquésàAarau pour
former une seconde République, la « République helvétique », et les cantons de
Schwitz, Uri, Unterwalden, Zug et Claris étaient provisoirement laissés de
côté, peut-être pour une troisième. Mais, à la suite d'une lettre du Directo' re
du 25 ventôse (15 mars), un arrêté du 2 germinal (22 mars) de Brune d^'^cida
HISTOIRE SOCIALISTE
que l'Helvélie, au lieu d'être séparée en deux ou trois républiques, devenait la
« République helvétique, une et indivisible » dont les délégués furent, par
le commissaire du Directoire Le Garlie-', convoqués tous à Aaiau pour le 10
germinal (30 mars).
Sans attendre la soumission de toute la Suisse, l'assemblée de députés
tenue à Aarau substitua à l'ancienne Confédération une République dérao-
ouiiclcr ftrnic' ior dt-ia c/oicUt nouj -acat^tra l'tayptc
'm
Pressoir directorial.
(D'après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)
cratique et unitaire, dotée d'une GonsliLution calquée sur la Constitution
de l'an III, et dans laquelle toutes les parties du pays et tous les citoyens
jouissaient de droits égau.x. La proclamation de celte constitutio;i eut lieu
à Aarau le 23 germinal (12 avril). L'existence de la nouvelle république fut
troublée par de nombreuses révoltes que réprimèrent les troupes françaises
commandées en chef par Schauenbourg, un arrêté du 18 ventôse an VI (8 mars
1798) ayant mis Rrune à la tête de l'armée d'Italie en remplacement de Ber-
thier. Le 2 fructidor an VI (19 août 1798), un traité d'alliance ofTensive et
Liv. 444. — nisToiBE sociali-te. — tiieiuiii-SE rî tiiagcic:RB. liv. 444.
40fi HISTOIRE SOCIALISTE
défensive f;it signé à Paris entre la République helvétique et la République
française.
Mulhouse était une république indépendante, alliée, jel'ai dit plus haut,
de la Confédération suisse. Enclavée dans la France dont la douane entravait
son commerce, elle avait obtenu, en mars 1794, du comité de salut public,
non la libre communication pour tous les produits, qu'elle demandait, mais
un régime de faveur pour certaines marchandises déterminées; ce régime
dura jusqu'à la fin de 1796. Mulhouse négocia alors pour la conclusion d'un
traité de commerce ou, tout au moins, pour la continuation du re'gime qui
venait de prendre fin. Elle se heurta, de la part du Directoire, à un refus
formel et comprit que toutes ses démarches, sauf celles qui viseraient sa
réunion à la France, seraient inutile?. Dans ses Études statistiques sur l'in-
dustrie de l'Alsace, M. Charles Grad a reconnu ici l'influence prédominante
des conditions économiques, et écrit (p. 179) que Mulhouse « demanda à être
réunie à la France en 1798, afin de s'affranchir des droits de douanes qui
gênaient son commerce ». Le principe de cette réunion fut acceptée par un
vote, le 3 janvier 1798 et, les c; ntons helvétiques ayant autorisé Mulhouse à
reprendre sa liberté, un traité conforme à ce vote fut signé avec la France k
Mulhouse même, le 9 pluviôse (28 janvier); ce traité fut raliQé le lendemain
par la bourgeoisie de Mulhouse el, le 11 ventôse (1" mars), par les Conseils
des Cinq-Cents et des Anciens; la réunion fut célébrée le 25 (15 mars). Genève
était aussi une république indépendante, alliée d" la Confédération suisse;
les Français entrèrent dans la ville le 26 germinal an VI (15 avril 1798); son
territoire fut annexé à la France en vertu d'un Irailé signé à Genève le 7 flo-
réal (26 avril), et la loi du 8 fructidor an VI (25 août 1798) en forma le dépar-
tement du Léman.
Je terminerai cet exposé des relations extérieures de la France parla
mention des difficultés qui s'élevèrent entre le Directoire et les États-Unis
d'Amérique. Leur ambassadeur, James Monroe, qui avait remis ses lettres
de créance à la Convention le 28 thermidor an II (15 août 1794), était très
bien vu dans le milieu gouvernemental français; mais, rappelé par son gou-
vernement, il remit ses lettres de rappel au Directoire le 10 nivô-e an V
(30 décembre 1796), au moment oiiles relations entre les deux pays commen- <
çaient à être tendues. Un traité avait été, le 19 novembre 1794, signé à Lon-
dres par le représentant des Etats-Unis ; il accordait de tels avantages à
l'Angleterre que sa ratification rencontra certaines résistances en A.mérique.
Cependant, après quelques modifications, les ratifications définitives finirent
par être échangées à Londres le 28 octobre 1795, et Washington, président
des Etats-Unis, publia et promulgua, le 29 février 1796, ce traité qui recon-
naissait, en particulier, à TAngleterre'le droit de saisir sur les vaisseaux
américains ce qui appartenait ou ce qui était destiné à une puissance avec
laquelle elle était en guerre. Quoiqu'un autre article portât qu'aucune de
HtSTOIRR SÛCIAIJSTE 407
ses cliiuses ne devait être entendue dans un sens contraire aux conventions
des traités publics existant déjà avec d'autres Etats, le Directoire vit dans
ce Imité une violation de celui conclu à Paris, le 6 février 1T78, entre la
France et les Etats-Unis, qui reconnaissait aux deux pays contractants,
alors même que l'un d'eux serait en guerre avec un troisième, la liberté de
transport des marchandises sous pavillon neutre, hors le cas de conlrebande;
il voulut rétablir l'é^-'alilé de traitement, violée d'après lui au profit de l'An-
gleterre, et déclara, dans un arrêté du 14 messidor an IV (2 juillet 1796), pu-
blié seulement [Moniteur du 8 messidor an V-26 juin 1797) le 2 frimaire an V
(22 novembre 1796), que les navires français en useraient envers les bâti-
ments neutres comme les puissances neutres souffraient que les Anglais en
usassent à leur égard.
Le 19 frimaire an V (0 décembre 1796), arrivait à Paris le successeur de
Monroe, Charles Pinckney, qui appartenait au parti fédéraliste, tandis que
Monroe était du parti dit républicain, c'est-à-dire, d'après la terminologie
politique des Etats-Unis, centraliste. Par arrêté du 25 frimaire (15 décembre),
le Directoire annonça que toute relation entre les deux gouvernements serait
suspendue jusqu'à ce que les Etats-Unis eussent réparéles torts dont la Répu-
blique française avait à se plaindre et que, en conséquence, Pinckney ne
serait pas admis à présenter ses lettres de créance; il avertit même ce der-
nier, le 14 pluviôse an V (2 février 1797), qu'il serait sage de sa part de quitter
Paris, et Pinckney se retira en Hollande.
Un mois après, un long arrêté du 12 ventôse (2 mars) décidait que les
bâtiments de guerre et les corsaires français pourraient arrêter les navires
neutres et saisir les marchandises appartenant à l'ennemi, sans qu'il ftit fait
exception pour les bâtiments des Etats-Unis. Un nouvel arrêté du 21 germi-
nal (10 avril) portait : « Les passeports délivrés par des ministres et envoyés
diplomatiques des Etats-Unis d'Amérique, ou visés par eux, ne seront ad-
mis ni reconnus par aucune autorité ». Malgré l'état d'esprit que ces mesures
dénotaient, le successeur de Washington à la présidence, John Adams, ne
renonça pas à un arrangement; il adjoignit à Pinckney deux plénipoten-
tiaires, Marshall, fédéraliste, et Gerry qui flottait entre les deux parti-; ; ils
arrivèrent à Paris au début de l'an YI (octobre 1797). Talleyrand, ministre
des relations extérieures, ne les reçut pas sous divers prétextes; mais ils eu-
rent la visite de trois intermédiaires olflcieux, Hottinguer, llellamy et Hau-
teval, qui leur laissèrent entendre que les conditions préalables d'un accord
étaient un prêt de 60 millions au gouvernement et le versement d'une gra-
tification d'un million à Talleyrand. Surpris d'une semblable demande, ils
ne lui opposèrent cependant pas tout de suite un refus formel et, une entre-
vue ayant éié ménagée par Hauteval entre Talleyrand et Gerry, celui-ci acquit
la conviction que c'était bien au nom du ministre qu'on leur avait parlé. Ne
voyant plus rien venir, au bout de trois mois (janvier 1798), ils firent rédiger par
408 HISTOIRE SOCIALISTE
Marshall un mémoire de leurs demandes auquel, en mars seulement, Talleyrand
répondit qu'il préférait n'avoir affaire qu'à Gerry ; nouveau mémoire (avril), de
protestation celte fois, de Marshallet dePinckney qui insistèrent pour obtenir
leurs passeports ; Talleyrand les leur envoya après s'être assuré que Gerry
resterait à Paris pour continuer les négociations si étr.mgement entamées.
Gerry quitta la France en août 1798, lorsque les choses se gâtèrent après la
publication, aux Etats-Unis, de la démarche faite par les agents de Talley-
rand qui essaya alors de tourner l'affaire en ridicule et de représenter les
délégués américains comme s'étant laissé duper par des intrigants.
Des mesures furent prises dans les deux pays: les Etats-Unis armèrent
navires et soldats; des Français capturèrent des bâtiments de commerce
américains. Il y eut même quelques petits faits de guerre : la prise d'une
frégate française (21 pluviôse an VII-9 février 1799) dans la mer des Antilles
par une frégate américaine fut, aux Etats-Unis, le motif d'un enthousiasme
immodéré. Toutefois, quelque temps après, le président des Etals-Unis, John
Adams, sachant qu'une nouvelle mission serait cette fois bien accueillie en
France et résistant aux velléités belliqueuses de quelques-uns de ses minis-
tres, donna à cette mission l'ordre de partir (16 octobre 1799) lour entamer
des négociations qui n'aboutirent qu'en octobre 1800.
CHAPITRE XVII
LE 18 FRUCTIDOR AN V. — LE 22 FLORÉAL AN VI.
{Messidor an V à fructidor an VI ■ juin 1797 à août 179S.)
% l". — Le Coup d'État du 18 fructidor an V. — La répression.
A l'entrée en scène du Corps législatif renouvelé, une joie impudente
avait éclaté chez tous les adversaires de la République; c'était pour les
Incroyables et les Merveilleuses une fête ininterrompue. En dépit de la loi,
on revit grouiller dans leur costume de carnaval les prêtres insoumis. Voici
trois citations de journaux prises dans le recueil de M. Aulard, Paris pendant
la réaction thermidorienne et sous le Directoire (t. IV) : Miroir du 5 prairial
(24 mai) : « Il y a dans la rue de la Lune... deux réunions religieuses, l'une,
très nombreuse, dans l'ancienne église Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, diri-
gée par des prêtres non assermentés, et l'autre beaucoup moins, dans une
maison voisine, sous la direction de prêtres dits constitutionnels » (p. 134),
et ceci confirme ce qui a été dit vers la fin du § 3 du chapitre xi sur les sen-
timents de la masse catholique; Ami des lois du 7 prairial (26 mai) : « Par-
tout où les prêtres réfraclaires sont admis, l'opinion publique est corrompue
et la République abhorrée; déjà, ils rentrent en foule depuis l'installation des
tf^,
HISTOIRK SOCIALISTE 409
nouveaux administrateurs; ils chassent des presbytères ceux qui les ont léga-
lement acquis » (p. 138); Sentinelle du 1" messidor (19 juin) : « Les prêtres
se disposaient jeudi, vieux style, à faire la procession du Saint-Sacrement »
(P- 177).
De leur côté, les émigrés rêve naient en foule, Dufort de Cheverny l'avoue
dans ses Mémoires : Dossonville « me confia qu'il rentrait, à la connaissance
de la police, et surtout à la sienne, une quantité immense d'émigrés » (t. H,
p. 352). Les Chouans se rendaient à Paris (Ch.-L. Ghassin, Les Pacifications
de l'Ouest, t. III, p. 45 et 46). Les décerveleurs du temps rentraient en acti-
vité. Au milieu des plus insolentes bravades tolérées, sinon applaudies, par des
administrations complices, partout des soulèvements se préparaient; l'assas-
sinat des républicains recommençait; Bailleul s'écriait à la séance des Cinq-
Cents du 24 messidor (12 juillet) : « Le sang des républicains coule partout à
grands flots... il coule à Lyon, il coule à Marseille, il coule dans le Midi, dans
l'Ouest, dans le Calvados ». Furieuse, la majorité lui retira la parole.
Les Conseils agissaient de leur côté : une loi du 9 messidor an V (27juin
i797) déclarait non avenus les six premiers articles de la loi du 3 brumaire
an IV (fin du chap. x) excluant des fonctions publiques les émigrés et leurs
parents, et abrogeait les ait. 2, 3, 4 et 5 de la loi du 14 frimaire an V (début
du chap. xv). De la loi du 3 brumaire, il ne restait rien; de la loi du 14 fri-
maire, ne subsistaient que l'extension de la loi d'amnistie du 4 brumaire an IV
aux royalistes et l'excepUon mettant hors du bénéfice de cette amnistie les
condamnés à la déportation de Germinal an III. Une loi du 10 messidor an V
(28 juin 1797) leva le séquestre des biens du prince deConti et de laducliesse
d'Orléans, mère du futur Louis-Philippe l", grâce surtout, pour cette dernière,
au consolateur de son veuvage, le député Rouzet, futur comte de Folmon
[Le Temps du i" mai 1900); le 26 messidor (14juillet), nouvelle loi restituant
également ses biens à une autre princesse d'Orléans, femme séparée du flls
du prince de Condé, le duc de Bourbon, et mère du duc d'Enghien.
Une autre loi favorable à des émigrés fut celle du 15 thermidor (2 août);
cette loi se rapportait à une affaire qui dura, peut-on dire, pendant tout le
Directoire, celle des naufragés de Calais, sur laquelle je donnerai ici tous les
détails essentiels. Le 23 brumaire an lY (14 novembre 1795), trois navires
anglais sous pavillon danois étaient poussés à la côte et faisaient naufrage;
ils portaient un corps de cavaliers composé partie d'émigrés, partie d'étran-
gers. Parmi ceux qui purent se sauver, il y eut 53 Français émigrés, entre autres
le duc de Choiseul, le chevalier Thibaut de Montmorency et le marquis de
Vibraye; on les arrêta et on les traduisit devant une commission militaire à
Saint-Omer, puis à Calais, en vertu de la loi du 25 brumaire an III (15 no-
vembre 1794) sur les émigrés (art. 7 du titre V). Ces commissions, et la der-
nière, le 9 messidor an IV (27 juin 1796), se déclarèrent incompétentes. Celle
de Calais jugea que les prévenus, n'ayant pas été pris, mais étant naufragés,
410 HISTOIRE SOCIALISTE
ne relevaient pas de sa compètpnce et di^vaieat être renvoyés devant les tri-
bunaux criminels de leurs domiciles respectifs. Le Directoire, après un re-
cours infructueux au tribunal de cassation, finit par se décider à taire un
essai en ce sens, et cinq des prévenus originaires du département du Nord
furent renvoyés devant le tribunal criuiiiit»! de Douai d'abord, puis, à la suite
de nombreux incidents de procédure vt d'une nouvelle intervention du tri-
bunal de cassation, devant le tribunal ciiminel du Pas-de-Calais. Cilui-ci
ayant ju^'é, le^26 prairial an V (14 juin 1707), qu'il lui appartenait de prononcer
sur le sort de tous les prévenus, le con missaire du Directoire exécutif près de
ce tribunal se pourvut en cassation. L'aiïaire en était là lorsque intervint la
résolution du 30 messidor (18 juillet), votée par les Anciens et devenue loi
le 15 thermidor (2 août), portant que los émigrés naufr âgés seraient « inces-
samment et sous le plus bref délai réembarqués et rendus en pays neutre ».
S'appuyant sur cette loi, le tribunal de cassation déclara, le 11 fructidor
(28 août), qu'il n'y avait pas lieu à délibérer sur -le pourvoi. Les naulragés
n'en devaient pas moins rester en prison. Après le 18 fructidor an V (4 sep-
tembre 1797), la question fut de savoir si l'article 19 de la loi du 19 fructidor
,5 septembre) ordonnant — voir plus loin — la déporlalion des émigrés dé-
lenus en France, s'appliquait aux naufragés de Calais. Le Directoire consulta
à diverses reprises le Corps législatif ; li' Conseil des Cinq-Cents, à son tour,
réel iraa les pièces dont « la plupart se trouvèrent égarées et détournées par
des intéressés », fut-il dit à la séance du 18 nivôse an YII (7 janvier 1799).
Finalement, le 12 floréal an VII (i" mai 1799), les Cinq-Cents volaient une
résolution abrogeant la loi du 15 thermidor an V (2 août 1797) et réclamant
contre certains des naufragés des mesures plus rigoureuses que celles de la
loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797). Mais, le 11 fructidor an VII
(28 août 1799), le Conseil des Anciens rejetait cette résolution et semblait
d'avis que c'était la loi du 19 fructidor qui était applica ble d'une façon gé-
nérale. Les naufragés de Calais ne devaient être relâchés que par Bonaparte
au début de 1800.
Enfin, revenant à l'œuvre entreprise par les réactionnaires des nouveaux
Conseils, le 27 messidor (15 juillet), les Cinq-Cents votaient une résolution
rapportant toutes les dispositions légales qui prononçaient la peine de la
déportation ou de la réclusion contre les prêtres réfractaires et assimilaient
les prêtres déportés aux émigrés : tous pouvaient rentrer dans leurs droits
de citoyens français. Cette résolution devenait loi le 7 fructidor (24 août) par
l'approbation du Conseil des Anciens.
Il devait y avoir, en faveur des émigrés ou de leurs parents, d'autres
projets que la journée du 18 fructidor (4 septembre) empêcha d'aboutir : par
exemple, le 23 thermidor (10 août), une proposition, sur le rapport dePavie,
qui, ajournée ce jour-là par le Conseil des Cinq-Cents, ne reparut pas à son
ordre du jour et ne fut doncpas votée par lui, contrairement à ce que dilChassin
HISTOIRE SOCIALISTE Ml
{Les Pacifications de l'Ouest, L III, p. 51), et, le 27 Lhermiiloi- (14 août), une
résolution, votée celle-là piir l s Cinq-Cents, dont le texte a élé placé à tort
par le Moniteur dans le compte rendu de la séance du 30 thermidor (17 août)
et qui ne vint pas à l'ordre du jour du Conseil des Anciens.
Malgré cette audace des royalistes, dans le discours qu'il prononça le
26 messidor, jour anniversaire du 14 juillet, Carnot, qui était alors président
du Directoire, flétrissait ridiculement « l'alliance entre Louis XVIII et l'ombre
de Marat » — voir dans le chap. xv les citations faites de Pliilippe Delle-
ville et de « l'Institut philanthropique », — mais se ralliait, en somme, à la
politique des soi-disant constitutionnels touten prétend .ni, pour se délendre
de taire de la réaction, que « ce n'est point une marche rétrograde que le
retour nécessaire vers uu but qui avait été outrepassé ». En réprouvant les
monarchistes, il consentait à favoriser le Jeu de ces constitutionnels qui
n'étaient que les fourriers de la monarchie. Dans la séance du Directoire du
28 messidor (16 juillet), appuyé par Barthélémy, il s-e fil leur interprète et
demanda le renvoi des ministres antipathiques à la nouvelle majorité, et sur
lesquels celle-ci n'avait constitulionnellement aucune action directe. Il se
heurta à l'opposition attendue de La Revellière et de Reubell, et à celle,
restée jusque-là secrète, de Barras qui, capable de tout, mais jugeant cette
attitude plus conforme à ses intérêts, se pron onça, en dépit des ouvertures
qui lui avaient été faites, contre les réacteurs.
Avant les élections. Barras avait été violemment pris à partie par les jour-
naux royalistes, notamment p^r celui de Fex-abbé Poncelin, propriétaire du
Courrier républicain, qui se plaignit à celte occasion d'avoir été, le 10 plu-
viôse an V (29 janyier 1797), attiré dans un guet-apenset fustigépar les valets de
Barras. Dans le numéro des ^c/esrfe.s apôtres et des martyrs An 17 pluviôse an V
(5 févi ier 1797), le royaliste Barruel-Beauvert l'attaquait à propos de son en-
trevue avec Germain, racontée par celui-ci à Babeuf, le 30 germinal an IV-
19 avril 1796 (chap. xni), et où il s'était montré hostile aux royalistes. Son
attitude allait lui valoir de nouvelles attaques. Ainsi Willot, dans la séance
des Cinq-Cents du 5 thermidor an V(23 juillet 1797), fit décider qu'un message
serait adressé au Directoire pour savoir si, au moment où il fut élu directeur,
Barras avait l'âge requis par la Constitution ; le surlendemain (25 juillet), le
Directoire répondait que, d'après les renseignements pris dans les bureaux
de la guerre et de la marine, Barras était né le 30 juin 1755 et avait donc plus
de quarante ans lors de son élection le 10 brumaire an IV (1" novembre
1795).
La majorité que Barras contribua ouvertement, le 28 messidor, à former
dans le Directoire, procéda bien au changement de certains ministres, mais
dans le sens contraire à celui qu'avait indiqué Carnot. Furent conservés:
Merlin (de Douai), à la justice, et Ramel, aux finances. Furent remplacés:
Delacroix, aux relations extérieures, parTalleyrand-Périgord, l'ancien évêque
1
I
412 HISTOIRE SOCIALISTE
l'Autun, dont, le 18 l'ruclidor an III (4 septembre 1795), la Convention avait
autorisé la rentrée en France, et que protégeait actuellement Barras à qui
l'avaient chaudement recommandé pour ce poste M°" de Staël et Benjamin
Constant; Coction, à la police, par Lenoir-Laroche, auquel succédait le 8 ther-
midor (26 juillet) Solin, le 25 pluviôse an VI (13 février 1798) Dondeau et, le
27 floréal (16 mai), Le Carlier; Benezech, à l'intérieur, par François (de Neuf- ,.,'
château); Truguet, à la marine, par Pléville-Le Pelley qui, démissionnaire, -
avait, le 8 floréal an VI (27 avril 1798), Bruix pour successeur; Petiet, à la
guerre, par Hoche. Ce dernier n'avait pas encore l'âge de trente ans exigé
par la Constitution; si on passa outre, quitte à revenir sur cette nomination,
c'est qu'on en escompta l'effet moral : à elle seule, elle prouvait à tous que
Carnot avait perdu son influence. Hoche étant connu pour être hostile aux
modérés et pour détester Carnot « qui l'avait fait destituer et enfermer au
temps de la Terreur « (Sorel, Bonaparte et Hoche en 1797 , p. 287; voir aussi
lung, Bonaparte et son temps, t. II, p. 422).
Les deux partis en présence en étaient arrivés à ne plus compter que sur
la force armée. Le premier projet des réacteurs avait été de s'assurer par la
corruption la majorité dans le Directoire, pour « adapter la Constitution de
l'an III à la monarchie » (Sciout, Le Directoire, t. 11, p. 479); ils avaient
cherché un appui auprès du pape et sollicité, comme on Ta fait depuis, l'in-
tervention de cet étranger dans les affaires intérieures de la France. M. Du-
fourcq (Le Régime jacobin en Italie) reconnaît les rapports entre « les
députés catholiques des Conseils et la papauté romaine » (p. 54), et donne, à
la page suivante, le texte inédit d'une lettre du royaliste Camille Jordan
suppliant, encore le 29 juillet 1797, Pie VI d'ordonner aux ppêlres de se rallier
à la République pour le plus grand profit de la religion, du Saint-Siège et,
ajouterai-je, des monarchistes. En constatant que, décidément, Barras qu'ils
estimaient avec raison tout à fait digne de s'entendre avec eux, leur échap-
pait, ils perdirent leur espoir de réussir en conservant les apparences de la
légalité. Si les deux partis se préparaient à employer la violence, chacun
d'eux attendait que l'autre lui fournît un prétexte à cet emploi. Des deux
côtés, c'était d'un général qu'on attendait, en fin de compte, le salut ; les
réacteurs se confiaient à Pichegru, et, à en croire les Souvenirs du lieutenant
général comte Mathieic Dumas, de 4770 à I 836, publiés par son fils, K\eber
se serait offert pour ce rôle (t. III, p. 115) ; la majorité du Directoire songea
d'abord à Hoche qui n'était pas dangereux pour l'avenir, comme le paraissait
Bonaparte dont on connaissait l'ambition ; dans Mon examen de conscience
sur le i8 brumaire, J.-M. Savary raconte (p. 6-7) que Bonaparte, « en en-
voyant au Directoire les drapeaux de la garnison de Mantoue, au mois de
yentôse an V, avait chargé confidentiellement celui qui devait les présenter,
de diriger le mouvement, de s'en rendre maître et de l'appeler, s'il était pos-
sible, au Directoire. Il devait, en tout cas, faire nommer B... (Berthier) qui
HISTOIRE socialistl;
413
lui était dévoué ». Ainsi, avant les éleclions de l'an V, dès l'an IV, dit Savary
ailleurs (p. 42), Bonaparlesongeait à arriver au pouvoir et, quoique incapable
de bien remplir une pareille mission, Augereau ne saurait être rendu res-
ponsable d'un échec que les élections trop royalistes auraient, de toute laçon,
imposé. Malgré les avances de Bonaparte avant son départ pour l'Italie, les
royalistes, en effet, dans leur ensemble, lui gardaient encore trop rancune
Promenade du boulevard Italien.
(D'après une estampe de la Bibliothèque Natiooale.)
Un 13 vendémiaire pour se confler à lui. Par leurs attaques, ils contribuèrent
à retourner tout à fait contre eux un homme qui, d'ailleurs, tout disposé
qu'il fut à se servir d'eux, n'aurait jamais consenti à se borner à les servir.
Par exemple, les Actes des apôtres et des martyrs du 10 pluviôse an V
{29 janvier 1797) dénigraient celui qu'ils appelaient toujours « Buonaparte »;
le 17 pluviôse (5 février), ils disaient (p. 148) : « Les succès de Buonaparte
enivrent les troupes qui font toute sa gloire, au point que des soldats disent
publiquement : il sera notre roi »; le 8 ventôse (26 février), ils revenaient à
la charge. Au même moment, à la cérémonie de la remise des soixante dra-
LIV. 445. — HISTOIRE SOCIALISTE. THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIV. 443.
414 HISTOIRE SOCIALISTE
peaux pris à Mantoue, le 10 ventôse (28 février), l'envoyé de Bonaparte, Au-
gereau, au nom de l'armée d'Italie, se prononçait eontne les royalistes en se
déclarant « le garant de son inviolable attachement à la Constitution de l'a^n III » .
Le 5 messidor (23 juin), c'était le clichyen Dumolard qui, non sans raison,
du reste, critiquait, à la tribune des Cinq-Cents, sa politique en Italie; et
Bonaparte ripostalL par l'offre de sa démission dans une lettre au Directoire,
présumée être, dit une note de sa Correspondance (t. III, p. 205), du 12 mes-
sidor (30 juin) : « J'ai besoin, prétendait-il jésuitïquement, de vivre tranquille.
si les poignards de Clichy veulent me laisser vivre ».Dans une nouvelle lettre
du 27 messidor (15 juillet), il dit aux directeurs : « Je vois que le club de
Clichy veut marcher sur mon cadavre pour arriver à la destruction de la
République. N'esl-il donc plus en France de républicains?... Si vous avez
besoin de force, appelez les armées » [Idem, p. 243).
Le Directoire n'avait pas attendu ce conseil pour agir en ce sens.
Après les préliminaires de Leoben, Hoche s'était remis à préparer une
expédition en Irlande et, le S messidor (26 juin), il s'était rendu en secret à
La Haye pour y conférer sur la participation de la flotte batave à cette opé-
ration. Comment l'entente se flt-eUe entre Hoche et la majorité du Directoire
pour une intervention militaire? On l'ignore actuellement; mais le fait de
cette entente ne semble pas douteux. Dans son Histoire secrète du Directoire
(t. III, p. 95), Fabre (de l'Aude) dit que Barras « dépêcha » vers Hoche un
certain R..., son « âme damnée », et que celui-ci, « en s'embrouillant à des-
sein dans un flux de paroles, tourna si bien Hoche, qu'il le décida à servir le
Directoire contre les Conseils ». Peut-être s'agit-il du futur biographe de Hoche,
d'Alexandre Rousselin de Saint-All)in, « un jeune homme de mes amis >--, a
écrit Barras (Mémoires, t. III, p. 236), qui avait fréquenté le général Chérin,
le chef d'état-major de Hoche, envoyé un peu plus tard à Paris par celui-ci
pour s'entendre avec Barras et participer au mouvement.
La Revellièrea depuis prétendu, dans ses Mémoires {L II, p. 121), qu'il ne
savait rien, et il a dit que « c'était un tripotage de Barras >> qui aurait abusé '^^
auprès de Hoche du nom de ses collègues; alors qu'un fait de cette gravité,
dans un moment pareil, aurait dû éloigner et non rapprocher La Revellière
de Barras, on vit La Revellière marcher d'accord presque aussitôt après avec
Barras pour une action identique à celle dont il n'aurait pas connu le« tripo-
tage » avec Hoche. L'expédition d'Irlande, dont Hoche, s'occupait véritablement,
parut de nature à justifier des mouvements de troupes motivés par la situa-
tion intérieure. Ordre fut donné de rassembler à Brest 9 000 hommes tirés de
l'armée de Sambre-et-Meuse ; or, lorsque les troupes partirent, à partir du
15 messidor (3 juillet), elles savaient parfaitement qu'en réalité elles allaient
à Paris (Sorel, Bonaparte et Boche, p. 290).
Hoche passait par Metz pour 'voir sa femme et était, le l" thermidor
(19 juillet), à Châlons-sur-Marne; au même moment, on annonçait la très
5^
HISTOIRE SOCIALrSTE 415
pronhaine arrivée d'une partie des troupes à la Ferté-Alais, c'est-à-dire à
moins de 60 Icilomètres de Paris, dans le rayon que, d'après la Constitution,
•'^les ne pouvaient franchir qu'avec l'autorisation du Corps législatif. Le
ionsei! des Cinq-Cents s'émut (2 thermidor-20 juillet), demanda des explica-
tions et le Directoire répondit que ce n'était que le résultat d'une inadver-
tance. Hoche, arrivé à Paris ce môme jour, se retrancha derrière l'expédition
d'Irlande. Le lendemain, il trouvait les directeurs faisant tous semblant de
ne rien savoir; il déclarait, le 4 thermidor (22 juillet), que, n'ayant pas l'âge
légal, il ne pouvait accepter le ministère, oîi il avait, le 5 (23 juillet), pour
successeur Scherer, et, malade, mécontent de se voir lâché par tout le monde,
il quittait Paris et ne tardait pas à regagner son quartier général.
Il monrut à Wetzlar, ayant à peine commencé sa trentième année, le
troisième jour complémentaire de l'an V (19 septembre 1797), d'un refroidisse-
ment qui vint aggraver sa maladie de poitrine. Le journal de l'Irlandais Wolf
Tone, ûîi se trouve relaté, à la date du 13 et du 17 septembre, son état alar-
mant (Sorel, Bonaparte et Hoche, p. 331), ne permet aucun doute sur la
cause de sa mort. 11 est intéressant de noter que, dans sa dernière lettre à
Barras, il prévoyait que Bonaparte serait dangereux pour la République. Voici
comment Barras raconte le fait (Mémoires, t. III, p. 57) : « Hoche expirant a
chargé Debello [général qui était son beau-frère] de me dire que Bonaparte
devait être surveillé; qu'il avait beaucoup d'argent et beaucoup de puissance;
que, sans avoir des preuves matérielles qu'il visât à l'indépendance et peut-
être à la tyrannie, il avait assez d'observations et de données pour me préve-
nir à cet égard. Une lettre de Hoche écrite seulement à moitié, peu d'instants
avant son dernier soupir, permet déjà bien des soupçons sur ce Bonaparte
que je croyais mon ami ».
Quant à Hoche, très sincèrement républicain, en consentant à intervenir
contre les royalistes des Conseils, il n'obéissait à aucune arrière-pensée césa-
rienne: «La chose sur laquelle on l'eatendait, dans toutes ses conversations,
témoigner son inquiétude, dont il avait autant d'horreur que de la royauté
même, c'était le pouvoir militaire «. (Rousselin, Vie de Hoche, t. I, p. 380.)
« Je vaincrai, ajoutail-il, les contre-révolutionnaires et, quand j'aurai sauvé
la patrie, je briserai mon épée » [Idem, p. 383). Quoi qu'il en soit, il est
préférable de ne pas s'exposer à des sauvetages de cette espèce.
N'ayant plus Hoche, les trois directeurs devaient se rejeter sur Bona-
parte. Un des nouveaux ministres, Talleyrand, pressentant en lui un homme
dont l'ambition ne reculait devant rien, lui avait écrit le 6 thermidor
(24 juillet); sous l'apparence de lui faire part de sa nomination [Bonaparte et
Hoche, p. 156), il le flagorna, et Bonaparte, toujours sensible aux flatteries,
le fut en cette circonstance d'autant plus qu'elles venaient d'un ancien grand
seigneur. Des rapports s'établirent entre eux; TaUeyrand servit Bonaparte
auprès du Directoire, le prôna .dans les salons et le tint au courant de la
416 HISTOIRE SOCIALISTE
silualion poliliqup. Bonaparte, imilé en cela comme en toutes ses ignominies
par certains grands chefs nationalistes de nos jours, n'aimait aucune des
fractions royalistes, non par amour de la République à l'exemple de Hoche,
mais par ambition personnelle, parce que leur succès, en ramenant un roi,
lui aurait enlevé la première place qu'il convoitait pour lui-même; de plus,
des royalistes, nous venons de le voir, l'avaient attaqué. Aussi, dans le conflit
qui se préparait, était-il disposé à se prononcer de parli pris en faveur du
Directoire. Il profita, de l'anniversaire du 14 juillet pour jurer, dans une pro-
clamation retentissante adressée aux soldats, « guerre implacable aux ennemis
de la République et de la Constitution de l'an III » [Correspondance de Na-
poléon ]", t. III, p. 240), qu'il devait un peu plus tard renverser l'une après-
l'autre. I! avait déjà fait partir pour Paris son aide de camp Lavalletle qui,
chargé d'édifier Barras sur ses intentions et de surveiller les événements,
était arrivé à Paris en prairial-mai [Mémoires et souvenirs dtc comte de La-
valletle, t. I", p. 223).
Conseillé par Lavallclte, il comprit que la victoire qu'il était nécessaire
de remporter sur les royalistes provoquerait de longs mécontentements; que
le Directoire, après s'être de nouveau appuyé sur les républicains avancés
par peur des royalistes, se retournerait une fois ne plus contre eux dès que
les royalistes auraient été abattus. Il chercha, en con>équence, à assurer le
triomphe du Directoire sans accomplir personnellement la besogne; il tenait
à n'hériter que des avantages de la situation, à voir le terrain déblayé par
d'autres, de façon à pouvoir plus tard rallier autour de lui tous les mécon-
tents. Sous prétexte qu'Augereau, bon soldat mais piètre cervelle, avait
besoin de se rendre à Paris pour alîaires personnelles, il le reexpédia au Di-
rectoire auquel il écrivit, le 9 thermidor (27 juillet) : « Il vous fera connaître
de vive vc-ix le dévouement absolu des soldats d'Italie à la Constitution de
l'an III et au Directoire exéculif » [Correspondance de Napoléon /", t. III,
p. 266). Enchanté, celui-ci, le 21 thermidor (8 août), nommait, en remplace-
ment du général Hatry, Augereau commandant de la 17' division militaire
qui comprenait Paris et les départements environnants; l'armée de l'intérieur
(chap. X, xn et xm) était supprimée (arrêté du 8 fructidor an IY-25 août 1796)
depuis le 1" vendémiaire an V (22 septembre 1796).
D'après les Souvenirs du baron de Barante (l.'I", p. 45 et 46, noie),
Bonaparte qui avait déjà, nous l'avons vu tout à l'heure, avant les élections
de l'an V, chargé Augereau de lui faciliter l'accès du pouvoir, aurait de nou-
veau compté sur lui pour ôlre nommé membre du Directoire dès la réussite
de l'opération en train : « Son projet était, aussitôt la paix signée, de s'en
faire élire membre. Comme il n'avait que vingt-huit ans et que la Constitu-
tion exigeait quarante ans d'âge pour être nommé directeur, on devait pro-
poser au Conseil des Cinq-Cents de déclarer éligible, par exception, le vain-
queur d'Italie, le pacificaleur. Le général Bonaparte peu en peine, une fois
I
HISTOIRE SOCIALISTE
117
parvenu au pouvoir, de s'y.établir en maître, u'endemandait pas davantage...
Tout son plan se trouva bouleversé par la sottise d'Âugereau qui, au lien de
rester dans la mesure prescrite par son général, se fil l'homme du Direc-
toire ». Tel e>t le récit que M. de Barante tenait de Regnaud (de Saint-Jean
d'Angély). S'il est exact, c'esl-il bieii par « sollisp »- que pécha Augereau ?
Lazare Hoche.
(D'après le dessin original d'Ursule Bozo, Bibliothèque de Versailles)
Dès floréal an VI (avril 1798), Carnot, dans sa Réponse... au rapport fait par
Bailleid sur le 18 fructidor, avait ilit (p. 153) : « En fructidor, on fit espérer
à Augereau une place de membre du Directoire pour le prix de son zèle >.
Malgré les dénégations d'historiens royalistes, les adversaires du Direc-
toire préparaient, je l'ai dit, un coup de force ; ce qui est vrai, c'est que cha-
cun des deux partis atlendait un acte décisif de l'autre avant de se risquer;
mais le recours au coup d'État était admis par tous les deux. On en trouve
les preuves surabondaïUes dans la correspondance de Mallet du Pan {Corres-
418 HISTOIRE SOCIALISTE
pondance inédite avec la cour de Vienne). Sa lettre du 30 juillet (p. 303)
nous apprend que « l'un des membres les plus importants du Conseil des
Cinq-Cents » lui mandait, en date du 23, que Pichegru avait dit à Carnot, à
propos de fon impuissance à constituer une majorité lavorable dans le Direc-
toire : « Eh bien! nous monterons à cheval; votre Luxembourg n'est pas une
Bastille, dans un quart d'heure il sera réduit ». Dans la lellre du 13 août
(p. 315), il écrit ; « Les deux partis travaillent les troupes qui commencent à
se diviser ». Dans la lettre du 10 septembre (p. 330), ignorant encore les
événements de Paris, il raconte qu'on devait « attaquer le Directoire de vive
force » du 15 au 20 août; ce projet, élaboré par un comité secret de vingt
membres, « on le commumijua à Cai-not qui, pour prix de sa complicité,
exigea qu'on lui laissât la nomination des trois nouveaux directeurs. Le relus
fut positif, et le sien ébranla quelques membres du comité », d'où ajourne-
ment. D'après M. Sciout (Le Directoire, t. II, p. 631), k "Willot et plusieurs
députés énergiques avaient lait venirà Paris un certain nombre de royalistes
résolus »; si les royalistes avaient, en effet, des généraux, Willot et Piche-
gi'U, ils manquaient de soldais.
Pour s'en procurer, ils s'occupèrent de réorganiser et d'armer la garde
nationale, devenue une force exclusivement bourgeoise. Chargé du rapport,
l^ichegru le déposa le 2 thermidor (20 juillet); un extrait de ce document fut
imprimé et aftiché en forme d'adresse aux troupes. Il y avait là une telle
provocation à renverser le Directoire, que Rœdei'er, dans son Journa' d'éco-
nomie publique, de morale et de politique (n° du 20 thermiJor an V-7 août
1797, t. IV, p. 384), disait : « C'est menacer de la force des armes, oii il ne
lallail que celle des lois. Quand César annonce qu'il passe le Rubicon, il est
bon que Pompée soit là; m;iis il ne faut pas qu'il ait dit d'avance : me voi<:i»\
celui qui faisait cette constatation, Rœderer, était le partisan el, dans ce
même numéro, l'apologiste de Pichegru; il devait être un des complices du
« César» de Brumaire. L'armée était caressée par les deux partis,mais en grande
majorité hostile à la réaction, si on en juge d'après les véhémentes adresses
qui se multiplièrent alors dans ses rangs, quoique l'art. 275 de la Constitution
portât : « La lorce publique est essentiellement obéissante : nul corps armé
ne petit délibérer ».
Les adversaires du Directoire ne comptaient pas sur la classe ouvrière;
aussi avaient-ils cherché à la mater au moyen de deux des libertés les plus
chères aux soi-disant libéraux d'alors et d'aujourd'hui : la liberté pour le
patron de contraindre ses ouvriers à penser comme lui sous peine de n'avoir
ni travail, ni pain ; la liberté pour l'ouvrier de mourir de faim, dès qu'il lui
plaît de penser à sa guise. Nous apprenons, en effet, par un journal cité dans
le recueil de M. Aulard (t. IV, p. 220), qu'on avait vu « les marchands et les
manufacturiers fermer leurs magasins et refuser de l'ouvrage aux pauvres
ouvriers, pour les forcer d'aller à la messe des prêtres royaux ». Ce procédé
ilISTOIRi'] SOCIALISTE 419
très orlhodoxe du libéralisme catholique n'avait cependant pas eu le succès
qu'on en avilit attenrlii.
On se rabattit sur les émigrés. Ceux-ci, nous l'avons vu vers la lin du
chapitre xv et au début de ce chapitre, rentraient en masse, et ils n'avaien
p is cessé de recourir aux procédés de corruption et de falsiflcation déjà me*
tiennes. « L'opinion, lit-on dans le rapport de police du 21 floréal an V-10 m*
1797 [Idem, p. 104), se maintient la même sur les émigrés. Ce sont des opi-
nions assez répandues qu'ils rentrent iacilement en France, et qu'avec de
l'or ils finissent par obtenir leur radiation ». Chassin a constaté, d'après les
procès-verbaux des délibérations du Directoire, que celui-ci, qui prononçait
les radiations en dernier ressort, «en expédie un très grand nombre au cours
lie l'an V, n'en re'usant que fort peu, une sur vingt à peine » [Les Pacifica-
(etir:i de l'Ouest, t. III, p. 51). Baillenl, dans son rapport « sur la conjuration
(lu 18 fructidor an V », citera à son tour [Moniteur du 8 et du 9 germinal
an VI-28 et 29 mars 1798) des faits de commerce fuauduleux de passeports et
de certificats de résidence ; il indiquera les rentrées des émigrés, leurs intri-
gues, leur propagande, leurs menaces et leurs attentats; il signalera, en
particulier, leur préoccupation d'entrer dans les rangs de la garde nationale
réorganisée.
Aux émigrés s'ajoutaient, nous le savons, les Chouans (voir le début de
ce chapitre) se rendant, eux aussi, à Paris; on comptait enfiin sur les chels
royalistes restés dans l'Ouest, oîi était projetée une nouvelle insurrection
pour laquelle l'un d'eux, Georges Cadoudal, celui qui avait fait élire Villarel-
Joyeuse dans le Morbihan, recevait palriotiquement de Londres 1000 livres
sterling (25 000 fr.) par mois [Les Pacifications de l'Ouest, t. III, p. 45).
Le Directoire chercha à son tour un appui du côté des anciens Jacobins.
Il laissa s'organiser les sociétés populaires, que le royaliste Camille Jordan
dénonçait aux Cinq-Cents dans la séance du 30 messidor (18 juillet); le
6 thermidor (24 juillet), les Cinq-Cents votaient que « toute société particu-
lière s'occupant de questions politiques est provisoirement défendue », et les
Anciens ratifiaient cette résolution le lendemain. Cette loi arrêta une tenta-
tive de reconstitution de la Société des Jacobins et aboutit à la fermeture du
« Cercle constitutionnel », que des républicains partisans de la majorité du
Directoire avaient organisé, dès la fin de prairial (16 juin), dans l'ancien hôtel
'de Salm, aujourd'hui le palais de la Légion d'honneur, et qu'ils avaient dû
bientôt transporter « au ci-devant hôtel de Montmorency, faubourg Saint-
Germain » (recueil d'Aulard, t. IV, p. 201), probablement vers le i\° 82 actuel
de la rue de Lille; contre les royalistes, les patriotes eurent recours aux
placards et aux brochures. L'une de celles-ci, due à Bailleul, fut violemment
dénoncée à la tribune des Cinq-Cents, le 13 fructidor (30 août), par le réac-
teur Duprat; mais la discussion dévia et, après quelques platitudes de
Tallien, mis accidentellement en cause, le Conseil passa à l'ordre du jour.
4-0 HISTOIRE SOCIALISTE
De part et d'aulre, les préparatils continuaient; nous avons vu, parla
dernière citation de Mallet du Pan, que les royalistes avaient combiné une
attaque vers le 15 août. Pendant ce temps, si le Directoire avait fait rétro-
grader les régiments de Sambre-et-Meuse hors de la limite constitutionnelle,
les mouvements de troupes avaient persisté; l'armée, à une petite distance
de cette limite enveloppait Paris, où était arrivé le chef d'état-major et le
confident de Hoche, Chérin, que deux arrêtes du 11 fructidor (28 août) nom-
maient, l'un général de division, l'autre commandant en chef de la garde
constitutionnelle du Directoire, poste qu'il garda jusqu'au 28 (14 septembre).
Une enquête était faite sur les fonctionnaires; des administrations entières,
départementales et municipales, furent révoquées, et le Directoire remplaça
leurs membres élus, mais hostiles, par des hommes nommés par lui et plus
siîrs. En même temps, Carnot, qui achevait ses trois mois de présidence le
7 fructidor (24 aoiît), avait pour successeur, à la tête du Directoire, un ad-
versaire des royalistes, La Revellière. Chacun des deux partis connaissait les
intentions de l'autre; ainsi que cela s'est toujours produit eu pareille circons-
tance, il y avait eu des indiscrétions prématurées, et lincrédulité ou le dé-
dain à leur égard n'ont jamais été des remèdes suffisants. Depuis plus d'un
mois, on s'était méfié d'un coup d'Etat, on l'avait attendu tous les jours; à
force de voir les faits infliger chaque jour un nouveau démenti à leurs soup-
çons ou à leurs informations, les meneurs royalistes en étaient venus à
douter du danger au moment où il était le plus grand.
Dans l'après-midi du 17 fructidor (3 septembre), les inspecteurs de la
salle, nous dirions aujourd'hui les questeurs, du Conseil des Cinq-Cents con-
venaientque, le lendemain, l'un d'eux, Vaublanc, lirait un rapport concluant
à la mise en accusation de la majorité du Directoire. Prévenue, celle-ci prit
aussitôt ses dispositions; dans une riunion, sous la présilence de La Revel-
lière, à laquelle ne furent convoqués ni Carnot, ni Barthélémy, Augereau
reçut mission d'occuper dans la nuit les locaux où siégeaient les Conseils ; des
arrestations furent résolues, une proclamation préparée. Avertis à leur tour,
certains meneurs royalistes n'ajoutèrent pas foi à des renseignements dans
le genre de ceux qu'on leur avait déjà donnés et qui ne s'étaient pas réalisés;
d'autres, moins sceptiques, furent satisfaits d'apprendre que les trois direc-
teurs songeaient, pour se défendre, à recourir à l'offensive et décidèrent qu'à
la première menace contre le Corps législatif, Pichegru et Willot, en perma-
nence cette nuit-là aux Tuileries, marcheraient, avec la garde des Conseils et
les Chouans installés à Paris, sur le Luxembourg. Seulement, lorsqu'ils furent
convaincus qu'il y avait réellement des mouvements de troupes et qu'ils s'ap-
prêtèrent à agir, il était trop tard, les Tuileries étaient cernées; des soldats
de la garde des Conseils ouvrirent eux-mêmes les grilles, une vingtaine de
députés qui se trouvaient avec Pichegru furent arrêtés et conduits au Temple.
Barthélémy avait déjà été arrêté; Cainol, prévenu, s'était enfui. Après
HISTOIRE SOGlALiSTE
421
prairial an III et vendémiaire an IV, le gouvernement devait, pour la troi-
sième fois, en fructidor an V, son salut à l'armée, dont on habituait les chefs à
intervenir dans les affaires de l'Etat. A huit heures du matin, le 18 fructidor
an V (4 septembre 1797), tout, peut-on dire, était terminé. D'après un journal
cité par M. Aulard (Paris pendatit la réaction thermidorienne et sous le Di-
rectoire, t. IV, p. 334), ce jour-là « les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Mar-
ceau sont venus en armes offrir leurs bras et leurs secours au Corps législatif
et au Directoire. C'est le seul mouvement populaire qui ait eu lieu. Il s'est
fait avec ordre ». Or les ouvriers avaient eu, encore le mois précédent, à se
plaindre de ces gouvernants qu'ils étaient prêts à protéger contre le parti
LIV. 446. — aiSTOlBE socialiste. — ^ THERMIDOR ET DIRECTOinE. UV. 446.
422 HISTOIRE SOCIALISTE
réactionnaire : le 2 thermidor (20 juillet), nous apprend un rapport de police,
« 5 à 600 ouvriers s'étaient rassemblés dans un cabaret de la Courlille à l'effet
de s'arranger pour avoir une augm entalion de salaires des manufacturiers
qui les font travailler- La garde les a cernés; les instigateurs ont été con-
duits en assez grand nombre au Bureau central «; ce n'était, du reste, pas là
— on le verra plus loin (§ 2) — une mesure exceptionnelle et il faut noter que,
le 4 thermidor (22 juillet), le journal le plus avancé de l'époque. Le Journal
des hommes libres, avait approuvé ces arrestations en disant : « C'est une
espèce de tyrannie sur le commerce qu'une coalition pareille ».
Le Directoire n'aurait pas été acculé à un coup d'Etat, à ce moyen détes-
table d'avoir raison des dangereuses manœuvres monarchiques, si sa cou-
pable politique d'intérêt personnel écrasant, stupidement au point de vue gé-
néral, le parti républicain avancé qui renfermait les plus sérieux éléments
de résistance aux intrigues des royalistes, ne leur avait pas permis d'obtenir
artificiellement la majorité électorale, alors qu'ils étaient en fait le plus im-
populaire de tous les partis.
Une tentative d'opposition faite dans la matinée par quelques membres
des deux Conseils, n'aboutit qu'à leur arrestation. Un arrêté du Directoire
convoquait les membres laissés libres des Cinq-Cents à l'Odéon et ceux des
Anciens à l'Ecole de médecine. Les Cinq-Cents, réunis à onze heures sous
la présidence de Laraarque, les Anciens à une heure sous celle de Roger
Ducos, votèrent, dès le 18 (4 septembre), une loi ainsi conçue : « Le Direc-
toire exécutif est autorisé à faire entrer sans délai, dans le rayon fixé par
l'art. 69 de la Constitution, et de faire arriver à Paris le plus tôt possible,
les corps de troupes qu'il jugera nécessaires pour défendre la République et
la Constitution de l'an III contre les attaques des agents du royalisme et de
l'anarchie, maintenir la tranquillité publique et le respect dii aux personnes
et aux propriétés ». Le lendemain, furent adoptées, avec quelque hésitation
de la part des Anciens, diverses mesures qui constituent la loi du 19 fructi-
dor an "V (5 septembre 1797) etfdont les principales avaient pour but : l'an-
nulation de toutes les opérations électorales de 49 départements qui avaient
nommé le plus de royalistes : cela livrait au Directoire la nomination, aux
places rendues ainsi vacantes, d'un grand nombre de fonctionnaires de tout
ordre et le débarrassait de 136 députés; la condamnation à la déportation de
65 personnes parmi lesquelles deux directeurs, Carnot et Barthélémy, 53 dé-
putés — il membres des Anciens et 42 des Cinq-Cents — dont 41 n'appar-
tenaient pas aux départements visés plus haut; le rétablissement des six
premiers articles de la loi du 3 brumaire an IV qu'avait abrogés, nous l'a-
vons vu au début même de ce chapitre, la loi du 9 messidor an V; le bannis-
sement des émigrés qui n'avaient pas obtenu leur radiation déflnitive (art.
15); la déportation des « émigrés actuellement détenus » (art. 19); le droit
exorbitant, pour le Directoire, agissant de sa seule autorité, « de déporter,
HISTOIRE SOCIALISTE 423
par des, arrêtés individuels motivés, les prêtres qui troubleraient dans l'inté-
rieur la tranquillité publique » (art. 24), et la modification (art. 25) de la
formule du serment imposé aux prêtres (chap. xi § 3); la mise « pendant un
an sous l'inspection de la police, qui pourra les prohiber », des journaux ou
autres feuilles périodiques et des presses d'imprimeries (art. 35); l'abroga-
tion de la loi du 7 thermidor an V contre les sociétés politiques, autorisées à
se rouvrir à la condition de ne pas professer de principes contraires à la
Constitution de l'an III (art. 36 et 37).
En remplacement de Barthélémy, les Anciens élurent, le 22 fructidor
(8 septembre) Merlin (de Douai) et, le 23 (9 septembre), en remplacement de
Carnot, François (de Neul'château). Augereau avait bien été porté les deux
fois par les Cinq-Cents sur la liste décuple dressée par eux ; la première fois,
il eut 195 suffrages sur 263 votants et 192 sur 238 la seconde ; mais, au Con-
seil des Anciens, il n'obtenait qu'une voix la première fois sur 139 votants
et guère plus la seconde sur .146. Les nouveaux directeurs eurent pour suc-
cesseurs au ministère, Letourneux à l'Intérieur (28 fructidor an V-14 sep-
tembre 1797) et Lambrechts à la Justice (3 vendémiaire an VI-24 septembre
1797).
La répression fut excessive et maladroite, et le furent autant les récri-
minations du parti vaincu. 42 journaux réactionnaires furent supprimés;
mais nous avons vu, à propos du complot de Brothier (chap. xv), comment les
royalistes entendaient la liberté de la presse. Sur les 65 condamnés à la
déportation, 48 s'échappèrent, 15 furent, le 23 fructidor (9 septembre), trans-
[lortés à Rochefort « dans les trois voitures qui avaient servi à amener de
Paris la compagnie Babeuf au tribunal de Vendôme >> (Dufort de Cheverny,
Mémoires, t. II, p. 356) et ils récriminèrent contre ces voitures grillées;
mais les royalie-tes avaient trouvé fort bien que ce traitement fût infligé à
Babeuf et à ses amis, et Pichegru ne disait-il pas à un de ses co-délenus qui
se plaignait pendant le voyage : « Ils nous font ce que nous leur aurions
fait » (Victor Pierre, 1 S Fructidor, p. 134)? Appliquée aux royalistes, la dé-
portation à la Guyane a été qualifiée de « guillotine sèche », et ïemot serait,
paraît-il, d'un des condamnés, Tronson du Coudray; mais les royalistes n'a-
vaient pas songé à la stigmatiser de la sorte lorsqu'ils avaient contribué à
en frapper (chap. vu), sans parler d'autres républicains, Billaud-Varenne et
GoUot d'Herbois qui mourut à Cayenne.
Embarqués à Rochefort le 1" vendémiaire an VI (22 septembre 1797),
les 15 auxquels il faut ajouter un nommé Le Tellier, domestique de Barthé-
lémy, qui avait demandé à le suivre, arrivèrent à Cayenne le 22 brumaire
an VI (12 novembre 1797) et furent ensuite, comme cela avait eu lieu pour
Billaud-Varenne et CoUot d'Herbois, conduits à Sinnamary; c'était Barthé-
lémy, directeur, Barbé-Marbois, Laffon de Ladébat, Murinais-Dauberjon,
Rovère, Tronson du Coudray, du Conseil des Anciens, Aubry, Bourdon (de
424 HISTOIRE SOCIALISTE
l'Oise), de la Rue, Pichegru, Willot, du Conseil des Cinq-Cents, Ramel, qui
commandait la garde du Corps législatif, Dossonville, le policier devenu le
« directeur de la police secrète » des conjurés des deux Conseils [Histoire
secrète du Directoire de Fabre (de l'Aude), t. III, p. 211), et les conspirateurs
royalistes Brothier et La Ville-Heurnois. Devaient y être transportés par la
suite Gibert-Desmolières arrêté le 25 fructidor an V (11 septembre 1797) et j
J. J. Aymé arrêté seulement le 16 nivôse an VI (5 janvier 1798), tous les deux
des Cinq-Cents. Le 15 prairial an VI (3 juin 1798) sept déportés et le do-
mestique de Barthélémy, évadés, avaient gagné le territoire de la Guyane
hollandaise ; Aubry et le domestique moururent peu après l'évasion; les six
autres, Pichegru, de la Rue, Ramel, Dossonville, Willot et Barthélémy
débarquaient en Angleterre, les quatre premiers le 21 septembre 1798, les
deux autres plus tard. Barbé-Marbois et Laffon de Ladébat devaient être
graciés le 6 fructidor an VII (23 août 1799) et Aymé s'évada le 2 brumaire
an VIII (24 octobre 1799), ce qui démontre que neuf survécurent à leur
déportation, alors que M. Taine, dont on vante tant la documentation, n'en
compte que deux dans ce cas (Pierre, ï 8 Fructidor, p. xxn).
Des commissions militaires avaient été instituées pour juger les émigrés
trouvés sur le territoire français après un délai déterminé. « Du mois d'oc-
tobre 1797 au mois de mars 1799, c'est-à-dire dans l'espace de 18 mois, les
commissions militaires ont siégé, en outre de Paris, dans 31 villes et pro-
noncé environ 160 condamnations à mort » (Pierre, idem, p. xxiv); sur ce
nombre, on compte 41 ecclésiastiques » (Id. p. xxxiv). Quant aux prêtres
français déportés, il y en eut (Sciout, Le Directoire, t. III, p. 154) 1448 en
l'an VI et 209 en l'an VII. Tels sont les résultats de la répression, d'après
deux historiens favorables aux royalistes et aux catholiques.
Pour justifier son coup d'Etat, approuvé sur le moment par des modérés
tels que Benjamin Constant et M"° de Staël, — elle devait trouver plus tard
qu'on était allé trop loin; dans ses Considérations sur les principaux événe-
ments de la Révolution française, elle a écrit (t. II, p. 182) : « Le change-
ment de ministère et les adresses des armées suffisaient pour contenir le
parti royaliste, et le Directoire se perdit en poussant trop loin son triomphe >>;
suivant le mot de Lavallette [Mémoires et souvenirs, t. I", p. 235), « elle n'a-
vait pas prévu les proscriptions cruelles qui accablèrent le parti vaincu, mais
je n'ai jamais vu une telle chaleur à les poursuivre », — le Directoire dé-
nonça la conspiration royaliste et publia, à l'appui de sa dénonciation, divers Çp
documents provenant notamment de d'Anlraigues. Moreau avait de son côté,
le 2 floréal an V (21 avril 1797), après avoir culbuté l'ennemi lors de son pas-
sage du Rhin, saisi dans un fourgon de l'émigré de Klinglin devenu général
de l'armée autrichienne, une volumineuse correspondance de Pichegru et
autres avec le prince de Condé, Wickhgm, etc. Ami de Pichegru, il ne l'avait
pas communiquée au Directoire dont les adversaires modérés avaient, d'ail-
HISTOIRE SOCIALISTE 425
leurs, ses sympathies; dans une lettre que lui adressait, le 17 thermidor
(4 août), Mathieu Dumas, membre du Conseil des Anciens, on Ut : « Piche-
gru, avec lequel nous marchons parfaitement d'accord, m'a chargé hier de
vous dire mille amitiés » (Pierre, /S Fructidor, p. 38). Le Directoire, qui se
méDait de Moreau dont l'armée n'avait pas manifesté sa haine des royalistes
comme l'armée d'Italie à l'anniversaire du 14 juillet et l'armée de Sambre-et-
Meiise à celui du 10 août, l'avait, le 16 fructidor (2 septembre), appelé h
Paris, en confiant par intérim le commandement de l'armée de Rhin-et-Mo-
selle à Hoche déjà commandant de l'armée de Sambre-et-Meuse. Moreau qui
pressentait le choc entre les royalistes des Conseils et la majorité du Direc-
toire, s'avisa, afin d'être à peu près couvert si le Directoire venait à l'empor-
ter, d'écrire, le 19 fructidor (5 septembre), ignorant encore les événements
de la veille, à Barthélémy (Bûchez et Roux, Histoire parlementaire de la Ré-
volution française, t. XXXVII, p. 451) [lour lui demander en apparence un
conseil sur la conduite à tenir, pour signaler en fait à un des directeurs
l'existence des documents qu'il détenait et dont il disait avoir déjà parlé à
Barthélémy lorsque celui-ci était encore ambassadeur à Bàle; cela, du reste,
n'innocentait pas Moreau, mais inculpait Barthélémy.
En quittant, le 23 fructidor (9 septembre), son armée, conformément à
l'ordre reçu, et connaissant depuis la veille le coup d'Etat du 18, il jugea
opportun, dans une proclamation aux soldats, de reporter au 17 (3 sep-
tembre), veille du coup d'Etat, la date de la lettre écrite seulement le lende-
main 19 (5 septembre) à Barthélémy; ayant soin de ne pas mentionner le
nom de celui-ci, il disait : « Il n'est que trop vrai que Pichegru a trahi la
confiance de la France entière; j'ai instruit un des membres du Directoire le
17 de ce mois qu'il m'était tombé entre les mains une correspondance avec
Condé et d'autres agents du prétendant, qui ne me laissait aucun doute sur
cette trahison « [Journal d'économie publique, de morale et de politique, de
Rœderer, t. V, p. 204). Le Directoire reçut la lettre destinée à Barthélémy,
déjà en roule pour Rochefort, et s'empressa de laisser Moreau sans emploi;
il devait le laisser ainsi jusqu'au 29 fructidor an VI (15 septembre 1798) où il
le nomma inspecteur général de l'infanterie de l'armée d'Italie. A la mort de
Hoche, Augereau fut nommé (2 vendémiaire an VI-23 septembre 1797) au
commandement des deux armées qui, jusque-là réunies provisoirement, fu-
rent fusionnées, par arrêté du 8 vendémiaire (29 septembre), sous la déno-
mination d' « armée d'Allemagne », à laquelle, le 7 brumaire (28 octobre),
était jointe l'armée du Nord où Beurnonville cessait ses fonctions. Mais, le
19 frimaire (9 décembre), l'armée d'Allemagne était divisée en deux armées
l'armée du Rhin, sous le commandement d'Augereau, et l'armée de Mayence,
sous celui de Hatry remplacé, le 23 messidor an VI (il juillet 1798), par Jou-
berl qu'il remplaçait lui-même à la tête des troupes stationnées en Hollande;
celles-ci, depuis le 19 frimaire (9 décembre 1797), ne relevaient plus que du
426 HISTOIRE SOCIALISTE
divisionnaire qui les commandait. Eiiiiii \in arrêté du 9 pluviôse (28 jan-
vier 1798) supprima cette armée du Rliin qui avait été la deuxième de ce nom.
Les documents de Moreau fournissaient des armes contre Wickham ;
aussi, dès le 29 fructidor (15 septembre), le Directoire réclamait du gouver-
nement de Berne l'expulsion de l'agent anglais qui, pendant les pourparlers
à ce sujet, s'éloignait de lui-même le 8 novembre. Le 2 décembre, arrivaient
des instructions de Grenville, datées du 3 novembre, approuvant la conduite
de Wickham, mais l'invitant, ainsi que tout le personnel de la légation, h
retourner sans éclat à Londres (Lebon, L'Angleterre et l'émigration, p. 253).
Sur une plainte identique du Directoire au roi de Prusse, celui-ci engagea
le duc de Brunswick à ne plus laisser Louis XVIII séjourner à Blankenburg.
Le prétendant dut partir, le 10 février 1798, et il arriva le 13 mars à Milau,
en Courlande, où le Uar lui offrait asile ; déjà, à la fin de 1797, à la suite des
négociations de paix entre la République et l'Autriche, l'armée de Condé
était passée au service du tsar.
A l'intérieur, le Directoire destitua des 'fonctionnaires, tout en conser-
vant encore beaucoup d'antirépublicains (rapport de police du 16 vendé-
miaire-? octobre 1797) ; il eut à réprimer en province quelques tentatives
d'insurrection royaliste dont la plus sérieuse fut celle que dirigeaient dans
la Lozère, le Gard, l'Ardèche et la Haute-Loire, Dominique Allier et le mar-
qdis de Surville; déjà réduits à l'impuissance, ils furent pris lé 16 fructidor
an VI-2 septembre 1798 {Moniteur du l^jour complémentaire- 17 septembre
1798) et bientôt après exécutés.
§ 2. — Bonaparte et l'Egypte. — Bernadette à Vienne.
La loi du 22 floréal an VI.
Les Conseils se bornèrent, peut-on dire, à enregistrer les volontés du
Directoire. Cependant ayant demandé aux Cinq-Cents, par message du 19
vendémiaire an VI (10 octobre 179T), la création d'un huitième ministère
qui aurait été chargé « des domaines nationaux », et bien que le rapporteur
eût, le 14 frimaire (4 décembre), conclu en faveur d'un « ministère des tra-
vaux publics et domaines nationaux », il vit sa demande rejetée, le 27 ni-
vôse an VI (16 janvier 1798), à la suite d'un débat où Renault (de l'Orne) et
Portiez (de l'Oise) exprimèrent leurs préférences, le cas écbéant, pour la
création d'un « ministère de l'instruction publique ».
Il fallut tout de suite s'occuper dje la situation financière. Il y avait bien
près d'un an (n» du 30 vendémiaire an V-21 octobre .1796) que le Journal d'é-
conomie publique de Rœderer avait avoué à contre-coeur : « Tout le monde
s'attend, on regarde même comme juste et nécessaire une revision de la
portion de dette constituée qui a été -donnée en payement à des fournisseurs
de la République. Au lieu de les payer en assignats, il leur a été délivré H
%
HISTOIRE S.0C1AL1STB 48^
millions 800 mille livres de renie sur le Grand-Livre, qui, aujourd'hui, fe-
raient un capital de 236 millions valeur réelle, tandis que la valeur origi-
naire n'est peut-être pas le vingtième de cette somme » (t. I", p. 284).
Par la loi du 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797) que compléta,
pour l'organisation du mode de remboursem^entv celle du 24 frimaire (14 dé^
cembre 1797), les deux tiers de chaque inscription de rentes furent rayés du
Grand-Livre. Les porteurs de rente perpétuelle devaient recevoir, à la place,
des « bons au porteur délivrés par la Trésorerie nationale » et admis, pour
une valeur 20 fois plus grande que le montant en rentes de ces deux tiers,
en payement des 5/10 du prix des biens nationaux payables, « conformément
aux lois subsistantes », avec la dette publique (voir première moitié du cha-:
pitre xv); de plus, le tiers de l'inscription conservé au Grand-Livre' était
admis en payement des 5/10 payables en numéraire. Ces bons n'exprimaient
que le chiffre des deUx tiers de rentes qu'ils remplaçaient et étaient échan-
geables contre des biens nationaux à raison de 20 fois ce chiffre; dès lors,
quand on constate que leur cours était, en nivôse an VI (décembre 1797-jan-
vier 1798), 2 livres 16 sous^ et, en germinal an VI (mars-avril 1798), 1 livre
18 sous pour 100, cela signilie que telle était la dépréciation-, non du capital',
mais du revenu ou, en d'autres termes, du vingtième dU' capital. Si cela n'en
dissimulait pas moins fort mal une banqueroute très réelle pour toutes les
inscriptions autres que celles si impudemment exagérées au profit des four-
nisseurs, il ne faut cependant pas oublier que, tandis que l'ancien fonds clô-
turait, le 17 nivôse an VI (6 janvier 1798), en légère hausse, à un peu moins
de 7 fr., le nouveau ouvrait à la Bourse du 21 nivôse (10 janvier) à 17 Ir.,
c'est-à-dire avec une hausse de 10 fr. après la réduction des deux tiers et,
le surlendemain, il dépassait le cours de 24 fr. Ge tiers restant prit le nom'
de « tiers consolidé », avec lequel la loi du 8 nivôse an VI (2s décembre
1797) constitua un nouveau Grand-Livre. L'article 110 de la loi du 9 vendé-
miaire voulut au moins garantir le payement des rentes réduites et des pen-
sions en leur réservant certaines recettes : « Le produit net des contribu-
tions administrées par la régie de l'enregistrement, et subsidiairement les
autres contributions indirectes, sont et demeurent spécialement affectés, jus-
qu'à due concurrence, au payement des rentes conservées et pensions ».
Mais ce devait être pour les rentiers une garantie plus nominale que
réelle, comme cela avait déjà été le cas avec la loi du 15 vendémiaire an V
(6 octobre 1796), qui avait ordonné « la distraction du sixième riet de toutes
les sommes qui proviendront de la perception des revenus et contributions
ordinaires, pour l'employer au payement des arrérages de rentes et pen-
sions ». J'ai déjà signalé la misère des rentiers (fin du chap. xv). Ces malheu-
reux, après avoir été payés en assignats, puis en mandats, avaient pu espérer,
en vertu de la loi du 5° jour complémentaire de l'an IV (21 septembre 1796),
toucher un quart de leurs rentes en « numéraire effectif». Hélas! la loi du
428 HISTOIRE SOCIALISTE
2 ventôse an Y (20 février 1797), sous couleur d'accorder aux rentiers un
avantage dont je parlerai tout à l'heure, aboutissait à opérer le payeïnentdes
rentes et pensions au moyen de deux récépissés, l'un équivalant au quart
payable en numéraire et l'autre équivalant aux trois autres quarts. Ces deux
sortes de bons au porteur étaient admis — c'était l'avantage — en payement
des biens nationaux, la première sorte pour la partie du prix payable en nu-
méraire, la seconde pour la partie payable en papiers. Une loi du 10 floréal
au V (29 avril 1797) conféra à de nouveaux bons, — nominatifs ceux-là, mais,
sauf sur ce point, semblables à ceux de la première sorte et, comme ceux-ci,
tenant lieu du quart des rentes dû en numéraire — la possibilité d'être reçus
par les percepteurs et receveurs en payement des contributions foncières ou
somptuaires des rentiers et pensionnaires. Ceux qui n'avaient ni domaines
à acheter, ni à payer un chiffre de contributions égal au montant de leurs
bons, les livraient, avec un rabais énorme, à des spéculateurs; les bons dits
des trois quarts furent les plus dépréciés.
Voici quelle a été la situation financière pendant l'an V, d'après le résumé
de Ch. Ganilh (Essai politique sur le revenu public, t. II, p. 152-154) : « Les
dépenses de cet exercice, fixées d'abord par aperçu à 568 raillions, non com-
pris la dette publique, ensuite restreintes parles crédits ouverts aux ordonna-
teurs à 562,297,226 livres, toujours sans y comprendre la dette publique, s'éle-
vèrent définitivement, en y comprenant la dette publique conservée par les
lois des 19 vendémiaire et 24 frimaire, à 657,369,522 livres ». Or les recouvre-
ments opérés dans le cours de l'an V, et employés à l'acquit de ces dépenses,
n'atteignirent que 442 millions. Aussi la loi du 9 vendémiaire an "VI (30 sep-
tembre 1797), mentionnée à plusieurs reprises dans le § i" du chapitre xi,
essaya-t-elle d'accroître les recettes en rétablissant la loterie d'Étal, les droits
sur les cartes à jouer, en établissant le timbre des affichés et des journaux,
l'impôt sur les moyens de transport public, et en élevant certains droits exis-
tants.
Les clubs s'étaient rouverts; mais, à la joie de la défaite des royalistes,
succéda bientôt le mécontentement provenant de l'accroissement des charges
et de l'absence de toute réforme démocratique. On comprit que le Directoire
n'avait agi que dans son propre intérêt et on lui reprocha sa politique de
profit personnel. Ces critiques et les progrès, à Paris et dans les grands cen-
tres, des républicains avancés englobés sous le nom de Jacobins, inquiétèrent
les modérés du Directoire, mal venus désormais à prétendre imposer aux
autres le fétichisme d'une Constitution qu'ils avaient eux-mêmes violée.
Aussi, débarrassés du péril de droite, revinrent-ils à leur ancienne thèse du
péril à gauche, et, pour enrayer le mouvement démocratique, ils allaient en
arriver bientôt à la fermeture, à Paris et en province, des clubs ou « cercles
constitutionnels », selon l'expression du moment, et à la suppression de jour-
naux républicains. Les cercles furent fermés à Perpignan (2 ventôse-20 février),
HISTOIRE SOCIALISTE
429
à Paris, celui de la rue du Bac, à Blois, à Vendôme et au Mans (15 ven-
I, l^c•l'<)^ \iîi I ( iii / ^ "•
^'après Tine'estampe de la Bibliothèque Nationale.?
tôse-5 mars), à Strasbourg (19 venlôse-9 mars), à Clermont-FLrrand, à Riom,
à Issoire, à Périgueux (22 ventôse-12 mars); enfin un arrêté du 24 ven-
UV. Vkl. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIV. 447.
