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Full text of "Histoire socialiste (1789-1900)"

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Histoire  Socialiste 

TOME  V 


Thermidor 

&  Directoire 


Histoire  Socialiste 

(1789=1900) 


SOUS  LA  DIRECTION  DE 

Jean    JAURÈS 

TOME   V 


Thermidor 


&  Directoire 

(1794-1799) 


Gabriel  DEVILLE 


Nombreuses  illustrations  d'après  des  documents  de  chaque  époque. 


SEEN  SY' 

PRE":r 

PARIS 


PUBLICATIONS    JULES    ROUFF    ET    C' 


THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE 

CHAPITRE  PREMIER 

SIGNIFICATION  DU  9  THERMIDOR  AN  II.  —  BABEUF. 

Certains  historiens,  Michelet  notamment,  arrêtent  l'histoire  de  la  Révo- 
lution au  9  thermidor  an  II  (27  juillet  1794).  De  fait,  à  cette  date,  la  Révolu- 
lion,  dans  sa  forme  démocratique,  est  terminée  ;  suivant  le  mot  d'un  thermi- 
('orien,  Barère  [Mémoires,  t.  II,  p.  236),  ><  le  9  thermidor  brisa  le  res-ort  révo- 
lutionnaire ». 

Au  point  de  vue  du  fond,  au  point  de  vue  économique,  les  hommes  de 
la  Révolution  avaient  à  transformer  les  rapports  sociaux  et  à  les  adapter  aux 
nécessités  économiques  de  leur  époque.  Ils  ont  accompli  de  telle  sorte  la 
lâche  qui  leur  incombait  que,  par  la  force  des  choses  et  malgré  la  puissance 
à  certains  moments  des  volontés  hostiles  à  leur  œuvre,  celle-ci  est  resiée 
debout. 

Au  point  de  vue  de  la  forme,  au  point  de  vue  politique,  l'édifice  de  la 
Révolution  n'a  pas  eu  la  solidité  de  sa  base  économique  ;  et  le  9  thermidor 
lut  le  point  de  départ  de  la  réaction  qui  devait,  pour  de  longues  années, 
aboutir  à  la  chute  de  la  République.  Un  aussi  complet  recul  était-il  de  toute 
façon  inévitable?  Je  ne  le  pense  pas.  Car,  si  le  fond  économique  sert  de  base 
aux  phéLomènes  politiques  comme  aux  autres  phénomènes  sociaux,  il  n'im- 
plique pas  fatalement  la  forme  sous  laquelle  ces  phénomènes  se  produisent. 
Les  fautes,  en  effet,  sont  fréquentes  sans  être  obligatoires  ;  parce  qu'il  est 
possible  de  trouver  ce  qui  les  a  déterminées,  il  na  s'ensuit  pas  toujours 
qu'elles  dussent  être  forcément  commises,  et,  quand  elles  l'ont  été,  il  est  bon 
Ce  les  signaler  pour  essayer  d'en  éviter  le  renouvellement.  Sans  doute,  une 
organisation  politique  dépassant  les  besoins  de  la  bourgeoisie,  n'était  pas 
viable  il  y  a  un  siècle  et  tout  ce  qui,  élaboré  sous  l'impulsion  des  prolétaires 
parisiens,  maîtres  un  instant  du  mouvement,  allait  au  delà  de  ces  besoins, 
clail  condamné  à  disparaître.  Il  n'était  au  pouvoir  de  personne  de  faire  vivre, 
après  la  Révolution,  une  République  qui  fût  réellement  la  chose  de  tous  ;  en 
particulier,  l'extrême  divergence  qu'il  y  aurait  eu  entre  l'état  arriéré  de  l'Eu- 
rope et  une  République  française  véritablement  démocratique  n'aurait  pas 
permis  à  celle-ci  de  durer.  Mais  la  forme  républicaine  aurait  peut-être  pu 

LIV.   393*  —  HISTOIRE  SOCIALISTE.    —  TnERMIDOR   ET  DIRECTOIRE.  LIV.   393 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


persister;  or,  à  celle  époque  comme  à  n'importe  quelle  aulre,  il  y  avait,  tout 
an  moins  pour  l'avenir,  un  avantage  immense  au  maintien  de  la  République, 
quoique  celle-ci  eût  eu  nécessairement  alors  à  abriter  l'évoludon  grandis- 
sante (lu  capitalisme.  Le  scepticisme  et  l'ironie  de  certains  sur  la  valeur  com- 
parée de  la  forme  monarchique  et  de  la  forme  ré  publicaine  sont  un  indice  de 
myopie  politique  lorsju'ils  ne  constituent  pas  des  paravents  commodes  pour 
dissimuler,  en  république,  d'inavouables  compromissions,  en  monarchie,  la 
supériorité  pénible,  semble-t-il,  à  avouer  de  camarades  voisins. 

La  cause  directe  de  la  chute  de  la  République  a  été  la  fâcheuse  extension 
donnée  au  régime  de  la  Ttrreur;  mais  celle  extension  n'a  été  que  la  consé- 
quence dernière,  dans  un  milieu  spécial,  des  divisions  du  parti  républicain 
devenues  irréductibles;  et  elles  le  redeviendront  chaque  l'ois  que  la  con- 
ception de  Tinlérêt  général  et  de  l'intérêt  bien  entendu  de  chacun  se  trou- 
vera obscurcie  par  la  rage  de  dominer,  )  ar  rimpalience  des  ambitions  per- 
sonnelles, par  la  ridicule  passion  d'être  en  évidence,  par  les  lancunes 
implacables  des  vanités  déçues  ou  des  avidités  inassouvies.  Le  recours  à  la 
Teireur  trouve  son  explication  dans  la  situation  de  la  France  menacée  à  l'in- 
térieur, menacée  à  l'extérieur,  ayant,  de  tous  les  côtés  à  la  l'ois,  à  l'aire  face 
aux  plus  graves  périls.-  Au  dedans,  au  dehors,  les  royalistes,  criminellement 
alliés  à  l'étranger  îios  tile,  étaient  acharnés  à  sa  per  te,  la  France  républicaine  ne 
pouvait  vivre  qu'en  frappant  leurs  chefs,  qu'en  retenant  par  la  crainte  ceux  qui 
avaient  des  velléités  de  devenir  leurs  complices;  elle  ne  pouvait  vivre  qu'en 
supprimant  ceux  qui  s'efforçaient  de  la  tuer.  Et  la  Terreur  qui  n'aurait  eu 
aucune  excuse  si  le  gouvernement  réx^olutionnaire  avait  disposé  d'autres 
moyens  de  maîtriser  les  forces  déchaînées  contre  lui,  la  Terreur  est  justiDée 
tant  que,  dans  ses  applications,  elle  n'a  été  qu'un  fait  de  légitime  défense  in- 
l'énialile,  le  ca>  de  légitime  défense  étant  le  seul  qui  puisse  autoriser  à  don- 
ner la  mort  à  un  être  humain. 

L'intérêt  même  de  la  cause  qu'on  a  eu  raison  de  vouloir  défendre  à  tout 
prix,  exigeait  qu'on  n'allât  pas  au  delà,  le  régime  de  la  Terretir  aurait  dû, 
au  point  de  vue  de  l'humanité  comme  au  point  de  vue  du  succès,  n'être 
inquiétant  que  pour  les  ennemis  déclares  du  nouvel  ordre  des  choses.  Dés 
lors,  il  aurait  dû  être  appliqué  dans  des  limites  telles  —  frappant  impitoya- 
blement les  chefs,  menaçant  tous  ceux  qui  se  laisseraient  aller  à  les  remplacer, 
épargnant  les  adversaires  qui  s'abstenaient  de  prendre  pari  à  la  lutte  —  que 
les  indifférents  se  sentissent  par  lui  rassurés  contre  leurs  maîtres  delà  veille 
dont  les  manœuvres  devaient  devenir  pour  eux  la  seule  chose  à  redouter. 
Malheureusement,  ce  qui  était  un  moyen  de  défense,  le  seul  moyen  de  dé- 
fense efQcace  contre  des  attaques  mertelles,  fut  exagéré,  au  lieu  d'être  res- 
treint le  plus  possible;  ce  moyen  de  défense  fut,  en  outre,  transformé  en 
moyen  de  gouvernement,  en  moyen  d'étouffer  des  oppositions  n'ayant  rien 
de  menaçant  pour  le  nouvel  ordre  des  choses. 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


Sans  doute,  il  y  eut,  aussi  terribles  et  regrettables  qu'inévitables,  des 
explosions  de  fureur  populaire  provenant  de  soiiirrances  longtemps  subies  et 
de  ressentiments  accumulés.  Or  si,  au  point  de  vue  général  de  la  justice 
comme  au  point  de  vue  plus  particulier  de  l'intérôt  de  leur  c;  use,  les  hommes 
qui  ont  en  ces  moments  la  charge  des  affaires,  doivent  tente  '  les  plus  grands 
efforts  pour  empêcher  de  substituer  les  responsabilités  des  individus  à  des 
responsabilités  de  classe  ou  à  des  nécessités  de  situation,  ils  doivent  aussi, 
quelque  pénible  que  cela  soit,  savoir  faire  la  part  du  feu  :  ils  n'ont  pas  le 
droit  de  dépasser  dans  leur  œuvre  d'humanité  le  point  au  delà  duquel  leur 


Plan  du  quartier  des  Tl'Ileries  sols   la  Cùn-vention. 
(Tiré  de  Touvrage  du  baron  Faix,  Mamisartt  de  VAn  III). 

puissance  d'action  générale,  leur  influence,  seraient  brisées  par  leur  obstina- 
tion à  intervenir  malgré  tout  au  bénéfice  d'individualités;  ils  n'ont  pas  le 
droit  de  compromettre  dans  l'espoir,  chimérique  d'ailleurs  le  plus  souvent 
en  ces  terribles  circonstances,  d'être  utile  à  quelques-uns,  l'œuvre  qui  leur 
incombe  au  proQt  de  tous. 

Tant  qu'il  y  aura  des  privilégiés,  c'est  à  eux  surtout  qu'il  appartiendra 
de  prévenir  les  funestes  représailles;  pour  n'être  pas  les  uns  du  les  aulres 
personnellement  victimes  le  jour  où  sont  atteints  leurs  privilèges,  ils  n'ont, 
tandis  que  ceux-ci  sont  intacts,  qu'à  en  jouir  sans  aggraver  les  conditions, 
normales  peut-on  dire,  d'exploitation,  et  sans  s'inféo  1er  à  ceux  d'entre  eux 
qui  les  aggravent.  Quand,  au  début  ou  durant  le  cours  d'une  transformation 
sociale,  se  sont  déchaînées  les  haines  particulières,  il  est  vraiment  trop  com 
mode,  mais  très  inique,  de  la  part  des  historiens,  de  reprocher  aux  principaux 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


artisans  de  celle  transformalion  d'avoir  laissé  faire,  alors  qu'ils  oublient  de 
remonter  jusqu'aux  vrais  coupables  jusqu'à  ceux  qui,  privilégiés,  ont  tout 
fait  pour  fomenter  ces  haines  et  qui  subissent  les  déplorables  effels  des  fen- 
tiraents  dont  ils  ont  été  la  cause  et  qu'il  dépendait  d'eux  de  ne  pas  exciter. 

Quoi  qu'il  en  soit,  en  dehors  des  chefs  royalistes  ouvertement  rebelles  ou 
conspirateurs  que,  sous  peine  d'effondrement,  il  fallait  abattre  sans  faiblesse, 
en  dehois  des  exécutions  sommaires  auxquelles  en  aucun  temps  on  ne  doit 
jamais  pousser,  bien  au  contraire,  mais  qu'il  n'était  absolument  pas  possible 
d'empêcher,  le  régime  de  la  Terreur  ne  saurait  se  justifier  à  aucun  titre,  et 
il  a  été,  pour  le  succès  final,  la  pire  des  fautes.  D'abord,  par  son  exagération, 
frappant  les  petits  comme  les  grands,  ne  distinguant  pas  entre  les  puérilités 
d'adversaires  platoniques  et  la  rébellion  la  plus  caractérisée,  il  a  préparé  une 
réaction,  les  excès  dans  un  sens  provoquant  toujours  un  mouvement  en  sens 
opposé.  D'autre  part,  dressée  contre  les  partisans  eux-mêmes  de  la  Révolu- 
tion, calomnieusement  et  maladroitement  assimilés  aux  conspirateurs,  la 
guilloliiie  diminuait  le  parti  républicain  plus  encore  i.ar  la  qualité  de  ceux 
qu'elle  supprimait  que  par  leur  quantité.  Ainsi  devenue  en  même  temps  une 
menace  pour  tout  le  monde,  elle  rendit  tout  le  monde  hostile  à  ceux  qui  fai- 
saient alors  d'elle  leur  instrument  de  règne  et  opéra  contre  eux  la  concen- 
tration de  tous  ceux  qui,  sans  dislirction  de  partis,  tenaient  simplement  à 
vivre.  C'est  l'instinct  de  la  conservation  qui  a  préparé  Thermidor,  instinct 
déguisé  sous  des  prétextes  divers  jugés  plus  avouable^. 

L'extension,  si  fâcheuse  sous  tous  les  rapports,  donnée  au  régime  de  la 
Terreur,  son  exagération  comme  moyen  de  défense  et  surtout  son  emploi 
comme  moyen  de  gouvernement,  ont  été  la  conséquence  d'un  état  d'esprit 
qui  a  été  général  dans  la  Convention,  les  modérés,  les  Girondins,  en  tête, 
pour  cette  faute  comme  pour  tant  d'autres.  Ce  n'est  que  sur  le  point  de  savoir 
quels  seraient  ceux  qui  appliqueraient  ce  régiue  contre  les  aulres,  qu'on  ne 
s'entendait  plus.  Il  y  a  donc  eu,  à  cet  égard,  une  responsabilité  générale. 
Cependant  si,  de  cette  fausse  conception  de  la  Terreur,  furent  responsables 
et,  d'ailleurs,  successivement  victimes  toutes  les  fractions  du  parti  républi- 
cain, ce  sont  les  Jacobins  suivant  les  inspirations  de  Robespierre,  ce  sont  les 
amis  directs  de  Robespierre,  c'est  tout  particulièrement  Robespierre,  qui  ont, 
en  dernier  lieu,  le  plus  contribué  à  la  double  extension,  plus  ou  moins  admise 
par  tous,  de  la  Terreur.  Cela,  les  faits  le  démonlrent  et  la  loi  du  22  prairial 
an  II  (10  juin  i794)  suffirait  à  le  prouver. 

Les  défenseurs  de  Robespierre  affirment  que  son  triomphe  eût  marqué 
la  fin  de  la  Terreur.  Il  est  très  probable,  en  effet,  qu'une  fois  débarrassé  de 
ceux  qui  le  gênaient,  et  dont  quelques-uns  comme  Tallien  etFouché  étaient, 
il  est  vrai,  d'abominables  coquins,  il  eût  été  indulgent  pour  les  aulres.  Seu- 
lement, même  si  on  a  raison  au  fond,  ce  n'est  pas  en  décimant  son  parti  sous 
prétexte  de  l'emporter  sur  ceux  qui  ont  tort,  qu'on  le  fortifie  et  qu'une  frac- 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


Fin  de  notes  inédites  de  Babeuf  sur  Ltii-MÊHi. 
(D'après  un  àocument  du  greffe  du  tribtma]  de  Beauvail.) 
LTV.  394.  —    HISTOIRb:   SOCIALISTE.   —   THERMIDOR   ET   DIRBCTOIRK. 


UV.  39*. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


tion  quelconque  de  ce  parti  se  fortifie;  elle  achète  ainsi  une  victoir'  passa- 
gère au  prix  d'un  affaiblissement  général  dont  elle  se  ressent  elle-même  tôt 
ou  tard,  et  auquel  malheureusement  le  parti  tout  entier  et  le  principe  sur 
lequel  toutes  ses  fractions  sont  d'accord,  finissent  souvent  par  ne  plus  pou- 
voir résister.  En  contribuant  à  envoyer  à  la  mort  les  diverses  fractions  répu- 
blicaines qui  ne  partageaient  pas  ses  vues  particulières  —  Girondin-;,  Héber- 
tistes,  Dantonistes  —  Robespierre  croyait  travailler  au  triomphe  de  la  Répu- 
blique, de  la  Révolution;  en  réalité,  il  travaillait  au  bénéfice  de  leurs  ennemis  : 
chaque  exécution  de  républicains,  quelle  que  fût  leur  nuance,  était  pour  elles 
une  perte,  pour  eux  un  avantage;  quant  à  lui,  des  succès  momentanés  ne 
l'ont  pas  empêché  de  tomber  victime  de  son  propre  système.  Du  reste,  en 
frappant  Robespierre,  les  thermidoriens  républicains  ont,  nous  le  verrons, 
commis  une  faute  de  même  nature  et  de  même  gravité  que  celles  commises 
par  Robespierre  frappant  les  autres.  Il  est  notamment  permis  de  penser  que 
l'influence  de  Robespierre  durant  la  période  de  guerre  aurait  pu  pmpêcherle 
développement  de  l'esprit  de  conquête  et,  par  suite,  de  l'esprit  militariste  qui 
devait  contribuer  à  la  chute  de  la  République.  En  continuant  contre  Robes- 
pierre et  son  parti  l'œuvre  néfaste  de  Robespierre  et  des  Jacobins,  les  thpr- 
midoriens  ont  donc  nui  à  la  République  elle-même,  comme  Robespierre  lui 
avait  déjà  nui  ;  ni  les  uns  ni  les  autres  n'ont  eu  pareille  intention,  je  le  recon- 
nais ;  mais  en  politique  les  meilleures  intentions  ne  sont  pas  une  excuse. 

La  leçon  qui  se  dégage  de  ces  événements  est  double.  Il  faut  d'abord 
—  surtout  en  temps  de  révolution  —  soigneusement  éviter  d'inquiéler  la 
masse  de  la  population.  S'il  est  absolument  nécessaire  de  recourir  à  la  rigueur 
légale  contre  certaines  oppositions  dangereuses  et  irréductibles,  on  doit  agir 
de  telle  sorte  que  l'opération  apparaisse  clairement  à  tous  comme  une  excep- 
tion rassurante  pour  l'immense  majorité  tranquille.  Ces  événements  nous 
apprennent,  en  outre,  que  les  divisions  d'un  parti  ne  profitent  qu'à  ses  adver- 
saires. Dans  tout  jiarti  il  y  aura  toujours  des  nuances,  il  y  aura  toujours,  si 
uni  qu'on  soit  et  à  plus  forte  raison  si  on  l'est  peu,  des  divergences  d'opinion 
quel  que  soit  le  motif  de  celles-ci  ;  mais  l'intérêt  réel  de  chacun  et  de  tous 
ejiige  qu'on  s'efforce  d'atténuer  ces  divergences,  d'en  canaliser  les  effets  pra- 
tiques, au  lieu  de  les  accroître  et  de  les  laisser  grossir  au  point  de  ne  plus 
pouvoir  les  endiguer.  En  outre,  qe  n'est  jamais  à  la  violence  que  les  diverses 
fractions  d'un  parti,  correspondant  aux  différentes  nuances  inévitables, doivent 
entre  elles  recourir  pour  assurer  le  triomphe  de  leur  propre  manière  de  voir. 
Môme  au  point  de  vue  étroit  de  l'intérêt  bien  entendu  de  chacune  d'elles,  il 
vaudrait  mieux  pour  elles  se  résouilre  à  un  échec  de  leur  idée  particulière, 
que  de  voir  celle-ci  l'emporter  par  l'élimination  violente  d'une  autre  fraction  : 
«  On  ne  fonde  point  les  gouvernements  avec  la  mort  »,  suivant  le  mot  de 
Baudot  dans  ses  Notes  historiques  sur  la  Convention  (p.  114). 

Si  on  compte  sur  la  violence  pour  avoir  dans  un  même  parti  raison  les 


HISTOIRE    SOCIALrSTE 


uns  des  autres,  tous,  exaltés  et  modérés,  finissent  par  avoir  leur  tour  au  détri- 
meiit  de  l'idée  commune,  et  cela  devient  d'autant  plus  aisé  et  plus  rapide  que 
les  brèches  déjà  faites  au  parti  ont  été  plus  nombreuses.  Une  fois  les  hommes 
d'initiative,  quelle  que  soit  leur  nuance,  disparus,  il  ne  reste  qu'un  parti  dé- 
cimé, émietté,  épuisé,  sans  ressort  et,  par  dessus  tout,  sanshoiumes  aptes  à 
le  tirer  de  son  inertie  ;  ce  sont,  en  effet,  ceux-là  qui,  étant  au  premier  plan, 
ont  été  supprimés  au  seul  bénéfice  de  l'ennemi  commun.  Quand  ensuite  il 
faut  remuer  la  masse,  les  hommes  énergiques  et  capables,  donnant  l'exemple 
et  écoutés,  font  défaut,  l'impulsion  manque  ou  est  insuffisante,  et  les  coups 
d'Etat  d'hommes  disposant  déjà  de  forces  organisées  ont  chance  de  réussir. 
Telle  a  été  la  situation  —  on  en  trouvera  les  preuves  dans  les  chapitres  sui- 
vants —  du  parti  républicain  à  partir  de  Thermidor  avec,  à  la  fin,  la  réaction 
politique  victorieuse  pour  longtemps .  Et  si  d'anciens  Conventionnels  se 
mirent  en  assez  grand  nombre  à  la  remorque  de  cette  réaction,  c'est  que, 
retombés  à  leur  médiocrité  par  la  disparition  de  ces  mêmes  grands  noms  qui 
leur  avaient  servi  de  guide  et  les  avaient  un  instant  haussés  au  niveau  des 
événements,  livrés  à  eux-mêmes,  ils  ne  firent  ni  plus  ni  moins  que  la  majo- 
rité des  hommes  et  allèrent  au  succès. 

Notre  grand  historien  Michelct,  qui  ne  saurait  être  légitimement  compté 
au  nombre  des  socialistes,  qui  a  émis  sur  le  socialisme  des  appréciations 
erronées,  comme  lorsqu'il  le  rend  responsable  du  gouvernement  milita- 
riste de  Bonaparte  (Histoire  du  xix'  siècle,  T-  I",  p.  x),  n'a  compris  ni  le 
nouveau  mouvement  historique  des  classes,  ni  le  rôle  du  prolétariat  dans  ce 
mouvement.  Gela  n'empêche  pas  les  socialistes  de  voir  en  lui  un  allié,  ainsi 
que  le  sont  à  leurs  yeux  tous  ceux  qui,  dans  un  ordre  quelconque  de  con- 
naissances, ont  dissipé  des  erreurs,  tous  ceux  qui  font,  si  peu  que  ce  soit, 
avancer  les  hommes  sur  la  voie  de  la  vérité.  Gela  n'a  pas  empêché  Miche- 
let,  classant  les  faits  d'après  leur  réelle  valeur  historique  et  non  d'après 
leur  apparence  momentanée  et  l'opinion  des  contemporains,  de  signaler, 
sans  restreindre  son  importance,  l'apparition  du  socialisme  et  d'en  faire,  par 
anticipation  clairvoyante,  l'événement  capital,  dès  le  seuil  même  de  V Histoire 
du  XIX»  siècle  (chap.  I")  qui,  pour  lui,  part  de  Thermidor. 

A  l'exemple  de  Michelet,  je  pense  que  la  première  apparition  du  socia- 
lisme n'est  pas  antérieure  à  l'époque  dont  nous  allons  étudier  l'histoire.  Le 
socialisme,  en  effet,  implique  à  la  fois  d'abord  une  théorie  générale,  quelle 
qu'en  soit  la  valeur,  d'organisation  de  la  propriété  et,  par  suite,  de  la  société, 
ayant  avant  tout  pour  but  d'égaliser  les  conditions  sociales  de  vie  et  de  dé- 
veloppement, d'universaliser  le  bien-être,  ensuite  la  croyance,  à  tort  ou  à  rai- 
son, de  son  auteur  et  de  ses  partisans  en  la  possibilité  immédiate  d'appliquer 
plus  ou  moins  graduellement  celle  théorie,  et  enfin  la  poursuite  de  sa  réali- 
sation. En  un  mot,  le  socialisme  n'existe  pas  quand  il  y  a  exclusivement 


IIlSTOIIli.:     SOCIALISTE 


thénrin  ;  pour  le  consliluer,  il  faut  que  s'ajoute  à  celle-ci,  déterminée  par  elle, 
une  vcliéili';  au  moins  de  pratique  ou  de  politique. 

Il  n'y  a  pas  socialisme,  même  utopique,  là  où,  si  osée  que  soit  une  théo- 
rie, si  audacieux  que  soit  un  plan  de  société,  il  n'y  a  pas  désir  d'action,  appel 
h  l'action,  afin  de  préparer  la  nouvelle  organisation  de  la  propriété  et  de  la 
SMcdélé  visant  à  assurer  le  bien-être  de  tous  ses  membre?.  Les  réquisitoires 
contre  la  richesse  et  la  propriété,  comme  les  descriptions  de  sociétés  idéales 
et  les  rêveries  communistes  ou  humanitaires,  sans  intention  d'application 
dans  un  milieu  donné,  sans  viser  à  une  pratique  générale,  sont  des  disserta- 
lions  philo'^ojhiques,  sociologiques,  etc.,  et  non  du  socialisme. 

Il  n'y  a  pas  socialisme,  même  dans  le  sens  le  plus  restreint,  là  oîi,  si  sub- 
versifs que  soient  un  appel  à  la  révolte  ou  un  soulèvement  populaire,  si  dé- 
mocratique que  paraisse  une  œuvre  réformatrice,  ces  diverses  actions  ou 
tentatives,  au  lieu  d'être  subordonnées  à  une  théorie  générale  quelconque  de 
la  transformation  que  doivent  subir  la  propriété  et  la  société  dans  le  but  de 
réaliser  le  bien-être  de  tous,  sont  déterminées  par  une  doctrine  religieuse 
prêihant  le  renoncement  et  la  communauté,  par  la  tendance  à  ne  régler  que 
des  situations  spéciales,  à  se  borner  à  des  mesures  d'avance  estimées  transi- 
toires, ou  par  l'exaspération  désordonnée  des  victimes  de  trop  criants  abus. 

Sans  doute  quelques  publications  afûrmèrent,  soit  après  1789,  soit  même 
avant,  que  la  liberté  et  l'égalité  nominales  des  droits  seraient  insuffisantes 
pour  rendre  heureux  les  simples  travailleurs  ne  possédant  que  leurs  bras, 
que  leur  force  de  travail.  Mais,  presque  toujours,  ou  ce  n'était,  même  dans 
la  pensée  de  leurs  auteurs,  que  des  constatations  sans  la  moimire  vue  théo- 
rique, sans  la  moindre  sanction  pratique,  ou  leurs  revendications  trop  res- 
treintes ou  trop  vagues  étaient  dépourvues  de  toute  idée  d'organi-ation  gé- 
nérale, ou  ils  s'en  tenaient  à  ces  réformes  agraires  qui,  avec  le  sentimenta- 
lisme, l'amour  de  la  nature  et  la  foi  en  la  raison,  étaient  si  en  vogue  à  cette 
époque.  Ces  réformes  tendant,  par  exemple,  au  partage  des  biens  du  clergé 
en  parcelles  attribuées  individuellement  aux  pauvres,  modifiant  le  nombre 
et  le  nom  des  propriétaires  plus  que  le  mode  de  propriété,  ne  sauraient  être 
(lu  socialisme  que  pour  ceux  qui  le  connaissent  mal. 

Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  la  plupart  des  démocrates  crurent  à  l'efficacité, 
à  tous  les  points  de  vue,  de  la  liberté  et  des  droits  nominalement  égaux  qui 
ne  pouvaient  complètement  profiler  qu'à  la  classe  économiquement  à  même 
de  s'en  servir,  à  la  bourgeoisie  ;  c'est  que  quelques-uns  —  et  Babeuf  était  du 
nombre  --  ceux  qui  n'avaient  pas  celte  confiance,  croyaient  néanmoins  qu'il 
n'y  avait  qu'à  continuer  dans  îa  voie  ouverte  par  la  Révolution  pour  aboutira 
la  réalisation  de  tendances,  encore  très  imprécises  en  fait,  vers  l'absolu  des 
principes  nouveaux.  Le  15  brumaire  an  IV  (6  novembre  1795),  notamment, 
Babeuf  écrivait  dans  le  n"  34  de  son  Triôiin  du  Pniple  :  &  Aisance  à  tous, 
instruction  de  tous,  égalité,  liberté,  bonheur  pour  tous,  voilà  notre  but.  Voilà 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


îe  que  nous  avions  presque  déjà  atteint;  voilà  ce  qu'il  faut  que  nous  attel-, 
giiioiis  de  nouveau  ». 

Toujours  hantés  par  l'idée  que  la  Révolution  devait  instaurer  un  réginae 
de  justice  et  d'égalité  effectives  pour  lou?,  voyant  qufî  les  privilèges  avaient 
seulement  changé  de  forme,  ils  accusèrent  les  hommes  de  là  déception  que 
leur  causait  le  désaccord  entre  leur  idée  et  les  faits,  ils  parlèrent  d'escamo- 
tage, ils  résolurent  de  pousser  la  Révolution  dans  la  voie  ouverte  par  elle, 
mais  qu'elle  leur  semblait  n'avoir  pas  suffisamment  suivie,  de  terminer  ce 
qu'ils  regardaient  simplement  comme  commencé,  comme  arrêté  dana  son 
développement  naturel,  de  poursuivre  l'égalité  de  fait  et  de  réaliser  enfin  le 
bien-être  de  tous.  Ce  faisant,  d'ailleurs,  leur  seul  tort  a  été  d'aller  trop  vite, 
de  vouloir  obtenir,  l'aire  passer  dans  la  réalité,  au  début  d'une  évolution,  ce 
qui  doit  en  être  le  terme  :  ils  ont  eu,  en  somme,  l'intuition  juste  de  ce  qui 
devait  plus  lard,  mais  ne  pouvait  alors  se  déduire  des  faits  ;  ils  ont  interprété 
la  Déclaration  des  Droits  de  l'Homme  dans  le  sens  large  que,  dans  sa  lettre, 
et  théoriquement,  dans  son  esprit,  elle  comporte  et  comportait  déjà  pour 
certains  (Histoire  socialiste,  t.  IV,  p.  1536)  et  non  dans  le  sens  étroit  que  pra- 
tiquement elle  a  revêtu  à  un  moment  donné. 

Le  point  de  départ  du  socialisme,  flls  légitime  de  la  Révolution  française, 
a  donc  été  la  désillusion  qui  résulta  de  la  persistance,  malgré  tout,  de 
la  misère,  après  les  profondes  réformes  dont  les  uns  avaient  attendu  plus 
qu'elles  n'avaient  donné,  plus  qu'elles  ne  pouvaient  donner  ;  auxquelles  les 
autres  avaient  rêvé  une  suite,  logique  à  leurs  yeux,  qui  n'était  pas  venue. 
En  cet  état  d'esprit,  et  nulle  solution  pratique  n'émanant  de  la  réalité  même, 
il  n'y  a  rien  d'étonnant  à  ce  qu'ils  aient,  après  comme  avant,  demandé  aux 
travaux  des  penseurs  philanthropes  les  enseignements  de  la  raison  et  de  «la 
nature  (Dieu  suprême)  »,  devait  dire  Babeuf  (n"  35  du  Tribun  du  Peuple). 
En  puisant  dans  de  pures  conceptions  philosophiques  l'indication  de  ce  qu'il 
y  avait  à  faire,  en  essayant  de  réaliser  ces  conceptions,  ils  ont  donné  à 
celles-ci  qui,  étudiées  chez  leurs  auteurs,  ne  sortent  pas  du  domaine  de  la 
philosophie,  une  valeur  socialiste  :  c'est  ce  qu'avait  déjà  fort  bien  compris 
l'ami  de  Babeuf,  Buonarroti,  écrivant,  pour  caractériser  leur  action  et  celle 
de  leurs  amis  :  «  au  mérite  des  conceptions  de  Jean-Jacques,  ils  ajoutèrent  la 
hardiesse  de  l'application  à  une  société  de  vingt-cinq  millions  d'hommes  » 
(La  Conspiration  pour  l'Egalité,  t.  1",  p.  14).  Cela  n'a  pas  empêché  la  Révo- 
lution d'être  un  merveilleux  laboratoire  d'idées  où  se  sont  élaborés,  ainsi  que 
j  l'a  montré  Jaurès,  les  principes  des  diverses  écoles  socialistes,  où  se  sont 
.*  accumulées,  suivant  son  mot,  «  des  réserves  de  socialisme  latent  »  {Histoire 
socialiste,  t.  IV,  p.  1562).  Ainsi  que  toute  autre  théorie  nouvelle,  le  socia- 
lisme se  rattache  aux  penseurs  qui  l'ont  précédé,  mais  qui  n'ont  été  que  des 
précurseurs. 

Le  socialisme  n'était  que  latent  chez  ceux-ci,  il  existe  incontestablement 


10  HISTOIRE     SOCIALISTE 

dans  le  système  de  Babeuf;  loutefois  —  nous  le  verrons  —  il  n'apparaît  que 
sous  la  seule  forme  possible  alors,  sous  la  l'orme  utopique.  D'utopi|ue,  le  so» 
cialisme  ne  pourra  devenir  scientifique  que  lorsque,  à  l'imperfection  des  con- 
ditions économiques  engendrant  l'imperfection  des  théories  socialistes,  auront 
succédé,  grâce  au  développement  de  la  production  par  la  grande  industrie, 
les  phénomônes  dont  une  pénétrante  analyse  tirera  les  solides  matériaux  de 
la  solution  que  la  raison  seule  était  impuissante  à  imposer.  Mais,  pour  si  uto- 
pique qu'ail  été  le  socialisme  à  sa  naissance,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que, 
depuis  Babeuf,  un  nouvel  élément  historique  a  fait  apparition.  Aussi,  avant 
d'enlaraer  le  récit  des  événements  qui  suivirent  le  9  thermidor  et  au  cours 
desquels  se  révélera  Babeuf  en  qualité  d'agitateur  socialiste,  il  me  faut  dire 
ce  qu'avait  été  jusque-là  l'homme  qui  a  véritablement  mis  au  jour  le  socia- 
lisme, tout  au  plus  ébauché  avant  lui  dans  quelques  publications  ayant  été 
à  leur  époque  sans  importance,  ou  dans  quelques  vagues  tentatives  sans 
résultat. 

Babeuf  (François-Noël),  de  même  que  d'autres  révolutionnaires,  devait 
adjoindre,  puis  substituer  à  ses  prénoms  un  nom  pris  dans  l'histoire  de  l'an- 
tiquité, Camille,  de  1790  à  fin  septembre  1794  et  ensuite  Gracchus,  qu'il  avait 
cepemlant  déjà  employé  parfois  —  on  trouve,  par  exemple,  ce  dernier  nom 
sur  une  brochure  {Nouoeau  Calendrier)  de  la  fin  de  1793.  Il  naquit  à  Saint- 
Quentin  le  23  novembre  1760.  Sa  famille  était  pauvre;  son  père  lui  donna 
quelque  instruction.  Expé  litionnaire  chez  un  géomètre  à  quatorze  ans,  il  fut 
aussi  employé  chez  'iivers  seigneurs.  Vers  sa  vingtième  année,  il  perdit  son 
père.  Le  13  novembre  1782,  il  épousa  Victoire  Langlet  qui  allait  être  la  plus 
digne  lies  femmes  et  dont  il  devait  avoir  plusieurs  enfants.  Après  son  mari  ige, 
il  travailla,  à  Noyon,  chez  un  feudiste,  c'est-à-dire  chez  une  sorte  d'homme 
d'affaires  s'occupant  de  ce  qui  concernait  les  fiefs;  puis,  chez  un  arpenteur, 
à  Roye  oîi,  en  1787,  il  était  commissaire  à  terrier.  Le  commissaire  à  terrier 
surveillait  le  maintien  des  droits  dépendant  des  terres  :  «  Ce  fut  dans  la  pous- 
sière des  archives  seigneuriales,  a-t-il  écrit  (n°  29  du  Tribun  dit  Peuple), qae 
je  découvris  les  affreux  mystères  des  usurpations  de  la  caste  noble.  Je  les 
dévoilai  au. peuple  par  des  écrits  brûlants,  publiés  dès  l'aurore  de  la  Révolu- 
tion ».  Ruiné  à  la  suite  d'un  procès  contre  un  mar^iuis  qui  était  son  débiteur, 
il  se  trouva  dans  une  situation  difficile,  ayant  à  subvenir  aux  besoins  non 
seulement  de  sa  femme  et  de  deux  enfants,  mais  encore  de  sa  mère  et  de  ses 
frères  et  sœurs. 

Sa  première  publication  serait  de  1786  si  on  lui  attribue  une  brochure 
anonyme,  dont  il  fut  le  zélé  propagateur,  contre  les  privilèges  militaires  de 
la  noblesse.  L'année  suivante,  le  21  mars,  au  cours  d'une  correspondance  avec 
le  secrétaire  de  l'académie  d'Arras,  où  percent  déjà  des  tendances  commu- 
nistes, il  indiquait,  comme  sujet  à  traiter,  la  question  suivante  ;  «  Avec  la 
somme  générale  de  connaissances  maintenant  acquise,  quel  serait  l'étal  d'un 


HISTOIRE     SOCIALISTE  U 

peuple  dont  les  institutions  sociales  seraient  telles  qu'il  régnerait  indistinc- 
tement entre  chacun  de  ses  membres  individuels  la  plus  parfaite  éi3^:llilé,  que 
le  sol  qu'il  habiterait  ne  fût  à  personne,  mais  appartint  à  tous  ;  qu'enfi:!  tout 
fût  commun,  jusqu'au  produit  de  tous  les  genres  d'industrie?  De  semblables 
institutions  seraient-elles  autorisées  par  la  loi  naturelle?  Serait-il  possible  que 
cette  société  subsistât  et  même  que  les  moyens  de  suivre  une  répartition  abso- 
lument égale  fussent  praticables  ?  »  (  Advielle,  Histoire  de  Gracchus  Babeuf, 
t.  II,  p.  117.) 

En  1789,  il  achève,  sous  le  titre  Cadastre  perpétuel,  un  ouvrage  présenté 
le  13  octobre  à  l'Assemblée  nationale  et  entamé  dès  1787.  Dans  le  «  discours 
préliminaire  »  il  apparaît  déjà  cherchant  à  «  atteindre  la  félicité  commune 
des  peuples  »  et  partisan  d'une  «  caisse  nationale  pour  la  subsistance  des 
pauvres  »  et  d'une  «  éducation  nationale  dont  tous  les  citoyens  puissent  pro- 
filer ».  Il  se  préoccupe,  ce  qui  est  assez  rare  à  cette  époque,  du  sort  des  ou- 
vriers :  «  Le  nombre  des  ouvriers  s'est  excessivement  accru.  Non  seulement 
il  en  est  résulté  que  les  mêmes  salaires  ont  pu  être  diminués  de  plus  belle, 
mais  qu'une  très  grande  quantité  de  citoyens  s'est  vue  dans  l'impossibilité 
de  trouver  à  s'occuper,  même  moyennant  la  faible  rétribution  fixée  par  la 
lyrannique  et  impitoyable  opulence  et  que  le  malheur  avait  impérieusement 
forcé  l'industrieux  artisan  d'accepter.  Ceiien'lant  le  refrain  ordinaire  des  gens 
qui  rej^orgent,  est  d'envoyer  au  travail  l'importun  qui,  poussé  par  les  solli- 
citations fâcheuses  des  plus  pressants  besoins,  vient  réclamer  auprès  d'eux  le 
plus  petit  secours...  On  l'envoie  au  travail l  Mais,  oij  esl-il  donc  si  prêta 
prendre,  ce  travail  ?.. 

a  La  société  n'est  qu'une  grande  famille  dans  laquelle  les  divers  membres, 
pourvu  qu'ils  concourent,  chacun  suivant  ses  facultés  physiques  et  intellec- 
tuelles, à  l'avantage  général,  doivent  avoir  des  droits  égaux.  La  terre,  mère 
commune,  eût  pu  n'être  partagée  qu'à  vie,  et  chaque  part  rendue  inalié- 
nable... Nous  ne  pensons  pas  devoir  prétendre  à  réformer  le  monde  au  point 
de  vouloir  rétablir  exactement  la  primitive  égalité  :  mais  nous  tendons  à  dé- 
montrer que  tous  ceux  qui  sont  tombés  dans  l'infortune,  auraient  le  droit  de 
la  redemander,  si  l'opulence  persistait  à  leur  refuser  des  secours  honorables, 
et  tels  qu'ils  puissent  être  regardés  comme  devant  convenir  à  des  égaux  ;  tels 
encore  qu'ils  ne  permettent  plus  que  ces  mômes  égaux  pussent  retomber  dans 
l'indigence  révoltante  où  les  maux  accumulés  des  siècles  précédents  les  ont 
réduits  dans  le  moment  actuel.  » 

On  le  voit,  s'il  pense,  suivant  les  théories  philosophiques  les  plus  avan- 
cées de  l'époque,  que  tous  ont  droit  égal  au  bien-être,  il  n'est  pas  encore 
socialiste,  parce  qu'il  ne  va  pas  encore  jusqu'à  réclamer  pratiquement  les 
conséquences  de  ce  droit,  et  il  se  borne  pour  l'instant  à  proposer  la  transfor- 
mation des  impôts  en  une  «  contribution  personnelle»  payée  par  chacun  ■  en 
proportion  de  ses  forces  »,  de  ses  revenus,  et  en  une  «  contribution  réelle  » 


12  HISTOIRE     SOCIALISTE 


payée  par  chaque  propriétaire  «  en  proportion  de  ce  qu'il  a  »,  de  ses  posses- 
sions territoriales. 

A  la  nouvelle  de  la  prise  de  la  Bastille,  d'après  des  notes  biographiques 
de  sa  main  contenues  dans  le  dossier  du  procès  de  faux  que  j'ai  retrouvé,  il 
part  pour  Paris  où  il  arrive  le  17  juillet.  Son  humanité  éclate  dans  celte  belle 
lettre  à  sa  femme,  déjà  reproduite  par  Jaurès  {Histoire  socialiste,  1. 1",  p.  267), 
où  il  raconte,  le  25  juillet,  la  mort  de  Foulon  et  de  Bertier.  Pendant  quelque 
temps  dans  une  situation  misérable,  à  la  recherche  des  moyens  de  vivre,  il 
tentait,  avec  un  nommé  Auditîred,  rexploitation  d'un  «  nouvel  instrument 
trigonométrique  »  ;  il  avait  écrit,  pour  essayer  de  fcagner  quelque  argent,  une 
brochure  ironiquement  attribuée  à  Mirabeau  dont  il  se  méfiait,  et  finalement 
il  quittait  Paris,  après  la  journée  du  5  octobre,  et  revenait  dans  la  Somme. 

Le  28  février  1790,  on  voulut  rétablir  à  Roye,  où  il  n'était  plus  acquitté 
depuis  le  19  juillet  1789,  le  droit  d'aides  sur  les  boissons.  Les  débitants  refu- 
sèrent de  se  soumettre  et  Babeuf  les  soutint  en  attaquant  violemment  les 
aides  et  les  gabelles  dans  une  brochure  «  qui  électrisa,  a-t-il  dit,  tout  le 
peuple  de  la  Somme  et  anticipa  la  suppression  de  ces  impôts  ».  La  munici- 
palité de  Roye  la  dénonça  à  la  Cour  des  aides  et  le  «  Comité  des  recherches 
de  l'Assemblée  nationale  »  ordonna  de  veiller  à  ce  qu'elle  ne  fût  plus  réimpri- 
mée. Babeuf  protesta  vivement,  le  10  mai,  dans  une  lettre  à  ce  Comité  ; 
arrêté  et  conduit  à  Paris,  il  était  depuis  cinq  semaines  incarcéré  à  la  Con- 
ciergerie, lorsque  Marat  protesta  en  sa  faveur  dans  l'Ami  du  Peuple  du  4  juil- 
let 1790.  Babeuf  fut  mis  en  liberté  provisoire  assez  tôt,  paraît-il,  pour  pouvoir 
assister  à  la  première  fête  de  la  Fédération.  De  retour  dans  la  Somme,  il  reve- 
nait à  la  charge  et,  au  nom  d'un  grand  nombre  d'intéressés,  présentait  à  la 
municipalité  de  Roye,  le  17  octobre  1790,  une  motion  relative  à  l'impôt  en 
général  et,  en  particulier,  aux  impôts  indirects  ;  il  réclamait  la  suppression 
de  l'exercice  à  domicile  et  l'égalité  de  tous,  bourgeois  comme  débitants, 
devant  l'impôt.  Dénoncé  à  ce  sujet  par  le  maire  Longuecamp,  vers  la  fin  du 
mois,  au  tribunal  de  Montdidier,  «  il  ne  paraît  pas,  devait  dire  le  directoire 
du  département  le  14  avril  1791,  dans  une  nouvelle  dénonciation,  que  ce  tri- 
bunal ait  fait  aucune  poursuite  »  (Archives  nationales,  D.  xxix  116-122  14, 
liasse  de  la  Somme).  Vers  la  même  époque  (octobre  1790),  il  fonda  à  Noyon 
un  journal,  le  Correspondant  picard  qui,  à  la  fin  ôe  1790  et  en  1791,  eut 
quarante  numéros.  Il  entreprit  une  campagne  contre  tous  les  droits  féodaux 
et  toutes  les  redevances  seigneuriales  et  poussa  les  campagnards  à  ne  plus 
se  soumettre  à  ces  tributs;  à  ce  propos,  de  nouvelles  poursuites  furent  en- 
core dirigées  contre  lui  à  l'instigation  de  Longuecamp,  et  avortèrent. 

Elu,  le  14  novembre  1790,  membre  dû  conseil  général  de  la  commune  de 
Roye,  il  ne  siégea  que  jusqu'à  la  fin  de  décembre,  ses  ennemis,  Longuecamp 
toujours  en  tète,  ayant,  de  parti  pris,  cherché  et  réussi  à  faire  annuler  son 
élection  par  l'administration  départementale,  en  prétendant  que  le  décret  de 


HISTOIRE    SOCIALISTE  13 

prise  de  corps  de  la  Cour  des  aides  entraînait,  malgré  la  liberté  provisoire, 
rinterdiction  des  fonctions  publiques.  Tout  en  continuant  à  lutter  contre 
l'acquittement  des  droits  d'entrée  et  de  vente  qu'on  ne  pouvait  parvenir  à 
percevoir,  ce  qui  nécessita,  à  la  fin  d'avril  1791,  l'envoi  de  deux  cents  hommes 
de  cavalerie,  il  fut  élu,  le  23  mars,  à  Roye,  par  le  quartier  Saint-Gilles,  «  com- 
missaire pour  la  recherche  des  biens  communaux  de  cette  ville  »,  et  soutint 


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Partie  de  l'acte  de  veme  modifiée  far  Babeuf. 
(Greffe  da  tribunal  de  Beauvaîs.) 

que  d'anciens  officiers  municipaux  de  Roye  avaient  usurpé  des  terrains  com- 
munaux dont,  à  leur  exemple,  «  la  municipalité  constitutionnelle...  gaspillait 
scandaleusement  le  revenu  et  se  l'appropriait  sous  divers  prétextes  ».  Ses  ré- 
clamations à  cet  égard  le  firent  arrêter  le  5  avril,  par  la  municipalité,  qui  avait 
le  droit  de  le  garder  huit  jours  en  détention  comme  perturbateur,  conduire  à 
la  prison  de  Montdidier  et  dénoncer,  le  7,  par  cette  même  municipalité  et  le 
maire  Longuecarap,  à  l'accusateur  public  du  tribunal  de  cette  dernière  ville, 
sous  prétexte  qu'il  engageait  le  peuple  par  écrit  et  par  discours  à  s'emparer 
du  «marais  de  Bracquemont  >>  et  «  que  les  maximes  du  dit  Babeuf  répandues 

LIV.   395.   —  HISTOIRE  S0CIAL1<!TE.    —  THBRMIDOR   ET  DIRECTOIRK.  LIV.   395. 


14  HISTOIRE     SOCIALISTE 

avec  profusion,  et  par  ses  dits  écrits  et  par  ses  paroles,  sur  la  souveraineté  ao 
PEUPLE,  sur  la  manière  dont  il  devait  et  pouvait  exercer  ses  droits,  sans  parler 
à  dessein  de  ses  devoirs,  excitent  môme  de  la  fermentation  chez  nos  voi- 
sins ».  Les  témoignages  lui  ayant  été  favorables,  il  eut  la  chance  d'être  relâché 
la  veille  du  jour  où  l'accusateur  public  de  Montdidier  recevait  communication 
de  la  leltre  du  14  avril,  à  laquelle  il  a  été  fait  allusion  plus  haut,  et  par 
laquelle  le  directoire  du  département  lui  ordonnait  d'user  de  la  plus  grande 
rigueur  envers  Babeuf. 

En  juillet  1791,  un  certain  Gouy  de  la  Myre  le  dénonçait  au  même  accu- 
sateur pour  avoir  exprimé  «  le  vœu  anticonstitutionnel  de  substituer  une 
RÉPUBLIQUE  AU  GOUVERNEMENT  Mo.\ARCHiouE  dout  uos  sages  législateurs  ont  con- 
solidé les  bases  ».  De  l'aveu  de  ses  adversaires,  Babeuf  nous  apparaît  donc, 
dès  1791,  partisan  de  la  souveraineté  du  peuple  et  républicain.  Nous  allons 
le  voir,  cette  même  année,  réclamer  le  «droit  pour  tous  de  voter  »  dans  une 
lettre  à  un  de  ses  anciens  abonnés  du  Correspondant  picard.  Coupé  (de  l'Oise), 
qui  venait  d'être  élu  membre  de  l'Assemblée  législative.  Dans  cette  lettre, 
en  date  du  10  septembre  1791  (Espinas,  La  Philosophie  sociale  du  xvnr  siècle 
et  la  Révolution,  p.  215,  note;  voir  aussi  Histoire  socialiste,  t.  IV,  p.  153S  et 
suiv.),  Babeuf,  après  avoir  eu  des  tendances  communistes  —  nous  l'avons  vu 
tout  à  l'heure  —et  avant  de  protester  contre  la  loi  agraire  —  nous  le  verrons 
chap.  xn  —  se  déclarait  partisan  de  cette  loi  et,  par  elle,  de  la  mise  à  la  dis- 
position de  chacun  d'une  portion  suffisante  de  terre.  Du  reste,  il  semblait 
déjà  favorable  à  cette  idée  dans  son  Cadastre  perpétuel  et,  de  même  qu'à 
cette  époque,  il  voulait  «  assurer  à  tous  les  individus  premièrement  la  sub- 
sistance, en  second  lieu  une  éducation  égale  »  (Espinas,  Ibid.,  p.  404).  Ses 
«  vœux  »  sont  [Id.,  p.  407)  :  «  qu'il  n'y  ait  plus  de  division  des  citoyens  en 
plusieurs  classes  ;  admission  de  tous  à  toutes  les  places  ;  droit  pour  tous  de 
voter;  d'émettre  leurs  opinions  dans  toutes  les  assemblées;  de  surveiller 
grandement  l'assemblée  des  Législateurs  ;  liberté  des  réunions  dans  les  plai;es 
publiques;  plus  de  loi  martiale;  destruction  de  l'esprit  de  corps  des  gardes 
nationales  en  y  faisant  entrer  tous  les  citoyens  sans  exception  et  sans  autre 
destination  que  celle  de  combattre  les  ennemis  extérieurs  de  la  Patrie  ».  Toute- 
fois, il  faut,  dit-il,  renoncer  à  ces  principes  lorsqu'on  ne  veut  pas  la  loi  agraire  ; 
sans  elle,  «  liberté,  égalité,  droits  de  l'homme,  seront  toujours  des  paroles 
redondantes  et  des  mots  vides  de  sens  »  [Id.,  p.  408).  «  La  fin  et  le  couronne- 
ment d'une  bonne  législation  est  l'égalité  des  possessions  foncières  {Id., 
p.  409)  ;  ...  à  l'exception  de  ce  que  chaque  individu  aurait  son  patrimoine 
inaliénable  qui  lui  ferait  dans  tous  les  temps  et  toutes  les  circonstances  un 
fonds,  une  ressource  inattaquable  contre  les  besoins,  tout  ce  qui  tient  à  l'in- 
dustrie humaine  resterait  dans  le  même  état  qu'aujourd'hui  »  [Id.  p.  407). 

Obsédé  par  le  partage  de  la  terre,  Babeuf  n'est  pas  encore  socialiste,  mais 
il  est  en  bonne  voie  pour  le  devenir.  La  substitution  momentanée  de  la  loi 


HISTOIRE    SOCIALISTE  15 

agraire  à  ses  premières  velléités  communistes  peut  s'expliquer  par  un  phéno- 
mène assez  fréquent  dans  l'histoire  des  idées  politiques.  Les  es^prils  plus  en- 
clins à  prendre  le  contre-pied  de  ce  qui  existe  qu'à  chercher  le  sens  exact 
de  l'évolution  à  poursuivre  dans  un  milieu  donné,  en  arrivent  trop  souvent 
à  accepter,  comme  formule  de  leurs  revendications,  ce  qui  n'est  que  le  frela- 
tage  d'une  idée  juste  opéré  sciemment  par  leurs  adversaires  pour  enrayer  le 
développement  de  cette  idée  :  ils  prennent  naïvement  pour  drapeau  ce  que 
leurs  pires  ennemis  ont  imnginé  comme  spectre  rouge.  C'est  ce  qui  a  dû 
avoir  lieu  pour  la  loi  agraire  invoquée  à  diverses  reprises  par  les  réacteurs 
de  l'époque,  à  la  suite  de  l'abbé  Maury  dans  la  séance  de  la  Constituante  du 
13  octobre  1789  {Histoire  socialiste,  t.  I",  p.  451),  dans  le  but  de  sauver  les 
propriétés  de  l'Eglise  et  des  émigrés,  en  inspirant  des  craintes  sur  teTespect 
de  sa  propre  propriété  à  la  bourgeoisie  possédante.  C'est  ce  qui  a  eu  lieu  de 
nos  jours  pour  l'antipatriotisme  niaisement  arboré  par  quelques  pauvres  cer- 
velles, alors  qu'il  n'est  qu'une  misérable  falsification  de  l'internationalisme 
socialiste  due  à  la  mauvaise  foi  d  es  adversaires  de  celui-ci. 

Après  sa  campagne  sur  les  biens  communaux,  Babeuf  s'évertua  à  dé- 
montrer «  que  les  immenses  domaines  des  ex-seigneurs  avaient  été  presque 
tous  illégitimement  acquis  ;  et  que,  lors  même  qu'on  ne  considérerait  pas  le 
crime  d'émigration  dont  le  plu  s  grand  nombre  s'était  rendu  coupable,  la  na- 
tion avait  le  droit  de  rentrer  en  jouissance  de  tant  de  riches  possessions  ». 
Toujours  à  propos  du  maintie  n  des  droits  sur  les  boissons  qui,  malgré  la  pré- 
sence, depuis  plus  d'un  an,  de  troupes  chargées  d'en  assurer  la  perception, 
continuaient  à  susciter  quelques  désordres,  il  dé  nonçait,  le  8  juin  1792,  la 
municipalité  de  Roye  comme  «  concussionnaire  »  ;  il  la  dénonçait  de  nouveau, 
le  14  juillet,  pour  avoir,  dans  sa  décision  du  10,  justifié  les  «adresses  liberti- 
cides  »  au  roi  à  propos  de  la  journée  du  20  juin  (M.,  t.  II,  p.  1208-1214).  Il 
avait  de  la  sorte,  on  le  croira  sans  peine,  amoncelé  sur  sa  tête  la  fureur  de 
tout  ce  qui  était  riche  et  influent.  Heureusement  pour  lui,  ainsi  qu'il  l'a  cons- 
taté, «  vint  le  10  aoti  t  ». 

Très  populaire,  il  fut,  en  septembre,  nommé  membre  de  l'administration 
du  déparlement  de  la  Somme.  Actif  et  ardent,  il  dénonça,  en  octobre,  une 
conspiration  royaliste  «  pour  livrer  le  passage  de  la  France  par  Péronne, 
après  le  succès  attendu  du  siège  de  Lille  »  par  les  Autrichiens.  Il  s'occupa 
d'arrêter  une  famine  factice  organisée  dans  le  district  d'Abbeville.  Il  réclama 
la  publicité  des  séances  de  l'administration  départementale.  Son  zèle,  tou- 
jours en  éveil,  parfois  puérilement  d'ailleurs,  comme  lorsqu'il  protesta  contre 
les  pièces  «  royalistes  et  nobiliaires  »  jouées  au  théâtre  d'Amiens,  se  heurta 
au  mauvais  vouloir,  sinon  à  la  complicité  contre- révolutionnaire  de  ses  col- 
lègues, et  les  haines  qu'il  souleva  lui  firent  abandon  ner  son  poste  au  dépar* 
tement  et  accepter  de  passer,  en  novembre  1792,  au  district  de  Montdidier 
en  qualité  d'administrateur.  Là,  il  se  réjouit  de  la  mort  de  Louis  XVI  dont 


16  HISTOIRE     SOCIALISTE 

il  fit  détruire  des  portraits  et,  continuant  sa  guerre  aux  abus,  il  protesta  contre 
les  complaisances  de  fonctionnaires  pour  les  biens  de  «  nobles  personnages 
émigrés  qu'on  s'obstinait  à  vouloir  qu'ils  ne  ^e  fussent  pas  et  pour  lesquels  on 
épuisait  tous  les  laux-fuyants  de  la  cbicane  pour  éluder  la  main  mise  natio- 
nale sur  ces  propriétés  inappréciables  ».  Or,  son  ennemi  Longuecamp,  pro- 
cureur-syndic du  district,  était  un  de  ces  fonctionnaires  et  il  allait  trouver 
l'occision  de  se  venger  dans  l'affaire  que  les  adversaires  de  Babeuf  ont  tant 
exploitée  contre  lui  et  que  je  vais  résume  r  d'après  les  documents  originaux 
que  j'ai  retrouvés  au  greffe  du  tribunal  civil  de  Beauvais. 

Le  13  décembre  1792,  était  mise  en  adjudication  à  Montdidier  la  ferme 
dite  de  Fontaine,  bien  national.  Evaluée  29,398  livres  4  sols,  elle  était  adjugée 
provisoirement,  au  prix  de  l'évaluation,  au  fermier  Debraine  et  l'adjudication 
définitive  était  fixée  au  31  décembre.  Cette  adjudication  provisoire  qui  figure 
sur  la  même  pièce  que  l'adjudication  définitive  dont  je  vais  parler,  est  signée 
par  Debraine,  l'adjudicataire,  par  Lefrançois,  un  des  administrateurs  du  direc- 
toire du  district  de  Mon  tdidier,  et  par  Cochepin,  secrétaire  de  cette  adminis- 
tration. Le  31  décembre,  après  diverses  enchères  dont  l'une  fut  faite  par  un 
nommé  Levavasseur,  la  ferme  était  adjugée  à  Devillas,  président  du  district 
de  Montdidier,  moyennant  la  somme  de  76,200  livres  et  l'acte  porte  qu'étaient 
adjugés  «  lesdits  biens  audit  citoyen  Devillas  qui  a  à  l'instant  nommé  pour 
command  de  ladite  adjudication  le  citoyen  Charles  Constancien  Levavasseur 
demeurant  à  Montdidier,  moyennant  ladite  somme  de  76,200  livres,  ce  que 
ledit  citoyen  Levavasseur  présent  a  accepté  et  a  promis  en  conséquence 
d'exécuter  les  décrets  de  sorte  que  ledit  citoyen  Devillas  ne  puisse  être 
recherché,  et  ont  signé  avec  les  commissaire,  administrateur,  procureur- 
syndic  et  secrétaire  ».  Or,  et  c'est  curieux,  cette  déclaration  ne  porte  en  réa- 
lité que  la  signature  de  Levavasseur  et  celle  du  secrétaire  Cochepin.  S'il  y  a 
eu  devant  ce  dernier,  comme  cela  a  été  affirmé  et  comme  c'est  possible,  con- 
vention formelle  entre  Levavasseur  et  Devillas,  comment  se  fait-il  qu'après 
avoir  affirmé  la  signature  des  deux,  il  ait  pu  tout  de  suite  faire  signer  le  pre- 
mier et  non  le  second? 

En  tout  cas,  le  30  janvier  1793,  Devillas,  président  du  district,  ne  l'ou- 
blions pas,  et  en  présence  d'un  juge  au  tribunal,  Nicolas  Leclerc,  s'appuyant 
sur  ce  que  la  déclaration  en  faveur  de  Levavasseur  était  nulle  parce  que  lui, 
l'adjudicataire,  ne  l'avait  pas  signée,  demanda  à  deux  administrateurs  du 
district,  Jaudhuin  et  Babeuf,  de  substituer,  dans  l'acte  d'adjudication,  le  nom 
de  Debraine,  le  fermier  du  domaine,  et  celui  de  Léger  Leclerc,  le  frère  du 
juge,  auxquels  il  voulait  céder  ses  droits,  au  nom  de  Levavasseur  à  qui,  d'après 
lui,  il  ne  les  avait  pas  cédés.  La  chose  parut  toute  nat  urelle  à  ces  deux  admi- 
nistrateurs qui,  n'ayant  pas  assisté  à  l'adjudication,  ne  connaissant  l'affaire 
que  par  Devillas,  constataient  que  la  déclaration  de  command  n'indiquait  pas 
la  participation  effective  de  l'adjudicataire.  Babeuf,  dans  le  passage  de  l'acte 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


mis  entre  guillemets  plus  haut,  raya  les  deux  fois  le  nom  de  Levavasseur  et 
lui  substitua  par  renvois  «  Firmin  Debraine,  cultivateur,- demeurant  à  Fon- 
taine, et  Léger  Leclerc,  entrepreneur  des  habillements  des  troupes  de  l'armée 
demeumnt  à  Assainvillers-en-Chaussée,  solidaires  et  l'un  pour  l'autre  »  ; 
Babeuf,   Jaiiclhuin,    Debraine,    tant   pour  lui   que   pour  Léger  Leclerc,  et 


G.  Babeuf,  âgé  de  34  ans,  par  Bonneville. 

Devillas,  approuvèrent  par  leurs  signatures  et  les  renvois  et  les  ratures,  et 
ces  deux  signatures  sont  les  seules  de  Devillas  sur  l'acte  d'adjudicalion. 

Cela  venait  de  se  passer,  lorsqu'arrivèrent  un  autre  admfnistrateur 
L«françois  et  le  procureur-syndic  Longuecamp  qui,  mis  au  courant  de  l'af- 
faire, trouvèrent  —  et  en  cela  ils  avaient  raison  —  que  Babeuf  et  Jaudhuin 
avaient  «  agi  étourdiment  en  rayant  un  nom  pour  en  subsliluer  un  autre,  et 
que  la  vraie  marche  eût  été  de  recevoir  la  déclaration  de  Devillas  par  un 
autre  acte  au  bas  de  celui  de  l'adjudication  »  ;  d'autre  part,  ils  affirmaient 
l'existence  d'une  convention  entre  Devillas  et  Levavasseur. 

Babeuf  et  Jaudhuin  ne  tardèrent  pas  à  comprendre  qu'ils  avaient  eu  tort 
et,  voulant  réparer  leur  erreur,  ils  écrivaient,  le  soir  même,  un  exposé  cora- 


18  HISTOIRE    SOCIALISTE    . 

p!et  de  leur  conduite  ;  très  détaillé,  très  précis  et  assez  long,  cet  exposé  se  ter. 
minait  ainsi  :  «  Ils  ont  été  entraînés  à  agir  sans  être  instruits  de  toutes  les  cir- 
constances de  la  susdite  affaire;  ils  déclarent  être  dans  l'intention  que  leurs 
signatures  et  ces  changements  auxquels  ils  ont  coopéré  aujourd'hui  au  procès- 
verbal  d'adjudication  dont  il  s'agit,  ne  puissent  nuire  ni  préjudicier  à  aucune 
partie,  leur  vœu  étant  qu'on  ne  puisse  se  prévaloir  de  leur  participation  à  cet 
égard  et  que  les  choses  soient  rétablies  dans  le  même  et  semblable  état  qu'elles 
se  trouvaient  être  avant  ladite  participation».  Cela  n'empêcha  pas  le  district, 
dans  sa  séance  du  4  février  et  sur  l'initiative  haineuse  de  Longuecamp,  de 
suspendre  de  leurs  fonctions  Devillas,  Jaudhuin  et  Babeuf,  et  le  conseil  gé- 
néral de  la  commune  de  Montdidier  de  dénoncer,  le  6,.  le  fait  à  l'administra- 
tion  départementale  qui,  le  lendemain,  ralifla  la  suspension  et  renvoya 
l'affaire  à  l'accusateur  public  de  Montdidier. 

Babeuf  vint  immédiatement  à  Paris  réclamer  contre  sa  suspension.  Ap- 
prenant que  l'affaire  était  déférée  à  la  justice  et  se  doutant  du  sort  que  lui 
réservaient  les  jurés  et  les  juges  d'un  pays  où  il  comptait  tant  d'ennemis 
influents,  il  resta  à  Paris  oîi  Sylvain  Maréchal  le  fit  entrer  à  l'administration 
des  subsistances  de  la  Commune  de  Paris.  Dans  la  crise  de  Paris  mourant  de 
faim,  son  austérité,  inadmissible  de  la  part  d'un  homme  qui  aurait  été  ca- 
pable de  se  laisser  corrompre  et  à  laquelle  Michelet  a  rendu  hommage,  fut  à 
la  hauteur  de  celle  de  Cha'umette  et  de  ses  collaborateurs  dont  notre  grand 
historien  a  pu  écrire  :  «  Ce  qui  calmait  le  plus  le  peuple,  c'était  le  désin- 
téressement connu,  la  sobriété  fabuleuse  de  ses  magistrats  »  [Eistoire  du 
xi\^  siècle,  1. 1,  p.  10).  De  l'administration  des  subsistances  de  la  Commune  de 
Paris,  il  passa  à  la  Commission  des  subsistances  de  la  République. 

Pendant  ce  temps,  l'affaire  suivait  son  cours  et  l'accusateur  public  tradui- 
sait devant  le  jury  d'accusation  Devillas,  Debraine,  Nicolas  Leclerc,  Jaudhuin 
et  Babeuf,  les  trois  premiers  comme  corrupteurs  et  Babeuf  comme  corrompu. 
Nicolas  Leclerc  et  Devillas  seuls  comparurent  ;  cancans  insignifiants  ou  sus- 
pects qu'on  entend  dans  presque  tous  les  procès  criminels,  prévenus  cher- 
chant à  tirer  leur  épingle  du  jeu,  fût-ce  au  détriment  des  autres,  on  retrouve 
tout  cela  dans  le  dossier.  Le  principal  argument  de  l'accusation  pour  essayer 
de  démontrer  l'intention  coupable  de  Babeuf,  fut  qu'il  avait  dîné,  le  30  jan- 
vier, avec  Devillas,  Debraine  et  Nicolas  Leclerc  et  avait  modifié  l'acte  après 
ce  dîner.  «  Pervers!  a  écrit  Babeuf  à  ce  sujet,  combien  vous  êtes  adroits! 
combien  vous  savez  tirer.parti  des  circonstances  !  Moi,  Dévillas  et  Leclerc,  juge 
du  tribunal,  n'étions  pas  domiciliés  à  Montdidier,  vous  le  savez  bien;  nous 
étions  donc,  par  conséquent,  obligés  de  vivre  au  traiteur  ou  à  l'auberge.  Nous 
nous  invitions  quelquefois  réciproquement,  vous  le  savez  encore,  et  cela  était 
tout  naturel  entre  gens  que  leurs  fonctions  rapprochaient  ailleurs;  je  fus  in- 
vité par  Leclerc  à  dîner  avec  lui  ce  jour-lâ  ;  Devillas  se  trouva  du  même  dîner 
qui  fut  fait  à  table  d'hôte,  en  lieu  public,  où  nous  fûmes  confondus  avec  plu- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  19 

sieurs  inconnus,  oii  il  ne  fut  et  ne  pouvait  pas  être  question  d'aucune  conni- 
vence. Pourquoi  empoisonner  une  action  aussi  simple?  Par  quelle  fatalité 
espérez-vous  la  métamorphoser  en  une  présomption  propre  à  me  condamner? 
Mais  il  se  trouvera  des  hommes  justes  qui  pénétreront  les  motifs  de  votre 
inexorable  acharnement  qui  ne  vous  laissait  rien  négliger,  et  ils  distingueront 
entre  vous  et  moi.  Malheur  alors  aux  vrais  coupables  !    » 

Le  jury,  interrogé  uniquement,  c'est  à  constater,  sur  le  fait  matériel  de 
modification  de  Kacte,  alors  que  la  question  d'avoir  agi  «  méchamment  et  à 
dessein  de  nuire  »  s'imposait  d'après  l'art.  41  (section  2,  titre  II)  du  Code  pénal 
du  25  septembre  1791,  déclara,  le  29  mars  1793,  qu'il  n'y  avait  lieu  à  accusation  ^ 
que  contre  Babeuf  qui  l'avait  faite.  En  définitive,  de  la  part  de  Babeuf,  il  y  eut, 
suivant  son  mot,  dans  les  notes  biographiques  du  dossier,  «  inadvertance  » 
reconnue  et  réparée  tout  de  suite.  Ainsi  qu'en  témoigne  l'original  de  l'acte, 
il  opéra  d'une  façon  si  naïve,  si  ouverte,  que  cela  suffit  à  exclure  de  sa  part 
toute  intention  répréhensible  et  implique  chez  lui  la  conviction  que  Devillas 
lui  disait  la  vérité.  Dans  le  cas  contraire,  en  effet,  il  n'aurait  pas  pu  ne  pas 
soupçonner  que  Levavasseur  ne  se  laisserait  pas  évincer  sans  protester,  et, 
ayant  la  volonté  de  commettre  un  faux,  Babeuf  aurait  plus  ou  moins  habile- 
ment tenté  de  le  faire  de  telle  sorte  que  l'inscription  même  du  nom  de  Leva- 
yasseur  fût  au  moins  contestable.  S'il  y  eut  un  coupable  dans  l'affaire,  il  n'est 
pas  douteux  que  ce  fut  Devillas  cherchant  peut-être  à  ne  pas  tenir  une  con- 
vention faite  et,  de  toute  manière,  l'instigateur  de  l'acte  reproché  à  Babeuf; 
or,  le  jury  d'accusation  ayant,  en  ce  qui  concerne  Devillas,  à  se  prononcer 
contradictoirement,  décide  qu'il  n'y  a  pas  matière  à  accusation,  et  Babeuf 
serait  coupable  d'avoir  satisfait  à  une  demande  estimée  n'être  pas  répréhen- 
sible !  Le  tribunal  criminel  d'Amiens  n'en  condamna  pas  moins  par  contumace 
Babeuf  à  vingt  ans  de  fers  (23  août  1793). 

Celui-ci  qui,  avec  juste  raison,  disait  :  «  Oîi  il  n'y  a  point  de  corrupteurs, 
il  n'y  a  point  de  corrompu  »,  resta  à  Paris  sans  se  cacher  et  y  fit  venir  sa 
femme  et  ses  enfants.  Le  24  brumaire  an  II  (14  novembre  1793),  sur  la  réqui- 
sition du  procureur-syndic  du  district  de  Montdidier,  qui  était  alors  Varin,  il 
était  arrêté.  Mais  tout  en  mettant  Babeuf  en  état  d'arrestation,  «les  adminis- 
trateurs du  département  de  police  de  la  municipalité  de  Paris  »,  Mennessier 
et  Dahgé,  —  le  premier  devait  être,  lors  de  la  Conjuration  des  Egaux,  l'agent 
pour  le  IIP  arrondissement  (chap.  xra),  et  un  des  agents  les  plus  zélés,  du 
comité  secret  —  écrivaient  à  Varin  :  «  Le  citoyen  Babeuf,  avant  d'être  atta- 
ché à  l'administration  des  subsistances  de  Paris  et  pendant  tout  le  temps  qu'il 
y  a  été  employé,  n'a  donné  lieu,  au  moins  à  notre  connaissance,  à  ancien 
reproche  à  son  égard  du  côté  du  civisme  ni  de  la  probité;  et  c'est  pour  nous 
un  puissant  motif  de  lever  des  doutes  sur  la  légitimité  des  motifs  qui  l'ont 
fait  condamner  à  vingt  années  de  fers  »,  et  ils  lui  demandaient  de  leur  pro- 
curer «  tous  les  moyens  possibles  de  statuer  en  connaissance  de  cause  sur 


20  HISTOIRE     SOCIALISTE 

cette  affaire  ».  Ils  n'obtinrent  pas  de  réponse  et  écrivirent  de  nouveau  que, 
si  le  prochain  courrier  ne  leur  apportait  pas  les  renseignements  demandés, 
ils  relâcheraient  Babeuf;  n'ayant  rien  reçu,  ils  mettaient,  le  17  frimaire  (7  dé- 
cembre), celui-ci  en  liberté  provisoire  sous  le  cautionnement,  a-t-il  dit,  d& 
«  Sylvain  Maréchal,  Daube  et  Thibaudeau,  mes  amis  »  :  il  sera  question  du 
premier  plus  tard  (chap.  xiii)  ;  Daube  était  un  professeur  de  législation 
natif  de  la  région  qui  constitua  le  département  des  Hautes-Pyrénées,  et 
devait  être  choisi,  en  germinal  an  IV  (avril  1796),  pour  occuper  la  chaire  de 
législation  à  l'école  centrale  de  Tarbes  ;  Thibaudeau  était  évidemment  le 
Conventionnel;  je  constaterai  que,  dans  le  logement  où  fut  arrêté  Babeuf  au 
moment  de  sa  conjuration,  on  ne  trouva,  parmi  les  documents  saisis,  qu'une 
douzaine  d'imprimés  étrangers  à  cette  conjuration  ;  or,  l'un  d'eux  était  le 
rapport  du  Conventionnel  Thibaudeau  sur  la  mission  par  lui  remplie  près  de 
l'armée  des  côtes  de  la  Rochelle  {Copie  des  pièces  saisies  dans  le  local  que 
Babeiif  occupait  lors  de  son  arrestation,  t.  II,  p.  70.). 

Babeuf  demanda  à  être  réintégré  dans  ses  fonctions  à  l'administration 
des  subsistances  et,  en  attendant,  grâce  à  Sylvain  Maréchal,  il  travailla  chez 
Prudhomme,  l'éditeur  du  journal  Les  Révolutions  de  Paris.  Avant  de  lu' 
rendre  sa  place,  la  commission  des  subsistances  résolut  de  consulter  le  mi- 
nistre de  la  Justice  Gohier.  Ce  dernier  exprima  l'opinion  qu'un  condamné 
devait  être  arrêté  et  donna  des  ordres  en  conséquence.  Sans  avis  officiel, 
Babeuf  se  rendit  de  lui-même,  le  11  pluviôse  (30  janvier  1794),  à  l'Abbaye  oii 
il  fut  incarcéré  ;  on  devait,  le  1"  germinal  (21  mars),  le  transférer  à  Sainte- 
Pélagie. 

Babeuf  rédigea  pour  sa  défense,  d'après  une  note  du  dossier,  un  mémoire 
qui,  actuellement,  n'y  figure  pas.  Ce  mémoire  n'est  pas  autre  chose  —  les 
nombreux  renvois  concordant  des  notes  biographiques  qui  sont  dans  le  dos- 
sier, aux  pages  de  cet  imprimé  l'établissent  d'une  manière  incontestable  — 
que  l'imprimé  débutant  par  ces  mots  :  «  Babeuf,  ex-administrateur  du  dépar- 
tement delà  Somme  et  successivement  du  district  de  Montdidier.aux  comités 
de  salut  public,  de  sûreté  générale  et  de  législation  de  la  Convention  natio- 
nale, et  à  Gohier,  ministre  de  la  Justice  ».  Une  note  manuscrite  de  l'exem- 
plaire de  la  Bibliothèque  nationale  (Lb  41/947)  permet  de  supposer  que  c'est 
cet  exemplaire  qui  a  appartenu  au  dossier.  Dans  cette  brochure  écrite  en  plu- 
viôse an  II  (février  1794),  Babeuf  annonce  qu'il  écrira  une  «  défense  géné- 
rale »,  un  «  grand  mémoire  ».  Tel  que  nous  le  connaissons,  nous  pouvons 
affirmer  que  cette  promesse  d'écrire  a  été  tenue.  Qu'est  devenu  cet  écrit?  Je 
n'en  ai  pas  trouvé  trace,  si  ce  n'est  pas  l'ouvrage  «préparé  pour  l'impression  » 
et  «  resté  inédit  »  que,  dans  son  Histoire  de  Gracchus  Babeuf,  —  intéressante 
par  les  documents  nouveaux  apportés,  mais  malheureusement  incomplète  et 
parfois  inexacte,  —  M.  Advielle  mentionne  (t.  1",  p.  505)  sous  le  titre  Histoire 
des  conspirations  et  des  compirateurs  du  département  de  la  Somme.  A  pro- 


HISTOIRE     S.n 


VLISTE 


2i 


pos  des  papiers  de  Babeuf  utilisés  par  M.  A'Ivielle,  M.  Espinas  dans  l'œuvre 
citée  procéderainent  se  demande  (p.  195,  iMte)  d'où  ils  peuvent  venir  et  il 
recourt,  sans  qu'on  comprenne  bien  pou iquoi,  aux  Archives  (F7  4,276)  pour 
établir  que  les  papiers  de  Babeuf  avaient  ck;  saisis  le  19  pluviôse  an  IIï  (7  fé- 
vrier 1795).  La  conslatation  est  exacte,  si  ulement  on  trouve  dans  le  mêuie 
carton  un  reçu,  délivré  par  Babeuf,  ie  il  vendémiaire  an  IV  (3  octobre  1795), 


Clôture  de  la  Salle  des  Jacobins 
dan»  la  nuit  du  27  au  28  juillet  1794  ou  du  9  au  10  thermidor  An  II  de  la  RépnbUqn». 

(D'après  un  document  de  la  Bibliothèque  Nationale.) 

des  papiers  saisis  chez  lui  le  19  pluviôse,  et  M.  Espinas  ne  s'en  est  pas  aperçu: 
voici  le  texte  de  ce  reçu  : 

«  Du  onze  vendémiaire  l'an  IV  de  la  République  française  une  et  indivi- 
sible. 

«  Reçu  du  citoyen  Almain  tous  1rs  pnpiers  saisis  chez  moi  et  mentionnés 

au  procès-verbal  d'arrestation  du  dix-mu    pluviôse  l'an  trois.—  G.  Babeuf». 

L'écrit  existant  àlaBililiothèquenati'.  nie  dontje  me  suis  beaucoup  servi 

'-IV.  396.  —    RISTOIRR   Sor.lAllsTR.  —  THKnui,' M    ET   dibelto;rk.  liv,   J96. 


22  HISTOIRE     SOCIALISTE 

pour  la  biographie  de  Babeuf,  et  qui  m'a  fourni  les  citations  précédentes  dont 
la  source  n'est  pas  indiquée,  montre  que  le  seul  souci  de  celui-ci  était  d'être 
jugé  «  par  tout  autre  tribunal  »  que  celui  de  la  Somme,  et  il  demandait,  en 
particulier,  de  l'être  par  le  tribunal  révolutionnaire. 

Sur  le  rapport  de  Merlin  (de  Douai),  membre  du  comité  de  législation, 
la  Convention,  par  un  décret  du  24  floréal  an  II  (13  mai  1794),  déféra  le  pro- 
cès au  tribunal  de  cassation  qui,  le  mois  suivant,  21  prairial  (9  juin),  —  c'est- 
à-dire  le  lendemain  de  la  fête  de  l'Etre  suprême  «  au  Champ-de-Mars  »  oia  il  est 
impossible  que  Babeuf,  alors  détenu,  ait  pu  se  trouver  parmi  ceux  qui  avaient 
menacé  Robespierre,  contrairement  à  ce  qu'on  lit,  d'où  que  vienne  l'erreur, 
dans  l'ouvrage  de  M.  Stéfane-Pol,  Autour  de  Robespierre,  le  Conventionnel 
Le  Bas  (p.  136)  —  annula  procédure  et  condamnation  «  pour  incompétence  et 
excès  de  pouvoirs  »;  l'affaire  était  renvoyée  devant  le  tribunal  criminel  de 
l'Aisne  et  Babeuf  transféré  à  Laon. 

Le  tribunal  de  cette  ville  qui,  le  24  messidor  (12  juillet),  lui  refusait  sa 
mise  en  liberté,  déclarait  très  judicieusement,  le  28  (16  juillet),  après  examen 
de  la  cause,  qu'il  y  avait  lieu  à  acte  d'accusation  contre  Babeuf,  le  fait  ma- 
tériel étant  reconnu  par  celui-ci,  afin  de  rechercher  s'il  y  avait  eu  intention 
coupable  ;  il  ajoutait  que  cette  recherche  devait  viser  tous  ceux  qui  avaient 
participé  au  fait  incriminé,  et  qu'il  serait  sursis  «jusqu'à  ce  que  la  commis- 
sion des  administrations  civiles,  police  et  tribunaux,  ait  été  consultée  ».  Le 
30  messidor  (18  juillet),  Babeuf  obtenait  son  élargissement  sous  caution; 
nous  aurons  à  revenir  sur  cette  affaire  au  début  du  Directoire  (chap.  xn).  Il 
était  à  Laon  le  9  thermidor  (27  juillet),  à  cause  d'une  maladie  de  son  flls 
Robert  qu'il  avait  depuis  appelé  Emile,  par  amour  pour  Rousseau  :  Jean- 
Jacques,  en  effet,  Mably  et  Morelly  —  dont  Babeuf,  comme  tout  le  monde 
alors,  attribuait  le  Code  de  la  Nature  à  Diderot  —  tels  ont  été  ses  inspi- 
rateurs. 


CHAPITRE  II 

INDÉCISION    DES  laERMlDORIENS 

(Thermidor  an  II  à  vendémiaire  an  111. —Juillet  à  octobre  11 9i.) 

Ce  qui  prépara  le  9  thermidor,  ai-je  dit,  ce  fut  l'instinct  de  la  conservation; 
ce  qui  assura  son  succès,  ce  fut  en  grande  partie  la  haine  que  Robespierre  avait 
soulevée  contre  lui  en  frappant  la  Commune  de  93.  Il  avait  brisé  la  fraction 
avancée  de  la  République,  la  plus  apte  à  la  défendre  dans  les  moments  de 
crise;  aussi,  au  lieu  de  l'appui  qu'il  lui  aurait  fallu,  ne  trouva-t-il  parmi  les 
survivants  restés  libres  de  cette  fraction,  qui  n'éta  it  pas  seulement  composée 
d'Hébertistes,  que  des  ennemis.  Paris,  dans  son  ensemble,  n'avait  pas  bougé. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  23 

la  Commune  robespierriste,  non  élue  celle-là,  n'étant  populaire  ni  par  son  ori- 
gine, ni  par  ses  actes;  loin  de  les  soutenir,  avaient,  au  contraire,  résolument 
marché  contre  elle  et  contre  Robespierre  les  sections  restées  attachées  à  la 
Commune  de  93,  à  la  mémoire  de  Chaumette.  Il  faut  ajouter  que,  pour  ache- 
ver Robespierre  dans  l'esprit  public,  on  recourut,  en  outre,  à  l'arme  dont  ses 
amis  et  lui  s'étaient  si  souvent  servi  contre  les  autres,  à  la  calomnie,  aux 
odieuses  et  ineptes  accusations  de  royalisme  et  de  connivence  avec  l'étran- 
ger. 

La  chute  de  Robespierre  fut  un  soulagement  pour  la  majorité  de  la  popu- 
lation. La  masse  ouvrière  de  Paris  que  venait  encore  de  mécontenter  un 
arrêté  du  conseil  général  de  la  Commune  du  21  messidor  an  II  (9  juillet  1794), 
publié  le  5  thermidor  (23  juillet),  déterminant  pour  presque  toutes  les  pro- 
fessions le  maximum  des  salaires  sans  tenir  suffisamment  compte  de  celui  des 
objets  de  première  nécessité,  et  que  réjouit  une  proclamation  du  comité  de 
salut  public  du  13  (31  juillet)  reconnaissant  le  bien  fondé  des  réclamations  et 
promettant  —  promesse  qui,  d'aiiîeurs,  ne  devait  pas  être  tenue  —  une  pro- 
chaine rectification  «  afin  que  le  prix  de  la  journée  de  travail  puisse  être  pro- 
portionné à  celui  des  subsistances  »  (Biollay,  Les  prix  en  i  790,  p.  2  et  3  et 
Aulard,  Paris  pendant  la  réaction  tliermidorienne  etsotis  le  Directoire,  t.  I", 
p.  11),  crut  un  instant  qu'une  ère  démocratique  allait  s'ouvrir;  Babeuf  partagea 
celle  illusion.  Dans  d'autres  milieux,  pour  des  raisons  moins  pures,  la  joie 
indécente  qui  avait  éclaté  le  10  thermidor  (28  juillet)  sur  le  passage  de  Robes- 
pierre allant  à  l'échafaud,  ne  fit  que  s'accroître,  le  monde  des  agioteurs  exulta. 
Ce  n'est  toutefois  pas  dans  le  flot  d'adresses  félicitant  la  Conveiition,  qu'on 
trouverait  l'expression  spontanée  de  ces  sentiments  ;  car  la  comp;iraison 
faite  par  M.  G.  Monod  [Revue  historique,  t.  XXXIII,  p.  121),  des  adresses  de 
la  municipalité  de  Concarneau  et  de  l'armée  de  la  Moselle,  dont  l'étrange 
similitude  ne  saurait  être  fortuite,  permet  de  supposer  qu'elles  ne  furent 
que  la  copie  de  modèles  de  commande. 

L'action  royaliste  était  nulle  à  Paris  à  cette  époque,  et,  si  les  11  et  12  ther- 
midor (29  et  30  juillet)  virent  tomber  82  têtes  de  robespierristes  plus  ou 
moins  actifs,  si  quelques  royalistes  sortirent  en  même  temps  que  de  nom- 
breux républicains  lels  que  Hoche,  relâché  le  17  thermidor  (4  août),  des  pri- 
sons où  on  jetait  les  amis  de  Robespierre,  il  n'est  pas  contestable  que,  ni 
dans  l'intention  des  acteurs  de  ce  drame,  ni  dans  la  pensée  de  ceux  qui  en 
virent  le  dénoûmenl  avec  une  impression  de  délivrance.  Thermidor  ne  cons- 
tituait le  début  d'une  réaction.  Constatons  cependant  que  des  hommes  comme 
Pache  et  Bouchotte  ne  furent  pas  relâchés. 

Les  modifications  apportées  aux  divers  rouages  du  gouvernement  révo- 
lulionaaire,  successivement  créés  pour  subvenir  aux  nécessités  de  la  défense 
nationale,  ne  furent  d'abord  inspirées  que  par  le  désir  de  détruire  les  abus 
dont  la  Convention  venait  de  souffrir,  sans  le  moindre  parti  pris  de  changer 


24  HISTOIRE     SOCIALISTE 

profoiulément  ce  qui  était.  Contre  la  toute-puissance  du  comité  de  salut  pu- 
blic on  imagina,  dès  le  11  thermidor  (29  juillet),  le  renouvellement  par  quart 
chaque  mois,  avec  l'inéligibilité  pendant  un  mois  des  membres  sortants;  mais 
ce  comité  était  maintenu.  On  abrogea,  le  14  thermidor  (1"  aoiit),  la  loi  du  22 
prairial  (10  juin)  et  on  prit  le  23  (10  aoijt)  diverses  mesures  relatives  au  tribu- 
nal révolutionnaire  rendu  moins  défavorable  aux  accusés;  mais  on  conserva 
un  tribunal  consacré  au  jugement  des  affaires  politiques  et  les  jugeant  sans 
appel.  Le  club  des  Jacobins  fermé  le  10  thermidor  (28  juillet),  put  se  rouvrir 
le  lendemain;  il  en  fut  quitte  en  se  livrant  à  une  nouvelle  manifestation  de 
la  manie  jacobine  de  l'épuration  :  il  s'épura  cette  fois  au  rlétriment  des  robes- 
pierristes,  après  s'être  si  souvent  épuré  à  leur  profit  ;  mais  il  resta  républi- 
cain, sans  que  ses  flottements  entamassent  en  rien  sa  prétention  à  la  rigidité 
des  principes  qui  consistait  déjJi  à  être  surtout  sévère  pour  les  autres.  Le 
personnel  des  administrations,  au  lieu  d'être  composé  de  robespierristes,  le 
fut  de  thermidoriens  ;  le  nombre  des  comités  révolutionnaires  fut  restreint, 
mais  on  en  maintint  un  par  district  (7  fructidor  -24  août);  on  limita  la  durée 
des  missions  (26  thermidor-13  août),  les  représentants  en  mission  furent  chan- 
gés, mais  le  système  des  missions  subsista.  A  la  Commune  de  Robespierre 
succédèrent  deux  commissions,  l'une  «  de  police  administrative  »  et  l'autre 
«  des  contributions  publiques  »  (14  fruclidor-31  août),  et  celles-ci,  comme 
celle-là,  furent  nommées  et  non  élues  :  on  imitait  dans  sa  défiance  de  la 
grande  ville  celui  qu'on  traitait  de  tyran;  dès  le  9  thermidor  (27  juillet),  neuf 
citoyens  avaient  été  désignés  par  les  comité?  de  salut  public  et  de  sûreté  gé- 
nérale pour  exercer  provisoirement  «  les  fonctions  administratives  de  police  » 
et,  le  27  thermidor  (14  août),  on  leur  avait  adjoint  huit  autres  citoyens,  parmi 
lesquels  Bodson  (Révolution  française,  revue,  t.  XXXIII,  p.  253  et  suiv.),  un 
thermidorien  d'extrème-gauche  qu'on  ne  garda  là,  d'ailleurs,  que  jusqu'au 
14  fructidor  (31  août)  et  que  nous  retrouverons  plus  loin.  Quant  à  la  garde 
nationale,  le  commandement  général  fut  simplement  fractionné  (19  thermi" 
dor-6  août).  En  définitive,  le  gouvernement  révolutionnaire  dont  le  décret  du 
19  vendémiaire  an  II  (10 octobre  1793)  avait  consacré  l'existence  «provisoire  » 
et  qu'avait  organisé  celui  du  14  frimaire  an  II  1(4  décembre  1793),  allait  sub- 
sister. 

Si  la  mort  de  Robespierre  ne  fut  tout  de  suite,  aux  yeux  des  thermido- 
riens, que  la  fin  de  l'accaparement  du  pouvoir  par  un  homme,  et  non  le  point 
de  départ  de  corrections  essentielles  à  apporter  à  ce  pouvoir  lui-même,  il  n'en 
fut  pas  ainsi  pour  la  masse  ouvrière  parisienne  dont  je  signalais  tout  à  l'heure 
la  satisfaction  et  l'espoir.  Aussitôt  après  la  mort  de  Robespierre,  quelques  socié- 
tés populaires  avaient  été  réorganisées.  S'étaient  notamment  très  vite  retrou- 
vés nombreux  dans  la  grande  salle  d'tin  bâtiment  de  l'Archevêché,  dite  des 
électeurs,  entre  Notre-Dame  et  la  Seine,  —  c'est  là  qu'on  avait  procédé  aux  élec- 
tions en  89—  «  les  vrais  amis  des  Droits  de  l'Homme  >»,  selon  l'expression 


HISTOIRE-   SOCIALISTE  25 

de  Babeuf  (n"  7  de  son  journal),  les  patriotes  antijacobins  —  on  sait  que,  dans 
le  langage  de  l'époque,  les  mots  patriotes  et  démocrates  é\dim\\,  synonymes; 
encore  en  l'an  VII,  «  pour  un  partisan  du  vieux  régime,  patriote  est  égale- 
ment synonyme  ou  d'anarchiste  ou  de  terroriste  »  {Paris  pendant  (a  réaction 
thermidorienne  et  sous  le  Directoire,  t.  V,  p.  490)  —  les  amis  de  Ghaumette, 
les  membres  et  habitués  de  l'ancien  club  électoral,  aussi  ardents  que  par  le 
passé,  heureux  d'abord,  mécontents  bientôt,  lorsqu'ils  virent  rester  en  fonc- 
tion les  magistrats  municipaux  nommés  le  10  thermidor  (28  juillet)  par  le  co- 
mité de  sûreté  générale. 

Cette  société  populaire,  dite  «  électorale  »  à  cause  du  nom  habituel  de  la 
salle  qu'elle  occupait,  et  aux  séances  de  laquelle  Babeuf  assistait  assez  souvent, 
présenta  à  la  Convention,  le  20  fructidor  (6  septembre),  une  pétition  récla- 
mant en  premier  lieu  «la  garantie  la  plus  illimitée  des  opinions  etde  la  liberté 
de  la  presse  »,  en  second  lieu  «  que  le  peuple  rentre  dans  la  plénitude  de  ses 
droits  en  nommant  immédiatement  ses  fonctionnaires  ».  Le  président  de  la 
Convention,  Bernard  (de  Saintes),  —  je  mentionne  ici  une  fois  pour  toutes 
que,  d'une  façon  générale,  pour  les  discours  parlementaires,  j'ai  suivi  le  texte 
du  Moniteur  —  Té^^onûii  que  la  Déclaration  des  Droits  de  l'Homme  avait  réglé 
le  premier  point  et  que  «  le  gouvernement  révolutionnaire,  établi  pour  le 
bonheur  public  »,  ne  pouvait  admettre  le  second.  La  Convention,  à  l'unani- 
mité, passa  à  l'ordre  du  jour;  puis,  sur  la  proposition  de  Billaud-Varenne 
disant  :  «  Le  club  électoral  a  été  toujours  un  foyer  de  contre-révolution,  il 
prit  part  à  la  conspiration  d'Hébert  »,  elle  décréta  le  renvoi  de  la  pétition  au 
comité  de  sûreté  générale,  «afin  d'en  examiner  les  motifs  »,  ce  qui  était  déjà 
une  menace. 

Habitant  la  section  du  Muséum  (quartier  du  Louvre),  Babeuf  avait,  dès 
le  30  thermidor  (17  août),  décidé  cette  section  à  voter  une  résolution  revendi- 
quant pour  le  peuple  le  droit  à  élire  les  autorités  et  protestant  contre  les  au- 
torités constituées  non  élues.  Dans  une  adresse  explicative,  cette  section  de- 
mandait aux  47  autres  de  s'unir  à  elle  pour  aller  dire  à  la  Convention  que  la 
cause  de  tous  les  maux  «  était  le  mépris  des  droits  du  peuple,...  que  la  révo- 
lution du  9  au  10  thermidor  ferait  toujours  trembler  ceux  qui,  au  mépris  des 
principes,  oseraient  proposer  des  lois  immorales  ou  sanguinaires,  ceux  qui 
oseraient  usurper  sur  le  peuple  le  droit  des  élections,  ceux  qui  oseraient  ac- 
cepter des  fonctions  publiques  dont  l'élection  appartient  exclusivement  au 
peuple  »,  et  pour  réclamer  l'application  de  ces  principes  (n»  18  du  journal  de 
Babeuf). 

Par  suite  des  manœuvres  des  Jacobins,  ce  projet  de  pétition  examiné  seu- 
lement le  10  fructidor  (27  août)  dans  les  sections,  fut  repoussé  par  la  plupart 
d'entre  elles;  une  quinzaine  adhérèrent.  Dès  le  11  (28  août),  plusieurs  de  celles 
quijavaient  rejeté  ce  projet,  venaient  le  dénoncer  à  la  barre  de  la  Convention. 
Enfin,  le  19  (5  septembre)  —  la  veille  même  du  jour  où  «  la  société  populaire 


26  HISTOIRE     SOCIALISTE 

séanli?  dans  la  salle  du  corps  cMectoral  »  présentait  sa  pétition  à  la  Conven- 
tion —  celle-ci  avait  reçu  une  pétition  de  la  "  société  populaire  »  de  Dijon  de- 
mandant la  continuation  de  la  Terreur  et  la  limitation  de  la  liberté  de  la 
presse.  Cette  pétition  avait  été  renvoyée  au  comité  de  législation,  tandis  que 
l'autre  le  fut  —  j'ai  indiqué  dans  quelles  conditions  —  au  comité  de  sûreté 


La  Convention  que  les  derniers  mois  avaient  accoutumée  au  silence  du 
peuple,  fut  effarouchée  par  sa  résurrection,  par  des  revendications  dont  elle 
avait  perdu  l'habitude.  Il  y  avait  désaccord  évident  entre  le  sentiment  qui 
l'avaii.  fait  agir  et  le  sentiment  populaire  né  de  son  action.  Là  où  elle  n'avait 
cherché  que  son  salut,  que  son  atîranchissement  propre,  on  comptait  trouver 
le  salul  et  l'affranchissement  de  tous.  Son  salut  assuré,  elle  fut  surprise  qu'on 
lui  demand.ll  des  changements  qui  n'étaient  dans  sa  pensée  ni  pour  retour- 
ner en  arrière,  ni  pour  marcher  de  l'avant.  Ce  qui  fut  modifié,  ce  ne  fut  pas 
le  pouvoir  excessif  dont  le  Paris  patriote  se  plaignait,  ce  fut  la  forme 
d'exercice  de  ce  pouvoir  conservé  intact;  «  modifications  presque  nulles  pour 
le  peuple  »  devait  écrire  Babeuf  le  6  vendémiaire  an  IIT  (27  septembre  1795), 
dans  le  n»  18  de  son  journal.  Le  décret  du  7  fructidor  (24  août)  réglementa  les 
attributions  des  comités  ramenés  de  21  à  16  :  au  comité  de  salut  public,  la  di- 
rection de  la  diplomatie  et  des  opérations  militaires  et  navales  ;  au  comité  de 
sûreté  générale,  avec  la  haute  main  sur  la  police,  le  pouvoir  de  décerner  les 
mandats  d'arrêt  et  de  traduire  devant  le  tribunal  révolutionnaire;  au  comité 
de  législation,  la  surveillance  des  affaires  administratives  civiles  et  des  tribu- 
naux; aux  autres  comités,  comité  des  finances,  comité  de  l'instruction  pu- 
blique, etc.,  la  surveillance  immédiate  de  la  partie  que  leur  titre  indiquait 
et,  en  ce  qui  touchait  à  cette  partie,  des  diverses  autorités,  y  compris  les 
douze  «  commissions  executives  »  par  lesquelles  le  décret  du  12  germinal 
an  II  (1"  avril  1794)  avait  remplacé  les  ministères.  L'unité  ne  devait  être 
obtpnue  ni  par  la  réunion  des  deux  comités  de  salut  public  et  de  sûreté  gé- 
nérale liits  comités  de  gouvernement,  ni  par  la  prépondérance  du  comité  de 
salut  public  seul,  mais  par  l'action  directe  de  la  Convention  qui  entendait 
avoir  désormais  le  pouvoir  nominal  et  le  pouvoir  effectif. 

Depuis  le  9  thermidor,  la  Convention  avait  l'idée  très  nette  d'échapper  à 
la  domination  d'un  homme  ou  d'un  comité;  en  revanche,  elle  ne  savait  trop 
ce  qu  elle  devait  faire  de  ce  pouvoir  qu'elle  était  si  jalouse  de  garder,  et  elle 
montra  la  plus  déconcertante  indécision.  Le  11  thermidor  (29  juillet),  sur  la 
proposition  de  Barère,  elle  maintient  Fouquier-Tinville  comme  accusateur 
public,  le  14  (1»^  août)  elle  vote  son  arrestation.  Le  15  (2  août),  elle  décrète 
que  les  ministres  d6  tout  culte  et  les  ci-devant  nobles  seraient  exclus  de 
toutes  les  fonctions  publiques;  le  lendemain,  elle  rapporte  ce  décret.  Après 
avoir  toléré  la  sortie  de  prison  de  certains  royalistes,  elle  s'émeut  de  leur 
sortie  et  décide,  le  23  thermidor  (10  août),  sur  la  proposition  de  Granet,  qu'on 


HISTOIRE    .SOCIALISTE  27 


imprimerait  les  noms  des  prisonniers  élargis  et  ceux  des  personnes  qui  au- 
raient attesté  leur  patriotisme  ;  le  lendemain,  elle  est  unanime  à  approuver 
Barère  s 'écriant  :  «  Déclarons  tous  que  nous  voulons  le  gouvernement  révo- 
lutionnaire »,  et,  le  26  (13  août),  sur  la  demande  de  remettre  en  prison  ceux 
qui  auraient  été  relâchés  sans  répondants  avoués,  elle  ne  vote  que  l'atmula- 
tion  'rJe  sa  décision  du  23  (10  août).  Le  2  fructidor  (19  août),  le  Convention- 
nel Louchet  qui,  le  9  tiiermidor,  avait  provoqué  le  décret  d'accusation  contre 
Robespierre,  propose  de  réintégrer  immédiatement  en  prison  les  aristocrates 
libérés  et  sa  proposition  est  renvoyée  au  comité  de  salut  public;  le  18(4  sep- 
tembre), la  Convention  charge  le  même  comité  d'étudier  la  suspension  de 
la  loi  du  27  germinal  an  II  (16  avril  1794),  dirigée  contre  les  nobles. 

D'autre  part,  le  t2  fructidor  (29  août),  Laurent  Le  Gointre  dénonce  comme 
complices  de  Robespierre  dans  l'œuvre  de  la  Terreur,  d'anciens  membres  des 
comités  de  gouvernement  :  BiUaud-Varenne,  Gollot  d'Herbois,  Barère,  Vadier, 
Amar,  Voulland  et  David;  c'était  entamer  le  procès  de  l'assemblée  entière  qui 
avait  ratifié  les  résolutions  des  comités.  On  le  comprit.  «  C'est  la  Convention 
qu'on  accuse»,  dit  Goujon;  Cambon  qui  ne  saurait  être  suspect  de  sympathie 
ni  pour  Robespierre,  ni  pour  les  Jacobins,  constate  à  son  tour  que  «  si  l'on 
pouvait  faire  les  reproches  qu'on  a  Iresse  à  quelques-uns,  ils  s'appliqueraient 
à  tous  »,  et  Thuriot  fait  voter  que  «  la  Convention  rejette  avec  la  plus  pro- 
fonde indignation  la  dénonciation  de  Le  Coin  Ire  et  passe  à  l'ordre  du  jour  ». 
Le  lendemain,  sur  l'initiative  d'amis  des  accusés,  et  malL:ré  une  intervention 
hypocrite  de  Tallien  don  t,  aux  yeux  de  beauc  oup,  Le  Cointre  n'avait  été  que 
l'aveugle  instrunaent,  celui-ci  dut  lire  les  pièces  par  lui  annoncées  à  l'ap- 
pui de  ses  inculpations  et,  à  l'unanimité,  sur  la  propo  sition  de  Chambon,  la 
Convention  «  convaincue  de  la  fausseté  de  l'accusation,  la  déclare  calom- 
nieuse ». 

Tandis  que,  d'une  part,  cet  incident  rapprochait  les  Jacobins  et  ceux  qui 
avaient  été  dénoncés,  ou  qui  pouvaient  l'être  sous  le  même  prétexte  et  qui 
comprenaient  le  péril,  la  Convention,  d'autre  part,  avait  trouvé  dans  les  Jaco. 
bins  un  appui  contre  les  revendications  des  sections  et  sociétés  populaires. 
On  a  déjà  vu  qu'ils  avaient  fait  échouer  le  projet  de  pétition  de  la  section  du 
Mnséum;  le  22  fructidor  (8  septembre),  la  section  Mucius  Scœvola  (quartier 
du  Luxeml)ourg)  venait  manifester  à  la  barre  de  la  Convention  ses  «  justes 
inquiétudes  sur  le  club  dit  électoral  » .  Aussitôt  Roger  Ducos  demanda  que  le 
club  ne  pût  plus  tenir  ses  séances  dans  une  salle  du  «  ci-devant  Archevêché  » 
et  sa  proposition  fut  adoptée. 

Le  23  fructidor  (9  septembre),  les  Jacobins  décidaient  qu'une  adresse 
serait  portée  à  la  Convention  pour  dénoncer  les  menées  réactionnaires  et  solli- 
citer des  mesures  énergiques  ;  Carrier,  Hoyer  et  BiUaud-Varenne  étaient 
chargés  de  la  rédiger.  Le  lendemain,  Merlin  (de  Thiunville)  s'appuyait  sur 
cette  diécision  pour  attaquer  violemment,  mais  sans  su<;cè8,  les  Jacobins  dont. 


28  HISTOIRE     SOCIALISTE 

le  25  (11  septembre),  les  délégués  étaient  accueillis  par  les  plus  vifs  applau- 
dissements. En  revanche,  on  jetait  en  prison  l'orateur  de  la  pétition  du  club 
dit  électoral,  Varlet  —  l'ami  de  Jacques  Roux.  (Histoire  socialiste,  t.  IV, 
p.  1622)  —  et  le  rédacteur  de  celte  pétition,  Bodson,  dont,  le  30  fructidor 
(16  septembre),  une  députation  du  club  réclamait  eu  vain  à  la  Convention 
la  mise  en  liberté.  Déjà,  par  un  décret  du  4  fructidor  an  II  (21  août  1794),  la 
Convention  avait  rapporté  celui  du  9  septembre  1793  qui  accordait,  «  à  titre 
d'indemnité,  quarante  sous  aux  citoyens  peu  fortunés  pour  assister  aux  assem- 
blées de  section  et  y  exercer  leurs  droits  »,  —  d'une  façon  générale,  je  citerai 
les  lois  ou  décrets  (ces  deux  mots  étaient  synonymes  sous  la  Convention) 
d'après  le  texte  des  collections  Duvergier  ou  Baudouin.  Le  même  décret  em- 
pêchait les  sections  de  se  réunir  tous  les  cinq  jours  et  ne  leur  permettait  plus 
qu'une  réunion  par  décade.  La  suppression  de  l'indemnité  allait  éloigner  les 
pauvres,  les  ouvriers,  des  sections,  où  commençaient,  au  contraire,  à  se  porter 
les  aristocrates  remis  en  liberté. 

L'influence  reprise  par  les  Jacobins  qui  cherchaient  de  plus  en  plus  à 
agir  sur  la  Convention  en  faisant  affluer  pétitions  et  adresses  dans  le  genre 
de  celle  de  Dijon  applaudie  par  eux  et  colportée  à  Paris  et  dans  les  départe- 
menls,  ne  pouvait  qu'inquiéter  Tallien  et  l'exciter  à  les  perdre.  Un  triste  évé- 
nement avait  déjà  été  exploité  à  ce  point  de  vue  :  le  14  fructidor  (31  août), 
la  poudrerie  de  Grenelle  sautait  tuant  une  soixantaine  de  personnes  et  en 
blessant  un  grand  nombre.  Cette  poudrière  occupait  la  partie  de  la  caserne 
Dupleix  qui  donne  sur  la  place  de  ce  nom.  On  insinua  que  le  coup  pouvait 
bien  venir  des  Jacobins.  Cela  n'ayant  pas  réussi,  Tallien  qui,  devant  l'alti- 
tude de  ses  collègues  à  son  égard,  avait  donné  .le  15  .fructidor  (l"sepiembre), 
sa  démission  du  comité  de  salut  public  et  qui  avait  été  expulsé  des  Jacobins 
le  17  (3  septembre),  simulait,  selon  toute  vraisemblance,  une  tentative  d'as- 
sassinat :  le  24  fructidor  (10  septembre),  un  peu  après  minuit,  rue  des  Quatre- 
Fils,  on  le  trouvait  ayant  «  à  la  partie  antérieure  de  l'épaule  gauche  »  une 
légère  contusion  paraissant  provenir  d'un  coup  de  pistolet  tiré  à  bout  por- 
tant, sans  balle.  Celle-ci,  d'après  le  procès-verbal  des  trois  officiers  de  santé 
lu  à  la  séance  de  la  Convention  le  24  fructidor,  «  a  pu  tomber  entre  »  la  dou- 
blure de  l'habit  et  l'habit;  cela  aurait  permis  de  la  retrouver,  or  on  ne  la  re- 
trouva pas. 

Malgré  tous  les  efforts,  cette  affaire  n'eut  pas  les  résultats  immédiats 
espérés  ;  les  Jacobins  remportaient,  au  contraire,  un  succès  :  sur  leur  initia- 
tive, la  Convention,  le  26  fructidor  (12  septembre),  réglait  le  transport  du  corps 
de  Marat  au  Panthéon  et  décidait  que,  le  même  jour,  en  serait  enlevé  le  corps 
de  Mirabeau.  Les  thermidoriens  et  leurs  adversaires  se  trouvèrent  d'accord 
en  cette  circonstance,  tous  se  réclamaient  encore  de  Marat.  La  cérémonie,  à 
laquelle  assistait  la  Convention,  eut  lieu  le  dernier  jour  de  l'an  II  (21  sep- 
tembre 1794)  au  milieu  d'une  foule  criant  :  Vive  la  République!  Le  20  yen- 


IIISTOIUE     SOCIALISTE 


29' 


démiaire  au  III  (il  octobre  1794),  nouvelle  cérémonie  :  le  Panthéon  recevait, 
solennellement,  les  restes  de  Jean-Jacques  Rousseau.  Avant  ces  deux  cérémo- 
nies, le  quatrième  jour  sans-culotlide  de  l'an  II  (20  septembre),  Robert  Lindet 
avait  présenté  à  la  Convention,  au  nom  du  comité  de  salut  public,  un  tableau 
de  la  situation  de  la  France,  auquel  plus  loin  (chap.  xi)  j'emprunterai  certains 
détails  et  dans  lequel  il  attaquait  les  Girondins  qui  seront  bientôt  les  maî- 
tres. Le  bonheur  des  Jacobins  n'était  cependant  pas  sans  mélange.  Le  jour 
même  où  le  corps  de  Marat  fut  transporté  au  Panthéon  (21  septembre,  cin 
quième  jour  sans-culottide)  —  ce  devait  être  le  dernier  jour  portant  cette 
dénomination;  car,  le  7  fructidor  an  III  (24  août  1795),  la  Conveiilion  devait 


Explosion  de  la  Poudrière  de  Grenelle,  le  74  fruotidor,  An  II. 
(D'après  une  estampa  de  la  Bibliothèque  Nationale.)  ;', 


i-l.liKJn  r 


rapporter  le  dernier  paragraphe  de  l'art.  9  de  la  loi  du  4  frimaire  an  II  (24  no- 
vembre 1793)  décidant  que  les  derniers  jours  de  l'an  républicain  s'appelle- 
raient «  sans-culottides  »,  et  décréter  qu'ils  porteraient  à  l'avenir  le  nom  de 
«  jours  complémentaires  »  —  les  comités  de  salut  public  et  de  sûreté  géné- 
rale réunis  faisaient  ordonner  l'épuration  de  la  Société  populaire  et  des  auto- 
rités de  Marseille.  L'exécution  de  ce  décret  et  l'arrestation  de  vingt  «énergu- 
mènes  »  du  club,  dans  la  nuit  du  4  au  5  vendémiaire  an  III  (25  au  26  sep- 
tembre 1794),  occasionnèrent,  le  5  (26  septembre),  des  troubles  à  Marseille  ;  les 
manifestants  furent  dispersés  par  la  force  armée. 