4B0 HISTOIRE SOCIALISTE
tôse (14 mars) ordonnait la fermeture de toute société ou cercle « qui fera
collectivement un acte quelconque ». Le 22 germinal (11 avril), étaient sup-
primés le Journal des hommes libres et Y Ami de la pairie. Ces persécutions
venant de gouvernants que tous détestaient et dont quelques-uns, suspects
de trafics honteux, étaient méprisés, contribuèrent beaucoup, d'ailleurs, à la
popularité des démocrates.
Sans que ceux-ci songeassent à protester, les vexations contre la classe
ouvrière, dont il a été donné un exemple un peu plus haut (§ 1")) continuaient
à l'occasion comme par le passé. Les ouvriers charpentiers qui, je l'ai signalé
vers la fin du § 8 du chap. xi, d'après le rapport de police des 25 et 26 bru-
maire an VI (15 et 16 novembre 1797), résistaient à la prétention de leurs
patrons de leur imposer une demi-heure de travail de plus, étaient traités de
« perturbateurs », contre lesquels des mesures de répression étaient annon-
cées (recueil de M. Aulard, t. IV, p. 452). D'après le rapport du 21 germinal
an VI (10 avril 1798). des ouvriers s'étant rassemblés dans l'île Louviers —
elle correspondait à ce qui est aujourd'hui entre le boulevard Morland et le
quai Henri IV — et ayant eu l'audace grande de se plaindre « entre eux de ne
pas gagner assez, ont été amenés au Bureau central » [idem, p. 601). Enfin,
à la date du 18 floréal an VI (7 mai 1798), nous trouvons [idem, p. 648) la
décision, déjà mentionnée chap. xi § 8, du Bureau central du canton de Paris
sur les rassemblements d'ouvriers. Ce Bureau, « informé que des ouvriers de
diverses professions se réunissent en très grand nombre, se coalisent, au
lieu d'employer leur temps au travail, délibèrent et font des arrêtés par les-
quels ils taxent arbitrairement le prix de leurs journées », annulait les
c arrêtés » pris par les travailleurs, défendait « à tous ouvriers d'en prendre
à l'avenir de semblables », et déclarait « que le prix "du travail des ouvriers
doit être fixé de gré à gré avec ceux qui les emploient ».
On pouvait, dans les premiers mois de l'an VI, diagnostiquer un péril
qui menaçait la République; ce n'était pas le péril jacobin ou soi-disant tel,
c'était le péril militaire incarné à cette heure dans Bonaparte. Depuis la mort
de Hoche, tous les regards étaient tou rnés vers lui. A droite comme à gauche,
on soupçonnait son ambition de se saisir du pouvoir.
Les royalistes qui le détestaient avant le 18 fructidor an V-4 septembre
1797 (voir au début de ce chapitre), n'avaient pas lardé, peut-être grâce aux
manœuvres de Talleyrand, à renoncer à leurs préventions à son égard. Ce
revirement s'était opéré avant môme sa rentrée à Paris (15 frimaire an VI-
5 décembre 1797) à la suite du traité de Campo-Formio. Dans le recueil de
M. Aulard (t. IV, p. 474-475), nous lisons, à la date du 11 frimaire an VI
(i" décembre 1797) : « L'opinion d'un café ferme en royalisme vient de revi-
rer d'une manière prompte et frappante sur le compte du général Buonaparte :
haï dans cet endroit jusqu'à ce jour, traité d'ambitieux, de Jacobin, de terro-
riste, il est aujourd'hui considéré comme un homme essentiel, sur le cou-
HISTOIRE SOCIALISTE 431
rage duquel les « honnêtes gens » (on sent toute la portée de cette qualifica-
tion) doivent compter pour purger les premières autorités des brigands qui
s'y trouvent, faire rapporter les décrets sur les nobles et autres, enfin opérer,
toujours dans le même sens, les changements les plus surprenants ». Et un
peu plus tard [Idem, p. 483), à la date du 17 frimaire (7 décembre) : « Il est
certain que les hommes reconnus publiquement pour ennemis jurés de la
République, disent du général Buonaparte un bien infini, avéré sans doute
dans la bouche de tous les patriotes, mais suspect dans la leur; que ces
mêmes hommes ne supposent le général Buonaparte à Paris que pour opérer
un grand changement dans le gouvernement ».
D"autre part, M. A. Mathiez a reproduit dans la Révolution française
(n" du 14 mars 190.3J une brochure publiée en frimaire an VI sous le titre
Correction à la gloire de Bonaparte. Lettre à ce général, et signée « P. S. M.
l'H. S. D. », ce qui signifie : Pierre Sylvain Maréchal, l'homme sans Dieu.
Après avoir reproché à Bonaparte de n'avoir pas continué la guerre en
faisant la guerre de « l'indépendance » du monde (p. 251) en général et de
la Pologne en particulier, après lui avoir fait grief des précautions qu'il prend
à l'égard de la religion, après avoir dénoncé son luxe de « satrape » ^p. 253),
l'ancien collaborateur de Babeuf lui disait : « Quoique tu sois le Dieu des
combats, il te sied mal, Bonaparte, de trancher du souverain avec des na-
tions entières, car enfin, si tu te permets ce style en Italie en t'adressant au
Directoire cisalpin, je ne vois pas ce qui pourrait t'empêcher d'user du même
style un jour, en apostrophant le Directoire français. Je ne vois rien qui me
donne l'assurance qu'en germinal prochain, lors de nos assemblées primaires,
tu ne répètes du fond de tes appartements du palais du Luxembourg : Peuple
de France! Je vous composerai un Corps législatif et im Directoire exécutif.'»
(p. 253). Il ajoutait : « Jusqu'à ce jour, les bons esprits n'ont pu voir en ta
personne que le plus habile de nos ambitieux modernes » (p. 254) et concluait
cependant, au moment oîi Bonaparte allait se rendre au congrès de Rastatt,
par le conseil de se racheter aux yeux des républicains en contribuant à orga-
niser dans l'Europe centrale « une république universelle et fédérative dont
la France serait le chef-lieu et le principal boulevard » (p. 255). Si nous
avons dans cette brochure une nouvelle et forte preuve de la propension de
son auteur à l'utopie, nous y avons aussi la constatation formelle que les vi-
sées dictatoriales de Bonaparte n'étaient plus un secret ; de tous les côtés, on
se doutait de ses intentions.
Rentré à Paris, venant de Rastatt, on l'a vu dans le chapitre précédent,
le 15 frimaire an VI (5 riécembre 1797), il s'installait dans l'hôtel qu'habitait
sa femme, rue Chantereine, rue à laquelle l'administration du département
de la Seine allait, le 9 nivôse (29 décembre), donner son nom actuel de rue
de la Victoire. Le Directoire avait, du reste, été le premier à se livrer aux
plus plates a .ationsà l'égard 'un homme dont il connaissait la désinvol-
432 HISTOIRE SOCIALISTE
ture et dont, instruit par le passé, il redoutait les machinations; mais,
n'ayant d'autre appui que la force armée, il était condamné à ménager celui
qui était devenu le représentant le plus populaire de cette force. Le 20 fri-
maire (10 décembre), Bonaparte reçu solennellement au Luxembourg, en-
censé par Barras, président du Directoire, et par Talleyrand, termina son
discours en disant : « Lorsque le bonheur du peuple français sera assis sur
les meilleures lois organiques, l'Europe entière deviendra libre ». Les direc-
teurs ne relevèrent pas cette fanfaronnade qui renfermait une désapprobation
de la Constitution de l'an III, et Bonaparte profita de l'engouement dont il
était l'objet pour se constituer un parti, affectant de fréquenter de préférence
les littérateurs et les savants sans se préoccuper de leurs opinions politiques,
et ayant soin de ne pas se prononcer sur les questions qui divisaient les es-
prits. Elu, le 5 nivôse (25 décembre), membre de l'Institut en remplacement
de Carnot qui avait été son protecteur, il écrivait jésuitiquement le lendemain :
« les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret, sont celles
que l'on fait sur l'ignorance » [Moniteur du 9 nivôse-29 décembre).
Le désir de se débarrasser de Bonaparte qu'il redoutait de plus en plus,
contribua à faire accepter par le Directoire l'expédition d'Egypte dont il
n'était pas tout d'abord partisan. Quelle que soit la façon de l'apprécier, l'ini-
tiative de Bonaparte à cet égard ne me paraît pas douteuse : de Milan, le
29 thermidor an V (16 août 1797), il écrivait au Directoire : « Les temps ne
sont pas éloignés où nous sentirons que, pour détruire véritablement l'An-
gleterre, il faut nous emparer de l'Egypte » ; écrivant le même jour à son
nouvel ami Talleyrand, il pronostiquait la chute prochaine de la Turquie
[Correspondance de Napoléon I", t. III, p. 311 et 313); de Passariano, le
27 fructidor an V (13 septembre 1797), dans une lettre a Talleyrand [Idem,
p. 391 et 392), il proposait de s'emparer de Malte et de l'Egypte; et, le 2 ven-
démiaire an VI (23 septembre 1797), Talleyrand, en l'approuvant, ne faisait
que lui répondre. Etant données ces lettres de Milan et de Passariano, il est
permis d'ajouter foi aux témoignages simplement conformes de Marmont
[Mémoires, t. I", p. 295 et 347) et de Bourrienne [Mémoires, édition de
Désiré Lacroix, t. I", p. 221) qui nous montrent Bonaparte préoccupé d'une
telle expédition avant le mémoire du 25 pluviôse an YI (13 février 1798)
adressé par Talleyrand au Directoire sur cette question. Que Bonaparte en la
circonstance se soit borné, comme lorsqu'il projetait de soulever la Grèce, à.
revêtir d'une forme précise des idées vagues qui avaient déjà cours dans
certains milieux, la chose est fort possible ; de même qu'il est possible que
Talleyrand, en particulier, ait partagé ces idées avant la lettre de Bonaparte.
Mais ce qui est certain, c'est que Bonaparte n'a pas eu besoin de Talleyrand
pour s'engager dans cette voie.
Nommé (chap. xvi), le 5 brumaire (26 octobre), général en chef de l'ar-
mée d'Angleterre, confirmé dans ce poste le 19 frimaire (9 décembre), Bona-
HISTOIRli SOCIALISTE 433
parte et son remplaçant ofQciel par intérim, Desaix, avaient, le 5 germinal
(25 mars), comme successeur, à la tête des troupes de l'Ouest baptisées « ar-
mée d'Angleterre », le général Kilmaine. Si Bonaparte était, par arrêté du
11 germinal an VI (31 mars 1798), chargé de se rendre à Brest pour prendre le
commandement de l'armée d'Angleterre , cet arrêté n'avait d'autre but que de
donner le change à cette puissance : en effet, l'expédition d'Egypte était secrè-
tement décidée depuis vingt-cinq jours, lorsque ce dernier arrêté fut signé.
Bonaparte avait commencé par feindre de s'occuper de la descente en Angle-
terre, tout en «ne s'occupant effectivement que de l'armée d'Orient», suivant
ce qu'à Sainte-Hélène il dicta au général Berlvànd {Catnparpies d'Egypte et de
Syrie, t. I", p. 3) ; il avait, le 20 pluviôse (8 février), quitté Paris pour visiter
la côte « depuis Calais jusqu'à Ostende » {Moniteur du 6 venlôse-24 février),
et, dès le surlendemain de son retour, le 5 ventôse (23 février), il signalait
dans un rapport les difficultés de l'entreprise- et suggérait notamment de lui
substituer » une expédition clans le Levant ». Cette dernière expédition était
décidée dix jours après, le 15 ventôse (5 mars). Berthier, remplacé trois
jours après (18 ventôse-8 mars) par Brune à la tête de l'armée d'Italie, était
rappelé en qualité de chef d'état-major de l'armée d'Angleterre, dit-on, mais
en réalité de l'armée d'Orient.
Le 23 germinal (12 avril), Eschasseriaux aîné faisant, au Conseil des Cinq-
Cents, un rapport sur un ouvrage relatif à la colonisation, prononçait un dis-
cours auquel il a déjà été fait allusion (chap. xvi) à propos de nos rapports
avec la Turquie. Après des considérations générales sur l'opportunité de la
fondation des colonies, il posait la question : « la République Française est-elle
dans une situation à avoir besoin de nouvelles colonies? » et il répondait que
« le génie de la nation et la politique doivent l'appeler à de nouveaux établis-
sements... Mais quelles seront ces nouvelles colonies?» Il se livrait à ce sujet
à une description qu'il terminait par ces mots : « c'est nommer l'Egypte ». Il
faisait ensuite valoir les avantages d'une pareille colonie, prévoyait « la jonc-
tion de la Méditerranée à la mer Rouge par l'isthme de Suez », et concluait :
Le gouvernement, en réfléchissant sur ce qui est utile à la nation, sentira qu'il
est de l'intérêt Ue la République de songer de bonne heure à se fixer dans
celte partie du monde. Si elle ne s'en empare, d'autres puissances saisiront
le moment de s'en rendre maîtresses ».
Or, le jour même de ce discours, le 23 germinal (12 avril) seulement, alors
que la chose était déjà en partie exécutée, le Directoire prenait un arrêté di-
sant : « Il sera formé une armée qui portera le nom d'armée d'Orient » et
désignant Bonaparte pour le commandement en chef.
Ce que son monstrueux cerveau de conquérant insatiable voyait surtout
dans cette expédition d'Egypte, c'était, paraît-il (lettre de Joseph Bonaparte
dans les Mémoires de Bourrienne, édition D. Lacroix, t. I", p. 411; Sainte-
Hélène, journal inédit du général Gourgaud, t. II, p. 161; Bonaparte en
^
"$
434 lUSTOlRK SnCIALlSTE
Egypte, par Désiré Lacroix, p. 6 et. 249-250), l'attaque de la puissance an-
glaise dans IHindoustan, en opérant de concert avec Tippoo-Sahib, le sul-
tan de Maïsour (Mysore), ancien allié de la France; ce fut aussi plus tard la
ruine de l'empire ottoman en Europe, à l'aide d'un soulèvement des popula-
tions chrétiennes et grecques. Mais, au milieu de ces chimères qu'il n'était
pas le seul à caresser à celte époque, son but très réel, en présence de la diffi-
culté, vu son âge, de se faire élire membre du Directoire, fut, tout en frap-
pant l'imagination, en jetant de la poudre aux yeux, de s'éloigner jusqu'à ce
que de prochaines difficultés extérieure?, faciles à prévoir — « tout annon-
çait la guerre », d'après son aveu à Bertrand (t. ÎI, p. 178) — eussent abouti
en son absence à des revers qui lui fourniraient l'occasion et la force de s'im-
poser à tous comme l'homme nécessaire, le sauveur prédestiné, dont une ré-
clame habile aurait pendant ce temps favorisé les desseins. Un journal ami
cité par M. Aulard dans son recueil (t. IV, p. 759), le Co7iservateur du 12 mes-
sidor an YI (30 juin 1798), disait : « on voit depuis trois jours l'éloge de Bo-
naparte placardé sur tous les murs de Paris ».
Pour les frais de la «descente en Angleterre», le commerce de Paris avait
proposé l'ouverture d'un emprunt de 80 millions qu'une loi du 16 nivôse an
VI (5 janvier 1798) autorisa; les souscriptions étant restées assez rares et le
but de l'expédition ayant été changé, une loi du 3 nivôse an VII (23 décembre
1798) clôtura cet emprunt; les sommes versées furent tenues à la disposition
des souscripteurs. Les préparatifs de l'expédition d'Egypte, d'abord retardés
par le manque d'argent, purent s'achever grâce au numéraire provenant du
trésor de Berne (chap. xvi). Juste au moment où ils s'achevaient, l'expédition
faillit être arrêtée par la menace d'une guerre ave# l'Autriche. Bernadotte nom-
mé ambassadeur à Vienne le 22 nivôse an VI (11 janvier 1798) et arrivé dans
cette ville le 8 février, sans que les usages diplomatiques eussent été obser-
vés, fut reçu, mais assez froidement, et désirait s'en aller. Or, tandis que
jamais les ambassadeurs à Vienne n'arboraient le drapeau de leur pays, il
choisit l'époque oîi la population s'apprêtait à fêter l'anniversaire de la levée
en masse décidée l'année précédente lors de la marche de Bonaparte sur
Vienne, pour déployer, le 24 germinal (13 avril), vers les six «heures du soir,
un immense drapeau tricolore au balcon de l'ambassade. La foule se rassem-
bla, vit dans cet acte une provocation, cassa les vitres, lacéra le drapeau,
enfonça la porte, envahit l'hôtel où elle commit quelques dégâts ; ce ne fut que
vers minuit qu'elle fut dispersée par la troupe. Le gouvernement impérial
exprima des regrets de ce qui s'était passé ; néanmoins Bernadotte persista à
réclamer ses passeports ; il partait le 26 (15 avril) et, le 4 floréal (23 avril), il
était à Rastatt où délibérait le Congrès dont nous avons parlé (chap. xvi). Ce
même jour (4 floréal), le Directoire recevait la nouvelle de l'émeute de Vienne.
On redouta un instant la guerre; on" parvint cependant à se mettre d'ac-
cord pour entrer en pourparlers. Il fut convenu que des conférences auraient
HISTOIRE SOCIALISTE 435
lieu dans une petite ville d'Alsace, Seltz, située à peu de distance de Rastatt,
entre François (de Neufchâteau) et Cobenzl, tant sur les satisfactions à accor-
der relativement à l'incident de Vienne, que sur l'objet des négociations de
Rastatt qui traînaient en longueur. L'Autriche se plaignait, en efi'et, des
modifications apportées, d'après elle, au traité de Campo-Forraio par la
dépossession du pape et par la translormation de la Suisse : c'étaient des
événements qui lui portaient préjudice, disait-elle, et pour lesquels elle ré-
clamait une compensation en Italie. Entamées en prairial (juin), les confé-
rences de Seltz cessèrent le 18 messidor (6 juillet), sans qu'il y eût ni entente,
ni rupture ouverte, immédiatement du moins, car l'Autriche s'en allait dé-
cidée à recommencer les hostilités aussitôt qu'elle le pourrait, et Cobenzl, au
lieu de retourner à Rastatt, avait l'ordre de se diriger par Berlin vers Saint-
Pétersbourg. Dès que la crainte de la guerre avait été dissipée, Bonaparte
qu'il avait été un instant question d'envoyer à Rastatt, quittait Paris (14 flo-
réal-3 mai) pour Toulon où il arrivait le 20 (9 mai 1798).
Par un arrêté du 20 nivôse an YI (9 janvier 1798), le Directoire avait or-
donné que, le 2 pluviôse (21 janvier], serait célébré l'anniversaire de l'exécu-
tion de Louis XVI; à cette dernière date, le Conseil des Cinq-Cents innugura
la salle qu'on venait d'achever pour lui au Palais Bourbon; trois jours avant
(29 nivôse-18 janvier), il avait décidé que celte salle serait dédiée ^ à la sou-
veraineté du peuple français ». Gela c'était l'apparence, le décor sous lequel
on cherchait à dissimuler le frelalage de celte même souveraineté dont, alors
comme aujourd'hui, se réclamaient en paroles emphatiques ceux qui ne vi-
saient qu'à l'escamoter. La réalité, c'était la résolution volée par les Cinq-
Cents le 12 frimaire (2 décembre) précédent, à la suite d'un message du Di-
rectoire qui, à mesure que les élections approchaient, redoutait de plus en
plus le triomphe des républicains avancés. Cette résolulion, devenue loi le
12 pluviôse (31 janvier) par l'approbation des Anciens, livrait la vérification
des pouvoirs et la validation des nouveaux députés au Corps législatif en fonc-
tion avant le renouvellement à opérer, et domestiqué par le Directoire après
l'épuration du 18 fructidor. Au moment où les modérés prenaient ainsi leurs
précautions contre le succès possible des républicains d'une nuance plus ac-
centuée, ils affectaient encore de ménager ceux-ci. Le 16 frimaire (6 décem-
bre), Lamarque réclamait aux Cinq-Cents qui la votaient, une indemnité de
1.200 fr. pour chacun des acquittés de la Haute Cour de Vendôme, « qu'il
n'a pas tenu au royalisme et à la malveillance la plus insigne de conduire à
l'échafaud » put dire, le 26 nivôse (15 janvier), au Conseil des Anciens, La-
combe Saint-Michel; il rappela, en outre, le souvenir de Soubrany, Goujon
et Bourbotte, « ces vertueux représentants du peuple ». L'impression de ce
discours fut demandée ; mais les Anciens rejetèrent et cette demande et la
résolution relative à l'indemnité.
Il y avait, fin germinal an VI (avril 1798), à remplacer à la fois le tiers
436 HISTOIRE SOCIALISTE
sortant du Corps législatif et les députés expulsés ou déportés en fructidor,
en tout 437 députés dont 298 pour les Cinq-Cents et 139 pour les Anciens.
Une loi du 28 pluviôse an VI (16 T vrier 1798), sur la façon de procéder aux
élections, abrogeant le mode institué par le titre 3 de la loi du 25 fructidor
an IlMl septembre 1795 (voir chap. x), abolit « le scrutin de réduction ou
de rejet » et en revint au régime delà loi du 22 décembre 1789 dont l'art. 25
portait que l'élection avait lieu « au scrutin individuel et à la pluralité ab-
solue des suffrages » pour les deux premiers tours et, si celle-ci n'était pas
atteinte, à la majorité relative pour le troisième.
Le Directoire usa de tous les moyens d'exercer une pression sur les
électeurs. Par une note du mois de nivôse (janvier 1798) publiée dans le re- ^
cueil de M. Aulard (t. IV p. 534) il chercha à « diriger l'esprit public » en in-
diquant à neuf journaux les articles à faire. 11 avait à cet effet des hommes
à sa solde, écrivant brochures et articles, et il subventionnait les journaux
qui les inséraient (voir l'élude sur « le bureau politique du Directoire » pu-
bliée par M. A. Mathiez dans la Revue historique, t. LXXXI, p. 52-55). Un
arrêté du 28 pluviôse (16 février) prescrivit, pour le 30 venlôse (20 mars),
veille de la réunion des assemblées primaires, une fêle dite de la « souve-
raineté du peuple », oîi devait être lue solennellement une « proclamation
aux Français relative aux élections » dans laquelle le Directoire se couvrait
de fleurs et osait transformer les républicains avancés en agents de la royauté.
Il revint à la charge, le 9 venlôse (27 février), dans une proclamation « rela-
tive aux assemblées primaires » et, le 2 germinal (22 mars), dans une
« adresse aux électeurs ». D'après la loi du 19 fructidor an V (5 septembre
1797), chaque membre des assemblées primaires et électorales devait, non
plus comme avant (chap. xv) faire une simple déclaration, mais prêter « le
serment individuel de haine à la royauté et à l'anarchie, de fidélilé et atta-
chement à la République et à la C' nstitution de l'an III »; nous savons que,
par cette même loi, étaient rcdeveiius inéligibles pendant un certain temps
les émigrés et leurs parents; furent de plus exclus des assemblées primaires
et de toute fonction publique, par une loi du 9 frimaire an VI (29 novembre
1797), les nobles et anoblis, sauf certaines exceptions, et, par celle du 5 ven-
tôse an VI (23 lévrier 1798), ceux qui avaient rempli des fonctions civiles ou
militaires parmi des rebelles cherchant à renverser le gouvernement répu-
blicain; ces mesures étaient dirigées contre les royalistes. Contre les pa-
triotes, on eut recours à d'autres moyens, on les représenta comme un dan-
ger pour la propriété, que Benjamin Constant se donna le ridicule de dé-
fendre niaisement, le 9 ventôse (27 février), au cercle constitutionnel {Moni-
teur du 21 ventôse- 11 mars). Mais, gens payés parcourant les diverses
régions en répandant argent et calomnies, candidature officielle (Barras a
publié dans ses Mémoirei<, t. III, p. 195198, l'état nominatif des fonction-
naires ayant reçu des fonds pour les élections), intimidation, suppression de
-iU
HISTOIRE • SOCIALISTE
437
}ouTnsiaK,âuJoitr7ial des hommes libres, notamment, le2à germinal (11 avril),
tout cela n'empêcha pas de nombreuses assemblées primaires de choisir pour
électeurs des démocrates avérés.
FETE DONNEE A BONAPARTE AU PALAIS NATIONAL BU DIRECIOIRB
APRÈS LE TRAITÉ DE CAMPO-FORMIO
le 20 Frimaire An 6 de la République.
(D'après une estampe de la Biblioihè<in6 Nationale.)
Mécontent de ces choix, le Directoire lança une nouvelle proclamatioD
^9 germinal-29 mars). Comme les démocrates s'étaient prononcés pour la re-
IIV. 448. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. UV. 448.
438 HISTOIRE SOCIALISTE
vision des scandaleux trafics des /ournisseurs, les modérés du Directoire
attaquèrent ces Tévolutionnaires qui, « par leurs menaces et leurs projets
qu'ils ne dissimulent même pas, cherchent à frapper les citoyens d'une ter-
reur telle qu'elle leur fasse naître l'idée de réaliser leur fortune pour l'em-
porter au dehors » et, ajoutèrent-ils, le Corps législatif « saura bien écarter
ceux qu'on voudrait y faire rentrer ». Une chose toutefois parut plus efficace,
ce fut de pousser les partisans du Directoire, là où ils étaient en minorité, à
faire scission, c'est-à-dire à quitter l'assemblée-mère, à se séparer de la ma-
jorité des électeurs et à procéder seuls, dans une autre assemblée, à des élec-
tions agréables au gouvernement ; il y aurait ainsi deux sortes d'élus, ceux
de la majorité et ceux de la minorité, entre lesquels, en vertu de la loi sur
la validation, on aurait soin de se prononcer sans impartialité et sans respect
pour cette souveraineté du peuple dont on avait tant parlé.
Malgré tout, les élections furent peu favorables au Directoire. Sauf les
cas de provocation et d'irrégularité de la part de la majorité, il semble que,
partout où il y avait eu scission, c'était le candidat de la majorité qui aurait
dû être admis. C'aurait été un tort d'annuler toutes les élections où une scis-
sion s'était produite ; on aurait, en effet, donné par là à la minorité la possi-
bilité d'empêcher toute élection. Le Directoire, lui, poussa à admettre les
élus qui lui paraissaient bons, même s'ils étaient les élus de la minorité, -et
à exclure les autres : « vous marquerez du sceau de la réprobation ces choix
infâmes... les agents de Robespierre et... les affldés de Babeuf », disait sans
vergogne son message du 13 floréal (2 mai). Et c'est ce plan monstrueux que
le Corps législatif adopta dans une certaine mesure, sous prétexte, dit le
rapporteur Bailleul, qu'il fallait écarter les deux « aristocraties », « l'une à
cocarde blanche et l'autre à bonnet rouge ». Le général Jourdan et quelques,
autres défendirent au Conseil des Cinq-Cents les droits des électeurs. Mais
la majorité modérée s'arrogea le droit d'éliminer, au .gré de ses convenances,
les manifestations d'une souveraineté déjà restreinte par le cens (19 floréàl-
8 mai). Les Anciens transformèrent cette résolution en loi le 22 floréal
(11 mai). En fin de compte 48 députés, parmi lesquels le frère de Barôïe,
Robert Llndet et son frère, furent individuellement exclus en sus de ceux
qu'élimina, dans 23 départements, le choix arbitraire entre les fractlonssBcis-
sionnaires des assemblées électorales ; le furent notamment de la sorte, flans
la Seine, Gaultier-Biauzat, Gohier et le général Moulin ; cependant toute
l'opposition ne disparaissait pas.
Ce qu'on appelle le coup d'Etat du 22 floréal fut, en fait, moins un coup
d'Etat, qu'une scélératesse sous des formes légales, maladroite au point de
vue môme de ceux qui la commettaient : en ne faisant aucun cas de la vo-
lonté du pays, en lui substituant leur propre volonté, ils contribuèrent à
augmenter le nombre des dévots du sabre. Ainsi que le Directoire le recon-
naissait dans sa proclamation du 9 ventôse (27 février), lorsque les élections
HISTOIRE SOCIALISTE /.H9
ne sont pas, aux yeux du peuple, « la sauvegarde de son indépendance », il
s'en dégoûte et « ce dégoût » est « le premier pas » vers " les magistratures
à vie » et le « despotisme ». Pour J.-M. Savary, étudiant dans Mon examen
de conscience sur le i 8 brumaire (p. 42) « les causes du renversement du
gouvernement » à cette dernière date, « la principale... doit se rattacher
aux élections de commande qui ont eu lieu en l'an VI, et aux mutilations
qu'on leur a. fait subir ensuite. Le vœu de la nation a été méconnu : elle s'est
séparée du gouvernement dont la chute ne devait plus, dès ce moment, for-
mer un problème ».
Une loi du 15 ventôse (5 mars) avait fixé dorénavant au 20 floréal (9 mai)
au lieu du 30, lo tirage au sort du directeur à remplacer, de façon que la
nomination échappât au nouveau corps législatif, qui se réunissait de droit
le 1" prairial (20 mai). Désigné par le sort, François (de Neul'château) eut
pour successeur, le 26 floréal an VI (15 mai 1798), Treilhard. Or ce dernier,
ancien membre de la Constituante et de la Convention, n'était sorti du
Conseil des Cinq-Cents que le 1" prairial an V (20 mai 1797) et l'art. 136 de
la Constitution de l'an III portait : « A compter du premier jour de l'an V de
la République (22 septemijre 1796), les membres du Corps législatif ne pour-
ront être élus membres du Directoire, ni ministres, soit pendant la durée de
leurs fonctions législatives, soit pendant la prenlière année après l'expiration
de ces mêmes fonctions ». La nomination de Treilhard était donc, en dépit
de toutes les subtilités, faite en violation de la Constitution. Quant à son
prédécesseur, François (de Neufchâteau), notre plénipotentiaire d'abord,
nous l'avons vu plus haut, à la conférence de Seltz, il reprit le portefeuille
de l'Intérieur que lui avait rendu, pendant sa délégation diplomatique, un
arrêté du 29 prairial an VI (17 juin 1798).
Parmi les nouveaux députés au Conseil des Cinq-Cents, dont son frère
Joseph faisait aussi partie, se trouva Lucien Bonaparte, élu par le départe-
ment du Liamone, chef-lieu Ajaccio, un des deux départements que la Corse
comptait alors. Tandis que les élections régulières étaient invalidées, il fut
validé, le 29 floréal (18 mai), bien qu'élu sans avoir 25 ans — il était né en
1775 — par un département qui n'avait pas de député à nommer 1 Tripoteur
émérite, prêt aux revirements les plus indécents, ne reculant devant aucun
moyen pourvu que le résultat lui fût favorable, il allait devenir un des ins-
truments de la fortune politique de son frère Napoléon. A propos de celui-ci,
je signalerai, à titre de curiosité, d'après M. Sciout {Le Directoire, t. III,
p. 468-464) la scission des Landes; il y eut dans ce département trois assem-
blées électorales; tandis que l'assemblée-mère compta 176 votants, les deux
scissionnaireseni eurent respectivement 21 et 22, et ces deux dernières choi-
sirent le général Bonaparte, l'une pour un an, l'autre pour trois ans. On voit
par les chiffres combien il est risqué de prétendre qu'il fut élu député; en
fait, il ne lut à aucun moment considéré comme élu, et l'art. 44 de la loi du
440 HISTOIRE SOCIALISTE
22 floréal décida : «les opérations de toutes les fractions de l'assemblée élec-
torale du département des Landes sont déclarées nulles ».
Une fois validé illégalement par le parti directorial de l'ancien Conseil,
Lucien Bonaparte fut de l'opposition dans le nouveau avec la moitié environ
du Corps législatif. Car, malgré l'épuration du 22 floréal, l'esprit des deux
Conseils se trouva modifié; à leur subordination au Directoire qui avait été la
caractéristique de la période comprise entre le 18 fructidor an V (4 septembre
1797) et le 1" prairial an VI (20 mai 1798), jour d'entrée en fonction des nou-
veaux élus, succéda, surtout en matière budgétaire, une tendance très ac-
centuée à l'indépendance et à l'opposition. Toutefois, il n'y eut, d'une façon
générale, de majorité bien arrêtée ni pour ni contre le Directoire.
Cette majorité exista pour essayer de traduire en actes le mécontentement
de la masse électorale au sujet des spéculations et des dilapidations des fonds
publics. Si elles n'étaient certes pas nouvelles, celles-ci paraissaient être,
depuis la période d'omnipotence du Directoire, devenues plus effrontées et
plus fréquentes; on voyait là un rapport de cause à effet, alors que ce n'était
probablement que la conséquence toute' naturelle de l'absence continue de
répression due à la simple persistance de certaines complicités d'ancienne
date. Les députés se firent les interprètes de l'indignation publique; il y eut
de bonnes paroles dites et ce fut tout. La commission spéciale que, le 19 ther-
midor an "VI (6 août 1798j, les Cinq-Cents décidèrent de nommer dans le but
de prévenir les dilapidations, et les promesses faites ne devaient rien chan-
ger au fond des choses. En revanche, le gouvernement obtenait, par la loi du
18 messidor an VI (6 juillet 1798), l'autorisation de procéder pendant un mois
à des visites domiciliaires pour l'arrestation des émigrés rentrés, des agents
de l'Angleterre, des prêtres sujets à la déportation rentrés, et des Chouans
ayant repris les armes. Il eut aussi la majorité, le 8 fructidor an VI (25 août
1798), aux Cinq-Cents, et, le 9 (26 août), aux Anciens, pour la prorogation,
pendant un an au maximum, de l'art. 35 de la loi du 19 fructidor an V
(5 septembre 1797) qui avait, pour un an seulement, mis les journaux à la
discrétion de la police ; il est vrai — et ce n'est pas une excuse — que le pré-
texte était d'armer le gouvernement contre les royalistes. La guerre contre
les royalistes et les cléricaux est une chose excellente ; mais il y a, et la res-
triction de la liberté de la presse est du nombre, des armes dangereuses
pour ceux qui les emploient : de telles mesures, aussi mauvaises au point
de vue pratique qu'au point de vue théorique, se retournent souvent contre
ceux qui ont eu — en dehors de toute autre considération — la maladresse
de les voter. Le Directoire s'empressa, du reste, d"user de la loi pour sup-
primer des journaux républicains : par exemple, le 26 fructidor (12 septembre),
le Journal des Francs — c'était, après /e Persévérant et le Bcpuàlicain, la suite
du Journal des hommes Hàres, supprimé, nous le savons, le 22 germinal —
et, le i" jour complémentaire an VI (17 septembre 1798), le Révélateur. .
HISTOIRE SOCIALISTE 44i
Ce qui nuisit le plus aux Conseils dans l'esprit public, ce fut la loi du
20 thermidor an VI (16 août 1798), par laquelle leurs membres s'attribuèrent
un supplément mensuel d'indemnité de 330 francs; leur traitement se trou-
vait ainsi porté à un peu plus de mille francs par mois. Cette façon de faire
des économies au moment oîi ils criaient contre les dilapidations et où les
ditScultés financières étaient grandes, provoqua très justement de vives criti-
ques (voir le début du chap. vu).
CHAPITRE XVIIl
Spéculateurs et dilapidateurs.
{an IV à prairial an VII — i796 à mai /799).
Je vais essayer dans ce chapitre de donner une idée de ce que firent les
brasseurs d'affaires sous le Directoire. Après avoir montré les exploiteurs
du pays favorisés par les pouvoirs publics, j'examinerai comment furent te-
nues par ceux-ci les promesses failes aux défenseurs de la patrie. Le capita-
liste se révélait déjà tel que nous le connaissons: « il n'a point de pairie »,
disait. Mercier dans le chapitre clxui de son Nouveau Paris (1" éd., t. III,
p. 226). C'était vrai surtout pour ceux qui, sous prétexte d'approvisionner
les armées, ne se préoccupaient que de s'enrichir. « On trouve parmi eux,
d'après Mercier (chap. clx), des hommes de chicane, d'anciens procureurs,
des juifs, des laquais et autres gens de cette farine, qui ayant su prévoir de
loin le discrédit du papier-monnaie, l'ont reçu de toutes mains dans la vi-
gueur de sa jeunesse; puis, avec ce papier-monnaie^ ont accaparé toutes les
marchandises; puis, par le jeu savant de la hausse et de la baisse, ont fait la
rafle des écus et des louis; puis, fiers de leurs nouvelles richesses, ont for-
mé des associations, se sont présentés par devant les ministres et leur ont
proposé l'entreprise du service des différentes armées de la République. Ils
n'ont pas eu de peine à se procurer des marchés en y intéressant certains dé-
putés, certains chefs de bureau à langue dorée ».
Ces gens-là trompaient impudemment, et sur la quantité, et sur la qua-
lité des marchandises. Ils livraient aux soldats, ajoutait Mercier (Idem) « des
souliers dont les semelles étaient faites de carton ». « En général, on évalue
la quantité des denrées qui se consomment dans les magasins, à la moitié
seulement de celles que paye la République >, écrivait Reboul, en l'an IV
(1796) dans un mémoire au Directoire cité par M. Gachot {La première cam-
pagne d'Italie, 1795 à 1798, p. 49). Le 8 prairial an IV (27 mai 1796).
Haussmann, commissaire du gouvernement près de l'armée de Rhin-et-Mo-
selle, signalait au Directoire un fournisseur « qui venait de recevoir
■400000 francs en or pour des grains qu'il livrait à 24 francs le quinlal [de cent
442 HISTOIRE SOCIALISTE
livres], tandis q^u"il ne valait dans le pays que 10 à 11 francs » {Revue mili-
taire, Archives historiques, n° de juin 1899, p. 144). Une compagnie Gaillard
(séance des Cinq-Cents du 26 floréal an V-15 mai 1797) vendait au ministère
de la marine du blé à 42 fr. 34 les 100 kilos, taadis qu'à Paris et dans
la Beauce, ils coûtaient 30 Ir. 24. Un nn avant (messidor aiiIV-juin 1796), ce
même ministère les avaient payés 26 fr. 71 (Archives nationales, F" 1173).
D'après un mémoire du ministère de la guerre au Directoire (Archives na-
tionals, AF m 543), les entrepreneurs Jovin et Dubouchet, de la manufacture
d'armes de Saint-Etienne, se taisaient, « par une coupable connivence avec
les officiers d'artillerie chargés de la surveillance des ateliers et les commis
des bureaux de la guerre », délivrer, en abondance et à vil prix, comme étant-
de rebut, des matières premières ou confectionnées; n'ayant, par ces escro-
queries, aucune concurrence à redouter, ils obtenaient les commandes non
seulement du gouvernement français, mais des républiques alliées ; avec les
matières escroquées, dit le rapport, ils font ce établir pour le gouvernement
les fusils qu'ils sont chargés de lui fournir, de manière qulils vont lui ven-
dre 30 fr. ce qu'ils ont acheté de lui pour 3. On prétend que cette dilapida-
tion extraordinaire leur vaut près d'un million... Ces messieurs les entrepre-
neurs fournissent au gouvernement ligurien une grande quantité d'armes ;
ils ont pris dans les magasins de la République à Saint-Etienne les canons,
platines, garnitures, le tout prêt et achevé ; Us en foni de beaux et bons fu-
sils, sur lesquels ils font des bénéfices aussi grands que sur ceux qu'ils four-
nissent au gouvernement. Ajoutez à ces abus qu'ils songent plus à leurs
fournitures pour Gênes qu'à celles qu'ils doivent faire à la République frau -
çaise »; par arrêté du 29 fructidor an YI (15 septembre 1798), le Directoire
autorisa aussitôt l'apposition des scellés sur la manufacture d'armes. Des di-
lapidations semblables étaient, au même moment, signalées à Charleville. Au
début de l'an VII (fin^ 1798) Amelot dénonçait la compagnie FeUce pour ses
mauvais habits, la compagnie Monneron pour les mauvais chevaux fournis
à la cavalerie, etc. {Revue d'histoire rédigée à l'état-major de l'armée, n» de
juillet 1903. p. 90). Une compagnie Musset, d'après une plainte du général
Schauenhourg du 20 germinal an VII (9 avril 1799) fournissait des habits ri-
diculement petits, même pour les hommes les plus petits (Sciout, Le Direc-
toire, t. IV, p. 137, note). Et voici les. paroles de Dubois-Dubais au Conseil
des Anciens le 6 prairial an VII (25 mai 1799) : « A qui persuadera-t-on, par
exemple, qu'il faut que le gouvernement paye les chevaux 350 fr. à des four-
nisseurs, quand ceux-ci se les font donner à 240 fr. et même à moindre prix?
qu'il faut qu'il paye les bottes 17 et 18 fr., quand l'ouvrier les fait pour 8 et
9 fr. ? qu'il faut qu'il paye les. farines 49 fr. le sac, quand on lui a ofi'ert d'en
fournir à 37 fr.? et ainsi de toutes les autres fournitures dans lesquelles on
comprend des choses qui n'ont Jamais été livrées ». Gq: n'est pas surpris à ce
compte qu'ils aient pu s'enrichir, même en faisantsur leurs ordonnances des
HISTOIRE SOCIALISTE 443
remises allant jusqu'à 40 °/o; comme il était difficile, en elîet, de tirer.de l'ar-
gent du Directoire, ils avaient recours à des intermédiaires puissants qui,
après leur avoir payé leurs ordonnances avec une forte remise, parvenaieut
à décrocher des « visas d'urgence » et à se les faire rembourser par lejTré-
sor public intégralement.
Souvent, quand ils devaient, ils ne payaient pas. Ainsi Amelol, commis-
saire civil, écrivait d'Italie, le 26 brumaire an VU (16 novembre 17t>8) : «Jus-
qu'ici, les entrepreneurs de subsistances et de fournitures sont les principauoc
acquéreurs des biens nationaux conquis, il en est qui les ont gardés elîron-
tément sans payer leurs créanciers » (Sciout, Idem., p. 22). D'autres fois ils
ne fournissaient rien pour les approvisionnements qui leur étaient payés : la
compagnie Lanchère « qui avait si bien servi jusqu'ici à affamer nos armées »,
disait, le 7 nivôse an IV (28 décembre 1795), dans un rapport, le commissaire
du gouvernement près l'armée d'Italie, Ritter, « ne remplit pas le millième
des conditions de son manhé » (Fabry, Histoire de l'armée d'Italie, 1795-96,
t. 1", p. 377 et 385). La compagnie Bodin, qui avait reçu en l'an VI et en
l'an VII (4797-1798), en quinze mois, tantà Paris qu'en Italie, près de .22 rail-
lions pour les approvisionnements de llarmée, ne faisait pas son service.
Cette « compagnie Bodin couvre l'Italie d'employés et ne fournit point; mais
.elle se fait des pièces comptables ; voilà l'argot de cette bande », lit-on dans
une lettre particulière du 13 germinal an VII (2 avril 1799), publiée dans les
Mémoires de La Revellière-Lépeaux(t. III, p. 357). On s'en prenait non à elle,
mais aux habitants sur qui cela retombait sous forme de réquisitions odieuses.
Un des plus cyniques filous de l'armée d'Italie avait été Joseph Fesch, oncle
de Bonaparte, devenu depuis cardinal (chap. xiv). De Suisse, notre ministre
Perrochel écrivait, le 15 ventôse an VII (5 mars 1799), à La Revellière : « Il
faudrait un juge et des potences dans chaque armée pour assurer le service
des subsistances. Ce que nos pauvres soldats ont souffert cet hiver ne se con-
çoit pas » (Sciout, Le Directoire, t. IV, p. 136, note). Il est vrai que « la mi-
sère de la troupe contrastait avec le luxe et l'éclat auxquels s'étaient habitués
la plupart des généraux » [Revue d'histoire rédigée à l'état-major de l'ar
mée, mai 1901, p. 1142).
Les ordonnances des fournisseurs, nous l'avons vu (chap. xv), avaient
été admises en payement des biens nationaux; d'autres enfin avaient été ré-
glées par des inscriptions sur le Grand-Livre. Nous lisons dans le rapport de
poUce du 6 fructidor an IV (23 août 1796) : « On cite des individus qui sont
portés sur le Grand-Livre et qui sont porteurs d'inscriptions de 100 000 livres
qui produisent 5000 livres et qulTi'ont pas fourni un capital réel de 3000 li-
vres ». Il est vrai que la rente de 5 000 livres était plus nominale que réelle;
mais le fait n'en reste pas moins exorbitant. Suivant la remarque de Génis-
sieu au Conseil des Cinq-Cents, le 19 thermidor an VI (6 août 1798) : « Quand
on dit que les marchés sont onéreux parce que le Trésor est vide, on prend
444 HISTOIRE SOCIALISTE
la majeure pour la mineure. U faudrait dire : le Trésor est vide parce que
les marchés sont onéreux ». A la même séance, Ghabert avait dit avant • « Il
est facile de vous prouver que les sommes que reçoivent les fournis-
seurs sont plus que suffisantes pour satisfaire à leurs fournitures. Ne tou-
chassent-ils que le quart, leurs bénéfices seraient encore considérables, puis-
que leurs marchés outrepassent toujours les trois quarts de la valeur, et que
la plupart d'entre eux étaient dans la détresse avant d'être admis dans la
bande des fournisseurs et que, peu de temps après, ils sont devenus million-
naires, et la République leur doit encore des sommes énormes ».
De nombreux traités conclus avec les financiers de l'époque avaient pour
but de procurer du numéraire au Trésor. Tels furent les traités du 16 ven-
démiaire an V (7 octobre 1796) avec Warnet, Klein, Perrotin et G'* et, du
4« jour complémentaire an VI (20 septembre 1798), avec Vaulenbergh etC''; pour
ce dernier, le diamant le Régent devait être déposé en nantissement; Vau-
lenbergh sut si bien prêter au Trésor l'argent qu'il lui soutirait, qu'il y
gagna tout le quartier Beaujon. D'autres traités de ce genre avaient été con-
clus, d'après le premier compte rendu imprimé de Ramel sur les finances
avant l'an V, avec Magon de la Ballue, Devinck, Lang, Hupais, Gelot et C's
Tourton, Ravel, Ghevremont, Sadler. Aux nommés Gobert, Moïse Isaac etC'%
« munitionnaires généraux des vivres-viandes del'armée de Rhin-et-Moselle »,
on abandonnait, le 3 frimaire an V (23 novembre 1796), pour leurs ordon-
nances, des quantités de fer, de cuivre, de houille, etc. Dix jours après, le
13 frimaire (3décembre), aune compagnie Ragueneau, qui s'engageait à livrer
en numéraire 20 000 francs par jour pendant un mois, soit 600 000 francs, et
3 millions en lettres de change dans divers délais, on accordait une remise
de 3 0/0 sur les 3 millions 600 mille francs plus, jusqu'à concurrence de cette
dernière somme intégrale, le produit de la vente des coupes de bois pour
l'an V dans 17 départements; elle avait enfin le droit d'acquitter les 3 mil-
lions soit avec des fournitures, soit avec le montant des créances de ceux qui
les auraient faites : chaque ordonnance de fournisseur livrée par elle ac-
quittée devait être reçue au comptant par la Trésorerie. Toutes ces transfor-
mations, toutes ces complications servaient à accroître les bénéfices des spé-
culateurs au préjudice du Trésor public (Archives nationales, AP* ni 183 et
186). D'après un rapport de Camus présenté le 5 germinal an V (25 mars 1797)
au Conseil des Cinq-Cents siégeant en comité secret, le nommé Paulet, auto-
risé, le 8 frimaire an V (28 novembre 1796), à prendre pour 16 raillions de
biens nationaux en Belgique, sans enchères et sans le moindre payement en
numéraire, en avait, le 28 pluviôse suivant (16 février 1797), acquis pour
4 millions contre diverses valeurs représentant seulement 579 451 francs.
L'affaire de ce genre qui fit le plus de bruit, fut celle de la compagnie
Dijon. Sous le nom de J. -B.Dijon et G" se cachaient, parprudence sans doute,
la pudeur n'étant pas à leur portée, deux chevaliers d'industrie, Hainguerlot
HISTOIRE SOCIALISTE
445
et Sainl-Didier. Cette association s'était engagée par traité, le 18 frimaire
an V (8 décembre 1796), à verser au Trésor public « deux raillions et demi en
écus, sans commission ni intérêt, contre des mandats au cours moyen de la
place de Paris, le jour du prêt ».
Ce traité était ratifié, le 21 frimaire (11 décembre), par le Directoire, et
il fut convenu qu'on réglerait sur le pied de 100 fr. en mandats pour 2 fr. 50
en numéraire, ce qui faisait 100 millions de mandats pour la compagnie. Le
De perruquier fournisseur.
(D'après une estampe de la Bibliothèque NatioDale.)
29 frimaire (19 décembre), celle-ci n'avait versé qu'un million et demi; elle
avait reçu de la Trésorerie 60 millions en mandats et était autorisée, pour le
complément, à prendre tous les mandats qui se trouveraient dans les caisses
de 6 départements désignés, en s'obligeant à remettre l'excédent de 40 mil-
lions. Elle usa si bien de cette délégation sur ces caisses, que, le 3 nivôse an
V (23 décembre 1796), elle avait touché plus de 69 millions et demi au lieu
des 40 millions convenus. Ce n'était pas mal; cela ne lui suflit pas. Sans
avoir rien versé de nouveau, en vertu d'une convention — sur le mode de
conclusion de laquelle je reviendrai — signée, le 5 nivôse (25 décembre 1796),
w.f. 4»». — niSTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. UV, 449,
418 HISTOIRE SOCIALISTE
avec Declerck, Desretz et Savaletle, elle se faisait autoriser, sous prétexte
d' « accélérer l'exéculion ^) d'un traité dont elle venait d'excéder les clauses
à son profit, à prendre pendant quarante jours les mandats existant en caisse
dans 40 autres départements ; et elle allait ainsi récolter « plus de 600 mil-
lions mandats qui, au cours de la date de ses récépissés, valaient plus de
9 millions, après les avoir vendus vraisemblablement plus avantageusement »,
alors que « le Trésor public ne recevait pas 7 millions de la compagnie ■»
(Conseil des Cinq Cents, séance du 26 floréal an V-15 mai 1797). Déjà, dansla
séance du 18 germinal précédent (7 avril 1797), Camus avait dit, dans un
rapport sur ce scandale : « 11 est évident que la République a perdu 2600 000
francs, tandis que les personnes avec lesquelles elle a traité n'ont pas pu gagner
moins de 2 700 000 fr. (et ont pu gagner beaucoup davantage) en quatre mois
de temps, sans courir le plus léger risque ». Dans la séance du 26 floréal (15
mai 1797), un autre fait était cité par Camus : la Trésorerie nationale devait
une somme de 750 000 livres à divers créanciers; elle s'entendit avec la com-
pagnie Dijon qui s'engagea à acquitter cette dette à l'échéance ; ce jour-là,
au lieu de livrer les fonds, la compagnie offrit des traites à 90 jours; plu-
sieurs créanciers acceptèrent et, quelques instants après, une autre compa-
gnie, qui n'était que la compagnie Dijon sous un autre nom, payait immé-
diatement les traites avec 40 % de rabais (Defermon, même séance).
Je ne puis énumérer toutes les opérations de ce genre scandaleusement
fructueuses, toutes les « escroqueries » — comme il fut dit au Conseil des
Anciens, le 11 vendémiaire an VI (2 octobre 1797) — des sieurs Hainguerlot,
Saint-Didier et autres ; mais je signalerai que le rapport fait par xMontpellier
(de l'Aude) aux Cinq-Cents, le 24 messidor an 'VU (12 juillet 1799), et sur-
tout celui de Housset, fait le 12 thermidor suivant (30 juillet), qui dénonce
« l'existence d'une corporation de voleurs publics », contiennent une foule
de faits de dilapidations de toute espèce. S'il est, à ce propos, parfaitement
juste d'incriminer le Directoire et, en particulier, Barras, il y avait d'autres
grands coupables; c'étaient les commissaires mêmes de la Trésorerie, que la
Constitution (chap. x) chargeait de la surveillance des recettes et des dé-
penses; j'ai déjà eu l'occasion, à propos de la tentative de Hoche en Irlande
(chap. XVI § 1"), d'indiquer l'odieuse conduite de ces fonctionnaires. Les
cinq réactionnaires qui avaient réussi à se faire élire à ce poste par le Corps
législatif et qui étaient alors les nommés Gombault, Desrets, Declerck, Le-
monnier et Savaletle, avaient conclu, le 5 nivôse an V (25 décembre 1796),
avec la compagnie Dijon, sans la participation ni de la commission de sur-
veillance de la Trésorerie, ni du Directoire, la convention à laquelle je faisais
allusion tout à l'heure, convention qui, tenue d'abord secrète tellement elle
était désastreuse pour l'Etal, autorisa le général Antoine Marbot, le 14 bru-
maire an VI (4 novembre 1797), à les accuser devant le Conseil des Anciens
de « malversations », enTegrettanl que leurs fonctions ne lussent pas cou-
HISTOiriE SOCIALISTE 447
fiées à de francs républicains. Voici, en outre, un fait qui, à Luus les poinls
de vue, témoigne contre la Trésorerie, coupable ou d'une négligence inex-
cusable ou de complicité. Le 10 fructidor an V (27 août 1797), le général
Jourdaii disait aux Cinq-Cents : « Pendant deux ans, j'ai cummandé 150000
hommes ; eh bienl je n'ai jamais reçu plus de 10 000 rations par jour. J'étais
forcé de procurer le reste à l'armée sur le pays où elle vivait, et cependant,
la Trésorerie a constamment payé les 150000 rations. Entre les mains de qui,
passaient-elles? entre les mains des sangsues publiques, des vampires qui
dévorent la substance du peuple et dont les fortunes excessives et le luxe
scandaleux attestent l'infamie ». Près d'un an après, le 19 thermidor an VI
(6 août 1798), un autre député, Chabert, s'écriait : « Le quartier général deS'
fripons est dans les bureaux de la Trésorerie ». D'autre part, d'après J.-M.
Savary, les auteurs du coup d'Etat du 18 brumaire devaient être « puissam-
ment secondés par les manœuvres de la Trésorerie » (Mon examen de con-
science sur le i8 brumaire, p. 42).
Les commissaires de la Trésorerie sont des réactionnaires; que sont les
érainents capitalistes que nous venons de voira l'œuvre? Un petit. volume
de l'an VI, Y Histoire curieuse et véritable des enrichis de la Révolution, nous
répond que tous ces individus « maudissent le gguvernement aux dépens
duquel ils se sont gorgés de richesses » ; il nous dépeint celui-ci * assez: payé
pour être patriote » (p. 22) et qui est royaliste, celui-là entretenant « des
intelligences avec les conspirateurs royaux » (p. 23), un troisième ayant « volé
plus d'un million à favoriser les traîtres et les ennemis de la République «•
(p. 24). On conçoit combien tous ces spéculateurs de haut vol qui, d'après un
autre témoignage, celui de Joubert (de l'Hérault), à la séance des Cinq-Cents
du 19 thermidor an VI (6 août 1798), affichaient « le luxe le plus effréné et
l'esprit le plus contre-révolutionnaire», tenaient à la guerre, source pour eux.
de tant d& profits. Quant à ceux qui couraient tous les risques de la guerre,
nous allons voir ce qui fut fait en leur faveur.
Une loi du 21 février 1793 (art. 5) avait affecté les biens des émigrés,
jusqu'à concurrence de 400 millions, au payement des pensions et gratifica-
tions dues aux militaires; le 27 juin 1793, la Convention portait à 600 millions
« les récompenses territoriales » réservées sur les biens des émigrés. La loi
du 5 nivôse an II (25 décembre 1793), qui ordonnait le prompt jugement des
officiers prévenus de complicité avec Dumouriez et Gustine, disait (art. 3) :
« Les secours et récompenses accordés par les décrets précédents aux défen-
seurs de la patrie blessés en combattant pour elle, ou à leurs veuves et à
leurs enfants, sont augmentés d'un tiers». Gela faisait donc 800 millions. Un
rapport d'Eschasseriaux aîné, fait au Conseil des Cinq-Cents le 22 brumaire an IV
(13 novembre 1795), mentionnait {Moniteur du 3 frimaire-24 novembre) « le
milliard destiné pour les défenseurs de la patrie ». Grassous reparlait de ce
« milliard » dans la séance du 4 frimaire (25 novembre) et, le lendemain, le
448 HISTOIRE SOCIALISTE
Conseil des Cinq-Cents votait qu'un milliard, valeur métallique, serait dis-
trait de la masse des biens nationaux, pour être, sous forme de cédules hy-
pothécaires, distribué aux défenseurs de la patrie. Seulement, le i4 frimaire.
(5 décembre), le Conseil des Anciens rejetait cette résolution. Cependant,
comme Jourdan devait le constater le 28 frimaire an VI (18 décembre 1797),
dans le rapport dont il sera question plus bas, « le sentiment plus puissant
que la loi n'a pu s'arrêter là; il a plus d'une fois à cette tribune proclamé un
milliard », et ce chiffre fut sanctionné par la loi du 28 ventôse an IV (18
mars 1796) sur les mandats territoriaux, cette loi décidant (art, 17) que « la
commission présentera sans délai le mode d'exécution de la loi qui réserve
un milliard aux défenseurs de la patrie ».
Ces dispositions légales étaient particulièrement chères à une partie de
la population (voir chap. ni et xu). Aussi, de loin en loin, un député rappe-
lait la promesse faite, demandait que la commission chargée de rédiger un
projet pour sa réalisation déposât à brève échéance son rapport, la majorité
approuvait et la commission ne bougeait pas. Le 9 brumaire anV (30 octobre
1796), Dubois (des Vosges) rappelait le dernier vote : « Vous avez promis un
milliard aux défenseurs de la patrie, vous tiendrez vos engagements », et
Lecointe ajoutait ; « Ce n'est point un milliard en écus que vous avez promis
à nos braves défenseurs. Vous avez promis de leur distribuer des terres pour
une valeur égale à celle d'un milliard. Une commission est chargée d'un
travail à ce sujet. Je demande qu'elle le présente incessamment, je sais qu'il
est très avancé ». Le 13 nivôse an V (2 janvier 1797), Dubois-Crancé réclamait:
on l'adjoignait à la commission. Le 4 fructidor suivant (21 août 1797), récla-
mation de Bentabole; il constatait que les biens des émigrés mis en réserve
avaient été rendus à leurs parents, mais que la promesse faite aux défenseurs
de la patrie n'en devait pas moins être tenue.
Enfin, le 28 frimaire an VI (18 décembre 1797), Jourdan présentait aux
Cinq-Cents le rapport si longtemps attendu. La commission substituait au
partage de terres, primitivement prévu, une pension viagère qui serait servie
à dater du premier jour de la paix générale; cette pension, dont le montant
devait être tout d'abord fixé à raison du nombre des années de campagne,
sans distinction de grade, augmentait tous les ans par la distribution de la
part des décédés aux survivants, jusqu'au maximum de 1 500 fr. pour chacun;
elle ne pouvait être ni cédée, ni saisie. Après un nouvel ajournement, cett&
proposition, votée par les Cinq-Cents le 4 pluviôse (23 janvier), était, sur le
rapport d'Antoine Marbot, approuvée par les Anciens le 1" ventôse an VI
(19 février 1798). Il est évident que, malgré toutes les explications justifica-
tives des deux rapporteurs, la loi votée était une atténuation de la promesse
faite ; si encore elle avait été appliquée !
Pour l'appliquer, on devait commencer par établir la liste des bénéfi-
ciaires. Or, de nombreuses municipalités composées de ces modérés toujours
HISTOIRE SOCIALISTE
449
empressés à servir les partis cléricaux, avaient depuis longtemps usé d'un
procédé commode pour permettre à des émigrés de rentrer et d'obtenir sans
I ^
flifficulté leur radiation des listes d'émigration : elles inscrivaient frauduleu-
sement leurs noms sur les listes d'enrôlements volontaires ou d'inscription
militaire. Gay-Vernon signalait à la tribune des Cinq-Cents, le il vendé-
miaire an VI (2 octobre 1797)', des faits prouvant que « ce beau litre de dé-
450 HISTOIRE SOCIALISTE
fenseur de la patrie, le titre de soldat français... est usurpé par la lie, oui, la
lie de l'Europe, par les émigrés ». Le 6 floréal (25 avril 1798), il revenait à la
charge et dénonçait « l'impudente audace des émigrés qui, après avoir trahi
et ensanglanté l«ur pays, avaient tiouvé le secret, pendant l'exécrable réaction,
de se faire inscrire sur les registres de contrôle des bataillons, et de faire
substituer leurs noms infâmes aux noms glorieux des héros morts pour la
patrie. Celte manœuvre souleva votre indignation et excita le zèle du Direc-
toire. Il donna des ordres... Malgré la vigilance du gouvernement, des indi-
vidus notoirement émigrés se servent encore avec succès du même moyen ».
Par ce procédé, on contribuait en premier lieu à restituer leurs droits
à des traîtres venant continuer en France l'œuvre de trahison entamée à l'é-
tranger; en second lieu, à discréditer les listes d'émigration en ajoutant à
des erreurs réelles à peu près inévitables, mais faciles à vérifier et à corriger,
un nombre considérable d'erreurs apparentes dont elles s'ingéniaient à em-
pêcher le contrôle ; en troisième lieu, à exciter l'indignation publique contre
les patriotes apparaissant coupables d'avoir inscrit sur les listes d'émigration
ces honnêtes gens que des faux, l'arme de prédilection du cléricalisme et de
ses alliés, avaient transformés, de stipendiés de l'Angleterre et de l'Autriche,
en défenseurs de la patrie. L'espèce de ces modérément républicains, tou-
jours complices des ennemis de la République, n'est malheureusement pas
éteinte ; aujourd'hui comme alors, la plupart d'entre eux sont prêts à toutes
les infamies pour quelques basses satisfactions d'intérêt personnel.
De la sorte, les rôles furent sciemment renversés: le royaliste tmître
devint la victime et le patriote l'imposteur. La situation embrouillée à des-
sein, la divulgation de confusions involontaires ou préméditées, servirent de
prétexte pour retarder la répartition à établir d'après la loi du 1" ventôse
an VI qui, malgré tout, avait éveillé de grands espoirs parmi les intéressés.
Après plus d'un an, un arrêté du Directoire du 3 floréal an VII (22 avril 1799)
décida que des agents spéciaux seraient chargés de surveiller et d'activer
« la confection des habits et effets d'équipement », dont la distribution avait
été décidée précédemment pour leur faire prendre patience, et, au mois de
thermidor (juillet), des affiches invitèrent les défenseurs de la patrie à aller
chercher au ministère de la guerre ce qu'on daignait leur offrir. Or, comme
l'avait dit Duplantier, le 2 fructidor an VI (19 août 1798), au Conseil des
Cinq-Cents, la bureaucratie était « devenue, pour ainsi dire, un pouvoir qui
brave souvent l'autorité suprême du gouvernement » ; aussi ces citoyens, cou-
pables d'avoir vaillamment accompli leur devoir, furent-ils traités avec mé-
pris par les réactionnaires embusqués dans les bureaux, à l'affût des pots-de-
vin qui les rendaient complaisants pour les fournisseurs escrocs.
Leur altitude fut si odieuse que Bernadotte, alors ministre de la guerre,
dut, sur une plainte formulée le 1" thermidor (19 juillet) par la société de
patriotes siégeant à la salle du Manège (chap. xxi), intervenir ; dans une lettre
HISTOIRE SOCIALISTE 4Ôi
{Mo?nteitT du 8 thermidor an YII-26 juillet 1799) adressée aux chefs de di-vi-
sion de son déparlement, il disait: « Vous voudrez bien sur-le-champ recher-
cher les auteurs de ces traitements indignes et me les faire connaître aussi-
tôt... La République n'entend point prodiguer les aisances de la fortune à
ceux qui se montrent aussi dénaturés ». Un arrêté du 25 thermidor (12 août),
en attendant « la jouissance de la pension », accorda aux veuves et aux en-
fants des défenseurs de la patrie un secours mensuel provisoire de 5 fr. pour
les veuves de soldats ou sous-offlciers, de 10 fr. pour les veuves d'officiers
et de 25 fr. pour les veuves de généraux. Ce fut là tout ce que reçurent les
défenseurs de la patrie et leurs familles. Le Directoire qui, par suite de
ses embarras financiers, avait intentionnellement traîné les choses en lon-
gueur, était renversé trois mois après et, à partir du 18 brumaire, il ne fut
plus parlé de ce qui leur avait été promis.
L'augmentation des impôts dont il a été question dans le chapitre pré-
cédent ne parvint pas à sufflre aux dépenses; comment n'y aurait-il pas eu
d( flcit avec les procédés du gouvernement et de ses agents? Le gouvernement
entamait les diverses ressources par anticipation ; avec son système de délé-
gations sur les revenus arriérés, présents ou futurs, les impôts qui rentraient
n'étaient que partiellement touchés par lui, et toutes les prévisions budgé-
taires se trouvaient en défaut. Dans les derniers jours de fructidor an IV
(septembre 1796), les produits de coupes de bois sont cédés à la compagnie
Rousseau, chargée de l'entreprise générale des fourrages de l'armée de Rhin-et-
Moselle, à CoUot, Gaillard et C'«, «munitionnaires généraux des vivres- viandes
des armées des Alpes et d'Italie », à Goovy pour des fournitures de viandes
salées à l'armée des côtes de l'Océan, et à d'autres encore. Dans ces traités on
rencontre la formule suivante (Archives nationales, A F* m 18.3): «jusqu'à
concurrence d'une somme de 150 000 fr. ou environ », « jusqu'à concurrence
de 600000 fr. eiTectifs ou environ », qui en dit long à elle seule sur la tolé-
rance du gouvernement à l'égard des spéculateurs, surtout lorsqu'on songe
que ceux-ci n'avaient souvent fourni que pour la moitié ou même le tiers de
la somme qu'on leur attribuait.
Le 11 frimaire an V (l"' décembre 1796), le Directoire approuve un traité
qui cède à Gobert, Lanoue, Barillon et C'°, entrepreneurs généraux des
fourrages de l'armée du Nord, « le produit des coupes ordinaires de bois qui
seront adjugées » dans douze départements ; s'ils se rendent eux-mêmes
adjudicataires, ils pourront donner leurs ordonnances en payement; total :
zéro pour le Trésor. J'ai mentionné précédemment, comme moyen de se pro-
curer du numéraire, la cession à la compagnie Ragueneau, le 13 frimaire
(3 décembre), du produit de la vente des coupes de bois, en l'an V, dans
dix-sept départements. Au début de l'an VI, le 29 vendémiaire (20 octobre
1797), le produit des coupes de bois ordinaires de l'an VI dans seize départe-
ments est délégué, jusqu'à concurrence de A raillions 800000 fr., à l'entre"
452 HISTOIRE SOCIALISTE
prise des transports, pendant celle même année, de l'artillerie de l'armée
d'Allemagne; le 27 frimaire (17 décembre 1797), une cession semblable était
consenlie pour neuf départemenls. La même opéralion fui faite d'une ma.
nière encore plus complète pour l'an VII, au bénéQce, le 1" brumaire (22 oc-
tobre 1798) de la compagnie Tliierry, le 27 brumaire (17 novembre) de
Blanchard aîné, le 19 frimaire (9 décembre) de la compagnie Moïse Mayer
(Archives nationales, A F* m, 183 et 186).
En sus d'une cession de coupes de bois, Woullers, Delannoy et G'*,
« munitionnaires des vivres-viandes des armées du Nord et de Sambre-el-
Meuse », obtenaient, par traité ralifié le 3 frimaire an V (23 novembre 1796),
une délégation sur les recettes du receveur des domaines de la République
française en Hollande. Le 7 prairial an VI (26 mai 1798), Delamarre, commis-
saire pour les approvisionnements de la marine à Copenhague, était autorisé
à toucher et à garder, jusqu'à concurrence de 600000 fr., en payement de
fournitures, ce qui pouirait être dû à la République dans le Nord. On ne se
contentait pas d'agirainsi pourles coupes de bois et pour diverses recettes spé-
ciales, nous allons voir qu'on agissait de même pour les contributions {Idem).
Par traité du 27 brumaire an VII (17 novembre 1798), Carrié et Bezard,
banquiers à Paris, recevaient une délégation sur le produit des conlribulions
arriérées de l'an V et de l'an VI. Le 27 ventôse an VII (17 mars 1799), traité
avec Mar tigny s'obligeant à verser 12 millions, dont 8 en valeurs disponibles
et 4 en ordonnances de l'an V qui, cerlainement, ne coûtaient cher qu'au
Trésor; en revanche, « tout ce qui reste à recouvrer sur les contributions
directes de l'an V et années antérieures demeure affecté au remboursement
de cette somme ; le déficit, s'il y en a, sera rapporté subsidiairement sur les
contributions de l'an VI et enfin sur celles de l'an VII ». La contribution fon-
cière de l'an VU dans un département avait été, le 7 pluviôse an VII (26 jan-
vier 1799), déléguée à Félix, entrepreneur de la manufacture d'armes de
Maubeuge, jusqu'à concurrence de 1 million 800000 fr. Une délégation de
6 millions sur la contribution de l'an VII fut donnée, le 25 prairial an Vil
(13 juin 1799), à la compagnie Rochefort. D'autres traités de ce genre profi-
tèrent à Fulchiron et C", J. Récamier, Geyler, Jordan et G'", Doyen, Durieux
et G'«, Dallarde et G»', Germain, Gh. Davillier, Hamelin {Idem, A F* m, 186
et 190), enfin, et je ne signale que les principaux, à Ouvrard dont, sous Louis
XVIII, le comle de Rochechouart épousa l'argent et la fille. C'est Ouvrard qui,
au début du Directoire, répondait « sérieusement » à Barras invoquant le
patriotisme : « Cela n'est pas dans le cahier des charges » [Histoire secrète
du Directoire, de Fabre (de l'Aude), 1. 1", p. 113); il était, du reste, loin de se
. montrer, pour Je cahier des charges, aussi respectueux que ce mot paraî-
trait l'indiquer, « calculant combien de soldats devaient mourir de faim pour
que certains marchés lui rapportassent un gros gain, avec autant de sang-
froid que s'il se fût agi de l'achat d'une terre » [Idem, t. II, p. 36).
HISTOIRE SOCIALISTE
453
Quarante ans plus lard, en 1838, Bûchez et Roux, qui avaient recueilli
les témoignages des contemporains de ces gens, écrivaient dans leur Histoire
parlementaire de la Révolution (t. XXXVIII, p. 17) : « Ces hommes apportè-
rent dans l'usage de leurs richesses le caractère même qui les leur avait fait
i 5
s n
n a
3
acquérir. Ils furent sans moralité et sans pudeur, tellement sales, tellement
grossiers, que le nom de la période o\i ils ont brillé a été sans pareil dans
l'histoire moderne. L'orgie fut à l'ordre du jour parmi ces gens; ils prirent
de l'ancien régime tout ce qu'il avait eu de ridicule ou de corrompu, et ils y
ajoutèrent; ils remirent à la mode, outre le parler des anciens marquis, les
UV. 450. — HISTOIRE SOCIALISTE. — IHERUIDOR ET DIREGTOIRB. UV. 4S0.
454 HISTTOJBE SCXGaiAliïSTE
liais, les mascarades, le? jours gras et jusqu'à la promenade de liongchamp.
Les femmes, qui imitent toujours -et qui exagèrent tout, furent sans pudeur
comme eux ». On lit dans le rapport du Bureau central de Paris un 24 plu-
viôse an VU (12 février 1799) : « certaines feuilles dégénèrent depuis quelque
temps en véritables entremetteuses », et dans celui du 2 ventôse (20 février):
« on est forcé de remarquer que les demandes et annonces les plus immorales
deviennent de jour en jour plus fréquentes dans les affiches» [Paris pendant
la réaction thermidorienne et sous le Directoire, t. V, p. 375 et 391).
A côté de ceux qui volaient le pays, il y avait ceux qui volaient les par-
ticuliers. Les « agences d'affaires » pullulaient et usaient de la réclame dans
les journaux pour augmenter le nombre de leurs dupes. La plus connue de
ces agences fut celle que fonda un certain Gaston Rosnay sous le titre ce
« Gymnase de bienfaisance ». Il avait un journal le Journal du Gymnase de
bienfaisance, où il déclarait mettre « l'opulence à portée de tout leanonde »
(n° 13 du l" thermidor an IV-19 juillet 1796). Au temps des assignats, il avait
créé des actions de 800 livres qui devaient rapporter à leurs propriétaires,
dits « coopérateurs », de 2400 à 18 800 livres. Son but était l'exploitation des
gogos par l'annonce de découvertes étonnantes qui ne reposaient que sur
son idée très arrêtée de remplir ses poches ; une de ces découvertes, chimé-
rique alors, malgré la construction, en 1770, de la voiture à vapeur de
Gugnot, qui est au Conservatoire des Arts-et-Métiers, était tout simplement
la voilure automobile « sans coursier ni sans guide » {idem); il recomman-
dait, en outre, des poêles en « carton préparé et rendu incombustible » {idem).
Après la chute des assignats, Rosnay avait émis de nouvelles actinns en nu-
méraire dont les porteurs le poursuivirent en brumaire an V (novembre 1796).
Prévenu d'escroquerie, il s'en tira, le 17 nivôse an V (6 janvier 1797), avec
50 fr. d'amende, dix jours de prison et la fermeture du « Gymnase ». C'était
pour rien.
Quant aux agents du gouvernement, le commissaire du gouvernement
auprès de l'armée d'Italie avant Saliceti, Ritter, écrivait à Le Tourneur, le
4 nivôse an IV (25 décembre 1795), à propos des « administrations de l'ar-
mée » : « Toutes les administrations sont composées, en majeure partie, de
lâches déserteurs du drapeau de la République et de jeunes gens de la ré-
quisition... Le luxe que ces messieurs étalent est scandaleux. Il dépose irré-
fragablement de leur friponnerie» {G.aiChoi, La première campagne d'Italie,
1795 à 1798, p. 48). Vers la même époque, un lieulenanl de la 20" demi-bri-
gade écrivait au Directoire pour signaler l'esprit antirépublicain et le luxe
impudent des « magasiniers, vivriers, inspecteurs, commissaires des guerres,
etc. » (G. Fabry, Histoire de l'armée d'Italie ^795-1796, t. II, p. 244).
' Voici ce que relatait le rapport de' police du 28 pluviôse an V (16 février
1797) : B Un seul fait d'administration publique était agité parmi quelques
citoyens qui ont paru en parler avec connaissance de cause : c'est l'infidélité
HISTOmE SOCIALISTE 4B&
cites- préposés à la foumitune des fourrage» dans leur manutention; on afflr-
mait que les bottes de foin et de paille qui devaient être livrées au compte
du gouvernement du poids de 10 livres, n'en comportaient jamais que de 6 à 7,
en sorte que le bénéfice des préposés ou de leurs agents secondaires devait
être considérable ». Dans un discours déjà cité, Duplantier disait, le 2 fruc-
tidor an Vi (19 août 1798), aa Conseil des Ginq-Gents : « On a vu la plupart
«le ceux qui doivent surveiller les entrepreneurs de fournitures de nos ar-
mées, associés avec eux, ou faire préférer par l'autorité publique ceux qui
leur offraient la somme la plus considérable, quelque désavantageuse que
fût l'entreprise aux. intérêts de la République ». Une circulaire (26 brumaire
an YII-16 novembre 1798) du ministre des Finances RameL constatait que
l'arriéré des contributions devait « être plutôt imputé au divertissement des-
deniers publics, à l'infidéliié des percepteurs, à. l'insouciance des préposés,-
à la torpeur des receveurs, qu'aux contribuables » [Moniteur du 8 frimaire-
28 novembre). Pour les douanes, le gouvernement était le premier à favoriser
des intérêts particuliers au détriment de certains autres et du Trésor public.
A la tribune des Cinq-Cents, le 24 thermidor an V (11 août 1797), on dénon-
çait l'entrée par les ports de Rouen, le Havre et Dieppe, em franchise de tous
droits, au profit d'une compagnie privée, de 3 600 quintaux d'étoSes de
laine anglaises. On prétexta, sans preuves d'ailleurs, que c'était pour ha-
biller nos soldats ; était-ce une raison « d'exempter une compagnie de payer
les droits?... Il arriverait de ce privilège que nos manufactures ne pourraient
soutenir la concurrence avec cette compagnie ». Les employés faisaient des
remises comme le gouvernement. Voici ce qui était dit, le 12 prairial an
VI (31 -mai 1798), à la séance des Cinq-Cents : « Toutes les fois qu'un né-
gociant, soit républicain, soit étranger, veut faire venir ou expédier des
marchandises en France, il trouve à la frontière deux hommes ; le premier,
le receveur de la douane, qui lui dit : vous me donnerez 30 % .de vos mar-
chandises pour les laisser entrer ; et l'autre, qui est l'entrepreneur de la con-
trebande, qui lui dit : moi, je ne demande que 10 •/<> Pour les introduire,
en vous répondant de leur valeur... II est certain d'introduiTe 95 convois
sur 100 ».
Nous avons vu tout à l'heure comment agissaient les officiers d'a^illerie
chargés de la surveillance à Saint-Etienne. Nos divers agents écrivaient dlta-
lie (Sciout, Le Directoire, t. IV) : « rien n'est comparable aux abus qui nais-
sent des franchises illimitées que s'arroge tout individu qui tient à l'armée »
(p. 20, noie); ces abus venaient <c de la part des chefs et deï chefs spéciale-
ment » (p. 28); l'état-major ayant conclu un marché important, « 250 000 li-
vres ont été distribuées par les entrepreneurs pour témoignage de leur re-
connaissance » (p. 20) ; « la corruption est si grande dans cette armée qu'on
voit des généraux vous proposer de faire payer des ordonnances d'arriéré
parce qu'ils en auront la moitié » (p. 23). « Plusieurs officiers supérieurs
456 HISTOIRE SOCIALISTE
avaient des intérêts considérables dans cette compagnie » Bodin (Ernouf,
Nouvelles études sur la Révolution française, année 1799, p. 14, note), sur-
tout préoccupée, nous l'avons vu plus haut, de fabriquer des pièces compta-
bles. Le général Foissac-Latour, qui commandait le camp de Grenelle lors
du massacre des patriotes (cbap. xm) en fructidor an IV (septembre 1796',
commandant de la place de Mantoue où il devait capituler (chap. xix), en
thermidor an VII (juillet 1799), lorsqu'il aurait pu encore tenir, « s'était per-
mis d'affermer à son profit la pêche du lac » [Idem, p. 11). Dans les Mé-
moires de La Revellière, nous voyons dénoncer, dans l'Etat romain, « le des-
potisme, le brigandage et l'effronterie des états-majors et des fournisseurs »
(t. II, p. 324); ailleurs ces dernier,- « ont donné de force, pour être payés,
25 »/o au général Bélair, 4 à son état-major, 11 au préposé du payeur géné-
ral de l'armée de Naples à Ancône » [Idem, t. III, p. 355); et une lettre de
Daunou signale (t. III, p. 395) « les officiers supérieurs » dont on a dû ar-
rêter « les extorsions ». Une citation faite par Ernouf (ouvrage cité plus
haut, p. 15) confirme que « les malédictions publiques poursuivaient sur
leurs chars brillants et jusque dans leurs palais tous les chefs principaux,
militaires ou civils, et, pour parler le langage populaire, tous les hommes
c broderie, fléaux tout à la fois de l'Italie et de l'armée française ».
Nous lisons dans les rapports publiés par M. Rocquain [Etat de la
France au 18 brumaire) que « les subalternes bien instruits que leurs supé-
rieurs puisent dans le Trésor public, leur font la loi pour avoir part au bu-
tin » (p. 81, rapport de Barbé-Marbois), et que, dans les administrations
civiles comme dans les administrations militaires visées par la citation pré-
cédente, « les comptables les moins en règle ont le plus grand nombre d'a-
mis, sont gens de bonne compagnie et ont une bonne maison » (p. 88); « il
y a des percepteurs de P.iris... qui sont en exercice depuis 1786 » (p. 230,
rapport du général Lacuée), ils ont accumulé les irrégularités et les désor-
dres (p. 231) et ceux d'origine plus récente les ont imités. On fera difficile-
ment passer pour des révolutionnaires les gens que le royaliste Barbé-Mar-
bois jugeait < de bonne compagnie », ou qui étaient en fonction « de-
puis 1786 ».
Que touchait l'Etat dans ces conditions? D'après « le compte rendu de
Ramel pour l'an VI » (Stourm, Les finances de l'ancien régime et de la Ré-
volution, t. II, p. 435), on s'était trouvé, pour le recouvrement des impôts
directs, en face d'un retard de 198 millions sur les années antérieures à
l'an V, de 266 millions sur l'an V et de 324 millions sur l'an VI, total 789
millions de retard. Sur ces arriérés, on avait pu recouvrer, en l'an VI, 515
millions dont 276 furent payés en papiers sans valeur. Les créclits ouverts
aux différents ministères pendant l'an VI montèrent à 612 956 196 livres, sur
lesquelles 401 442 390 seulement purent être payées, soit 211 millions au bas
mot en moins; mais Ramel ajoutait qu'il ne pourrait assurer que cette
HISTOIRE SOCIALISTE 457
somme fût suffisante pour acquitter toutes les dépenses de l'exercice. Dans
une pareille situation, il était impossible de s'occuper de l'équilibre des re-
cettes et des dépenses; l'Etat vivotait au jour le jour. Les dépenses de l'exer-
cice de l'an VII étaient fixées (Ganilh, Essai politique sur le revenu public,
t. II, p. 173) à 600300060 francs; mais les receltes prévues étaient loin d'at-
teindre ce chiffre et les crédits ouverts montaient bientôt à 740936 r>o7 fr. ;
il y avait donc en perspective une augmentation considérable du déficit.
Pour essayer d'atténuer celui-ci, on avait eu recours à de nouveaux impôts;
comme cela a déjà été mentionné dans le § !•' du chapitre xi , c'est de cette
époque que datent la contribution des portes et fenêtres (loi du 4 frimaire
an YII-24 novembre 1798), le rétablissement de l'octroi à Paris (loi du 27
vendémiaire an VII-18 octobre 1798) et dans d'autres villes (loi du 11 fri-
maire an VII-1" décembre 1798); une loi du 22 brumaire an VII (12 novem-
bre 1798) ajouta au droit d'entrée sur le tabac un droit de fabrication.
Par une loi du 3 nivôse an VU (23 décembre 1798) fut prescrite sur tous
les salaires, traitements et remises de « tous fonctionnaires publics, em-
ployés, commis et autres salariés des deniers publics », une retenue d'un
vingtième (cinq centimes par franc). Il est vrai que l'impôt sur le sel dont
les Cinq -Cents votèrent le rétablissement les 17 et 24 pluviôse an Vil
(5 et 12 février 1799), fut repoussé le 4 ventôse (22 février) par les Anciens.
Mais la contribution des portes et fenêtres, établie depuis trois mois et demi,
fut doublée par une loi du 18 ventôse an VII (8 mars 1799) et quadruplée
par une loi du 6 prairial (25 mai 1799). A cette même date, par suite des
complications extérieures dont il sera question dans le chapitre suivant,
trois autres lois augmentèrent divers impôts « à titre de subvention extraor-
dinaire de guerre » : d'un décime par franc, autrement dit du dixième pour
chaque contribuable, 1* le principal de la cote foncière, 2° les droits de
timbre, d'enregistrement, d'hypothèque, de voitures publiques, de garantie
sur les matières d'or et d'argent, de douane, 3° le principal de la cote per-
sonnelle; de 0 fr. 50 par franc le principal des cotes mobilières jusqu'à 25
francs, de 0 fr. 75 par franc celles de 25 à 50 fr., et d'un franc par franc les
cotes au-dessus de 50 fr. ; les taxes somptuaires progressives sur les domesti-
ques au-dessous de 60 ans attachés à la personne ou au ménage, sur les che-
vaux, mulets et voitures de luxe, furent doublées.
L'affectation, faite par l'art. liO de la loi du 9 vendémiaire an VI-30 sep-
tembre 1797 (chap. xvii S 2), de certaines recettes au payement des rentes,
était restée sans effet et n'avait pu, dès lors, remédier à la situation fâcheuse
des rentiers; aussi la loi du 28 vendémiaire an VII (19 octobre 1798) e;saya-
t-elle de procéder par voie de délégations ; son article 2 décida qu'à compter
du 1" vendémiaire an VII (22 septembre 1798) les intérêts de la dette publique
seraient « acquittés avec des bons au porteur, ou délégations applicables tant
aux contributions directes qu'aux patentes, quel qu'en soit le porteur; sont
458 HISTOIRE SOCIALISTE
exceptés toutefois les sous additionnels applicables aux dépenses administra-
tives ». La loi du 22 floréal an Vil (11 mai 1799) confirma cette façon de pro-
céder. Ces nouveaux bons perdirent au moins un quart de leur valeur et ne
parvinrent guère à améliorer le sort des rentiers.
Pour obvier à l'insuffisance des recettes, pour faire de l'argent, on eut
recours aussi à la vente des biens nationaux. Après avoir songé un instant à
suspendre cette vente jusqu'au !"■ nivôse suivant (21 décembre 1798), sauf
pour « les usines, les maisons et les bâtiments servant uniquement à l'habi-
tation et non dépendants de fonds de terre » — un considérant de la loi du
29 fructidor an VI (15 septembre 1798), faite à cet effet, nous apprend qu'il
restait « plus de 68 000 comptes à régler sur les ventes consommées antérieu-
rement à la loi du 28 ventôse an IV, plus de 11000 sur celles qui ont été
consenties en exécution de cette dernière loi » — on s'était empressé de dé-
cider (loi du 26 vendémiaire an Vn-17 octobre 1798) qu'il en serait vendu aux
enchères une quantité suffisante pour fournir en numéraire 125 millions des-
tinés à subvenir aux dépenses de l'armée et delà marine. J'ai résumé (chap vi
fin, xn fin, xv première moitié, xvn s 2) les modes d'achat et de payement des
biens nationaux suivant les époques. D'après la loi du 26 vendémiaire an VII,
que je viens de citer, les formes à observer étaient celles prescrites par la loi
du 16 brumaire an V (voir première moitié du chap. xv). La première mise à
prix des biens ruraux devait être l'équivalent de huit fois le revenu annuel;
celle des maisons, bâtiments et usines non dépendants de fonds de terre, de
six fois ce revenu évalué d'une façon générale d'après les prix de 1790. Cette
loi distinguait, au point de vue du payement (à opérer entièrement en nu-
méraire métallique) le montant de la première mise à prix et le montant de
ce que les enchères ajoutaient à celle-ci. Pour le premier, on avait 18 mois :
un douzième était payable dans les dix jours de l'adjudication, un autre
douzième 3 mois après et le surplus, par deux douzièmes à la fois, de 3 mois
en 3 mois. Pour le second, on avait de nouveau 18 mois : trois obligations
qui avaient dû être souscrites dans les dix jours de l'adjudication, venaient
à échéance de 6 mois en 6 mois, la première 6 mois après le payement des
derniers deux douzièmes précédents, avec intérêts à 5 0/0 par an. Quant à
ceux qui, en exécution de la loi du 9 vendémiaire an VI (chap. xvir, s 2),
avaient voulu utiliser les bons de remboursement des deux tiers de la dette
publique, la loi du 27 brumaire an VII (17 novembre 1798) admit « les acqué-
reurs de domaines nationaux » qui n'avaient pas achevé de payer, à se libérer
en numéraire h un taux allant de 1 fr. 90 à 2 francs par 100 francs dus en
bons de remboursement des deux tiers ou en effets équivalents. Ces divers
papiers étaient encore admis pendant cinquante jours après la publication de
cette loi pour la partie du prix d'acquisition payable précédemment de cette
manière; passé ce délai, la totalité du montant des ventes était exigé en nu-
méraire, un sixième dans les 3 premiers mois et avant l'entrée en possession.
HISTOIRE • SOCIALISTE 459
les cinq autres de 3 mois en 3 mois. Cependant (art. S) pour les « usines,
maisons et bâtiments servant uniquement à J'habitation et non dépendants
de fonds de terre », le prix ne pouvait être payé qu'en hons de remboursement
sur une mise à prix « de deux fois l'estimatioii en numéraire à vingt fois le
revenu annuel ».
A propos des biens nationaux dont je n'aurai plus à parler, voici des
chiffres résumant l'ensemble des opérations faites depuis le 17 mai 1790 jus-
qu'au 30 frimaire an IX (21 décembre 1800). Les ventes ont porté sur 1052899
articles (857 034 du 17 mai 1790 au 30 brumaire an IV-21 novembre 1795,
156 634 entre cette époque et le 23 vendémiaire an Vll-14 octobre 1798, et
39 231 à parlir de cette dernière date) et ont produit nominalement 16 mil-
liards. Mais il ne faut pas oublier que la possibilité de s'acquitter avec des
papiers avilis faisait monter le prix des adjudications à un chiffre nominal
beaucoup plus élevé qu'il n'était en réalité. A quelle valeur réelle, à quelle
valeur en or, cela a-t-il correspondu pour l'Etat, c'est ce qu'il -serait très dif-
ficile d'évaluer exactement, étant donnée la diversité des papiers admis en
payement et la diversité, suivant les époques, des taux de chacun d'eiïx :.il
faudrait examiner les ventes une à une. .\près avoir cité les chiffres donnés
plus haut et empruntés à l'ancien ministre des finances Ramel {Des finances
de la République française, p. 38 à 46), M. Stourm, dans son ouvrage Les
finances de l'ancien régime et de la Révolution, détaille ainsi « la vraie
valeur des propriétés sur lesquelles la Révolution mit la .main » : « 3 mil-
liards pour les biens du clergé et de la Couronne », «2 milliards et demi
pour les biens des émigrés, des condamnés et de divers particuliers »,
250 millions pour les objets mobiliers de toute origine et de toute nature,
soit « un total de 5 milliards 750 millions » (t. II, p. 461 et 471).
Pour les ventes de Paris, les sommiers des Archives de la Seine n'indi-
quent pas toujours la profession des acquéreurs. Parmi les professions indi-
quées, j'ai relevé les suivantes : apothicaire, architecte, aubergiste, bijoutier,
boucher, boulanger, brasseur, carreleur, charpentier, charron, cordonnier,
couverturier, député, employé, entrepreneur de bâtiments, épicier, fabricant de
chapeaux, fabricant de tabac, ferblantier, ferrailleur, fondeur, fripier, frui-
tier, fumiste, homme de loi, horloger, jardinier, joaillier, libraire, limonadier,
maçon, marbrier, maréchal, marchand de bois, marchand de couvertures,
marchand d'estampes, marchand de vins, mécanicien, médecin, menuisier,
mercier, négociant, opticien, orfèvre, papetier, parfumeur, pâtissier, peintre,
plombier, quincaillier, rentier, sculpteur, sellier, serrurier, tablelier, tail-
leur, tanneur, tapissier, toiseur, traiteur. Les professions qui semblent reve-
nir plus souvent que les autres sont : marchand de vins, boulanger, archi-
tecte, entrepreneur do bâtiments, serrurier, menuisier. Un des menuisiers
tut l'ami de Robespierre, Duplay, qui, locataire principal avant la Révolu-
tion pour le prix de 1 800 livres d'une maison appartenant aux Dames de la
460 HISTOIRE SOCIALISTE
Conception et portant alors le n" 60 de la rue Saint-Honoré, — sur l'emplace-
ment de laquelle se trouve aujourd'hui le n" 398 [Bulletin de la Société de
l'histoire de Paris, 1899, p. 45, article de M. Ernest Coyecque) — l'acheta, le
22 prairial an IV (10 juin 1796), moyennant 32 888 francs. A son exemple, les
acheteurs des bâtiments nationaux de Paris étaient souvent des locataires des
maisons achetées. Un des architectes fut Vignon — à qui on devra plus tard
l'église de la Madeleine ; il acheta, le 19 et le 23 ventôse an III (9 et 13 mars
1795), deux maisons de la rue du Jour pour 552300 francs.
Parmi les capitalistes que j'ai eu l'occasion de nommer, j'aperçois, dans
ma période, au nombre des acheteurs des bâtiments nationaux de Paris,
Devinck (an IV), pour deux maisons rue Saint-Honoré; Gobert (an IV), pour
une maison rue de Provence; Claude Périer (an V), pour deux maisons rue
Saint-Honoré provenant des religieux feuillants; Lanchère (an V), pour deux
maisons rue Saint-Benoît et rue de l'Egout, aujourd'hui supprimée; Rous-
seau qui, entre autres achats, fut, le 1" fructidor an V(18 août 1797), avec les
nommés Morel, Lachaise et Gauthier, acquéreur, moyennant 180 100 franc?,
de l'abbaye de Cluny cédée ensuite par eux à Colin, notaire; Gerfbeer (an V
et an VI), pour trois maisons rue du Mont-Blanc (chaussée d'Antin), dont
l'une moyennant 801 300 francs ; Musset (an VI), pour une maison rue des
Bernardins. L'agent d'affaires plein d'imagination, Gaston Rosnay, dont il a
été question plus haut, obtenait, le 3 vendémiaire an V (24 septembre 1796),
pour 79528 francs, une maison, dite hôtel de Toulouse, appartenant aux car-
mes déchaussés et servant aujourd'hui au conseil de guerre.
Comme députés, je vois notamment Laffon de Ladébat qui acheta, le
1" prairial an V (20 mai 1797), pour 273 400 francs, le couvent des Filles de la
Providence, rue de l'Arbalète, et Le Coulteux (de Canteleu) acquéreur, le
i" fructidor an V ('18 août 1797), pour 228000 francs, d'une maison des carmes
déchaussés, rue Cassette. Tous les rentiers n'étaient pas ruinés; c'est un ren-
tier, Gechter, qui acquit, le 1" brumaire an VI (22 octobre 1797), moyennant
1650 700 francs, quatre lots du couvent des Grands-Augustins, dont l'église
et du terrain avaient déjà été vendus le 13 ventôse an V (3 mars 1797) . Si les
médecins et employés des hôpitaux subissaient pour leurs appointements
des relards considérables, cela n'empêchait pas un certain Momet, régisseur
général des hôpitaux, d'acheter pour un million, rue du Regard, le 23 fri-
maire an VII (13 décembre 1798), une maison et deux jardins provenant des
carmes déchaussés.
Voici quelques ventes concernant, soit des édifices connus, soit des ter-
rains déjà mentionnés (chap. xi), à propos des travaux de voirie. Le 28 ven-
démiaire an V (19 octobre 1796) le couvent des sœurs de la Charité de Saint-
Lazare, dites sœurs grises, était vendu t47083 fr. à un nommé Serange, et
plusieurs bâtiments dépendant de ce couvent étaient vendus un peu plus
tard pour une somme à peu près égale ; l'église Saint-Paul, alors rue Saint-
HISTOIRE SOCIALISTE
401
Paul, était vendue 43200 fr., le 6 nivôse an V (26 décembre 1796), à Susse,
marchand de bois; le 1" ventôse an V (19 février 1797), l'hôtel des archevê-
ques de Sens, rue du Figuier, était vendu 166700 francs à un nommé Lepe-
tit ; le 8 prairial an V (27 mai 1797), cinq maisons et partie du couvent des
Blancs-Manteaux étaient vendues 125200 fr. à Dubetier, qui en passait la
moitié à Rousseau ; le 8 thermidor an V (26 juillet 1797) le couvent des car-
mélites était vendu 598 100 fr. à Denis, architecte ; le 21 thermidor an V (8 août
1797), un nommé Foreson achetait 1 041 000 fr. le couvent et l'église des carmes
déchaussés, rue de Vaugirard, au coin de la rue Cassette, où est aujourd'hui
l'Institut catholique; le 14 vendémiaire an VI (5 octobre 1797), était vendu à
la Compagnie de la Caisse des rentiers, pour 4720000 fr., le couvent des
Filles-Dieu et dépendances ; le 9 ventôse an VI (27 février 1798), vente du
HûTEL DE ClUNI.
(D'après ud« estampe du Musée Carnavalet.)
couvent des ursulines en sept lots pour 3606600 fr. ; le 29 ventôse an VI
(19 mars 1798), le palais de l'Elysée passait, moyennant 10300000 fr., entre
les mains de Havyn, entrepreneur de divertissements publics, et de trois
autres spéculateurs, Mangin, Bonalide et Laroche que Havyn devait rembour-
ser par la suite; si cette vente rapporta une valeur réelle de 300000 fr. à
l'Etat, ce fut tout ; un terrain dépendant du couvent des religieuses du Cher-
che-Midi avait été vendu, le 25 pluviôse an VI (13 février 1798), au nommé
Larue-Sauviac, le couvent lui-même était vendu en deux lots, pour un total
de 754700 fr., le 6 germinal et le 29 prairial an YI (26 mars et 17 juin 1798),
à un médecin, Albert ; l'église Saint-Louis-en-l'Ile était, les 11 et 13 thermi-
dor an VI (29 et 31 juillet 1798), adjugée à un certain Etienne Bouvet, qui
la passait le 14 (1" août 1798) à Fontaine, homme de loi, pour 1050000 fr.
, On procédait aussi par voie d'échange : ainsi une loi du 28 nivôse an VI
(17 janvier 1798) accordait à une citoyenne Madeleine Jouvencel, veuve Gé-
UV. 4SI. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIV. 431,
462 HISTOIRE SOCIALISTE
rard Sémonin, en échange de maisons sises à Versailles et estimées
292 499 fr. 17, le domaine national, ancien bien de la Couronne, appelé ferme
de Velizy (Seine-et-Oise), estimé 262357 fr. 60 ; un contrat conforme était
passé par devant notaire le 23 floréal an VI (12 mai 1798); l'Etat avait à payer
une soulte de 30141 fr. 57. D'autre part, un arrêté du Directoire du 1" mes-
sidor an VII (19 juin 1799) approuvait l'échange de cette ferme de Velizy ap-
partenant à la citoyenne Sémonin et estimée cette fois 292499 fr. 17 — c'est-
à-dire à sa valeur précédente plus la soulte due par l'Etat — contre six des
lots de la division faite de l'enclos des Filles Saint-Thomas à Paris — sur
l'emplacement duquel se trouvent aujourd'hui la Bourse, la place de la
Bourse et, sauf au midi, presque toutes les maisons environnantes — lots
estimés 302763 fr. 64, d'où une soulte de 10264 fr. 47 à payer cette fois à
l'Etat ; la citoyenne Sémonin devait, en outre, souffrir sans indemnité le
percement des deux rues Bonnier et Roberjot englobées depuis dans la place
de la Bourse. Une autre loi du 23 fructidor an VII (9 septembre 1799) consa-
cra un autre échange qu'avait décidé la Convention, le 7 brumaire an II
(28 octobre 1793), en déclarant domaine national « la maison du Jeu de
paume de Versailles où l'Assemblée constituante a prononcé le serment du
20 juin 1789 » : le Directoire était autorisé à céder aux anciens propriétaires
pour une valeur de 73500 fr. de biens nationaux.
Des noms d'acquéreurs reparaissent plusieurs fois ; en sus des cas d'a-
chats multiples déjà cités, j'ai retenu à ce point de vue les nommés Bourson.
Cheradame, Dubetier, Godard, Molard, Tinancourt. Parfois l'achat fait sous
un nom est aussitôt inscrit au profit d'un autre; parmi les bénéficiaires
ayant acheté de la sorte, j'ai remarqué le nom du banquier Mallet. Si les ac-
quéreurs des bâtiments nationaux de Paris me semblent cependant avoir été
surtout des Parisiens de la petite et de la moyenne bourgeoisie, il y eut
aussi des étrangers, des citoyens américains par exemple, et des provinciaux :
l'église — l'église actuelle des Blancs-Manteaux — et une partie du couvent
des Blancs-Manteaux, avec une maison ayant appartenu à ce couvent, furent
achetées pour 72 000 fr., le 12 vendémiaire an V (3 octobre 1796), par un
nommé Fesneau, demeurant à Saint-Didier (Haute-Loire).
Je noterai enfin qu'en vertu de la loi du 29 germinal an III (fin du
chap. vi), il y eut à Paris un assez grand nombre de maisons acquises par
voie de loterie. Ce fut, par exemple le tirage du 12 fructidor an III (29 août
1795), qui attribua la maison où était mort Turgot et que ses héritiers avaient
vendue 160 OUO livres au marquis d'Autichamp plus tard émigré — actuelle-
ment lOS, rue de l'Université, elle allait jusqu'à la rue de Lille, n* 121 — à un
négociant de Bruxelles, Goessens. Dans le même tirage, une maison conliguë
— sur l'emplacement de laquelle a été bâti le n" 119 actuel de la rue de Lille
— dite « hôtel La Fayette », fut'gagnée par un négociant de New-Yoric,
William Rogers.
HISTOIRE SOCIALISTE 463
D'ailleurs, les restitutions d'immeubles parisiens nationalisés ont été
nombreuses dès l'an III ; je signalerai l'arrêté du bureau du domaine du
i9 ventôse (9. mars 1795) rendant plusieurs maisojis au fils de l'émigré d'A-
ligre, ancien premier président du parlement de Paris et encore vivant à
cette époque ; celui du 2 germinal (22 mars) rendant une maison de la rue
des Bons-Enfants aux héritiers de Lavoisier — les héritiers d'autres anciens
fermiers généraux obtinrent la même faveur; celui du 6 messidor (24 juin)
rendant une demi-douzaine de maisons au moins à la veuve d'Ànisson-Dupé-
ron, ancien directeur de l'imprimerie royale ; celui du 7 messidor (25 juin)
rendant une maison de la rue Gaumartin à la veuve Leclerc de Buffon, fils
de l'illustre écrivain; celui du 11 messidor (29 juin) rendant plusieurs mai-
sons aux héritiers de Bochard de Baron, ancien premier président du parle-
ment de Paris; celui du 6 fructidor (23 août 1795) rendant plusieurs maisons
également aux héritiers de Marbeuf, l'ancien gouverneur de la Corse mort
avant la Révolution. Au nombre des restitutions opérées après l'an III, se
trouve celle d'une maison, rue Basse-du-Rempart, — rue incorporée aujour-
d'hui au côté nord du boulevard de la Madeleine — à Necker par arrêté du
13 thermidor an VI (31 juillet 1798).
Dans ce qui fait aujourd'hui partie de Paris et qui était alors la banlieue,
comme dans la banlieue actuelle, les terrains nationalisés furent mis en
vente en lots très morcelés, représentant fréquemment moins de 1,000 mètres
carrés. Ici encore c'est la petite bourgeoisie qui me paraît fournir la plupart
des acquéreurs; mais à côté de ses achats représentant, le plus souvent en
plusieurs lots, moins de 35 ares chacun, on relève des achats à la fois plus
rares et plus importants de la moyenne bourgeoisie ou même d'anciens
nobles. Ainsi, pour les terrains de Montmartre provenant de la ci-devant fa-
brique, adjugés le 24 et le 29 fructidor an II (10 et 15 septembre 1794), il y a,
dans le premier cas, 5 cultivateurs, 2 meuniers, 1 plâtrier, 1 épicier, 1 agent
national, ne prenant guère à eux dix qu'une fois et demie ce que prit à lui
seul un entrepreneur de bâtiments ; si deux des cultivateurs et un des meu-
niers précédents firent de nouvelles petites acquisitions, le 9 vendémiaire
an III (30 septembre 1794), à Bains-sur-Seine (Saint-Ouen), le même entre-
preneur acheta de nouveau à Franciade (Saint-Denis), le 13 pluviôse an III
(1" février 1795), et à Aubervilliers le 6 prairial suivant (25 mai). A Auteuil,
le 18 pluviôse et le 7 ventôse an III (6 et 25 février 1795), le duc Antoine Cé-
sar de Choiseul-Prasl-in faisait acheter par un homme de loi, près de la route
de Versailles, 8 arpents et demi (un peu plus de 4 hectares en comptant l'ar-
pent égal à 5107 mètres carrés) provenant de l'abbaye de Sainte-Genoviève
de Paris, pour 64000 livres. Je ne me dissimule^ pas l'insuffisance de ces
détails puisés aux sources mêmes et complètement omis jusqu'ici dans les
histoires générales de la Révolution ; à mesure que se multiplieront les pu-
blications de documents sur le mouvement de la propriété en France à la fia
464 HISTOIRE SOCIALISTE
du xvm* siècle, encore en si petit nombre, — et grâce à la résolution votée
par la Chambre le 27 novembre 1903, sur l'initiative de Jaurès, on peut espé-
rer que ces publications ne tarderont plus trop à être faites méthodique*
ment — les constatations d'ensemble deviendront plus précises.
CHAPITRE XIX.
EXPÉDITION d'Egypte. — deuxième coaution.
{Floréal an VI à nivôse an VIII — Mai 1798 à décembre 1799).
§ 1. — Egypte et Syrie.
Nous avons déjà vu (chap. x) que Bonaparte ne se considérait pas comme
Français. En 1798, au moment de quitter Paris pour se rendre en Egypte, il
disait encore à Fabre (de l'Aude), un de ses intimes et un de ses admirateurs
{Histoire secrète du Directoire, t. III, p. 374) : « La patrie 1 oîi est-elle?....
Entre nous soit dit, la mienne est-elle ici ou dans la Corse? » Arrivé à Tou-
lon (chap. xvii, S 2) le 20 floréal an VI (9 mai 1798), ce Corse irrédentiste, si cher
à nos nationalistes à qui il a appris à exploiter la patrie française, parla aux
soldats, au début de la nouvelle expédition, le même langage qu'en l'an IV
(1796) ; «II y a deux ans, rappelait -il, que je vins vous commander... Je vous
promis de faire cesser vos misères. Je vous conduisis en Italie; là, tout vous
fut accordé... Je promets à chaque soldat qu'au retour de cette expédition, il
aura à sa disposition de quoi acheter six arpents de terre ». On a depuis con-
testé ce texte, et en particulier cette dernière phrase, dont l'authenticité
résulte incontestablement des documents fournis par M. C. de La Jonquière
{l'Expédition d'Egypte, t. I", p. 464). Il avait désigné à son gré officiers et
soldats; à des généraux qu'il avait commandés en Italie, il joignit deux des
chefs les plus populaires, Kleber et Desaix; il ne prit, nous dit son confident
Fabre (de l'Aude), « que 36.000 hommes choisis, il est vrai, parmi l'élite de
l'armée d'Italie » {Histoire secrète du Directoire, t. III, p. 384) ; ce qui ne
l'avait pas empêché à un autre moment, je l'ai signalé (chap. xiv), de dé-
nigrer cette armée pour se grandir. Il emmenait avec lui des savants tels
que Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, BerthoUet, Monge, Fourier. La flotte en-
tière, composée de 15 vaisseaux de ligne, 13 frégates, 27 bâtiments légers et
environ 300 transports avec 16.000 marins ou canonniers, était sous les ordres
du vice-amiral Brueys. Le départ de la partie principale eut lieu de Toulon
le 30 floréal (19 mai); elle devait recueillir en route des convois de Corse, de
Gênes, de Civita-Vecchia.
Les navires français se dirigèrent vers Malte, devant laquelle ils se trou-
vèrent tous réunis le 21 prairial (9 juin). L'île était alors sous la domination
HISTOIRE S0CIALIST8 465
de l'ordre religieux et militaire des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem,
habituellement désignés sous le nom de chevaliers de Malte. L'importance
de rile dans le bassin de la Méditerranée avait, pendant son séjour en Italie,
attiré l'attention de Bonaparte qui, depuis lors, rêvait de s'en rendre maître
et s'était ménagé certaines intelligences dans la place. Les troupes descen-
dirent le 22 (10 juin) à terre et parvinrent rapidement devant La Valette,
capitale de l'île; le 24 (12 juin), les représentants de l'ordre capitulaient et
transféraient à la République la souveraineté sur les îles de Malte et de Gozzo.
Laissant à Malte le général Vaubois avec une petite garnison, Bonaparte
repartit le 1" messidor (19juin). Le 13 messidor an VI (!•' juillet 1798), dans
la nuit, une partie de l'armée française débarqua près d'Alexandrie dont, le
HOTSL Di Sknb a Pakis.
(D'aprèi am« astaoïp* da Maib* Carmandet)
leademain, les habitants se soumirent après quelques velléités de résistance ;
le soir même, Bonaparte adressait aux Égyptiens une longue proclamation
publiée en arabe, oîi éclatent tout son charlatanisme et toute sa fourberie.
Sous la souveraineté nominale de la Turquie, l'Egypte appartenait en fait à
la caste militaire des Mameluks. C'était un corps de cavalerie se recrutant
surtout au moyen d'esclaves achetés en particulier dans la Turquie d'Asie ;
ils étaient environ 8.000, sous les ordres d'une vingtaine de beys, dont les
deux principaux étaient à notre époque Mourad et Ibrahim. Bonaparte pré-
tendait, sans porter préjudice à la puissance du sultan, arracher l'Égypto à
la tyrannie des beys ; il disait : « nous sommes amis des vrais musulmans »,
et ajoutait : « gloire au sultan! gloire à l'armée française son amie! » Mais si
les Coptes et les fellahs, descendants les uns et les autres delà race indigène,
— les seconds devenus musulmans s'étant, il est vrai, plus modifiés par les
croisements que les premiers restés chrétiens, — et les Arabes, descendaaU
466 HISTOIRE SOCIALISTE
des envahisseurs, étaient victimes des Mameluks, ils n'étaient nullement
disposés à se soulever en faveur de gens dont, malgré tout, ils suspectaient
les intentions, et qui purent les intimider, non les séduire; Bonaparte en fut
pour ses frais d'éloquence hypocrite.
Kleber, qui avait été blessé au moment de l'escalade de la muraille, resta
à Alexandrie avec 3.000 hommes, et Bonaparte, qu'avait précédé la division
Desaix, marcha, le 19 messidor (7 juillet), sur le Caire par le désert de
Damanhour, dans la traversée duquel les soldats eurent beaucoup à souffrir
du manque d'ombre et d'eau. Ils atteignirent enfin Ramanieh, presque en
face de Damanhour, sur le Nil de Rosette, oîi ils furent ravitaillés par une
flottille qui, chargée de vivres et de munitions, avait remonté le fleuve et
devait continuer à le remonter. Après deux combats sans importance contre
les Mameluks, le 22 messidor (10 juillet) à Ramanieh et le 25 (13 juillet) un
peu plus loin, à Chobrakhit ou Chebreis, ils continuèrent à remonter le Nil ;
le 3 thermidor (21 juillet), ils arrivèrent, non sans avoir éprouvé de rudes
fatigues, près du village d'Embabeh, non loin du Caire, où Mourad s'était
établi; au loin se dressaient les Pyramides de Gizeh dont on donna le nom à
la bataille du 3 thermidor. Formés en carrés, nos soldats résistèrent aux opi-
niâtres attaques des cavaliers turcs qu'ils assaillirent à leur tour et décimè-
rent; 1 500 à 2 000 Mameluks furent tués ou se noyèrent dans le Nil. Comme
ils avaient de très belles armes et des pièces d'or dan« les ceintures, les sol-
dats firent un grand butin : « L'armée commença alors à se réconcilier avec
rÉgyi te » {général GouTgauâ, Mémoires pour servira l'histoire de France
sot/s Napoléon, t. II, p. 242-243). Le 4 thermidor (22 juillet), dans la soirée,
les troupes entraient au Caire. Mourad s'était enfui dans la Haute Egypte où
Desaix allait bientôt le poursuivre. Ibrahim battit en retraite du côté de la
Syrie et s'établit vers Belbeis, à une vingtaine de kiloraèli^s au sud de Sa-
gasig; Bonaparte se porta au devant de lui, et c'est à plus de cinquante kilo-
mètres au nord-est de cette dernière ville, au delà de Salihieh, où il le bat-
tit, qu'il le fit reculer (24 thermidor-11 aoûl). L'Egypte paraissait conquise;
triomphant, Bonaparte, en route pour rentrer au Caire (26 thermidor-13
août), apprenait le désastre naval d'Aboukir.
L'Angleterre avait naturellement connu les armements de la France en
vue d'une descente sur ses côtes; aussi avait-elle tout d'abord rappelé ses
vaisseaux dans l'Océan, n'immobilisant devant Brest et Cadix que les forces
suffisantes pour bloquer la flotte française et la flotte espagnole ; les navires
anglais avaient disparu de la Méditerranée; l'île d'Elbe était évacuée depuis
un an (18 mars 1797). Ignorant cependant le but immédiat des préparatifs
faits à Toulon, l'amiral Jerwis détacha, de Cadix, le 2 mai, Nelson chargé,
avec trois vaisseaux et quatre frégates, de surveiller l'escadre française. Eloi-
gné des côtes de Provence le 19 mai par un coup de vent, Nelson, après
avoir réparé ses avaries près des côtes de Sardaigne, apprit que l'escadre
HISTUIRE SOCIALISTE 40/
Irançaise avait quitté Toulon et reçut, le 7 juin, un renlorl de dix vaisseaux :
le gouvernement anglais avait sollicité, le 3 avril, le secours de la marine
russe et, le 22, Paul I"' répondait favorablement, promettant dix vaisseaux
et cinq frégates pour protéger les côtes de la Grande-Bretagne, ce qui avait
permis d'augmenter les forces anglaises de la Méditerranée . A tout hasard,
Nelson, informé par un brick rencontré sur sa route du départ des Français
de Malte, se dirigea vers l'Egypte; suivant le litloral africain, il arriva, le 28
juin, à Alexandrie d'oîi, n'ayant rien appris sur la flotte française, il reparlit
le jour môme dans la direction du Levant, revint sur la Crète et sur la Sicile
et entra dans le port de Syracuse le 20 juillet, sans avoir pu savoir où cette
flotte était passée. Le gouvernement napolitain hésita en apparence et con-
sentit en réalité à le laisser se ravitailler; le Moniteur du 23 juillet 1800
(p. 936) a publié un codicille du testament de Nelson oîi il est dit : « nous en-
trâmes à Syracuse, nous y trouvâmes des provisions » sans lesquelles la
flotte « n'aurait pu retourner une seconde fois en Egypte ». Le 25 juillet, il
quilia Syracuse, se portant vers l'Archipel; puis, sur un renseignement
fourni par des navires marchands, il retourna en hâte à Alexandrie et, ie
1" août, aperçut enfin la flotte française près de cette ville.
Les trois alternatives prévues par Bonaparte pour la flotte, — qu'il te-
nait à garder à sa disposition, désirant rentrer en France à l'automne (de La
Jonquière, t. II, p. 89) — étaient, dans l'ordre de ses préférences, l'entrée
dans le port d'Alexandrie, le mouillage à Aboukir, le départ pour Corfou.
Par crainte des bas-fonds d'Alexandrie, la deuxième solution l'emporta, avec
l'assentiment de Bonaparte, et l'escadre atteignit, le 19 messidor (7 juillet),
la rade d'Aboukir oia elle occupa une position défavorable en cas d'attaque.
Le 1" août môme (14 thermidor), dans la soirée, Nelson engagea la bataille.
Le lendemain matin, la flotte française était ou détruite ou capturée; si Nel-
son fut blessé, Brueys fut tué à son poste; incendié, le vaisseau amiral,
l'Orient, sauta avec son commandant Casablanca blessé et le fils de celui-ci,
brave enfant de dix ans qui refusa d'abandonner son père ; deux vaisseaux et
deux frégates de l'arrière-garde, sous les ordres du contre-amiral Villeneuve,
purent seuls échapper et gagner Malte. Bonaparte a essayé depuis de rejeter
la responsabilité de ce désastre sur Brueys « coupable d'avoir désobéi ». Ce
reproche semble tout à fait injustifié (voir de La Joaquière, t. II, p. 86-92,
321-323, 422-432).
Après avoir réparé ses avaries, Nelson partit, le 19 août, pour Naples où
il arriva le 22 septembre, il laissait seulement trois vaisseaux et trois fré-
gates pour surveiller la mer et bloquer les ports d'Egypte. La France, elle,
n'avait plus de flotte dans la Méditerranée; Bonaparte se trouvait enfermé
dans sa conquête au moment où, en annonçant son entrée au Caire, le Direc-
toire se décidait à s'expliquer officiellement sur son expédition. D'après le
message lu au Conseil des Cinq-Cents, le 28 fructidor an VI (14 septembre
4C« HISTOIRE SOCIALISTE
i798), les causes de l'expédition auraient été les « exactions extraordinaires»
des beys et, en particulier, de Mourad, < soudoyés par le cabinet de Saint-
James », contre les négociants français. Après avoir allégué des faits qui,
même exacts, n'en étaient pas moins, en la circonstance, des prétextes hypo-
crites, le Directoire essayait de défendre sa conduite : « Qu'on ne dise pas
qu'aucune déclaration de guerre n'a précédé cette expédition. Et à qui donc
eût-elle été faite? à la Porte ottomane? Nous étions loin de vouloir attaquer
cette ancienne alliée de la France et de lui imputer une oppression dont elle
était la première victime; au gouvernement isolé des beys? une telle auto-
rité n'était et ne pouvait pas être reconnue. On châtie des brigands, on ne
leur déclare pas la guerre. Et aussi, en attaquant les beys, n'était-ce donc
pas l'Angleterre que nous allions réellement combattre? « Tout cela était
factice, jésuitique ; la preuve en est dans la lettre adressée par Talleyrand,
le 16 thermidor (3 août) précédent, à notre chargé d'affaires à Constantinople
(Herbette, Une ambassade turque sous le Directoire,^. 237), et dans laquelle
notre ministre ne se faisait guère d'illusions sur les sentiments que pouvait
éprouver la Porte dupée à notre égard. Mais le procédé a paru bon depuis
aux gouvernants d'humeur conquérante, n'admettant que pour les autres le
respect des règles constitutionnelles, engageant leur nation dans une guerre
sans la consulter, soucieux seulement de rendre inévitable le conflit qu'ils
recherchent sans oser l'avouer. Dans ces conditions, les « brigands », les
« exactions », les incidents, ne font jamais défaut; leur réalité, leur gravité
importent peu, quand il y a volonté préconçue de conquête, ou d'impé-
rialisme, suivant l'expression du jour.
Bonaparte avait caressé l'espoir d'amener le sultan à consentir à l'occu-
pation de l'Egypte par la France, soit sous forme de protectorat, comme
nous dirions aujourd'hui, soit même sous forme de cession; et c'est par
Talleyrand qu'il aurait voulu voir remplir cette mission à Constantinople,
tandis que Kodrikas à Paris (début du chap. xvi) agirait sur l'envoyé dm sul-
tan. Malgré la défaite d'Aboukir, il mit du temps à renoncer à ce rêve et,
en attendant les événements, s'appliqua à compléter l'organisation provisoire
déjà entamée du pays.
Le 5 fructidor an VI (22 août 1798), il fondait l'Institut d'Egypte, composé
de 48 membres divisés en quatre sections. Savants et artistes attachés à l'ex-
pédition étudiaient la contrée — qui, dans l'état actuel de nos connaissances
des premiers âges de l'humanité, resterait le centre le plus ancien d'une
réelle civilisation, alors même que sa culture serait d'origine asiatique, —
explorant le pays, a dressant, comme l'a écrit M. Maspéro dans sa si inté-
ressante petite Histoire de l'Orient (p. 68), la carte, levant le plan des ruines,
copiant les bas-reliefs et les inscriptions; le tout forma plus tard cette admi-
rable Description de l'Egypte, qui n'a- pas encore été surpassée ni même
égalée ». En fructidor an VII (août 1799;, un officier du génie, Bouchard,
HISTOIRE SOCIALISTE
469
trouva près de Rosette un bloc de pierre, aujourd'hui au British Muséum
[Description de l'Egypte, mémoires, t. II, p. 143, et Allas, t. V, planclies 52,
^,54, qui donnent la reproduction des trois parties en grandeur nalureJ'je),
portant un texte gravé en trois écritures, l'écriture liiéroglyphique, composée
de signes représentant des hommes, des animaux, des objets matériels, — l'é-
criture démolique, écriture cursive, représentant d'une façon très abrégée
les signes hiéroglyphiques, — et l'écriture grecque. On avait ainsi la tra-
duction authentique en une langue connue, la langue grecque, d'un texte
égyptien, malheureusement incomplet, sous deux formes dont on devait
IJV. 452. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOH ET DIRECTOIRE. UV. 452.
470 HISTOIRE SOCIALISTE
plus tard réussir, grâce à cette circonstance, à opérer le déchifCrement. On
étudia le tracé de l'ancien canal qui avait indirectement uni la mer Rouge
à la Méditerranée ; mais, par suite d'erreur dans les calculs, ce ne fut pas un
canal direct entre les deux mers qu'on projeta, ce fut un canal allant de Suez
au Caire, qui n'aurait pu servir de mer à mer que pendant les hautes eaux
du Nil. Sur l'initiative de Larrey, chirurgien en chef, et de Desgenettes,
médecin en chef, des mesures d'hygiène étaient prises; un « bureau de
santé et de salubrité », pour essayer d'arrêter la propagation des maladies
contagieuses rapportées tous les ans de la Mecque, fut institué au Caire le
9 vendémiaire an Yil (30 septembre 1798). Quelques jours avant, avait été
fêté solennellement le premier jour de l'an républicain {!" vendémiaire an
VII-22 septembre 1798), et, dans son n" 8, le Cotirrier de l'Egypte, journal
créé par Bonaparte, nous apprend qu'à celte occasion, celui-ci porta un toast
« à l'an 300 de la République française » I
Une escadre portugaise composée de six navires rejoignit devant Alexan-
drie, le 12 fructidor an YI (29 août 1798), l'escadre laissée par les Anglais
pour bloquer cette ville; mais elle reprit bientôt le large; une tentative pour
approcher d'Aboukir échoua le 14 (31 août). Certaines mesures administra-
tives et financières de Bonaparte, les exactions des militaires (de La Jonquière,
t. Il, p. 559 et suiv.l, les manœuvres des agents des Mameluks, et les nou-
velles de Constantinople soulevèrent en différents endroits la population
musulmane. La Turquie, nous le verrons tout à l'heure, avait officiellement
déclaré la guerre à la France, le 9 septembre 1798 et, le 28 vendémiaire
(19 octobre), deux frégates turques, reniorcées le surlendemain par une quin-
zaine de navires, dont deux russes, apparurent devant Alexandrie; mais les
attaques tentées, le 3 brumaire (24 octobre) et les jours suivants, du côté
d'Aboukir n'eurent pas de succès. La plus grave de ces insurrections éclata,
le 30 vendémiaire an Y[\ (21 octobre 1798), au Caire, dont le commandant
militaire, le général Dupuy — l'ancien chef de la célèbre 32' demi-brigade —
fut tué. Bonaparte eut vite raison de la révolte qu'il réprima rigoureusement;
4 000 insurgés environ périrent.
Dansla partie orientale de la Basse Egypte, après la défaite d'Ibrahim àSa-
lihieh, le général Dugua, qui commandait à Mansourah, avait mission d'établir
une possibilité de communication entre Mansouraàet Beltieis, Mansourah et Sa-
lihieh, de réprimer les tentatives de rébellion et de détruire les bandes arabes
qui circulaient entre le Caire et Damiette, ce qui occasionna quelques petits
combats en fructidor an VI et vendémiaire an VII (août, septembre et oc
tobre 1798). Le 17 frimaire (7 décembre), Suez était occupé. Bonaparte partit
du Caire le 4 nivôse (24 décembre), séjourna à Suez ou aux environs, du 6
au 10(26 au 30 décembre), et c'est à ce moment que furent reconnues les traces
de l'ancien canal; le 17 nivôse an Vn (6 janvier 1799), il rentrait au Caire.
£d somme, sauf quelques émeutes de villages et des opérations peu îm-
HISTOIRE S.OCIALISTE 471
portantes, l'hiver se passa assez tranquillement dans la Basse Egypte.
Diins la Haute Egypte, Desaix, chargé de la poursuite de Mourad, quit-
tait, le 8 fructidor an VI (25 août 1798), sa position en avant de Gizeh et re-
montait le Nil; il était, le 29 (15 septembre), à Siout ou Assioul. Des pointes
poussées à la recherche des Mameluks ayant été rendues inutiles par la mo-
bilité de l'ennemi, Desaix reprit la direction du nord. Le i2 vendémiaire
n VII (3 octobre 1798), il rencontra enfin les Mameluks; de petites escar-
mouches préludèrent à la bataille du 16 (7 octobre) : Mourad fut complète-
ment défait ce jour-li à Sediman, à 25 kilomètres environ au sud de Medinet
el-Fayoum, chef-lieu de la province, où Desaix arrivait le 22 (13 octobre).
Informé que les Mameluks compiaienf se rassembler dans les parages de
Siout, Desaix, parti de Medinet le 30 brumaire (20 novembre), était le sur-
lendemain à Beni-Souef, oii il commença à organiser une nouvelle expédi-
tion. Du 11 au 19 frimaire (1" au 9 décembre), il s'absentait pour aller au
Caire hâter l'envoi de la cavalerie nécessaire et, le 26 (16 décembre), il se
mettait en route. Le 9 nivôse (29 décembre), il se trouvait, sans avoir pu
prendre contact avec les Mameluks, à Girgeh, où il dut attendre jusqu'au 30
(19 janvier 1799) l'arrivée de la flottille qui remontait le Nil. Il quitta Girgeh
le 2 pluviôse (21 janvier) et, après un combat heureux, le lendemain, à une
vingtaine de kilomètres au sud de cette ville, à Samhoud, il continua sa
marche sur la rive gauche du fleuve. L'avant-garde parvint, le 13 pluviôse
1" février), à Assouan ou Syène; les Mameluks en étaient sortis la veille.
Desaix y laissa Belliard et redescendit le Nil jusqu'à Esneh.
Le 2 ventôse an VII (20 février 1799), Belliard se rendait dans l'île de
Philae, en amont de la première cataracte; mais, apprenant que Mourad se
proposait de retourner par le désert vers Girgeh ou vers Siout, il évacua As-
souan dans la nuit du 6 au 7 ventôse (24 au 25 février), et atteignit Esneh le
10 (28 février); il n'avait malheureusement pu aller aussi vite qu'il l'aurait
voulu et les Mameluks le précédaient.
De retour à Esneh, Desaix avait pris des dispositions contre des bandes
arabes qui s'étaient montrées aux environs de Keneh et une attaque de
celles-ci était repoussée le 25 pluviôse (13 février); il s'établit ensuite àKous,
entre Louqsor et Keneh, d'où, se substituant à Belliard, chargé par lui de la
surveillance de la région, il partit, le 12 ventôse (2 mars), à la poursuite des
Mameluks en se dirigeant vers Siout, où il était, le 18 (8 mars); sur le point
d'être atteint, Mourad se rejeta dans le désert et Desaix rentrait à Keneh le
7 germinal (27 mars).
La flottille que Desaix avait laissée en arrière en s'éloignant de Kous était,
le 13 ventôse (3 mars), attaquée et détruite par les Arabes que, le 13 germi-.
aal (2 avril), Desaix battait à une douzaine de kilomètres au sud de Keneh;
et, comme ils se ravitaillaient par Kosseïr, port sur la rner Rouge, il invita
Belliard à préparer une expédition de ce côté. Après avoir envoyé un déta-
472 HISTOIRE SOCIALISTE
chement disperser au sud d'Assouan des Mameluks revenus sur ce point,,
celui-ci, parti de Keneh le 7 prairial (,26 mai), entrait, le 10 (29 mai), à Kos-
séïr sans résistance; il y installa le général Donzelot et, le 16 prairial (4 juin),,
il avait regagné Keneh. La conquête de la Haute Egypte était achevée.
Averti qu'une armée turque s'avançait vers l'Egypte par la Syrie, Bona-
parte se disposa, à la lin de pluviôse an VII (premiers jours de février 1799J,
à aller au-devant d'elle avec 13 000 hommes formant quatre divisions d'infan-
terie sous les ordres de Kleber, Reynier, Bon et Lannes, et une de cavalerie
commandée par Murât. Il rejoignait, le 29 (17 février), son avant- garde qui,
commandée par Kleber, était, après une marche pénible à travers le désert,
parvenue, le 24 (12 février), sur la frontière de Syrie, à El Arich dont, depuis
deux jours, le général Reynier tenait la garnison bloquée dans la citadelle.
Des troupes turques ayant essayé de la secourir furent mises en déroute le 27
(15 février), et le fort bombardé capitula le 3 ventôse (21 février). Bonaparte
laissa la garnison en liberté sur le serment de ne plus servir contre les Fran-
çais ; le 6 (24 février), il entrait en Palestine, prenait, le lendemain. Gaza
après une faible résistance, occupait ensuite Ramleh (il yenlôse-1" mars)
et trouvait dans ces deux villes d'énormes approvisionnements. Le 14 (4 mars),
commençaient les préparatifs pour le siège de Jaffa ; le 17 (7 mars), la ville
était emportée d'assaut et la population égorgée; la tuerie fut horrible,
2000 hommes périrent; 3000 autres environ {Revue d'histoire rédigée à
l'étal-major de l'armée, n° de novembre 1903, p. 312, d'après G. de La Jon-
quière) déposèrent les armes et, sur l'ordre formel de Bonaparte, eut lieu
l'odieux massacre de 2500 environ d'entre eux {Idem, p. 317) fusillés les 18,
19 et 20 ventôse (8, 9 et 10 mars) sous prétexte qu'il y avait en grand nombre
dans leurs rangs des soldats d'El Arich qui avaient violé leur serment, en
réalité pour se débarrasser de prisonniers trop nombreux : « Il ne pouvait y
avoir plus de 400 à 500 soldats d'El Arich sur les 2 400 à 2500 prisonniers qui
furent passés par les armes » {Idem, p. 316, note). Après quelques jours de
repos, on marcha (24 ventôse-14 mars) sur Saint-Jeau-d'Acre ou Akka, l'an-
cienne Ptolémaïs, la place la plus importante de la Syrie, devant laquelle
Bonaparte se trouvait le 28 (18 mars). Mais, le 24 (14 mars), le commandant
de la garnison turque, Djezzar-Pacha, avait vu arriver, pour lui prêter un
précieux appui, le commodore Sidney Smith — celui qui, le 18 décembre 1793,
avait incendié l'arsenal et la flotte de Toulon — à la tête de deux vaisseaux
de ligne et d'une frégate, avec lesquels il allait contribuer à ravitailler les
assiégés en hommes et en munitions.
Sidney Smith, monté sur le Diaiyiond, s'était, le 29 germinal an IV
(18 avril 1796), en rade du Havre, emparé d'un navire français, le Vengeur ;
mais le vent et la marée le poussèrent malgré lui en Seine où il fut pris avec
le lieutenant anglais Wright et l'émig'ré français de Tromelin qu'il fit pas-
ser pour son domestique. Les trois prisonniers ayant été bientôt envoyés à
HISTOIRE SOCIALISTE 473
Paris furent, après un court séjour à l'Abbaye, enfermés, le 15 messidor
(3 juillet), au Temple. Tromelin, dont on flnit par se méfier simplement
comme serviteur pouvant favoriser l'évasion de son maître, fut expulsé et
embarqué, le 4 thermidor an V (22 juillet 1797), pour l'Angleterre. Il en
revint secrètement et, avec l'aide de certains royalistes', notamment Le
Picard de Phelyppeaux, un complot fut organisé ; un faux ordre de transfert
présenté par deux faux officiers leur livra, le 5 floréal an VI (24 avril 1798),
les deux prisonniers anglais qui réussirent à gagner Londres. Phelyppeaux
était un ancien condisciple de Bonaparte à l'Ecole Militaire ; ayant patrioti-
quement accepté l'uniforme et les gros appointements de colonel du génie
anglais, il avait accompagné devant Acre, avec son ami de Tromelin, le
Commodore Sidney Smith; et ces royalistes, ces catholiques, aussi bons ser-
viteurs de la patrie française que leurs coreligionnaires, allaient diriger
les travaux de la défense contre l'armée française au profit de l'Angleterre;
M. de Tromelin, d'ailleurs, dont le patriotisme et le royalisme s'adaptaient
complaisamment à ses intérêts, devait plus tard, sur sa demande, être
nommé par Bonaparte, devenu empereur, capitaine et puis général; quanta
Phelyppeaux, il mourut d'un coup de soleil, le 1" mai, avant la levée du
siège d'Acre.
Les opérations du siège commençaient le 30 ventôse (20 mars) avec de
petits canons, la grosse artillerie transportée de Damiette par mer ayant été
capturée l'avant-veille par les Anglais. Un assaut tenté le 8 germinal (28 mars)
échoua. On apprit, en outre, par le fils d'un cheik ami, l'approche de deux
corps turcs venant l'un de la région de Naplouse et l'autre de Damas. Bona-
parte expédia dans ces deux directions Murât et Junot à la tête chacun d'une
petite colonne. Celle de Murât atteignit d'abord Safed, puis poussa jusqu'au
pont d'Yakoub, sur le Jourdain, un peu au sud du lac de Houleh ; mais, l'en-
nemi restant très éloigné, elle revint sur ses pas et, le 15 germinal (4 avril),
était de retour devant Saint-Jean-d'Acre. Celle de Junot, après avoir été bien
accueillie à Nazareth et s'être avancée vers le lac de Tibériade (l'ancienne
mer de Galilée), eut à lutter, le 19 germinal (8 avril), à Loubia, village à
l'ouest du lac, contre des forces très supérieures en nombre; elle parvint
cependant à résister et à regagner Nazareth dont le nom allait être donné au
combat qu'elle venait de soutenir : « Celte désignation quelque peu arbitraire
paraît avoir été choisie par Bonaparte pour frapper les imaginations »(fieyi<e
d'histoire rédigée à l'état-major dt l'armée, n." de janvier 1904, p. 64, note,
étude de C. de La Jonquière).
Bonaparte ordonna le lendemain (20 germinal-9 avril) à Kleber de se por-
ter au secours de Junot. L'avant-garde était le soir même à Nazareth, où
Kleber arriva le lendemain. Le 22 (11 avril), il se porta au-devant de l'en-
nemi installé à Chagarah, position entre le lac de Tibériade et Gana qui est
un village au nord-est peu éloigné de .Nazareth; il le repoussa vers le Jour-
474 HISTOIRE SOCIALISTE
dain et revint à Nazareth et à Safoureh, localité au nord-ouest de la pre-
mière. Par charlatanisme comme tout à l'heure, « par un motif semblable
à celui qui avait fait préférer Nazareth à Loulna, Bonaparte dénomma l'af-
faire du 11 avril : combat de Gana » [Idem, p. 73, note).
Informé à ce moment que la cavalerie ennemie avait passé le pont d'Ya-
koub et menaçait Safed, Bonaparte renvoya de ce côté Murât qui, parti de
Saint-Jean-d'Acre dans la nuit du 24 au 25 germinal (13 au 14 avril), déga-
geait, le 26 (15 avril), Safed, rejetait l'ennemi au delà du Jourdain et entrait,
le 28 (17 avril), à Tabariyeh ou Tibériade, vers le milieu de la rive occiden-
tale du lac de ce nom, où il trouvait de grands approvisionnements. Pen-
dant ce temps, des rassemblements ennemis se formant au sud de Nazareth,
Kleber, qui avait reçu des renforts à Safoureh, résolut de les disperser et
Bonaparte, prévenu de la grande supériorité numérique de l'ennemi, se dé-
cida, le 26 (15 avril), à aller lui-même l'appuyer. Le 27 (16 avril), en débou-
chant en vue de la plaine d'Esdraelon, à l'ouest du mont Tabor, il aperçut
la division Kleber formée en deux carrés aux prises avec les Turcs; il prit
ses dispositions pour opérer un mouvement tournant à la suite duquel
l'ennemi, abandonnant son camp, dut s'enfuir en désordre ayant éprouvé
d'énormes pertes. Après cette victoire, dite du mont Tabor, Kleber fut laissé
en observation sur le Jourdain et Bonaparte était de retour devant Saint-
Jean-d'Acre dans la soirée du 28 germinal-17 avril {Idem, p. 101).
La veille (27 germinal-16 avril), avait eu lieu l'arrivée dans le port de
Jaffa de la petite division du contre-amiral Perrée apportant d'Alexandrie un
matériel de siège et des munitions devenus indispensables. Sans tarder,
Perrée commença une croisière afln d'essayer de capturer des vaisseaux
marchands anglais ; mais, bientôt réduit, pour échapper à Sidney Smith, à
faire voile vers l'Europe, il devait être, le 30 prairial (18 juin), pris avec
toute sa division par l'escadre anglaise de Keith, à une vingtaine de lieues
de Toulon.
L'armée turque dispersée, ainsi que nous venons de l'indiquer, Bona-
parte s'obstina à poursuivre le siège d'Acre ; contre toute évidence, par or-
gueil, il ne voulut pas renoncer à avoir raison d'un ennemi qui réparait
aisément ses pertes, avec une armée que, sans espoir de renforts, il voyait
diminuer tous les jours. Les assauts du 12 germinal (1" avril) et du 20
(9 avril) coûtèrent inutilement beaucoup de sang. Pendant le dernier, le
général Caffarelli (du Falga), commandant du génie, eut dans la tranchée
le coude gauche fracassé et, à la suite de l'amputation, il mourut le 8 floréal
(27 avril). Il avait eu, environ quatre années avant, la jambe gauche emportée
par un boulet. C'était un républicain à tendances socialistes qui, admirable-
ment conscient du problème social, di.sait, dans une discussion sur le navire
qui le transportait en Egypte : « Ne pourrait-on pas régler le droit de pro-
priété, puisque propiiété il y a, de manière à ce que tous les membres de la
HISTOIRE SOCIALISTE 475
société fussent appelés à en jouir, je ne dis pas éveniuellement, fortuitement,
mais certainement, mais infailliblement » (Arnault, Souvenirs d'un sexagé-
naire, t. IV, p. 111).
Après deux nouveaux assauts (18 et 21 floréal-7et 10 mai) infructueux
malgré l'héroïsme des soldats qui, les deux fois, pénétrèrent dans la place,
la nouvelle, d'une part, du prochain embarquement à Rhodes d'une armée
turque de 18 000 hommes destinée à l'Egypte; d'autre part, d'un soulèvement
dans la Basse Egypte, triompha de son orgueilleuse et folle obstination ; il se
résolut, le 28 (17 mai), à lever le siège. Plus tard, songeant à son rêve de do-
mination orientale ou d'empire méditerranéen, il devait répéter souvent
(voir notamment le Mémorial de Sainte-Hélène, à la date des 30 et 31 mars
1816) qu'il avait manqué sa fortune à Saint-Jean-d'Acre. Au même moment,
Tippoo-Sahib sur le concours duquel il avait compté pour son œuvre chimé-
rique, était vaincu et tué par les Anglais (4 mai 1799) à Seringapatam, à une
quinzaine de kilomètres au nord de Maïsour.
Dans la nuit du 1" prairial (20 mai), Bonaparte reprit la route de JaCTa,
oii il arriva le 5 (24 mai). La peste qui avait débuté pendant le premier sé-
jour à Jaffa — « les Pères de la Terre Sainte s'enfermèrent et ne voulurent
plus communiquer avec les malades » (Désiré Lacroix, Bonaparte en Egypte,
p. 278) — faisait de terribles ravages, le moral des troupes était très abattu.
Desgenettes-chercha, pour rassurer les soldats, à cacher la nature de la mala-
die et à en nier la contagion ; mais il ne s'inocula pas le mal, ainsi que le
prétend une légende que, par la suite, il a laissé s'accréditer [Histoire médi- ,
cale de l'armée d'Orient, p. 87); seulement, d'après Larrey [Dominique
Larrey et les campagnes de la Révolution et de l'Empire, par M. PaulTriaire,
p. 249, note), « il en a fait le simulacre en essuyant une lancette imprégnée
de pus sur son bras ». Dans son Histoire que je viens de citer, Desgenettes
raconte (p. 245) que, le 27 floréal (16 mai), Bonaparte le fit appeler et l'en-
gagea à terminer les souffrances des pestiférés «en leur donnant de l'opium»;
il refusa et il ajoute (p. 246) qu'à sa connaissance ce n'est qu'au retour à
Jalîa « que je puisse attester que l'on donna à des pestiférés, au nombre de
25 à 30, une forte dose de laudanum ». Larrey (Paul Triaire, Idem, p. 257)
a sur ce point écrit : « Le récit de Desgenettes, confirmé par Napoléon, est
exact. Bonaparte lui proposa réellement d'empoisonner les malades qu'il lais-
serait à Jaffa ».
L'armée quitta Jaffa le 9 prairial (28 mai), et l'arrière-garde avec Kleber
le lendemain. Pendant la retraite, Bonaparte dévasta systématiquement le
pays parcouru, afin d'entraver toute poursuite. Après de grandes fatigues^
on campa à El Arich le 14 (2 juin) et, le 26 (14 juin), Bonaparte rentrait au
Caire. Aux petites révoltes de villages, s'était ajouté, pendant son absence,
un soulèvement fomenté par un imposteur qui, en se donnant pour «madhi»,
«'est-à-dire pour un envoyé de Dieu, avait fanatisé quelques milliers d'Arabes
476 HISTOIRE SOCIALISTE
et surpris Damanhour le 6 floréal (25 avril) ; mais cette ville avait été reprise
le 21 (10 mai), et le madhi vaincu et mortellement blessé le l" prairial
(20 mai).
La flotte anglo-turque, portant l'armée organisée à Rhodes, fut aperçue
dès le 23 messidor (11 juillet), et Marmont ne put empêcher le débarquement
d'avoir lieu, le 26 (14 juillet), dans la presqu'île d'Aboukir ; le village, le 27
(15 juillet), et le fort, le 29 (17 juillet), tombèrent au pouvoir des Turcs; ils
s'y fortifièrent en attendant l'arrivée de Mourad qui, de l'intérieur, devait
marcher à leur rencontre ; celui-ci s'était, vers le 22 (10 juillet), avancé jus-
qu'au lac Natron ; mais il se fit battre par Murât, ce qui empêcha cette jonc-
tion. Le 7 thermidor (25 juillet), Bonaparte, ayant réuni ses forces, attaqua
les Turcs. Celte bataille d'Aboukir sur terre eut une issue plus heureuse que
celle du même nom sur mer : l'armée turque fut écrasée et son général,
Mustapha, fait prisonnier; plus de 2000 hommes, réfugies dans le fort
d'Aboukir, durent se rendre le 15 (2 août). C'est après sa si complète
victoire du 7 thermidor (23 juillet 1799), après le 15 (2 août), précise l'ou-
vrage déjà cité du général Bertrand (t. II, p. 141), que Bonaparte, ayan^
envoyé un parlementaire à bord de la flotte anglaise pour traiter de l'échange
de prisonniers, reçut de Sidney Smith im paquet de journaux anglais etfranc-
fortois allant jusqu'au 22 prairial (10 juin).
Ici se pose la question de savoir si Bonaparte, pendant son séjour en
Egypte, fut suffisamment informé des affaires de Fiance.
M. Boulay de la Meurlhe, dans son ouvrage Le Directoire et l'expédition
d'Egypte, a très consciencieusement cherché à établir la liste des courriers
expédiés et parvenus à destination de part et d'autre. De son exposé, il ressort
que Bonaparte a eu par le courrier Lesimple, arrivé au Caire le 23 fructidor
an YI-9 septembre 1798 (p. 225), des nouvelles allant jusqu'au commencement
de thermidor (fin de juillet); que les communications ont été possibles jus-
qu'au milieu de pluviôse an VII (fin de janvier 1799) par Tunis et Tripoli
(p. 232); que, le 7 pluviôse (26 janvier), parvenait à Alexandrie un bateau ra-
gusais ayant à son bord deux Français porteurs de journaux du 11 brumaire
(1" novembre) pris en passant à Ancône; ces deux Français, Hamelin et Li-
vron, causèrent avec Bonaparte, le 20 pluviôse (8 février), avant son départ
pour la Syrie (p. 229) ; que, le 5 germinal (25 mars), Bonaparte recevait devant
Saint-Jean-d'Acre les nouvelles apportées par un nommé Mourveau parti de
Paris le iO nivôse (30 décembre) et qui, le 7 pluviôse (26 Janvier), en s'embar
quant à Gênes, avait reçu de notre consul Belleville des « instructions et plu
sieurs caisses de journaux » (p. 233). Bonaparte, dans les premiers jours de ger-
minal an "VU (fin de mars 1799), connaissait donc ce qui s'était passé en Eu-
rope jusque vers la fin de nivôse (milieu de janvier). Nous avons vu qu'au
milieu de thermidor (début d'août), il avait été renseigné par les journaux de
Sidney Smith jusqu'au 22 prairial (10 juin); enfin, le 19 thermidor an VII (0
HISTOIRE SOCIALISTE
477
août 1799), abordait à Alexandrie un autre bateau ragusais, le 5an Mco/o, et,
dit M. Boulay de la Meurthe (p. 229) : « l^s nouvelles qu'il put donner étaient
sans intérêt au prix des journaux remis quelques jours avant par S. Smith ».
£^^S
Mameluk au combat.
D'après Carie Voroet (Bibliolhique Nationale), f '
C'est possible ; mais le contraire est possible également, dès llnstant qu'on na
peut pas préciser la nature de ces nouvelles.
En outre, dans le tome III de son ouvrage (p. 393), M. de La Jonquière si-
gnale, d'après le numéro i7 du Courrier de l'Egypte, daté du 30 brumaire
an YII (20 novembre 1798), l'arrivée, dans les derniers jours de brumaire
LIV. 4S3. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THBRMIDOR BT DIRECTOIRI. tlV. 453.
HISTOIRE SOCIALISTE
(milieu de novembre), de nouvelles d'Europe allant jusqu'au milieu de
fructidor (9n d'aoùl): « M. Boulay de la Meurthe, dit-il, n'en fait pas mention
dans son étude si complète ». L'importance de cette constatation est grande,
à mon sens, non à cause de la réception même de ces nouvelles, mais parce
que, le lendemain du jour où avait paru le numéro 17 du Couturier de l'Egypte
qui ne permet pas de nier leur arrivée, Bonaparte écrivait (1" frimaire an VII-
21 novembre 1798) au Directoire qu'il n'avait « aucune nouvelle de l'Europe
depuis Lesimple, c'est-à-dire depuis le 18 messidor. Cela fait quatre à cinq
mois » [Correspondance de Napoléon 1", t. V, p. 195). Ce disant, Bonaparte
mentait et, s'il mentait aussi effrontément, c'est que les nouvelles par lui
communiquées en ce mois de brumaire (novembre) à son journal lui venaient
d'une source ou par une voie qu'il ne tenait pas à faire connaître au Direc-
toire. Or, ce qui s'est produit là une lois, d'une façon indéniable, a pu se
reproduire sans qu'il nous soii possible aujourd'hui de le constater.