Le  17  fructidor  (3  septembre),  Babeuf  avait  fait  paraître  le  premier  nu- 
méro de  son  journal  sous  le  litre,  jusqu'au  n"  22  inclusivement,  de  Journal 
de  la  Liberté  de  la  Presse.  A  partir  du  n°19(8  vendémiaire-29  septembre),  son 
journal  porta  l'épigraphe  :  «Le  but  de  la  société  est  le  bonheur  commun, 
art.  1",  Déclaration  des  Droits  .;. 

LIV.  ,397.   —    BISTOIBP    fOr.lAl.lSTK.   —    THERMIDOR  ET   DlRECTOlRiî.  UV.   397. 


80  HISTOIRE    SOCIALISTE 


«  C'est  un  journal  pour  les  penseurs  que  je  prétends  faire,  disait-il  dans 
le  W  2  (19  fructidor -5  seplem  bre).  c'est  la  théorie  des  lois  successivement 
rendues  et  l'examen  de  leurs  divers  rapports  avec  la  liberté  et  le  bonheur  du 
peuple.  »  Cependant,  ce  qui  le  préoccupe  par  dessus  tout  à  cette  époque,  c'est 
la  liberté  d'écrire,  puis  le  droit  pour  le  peuple  d'élire  ses  magistrats  ;  ce  qu'il 
invoque,  c'est  la  Déclarât  ion  des  Droits  de  l'Homme  de  i793  :  «  Je  rapporte 
tout  aux  Droits  de  l'Homme,  je  porte  aux  nues  tout  ce  qui  s'en  rapproche  et 
je  sape  tout  ce  qui  leur  est  opposé  »  (n"  7,  du  28  fructidor -14  septembre). 
Dès  son  premier  numéro,  il  avait  écrit  :  «  Nous  estimerons,  nous  admirerons 
l'ouvrage,  et  nous  oublierons  quel  fut  l'ouvrier  »,  faisant  allusion  à  cette  Dé- 
claration et  à  Robespierre,  «  sincèrement  patriote  et  ami  des  principes  jus- 
qu'au commencement  de  1793,  et  le  plus  profond  des  scélérats  depuis  cette 
époque  »;  dans  son  n'  4  il  l'appelle  «  l'Empereur  ».  Il  est  thermidorien,  avec 
excès  et  na'iveté  tout  d'abord  :  «  le  10  thermidor  marque  le  nouveau  terme 
depuis  lequel  nous  sommes  en  travail  pour  renaître  à  la  liberté  »  (n'  2).  Il 
réprouve  le  système  de  la  Terreur  et  se  montre  ainsi  Adèle  aux  sentiments 
d'humanité  qui  rendent  si  belle  la  lettre  à  sa  femme  mentionnée  à  la  fin  du 
chapitre  précédent  (Advielle,  Histoire  de  G.  Babeuf,  1. 1",  p.  54-55);  il  attaque 
violemment  ceux  qui  ont  appliqué  ce  système  —  particulièrement  Carrier  — 
appelés  dans  son  n°  4  (25  fruclidor-11  septembre)  «  terroristes  »,  mot  dont  on 
prétend  qu'il  fut  l'inventeur  ;  il  sait  toutefois  oublier  le  rôle  sanglant  de  cer- 
tains, tant  qu'il  approuve  leur  conduite  après  Thermidor;  tel  fut  le  cas  pour 
Fréron  et  Tallien  ;  cette  approbation,  il  est  vrai,  ne  dura  pas  longtemps.  Il 
combat  les  Jacobins  ;  il  les  accuse  d'avoir  soudoyé  des  gens  qui  ont  poursuivi 
à  coups  de  bâton  au  Palais -Egalité  (  Palais  -  Royal  )  les  colporteurs  de  son 
journal. 

Dès  le  n°  3  (22  fructidor- 8  septembre),  il  prend  la  défense  du  «  club  non 
électoral,  mais  séant  à  la  salle  des  électeurs  »,  suivant  son  expression,  el  pro- 
teste contre  l'accusation  d'hébertisme  lancée  par  Billaud-Varenne.  Il  publie 
le  projet  d'adresse  de  la  section  du  Muséum  (n°  18,  du  6  vendémiaire  an  III- 
27  septembre  1794)  qui,  dit-il,  est  le  manifeste  de  son  parti,  le  parti  des  défen- 
seurs des  Droits  de  l'Homme.  II  proteste  contre  la  limitation  pour  les  sections 
du  droit  de  se  réunir  et  contre  l'arrestation  de  Varlet  et  de  Bodson  (n°  7). 
Mais,  s'il  veut  «  montrer  au  peuple  que  l'on  peut,  et  bientôt,  changer  en  réa- 
lité la  plus  belle  des  maximes  qui  ne  fut  jusqu'ici  qu'une  illusion  :  le  but  de 
de  la  société  est  le  bonheur  commun  »  (n°  4)  ;  s'il  écrit  :  «  Le  républicain 
n'est  pas  l'homme  de  l'éternité,  il  est  l'homme  du  temps  ;  son  paradis  est 
cette  terre,  il  veut  y  jouir  de  la  liberté,  du  bonheur,  et  en  jouir  durant  qu'il 
y  est,  sans  attendre,  ou  toutefois  le  moins  possible  »  (n»  5,  du  26  fructidor. 
12  septembre),  c'est  là  tout  ce  qui,  dalis  les  premiers  numéros,  peut,  avec  la 
meilleure  volonté,  être  considéré  comme  renfermant  un  germe  bien  loin- 
tam  de  socialisme  ;  et  cependant,  au  point  de  vue  philosophique,  Babeuf, 


HISTOIRE     SOCIALISTE  31 

nous  le  savons,  avait  eu  depuis  longtemps  des  tendances  communistes  et  des 
velléités  socialistes. 

Nous  avons  vu  les  Jacobins  reprendre  leur  influence  ;  à  leur  instiçation 
ou  avec  leur  appui,  on  avait  agi  et  on  allait  continuer  à  agir  contre  le  club 
dit  électoral.  Le  7  vendémiaire  an  III  (28  septembre  1794),  ce  club  avait  renou- 
velé sa  démarche  en  faveur  de  ses  membres  emprisonnés,  Varlet  et  Bodson, 
et  demandé  le  retrait  du  décret  lui  enlevant  sa  salle  ;  le  soir,  il  arrêtait  le 
texte  dune  adresse  à  la  Convention.  Cette  adresse  publiée  par  Babeuf  dans 
son  n°  22  —  daté  par  erreur  du  10  vendémiaire  comme  le  n"  21  —  s'oc- 
cupait d'abord  «  des  moyens  de  vivifier  le  commerce  ».  Après  avoir  à  cet 
égard  conclu  à  ce  que  «  aucune  commission  ne  fasse  ni  préhensions,  ni  réqui- 
sitions que  pour  les  armées,  et  même  point  du  tout,  s'il  était  possible  que  le 
commerce  fournisse  »,  elle  ajoutait  :  «  Rendez  à  Paris  les  deux  assemblées 
de  sections  par  décade,  qui  sont  à  peine  suffisantes  pour  les  objets  journaliers. 
Rendez-lui  sa  municipalité,  ses  magistrats,  élus  par  le  peuple  qui  seul  a  le 
droit  de  les  nommer».  Babeuf  faisait  suivre  cette  adresse  des  lignes  sui- 
vantes :  «  Nous  ne  donnons  notre  approbation  entière  qu'à  la  partie  de  cette 
adresse  qui  se  rapporte  à  la  réclamation  de  tous  les  droits  de  la  souveraineté. 
Le  sujet  du  commerce  mérite  d'être  approfondi  ;  il  y  a  bien  des  choses  à  dire 
sur  les  accaparements,  et  il  faudra  encore  longtemps  chez  nous  des  lois  contre 
la  cupidité  ». 

Le  lendemain,  8  (29  septembre),  à  huit  heures  du  matin,  un  architecte  à 
la  tête  de  deux  cents  ouvriers  envahissait  le  local  du  club  ;  on  commençait 
à  arracher  et  à  briser  bureau,  tribune  et  banquettes;  mais  devant  des  protes- 
tations qui  éclatèrent,  un  décret  du  il  (2  octobre)  ordonna  de  surseoir  à  la 
démolition.  Le  club  n'en  présentait  pas  moins,  le  10  vendémiaire  (1"  octobre), 
son  adresse  à  la  Convention  dont  le  président,  André  Dumont,  répondit  : 
«  Ignorez-vous  donc  que  le  gouvernement  révolutionnaire  existe  et  que  la 
Convention  nationale  a  juré  de  le  maintenir  jusqu'à  la  paix  »  ;  et  l'adresse 
fut  renvoyée  au  comité  de  sûreté  générale.  Cette  adresse  reçut  l'adhésion  de 
plusieurs  sections,  entre  autres  celle  du  Muséum. 

Babeuf  protesta  contre  celte  invocation  du  gouvernement  révolutionnaire. 
La  Convention  «parle  de  ce  gouvernement  révolutionnaire  comme  du  saint  des 
saints,  avec  vénération  et  respect,  et  avec  indignation  du  gouvernemtnt  de 
Robespierre,  de  la  Terreur  et  du  système  de  sang,  comme  si  tout  cela  n'était 
pas  une  seule  et  même  chose  »  (n''24,  du  16  vendémiaire-7 octobre).  «N'est-il 
pas  temps  bientôt  que  les  mots  n'en  imposent  plus?  Pourquoi  celui  de  gou- 
vernement révolutionnaire  est-il  toujours  le  talisman  qui  couvre  tous  les 
abus  sans  permettre  qu'on  s'en  plaigne  ?...  Eh  bien,  oui,  tous  les  amis  de  la 
hberté  tendent  au  renversement  du  gouvernement  révolutionnaire,  et  la  rai- 
son c'est  qu'il  est  la  subversion  de  toute  liberté  »  (n°  25,  dy  17  vendemiaire- 
&  octobre). 


32  HISTOIRE     SOCIALlnTE 

Depuis  le  n"  23  daté  du  14  vendémiaire  an  III  (5 octobre  1794),  son  journal 
avait  pour  titre  :  «  Le  Tribwi  du  Peuple  ou  le  Défenseur  des  Droits  de 
l'Homme  en  continuation  du  Journal  de  la  Liberté  de  la  Presse  ».  Babeuf 
justifiait  ainsi  son  nouveau  titre  :  «  Tribun  du  peuple  m'a  paru  la  dénomina- 
tion la  plus  équivalente  à  celle  d'ami  ou  de  défenseur  du  peuple.  Je  demande 
qu'on  n'aille  pas  chercher  d'autre  acception  ».  Abandonné  par  son  imprimeur, 
le  Conventionnel  GutTroy,  qui  arrêta  le  tirage  du  n"  26,  n'ayant  plus  les 
moyens  de  faire  imprimer  son  journal,  il  envoya,  avec  une  lettre  explicative, 
le  manuscrit  du  n°  27  aux  membres  du  «  club  ci-devant  électoral  »  qui  avait 
pu  reprendre  ses  séances  dans  la  salle  de  l'assemblée  générale  de  la  section 
du  Muséum,  au  Louvre  (Paris  pendant  la  réaction  thermidorienne...,  t.  I", 
p.  256),  et  qui  fit  paraître  le  numéro  (22  vendémiaire -13  octobre). 


CHAPITRE  m 

COMMENCEMENT    DE   LA    RÉACTION 

{vendémiaire  à  frimaire  an  lU- octobre  à  décembre  1794.) 

La  question  du  commerce,  traitée  par  le  club  dit  électoral  dans  l'adresse 
du  10  vendémiaire  (1"  octobre),  s'imposait  alors  à  l'attention  de  tous,  et  cette 
adresse  exprimait  le  sentiment  de  la  grande  majorité.  Les  documents  de 
l'époque,  les  rapports  de  police,  par  exemple,  dont,  sous  le  titre  Paris  pen_ 
dant  la  réaction  thermidorienne  et  sous  le  Directoire,  M.  Aulard  a  composé 
un  si  intéressant  recueil,  auquel  je  renvoie  d'une  façon  générale  pour  toutes 
mes  citations  de  ces  rapports,  prouvent  que  le  public  se  préoccupait  principa- 
lement de  tout  ce  qui  concernait  les  subsistances.  On  se  plaignait  de  plus  en 
plus  de  la  pénurie  des  denrées  mises  en  vente,  de  leur  mauvaise  qualité,  de 
leur  prix  élevé,  des  infractions  impunément  commises  aux  lois  du  maximum, 
du  temps  qu'il  fallait  perdre  à  faire  queue  pour  obtenir  peu  de  chose,  de 
l'inégalité  des  répartitions.  Les  trafiquants  accréditèrent  le  bruit  que  les  mar- 
chandises regorgeaient  autour  de  Paris  où  le  maximum  seul  les  empêchait 
de  venir;  il  y  avait  là  une  part  de  vérité,  il  y  avait  surtout  le  désir  de  voir 
supprimer  le  maximum  pour  spéculer  avec  une  sécurité  complète;  et  les  gou- 
vernants ne  pouvaient  être  dupes  de  leurs  procédés.  On  lit  dans  le  rapport  de 
police  du  4  vendémiaire  (25  septembre)  :  «  L'aristocratie  marchamle  lève  la 
tôle  avec  audace.  11  semble  que  l'indifférence  aflectée  sur  l'inexécution  de  la 
loi  iiu  maximum  prépare,  son  triomphe...  L'agiotage  est  poussé  à  son  comble; 
les  gros  marchands  écrivent,  s'agitent,  se  tourmentent,  font  des  voyages  pour 
accaparer  toute  espèce  de  marchandises.  » 

L'opinion  publique  admit  vite  que  l'amélioration  qu'elle  souhaitait  avant 
tout,  ne  pouvait  provenir  que  d'un  changement  de  système,  que  le  maximum 


HlSTOItU':-    SOùl  \  MS- 


était  non  seulement  inutile  puisqu'il  n'était  pas  rigoureusement  appliqué, 
mais  nuisible  puisqu'il  entravait  l'approvisionnement,  que  le  seul  remède  à 
la  situation  était  l'entière  liberté  du  commerce,  à  l'exception  de  l'exportation 
et  de  l'accaparement;  il  y  aurait  peut-être,  croyait-elle,  cherté  les  premiers 
jours,  mais  la  concurrence  ne  tarderait  pas  à.  ramener  la  baisse  et  les  prix 
ordinaires.  Libre  disposition  des  marchandises,  leur  accaparement  excepté, 
pensait-on;  le  rapport  de  police  cité  plus  haut  montre  commenl  les  spécula- 
teurs enicndciienl  déférer  sur  le  dernier  point  au  vœu  de  l'opinion;  ils  lais- 


(D'après  une  eûin<npe  de  la  Bîoliotheque  Nationale.; 


^ 


.  salent  dire,  décidés  à  agir  à  leur  guise,  ne  demandant  qu'à  voir  atténuer  les 
risques  de  contrainte.  L'agiotage,  qui  allait  grandissant,  n'était  pas  une  nou- 
veauté; il  existait  déjà,  mais  plus  restreint  comme  personnel  et  comme  opé- 
rations. Le  gouvernement  révolutionnaire,  tout  en  ayant  très  sincèrement 
cherché  à  le  faire  disparaître,  l'avait,  au  contraire ,  sans  le  vouloir,  en  quelque 
sorte  démocratisé. 

Les  comités  révolutionnaires  répandus  sur  toute  la  surface  du  pays  et  qui 
eurent  le  mérite  de  déjouer  les  complots  royalistes,  étaient  en  masse  com- 
posés de  braves  gens;  mais  beaucoup  ne  sachant  pas  lire,  se  trouvaient  obligés 

,  de  s'en  remetlre  à  quelque  ancien  homme  d'affaires  ou  d'église,  à  guelquei 
employé  ou  marchand,  qui  les  dirigea  parfois,  trop  souvent,  au  gré  de  ses 

.  intérêts  particuliers,  n'ayant,  pour  éviter  les  décisions  gênantes,  qu'à  invo- 


34  HISTOIRE     SOCIALISTE 

quer  des  textes  que  les  autres  étaient  incapables  d'élucider.  Les  tentations 
étaient  grandes  ;  aux  enchères  de  biens  nationaux,  un  tel  homme,  même 
sans  manœuvres  de  sa  part,  ne  trouvait  guère  de  concurrent  s'il  voulait 
acheter,  et  achetait  à  bas  prix  ;  des  valeurs  lui  passaient  par  les  mains,  et  les 
procès-verbaux  de  ces  opérations,  qui  auraient  dû  être  soumis  à  un  examen 
compétent  et  consciencieux,  l'étaient  tout  au  plus  à  une  approbation  super- 
ficielle ;  puis,  avec  de  l'argent,  on  put  avoir  plus  ou  -moins  ouvertement  des 
assignats  au  rabais  et  donner  ceux-ci  au  pair  à  ses  créanciers  ou  à  l'Etat. 
Ainsi  se  développa  une  catégorie  nouvelle  d'agioteurs  au  moraent'où  on  ton- 
nait le  plus  contre  eux,  et  on  ne  fit  rien  de  ce  qui  aurait  pu  efficacement  pré- 
venir ce  résultat. 

D'autre  part,  a  écrit  M.  Aulard  dans  la  revue  la  Révolution  française,  du 
14  décembre  1899  (p.  508)  :  «  Il  ne  faudrait  pas  croire  que  les  comités  révolu- 
tionnaires ne  fussent  compo  ses  que  de  bons  républicains.  La  loi  voulait  que 
chaque  comité  fût  composé  de  douze  membres  et  qu'il  y  eût  au  moins,  pour 
chaque  délibération,  sept  membres  présents.  Dans  les  petites  communes  ru- 
rales où  déjà  la  formation  de  la  municipalité  avait  absorbé  presque  tout  le 
personnel  capable,  comment  trouver,  en  outre,  douze  ou  même  sept  républi. 
cains  sincères  et  éclairés?  Cette  condition  irréalisable  du  nombre  de  douze 
ou  de  sept  permit  à  beaucoup  d'ennemis  de  la  Révolution  de  s'introduire 
dans  les  comités,  le  plus  souvent  sous  le  masque  démagogique,  d'y  persécuter, 
comme  modérés,  les  meilleurs  patriotes  et  de  se  tenir  eux-mêmes  en  sûreté 
dans  un  lieu  de  retraite  inaccessible  oîi  ils  avaient,  en  outre,  l'avantage  de 
nuire  à  la  République  par  leur  outrance.  » 

On  laissa  le  droit  de  réquisition  personnelle  sur  les  gens  et  les  fortunes 
à  tous  ces  comités  locaux  trop  aisém  eut  portés  à  obéir  à  des  inimitiés  parti- 
culières ou  à  des  complaisances  prêtant  au  soupçon,  alors  qu'un  contrôle  et 
une  sanction  réels  doivent  toujours  être  la  règle,  mais  surtout  en  matière 
d'argent.  En  n'organisant  pas  sérieusement  la  surveillance  et  la  responsabilité 
qui  auraient  été  une  sauvegarde  contre  les  entraînements  de  quelques-uns, 
contre  les  traîtrises  de  certains,  et  contre  l'extension  à  tous  d'accusations 
justifiées  seulement  pour  une  minorité,  on  exposa  tous  les  membres  de  ces 
comités  et,  par  suite,  tous  les  Jacobins,  à  une  coalition  de  cupidités  déçues 
et  de  haines  implacables  qui  devaient  profiter  de  la  première  occasion  pour 
se  donner  carrière. 

Dès  la  fin  de  fructidor  an  II  (milieu  de  septembre  1794),  on  chercha  à 
coups  de  pamphlets  à  créer  un  mouvement  d'opinion  contre  les  Jacobins,  et 
tout  fut  bon  à  cet  effet.  Cent  trent  e-deux  citoyens  de  Nantes,  républicains 
modérés,  mais  nullement  complices  des  Vendéens,  avaient  été,  le  7  frimaire 
an  II  (27  novembre  1793),  expédiés  à  Paris  dans  d'odieuses  conditions  par  le 
comité  révolutionnaire  de  Nantes  qui  les  accusait  d'être  fédéralistes  et  alliés 
des  Vendéens.  Après  un  terrible  voyage  pendant  lequel  trente-huit  succom- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  38 


bèrent,  ils  furent,  au  nombre  de  quatre-vingt-quatorze,  incarcérés  à  Pans  le 
16  nivôse  (5  janvier  1794).  Fouquier-Tinville  lui-même,  jugeant  qu'il  n'y  avait 
rien  de  sérieux  contre  eux,  les  oublia  à  dessein  dans  les  prisons  où  les  trouva 
le  9  thermidor.  Traduits  enfin  devant  le  tribunal  révolutionnaire,  ces  citoyens 
récriminèrent  naturellement  contre  le  comité  qui  les  avait  fait  arrêter,  racon- 
tèrent des  actes  de  barbarie  à  sa  charge  et,  le  28  fructidor  (14  septembre), 
après  sept  jours  de  débats,  leur  acquittement  était  prononcé  au  milieu  des 
applaudissements.  Ceux  qui  voulaient  abattre  les  Jacobins  s'empressèrent 
d'exploiter  les  noyades  dénoncées,  et  le  comité  de  Nantes  devint  l'objet  d'at- 
taques qui  frappèrent  d'autant  plus  vivement  l'esprit  public  qu'elles  alimen- 
taient à  la  fois  son  indignation  d'actes  horribles  et  son  goût  pour  les  reçus 
détaillés  d'horreurs. 

Poussée  par  l'opinion  la  Convention  décrétait,  le  22  vendémiaire  an  III 
(13  octobre  1794),  que  le  tribunal  révolutionnaire  poursuivrait  sans  délai  «les 
membres  du  comité  révolutionnaire  de  Nantes,  prévenus  d'être  les  principaux 
auteurs  des  atrocités  qui  ont  eu  lieu  dans  le  département  de  la  Loire-Infé- 
rieure »  ;  et,  aux  quatorze  de  ces  membres  déférés  dès  le  5  thermidor  (23  juil- 
let), par  arrêté  des  représentants  Bo  urbotle  et  Bo,  au  tribunal  révolutionnaire 
et  détenus  à  Paris,  elle  adjoignait  de  nouveaux  accusés.  Le  23  (14  octobre), 
paraissait  l'acte  d'accusation  contre  les  quatorze  ;  les  débats  commencèrent  le 

25  (16  octobre)  et,  pendant  leur  cours,  plusieurs  témoins  présumés  complices 
furent  transformés  en  accusés.  Le  public  se  passionna  pour  cette  affaire; 
bientôt  il  ne  fut  plus  question  que  de  Carrier.  Les  accusés  se  défendaient  en 
rejetant  tout  sur  lui;  aussi,  le  8  brumaire  (29  octobre),  la  Convention,  consi- 
dérant que,  d'après  la  procédure  instruite  contre  le  comité  de  Nantes,  il  y  avait 
lieu  à  examen  de  la  conduite  de  Carrier ,  chargeait  un  e  commission  de  vingt  et  un 
membres  de  cet  examen.  Le  21  brumaire  (11  novembre),  Romme,  au  nom  de 
cette  commission,  déposait  un  rapport  concluant  à  la  mise  en  accusation  de 
Carrier  dont  la  Convention  prescrivait  le  maintien  en  arrestation  chez  lui  sous 
la  garde  de  quatre  gendarmes.  Pour  sa  défense  devant  la  Convention,  Carrier 
invoqua  la  férocité  des  Vendéens  et  les  votes  mêmes  de  l'assemblée  :  si  l'on 
veut  me  punir,  s'écria-t-il  non  sans  quelque  raison,  «  tout  est  coupable  ici, 
tout  jusqu'à  la  sonnette  du  président  »  (Thibaudeau,  Mémoires  sur  la  Con- 
vention et  le  Directoire,  t.  I*',  p.  142).  Dans  la  séance  du  3  frimaire  (23  no- 
vembre), qui  se  prolongea  jusqu'à  deux  heures  du  matin,  il  était  décrété 
d'accusation  par  498  voix  contre  2  ;  le  5  (25  novembre),  l'acte  d'accusation 
était  approuvé  et,  le  7  (27  no  vembre),  il  comparaissait,  avec  les  membres  du 
comité  de  Nantes,  devant  le  tribunal  révolutionnaire.  Condamné  à  mort  le 

26  frimaire  (16  décembre)  ainsi  que  deux  de  ses  coaccusés,  il  était  exécuté  le 
même  jour. 

La  campagne  des  pamphlets  appuyée  sur  les  révélations  des  Nantais, 
avait  porté  aux  Jacobins  un  coup  dont  ils  ne  devaient  pas  se  relever.  La  Coa- 


36  HISTOIRE     SOCIALISTE 

vention  allait  suivre  le  sentiment  public  leur  devenant  de  plus  en  plus  hos- 
tile et  agir  à  leur  égard  comme  ils  l'avaient  poussée  à  agir  contre  le  club  dit 
électoral.  Par  décret  du  11  vendémiaire  (2  octobre),  les  trois  comités  de  salut 
public,  de  sûreté  générale  et  de  législation  avaient  été  chargés  de  présenter 
un  projet  d'adresse  aux  Français  indiquant  les  principes  autour  desquels 
la  Convention  les  conviait  à  se  grouper.  Le  18  (9  octobre),  Cambacérès  lut  un 
projet  qui,  après  avoir  été  très  applaudi,  fu  t  adopté  à  l'unanimité. 

Celte  adresse  était  dirigée  à  la  fois  contre  les  Jacobins  partisans  du  gou- 
vernement révolutionnaire  dans  toute  sa  rigueur  et  contre  leurs  adversaires 
du  club  dit  électoral,  opposés  au  maintien  de  ce  gouvernement  :  elle  promet- 
tait de  conserver  «  le  gouvernement  qui  a  sauvé  la  République,  dégagé  des 
vexations,  des  mesures  cruelles,  des  iniquités  dont  il  a  été  le  prétexte,  et  avec 
lesquelles  nos  ennemis  affectent  de  le  confondre  ».  Si  elle  déclarait  la  Con- 
vention résolue  à  prendre  «  contre  ceux  qui  peuvent  encore  regretter  la 
royauté,  l'attitude  la  plus  vigoureuse  »  ,  elle  ajoutait  :  «  Fuyez  ceux  qui  par- 
lent sans  cesse  de  sang  et  d'échafauds,  ces  patriotes  exclusifs,  ces  hommes 
outrés,  ces  hommes  enrichis  par  la  Révolution»,  et  ceci,  avec  son  insinuation 
perfide,  est  pour  les  Jacobins.  Le  gouvernement  révolutionnaire,  disait-elle, 
doit  être  maintenu  «  malgré  l'hypocrite  patriotisme  de  ceux  qui  demandent 
le  gouvernement  constitutionnel  »,  qui  «  proclament  des  principes  »,  «  se 
disent  les  amis  du  peuple  »,  «  parlent  des  droits  du  peuple  »,  et  ceci  est  pour 
le  club  dit  électoral  et  pour  Babeuf;  mais,  contrairement  à  l'opinion  de  la 
plupart  des  historiens,  ne  pouvait  viser  le  socialisme,  —  qui,  s'il  était  près 
d'éclore,  n'était  pas  encore  réellement  éclos,  —  ce  passage  :  «  Les  propriétés 
doivent  être  sacrées.  Loin  de  nous  ces  systèmes  dictés  par  l'immoralité  et  la 
paresse,  qui  atténuent  l'horreur  du  larcin  et  l'érigent  en  doctrine  ». 

Gela  ne  pouvait  alors  calomnier  ni  Babeuf,  ni  ses  amis,  en  tant  que  socia- 
listes, simplement  parce  que,  à  cette  époque,  ils  n'avaient  pas  encore  exposé 
de  véritables  idées  socialistes  qui  ne  devaient  apparaître  qu'en  1795.  Ce  qui, 
en  ce  moment,  était  visé  au  profit  de  la  bande  avide  de  spéculateurs  que  le 
G  thermiaor  avait  réjouis,  c'étaient  les  réclamations,  —  dont  Babeuf  devait 
encore  se  faire  l'écho  dans  son  n°  29,  —  au  sujet  de  la  non  application  de 
décrets  tels  que  ceux  du  27  juin  1793,  du  13  ventôse  an  II  (3  mars  1794)  sem- 
blant promettre  aux  plus  pauvres  l'accession  à  la  propriété,  et  attribuer —  va- 
guement d'ailleurs  —  des  terres,  le  premier  aux  défenseurs  de  la  patrie  (voir 
chap.  XII  et  xvra),  le  second  aux  indigents.  Le  grand  argument  des  agioteurs 
contre  les  citoyens  qui,  sans  la  moindre  apparence  de  théorie  plus  ou  raoin? 
socialiste,  dénonçaient  leurs  scandaleuses  opérations  et  l'inexécution  des  lois 
votées,  consistait  à  qualifier  de  «  loi  agraire  »  le  partage  légalement  promis 
et  réclamé  de  terres  devenues  propriété-  nationale,  partage  qui,  loin  d'être, 
ainsi  qu'on  l'a  prétendu,  une  atteinte  à  la  propriété  individuelle  telle  qu'elle 
le  constituait,  en  était,  au  contraire,  la  plus  coran'.ète  consécration  sous  l 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


37 


forme,  il  est  vrai,  la  plus  démocratique,  la  seule  favorable  aux  pauvres.  Ces 
mois  «  loi  agraire  »,  arrivés  petit  à  petit,  depuis  la  fin  de  1789,  à  jouer  le 
rôle  du  spectre  rouge,  furent  trop  souvent  un  épouvantail  agité  avec  succès 
par  les  possédants  et  les  trafiquants  pour  écarter  de  la  proie  saisie  ou  con- 
voitée des  revendications  importunes.  Celles-ci  qui  n'avaient  en  elles-mêmes 


APOTHEOSE    nr.    J.  J.  KOUSSEAU.    SA  TK,\NSir?rriON    au    P^^'TIIF.O»i 


(D'aprèa  nna  estampe  de  la  Bibliothèque  Nationale.) 


rien  de  socialiste  étaient  assimilées  au  vol  par  Cambacérès,  rassurant  de  la 
sorte  les  nantis  et  les  tripoteurs.  A  l'appui  de  mon  interprétation,  je  signale 
dès  maintenant  que,  au  Conseil  des  Cinq-Cents,  le  26  fructidor  an  IV  (12  sep- 
tembre 1796),  même  la  loi  sur  le  partage  des  biens  communaux  élait  quali- 
fiée d'  «  essai  de  loi  agraire  »  (voir  chap.  xi,  vers  le  milieu  du  §  2). 

Babeuf  et  le  club  dit  électoral  —  «  le  club  électoral  continue  à  grossir  le 
nombre  de  ses  partisans  »,  disait  un  journal  du  17  vendémiaire -8  octobre 
(recueil  d'Aulard,  t.  I",  p.  149)  —  s'élevèrent  avec  véhémence  contre  cette 
adresse,  «  usurpation  de  la  souveraineté  nationale  »,  dit  Babeuf  (n»  27);  et, 

LIV.  398.  —    HISTOIRE   SOCIALISTE.   —    THERMIDOR    ET   DIRECTOIRE.  LIV.   398. 


38  HISTOIRE     SOCIALISTE 

dans  la  nuit  du  21  vendémiaire  (12  octobre),  le  président  du  club,  le  citoyen 
Legray,  était  arrêté.  La  sœur  de  Marat,  Albertiiie,  protesta  aussitôt  contre 
cette  arrestation  dans  une  lettre  adressée  à  Fréron  et  que  publia  Babeuf  dans 
son  n"  27  (22  vendémiaire -18  octobre).  Les  Jacobins  se  crurent  adroits  en 
adoptant  une  autre  tactique  ;  ils  allèrent,  le  23  vendémiaire  (14  octobre),  à  la 
Convention  poyr  la  complimenter  sur  son  adresse  du  18  et  l'engager  à  main- 
tenir le  gouvernement  révolutionnaire  «  dans  toute  son  intégrité  ».  Gela  ne 
devait  pas  les  sauver  et,  le  surlendemain  de  leur  visite  (16  octobre),  sur  la 
propo.-ition  des  trois  comités  de  salut  public,  de  sûreté  générale  et  de  légis- 
lation, la  Convention  adoptait  un  décret  prohibant  les  affiliations, fédérations 
et  correspondances  entre  sociétés  sous  quelque  dénomination  qu'elles  exis- 
tassent, et  les  pétitions  ou  adresses  collectives  ;  ce  décret  ordonnait  l'arres- 
tation et  la  détention  de  ceux  qui  signeraient  comme  présidents  ou  secrétaires 
ces  adresses  ou  pétitions,  la  communication  à  un  agent  de  l'administrition 
des  noms,  lieu  de  naissance,  profession,  domicile,  avant  et  depuis  le  14  juil- 
let 1789,  et  date  d'admission  de  tous  les  membres  des  diverses  sociétés. Voilà 
pour  la  liberté  de  réunion,  et  voici,   en  outre,  pour  la  liberté  de  la  presse  : 

Le  22  vendémiaire  (13  octobre)  le  comité  de  sûreté  générale  signait  contre 
Babeuf  un  mandat  d'arrêt  et  d'incarcération  «  jusqu'à  nouvel  ordre  »  à  la 
prison  du  Luxembourg;  mandats  également,  le  3  brumaire  (24  octobre), 
contre  les  président  et  secrétair  es  du  club  électoral  ;  le  5  (26  octobre),  Merlin 
(de  Thionville)  faisait  à  la  Con  vention  la  communication  suivante,  aussitôt 
approuvée  :  «  Babeuf  qui  avait  osé  calomnier  la  Convention,  qui  avait  été 
condamné  aux  fers,  Babeuf  a  été  se  léfugier  dr.ns  le  sein  du  club  électoral  où 
11  a  fait  un  discours  encore  plus  séditieux  que  le  premier.  Le  club  l'a  accueilli 
et  en  a  ordonné  l'impression  par  un  arrêté  pris  en  nom  collectif.  Conformé- 
ment à  la  loi,  le  comité  de  sûreté  générale  a  fait  arrêter  Babeuf,  le  pré>ident 
et  les  secrétaires  du  club  pour  avoir  signé  un  arrêté  pris  en  nom  collectif,  et 
les  scellés  ont  été  apposés  sur  les  papiers  du  club  ».  La  société  des  Jacobins, 
à  son  tour,  n'avait  plus  longtemps  à  vivre. 

En  dehors  d'un  club  fondé  rue  de  Clichy  peu  après  le  9  thermidor  (Levas- 
seur  [de  la  Sarthe],  Mémoires,  t.  IV,  p.  83)  pour  combattre  les  Jacobins  au 
point  de  vue  réactionnaire,  leurs  adversaires  les  plus  militants  se  recrutaient 
parmi  les  jeunes  gens.  Ceux  qui  donnaient  le  ton  étaient  quelques  fils  d'an- 
ciens nobles  prudemment  ralliés  à  la  République  et  momentanément  Giron- 
dins, et  de  riches  tripoteurs  n'ayant  d'autre  opinion  que  de  n'être  pas  entra- 
vés dans  leurs  tripotages  ;  les  suivait  cette  partie  de  la  jeunesse  toujours  em- 
pressée à  singer  l'aristocratie  oisive  et  à  se  conformer  à  la  mode  pour  les 
opinions  et  les  mœurs  comme  pour  l'habillement,  clercs,  commis  de  marchands 
et  de  banquiers.  C'est  cç  qu'on  appela  après  Thermidor  la  jeunesse  dorée.  Elle 
se  réunissait  au  Palais-Royal,  centre  alors  de  toutes  les  soi-disaul  élégances  et 
par  suite  de  toutes  les  corruptions.  Fré  ron  était  son  journaliste  préféré.  Les 


\ 


HISTOIRE.  SOCIALISTE  39 

nmscadiiis,  suivant  le  mol  de  l'époque,  se  reconnaissaient  à  leurs  cheveux 
tressés  et  poudrés  et  au  gourdin  plombé  dont  ils  étaient  arra';,s.  A  leur  tête 
étaient  les  nommés  Méchin  et  Julian,  le  premier,  devait  devenir  piél'et  de 
Bonaparte,  et  le  second  mouchard  de  la  Restauration  (Choudieu,  Mémoires  et 
Notes,  p.  294  et  303),  après  avoir  été  agent  secret  de  Fouché  sous  l'Empire. 
Dès  vendémiaire  (septembre),  ils  avaient  provoqué  au  Palais-Royal  des  rixes 
fréquentes  en  huant  les  Jacobins.  Quand  ils  les  virent  désavoués  par  la  Conven- 
tion, ils  purent  sans  péril  redoubler  d'audace.  A  la  suite  d'excitations  dont  le 
prétexte  fut  un  discours  prononcé  aux  Jacobins,  le  13  brumaire  (3  novembre), 
par  BiUaud-Varenne  qui,  après  avoir  dit  à  propos  des  dénonciations  contre 
Carrier  :  «  Aujourd'hui  les  patriotes  apnt  attaqués  de  nouveau  parce  que  l'on 
veut  reviser  la  Révolution  tout  entière;  ...  ce  n'est  point  à  quelques  indi- 
vidus qu'on  en  veut,  c'est  à  la  Convention  »,  fit  entendre  des  menaces  :  «  Le 
lion  n'est  pas  mort  quand  il  sommeille,  et  à  son  réveil  il  extermine  tous  ses 
ennemis  »,  une  bande  formée  au  Palais-Royal,  et  en  majorité  composée  de 
jeunes  gens  au-dessous  de  vingt  ans  et  de  femmes  publiques  (rapport  de  po- 
lice du  22  brumaire -12  novembre),  se  rendit,  le  19  brumaire  (9  novembre),  à 
la  salle  des  Jacobins  située  sur  l'emplacement  actuel  du  marché  Saint-Ho- 
noré,  cassa  le?  vitres  à  coups  de  pierres,  s'en  prit  surtout  aux  femmes  qui  se 
trouvaient  dans  la  salle,  à  celles  qu'on  appelait  les  Jacobines,  les  outrageant, 
les  souffletant,  les  fouettant  (recueil  d'Aulard,  1. 1",  p.  230,  236,  415)  en  ajou- 
tant (voir  le  rapport  de  police  du  3  pluviôse -22  janvier,  Idem,  p.  411) 
l'obscénité  à  la  brutalité  la  plus  odieuse. 

Le  lendemain,  des  représentants,  et  notamment  Du  Roy,  un  bon  Mon- 
tagnard nullement  inféodé  aux  Jacobins,  se  plaignirent  à  la  Convention  de  la 
non  intervention  des  autorités  contre  les  muscadins.  Or,  l'abstention  de 
celles-ci  avait  été  voulue  :  «  Ils  n'ont  que  ce  qu'ils  méritent  »,  répondit  Reu- 
bell,  le  président  des  comités.  Qu'il  n'aimât  pas  les  Jacobins,  c'était  son  droit; 
mais  c'est  toujours  une  faute  de  contribuer  à  la  défaite  d'une  fraction  de  son 
parti  au  profit  d'adversaires  politiques.  Je  sais  bien  qu'on  se  flatte  réguliè- 
ment  d'empêcher  ces  derniers  de  profiter  de  leur  succès.  Cela,  c'est  l'inten- 
tion, elle  sert  à  couvrir  la  satisfaction  de  rancunes  particulières,  et  voilà  tout; 
le  fait  est  qu'on  a  affaire  après  à  des  adversaires  un  peu  plus  forts  qu'avant, 
ce  qui  ne  saurait  être  un  bénéfice. 

Se  sentant  soutenus,  les  muscadins  recommencèrent  sans  tarder,  le  21 
(11  novembre),  les  scènes  scandaleuses  île  l'avant-veille.  Plus  énergiques 
—  ce  qui  n'est  pas  rare  chez  celles  qui  ne  sont  pas  des  poupées  criardes  et 
sans  cervelle  —  que  les  hommes,  les  femmes  étaient,  malgré  tout,  revenues 
aussi  nombreuses  ;  parmi  les  habitués  du  club,  au  contraire,  il  y  avait  des 
vides.  De  ceux  qui  étaient  là,  une  infime  minorité  seule  était  décidée  à  se  dé- 
fendre elle-même  ;  la  plupart  ne  songeaient  qu'à  discourir  et,  pour  leur  dé- 
fense, comptaient   sur   les   sections  populaires   auxquelles  ils   avaient  fait 


40  HISTOIKE     SOCIALISTE 

demander  aide  et  assistance  :  puissants  ou  croyant  le  redevenir,  les  Jacobins 
amoindrirent  l'influence  des  sections,  ils  brisèrent  le  parti  de  l'électioii,  le 
parti  de  la  Commune  de  Chaumetle  ;  les  sections,  en  revanche,  restèrent 
sourdes  à  leur  appel  quand  ils  furent  en  danger  et,  écrasées  par  eux,  elles 
les  laissèrent  écraser  sans  broncher.  Ainsi  que  pour  Robespierre,  une  animo- 
sité  très  justiflée,  mais  trop  exclusive,  masqua  l'intérêt  général  qui  leur  com- 
mandait d'intervenir  contre  l'ennemi  commun.  Le  jour  même,  des  mesures 
de  rigueur  furent  prises.  Contre  les  agresseurs?  Non,  contre  leurs  victimes 
résignées  :  par  arrêté  des  quatre  comités,  militaire,  de  salut  public,  de  sû- 
reté générale  et  de  législation,  les  séances  des  Jacobins  étaient  suspendues, 
la  salle  fermée  et  les  clefs  déposées  au  secrétariat  du  comité  de  sûreté  géné- 
rale. Le  22  brumaire  (12  novembre),  Laignelot  communiquait  cet  arrêté  à  la 
Convention  qui  le  ratifiait  ;  sept  mois  après  (prairial  an  Ill-juin  1795),  la  salle 
était  démolie.  Racontant  sa  fermeture  dans  une  brochure  intitulée  i^e^  battus 
payent  l'amende,  Babeuf,  malgré  l'antijacobinisme  suraigu  dont  il  était 
atteint  à  cette  époque,  écrivait  :  «  Je  ne  trouve  pas,  avec  tout  le  monde,  pu- 
rement plaisante  cette  histoire  des  Jacobins.  Elle  ne  l'est  que  quant  aux  in- 
dividus ;  mais  elle  est  peut-être  alarmante  quant  aux  principes  »  (p.  3). 

La  joie  fut  grande  parmi  tous  ceux  qui  aspiraient  pour  des  motifs  divers 
à  une  réaction  ,  les  furieux  de  modérantisme  triomphèrent.  Le  mouve- 
ment rétrograde  se  faisait  partout  sentir,  même  dans  les  futilités  *.  on  ne 
voulait  plus  de  bijoux  portant  les  emblèmes  de  la  liberté,  dans  les  théâtres 
on  n'applaudissait  plus  les  mêmes  passages  (rapport  de  police  du  25  fruc- 
lidor-11  septembre).  On  ne  s'avouait  pas,  peut-être  même  aucun  des  inspira- 
teurs de  ce  mouvement  n'était  encore  royaliste,  mais  on  faisait  tout  ce  qu'il 
fallait  pour  ressusciter  le  royalisme  et  le  propager.  On  traitait  de  Jacobins  les 
plus  fermes  défenseurs  de  la  République,  et  il  suffisait  d'avoir  l'air  jacobin, 
c'est-à-dire  de  n'avoir  pas  les  cheveux  poudrés,  pour  être  insulté  et  frappé 
(rapport  du  23  brumaire-13  novembre).  Pendant  que  travaillait  de  la  sorte  et 
reprenait  le  haut  du  pavé  cette  espèce  de  gens  qui,  depuis  cette  époque, 
tiennent  à  s'appeler  les  «  honnêtes  gens  »  (Aulard,  Paris  pendant  la  réaction 
ther7nidorienne,  1. 1",  p.  282)  afin  qu'il  n'y  ait  pas  divorce  absolu  entre  l'hon- 
nêteté et  leurs  personnes,  leur  habituelle  action  moralisatrice  florissail  :  on 
vit  apparaître  les  petites  annonces  pornographiques  [Id.^  p.  504)  et,  dans  les 
rapports  de  police  provenant  alors,  non  de  mouchards  provocateurs,  mais 
d'informateurs  consciencieux,  on  trouve  signalée  avec  insistance  la  recru- 
descence inquiétante  de  la  prostitution,  des  vols  et  des  assassinats  {Id.. 
p.  20,  53,  151,  288  et  289). 

Le  i"  brumaire  (22  octobre),  la  Convention  n'avait  pas  osé  rendre  leur 
mandat  aux  Girondins  mis  en  arrestation  pour  avoir  protesté,  les  6  et  19  juin, 
contre  les  journées  du  31  mai  et  du  2  juin  1793.  Les  protestataires,  tels  qu'ils 
furent  mentionnés  à  la  Convention,  étaient  au  nombre  de  73,  on  les  nommait 


HISTOIRE    SaniALISTE  41 

habiluellement,  à  la  suite  de  deux  erreurs  typographiques,  les  73.  L'un  d'entre 
eux,  Gûuppé,  ayant  été  déclaré  démissionnaire  ;  trois,  Lauze-Deperret,  Duprat 
et  Lacaze,  ayant  été  exécutés  dès  le  10  brumaire  an  II  (31  octobre  1793);  un 
autre,  Masuyer,  le  25  ventôse  an  II  (15  mars  1794);  quatre,  Gamon,  Vallée, 
Savary  et  Bresson,  déférés  par  le  décret  du  3  octobre  1793  au  tribunal  révo- 
lutionnaire, et  deux,  Ghasset  et  Defermon,  déclarés  traîtres  à  la  patrie,  ne 
s'étant  soustraits  que  par  la  fuite  aux  conséquences  de  ces  décisions;  un. 
Doublet,  étant  mort  à  la  Force  le  4  frimaire  an  II  (24  novembre  1793),  les 
prétendus  73  n'étaient  plus,  en  réalité,  que  63.  Le  18  frimaire  (8  décembre), 
les  scrupules  de  la  Convention  avaient  disparu,  parce  que  le  modérantisme 
triomphait;  en  même  temps  qu'elle  réintégra  les  63,  la  Convention  rapporta 
les  décrets  rendus  à  tort,  dit-on,  qui  avaient  mis  Devérité  hors  la  loi  et  déclaré 
Couppé  démissionnaire.  En  lui-même  un  tel  vote  n'avait  rien  de  blâmable; 
car,  sans  rechercher  s'ils  n'avaient  tardivement  recouru  aux  principes  que 
parce  qu'il  s'agissait  de  leurs  amis,  les  représentants  réintégrés  s'étaient,  en 
somme,  bornés  à  défendre  la  liberté  de  penser  des  minorités.  Mais  leur  retour 
s'effectuait  dans  des  conditions  qui  en  faisaient  un  danger.  Ils  revenaient 
dans  une  assemblée  non  plus  consciente  de  sa  force,  reconnaissant  et  répa- 
rant une  erreur,  sans  aller  au  delà  d'un  acte  de  justice  par  elle  volontairement 
accompli,  mais  s'inclinant  par  faiblesse,  prête  à  se  mettre  à  leur  service, 
domptée.  Le  lendemain  (9  décembre),  Dusaulx,  au  nom  des  réintégrés, 
remerciait  la  Convention,  affirmait  leur  reconnaissance  et  leur  oubli  de  leurs 
ressentiments  particuliers.  L'intention  était  bonne  et  correspondait  à  ce  qui 
aurait  dû  être  ;  la  réalité  fut  tout  autre. 

Les  Girondins  rentraient  en  vainqueurs  rancuniers  ;  ils  n'avaient  eu 
depuis  leur  mésaventure,  ils  n'allaient  avoir  souci  que  de  leurs  griefs.  Il  y 
avait,  en  outre,  chez  eux  comme  chez  la  plupart  des  modérés, —  le  mot  «  mo- 
déré »  allait  devenir  synonyme  de  thermidorien  (Id.,  p.  444)  —  tendance  à 
chercher  appui,  pour  la  réussite  de  leurs  vues  particulières,  en  dehors  même 
de  leur  parti,  contre  la  fraction  avancée  de  celui-ci,  dans  le  parti  adverse. 
Ces  modérés  se  jugent  toujours  de  force  à  se  servir  de  celui-ci,  sans  le  servir; 
ils  ne  font  que  le  fortifier  et  finissent  par  être  eux-mêmes  à  sa  discrétion. 
Cajolés  par  les  soi-disant  constitutionnels,  ralliés  en  apparence  à  la  Répu- 
blique tant  qu'ils  ne  l'ont  pas  tuée  et  pour  tirer  plus  facilement  sur  elle,  par 
ces  perfides  recrues  qui,  d'une  main,  mendient,  en  récompense  de  leur  adhé- 
sion, les  faveurs  de  la  République,  et,  de  l'autre,  sous  l'impulsion  des  regrets 
ou  des  espérances  simplement  remisés,  avoue-t-on,  au  fond  du  cœur,  s'ef- 
forcent sournoisement  de  la  faire  trébucher,  dupes  de  leurs  avances,  de  leurs 
flatteries  et  de  leurs  conseils,  ne  voyant  de  péril  qu'à  gauche,  ne  comprenant 
pas  qu'en  frappant  les  militants  les  plus  énergiques,  ils  brisent  leurs  meilleurs 
éléments  de  résistance  à  la  réaction,  contents  seulement  lorsqu'ils  ont  anni- 
hilé et  parfois  anéanti  la  fraction  avancée  de  leur  parti,  ils  sont  alors  à  la 


42  HISTOIRE     SOCIALISTE 

merci  de  leurs  anciens  alliés  du  parti  rétrograde  qui  se  sert  contre  tout  le 
parti  républicain,  les  modérés  com|iris,  des  forces  que  ceux-ci  lui  ont  aveu- 
glément —  je  ne  parle  que  rie  ceu\  qui  sont  sincères  —  permis  d'acquérir. 
C'est  ainsi,  et  nous  aurons  l'occasion  de  le  vérifier,  qu'on  fraye  la  route  au 
royalisme  ou  au  césari^;me.  Contrairement  à  la  thèse  favorite  des  modérés, 
qui  s'explique  par  l'espoir,  en  accusant  les  autres,  de  détourner  d'eux-mêmes 
les  soupçons,  la  réussite  d'un  coup  d'Etat  a  toujours  été  précédée  d'une  pé- 
riode où  les  modérés,  maîtres  du  pouvoir,  ont  plus  ou  moins  usé  de  faiblesse 
en  faveur  des  réactionnaires  et  de  rigueur  contre  les  républicains  avancés  ; 
c'est-à-dire  que  le  plus  précieux  auxiliaire  des  fauteurs  de  coups  d'Etat  reste 
l'inconscience  infatuée  et  égoïste  des  modérés. 

Selon  la  règle,  l'accroissement  du  parti  modéré,  dû  au  supplément  des 
voix  girondines,  allait  ampliiier  et  précipiter  le  mouvement  de  réaction. 
A  peine  réinstallés,  le  27  frimaire  (17  décembre),  les  Girondins  essayèrent 
d'obtenir  le  rappel  des  22  d'entre  eux  déclarés  traîtres  à  la  patrie  ou  décrétés 
d'accusation  les  28  juillet  et  3  octobre  1793  :  Andrei,  Bergoeing,  Bonet  (Haute. 
Loire),  Bresson  (Vosges),  Chasset,  Defermon,  Delahaye,  Doulcet  de  Pontécou- 
lant,  Duval  (Seine- Inférieure),  Gamon,  Hardy,  Isnard,  Kervélégan,  Lanjui- 
nais,  Henry  Larivière,  Lesage  (Eure-et-Loir),  Louvet,  Meillan,  Mollevaut, 
Rouyer,  S  ivary,  Vallée  Pour  ceux-ci  il  n'y  avait  pas  d'excuse  ;  ils  avaient 
poussé  à  la  guerre  civile  alors  que  la  France  était  envahie  ;  plusieurs,  de  dé- 
pit, étaient  devenus  royalistes.  La  Convention  n'osa  pas  encore  les  admettre 
à  siéger,  mais  accorda  qu'ils  pouvaient  rentrer  sans  être  inquiétés.  Dans  leur 
rage  de  contre-révolution,  les  modérés  s'en  prirent  aux  vivants  et  aux  morts. 
Les  pamphlétaires  de  leur  bord,  à  défaut  de  Carrier,  attaquaient  Barère, 
Billau  l-Varenne,  CoUot  d'Herbois,  anciens  membres  du  comité  de  salut 
public;  ils  commençaient,  d'autre  part,  à  attaquer  Marat,  élaborant  aussi, 
suivant  le  mot  de  Babeuf,  une  «  contre-révolution  dans  les  réputations  ». 

C'est  dans  son  n°  28  daté  du  28  frimaire  (18  décembre)  qu'il  s'exprimait 
ainsi.  Arrête,  on  l'a  vu  par  la  communication  de  Merlin  (de  Thionville)  du 
5  brumaire  (26  octobre),  il  était  bientôt  relâché  puisque,  le  12  brumaire  (2  no- 
vembre), il  parlait  de  nouveau  devant  le  «  club  ci-devant  électoral  »  {Un  ma- 
nifeste  de  Gracchus  Babeuf,  par  Georges  Lecocq).  Il  proposait  à  ce  club  que 
les  rigueurs  successivement  déployées  contre  lui  avaient  affaibli,  un  grand 
nombre  de  membres  n'osant  plus  assister  aux, séances,  de  se  transformer, 
sous  le  titre  iie  «  club  du  peuple  »,  en  société  n'ayant  ni  bureau  permanent, 
ni  registres,  ui  procès-verbaux,  recevant  sans  aucune  formalité  et  sur  le 
même  pied  toutes  les  personnes  des  deux  sexes  qui  se  présenteraient. 

Dans  le  raêm&n'  28  du  Tribun  du  Peu}}ie,  Babeuf  ilénonçait  la  réaction 
qui  s'opérait  ;  «  tous  les  corrompus  de  la  vieille  cour,  disait-il,  vont  par  trop 
vile  dans  leur  résurrection  »,  et  il  ajoutait  :  «  Quand  j'ai,  un  des  premiers, 
tonné  avec  véhémence  pour  faire  crouler  l'échafaudage  moustruiu.'s  du    sys- 


HISTOIRE    SOCIALISTE  43 

tème  de  Robespierre,  j'éLais  loin  de  prévoir  que  je  concourais  y.  fonder  un 
édifice  qui,  dans  une  construction  lout  opposée,  ne  serait  pas  moins  funeste 
au  peuple;  j'étais  loin  de  prévoir  qu'en  réclamant  l'indulgence,  le  bris  de 
toute  compression,  de  tout  despotisme,  de  toute  rigueur  injuste,  et  la  liberté 
la  plus  entière  des  opinions  écrites  et  parlées,  on  se  servirait  de  tout  cela  pour 
saper  la  République  dans  ses  fondements  ».  En  attendant  qu'il  en  vînt  à  une 
meilleure  opinion  sur  Robespierre  lui-même  et  qu'il  perdît  plus  complètement 
encore  ses  illusions  thermidoriennes,  il  appréciait,  très  exactement,  la  rentrée 
des  Girondins  :  «  Je  désirerais  qu'il  fût  possible,  écrivait-il,  qu'avec  l'abjura- 
lion  de  tous  les  ressentiments,  la  réinstallation  n'eût  d'autre  suite  que  le  con- 
cours fraternel  des  réintégrés  aux  grands  travaux  de  la  Convention.  Mais 
les  71  sont  rentrés  en  triomphateurs  ».  Il  les  accusait,  avec  juste  raison,  de 
vouloir  éliminer  la  Constitution  de  1793  et  sa  Déclaration  des  Droits.  Mais, 
dans  tout  cela,  rien  encore  de  socialiste.  Il  songeait  cependant  à  la  classe 
ouvrière  :  «  Une  cherté  énorme,  disait-il,  fait  gémir  et  mourir  de  faim  le 
pauvre  ouvrier  aux  quatre  livres  uu  cent  sous  par  jour.  La  menace  de  la  ces- 
sation des  travaux  dans  les  ateliers  publics  à  l'ouverture  d'une  saison  diffi- 
cile, fait  redouter  un, prochain  avenir  encore  bien  plus  cruel.  La  suppression 
du  maximum  qu'on  proclame  contre-révolutionnaire  et  qui  l'est  effectivement 
pour  le  mercantisme  cupide  et  insatiable,  va  achever  d'affamer  la  classe  des 
sans-culottes  ». 

Les  gouvernants  étaient,  en  effet,  en  train  d'édicter  des  mesures  défavo- 
rables aux  ouvriers.  Le  16  frimaire  (6  décembre),  notamment,  le  comité  de 
salut  public  avait  pris  un  arrêté  en  vertu  duquel,  «  à  compter  du  1°'  pluviôse 
prochain,  la  fabrication  et  réparation  des  fusils,  à  Paris,  seront  entièrement 
h  l'entreprise.  A  la  môme  époque  il  n'y  aura  plus  d'ouvriers  à  la  journée  au 
compte  de  la  République  dans  les  ateliers;  néanmoins  les  soumissionnaires 
entrepreneurs  et  ouvriers  à  la  pièce  pourront  prendre  pour  leur  compte  ceux 
des  élèves  qui  leur  paraîtront  avoir  des  dispositions  et  qui  ont  été,  par  réqui- 
sition, retirés  du  service  militaire.  Ceux  qui  ne  seront  pas  réclamés  par  des 
soumissionnaires  d'armes,  ou  d'autres  artistes,  swont  tenus  de  rejoindre 
leurs  bataillons  »  (Aulard,  recueil  cité,  t.  I",  p.  309  et  312). 

C'était  la  diminution  des  salaires  à  un  moment  où  toutes  les  denrées  se 
maintenaient  hors  de  prix,  c'était  aussi  le  départ  prochain  de  nombreux  ou- 
vriers mariés  devant  abandonner  dans  la  misère  femmes  et  entants.  Aussi  une 
certaine  effervescence  se  manil'esta-l-€lle  parmi  les  ouvriers  menacés.  Le 
20  frimaire  (10  décembre),  grande  frayeur  parmi  les  muscadins  sur  le  bruit 
de  rassemblements  d'ouvriers.  Ceux-ci  se  réunirent  le  surlendemain  pour  pro- 
tester contre  l'arrêté  du  16,  mais  sans  résultat.  Le  23  (13  décembre),  sur  le 
rapport  de  Boissy  d'Anglas,  la  Convention  approuvait  l'arrêté  qui  devait 
entrer  en  vigueur  le  1*'  pluviôse  (20  janvier).  Pour  la  cinquième  loi» 
depuis  le  9  thermidor,  la  police  avait  eu  assez  facilement  raison  d'une  agi- 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


tation  motivée  par  la  question  du  salaire  :  le  20  lliermidor  au  H  (7  août), 
quelques  cochers  de  fiacre  ayant  à  ce  propos  sus[iendu  leur  service,  la  police 
les  avait  forcés  à  marcher  ;  en  fructidor  et  eu  vendémiaire  (septembre  et  oc- 
tobre) les  ouvriers  boulangers  cherchant  à  se  dérober  à  un  travail  pénible  et 
mal  rétribué,  la  police  s'était  mise  à  leur  poursuite  et  les  avait  ramenés  chez 
les  patrons;  le  21  fructidor  (7  septembre)  les  ouvriers  du  «  port  du  Jardin 
national  »  refusant  de  travailler  sans  une  augmentation,  le  commissaire  de 
la  section  des  Tuileries  les  avait  obligés  à  céder;  le  i"  vendémiaire  an  III 
(22  septembre  1794),  une  tentative  de  grève  des  ouvriers  des  messageries  fui 
enrayée  de  même  ;  une  menace  semblable  des  allumeurs  de  réverbères,  le 
19  ventôse  an  III  (9  mars  1795),  ne  devait  pas  être  plus  heureuse. 

L'arrêté  du  16  fiiraaire  ne  se  bornait  pas  à  diminuer  les  salaires  ;  une 
importante  conséquence  de  cet  arrêté  devait  être  l'extension  d'un  système 
qu'on  avait  commencé  à  appliquer.  Sous  prétexte  de  remplir  certaines  fonc- 
tions utiles,  on  retirait  des  armées  les  fils  de  la  bourgeoisie,  et  le  scandale  fut 
tel  que,  dans  la  séance  du  26  frimaire  (16  décembre),  de  vives  protestations 
s'élevèrent  contre  la  présence  à  Paris  d'un  tas  de  jeunes  gens  qui  n'y  faisaient 
rien  de  bon,  tandis  que  leurs  camarades  se  battaient.  De  vagues  assurances 
qu'on  ferait  respecter  la  loi  furent  données  ;  mais  l'arrêté  du  16  frimaire  allait 
fournir  un  nouveau  moyen  de  la  tourner.  Les  jeunes  bourgeois  n'ayant  jamais 
manié  un  outil,  n'avaient  qu'à  se  faire  désigner  comme  élèves  par  les  entre- 
preneurs, pour  être  remplacés  dans  l'armée  par  les  ouvriers  non  réclamés 
quoique  accomplissant  une  besogne  utile  ;  cela  permettait,  comme  l'écrira 
Babeuf  dans  son  u"  29  en  se  moquant  des  sottes  affectations  de  langage 
-des  muscadins,  de  «  faire  refluer  à  Paris  tous  les  faquins  pour  qui  c'est  z'tin' 
meurtre  que  de  les  condamner  au  métier  de  soldat»,  mais  qui  sont  toujours 
pour  les  autres  les  plus  militaristes  des  hommes  :  en  même  temps  qu'on  dé- 
barrassait ainsi  les  enfants  des  riches  du  service  militaire,  on  avait  le  double 
avantage  de  ramener  à  Paris  des  contre- révolutionnaires  et  d'en  éloigner 
les  plus  fermes  soutiens  de  la  Révolution. 


CH.'V PITRE  IV 

lES   ARMÉES    ET   LES    FLOTTES 

(thermidor  an  II  à  ventôse  an  lll-juillet  479*  à  mars  4795.) 

Le  9  thermidor,  le  territoire  français  était  reconquis  sur  l'ennemi  qui, 
à  cette  date,  n'occupait  plus  dans  le  .nord  de  la  France,  Landrecies  venant 
de  se  rendre  (29  messidor-17  juillet),  que  Le  Quesnoy,  Valenciennes  et 
Gondé.  Le  Quesnoy  tombait  entre  les  mains  de  nos  troupes  commandées  par 
Scherer,  le  28  thermidor  (15  août)  —  la  reddition  de  cette  ville  était  connue 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


45 


à  Paris  une  heure  après;  ce  fut  la  première  nouvelle  transmise  par  le  télé- 
graphe de  Chappe  tout  récemment  installé,  —  Valenciennes  capitulait  le 
10  Iructidor  (27  août)  et  Condé  le  13  (30  août).  La  mollesse  de  Pichegru  avait 
empêché  la  jonction  de  l'armée  du  Nord  et  de  l'armée  de  Sambre-et-Meuse 


vous  FERIEZ  MIEUX  D'ALLER  A  L'ARMÉE. 

(D'après  une  estampe  de  ta  Bibliothèque  Nationale.) 


(22  messidor-iO  juillet)  d'avoir  le  résultat  qu'on  pouvait  en  attendre  ; 
au  lieu  de  profiter  de  leur  réunion  pour  chercher  à  avoir  successivement 
raison  des  Anglais  et  des  Autrichiens,  les  deux  armées  se  séparèrent  et, 
d'autre  part,  furent,  quelque  temps,  arrêtées  dans  leurs  opérations  par  les 
trois  sièges  mentionnés  plus  haut. 

Mais  l'armée  de  la  Moselle  qu'étaient  venues  (9  thermidor-27  juillet) 

LIV.  399.   —  HISTOIRE  SOCIALISTE.    —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  trT.   399a 


46  HISTOIRE     SOCIALISTE 

renforcer  des  troupes  tirées  de  la  Vearlée,  avait  reçu  l'ordre,  afin  de  faciliter 
les  opérations  de  Jourdan  ci  de  Pichegru,  de  marcher  sur  Trêves,  tout  en 
contenant  la  garnison  autrichienne  t!e  Luxembourg.  Sous  les  ordres  du 
général  René  Moreaux,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  le  général  Victor 
Moreau,  elle  s'emparait,  le  21  thermidor  (8  août),  des  positions  de  Pellingen 
et,  le  22  (9  août),  entrait  à  Trêves  ;  si  on  excepte  deux  ou  trois  petits  combats, 
elle  restait  inactive  dans  les  environs  jusqu'au  début  de  vemlémiaire  (fin 
septembre),  ayant  à  ses  côtés  des  armées  prussiennes  et  autrichiennes  quatre 
fois  plus  nombreuses  qu'elle. 

L'armée  du  Nord,  qu'avait  rejointe  la  division  de  Moreau  rendue  libre 
par  la  capitulation  de  l'Ecluse  (8  fructidor- 25  août),  se  trouvait  peu  de  jours 
après  à  Turnhout.  Pichegru,  qui  la  commandait,  avait  en  face  de  lui  l'armée 
anglaise  et  l'armée  hollandaise  en  mouvement  de  retraite  continuel.  Pour  le 
moment,  le  duc  d'York,  commandant  de  la  première,  campait  sous  Bois-le- 
Duc,  et  le  prince  d'Orange,  chef  de  la  seconde,  n'allait  pas  tarder  à  établir 
son  quartier  général  à  Gorkura  ou  Gorinchem.  Vers  la  fin  de  fructidor  (début 
de  septembre),  l'armée  du  Nord  atteignait  Tilburg,  remportait,  le  28  (14  sep- 
tembre), un  succès  à  Boxtel,  à  10  Jfiloniètres  au  sud  de  Bois-le-Duc,  à  la  suite 
duquel  le  duc  d'York  passait  le  lendemain  la  Meuse  à  Grave  et  se  retirait 
Titre  Grave  i!t  Nimègue.  Continuant  sa  marche,  l'armée  du  Nord  investissait 
Bois-le-Duc;  dès  le  8  vendémiaire  an  III  (29 septembre  1794),  le  commandant 
du  fort  Grèvecœur,  un  peu  au  nord  de  Bois-le-Duc,  se  rendait  honteusement 
et,  ie  19  (10  octobre j.  les  troupes  françaises  prenaient  possession  de  Bbis-le- 
Duc  où  elles  trouvaient  artillerie  et  provisions  en  quantité  considérable.  Le 

27  (18  octobre),  elles  franchissaient  la  Meuse,  refoulant  l'ennemi  dans  le  camp 
retranché  de  Nimègue  en  vue  duquel  elles  arrivaient  le  3  lirumaire  (24  oc- 
tobre). Le  gros  de  l'armée  du  Nord  se  Tassemblait  devant  Nimègue  et  celte 
place  était  prise  le  18  (8  novembre).  D'autre  part,  le  5  (26  octobre),  avait  eu 
lieu  la  reddition  de  Venlo,  et  Moreau  se  dirigeait  vers  Trêves  où  il  joignait 
la  gauche  de  l'armée  de  Sambre-et-Meuse. 

Au  début  de  thermidor  an  II  (fin  juillet  1794),  l'armée  de  Sambre-ct- 
Meuse  campait  au-dessus  et  au-dessous  de  Liège  où  elle  était  entrée  le  9 
(27  juillet).  Attendant  la  fin  des  opérations  de  siège  du  Qtiesnoy,  de  Vaien- 
ciennes  et  de  Condé,  elle  avait  en  face  d'elle  les  Autrichiens  à  la  tète  des- 
quels Glerfayt  remplaçait,  le  28  août,  le  prince  de  Cobourg.  Rejointe,  après 
la  capitulation  de  Gondé,  par  Scherer  qui,  avec  des  renforis,  arriva  à  Huy  le 

28  fructidor  (14  septembre),  l'armée  de  Sambre-et-Meuse  était  sous  l's  ordres 
de  Jourdan.  Kleber  en  commanrjait  l'aile  gauche.  Son  aile  droite,  dont 
Scherer  devait  prendre  le  commandement  dès  son  arrivée,  avait  passé  la 
Meuse  à  Huy  et  à  Namur  et  forcé,  Iè27(i3  septembre),  le  passage  de  l'Ourthe. 
Cinq  jours  après,  elle  battait  les  Autrichiens  qui  se  reliraient  d'abord  vers 
Aix-la-Chapelle,  où  elle  entrait  le  2  vendémiaire  an  III  (23  septembre  1794), 


HISTOIUK     SOCIALISTE  47 

puis  derrière  la  Roer;  ils  avaient  leur  centre  à  Aldenhoven  protégé  par  la 
plare  de  Juliers>  leur  gauche  à  Dunron  et  leur  droite  dans  la  direction  de, 
Roerraond,  quand  Joui'dau  décida  de  les  attaquer.  Le  11  (2  oclolire),  la 
bataille  s'engageait;  nos  soldats,  n'ayant  pas  la  patience  d'attendre  la  cons- 
truitioii  d'un  pont,  traversaient  la  Roer  h.  la  nage  et  enlevaient  à  la  baïon- 
nette les  reIran chcments  fniieinis.  A  minuit,  les  Autrichiens  que  l'artillerie 
de  Juliers  avait  sauvés  de  la  déroute,  battaient  en  retraite  ;  le  12  (3  octobre), 
Jourdan,  qoi  s'apprêtait  à  bombarder  Juliers,  trouvait  celte  plai-e  évacuée. 
L'iinnéo  i  npériale  poursuivie  repassa  le  Rh  in  dans  la  soirée  du  14  (5, octobre) 
et  les  troupes  rép  ublicaines  entrèrent  le  15  (6  octobre)  à  Cologne.  Tandis  que 
la  gauche  de  l'armée  de  Sambre-et-Meuse  rejoignait  l'armée  du  Nord  par 
Wi'scl  et  Clèves.  une  division  de  droite  sous  les  ordres  de  Marceau  se  dirii- 
goail  vers  Coblenz  et,  le  2  brumaire  (23  octobre),  avait  lieu  sa  jonction  avec 
les  deux  divisions  de  gauche  de  l'armée  de  la  Moselle.  Kleber  était  resté  en 
arrière  pour  bloquer  Maastricht  où  le  prince  de  Hesse-Gassel  capitulait,  le 
14  (4  novembre),  livrant  330  canons  et  d'immenses  approvisionnements. 

L'armée  du  Rhin,  dont  le  général  en  chef  étwit  Michaufl,  avait,  à  la  fin 
de  messidor  (juillet),  dans  des  opérations  combinées  avec  l'armée  lie  la  Mo- 
selle, réussi  à  séparer  les  Prussiens  des  Autrichiens.  Depuis  la  marche  de 
Moreuux  sur  Trêves,  elle  gardait  la  défensive,  mais  elle  fut  attaquée  par 
larmée  [irussieane  ;  si  celle-ci  écrasait,  le  3«  jour  sans-culottide  (19  sep- 
tembre), la  division  Meynier  à  Kaiserslautem,  elle  était  chassée  de  cette  ville 
le  10  vendémiaire  (1"  octobre)  grâce  à  un  renfort  expédié  par  Moreaux.  Néan- 
moins tous  ces  combats  n'aboutissaient  h  rien  de  décisif,  lorsque  la  bataille 
de  la  Uoer  et  la  retraite  de  Glerlayt  sur  la  rive  droite  du  Rhin  vinrent  changer 
la  face  des  choses  en  contraignant  l'ennemi  à  rétrograder.  Pendant  que 
l'aile  droite,  soii^  Desaix,  entrait,  le  17  (8  octobre),  dans  Frankenthal  —  par 
elle  évacué  le  21  (12  oclobre),  mais  repris  le  24  (15  octobre),  —  le  27  ^18  oc- 
tobre) dans  'Worras,  le  l""'  brumaire  (22  octobre)  dans  Oppenheim,  l'aile 
gauche,  sous  Gouvion  Sainl-Cvr,  était,  le  20  vendémiaire  (11  octobre)  à  Lau- 
lereoken  où  elle  rencontrait  la  droite  de  l'année  de  la  Moselle,  le  24  (15  oc- 
tobre) à  Ober-Moschel,  le  l""'  brumaire  (22  octobre)  à  Alzey,  et  l'armée 
prussienne  de  Mœllendorf,  qui  s'était  repliée  sous  Mayence,  passait  à  son 
tour  le  Rhin  comme,  nous  venons  de  le  voir,  l'armée  impériale  l'avait  fait 
deas.  semaines  avant.  En  brumaire  (novembre),  le  général  Michaud  recevait 
l'ordre  de  s'emparer  de  la  tête  du  pont  de  Mauaheira  et  d'assiéger  Mayence 
■lUe  lieux  de  ses  divisions,  réuaies  à  trois  divisions  de  l'armée  de  la  Moselle, 
bloquaient  sur  la  rive  gauche  du  Rhin  depuis  la  fin  d'octobre.  Avec  l'aide 
d'une  division  de  l'armée  de  la  Moselle,  Michaud  faisait  capituler  le  fort,  tête 
du  pont  de  Mannheixa,  le  5  nivôse  (25  décembre).  Kleber,  détaché  à  son  grand 
regret  de  l'armée  de; Sambre-et- .Meuse  et  chargé  de  la  direction  des  travaux 
pour   Mayeace,  devant  laquelle  il   arrivait  le  10  frimaire  (30  novembre), 


48  HISTOIRE     SOCIALISTE 

montra  dans  un  mémoire  très  détaillé  adressé  le  4  nivôse  an  III  (24  dé- 
cembre 1794)  au  comité  de  salut  public  (Révolution  française,  revue,  t.  XLI, 
p.  490),  toutes  les  difficultés  d'un  siège,  en  hiver,  sans  l'artillerie  et  les  appro- 
visionnements nécessaires,  alors  que  la  place  était  sous  la  garde  de  20000  Au- 
trichiens appuyés  par  deux  armées  de  plus  de  150  000  hommes.  N'ayant  pas  été 
écouté,  il  songea  très  sagement  à  garantir  surtout  ses  troupes  et,  malgré  les 
sorties  de  la  garnison  et  les  attaques  dont  la  plus  sérieuse  avait  été  celle  du 
11  frimaire  (1"^  décembre),  il  réussit  à  exécuter,  sur  la  rive  gauche  du  Rhin, 
une  ligne  de  circonvallation.  Dégoûté  de  l'obstination  du  comité  de  salut 
public  et  des  représenlants  en  mission  à  imposer  aux  troupes,  pendant  un 
hiver  exceptionnellement  rigoureux,  des  souffrances  qui  devaient  être  inu- 
tiles tant  que  les  communications  de  la  ville  avec  la  rive  droite  subsiste- 
raient, Kleber  se  décida,  le  23  pluviôse  (11  février),  à  quitter  son  com- 
mandement;  il  fut  remplacé  par  le  général  Schaal. 

De  même  que  pour  l'armée  du  Rhin,  la  bataille  de  la  Roer  et  le  passage 
du  Rhin  par  les  troupes  de  Clerfayt  eurent  un  heureux  résultat  pour  l'armée 
de  la  Moselle,  en  obligeant  les  troupes  qui  surveillaient  celle-ci  à  Trêves,  à 
se  replier.  Le  16  vendémiaire  (7  octobre),  Moreaux  quittait  ses  positions 
devant  Trêves;  sa  droite,  sous  les  ordres  du  général  Ambert,  marcha  par 
Birkenfeld,  Oberstein  et  Kirn  sur  Kreuznach  ;  elle  joignit,  on  vient  de  le  voir, 
l'aile  gauche  de  l'armée  du  Rhin  le  20  (11  octobre)  et  occupa  Kreuznach  le 
25  (16  octobre)  ;  le  centre  se  dirigea  sur  Simmern  et  entra,  le  29  (20  octobre), 
dans  Bingen  ;  la  gauche  se  porta  par  Trarbach,  Kochem  et  Mayen  surCoblenz 
où,  avec  la  division  Marceau  de  l'armée  de  Sambre-el-Meuse,  elle  entra,  le 
2  brumaire  (23  octobre).  Le  12  (2  novembre),  l'armée  de  la  Moselle  s'emparait 
de  Rheini'els,  près  de  Sainl-Goar,  au  sud  de  Coblenz  ;  Maastricht,  on  se  le 
rappelle,  capitulait  le  14  (4  novembre),  de  sorte  qu'il  ne  restait  plus  aux 
armées  de  la  coalition,  sur  la  rive  gauche  du  Rhin,  que  Mayence  et  Luxem- 
bourg, où  tenaient  les  Autrichiens.  Tandis  que  trois  divisions  de  l'armée  de 
la  Moselle  participaient  au  siège  de  Mayence,  trois  autres  divisions  de  cette 
armée  investissaient  Luxembourg.  Pendant  ce  blocus  que  l'hiver  rendit  très 
pénible,  le  général  René  Moreaux  mourut  le  21  pluviôse  an  II  i  (9  février  1795). 
D'abord  le  général  Ambert  par  intérim,  puis  le  général  Hatry,  lui  succédèrent 
à  la  tète  de  l'armée  d'investissement. 

Après  la  prise  de  Maastricht  et  de  Nimègue,  l'invasion  de  la  Hollande 
était  inévitable.  Alors  que  Pichegru  avait  établi  les  troupes  dans  leurs  can- 
tonnements pour  la  mauvaise  saison,  le  comité  de  salut  public  ordonnait 
une  campagne  d'hiver  qui,  malgré  les  souffrances  du  froid  s'ajoutant  au  dé- 
nùinent  des  troupes,  n'en  offrait  pas  moins  des  avantages  par  la  gelée  des 
cours  d'eau  dont  la  multiplicité  sur  un  sol  spongieux  contribuait,  dans  les 
autres  saisons,  à  rendre  la  guerre  particulièrement  difficile.  Pichegru  {Mé- 
moires sur  Carnet  par  son  fils,  t.  I",  p.  480-481)  fit  des  objections  ;  quoiqu'il 


HISTOIRE     SOCIALISTE  49 

fût  trè.^  bien  vu  —  trop  bien  vu  —  à  Paris,  les  représentants  l'obligèrent  à 
obéir. 

Le  22  frimaire  (12  décenibre)  avait  eu  lieu  une  tentative  infructueuse 
contre  l'île  de  Bommel  ;  les  fleuves  charriaient,  on  attendit  qu'ils  fussent 
pris.  Enfin  la  Meuse  étant  complètement  gelée  fut  franchie  le7  nivôse  (27  dé- 
cembre) par  17  degrés  au-dessous  de  zéro,  et  les  Hollandais  de  Bommel  mis 
en  déroute  se  retirèrent  à  Gorkum.  Le  lendemain,  Grave  bloqué  depuis  quel- 
que temps  se  rendait  ;  mais  il  fallut  rester  dans  l'île  de  Bommel,  la  glace 
n'étant  pas  encore  suffisamment  solide  sur  le  Waal.  Les  soldats  républicains, 
plus  enthousiastes  que  leur  général  en  chef,  «  attendant,  d'après  Jomini 
{Histoire  critique  et  militaire  des  campagnes  de  la  Révolution,  t.  VI,  p.  191), 
le  froid  avec  autant  d'impatience  que  d'autres  troupes  désirent  la  belle  sai- 
son, soupiraient  après  le  moment  où  la  gelée  serait  assez  forte  ».  Du  19  au 
21  nivôse  (8  au  10  janvier),  ils  pouvaient  enfin  commencer  sérieusement  à 
traverser  le  Waal  ;  l'armée  anglaise,  dont  le  duc  d'York,  parti  le  2  décembre 
pour  l'Angleterre,  avait  laissé  le  commandement  au  général  Walmoden, 
reculait  derrière  le  Rhin.  Le  25  (14  janvier),  Heusden,  bien  que  sa  garnison 
fût  plus  nombreuse  que  les  assiégeants,  capitulait.  Les  Anglais,  qui  étaient 
entre  Wageningen  et  Arnhem,  se  portaient  sur  l'Ijssel  d'Arnhera  à  Zulphen  ; 
à  leur  suite,  l'armée  française  entrait  le  27  (16  janvier)  à  "Wageningen,  le  28 
(17  janvier)  à  Utrecht  et  à  Arnhem. 

Abandonné  par  Walmoden,  le  stathouder  Guillaume  V  se  présentait  le 
17  janvier  devant  les  Etats  pour  leur  communiquer  sa  résolution  de  s'éloi- 
gner, puis  allait  s'embarquer  à  Scheveningen.  Les  Etats  de  Hollande  déci- 
daient aussitôt  que  les  troupes  hollandaises  n'opposeraient  aucune  résistance 
et  que  des  commissaires  se  rendraient  immédiatement  au  quartier  général 
de  Pichegru;  le  1"  pluviôse  (20  janvier),  les  représentants  en  mission  en- 
traient, aux  acclamations  de  la  foule,  dans  Amsterdam  occupé  la  veille. 
Voici  ce  que  Jomini  (t.  VI,  p.  214)  dit  de  laltitudedes  soldats  à  cette  occasion  : 
cv  L'histoire  racontera  avec  quelle  résignation  de  paisibles  citoyens  arrachés 
de  leurs  foyers,  transformés  en  soldats  par  une  loi,  après  avoir  bivouaqué 
un  mois  entier  dans  le  terrible  hiver  de  1794,  sans  bas,  sans  souliers,  privés 
même  des  vêtements  les  plus  indispensables  et  forcés  de  couvrir  leur  nudité 
avec  quelques  tresses  de  paille,  franchirent  les  fleuves  glacés  et  pénétrèrent 
enfin  dans  Amsterdam,  sans  commettre  le  moindre  désordre  ». 

Le  1«'  pluviôse  (20  janvier),  on  prenait  possession  de  Dordrecht,  le  2 
(21  janvier),  de  Rotterdam,  le  3  (22  janvier),  de  la  Haye;  la  province  de 
Zélande  devait  se  soumettre  le  15  (3  février).  Le  4  (23  janvier),  se  produisait 
un  des  plus  étonnants  incidents  de  cette  extraordinaire  campagne  :  la  reddi- 
tion d'une  partie  de  la  flotte  hollandaise  que  la  glace  immobilisait  dans  le 
port  du  Heider,  en  face  de  l'Ile  de  Texel,  était  obtenue  par  le  3"  bataillon  de 
tirailleurs  de  la  131'  demi-brigade,  les  700  cavaliers  du  5*  hussards  et  deux 


50  HISTOIRE     SOCIALISTE 

batteries  du  8'  régiment  d'artillerie,  sous  les  ordres  du  chef  de  balaillon 
Lahure  (Bonnal,  La  guerre  de  Hollande  et  l'affaire  du  Téxel).  Les  Anglais 
ayant  évacué  Kampen  et  Zwolle  dès  l'arrivée  à  Harderwijk  de  l'avant-garde 
de  Pichegru,  celui-ci  marcha  tout  de  suite  sur  l'Ijssel.  L'armée  de  Sambre-et- 
Meuse,  rendue  libre  par  la  retraite  de  l'ennemi,  avait  remplacé  l'armée  du 
Nord  aux  alentours  de  Clèves  ;  sa  division  de  gauche  reçut  l'ordre  d'occuper 
Doesborgh  et  de  gar  1er  l'Ijssel  et  le  Rhin  à  l'est  d'Arnhem.  Cette  division, 
une  seconde  de  l'armée  de  Sa nbre-et-Meuse  et  celle  de  Moreau  constituèrent 
sur  la  rive  droite  du  Rhin  im  corps  d'observation  d'Emmerich  à  Enschede, 
tandis  que  la  division  Macdonald,  de  l'armée  du  Nord,  pénétrait  dans  la  pro- 
vince lie  Groningue  dont  les  Anglais  tenaient  encore  une  partie.  Ceux-ci 
avciifinl  évacué  Coevorden  oii  entrait,  le  23  pluviôse  (11  février),  un  bataillon 
de  grenadiers  qui  avait  fait,  le  dégel  étant  venu,  près  de  deux  lieues  dans 
Teaii  jusqu'à  la  ceinture.  Le  1"  ventôse  (19  février),  lés  Français  étaient  à 
Groningue  et  atteignaient  ensuile  l'Eras  oîi  le  dégel  les  arrêtait.  Pendant  ce 
temps,  Moreau  expulsait  l'ennemi  du.  comté  de  Bentheim  et  la  forteresse  de 
ce  nom  tombait  entre  ses  mains.  Le  territoire  des  Provinces-Unies  se  trouvait 
dégagé;  les  Français  étaient  maîtres  de  toute  la  rive  gauche  du  Rhin,  de  la 
Suisse  à  la  mer  du  Nord. 

Sur  les  .\lpes,  ils  étaient  maîtres  de  la  chaîne  depuis  la  Méditerranée 
jusqu'au  mont  Blanc.  Après  le  départ  pour  Paris  de  Robespierre  jeune  (début 
de  messidor-fin  juin)  avec  un  plan  d'opération:^  combinées  des  armées  des 
Alpes  et  d'Italie,  l'armée  des  Alpes,  dont  le  général  Petit  Guillaume  avait,  le 
16  messidor  (4  juillet),  reçu  du  général  Dumas  le  commandement  en  chef  par 
intérim  —  le  général  Moulin  devait  être  nommé  à  ce  poste  le  17  vendémiaire 
an  m  (8  octobre  1794)  et  prendre  le  commandement  le  11  frimaire  (1"  dé- 
cembre) —  se  préparait  à  assiéger  Exilles  et  à  marcher,  conjointement  avec 
l'armée  d'Italie  commandée  par  le  général  Du  Merbion,  sur  Goni  ;  comprenant 
le  danger,  l'archiduc  Ferdinand,  gouverneur  de  la  Lombardie,  se  décidait 
enfin  à  soutenir  les  Sardes,  et  un  corps  autrichien  s'avança  en  Piémont.  Les 
troupes  républicaines  étaient  déjà  arrivées  à  Boves,  quand  elles  reçurent 
(20  thermidor-7  août)  l'ordre  de  se  replier  sur  le  col  de  Tende.  Trois  jours 
avant  s'était  produit  un  incident  dont  j'emprunte  le  récit  textuel  à  Jomini 
(t.  YI,  p.  104)  : 

Le  duc  de  Monférrat  «  se  présenta,  le  4  août,  en  ordre  processionnel, 
sous  la  bannière  de  la  Vierge,  avec  dix  à  douze  mille  paysans  soutenus  de 
quelques  bataillons  de  ligne,  devant  Garessio.  Les  éclaireurs  de  la  46=  bri- 
gade, étonnés  de  ce  spectacle  nouveau,  dans  une  saillie  de  valeur  folie, 
caractéristique  de  l'esprit  du  temps,  passèrent  leurs  fusils  en  bandoulière, 
et  marchèrent  en  dansant  à  la  rencontre  de  ces  ennemis  de  nouvelle  es- 
pèce. Le  combat  ne  fut  ni  long  ni  sanglanl.  :  les  soldats  de  la  Vierge  prirent 
la  fuite,  après  quelques  décharges  mal  ajustées.  Les  républicains,  dédaignant 


HISTOIRE     SOCIALISTE  51 

de  tels  prisonniers,  se  contentèrent  de  rapporter,  en  guise  de  trophée,  la 
bannière  de  la  patronne  qui  les  avait  si  mal  protégés  ». 

Le  comité  de  salut  public  craitniant,  après  la  chute  de  Robespierre,  des 
insurrections  comme  après  la  chute  des  Girondins,  avait,  par  arrêté  du 
10  thermidor  (28  juillet)  parvenu  le  18  (5  août),  prescrit  d'arrêter  toutes  les 
opérations.  C'est  ainsi  qu'à  l'offensive  prise  depuis  floréal  (avril),  succéda  un 
mouvement  général  de  retraite  qui,  les  généraux  piémontais  s'efforçant  de  le 
troubler,  donna  lieu,  le  long  de  la  chaîne  des  Alpes,  à  des  engagements  in- 
cessants dans  lesquels  les  avantages  se  balanceront  sans  grande  importance. 
Alors  même  qu'on  avait  ordre  de  rester  sur  la  défensive,  on  était  dans  la 
néci^ssité  ^'e  refouli  r  l'ennemi  \  our  fournir  aux  troupes  les  moyens  d'existence. 
Aussi,  le  1"  ven  démiaire  an  111(22  septembre  1704),  à  la  suite  de  plusieurs  com- 
bats, l'armée  des  Alpes  occupait  Cairo  et  D(  go,  tandis  que  Du  Merbion  s'avançait 
jusqu'à  Vado.  Effrayé,  l'archiduc  Ferdinand  rappelait  précipitamment  les 
troupes  autrichiennes  à  Alexandrie.  L'hiver,  long  dans  cette  région  n^cnî- 
tagneuse,  fut  calme  sous  le  rapport  des  hostilités  ;  mais  nos  soldats  dépourvus 
de  tout  et  malades  souffrirent  beaucoup.  Scherer  avait  été,  le  13  brumaire 
(3  novembre),  nommé  .u  commandement  de  l'armée  d'Italie  en  remplacement 
de  Du  Merbion  qui  obtenait  sa  retraite  ;  mais,  désigné  le  13  veniôse  (3  mars 
1795)  pour  commander  l'armée  des  Pyrénées  orientales,  il  remettait,  le 
16  floréal  (5  mai),  le  commandemeiit  à  Kellermann  replacé  à  la  tête  des 
armées  des  Alpes  et  d'Italie  par  le  même  décret;  celui-ci  avait  été  acquitté 
par  le  tribunal  révolutionnaire  le  18  brumaire  an  III  (8  novembre  1794). 

Dans  les  Pyrénées  orientales,  où  le  général  en  chef  était  Dugommier, 
les  ESj  agnols  avaient  été,  dès  messidor  (début  de  juillet  1794),  chassés  de 
partout,  sauf  du  fort  de  Bellegarde  qui  domine  le  Peithus  et  se  trouvait 
bloqué.  Le  24  theTniidor  (11  août),  pourTépondre  à  la  lettre  par  laquelle  te 
igénéiral  ten  chef  esipagnol  La  Union  avait  refusé  de  ratifier  la  capitulation  d* 
Collioure,  signée  le  7  prairial  (26  mai)  par  le  général  Navarro,  «t  de  remettre 
en  liberté  les  prisonniers  français,  la  Convention  avait  pour  la  seconde  fois 
Tendu  un  décret  de  guerre  à  mort.  Mais,  tamlis  que,  dans  le  décret  du 
7  prairial  an  11  (26  mai  1794),  elle  s'était  bornée  à  dire  trop  durement  et  trop 
•sommairement  :  «  Il  ne  sera  fait  aucun  prisonnier  anglais  ou  iianovrien  », 
-lâains  cetaii  du  24  thermidor  elle  s'^orçait'  d'-ètablir  iqu'M  n'y  avait  de  sa  paTt 
■que  représailles,  et  voici  comment  elle  s'exprimait  â  oe  sujet  : 

'«  Art.  5.  —  A  défaut  par  le  général  en  chef  de  l'armée  espagnole  d'exé- 
«uter  sur-le-champ  la  capitulation  de  Collioure  en  restituant  les  prisonniers 
français,  la  Convention  nationale  décrète  qu'il  ne  sera  plus  fait  de  prisonniers 
espagnols,  et  que  Les  prêtres  et  les  nobles  espagnols  seront  pris  en  otage  dans 
tous  les  lieux  où  se  porteront  les  armées  des  Pyrénées  orientales  et  occi- 
'  dentales. 

«  Art.  6.  —  La  Convention  nationale  dénonce  à  tous  les  peuples  le  gé- 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


néral  espagnol  comme  yiolateur  du  droit  des  gens  et  de  la  foi  des 
traités.  » 

Parler  avec  respect  du  droit  des  gens  est  bien,  concevoir  ce  droit  avec 
plus  d'humanité  eût  été  mieux,  et  il  faut  reconnaître  que  rien  n'aurait  jus- 
tifié de  telles  représailles,  si  elles  avaient  été  exercées  ;  heureusement,  nous 
allons  le  voir,  il  n'en  fut  rien.  Sachant  les  assiégés  de  Bellegarde  aux  abois, 
La  Union  tenta  un  efTort  pour  les  sauver  ;  mais,  le  26  thermidor  (13  août), 
grâce  surtout  au  général  Mirabel  qui  y  perdit  la  vie,  il  fut  vaincu  à  San  Lo- 
renzo  de  la  Muga,  à  une  quinzaine  de  kilomètres  au  nord-ouest  de  Figueras, 
et,  le  2'  jour  sans-culottide  de  l'an  II  (i8  septembre  1794),  Bellegarde  capi- 
tulait :  malgré  le  décret  du  24  thermidor,  Dugommier,  avec  l'autorisation 
des  représentants  en  mission,  fit  grâce  à  la  garnison  et  la  Convention  eut  le 
bon  esprit  de  ne  pas  le  désavouer.  Bien  mieux,  le  10  nivôse  an  III  (30  dé- 
cembre 1794),  elle  rapporta  les  deux  décrets  du  7  prairial  et  du  24  thermi- 
dor. Le  5*  jour  sans-culottide  (21  septembre),  La  Union  reprenait  l'offensive 
et  était  de  nouveau  battu.  Pendant  ce  temps,  le  général  Charlet  avait  raison 
des  insurgés  en  Gerdagne  et  réussissait  en  brumaire  (octobre)  à  pacifier  cette 
région,  du  moins  pour  quelques  mois.  Cependant  l'armée  française  ne  tar- 
dait pas  à  être  dans  la  plus  pénible  situation,  sans  vivres  ni  possibilité  d'en 
obtenir  ;  elle  en  était  arrivée  au  point  de  devoir  ou  rentrer  en  France  et  dis- 
puter aux  habitants  le  peu  qu'ils  avaient,  ou  vaincre  pour  conquérir  les 
moyens  de  vie,  lorsque  des  négociations  entamées  depuis  le  4  vendémiaire 
an  III  (25  septembre  1794)  aboutissaient,  le  26  brumaire  (16  novembre)  à  des 
propositions  définitives  de  paix.  Découragée  par  les  échecs  et  voyant  dans  le 
ô  thermidor  le  prélude  d'une  restauration  monarchique,  la  cour  de  Madrid 
était,  en  efi'et,  disposée  à  traiter.  Mais,  malgré  cet  état  d'esprit,  le  point 
d'honneur  des  Espagnols  de  ne  jamais  avouer  une  infériorité,  amena  le  roi 
Charles  IV  à  poser  des  conditions  absolument  folles  ;  la  France,  demandait-il, 
«  rendra  au  fils  de  Louis  XVI  les  provinces  limitrophes  de  l'Espagne  dans 
lesquelles  il  régnera  souverainement  et  gouvernera  seul  en  roi  ». 

Ce  fut  considéré  comme  un  outrageant  défi  et  ce  n'était  pas  de  nature  i. 
retenir  l'armée  républicaine  déjà  portée  à  marcher  de  l'avant  par  la  nécessité 
de  conquérir  les  moyens  de  subsistance  qui  lui  faisaient  défaut.  Dans  la  ma- 
tinée du  27  brumaire  (17  novembre),  elle  se  mettait  en  mouvement  pour 
attaquer  les  lignes  fortifiées  établies  entre  la  Muga  et  Figueras.  La  luttt 
d'abord  indécise  tournait  déjà  à  son  avantage,  quand  Dugommier  tomba 
mortellement  frappé  par  un  éclat  d'obus.  Après  quarante-huit  heures  de 
répit  pour  se  préparer  à  ses  nouvelles  fonctions,  Pérignon,  qui  le  remplaça, 
recommençait  l'attaque  le  30  (20  novembre).  La  Union  était  tué,  quatre-vingt 
redoutes  prises  et  le  camp  espagnol  enlevé.  Le  l  Mmaire  (22  novembre), 
Rosas  et  Figueras  étaient  mena  cées  ;  le  7  (27  novembre),  cette  dernière  place 
capitulait  sans  lutte  et  l'officier  qui  en  commandait  la  forteresse  la  remettait 


HIFTOIRE     SOCIALISTE 


53 


le  lendemain  avec  ses  magasins  encombrés  de  munitions  et  d'approvision- 
Dements  de  toute  espèce.  A  propos  de  cette  reddition,  Jor  ni,  reconnaissant 


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que  l'idée  défendue  par  des  combattants  est  une  l'orce,  dit  (t.  VI,  p.  139j  que 
des  personnes  «  affirment  que  cet  événement  iut  le  résultat  des  progrès  que 
les  maximes  démocratiques  avaient   faits   paimi  les  troupes  espagnoles  »r- 

LIV.  400.  —  HISTOIRE    SOCIALISTE.    —  THERMIDOR  BT  DIPT-LTOIRE.  LIV.   400. 


64  HISTOIRE    SOCIALISTE 

Malheureusement  les  troupes  françaises  dénuées  de  tout,  tombant  dans  un 
pays  où  tout  était  en  abondance,  se  livrèrent  à  des  excès  qu'on  ne  saurait 
trop  flétrir.  Entamé  dès  le  lendemain  de  la  bataille  de  la  Muga,  l'investisse- 
ment de  Rosas  était  achevé  le  4  frimaire  (24  novembre);  après  un  siège  très 
pénible,  pour  lequel  il  fallut  hisser  des  canons  sur  des  hauteurs  escarpées, 
Rosias  capitula  le  15  pluviôse  (3  lévrier),  sans  que,  pendant  les  soixante-dix 
jours  de  siège,  l'armée  espagnole,  abattue,  risquât  la  moindre  tentative  pour 
le  faire  lever.  Et,  comme  réponse  à  Charles  IV,  le  lendemain  de  l'entrée  à 
Ros.is,  les  soldats  républicains  y  fêtaient  l'anniversaire  ajourné  du  21  janvier. 
Un  décret  du  13  ventôse  (3  mars)  attribua  le  commandement  en  chef  à 
Scherer;  et  Pérignon  qui,  à  ce  propos,  écrivait  à  un  ami  :  «  A.  quelque  part 
que  je  sois  employé,  ma  place  fût-elle  la  dernière,  je  serai  toujours  conlent 
et  je  m'efforcerai  qu'on  le  soit  de  moi  »,  {Campagnes  de  la  Révolution  fran- 
çaise dans  les  Pyrénées  orientales,  par  Fervel,  t.  II,  p.  296),  attendit  sans 
rancune  l'arrivée  de  son  remplaçant. 

A  l'autre  extrémité  des  Pyrénées,  au  9  thermidor,  l'armée  des  Pyrénées 
occidentales,  dont  Moncey  coiumandail  la  gauche  et  Frégeville  la  droite,  sous 
les  ordres  du  général  MuUer,  était  sur  le  territoire  espagnol.  Le  jour  même 
du  9  thermidor  (27  juillet),  Moncey  Iraversait  la  Bidassoa  ;  le  14  (1"'  août),  un 
camp  espagnol,  établi  entre  cette  rivière  et  Hernani,  était  enlevé  sansgrande 
résistance,  les  troupes  espagnoles  se  retiraient  en  désordre  dans  cette  der- 
nière ville  et,  le  soir  mènje,  Fontarabie  capitulait.  Le  len(^einain,  les  soldats 
français  prenaient  Renteria,  Pasajes,  et  arrivaient  à  Saint-Sébastien.  Un  par- 
lementaire, le  capitaine  La  Tour  d'Auvergne,  était  aussitôt  envoyé  au  gou- 
verneur qui,  dès  le  17  (4  août),  signait  la  capitulation  et  les  vainqueurs 
étaient  reçus  avec  enthousiasme  par  les  habitants.  D'autre  part,  les  hauteurs 
d'Hernani  évacuées  par  les  Espagnols  étaient  occupées  et,  le  22  (9  août), 
Tolosa  était  prise.  En  attendant  des  renforts  qui,  envoyés  de  l'armée  de 
l'Ouest,  r.ejoignirent  vers  la  fin  de  fructidor  (milieu  de  septembre),  il  y  eut 
dans  les  opérations  un  temps  d'arrêt.  Moncey,  devenu  général  en  chef,  le 
14  fructidor  (31  août),  à  la  place  de  MuUer  admis  à  la  retraite,  en  profita  pour 
établir  un  camp  retranché  à  Saint-Sébastien.  Ensuite,  à  gauche,  on  délogea 
les  Espagnols  de  la  vallée  de  Roncevaux  encore  en  leur  pouvoir  et  on  s'em- 
para d'une  partie  de  la  Navarre  (brumaire-octobre)  ;  à  droite,  le  général 
Antoine  Marbot,  après  quelques  opérations  (début  dé  frimaire-fln  de  no- 
vembre), installa  solidement  les  troupes  dans  leurs  quartiers  d'hiver. 
Celles-ci  étaient  fatiguées,  mal  nourries  et  victimes  d'une  terrible  épidémie 
de  typhus.  Les  adversaires  restèrent  dans  l'inaclion  jusqu'en  ventôse  (mars), 
l'armée  française  étant  dévorée  par-  une  effroyable  mortalité,  et  le  général 
espagnol  Golomera  jugeant  préférable  de  laisser  la  maladie  faire  son  œuvre. 

Sur  mer,  après  la  bataille  du  13  prairial  {V'  juin)  entre  la  flotte  de 
Yillaret-Joyeuse  et  celle  de  l'amiral  anglais  Howe    où  sept  de  nos  vaisseaux 


HISTOIRE     SOClALISTb;  55 

fuient  perdue  et  cinq  démâtés,  les  rencontres  lurent  moins  graves,  m  lis  noa 
dépourvues  d'intérêt.  Le  6  fructidor  (23  août),  la  frégate  la  Volontaire  et' la 
corvette  l'Espion  firent  preuve  do  vaillance  pendant  les  combats  inégaux 'qui 
eurent  lieu  à  peu  de  distance  l'un  de  l'autre  dans  la  baie  d'Audierne.  Le 
2  brumaire  (23  octobre),  le  contre-amiral  Nielly  partait  de  Brest  pour  croiser 
dans  la  Manche  et,  lel6  (6  nofvembre),  il  caplurait  l'^/earararfey  avec  lequel  il 
rentrait  à  Brest.  En  frimaire  (décembre),  était  réunie  dans  ce  dernier  port 
une  armée  navale  comptant  34  vaisseaux  de  ligne,  13  frégates  et  16 corvettes. 
On  eut  le  tort,  malgré  l'avi^,  il  faut  le  dire,  ile  Villaret-Joyeuse,  de  vouloir 
mettre  à  la  voile  dans  cette  saison,  sous  prétexte  de  croiser  dans  le  golfe  de 
Gascogne  et  de  protéger  le  passage  dans  la  Méditerranée  de  6  vaisseaux  sous 
les  ordres  du  contre-amiral  Renaudin.  Un  appareillage,  le  3  nivôse  (23  dé- 
cembre), n'etit  d'autre  résultat  que  le  naufrage  du  Républicain  ;  cinq  jours 
après,  on  prenait  la  mer;  mais,  le  10  pluviôse  an  III  (29  janviei'  1795),  une 
épouvantable  tempête  engloutissait  cinq  vaisseaux  et  en  mettait  deux  hors 
de  service.  La  flotte,  y  compris  la  division  de  Renaudin,  revint  à  Brest  d'oH 
ce  dernier  repartit  en  ventôse  (fin  de  février);  par  suite  de  mauvais  temps; 
À  n'arrivait  à  Toulon'  q'ue  le  14  germinal  (3  avril). 

Dans  la  Méditerranée,  le  contre-amiral  Martin,  avec  sept  vaisseaux, 
défia, 'de  la  fin  de  prairial  au  début  de  brumaire  (16  juin  au  1«' novembre), 
l'escadre  anglaise  de  l'amiral  Hood  forte  de  14  vaisseaux  et  à  laquelle  s'était 
bientôt  jointe  une  escadre  de  15  vaisseaux  espagnols.  Martin  trouva  à  >a 
rentrée,  le  11  brunaaire  (1"  novembre),  huit  nouveaux  vaisseaux  armés  à 
Toulon,  où  il  passa  l'hiver.  Avec  ces  15  vaisseaux  il  appareillait,  le  13  ven- 
tôse (3  mars),  afin  de  seconder  les  opérations  de  transport  et  de  débarque- 
ment d'un  corps  de  6  000  hommes  dans  Vile  de  Corse,  tout  entière  aux  rnains 
des  Anglais,  Calvi  ayant  dû  capituller  le  14  thermidor' an  II  (l"  août  1794). 
Le  17  ventôse  (7  mars),  YAlceste  s'emparait  du  Berwick  ;  mais,  le  25 
'(lô-mars),  entre  Noli  etAlassio,  le  Ça  ira,  démâté  par  accident,  et  le  Cen- 
seur, r^m  le  remoriuait,  séparés  du  reste  de  la  flotte,  étaient,  après  une 
héroïque  résistance,  pris  par  l'escadre  anglaise  du  vice-amiral  Hotham. 
"Martin  regagna  avec  les  transports  le  golfe  Jouan,  puis  la  rade  de  Toulon  où 
se  trouvait  Renaudin.  Quelques  incidents  sans  grande  importance  avaient  eu 
lieu  dans  la  mer  du  Nord,  à  Tunis,  dans  la  mer  de  l'Archipel  où  une  petite 
division  prit' une  corvette  anglaise  (4  frimaire  an  III-24  novembre  1794),  mais 
se  fit  bloquer  da-ns  le  port  de  Smyrne.  Ce  qui  continuait  à  faire  le  plus  de 
mal  à  l'Angleterre,  c'étaient  les  «  corsairiens  »,  comme  on  disait  alors,  les 
vaillants  marins  qui,  n'étant  pas  pris  par  le  service  de  l'Etat,  couraient' sus 
aux  bâtiments  de  commerce  en netnis. 

Au  9  thermidor,  la  France  avait,  sauf  la  Guyane,  le  Sénégal,  l'île  de 
France  ou  Maurice  et  l'île  Borrhbon  ou  de  la  Réunion,  à  peu  près  perdu  toutes 
ses  colonies.  Le  14  prairial  an  II  (2  juin  1794),  les  deux  commissaires  envoyés 


56  HISTOIRE     SOCIALISTE 

par  la  Convention,  Victor  Hughes  et  Chrétien,  débarquaient  à  la  Guade- 
loupe; le  dernier  ne  devait  pas  tarder  à  mourir;  mais  Victor  Hugues,  après 
des  alternatives  de  revers  et  de  succès,  s'était  finalement  déjà  rendu  maître 
de  la  Guadeloupe  (nivôse -fin  décembre)  quand,  le  17  nivôse  an  III  (6  jan- 
vier 1795),  lui  arrivèrent  1  500  hommes  de  renfort. 

On  a  vu  tout  à  l'heure  que  la  Convention  avait,  le  10  nivôse  an  III 
(30  décembre  1794),  rapporté  les  articles  des  deux  décrets  prescrivant  de  ne 
plus  faire  de  prisonniers  anglais,  hanovriens  et  espagnols.  Quatre  jours  après, 
elle  rapportait  également  une  mesure  de  rigueur  prise  contre  les  biens  des 
étrangers  originaires  des  pays  avec  lesquels  la  France  était  en  guerre.  Par 
décision,  en  effet,  du  18  messidor  an  11(6  juillet  1794),  l'agence  des  domaines 
avait  dû  prendre  possession  des  meubles  et  immeubles  leur  appartenant  et 
les  administrer  comme  les  autres  biens  nationaux  ;  de  plus,  il  avait  été 
ordonné  à  ceux  qui  avaient  en  mains  des  fonds  ou  effets  appartenant  à  des 
habitants  des  pays  ennemis,  de  les  déposer  contre  récépissé  dans  les  caisses 
publiques;  or  la  loi  du  14  nivôse  an  III  (3  janvier  1795)  mit  fin  à  ce 
séquestre.  En  conséquence,  les  biens  des  étrangers  séquestrés,  à  l'exception 
de  ceux  des  «  princes  étrangers  »  et  des  »  corps,  communautés  etbénéflciers 
ecclésiastiques  »,  furent,  avec  leurs  produits,  rendus  à  leurs  propriétaires, 
et  les  fonds  qui  avaient  été  versés  dans  les  caisses  publiques  remboursés 
aux  personnes  qui  les  avaient  déposés. 


CHAPITRE  V 

VENDÉENS   ET   CHOUANS 

(thermidor  an  II  à  floréal  an  Ul-juillet  1794  à  mai  1795.) 

En  Vendée,  le  général  Vimeux,  remplaçant  à  la  tête  de  l'armée  de 
l'Ouest  le  général  Turreau  que  sa  rigueur  jugée  excessive  avait  fait  rappeler 
et  reléguer  dans  le  commandement  de  Belle-Ile,  les  généraux  Alexandre 
Dumas  à  qui  Vimeux  remit  ses  fonctions  le  21  fructidor  (7  septembre).  Mou- 
lin, commandant  en  chef  de  l'armée  des  côtes  de  Brest  jusqu'au  17  vendé- 
miaire (8  octobre),  époque  où,  appelé  à  l'armée  des  Alpes,  il  eut  pour  suc- 
cesseur Alexandre  Dumas  remplacé  lui-même  à  l'armée  de  l'Ouest,  le  3  bru- 
maire (24  octobre),  par  Canclaux,  et  Hoche  nommé  le  4  fructidor  (21  août),  en 
remplacement  du  général  Vialle,  au  commandement,  qu'il  prit  le  19  (5  sep- 
tembre), de  l'armée  des  côtes  de  Cherbourg,  n'eurent  que  peu  d'opérations 
militaires  à  conduire.  Cette  inertie  eut  pour  causes  et  le  désir  de  laisser  faire 
la  récolte  et  le  retrait  de  25  000  homm'es  pris  pour  renforcer  l'armée  de  la 
vMoselle  et  l'armée  des  Pyrénées  occidentales.  En  thermidor  (fin  juillet),  les 
bandes  des  rebelles  harcelèrent   les  moissonneurs  patiioles;  mais,  vers  le 


HISTOIRE.    SOCIALISTE  57 

milieu  du  mois  (août),  les  troupes  républicaines  refoulèrent  divers  rassein> 
blements  qui  ne  cessaient  de  tuer  et  de  piller. 