Alors que ce n'est qu'après le 7 thermidor, date de la bataille d'Aboukir,
que Bonaparte eut les journaux de Sidney Smith, Jacques Miot, dans des
Mémoires pour servir à l'histoire des expéditions en Egypte et en Syrie,
publiés en l'an XII-i80i, a écrit (p. 258) : « Le 6 thermidor... dans la nuit,
Bonaparte fit appeler le général Murât; ils s'entretinrent du combat qui
devait se donner le lendemain et, dans cette conversation, Bonaparte s'écria :
«Cette bataille va décider du sort du monde». Le général Murât, étonné.. ., etc.»
Et Miot ajoute un peu plus loin (p. 258-259) : « Il est évident, d'après cette
anecdote, que le général en chef songeait déjà à son départ. Il avait sans doute
reçu des lettres qui lui faisaient sentir la nécessité de son retour en France ».
L'impossibilité de recevoir des lettres de France n'existait donc pas pour Miot.
Quoi qu'il en soit, aussitôt tout au moins après la lecture des journaux de
Sidney Smith, Bonaparte qui avait, dès son départ de Syrie, résolu de rentrer
le plus tôt possible en France — ce que confirment le Moniteur du 26 vendé-
miaire an VIII (18 octobre 1799) disant : « il en prit la résolution devant Acre »,
le général Bertrand (t. II, p. 103), et un « ordre secret » mentionné par M. Bou-
lay de la Meurthe (p. 211) — mais qui tenait à y reparaître avec l'éclat de la
victoire, manifesta sa volonté de partir en toute hâte à son chef d'état-major,
Berthier, à son ancien condisciple, alors son secrétaire, Bourrienne, et à Gan-
teaume chargé d'apprêter rapidement et secrètement les navires nécessaires.
Il écrivit le 5 fructidor (22 août) à Kleber de se trouver le 7 (24 août) à Ro-
sette où il avait, disait-il, des communications urgentes à lui faire. Sans
l'attendre, se bornant à laisser à celui qu'il chargeait du commandement de
l'armée des instructions écrites, il s'embarquait en cachette et quittait
l'Egypte, dans la matinée du 6 (23 août), amenant avec lui Berthier, Lannes,
Murât, Marmont, Monge, Berthollet et quelques autres, décidé à se mettre
« à la tête du gouvernement » (général Bertrand, t. II, p. 172).
Dans ses instructions à Kleber, il a écrit : « J'abandonne, avec le plus
HISTOIRE SOCIALISTE 479
grand regret, l'Égyple. L'intérêt de la patrie, sa gloire, l'obéissance, les évé-
nements extraordinaires qui viennent de s'y passer, me décident seuls ».(Cor-
respondance de Napoléon i", l. V, p. 738). Que signifierait ce mot « obéis-
sance », si Bonaparte n'avait rien reçu en dehors des journaux de Sidney
Smith? Ce mot à lui seul me parait prouver que Bonaparte eut connaissance,
directement ou indirectement, par le SanNicolo ou par une autre voie, delà
décision du Directoire de le rappeler en France, décision formulée par celui-
ci dans une lettre du 7 prairial an VII (26 mai 1799) adressée à Bruix, et dont
nous savons aujourd'hui que les frères de Bonaparte eurent vent à la Sn de
mai (Boulay de la Meurthe, p. 128). Ce qui confirme l'opinion que Bonaparte
fut, avant son départ, particulièrement renseigné sur les affaires de France,
c'est le mot dit par lui, en 1803, à M"= de Rémusat et rapporté par celle-ci
dans ses Mémoires (t. I, p. 274) : << Je reçus des lettres de France; je vis qu'il
n'y avait pas un instant à perdre ». Et dans quel état laissait-il l'Egypte, c'est
ce que va nous apprendre le rapport de Kleber adressé le 4 vendémiaire
an VIII (26 septembre 1799) au Directoire, mais malbeureusement saisi par les
Anglais qui le gardèrent pendant quatre mois, afin de ne pas nuire à Bona- "^ t,<c
parte, parce qu'ils pensaient qu'il allait rétablir les Bourbons. Déçus dans cet
espoir, ils livrèrent le rapport; c'était alors trop tard pour qu'il eût un effet
utile. L'armée, écrivait Kleber, «est réduite de moitié... Le dénùment d'armes,
de poudre de guerre, de fer coulé et de plomb présente un tableau aussi alar-
mant... Les troupes sont nues... Bon-parte, à son départ, n'a pas laissé un
sou en caisse, ni aucun objet équivalent. Il a laissé, au contraire, un arriéré
de près de douze millions » {Mémoires de Bourrienne, édition D. Lacroix, t. Il,
p. 210).
§ 2. — Sur mer.
Nous avons dit (cbap. xvi § 1") que les Anglais réprimèrent avec cruauté
les velléités d'indépendance de l'Irlande. Aussi une nouvelle insurrection fut
complotée et on comptait sur le Directoire pour la soutenir; mais ce fut après
que Bonaparte eût fait renoncer à la descente projetée en Angleterre, au mo-
ment où la désorganisation de l'armée et de la flotte par l'expédition d'É^jypte
et le manque de fonds rendaient plus difficiles les préparatifs de la France,
que la révolte provoquée, peut-on dire, par des rigueurs systématiques, éclata
en Irlande (23 mai) sans cohésion suffisante; elle y était facilement étouffée
et les dernières bandes insurgées étaient anéanties le 14 juillet 1798. Pour
répondre à l'appel, daté du 16 juin (Desbrière, Projets et tentatives de
débarquement aux lies britanniques, t. II, p. 40), des Irlandais insurgés, le
Directoire se décida à organiser de petites expéditions à Brest, Rochefort,
Dunkerque et au Texel. La première expédition prête, celle de Rochefort, ne
partit que le 19 thermidor (6 août) avec 1019 soldats montés sur trois fré-
gates et commandés par le- général Humbert. Cette poignée d'hommes débar-
480 HISTOIRE SOCIALISTE
quait, le 5 fructidor (22 août), dans la baie de Killala, au nord-ouest de l'Ir-
lande, occupait le lendemain Ballina et, s'avançant témérairement dans un
pays pacifié, faisait fuir 6000 hommes des milices à Castlebar (10 fructidor-
27 août) où Humbert proclamait la République irlandaise. Le 18 (4 septembre),
il quittait Castlebar avec l'intention, pour dérouter l'ennemi, de marcher
d'abord vers le nord dans la direction de Sligo et de se porter ensuite vers
l'est du côté de Dublin; il battiit les miliciens non loin de Collooney le 19 (5
septembre); puis, après avoir pendant quelques heures continué sa roule vers
le nord-est, il tournait brusquement à droite, traversait, le 21 (7 septembre),
le Shannon au sud du lac Allen et ne tardait pas à être attaqué par 15000
hommes à l'est de ce lac, à Ballinarauck, bourg situé à une vingtaine de kilo-
mètres au nord de Longford (22 fructidor-8 septembre). Obligé de capituler,
il était conduit avec ses compagnons à Dublin; ils furent bien traités et échan-
gés bientôt après : Humberl rentra en France le 5 brumaire (26 octobre).
L'expédition de Brest ne parvint à sortir que le .30 fructidor (16 septembre);
mais, assaillie le 20 vendémiaire (11 octobre) dans la baie de Donegal par la
flolte de Warren, le vaisseau le Hoche et six frégates sur huit furent capturés,
certaines d'entre elles, comme la Loire du vaillant capitaine Segond, après
avoir soutenu plusieurs combats; les deux qui échappèrent eurent aussi à
lutter; c'est sur l'une d'elles que le général Ménage fut blessé à mort (29 ven-
démiaire-20 octobre). Parmi les prisonniers se trouvèrent le chef de division
Bompart, le général Hardy, l'adjudant-général Smith, autrement dit l'Irlan-
dais Wolf Tone qui, pour échapper à la pendaison, se coupa la gorge avec
un petit canif le 12 novembre; il mourut sept jours après. Ce désastre fit
renoncer à une expédition plus importante qu'on préparait à Brest. Un brick
quitta Dunkerque le 18 fructidor (4 septembre), aborda en Irlande le 30 (16
septembre) et, à la nouvelle de la capitulation d'Humbert, se réfugia en Nor-
vège. Les trois frégates qui, sous les ordres de Savary, avaient transporté
l'expédition d'Humberl, étaient rentrées en France le 23 fructidor (9 sep-.-
tembre); reparties de La Rochelle le 21 vendémiaire (12 octobre), elles purent,
après avoir atterri à Killala le 6 brumaire (27 octobre), regagner la France. Les
deux frégates sorties, le 3 brumaire an VII (24 octobre 1798), du Texel, se
firent prendre presque aussitôt et ainsi se terminèrent les projets sur l'Ir-
lande.
Les navires de l'Angleterre et ceux que la Russie avait, nous l'avons vu
au début de ce chapitre, mis à sa disposition, étaient « en partie équipés par
des individus étrangers »; aussi le Directoire prit-il, le 7 brumaire an VII
(28 octobre 1798), un arrêté déclarant pirate et ordonnant de traiter comme
tel tout individu appartenant à un pays ami, allié ou neutre et faisant partie
des équipages des bâtiments ennemis, « sans qu'il puisse, dans aucun cas, allé-
guer qu'il y a été forcé par violence, menaces ou autrement ». Ceci était
exorbitant; mais il faut ajouter qu'un nouvel arrêté du 24 brumaire (14 no-
HISTOIRE SOCIALISTE 48i
vembre 1798) annula implicitement le précédent en renvoyant l'époque de
son exécution à « un arrêté subséquent » qui ne fut pas pris.
Le débarquement des Français en Egypte avait décidé le sultan Sélira III,
déjà mécontent de leurs opérations dans les îles Ioniennes, à accepter contre
eux les secours du tsar, et le désastre naval d'Aboukir (1" août 1798) ne pouvait
que le pousser à la guerre ; le 20 août, il signait avec Paul I" une convention
en vertu de laquelle l'amiral russe Ouchakov entrait, le 5 septembre, dans le
Bosphore à la tête de seize navires qui venaient se joindre à la flotte turque
placée sous les ordres de Kadir-bey; il déclarait officielleraent la guerre à la
France le 9 septembre (23 fructidor); dès le 2 septembre, il avait fait arrêter
le personnel de l'ambassade, puis notre consul général à Smypoe, l'ancien
conventionnel Jeanbon Saint- André. Nous n'avions à Constantinople (chap. xvi,
S 1") qu'un chargé d'affaires, Ruffln, et les événements allaient empêcher
Descorches, désigné de nouveau (voir fin du chap. ix) comme ambassadeur^
le 16 fructidor an "V'I (2 septembre 1798), de rejoindre son poste. Une partie
de la flotte russo-turque se prés entait, le 16 vendémiaire an Vil (7 octobre
1798), devant Gerigo; après bombardement, une cinquantaine de Français
commandés par le capitaine Michel oblin rent(21 vendémiaire-12 octobre), sur
menace de se faire sauter, de garder leurs armes, d'être rapatriés aux frais
des alliés et — souci qui les honore — la promesse qu'aucune vengeance ne
serait exercée contre les habitants de l'île. L'autre partie de la flotte était, le
2 brumaire (23 octobre), devant Zante; il y avait là 400 hommes, mais leur
chef n'eut pas la superbe altitude de Michel et fut traité plus durement
(4 brumaire-25 octobre). Les alliés passaient ensuite à Céphallénie, où la pe-
tite garnison se rendit; à Thiaki, dont le détachement de 25 hommes, sous
les ordres d'un capitaine, put, grâce aux habitants, s'embarquer et atteindre
Corfou le 8 (29 octobre); à Sainte-Maure qui, après une résistance de quinze
jours, capitula le 26 (16 novembre) ; à Corfou, devant laquelle toute la flotte
se trouvait réunie le 30 (20 novembre). Quelques vaisseaux avaient entamé le
blocus dès le 15 (5 novembre); mais la garnison allait résister héroïquement.
Chabot se battit sur terre; la frégate le Généreux, que commandait le
chef de division Le Joysle, se battit sur mer. Le 17 pluviôse (5 février 1799),
les assiégés manquant de tout, cette frégate fut chargée d'aller chercher des
secours et réussit, après combat, à traverser la flotte ennemie; mais, quand
elle fut prête à repartir d'Ancône (12 germinal-1" avril), tout était terminé :
réduite à la dernière extrémité, la garnison avait capitulé, le 13 ventôse
(3 mars), obtenant leshonneurs delà guerre, son rapatriement sous promesse
de ne pas servir pendant dix-huit mois, et l'amnistie pour les habitants de
l'Ile, remise provisoirement aux Turcs. Le Joysle voulant que les préparatifs
faits servissent à quelque chose, se dirigea sur Brindi^i, canonna le fort, et,
après quelque résistance, la ville se rendit (20 germinal an VII-9 avril 1799);
malheureusement un des derniers boulets tirés de celle-ci blessa mortelle-
482 HISTOIRE SOCIA.LISTE
méat Le Joysle, « véritable officier républicaiu », a dit M. Charles Rouvier
[Histoire des marins français sous la République, p. 370), dont les « dernières
paroles furent des vœux pour la République, des encouragements à son équi-
page » [Idem, p. 399). Au début des hostilités, Ali de Tebelen qui, en flat-
tant Bonaparte, avait gagné sa confiance, s'élait emparé de Prevesa, ville que
nous détenions sur les côtes d'Albanie, et avait fait écraser, le 2 brumaire
(23 octobre), àNikopolis, 700 de nos soldats par 4000 fantassins et 3000 cava-
liers; la plupart des prisonniers furent martyrisés. En mai 1799, la flotte
russo-turque proposition devant Ancône; levé provisoii'ement le 20 prairial
(8 juin), le blocus fut repris à la fin de juillet : le général Monnier, que les
troupes autrichiennes cernaient sur terre, ne capitula qu'à bout de ressources
(21 brumaire an vm-12 novembre 1799).
La Porte travaillait en même temps à soulever contre la France les Etats
barbaresques. Si l'envoyé impérial ne réussit pas auprès deMouley-Soliman,
sultan du Maroc, plus indépendant que les trois régences, le dey d'Alger,
Mustapha, faisait arrêter, le 29 frimaire an VII (19 décembre 1798), le consul
français et lançait, le 8 nivôse (28 décembre), six corsaires algériens sur les
côtes de France ; avec moins de passion, le bey de Tunis, Hamoudah, n'en
ordonnait pas moins, le 15 nivôse (4 janvier 1799), l'arrestation de notre agent
consulaire et la séquestration de quelques bateaux; le pacha de Tripoli,
Yousouf, agissait dans le même sens, le 10 pluviôse (29 janvier), mais avec
encore plus de mollesse, malgré les manoeuvres des Anglais. A son tour, le
Directoire prenait contre les tiois régences des mesures coercitives et, le
27 pluviôse an YII (15 février 1799), autorisait la course contre elles et la
saisie de leurs marchandises même sous pavillon neutre. Il aurait été pré-
férable de s'arranger avec elles, ce qu'on aurait pu l'aire assez vite si on
avait eu de l'argent en caisse : des cadeaux et la restitution de sept raillions
que la France leur devait en vertu d'anciens comptes — le dey d'Alger, no-
tamment, avait, le 11 messidor an IV (29 juin 1796), prêté pour deux ans
200000 piastres fortes, soit un peu plus d'un million de francs (Archives na-
tionales, AF m, dossier 1940) — auraient sans doute assuré la sécurité de
nos côtes et permis de ravitailler Malte.
Nelson, nous l'avons vu, s'était éloigné de l'Egypte, le 19 août 1798, pour se
rendre dans la baie de Naples. Reçu en triomphateur par la cour, il devint l'amant,
la chose, d'une aventurière, Emma Harte, femme de l'ambassadeur anglais i.
Naples, William Hamilton, et favorite, dans le sens le plus ignominieux, de
la reine Marie-Caroline, qui associait sans effort les pratiqnes de fa dévotion
à celles de toutes les débauches. Les Maltais s'étant, un mois après Aboukir
(16 fructidor-2 septembre), soulevés contre les Français, avaient été appuyés
par des vaisseaux porluijais, retour d'Egypte, et anglais. Nelson s'arracha
des bras de lady Hamillon — parlant, dans une lettre à lord Spencer, de
cette femme, de son mar' et de lui-même, U disait : « à nous trois nous ne
HISTOIRE SOCIALISTE iS3
faisons qu'un » (ErnouT, Nouvelles études sur la Révolution française, an-
née 1799, p. 45, noie) — et rejoignit l'escadre combinée, le 3 brumaire (24 oc-
tobre), devant l'île de Gozzo, qui se rendit le 8 (29 octobre). Vaubois fut
bientôt étroitement bloqué dans Malle, oij il allait vaillamment tenir pen-
dant vingt-deux mois. D'un autre côté, les Anglais, par la prise de Port-
Mahon, dont le gouverneur espagnol capitula sans résistance sérieuse le
15 novembre 1798, devinrent maîtres de Minorque. Dans ces conditions, vou-
lant aller au secours de l'armée d'Egypte, le Directoire fui naturellement
conduit à renoncer à toute action dans le nord, aQn de pouvoir concentrer
toutes ses forces dans la Méditerranée qui, on le sait, lui échappait de plus
en plus. Sur un rapport du vice-amiral Bruix, ministre de la inarine, le Direc-
toire décidait, le 29 frimaire an Vil (19 décembre 1798), d'armer à Brest
24 vaisseaux de ligne. Bruix nommé, le 24 ventôse (14 mars 1799), « général
en chef de l'armée navale de Brest », avec mission de pénétrer dans la Médi-
terranée, vint activer les préparatifs; l'intérim du ministère de la marine
fut confié d'abord à Lambrechts, puis à Talleyrand.
Profitant d'un brouillard épais qui avait obligé l'escadre anglaise deBrid-
port, chargée de surveiller Brest, à s'éloigner, Bruix put sortir, le 7 floréal
(26 avril). Informe de cette sortie le lendemain, Bridport crut à une nouvelle
expédition en Irlande et se lança vers le nord, tandis que Bruix, marchant
vers le sud, arrivait, le 15 (4 mai), non loin de Cadix, oii Keith maintenait le
blocus de l'escadre espagnole. Au moment oii les deux flot les anglaise et
française s'apprêtaient à combattre, elles eurent à lutter contre une terrible
tempête; le lendemain matin, les vaisseaux anglais n'étaient plus là. Bruix
franchissait le détroit de Gibraltar sans encombre et, le 25 (14 mai), il jetait
l'ancre à Toulon. Keith, pendant ce temps, recevait Tordre de se porter vers
Minorque, où se concentraient les forces anglaises. Cet éloignement de l'es-
cadre de blocus rendit sa liberté à la flotte espagnole enfermée depuis deux
ans à Cadix. L'amiral Mazarredo, à la lêle de 17 vaisseaux, se dirigea vers
Port-Mahon; mais, par suite d'avaries, il relâcha à Carthagène (20 mai).
Après avoir assuré l'entrée, dans le port de Gênes, d'un convoi de blé des-
tiné à l'approvisionnement de l'armée d'Italie, Bruix mouillait, le 16 prairial
(4 juin), dans la baie de Vado, près de Savone. Là il recevait, le 18 (6 juin), la
lettre du Directoire du 7 prairial (26 mai), mentionnée plus haut à propos de
Bonaparte et de son départ d'Egypte, lui prescrivant de joindre la flotte espa-
gnole, de secourir Malte et d'aller chercher Bonaparte; il apprenait presque
en même temps que Keith approchait avec une flotte àe 22 vaisseaux. Hâtant
ses préparatifs de départ, Bruix sortait de Vado le 20 (8 juin), esquivait par
une manœuvre habile la flotte anglaise et entrait, le 10 messidor (28 juin),
dans le port de Carthagène. Ne pouvant entraîner Mazarredo vers Malte, et
espérant avoir raison de sa résistance, il consentit à partir avec lui, le 11
129 juin), pour Cadix, où les deux flottes se trouvaient le 22 (10 juillet). Bruix
484 HISTOIRE SOCIALISTE
y reçut bientôt des lettres de Paris du 13 et du 16 (1" et 4 juillet); elles n'in-
sistaient plus sur la mission qui lui avait été précédemment confiée, ne
lui imposaient cependant pas un nouveau plan et paraissaient favorables à
son retour dans l'Atlantique. Aussi Bruix levait l'ancre le 9 thermidor (27 juil-
let); il était un peu plus tard suivi par Mazarredo, qui avait été d'abord très
irrésolu, et leurs -40 vaisseaux atteignaient Brest le 21 (8 août).
Keith ne s'était pas douté de la manœuvre de Bruix à la sortie de Vado;
il avait, durant plusieurs jours, croisé à sa recherche entre la Corse et les
Baléares, et ce fut ainsi qu'il captura, le 30 prairial (18 juin), la division du
contre-amîrâl Perrée qui, après être allée aux environs de Saint-Jean d'Acre,
avait fait voile vers l'Europe. Ayant relâché à Port-Mahon, Keith apprenait
la jonction des deux flottes espagnole et française et se jetait à leur poursuite;
à la tête de 31 vaisseaux, il passait le détroit de Gibraltar (30 juillet) et n'était
plus très loin d'elles lorsqu'elles entrèrent à Brest où, étroitement bloquées,
elles devaient rester jusqu'à la fin de la guerre. Parmi les quelques combats
isolés qui eurent lieu sur mer vers cette époque, je signalerai celui du 24 fri-
maire an VII (14 décembre 1798), de la corvette la Bayonnaise, revenant de
Cayenne et se rendant à Rochefort, contre la frégate anglaise Ambuscade,
ancien navire français pris et remis en état par les Anglais; après une
lutte héroïque, la corvette s'empara de la frégate, mais fut si gravement
atteinte qu'elle dut rentrer dans la rade de l'île d'Aix remorquée par sa
prise.
A Saint-Domingue, nous étions en train d'être évincés par Toussaint
Louverture. Le Directoire, autorisé par la loi du 5 pluviôse an IV (25 janvier
1796), à envoyer des agents dans les colonies, avait chargé les citoyens
Roume, Raymond, Leblanc, Giraud et Sonthonax, désigné comme président
de cette commission, de se rendre à Saint-Domingue. Sonthonax, qui avait
vu, en effet, le 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), sa mise en liberté provi-
soire (chap. ix) déclarée définitive et les accusations formulées contre lui par
les propriétaires d'esclaves ou leurs amis réduites à néant, arrivait dans l'île
le 22 floréal an IV (11 mai 1796). Quelque temps avant, le 30 ventôse (20 mars
1796), le gouverneur intérimaire Laveaux avait été pris et emprisonné par
une bande de mulâtres ; bientôt relâché et réintégré dans ses fonctions, grâce
à l'intervention de Toussaint, il avait, par reconnaissance, nommé celui-ci
« lieutenant au gouvernement général de la colonie ». Un décret de la Con-
vention du 5 thermidor an III (23 juillet 1795) — précédemment mentionné
(S 2 du chap. xi) à propos du régime colonial — l'avait déjà nommé général
de brigade, ainsi que le mulâtre Rigaud, en même temps que Laveaux était
fait général de division. Enfin ce dernier grade ayant été bientôt accordé à
Toussaint par les agents du Directoire, lui était reconnu par celui-ci le
30 thermidor an IV (17 août 1796), et tout contribuait de la sorte à accroître
son autorité.
HISTOIRE SOCIALISTE
Voulanl éliminer Laveaux et Sonthonax, Toussaint usa de toute son
Influence pour faire élire, à la fin de fructidor an IV (septembre 1796), le pre-
mier au Conseil des Anciens elle second aux Cinq-Cents; annulées par la loi
du 10 germinal an V (30 mars 1797), ces élections devaient être validées par
celle du 2" jour complémenlaire de l'an V (18 septembre 1797). Laveaux partit
le 28 vendémiaire an > (19 octobre 1796), ce dont Toussaint lui sut toujours
gré; malgré son élection, Sonthonax resta. Cela ne faisait pas l'affaire de
LrV. 454. — HISTOIRE SOClALIâTK. — THKBMIDOK ET DIRECTOIRE. LIV. 454.
4«6 HISTOIRE SOCIALISTE
Toussaint qui, fatigué de ,=a présence, allait, après la ruse, employer la force,
lorsque Sonthonax s'en alla secrètement le 7 fructidor an V (24 août 1797). A
cette date, les Anglais ne tenaient plus dans l'Ile que Port-au-Prince, le Môle
Saint-Nicolas et deux ou trois autres points sans grande importance; la colo-
nie était entre les mains de deux véritables proconsuls, le nègre Toussaint dans
le nord et l'ouest, le mulâtre Rigaud dans le sud. Le Directoire approuva en
apparence la conduite de Toussaint; mais, se méfiant de ses intentions, il
envoya le général Hédouville qui, parti de Brest le 30 pluviôse an VI (18 fé-
vrier 1798), arriva dans l'île le 18 germinal (7 avril). Toussaint affecta de traiter
sans lui avec les Anglais qui signèrent, le 15 mai, la capitulation de Port-au-
Prince et, le 31 août, une convention secrète en vertu de laquelle les quel-
ques points encore occupés par eux et, en dernier lieu, le Môle Saint-NMcolas
(1" octobre), furent évacués : il ne restait plus de soldats anglais à Saint-
Domingue. Les dissentiments allèrent croissant entre Toussaint et Hédou-
ville; dans la nuit du 30 vendémaire an VII (21 octobre 1798), le chef nègre,
à la tête d'une douzaine de raille hommes, cernait inopinément la ville du
Cap et s'emparait des forts. N'ayant pas assez de troupes à sa disposition,
impuissant, Hédouville se rendit avec sa suite à bord des frégates et fit voile
pour la France (1" brumaire-22 octobre); il entra en rade de Lorient le 27 fri-
maire (17 décembre 1798). Toussaint écoutait trop les prêtres: quelques jours
avant cette algarade, le 19 vendémiaire (10 octobre), une de ses proclama-
tions portait que « les chefs de corps sont chargés de faire dire aux troupes
la prière, le matin ou le soir, selon que le service le permettra » {Moniteur
du 7 nivôse an VII-27 décembre 1798). Le commissaire français Roume était
resté dans la colonie, oîi il subissait influence de Toussaint, qu'il appelait
dans un discours, le 16 pluviôse an VII (4 février 1799), le « vertueux général
en chef Toussaint Louverture » {Moniteur du 25 prairial-13 juin), et qui
devenait de plus en plus le maître, tout en écrivant, le 25 floréal (14 mai
1799), à son aide de camp à Paris, le citoyen Case {Moniteur du 25 thermidor-
12 août), que c'était le calomnier que de lui supposer « le projet insensé
d'indépendance » et qu' « un jour on reconnaîtra que la République n'a pas
de plus zélé défenseur que lui ».
Le jour même de son départ, Hédouville avait écrit à Rigaud pour le dé-
gager de toute obéissance à l'égard de Toussaint; il eut par là une grande
part de responsabilité dans la guerre qui ne tarda pas à éclater entre les deux
chefs, après la publication de cette lettre par Rigaud le 15 juin 1799. D'atroces
hostilités durèrent jusqu'au départ pour Paris, le 29 juillet 1800, de Rigaud
vaincu.
§ 3. — Sur le continent. Premiers conflits.
Sur terre les choses n'allaient pas mieux que sur mer. Ce fut la cour de
Naples qui recommença les hostilités; eUe s'était prépa^rée en conséquence
bien avant le désastre d'Aboukir : le 19 mai 1798, elle avait conclu avec l'Au-
HISTOIRE SOCIALISTE 4S7
triche à Vienae un traité d'alliance défensive suivi d'une augmentation de
son armée; le 11 juin, convention secrète avec l'Angleterre suivie d'une nou-
velle augmentation. Le parti de la guerre immédiate, à la têle duquel étaient la
reine et sa favorite Emma Hamillon, profita de la victoire navale d'Aboukir,
puis de la présence du vainqueur à Naples avant et après la prise de l'Ile de
Gozzo, pour triompher des dernières hésitations du roi, qu'avait rendu indé-
cis la résolution de l'Autriche de ne pas encore entrer en campagne. Si la
cour de Vienne se refusait pour l'instant à prendre l'offensive, elle voulut au
moins contribuer à assurer le succès de l'armée napolitaine en metlant à la
disposition de Ferdinand IV le général Mack. Avec les 60000 hommes envi-
ron placés sous ses ordres, ce dernier prépara l'envahissement du territoire
de kl République romaine défendu effectivement par 19000 Français. A la
nouvelle des rassemblements que les Napolitains opéraient sur la frontière
romaine, le Directoire, à la fin de vendémiaire (milieu d'octobre), sur le
conseil de Joubert sous les ordres duquel il était à l'armée de Mayence, dé-
signa pour le commandement de l'armée de Rome, reconstituée comme ar-
mée à part et qui allait devenir l'armée de Naples, Championnet, arrivé à
Rome le 28 brumaire an Vil (18 novembre 1798). Le 3 frimaire (23 novem-
bre), l'Etat romain était envahi par les Napolitains qui, tout en déclarant
n'en vouloir qu'aux sujets du pape insurgés contre leur souverain, ajou-
taient que la résistance des Français serait considérée comme une dé-
cktralion de guerre. Macdonald, qui avait succédé à Rome à Gouvion Salnt-
Gyr (chap. xvi, § 2), avait appris avec mauvaise humeur la nomination
de Championnet. On trouve dans la Revue d'histoire rédigée à l'état-major
de l'armée la preuve de sa « susceptibilité jalouse », « des bruits calomnieux »
lancés contre Championnet, de son « dépit > (février 1903, p. 336, 338, 354),
de son « plan » pour le « supplanter » [Idem, avril 1903, p. 724) ; et dans
« le procès pendant jusqu'aujourd'hui entre ces deux hommes » {Idem, p.
727), il me paraît que les torts ont été du côté de Macdonald. A l'actif de
Championnet, je rappellerai son bel ordre du jour du 19 frimaire (9 décem-
bre) : a Le général en chef... malgré les. horreurs commises par les Napoli-
tains envers nos prisonniers et nos blessés, arrête . art. 1". — Tous les pri-
sonniers napolitains seront traités avec toute l'humanité que l'on doit à un
ennemi vaincu ou désarmé... » {Idem, p. 735).
Le 5 frimaire (25 novembre), ne laissant que 800 hommes dans le
château Saint-Ange, il faisait évacuer Rome et se repliait sur Civita Castellana,
petite place fortifiée au sud-est de Viterbe ; le 9 frimaire (29 novembre), Fer-
dinand IV entrait à Rome en triomphateur, les partisans de la République
étaient outragés et emprisonnés, les restes de Duphot outragés et le pape
invité à revenir « sur les ailes des chérubins » (Revue d'histoire rédigée à
r étal-major de l'armée, février 1902, p. 320); mais la sainte horreur des pelles
existait déjà et ce voyage sensationnel n'eut pas lieu. Les Napolitains avan-
488 HISTOIRE SOCIALISTE
çaient sur cinq colonnes : celle de droite par Ascoli, Fermo, Macerata, Foligno;
celle de gauche par Fondi, Terracina, Velletri, Albano; à côté de celle-ci, la
colonne principale allait vers Rome par Frosinone; entre cette dernière co-
lonne et la colonne de droite, deux autres colonnes marchaient, l'une dans
la direction d'Otricoli, situé sur la rive gauche du Tibre, un peu au-dessous
du confluent de ce fleuve et de la Nera, l'autre vers Rieti et Terni. Le général
Lemoine battait cette colonne à Terni le 7 frimaire (27 novembre). Le 8
(28 novembre), la colonne de droite était battue par les troupes du général
Casablanca non loin de Fermo. Le li (1°"' décembre), c'était le tour de la co-
lonne du centre, qui avait pris la direction d'Otricoli, et d'une brigade de la
colonne de droite : Macdonald les délogeait de Magliano, posiiion au sud
d'Otricoli. Enfin, le 14 (4 décembre), Kellermann, près de Civita Caslellana,
au sud-ouest de Magliano, infligeait une défaite à une partie de la colonne de
gauche et, le 19 (9 décembre), la brigade de la colonne de droite, que Macdo-
nald avait battue le 11 (1" décembre), était obligée de se rendre. Cet échec
décida Mack, qui projetait une attaque contre Terni avec la colonne princi-
pale, à rétrograder. Il commençait, le 22 (12 décembre), son mouvement de
retraite et, le lendemain matin, il était à Albano; le roi avait déjà filé furti-
vement de Rome et, d'une seule traite, il avait gagné Naples. Un détachement
d'arrière-garde n'ayant atteint Rome que dans la nuit du 24 (14 décembre),
dut se retirer vers Orbetello oii, le 29 (19 décembre), après l'avoir battu,
Kellermann lui permit de s'embarquer pour Naples; son chef était le comte
Roger de Damas, émigré français dont le patriotisme et le nationalisme con-
sistaient à commander le feu contre des troupes françaises au profit -d'un
monarque étranger. De retour dans sa capitale, ce roi invita se? sujets à se
battre pour lui, fil emballer pour plus de 60 millions de numéraire et d'objets
précieux, s'installa, le 22 décembre, avec ses colis et sa cour sur les navires
de Nelson et débarqua, le 26, à Palerme, laissant au prince Pignalelli le soin
de le représenter à Naples.
Le 24 frimaire (14 décembre), les Français étaient rentrés à Rome et,
allant bientôt de l'avant, ils obtenaient, le 11 nivôse (31 décembre 1798), la
soumission de Gaëte. Mack avait concentré ses troupes sous les murs de
Capoue; Macdonald tenta maladroitement d'enlever cette ville, le 14 nivôse
(3 janvier 1799), et échoua au moment où l'armée se trouvait par derrière,
du côté, notamment, de Fondi, Itri et Sessa, en butte aux attaques des habi-
tants des campagnes qui avaient entrepris une guerre de partisans sous l'ac-
tion du fanatisme religieux et aussi, il faut le reconnaître, du sentiment
louable de défense du sol natal contre des en vahisseurs. Le développement
de Tinsurreclion paysanne et l'inconvénient de n'avoir pu opérer sa liaison
avec les troupes qui manœuvraient à l'est, où Pescara avait été occupée par
elles le 4 nivôse (24 décembre), déterminèrent Championnet à accepter la
proposition d'un armistice formulée, le.21 (10 janvier), au nom de Pignatelli;
HISTOIRE SOCIALISTE 489
cet armistice, signé le 22 (11 janvier), lui livra Capoue qu'il fit occuper le 25
(14 janvier), et lui promit le payement, dans le délai de quinze jours, d'une
contribution de dix millions. A celle nouvelle, le 26 (15 janvier), les lazaronl,
population paresseuse et mendiante de Naples, s'insurgèrent; la ville fut
pendant trois jours livrée à toutes leurs fantaisies, Pignatelli imila le roi et
partit pour la Sicile, le général Mack se réfugia dans le camp français (27 ni-
vôse-16 janvier); non seulement la petite fraction révolutionnaire, mais la
bourgeoisie elle-même sollicita l'intervention de Championnet qui, dès le
1" pluviôse (20 janvier), avait fait avancer ses troupes sous les murs de la
ville. Le lendemain l'attaque commençait et, après de furieux combats, se ter-
minait le 4 (23 janvier). Maître de Naples, Championnet fit désarmer les laza-
roni, abolit la royauté et institua la « République napolitaine » comme il fut
dit à la séance des Cinq-Cents, le 19 pluviôse-7 février [Moniteur du 24-12
février), et dans le document officiel inséré dans le Moniteur du 4 ventôse
(22 février), et que, depuis, publicistes et historiens ont, pour l'amour du
grec, appelée « parlhénopéenne » du premier nom de Naples, Parlhénopé;
déjà le Moniteur du 9 germinal an VII (29 mars 1799) parle de « la nouvelle
république napolitaine ou parthénopéenne ».
C'était dans la nuit du 15 au 16 frimaire an YII (5 au 6 décembre 1798)
que le Directoire avait appris l'agression des Napolitains contre la République
romaine et, dans son court message t'u 16 (6 décembre) aux Cinq-Cents et aux
Anciens, après avoir signalé «l'insolente attaque » de la cour de Naples, pas-
sant au roi de Sardaigne contre lequel il agissait en dessous depuis assez
longtemps, il ajoutait : « Le Directoire exécutif croit aussi devoir vous dé-
clarer que la cour de Turin, également perfide, fait cause commune avec
nos ennemis et couronne ainsi une longue suite de forfaits envers la Répu-
blique française ». Il proposait , en conséquence — proposition votée par les
Cinq-Cents et approuvée par les Anciens le jour même — « de déclarer la
guerre au roi de Naples et au roi de Sardaigne ». Celui-ci n'aurait certaine-
ment pas demandé mieux que d'être débarrassé des Français, vœu très com-
préhensible de sa part, étant données les exigences réitérées et les manœuvres
aggravantes de leurs agents ou de ceux des Répubhques ligurienne et cisal-
pine, qui ne furent pas étrangères à certaines révoltes, d'ailleurs cruelle-
ment réprimées. Contrairement à leurs instructions, d'après MM. Guyot et
Muret {Revue d'histoire moderne et contemporaine, 15 février 1904, p. 320),
notre ambassadeur à Turin, Ginguené, et le général Brune en arrivèrent à
réclamer qu'une garnison française occupât la citadelle de Turin, et le roi
avait fini par céder; à la suite d'une convention signée le 10 messidor an VI
(28 juin 1798), nos troupes avaient pris possession de cette citadelle le 15
(3 juillet). Sous l'influence croissante de l'élément militaire, c'était de la part
de notre ambassadeur et du Directoire qui ratifia sa conduite après coup, la
continuation de la politique d'envahissement, peu faite pour rassurer les
490 HISTOIRE SOCIALISTE
paissaaces et pour consolider la paix : les ministres de Russie, de Portugal
et d'Angleterre à Turin demandèrent leurs passeports; et si le roi avait cru
désarmer ainsi ses vainqueurs, il dut s'apercevoir bientôt qu'il s'était trompé.
Les incidents fâcheux s'étaient multipliés de telle sorte que,-lors de l'attaque
du roi de Naples, on put craindre de voir Charles-Emmanuel IV imiter son
exemple; aussi proûta-t-on de l'occasion pour se défaire de lui.
On n'avait pas de prétexte, on en créa un : on imagina de lui adresser de
nouvelles demandes de nature, dans l'esprit du général Joubert, à provo-
quer un refus ou, tout au moins, une hésitation dont il ne manquerait pas
de profiler. En conséquence, le 9 frimaire (29 novembre), on lui réclama
d'approvisionner les places pour quatre mois, de fournir sur-le-champ le con-
tingent de 9 000 hommes prévu par le traité du 16 germinal an Y (5 avril
1797 (chap. xvi, § 2), et de laisser prendre les armes de l'arsenal de Turin; cette
dernière demande avait élé ajoutée de son autorilé privée par Joubert (Revue
d'histoire rédigée à l'état-major de l'armée, février 1902, p. 324). Le roi ac-
céda aux deux premières demandes, sous réserve du plus bref délai possible,
il répondit négalivemeni à la troisième. Aussitôt, le coup prémédité entrait
dans la phase d'exécution. Joubert qui, depuis le 11 brumaire (1" novembre),
commandait l'armée d'Italie, à la tête de laquelle il avait succédé à Brune —
on le verra plus loin — donnait, le 13 frimaire (3 décembre), les derniers
ordres et, le 16 (6 décembre), grâce à un subterfuge, les soldats français
occupaient Chivasso, Alexandrie, Goni, Suse, Novare. Turin, dont on tenailla
citadelle, se trouvait en quelque sorte cerné; toute résistance était impos-
sible : le 18 frimaire an YII (8 décembre 1798), le roi signait une renoncia-
tion à ses droits sur le Piémont, et partait dans la nuit du 9 au 10 décembre
Le jour même du départ, Joubert, démissionnaire, confiait le commandement
de l'armée à Moreau (19 frimaire-9 décembre).
Après être resté quelque temps dans le grand-duché de Toscane, le roi
s'embarqua à Livourne, le 14 février 1799, pour la Sardaigne. Un gouverne-
ment provisoire fut constitué qui, entrant dans les vues du Directoire, pro-
nonça l'annexion — ratifiée ensuite par un vote — du Piémont à la France
et cessa ses fonctions le 21 germinal (10 avril). Or, dans son message du
23 frimaire (13 décembre) au Corps législatif, aussi long que celui du 16
(6 décembre) était bref, le Directoire, tout en s'eflorçant de dresser un acte
d'accusation catégorique aussi bien contre le roi de Sardaigne que contre le
roi de Naples, affirmait en terminant qu' « aucune vue ambitieuse ne se mê-
lera à la pureté des motife qui lui ont fait reprendre les armes ».
Le Piémont n'avait pas été le seul pays d'Italie en butte à la politique
hypocrite d'empiétements et d'exploitation.
Dans la République cisalpine on n'était pas plus favorisé Le traité du
3 ventôse an VI -21 février 1798 (chap. xyi, § 2) par lequel, suivant l'expres-
sion de Talleyrand Pallain, Le ministère de Talleyrand sous le Directoire,
HISTOIRE SOCIALISTE 491
p. 324, note), on avait « bridé les Cisalpins », n'avait été que difficilement
ratifié, les 12 et 20 mars, par les Conseils de la jeune Piépublique. Aussi,
Brune, après avoir, pris, le 14 germinal (3 avril), le commaDdement de l'ar-
mée d'Italie (clxap. xvi, § 2), cherchait à briser la résistance que les débats
relatifs à ce traité avaient révélée. Le 24 germinal (13 avril), conformément
aux instruclioQs du Directoire (Sciout, Le Directoire, t. III, p. 252), il exigeait
l'exclusion de deux directeurs et de neuf députés. A ces abus d'autorité
s'ajoutaient d'autres vexations. Dans une lettre du 8 germinal an VI (28 mars
1798) au Directoire, Scherer, ministre de la guerre, avouait que, à la date du
30 ventôse (20 mars), la Cisalpine payait 73 000 rations, alors que l'armée
complète d'Italie ne comptait que 30 000 hommes [Idem, t. IV, p. 3,
note). Ces procédés, ces charges et peut-être aussi le mécontentement de ne
pouvoir, par suite du traité de Paris, satisfaire des velléités d'agrandisse-
ment, occasionnèrent des plaintes qui, venant en même temps que des rap-
ports de quelques-uns de nos agents, par exemple Daunou et FaipouU alors
commissaires près de la république romaine, où étaient dénoncés les abus
de l'autorité militaire, et que certaines incitations de politiciens milanais
cherchant à mettre le Directoire français au service de leur politique parti-
culière, poussèrent celui-ci à vouloir réfréner l'autorité militaire et fortifier
le pouvoir exécutif local. Trouvé nommé, le 15 pluviôse (3 février), ambassa-
deur à Milan oîi il n'arrivait que le 26 floréal (15 mai), eut mission d'opérer
la réforme constitutionnelle en ce sens, mais, afin de ne pas éveiller les sus-
ceptibilités de l'Autriche déjà trop portée à suspecter la réalité de l'indépen-
dance de la Cisalpine à l'égard de la France, en sauvegardant les apparences,
de façon à ce que l'initiative semblât venir des Cisalpins; il était accompa,-
gné de Faipoult chargé d'établir un plan de finances.
Les choses traînèrent d'abord en longueur, à cause de la résistance du
général Brune qui eut un écho à la tribune des Cinq-Cents. A la séance du
3 fructidor an VI (20 août 1798), Lucien Bonaparte demanda la parole pour
une motion d'ordre et stigmatisa le coup d'Etat projeté contre la Constitution
cisalpine, calquée sur la Constitution de l'an III : « On vous écrit qu'une
atteinte à la Constitution cisalpine ne serait qu'un essai sur la nôtre; mais
avant qu'une telle atteinte soit portée à notre pacte social, je le déclare et
j'en jure, il faudra se résoudre à passer sur le corps de plus d'un représen-
tant du peuple.... C'est le système qui a fondé la tyrannie de César..,.
Proclamons donc que la Constitution de l'an III est la volonté inébranlable
du peuple, que la revision ne peut s'obtenir que par les moyens constitution-
nels, que la préparer par d'autres moyens est un attentat». Quatorze mois
et demi plus tard (chap. xxii), il prouvait la sincérité de son amour pour la
Constitution en contribuant à la briser. Le Conseil des Cinq-Cents passa à
l'ordre du jour et, le 13 fructidor (30 aolit), le coup d'Etat fut opéré à Milan :
les troupes françaises gardèrent les suites des conseils; ne furent admis que
492 HISTOIRE SOCIALISTE
les députés munis d'une lettre de convocation spéciale ; Trouvé prit la parole
devant eux et, sous prétexte d'améliorer la situation financière, conseill?,
« au nom de la République française et par ordre de son gouvernement »
{Moniteur du 25 fructidor- 11 septembre) de supprimer la moitié du Corps
législatif, soit au grand conseil 80 membres, aux Anciens 40, de subordon-
ner rexercice des droits de citoyen au payement de l'impôt et de laisser,
toujours pour la première fois, au gouvernement français la nomination des
directeurs, dont trois sur cinq furent conservés. Les députés présents approu-
vèrent tout, mais avec la remarque expresse qu'ils agissaient par ordre, tan-
dis que Trouvé aurait dû dissimuler la nature de son intervention. Cette
maladresse et le désaccord croissant entre Brune et Trouvé amenèrent le
Directoire à remplacer ce dernier par Fouché (4 vendémiaire an YII-25 sep-
tembre 1798), Du coup. Brune crut pouvoir démolir l'œuvre de son adver-
saire et, dès que Trouvé eut quitté ses fonctions, dans la nuit du 27 au
28 vendémiaire an VII (18 au 19 octobre 1798), il changea certains directeur^,
certains députés et certains fonctionnaires et convoqua les assemblées pri-
maires pour se prononcer sur le retour à la Constitution de 1797 légèrement
amendée. Bientôt (3 brumaire-24 octobre) une proclamation du Corps légis-
latif cisalpin annonça que les transformations de Brune étaient adoptées ; le
30 vendémiaire (21 octobre), Fouché, qui était là depuis huit jours et qui
n'avait pas encore bougé, présentait ses lettres de créance au nouveau direc
toire. Or, à la date du coup d'Etat de Brune, il y avait quatre jours (arrêté
du Directoire du 23 vendémiaire -14 octobre) que ce général était remplacé à
la tête de l'armée d'Italie par Joubert, qui avait Jourdan pour successeur à la
tète de l'armée de Mayence. Brune allait succéder en Hollande à Hatry qui,
à son tour, devait bientôt prendre le commandement de la division de ré-
serve à l'armée d'Italie.
Un arrêté du Directoire de Paris, du 4 brumaire an VII (25 octobre 1798),
connu à Milan le 16 (6 novembre), annula les décisions de Brune. Par un
nouvel arrêté du 17 (7 novembre), il était ordonné à Fouché de cesser toutes
relations avec le directoire cisalpin jusqu'à ce que les autorités eussent été
reconstituées comme elles étaient avant le 28 vendémiaire (19 octobre) et de
convoquer les assemblées primaires pour voter sur la constitution présentée
par Trouvé. Mais Fouché qui avait laissé faire Brune et, d'accord avec Jou-
bert arrivé à Milan le 12 brumaire (2 novembre), avait promis au directoire
cisalpin installé par Brune de le maintenir, mit si peu d'empressement à
exécuter ces arrêtés que le Directoire, le 4 frimaire (24 novembre), lui substi-
tua Rivaud. Celui-ci, qui était à Milan le 16 frimaire (6 décembre), dut
mettre Fouché sous le coup d'une menace d'arrestation pour lui faire
quitter l'Italie. Le nouvel ambassadeur ayant réclamé à Joubert le concours
de la force armée pour l'exécution des arrêtés du Directoire, le général se
soumit; mais, aussitôt que son œuvre fut terminée en Piémont, il envoya
HISTOIRE SOCIALISTE
493
(19 frimaire -9 décembre) sa démission ; connue à Paris le 24 (14 décembre),
elle devait être refusée. Le 18 frimaire (8 décembre), le troisième cou^
d'Etat était accompli par Rivaud pour annuler celui de Brune dont, cepen-
dant, il ratifia quelques nominations.
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(D'après BonneTille, Bibliothèque aationale).
En Toscane, la conduite tenue à l'égard du grand-duc Ferdinand III,
soit à propos du séjour du pape dans ses Etats, soit au sujet de réclamations
financières, n'était pas de nature à augmenter sa sympathie fort restreinte
pour la République, Pendant que l'armée de Naples envahissait la Répu-
blique romaine, l'escadre anglaise avait conduit et débarqué sur le territoire
du grand-duc, à Livourne, avec menace de bombarder la ville dans le cas de
LIV. 455, — BISTOIBE SOCIALISTE. — THERUIDOR ET DIREOTOIHK. LIV. 455.
494 HISTOIRE SOCIALISTE
résistance, 3000 soldats napolitains (28 novembre 1798). Nouveau- débarque-
ment le i" décembre, et le gouvernement toscan s'était borné, en la circoa-
stance, à adresser une circulaire à tous les ministres étrangers à Florence
pour dégage sa responsabilité et promettre qu'il n'y aurait aucun acte d'hos-
tilité, sauf s'il était nécessaire de se défendre. En apprenant, le 19 frimaire
;in VII (9 décembre 1798), roccupation de Livourne par les Napolitains, le
Directoire écrivit d'abord à Joubert d'agir, à l'égard de la Toscane et aussi
de la République de Lucques, comme il le jugerait utile {Revue d'histoire
rédigée à Vétat-major de Farmée, juin 1903, p. 1261), et celui-ci chargea
Sérurier d'entrer en Toscane; mais, dans la nuit du 10 au 11 nivôse (30 au
31 décembre), il recevait une lettre du 4 (24 décembre) par laquelle le Direc-
toire lui prescrivait de suspendre seulement l'expédition contre la Toscane
{Idem, p. 1265-1266). A ce même moment, il se plaignait, en effet, — nous
le verrons tout à l'heure — de la marche d'une armée russe sur le territoire
de l'Empire, et, ne se sentant pas suffisamment préparé à une reprise géné-
rale des hostilités, il craignait de donner barre sur lui en se prêtant, à son
tour, à une violation de territoire. En conséquence, les troupes de Sérurier
rétrogradèrent. Seule, la marche sur Lucques, qui avait été ordonnée en même
temps que l'entrée en Toscane, continua. Sérurier était sans peine maître de
Lucques le 15 nivôse an VII (4 janvier 1799). Le 6 pluviôse (25 janvier), une
nouvelle constitution, calquée sur la Constitution de l'an III, était procla-
mée et les nouvelles autorités allaient entrer en fonction le 27 (15 février).
Sur ces entrefaites, par une lettre du 21 nivôse (10 janvier), le Direc-
toire rendait à Joubert toute liberté en Toscane; mais, effrayé par la pre-
mière entrée en campagne des Français, le grand-duc avait supplié le com-
mandant des troupes napolitaines d'évacuer Livourne et leur embarquement
avait eu lieu les 4 et 9 janvier. Toute excuse pour son expédition lui étant
ainsi enlevée à l'heure oti il lui était permis de l'entreprendre, Joubert ré-
clama au grand-duc 2 millions afin d'indemniser la France des préparatifs
qu'elle avait dû faire ; le 22 nivôse (11 janvier), le gouvernement toscan con-
sentait à payer un million. Cela ne devait pas le sauver : après de nouvelles
réclamations, sous prétexte cette fois d'indemniser les Français victimes de
l'occupation de Livourne, on allait l'obliger à quitter ses Etats. Le l" nivôse
(21 décembre), Joubert avait connu le refus de sa démission par le Direbtoire
et avait consenti à la retirer. Mais il tenait à garder son chef d'état-major
Suchet qui, ancien chef d'état-major de Brune, avait été, par nos agents ci-
vils, rendu responsable des abus militaires. En apprenant qu'un arrêté du
7 nivôse (27 décembre) destituait Suchet, Joubert, le 16 nivôse (5 janvier), re-
donnait sa démission que le Directoire acceptait le 4 pluviôse (23 janvier) j
ayant reçu avis de celte acceptation le' 12 (31 janvier), Joubert p-<rlait le len-
demain en laissant le commandement provisoire au général Delmas, le plus
ancien en jrrade.
HISTOIRE SOCIALISTE
L'échec des conférences deSellz, suspendues le 18 messidor an "VI-6 juil-
let 170S (chap. xvn, § 2), ne devait pas, tout en indisposant définitivement
l'Autriche désireuse de s'étendre en Italie, empêcher la continuation du
Congrès de Rastatt. Nous avons vu (chap. xvi, § 2) que, le 15 germinal (4
avril), avait été admis le principe de la sécularisation des principautés ecclé-
siastiques. Mais l'Autriche, devant les résistances du Directoire à ses ambi-
tions en Italie, commençait dès cette époque à se désintéresser des travaux
du Congrès et poursuivait avec la Prusse et la Russie ses négociations parti-
culières. Son principal délégué, Cobenzl, avait été rappelé, le 12 avril, à
Vienne où Thugut, tout en conservant la haute direction des affaires, lui cé-
dait le ministère des affaires étrangères. A la suite de l'incident de Berna-
dotte, il était reparti, le 8 mai, pour Rastatt et de là pour Seltz. Ce même in-
cident fut cause — l'émotion qu'il souleva n'ayant pas besoin d'être accrue
par des demandes excessives — que les plénipotentiaires français Treilhard
et Bonnier ne communiquèrent que le 14 floréal (3 mai) au Congrès une note
de Talleyrand du 23 germinal (12 avril), parvenue le 28 (17 avril), et récla-
mant certains points sur la rive droite, toutes les îles du Rhin, la démolition
de la forteresse d'Ehrenbreitstein et le transfert aux Etals de la rive droite
des dettes des pays cédés sur la rive gauche. Ces prétentions, et en particu-
lier celle de s'installer sur la rive droite, dénotaient la plus coupable, la plus
folle et aussi la plus dangereuse avidité; le général Le Michaud d'Arçon cité
par la Revue d'histoire rédigée à tétat-major de l'armée (aotit 1903, p. 340)
a constaté qu'elle « n'est pas seulement contraire au but d'une politique pré-
voyante, mais, à ne la considérer que sous les rapports d'utilité militaire,
on jugera qu'une attitude toujours menaçante et qui, par conséquent, tien-
dra l'ennemi dans une attente continuelle, nous priverait des avantages in-
calculables de nos soudaines irruptions ». Le 25 floréal (14 mai) une note
allemande opposait un refus en termes modérés. Quelques jours après (fln
du chap. xvn), Treilhard était élu directeur; il quitta, le 30 floréal (19 mai),
Rastatt où, nommé la veille à sa place, Jean De Bry arrivait le 24 prairial
(12 juin). Le 8 (27 mai), le Directoire avait adjoint Roberjot à De Bry et à
Bonnier. Pendant plus de six mois, le Congrès devait discuter sur les préten-
tions précédentes que le Directoire atténua cependant un peu. Enfin, le 19
frimaire an YII (9 décembre 1798) après un ultimatum remis le 16 (6 dé-
cembre) par les plénipotentiaires français ayant, encore seuls, connaissance
de l'agression napolitaine [Idem, février 1902, p. 358) et menaçant de rom-
pre les négociations si, dans les six jours, une réponse catégorique n'était
pas donnée, le Congrès de nouveau cédait.
3Le succès du Directoire était plus apparent que sérieux et durable. En
effet, les négociations particulières engagées entre les gouvernements fran-
çais et autrichien par la voie d'intermédiaires c'.wers (ambassadeurs espa-
gnol, toscan et cisalpin) devaient échouer. Pour l'Autriche, déjà en pourpar-
496 HISTOIRE SOCIALISTE
1ers en vue d'une nouvelle coalition, l'unique but de ces négociations —
étant donné qu'elle savait désormais ne pouvoir tirer du Directoire l'a-
grandissement en Italie qu'elle tenait avant tout à acquérir — était, par la dis-
simulation de ses véritables projets, de gagner du temps pour obtenir, dans
la coalition qu'elle préparait, les meilleures conditions possibles; et, pendant
que ces négociations traînaient, le cabinet de Vienne s'entendait avec le tsar
contre la France. Paul l", dont les envahissements du Directoire à Rome, en-
Suisse et enfin h Malte avaient encore renforcé les mauvaises dispositions
(chap. XVI, § 2), se décidait, le 24 juillet, à fournir aux Autrichiens une armée
auxiliaire; il ordonnait bientôt de grands préparatifs, et ce fut peu après
que la flotte de l'amiral Ouchakov s'apprêta à aller agir de concert avec la
flotte turque. Dès l'instant qu'il voulait la guerre, le tsar la voulait tout de
suite; l'Autriche, ne pensant qu'à ses intérêts propres et à arracher des sub-
sides à l'Angleterre, montrait moins d'impatience et ne se jugeait pas encore
suffisamment soutenue. Un corps russe était cependant en marche et péné-
trait dans la Galicie en octobre, tandis que la flotte russo-turque opérait
contre les îles Ioniennes. D'autre part, les Grisons refusant leur réunion à la
République helvétique et ayant appelé l'Autriche à leur secours, une demi-
brigade autrichienne était entrée, dans la nuit du 18 au 19 octobre, sur leur
territoire; un peu plus tôt, le 9 octobre, le gênerai autrichien, Mack, avait
pris le commandement de l'armée napolitaine.
Le Directoire n'avait pas attendu que tous ces événements fussent
accomplis pour comprendre que la France était menacée de nouveaux périls.
A la fin de Tan YI, il était évident que la guerre pouvait recommencer d'un
moment à l'autre. En fructidor (septembre 1798) était constitué, auprès du
Directoire, un « Bureau militaire » chargé de préparer les plans de cam-
pagne, et pour les détails duquel je renvoie aux Études sur la campagne de
i799, en cours de publication dans la Revue d' histoire rédigée à V état-major
de /'armée •( décembre 1903, p. 484). Ce « Bureau » devait être supprimé
moins d'un an après {Moniteur du 2 messidor an VII -20 juin 1799). Précé-
demment, une loi du 3 fructidor an VI (20 août 1798) avait décidé, pour
l'an VII, le maintien de l'armée sur le pied de guerre. Mais nous n'avions
plus, pour défendre nos frontières, que des squelettes d'armées. Sur !e
rapport de Jourdan, le Conseil des Cinq-Cents organisa la « conscription »
que consacra une loi du 19 fructidor an VI-5 septembre 1798 (chap. xi, § 2).
Une loi du 3 vendémiaire an VII (24 septembre 1798) mil aussitôt en activité
de service 200000 conscrits, et une autre — l'argent manquant encore plus
que les hommes — du 26 vendémiaire (17 octobre) décida que les fonds
nécessaires pour leur équipement et le service de la marine seraient obtenus
par la vente aux enchères de 125 millions de biens nationaux. Cette levée
d'hommes fut cause de troubles dans- certains endroits et, par suite « de
nombreuses et révoltantes exemptions » des jurys municipaux, disait le
HISTOIRE SOCIALISTE 497
ministre de la guerre Scherer, en frimaire-décembre (Sciout, Le Directoire,
t. IV, p. 36), par suite aussi de nombreuses désertions (circulaires de Scherer
des 13, 15 et 19 nivôse an VII -2, 4 et 8 janvier 1799, dans le Moniteur des
26 et 28 nivôse-15 et 17 janvier), elle ne fournit pas le nombre décrété.
Pour essayer de contrebalancer le revirement du tsar, Sieyès avait été.Ie
19 floréal an VI (8 mai 1798), en remplacement de'Caillard, nommé ambassadeur
à Berlin, où il était arrivé le 11 messidor (29 juin), avec l'intention et la préten-
tion d'amener Frédéric-Guillaume III à, une alliance offensive et défensive
(voir Guyol et Muret, Revue d'histoire moderne et contemporaine, janvier
1904, p. 253-254). Mais le choix de Sieyès, qui n'avait pas été agréable au roi,
n'était pas fait pour faciliter la tâche. Sieyès était un de ces hommes politi-
ques ayant avnnt tout la prétention d'être pratiques, mais n'estimant d'avance
pratique que ce qui concorde avec leurs opinions, leurs intérêts ou leurs
appétits, se laissant alors égarer avec une facilité déconcertante par de vieilles
apparences, par l'absolu d'idées fixes, par la rage de convoitises personnelles,
sur le véritable sens de la réalité. C'est peu de temps après son arrivée à
Berlin, qu'il devait émettre l'idée de réduire l'Angleterre au moyen du blocus
continental (voir de Barante {Histoire du Directoire de la République fran-
çaise, t. III, p. 244 et Sieyès d'AIbéric Neton, p. 340). Il fallut vite renoncer
à l'espoir caressé et s'estimer heureux de la neutralité du roi de Prusse qui se
méfiait delà France et de l'Autriche, s'enlendant au moins pour lui cacher les
articles secrets du traité de Campo-Formio, et que l'Autriche et la Russie
s'efforçaient aussi d'entraîner de leur côté. Dans la crainte, inspirée par la
marche des Russes, d'une guerre immédiate, le Directoire, qui était alors
loin d'être prêt, avait, le 11 brumaire an VII (1" novembre 179S), écrit direc-
tement à Vienne, à l'empereur, ofl'rant l'évacuation et la neutralisation des
Républiques romaine et helvétique s'il consentait à renvoyer aussitôt les
troupes russes, et se déclarant disposé à entrer tout de suite en négociation
avec l'Angleterre et la Porte en vue de la pacification générale. La lettre
parvint le 10 novembre à Vienne et fut communiquée le lendemain à Tam-
bassadeur de la Grande-Bretagne. Thugut et lui étaient partisans de la
guerre; mais, toujours pour gagner du temps, on répondit, le 12, que la ré-
ponse définitive serait donnée lorsque le cabinet de Londres, avisé, aurait
fait connaître sa décision {Mé7noires tirés des papiers d'un homme d'État
[HardenbergJ, t. VI, p. 384 à 386) qui, en l'état des choses, n'était pas dou-
teuse.
Les Russes, en effet, avançaient pendant qu'au Congrès de Raslatt on
continuait à amonceler les paperasses diplomatiques et que les choses y pre-
naient en apparence une tournure satisfaisante; le 16 décembre, ils étaient
à Brtinn. Aussi, au moment où les petits princes de l'Empire attendaient
avec une avide impatience le règlement de la question des indemnités, le
13 nivôse an VII (2 janvier 1799), les plénipotentiaires français, conformément
498 HISTOIRE SOCIALISTE
à une note de Talleyrand du 4 nivôse an VII (24 décembre 1798), signifiaient
à leurs collègues que, si la diète de Ratisbonne ne s'opposait pas à la marche
des Russes à travers l'Empire, le Directoire regarderait cette abstention
comme une violation de neutralité équivalant à une déclaration de guerre.
N'ayant pas reçu de réponse nette de l'Autriche, ils refusèrent toute note
sur un point quelconque des négociations tant qu'il n'aurait pas été répondu
à l'ultimatum du 2 janvier. Ils ajoutèrent, le 12 pluviôse (31 janvier), que si,
dans un délai de quinze jours, Terapereur n'avait pas éloigné les troupes
russes de l'Autriche et des autres États de l'Empire, il y aurait reprise des
hostilités. C'était en fait la fin du Congrès que l'empereur cherchait depuis
longtemps à acculer à l'impuissance, sans vouloir prendre l'initiative de le
dissoudre officiellement. Le 27 pluviôse (15 février), n'ayant rien reçu de
l'Autriche, le Directoire envoyait à ses armées l'ordre d'opérer un mouve-
ment; il y eut un retard de quelques jours dû à l'insuffisance des préparatifs
et à la rigueur de la saison. Cependant, sur un nouvel ordre du Directoire
du 2 ventôse (20 février), les opérations commencèrent avant que le Corps
législatif eût été appelé à se prononcer; ce ne fut que le 22 ventôse an VII
(12 mars 1799) qu'il vota, sans opposition, la déclaration de guerre à l'Autriche
et à la Toscane, des manœuvres hostiles de laquelle il venait seulement,
disait-il, « d'acquérir la preuve ». Le Directoire semble avoir cru jusqu'au
bout qu'au dernier moment l'Autriche finirait par céder. Le 4 pluviôse
(23 janvier) avait été signée la capitulation du fort d'Ehrenbreitstein, sur la
rive droite du Rhin, oîi tenaient seules les troupes de l'archevêque de Trêves,
prince-électeur de l'Empire, depuis le départ des troupes autrichiennes, le
15 décembre 1797. Commencé presque aussitôt après (nivôse an VI) par les
troupes françaises, le blocus avait continué avec des alternatives de rigueur
et de relâchement. Deux bataillons français l'occupaient le 8 pluviôse an VII
(27 janvier 1799).
Divers traités avaient consacré la deuxième coalition des puissances eu-
ropéennes contre la France: traité de Saint-Pétersbourg du 29 novembre 1798,
entre le tsar et le roi de Naples, qui en concluait un autre à Naples, le 1" dé-
cembre, avec l'Angleterre, et un troisième, le 21 janvier 1799, à Constanti-
nople, avec le sultan ; traité de Saint-Pétersbourg du 29 décembre 1798 et
convention complémentaire du 14 janvier 1799 entre l'Angleterre et le tsar,
auquel le gouvernement anglais payait son concours de 45000 hommes
opérant en Allemagne, par d'importants subsides : 225000 livres sterling
(5625000 fr.) tout de suite et 75000 livres (1875000 fr.) par mois; traités
approuvés par le sultan à Constantinople, le 23 décembre avec la Russie,
et le 5 janvier avec l'Angleterre.
Cette dernière puissance rêvait de coaliser contre la France la Russie,
l'Autriche et la Prusse. Malgré le refroidissement de celle-ci pour la France,
malgré les nombreuses tentatives faites auprès d'elle par la Russie et l'Angle-
HISTOIRE SOCIALISTE
terre et, en dernier lieu, par Panin, en janvier 1799, et par Tliomas GrenvLLle,
fin février, tout ce qu'elle consentit finalement à accepter, ce fut une alliance
défensive pour toucher les subsides offerts par l'Angleterre. Mais le cabinet
anglais ne voulant payer qu'une alliance offensive, l'entenle ne put aboutir;
en avril, à la suite d'une nouvelle démarche du tsar restée infructueuse, les
négociations étaient définitivement rompues. La Prusse gardait la neutralité
par crainte de l'infériorité qui pouvait ' résulter pour elle du triomphe de
l'Autriche surtout et aussi de la Russie.
Paul I" avait été irrité des lenteurs de l'Autriche traînant les choses en
longueur pour se faire payer plus cher sa participation à une guerre qu'elle
désirait; il lui en avait voulu, en outre, de n'avoir pas secouru le roi de
Naples et en était arrivé à la soupçonner de chercher sérieusement à s'en-
tendre avec la France. Pour l'apaiser, le gouvernement autrichien se montra,
à la fin de décembre, très aimable pour les troupes russes, des gratifications
furent distribuées, l'empereur les passa en revue et écrivit, le 6 janvier 1799,
une lettre de félicitations au tsar, à qui, un peu plus tard, le 31 janvier,
il faisait demander, par flatterie, d'autoriser Souvorov à prendre le comman-
dement supérieur de l'armée autrichienne sur i'Adige; le tsar rassuré avait
consenti, et Souvorov était parti pour Vienne le l^' mars.
Avant de nous occuper des détails de la campagne, voyons comment les
choses se terminèrent à Rastatt. Malgré la déclaration de guerre, les envoyés
français, allemands et auiri chiens étaient restés dans cette ville. La peur des
armées autrichiennes et russes pouvait seule contrebalancer chez les petits
jrinces allemands leur ardeur à saisir la riche proie que devaient leur assu-
rer la sécularisation et le partage des principautés ecclésiastiques; mais, le
7 avril, l'envoyé autrichien Metternich annonçait son départ qui avait lieu le
13; or, d'après les règles en vigueur, il était l'intermédiaire obligé entre les
envoyés du Directoire et la députation de l'Empire. Son départ équivalait
véritablement, dès lors, à la dissolution du Congrès, ainsi que le constatèrent
dans une dernière séance, le 23 avril, les quelques délégués encore présents.
Tout en protestant le surlendemain contre cette solution, les plénipotentiaires
français déclarèrent qu'ils partiraient le 9 floréal 28 avril). A celte époque,
un corps d'armée autrichien, sous les ordres du feld-maréchal-lieutenant von
Kospoth, couvrait, du côté de la Forêt-Noire, l'armée de l'archiduc Charles
cantonnée dans les environs de Stockach ; l'avant-garde de ce corps, confiée au
général-major von Merveldt, avait son aile droite autour de Rastatt; celle-ci,
commandée par le général von Gôrger, comprenait, en particulier, des hussards
autrichiens, colonel von Barbaczy, et des hussards émigrés français, patrio-
tiquement à la solde de l'Autriche, colonel von Egger. Ce même jour, 28 avril,
le colonel Barbaczy ordonnait au capitaine Burkhard d'occuper Rastatt avec
un détachement et de signifier aux trois envoyés du Directoire qu'en état de
guerre leur présence ne pouvait être tolérée plus longtemps dans un pays où
500 HISTOIRE SOCIALISTE
se trouvait l'armée autrichienne; ils devaient quitter la ville dans les vingt-
quatre heures. Après divers incidents qui n'indiquaient pas de bonnes inten-
tions de la part des Autrichiens, les plénipotentiaires purent sortir de Ras-
tatt, le 28 avril 1799 (9 floréal an Vil), à dix heures du soir. Leurs voilures
avaient à peine dépassé les portes de la ville qu'elles étaient arrêtées par des
hussards qui, n'en voulant qu'aux ministres français, frappèrent successive-
ment Jean De Brj-, Bonnier et Roberjot à coups de sabre, sous les yeux de
leurs femmes et de leurs enfants. Seul, DeBrynefut pas atteint mortellement.
Parmi les réactionnaires de l'époque, il se trouva des gens pour accuser
le Directoire et Jean De Bry de ces assassinats ; sans les approuver ouverte-
ment, le clérical M. Sciout {Le Directoire, t. IV, p. 185), répèle avec complai-
sance ces odieuses accusations et ce qui lui paraît de nature à les étayer; un
peu plus loin (p. 190), il s'évertue à démontrer en faveur des Autrichiens
qu' « aucun homme de quelque importance n'a commandé ce crime, ni même
donné des ordres mal interprétés ». Or d'une lettre confidentielle adressée,
le 18 mai 1799, par l'archiduc Charles à son frère l'empereur {Rastatt —
L'assassinat des mi7iistres français, par le capitaine Oscar Criste, p. 180-181
de la traduction Irançaise), il résulte que des instructions avaient été don-
nées au commandant de l'avant-garde, Merveldt, par le lieutenant-colonel
Mayer von Heldenfeld, chef d'élat-major de Kospoth, à la suite d'une lettre
que lui avait écrite le général-major von Schmidt, chef d'état-niajor général
de l'archiduc; Schmidt n'exprimait que « ses sentiments personnels », aux-
quels Mayer aurait eu le tort de donner « une signiflcalion particulière et, de
cette manière, l'affaire s'est envenimée. Chacun des subalternes y ajoutant
un peu du sien, il en est résulté fatalement ce malheureux événement. Le
général Schmidt reconnaît avoir commis une grosse faute... Je consi ière la
faute du général Schmidt comme une étourderie, comme la manifestation
inopportune de sa haine violente pour les Français ». Et ce prince qui avait
annoncé, le 2 mai, à Masséna que les coupables, s'ils étaient sous ses ordres,
seraient punis, ne se préoccupait, dans sa lettre du 18, que d'assurer l'impu-
nité au principal coupable dont il sollicitait « instamment » le pardon comme
« une faveur» personnelle. A cette lettre, écrite par l'archiduc dix jours après
que la commission d'enquête réunie pour se prononcer sur la culpabilité d'une
trentaine de hussards autrichiens avait commencé ses travaux, il faut joindre
une nouvelle lettre du 2 septembre adressée par l'archiduc à l'empereur au
moment oii, d'après le capitaine autrichien Criste [Idem, p. 397), l'enquête
allait être close sans résultat. Il n'y avait, à son avis, que deux façons d'en
Dnir avec cette affaire ; ou dire la vérité ou la cacher [Idem, p. 382-384).
« Si l'on adopte le premier moyen, il convient de considérer que l'on sera
obligé de lui donner la sanction qu'il comporte. On ne saurait, en effet, punir
les hussards qui n'ont fait qu'exécuter des ordres reçus. Il faudrait donc re-
monter jusqu'à ceux qui les ont dunnés et atteindre la personne ou, pour
HISTUIRE S0GIA.L1STE
501
mieux dire, les trois personnes entre les mains desquelles tout a passé, à
savoir : le général Schraidt, le lieutenant-colonel Mayer, le général comte
Merveldt et peut-être au besoin le général Gôrger. Or, je dois franchement
faire connaître à Votre Majesté qu'en choisissant cette voie il me semble
impossible d'éviter certaines communications de nature à compromettre la
cour et le service de Votre Majesté... La majorité des Français a, dès le début,
l'achiile aux pieds légers
Mack se rendant au camp français.