Dans  la  Vendée,  après  avoir  manqué  son  coup  le  i6  fructidor  (2  sep- 
tembre), Charette  réussissait,  le  20  (6  septembre),  à  s'emparer  par  surprise 
du  camp  de  la  RouUière,  à  8  kilomètres  environ  au  sud  de  Nantes,  où  il 
massacrait  les  soldats  ;  le  28  (14  septembre),  il  enlevait  le  camp  de  Frérigné, 
hameau  de  la  commune  de  Touvois  (Loire-Inférieure),  à  12  kilomètres  à 
l'ouest  de  Legé,  et  s'y  livrait  à  une  horrible  boucherie.  Le  colonel  Mermet 
avait  été  mortellement  blessé  au  fort  de  l'action  et,  raconte  Jomini  (t.  VI, 
p.  235),  «  le  fils  de  Mermet,  âgé  à  peine  de  quatorze  ans,  attaché  an  corps  de 
son  père  expirant,  y  fut  haché  en  pièces  et  mourut  en  criant  :  Vive  la  Répu- 
blique! »  Le  24  (10  septembre),  une  attaque  contre  le  camp  de  Chiche 
(Deux-Sèvres),  concertée  entre  Charette  et  Stofflet,  avec  mauvaise  grâce  de 
la  part  de  celui-ci,  avait  été  repoussée  ;  mais  un  détachement  républicain  fut 
anéanti.  L'hiver  se  passa  d'une  façon  assez  calme,  et  la  tentative  contre  le 
camp  de  Beaulieu  (Vendée),  qui  échoua  le  17  nivôse  an  III  (6  janvier  1795), 
fut  la  dernière  entreprise  un  peu  sérieuse  qu'eut  à  déjouer  l'armée  de  l'Ouest. 
Ce  qui  préoccupait  les  gouvernants,  ce  n'était  pas  d'établir  et  de  faire  exé- 
cuter un  plan  d'opérations  bien  conçues,  c'était  d'arriver  à  tout  prix  à  apaiser 
les  chefs  des  rebelles. 

Les  insurgés  —  je  rappelle  qu'on  désigne  spécialement  sous  le  nom  de 
Vendéens  ceux  qui  combattaient  au  sud  de  la  Loire,  et  de  Chouans  ceux  qui 
se  tenaient  au-dessus  du  fleuve  —  étaient  dans  une  situation  pénible;  une 
épidémie  faisait  des  ravages  dans  leurs  rangs  ;  ils  ne  pouvaient  soigner  ni 
leurs  malades,  ni  leurs  blessés  ;  leurs  munitions  étaient  insuffisantes.  Loin 
de  s'entendre  entre  eux,  les  chefs  étaient  divisés  au  point  qu'en  décembre,  à 
la  suite  d'une  réunion  tenue,  le6,  au  quartier  général  de  l'armée  du  Centre,  à 
Beaurepaire,  près  de  Montaigu,  un  grave  conflit  éclata  entre  Charette  et  Sa- 
pinaud,  d'un  côté,  Stolflet  et  le  curé  de  Saint-Laudféglise  d'Angers),  Bernier, 
de  l'autre.  Charette,  qui  ambitionnait  d'être  généralissime,  ce  que  n'admettait 
pas  Stofflet,  avait  sous  ses  ordres  dans  le  Marais  (Vendée),  vieillards,  enfants, 
malades  compris,  une  dizaine  de  mille  hommes  ;  c'était  l'armée  dite  du  Bas- 
Pays,  du  Bas-Poitou  ou  du  pays  de  Retz;  Stolflet,  environ  la  moitié  sur  les 
frontières  de  la  Vendée,  du  Maine-et-Loire  et  des  Deux-Sèvres;  c'était  l'armée 
du  Haut-Pays  ou  du  Haut-Poitou  et  d'Anjou  ;  entre  les  deux,  Sapinaud  était 
dans  le  Bocage  (Vendée)  avec  trois  mille  hommes  et  formait  l'armée  du 
Centre.  Sur  la  rive  droite  de  la  Loire,  se  maintenaient  tant  bien  que  mal  une 
vingtaine  de  bandes.  Au  fond,  la  nécessité  contraignait  tout  ce  monde  à  vou- 
loir une  suspension  des  hostilités.  A.vec  une  impudence  toute  nationaliste, 
le  clérical  M.  Sciout  explique  cette  nécessité  :  «  Les  puissances  étrangères 
n'avaient  pas  reconnu  à  temps  l'importance  de  l'insurrection  catholique  et 
royaliste  de  l'Ouest,  dont  elles  auraient  dû  tirer  parti  pour  rétablir  la  royauté 


58  HISTOIRE     SOCIALISTE 

BD  France  et  enrayer  ainsi  le  mouvement  révolutionnaire  dans  toutn  l'Eu- 
rope »  (Le  Directoire,  t.  I",  p.  103).  Très  raisonnablement,  on  pouvait  songer 
à  reni're  définitive  cette  suspension  clesir.ee  par  les  vaincus.  Mais,  s'il  ne 
fallait  pas  désespérer  ceux-ci,  il  ne  lallail  pas  non  plus  humilier  les  vain- 

"qoeurs.  Modération  et  gén'érosité,  s  «il;  mais  aussi,  à  côté  de  satisfactions 
luatérieiles  pour  la  masse,  équitable*  et  apaisantes,  fermeté,  prévoyaiice  'et 

'^ouci  de  la  dignité  républicaine,  telle  devait  être  la  règle  de  conduite. 

'  Il  est  probable  qu'il  y  a  eu,  à  la  base  de  l'insurrection  vendéenne,  un 
tnouTement  de  révolte,  des  plus  pauvres  paysans  en  particulier,  contre  ie 
bouleversement  de  leurs  anciennes  coutumes  de  vie.  Il  est  probable  que  les 
inconvénients  tout  nouveaux  de  l'évolution  économique  bourgeoise  ont  paru 
à  beaucoup  d'entre  eux  [;lus  intolérables  que  ceux  de  l'ancien  ordre  des 
choses  auquel  ils  étaient  accoutumés.  Il  est  probable  que  des  nobles,  que  les 
'prêtres  surtout,  dont  on  ne  saurait  nier  la  puissante  influence  sur  cette  popu- 
lation ignorante,  ont  suivi  la  tactique  imliquée  par  Jaurès  (à  la  fin  de  la 
page  190  i1u  tome  I")  et  exploité  sa  haine  des  bourgeois  des  villes,  prêteurs 
d'argent  ou  acheteurs  de  propriétés  rurales,  revendiquant,  aussi  bien  contre 
les  misérables  famiHes  paysannes  que  contre  la  noblesse,  la  faculté  d'exercer 
leur  droit  propriétaire  dans  toute  sa  plénitude,  dans  toute  sa  rigueur,  sans 
compenser  par  des  avantages  matériels  immédiatement  appréciables  les 
maigres  mais  traditionnelles  ressources  de  glanage,  de  vaine  pâture,  etc., 
dont  les  plus  malheureux  se  trouvaient  expropriés  par  des  partisans  de  la 

■République.  Quoi  qu'il  en  soit,  une  l'ois  leur  clientèle  constituée  par  cette 
exploitation  des  ressentiments  économiques  des  paysans  pauvres,  la  noblesse 
et  le  clergé  factieux  n'avaient  pu  la  transformer  en  instrument  aveugle  de 
leurs  intérêts  pour  l'avenir  qu'en  subissant  d'être  frustrés  par  elle  de  leurs 
revenus  présents.  A  leur  grand  déplaisir,  ils  virent  se  satisfaire  à  leur  détri- 
ment cette  cupidité  paysanne  qu'ils  avaient  déchaînée  contre  les  béu'flciaires 
du  nouveau  régime  et,  par  suite,  contre  ce  régime  lui-même,  contre  la  Révo- 
lution et  la  République.  Les  nobles,  les  anciens  m  lîtres,  ne  luttaient  réelle- 
ment pour  aucune  revendication    populaire,  mais' pour  la  déîense  de  leurs 

■privilèges.  La  masse  '  insurgée,  elle,  était 'dans  -son  "ensemble  avant  tout 
poussée  par  l'appât  de  profits  matériels  ;  elle  s'itiquiéta  peu  de  savoir  à  qui 
elle  nuisait,  pourvu  que  son  appétit  de  jouissances  nouvelles  pour  elle  fût 
apaisé.  En  admettant  i^u'au  début  elle  n'ait  sgngé  qu'à  reprendre  les  petits 
avantages  économiques  dont  la  propriété  bourgeoise  la  privait,  mise  en  goût 
■par  quelques  pillages  au  ssi  pieuxque  fructueux  —  «  inévitables  >>  (Bittnrd  des 

''Portes,  Charette  et  la  guerre  de  Vendée,  p.'465)  —  de  républicains,  elle  était 

■'Vite!  devenue  ilus  exigeante  et  avait  fini  j>'ar  accaparer  tous  les  revenus  du 
pays,  y  compris  ceux  qui  appartenaient  à  la-noblesse  et 'au  clergé  ;  à  la  fin, 
elle  ne  se  battait  plus,  peut-on  dire,  que  par  amour  du  brigandage  et  de.  ce 
qu'il  rapportait.  Gomme  nos  bandes  cléricales,  antisémites  et  nationalistes 


HISTOIRE     SOCIALISTE  59 

appointées  qui  n'en  veulent  au  tant  pour  cent. que  lorsqu'elles  ne  le  palipent 
pas,' CGiiame  toute  armée  qui  n'est  pas  mue.  par  une  idée  telle  que  la  défense^' 
dunsol  et  de  la,  République  pendant  la  grandie  période  révolutionnaire,  Ven- 
déens et  Chouans  en  arrivèrent  à  n'avoir  d'autre  mobile  que  le- gain;  M.  Bit- 
tard  des  Pories  avoue,  parmi  les  officiers  de  Charette,  des  hommes  «  qui 
n'aiment  que  la  guerre  et  ses  brutales  satisfactions  »  {Ibidem,  p.  458).  Dès  que 
le  gain  leur,  manqua,  dès  qu'ils  «'eurent  plus  la  possibilité  de  se  livrer  aux 
débauches  dont  ils  avaient  pris  l'habitude,  — Charette  avait  besoin  pour  ses  ■ 
hommes  de  «  barriques  d'eau-de-tvie  »  (Ibidem,  p.  367,  368,  375)  —  les  rebelles 
royalistes  et  clépicaux  ne  tardèrent  pasià  être  profondément  découragés. 

Je  trouve  la  confirmation  de  ce  qui  précède  dans  le  tome  I"  des  JiewioïVes 
du  général  d'Andigm  publiés  par  M.  Biié.  Après  avoir  constaté  l'influence 
prépondérante  des  prêtres  qui  s'exerça  parfois  pour,  mais  surtout  contre  la 
Révolution,  d'Andiigné  ajoute  (p.  157)  :  «  Ces  provinces  sont  parsemées  de 
petites  vi'les,  de  gros  bourgs,  oîii  habitaient  un  grand  nombre  de  petits  bour- 
geois quii,  avant  la;  Révolution,'  ne^ possédaient  aucurue^propriété.  Ces  hommes' 
habitués  à  trouver  leur  existence  dans  leur  industrie,  étaient  devenus  le  ■ 
plus  souvent  les  vam'{vires  da;peuple  des  campagnes.  Les  fermiesà  mi-fruit 
étaient  en  partie  dans  leurs  miains,  ainsi  que  le  commerce  des  bestiaux,  des 
grains  et  autres  denrées...  C'est  parliculièrement  dans  cett&classe  que  les 
Vendéens  trouvaient  leurs  ennemis  les  plus  acharnés  ».  Il  reconnaît  cepen- 
dant (p.  162)  que  «  l'esprit  de  la, Révolution  »  comptait  des  p.irtisans chez  les 
«  cultivateurs  de  l'Ouest  »,  chez  ceux  sans  doutequiibénéficiaient  du  nouveau 
régime  :  «  La  terreur  —  qu'on  remacque  le  'mot  i  et/ d'aveu  de -la  chose — fut 
l'arma  dont  on  se  servit;  pour  réprimer  ceux  qui  se /montraient  ouvertement 
les  ennemis  delà  cause  royale.  Les  patriotes  furent  tous  obligés  de  se  sou- 
mettre aux  règlements  établis  par  les  royalistes,  ou  d'abandonner  leurs  biens 
pour  se  iréfugiendans  les  villes.  Des  exemples  terribles  ôlèrent  l'envie  de 
nuire  à  ceux  qui  préférèrent  rester  dans  leurs  foyers  ».  Si  les  per.'^onnes 
étaient,  lespcopriétôS'  des  amis  n'élaient'pas>plus  favorisées  que> -celles  des 
adversaires':  lefe  capitaines  ou  ofâciers  insurgés  subalternes,  c'est-à-dire 
ceux  qui  Jî'étaiunt  paS'  nobles,  «  partageaient  entre  leurs  soldats  les  revenus 
de  leurs  paroisses,  après  en  .avoii!  prétevé  ce  qui  était  nécessaire  pour  les 
besoins  communs' »  (p.  167);  plus  tard  même  (p.  283)  :  «  Il  ne.restait  rien  : 
pour  les' dépenses- communeSi-..  pour ysubventr  les  chefs  étaient  obligés 
d'imposer  aux  soldats:  le  sacrifice  d'un«'petite  partie  de:  ce  qu'ils  s'étaient 
accoutumés  à  iregarder. comme  leuri propriété'.  L'habituée  de  jouir  les  rendait 
plus  avides  de  jouci en  jour.;  ilsi refusèrent  bientôt  de  reconnaître  les  droits, 
quenles  ecclésiastiques  avaient  voulu  is'attribuer  ».■  HJuge  lui-même  que  les»; 
curés  avaient  des  «  préten'lioais  esagorées  »  (p..  284);  mais  il  compatit ida van*, 
tage  au  malheur  des  nobles  émigrés  dans  la  catégoriel tdesquel^  il  rentrait- et 
trouve  (p.  167)  que  «  cette  administration  jmoinatcueuae.  entraînait  des  abus 


60  HISTOIRE     SOCIALISTE 

innombrables...  Le  vice  de  celte  administration  se  fit  principalement  sentir 
lorsque  quelques  émigrés  parvinrent  à  regagner  leurs  foyers.  Les  Chouans 
s'étaient  habitués  à  jouir  de  leurs  biens,  à  les  considérer  comme  une  pro- 
priété acquise  »  ;  «  les  Chouans  s'étaient  approprié  leurs  revenus;  ils  en  fai- 
saient nécessairement  le  sacrifice  avec  regret  »  (p.  286).  Cependant  les  nobles 
dont  la  révolte  était  due  surtout  au  désir  de  garder  tous  leurs  anciens  avan- 
tages, n'étaient  pas  moins  exaspérés  d'être  expropriés  par  les  paysans  roya- 
listes que  par  la  Révolution,  et  ne  renonçaient  pas  à  reprendre  la  disposition 
de  tous  leurs  revenus  :  «  Nous  nous  étions  réservé  de  la  ressaisir  dans  des 
jours  plus  tranquilles;  mais,  pour  le  moment,  il  eût  été  plus  qu'imprudent 
de  nous  en  occuper  »  (p.  284). 

A  l'égard  de  tels  vaincus  si  âprement  intéressés,  les  thermidoriens  inau- 
gurèrent un  parti  pris  d'aplatissement;  la  sévérité  fut  désormais  réservée 
aux  vainqueurs.  Le  régime  de  la  Terreur  ne  prit  pas  fin;  mais  ne  furent  plus 
frappés  les  adversaires  de  la  République,  les  révolutionnaires  le  furent  seuls. 
Sous  prétexte  d'amadouer  des  insurgés  provisoirement  lassés,  le  gouverne- 
ment devint  leur  dupe,  les  paya  pour  qu'ils  voulussent  bien  accepter  ce 
qu'ils  désiraient,  se  ridiculisa  et  leur  laissa  outrager  la  République,  en  atten- 
dant qu'ils  retournassent  contre  elle  les  forces  que,  niaisement,  il  les  aidait 
à  réparer.  Comme  gage  de  ce  singulier  apaisement,  le  9  vendémiaire  (30  sep- 
tembre), on  décréta  d'accusation  le  général  Turreau  qui,  après  avoir  dû  in- 
sister pour  être  jugé,  devait  être  acquitté  à  Paris  le  28  frimaire  an  IV  (19  dé- 
cembre 1795).  Evidemment,  celui-ci  avait  été  très  dur  ;  mais  il  n'avait  fait, 
en  somme,  qu'obéir  aux  instructions  reçues,  imposées  même  par  les  indul- 
gents de  l'époque.  En  tout  cas,  quand  on  châtie  l'implacabilité  des  uns,  on 
ne  doit  pas  user  d'indulgence  pour  les  cruautés  des  autres.  Sans  doute,  des 
excès  furent  commis  des  deux  côtés  ;  mais  l'initiative  des  atrocités  revient 
aux  cléricaux  :  leur  férocité  religieuse  ne  se  bornait  pas  à  tuer,  elle  martyri- 
sait, suivant  l'exemple  de  Souchu  et  de  Charette  lui-même  à  Machecoul 
(Ghassin,  La  Préparation  de  la  guerre  de  Vendée,  t.  III,  p.  350)  ;  et  c'est 
d'un  tel  homme  qu'on  essayait  maintenant  de  gagner  les  bonnes  grâces, 
cela  quelque  temps  après  les  massacres  de  la  RouUière  et  de  Frérigné! 

Dès  le  3  vendémiaire  an  III  (24  septembre  1794),  les  représentants  Bollet 
et  Boursault  avaient  pris  l'initiative  de  mesures  d'apaisement,  et  une  procla- 
mation de  Boursault  du  26  vendémiaire  (17  octobre)  amenait  déjà  des  sou- 
missions, quand  le  représentant  Ruelle  fit  faire  des  ouvertures  à  Charette. 
Sur  ces  entrefaites,  parut  le  décret  du  12  frimaire  an  III  (2  décembre  1794), 
qui,  sans  la  moindre  distinction  entre  les  grands  chefs  et  les  simples  re- 
belles, accordait  amnistie  complète  à  tous,  ceux  «  qui  déposeront  leurs  armes 
dans  le  mois  qui  suivra  le  jour  de  la  publication  ».  Elle  n'était  pas  fortuite,  la 
coïncidence  d'un  pareil  décret  avec  le  procès  de  Carrier;  en  sacrifiant  les 
terroristes,  on  pensait  se  concilier  les  rebelles,  on  ne  fit  que  surexciter  leur 


HISTOIRIC     SOCIALISTE 


61 


morgue.  Ce  qui  redoublait  leur  outrecuidance,  c'est  que  la  nouvelle  attitude 
bassement  empressée  pour  eux,  des  républicains  ne  leur  paraissait  explicable 
que  par  l'idée  que  ceux-ci  se  sentaient  perdus  :  dans  la  faiblesse  des  gouver- 
nanls,  ils  croyaient  déjà  voir  la  fragilité  de  la  République.  A  l'heure  même 


^W' 


SIGNALEMENT  DES    CHOUANS   ET   AUTBES    CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES 

(D'après  ud  document  du  Musée  Carnavalet.) 

OÙ  ils  s'avouaient  ne  plus  pouvoir  résister,    toute  leur  arrogance  leur  était 
rendue  par  les  injustifiables  complaisances  de  leurs  vainqueurs. 

D'autre  part,  ayant  senti  que  l'insuireclion  allait  s'éteindre  si  elle  restait 
livrée  à  elle-même,  un  des  principaux  cbels  de  la  chouannerie,  le  comte 
Joseph  de  Puisaye,  était,  dès  le  mois  de  septembre,  passé  en  Angleterre  pour 
mendier  des  secours  de  Pi'tt.  Très  authentique  représentant  de  la  noblesse, 
Puisajje  vendit,  autant  qu'il  le  put,  son  pays  au  gouvernement  anglais  el  lui 

I.IV.    40.1.  —    HISTOIRE    SOCIALISTE.   —   THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  LIV,   401 


62  HISTOIRE     SOCIALISTE 

un  faussaire  accompli,  digne  ancêtre  de  ceux  qui,  moins  dégénérés  que  ne  le 
prétendent  de  mauvaises  langues,  se  sont  affichés  (1898)  félicitant  un  traître 
et  glorifiant  un  faux.  Ce  qu'il  fallait  pour  maintenir  les  bandes  des  pieux  ca- 
tholiques et  des  fidèles  royalistes,  c'était  de  l'argent.  Déjà  Puisaye  et  d'au- 
tres chefs  avaient  opéré  avec  de  faux  assignats  assez  grossièrement  imités: 
la  fabrique  de  faux  assignats  élait  avouée  à  la  date  du  20  septembre  (Ghas- 
8in,  La  Vendée  patriote,  t.  IV,  p.  564);  il  proposa  à  Pitt  de  procéder  à 
une  meilleure  fabrication  et  d'organiser  une  descente  sur  les  côtes  de 
France  dont  les  Anglais  conserveraient  certains  points  à  leur  convenance 
(Chassin,  Les  Pacifications  de  VOuest,  t.  I",  p.  4  et  15).  Le  respectable  Pitt 
accepta  avec  empressement  les  oH'res  de  l'honnête  Puisaye.  L'annonce  d'une 
prochaine  expédition  anglaise  poussant  les  rebelles  à  ménager  leurs  forces 
pour  celte  époque  que  la  disuibulion  d'or  anglais  allait  leur  permettre 
d'atlemlre  dans  de  dévotes  et  monarchiques  orgies,  les  disposait  à  accepter 
par  hypocrisie  cette  suspension  des  hostilités  à  laquelle,  avant  les  conces- 
sions imbéciles  des  thermidoriens,  ils  aspiraient  par  nécessité.  Charelte  ayant 
fait  faire  le  recensement  de  tous  les  approvisionnements  par  son  commissure 
général,  l'abbé  Remaud,  celui-ci,  en  effet,  déclara  «  qu'il  était  impossible  de 
continuer  la  guerre...  D'autre  part,  les  munitions  manquaient  presque  com- 
plètement, chaque  soldat  n'ayant  guère  que  quatre  ou  cinq  coups  à  tirer  » 
(Billard  des  Portes,  Charelte  et  la  guerre  de  Vendée,  p.  397). 

Le  décret  du  12  frimaire  était  l'application  d'un  système  que  désapprou- 
vèrent ceux  qui  se  rendaient  impartialement  compte  de  la  situation.  Le 
17  fiimiire  an  III  (7  décembre  1794),  Hoche  qui,  depuis  le  13  brumaire 
(3  novembre),  tout  en  gardant  le  commandement  de  l'armée  des  côtes  de 
Cherbourg,  avait  remplacé  le  général  Alexandre  Dumas  à  la  tête  de  l'armée 
des  côtes  de  Brest,  écrivait,  en  effet,  aux  représentants  BoUet  et  Boursault  : 
«  Une  indulgence  déplacée  pourrait  opérer  la  contre-révolution  »  (Chassin, 
ibid,  p.  54).  Malheureusement,  tous  n'élaientpas  de  son  avis  et,  le  6  nivôse 
(26  décembre),  un  de  ses  subordonnés,  le  général  Huiubert,  se  laissait  aller  à 
enliimer  des  pourparlers  avec  un  chef  de  Chouans,  Boishardy.  De  ses  entre- 
vues avec  celui-ci,  sortit  un  projet  de  trêve,  définitivement  conclue,  le 
14  nivôse  (3  janvier),  par  Bollel  avec  un  certain  Desoteux.  Celui-ci,  «  fils  de 
M.  Desoteux,  soigneur  d'un  petit  village  de  la  province  de  Bourgogne, 
c'est-à-dire  chirurgien  de  campa-ne,  faisant  la  barbe  et  coupant  les  cheveux 
proprement  »  {Moniteur  du  15  prairial  an  III-3  juin  1795),  et  du  nombre  de 
ceux  estimant  avec  raison  que  leur  bassesse  d'âme  leur  donne  le  droit  de 
s'introduire  dans  les  rangs  de  la  noblesse,  se  faisait  appeler  baron  de  Cor- 
matin,  titre  sous  lequel  Puisaye  l'avait  nommé  major  général,  le  26  août, 
avant  de  quitter  la  France.  Cette  trêve,  d'une  durée  illimitée,  signée  en 
l'aJSsence  et  au  grand  regret  de  Boursault,  l'était  au  moment  où  le  général 
ïiey  venait  de  saisir  des  papiers  et  d'opérer  la  capture  d'agents  ne  permettant 


HISTOIRE     SOCIALISTE  '53 


aucun  doute  sur  le  but  poursuivi  par  les  royalistes  de  concert  avec  les 
Anglais. 

Du  côté  de  la  Vendée,  la  pulilication  du  décret  n'entraînait  aucune  sou- 
naission  importantp,  les  rebelles  voyaient  la  possibilité  de  traiter  de  puissance 
à  puissance  et  altendaienl  le  résultat  des  pourparlers  entamés  avec  Charelle. 
Celui-ci,  marchant  d'accord  avec  Sapinauil,  avait  fait  remettre  au  représen- 
tant Ruelle  une  lettre  lui  annonçant  l'envoi  de  deux  délégués,  de  Briic  et 
Amédée  de  Béjarry,  qui  arrivèrent  le  8  nivôse  (28  décembre)  à  Nantes.  A  la 
suite  de  leurs  entrevues  avec  les  représentants.  Ruelle  se  rendit  à  Paris  oîi, 
le  27  nivôse  an  III  (16  janvier  1795),  il  mentit  à  la  tribune  de  la  Convention 
et  attribua  aux  rebelles  des  actes  de  générosité  qu'ils  n'avaient  pas  accom- 
plis, les  louant  ainsi  du  bien  qu'ils  ne  faisaient  pas,  mais  ne  signalant  pas  le 
mal  qu'ils  continuaient  à  faire.  Tandis  que  Cormatin,  escorté  du  général 
Huraliert,  se  promenait  dans  tout  le  pays  sous  couleur  d'annoncer  la  trèvf, 
observée  en  réalité  à  l'égard  des  rebelles  et  non  par  eux,  ceux-ci  assassinaient 
les  maires  de  villages  patriotes,  les  acquéreurs  de  biens  nationaux,  les  femmes 
qui  perlaient  des  provisions  dans  les  villes,  et  dévalisaient  leurs  victimes 
en  l'honneur  du  roi  et  de  la  religion  (Chassin,  ibid,  p.  119-120). 

Enfin  tout  fut  préparé  pour  un  rendez-vous  sous  une  lente  près  de 
Clisson,  à  proximité  du  château  de  la  Jaunaie,  mis  à  la  disposition  de  Glia- 
rette  et  de  ses  amis,  et  où  ces  «  honnêtes  gens  »  furent  luxueusement 
nourris  aux  frais  de  la  République.  Le  24  pluviôse  (12  février),  Charette,  Sa- 
pinaud,  de  Bruc,  de  Béjarry  et  trois  autres  officiers,  portanl  tous  large  cein- 
ture blanche,  cocarde  blanche  et  fleurs  de  lis,  se  rencontraient  avec  les 
représentants.  Le  lendemain,  Cormatin  assistait  à  la  séance  ;  finalement,  le 
29  (17  février),  on  s'entendait  avec  Charette  el  Sapinaud  ;  Cormatin  obtenait 
que  les  mêmes  conditions  seraient  applicables  aux  Chouans  qui  se  sou- 
mettraient. Par  cinq  arrêtés  des  représentants,  des  secours  et  des  indem- 
nités étaient  garantis  aux  amnistiés  qui  rentraient  en  possession  de  tous  leurs 
biens  ;  sous  prétexte  de  remboursement  des  bons  signés  par  eux,  deux 
millions  devaient  être  versés  à  Charette  et  à  Sapinaud  ;  était  levé  le  sé- 
questre des  biens  des  rebelles  inscrits  sur  les  listes  d'émigrés  et  non  sortis 
du  pays,  et  des  condamnés  qui  l'avaient  été  sans  le  concours  du  jury;  était 
assuré  le  libre  exercice  du  culte  catholique;  enfin  les  chefs  conservaient 
auprès  d'eux  des  corps  armés  tout  organisés,  soldés  par  le  Trésor  public  et 
chargés  de  la  police  sur  le  territoire  qu'ils  avaient  ravagé.  Ces  corps  étaient 
limités  à  2000  hommes  et  recevaient  le  nom  de  «  gardes  territoriales  »  qui 
avait  dû  être,  d'abord,  attribué  à  des  compagnies  destinées  à  protéger  le 
pays  contre  leurs  exactions.  En  sus  des  deux  millions  et  des  indemnités  pré- 
vus, la  plupart  des  chefs  touchèrent  de  la  main  à  la  main  d'importantes 
sommes  impuiées  sur  les  fonds  secrets  (Ch.-L.  Ghassin,  Les  Pacifications.  fU 
i'Ouest,  1. 1,  p.  193  et  206  à  209).  Pour  toute  compensation,  ils  livraieniiieu-' 


64  HISTOIRE     SOCIALISTE 

artillerie  et  signaient  une  déclaration  portant  :  «  Nous  déclarons  solennelle- 
ment à  la  Convention  nationale  et  à  la  France  entière  nous  soumettre  à  la 
République  une  et  indivisible  ».  Il  est  vrai  que,  de  retour  à  son  quartier 
général,  à  Belleville,  à  une  douzaine  de  kilomètres  au  nord  de  la  Roche-sur- 
Yon,  Charette,  après  cette  signature,  disait,  le  18  février,  à  ses  offlciers 
réunis  :  «  J'ai  des  vues  que  vous  approuveriez  si  vous  les  connaissiez.  Vive 
le  Roi  I  »  (Bittard  des  Portes,  Charette,  p.  413). 

Les  rebelles  gagnaient  le  maintien  de  leurs  cadres,  du  répit  et  de  l'ar- 
gent. Tout  le  monde,  il  est  vrai,  ne  fut  pas  dupe  ;  le  5  ventôse  (23  février), 
Hoche  écrivait  au  représentant  Bollet  :  «  Ne  craignez-vous  pas  que  les  gardes 
territoriales,  que  vous  formez  dans  la  Vendée,  ne  soient  un  noyau  d'armée 
auquel  viendront  se  réunir  les  brigands,  lorsque  l'idée  de  reprendre  les 
armes  leur  passera  par  la  tête?  »  (Ghassin,  ibid,  p.  165).  Le  9  (27  février), 
Charette,  Sapinaud  et  d'autres  offlciers  vendéens  assistaient  à  Nantes  à  une 
fôte  civique.  Ces  hommes  de  conviction  portaient  cette  fois  la  cocarde  trico- 
lore ;  de  l'aveu  du  secrétaire  de  Charette,  Auvynet  [Eclaircissements  histo- 
riques, publiés  à  la  suite  des  Mémoires  de  M""  de  Bonchamps  et  de  la  Roche- 
jaquelein  dans  la  Collection  des  Mémoires  relatif  s  à  la  Révolution  française, 
de  Baudouin,  t.  XXVII,  p.  499)  «  quelques-uns  donnaient  le  spectacle  public 
de  la  crapule  et  de  l'ivrognerie  »^..  «  Les  insurgés  suivirent  l'exemple  des 
Hébreux  lorsqu'ils  empruntèrent  les  vases  de  l'Egypte...  Ils  emportèrent  les 
rideaux  des  lits  qu'on  avait  eu  l'attention  de  leur  fournir  »  [idem,  p.  500). 
Le  24  ventôse  (14  mars),  Delaunay,  Ruelle  et  Bollet  présentèrent  les  stipula- 
tions de  la  Jaunaie  à  la  Convention.  Ruelle  osa  parler  de  la  «  loyauté  et 
l'honneur  »  de  Charette  dont  il  savait  cependant  le  prix,  et  les  arrêtés  des 
représentants  furent  ratifiés  à  l'unanimité  sans  délibération.  Le  3  ventôse 
(21  février),  avait  été  votée,  avec  l'espoir  d'apaiser  certains  rebelles  de 
l'Ouest,  la  loi  qui  mettait  définitivement  fin  à  la  Constitution  civile  du 
clergé  et  qui  organisait  la  liberté  des  cultes  sous  le  régime  de  la  séparation 
de  l'Eglise  et  de  l'Etat. 

Le  10  germinal  (30  mars),  près  de  Rennes,  au  château  de  la  Prévalaye, 
commençaient  avec  Cormatiu  des  conférences  relatives  aux  Chouans.  Elles 
se  terminaient  à  la  ferme  de  la  Mabilais,  également  près  de  Rennes,  le  1"  flo- 
réal (20  avril),  par  une  déclaration  de  Cormatin  et  des  arrêtés  des  représen- 
tants copiés  sur  ceux  de  la  Jaunaie,  sauf  de  très  légers  changements  :  Cor- 
matin  devait  toucher  un  million  et  demi  au  lieu  de  deux  millions  ;  le  lende- 
main, il  arborait  à  Rennes  les  couleurs  nationales.  Les  arrêtés  de  la  Mabilais 
étaient  approuvés  par  la  Convention  le  8  floréal  (27  avril). 

Restait  Stofllet.  Celui-ci,  malgré  un  manifeste  lancé  contre  le  décret 
d'amnistie  du  12  frimaire,  avait  eu,  le  14  pluviôse  (2  février),  avec  le  repré- 
sentant Menuau,  une  entrevue  au  pont  du  Lys,  près  de  Vihiers  (Maine-et- 
Loire)  ;  il  ne  s'était  pas  montré  opposé  à  un  accord,  mais  il  réclamait  à  cet 


HISTOIRE    SOCIALISTE  65 

effet  la  convocation  d'une  assemblée  générale  des  chefs  royalistes.  Seule- 
ment, lors  des  négociations  de  la  J.iunaie,  Gharette,  qui  préférait  tenir  son 
rival  à  l'écart,  ne  consentit  qu'assez  tari  à  le  laisser  convoquer  par  Sapinaud; 
et  c'est  lorsque  tout  était  convenu,  le  28  (16  février),  que  survinrent  quatre 
ehefs  de  la  bande  de  Stofflet.  Us  se  plaignirent  qu'on  l'eût  laissé  de  côté, 
assurèrent  qu'il  accepterait  les  conventions  i'aites  et  demandèrent  trois  jours 
pour  qu'il  pût  venir  à  la  Jaunaie.  Ce  fut  accordé;  mais,  à  son  arrivée,  le  30 
(18  février),  Stofïlet  fut  vexé  d'apprendre  que  Gharette  avait  conclu  sans  lui 
et  était  parti  la  veille.  Le  3  ventôse  (21  février),  il  vit  les  représentants  qui, 
désireux  de  traiter  tout  de  suite,  lui  refusèrent  un  armisticii  de  quelques 
semaines  sollicité  par  lui  pour  consulter,  prétextait-il,  les  habitants.  Il  s'en 
alla  le  lendemain  et,  le  6  (24  février),  dans  un  appel  aux  armes  contresigné 
par  Bernier,  il  protestait  violemment  contre  la  reconnaissance  de  la  Répu- 
blique; en  attendant  de  se  vendre,  il  flétrissait  ceux  qui  s'étaient  vendus,  se 
retournait  contre  eux  et,  ayant  pris  l'un  d'entre  eux,  Prodhomme,  il  le 
faisait  massacrer  à  coups  de  sabre  (12  mars). 

Caudaux  reçut  l'ordre,  le  20  ventôse  (10  mars),  de  préparer  une  expédi- 
tion contre  Stofflet  et  son  «  armée  d'Anjou  »  qui,  à  ce  moment,  se  tenait 
surtout  dans  le  Maine-et-Loire.  Les  républicains  éprouvèrent,  le  28(18  mars), 
un  échec  sur  les  hauteurs  de  Chalonnes  ;  mais  ils  le  réparèrent.  Le  2  ger- 
minal (22  mars),  Stofflet  qui,  malgré  ses  réquisitions  de  tous  les  hommes  de 
17  à  45  ans,  avait  à  peine  6000  hommes,  se  jeta  sur  Saint-Florent;  battu,  il 
erra  dans  les  bois  entre  son  quarlier  général  de  Maulévrier  (Maine-et-Loire) 
et  Ghâtillon-sur-Sèvre  (Deux-Sèvres)  où  un  émissaire,  alors  qu'il  pouvait 
être  réduit  à  se  rendre,  alla  encore,  le  6  (26  mars),  lui  faire  des  propositions 
de  paix.  Un  convoi  fut  attaqué  près  de  Chemillé,  le  13  (2  avril),  par  une 
bande  de  Stofflet  que  protégeait  un  drapeau  portant  l'image  d'un  saint. 
L'attaque  fut  repoussée,  le  drapeau  enlevé  et  une  autre  bande  battue  le  même 
jour  à  Chanzeaux  (canton  de  Thouarcé,  Maine-et-Loire).  Ce  fut  le  dernier 
combat  de  cette  expédition;  le  21  (10  avril),  parvenait  l'ordre  d'arrêter  tout 
mouvement. 

Le  13  germinal  même  (2  avril),  Stofflet  avait  demandé  un  rendez-vous 
aux  représentants;  après  des  tergiversations  suspectes,  il  finit  par  se  rendre, 
le  19  (8  avril),  au  château  de  la  Haye,  près  de  Mortagne  (Vendée),  où  ceux-ci 
l'attendaient  ;  mais,  à  peine  arrivé,  il  partit  brusquement  sous  prétexte  qu'il 
avait  envoyé  deux  délégués  aux  conférences  qui  avaient  lieu  avec  Cormatin 
près  de  Rennes.  Le  15  (4  avril),  en  efl'et,  deux  délégués  de  Stofflet  assistaient 
à  cette  conférence  et,  le  17  (6  avril),  comme  ils  demandaient,  avant  de  traiter, 
•  la  retraite  des  troupes  nombreuses  qui  foulaient  le  territoire  de  l'armée 
j  d'Anjou  »,  les  représentants  se  bornèrent  à  accorder  la  suspension  des  hosti- 
i  lités  qui,  nous  venons  de  le  voir,  arrêta  à  partir  du  21  (10  avril)  les  opéra- 
tions de  l'armée  de  l'Ouest   Néanmoins  Stofflet  qui  ne  devait  chercher  qu'à 


66  HISTOIRE     SOCIALISTE 

gagner  du  temps  pour  préparer  à  l'aise  un  mauvais  coup,  refusait  de  traiter 
au  moment  où  traitait  Cormatin,  le  i"  floréal  (20  avril).  Aussi,  le  lendemnin, 
les  représentants  décidaient  de  mettre  fin  à  la  suspension  des  hosliliiés 
acconiée  le  17  germinal  (6  avril).  Slofllel  ne  i  ouvait  plus.tenir  ;  plusieurs  ùe 
ses  officiers  l'avaient  abandonné,  alléchés  par  l'argent  de  la  Répul)lique; 
acculé,  il  'aisait  sa  soumission  le  13  floréal  (2  mai),  au  milieu  d'un  champ, 
près  de  S;iiiit-Elorent.  Dans  les  mêmes  cinditions  qu'à  Charetle  et  à  Sapiuaud, 
on  laissait  2000  tardes  et  on  promettait  deux  million-;,  sans  compter  l'argent 
des  fonds  secrets,  à  un  homme  dont  Ruelle  lui-même  disait  à  laConveniion  : 
«  Ce  chef  n'a  voulu  entendre  aucune  proposition  tant  qu'il  ne  lui  a  pas  été 
prouvé  que  sa  résistance  serait  inutile  »  ;  le  jour  même,  20  floréal  (9  mai), 
la  Convention  ratifiait  une  pareille  transaction. 

Faisant  allusion  aux  républicain-i  sérimix  qui  ne  voyaient  dans  les  mar- 
chés de  la  Jaunaie,  de  la  Mabilais  et  de  Saint-Florent  qu'un  cynique  simu- 
lacre de  paix,  Ruelle  ajoutait  :  «  Plusieurs  faits  vous  prouveront  que  l'on 
peut  compter  sur  cette  paix  ».  Les  faits,  nous  le  verrons,  donnèrent  un 
éclatant  démenti  à  l'impudente  affirmation  de  Ruelle.  Ce  ne  fut  que  par  les 
royalistes  que  les  populations  connurent  d'abord  les  conventions  faites;  à  la 
prière  de  ces  messieurs  qui  avaient  demandé  un  délai  pour  préparer  leurs 
partisans,  la  i.romulgation  des  décrets  du  24  ventôse,  8  et  20  floréal  avait 
été  retardée  et  leur  publication  officielle  n'eut  lieu  que  dans  le  courant  de 
prairial  (fin  mai-début  de  juin).  Ils  ne  mirent,  d'ailleurs,  pas  grande  hâte 
dans  la  susdite  préparation  ;  car  on  continua  à  arborer  la  cocarde  blanche  et 
à  promener  le  drapeau  blanc.  Les  républicains  abandonnaient  leurs  postes 
pour  établir  ouvertement  leur  sincérité,  les  royalistes  gardaient  les  leurs, 
occupaient  même  parfois  ceux  que  quittaient  les  républicains  et  continuaient 
en  paix  meurtres  et  déprédations  (Chassin,  Les  Pacifications  de  l'Ouest,  1. 1", 
p.  332);  «  des  assassinats  Jurent  commis  sur  différents  points  du  territoire», 
avoue  Âuvynet  (Eclaircissements...,  p.  502).  Telle  fut  la  fin  de  la  première 
guerre,  la  prétendue  pacification  de  la  Bretagne  et  de  la  Vendée. 


CHAPITRE   VI 

TRIOMPHE    DE   l'aGIOTAGE. 

{nivôse  à  fructidor  an  III- janvier  à  août  1795.) 

'  A  Paris,  la  réaction  politique  et  les  progrès  de  l'agiotage  aUaient  s'accen- 
tuant,  et  nous  allons  successivement  examiner  ces  deux  ordres  de  laiis. 

La  situation  politique  était  résumée  par  Babeuf  dans  son  n'  29,  italé  «  du 
1"  au  19  nivôse  an  III  »  (21  décembre  1794  au  8  janvier  1795),  où  apparaît 
une  conscience  très  nette  de  la  forme  moderne  de  l'antagonisme  des  classes 


HISTOIRE     SOCIALISTE  «7 

qui,  gêné  avant  Thermidor,  allait  maintenant  se  développer  sans  entraves. 
Dans  la  Convention,  écrivait-il,  «  je  distingue  deux  partis  diamétialement 
opposés...  Je  crois  assez  que  tous  deux  veulent  la  République;  mais  chacun 
la  veut  à  sa  manière.  L'un  la  désire  bourgeoise  et  aristocratique  ;  l'autre  en- 
tend l'avoir  faite  et  qu'elle  demeure  toute  populaire  et  démocratique;  ...  le 
premier  parti  veut  dans  la  République  le  patriciat  et  la  plèbe...  le  second 
parti  veut  pour  tous  non  seulement  l'égalité  de  droît,  l'égalité  dans  les  livres, 
mais  encore  l'honnête  aisance,  la  sufûsance  légalement  garantie  de  tous  les 
besoins  physiques,  de  tous  les  avantages  sociaux,  en  rétribution  juste  et  in- 
dispensable de  la  part  de  iiaviil  que  chacun  vient  fournir  à  la  tâche  com- 
niime  »  . 

Entre  parenthèses,  Bnbjnf  publiait  à  la-même  époque  que  son  n» 29—  cela 
ne  pouvait  être  guère  plus  tard,  puisque  c'était  une  brochure  d'actualité  ;  ni 
plus  tôt,  puisque  dans  sa  brochure  (p.  183)  il  mentionne  un  décret  du  28  i'ri- 
maire  an  III  (18  décembre  1794)  —  sous  le  titre  Du  i^ystème  de  drpojinlatioji 
ou  la  vie  et  les  crimes  de  Carrier,  une  très  violente  attaque  contre  le  système 
de  la  Terreur,  l'elîusion  de  sang,  la  dictature  révolutionnaire.  Faisant  preuve 
d'une  pitié  louable  et  d'une  crédulité  fâcheuse,  il  blâmait,  avec  quelque  excès 
et  beaucoup  d'illusions,  tout  ce  qui  avait  été  fait,  avant  le  9  thermidor,  en 
Vendée. 

Mais,  ce  qui  est  plus  intéressant,  on  trouve  dans  cette  brochure  une  longue 
note  où,  de  même  que  dans  le  n"  29  du  Tribun  du  Peuple,  le  socialisme  tel 
qu'il  me  semble  devoir  être  défini  (chap.  i"),  surgit  pour  la  première  lois  sans 
qu'il  puisse  y  avoir  doute.  «  Le  sol  d'un  Etat,  disait  Babeuf  (p.  32  et  33),  doit 
assurer  l'existence  à  tous  les  membres  de  cet  Etat;..  Quand,  dans  un  Etat,  la  ■ 
minorité  des  sociétaires  —  (j'appelle  l'attention  sur  l'emploi  de  ce  mot  que 
reprendra  Fourier)  —  est  parvenue  à  accaparer  dans  ses  mains  les  richesses 
foncières  et  industrielles  et  qu'à  ce  moyen  elle  tient  sous  sa  verge,  et  use  du 
pouvoir  qu'elle  a  de  faire  languir  dans  le  besoin,  la  majorité,  on  doit  recon- 
naître que  cet  envahissement  n'a  pu  se  faire  qu'à  l'abri  des  mauvaise-^  insti- 
tutions du  gouvernement  »  ;  et  alors,  il  faut  arriver  «  par  des  institutions 
qu'il  soit  impossible  d'enfreindre  à  poser  des  bornes  sûres  à  la  cupidité  età- 
l'ambition,  à  affecter  tous  les  bras  au  travail,  mais  à  garantir,  moyennant  ce 
travail,  le  nécessaire  à  tous,  l'éilucation  égaie  et  l'indépendance  de  tout  ci- 
toyen d'un  autre;  à  garantir  de  même  le  nécessaire,  san»  travail,  à  Fen*^ 
fance,  à  la  faiblesse,  à  l'infirmité  et  à  la  vieillesse  ».  Dans  le  n°  29  de  soH' 
journal,  conscient  de  l'importance  fondamentale  dé  la  question  économique, 
après  avoir  demandé  les  mêmes  choses,  il  conclut  :  «  AU  fond  voilà  où  se 
réduit  en  principe  toute  la  politique,'  c'est  de'  garantir  à  tous  les  gouvernés 
la  sufûsance  de  leurs  besoins  ».  Tels  sont  les  deux  documents  qui  me  font* 
fixer  tout  au  début  de  1795  L'explicite  apparition  du  socialisme  en  France  : 
c'est  le  même  esprit  que  dans  la  lettre  de  1791  (fin  du  chap.  i")i  raa'^  avec  la 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


conception  d'ensemble  manquant  à  celle-ci  qui  ne  s'occupait  que  de  la  pro- 
priété foncière. 

Dans  ce  même  n"  29  Babeuf  signalait  l'influence,  au  point  de  vue  de  la 
réaction,  de  quelques  femmes  de  l'ancien  régime  dont  la  plupart  étaient  sor- 
ties de  prison  après  le  9  thermidor.  Elles  attiraient  chez  elles  les  Convention- 
nels, les  flattaient  quand  ils  étaient  là,  se  moquaient  d'eux  en  leur  absence; 
mais  ils  ne  voyaient  que  les  élégances  et  les  séductions  auxquelles  ils  n'étaient 
pas  habitués  ;  craignant  par  dessus  tout  de  sembler  ridicules  à  ces  dames,  ils 
toléraient  leurs  railleries  sur  les  institutions  républicaines  et,  pour  gagner 
leurs  bonnes  grâces,  ne  tardaient  pas  à  agir  comme  elles  le  désiraient. 
«  Lâches  plébéiens,  s'écriait  Babeuf  prédisant  ce  qui  allait  arriver,  vous  ne 
voyez  pas  que  ces  patriciennes  déhontées,  ces  aventurières  de  noble  race  qui 
vous  font  aujourd'hui  l'honneur  de  se  prostituer  dans  vos  bras  roturiers,  vous 
étoufferont,  dès  qu'avec  vous  elles  seront  parvenues  à  rétablir  les  choses  sur 
l'ancien  pied...  A  leur  voix  vous  avez  creusé  votre  fosse.  Vous  avez  entamé 
le  procès  à  toute  la  Révolution.  »  Et  il  ajoutait,  à  pro  pos  de  celle  qui  était  le 
plus  en  vue,  de  ThérésiaCabarrus,  ci-devant  marqu  ise  de  Fontenay,  plus  tard 
princesse  de  Ghimay,  pour  l'instant  femme  de  Tallien  et  de  beaucoup  d'aulies  : 
«  Français,  vous  êtes  revenus  sous  le  règne  des  catins  ». 

Enfin,  dans  ce  n"  29,  il  approuvait  «  la  motion  courageuse  de  Noël  Pointe»; 
cet  ouvrier  armurier  de  Saint-Etienne  fut  un  des  deux  ouvriers  élus  à  la  Con- 
vention (Histoire  Socialiste,  t.  III,  p.  113-115).  L'autre  était  le  cardeur  de 
laine  Armonvilîe,  de  Reims,  qui  ne  se  iit  connaître  que  par  son  obstination  à 
se  coiiTer  du  bonnet  rouge.  Ce  faisant,  il  obéissait  à  un  sentiment  encore 
trop  fréquent  dans  la  classe  ouvrière.  Sur  les  questions  de  fond,  il  est  possi- 
sible  —  et  je  l'en  loue  —  de  l'amener  en  général  aux  transactions  presque 
toujours  indispensables  quand  on  veut  aboutir  rapidement;  mais  sur  les 
questions  de  forme,  de  symbolisme,  —  car  il  y  a  aussi  un  formalisme  révolu- 
tionnaire pas  moins  puéril  que  n'importe  quel  autre  protocole  —  elle  est,  en 
général,  d'une  intransigeance  passionnée  :  il  est  rare  de  pouvoir  obtenir 
d'elle  la  moindre  concession  à  ce  sujet,  même  la  plus  justifiée  au  point  de 
vue  des  idées  professées,  des  principes  admis  par  elle,  et  de  la  logique.  Sur 
les  questions  importantes,  Armonvilîe  ne  semble  pas  s'être  ému;  il  a  laissé 
faire,  il  a  cédé  sans  cesse.  Mais  sa  coifi'ure,  voilà  une  chose  sérieuse  et  oh  il  vaut 
de  montrer  qu'on  a  du  caractère.  Lâcher  son  bonnet  rouge,  ah  1  saperlotte, 
sur  ce  point  il  résista  aux  muscadins  de  la  manière  la  plus  énergique,  ce 
qui,  vers  le  15  ventôse  (début  de  mars  1795),  provoqua  des  incidents  (recueil 
d'Aulard,  t.  I",  p.  533  à  545).  Noël  Pointe,  lui,  s'occupa  du  fond  au  grand 
scandale  de  tous  les  réactionnaires.  «  Il  était  tout  simple,  observait  Babeuf, 
que  la  faction  patricienne  n'entendît  point  avec  plaisir  un  premier  mani- 
feste contre  l'indigne  oppression  exercée  sur  les  patriotes.  » 

C'est  dans  la  séance  du  4  nivôse  an  III  (24  décembre  1794),  après  le  vote 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


09 


supprimant,  on  le  verra  plus  loin,  le  maximum,  que  Noël  Pointe  monta  à  la 
tribune  :  «  La  révolution  du  9  thermidor,  dit-il,  a  conduit  à  l'échafaud  Robes- 


Maison  portant  lb  n«  9  de  la  rde  Saint-Antoine  ot  put  arrêté  Gracohus  Babeuf. 
(D'après  nature.) 

pierre  et  ses  complices.  Elle  a  rendu  la  liberté  à  des  patriotes  qui  gémissaient 
dans  les  fers.  Mais  qu'a-t-on  fait  depuis?  La  terreur  n'a  fait  que  passer  en 

UT.  402,  —  HISTOIRE    SOCIALISTB.    —  THERM/DOR  ET  DIRgCTOIRE.  LIT.   402    ' 


y 


70  lîISTOinE     SOCIALISTE 

d'autres  mains.  Les  riches  marchands  insultent  à  la  misère  du  peuple  ei 
menucent  i!e  vendre  bientôt  au  poids  des  nssignats  la  nourriture  du  pmvre... 
L'aristocratie  veille  sans  cesse  pour  tourner  à  son  profit  ce  que  nous  faisons 
pour  le  bonheur  du  ^uple.  Jamais  elle  n'a  poussé  plus  loin  qu'aujourd  hui 
sjn  insolente  audace  ;  jamais  le  fanatisme  n'a  déployé  plus  de  fureurs.  En 
sortant  d'un  extrême,  ne  tombons  pas  dans  un  autre.  La  lithargie  du  modé- 
rantisme  n'est  pas  tnoins  funeste  que  la  vigilance  de  la  terreiir.  Je  vois  avec 
effroi  la  contre-révolution  empoisonner  de  son  souffle  liberticide  l'horizon 
politique.  Il  n'y  a  pas  de  choix  à  faire  :  il  f  lut  sauver  la  patrie  ou  périr...  Je 
demande  que  la  loi  du  17  septembre  1793  sur  les  gens  suspects  soit  exécutée 
de  point  en  point  ».  La  conclusion  ne  valait  pas  les  constatations  par  lesquelles 
est  si  perspicacement-pris  sur  le  fait  ce  vice  immanent  du  parti  modéré  de 
ménager  la  réaction  qui  lui  fournit  l'appoint  nécessaire  jusqu'à  ce  qu'elle  soit 
assez  forte,  grâce  aux  avantages  obtenus,  pour  chercher  à  l'évincer  lui-même; 
et  c'est  de  là  que  sont  toujours  sorties  les  crises  périlleuses  pour  la  Répu- 
blique. 

C'étaient  les  Jacobins  que  le  parti  modéré  déclarait  vouloir  atteindre; 
mais  cette  qualification  englobait  tous  ceux  qui  avaient  joué  un  rôle  en  l'an  II 
et  restaient  fidèles,  à  ce  passé  (recueil  d'Aulard,  t.  I",  p.  398  et  590), 
en  attendant  qu'elle  servît  à  désigner  tous  les  républicains  sans  distinction. 
Les  femmes  à  la  mode  attisaient  cette  campagne  dont  Fréron  fut  le  principal 
oriianisaleur  et  les  muscadins  les  exécuteurs.  Ceux-ci  qui  prirent  l'habitude 
d'aller  tous  les  matins  chercher  le  mot  d'ordre  chezFréron,  rue  Ghabanais, 
et  dont  le  centre  de  réunion  était  le  café  de  Chartres  ou  des  Canonniers  au 
Palais-Royal,  se  divisaient  en  trois  groupes  principaux  (recueil  d'Aulard, 
t.  I",  p.  488,  et  n°  30  du  Tribun  du  Peuple)  :  l'un  parcourait  les  sections, 
l'autre  se  tenait  dans  les  lieux  publics,  et  le  troisième  se  rendait  dans 
les  tribunes  de  la  Convention,  partout  bruyants  et  provocateurs.  Ils  orga- 
nisaient la  chasse  aux  Jacobins,  frappaient  les  hommes  quand  ils  étaient 
«  quatre  contre  un x,  selon  le  mot  de  Mercier  (Le  Nouveau  Paris,  chap.  gxxvi), 
cutraj^eaient  ignoblement  les  femmes,  saccageaient  les  bouti(jues.  Le  journal 
de  Fréron  et  les  feuilles  de  même  acabit  poussaient  ouvertement  au  massacre 
des  Jacobins  ;  dans  son  n°  30,  daté  du  4  pluviôse  (23  janvier),  Babeuf  dénon- 
çait en  particulier  à  cet  égard  le  n°  59  de  ['Orateur  du  Peuple. 

Le  2  pluviôse,  pour  fêter  l'anniversaire  du  21  janvier,  dont  la  Convention 
avait,  le  21  nivôse  (iO  janvier),  décidé  la  célébration,  ils  brûlèrent,  avec  ce  goût 
des  autodafés  qu'ont  toujours  montré  les  partis  réactionnaires,  un.mannequin  îj 
qui  était  censé  représenter  un  Jacobin.  «  On  avait  d'abord  projeté,  a  écrit 
(fievue  de  la  Révolution,  t.  IV,  p.  13)  un  monarchiste,  M.  Victor  Fournel,  de 
donner  à  ce  mannequin  une  double  face  :  d'un  côté  le  jacobinisme,  de  l'autre 
la  royauté.  Il  s'agissait  toujours  avant  tout  de  se  garer  contre  les  accusations 
de  royalisme»,  tout  en  étant  royaliste.  Ils  recueillirent  les  cendres  dans  un  pot 


HISTOIRE     SOCIALISTE  71 

rte  chambre  et  le  jetèrent  dans  l'égout  Montmartre.  Voilà  l'esprit  des  «  hon- 
nêtes gens  «  que  caractérise,  d'ailleurs,  encore  ce  même  genre  de  distinc- 
tion :  en  août  1902  {Temps,  du  14  septembre  19U2,  3™°  page),  aux  apilaudisse- 
raents  de  l'arislocralie,  les  cléricaux  du  pays  des  Chouans  n'ont-ils  pas  assO" 
cié,  en  un  rapprochement  ordurier  bien  digne  d'eux,  l'alcool,  les  cantiques 
et  les  matières  fi  cales  ?  Pour  leur  grossière  ineptie  les  muscadins  de  1795 
avaient  essayé  d'enrôler  les  ouvriers  du  faubourg  Saint-Marceau;  mais,  dit  le 
rapport  de  police  du  2  pluviôse  (21  janvier),  «  ils  n'ont  point  fait  de  prosé- 
lytes ».  Tout  cela  avait  lieu  en  criant  au  début  4  Vivent  la  République  et  la 
Convention  nationale I  puis  Vive  la  Convention  1  seulement.  C'était  en  alTeo- 
tant  de  protéger  le  gouvernement  républicain  qu'ils  rainaient  la  République, 
suivant  une  tactique  dont  le  je  uitisme  et  les  avantages  devaient  séduire 
le  pape  Léon  XIII  (16  février  1892)  et  transformer  nos  cléricaux  en  ralliés. 
Pour  écarter  les  républicains  et  mettre  la  main  sur  la  République,  on  ne  re- 
cule devant  rien  ;  aussi  la  presse  immonde  de  l'époque  accusait  les  Jacobins 
d'être  de  connivence  avec  les  CX\(n\-ô.n>,  [Paris  pendant  la  réaction  thermido- 
rienne, de  M.  Aulard,  l.  I",  p.  453),  racontait  qu'une  tannerie  des  peaux 
des  guillotinés  avait  été  établit'  à  Meudon.et  que  Batère  avait  des  bottes  ve- 
nant de  là  (Idem,  p.  519). 

Les  morts  n'étaient  pas  plus  épargnes  que  les  vivants.  Des  royalistes  à 
faux  nez  républicain  attaquaient  iMarat  en  l'appelant  le  «  royaliste  Marat  » 
{Courrier  républicain  du  16pluviôse-4  léviier,  cité  par  M.  Aulard  dans  le  recueil 
préccd  .ni,  t.  I",  p.  448).  Les  muscadins  ayant  manitesté  l'intention  de  ren- 
verser dans  les  théâtres  le  buste  de  Marat  placé  alors  dans  toutes  les  salles, 
le  comité  de  sûreté  générale  uonne,  le  26  nivôse  (15  janvier),  des  ordres  sé- 
vères; le  27  (16  janvier),  les  muscadins  démentent  hypocritement  l'intention 
qui  leur  a  été  prêtée  et  déclarent  que  peu  leur  importe  que  Marat  soit  au 
Panthéon  (recueil  de  M.  Aulard,  t.  I",  p.  409)  ;  le  28  (17  janvier),  le  buste  de 
Marat  est  mutilé  au  théâtre  de  la  rue  Favart,  et  la  démolition  des  bustes  con- 
tinue pendant  une  quinzaine  de  jouis  sans  que  l'autorité  sévisse;on  se  borne 
à  remplacer  les  bustes  démolis  ;  le  19  pluviôse  (7  février),  d'après  le  rapport  de 
police  du  lendemain,  les  muscadins  qui,  le  27  nivôse  (16  janvier),  avaient 
affirmé  leur  indifférence  au  sujet  du  maintien  de  Marat  au  Panthéon,  décident 
l'impression  d'un  discours  demandant  de  ne  décerner  les  honneurs  du  Pan- 
théon que  vingt  ans  après  la  mort  et  d'en  enlever,  par  conséquent,  les  restes 
de  Marat.  Le  lendemain  (8  lévrier),  la  Convention  leur  donne  satisf  ction  et 
vote  que  «  les  honneurs  du  Panthéon  ne  pourront  être  décernés  à  un  citoyen, 
ni  son  buste  placé  dans  le  sein  de  la  Convention  nationale  et  dans  les  lieux 
publics  que  dix  ans  après  sa  mort  ».  Les  restes  de  Marat  étaient  ainsi  exclus 
du  Panthéon  moins  de  cinq  mois  après  y  avoir  été  solennellement  portés. 

Une  partie  de  la  popul aiiun  était  exaspérée  par  l'attitude  des  «  jeunes 
gens  de  Fréron  »,  el  il  arrivait  parfois  aux  ouvriers  de  se  rendre  en  nombre 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


au  jardin  des  Tuileries  ou  au  Palais-Royal  et  de  tre  mper  dans  les  bassins  les 
muscadins  les  plus  échautîés  (rapport  de  police  du  2  germinal -22  mars). 
Ceux-ci  n'étaient  si  insolents  que  parce  qu'ils  se  sentaient  soutenus.  Comme 
devait  le  constater  le  même  rapport,  «  le  public  s'étonne  que  le  gouvernement 
paraisse  les  approuver,  disant  que,  lorsqu'ils  sont  arrêtés  et  conduits  au  co- 
mité de  sûreté  générale,  ils  entrent  par  une  porte  et  sortent  par  l'autre;  tan- 
dis que,  lorsqu'un  patriote  y  est  conduit  par  eux,  o  n  le  retient  pour  mettre 
la  terreur  à  l'ordre  du  jour  ». 

Si,  les  12  et  ISfructidor  {29et30août),  la  Convention  avait  formellement 
réprouvé  la  dénonciation  de  Laurent  Le  Coinlre  contre  les  membres  des  anciens 
comités  de  gouvernement,  si,  le  12  vendémiaire  (3  octobre),  elle  passait  finale- 
ment à  l'ordre  du  jour  sur  la  dénonciation  de  Legendre  contre  Billaud-Varenne, 
Collet  d'Hprbois  et  Barère,  elle  consentait,  le  15  frimaire  (5  décembre),  Le 
Cointre  étant  revenu  à  la  charge,  au  renvoi  aux  trois  comités  de  salut  public, 
de  sûreté  générale  et  de  législation  des  pièces  recueillies  par  lui  contre  Bil- 
laud-Varenne, Collot  d'IIerbois,  Barère,  Vadier,  Amar,  Youlland  et  David.  Le 
6  nivôse  (26  décembre),  Clauzel  faisait  voter  que  les  trois  comités  apporte- 
raient leur  rapport  le  lendemain.  Ce  rap  port,  présenté  par  Merlin  (de  Douai), 
écartait  Amar,  Youlland  et  David,  et  pro  posait  la  nomination  d'une  commis- 
sion de  21  membres  chargée  d  'examiner  la  conduite  des  quatre  autres  repré- 
sentants. Cette  commission  était  tirée  au  sort  le  7  nivôse  même  (27  décembre) 
et  Sieyès  se  trouva  être  un  des  membres  désignés;  il  essaya,  le  surlendemain, 
d'esquiver  ce  mandat;  mais  la  Convention  décréta  qu'il  remplirait  les  fonc- 
tions de  membre  de  la  commission  des  21.  Telle  fut  la  rentrée  en  scène  de 
celui  qui,  n'ayant  pas  osé  broncher  pendant  la  grande  période  révolution- 
naire, devait  répondre  un  jour  qu'on  lui  demandait  ce  qu'il  avait  fait  à  cette 
époque  :  «  J'ai  vécu  »  (Mignet,  Notices  et  Mémoires  historiques,  t.  I",  p.  15), 
et  dont  le  lâche  égo'isme  fut  pris  pour  de  la  profondeur.  Le  12  ventôse  (2  mars), 
Saladin,  au  nom  de  la  commission  des  21,  déposait  un  rapport  concluant  à  la 
mise  en  accusation  de  Billaud-Varenne,  Collot  d'Herbois,  Barère  et  Vadier, 
et,  sur  la  motion  de  Legendre, ,  leur  arrestation  immédiate  était  provisoirement 
décrétée. 

En  revanche,  si  nous  avons  yu  la  Convention  se  refuser,  le  27  frimaire 
(17  décembre),  à  aller,  en  faveur  des  vingt-deux  députés  girondins  tels  que 
Lanjuinais,  Defermon,  Kervélégan,  Henry  Larivière,  DoulcetdePontécoulanl, 
Isnard,  déclarés  traîtres  à  la  patrie  ou  décrétés  d'accusation,  au  delà  de 
l'exemption  des  poursuites  dont  il<  étaient  l'objet,  nous  la  voyons,  le  18  ven- 
tôse (8  mars),  consentir  à  leur  réintégration.  Seul  Delahaye  qui  avait  com- 
battu avec  les  Chouans  était  excepté,  mais  il  reprenait  son  siège  le  23  ger- 
minal (12avril);  et  tous  allaient  apporter  au  parti  de  la  réaction  le  rentort  de 
leurs  haines  actives  et  de  leurs  fureurs  rétrogrades. 

Entre  temps,  on  chassait  les  patriotes  des  administrations  (recueil  d'Au- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  73 

lard,  t.  l",  p.  422),  on  supportait  que  de  jeunes  bourgeois  qui  auraient  dû 
être  aux  armées  restassent  à  Paris  où,  mêlés  ayec  nombre  de  prêtres  et  de 
nobles  sortis  des  prisons  (rapports  de  police  du  I"  et  du  25  pluviôse -20  jan- 
vier et  13  février),  ils  entretenaient  le  désordre.  Certains  émigrés  rentraient 
à  la  faveur  de  la  loi  du  22  nivôse  an  III  (11  janvier  1795),  d'après  laquelle 
«  ne  seront  pas  réputés  émigrés  les  ouvriers  et  laboureurs  ».  Sans  doute,  la 
loi  ne  paraissait  concerner  que  ceux  qui  n'étaient  pas  «  ex-nobles  ou  prêtres  »; 
mais,  grâce  à  la  complicité  des  administrations  remaniées,  il  fut  aisé,  je  l'éta- 
blirai plus  tard  (chap.  xv),  d'obtenir  des  certificats  tournant  l'obstacle.  Gela 
devint  encore  plus  facile  après  les  lois  du  22  germinal  (11  avril)  et  22  prairial 
an  III  (10  juin  1795),  réintégrant  dans  tous  leurs  droits  ceux  qui,  après  le 
31  mai  1793,  avaient  été  frappés  ou  avaient  fui  comme  partisans  des  Gi- 
rondins . 

A  la  suite  d'un  rapport  de  Boissy  d'Anglas,  la  Convention  avait,  le  3  ven- 
tôse (21  février),  voté  une  loi  sur  la  liberté  des  cultes.  Cette  loi  —  que,  même 
amendée  comme  elle  le  fut  bientôt  sous  le  rapport  des  édifices,  n'oseraient 
pas  voter  les  progressistes  d'aujourd'hui  ,  bien  qu'un  de  leurs  piincipaux 
chefs,  M.  Ribot,  prétende  toujours  (séance  de  la  Chambre  du  4  juillet  1902, 
p.  2123  du  Journal  officiel)  s'inspirer  «  véritablement  de  l'esprit  de  la  Révo- 
lution française  »  ...  dénaturé  et  non  revivifié  —  sans  être  parfaite,  était  une 
amélioration.  L'Etat,  ainsi  que  cela  avait  été  déjà  décidé  le  2""' jour  sans-cu- 
lottide  an  II  (18  septembre  1794),  ne  salariait  aucun  culte  ;  tous  étaient  libres 
dans  l'intérieur  de  leurs  locaux.  Mais  l'Eglise  ne  se  juge  libre  que  lorsqu'elle 
est  souveraine  maîtresse  ;  la  liberté  telle  qu'elle  l'entend,  c'est  la  liberté  pour 
elle  d'exercer  des  privilèges.  Et,  à  peine  le  nouveau  régime  en  vigueur,  le 
prêtre  qui,  depuis  le  commencement  de  la  réaction  politique,  avait  déjà  plus 
ou  moins  ouvertement  relevé  la  tête,  chercha  à  dominer  :  le  15  germinal 
(4  avril),  de  nombreux  boutiquiers  trouvaient  dans  leur  serrure  un  billet  por- 
tant que  ceux  qui  ouvriraient  le  lendemain,  jour  de  Pâques,  seraient  consi- 
dérés comme  Jacobins  (rapport  de  police  du  16  germinal-5  avril);  on  savait 
ce  que  cela  signifiait.  Les  manœuvres  de  ce  genre  abondaient;  entre  temps, 
on  se  moquait  de  ce  qu'on  appelait  la  «  philosophie  tricolore  »,  c'est-à-dire 
de  l'esprit  laïque  (recueil  d'Aulard,  t.  I",  p.  542). 

Evidemment  la  Constitution  de  1793  ne  pouvait  être  du  goût  de  cettï 
tourbe  dont  le  but  apparut  si  clair  que  Laurent  Le  Cointre,  inquiet,  demanda, 
le  29  ventôse  (19  mars),  à  la  Convention  l'abolition  du  gouvernement  révolu- 
tionnaire et  l'application  immédiate  de  la  Constitution  de  1793.  La  Conven- 
tion ne  songeant  qu'à  éluder  celle-ci,  sans  oser  encore  avouer  son  dessein, 
—  le  rapport  de  police  du  30  pluviôse  (18  février)  disait  déjà  :  «  Dans  les  ca- 
fés, l'on  s'entretenait  du  projet  de  quelques  députés  qui  voulaient  que  l'on 
touchât  à  la  Constitution  de  1793  »  —  prit  en  germinal  diverses  décisions  qui 
aboutirent,  le  29  (18  avril),  à  la  résolution  de  nommer  une  commission  chargée 


74  HISTOIRE     SOCIALISTE 

«  de  préparer  les  lois  nécessaires  pour  mettre  en  activité  la  Constitution  »,  et 
les  noms  des  onze  membres  de  cette  commission  furent  proclamés  le  4  flo- 
réal (23  avril).  Le  n»  28  du  Tribun  du  Peuple  dans  lequel  —  nous  l'avons  vu 
à  la  lin  du  chap.  m  —  Babeuf  pressentait  cet  état  d'esprit  des  Conventionnels, 
avait  fait  lancer,  le  12  nivôse  (i"  janvier),  un  mandat  d'amener  contre  lui  et 
un  autre  contre  son  imprimeur,  ce  qui  prouve  que  la  liberté  de  la  presse  n'a 
existé  après  Thermidor  que  pour  attaquer  les  républicains  avancés;  le  15  ni- 
vôse (4  janvier),' quatre  agents  se  rendaient  à  son  domicile,  afin  de  l'arrêter 
pour  la  seconde  fois  depuis  le  9  thermidor  à  propos  de  ses  écrits.  A  son  défaut, 
ils  arrêtèrent  sa  femme  qu'on  dut  relâcher  sans  avoir  pu  obtenir  d'elle  le 
moindre  renseignement  sur  l'endroit  où  il  s'était  réfugié  et  d'où  il  continuait 
son  journal. 

Dans  son  n»  30  (4  pluviôse-23  janvier),  critiquant  la  loi  du  22  nivôse  rela- 
tive aux  émigrés,  il  disait  :  «  Coblenz  a  ici  son  sénat  ».  11  étaii,  pour  ce  mot, 
dénoncé,  le  10  pluviôse  (29  janvier),  à  la  tribune  de  la  Convention  par  Tallien 
qui  reprochait  en  même  temfis  à  Fouché  d'entretenir  des  relations  avec  lui. 
Ce  fait,  exact  au  fond,  et  d'autres  de  ce  genre  concernant  soit  Fréron,  soit 
Tallien  lui-même,  ainsi  que  je  l'ai  signalé  (fin  du  chap.  n),  montrent  Babeuf 
très  naïf  et  s'illusionnant  trop  facilement  sur  certains  hommes.  Tallien  arguait 
des  épreuves  «  d'un  ouvrage  de  Babeuf»  corrigées  par  Fouché.  L'auteur  d'une 
étude  récente  (Fouché,  par  M.  L.  Madelin)  qui  exagère  beaucoup  les  consé- 
quences des  relations  de  Fouché  et  de  Bibeuf,  prétend  à  tort  que  cet  ouvrage 
était  la  brochure  contre  Carrier,  mentionnée  au  début  même  de  ce  chapitre, 
et  il  parle  ensuite,  sans  en  signaler  la  non  publication,  d'une  brochure  de 
Babeuf  contre  la  Gironde,  inspirée,  dit-il,  par  Fouché.  11  invoque  (t.  1",  p.  185) 
le  «  propre  aveu  •  de  celui-ci  ;  or,  l'aveu  de  Fouché,  dans  les  paroles  pronon- 
cées en  réponse  à  Tallien,  se  rapporte  uniquement —  d'après  la  citation  faite 
par  M.  Madelin  lui-même  à  la  page  suivante  —  à  une  brochure  non  publiée 
contre  la  réintégration  des  Girondins;  c'est  aussi  ce  qu'a  déclaré  Bibeuf 
(n*  32  du  Tribun  rlu  Peuple,  p.  385),  en  donnant  le  titre  de  la  brochure  en 
question,  Réfutation  de  tous  les  écrits  dirigés  contre  le  34  mai,  et  en  cons- 
tatant à  son  tour  qu'elle  n'avait  pas  paru. 

Dans  son  n"  31  (9  pluviôse-28  janvier),  Babeuf  poussait  à  ce  qu'il  appe- 
lait une  «  insurrection  ijaciûque  »  au  moyen  d'un  «  projet  d'adresse  du 
peuple  français  à  ses  délégués  pour  leur  exposer  dans  un  tableau  vif  et  vrai 
l'état  douloureux  de  la  nation,  celui  qu'elle  devait  attendre,  ce  qui  a  été  fait 
pour  le  lui  procurer,  ce  qui  a  arrêté  et  ce  qui  en  arrête  le  succès;  et  ce  qu'il 
convient  de  faire,  et  ce  que  le  peuple  entend  qu'il  soit  fait  pour  le  faire  arri- 
ver au  terme  des  droits  de  tous  les  hommes  et  du  bonheur  commun  pour 
lesquels  il  a  fait  la  révolution  ».  Le  comité  de  sûreté  générale  ordonnait,  i© 
i7  pluviôse  (5  février),  son  arrestation  pour  provocation  «  à  la  rébellion,  au 
meurtre  et  à  la  dissolution  delà  représentation  nationale  ».  Le  surlendemain 


HISTOIBE     SOCIALISTE  75 


la  police  lui  mettait  la  main  dessus  dans  la  maison  oii  il  iiabitait,  rue  Saint- 
Antoine,  au  f.oin  de  la  rue,  alors  pa^isage,  Lesdiguières  —  ce  doit  être  la  mai- 
son qui  porte  actuellement  le  n°  9  sur  l;i  rue  Saint-Antoine  (ancien  228),  et 
le  n°  14  sur  la  rue  Lesdiguières  —  une  petite  chambre  sur  le  derrière,  an  second, 
qu'éclairait  une  croisée  donnant  sur  le  passage;  elle  saisissait  par  la  même 
occasion  le  manuscrit  de  son  n"  33.  Le  20  pluviôse  (8  février],  Mathieu  annon- 
çait à  la  Convention,  au  nom  du  comité  de  sûrelé  générale,  qu'  «  un  nommé 
Babeuf,  violateur  des  lois  et  fanssaire  jusque  sous  le  nom  de  Gracchus  qu'il 
usurpe,  est  arrêté  ;  il  est  maintenant  dans  l'impuissance  d'appeler  les  citoyens 
à  la  révolte,  comme  il  ne  cessait  de  le  faire  depuis  un  mois.  Vous  ne  serez 
pas  L't'junés  lorsque  je  vous  dirai  que  cet  homme  a  voulu  corrompre  le  gen- 
darme qui  l'a  arrêté  et  lui  a  proposé  trente  mille  livres  et  une  sauvegarde 
pour  prix  de  sa  liberté  ». 

En  réponse  à  ces  accusations,  Babeuf  adressa,  le  21  pluviôse  (9  février), 
au  comité  de  sûreté  générale,  sous  le  titre  «  Ln  Tribun  du  Peup/r...  n°  34  et 
dernier  »,  un  manuscrit  de  huit  pages  qui  figure  aujourd'hui  au  Mui^ée  des 
Archives  nationales  sous  le  n°  1426,  extrait  du  carton  F7  4276.  Il  y  attaque 
Fréron,  se  défend  «  d'avoir  qualifié  la  Convention  entière  de  Sénat  de  Go- 
blenz  »  ;  il  répond  péremptoirement  au  snjet  du  gendarme  :  «  On  m'a  trouvé 
six  francs  en  entrant  dans  la  maison  d'arrêt  »  ;  après  s'être  déclaré  le  défen- 
seur des  Droits  de  l'Homme,  il  écrit  :  «  On  m'a  accusé  de  prêcher  Vinsurrec- 
tion.  Comment  l'ai-je  prèchée  ?  J'ai  conclu  à  une  pétition  pour  demander  la 
garantie  de  la  Déclaration  des  Droits  et  de  la  Constitution  que  j'ai  vu  qu'on 
se  disposait  à  violer.  Celle  garantie  est  obtenue  par  le  décret  du  20  rendu 
sur  la  proposition  de  Goujon  ».  Goujon  avait  demandé  à  ses  collègues  de  la 
Convention  de  charger  «  ses  comités  de  salut  public,  de  sûreté  générale  et  de 
législation,  de  prendre  d 'S  mesures  conire  ceux  qui  attaqueront  les  Droits 
de  rilorame  et  la  Constitution  »  ;  Roux  (de  la  Haute-.Marne)  dit  alors  qu'il 
n'ctait  pas  besoin  d'un  décret  pour  faire  croire  à  leurs  serments  et  il  demanda 
l'ejiéculion  de  ces  serments  et  le  passage  à  l'ordre  du  jour;  c'est  ce  qui  fut 
volé.  Ce  vote  «comble  tous  mes  vœux  »,  ajoutait  Babeuf  qui  terminait  en-re- 
vendiquaul. la  liberté  de  la  presse.  A  cette  même  époque  Babeuf  ré.iondit  à. 
une  affiche  rei>rodui>ant  sa  condamnation  à  vingt  ans  de  fers,  plus  tard, 
dans  le  n°  38  du  Ti-ibun  du  Peuple  (voir'chap.  xii),  il  accusera  Fréron  d'avoir 
été  l'auteur  tie  celte  affiche;  en  tout  cas,  les  jeunes  gens  dont  ce  dernier  était 
l'oracle  avaient,  le  21  pluviôse  (9  février),  brûlé  le  journal  de  Bibeuf  (recueil 
d'Aulard,  l.  l",  p.  468  et  475). 

.Enfermé  d'abord  à, la  Force,  située  au  coin  de  la  rue  du  Roi-de-Sicile  et 
de  ce  qui  est  maintenautla  rue  Malher,  dont  le  tronçon  entre  la  rue  du  Roi- 
de-Sicile  et  la  rue  lies  Rosiers  occupe  une  partie  de  l'emplacement  de  cette 
prison,  il  était  ensuite  transféré  à  la  prison  des  Orties;  c'était  une  maison 
d'arrêt  assez, récemment  établie  rue  des  Orties,  d'où  son  nom,  et  dont  le  sol 


7(3  HISTOIRE     SOCIALISTE 

fait  aujourd'hui  partie  de  la  place  du  Carrousel,  non  loin  du  pavillon  de 
Lesdiguières.  Par  décision  du  22  ventôse  (12  mars),  il  fut  conduit  à  Arras  où 
on  l'incarcérait,  le  25  (15  mars),  dans  la  maison  d'arrêt  dite  des  Baudets.  Un 
autre  journaliste,  le  maratiste  Lebois,  avait  été  également  arrêté  et  les  clubs 
maratistes  Lizowski,  faubourg  Marceau,  Quinze -Vingts,  faubourg  Antoine, 
étaient  «  fermés  provisoirement  ». 

C'est  que  la  situation  à  Paris  devenait  grave  ;  la  misère  de  la  masse  avait 
empiré,  depuis  que  s'était  produit  le  mouvement  de  réaction  politique,  et 
allait  croissant  à  mesure  que  s'accentuait  cette  réaction  favorable  à  une  mino- 
rité. La  population  ouvrière  parisienne  peu  sympathique  cependant,  nous 
l'avons  vu  au  début  du  chapitre  ii,  à  Robespierre,  eut  conscience  de  cet  effet 
naturel  du  changement  politique  sur  sa  situation  matérielle  et  les  rapports 
de  police,  avec  des  atténuations  thermidoriennes  qui  donnent  plus  de  poids 
à  leurs  constatations,  le  constatèrent.  On  lit,  par  exemple,  dans  le  rapport  du 
27  ventôse  (17  luars)  :  «  On  a  parlé  du  régime  avant  le  9  thermidor  où  les 
marchandises  n'étaient  pas  aussi  chères  et  l'argent  était  au  pair  avec  les  assi- 
gnats. Ce  n'est  pas,  ajoute-t-oii,  qu'on  désire  ce  régime  où  on  commettait  des 
horreurs,  mais  on  désirerait  que  l'on  mît  un  frein  à  la  cupidité  des  mar- 
chands, et  que  l'on  ne  les  soutînt  pas  pour  écraser  les  sans-culottes  ».  C'est  que 
l'agiotage  poussait  à  la  baisse  des  assignats  et,  par  suite,  abstraction  faite  de 
toute  autre  manœuvre,  à  la  hausse  des  prix  des  marchandises  :  moins  les 
assignats  avaient  de  valeur  réelle,  plus  il  en  fallait  pour  payer  un  achat  ;  à 
mesure  que  leur  valeur  réelle  diminuait,  la  valeur  nominale  exigée  deve- 
nait, en  effet,  plus  forte  et  les  prix  des  marchandises  exprimés  d'après  la 
valeur  nominale  des  assignats  augmentaient.  D'ailleurs,  la  spéculation  agis- 
sait directement  aussi  sur  le  prix  des  marchandises;  le  rapport  de  police 
du  19  ventôse  (9  mars)  parle  «  des  ressorts  que  mettent  en  activité,  de 
toutes  manières,  les  agioteurs  pour  ruiner  et  finir  de  discréditer  les  assi- 
gnais ». 

La  Révolution  avait  eu  recours  à  l'assignat,  transformé  bientôt  en  papier- 
monnaie,  parce  qu'elle  ne  pouvait  pas  faire  autrement.  Il  est  très  facile  de  la 
critiquer  à  cet  égard  au  point  de  vue  exclusif  de  la  science  financière  ;  mais, 
avant  tout,  il  lui  fallait  vivre  et  assurer  la  défense  du  pays.  La  concurrence 
de  l'or  et  de  l'argent  que  leur  supériorité  incontestable  faisait  préférer  aux 
assignats,  entraînant  pour  ceux-ci  une  perte  sur  leur  valeur  nominale,  l'Etat 
essaya  d'enrayer  cette  concurrence  en  interdisant  le  commerce  des  métaux 
précieux  qui  continua,  du  reste,  clandestinement.  Afin  de  se  rattraper  de 
l'obligation  de  prendre  les  assignats,  on  haussait  pour  ce  fait  seul,  en  dehors 
môme  de  ce  qui  constituait  en  quelque  sorte  l'équivalence  du  change,  le  prix 
des  marchandises,  d'où  cherté  toute  spéciale  pour  ceux  qui  ne  pouvaient 
payer  qu'en  papier  et  surtout  pour  la  classe  pauvre.  D'autre  part,  la  présence 
d'&rmées  sur  toutes  les  frontières  et  l'occupation  de  la  mer  par  les  Anglais 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


77 


restreignant  considérablement  le  commerce  extérieur  et  la  quantité  desmar- 
cbandises,  facilitaient  l'accaparement  et  livraient  le  marché  à  quelques  spé- 
culateurs qui  devenaient  maîtres  des  ^lenrées  et  de  leurs  prix  ;  d'oii  l'atteinte 


portée  par  l'Etat  à  la  liberté  du  commerce,  la  fixation  par  des  lois  du  prix 
maximum  des  marchandises  indispensables  (Histoire  Socialiste,  t.  IV,  p.  1676 
à  1679),  les  peines  contre  l'accaparement,  les  réquisitions,  etc.  Dans  la  pensée 
même  de  leurs  auteurs,  ces  sortes  de  mesures  eurent  toujours  un  caractère 
exceptionnel,  essentiellement  transitoire,  comme  les  circonstances  qui  les 
imposaient  et,  en  les  prenant,  ils  s'inspirèrent  des  exemples  du  passé,  des 

UV.   403.    —  HISTOIRE  SOCUUSTB.   —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  LIT.   403. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


seuiiments  populaires  (voir  t.  I"  de  l'Histoire  Socialiste,  p.  1076),  et  non 
d'une  conception  quelconque  de  l'avenir.  • 

Les  meilleurs  moyens  pour  empêcher  l'effondrement  du  cours  des  assi- 
gnats et  ses  conséquences  étaient  de  restreindre  les  émissions  au  strict  néces- 
saire, de  détruire  les  assignats  qui  rentraient  par  suite  de  la  vente  des  biens 
nationaux,  d'éviter  de  déprécier  par  des  mesures  réactionnaires  ou  niala- 
droilvs  ces  biens  qui  leur  servaient  de  gage,  de  tenter  assez  lot  de  les  démo- 
nétiser peu  à  peu,  en  avertissant  aussitôt  les  spéculateurs  qu'on  ne  les  leur 
échangerait  contre  numéraire  qu'à  un  taux  réduit  d'après  les  cours  faits  par 
eux,  mais  d'autant  moins  réduit  qu'il  s'agirait  de  coupures  plus  petites,  de 
mettre  surtout  de  l'ordre  dans  l'administration  et  de  surveiller  de  très  près 
les  opérations  des  fournisseurs.  C'est  tout  le  contraire  qui  se  produisit.  On 
]  ouvait  améliorer  la  législation  née  du  besoin  d'assurer  les  approvisionne- 
nifnls  et  de  limiter  la  spéculation;  on  ne  devait  pas  d'abord  en  lolérer  arbi- 
trairement la  violation,  puis  l'abroger  avant  la  disparition  des  inconvénients 
que,  malgré  tout,  elle  atténuait. 

C'est  ainsi  pourtant  que  le  gouvernement  procéda.  Il  eut  la  prétenlion 
de  rétablir  un  régime  normal.  Pour  ce  faire,  il  ne  s'efforça  nullement  d'arriver 
à  l'inutilité  de  mesures  exceptionnelles,  il  se  borna  à  supprimer  la  réglemen- 
tation qui  les  rendait  quelque  peu  efficaces  :  par  la  loi  du  4  nivôse  an  III 
24  septembre  1794),  dont  l'art.  I"  avait  été  volé  la  veille,  toutes  les  lois  fixant 
un  prix  maximum  furent  abrogées.  On  peut  évidemment  critiquer  ces  lois; 
mais  ce  qui  prouve  que,  telles  quelles,  elles  servirent  à  quelque  chose,  c'est 
ce  qui  se  passa  après  leur  abrogation  :  il  n'est  pas  niable  qu'après  celle-ci  la 
situation  devint  meilleure  pour  les  agioteurs  et  pire  pour  la  masse  :  les  den- 
rées ont  doublé  de  prix  depuis  l'abrogation  de  la  loi  du  maximum,  dit  le  rap- 
port rie  police  du  17  nivôse  (6  janvier).  On  ne  cessa  à  la  Convention  de  crier 
contre  les  agioteurs,  et  je  ne  contesterai  pas  la  sincérité  de  ces  paroles  vaines. 
Les  repré-^eniants  ne  furent  pas  leurs  complices,  soit;  ils  furent  leurs  dupes 
et  le  résultat  fut  le  même.  Si  les  représentants  ne  savaient  pas  ce  qu'ils  fai- 
saient en  supprimant  les  lois  du  maximum,  les  spéculateurs  savaient,  eux, 
ce  qu'ils  faisaient  en  poussant  de  toutes  les  manières  à  leur  suppression. 

Par  l'abrogation  des  lois  du  maximum,  les  thermidoriens  établirent,  au 
point  de  vue  du  commerce  des  marchandises,  la  liberté  de  la  spéculation. 
Libres  d'agir  à  cet  égard,  les  spéculateurs  ne  se  contentèrent  pas  de  la  hausse 
ep  quelque  sorte  automatique  résultant  pour  les  denrées  de  la  baisse  des  assi- 
gnats; ils  spéculèrent  de  toutes  les  manières  sur  les  denrées  elles-mêmes,  ils 
allèrent  jusqu'à  entraver  l'arrivée  des  vivres  à  Paris,  tandis  qu'ils  en  sortaient 
les  comestibles  à  pleines  voitures  (tapport  du  14  germinal  -  3  avril)  ;  déjà  le 
rapport  du  l"  ventôse  (19  lévrier)  avait  dit  :  «  l'on  sort  le  pain  de  Paris  de 
toutes  paris...  il  y  a  des  personnes  chargées  de  ces  expéditions  pour  la  sor- 
tie du  pain  ».  C'était,  depuis  le  18  nivôse  an  III -7  janvier  1795  (voir  chap.  xi, 


HISTOIRE     SOCIALISTE  70 

S  ~;,  une  des  trois  agences  de  la  «  commission  des  approvisionnements  »  qui 
av.i.l  à  s'occuper  du  service  des  subsistances  pour  Paris;  mais,  incapacité 
ou  complicité  de  sa  part  avec  les  spéculateurs,  elle  ne  parvint  pas  à  l'assurer 
à  peu  près  convenablement.  L'espoir,  en  attendant,  de  venflre  plus  cher 
poussait  les  fermiers  à  cacher  leurs  grains  ou  à  les  garder  ;  la  crainte,  si  on 
laissait  partir  les  grains  pour  Paris,  de  n'en  plus  avoir  suffisamment  pour 
elles-mêmes,  crainte  soigneusement  attisée  par  les  agents  des  tripoteurs  po- 
litiques et  financiers  —  les  gendarmes  envoyés  dans  les  environs  de  Paris 
«  font  beaucoup  de  dépenses  et  s'entendent  avec  les  fermiers  »  (rapport  du 
5  pluviôse -24  janvier);  «  les  fermiers  et  les  cultivateurs  secondent  bien  les 
projets  destructeurs  et...  ne  veulent  rien  fournir  »  (rapport  du  22  germinal - 
il  avril)  — ,  poussait  les  populations  à  empêcher  la  formation  et  la  circula- 
tion des  convois  :  l'excès  d'un  côté,  la  pénurie  préparée  de  l'autre,  ne  se 
heurtèrent  à  aucun  obstacle  de  la  part  de  l'agence,  le  laissez-faire  triompha. 
Aussi  pour  la  masse  ne  disposant  que  d'une  quantité  très  restreinte  de  pa- 
pier avili  en  face  de  marchandises  d'une  cherté  exorbitante,  la  misère  fut 
atroce,  au  milieu  cette  fois  de  l'abondance  —  abondance  de  la  récolte  (rap- 
port du  3  brumaire-24  octobre)  et  abondance  dans  les  magasins  «  remplis  en 
tous  genres  »  (rapport  du  9  ventôse -27  février)  —  et  du  luxe  scandaleux 
des  agioteurs  triomphants  (recueil  d'Aulard,  t.  I",  p.  371).  Le  retour  aux 
bons  principes  économistes  leur  ayant  donné,  au  point  de  vue  du  prix  des 
marchandises,  leurs  coudées  franches,  tout  allait  maintenant  concourir  à 
l'avilissement  des  assignats. 

Alors  qu'il  aurait  fallu  en  limiter  les  émissions  au  strict  nécessaire,  nous 
voyons  les  ordres  de  fabrication  qui  étaient  de  5  milliards  925  millions  du 
début  de  la  Convention  au  9  thermidor  an  II  (fin  juillet  1794),  atteindre  de- 
puis cette  date  jusqu'à  la  fin  de  la  Convention  15  milliards  752  millions 
425  mille  francs.  Avant  le  9  thermidor,  la  préoccupation  de  l'utilité  générale 
présida  à  la  fabrication  des  diverses  catégories  de  coupures  ;  les  plus  fortes 
mises  en  circulation  par  la  Convention  ne  dépassaient  pas  400  livres.  Après 
thermidor,  les  grosses  dominèrent;  un  arrêté  du  26  ventôse  (16  mars)  pres- 
crivit d'un  coup  la  fabrication  d'un  milliard  en  coupures  de  dix  mille  livres 
et,  depuis  cette  date  jusqu'au  28  thermidor  an  III  (15  août  1795),  chaque 
mois  nouvel  arrêté  de  fabrication  de  ces  coupures  de  sorte  que,  en  cinq 
mois,  leur  total  à  elles  seules  atteignait  5  milliards  [Rivolution  française, 
revue,  t.  XVI,  p.  227-229)  :  on  n'était  plus  guidé  par  la  seule  nécessité  de  sa- 
tisfaire aux  besoins  publics,  mais  par  les  exigences  des  financiers  poussant 
à,  la  multiplication  d'un  papier  qu'ils  se  faisaient  livrer  au  cours  du  jour  dont 
ils  étaient  à  peu  près  les  maîtres.  Et  rien  ne  les  empêchait  d'employer  à 
leur  valeur  nominale,  en  payement  des  impôts,  des  biens  naiionaux  qu'ils  > 
achetaient,  —  la  vente  de  ces  biens  suspendue  par  arrêté  du  comité  ^le  salut 
public  du  10  messidor  an  II  (28  juin  1794),  avait  été  reprise  en  vertu  de  la  loi 


80  HISTOIRK     SOCIALISTE 

du  19  vendémiaire  an  III  (10  octobre  1794)  —  des  emprunts  qu'ils  avaient  pu 
conlracter,  la  masse  d'assignats  recueillis  par  eux  à  vil  prix.  De  là  une  effré- 
née campagne  de  baisse,  avec  des  hauts  et  des  bas  savamment  ménagés  par 
la  haute  bourgeoisie  au  gré  de  ses  intérêts. 

Il  ne  lui  suffit  pas  d'agir  directement  sur  le  cours  des  assignats,  elle 
travailla  à  déprécier  les  biens  qui  leur  servaient  de  gage  et  à  cela  elle  eut 
double  profit  :  elle  écrasait  plus  facilement  les  assignats  et  pouvait  acquérir 
à  meilleur  compte  les  biens  nationaux  mis  en  vente.  La  valeur  de  ceux-ci 
devait  diminuer  rapidement  et  était  en  général,  au  commencement  de  1795, 
bien  au-dessous  de  ce  qu'elle  était  en  1790  (voir  notamment  ce  qui  fut 
dit  au  Conseil  des  Anciens  les  il,  12  et  13  thermidor  an  IV-29,  30  et 
31  juillet  1796).  Pour  obtenir  ce  résultat,  les  spéculateurs,  aii!és  en  cela  par 
les  prêtres  et  les  royalistes  que  poussait  la  haine  de  la  Révolution,  propa- 
geaient habilement  le  bruit  d'un  prochain  changement  de  régime  qui  annu- 
lerait les  ventes  etrectuées  et  obligerait  les  acquéreurs  à  restitution  (rapport 
de  police  du  11  ni\ôse-31  décembre).  La  réaction  qui  s'opérait,  donnait  crédit 
à  ce  bruit.  Bientôt  même,  à  la  réaction  d'ordre  général  venaient  s'ajouter 
des  lois  spéciales,  telles  que  celle  du  30  ventôse  (20  mars)  ordonnant  de  sur- 
seoir à  la  vente  des  biens  confisqués  par  suite  de  jugemeiits  ;  celle  du  14  flo- 
réal (3  mai)  décidant  que  les  biens  de-;  personnes  condamnées  par  les  tribu- 
naux révolutionnaires  depuis  le  10  mars  1793  seraient,  sauf  quelques  exceptions 
à  déterminer  et  d'autres  visant  notamment  la  famille  de»  Bourbons,  les  émi- 
grés et  les  faux-monnayeurs,  rendus  à  leurs  familles;  celle  du  21  prairial 
(9  juin)  portant  que,  dans  les  cas  où  les  biens  conQsqués  auraient  été  vendus, 
il  ne  serait  restitué  aux  héritiers  que  le  prix  de  la  vente,  ajoutant  aux  excep- 
tions déjà  faites  les  héritiers  de  la  Du  Barry  et  des  Robespierristes  exécutés, 
excluant  également  du  bénéûce  de  la  restitution  des  biens  les  cjndamna- 
lions  prononcées  depuis  la  loi  du  8  nivôse  an  III  (28  décembre  1794)  qui 
avait  réorganisé  le  tribunal  révolutionnaire,  mais  ouvrant  la  porte,  étant 
données  les  nouvelles  administrations,  à  la  possibilité  d'accorder  à  de  nom- 
breux émigrés,  présentés  comme  Girondins  frappés  «  pour  prétendu  fédéra- 
lisme »,  la  radialion  sur  les  listes  des  exclus  ;  celle  du  13  messidor  (1"  juillet) 
suspendant  la  vente  des  «  biens  des  ecclésiastiques  reclus,  déportés  ou  sujets 
à  déportation  »  ;  celle  du  22  fructidor  (8  septembre)  annulant  la  confiscation  de 
ces  biens.  Enfin,  une  loi  du  11  prairial  (30  mai)  amendant  la  loi  du  3  ven- 
tôse (21  février)  sur  la  liberté  des  cultes,  dont  il  a  été  question  dans  la  pre- 
mière partie  de  ce  chapitre,  avait,  aveccertaines  réserves  d'emploi  civil, autorisé 
les  communes  à  rendre  aux  cultes  la  jouissance  des  édifices  religieux  qui 
n'avaient  pas  été  aliénés,  mais  seulement  désaffectés,  et  «  dont  elles  étaient 
en  possession  ».  Où  s'arrêterait-on  dans  cette  voie  ?  L'inquiétude  que  cette 
question  faisait  naître,  nuisait  aux  biens  nationaux  et  aux  assignats  dont  ils 
étaient  la  garantie.    Celle  garantie  ébranlée,   comme  l'indiquait  déjà  Babeuf 


HISTOIRE     SOCIALISTE  81 

dans  son  n°30,  la  «  confiance  tout  à  fait  perdue  dans  les  achats  des  biens  », 
c'était  la  chute  des  assignats  ;  l'inquiétude  était  en  outre  accrue  par  la  con- 
naissance de  la  falsification  du  papier-monnaie  à  laquelle  se  livrait,  entre  au- 
tres, le  noble  Puisaye  sous  la  haute  protection  de  Pitt  (chap.  v). 

Comme  si  elle  avait  trouvé  que  cette  situation  présentait  encore  ainsi 
trop  de  sécurité,  la  Convention  semblait  avoir  pris  pour  tâche  de  l'ébranler 
davantage  par  des  mesures  contradictoires  qui,  en  se  succédant  à  bref  délai, 
donnaient  l'impression  qu'on  ne  pouvait  compter  sur  la  moindre  fixité  de  la 
loi.  Le  13  nivôse  an  III  (2  janvier  1795),  l'exportation  de  l'or  et  rie  l'argent 
était  autorisée  à  charge  d'en  faire  rentrer  la  contre -valeur  en  objets  de  pre- 
mière nécessité,  et,  par  décret  du  6  floréal  (25  avril),  «  l'art.  I"  du  décret  du 
11  avril  1793  portant  que  le  numéraire  de  la  République  en  or  et  en  argent 
n'est  pas  marchandise,  est  rapporté  ».  A  son  tour,  le  2  prairial  (21  mai),  est 
rapporté  le  décret  du  6  floréal,  et  l'or  et  l'argent  monnayés  ne  sont  plus  mar- 
chandises. Cependant,  par  décret  du  13  fructidor  (30  août),  l'or  et  l'argent  mon- 
nayés peuvent  être  vendus,  mais  seulement  à  la'Bourse.  Fermées  le  27  juin 
1793,  toutes  les  bourses  «e  pour  la  banque,  le  commerce  et  le  change  »,  avaient 
été  rouvertes  par  le  décret  du  6  floréal. 

Les  premiers  assignats  portaient  l'effigie  de  Louis  XVI  ;  au  moment  où 
la  France  fut  envahie,  ces  assignais  dits  «  à  face  royale  »  firent  aux  assignats 
de  la  République  une  concurrence  désastreuse,  parce  que,  prétendaient  les 
partisans  de  l'ancien  régime,  seuls  ils  seraient  remboursés  dès  que  la  royauté 
serait  rétablie.  Aussi  fut-il  résolu,  le  31  juillet  1793,  qu'  «  à  compter  de  ce 
jour  »  les  assignats  à  iace  royale  au-dessus  de  cent  livres  n'auraient  plus 
cours  de  monnaie  ;  ils  purent  être  versés  pendant  un  certain  temps  dans  les 
caisses  publiques  pour  tout  ce  qui  était  dû  à  la  nation.  Des  spéculateurs  en 
avaient  gardé  une  grande  quantité  à  leurs  risques  et  périls;  la  majorité  mo- 
dérée de  la  Convention  jugea  à  propos  de  leur  venir  en  aide  et  vota,  le  22  flo- 
réal (11  mai),  que  ces  assignats  —  enregistrés  au  nom  du  porteur,  ajoula-t-on 
le  lendemain  —  seraient  reçus  en  payement  des  biens  nationaux  ;  le  27  (16  mai), 
elle  démonétisait  tous  les  assignats  à  face  royale  de  cinq  livres  et  au-dessus 
en  décidant  que,  seulement  pendant  trois  mois,  ils  seraient  acceptés  comme 
prix  des  domaines  nationaux  à  vendre,  ou  déjà  vendus,  ajouta  le  décret  du 
8  prairial  (27  mai).  Au  bout  des  trois  mois  elle  permit  encore,  sous  divers 
prétextes,  de  les  utiliser. 

Pour  se  procurer  les  ressources  que  les  assignats  ne  pouvaient  plus  lui 
fournir,  la  Convention  ne  sut  que  parler  et  tâtonner.  Depuis  la  loi  du  lOven- 
,  démiaire  an  III  (10  octobre  1794),  en  vertu  de  laquelle,  nous  l'avons  vu  tout 
à  l'heure,  avait  été  reprise  la  vente  des  biens  nationaux,  —  je  n'ai  pas  trouvé 
r«  arrêté  du  comité  de  salut  public  du  10  messidor»  qui,  d'après  l'art.  I"  de 
cette  loi  dont  j'ai  contrôlé  le  texte  sur  l'original  (Archives  nationales,  ADXiS), 
avait  suspendu  la  vente  —  on  avait  procédé  à  cette  vente  aux  conditions  indi- 


82  HISTOIRE     SOCIALISTE 

quées  parla  loi  du  i4  mai  1790,  c'est-à-dire  par  voie  d'adjudication  devant 
les  administrations  de  districts  ;  le  prix  était  payable  en  assignats,  12 à 30 0/0 
suivant  la  uature  des  bienis  aussitôt  après  la  vente  et  le  surplus  en  douze  an- 
nuités égales.  Ce  mode  de  payement  fut  modifié  par  la  loi  du  6  ventôse  an  III 
(24  février  1795)  qui  exigea  le  quart  du  prix  dans  le  mois,  avant  l'entrée  en 
possession,  et  le  reste  en  six  annuités  égales  avec  intérêts  à  5  0/0  par  an.  Le 
surlendemain  (8  ventôse  an  III  -26  février  1795),  une  nouvelle  loi  admettait 
en  !  ayeinent  jusqu'au  1"  vendémiaire  an  IV  (23  septembre  1795),  «  les  ins- 
criptions sur  le  Grand-Livre  de  la  dette  consolidée  >  prises  pour  16  ou  20 
fois  leur  montant  annuel.  Bientôt  on  recourait  à  un  autre  moyen  :  on  décida,  le 
29  germinal  an  III  (18  avril  1795),  que  «les  maisons  et  bâtiments  appartenant  à 
la  nation  seront  aliénés  successivement  par  voielde  loterie  à  raison  de  50 livres 
le  billet  »,  et  qu'on  commencera  par  les  maisons  des  émigrés  ;  le  8  prairial 
(27  mai)  on  ajouta  :  «  Les  loteries  de  meubles  et  immeubles  provenant  des 
émigrés  seront  coinpùsijes  par  nicilié  desdits  meubles  et  immeubles,  et  par 
moitié  de  bons  au  porteur  admissibles  en  payement  de  domaines  nationaux  à 
vendre  ».  Ce  fut  le  2  et  le  12  fructidor  an  III  (19  et  29  août  1795)  qu'eut  lieu  le 
tirage  de  la  première  loterie  de  ce  genre.  Le  12  prairial  (31  mai),  la  Conven- 
tion adoptait  le  projet  Balland  ;  l'écbange  des  biens  nationaux  contre  des 
assignats  à  leur  valeur  nominale  était  maintenue  ;  mais  le  prix  de  ces  biens, 
au  lieu  d'être  fixé  à  22  fois  leur  revenu  en  1790,  devait  létre  à  75  fois  ce 
revenu.  Le  prix  qui  avait  ainsi  l'air  plus  que  triplé,  ne  représentait  plus  en 
réalité  —  les  assignats  valant  alors  8  O/Q  de  leur  valeur  nominale  —  que 
moins  de  la  moitié  de  ce  qu'il  était,  d'après  l'ancienne  façon  de  le  calculer, 
avec  l'assignat  vers  le  taux  de  60  0/0,  que  moins  des  trois  quarts  de  l'ancienne 
évaluation  avec  l'assignat  vers  le  taux  de  40  0/0.  On  s'aperçut  qu'un  pareil 
système  allait  dépouiller  l'Etat,  au  bénéfice  de  ces  spéculateurs  contre  les- 
quels on  criait  toujours  et  qui  n'en  continuaient  pas  moins  à  s'enrichir;  la 
loi  du  12  prairial  complétée  le  15  (3  juin),  fut  suspendue  le  19  (7  juin)  et, 
le  27  (15  juin),  on  décrétait  que  les  biens  nationaux  seraient  de  nouveau 
vendus  aux  enchères.  On  prenait  «  pour  première  enchère  »  la  soumission 
au  prix  fixé  par  la  loi  du  12  prairial,  c'est-à-dire  à  75  fois  le  revenu  annuel 
de  1790.  Pour  déterminer  ce  revenu,  on  se  conformait  à  des  dispositions 
maintenues  des  lois  du  12  et  du  15  prairial  et  on  ajoutait  au  montant  du  fer- 
mage ou  loyer  le  montant  de  charges  telles  que  la  contribution  foncière  ou 
les  réparations  non  locatives  lorsqu'elles  incombaient  au  fermier  ou  locataire. 
Les  payements  stipulés  en  nature  étaient  évalués  d'après  les  mercuriales  de 
1790  du  marché  du  chef- lieu  de  district.  Pour  les  biens  non  loués  en  1790, 
le  revenu  à  cette  époque  était  présumé  être  de  5 fois  le  montant  du  principal 
de  la  contribution  foncière  de  1792.  Cette  loi  contenait  une  disposition  —  la 
seule,  je  crois,  dans  notre  période  —  en  faveur  de  la  division  des  biens; 
l'art.  6  disait,  en  effet  :  «  Lorsqu'une  soumission   comprendra  plusieurs  corps 


HISTOIRE     SOCIALISTE  83 


de  i'ernies  ou  de  biens,  les  objets  seront  divisés  de  manière  que  chaque  corps 
de  biens  ou  de  fermes  sera  at'Qché  et  vendu  séparément,  ce  qui  pourra  cepen- 
dant se  faire  le  même  jour  ». 

Tout  cela  n'enjpêcha  pas  la  dégringolade  des  assignats.  Le  3  messidor 
(21  juin),  ét.iit  volé  le  projet  Reubeli,  d'après  lequel  la  valeur  des  assignats 
devait  varier  avec  le  chiffre  de  leur  circulation  :  au  pair,  si  celle-ci  ne  dépas- 
sait pas  deux  milliards,  leur  valeur  nominale  baissait  d'un  quart  par  cha  |ue 
demi-milliard  de  [lus  en  circulation.  On  ne  réussit  pas  ainsi,  au  contraire, à 
enrayer  la  chute  des  assignats. 

Le  spectacle  de  cette  iiipuissance  à  remédier  tant  soit  peu  à  uie  situa- 
tion désastreuse,  n'était  pas  de  nature  à  atténuer  le  discrédit  du  papier-mon- 
naie que  voici  résumé  en  quelques  chiffres  d'après  la  Collection  générale  des 
Tableaux  de  dépréciation  du  papier-monnaie  publiés  en  exécution  de  l'art.  5 
de  la  loi  du  5  messidor  an  V-23  juin  1797 (chap.  xv).  Le  9  Iheimidor  an  II  (Bn 
juillet  1794),  dans  la  moiiié  des  départements,  47  sur  94  à  celte  époque  100  li- 
vres en  assignats  valaient40  livres  et  au-dessus,  notamment  50  livres  ou  plus 
dans  17,  75  livres  dans  le  Gers.  Sur  les  47  déparlements  oii  les  100  livres  en 
assignats  valaient  alors  moins  de  40  livres,  il  y  en  avait  12,  y  com|iris  la 
Seine,  où  le  cours  était  égal  ou  inférieur  à  celui  de  Paris,  34  livies,  ne  va- 
riant pour  il  qu'entre  32  et  34  et  descendant  à  28  livres  10  sous  dans  les 
Alpes-Maritimes.  A  partir  du  9  thermidor,  la  baisse  est  continue.  100  livres 
de  papier-monnaie  valent  à  Paris,  en  prenant  le  cours  de  la  dernière  liécade 
du  mois  révolutionnaire  d'après  les  tableaux  cités  plus  haut  (p.  348  350)  :  en 
thermidor  an  II  (aotit  1794),  32  livres;  en  fructidor  (septembri'),  31;  en  ven- 
démaire  an  III  (octobre),  28  livres  10  sous  ;  en  brumaire  (novembre),  26  li- 
vres 10  sous;  en  frimaire  (décembre).  23  livres;  en  nivôse  (janvier  1795),  20; 
en  pluviôse  (février),  18  livres  10  sous;  en  ventôse  (mars),  16  livres;  eh  ger- 
minal (  avril),  12;  en  floréal  (mai),  Slivres  10  sous;  en  prairial  (juin),  41ivres; 
en  messidor  (juillet),  3  livres  15  sons,  pour  tomber  bientôt  plus  ba-.  G  •peu- 
dant,  comme  l'assignat  perdait  plus  par  rapport  à  l'argent  que  par  rapport  aux 
marchandises,  il  m'a  paru  intéressant  de  rechercher  les  variations  de  prix 
d'une  même  marchandise  à  celte  époque;  j'ai  choisi  pour  cela  une  marchan- 
dise n'ayant  pas  été  matière  à  spéculation,  le  prix  de  ralioiint  ment  de 
trois  mois  au  Moniteur.  Ce  prix  qui  était  encore,  le  l"  vendémiaire  an  III 
(22  sejilerabre  1794),  celui  de  1789,  18  livres  pour  Paris,  21  livres  pour  les  d'é- 
partements,  montait  :  le  1"  brumaire  (22  oclobre  1794),  à  19  livres  10  sous 
pour  Paris,  à  22  livres  10  sous  pour  les  départements;  le  1"  nivôse  (21  dé- 
cembre 1794),  à  25  livres  pour  Paris,  à  28  pour  les  rtépnrtements  —  c'est  le 
seul  cas  où  le  prix  de  l'abonnement  de  trois  mois  n'a  pas  été  exactemi  nt  le 
quart  du  prix  de  l'abonnement  d'un  an  ;  si  cette  proportion  habituelle  avait 
été  observée,  notre  prix  n'aurait  dû  être  ici  que  de  22  livres  10  sous  pour  Paris, 
de  25  livres  10  sous  pour  les  départements  ;  —  le  1"  pluviôse  (20  janvier  1795U 


84  HISTOIRE     SOCIALISTE 

à  25  livres  pour  Paris,  à  30  pour  les  départements;  le  1"  germinal  (21  mars 
1795),  à  32  livres  10  sous  pour  P^iris,  à  37 livres  10  sous  pour  les  départements; 
le  1"  prairial  (20  mai  1795),  à  45  livres  pour  Pa  ris,  à  50  pour  les  départements 
—  les  prix  du  ilébut  sont  plus  que  doublés  ;  —  le  1"  messidor  (19  juin  1795), 
à  70  livres  pour  Paris,  à  75  pour  les  départements  ;  le  1"  fructidor  (18  août 
1795),  à  120  pour  Paris,  à  125  pour  les  départements,  environ  six  lois  les  prix 
de  l'an  II  ;  je  donnerai  plus  tard  (cliap.  xv)  les  prix  de  l'an  IV.  Robert  Lindet 
qui  sortit  du  comité  de  salut  public  le  15  vendémiaire  an  III  (6  octo- 
bre 1794),  a  écrit  dans  le  compte  rendu  de  son  mmdat  à  la  Convention 
daté  du  2  brumaire  an  IV-24  octobre  1795  {Robert  Lindet,  par  A.  Monlier, 
p.  318-319)  :  «  Lorsque  je  sortis  du  comité  de  salut  public,  100  livres  en  assi- 
gnats étaient  reçues  à  Bàle  pour  38  francs  en  numéraire.  Le  lingot  d'argent 
valant  réellement  55  francs,  ne  se  vendait  que  90  francs;  la  pièce  d'or  de 
24  francs  ne  valait  pas  47  francs  »  ;  et,  à  son  avis,  —  comme  il  le  dira,  le  7  fri- 
maire an  IV  (28  novembre  1795),  en  réponse  au  rapport  sur  la  situation  des 
finances  fait  par  Eschassériaux  aîné  le  22  brumaire  (13  novembre)  précédent 
(Idem,  p.  329),  ce  n'est  pas  l'an  II,  mais  l'an  III  qu'il  faut  rendre  responsable 
du  mauvais  étal  des  finances  publiques  et,  nous  le  verrons  (chap.  ix),  de  l'ar- 
mée et  de  la  marine. 


CHAPITRE  VII 

lES   ÉMEUTES   DE  LA    FAIM.   —   LE    1"   PRAIRL-VL   AN   UI. 

(nivôse  à  fructidor  an  lll-janvier  à  aotU  i79S.) 

Loin  de  n'êlre  que  momentanée,  comme  certains  l'avaient  naïvement 
espéré  de  l'abrogation  des  lois  du  maximum,  la  cherté  persista,  en  s'aggravant, 
au  contraire,  durant  un  hiver  exceptionnellement  rigoureux:  du  5  nivôse  (25  dé- 
cembre) au  10  pluviôse  (29  janvier)  la  Seine  était  prise.  De  plus,  le  30  nivôse  (19 
janvier),  conformément  à  l'arrêté  mentionné  àla  fin  du  chapitre  m,  les  aieliers 
d'armes  étaient  fermés  et,  le  lendemain,  commençait  un  cruel  chômage  poui 
une  quantité  d'ouvriers  dépourvus  de  ressources.  Avec  la  misère,  augmen- 
taient le  mécontentement  et  l'agitation.  Sans  tarder,  les  députés  se  basant 
sur  le  renchérissement  des  vivres,  portaient,  dès  le  23  nivôse  (12  janvier), 
leur  indemnité  quotidienne  de  18  à  36  livres.  Comme  l'a  écrit  Levasseur 
(de  la  Sarthe)  dans  ses  Mémoires  (t.  IV,  p.  71)  :  «  Au  lieu  de  prendre  une  me- 
sure  générale  et  salutaire,  ils  rendirent,  en  leur  faveur  seulement,  un  décret 
mesquin  ».  Levasseur  et  Duhem  [Ibid;^.  71)  parlèrent  contre  la  proposition 
et  le  dernier  dit  avec  juste  raison  :  «  Lorsqu'il  s'agit  d'augmentation,  nous 
ne  devons  parler  de  nous  qu'en  dernier  lieu  »  {Id.  p.  76  et  Moniteur).  En 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


elîel,  (les  mesures  de  ce  genre,  même  justifiées  matériellement  mais  indé- 
centes pendant  certaines  crises,  sont  toujours  impolitiques  prises  à  part  et 
ne  devraient  découler  que  d'une  réforme  générale  dans  laquelle  tous  les 
putils  Irailemenls  auraient  d'abord  trouvé  leur  compte. 

On  voyait  les  traiteurs,  les  pâtissiers  «  mieux  fournis  que  jamais  » 
(rapport  de  police  du  12  germinal-1"  avril),  le  gaspillage  des  farines  orga- 
nisé, peut-on  dire,  comme  si  on  avait  voulu  en  préparer  la  disette;  d'après 


FOUQUIER-TINVILLE    JUGÉ    PAR    LE    TRIBUNAL    RÉVOLUTIONNAIRE. 

le  12  Floréal  An  3»  de  la  République. 

(D'après  une  estampe  de  la  Bibliothèque  Nationale.) 


Robert  Lindet,  «  au  lieu  de  seize  à  seize  cent  cinquantts  sacs  qui  auraient  été 
plus  que  suffisants  pour  la  consommation  de  Paris,  les  distributions  ont  été 
portées  au  delà  de  2000  sacs  »  de  159  kilos  (iVlontier,  Robert  Lindet,  p.  406). 
Des  magasins  regorgeaient  de  primeurs,  l'étalage  au  concert  Peydeau  des 
diamants  et  des  parures  éclipsait  les  souvenirs  de  l'ancienne  cour  (recueil 
d'Aulard,  t.  I",  p.  492).  Dans  la  classe  ouvrière,  pour  avoir  chance  d'obtenir 
sa  ration  de  pain,  il  fallait  passer  la  nuit  à  faire  queue  devant  la  porte  des 
boulangers  -,  ceux-ci,  par  suite  de'  l'incurie,  tout  au  moins,  de  l'agence  chargée 

L1V.  404.  —  IllSTOinR    SOCHT.ISTK.   —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIBE.  LIV.   404. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


des  approvisionnements  de  Paris,  ne  recevaient  pas  assez  de  farine,  la  rece- 
vaient trop  tard,  fournissaient  un  pain  de  mauvaise  qualité  et  ne  pouvaient  '■ 
satisfaire  tout  le  monde  (rapport  de  police  du  27  ventôse  et  du  6  germinalr  " 
17  et  26  mars  notamment).  Afin  d'atténuer  la  diminution  du  pain,  on  distri- 
buait du  riz  ;  mais  les  pauvres  n'avaient  ni  bois  ni  chartoti  pour  le  cuire.  Le 
27  ventôse  (17  mars),  des  citoyens  des  sections  du  Finistère  (quartier  des 
Gobelins)  et  de  l'Observatoire,  que  des  femmes,  encore  plus  excitées  que  les 
hommes,  encourageaient,  vinrent  à  la  barre  de  la  Convention  réclamer  du 
pain  sur  un  ton  que  ceux  qui  avaient  bien  mangé  estiuièrent  peu  mesure. 
«  Les  subsistances,  dit  le  président,  Thibaudeau,  ne  sont  que  le  prétexte  de 
l'agitation.  » 

C'était  faux,  les  rapports  de  police,  par  exemple  celui  du  9  germinal 
-29  mars  (/c?,  p.  612),  le  démontrent  irréfutablement;  ils  constatent  que  l'agita- 
tion croissait  ou  diminuait  suivant  que  la  di-lrihution  du  pain  était  plus  ou 
moins  restreinte.  Mais  ce  qui  était  vrai,  c'est  que  les  partis  politiques  cher- 
chaient à  utiliser  cette  agitation  qu'ils  ne  créaient  pas.  Tandis  qu'à  la  lin  de 
ventôse  (rapport  de  police  du  30-20  mars)  certains  écrivaient  sur  les  murs  : 
Point  de  roi,  point  de  pain  .'ou  Vive  le  Roi  /couraient  dans  les  groupes  cherchant 
«  à  imprimer  au  peuple  le  re^tfft  do  l'ancien  régime  el  à  lui  faire  perdre  pa- 
tience »  (rapport  du  10  ventôSi-28  février),  et  approuvaient  ouvertement  la  di- 
minution de  la  ration  individuelle  dans  l'espoir  d'une  recrudescence  du  mé- 
contentement el  de  la  possibilité  de  s'en  servir  pour  leurs  dess  eins  (recueil 
d'Aulard,  1. 1",  p.  566  et  584);  d'autres  entamaient  une  camp  igne  d'affiches  pour 
pousser  la  population  à  réclamer  la  Constitution  de  i793  el  du  pain!  C'était 
surtout  vers  ceux-ci  qu'allaient  les  sympathies  populaires  malgré  les  mamours 
que  les  muscadins  faisaient  aux  ouvriers.  Aussi  le  gouvernement  thermi- 
dorien, imité  en  cela  par  tous  les  gouvernements  réactionnaires  qui  l'ont 
suivi,  s'efforça  tout  de  suite  de  déplacer  les  responsabilités  et  d'attribuer  aux 
manœuvres  de  «  meneurs  »  les  résultats  de  ses  propres  fautes;  au  lieu  de 
travailler  à  réparer  celles-ci,  cause  première  du  désordre,  il  ne  songea  qu'à 
organiser  la  répression  dateurs  conséquences  logiques.  Dès  la  fl.n  de  ventôse 
(rapport  de  police  du  26-16  mars),  on  signalait  des  mouvements  de  troupes 
et,  le  1"  germinal  (21  mars),  fut  volée  une  loi  frappant  de  peines  sévères  les 
attentats  contre  les  personnes,  les  propriétés,  la  représentation  nationale  et 
—  lâche  hypocrisie  —  la  Constitution  de  1793. 

Ce  même  jour,  une  députatiori  des  section-;  des  Quinze- Vingts  et  de 
Montreuil  était  venue  réclamer  formellement  la  mise  en  vigueur  de  celle 
Constitution.  N'obtenant  sur  ce  point,  comme  au  sujet  des  subsistances,  que 
des  paroles  menteuses,  les  rassemblements  populaires  continuaient  el  le 
rapport  de  police  du  6  germinal  (26  mars)  signale  des  marques  de  désespoir 
auxquelles  succédaient  des  menaces.  Les  muscadins  s'étaient  mis  depuis 
quelque  temps  à  faire  en  amateurs  l'œuvre  de  la  police  et  à  dissiper  les 


HISTOIRE     SOCIALISTE  87 

groupes;  la  population  devenant  moins  tolérante  leur  infligea  quelques 
bonnes  corrections.  Ce  qui  se  passait  n'était  pas  de  nature  à  la  calraer.  La 
portion  de  p^in  distribuée  à  prix  réduit  aux  nécessiteux  sur  la  présentation 
do  cartes  délivrées  par  les  comités  civils  de  leurs  seciions,  était  abaissi'C,  â 
arlir  du  8  ventôse  (26  février),  à  une  livre  et  demie  par  Lôte;  le  27  ventôse 
^t7  mars),  on  n'avait  plus  qu'une  livre  et,  le  10 germinal  (30  mars),  une di-mi- 
livre  avec  six  onces  de  riz.  Lt  encore  tous  ceux  qui  avaient  droit  à  ces  misé- 
rables portions,  ne  [larvenaient  pas  à  les  obtenir;  «  clés  citoyens  n'ont  pas  eu 
de  paii-  depuis  trois  jours  »,  dit  le  rapport  d  •  police  du  13  germinal  (2  avril) 
sur  la  journée  de  la  veille.  Aussi  petit  à  petit  les  esprits  s'échaufTaient  et 
l'exaspération  allait  remporter. 

Le  7  germinal  (27  mars),  tumulte  dans  divers  quartiers  et  députation  de 
femmes  venant  se  plaindre  à  la  Convention.  Le  11  (31  mars),  rassemblement 
qui  força  les  portes  de  l'assemblée  et  nouvelle  députation  de  la  section  des 
Quinze-Vingts  dont  l'orateur  résuma  ainsi  Les  sentiments  de  la  population 
ouvrière  parisienne  :  «  Le  9  thermidor  devait  sauver  le  peuple,  et  le  peuple 
est  victime  de  toutes  les  manœuvres.  On. nous  avait  promis  que  la  suppression 
du  maximum  ramènerait  l'abondance,  et  la  disette  est  au  comble.  Les  incar- 
cérations continuent.  Le  peuple  veut  enfin  être  libre;  il  sait  que,  quand^ilest 
opprimé,  rinsurnctàoii  est  un  de  ses  devoirs,  suivant  un  des  articles  de  la 
Déclaration  des  Droits.  Pourquoi  Paris  est-il  sans  municipalité  ?  Pourquoi 
les  sociétés  populaires  sont-elles  fermées?  Où  sont  nos  moissons?  Pourquoi 
les  assignais  sont-ils  tous  les  jours  plus  avilis?  Pourquoi  les  fanatiques  et  la 
jeunesse  du  Palais->Royal  peuvent-ils  seuls  s'assembler?  Nous  demandons,  si 
la  justice  n'est  pas  un  vain  mot,  la  punition  ou  la  mise  en  liberté  des  dé- 
tenus. Nous  demandons  qu'on  emploie  tous  les  moyens  de  subvenir  à 
l'affreuse  misère  du  peuple,  de  lui  rendre  ses  droits,  de  mettre  promptement 
en  activité  la  Constitution  démocratique  de  1793.  Nous  sommes  debout  pour 
soutenir  la  République  et  la  liberté.  »  11  fut  donné  lecture  de  plusieurs  péti- 
tions dans  le  même  sens. 

Le  lendemain  matin  (12  germinal-f'  avril)  un  grand  nombre  de  boulan- 
gers n'accordaient  qu'un  quarteron  de  pain  à  chaque  personne.  Des  femmes 
forcèrent  un  poste  pour  s'emparer  d'un  tambour,  battre  le  ra[.pel  et  amener 
les  citoyens  à  la  Convention.  L'assemblée  était  en  séance.  Une  masse 
d'hommes,  de  femmes,  d'enfants,  firent  irruption  dans  la  salle  et  l'envahirent 
en  criant  :  Du  pain;  sur  de  nombri^uses  coiffures  on  lisait  :  Constitution 
de  1795.  L'orateur  populaire  Vaneck,  de  la  section  de  la  Cité,  prit  la  parole; 
il  protesta  contre  l'incarcératjon  des  patriotes,  contre  les  manœuvres  des 
agioteurs  organisant  la  dépréciation  des  assignats  et  la  famine,  et  contre 
l'impunité  dont  jouissaient  les  «  messieurs  à  bûlon  «.  La  foule  entrait  tou- 
jours ;  une  partie  de  la  droite  s'était  enfuie,  la  gauche  déserta  moralement  : 
au  lieu  d'agir  aussitôt,  de  prendre  les  mesures  énergiques  qui  pouvaient  lui 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


assurer  une  vicLoiie  immédiate  dont  il  aurait  pu  rester  au  moins  quelque 
avantage,  elle  laissa  passer  le  temps,  inaclive,  irrésolue,  se  bornant  à  con- 
seiller à  la  foule  de  s'en  aller  ;  ses  membres  ne  devaient  même  pas  reliror  un 
bénéfice  personnel  de  cette  maladroite  attitude. 

Dehors,  les  gouvernants  s'étaient  ressaisis,  on  avait  battu  la  générale, 
la  garde  nationale  des  quartiers  du  centre  et  la  jeunesse  dcrée  rassemblées 
cernaient  bientôt  la  Convention.  Conduits  par  Legendre  et  deux  on  trois 
autns,  les  grenadiers  pénétrèrent  dans  les  couloirs,  la  baïonnette  au  bout  du 
lusil,  expulsèrent  la  foule  qui  se  trouva  dehors  sans  armes,  en  face  des  fusils 
et  des  canons  des  bataillons  bourgeois,  et  se  dispersa  sans  avoir  ni  tué  ni 
blessé  personne  contraiieraent  aux  assertions  calomnieuses  de  quelques  mo- 
dérés. La  droite  rentra,  furieuse  d'axoir  eu  peur,  et  entama  aussitôt  son 
œuvre  de  vengeance. 

Pichegru,  qui  devait  passer  du  commandement  de  l'armée  du  Noid  à 
celui  des  deux  armées  réunies  du  Bhin  et  de  la  Moselle  et  venait  d'arriver  à 
Paris  pour  conférer  avec  les  comités,  était  nommé  général  en  chef  des 
troupes  parisiennes  :  pour  la  première  fois,  la  Convention  appelait  un  général 
à  son  aide;  avant  deux  mois,  nous  la  verrons  recourir  à  l'armée.  Paris  était 
déclaré  en  état  de  siège.  La  déportation  immédiate,  sans  jugement,  de 
Barère,  Biliaud-Varenne,  Collot  d'Herbois  et  Vadier  était  ordonnée  ;  mais  le 
dernier  s'était  déjà  mis  à  l'abri  et  ne  devait  être  arrêté  que  quatorze  mois 
plus  lard  (voir  lin  du  chap.  xm)  :  on  n'élait  pas  fâché  de  se  débarrasser 
ainsi  d'un  procès  que  la  discussion  du  rapport  de  Saladin  commencée  le 
2  germinal  (22  mars)  —  la  Convention  entendit  ce  jour-là  un  courageux  dis- 
cours de  Robert.  Lindet  qui  la  défendait  contre  elle-même  —  révélait  gênant 
pour  beaucoup  de  Conventionnels  responsables  de  ce  qu'ils  reprochaient  à 
quelques-uns.  Etaient,  en  outre,  ordonnés,  au  milieu  des  plus  répugnantes 
dénonciations,  l'arrestation  et  le  transfert  au  château  de  Ham  de  huit  repré- 
sentants, tntre  autres  Choudieu,  Amar,  Huguel  et  Léonard  Bourdon.  Il  y 
eut,  le  13  (2  avril),  quelques  tentatives  populaires  pour  empêcher  l'exécution 
de  ces  mesures,  par  exemple  l'arrestation  de  Léonard  Bourdon  et  le  départ 
de  Collot,  Billaud  et  Barère  auxquels,  d'après  ce  dernier,  des  manifestants 
en  sens  opposé  cherchèrent  de  leur  côté  à  faire  un  mauvais  parti  {Mémoires, 
t.  III,  p.  5);  mais  Bourdon  fut  pris  sans  difficulté,  et  si  les  voitures  qui  em- 
menaient Billaud  et  Barère  furent  arrêtées,  le  départ  eut  lieu  le  lendemain 
matin.  Le  13  (2  avril)  également,  une  réunion  de  manifestants  dans  la  salie 
de  la  section  des  Quinze-Vingts  se  dispersa,  sur  l'intervention  de  Pichegru, 
sans  avoir  pris  de  décision. 

Le  16  (5  avril),  à  la  Convention,  nouveaux  décrets  d'arrestation  contre 
neuf  représentants  parmi  lesquels  Thuriot,  Cambon  et  jusqu'à  Laurent  Le 
Cointre,  l'ennemi  acharné  des  Montagnards.  La  veille,  un  arrêté  du  comité 
de  sûreté  générale  avait  retiré  toutes  les  permissions  données  pour  la  forma- 


HISTOIRE     SOCIALIST  89 

tion  de  «  sociétés  d'amis  ».  Le  21  germinal  (10  avril),  Un  décret  prescrivait 
de  «  faire  désarmer  sans  délai  les  hommes  connus  dans  leurs  sections 
comme  ayant  participé  aux  horreurs  commises  sous  la  tyrannie  qui  a  pré- 
cédé le  8  thermidor  »,  et  tendait  ainsi  à  concenli  er  la  force  entre  les  mains 
des  contre-révolutionnaires.  Le  28  (17  avril),  la  Convention  autorisait  le 
comité  de  salut  public  à  faire  circuler  dans  le  rayon  de  dix  lieues  tie  Paris, 
qui  leur  était  interdit,  les  troupes  estimées  par  lui  nécessaires  pour  assurer 
l'arrivage  des  grains  et  des  farines.  On  n'avait  pas  encore  appelé  ouvertement 
l'armée  à  intervenir  dans  les  questions  de  politique  intérieure;  mais  ce  qui 
prouve  que  l'intention  existait  déjà,  si  elle  se  dissimulait  encore  sous  un 
prétexte,  ce  .-ont  les  mouvements  de  troupes  opérés  en  floréal  (avril)  suns  lien 
aucun  avec  l'arrivage  des  subsistances  ;  c'est  l'entrée  à  Paris  même,  le  7  floréal 
(26  avril),  d'un  détachement  de  cavalerie  de  deux  cents  hommes  ;  on  n'osa 
cependant  pas  l'y  maintenir  et  on  se  borna  à  concentrer  les  troupes  à  proxi- 
mité. Le  28  germinal  (17  avril),  la  garde  nationale  était,  pour  surcroît  de 
précaution,  [ilacée  sous  la  direction  du  comité  militaire  qui  en  nomma  l'état- 
major.  Le  même  jour,  l'organisation  des  administrations  de  département  et 
de  district  était  décentralisée  et  remise,  avec  toutefois  incohérence  et  con- 
fusion, dans  les  attributions  respectives  de  ces  deux  dfgrés  d'administrations 
(Aulard,  Histoire  politique  de  la  Révolution  française,  p.  512),  telle  qu'elle 
était  avant  le  décret  du  14  frimaire  an  II  (4  décembre  1793)  :  décentralisant 
d'un  côté,  pour  annuler  ce  qui  avait  contribué  à  restreindre  leur  influence  en 
province,  les  Girondins,  redevenus  les  maîtres,  ne  redoutèrent  plus  de 
centraliser  d'un  autre,  et  un  décret  du  21  lloréal  (10  mai)  rendit  au  comité 
de  Scilul  public  la  prépondérance  que  celui  du  7  fructidor (24  août)  précédent 
(chap.  n)  a\ait  voulu  lui  enlever.  Suivant  leur  tactique  préférée  qui  consistt. 
à  assimiler  l'opposition  d'extrême  gauche  à  l'opposition  d'extrême  droite,  à 
coaliser  mensongèrement  les  royalistes  et  les  républicains  avancés  dans  le 
but  de  faire  retomber  sur  ceux-ci  l'odieux  d'une  coalition  qui  est  leur  propre 
péché  mignon,  les  modérés,  par  le  décret  du  12  floréal  (l"  mai),  alfeclèrent 
de  frapper  les  royalistes  émigrés  rentrés,  prêtres  condamnés  à  la  déportation, 
individus  provoquant  au  retour  de  la  royauté,  pour  discréditer  —  sans  danger 
pour  les  royalistes  réels  à  l'égard  desquels  la  loi  continua  à  rester  lettre 
morte  —  les  adversaires  de  gauche  contre  lesquels  on  sévissait.  Ce  même 
décret  rendit  légales,  par  ses  articles  4  et  5,  les  rigoureuses  limitations  de  la 
liberté  de  la  presse  et  de  la  liberté  de  réunion  qui  constituaient,  nous  l'avons 
vu,  la  pratique  du  gouvernement  thermidorien. 

Pendant  ce  temps  se  poursuivait  devant  le  tribunal  révolutionnaire  le 
procès  de  Fouquier-Tinville  et  de  juges  et  Jurés  de  l'ancien  tribunal  ;  entamé 
le  8  germinal  (28  mars),  il  se  terminait  le  17  floréal  (6  mai)  par  la  condam- 
nation à  mort  de  Fouquier  et  de  quinze  de  ses  coaccusés  qui  étaient  exécutés 
'le  lendemain  (7  mai)  sur  la  place  de  Grève  (place  de  l'Hôtel  de  ville). 


00  '  HISTOIRE     SOCIALISTE 

Toutefois  la  situation  matérielle  ne  s'améliorait  pas.  La  puissance  de  la 
haute  lourgeoisie  était  accrue  par  l'œuvre  de  réacliou  ;  inexorablejnent,  elle 
ne  songeait  qu'à  s'enrichir.  Ou  lit  dnns  le  rapport  de  police  du  22  germiiaa' 
(11  avril)  :  «  Le  ci-devant  commerce,  transformé  en  celui  d'agioteur,  pioiiie 
du  malheur  public  et  réduit  les  citoyens  au  désespoir  ».  A  cette  date,  il 
n'était  délivré  qu'un  quarteron  de  pain  par  tète  sans  riz  ni  biscuit,  beaucoup 
tombaient  malades  faute  de  uourriiure,  des  enfants  mourai(  ni  die  faim,  les 
Buicides  augmentaient,  pendant  que  les  pâtissiers  euiployairni  la  farina  la 
plus  pure  par  eux  achetée,  avec  le  beurre  et  les  œuU,  à  tout  .prix  (rapport  de 
police  du  24  germinal-13  avril).  «  Le  .tableau  de  la  mùsère  publique  est 
effrayant  »,  dit  le  rajpport  du  6  floréal  (25  avril);  or,  sur  les  exigences  des 
malheureux,  lisons  le  rapipont  du  .17  (6  mai):  «Vingt  et  un  inspecteurs  disent 
que,  si  la  distribution  de  pain  se  faisait  également,  si  tous  les  citoyens  rece- 
vaient une  demi-livre  de  pain,  la  tranquillilé régnerait;  on  peut  eu  juger  par 
la  satisfaction  que  ressentent  ceux  qui  sont  ainsi  traités;  ceux  qui  reçoivent 
une  portion  moins  forte  murmurent  ».  Et,  alors  que  le  caluie  dépend  si 
ouvertement  de  la  ration,  la  fin  de  floréal  est  à  cet  égard  terrible  :  d'api  es  le 
rapport  du  21  floréal  (10  mai)  :  «  dans  les  rues  on  rencontre  beaucoup  de 
■personnes  qui  tombent  de  défaillance  et  d'inanition  »  ;  d'après  celui  idu 
25  (14  mai),  on  a  dans  tjuelques  sections  un  quarteron  de  pain  par  tête,  soit 
quatre  onces  (il  y  avait  seize  onces  dans  une  livre),  dans  d'autres  deux  ou 
trois  onces  seulement  ;  on  n'a  plus  que  deux  onces  —  .guère  plus  de 
60  sirarames  —  le  29  (18  mai)  et  moins  encore  le  30  (19  mai)  ;  aussi  les  agents 
constatent-ils,  dès  le  24  floréal  (13  mai),  que  «  les  citoyens  même  les  plus- 
patients  commencent  à  perdre  l'espérance  ». 

Un  mouvement  était  inévitable  ;  il  était  facile  pour  tout  le  monde  de  le 
prévoir  ;  le  rapport  du  3  floréal  (22  avril)  disait  déjà  :  «  La  pénurie  échauffe 
tellement  les  esprits  qu'elle  fait  redouter  un  mouvement  dangereux  ».  Deux 
partis  politiques  tentèrent  de  prendre  la  direction  de  ce  qui  ne  pouvait  man- 
quer de  se  produire  ;  ni  l'un  ni  l'autre  ne  créèrent  J'agitation,  cetpeni.antl'un 
d'eux  contribua  tout  au  moins  à  l'entretenir.  Le  parti  monarchiste  et  clérical 
—  «  les  prêtres  et  leurs  partisans  cherchent  à  émouvoir  les  esprits  »  (rapport 
du  28  germinal -17  avril)  —  avait,  en  effet,  par  ses  manœuvres  dans  les  cam- 
pagnes et  ses  accointances  avec  les  gros  agioteurs  de  Paris,  sa  part  de  res- 
ponsabilité dans  la  disette  factice,  cause  réelle  des  événements  de  germinal 
et  de  prairial.  Mais  ces  événements  devaient  de  toute  façon  lui  échapper, 
parce  que  la  masse  parisienne  échappait  à  son  action.  En  réclamant  «  du  padn 
ou  ila  mort  »,  les  femmes,  relate  le  rapport  de  police  du  27  .germinal  (16 
aivril),  ajoutaient:  «  Voudrait-on  nous  forcer  à  demander  un  roi  ?.Eh  bien, 
foutre,  nous  n'en  voulons  point  ». 

Si  le  parti  démocratique  n'eut  aucune  part  soit  dans  l'origine,  soit  dans 
la  durée  de   l'action   populaire,    il  est   incontestable  que  certains   de  ses 


HISTOIRE    .SOCIALISTE  01 

membres  songèrent  à  la  l'aire  servir  au  Iriomplie  de  leurs  idées.  Ce  qui  fit, 
que  ce  projet  échoua  sans  le  moinrire  profit,  ce  fuL  surtout,  le  12  germinal, 
nous  l'avons  vu,  la  persistante  indécision  de  la  Montagne,  et  le  1"  prairiali, 
nous  allons  le  voir,  la  conduite  incohérente  de  la  foule  révoltée.  Les  prisons 
renlermaient  alors  les  démocrates  les  plus  ardents  ;  des  hommes  qui  s'étaient 
parfois  combattus  sans  se  connaître,  s'y  trouvèrent  en  conLicl  ;  les  patriotes 
atuis  et  adversaires  de  Robespierre,  par  exemple,  eurent  l'occasion  de  s'expli^- 
quer ;  en  se  fréquenLaut,  ils  apprirent  h  se  préoccuper  plutôt  de  ce  qui  les 
rapprochait  que  de  ce  qui  les  divisnit,  ils  se  trouvèrent  d'accord  pour  affirmer 
que  la  première  chose  à  poursuivre  était  la  mise  en  vigueur  de  la  Consti- 
tulinn  de  1793.  C'est  pour  la  réalisation  de  ce  but  qu'ils  voulurent  tirer  parti 
du  soulèvement  populaire  que  l'organisation,  peut-on  dire,  de  la  famine 
devait  provoquer.  Aussi  ce  fut  dans  les  prisons  qu'on  rédigea  la  plupart  des 
affiches  placardées  avant  le  12  germinal  et  celle  du  30  floréal  dont  nous  par- 
lerons tout  à  l'heure;  cette  propagande-là  correspondant  aux  sentiments  de 
la  masse  eut  auprès  d'elle  un  plein  succès. 

Philippe  Buonarroti  que  nous  retrouverons  avec  Babeuf  (chap.  xni),  et  qui, 
dans  les  derniers  jours  de  floréal  (mai  1795),  était  ;i  la  prison  du  Plessis  —  située 
au  coin  de  la  rue  Saint-Jacques  et  de  la  rue  du  Cimetière-Saint- Benoît  contre 
les  bâtiuients  du  collège  Louis-le-Grand  —  a  écrit  [Conspiration  pour  l'Ega- 
Hié,  t.  I",  p.  53)  :  «  Je  sais,  à  n'en  pas  douter,  que  l'insurrection  du  1"  prair 
rial  an  III  fut  en  grande  partie  l'ouvrage  de  plusieurs  citoyens  détenus  au 
Plessis,  parmi  lesquels  on  nommait  plus  particulièrement  Leblanc,  depuis 
commissaire  du  Directoire  à  Saint-Domingue,  et  Claude  Piquet  ».  Toutefois 
un  citoyen  Magiiier  qui  avait  pris  pour  prénom  Brutus,  détenu  depuis  la  fin 
de  ventôse  (mars)  à  Hennés  où  l'avait  renvoyé  le  tribunal  révolutionnaire  de 
Paris,  se  déclara,  le  14  prairial  (2  juin),  dans  une  lettre  saisie  et  lue  à  la 
Convention  le  25  prairial  (13  juin),  l'auteur  de  l'affiche  du  30  floréal  et  fut 
pour  ce  fait,  malgré  sa  rétractation  devant  ses  juges,  condamné  à  la  dépor- 
tation le  3  thermidor  an  III  (21  juillet  1795)»  S'il  existe  une  certaine  analogie 
entre  un  plan  manuscrit  de  revenili  cations  établi  par  Brutus  Magnier  et  les 
revendications  affichées  dans  la  soirée  du  30  floréal,  il  n'y  a  pas  identité,  et 
je  suis  porté  à  croire  que  ce  citoyen  s'est  illusionné.  Trop  désireux  peut-être 
de  se  mettre  en  évidence,  il  a  pris  et  déclaré  pour  son  œuvre  ce  qui  n'était 
chez  lui  que  l'écho  de  ce  qu'il  avait  entendu  dans  les  prisons  de  Paris  où, 
depuis  plus  de  trois  mois,  il  se  trouvait  encore  au  début  de  ventôse  (fin  fé- 
vrier 1795).  Tout  d'abord,  en  elTet,  cette  action  à  Paris  d'un  détenu  de  Ren- 
nes qui  n'avait  pas  une  notoriété  hors  ligne,  paraît  assez  invraisemblable, 
surtout,  pour  une  chose  aussi  simp}e  que  l'énoncé  âe  revendication-^  couran- 
tes à  celte  époque  dans  les  milieux  démocratiques.  Ensuite,  le  témoignage 
de  Buonarroti,  à  même  d'être  bien  renseigné  à  cet  égarJ  et  ue  -ouiflanl  pas 
mot  de  cette  lointaine  intervention,  me  semble  concluant. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


Quoi  qu'il  en  soit,  dans  la  soirée  du  30  floréal  (19  mai)  était  affiché  et 
distribué  à  profusion  un  placard  invitant  les  citoyens  et  les  citoyennes  à  se 
porter  en  masse  le  lendemain  à  la  Convention  pour  demander  :  du  pam, 
l'abolition  du  gouvernement  révolutionnaire,  l'application  immédiate  de  la 
Constitution  de  1793,  l'arrestation  des  membres  des  comités  de  gouverne- 
ment et  leur  remplacement  par  d'autres  pris  dans  la  Convention,  la  mise  en 
liberté  des  patriotes  détenus,  la  réunion  des  électeurs  le  25  prairial  (13  juin) 
pour  le  renouvellement  de  toutes  les  autorités,  la  fixation  au  25  messidor 
(13  juillet)  de  la  convocation  de  la  nouvelle  assemblée.  Le  mot  de  ralliement 
devait  être  :  Du  pain  et  la  Constitulion  de.  1793;  Ig  manifeste  insurrection- 
nel dont  le  titre  était  :  «  Insurrection  du  peuple  pour  obtenir  du  pain  et 
reconquérir  ses  droits  »,  portait  expressément  :  «  Les  personnes  et  les  pro- 
priétés sont  mises  sous  la  sauvegarde  du  peuple  »  {Moniteur  du  4  pruirial- 
23  mai,  dans  le  compte  rendu  de  la  séance  du  1"). 

Le  l"  prairial  (20  mai),  dès  cinq  heures  du  matin,  les  rassemblements  se 
formaient  et  bientôt  le  comité  de  sûreté  générale  faisait  appel  aux  sections 
pour  proléger  l'assemblée.  Ouverte  à  onze  heures  sous  la  présidence  du 
Girondin  Vernier,  la  séance  débuta  par  la  lecture  de  l'acte  insurrectionnel; 
une  loi  contre  les  attroupements,  aussitôt  proposée,  venait  d'être  votée  quand, 
tout  à  coup,  des  femmes  envahirent  les  tribunes  en  criant  :  Du  pain!  André 
Dumont  ayant  pris  la  présidence  et  donné  à  un  officier  l'ordre  de  faire 
évacuer  les  tribunes,  celui-ci  procédait  à  cette  opération  accompagné  de 
quatre  fusiliers  et  de  deux  muscadins  armés  de  fouets  de  poste  (Moniteur 
du  5  prairial -24  mai,  dans  le  compte  rendu  de  la  séance),  lorsque  la 
porte  de  gauche  ébranlée  sous  les  coups  céda,  livrant  passage  aux  insurgés; 
au  même  instant  entraient  par  la  porte  de  droite  des  sectionnaires  en  armes 
qui  cherchèrent  à  les  repousser.  Une  lutte  s'engagea  dans  la  salle,  tandis 
qu'à  l'extérieur  la  foule  grossissait  et  que  les  gardes  nationaux  stationnaient 
inactifs.  C'est  pendant  cette  lutte  que  tomba  de  la  poche  d'un  insurgé  un 
morceau  de  pain  qui  donna  lieu  à  une  nouvelle  édition  du  miracle  de  la 
multiplication  des  pains.  Ce  morceau,  en  elfet,  se  multiplia  tout  de  suite,  et 
a  continué  à  se  multiplier  dans  certaines  histoires  réactionnaires,  au  point 
que  chaque  insurgé  aurait  pu  ouvrir  un  fonds  de  boulangerie. 

A  trois  heures  et  demie,  les  insurgés,  renforcés  par  de  nouveaux  arri- 
vants, étaient  maîtres  de  la  salle.  Un  représentant,  Féraud,  qui  avait  été 
pendant  toute  la  journée  dans  un  état  de  surexcitation  extravagante,  crut, 
dit-on,  le  président  menacé,  c'était  en  ce  moment  Boissy  d'Anglas  ;  en  tout 
cas  il  chercha  à  escalader  la  tribune,  aidé  par  un  officier  et  retenu  par  un 
Insurgé  que  l'officier  frappa  d'un  coup  de  poing.  Une  femme  était  là  qui  avait 
été  enfermée  comme  folle  à  la  Salpêtrière,  Aspasie  Carie  Migelly,  elle  riposta 
au  coup  de  poing  par  un  coup  de  pistolet  qui  atteignit  Féraud.  En  le  voyarst 
tomber,  certains  de  ses  collègues  prononcèrent  son  nom  que  la  foule  comprit 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


mal  ;  elle  s'imagina  qu'il  s'agissait  de  Fréron  qu'elle  détestait  (La  Revellière- 
Lépeaux,  Mémoires,  t.  I",  p.  206).  Dans  un  accès  de  démerce  barbare,  Mi- 
gelly  le  piétina  et  un  marchand  de  vins,  Luc  Boucher,  coupa  d'un  coup  de 
sabre  la  tête  qui  fut  emportée  sur  la  place  du  Palais  national  (place  du  Car- 
rousel). Ce  sont  là  de  ces  actes  horribles  qu'il  est  malheureusement  plus  fa- 
cile de  réprouver  que  d'empêcher. 

Dans  la  salle,  ce  fut  alors  un  tumulte  effroyable  ;  les  insurgés  défilaient 
au  pas  de  charge  sous  les  regards  des  gardes  nationaux  qui  occupaient  le 
jardin  des  Tuileries  et  qui  ouvraient  parfois  leurs  rangs  pour  les  laisser 
passer.  Au  milieu  de  la  poussière  et  des  cris  continus,  personne  ne  pouvait 


Mort  de  Romme,  Goujon,  Duqlxsnoy,  Du  Roy,  Soubrany,  Bourbottb. 
(D'après  une  estampe  ia  Minée  Carnavalet.) 

se  faire  entendre.  La  foule  maîtresse  fut  incapable  de  se  maîtriser.  Il  y  avait 
plus  de  trois  heures  que  cela  durait,  quand  un  cortège  pénétra  dans  la  salle 
à  la  suite  d'un  homme  portant  la  tête  de  Péraud  au  bout  d'une  pique.  Le 
président  Boissy  d'Anglas,  trop  loué  et  qui  fit  surtout  [>reuve  de  force 
d'inertie,  laissant  le  temps  s'écouler  et  la  foule  se  dépenser  en  clameurs 
stériles,  salua  cette  tête  d'après  certains  récits  vraisemblablement  très  arran- 
gés. Un  silence  relatif,  né  de  la  stupeur,  suivit  cette  sanglante  ;ipparilion,  et 
le  chaos  s'ordonna  un  peu. 

Il  fut  convenu  que  les  députés  se  tiendraient  massés  dans  le  bas  de  la 
salle,  la  foule  occupa  les  gradins  supérieurs  ;  elle  devait  rester  couverte,  tan- 

J.1V.  40S.  —  HISTOIRE    SOCIALISTE.    —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  LÎV.   405. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


dis  que  les  députés  voteraient  en  leva  nt  leurs  chapeaux.  Vernier  avait  repris 
la  prési  lence.  Romme  demanda  successivement  la  mise  en  liberté  aes  pa- 
triotes, une  seule  esp&ce  de  pain,  la  recherche  des  farines,  la  permanence 
des  sections  qui  nommeraient  les  commissaires  pour  les  subsistances.  Du  Roy 
rédigea  ces  propositions;  elles  furent  adoptées.  Goujon  réclama  le  renou- 
vellement des  comités  de  gouvernement,  Bourbotte  l'arrestation  des  pam- 
phlétaires royalistes  et  l'abolition  de  la  peine  de  mort;  on  vota  cette  aboli- 
tion, excepté  pour  les  émigrés  et  les  fabricateurs  de  faux  assignats.  Du- 
quesnoy,  Prieur  (de  la  Marne),  Bourbotte  et  Du  Roy,  nommés  à  minuit  pour 
exercer  les  fonctions  du  comité  de  sûreté  générale,  se  rendaient  en  loute 
hâte  à  leur  poste  lorsque,  à  la  porte,  ils  se  heurtèrent  à  des  gardes  natio- 
naux, principalement  du  quartier  Vivienne  et  de  la  Chaussée  d'Antin,  amenés 
par  Legendre,  Auguis,  etc.  Les  insurgés  déjà  moins  nombreux  essayèrent  de 
résister,  mais  les  gardes  naliona  ux  entrèrent  en  masse  criant  :  A  bas  les 
Jacol/im!  et  ils  durent  s'enfuir. 

Au  dehors,  la  pluie  avait  dispersé  la  foule  qui,  d'ailleurs,  fatiguée,  satis- 
faite d'apprendre  qu'on  votait  ce  qu'elle  désirait,  était  allée  se  coucher  en 
colportant  la  bonne  nouvelle.  Elle  croyait  avoir  gagné  la  partie,  elle  l'avait 
perdue  et,  cette  fois,  par  sa  faute.  Les  députés  de  la  Montagne  avaient  fait 
ce  qu'ils  auraient  dû  faire  le  12  germinal  ;  seulement  il  était  bien  tard  quand 
la  foule,  après  avoir  gaspillé  ua  temps  précieux,  leur  permit  d'agir.  D'autre 
part,  fatigué  ou  non,  ce  n'est  pas  au  moment  de  l'action  qu'on  s'en  va,  alors 
même  qu'il  pleuvrait  ;  mais  les  insurges  parisiens,  si  braves  devant  un 
danger  réel,  n'aiment  pis  à  être  mouillés. 

Revenus  de  leur  frayeur,  les  modérés  commencèrent  par  calomnier 
niaisement  leurs  adversaires  ;  puis,  ils  les  frappèrent  avec  férocité.  Au  milieu 
des  plus  lâches  délations,  ils  décrétèrent  l'arrestation  de  quatorze  de  leurs 
collègues,  Bourbotte,  Du^uesnoy,  Du  Roy,  Prieur  (de  la  Marne),  Romme, 
Soubrany,  Goujon,  Albilte  aîné,  Peyssard,  Le  Garpentier  (de  la  Manche), 
Pinet  aîné,  BDrle,  Payau  et  Riihl  (Bulletin  des  lois,  n°  CXLV-8i9),  après 
avoir  eu  soin  de  faire  brûler  les  minutes  des  décrets  qu'ils  leur  reprochaient 
d'avoir  rendus. 

Cependant,  le  !■  udemain,  les  insurgés  reposés,  mais  déçus,  revenaient 
à  la  charge.  Les  secûjns  de  Montreuil,  de  Pop  incourt  et  des  Quinze-Vingts 
qui  composaient  le  fau'oourg  Antoine,  se  concentraient  sur  la  place  du 
Palais  national  avec  leurs  canons.  Les  gendarmes  de  l'Assemblée  passaient 
aux  insurgés,  ou  s'en  allaient,  ramenant  leur  cheval  par  la  bride  et  disant 
qu'ils  voulaient  bien  combattre  l'ennemi  sur  la  frontière,  mais  non  tirer  sur 
le  peuple  (Glaretie,  Les  Derniers  Montagnards,  p.  187).  Inquiets,  les  modérés 
eurent  recours  à  la  ruse.  Les  artilleurs  de  leurs  sections,  qui  occupaient  le 
jardin  des  Tuileries,  vinrent  fraterniser  avec  les  insurgés,  des  dùpulés  se 
joignirent  à  eux,  on  s'embrassa,  la  Convention  fit  des   prome--es:  la  foule 


HISTOIRE    SOCIALISTE  ^ 


naïve  se  laissa  prendre  à  ces  déraonstralions  hypocrites  et  les  insurgés  se 
dispersèrent. 

Le  3  {22  mai),  en  attendant  des  troupes,  on  arrêta  et  condamna;  un  des 
condamnés,  le  serrurier  Tinel,  très  aimé  dans  le, faubourg  Antoine,  et  qui, 
«  ayant  bu  un  coup  »,  comme  il  le  dit,  ne  sachant  pas  ce  qu'il  faisait,  avait 
porté  la  pique  sur  laquelle  élait  plantée  la  tète  de  Féraud,  allaii  être  exécuté 
à  huit  heures  du  soir,  quand  la  foule  le  délivra  et  le  sauva  momentanément. 
Le  soir  même,  les  comités  faisaient  distribuer  au  dépôt  des  Feuillants  des 
fusils  à  toute  la  jeunesse  dorée  et  préparer,  pour  le  lendemain  matin,  sous 
les  ordres  du  général  Kilmaine,  une  expédition  contre  le  faubourg. 

S'apercevant  enfin  que  le  gouvernement  s'était  joué  d'eux,  les  ouvriers 
des  faubourgs  avaient  repris  les  armes  et  dressé  des  barricades  :  il  était  trop 
tard.  Ils  empêchèrent  bien,  le  malin,  les  1  200  hommes  du  général  Kil- 
maine, envers  lesquels  ils  furent  d'une  générosité  dédaigneuse,  d'emporter, 
les  deux  canons  de  la  section  de  Montreuil  ;  mais,  dans  la  journée,  le  général 
Menou,  à  la  tôle  de  20000  hommes  et  plus  décidé  qu'il  ne  le  sera  dans  quatre 
mois  contre  les  royalistes,  appuyait  la  signification  d'un  déciel  de  la  Conven- 
tion sommant  les  trois  sections  qui  composaient  le  faubourg  de  livrer 
certains  rebelles  et  de  remettre  leurs  armes,  sous  peine  d'être  privées  de 
subsistances  et  bombardées.  Les  petits  fabricants  représentèrent  aux  ouvriers 
les  désastres  qui  allaient  suivre  s'ils  s'obstinaient  à  résister,  et  le  faubourg  se 
soumit.  La  vengeance  pouvant  librement  s'exercer  désormais,  Paris  fut  traité 
en  ville  conquise  ;  en  quelques  jours,  près  de  dix  mille  arrestations  étaient 
opérées  (recueil  d'Aulard,  t.  I",  p.  752)  et,  chose  encore  plus  grave,  de  cette 
époque  date  l'apparition  du  militarisme,  c'est-à-dire  l'influence  gouverne- 
mentale du  sabre  et  son  intervention  dans  les  affaires  publiques;  la  Révo- 
lution entrait  dans  la  période  militaire. 

A  la  Convention,  rie  nouveaux  décrets  d'arrestation  et  d'accusation  altii- 
gnîrent,  le  5  prairial  (24  mai),  deux  représentants  dont  Forestier;  sept,  le  8 
(27  mai),  parmi  lesquels  Charbonnier,  Escudier,  Ricord  et  Saliceti  qui,  en 
mission  dans  le  Midi,  venaient  d'être  rappelés,  et  Laignelot;  neuf,  le  9 
(28  mai),  il  s'agit  cette  fois  des  membres  des  anciens  comités  de  gouverne- 
ment qui  n'ont  pas  encore  été  frappés,  et  Robert  Lindet  est  du  nombre  avec 
Jeanbon  Saint-André  ;  sont  seuls  exceptés  Louis  (du  Bas-Rhin),  Carnol  et 
Prieur  (de  la  Côte-d'Or);  neuf,  dont  font  partie  Baudot  et  Javogues,  le  13 
(1"  juin);  c'était  de  nouveau  le  tour  de  représentants  envoyés  en  mission 
dans  les  départements  avant  le  9  thermidor.  Dénoncé  ce  même  jour,  le  repré- 
sentant Maure  se  suicidait  deux  jours  après  (15  prairial-3  juin).  Le  repré- 
sentant Joseph  Le  Bon  qui,  dans  la  Somme  et  le  Pas-de-Calais,  avait  eu  le 
tort  d'apiliquer  les  lois  votées  par  la  bande  acharnée  ai  rès  lui  et  dont  une 
commission  avait  été,  le  18  floréal  (7  mai),  chargée  d'ex;  rainer  la  conduite, 
allait  être,   le  22  messidor  (10  juillet),    déféré  au  tribunal  criminel  de  la 


96  HISTOIRE    SOCIALISTE 

Somme;  il  devait  être  condamné  à  mort  et  guillolinc  à  Amiens  le  24  vendé- 
Tïiiaire  an  IV  (16  octobre  1795).  Enfla  avait  été  également  votée,  le  5  prairial 
(24  mai),  une  loi  rapportant  celle  du  12  germinal  (1"  avril)  qui  ordonnait  la 
déportation  sans  jugement  de  Barère,  Billaud-Varenne,  GoUot  d'Herbois  et 
Vadier,  les  décrélant  d'accusation  et  prescrivant  de  les  traduire  devant  le 
-tribunal  criminel  de  la  Chare  nte-Inl'érieure  (voir  fin  du  chap.  x)  ;  l'article  4  de 
cette  même  loi  portait  que  Pache,  son  gendre  Audouin,  Bouchotte,  Hassen- 
fratz  et  quatre  autres  seraient  traduits  devant  le  tribunal  criminel  d'Eure-et- 
Loir.  Il  avait  été  antérieurement  décidé  que  les  trois  condamnés  à  la  dépor- 
tation qu'on  avait  pu  saisir,  seraient  expédiés  à  Gayenne  chacun  sur  un 
navire  différent.  Le  7  prairial  (26  mai),  cette  décision  fut  exécutée  pour 
Billaud-Varenne  et  GoUot  d'Herbois,  le  courrier  envoyé  de  Paris  afin  de 
donner  contre-ordre  n'étant  arrivé  que  le  lendemain;  mais  Barère  était 
encore  à  l'île  d'Oléron  parce  que,  déclara  Auguis  dans  la  séance  du  14 
(2  juin),  «  le  bâtiment  qui  devait  l'emmener  n'était  pas  encore  prêt  ».  Aussi, 
au  lieu  d'être  embarqué,  fut-il  transféré,  à  la  fin  de  prairial  (début  de  juin), 
dans  la  prison  de  Saintes  d'où  il  devait  s'évader  le  4  brumaire  an  IV  (26  oc- 
tobre 1793),  suivant  ce  qui  fut  dit  à  la  séance  du  Conseil  des  Cinq-Cents  du 
13  brumaire  (4  novembre),  et  il  ne  devait  pas  être  repris. 

Pour  se  venger  de  l'intervention  des  femmes,  deu.x  décrets  furent  rendus 
le  4  prairial  (2:3  mai),  le  premier  interdisant  aux. femmes  d'assister  aux 
assemblées  politiques,  le  second  leur  enjoignant  de  rester  chez. elles  et 
ordonnant  l'arrestation  de  celles  qui  seraient  trouvées  «attroupées  au-dessus 
du  nombre  de  cinq  ». 

Bourbolte,  Du  Roy,  Duquesnoy,  Romme,  Soubrany,  Goujon  avaient  été, 
dans  la  nuit  même  du  1"  au  2  prairial,  dirigés  sur  le  fort  du  Taureau,  près 
de  Morlai.v;  ils  y  arrivaient  le  10  (29  mai)  et,  quatre  jours  après,  ils  en  repar- 
taient conduits  à  Paris  où  ils  étaient  de  retour  le  22  (10  juin),  la  Convention 
ayant  décidé,  lo  8  (27  mai),  de  les  déférer  à  la  commission  militaire  instituée 
par  elle  dès  le  4  (23  mai),  ainsi  que  Prieur  (de  la  Marne)  et  Albitte.  aine,  qui 
avaient  réussi  à  s'enfuir,  Riihl,  qui  devait  se  suicider  le  10 (29 mai),  Peyssard 
et  Forestier  dont  l'arrestation  n'avait  pas  été  opérée  tout  de  suite.  La  mère 
de  Goujon  avait  inutilement  protesté  contre  cette  décision,  disant:  «  Qu'est-ce 
qu'une  commission  militaire?  Un  tribunal  arbitraire,  redoutable  même  à 
l'innocence,  sans  instruction,  sans  formes,  sans  jurés,  sans  défenseur,  enfin 
sans  aucune  des  garanties  protectrices  que  la  loi  accorde  ordinairement  aux 
accusés  »  {Archives  nationales,  ADi  111).  Le  24  prairial  (12  juin),  le  procès 
des  huit  représentants  commençait  devant  un  auditoire  de  femmes  à  la  mode 
et  de  muscadins  insultant  lâchement  les  accusés  (Claretie,  Les  Derniers  Monta- 
gnard%,  p.  302)  et  le  29  (17  juinl,  à  l'exception  de  Peyssartl,  condamné  à  la 
déportation,  et  de  Forestier,  contre  lequel,  déclarait-on,  l'accusation  n'était 
pas  prouvée,  mais  qu'on  gardait  en  prison  pour  faits  antérieurs,  ils  étaient 


HISTOIRE     SOCIALISTE  gr» 

condamnés  à  mort.  Ils  avaient  caché  deux  couteaux  ;  en  entrant  dans  la 
pièce  où  se  faisait  la  toilette  des  condamnés,  Bourbotte  se  frappa  avec  le 
premier,  Goujon  qui  avait  le  second  couteau  l'imita  et  l'arme  dont  s'était 
servi  celui-ci  passa  successivement  dans  les  mains  de  Romme,  Duquesnoy, 
Du  Roy  et  Soubrany.  Goujon,  Romme  et  Duquesnoy  réussirent  à  se  tuer,  les 
trois  autres  furent  rapidement  menés  à  l'échafaud;  Soubrany  était  déjà 
mort,  Du  Roy  et  Bourbotte  respiraient  encore  lorsque  le  couperet  tomba. 
Telle  fut  la  fin  de  ceux  qu'on  a  appelés  les  <r  derniers  Montagnards  ». 

Après  avoir  obtenu  trente-sept  condamnations  à  mort  de  la  commission 
militaire  et  de  sa  parodie  de  la  justice,  la  Convention  la  supprima  le  16  ther- 
midor (3  août).  Le  tribunal  révolutionnaire,  devenu  inutile,  avait  été  sup- 
primé le  12  prairial  (31  mai).  La  déséquilibrée  Migelly,  gardée  un  an  en 
prison,  fut  condamnée  à  mort  le  24  prairial  an  IV  (12  juin  1796)  ;  elle  disait 
avoir  agi  au  point  de  vue  royaliste  {Idem,  p.  357-358). 

Les  conséquences  de  l'insurrection  de  prairial  an  III  furent  celles  de 
toutes  les  insurrections  vaincues  :  le  parti  qui  y  avait  pris  part,  le  parti 
démocratique,  fut  décimé,  le  peuple  désarmé,  la  garde  nationale  transformée, 
par  la  loi  du  28  prairial  (16  juin),  en  instrument  de  classe  :  «  A  un  peuple 
libre  et  jaloux  de  le  rester,  dit  le  rapporteur,  il  faut  des  armes,  mais  elles 
doivent  être  confiées  à  des  mains  pures...  Vous  laisserez  donc  aux  citoyens 
qui  ont  le  plus  de  facultés  la  charge  du  service  public...  et  vous  n'appellerez 
aux  armes  les  citoyens  les  moins  aisés  que  dans  les  dangers  de  la  patrie  ». 
Le  24  prairial  (12  juin),  par  l'interdiction  à  toute  «  autorité  constituée  »  de 
prendre  «  le  nom  de  révolutionnaire  »,  la  Convention  avait  porté  le  dernier 
coup  aux  comités  révolutionnaires  qui,  depuis  le  1"  ventôse  précédent 
(19  février),  ne  subsistaient  que  dans  les  communes  de  plus  de  50000  habi- 
tants; peu  après,  le  6  fructidor  (23ao1it),  toutes  les  assemblées  connues  sous 
le  nom  de  clubs  ou  de  sociétés  populaires  étaient  partout  dissoutes  ;  ce  fut  la 
fin  de  ce  qui  restait  de  ces  deux  institutions  maîtresses  du  gouvernement 
jacobin.  Un  arrêté  du  comité  des  secours  publics  du  29  prairial  (17  juin) 
supprima  le  travail  dans  les  ateliers  de  filature  qui,  conformément  à  la  loi  du 
30  mai  1790,  occupaient  à  Paris  des  femmes  et  des  enfants  sans  moyens 
d'existence,  et  le  remplaça  «  par  une  distribution  de  travail  à  domicile  »  avec 
un  salaire  «  inférieur  d'un  dixième  aux  prix  en  usage  dans  les  fabriques  par- 
ticulières »  ;  les  secours  donnés  si  parcimonieusement  à  quelques-uns  ris- 
quaient par  là  d'entraîner  l'avilissement  des  salaires  pour  tous.  Les  sections 
parisiennes  furent  «  épurées  »  et  les  républicains  sincères  exclus  des  admi- 
nistrations qui  se  trouvèrent  bientôl,  composées  de  royalistes  avec  le  masque 
constitutionnel  et  de  modérés  de  plus  en  plus  modérément  républicains. 

lien  fut  de  même  en  province,  .«érable  til.  A  la  séance  de  la  Conven- 
tion du  16  prairial  (4  juin);  le  représentant  Delecloy  s'écriait  :  «  Ce  n'est  pas 
à  Paris  seulement  que  les  ennemis  du  bien  public  s'agitent  pour  exciter  du 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


trouble  ;  Valenciennes  contient  un  ramas  considérable  de  celte  miillitude 
d'hommes  injp>,?  que  ^enf^;^  semble  avoir  vomi  pour  désoler  la  société.  Les 
autorités  con'slituées  de  Valenciennes  étaient  toutes  gangrenées  et  compo- 
sées d'anciens  memlres  des  comités  révolutionnaires  ;  heureusement  le  re- 
présentant du  peuple  Delimarre  vient,  non  pas  de  les  épurer  (il  n'y  avait 
chez  eux  que  vices),  mais  de  les  renouveler  en  entier  ».  Il  les  accusait  d'avoir, 
à  leur  tour,  le  i"  prairial  (20  niai),  songé  à  méconnaître  l'autorité  de  la  Con- 
vention. 

La  bourgeoisie  possédante,  en  affichant  impudemment  sa  domination  de 
classe,  en  se  jetant  tête  baissée  dans  la  réaction,  facilitait  la  lâche  des  réac- 
tionnaires par  excellence,  des  monarchistes,  qui  se  crurent  sur  le  point  de 
triompher. 

CHAPITRE   VIII 

ROYALISTES    AU    DEDANS   ET    AU    DEDORS.    —   QUIDEnON. 
(nivôse  à  fructidor  an  lll  -janvier  à  août  1 795.) 

Le  mouvement  rétrograde  commencé  en  province  dès  le  mois  de  fruc- 
tidor an  II  (septembre  1794),  avait  suivi  sa  marche  habituelle;  les  raaîlres 
du  mouvement  furent  d'abord  les  soi-disant  moiérés,  les  Girondins,  puis 
les  monarchistes  honteux  et  enfin  les  monarchistes  déclarés.  A  Paris  et  dans 
le  Nord,  la  canaille  cléricale  et  royalisle  n'osa  pas  aller  trop  loin,  les  républi- 
cains y  étaient  encore  trop  nombreux;  mais,  le  poignard  à  la  main,  elle  do- 
mina dans  certaines  parties  de  l'Est  et  dans  tout  le  Midi;  des  assassinats 
de  républicains  sont  constatés  à  Marseille  en  nivôse  an  III  (décembre  1794). 
Les  réacteurs  formèrent  des  compagni  es  ayant  leurs  statuts,  leurs  chefs  ;  à 
côté  des  affiliés,  étaient  les  mercenaires  composés  de  ces  gens  qu'on  trouve 
toujours  prêts  h.  tout  pour  de  l'argent.  On  s'appelait  tantôt  les  Compagnons 
du  5o/eî7,  tantôt  les  Compagnons  de  Jésus.  Depuis,  les  historiens  jésuites  se 
sont  efforcés  de  transformer  ici  Jésus  en  Jéhu  ;  mais  voici  le  témoignage  de 
trois  contemporains  royalistes  et  cléricaux. 

L'abbé  Aimé  Guillon  de  Monlléon  {Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  de 
Lyon  pendant  la  Révolution,  t.  III,  p.  219)  écrit  :  «  11  s'était  formé  clandes- 
tinement, à  Lyon  comme  à  Marseille,  une  bande  de  coupe-jarrets...  On  peut 
comprendre,  à  la  rigueur,  par  le  grade  maçonnique  de  leurs  héros  Philippe, 
le  nom  de  compagnie  du  Soleil  qu'avait  pris  une  pareille  agrégation  d'assas- 
sins, formée  de  même  sous  les  auspices  de  Cadroy  à  Marseille;  mais  je  ne 
saurais  dire  pourquoi  celle  de  Lyon  eut  le  nom  de  compagnie  de  Jésus  ».  On 
lit  dans  ïHistoire  de  la  guerre  civile  en  France  (t.  III,  p.  448)  de  Nougaret  : 
«  On  ne  sait  trop  ce  que  signifie  cette  dénomination,  compagnie  de  Jésus,  corn- 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


pagnie  du  Soleil  ;  vraisemblablement  que  la  première  fat  donnée  par  de  pieux 
fanatiques  qui  voulaient  égorger  au  nom  de  Jésus  leurs  oppresseurs  et  ceux 
de  leurs  proches  ;  la  seconde  signiiiiiL  sans  doute  que  c'était  en  plein  jour,  à 
l'éclat  du  solinl,  qu'on  tirait  une  vengeance  authentique  des  crimes  commis 
par  les  nnarcliistes  ».  Enfin  Lacretelle  jeune  {Dix  années  d'épreuves  pendant 
la  Rrvohtlion,  p.  211)  parle  des  «  compagnons  de  Jésus  ». 

Ce  fut  il  Lyon  que  commença  l'abjecte  série  d'atrocités  commises  par 
coux  qui  traitaient  les  autres  de  «  buveurs  de  sang  ».  On  publia  une  liste 
des  citoyens  connus  pour  leur  réjublicanisme,  on  ne  voulait  pas  qu'il  en 
pestât  un  seul  ;  et  les  jeunes  élégants,  la  fine  fleur  de  l'aristocratie,  encou- 
ragés par  les  mondaines  au  cœur  hospitalier  et  par  les  dévotes  adeptes  de 
l'Evîuiçile,  les  a-;somq)èrent  par  derrière.  «  On  n'avait  jamais  vu,  a  écrit  un 
royaliste,  Ch  irles  Nodier,  tant  d'assassins  en  bas  de  soie  »  [Souvenirs,  épi- 
sodes et  portraits  pour  servir  à  l'histoire  de  la  Révolution  et  de  l'Empire, 
t.  II,  p.  6)  ;  mais  ces  honnêtes  gens  ne  négligeaient  pas  le  petit  profit  person- 
nel et  (îbid.,  p.  4)  Nodier  avoue  :  «  on  tuait,  sans  doute,  un  ennemi,  un  ri- 
val, un  créancier,  quand  l'occasion  s'en  présentait  ».  Ces  beaux  messieurs  se 
fati:;uèrent  bienlôt  de  la  mesquinerie  de  leurs  assassinats  isolés  et  résolurent 
d'opérer  en  grand.  En  guise  de  partie  de  pl.iisir,  ils  organisèrent  le  massacre 
des  républicains  successivement  emprisonnés  depuis  le  9  thennidor.  Le 
IG  floréal  an  111  (5  mai  1795),  le  signal  fut  donné  au  spectacle  ;  les  compa- 
gnons de  Jésus  se  divisèrent  en  trois  groupes  et  chacun  d'eux  se  chargea 
d'une  prison.  Dans  l'une,  les  prisonniers  eurent  l'audace  de  résister  :  on 
mit  le  feu  et  on  les  brûla  vivants.  Il  y  eut  ce  soir-là  près  de  cent  victimes. 
Une  douzaine  de  jeunes  gens  dont  la  culpabilité  était  certaine,  ay;int  été. 
après  beaucoup  d'hésitations,  traduits  devant  le  tribunal  de  Roanne,  furent 
acquittés.  A  leur  rentrée  à  Lyon,  les  femmes  riches  et  la  valetaille  de  celles- 
ci  leur  jetèrent  des  fleurs  (Noui^aret,  Ibid.,  p.  450;  Guillon,  Ibid.,  p.  227); 
le  soir,  au  théâtre,  on  couronna  les  immondes  lauréats  de  regorgement  qui, 
à  ce  i)i'ix,  pouvaient  et  allaient  continuer. 

Leur  exemple  avait,  du  reste,  été  vite  suivi.  Les  compagnons  du  Soleil, 
de  Marseille,  purent,  sans  être  arrêtés,  alors  que  les  représentants  en  mission, 
les  Cidroy,  les  Isnard  et  les  Ghambo  n,  disposaient  de  cavalerie,  se  rendre  à 
pit'd  à  Aix  où,  le  soir  du  21  floréal  (10  mai),  ils  massacraient  vingt-neuf  ré- 
publicains marseillais  amenés  pour  être  jugés  à  la  suite  des  événements  du 
5  vendémiaire -26  septembre  (voir  fin  du  chap.  n).  Ce  fut,  de  leur  part, 
«  l'effet  d'une  trop  excusable  impatience  » ,  d'après  une  proclamation  de 
Chambon  lue  au  conseil  des  Cinq-Cents  le  17  frimaire  an  IV-8  décembre  1795 
{Moniteur  du  24-15  décembre).  Ils  recommencèrent  bienlôt  et  firent  qua- 
rante-deux victimes;  à  leur  arrivée  à  la  prison,  une  feniaie  allaitait  un 
enfant  de  quatre  mois,  on  le  lui  arracha,  on  le  foula  aux  pieds,  on  tua  la  mère 
d'un  coup  de  pistolet,  on  coupa  son  corps  en  morceaux  et.  plus  tard,  un  des 


100  HISTOIRE     SOCIALISTE 


massacreurs  se  vantait,  auprès  du  mari  détenu  à  Marseille,  d'avoir  dans  une 
boîte  une  oreille  de  sa  femme  (Fréron,  Mémoire  historique  sur  la  réaction 
royale  et  sur  les  massacres  du  Midi,  pièces  justificatives,  p.  150).  Uti  des  pri- 
sonniers ayant  crié  :  «  Messieurs,  je  ne  suis  pas  terroriste,  je  suis  marchand 
de  faux  assignats  »  (séance  de  la  Convention  du  27  vendémiaire  an  IV- 19  oc- 
tobre 1795),  fut  épargné;  un  faussaire  a  toujours  eu  droit  à  l'indulgence 
des  cléricaux  et  des  royalistes. 

A  Tarascon,  il  y  eut  plusieurs  massacres,  notamment  le  6  prairial  (25  mai) 
e*.  le  2  messidor  (20  juin).  Dans  l'un  d'eux,  tandis  que  le  château  qui  servait 
de  prison  et  qui  est  bâti  sur  une  éminence  au  bord  du  Rhône,  était  envahi 
par  la  bande  des  assassins,  «  des  chaises  furent  placées  sur  la  chaussée  qui 
va  de  Tarascon  à  Beaucaire  :  elles  furent  occupées  pax  les  prêtres  réfrac- 
taires,  par  les  dévotes,  par  les  émigrés  rentrés  ;  et  ensuite,  du  haut  de  la  tour 
qui  a  au  moins  deux  cents  pieds,  on  précipita  soixante-cinq  républicains  sur 
un  rocher  oîi  ils  étaient  moulus,  et  ces  scènes  sanglantes  étaient  couvertes 
d'applaudissements  »  (même  séance). 

On  était  déjà  décidé  à  Marseille  à.  égorger  les  républicains  enfermés  dans 
les  prisons  ;  mais,  avant  d'agir,  on  attendait  aqaicaleraent  de  Lyon  l'arrivée 
des  très  expérimentés  compagnons  de  Jésus.  Le  bruit  de  ce  projet  parvint  à 
Toulon,  dont  les  ouvriers  de  l'arsenal  et  les  équipages  de  la  flotte  avaient  fait 
une  ville  républicaine  depuis  que  les  royalistes  étaient  palriotiquement  partis 
avec  les  Anglais.  La  population  ouvrière  se  souleva,  le  28  floréal  (17  mai),  au 
cri  de  :  «Mise  en  liberté  des  patriotes  !  »  Elle  s'empara  du  magasin  des  armes, 
obtint,  le  1"  prairial  (20  mai),  la  mise  en  liberté  des  patriotes  détenus  —  le 
représentant  Brunel  (de  l'Hérault),  après  avoir  signé  cette  mise  en  liberté, 
se  suicida  de  désespoir  !  —  et  voulut  se  rendre  à  Marseille.  Gela  donna  nais- 
sance à  la  fable  aes  25  000  hommes,  pas  un  de  moins,  quittant  le  Midi  pour 
rétablir  la  Montagne  à  Paris,  à  la  croyance  erronée  que  l'insurrection  de  prai- 
rial était  le  résultat  d'une  conspiration  se  ramiflant  dans  le  pays,  et  au  décret 
d'arrestation  contre  leS'  anciens  délégués  de  la  Convenlion,  Charbonnier, 
Escudier,  Ricord  et  Saliceti,  supposés  coupables  d'avoir  contribué  à  ce  mou- 
vement pour  se  venger  de  leur  rappel. 

Pendant  ce  temps,  les  représentants,  à  la  tète  d'une  petite  armée, 
s'étaient  portés  de  Marseille  au  devant  des  Toulonnais.  La  rencontre  eut  lieu, 
le  5  prairial  (24  mai),  entre  le  Beausset  et  Guges,  à  environ  25  kilomètres  de 
Toulon.  Les  ouvriers  envoyèrent  aux  représentants  un  chirurgien  de  marine, 
Briançon,  pour  s'expliquer  et  offrir  de  déposer  les  armes.  Briançon  fut  fusillé 
(Fréron,  Mémoire,  p.  44,  note)  et  ce  que  les  représentants  dépeignirent 
comme  une  grande  victoire  fut  une  affreuse  boucherie,  ainsi  que  ceia  résulte 
de  cette  phrase  de  leur  rapport  (séance  de  la  Convention  du  18  prairial  an  III- 
6  juin  1795)  :  «  On  ignore  le  nombre  des  blessés,  quoiqu'il  ait  dû  être  con- 
sidérable, l'ennemi  ayant  clé  chargé  et  sabré  par  la  cavalerie  pendant   pms 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


101 


de  trois  heures  ».  Guérin,  Isn.ird,  Chambon  et  Cadroy  enlrèrent  dans  Tou- 
lon en  vainqueurs;  ce  qui  s'y  passa  a  été  décrit  par  un  des  principaux  au- 
teurs de  la  réaction  thermidorienne,  par  un  de  ces  modérés  trouvant,  un  peu 


L.j^//nr  de  /c////.sf^c^  ci  c/c  Lj  /////- 


(D'après  un  documant  do  la  Bibliothèque  Nationale.) 

lard,  que  le  mouvement  qu'ils  avaient  contribué  à  déchaîner,  dépassait  la 
mesure,  par  Fréron,  dans  son  Mémoire  déjà  cité  (p.  45-46)  :  «  On  établit  une 
commission  militaire.  Les  mandats  d'arrêt  pleuvent  sur  les  infortunés  pa- 
triotes restés  dans  Toulon  et  présumés  être  complices   de  la  révolte.  Les 

LIV.  406.    —  HISTOIRE  SOCIALISTE.     —  THEHMIDOH    ET  DIRECTOIRE.  LIV.  406.         "' 


102  HISTOIRE     SOCIALISTE 

cohafauds  se  dressent  ;  on  tranche  les  jours  d'un  grand  nombre  de  ce» 
malheureux.  Une  soixantaine  de  pauvres  marins  trouvés  sur  le  chemin  du 
Beaussel,  sans  armes,  sans  même  avoir  de  bâton  à  la  main, sont  envoyés  à  la 
mort.  L'épouvante  glace  tous  les  cœurs;  la  marine  se  désorganise;  l'arse- 
nal se  dépeuple;  les  équipages  désertent  ;  4 500  matelots  abandonnent  Tou- 
lon ». 

A  Marseille,  les  préparatifs  étaient  achevés.  Le  fort  Saint- Jean  avait  été 
mis  sous  les  ordres  d'un  contre -révolutionnaire  forcené,  Pages;  depuis  le 
1"  prairial  (20 mai),  les  détenus  étaient  au  régime  affaiblissant  du  pain  et  de 
l'eau  {ldem,T^.  47  et  pièces  justificatives,  p.  140  etsuiv.);  on  leur  avait  enlevé 
couteaux,  ciseaux,  bouteilles,  chaises,  etc.,  sous  le  prétexte  de  «les  empêcher 
d'attenter  à  leurs  jours  »  {Id.,  p.  139),  en  réalité  pour  les  mettre  dans  l'im- 
possibilité de  se  défendre  ;  au  lazaret  avaient  été  disposées  des  fosses  avec  de 
la  chaux  vive  (/cf.,  p.  145)  où,  en  effet,  furent  jetées  les  victimes;  enfin  la 
garde  du  fort  avait  été  confiée  aux  cléricaux  très  zélés  de  la  compagnie  du 
Soleil  (Id.  p.  140  et  143).  Le  17  prairial  (5  juin),  les  bandes  catholiques  et 
royalistes  pénétrèrent  dans  le  fort.  On  alla  d'abord  rassurer  le  duc  de  Mont- 
pensier  et  le  comte  de  Beaujolais,  frères  du  futur  Louis-Philippe,  qui  étaient 
au  nombre  des  détenus,  mais  occupaient  un  appartement  particulier;  puis, 
a  raconté  le  duc  de  Montpensier  dans  la  Relation  de  sa  captivité,  «  nous  en- 
tendîmes enfoncer  à  grands  coups  la  porte  d'un  des  cachots  de  la  seconde 
cour,  et,  bientôt  après,  des  cris  affreux,  des  gémissements  déchirants  et  des 
hurlements  de  joie  »  (p.  108).  N'allant  pas  assez  vite  avec  le  poignard,  le 
sabre,  le  pistolet  et  la  massue,  ils  se  servirent  dn  caco  tiré  à  mitraille,  lan- 
cèrent dans  des  cachots  des  paquets  de  soufre  euflau^^'.r.'s  et  allumèrent  de 
la  paille  à  l'entrée  (Fréron,  ièid.,  p.  48)  ;  après  avoir  tuj,  ils  volèrent,  ils  dé- 
pouillèrent les  cadavres  {fd.,  pièces  justificatives,  p.  13(). 

Que  faisait  donc  pendant  ce  temps  le  représentant  modéré?  C'est  «  mal- 
gré Cadroy  »  {Mémoire  de  Fréron,  pièces  justificatives,  p.  133)  que  le  com- 
mandant de  la  place  fil  battre  la  générale  et  réunit  des  grenadiers  pour  se 
porter  au  fort.  Cadroy  les  y  suivit  et,  d'après  le  capitaine,  «  arracha  des  mains 
des  grenadiers  les  assassins  qu'ils  avaient  pris  en  flagrant  délit»  {Idem); 
quatorze  néanmoins  avaient  pu  être  gardés,  deux  jours  après  ils  étaient 
élargis  et,  comble  de  l'ironie  cynique,  les  grenadiers  étaient  dénoncés  comme 
«  terroristes  et  buveurs  de  sang  »  {Id.,  p.  134)  au  club  royaliste  qui  décerna 
une  couronne  à  leurs  quatorze  martyrs.  Cadroy,  lui,  ne  trouva  à  reprocher 
aux  assassins  que  de  n'avoir  pas  encore  fini,  ayant  «  cependant  eu  tout  le  |j 

temps  qu'il  fallait  pour  cela  »  {Id.),  et  d'avoir  employé  le  canon,  ce  qui  avait 
fait  du  bruit  et  pouvait  inquiéier  la  vitle  {Id.,  p.  135).  Deux  cents  prisonniers 
au  moins  périrent,  quelques-uns  seulement  échappèrent  qui  firent  les  morts, 
pas  un  assassin  ne  fut  puni. 

Une  douzaine  de  départements  furent  le  théâtre  de  scènes  encore  parfois 


HISTOIRE     SOCIALISTE  103 

plus  épouvantables  ;  on  n'ose  pas  les  raconter,  tant  leur  effroyable  horreur 
parait  invraisemblable  (voir,  par  exemple,  le  compte  rendu  de  la  séance  du 
29  vendémiaire  an  IV-21  octobre  1795)  et  bien  qu'il  s'agisse  de  ces  cléricaux 
qu'on  sait  capables  di  tout.  De  l'aveu  de  Gh.  Nodier  {Souvenirs,  t.  II,  p.  10), 
«  tout  cela  ressemblait  étrangement  aux  exécutions  des  cannibales  ».  La 
première  Terreur  blanche  fit  des  milliers  de  victimes,  parmi  lesquelles  finirent 
par  se  trouver  des  républicains  modérés  atteints  à  leur  tour  par  ceux  dont 
ils  avaient  encouragé  les  premières  fureurs.  On  lit,  en  effet,  à  ce  double  point 
de  vue,  dans  le  Moniteur  du  14  floréal  an  111  (3  mai  1795)  :  «A  Lyon,  un  pre- 
mier mouvement    d'une  juste  indignation,    d'une   fureur  légitime,   avait 
d'abord  immolé  plusieurs  terroristes  bien  reconnus.  Aujourd'hui  tout  répu- 
blicain passe  pour  terroriste,  et  sa  vie  est  en  danger.  Des  républicains  ont 
été  assassinés  »;  dans  son  numéro  du  1"  prairial  (20  mai),  ce  journal  décla- 
rait ne  pouvoir  accepter  un  démenti  qui  lui  avait  été  envoyé  au  sujet  de  cette 
note.  Voici  maintenantle  lémoign  âge  de  Goupilleau  (de  Montaigu).  Après  avoir, 
à  la  séance  du  16  messidor  an  III  (4  juillet  1795),  déclaré  :  «  Le  Rhône  est  en- 
sanglanté ;  chaque  jour  ses  rives  sont  couvertes  de  cadavres,  et  celui  qui  est 
à  la  tête  des  assassins  est  un  homme  qui  porte  en  ce  moment  le  deuil  du  petit 
Capet  »,  il  dénonçait,  un  mois  après  (séance  du  19  lhermidor-(\  août),  le  crime 
suivant:  «  Le  patriote  Reiion,  juré  du  tribunal  révolutionnaire  de  Paris,  Redon 
qui  a  condamné  à  mort  l'infâme  Carrier,  en  passant  dans  ces  malheureuses 
contrées,  a  rencontré  une  de  ces  bandes  d'assassins  ;  ils  lui  ont  dit  :  «  Tu  n'es 
u  point  un  terroriste,  un  dilapidateur,  mais  tu  es  un  républicain  et  nous  n'en 
«  voulons  point  ».  A  ces  mots  il  fut  massacré.  »  Le  réacteur  Rovère  lui- 
même,  lié  avec  Redon,  confirmait  aussitôt  le  fait  et  accusait  de  cet  assassinat 
«  de^  émigrés  furtivement  rentrés  ».  Le  Moniteur  du  21  messidor  an  III 
(9  juillet  1795)    constate  des  faits  semblables  et  établit  la  persistance-  des 
massacres. 

Le  parti  modéré  d'alors  hésitait  cependant  encore  à  agir  contre  les  roya- 
listes et,  pour  la  plupart,  les  modérés  sont,  par  la  suite,  restés  les  mêmes  ; 
les  leçons  du  passé  ne  leur  profitent  pas.  «  Comment,  a  écrit  l'un  d'eux,  Thi- 
baudeau,  dans  ses  Mémoires  (t.  I",  p.  240-241),  comment  la  Convention  ne 
tira-t-elle  pas  vengeance,  au  nom  des  lois,  de  ces  crimes  abominables?... 
Comment  fut -elle  plus  impitoyable  envers  les  terroristes  révolutionnaires 
qu'envers  les  terroristes  royaux?  C'est  qu'elle  craignait  moins  les  uns  que  les 
autres...  Il  ne  me  venait  pas  à  la  pensée  que  le  royalisme  pût  renaître  de  ses 
cendres,  ni  que  des  armées  étrangères  pussent  triompher  des  nôtres.  C'était 
une  erreur,  sans  doute,  mais  elle  était  partagée  par  beaucoup  d'autres.  » 
Eh!  oui,  c'était  une  erreur,  et  cette  erreur,  les  modérés  ont  continué  à  la 
commettre;  même  les  sincères  ne  cessent  de  rabâcher  les  mauvaises  raisons 
de  Thibaudeau  pour  se  coaliser  avec  les  cléricaux  et  les  monarchistes  et  écra- 
ser les  fractions  républicaines  plus  avancées,  affectant  de  ne  jamais  prendre 


104  HISTOIRE     SOCIALISTE 

"  au  sérieux  les  manœuvres  de  leurs  complices  de  réaction,  jusqu'au  jour  où 
ceux-ci,  redevenus  forts  grâce  à  eux,  les  menacent  à  leur  tour.  Seule  le  plus 
souvent,  la  peur  qu'ils  ressentent  alors  pour  eux-mêmes  devient  chez  eux  le 
commencement  d'une  sagesse  momentanée;  heureux  est -on  quand  ils  n'ont 
pas  eu,  avant  de  comprendre  la  nécessité  de  se  défendre,  l'occasion  qu'ils  ne 
laissent  jamais  échapper,  de  décimer  les  plus  solides  défenseurs  de  la  Répu- 
blique. Et  quelle  ditré renée  dans  les  répressions  des  uns  ou  des  autres  parles 
modérés  I  Pour  excuser  le  silence  complaisant  gardé  sur  les  atrocités  des  roya- 
listes et  des  cléricaux,  le  thermidorien  André  Dumont  s'écriait,  même  après 
le  13  vendémiaire,  à  la  séance  du  29  (21  octobre)  :  «  Est-il  donc  nécessaire 
d'épouvanter  le  monde  et  la  postérité  ?  »  Cette  discrétion  opportune  fait  place 
à  l'exagération  calomnieuse  lorsque  ce  sont  des  républicains  avancés  qui  sont 
en  cause. 

C'est  au  nom  de  la  liberté,  de  la  justice,  de  l'humanité  et  de  l'amour 
filial,  que  fut  opéré  ce  que  Charles  Nodier  dans  le  tome  I"  de  ses  Souvenirs, 
a. appelé  (p.  263)  «  ce  long  2  septembre  tous  les  jours  renouvelé  par  d'ai- 
mables jeunes  gens  qui  sortaient  d'un  bal  et  qui  se  faisaient  attendre  dans  un 
boudoir  ».  Or,  ce  qui  les  avait  désolés,  c'était  la  confiscation  des  biens  ;  ce 
qu'ils  avaient  poursuivi  avec  une  rapacité  dégradante,  c'était  leur  restitution; 
l'agent  anglais  dont  il  sera  question  plus  loin.Wickham,  a  dû  constater,  dans 
une  lettre  du  6  juin  1795  (Lebon,  L'Angleterre  et  l'émigration,  p.  52),  que 
les  prêtres  réclamaient  cette  restitution  plutôt  que  le  rétablissement  de 
l'Evangile;  déjà  en  1791  le  curé  Gaule,  cité  par  Jaurès  (t.  I",  p.  654),  avait 
dénoncé  les  mobiles  sordides  du  clergé  réfractaire.  Quant  à  leurs  deuils  et 
aux  bons  sentiments  invoqués  par  eux  ou  pour  eux,  lorsqu'ils  ne  les  exploi- 
taient pas  afin  d'en  retirer  quelque  avantage  matériel,  le  tant  pour  cent  le 
plus,  usurier,  ils  en  faisaient  un  carnaval.  «  Croira-t-on  dans  la  postérité  que 
des  pei  sonnes  dont  les  parents  étaient  morts  sur  l'échafaud,  avaient  institué... 
des  jours  de  danses  où  il  s'agissait  de  valser,  de  boire  et  de  manger  à  cœur 
joie  »,  a  écrit  Mercier  [Le  nouveau  Paris,  chap.Lxxxm)  à  propos  de  ces  «  bals 
des  victimes  »  que  l'exclusivisme  mondain  réservait  aux  enfants  des  guillo- 
tinés et  dont  les  écrivains  royalistes  Nodier  [Souvenirs,  1. 1",  p.  254)  et  Lacre- 
telle  jeune  {Dix  années  d'épreuves,..,  p.  203)  ont  reconnu  l'existence. 

Les  royalistes  du  dehors  ne  valaient  pas  mieux  que  les  royalistes  du 
dedans.  Après  les  orgies  du  début,  à  Coblenz  notamment,  était  venue  la 
misère;  relativement  peu  d'émigrés  surent  la  supporter  dignement  et  tra- 
vaillèrent, la  plupart  menèrent  une  vie  d'aventures  malpropres.  En  Allemagne, 
où  ils  nommaient  «  péquins  »  (Forneron,  Histoire  générale  des  émigrés,  t.  II, 
p.  17)  ceux  qui  n'étaient  pas  de  leur  rang,  ils  eurent  bienlôt  lassé  tout  le 
monde.  En  Angleterre,  ils  étaient  nombreux  ceux  qui  vivaient  aux  crochets 
de  femmes  mûres,  et  les  prêtres  y  acceptèrent  avec  plus  d'empressement  que 
de  reconnaissance  les  secours  que  leur  prodiguèrent  les  francs-maçons  {Idem, 


HISTOIRE     SOCIALISTE  105 

p.  5G).  Le  gouvernement  anglais  leur  venait  également  en  aide,  mais  sans 
excès  lorsqu'ils  ne  lui  étaient  pas  particulièrement  utiles  ;  il  devait,  à  partir 
de  mai  1795,  subvenir  aux  frais  de  l'armée  de  Condé  qui,  depuis  la  fin  de  1794, 
était  dans  le  Brisgau  à  la  solde  de  l'Autriche. 

Louis-Stanislas-Xavier,  comte  de  Provence,  dit  «  Monsieur  «étaritle  Trère 
le  plus  âgé  de  Louis  XVI,  et  qui  s'était  lui-même  proclamé  Régent  de  France 
le  28  janvier  1793,  habitait  à  Vérone  avec  M"°  de  Baibi,  née  de  Caumont, 
sa  maîlr^sse  «  autant  que  cela  se  pouvait  »  d'après  le  comte  Gérard  de  Con- 
tades  [Coblenzel  Quiberon,  souvenirs  du  comte  de  Contades,  p.xvi),  pend  mt 
que  sa  femme  restait  à  Turin  auprès  de  son  père  le  roi  de  Sardaigne;  d'ail- 
leurs, aussi  attaché  à  la  religion  qu'à  sa  maltresse,  il  apporlait  dans  ses  pra- 
tiques religieuses  la  même  bonne  volonté  que  dans  ses  relations  extra-conju- 
gales. Il  vivait  avec  l'argent  que  lui  versaient  les  cours  d'Angleterre,  d'Au- 
triche et  d'Espagne.  L'ancien  secrétaire  de  Louis  XVI,  le  baron  de  Goguelat, 
a  raconté  [Bibliothèque  des  Mémoires  relatifs  à  rHisloire  de  France,  publiée 
par  A.  de  Lescure,  t.  XXXIII,  p.  188)  qu'il  «  avait  un  cœur  de  lièvre  »  et  qu'à 
Vérone  «  il  saluait  avec  une  abjecte  et  persévérante  obséquiosité  tous  les  ca- 
poraux autrichiens  qui  ne  daignaient  pas  lui  rendre  son  salut,  tant  il  leur 
semblait  dépourvu  de  toute  dignité  »  [Idem,  p.  189).  Son  confident  était  le 
duc  d'Avaray  et,  en  se  nommant  «  régent  »,  il  avait  passé  le  titre  de  «  lieute- 
nant général  du  royaume  »  à  son  frère  cadet,  le  comte  d'Artois,  le  futur 
Charles  X.  Celui-ci,  effronté  hâbleur,  n'ayant  de  courage,  a  dit  le  comte  de 
Vauban,  que  «  pour  supporter...  les  mépris  dont  il  est  abreuvé  »  {Mémoires 
pour  servir  à  l'histoire  de  la  guerre  de  Vendée,  p.  48),  aussi  égoïste  que 
lâche,  sacrifiait  à  ses  aises  M""  de  Polastron,  née  d'Esparbès,  dévouée  créature 
dont  il  était  indigne  et  qu'il  avait  substituée  à  sa  femme,  une  fille  également 
du  roi  de  Sardaigne.  Passé,  au  mois  d'août  1794,  de  Hamm  à  Rotterdam,  il 
ne  tardait  pas,  devant  le  succès  des  troupes  républicaines  dont  il  ne  devait 
toujours  faire  qu'une  bouchée,  à  filer  rapidement  avec  sa  «  puante  cour  » 
{Idem,  p.  47),  jusqu'à  Osnabriick,  puis  à  Pyrmont  et  enfin  à  BremerwOrde. 

L'agent  le  plus  actif  du  régent,  l'âme,  peut-on  dire,  de  l'émigration  à 
cette  époque  était  le  comte  d'Anlraigues.  Ce  personnage,  après  avoir  profité 
des  ressources  que  la  Saint-Huberty  — ..une  Marguerite  Pays  qui  savait  chan- 
ter —  tirait  d'un  autre  {Madame  Saint-Huberty,  par  Ed.de  Concourt,  p.  203), 
avait  fini  par  l'épouser;  d'Avaray  l'appelait  «  la  fleur  des  drôles  »  (Forneron, 
Histoire  générale  des  émigrés^  t.  II,  p.  80),  tout  en  lui  écrivant  :  «  Le  régent 
se  fera  un  plaisir  de  donner  un  témoignage  d'estime  à  des  sentiments  aussi 
nobles  que  ceux  que  M°"  de  Saint-Huberty  a  toujours  manifestés  »  {Id.,  p.  82), 
et  le  régent  la  décora,  en  effet,  de  l'ordre  de  Saint-Michel.  Depuis  la  fin 
de  1794,  d'Anlraigues  vivait  à  Venise  d'oii,  en  relation  avec  les  ministres 
étrangers  et  les  agents  secrets,  il  tenait  les  fils  de  la  plupart  des  conspirations 
royalistes.  Il  avait,  dès  juillet  1794,  à  Paris,  en  qualité  de  correspondants. 


106  HISTOIRE    SOCIALISTE 


l'abbé  Brolhier,  un  ancien  employé  des  finances,  Lemaître,  et  le  chevalier 
des  Pomelles,  ex-maréchal  de  camp,  auxquels  il  adjoignait  bientôt  La  Ville- 
fleurnois  ancien  maître  des  requêtes,  et  Duverne  de  Praile,  lieutenant  de 
vaisseau.  Outre  «  l'agence  de  Paris  »  qui  existait  depuis  1791,  il  y  avait  une 
nuée  d'espions  au  dedans  et  aa  dehors  ;  une  autre  agence,  s'occupant  spécia- 
lement de  l'Est  et  du  Midi,  était  dirigée  par  Perrin  fait  comte  de  Précy,  et 
l'ancien  président  de  Vézet  auxquels,  fin  août  1795,  devait  se  joindre  Imbert- 
Colomès. 

Tout  ce  monde  intriguait.  Songeant  plus  à  eux  qu'à  leur  cause,  divisés 
par  leurs  ambitions  Jalouses,  ils  ne  s'entendaient  que  sur  la  nécessité  aussi 
patriotique  que  désintéressée  du  recours  à  l'étranger  pour  la  satisfaction  de 
leurs  appétits  concurrents.  Les  uns  —  le  régent  penchait  de  leur  côté  —  pré- 
féraient agir  principalement  par  la  corruption  et  comptaient  sur  l'appui  de 
l'Espagne,  surtout  sur  son  or  pour  acheter  les  gouvernants  thermidoriens; 
les  autres,  tels  que  le  comte  d'Arlois,  sans  négliger  la  corruption,  croyaient 
avant  tout  à  l'efficacité  de  coups  de  force  et  espéraient  en  l'Angleterre  dont 
l'or  était  accepté  par  tous.  Sollicité  ouvertement  par  les  ultras,  en  cachette 
par  les  soi-disant  libéraux,  moins  libéraux  toutefois  que  monarchistes,  les 
Lameth  et  les  Mounier,  alors  en  résidence  en  Suisse  et  qui,  aussi  coupables 
que  les  ullras,  comprenaient  mieux  que  leur  intérêt  était  de  garder  secrètes 
ces  odieuses  manœuvres,  le  gouverne  ment  anglais  voulait  bien  servir  la  cause 
des  monarchistes  français,  mais  — ce  qui  aggravait  la  culpabilité  de  ceux-ci  — 
en  servant  ses  intérêts  propres.  Pitt  avait  déjà  favorablement  accueilli  Puisaye, 
lorsque  son  ministre  des  affaires  étrangères,  Grenville,  le  15  octobre  1794, 
faisait  partir  pour  la  Suisse  un  ami,  Wickham,  avec  mission  d'étudier  par  lui- 
même  ce  qu'il  était  possible  d'attendre  des  diverses  factions  royalistes. 

Arrivé  à  Berne  le  1"  novembre,  Wickham  était,  le  mois  suivant,  nommé 
chargé  d'affaires  et,  le  12  juillet  1795,  il  succédait  à  lord  Fitzgerald  comme 
ministre  plénipotentiaire. 

Wickham  ne  tarda  pas  à  devenir  un  conspirateur  passionné;  il  dépensait 
l'argent  sans  compter,  eut  des  agents  dans  l'Est  cù  il  rêvait  de  fomenter  un 
mouvement  insurrectionnel,  en  Franche-Comté,  à  Dijon,  à  Lyon  surtout,  et 
bientôt  même  à  Paris.  Il  croyait  toujo-urs  réussir,  parce  q^e  son  argent  était 
partout  bien  reçu.  Le  27  mars  1795,  il  écrivait  à  son  principal  agent  à  Paris, 
un  nommé  Vincent,  ancien  employé  de  la  poste  aux  lettres,  d'entrer  en  rela- 
tion avec  des  officiers,  avec  des  représentants  tels  que  Lanjuinais,  Vernier  et 
surtout  Tallien  :  «  Vous  promettrez  à  ce  député  tout  ce  qu'il  peut  désirer 
s'il  consent  à  se  mettre  à  la  tête  d'un  parti  pour  rétablir  la  royauté  en 
France  »  (Lebon,  L'Angleterre  et  l'émigration,  p.  19).,  Le  20  mai,  il  écrivait 
à  Grenville  :  «  Il  paraît  que  certains  membres  du  comité  de  salut  public  sont 
gagnés,  notamment  Tallien  »  [Idem  -p.  22).  Tandis  que  l'Angleterre  organi- 
sait avec  Puisaye  une  expédition  en  Bretagne,  enrôlant  les  émigrés  du  conti- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  107 

nent  que  des  navires  allèrent  chercher  à  Brème,  amassant  armes,  approvi- 
sionnements, vêlements,  réunissant  la  flotte  qui  devait  successivement  trans- 
porter sur  nos  côtes  de  l'Ouest  trois  armées  à  la  tête  desquelles  s'engageait  à 
se  mettre  le  comte  d'Artois  ;  tandis  que  Wickham  préparait  la  trahison  à 
Paris,  l'envahissement  de  la  Franche-Comté  par  l'armée  du  prince  de  Condé, 
un  soulèvement  dans  le  Midi  et  à  Lyon,  des  bandes  royalistes  se  formaient  en 
Auvergne,  dans  le  Gard  et  dans  le  Jura,  qui,  pour  s'entretenir  la  main,  déva- 
lisaient les  diligences.  Dans  l'ouvrage  cité  au  début  de  ce  chapitre,  Nodier 
(t.  I",  p.  272)  constate  l'existence  des  «  voleurs  de  diligences  »,  après  avoir 
un  peu  plus  haut  (p.  268)  limité  leur  rôle  de  la  manière  suivante  :  «  on  orga- 
nisa donc  des  bandes  ou  des  compagnies  chargées  de  l'enlèvement  des  recet- 
tes et  de  l'attaqué  des  transports  de  fonds  publics  »  ;  et  il  donne  pour  excuse 
que  «  il  arrivait  bien  de  l'étranger  quelques  grosses  sommes  chez  les  cais- 
siers patentés  de  la  bonne  cause,  mais  elles  n'en  sortaient  guère  ».  Telle  est, 
môme  entre  eux,  l'honnêteté  des  honnêtes  gens. 

En  Bretagne  et  en  Vendée  les  chefs,  tenus  au  courant  de  ce  qui  se  tramait 
en  Angleterre,  continuaient  de  plus  belle  leurs  manœuvres  fourbes;  vols  et 
assassinats  n'avaient  jamais  cessé.  Malgré  les  avertissements  des  républicains 
sincères,  les  comités  de  Paris  s'obstinaient  à  être  dupes  des  mensonges  de 
Cormatin  qui  mangeait  impartialement  l'argent  de  la  faction  espagnole,  l'ar- 
gent de  la  faction  anglaise  et  les  fonds  de  la  Convention,  lorsque,  le  4  prairial 
(23  mai),  fut  arrêté  à  Ploërmel  un  courrier  expédié  à  Grand-Champ  (Morbi- 
han) où  avait  été  convoquée  une  assemblée  de  chefs  royalistes.  Ce  courrier  était 
porteur  d'instructions  de  Cormatin  au  comte  de  Silz  pour  engager  les  chefs 
à  ne  pas  se  démasquer  jusqu'au  moment  prochain  d'une  action  générale  de 
tous  les  royalistes  de  France.  Jugeant  la  sit.uation  grave,  les  représentants  fai- 
saient, le  surlendemain  6  prairial  (25  mai),  arrêter  à  Rennes  Cormatin  et  soa 
étal-miijor.  Conduit  à  l'île  Pelée,  près  de  Cherboui'g,  et  transféré  à  Paris  le 
11  thermidor  (29  juillet),  il  était,  le  28  frimaire  an  IV  (19  décembre  1795), 
condamné  à  la  déportation,  puis  ramené  à  l'île  Pelée  oîi  il  se  trouvait  encore 
au  commencement  de  1800.  Le  7  prairial  (26  mai),  des  bandes  de  Chouans 
reprenaient  ouvertement  les  hostilités;  mais,  le  9  (28  mai),  des  troupes  de 
l'armée  des  côtes  de  Brest  occupaient  le  bourg  de  Grand-Champ,  les  rebelles 
durent  fuir  et  le  comte  de  Silz  fut  tué.  Hoche  qui,  depuis  le  28  germinal  (17 
avril),  n'avait  conservé  que  le  commandement  de  l'armée  des  côtes  tle  Brest, 
et  le  général  Aubert  du  Bayet,  son  successeur  à  la  tête  de  l'armée  des  côtes 
de  Cherbourg,  eurent,  dès  le  début  de  prairial  (fin  de  mai),  à  lutter  d'une  façon 
permanente  contre  les  Chouans.  Hoche  divisa  ingénieusement  son  armée  en 
trente-deux  colonnes  mobiles  qui  dispersèrent  les  rassemblements  et  empê- 
chèrent leur  concentration.  A  la  suite  d'une  de  ces  rencontres,  Boishardy  gra- 
vement blessé  s'acheva  d'un  coup  de  pistolet.  Se  prétendant  «  affligés  de  la 
rupture  avec  les  Chouans  »  (Ghassin,  Les  Pacifications  de   l'Ouest,  t.  I", 


108  HISTOIRE    SOCIALISTE 


p.  411)  et  désireux  de  contribuer  à  la  suspension  des  hostilités,  Slolflet,  Ber- 
nier  et  Scépeaux  offrirent,  le  6  messidor  (24  juin),  d'envoyer  l'un  d'eux  à 
Paris  à  cet  effet.  Un  passeport  fut  délivré  à  Scépeaux  et  un  autre  ensuite  à 
Amédée  de  Béjarry. 

C'est  qu'un  évéuement  grave  pour  le  parti  royaliste  s'était  produit  à  Pa- 
ris. L'enfant  qu'ils  considéraient  comme  leur  roi  depuis  le  21  janvier  1793, 
celui  qu'ils  appelaient  Louis  XVII,  était  mort  à  la  prison  du  Temple  (sur  l'em- 
placement actuel  du  square  de  ce  nom)  le  20  prairial  an  III  (8  juin  1795)  et,  le 
lendemain,  un  rapport  de  Seveslre  l'annonçait  à  la  Convention.  Je  n'entrerai 
pas  dans  la  discussion  à  laquelle  cette  mort  a  donné  naissance  ;  il  m'appa- 
ralt  que  le  décès  de  cet  enfant  a  vraiment  eu  lieu  au  Temple  et  ne  saurait  être 
attribué  qu'à  son  mauvais  tempérament  et  à  ses  sales  habitudes.  Pour  preuve 
de  son  mauvais  tempérament,  nous  avons  la  constatation  du  comité  de  sûreté 
générale,  le  29  frimaire  an  III  (19  décembre  1794),  et  le  témoignage  de  sa  sœur 
Marie-Thérèse-Charlotle,  depuis  duchesse  d'Angoulême,  qui  {Mémoire  sur  sa 
captivité,  édition  Pion,  p.  144)  dit  en  outre  :  «  de  son  naturel  il  était  sale  et 
paresseux...  il  passait  sa  journée  sans  rien  faire,  et  cet  état  oii  il  vécut  fit 
beaucoup  de  mal  à  son  moral  et  à  son  physique  »;  or,  le  procès-verbal  de 
l'autopsie  déclare  que  la  mort  a  été  le  résultat  «  d'un  vice  scrofuleux  existant 
depuis  longtemps  »  (Moniteur,  du  26  prairial  an  III-14  juin  1795).  Pour  preuve 
de  ses  sales  habitudes,  nous  avons  l'enquête  d'octobre  1793  —  il  était  alors 
âgé  de  huit  ans  et  demi  —  et  le  témoignage  de  sa  tante,  M""=  Elisabeth, 
avouant  qu'il  «  avait  longtemps  auparavant  le  défaut  dans  lequel  on  l'avait 
surpris  »  (Lundis  révolutionnaires,  de  Georges  Avenel,  p.  70).  Certaines 
coïncidences  curieuses,  des  erreurs  de  détail,  des  négligences  n'autorisent 
pas  à  voir  des  rapports  de  cause  à  effet  là  où  il  n'y  a  eu  que  simultanéité  for- 
tuite. 

D'ailleurs,  qu'on  veuille  bien  raisonner  sans  parti  pris.  Alors  qu'une  frac- 
tion royaliste  devait  désirer  la  mort  de  cet  enfant  au  Temple,  à  la  fois  pour 
être  débarrassée  de  cet  obstacle  à  certaines  ambitions  et  pour  pouvoir  se  faire 
de  cette  mort  une  arme  contre  les  républicains,  ceux-ci  auraient-ils  eu  la  sot- 
tise de  favoriser  une  évasion  sous  les  apparences  d'une  mort  défavorable  à  leurs 
intérêts,  c'est-à-dire  dans  des  conditions  telles  que  tous  les  inconvénients  de 
la  situation  subsistaient  pour  eux  sans  le  moindre  avantage?  C'est  si  invrai- 
semblable qu'en  admettant  même  l'évasion,  elle  ne  peut  être  le  fait  de  répu- 
blicains. Elle  aurait  donc  eu  lieu  sur  l'initiative  de  royalistes  plus  ou  moins 
avérés,  qui  ne  pouvaient  opérer  que  pour  ou  contre  l'enfant.  S'il  a  été  enlevé 
par  ses  partisans,  ceux-ci  n'agissaient  pas  en  vue  de  le  cacher  une  fois  sauvé; 
or,  s'il  a  vécu,  comment  peut-il  se  faire  que  personne  ne  l'ait  aperçu  nulle 
part,  que  sa  disparition  et  l'absence  de  souvenirs  contrôlables  sur  les  premières 
années  qui  ont  suivi  sa  sortie  du  Temple,  aient  été  aussi  complètes,  que  le 
prince  de  Condé  enfin,  l'instigateur  d'après  quelques-uns  d'une  telle  évasion, 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


109 


ait  proclamé  Louis  XVIII  dès  le  16  juin?  S'il  a  été  enlevé  par  ses  ennemis 
c'est  que  ceux-ci  tenaient  à  sa  disparition  et,  sans  examiner  s'ils  n'auraient 
pu  l'obtenir  par  un  autre  moyen  qu'une  substitution  bien  compliquée,  il  est 
évident  qu'après  avoir  tant  fait,  ils  n'auraient  pas  commis  l'imprudence*de 


le  garder  vivant.  Donc,  de  toute  façon,  l'enfant  est  mort  à  celte  époque    La 
preuve  a  plus  sérieuse  de  l'origine  bourbonienne  d'un  des  no  n.br  eux  Ton' 
mo  na  \^"   r"^''7^""'°^^^'^-  --'^'-n  pour  émission  de   fau" 

de  f  ussaires,  sils  sont  bien  vus  du  parti,  n'appartiennent  pas  à  la  famille  de 
1  embrasseur  d'Esterhazy  (Temps  du  20  février  1898,  2-  p.) 

L.V.  407.  -  H,ST01«E  SOaALISIB.  -  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  uv.  407. 


liO  HISTOIRE    SOCIALISTE 

Le  24  juin,  celui  qui  s'était  déjà  proclamé  régent,  se  proclamait  roi  de 
France  et  de  Navarre  sous  le  nom  de  Louis  XVill  ;  son  frère,  le  comte  d'Ar- 
tois, devenait  «  Monsieur  ».  Dans  son  manifeste  il  prétendait  rétablir  l'ancien 
régime  et  invitait  les  Français  à  se  fier  à  son  autorité  absolue  et  à  sa  clémence 
relative,  refusée  d'avance  à  ceux  qui  avaient  voté  la  mort  de  la  famille  royale  ; 
c'est  ce  qu'un  royaliste  conscient  de  la  réalité  des  choses  et  des  conquêtes 
ineffaçables  de  la  Révolution  appela  «la  déclaration  insensée  du  roi»  (F.  Des- 
costes,  La  Révolution  française  vue  de  Fétranger,  MaUet  du  Pan  d'après 
une  correspondance  inédite,  p.  527J.  Sa  grande  préoccupation  fut  rie  se  pro- 
curer, pour  sa  rentrée,  un  cheval  blanc  «  capable  de  le  porter  »  (ForneroD, 
Histoire  générale  des  émigrés,  t.  II,  p.  77)  et  de  régler  avec  d'Avaray  le  céré" 
montai  du  couronnement  :  il  allait  avoir  vingt  ans  pour  en  soigner  les  détails. 
Il  tenait  beaucoup  aussi  à  être  reconnu  officiellement  comme  roi  par  les  puis- 
sances européennes  ;  mais  celles-ci  ne  voulurent  pas  s'interdire  la  possibilité 
de  traiter  avec  la  République.  Croyant  toutefois  au  succès  de  l'expédition  de 
Bretagne,  l'Angleterre  accrédita,  le  10  juillet,  auprès  de  lui,  en  mission  «  pri- 
vée et  confidentielle  »  (Lebon,  L'Angleterre  et  l'émigration,  p.  104),  un  repré- 
sentant, lord  Macartney,  qui  arriva  à  Vérone  le  6  août. 