(D'après une estampe de la Bibliothèque National».)
accueilli la nouvelle du crime avec une assez grande indifférence et a soup-
çonné les délenteurs du pouvoir. Cette manière devoir commence éprendre
actuellement racine en Allemagne... On perdrait d'un coup et bien inutile-
ment tout le terrain qu'on a gagné dans l'opinion publique si l'on se décidait
Il représenter les choses absolument telles qu'elles se sont passées. Ceux qui
détiennent actuellement le pouvoir en France ne manqueraient pas, dans
les circonstances présentes, de tirer parti de cet aveu et, de toute façon, on se
trouverait forcément compromis... Plus je réfléchis sur toute l'affaire, plus
je suis intimement convaincu qu'il convient plus que jamais de lui donner
la tournure et l'aspect le plus favorable, et de montrer que nos soldats ne sont
LIT. 43C, — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERUIDOR ET DIRECTOIRS. tIT. 456.
50Q' HleTlQPRsE SOCrAiEIS'T'H:
pas les auteurs da criTue.., Il faut toutefois reconnaître que. l'on: n'y pan-
\iendra' pas sans dîfSicaUé'. Mais il est hors devdouiei' que; poiury araiiven, il.
Importe^ sans parler' des efforts d'intelligence' qa'ik y aura! li^eu de faire,
d'exiger de'tous ceux qui. sareiii qu'clque chose 'de l'affaiire, qu'ils :Co.njtinup.nt
à 'garderie' silence qu'ils ont observé jusqu'ici. »
, Eîi> pnéseirce' de' ces deux luttres dant l'anthentieité est iacoittestable et
incontestée, qui n'étaient destinées qu'à l'empereur, on est, sans avoir le
moindre parti pris, fondé à faire retomber la responsabilité de l'assassinat
sur des officiers autrichiens. Malgré notre ignorance des détails de l'affaire
et des ordres mêmes donnés par les principaux coupables, les affirmations
confidentielles de l'archiduc, d'un homme bien placé pour savoir la vérité,
que ce qu'il se voit forcé de reconnaître affecte péniblement, qui, ne cher-
chant qu'à sauver Schmidt en transmettant ses aveux, est évidemment plus
porté à atténuer la culpabilité qu'il signale qu'à l'aggraver, ses affirmations,
dis-je, ne sauraient être infirmées que par des preuves décisives. Au lieu de
ces preuves, le capitaine Grisle apporte ses convictions intimes, c'est insuffi-
sant. Il ne nie ni la lettre de Schmidt à Mayer, ni les instructions de Mayer
à Merveldt, ni les dispositions prises en conséquence par Merveldt et le chef
de son aile droite Gôrger, mais il interprète ces documents capitaux d'une
manière favorable à sa thèse; seulement, par un malheureux hasard, « il a
été impossible de retrouver » les documents par lui interprétés sans les avoir
vus (p. 48). Cet auteur si fécond en interprétations et en suppositions dépour-
vues de tout contrôle, reproche à l'archiduc de s'en être tenu à des « appré-
ftiations » (p. 183). Cependant, dans la lettre du 18 mai, l'arcliiduc renvoie à
« l'annexe n° i » relative à 1' « idée» émise par Schmidt; or, avec une régu-
larité vraiment fâcheuse pour ses interprétations, M. Crisle nous apprend
(note de la p. 180) qu'il a été impossible de retrouver cette annexe. Enfin,
très difficile pour les autres et content de peu pour lui-même, M. Criste
triomphe parce que, « en 1819, vingtans après l'attentat », dans une histoire
de sa campagne de 1799 destinée à être publiée, l'archiduc Charles a écrit :
« On ignore jusqu'à ce jour quels ont été les auteurs de ce crime. Il appar-
tient à la postérité de découvrir et de dévoiler ce secret » (p. 406). Je me
boEoerai à. faire remarquer que cette attitude est.toat à fait conlJoraie:à celLe.
quLapfévahi. et que. l'archiduc conseillait, confidentiellemenit à l'empereur.
dafl& la lettre du 2 septembre,, où. il se montrait si pr.éoccu.pé d'établir « aux
yeux du monde l'honneur et la dignité du gouvernement impérial ».(p..384);,
cela, prouve que l'archiduc avait d« la suite dans les- idées et pas autre chose.
A l'occasion de ces assassinats-, uni rapport sur let mois de floréal aaVIl
(avril-mai 1799), meationaé par. M. Roequain. (X'e'to^ rfe la France, au. 1.S èrw-
maire,,T^di7St),. signale « les démoastEatàons d'une, joie, im^ie quîûnli faii pa^
raitre. les. royaliales de quelques déparleretenls (Cher,, Rhône, Alpes-Mari-
times, etc.) au récit de nos revers^ ».. Braves patriotes! Dignes pcécuBseurs
HISTOIRE SOCIALISTE 903
du nationalisme! Dans tin sentiment opposfé, l'administration municipale de
Nancy, nous apprend le Monitewr du 13 prairial (1" juin 1799), avait cru
'deyoir consigner au quartier les oïficiers et soldats autrichiens prisonniers
d« guerre ; ayant été instruit par elle • de -cette mesure, le mirristre de la
'guerre lui avait rëpandu,")e 5 prairiar(24 mai), -en l'invitant «à en user
cotame par le passé vis'^à-'vis de ces étrangers, c'est-à-dire à allier la plus
stricte surveillance aux procédés que réclament le malheur et rhumanité ».
Dne telle lettre fait honneur à son signataire Milet-Murean.
§ 4. — Terrible assant des coalisés.
Quelles étaient, au début de la campagne, les positions occupées départ
-et d'autre?. Le. Directoire iavait six armées disséminées sur :ume ligne s'éten-
dant du Helder au Vésuve. .L'armée de Hollande, di 177 hommes {Revue .d'his-
toire rédigée à l'état-major de l'armée, décembre 1903, p. 584), étalit icom-
mandée par Brune depuis frimaire (lin de novembre 1798). L'arn^ée dite de
Mayence, qui comprenait (chap. xvn, fin du § 1") depuis le 9 pluviôse. an VI
(28 janvier 1798) toutes nos forces sur le Rhin, mise, le 23 vendémiaire. an VII
(14 octobre 1798), sous des ;ardres de Jourdan,, fut bienlâl divisée de nouveau
en deux parties ;: l'une, dite armée .d'obBervation, ,28 394 jhommes {Idem,
p. -584), confiée le 12 ^pluviôse an VII (31 janvier i799):à Bernadolte, l'autre,
dite armée du.Danube, comiptant 39 347 hommes (irfew) sous l'action immé-
diate de Jourdan. Le commandement de la quatrième armée, celle d'Helvétie,
26 339 hommes {Idem), restait (chap. xvi, § 2) entre les mains de Masséna,
(quîun .arrêté idu 12 ventôse :an Vil (2 mars 1799) maintint, ainsi que Berna-
;dolte, soiîs.laisubordinalion de Jourdan. Le.3;ventôsean VII (21 févrierlTgS),
Scherer, nommé général en chef des armées idltalie et de Naples, quittait île
ministère de la guerre, où /Malet^Mureau lui succédait; il devait, avec l'aide
;de Moreau en remplacement de Joubert démissionnaire, mener directement
les opérations de l'armée d'Italie proprementdite, comprenant 60'901 hommes
{Idem,)^. 584), plus 37 641 immobilisés dans les garnisons du Piémontet des
iRépubliques cisalpine et ligucienne {Idem,'p. 584); les 25870 hommes de l'ar-
JiBée:deNapleB(Mem) eurentàleuTitête, à parbirde ventôse an Vll,(ma'rs 1799),
Macdonald substitué à Cha-urpioimet, disgracié à la suite d'un ditTérend avec
le commissaire civJl ,du)Direcloire'P;iipoult et traduit, par arrêté du 7 ventô-e
(25 février), devant umconeeil d« guerre.
Au milieu de mars, l'Autriche possédait trois armées bien org-ùnisées,
l'une 'de 78 000 hommes, derrière le Lech, en Bavière, dirigée par l'archiduc
Charles qui avait, -en outre, sous ses ordres, un corps de. 26 000 hommes com-
mandé par Hotze et cantonné damsle Vorarlberg et sur la frontière des fâri-
isons; l'autre, doiïtlcohef était iBellegarde, de 47 00G hommes, dans la vallée
de l'Inn ;et le Tirol, y compris les 5 600 hommes d'Auffenberg détachés en
504 HISTOIRE SOCIALISTE
partie à Coire; la troisième, de 75 000 hommes, en Italie, entre le Taglia-
mento et l'Adige, sous le commandement provisoire de Kray {Idem, p. 543).
Divers corps russes, en tout 30 000 hommes, étaient attendus. De plus, Russes
et Anglais devaient agir de concert en Hollande et dans le royaume deNaples.
Les coalisés prétendaient envahir le territoire même de la France et restaurer
la monarchie. Contre ce terrible assaut, les troupes françaises avaient le
double désavantage d'élre inférieures en nombre à leurs adversaires et —
par suite d'une fausse conception tactique encore en vogue — morcelées
quand ils étaient concentrés. Les armées de Jourdan, de Bernadolte, de
Masséna n'en reçurent pas moins du Directoire l'ordre de prendre l'offensive.
Jourdan devait, dès que son armée serait arrivée au Danube, occuper
les sources de ce fleuve et du Neckar; Masséna avait à se concerter avec lui
pour envahir les Grisons, en même temps que Jourdan pénétrerait en Souabe;
l'armée d'observation, après s'être portée entre le Neckar et le Main, soutien-
drait l'armée de Mayence, et les troupes de l'armée d'Italie stationnées dans
la Valteline seconderaient l'armée d'Helvétie [Revue d'histoire rédigée à l'é-
tat-major de l'armée, décembre 1903, p. 537 et 583). Le 6 ventôse an VII (24
février 1799), l'armée de Mayence commençait à se concentrer en vue du pas-
sage du Rhin que Jourdan annonça à Masséna et à Bernadotte pour le 11 (1"
mars). De son côté, l'archiduc Charles, suivant les prescriptions de l'empe-
reur, en date du 23 février [Idem, p. 535), avait à couvrir la Souabe et la
Franconie, et, en cas de victoire, à chasser les Français de la Suisse. Il avait
reçu des renforts du 31 janvier au 19 février et décidait de franchir le Lech
le 3 mars.
Dans la nuit du 11 au 12 ventôse (!•' au 2 mars), Bernadotte passait le
Rhin près de Spire ; une brigade se portait sur Mannheim dont elle s'empa-
rait sans résistance; un petit corps était laissé devant Philippsburg et le reste
de l'armée s'avançait jusqu'à Heilbronn. Le 11 ventôse (1" mars) également,
l'armée de Jourdan franchissait le Rhin à Bàle et à Kehl ; elle marchait vers
Rottweil et Tuttlingen, et devenait l'armée du Danube. De son côté, l'armée
de l'archiduc Charles traversait le Lech à Augsburg. Landsberg et Schongau,
et se dirigeait vers Biberach et Ravensburg. Pendant que l'archiduc et Jour-
dan se rapprochaient lentement, les hostilités commençaient dans les Gri-
sons : roj)ération principale consistait â s'emparer du massif des Alpes cen-
trales pour isoler les armées de l'archiduc et de Kray occupés de leur côté.
Masséna, après avoir, le 15 (5 mars), rassemblé les troupes du centre de
l'armée d'Helvétie, opérait, le lendemain, le passage du Rhin au-dessus et
au-dessous de Coire, et obligeait Auiïenberg, qui s'était replié sur les hau-
teurs de cette ville, à se rendre (17 ventôse-7 mars) avec 3000 hommes. Au
même moment, Oudinot, avec une brigade de l'aile gauche, passait le Rhin
non loin de Vaduz et s'établissait sur la route de Feldkirch; à la tête de la
partie extrême de l'aile droite, Lecourbe quittait Bellinzona le 17 (7 mars).
HISTOIRE SOCIALISTE 505
arrivait à Thusis d'oîi ses troupes, entrant dans l'Engadine, gagnaient, après
la vallée de l'Inn, celle de l'Adige. Tandis que Lecourbe, infligeant de rudes
pertes à un corps de l'armée de Bellegarde, atteignait la Reschen et poussait,
au commencement de germinal (fin de mars), son avant-garde sur la route
de Landeck, Loison, avec l'autre brigade de l'aile droite, dépassait Disentis,
mais était contraint ensuite à reculer, et le général Dessoles, détaché avec
5000 hommes de l'armée d'Italie dans la Valteline pour lier cette armée à
l'armée d'Helvétie, parvenait à Bormio le 27 (17 mars) et, après un combat
heureux, à Glurns dont il s'emparait. Dans une lettre de Masséna datée de
Coire, 24 ventôse (14 mars), et publiée pour la première fois par M. Jean Ser-
vien dans le Petit Marseillais du 2 janvier 1904, on lit : « Au moment où je
vous écris, le pays grison est entièrement occupé par nous et même une par-
tie du territoire autrichien. Sans des considérations politiques, nous aurions
ajouté à nos conquêtes. J'ai peine à maîtriser l'ardeur du soldat qui voudrait
aller en avant ». Si, à la suite des manœuvres qui viennent d'èlre résumées,
Bellegarde se trouvait séparé de Hotze, celui-ci était fortement installé àFeld-
kirch. Le 29 venlôse (19 mars), Masséna était invité par Jourdan à s'emparer
de cette place et à marcher sur Bregenz où il comptait se porter. Mécontent
de lui êlre subordonné, et peut-être est-ce à cela que la lettre que je viens
de citer faisait allusion, Masséna envoyait ?a démission et ne bougeait pas;
mais, le 2 germinal (22 mars), Oudinot était attaqué par la garnison de Feld-
kirch, qu'il repoussait.
A la nouvelle des premiers succès de Masséna dans les Grisons, Jourdan
s'était porté en avant. Le 23 venlôse (13 mars), il franchissait le Danube et,
continuant à avancer, il s'établissait le 27 (17 mars) de Mengen au lac de
Constance, ayant son centre à PfuUendorf ; le 30 (20 mars), son avant-garde
était à Ostrach. L'archiduc Charles avait marché à son tour et concentré, le
29 (19 mars), le gros de son armée entre Saulgau et Altshausen; le 1" germi-
nal (21 mars), à la pointe du jour, il attaquait et battait Jourdan qui dut
évacuer Ostrach, rallier ses divisions malheureusement disséminées et se
retirer, dans la nuit suivante, un peu en arrière de Stockach. Le 4(24 mars),
l'archiduc se dirigeait sur ce point, où Jourdan, qui avait atteint Engen, s'a-
vançait et lui livrait bataille le lendemain. Les Autrichiens, d'abord repous-
sés, écrasèrent finalement l'armée française grâce à l'arrivée de leurs ré-
serves. Sans être inquiété, Jourdan battit en retraite vers l'Alsace ; tout
espoir de jonction de l'armée du Danube et de l'armée d'Helvétie était perdu.
Le 14 (3 avril), ayant atteint les défilés de la Forêt-Noire, Jourdan rentrait à
Paris sous prétexte de maladie. Il laissait le commandement à son chef d'é-
tal-major Ernouf qui ramenait l'armée sur la rive gauche du Rhin, une par-
tie par Vieux-Brisach le 16 (5 avril) et le reste, le lendemain, par le pont de
Kehl ; quant à Jourdan, il allait à Paris remettre sa démission. Cette retraite
entraînait celle de l'armée d'observation qui abandonna le siège de Phi-
«06 HIST'01:R.E SOCIALISTE
iippsbturgetj sauf iffline garnison laissée à Maniiheira, repassa le RMn; .d^,
■lel*' g-enrainal (2i mars), BiirnadoUe avait allégué des raisons de sanlé .pour
denmiiiier un coagé. Massôna avait appris, le 2 germinal (22 macs), l'échec
éprouvé la vaille par Jourdan. Il se décida ailors , -à cattaquer Feldkinoh, ; sa
teœlative n'aboutit pas (3 gerniinal-23 mars) ; averti •oe la retraite de Jourdain
■le 7 (27 mars), il retira sa démission et :8e résolut à rélrogœader. Le 7 (27
mars), l'aiimée d'observation siupprimée devenait une aile.de l'arxnée du Dia-
nuibeet, le 23 germinal (12 avril), Masséûaiétaitinommé général en chef des
larmées du Danube et d'Helvétie.
On se rappelie que le Directoire avait déclaré la guerre non seutement à
l'Autriche, mais encore à la Toscane. Pour effectuer la conquête bien inutile
de ce dernier p«ys, la division GiiutUiier, iforle de fiiOOO hommes, fut distraite
des 50(M)0 caniÈattanls âoot Schenea" pouvait avec peime disposer, isur. la ligne
du Miiicio. Le '6 germinal (26 mars), nos troupes entraient dans Florence
sans diiiculté et, le surlendemain, le grand-duc Ferdinand III guillait la
^ïlle se rendant à Vienne. Une colonne marchait par Pise sur Livouroe qui
élait occupée le 28 (17 avril).
'Après avoir passé le Mincio.Sdierer tenant à prendre l'offensive avant
farrivée ées'Rasses avait, le 5 (25 mars), étcibll stm camp en face des lAutri-
cbiens.'Iie'6 (26 mars), iliies attaquait; mais si «a gaociie iprès du lac de
'Gai'de 'et «on centre sous Vérone l'emportaient, sa droite était battue vers
Lejinago; le lendemain, les Autrichiens rentraient dans Vérone où Kray
concentrait ses trompes. Soherer, lui, perdit son temps à éparpiller les siennes
'dans des allées et venues indécises. Un échec d'une de ses divisd'Oiis, le iO
'(80 mars),- non loin de Vierone, précéda son éAec du 1)6 (5 /avril) an • sud de
cette ville, à'Magnano. Comme à Stocdiach, au 'diébut de la journée, la vic-
toire pencha de notre côté, pTids l'apparition Btiibite de renforts considécabies
transforma la victoire «ntrevue en déroute. Sans même chercher :à disputer
la ligne du Mincio 'ou celle de l'Oglio^ sains être poursuivi par Kray qui, ne
commandant que par intérim, voulut laisser -ce soin à son chef Mêlas et
l'attendit dans le camp de Villafranca où celui-cî arriva te 20 (9 avril), Sehe-
rer s'obstina tians une Tetrait'e 'peu 'glorieuse. Il ne 's'arrêta que derrière
ï'Adda (2 floréal-21 avril), après avoir conseillé à'MaodonaW de préparer l'é-
vacuation du royaume de Waples. En vertu 'd'un arrêté du Directoire du 2
'Boréal (2"! avril) déchargeant Scherer, sur sa demande, du coTnman dément
des armées d'Italie et de 'Naples donné à Moreau, oe dernier prit ce commaai-
dement le 7 (26 avril). Le 25 germinal (14 avrî'!), rarntée auttrichienae, 'qiui
s'était bornée à investir Peschiera -et Mant'oue, avait été rejointe sur le ivrin-
cio par 20 000 Russes; le commandement en c'hef était passé à "Soavorov 'gé-
néralissime des forces coalisées.
Sur l'ordre du Directoire, Macdonakl quitta Naples le 18 floréal (7 mai)
et se dirigea vers le nord; il eut le tort de vouloir renlorcer les garnisons de
HESTOmE SOCIALISTE 505
certaines places et ée: dimirraer ainsi soneffecliL San départ fiadlita la.tâiiha
desi pactisains dn; rei ea insurrection coniFe la Républlqiiie'. napolitaine et
contre les Français. A l^abni.en Sicile, FeiràiBatid' I¥ avait* le 25 jaaviep,
nonanié «■ vioad#e: géiiérail àw royaiiime », emi toi éélég^iaaiîttoua les» pouvoirs^,
UB certain cardinal Rufîo àqui, dit Jomini (t. XI, p. 3a7)„« Pie VI avait danaié
le chaipeau paoniiT' se débarrasser d'un trésorier infidèle».
Le' 8 février, Rulîo pénétrait en Gaiabre et bientôt lies populations se
soulevaient à son appel; fin avril, il en était maître et entamait la BasiMeate.
Il-avait réani une: Tingliainieidemiille hoinmes, paarmd lesquels se, trouvaient
certain® moines, ailanï alternalivement de l'escroijuerie religieuse au brigam-
dage de grartde rœnte.; D'tm autre côté, en mai, le chevalier Antonio Micher
roBX, ayamt obtemi d'Ouchakofw Tappui de détachenaents russes, entrait à
Bmri le 14^àiBarie^taJ le 16^ à Fog-gia le 21. Les baMes de Riaffo et de Miche-
TQun approchaient bientôt de î<Iaplies, le 9 juin à AvellÙM)' le il à. Noila, le 13
à P-orlici, et ce même jour les républicains éprouvaient une: défaite^ à) la'
suite de laquelle, les 14. i.j et lêjuiinvles ém^eutifins; de la. réactiQm-cathioliqïte'
et royale commirent à Naples des atrocités. .\près de longs pourparlers, une'
rapllnlaition était siignéo le 4iraessidor (22. juin), comportant l'évacuation des
forts par les républicain?, mais le maintien, au fort Saint-Elme, de quatre
otages qui de'vaient être garants de l'exécution de la convention en vertu de
laquelle les fo'rts seraient livrés dès l'arrivée des transports chargés de con-
duire leurs garnisons à Toulon; les soldats napolitains qui s'y trouvaient
et qui préféreraient, rester à Naples, ne devaient pasi être inquiétés [Revue
historique, t. LXXXIII, p. 256 à 260, La fin de la Répuàliqtie napoliiaine, par
H. Huefîer).
Tout était entendu, l'exécution de )a. capitulation étai t commencée, qnand,
l'eiscaitlre anglaise, sous les ordres d'Emma HamiUon et de Nelson, aborda,
dans la baie de Naples; ce' couple raaniifesta aussitôt (24 juin) l'intention, et
bientôt, autorisé par Fignohle reine (25 juin), ordonuiiia de ne tenir aucun
compte, de ce qui avait été convenu (28 j uin). Nelson prit rinitia)tive desf crimes
les: plus odieux; assassinats et incendies eurent raison des républicains
napolitains. Cet homme, qui est encore en Angleterre l'objet d'une dévotion
véritablement excessive et qu'un lion si grotesque pleure dians la cathédirale
dei Saint-Paul à Londres, a, d'après Joraini (t. X, p. 199), « terni sa gloire à
Naples par des cruautés dégoûtantes ». Le commandant français dui fort
Saint-Elnîe, Méjean, eut le triste courage d'assister, sansrisquer une protes-
tation^ à ces ignominies; il ne gêna en rien les préparatifs desiège faits autour
de son fort et, à la première attaque, il signa une nouvelle capitulation li-
vrant, à. leurs, bourreaux les Napolitains réfugiés auprès de lui et restituant les
otages. Capoue capitulait le 10 thermidor (28 juillet) et Gaëte lell (29 juillet)
Le 7 vendémiaire an VIII (29 septembre 1799), les garnisons françaises d»
château Saint-Ange à Rome, de Civitrir-Vecchia et de Corneto, que hloquaieDt
508 HISTOIRE SOCIALISTE
les Napolitains, les campagnards insurgés et les vaisseaux anglais, convinrent
de rendre, huit jours après, Rome aux Napolitains et les deux autres places
aux Anglais; avec Ancône dont j'ai déjà parlé, c'étaient, en dehors de la
région des Alpes, les seules villes d'Italie où les troupes françaises tinssent
encore; les alliés s'engagèrent à transporter, avec armes et bagages, les trois
garnisons à Marseille, où elles débarquèrent, en effet, le 5 brumaire (27 oc-
tobre), et à ne pas inquiéter les républicains romains, mais ce dernier enga-
gement fut scélératement violé.
Général en chef des armées du Danube et d'Helvétie, Masséna comman-
dait à 100 000 hommes environ. La droite allait de l'Engadine au lac de
Constance ; le centre tenait la rive gauche du Rhin, du lac de Cons-
tance à Rheinfelden ; la gauche, dont une partie était constituée par l'an-
cienne armée d'observation, montait de Bâle au delà de Mannheim en un
mince cordon ressemblant, suivant le mot de Jomini (t. XI, p. 209), à « une
ligne de douaniers ». Par un arrêté du 2 floréal (21 avril) supprimant l'ar-
mée d'Helvétie, toutes ces troupes ne formèrent plus qu'une armée dite du
Danube.
Si, pendant le mois d'avril, l'armée de l'archiduc Charles resta dans ses
cantonnements, immobilisée par les ordres de Vienne où on persistait à la
maintenir en Allemagne en attendant les renforts russes, l'armée de Belle-
garde marcha, dès le début de ce mois, contre Lecourbe et Dessoles, dont
les succès étaient rendus inutiles par la retraite de Jourdan, et qui, n'ayant
à compter sur aucun appui, rétrogradèrent devant des forces très supérieures.
Ils se rejoignirent à Zernetz, sur la rive droite de l'Inn, à une quarantaine
de kilomètres au sud-est de Coire, d'où Dessoles descendit à Tirano; là,
rappelé en Italie, il laissa le commandement de ses troupes au général Loi-
son. Satisfait de ce double recul, Bellegarde employa tout le reste du mois
d'avril à combiner avec Hotze une entreprise contre la droite de Masséna et
ne se remit en mouvement que le 11 floréal (30 avril).
Lecourbe, tout en luttant avec succès, dut alors se replier sur les som-
mités de l'Albula, en laissant un fort détachement à Davos. Puis, afin
d'arrêter les troupes envoyées par Souvorov pour s'emparer du Saint-
Gothard, il se porta sur Bellinzona, tandis que Loison, ayant évacué Tirano
le 16 (5 mai), arrivait au Spliigen ; il atteignit, le 24 (13 mai), une brigade
détachée par Souvorov à Lugano et dont l'avant-garde se trouvait déjà à une
quinzaine de kilomètres au nord, au mont Cenere; le chef de cette bri-
gade était le prince de Rohan, émigré français que le sentiment nationaliste
et patriotique, si développé chez les royalistes, avait irrésistiblement poussé
à combattre la France à la solde de l'Autriche. Lecourbe le battit complè-
tement, le rejeta au fond de la vallée d'Agno et vint prendre position au
Saint-Golhard. Pendant ce temps, le 25 (14 mai), commençait une nouvelle
manœuvre combinée de Hotze et de Bellegarde. Le premier, à qui l'archiduc
■it',
HISTOIRE SOCIALISTE
509
Charles avait expédié un renfort d'une douzaine de mille hommes, s'empa-
rait de Coire, le second de Davos, et les Grisons nous étaient enlevés.
L'archiduc qui, depuis les premiers jours de mai, avait multiplié les
démonstrations sur le Rhin, afin d'empêcher Masséna de secourir sa droite,'
UAItiMA.
O'aprta BcnneTilIe (Bibliothèqas National*).
pouvait maintenant se joindre à Hotze et à Bellegarde pour l'écraser. Auss^
modifiant sa ligne de défense, Masséna s'établit en arrière d'une façon plus
solide; ses adversaires lui rendaient le service de lui imposer la concentra-
tion de ses forces. Le 1" et le 2 prairial (20 et 21 mai), les bords du Rhia
furent évacués jusqu'à l'embouchure de l'Aar; la gauche garda le Rhin de
LIV. 457. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LTV. 437.
510 'HISTOIRE SOCIALISTE
Waldshutà Bâle; le centre s'installa à l'ouest de Wintertliur, -entre la Tôss
et. la Glalt — rivière allant, du lacGreifen, se jeter dans lei Rhin. au-dessus
de Kaiserstuhl — et à l'est du lac de' Zurich, à Utznach et à remboiictiure de
laLinth; Lecourbe,' qui recevait l'ordre de quitter le Saiint-Gothard et de>se
replier avec la droite par la vallée de la Reuss en se rapprochant du centre,
arriva à Altdorf à la fin de mai. Au moment où Masséna s'attachait à couvrir
principalement Zurich, il avait la chance que la cour de Vienne rassurée sur
le sort du Tirolet du Vorarlberg par la reprise des Grisons, s'intéressant peu,
dès lors, aux opérations de la Suisse et désireuse de frapper un coup décisif
en Italie, ordonnât à Bellegarde de joindre son armée à celle de Souvorov en
laissant 10000 hommes pour s'emparer du Saint-Gothard et garder la Valte-
line. Le général autrichien se dirigea aussitôt par le Splûgen sur Chiavenna,
où il était le 2 prairial (21 mai), et de là sur Côme, où il réunissait ses forces
le 9 (28 mai).
A la suite de la retraite de Masséna, Hotze, passant le Rhin, avait occupé
Saint-Gall le 4 prairial (23 mai). Ce même jour, l'archiduc Charles qui tenait
à pénétrer en Suisse faisait aussi passer le Rhin à son armée concentrée aux
environs de Singen; dès le 2 (21 mai), son avant-garde avait franchi le fleuve
à Stein et poussé jusqu'à Frauenfeld. Si Masséna remporta, le 5 et le 6 (24 et
25 mai), à Frauenfeld et à Andelfingen des succès qui firent éprouver
aux Autrichiens des pertes sensibles, il ne put empêcher la jonction des
corps de Hotze et de l'archiduc, le 7 (26 mai), sur la rive droite de la
Thur. Le 8 (27 mai), les Autrichiens arrivaient sur la Tôss et s'emparaient de
la ville de ce nom; le lendemain, ils marchaient sur la Glalt, et Hotze enle-
vait le pont de Dùbendorf; les aimées ennemies, groupées aux environs de
Zurich, n'éfaient plus séparées que par la Glalt. Le 16 (4 juin), après une
journée meurtrière pour eux, les Autrichiens passaient sur la rive gauche de
celle rivière et la gardaient. Larchiduc préparait pour le 18 (6 juin) une
nouvelle attaque contre Masséna, lorsque celui-ci, dans la nuit du 17 au 18
(5 au 6 juin), évacua son camp retranché de Zurich, se retira sur la rive
gauche de la Limmat et prit de nouvelles positions sur les hauteurs de l'Uetli-
Berg. Il avait une bonne ligne de défense, communiquant à droite avec
Lecourbe qui tenait Lucerue, à gauche avec les troupes qui défendaient le
Rhin de Waldshut à Bâle, dans laquelle il se décida à attendre des renforts.
Le 18 (6 juin), l'archiduc Charles entrait dans Zurich.
Nous avons laissé l'armée d'Italie derrière l'Adda. Quand Moreau en prit
le commandement, affaiblie par les pertes subies et par les garnisons laissées
dans certaines places, elle ne comptait plus que 28 000 hommes disséminés,
par Scherer, de Lecco, où Séruric-r était à la pointe orientale du lac de Côme,
à.Lodi, où se tenait- Victor. Grenier conîmandait- au centre, à Cassano, sur la
.•rive gauche de llAdda. L'armée austro-russe s'était i avancée vers l'ouest; si
son. avant-garde, sous les ordres de Bagration, avait vu, le ô floréal (25 avril),
HISTOIRE SOCIALISTE 5ii
une attaque du pont de Lecco repoussée par la division de Sérurier, l'armée
elle-même parvenue, lé 7 (26 avril), sur la rive gauche de lAdda, franchissait
cette rivière de telle façon que la ligne des Français se trouvait coupée en
deux endroits, battait, le 8 (27 avril )i à Cas&ano, Grenier qui eut, avec
11000 hommes, à soutenir le choc de 25 000, et forçait Moreau à la retraite.
Au lieu (le se replier sur Plaisance, afin de rester en communication avec
l'armée de Naples qu'il attendait, celui-ci se retira sur Milan, puis sur Turin;
à peine à Milan, en effet, il avait fait évacuer la ville en laissant dans le châ-
teau 2 400 soldats; ces derniers, de même que les 3000' laissés un peu plus
tard dans la citadelle de Turin, auraient pu être mieux employés. Le 9
(28 avril), Sérurier, cerné, était, malgré une vigoureuse résistance, contraint
à capituler et, le même jour, Souvorov faisait à Milan une entrée aussi'
triomphale que l'avait été celle de Bonaparte. La République cisalpine était
livrée aux alliés; une insun-ection avait éclaté en ■ Lombardie, comme, du
reste, dans les autres régions de l'Italie que les Français avaient occupées et
pressurées.
Moreau, revenant sur ses pas, avait, le 18 (7 mai), établi Grenier entre le
Pô et le Tanaro, non loin d'Alexandrie, Victor entre Alexandrie et les sources
de la Bormida, et il avait chargé Pérignon, récemment arrivé à Gênes, de
commander les troupes stationnées en Ligurie et de garder les débouchés sur
cette ville. A cette même époque, les places que nous tenions encore dans la
région du nord commençaient à tomber entre les mains de l'ennemi; c'était
le cas pour Peschiera, Pizzighetlone, au confluent de l'Adda et du Serio, et
la ville de Tortone (20 floréal-9 mai) dont la citadelle nous restait. Un corps
russe étant passé, le 23 (12 mai), sur la rive droite du Pô, à Bassignano, loca-
lité au confluent du Pô et du Tanaro, Moreau le culbuta après un combat
sanglant; mais les alliés, le 26 (15 mai), étaient à Novi; la route d'Alexandrie
à Gênes se trouvait coupée; Moreau échoua, le 27 (16 mai), dans une tentative
du côté de Marengo et dut regagner la rive gauche de la Bormida. Voulant à
tout prix rester en communication avec Gènes, le 28 (17 mai), il envoya, par
Acqui et Dego, Victor qui, le 30 (19 mai), communiqua avec Pérignon ins-
tallé un peu au nord de Gênes, au col de la Bocchetta, et lui-même, laissant
3000 hommes à Alexandrie, se porta par Asti et Savigliano au-dessus de
Savone. Souvorov, que le succès de Lecourbe sur le prince de Rohan, le 24
(13 mai), du côté de Lugano, avait inquiété, aurait volontiers envahi la
Suisse ; mais un ordre de l'empereur l'immobilisait en Italie tant que Mantoue
et les autres places blocjuées ne se seraient pas rendues. Ayant appris la re-
traite de Moreau, il dirigea, le 2 prairial (21 mai), des forces par Chivas-so sur
Turin où, à l'exception de la citadelle, elles entraient le 7 (26 mai), tandis
que d'autres investissaient le fort de Tortone et Alexandrie; sauf la citadelle,
celte dernière ville était en leur pouvoir le 10 (29 m«i). Les Piémontais sont
dans la joie. « Mais, les lampions éteints, ils s'aperçoivent vite que les char-
512 HISTOIRE SOCÎaLISTB
ges sont aussi lourdes et emportent plus de brutalité, plus d'humiliation
surtout, que du temps des Français. Les insurrections excitées par Souvorov
tournent au brigandage; des bandes, menées par des moines, parcourent le*
villages, arrachent les arbres de la liberté, les remplacent par des croix, vont
faire leurs dévotions à l'église, envahissent les maisons des suspects, qui se
trouvent toujours être les riches, pillent, tuent, violent, brûlent, et s'en
vont. » (A. Sorel, L'Europe et la Révolution française, 5* partie, p. 411).
Partie, le 18 et le 19 floréal (7 et 8 mai), de Naples et ayant presque partout
à lutter sur son passage contre des insurgés, l'armée de Macdonald arrivait
le 27 et le 28 (16 et 17 mai) à Rome, le 6 prairial (25 mai) à Florence et le 10
(29 mai) à Lucques. C'est de là que le plan de jonction put être combiné
avec Moreau.
Il fut convenu que Macdonald marcherait par Modène, Parme et Plai-
sance vers Tortone que Moreau atteindrait par Gavi et Novi. Ils n'avaient
quelque chance de réussir qu'en faisant vite. Macdonald resta dix jours dans
l'inaction en Toscane, alors qu'il ne fallait pas tout ce temps pour reposer
ses troupes; le 21 (9 juin) seulement, il se remettait en route et remportait,
le 24 (12 juin), un succès à. Modène. "Victor venant de Pontremoli descendait
en même temps à Borgo San-Donnino oîi l'avant-garde de Macdonald le rejoi-
gnait le 26 (14 juin). Continuant sa marche sur Plaisance où elle entrait le
28 (16 juin), l'armée refoulait un corps autrichien et s'établissait sur la rive
gauche de la Trebbia.
Souvorov qui, à la nouvelle de la marche de Macdonald, avait à tout ha-
sard rassemblé ses forces entre Alexandrie et TorLone, jugea que, pour em-
pêcher la jonction avec Moreau, il lui fallait aller sans perdre de temps à la
rencontre de Macdonald et, le 29 (17 juin), il arrivait à propos au secours
des Autrichiens de nouveau assaillis par les troupes françaises et sur le
point de céder. Attaqué le 30 (18 juin), Macdonald dut passer sur la rive
droite de la Trebbia; de pari et d'autre, on lutta toute la journée et toute
celle du lendemain avec un acharnement qui fut surtout extraordinaire
entre les Polonais au service de la France el les Russes. Le soir du 1" mes-
sidor (19 juin), les armées ennemies se trouvèrent toujours séparées par le
lit de la Trebbia; ne recevant pas de renforts comme Souvorov, Macdonald
ne voulut pas risquer avec des soldats épuisés une quatrième journée de
combat et, dans la nuit du 1" au 2 (19 au 20 juin), il battit en retraite par
le chemin qu'il avait suivi pour venir. Le 2 (20 juin), la division Victor fut
écrasée sur la Nure, torrent coulant à l'est de la Trebbia, parallèlement à
celte rivière. Souvorov, ayant éprouvé de grandes pertes et craignant l'arrivée
de Moreau, ne fit pas poursuivre davantage Macdonald qui put réorganiser
un peu ses troupes, le 4 (22 juin), à Reggio, et atteindre, le 29 (17 juillet),
Gênes où elles parvinrent dans un état déplorable.
Le 28 prairial (16 juin), Moreau s'était dirigé vers Gavi d'où malheureu-
HISTOIRE SOCIALISTE 513
sèment il déboucha un pftu tard; le l" messidor (19 juin), il se portait sur
Tortone où le blocus du fort venait d'être levé, battait, le 2 (îO juin), près de
, Marengo, à Cassina Grossa, Bellegarde que nous avons vu arriver à la fin de
> mai à Gôme, d'où il avait gagné les environs d'Alexandrie. A cette date, la
» bataille de la Trebbia était perdue, et ce fut là une victoire inutile. Au mo-
ment où Moreau allait marcher vers Plaisance, il apprenait la défaite de
Macdonald et la reddition de la citadelle de Turin qui avait eu lieu le 2 (20
juin). Il ne pouvait plus songer à la jonction projetée; aussi, prévenu de
l'approche de Souvorov qui, parti le 5 (23 juin) de la rive droite de la Nure,
prenait position, le 7 (25 juin), à Gastelnuovo, il avait évacué la plaine de
Tortone dont Souvorov faisait de nouveau bloquer le fort, réoccupé les hau-
teurs de Gavi, puis les postes où il était installé avant cette expédition; ce
fut du côté de Gênes que l'armée de Naples mutilée fut rejointe en messidor
(juillet) par l'armée d'Italie.
A la suite des événements du 30 prairial (18 juin) dont il sera question
dans le chapitre suivant, le Directoire modifié appelait, le 14 messidor (2
juillet), au ministère de la guerre, en remplacement de Milet-Mureau, Berna-
dotte et, en même temps qu'on prenait diverses mesures relatives à une
prompte levée de conscrits et à leur rapide instruction, divers changements
étaient opérés dans les armées. On décida la reconstitution d'une « armée
des Alpes » à Chambéry et d'une « armée du Rhin » qui devait être la troi-
sième de ce nom. L'armée des Alpes reçut, le 17 messidor (5 juillet), pour
commandant direct placé sous les ordres du général en chef de l'armée d'Ita-
lie, Championnet, remis en activité par le nouveau Directoire dont un arrélé
du 5 messidor (23 juin) avait rapporté celui du 7 ventôse (25 février); Macdo-
nald dont les troupes renlraient dans l'armée d'Ilalie, était rappelé ; Joubert
était nommé général en chef des armées d'Italie et des Alpes; Moreau rece-
vait le commandement en chef de l'armée du Rhin et de l'année du Danube
laissée à Masséna. Celui-ci ayant alors offert sa démis^sion, on la refusa; on
lui écrivit, le 30 thermidor (17 août), que l'arrêté qui l'avait motivée était
rapporté en ce qui concernait la subordination de l'armée du Danube et de
son chef à un autre général; mais on persista à lorraer l'armée du Rhin
dont le commandement provisoire lut donné au général MuUer.
Quand cela n'aurait été que dans le but de procurer à son armée les ap-
provisionnements indispensables que les croisières des navires anglais dans
la Méditerranée ne lui permettaient pas de recevoir par mer, Moreau aurait
eu l'idée de reprendre l'offensive en Italie; cependant, il préféra attendre
pour cela son successeur. De son côté, Souvorov qui venait de recevoir un
renfort de 8 000 Russes, aurait voulu profiter de sa supériorité pour écraser
Moreau; mais une lettre autographe de l'empereur, du 10 juillet, tout en le
félicitant de fa victoire de la Trebbia, lui enjoignit de ne rien entreprendre
ni en Suisse, ni m Ligurie, avant la prise de Manloue et des citadelles
514 HISTOIRE SOCIALISTE
d'Alexandrie et de Tortone. Furieux, Souvorov néanmoins obéit; il aug-
menta l'eflectif des troupes chargées de ces sièges et campa près de la
Bormida.
La Russie et l'Angleterre estimaient, comme Souvorov, que l'Autriche
se préoccupait trop exclusivement de ses intérêts particuliers; elles n'étaient
nullement disposées à réduire leur coalition au rôh; d'instrument de la do-
mination autrichienne en Italie. Aussi réglèrent-elles, le 22 juin, en dehors
de TAutriche, leur descente en Hollande.
De plus, sur l'initiative de l'Angleterre et avec le consentement du tsar,
lés ambassadeurs de Russie et d'Angleterre à Vienne arrêtèrent, en juillet,
avec le cabinet autrichien un nouveau plan en vertu duquel l'Autriche agi-
rait seule en Italie; Souvorov et les divers corps russes se porteraient en
Suisse que l'archiduc Charles abandonnerait, dès l'arrivée des troupes
russes, pour se diriger sur le Rhin, vers Mayence et l'ancienne frontière de
la Belgique, et soutenir les Anglo-Russes en Hollande, puis dans ce dernier
pays. Les ordres furent expédiés le 31 juillet à l'archiduc et le lendemain à
Souvorov.
Pendant que s'élaborait cette combinnison tendant à l'invasion de la
France, la citadelle d'Alexandrie capitulait (3 thermidor-21 juillet); Mantoue,
où le j;énéral Foissac-Latour aurait encore [lU tenir, en faisait autant le 12
(30 juillet) et, du coup, Kray pouvait aller avec une vingtaine de raille hom^
mes renforcer Souvorov sur la Bormila. D'autre part, le 17 (4 août), Joubert
prenait possession de son commandement; il était entendu que Moreau reste-
rait quelques jours avec lui. Ignorant la reddition de Mantoue et pressé, pour
plaire au gouvernement et, en particulier, à Sieyès, de remporter une vic-
toire, Joubert se hâta d'entrer en campagne. Le 27 (14 août), après des escar-
mouches heureuses, l'armée française campait sur les hauteurs de Novi, en
face des alliés concentrés par Souvorov au sud d'Alexandrie; Joubert appre-
nait alors la capitulation de Mantoue et l'arrivée du corps de Kray, qui le
mettaient dans une infériorité sur laquelle il n'avait pas compté. Le soir
même, il réunissait un conseil de guerre, paraissait d'accord avec ses géné-
raux, tous d'avis de regagner les anciennes positions; mais, lorsqu'il aurait
dû suivre cet avis sans tarder, il remettait la décision définitive au lendemain.
Or, à la pointe du jour, le 28 (15 août), Souvorov engageait l'action. Le choc
fut rude et déconcerta tout d'abord nos soldats; Joubert se précipita brave-
ment pour les encourager et fut tué un des premiers. Sa mort augmentait
déjà la confusion, quand Moreau qui se trouvait là assuma la responsabilité
du commandement et parvint à rallier les troupes. Si les premières tentatives
des alliés furent repoussées, il fallut, devant la supériorité de .leurs forces,
après une douzaine d'heures d'une lutte acharnée, battre en retraite sur
Gênes.
Comme complément de cette victoire qui affermissait la domination des
HISTOIRE SGCJALtSTE 515
alliés en Italie, le. général autrichien Klenaii voulut, le 4 fructidor (21 août)
tenter un coup de main sur cette dernière, ville. Il réussit à nous enlevé?
Ghiavari, sur la côte orientale dugolfd de Gênes ornais, -le 9 (-26 août), ilei
était uhassé, «ans avoir été soutenu par Sohvopov,' qui tne parut nullement
tenir à ce que Gênes tombât entre 'les mains de l'Autriche; quant à lai, le 3
(aOaoûl), il avait campé à Asti, oîi il reçut officiellement connaissance, le
25 aoûtj du nouveau plan concerté entre les alliés et dont il a été parlé plus
haut. Les colonnes de Championnet sur les Alpes eurent quelques petits
succès; celleide gauche emportait, le 23 thermidor (10 août), le peste retran-
ché de la Thuile, près du col du Petit Saint-Bernard, celle du centre, le
14 fructidor (31 août), enlevait PigneroU celle de droite, le'9 (26 août), pous-
sait au dcl'i dui fort de Démonte, dans la direction de Coni, et arrivait sous
les murs de celle place le 16 (2 septembre). Mais ces mouvements ne pou-
vaient être que très restreints, et Souvorov ne les jugea pas de nature à
retarder «on départ pour la Suisse, après la capitulation conditionnelle du
fort de Tortone dont le comnaandatit s'engagea, île 8 (23 août), à' le' rendre le
25 (11 'septembre), s'il n'était;pas secouru avant cettei date. Souvorov remit
le commandement de l'armée autrichienne' àiMélas'St, Je 22 (8' septembre),
se dirigea vers tasale. Averti en route que Moreau allait profiter de son dé-
part pour tenter de secourir Tortoue avant le 25 (11 septembre), il revint sur
ses pas et, le 24 (10 septembre), son armée reparaissait dans les environs de
Novi. Devant ce déploiement de forces; Moreau renonça à; son projet; ie lende-
main, le fort dei Tortone était livrée aux alliés et Souvorov reprenail'Sa marche
vers Lugano. Nous allons voir combien ce retard de trois jours eut pournous
d'heureuses conséquences.
Aussitôt après son entrée à Zurich (18 prairial-6 juin), l'archiduo Charles
établissait le gros de son armée sur la chaîne de collines qui sépare la Glatt
de la Limmat. Jusqu'au 27 (15 juin), il y eut de petits combats à la suite des-
quels les Français reprirent quelques postes qu'ils avaient perdus; en re-
vanche, Jellachich, envoyé contre Lecourbe, arriva à Utxnach; lé'20.(8 jtrin),
et occupa, sans rencontrer de résistance, Glaris etSchwyz. Puis commença
une période pendant laquelle l'archiduc attendant l'arrivée du corps auxiliaire
russe de Korsakov, et Masséna les renforts annoncés par le gouvernement,
se bornèrent à- s'observer. L'archiduc essaya d'attirer l'attention de Masséna
vers l'Alsace en faisant, le 5 et le 7 messidor {2i et 25 juin), attaquer par ie
général Starray nos postes du Basi-Rhin. Ceux-ci durent se replier, abandon-
nant toutes leurs positions de laTivé droite; mais; Je 18 (6 juillet), certaines
d'entre elles étaient reprises, et' Masséna, sans se laisser . troubler par ces
démonstrations, ne bougea pas de la Suisse. Ce fut après ces incidents que
le gouvernement décida, ainsi qu'il a été dit tout à l'heure, la formation
d'une « armée du Rhin > qui eut au début. son quartier général à Tiirkheim,
non loin de Colmar.
516 HISTOIRE SOCIALISTE
Pressé par le Direcloire de prendre l'offensive, Masséna, avant d'engager
une action générale, chargea Lecourbe d'opérer contre quatre corps autri-
chiens placés dans les montagnes et éloignés les uns des autres : les 27, 28
et 29 thermidor (14, 15 et 16 août), ils furent tous les quatre attaqués avec
succès : le prince de Rohan, ce digne échantillon du patriotisme des roya-
listes français, au pied du Simplon, du côté de l'Italie, fut refoulé vers Domo
d'Ossola; Strauch, qui tenait le Grimsel, dut se retirer vers Bellinzona;
Simbschen, qui gardait dans la vallée de la Reuss la route du Gothard, fut
réduit à se replier sur Ilanz et nous reprîmes le Saint-Gothard ; enfin Jella-
chich, entre le lac des Quatre-Cantons et celui de Zurich, fut repoussé der-
rière la Linth, et la ville de Schwyz fut prise. Ces mouvements des troupes
françaises et l'arrivée des 30 000 Russes de Korsakov et de Derfelden poussè-
rent l'archiduc à tenter, le 30 (17 août), entre l'embouchure de la Limmat et
le Rhin, le passage de l'Aar qu'il méditait depuis quelque temps, lan.lis que
Hotze agirait contre notre division de droite, alors installée sur la rive gauche
de la Linth. Finalement, ces deux tentatives échouèrent. L'archiduc avait
reçu, conformément au plan arrêté entre les puissances alliées et à lui expé-
dié le 31 juillet, l'ordre de quitter la Suisse aussitôt après l'arrivée des trou-
pes russes. Désapprouvant cette mesure qui lui paraissait dangereuse, excu-
sant, dès lors, jusqu'à un certain point, le mécontentement furibond de Kor-
sakov à cette nouvelle, il résolut de lui laisser, en attendant Souvorov, les
20 000 hommes de Hotze. Informé qu'un corps d'armée français avait fait, le
9 fructidor (26 août), irruption sur le Rhin, il ne crut pas pouvoir rester per-
sonnellement plus longtemps en Suisse qu'il quitta le 15 (1" septembre).
Muller qui commandait sur le Rhin avait été, en effet, invité à opérer
une diversion en faveur de l'armée du Danube. En conséquence, le 9 fruc-
tidor (26 août), il avait passé le Rhin à Mmnheim avec une douzaine de mille
hommes, marché sur Philippsburg, qui était investi le lendemain, et dirigé
deux colonnes, l'une vers Karlsruhe, l'autre vers Heilbronn. Les Autrichiens
s'étaient ralliés au sud de cette dernière ville, àLaulîen età Pforzheim. L'ar-
chiduc avait d'abord projeté d'attendre les événements à Donaueschingen ;
mais, craignant que les Français ne fussent plus nombreux qu'ils ne l'étaient
en réalité, il marcha lui-même, le 19 (5 septembre), à leur rencontre afin
d'arrêter leurs succès. Muller, qui avait fait entamer, le 20 (6 septembre), le
bombardement de Philippsburg, et qui était trop faible pour lutter contre les
forces de l'archiduc, se replia, le 25 (11 septembre), sur cette place très
éprouvée, en leva le siège et se retira sur Mannheim^ où il arriva le 28
(14 septembre). La petite armée du Rhin, dit Jornini, « avait rempli son objet
au delà de toute espérance » (t. XII, p. 24); Muller n'eut qu'un tort, ce fut,
lorsqu'il repassa le Rhin, le 29 (15 septembre), de maintenir à Mannheim des
troupes que l'archiduc, le 2° jour complémentaire de l'an VII (18 septembre),
écrasa. Pendant ce temps, Masséna prenait ses dispositions pour une attaque
HISTOIRE SOCIALISTE
517
générale. La partie nepouvait être gagnée qu'en concentrant le plus d'hommes
at.ont.
UN MALHErjREUX RENTIER.
(D'après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)
possible; peu importait de découvrir pour cela certains endroits qui, même
restant couverts, n'en devraient pas moins être abandonnés dans le cas d'une
LIV. 458. — HISTOIRE SOGIAUSIB. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIV. 458.
518 HISTOIRE SOCIALISTE
défaite; peu importait que Souvorov réussît à déboucher du Saint-Gothard,
si la déroute préalable de ses lieutenants le laissait seul en face de
Massé lia.
Il ne fallai pas que l'ennemi eût vent de ce qui se préparait; « les ordres
du général en chef, dit Jomini, furent suivis avec un secret et une précision
que l'on ne saurait trop admirer » [Idem, p. 250). Dans la matinée du 3 ven-
démaire an VIII (25 septembre 1799), la Limmat était franchie sui' un pont
de bateaux et, pendant que des démonstrations sur divers points occupaient
certains corps de Korsakov, le gros de ses forces campé en avant de Zurich
était obligé de se réfugier sous les remparts de cette place. Le 4 (26 sep-
tembre), sur le point d'être cerné, Korsakov attaqua avec impétuosité pour
s'ouvrir un passage vers le nord. L'avant-garde passa, le reste éprouva des
pertes considérables. Par Biilach, les débris de l'armée russe gagnèrent en
désordre la rive droite du Rhin. En même temps que la bataille de Zurich
nous rendait la lignfi de la Limmat et Zurich, Soult attaquait Hotze sur la
ligne de la Linth. Dès les premiers coups de feu, le 3 (25 septembre), Hotze
était tué; son armée, complètement battue, se retirait, après une tentative
infructueuse, le 4 (26 septembre), d'abord derrière la Thur, dans sa partie
supérieure, puis, par Sain f-Gall, sur le Rhin, qu'elle traversait à Rheineck.
Le corps de Jellachich était à son tour repous-é à Nâfels sur la Linth, rétro-
gradait vers "Walenstatt et continuait, le 6 (28 septembre), son mouvement
de retraite par Sargans et Ragatz.
Retenu, nous le savons, jusqu'au 25 fructidor (11 septembre) en Italie,
Souvorov atteignait Airolo le l"' vendémiaire an VIII (23 septembre), et Alt-
dorf le 3 (25 septembre), après avoir dû arracher pied à pied le Gothard aux
troupes de Lecourbe, que celui-ci rassembla sur la rive gauche de la Reuss;
Ij, il apprit qu'il était envoyé à l'armée du Rhin, en remplacement de MuUer
chargé d'un autre poste. D'Altdorf, oh il reçut « la bénédiction du curé »
{Moniteur du 20 et du 22 vendémiaire-12 et 14 octobre), Souvorov se porta,
le 5 (27 septembre), vers Schwyz; c'est durant cette marche, lorsqu'il comp-
tait être rejoint par Jellachich, à qui il avait donné rendez-vous en ces lieux,
et tomber avec lui sur l'armée de Masséna rejetée, suivant ses instructions,
de son côté par Hotze et Korsakov, qu'il apprit le désastre de ses lieutenants.
Arrivé trois ou quatre jours trop tard pour les soutenir, il avait à lutter non
plus pour achever une victoire, mais pour échapper à l'anéantissement.
Impossible de revenir sur ses pas ou de continuer sur Sehwyz; à sa droite,
il n'y avait que la brigade Molitor; aussi, le 8 (30 septembre), il marcha contre
elle et l'obligea à reculer jusqu'à Nâfels; mais là, le 9 (1" octobre), malgré
tous ses efforts, il ne put l'entamer; ce même jour, son lieutenant Rosenberg
remportait un succès sur Masséna. Néanmoins, le lendemain, en dépit de son
orgueil démesuré, de sa rage folle, de ses ridicules invocations à la Provi-
dence et à « la Sainte Vierge » (Costa de Beauregard, Un homme d'autre-
HISTOIRE SOCIALISTE Bi9
fois, p. 454), et de son assorliiuenl de bénédictions, l'horrible bourreau de
Varsovie dut se résoudre à la retraite.
Le'15 (7 octobre), il arrivait à Cbire, oii une partie fle ses troupes ra\ait
précédé et oîi'le reste le rejoignit après avoir éprouvé des souïïrances inouïes.
Le 19 (11 octobre), son armée, réduite de moitié, s'établissait à Feldkirch.
Masséna avait sauvé la France d'une invasion : le nationalisme et le patrio-
tisme des cléricaux et des royalistes français tombèrent dans le marasme;
'dans une dépêche du '12 octobre 1799, de Précy appelle la première victoire
•fle iMasséna « l'a malheureuse affaire du 25 », et d'An tiré écrit à Louis XVIII
que « tout est' remis en question »CZ)?<6oïVC?'a«c^, par lung, t. II, p. 313),
quand, pour la France, cela se termine bien.
Au nord de la Suisse, Korsakov, ignorant encore ie sort de son chef', fit
une tentative pour lui porter secours. Il avait avec lui le corps d'émigrés de
iCondé, à la solde de la Russie. Le 15 vendémiaire (7 octobre), il déboucha de
Busini^^en, près de Schaffhouse, culbuta d'abord les Français, mais fut bientôt
repoussé. Le même jour, nos troupes enlevèrent la ville de Constance aux
émigrés de Coudé, qui frappèrent'patrlotiquemerttà coups de sabre le « petit
soldat» de l'époque; leurs descendailts exploitent tout aussipatriotiqueraent
celui d'aujourd'hui au cri de «vive l'armée ». A la nouvelle de la victoire de
Masséna à Zurich, l'archiduc Charles était accouru à Donauesehiiigen, d'où
il chercha à combiner avec Souvorov un nouveau [ lan d'attaque. Les deux
généraux ne purent se mettre d'accord, les Russes étant plus disposés à récri-
miner contre les Autrichiens, qu'ils accusaient d'avoir tout compromis par
leur hâte à évacuer la Suisse, qu'à se concerter avec eux. Souvorov écrivit,
le 22 octobre, à l'archiduc que ses troupes prenaient leurs quartiers d'hiver
et, le 30, l'armée russe s'installait eu Souabe, eiitie l'iller et le Lech. C'était
une rupture autorisée par le tjar, déjà très mécontent des prétentions de
l'Autriche en Italie. Dans le sud, Loison, qui avait pris le < ommandement du
corps de Lecourbe, chassa, le 18 vendémiaire (10 octobre), les Autrichiens
sur la rive droite du Rhin, à l'exception de quelques postes qui furent enlevés
en brumaire (début de novembre). La Suisse entière était délivrée. Le Rhin,
dès lors, servit de démarcation comme à l'ouverture de la campagne.
Par le traité du 22 juin mentionné précédemment, l'Angleterre et la
Russie avaient réglé les conditions de leur descente en Hollande; l'Angleterre
devait fournir 30 000 soldats et subvenir à la dépense des 17 000 hommes que
la Russie consentait à leur adjoindre. Le but avoué était le rétablissement
du stathoudérat et de la maison d'Orange. Le but secret de l'Angleterre était
moins désintéressé : elle poursuivait, avec sa persistance habituelle, son plan
de soustraire la Hollande et la Belgique dont l'invasion était projetée après U
conquête de la première, à l'influence de la France. Des préparatifs immenses
furent faits et, le 3 fructidor (20 août 1799), l'avant-garde de l'expédition étail
en vue des côtes; mais, par suite d'une tempête, le débarquement ne put com-
620 HISTOIRE SOCIALISTE
mencer que le 10 (27 août), près du Helder. Le 13 (30 août), l'escacire anglaise
se portait au Texel où se trouvait ce qui restait de la flotte batave; les équi-
pages de celle-ci, travaillés depuis longtemps par les agents du slathouder,
arborèrent ses couleurs et, le 14 (31 août), les Anglais prenaient possession
de cette flotte : ce sera là pour eux, et il n'était pas à dédaigner, tout le béné-
fice de leur expédition. Brune avait tout de suite ordonné la concentration
de ses forces dans la province de Hollande-Nord et, le 18 (4 septembre), il
arrivait à Alkroaar. Ayant essayé vainement, le 24 (10 septembre), de forcer
le camp des Anglais, il comprenait qu'il lui fallait renoncer à l'idée de s'op-
poser au débarquement des autres divisions et se borner à les empêcher de
pénétrer plus avant.
Du 25 au 29 (11 au 15 septembre), abordaient les flottes transportant le
corps russe et la deuxième division anglaise, le duc d'York, commandant en
chef des troupes alliées, débarquait le 26 (12 septembre); mais toutes les
troupes ne furent en ligne que le 2» jour complémentaire de l'an VII (18 sep-
tembre). Le lendemain, Brune attaqué résistait victorieusement à Bergen,
village à cinq kilomètres au nord d'Alkmaar. Le 10 vendémiaire an VIII
(2 octobre), nouvelle attaque et, cette fois, à Egmond, à l'nuest d'Alkmaar, les
alliés obtenaient un succès qui ne devait pas les mener bien loin ; Brune éva-
cuait Alkmaar et s'établissait dans une forte position à Castricum, bourg
situé à huit kilomètres au sud d'Alkmaar, d'où les alliés ne purent, le 14
(6 octobre), parvenir à le déloger. Cet échec, les pertes énormes qu'ils avaient
éprouvées, l'épuisement de leurs ressources, peut-être aussi la nouvelle de la
victoire de Masséna à Zurich, firent craindre au duc d'York d'en être réduit
soit à déposer les armes, soit à se rembarquer sous le feu des Français. Il
entra en négociation avec Brune pour l'évacuation de la Hollande et, le 26
(18 octobre), fut signée à Alkmaar une convention en vertu le laquelle les
alliés devaient quitter la Hollande au plus tard le 9 frimaire (SO novembre),
rétablir les ouvrages et l'artillerie du Helder tels qu'ils étaient avant leur
invasion, renvoyer, sans échange, 8000 prisonniers français ou bataves faits
par l'Angleterre dans de précédentes campagnes, et libérer l'amiral deWinter,
le vaincu de Camperdwin. Le duc d'York s'en alla à la fin d'octobre et les
dernières troupes des alliés partirent le 28 brumaire (19 novembre). Ce même
jour, les républicains rentraient au Helder.
A l'armée du Rhin, vers la fin d'octobre (vendémiaire -brumaire),
Lecourbe, qui en avait pris le commandement le 17 vendémiaire (9 octobre),
remporta quelques succès sans conséquences. Philippsburg fut plusieurs
fois bloqué et débloqué; après nous être avancés sur la rive droite du Rhin,
nous dûmes revenir sur la rive gauche en frimaire an VIII (premiers jours
de décembre 1799). Quant à l'armée du Danube, elle ne songea plus à
pénétrer en Souabe et une partie se rapprocha de Bâle et de la Forêt-Noire;
ae part et d'autre, on s'apprêti à entrer en quartiers d'hiver. Un arrêté
HISTOIRE SOCIALISTE 521
du 3 frimaire (24 novembre) décida la réunion de l'armée du Rliin et de
l'armée du Danube sous le nom d'armée du Rhin , avec Moreau comme
général en chef. Lecourbe était mis sous ses ordres pour commander spécia-
lement les troupes cantonnées en Suisse. Masséna était envoyé en Italie*
Le g néral en chef qui avait succédé à Souvorov dans cette dernière région»
Mêlas, avait, le 30 Tructidor (16 septembre), concentré les forces autrichiennes
à Bra dans l'intention de bloquer étroitement Coni. Les troupes françaises,
que Championnet avait rassemblées devant cette ville, furent repoussées le
1" jour complémentaire (17 septembre) et contraintes à abandonner Savi-
gliano et Fossano. Championnet voulut revenir à la charge, mais il eut le
tort d'opérer de plusieurs côtés par petites colonnes : le 1" vendémiaire
(23 septembre) Saluées, le 2 (24 septembre) Pignerol, le 3 (25 septembre)
Suse, nous étaient enlevés. Le Q" jour complémentaire (22 septembre), il
avait pris le commandement des armées des Alpes et d'Italie fusionnées de
nouveau sous le nom d'armée d'Italie, et Moreau parlait pour Paris avant
de se rendre à l'armée du Rhin où il ne devait arriver que le 23 frimaire
(14 décembre).
Durant le faiois de vendémi.iire (octobre), eurent lieu plusieurs combats
sms grande imporlaiice; les deux partis attendaient une action décisive. Les
Autrichiens, en ce moment en recul, étaient établis entre Fossano et Savi-
gliano lorsqu'ils battirent finalement, les 13 et 14 brumaire (4 et 5 novembre),
dans la série d'affaires meurtrières connues sous le nom de bataille de la Ge-
nola, les troupes françaises qui durent se replier. Elles perdirent, le 24 (15 no-
vembre), le col de Tende ; le quartier général autrichien fut transféré à Borgo
San-Dalmazzo, petite localité au sud de Coni, eî, le 27 (18 novembre), l'inves-
tissement de cette dernière place était achevé; elle se rendit le 13 frimaire
(4 décembre). Du côté de Gênes, les Français furent rejetés, le 15 (6 décembre),
sur le col de la Bocchetta; le général Klenuu s'avança, le 23 (14 décembre),
vers Gènes, par le littoral ; mais il ne fut pas plus heureux que le 4 fructidor
(21 août) et se fit repousser jusqu'à Sestri-Levante. A la fin de 1799, la gauche
de l'armée d'Italie gardait le Petit Saint-Bernard, le Mont-Cenis et les débou-
chés des Alpes en France; le centre occupait le littoral jusqu'à Savone ; la
droite couvrait Savone, Gênes et la Ligurie à l'est. Les soldats souiïrirent
beaucoup en hiver; manquant de tout, — Ouvrard était un des fournisseurs
de l'armée — malades, ils finirent par déserter en masse. Championnet, qui
avait donné sa démission — sous la date du 23 brumaire (14 novembre), le
Moniteur du lendemain disait : « un courrier a apporté la démission donnée
par Championnet du commandement de l'armée d'Italie. Le consulat a
accepté cette démission. » — et qui attendait son successeur, mourut à Nice,
le 19 nivôse an VIII (9 janvier 1800), âgé de 37 ans. Masséna, nommé général
en chef de l'armée d'Italie, prit le commandement à Antibes le 26 nivôse
(16 janvier). Malgré nos insuccès en Italie, la vérité est que, avant le retour
,522 HISTOIRE SOCIALISTE
de Bonaparte, la France avait échappé au terrible danger que lui avait fait
courir la deuxième coalition.
CHAPITRE XX
Le 30 PRAIRIAL AN YII. — Insurrections royalistes.
(Vendémiaire an VU à vendémiaire an VIII- septembre il 98 à octobre 1799.)
Le i" vendémiaire an VU (22 septembre 1798), les Cinq-Cents célébraient
l'anniversaire de la République ; au cri unanime de : Vive la Rrpubliqiie ! un
député, Destrem, ajouta : Vive la Constitution de l'an 111! Lucien Bonaparte
« se levant précipitamment et le bras tendu », raconte le Moniteur, s'écria
alors : « Oui, vive la Constitution de l'an 111! Jurons de mourir pour elle ! »
Le 3 fructidor an VI (20 août 1798), dans un discours cité (chap. xix, § 3) à
propos de la République cisalpine, il avait déjà fait en termes burlesques l'é-
loge de la Constitution de l'an lll : « Dans celle Constitution sainte, avait-il
dit notamment, repose notre garantie sociale. Hors d'elle, je ne vois plus de
terre ferme où nous puissions asseoir le fondement de nos institutions répu-
blicaines. Je ne vois que le sable mouvant du despotisme ou la terre de feu
de la guerre civile. Quels sont les êtres qui ont pu croire qu'il était arrivé,
le moment oîi la France devait sortir de l'asile salutaire oii elle est entrée
après de si longs orages ». Le 29 thermidor précédent (16 août 1798), il avait
tonné contre les fournisseurs escrocs et réclamé leur châtiment, ce qui ne
l'empêchait pas de faire des affaires (Vandal, L'avènement de Bonaparte,
p. lOi). Le 13 pluviôse an YII (1" février 1799), combattant l'injpôt sur le
sel, il se refusait à « renoncer au principe sacré qui veut que, dans un pays
libre, ceux qui possèdent supportent seuls les frais de l'Etat». Nous ver-
rons à l'œuvre ce constitutionnel, ce justicier et ce démocrate; mais, tandis
que son altitude rendait le nom de Bonaparte sympathique dans le milieu
véritablement républicain, des gens, tels que Talleyrand, contribuaient à
persuader au monde des salons que Bonaparte était le seul homme capable
de ramener le roi, et à effacer le souvenir du 13 vendémiaire.
Le 9 prairial (28 mai), au Conseil des Anciens, Garât devait présen-
ter la première livraison d'un ouvrage de réclame en faveur de Bonaparte,
« ce héros que nous ne voyons plus, mais dont nous nous entretenons lou-
jours »; cherchant à dissiper certaines craintes déjà éveillées par toutes ces
menées, il ajoutera, avec cet air de supériorité sceptique qu'ont toujours
aftecté avant l'événement les complices inconscients (voir chap. xxii) des
coups d'Etat : « Le despotisme militaire dont on vous menace, représentants
du peuple, vous n'en prendrez pas un grand effroi ». Il faisait allusion évi-
demment à ce mot, dit à la séance du 7 (26 mai) par Reubell sorti du Direc-
HISTOIRE SOCIALISTE 52T
(oice, nous- allons le voir, le 20 floréal (9 mai), et élu au Conseil des Anciens r
w l'engouement pourles généraux a été de tout 'temps la' source du de^o-
tisme militaire ».
Pendant que ces intrigues commençaient à se nouer, la deuxième coali-
tion se formait, la reprise des hoslililés apparaissait imminente et la loi du
3 vendémiaire (24 septembre) appelait, nous l'avons vu, 200000 conscrits sous
les drapeaux. Cette mesure, qui occasionna des troubles sur divers points
du territoire, fut la cause d'un soulèvement général en Belgique. Dans ce
pays annexé, les prêtres étaient très puissants; on le savait et on les savait
aussi à l'affût île tous les prétextes pour accroître l'agitation qu'ils s'atta-
chaient depuis longtemps à entretenir. Il eût été sage, dans ces conditions,
d'étendre à la Belgique l'exception qu'on consentit à faire, en vertu de l'art.
11 de la loi du 23 fructidor an VI (9 septembre 1798) sur les mesures pour
la réquisition, « dans les départements de l'Ouest », au nombre de neuf
(Vendée, Loire-Inférieure, Maine-et-Loire, Sarthe, Mayenne, Ille-et- "Vilaine,
Morbihan, Côles-du-Nord, Finistère), et de ne pas plus appliquer dans la
première que dans la seconde de ces régions la loi sur la levée des conscrits.
C'est ce qu'avaient conseillé, mais en vain, les autorités républicaines locales.
Du 21 vendémiaire au 15 frimaire (12 octobre au 5 décembre) éclatèrent dans
toute la Belgique des insurrections parfois triomphantes; ce qui décelait l'o-
rigine cléricale de la révolte, c'était l'empressement des insurgés à rétablir
pirlout les croix, les signes extérieurs du culte catholique et les prêtres fao^
lieux. On eut raison de toutes ces émeutes qu'on aurait pu prévenir, et la
répression fut impitoyable. Le clergé avait incontestablement été l'instiga-
teur du mouvement; il fut rigoureusement frappé. Un arrêté du Directoire
du 14 brumaire an VII (4 novembre 1798) substitua aux arrêtés individuels
prévus par l'article 24 de la loi du 19 fructidor an V (chap. xvii, § 1") la
proscription en masse du clergé belge séculier et régulier. D'après l'historien
clérical du Directoire, M. Sciout (t. IV, p. 359-360), résumant les mesures
prises contre les prêtres en Beltiique ilepuis le 18 fructidor an V, « le nom-
bre total des proscrits par le seul arrêté du 14 brumaire s'élève à 7428, en
outre près de 900 furent frappés à différentes époques par des arrêtés parti-
culiers. Sans doute, on ne put arrêter tous ces proscrits, le plus grand nom-
bre réussit à se réfugier à l'étranger ou à se cacher ».
On songea aussi à frapper les fructidorisés qui avaient esquivé la dépor-
tation et ceux qui s'étaient évadés (chap. xvii, fin du§l"). Une loi du
19 brumaire an VII (9 novembre 1798) les assimila aux émigrés.
Les patriotes qui avaient été expulsés du Corps législatif en floréal an VI
(mai 1798) et leurs partisans avaient continué une propagande à laquelle les
fautes du Directoire, par eux dénoncées, les dilapidations de ses agents, les
escroqueries tout au moins tolérées de ses fournisseurs, l'incurie de se»-
fonctionnaires dont le plus attaqué était peut-être l'ancien ministre Scherer,
524 HISTOIRE SOCIALISTE
le désordre de ses finances, l'état de crise des affaires, donnaient une trèa
grande force. En dehors de la tourbe des gens en place et des spéculateurs de
tout acabit qui se moquaient plus ou moins ouvertement de la République,
tout le monde était mécontent. Nombreux étaient ceux qui, effarés i ar les
revirements du Directoire frappant tantôt à droite, tantôt à gauche, avaient
peur de se compromettre. Cette crainte développée par la versatilité du Di-
rectoire, combinée avec la tendance de celui-ci à tout mener au gré de ses
intérêts, à commander seul partout, avait peu à peu abouti à une centralisa-
lion administrative de fait. Les commissaires du Directoire près des admi-
nistrations municipales et départementales, et principalement ces derniers
qui correspondaient directement avec le ministre de l'Intérieur, s'étaient,
après être devenus, en leur qualité d'agents du pouvoir exécutif, les vérita-
bles maîtres dans leur ressort, transformés en simples exécuteurs des vo-
lontés de l'administration centrale à laquelle ils avaient de plus en plus pris
l'habitude de soumettre toutes les affaires.
Déjà, à la suite des atrocités cléricales et royalistes delà Terreur blanche
(chap. vm), l'affaiblissement qui en était résulté pour le parti démocratique
par l'assassinat des chefs locaux, c'est-à-dire des hommes d'initiative, et par
la peur du même traitement contribuant à supprimer chez les autres toute
velléité d'action, avait été cause que, dès le début du Directoire, s'était mani-
festée une répulsion très marquée à participer aux affaires publiques. Dans
un rapport au ministre de l'Intérieur de fin brumaire an IV (novembre 179.5),
on lit : et l'organisation des administrations municipales devient de plus en
plus difficile. Les agents élus refusent d'accepter et ceux qui avaient accepté
donnent leur démission » (recueil d'Aulard, t. II, p. 392). Un rapport « con-
temporain des commencements du Directoire » (Rocquain, L'état de la
France au i 8 brumaire, p. 357, note) dit : « Les administrations municipales
ne s'organisent qu'avec peine. Dès qu'elles sont formées, la plupart des agents
donnent leurs démissions, et on peut dire que l'écharpe tricolore ne paraît
plus qu'un fardeau repoussé même avec dédain. Cependant, c'est sur ces ad-
ministrations municipales que s'élèvent et reposent les administrations su-
périeures... Il serait bien affligeant d'être réduit à penser que le défaut de
traitement accordé aux agents nationaux soit une des causes de la difficulté
qu'éprouve l'établissement des administrations municipales. En 1790, 1791 et
1792, nous avons vu nos concitoyens briguer à l'envi ces fonctions gratuites
et même s'enorgueillir du désintéressement que la loi leur prescrivait »(7c?e»j,
p. 368-359, 362). Dans un « tableau de la situation politique de la République
dans l'intérieur », probablement « rédigé dans les premiers temps du Direc-
toire », on remarque que 1' « éloignement pour les fonctions publiques... se
retrouve dans beaucoup de points deJa République» {Idem, p. 367, note, et
358). Pour les municipalités, en particulier, l'accroissement d'un travail sans
rémunération, résultant de leur organisation cantonale par la Constitution de
HISTOIRE SOCIALISTE 525
l'an III, venait s'ajou'oraux motifs d'abstention indiqués plus haut. «Presque
personne ne vou.ait assumer les responsabilités du pouvoir. C'est un spectacle
curieux de voir, en certaines localités, les élus s'obstiner à refuser les charges
dont on les investit » (Camille Bloch, revue la Révolution française, février
1904, p. 157). Cet état de choses avait persisté, comme le prouve la citation
suivante faite pour l'an VI : « Les administrations sont d'autant plus diffi-
ciles à renouveler que, parmi les patriotes eux-mêmes, beaucoup sont las,
désillusionnés, et s'écartent des fonctions publiques. Il en est aussi qui les
acceptent sans les remplir ou les déconsidèrent en soignant trop visiblement
I (//.n;,/ . -, /./,w//, r/ •:. ,■' ,,. /.v/V//
Caricature contre Scherer
(D'après uûe estampe du Musée Carnavalet.)
leurs intérêts personnels» (Ghassin, Les Pacifications de l'Ouest, t. III, p. 235).
Si on trouvait difficilement des citoyens acceptant les fonctions électives dans
les municipalités ou dans les tribunaux, là même où il y avait des élus, pour
un motif ou pour un autre, aussi variable que sa politique, le gouvernement
substituait assez souvent à ceux-ci des agents de son choix.
Au dégoût chez certains d'une action électorale vaine, de la participa-
lion, en général, à la vie publique, que la centralisation contribua à déve-
lopper, dégotit et centralisation qui allaient bientôt faciliter l'œuvre de Bona-
parte, s'ajoutaient pour beaucoup les souffrances résultant d'une situation
matérielle mauvaise. J'ai déjà eu l'occasion de signaler la malheureuse posi-
tion de la plupart des rentiers (fin du chap. xv, chap. xvii § 2 et chap. xvm);
ayant placé toute leur fortune, petite ou grosse, en rentes sur l'État, ils ne
touchaient, et encore avec d'énormes arriérés venant aggraver la réduction
subie, que des bons dépréciés; ce papier avili ne leur donnait pas de quoi
Liv. 459. — histoire; socialiste. — thermidor et dibectoire. liv. 459.
526 mSTOïft'E SOCÏAUISTE
vivre. Voici, puisé dans le remarquable recueil documentaire de M. Aulard,
Paris -pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, que j'ai si
souvent cité (t. V, p. 271) l'extrait d'un rapport adressé au ministre de l'In-
térieur sur la situation du département de la Seine en frimaire an YII (no-
vembre-décembre 1798) : <r Une grande partie de la population de Paris se
compose d'individus qui ont autrefois placé leurs fonds sur l'Etat, c'est-à-
dire des rentiers. Ces gens, qui sont ruinés, qui n'ont pas reçu une éducation
assez industrieuse pour pouvoir aujourd'hui exercer aucun métier, ni assez
libérale pour être sensibles aux droits que la Révolution leur a restitués,
forment un foyer de mécontentement dont l'influence s'étend dans toutes les
familles et fait une foule d'ennemis à la République. Qu'on paye les rentiers ».
Les ouvriers, eux, se heurtaient toujours au même parti pris (chap. m, xin
et xvu§§l et2), ainsi que le prouve le compte rendu des opérations du Bureau
central du canton de Paris, du 1" au 10 brumaire an VII (22 au 31 octobre
1798) : « Informé que les ouvriers travaillant ordinairement sur le port de la
Râpée se proposaient d'empêcher, le 1" brumaire, leurs camarades ou d'au-
tres ouvriers de travailler sur ce port pour un prix inférieur à celui qu'ils
se proposaient de demander, voulant que leur main-d'œuvre fût augmentée,
le Bureau central a fait part au commandant de la place et l'a invité à en-
voyer le dit jour, 1" brumaire, dès cinq heures du malin, un fort détache-
ment de cavalerie du. côté de la barrière {Idem, p. 188). Ayant appris, nous
dit le rapport du 9 prairial an VII (28 mai 1799), que des ouvriers « doivent se
coaliser pour exiger un salaire plus fort que celui qui leur est offert », le
Bureau central chargeait le commissaire de police de faire connaître nomi-
nativement ceux des ouvriers qui exciteraient les autres à une coupable in-
subordination » {Idem, p. 538). Malgré cela et malgré un chômage assez dur,
les ouvriers, qui n'avaient plus à voler, ne sortirent pas de leur apathie au
point de vue politique. Dans le rapport au ministre de l'Intérieur de nivôse
an YII (décembre 1798-janvier 1799), on lit {Idem, p. 324) : ;< Le commerce,
les arts, l'industrie souffrent». D'après le rapport de pluviôse (janvier-février)
la classe ouvrière, en général, est jiaisible ; malgré la dureté de la saison, le
manque d'ouvrage, il ne s'est rien passé parmi elle qui ait pu alarmer la
tranquillité publique » {Idem, p. 387).
Le Directoire était loin d'avoir la force qu'il possédait l'année précédente;
11 ne tenait plus le Corps législatif, malgré l'épuration de floréal an VI, aussi
redoutait-il davantage les effets d'un mécontentement dont il avait parfaitement
conscience. Pour échapper au danger qui le menaçait, il songea à atténuer
non les motifs de ce mécontentement, mais la sincérité des élections qui de-
vaient en être la conséquence et qui portaient sur 315 sièges, dont 105 au
Conseil des Anciens et 210 au Conseil des Cinq-Cents. Ce ne fut pas dans un
changement de politique qu'il chercha le moyen d'enrayer l'hostilité consta-
tée; il ne tenta aucune réforme administrative et compta sur ce qui lui restait
HISTOIRE SOCIALISTE WJT
d'autonité et sur le zèle de ses agents pour avoir raison d'un état d'esprit qu'il
attribuait plus à la propagande de ses adversaires qu'à sa propre conduite.
Pour entraver ceKte propagande, le ministre de la police, par une circulaire:
due nivôse an vn-26 décembre 1798 {Révolution française, revue, t. XXVI,
p. 464), défendit à la poste de transporter un certain, nombœ de journaux de^
l'opposition; or des arrêtés du2;nivôsa anVI (22. décembre 1/707) et du 7fruc'-
tidor (24 août 1798) interdisaient la circulation des journaas par nne autre
voie que celle de la poste aux lettres, et cette interdiction fut confirmée par
l'arrêté du 26 ventôse an VII (19 niiu-s 1799j.
Les républicains quiattaquaieut le Directoire furent en butte aux calom-
nies les plus odieuses. Le 23 pluviôse an VII (11 février 1790)^ il lançait contre
eux. une proclamation oîi il spéculait surlapaur; dans un langagje grotesque,
il engageait les ci tayens à se bien pénétrer «des principes tutélaires et con-
servateurs » qui devaient diriger leurs choix, et à élire des hommes éloignés
« de cette exagération sulfureuse dont le poison... unit par dévorer la chose
publique... vos biens, vos personnes». Le 17 ventôse (7 mars), nouvelle pro-
clamation assimilant, suivant un procédé malhonnête qui n'est pas passé de
mode, l'opposition républicaine avancée à l'opposition royaliste, « c'est, disait-
elle, la même main qui les paye et qui les dirige' », et recommandant d'écarter
« tous ceux qui ont figuré dans la réaction royale et dans l'atroce régime
révolutionnaire ». Quelques jours avant, le 14 ventôse ao VII (4 mars 1799),
le ministre de l'Intérieur avait adressé une circulaire aux commissaires du
Directoire près les administrations départementales pour leur ordonner de
combattre les candidatures désagréables au gouvernement : « Les élections
de: l'an: V furent dirigées par le royalisme dans plusieurs départements, et.
l'anarchie, gémissaitril, s'esti emparée de celles da l'année dernière ». Afin
d'obtenir cette fois ua meilleur résultat, ces commissaires doivent éclairer
« les Français sur les projets, sur les complots ourdis par une faction scélé-
rate, et audacieuse »; pour les éclairer, ils doivent épouvanter industriels,
négociants, littérateurs, soldats, fonctionnaires, en leur montrant leur situa-
tion menacés par les « suivants de Robespierre et de Marat » [Moniteur des
28 pluviôse. 20 et 23 ventôse-16 février, 10 et 13 mars). Par contre, les faiblesses
à l'égard des émigrés avaient recommencé. A ce sujet, Dufort de Gheverny
{Mémoires..., t. II, p. 409), écrit le 4. avril 1799 ; « On m'assure qu'il existe
autant d'émigrés à Paris qu'avant le 18 fructidor », et le 9 avril, en parlant
de Duval, un des 22 Girondins (voir fia du chap. m), qui, depuis le 8 bru-
maire an Vil (29 octobre 1793), avait remplace L'3 Cariier au ministère de la
police : « Depuis qu'il est en place, les radiations montent à plus de quinze
par décade ».
En outre de cette cynique pression élector;de, les agents du Directoire
essayèrent de recourir, de même qu'en l'an VI, an procédé des scissions; oa.
en vil, dans le Gers, ainsi que cela l'ut dénoncé à la tribune des Ginq-Gents le
528 HISTOIRE SOCIALISTE
22 floréal an VII (Il mai 1799), s'efforcer de faire certifier par les administra-
tions municipales de plusieurs cantons qu'il y avait eu scission dans des as-
semblées primaires , alors que c'était faux, et, sur leur refus, le certifier
eux-mêmes. Mais toutes ces manœuvres furent ïnutiles : le 1" germinal
(21 mars), les assemblées primaires et, le 20 (9 avril), les assemblées électo-
rales se prononcèrent en masse pour les adversaires républicains du Direc-
toire. Celui-ci n'avait plus la ressource d'opérer contre eux par voie d'exclu-
sion, comme il l'avait fait en floréal an VI (mai 1798); car il ne disposait plus
d'une façon certaine de la majorité dans les Conseils. On en eut la preuve
lors de l'examen des opérations électorales; le système des scissions fut con-
damné, même par certains de ceux qui l'avaient approuvé l'année précé-
dente, et, pour la première fois, les Cinq-Cents se préoccupèrent de faire
triompher les « choix libres faits par les majorités » (séance des Cinq-Cents
du 13 floréal an VII-2 mai 1799).
Le 20 floréal (9 mai), le Directoire procéda à la désignation, par voie de
tirage au sort, du directeur sortant; ce fut Reubell qui se trouva exclu : les
Cinq-Cents n'achevèrent que le 24 floréal (13 mai), après trois tours de scru-
tin, de dresser la liste des dix noms parmi lesquels les Anciens auraient à
choisir le nouveau directeur; cette liste comprenait plusieurs opposants; le
27 (16 mai), les Ancietis élurent Sieyès par 118 voix, tandis que le candidat
le plus agréable au Directoire, Duval, le ministre de la police, n'en obtenait
que 74. Sieyès était à ce moment ambassadeur à Berlin. On le savait partisan
obstiné de la revision d'une Constitution dont il n'était pas l'auteur; ne vou-
lant pas participer au fonctionnement de cette Constitution, il avait refusé,
en brumaire an IV-novembre 1795 (chap. xn), de faire partie du Directoire;
son acceptation en 1799 signifia pour tous qu'on allait s'acheminer vers une
modification de la loi constitutionnelle. A peine arrivé à Paris, il fut installé
(20 prairial-8 juin); tout de suite il se montra aussi froid pour ses collègues
que cordial à l'égard de certains députés de l'opposition, de Lucien Bona-
parte en particulier, et il commença à manœuvrer pour s'assurer, dans le
gouvernement de la France, la place prépondérante qu'il ambitionnait et que
Bonaparte, en brumaire, devait lui souffler. Les modérés qui, en grand
nombre, avaient été heureux de sa nomination, se rallièrent autour de lui.
A eux seuls, en effet, les républicains avancés, auxquels surtout était
appliqué à cette époque, nous le savons, le nom de « patriotes », n'avaient
pas la majorité dans les Conseils; mais ils ne constituaient pas non plus toute
l'opposition républicaine. On y trouvait à côté d'eux une fraclion importante
de modérés qui, alors sincèrement républicains pour la plupart, avaient com-
pris le mal que faisait à la République un gouvernement plus ou moins sciem-
ment complice des plus scandaleuses dilapidations. Ces modérés finirent par
s'apercevoir que le Directoire, tel qu'il se trouvait composé, n'avait pu et ne
pourrait se maintenir qu'en opposant les républicains les uns aux autres, et
HISTOIRE SOCIALISTE 529
par se convaincre que leur accord contre lui avec tous les républicains avan-
cés valait mieux que leur division avec ceux-ci à son profit. Dans ces condi-
tions, il ne restait au Directoire qu'une chance de conserverie pouvoir, c'était
de vaincre les ennemis extérieurs. Les défaites éprouvées en germinal (mars
et avril) par l'armée du Danube et par l'arméo d'Italie, l'amenèrent à penser
qu'un seul homme, Bonaparte, était capable de remporler les victoires
nécessaires et de le sauver. On le connaissait ambitieux, envahissant, dési-
reux d'être partout le maître ; on savait que, si on avait recours à lui, il fau-
drait se résoudre à lui accorder une part dans le gouvernement, et d'abord
on hésita. Quand les choses se gâtèrent décidément pour le Directoire, entre
les deux maux il choisit Bonaparte; de là la lettre du 7 prairial (26 mai) à
Bruix, lui prescrivant d'aller le chercher en Egypte. Nous savons (chap. xix,
§ 2) que Bruix ne put accomplir cette mission.
Le 1" prairial (20 mai), les Conseils renouvelés étaient entrés en fonc-
tion, et le Directoire fut tout de suite l'objet des récriminations les plus
vives. Le 6 (25 mai), au Conseil des Anciens, Ûubois-Dubais dénonçait la
« coalition des fripons » qui ruinait le Trésor public, et il accusait formelle-
ment Scherer, ancien ministre de la guerre. Le 8 (27 mai), au Conseil des
Cinq-Cents, Français (de Nantes) flétrissait l'impunité dont jouissaient les
royalistes assassins dans l'Ouest et dans le Midi: «Quelle est donc, s'écriait-il
très justement, la cause de la continuité de tant de crimes? Elle est dans....
la compression de tous les républicains énergiques, adoptée d'abord comme
un système et suivie comme habitude; elle est dans la destitution de plu-
sieurs milliers de fonctionnaires publics ; elle est dans la tiédeur, dans l'inertie
de tant d'êtres hermaphrodites appelés dans les places par l'autorité trompée,
et qui n'ont d'autre mérite que de n'avoir pas ouvertement conspiré la ruine
de la République;.... elle est dans ce système de balance.... qui consiste à
faire hausser ou baissera volonté le parti des républicains, espèce d'escarpo-
lette politique qui, laissant toujours la victoire indécise, alimente la fluctua-
tion des partis, échauffe la résistance et éternise les réactions; elle est dans
l'interdiction faite à tous les citoyens français du plus beau droit que leur
assure la Constitution et qui est parmi eux le garant de tous les autres, le
droit de se réunir et de manifester publiquement ce qu'il y a de plus libre
dans le monde, je veux dire la pensée; elle est dans la métamorphose faite,
comme par un coup de baguette magique, de tous les républicains vigoureux
en anarchistes et de tous les êtres nuls en seuls gens de bien ».
A ces constatations sur le personnel administratif de l'époque, il faut
ajouter celles de PouUain-Grandprey visant les commissaires de la Trésorerie
nationale et leurs subordonnés. Dans un rapport lu le 3 prairial (22 mai) aux
Cinq-Cents, il établissait qu'à la date du 9 fructidor an VI (26 août 1798),
douze payeurs généraux n'avaient pas encore fourni l'état de situation de
l'an V, onze autres n'en avaient fourni que de partiels, et « de tels hommes
530 HISTOIRE SOCIALISTE
sont encore en place » ; avec la même impunité, tous les comptables ont pu
se transformer «en autant de spéculateurs sur les fonds dont ils ne devraient
être que les dépositaires passifs ». Enfin, le 17 prairial (5 juin), en même
temps que, par message, ils demandaient au Directoire des renseignements
sur la situation de la République, les Cinq-Cents adoptaient un projet d'a-
dresse au peuple présenté par Français (de Nantes) et où on lisait : « Des
plaintes nombreuses se sont élevées sur la conduite de plusieurs agents du
Directoire exécutif accusés de dilapidations et de rapines, tant dans l'intérieur
que chez les Républiques alliées. La loi metlrales coupables sous la main de
la justice... La responsabilité des agents exécutifs sera organisée; les comptes
des ministres seront solennellement publiés et sévèrement examinés; la plus
rigoureuse économie sera apportée dans la fixation des dépenses ; la liberté
des personnes et des opinions sera garantie par des lois sévères ». Sur ce
dernier point, dès le 27 prairial (15 juin), les Cinq-Cents votaient l'abrogation
de la loi du 9 fructidor an VI (26 août 1798) prorogeant pendant un an l'art. 35
de la loi du 19 fructidor an V (5'septembre 1797), qui livrait les journaux à
l'arbitraire policier (chap. xvn, §§ ] et 2) ; cette mesure constituait l'art. 1"
d'une résolution sur la presse, dite projet Berlier, qui lut entièrement votée
le 29 prairial (17 juin). Cette résolution en 41 articles, tout en maintenant en
particulier l'art. 1" de la loi du 27 germinal an I V-16 avril 1796 ( voir chap. xui),
constituait un progrès ; elle fut repoussée par lés Anciens le 4 thermidor
(22 juillet); le surlendemain, les Cinq-Cents votaient une nouvelle résolution
ne comportant que l'abrogation qui formait l'art. 1" de la précédente, et,
sous cette forme restreinte, elle était acceptée par les Anciens le 14 ther-
midor (!'' août); elle ne devait pas empêcher, d'ailleurs, le Directoire de
lancer des mandats d'arrêt contre des journalistes.
Dans la séance du 28 prairial (16 juin), Poulain-Grandpré fit voter par les
Cinq-Cents, le Directoire n'ayant pas répondu à leur message du 17 (5 juin),
« de rester en permanence jusqu'à l'arrivée de la réponse » à un nouveau
message; et les Anciens, prévenus, se déclarèrent également en permanence.
Deux heures après le nouveau message des Cinq-Cents, le Directoire leur
annonça qu'il leur enverrait le lendemain les renseignements demandés et
qu'il se constituait lui-même en permanence. Le même soir, les Cinq-Cents
cassèrent comme inconstitutionnelle — ce qui était rigoureusement exact
(chap. xvii, § 2), mais un peu tardif — l'élection, le 26 floréal an VI (15 mai
1798), de Treilhard au Directoire, et décidèrent qu'il devait sur-le-champ
cesser ses fonctions ; à deux heures du matin, les Anciens ratifièrent cette
résolution. La Revellière, soutenu par Merlin, engagea de toutes ses forces,
comme il l'a dit {Mémoires, t. II, p. 3yl), Treilhard à ne pas se soumettre;
Barras prétend même {Mémoires, t. III, p. 359) qu'il alla jusqu'à parler de
recourir à la force armée, et que ce n'est que grâce à lui Barras et à Sieyès,
qu'il n'y eut pas de résistance. A la suite de la lecture, le 29 prairial (17 juin).
HISTOIRE SOCIALISTE 531
du message du Dii-ecloire annoncé la veille, qui ne contenait pas le moindre
renseignement et se bornait à réclamer le vote de crédits urgents, les Cinq-
Cents maintinrent leur permanence et dressèrent la liste de dix noms pour
le remplacement de Treilhard,; le soir, Gohier.fut élujkar les, Anciens; c'était
un ancien membre de la Législative, honnête homme et républicain sincère.
Par cette mesure habile, la coalition des opposants avait pour elle deux
directeurs : Gohier el Sieyôs; deux autres, La Revellière-Lépeaax et Merlin
(de Douai), étaient contre elle; le cinquième, , Barras, ne pensait qu'à dé-
fendre sa situation personnelle en se mettant du côté des ,plus forts. Il dé-
pendait de lui de donner.la majorité dans le Directoire àiin parti ou. à l'autre,
fit il se peut qu'il ait un instant songé à renouveler contre le CflJfps législatif
le coup du 18 fructidor. C'est ce que prétend Cambacérès dans aes iEc/aircis-
sements inédits cités par M. Albert Vandal [L'avènement de Bonaparte,
p. 73, note).
La Correspondance diplotnatique du baron de Staël- Holslein et du ba-
ron Brinkman, par Léouzon Le Duc, dit que .le Directoire « fut doublement
embarrassé à choisir ses moyens de défense. Le plus simple lui parut un
coup de main pour mutiler encore une fois le Corps législatif ;, mais, comime
Barras, leur seul et véritable chef en Fructidor, ne s'y prêta, cette fois-ci, que
pour ai profondir leurs desseins, tous leurs projets restèrent sans exécution
et Sieyès arriva, heureusement pour son parti, assez à temps pour aiimeltre
Barras à des dOlibérations plus précises et pour surveiller les mesures de ses
autres collègues » (p. 285). D'autre part, dans les Répanses de La Reveilière
aux dénonciations portées au Corps législatif contre lui et ses anciens coUè
gués (15 thermidor an VII-2 août 1799) et insérées à la suite de ses Mémodves
(t. 111, p. 165), on lit au sujet de l'accusation d'avoir voulu faire contre la
représentation nationale un coup d'Etat militaire : <> Quant à moi, je déclare
formellement que je n'ai ni fait ni entendu faire, à quelque militaire que ce
soit, la proposition dont on parle, que je n'en ai aucune connaissance et que
je n'ai jamais eu l'intention de la faire ». Quoi qu'il en soit, Bairras s'aperçut
[Mémoires, t. III, p. 361) que « militaires et députés parlaient de prêter main
forte au parti qui voulait décidément l'expulsion de Merlin et de La Revei-
lière^); les soldats, en effet, étaient les premiers à prolester contre l'adrai-
nislratlon de l'ancien Directoire et les escroqueries des fournisseurs dont ils
avaient souffert; aussi estima-t-il plus prudent d'entrer dans le jeu de Sieyès
contre les deux autres. Ce qui est certain, c'est qu'il y eut des velléités de
coup d'Etat de >la .part des modérés inclinant à droite, qui avai-ent été vic-
times du 18 fructidor. Dans la Correspondatice inédite de La Fayette, précé-
dée d'une étude par M. Jules Thomas, on lit (p. ,177) : « Qnelqnes io\irsava?it
le 30 prairial, des propositions lui [à La Fayette] avaient été faites au nom
de Garnot par un officier envoyé d'AmstiTdara qu'il rencontra à Utrecht et,
trop défiant encore ou mal informé des chances du coup d'Etat, il avait fait
532 HISTOIRE SOCIALISTE
le difficile » ; et (p. 377) se trouve une lettre de La Fayette à Louis Romeuf,
du 7 brumaire an "VIII (29 octobre 1799), dans laquelle il regrettait son atti-
tude en cette occasion.
Le 30 prairial (18 juin), aux Cinq-Cents, Bertrand (du Calvados) répondit
au message du Directoire lu la veille; il s'indigna de voir les directeurs
s'efforcer de rejeter sur le Corps législatif la responsabilité du manque de
ressources qui provenait de ce qu'elles avaient été gaspillées et non de ce
qu'elles n'avaient pas été votées : « des compagnies privilégiées ont été ad-
mises à faire des services, ont reçu des avances, n'ont rien fourni et ont rem-
boursé les écus avec des valeurs qui perdaient 60 "/o. et l'on ose entreprendre
de détourner votre attention, celle du peuple, de ces crimes pour rejeter sur
vous la faute de notre silualion », et il ajoutait qu'on portait, en vendémiaire
an VU, « l'effectif de nos armées à 437000 hommes, tandis qu'il ne s'élevait
pas à 300 000, et l'on ose se plaindre de la pénurie du Trésor public! » Il
termina en invitant La Revellière et Merlin à se retirer. Un autre député,
Boulay (de la Meurthe), insista sur ce point : « il faut, dit-il, que ces deux
hommes sortent du Directoire », et il fit voter la nomination d'une commis-
sion de onze membres chargée de rechercher les mesures à prendre. Puis,
soit tous l'inspiration des leçons du passé, soit grâce à l'avertissement que
leur aurait donné, d'après certains (Aulard, Histoire politique de la Révolu-
tion française, p. 685), Barias, sur les velléités de coup d'Etat des directeurs
menacés, les Cinq- Cents votaient une résolution, aussitôt approuvée par les
Anciens, mettant hors la loi tous ceux qui donneraient ou exécuteraient
l'ordre d'attenter « à la sûreté ou à la liberté du Corps législatif ou de quel-
ques-uns de ses membres ».
Pendant ce temi s, les modérés cherchaient à obtenir la démission de La
Revellière et de Merlin. Après une longue résistance, ceux-ci finirent par cé-
der. Un membre venait de demander la mise en accusation de Merlin, lors-
qu'un message du Directoire annonça aux Cinq-Cents sa démission et celle
de La Revellière. C'est là ce qu'on a appelé à tort le coup d'Etat du 30 prai-
rial ; en fait, ni le 22 floréal an VI, ni le 30 prairial an VII n'ont été des coups
d'Etat. Dans cette dernière journée, il y a eu une très forte pression morale
exercée sur la volonté de deux hommes; mais nul détenteur de la force pu-
blique n'est sorti de la légalité. Le 1'^ messidor (19 juin), les Anciens élurent
Roger Ducos à la place de Merlin et, le 2 (20 juin), le général Moulin à la
place de La Revellière. Le premier était un ancien Conventionnel qui avait
été du parti de Danton et un ancien membre du Conseil des Anciens qu'il
avait présidé le 18 fructidor an V; le second passait pour Jacobin, il avait
par intérim remplacé Kilmaine, malade, à la tête de l'armée dite d'Angle-
terre, le 10 nivôse an VII (30 décembre 1798), et il était arrivé à Paris, avec
l'autorisation du ministre de la guerre, le lendemain du 30 prairial, pour se
concerter avec le gouvernement sur la silualion de l'Ouest.
HISTOIRE SOGIALISTIL
533
Sur les trois nouveaux directeurs, il semble bien que deux au moins
n'étaient pas du goût de Sieyès. La Revellière raconte dans ses Mémoires
(t. II, p. 418) tenir de Talleyrand qu'au lieu de Gohier, Ducos et Moulin, il
aurait voulu voir élire Talleyrand, Marescot et Caflarelli (du Falga), le frère
'du général mort devant Acre (chap. xix, g 1"). D'après Sandoz-Rollin (Neton,
Sieyès, p. 361), il aurait désiré la nomination de Marescot à la place de
Moulin. A en croire Barras (Mémoires, t. III, p. 366), il aurait été satisfait du
choix de Roger Ducos.
Après avoir, le 9 messidor (27 juin), voté, sur la proposition de la com-
mission des onze, la mise en activité de service des conscrits de toutes les
classes qui n'avaient pas encore été appelés, et l'affectation à la dépense en-
traînée par celte mesure d'une somme de cent millions demandée à un em-
UV. 460. — HI3TÛIBÏ 30CIALISTB, — THERMIDOR ET DIRECIOIRB. LIV, 460.
534 HISTOIRE SOCIALISTE
prunt dont la souscriplion à caractère progressif serait imposée à « la classe
aisée des citoyens », le Conseil des Cinq-Cents leva la permanence établie le
28 prairial (16 juin). Approuvées le lendemain par le Conseil des Anciens,
dont la permanence cessa également ce même jour, ces résolutions devin-
rent la loi du 10 messidor an VII (28 juin 1799)^
Le mode d'exécution des mesures formulées dans cette dernière loi
fit l'objet de lois nouvelles. Ce fut une loi du 14 messidor (2 juillet) au
point de vue militaire, et une loi du 19 thermidor (6 août) au point de vue
financier, qui déterminèrent les détails d'exécution. La première complétée
. bientôt par d'autres ne donna tous ses effets utiles que quelques mois après,
et Bonaparte devait en recueillir les bénéfices. La seconde était une réédi-
tion des lois du 20 mai 1793 et du 19 frimaire an IV-10 décembre 1795 (chap.
xn); elle portait : « tous les citoyens aisés sont assujettis à l'emprunt de
cent millions dans une proportion progressive de la fortune dont ils jouis-
sent »; étaient dispensés ceux qui payaient moins de 300 francs en principal
à la contribution foncière ou de 100 francs à la contribution mobilière. Les
traitements et salaires payés par l'Etat, qu'une loi du 1" thermidor (19 juil-
let) venait de réduire, n'entraient pas en compte; les dettes justifiées par ti-
tres authentiques étaient déduites. Pour les diverses évaluations, la loi cons-
liluait un jury « composé de l'administration centrale et de six citoyens au
moins ou de dix au plus pris parmi les contribuables de son arrondissement
non atteints par l'emprunt, dont la probité, le patriotisme et l'attachement à
la Constitution de l'an III garantissent la fidélité ». En outre de ce jury de
taxation, la loi prévoyait un jury de revision « composé de douze contribua-
bles non atteints par l'emprunt ».
Une résolution du Conseil des Cinq-Cents, du 17 messidor an VII (5 juil-
let 1799), qui suspendait, jusqu'à la conclusion de la paix définitive, le paye-
ment du supplément mensuel de 330 francs que les députés s'étaient octroyé
(voir fin du chap. xvii, § 2), devait être une manifestation sans résultat.
Les ministres de l'ancien Directoire ne pouvaient évidemment pas être
gardés par le nouveau. Avaient été remplacés le 4 messidor (22 juin), à l'in-
térieur, François (de Neufchâteau) par Quinette ; le lendemain, 5 (23 juin), à
la police, Duval par Bourguignon; le 11 messidor (29 juin), à la marine,
Bruix qui, à la tète de la flotte française, n'était ministre que de nom (chapi-
tre xix,§ 2) par Bourdon; le 14 messidor (2 juillet), à la guerre, Milet-Murean
par Bernadotle; enfin, le 2 thermidor (20 juillet), à la justice, Lambrechls
par Cambacérès ; aux relations extérieures, Talleyrand par Reinhard; aux
finances, Ramel par Robert Lindet ; et, le même jour, à la police, Bourgui-
gaOK, installé depuis moins d'un mois, par Fouché.
Le parti royaliste vit, dans l'application de la loi sur la conscription, un
moyen de recruter des adhérents. Ceux que le peuple app elait « des aristo-
bêtes, des aristocruches » (Dufort de Gheverny, Mémoires..,, t. II, p. Aiô),
HISTOIRE SOCIALISTE 535
« n'espéraient tien que du désespoir de la France, de l'épée d'un général fac-
tieux, de l'intervention des armées étrangères, en un mot, du désastre natio-
nal et de la force» [SoveX, L'Europe et la Révolution française, 5* partie, p. 5).
« Beaucoup de prêtres rentrés continuèrent d'obéir aux directions politiques
des évoques émigrés, de prendre le mot d'ordre à l'étranger ; ils prêchaient
la désobéissance aux lois, excitaient les conscrits à la désertion, demeuraient
agents de réaction royaliste et maintenaient l'étal de guerre » (Vandal, L'avè-
nement de Bonaparte, p. 34).
C'est que les défaites éprouvées par l'armée française avaient réveillé les
patriotiques espérances du parti royaliste et clérical. Comme aujourd'hui, il
comptait sur la guerre extérieure pour triompher ; mais, tandis qu'aujourd'hui
il lui faut d'abord fomenter cette guerre, il n'avait alors qu'à attendre la con-
tinuation des succès de Souvorov. D'après le résumé des comptes rendus au
ministre de l'intérieur pendant le mois de floréal an VII (avril-mai 1799) pu-
blié dans l'ouvrage de M. Rocquain {L'état de la France au 18 brumaire),
les ancêtres de nos militaristes faisaient de « puissants efforts... pour empê-
cher l'exécution de la loi salutaire de la conscription » (p. 378). Les « progrès
de l'ennemi qu'on affectait chaque jour d'annoncer pénétrant sur le territoire
français », causaient aux royalistes et cléricaux « une joie impie » (p. 379).
« A Lyon, on criait aussi dernièrement dans le faubourg Georges : « Vive
« LouisXVIII I Le prince Charles arrive ! »(p.380). Dans le recueil de Schmidt
(Tableaux de la Révolution française, t. III, p. 428-429), on trouve un rap-
port de Vesoul daté du 6 fructidor (23 août) oîi on lit : « Les succès momen-
tanés de la coalition ont relevé l'espoir des royalistes et accru leur audace ».
Le brigandage royaliste et l'assassinat religieux n'avaient jamais com-
plètement cessé ; partout, mais en pariiculier dans l'Ouest et dans le Sud-Est,
on constata leur recrudescence dès que la reprise des hostilités eût nécessité
l'envoi sur les frontières de presque toutes les troupes disponibles. Les atten-
tats contre la personne et la propriété des républicains, meurtres et incen-
dies, se multiplièrent de telle sorte que, pour tâcher d'y mettre un terme, les
Conseils votèrent la loi du 24 messidor an VII (12 juillet 1799) : dans les dé-
partements, cantons et communes déclarés en état de troubles par les Con-
seils sur la. demande du Directoire, les anciens nobles , sauf certaines excep-
tions indiquées, les parents et alliés d'émigrés, les aïeuls, aïeules, pères et
mères des «individus qui, sans être ex-nobles ni parents d'émigrés, sont no-
toirement connus pour faire partie des rassemblements ou bandes d'assas-
sins, sont personnellement et civilement responsables des assassinats et des
brigandages commis dans l'intérieur en haine de la République »; les adminis-
trations centrales avaient le droit de prendre des otages dans les catégories
ci-dessus et, pour chaque assassinat commis « sur un citoyen ayant été
depuis la Révolution ou étant actuellement fonctionnaire public, ou défen-
seur de la patrie, ou acquéreur ou possesseur de domaines nationaux », le Di-
536 HISTOIRE SOCIALISTE
rectoire pouvait, dans les vingt jours, déporter quatre des otages. Cette loi,
dite des otages, que le détestable excès de sa rigueur rendait inexécutable,
ne servit à rien. Persuadés que la République dégarnie de troupes ne pour-
rait résister à une action d'ensemble, les royalistes s'occupèrent d'organisé^
celle-ci et une vaste conspiralion s'étendit à la France entière.
Le Sud-Ouest fut tout spécialement travaillé; dans toute cette région, de
Perpignan à Rayonne, il n'y avait pas plus de 4000 soldats; on jugea le mo-
ment propice. Des émigrés, des prêtres rentrés en cachette parcoururent le
pays, déblatérant contre l'armée républicaine, recrutant leurs partisans parmi
les conscrits réfractaires, parmi ceux qui la fuyaient, distribuant de l'argent.
Dans le nombre de ces agitateurs royalistes, on cite un Rornier qui ne disait
pas celui-là .'«France... d'abord I » un Villèle, un Puybusque: à chacun ils pro-
mettaient ce qu'il désirait, sans souci des promesses contradictoires, tablant,
comme les nationalistes de nos jours et les cléricaux de tous les temps, sur
la sottise de leurs dupes. Le 25 thermidor an VIT (12 août 1799), le commis-
saire du Directoire à Pau écrivait aux ministres de l'intérieur et de la police
que les bandes royales étaient prêtes à entrer en mouvement dans toute la
région, qu'à l'exception d'un citoyen, l'administration centrale des Dasses-
Pyrénées était dévouée aux conspirateurs, que les prêtres réfractaires étaient
rentrés en grand nombre, que Dagnères-de-Rigorre était rempli d'étrangers
fort suspects, qu'on disait hautement qu'avant i eu on aurait un roi, et que
le massacre des républicains était fixé à la Saint-Barthélémy (Lavigne, L'in-
surrection royaliste en l'an VII, p. 215).
Dans la nuit du 18 au 19 thermidor (5 au 6 août), des soulèvements
eurent lieu dans plusieurs communes de la Haute- Garonne, du Gers, de
l'Ariège, de l'Aude, du Tarn, du Lot-et-Garonne, aux cris de : «Vive la reli-
gion ! Vive le roi 1 ». Victorieux au début, les insurgés étaient bientôt au
nombre d'une vingtaine de mille, mais heureusement sans discipline. Le
21 thermidor (8 août), ils étaient maîtres de plus de vingt cantons et,
en dehors de quelques bandes éparses, ils formaient, au sud de Toulouse
dont ils voulaient s'emparer, un arc de cercle avec leur droite à Garaman,
leur centre à Muret et leur gauche à l'Isle- Jourdain. L'administration muni-
cipale de Toulouse et l'administration centrale de la Haute-Garonne prirent
des mesures pour garder Toulouse et y conce ntrer les forces disponibles ; en
divers endroits, la population républicaine se leva d'elle-même. Ce furent,
par exemple, les républicains du Tarn qui, le 23 thermidor (10 août), enle-
vèrent Garaman aux insurgés et empêchèrent ainsi l'extension de l'insurrec-
tion de ce côté.
La veille, le général de brigade Aubugeois, sorti de Toulouse avec les
troupes qui y étaient réunies, avait battu les insurgés à l'extrémité du fau-
bourg Saint-Michel; Ie23(i0août) il les battait de nouveau et, le 24 (11 août),
après un nouveau succès, il entrait à l'Isle-Jourdain, coupant par là les com-
HISTOIRE SOCIALISTE 537
munications entre les insurgés de la Haute-Garonne et ceux du Gers. Battus
aussi dans l'Ariège où fut distribuée une proclamation de Souvorov aux Fran-
çais, les insurgés l'étaient également à Beaumont-de-Lomagne, le 3 fructidor
(20 août). Ce même jour, les insurgés concentrés en masse à Montréjeau
étaient attaqués à la fois, du oôté de Lannemezan, par un petit corps que
l'aclminislration centrale des Hautes-Pyrénées y avait judicieusement et ra-
pidement réuni, et, du côté de Saint -Gaudens, par des troupes qui venaient
de reprendre Saint-Martory où, quelques jours avant, les insurgés avaient
obtenu un succès. Les royalistes furent complètement écrasés; ceux qui
purent échapper gagnèrent l'Espagne par Bagnères-de-Luchon et le val
d'Aran. Ce fut la fin de l'insurrection dont les principaux chefs avaient été :
Rougé de Paulo, Gallias, Lamothe-Vedel, Labarrère, d'Espouy, de Palaminy,
de Sainte- Gemme j de Valcabrère [L'insurrection royaliste en l'an VIL par
Lavigne). Quand le général Frégeville, envoyé le 26 thermidor (13 août) par
le Directoire, arriva à Toulouse, tout était terminé grâce aux courageux
efforts de quelques municipalités réijublicaines . Parmi celles qui firent
preuve d'initiative intelligente et énergique, il faut citer Gimont dans le
Gers, Grenade, l'Isle-en-Dodon et SainL-Béat dans la Haute-Garonne. Les
femmes de certaines localités, de Marciac notamment, se montrèrent très
vaillantes contre les bandits du roi et du clergé. La répression n'eut rien de
rigoureux : du 26 fructidor an VII (12 septembre 1799) au 30 vendémiaire
an VllI (22 octobre 1799), il fut prononcé 32 condamnations, dont 11 à mort
furent exécutées dans les vingt-quatre heures.
Si ce fut là la tentative la plus grave, il y eut des troubles dans plusieurs
autres parties de la France; dans le Sud-Est, en particulier dans les Alpes-
Maritimes, les Barbets, dans l'Ouest les Chouans redevinrent nombreux.
Déjà, le 9 février 1798, dans une lettre écrite au moment de quitter Blanken-
burg, Louis XVIII donnait des instructions pour chercher à gagner le général
Berthier à la cause royaliste : « un mouvement dans le Jura, le Lyonnais et
les provinces méridionales lui fournirait le prétexte de marcher en apparence
sur les rebelles avec la meilleure partie de son armée, mais, dans le fait, pour
s'unir à eux» [Nouvelle revue rétrospective, n" du 10 février 1902, p. 121). Vers
la même époque (mai 1798), les royalistes qui dirigeaient l'Institut philanthro-
pique de Paris, notamment l'archéologue Quatremère de Quiney et Royer-
Collard, un de nos plus remarquables collets montés, s'étaient assuré, dans
la garde des directeurs, « des hommes de main pour frapper un grand coup»
et sollicitaient un million de l'Angleterre pour « faire main basse sur les
membres du Directoire », autrement dit pour les assassiner (Ch.-L. Chassin,
les Pacifications de l'Ouest, t. III, p. 210); mais Cnnning et Grenville refusè-
rent de se rendre complices d'un pareil attentat. Enfin, pendant toute cette
année 1798, Georges Cadoudal chercha d'Angleterre à provoquer une reprise
d'armes générale [Idem). L'or anglais n'était pas seulement convoité par lea
5S8 HISTOIRE SOCIALISTE
royalistes, il l'était aussi par le roi lui-même. Louis XVIII reçoit du tsar à
Mitau, outre le logement, « six cent mille francs par an. Mais cette somme ne
représente qu'une partie de ce que les émigrés coûtent au Trésor russe.
L'armée de Gondé, les cent gardes du corps attachés à la personne du roi
sont à la solde de la Russie y< (Ernest Daudet, Les Bourbons et la Russie pen-
dant la Révolution française, p. 179). Cette pension se grossit « d'un revenu
de quatre-vingt-dix mille francs servi annuellement par l'Espagne, d'une
autre rente que la cour de Madrid fait à la reine et dont, quand celle-ci vit
près de son époux, elle lui abandonne la presque totalité » (Idem, p. 180).
Malgré cela, Louis XYIIl mendiait, le 8 avril 1799, un supplément à la fois
auprès du tsar Paul I" et auprès de Georges III, roi d'Angleterre. Il écrivait
à ce dernier : « La générosité de Votre Majesté est trop connue, mes sujets
malheureux et fidèles en ont trop ressenti les effets, je les ai trop éprouvés moi-
même pour que j'hésite à y recourir de no iveau » [Idem, p. 355). D'après
un royaliste du temps (Hyde de Neuville, Mémoires et souvenirs, t. I, p. 243),
« le roi usait de son droit le plus légitime en recourant à l'argent de l'Angle-
terre pour remonter sur son trône. C'est l'emprunt que des souverains exer-
cent entre eux, et qui ne peut frapper d'aucun impôt leur indépendance »...
de cœur, doit-on ajouter, pour être exact ; il est vrai toutefois que le natio-
nalisme du comte d'Artois consentait à dédommager les Anglais en leur li-
vrant Cherbourg (Chassin, Idem, t. III, p. 303). Avec la même délicatesse de
sentiment, les royalistes de nos jours attaquent l'Angleterre, « l'ennemie hé-
réditaire », comme l'appelle leur chef après que lui ou les siens en ont ac-
cepté l'argent et l'hospilalilù [Le Temps du 28 février 1900, 4» page).
Au moment de nos défaites, fut répandue une proclamation « aux braves
royalistes de Bretagne ». Signée « Béhague », successeur, depuis le 9 mai
1798, de Puisaye, parti pour le Canada sur le refus opiniâtre du comte d'Ar-
tois de se mettre en personne à la tête d'une nouvelle insurrection royaliste,
cette proclamation disait : « péjà il [Dieu] a brisé le sceptre de fer dont ils
[les soldats français] avaient frappé l'Allemagne, l'Italie, le Piémont, la Savoie,
au nom de la philosophie, de la liberté et de l'égalité. Les armées triomphantes
des alliés ont rendu aux peuples leur religion, leurs lois, leurs souverains
légitimes, la paix et la tranquillité. Elles s'approchent de nos frontières pour
nous offrir le même bonheur» (Chassin, les Pacifications de l'Ouest, t. III.
p. 264). Les royalistes ont de tout temps crié : « Vive l'armée ! » Seulement, sui-
vant les intérêts de leurs décavés toujours en quête d'une riche proie, l'armée
ttagornée par eux a été tantôt une armée ennemie et tantôt l'armée française.
Qu'on ne vienne pas objecter à la décharge des royalistes de la fin du xvni*
siècle que, pour eux, la France, la patrie, étaient là où était le roi. Getta thèse
a pu être vraie à une certaine époque lointaine, elle ne l'est pas, malgré les
trésors d'atténuations indulgentes qu'ont au profit de ce parti des gens si
férocement impitoyables quand il s'agit de républicains, pour la période
HISTOIRE SOCIALISTE 539
qui nous occupe; ce sonl des royalistes qui vont en fournir la preuve.
Dans l'ouvrage cité plus haut de M. Ch.-L. Chassin (t. II, p. 478) se trouve,
à la date du 29 thermidor an IV (16 août 1796), une supplique d'un émigré
de marque, le comte de Bourmont, demandant à rentrer, préférant « la mort
sur la terre de France » à la vie à l'étranger et, en faveur de sa demande,
invoquant la « patrie ». Que ce fût un sentiment affecté par hypocrisie inté-
ressée, cela ne paraît pas douteux; mais l'affectation même de ce sentiment
en impliquait la connaissance. Un autre royaliste insurgé, nommé Duviquet,
condamnée mort le 1°"" messidor an VI (19 juin 1798), faisant des aveux avant
son exécution qui eut lieu le jour même, disait : « Je suis décidé à être utile
à ma patrie » [Idem, t. III, p. 170); pour celui-là encore, il y avait donc autre
chose que le roi. Enfin, le général commandant la place de Besançon ayant
consenti, d'après une communication faite à Louis XVIII le 19 mai 1799 (Er-
nest Daudet, les Emigrés et la seconde coalition, p. 359), à livrer cette place
à l'armée ennemie pour le compte du roi, ajoutait que, du reste, « quand il
serait aussi patriote qu'il est dévoué au roi, il ne pourrait tenir que vingt-
quatre heures ». En voilà encore un qui distinguait très nettement l'amour
de la patrie de l'amour du roi et ne péchait pas par ignorance on fausse
conception. Ces gens-là ont été des traîtres. Sans doute, on ne doit pas repro-
cher aux fils les crimes des pères; mais ce qui condamne leurs descendants,
les charlatanesques exploiteurs actuellement d'un patriotisme dont ils n'ont
pas reçu la tradition, c'est qu'au lieu de garder le silence, ils s'évertuent à
justifier, que dis-je, à glorifier ceux qui ont fait sciemment tous leurs efforts
pour livrer leur pays aux armées étrangères et en l'honneur desquels de
cyniques monuments ont pu être dressés sur le sol de la France !
Tandis que les armées républicaines étaient vaincues, les royalistes exul-
taient, multipliaient les intrigues et les infamies; tous les appétits grouil-
laient, prêts à se jeter sur la France dès qu'elle serait envahie. Louis XVIII
négociait à cet effet avec les coalisés, avec Dumouriez, par l'intermédiaire
duquel il semble qu'un rapprochement se soit opéré à cette époque entre lui
et les d'Orléans (voir lettre du 17 août 1799, p. 277, t. II, Dubois-Crancé, par
lung), avec Pichegru, qui devait pénétrer dans l'Est, avec Willot, qui se
chargeait du Midi ; faut-il ajouter avec Barras? Je ne le pense pas, malgré
l'ignominie du personnage, malgré les « lettres patentes » [Méjnoires de Bar-
ras, t. III, p. 501) dont on a si souvent parlé, pièce sans date qu'avait écrite
Louis XVIII lui-même à la fin de 1798, qui fut ensuite datée du 10 mai J799, et
par laquelle il promettait à Barras, si celui-ci contribuait à le mettre sur le
trône, dix millions en espèces et l'oubli du passé. Il semble n'y avoir eu là
qu'un projet en l'air, conçu sans l'intervention de Barras, par des agents
royalistes désireux de se faire valoir et accepté sans sérieuses informations
par l'entourage crédule de Louis XVIII. En tout cas, lorsque Fauche-Borel,
signant « Frédéric Boully », écrivit de Wesel directement à Barras en sep
540 HISTOIRE SOCIALISTE
tembre 1799, lui demandant l'envoi d'un personnage muni de ses pleins pou-
voirs pour une communication importante, Barras se borna à avertir le Di-
rectoire. Un conseil royal contrai fonctionnait à Paris; composé de trois
membres et d'un secrétaire, d'André (voir chap. xv), qui avait voix délibéra-
tive, il était chargé « de faire aux officiers civils et militaires telles promesses
qui seront nécessaires.... sauf pour les einplois de cour » (p. 280, t. 11, Du-
bois-Crancé, par lung).
Peu à peu, sur les excitations des émigrés rentrés et des prêtres réfrac-
taires, grâce aux formidables crédits de l'Angleterre, « l'ennemi héréditaire»
et le caissier patriotiquement choyé, — d'après sa propre comptabilité, Louis
de Frotté aurait reçu, de juillet 1799 à septembre, 1494 livres sterling
(37350 fr.); et, de septembre 1799 au 1" août 1800, l'insurrection royaliste
«aurait été subventionnée de 309939 livres (7748475 fr.), dont 297939
(7 448475 fr.)dépensés» (Chassin, les Pacifications de l'Ouest, t. III, p. 358),
— les bandes se multiplièrent et les divers rassemblements corùplèrent un
nombre de plus en plus grand de partisans. Cependant, ce qui faisait la gra-
vité de la situation, c'était surtout l'insuffisance des forces qu'avait à sa dis-
position le remplaçant de Moulin qui fut, Kilmaine ne se rétablissant pas —
11 mourut le 20 frimaire an YIII (11 décembre 1799) — d'abord provisoirement
Dembarrère, puis Michaud. Si, de la part des royalistes catholiques, le»
assassinats, les actes de dévastation et de brigandage, qui n'avaient jamais
complètement cessé, étaient devenus plus étendus et plus fréquents, il n'y
eut pas de faits de guerre véritable jusqu'au mois de septembre. Le 30 août,
des « bases générales de conduite » (Idem) étaient arrêtées à Edimbourg, en
présence du comte d'Artois, par les principaux chefs royalistes qui, à l'excep-
tion de Frotté, rentré seulement le 23 septembre, se concertèrent de nouveau
en France, le 15 de ce mois, au château de la Jonchère, près de Pouancé
(Maine-et-Loire), et résolurent de s'attaquer aux principales villes. Ils avaient
spécialement à agir, Georges Cadoudal dans le Morbihan, d'Autichamp en
Vendée, le comte de Châtillon dans l'Anjou, le comte de Bonrmont dans le
Maine, Louis de Frotté en Normandie.
Si ce dernier rentra plus tard que les autres, c'est qu'il avait compté sur
la trahison pour susciter une insurrection en Belgique. Le général Jacques-
Louis-François de Tilly, à qui était confiée la sécurité de ce territoire réuni
à la France, avait consenti, sur la demande du comte de Semallé, envoyé par
de Frotté, à fomenter une insurrection belge au moment oii les Anglo-Russe»
descendraient en Hollande; il avait seulement posé comme condition que le
comte d'Artois débarquerait en Belgique. Notre vaillante altesse royale ne se
pressa pas, malgré l'insistance du comte de Frotté, qui dut renoncer à son
projet, Brune ayant, sur ces entrefaites, eu raison des envahisseurs [Idem^
p. 361-362).
Avant le soulèvement général de l'Ouest fixé, dans la réunion de la
HISTOIRE SOCIALISTE
5il
Jonchère, au 23 vendémaire (I5octobre), ily eut quelques petites affaires qui
lurent les débuts delà troisième guerre des Chouans. La plupart du temps, les
soldats républicains eurent l'avantage; toutefois ils éprouvèrent des échecs,
le deuxième jour complémentaire de l'an VII (18 septembre), dans la Manche,
à Pontorson, et, le troisième jour complémentaire (19 septembre), dans la
Loire-Inférieure, du côté d'Ancenis. Quelques jours avant, d'après un rapport
du ministre de la police au Directoire sur le mois de fructidor (août-septembre)
ffr.YJ'^XM
La Liberté de la presse.
(D'après un document du Musée Carnavalet.)
(Aulard, L'état de la France en Van Vlll et en l'an IX, p. 3), les Chouans
avaient « pillé le produit des manufactures de Cholet et brisé les métiers » ;
ils avaient menacé, le 20 vendémiaire (12 octobre), une autre localité de
l'Anjou, Chalonnes, et s'étaient fait battre. Dans le Maine, Bourmont occupa
le Mans le 23 (15 octobre), à trois heures du matin; ses hommes tuèrent,
probablement par amour de l'état-major, le général Simon qui commandait
dans cette ville, s'emparèrent des caisses, pillèrent un peu partout, mais
renoncèrent à se maintenir dans la ville. Le 28 (20 octobre), les royalistes
tentèrent de surprendre Nantes de la même façon; mais ils durent s'enfuir
sans avoir pu enlever ni armes ni argent. Dans, le IVlorbihan, Cadoudal cher-
cha, le 4 brumaire (26 octobre), à prendre Vannes; il fut repoussé. En re-
LIV. 461. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THERMIDOR ET DIRECTOIRE. LIV. 401.
5-12 HISTOIRE SOCIALISTE
vanche, le premier Mercier dit. La Yendée — il nousélait réservé de connaître
le second — surprenait Sainl-Brieuc le 5 (27 octobre); il avait déjà sous ses
ordres les surnommés Justice, César et Pierrot (Chassin, les Pacifications
de l'Ouest, t. III, p. 406); ils n'eurent pas le temps de vider' les caisses, mais
assassinèrent le commissaire du Directoire près l'administration municipale,
Poulain-Corliion, qui refusa de crier : « vive le roi », le capitaine de gendar-
merie, trois gendarmes, trois autres militaires; on ne dit pas si ce fui au
cri de : Vive l'armée !!,& 19 (10 novembre), dans l'Ille-et-Yllaine, Redon était
pris et évacué après pillage. Dans le Calvados, Frotté échoua le 5 (27 octobre),
à Yire. Dans les Deux-Sèvres, d'Autichamp fut mis en déroute, le 13 (4 no-
vembre), aux Aubiers, village entre Châtillon et Argenton, à égale distance
de ces deux villes. Malgré les développements de l'insurrection dans la
Mayenne et en Normandie, et malgré les subsides reçus des Anglais du 1" au
5 novembre, les royalistes n'eurent pas de succès durable. Le général Hé-
douville, nommé le 30 vendémiaire an YII (22 octobre 1799), général en
chef de l'armée d'Angleterre à la place de Michaud, entrait en fonction, le
12 brumaire (3 novembre), à Angers, sans se préoccuper de Michaud, qui était
à Rennes et ne sut que le 20 (il novembre) qu'il était remplacé [Revue his-
torique, t. LXXMII, p. 299 et 300). Hédouville, qui tenait du Directoire les
pouvoirs qu'avait eusHocbe, venait d'entamer,non des opérations militaires,
mais des négociations dans des conditions assez louches avec une royaliste,
M™ Turpin de Crissé, et Frotté, Bourmont, Châtillon, d'Andigné, lorsque
Bonaparte fit son coup d'État du 18 brumaire.
CHAPITRE XXI
MOUVEMENT JACOBIN — MENÉES RÉACTIONNAIRES DES MODÉRÉS
(messidor an VII à vendémiaire an YlII-juin à octobre 1799.)
i,es diiïérences de situation après une défaite et après une victoire étant
plus tranchées pour les partis extrêmes, surtout pour les partis d'avant-garde,
que pour les autres, le parti qui jarul le plus triompher après le 30 prairial,
fut le paru jacobin. Si, depuis la réaction thermir'orienne, ce nom et celui
d'anarchiste servaient à designer, quelles que fussent leurs nuances, les répu-
blicains sincères, les partisans d'une République démocratique, c'était bien
l'esprit jacobin — on peut dire, je crois, l'esprit jacobin, comme on dit au-
jourd'hui l'esprit radical et radical-socialiste, malgré des divergences d'Mées
entre membres de ces partis assez assimilables, d'ailleurs, en masse — qui
dominait dans le Conseil des Cinq-Cents au début de la nouvelle législature; .
c était cet esprit qui avait inspiré les lois de l'emprunt forcé et des otages.
HISTOIRE SOCIALISTE 543
Mais les chefs de ce mouvement n'étaient plus que les serviles imitateurs
de la grande période révolutionnaire, croyant agir parce qu'ils répétaient les
formules de cette période et impuissants à concevoir l'action que les circons-
tances exigeaient. Dans la situation grave où le pays se trouvait. leur plus
grande préoccupation fut d'obtenir la mise en jugement des direcleurs évin-
cés. Incontestablement, au point de vue général, ceux-ci, avec leur politique
de bascule, démoralisante dans tous les sens du mot, avaient été très nuisi-
bles. Michelet [Histoire du dix-neuvième siècle, t. II, p. 330 et 331) a beau
défendre avec chaleur La Revellière-Lépeaux, il ne suffit pas de n'avoir pas
retiré personnellement d'illégitimes avantages pécuniaires de l'exercice du
pouvoir pour échapper à toute culpabilité. Se laissant à tort accaparer par
une animosilé justifiée contre les anciens directeurs, dans tous les actes de
ceux-ci les Jacobins cherchèrent des motifs d'accusation; ils en arrivèrent à
faire inconsciemment le jeu de Bonaparte, en contribuant à accréditer la
légende que l'expédition d'Egypte n'avait été qu'une machination des mem-
bres du Directoire contre lui. Déjà en brumaire an Vll-fln octobre 1798
[Paris pendarit la réaction therjnidorieime et sous le Directoire, t. V, p. 179),
ils avaient présenté l'expédition d'Egypte comme un exil de Bonaparte; cela
avait pris et, dans le compte des opérations du Bureau central de Paris, en
messidor an VII (juin-juillet 1799), on lit : « De tous côtés, Buonaparte,
dans sa mission, a été considéré comme exilé; on a dit même que cette
seule expédition suffirait pour motiver la mise en jugement de ceux qui
l'avaient ordonnée « [Idem, p. 633). C'est ainsi que le prétendu « héros »
fut transformé en victime d'un «coup de politique» [Idem, p. 324) de gouver-
nants détestés, accusés d'avoir, pour obéir à Pitt, ordonné « la déportation»
(discours de Briot aux Cinq-Cents, le 12 fructidor-29 août) du meilleur servi-
teur de la République, du général le plus capable de lui assurer la victoire,
d'où résulta pour celui-ci un accroissement de popularité.
L'acharnement des Jacobins à réclamer la mise en jugement des anciens
directeurs, de leur ancien ministre Schereretde leurs créatures, illogique dès
l'instant qu'ils n'avaient pas renversé Barras, inquiéta celui-ci, trèsjustement
porté à craindre, s'il y avait procès, d'être bon gré mal gré impliqué dans les
poursuites. Eloigné par là des deux membres avancés du Directoire, Gohier
et Moulin, il se trouva rejeté du côté des deux modérés, Roger Ducos et
Sieyès, au moment où, pour avoir la majorité dans le Directoire, ce dernier,
tout en ne l'aimant guère, avait besoin de s'entendre avec lui. Tandis que
Sieyès se préparait à éliminer les Jacobins, qui n'étaient plus diriges par des
capacités influentes, et que, à peu près sûr des Anciens, il entamait des
pourparlers avec certains députés en vue des Cinq-Cents, tels que les frères
de Bonaparte, le parti jacobin, s'exagérant sa force réelle, se mit à faire plus
de bruit pour des puérilités que de besogne adaptée aux nécessités immé-
diates. Il n'avait plus à sa tête que la petite monnaie de ses anciens chefs et.
544 HISTOIRE SOCIALISTE
ce qui est encore plus grave pour un parti dans cette situation, il n'avait pas
conscience de cette infériorité; il ne chercha pas, dès lors, à la corriger. C'est,
a écrit Cabet dans son Histoire populaire de la Révolution française (t. IV,
p. 232), « une fatnle erreur de dire que les principes sont tout et les hommes
rien. Comme si les principes marchaient sans des hommes qui les fassent
marcher! comme si la question n'était pas toujours de bien distinguer quel
est le véritable principe applicable dans la circonstance! comme si les thermi-
doriens, les aiistocrales, les contre-révolutionnaires, n'invoquaient pas sans
cesse les principes pour perdre les principes! » Ces réflexions de Cabet sont
toujours vraies, quoi qu'en disent ceux qui, envieux de certains hommes,
cherchent à les atteindre en se faisant contre eux les défenseurs dogmatiques
de formules vides ou les serviles courtisans de collectivités jalouses.
Les Jacobins ressuscites s'étaient réunis dans la salle du Manège, local
dépendant du palais des Tuileries réservé au Conseil des Anciens, à partir
du 17 messidor an VII (5 juillet 1799) d'après le recueil d'Aulard, Paris pen-
dant la réaction thermidorienne et sons le Directoire (t. V. p, 609), citant le
Journal du soir des frères Chaignieau qui, sous la date du « 19 messidor »
(7 juillet), dit : « avant-hier » ; à partir du 18 messidor (6 juillet), d'après le
Mo?2?7eM?'du 21 (9 juillet) qui, sous la date de la veille, dit également: «avant-
hier », et aussi d'après La Société des Jacobins d'Aulard (t. I", p. en) et la
revue la Révolution française (t. XXVI, p. 389). Les Jacobins n'avaient ce-
pendant pas osé reprendre leur ancien titre et s'étaient appelés « réunion
d'amis de la liberté et de l'égalité ». On était encore tout près du moment oii
Jacobins et modérés de gauche avaient agi de concert; aussi, comme pour la
presse, le gouvernement laissa faire. D'ailleurs, afln de lui laciliter la tilche
et de n'avoir pas l'air de violer ouvertement les dispositions légales (art. 362
de la Constitution), on eut recours à d'étonnantes chinoiseries. Il n'y eut ni
président, ni secrétaires, mais un « régulateur » et des « annotateurs »; on
ne rédigea pas des pétitions collectives, mais des adresses; il n'y eut pas
deux catégories de membres, mais une « commission d'instruction publique»,
qui fut, en réalité, une commission executive; il n'y eut pas, en province,
organisation de sociétés affiliées, mais constitution spontanée dans la plupart
des grandes villes de réunions identiques. M. Aulard admet (revue la Révo-
lution française, idem) que les membres de la réunion du Manège furent
bientôt au nombre de 3 000, dont 250 membres du Conseil des Cinq-Cents.
Le Journal des hommes libres, qui reparaissait sous ce titre depuis le
1" messidor an VII (19 juin 1799), et où Antonelle avait ordre d'être prudent,
était leur organe officieux. Parmi les inspirateurs, on remarquait Drouet,
Félix Lepeletier, Bouchotte, Xavier Audouin, gendre de Pache, le général
Laveaux, Augereau, Prieur (de la Marne); parmi les membres, se trouvaient
d'anciens Egaux tels que Bodson, Bouin, que la Haute Cour de Vendôme
avait condamné par contumace, Didier, Tissot, Vaneck. La jeunesse royaliste
HISTOIRE SOCIALISTE 545
essaya de recommencer ce qui avait réussi contre les premiers Jacol)ins, elle
cerna la salle le 23 messidor (H juillet), jetant des pierres, sifflant, hurlant :
« A bas les Jacobins I » D'après le Moniteur du 25 (13 juillet), ceux-ci « sont
sortis en criant : Mort aux chouans! et ont repoussé les assaillants » qui
n'osèrent pas recommencer.
Le 30 messidor (18 juillet), un médecin originaire de l'Aveyron, Victor
Bach, prononça un discours où, après avoir poussé à réclamer avec insis-
tance le châtiment des ex-directeurs, il demanda, entre autres réformes,
l'impôt progressif. Après avoir rappelé les « ombres illustres des victimes de
Vendôme », il laissa entendre, au point de vue immédiat, avec un oubli
malheureux de la tactique plus intelligente de Babeuf et de ses amis (chap.
xm), qu'il y avait lieu « d'examiner si, dans un moment oîi tous les citoyens
doivent prendre les armes pour la défense du territoire de la République, il
n'est pas juste de les en reconnaître tous co-propriétaires ».
Les amis directs de Babeuf paraissent n'avoir pas commis la même
faute de tactique que Bach, faute que commettent ceux qui n'ont pas le sens
de la réalité, ceux qui ne savent pas, lorsque la réalité ne cadre pas avec
leur idée, quelle que soit la valeur de celle-ci, voir les choses et les gens
tels qu'ils sont. En politique, au moins autant qu'en n'importe quelle ma-
tière, on doit s'attacher à connaître, le plus exactement possible, les condi-
tions du milieu, et l'idée arrêtée d'un but à atteindre ne saurait dispenser
de s'adapter à ces conditions, bien au contraire. Parmi ces amis je citerai
Félix Lepeletier et Pierre Dolivier.
Le premier, qui fut un des trois fondateurs du directoire secret des Egaux
(voir chap. xm), rédigea, en l'an VII, une sorte de programme immédiat
adopté, le 18 thermidor (5 août 1799), par la réunion des Jacobins siégeant
alors rue du Bac. Voici le texte de ce programme (revue la Révolution fran-
çaise, t. XXVI, p. 404-405) :
« Rétablir dans le gouvernement l'esprit démocratique;
« Assurer la garantie et la liberté des sociétés politiques;
« Rapporter toutes les lois contraires à la Constitution;
« Etablir une éducation égale et commune;
« Donner des propriétés aux défenseurs de la patrie;
« Ouvrir des ateliers publics pour détruire la mendicité;
« Etablir une chambre de justice qui fasse rendre gorge aux voleurs;
« Faire une fédération générale;
« Réprimer les monstrueux abus qui naissent des arrêtés du Direc-
toire ».
Quelque opinion qu'on ait des divers articles de ce programme, on doit
avouer qu'il n'était pas de nature à susciter la même émotion que celui de
Bach.
Le second, choisi par Babeuf pour représenter la Seine-Inférieure (chap.
/avwV- f^°^'
540 HISTOIRE SOCIALISTE
xm) et prolesseur d'histoire à l'école centrale de Versailles (chap. xi, § 4),
publia tout au début de l'an VIII une brochure « Sur les mojjens d' arracher
la République à ses puissants dangers et d^écarter les obstacles qui s'oppo-
sent à raffermissement de ses destinées^; il n'avait rien abandonné des idées
qui font de lui un des précurseurs du socialisme, et il écrivait (p. 10) :
« Pour un droit vrai de propriété, seul avoué par l'immuable justice,
combien de criantes usurpations, combien d'audacieuse?, de sacrilèges vio-
lations de ce droit n'empruntent pas son nom pour le dépouiller lui-même
de son caractère sacré et s'en revêtir exclusivement... Qu'il suffise d'avoir
fait sentir à tout esprit juste et sensé que le culte que l'on rend à la pro-
priété est, en général, un culte faux, idolâtre, et que ceux qui la défendent
avec tant de chaleur, qui s'en rendent les apologistes avec un zèle si outré,
qui, au moindre mot qui les choque, sonnent aussitôt l'alarme et crient à
raqrairisme, à l'attentat contre la propriété, ne sont rien moins que les plus
grands ennemis du vrai droit de propriété, c'est-à-dire de celte justice natu-
relle dont il émane. Consentons néanmoins d'user de ménagement à leur
égard ; ne laisons pas trop briller à leurs yeux cette justice qui les offusque
et les irrite, et contentons-nous de la leur montrer dans un assez grand éloi-
gnement pour qu'ils puissent la supporter. En conséquence, ne prenons que
les moyens qui nous sont devenus indispensablement nécessaires... pour
asseoir enfin la République sur de solides et désirables bases ».
Quelle différence avec Bach qui croit immédiatement et intégralement
réalisable ce qui lui semble vrai! Dolivier, lui, aussi communiste que Bach
pouvait l'être, a conscience des difficultés pratiques ; pour l'instant, d'ailleurs,
il voit avant tout le danger que court la République, vaincue au dehors au
moment où il écrivait, menacée au dedans par le désordre des finances, etc.,
et c'est la République qu'il veut d'abord sauver. Que tous les moyens qu'il
indique à cet effet fussent d'une application possible, cela je ne le pense pas;
mais il ne me paraît pas niable qu'il avait un tout autre esprit politique que
Bach.
Telle est la constatation que je tenais à faire pour deux des principaux
amis directs de Babeuf. Cependant, avant d'en revenir au discours de Bach
et à la suite de mon récit, j'achèverai ici de dire ce que je sais au sujet de
Dolivier. L'excuse de cette digression est que ces détails bien insuffisants
n'ont encore été, je crois, donnés nulle part.
Dans la brochure signalée plus haut, Dolivier a pu se tromper sur la va-
leur de certains des moyens qu'il préconise, il s'est certainement trompé
sur la valeur de l'homme en qui il avait confiance. Cet homme, c'est Sieyès.
Dolivier connaît les « desseins désastreux pour la liberté » (p. 29) qu'on lui
attribue, les accusations dont il est l'oljjet, notamment l'intrigue qu'on lui
prête avec le roi de Prusse (p. 33 et -50), et dont je reparlerai dans le cha-
pitre suivant. « l'expiilsjon de la réunion formée au Manège, et ensuite sa
HISTOIRE SOCIALISTE Ç47
clissolulion dans la rue du Bac; après, tout nouvellement, la deslUulion de
plusieurs républicains recomraandables » (p. 32), faits dont, je parlerai plus
loin; mais il juge « qu'on doit, pardonner beaucoup aux circonstances diffi-
ciles » oîi se trouve Sieyès (p. 54) dont il fait un grand éloge; je mentionne-
rai, à litre de curiositc-, que, dans une étude publiée en 1790 sous le titre :
« Première suite du vœu national » Dolivier considérait déjà. « M. l'abbé
Sieyès » comme « un de nos plus profonds penseurs » (p. 17). Si, par suite
de sympathies, de relations peut-être, d'ancienne date, il se trompe sur
Sieyès qui voulait mettre un général dans son jeu, son erreur est du moins
tout à fait désintéressée : « Je ne te demande, lui dit-il (p. 54), ni ne veux
rien, sinon que tu emploies tous tes moyens pour sauver ton pays et pour
faire triompher la République ». D'autre part, pour l'intérieur, ce n'est pas
de l'emploi de la force militaire qu'il attend le salut; il semble, au contraire,
se méfier d'elle et voudrait qu'on organisât « une force civile sous la direc-
tion immédiate du ministre de l'intérieur ».