Pendant  ce  temps,  tandis  que  Charelte  prévenu  de  l'approche  de  la  flotte 
anglaise,  —  d'après  M.  Biltard  des  Portes  {Charelte  et  la  guerre  de  Vendée, 
p.  454),  ce  fut  par  le  marquis  de  Rivière,  aide  de  camp  du  comte  d'Artois,  qu'il 
fut  informé  «  des  derniers  préparatifs  de  l'expédition  de  Quiberon  »  —  rom- 
pait traîtreusement  la  pacification,  attaquant,  le  7  messidor  (25  juin),  le  poste 
des  Essarls  (Vendée),  où  les  républicains  confiants  jouaient  aux  boules,  et  en 
assassinant  près  de  deux  cents,  puis  lançait,  à  la  suite  de  cet  exploit  catholi- 
que et  royal,  un  manifeste  d'insurrection,  daté  du  26  juin,  où  il  annonçait  la 
mort  du  fils  de  Louis  XVI,  Scépeaux  et  Amédée  de  Béjarry  se  rendaient  à  Pa- 
ris. Arrivés  à  la  fin  de  messidor  (milieu  de  juillet),  dans  le  but  réel  de  se  con- 
certer secrètement  avec  l'agence  de  Paris,  ils  se  posèrent  insolemment  en  vic- 
times, désavouèrent  les  émigrés,  jurèrent  que  le  manifeste  de  Charelte  était 
un  faux  (Chassin,  Les  Pacifications  de  l'Ouest,  1. 1",  p.  439),  affectèrent  de  lui 
écrire,  le  18  juillet  (30  messidor),  pour  avoir  son  démenti,  ne  cherchèrent  qu'à 
traîner  les  choses  en  longueur  et,  en  fin  de  compte,  quittèrent  furtivement 
Paris  à  la  fin  de  thermidor  (vers  le  14  août).  On  est  surpris  de  la  condescen- 
dance de  la  Conventioii  à  leur  égard,  alors  que  les  modérés,  ne  pouvant  vrai- 
ment plus  s'illusionner  sur  les  sentiments  de  leurs  alliés  royalistes,  commen- 
çaient enfin  à  se  méfier.  D'Antraigues  avait  fait  répandre  un  pamphlet  où  il 
déclarait  que  devaient  être  châtiés  comme  i-égicides  tous  ceux  qni  avaient 
prêté  le  serment  du  Jeu  de  Paume;  aussi  Doulcet  de  Pontécoulant  lui-même 
s'écriait  dans  la  séance  du  13  messidor  (1"  juillet)  :  «  Jusqu'ici  les  répabli- 
cains  ont  combattu  pour  la  gloire,  aujourd'hui  tous  les  Français  combattront 
pour  leurs  intérêts  ». 


HISTOIRE     SOCIALISTE  itl 

Le  10  juin,  l'escadre  anglaise  de  sir  John  Warren  melLait  à  la  voile  escor- 
tant une  première  armée  de  4  000  émigrés  avec  80  canons,  80  000  fusils,  des 
vêtements  pour  60  000  hommes,  des  approvisionnements  de  toute  espèce  et 
des  «tonnes»  de  faux  assignats  (Chassin,  Ibid.,  p.  519).  Le  général  en  chef 
choisi  par  le  cabinet  anglais  était  Puisaye;  mais  le  comte  d'Artois  dont  la 
présence  était  toujours  promise,  lui  avait  fait  adjoindre  avec  des  pouvoirs  égaux 
le  comte  d'Hervilly  qu'il  savait  compleiisant  à  sa  pusillanimité.  La  flotte  de 
Villaret-Joyeuse  qui,  venant  de  se  réunir  à  celle  du  contre-amiral  Vence,  avait, 
le  29  prairial  (17  juin),  laissé  échapper  l'escadre  du  vice-amiral  anglais  Com- 
wallis  non  loin  de  l'île  de  Groix,  pir  suite  de  la  désobéissance  aux  signaux  de 
certains  équipages  et  de  la  mollesse  de  Villaret,  se  trouva  éloignée  de  la  côte 
par  un  coup  de  vent  et  rencontra  l'escadre  et  le  convoi  de  Warren.  Royaliste 
et  secondé  par  des  olflciers  royalistes  plus  disposés  à  trahir  leur  pays  qu'à  le 
sauver,  Villaret  ne  se  hâta  pas  de  profiter  de  cette  occasion.  Warren  eut  le 
temps  d'envoyer  prévenir  la  grande  escadre  de  Bridport  qui  croisait  au  large 
et,  lorsque  le  combat  s'engagea  le  5  messidor  (23  juin),  la  flotte  française  était 
en  état  d'infériorité  ;  le  désastre  fut  encore  accru  par  une  insubordination  per- 
sistante sur  laquelle  le  gouvernement  n'osa  pas  faire  une  enquête  sérieuse, 
inaugurant  pour  les  états-majors  un  système  de  platitude  et  d'impunité  de 
nature  à  ne  les  rendre  dangereux  que  pour  leur  pays.  Villaret  se  réfugia  à 
Lorient  après  avoir  perdu  le  Formidable,  le  Tigre  et  VAlexandre  (Lévy- 
Schneider,  Le  Conventionnel  Jeanbon  Saint-André,  t.  Il,  p.  1074). 

Le  9  messidor  (27  juin),  le  débarquement  des  troupr»s  cnlholiques  et 
royales  à  la  solde  des  Anglais  avait  lieu  dans  la  baie  de  Quiberon,  près  de 
Carnac.  Le  lendemain,  au  moment  oîi  s'achevait  le  débarquement,  accouraient 
hommes,  femmes,  enfants,  des  environs  «  en  procession,  croix  en  tête  et 
chantant  des  cantiques  comme  à  un  pèlerinage  »  (Chassin,  Ibid.,  p.  452), 
criant  :  Vive  la  religion!  Vive  le  roi!  et  remerciant  le  ciel  de  favoriser  l'œu- 
vre pieuse  de  trahison.  On  proclamait  aussitôt  Louis  XVIII  roi  par  la  grâce 
de  Dieu  et  de  Pitt.  Tandis  que  Puisaye  voulait  se  lancer  tout  de  suite  à  tra- 
vers la  Bretagne,  d'Hervilly  tenait  à  rester  sur  la  côte  et  à  y  garder  un  point 
de  débarquement  suffisamment  rassurant  pour  la  couardise  du  comte  d'Ar- 
tois toujours  attendu.  Cependant,  dès  le  début,  14000  paysans  habillés,  armés 
et  groupés  sous  trois  chefs,  le  chevalier  de  Tinténiac,  les  comtes  du  Bois- 
Berthelot  et  de  Vauban,  s'étaient  avancés  jusqu'à  Landevant,  jusqu'à  Auray 
et  dans  la  direction  de  Vannes.  D'autre  part,  450  soldats  républicains  occu- 
paient certains  points  de  la  presqu'île  de  Quiberon,  oii  ils  étaient  affamés; 
leur  commandant,  Delise,  négocia,  le  15  messidor  (3  juillet),  leur  capitu- 
lation dont  les  premiers  articles  étaient  «  convenus  »,  de  l'aveu  même  de 
Puisaye,  et  écrits  lorsque,  entourés  par  des  forces  très  surérieures,  ils  furent 
contraints  de  se  rendre  à  discrétion  (Chassin,  Ibid.,  p.  456).  Voilà  comment 
les  royalistes  respectèrent  une  capitulation  réelle  ;  en  revanche,  nous  en  ver- 


112  HISTOIRE     SOCIALISTE 

rons  tout  à  l'heure  reprocher  aux  républicains  d'avoir  violé  à  Quiberon  une 
capitulation  qui  n'a  jamais  existé. 

Pendant  que  les  paysans  à  qui  on  avait  annoncé  un  prince  du  sang,  le  récla- 
maient et  étaient  découragés  par  son  absence,  pendant  que  les  gentilshom- 
mes aggravaient  celte  déception  en  les  traitant  avec  mépris  {Idem,  p.  453  et 
471),  la  Convention,  le  13  messidor  (!'■•  juillet),  chargeait  de  «  se  rendre  sur- 
le-charap  dans  les  départements  de  l'Ouest  »  deux  de  ses  membres,  Tallien 
et  Blad,  qui  quittaient  Paris  le  jour  même  avec  l'officier  du  génie  Rouget  de 
Lisle,  l'auteur  de  la  Marseillaise,  ami  de  Tallien.  De  son  côté.  Hoche  n'avait 
pas  perdu  son  temps.  En  cinq  jours,  afin  d'éviter  les  affaires  particulières  et 
d'entamer  une  action  générale,  il  avait  concentré  ses  détachements  épars, 
malgré  les  difUcultés  provenant  de  l'indiscipline  de  troupes  exaspérées  par 
le  manque  de  vivres;  le  14  (2  juillet),  il  entrait  eu  campagne,  refoulant  devant 
lui  les  paysans  qui,  avec  leurs  femmes,  leurs  enfants,  leurs  bêtes,  leurs  prê- 
tres et  leurs  meubles,  allaient  s'enfermer  dans  la  presqu'île  de  Quiberon;  le 
19  (7  juillet),  il  repoussait  une  tentative  de  sortie  et  pouvait  écrire  à  l'état- 
major  qu'il  avait  laissé  à  Rennes  :  «  les  Anglo-Emigrés-Chouans  sont,  ainsi 
que  des  rats,  renfermés  dans  Quiberon  oîi  l'armée  les  lient  bloqués  »  (Savary. 
Guerre  des  Vendéens  et  des  Chouans,  t.  V,  p.  240).  11  y  avait  là  entassées  plus 
de  20000  personnes,  c'était  la  famine  à  bref  délai. 

Hoche  était  installé  avec  13  000  hommes  à  Sainte-Barbe,  à  l'entrée  de  la 
presqu'île  ;  d'Hervilly  décida  de  l'attaquer  le  28  (16  juillet).  Le  22  (10  juillet), 
il  faisait  transporter  par  les  chaloupes  anglaises  sept  à  huit  mille  individus 
sur  divers  points  de  la  côte,  autant  pour  se  débarrasser  de  bouches  à  nourrir 
que  pour  tourner  le  camp  républicain  et  le  prendre  entre  deux  feux.  Mais 
Hoche  prévenu  par  des  transfuges,  anciens  soldats  républicains  qui,  prison- 
niers sur  les  pontons  anglais,  avaient  été  joints  aux  émigrés,  prit  des  mesures 
en  conséquence  et,  le  28  (16  juillet),  l'attaque  fut  repoussée  sur  tous  les  points; 
d'Hervilly  tomba  très  grièvement  blessé,  ses  troupes  durent  se  réfugier  der- 
rière le  fort  Penthièvre.  La  veille  au  soir,  le  second  convoi  anglais  était  en 
vue;  mais  d'Hervilly  n'avait  pas  voulu,  pour  l'attendre,  retarder  l'exécution 
de  son  plan  dont  l'heureuse  issue  lui  semblait  assurée.  Cette  nouvelle  armée 
d'environ  2  000  hommes,  sous  les  ordres  du  comte  de  Sombreuil  que  n'ac- 
compagnait pas  le  comte  d'Artois,  débarqua  après  la  défaite. 

Dans  la  nuit  du  2  au  3  thermidor  (20  au  21  juillet),  une  surprise  combi- 
née par  Hoche  avait  un  succès  complet  que  les  royalistes  furieux  ont  attribué  à. 
la  trahison,  quand  il  n'a  été  dii  qu'à  une  héroïque  audace.  Au  milieu  d'un  orage 
épouvantable  250  grenadiers  conduits  par  l'adjudantgénéralMesnage,  grimpant 
du  côté  de  la  mer  de  roche  en  roche,  escaladaient  le  fort  Penthièvre  et,  au 
moment  oîi  les  royalistes  ne  se  doutant  pas  que  l'ennemi  était  au-dessus  de 
leurs  têtes,  ouvraient  le  feu  des  batterie's  du  fort  sur  les  troupes  républicaines, 
celles-ci  voyaient  flotter  au  sommet  le  drapeau  tricolore,  à  la  place  du  dra- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  113 


peau  blanc  el  du  drapeau  anglais  patrloliquement  arborés  parles  nobles  émi- 
grés :  «  Jamais,  a  écrit  un  de  ceux  qui  étaient  là,  Moreau  de  Jonnès  {Ave)i- 
turcs  de  guerre  au  temps  de  la  République  et  du  Consulat,  t.  I",  p.  222), 
l'apparition  des  couleurs  nationales  ne  causa  plus  de  surprise  et  de  joie  ». 
Mais,  si  la  joie  était  d'un  côté,  l'afTolement  était  de  l'autre,  d'autant  plus  que, 
changeant  de  direction  les  mortiers  à  grande  portée  préparés  contre  eux,  les 
envahisseurs  du  fort  les  firent  partir  sur  les  canonnières  anglaises  qui  mitrail- 
laient les  républicains  et  qui,  au  milieu  d'un  rire  immense  éclatant  sur  le 
rivage,  s'empressèrent  de  couper  leurs  câbles  pour  esquiver  ces  bombes  im- 
prévues. Les  émigrés  furent  bientôt  chassés  de  toutes  leurs  positions;  proté- 
gés dans  leur  fuite  par  le  feu  d'une  corvette  anglaise,  beaucoup  — et  Puisaye 
un  des  premiers  —  purent  s'échapper  à  la  nage  ou  dans  des  canots,  au  milieu 
de  scènes  de  sauvagerie  entre  ceux  qui  étaient  déjà  dedans  et  ceux  qui  vou- 
laient y  entrer  (Chassin,  Les  Pacifications  de  l'Ouest,  L  I",  p.  500);  les  autres 
furent  acculés  sur  un  petit  plateau  à  l'extrémité  de  la  presqu'île.  Hoche  leur 
ayant  envoyé  dire  par  Mesnage  que,  s'ils  ne  faisaient  pas  cesser  le  feu  des  An- 
glais, ils  seraient  tous  exterminés  ou  jetés  à  la  mer,  Sombreuil  fit  arrêter  la 
canonnade  et  se  rendit  (3  thermidor-21  juillet). 

Ce  dernier  prétendit  ensuite  et  les  royalistes  qui  ont  l'amour  du  faui 
devaient  répéter  qu'il  y  avait  eu  capitulation.  La  capitulation  ainsi  imagi- 
née après  coup  ne  pouvait  pas  avoir  lieu,  parce  que  l'article  7  (section  i", 
titre  V)  de  la  loi  du  25  brumaire  an  III  (15  novembre  1794)  portait  :  «  Tous  les 
Français  émigrés  qui  seront  pris  faisant  partie  de  rassemblements  armés..., 
sont  réputés  avoir  servi  contre  la  France.  Ils  seront,  en  conséquence,  jugés 
dans  les  vingt-quatre  heures  par  une  commission  militaire  ».  En  fait,  celle 
capitulation  impossible  en  droit  n'a  pas  eu  lieu.  Le  jour  même,  en  effet,  Hoche 
écrivait  auchef  del'élal-major  général  à  Rennes  et  au  commandant  de  Lorient 
que  l'armée  royale  n'avait  eu  «  d'autre  alternative  que  de  se  jeter  à  la  mer 
ou  d'être  passée  au  fil  de  la  ba'ionnette  »  (Chassin,  Ibid.,  p.  508),  et  cela  fut 
aussitôt  alfiché.  Dès  que  les  bruits  mensongers  de  capitulation  commencèrent 
à  courir,  Hoche  faisait  imprimer  et  afficher  (16  thermidor-3  août)  :  &  J'étais  à  la 
tête  de 700  grenadiers  qui  prirent  M.  de  Sombreuil  et  sa  division;  aucun  soldat 
n'a  crié  que  les  émigrés  seraient  traités  commeprisonniersdeguerre,ceque  j'au- 
rais démenti  sur-le-champ»  {Idem,  p.  511).  On  avait  cherché  à  exploiter  le  cride 
soldats  disantàleurs  anciens  camarades  qui,  prisonniers  en  Angleterre,  avaient 
été  par  Pitl  enrégimentés  de  force  dans  les  troupes  royales  :  «  A  nous  les  pa- 
triotes 1  Rendez-vous,  on  ne  vous  fera  rien  ».  C'est  à  cela  que  Hoche  répondait; 
et,  alors  même  que  ces  paroles  eussent  été  mal  comprises,  Sombreuil  n'igno- 
rait pas  que  ce  n'est  pas  un  cri  de  soldat  qui  peut  faire  une  capitulation.  Nous 
avons,  d'ailleurs,  le  témoignage  de  deux  chefs  des  émigrés.  Le  comte  Gas- 
pard de  Contades  parlant  de  ses  «  camarades  »  qui  se  rendirent,  a  écrit  [Co- 
blenz  et  Quiberon,  souvenirs,    p.  214)  :  «  Ils  ont  attesté  une  capitulation  qui 


114  HISTOIRE     SOCIALTSTE 

n'a  jamais  existé  »;  et,  d'après  le  comte  de  Yauban  :  «  l'on  s'était  rendu  sans 
capitulation  »  [Mémoires,  p.  136). 

Le  3  thermidor  (21  juillet),  Talliea  et  Blad  signaient  un  arrêté  déférant  les 
rebelles  à  la  commission  militaire  conformément  à  la  loi.  Les  prisonniers 
avaient  été  conduits  à  Auray  ;  le  9  (27  juillet),  lapremière  commission  prononça 
17 condamnations  à  mort;  les  condamnés,  parmi  lesquels  Sombreuil,  étaient 
fusillés  le  lendemain  à  Vannes.  En  résumé,  il  y  eut  10041  acquittés  ou  libé- 
rés; sur  les  757  condamnés  à  mort,  deux  s'évadèrent,  un  avait  été  condamné 
deux  fois,  et  754,  tous  émigrés  sauf  un  seul,  marin  déserteur,  furent  fusillés. 
Or,  sur  le  monument  que  la  Restauration  éleva  en  leur  honneur,  on  a  inscrit 
952  noms  (Chassin,  Les  Pacifications  de  l'Ouest,  1. 1",  p.  584-585).  Faux  et  faus- 
saires ont  décidément  pour  ce  parti-là  un  attrait  irrésistible.  Ce  faux  cepen- 
dant a  dû  être  atténué  et,  rappelant  l'opinion  d'un  autre  écrivain  clérical, 
M.  Billard  des  Portes,  dans  son  ouvrage  Charette  et  la  querre  de  Vendée, 
écrit  (p.  471)  :  «  M.  Charles  Robert  estime  que  791  furent  passés  par  les 
armes  ». 

CHAPITRE  IX 

GUERRE   ET   DlPLOMATtE 

(ventôse  an  III  à -brumaire  an  IV -mars  à  octobre  179a) 

Au  début  de  1795,  comme  on  l'a  vu  dans  le  chapitre  iv,  la  République 
était  victorieuse,  la  coalition  formée  contre  elle  avait  été  impuissante  ;  pour 
des  motifs  divers,  presque  tout  le  monde  au  fond  désirait  la  paix.  L'esprit  de 
corps  qui  avait  poussé  les  monarques  européens  à  prendre  en  main  d'une 
façon  générale  la  cause  royaliste,  ne  les  empêchait  pas  d'avoir  ime  concep- 
tion très  nette  de  leurs  intérêts  spéciaux  ;  aussi  leur  amour  afCché  des  prin- 
cipes élait-il  d'autant  moins  actif  que  le  profit  personnel  qu'il  pouvait  leur 
procurer  devenait  moindre.  A  ce  point  de  vue,  si  la  lutte  soutenue  par  la 
France  contre  la  Prusse  et  l'Autriche  a  facilité  le  succès  du  soulèvement 
national  de  la  Pologne,  ce  soulèvement,  diversion  heureuse  pour  la  France, 
contribua  à  désagréger  la  coalition  qui  la  combattait. 

La  tsarine  Catherine  II  avait  bien  rompu  depuis  1792  avec  la  France  cou- 
pable a  de  lèse-majesté  divine  et  humaine  »  (de  Larivière,  Catherine  II  et  la 
Révolution  française,  p.  370),  elle  donnait  au  comte  d'Artois  de  l'argent  et 
une  épée,  elle  engageait  l'Autrich  e  et  la  Prusse  à  lutter  pour  la  bonne  cause, 
elle  concluait,  le  28  septembre  1795,  une  alliance  avec  l'Angleterre  et  l'Au- 
iriche;  mais  elle  mourut,  le  17  novembre  1796,  sans  avoir  risqué  un  soldat 
contre  la  République.  Pour  être  elle-même  libre  ailleurs,  elle  était  opposée  à 
ce  que  les  autres  tissent  la  paix  avec  l'a  France  ;  elle  se  réservait,  tandis  que 
■a  Prusse  et  l'Autriche  suivraient  plus  ses  conseils  que  son  exemple,  d'agir  à 


HISTOIRE     SOCIALISTE  115 

son  gré  en  Poloijne  et  en  Turquie;  ce  fut  l'insurreclion  polonaise  de  Kos- 
ciuszko  (naars  1794)  qui  empêcha  l'envahissement  de  l'empire  ottoman  par 
Souvorov. 

Un  des  premiers  actes  du  gouvernement  national  de  Kosciuszko  occupé 
à  se  maintenir  contre  la  Russie,  la  Prusse  et  l'Autriche,  avait  été  d'envoyer 
un  délégué  auprès  de  la  Gonveuiion.  Mais  Kosciuszko  était  déjà  vaincu  par 
les  Russes  (10  octobre  1794),  lorsque  le  comité  de  salut  public  chargeait,  le 
21  brumaire  (il  novembre),  Pierre  Parandier  d'une  mission  secrète  auprès  des 
insurgés  polonais.  Ses  instructions  étaient  d'ajourner  leur  reconnaissance 
officielle  en  leur  promettant  toute  l'aide  possible  ;  elles  portaient  :  «  La  Répu- 
blique française  ne  refusera  point  h  la  Pologne  les  secours  directs  que  sa 
propre  position  pourra  lui  permHlre  d'accorder,  pourvu  qu'elle  ait  la  garantie 
que  ces  secours  serviront  à  la  cause  de  la  liberté  »  {Révolution  française, 
revue,  t.  XVII,  p.  566).  Mais,  après  la  défaite  de  Kosciuszko,  Souvorov  prenait 
d'assaut  un  faubourg  de  Varsovie,  Praga  (4  novembre),  oii,  digne  prédé- 
cesseur du  militarisme  international  qui  ensanglanta  atrocement  la  Chine 
(1900),  il  faisait  égorger  près  de  vingt  mille  personnes,  et  la  cause  polonaise 
élait  perdue.  Pendant  plusieurs  mois,  la  Russie  qui  s'était,  le  3  janvier  1795, 
mise  d'accord  avec  l'Autriche,  négociait  avec  la  Prusse  et,  le  24  octobre,  le 
troisième  partage  de  la  Pologne  n'en  laissait  p'us  rien  subsister  ;  le  roi  Sta- 
nislas-Auguste abdiquait  le  mois  suivant.  La  Pologne  tomba  victime  de  sa 
mauvaise  organisation  sociale  et  surtout  de  l'avidité  de  ses  nobles  et  de  ses 
riches  sacrifiant  le  salut  de  leur  pays  à  la  conservation  de  leurs  privilèges. 
Règle  générale,  les  dangers  auxquels  s'est  trouvée  partout  exposée  l'indépen- 
dance nationale  ont  été.  accrus  par  les  manœuvres  égo'fstes  de  la  noblesse  et 
des  privilégiés;  c'est  sans  doute  ce  qui  autorise  leurs  rejetons  à  dissimuler 
aujourd'hui  leur  cupidité  héréditaire  so  us  le  masque  du  nationalisme. 

Les  événements  de  la  Pologne,  où  il  éprouvait  des  échecs  (28  août- 
6  septembre  1794),  avaient  décidé  le  roi  de  Prusse,  Frédéric-Guillaume  II,  à 
mettre  fin  à  la  guerre  contre  la  France.  Battu  à  cette  même  époque  du  côté 
du  Rhin,  il  en  était  arrivé  à  redouter  sur  ce  point,  autant  que  la  défaite,  des 
succès  qui  aboutiraient  à  l'agrandissement  de  l'Autriche;  ses  embarras  finan- 
ciers ne  lui  permettaient  pas  de  mener  une  double  guerre,  et  il  tenait  surtout 
à  pouvoir  librement  soigner  ses  intérêts  en  Pologne  où,  comme  dut  l'avouer 
Pitt  en  février  1793,  il  employa  une  partie  des  millions  que  lui  avait  déjà 
versés  l'Angleterre  pour  combattre  la  France.  Il  tenait  beaucoup  aussi  à 
toucher  jusqu'à  la  fin  les  2200000  francs  que  l'Angleterre  lui  avait  promis 
par  mois  pendant  les  neuf  derni-Ts  mois  de  1794.  Or  le  versemertt  d'octobre 
n'ayant  pas  été  opéré,  Frédéric-Guillaume  qui,  d'après  l'historien  allemand 
II.  de  Sybel  [Histoire  de  l'Europe  pendant  la  Révolution  française,  tra- 
duction Bosquet,  t.  II,  p.  258),  «  avait  avant  tout  le  sentiment  de  ses  devoirs 
comme  prince  de  l'Empire  »,  «  se  décida  immédiatement  à  rappeler  Mœllen- 


J16  HISTOIRE     SOCIALISTE 


dorf  »  et  son  armée,  d'après  ce  même  historien  [Ibid.,  p.  260),  dont  la 
loyauté  politique  vaut  la  conscience  et  le  désintéressement  du  roi  de  Prusse. 
Le  14  octobre,  Mœllendorf  faisait  publier  à  l'ordre  que  «  le  traité  de  subsides 
avec  l'Angleterre  ne  subsistant  plus,  tout  ce  qui  se  faisait  ne  servait  plus 
qu'à  l'honneur  des  armes  prussiennes  et  à  maintenir  leur  ancienne  gloire  » 
[Mémoires  tirés  des  papiers  d'un  homme  d'État  —  Hardenberg  —  par  de 
Beauchamp  et  Schubart,  t.  II,  p.  520),  etquelques  jours  plus  tard(chap.  iv),  il 
repassait  le  Rhin.  Après  avoir  ralli  é  à  ses  idées  la  plupart  des  princes  alle- 
mands qui  craignaient  comme  lui  l'extension  de  la  puissance  autrichienne, 
et  sur  lesquels  il  s'efforçait  de  substituer  sa  prépondérance  à  celle  de  l'Au- 
triche, le  roi  de  Prusse  donnait,  le  8  décembre  i794,  au  comte  de  Gollz  le 
mandat  de  traiter  de  la  paix.  Ce  dernier  était,  le  28  décembre,  à  Bâle  oii  le 
plénipotentiaire  français,  Barthélémy,  le  rejoignait  le  23  nivôse  (12  janvier), 
et  bientôt  ils  échangeaient  leurs  pouvoirs.  Interrompues,  le  18  pluviôse  (6  fé- 
vrier), par  la  maladie  du  comte  de  Gollz  qui  mourut  peu  de  temps  après,  les 
négociations  furent  reprises  avec  son  successeur,  le  baron  de  Hardenberg, 
arrivé  à  Bàle  le  28  ventôse  (18  mars)  et,  le  16  germinal  (5  avril),  la  paix  était 
conclue. 

Par  ce  traité,  la  France  s'engageait  à  évacuer  la  partie  des  Etats  prus- 
siens détenue  par  elle  sur  la  rive  droite  du  Rhin,  mais  elle  continuait  à 
occuper  la  partie  de  ces  Etats  situés  sur  la  rive  gauche,  sauf  arrangement  à 
intervenir  lors  de  la  paix  générale  ;  elle  déclarait  accueillir  les  bons  offices 
du  roi  de  Prusse  en  faveur  des  princes  et  Etats  de  l'empire  jjermanique  qui 
réclameraient  la  médiation  du  roi .  En  vertu  d'articles  secrets,  la  France  pro- 
mettait à  la  Prusse  des  compensations  si,  à  la  paix  générale,  ses  limites  se 
trouvdent  définitivement  fixées  au  Rhin,  et  était  prévue,  sous  la  garantie  de 
la  Prusse,  la  neutralisation  —  que  régla  un  second  traité  signé  à  Bâle 
(28  floréal-17  mai)  —  de  certains  pays  de  l'Allemagne  du  Nord.  La  Con- 
vention qui,  par  le  décret  du  27  ventôse  an  III  (17  mars  1795),  avait  autorisé 
le  comité  de  salut  public  à.  joindre  des  articles  secrets  aux  traités,  ratifia,  le 
25  germinal  an  III  (14  avril  1  795),  le  traité  du  16  (5  avril).  La  fallacieuse  poli- 
tique des  «  frontières  natur  elles  »  triomphait,  grosse  de  périls.  Si  le  roi  de 
Prusse,  en  effet,  comptait  que  la  cession  éventuellement  acceptée  par  lui 
se  heurterait  à  trop  d'obstacles  pour  devenir  définitive,  l'annexion,  bon  gré 
mal  gré,  des  provinces  rhénanes  était  un  article  du  programme  des  gouver- 
nants thermidoriens. 

Par  réaction  contre  la  politique  de  Robespierre  aussi  bien  au  point  de 
vue  extérieur  qu'au  point  de  vue  intérieur,  les  thermidoriens  avaient  vite 
substitué  aux  principes  admis  par  \m\  [Histoire  socialiste,  t.  IV,  p.  1587  et  1723) 
un  parti  pris  de  conquêtes,  une  idée  arrêtée  d'accroissement  territorial,  et 
subordonné  la  conclusion  de  la  p  ai  x  à  la  réalisation  de  ce  rêve  impérialiste 
signalé  par  le  baron  Fain,  dans  son  Manuscrit  de  l'an  III  (p.  26),  sous  la 


à 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


117 


date  de  vendémiaire  (septembre-octobre  1794)  :  «  Une  opinion  dont  la  popu- 
larité est  imposante,  et  qui  voit  chaque  jour  le  nombre  de  ses  partisans 
s'accroître  dans  le  sein  de  la  Convention,  s'élève  pour  demander  que  le 
cours  du  Rhin  soit  réservé  comme  limite  définitive  à  la  République  ». 


■«  S    g 


Il  y  eut  toutefois  des  esprits  clairvoyants  qui  essayèrent  d'enrayer  celte 
tendance.  Dans  un  mémoire  anonyme  du  23  vendémiaire  an  III  (14  oc- 
tobre 1794),  qui  est  aux  archives  du  ministère  des  affaires  étrangères  et  qu'a 
cité  M.  Albert  Sorel  [Revue  historique,  t.  XVII,  p.  27),  on  lit  contre  l'obsti- 
nation de  donner  la  barrière  du  Rhin  comme  limite  à  la  France,  sous  le  pré- 

UV.  408.  —     BISTOIRE    SOCtALISTE.   —   THERMIDOR  ET    DIRECTOIRE.  t  408. 


,,f^  HISTOIRE    SOCIALISTE 


texte  de  sauvegarder  celle-ci  :  «  Pénétrons-nous  surtout  de  cette  vérité,  que 
la  barrière  la  plus  forte  est  un  caractère  pacifique  »  (p.  29).  Dans  un  second 
mémoire  du  1"  frimaire  an  III  (21  novembre  1794)  qui,  dit  M.  Sorel  (p.  29), 
«  paraît  être  du  même  auteur  que  le  précédent  »,  est  soutenue  la  thèse  que 
les  pays  conquis  deviendront  des  foyers  de  mécontentement,  que  la  meilleure 
solution  serait  de  neutraliser  ces  pays  et  qu'il  fallait  user  de  la  victoire  avec 
modération  :  «  Si  on  veut  la  fixer,  il  faut  savoir  finir  le  combat.  Si  on  veut  en 
profiter,  il  faut  savoir  proposer  à  propos  des  conditions  justes  de  paix  » 
(p.  29).  Dans  le  cas  où  on  agirait  contrairement  à  ces  vues,  l'auteur  du 
mémoire  prévoit  pour  ce  motif  des  guerres  nouvelles.  «  Quel  qu'il  soit, 
ajoute  M.  Albert  Sorel,  l'auteur  voit  juste  et  voit  de  loin,...  parle  en  bon 
Français  et  en  bon  Européen  »  (p.  30). 

Malheureusement,  ces  idées  ne  triomphèrent  pas.  A  la  Convention,  le 
il  pluviôse  an  III  (30  janvier  1795),  Boissy  d'Anglas,  membre  du  comité  de 
salut  public,  prononçait  un  grand  discours  «  sur  la  situation  extérieure  ». 
Après  avoir,  dans  des  considérations  générales  que  devait  démentir  la  con- 
clusion, déclaré  :  «  Nous  respecterons  toujours  l'opinion  des  peuples,  quels 
que  soient  leurs  gouvernements,  leur  force,  leur  faiblesse,  leur  bonheur  ou 
leur  infortune  »,  et  protesté  contre  l'accusation  de  vouloir  «  attaquer  l'indé- 
pendance des  autres  peuples  »,  il  indiquait  comment  serait  observée  en  cer- 
tain cas  celte  «  indépendance  »  si  solennellement  proclamée  :  «  Nos  dangers 
passés,  la  nécessité  d'en  rendre  le  retour  impossible,  l'exemple  de  la  ligue 
menaçante  qui  voulut  nous  envahir  et  qui  a  porté  un  moment  la  désolalion 
dans  le  cœur  de  la  France,  le  désir  d'indemniser  nos  concitoyens  de  leurs 
sacrifices,  le  désir  sincère  de  rendre  la  paix  solide  et  durable,  nous  obligent 
à  étendre  nos  frontières,  à  nous  donner  de  grands  fleuves,  des-montagnes  et 
l'Océan  pour  limites,  et  à  nous  garantir  ainsi  d'avance,  et  pour  une  longue 
suite  de  siècles,  de  tout  envahissement  et  de  toute  attaque.  A  ce  prix,  les 
puissances  de  l'Europe  peuvent  compter  sur  une  paix  inviolable  et  sur  des 
alliés  courageux  ». 

Cette  théorie  des  froutièrefe  naturelles  n'est  pas  plus  légitime  que  ne  le 
sont  les  théories  prétendues  scientifiques  mises  au  jour  par  des  savants  domes- 
tiqués pour  justifier  les  infamies  de  la  force  brutale.  II  ne  saurait  y  avoir  en 
politique  d'autres  frontières  naturelles  que  celles  qui  résultent  de  l'assenti- 
ment des  populations.  Hors  de  là,  il  n'y  a  —  la  France  n'allait  pas  tarder  à 
en  faire  la  dure  expérience  —  que  guerres  périodiques  ou  menaces  perpé- 
tuelles d#guerre,  avec  l'absorption  par  l'armée  des  forces  vives  de  la  nation, 
la  subordination  de  toutes  les  institutions  à  l'action  militaire,  la  prise  du 
pouvoir  par  le  chef  victorieux,  les  hostilités  permanentes,  finalement  la 
défaite  et  l'invasion.  Par  une  aberration  extraordinaire,  Boissy  d'Anglas  indi- 
quait comme  de  nature  à  nous  sauver  et  à  assurer  la  paix  ce  qui  devait  pré- 
cisément nous  perdre  en  suscitant  la  guerre.  C'est  cette  rage  d'agrandisse- 


HIST0IR1-:     SOCIALISTE  119 

ment,  c'est  l'avidité  décelée  par  le  passage  reproduit  plus  haut,  qui,  sous 
prétexte  de  frontières. naturelles,  vont  mainlenanl  déterminer  les  démêlés  de 
la  France  avec  l'Europe,  et  ce  sont  ceux-ci  qui  vont  peser  déploruMement  sur 
notre  évolution  intérieure. 

La  retraite  du  roi  de  Prusse  fut  considérée  comme  une  trahison  par  le 
chef  de  la  maison  d'Autriche  qui  était  en  même  temps  le  chef  de  l'Empire, 
François  II  ;  la  perspective  d'avoir  seul  à  soutenir  la  cause  des  rois  contre  la 
République  ne  l'enorgueillissait  pas  outre  mesure.  Depuis  le  combat  du 
11  frimaire  an  III  (1"  décembre  1794)sous  les  murs  de  Mayence,  les  Prussiens 
d'acteurs  étaient  devenus  spectateurs,  et  le  solo  joué  par  l'armée  impériale 
n'avait  rien  de  particulièrement  brillant  ;  il  se  composait  surtout  de 
silences. 

Quelle  était  la  situation  des  armées  françaises?  L'armée  du  Nord  occu- 
pait la  Hollande  ;  la  conquête  de  ce  pays  achevée,  l'armée  de  Sambre-et- 
Meuse,  remontant  le  Rhin,  s'établit  de  Dûsseldorf  à  Coblenz  et,  vers  le  milieu 
de  germinal  (dans  les  premiers  jours  d'avril),  trois  de  ses  divisions,  sous  les 
ordres  du  général  Hatry,  remplacèrent  autour  de  Luxembourg  celles  de  l'ar- 
mée de  la  Moselle  appelée  à  rejoindre  tout  entière  l'armée  du  Rhin  devant 
Mayence.  Une  décision  du  13  ventôse  (3  mars)  avait  fusionné  ces  deux  der- 
nières armées  et  placé  la  nouvelle  armée  de  Rhin-el-Moselle  sous  le  com- 
mandement en  chef  de  Pichegru,  auquel  succédait,  à  la  tête  de  l'armée  du 
Nord,  le  général  Victor  Moreau.  Sur  le  refus,  paraît-il,  de  Pichegru  d'être  le 
supérieur  de  Jourdan,  qui  restait  à  la  tête  de  l'armée  de  Sambre-et-Meuse, 
ces  deux  généraux  eurent  simplement  en  fait,  sans  subordination  de  l'un  à 
l'autre,  à  combiner  leurs  efforts.  Retenu  quelques  jours  à  Paris,  ainsi  qu'on 
l'a  vu  (chap.  vn),  Pichegru  fut  suppléé,  jusqu'à  son  arrivée  devant  Mayence 
(27  germinal-16  avril)  par  Kleber  qui,  selon  son  désir,  rentrait  bientôt  sous 
les  ordres  de  Jourdan. 

L'Autriche,  pendant  ce  temps,  était  plus  occupée  de  s'entendre  avec 
l'Angleterre  que  de  faire  marcher  son  armée.  De  la  réussite  de  ses  négocia- 
tions dépendait  pour  elle  la  continuation  de  la  guerre.  Le  minisire  des 
affaires  étrangères  qui,  depuis  la  mort  de  Kaunitz  le  27  juin  1794,  était  le 
baron  de  Thugut,  parvint  enfin  à  signer  à  Vienne,  d'abord  le  4  mai,  puis  le 
20  mai,  deux  conventions  en  vertu  desquelles  l'Autriche  s'engageait  à  tenir 
200000  hommes  sur  pied  mo  yennant,  selon  le  mot  de  Hardenberg  [Mémoires 
cités  plus  haut,  t.  III,  p.  189),  des  «  subsides  décorés  du  titre  d'emprunt  »  de 
plus  de  cent  millions  de  francs  à  la  charge  de  l'Angleterre.  Mais,  tandis 
qu'elle  attendait,  pour  entrer  en  campagne,  le  résultat  des  expé  litions  pré- 
parées  par  celle-ci  sur  les  côtes  de  l'Ouest  et  le  soulèvement  royaliste 
annoncé,  l,e  manque  de  vivres  forçait  le  maréchal  Bender  à  signer,  le  19  prai- 
rial (7  juin),  la  capitulation  de  Luxembourg. 

L'armée  française  ne  profita  ©as,  n'était  peut-être  pas  à  même  de  profiter 


120  HISTOIRE     SOCIALISTE 

de  ce  succès.  Faliguée,  manquant  de  tout,  elle  avait  à  protéger  une  ligne 
très  étendue.  Au  lieu  des  renforts  qu'il  lui  aurait  fallu,  elle  voyait  ses 
effectifs  diminuer.  On  avait,  après  lé  9  thermidor,  laissé  rentrer  dans  leurs 
foyers  des  jeunes  gens  de  la  classe  bourgeoise  que  leur  âge  avait  fait  réqui- 
sitionner pour  le  service  militaire  et  qui,  ou  ne  s'étaient  pas  rendus  à  leur 
poste,  ou  l'avaient  abandonné.  La  nouvelle  circula  bientôt  dans  les  rangs  que 
réfractaires  et  déserteurs  vivaient  chez  eux  sans  être  inquiétés,  et  leurs  imi- 
tateurs devinrent  de  plus  en  plus  nombreux.  D'après  Jomini  (t.  VII, "p.  56), 
«  ce  n'est  pas  exagéré  que  de  porter  au  quart  de  l'effectif  le  nombre  de  ceux 
qui  rentrèrent  en  France  ».  D'après  des  documents  du  ministère  de  la  guerre 
analysés  par  Villiaumé  [Histoire  de  la  Révolution  française,  6'  éd.,  t.  III, 
p.  476  et  suiv.),  il  y  avait,  en  thermidor  an  I[  (juillet  1794),  707170  soldats 
présents  sous  les  armes;  il  n'y  en  avait  plus,  en  brumaire  an  IV  (octo- 
bre 1795),  à  la  fin  de  la  Convention,  que  444  071.  Si  on  se  plaignait  de  ceux 
qui  partaient,  on  commençait  aussi  à  se  plaindre  de  ceux  qui  restaient.  «  On 
n'apercevait  plus,  a  écrit  Jourdan,  cité  par  Louis  Blanc  [Histoire  de  la  Révo- 
lution française,  t.  XI,  p.  309),  les  traces  de  cette  sévère  discipline  par 
laquelle  l'armée  s'était  fait  admirer  dans  la  campagne  précédente.  Les  soldats 
se  livraient  au  pillage  ».  Quant  aux  chefs,  voici  ce  qu'écrivait  Hoche  [Vie  de 
Hoche,  par  Rousselin,  t.  II,  p.  155-156)  dans  une  lettre  du  9  germinal  an  III 
(29  mars  1795)  :  «  Le  luxe  a  reparu  dans  les  armées  ;  et,  semblables  à  des 
pachas,  nos  généraux  ont  huit  chevaux  à  leurs  voitures  ».  Ce  que  nous  cons- 
tatons ici  pour  les  troupes  de  terre,  ce  que  nous  constaterons  un  peu  plus 
loin  pour  la  marine,  ce  que  nous  avons  constaté  (fin  du  chap.  vi)  pour  les 
finances,  est  confirmé  pour  «  tous  les  services  administratifs  »  de  la  guerre 
par  MM.  Krebs  et  Morris  [Compagnes  dans  les  Alpes  pendant  la  Révolution, 
i7 94-17 96,  p.  215)  qui,  en  dehors  de  toute  sympathie  politique,  signalent 
leur  «  relâchement...  depuis  la  chute  du  parti  jacobin  ». 

D'autre  part,  Pichegru  se  montrait  disposé  à  trahir.  Un  agent  royaliste, 
Louis  Fauche-Borel,  imprimeur  à  Neuchâtel  —  cette  ville  appartenait  alors 
à  la  Prusse  —  et  à  la  solde  de  Wickham,  entrait  en  relation,  à  la  fin 
d'août  1795,  dans  les  environs  de  Huningue,  avec  Pichegru.  Sur  le  fond,  la 
trahison,  on  s'entendit  tout  de  suite  ;  mais,  sur  la  forme  qu'elle  devait 
revêtir,  l'entente  ne  put  se  faire.  Pendant  que  d'infâmes  pourparlers  conti- 
nuaient entre  Pichegru  et  le  prince  de  Condé,  —  «  le  prince  de  Condé  sait  la 
manière  dont  je  pense,  que  je  suis  disposé  à  tout  faire  pour  lui  »,  disait  un 
peu  plus  tard  Pichegru  à  un  agent  de  l'Autriche,  le  colonel  baron  de  Vincent 
dont  le  dernier  défenseur  de  Pichegru,  M.  Ernest  Daudet  [La  conjuration  de 
Pichegru,  p.  109),  ne  conteste  nullement  le  témoignage  —  la  Convention 
prescrivait  la  reprise  des  hostilités. 

Découragée  par  l'échec  de  Quibefon,  l'Autriche  avait,  le  6  thermidor 
(24 juillet),  prié  Hardenberg  de  proposer  une  trêve;  Barthélémy  transmit,  le 


HISTOIRE     SOCIALISTE  121 


23  (10  août),  la  réponse  du  comité  de  salut  public  :  celui-ci  n'accordait  pas 
d'armistice,  se  déclarait  prêt  à  entamer  des  négociations  directes  pour  la  paix 
et  envoyait  à  Bâie  un  de  ses  membres,  Reubell,  qui  arriva  le  29  (16  août). 
L'accord  ne  put  se  faire;  quant  aux  petits  Etats  allemands,  s'ils  avaient  tous 
des  intentions  pacifiques,  ils  n'osaient  se  prononcer  entre  la  Prusse  et  l'Au- 
triche, et,  seul,  le  landgrave  de  Hesse-Cassel  signa  la  paix  le  11  fructidor 
(28  août);  ordre  fut  donné  de  pousser  vivement  les  opérations  militaires. 

Wurmser  avait  été  chargé,  le  30  juillet,  du  commandement  de  l'armée 
autrichienne  du  Haut-Rhin,  des  environs  de  Bâle  au  delà  de  Mannheim:  il 
avait* en  face  de  lui  Pichegru.  Clerfayt,  avec  l'armée  du  Bas-Rhin,  était,  de 
Bingen  à  Diisseldorr,  opposé  à  Jourdan.  L'armée  de  Sarabre-et-Meuse  passait 
le  Rhin,  occupait  Dtiiseldoif  (20  fructidor  an  III-6  septembre  1795)  et,  en  deux 
semaines,  parvenait  sur  la  Lahn.  Jourdan  descendait,  le  1"  vendémiaire 
an  IV  (23  septembre),  dans  la  vallée  du  Mein  et,  le  4  (26  septembre), 
Mayence  était  complètement  investie,  sur  la  rive  gauche  par  le  général 
Schaal,  sur  la  rive  droite  par  Kleber.  Afin  de  ne  pas  se  dénoncer  lui-même, 
Pichegru  avait  dû,  à  son  tour,  se  décider  à  avancer;  ayant  atteint  Mannheim, 
il  commençait  le  bombardement  lorsque  la  place  se  rendit  le  4°  jour  com- 
plémentaire de  l'an  III  (20  septembre).  Il  aurait  pu,  il  aurait  dû,  dès  le  len- 
demain, poursuivre  l'offensive,  s'assurer  d'Heidelberg,  séparer  les  deux 
armées  ennemies  et,  après  avoir  joint  Jourdan,  les  écraser  successivement. 
Mais  le  traître,  préoccupé  avant  tout  de  tirer  delà  situation  le  meilleur  profit 
personnel,  n'avait  pas  renoncé  aux  projets  interrompus  et,  tout  en  sauve- 
gardant les  apparences,  il  tenait  à  ne  pas  s'éloigner.  Il  engagea  donc  deux 
divisions  seulement  contre  des  forces  très  supérieures,  préméditant  leur 
écrasement  pour  avoir,  sans  se  compromettre  encore,  un  prétexte  à  reculer. 
Le  général  Dufour  était,  en  effet,  battu  le  2  vendémiaire  (24  septembre)  et 
fait  prisonnier;  ce  fut  Clerfayt  qui  conserva  Heidelberg,  ce  furent  les  armées 
autrichiennes  qui  opérèrent  leur  jonction.  Wurmser  arriva  près  deMannheim 
et  permit  à  Clerfayt  de  réunir  toutes  ses  forces  contre  l'armée  de  Sambre-et- 
Meuse.  Jourdan  dut  se  résoudre  à  la  retraite.  Elle  commença  le  20  vendé- 
miaire (12  octobre)  ;  après  une  série  de  difficultés,,  la  droite  avec  Kleber  ayant 
pu  repasser  le  Rhin  à  Neu  wied  et  la  gauche  avec  Jourdan  à  Dûsseldorf, 
l'armée  s'établit  derrière  le  Rhin.  Le  26  (18  octobre),  Wurmser  avait  forcé 
les  troupes  de  Pichegru  à  se  réfugier  sous  Mannheim  et  ce  dernier,  qui  y 
avait  son  quartier  général,  écrivait  à  Jourdan  pour  lui  demander  des  renforts. 
Des  8  000  hommes  environ  envoyés,  la  moitié  arriva  les  5  et  6  brumaire 
(27  et  28  octobre);  mais  cela  n'empêcha  pas,  le  7  (29  octobre),  Clerfayt  de 
mettre  en  déroute  les  troupes  qui  assiégeaient  Mayence  sur  la  rive  gauche  et 
de  débloquer  la  place.  De  son  côté,  Wurmser  multipliait,  en  brumaire  (pre- 
miers jours  de  novembre),  les  attaques  contre  les  troupes  réunies  sous 
Mannheim  et  les  obligeait  à  s'éloigner. 


122  HISTOIRE     SOCIALISTE 

L'or  de  l'Angleterre,  on  l'a  vu,  figurait  dans  toutes  les  attaques  dirigées 
contre  la  République  française;  il  payait  Quiberon,  il  payait  le  prince  de 
Condé,  il  payait  l'Autriche,  il  payait  l'intrigue  avec  Pichegru.  Mais  si  le  gou- 
vernement de  George  III  entretenait  l'état  de  guerre,  poussé  par  ceux  qui  en 
bénéficiaient,  par  l'aristocratie  de  la  banque,  du  commerce,  de  l'industrie, 
cela  ne  rapportait  à  la  masse  populaire  que  suppléments  de  taxes  sans  com- 
pensation; et  l'opposition  recruta,  dans  l'entourage  même  de  Pitt,  quelques 
adhérents.  C'est  le  beau-t'rère  de  Pitt,  le  comte  Stanhope,  qui,  le  6  jan- 
vier 1795,  présenta  à  la  Chambre  des  lords  une  motion  contre  toute  inter- 
vention dans  les  affaires  intérieures  de  la  France  ;  justifiée  par  son  auteur 
en  termes  très  élevés,  cette  motion  n'obtint  que  sa  voix  contre  61.  C'est 
l'intime  ami  de  Pitt,  'Wilberforce,  qui,  le  27  mai,  à  la  Chambre  des  com- 
munes, demanda  que  l'Angleterre  fît  la  paix  avec  la  France  à  des  conditions 
honorables;  soutenue  par  Fox  et  combattue  par  Pitt,  cette  proposition  fut 
repoussée  par  201  voix  contre  86.  Le  parti  de  la  guerre  triomphait  et  devait 
malgré  tout  trio  mpher,  même  si  la  proposition  Wilberforce  avait  été  votée, 
étant  donnée  la  prépondérance  dans  notre  milieu  gouvernemental,  depuis  le 
9  thermidor,  des  idées  d'annexion.  Comme  Pilt  l'avait  dit  à  la  Chambre  des 
communes  le  1"  janvier  précédent  {Moiiiteur  du  5  pluviôse  an  III-24  jan- 
vier 1795)  :  «  Quelle  paix  pourrions-nous  obtenir  ?...  Nous  conseillera-t-on 
d'abandonner  aux  Français  les  Pays-Bas  autrichiens?  non,  sans  doute  »;  il 
n'y  avait  qu'un  moyen  d'après  lui  de  conclure  sérieusement  la  paix  :  «  Forcez 
les  Français  à  rentrer  dans  les  bornes  de  leur  propre  territoire  ». 

Après  ce  qui  a  été  dit  plus  haut  au  sujet  des  frontières  naturelles  et 
après  ces  paroles  de  Pitt,  on  peut  comprendre  pourquoi  la  France  allait  se 
trouver  condamnée  à  la  guerre  tant  que  la  condition  sine  qua  non  de  la  paix 
serait,  pour  les  gouvernants  françai  s,  l'annexion  jusqu'au  Rhin,  cette  même 
condition,  de  ce  côté  tout  au  moins,  étant,  pour  les  gouvernants  anglais, 
devenus  l'âme  de  la  coalition  :  point  d'annexion.  Laisser  à  la  France  les 
»  Pays-Bas  autrichiens  »,  autrement  dit  la  Belgique,  c'était  consentir  à  ce 
que,  avec  le  port  d'Anvers  et  cette  extension  de  ses  côtes  et  de  sa  flotte  sur 
la  mer  du  Nord,  elle  isolât  davantage  les  Iles  Britanniques  du  continent; 
l'Angleterre  ne  pouvait  accepter  cette  situation,  et  encore  évidemment  d'une 
manière  provisoire,  que  réduite  à  la  dernière  extrémité. 

En  outre  de  l'échec,  déjà  mentionné  (chap.  vni),  de  Villaret-Joyeuse 
dans  l'Océan,  il  y  eut  quelques  rencontres  navales.  Martin,  nommé  vice- 
amiral,  avait  repris  la  mer  en  prairial  an  III  (juin  1795)  et  croisait  sur  les 
côtes  de  Provence,  afin  de  protéger  l'arrivée  de  convois.  Dans  une  recon- 
naissance, le  6  messidor  (24  jui  n),  la  frégate  la  Minerve  fut  capturée  par  les 
Anglais  après  une  vaillante  défense  et,  le  25  (13  juillet),  eut  lieu  entre  les 
deux  flottes,  à  la  hauteur  des  îles  ci'Hyères,  un  combat  qui  ne  nous  fut  pas 
favorable;  un  navire  français,  VAlcide,  prit  feu  et  sauta  pendant  une  auda- 


HISTOIRE    SOCIALISTE  123 

cieuse  manœuvre  de  VAÎceste  pour  le  sauver.  Sur  l'élat  comparalif  de  noire 
marine  avant  et  après  le  9  thermidor,  voici  ce  que  constate  M.  Lévy-Schneider 
{Le  Conventionnel  Jeanbon  Saint-André,  p.  1076),  d'après  un  mémoire  fait, 
le  14  fructidor  an  III  (31  août  1795),  par  un  ennemi  des  Montagnards,  le 
contre-amiral  Truguet,  pour  le  représentant  Defermon  :  «  Au  1"  floréal  de 
l'an  II...  la  France  possédait  88  vaisseaux  de  ligne  dont  54  en  activité  ou 
radoub,  34  en  construction  et  128  frégates,  dont  68  en  activité,  armement  ou 
radoub  et  60  en  construction,  plus  295  corvettes  et  petits  bâtiments.  Or 
Truguet  convient  qu'au  1"  fructidor  an  III,  il  reste  50  vaisseaux,  19  vaisseaux 
rasés  sont  en  construction,  il  y  a  64  frégates  en  activité,  27  en  construction, 
et  292  corvettes  et  petits  bâtiments.  Ainsi,  loin  d'augmenter,  nos  forces  na- 
vales ont  diminué,  les  constructions  surtout  se  sont  notablement  ralenties. 
Sur  les  50  vaisseaux,  32  seulement  sont  en  activité  dont  16  appartiennent  au 
port  de  Toulon  ».  Dans  ces  conditions  qui  rendaient  la  lutte  de  plus  en  plus 
difficile,  la  Gonven  tion  résolut  de  substituer  la  guerre  de  course  à  la  guerre 
d'escadre  et,  le  23  thermidor  an  III  (10  août  1795),  permit  «  à  tous  citoyens 
français  d'armer  en  course  pour  courir  sur  les  bâtiments  ennemis  ».  Dans  ce 
même  but,  le  port  de  Toulon  reçut,  en  fructidor  (septembre),  l'ordre  d'armer 
deux  divisions.  L'une,  commandée  par  le  contre- amiral  Richery,  venait  de 
franchir  le  détroit  de  Gibraltar,  lorsqu'elle  aperçut  un  convoi  de  31  navires 
escorté  par  trois  vaisseaux  de  guerre  anglais  dont  l'un  était  l'ancien  vaisseau 
français  le  Censeur;  celui-ci  fut  pris  ainsi  que  30  na  vires  du  convoi  et,  le  21 
vendémiaire  an  IV  (13  octobre  1795),  Richery  entrait  avec  ses  prises  à  Cadix. 
L'autre,  sous  les  ordres  du  capitaine  de  vaisseau  Ganteaume,  se  dirigea,  le 
18  (10  octobre),  ve  rs  l'Archipel  et,  après  avoir  dégagé  la  petite  division  blo- 
quée à  Smyrne,  rentra  à  Toulon.  En  fructidor  (septembre),  dans  l'Océan,  à 
la  hauteur  ducap  Finisterre,  la  division  du  capitaine  de  vaisseau  Moultson 
capturait  un  riche  convoi  de  18  bâtiments  allant  en  Angleterre  et  regagnait 
Rochefort. 

En  messidor  an  III  (juillet  1795),  les  Anglais  avaient  pris  possession  des 
îlots  Saint-Marcouf  d'oîi  ils  communiquaient  avec  les  royalistes  et  entravaient 
les  relations  entre  Le  Havre  et  Cherbourg.  Aux  Antilles,  ils  étaient  obligés 
le  1°'  messidor  an  III  (19  juin  1795),  d'évacuer  Sainte-Lucie  qu'ils  devaient 
reprendre  en  floréal  an  IV  (avril  1796)  ;  de  même,  ils  per  daient  en  prairial 
an  III  (juin  1795)  et  reprenaient  en  prairial  an  IV  (juin  1796)  la  Grenade  et 
Saint-Vincent  dont  les  indigènes,  par  haine  de  l'Angleterre,  étaient  devenus 
les  alliés  de  la  France.  A  Saint-Domingue,  où  les  av  aient  appelés  les  grands 
propriétaires  furieux  de  l'émancipation  des  nègres,  ils  reculaient  devant  ceux- 
ci  que  commandait  Toussaint  Louverture  devenu,  21  floréal  an  II  (10 mai  1794), 
à  la  suite  de  la  reconnaissance  sans  réserves  de  l'affranchissement  des  noirs 
parla  loi  du  16  pluviôse  an  II  {4  février  1794),  l'allié  des  républicains  français 
et  de  leur  chef  Laveaux,  gouverneur  général   par  intérim  ;  le  16  thermidor 


124  HISTOIRE     SOCIALISTE 

an  II  (3  août  1794),  étaient  arrivés  à  Paris  en  état  darrestation  Sontlionax  et 
Polverel,  commissaires  civils  délégués  à  Saint-Domingue,  qui  avaient  été 
décrétés  d'accusation  le  16  juillet  1793;  la  Convention  leur  accorda,  le  lende- 
main (4  août),  leur  mise  en  liberté  provisoire.  Après  la  conquête  de  la 
Hollande,  les  Anglais  exécutèrent  leur  ancien  projet  de  mettre  la  main  sur 
la  colonie  hollandaise  du  Cap  ;  le  23  septembre  1795,  la  ville  du  Gap  capi- 
tulait. Le  mois  précédent,  le  26  août,  Trincomali,  dans  l'île  de  Ceylan,  avait 
capitulé  et  l'île  entière  tombait  bientôt  sous  la  domination  de  l'Angleterre 
qui,  l'année  suivante,  s'emparait  de  la  Guyane  hollandaise. 

Tandis  que  le  gouvernement  anglais  songeait  à  s'indemniser  de  cette 
manière,  les  Etats  généraux  des  Provinces-Unies,  fédération  de  sept  pro. 
vinces  dont  la  plus  importante  était  la  Hollande  proprement  dite,  décré. 
talent,  sous  l'inspiration  de  celle-ci,  le  16 février,  l'abolition  du  stathoudérat, 
la  souveraineté  du  peuple  batave,  les  droits  de  l'homme  et  du  citoyen.  Il 
restait  à  la  République  batave  à  s'entendre  avec  la  République  française.  Les 
négcciations  furent  laborieuses.  A  la  thèse  annexionniste  des  frontières  natu- 
relles soutenue  par  le  comité  de  salut  public  et  appréciée  plus  haut,  les  délé- 
gués bataves  objectaient  avec  raison  :  «  Quels  que  soient  les  droits  du  vain- 
queur pour  des  indemnités  de  guerre,  ils  ne  peuvent  pas  être  étendus  au 
point  de  conquérir  des  peuples  entiers  contre  leur  gré  »  (Legrand,  La  Révo- 
lution française  en  Hollande,  la  République  batave,  p.  96);  mais  il  fallut 
céder.  Sauf  la  Zélande,  la  France  prit,  peut-on  dire,  tout  le  pays  au  sud  de 
la  Meuse.  Le  traité  signé,  le  27  floréal  an  III  (16  mai  1795),  à  la  Haye  par 
Reubell  et  Sieyès  comportait,  en  outre,  une  alliance  offensive  et  défensive 
entre  les  deux  républiques  et  une  indemnité  de  cent  millions  de  florins 
payable  moitié  tout  de  suite  par  le  règlement  de  dettes  de  la  France  immé- 
diatement exigibles  à  l'étranger,  moitié  en  cinq  versements  échelonnés  dans 
le  délai  d'un  an.  Ce  traité  fut  ratifié,  le  26  mai,  par  les  Etals  généraux  néer- 
landais et,  le  8  prairial  (27  mai),  par  la  Convention  qui,  le  9  vendémiaire 
suivant  (1"  octobre  1795)..  décréta  l'incorporation  à  la  France  des  territoires 
que  lui  attribuait  ce  traité  et  de  la  Belgique  ;  le  difficile  allait  être  d'imposer  Â 
cette  solution  à  l'Europe  et  surtout  à  l'Angleterre.  Wk 

Malgré  les  conseils  et  les  menaces  de  cette  dernière  puissance,  la  cour 
d'Espagne  avait  fini  par  se  prononcer  pour  la  paix.  Mais,  avec  un  roi  imbé- 
cile, Charles  IV,  une  reine  débauchée,  Marie-Louise  de  Parme,  et  un  premier 
ministre.  Manuel  Godoy,  favori  du  roi  et  amant  de  la  reine,  uniquement 
préoccupé  de  ses  propres  intérêts,  cela  ne  pouvait  aller  sans  de  nombreuses 
tergiversations.  En  attendant,  dans  les  Pyrénées  orientales,  Pérignon,  après 
quelques  essais  infructueux  pour  franchir  la  Fluvia,  restait  sur  la  défensive. 
Son  successeur,  Scherer,  arriva  à  Figueras  le  10  prairial  an  III  (29  mai  1795) 
et,  le  26  (14  juin),  eut  lieu,  sur  la  rive  droite  de  la  Fluvia,  un  combat  dans 
lequel  les  deux  parUs  s'attribuèrent  la  victoire;  il  est  certain  que  les  troupes 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


125 


françaises  gardèreni  le  blé  et  le  bélail  qu'elles  étaient  allées  chercher  pour 
se  ravitailler,  ce  dont  elles  avaient  grand  besoin.  En  Gerdagne,  les  choses 
allaient  encore  plus  mal  ;  les  paysans  s'étaient  de  nouveau  soulevés  et,  dès 
le  30  pluviôse  (18  février),  le  général  Charlet  devait  reculer.  Le  8  thermidor 
(26  juillet).  Puigcerda,  occupé  par  les  Fraaçais,  était  pris  d'assaut;  le  lende- 
main Bellver  capitul;;it,  etMontlouis  n'était  plus  approvisionné  que  pour  une 


(D'après 


POINT  DE  CONVENTION. 

ne  gravure  de  Tresca,  de  la  Bibliothèque  Nationale.) 


dizaine  de  jours  lorsqu'on  apprit  que  la  paix  avait  été  signée  le  4  thermidor 
(22  juillet). 

Dans  les  Pyrénées  occidentales,  il  y  eut,  à  la  fin  de  ventôse  (mars),  quel- 
ques combats  sans  portée.  Le  général  Servan  avait  été  expédié  à  Bayonne  pour 
engager  avec  un  envoyé  espagnol,  Yranda,  des  pourparlers  qui,  jusqu'à  leur 
échec,  ralentirent  les  opérations  militaires.  Elles  furent  reprises  en  messidor 
(juin)  ;  le  24  messidor  (12  juillet),  les  troupes  républicaines  s'emparaient  de 
Durango,  elles  entraient,  le  26  (14  juillet),  dans  Vitoria  et,  le  1"  thermidor 
(19  juillet),  dans  Bilbao.  En  Navarre,  elles  s'apprêtaient  à  mener  vigoureu- 

UV.  409.  —  HISTOIRE    SOCIALISTE.   —    THEftlHOOR    ET    DIRECTOIRE.  UV.  409. 


126  HISTOIRE    SOCIALISTE 

sèment  le  siège  de  Pampelune;  mais  la  nouvelle  que  la  paix  était  conclue 
arrêta  le  hostilités.  C'était  à  Bâle  que  la  signature  du  traité  de  paix  avait  en- 
fin eu  lien,  le  4  thermidor  an  III  (22  juillet  1795),  entre  Barlhi-iemy  pour  la 
France  et  Yriarte  pour  l'Espagne,  sur  la  base  équitable  de  l'intégrité  du  terri- 
toire des  deux  nations.  L'Espagne  cédait  seulement  à  la  France  la  partie  de 
Saint-Domingue  qu'elle  possédait.  Ce  traité  était  ratifié,  le  i4  thermidor 
(1"  août),  par  la  Convention  et,  le  4  août,  par  le  roi  d'Espagne  qui,  à  celte 
occasion,  octroya  à  Godoy  le  titre  de  Prince  de  la  Paix.  Les  armées  des  Py- 
rénées ne  tardèrent  pas  à  être  dissoutes  ;  celle  des  Pyrénées  orientales  rejoi- 
gnit larmée  d'Italie  et  20  000  hommes  de  celle  des  Pyrénées  occidentales 
gagnèrent  l'Ouest. 

Le  Portugal,  que  gouvernait  le  futur  Jean  VI,  au  nom  de  sa  mère  la 
reine  Marie  I"  qui  était  folle,  avait  fourni  quelques  régiments  à  l'Espagne  et 
quelques  vaisseaux  à  l'Angleterre.  Il  fit  faire  des  propositions  de  paix  au 
comité  de  salut  public  qui,  en  présence  de  sa  neutralité  de  fait,  ne  se  hâta 
pas  de  conclure  avec  lui. 

La  plupart  des  Etats  italiens  manifestaient  à  l'égard  de  la  République 
française  une  hostilité  que  l'Angleterre  surtout  s'efforçait  de  surexciter, 
mais  que  tendait  prudemment  à  tempérer  la  conscience  de  leur  faiblesse.  Le 
grand-duc  de  Toscane,  Ferdinand  III,e'tait  le  frère  de  l'emiereur  François  II  ; 
lors  de  la  coalition  contre  la  France,  guidé  plus  par  l'intérêt  de  ses  sujets, 
grands  commerçants,  que  par  son  goût,  il  avait  gardé  la  neutralité  qu'il  r>e 
rompit  (octobre  1793)  que  sur  l'injonction  de  l'Angleterre  menaçant  de  bom- 
barder Livourne  et  confisquant  une  grande  quantité  de  blé  achetée  pour  la 
France.  Les  victoires  de  la  République  lui  inspirèrent  une  frayeur  qui  le 
poussa  d'autant  plus  à  chercher  à  rentrer  en  grâce  auprès  d'elle  que  les  exi- 
gences financières  de  l'Autriche  lui  paraissaient  ruineuses.  Dès  que  la  Répu- 
blique le  lui  permit,  il  envoya  officiellement  le  comte  Carletti  à  Paris  pour 
négocier  la  paix.  Celle-ci  fut  signée  le  21  pluviôse  ail  III  (9  février  1795). 
Avec  une  modération  louable,  la  Convention  n'imposa  au  grand-duc  que 
l'obligation  de  restituer  l'équivalent  des  blés  confisqués  par  l'amiral  anglais 
Hervey  ;  elle  ratifla,  le  25  pluviôse  (13  février),  le  traité  qui  était  le  premier 
conclu  par  elle  avec  une  des  puissances  de  la  coalition,  et  Carletti  resta  à 
Paris  comme  représentant  de  la  Toscane. 

Les  républiques  oligarchiques  de  Lucques  —  enclavée  dans  la  Toscane 
—  par  impuissance,  de  Gênes,  par  cupidité  commerciale,  de  Venise  par  éco- 
nomie, n'aspiraient  qu'à  conserver  leur  neutralité  en  étant  bien  avec  tout  le 
monde.  Leurs  faibles  ressources  rendaient  les  ducs  de  Parme  et  de  Modène 
insignifiants.  Naturellement,  le  pape  Pie  VI  abhorrait  la  Révolution,  mais  sa 
force  n'était  pas  au  niveau  de  sa  haine.  C'était  le  cas  aussi  du  roi  des  Deux- 
Siciles,  Ferdinand  IV;  s'il  était  excilé'conlre  la  France  par  sa  femme  Marie- 
Caroline  sœur  de  Marie-Antoinette,  il  était  retenu  par  la  peur. 


f 


HISTOIRE     SOCIALISTE  127 

Deux  choses  empêchaient  le  roi  de  Sardaigae,  Victor-Araédée  III,  beau- 
père  des  frères  de  Louis  XVI,  d'abandonner  la  coalition,  l'une  l'envie  de  re- 
couvrer la  Savoie  et  Nice,  que  la  Convention  se  refusait  à  satisfaire  de  bon 
gré,  l'autre  la  crainte  de  l'Autriche  qui,  déjà  maîtresse  de  la  Lombardie,  pou- 
vait s'étendre  en  Piémont.  Dans  une  conférence  tenue  à  Milan  en  février  1795 
par  des  officiers  représentant  l'Angleterre,  l'Autriche  et  le  roi  de  Sardaigne, 
une  action  concertée  des  forces  sardes  et  autrichiennes  avait  été  décidée  ; 
mais  le  rassemblement  des  troupes  impériales  fut  très  lent,  elles  n'étaient 
prêtes  qu'en  juin.  A  ce  moment,  45000  soldats  de  la  République  devaient 
faire  face,  de  la  Méditerranée  au  mont  Blanc,  à  70  000  Austro-Sardes.  Obligé, 
en  outre,  de  tenir  des  troupes  à  la  disposition  des  représentants  en  mission 
qui  craignaient  dans  les  départements  le  contre-coup  des  journées  de  ger- 
minal et  de  prairial,  Kellermann  ne  pouvait  prendre  l'offensive  avant  d'avoir 
reçu  des  renforts  importants.  Si  l'armée  des  Alpes  déjouait  plusieurs  tenta- 
tives, sur  le  petit  Saint-Bernard  en  floréal  (mai)  et  sur  le  col  de  Tende  en 
messidor  (fin  juin),  à  cette  même  époque  l'armée  d'Italie  dut,  après  un  échec, 
abandonner  la  position  de  Vado  et  se  retirer  sur  la  ligne  de  la  Taggia.  La 
contrée  se  trouvait  épuisée,  les  approvisionnements  étaient  difficiles  en  terri- 
toire génois  où  les  assignats  n'étaient  pas  acceptés  et  impossibles  du  côté  de 
la  mer  dont  les  Anglais  étaient  maîtres,  surtout  depuis  le  combat  des  îles 
d'Hyères  (25  messidor-13  juillet).  L'armée  vivait  au  jour  le  jour  grâce  à  l'abné- 
gation des  soldats  et  au  dévouement  des  officiers  donnant  les  uns  et  les 
aulns  leur  argent,  leurs  montres,  tout  ce  qui  avait  quelque  valeur,  afin 
d'acheter  des  vivres  pour  tous.  Il  y  avait  heureusement  mésintelligence 
entre  les  Piémontais  et  les  Autrichfens  qui  agissaient  trop  en  maîtres.  Les 
engagements  se  réduisirent  à  des  escarmouches  d'avant-garde  et  à  des  tenta- 
tives isolées  telles  que  celle  du  duc  d'Aoste  sur  le  mont  Genèvre  qui  échoua 
le  13  fructidor  (30  août).  La  marche  "des  troupes  des  Pyrénées  acheminées 
vers  l'armée  d'Italie  fut  retardée  par  le  manque  de  chaussures,  et  les  nou- 
velles opérations  ne  purent  sérieusement  commencer  qu'en  brumaire  an  IV 
(novembre  1795);  le  26  (17  novembre),  nous  étions  prêts  pour  l'attaque. 
Kellermann  avait  remis,  le  7  vendémiaire  (29  septembre),  le  commandement 
de  l'armée  d'Italie  à  Scherer  appelé  à  ce  poste  le  14  fructidor  (31  août),  et  il 
prit,  le.môme  mois  (début  d'octobre),  celui  de  l'armée  des  Alpes  ;  cette  der- 
nière armée,  sans  avoir  à  effectuer  d'importantes  opérations,  devait  durer 
officiellement  jusqu'au  4  fructidor  an  V  (21  août  1797). 

La  Suisse  qui  était  encore  la  confédération  des  Treize-Cantons  —  la  répu- 
blique de  Genève  n'était  que  son  alliée  —  gardait  une  neutralité  conforme  à 
sa  position  géographique  et  servait  de  terrain,  nous  l'avons  vu,  aux  négo- 
ciations internationales  menées  par  Barthélémy,  ambassadeur  de  la  Répu- 
blique française  en  Suisse  depuis  le  22  janvier  1792.  Le  Danemark,  sous 
Christian  VII,  et  la  Suède  qui,  depuis  la  mort  de  Gustave  III,  le  29  mars  1792, 


128  HISTOIRE     SOCIALISTE 

avait  pour  roi  un  mineur,  Gustave  IV-Adolphe,  sous  la  tutelle  de  son  oncle, 
Charles,  duc  de  Sudermanie,  restaient  neutres.  Mais  la  Suède  était  une  mo- 
narchie mendiante.  M.  de  Staël,  solennellement  reçu,  le  4  floréal  an  III 
(23  avril  1795),  comme  ambassadeur  de  la  Suède,  par  la  Convention,  chercha 
à  lui  soutirer  des  subsides.  La  lutte  à  mener  contre  la  France  et  l'insurrec- 
tion polonaise  avaient,  peut-être  autant  que  les  rivalités  de  ceux  qui  en 
guettaient  les  dépouilles,  épargné  à  la  Turquie  le  sort  de  la  Pologne.  Le 
sultan  Selim  III  n'était  pas  hostile  à  la  France  et  avait  même  fini  par  recon- 
naître la  République  ;  à  Descorches,  qui  exerça  en  fait  les  fonctions  d'ambas- 
sadeur, succéda  en  titre  et  en  réalité  Yerninac  arrivé  à  Constantinople  en 
floréal  an  III  (avril  1795).  L'entente  de  la  première  République  avec  le  sultan 
est  l'équivalent  de  celle  de  la  troisième  avec  le  tsar  ;  ici  comme  là  les  principes 
ne  commandent  nullement  de  protester  de  parti  pris  contre  de  tels  arrange- 
ments. Car  prétendre  subordonner  les  relations  amicales  des  nations  à  la 
similitude  de  leur  régime  politique,  c'est  substituer,  à  la  compréhension  des 
conditions  réelles  de  sécurité  et  de  vie,  l'outrecuidance  de  cerveaux  s'ima- 
ginant  pouvoir  mener  le  monde  au  gré  de  leurs  conceptions  sans  tenir 
compte  de  la  réalité;  c'est  agir  conformément  non  à  ce  qui  existe,  mais  à  ce 
qu'on  voudrait  voir  exister.  Tout  ce  qu'on  est  en  droit  de  demander,  ce 
qu'il  faut  demander  à  ces  ententes  correspondant  à  une  nécessité  ou  à  une 
utilité  du  moment,  c'est  d'être  une  garantie  pour  la  paix  ou  pour  la  défense 
sans  faire  de  l'un  des  adhérents  l'instrument  d'un  autre,  C'est  d'impliquer 
réciprocité  d'avantages. 

Telle  était  la  situation  en  Europe,  à  l'heure  où  la  Convention  touchait  à 
sa  fin.  ^ 

Au  point  de  vue  des  étrangers  originaires  des  pays  en  guerre  avec  la 
France,  l'assemblée  révolutionnaire  fut,  pour  les  personnes,  moins  accommo- 
dante que  pour  les  biens  (voir  fin  du  chap.  iv).  Le  23  messidor  an  III 
(11  juillet  1795),  elle  décidait  que  tous  ces  étrangers  «  venus  en  France 
depuis  le  1"  janvier  1792  »,  seraient  tenus  d'en  sortir  sous  peine  d'arresta- 
tion; et,  le  15  thermidor  (2  août  1795),  elle  ajoutait  que  ceux  qui  ne  se 
seraient  pas  conformés  à  la  loi  précédente,  seraient  regardés  comme  espions 
et  poursuivis  comme  tels. 


CHAPITRE  X. 

LE  13  VENDÉMIAIRE  AN  IV.  —  FIN  DE  LA  CONVENTION. 

(Messidor  an  III  à  brumaire  an  IV  •  juin  à   octobre  1795.) 

On  a  vu  (chap.  vi)  qu'une  commission  de  onze  membres  avait  été  dési- 
gnée le  4  floréal  (23  avril)  pour  préparer,  disait-on,  les  lois  organiques  de  la 
Constitution;  trois  de  ses  membres  n'ayant  pas  accepté  d'en  faire  cartie,  la 


HISTOIRE  .  SOCIALISTE  129 

1 

commission  était  complétée  le  17  floréal  (6  mai);  elle  décklait  le  même  jour, 
«  à  la  presque  unanimité  »,  d'après  un  de  ses  membres,  La  Revellière-Lé- 
peaux,  «  qu'il  ne  devait  être  question...  ni  de  lois  organiques,  ni  de  consti- 
tution de  93,  mais  de  préparer  le  plan  d'une  constitution  raisonnable  »  [Mé- 
moires, t.  I",  p.  229).  Sans  discuter  si  cette  décision  a  été  réellement  prise  à 
cette  date  ou  seulement  après  le  1"  prairial,  je  rappellerai  que,  suivant  le  rap- 
port de  police  du  30  pluviôse  an  III  (18  février  1795)  mentionné 'chap.vi,  déjà 
oc  quelques  députés...  voulaient  que  l'on  touchât  à  la  Constitution  de  179.3  ». 
Quoi  qu'il  en  soit,  un  journal  du  15  prairial  (3  juin)  disait  (recueil  de  M.  Au- 
lard,  t.  I",  p.  760)  :  «  Le  12  prairial,  anniversaire  du  31  mai,  les  députés  vic- 
times de  cette  désastreuse  journée  se  sont  ré  unis,  dans  un  repas  fraternel,  à 
ceux  qui,  depuis  le  9  thermidor,  ont  déployé  tant  d'énergie  contre  les  brigands 
et  les  assassins.  Entre  autres  toasts,  on  a  porté  celui-ci  :  «  A  la  Constitu- 
«  t ion  prochaine  du  peuple  français  i  Puisse-t-elle  être  également  éloignée 
«  du  royalisme  et  de  la  sans-cidotlerie  !  » 

En  présentant,  le  5  messidor  (23  juin),  au  nom  des  Onze,  un  nouveau 
projet  de  constitution,  Boissy  d'Anglas  lut  un  long  rapport  oîi  figurent  à 
quatre  reprises,  et  peut-être  pour  la  première  fois,  les  mots  conserver  et  con- 
servation dans  le  sens  politique  qui  devait  être  si  usité  par  la  suite  —  régime 
qui  «  conserve  »  la  propriété  ou  qui  ne  «  conserve  rien  »...  «  conservation  de 
la  liberté  »...  «  notre  but  n'est  plus  de  détruire,  mais  de  conserver  le  gouver». 
nement  »  —  et  où  se  trouve  résumé,  dans  une  formule  brève  ce  qui,  à  ce 
point  de  vue  conservateur,  était  raisonnable  et  ce  qui  ne  l'était  pas  :  «  Un 
pays  gouverné  par  les  propriétaires  est  dans  l'ordre  social;  celui  où  les  non 
propriétaires  gouvernent  est  dans  l'état  de  nature  »  ;  et  telle  sera  la  caracté- 
ristique essentielle  de  la  nouvelle  constitution,  dite  de  l'an  III,  que  la  Con- 
vention vota  définitivement  le  30  thermidor  (17  août),  sauf  ratification  par 
le  peuple  admis,  en  effet,  à  abdiquer  ses  droits  politiques  entre  les  mains 
d'une  classe,  en  attendant  que  cette  classe  elle-même  abdique  les  siens  entre 
les  mains  d'un  homme. 

Dans  la  séance  du  2  thermidor  (20  juillet),  Sieyès  avait  exposé  son  sys- 
tème particulier  et  préconisé  surtout,  sous  le  nom  de  «  Jury  constitution - 
naire»,  l'institution  d'un  «tribunal  de  cassation  dans  l'ordre  constitutionnel». 
Ce  jury  composé  de  108  membres  renouvelables  par  tiers  et  élus  parmi  les 
anciens  membres  des  assemblées  législatives,  la  première  fois  par  la  Conven_ 
tion,  les  l'ois  suivantes  par  le  jury  lui-même,  aurait  eu  le  pouvoir  de  casser 
comme  inconslitution  nelles  les  décisions  du  corps  législatif.  La  Convention 
se  refusa  à  entrer  dans  cette  voie  et  peut-être  n'aurais-je  pas  mentionné,  ne 
pouvant  tout  mettre,  la  fantaisie  infructueuse  de  Sieyès,  si  nous  n'avions  pas 
assisté  (28  janvier  1903)  à  des  ten  tatives  pour  nous  doter  d'une  «  cour  su- 
prême »  ayant,  comme  le  jury  de  Sieyès,  le  pouvoir  d'annuler  telle  ou  telle 
décision  des  législateurs,  de  corriger,  en  un  mot,  la  loi.  Les  législateurs  peu- 


i«0  HISTOIRE     SOCIALISTE 

vent  se  tromper  et  se  trompent,  c'est  évident  ;  mais  est-ce  que,  par  liasard, 
les  membres  du  jury  de  celui-ci  ou  de  la  cour  de  celui-là  seraient  infaillibles? 
Qui  oserait  décemment  garantir  que  leur  interprétation  de  la  Constitution  ou 
de  la  Déclaration  des  Droits  de  l'Homme  serait  la  bonne  ?  Et  si  on  est  dans  l'im- 
possibilité de  prouver  l'infaillibilité  du  c  orps,  quel  qu'il  soit,  chargé  de  faire 
la  loi  au  législateur  faillible,  pourquoi  la  création  de  ce  corps?  Pourquoi?  oh! 
c'est  bien  simple  :  parce  que  les  adversaires  de  la  démocratie  n'osant  pas 
s'attaquer  ouvertement  au  sulTrage  universel  et  n'ayant  cependant  qu'une 
préoccupation  qui  est  de  l'annihiler  le  plus  possible,  cherchent  par  des  dé- 
tours il  restreindre,  c'est-à-dire  à  supprimer,  la  souveraineté  nationale  directe. 
Pour  ceux  qui  sont  véritablement  respectueux  de  cette  souveraineté  et  qui 
pensent  que  le  suffrage  universel  doit  être  le  seul  maître,  il  n'y  a,  après  la 
représentation  proportionnelle  des  minorités,  qu'un  contrepoids  admissible  à 
la  volonté  exprimée  par  la  majorité  des  élus  du  suffrage  universel,  c'est  la 
volonté  propre  du  suffrage  universel  lui-même  exprimée  par  voie  de  référen- 
dum. Hors  de  là,  il  n'y  a  qu'hypocrites  manœuvres  pour  imposer  à  la  majo- 
rité démocratique  le  despotisme  d'un  homme  ou  d'une  oligarchie. 

La  nouvelle  Constitution  débutait,  elle  aussi,  par  une  «  Déclaration  des 
Droits  »  à  laquelle  était  ajoutée,  en  guise,  a  écrit  Thibaudeau  [Mémoires, 
t.  I",  p.  180),  8  de  commentaire  ou  de  contrepoison  »,  une  «  Déclaration  des 
Devoirs»  qui  portait  (art.  8):  «  C'est  sur  le  maintien  des  propriétés  que  repose... 
tout  l'ordre  social  ».  Or,  dès  l'instant  que  lé  droit  nominal  de  tous  à  la  pro- 
priété n'était  pas  pour  tous  une  réalité,  un  tel  article  signifiait  simplement 
que  la  préoccupation  capitale  des  gouvernants  devait  être  d'obtenir  des  non 
propriétaires  le  respect  d'un  régime  de  propriété  dont  ils  se  trouvaient  exclus 
et  dont  les  bénéfices  appartenaient  à  d'autres  ;  le  mieux  était,  dès  lors,  de  res- 
treindre le  plus  possible  l'action  des  non  propriétaires  dans  les  affaires  pu- 
bliques et  voici  ce  qu'on  imagina. 

Il  fallait,  pour  être  citoyen,  payer  une  contribution  directe,  foncière  ou 
personnelle;  en  étaient  dispensés  ceux,  ajoutait-on  vaguement,  «  qui  auront 
fait  une  ou  plusieurs  campagnes  pour  l'établissement  de  la  République  »,  seu- 
lement, à  partir  de  l'an  XII  (1803-1804),  «les  jeunes  gens  »  n'auraient  été  admis 
qu'après  avoir  prouvé,  en  outre,  qu'ils  savaient  «  lire  et  écrire  et  exercer  une 
profession  mécanique»  ;  les  conditions  supplémentaires  de  savoir  lire  et  écrire, 
alors  que  l'instruction  n'était  pas  gratuite,  ne  pouvaient  qu'accroître  encore 
le  privilège  de  la  bourgeoisie.  Pour  être  éligible,  il  fallait  détenir  en  qualité 
de  propriétaire,  d'usufruitier,  de  locataire,  de  fermier  ou  de  métayer,  un  bien 
d'une  valeur  déterminée.  Avec  le  cens,  fut  rétabli  le  suffrage  à  deux  degrés 
qu'avait  supprimé  la  Constitution  de  93.  Les  citoyens  domiciliés  dans  chaque 
canton  formaient  les  «  assemblées  primaires  »  ;  celles-ci,  dont  chacune  devait 
comprendre  au  maximum  900  citoyens,  élisaient  de  1  à  4  électeurs  suivant  le 
nombre  de  leurs  membres  ;  elles  élisaient  aussi  le  juge  de  paix,  ses  assesseurs, 


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HISTOIRE     SOCIALISTE  131 

le  président  de  la  municipalité  du  canton  ou,  dans  les  communes  de  5000  ha- 
bitants et  au-dessus,  les  officiers  municipaux  dont  le  nombre  alUiit,  sui- 
vant la  populati  on,  de  cinq  à  neuf;  dans  celles  de  moins  de  5000  habitants, 
c'était  «  Tass  emblée  communale  »,  réunion  prescrite  seulement  en  ce  cas, 
des  citoyens  domiciliés  dans  la  commune,  qui  élisait  les  membres,  un  agent 
et  un  adjoint  par  commune,  de  la  municipalité.  Les  électeurs  que  désignaient 
les  assemblées  primaires  d'u  n  département  composaient  «  l'assemblée  élec- 
torale »  qui  avait  à  élire  les  membres  du  Corps  législatif,  des  tribunaux,  y 
compris  un  juré  par  département  pour  la  Haute  Cour  de  justice,  et  de  l'admi- 
nistration centrale  départementale.  Sauf  pour  l'an  IV  où  la  convocation  était 
avancée,  les  assemblées  primaires  se  réunissaient  de  plein  droit  le  1",  les 
assemblées  électorales  le  20  germinal  de  chaque  année  et  celles-ci  étaient  au 
plus  tard  dissoutes  de  plein  droit  dix  jours  aprè  s,  qu'elles  eussent  ou  non 
achevé  leurs  opérations. 

L'organisation  du  pouvoir  législatif  empruntait  à  la  législation  étrangère 
le  système  des  deux  chambres,  alors  qu'il  n'y  avait  en  France  ni  état  fédératif) 
ni  caste  aristocratique,  qui  ont  pu,  jusqu'à  un  certain  point,  les  faire  admettre 
aux  Etats-Unis  et  en  Angleterre.  Le  Corps  législatif  était  constitué  par  deux 
conseils  :  le  Conseil  des  Cinq-Cents,  ainsi  nommé  du  nombre  fixe  de  ses  mem- 
bres, âgés  de  25  ans  au  moins  jusqu'à  l'an  VII,  puis  de  30,  et  ayant  dix  ans 
de  domicile,  qui,  seul,  formulait  les  projets  de  lois  appelés,  une  fois  votés 
par  lui,  «  résolutions  »,  et  le  Conseil  des  Anciens  comprenant  250  membres, 
âgés  de  40  ans  au  moins,  mariés  ou  veufs,  et  ayant  quinze  ans  de  domicile, 
qui  adoptait  ou  rejetait  en  bloc  ces  résolutions.  Ce  dernier  Conseil  n'avait  un 
droit  d'initiative  qu'en  deux  matières  :  pour  la  demande  de  revision  de  la 
Constitution,  soumise  à  des  formalités  si  longues  et  si  compliquées  qu'il 
devenait  presque  impossible  d'y  songer,  et  pour  le  changement  de  résidence 
du  Corps  législatif;  sur  ce  dernier  point,  le  Conseil  des  Anciens  à  lui  seul 
était  souverain.  Nul  n'avait  le  droit  de  dissolution.  Les  Conseils  étaient  per- 
manents et  s'ajournaient  eux-mêmes  s'ils  le  jugeaient  convenable,  à  la  con- 
dition, pour  chacun  d'eux  au  delà  de  cinq  jours,  d'avoir  le  consentement  de 
l'autre  ;  ils  communiquaient  entre  eux  ou  avec  le  Directoire  par  l'intermé- 
diaire de  «  messagers  d'Etat  ». 

Le  pouvoir  exécutif  était  exercé  par  un  Directoire  de  cinq  membres,  âgés 
de  40  ans  au  moins,  qu'élisait  le  Conseil  des  Anciens  sur  une  liste  dressée 
par  le  Conseil  des  Cinq-Cents  et  comprenant  dix  fois  plus  de  noms  qu'il  n'y 
avait  de  membres  à  élire.  Trois  membres  au  moins  devaient  être  présents 
pour  que  les  délibérations  fussent  valables.  Le  Directoire,  que  chacun  de  ses 
membres  présidait  pendant  trois  mois,  nommait  et  révoquait  les  ministres, 
qui  devaient  être  âgés  de  30  ans  au  moins,  n'avaient  pas  entrée  dans  les 
Conseils  et  n'étaient  que  des  employés  supérieurs  ne  délibérant  pas  entre 
eux,  les  agents  diplomatiques,  les  généraux  en  chef;  il  communiquait  avec 


132  HISTOIRE     SOCIALISTE 

les  Conseils  par  voie  de  message,  promulguait  les  lois  et  veillait  à  leui'  exé- 
cution ;  il  avait  la  faculté  d'inviter  lés  Cinq-Cents  à  prendre  certaines  mesures, 
sans  pouvoir  lui-même  les  présenter  rédigées  en  forme  de  lois,  et  l'initiative 
des  propositions  de  guerre  et  de  traité  qui,  pour  aboutir,  devaient  être  rali. 
fiées  par  le  Corps  législatif;  il  disposait  de  la  force  armée  qui,  sauf  réquisi- 
tion ou  autorisation  du  Corps  législatif,  devait  être  tenue  à  60  kilomètres 
du  lieu  où  celui-ci  siégeait;  il  avait  le  droit  de  décerner  des  mandats  d'arrêt. 
La  Trésorerie  nationale,  chargée  de  la  surveillance  des  recettes  et  des  dé- 
penses publiques,  était  soustraite  à  son  action  et  confiée  à  cinq  commissaires 
spéciaux  élus  par  le  Corps  législatif. 

Les  juges,  nous  l'avons  vu  plus  haut,  même  ceux  du  tribunal  de  cassa- 
tion, étaient  élus,  de  même  que  les  jurés  de  la  Haute  Cour  appelée,  le  cas 
échéant,  sur  la  proposition  des  Cinq-Cents  et  la  décision  des  Anciens,  à  juger 
les  membres  des  Conseils  ou  du  Directoire  coupables  de  faits  criminels. 
Etaient  également  élues,  l'administration  centrale  de  chaque  département  qui 
était  composée  de  cinq  membres,  subordonnés  toutefois  au  pouvoir  central. 
et  les  administrations  municipales  ;  en  règle  générale  il  n'y  en  avait  qu'une 
par  canton.  C'était  là  une  tentative  curieuse  pour  obvier  au  morcellement  du 
territoire  en  innombrables  communes  que  leur  petitesse  et,  par  suite,  l'in- 
pufflsance  de  leurs  ressources  condamnent  à  l'impuissance  la  plus  fâcheuse 
pour  leurs  habitants:  la  force  utile,  en  effet,  n'est  pas  dans  une  indépen- 
dance mesquine  et  trompeuse,  mais  dans  la  réunion  et  dans  la  cohésion  des 
efforts.  La  persistance  et  la  multiplication  en  tous  ordres  des  petits  groupe- 
ments et  de  leur  particularisme  égoïsle  tiennent  surtout  à  la  crainte 
qu'éprouvent  ceux  qui  sont  ou  aspirent  à  être  à  leur  tète,  leurs  membres 
agissants  et  dirigeants,  de  ne  pouvoir  l'emporter  aussi  aisément  sur  un 
champ  d'action  agrandi  et  de  rester  dans  le  rang.  Afin  de  conserver  leur  petit 
bout  de  rôle  sur  la  scène,  il  leur  faut,  et  ils  n'y  manquent  pas,  attiser  de 
toutes  les  manières  l'esprit  de  clocher  ou  de  coterie  sans  lequel  ils  ne  seraient 
rien.  Beaucoup  à  cause  de  cela,  peut-être  encore  parce  que  le  canton  n'était 
qu'une  unité  arbitraire,  la  lenlative  ne  semble  pas  avoir  élé  du  goût  de  la 
masse  menée  et  abusée  par  une  minorité.  Le  canton  —  on  comptait,  pour  la 
même  étendue  territoriale,  un  peu  plus  du  double  du  nombre  actuel  de  can- 
tons, tout  aussi  factices,  d'ailleurs,  que  les  premiers  —  devenait  ainsi  lu  véri- 
table unité  administrative,  et  les  districts  —  eux  aussi  en  plus  grand  nombre 
que  nos  arrondissements  auxquels,  administrativement,  ils  correspondaient  — 
étaient  supprimés.  Cependant  chaque  commune  comprenant  de  5  000  à 
100  000  habitants  avait  une  administration  municipale  spéciale,  les  com- 
munes de  plus  de  100  000  habitants  au  moins  trois  —  ce  fut  le  cas  de  Lyon, 
Marseille  et  Bordeaux  —  et  Paris  douze  municipalités,  composées  chacune 
de  sept  membres,  avec  un  «  bureau  central  pour  les  objets  jugés  indivisibles 
par  le  Corps  législatif  ».  tels  que  devaient  l'être  (loi  du  19  vendémiaire  an  IV- 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


133 


11  octobre  1795)  la  police  et  les  subsistances  :   tandis  qu'on  recherchait  la 
cohésion  pour  les  petites  communes,  on  la  brisait  donc  pour  les  grandes  où 


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t;    e     .2 


la  vie  municipale  allait  se  trouver  fragmentée  et  sans  ressort.  Le  Directoire 
nommait  un  commissaire  auprès  de  chaque  administration  départementale 
ou  municipale  et  auprès  de  chaque  tribunal.  La  garde  nationale  sédentaire, 

LIV.    410.  —    HISTOIRE  SOCIALISTE.    —    THERMIDOR    ET    DIRECTOIRE.  UV.  410. 


134  HISTOIRE     SOCIALISTE 

composée  des  citoyens  ou  de  leurs  fils  en  état  de  porter  les  armes,  était,  par 
cela  même,  basée  elle  aussi  sur  le' cens  ;  elle  élisait  ses  officiers. 

Les  deux  Conseils,  le  Directoire,  les  coKimissaires  de  la  Trésorerie,  les 
administrateurs  départementaux  et  municipaux  se  renouvelaient  par  fraction 
—  un  tiers  pour  les  Conseils,  un  cinquième  pour  le  Directoire  —  chaque 
année.  Sauf  les  juges,  les  hauts  jurés  et  les  commissaires  de  la  Trésorerie' 
toujours  rééligibles,  les  divers  autres  élus,  y  compris  les  électeurs  nommés 
par  les  assemblées  primaires  et  les  officiers  de  la  garde  nationale,  après  avoir 
exercé  leurs  fonctions  pendant  un  certain  temps,  étaient  astreints  à  une  pé- 
riode d'inéligibilité. 

Si  l'article  353  portait  :  «Nul  ne  peut  être  empêché  de  dire,  écrire,  impri- 
mer et  publier  sa  pensée  »,  l'article  355  prévoyait  aussitôt  la  limitation  de  la 
liberté  de  le.  parole  et  de  la  presse  en  disant  :  «  Toute  loi  prohibitive  en  ce 
genre,  quand  les  circonstances  la  rendent  nécessaire,  est  essentiellement  pro- 
visoire et  n'a  d'effet  que  pendant  un  an  au  plus,  à  moins  qu'elle  ne  soit  for- 
mellement renouvelée  ».  Les  «  sociétés  particulières  s'occupant  des  questions 
politiques  «n'étaient  tolérées  qu'avec  beaucoup  de  restrictions.  Mais,  par  l'ar- 
ticle 374,  étaient  rassurés  sur  l'irrévocabilité  des  ventes  des  biens  nationaux 
ceux  qui  les  avaient  acquis  souvent  au  quart  de  leur  valeur  réelle,  parfois  au 
prix  d'une  seule  année  de  revenu.  Toutefois,  la  bourgeoisie  dirigeante  n'était 
pas  encore  cléricale  ;  la  liberté  des  cultes  était  reconnue  ;  nul,  ajoutait  la 
Constitution,  «  ne  peut  être  forcé  de  contribuer  aux  dépenses  d'un  culte.  La 
République  n'en  salarie  aucun  »,  et  «  l'affiliation  à  toute  corporation  étran- 
gère... qui  exigerait  des  vœux  de  religion  »  faisait  perdre  la  qualité  de 
citoyen. 

A  peine  le  projet  de  Constitution  déposé,  des  patriotes  avaient  protesté 
contre  soq  esprit,  de  nature  à  enorgueillir,  écrivait  l'auteur  —  Antonelle, 
d'après  Buonarroti  {Conspiration  pour  l'égalité,  t.  I",  p.  58)  —  des  Observa- 
tions sur  le  droit  de  cité  (p.  5),  «  ces  propriétaires  et  ces  riches  déjà  trop  inso- 
lents et  trop  forts  par  leurs  propriétés  mêmes  et  par  leurs  richesses  ».  De  sa 
prison  d'Arras  (chap.  xn),  Babeuf  protestait,  les  17  et  18  fructidor  (3  et  4  sep- 
tembre), dans  deux  lettres  adressées  aux  démocrates,  «  à  l'armée  infernale  », 
contre  le  système  des  deux  Chambres,  contre  le  fait  qu'il  n'y  aurait  plus 
«  d'instituteurs  salariés  par  la  nation  »  (voir  chap.  xi,  S  4)  et  surtout  contre  la 
restriction  du  droit  de  suffrage  et  le  rétablissement  du  cens  :  «  D'après  cette 
Constitution,  tous  ceux  qui  n'ont  point  de  propriétés  territoriales  et  tous  ceux 
qui  ne  savent  point  écrire,  c'est-à-dire  la  plus  grande  partie  des  Français 
n'auront  même  plus  le  droit  de  voter  dans  les  assemblées  publiques.  Les  riches 
et  les  gens  d'esprit  seront  seuls  la  nation.  On  ne  nous  enlève  cependant  pas 
ce  droit  immédiatement  à  nous  tous  qui  avons  combattu  pour  l'anéantisse- 
ment de  l'esclavage.  Mais  on  veut  que  chacun  de  nous,  en  mourant,  dise  à 
ses  fils  :  Mes  enfants. . .  nous  avons  détruit  la  noblesse  et  les  privilégiés  pour 


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HISTOIRE     SOCIALISTE  135 

nous,  mais  nous  avons  voulu  qu'Us  soient  recréés  pour  vous  »  (Advielle, 
Histoire  de  Gracchus  Babeuf,  t.  1",  p.  168).  Parmi  les  Conventionnels,  il 
semble  que  trois  voix  seulement,  celles  de  Thomas  Paine  (l'illustre  Américain 
élu,  après  sa  naturalisation,  par  le  Pas-de-Calais),  de  Lanthenas  (de  la  Loire) 
et  de  Julien  Souhait  (des  Vosges),  s'élevèrent  contre  le  nouveau  projet,  en 
faveur  du  maintien  du  suffrage  universel. 

Peut-être  est-il  intéressant  de  noter  que,  si  la  chose  avait  existé  chez 
nous,  l'expression  même  de  «  suffrage  universel  »  qui  nous  est  aujourd'hui  si 
habituelle,  n'était  pas  encore  usitée  en  France  ;  mais  elle  avait  été  déjà  em- 
ployée en  Angleterre  ;  je  l'ai  trouvée  dans  les  débats  parlementaires  à  la  date 
du  7  mai  1793  où  elle  ne  me  fait  pas  l'effet  d'être  une  expression  nouvelle 
—  «  the  plan  of  universal  suffrage  »  (p.  862),  «  the  principle  of  universal 
suffrage  »  (p.  863,  The  'parliamentary  History  of  England,  de  Han«ard, 
t.  XXX). 

Pour  d'autres  motifs  que  les  démocrates,  les  royalistes  n'étaient  pas  sa- 
tisfaits de  la  Constitution  et  critiquaient  les  quelques  rares  dispositions  qui 
contrecarraient  vraiment  leurs  idées  rétrogrades.  Cependant,  ils  s'apprêtèrent 
à  voter  la  Constitution  ;  car  c'était  le  départ  de  la  Convention  qu'ils  désiraient 
par  dessus  tout;  «  point  de  Convention  »,  tel  était  leur  mot  d'ordre.  La  nou- 
velle du  débarquement  des  émigrés  effectué  le  9  messidor  (27  juin)  à  Qui- 
beron,  avait  accru  leur  audace  et,  le  26  messidor,  anniversaire  dn  14  juillet, 
les  muscadins  prétendirent  empêcher  le  chant  de  la  Marseillaise  (recueil 
d'Aulard,  t.  II,  p.  78  et  suiv.).  Dans  les  derniers  jours  de  messidor,  il  y  eut 
des  rixes  et  des  troubles  provoqués  par  cette  prétention,  à  laquelle  venaient 
s'ajouter  les  diatribes  contre  la  Convention  qu'on  voulait  déconsidérer  à  tout 
prix.  Déjà  à  cette  époque,  il  s'agissait  de  substituer  «  un  chef  du  peuple  » 
(Déroulède,  séance  de  la  Chambre  du  27  juin  1899,  p.  1698  du  Journal  offi- 
ciel) à  «  750  rois  »  comme  disait  le  journal  royaliste  le  Ventriloque  ou  Ven- 
tre affamé  (n°  1,  p.  5),  à  «  700  Grands  »,  comme  devait  dire  Stofflet  dans 
une  proclamation  (  Bittard  des  Portes,  Charette  et  la  guerre  de  la  Vendée, 
p.  568, note).  Ce  qu'on  s'acharnait  à  reprochera  la  Convention,  malgré  sa  rage 
modérantiste,  c'était  d'être  favorable  au  terrorisme  et  à  ses  meneurs.  De  la 
sorte,  tout  en  discréditant  l'assemblée  par  des  mensonges  jamais  trop  gros 
pour  la  crédulité  des  imbéciles  toujours  trop  nombreux,  on  utilisait  le  pro- 
cédé qui  consiste  à  accuser  les  gens  d'être  ce  qu'ils  mettent,  à  tort  ou  à 
raison,  leur  point  d'honneur  à  n'être  pas,  avec  l'espoir  de  les  voir  tomber 
dans  le  panneau  et  exagérer,  pour  bien  prouver  la  fausseté  d'une  telle  accu- 
sation, l'attitude  que,  perfidement,  on  leur  dénie. 

Les  thermidoriens  dans  leur  ensemble  détestaient  les  républicains  avan- 
cés. Jacobins  ou  Montagnards,  même  ceux  qui  avaient  avec  eux  participé  au 
9  thermidor.  D'autre  part,  ayant  appris,  on  l'a  vu  chap.  vra,  le  sort  que  leur 
réservait  le  triomphe  des  royalistes,  ils  avaient  été  amenés  à  détester  égale- 


136  HISTOIRE    SOCIALISTE 

ment  ceux  que  par  des  faveurs  ils  s'étaient  flattés  d'embaucher  à  leur  service, 
mais  à  qui  ils  avaient  simplement  fait  la  courte  échelle  ;  devenus  forls  grâce 
à  eux,  les  royalistes  se  retournaient  contre  eux  de  même  que  contre  tous  les 
républicains.  La  crainte  des  royalistes  et  la  peur  de  paraître  pactiser  avec  les 
républicains  avancés,  voilà  ce  qui  allait  diriger  la  conduite  des  thermidoriens. 
«  Nous  n'avons  pas  vaincu  pour  des  Jacobins  ou  pour  des  rois  »,  déclarait  la 
Convention  le  l"thermidor(19  juillet);  aussi,  après  avoir  décidé,  le  5  (23  juillet), 
de  fêter  l'anniversaire  du  9  thermidor,  elle  acclamait,  le  jour  même  de  cet 
anniversaire  (27  juillet),  Tallien  qui,  de  retour  de  Quiberon,  racontant  la  ten- 
tative des  royalistes,  s'écriait  :  «  Déjouons  tous  leurs  projets  criminels  par 
notre  fermeté  3>.  Tallien  tenait,  en  cette  circonstance,  à  paraître  d'autant 
plus  résolu  contre  les  royalistes  qu'il  avait  plus  besoin  de  se  montrer  leur 
adversaire.  Des  pièces  faisant  présumer  ses  accointances  avec  eux  avaient  été 
livrées  au  comité  de  salut  public,  ainsi  que  le  lui  apprit,  à  son  arrivée,  sa 
femme  prévenue  en  secret  par  Lanjuinais.  C'était,  en  particulier,  «  une  lettre 
de  Louis-Stanislas-Xavier  (Louis  XVIII)  à  son  cousin  le  duc  d'Harcourl,  datée 
de  Vérone  le  3  janvier  1795  »  (  Thibaudeau,  Mémoires,  i.  I",  p.  229),  disant  : 
«  Je  ne  peux  pas  douter  que  Tallien  ne  penche  vers  la  royauté,  mais  j'ai  peine 
à  croire  que  ce  soit  la  royauté  véritable  »  [Idem,  p.  230). 

Après  la  défaite  des  émigrés  à  Quiberon,  les  royalistes  mirent,  pendant 
quelques  jours,  une  sourdine  à  leurs  bravades  ;  bien  entendu,  ils  conservèrent 
la  situation  prépondérante  que  la  faiblesse  des  uns  et  la  complicité  des  autres 
leur  avaient  permis  de  conquérir  dans  les  principales  administrations  du  pays 
situation  telle  qu'un  des  Girondins  les  plus  co  mpromis,  un  des  22,  réintégré 
seulement  le  18  ventôse  (8  mars),  Hardy,  disait  dans  la  séance  du  6  thermidor 
(24  juillet)  :  «  J'arrive  de  Rouen  :  les  roy  alistes  les  ilus  impudents  ont  été 
absouset  les  terroristes  condamnés  à  des  peines  extrêmement  sévères  »  ;  or,  à  ce 
moment,  tous  les  républicains  étaient  qualifiés  de  terroristes,  Hardy  lui-même 
fut  «  traité  de  terroriste,  de  Jacobin  ».  Le  15  thermidor  (2  aotît),  la  Conven- 
tion décida  de  fêter  huit  jours  après  l'anniversaire  du  lOaoût  :  «En célébrant 
l'anniversaire  du  9  thermidor,  dit  le  rapporteur,  vous  avez  prouvé  que  le  règne 
de  la  terreur  est  pour  jamais  proscrit;  il  importe  de  confondre  aujourd'hui 
l'espoir  des  royalistes  en  célébrant  aussi  l'anniversaire  du  10  août  ».  On  le 
voit,  tout  en  manifestant  contre  les  royalistes  une  animosité  un  peu  inquiète, 
les  modérés  en  revenaient  toujours  à  leur  idée  tixe  de  n'être  pas  assimilés 
aux  «  terroristes  »  et,  sous  l'empire  de  cette  idée,  les  21  et  22  thermidor  (8  et 
9  août),  ils  décrétaient  encore  l'arrestation  de  dix  Conventionnels,  parmi  les- 
quels Fùuché,  ayant  été  en  mission  dans  les  départements. 

Les  royalistes  regardaient  cela  d'un  bon  œil,  étant  donné  surtout  que 
contre  eux,  on  se  bornait  à  des  phra  ses  et  à  des  célébrations  d'anniversaires. 
Cependant  leur  impatience  d'être  débarrassés  de  la  Convention,  qui  les  ame- 
nait à  accepter  une  constitution  républicaine,  avec  l'espoir,  du  reste,  d'après 


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HISTOIRE     SOCIALISTE  137 

La  Revellière  {Mémoires,  l.  I",  p.  295 ),  «  de  s'emparer  de  tous  les  emplois 
créés  par  elle,  afin  de  la  renverser  à  coup  sûr  »,  donna  à  réfléchir  à  celle-ci  : 
ses  membres  se  demandèrent  avec  anxiété  ce  qu'ils  deviendraient  s'ils  n'étaient 
pas  réélus,  si  les  royalistes,  qui  ne  cachaient  plus  leurs  sentiments  à  leur  égard, 
l'étaient  à  leur  place,  et  le  souci  de  leur  intérêt  personnel  développa  leur 
ingéniosité.  De  ce  que  la  nouvelle  Constitution  n'admettait  que  le  renouvel- 
lement par  tiers  du  Corps  législatif,  soit  l'élection  de  250  membres  chaque 
année  sur  les  750  composant  les  Cinq-Cents  et  les  Anciens,  les  représentants 
modérés  conclurent  qu'il  y  avait  lieu  d'élire  250  membres  nouveaux  seulement 
et  que  500  Conventionnels  —  les  deux  tiers  du  Corps  législatif  —  devaient 
être  maintenus  dans  les  Conseils;  c'est  ce  qu'un  rapport  de  la  Commission 
des  Onze,  sur  les  moyens  de  terminer  la  révolution,  proposa  le  1"  fructidor 
(18  août). 

A  cette  nouvelle,  il  y  eut  chez  les  royalistes  une  explosion  de  fureur; 
ceux  qu'ils  tenaient  tant  avoir  partir  allaient  rester  !  Il  est  évident,  d'ailleurs 
que  c'était  raide.  Les  modérés  auraient  mieux  fait  de  ne  pas  créer,  par  leurs 
égards  pour  les  royalistes  et  par  leurs  rigueurs  pour  les  républicains  avancés^ 
une  situation  devenue  dangereuse  pour  eux-mêmes.  Ils  auraient  mieux  fait, 
cette  faute  commise  et  le  péril  des  menées  royalistes  reconnu  par  eux,  de  se 
servir  de  la  loi  pour  enrayer  immédiatement  ces  menées  et  arracher  le  corps 
électoral  à  sa  dépression.  Ils  préférèrent  ne  songer  qu'à  eux.  Par  le  décret  du 

5  fructidor  (22  aoiit),  le  choix  des  500  Conventionnels  conservés  était  laissé 
aux  assemblées  électorales;  mais  ne  comptaient  point  parmi  les  éligibles  les 
représentants  «  décrétés  d'accusation  ou  d'arrestation  »,  c'est-à-dire  les  Jaco- 
bins et  les  Montagnards.  Le  décret  du  13  fructidor  (.30  août)  détermina  le 
mode  d'élection  des  500  modérés  imposés  ;  si  ce  nombre  n'était  pas  atteint 
par  les  choix  des  assemblées  électorales,  il  devait  être  complété  par  ceux  des 
Conventionnels  que  ces  assemblées  auraient  réélus.  Une  proclamation  du 
13  fructidor  (30  août)  invita  les  assemblées  primaires  à  voler,  le  20  (6  sep- 
tembre), sur  ces  deux  décrets  comme  sur  la  Constitution. 

Les  royalistes  avaient  entrepris  contre  ces  décrets  une  campagne  des 
plus  violentes.  Leurs  écrivains  se  concertaient  et  agissaient  avec  ensemble 
sur  l'opinion  publique;  aux  journaux  s'ajoutaient  les  pamphlets  et  les  pla- 
cards. Avec  le  cynisme  habituel  de  leur  parti  qui  masque  presque  toujours 
son  but  réel  derrière  des  boniments  de  circonstance,  ils  se  posaient  en  défen- 
seurs de  la  souveraineté  du  peuple,  dont  le  retour  de  leur  roi  devait  entraîner 
la  disparition.  Mais  le  peuple  était  indifférent  à  tout  en  dehors  de  la  question 
des  subsistances  :  depuis  les  événements  de  Prairial,  la  distribution  journa- 
lière de  pain  n'avait  été  que  de  six  à  huit  onces  par  personne  ;  à  partir  du 

6  fructidor  (23  août),  elle  fut  de  douze  onces,  seulement  le  pain  était  de  mau- 
vaise qualité.  Les  royalistes  cherchèrent  à  exploiter  le  mécontentement  popu- 
laire et,  suivant  un  mot  superbe  de  Babeuf  (n°  34  du  Tribun  du  Peuple),  à  dé- 


138  HISTOIRE     SOCIALISTE 

rober  «  aux  plébéiens  jusqu'à  la  propriété  de  leurs  plaintes».  En  même  temps, 
ils  flattaient  le  monde  delà  banque  et  du  commerce  trop  généralement  disposé, 
par  son  amour  aveugle  du  gain,  à  appuyer,  sous  des  prétextes  divers,  le  parti 
de  la  clientèle  riche;  ils  se  gardaient  bien,  par  exemple,  de  prévenir  les  nou- 
veaux enrichis  qu'un  de  leurs  vœux  était  l'annulation  des  ventes  des  biens 
nationaux.  D'une  déposition  recueillie  en  Vendée  dès  le  20  el  21  fructidor 
(6  et  7  septembre),  il  résultait  que,  dans  le  camp  royaliste,  on  attendait  pro- 
chainement un  mouvement  contre-révolutionnaire  à  la  fois  à  Paris  et  en 
Vendée  (Savary,  Guerre  desVendéens  et  des  Chouans,  t.  V,  p. 377,  et  Chassin, 
Les  Pacifications  de  l'Ouest,  t.  II,  p.  64)  :  par  les  assemblées  primaires,  avec 
une  apparence  de  régularité,  ou  sans  elles,  par  la  force,  les  monarchistes  et 
les  cléricaux  se  préparaient  à  prendre  le  pouvoir  et  ils  se  croyaient  d'autant 
plus  assurés  de  réussir  que  les  décrets  seraient  repoussés. 

La  majorité  des  sections  de  Paris  dont,  après  les  journées  de  Prairial  on 
avait  arbitrairement  écarté  tous  les  éléments  révolutionnaires  et  que  diri- 
geaient dès  cette  époque  des  «  personnes  bien  connues  pour  être  royalistes... 
assez  communes  à  Paris  »  [Mémoires,  de  d'Andigné,  t.  P',  p.  190  et  197),  ap- 
prouvait le  mouvement  fomenté  par  les  royalistes.  La  section  Lepeletier  (quar- 
tier Vivienne)  fut  le  centre  de  l'agitation.  «  C'était  le  quartier  de  l'argent  el 
pourtant  du  courage  »,  a  constaté  [Dix  Années  d'épreuves.,  p.  258),  avec  un 
compliment  amusant,  mais  excessif  on  le  verra  plus  loin,  Lacre telle  jeune  qui, 
le  11  fructidor  (28  août),  en  qualité  d'orateur  de  la  section  des  Champs-Elysées, 
protestait  arrogamment  devant  la  Convention  contre  le  maintien  des  deux 
tiers.  Le  20  fructidor  (6  septembre),  jour  de  la  réunion  des  assemblées  pri- 
maires, la  section  Lepeletier  vota  un  «  acte  de  garantie  »  portant  «  que  le  peuple 
assemblé,  ...  les  pouvoirs  de  tout  corps  constituant  cessent  »  [Moniteur  du 
24  fructidor-10  septembre),  ce  qui  équivalait  à  la  proclamation  de  la  déchéance 
de  la  Convention  ;  de  nombreuses  sections  adhérèrent  aussitôt  et  résolurent 
de  former  un  comité  central.  Le  lendemain  (7  septembre),  la  Convention  in- 
terdit la  réunion  de  tout  comité  central;  les  sections  déclarèrent  casser  ce 
décret  et  la  Convention  laiésa  faire,  attendant,  avant  de  prendre  une  mesure, 
de  connaître  le  résultat  du  vote,  que  voici,  non  compris  le  vote  des  armées, 
avec  les  rectifications  faites  cinq  jours  après.  Il  y  eut,  pour  la  Constitution, 
1057390  suffrages,  contre 49 978;  pour  les  décrets  des  5  et  13  fructidor,  205498, 
contre  108 784.  Constitution  et  décrets  furent,  le  1"  vendémiaire  an  IV  (23 sep- 
tembre 1795),  déclarés  lois  de  la  République,  et  l'ouverture  des  assemblées 
électorales  fixée  au  20  (12  octobre).  Le  vote  devait  se  faire  au  scrutin  de 
liste  et  à  la  majorité  absolue  des  votants  pour  le  premier  tour  et,  s'il  y  avait 
lieu,  pour  le  deuxième.  Dans  le  cas  où  ces  deux  tours  ne  donneraient  pas  de 
résultat  complet,  il  serait  procédé  à  un  troisième  et,  pour  ce  vote  définitif, 
les  articles  il,  12  et  13  du  titre  3de  la  loi  d  u  25  fructidor  an  III  (11  septembre  1795) 
imaginaient  un  système  assez  compliqué.  Il  y  aurait  deux  urnes  et  chaque 


HISTOIRE     SOUÀALlSlh  139 

volant  disposerail  d'un  bulletin  à  déposer  dans  chacune  d'elles  :  pur  l'un  d'eux, 
dit  bulletin  de  nomination,  il  désignerait  les  citoyens  qu'il  voudrait  élire;  par 
l'autre,  dit  bulletin  de  réduction  ou  de  rejet,  ceux  dont  il  ne  voudrait  pas. 
On  dépouillerait,  d'abord,  ces  derniers  bulletins  et  les  candidats  qui  auraient 
contre  eux  la  majorité  absolue  des  votants,  ne  pourraient  être  élus  quel  que 
pût  être  le  nombre  des  bulletins  de  nomination  déposés  en  leur  faveur.  Les 
élus  seraient  ceux  qui,  ne  se  trouvant  pas  exclus  par  le  résultat  de  ce  dépouil- 
lement, auraient  obtenu  le  plus  de  voix  d'après  les  bulletins  de  nomination. 
Un  décret  du  10  vendémiaire  (2  octobre)  iixa  au  5  brumaire  (27  octobre)  l'ou- 
verture des  séances  du  Corps  législatif;  la  République  bourgeoise  allait  do- 
miner en  droit  comme  elle  dominait  en  fait  depuis  un  an. 

L'exaspération  des  royalistes  ne  fit  que  s'accroître.  Ils  avaient  espéré  que 
leur  campagne  aboutirait  et  que  les  décrets  seraient  rejetés.  Déçus,  ils  par- 
lèrent de  falsification,  quand  ils  avaient  eux-mêmes  tout  fait  pour  fausser  le 
scrutin  :  à  Paris,  les  patriotes  avaient  été  illégalement  exclus  en  grand  nombre 
des  assemblées  primaires  (rapport  de  police  du  21  fructidor-7  septembre,  recueil 
d'Aulard,  t.  II,  p.  222  et  aussi  p.  234);  d'après  Buonarroti,  «  une  foule  de  ci- 
toyens avaient  été  expulsés  des  assemblées  »  (t.  I»',  p.  61);  clans  des  dépar- 
tements où  functionnaient  les  compagnies  de  Jésus  et  du  Soleil,  où  on  assas- 
sinait toujours,  ils  n'osèrent  pas  s'y  présenter.  Parmi  ceux  qui  prirent  part  au 
vote,  beaucoup,  tout  en  désapprouvant  les  décrets,  ne  se  prononcèrent  pas 
contre  eux  parce  qu'ils  ne  voulaient  pas  faire  le  jeu  des  royalistes.  Toutes 
les  sections  de  Paris  avaient  approuvé  la  Constitution;  mais  une  seule,  celle 
des  Quinze- Vingts,  avait  ratifié  les  décrets;  aussi  les  royalistes  crurent  qu'ils 
pouvaient  agir  en  maîtres  et  prendre  de  force  le  pouvoir  qui  légalement 
leur  échappait.  La  garde  nationale  livrée,  depuis  Prairial,  à  l'influence  exclu- 
sive de  la  bourgeoisie,  étant  favorable  aux  adversaires  de  la  Convention» 
celle-ci,  pour  sa  défense,  ordonna,  le  6  vendémiaire  (28  septembre),  aux  trou- 
pes conservées  sous  les  ordres  du  général  Menou  après  les  événements  de 
Prairial  et  cantonnées  près  de  Marly,  de  venir  camper  dans  la  plaine  des  Sa- 
blons, devenue  le  lieu  dit  Sablon  ville,  près  de  la  porte  Maillot.  11  n'y  avait 
pas  tout  à  fait  4000  hommes  disponibles. 

La  section  Lepeletier  invita  les  électeurs  à  ne. pas  tenir  compte  du  décret 
les  convoquant  pour  le  20  et  à  se  réunir  le  11  (3  octobre)  dans  la  salle  du 
Théâtre -Français  (sur  l'emplacement  actuel  de  l'Odéon).  Cette  réunion, 
quoique  32  sections  sur  48  y  eussent  adhéré,  n'aboutit  à  rien  ;  mais  elle  était 
l'indice  d'une  rébellion  persistante.  11  devenait  nécessaire  d'aviser.  Les  co- 
mités de  salut  public  et  de  sûreté  générale  chargèrent,  le  même  jour,  une 
commission  de  cinq  membres  composée  de  Merlin  (de  Douai),  Le  Tourneur, 
Daunou,  Barras  et  Gollombel,  «  des  mesures  d'exécution  relatives  à  la  loi  ». 
Enfin  on  fit,  avec  mauvaise  grâce  il  est  vrai,  appel  à  ceux  que,  jusque-là,  on 
avait  traqués  impitoyablement  et  environ  1500  patriotes,  donnant  un  grand 


140  HISTOIRE     SOCIALISTE 

exemple,  vinrent,  pour  la  défense  de  la  République  menacée,  au  secours  de 
ceux  qui,  la  veille,  étaient  leurs  persécuteurs.  Un  arrêté  des  comités  les  fit 
armer,  la  commission  des  Cinq  les  plaça  sous  le  commandement  du  général 
de  division  Berruyer  et  on  leur  accorda  des  rations  de  vivres.  Résolu  main- 
tenant à  agir,  le  gouvernement  se  refusait  cependant  à  prendre  l'initiative" 
Cette  fois  encore  le  signal  fut  donné  par  la  section  Lepeletier  :  dans  la  matinée 
du  12  vendémiaire  (4  octobre),  prétextant  l'armement  des  patriotes,  elle  appe- 
lait les  citoyens  aux  armes  et  les  sections  du  centre  l'imitaient.  Les  comités 
requirent  alors  l'arrestation  du  bureau  de  la  section  Lepelelier. 

Les  troupes  des  Sablons  avaient  à  leur  tête  des  généraux  qui  n'obéissaient 
qu'à  contre-cœur  :  lun,  Desperrières,  tout  disposé  à  exterminer  les  patriotes 
«  jusqu'au  dernier  »  {Histoire  secrète  du  Directoire,  Fabre  [de  l'Aude],  t.  I", 
p.  12),  refusait  de  combattre  les  royalistes  et  annonçait  qu'il  allait  se  mettre 
au  lit  {Moniteur  du  18  vendémiaire  -  10  octobre);  l'autre,  le  général  en  chef 
Menou,  traitait  les  patriotes  «de  scélérats  et  d'assassins»  {Moniteur  du  5bru- 
maire-27  octobre)  et  défendait  à  Berruyer  de  les  faire  sortir  du  jardin  des  Tui- 
leries. Mandées  dansla  raatinéedu  12  (4 octobre), les  troupesn'arrivaient  que  le 
soir  vers  sept  heures  ;  bientôt  dirigées  contre  le  chef-lieu  de  la  section  Lepelelier 
qui  était  dans  l'ancien  couvent  des  Filles-Saint-Thomas  — sur  la  partie  actuelle 
de  la  place  de  la  Bourse  allant  de  la  rue  du  Quatre- Septembre  à  la  rue  Réau- 
mur— elles  le  cernaient.  Si  la  force  armée  outrepasse  habituellement  les  ordres 
les  plus  rigoureux  contre  les  républicains  avancés,  elle  pèche  par  excès  d'ama- 
bilité dès  que  les  réactionnaires  sont  en  cause.  Fidèles  à  cette  tradition,  les 
représentants  présents  et  Menou  engagèrent  des  pourparlers  avec  les  rebelles 
et  leur  offrirent  de  faire  retirer  les  soldats  s'ils  consentaient  eux-mêmes  à  s'en 
aller.  Les  choses  convenues  ainsi,  Menou,  sans  attendre  que  les  rebelles  se 
fussent  dispersés,  ordonna  aussitôt  la  retraite,  menaçant  de  passer  son  sabre 
au  travers  du  corps  du  premier  soldat  qui  insulterait  «  les  bons  citoyens  de 
la  section  Lepeletier  »  {Idem),  et,  derrière  lui,  les  rebellés  se  reformèrent 
plus  portés  que  jamais  à  la  résistance. 

Indignée,  la  commission  des  Cinq  destitua  Menou  et  Desperrières  et 
remit  en  activité  des  généraux  sans  emploi;  les  comités  désignèrent  Barras 
comme  général  en  chef  de  l'armée  de  l'intérieur,  la  Convention  ratifia  ce  choix 
et  Barras  appela  auprès  de  lui  un  homme  que  le  13  vendémiaire  allait  placer 
en  pleine  lumière. 

Cet  homme,  «  Napolione  Buonaparte  »,  comme  il  écrivait  alors  son  pré- 
nom et  son  nom,  général  encore  peu  connu  rayé  des  cadres,  était  néà  Ajaccio 
le  15  août  1769.  D'origine  italienne,  sa  famille  s'était  établie  en  Corse  à  la  fin 
du  XV*  siècle  et  avait  acquis  dans -l'île  une  certaine  influence.  Son  père, 
Charles  Buonaparte,  et  sa  mère,  Letizia  Ramolino,  après  avoir  combattu  pour 
l'indépendance  de  la  Corse  (1768-1769)  avec  Paoli,  s'étaient,  leur  cause  vaincue. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


141 


retournés  du  côté  des  Français  vainqueurs.  La  mère  était  une  femme  éner- 
gique, sévère  et  très  avare,  le  père,  un  caractère  effacé,  mais  un  avide  solli- 
citeur que  rien  ne  rebutait  dans  son  œuvre  de  mendicité.  C'est  ainsi  qu'entre 


autres  faveurs,  il  obtint,  par  l'intermédiaire  du  gouverneur  de  l'ile,  le  comie 
de  Marbeuf ,  une  bourse  pour  son  fils  Napolione  au  collège  d'Autun,  où  celui-ci 
ne  resta  que  du  1"  Janvier' au  21  avril  1^79,  puis  à  l'Ecole  des  Minimes  de 
Brienne,  un  des  établissements  subventionnés  par  le  roi  pour  l'éducation  mi- 

'IV.    411.  — >   HISTOIRE    SOCIALISTE.  —  THERMIDOR  ET  OIREGTOIRE.  LIV.  411. 


142  HISTOIRE    SOCIALISTE 

litaire  des  jeunes  nobles  sans  fortinie,  qu'il  ne  quiUa  que  le  30  octobre  1784. 
Passé  de  là  à  l'Ecole  militaire  de  Paris,  il  y  était  depuis  trois  mois  à  peine 
lorsqu'il  perdit  son  père  ;  la  même  année,  il  fut  promu  d'emblée  lieutenant 
d'artillerie  eu  second  (septembre  1785)  et  envoyé  au  régiment  dit  de  La  Etre 
alors  à  Valence.  Après  y  avoir  fait  rapidement,  suivant  la  coutume,  le  service 
de  canonnier  et  de  tous  les  grades  subalternes,  il  était,  en  janvier  1786,  admis 
à  exercer  les  fonctions  de  son  grade. 

Petit,  actif,  sobre,  sérieux,  s'isolant  volontiers,  dissimulé,  superstitieux, 
vindicatif,  autoritaire,  d'un  orgueil  extrême,  d'une  imagination  vive,  mais  très 
pratique,  ayant  la  parole  facile,  la  pensée  rapide,  la  décision  prompte,  le  goût 
de  la  destruction,  attaché  à  sa  famille,  passionné  pour  son  pays,  la  Corse,  et 
ne  se  considérant  pas  comme  Français,  doué  d'une  grande  puissance  de  tra- 
vail, lisant  beaucoup,  s'il  s'intéressait  particulièrement  à  l'histoire  et  à  la  géo- 
graphie, il  était  surtout  fort  en  mathématiques.  Le  soin  des  détails  quotidiens 
lui  répugnait  autant  que  lui  plaisait  la  partie  technique  de  son  métier.  Il  ne 
tarda  pas  à  montrer  que  les  règles  applicables  à  tous  ne  lui  paraissaient  pas 
faites  pour  lui  et  fut  de  bonne  heure  dénué  de  scrupules. 

Le  1"  septembre  1786,  un  congé  de  six  mois  lui  ayant  été  accordé,  il  par- 
venait à  le  faire  durer  vingt  et  un  mois.  En  juin  1788,  il  rejoignait  son  régi- 
ment à  Auxonne.  Là  encore,  il  travailla  beaucoup  ;  il  avait  entamé  une  his- 
toire de  la  Corse  à  propos  de  laquelle,  le  12  juin  1789,  il  écrivit  à  Paoli,  réfugié 
à  Londres,  une  lettre  qui  débutait  ainsi  :  «Je  naquis  quand  la  patrie  périssait- 
Trente  mille  Français  vomis  sur  nos  côtes,  noyant  le  trône  de  la  liberté  dans 
des  flots  de  sang,  tel  fut  le  spectacle  odieux  qui  vint  le  premier  frapper  mes 
regards  »  (lung,  Bonaparte  et  son  temps,  t.  I*,  p.  195).  Tels  étaient  ses  senti- 
ments à  l'égard  de  la  France  dont  il  se  servait  déjà  plus  qu'il  ne  la  servait. 
Il  avait  adopté  les  idées  nouvelles  et  rêvait  d'émanciper  la  Corse  où  il  s'essayait 
à  faire  de  la  politique  lucrative  chaque  fois  qu'il  pouvait  obtenir  un  congé» 
ce  fut  le  cas  de  septembre  1789  à  février  1791,  d'août  1791  à  mai  1792  et  de 
septembre  1792  à  juin  1793.  En  huit  ans,  il  compta  ainsi  près  de  cinq  années 
d'absence  de  son  régiment.  Il  prolongeait  ses  congés  de  son  autorité  privée, 
fut  même  destitué  pour  cela  au  commencement  de  1792;  mais,  à  l'aide  de 
mensonges  et  de  certificats  de  complaisance,  il  réussit  chaque  fois  à  reprendre 
sa  place  et,  ce  qui  l'intéressait  tout  spécialement,  à  toucher  les  appointements 
qui  ne  lui  étaient  pas  dus. 

Capitaine  d'artillerie  à  l'armée  d'Italie,  il  fréquenta  le  plus  possible  son 
compatriote  Saliceti,  représentant  en  mission,  et  fut  présenté  par  lui  à  ses 
collègues  Ricord  et  Robespierre  jeune  avec  qui  il  se  lia.  Ces  relations  lui  va' 
lurent,  en  août  1793,  de  voir  imprimer  aux  frais  de  l'Etat,  le  Souper  de  Beau- 
caire,  opuscule  jacobin,  et,  le  mois  suivant,  de  pouvoir  profiter  d'un  heureux 
hasard,  en  remplaçant  au  siège  de  Toulon  un  commandant  d'artillerie  blessé, 
de  faire  là  la  connaissance  de  Barras  qui  lui  sera  plus  tard  si  utile,  et  d'être 


IITSTOIRK     SOGIAF.rSTK  !.',S 

admis  comme  général  de  brigade  le  28  pluviôse  an  II  (IG  i'évrier  1794);  elles 
lui  valurent  aussi,  après  le  9  thermidor,  une  arrestation  pendant  laquelle 
il  écrivait  :  «  J'ai  été  un  peu  affecté  de  la  catastrophe  de  Robespierre  le  jeune 
que  j'aiiuais  et  que  je  croyais  pur;  mais,  fût-il  mon  père,  je  l'eusse  poignardé 
raoi-môme  s'il  aspirait  à  la  tyrannie  »  (Jung,  Idem,  t.  II,  p.  455).  Assez  vite 
relâché,  grâce  probab  lement  à  l'intervention  de  Barras  auprès  de  qui  il  fit 
agir,  il  reprit  ses  fonctions.  Mais,  le  7  germinal  an  III  (27  mars  1795),  Lacombe 
Saint-Michel,  membre  du  comité  de  salut  public,  lui  faisait  donner  l'ordre 
«de  se  rendre  sur-le-charap  à  l'armée  de  l'Ouest  pour  y  commander  l'ar- 
tillerie »  {Idem,  p.  475).  Le  21  floréal  (10  mai),  il  était  à  Paris  et,  au  lieu  de 
gagner  son  poste,  se  faisait  octroyer  un  congé  auquel,  le  25  prairial  (13  juin), 
Aubry,  qui  avait  alors  la  haute  main  comme  membre  du  comité  de  salut  pu- 
blic sur  la  direction  de  la  guerre,  voulut  mettre  fin  en  l'envoyant  dans  l'OuesL 
en  qualité  de  général  de  brigade  d'infanterie,  ce  qui  était  une  sorte  de  dis- 
grâce. N'ayant  pu  réussir  à  faire  rapporter  celle  décision,  il  allégua  des  rai- 
sons de  santé  et,  grâce  à  un  certificat  de  complaisance,  resta  à  Paris.  Le 
4  fructidor  (21  août),  il  était  appelé  au  Bureau  topographique  chargé  de  la 
préparation  des  plans  de  campagne,  par  Douicet  de  Ponlécoulant  qui  avait 
remplacé  Aubry  et  qui  fut,  à  son  tour,  remplacé  par  Le  Tourneur.  Celui-ci 
ordonna  à  Bonaparte  de  rejoindre  le  poste  qui  lui  avait  été  assigné  en  Ven- 
dée et,  sur  son  refus,  le  raya,  le  29  fructidor  (15  septembre),  «  de  la  liste 
des  officiers  généraux  employés  »  [Idem,  t.  III,  p.  74).  Il  n'avait  pas  cessé 
de  fréquenter  Barras  et  songeait  à  aller  en  Turquie  se  mettre  au  service  du 
sultan,  lorsque  les  événements  du  12  ve  ndémiaire  lui  permirent  de  rentrer 
dans  l'armée. 

Le  13  vendémiaire  an  IV  (5octobrel795),  Bonaparte  ne  fut  officiellement 
que  l'auxiliaire  de  Barras  choisi  par  ce  dernier  ;  il  exerça  en  fait  les  fonc- 
tions de  commandant  en  second  et  se  consacra  à  sa  besogne  avec  activité 
Grâce  à  la  présence  d'esprit  d'un  général  autre  que  Bonaparte  {Idem,  t.  III, 
p.  93),  le  chef  d'escadron  Murât  avait  reçu,  dans  la  nuit,  l'ordre  d'aller  avec 
ses  cavaliers  chercher  au  camp  des  Sablons  40  pièces  de  canon  qui  y  étaient 
restées;  à  six  heures  du  matin,  une  heure  après  le  choix  de  Bonaparte  par 
Barras,  les  canons  entraient  aux  Tuileries.  Bonaparte  ne  fortifia  pas  le  palais 
lui-même,  mais  ses  environs,  plaça  des  canons  aux  divers  débouchés  et  con- 
centra ses  forces  sur  les  points  les  plus  importants. 

De  leur  côté,  les  sections  bourgeoises  et  l'état-major  royaliste  qui  les  pous- 
sait, se  préparaient  à  la  lutte.  Le  commandement  en  chef  avait  été  attribué  au 
général  de  brigade,  réc  emment  démissionnaire,  Danican  dont  Hoche  disait,  le 
25  pluviôse  an  III  (13  févr  ier  1795),  dans  une  lettre  au  général  Krieg  :  «  Dani- 
can est  le  plus  mauvais  sujet  que  nous  connaissions;  méprisez-le,  en  attendant 
son  successeur  »  (Rousselin  de  Saint-Albin,  Vie  de  Lazare  Hoche,  t.  II,  p.  135). 
On  lui  donnait  pour  seconds  le  comte  de  Maulevrier,  officier  vendéen,  et  La- 


i44  HISTOIRE     SOCIALISTE 

fond  de  SouIé,  ancien  garde  du  corps  de  Louis  XYI,  émigré  rentré.  Au  nom- 
bre d'au  moins  20  000,  les  seclionnaires  du  centre,  les  émigrés  et  les  Chouans 
qui  s'étaient  rendus  en  masse  à  Paris,  cernaient  les  5000  défenseurs  de  la 
Convention;  ils  étaient  fortement  installés  à  Saint-Roch,  occupaient  le  Pont- 
Neuf  et  étaient  maîtres  de  la  communication  entre  la  rive  droite  et  la  rive 
gauche. 

Pendant  que  les  adversaires  s'observaient,  les  troupes  de  la  Convention 
ayant  ordre  de  ne  point  prendre  l'initiative  de  l'attaque,  Danican  envoya  une 
lettre  au  comité  de  salut  public  proposant  une  entrevue,  indiquant  les  condi- 
tions possibles  d'entente,  réclamant  surtout  le  désarmement  des  patriotes. 
Dans  le  «  comité  des  Quarante  »,  formé  du  comité  de  salut  public,  du  comité 
de  sûreté  générale  et  du  comité  militaire  réunis  en  commission  de  gouverne- 
ment, puis  dans  la  Convenlionj  certains  royalistes  déguisés  accueillirent  favo- 
rablement ces  propositions  des  seclionnaires;  mais  la  Convention  venait  de  dé- 
cider de  ne  pas  répondre  personnellement  à  Danican  et  de  déléguer  vingt- 
quatre  représentants  chargés  d'éclairer  les  citoyens,  lorsqu'on  entendit  des 
décharges  de  mousqueterie,  puis  d'artillerie.  La  lutte  était  engagée.  On  discute 
encore  la  question  de  savoir  quels  furent  les  assaillants;  or  le  mouvement  insur- 
rectionnel suscité  par  eux  et  leur  état  d'esprit  pendant  toute  cette  période, 
rendent  évident  que  ce  furent  les  royalistes  rebelles,  émigrés  et  Chouans,  se 
croyant  sûrs  de  la  victoire  et  ayant  hâte  de  surmonter  la  timidité  de  leurs 
alliés  bourgeois,  qui  tirèrent  les  premiers  —  le  soir  même  le  représentant 
Cavaignac  disait  à  la  Convention  :  «  Le  combat  a  commencé  par  une  agres- 
sion des  royalistes  »  ;  —  agirent-ils  par  ordre  de  leur  chef  ou  de  leur  propre 
mouvement,  tel  est  le  seul  point  douteux.  Quoi  qu'il  en  soit,  toutes  leurs  at- 
taques furent  victorieusement  repoussées.  La  situation  un  instant  compromise 
aux  environs  de  Saint-Roch  fut  rétablie  par  les  patriotes;  il  y  eut  deux  ou  trois 
cents  U'Crts  ou  blessés  de  chaque  côté.  Dans  la  nuit  et  dans  la  matinée  du  14 
(6  octobre)  les  sections  étaient  définitivement  réduites  ;  un  nouvel  appel  aux 
armes  des  sections  Lepelelier  et  du  Théâtre-Français  n'obtenait  aucun  succès 
auprès  de  bourgeois  qui,  dans  la  soirée  du  13,  déconcertés  par  leur  défaite 
et  n'ayant  pas  tout  le  courage  que  leur  a  prêté  Lacretelle  jeune,  fuyaient, 
d'après  le  lieutenant  Enée  (Zivy,  Le  i  3  vendémiaire  an  IV,  p.  126),  devant  un 
fiacre  que  leur  esprit  troublé  prenait  pour  une  charge  de  cavalerie.  Le  15  ven- 
démiaire (7  octobre),  les  seclionnaires  se  laissaient  désarmer  sans  difficulté 
au  milieu  des  railleries  des  femmes  du  peuple  leur  criant  {Courrier  français 
du  18  vendémiaire -10  octobre,  cité  par  M.  Aulard  dans  son  recueil,  t.  II, 
p.  313):  «  .Allez,  fanfans,  à  votre  tour,  à  votre  tour!  »  Ce  même  jour,  trois 
conseils  militaires  étaient  institués. 

Ainsi  qu'il  arrive  presque  toujours  quand  il  s'agit  des  réactionnaires,  le 
gouvernement  fut  d'une  indulgence. extrême  :  de  l'aveu  de  Lacretelle  jeune, 
«  tous  ceux  qui  avaient  à  redouter  sa  colère  »  purent  sortir  de  Paris  avec  fa- 


HISTOIRE     SUGI.\L[ST1': 


cilité  [Précis  historique  de  la  Révolution  française  ;  la  Convention,  t.  II,  p.  480). 
Aussi,  ne  jugea-t-on  guère  que  des  contumaces  que,  toujours  d'après  Lacretelle 
[Dix  années  d'épreuves,^.  271),  «  on  ne  recherchait  nullement  »;  il  n'y  eut  que 
deux  exécutions,  celle  de  Lafond  de  Soulé,  un  des  chefs  du  mouvement,  le 
21  vendémiaire  (13  octobre),  et  celle  de  Lebois,  président  de  la  section  du 
Théâtre-Français  (quartier  de  l'Odéon),  le  23  (15  octobre).  Menou  fut  acquitté. 
Après  Prairial,  les  troupes  régulières  auxquelles  on  avait  eu  recours,  avaient 
été  renvoyées  hors  de  Paris;  après  Vendémiaire,  elles  furent  installées  dans  la 
ville  :  le  militarisme  entrait  en  pleine  croissance.  Bonaparte  fut,  le  16  vendé- 
miaire (8  octobre),  rétabli  dans  l'arme  de  l'artillerie  et  nommé  commandant 
en  second  de  l'armée  de  l'intérieur;  le  24  (16  octobre),  il  était  promu  général 
de  division^  et,  le  4  brumaire  (26  octobre),  lors  de  la  démission  de  Barras, 
général  en  chef  de  l'armée  de  l'intérieur.  Quant  aux  patriotes,  dès  qu'on  n'eut 
plus  besoin  d'eux,  on  chercha  par  un  moyen  détourné  à  s'en  débarrasser. 
Le  15  vendémiaire  (7  octobre),  on  supprima  la  distribution  de  vivres  qui  leur 
était  faite  depuis  le  12  (4  octobre);  on  la  rétablit  pour  une  journée  le  lende- 
main, sans  doute  à  la  suite  de  réclamations,  mais  on  invita  ces  citoyens  «  à 
rentrer  dans  leurs  foyers,  en  se  tenant  prêts  à  marcher  au  premier  signal  » 
(Zivy,  Le  IS  vendémiaire  an  IV,  p.  103).  Un  décret  du  27  vendémiaire 
(19  octobre)  accorda,  il  est  vrai,  des  pensions  et  des  indemnités  aux  familles 
des  morts  et   aux   blessés. 

il  est  certain  que  la  bou  rgeoisie  parisieime,  en  vendémiaire,  se  laissa 
duper  par  les  royalistes.  Si  ceux-ci  la  poussèrent  avec  tant  d'insistance  à  se 
soulever,  c'est  qu'ils  voulaient  à  tout  prix  s'emparer  du  pouvoir  que  les  décrets 
de  fructidor  leur  avaient  rendu  dilflcile  de  prendre  à  peu  près  légalement 
lorsqu'ils  croyaient  le  tenir.  Ils  y  avaient  d'autant  plus  d'intérêt  qu'au  même 
moment  la  troisième  armée  équipée  par  l'Angleterre  était  transportée  sur  les 
côtes  de  France. 

Après  l'attaque  du  poste  des  Essarts  (7  messidor-25  juin)  et  son  mani- 
feste (chap.  vm),  Charette  était  resté  tranquille,  attendant,  avant  de  bouger, 
une  victoire  des  Anglo-  Emigrés  débarqués  le  9  (27  juin)  et  les  moyens  d'action 
dont  il  avait  besoin.  Au  lieu  de  la  victoire,  ce  fut  la  défaite;  mais  il  put  se 
consoler,  le  23  juillet,  par  la  visite  d'un  envoyé  du  ministère  anglais  à  qui  il 
demanda  des  munitions  (Ghassin,  Les  Pacifications  de  l'Ouest,  t.  I",  p.  543- 
545)  ;  avant  cette  demande,  il  en  avait  été  expédié  qui  furent  effectivement 
débarquées  et  livrées,  avec  armes  et  vêtements  [Idem,  t.  II,  p.  7),  le  10  août, 
près  de  Saint-Gilles-sur-Vie  (Vendée).  Quelques  jours  après,  il  recevait  une 
lettre  de  Louis  XVIII,  datée  du  8  juillet  1795,  lui  disant  :  «  Je  vous  nomme 
général  de  mon  armée  catholique  et  royale  »  (Savary/ ^««e/Te  des  Vendéens 
et  des  Chouans,  t.  V,  p.  191).  Un  peu  avant  le  10  juillet,  on  lui  avait  remis 
«  deux  dépêches  du  premier  ministre  Pitt,  datées  du  mois  d'avril,  »  qui  l'assu- 
rait de  sa  sympathie  (Bittard  des  Portes,  Charette  et  la  guerre  de  Vendée, 


1-iG  IIISTOIllE     SOCIALISTE 

p.  472).  Bientôt  il  allait,  en  outre,  pouvoir  se  réconforter  par  la  lecture  d"une 
lettre  du  18  août  du  duc  de  Polignac  lui  exprimant  l'admiralion  de  la  cour 
d'Autriche  (Savary,  Guerre  des  Vendéens  et  des  Chouans,  t.  V,  p.  319);  il 
devait  enfin  en  recevoir  une  autre  que  lui  écrivit,  le  1"  octobre,  Souvorov 
qui,  en  homme  se  connaissant  en  massacres,  le  complimentait  chaleureuse- 
ment {Idem,  t.  VI.  p.  2). 

Charette  s'était  montré  digne  de  cette  confiance  internationale  en  faisant, 
le  15  thermidor  (2  août),  sous  prétexte  de  venger  les  exécutions  auxijuelles 
il  avait  été  procédé  à  Vannes,  après  Quiberon,  assommer  pendant  la  messe,  à 
coups  de  bâtons  et  de  pieux,  dans  un  bois,  à  Belleville  près  de  la  Roclie-sur- 
Yon,  2  ou  300  prisonniers  républicains  (Auvynet,  Eclaircissements  historiques, 
déjà  cités  chap.  v,  p.  504).  Presque  en  même  temps,  sur  la  rive  droite  de  la 
Loire,  quatre  à  cinq  mille  Chouans  enlevaient  un  grand  convoi  non  loin  de 
Carquefou  (Loire-Inférieure)  et  tuaient  220  hommes  avec  des  raffinements  de 
cruauté  (Chassin,  Les  Pacifications  de  l'Ouest,  t.  I",  p.  588).  La  guerre  recom- 
mençait ouvertement;  la  prochaine  arrivée  du  comte  d'Artois  allait,  pensait- 
on,  exciter  l'enthousiasme  ;  le  découragement  futla  conséquence  inattendue  de 
sa  lâcheté  :  dès  la  fin  de  septembre,  les  bandes  de  Charette  éprouvaient  plu- 
sieurs échecs  ;  battues  à  Saint-C^vr-en-Talmondais  (canton  des  Moûtiers-les- 
Mauxfaits,  Vendée),  le  3  vendémiaire  an  IV  (25  septembre  1795),  elles  éva- 
cuaient Belleville  le  8  (30  septembre).  Par  décision  du  14  fructidor  (31  août), 
Hoche. était  passé  de  l'armée  des  côtes  de  Brest,  par  lui  laissée,  le  24  (10  sep- 
tembre), sous  le  commandement  provisoire  du  général  Rey,  à  l'armée  de 
l'Ouest  oîi  il  succédait  à  Canclaux. 

Le  comte  d'Artois  avait  fini  par  se  joindre  à  la  troisième  armée  anglaise 
et,  le  12  septembre^  il  était  dans  la  rade  de  Quiberon.  Mais,  avec  le  souci  tou- 
jours en  éveil  de  se  tenir  à  distance  de  l'ombre  même  du  danger,  il  n'aborda 
pas  et  fut  conduit  d'abord  à  l'île  Houat,  puis,  le  2  octobre,  à  l'île  d'Yen.  Le  5 
vendémiaire  (27  septembre),  des  vaisseaux  anglais  avaient  sommé  le  comman- 
dant de  l'île  de  Noirmoutier  de  la  livrer  au  «  frère  du  roi  »  et  à  «  ses  alliés  »; 
sur  le  refus  du  commandant,  les  vaisseaux  avaient  disparu.  Quant  au  «  frère 
du  roi  »,  il  ne  tenait  pas  à  être  en  évidence;  lorsqu'on  le  poussait  à  se  rendre 
auprès  de  Charette,  il  répondait,  ainsi  qu'il  devait  l'écrire  au  duc  d'Harcourl 
(Forneron,  Histoire  générale  des  émigrés,  t.  II,  p.  136)  :  «  Mais  on  ne  voilque 
des  troupes  républicaines  sur  les  côtes  !  »  Et  les  voir  de  loin  devait  ample- 
ment suffire  à  la  curio  site  guerrière  de  ce  bravache. 

Sous  le  coup  des  événements  de  vendémiaire  et  des  nouvelles  de  Vendée, 
la  Convention  comprit  que  le  royalisme  était  devenu  un  péril  réel,  ne  distin- 
guant plus  entre  les  républicains,  menaçant  les  modérés  comme  les  autres. 
Il  avait  été  de  bon  ton  de  rire  du  péril  royaliste.  En  donnant  pour  excuse  que 
le  péril  n'était  plus  de  ce  côté,  on  s'était  laissé  aller,  à  l'égard  des  royalistes 
déguisés  en  libéraux  —  c'est  encore  un  des  déguisements  sous  lesquels  ils 


HISTOIRE     SOCIALISTE  147 

chercheul  à  faire  des  dupes  —  ii  toutes  les  complaisances  ;  coiuine  il  arrive 
souvent  en  politique,  le  scepticisme  n'était  qu'une  façon  commode  d'éviter 
la  responsabilité  de  l'action  ou  une  forme  hypocrite  de  complicité.  Ce  n'est 
que  le  jour  oii  la  prise  d'armes  rendit  le  péril  indéniable,  que  les  modérés  eu- 
rent enQn  une  conception  plus  exacte  des  choses.  Le  16  vendémiaire  (8  octo- 
!ire),  la  Convention  créait  une  commission  de  dix-sept  membres  chargée  de 
l'épuration  des  employés  et,  en  particulier,  de  ceux  qui,  atteints  par  la  réqui- 
sition militaire,  n'étaient  pas  munis  de  congés  réguliers.  La  condescendance 
à  l'égard  des  adversaires  de  la  République  avait  été  telle  qu'un  journal  réac- 
tionnaire, le  Courrier  français  du  2i  vendémiaire  (13  octobre],  pouvait  écrire 
ironiquement  :  «  On  dit  que,  sur  117  commis  employés  au  comité  de  législa- 
tion, il  n'y  en  a  que  115  qui  aient  pris  part  à  l'insurrection  du  13  vendé- 
miaire »  (recueil  d'ÂularJ,  t.  II,  p.  320).  Le  20  (12  octobre),  il  était  enjoint 
aux  émigrés  rentrés  sans  avoir  obtenu  leur  radiation  définitive  de  la  liste  — 
or  beaucoup  l'avaient  obtenue  comme  prétendues  victimes  du  31:  mai  —  et 
occupant  cependant  des  fonctions  publiques,  de  cesser  à  l'instant  leurs  fonc- 
tions. Le  même  jour,  une  autre  décision  chargeait  le  comité  de  saint  public 
«  de  prendre,  dans  le  plus  bref  délai,  les  mesures  nécessaires  pour  mettre  en 
activité  les  officiers  militaires  ainsi  que  les  employés  des  diverses  adminis- 
trations près  les  armées  de  terre  et  de  mer  qui,  après  avoir  dignement  servi 
et  défendu  la  République,  ont  été  laissés  sans  emploi,  ainsi  que  pour  purger 
les  armées  et  les  places  de  guerre  des  offlciers  généraux  et  autres  qui  y  ont 
été  employés  indûment  et  au  préjudice  des  militaires  républicains  ».  La  né- 
cessité de  ces  mesures  prouve  combien  les  plaintes  à  ce  sujet  étaient  justifiées 
et  de  quelle  faiblesse  on  était  coupable. 

Le  21  vendémiaire  (13  octobre),  la  Convention  se  décidait  à  mettre  fin 
aux  persécutions  contre  les  patriotes,  interdisait  de  condamner  «  les  anciens 
membres  des  comités  révolutionnaires,  municipalités  et  administrations  »  pour 
faits  politiques  et  annulait  les  condamnations  de  ce  genre  déjà  prononcées. 
Le  22 (14 octobre),  elle  défendait  de  mettre  en  accusation  «aucun  citoyen  qui 
ne  serait  pas  prévenu  de  meurtre,  d'assassinat,  de  vol,  d'attentat  contre  la 
liberté  et  la  sécurité  publique  ou  autre  crime  prévu  et  spécifié  par  les  lois 
pénales  »;  les  actes  d'accusation  visant  autre  chose  que  ces  délits  ou  crimes 
étaient  déclarés  nuls  et  ceux  contre  lesquels  ils  avaient  été  dressés  devaient 
être  remis  en  liberté.  C'était,  avec  le  décret  de  la  veille  et  malgré  la  vive 
opposition  des  réacteurs  girondins,  empressés  à  refuser  aux  autres  le  bénéfice 
d'une  mesure  moindre  que  celle  dont  ils  avaient  eux-mêmes  bénéficié  le 
18  ventôse  an  II1-8  mars  1795  (chap.  vi),  la  fin  des  poursuites  politiques 
sauf,  relativement,  précisait  l'article  7,  «  aux  Chouans  et  autres  rebelles  des 
départements  de  l'Ouest  et  de  l'intérieur  ainsi  qu'aux  prêtres  réfractaires  et 
conspirateurs  du  i3  vendémiaire  ».  Defermon  demanda  sans  succès  que  «  Pa- 
che,  Bouchotte  et  autres  »  fussent  ajoutés  à  ces  exceptions  :  tout  pour  eui 


148  HISTOIRE     SOCIALISTE 


rien  pour  les  autres,  a  toujours  été  la  régie  des  modérés.  Cependant,  l'avant- 
veille  (12  octobre),  si  la  Convention  avait  rapporté  la  disposition  du  5  prai- 
rial an  III  (24  mai  1795)  ordonnant  (chap.  vu)  la  mise  en  jugement  de  Barère, 
Billaud-Varenne  et  Collot  d'Herbois,  —  le  nom  de  Vadier  fut  omis,  comme  on 
le  constatera  au  Conseil  des  Cinq-Cents,  le  16  brumaire  an  V  (6  novembre 
1796)  _  ce  n'avait  été  que  pour  remettre  en  vigueur  celui  du  12  germinal 
(1"  avril)  qui  les  condamnait  à  la  déportation. 

Le  23  (15  octobre),  l'arrestation  de  l'agent  royaliste  Lemaître  était  annon- 
cée et  il  était  voté  qu'il  serait  traduit  devant  une  commission  militaire.  Le  24 
(16  octobre),  décret  d'arrestation  contre  deux  Conventionnels,  Rovère  et  Bala- 
din, ajuste  raison  suspects  de  royalisme,  et,  le  30  (22  octobre),  contre  Aubry 
et  Lomont.  Ce  même  jour,  après  un  rapport  de  Barras  sur  la  journée  du  13, 
l'assemblée  nommait  une  commission  de  cinq  membres,  parmi  lesquels  Tal- 
lien,  «  chargés  de  présenter  des  mesures  de  salut  public  ».  La  veille  (21  octo- 
bre), à  la  suite  d'un  rapport  tardif  de  Chénier  sur  les  assassinats  du  Midi,  était 
décrétée  la  destitution  des  maires  et  procureurs,  juges  et  accusateurs,  qui 
n'avaient  pas  dénoncé  et  poursuivi  les  «  auteurs  et  complices  des  assassinats 
commis  par  les  compagnies  de  Jésus,  les  compagnies  du  Soleil  et  autres  asso- 
ciations royalistes  ». 

Les  républicains  avancés  étaient  d'avis  de  casser  les  dernières  élec- 
tions faussées  en  très  grand  nombre  par  les  manœuvres  des  royalistes,  et  le 
bruit  courut  que,  sur  l'initiative  de  Tallien,  la  commission  des  Cinq  allait 
proposer  cette  mesure.  L'intervention  de  ce  misérable  redevenu  républicain 
pour  détourn  er  de  lui  des  soupçons  justifiés,  donnait  beau  jeu  au  modéré  Thi- 
baudeau  qui,  le  1='  brumaire  (23  octobre),  l'attaquait,  disant  à  ses  collègues  : 
«  S'il  y  a  eu  une  réaction  après  le  9  thermidor,  n'est-ce  pas  Tallien  qui  l'a 
créée  et  exécutée?  »  et  on  ne  parla  plus  de  casser  les  élections. 

Le  3  brumaire  (25  octobre),  une  loi,  par  ses  six  premiers  articles,  exclut, 
jusqu'à  la  paix  générale,  de  toute  fonction  publique,  les  émigrés  et  leurs 
parents,  sauf  quelques  exceptions  déterminées,  et  ceux  qui,  dans  les  dernières 
assemblées  primaires  ou  électorales,  avaient  participé  à  des  motions  sédi- 
tieuses. Par  les  articles  suivants,  était  ordonnée  l'exécution  immédiate  des  lois 
de  1792  et  de  1793  contre  les  prêtres  sujets  à  la  déportation  ou  à  la  réclusion;  à 
condition  de  n'y  jamais  rentrer,  «tous  ceux  qui  ne  voudraient  pas  vivre  sous  les 
lois  de  la  République  »,  étaient  autorisés  à  quitter  dans  les  trois  mois  le  terri- 
toire français.  Eniin,  le  4  brumaire  an  IV  (26  octobre  1795),  après  avoir  décrété 
que,  «  à  dater  du  jour  delà  publication  de  la  paix  générale,  la  peine  de  mort 
sera  abolie  dans  toute  la  République  française  »,  que  la  place  de  la  Révolu- 
tion s'appellerait  «  place  de  la  Concorde  »  et  la  rue  qui  est  la  rue  Royale 
actuelle  «  rue  de  la  Révolution  »,  qu'il  y  aurait  amnistie  pour  tous  les  faits 
relatifs  à  la  Révolution,  sauf  pour  les  événements  de  vendémiaire  et  excep- 
tion faite  des  prêtres  déportés  ou  sujets  à  la  déportation,  des  fabricateurs  de 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


149 


faux  assignats  ou  de  fausse  monnaie  et  des  émigrés  —  un  amendement  de 
Defermon  tendant  à  excepter  Bouchotle  dont  le  procès  et  celui  de  Pache  avaient 
commencé  devant  le  tribunal  criminel  d'Eure-et-Loir,  ne  fut  pas  adopté  —  la 
Convention  se  séparait  aux  cris  de  :  «  Vive  la  République!  » 


l^ia^8llM'j|ij4^nijiMj|j^ijnJjê>jjjjjjjj}^Jnijjj^jjin^JJ 


Si  rien  n'a  encore  été  fait  par  aucune  assemblée  de  comparable  à  ce  que 
fil  la  Convention  dans  la  première  moitié  de  son  existence,  peu  d'assemblées 
furent  aussi  abjectes  qu'elle,  dans  la  seconde  moitié.  Autant,  malgré  d'im 
menses  fautes,  elle  a  été  admirable  en  accomplissant  l'œuvre  prodigieuse  de 

LIV.  412.  —  HISTOIBE   SOaALISTE.    —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  LIV.  412 


i50  HISTOIRE     SOCIALISTE 

défense  nationale,  autant  elle  a  été  odieuse  au  point  de  vue  politique,  dans  la 
période  que  nous  venons  d'étudier,  lorsqu'elle  s'abandonna  à  la  réaction.  Mais, 
au  milieu  de  ses  poignantes  préoccupations  de  salut  public,  elle  sut  vaillam- 
ment aborder  les  problèmes  les  plus  divers;  aussi  nous  reste-t-il  à  examiner 
ce  qu'était,  en  dehors  de  la  politique,  la  situation  intérieure  de  la  France  à 
cette  époque. 

CHAPITRE   XI 

ÉTAT  DE  LA  FRANCE  DE  1794  A  1800. 

{Thermidor  an  II  à  brumaire  an  VIII- juillet  1794  à  novembre  4799.) 

%  1"  —  Législation  financière. 

Au  point  de  vue  envisagé  dans  ce  chapitre,  la  condition  effective  d'un 
pays  dépend  beaucoup  de  l'état  de  ses  finances;  car  il  ne  suffit  pas  de  décré- 
ter des  améliorations,  il  faut,  en  outre,  avoir  les  moyens  de  les  réaliser.  Or, 
sous  le  rapport  financier,  nous  le  savons  déjà,  la  Convention  laissait  la  France 
dans  une  situation  déplorable.  Cent  livres  en  assignats  valaient  à  Paris 
3  livres  15  sous,  avons-nous  vu,  chap.  vi,  en  messidor  an  III  (juillet  1795); 
elles  valaient  3  livres  en  thermidor  (août),  2  livres  5  sous  en  fructidor  (sep- 
tembre), 1  livre  9  sous  en  vendémiaire  an  IV  (octobre  1795),  à  la  fin  de  la 
Convention;  et  tombaient  bientôt  —  le  12  brumaire  an  IV  (3  novembre  1795) 
—  à  0  fr.  87.  Les  expédients  financiers  du  Directoire  seront  exposés  en  leur 
temps  (voir  pour  le  papier-monnaie,  en  particulier,  les  chap.  xn  et  xv); 
quelques-uns  de  ceux  auxquels  la  Convention  eut  recours,  ont  été  précédem- 
■  ment  résumés,  il  me  reste  à  cet  égard  à  signaler  les  essais  —  entamés  par 
elle  et  terminés  sans  succès  sous  le  Directoire  —  d'emprunts  et  d'impôts 
sur  certains  signes  présumés  des  ressources  des  contribuables. 

Le  26  messidor  an  III  (14  juillet  1795),-  la  Convention  décidait  simultané- 
ment deux  emprunts.  Pour  l'un  les  participants  étaient  d'abord  groupés  par 
âge  —  il  y  avait  16  classes  allant  de  cinq  ans  en  cinq  ans,  —  dans  chaque 
classe,  ou  catégorie  d'âges,  ils  étaient  répartis  en  un  nombre  indéterminé  de 
divisions  composées  chacune  d'un  nombre  fixe  de  parts  —  4  000  actions  — 
dont  le  montant  était  acquitté  en  assignats  à  leur  valeur  nominale.  Dans  ces 
divisions  la  part  de  ceux  qui  mouraient  profitait  pour  moitié  au  Trésor  et 
pour  moitié,  jusqu'à  un  maximum  déterminé  —  12  000  livres  par  action,  — 
aux  survivants  de  la  division;  c'était  là  le  principe  de  la  tontine  si  en  vogue 
à  la  fin  de  l'ancien  régime.  A  l'intérêt  des  parts  qui  montait  de  2  à  4  0/0  sui- 
vant la  catégorie  d'âges,  et  à  la  chance,  en  survivant,  de  bénéficier  d'une 
fraction  des  parts  des  décédés  de  la  division,  on  ajouta  l'appât  de  lots,  — 
dans  chaque  division,  800  primes,  montant  à  800  000  livres,  dont  la  première 


HISTOIRE     SOCIALISTE  151 

était  de  150  000  livres  —  payables  en  parts  additionnelles  de  cette  combinai- 
son tontinière  ou  en  biens  nationaux.  Pour  l'autre  emprunt,  au  capital  d'un 
milliard,  chaque  prêteur  devait  être  inscrit  sur  le  Grand-Livre  de  la  dette 
consolidée  et  recevoir,  pour  le  montant  de  son  inscription  acquitté  éga- 
lement en  assignats  à  leur  valeur  nominale,  un  intérêt  annuel  de  3  0/0- 
La  dépréciation  des  assignats  rendant  ces  deux  opérations  ruineuses 
pour  l'État  qui  ne  recevait,  en  échange  des  garanties  offertes,  que  du  papier 
avili,  l'emprunt  en  rente  perpétuelle  fut  clos  par  la  loi  du  1"  frimaire  an  IV 
(22  novembre  1795),  et  la  loi  du  17  pluviôse  suivant  (6  février  1796)  suspendit 
l'emprunt  par  voie  de  tontine  nationale. 

Voici  tout  de  suite  la  situation  de  la  dette  dite  perpétuelle  à  la  fin  du 
Directoire.  Le  montant  des  rentes  de  cette  dette  était  alors  de  40  216  000  fr.  ; 
en  ajoutant  les  6  086  000  fr.  de  rentes  représentant  la  dette  des  pays  réunis  à 
la  France,  Belgique,  etc.,  on  arrivait  à  un  total  de  46  302  000  fr.  (Yûhrer. 
Histoire  de  la  dette  publique  en  France,  t.  I",  p.  425).  Outre  celte  dette,  exis 
tait  la  dette  viagère  provenant  des  pensions  de  retraites  civiles  et  militaires. 
La  loi  fondamentale  en  cette  matière,  encore  en  vigueur  pour  certains  fonc- 
tionnaires d'ordre  politique  tels  que  les  préfets,  était  la  loi  des  3-22  août  1790 
qui  mettait  le  payement  des  pensions  à  la  charge  des  fonds  généraux  du 
budget  et  qui  ne  devait  être  modifiée  que  sur  des  points  rie  détail.  Mais  le 
désarroi  du  Trésor  public  ne  pouvant  remplir  ses  obligations,  plaça  dans  une 
situation  très  pénible,  en  même  temps  que  de  nombreux  rentiers,  les  fonc- 
tionnaires pensionnés  ou  en  droit  de  l'être  de  l'État;  le  désir  d'obvier  à  cet 
inconvénient  dans  l'intérêt  même  du  service,  amena  l'administration  de 
l'enregistrement  et  des  domaines  à  ressusciter  le  système  du  fonds  des  rete- 
nues appliqué  vingt  ans  auparavfint  par  la  Ferme  générale.  Autorisé  à  cet 
effet  par  la  Convention,  le  4  brumaire  an  IV  (26  octobre  1795),  le  comité  des 
finances  approuva,  ce  même  jour,  le  projet  de  l'administration  de  l'enregis- 
trement. Une  caisse  particulière  établie  par  celle-ci  fut  donc  alimentée  par 
une  retenue  sur  leurs  appointements,  pour  payer  les  pensions  de  retraite  de 
ses  employés.  Propriété  de  l'administration  qui  l'instituait  et  que  demandait 
à  imiter  l'administration  des  douanes,  ce  genre  de  caisse  n'en  fut  pas  moins 
soumis  au  contrôle  des  pouvoirs  publics  par  la  loi  du  26  germinal  an  V 
(15  avril  1797)  disant  :  «  Toutes  les  pensions  de  retraite  dans  l'enregistrement 
et  dans  les  douanes  ou  tout  autre  service  public,  soit  que  les  fonds  pro- 
viennent de  retenues  sur  les  appointements  des  employés,  soit  qu'elles  soient 
acquittées  par  le  Trésor  public,  seront  soumises  à  l'approbation  du  Corps 
législatif,  d'après  les  états  fournis  par  le  Directoire  exécutif,  appuyés  de 
pièces  justificatives  ».  Presque  aussitôt  après  (loi  du  2  floréal  an  V-21  avril 
1797)  étaient  admises,  pour  «  la  régie  des  douanes,  les  mesures  déjà  prises 
pour  celle  de  l'enregistrement  et  des  domaines  nationaux  »,  et  autorisée  une 
retenue  sur  les  appointements  et  sur  le  produit  net  des  confiscations  eX 


15-i  HISTOIRE     SOCIALISTE 


amendes  «  pour  former  un  fonds  destiné  à  l'acquit  des  pensions  »  de  ses  em- 
ployés. 

Une  loi  de  la  Convention  (28  vendémiaire  an  IV -20  octobre  1795)  avait 
rétabli  pour  les  agents  de  change  le  monopole  aboli  le  2  mars  1791.  Confor- 
mément à  un  arrêté  du  Directoire  du  15  pluviôse  an  IV  (4  février  1796),  ces 
agents  procédèrent,  le  18  pluviôse  (7  février),  à  l'élection  d'un  syndic  et  de 
quatre  adjoints.  Une  loi  du  28  floréal  an  VII  (17  mai  1799)  régit  toujours  les 
mutations  de  rentes  sur  l'État,  dont  le  transfert,  grâce  à  elle,  est  beaucoup 
plus  simple  que  celui  des  autres  valeurs  mobilières.  Une  loi  du  22  vendé- 
miaire an  IV  (14  octobre  1795)  organisa  l'administration  des  monnaies. 

La  Convention,  le  23  nivôse  an  III  (12  janvier  1795),  avait  supprimé  le 
principal  de  la  contribution  mobilière;  mais,  le  7  thermidor  (25  juillet),  elle 
rétablissait  une  contribution  personnelle  de  cinq  livres  par  an  pour  toute 
personne  jouissant  de  revenus;  étaient  exceptés  les  ouvriers  ne  vivant  que 
de  leur  travail  et  ne  gagnant  pas  plus  de  30  sous  par  jour.  A  cette  contribu- 
tion personnelle  elle  adjoignait  des  taxes  somptuaires  progressives  frappant 
les  cheminées,  les  poêles,  les  chevaux,  les  voitures,  les  domestiques  mâles 
et  les  célibataires  âgés  de  plus  de  trente  ans.  Il  est  bon  de  rappeler 'que  c'est 
par  les  modérés  qui  dominaient  à  cette  époque  dans  la  Convention,  que  fut 
voté  cet  impôt  progressif. 

Si  le  Directoire  ne  fut  pas  plus  heureux  que  la  Convention  dans  ses  opé- 
rations fiscales,  s'il  ne  profita  pas  des  lois  par  lui  laites,  plusieurs  de  celles-ci 
ont  servi  ou  servent  encore  de  base  à  notre  législation  financière.  La  «contri- 
bution personnelle  et  somptuaire  »,  comme  disait  la  loi  dont  nous  venons  de 
parler,  était  un  impôt  de  quotité,  c'est-à-dire  que  la  loi  déterminait  par  ses 
tarifs  la.  part  individuelle  de  chaque  imposé;  la  loi  du  9  germinal  an  V 
(29  mars  1797)  fit  de  cette  même  contribution  «  personnelle  et  somptuaire  » 
qu'elle  appelait  <•  personnelle,  somptuaire  et  mobilière  »,  ce  que  la  contribu- 
tion mobilière  est  encore  aujourd'hui,  un  impôt  de  répartition,  c'est-à-dire 
que,  ce  que  fixe  d'avance  la  loi,  c'est  la  part  collective,  le  montant  total  à 
réaliser  dans  le  pays  entier  d'abord,  dans  chaque  département  ensuite. 
L'administration  départementale  réparlissait  l'impôt  entre  les  cantons  et 
l'administration  municipale  du  canton  entre  les  communes;  pour  la  réparti- 
tion entre  les  individus  à  l'intérieur  de  chaque  commune,  la  loi  du  14  ther- 
midor an  V  (1"  août  1797) —  qui  établissait  séparément  une  cote  personnelle, 
une  cote  mobilière  frappant  les  revenus  non  soumis  à  l'impôt  foncier,  et  des 
taxes  somptuaires  sur  les  chevaux  et  voitures  de  luxe  et  sur  les  domestiques 
—  instituait  par  canton  un  «  jury  d'équité  »  que  désignait  l'administration 
municipale  et  dont  les  contribuables  aisés  devaient  former  la  grande  majo- 
rité; mais,  à  la  suite  de  protestations  nombreuses  contre  les  décisions  fort 
peu  équitables  de  ces  jurys,  furent  chargés  de  cette  tâche,  en  vertu  d'une  loi 
du  3  nivôse  an  VII  (23  décembre  1798),  les  «  répartiteurs  »  créés  par  la  loi  du 


HISTOIRE     SOCIALISTE  153 

3  frimaire  an  VII  (23  novembre  1798)  pour  la  répartition  de  la  contribution 
foncière.  Cette  loi  du  3  nivôse  maintint  des  taxes  somptuaires,  en  revint, 
pour  la  contribution  personnelle,  h  la  taxe  —  toujours  en  vigueur  —  des  trois 
journées  de  travail,  due  par  tous  les  habitants  non  indigents,  qu'avait  élablie 
la  loi  du  18  février  1791,  et,  comme  celle-ci,  basa  la  contribution  mobilière 
sur  la  valeur  du  loyer  d'habitation  de  chaque  habitant  déjà  inscrit  à  la  con- 
tribution personnelle. 

La  contribution  foncière  est  encore  régie  par  la  loi  du  3  frimaire  an  VII 
(23  novembre  1798)  pour  les  propriétés  non  bâties;  elle  l'a  été,  pour  les  pro- 
priétés bâties,  jusqu'à  la  loi  du  S  août  1890.  Le  payement  d'une  partie  de 
cette  contribution  fut  imposé  en  nature  pendant  une  certaine  période.  Après 
avoir  aboli,  à  dater  du  1"  vendémiaire  an  IV  (23  septembre  1795),  «  toutes 
réquisitions  en  grains  »,  une  loi  du  2  thermidor  an  III  (20  juillet  1795)  déci- 
dait, afin  de  permettre  au  gouvernement  de  subvenir  plus  facilement  aux 
besoins  des  armées,  que  la  contribution  foncière  pour  l'an  III  (1794-95)  devait 
être  acquittée  moitié  en  assignats  valeur  nominale,  moitié  en  grains  effectifs 
(froment,  seigle,  orge  ou  avoine)  de  quantité  égale  à  ce  que  celte  moitié 
valeur  métallique  aurait  représenté  en  1790.  Il  n'était  fait  exception  que 
pour  ceux  qui  ne  récoltaient  pas  de  ces  grains  ou  n'en  récoltaient  que  pour 
leur  consommation  familiale  limitée  à  400  livres  (195  k.  802  gr.)  de  froment  ou 
à  500  (244  k.  752  gr.)  des  autres  grains  par  personne.  Ceux  qui  n'auraient  pas 
versé  les  trois  quarts  de  leur  part  contributive  avant  la  fin  de  brumaire 
(21  novembre  1795),  étaient  menacés  d'avoir  à  payer  la  totalité  en  grains  (loi 
du  24  fructidor  an  111-10  septembre  1795).  Visant  la  contribution  foncière 
de  l'an  IV  (1795-96),  l'art.  5  de  la  loi  du  8  messidor  an  IV  (26  juin  1796)  dit  • 
«  Pour  les  besoins  du  service  public,  le  Directoire  exécutif  pourra  faire  payer 
en  grains  et  fourrages  la  moitié  de  la  cotisation  de  chaque  contribuable  dont 
les  propriétés  en  produisent  »;  un  arrêté  du  Directoire  (27  messidor  an  IV- 
15  juillet  1706)  détermina  la  façon  de  percevoir  celte  moitié  payable  en 
nature.  Mais  la  loi  du  22  thermidor  an  IV  (9  août  1796)  allait  bientôt  (voir 
chap.  xv)  substituer,  à  ce  mode  de  payement,  le  payement  en  argent  ou  en 
mandats  au  cours,  et  la  loi  du  18  prairial  an  V  (6  juin  1797)  déclarait—  art.  2 
—  que  «  la  contribution  foncière  de  l'an  V  ne  sera  payée  qu'en  numéraire 
métallique  ». 

La  contribution  des  portes  et  fenêtres  qui  a  la  vie  dure,  date  de  la  loi  du 

4  frimaire  an  VII  (24  novembre  1798).  La  contribution  des  patentes  avait  été 
rétablie  par  la  loi  du  4  thermidor  an  III  (22  juillet  1795)  qui  en  faisait  une 
taxe  fixe  ;  la  loi  du  6  fructidor  an  IV  (23  août  1796)  combina,  pour  la  pre- 
mière fois,  le  droit  fixe  et  le  droit  proportionnel  dont  cette  contribution  se 
compose  actuellement;  quelques  autres  dispositions  furent  prises  en  celte 
matière  jusqu'à  la  loi  du  1"  brumaire  an  VU  (22  octobre  1798)  qui  la  codifla. 
Afin  de  faciliter  et  de  contrôler  le  service  des  contributions  directes,  la  loi  du 


154  HISTOIRE     SOCIALISTE 

:i~2  brumaire  an  VI  (12  novembre  1797;  avait  créé  les  agences  des  contribu- 
tions directes,  origine  des  directions  actuelles  instituées  à  leur  place  par  la 
loi  du  3  frimaire  an  Vm  (24  novembre  1799). 

L'art.  7  de  la  loi  du  16  brumaire  an  V  (6  novembre  1796)  sur  les  dé- 
penses de  l'année,  avait  dit  :  «  Il  sera  établi  des  impositions  indirectes  ». 
C'est  la  loi  du  9  vendémiaire  an  VI  (-30  septembre  1797)  qui  assujettit  de 
nouveau  les  cartes  à  jouer  à  un  droit  dont  le  mode  de  perception  fut  réglé 
par  les  arrêtés,  non  encore  entièrement  abrogés,  des  3  pluviôse  an  VI  (22  jan- 
vier 1798)  et  19  floréal  an  VI  (8  mai  1798).  C'est  aussi  à  la  loi  du  9  vendé- 
miaire an  VI  qu'est  dû  l'impôt  sur  les  moyens  de  transport  public  que  la  loi 
du  25  vendémiaire  an  III  (16  octobre  1794)  avait  rendus  libres;  cette  loi  du 
9  vendémiaire  supprimait  en  même  temps  l'entreprise  nationale  des  messa- 
geries dont  la  régie  cessa  le  1"  nivôse  suivant  (21  décembre  1797).  C'est  par 
la  loi,  encore  en  vigueur,  du  19  brumaire  an  VI  (9  novembre  1797)  que 
furent  rétablis  les  droits  de  garantie  des  matières  et  ouvrages  d'or  et  d'ar- 
gent; mais  un  projet  de  loi  voté  le  6  juillet  1900  par  la  Chambre  et,  en  pre- 
mière lecture,  le  6  décembre  1902.  par  le  Sénat,  n'en  laisserait  subsister  que 
sept  articles.  C'est  la  loi  du  13  fructidor  an  V(.30  août  1797)  qui  a  sérieusement 
constitué  le  monopole  de  la  fabrication  et  de  la  vente  des  poudres  et  sal- 
pêtres, elle  est  encore  actuellement  la  base  du  monopole  d'Élat  pour  les 
poudres;  et  l'administration  des  poudres  fut  réorganisée  par  la  loi  du  27  fruc- 
tidor an  V  (13  septembre  1797).  Par  la  loi  du  9  vendémiaire  an  VI  (30  sep- 
tembre 1797)  fut  rétablie  la  loterie  d'État  telle  qu'elle  avait  fonctionné  de 
1776  à  1793  ;  elle  devait  durer  jusqu'en  18.36.  Le  tabac,  qui  avait  été  mono- 
polisé, ne  l'était  plus  depuis  le  vote  du  14  février  1791;  mais  la  loi  du 
22  brumaire  an  VII  (12  novembre  1798)  établit,  en  sus  du  droit  d'entrée,  un 
droit  de  fabrication.  La  loi  du  14  fructidor  an  III  (31  août  1795)  avait  généra- 
lisé, en  matière  de  douane,  la  compétence  du  juge  de  paix  introduite  par  la 
loi  du  4  germinal  an  II  (24  mars  1794)  ;  la  loi  du  9  floréal  an  VII  (28  avril  1799), 
encore  partiellement  en  vigueur,  réglementa  la  forme  des  procès-verbaux  et 
les  pouvoirs  du  juge. 

C'est  la  loi  du  27  vendémiaire  an  VII  (18  octobre  1798)  qui  a  autorisé  le 
rétablissement  à  Paris  de  l'octroi  dit  «  municipal  et  de  bienfaisance  »,  parce 
qu'il  devait  remédier  à  l'insufiisance  des  ressources  municipales  nuisible 
particulièrement  aux  hospices  et  aux  secours  à  domicile.  Il  fut  immédiatement 
organisé  en  régie  et  les  bases  fondamentales  de  son  organisation  sont  restées  les 
mêmes.  Pendant  les  onze  mois  de  l'an  VII,  il  rapporta  sept  millions  quatre 
mille  francs,  d'après  une  note  de  la  régie;  ce  fut  le  droit  de  5fr.  50  par  hec- 
tolitre de  vin  qui  fournit  la  plus  forte  partie  des  recettes  :  785  000  hectolitres 
payèrent  durant  les  onze  premiers  mois.  L'alcool  payait  16  fr.  50  par  hecto- 
litre. La  fraude  était  considérable;  ■en  vertu  de  l'arrêté  du  Directoire  du  29 


HISTOIRE     SOCIALISTE  155 


frimaire  an  VII  (19  décembre  1798),  il  y  avait  393  préposés  pour  surveiller 
près  de  soixante  barrières  et  un  peu  plus  de  25  kilomètres  d'enceinte.  Il  y 
eut  1  269  saisies  effectuées  aux  barrières  et  aux  ports  pendant  les  onze  pre- 
miers mois  {Moniteur  du  11  brumaire  an  VIII  -  2  novembre  1799).  La  loi  du 
11  frimaire  an  VII  (1"  décembre  1798)  permit  le  rétablissement  de  l'octroi 
dans  d'autres  villes;  Bordeaux,  oii  la  loi  du  23  floréal  an  YII  (12  mai  1799) 
l'autorisa,  fut  la  première  à  user  de  cette  faculté. 

Après  idiverses  modifications  à  la  législation  sur  le  timbre,  la  loi  déjà 
citée  du  9  vendémiaire  an  YI  (SO  septembre  1797)  taxa,  pour  la  première  fois, 
les  afflches  qui  le  sont  toujours,  les  Journaux  et  le  papier  de  musique;  la  loi 
du  13  brumaire  an  VII  (3  novembre  1798)  revisa  les  dispositions  antérieures 
et  est  restée  le  texte  fondamental.  L'enregistrement  continue  à  être  régi  par 
la  loi  du  22  frimaire  an  YII  ^12  décembre  1798)  et  les  droits  d'hypothèque 
datent  de  la  loi  du  21  ventôse  an  VII  (11  mars  1799)  dont  subsistent  les  prin- 
cipales dispositions.  Une  loi  du  6  prairial  an  VII  (25  mai  1799)  —  voir  fin  du 
chap.  xviii  — a  été  le  point  de  départ  des  «  décimes»  qui  s'ajoutent  au  princi- 
pal de  divers  impôts. 

§  2.  —  Législations  et  administrations  diverses. 

C'est  la  loi  du  21  ventôse  an  VII  que  je  viens  de  mentionner,  qui  a  orga- 
nisé la  conservation  des  hypothèques.  La  question  du  régime  hypothécaire 
lui-même,  de  ce  régime  qui  règle  les  conditions  de  l'affectation  d'immeubles  à  la 
garantie  de  créances,  avait  fait  l'objet  de  deux  lois  intéressantes  pour  celte  partie 
de  la  législation  civile.  La  première,  la  loi  du  9  messidor  an  III  (27  juin  1795), 
a  été  aussi  la  plus  audacieuse.  Elle  n'admettait  que  les  hypothèques  inscrites 
sur  un  registre  public  pour  une  somme  déterminée;  en  outre,  elle  permettait 
au  propriétaire  foncier  de  prendre  «  hypothèque  sur  soi-même»  pour  un  t^ps 
fixe,  au  moyen  de  cédules  négociables  par  endossement,  et  opérait  ainsi  la  mo- 
bilisation du  sol.  La  ressemblance  paraissant  exister  entre  ces  cédules  et  des 
«  assignats  privés  »  au  moment  où  les  «  assignats  publics  »  s'effondraient,  fit 
ajourner  l'exécution  de  la  loi  qui  ne  fut  jamais  appliquée.  La  seconde  loi. 
celle  da  il  brumaire  an  VII  (1"  novembre  1798),  consacra  le  principe  de  la  pu- 
blicité et  établit  pour  les  hypothèques  conventionneUes  celui  de  la  spécialité 
qui,  précisant  le  droit  du  créancier  sans  nuire  au  crédit  du  débiteur,  exigeait 
avec  juste  raison  la  désignation  spéciale  des  immeubles  affectés  au  yage  de 
telle  ou  telle  créance,  tandis  que  la  loi  du  9  messidor  an  III  avait  eu  le  tort 
d'accepter  que  l'hypothèque  pût  porter  d'une  façon  générale  sur  tous  les  biens 
présents  et  à  venir  du  débiteur.  Mais  la  nouvelle  loi  ne  sut  pas  aller  jusqu'au 
bout  de  son  système;  elle  accepta  les  hypothèques  légales  qui  avaient  été 
rejetées  par  la  loi  de  messidor  et  qui  gardaient  un  caractère  général  ;  malgré  ses 
défauts,  elle  était  préférable.à  la  législation  actuelle. 


156  HISTOIRE     SOCIALISTE 


Celle  loi  du  11  brumaire  an  VII  doit  être  comptée  au  nombre  de  celles 
qui  ont  contribué  à  réaliser  petit  à  petit,  ainsi  que  l'a  montré  Jaurès  (p.  759  et 
suivantes  du  tome  I"),  l'affrancliissement  de  la  propriété  de  la  terre  poursuivi 
pendant  toute  la  Révolution  :  en  déclarant  que  la  rente  foncière  ne  pourrait 
plus  être  hypothéquée,  elle  lui  enlevait  juridiquement  son  caractère  immo- 
bilier; la  rente  foncière  était  une  partie  de  l'immeuble  pouvant  être  direc- 
tement revendiquée  contre  tous  les  détenteurs  de  celui-ci,  elle  en  fit  un 
simple  droit  de  créance.  Celte  loi  appartient  cependant  à  une  période  où  les 
jurisconsultes,  qui  ont  toujours  été  plus  portés  vers  la  tradition  que  vers  les 
innovations,  s'efforçaient  de  restreindre  la  portée  des  lois  révolutionnaires  j 
eux  si  rigoureusement  formalistes  quand  il  s'agit  des  lois  de  réaction,  pré- 
tendaient, à  cette  époque,  qu'il  fallait  plus  s'inquiéter  du  fond  —  interprété 
par  eux  —  que  de  la  forme  qui  leur  déplaisait. 

Poussant  jusqu'au  bout  un  des  principes  essentiels  de  la  Révolution,  le 
principe  de  la  souveraineté  de  la  loi,  la  Convention,  dans  son  meilleur  temps, 
avait  appliqué  l'idée,  rationnelle  d'ailleurs,  de  la  rétroactivité.  Elle  avait  estimé 
qu'une  loi  nouvelle  devait  disposer  non  seulement  pour  l'avenir,  mais  pour  le 
passé  dans  la  mesure,  appréciée  par  le  législateur,  oîi  il  pouvait  être  atteint. 
Après  avoir  justement  repoussé,  dans  la  Déclaration  des  Droits  de  1793,  la  ré- 
troactivité en  matière  de  rigueur  pénale,  elle  avait,  en  matière  civile,  —  et 
M.  Bertrand  sç  trompait  à  tous  les  points  de  vue,  lorsque,  à  la  Chambre  des 
députés,  le  29  mars  1901,  il  concluait  que  «  le  principe  est  le  même  »  par- 
tout —  décidé  que  les  lois  du  5  brumaire  et  du  17  nivôse  an  II  (26  octobre 
1793  et  6  janvier  1794)  sur  les  donations  et  les  successions,  et  celle  du  12  bru- 
maire an  II  (2  novembre  1793)  sur  les  droits  des  enfants  nés  hors  mariage, 
auraient  effet  rétroactif  à  partir  du  14  juillet  1789.  A  plusieurs  reprises,  la  Con- 
vention repoussa  des  réclamations  à  ce  sujet;  mais,  dans  sa  période  de  réac- 
tion, elle  commençait,  le  5  floréal  an  III  (24  avril  1795),  par  suspendre  toute 
action  basée  sur  l'effet  rolroactif  de  la  loi  du  17  nivôse  an  II  ;  le  9  fructidor 
an  III  (26  août  1795),  elle  supprimait  la  rétroactivité  de  cette  loi  et  de  celle  du 
5  brumaire  an  II.  Le  3  vendémiaire  an  IV  (25  septembre  1795),  elle  établis- 
sait les  règles  à  observer  à  ce  propos  pour  les  deux  lois  modifiées  auxquelles, 
par  l'article  13,  elle  adjoignait  la  loi  du  12  In-umaire  an  II;  mais,  le  26  vendé- 
miaire (18  octobre),  elle  suspendait  l'exécution  de  cet  article  13  et  c'est,  sous 
le  Directoire,  la  loi  du  15  thermidor  an  IV  (2  août  1796)  qui  supprima  déflni- 
tivement  la  rétroactivité  de  la  loi  du  12  brumaire  an  II.  Enfin,  la  Convention 
consacra  d'une  façon  générale  et  absolue  la  thèse  de  la  non  rétroactivité 
des  lois  dans  la  Déclaration  des  Droits  de  la  Constitution  de  l'an  III  (art.  14). 

Toutefois  une  moitié  du  Corps  législatif  aurait  facilement  oublié,  au  pro- 
fit d'une  œuvre  de  réaction,  ce  principe  de  non  rétroactivité  appliqué  contre 
des  lois  de  progrès;  ce  fut  lorsqu'on  s'efforça  de  restituer  aux  propriétaires 
certains  avantages  du  régime  foncier  antérieur  à  la  Révolution.  La  loi  du  27 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


157 


août  1792  (art.  1")  avait  aboli  le  bail  à  domaine  congéable,  contrat  par  lequel 
le  propriétaire  louait  un  domaine,  en  vendant  les  constructions  existantes,  et 
gardait  la  faculté  de  congédier  le  preneur  en  remboursant  une  somme  pour 
prix  des  constructions;  les  Cinq-Cents  votèrent,  le  17  thermidor  an  V  (4  août 


LE  PASSAGE   DU  RUISSEAD. 
(Estampe  attribuée  à  Boilly}. 

1797),  une  résolution  dont  les  deux  premiers  articles  abrogeant,  en  ce  qui 
concerne  les  domaines  congéables,  la  loi  du  27  août  1792  et  des  lois  posté- 
rieures conçues  dans  le  même  sens,  rendaient  leurs  droits  aux  propriétaires 
fonciers  de  ces  domaines  conformément  aux  dispositions  delà  loi  du  7  juin  1791, 
et  dont  les  autres  articles,  faisant  rélroagir  les  deux  premiers,  déclaraient 
nuls  les  jugements  prononcés  d'après  la  loi  du  27  août  1792.  Celte  résolution 
fut  scindée.  Les  Anciens  sanctionnèrent  les  deux  premiers  articles  qui  consti 


LIV.    413.  —    HISTOIRE    SOCIALISTE.   —    TIlKHilIDOR  ET  DIRECTOIRE. 


Liv.  413 


158  HISTOIRE     SOCIALISTE 

ituèreiu  la  loi  du  9  brumaire  an  YI  (,30  octobre  1797),  mais  rejelèrenl  finale- 
ment les  autres  (18  thermidor  an  yi  -  5  août  1798).  S'il  n'y  eut  pas  d'effet 
rétroactif,  il  y  eut  du  moins  résurrection  du  bail  à  domaine  congéable,  et  des 
réclamations  contre  la  loi  du  9  brumaire  an  VI  furent  repoussées  par  les  Cinq- 
Cents  le  21  veniôse  an  VII  (11  mars  1799).  Les  choses  n'allèrent  pas  aussi  vite 
pour  le  bail  à  complant^  contrat  par  lequel  une  terre  était  cédée,  sans  limite 
de  durée,  à  charge  par  le  preneur  d'y  planter  ou  d'y  entretenir  des  vignes  et 
moyennant  une  redevance  annuelle  du  tiers  ou  du  quart  de  la  récolte;  à  la 
suite  de  pétitions  contre  l'application  des  articles  5  et  suivants  de  la  loi  du 
23  août  1792  qui  le  supprimaient,  les  Cinq-Cents  nommèrent  une  commission 
au  nom  de  laquelle  Boulay-Paty  déposa,  le  1^'  jour  complémentaire  an  VI  (17 
septembre  1798),  un  rapport  donnant  satisfaction  aux  pétitionnaires;  le  coup 
d'Etat  du  18  brumaire  arriva  avant  la  discussion  et  ce  fut  par  la  voie  irrégu- 
lière d'un  avis  du  Conseil  d'Etat  (2  thermidor  an  VIII  -  21  juin  1800)  que  le 
bail  à  complant  se  trouva  reconstitué  sous  son  ancienne  forme. 

Je  me  bornerai  maintenant  à  signaler  la  loi  du  15  thermidor  an  III  (2  août 
1795)  suspendant  l'exécution  de  la  loi  du  8  nivôse  an  II  (28  décembre  1793) 
dont  l'article  3  permettait  au  mari  de  se  remarier  immédiatement  après  le 
divorce  et  à  la  femme  au  bout  d'un  délai  de  dix  mois,  sauf  pourtant  «  s'il  est 
constaté  que  le  mari  ait  abandonné  depuis  dix  mois  son  domicile  et  sa  femme  », 
et  de  la  loi  du  4  floréal  an  II  (23  avril  1794)  qui  autorisait  le  divorce  après  une 
séparation  de  fait  durant  depuis  six  mois;  la  loi  du  1"  jour  complémentaire 
an  V  (17  septembre  1797)  restreignant,  comme  la  précédente,  les  facilités  anté- 
rieures de  divorcer  et  de  se  remarier  en  déclarant,  pour  le  cas  de  demande  de 
divorce  «  sur  simple  allégation  d'incompatibilité  d'humeur  et  de  caractère  », 
que  le  divorce  ne  pourrait  être  prononcé  «  que  six  mois  après  la  date  du  der- 
nier des  trois  actes  de  non  conciliation  »,  tandis  que,  d'après  la  loi  du  20  sep- 
tembre 1792  (art.  i4),  il  devait  être  prononcé  «  huitaine  au  moins,  ou  au  plus 
dans  les  six  mois  après  v  cette  date  ;  la  loi  du  5  thermidor  an  IV  (23  juillet  1796), 
relative  aux  transactions  entre  citoyens  (voir  chap.  XV),  de  l'article  1"  de 
laquelle  la  jurisprudence  tira  la  liberté  du  taux  de  l'intérêt;  la  loi  du  24  ven- 
tôse an  V  (14  mars  1797)  qui,  en  abrogeant  la  loi  du  9  mars  1793,  rétablissait 
la  contrainte  par  corps  organisée,  pour  les  dettes  civiles  et  commerciales,  par 
la  loi  du  15  germinal  an  VI  (4  avril  1798)  ;  les  lois  du  8  nivôse  an  VI  (28  décem- 
bre 1797)  et  du  22  floréal  an  VII  (11  mai  1799)  qui  ont  rendu  insaisissables 
les  rentes  sur  l'Etat,  inscriptions  et  arrérages.  En  définitive,  au  lieu  de  s'en 
tenir  aux  principes  de  la  Révolution  :  libération  de  la  propriété  au  profit  de 
ceux  qui  la  mettent  directement  en  valeur,  égalisation  des  droits  dans  la 
famille,  le  Directoire  réagit  et  nous  mit  au  régime  des  compromis  entre  ces 
principes  et  les  anciennes  règles. 

Il  fut  souvent  question  d'élaboreT  un  Code  civil.  La  Convention  s'en  était 
occupée.  Le  comité  de  législation  arrêta  un  projet  que  Gambacérès  présenta 


HISTOIRE     SOr.TALI'ïTK  -,0 

à  la  Convention  le  9  août  17D3  [Histoire  socialiste,  t.  IV,  p.  1642)  ;  après  l'avoir 
discuté  pendant  plus  de  vingt  séances,  elle  donna  mandat,  le  13  brumaire 
an  II  (3  novembre  1793),  à  une  commission  de  six  membres  «  philosophes  et 
non  hommes  de  loi  »  de  reviser  ce  projet  qui  est  resté  son  œuvre  la  plus  impor- 
tante en  cette  matière;  insuffisamment  connu,  il  a  été  publié  par  Emile  Acol- 
las('Z)e  la  nécessité  de  refondre  nos  Codes).  Le  23  fructidor  an  II  (9  septembre 
1794),  dépôt  d'un  deuxième  projet;  la  discussion  commence  le  16  frimaire 
an  III  (6  décembre  1794)  et  est  finalement  ajournée.  Troisième  projet,  présenté 
au  Conseil  des  Cinq-Cents  le  24  prairial  an  IV  (12  juin  1796),  qui  n'est  pas  plus 
heureux.  On  en  parle  le  10  vendémiaire  et  le  11  frimaire  an  V  (1"  octobre  et 
1"  décembre  1796),  le  4  prairial  an  VI  (23  mai  1798),  le  4  nivôse  et  le  8  prai- 
rial an  VII  (24  décembre  1798  et  27  mai  1799),  et  si,  finalement,  on  n'aboutit 
pas,  il  n'est  pas  douteux  que,  par  les  lois  particulières  votées  sur  des  ques- 
tions de  droit  civil  et  par  les  travaux  d'ensemble  restés  à  l'état  de  projets,  on 
élabora  les  éléments  permettant  d'aboutir. 

De  même,  le  projet  de  code  de  procédure  civile  présenté  aux  Cinq-Cents 
le  2  germinal  an  V  (22  mars  1797),  resta  à  l'état  de  projet;  il  n'y  eut,  à  cet 
égard,  dans  notre  période,  que  certains  articles  de  la  Constitution  de  l'an  III 
et  de  la  loi  du  19  vendémiaire  an  IV  (11  octobre  1795)  sur  l'organisation  des 
autorités  administratives  et  judiciaires  conformément  à  la  Constitution,  et  la 
loi  du  2  brumaire  an  IV  (24  octobre  1795)  sur  le  tribunal  de  cassation  et  sa 
procédure.  On  sait  que,  pour  toutes  les  matières  non  réglées  par  des  lois  de  la 
Révolution,  les  anciennes  ordonnances  royales  continuaient  à  être  appliquées. 
C'était  le  cas  pour  les  eaux  et  forêts  régies  par  l'ordonnance  de  1669  combinée 
avec  la  loi  du  15  septembre  1791  ;  un  projet  de  code  forestier  fut  cependant 
lu  aux  Cinq-Cents,  le  16  ventôse  an  VII  (6  mars  1799),  après  un  rapport  pré- 
senté l'avant-veille  (4  mars)  par  Poulain-Grandpré;  c'était  aussi  le  cas  pour 
le  commerce  toujours  régi  par  l'ordonnance  de  1673.  Le  comité  de  salut  public 
avait  bien  chargé,  au  début  de  l'an  III,  un  «  bureau  de  commerce  »  de  rédi- 
ger un  nouveau  code  co  mmercial,  la  chose  avait  été  faite  mais  n'avait  abouti 
à  rien.  Les  membres  du  «  bureau  consultatif  du  conseil  de  commerce  »  se 
plaignaient  de  cette  situation  dans  leur  séance  du  24  floréal  an  V  (13  mai  1797), 
d'après  le  registre  des  procès-  verbaux  qui  est  aux  archives  du  ministère  du 
Commerce  et  qui  devrait  et  re  aux  Archives  nationales.  La  chicane,  un  instant 
abattue  par  la  Révolution,  n'avait  pas  tardé  à  reparaître  plus  active  que  jamais, 
.linsi  que  Riou  le  signala  dans  la  séance  du  4  brumaire  an  VI  (25  octobre  1797) 
du  Conseil  des  Cinq-Cents. 

En  matière  de  législation  criminelle,  la  Convention  vota  sans  débats,  le 
3  brumaire  an  IV  (25  octobre  1795),  en  remplacement  du  Code  pénal  des  25  sep- 
tembre-6  octobre  1791,  un  Code  des  délits  et  des  peines  qui  était  l'œuvre  de 
Merlin  (de  Douai).  Ses  dispositions  s'emboîtaient  bien  les  unes  dans  les  autres; 
mais  la  minutie  de  l'arrangement  en  rendit  difficile  l'usage  journalier.  Ce  qui 


160  HISTOIRE     SOCIALISTE 

caractérisait  ce  nouveau  code,  c'était  le  rétablissement  de  la  distinction,  qui 
a  sa  raison  d'être,  entre  l'actiori  publique,  tendant  à  mettre  les  criminels  dans 
l'impossibilité  de  nuire,  et  l'action  civile  recherchant  la  réparation  du  dom- 
mage causé.  C'était  aussi,  au  milieu  de  formalités  empruntées  à  l'ancien  droit, 
la  tendance  très  sensible  à  substituer,  à  la  procédure  orale  du  Code  de  1791, 
une  instruction  préparatoire  secrète  et  écrite  dont  le  germe  allait,  hélas  !  rapi- 
dement se  développer;  néanmoins  le  jury  d'accusation  et  le  jury  de  jugement 
étaient  corkservés.  Il  faut  reconnaître  enfin  qu'il  laissa  au  Gode  napoléonien 
la  honte  du  rétablissement  normal  de  la  mort  civile.  Celle-ci  qui,  entre  autres 
effets,  ouvrait  la  succession  du  condamné  et  dissolvait  son  mariage,  avait,  sauf 
une  exception  spéciale  et  transitoire,  disparu  des  codes  de  la  Révolution  : 
le  code  de  1791  (titre  IV,  articles  1  et  2)  se  bornait  à  déclarer  pour  les  cas, 
graves  que  le  condamné,  «  déchu  de  tous  les  droits  »  civiques,  ne  pourrait 
«  pendant  la  durée  de  la  peine,  exercer  par  lui-même  aucun  droit  civil  ;  il  sera, 
pendant  ce  temps,  en  état  d'interdiction  légale  et  il  lui  sera  nommé  un  cura- 
teur pour  gérer  et  administrer  ses  biens  »  ;  celui  du  3  brumaire  an  IV  avait 
maintenu  cette  règle  (art.  610).  L'exception  faite  concernait  les  émigrés  et  les 
prêtres  déportés,  en  vertu  de  l'article  1"  de  la  loi  du  28  mars  1793  :  «les  émi- 
grés sont  bannis  à  perpétuité  du  territoire  français,  ils  sont  morts  civilement; 
leurs  biens  sont  acquis  à  la  République  »,  et  de  la  loi  du  17  septembre  1793  : 
a  les  dispositions  des  décrets  relatifs  aux  émigrés  sont  en  tout  point  applica- 
bles aux  déportés  ». 

Arrivons  aux  divers  ordres  d'administration.  La  loi  du  16  fructidor  an  III 
(2  septembre  1795)  consacra  un  principe  important  en  défendant  «  aux  tribu- 
naux de  connaître  des  actes  d'administration  de  quelque  espèce  qu'ils  soient  ». 
Un  code  administratif  avait  été  projeté;  la  première  partie  qui  était  en  réalité 
surtout  un  code  électoral,  fut  déposée  le  22  brumaire  an  VII  (12  novembre  179S), 
mais  non  votée.  La  loi  du  10  vendémiaire  an  IV  (2  octobre  1795)  rendit  les 
communes  responsables  des  actes  délictueux  commis  sur  leur  territoire  «  par 
des  attroupements  ou  rassemblements  »  ;  elle  n'a  été  remplacée  à  cet  égard 
que  par  la  loi  municipale  du  5  avril  1884. 

.  J'aurai  à  rappeler  plus  loin  (§  5),  à  propos  du  nouveau  système  métrique, 
la  loi  du  18  germinal  an  III  (7  avril  1795)  ;  l'art.  17  de  cette  loi  décidait  qu'il 
y  aurait  «  dans  chaque  district  des  vérificateurs  chargés  de  l'apposition  du 
poinçon  »  destiné  à  garantir  l'exactitude  des  mesures.  La  loi  du  i"  vendé- 
miaire an  IV  (23  septembre  1795)  disait,  sur  le  même  sujet  (art.  13)  :  «  Il  y 
aura  dans  les  principales  communes  de  la  République  des  vérificateurs  char- 
gés d'apposer  sur  les  nouvelles  mesu  res  le  poinçon  de  la  République  et  leu" 
marque  particulière.  Le  pouvoir  exécutif  déterminera,  d'après  les  localités  et 
les  besoins  du  service,  le  nombre  des  vérificateurs,  leurs  fonctions  et  leur 
salaire  :  ces  vérificateurs  seront  nommés  par  les  administrations  de  dépar- 
tement ». 


HISTOIRE     SOCIALISTE  101 

En  matière  d'assistance,  au  provisoire  du  décret  de  la  Convention  du 
28  mars  1793  établissant  à  Paris  une  «  commission  centrale  de  bienfaisance» 
élue  à  raison  d'un  membre  par  section  et  chargée  de  répartir  les  secours 
entre  les  48  sections  en  proportion  des  infirmes  et  des  nécessileux  de  cha- 
cune, avait  succédé  le  provisoire  de  l'arrêté  du  Directoire  du  16  floréal  an  IV 
(5  mai  1796)  établissant  dans  le  canton  de  Paris  un  bureau  général  de  bienfai- 
sance au-dessous  duquel,  pour  la  répartition  des  secours  à  domicile,  fonc- 
tionnait dans  chacun  des  48  quartiers  un  comité  particulier  de  bienfaisance 
dont  les  membres  étaient  nommés  par  le  ministre  de  l'Intérieur.  Enfin  la  loi 
du  7  frimaire  an  V  (27  novembre  1796)  institua  les  «  bureaux  de  bienfai- 
sance »  composés  chacun  de  cinq  membres  élus,  dans  les  communes  où  il  y 
avait  plusieurs  municipalités,  par  le  bureau  central,  dans  les  autres  par  l'ad- 
ministration municipale,  qui  pouvaient,  à  leur  gré,  en  former  un  ou  plusieurs 
dans  la  même  commune.  La  même  loi  attribua  à  ces  bureaux  le  montant  du 
droit  des  pauvres  —  «  un  décime  par  franc  en  sus  du  prix  de  chaque  billet 
d'entrée»  — dont  la  perception  était  par  elle  rétablie  pour  tous  les  spectacles. 
Cette  taxe  produisit  dans  le  département  de  la  Seine,  pendant  l'an  VI  (1797- 
1798)  :  367345  fr.  26  (recueil  d'Aulard,  t.  V,  p.  112). 

Il  y  eut,  de  la  part  de  certains  de  ces  comités  de  bienfaisance,  création 
de  «  soupes  populaires  »  comme  on  dirait  aujourd'hui.  On  lit,  en  effet,  dans 
le  tableau  de  la  situation  du  département  de  la  Seine  pendant  vendémiaire 
an  VII  (septembre-octobre  1798)  :  «  Quelques  comités  ont  établi  des  marmites, 
mais  l'utilité  de  ces  établissements  n'est  pas  généralement  reconnue.  Ils 
passent  môme  pour  abusifs  dans  l'esprit  d'un  grand  nombre  de  comités  de 
bienfaisance.  En  effet,  leur  direction  est  donnée  à  des  sœurs  du  pot  qui  com- 
mencent par  prélever  leur  portion  sur  la  portion  des  pauvres,  et  qui,  étran- 
gères à  toute  idée  libérale,  font  de  la  distrib  ulion  des  secours  une  affaire  de 
parti  et  favorisent  la  protégée  de  M.  l'abbé  un  telaax  dépens  de  l'infortunée 
qui  refuse  de  couber  sa  tête  sous  le  joug  sacerdotal  »  {Idem,  t.V,  p.  173).  Les 
mœurs  religieuses  n'ont  pas  changé  :  aujourd'hui  comme  alors  la  charité  est 
surtout  un  moyen  de  domination  cléricale. 

Dans  le  même  recueil  (t.  V,  p.  162),  et  également  au  début  de  l'an  VII, 
nous  voyons  incidemment  mentionner  une  «  société  de  secours  mutuels  ». 
D'après  le  premier  rapport  de  la  commission  supérieure  des  sociétés  de 
secours  mutuels,  qui  constitue  la  première  en  quête  à  cet  égard,  ces  sociétés 
étaient,  en  1799,  au  nombre  de  45,  dont  16  à  Paris,  sur  lesquelles  5  avaient 
été  fondées  depuis  la  fin  de  1794  (rapport  de  M.  Ercerat,  lu,  le  11  juillet  1833, 
à  l'assemblée  de  la  «  Société  philanthropique  »  de  Paris).  Voici,  enDn,  un  cas 
où,  si  nous  ne  trouvons  pas  le  nom,  nous  avons  la  chose  ou  l'intention  de  la 
chose  pour  les  veuves  et  les  orphelins.  Le  rapport  du  15  floréal  an  VII  (4  mai 
1790)  dit  {Idem,  t.  V,  p.  500)  :  «  Le  Bureau  central  a  été  prévenu  par  l'admi- 
nistration municipale  du  IP  arrondissement  qu'elle  avait  donné  acte  à  plu- 


162  HISTOIRE     SOCIALISTE 

sieurs  artistes  du  Gonservatoire  de. m  usique,  des  Ihéâlres  de  la  R  publique  et 
des  Arts,  de  l'Opéra-Comique  et  de  Feydeau  de  leurs  déclarations,  qu'ils  s'a?- 
sembleraient  au  foyer  du  théâtre  de  la  République  pour  y  organiser  l'établis- 
sement d'une  société  philanthropique,  dans  le  but  de  soulager  les  veuves  des 
artistes  sociétaires  et  de  pourvoir  à  l'éducation  des  enfants  au  cas  de  décès 
des  pères  et  mères  ». 

Le  prêt  sur  gages  s'exerçait  alors  librement,  mais  des  abus  scandaleux 
firent  désirer  une  réorganisation  du  Mont-de-piélé.  Chargée  de  présenter  un 
plan  à  ce  sujet,  la  commission  des  hospices  de  Paris  arrêta,  le  8  ventôse  an  V 
(26  février  1797),  un  projet  en  vertu  duquel,  avec  l'adjonction  d'actionnaires, 
elle  administrerait  directement  cet  établissement;  le  3  prairial  (22  mai),  le 
Directoire  décida  que  le  Mont- de-piété  serait  réorganisé,  sous  la  surveillance 
de  l'administration,  conformément  à  ce  projet  et  à  la  loi  du  17  thermidor 
an  III  (4  août  1795)  qui  l'autorisait  à  prêter  pour  un  mois  à  5  0/0.  L'établisse- 
ment réorganisé  commença  ses  opérations  le  2  thermidor  anV(20jiiilletl797); 
le  taux  des  prêts  équivalut,  jusqu'en  l'an  VIII,  à  60  0/0  par  an  et  le  Mont-de- 
piélé  emprunta  lui-même  jusq  u'à  la  même  époque  à  iS 0/0  {Dicliottnairc  uni- 
versel de  commerce,  édité  en  1805  par  Buisson,  t.  Il,  p.  8).  La  moitié  des  bé- 
néfices devait  revenir  aux  hospices. 

Ceux-ci  dont  le  passif  avait  élé  déclaré  dette  nationale  et  l'actif  incorporé 
aux  propriétés  nationales  par  la  loi  du  23  messidor  an  II  (11  juillet  1794)  disant 
que  cet  actif  «c  sera  administré  ou  vendu  conformément  aux  lois  existantes 
pour  les  domaines  nationaux  »  ,  avaient  vu  surseoir  à  la  vente  de  leurs  biens 
par  la  loi  du  9  fructidor  an  III  (26  août  1795).  Lorsque  la  Convention  avait 
voté  la  loi  du  23  messidor,  elle  cr  oyait  à  l'exécution  de  son  plan  de  «  bien- 
faisance nationale  »  du  22  floréal  précédent  (11  mai  1794)  tendant  à  remplacer 
l'aumône  et  les  hôpitaux  par  l'organisation  de  retraites,  comme  on  dirait  au- 
jourd'hui, pour  les  indrmes  et  les  vieillards  et  de  soins  gratuits  à  domicile 
pour  les  malades.  La  loi  du  16  vendémiaire  an  V  (7  octobre  1796)  rapporta 
définitivement  la  loi  du  23  messidor  an  II  en  ce  qui  concernait  les  hospices 
civils.  Ceux-ci  étaient  placés  sous  la  surveillance  immédiate  des  administra- 
tions municipales  et  sous  la  gestion  d'une  commission  composée  de  cinq  ci- 
toyens choisis  dans  le  canton  par  l'administration  municipale  quand  il  n'y 
en  avait  qu'une  par  commune,  par  l'administration  départementale  dans 
le  cas  contraire;  cette  commission  chargée  de  gérer  les  biens,  restitués  en 
nature  ou  en  équivalent,  de  tous  les  hospices  d'une  commune,  avait  ^art.  3) 
à  nommer  un  seul  receveur.  L'intention  du  législateur  était  bien,  dès  lors, 
de  substituer,  h  l'ancienne  autonomie  d'établissements  ayant  chacun  un  patri- 
moine propre  plus  ou  moins  important,  ia  solidarité  de  tous  ces  établisse- 
ments et  l'unité  de  leur  patrimoine;  c'est  ce  que  déclara  explicitement 
le  Directoire  dans  son  arrêté  du  23  brumaire  an  V  (13  novembre  1796)  :  «  Les 
leveiius   lies  hôpitaux  civils  situés  dans  une  même  commune  ou  ^\m  lui  sont 


HISTOIRE   SOCIALISTE  1G3 

pui-iiculièrement  aireclés,  seront,  coufonnénient  à  la  loi  du  16  vendémiaire, 
perçus  par  un  seul  et  même  receveur  et  indistinctement  employés  à  la  dé- 
pense de  ces  établissements,  de  laquelle  il  sera  néanmoins  tenu  des  états 
distincts  et  séparés  ».  Celte  loi  et  cet  arrêté  sont  encore  aujourd'hui  les  bases 
sur  lesquelles  est  constituée  la  fortune  de  l'Assistance  publique.  La  loi  du 
16  vendémiaire  anV,  en  conservant  les  hospices  «  dans  la  jouissance  de  leurs 
biens  »,  leur  avait  conféré  la  personnalité  civile  ;  ils  n'en  eurent  pas  moins 
de  graves  difficultés  pécuniaires  à  surmonter.  Nous  savons  déjà  qu'ils  devaient 
cependant  toucher  une  part  des  bénéfices  de  l'octroi  et  du  Mont-de-piété  ; 
diverses  autres  mesures  furent  votées  pour  remédier  à  leur  situation.  Ainsi, 
furent  attribués  aux  hospices,  par  la  loi  du  9  germinal  an  VI  (29  mars  1798), 
la  presque  totalité  des  amendes  et  saisies  prononcées  pour  établissement  de 
loteries  clandestines  et,  par  la  loi  du  27  brumaire  an VII  (17  novembre  1798), 
le  produit  net  des  bureaux  de  poids  public.  Malheureusement  ces  mesures  ne 
furent  guère  appliquées.  Les  médecins,  les  employés,  n'étaient  pas  payés  ;  au 
mois  de  floréal  an  VII  (avril  1799),  on  devait  leur  traitement  depuis  plus  de 
vingt  mois  à  ceux  des  hospices  de  Paris  (F.  Rocquain,  Etat  de  La  France 
au  i  8  brumaire,  p.  XXXVI).  Toutefois,  d'après  un  rapport  du  général  Lacuée 
[Idem,  p.  237),  les  malades  étaient  bien  plus  mal  avant  1789  qu'ils  ne  le  furent 
peu lant  la  Révolution;  celle-ci,  à  la  malpropreté  très  catholique  des  institu- 
tions charitables  de  l'ancien  régime  ,  s'efforça,  en  effet,  de  substituer  un  ser- 
vice public  d'assistance  plus  soucieux  des  devoirs  de  solidarité  sociale  et  d'hy- 
giène. Une  lettre  reproduite  par  M.  Babeau  dans  son  recueil,  La  France  et 
Paris  sous  le  Directoire  (p.  117),  prouve  qu'en  1796  on  s'occupait  «  minutieu- 
.-ement»  d'assainir  les  salles  des  hôpitaux,  d'après  «les  procédés  chimiques» 
nous  dit-on,  de  Fourcroy;  nous  savons,  d'autre  part,  qu'en  l'an  II  c'était  un 
procédé  indiqué  par  Guyton  de  Morveau  qu'on  employait  pour  détruire  les 
«  miasmes  putrides  »  des  hôpitaux  {Cours  imprimés  par  ordre  du  comité  de 
salut  public  pour  servir  à  l'Ecole  de  Mars,  chap.  supplémentaire)  :  dans  un 
creuset  de  terre  placé  sur  un  réchaud,  on  mettait  environ  275  grammes  de 
sel  marin  sur  lequel  on  versait  à  peu  près  125  grammes  d'acide  sulfurique 
du  commerce  ;  on  obtenait  ainsi  des  vapeurs  d'acide  chlorhydrique.  L'ius- 
Iruction  sur  les  moyens  de  prévenir  l'infection  de  l'air  dans  les  hôpitaux  et 
de  les  purifier,  rédigée  en  exécution  du  décret  de  la  Convention  du  14  plu- 
viôse an  II  (2 février  1794),  recommandait  aussi  les  vapeurs  du  soufre  en  com- 
bustion. 

Il  était  dit  à  la  tribune  des  Cinq-Cents,  le  24  fructidor  an  VI  (10  sep- 
tembre 1798),  qu'il  y  avait  dans  les  hospices  de  France,  non  compris  ceux  des 
départements  de  la  Belgique,  161832  personnes  en  comptant  51042  enfants 
abandonnés.  Il  y  avait,  en  particulier,  dans  les  20  hospices  de  Paris,  3  800  ma- 
lades, 10150  vieillards,  2500  orphelins,  7000  abandonnés,  soit,  en  tout, 
23  450  personnes.  La  loi  du  27  frimaire  an  V  (17  décembre  179G)  avait  décidé 


164  HISTOIRE     SOCIALISTE 


que  les  enfanls  abandonnés  nouvellement  nés  seraient  reçus  graluilemenl 
dans  tous  les  hospices  civils  de  la  République  ;  pour  ceux  de  ces  hospices  qui 
n'auraient  pas  de  fonds  affectés  à  cet  objet,  les  dépenses  occasionnées  par  ces 
enfants  devaient  être  couvertes  par  le  Trésor;  la  tutelle  de  ces  enfants  était 
dévolue  au  président  de  l'administration  municipale  du  lieu  de  l'hospice  ;  les 
membres  de  cette  administration  formaient  le  conseil  de  tutelle.  Cela  devait 
durer  jusqu'à  ^a  loi  du  15  pluviôse  an  XIII  (4  février  1805)  qui  transféra  cette 
tutelle  aux  commissions  administratives  des  hospices.  Aux  termes  d'un  arrêté 
du  Directoire  du  30  ventôse  an  V  (20  mars  1797)  réglant  les  détails  d'appli- 
cation de  la  loi  du  27  frimaire  et  dont  plusieurs  dispositions  subsistent  encore, 
les  enfants  abandonnés  n'étaient  pas,  sauf  le  cas  de  maladie,  conservés  dans 
les  hospices,  ils  y  attendaient  seulement  leur  placement,  par  les  soins  des 
commissions  administratives  de  ces  hospices,  chez  des  particuliers.  Ces  particu- 
liers, il  aurait  fallu,  conformément  à  l'arrêté  du  Directoire,  les  surveiller,  il 
aurait  fallu  leur  payer  le  prix  convenu.  Or,  en  fait,  nulle  inspection,  et  les 
familles  auxquelles  on  les  confiait,  ne  recevant  pas  l'indemnité  promise, 
finissaient  par  ramener  les  enfants  aux  hospices  où  très  peu  survivaient: 
d'après  Peuchet  {Dictionnaire  universel  de  la  géographie  commerçante,  t.  V, 
p.  312),  à  l'hospice  des  enfants  trouvés  de  Paris,  en  l'an  VI,  sur  3513  enfanls 
entrés,  3029  moururent;  en  l'an  VII,  sur  3  777  entrés,  3  001  morts. 