Comme renseignements biographiques, voici tout ce que je connais à
son sujet. Né, le 21 octobre 174G, a Neschers (canton de Champeix, arrondis-
sement d'Issoire, département du Puy-de-Dôme), de Jacques Dolivier, notaire
en cette localité, et de Marie Meyiami, Pierre Dolivier était, en 1777, u sim-
ple vicaire de campagne » dans « une petite paroisse située dans les monts
d'Auvergne » (p. 6 d'une brochure publiée par lui en 1791 sous le titre :
Serment patriotique de Pierre D'Olivier, curé de Mcnichanips près Etampes,
auteur du « Discours sur l'abus des dévotions popidaires et du Vœu natio-
nal »). Là, il fit, dit-il {Idem, p. 7), « un discours sur l'abus des dévotions
populaires qui m'attira l'honorable persécution de mon évoque et d'une
grande partie du clergé, discours qui a été imprimé en 17s8 ». Forcé de
quitter le diocèse et « après avoir été le jouet de divers événements » qu'il
ne précise pas, on le trouve, à la suite d' « une circonstance heureuse »
[Idem, p. G), à Mauchamps, village près de Chamarande (Seine-et-Oise). Les
archives de cette commune montrent que, le 24 octobre 1784, c'est un autre
que lui qui signe comme curé un acte de décès; le 16 novembre, c'est lui
qui signe comme « prêtre »; le 23 novembre 1784 et le 17 octobre 1785, il signe
comme « desservant »; le 17 novembre 1785, il signe comme « curé ». Il y a
de lui, à la Bibliothèque nationale, de 1788, une brochure* La voix d'un ci-
toyen sur la manière de former les États généraux; de mars il^Q, Lettre
d'un curé du bailliage d'Étampes à ses confrères; de 1789, Exposé des sen-
timents que j'ai manifestés dans l'assemhlée du bailliage d'Étampes, adressé
à tous les curés du royaume; du texte de cette dernière brochure, il résulte
qu'il n'était pas nohle, quoiqu'il laissât imprimer souvent « D'Olivier ». Il
était, en outre, en 1789, l'auteur d'un « Manifeste de quatorze curés du bail-
liage d'Etampes ». Eu 1790, il écrivit Le vœu national ou système politique
et Première suite du vœu national (déjà cité); en 1791, le Serment patrio-
548 HISTOIRE SOCIALISTE
liqtie ci lé plus haut; en 1792, un Discours de Pierre Dolivier, curé de Mau-
champs, à ses paroissiens pour leur annoncer son mariage, prononcé le di-
manche 2j octobre l'an 1" de la République, à l'issue des vêpi'cs.
Le 12 novembre de cette dernière année, étant toujours curé de Mau-
champs, il se mariait dans celte localité avec Marie Chausson née, le 19 jan-
vier 1766, à Sainl-AIban-du-Rhône (Isère), et, dit l'acte de mariage, « demeu-
rant depuis deux ans avec » lui. Trois des témoins étaient des curés. Dans le
même acte, « les deux présents époux ont déclaré qu'ils avaient un fils
nommé Pierre Camille, né à Paris, le 5 février de la présente année, sur la
paroisse Saint-André-des-Arls et baptisé sous leurs noms dans l'église de
ladite paroisse, parrain Pierre Gibergues, prêtre, député à l'Assemblée natio-
nale du département du Puy-de-Dôme, marraine Angélique Victoire Daubi-
gny ». C'est évidemment de lui qu'il est question dans La société des Jaco-
bins, d'Aulard (t. IV, p. 503, note). Jaurès a parlé de lui à propos d'une péli-
lion dont il lut l'auleur, contre Simoneau, maire d'Elampes, et que
Robespierre reproduisit dans son journal [Histoire socialiste, t. II, p. 1098-
1102), et à propos de son ouvrage Essai sur la justice primitive paru en 1793
[Idem, t. IV, p. 1646-1658). Une Adresse au comité de sûreté générale parue
en 1793, avant l'Essai précédent, et la brochure de l'an VIII mentionnée plus
haut complètent la série de ses écrits à la Bibliothèque nationale; il est vrai
cependant que le Catalogue de l'Histoire de France (Table des auteurs, p. 583,
col. 1), inscrit encore sous son nom trois autres brochures et un journal
publiés après le 9 thermidor, dirigés contre les Jacobins et signés « Olivier » ;
c'est là une attribution manifestement erronée.
Son Adresse au comité de siireté générale concernait son oncle, « le ci-
toyen Meyrand, curé de Meilleray, département de la Sarthe », arrêté, vic-
time de Delahaye de Launay, ancien Constituant et futur membre des Cinq-
Cenls. Dans sa séance du 7 septembre 1793, le comité de sûreté générale
(Archives nationales, AF ii* 286) ordonnait la mise en liberté de MeyramJ,
c sous le cautionnement de D'Olivier, curé de Mauchamps ». Quatre jours
après, dans la séance du 11 septembre [Idem), était pris l'arrêté suivant signé
Lavicomterie, Alguier et Garnier : « Le comité arrête qu'il sera écrit au mi-
nistre de l'intérieur relativement au citoyen D'Olivier, curé de Mauchamps,
qui est marié depuis peu de temps et a été chargé par le comité d'une mis-
sion patriotique dans le département de la Sarthe. Le comité invite en con-
séquence le ministre de l'intérieur à fixer les indemnités du citoyen D'Oli-
vier et à lui accorder les avances dont il a besoin. Ce citoyen qui n'est
employé que sur la certitude de son patriotisme et de ses principes, paraît
devoir obtenir le même traitement que celui fixé par [pourj les commissaires
du pouvoir exécutif ».
Le 24 floréal an IV (13 mai 1796), son nom ayant été trouvé dans les pa-
piers de Babeuf (chap. xiii) orlhographié « D'Olivier de Beauchamps », uu
HISTOIRE SOCIALISTE
549
maiiiiat d'arrêt où il élail ainsi désigné (Archives nationales, AF m 42 et F
4 276) élail lancé contre lui. Peul-êire échappa-l-il aux recherches policières
par suite de cette désignation dél'eclueuse ; en tout cas, moins d'un mois
après, le 18 prairial (6 juin), il était choisi comme professeur d'histoire à l'é-
cole cenlrale de Versailles (chap. xi, § 4). Le 7 vendémiaire an V (28 septem-
bre 1796), il devenait acquéreur de son ancien presbytère de Mauchamps,
bien national, pour la somme de 1350 t'r., c'est-à-dire (voir fin du chap. xn)
Salle des anciens.
iD'après UL documoDt do la Bibliothèque Nationale.!
le revenu annuel eslimé, d'après les i-rix de i7U0, 75 Ir., muUiplié par 18; il
en relirait 80 ir. de location en l'an IX (1801). L'acte de vente le porle de-
meurant à Paris, rue Cassette, b° 823; un peu plus tard, il habitait au châ-
teau de Versailles, où étaient logés l'école centrale et ses professeurs, et il
devait y rester jusqu'à la fin de l'école (fructidor an Xll-août 1804). Dans 1 in-
tervalle, il publia, au début de l'an VllI, sa brochure Sur les îuoyens d'arra-
cher la République... dont j'ai parlé plus haut, et il participa au plébiscite
sur la Constitu'àon de l'an VIII. J'ai eu le regret de constater que, sur le ca-
hier d'acceptation « ouvert au secrétariat de l'administration centrale le 26
frimaire» (17 décembre 1799), il vota pour celte Conslilulion. alors qu'un
UV. 462. — HISTOIRE SOCIALISTE. — TUEBUIDOR ET DIREGT01B.K. LIV. 462.
550 HISTOIRE SOCIALISTE
simple commis votait contre (Archives nationales, Bii, 421) et que, sur le ca-
hier de l'ailministration municipale (fdem), Félix Lepeletier votait également
contre.
Lors de la transformation de l'école centrale de Versailles en lycée, que
devint DoHvier qui n'y fut pas gardé comme professeur? Je n'ai trouvé à cet
égard qu\in renseignement donné par un acte de vente de l'ancien presbytère
ùe Mauchamps dont on vient de voir qu'il s'était rendu acquéreur. Le 23 dé-
cembre 1806, à Arpajon, par devant M= Gidoln, notaire (aujourd'hui étude
Letessier), cet immeuble, démoli depuis, était vendu à un sieur Prot par
Dolivier et sa femme « demeurant à Machecoul (Loire-Iaférieure) ». Tai écrit
à l'archiviste de la Loire-Inférieure et à celui de Machecou' qui m'ont ré-
pondu n"avoir trouvé « aucune trace du nom D'Olivier ou Dolivier ». Dans
les Archives de Seine-et-Oise (série V), il y a, à la date du 25 septembre
l&il, un reçu de son extrait de naissance en communication, si^né par lui
« D'Olivier » ; et c'est tout ce que j'ai pu savoir sur son compte. Un de ses fils,
Pierre Camille François, né à Versailles, photographe, d'apn^s son acte de
décès (Archives de la Seine), est mort à Paris, 18, rue de la Pépinière, le 27
juin 1857, à l'âge de 58 ans.
Un journal modéré, très répandu, V Ami des lois, de Po.uUier, dans son
n» du 3 thermidor (21 juillet), conclut du discours de Bach,, dont la réunion
avait voté l'impression, que les Jacobins caressaient l'idée d'un nouveau par-
tage des terres, ce qui, en l'espèce, était assez sot, et d'une atteinte à la pro-
priété acquise des biens nationaux, ce qui était plus. exact. Bach protesta;
mais il eut beau protester contre cette interprétation, il put juger de l'incon-
vénient qu'il y avait à parler d'appliquer, sans tenir compte, des fail;s, une
théorie que la réalité était fort loin d'imposer et que tous, sauf une minorité
infime, repoussaient. Une transformation générale du régime de la propriété
n'est possible, n'est surtout durable qu'avec l'assentiment de la grande masse
de la population; tant que cet assentiment n'est pas obtenu, une pareille trans-
formation, si justifiée qu'elle soit en principe, ne peut être opérée que par
étapes dont la graduation dépend de la volonté, non de théoriciens ou d'a-
deptes plus ou moins entiers, mais de la majorité du pays. Malgré la protes-
tation de Bach, et avec, à certains égards, il faut le reconnaître, une forte
apparence de raison qui facilitait la calomnie, ses paroles, reproduites plus
haut d'après sa propre brochure, furent exploitées par le parti modéré, de
façon à pousser la masse possédante, les détenteurs des biens nationaux,
qui s'étaient portés aux élections de l'an VI et de l'an VIT vers les républi-
cains convaincus, à s'éloigner de ceux-ci, par la peur, ridicule en la circons-
tance, d'une dépossession, et à accepter n'importe quelle solution paraissant
les mettre à l'abri d'un tel péril.
Seulement si, au lieu de rechercher ce qui, plus ou moins logiquement,
aurait pu être, on se borne à étudier ce qui a été, on s'aperçoit combien il
HISTOIRE SOCIALISTE 551
est faux de dire, avec Michelet, que « la terreur de Babeuf fit Bonaparte au-
tant que ses victoires, c'esl-à-dire que le socialisme naissant, par sa panique,
a fait le triomphe du militarisme » {Histoire du XIX" siècle, t. I, p. x).
D'abord, il faut vraiment être aveuglé par une idée préconçue pour mettre en
avant « la terreur de Babeuf », alors que, après Babeuf, après le rappel fu-
rieux de son nom et de ses idées par les modérés contre le urs adversaires
dénoncés, en l'an VI, comme lesennemis de la propriété (fin du chap. xvn), le
pays électoral, dont étaient exclus les non possédants, avait, en l'an VI et surtout
en l'an VII, donné la majorité à de nombreux républicains ainsi dénoncés et,
comme manifestation de la terreur qu'ils inspiraient, cela laisse plutôt à dé-
sirer. Ensuite, la réaction modérée avait commencé avant la première expres-
sion du socialisme de Babeuf, et on ne trouve pas un seul l'ail imputable à
ce dernier dans les diverses causes de croissance du militarisme, qui ont été,
à l'extérieur, la guerre de conquêtes et de rapines, la guerre d'affaires, subs-
tituée à la guerre défensive; à l'intérieur, la prépondérance donnée àl'élément
militaire par le rôle décisif qu'il eut à jouer, au point de vue politique, le
13 vendémiaire et, principalement, le 18 fructidor. Or si, dans ces deux cir-
constances, le pouvoir civil des républicains modérés dut demander son
salut à la force armée, ce fut pour avoir raison du parti royaliste, auquel ils
avaient, en s'appuyant sur les soi-disant ralliés de l'époque et en les favori-
sant par haine de tout ce qui amoindrissait tant soit peu les avantages per-
sonnels de leur coterie, criminellement permis de se fortifier aux dépens de
la République. « Fructidor, a dit M. Méline, le 21 avril 1900 {Le Temps du
23), sera toujours la préface de Brumaire » ; c'est faux sous cette forme abso-
lue et baroque. « Fructidor, a dit plus correctement dans la forme et dans le
fond M. Paul Deschanel, rendant, le 22 décembre 1901 {Le Tetnps du 23),
hommage à Alphonse Baudin, Fructidor avait préparé Brumaire »; mais,
venant de dire « que tous les coups de la force... sont des effets, non des
causes », il n'aurait pas dû se borner à expliquer le coup de force de Bru-
maire par le coup de force de Fructidor, il aurait dû — et c'est là le point
important— rechercher ce qui avait piéparé celui-ci ; il aurait vu que ce qui
avait imposé le 18 fructidor à des modérés eux-môaies, tels que Benjamin
Constant (chap. xvn, § 1"), c'avait été un gouvernement à la Méline s'acoqui-
nant à servir les partis de droite et, plus ou moins sciemment, leur livrant la
Ropul)lique qu'il avait fallu eusuile, par le seul moyen à la portée des mo-
dérés, soustraire aux scélérates entreprises de ceux dont ces modérés avaient
fait la puissance : si les généraux éunent passés au premier plan, c'est que
les modérés, par leur politique intérieure et extérieure, avaient contribué a
les y mettre à un moment où les iiommes politiques capables et influents
avaient disparu.
D'autre part, cette attitude maladroite de Bach et des Jacobins a certai-
nement pu faciliter l'adhésion de certaines catégories sociales importantes
552 HISTOIRE SOCIALISTE
au coup d'Etat de Bonaparte une fois qu'il a été accompli, et participer ainsi
à la vie d'un régime qui devait aboutir à la chute de la République; elle n'a
sûrement été pour rien ni dans l'éclosion de l'idée de la tentative — avant
son départ pour l'Egypte, Bonaparte songeait déjà à prendre le pouvoir, il y
songeait, et dans tous les partis on le savait, dès l'an V (voir début du cha-
pitre xvn) — ni dans la tentative elle-même, quiauraiteu lieu de toute façon,
Bonaparte étant parti d'Egypte pour cela (Thibaudeau, Le Consulat et l'Em-
pire, t. 1", p. 10) — au moment où il la quittait, « le général Menou était le
dernier auquel Napoléon eût parlé sur le rivage, et l'on a su plus tard qu'il
lui avait dit : « Mon cher, tenez-vous bien, vous autres ici; si j'ai le bonheur
de mettre le pied en France, le règne du bavardage est fini » [Mémorial de
Sainte-Hélène, 29 août 1816) ; à un autre, avant de partir, il avait tenu le
même langage : « J'arriverai à Paris, je chasserai ce tas d'avocats qui se mo-
quent de nous et qui sont incapables de gouverner la République; je me
mettrai à la tête du gouvernement » (général Bertrand, Campagnes d'Egypte
et de Syrie, t. II, p. 171-172), — ni dans le concours de circonstances auquel,
nous le verrons (chap. xxii), a été due la réussite.
Au moment où Bach prononçait son discours, les Jacobins jouissaient
d'une influence incontestable. Ainsi, le 2 thermidor (20 juillet), ils demandè-
rent que les mots : « haine à l'anarchie » qui les visaient injustement dans
la formule légale du serment civique (chap. xv et xvn § 2), fussent effacés ;
les Cinq-Cents votèrent une résolution en ce sens le 8 thermidor (26 juillet),
et les Anciens la ratifièrent le 12 (30 juillet); à l'ancienne formule fut subs-
tituée celle-ci: «Je jure fidélité à la République et à la Constitulioiidel'an III.
Je jure dem'opposer de tout mon pouvoir au rétablissement de la royauté en
France et à celui de toute espèce de tyrannie ». Cependant, cinq jours avant,
le 7 thermidor (25 juillet), les inspecteurs de la salle ou, suivant l'expression
actuelle, les questeurs du Conseil des Anciens les avaient invités à quitter
leur local du Manège, et ils avaient refusé. Aussi le 8 (26 juillet), au nom des
inspecteurs, Cornet proposait aux Anciens d'interdire la réunion de toute
a société particulière s'occupant de questions politiques » dans l'enceinte qui
leur était affectée; cette proposition fut adoptée.
Aussitôt après, dans un discours ridicule. Courtois, le tripatouilleur des
papiers de Robespierre ell'associédu banquier Fulchiron, dénonçant une pré-
tendue conspiration des Jacobins, s'écria : «Les Hébert, les Ronsin, les Chau-
mette, les Robespierre viennent de renaître de leurs cendres. Le tribunal de
Vendôme a tué Babeuf, mais Babeuf a laissé des héritiers. Le maître est mort;
ses exemples et ses plans respirent »; et, à propos des idées émises surla pro-
priété, il ajouta : « ce n'est point posséder aujourd'hui que de craindre de ne
plus posséder demain ». Savary répondit : « Je ne suis point initié dans les
mystères d'iniquité qu'il a dévoilés. S'il eût dit : j'ai été témoin des faits, j'en
ai des preuve.-, je dirais: il faut nous occuper de l'objet dont il nous a entre*
HISTOIRE SOCIALISTE 653
tenus, il faut que le gouvernement en soit instruit par un message ; mais je
crois qu'il est toujours extrêmement imprudent de venir apporter de pareilles
dénonciations contre une réunion d'individus, quand on n'a pas de preuves
écrites; je n'aime pas qu'on les confonde sous la dénomination de buveurs
de sang ». Et, dans sa brochure Mon examen de conscience sur le 18 bru-
maire, Savary a écrit (p. 19) : « Cette séance fit naître des soupçons sur
l'existence d'un parti tout prêt à abjurer la Constitution, en criant que d'au*
très voulaient la détruire ». Une commission fut cependant chargée de véri-
fier les allégations de Courtois. Les Jacobins ripostèrent qu'on cherchait une
diversion pour sauver les anciens directeurs et, pour le présent immédiat,
ils avaient raison ; mais on cherchait aussi, et surtout, autre chose pour un
avenir prochain, et Savary a vu juste. Comme la résolution relative à leur
local ne devait être notiflée que le lendemain, les Jacobins siégèrent encore
le soir au Manège, et un incident de cette séance prouva l'intérêt qu'avaient
les modérés à ce qu'il y eût des exagérations de langage et d'action : un cer-
tain Lavalette ayant trop forcé la note et appelé les Jacobins à prendre les
armes, sa violence parut suspecte aux plus farouches; on l'empoigna, on le
fouilla et on trouva sur lui la preuve qu'il avait été agent au service du minis-
tre de la police Cochon ; « on assure, lit-on dans le Moniteur du 12 (30 juillet),
que l'individu nommé Lavalelte qui a été arrêté, le 8, au Manège, a joué un
rôle à l'affaire de Grenelle » (chap. xm).
A partir du 9 thermidor (27 juillet), la société se réunit rue du Bac, dans
l'église d'un ancien couvent des jacobins qui s'étendait jusqu'à cette rue —
aujourd'hui l'église Saint-Thomas d'Aquin — édifice national mis à sa dispo-
sition par l'administration municipale de ce qui était alors le X' arrondisse-
ment. Mais la campagne menée par les modérés n'allait pas tarder à porter
ses fruits; les assistants devenaient moins nombreux, un membre s'en plai-
gnit dans la séance du 15 (2 août). Un député des Cinq-Cents, Garrau, essaya,
à la tribune du Conseil, le 11 thermidor (29 juillet), de réagir contre les atta-
ques dont les Jacobins étaient devenus l'objet. « Ceux-là mêmes, dit-il, qui,
dans leurs discours hypocritement humains, cherchent à épouvanter les es-
prits faibles... n'y croient pas...; mais ils ont d'autres vues, un autre but. Ils
parlent de 93, pour qu'on ne pense pas à 91. Us parlent des excès de l'anar-
chie, pour qu'on oublie les fureurs de la réaction. Ils parlent d'une conspira-
tion imaginaire, pour qu'on perde de vue celle qui existe réellement. Ils
veulent surtout, en égarant l'opinion, en divisant les républicains, arracher
à la vindicte nationale cette corporation de vampires qui, depuis cinq ans,
profite des malheurs publics ». Cela n'empêcha pas, le 13 thermidor (31 juil-
let). Cornet, dans un rapport fait aux Anciens au nom de la commission éta-
blie le 8 (26 juillet), d'accuser les Jacobins de connivence avec les royalistes
qui, nous le savons, s'agitaient alors beaucoup, et de conclure à l'envoi au
Directoire d'un message réclamant des renseignements sur l'inexécution â«8
554 HISTOIRE SOCIALISTE
articles 860 à 864 de la CousUlulion lelallfs aux sociétés politiques; cette
proposition fut adoptée. Le Directoire répondit par la communication, le
17 Ihtrrnidor (4 août), d'un rapport du ministre de la police « sur les sociétés
s'Occupnnt de questions politiques ». Prenant une initiative que lui refusait
la Constitution, le Conseil des Anciens vota le renvoi de ce rapport au Con-
seil des Cinq-Cents, qui le reçut le jour même, mais dont la majorité, jugeant
le procédé anticonstitutionnel, passait, le lendemain, h l'ordre du jour.
La manœuvre des Anciens était une invitation à sévir contre les Jaco-
bins, très piobablcment concertée avec Sieyès qui, ayant tiré tout le profit
possible de son alliance momentanée avec eux, à même, g-râce à b ur mala-
dresse, de les discréditer dans l'opinion publique, avec quelque apparence
de raison — mais il n'est pas douteux que, les Jacobins n'eussent-ils pas été
maladroits, Sieyès, conformément à la tradition thermidorienne etdirectoriale
dont j'ai cité tant d'exemples, aurait agi de même — n'aspirait qu'à les dis-
soudfe; Roger Ducos, par nullité, était sa chose, et Barras, par intérêt, ap-
prouvait. Ce que voulait Sieyès, ce n'était pas seulement une fraction du
pouvoir, c'était le pouvoir souverain. Pour y parvenir, il s'était allié aux
Jacobins contre ses collègues du Directoire, Treilhud, Merlin, La Revellière.
Mais les événements du 30 prairial (18 juin) n'ayant pas abouti à l'élection dé
ses candidats préférés (chap. xx), il « n'avait obtenu de cette journée rien de
ce qu'il avait espéré »(La Revellière, Mrmoires, t. II, p. 418). Après avoir
reconnu en termes louangeurs que « le parti modéré » avait triomphé en la
personne de Sieyès, *( àrae de ce parti qui réunissait l'adresse au talent »,
Tliibaudeau(Le Consulat et l'Empire, t. P^p. 11) constate qu' «il était notoire
que Sieyès méditait une réforme dans l'Etat » [Idem, p. 1415). Or, cette ré-
forme qui consistait essentiellement à fortifier le pouvoir executif au détri-
ment du pouvoir législatif, la présence de Gohier el de Moulin au Directoire
et la composition du Conseil des Cinq-Cents ne lui permettaient plus de l'at-
teindre d'une façon à peu près régulière; dès l'abord, il songea à un coup
d'Etat militaire (de tarante, Histoire dû birectoire, t. III, p. 450-451), comme
Carnot y avait songé, avant le 30 ptaîrial, avec l'aide de La Fayette (voir
chap. XX ).
Selon un extrait des Mémoires de Jourdan, publié, en février 1901, par
le Carnet historique et littéraire (t. \II, p. 161-1'Î2), dans une conférence
que, peu après le 3Ô prairial, Bernadolle, Jouberl et Jourdan eurent « avec
Sieyès, président du Directoire, il laissa percer, à travers son langage obscur,
l'opiniun de donner à la France de nouvelles institutions et plus de pouvoir
au Gouvernement » (p. 162). C'est un arrêté du 21 messidor (9 juillet) qui, en
désignant Marbol comme successeur de Joubert à la tète de la IT' division
militaire (Paris), que celui-ci commandait depuis le 30 prairial (18 juin), an-
nonçait sa nominalion au commandement en chef dèî'armèè d'Italie d'où, sui-
vant le souiiait de Sieyès, il devait revenir victorieux pouf opérer le Coup
M
HISTOIRE SOCIALISTE 555
d'Etat. C'est par lettres du 13 et du 16 messidor (1='' et 4 juillet) que Bruix l'ut
averti à Cadix (ch;ip. xix,§ 2) que le Directoire n'insistait plus pour qu'il allùt
chercher Bonaparte en !'"gyple, comme l'avait décidé (chap. xix, fin du S 1")
la lettre du 7 prairial (20 mai), avant la rentrée à Paris de Sieyùs élu direc-
teur; car, aux yeux de Sieyès, Bonaparte était avant tout le rival à écarter,
et quand on en [i.irlaiL devant lui pour eiïectuer le coup d'Etat, objet de ses
désirs à la condition d'en être le bénéficiaire, il « répondait dédaigneuse-
ment : — Le remède serait pire que le mal » (de Barante, Idem, p. 495). D'oîi
il résulte qu'au plus tard dans la première quinzaine de messidor (fin juin),
intentions et plan de Sieyès étaient arrêtés, tandis que la société du Manège
ne débuta qu'après. S'il avait vécu, Joubert se serait-il prêté au désir de
Sieyès? Gohier dans ses Mémoires (t. I", p. 53) raconte que ce général avant
de partir pour l'Italie, lui dit : « à la manière dont votre collègue Sieyès s'est
exprimé avec moi sur notre Constitution, à l'étrange langage qu'il m'a tenu,
j*ai vu qu'il n'était pas fait pour entendre le mien ». Il remit à Gohier un
« mémoire » que celui-ci publie (Idem, p. 364 et suiv.), et dans lequel Jou-
bert semble avoir désiré conserver « les formes constitutionnelles)) (eW, p.369).
On y trouve sur le penchant des modérés vers la droite cette appréciation
trop souvent exacte : « Des républicains qui croient l'être aujourd'hui, dans
le moment d'une crise fatale, se trouveront, sans y penser, tout bonnement
rangés parmi les royalistes, et ceux-là sont tous les modérés « [Idem, p. 369).
La mauvaise tactique des Jacobins ne fut donc pour rien dans l'idée des
modérés de recourir à un coup d'Etat ; elle fut le prétexte, elle ne fut pas la
cause de la nouvelle orientation à droite qui devait préparer celui-ci : une
politique de réaction préalable est, en effet, la condition essentielle de réus-
site pour un coup d'Etat; ce n'est qu'après avoir fortifié les réactionnaires
aux dépens des vrais républicains, ce n'est qu'après leur avoir cédé les ave-
nues du pouvoir, qu'un coup d'Etal peut le leur livrer tout entier. Telle est la
règle sans exception de notre histoire, où la logique des faits a toujours dé-
menti de la manière la plus catégorique les assertions intéressées des modé-
rés rabâchant hors de tout propos la thèse contraire, afin d'essayer de détour-
ner sur d'autres les soupçons qui ne sont justifiés que pour eux-mêmes. Un
exemple réjouissant de cette petite rouerie des modérés est dû à M. Plichon.
Tenant plus à manifester ses mauvaises intentions envers nous que sa con-
naissance raisonnée de l'histoire, il nous criait de son air le plus sérieux, au
sujet — et ici la chose devient tout à fait comique — de la proposition de
loi enlevant simplement aux fabriqués le monopole des inhumations : « C'est
vous qui préparez Brumaire en ce moment » (séance de la Chambre du 29 dé-
cembre 1903, Journal officiel du 30, p. 3439). Non, M. Plichon, non, on n'a
jamais vu un coup d'Etat réussir durant les périodes de progrès républicains
et d'infériorité, par conséquent, au point de vue de l'influence politique, des
hommes de votre espèce; c'est, au contraire, la condescendance plus ou moins
556 HISTOIRE SOCIALISTE
avouée à leur égard qui a rendu le terrain favorable à l'éclosion d'un coup
d'Etat. Et Sieyès le savait bien. Aussitôt après avoir utilisé les Jacobins, il
prépara ce que M. Sorel [L'Europe et la Révolution française, 5* partie,
p. 429) a appelé « un mouvement tournant »; la maladresse des Jacobins, je
le répète, lui fournit le prétexte qu'il aurait au besoin inventé, non l'idée.
Voulant aiguiller à droite, Sieyès, sur la proposition de Fouché, nouvel-
lement nommé ministre de la police, essaya de donner le change sur ses
intentions en participant d'abord à une opération de surenchère à gauche,
tactique que nous voyons encore appliquer de nos jours. Le 7 thermidor
(25 juillet),'un arrêté du Directoire décidait qu'à l'égard de 31 condamnés à la
déportation [en vertu de la loi du 19 fructidor an V-5 septembre 1797 (cha-
pitre xvii, § 1") et, parmi eux, Carnot, Vaublanc, Cadroy, Henri Larivière,
Camille Jordan, J. Cb. G. Delahaye, M. Dumas, Imbert-Golomès, Quatremère
de Quincy, il serait procédé suivant la loi du 19 brumaire an YII-9 novembre
1798 (chap. xx), applicable aux individus s'étant soustraits à la déportation
et les assimilant aux émigrés [Moniteur du 17 thermidor-4 aoijt). Ayant
ainsi al'Qrmé son républicanisme, Sieyès, qui était président du Directoire, en
profita pour prononcer, le jour anniversaire du 10 août, le 23 thermidor, un
véritable réquisitoire contre les Jacobins et se déclarer prêt à les frapper
inflexiblement. « Entendre Sieyès parler avec cette hardiesse, lui qui avait
montré une soumission silencieuse pendant toute la Terreur, c'était un signe
certain de l'impuissance du parti démagogique et du peu d'appui qu'il trou-
vait dans l'opinion publique » (de Barante, Histoire du Directoire, t. III, p. 460).
Cette appréciation de M. de Barante, peu suspect de sympathie jacobine,
confirme ma façon de voir et contredit celle qui joue, en la circonstance, du
péril jacobin.
De môme que, précédemment, le recours à la Terreur (voir début du
chap. 1"), le recours au coup d'Etat mililaire était, du reste, à cette époque,
une idée acceptée dans les divers partis. D'après l'extrait des Mémoires de
Jourdan (p. 163) cité plus haut, Jourdan et ses amis auraient songé, eux
aussi, à ce procédé pour avoir raison des résistances auxquelles ils se heur-
taient et des manœuvres réactionnaires de Sieyès. Ce serait la condition posée
par Bernadette, sur lequel ils comptaient en tant que ministre — sa démis-
sion préalable — et aussi le sentiment « qu'une révolution opérée par ce
moyen ne pourrait se soutenir que par la violence et nous conduirait au
despotisme militaire », qui auraient empêché leur tentative de recours à la
force armée; à celle-ci, ils substituèrent alors l'idée d'une sorte de coup
d'Etat par la voie parlementaire : ils rêvèrent d'obtenir, à l'aide de la décla-
ration de la patrie en danger, la susp&nsion des pouvoirs organisés par la
Constitution de l'an III, auxquels aurait succédé la dictature d'un nouveau
comité de salut public. Le 25 thermidor (12 août), la société de la rue du Bac
décidait de demander au Corps législatif la proclamation de la patrie en
HISTOIRE SOCIALISTE
357
danger. Ce devait êlre sa dernière séance. Par un message, le Directoire an-
nonçait le lendemain, 26 thermidor (13 août), qu'il avait ordonné la clôture
de la salle, sur la porte de laquelle les scellés furent, en effet, apposés dans
Salle des Cinq-cents.
(Bibliothèque do la Chambre des disputes.)
la journée. Des sociétés de même genre restèrent néanmoins ouvertes dans
certains endroits, notamment à Versailles, à Toulouse, à Marseille, à Metz;
et ce fut là que s'ébauchèrent, sans trouver l'appui nécessaire dans la popu-
lation, quelques tentatives de résistance au coup d'Etat de Brumaire (Au-
lard, revue la Révolution française, t. XXYI, p. 406).
Conformément à l'intention que je viens d'indiquer d'après Jourdan et
tIV. 463. — BISTOIBE SOCULISTE — TIIKRMIDOR ET DIRECTOIRE. "V. 463.
5â3 HISTOIRE SOCIALISTE
à l'avis émis par les Jacobins dans leur dernière séance, un député de leur
parti, Chamoux, se basant sur la gravité de la situation, réclama au Conseil
des Cinq-Cents, le 26 thermidor (13 août), la formalion d'une commission de
sept membres chargée de présenter des mesures de salut public. C'était là, à
leurs yeux, sous l'action réelle de leur plan de poliLlque intérieure, sous
l'action apparente du péril extérieur, le début du plagiat complet du système
gouvernemental que ce péril avait inspiré à la Convention. Les modérés du
Conseil, anciens ou nouveaux, tels que Lucien Bonaparte, le comprirent tout
de suite et, pouvant justement craindre de n'avoir pas la majorité dans les
Cinq-Cents sur la question de fond, par une tactique habile, ils ne combalti-
renl pas le principe même de la proposition, concentrèrent tous leurs efforts
sur le mode de nomination de cette commission et obtinrent qu'elle serait
nommée par le Conseil lui-même, alors que, d'habitude, les commissions
étaient formées par le bureau des Cinq-Cents d'après des inscriptions préala-
bles sur un registre spécialement institué à cet effet le 27 thermidor an IV
(14 août 1796). D'une question d'idées oîi les opinions pour ou contre ont à
s'affirmer nettement, ils tairaient ainsi une question de personnes où les
sympathies et antipathies individuelles ont libre jeu et aboutissent à des
concessions inavouées. Sur sept membres, ils firent passer quatre des leurs,
Chénier, Daunou, Lucien Bonaparte, Eschasseriaux aîné; les trois autres
étaient Boulay (de la Meurlhe), Berlier et Lamarque. Les modérés de droite
avaient la majorité et, de la sorte, la commission était d'avance annihilée.
Au même moment, le parti Sieyès, préoccupé de rendre son grand
homme intéressant, s'efforçait d'accréditer le bruit que, le 23, lors de la fêle
commémorative du 10 août, il avait miraculeusement échappé à une tenta-
tive d'attentat. Voici coumienl s'exprimait le Moniteur du 27 thermidor
(14 août) : « On a répandu depuis deux jours un bruit que nous ne pouvions
croire, mais qui se conDrme à chaque instant; c'est que le 23, lors du combat
simulé qui eut lieu au Champ-cle-Mais, il fut tiré deux coups de fusil à
balles. Elles ont percé, dit-on, ia décoration contre laquelle étaient assis les
membres du Directoire et, précisément, au-dessus de leurs têtes ». Or le rap-
port du Bureau central du 25 thermidor (12 août) dit (recueil d'Aulard, t. V,
p. 67C) : « On a su que de légers accidents y avaient eu lieu. Le royalisme
avait d'abord essayé de les interpréter : ses efforts ont été entièrement inu-
tiles »; et Fabre (de l'Aude), dans son Histoire secrète du Directoire (t. IV,
p. 249), confirme : « Aucun accident pareil n'arriva ». Naturellement, on
accusa les Jacobins et on en profita pour prendre une mesure de réaction.
Le lendemain même de la fête, le 24 thermidor, 11 s.ovi\. — [Moniteur An 26-13
août), le ministre de la guerre Bernadolle écrivait par ordre à Marbot : « Il
est onze heures du soir, et je vous transmets de suite l'arrêté du Directoire
exécutif que je viens de recevoir à l'instant... Le général Lefebvre est
nomme pour vous remplacer dans le commandement de la 17° division ».
HISTOIRE SOCIALISTE 559
Tandis que l"échec subi le 27 thermidor (14 août) au Conseil des Cinq-
Cents par les Jacobins parlementaires allait entraîner dans leurs rangs cer-
taines défeclions, les modérés, qui ne venaient de tiiompher que grâce aux
voix des partisans des anciens directeurs, se trouvèrent intéressés ii ménager
ceux qu'ils avaient contribué à renverser le 30 prairial. Ils en arrivèrent tout
naturellement alors à défendre contre leurs récents alliés les actes et les
personnes qu'avec eux ils avaient dénoncés. Le résultat fut, après de nom-
breuses séances en comité général, ou comité secret suivant l'expression
actuelle, le rejet par le Conseil des Cinq-Cents, le l" et le 2 fructidor (18 et
19 août), des demandes en accu.sation formulées contre les anciens direc-
teurs; celle qui réunit le plus de suffrages fut repoussée par 217 voix contre
214; ce vote, comme alors tous ceux qui n'avaient pas lieu par assis et levé,
fut secret, et ce mode de scrutin a toujours favorisé les trahisons de ceux
qui n'affichent certaines opinions que par intérêt personnel.
Les journaux jacobins, à la suite de ce rejet, redoublèrent leurs attaques
contre Sieyès qui inspirait et dirigeait le mouvement de réaction et qui aus-
sitôt fit adresser aux Cinq-Cents par le Directoire un message réclamant une
loi contre la presse (4 fructidor-21 août); le Conseil ne parut pas pressé de
lui donner satisfaction sur ce point. N'obtenant pas cette loi, le Directoire
passa outre; après lui avoir, par un premier arrêté du 16 fructidor an VIT
(2 septembre 1799), fait ordonner la déportation à l'île d'Oléron d'une soixan-
taine de propriétaires, entrepreneurs, directeur?, auteurs, rédacteurs de 35
journaux royalistes de Paris ou de la province qui avaient été frappés en
fructidor an V en vertu de la loi du 19 de ce mois (chap. xvii, § l"-), Sieyès
lui fit, par un second arrêté du 17 fructidor an Vil (3 septembre .1799), or-
donner, sous prétexte de conspiration, l'arrestation des « propriétaires, entre-
preneurs, directeurs, auteurs, rédacteurs » de onze journaux royalistes ou
pHtriotes, au nombre desquels était le Journal des Hommes libres — le
Directoire avait déjà prescrit des poursuites contre celui-ci par arrêté du
l" fructidor (18 août) — et l'apposition des scellés « sur li urs effets, papiers
et presses ». Un message justificatif, lu le même jour aux Cinq-Cent-, fut ac-
cueilli par des murmures; M. Vandil a dit à tort [L'avènement, de Bona-
parte, p. 219) qu'il était dirigé « exclusivement contre le péril de droite ». Il
attaquait k la fois, au contraire, royalistes et jacobins, les «conspirateurs de
toutes les livrées » et dénonçait «l'abus de la liberté de la presse » commis,
d'après lui, par ces deux partis qu'il alTectait d'assimiler. Le député Briot
répliqua que l'arrêté du Directoire était «un acte de la tyrannie la plus indé-
cente ». Tandis qu'on frappait à la fois à gauche et à droite pour mater les
patriotes et les royalistes jugés irréductibles, Fouché, qui avait conseillé cet
équilibre dans la répression de nature déjà à impressionner les naïfs, avait
recours à d'autres moyens pour recruter des partisans en haut et en bas. D'un
côté, en fructidor et en vendémiaire, il faisaii opérer de nombreuses radia-
560 HISTOIRE SOCIALISTE
lions sur la liste des émigrés el se monlrail plein d'égards pour des nobles
et des prêtres (Madelin, Foiiché, t. I", p. 256); de l'autre, il s'efforçait de
plaire aux ouvriers: dans une lettre du 25 thermidor (12 août) — veille de la
fermeture de la salle de la rue du Bac — adressée à l'adujinistration munici-
pale du H' arrondissement [Idem, p. 257) il ordonnait, afin d'obvier à la mi-
sère résultant du chômage, « une enquête destinée à désigner les chefs d'ate-
lier qui pouvaient encore, grâce à un prêt à longue échéance ou à un secours
gratuit, tenir ouverts tous leurs ateliers el nourrir ainsi leurs ouvriers, et,
d'autre part, les ouvriers travaillant en chambre, dignes des secours immé-
diats du gouverneuient ». On ignore si celte mesure fut générale ; en tout
cas, elle n'eut pas grand effet pour les ouvriers; car, à la séance des Cinq-
Cents du 4 vendémiaire an YIII (26 septembre 1799), on voit un ami de
Bonai arle, Fabre (de l'Aude), signaler de nouveau la misère des ouvriers,
réclamer l'organisation de travaux el dénoncer les arrière-pensées de cer-
tains patrons cherchant à exciter le mécontentement de la classe ouvrière
pour peser sur le gouvernement : « Un objet, dit-il, qu'il est impossible
d'ajourner, parce qu'il peut influer sur la tranquillité publique, c'est l'état
déplorable où se trouvent un grand nombre d'ouvriers que le défaut de
moyens, la peur d'une trop forte taxe dans l'emprunt de cent millions, ou
peut-être la malveillance, ont fait renvoyer des ateliers ». Une commission
fut chargée d'étudier la question.
Une excellente résolution volée par les Cinq-Cents, le 13 Iructidor an Vil
(30 août 1799), fut celle qui rapportait la loi du 18 fructidor an V (4 septem-
bre 1707) aulori>ant (chap. xvu, § 1") l'enlrée ou le maintien des troupes à
Paris et dans les environs; mais elle était rejelée par les An( iens le 2"" jour
complémentaire (18 septembre). Le parti jacobin tenta de prendre sa revanche
de son échec au sujet des demandes en accusation; el le général Jonrdan,
qui marchait avec lui, défendit, le 27 fructidor (13 septembre), devant le
Conseil des Cinq-Cents, la décision votée par la société de la rue du'Bac le
25 thermidor (12 août) : il lui demandait directement de déclarer « que la
patrie est en danger, que sa liberté, sa constitution, sont menacées par des
ennemis inlérieurs et extérieurs ». La séance fui une des plus orageuses qu'il
y eût encore eu; Lucien Bonaparte préconisa « une marche ferme et cons-
tante clans le sentier constitutionnel », et combattit la proposition; le prési-
dent eut l'habileté de faire prononcer l'ajournement de la discussion au len-
demain. Les modérés profilèrent de ce délai pour rallier les indécis et, le 28
(14 septembre), Jourdan fut battu par 245 voix contre 171; les modérés
l'emportaient définitivement. Alors que, le mois précédent, un rapport lu
Bureau central de Paris signalait que les ouvriers, malgré la situation écono-
mique déplorable dont ils se plaignaient beaucoup, — « les manufactures
grandes et petites, sont presque désertes; la maçonnerie surtout est sans
occupation» — s'inquiétaient peu «de questions politiques» (recueil de
IIISTOlllE SOCIALISTE 501
M. Aulard, t. V, p. 653), il faut constater que ce vote l'ut la cause d'attroupe-
ments assez nombreux qui manifestèrent leur mécontentement aux cris de:
« A bas les voleurs, les Chouans, les traîlresl A bas Sieyf'S et Barras! Nous
n'avons que 171 bons représenlants! » {Idem, p. 730). Le journal jacobin,
L'ennemi des oppresseurs de tous les temps, chercha bien alors à prouver que
Sieyès se trouvait dans le même cas que Treilhard (chap. xvii, § 2, et chap. xx);
en fait, il n'y avait là qu'une mauvaise chicane qui n'aboutit pas.
Le même jour (14 septembre) avait été ext^cutée une décision prise la
veille, en cachette de Gohier et de Moulin, par les trois autres membres du
Directoire : Bernadolle qui soutenait les républicains avancés, à qui sa fonc-
tion, en outre de son nom, donnait de l'influence sur l'armée, mais qui
n'avait pas l'esprit de décision que lui supposait Sieyès, te voyait enlever le
ministère de la Guerre confié par intérim — cela devait durer dix jours — à
l'ancien minisire Milet-Mureau. L'émotion qu'excita ce procédé fut si vive
que Sieyès comprit qu'en voulant être trop adroit, il avait commis une ma-
ladresse. Afin de l'atlénuer, il accepia, pour successeur de Bernadotte, un
républicain de même nuance, Dubois-Crancé. Cet ancien Conventionnel, ca-
lomniateur de Babeuf (chap. xni), reilevei ait ainsi le collègue de Robert
Lindel que, le 9 prairial an III (28 mai 1795), il avait, étant alors un féroce
thermidorien, contribué à faire décréter d'arreslalion (chap. vu). Comme, à
la fin Te la séance du 28 (14 septembre) en apprenant la révocation de Ber-
nadotte, on parlait aux Cinq-Ceuts de « coup d'Élal », Lucien Bonaparte, qui
complotait déjà avec Sieyès, s'écria, pour calmer les soupçons : « Si une
main sacrilège voulait se porter sur les rep;ésenlants du peuple, il faudrait
penser à leur donner à tous la mcrt avant que de violer le caractère d'un
seul », et il rappela qu'un texte légal mettait <■ hors la loi quiconque porte-
rail atteinte à la sûreté de la représentation nationale » ; il devait, avant deux
mois, avoir l'occasion de prouver toute la loyauté de cette altitude.
A peine le principe de l'emprunt forcé avait-il c'é établi par la loi du 10
messidor an VII (28juin 1799), que le mii.istre des linances convoquait un cer-
tain nombre de gros banquiers et de gros négociants, entre autres Perrégaux,
Fulchiroii, Malltt, Germain, Sévennes, Sabathier, Marmet, Thibon, [iour se con-
certer avec eux sur les moyens de suppléer à l'épuisement du Trésor public.
Les crédits ouverts pour l'exercice de l'an VII avaient atteint 7-35 millions,
tandis que les recettes n'étaient montées qu'à 448195118 francs (Ganilh, Essai
politique sur le revenu public, t. II, p. 179). On cunxii t, après plusieurs réu-
nions, de constituer un syndicat qui, le 19 thermidor (6 août), le jour même
où fut votée la loi réglant le mode de perception de l'imprunl, rail à la dis-
position du gouvernement 30 millions de bons ou biliei.s, de 20 jours à 120
jours de date, à valoir sur les recettes futures [Moniteur des 19 et 20 ther-
midor-6 et 7 août). Une commission, composée des quinze principaux sous-
cripteurs, devait, d'accord avec le ministre, surveiller l'émission et la ren-
562 HISTOIRE SOCIALISTE
trée de ces billels qui, malgré loul, perduieiU bientôt près d'un quart à vingt
jours de date. Le produit de l'emprunt ne semblait pas devoir atteindre au
montant de ces engagements anticipés, le déficit était énorme, et les Con-
seils n'avaient pas encore pris de résolutions définitives sur les moyens d'as-
surer le service de l'an VIII, lorsque eut lieu le coup d'État.
Nous avons vu (chap. xx) que le parti qui triompha aux élections de
l'an YII manifesta, avant le 30 prairial, le souci d'obvier aux dilapidations,
aux spéculations, au désordre des finances. Ses orateurs revinrent fréquem-
ment sur ces sujets, ce fut notamment le cas de Poullain-Grandprey au
Conseil des Cinq-Cents. Le 14 vendémiaire an VIII (6 octobre 1799), il préco-
nise des mesures de nature à assurer la régularité, le contrôle et la rapidité
de la comptabilité publique. Le 23 (15 octobre), il propose une réforme qui
a été accomplie depuis: aux contribuables en retard, on imposait alors le lo-
gement et l'entretien, pendant un certain délai, d'un individu qui était le
garnisaire : « Qui ne sait, dit-il, que les frais de garuisaires s'élèvent à plus
de 25 millions et que cette énorme charge ne i èse que sur les citoyens les
moins aisés? Nous vous proposons d'abolir celte méthode ruineuse, et d'y
substituer des saisies qui n'auront lieu qu'après plusieurs avertissements et
qui ne pourront coûter au contribuable au delà de 3 fr. » Ses propositions
de. réformes financières n'étaient, du reste, pas toujours aussi heureuses.
Le 11 et le 29 \endénjiaire (3 et 21 octobre), il développait un nouveau
mode de recouvrement des contributions et, pour réaliser des économies, il
proposait de supprimer les agents de l'Élat, à l'exception des receveurs gé-
néraux, et d'adjuger au rabais la perception des contributions directes avec
obligation, pour l'adjudicataire, de fournir un cautionnement en immeubles.
Dans la même séance oîi il réclamait la suppression des garnisaires, il s'oc-
cupait du régime des salines apiarlenant à l'État. Il a été dit précédemment
(début du § 8, chap. m) que les salines de l'Est, après avoir été exploitées en
régie, avaient été, en brumaire an VI (novembre 1797), affermées à une so-
ciété privée; or Poullain-Grandprey, combattant à la fois la régie et l'affer-
mage, demanda la vente des « s dines nationales de l'Est », des « marais
salants nationaux » et des « salins connus sous le nom de salins de Peccais »,
village du Gard, sur la Méditerranée, au sud d'Aigues-Morles, tout cela au
nom des avantages très exagérés de la concurrence. Comme certains radi-
caux de nos jours, la plupart des Jacobins associaient plus aisément que ra-
tionnellement l'individualisme économique à l'étatisme politique.
Une loi du 12 vendémiaire an VIII (4 octobre 1799) visa aussi à rétablir
l'ordre dans les comptes des diverses administrations. Une autre loi du
même jour ordonnait à tout entrepreneur, fournisseur, soumissionnaire, de
rendre « un compte général et définitif, appuyé de pièces justificatives, du
service dont il a été chai'gé », et prévoyait le cas de restitution. « La loi ne
fut pas exécutée », constate M. Stourm [Les finances de l'ancien régime et
HISTOIRE SOCIALISTl': 50:^,
de la Révolution, t. II, p. 352). Il n'ajoute pas que, Irenle-six jours après le
vote de cette loi, Bonaparte était le maître; la faute signalée par lui incombe,
dés lors, tout entière à ce gouvernement qui, à l'en croire {Idem, p. 498),
« rompit absolument avec les errements de la Révolution ».
CHAPITRE XXII
COUP d'état du 18 BRUMAIRE AN VUI
(vendémiaire à brumaire an VIII — octobre à novembre 1799).
L'ancien Directoire avait songé, le 7 prairial (26 mai), à rappeler Bona-
parte en France (chap. xix § 1" et chap. xx); trois mois et demi après, le nou-
veau Directoire revenait à cette idée. Le mode d'exécution seul changeait;
ce n'était plus sur Bruix et sur la flotte qu'on comptait pour opérer ce re-
tour, c'était sur des négociations avec la Porte, en vue de l'évacuation de
l'Egypte, par l'intermédiaire de M. de Bouligny, ministre d'Espagne à Cons-
tantinople. Le Directoire écrivait à Bonaparte, le 2«jour complémentaire
de l'an VII (18 septembre 1799), pour le mettre au courant de la situation
et ajoutait : « Le Directoire exécutif, général, vous attend, vous et les braves
gens qui sont avec vous. Il ne veut pas que vous vous reposiez exclusive-
ment sur la négocialion de M. de Bouligny; il vous autorise à prendre, pour
hâter et assurer votre retour, toutes les mesures militaires et politiques que
votre génie et les événements vous suggéreront » (Boulay de la Meurlhc.
Le Directoire et l'expcdition d'Egypte, p. 316).
A ce moment, les armées de la coalition étaient victorieuses; le Direc-
toire connaissait, par les journaux anglais, la levée du siège de Sainl-Jean-
d'Acre, et c'était tout; il en était réduit à présumer que Bonaparte était re-
tourné en Egypte. Le 13 vendémiaire an VIII (5 octobre 1799), il pouvait
communiquer au Corps législatif une lettre de Bonaparte du 10 thermidor
(28 juillet) qui annonçait la défaite des Turcs à Aboukir; d'autre pari, le 18
(10 octobre), un message était lu aux Cinq-Cenls et aux Anciens annonçant
le succès de Brune et la déroute définitive de Souvorov connue la veille par
dépêche.
Du coup, le gouvernement français fut moins pressé de traiter avec la
Porte battue et de faire rentrer Bonaparte; il allait, en conséquence, lui
donner des pouvoirs illimités pour négocier seul avec la Porte et ne pensait
I as le revoir avant le printemps prochain, lorsqu'on apprit tout à coup — le
Directoire le sut le 21 vendémiaire (13 octobre) à cinq heures du soir — que,
le 17 vendémiaire (9 octobre), il avait débarqué dans la baie de Saint-Raphaël
près de Fréjus, oîi — ce qui n'aurait probablement pas été possible à Toulon
par exemple — il échappa à l'application des règlements sanitaires qui
564 HISTOIRE SOCIALISTE
exigeaient, pour empêcher la propagation de la peste, un séjour dans un
lazaret. Parti, nous l'avons vu (chap. xix, fin du § i"), le 6 fructidor an YII
(23 août 1799), il était arrivé le 8 vendémiaire an "VIII (30 septembre 1799) à
Ajaccio où le mauvais temps le retint sept jours et il en était reparti le
15 vendémiaire (7 oclobre). « Il fut question, dit-on, de fuire arrêler Bona-
parte pour avoir abandonné l'armée et surtout pour avoir violé les lois sani-
taires » (Thibaudeau, Le Consulat et l'Empire, t. I", p. 5); mais, si on eut
cette idée, on n'osa pas l'exécuter.
Bourrienne lui-même avoue que ce fut grâce à la non applic.tlion des
règlements sanitaires que Bonaparte put devenir chef du gouvernement
avant l'arrivée des dénonciations envoyées d'Egypte contre lui. « C'était un
chorus général de plaintes et d'accusations. Il faut en convenir, ces aci-usa-
tions et ces plaintes n'étaient, pour la plupart, que tro,> fondées »; s'il avait
été retenu par la quarantaine, ces lettres auraient été connues avant qu'il
fût au pouvoir, « elles devenaient de puissantes armes contre Bonaparte. Sa
mise en accusation devenait possible » [MéDioires, édition Lacroix, t. II,
p. 119). En traversant la France, Bonaparte dont on venait d'ap. rendre le
succès à Aboukir, dont on était précisément en train de lire les derniers
rapports reçus, fut accu /illi avec un enthousiasme à peu près général; le
24 vendémiaire (16 oclobre) il arrivait à Paris. Le jour même, il se rendait
chez Gohier qui était, depuis le 1" vendémiaire (23 septembre), président du
Directoire et qu'il connaissait particulièrement; le lendemain, le Directoire
le recevait. <- Bonaparte, nous dit Bourrienne {Idem, t. II, p. 28) confirmant
par là le récit de Gohier {Mémoires, t. I", p. 206-208), pensait déjà, dans ce
moment, à se fuire élire njen.bre du Directoire »; il y avait même pensé
beaucoup plus tôt. J. M. Savar}', que j'ai cité à ce sujet (chap. xvn § l") pour
l'an V, nous l'apprend encore pour l'an YI : « L'aîné des frères (Joseph) de-
venu mon collègue au Conseil des Cinq-Cents, à son retour de Rome, au
mois de pluviôse an VI (23 jinvier 1798), m'avait témoigné le désir de voir
le général appelé au Directoire comme une récompense due à ses services »
{Mon examen de co/iscicnce sur le i S brumaire, p. 7). 11 sonda à cet égard
Gohier; celui-ci lui objecta qu'il n'avait pas l'âge exigé par la Constitution,
refusa formellement de se prêter à la moindre atteinte au texte constitu-
tionnel et lui offrit un commandement militaire {Mémoires, t. I", p. 218).
Le jour de sa réception par le Directoire, on l'invita à désigner l'armée qu'il
préférait commander; sous prétexte de repos, il déclina cette invitation.
C'était le pouvoir qu'il convoitait. Il comprenait que, pour avoir la certitude
de le prendre, il avait be.-oiii d'un appui dans le Directoire. Par suite, après
avoir voulu éliminer Sieyès avec l'appui de Gohier, il devait, cet appui lui
échappant, Barras, à qui il avait dû songer, lui paraissant « coulé »,
suivant l'expression de Le Coulteux (de Canteleu, dans ses Souvenirs, (t. H,
p 216 des Mé?)ioires sur les journées révolutionnaires et les coups d'État,
HISTOIRE SOCIALISTE
5G5
de 1789 à 1799, publiés par M. de Lescure), n'ayant plus le choix, être amené
à s'associer à Sieyès qui, s'il rencontrait de l'opposition dans le Conseil des
Cinq-Cents, disposait de la majorité dans le Conseil des Aaciens.
Depuis qu'il était directeur, Sieyès guettait l'inslaiit propice pour impo-
ser à la France une constitution de son cru par laquelle il s'attribuerait le
Membre du Conseil des Anciens.
D'après Simon (Bibliothèque NatioDale).
premier rôle (chap. xxi). Que, devant la persistance de nos revers, surtout
préoccupé de sa situation personnelle et ne voulant pas tout perdre, il ait, à
an moment, songé à échapper aux conséquences d'une invasion en acceptant,
pour obtenir la conclusion de la paix, de ramener la France à ses anciennes
limites et île rélablir la royauté constitutionnelle au profit du duc d'Orléans
selon les uns, d'un prince allemand, suivant d'autres, dont les racontars me
paraissent peu sérieux, c'est ce dont il fut soupçonné de divers côtés : une
LIV. 464. — BISTOIBK SOCIALISTE. — TilEnUIDOn ET DIRIXTOIBE. LIV. 464.
566 HISTOIRE SOCIALISTE
citation faite plus haut (chap. xv) montrait Sieyès disposé à sVniendre avec
le parti d'Orléans, et icd Cambacérès, dans ses Eclaircissemmts (ciié> par
M. Vandal, L'avènement de Bonaparle, p. 119-lgO), croit à l'inlrigue urléa^
nisle; Dolivier, dans la brochure citée précédemment (chap. xxi), reprodui-
sait sans y ajouter foi, les rumeurs publiques relatives à une iniriiçue prus-
sienne (p. 33 et 50) et Jourdan, dans ses Mi-moires [Le carnet historique et lit-
téraire, t. VII, p. 162), rappelle l'accusation relative à «un prince étranger».
Mais, une fois le danger écarté par la victoire. Sieyès reprit certainement sa
première idée de devenir le maître du gouvernement. C'était d'un général
qu'il attendailla réalisation de son dessein analogue à l'opération du 18 Fruc-
tidor; suivant son mot, il était la « têle » et il lui fallait « un sabre » (Fabre
[de l'Aude], Histoire secrète du Directoire, t. IV, p. 234). Il avait pt^nsé à
Joubert (chap. xxi); mais, au lieu de la victoire espérée, Joubert av it trouvé
la mort en Italie (chap. xix, § 4). Il avait pensé à Moreau (Hyde de Neuville,
Mémoires et souvenirs, t. I", p. 487) qu'il avait appelé à Paris, oii sa présence
était signalée le 32 vendémiaire (14 octobre), au lieu de lui laisser rejoindre
l'aruée du Rhin. L'invasion du territoire n'était plus à redouter; Bonaparte,
dont on n'avait plus, dès lors, besoin, et en qui il sentait un concurret)t dan-
gereux, allait — on arrangeait la chose — se trouver retenu en Egypte jus-
qu'au printemps; il comptait bien être, avant son retour, avec l'aide de
Moreau ou d'un autre, devenu lemaîire; et voilà que Bonaparte apparaissait
tout à coup, renversant parce retour subit les plans de l'ancien abbé Talley-
rand et Fouché qui étaient favorables aux projets de Sieyès, dont les adver-
saires eux-mêmes avaient eu vent — c'était à ces projets que faisaient allu-
sion ceux qui entrevoyaient el dénonçaient la préparation d'un coup d'Etat
— comprirent tout de suite que la réussite n'était plus possibl.^ sans l'union
de Bonaparte et de Sieyès, et, dans les derniers jours de vendémiaire, ils
manœuvrèrent en conséquence.
Bonaparte.versquis'étaient tournés,aécritGohier(iWe'mo(>es, t.I", p.211),
« tous les hommes sans place. Ions les mécontenis », plaisait alors à tous.
Nous avons vu (chap. xvn, § 2) que les royalistes, qui le détestaient avant le
18 frui tidor, l'avaient porté aux nues aussitôt après. Goiuni'^ l'a dit Dufort de
Cheverny {Mémoires..., t. II, p. 419), « sans savoir ni pouvoir deviner s'il a
une arrière-pensée », les royalistes le soutenaient. Les modérés do droite
espéraient également en lui (Jules Thomas, Correspondance inédite de
La Fayette, p. 379) et, voulant le faire « président » de la Républiijue, aspi-
raient à renverser la Constitution de la seule façon à leur portée, par un coup
d'Etat. La plupart des Jacobins, à leur leur, ne le voyaient pas de mauvais
œil. Briot avait dit à la tribune des Cinq- Cents le 22 vendémiaire an VIII
(14 ortobre 1799) : « Il revient fidèle à sa destinée... bientôt il combattra de
nouveau pour la pairie ; c'est assez dire qu'encore une fois il méritera sa recon-
naissance ». Allant encore i-lus loin, certains membres de la fraction avancée
HISTOIRE SOCIALISTE 567
du Conseil, pour échapper au « coup d'Etat » qu'avec raison ils accusaièttt
Sieyès de piV^parer, et dont Briol avait parlé à la tribune dès le 17 fruciidor
(3 i^eplembi'c), étaient tout disposés à favoriser un coup d'Elai de Bon.iparte
au profit de leiits Idées. C'est ce qu'a avoué le gêné rai Jourdan, dans l'extrait
de ses Mémoires sûr le 18 brumaire dé,à cité {Le carnet historique et litté-
raire, t. VII, p. 164-165).
La Notice sur le f 8 bricmaire par un témoin, parue en 1814, et qu'on
s'accorde à attribuer à un ancien membre des Cinq-Cents, Combes-Dounous,
parle d'un « complot de Jacobins s (p. 17-18) devant éclater dans la nuit du
IG au 17 brumaire (7 au 8 novembre). On en donne comme preuve un mot de
Biiot qui, se trouvant à dîn.T, le IG brumaire (7 novembre), avec son collè-
gue Jacqueminot, lui dit, à propos d'un débat entamé devant le Conseil, que
la discussion serait close le lendemain «à moins que nous n'ayons du nouveau
cette nuit ». On assuré que sur ce mot, imn édialement rapporté par Jacque-
minot à Sieyès, celui-ci prévint Bonaparte et que des précautions furent
prises. En tout cas, les prétendus conjurés ne pouv.iient avoir deviné cet Inci-
dent et l'auteur reconnaît cependant qu'il n'y eut absolument rien, que « la
nuit fut tranquille >;. Qu'il y ait eu des conciliabules de Jacobins, que le mot
de Briot ait été dit, c'est fort possible; mais tout cela ne devait évidemment
se rapporter qu'aux velléités d'action concertée avec Bonaparte; on verra
plus loin que c'est à l'heure même où Briot s'exprimait ainsi, le 16 brumaire
(7 novembre), que Bonaparte déclarait à Jourdan ne pouvoir agir avec lui et
ses amis, c'est-à-dire avec les Jacobins, parce qu'ils n'avaient pas la majorité.
Briot qui ignorait encore celte conversation pouvait tout naturellement croire
au contraire que tout allait bien à son point de vue et était prêt, parce que,
nous le constaterons plus loin par une citation d'Arnault, l'aifaire avait été
lixée d'abord au 16 (7 novembre). De plus, ni Arnault, ni aucun des amis de
Bonaparte n'a signalé cette alerte, ce qu'ils n'auraient pas manqué de faire
si Bonaparte avait pris au sérieux laveriissenient de Jacqueminot à Sieyès,
puisqu'il y aurait eu là pour eux un argument en faveur de la réalité de la
conspîi'ation jacobine imaginée par eux. En fait, il n'y eut, et il est triste que
pareille chose ait pu se produire, que des pourparlers de certains Jacobins
avec Bonaparte puur une action commune.
Si, le 18 brumaire (9 novembre), on devait arguer d'un complot imagi-
naire des Jacobins, c'est qu'on n'avait rien de vrai à leur reprocher efficace-
ment, c'est que rnéme les fautes commises par eux, et que j'ai signalées»
n'aVaieht pas sur l'opittiori publique l'influence qui leur a été attribuée de-
puis. La preuve, urte {ireuve formelle, est fournie par un rapport du ministre
de la policé, Fôuché, remis par lui au Directoire le 12 vendémiaire an Vliï
(4 octobre HQQ). Dans ce rapport, Pouché signale les manœuvres des ageiits
de la réaction pour agir sur le pays : « l'inactivité du commerce, la pénurie
du numéraire, le poids de l'impôt et l'appel des conscrits, voilà leurs grand»
568 HISTOIRE SOCIALISTE
moyens de séduction » [Votai de la France en Van VIll et en l'an IX, d'Au-
lard, p. 2). Si tels étaient les procédés de propagande pour détacher de la
République la masse de la population, c'est qu'évidemment seuls ces sujets
répondaient à ses inquiétudes da moment. Depuis le 9 thermidor an II (27
juillet 1794), la réaction avait su assez jouer du péril jacobin, pour ne point
le négliger à cette heure s'il avait pu la servir. Le rapport de Fouché est, du
reste, confirmé sur ce point par la citation de M. de Barante faite dans le
chaiilre préccilent à propos de l'anniversaire du 10 aoiit, et qui conslale l'ina-
nité, à cette époque, du parti jacobin dans les préoccupations publiques.
« Je rallierai tous 1rs partis », disait Bonaparte avant de quitter l'Egyple
(général Bertrand, Campagnes d'Egypte et de Syrie, t. II, p. 172). « Je rece-
vais les cher-: i!es Jacobins, les agents des Bourbons; je ne refusais de con-
seils à personne, mais je n'en donnais que dans l'intérêt de mes plans... Cha-
cun s'enferrait dans mes lacs, et, quand je devins le chef de l'Etat, il n'exis-
tait point en France un parti qui ne plaçât quelque espoir sur mon succès »,
disait-il i lus tard à M"' de Rémusat, qui l'a rapporté dans ses Mémoire:;
(t. I, p. 275). «Tous les partis, écrit à son tour M^^Reinhard dans ses Lettres
(p. 106), cherchèrent à circonvenir le nouvel arrivant... De tous côtés, on
intrvint afin d'amener un rapprochement entre lui et Sieyès, dans la crainte
de le voir lier parlie avec Barras ou prêter l'oreille aux propositions des
Jacobins. Mais Bonaparte ne fut pas long à s'apercevoir qu'une entente avec
un homme universellement méprisé, comme létail Barras, ne serait pas aji-
prouvée par l'opinion j ublique et lui serait nuisible à lui-même. Talleyraml-
sut adroitement profiter de ses hésitations, il devint le pivot de toutes les
intrigues et l'inlermédiaire entre les hommes influents de tous les partis et
le général; il démontra à celui-ci que le nom de Sieyès seul était synonyme
de vertu et d'honneur, et qu'en l'ayant pour allié, on rallierait à sa cause
tous les honnêtes i;ens ».
Bonaparte avait, tout d'abord, manifesté du dédain à l'égard de Sieyès;
lorsqu'il s'aperçut qu'au lieu de le combattre, il était nécessaire de s'entendre
avec lui, il n'hésita pas, consentit à faire les avances et lui promit « l'exécu-
tion de sa verbeuse constitution » (M"» de Rémusat. Mémoires, t. I", p. 275).
D'autre part, Sieyès, tout désolé qu'il fût de la perspective d'avoir à partager
avec un autre ce qu'il s'était attribué à lui seul, vit bien que son accord avec
Bonaparte était son unique chance de n'être pas supplanté. D'ailleurs, nous
apprend M"" Reinhard {Lettres, p. 114), il « s'obstinait à voir dans Bonaparte un
auxiliaire que le parti modéré saurait contenir à volonté ». Et cela a toujours
été la chimérique prétention du parti modéré : il s'est toujours flatté, malgré
les constants démentis infligés par la réalité, de maîtriser à son gré les mou-
vements de réaction niaisement ou criminellement sortis de ses complai-
sances pour les hommes des partis monarchiques et cléricaux. Dès le 8 bru-
maire (30 octobre), l'entente élait établie entre les deux rivaux. Par là, Bona-
HISTOIRE SOCIALISTE
569
parte avait dans le Directoire deux alliés, Sieyès et Roger Ducos, et deux
adversaires, Gohier et Moulin, « républicains de bonne foi..., mais l'un était
très faible et l'autre très incapable d'action. C'est comme s'ils n'avaient pas
été » (Baudot, Notes historiques sur la Convention, p. 148). C'était du cin-
/■)<,■^. ■/,//: r
Lbs Mbubkbi DD CON8BIL D9I Anoikmb.
D'après QiUra; (Bibliothèque National».)
quième. Barras, qu'il dépendait de donner la majorité aux uns ou aux
autres.
« Déconsidéré, dépopularisé » auprès des républicains sincères, comme
il l'a reconnu lui-même {Mémoires, t. IV, p. 105), ne croyant pas à leur succès,
n'ayant, d'ailleurs, rien à gagner avec eux, menacé, au contraire, s'ils de*»-
570 HISTOtRK SOCIALISTE
naient les maîtres, de'se trouver plus ou moins directement compromis dans
les poursuites dirigées contre les dilapiduteurs, Barras s'était déjà rangé, nous
le savons, du côté opposé. Grâce à lui , Sieyès avait eu la majorité, avait pu
agir contre les Jacobins, écarter du ministère Bernadotle qui devait se mon-
trer si indécis pendant la crise, confier à ses créatures des postes importants.
Dans ces coniiitions. Barras, que guidait exclusivement l'intérêt jiersonnel,
n'avait certainement aucun avantage à retirer d'une alliance avec Gohier et
Moulin. Cependant, il ne prit parti pour Bonapirte que d'une manière pas-
sive, en s'abslenant de le contrecarrer. Or, il connaissait lo projet de coup
d'Etat, ce n'est pas douteux. Ouvrard, dans &esMémoi7'es{l. P'. p.41),a écrit :
Le 16 brumaire (7 novembre), « les généraux Beurnonville et Macdonald me
prièrent de prévenir Barras que Bmiaparte leur faisait des propositions; qu'ils
désiraient savoir s'il en était informé et ce qu'ils devaient faire; mais Bar-
ras me répondit d'un ton d'imp.iliiiire ; » Qu'ils prennent les ordres de Bo-
« naparle ».
D'autre part, des Éclaircissements de Cambacérès cités par M. Vandal
{L'avènement de Bonaparte, p. 262-263), il résulte que Barras, au courant
(ies projets de Bonaparte, avait été persuadé par les amis de celui-ci qu'il
serait averti avant l'exécution. Cela explique et sa mauvaise humeur de se
voir négligé pendant les' préparatifs, et son silence complice: s'exagéranl va-
niteusement le prix de son concours, il s'imagina évidemment qu'à la der-
nière heure il aurait toute facilité pour profiter, bon gré mal gré, des circons-
tances et imposer sa volonté» quand cela ne serait qu'en menaçant, par
exemple, Bonaparte d'ouvrir les yeux à Gohier et de se mettre de son côté.
En tout cas, lorsque l'événement se produisit, il su^iposait avoir encore trois
ou quatre jours devant lui; il ne l'attendait pas, a-t-il écrit {Mémoires, t. IV,
p. 76), « avant le 22 » (13 novembre). Qu'aurait-il fait pendant ces trois ou
quatre jours, si ses prévisions s'étaient réalisées, il ne l'a pas dit ; ce qui est cer-
tain, c'est qu'il n'essaya nullement d'empêcher l'attentat, c'est qu'il ne détourna
pas de suivre Bonaparte les généraux qui le faisaient prévenir, c'est qu'il
n'informa pas le président du Directoire des faits parvenus à sa connaissance.
Bonaparte, à son tour, estima qu'il était suffisant d'endormir Barras avant,
parce que, après,- il saurait l'annihiler. Le 10 brumaire (1" novembre), eut
lieu la cérémonie de la présentation des drapeaux conquis par l'armée du
Danube et que Masséna veinaU d'envoyer au iDirectoir© : parmi les drapeaux
autrichiens et russes, on remarquait lei drapeau blanc de Condé et des pères
de nos royalistes qui cherchent aujourd'hui à vivre politiquement aux dépens
dm idrapeau (tricolore. Certainement par jalousie des succès des autres et aussi
peut-être par tactique, Bonaparte n'assisti ni à ia cérémonie, ni au dîner offl-
cial donné ce. jpur-làpar. Barras qui avait invité tou.s les généraux (recueil
dAulard,.,t. Vi P..781).
Il y avait des C9ncours utiles à obtenir. Bonaparte voyait des généraux,
HISTOIRE SOC I A LIST!': 571
des financiers. « Il est cçrLaiu que de l'iugéiil fui répandu ; d'où \enait-il?
Bonapacle avait rapporté d'Italie plusieurs raHllons », écri.l {L'avènement de
Bonanarte, p. 282^283) M.VaDdal qui oublie de nous dire si ces millions pro-
veDai-'.iit d'économies réalisées sur ses appointements par ce général désinté-
ressé, et qui ajoute d'après un « renseignemeal particulier » {Idem p. 283-
284) : « Uonaparle ne dédaignuit pas de mettre lui-même la main aux négo-
ciations. Un soir, il s'en fut mystérieusement dîner chez le banifuier Noiiler,
dans sa maison de Sèvres, et en revint très content ; le plaisir d'UQe villégia-
ture automnale ne sulflt pas à expliquer citte t-alisfactio.u... La connivence
des capitaux mobiliers l'ut acquise ». Divers Joutnisseurs firentdes avances.
Collot '< donna cinq cent mille francs en or » (Baurrienne, édition Lacroix,
t. 11, p. 79). « Le nerf de tout, l'argent, était fourni par CoJlol et consorts qui
avaient ramassé des millions en Italie. Collot, accusé d'avoir puisé dans la
caisse del'aruiée, avançâtes fonds; il av^it loué une maison à Sainl-Cloud
où se rénuirent.les meneurs du coup d'Eiai peadant la journée du 19. Tout
ceci fut vite divulgué » {Lettres de M'"' Reinliardà sa mère, p. 107, et Bour-
rienne. Idem, p. 320). Le matin du 18 brumaire, Ouviard offrait des fonds
(lettre publiée dans le Temps du 5 mai 1900;.