Cependant,  les  dépenses  de  la  ville  de  Paris  pour  les  hôpitaux,  les  hos- 
pices et  les  secours  à  domicile,  constituaient  la  plus  forte  partie  de  ses  dé- 
penses totales  :  2  315925  fr.  37,  en  l'an  VII,  sur  un  ensemble,  pour  celte 
même  année,  de  5  644  593  fr.  72  de  dépenses  acquittées.  Venaient  ensuite  les 
frais  de  police,  1  775  503  fr.  57  ;  en  revanche,  il  n'était  consacré  à  l'instruction 
publique  que  la  somme  ridicule  de  11  298  fr.  [Les  Finances  de  la  Ville  de 
Paris  de  i  798  à  i  900,  }^a.r  Gaston  Cadoux,  p.  11).  Les  receltes  de  la  Ville,  en 
l'an  VII,  provenaient  surtout  de  l'octroi.  Les  biens  communaux  avaient  été 
absorbés  par  l'Etal  et,  quoique  la  loi  du  11  frimaire  an  VII  (1" décembre  1798) 
qui,  en  réglementant  les  recettes  et  dépenses  de  l'Etat,  des  départements  et 
des  communes,  mettait  au  nombre  des  recettes  communales  le  «  produit  des 
biens  communaux  susceptibles  de  location  »,  poussât  par  là  les  communes 
à  accroître  leur  domaine,  celui  de  la  ville  de  Paris  ne  se  composait,  à  la  lin 
de  notre  période,  que  de  la  voirie  de  Montfaucon  —  occupant  à  peu  près  l'es- 
pace compris  actuellement  entre  la  rue  de  Meaux,  la  rue  Bouret,  l'impasse 
Montfaucon  et  le  prolongement  de  la  rue  Armand-Carrel  —  dont  la  location 
rapporta,  en  l'an  VII,  une  soixantaine  de  mille  francs  (Cadoux,  idetn,  p.  8). 

Avant  la  loi  du  11  frimaire  an  VII  qui  devait  pousser  les  communes  à 
accroître  leur  domaine,  il  y  eut  une  loi  pour  les  empêcher  de  l'amoindrir 
trop  facilement.  Après  avoir  prescrit  (art.  1")  :  «  Il  ne  sera  plus  fait  aucune 
vente  de  biens  de  commune,  quels  qu'ils  soient,  ni  en  exécution  de  l'art.  2 
de  la  section  III  de  la  loi  du  10  juin  1793,  et  de  l'art.  92  de  la  loi  du  24  août 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


165 


suivant,  ni  en  vertu  d'aucune  autre  loi»,  la  loi  du2  prairial  an  V  (21  mai  1797) 
ajoutait  (art.  2)  :  «  A  l'avenir,  les  communes  ne  pourront  faire  aucune  alié- 


J      B 


nation  ni  aucun  échange  de  leurs  biens,  sans  une  loi  particulière  ».  Environ 
un  an  avant  cette  loi,  la  loi  du  21  prairial  an  IV  (9  juin  1796)  avait  «"sursis 
provisoirement  à  toutes  actions  et  poursuites  résultant  de  l'exécution  de  la 
loi  du  10  juin  1793  sur  le  partage  des  biens  communaux  »  (art.  1"):  à  la  suite 

LIT.  41*.   —  HISTOIRE   30CIALI3TB  .    —  THERMIDOa  ET  ûiaESTOIRK  UT     414 


im  HISTOIRE     SOCIALISTE 

«  de  nombreuses  réclamations  »..  Gomme  l'a  constaté  Jaurès  {Hi&toire  socia- 
liste, L  IV,  p-  1576  à  i582),les  paysans  pauvres  elle  parti  avancé  étaient  par- 
tisans du  partage  ;  de  même,  ce  n'est  pas  de  leur  côté  que  vinrent  les  récla- 
mations ;  on  n'a,  pour  s'en  convaincre,  qu'à  lire  ce  qui  fut  dit  au  Conseil  des 
Cinq-Cents  le  26  fructidor  an  IV  (12  septembre  1796). 

Garran-Coulon  exposa  que  les  lois  sur  le  partage  des  communaux  «  ont 
servi  de  prétextes  aux  anarchistes  pour  dépouiller  les  propriétaires  de  leurs 
plus  anciennes  possessions  ;  pour  dépiécer  les  plus  beaux  domaines,  au  détri- 
ment de  l'agriculture;  pour  dévaster  d'immenses  pâturages,  sans  produire 
les  défrichements  qu'on  en  attendait;  pour  occasionner  enfin  des  procès  inter- 
minables dans  une  quantité  de  départements  »... parce  que  beaucoup  de  com- 
munes avaient  «  dû  perdre  les  litres  de  leurs  propriétés  et  de  leurs  droits.  D'un 
autre  côté,  les  communaux,  par  leur  état  d'inculture,  n'offrent  le  plus  sou- 
vent, pour  supplément  aux  titres,  que  des  preuves  de  possession  très  incer- 
taines. Il  n'est  pas  toujours  facile  de  distinguer  les  faits  de  jouissance  qui 
peuvent  y  constater  la  possession  des  communautés,  d'avec  l'exercice  de  la 
vaine  pâture  que  nos  lois  ont,  autorisée,  dans  presque  toute  la  France,  sur 
les  propriétés  privées  lors, du  moins,  qu'elles  ne  sont  pas  closes».  Et  Bergier 
ajouta  qu'il  «  regarde  la  loi -sur  les  biens  communaux  comme  anarchique, 
comme  subversive  du  droit  de  propriété,  comme  un  essai  de  loi  agraire  fait 
par  Robespierre  pour  démoraliser  les  non  propriétaires  et  les  armer  contre 
les  propriétaires  ». 

L'approvisionnement  des  citoyens  continua  à  être  un  service  public  au 
début  de  noire  période.  Ce  régime  aurait  dû  cesser,  en  droit,  à  partir  du 
4  nivôse  an  III  (24  décembre  1794),  date  de  la  loi  qui  abrogeait  le  maximum 
et  rendait  sa  liberté  à  la  spéculation  commerciale,  ou,  tout  au  moins,  un  mois 
après,  puisque  rart..5  de  cette  loi  permettait  pendant  ce  délai  aux  districts  de 
requérir  l'apport  d'une  quantité  suffisante  de  grains  sur  les  marchés  pour 
le  cas  oîi  ceux-ci  ne  seraient  pas  approvisionnés  normalement.  Mais,  en  fait, 
pour  les  grandes  villes,  il  n'en  fut  rien  et  le  gouvernement  dut  encore  pen- 
dant quelque  temps  se  charger  du  soin  de  les  alimenter.  Il  jugea,  en  effet, 
qu'il  serait  imprudent  au  point  de  vue  de  sa  sécurité,  à  un  moment  où  les 
grains  atteignaient  des  prix  excessifs,  oîi  les  cultivateurs  s'attachaient  à  ne 
livrera  la  consommation  que  de  faibles  quantités  afin  de  maintenir  les  hauts 
prix,  de  cesser  subitement  toute  distribution,  de  ne  pas  aider  les  grandes  villes 
à  subvenir  aux  besoins  de  la  partie  de  la  population  dénuée  de  ressources. 
Le  17  nivôse  an  III  (6  janvier  1795),  la  «  commission  de  commerce  et  appro- 
visionnements »  fut  supprimée,  sur  la  proposition  de  Boissy  d'Anglas,  mais 
remplacée  par  une  «  commission  des  approvisionnements  »  qui,  divisée  en 
trois  agences,  avait  à  diriger  tous  les  achats  à  faire  pour  le  compte  de  la  na- 
tion ;  nous  avons  vu  (chap.  vi  et  vn)  comment  elle  s'acquitta  de  sa  mission 
de  nourrir  Ta  classe  ouvrière  de  Paris.  Il  y  eut  de  telles  fraudes  que,  le  15  fruo- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  167 

tidor  au  III  (i""'  septembre  1795),  la  Convention  décrétait  :  «  A  compter  de  ce 
jour,  la  commission  des  approvisionnements  est  supprimée.  La  seule  agence 
chargée  de  l'approvisionnement  de  Paris  continuera  provisoirement  ses  fonc- 
tions sons  la  surveillance  immédiate  des  comités  de  salut  public  et  des 
finances...  Le  service  auquel  était  chargée  de  pourvoir  la  commission  tant 
aux  armées  que  dans  les  départements  et  dans  les  ports  de  la  République, 
sera  fait,  sous  les  ordres  et  sous  la  surveillance  des  commissaires  du  mouvement 
des  armées  de  terre  et  de  la  marine,...parla  voie  des  entreprises,  des  marchés 
ou  régies,  ou  par  tel  autre  moyen  qu'ils  aviseront  ». 

En  tout  cas,  l'intervenlioa  de  l'Etat  en  matière  de  subsistances  alla  en 
se  restreignant  de  plus  en  plus.  Déjà  la  loi  du  30 germinal  an  III  (19 avrili795) 
avait  informé  les  communes  qu'elles  auraient  à  se  pourvoir  elles-mêmes  des 
sommes  dont  elles  auraient  besoin  pour  achat  de  subsistances.  Bientôt  le  gou- 
vernement se  borna  à  les  engager  à  appliquer  la  loi  du  7  vendémiaire  an  IV 
(29  septembre  1795)  ;  de  sorte  que,  si  les  réquisitions  directes  de  grains  furent, 
à  dater  du  1"  vendémiaire  an  IV  (23  septembre  1795),  abolies  par  la  loi  du 
2  thermidor  an  III  (20  juillet  1795),  une  autre  forme  de  réquisition  resta  en 
vigueur.  En  efCet,  celte  loi  du  7  vendémiaire  an  IV  sur  la  police  du  commerce 
des  grains  et  l'approvisionnement  des  marchés  et  des  armées,  qui  n'admettait 
la  vente  et  l'achat  des  grains  et  farines  que  dans  les  foires  et  marchés,  excepté 
pour  l'approvisionnement  des  armées  de  terre  et  de  mer,  de  la  commune  de 
Paris,  des  manufactures,  usines  et  ateliers  employés  pour  la  République,  por- 
tait (art.  10)  :  «  Les  municipalités  et  corps  administratifs  sont  autorisés,  cha- 
cun dans  son  arrondissement,  à  requérir  les  fermiers,  cultivateurs  et  proprié- 
taires de  grains  et  farines,  de  faire  conduire  dans  les  foires  et  marchés  les 
quantités  nécessaires  pour  les  tenir  suffisamment  approvisionnés  ».  Les  muni- 
cipalités qui  fixaient  les  quantités  à  apporter,  les  lieux  et  époques  où  elles 
seraient  apportées,  étaient  tenues  (art.  15)  d'exercer  ces  réquisitions  sous 
peine  de  «  responsabilité  individuelle  et  collective  ».  Relativement  aux  res- 
sources du  pays  en  grains,  voici  une  évaluation  partielle  de  la  récolte  de 
l'an  IV  (1796)  qui  se  trouve  aux  Archives  nationales  (F"  1173).  Les  renseigne- 
ments fournis  se  rapportent  à  45  départements  appartenant  à  peu  près  tous 
au  Midi  et  à  l'Ouest  :  sur  ce  nombre,  13  seulement  étaient  considérés  comme 
ayant  un  excédent,  10  comme  n'ayant  ni  excédent,  ni  déficit,  et  22  comme 
étant  en  déficit. 

Malgré  les  nombreux  décès  d'enfants  dans  les  hospices,  malgré  la  guerre, 
les  statisticiens,  de  Peuchet,  dans  sa  Statistique  élémenta  ire  de  la  France 
(1SÛ5),  à  M.  E.  Levasseur,  dans  son  ouvrage  La  Population  française,  admet- 
tent que  la  population  augmenta.  A  Paris,  en  l'an  IV  (1795-1796),  il  y  eut 
18 722  naissances,  27891  décès,  6761  mariages,  1  213  divorces,  43  adoptioug 
et,  en  fan  V  (1796-1797),  il  y  eut  23558  naissances,  20  291  décès,  5  638  ma- 
riages, 1043  (divorces,  38  adoptions  [Moniteur,  dti  22  nivôse  an  YI-11  jan- 


168  HISTOIRE     SOCIALISTE 

vier  1798).  On  songea  à  diverses  reprises  dans  la  période  qui  nous  occupe 
(voir  notamment  dans  le  Moniteur  du  2  vendémiaire  an  VII-23 septembre  1798 
la  circulaire  du  ministre  de  l'Intérieur  du  15  fructidor  an  VI-1"  septembre  1798) 
à  procéder  à  un  recensement.  Mais  cette  opération  que  la  loi  du  10  vendé- 
miaire an  IV  (2  octobre  1795)  sur  l'organisation  du  ministère  avait  mise  dans 
les  attributions  de  ce  ministre,  ne  devait  sérieusement  avoir  lieu  qu'en  1801. 
D'après  le  tableau  admis  le  5  pluviôse  an  V  (24  janvier  1797),  à  propos  des 
élections  législatives,  il  y  aurait  eu,  pour  le  territoire  de  la  France  continen- 
tale actuelle,  27  millions  et  demi  d'habitants,  chiffre  peut-être  un  peu 
exagéré. 

Sur  cette  population,  combien  y  avait -il  de  citoyens  ayant  le  droit  de 
vote,  en  1795,  avant  la  Constitution  de  l'an  III,  et  sous  celte  Constitution, 
c'est-à-dire  en  régime  de  suffrage  universel  et  en  régime  censitaire  ?  J'aurais 
voulu  répondre  à  cette  question  pour  la  France  entière;  je  ne  puis  le  faire 
que  pour  le  département  de  la  Seine.  C'est  le  suffrage  universel  qui  a  été 
appelé  à  se  prononcer  sur  la  Constitution  de  l'an  III  et  à  nommer,  en  vendé- 
miaire an  IV  (octobre  1795),  les  électeurs  du  second  degré  ;  une  pièce  des 
Archives  nationales  (C  482)  mentionne  le  chiffre  de  ceux  qui  avaient  le  droit 
de  participer  aux  assemblées  primaires  des  48  sections  de  Paris  et  des  16  can- 
tons de  la  banlieue,  formant  le  départe  ment  de  Paris  que  l'art.  3  de  cette  Cons- 
titution débaptisait  pour  l'appeler  département  de  la  Seine.  L'addition  de  ces 
chiffres  donne  169788  inscrits  pour  Paris  et  20  138  pour  la  banlieue,  soit  en 
tout,  pour  le  département,  189216  inscrits  correspondant  à  898  électeurs  du 
second  degré.  Or,  le  même  document  dit  ailleurs  que  ces  derniers  étaient 
au  nombre  de  917,  «  lequel  nombre  de  917  a  été  reconnu  ne  pas  excéder  celui 
d'un  à  raison  de  200  »  ;  si  on  multiplie  917  par  200,  on  trouve  183400  au  lieu 
de  189216.  Prenons  le  chiffre  le  plus  faible  et  nous  voyons  qu'il  y  avait,  en 
régime  de  suffrage  universel,  183400  électeurs  inscrits  dans  le  département 
de  la  Seine  dont  la  population  totale,  d'après  le  tableau  de  l'an  V  cité  tout  à 
l'heure,  montait  à738522  habitants. Un  second  documentdes  Archives,  imprimé 
celui-là  (F'Mll  Seine  1),  nous  indique  le  chiffre  des  électeurs  «  ayant  droit  de 
voter  »  dans  les  assemblées  primaires  des  12  arrondissements  de  Paris  et  des 
i6  cantons  de  la  banlieue,  pour  l'élection,  en  l'an  VII,  dernière  élection  faite 
sous  le  régime  censitaire  de  la  Constitution  de  l'an  III,  de  670  électeurs  du 
second  degré  dont  595  à  Paris  et  75  dans  la  banlieue.  L'addition  donne 
121355  pour  Paris  et  15665  pour  la  banlieue,  soit  en  tout  137020,  ce  qui 
représente  le  chiffre  de  183400  diminué  d'un  quart.  D'autre  part,  ce  chiffre 
de  183400  est  très  approximativement  le  quart  de  la  population  totale  du  dé- 
partement; en  supposant  que  cette  proportion  ait  été  partout  la  môme,  on 
obtiendrait,  pour  le  territoire  de  la_  France  continentale  actuelle,  environ 
6  millions  et  demi  d'électeurs  inscrits  en  régime  de  suffrage  universel  et  à 
peu  près  5  millions  sous  l'empire  de  la  Constitution  de  l'an  III  à  ses  débuts; 


HISTOIRE     SOCIALISTE  169 

on  sait  (chap.  x)  qu'à  partir  de  l'an  XII  (1803-1804)  certaines  restriclions  nou- 
velles seraient  entrées  en  vigueur. 

Le  formalisme  administratif  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  la  correction 
—  on  en  eut  la  preuve  dès  le  début  —  et  la  puissance  des  bureaux  commen- 
cèrenl  à  se  développer  dans  cette  période;  ce  fut  l'œuvre,  en  grande  partie, 
des  réactionnaires  à  qui  on  les  livra  et  qui  s'y  fortifièrent.  On  y  entra  grâce 
au  favoritisme,  on  y  resta  grâce  à  la  servilité  envers  les  chefs  directs  ;  la  seule 
qualité  exigée  fut  une  belle  écriture,  à  la  grande  joie  des  «  professeurs  d'écri- 
ture »  qui  ne  devaient  pas  tarder  à  se  multiplier  (Edmond  et  Jules  de  Gon- 
court,  Histoire  de  la  Société  française  sous  le  Directoire,  édition  de  1893, 
p.  185,  186  et  188).  «  La  bureaucratie,  lit-on  dans  un  rapport  présenté  par 
Duplanlier  aux  Cinq-Cents,  le  2  fructidor  an  VI  (19  août  1798),  est  devenue, 
pour  ainsi  dire,  un  pouvoir  qui  brave  souvent  l'autorité  suprême  du  gouver- 
nement, et  dénature  à  son  gré  ses  intentions  et  ses  bonnes  volontés  ». 

En  matière  de  travaux  publics,  il  y  avait  beaucoup  à  faire;  mais  on  s'en 
tenait  aux  bonnes  intentions.  «  Il  y  a  en  France  plus  de  six  mille  lieues  de 
poste  (un  peu  plus  de  23000  kilomètres),  sans  comprendre  les  routes  sur  les- 
quelles les  postes  ne  sont  pas  établies  »,  disait  Besson  dans  un  rapport  au 
Conseil  des  Cinq-Cents  le  27  fructidor  an  IV  (13  septembre  1793).  Les  répara- 
tions n'étant  pas  exécutées  à  temps,  les  dégâts  s'ajoutaient  aux  dégâts,  les 
sommes  nécessaires  devenaient  plus  considérables  et,  par  cela  même,  plus 
difficiles  à  trouver.  On  avait  beau  retarder  le  payement  des  ingénieurs  et  des 
employés,  on  manquait  d'argent  pour  les  plus  urgents  travaux  d'entretien. 

Les  opérations  de  voirie  entamées  à  Paris  à  notre  époque,  en  dehors  des 
travaux  déjà  décidés  et  plus  ou  moins  activement  poursuivis,  n'eurent  pas 
grande  importance,  et  plusieurs  des  nouvelles  rues  furent  ouvertes  par  des 
spéculateurs  après  achat  de  biens  nationaux.  En  suivant  l'ordre  des  arron- 
dissements actuels,  nous  trouvons  [Nomenclature  des  voies  publiques  et  pri- 
vées de  Paris,  par  Beck)  dans  le  2",  en  l'an  III,  la  rue  de  Porl-Mahou  et  la 
partie  avoisinante  de  la  rue  de  Hanovre,  percées  par  Cheradame  sur  les  ter- 
rains de  l'hôtel  du  maréchal  de  Richelieu  ;  en  l'an  V,  la  rue  LuUi,  par  Cottin, 
sur  le  terrain  de  l'ancien  hôtel  de  Louvois,  et  le  passage,  puis  rue  des  Co- 
lonnes par  Baudecourt;  d'autre  part,  dans  notre  période,  on  inséra  assez  fré- 
quemment, dans  les  actes  de  vente  des  biens  nationaux  parisiens,  une  clause 
obligeant  l'acquéreur  soit  à  percer  certaines  rues,  soit  à  livrer  gratuitement 
le  terrain  nécessaire  à  leur  percement  ;  ce  furent  les  décisions  de  la  «  com- 
mission des  artistes  »  qui  déterminèrent  alors  les  rues  à  ouvrir  :  l'art.  2  de 
la  loi  du  4  avril  1793  sur  la  vente  des  grandes  propriétés  nationales  portait 
que  «  des  experts  »  seraient  chargés  de  lever  les  plans  de  ces  propriétés  et  de 
tracer  les  divisions  les  plus  avantageuses  ;  dès  le  mois  de  juillet  suivant,  était 
établie,  pour  remplir  ce  rôle  d'experts  à  Paris,  une  commission  d'artistes  dont 
aucun  texte  ne  régla  l'organisation  ou  les  attributions  ;  elle  prit  d'elle-même 


170  HISTOIRE    SOCIALISTE 

la  forme  qu'elle  jugea  convenable  et  se  composa  d»?  onze  membres  à  çiii 
revint  l'initiative  des  projets  d'embellissement  de  Paris  ;  la  loi  du  19  veadé- 
miaire  an  III  (10  octobre  1794)  ordonnant  la  reprise  de  la  vente  des  biens 
nationaux  prescrivit,  en  effet,  au  bureau  des  domaines  de  Paris  de  ne  «  pro- 
céder à  la  vente  d'aucun  immeuble  qu«  d'après  ua  avis  de  la  commission  des 
artistes  »  (art.  2);  sur  un  rapport  de  Ramel,  ministre  des  Finances,  le  Direc- 
toire supprima  cette  commission  par  arrêté  du  il  germinal  an  V  (31  mars  1797). 
L'insertion  dans  les  actes  de  vente  de  biens  nationaux  de  la  clause  dont  il  a 
été  question  plus  haut  fut  {Nomenclature,  de  Beck;  Recueil  des  clauses 
connues  sous  le  nom  de  «  Réserves  domaniales  »,  et  Archives  de  la  Seine, 
sommiers  des  ventes  des  biens  nationaux)  l'origine,  en  l'an  VII,  —  vente, 
le  14  vendémiaire  an  VI  (5  octobre  1797),  du  couvent  des  Filles-Dieu  —  de 
la  rue  du  Caire.  De  même  nous  trouvons,  dans  le  4%  en  l'an  V,  —  vente,  le 
8  prairial  (27  mai  1797),  du  cloître  des  Blancs-Manteaux  —  la  partie  de  la  rue 
des  Guillemites  entre  la  rue  des  Blancs-Manteaux  et  la  rue  des  Francs-Bour- 
geois; dans  le  5",  en  l'an  VI,  la  rue  du  Val-de-Glrâce  —  vente,  le  8  thermidor 
an  V  (26  juillet  1797),  du  couvent  des  Carmélites  —  et  la  rue  des  Ursulines  — 
ventes,  les  9  et  11  ventôse  an  VI  (27  février  et  1"  mars  1798),  de  lots  dépen- 
dant du  couvent  de  ce  nom  ;  dans  le  6',  en  l'an  VI,  —  ventes,  les  13  ventôse 
an  V  (3  mars  1797)  et  1"  brumaire  an  VI  (22  octobre  1797),  de  lots  du  couvent 
ries  Grands-Angustins  —  la  rue  du  Pont-de-Lodi  et  —  ventes,  le  21  thermidor 
an  V  (8  août  1797),  du  couvent  des  Carmes  déchaussés  et,  le  25  pluviôse  an  A'I 
(13  février  1798),  d'un  lot  dépendant  du  couvent  des  religieuses  de  Notre- 
Dame-de-Gonsolation  ou  du  Cherche-Midi  —  la  partie  de  la  rue  d'Assas  entre 
la  rue  du  Cherche-Midi  et  la  rue  de  Vaugirard  ;  enfin,  conformément  à  la  loi 
du  27  germinal  an  VI  (16  avril  1798),  la  partie  de  la  rue  d'Assas,  qui  devait 
s'appeler  d'abord  rue  de  l'Ouest,  entre  la  rue  de  Vangirard  et  l'avenue  de 
l'Observatoire,  ouverte  sur  l'enclos  des  Chartreux,  puis  l'avenue  de  l'Observa- 
toire, entre  l'Observatoire  et  la  rue  d'Assas  ;  dans  le  8',  en  l'an  III,  la  rue  Mon- 
t  ligne;  en  l'an  VII,  la  rue  Marbeuf,  sur  l'emplacement  d'un  chemin  déjà  exis- 
tant, la  ruelle  des  Marais  ;  dans  le  10",  en  l'an  V,  la  rue  de  îa  Fidélité  —  ventes 
avec  clause  à  cet  égard,  les  28,  29  vendémiaire,  27  brumaire  et  4  frimaire 
an  V  (19  et  20  octobre,  17  novembre  et  24  novembre  1796),  du  couvent  de  la 
Charité  —  et,  en  l'an  VII,  la  rue  Sibour,  anciennement  rue  de  la  Fidélité,  ou- 
verte sur  un  terrain  provenant  de  la  fabrique  Saint-Laurent. 

Les  cimetières  parisiens  constituaient  des  foyers  d'^infection  ;  la  plupart 
étaient  livrés  à  l'exploitation  éhontée  des  entrepreneurs  de  sépulture.  On  se 
préoccupa  de  modifier  cette  situation  et  fl  fut  nn  instant  question  de  substi- 
tuer l'incinération  des  corps  à  leur  inhumation  :  en  l'an  VU,  un  «  rapport 
officiel  sur  les  sépultures  publiques  »  d4>nt  on  trouve  un  extrait  dans  la  Revue 
rétrospective,  de  M.  Paul  Coltin  (t.  III,  p.  87),  proposait  la  construction  à 
Montmartre  d'un  four  crématoire  avec  columbarium.  C'est  juste  avant  la  fin 


HISTOIRE     SOCIALISTE  (71 

de  notre  période,  vers  le  14  brumaire  ati  VIII  (5  novembre  1709),  qu'oa  décida 
d'opérer  à  Paris  le  transport  des  morts  à  l'aide  d'un  corbillard  attelé  de  deux 
chevaux  au  lieu  du  transport  à  bras  (recueil  d'Aulard,  t.  V,  p.  786). 

En  outre,  à  Paris,  on  se  plaignait  vivement,  en  l'an  V  (1707),  de  la  mal- 
propreté des  rues  [Idem,  t.  IV,  p.  16),  et,  en  l'an  VII  (1798),  du  numérotage 
défectueux  des  maisons  :  les  numéros  ne  se  suivaient  pas  et  le  même  numéro 
était  souvent  répété  plusieurs  fois  dans  la  même  rue  (/ctem,  t.  V,  p.  132).  Si 
les  ponts  de  Paris  (recueil  d'Aulard,  t.  \",  p.  40)  avaient  des  trottoirs  au 
moins  en  l'an  II  (1794),  il  n'en  était  pas  de  même  des  rues  qui  avaient  encore 
le  ruisseau  au  milieu.  Le  changement  apparut  sous  le  Directoire  ;  nous  lisons 
dans  une  lettre  du  18  novembre  1796  (Babeau,  La  France  et  Paris  sous  te 
Directoire,  p.  66)  :  «  les  rues  n'ont  pas  de  trottoirs  ;  ...  cependant  ...çà  et  là 
on  commence  à  en  établir  »,  et  dans  un  Journal  du  4  pluviôse  an  V  (23  jan- 
vier 1797)  cité  par  Aulard  [Paris  pendant  la  réaction...,  t.  III,  p.  710)  :  «  il 
s'est  établi  dans  beaucoup  de  rues  neuves  de  Paris  des  trottoirs  de  chaque 
côté  ». 

Chaussées  des  villes,  routes,  chemins  vicinaux,  rivières,  canaux,  ports, 
eu  arrivèrent  à  être  dans  l'état  le  plus  déplorable.  Digues,  écluses,  ponts,  pa- 
rapets, étaientendonimagés(Piocquain,  Etat  de  la  France  an  iS  drumaire,p.XLl 
et  siaiv.).  La  taxe  d'entretien  établie  pour  les  routes  par  La  loidu24  fructidor  an  V 
(10  septembre  1797),  produisit, en  l'an  VI  (1797-1798), 3.317043 fr.et,  enl'an  VU 
1 1798-1799),  14946914  fr.  (Peuchet,  Statistique  élémentaire  de  laFrance,  p.  465 
61466)  ;  c'était  peu,  étant  données  les  dépenses  qu'entraîna  sa  perception  :  bar- 
rières à  établir,  etc.  Le  comité  des  travaux  publics,  à  la  séance  de  la  Convention 
du  24  fructidor  an  111(10  septembre  1795),  puis,  sous  le  Directoire,  le  minisire 
de  l'Intérieur,  de  qui  dépendirent  alors  les  travaux  publics,  notamment  Fran- 
çois (deNeufchâteau)  dans  la  circulaire  du  9  pluviôse  an  VII  (28  janvier  1799), 
avaient  indiqué  un  ensemble  de  travaux  destinés  à  développer  les  voies  de 
navigation;  ces  plans  restèrent  à  l'état  de  projet.  Le  21  vendémiaire  an  IH 
12  octobre  1794),  fut  ordonnée  la  construction  d'une  forme  de  navire  propre 
à  mettre  Paris  eu  communication  directe  avec  la  mer  ;  l'expérience,  d'après 
un  rapport  fait  à  l'Institut,  le  16  thermidor  an  IV  (3  août  1796),  et  publié  dans 
le  tome  I"  de  ses  Mémoires  scientifiques,  eut  lieu  en  l'an  IV  et  le  lougre  le 
Saumon,  parti  du  Havre  le  3  prairial  (22  mai  1706),  fit  la  traversée  du  Havre 
à  Rouen  en  cinq  jours,  et  de  Rouen  à  Paris  en  onze  jours  —  pendant  cette 
dernière  il  eut  à  passer  sous  onze  ponts  —  avec  une  charge  de  70  tonneaux 
(valant  G8  tonneaux  et  demi  d'aujourd'hui),  qui  aurait  pu  être  portée  à  150, 
et  un  tirant  d'eau  de  2  m.  11;  il  avait  24  m.  36  de  long,  5  m.  85  de  large  et 
2  m.  60  de  profondeur. 

Le  tarif  postal  avait  varié  depuis  deux  ans  tous  les  six  mois,  lorsque  la 
loi  du  5  nivôse  an  V  (SS  décembre  1796)  fixa  le  port  d'une  lettre  ordinaire  sans 
enveloppe  —  le  simple  emploi  de  l'enveloppe  dans  les  mêmes  conditions  de 


172  HISTOIRE     SOCIALISTE 

poids  augmentait  le  prix  de  0  fr.  05  —  pesaat  moins  de  15  gr.  3  (une  demi- 
once),  à  0  fr.  10  dans  l'intérieur  dune  ville,  à  0  fr.  20  dans  l'intérieur  d'un 
déparlement  ;  le  prix,  montant  ensuite  avec  la  distance,  était  de  0  fr.  30  jus- 
qu'à 150  kilomètres  et  de  0  fr.  75  au  delà  de  900.  La  loi  du  9  vendémiaire  an  VI 
(30  septembre  1797)  déjà  mentionnée  dans  le  paragraphe  précédent,  décida 
(art.  64)  que  la  poste  aux  lettres  serait  affermée.  Le  bail  de  la  poste  fut  adjugé, 
le  1"  prairial  suivant  (20  mai  1798),  à  un  nommé  Anson  ayant  pour  associés 
Lanoue,  Mahuet,  Merlin  (de  Thionville)  et  Jean-Louis  Monneron.  L'entrée  en 
exercice  eut  lieu  le  l"' messidor  an  YI  (19juin  1798j.  D'après  le  bail,  l'Etat 
devait,  par  an,  toucher  10  millions  et,  en  revanche,  relever  le  tarif  ;  mais  ces 
conditions  ne  furent  remplies  ni  d'un  côté,  ni  de  l'autre.  Il  y  avait  à  cette 
époque,  d'après  V Almanach  national,  9  bureaux  de  distribution  à  Paris,  plus 
le  bureau  central  pour  la  poste  restante  et  les  lettres  chargées,  et  200  boîtes, 
16  bureaux  pour  le  département  de  la  Seine  et  environ  1 400  pour  le  reste 
de  la  France  actuelle.  On  faisait  six  distributions  quotidiennes  à  Paris, 

Le  service  des  télégraphes  à  signaux  aériens  qui,  nous  l'avons  dit  au 
début  du  chapitre  iv,  commença  à  fonctionner  en  août  1794,  fut  d'abord  rat- 
taché au  ministère  de  la  Guerre  ;  le  11  ventôse  an  VI  (1"  mars  1798),  on  le 
plaça  dans  les  attributions  du  ministère  de  l'Intérieur.  Il  comprenait  alors 
la  ligne  de  Paris  à  Lille,  avec  embranchement  de  Lille  à  Dunkerque,  la  ligne 
de  Paris  à  Strasbourg,  la  ligne  de  Paris  à  Brest,  construite  en  sept  mois  sur 
la  demande  du  ministre  de  la  Marine  qui  manifesta  le  désir  de  la  conserver 
sous  son  contrôle;  elle  comprenait  55  postes  sur  une  longueur  de  870  kilo- 
mètres et  avait  un  embranchement  aboutissant  à  Saint- Malo.  En  l'an  VII,  le 
Directoire  ordonna  la  création  d'une  ligne  du  Midi  par  Dijon  et  Lyon.  Dans 
le  mois  de  nivôse  de  cette  dernière  année  (janvier  1799),  Ghappe  présenta  un 
mémoire  tendant  à  la  création  de  la  télégraphie  privée.  Son  projet  n'eut  pas 
de  suite  (Belloc,  La  télégraphie  historique,  p.  109-110). 

La  loi  du  19  brumaire  an  III  (9  novembre  1794)  a  déterminé  la  façon  de 
procéder  en  matière  de  réquisitions  de  «  toutes  denrées,  subsistances  et  autres 
objets  nécessaires  aux  besoins  de  la  République  »  ;  elle  est  encore  en  partie 
en  vigueur,  mais  un  projet  de  loi  déposé  le  30  mars  1903  en  comporte  l'abro- 
gation au  point  de  vue  des  réquisitions  militaires.  La  loi  du  13  brumaire 
an  V  (3  novembre  1796)  a  organisé  les  conseils  de  guerre  permanents  tels,  à 
peu  de  chose  près,  qu'ils  fonctionnent  encore,  sans  qu'il  y  ait  lieu  d'en  éprou- 
ver la  moindre  fierté,  et  celle  du  18  vendémiaire  an  YI  (9  octobre  1797)  les 
conseils  permanents  de  revision  pour  les  jugements  des  conseils  de  guerre. 
La  loi  du  2  thermidor  an  II  (20  juillet  1794)  avait  supprimé  toute  masse  ou 
accessoire  de  solde  et  substitué  à  ce  système,  pour  certaines  dépenses  d'en- 
tretien, la  fourniture  en  nature  ;  il  y  eut"  tendance,  sous  le  Directoire,  à  rem- 
placer celle-ci  par  des  indemnités  complémentaires  de  la  solde.  On  trouvera, 
pour  la  période  du  Directoire,  dans  les  Etudes  sur  la  campagne  de  i799. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


173 


signées  M.  et  publiées  par  la  Revue  d'histoire  rédigée  à  l'é(a(-major  de  l'ar- 
mée, (les  détails  sur  l'organisation  des  diverses  armes  (n»  d'avril  1901,  p,  736 
à  756)  et  sur  les  diverses  branches  des  services  administratifs  militaires  (n°  de 
mni  1901,  p.  1111  à  1134).  Dans  le  premier  de  ces  numéros  (p. .756)  l'auteur  cons- 
tate le  triomphe  sous  la  première  République  et  la  «  justesse  »  de  ce  principe 


démocratique  que  les  fonctions  publiques,  y  compris  les  fonctions  militaires 
et  leurs  signes,  les  grades,  ne  doivent  être,  sous  aucun  rapport,  une  propriété 
particulière.  La  loi  du  25  fructidor  an  V  (11  septembre  1797)  établit  une  nou- 
velle organisation  des  conseils  d'administration  des  corps  de  troupes,  en 
réduisant  le  nombre  des  soldats  et  en  augmentant  le  nombre  des  officiers 
dans  ces  conseils  ;  alors,  en  effet,  que  ceux-ci  étaient  composés,  d'après  la  loi 

UV.    415.    —  HISTOIRE  SOCIALISTR.    —  TQEIIMIDOR  ET  DIRFXTOIRE.  UV.   415, 


174  HISTOIRE     SOCIALISTE 


du  19  ventôse  an  U  (9  mars  1794;,  de  4  officiers,  4  sous-officiers  et  5  solJals, 
ils  le  fuTeal,  d'après  la  nouvelle  loi,  de  5  officiers,  1  sous-olficier  el  1  soldat. 
C'est  dans  la  loi  du  28germinalan  VI  (i7avril  1798)  que  se  trouvent  les  bases 
principales  de  l'org misation  et  des  attributions  de  la  gendarmerie  actuelle. 
C'est  enfin  une  loi  du  19  fructidor  an  VI  (5  septembre  1798)  qui  a  introduit 
dans  la  législation  française  la  conscription,  dont  elle  faisait  le  mode  prin- 
cipal de  recrutement  :  tous  les  jeunes  geas  de  20  à  25  ans  accomplis  poa- 
vaient  être  appelés  à  servir  et  on  prenait  le  nombre  nécessaire  en  commençant 
par  les  plus  jeunes;  c'était,  à  l'étal  permanent,  la  réquisition  à  laquelle  ou  avait 
eu  surtout  recours  avant  ceLle  loLD'ai)rès  l'art.  61,  nul  ne  pouvait  être  officier, 
s'il  n'avait  «  servi  trois  ans  en  qualité  de  soldat  ou  soas-officier  »,  sauf  le  cas 
«  d'action  d'éclat  sur  le  champ  de  bataille  »  et  e-xce-pite  le  génie  et  rartlllerie 
pour  lesquels  était  prévue  une  réglementation  spéciale.  Cette  loi  portait 
(art.  19)  que  les  conscrits  «  ne  peuvent  pas  se  faire  remplacer  »,  mais  une  loi 
du  28  germinal  an  VII  (17  avril  1799)  admit  la  possibilité  du  remplacement. 

Dans  la  marine,  par  une  loi  du  2  brumaire  an  IV  (24  octobre  1795),  la 
Convention  donnait,  pour  les  ports  et  arsenaux,  la  prépondérance  au  person- 
nel administratif;  des  directeurs  civils  ^devaient  avoir  la  haute  main  sur  les 
principaux  services.  L'inscription  maritime  qui  assure,  à  l'aide  des  marins 
professionnels,  le  service  des  navires  de  guerre,  fut  réglée  par  une  loi  du 
3  brumaire  an  IV  (25  octobre  1795)  dont  diverses  dispositions  ont  subsisté 
jusqu'à  la  loi  du  24  décembre  1896.  Une  autre  loi,  également  du  3  brumaire 
an  IV,  avait  posé  certaines  des  conditions  toujours  eu  vigueur  pour  l'admission 
au  commandement  des  bâtiments  de  commerce. 

Au  point  de  vue  colonial,  les  mesures  d'organisation  adoptées  dans  notre 
période  n'eurent,  par  suite  de  l'état  de  guerre,  qu'une  importance  théorique. 
D'après  la  Constitution  de  l'an  III,  nos  colonies  étaient  :  Saint-Domingue,  la 
Guadeloupe  et  ses  annexes  (Marie-Galante,  la  Dôsirade,  les  Saintes,  la  partie 
française  de  Saint-Martin  et,  il  faut  l'ajouter,  Sainl-Barthélemy),  la  Marti- 
nique, Sainte-Lucie,  Tobago,  la  Guyane  française;  les  Seychelles,  des  éta- 
blissements à  Madagascar,  Rodrigue,  lïle  de  France  ou  Maurice,  la  Réunion  ; 
Pondichéry,  Chandernagor,  Mahé,  Karikal  et  autres  établissements  des  Indes 
orientales  ;  nous  appartenaient  aussi,  quoique  non  mentionnés,  certains  éta- 
blissements de  la  Sénégambie  et  les  îles  Saint-Pierre  et  Miquelon.  La  Consti- 
tution portait  (art.  6)  :  «  Les  colonies  françaises  sont  parties  intégrantes  de 
la  République  et  sont  soumises  à  la  même  loi  constitutionnelle  »  ;  l'art.  7  les 
divisait  eu  départements  ;  mais  l'art.  314  disant  que  «leurs  rapports  commer- 
ciaux avec  la  métropole  »  seraient  déterminés  par  le  Corps  législatif,  compor- 
taitSà  cet  égard  la  possibilité  d'une  exception  au  régime  d'égalité.  En  défini- 
tive, on  restait  fidèle  à  la  thèse  de  l'assimilation  sauf  au  point  de  vue 
commercial  :  un  décret  du  26  pluviôse  an  III  (14  février  1795)  avait  précé- 
demment stipulé  que  les  commissaires  coloniaux  «  ne  pourront  s'écarter  en 


HISTOIRE     SOGIALISTK  llô 

rien  de?  principes  dont  il  résuit";  que  les  colonies  font  partie  întégraTite  d'e 
la  Réimblique  française,  une,  indivisible  et  démocratique  »,  seulement  on 
maintenait  des  droits  spéciaux  sur  les  denrées  coloniales. 

Quelques  jours  avant  la  fin  des  débats  relatifs  à  la  Constitution  de  l'an  III, 
la  Convention,  dans  sa  séance  du  5  thermidor  (23  juillet  1795),  avait  entendu 
un  rapport  de  Defermon  parlant  au  nom  du  comité  de  salut  public;  il  s'était 
exprimé  ainsi  au  sujet  d'e  Saint-Domingue,  la  colonie  l'a  plus  en  vue,  à  la  fois 
sous  le  rapport  de  l'imporBance  et  de  Tai^itation  (chap.  rx  etxix),  oîi  l'affran- 
rhisseraent  des  nL'grres  proclamé  par  lïi  loi  du  16  pluviôse  an  1T(4  février  1794) 
s'ét.iit  heurté  à  la  résistance  non  seulement  des  propriétaires  blancs,  mais 
dés  propriétaires  mulâlres  qui,  s'ils  voulaient  être  rais  personnellement  sur 
un  pied  d'égalité  complète  avec  les  blancs,  protestaient  contre  l'élévation  d'es 
nègres  au  même  niveau'  :  «  Sî  on  nous  demande  quel  est  l'esprit  public  dans 
la  colonie,  nous  répondrons  :  Ki  où  votre  décret  sur  la  liberté  des  noirs  n'est 
pas  exécuté,  la  République  est  méconnue,  l'Anglais  ou  l'Espagnol  domine;  et 
les  colons  ont  mieux  aimé  se  jeter  sous  une  tyrannie  étrangère,  que  de  renon- 
cer à  posséder  des  esclaves...  Qu'on  ne  pnrle  plus  de  la  nécessité  de  l'esclavage 
pour  la  culture.  Plusieurs  habitarions  ont  continué  ou  repris  \vtits  travaux 
sous  la  loi  de  la  liberté,  sans  autre  diïïérence  que  dans  le  partage  d'es  pro- 
duits, auxquels  lès  cultivateurs  sont  appelés  pour  un  quart,  taudis  qu'au- 
paravant leur  maître  ne  leur  tenait  aucun  compte  de  leurs  sueurs.  » 

A  la  suite  de  ce  rapport,  la  Convention  s'était,  dans  la  même  séance,  pro- 
noncée pour  le  maintien  provisoire  du  gouvernement  militaire  à  Saint-Domin- 
gue, avait  interdit  «  toute  assemblée  coloniale  »  jusqu'à  ce  qu'il  en  eût  été 
autrement  ordonné  par  la  Constitution,  et  avait  décidé  que  les  règlements 
faits  par  le  gouverneur  seraient  provisoirement  exécutés,  mais  adressés  le  plus 
tôt  possible  à  l'a  commission  de  la  marine  pour  que  là  Convention  statuât  dé- 
finitivement. C'était  là  le  refus  de  l'autonomie  administrative  chère  alors  aux 
colons  contre-révolutionnaires  qui  — ce  fut  dit  à  la  Convention  le  16  pluviôse 
an  11(4  février  1794)— préconisaient  «un  gouvernement  particulier  à  chaque 
département,  c'est-à-dire  le  régime  intérieur  ou  petit  corps  législatif;  régime 
tant  désiré,  tant  sollicité  par  les  colons,  parce  que  c'est  une  indépendance  de 
ftrit  ». 

Par  la  loi  du  5  pluviôse  an  IV  (25  janvier  179(5),  le  Directoire  fut  autorisé 
à  envoyer  des  agents  dans  les  colonies,  et  cinq  notamment  à  Saint-Domingue, 
pour  les  faire  jouir  «  des  bienfaits  de  la  Constitution  républicaine  ».  Cette  loi 
fut  attaquée  par  les  réacteurs  que  les  élections  de  l'an  V  envoyèrent  siéger  au 
Corps  législatif  (chap.  xv)  et  la  loi  du  23  prairial  an  V  (11  juin  1797)  rapporta 
ses  dispositions  relatives  à  Saint-Domingue.  Dans  la  discussion  qui  précéda 
ce  vote,  le  vendémiairiste  Vaublanc  (voir  début  du  chapitre  xv)  avait,  dans 
la  séance  des  Cinq-Cents  du  10  prairial  (29  mai  1797),  justifié  les  colons,  leur 
opposition  à  l'émancipation  des  noirs  proclamée  par  la  métropole  et  leur  «  dé- 


176  HISTOIRE     SOCIALISTE 

sir  de  se  régir  intérieureraenl  »;  dans  la  séance  du  surlendemain  (31  mai), 
Villaret-Joyeuse  avait  défendu  la  théorie  coloniale  de  l'ancien  régime  :  «  Les 
colonies,  avait-il  dit,  sont  dans  noire  politique  moderne  des  manuraclures 
exploitées  au  profit  de  la  métropole;  elles  exigeront  sans  doute  encore  long- 
temps un  régime  particulier  pour  leurs  ateliers  ».  Au  contraire,  du  côté  des 
républicains  gouvernementaux,  on  élait  hostile  à  toute  décentralisation,  on 
prévoyait  le  rattachement  des  colonies  à  la  métropole,  leur  assimilation  pour 
l'avenir,  et  leur  soumission  aux  agents  du  gouvernement  central  pour  le  pré- 
sent. Après  la  loi  du  23  prairial,  le  Directoifè  réclama  l'autorisation  d'envoyer 
des  agents  à  Saint-Domingue  et,  finalement,  il  obtint  gain  de  cause;  la  loi  du 
7  messidor  an  V  (25  juin  1797)  l'autorisa  à  yen  envoyer  trois  au  plus.  Il  faut, 
avait  dit  Thibaudeau  aux  Cinq-Cents  le  2  messidor  ('20.  juin),  «  prendre  des 
moyens  qui  nous  mènent  graduellement  à  l'exécution  de  la  Constitution,  je 
ne  les  vois  que  dans  un  envoi  d'agents  chargés  de  préparer  ces  moyens  d'exé- 
cution ». 

La  loi  la  plus  importante  au  point  de  vue  colonial  dans  notre  période  fut 
celle  du  12  nivôse  an  VI  (i"  janvier  1798).  Cette  loi  maintint  au  Directoire  le 
droit  d'envoyer  aux  colonies  des  agents  chargés  «  de  mettre  successive- 
ment en  activité  toutes  les  parties  de  la  Constitution  ».  L'art.  15  :  «  Les 
individus  noirs  ou  de  couleur  enlevés  à  leur  patrie  et  transportés  dans  les 
colonies,  ne  sont  point  réputés  étrangers,  ils  jouissent  des  mêmes^droits  qu'un 
individu  né  sur  le  territoire  français,  s'ils  sont  attachés  à  la  culture,  s'ils  ser- 
vent dans  les  armées,  s'ils  exercent  une  profession  ou  métier  »,  l'art.  18; 
«  Tout  individu  noir  né  en  Afrique  ou  dans  les  colonies  étrangères,  transféré 
dans  les  îles  françaises,  sera  libre  dès  qu'il  aura  mis  le  pied  sur  le  territoire 
de  la  Répub  ique  »,  et  l'art.  31  abrogeant  les  dispositions  de  l'ancien  régime, 
notamment  l'édit  «  qui  ordonne  que  les  non  catholiques  seront  exclus  des 
colonies  »,  confirmaient  la  loi  du  16  pluviôse  an  II,  faisant,  au  même  titre,  des 
noirs  ou  des  mulâtres  les  égaux  des  blancs.  Par  l'art.  28  :  «  Les  lois  rendues, 
soit  dans  la  partie  de  l'administration  civile,  militaire,  soit  dans  l'ordre  judi- 
ciaire, pour  les  départements  continentaux,  sont  applicables  aux  colonies  »,. 
par  les  art.  36  à  38  visant  les  contributions  directes  et  indirectes,  les  droits 
d'enregistrement  et  de  timbre  et  les  patentes,  et  par  l'art.  85  concernant  l'ins- 
truction publique,  c'était  le  régime  de  l'assimilation  des  colonies  et  de  la  mé- 
tropole qui  triomphait.  Une  exception,  celle  dont  il  a  été  déjà  parlé  et  qui 
subsiste  toujours,  était  faite  sous  le  rapport  commercial  :  assimiler  les  colo- 
nies à  la  métropole  et  imposer  des  droits  de  douane  aux  produits  nationaux 
provenant  des  colonies,  c'est  perpétuer  les  douanes  intérieures  au  détriment 
de  celles-ci.  L'art.  40  disait  :  «  Les  droits  sur  les  marchandises  apportées 
d'Europe  et  sur  celles  introduites  par  des  bâtiments  neutres  continueront 
d'être  perçus  comme  par  le  passé;  il  ne  sera  pareillement  rien  innové  aux 
droits  imposés  sur  la  sortie  des  denrées  coloniales  à  leur  chargement  pour  la 


HISTOIRE     SOCIALISTE  177 

France  »;  et  les  lois  réglant  le  commerce  des  colonies  étaient  maintenues  (art. 
45)  «  jusqu'à  ce  que  le  Corps  législatif  ait  prononcé  dérmitivemenl  sur  les 
objets  contenus  en  l'art.  314  de  la  Constitution  »  résumé  plus  haut.  Tout  ce 
qu'il  y  eut,  ce  fut  la  levée  de  la  prohibition  sur  les  sucres  raffinés  et  la  réduc- 
tion de  certains  droits  tels  que  ceux  sur  les  sucres  bruts  et  sur  les  cafés,  par 
la  loi  du  9  floréal  an  VII  (28  avril  1799). 

§  3.  Cultes. 

Nous  avons  vu  (chap.  v  et  vi)  que  la  liberté  des  cultes  avait  été  recon- 
nue par  la  loi  du  3  ventôse  an  III  (21  février  1795),  qui  faisait  de  leur  prati- 
que une  affaire  privée;  déjà  cinq  mois  avant,  la  loi  du  2°  jour  sans-culoltide 
de  l'an  II  (18  septembre  1794),  en  déclarant  que  l'Etat  ne  payerait  plus  «  les 
frais  ni  les  silaires  d'aucun  culte  »,  avait  en  fait  inauguré  le  régime  de  la 
séparation  des  Eglises  et  de  l'Etat  et,  trois  mois  après,  la  loi  du  11  prairial  (30 
mai  1795)  permettait  aux  comnaunes,  qui  en  gardaient  la  possession  avec  le 
droit  de  les  utiliser  pour  certaines  cérémonies  civiles,  délivrera  l'exercice  des 
cultes  les  églises  non  aliénées  (chap.  vi):  le  même  édiQce  put,  d'ailleurs,  servir 
et  servit  effectivement  à  plusieurs  cultes  à  la  fois,  dans  les  localités  où  il  yen 
avait  plus  d'un.  Seulement,  alors  que  les  (irêtres  qui  offlciaient  dans  des  bâti- 
ments privés  n'étaient  pas  astreints  à  celte  obligation,  ceux  qui  pratiquaient 
dans  les  édifices  concédés  devaient  préalablement  se  faire  décerner  par  la  mu- 
nicipalité acte  de  leur  «  soumission  aux  lois  de  la  République  ». 

Depuis  la  Constitution  civile  du  clergé,  on  distinguait  les  prêtres  en  cons- 
titutionnels, assermentés  ou  jureurs,  et  en  réfractaires  ou  insermentés;  les 
premiers  avaient  donné  à  la  Constitution  civile  une  adhésion  que  les  seconds 
avaient  refusée.  Après  la  loi  du  3  ventôse  (21  février),  des  réfractaires  qui 
s'étaient  soustraits  à  l'application  des  lois  révolutionnaires  du  26  août  1792  et 
du  23  avril  1793,  reparurent  publiquement  et  une  nouvelle  scission  commença 
dans  le  clergé  catholique  français  :  les  réfractaires,  jusque-là  opposés  en  bloc 
aux  constitutionnels,  se  divisèrent  en  soumissionnaires  et  insoumissionnaires, 
les  premiers  acceptant  l'acte  de  «  soumission  aux  lois  »  exigé  parla  loi  du  11 
prairial  (30  mai),  les  seconds  se  refusant  à  cet  acte.  Ceux-ci,  pour  la  plupart 
émigrés,  restèrent  à  l'étranger;  leur  thèse  était  qu'en  ne  se  soumettant  pas, 
en  s'interdisant  ainsi  l'exercice  du  culte,  les  prêtres  rendraient  cet  exercice 
impossible  et  aboutiraient,  par  l'exaspération  de  la  population  qui,  à  leur  avis, 
de\ait  en  être  la  conséquence,  au  renversement  de  la  République  et  à  la  res- 
tauration de  la  monarchie.  Les  autres,  au  contraire,  craignaient  que,  par  cette 
intransigeance,  la  masse  ne  leur  échappât  au  profit  des  anciens  constitution- 
nels, c'est-à-dire  des  prêtres  partisans  du  régime  républicain,  et  ils  jugeaient 
préférable  de  se  soumettre  en  apparence  aux  injonctions  légales,  afin  de  pou- 
voir exercer  leur  ministère,  ce  qui  était  à  leurs  yeux  la  condition  essentiell'' 


178  HISTOIRE     SOCIALISTE 

d'une  influence  sérieuse.  Cette  division,  loin  de  s'altéauer,  devait  aller  en 
s'accentuant;  les  insoumissionnaires  en  arrivèrent  à  Lraiter  les  soumission- 
naires aussi  mal  que  les  anciens  constitutionnels  et,  seules,  les  rigueurs  du 
Direeloire  purent  ks  amener  parfois  à  mettre  une  sourdine  à  leurs  violentes 
attaques..  «  ManifesLement,  a  écrit  l'abbé  Sicard  [L'ancien  clergé  de  France, 
t.  III,  les  Evêques  pendant  la  Révolution],  la  majorité  des  évoques  émigrés 
se  refuse  à  toute  concession  politique.  Dans  les  loisirs  et  les  méditations  de 
l'exil,  ils  se  demandent  comment  l'Eglise  et  l'Etat  en  France  peuvent  repren- 
dre leurs  destinées,  et  ils  concluent  invariablement  qu'il  faut  les  replacer 
l'un  et  l'autre  sous  l'égide  de  la  monarchie  (p.  326)  ...Ces  théologiens  de 
l'exil  ne  manquent  pas  de  raisons  pour  établir  qu'il  faut  rester  en  état  de 
guerre,  que  prêter  les  seiments  de  liberté  et  d'égalité,  de  soumission  aux 
lois  de  la  République  et  à  la  souveraineté  du  peuple,  c'est  trahir  à  la  fois 
Dieu  et  le  roi.  Un  mot  nouveau,  celui  de  soumissionnaire,  désigne  les 
partisans  de  la  conciliation.  Les  irréconciliables  ne  le  prononcent  pas  sans 
quelque  mépris.  A  leurs  yeux,  les  soumissionnaires  ont  un  faux  air  de 
constitutionnels  »  (p.  327).  A  la  tête  des  soumissionnaires  étaient  Emery, 
supérieur  général  de  Saint-Sulpice,  et  de  Bausset,  évêque  d'Alais. 

Il  ne  faut  pas  oublier  que,  tandis  que  les  anciens  constitutionnels  étaient 
républicains,  soumissionnaires  et  insoumissionnaires  étaient  tous  royalistes  ; 
les  deux  groupes  des  anciens  réfraclaires  différèrent  entre  eux  non  par  les 
principes  (on  ea  trouve  la  preuve  notamment  dans  l'organe  des  soumission- 
naires, les  Annales  catholiques,  t.  III,  p.  572  et  573),  mais  simplerbent  par  la 
lactique  :  comme  on  l'observe  souvent  en  politique,  les  haines  sont  d'autant 
plus  vives  que  les  divergences  théoriques  sont  moins  profondes.  Le  pape  et 
les  jésuites  semblèrent  donner  raison  aux  soumissionnaires  [Ibidem,  t.  IV, 
p.  87).  En  tout  cas,  ceuix-ci,  selon  la  règle  du  parli  prêtre,  s'étaient  empressés 
et  devaient  continuer  de  faire  de  la  politique  sous  le  couvert  de  la  religion; 
j'ai  eu  l'occasion  (chap.  vm)  de  mentionner  ce  que  disait  l'agent  anglais  et 
royaliste  Wickham  à  leur  sujet;  voici  ce  qu'écrivait,  le  16  pluviôse  an  VII 
(4  février  1799),  le  commissaire  du  Directoire  près  de  l'administration 
municipale  d'Aix  (Bouches-du-Rhône)  :  «  Des  cinq  temples  consacrés  en 
cettie  commune  au  culte  catholique,  un  seul,  celui  dit  Saint-Sauveur,  est 
desservi  par  des  ministres  attachés  à  la  République  et,  malheureusement, 
c'est  le  moins  fréquenté;  encore  ne  l'est-il  que  par  une  petite  portion  de  la 
classe  des  citoyens  les  moins  influents.  Tout  ce  qui  afflue  dans  les  autres 
paraît  bien  opposé  à  la  République.  Je  pourrais  même  dire  qu'elle  la  déteste 
cordialement  »  (revue  La  Révolution  française,  t.  XLI,  p.  214). 

En  présence  des  excitations  cléricales  et  des  manœuvres  royalistes,  la  ma- 
jorité thermidorienne  elle-même,  pourtant  si  modérée,  avait  assez  vite 
dû  inlervenir.  La  loi  du  20  fructidor  an  III  (6  septembre  1795),  tout 
en   posant  le   principe  —  dont  la  loi  du  22   (S  septembre)  fut  la    mise 


HISTOIRE     SOCIALISTE  17Ç» 

à  exéculioQ  —  que  les  Mens  confisqués  des  prêtres  déportés  seraient 
rendus  à  leurs  familles,  bannit  à  perpétuité  les  prêtres  condamnés  à 
la  dépoi'tatioa  et  rentrés,  et  interdit  l'exercice  du  culte  dans  un  lieu 
quelcon  i^e,  public  ou  privé,  aux  ecclésiastiques  qui  n'avaient  pas  accompli 
ou  avaient  rétracté  plus  «u  moins  l'acte  de  soumission  mentiionné  dans 
la  loi  du  11  prairial.  Quelques  jours  après,  par  la  loi  du  7  vendémiaire 
an  IV  (29  septembre)  sur  la  police  des  cultes,  furent  complétées  et  codiflées  les 
mesures  qui  les  concernaient.  Cette  loi,  conforme  à  la  Constitution  de  l'an  III, 
punissant  ceux  qui  troublaient  les  cérémonies  ou  outrageaient  les  ministres 
des  cultes,  défendait  aux  communes  de  les  subventionner,  prohibait  toute 
manifestation  religieuse  extérieure  et  exigeait  de  tout  prêtre  la  signature  de 
la  déclaration  suivante  :  «Je  reconnais  que  l'universalité  des  citoyens  français 
est  le  souverain  et  je  promets  soumission  et  obéissance  aux  lois  de  la  Répu- 
blique ».  En  somme,  les  prêtres  pouvaient  librement  exercer  leur  religion,  à 
la  condition  de  s'en  tenir  à  elle  et  de  ne  pas  violer  la  liberté  des  autres,  ce  qui 
a  toujours  été  pour  nos  clé.icaux  une  des  formes  du  martyre.  L'insurrection 
du  13  vendémiaire  fut  la  cause  d'une  plus  grajnde  rigueur  contre  les  prêtres 
factieux  et  j'ai  déjà  indiqué,  à  la  fin  du  chapitre  x,  qu'une  loi  du  3  brumaire 
an  IV  (25  octobre  1795)  ordonna  la  stricte  application  des  lois  de  1792  et  de 
1793  qui  les  visaient. 

Les  sévérités  motivées  par  l'insurrection  de  Vendémiaire  durèrent  peu  et, 
au  début  de  1796,  le  Directoire  était  plutôt  indulgent  à  l'égard  du  clergé  qui 
aussitôt  en  abusa.  En  l'^n  IV  (1796),  dans  la  Haut^-Garonne,  un  prêtre  dit 
qu'il  faut  «  restituer  les  biens  nationaux  acquis  <>  {Ibidem,  t.  XLI,  pjge  225 
note).  Le  rapport  de  police  du  6  ventôse  an  IV  (25  février  1796)  porte  :  «  Des 
prêtres  se  permettent  de  courir  dans  les  maisons  oii  il  y  a  des  malades  et 
veulent  les  forcer  de  se  confesser,  entre  autres  le  curé  de  l'église  Médard,  et 
ils  vont  jusqu'à  maltraiter  les  malades  qui  refusent  de  les  écouter.  Les  sœurs 
hospitalières  refusent  leur  secours  à  ceux  qui,  suivant  elles,  ne  croient  pas  en 
Dieu  ou  ne  veulent  pas  se  conifesser  »  (recueil  souvent  cité  de  M.  Aulard,  Pa- 
ris pendant  la  réacti&n  thermidorienne  et  sous  le  Directoire,  t.  III,  p.  9).  Déjà 
le  rapport  du  29  frimaire  an  IV  (20  décembre  1795)  avait  signalé  ce  système 
d'intolérance  :  «  Les  ci-devant  sœurs  grises,  rue  du  Pot-de-Fer,  faubourg 
Germain,  s'étudient  à  inspirer  aux  enfants  qu'elles  élèvent,  la  plus  grande 
aversion  pour  le  Corps  législatif  et  le  Directoire.  Sitôt  qu'un  enfant  se  permet 
d'en  parler  en  bien,  il  est  congédié  sans  misêricode  »  {Idem,  t.  II,  p.  542). 
Ceci  tend  en  même  temps  à  prouver  que  la  comédie  de  sécularisation  que 
noue  voyons  jouer,  n'est  pas  chose  nouvelle;  «  les  ci-devant  sœurs  grises  » 
avaient  simplement  la'icisé  leurs  frusques  et  usé  .de  cette  liberté,  si  chère  à 
certains,  de  narguer  la  loi.  Ce  n'a  certainemenl  pas  été  là  un  fait  isolé.  Comm? 
l'a  écrit  M.  Debidour  dans  son  Histoire  des  rapports  de  l' Eglise  et  de  l'Etat 
tn  France,  {^.  154):  L'Eglise  «  n^usa  de  la  liberté  que  pour  mener  une  guerre 


180  HISTOIRE     SOCIALISTE 

à  mort  contre  le  gouvernement  établi  et  se  servit  pour  cela  sans  scrupule  des 
moyens  les  plus  condamnables  ». 

En  cette  conjoncture  le  Directoire  voulut  recourir  à  la  répression.  Que  celle- 
ci  soit  parfois  indispensable,  ce  n'est  pas  douteux;  mais  c'est  une  maladresse 
de  s'en  tenir  à  elle.  Il  est  des  réformes  qui  portent  plus  loin,  atteignant  la 
source  du  mal  que  la  répression  laisse  subsister.  D'autre  part,  lorsque,  recu- 
lant par  ignorance,  faiblesse  ou  obstination  devant  les  féformes  qui,  seules, 
seraient  vraiment  efficaces,  on  compte  exclusivement  sur  la  répression  pour 
remédier  à  une  situation  difficile,  il  arrive  fréquemment  d'aboutir,  bon  gré 
mal  gré,  à  la  constatalion  de  son  insuffisance  et,  par  un  entraînement  natu- 
rel, à  son  extension  croissante.  Or,  s'il  est  des  cas  où  la  répression  peut  et  doit 
être  sévère,  elle  ne  doit  jamais,  dans  l'intérêt  même  de  la  cause  qu'elle  sert  à 
défendre,  tourner  à  la  persécution.  Le  Directoire,  il  est  vrai,  eut  à  lutter  con- 
tre le  mauvais  vouloir  des  Conseils,  la  plupart  des  modérés,  selon  une 
tactique  toujours  clière  à  leur  parti,  s'efforçant  de  se  concilier  les  bonnes 
grâces  du  clergé.  Royer-Collard  soutint,  le  26  messidor  an  V(i4  juillet  1797), 
que  le  gouvernement  devait  contracter  avec  la  religion  catholique  «  une 
alliance  fondée  sur  l'intérêt  d'un  appui  réciproque  »,  et  qu'il  n'y  avait  pas 
à  craindre  que  cette  religion  «  abuse  de  la  liberté  pour  aspirer  à  la  tyrannie  »  ; 
en  vertu  de  la  thèse  que  le  péril  n'est  pas  à  droite,  mais  à  gauche,  les  mo- 
dérés d'alors  comme  ceux  d'aujourd'hui,  travaillèrent  à  affaiblir  la  Repu- 
blique et  à  fortifier  ses  adversaires.  Par  la  loi  du  7  fructidor  an  V  (24  août 
1797)  furent  rapportées  —  elles  devaient  douze  jours  après  reparaître  sous 
une  forme  aggravée  —  les  lois  édictant  la  peine  de  la  déportation  ou  de  la 
réclusion  contre  les  prêlres  réfractaires  (début  du  chap.  xvn).  En  fait,  les 
lois  de.  1792  et  de  1793  dont  le  Directoire  avait  prescrit  l'application  aux 
tribunaux,  étaient  restées  lettre  morte.  C'est  ce  que  Briot  constatait  en  ces 
termes  à  la  séance  du  Conseil  des  Cinq-Cents  du  21  brumaire  an  VII  (11  no- 
vembre 1798)  :  «  Dans  la  presque  totalité  des  tribunaux,  il  n'a  pas  été 
possible,  depuis  le  3  brumaire  (an  IV)  jusqu'au  19  fructidor  (an  V), 
d'obtenir  la  condamnation  d'un  prêtre  déporté,  ni  même  d'un  émigré  ». 

Il  y  eut  une  tentative  pour  supprimer  la  nécessité  de  la  déclaration 
imposée  aux  ministres  des  cultes.  Dans  la  séance  du  27  messidor  an  V 
(15  juillet  1797)  du  Conseil  des  Cinq-Cents,  on  discuta  la  question  ainsi 
posée  :  «  Exigera-t-on  une  déclaration  des  ministres  des  cultes  ?  »  Dans  ce 
Conseil  où  les  modérés  unis  aux  prétendus  constitutionnels,  aux  soi-disant 
ralliés,  étaient  moins  assurés  de  la  majorité  qu'au  Conseil  des  Anciens,  même 
avec  l'appui  de  cette  partie  flottante  qui,  dans  toutes  les  assemblées,  se 
préoccupe  surtout  d'être  avec  les  plus  forts,  il  se  trouva  au  moins  un  de  ces 
avancés,  dont  l'espèce  n'est  malheureusement  pas  perdue,  pour  aboutir,  avec 
l'ostentation  des  principes,  à  faire  le  jeu  de  la  réaction. 

P.  J.  Audouin,  journaliste  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  le  gendre  de 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


181 


Pache,  et  jacobin,  parla  en  faveur  de  la  suppression  de  la  déclaration. 
«  Comment,  dit-il,  peut-on  voter  des  mesures  particulières  à  une  classe 
d'hommes  dont  la  dénomination  n'est  indiquée  nulle  part...  Je  pose  pour 
principe  que  notre  législation  doit  ignorer,  comme  l'acte  constitutionnel. 


s'il  est  des  hommes  qui  portent  le  nom  de  miiiistres  des  cultes.  Exiger  une 
déclaration  particulière  de  leur  part,  c'est  les  retirer  du  milieu  de  la  foule,  c'est 
les  revêtir  d'une  sorte  de  caractère,  c'est  préparer  au  sacerdoce  les  moyens 
de  se  donner  une  existence  civile,  de  se  mettre  au  niveau  des  autorités  et 
bientôt  au-dessus  d'elles...  Un  ministre  du  culte,  quand  il  devient  perturba- 
teur, n'est  point  aux  yeux  de  la  loi  un  ministre  du  culte,  c'est  un  perlur- 

LIV.  416.    —  HISTOIRE  SOCIALISTE.    —  THERMIDOR   ET  DIRECTOIRE.  LIV .  416. 


182  HISTOIRE     SOCIALISTE 

bateur...  Sa  punition  ne  fixe  pas  plus  l'attention  publique  que  le  châtiment 
infligé  à  un  individu  quelconque.  Pourquoi  ?  Parce  que  votre  législation  ne 
l'a  pas  distingué...  » 

C'est  la  théorie  du  droit  commun.  Gomme  elle  a  gardé  des  partisans 
aussi  bien  inspiré?  qu'Âudonin,  et  sans  examiner  l'efflcacité  intrinsèque  de  la 
déclaration  à  propos  de  laquelle  elle  fut  exposée  par  celui-ci,  il  ne  sera  peut- 
être  pas  inutile  de  montrer  ce  qu'il  y  a  de  factice  dans  cette  théorie.  Le  droit 
commun,  en  effet,  sous  peine  d'illogisme,  ne  peut  être  invoqué  que  lorsqu'il 
y  a  à  régler  des  situations  communes  ;  à  des  situations  spéciales,  il  faut  tout 
naturellement  des  solutions  spéciales.  Peut-on  soutenir  qu'il  y  a  communauté 
de  situation  entre  l'Eglise  catholique  qui  a  dominé  l'Etat,  qui  n'agit  qu'en 
vue  de  cette  domination,  qui,  matériellement  et  moralement,  possède  les 
plus  puissants  moyens  d'agir,  et  une  autre  collectivité  quelconque,  une 
autre  association  quelconque?  Peut-on  soutenir  que  cette  Eglise  et  ses 
annexes  régulières  ou  séculières  ne  se  trouvent  pas  chez  nous  dans  une  situa- 
tion spéciale,  dans  une  situation  telle  qu'elle  n'a  pas  d'équivalent  ?  Or  tout 
le  problème  est  là.  Si  on  n'ose  pas  répondre  affirmativement  à  ces  questions, 
le  plus  sévère  appel  au  droit  commun  et  le  i  lus  flamboyant  étalage  de  prin- 
cipes ne  constituent  que  des  duperies. 

Le  Conseil  des  Ginq-Cènls  ^yant,  le  jour  même,  voté  par  assis  et  levé 
sur  la  suppression  de  la  déclaration,  le  président,  le  réacteur  Henry  Lari- 
vière,  prononça  qu'elle  était  adoptée.  Sur  de  vives  et  nombreuses  réclama- 
tions, nouvelle  épreuve,  même  résultat  d'après  le  président,  et  nouvelles 
protestations.  Le  président  ne  tint  pas  compte  d'une  demande  de  vote  par 
appel  nominal  et  leva  la  séance.  Le  lendemain  (16  juillet),  Lamarque  réclama 
énergiquement  l'appel  nominal  et,  aune  très  forte  majorité,  le  Conseil  décida 
d'y  procéder  :  sur  414  votants,  210  se  prononcèrent  pour  le  maintien  de  la 
déclaration  et  204  contre  ;  c'était  un  petit  échec  pour  les  modérés  et  leurs 
amis  plus  ou  moijs  avoués,  les  cléricaux. 

Après  le  coup  d'État  du  18  fructidor  an  V  (4  septembre  1797)  accompli, 
contre  ralliés  et  royalistes  coalisés,  par  la  majorité  du  Directoire,  celui-ci 
dont  les  lonctionnaires  avaient  jusque-là  mal  secondé  la  rigueur  en  revint, 
et  moins  platoniquement,  à  la  politique  de  répression,  de  persécution.  En 
vertu  de  la  loi  du  19  fructidor  an  V  (5  septembre  1797),  tous  les  prêtres 
durent  «  prêter  le  serment  de  haine  à  la  royauté  et  à  l'anarchie,  d'attache- 
ment et  de  fidélité  à  la  République  et  à  la  Constitution  de  l'an  III  »  (chap.  xvn)  ; 
cette  déclaration  était  plus  catégorique  que  la  précédente,  et  le  Directoire 
acquérait,  en  outre,  la  faculté  de  déporter  «  les  prêtres  qui  troubleraient 
dans  l'intérieur  la  tranquillité  publique  »  (art.  24),  sous  la  seule  réserve 
d'opérer  par  «  arrêtés  individuels  ».  Le  nombre  des  soumissionnaires  fut, 
cette  fois,  beaucoup  moins  grand  que  sous  le  régime  précédent  et  la  résistance 
du  clergé  aux  lois  fut  plus  ouverte." 


HISTOIRE     SOCIALISTE  183 

On  sait  que  le  calendrier  républicain  avait  divisé  le  mois  de  trente 
jours  en  trois  périodes  de  dix  jours  dont  le  dernier,  nommé  décadi,  rempla- 
çait le  dimanche,  comme  la  décade  remplaçait  la  semaine.  La  loi  du  7  ven- 
démiaire an  IV  (29  septembre  1795)  interdisait  sagement  de  contraindre  à 
observer  ou  à  ne  pas  observer  «  tel  ou  tel  jour  de  repos  ».  Le  Directoire,  par 
une  circulaire  du  ministre  de  l'Intérieur,  commença,  le  29  brumaire  an  Yl 
(19  novembre  1797),  à  engager  les  fonctionnaires  à  observer  le  décadi,  et  les 
ministres  du  culte  à  fixer  au  décadi  les  offices  du  dimanche.  Ces  exhortations 
naïves  furent  suivies  d'injonctions  ridicules  :  l'arrêté  du  14  germinal  an  VI 
(3  avril  1798)  prohiba  le  dimanche  et  imposa  d'une  façon  générale  la  célébra- 
lion  du  décadi;  la  loi  du  17  thermidor  an  VI  (4  août  1798)  ordonna  la  fermeture 
des  magasins  et  boutiques,  le  décadi,  sauf  pour  les  «  ventes  ordinaires 
de  comestibles  et  objets  de  pharmacie»;  celle  du  13  fructidor  an  Vi(30  août  1798) 
prescrivit  une  fêle  pour  chaque  décadi,  et  décida  que  le  décadi  serait  le  seul 
jour  où  les  mariages  pussent  être  célébrés,  celle  du  23  de  ce  même  mois  (9  sep- 
tembre 1798),  conlirmant  les  décisions  de  l'arrêté  du  14  germinal  précédent 
défendit  d'employer  ou  de  rappeler  l'ancien  calendrier  «  dans  tous  les  actes 
ou  conventions,  soit  publics,  soit  privés,...  ouvrages  périodiques,  afiiches  ou 
écrileaux  ».  Ce  furent  des  vexations  sans  Un  allant  jusqu'aux  visites  domi- 
ciliaires. 

On  aurait  voulu  pousser  au  renversement  du  régime  établi,  qu'on  ne  s'y 
serait  pas  pris  différemment.  Sur  la  valeur  des  prêtres  dont  ces  persécutions 
imbéciles  servaient  la  cause,  nousavons,  pour  le  département  duNord  qui  n'était 
nullement  signalé  comme  une  exception,  le  témoignage  de  Fourcroy  écrivant 
dans  son  rapport  (Rocquain,  Etat  de  la  France  au  ■!  8  brumaire,  p.  225)  : 
«  11  en  est  parmi  eux  d'ignorants  et  de  crapuleux;  beaucoup  refusent  de  se 
soumettre  aux  lois  »;  or,  le  clérical  M.  Scioul  déclare  \m-màmQ  [Le  Directoire, 
t.  IV,  p.  58G)  que  les  rapports  publiés  par  M.  Rocquain  «  méritent  toute  con- 
fiance ».  Quant  à  la  situation  que  leur  avaient  laite  les  lois  sur  la  liberté  des 
cultes  et  sur  la  séparation  des  Églises  et  de  l'État,  voici  ce  qu'on  lit  dans  l'or- 
gane des  anciens  constitutionnels,  les  Annales  de  la  religion  du  6  messidor 
an  V-24  juin  1797  (t.  V,  p.  192),  résumant  un  étal,  fait  au  début  du  mois  de 
vendémiaire  précédent  (fin  septembre  1796),  dans  les  bureaux  du  ministère 
des  finances,  «  de  toutes  les  communes  qui  avaient  repris  l'exercice  public 
de  leur  culte»:  «  On  en  "  comptait  déjà,  il  y  a  neuf  mois,  31214;  de 
plus,  4  511  étaient  en  réclamation  pour  l'obtenir;  enfin,  dans  cet  état, 
il  n'était  point  question  de  Paris  ;  les  grandes  communes  n'étaient  comptées 
que  pour  une  église.  Voilà  bien  à  peu  près  nos  40  000  anciennes  paroisses  ». 
En  l'an  IV  (1796),  nous  savons  pour  la  Haute-Garonne  que,  «  dans 
presque  toutes  les  communes,  on  sonnait  la  messe,  Vangelus,  etc.  », 
contrairement  à  la  loi  (La  Bévolution  française,  revue,  t.  XLI,  p.  224). 
De    même    les   prêtres   avaient   repris    leur    costume;    dès    leur  rentrée, 


184  HISTOIRE     SOCIALISTE 

du  reste,  certains  d'entre  eux  avaient  pu  à  cet  égard  impunément  violer  i 
loi;  un  journal  cité  par  Aulard  dans  son  recueil  (t.  II,  p.  174),  le  Messager  ,'u 
soir  du  i"  fructidor  an  III  (18  août  1795),  écrivait  :  «  On  rencontre  dans  la- 
rues  des  prêtres  en  soutane  ».  D'après  un  rapport  du  19  prairial  an  VI  (7  j  ùr 
1798),  il  y  avait  alors  à  Paris  «  quinze  édifices  ouverts  aux  catholiques  »,  s  u; 
lesquels  sept  étaient  aux  prêtres  dits  gallicans  ou  constitutionnels  et  huit  a  ux 
papistes;  les  plus  achalandés  de  ceux-ci  opéraient  à  Saint-Gervais,  à  Saint  - 
Jacques  et  à  Saint-Eustache. 

Si  peu  importants  qu'ils  fussent  en  réalité,  les  prêtres  «constitutionnels», 
«  assermentés  »  ou  «  jureurs  »,  qui  rêvaient  d'harmoniser  le  catholicisme  et 
la  société  civile  républicaine,  ne  peuvent  cependant  pas  être  oubliés.  Dès  le 
mois  de  novembre  1794,  cinq  de  leurs  évêques  s'étaient  réunis  à  Paris,  sous 
la  direction  de  Grégoire,  pour  aviser  aux  moyens  de  réorganiser  leur  Eglise. 
La  loi  du  2°  jour  sans-culoltide  de  l'an  II  (18  septembre  1794)  qui  rompit  le 
lien  entre  leur  Eglise  et  l'Etat  en  supprimant  légalement  les  traitements 
qu'en  fait  ils  ne  touchaient  pas  depuis  quelques  mois,  les  avait  contrariés  ;  car, 
en  ne  leur  permettant  plus  de  compter  sur  autre  chose  que  sur  leurs  propres 
forces,  elle  allait  révéler  toute  leur  faiblesse.  Ils  eurent  beau,  dans  leur  «  en- 
cyclique »  du  25  ventôse  an  III  (15  mars  1795),  préconiser  un  système  d'élec- 
tion pour  la  nomination  de  leurs  dignitaires,  proscrire  le  mariage  des  prêtres, 
exiger  d'eux  l'austérité  des  mœurs,  ce  n'est  pas  à  eux  qu'alla  la  masse  catho- 
lique. On  vit,  eu  effet,  à  cette  époque,  ce  qu'on  a  vu  en  France  chaque  fois 
qu'il  y  a  eu  division  entre  catholiques;  la  masse  de  ceux  d'entre  eux  pour  les- 
quels la  religion  est,  non  pas  une  simple  affaire  de  civilité  puérile,  mais  une 
croyance  têtue  ou  un  intérêt  sérieux,  suivit  les  réfractaires.  Quels  que  soient 
ceux  qui  conseillent  à  cette  masse  de  se  rallier  à  la  forme  républicaine, 
alors  même  qu'est  soupçonnée  l'arrière-pensée  qui  motive  ces  conseils,  ce 
n'est  jamais  que  la  minorité  qui  se  rallie  sincèrement;  pour  la  majorité,  la 
souveraineté  consciente  du  peuple  reste,  ouvertement  ou  non,  l'ennemie  dont 
il  faut,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  entraver  le  libre  essor. 

Ce  fut  donc  aux  réfractaires  soumissionnaires  que  la  foule  religieuse  alla 
surtout.  Le  28  thermidor  an  V  (15  août  1797),  eut  lieu  à  Notre-Dame  de  Paris, 
l'ouverture  d'un  concile  des  anciens  constituti  onnels  sous  la  présidence  de 
l'évêque  de  Rennes,  Le  Coz,  et  ils  siégèrent  librement  pendant  et  après  le  coup 
d'État  du  18  fructidor  an  V  (4  septembre  1797).  Us  s'occupèrent  encore  de  la 
discipline  de  l'Église,  prêchèrent  ingénument  la  concorde,  votèrent  un  <.<  dé- 
cret de  pacification  »  et  parlèrent  d'arrangement  à  des  gens,  les  vrais  catho- 
liques, qu'ils  appelaient  les  «  dissidents  »,  et  le  pape,  bien  décidés  à  ne  pas 
leur  laisser  faire  leurs  conditions.  Au  fond,  ils  n'eurent  jamais  que  peu  d'in- 
fluence et  ce  peu  alla  toujours  en  diminuant. 

Les  protestants  —  calvinistes  et  luthériens  —  et  les  juifs  n'étaient  pas 
nombreux  ;  ne  pouvant  songer  à  être  les  maîtres,  les  ministres  de  leurs  cultes 


Jà 


HISTOIRE     SOCIALISTE  185 

s'accommodèrent  du  régime  d'égale  liberté.  A  côté  d'eux,  il  me  faut  mention- 
ner ceux  qui  s'évertuèrent  une  fois  de  plus  à  unir  la  carpe  et  le  lapin,  je  veux 
dire  à  fonder  une  religion  raisonnable.  L'initiateur  direct  en  la  circonstance 
fut  un  nommé  Ghemin-Dupontès,  écrivain  et  libraire,  et  la  première  séance 
eut  lieu,  au  coin  de  la  rue  des  Lombards  et  de  la  rue  Saint-Denis,  le  26  nivôse 
an  V-15  janvier  1797  (Études  et  leçons  sur  la  Révolution  d'Aulard,  2'  série, 
p.  149).  Le  12  floréal  de  cette  même  année  (1"  mai),  La  Revellière-Lépeaux 
lisait  à  l'Institut  ses  Réflexions  sur  le  culte,  sur  les  cérémonies  civiles  et  su<r 
les  fêles  nationales  qui  étaient  inspirées  par  la  même  idée  de  substituer  aux 
différentes  pratiques  cultuelles  la  simple  apologie  des  idées  générales  com- 
munes aux  diverses  religions.  C'est  là  ce  qui,  avec  l'appui  d'hommes  tels  que 
Yalentin  Haiiy,  l'admirable  éducateur  des  jeunes  aveugles,  un  des  promo- 
teurs, Dupont  (de  Nemours),  Le  Goulteux  (de  Canteleu),  Goupil  de  Prefelne, 
Bernardin  de  Saint-Pierre,  etc.,  constitua  la  «  théophilanthropie  »  ou  le 
culte  dit  naturel.  La  Revellière  resta  étranger  à  cette  agitation,  mais  se  servit 
de  sa  situation  de  membre  du  Directoire  pour  plaider  la  cause  des  théophilan- 
Ihropes  qui  eurent,  bientôt  à  leur  disposition  Saint-Sulpice,  Saint-Germain- 
l'Auxerrois,  etc.,  et,  à  la  fin  de  l'an  VI,  toutes  les  églises  de  Paris,  où  leurs 
orateurs  —  ils  n'avaient  pas  de  prêtres  professionnels  —  discouraient  revêtus 
de  vêtements  de  couleurs  tendres.  Leur  vogue  du  début  alla,  d'ailleurs,  en 
déclinant. 

Quant  à  la  franc-maçonnerie,  à  la  fin  de  1796,  elle  n'avait  plus,  paraît-il, 
à  Paris  {La  Révolution  française,  revue,  t.  XXXVII,  p.  278)  que  deux 
loges  en  activité.  Le  rapport  de  police  du  2  germinal  an  V  (22  mars  1797)  en 
signalait  une  troisième  :  «  une  loge  de  francs-maçons  établie  à  la  place  dite 
Royale  et  composée  d'ouvriers  presque  tous  Allemands,  laisse  entrevoir  plu- 
tôt une  société  de  gens  de  table  qu'un  rassemblement  nuisible  à  la  chose  pu- 
blique »  ;  par  suite  de  sa  composition,  il  m'a  paru  intéressant  de  la  mention- 
ner après  ce  qu'a  écrit  Jaurès  (t.  IV,  p.  1530)  sur  l'influence  certainement  res- 
treinte, mais  possible  en  quelques  cas,  de  l'illuminisme  allemand. 

S'il  y  a  eu,  à  partir  de  cette  époque,  tendance  à  augmentation,  on  doit  se 
souvenir  que  les  loges  constituèrent  souvent  alors,  en  France  comme  à 
l'étranger,  des  foyers  d'opposition  royaliste.  Dans  Paris  pendant  la  réaction 
thermidorienne  et  sous  le  Directoire,  d'Aulard  (t.  IV,  p.  218-219),  on  trouve  un 
projet  ironique  sur  le  droit  de  réunion  publié  par  l'Ami  des  lois  du  29  messi- 
dor an  V  (17  juillet  1797)  pour  se  moquer  des  intentions  réactionnaires  des 
élus  de  l'an  V  (voir  chap.  xvii).  Ce  projet  exceptait  de  ses  dispositions  dérisoi 
rement  rigoureuses  «  les  salons  dorés,  les  boudoirs,  les  maisons  où  logent 
tous  les  membres  du  nouveau  tiers,.,  les  loges  de  franc-maçonnerie.. .attendu 
qu'elles  ne  sont  point  composées  de  gens  du  peuple  et  que,  par  l'intromis- 
sion de  quelques  nouveaux  membres  chargés  de  nos  instructions,  ces  associa- 
tions doivent  remplir  toutes  les  intentions  de  Sa  Majesté  LouisXVIlI  »;  et,  à 


186  HISTOIRE     SOCIALISTE 


l'appui  de  son  appréciation,  l'auteur  du  projet  mentionnait  en  note  un  fait  qui 
s"était  passé  cinq  jours  avant  et  qui  concernait  un  des  nouveaux  élus,  le 
général  Wiliot  (voir  fin  du  chap.  xv)  :  «  Le  24  de  ce  mois,  le  général  Willot  a 
été  reçu  apprenti  franc-maçon  à  la  loge  du  Centre  des  Amis,  première  loge 
du  Grand  Orient  de  France  ».  Un  rapport  sur  le  mois  de  brumaire  an  VII 
(octobre-novembre  1798)  dit,  en  parlant  des  royalistes,  iiue,  «  enfermés  dans 
des  loges  maçonniques,  ils  croient  échapper  aux  regards  de  la  police  »  [Ibi- 
dem, t.  V,  p.  219).  Le  journal  avancé  a<i  l'époque,  le  Journal  des  hommes 
Hères,  du  23  messidor  an  VII  (11  juillet  1799),  se  montrait  hostile  aux  francs- 
maçons  [Ibidem,  t.  V,  p.  613).  On  a  vu  (chap.  vra)  que  les  prêtres  émigrés 
reçurent  les  secours  des  francs-maçons  anglais. 

§  4.  —  Enseignement. 

Une  bonne  organisation  de  l'enseignement  aurait  été  un  excellent  moyen 
d'enrayer  la  puissance  cléricale  ;  mais  c'était  là  une  de  ces  réformes  capitales 
dont  les  petits  désavantages  pour  les  privilégiés  de  la  fortune  l'emportent, 
aux  yeux  de  beaucoup  de  républicains  modérés,  sur  leurs  immenses  avan- 
tages pour  la  Répu])lique  même  ;  aussi  est-ce  surtout  en  celte  matière  que  la 
réaction  politique  commencée  en  1794  se  lit  sentir. 

De  la  loi  du  29  frimaire  an  II  (19  décembre  1793)  rapportée  par  Bouquier, 
après  un  vote  de  la  Convention,  le  21  frimaire  (il  décembre  1793),  accordant 
la  priorité  à  son  projet  contre  celui  dont  Romme  était  rapporteur,  il  résultait 
que  l'enseignement  primaire  serait  laïque,  gratuit  et  obligatoire.  Ceux  qui, 
à  notre  époque,  prétendent,  sous  prétexte  de  liberté,  laisser  aux  congréga- 
tions la  faculté  de  donner  l'enseignement  primaire  et  secondaire  —  alors  que 
leur  enseignement  dominé  par  le  dogme,  c'est-à-dire  parla  prohibition  fonda- 
mentale du  libre  examen,  constitue  la  plus  grave  atteinte  à  la  liberté  de  pen- 
ser, à  laquelle  l'enseignement  primaire  et  secondaire  a  précisément  pour  but 
essentiel  de  fournir  ses  moyens  d'action,  d'où  la  liberté  des  congrégations 
aboutissant  à  la  violation  de  la  liberté  du  corps  social  en  la  personne  de  ses 
jeunes  membres  —  tirent  arj^ument  de  ce  que  cette  loi  débutait  (art.  1")  par 
les  mots  :  «  L'enseignement  est  libre  »  ;  mais  ils  se  gardent  bien  de  dire  dans 
quelles  conditions  s'exerçait  celte  liberté. 

Les  personnes  qui  voulaient  user  de  la  faculté  d'enseigner,  devaient  le 
déclarer  à  la  municipalité  et  «  produire  un  certificat  de  civisme  et  de  bonnes 
mœurs  signé  de  la  moitié  des  membres  du  conseil  général  de  la  commune  ou 
de  la  section  du  lieu  de  leur  résidence,  et  par  deux  membres  au  moins  du 
comité  de  surveillance  de  la  section, -ou  du  lieu  de  leur  domicile,  ou  du  lieu 
qui  en  est  le  plus  voisin  »  (art.  3).  Cette  précaution  restrictive  dont  l'oubli 
constitue  une  véritable  falsification  historique,  est  d'autant  plus  remarquable 
que  cette  loi  était  faite  pour  un  milieu  où  la  loi  du  18  août  1792  avait  préala- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  187 


blenient  supprimé  «  toutes  les  corporations  religieuses  et  congrégations  sécu- 
lières d'hommes  et  de  femmes,  ecclésiastiques  ou  laïques»,  et  cela  après  la  loi 
des  13-19  février  1790  supprimant  «  les  ordres  et  congrégations  régulières  ». 
En  outre,  l'art.  2  de  la  section  III  portait  :  «  les  citoyens  et  citoyennes  qui  se 
borneront  à  enseigner  à  lire,  à  écrire  et  les  premières  règles  de  l'arithmétique, 
seront  tenus  de  se  conformer,  dans  leurs  enseignements,  aux  livres  élémen- 
taires adoptés  et  publiés  à  cet  effet  par  la  représentation  nationale  ».  La 
liberté  de  l'enseignement  primaire,  telle  qu'elle  était  conçue  alors,  ne  com- 
portait donc  ni  l'enseignement  par  les  congrégations,  ni  la  liberté  des  mé- 
thodes 

Pendant  qu'elle  fut  en  vigueur,  sur  551  districts,  67  seulement  auraient 
eu  «  quelques  écoles  primaires  »,  d'après  Grégoire  (rapport  du  14  fructidor 
an  11-31  aolit  1794);  mais,  d'une  élude  de  M.James  Guillaume  dans  le  recueil 
des  Procès -verbaux  du  Comité  d'instruction  publique  (t.  IV)  il  ressort  que 
Grégoire  a  calomnieusement  rabaissé  l'état  de  l'instruction  primaire  en  l'an  II. 
La  loi  du  27  brumaire  an  III  (17  novembre  1794),  rédigée  par  Lakanal,  si 
elle  maintenait  les  principes  de  la  laïcité  et  de  la  gratuité,  supprimait  celui 
de  l'obligation,  tout  en  excluant  (art.  14,  chap.  iv)  «  de  toutes  les  fonctions 
publiques  »  ceux  qui,  n'ayant  pas  fréquenté  ces  écoles,  ne  seraient  pas  recon- 
nus avoir  «  les  connaissances  nécessaires  à  des  citoyens  français  ».  Le  traite- 
ment des  instituteurs  était  fixé  à  1200  livres,  celui  des  institutrices  à  1000, 
pour  toute  la  France,  sauf  dans  les  villes  déplus  de  20000  habrtants  où  les 
premiers  devaient  toucher  1  500  livres  et  les  secondes  1200.  Il  devait  y  avoir 
une  école  primaire  par  mille  habitants  ;  chaque  école  comporlait  deux  sec- 
tions, l'une  pour  les  garçons,  l'autre  pour  les  filles,  et  avait,  par  conséquent, 
un  instituteur  et  une  institutrice  ;  le  programme  était  un  peu  plus  étendu 
que  celui,  réduit  à  la  plus  simple  expression,  de  la  loi  du  29  frimaire  an  II. 

Au  point  de  vue  de  la  liberté  de  l'enseignement,  la  loi  du  27  brumaire 
an  III  réagissait  contre  le  système  de  la  loi  précédente.  Dans  son  chapitre  iv 
déjà  cité,  l'art.  15  était  ainsi  conçu  :  «  La  loi  ne  peut  porter  aucune  atteinte 
au  droit  qu'ont  les  citoyens  d'ouvrir  des  écoles  particulières  et  libres,  sous 
la  surveillance  des  autorités  constituées  »  ;  et,  pour  bien  marquer  que  les 
restrictions,  mentionnées  tout  à  l'heure,  de  la  loi  du  29  frimaire  an  II,  étaient 
supprimées,  l'article  suivant  (art.  16)  ajoutait  :  «  La  Convention  nationale 
rapporte  toule  disposition  contraire  à  la  présente  loi  ». 

Par  la  loi  du  3  brumaire  an  IV  (25  octobre  1795),  dont  le  rédacteur  fut 
Daunou,  le  principe  de  la  gratuité  était  à  son  tour  éliminé  :  les  instituteurs 
étaient  simplement  logés,  une  somme  annuelle  pouvait  être  substituée  au 
logement  par  l'administration  départementale  qui  fixait  la  rétribution  à  payer 
pour  les  élèves  et  qui  avait  la  faculté  d'exempter  de  celte  rétribution  un  quart 
de  ceux-ci  «  pour  cause  d'indigence  ».  Le  nombre  des  écoles  était  diminué  ; 
on  n'en  exigeait  plus  une  par  raille  habitants,  on  se  bornait  à  dire  vague- 


188  HISTOIRE     SOCIALISTE 

ment  qu'il  y  en  aurait  une  ou  plusieurs  par  canton,  au  gré  des  administrations 
de  département  auxquelles  l'Etat  abandonnait  à  cet  égard  ses  prérogatives. 
Le  programme  était  restreint  :  on  ne  laissait,  avec  la  lecture,  l'écriture  et  le 
calcul,  que  «  les  éléments  de  la  morale  républicaine  »  ;  les  notions  de  géo- 
graphie, d'histoire  et  de  sciences  naturelles  indiquées  par  la  loi  du  27  bru- 
maire an  III,  étaient  biffées.  Il  n'était  question  ni  des  filles,  ni  des  institutrices  ; 
mais  Lakanal  répara  cet  oubli  en  faisant  voter,  le  même  jour,  une  loi  spé- 
ciale divisant  toutes  les  écoles  primaires  en  deux  sections,  garçons  et  filles, 
et  maintenant  dans  toutes  une  institutrice  à  côté  de  l'instituteur. 

Cette  loi  elle-même  ne  contenait  rien  au  sujet  de  la  liberté  de  l'enseigne- 
'ment.  Dans  son  rapport  lu  à  la  séance  du  27  vendémiaire  an  IV  (19  octobre 
1795),  Daunou  avait  mis  :  «  Nous  nous  sommes  dit  :  liberté  d'éducation 
domestique,  liberté  des  établissements  particuliers  d'instruction.  Nous 
avons  ajouté:  liberté  des  méthodes  instructives».  C'est  que  la  Constitution 
de  l'an  III  s'exprimait  ainsi  (art.  300)  :  «  Les  citoyens  ont  le  droit  de  former 
les  établissements  particuliers  d'éducation  et  d'instruction,  ainsi  que  des  so- 
ciétés libres  pour  concourir  aux  progrès  des  sciences,  des  lettres  et  des  arts  ». 

Il  fut  dit  au  Conseil  des  Cinq-Cents,  le  27  brumaire  an  VI  (17  novembre 
1797),  qu'il  existait  à  peu  près  5  000  écoles  primaires  ;  c'était  peu  et  ce  nombre 
alla  en  décroissant.  Suivant  le  compte  rendu  fait  vers  la  même  époque  sur 
l'an  V  (1796-1797),  par  les  administrateurs  du  département  de  la  Seine  (recueil 
de  M.  Aulard,  t.  IV,  p.  348-349),  il  n'y  avait  que  56  écoles  primaires,  une  de 
garçons  et  une  de  filles,  pour  chacun  des  12  arrondissements  de  Paris  et  des 
16  cantons  de  la  banlieue  ;  elles  avaient  reçu,  en  l'an  V,  de  1 100  à  1200  élèves. 
D'un  rapport  sur  les  neuf  premiers  mois  de  l'an  Vl-septembre  1797  à  mai  1798 
[Ibid.,  t.  IV,  p.  734),  il  résulte  que  les  écoles  particulières  étaient  beaucoup 
plus  nombreuses  et  plus  fréquentées  que  les  écoles  publiques  ;  il  y  en  avait 
«  plus  de  2000  »  dans  la  Seine.  D'après  un  compte  r  endu  des  administrateurs 
de  ce  département  pour  les  quatre  derniers  mois  de  l'an  VI  (mai-seplembre 
1798),  les  écoles  primaires  étaient  plus  fréquentées  à  la  fin  de  l'an  VI  qu'au 
début  de  cette  année  ;  mais  cela  tenait  surtout  à  ce  que  la  plupart  des  enfants 
y  avaient  été  reçus  gratuitement  et,  «  pour  cimenter  irrévocablement  leur 
succès,  ajoutait-on,  il  conviendrait  qu'elles  fussent  absolument  gratuites  et 
que  les  instituteurs  eussent  un  traitement  fixe  »  [Ibid.,  t.  V,  p.  115)-  Le 
tableau  de  la  situation  du  département  de  la  Seine,  en  germinal  an  VII  (mars- 
avril  1799),  constate  que,  «  à  Paris,  les  écoles  primaires  sont  toujours  moins 
fréquentées  que  les  écoles  particulières  »  {Ibidem,  t.  V,  p.  478). 

Dans  un  rapport  du  3  fructidor  an  VII  (20  août  1799),  le  commissaire  du 
Directoire  près  de  l'administration  centrale  des  Bouches-du-Rhône  écrivait  : 
«  L'instruction  publique  est  totalement  négligée,  l'éducation  des  enfants  est 
confiée  à  des  prêtres  républicains  et  à  quelques  ex-religieuses.  Les  élèves  n'ont 
que  des  livres  relatifs  au  fanatisme,  aucun  ne  connaît  un  seul  article  des 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


189 


Droits  de  l'Homme  ou  de  la  Constitution  »  [La  Révolution  française,  revue, 
t.  XLI,  p.  214).  Quelques  mois  avant,  le  16  pluviôse  an  VII  (4  février  1799), 
le  commissaire  près  de  l'administration  municipale  d'Aix  avait  dit  :  «  L'ins- 
truction publique  n'est  point  organisée  »  [Ibidem).   Quant  aux  prêtres  dits 


5  > 


«  républicains  »,  ils  étaient  évidemment  de  ceux  qui  feignent  la  soumission 
à  la  République  pour  la  mieux  combattre  {Ibid.,  p.  224). 

Le  18  brumaire  an  VII  (8  novembre  1798),  le  commissaire  près  de  l'ad- 
rainislration  municipale  du  canton  de  Saint-Ghaptes  (Gard)  signalait  qu'il  y 
avait  une  école  dans  quatre  communes  de  ce  canton.  Les  deux  les  plus  fré- 
quentées étaient  celle  de  Saint-Chaptes  avec  une  quarantaine  d'élèves  et  celle 

LIV.  417.  —    HISTOIRE    SOCIALISTE.   —   THERMIDOR   ET    DIRECTOIRE.  LIV.    417. 


190  HISTOIRE     SOCIALISTE 


de  Moussac  avec  une  cinquantaine;  parlant  de  la  situation  des  instituteurs, 
il  disait  :  «  L'an  passé,  celui  de  Saint-Ghaptes  a  gagné  150  francs  et  il  dit  que 
l'année  a  été  bonne  ;  il  ne  peut  obtenir  de  la  commune  le  payement  de  100  fr. 
qui  lui  sont  dus  pour  tenir  lieu  de  la  non  jouissance  d'un  janlin;  j'y  ai  perdu 
mon  temps  et  mes  peines  »  (F.  Rouvière,  Mercredis  révolutionnaires,  p.  68). 

Répondant,  dans  son  bulletin  du  23  pluviôse  an  VII  (11  février  1799),  à 
un  questionnaire  du  ministre  de  l'Intérieur  sur  l'état  du  département,  la  So- 
ciété d'agriculture  du  Gers  écrivait  :  «  On  n'a  pu  encore  parvenir  à  organiser 
les  écoles  primaires.  Sur  53  cantons,  il  n'y  en  a  encore  que  17  qui  aient  des 
instituteurs  ».  En  l'an  VI,  un  arrêté  de  l'administration  départementale  avait 
dû,  «  pour  se  défendre  contre  la  propagande  anti-républicaine  »,  ordonner 
«  la  fermeture  de  36  écoles  ou  pensionnats  tenus,  la  plupart,  par  des  prêtres 
ou  d'anciennes  religieuses  »  [La  Révolution  française,  revue,  t.  XXXVII, 
p.  567). 

Dans  le  Loir-et-Cher  (Ch.  Métais,  L Instruction  publique  à  Vendôme  pen- 
dant la  Révolution),  la  municipalité  de  Vendôme  se  préoccupa,  à  toutes  les 
époques,  de  l'enseignement  primaire;  en  l'an  VI,  elle  avait  sept  écoles  pu- 
bliques, quatre  de  filles  et  trois  de  girçons,  et  elle  surveillait  attentivement 
les  écoles  privées  qui,  de  leur  côté,  étaient  nombreuses. 

Pour  le  département  de  l'Oise,  la  situation  des  écoles  primaires  pendant 
notre  période  était  ainsi  résumée  en  1801,  dans  un  rapport  du  préfet,  cité 
par  M.  A. Pontliieux  dans  ses  Notes  sur  l'ancien  diocèse  de  Noyon  :  «La  déli- 
bération que  l'ancipn  département  a  prise  pour  organiser  les  écoles  primaires, 
n'a  pu  être  exécutée  ;  elle  présentait  des  difficultés  qu'il  n'a  pas  été  possible 
de  vaincre.  Aussi  il  existe  très  j  eu  d'écoles  primaires  dans  le  département. 
On  voit  encore,  dans  différentes  communes,  l'ancien  magister  faire  l'école, 
enseigner  à  lire,  à  écrire  et  les  premières  règles  de  l'arithinétique;  mais  ces 
écoles  ne  sont  pas  suivies.  Comme  les  instituteurs  n'ont  aucun  traitement 
fixe,  qu'ils  ne  sont  payés  que  par  les  parents  des  enfants  qui  fréquentent 
l'école,  ce  sont  pour  la  plupart  des  personnes  sans  capacité  »  (p.  134).  A  Ber- 
lancourt,  près  de  Noyon,  le  magister  «  nommé  sous  l'ancien  régime,  Caron, 
continua  à  exercer  ses  fonctions  jusqu'à  1802  »  (p.  132). 

Certains  membres  des  Cinq-Cents  eurent  beau,  à  différentes  reprises, 
notamment  le  19  prairial  an  IV  (7juinl796), le 27 brumaire  an  VI  et  le  22  bru- 
maire an  VII  (17  novembre  1797  et  12  novembre  1798)  demander  un  traite- 
ment fixe,  même  minime,  pour  les  instituteurs,  ils  ne  purent  l'obtenir.  Or, 
combien  de  parents,  on  vient  de  le  voir,  qui  ne  payaient  pas  et  qui,  si  on 
insistait  trop,  retiraient  leurs  enfants  !  En  beaucoup  d'endroits,  les  institu- 
teurs n'avaient  même  pas  le  logement  que  la  loi  leur  attribuait.  Comment, 
dans  ces  conditions,  auraient-ils  pu  persister  et  lutter  contre  les  écoles  pri- 
vées rapidement  fondées  par  le  clergé  ou,  sous  sa  direction,  par  d'anciens 
membres  des  congrégations  religieuses  d'hommes  et  de  femmes?  Lorsque, 


HISTOIRE     SOCIALISTE  lUl 

après  les  élections  royalistes  de  l'an  V  (chap.  xv),  dans  la  séance  du  Conseil 
des  Cinq-Genls  du  12  prairial  (31  mai  1797),  le  réacteur  Dumolard  essaya  de 
renverser  ce  qui  avait  été  fait  en  matière  d'instruction  publique,  c'est  un 
partisan,  Beytz,  de  sa  proposition  qui  l'avoua  :  «  Si  les  établissements  actuels, 
dit-il,  ne  marchent  pas,  la  cause  est  dans  le  manque  de  fonds  ».  Déjà,  le 
11  germinal  an  IV  (31  mars  1796),  le  royaliste  Barbé  -  Marbois  s'était  extasié 
au  Conseil  des  Anciens  devant  les  «  petits  frères  »  donnant  «  leurs  soins  aux 
petits  garçons  »  ;  et,  aux  Cinq-Cents,  le  17  fructidor  suivant  (3  septembre  1796), 
lui  faisant  écho,  le  girondin  Mercier  avait  profité  d'un  rapport  à  présenter  sur 
une  question  accessoire  pour  entamer  le  procès  de  «  l'instruction  publique  » 
qui  <t  est  un  beau  fantôme  »  :  «  Rappelez  les  frères  ignorantins,  éerivait-il,... 
favorisez  les  instituteurs  de  toute  espèce,  mais  que  la  République  ne  les  sa- 
larie point  >>  ;  de  nos  jours,  le  fédéraliste  —  ou  séparatiste  [Temps,  du  16  dé- 
cembre 1903)  —  Jules  Lemaître  a  repris  à  son  compte  cette  bonne  parole  et 
«iemandé  à  son  tour  «  la  suppression  du  budget  de  l'instruction  publique  » 
{Echo  de  Paris,  du  18  juin  1901). 

Aussi  le  tableau  de  la  situation  du  déparlement  de  la  Seine  pour  la  fin 
de  l'an  VI  (août-septembre  1798)  porte  que  les  prêtres,  «  si  l'on  n'y  prend 
garde,  vont  s'emparer  de  l'instruction  de  l'enfance  et  de  la  jeunesse.  Tous  se 
font  instituteurs  »  (recueil  de  M.  Aulard,  t.V,  p.  99).  Ce  tableau  pour  vendé- 
miaire an  VII  (septembre -octobre  1798)  signale  que  «  beaucoup  de  ci-devant 
religieuses  se  sont  faites  institutrices  et  se  conduisent  encore  comme  si  elles 
étaient  dans  l«ur  couvent  »  {Ibid.,  t.  V,  p.  169).  Le  clergé,  en  effet,  compre- 
nait l'intérêt  qu'il  avait  à  accaparer  l'instruction,  et  il  usait  de  tous  les  moyens 
contre  les  écoles  publiques,  allant  jusqu'à  reprocher  à  leurs  maîtres  l'immo- 
ralité qui  caractérisait  si  souvent  les  siens  (voir  le  témoignage  de  Fourcroy 
cilc  dans  le  §3).  Ce  fut  malheureusement  en  T.iin  que  Monmayou  proposa  aux 
Cinq-Cents,  le  28  ventôse  an  VI  (18  mars  1798),  d'exclure  de  l'enseignement 
public  «  tous  ceux  qui  ont  fait  vœu  d'observer  le  célibat  »  et  qui,  aurait-il  pu 
ajouter,  par  les  dogmes  dont  ils  refusent  de  s'abstraire,  portent  délibérément 
atteinte  à  la  liberté  de  la  raison. 

Le  Directoire  finit  par  se  préoccuper  des  progrès  de  l'influence  cléricale  : 
l'arrêté  du  27  brumaire  an  VI  (17  novembre  1797),  après  avoir  exigé  des  aspi- 
rants fonctionnaires  non  mariés  «  un  certificat  de  fréquentation  de  l'une  des 
écoles  centrales  de  la  République  »  dont  je  vais  parler,  subordonna,  pour  les 
individus  mariés  et  ayant  «  des  enfants  en  âge  de  fréquenter  les  écoles  natio- 
nales K,  la  nomination  à  une  pla&e  quelconque,  à  un  certificat  de  présence  de 
leurs  enfants  dans  ces  écoles.  L'arrêté  du  17  pluviôse  an  VI  (5  février  1798) 
enjoignait  aux  municipalités  d'inspecter,  aussi  bien  au  point  de  vue  poli- 
tique qu'au  point  de  vue  matériel,  les  écoles  privées  au  moins  une  fois  par 
mois,  et  de  veiller,  en  particulier,  à  ce  qu'elles  observassent  le  décadi.  Cette 
dernière  tâche  n'avait  rien  d'essentiel.  En  rétribuant  de  bons  inslituleurs,  en 


192  HISTOIRE     SOCIALISTE 

rétablissant  la  gratuité  de  l'instruclion,  en  entrant  dans  la  voie  indiquée  par 
Monraayou,  le  Directoire  aurait  plus  efficaceraent  agi  contre  l'influence  cléri- 
cale qu'en  s'acharnant  à  imposer  la  célébration  du  décadi,  et,  finalement, 
—  les  deux  citations  du  recueil  de  M.  Aulard  faites  dans  l'alinéa  précédent 
le  prouvent  —  il  ne  réussit  guère  à  entraver  les  progrès  de  l'enseignement 
clérical.  Il  semble  cependant  avoir  voulu,  à  un  moment,  entrer  dans  cette 
voie.  Dans  un  message,  le  3  brumaire  an  VII  (24  octobre  1798),  il  se  pronon- 
çait en  faveur  d'un  traitement  fixe  des  instituteurs  (p.  5)  et  ajoutait  (p.  11)  : 
«  Il  paraît  nécessaire  d'établir  que  nul  ne  pourra  exercer  en  même  temps  les 
fonctions  de  ministre  d'un  culte  quelconque  et  celles  d'instituteur  ».  Car 
«  comment  des  hommes  qui  professent  par  état  des  dogmes  incompatibles 
avec  la  tolérance  »  (p.  11),  disait  le  Directoire,  pourraient-ils  respecter  le 
libre  développement  de  la  raison  qui  est  le  but  de  l'enseignement? 