En dehors des relations personnelles de Bonaparte avec divers fournis-
seurs, ceux-ci eurent, paraît-il, un intérêt immédiat aie soutenir. Delbrel,
membre du Conseil des Cinq-Cents, raconte, en effet, qu'à la lin de vendé-
miaire il proposa à une commission de ce Conseil de « suspendre, pour un
temps limité, le cours et l'effet des délégations que le Directoire exécutif
avait déliviées, pour des sommes énormes et par anticipation, à des fournis-
seurs qui ne firent aucun ou presque aucun service et qui, d'après la l'écla-
ration écrite du ministre de la Guerre, avaient cessé depuis quaire mois
toute espèce de fourniture, en telle sorte que les armées ne subsistaient plus
que par des réquisitions faites dans les pays occupés par elles et dans les dé-
partements français. Cependant, les entrepreneurs généraux et leurs agents,
au moyen des délégations dont ils étaient porteurs, continuaient d'absorber
tous les fonds qui rentraient journellement dans les caisses des receveurs
d€s départements... En conséquence, Destrem, l'un des membres de la com-
mission, fut chargé de présenter au Conseil des C^nq-Cents un projet de réso-
lution en vertu duquel la Trésorerie nationale était autorisée à prélever, par
forme d'emprunt, une somme de cinqu inte millions sur les contributions
ariiérces dont le produit avait été spécialement affecté et destiné au taye-
œent des délégations. Pour parer le coup dont ils étaient menacés, les finan-
ciers porteurs de délégations s'agitèrent beaucoup ; ils firent imprimer et dis-
tribuer des mémoires pour empêcher l'adoption de cette mesure. On était
même parvenu à en changer ou xnoditier la rédaction. Mais, sur une rccla-
maàon et les développements que je donnai en comité secret, la résolution
tut déllnitiveraent adoptée dans la séance d;i 7 br :niiire an VIII. Klle fut
672 HISTOIRE SOCIALISTE
envoyée au Conseil des Anciens qui nomma pour l'examiner et en faire un
rapport une commission dont M. Lebrun fut membre et rapporteur... La ré-
solution blessait, non les droits, maisles intérêts des compagnies financières...
Sans doute, elles ne prêtèrent leur concours qu'à la condition que la résolu-
tion par moi provoquée et adoptée par le Conseil des Cinq -Cents, serait
rejelée par celui des Anciens » (revue la Révolution française, t. XXV,
p. 184 et 185).
De fait, les Cinq-Cents , dans la séance du 5 brumaire an VIII (27 octo-
bre 1799), adoptèrent, sauf rédaction , un projet de résolution présenté « au
nom de la commission des fonds pour le service de l'an VIII » et « tendant à
déterminer qu'il sera prélevé provisoirement, par forme d'emprunt, sur les
contributions arriérées, la somme de cinquante millions pour assurer le ser-
vice de Tan VIII »; la rédaction était adoptée le lendemain et portait que la
retenue sur les recettes de l'an VIII pour rembourser ce prélèvement aurait
lieu à raison de cinq millions par mois pendant les dix derniers mois, donc pas
de retenue sur les deux premiers. Une modification eut lieu le 7 brumaire
(29 octobre), en vertu de laquelle la retenue des cinq millions devait être
opérée tout de suite. Le 8 brumaire (30 octobre), les Anciens recevaient la
résolution; à la fin de leur séance du matin, le 18 brumaire (9 novembre),
« comme s'il eût voulu mener de front la réforme de l'Etat et la satisfaction
de la finance » (Vandal, L'avènement de Bonaparte, p. 334), le président an-
nonçait : a L'ordre du jour demain à midi, à Saint-Cloud, sera un rapport de
Lebrun sur les finances « et, au début de la séance du soir, le 19 (10 novem-
bre), la parole donnée aux fournisseurs était tenue; sur le rapport de Lebrun,
les Anciens, en majorité compo-és de modérés, rejetaient la résolution des
Cinq-Cents relative au prélèvement de cinquante millions; et, dans ce vote,
« on peut soupçonner l'indice d'une espèce de pacte passé entre les faiseurs
du coup d'Etat et les compagnies de finance » (Vandal, Idem, p. 398).
La masse, elle, tenait toujours à la République; mais son plus vif désir
à cette époque était la conclusion de la paix. M"" Reinhard, qui accompagna
son mari venant prendre possession du ministère des Affaires étrangères,
écrivait, le lendemain de son arrivée à Paris (11 fructidor an VII-
28 août 1799), (jue, dans leur voyage, des artisans et paysans ayant appris
la qualité de Reinhard «s'écriaient tous: «Donnez-nous la paix, citoyen
« ministre, dites qu'il nous faut la paix 1 » Ce mot était sur toutes les
lèvres » {Lettres, p. 84). On exploita ce double sentiment de la masse ; on
répandit en quantité chansons et placards dans lesquels était glorifié le
«héros», l'homme qui allait travailler à « l'affermissement de la constitution
républicaine » (recueil d'Aulard, t. V, p. 761, et Moniteur du 19 brumaire,
p. 190). Parmi les auteurs de ces écrits étaient Rœderer et Arnaull {Souve-
nirs d'un sexagénaire, t. IV, p. 350) j en même temps, Bonaparte élail repré-
senté comme voulant la paix, comme étant le seul en état de la faire et de la
HISTOIRE SOCIALISTE
573
maintenir. C'est en s'abrilant hypocritement derrière la République et la paix,
qu'on prépara la chute de la République et la permanence de la guerre.Voici
comment une note puisée dans les Archives de la guerre par M. Vandal
(Uavènement de Bonaparte, p. 277) dépeignait l'état de Paris : « Paris est
calme, les ouvriers, surtout au faubourg Antoine, se plaignent de rester
Membre do (Ion'Seil des Cinq Cents.
D'après Simuu ^Bibliutlio.jue narionale).
sans ouvrage, mais les bruits de paix généralement répandus parais-
sent avoir sur l'esprit public une influence très favorable ». Encore après
le 18 brumaire, les récits apologétiques de cette journée avaient bien soin
de promettre que, grâce à Bonaparte, le pays jouirait prochainement d'une
paix définitive. C'est le cas, notamment, de deux brochures, l'une, Causes
secrètes du i8 brumaire, signée Collignon, et l'autre, Ls 4 8 brumaire ou
Tableau des événements qui ont amené cette journée, anorv.me.
LIV. kW — HISTOIBE SOCIALISTE. — TDEHlllDOB H DIHECTOIRf LIV . 405.
674 HISTOIRE SOCIALISTE
Pour plaire à ce général que tous, plus ou moins naïvement, voulaient
mettre dans leur jeu, les Cinq-Cents, le 1" brumaire (23 octobre), par 220
voix sur 306 votants, nommaient président son l'rère Lucien qui, même à
cette époque, n'avait pas encore vingt-cinq ans; et Bourrienne a écrit (édi-
tion Lacroix, t. II, p. 40) que «c'est incontestablement à cette nomination et
à la conduite de Lucien, que fut dû le succès de la journée du 19 brumaire».
Aux Anciens, la majorité était, nous le savons, acquise à Sieyès ; aussi re-
poussail-elle, le 2 brumaire (24 octobre), la résolution votée, le 2 vendémiaire
(24 septembre), par les Cinq-Cents et visant les projets, qu'on lui prêtait,
de ramener la France à ses anciennes frontières pour conclure la paix : « Sont
déclarés traîtres à la patrie et seront punis de mort tous négociateurs, mi-
nistres, généraux, directeurs, représentants du peuple et tous citoyens fran-
çais qui proposeraient, recevraient, appuieraient ou signeraient un traité
portant atteinte à la Constitution de l'an III et à l'intégralité du territoire
de la République tel qu'il est réglé par les lois ».
De nombreux députés des deux Conseils offrirent un banquet par souscrip-
tion à Bonaparte et à Moreau, le 15 brumaire (6 novembre), dans l'église
Saint-Sulpice, transformée en Temple de la Victoire par l'arrêté du 24 ven-
démiaire an VII (15 octobre 1798) de l'administration centrale de la Seine, qui
avait débaptisé les quinze églises rendues au culte (§ 3, chap, xi). Il y eut là,
sous la présidence de Gohier, 750 convives environ qui, tous au courant des
bruits de conspiration, maie ne sachant pour la plupart rien de précis, se sur-
veillaient embarrassés et silencieux; si Briot et Destrem furent présents, on
remarqua l'absence de Jourdaa et d'Augereau. Bonaparte qui, par méfiance,
« avait fait apporter un pain et une demi-Louteille de vin » dans sa voilure
(Lavalletle, Mémoires cl Sotcvenirs, t. I", p. 345), but « à l'union de tous les
Français » ; il se relira de boime heure après avoir, a raconté Gohier, adressé
en particulier « aux députés les plus marquants, des choses flatteuses ana-
logues aux senlimenls qu'il leur connaît » [Mémoires, t. I'"', p. 226).
Une des causes incontestables de mécontentement à eetle époque était
l'emprunt forcé. On n'avait pas besoin d'un coap d'Etat pour s'en apercevoir
ni pour chercher à corriger ce que les dispositions votées pouvaient avoir de
défectueux. Une proposition fut faite en ce sens au Conseil des Cinq-Cents,
et une commission nommée pour l'étudier. D'après un rapport du ministre
des finances, Robert Lindet, « le plus habile administrateur de ces derniers
temps » (Baudot, Notes historiques sur la Convention, p. 156), adressé a«
Corps législatif le 14 brumaire-5 novembre (Montier, Robert Lindet, p. 372),
« les répartitions de l'emprunt forcé s'élevaient jusqu'à ce jour à 70 800 000
francs, et le recouvrement, tant en .bons qu'en numéraire, à 10 184 000
francs ». A la séance du surlendemain (7 novembre), Thibault, qui avait
déjà parlé le 9 brumaire (31 octobre) au nom de la commi.-sion, demandait
aux Cinq-Cents de supprimer le jury taxateur et la progressivité et « de régu-
HISTOIRE SOCIALISTE 57R
Iftriser l'emprunt de 100 millions en le soumcllant à une réparlilion jusle et
constilulionnelle ». A cet effet, il proposait de le remplacer par l'imposition
dô cinq décimes par franc aux cotes de la contribution foncière, de la con
tribulion personnelle, mobilière et somptu'aire, à l'exception de celles « qui
n'excèdent pas le prix de trois journée? de travail », de la contribulien des
patentes à l'exception de celles « de 40 francs et au-dessous ». Il paiaii-salt
disposé au besoin à réduire cette imposilion de tinq décimes par franc, c'est-
à-dire de moitié, à trois décimes.
Le 17 brumaire (8 novembre), un député du Lot, Soulhié, prononçait
dans celle discussion un très intéressant discours qu'on a l'habitude de pas-
ser sous silence et qui dévoilait les manœuvres « patriotiques » des modérés
pour laisser généreiisement aux autres l'honneur de contribuer à la défense
nationale à la fois de leur bourse el de IrUi* Vie. « La seule proposition, dll-il,
de rapporter la loi du 10 messidor a produit dans la République un effet si
afillgeaiit que vous ne l'adopterez pas sans les jilus mûres réflexions. La loi
du 10 messidor doit ôlre envisagée soUs le raj porl des circonslances au sein
desquelles elle est née... La loi sur l'emprunt lorcé fut la suite de la péril-
leuse nécessité où nous avait plongés lin gouvernement déprédateur dont
l'influence liôerticidp, un moment détruite par un événement, avouée de la
nation entière, parait vouloir renaître aujourd'hui et préparer de nouvelles
catastrophes... Je ne reconnais que trop l'existence de tous les maux qui
nous assiègent; mais je ne les attribue pas uniquement à l'emprunt forcé.
Dans l'état où nous sommes, toute autre mesure aurait produit les mômes
effets. La paix est dans tous les cœurs, tout le monde la désire; on doit re-
connaître qu'un dernier sacrifice est néi:essaire pour l'obtenir. Tout le niai
que pouvait produire l'emprunt est fait; on a pris tous les masques, supposé
toutes les privations pour vous faire croire la loi inexéCulable ; persévérez,
et elle sera' exécutée. La loi, dit-on, a peu produit de rentrées. Je le crois;
certains journaux derai-offlciels ne cessent de l'attaquer; car aujourd'hui il
est plus facile de provoquer à la désobéissance d'Une loi que de railler un
magistrat; des représentants du peuple, journalistes, ont écrit contre elle,
des fonctionnaires, connus par leur opposition à cette loi, ont été chargés de
son exécution... Que le pouvoir exécutif vous seconde, et la loi sera exécu-
tée... Les bons citoyens sont punis de leur empressement à payer, les mau-
vais, récompensés de leur né.;^ligence ou de leur refus. Enfin qu'on me pré-
sente à la place de l'emprunt une mesure qui nit ses résultats productifs et
non ses dangers, je l'adopte ». Le Conseil renvoya la suite de la discussion
au lendemain; mais, le lendemain, ce devait être le coup d'Etat.
Suivant Arnault (Souvenirs d'un sexagénaire^ t. IV, p. o53), «l'affaire
qui avait été plusieurs fois remise, semblait devoir éclater définitivement le
16 brumaire; tout était prêt le 15 au soir ». Ce soir-là, après le bahquel de
Saint Sulpiee, il y eut réunion chez Bonaparte; on y vit Gohier, Fouché,
B76 HISTOIRE SOCIALISTE
« des Jacobins, des Glichyens ». Interrogé par Gohier sur ce qu'il y avait de
neuf, Fouché, ministre de la police, répondit: « Toujours les mêmes bavar-
dages... toujours la conspiration!... Mais je sais à quoi m'en tenir... Fiez-
vous à moi ». Kt Gohier, honnête homme d'une crédulité vraiment exces-
sive, eut la bonhomie de rassurer Joséphine troublée par cette conversa-
tion : « Faites comme le gouvernement, lui dit-il, ne vous inquiétez pas de
ces bruits-là; dormez tranquille» [Idem, p. 355). A l'issue de la réunion,
Arnault, venu aux nouvelles, apprend de Bonaparte que « la chose est
remise au 18. — Au 18, général ? — Au 18. — Quand l'aftaire est éve ntée ! Ne
voyez-vous pas que tout le monde en parle? — Tout le monde en parle et
personne n'y croit. D'ailleurs, il y a nécessité. Ces imbéciles du Conseil des
Anciens n'ont-ils pas des scrupules? ils m'ont demandé vingt-quatre heures
pour faire leurs réflexions » [Idem, p. 356). Il ne faut pas ajouter foi, comme
l'a fait M. Léonce Pingaud {Bernadotle, Napoléon et les Bourbons, p. 44), à
ce qu'a raconté Michaud jeune dans la biographie de Lachevardière (t. XXII,
p. 357); celui-ci, en effet, n'était déjà plus membre de l'administration dé-
partementale de la Seine lors du débarquement de Bonaparte en France;
victime du mouvement réactionnaire de Sieyès et des modérés (Gohier, Mé-
moires, t. I", p. 145), il ne pouvait, dès lors, user d'un pouvoir qu'il n'avait
plus — le Moniteur du !«' jour complémentaire de l'an VII (17 septembre
1799) annonce qu'il a cessé ses fonctions — pour s'opposer à ses projets ou
pour procéder à son arrestation si Gohier et Moulin y avaient consenti; et le
récit d'Arnault est plus vraisemblable.
"Voici quel était le plan. Le prétexte serait une conspiration des Jacobins
prêts, selon les termes qu'emploiera Cornet au Conseil des Anciens dans la ma-
tinée du 18 (9 novembre), à « lever leurs poignards sur des représentants de la
nation, sur des membres des premières autorités de la République ». La fable
des « poignards » dont Lucien fera le 19 brumaire (10 novembre) une appli-
cation effrontée, était donc imaginée dès le début. Qu'on se rappelle que, déjà
en l'an V, Bonaparte écrivant d'Italie au Directoire (voir chap. xvii, § 1")
avait parlé de poignards, « les poignards de Clichy », qui le menaçaient. Pour
échapper à ce prétendu danger, le Conseil des Anciens, convoqué d'urgence
dans la matinée du 18 brumaire (9 novembre), devait être appelé à user de
son droit constitutionnel de transférer le siège du Corps législatif dans une
autre commune et — ce qui était de toute manière contraire à la Constilu-
tion réservant au Directoire cett» nomination — à nommer Bonaparte au
commandement des troupes de la 17* division mililaire qui comprenait, on
le sait, Paris et les environs. Cela fait, Sieyès et Roger Ducos donnaient leur
démission et on obtenait celle des trois autres directeurs par une intimida-
tion plus ou moins formelle. Le Directoire ainsi dissous, on se flattait d'ame-
ner les Conseils à se proroger après avoir installé trois consuls provisoires et
nommé deux commissions législatives.
HIST0IR1<: SOCIALISTE
[.77
Ces idées avaient été émises et examinées depuis plusieurs jours et
cependant, le 16 brumaire (7 novembre), dans une réunion cliez Lemercier,
président du Conseil des Anciens, discutant encore sur la tactique à suivre,
on ne réussit pas à s'entendre et on ne se mit d'accord, sur les instances de
Les Membres du Consbil db3 Cinq Cents.
D'après Gillray (Bibliothèque Nationale).
Lucien Bonaparte, que pour décider une nouvelle réunion le lendemain.
« Elle eut lieu chez le représentant Lahary à sept heures du matin. Toutes
les mesures à prendre pour opérer la translation des Conseils y furent arrê-
tées » (Thibaudeau, Le Cuîisidat et l'Empire, t, I", p. 22 et 23). Quoiqu'on
put compter sur la majorité des Anciens, on pensa que, même venant d'une
578 HISTOIRE SOCIALISTE
minorité, une opposition en pareille circonstance risquerait d'être nuisible
et on n'adressa pas la convoculion à la séance extraordinaire, fixée au 18
(9 novembre), à ceux dont on se méfiait.
Un des inspecteurs de la salle, Cornet, a, tout en essayant de l'amoindrir,
avoué le l'ait dans sa Notice historique sur le i 8 brumaire (p. 9) : « Ju passai
la nuit, dit-il, à la Commission des inspecteurs du Conseil des Anciens : con-
trevents et rideaux furent fermés, pour qu'on ne s'aperçut pas qu'on travail-
lait dans les bureaux; nous savions que nous étions observés. On expédia des
lettres de convocation pour les membres du Conseil, mais on en retint une
douzaine qui étaient destinées à ceux dont on redoutait l'audace; celles-ci ne
furent envoyées qu'après que le décret fut rendu ». C'était, du reste, là,
semble-t-il, le résultat d'une manœuvre préméditée depuis longtemps. A la
séance des Cinq-Cents du 9 vendémiaire (1" octobre) précédent, Destrem
posait une question au sujet de lettres de convocation pour une séance extra-
ordinaire commandées par le secrétaire général delà commission des inspec-
teurs; de l'audition de celui-ci il résulta que Lucien Bonaparte n'était pas
étranger à cette initiative, que vingt jours avant pareil modèle de convoca-
tion avait été fait pour les Anciens et que ce n'était pas une mesure habi-
tuelle. Le Conseil passa à « l'ordre du jour sur la conspiration des circulai-
res », selon le mol d'un interrupteur qui provoqua les rires tie l'assemblée;
le mois suivant elle ne riait plus.
Quant à la superbe conliance de celte buse de Gohier, président du Direc-
toire, elle ne se démentit pas; n'afflrme-t-il pas dans ses Mémoires (t. I, p. 228)
qu'il avait le droit d'être tranquille parce que Bonaparte s'était engagé à dîner,
chez lui, « avec sa famille, le 18 brumaire » ! De son côté, dans l'ouvrage déjà
cité,'Savary écrit (p. 22) : « On s'attendait à une explosion prochaine; on
avait dit aux deux directeurs qui n'étaient pas dans le secret : La barrière qui
vous sépare de la peste a été franchie arbilrairement, c'est un crime à punir...
Agissez promplement, ou vous êtes perdus, et avec vous la République... —
Quelle apparence, répondit l'un d'eux? Une lettre du général m'annonce qu'il
viendra me demander à dîner tel jour sans cérémonie ». En politique, les
imbéciles, si honnêtes qu'ils soient, et dont, par suite justement de leur
honnêteté, on ne se méfie pas, sont au moins aussi dangereux que les co-
quins les plus habiles. Dans ses Mémoires (t. I", p. 227), Gohier gémit . Ah !
s'il n'y avait pas eu Fouché à la police, si on avait gardé Bernadotte à la
guerre, Marbot à la tête de la 17« division..., etc.; c'est-à-dire : si je n'avais
])as laissé faire son œuvre réactionnaire à Sieyès! Dr, plus haut {Idem, p.
131), il raconte avoir connu à temps les, pensées secrètes de Sieyès et il
ajoute : « Je gardai le silence lorsque j'aurais dû parler ». Il est malheureux
qu'il s'en soit aperçu si laid.
La réunion du Conseil des Anciens, convoquée pour le 18 brumaire
(^ novembre) avec les précautions que je viens d'indiquer et en cachette du
HISTOIRE SOCIALISTE (5^)
président du Directoire, eut lieu à huit Ixeupes du matin. Le piocès-vcrlial
porte : « Le citoyen Lemercier, président, occupe le fauteuil. Les citoyei.s
Chabot et Delneufcourt, secrétaires, sont au bureau; les citoyens Dclecloy et
Lejourdan, ex-secrétaires, occupent les places des deux secrétaires absents ».
A l'ouverture de la séance. Cornet déclama en termes aussi impudents que
grotesques sur la nécessité de prendre des mesures immédiates pour sous-
traire la République au péril de la prétendue conspiration des Jacobins armés
de poignards; il invita les Anciens à transférer le siège du Corps législatif ;i
Saint-Cloud, où les deux Conseils se réuniraient à midi le lendemain 10
(10 novembre), et à charger Bonaparte « de l'exécution » en plaçant à cet effet
sous ses ordres toutes les troupes de la 17° division militaire. En prévision
de celte mesure, Bonaparte avait fait, le 17(8 novembre), convoquer chez lui,
rue de la Victoire, pour le lendemain à sept heures du matin, les généraux de
la garnison de Paris et de nombreux officiers, tandis que, grâce à la ccniplicité
de Sebastiani et de Murât, de nombreuses troupes de cavalerie occuperaient les
Champs-Elysées et le jardin des Tuileries, tout cela afin de mettre ses actes
d'accord avec ses paroles, afin de « donner l'exemple du respect pour les
magistrats et de l'aversion pour le régime militaire qui a détruit tant de
républiques et perdu plusieurs Etats » [Correspondance de Napoléon /",
t. III, p. 497, lettre du 19 vendémiaire an VI-IO octobre 1797 au Directoire).
Il avait, en outre, fait remettre très tard dans la soirée à Gohier, qui en a
publié le fac-similé en tèle de ses Mémoires, une lettre de Joséphine l'invi-
tant avec sa femme à déjeuner chez elle le lendemain 18 (9 novembre) « à
huit heures du matin ». Bonaparte comptait que l'état-major réuni autour de
lui intimiderait le président du Directoire qui se laisserait, dès lors, arracher
son adhésion ou, tout au moins, sa démission. Mais Gohier, malgré sa can-
deur, fut si surpris de l'étrange invitation de Joséphine qu'il se borna à
envoyer sa femme; celte méfiance tardive ne devait pas le sauver.
Le président des Anciens, Lemercier, avait rapidement mis aux voix le
projet de décret de Cornet, suivi d'une « proclamation aux Français »; ce vote
enlevé, deux des inspecteurs. Cornet tt Baraillon, s'étaient rendus auprès de
Bonaparte afin de le prévenir de la nomination qu'il attendait et de lui annon-
cer que le Conseil des Anciens, sans se préoccuper de la promulgation de sa
résolution par le Directoire, le mandait à sa barre pour recevoir son sennent.
Aussitôt après leur visite, Bonaparte montait à cheval et, escorté par les
généraux et les officiers qui se trouvaient auprès de lui et qu'il avait gagnés
à sa cause, il se rendait aux Tuileries. Devant les Anciens, vers les neuf heu-
res, 11 éluda la formule de serment à la Constitution et un homme que nous
avons vu enthousiaste de Bonaparte (début du chap. xx), mais qui n'était
pas du complot. Garât, ayant commencé à en faire l'observation, le prési-
dent lui retira la parole parce que la Constitution interdisait, le décret de
translation une fois rendu, de délibérer à Paris; or ce strict observateur de
680 HISTOIRE SOCIALISTE
la légalité venait de la -violer et, par cela seul, avait été opéré un co.Uf
d'État : l'expression courante « coup d'Etat du 18 brumaire » est donc par-
faitement justifiée.
La décision des Anciens était prise, portait-elle, « en vertu des articles
102, 103, 104 de la Constitution », et ces articles ainsi invoqués avec apparat
devaient continuer à l'être dans diverses proclamaiions, afin de donner le
change aux citoyens et de paraître agir légalement, alors qu'on violait outra-
geusement la Constitution : l'article 102 donnait bien aux Anciens le droit de
changer la résidence du Corps législatif ; l'article 103 interdisait, après le vole
de ce changement, tout fonctionnement des Conseils — même, par conséquent,
de la commission des inspecteurs de l'un d'eux — dans l'ancien Jieu de rési-
dence; et l'article 104 prescrivait aux membres du Directoire de « sceller,
promulguer et envoyer le décret de translation » sans retard. Mais l'article le
plus important de la décision des Anciens, l'article 3, disait :
« Le général Bonaparte est chargé de l'exécution du présent décret. Il
prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentaiion
nationale. — Le général commandant la 17' division militaire, la garde du
Corps législatif, les gardes nationales sédentaires, les troupes de ligne qui se
trouvent dans la commune de Paris et dans l'arrondissement constitutionnel,
et dans toute l'étendue de l'arrondissement de la 17' division, sont mis immé-
diatement sous ses ordres et tenus de le reconnaître en cette qualité. — Tous
les citoyens lui prêteront main-forte à sa première réquisition ».
Or cet article constituait une violation flagrante de laConslilullon, c'est-
à-dire un coup d'État. 11 disposait de la garde du Cor]. s législatif, tandis que,
d'après l'article 71, c'était au Corps législatif tout entier, et non au Conseil des
Anciens seul, à régler ce qui concernait cette garde; il disposait de troupes
de ligne et de gardes nationales, tandis que, d'après l'article 144, c'était au
Directoire à disposer de la force armée ; il nommait Bonaparte général en chef,
tandis que, d'après l'arlicle 146, une nomination de ce genre n'appartenait
qu'au Directoire.
Les Cinq-Cents reçurent simplement à midi communication du décret
rendu par les Anciens ; le président, Lucien Bonaparte, ferma la bouche de
ceux qui réclamaient des explications, en invoquant le prétexte légal allégué
le matin contre Garât et en levant la séance.
Bonaparte, vers onze heures, passa les troupes en revue dans le jardin
des Tuileries et procéda à des nominations : Lefebvre, commandant régulier
de la place de Paris, devenait son premier lieutenant et était remplacé, dans
le commandement de Paris, par Morand; Murât était mis à la tête de la cava-
lerie et Marmont de l'artillerie; Macdonald était envoyé à Versailles, Sérurier
à Saint-Cloud; Moreau était chargé du palais du Luxembourg. Arnault a par-
ticulièrement loué Bonaparte {Souveîurs d'un sexagénaire, t. II, p. 375) de
r « opération habile par laquelle il convertissait Moreau en geôlier et presque
HISTOIRE SOCIALISTE
3!?1
en prisonnier, tout en paraissant lui donner une preuve de confiance ».
Les Parisiens lurent, sans y rien comprendre, des alficlics de Bonaparte
el de Fouché, apposées entre onze heures et midi, parlant à'nn grand danger
auquel la République venait d'éi-happer par rapplicatioii de la loi, puis d'au-
tres affiches particulières portant Bonaparte aux nues, et ne se mêlèrent de
rien. « A côté du décret des Anciens et des proclamations de Bonaparte affi-
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chées avant midi sur tous les murs de Paris, on lisait des écrits anonyme»
qui invitaient le peuple à se rattacher à la fortune du héros dont le nom, la
gtoire, le génie, l'existence pouvaient assurer l'existence de la République »
{Bûchez et Roux, Histoire parlementaire de Révolution française, t. XXXVIH,
p. 176).
Cornet a malheureusement eu raison lorsqu'il a écrit que les républicai»s
étaient « sans bras et sans tête » (p. 14); mais c'est certnineraent « la tête »
UV. 466. — HISTOIRE SOCIALISTE. — THEBIIIDOR ET BlRECrolRE . Uv, 4S(« .
582 HISTOIRE SOCIALISTE
qui a le plus manqué. Nous avons dit couiioenl les partisans de Bonaparte
avaient ngi sur la masse ; or, dans le parti avancé, on avait laissé faire parce
que certains de ses membres avaiint rêvé de se servir rlf Bonaparte. D'après
l'extrait des Mémoires de Jourdan que j'ai déjà cité, au retour d'Egypte, ses
amis et lui qui avaient un moment songé à Bernadotte (cliap. xxt) se concer-
tèrent chez ce dernier « sur la conduite à tenir avec Bonaparte. Je pro|!Osai
de nous présenter chez lui et de lui déclare i- que nous étions disposés à le
placer à la tête du pouvoir exécutif, pourvu que le gouvernement représen-
tatif et la liberté publique lussent garantis par de bonnes institutions » {Le
carnet historique et littéraire, t. VU, p. 164). Cette proposition fut adoptée
et, « vers le 10 brumaire » [Idem, p. 165), Jourdan se rendit chez Bonaparte
qu'il ne rencontra pas, mais qui 1' « inviti à diner pour le 16 » [Idem). C'est
à ce dîner que Bonaparte lui dit : « Je ne puis rien faire avec vous et vos
amis, vous n'avez pas la majorité {Idem)... Au reste, soyez sans inquiétude,
tout sera fait dans Tintérèl de la Republique » [Idem, p. 166). Jourdan et ses
amis eurent peut-être confiance en cette parole, mais ils redoutaient surtout
de sauver des gouvernants exécrés. « Il nous répugnait, a écrit Jourdan [Idem,
p. 167) de défeniire un gouvernement qui avait conduit l'Etat au bord du
précipice et des institutions dont nous reconnaissions l'insuffisance. Notre
premier mouvement l'ut de rester paisibles spectateurs des événements». On
avait cherché niaisement à accaparer Bonaparte el non ti l'entraver; leur
hâte de renve^rser ce qui était, empêcha nombre de Jacobins de comprendre à
temps le danger de ce qui allait être.
Que faisaient les directeurs?
Le président du Directoire, Gohier, était, vers les neuf heures du matin,
prévenu par Fouché de la translation à Saint-Cloud du Corps législatif.
Etonné qu'une décision jareille eiit été prise à son insu, il avertissait immé-
diatement ses collègues. Moulin se mit à sa disposition; Sieyès et Roger
Ducos étaient absents, et il trouva Barras en train de prendre un bain :
« Comptez sur moi ». lui dit celui-ci [Mémoires de Gohier, t. I'^ p. 239) qui
lui parut déterminé à la résistance. Dès que Gohier fût parti, liarras appela
Bottot, lui « recommanda de courir aux Tuileries voir ce qui s'y passait »
(Fabre [de FAude] Histoire secrète du Directoire, t. IV, p. 367) et se mit à
s'habiller. Presque aussitôt après, Gohier recevait une lettre des inspecteurs
de la salle des Anciens l'informant du vote de la translation du Corps légis-
latif et ajoutant : « le décret va vous être expédié... nous vous invitons à
venir à la commission des inspecteurs des Anciens, vous y trouverez vos col-
lègues Sieyès et Ducos «(Gohier, Mémoires^ p. 237).
Dans la salle des séances'du Directoire, Gohier el Moulin attendirent en vain
Barras. Las d'attendre, Gohier retourna auprès de son collègue; mais il lui
l'ijt. ,« impossible de parvenir jusqu'à lui » [Idem, p. 240). Le coup prémédité
contre Gohier, i'ipvilaiiou de Joséphine, ayant échoué etFabslentiou d'uu
HISTOIRE SOCIALISTE
troisième ilirecteur étant nécessaire pour empêcher légalement le Directoire
de di^libérer, Bruix et Talleyrand étaient allés vers les onze heures du matin,
c'est-à-dire entre les deux visites de Gohier, trouver Barras de la part de
Bonaparte et lui demander sa démission. Barras consentit à signer le lexte
qu'on lui présenta, « la minute même qui est de la main du jeune Rœderer »
à qui son père avait dicté cette démission, lematin môme, sur la demande de
Talleyrand [Œuvres, du comte P. L. Rœderer publiées: par son fils, t. III,
p. 301). Qu'il y ail eu ofi're d'argent ou menaces, le résultat fut la soumission
apparente de Barras qui partit dans la journée pour sa propriété de Gros-
Bois, en Seine-et-Oise, près de Boissy Saint-L^ger
Botlot était arrivé aux Tuileries, envoyé par Barras avant que celui-ci
eût signé sa démission. « Bonaparte ayant aperçu Bottot, secrétaire de Barras,
et s'attendant à quelques propositions de sa part, fut k lui, l'enlntint un
instant en particulier et, voyant qu'il s'était trompé, éleva tout à coup la
voix » (Gohier, Mémoires, t. 1", p. 253). Déçu précisément parce que la dé-
mission qu'il attendait ne lui était pas remise, il manifesta sa colère en résu-
mant au malheureux Bottot, qui n'y comprenait rien, une adresse du club
jacobin de Grenoble publiée par le journal l'Entiemi des oppresseurs dans son
n° du 4 brumaire-26 octobre (Vandal, L'avènement de Bonaparte, p. 316-317
et 5831.
N'étant que deux, les candides cruches Gohier et Moulin n'avaient pas
bougé et, seulement après la levée de la séance des Cinq-Cents, renarque
avec amertume Gohier [Mémoires, p. 245) ,sans avoir rien tenté pour justiQer
cette précaution de ses adversaires, un second message leur apporta « enfin
l'expédition officielle du, fameux décret» [id., p. 243) avec « une copie officielle
de la lettre de Barras » (io?., p. 255). La réception de ce message eut lieu. au
plus tôt après midi; or, à cette heure, le décret était. déjà. affiché. Tandis que
les autres n'ont pas le moindre souci de sa promulgation mais agis?ent, Go-
hier et Moulin, poussés par leur vénération de la forme, se résohenl à entrer
en mouvement : gravement, ils se rendent « vers trois heures » (Buchoz et
Roux, Idem, p. 178) aux Tuileries auprès de Sieyès et de Roger Di:^;os afin,
leur dirent-ils en les abordant, de «joindre nos signatures aux vôtres pour
proclamer constitutionnellement la disposition du décret qui transfère les
séances du Corps législatif à Saint-Glotid » (Gohier, id., p. 255-256); Gohieir
laissait ainsi entendre qu'il ne signerait pas la partie illégale concernant Bo-
naparte. A quoi bieyès. répliqua, au risque de porter à son comble l'ahurisse-
ment du légaliste Gohier : « le décret tout entier est proclamé »(?'f/., p. 256;
voir aussi Thibaudeau, Le Consulat et V Empire, t. I^', p. 32), et, sans doute
■par suite de la réserve qu'il venait de faire et de la réponse de Sieyès, Gohier,
contrairement à ce qu'on affirme, nous allons le voir, ne signa rien. Bona-
parte, étant arrivé, se donna des airs terribles, menaça de faire fusiller San-
terre s'il remuait au faubourg Saint-Antoine et conclut [id., p. 258) : «,11
584 HISTOIRE SOCIALISTE
n'y a plus de Directoire... Sieyès et Ducos donnent leur démission, Barras a
^ envoyé la sienne; abandonnés tous les deux à votre isolement, vous ne re-
fuserez pas la vôtre ! » Ces niais étaient courageux et honnêtes, ils la refu-
I sèrenl et retournèrent tranquillement chez eux.
Par qui fut signé l'acte de promulgation? M- Albert Vandal s'est à cet
égard exprimé de la manière suivante : «D'après la Constitution, aucune loi
ne pouvait être publiée qu'en vertu d'une ordonnance de promulgation rendue
par le Directoire et signée de son j résident, lequel avait en outre à y faire
apposer le sceau de la République dont il était détenteur... On avait bien le
sceau, le secrétaire Lagarde l'ayant escamoté » [L'avènement de Bonaparte,
p. 328). Après avoir raconté que Cambacérès, ministre de la justice, venait,
en l'absence du président du Directoire, Gohier, de faire signer Sieyès
« qui avait présidé le Directoire pendant le trimestre antérieur », M. Vandal
continue : « Sieyès venait de s'exécuter quand Gohier et Moulin parurent...
Gohier ne refusa pas de s'eniendre avec Cambacérès pour établir et signer un
nouvel a'te de promtf/(/alio?i parfaitement régulier. Il y était astreint, d'ail-
leurs, à [eine d'al tentât, les Anciens n'ayant fait qu'user de leur initiative
souveraine. A la vérité, il eût pu et même dû discuter sur l'article qui créait
un commandant supérieur des troupes, la Constitution n'ayant pas prévu ce
cas. Il passa outre; la raison de cette condescendance doit se trouver dans la
persuasion où il était toujours qu 'on en voulait uniquement à Barras, et que
le Directoire, allégé de ce poids compromettant, pourrait se remettre à flot »
(Idem, p. 329). Plus loin (p. 584), M. Yandal ajoute : « Sur l'affaire de la pu-
blication et du i-ccau, nous avons suivi le récit inédit de Cambacérès et nous
lui avons emprunté nos citations. Il existait un précédent en vertu duquel
Sieyès pouvait faire fonctions de président. Le 30 prairial, après la démiss-ion
de Merlin, alors président, son prédécesseur Barras avait repris provisoire-
ment la présidence ». Seulement Gohier, lui, n'était pas démissionnaire et
c'est une petite différence appréciable.
A propos des Éclaircissements de Cambacérès don t M. Vandal s'est beau-
coup servi, il pense que ce récit « porte un caractère évident de sérieux et
de gravité » [Idem, p. 580). Je vais établir que Cambacérès montra, au con-
traire, pour le faux un manque de répugnance qui doit nous rendre méfiants.
La pièce originale existe, elle appartient au carton A F m 637 des Archives
nationales et, pour l'instant, figure au musée des Archives sous le n* 1481. On
remarque d'abord que le décret suivi de la « proclamation aux Français » n'est
pas signé par Lemercier qui présidait, je l'ai dit, la séance des Anciens; les
signataires .'■ont : <■ Cornet, ex-président; Delneufcourt, secrétaire; Chabot,
secrétaire; Bouieville, ex-secrétaire». Et voici exactement tout ce qui suit ces
signatures :
<' Le Directoire exécutil' ordonne que le décret ci-dessus sera publié,
exécuté et qu'il sera muni du sceau de la République.
HISTOIRE SOCIALISTE
585
« Fait au Palais national du Directoire exécutif le dix-huit brumaire aa
huit de la République française une et indivisible.
(Signé) « SiEYÈs, Roger Dlco% Moulin.
u z
< ®
"'J^^
« Du 18 brumaire an VIII.
«4 Le décret du Conseil des Anciens du 18 brunuaire relatif à 1 1 transla-
tion de résidence du Corps législatif et l'adresse aux Français qui en fait
partie ayant été munis du sceau de la République, le Direcloire exécutif or
donne au ministre de la Justice de les faire imprimer, afficher et promulguer
dans toute l'étendue de la République.
(Signé) « Moulin, Rogeu Ulcos. b^iRYiî;. ■•
586 HISTOIRE SOCIALISTE
Il est probable que Moulin, venu aux Tuileries pour la promulfralion, la
signa aussitôt pendant que Gohier discutait avec Sieyès; tamiis que les pa-
roles é' hangéts avec Sieyôs d'abord, avec Bonaparte ensuite, détournèrent
Gohier d en faire autant; mais Carabacérès, jugeant que la signaiure du pré-
sident du Directoire avait plus de poids, n"en attribua pas moii s la piomul-
gatioii à celui-ci.
« A peine fûnies-nous' rentrés au L'i-xembourg, raconte Gohi' t{M'-moires,
p. 261;, que notre garde nous l'ut enlevée; que.!ul)é, qui la coninianduit, leçut
de Bonaparte l'ordre de la conduire aux Tuileries et fut as.-ez faible pour y
.déférer. » Ils ne lardèrent pas à s'apercevoir qu'ils étaient prisonniers dans
leur palais; « ne pouvant, a écrit Gohier {id. p. 263), nous dissimuler qu'on
attentait à notre liberté », — cela, en effet, devenait dilficile; cependant la
leçon n'a pas servi et nous devions revoir en seniM.ible circonstance le scep-
ticisme soi-disant élégant, sinon complice, des uns et la couûance obtuse
des autres — ils rédigèrent un message adressé au Corps legiblatif {Idem,
p. 264).
« Un grand attentat vient d'être coujniis, disaient-ils, et ce n'est sans
doute que le prélude d'attentats plus gruuus encore. Le palais directorial est
livré à la force armée. Les magi,-tiat= du peuple à qui vous avez confié la
puissance executive sont en ce moment gardés à vue par ceux-là mêmes que
seuls ils ont le droit de com mander.
« Leur crime est d'avoir constamment persisté dans l'inébranlable réso-
luiion de remplir les devoirs sacrés que leur impose votre confiance; d'avoir
rejeté avec indignation la proposition d'abandonner les rênes de l'Etat qu'on
veut arracher à leurs mains; d'avoir refusé de donner leur démission,
« C'est aujourd'hui, représentants du peuple français, qu'il faut procla-
mer la République en danger, qu'il faut la défendre. Quel que soit le sort
que SCS i nncmis nous réservent, nous lui jurons fidélité : fidélité à la Cons-
titution de l'an III, à la Représentation nationale dans son intégrité.
« Puissent nos serments n'être pas les derniers cris de la liberté expi-
rante !
« Les deux directeurs prisonniers dans leur palais,
« Moulin, Gohier. »
Ce message honnête et digne^ qu'ils essayèrent de faire porter hors du
Luxembourg, lut intercepté et on les sépara. Le soir, Bonaparte, Sieyès,
Roger Ducos convinrent avec leurs amis de se faire nommer consuls provi-
soires en attendant l'adoption d'une nouvelle constitution; mais Bonaparte
ne consentit pas à prendre d'emblée le projet de Sieyès, qui dut se résigner
à admettre que cette constitution serait l'œuvre de commissions législatives
tirées des Conseils épurés, et put se coujraincre qu'il avait, lui aussi, trouvé
son maître. Pour conserver une apparence légale, il fallait que le Corps légis-
HISTOIRE' SOrilALISTK
latif donnât son assentiment à cette combinaison, et certain? dp= conjurés se
rendaient parfaitement'corapte de la difficulté de l'obtenir : le soir di ISbru-
maire, les membres du Conseil des Anciens étaient plus hésiianls que la
veille; Cornet assure {Notice historique sur le 1 8 bnmiaire, p. 12) que « les
trois quarts de ceux qui av.aient concouru à l'événement du matin auraient
voulu pouvoir reculer ».
La réunion des Conseils à Saint-Cloud était lixée à midi. Les préparatifs
pour l'aménagement des locaux la retardèrent, du moins pour les Cinq-
Cents, jusque vers deux heurts. On avait destiné aux Anciens la galerie
d'Apollon que précédait le salon de Mars; ces deux salles tenaient tout le
premier étage de l'aile du palais qu'on avait à sa droite en tournunl le dos à
la Seine. Les Cinq-Cents étaient relégués à l'Orangerie du château, qui était
la prolongation de celte aile du côte nés jardins, elle a été démolie en 1862 ;
quant au château, iacendié le 13 octobre 1870, il a complètement disparu en
1891. lionaparle était arrivé à la tête de son état-major avant l'ouverlure e(,
depuis le matin, la petite ville était occupée militairement. Dans cette mati-
née du 19(10 novembre), Savar}' fui prévenu [Mon examen..., p. 26; «qu'une
partie seulement de la garde se rendait à Saint-Cloud, que l'on avait choisi i our
former ce détachement les honmies les plus disposés à une obéissance pas-
sive, qu'on avait eu soin de les bien régaler... La cour était un véritable camp;
infanterie, cavalerie, artillerie, état-aifijor nombreux, rien ne manquait à
l'altirail militaire. On peul dire que si la représentation natiouyle était
menacée, coumie on l'avait annoncé avec lanl d'emphase, elle se trouvait,
dans le n;oment, bien gardée, puisqu'elle était cernée de tous les côtés».
L'organe de l'opposition jacobine , le Journal des hommes libres qui,
supprimé par l'arrêté du 17 fructidor-3 septembre (fin du chap. xx), avait
aussitôt reparu sous le titre l'Ennemi des oppresseurs de tous les temps, et
qui, depuis le 5 brumaire (27 octobre), était \i\i\[.\x\é Journal des hommes,
donnait, dans le compte rendu du Corps législatif de son n" du 19 brumaire,
sous la rubrique « Révolution », un simple récit des faits sans le moindre
commentaire; à la quatrième page, il publiait les proclamations de Bonaparte
aux soldat* et à la garde nationale, et, aussi mal renseigné que peu perspi-
cace, se bornait .à ajouter : « L'on annonce la démission des directeurs
Moulin,, Gohier et Barras, .et l'on indique aux députés qui se réuniront de-
main à Saint-Cloud, Talleyrand-Périgord, Marescot et Berthier pour les rem-
placer ». Mais les conversations entre députés des deux Conseils qui eurent
lieu dans la matinée du 19 (10 novembre) à Saint-Cloud, en attendant que
les locaux fussent prêts, avaient, comme celles de la veille au soir, à Paris,
contribué a ébranler la majorité des Anciens et à accroître l'hostilité de celle
des Cinq-Cents. A aucun de ceux qui avaient cru ou fait semblant de croire
à la conspiration, jacobine, il n'était passible dfalléguer un fait à l'appui de
cette croyance; aux questions de plus en plus pressantes, ils ne pouvaient
SSS HISTOIRE SOCIALISTE
opposer qu'un silence embarrassé qui les prédisposait mal à prendre quel-
que initiative hardie. D'autre part, les députés avancés qui avaient eu la sot-
tise de compter un instant sur Bonaparte devaient savoir maintenant à quoi
s'en tenir. « Après de mûres réflexions, nous dit Jourdan [Le carnet histori-
que et littéraire, t. VII, p. 167), nous nous rendîmes à Saint-Cloud dans la
ferme intention de combattre les propositions contraires aux principes que
nous professions; nous arrivâmes sur les 4 heures après-midi «.Les réflexions
avaient éle bien longues.
Aux Cinq-Cents, on cria: «Point de dictature ! Vive la République 1 Vive
la Constitution ! » Mais on perdit sottement le temps à décider que tous les
députés renouvelleraient leur serment de fidélité à la Constitution et à prê-
ter ce serment par appel nominal. Pendant cette opération, Lucien, pour
s'entendre sans doute avec son frère, quitta le fauteuil de la présidence où
il fut remplacé par Chazal. Aux Anciens, la minorité avait réclamé des expli-
cations sur le relard de certaines convocations et des renseignements sur b>
péril jacobin dénoncé la veille. Puis un complice, Cornudet, fit voter l'envoi
d'un message pour savoir si le Directoire était réuni en majorité à Saint-
Cloud. La réponse — mensongère — faite par le secrétaire général, Lagarde,
futur baron de l'Empire, fut que « quatre •> directeurs avaient démissionné
et que le cinquième avait été « rais en surveillance » ; on venait de pronon-
cer l'envoi de cette lettre aux Cinq -Cents en vue du remplacement des dé-
missionnaires et de suspendre la séance, lorsque, vers quatre heures et demie,
Bonaparte, averti de l'aniraosité des Cinq-Cents et de l'indécision des Anciens,
— « chaque instant de retard, a écrit Thibaudeau, ébranlait la confiance des
conjurés dans le succès de la journée » {Le Consulat et l'Empire, t. 1'%
p. 41) — pénétra dans la salle. En un langage incohérent et boursouflé,
— « ses paroles ne pouvaient sortir qu'avec un extrême désordre » [Mémoires
et souvenirs du comte de Lavallette, 1. 1", p. 351) — il se défendit de vouloir
« établir un gouvernement militaire » , répéta le mensonge du secrétaire gé-
néral du Directoire, attaqua la Conslitulion, réclama une nouvelle organisa-
tion politique, fut incapable de justifier tant soit peu le péril prétexté par lui
et ses complices, s'en prit aux Cinq-Cents, insinua qu'on préparait un mou-
vement à Paris et termina par un appel aux soldats dont, conclut-il, «j'aper-
çois les baïonnettes ». Tandis que les Anciens qui, durant ce discours, avaient
mis fin à la suspension de séance, écoutaient, mal impressionnés, la lecture
d'un message des Cinq-Cents annonçant leur réunion, Bonaparte se dirigeait
du côté de l'Orangerie.
Le Conseil des Cinq-Cents venait de recevoir communication de la lettre
de démission de Barras seul et discutait à ce propos, lorsque Bonaparte parut
tuivi de quelques grenadiers. Les députés ne lui laissèrent pas le temps de
parler, ils crièrent : « A bas le dictateur ! Hors la loi ! » et plusieurs se pré-
eipilèrent pour le repousser Déconcerté, pileux, sur le point de défaillir,
HISTOIRE SOCIALISTE
589
Bonaparte sortit de la salle sans avoir prononcé un mot, pendant que la
grande majorité des députés réclamait sa mise hors la loi; « cette retraite
fut une véritable déroute » (Thibaudeau, Le Consulat et l'Empire, t. I",
p. 49). Savary, membre du Conseil des Anciens {Mon examen de conscience
sur le i8 brumaire), alla voir ce qui se passait aux Cinq-Cents : « J'arrivai,
raconte-t-il (p. 32), à la porte de l'Orangerie au moment de la plus grande
BONAI'ARTB
Desân à la plume, de Gros.
(D'après an document du Musée du Louvre.)
rumeur. On criait de tous côtés hors la loi... Je vis que l'on n'avait pas oublié
la remarque imprudente de Lucien dans la séance du 28 fructidor précédent
(voir chap. xx)... C'était bien ici le cas de l'application. L'agitation était très
vive et j'attendais le résultat de cette crise, lorsque j'aperçus le général sou-
tenu par deux grenadiers. Il était pâle, morne, la tête un peu penchée ..
Après la sortie du général, Bigonnet, membre des Cinq -Cents, se rendit
pendant le tumulte auprès de Lucien revenu « comme par enchantement >
{Combes -Dounous, p. 37, Notice sur le i8 brumaire par un témoin), pour
UV. 467. — HISTOIRE SOCIALISTE. - THERMIDOR ET DIREfiTOlRE. LIV. 467.
590 HISTOIRE SOCIALISTE
lui témoigner sa surprise d'une telle démarche ; il rapporte ainsi la réponse
de Lucien • « Non, me dit-il, avec la plus grande émotion, l'on se trompe; mon
frère n'a que des desseins généreux et favorables à la liberté. J'ai même tout
lieu de croire qu'il ne se présentait au Conseil que pour reoiettre des pou-
voirs dont il a dû déjà sentir la surcharge ; et si je pouvais, ajouta-t-il, parve-
nir à me faire entendre, il me serait facile de rendre à l'assemblée le calme
que réclament les grands intérêts de la patrie » {Coup d'État du i 8 bru-
maire, p. 26).
« Le mouvement qui vient d'avoir lieu au sein du Conseil, déclara Lu-
cien Bonaparte lorsque l'agitation fut un peu calmée, — et à elles seules ces
paroles suffisent à établir qu'il n'y avait eu ni menace d'assassinat, ni coups,
et c'est ce que remarque Bigonnet [Idem, p. 31) : « Pei-sonne n'avait pu
mieux observer que lui ce qui venait de se passer; et, certes, ce ne sont pas
de timides explications qu'il eût essayé de faire entendre, s'il avait vu les
jours de son frère aussi dangereusement menacés » — prouve ce que tout
le monde a dans le cœur, ce que moi-même j'ai dans le mien ». Il s'efforça
ensuite d'expliquer la démarche de son frère. Devant l'allitude du Conseil
qui, malheureusement, s'agitait sans traduire en actes décisifs sa très sincère
indignation, Lucien recommença sa tentative de justification et proposa de
le faire appeler pour l'eu tendre. Interrompu à chaque mot, persuadé que ses
efforts étaient inutiles et que la mise hors la loi allait être votée, « suffoqué
par les larmes » (Gabet, Histoire populaire de la Révolution, t. lY, p. 439),
il déclarait démissionner de ses fonctions de président et déposait ses in-
signes sur la tribune lorsqu'un peloton de grenadiers, sous les ordres d'un
lieutenant, entra dans la salle et l'entraîna au dehors en criant : « C'tsL par
ordre du général ». II eut un moment de frayeur, ayant cru d'abord qu'on
venait l'arrêter [Le Propagateur du 20 brumaire cité par M. Vandal dans
Lavènement de Bonaparte, p. 589, et Bûchez et Roux, Histoire parlemen-
taire de la Révolution française, t. XXXVIII, p. 214). Voici ce qui, dehors,
était arrivé. Extrêmement troublé depuis sa sortie de l'Orangerie, « revenu
de l'élourdissement que lui avait causé la scène du Conseil des Cinq -Cents »
(Thibaudeau, Le Consulat et l'Einpire, t. I", p. 51), Bonaparte, en passant
sur le front des troupes pour les rallier à sa cause, avait eu une défaillance
et était tombé de cheval ; c'est ce que raconte, en le soulignant, Cabet [Idem,
t. lY, p. 440) qui avait recueilli les récits de témoins, c'est ce que racontent
aussi Bûchez et Roux [Histoire parlementaire..., t. XXXVIII, p. 217). Le gé-
néral Lefebvre avait commandé aussitôt à un officier d'aller chercher Lucien
et de le ramener coûte que coûte.
C'est alors que Lucien songea à utiliser la fable des « poignards » imagi-
née dès le début pour motiver la demande de translation des Conseils, et dont
Cornet s'était servi à la tribune des Anciens. Avec une résolution qui fit com-
plètement défaut à son frère, il monta à cheval, harangua les troupes, leur ra-
HISTOIRE SOCIALISTE 591
conta que des députés avaient Lente d'assassiner leur général; puis, séparant
du titre de président qu'il venait d'abdiquer à la tribune, il leur ordonna de
ne reconnaître pour « législateurs de la France » que ceux qui se rendraient
auprès de lui, il requit l'expulsion par la force des autres qu'il appela « les
représentants du poignard ». Quelques instants après, les grenadiers enva-
hirent l'Orangerie et, au roulement des tambours, en chassèrent les mem-
bres du Conseil des Cinq-Cents. Avant cinq heures et demie, l'opération était
terminée.
Quant à l'histoire des poignards, démentie par Dupont (de l'Eure), Sa-
vary, Bigonnet, etc., et dont la complète fausseté a été établie de la façon la
plus cert;iine (Aulard, Etudes et Leçons sur la Eévolulion française, 3* série,
p. 275), elle devait avoir d'heureuses conséquences pour les dèu\ grenadiers,
Thomas Thomé et Edme- Jean- Baptiste Pourée, transformés, à leur très
agréable stupéfaction, en sauveurs de Bonaparte. Le premier, dit Savary [Idem,
p. 37), racontait le lendemain ou le surlendemain, « d'une manière fort plai-
sante, qu'il avait été mandé chez le général; que là, il avait appris qu'il avait
sauvé la vie au général en recevant le coup de poignard qui lui était destiné;
qu'il méritait une récompense; que madame lui avait d'abord fait le cadeau
d'une belle bague; qu'on allait lui donner une pension; qu'il serait fait
officier, et qu'il fallait qu'il se disposât à partir. . . Il ajoutait, en riant,
qu'il était fort heureux pour lui d'avoir déchiré la manche de son habit
en passant auprès d'une porte ». Déjà, dans le premier numéro du Journal
des Républicains, daté du 22 brumaire an VIII (13 novembre 1799), et qui
était la suite du Journal des Hommes, on lisait : « Le général Bonaparte n'a
point été blessé comme on avait cru utile de le répandre ». La « fable offi-
cielle», du moins dans sa forme la plus exagérée, fut donc tout de suite dé-
mentie.
Après la dispersion des Cinq-Cents, le Conseil des Anciens, ne sachant
trop ce qu'il devait faire, n'avait pas tardé à se former en comité secret.
Informé du commencement d'hésitation qui s'était produit dans ce Conseil,
Lucien se rendait à cette réunion à laquelle il n'avait aucun droit d'assister,
et ramenait à lui les indécis. La majorité, désormais prête à tout, votait à elle
seule, « attendu la retraite du Conseil des Cinq-Cents », disait-elle, les me-
sures que les auteurs du coup d'Etat avaient décidé de faire voter par les
deux Conseils et, vers les sept heures, elle renvoyait à neuf la nomination
des commissions prévues dans son décret. A la reprise de la séance, elle allait
procéder à cette nomination, lorsqu'elle fut avertie que Lucien «avait trouvé
un Conseil des Cinq-Cents » (Gohier, Mémoires, t. I", p. 320); elle discuta
le rapport de Lebrun sur les finances, dont il a été question plus haut, et
attendit les résolutions des « 25 ou 30 » membres du Conseil des Cinq-Cents
— c'est le chiffre indiqué par Cornet lui-même [Notice historique sur le 1 8
brumaire, p. 16) — que, vers les neuf heures, Lucien était parvenu à réa-
592 HISTOIRE SOCIALISTE
nir dans l'Orangerie. II leur fil voter qu'il n'y avait plus de Directoire,
que 61 députés, parmi lesquels Briot, Destrem et le général Jourdan,
étaient exclus de la représentation nationale, qu'il était créé « provisoi-
rement une commission consulaire executive », composée de Sieyès, Roger
Ducos et le général Bonaparte, « investie de la plénitude du pouvoir directo-
rial », que le Corps législatif s'ajournait au 1" ventôse anVIII (20 février 1800).
et qu'avant de se séparer chaque Conseil nommerait parmi ses membres une
commission de 25 membres siégeant à Paris et chargées, à elles deux, celle
des Cinq-Cents exerçant «l'initiative» et celle des Anciens «l'approbation»,
de préparer « les changements à apporter aux dispositions organiques ».
Cette besogne était terminé à minuit. Les Anciens rentrèrent aussitôt dans
leur rôle de simples approbateurs; ils ratifièrent les décisions précédentes
du Conseils des Cinq-Cents et rapportèrent le décret rendu avant sept heures
lorsqu'ils avaient appris l'expulsion de ce Conseil. A deux heures du matin,
les trois consuls provisoires vinrent devant ce qui représentait les Cinq-Cents
prêter le serment, effronté et bouffon api^s ce qui venait de se passer, de
« fidélité à la République une et indivisible, à la liberté, à l'égalité, au sys-
tème représentatif»; ils allèrent ensuite accomplir la même cérémonie au
Conseil des Anciens; puis les débris des deux Conseils procédèrent à la no-
mination des deux commission législatives et se séparèrent entre quatre et
cinq heures du matin r l'hypocrisie légaliste était satisfaite à peu de frais
et le coup d'Etat consommé à la grande joie des spéculateurs.
Intéressé, nous le savons, dans l'affaire, le fournisseur et banquier CoUot,
représentant de la finance la plus malpropre et digne complice de Bonaparte,
resta jusqu'au dernier moment pour surveiller l'opération ( Bourrienne, édi-
tion Lacroix, t. II, p. 329 à 334) : le tiers consolidé qui était à 11 fr. 38 le
17 brumaire (8 novembre), clôturait, le 18 (9 novembre), sur la nouvelle du
transfert des Conseils à Saint-Cloud et de la nomination de Bonaparte, à
13 francs ; le 19 (10 novembre), avant le dénoûment, à 14 fr. 83, et la hausse
allait continuer; Goliol et G'° purent largement rattraper à la Bourse leurs
avances de fonds. Une partie en avait été distribuée aux soldats pour faciliter
ieur ralliement au sinistre cabotin dont Rœderer et quelques autres « s'effor-
cèrent de recoudre les phrases incohérentes » (Sorel, L'Europe et la Révolu-
tion française, 5* partie, p. 486), afin d'essayer, par les journaux, de donner.
le change sur son véritable rôle au pays et à l'histoire.
Gabriel DEVILLli.
E R R ATA
Page 3, légende de la gravure, lire : Fain, au lieu de : Faix.
Page 36, 42me ligne, lire ; se, au lieu de : le.
Page '18, 'i2i>ie ligne, avant de fermer la parenthèse, ajouter : voir aussi le rap-
port de Bailleul aux Cinq-Cents, le 26 ventôse an VI-16 mars 1798, dans le Moniteur du
2 gerniinal-22 mars.
Page 79, 41nie ligne, la suspension de la vente des biens nationaux n'eut lieu que
pour Paris; voir sur cette question l'arlicle de M; Aulard dans la Révolution française
du 11 juin 1904. page 514.
Page 80, Ire ligne, conformément à l'observation précédente, la loi du 19 vendé-
miaire an III ne s'appliquait qu'à Paris.
Page 81, 40me ligne, l'arrêté du 10 messidor an II (28 juin 1794), se trouve dans 1»
Moniteur du 26 messidor an II (14 juillet 1794) et porte : « 9° L'aliénation des immeu-
bles nationaux situés dans Paris est suspendue provisoirement ».
Page 82, remplacer leg 2=, 3« et 4" lignes par : les administrations de districts; le*
prix était payable en assignats. Mais, pour les ventes aux particuliers, le système de
payement de la loi du 14 mai 1790 (12 à 30 0/0 suivant la nature des biens aussitôt après
la vente et le surplus en douze annuités égales) avait été modifié par la loi du 4 nivôse
an II (24 décembre 1793); celle-ci, en effet, avait rendu l'article 31 de la section IV de
la loi du 25 juillet 1793 sur la vente des biens des émigrés — section qui était la repro-
duction intégrale d'une loi du 3 juin 1793 — applicable à tous les biens nationaux à partir
du 12 nivôse an II (l" janvier 1794). En vertu de cet article 31 qui, jusqu'à cette der-
nière date, n'avait, je le répète, concerné que les biens des émigrés, le prix de n tous les
biens nationaux sans aucune distinction » s'était « acquitté en dix termes et payements
égaux ». Ce mode de dix annuités fut lui-même modifié par la loi du 6 ventôse an III
Page 82, 19ine ligne, après les mots ; le projet Balland , ajouter : la vente aux
enchères était supprimée;
Page 91, 24'ne ligne, après les mots : Claude Piquet », ajouter : que nous retrouve-
rons dans la Conjuration des Égaux (chap. XIII).
Page 98, 2nie ligne, lire : vomis, au lieu de : vomi.
Page 98, 33me ligne, lire : leur, au lieu de : leurs.
Page 111, 22me ligne, l'indication bibliographique qui constitue celle-ci doit venir
après la 17'ne ligne.
Page 128, lime ligne, lire : germinal, au lieu de : floréal.
Page 154, 42™e ligne, après le mot : considérable, ajouter : (recueil d'Aulard, t.V, p. 275).
Page 159, 22me ligne, après le mot ; procédure, ajouter : Pour l'organisation du
notariat, il y eut la résolution en 127 articles adoptée par les Cinq-Cents le 24 fructidor
an VII (10 septembre 1799) et le 6 vendémiaire an VIII (28 septembre 1799); elle n'eut
pas le temps d'être examinée par les Anciens qui eu avaient déjà rejeté une semblable
le 28 prairial an VII (16 juin 1799).
Page 159, 27™e ligne, lire : Poullain-Grandprey, au lieu de : Poulain-Grandpré.
Page 167, 38nie ligne, lire : (p. 248-250 ; 1805), au lieu de : (1805).
Page 167, même ligne, après les mots ; La Population française, ajouter : (t. 1",
page 298-299).
Page 168, Sme ligne, après le mot : législatives, lire : (t. XVI des Procès-Verbaux du
Conseil des Cinq-Cents).
Page 169, 40nie ligne, lire : juin, au lieu de : juillet (il s'agit de l'arrêté mentionné
ci-dessus au sujet de la page 81).
Pao-e 170, 4nie ligne, après le mot : nationaux, ajouter : (chap. VI) qui avait été sus-
pendue dans la capitale.
Page 172, entre la 37me et la SS'i»-' ligne, ajouter : Il est juste et il est bon de consta-
ter que l'existence de ceux-ci n'était prévue par la première de ces lois que « jusqu'à la
paix » (art. 1"^).
Page 173, remplacer la légende de la gravure par : Les Théophilanthropes.
Page 184. 22in'- ligne, avant le point, ajouter ; (voir début du chap. XVII).
Page 186, lime ligne, après le point, ajouter celte phrase : Je rappelle, en outre, la
citation de Guillon de Montléon au début de ce même chapitre, sur a le grade maçon-
nique » d'un des chefs de la compagnie du Soleil.
594 HISTOIRE SOCIALISTE
Page 199, 3me ligae, lire : à peu prè", au lieu de : peu à peu.
Page 216, eatre la 34me et la 35nie ligne, intercaler le paragraphe suivant : Un
« Mémoire sur les anciennes sépultures nationales », lu à l'Institut, le 1 ventôse an VII
(25 février 1799), par l'érudit Legrand d'Aussy aurait évité bien des erreurs au sujet des
dolmens et des menhirs, s'il avait été pris en considération.
Page 22*;, 9™'' ligne, lire : (25 mars), au lieu de : (26 mars).
Page 251, 23'ne ligne, après les mots : Lefebvre notait, ajouter : |p. 23).
Page 254, 20'ne ligne, après le mot : Anzin, ajouter : p. 68.
Page 254, 28n>e ligne, après les mots : cité plus haut, ajouter : p. 17.
Page 257, 41™" ligne, lire : Pléville-Le Pelley, au lieu de : Pléville-lePelley.
Page 263, 9mo ligue, lire : (12 mai 1798), au lieu de : (12 mai 1790).
Page 264, 39me ligne, après le mot : fils, fermer les guillemets.
Page 265, 38me ligne, après le mot : Idem, ajouter : p. 94.
Page 267, 23ine ligne, lire : 481, au lieu de : 482.
Page 272, 34™e ligne, lire : lui, au lieu de ; leur.
Page 272, 40me ligne, lire : variété rouge,... pas sujet au noir, au lieu de : variété
rouge, pas sujet au noir.
Page 282, 9me ligne, lire : élurent, au lieu de : élirent.
Page 286, lOme ligne, après le mot: lettre, ajouter : signée « Villemontey »
Page 299, 16™e ligne, lire : Essonnes, au lieu de : Essonne.
Page 302, lO™" ligne, après le point, ajouter le passage suivant : Une loi du 13 ther-
midor an IV (31 juillet 1796) dont il sera reparlé (chap. .\V) au sujet de la valeur modi-
fiée des mandats, devait changer aussi les époques de payement qui viennent d'être indi-
quées. Pour les domaines nationaux déjà soumissionnés, le prix du dernier quart devait
être acquitté en six payements égaux, le premier dans le mois à dater de la publication
de cette loi, les autres de trois mois en trois mois, .< de manière que le tout soit acquitté
dans seize mois » (art. 5). Pour les soumissions nouvelles, les délais étaient organisés
(art. 12) de façon que les trois quarts du prix se trouveraient versés à l'expiration du pre-
mier mois et le tout en 16 mois. Il y avait une remise en faveur des payements anticipés.
Page 356, 21n><^ ligne, après: p. 605, ajouter : et aussi p. 596.
Page 357, remplacer la légende de la gravure par : A propos de la trahison de Malo.
Page 373, remplacer la légende de la gravure par : A propos des embarras financiers
de la Banque d'Angleterre.
Page 434, 6<nc ligne, après les mots : à cette époque, ajouter : (voir, par exemple,
dans le Moniteur du 1er frimaire an VII-21 novembre 1798, l'article de Volney. et, dans
le no du 9 messidor an VlI-27 juin 1799, celui signé « David », commençant par se faire
l'écho d'un bruit d'après lequel Bonaparte aurait été à cette époque « à 85 lieues de
Coi.stantinople »|.
Page 441, S^c ligne, après le mot : francs, ajouter : (recueil d'Aulard, t. V, p. 165).
Page 448, 3"»'! ligne, après le mot : hypothécaires, ajouter : conformément à la loi
du 9 messidor an III (voir début du § 2, chap. XI),
Page 450, 14'n" ligne, lire : les municipalités coupables, au lieu de : elles.
Page 456, 6116 ligne, après : chap. XIX, ajouter : § 4.
Page 467, 22'>ie ligne, après le mot : Corfou, ajouter : Le gouvernement avait pres-
crit cette dernière solution (Pallain, Le ministère de Talleyrand sous le Directoire,
p. 374-377, note). " •
Page 468, ISmi^ ligne, après l'ouverture de la parenthèse, ajouter : Pallain, Le minis-
tère de Talleyrand sous le Directoire, p. 374-377, note ;
Page 524, 37me ligne, lire : 358, au lieu de : 368.
Page 524, 41me ligne, lire : 368, au lieu de : 358.
Page 526, 31ma ligne, ouvrir les guillemets en tête de la ligne.
Page 530, 27iae ligne, lire : Poullain-Grandprey, au lieu de : Poulain-Grandpré.
Page 537, 35™6 ligne, après les mots: collets montés, ajouter : (voir, pour l'areu des
relations de Royer-Collard avec Louis XVIII, le journal la Résolution de 1830, no* du
19 et du 21 janvier 1831, d'après la Tribune et le Journal des Débats).
Page 564, 41™» ligne, après : de Canteleu, fermer la parenthèse.
Thermidor et Directoire
TABLE
I. — Signification du g Thermidor an II. Babeuf i
II. — Indécision des Thermidoriens aa
(Thermidor an II à vendémiaire an III. — Juillet à octobre 1794).
III. ■ — Commencement de la Réaction Sa
(Vendémiaire à frimaire an III. — Octobre à décembre 1794).
IV . — Les Armées et les. Flottes 44
(Thermidor an II à ventôse an HI. — Juillet 1794 à mars 1795).
V. — Vendéens et Chouans 56
(Thermidor an ÎI à floréal an lll. — Juillet 1794 à mai 1795).
VI. — Triomphe de l'Agiotage .■ 66
(Nivôse à fructidor an III. — Janvier à août i7y5).
VII. — Les Émeutes de la Faim. — Le i"" Prairial an III. 84
(Nivôse à fructidor an III. — Janvier à août 1795).
VIII. — Royalistes au dedans et au dehors. — Quiberon 98
(Nivôse à fructidor an III. — Janvier à août 1795).
IX. — Guerre et Diplomatie ii4
(Ventôse an III à brumaire an IV. — Mars à octobre 1796).
X. — Le i3 Vendémiaire an IV. — Fin de la Convention 138
(Messidor an III à brumaire an IV. — Juin à octobre 1795).
XI. — État de la France de 1794 a 1800 i5o
(Thermidor an II à brumaire an VIII. — Juillet 1794 à novembre 1799).
Si. — Législation financière i5o
Sa." — Législations et administrations diverses i55
S 3. — Cultes 177
S 4. — Enseignement 186
S 5. — Institutions scientifiques, littéraires et artistiques 207
S 6. — Sciences, lettres et arts 2i4
S 7. — Commerce 236
S 8. — Industrie 235
S 9. — Agriculture 266
XII. — Les Débuts du Directoire 281
(Brumaire à germinal an IV. — Octobre 1796 à mars 1796).
XIII. — La Conjuration des Égaux 3oa
(Germinal an IV à prairial an V. — Mars 1796 à mai 1797).
XIV. — Campagnes d'Allemagne et d'Italie 336
(Brumaire an IV à ventôse an V. — Novembre 1795 à février 1797).
XV. — Intrigues royalistes. — Élections de l'an V ' 35.4
(Germinal an IV à prairial an V. — Avril 1796 à juin 1797).
♦ t'
596 HISTOIRE SOCIALISTE
XVI. — Opérations MILITAIRES ET DIPLOMATIQUES 873
(Thermidor an IV à floréal an VI. — Août 1796 à mai 1798).
Si. — Turquie, Prusse, Espagne, Angleterre 872
S 2 . — Autriche, Italie, Suisse, Etats-Unis 388
XVII. — Le 18 Fructidor an V. — Le 22 Floréal an VI 4o8
(Messidor an V à fructidor an VI. — Juin 1797 à août 1798).
Si. — Le Coup d'État du 18 Fructidor an V. — La répression . . . 4o8
Sa. — Bonaparte et l'Egypte. — Bernadotte à Vienne. — La loi du
33 floréal an VI ». 4^6
XVIII. — Spéculateurs et Dilapidateurs 44i
(An IV à prairial an VII. — 1796 à mai 1799).
XIX. — Expédition d'Egypte. — Deuxième Coalition 464
(Floréal an VI à nivôse an VIII. — Mai 1798 à décembre 1799).
Si.— Egypte et Syrie 464
Sa. — Sur mer 479
S 3. — Sur le continent. Premiers conflits 486
, S 4. — Terrible assaut des coalisés 5o3
XX. — Le 3o Prairial AN VII . — Insurrections royalistes 623
(Vendémiaire an VII à vendémiaire an VIII. — Septembre 1798 à
octobre 1799).
XXI . — Mouvement jacobin. — Menées réactionnaires des Modérés 542
(Messidor an VII à vendémiaire an VIII. — Juin à octobre 1799)-
XXII, — Coup d'État du 18 Brumaire an VIII 563
(Vendémiaire à brumaire an VIII. — Octobre à novembre 1799).
Err.ata 593
21»
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