L'expression  liberté  d'enseignement  me  paraissant  trop  équivoque,  je 
dirai  :  droit  d'enseigner  pour  tous,  tant  qu'on  voudra,  à  l'égard  de  ceux  qui, 
étant  majeurs,  sont  censés  avoir  le  discernement  nécessaire  ;  mais,  à  l'égard 
des  mineurs,  la  seule  liberté,  le  seul  droit  à  considérer,  ce  sont  les  leurs  qui 
sont  incompatibles  avec  un  enseignement  ayant  le  dogme,  c'est-à-dire  l'inter- 
diction de  l'examen  et  l'ordre  de  croire,  pour  point  de  départ.  Aussi  le  choix 
de  ceux  qui  reçoivent  l'autorisation  d'enseigner  aux  enfants,  ne  peut  appar- 
tenir qu'à  l'Etat  sur  l'orientation  duquel  agissent,  d'ailleurs,  les  pères  en 
tant  qu'électeurs. 

Dans  ce  même  message,  le  Directoire  indiquait  un  défaut  d'organisation 
qui  n'a  pas  encore  complètement  disparu  :  l'enseignement  primaire  et  l'en- 
seignement secondaire  ne  sont  pas  suffisamment  liés  ;  «  le  vide,  disait-il 
(p.  10),  qui  sépare  ces  deux  degrés  d'instruction  parait  trop  considérable  ». 
Je  signale  aux  modérés  du  jour  que  ce  message  était  signé  par  le  modéré 
Treilhard  en  sa  qualité,  à  cette  époque,  de  président  du  Directoire. 

En  outre  des  écoles  primaires,  il  y  eut  quelques  établissements  subven- 
tionnés par  l'Etat  pour  certaines  catégories  d'enfants.  En  l'an  II,  dans  l'an- 
cien prieuré  de  Saint-Martin-des-Gharaps,  où  est  aujourd'hui  le  Conservatoire 
des  Arts  et  Métiers,  avaient  été  réunis,  sous  la  direction  de  Léonard  Bour- 
don, «  les  orphelins  des  défenseurs  de  la  patrie  ».  L'arrestation  de  Bourdon  à 
la  suite  des  événements  du  12  germinal  an  III-l"  avril  1795  (chap.  vn)  amena 
la  Convention  à  fusionner  les  établissements  de  ce  genre,  «  instituts  du  ci- 
devant  prieuré  Martin  et  de  Popincourt»,  et  à  ordonner  de  transférer  à  l'an- 
cien château  de  Liancourt  (Oise)  «  les  enfants  des  soldats  morts  pour  la  dé- 
fense de  la  patrie  appartenant  à  des  familles  indigentes,  ceux  des  ouvriers 
tués  ou  blessés  dans  l'explosion  de  Grenelle,  ceux  des  habitants  indigents  des 
colonies  françaises  qui  ont  été  victimes  de  la  Révolution,  ceux  des  soldats 
sans  fortune  en  activité  ûk  o'ervice  »  (20  prairial  an  111-8  juin  1795).  Le  30 
(18  juin),  sur  la  proposition  de  Plaichard-Chottière,  au  nom  du  comité  d'ins- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  193 

truction  publique,  elle  nommait  «  directeur  comptable  de  l'école  des  orphe- 
lins de  la  patrie  et  des  enfants  de  l'armée  »,  Grouzet,  ancien  professeur  de 
rhétorique  de  l'Université  de  Paris  et  ancien  principal,  «  le  seul  principal... 
qui  n'ait  point  été  prêtre  »,  devait-il  écrire  (p.  41)  dans  ses  Observations  jus- 
tificatives sur  l'école  nationale  de  Liancourt  depuis  son  origine  jusqu'à  ce 
Jour,  i"  vendémiaire  an  VU,  où  on  trouve  des  détails  sur  l'école  et  sur  les 
difficultés  matérielles  qu'il  y  eut  à  surmonter. 

Quant  aux  livres  classiques  dont,  à  l'exemple  de  la  Convention,  une  loi 
du  11  germinal  an  IV  (31  mars  1796)  ordonna  l'impression,  nous  en  sommes 
toujours  à  désirer  l'emploi  d'ouvrages  vraiment  respectueux  du  principe  si 
fréquemment  violé  de  la  neutralité  de  l'Etat  en  matière  religieuse.  Le  ministre 
de  l'Intérieur,  qui  avait  alors  la  haute  main  sur  l'enseignement,  avait  créé 
auprès  de  lui,  le  15  vendémiaire  an  VII  (6  octobre  1798),  un  conseil  d'instruc- 
tion publique  chargé  de  l'examen  des  livres,  des  méthodes  et  du  perfection- 
nement de  «  l'éducation  républicaine  ». 

Pour  l'enseignement  secondaire  des  garçons,  il  me  faut  remonter  à  la 
loi  du  15  septembre  1793;  celle-ci  avait  décidé  la  création  d'établissements 
satisfaisant  aux  trois  ordres  d'instruction  prévus  par  elle,  en  sus  de  l'ensei- 
gnement primaire,  et  correspondant  à  ce  que  nous  appellerions  l'enseigne- 
ment professionnel,  l'enseignement  secondaire  et  l'enseignement  supérieur  ; 
elle  supprimait,  «  en  conséquence,  les  collèges  de  plein  exercice  et  les  facultés 
de  théologie,  de  médecine,  des  arts  et  de  droit  ».  Cette  suppression  résultant, 
on  le  voit,  de  l'installation  d'établissements  nouveaux,  n'eut  pas  lieu  légale- 
ment, ceux-ci  n'ayant  pas  été  créés  ;  la  loi  de  1793  resta  lettre  morte  sous 
tous  les  rapports  et  les  anciens  collèges  et  facultés  eurent,  tout  au  moins  au 
point  de  vue  de  la  loi,  la  possibilité  de  coutinuer  à  fonctionner  ;  c'est  ce  que 
corrobore  la  loi  du  16  fructidor  an  III  (2  septembre  1795)  qui,  en  renvoyant 
aux  comités  d'instruction  publique  et  des  finances  la  proposition  d'assimiler 
les  instituteurs,  les  professeurs  de  collèges  et  les  citoyens  attachés  à  l'ins- 
truction publique,  aux  autres  fonctionnaires  publics  pour  participer  à  un 
certain  mode  de  salaire,  était  la  consécration  de  l'existence  des  collèges  et  de 
leur  personnel.  En  fait,  d'après  Grégoire  dans  son  rapport  du  14  fructidor 
an  II  (31  août  1794),  vingt  des  anciens  collèges  avaient  pu  subsister,  mais  ils 
avaient  fini  par  être  abandonnés  à  eux-mêmes.  Il  y  eut  cependant  quelquefois 
des  initiatives  louables  prises  par  certaines  administrations  départementales, 
notamment  celle  des  Hautes-Pyrénées  (L.  Ganet,  Essai  sur  l'histoire  du  col- 
lège de  Tarbes  pendant  la  Révolution,  p.  24-30),  ou  par  certaines  municipa- 
lités comme  celle  de  Bourg  (J.  Bûche,  Histoire  du  «  Studium  »,  collège  et 
lycée  de  Bourg-en-Bresse),  avant  la  loi  du  7  ventôse  an  III  (25  février  1795) 
qui,  de  nouveau,  tenta  d'organiser  l'enseignement  secondaire. 

Les  écoles  qu'on  lui  destinait  étaient  appelées  «écoles  centrales»,  parce 
qu'elles  devaient  être  «  placées  au  centre  des  écoles  primaires  de  chaque  dé- 


i94  HISTOIRE     SOCIALISTE 

parlement  et  à  la  portée  de  tous  les  enseigilés  ».  La  loi  décirlait  qu'il  y  en 
aurait  une  par  300000  habitant^;  le  programme,  qui  comportait  les  langues 
anciennes  et  vivantes,  faisait,  pour  la  première  fois,  leur  place  aux  sciences  ; 
chaque  école  avait  treize  professeurs  et  recevait,  sous  le  nom  d'  «  élèves  de 
la  patrie  »,  un  certain  nombre  de  boursiers.  Par  décrets  complémentaires, 
l'un  du  11  ventôse  (1"  mars)  et  l'autre  du  18  germinal  (7  avril),  il  était  créé 
5  de  ces  écoles  à  Paris  et  96  dans  86  départements  (1  dans  77,  2  dans  8  et 
3  dans  le  département  du  Nord).  Un  arrêté  du  comité  d'instruction  publique 
du  8  germinal  (28  mars),  autorisa  les  professeurs  des  collèges  à  continuer 
leurs  fonctions  jusqu'à  l'organisation  de  ces  écoles  ;  mais  celle-ci  n'eut  pas 
le  temps  d'être  menée  à  bien.  Le  9  messidor  an  III  (27  juin  1795),  la  Conven- 
tion décrétait  que  «les  travaux  relatifs  aux  dispositions  à  faire  aux  bâtiments 
destinés  à  recevoir  les  écoles  centrales,  et  commencés  par  ordre  des  repré- 
sentants du  peuple  en  mission,  seront  suspendus  dans  toute  l'étendue  de  la 
République  à  la  réception  du  présent  décret  ». 

La  loi  du  3  brumaire  an  IV  (25  octobre  1795)  régla  de  nouveau  la  ques- 
tion en  ne  favorisant  pas  plus  renseignement  secondaire  que  l'enseignement 
primaire.  Elle  n'établissait  qu'une  école  centrale  par  département  :  le  nombre 
des  professeurs  était  ramené  à  dix  ;  l'enseignement,  à  tort  spécialisé  dès  le 
début,  était  divisé  en  trois  sections  indépendantes  :  dans  la  première,  on  en- 
seignait le  dessin,  l'histoire  naturelle,  les  langues  auciennes,  et  de  plus,  si 
l'administration  du  département  le  jugeait  convenable  et  obtenait  l'autorisa- 
tion du  Corps  législatif,  les  langues  vivantes  ;  dans  la  deuxième,  les  éléments 
de  mathématiques,  la  physique  et  la  chimie  expérimentales  ;  dans  la  troisième, 
la  grammaire  générale,  les  belles-lettres,  l'histoire  et  la  législation.  Les  élèves 
devaient  avoir  douze  ans  pour  entrer  dans  la  première  section,  quatorze  pour 
la  deuxième  et  seize  au  moins  pour  la  troisième.  Il  n'était  plus  question 
d'  «  élèves  de  la  patrie  »,  mais  d'élèves  pouvant  être  dispensés  de  la  rétri- 
bution «pour  cause  d'indigence».  Ces  écoles  ne  recevaient  que  des  externes. 
Pour  ces  divers  motifs,  elles  étaient  d'avance  fermées  à  beaucoup  de  ceux  qui 
en  auraient  certainement  profité  avec  une  autre  organisation. 

On  était,  semble-t-il,  à  la  fin  de  notre  période,  tout  disposé  à  changer 
de  système  au  point  de  vue  de  l'internat.  Au  Conseil  des  Cinq-Cents,  le 
3  messidor  an  VU  (21  jain  1799),  Ënjnbault  ayant,  conformément  à  un  mes- 
sage du  Directoire,  proposé  l'établissement  d'un  pensionnat  près  de  l'école 
centrale  de  Poitiers,  Bonnaire  s'exprimait  ainsi  :  «  L'établissement  des  pen- 
sionnats près  les  écoles  centrales  est  le  seul  moyen  de  favoriser  heureusement 
l'instruction  publique  dont  l'avilissement  fait  gémir  les  amis  de  la  Répu- 
blique. La  commission  d'instruction  doit  vous  proposer  incessamment  un 
projet  général  dont  l'objet  est  de  rendre  commun  à  toutes  les  écoles  centrales 
de  France  la  mesure  dont  parle  Enjubault.  Je  demande  l'ajournement  de  tout 
projet  partiel  jusqu'après  le  rapport  de  la  commission  dont  je  suis  membre  ». 


HISTOIRE     SOCIALISTE  195 

Et  l'ajournement  demandé  en  ces  termes  fut  prononcé.  Dans  le  messaçe  du 
3  brumaire  an  VII  (24  octobre  1798)  dont  il  a  été  question  à  propos  de  l'en- 
seignement primaire,  le  Directoire  avait,  d'une  façon  générale,  reconnu  la 
nécessité  des  pensionnats. 

Dès  le  i"  prairiil  an  IV  (20  mai  1796),  il  y  avait  à  Paris  deux  écoles  cen- 
trales^, celle  des  Quatre -Nations  dans  le  palais  actuel  de  l'Institut  et  celle  du 
Panthéon  qui  est  devenue  le  lycée  Henri  IV.  Le  i"  brumaire  an  VI  (22  oc- 
tobre 1797),  fut  ouverte  l'école  de  la  rue  Saint-Antoine  devenue  le  lycée  Char- 
lemagne.  Il  y  eut  à  Paris  un  établissement  qui  pouvait  obvier  un  peu  à  l'in- 
convénient de  l'externat  dans  ces  écoles,  ce  fut  le  «  collège  des  boursiers  ». 
Les  bourses  établies  sous  l'ancien  régime  n'ayant  pas  été  supprimées  et  la  loi 
du  25  messidor  an  V  (13  juillet  1797)  ayant  ordonné  la  restitution  des  biens 
affectés  aux  fondations  de  bourses  —  dans  l'intervalle  les  boursiers  avaient 
reçu  des  secours  —  42  départements  se  trouvaient  avoir  ainsi  droit  à  950  places 
gratuites  pour  l'éducation  d'enfants  à  Paris.  Les  boursiers  affectés  aux  divers 
collèges  de  Paris,  et  qui  n'atteignaient  pas  ce  nombre,  avaient  été  réunis 
dans  l'ancien  coUèçe  Louis-le-Grand,  là  où  est  aujourd'hui  le  lycée  de  ce 
nom,  et  la  dénomination  de  «  Prytanée  français  »  fut  substituée  à  celle  de 
«  collège  des  boursiers  »  le  12  thermidor  an  VI  (30  juillet  1798).  Une  tenta- 
tive pour  développer  cet  établissement  et  en  étendre  les  avantages  à  toute  la 
France  se  heurta,  au  Conseil  des  Cinq-Cents,  à  deux  reprises,  le  19  fructidor 
an  VI  (5  septembre  1798)  et  le  28  brumaire  an  VII  (18  novembre  1798),  à  un 
ajournement.  Le  local  de  l'ancien  collège  Sainte-Barbe  fut  annexé  au  Pry- 
tanée où,  nous  apprend  le  Publiciste  du  7  germinal  an  VII  (27  mars  1799), 
le  gouvernement  «  permet  depuis  quelque  temps  que  des  externes  soient 
reçus,  et  déjà  120  élèves  logés  chez  leurs  parents  viennent  chaque  jour  y 
recevoir  les  leçons  ».  A  un  autre  point  de  vue,  cet  établissement  perdait  son 
caractère  fondamental  ;  on  lit,  en  effet,  dans  \q  Journal  des  hommes  libres  un 
24  messidor  an  VII  (12  juillet  1799)  :  «On  compte,  parmi  les  enfants  des  pau- 
vres élevés  aux  dépens  de  la  République  au  Prytanée  français,  un  flls  de  l'ex- 
Directeur  Treilhard,  un  fils  de  Bougainville  qui  a  30000  francs  de  rente,  un 
fils  d'un  des  plus  riches  apothicaires  de  Paris  et  cent  autres  dont  l'admission 
est  un  vol  fait  à  la  classe  indigente  et  nombreuse  des  défenseurs  de  la  pa- 
trie »  (recueil  d'Aulard,  t.  V,  p.  435  et  614). 

Un  message  du  Directoire  ayant  soumis  au  Conseil  des  Cinq-Cents  la  ques 
tion  de  savoir  s'il  ne  conviendrait  pas  d'établir  une  chaire  de  langues  vivantes 
dans  chacune  des  écoles  centrales  de  Paris,  donna  lieu,  le  17  fructidor  an  IV 
(3  septembre  1796),  à  ce  rapport  de  Mercier  dont  j'ai  parlé  tout  à  l'heure;  il 
concluait  négativement  :  «  Des  langues  étrangères  1  je  croyais  qu'il  n'y  avait 
plus  qu'une  langue  en  Europe,  celle  des  républicains  français  ».  C'était  déjà 
le  procédé  d'outrecuidant  chauvinisme  auquel  nos  nationalistes  ont  recours 
pour  faire,  eux  aussi,  obstacle  au  progrès.  Malgré  l'opposition  de  Lamarque, 


196  HISTOIRE     SOCIALISTE 

le  Conseil  prononça  «  rajourneraent  indéfini  ».  Pendant  l'an  V  (1796-97),  les 
deux  premières  écoles  centrales  de  Paris  eurent  «  environ  chacune  300  élèves  » 
{Ibid.,  t.  IV,  p.  349)  d'après  un  compte  rendu  sur  l'an  V  précédemment  cité 
à  propos  des  écoles  primaires,  ainsi  qu'un  rapport  sur  l'an  VI,  d'après  lequel 
les  trois  écoles  centrales  de  Paris  comptaient  à  cette  époque  «  environ 
520  élèves  »  {lôid.,  t.  IV,  p.  735).  Suivant  les  renseignements  fournis  par 
l'Almanach  national,  il  y  avait  74  écoles  en  exercice  dans  le  reste  de  la 
France  actuelle. 

Celle  de  l'Ain,  à  Bourg  (voir  l'étude  citée  plus  haut  de  J.  Bûche),  fut 
inaugurée  le  l"  nivôse  an  V  (21  décembre  1796). 

D'après  le  bulletin  de  la  Société  d'agriculture  du  Gers  déjà  mentionné  à 
propos  de  l'enseignement  primaire,  celle  d'Auch  comptait,  au  début  de 
l'an  VII  (automne  1798),  «  une  centaine  d'élèves  »  ;  il  y  avait,  «  près  de  cette 
école,  un  pensionnat  entrepris  et  dirigé  par  deux  professeurs  »,  c'est-à-dire 
une  possibilité  d'internat. 

Dans  rindre,  à  Châteauroux,  l'école,  au  début  de  l'an  V  (fln  1796),  ouvre 
avec  trois  cours  seulement  ;  ce  ne  fut  que  dans  le  courant  de  l'an  VII  (1799) 
qu'on  pourvut,  non  à  toutes,  mais  à  quelques-unes  des  chaires  vacantes  ;  le 
8  nivôse  an  V  (28  décembre  1796),  il  y  avait  24  élèves.  Un  pensionnat  ayant 
été  organisé  «moyennant  une  rétribution  de  425  francs  par  an  et  par  élève», 
il  comptait  20  élèves  en  brumaire  an  VII  (novembre  1798),  ce  qui  porta  le 
nombre  des  élèves  de  l'école  centrale  «  à  une  cinquantaine  environ  »  [La 
Révolution  française,  revue,  t.  XXXIII,  p.  241). 

Celle  du  Loir-et-Cher  fut  établie  à  Vendôme  oîi  lancien  collège  avait  per- 
sisté; mais  si  le  nombre  des  pensionnaires  avait  été  de  130  à  la  fln  de  1792, 
de  110  en  juin  1793,  de  70  seulement  à  la  fin  de  cette  dernière  année,  il  était 
tombé  à  18  en  l'an  III,  par  suite  de  l'élévation  du  prix  de  pension  motivée  par 
la  dépréciation  du  papier-monnaie.  Le  règlement  de  l'école  centrale  fut  arrêté 
le  3  thermidor  an  IV  (21  juillet  1796)  et  deux  anciens  professeurs  du  collège 
ayant,  en  vertu  d'une  décision  municipale  du  24  brumaire  an  V  (14  no- 
vembre 1796)  approuvée  par  le  ministre  des  Finances  le  12  germinal  suivant 
(1"  avril  1797),  obtenu  d'acheter  le  matériel  du  collège,  ouvrirent  un  internat 
dont  les  pensionnaires  suivaient  les  cours  de  l'école  centrale  qui  fut  bientôt 
prospère.  (Ch.  Métais,  ouvrage  cité  au  sujet  de  l'enseignement  primaire). 

L'école  des  Hautes-Pyrénées,  inaugurée  officiellement  àTarbes  le  15  fruc- 
tidor an  IV  (1"  septembre  1796),  «  devait  déjà  être  en  activité  avant  »  cette 
inauguration  (Canet,  Essai  cité  plus  haut,  p.  38);  elle  parvint  à  se  maintenir 
malgré  certaines  difficultés  matérielles,  malgré  surtout  la  concurrence  de 
ceux  que,  le  20  brumaire  an  VII  (10  novembre  1798),  le  président  de  l'admi- 
nistration départementale  appelait  «  ces  spéculateurs  avides  qui  voudraient 
étouffer  dans  les  jeunes  cœurs  le  germe  précieux  des  vertus  républicaines  » 
(làiclem,  p.  59-60). 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


lOT 


1lÊggifgiaÊ)0mimçm^j3mssm^ss^sss3setE:-~ 


EXPERIENCE    DU    PaRACHDTB. 

Portrait  de  Garnerin. 
(D'après  un  document  de  la  Bibliothèque  Nationale.) 

Celle  du  Rhône,  inaugurée  à  Lyon  le  3°  jour  complémentaire  de  l'an  IV 
(19  septembre  1796),  avait  eu,  en  l'an  VI,  plus  de  200  élèves;  «  mais  on  dut 

nv.  418.    —    H13T0IRB    SOCIALISTE.  —   THEHUIOOR   ET   DIRECTOIRE.  L|V.   418. 


108  HISTOIRE     SOCIALISTE 

renoncer  à  exig:er  d'eux  la  rétribution  scolaire  pre'scrile  par  la  loi  »  {Histoire 
de  renseignement  secondaire  dans  le  Rhône  de  1790  à  i900,  par  Chabot  et 
Charléty,  p.  43).  Le  commissaire  du  gouvernement,  en  l'an  VII,  fut  partiru- 
lièrement  enchanté  du  cours  de  législation  qui  réunit  cette  année-là  27  élèves 
en  dehors  des  auditeurs  libres.  A  côté  île  cette  école  centrale,  «  continuaient 
de  vivre  les  maisons  particulières  d'éducation...  L'incivisme,  d'ailleurs,  était 
fréquent  dans  ces  maisons  privées  »  (Ibidem,  p.  47). 

Celle  de  Seineet-Oise ,  ouverte  à  Versailles  le  1"  messidor  an  lV-19  juin  1796 
^Mémoires  de  la  Société  des  sciences  morales,  des  lettres  et  des  arts  de  Seine- 
et-Oise, t.  XIX,  p.  xn.  étude  de  M.  E.  Coiiarcl),  paraît  avoir  été  assez  fréquentée. 
Pendant  toute  sa  durée,  elle  comp'.a,  au  nombre  de  ses  professeurs,  Pierre 
Dolivier,  ancien  curé  de  Mauchamps,  près  de  Chamarande  (Seine-et-Oise), 
dont  Jaurès  a  déjà  parlé  (t.  II,  p.  1098  et  t.  IV,  p.  1646-1658;  voir 
aussi  mes  chap.  xiii  et  xxi).  Une  lettre  du  «  jury  central  d'instruction 
publique  »  (.\rchives  de  Seine-et-Oise,  Ll'^)  du  18  prairial  an  IV 
(6  juin  1796)  informait  le  département  du  choix  de  Dolivier  pour  la 
chaire  d'histoire,  et  ce  choix  était  approiivé  par  arrêté  de  l'adminis- 
tration le  28  prairial  {16juin).  Dans  une  brochure  adressée,  au  début  de  l'an  V 
(octobre  1796),  «  aux  pères  et  mères  de  famille  »  et  contenant  le  programme 
des  cours,  nous  voyons  que  Dolivier  «  exposera  les  faits  historiques,  en  pré- 
sentera la  critique  et  enseignera  l'art  de  les  mettre  à  profit.  En  suivant  le 
sort  des  peuples  tant  dans  l'histoire  ancienne  que  dans  l'histoire  moderne, 
il  tâchera  d'en  observer  les  diverses  physionomies  d'après  l'influence  des 
gouvernements,  des  opinions  religieuses,  des  climats  et  du  sol  des  diverses 
contrées.  Rien  de  ce  qui  a  rapport  à  l'industrie,  aux  progrès  des  connaissances 
humaines,  ne  sera  oublié  ».  Ce  projet  un  peu  ambitieux  montre  tout  au  moins 
chez  ce  précurseur  du  socialisme  une  conscience  assez  nette  de  l'influence  des 
milieux  et,  en  particulier,  du  milieu  économique.  Le  8  fructidor  an  XII 
(26  août  1804),  à  la  dernière  distribution  des  prix  de  l'école  centrale  qui  allait 
être  transformée  en  lycée  oîi  ne  passa  pas  Dolivier,  celui-ci,  chargé  du  dis- 
cours, fît  l'éloge  de  l'instruction  et  de  la  philosophie. 

Dans  la  Haute- Vienne,  l'administration  centrale  du  département  arrêta, 
le  1"  fructidor  an  IV  (18  août  1796),  l'organisation  de  l'école  centrale  et,  le 
15  ventôse  an  V  (5  mars  1797),  elle  procéda  à  l'ouverture  de  l'école  à  Limoges 
dans  les  bâtiments  de  l'ancien  collège  (L.  Titîonnet,  Notice  sur  l'école  cen- 
trale de  la  Haute-Vienne).  On  signale  toujours,  lorsqu'on  parle  du  Directoire, 
et  j'ai  signalé  moi-même  des  retards  dans  le  payement  de  fonctionnaires  et 
de  services  publics  ;  mais  il  semble  qu'il  ne  faudrait  pas,  sans  preuve  cer- 
taine, trop  généraliser  les  cas  observés.  Nous  voyons,  par  exemple,  dans 
l'étude  précédente  (p.  4),  que  si,  en  l'an  VI  (1797-98),  les  professeurs  ne  tou- 
chèrent que  1500  francs,  considérés,  d'ailleurs,  seulement  comme  acompte, 
au  lieu  de  2000,  le  budget  de  l'école  fut  dans  la  suite  payé  plus  régulière- 


HISTOIRE-   SOCIALISTE  199 

ment  :  en  l'an  VII  (1798-99),  le  crédit  accordé  fut  de  30  700  francs  et  les  dé- 
penses ne  s'élevèrent  qu'à  21  900  francs;  il  semble  même  que  l'arriéré  fut 
peu  à  peu  remboursé. 

Dans  l'Yonne,  à  l'école  centrale  d'Auxerre,  conformément  ta  une  circu- 
laire du  ministre  de  l'Intérieur  du  20  brumaire  an  VU  (10  novembre  1798), 
était  ouvert,  le  1"  floréal  (20  avril  1799),  un  cours  de  bibliographie  fait  par  le 
bibliothécaire  de  l'école,  Lai;e  [Le  Bibliographe  moderne,  mars-juin  1899, 
p.  113). 

Si,  dans  quelques  villes,  ces  écoles  réussirent,  elles  échouèrent  généra- 
lement contre  la  concurrence  des  établissements  privés  que  le  clergé,  — 
ainsi  le  célèbre  Loriquet,  en  compagnie  d'un  certain  Jacquemart,  ouvrit  un 
pensionnat  à  Reims  en  1799  —  s'était,  de  même  que  pour  l'enseignement 
primaire,  hâté  d'organiser  plus  ou  moins  ouvertement  avec  de  plus  grandes 
commodités  pour  la  masse  des  parents  aisés.  Ce  qui  contribua  aussi  beau- 
coup à  leur  échec,  c'est  qu'à  la  suite  des  attaques  et  des  menaces  dont  elles 
furent  l'objet,  au  Conseil  des  Cinq-Cents,  de  la  part  des  réactionnaires,  par 
exemple  le  12  prairial  an  V  (31  mai  1797)  et  le  6  brumaire  an  YI  (27  octobre 
1797),  on  ne  croyait  pas  à  leur  durée.  Peut-être,  en  outre,  l'enseignement, 
malgré  son  but  pratique,  n'était-il  pas  suffisamment  adapté  à  l'âge  des 
enfants. 

Une  question  qui  se  posa  incidemment  à  propos  d'une  école  centrale, 
montre  que  les  législateurs  de  cette  époque  n'étaient  pas  partisans  de  l'égalité 
des  sexes  :  la  citoyenne  Quévanne  ayant,  par  voie  de  pétition,  demandé  au 
Conseil  des  Cinq-Cents  d'occuper  une  place  de  professeur  de  dessin  à  l'école 
centrale  de  Chartres,  vit,  dans  la  séance  du  22  floréal  an  IV  (11  mai  1796), 
bien  que  le  rapport  de  la  commission  lui  fiît  favorable,  sa  demande  repoussée 
par  la  question  préalable.  Cependant,  à  ce  point  de  vue,  je  signalerai,  d'après 
le  Moniteur  du  6  germinal  an  VII  (26  mars  1799),  qu'un  citoyen  prévenu 
d'émigration  put  être  défendu  «  par  son  épouse  »  devant  la  commission  mi- 
litaire de  la  17°  division  —  et  fut  acquitté. 

Il  ne  fut  rien  institué  pour  les  filles  par  l'Etat,  et  l'enseignement  secon- 
daire' ne  se  donnait  que  dans  des  écoles  libres  dont  le  Patriote  français  du 
29  brumaire  an  VI  (19  novembre  1797jcité  dans  le  recueil  de  Al.  Aulard(t.  IV, 
p.  460),  disait,  en  attirant  l'attention  des  administrateurs  sur  ces  «  écoles  de 
jeunes  filles,  qu'onappelle  touj'L.»s  des  demoiselles,  car  on  lit  encore,  au-dessus 
des  maisons  où  on  \%%m?>ivmi.  Education  des  jeunes  demoiselles  :  Ils  \erront 
combien  il  existe  de  nichées  de  ci-devant  religieuses  qui  se  chargent  d'en 
faire  des  bigotes.  Eh  !  comment  veut-on  qu'elles  élèvent  leurs  enfants,  quand 
elles  seront  devenues  mères,  si  on  laisse  à  de  vieilles  fanatiques  le  soin  ex- 
clusif d'endoctriner  cette  portion  intéressante  de  la  société?  »  Une  des  pre- 
mières écoles  libres  pour  les  filles  avait  été  le  pensionnat  fondé,  en  1795,  à 
Saint-Germain-en-Laye,  par  M°"  Campan.  Antérieurement,  le  Moniteur  du 


200 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


29  frimaire  an  III  (19  décembre  1794)  avaiL  publié  le  «  prospectus  d'un  lycée 
pour  les  jeunes  personnes  »  ;  cette  tentative  n'avait  en  vue  qu'un  maximum 
de  «  vingt  élèves  »,  qui,  «  moyennant  des  arrangements  particuliers  »,  pou- 
vaient être  pensionnaires. 

Pour  l'enseignement  supérieur,  on  a  vu  tout  à  l'heure,  à  propos  de  l'en- 
seignement secondaire,  que  la  loi  du  15  septembre  1793  n'avait  pas  été  exé- 
cutée. Dès  lors,  les  anciennes  facultés  avaient  eu  la  possibilité  légale  de  sub- 
sister ;  subsistèrent  tout  au  moins  les  trois  facultés  de  médecine  de  Paris,  de 
Montpellier  et  de  Strasbourg,  comme  le  prouvent  les  articles  2  et  8  d'une  loi 
du  14  frimaire  an  III  (4  décembre  1794),  et  l'école  de  médecine  de  Gaen, 
d'après  un  rapport  de  Fourcroy,  loi  et  rapport  dont  il  sera  question  plus 
loin.  En  fait  les  plans  généraux,  élaborés  pour  l'enseignement  supérieur,  ne 
furent  pas  appliqués,  pas  plus  le  système  plus  ou  moins  méthodique  de  la 
loi  du  3  brumaire  an  IV  (25  octobre  1795)  que  celui  de  la  loi  du  15  septembre 
1793,  et  on  s'en  tint  dans  la  pratique  aux  écoles  spéciales  instituées  sous  le 
coup  de  la  nécessité. 

La  première  de  ces  écoles  décidée  par  la  Convention  si,  dans  un  autre 
ordre  d'idées,  on  excepte  l'Institut  de  musique,  fut,  le  21  ventôse  an  II 
(11  mars  1794),  une  «Ecole  centrale  des  travaux  publics  »  destinée  à  fournir 
des  ingénieurs  civils  et  militaires.  Cette  école  ne  fut  cependant  créée  qu'a- 
près VEcole  de  Mars  conçue,  dès  le  principe,  comme  ne  devant  avoir  qu'une 
existence  éphémère  :  décrétée,  en  effet,  le  13  prairial  an  II  (1"  juin  1794), 
après  un  rapport  (!e  Barère  disant  que  le  principe  de  la  Révolution  était  «  de 
tout  hâter  pour  les  besoins  »,  elle  le  fut  pour  une  durée  très  courte,  puisque 
le  camp  où  on  l'inslallait  dans  la  plaine  des  Sablons  devait,  à  l'entrée  de  la 
mauvaise  saison,  être  levé  et  que  les  élèves  devaient  rentrer  chez  eux.  Elle 
fut  dissoute  le  2  brumaire  an  III  (23  octobre  1794).  Celte  école,  de  même 
que  l'Ecole  normale,  sortit  de  celte  volonté  exprimée,  le  29  floréal  an  II 
(18  mai  1794),  par  le  comité  d'instruction  publique  de  «  propager  l'instruc- 
tion publique  sur  le  territoire  entier  de  la  République  par  des  moyens  révo- 
lutionnaires semblables  à  ceux  qui  ont  déjà  été  employés  pour  les  armes,  la 
poudre  et  le  salpêtre  »  {Procès-verbaux  du  comité  d'instruction  publique  de 
la  Convention  nationale,  publiés  par  M.  James  Guillaume,  t.  IV,  p.  451). 

L'Ecole  de  Mars  ne  visait  pas,  même  exceptionnellement,  à  fabriquer 
des  officiers  professionnels  ;  mais,  ainsi  que  le  dit,  à  la  séance  du  2  brumaire 
an  III,  à  l'occasion  de  sa  clôture,  Guyton  de  Morveau  :  «  Une  des  vérités  les 
plus  importantes  qui  se  trouve  acquise,  ou  plutôt  confirmée,  par  les  essais 
faits  à  l'Ecole  de  Mars,  c'est  que  tout  soldat,  soit  d'infanterie,  soit  même  de 
cavalerie  et  d'artillerie,  peut  apprendre,  en  moins  de  trois  mois,  le  manie- 
ment des  armes  et  toutes  les  parties  de  son  service,  de  manière  à  exécuter 
en  corps  nombreux  toutes  les  manœuvres  avec  une  grande  précision  ». 
Une  tentative  du  même  genre  fut  la  loi  du  11  nivôse  an  III  (31  décembre 


HISTOIRE     SOCIALISTE  201 

1794)  décidant  la  création  d'  «  écoles  révolutionnaires  de  navigation  et  de  ca- 
nonnage  maritime  »  à  la  suite  d'un  rapport  de  Boissier  portant  qu'il  fallait 
«  créer  des  institutions  navales  dans  les  mômes  principes  et  à  peu  près  sous 
les  mêmes  formes  que  celles  qui  vous  ont  présenté,  dans  les  ateliers  révolu- 
tionnaires pour  la  fabrication  des  salpêtres  et  des  poudres  et  au  Ghamp-de- 
Mars  —  (ceci  doit  être  une  coquille  et  il  faut  probablement  lire  :  au  camp  de 
Mars,  comme  on  appelait  parfois  le  camp  des  Sablons  où  se  trouvait  l'Ecole 
de  Mars  à  laquelle  il  est  sans  aucun  doute  fait  allusion),  —  des  résultats 
dont  l'inappréciable  avantage  est  incontestable  ».  A  l'exemple  de  l'Ecole  de 
Mars,  ces  écoles  devaient  avoir  une  durée  limitée  (du  20  pluviôse  an  III  au 
1"  vendémiaire  an  IV-8  février  au  23  septembre  1795).  Le  comité  de  salut 
public  était  chargé  de  désigner  les  ports  où  ces  écoles  seraient  ouvertes. 

L'Ecole  centrale  des  travaux  publics  ne  fut  organisée  que  le  7  vendémiaire 
an  111  (28  septembre  1794)  ;  ouverte  le  10  frimaire  (30  novembre),  elle  reçut, 
le  15  fructidor  an  III  (1"  septembre  1795),  le  nom  d'Ecole  poli/technique.  Les 
élevés,  recrutés  par  voie  de  concours  public,  étaient  externes  et  recevaient 
un  traitement  annuel  de  1200  francs  pendant  leur  présence  à  l'Ecole  installée 
au  Palais  Bourbon  ;  des  savants  illustres  tels  que  BerthoUet,  Lagrange,  Monge 
et  Vauquelin,  furent  les  premiers  professeurs.  La  loi  du  30  vendémiaire 
an  IV  (22  octobre  1795)  fit  de  V Ecole  des  ponts  et  chaussées,  de  l'Ecole  des 
mines,  de  Y  Ecole  des  constructions  navales  ou  des  «  ingénieurs  de  vais- 
seaux »,  conservées  et  réorganisées,  de  VEcole  d'artillerie  déjà  établie  à 
Châlons-sur-Marne  en  sus  des  écoles  régimentaires  d'artillerie  portées  au 
nombre  de  huit  par  la  loi  du  18  floréal  an  IH  (7  mai  1795),  et  de  VEcole  des 
«  ingénieurs  militaires  »  ou  du  génie  que  la  loi  du  14  ventôse  an  III  (4  mars 
1795)  maintint  à  Metz,  des  écoles  d'application  se  recrutant  parmi  les  élèves 
de  l'Ecole  polytechnique. 

L'instruction  publique,  telle  que  voulait  l'organiser  la  Convention,  exi- 
geait de  nombreux  maîtres.  Afin  de  former  en  nombre  sufflsant  des  hommes 
immédiatement  capables  d'enseigner,  elle  créa,  le  9  brumaire  an  III  (30  oc- 
tobre 1794),  VEcole  normale.  Les  élèves  âgés  de  25  ans  au  moins,  désignés 
par  les  administrations  des  districts  à  raison  d'un  pour  20  000  habitants, 
étaient  externes  et  recevaient  un  traitement  de  100  francs  par  mois  pendant 
la  durée  des  cours;  ainsi  que  ceux  de  l'Ecole  polytechnique,  ils  eurent 
comme  professeurs  les  hommes  les  plus  éminents  de  l'époque,  grâce  aux- 
quels les  sciences  furent,  pour  la  première  fois,  enseignées  avec  un  éclat  qui 
contribua  à  en  propager  le  goût.  Inaugurée  le  l"  pluviôse  an  III  (20  jan- 
vier 1795),  la  première  Ecole  normale  fut  dissoute  le  30  floréal  suivant 
(19  mai). 

La  loi  du  30  vendémiaire  an  lY  maintenait,  en  les  appelant  Ecoles  de 
navigation,  les  34  écoles  t  d'hydrographie  et  de  mathématiques  »  fondées 
en  1791,  pour  la  marine  de  l'Etat  et  pour  la  marine  de  commerce  ;  elle  en 


202  HISTOIRE     SOCIALISTI-: 

établissait  deux  nouvelles  pour  le  commerce  à  Morlaix  et  à  Arles.  Elle  établis_ 
sait  aussi  pour  les  aspirants  de  .marine  trois  corvettes-écoles  à  Brest,  Toulon 
et  Rochefort  ;  de  là  est  sortie  VÈcoh-  navale.  Cette  même  loi  prévoyait  enfin 
une  «  Ecole  des  géographes  »  qui,  établie  à  Paris,  exerça  ses  élèves  «  aux 
opérations  géographiques  et  topo;jrapliiqiaes,  nux  calculs  qui  y  sont  relatifs 
et  au  dessin  de  la  carte  ».  On  lit  à  son  sujet  dans  la  Statistique  générale 
et  particulière  de  la  France,  publiée  en  1803  par  l'éditeur  Buisson  (t.  111, 
p.  32)  :  «  Cette  école  des  géographes  vient  d'être  suppriiaée  par  un 
arrêté  qui  supprime  en  même  temps  le  Bureau  du  cadastre  ».  L'ouvrage 
cité  ne  donne  pas  la  date  de  cet  arrêté  qui  est  du  3  germinal  an  X 
(24  mars  1802).  On  s'était,  bien  entendu,  préoccupé,  avant  la  fondation 
de  cette  école,  de  fournir  des  caries  aux  armées.  Un  arrêté  du  comité 
de  salut  public  du  20  prairial  an  II  (8  juin  1794)  avait  constitué,  sous  la  di- 
rection de  la  commission  des  travaux  publics,  une  «  Agence  des  cartes  et 
plans  »  chargée  de  centraliseï'  les  cartes  et  ouvrases  géographiques  de  toutes 
provenances;  le  même  arrêté  maintenait  cependant  le  Dépôt  de  la  Guerre, 
«  dépôt  particulier,  extrait  du  dépôt  général,  où  seront  réunis  toutes  les 
cartes,  plans  et  mémoires  jugés  utiles  pour  le  courant  des  opérations  des 
armées  de  terre  et  de  mer  ».  Celte  section  de  l'Agence  «  finit  par  absorber 
celle-ci  ».  A  côté  de  cette  Agence  et  de  ce  Dépôt,  le  comité  de  salut  public 
créa  pour  so<n  usage  particulier,  afin  de  suivre  «  les  mouvements,  les  actions 
et  les  opérations  des  armées  en  présence  »,  un  «  Cabinet  topographique  » 
divisé  en  plusieurs  bureaux  (3  fructidor  an  11-20  août  1794)  qui  eut,  à  un  mo- 
ment, une  assez  grande  importance;  Bonaparte,  nous  l'avons  vra  (rhap.  s),  y 
fut  attaché  en  août  1795  ;  un  arrêté  du  22  floréal  an  V  (11  mai  1797)  le  réunit 
au  Dépôt  de  la  Guerre  qui  était  réorganisé  {Revice  d'histoire  rédigée  à  l'état- 
major  de  l'armée.,  u°  de  décembre  1903,  p.  482  et  48;i);  une  instruction  régle- 
mentaire du  17  nivôse  an  VII  (6  janvier  1799)  définit  de nonaveau  le  servicedes 
ingénieurs  géographes  appelés  «  ingénieurs  artistes  »,  et  détermina  leurs 
attributions  (colonel  Berthaut,  Les  ingénieurs  géographes  ?nililaires,  1"  vol. 
p.  126  a  134). 

Les  Ecoles  polytechnique,  d'artillerie,  des  ingénieurs  '  militaires,  des 
ponts  et  chaussés,  des  mines,  des  ingénieurs  de  vaisseaux,  de  navigation,  de 
marine, et  des  géographes,  dont  je  viensde  parler,  étaient  destinées  à  assurer 
des  services  de  l'Etat,  elles  coinstituèrent,  d'après  la  loi  du  30  vendémiaire 
an  IV,  les  «  Ecoles  de  services  publics  »  dont  les  élèves  (art.  4)  étaient  sala- 
riés par  l'Etat.  La  loi  du  23  fructblor  an  VII  (9  septembre  1799 j,  «  relative 
au  personnel  de  la  guerre  »,  institua  à  Versailles,  Lunéville  et  Angers  trois 
«  écoles  nationales  d'instruction  des  troupes  à  cheval  »  qui  ont  été  l'origine 
lie  l'Ecole  de  cavalerie  de  Saumur;  depuis  un  arrêté  du  Directoire  dû  16 
fructidur  an  IV  (2  septembre  1796),  existait  au  Manège  de  Versailles  u:ie 
«école  nationale  d'équitation  »  où  «  chaque  régiment  de  troupes  à  cheval  » 


HISTOIRE     SOCIALISTE  203 

devait  envoyer  un  lieutenant  ou  sous-lieuleiianlet  un  sous-officier  (Archives 
nation rile«,  AF  IV  399). 

Outre  ces  école?,  d'autres  furent  organisées  qui,  ou  n'avaient  véritable- 
ment pas  le  caractère  des  écoles  précédentes,  ou  l'avaient,  du  moins  par- 
tiellement, sans  qu'il  leur  fût  reconnu  par  la  loi  du  30  vendémiaire.  Ainsi  la 
loi  du  14  frimaire  an  HI  (4  décem,bre  1794),  menlionnée  plus  haut,  avait  dé- 
crété la  substitution,  aux  trois  facultés  de  médecine  de  Paris,  de  Montpellier 
et  de  Strasbourg,  de  trois  écoles  dites  «  de  sanlé  »,  que  la  loi  du  3  brumaire 
;m  IV  appela  Ecoles  de  médecine  ;  elles  étaient  chargées  de  préparer  des 
médecins  pour  l'armée  et  pour  la  marine.  Les  élèves  de  l'Etat  touchaient 
1  200  francs  de  traitement  annuel  comme  les  élèves  de  l'Ecole  polytechnique; 
mais,  à  côté  d'eux,  étaient  admis  dans  les  mêmes  écoles  de  médecine  des 
étudiants  libres,  même  des  étrangers.  Dans  un  rapport  au  Conseil  des  Cinq- 
Cents,  le  14  germinal  an  V  (3  avril  1797),  Vitet  constatait  le  succès  des 
écoles  de  Paris  et  de  Montpellier,  celle  de  Strasbourg  allait  moins  bien.  En 
outre,  une  école  de  médecine  se  maintint  à  Caen  ;  on  lit,  en  effet,  dans  le 
compte  rendu  d'une  mission  remplie  par  Fourcroy  en  ^oréal  an  IX  (mai  1801)  : 
«  L'ancienne  école  de  médecine  de  Caen  s'est  soutenue...  Elle  continue  ses 
exercices  et  ses  leçons...  Elle  a  de  40  à  50  élèves.  On  n'y  fait  plus  de  récep- 
tion depuis  trois  ou  quatre  ans,  d'après  une  lettre  du  ministre  François  (de 
Neufchâteau)  »  (Rocquain,  État  de  la  France  au  18  brumaire,  p.  200). 

11  y  eut,  à,  l'école  de  Paris  (A.  Prévost,  L'École  de  santé  de  Paris, 
1794-1809,  \>.  28),  par  décision  du  9  nivôse  an  V  (29  décembre  1796),  un  cours 
..'accouchement  pour  les  élèves  sages-femmes.  On  enseigna,  ce  qui  était  nou- 
veau, du  moins  en  France,  la  médecine  légale,  l'histoire  delà  médecine,  l'hy- 
giène, la  physique  médicale.  Tandis  que  des  cours  théoriques  et  pratiques 
étaient  faits,  à  l'hôpital  militaire  du  Val-de-Grâce,  aux  élèves  rétribués  par 
l'Etat,  d'autres  cours  avaient  lieu,  à  l'Hôtel-Dieu  (hospice  de  l'Humanité)  et  à 
la  Charité  (hospice  de  l'Unité),  pour  un  certain  nombre  d'élèves  déjà  avancés 
dans  leurs  éludes  et  désignés  par  l'administration  des  hospices  civils  :  l'en- 
seignement à  peu  près  exclusivement  théorique  des  anciennes  FacuUés'fnt,  en 
effet,  olficielleraent  complété,  à  l'exemple  de  ce  que  faisait  depuis  plusieurs 
années  Desault,  parla  leçon  clinique,  l'enseignement  pratique  à  l'hôpital  et  à 
l'amphithéâtre.  , 

La  loi  dn  14  avril  1791  ayant  maintenu  les  règlements  existants  «  relatifs 
à  l'exercice  et  à  l'enseignement  de  la  pharmacie  »,  les  Collèges  des  pharma- 
ciens de  Paris  et  de  Montpellier  avaient  persisté.  Les  pharmaciens  de  Piu-is 
se  constituèrent,  le  30  ventôse  an  IV  (20  mars  1790),  en  «  Soeiélé  libre  »,  et 
continuèrent  l'enseignement  dans  l'établissement  —  où  l'école  est  restée 
jusqu'en  1881  —  de  la  rue  de  l'Arbalète,  qu'un  arrêté  du  3  prairial  an  IV 
(22  mai  1796)  admit  en  qualité  à" Ecole  gratuite  de  pharmacie  {Journal 
des  pharmaciens,  1797-99,  p.  2). 


■^0i  HISTOIRE     SOCIALISTE 

Par  la  loi  du  29  geraiinal  an  111  (18  avril  1795),  avaient  été  réglementées, 
en  partie  pour  le  service  des  armées,  les  Ecoles  vétérinaires  de  Lyon  et  d'Al- 
fort  qui  existaient  avant  la  Révolution;  seulement  la  dernière  était,  par  une 
décision  sur  laquelle  on  devait  revenir,  transférée  à  Versailles. 

La  loi  du  10  germinal  an  III  (30  mars  1795)  organisa,  dans  l'enceinte  de 
la  Bibliothèque  nationale,  VEcole  des  langues  orientales,  avec  des  chaires 
d'arahe,  de  turc,  de  tartare,  de  persan  et  de  malais.  Ce  fut  aussi  dans  l'en- 
ceinte de  la  Bibliothèque  que  la  loi  du  20  prairial  an  111  (8  juin  1795)  établit 
des  cours  sur  les  médailles,  pierres  gravées,  inscriptions  antiques,  sur  l'his- 
toire, l'art,  les  mœurs,  costumes  et  usages  de  l'antiquité. 

Déjà  décidé  en  principe  en  novembre  1793,  l'Institut  national  de  mu- 
sique devenu  le  Conservatoire  de  musique  —  la  déclamation  n'a  été  ajoutée 
que  plus  tard  —  fut  organisé  le  16  thermidor  an  III  (3  août  1795),  pour  ensei- 
gner la  musique  à  600  élèves  des  deux  sexes  pris,  proportionnellement  à  la 
population,  dans  tous  les  départements.  Les  inspecteurs  chargés  de  l'admi- 
nistration furent  tout  d'abord  des  musiciens  tels  que  Gossec,  Grétry,  Lesueur, 
Méhul  et  Cherubini.  Le  Directoire,  en  1796,  mit  Sarrette  à  la  lête  de  l'éta- 
blissement. 

Après  la  suppression  des  Académies  en  1793,  il  avait  été  admis  que  les 
cours  dépendant  des  sociétés  supprimées  seraient  continués  jusqu'à  l'organi- 
sation de  l'instruction  publique.  C'est  ainsi  que  les  écoles  de  peinture  {Ma- 
gasin encyclopédique,  1793,  t.  IX,  p.  107)  et  de  sculpture  d'une  part,  d'ar- 
chitecture de  l'autre,  bi  cntôt  réunies,  et  devenues  VEcole  des  Beaiix-A7-ts, 
subsistèrent  sous  leur  ancienne  forme  et  avec  les  mêmes  professeurs  dans 
les  locaux  qu'elles  occupaient  au  Louvre.  De  même  existaient  encore  en 
l'an  Vil  à  Dijon,  Châlons-sur-Marne,  Toulouse  et  Lyon,  «  comme  écoles  spé- 
ciales provisoirement  conservées  »,  des«  écoles  de  peinture,  sculpture,  archi- 
tecture »  antérieures  à  la  Révolution  (rapport  de  Daubermesnil  à  la  séance 
du  Conseil  des  Cinq-Cents  du  3  vendémiaire  an  VII-24  septembre  1798,  Mo- 
niteur du  7  et  du  8  vendémiaire).  De  plus,  le  titre  V  de  la  loi  du  3  brumaire 
an  IV  conservait  l'Ecole  de  Rome  pour  les  peintres,  sculpteurs  et  architectes 
désignés  par  l'Institut  et,  au  début  de  l'an  VII  (fin  septembre  1798),  le  Direc- 
toire décidait  que  le  peinlre  Suvée  nommé  directeur  rejoindrait  sans  tarder 
son  poste. 

Les  sourds-muets  et  les  aveugles  de  naissance  n'avaient  pas  été  oubliés  : 
la  loi  du  16  nivôse  an  III  (5  janvier  1795)  maintint  les  deux  établissements 
de  Paris  et  de  Bordeaux  précédemment  établis  pour  l'instruction  des  sourai,- 
muets  ;  elle  attribua  à  celui  de  Paris  les  bâtiments  qu'il  occupe  aujourd'hui 
et  créa  dans  chacun  60  places  gratuites.  De  même,  dans  l'Institut  déjà  créé 
pour  les  aveugles  de  naissance,  la  loi  du  10  thermidor  an  III  (28  juillet  1795) 
institua  86  places  gratuites  —  une  par  département. 

Certaines    des  écoles  dont  il  vient  d'être  question,  rentraient  dans  le 


HISTOIRE     SOCIALISTl': 


205 


cadre  de  celles  que  la  loi  du  3  brumaire  an  IV  nommait  «  écoles  spéciales  ». 
Sur  les  dix  catégories  que  celte  loi  prévoyait  sou.>  ce  nom,  c'était  le  cas  pour 
quatre  :  les  écoles  de  médecine,  les  écoles  vétérinaires,  l'institut  de  musique. 


mpm 


les  écoles  des  beaux-arts.  A  l'égard  de  quatre  autres,  y  il  eui  :  pour  l'astro- 
nomie, l'Observatoire,  conservé  et  constitué  en  «  Observatoire  de  la  Répu- 
blique »  par  la  loi  du  31  août  1793,  et  un  «  cours  pratique  d'astro- 
nomie »  fondé  dans  le  palais  actuel  de  l'Institut  par  la  loi  du  19  ger- 
minal an  IV  (8  avril  1796);  pour  les  antiquités,  les  cours  de   la  Bibliothèque 

UV.  419.  —  BiSTOIRE    SOCIALISTE.   —   THEBUIDOR    ET    DIRECTOIRE.  LIV.   419. 


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206  HISTOIRE     SOCIALISTE 


nationale  ;  pour  l'histoire  naturelle,  le  Muséum,  si  heureusement  transformé 
le  10  juin  1793,  agrandi  dans  notre  période  par  les  lois  du  21  frimaire 
an  III  (11  décembre  1794)  et  du  17  prairial  an  IV  (5  juin  1796),  que  le 
manque  de  ressources  fil  rapporter  sauf  en  ce  qui  concernait  les  ter- 
rains réunis  et  ceux  pour  la  réunion  desquels  toutes  les  formalités  étaient 
accomplies  ;  pour  l'économie  rurale,  une  chaire,  dont  le  titulaire  était 
Thouin,  au  Muséum.  Pour  la  géométrie  et  la  mécanique,  s'il  n'y  eut  pas 
d'enseignement  pai^lîeulier,  avait  été  créé  par  la  loi  du  19  vendémiaire 
an  III  (10  octobre  1794)  le  Conservatoire  des  Arls  et  Métiers,  où  des  collec- 
tions de  machines,  d'outils,  de  dessins  et  de  livres  et  des  cours  techniques 
devaient  être  organisés  ;  la  loi  du  22  prairial  an  VI  (10  juin  1798)  finit,  après 
beaucoup  d'hésitations  du  Conseil  des  Cinq-Cents,  par  lui  attribuer  le  bâti- 
ment qu'il  occupe  toujours  et  dont  il  prit  possession  le  12  germinal  an  VII 
(1"  avril  1799).  Enfin,  en  l'an  VU  (1799),  fut  établie  à  Giromagny  «  l'Ecole 
pratique  pour  l'exploitation  et  le  traitement  des  substances  minérales  »,  ori- 
gine de  l'école  de  Saint-Etienne. 

Pour  la  seule  catégorie  des  sciences  politiques,  rien  ne  fut  organisé.  Les 
écoles  de  droit  n'étaient  prévues  nulle  part  :  la  législation,  enseignée  dans 
les  écoles  centrales  à  un  point  de  vue  élémentaire,  avait  été  réservée  à  cette 
école  des  sciences  politiques  à  un  point  de  vue  plus  complet  ;  à  Paris,  deux 
établissements  privés,  1'  «  Académie  de  législation  »  et  1'  «  Université  de 
jurisprudence  »  cherchèrent  à  suppléer  à  cette  lacune  ;  en  province,  grâce 
également  à  des  initiatives  particulières,  un  enseignement  juridique  plus  ou 
moins  développé  fut  donné  à  Naiicy,  Toulouse,  Angers,  Poitiers  et  Rennes 
(Liard,  l'Enseignement  supérieur  en  France,  t.  II,  p.  39j.  11  ne  faut  pas  ou- 
blier que  le  Collège  de  France  fut  conservé  par  la  loi  du  25  messidor  an  III 
(13  juillet  1795)  ;  il  compta  dans  notre  période  dix-huit  chaires,  dont  on  trouve 
l'énumération  dans  \ Almanaeh  national. 

Enfin,  le  1"  vendémiaire  an  IV  (23  septembre  1795),  la  Convention  accor- 
dait une  subvention  de  60000  livres  au  Lycée  des  arts,  établissement  où  son 
fondateur,  Charles  Désaudray,  avait  organisé  des  cours  publics  pourpropager 
les  connaissances  utiles.  Après  l'incendie,  le  25  frimaire  an  VII  (15  décembre 
1798),  du  cirque  construit  en  1787  au  milieu  du  jardin  du  Palais-Royal,  où  il 
était  installé,  cet  établissement,  sans  retrouver  son  ancienne  vogue,  rouvrit 
le  15  prairial  an  VII  (3  juin  1799)  à  TOratoire,  rue  Saint-Honoré,  où  avait  eu 
lieu  auparavant  la  tentative  d'un  cours  gratuit,  fait  sur  ra'.iriculture,  le 
commerce,  la  technologie,  la  philosophie  et  les  sciences  {Moniteur  du  3  ven- 
démiaire an  VI 1-24  septembre  1798)  par  Jacob  Dupont,  l'athée  dont  a  parlé 
Jaurès  (t.  IV,  p.  1467).  11  y  eut  d'autres  établissements  libres  de  ce  genre,  en 
particulier  le  «  Lycée  républicain  »,  qui  ne  méritait  guère  son  épithète,  de 
Laharpe,  et  le  «  Lycée  des  Etrangers  ». 


HISTOIRE     SOCIALISTE  207 


^5.  —  Institutions  scientifiques,  littéraires  et  artistiques. 

A  la  place  des  anciennes  Académies  supprimées,  la  loi  du  3  brumaire 
an  IV  sur  l'organisation  de  l'instruclion  publique  créa  Vlnsiitul.  Divisé  en 
trois  classes  :  1°  sciences  physiques  et  mathématiques  ;  2"  sciences  morales 
et  politiques  ;  3°  littérature  et  beaux-arts,  il  fut  composé  de  membres  rési- 
dant à  Paris,  d'associés  nationaux  et  d'associés  étrangers.  Il  était  destiné  à 
suivre  les  travaux  scientifiques  et  littéraires  et  à  travailler,  par  recherches  et 
publications  de    écouvertes,  au  perfectionnement  des  sciences  et  des  arts. 

.La  création  du  Bureau  des  longitudes  chargé  d'observations  astrono- 
miques et  météorologiques  de  façon,  en  même  temps,  à  servir  la  science  et 
à  être  utile  à  la  navigation,  est  due  à  la  loi  du  7  messidor  an  III  (25  juin  1795). 
Cette  loi  plaçait  l'Observatoire  dans  les  attributions  du  Bureau  des  lon- 
gitudes. 

Du  reste,  un  des  caractères  de  l'époque  fut,  non  seulement  l'utilisation 
au  point  de  vue  immédiat  de  toutes  les  découvertes  scientifiques,  mais  encore 
la  provocation  systématique  à  de  nouvelles  découvertes  accomplies,  peut-on 
dire,  sur  commande  pour  salisl'aire  des  besoins  urgents.  Ainsi,  les  aérostats 
sous  forme  de  ballons  captifs,  furent  employés  par  l'armée  ;  on  ne  se  borna 
pas  à  utiliser  l'art  de  l'aérostation,  on  le  perfectionna  relativement  à  la  pro- 
duction du  gaz,  à  la  légèreté  et  à  la  solidité  de  l'étoffe  de  soie  (rapport  au 
Directoire  sur  les  progrès  réalisés  dans  l'aérostation  de  juillet  i793  au  11  mes- 
sidor an  IV- 29  juin  1796,  date  du  rapport.  Archives  nationales,  AFmo89). 
Dans  son  rapport  du  14  nivôso  an  III  (3  janvier  1795),  Fourcroy  cons- 
tate que  34 ascensions  militaires  ont  déjà  eulieu  et  que  «  plusieurs  compagnies 
d'aérostiers  ont  été  formées  >>.  C'était  dans  le  parc  de  Meudon  qu'on  les  ins- 
truisait et  qu'on  fabriquait  les  appareils,  en  même  temps  qu'on  s'y  livrait  à 
des  expériences  sur  les  poudres  et  les  boulets.  Le  1"  brumaire  an  VI  (22  oc- 
tobre 1797),  Garnerin  faisait  au  parc  Monceau  son  expérience  de  parachute 
renouvelée,  le  3  messidor  an  VII  (21  juin  1799),  au  jardin  Tivoli,  sur  l'empla- 
cement duquel  s^  trouve  actuellement  la  rue  de  Londres,  oîi  le  8  thermidor 
an  VII  (26  juillet  1799),  Blanchard  fit,  avec  l'astronome  La  Lande,  une  ascen- 
sion à  l'aide  de  «  cinq  ballons  réunis  en  un  seul  groupe  »  (recueil  d'Aulard, 
l.Y,  p.  651). 

La  première  disposition  relative  à  l'uniformité  des  poids  et  des  mesures 
avait  été  le  décret  de  l'Assemblée  constituante  du  8  mai  1790  demandant  à 
i-et  effet  le  concours  de  l'Angleterre  et  proposant  de  baser  le  nouveau  sys- 
tème sur  la  longueur  du  pendule  simple  qui  bat  la  seconde.  Cependant,  à  la 
suite  d'un  rapport  d'une  commission  de  l'Académie  des  sciences,  l'Assemblée 
constituante  avait,  le  26  mars  1791,  adopté  comme  base  le  quart  du  méridien. 
En  conséquence  de  ce  vote,  l'Académie  des  sciences  avait  nommé  diverses 
commissions  et,  finalement,  Méchain  et  Delambre  s'étaient  trouvés  chargés 


208  HISTOIRE     SOCIALISTE 


de  la  mesure  de  l'arc  du  méridien  entre  Dunkerque  et  Barcelone.  Par  la  loi 
du  I"  août  1793,  la  Convention  ratifiait  comme  base  «la mesure  du  méridien 
de  la  terre,  et  la  division  décimale  »  ;  en  attendant  que  les  travaux  néces- 
saires fussent  terminés,  était  indiquée,  d'après  d'anciens  calculs,  une  déter- 
mination provisoire  des  unités  admises. 

Les  travaux  de  Delambre  et  de  Méchain,  le  premier  chargé  de  la  partie 
Nord,  de  Dunkerque  à  Rodez,  et  le  second  de  la  partie  Sud,  de  Rodez  à  Bar- 
celone, commencés  en  juin  1792,  suspendus  pendant  l'année  1794  et  le  début 
de  1795,  furent  repris,  en  vertu  de  la  loi  du  18  germinal  an  III  (7  avril  1795) 
qui  consacra  l'existence  du  nouveau  système  ;  seulement  la  substitution  des 
nouvelles  mesures  aux  anciennes  ne  commença  qu'avec  la  loi  du  1"  vendé- 
miaire an  IV  (23  septembre  1795),  encore  ne  s'agissait-il  que  de  l'usage  du 
mC'tre  ù  la  place  de  i'aune  à  Paris  et  dans  la  Seine.  Ces  deux  dernières  lois, 
ainsi  que  je  l'ai  ciéjà  mentionné  (§  2),  s'occupaient  aussi  de|la  vériQcaiion  des 
poids  et  mesures.  Divers  arrélés  du  Directoire  (27  pluviôse  an  VI-i5  février  1798 
pour  le  stère,  19  germinal  et  11  thermidor  an  VII-8  avril  et  29  juillet  1799  pour 
les  mesures  de  capacité,  loi  du  17  floréal  au  VII-6  mai  1799  et  arrêté  du  26  ven- 
démiaire an  VIiI-18  octobre  1799  pour  les  monnaies)  visèrent  à  étendre  l'ap- 
plication du  nouveau  système.  Chose  remarquable,  une  commission  inlenia- 
tionale  de  .^avants  étrangers  avait  été  convoquée  à  Paris  pour  étudier  les  cal- 
culs des  savants  français  et  fixer  définitivement  avec  eux  la  valeur  des  unités 
fondamen laies  des  poids  et  mesures,  le  kilogramme  et  le  mètre.  Lorsque  cette 
commission  qui  comprit  des  délégués  du  Danemark,  de  l'Espagne,  de  la  Sar- 
daigne  et  des  Républiques  alliées,  se  ro;uiit,  le  25  vendémiaire  an  VII  (16  oc- 
tobre 1798),  nos  savants,  Delambre  et  Méchain  pour  le  mètre,  Lel'ebvre-Gi- 
neau  puur  le  kikgramme,  venaient  de  lerminer  leurs  travaux  qui  furent 
vérifiés  et  approuvés.  Des  rapports  lus  à  une  séance  générale  de  l'Institut,  le 
2  prairial  an  VII  (21  mai  1799),  résultait  pour  les  valeurs  définitives,  com- 
parées aux  valeurs  provisoirement  admises,  une  très  légère  différence  en 
moins.  Ces  rapports  furent  présentés  au  Corps  législatif  par  l'Institut,  le  4mes- 
sidor  an VII  (22  juin  1799),  avec  les  deux  étalons  en  platine,  donnant  la  lon- 
gueur du  mètre  et  le  poids  du  kilogramme,  qu'avaient  établis  Etienne  Le- 
noir  et  Fortin  sous  la  direction  des  savants  de  la  commission.  Ces  étalons 
furent  dépoeés  le  même  jour  aux  Archives  nationales  où  ils  sont  toujours. 
La  loi  du  19  fri.maire  an  VIII  (10  décembre  1799)  abrogea  la  fixation  provi- 
soire de  la  longueur  du  mètre,  établie  le  l"aoûL  1793  et  maintenue  par  la  loi 
du  ISgerminal  an III,  et  elle  consacra  la  nouvelle  détermination. Tout  récem- 
ment, la  loi  du  4  juillet  1903  a  substitué,  comme  unités  fondamentales  du 
système  métrique,  au  mètre  et  au  kilogramme  déposés  aux  Archives  le  4  mes- 
sidor an  VII,  les  prototypes  internationaux  sanctionnés  par  la  Conférence  gé- 
nérale des  poids  et  mesures  tenue  à  Paris  en  1889,  faits  conformément  à  ce 
mètre  et  à  ce  kilo,  et  déposés  au  pavillon  de  Bret-^uil  à  Sèvres;  ce  sont  les 


HISTOIRE  .SOCIALISTlî  209 

copies  de  ces  prototypes,  déposées  aussi  aux  Archives,  qui  sont  devenues 
les  étalons  légaux  pour  la  France  :  le  mètre  et  le  kilo  de  l'an  VII,  laissés  aux 
Archives,  n'ont  plus  qu'une  valeur  historique. 

Si,  dans  la  période  révolutionnaire,  on  s'est,  d'une  façon  générale,  indis- 
cutablement intéressé  aux  œuvres  scientifiques,  en  fut-il  de  même  pour  les 
œuvres  d'érudition  ou  d'art?  Cela  est  contesté  par  certains  auteurs  d'autant 
plus  sévères  qu'ils  le  sont  de  parti  pris.  Sans  doute,  des  destructions  regret- 
tables ont  eu  lieu;  seulement  ces  destructions,  qui  n'ont  pas  été  spéciales  à 
cette  période,  caractérisent  non  l'esprit  des  révolutionnaires,  mais  l'ignorance 
des  esprits  qui  étaient  en  la  circonstance  ce  que  l'ancien  régime  les  avait 
faits.  C'est  ce  qu'a  dû  constater  l'homme  dont  les  rapports  mensongers  du 
14  fructidor  an  II,  8  brumaire  et  24  frimaire  an  III  (31  août,  29  octobre  et 
14  décembre  1794)  sur  les  actes  de  «  vandalisme  »  ont  été  exploités  avec 
amourpar  tous  les  réactionnaires,  l'évêque  Grégoire.  Entre  parenthèses,  lorsque 
celui-ci,  parlant  du  «  vandalisme  »,  a  écrit  dans  ses  Mémoires  (t.  I",  p.  346)  : 
«  Je  créai  le  mot  pour  tuer  la  chose  »,  il  s'est  vanté,  du  moins  dans  sa  pré- 
tention d'avoir  été  le  premier  h  vouloir  empêcher  la  chose.  Quant  à  la  créa- 
tion du  mot.  M.  Eugène  Despois  {Le  vandalisme  révolu tionnaire,  p.  222)  a 
objecté,  à  tort,  que  ce  mot  se  trouvait  déjà  dans  un  rapport  de  Lakanal  (voir 
Procès-verbaux  du  comité  d'instruction  publique,  de  J.  Guillaume,  t.  I", 
p.  478):  en  tout  cas,  ce  rapport  alîoutit  à  un  décret  de  la  Convention  du 
6  juin  1793  ayant  pour  but  de  réprimer  la  chose:  «  La  Convention  nationale, 
ouï  le  rapport  de  son  comité  d'instruction  publique,  décrète  la  peine  de 
deux  ans  de  fers  contre  quiconque  dégradera  les  monuments  des  arts  dépen- 
dant des  propriétés  nationales  ».  Grégoire  a  dit  lui-même  de  ces  dégrada- 
tions dans  le  dernier  rapport  cité  plus  haut  [Moniteur  du  27  frimaire- 17  dé- 
cembre, p.  365)  :  «  Voilà  les  effets  de  l'ignorance  ».  C'est  ce  qu'a  avoué  aussi, 
sans  le  vouloir,  M.  Courajod  ;  parlant  delà  Convention  après  Thermidor,  il  écrit 
dans  son  volume,  Alexandre  Lenoir,  etc.  (p.  xxn)  :  «  Elle  ne  changea  pas  et 
elle  ne  pouvait  pas  changer  les  mœurs,  les  idées  et  le  tempérament  révolution- 
naires »;  or  (p.  CLXx).  il  remarque  que  «  ces  hommes  étaient  tels 
que  les  avait  faits  le.  milieu  dont  ils  sortaient  ».  Ce  que  ne  pouvait 
changer  la  Convention,  ni  avant  ni  après  Thermidor,  n'était  donc,  de 
l'aveu  de  M.  Courajod,  que  le  résultat  du  régime  monarchique  qui  les 
avait  ou  plutôt  ne  les  avait  pas  éduqués  et  qui  paraît  lui  avoir  été  cher. 
La  preuve  que  ce  critique  a  plus  écouté  ses  passions  rétrogrades  qu'un 
amour  désintéressé  de  l'art,  se  trouve  dans  sa  manière  d'apprécier  ce 
qu'il  ne  peut  vraiment  pas  désapprouver  :  quand  le  blâme  ne  lui  est  pas 
possible,  on  agissait  «  plus  ou  moins  consciemment  »  (p.xxm);  quand  on  a 
parlé  trop  clairement  dans  son  sens  pour  permettre  la  moindre  insinuation 
d'inconscience,  «  on  hurlait...  en  faveur  de  l'art  »  (p.  xliv).  Du  reste,  les  Cou- 
rajod toujours  prêts  à  calomnier  outrageusement  les  partis  avancés,  savent 


210  HISTOIRE     SOCIALISTE 

faire  bénéficier  de  leih*  silence  inique  tous  ceux  qui  tentèrent  d'enrayer  le 
mouvement  démocratique.  Ah!  ci  Mercier,  au  lieu  d'avoir  été  un  Girondin, 
avait  été  un  Jacobin  ou  un  Montagnard,  quel  étalage  indigné  de  leur  amour 
de  l'art  n'aurions-nous  pas  eu  à  propos  de  cette  phrase  écrite  dans  un  rapport 
ridicule,  qu'elle  ne  dépare  pas,  au  Conseil  des  Cinq-Cents,  le  17  fructidor  an  IV 
(3  septerabn»  1796)  :  «  C'est  le  refrain  éternel  de  la  folie  de  crier  au  vanda- 
lisme, parce  que  l'on  a  mutilé  des  monuments  périssables  ».  Si  M.  Courajod 
n'a  pas  reproché  cette  phrase  à  Mercier,  il  est  vrai  qu'il  a  signalé  une  autre 
opinion  de  celui-ci,  mais  pour  la  reprocher  aux  républicains  avancés  de  la 
Révolution.  Mercier  ayant,  m>ant  1789  (L'Ecole  royale  des  élèves  pi'otégés, 
p.  Lxxxvii),  combattu  l'institution  d'écoles  gratuites  de  dessin, iM.  Courajod 
traduit  :  «  voilà  ce  que  les  révolutionnaires  pensaient  des  arts  en  général  »; 
puis,  prévoyant  l'objection  que  suscite  un  pareil  procédé,  il  se  borne  à  décla- 
rer péremptoirement  à  la  page  suivante  :  «  qu'on  ne  m'objecte  pas  que  je 
rends  la  Révolution  injustement  responsable  des  opinions  personnelles  d'un 
excentrique  écrivain  dont  l'orthodoxie  démagogique  est  suspecte  »,  et  il 
maintient  son  inqualifiable  généralisation.  Laissons  les  gens  d'une  partialité 
si  difficile  à  satisfaire  et  voyons  les  actes. 

Les  Archives  nationales  installées  au  Louvre  en  vertu  de  la  loi  du  20  fé- 
vrier 1793,  avaient  été  organisées  par  la  loi  du  7  messidor  an  II  (25juinl794); 
mais  c'est  un  arrêté  du'5  floréal  an  IV  (24avriH796)  qui  constitua  pour  Paris 
le  bureau  de  triage  auquel  en  grande  partie  fut  dû  leur  classemeixt.  Pour  la 
province,  la  loi  du  5  brumaire  an  V  (26  octobre  1796)  avait  décidé  le  transport 
aux  chefs-lieux  des  départements  des  archives  précédemment  centralisées  aux 
chefs-lieux  des  districts. 

Une  loi  du  25  vendémiaire  an  IV  (17  octobre  1795),  sur  l'organisation  de 
la  Bibliothèque  nationale,  ancienne  Bibliothèque  du  roi,  mettait  à  sa  tête 
huit  conservateurs,  deux  pour  les  imprimés,  trois  pour  les  manuscrits,  deux 
pour  les  antiques,  médailles  et  pierres  gravées  et  un  pour  les  estampes,  qui, 
tous  les  ans,  désignaient  parmi  eux  un  directeur.  La  Bibliothèque  Sainte- 
Geneviève  saisie  comme  bien  de  corporation  religieuse  et  nationalisée,  était 
devenue  la  «  Bibliothèque  du  Panthéon  »,  qui  servit  alors  surtout  aux  écoles 
centrales  ;  la  Bibliothèque  Mazarine,  devenue  la  «  Bibliothèque  des  Quatre- 
Nations  »,  resta  ce  qu'elle  était.  En  frimaire  an  III  (décembre  1794),  avait  été, 
grâce  notamment  aux  collections  du  comte  d'Artois,  constitué  le  «  dépôt  na- 
tional littéraire  de  l'Arsenal  »,  qu'un  arrêté  du  Directoire,  du  9  floréal  an  V 
(28  avril  1797),  transforma  en  «  Bibliothèque  nationale  et  publique  de  l'Ar- 
senal ».  Toutes  cesbibliothèquespurent,  en  vertu  de  la  loi  du  26  fructidor  an  V 
(12  septembre  1797)  et  de  diverses  circulaires  ministérielles,  avec  certains  pri- 
vilèges spéciaux  pour  la  Bibliothèque  nationale,  s'accroître  en  puisant  dans 
les  dépôts  provisoires  où  avaient  été  placées  les  bibliothèques  des  émigrés  et 
des  communautés  ecclésiastiques.  La  bibliothèque  de  l'ancienne  abbaye  de 


HISTOIRE     SOCIALISTE  '»i 


Saint- Germain-des-Prés  avait  malheureusement  été  riétruite  par  un  incendie 
dans  la  nuit  du  2  au  3  fructidor  an  II  (19  au  20  août  1794). 

Le  Musée  du  Louvre,  après  divers  retards,  avait  été  ouvert  le  18  bru- 
maire an  II  (8  novembre  1793)  et  le  projet  de  constituer  des  musées  dans  les 
départements  date  de  cette  même  année  :  le  10  fructidor  an  III  (27  août  1795"), 
on  ouvrait  celui  de  Toulouse;  d'autres  musées  s'ouvrirent  notamment  à  Mar- 
seille, Lyon,  Avignon,  Rennes  (rapport  .le  Daubermesnil  aux  Cinq -Cents,  le 
3  vendémiaire  an  VII-24  septembre  1798).  Quant  au  Musée  du  Louvre,  je  dois 
constater  que,  dès  la  fin  de  l'an  II,  on  eut  recours,  pour  l'enrichir,  à  un  pro- 
cédé qui  ne  saurait  être  trop  flétri.  Des  chefs-d'œuvre  de  l'école  flamande 
étaient  enlevés  de  Belgique  et  expédiés  à  Paris  aux  applaudissements  deCrté- 
goire  (rapport,  cité  plus  haut,  du  14  fructidor  an  II)  pour  qui  cela  n'était  pas 
du  vandalisme,  au  contraire  ;  dans  la  séance  de  la  Convention  du  4*  jour  sans- 
culottide  de  l'an  II  (20  septembre  1794),  Guyton  de  .Morveau  annonçait  «  l'ar- 
rivée du  premier  envoi  des  superbes  tableaux  recueillis  dans  la  Belgique  ». 
Ces  spoliations,  ces  indignes  abus  de  la  force,  que  Bonaparte  et  le  Directoire 
devaient  en  Italie,  sur  une  plus  grande  échelle,  l'un  commettre,  l'autre  en- 
courager, furent  répruuvés,  à  la  fin  de  l'an  IV  (septembre  1796),  mais  rien 
que  pour  l'Italie,  dans  une  brochure  de  Quatremère  de  Quincy  intitulée 
Lettres  sur  le  préjudice  qii' occasionnerait  à  la  science  le  déplacement  des 
monuments  de  l'Italie  ;  à  la  suite  de  la  brochure  figurait  une  pétition  dans 
le  même  sens  signée,  sans  distinction  d'opinions,  par  de  nombreux  artistes 
tels  que  Lethière,  Fontaine,  Percier,  Moreau  jeune,  Lesueur,  Pajou,  David, 
Suvée,  Vien,  Girodet,  Boizot,  Soufflot,  Roland.  Il  est  vrai  que  d'autres,  parmi 
lesquels  Isabey,  Gérard,  Carie  Vernet,  Lenoir,  signèrent,  en  sens  contraire, 
une  pétition  publiée  dans  le  Moniteur  du  12  vendémiaire  an  V  (3  octobre  1796). 
Ce  qu'on  prit  ainsi  fut  repris  plus  tard  ;  cependant  est  restée  au  Muséum  la 
collection  d'histoire  naturelle  du  stathouder  sur  les  biens  duquel  «  la  France 
croit  devoir  exercer  un  droit...  qui  lui  est  acquis  par  la  force  des  armes  », 
avait  tranquillement  écrit,  le  21  ventôse  an  III  (11  mars  1795),  à  l'assemblée 
batave,  notre  représentant  près  l'armée  du  Nord,  Alquier  [Moniteur  du  13ger- 
minal-2  avril  1795).  A  la  suite  d'une  proposition  du  général  Pommereul,  l'au- 
teur, en  l'an  IV,  des  Institutions  propres  à  faire  fleurir  les  arts  en  France, 
benezech,  ministre  de  l'Intérieur,  par  un  arrêté  du  23  floréal  an  V  (12  mai  1797), 
adjoignit  au  Musée  du  Louvre,  sous  le  nom  de  Chalcographie  française,  un  éta- 
blissement chargé  de  l'exécution  de  gravures,  soit  à  l'aide  des  planches  an- 
ciennes dont  il  devenait  le  dépositaire,  environ  un  millier,  soit  avec  les 
planches  nouvelles  qu'il  ferait  exécuter,  et  de  la  "vente  des  épreuve^.  Cette 
vente  était  complètement  organisée  le  1"  prairial  an  VII-20  mai  1799  (recueil 
d'Aulard,  t.  V,  p.  517). 

La  collection  de  monuments  de  l'ancienne  statuaire  française  et  d'objets 
d'art,  formée  par  Alexandre  Lenoir  et  dispersée  par  la  Restauration,  avait  été 


HISTOIUi:     SOCIALISTE 


ouverte  au  public  le  15  fructidor  an  III  (1"  septembre  1795).  Il  n'est  que  juste 
de  Jouer  Lenoir  de  son  initiative  et  de  sa  persévérance;  mais  on  doit  dire 
aussi,  malgré  la  malveillance  de  M.  Courajod,  qu'il  fut  heureusement  auto- 
risé, puis  félicité  de  son  .<  zèle  »,  par  le  comité  d'instruction  publique  de  la 
Convention  (Alexandre  Lenoir,  etc.,  p.  clxii,  note)  dont  l'arrôLé  du  29  vendé- 
miaire an  IV  (21  octobre  1795)  —  arrêté  confirmé  par  le  ministre  de  l'Intérieur 
le  19  germinal  an  IV  (8  avril  1796)  —  transforma  le  «  dépôt  national  des  mo- 
numents des  arts  rue  des Petits-Augustins  »  (sur  l'emplacement  actuel  i!e  l'E- 
cole des  Beaux-Arts,  rue  Bonaparte)  en  un  «Musée  de  monuments  français». 

D'autre  part,  un  arrêté  du  9  thermidor  an  III  (27  juillet  1795)  ordonna  la 
réunion  dans  l'ancien  couvent  de  Saint-Thomas-d'Aquin  des  éléments  du 
Musée  d'artillerie  dispersés  en  1789. 

Les  manufactures  des  Gobelins  et  de  Sèvres  furent  conservées,  mais  ne 
reçurent  que  des  fonds  très  insuffisants.  Cependant  la  production  continua 
puisque  le  jury  de  l'exposition  de  l'an  VII  (voir  §8)  déclarait  qu'il  n'y  avait 
ailleurs  «  rien  de  comparable  aux  produits  étonnants  de  Sèvres  »  [Moniteur 
du  2  brumaire  an  VII-23  octobre  179S). 

Aux  actes  en  faveur  des  choses,  il  faut  joindre  les  actes  en  faveur  des 
personnes  :  en  l'an  III,  par  trois  décrets  en  date  du  17  vendémiaire,  27  ger- 
minal et  18  fructidor  (8  octobre  1794,  16  avril  et  4  septembre  1795),  la  Con- 
vention alloua  605500  livres  en  secours  ou  gratifications  à  des  savants,  gens 
de  lettres  et  artistes. 

Conformément  à  l'art.  301  de  la  Constitution  de  l'an  III,  la  loi  du  3  bru- 
maire an  IV  sur  l'instruction  (titre  vi)  avait  institué  sept  fêtes  nationales  par 
an,  en  l'honneur  de  la  République,  de  la  Jeunesse,  des  Epoux,  de  la  Recon- 
naissance, de  l'Agriculture,  de  la  Liberté  (celle-ci  durait  deux  jours)  et  des 
Vieillards.  Ces  fêtes  devaient  être  célébrées  dans  chaque  canton  par  des  clianis 
patriotiques,  des  discours  sur  la  morale  civique,  des  banquets  fraternels  et 
divers  jeux  publics.  C'était  là  une  tentative  pour  éliminer  les  fêlrs  religieuses 
et  la  religion  catholique  romaine,  «  en  leur  sabslituanl  des  im,iressions  nou- 
velles plus  analogues  à  l'ordre  de  choses  actuel,  plus  conformes  à  la  raison  et 
à  la  saine  morale  »,  pour  employer  les  termes  d'une  lettre  du  Directoire  à 
Bonaparte,  citée  par  M.  Aulard  [Histoire  politique  de  la  Révolution  française, 
p.  642).  L'architecte  Chalgrin  eut  la  direction  de  ces  fêtes  à  Paris  de  l'an  IV  à 
l'an  VII  (1795  à  1799). 

A  l'occasion  de  la  fête  de  la  Liberté,  le  10  thermidor  an  IV  (28 juillet  179ti), 
on  put  constater  que  des  généraux  commençaient  à  se  croire  tout  permis  ; 
une  revue  calme,  la  Décade  philosophique,  écrivait,  en  effet,  dans  son  n°  du 
20  thermidor  an  IV-7  août  1796  (t.  X,  p.  301)  :  «  Des  crocheteurs  revêtus 
d'habits  de  généraux  ont  rudoyé  le  peuple  de  la  manière  la  plus  indigne... 
11  n'est  pas  impossible  de  maintenir  l'ordre  dans  les  fêtes,  sans  lâcher  la  bride 
à  l'insolence  de  quelques  militaires  qui  se  prévalent  de  la  force  qu'on  leur  a 


I 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


213 


momentanément  conliée  ».  Le  9  thermidor  an  VI  (27  juillet  i798),  cette  même 
fêle  vit  «  l'entrée  triomphale  des  objets  de  sciences  et  d'arts  recueillis  en 


Portrait  d'Isabey,  par  (iÈRAUD. 
(Musée  du  Louvre.) 

Italie»  et  auxquels  il  a  été  fait  allusion  tout  à  l'heure.  Une  trentaine  de  chars 
contenant  des  statues,  des  tableaux,  «  des  animaux  des  déserts  brûlants 
d'Afrique,  d'autres  venus  des  climats  glacés  du  Nord  »,  et  quelques  arbustes 

LIV.  420.   —  HISTOIRE    SOCIALISTE.    —  THEHMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  UV.  420. 


214  HISTOIRE     SOCIALISTE 

rapportés  «  de  l'île  delaTrinito  »  défilèrent  sous  la  pluie,  depuis  le  Jardin  <ies 
Plantes  jusqu'au  Champ-de-Mars,  en  suivant  ce  qui  cousliluait  alors  les  bou- 
levarils  extérieurs  de  la  rive  gauche.  Le  discours  prononcé  à  ce  propos  par 
le  ministre  de  l'Intérieur,  François  (de  Neufchâteau),  est  un  modèle  de  celte 
niaise  vantardise  qu'ont  si  grossièrement  exploitée  depuis.les  meneurs  natio- 
nalistes ;  il  félicita  sérieusement  les  plus  grands  génies  artistiques  de  la  bonne 
aubaine  qui  leur  arrivait  :  «  C'était  pour  la  France,  s'écria-t-il,  que  vous  en- 
fantiez vos  chefs-d'œuvre...  réjouissez-vous,  morts  fameux,  vous  entrez  en 
possession  de  votre  renommée  »,  et,  avec  une  outrecuidante  inconscience, 
il  déclara  qu'une  telle  cérémonie  était  la  preuve  de  la  disparition  du  «  van- 
dalisme ».  Le  lendemain,  10  thermidor  (28  juillet),  ces  objets  furent  pré- 
sentés au  Directoire. 

Une  des  gran  les  attractions  de  ces  fêtes  fut  le  feu  d'artifice  ;  il  y  eut  aussi 
des  courses  diverses  et  voici,  pour  les  amateurs  de  records,  les  résultats  obte- 
nus par  les  vainqueurs,  le  jour  de  la  fête  de  la  République,  le  1"  vendémiaire 
an  VII  (22  septembre  1798)  :  course-  à  pied,  251  ""50  en  32  secondes  7/10; 
couises  à  cheval,  2575  mètres  en  3  minutes  31  secondes;  courses  de  chars, 
1478  mètres  en  2  minutes  13  secondes  [Décade  philosophique  du  20  vendé- 
miaire an  YII-11  octobre  1798,  t.  XIX,  p.  113-116). 

§  6.  —  Sciences,  lettres  et  arts. 

Qu'a  produit  de  saillant  dans  notre  période  la  culture  des  sciences,  des 
lettres  et  des  arts,  c'est  ce  que  je  vais  maintenant  essayer  de  résumer.  Les 
sciences  tiennent  incontestablement  la  tête,  et  les  mathématiques  pures  ont 
été,  en  particulier,  très  favorisées.  L'analyse  inlinitésimale  qui  étuiiie  à  fond 
les  variations  simultanees.de  quantités  dépendant  les  unes  des  autres,  et  qui 
comprend  le  calcul  différentiel  et  son  inverse  le  calcul  intégral,  fut  le  sujet 
de  travaux  importants  :  en  1797,  Lagrange  faisait  paraître  sa  Théorie  des  fonc- 
tions analytiques  ;  la  même  année.  Carnet,  dans  ses  Réflexions  sur  la  méta- 
physique du  calculin/initésitnal,  YiTenait  parti  contre  le  système  de  Lagrange 
qui  allait  donner  un  complément  à  son  œuvre  dans  les  Leçons  sur  le  calcul 
des  fonctions,  professées  par  lui  en  1799.  Lacroix  publiait  des  ouvrages  d'en- 
seignement qui,  s'ils  ont  vieilli,  méritent,  paraît-il,  toujours,  à  cause  de  leur 
méthode,  d'êlre  mentionnés  :  en  1797,  son  Traité  du  calcul  différentiel  et  du 
calcul  intégral  ;  en  1798,  son  Traité  élémentaire  de  trigonométrie;  en  1799, 
ses  Élémcîits  d'algèbre  et  ses  Éléments  de  géométrie  conçus  dans  un  esprit 
jugé  par  certains  préférable  à  celui  des  Éléments  de  géométrie  deLegendre; 
édités  en  1794  ceux-ci  eurent  un  immense  succès.  Monge  donnait,  en  1799,  sa 
Géométrie  doscriptive ,  science  dont  il  avait  fait  le  premier  un  exposé  doctri- 
nal, rendu  public  dans  ses  leçons  de  l'Ecole  normale. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  215 

En  astronomie,  l'année  1799  voyait  paraître  les  deux  volumes  formant 
la  première  partie,  la  plus  importante  au  point  de  vue  des  principes,  du  Traité 
de  mécanique  céleste  de  Laplace,  œuvre  capitale  dans  laquelle  il  exposait  une 
théorie  de  la  formation  de  l'univers  pour  laquelle,  suivant  son  mot,  il  n'avait 
pas  m  besoin  de  recourir  à  l'hypothèse  de  Dieu,  et  les  nombreuses  décou- 
verles  astronomiques  faites  par  lui  au  moyen  de  l'analyse  mathématique. 
11  avait  lui- môme  vulgarisé  d'avance  son  grand  ouvrage  dans  VExposition 
du  système  du  monde  publié  en  1798.  Le  5  et  le  6  mai  1795,  La  Lande  obser- 
vait un  astre  jusque-Là  ignoré  ;  il  rangea  parmi  les  étoiles  cet  astre  qui  ne 
serait  autre  que  la  célèbre  planète  Neptune. 

C'est  en  1798,  nous  l'avons  vu  dans  le  paragraphe  précédent,  que  furent 
terminées  par  Delarabre  et  Méchain  les  opérations,  commencées  en  1792,  de  la 
mesure  de  l'arc  du  méridien  compris  entre  Dunkerque  et  Barcelone. 

C'est  en  1797  que  Duvillard,  présenta  à  l'Institut  sa  Table  de  mortalité 
donnant  âge  par  âge  le  nombre  des  survivants  d'un  groupe  déterminé  d'indi- 
vidus ;  employée  longtemps  pour  les  calculs  d'assurances  en  cas  de  décès, 
cette  Table  qui  ne  correspond  pas  Ji  la  répartition  actuelle  de  la  mortalité  est 
maintenant  à  peu  près  abandonnée. 

En  chimie,  Vauquelin  isolait  le  chrome  (1797)  et  découvrait,  en  1798, 
dans  l'émeraude  un  oxyde  inconnu  qu'il  nommait  glucine.  Grâce  notamment 
à  Fourcroy,  la  chimie  organique  continuait  à  l'aire  des  progrès  :  doivent  être 
signalées  à  cet  égard,  les  communications  à  l'Institut,  en  1797  et  1798,  de 
Fourcroy  et  de  Vauquelin  sur  l'urine  et  sur  l'analyse  des  calculs  urinaires. 
D'autre  part,  l'ingénieur  Lebon  prenait,  le  6  vendémiaire  an  VIII  (28  sep- 
tembre 1799),  un  brevet  d'invention  pour  de  nouveaux  moyens  d'employer 
les  combustibles  plus  utilement,  soit  pour  la  chaleur,  soit  pour  la  lumière,  et 
d'en  recueillir  les  divers  produits  ;  on  y  trouve,  entre  autres  choses,  le  moyen 
de  produire,  avec  le  charbon  de  terre,  un  gaz  propre  à  l'éclairage. 

La  médecine,  dont  l'exercice  était  libre  alors,  se  préparait  à  une  impor- 
tante évolution.  Deux  grands  chirurgiens,  Desaull  et  Ghopart,  étaient  morts 
en  juin  1795  à  quelques  jours  de  distance.  Bichat,  l'élève  de  Desault,  réunit 
en  volumes  (1797-1799)  les  travaux  de  celui-ci;  il  avait  participé,  dès  1796,  à 
la  publication  du  Ti^aité  des  maladies  chirurgicales  et  des  opérations  qui  leur 
conviennent,  par  Chopart  et  Desault.'Le  5  messidor  an  IV  (23  juin  1796),  avait 
eu  lieu  la  première  séance  de  la  Société  médicale  d'émulation  fondée,  le  mois 
précédent,  par  Bichat  qui  publia  dans  les  recueils  de  cette  société  plusieurs 
mémoires,  où  se  trouvent  les  éléments  de  sa  conception  fondamentale  de 
l'étude  des  tis.sus  examinés  à  part  et  classés  d'après  leur  structure.  En  1798, 
parut  la  Nosographie  philosophique ,  ou  méthode  de  l'analyse  appliquée  à 
la  médecine,  de  Philippe  Pinel,  médecin  à  la  Salpêtrière,  ouvrage  qui,  mal- 
gré ses  erreurs,  a  fait  époque  en  poussant  les  médecins  à  partir  non  de  théo- 
ries préconçues,  mais  de  la  réalité  scrupuleusement  observée.  On  cherchait 


216  UlSTUlUl!:     SOCIALISTE 

de  nouveau,  à  ce  moment,,  sans  succès  il'aillftars,  à  répandre  contre  les  ra- 
vages (Je  la  variole  le  procédé  de  la  variolisation,  de  l'inoculalion  du  pus  va- 
rioliquo  aux  gens  bien  porlants  à  qui  la  variole  ainsi  donnée  épargnait, 
croyait-on,  le^  formes  giave>  de  la  maladie.  Dans  la  Décade  philosophique 
(t.  XI)  du  10  brumaire  an  V  (31  octobre  1796)  un  citoyen  allait  jusqu'à  pro- 
poser au  gouvernement  d'ordonner  que  tous  les  enfants  seraient  inoculés  de 
la  sorte  avant  un  âge  déterminé  et,  en  l'an  VII  (1799),  les  élèves  du  Prylanée 
dont  j'ai  parlé  §  4  subissaient  cette  inoculation  (recueil  d'Aulard,  t.  V.  p.  505) 
avec  le  consentement  préalable  de  leurs  parents.  Or,  quelques  mois  avant, 
le  14  mai  1796,  Jenner  avait  pratiqué  sa  première  vaccination  et,  en  1798, 
il  rendait  publique  sa  découverte  de  l'inoculation  de  la  vaccine  ou  cowpox 
—  maladie  éruptive  de  la  vache  —  comine  préservatif  de  la  variole  Le  n°  du 
10  ventôse  an  VII  (28  février  1799)  de  la  Décade  philosophique  (t.  XX)  relata 
la  belle  découverte  de  Jenner. 

Lors  de  la  fondation  du  Muséum  d'histoire  naturelle,  une  chaire  de  zoo- 
logie, celle  de  la  zoologie  des  animaux  inférieurs  (insectes  et  vers),  avait  été 
donnée  à  Lamark.  Presque  exclusivement  botaniste,  celui-ci,  à  cinquante 
ans,  se  mit  vaillamment  au  travail;  il  ne  s'occupa  pas  des  insectes 
et  ouvrit  son  cours  sur  les  êtres  jusque-là  les  plus  dédaignés  :  il  ima- 
gina la  grande  division  des  animaux  en  vertébrés  et  invertébrés,  et 
continua  pendant  des  années  le  groupement  des  faits  qui  \i  conduisit  à 
affirmer  que  les  formes  actuelles  ne  sont  que  la  transformation  de  celles 
ayant  vécu  antérieurement  et  qui  fit  de  lui  le  créateur  scientifique  du 
transformisme.  Guvier  était,  en  1795,  au  Muséum,  adjoint  au  professeur 
d'anatomie  comparée,  science  qu'il  devait  porter  si  haut,  tout  en  la  subor- 
donnant à  ses  idées  erronées  sur  la  fixité  des  formes  vivantes.  Le  1"  plu- 
viôse an  IV  (21  janvier  1796),  son  travail  sur  les  éléphants  fossiles  jela 
véritablement  les  premières  hases  scientifiques  de  la  paléontologie.  En  1798, 
son  Tableau  élémentaire  de  rhisloire  naturelle  des  animaux  présentait  déjà 
d'importants  essais  de  classification  commencés  dans  un  mémoire  lu  le  21  flo- 
réal an  III  (10  mai  1795)  sur  les  animaux  dits  «  à  sang  blanc  ».  En  1796,  le 
Précis  des  caractères  génériques  dfs  insectes  disposés  dans  un  ordre  naturel, 
de  Latreille,  apporta  plus  de  méthode  dans  l'entomologie.  En  1798,  Lacépède 
entamait  la  publication  de  son  Histoire  naturelle  des  poissons. 

En  botanique,  nous  trouvons  do  Desfontaines,  outre  son  cours  du  Mu- 
séum, le  premier  volume  de  sa  Flore  du  Mont  Atlas  (1798)  écrit  en  latin  confor- 
mément à  la  triste  passion  —  persistante — des  botanistes  pour  le  latin  de  cui- 
sine. Il  y  eut  aussi,  sur  la  chaîne  des  Pyrénées  au  double  point  de  vue  bota- 
nique et  géologique,  divers  travaux  de  Ramond,  qui  occupait  depuis  le  30  mes- 
sidor an  IV  (18  juillet  1796)  la  chaice  d'histoire  naturelle  à  l'Ecole  centrale  de 
Tarbes,  et  qui  fil,  en  l'an  V  (1797),  deux  voyages  au  Mont  Perdu. 

René-Just  Haûy,  le  frère  de  Yalentin,  continuait  ses  belles  études  sur  les 


I 


IIISTOIRK     SOCIALISTE  217 

crislaux;  il  montrait,  mais  d'une  façon  trop  absolue,  les  relations  intimes  exis- 
tant entre  la  composition  chimique  des  corps  et  la  structure  de  leurs  crislaux 
élémentaires,  et  pi-éparait  son  Traité  de  minéralogie. 

En  1797,  paraissait  le  Mémoire  sur  lea  dunes  de  Bromontier  qui  avait 
réussi  à  fixer  les  sables  des  landes  de  Gascogne  par  des  semis  de  pins  mari- 
times. La  même  année,  rentrait  en  France  le  naturaliste  La  Billardière;  l'ex- 
pédition de  d'Ëntrecasteaux  avec  laquelle  il  était  parti  à  la  recherche  de  La 
Pérouse,  avait  échoué  à  cet  égard,  mais  elle  avait  accompli  des  explorations 
utiles  pour  la  géographie  et  la  navigation,  et  recueilli  une  Ibule  de  documents 
intéressants  pour  l'histoire  naturelle.  En  1797,  Milet-Mureau  donnait,  d'après 
le  journal  de  La  Pérouse,  une  relation  du  voyage  de  celui-ci  autour  du 
monde. 

Toute  la  philosophie  de  cette  époque  se  rattachait  à  la  doctrine  de  l'ori- 
gine matérielle  des  idées  exposée  par  Gondillac  que,  parfois  même,  elle 
dépassait;  tel  a  été  le  cas  pour  les  mémoires  lus,  en  l'an  IV,  à  l'Institut  par 
Destult  de  Tracy,  étudiant  la  faculté  de  penser,  et  par  Cabanis.  Celui-ci,  en 
1796,  communiqua  six  des  douze  mémoires  qui  constitueront,  en  1802,  son 
Traité  du  physique  et  du  moral  de  l'iiomme  :  considérations  générales  sur 
l'élude  de  l'homme  et  sur  les  rapports  de  son  organisation  physique  avec  ses 
facultés  intellectuelles  et  morales,  histoire  physiologique  des  sensations,  de 
l'influence  des  âges,  des  sexes,  des  tempéraments  sur  les  idées  et  les  alTections 
morales.  Il  a  eu  le  grand  mérite  de  faire  de  la  psychologie  sans  métaphysique, 
en  physiologiste,  et  d'aborder,  le  premier,  ce  sujet  dans  son  ensemble;  s'il  a 
commis  des  erreurs  comme  c'était  inévitable,  il  n'en  a  pas  moins  fait  œuvre 
d'incontestable  science.  Cela  ne  devait  pas  l'empêcher  de  devenir  un  des  com- 
plices de  Bonaparte  lors  du  coup  d'État  du  18  brumaire.  De  telles  aberrations 
ne  sont  pas  rares  chez  les  savants  :  sortis  de  leur  domaine  propre,  oii  ils  se 
montrent  d'une  rigueur  scrupuleuse,  ils  sont  par  ailleurs,  au  point  de  vue 
intellectuel  ou  moral,  trop  souvent  dénués  de  sens  critique  ou  de  conscience. 

Dans  son  Origine  de  tous  les  cultes  (1795),  dont  il  publia  un  abrégé  l'an- 
née suivante,  Dupuis  chercha  à  établir  que  l'adoration  ilu  soleil  et  des  astres 
était  la  source  commune  des  diverses  traditions  religieuses. 

Professeur  d'arabe  à  l'École  des  langues  orientales,  Silvestre  de  Sacy 
donnait,  en  1797,  la  traduction  française  du  remarquable  Traité  des  monnaies 
musulma?ies  de  Makrizi. 

Dans  la  séance  delà  Convention  du  26  brumaire  an  III-16 novembre  1794, 
on  voit  que  «le  citoyen  Delormel  fait  hommage  d'un  ouvrage  qui  a  pour  titre 
Projet  de  langue  universelle  ». 

La  littérature  proprement  dite  est  bien  loin  d'avoir  eu  un  éclat  com- 
parable à  celui  des  sciences.  C'est  qu'au  lieu  de  marcher  de  l'avant  comme 
celles-ci,  et  de  chercher  à  penser  par  elle-même,  elle  se  tourna  surtout 
vers  le  passé  et  n'aboutit  qu'à  une  pâle  imitation  de  genres  plus  ou  moins 


218  HISTOIRE     SOCIALISTE 

anciens;  donner  la  plupart  des  noms  ici,  ce  ne  serait  plus  leur  rendre  un  hom- 
mage mérité,  ce  serait  presque  dresser  un  pilori  pour  beaucoup  de  ceux  qui 
ont  eu  la  chance  d'être  oubliés.  Sauf  peut-être  dans  l'épigramme,  la  versifica- 
tion est  le  triomphe  de  la  périphrase  inutile  et  ridicule.  La  poésie  lyrique  a 
des  odes  d'Ecouchard  Lebrun,  où,  d'après  Sainte-Beuve,  les  «  jets  de  talent 
sont  isolés  ».  [Causeries  du  Lundi,  l.  V,  p.  133).  Dans  des  genres  divers,  il  n'y 
a  guère  à  citer  que  des  épîtres  de  Marie-Joseph  Ghénier,  entre  autres  celle 
Sur  la  calo7nnie  (1796);  des  contes  d'Andrieux,  dont  le  plus  connu,  le  Meu- 
nier de  Sans-Souci,  date  de  1797;  la  Guerre  des  dieux  (1799)  de  Parny  qui, 
depuis  1795,  en  avait  publié  de  nombreux  fragments  et  dont  le  poème,  trop 
vanté  par  certains,  a  été  trop  décrié  par  ceux  aux  yeux  desquels  la  (lornogra- 
phie  biblique  est  d'origine  divine;  les  Quatre  métamorphoses  (1799).  poème 
licencieux  de  Népomuoène  Lemercier. 

En  prose,  nous  avons  le  Cours  de  littérature  que  débitait  Laharpe  au 
«  Lycée  républicain  »  mentionné  plus  haut  (§4).  A  ce  critique  qui  en  était 
arrivé  à  encenser  ceux  que,  le  3  frimaire  an  II  (23  novembre  1793),  il  avait 
appelé  «  les  charlatans  à  étolesel  à  mitres  »  (Ed.  et  J.  de  Goncourt,  Histoire 
de  la  société  française  sous  le  Directoire,  édition  de  1895,  p.  250),  revient  la 
paternité  d'une  des  plus  stupides  propositions  toujours  utilisées,  sans  nom- 
mer l'auteur,  comme  pre,uve  du  vandalisme  révolutionnaire  :  dans  le  Mercure 
français  du  27  pluviôse  an  II  (15  février  1794),  il  demandait  qu'on  arrachât 
aux  livres  de  la  iSibliothèque  nationale  les  reliures  portant  les  armoiries  roya- 
les. Mercier  nous  a  malheureusement  laissé  plus  de  déclamations  que  d'ob- 
servations dans  les  tableaux  de  mœurs  du  Nouveau  Paris  (1705).  Sous  le 
titre  Monsieur  Nicolas,  parurent,  de  1794  à  1797,  des  mémoires  de  llestif  de 
la  Bretonne,  dont  le  vocabulaire  a  une  variété  rare  chez  les  littérateurs  de 
cette  époque  et  qui  a  eu,  lui,  le  mérite  de  nous  montrer  de  vrais  paysans  et 
la  véritable  rue  parisienne.  En  1794,  le  Voyage  autour  de  ma  chambre,  assez 
agréable  fantaisie  à  laquelle  nuit  l'abus  qu'on  en  fait  auprès  des  enfants, 
révéla  le  nom  de  Xavier  de  Maistre,  dont  le  frère  aîné  Joseph  donna,  en  1796, 
son  premier  ouvrage  important,  les  Considérations  sur  la  France:  il  y  appré- 
ciait la  Révolution  comme  un  moine  a  apprécié,  en  moins  bon  langage,  du 
haut  de  la  chaire  de  Notre-Dame  (8  mai  1897),  l'incendie  du  Bazar  de  la  Cha- 
rité. En  1797,  Chateaubriand  publiait  VEssai  sur  les  révolutions  anciennes  et 
modernes,  curieux  parce  qu'il  établit  que  l'auteur  n'était  pas  encore  atteint 
de  sa  maladie  de  foi  chrétienne. 

Dans  les  deux  genres  créés  en  France  par  la  Révolution,  l'éloquence  et 
le  journalisme  politiques,  les  grands  noms,  pendant  les  cinq  années  qui  nous 
occupent,  font  défaut.  De  M""  de  Staël,  il  n'y  eut  que  des  brochures  négli- 
geables. Les  romans  furent  nombreux,  interminables  et  très  médiocres  quand 
ils  n'étaient  pas  très  mauvais  ;  ce  fut  le  triomphe  de  Victor  ou  l'Enfant  de 
la  forêt  (1796)  par  Ducray-Duminil  et  des  traductions  des  œuvres  pleines  de 


HISTOIRE  '  SOCIALISTE  219 

mystères  et  d'horreurs  de  M"°  Uadcliffe.  D'ailleurs,  au  môme  moment,  le  suc- 
cès allait  aussi  à  Pigault-Lebrun  qui  avait  commencé  ses  récits  lestes  mais 
souvent  gais.  Gomme  critiques  d'art,  il  faut  noter  d'abord  Émeric  David  qui 
recomman'la  aux  artistes  le  travail  d'après  nature,  ne  renia  aucune  époque  de 
l'art  et  défendit  l'imcien  art  français  dédaigné,  il  publia  en  1796  son  Musée 
ohjmpique  de  l'école  vivante  des  beaux-arts  ;  puis  Amaury  Duval,  collabora- 
teur de  la  Décade  philosophique,  revue  dont  le  premier  numéro  avait  paru  le 
10  norcal  an  H  (29  avril  1794). 

An  théâtre,  la  censure  fut  tantôt  répressive,  tantôt  préventive  :  la  loi  du 
2  aoûl.  1793  prescrivait  la  fermeture  de  «  tout  théâtre  sur  lequel  seraient 
représentées  des  pièces  tendant  à  dépraver  l'esprit  public  et  à  réveiller  la 
honteuse  superstition  de  la  royauté  ».  Celle  du  14  août  1793  portait  «  que  les 
conseils  des  communes  sont  autorisés  à  diriger  les  spectacles  ».  Un  arrêté  du 
comité  d'insiruction  publique  (voir  le  recueil  ^e  ses  Procès-verbaux,  par 
James  Guillaume,  t.  IV,  p.  550  et  551)  du  24  ou  du  25  floréal  an  II  (13  ou  14 
mai  1794),  imposait  à  tous  les  théâtres  la  communication  préalable  de  leur 
répertoire  et,  le  18  prairial  suivant  (6  juin  1794),  le  comité  de  salut  public  char- 
geait la  commission  de  l'instruction  publique  «  de  l'examen  des  théâtres  an- 
ciens, des  pièces  nouvelles  et  de  leur  admission  »  (Archives  nationales,  A  F 
II*,  48).  L'art.  3.56  de  la  Constitution  de  l'an  III  déclarait  que  «  la  loi  surveille 
particulièrement  les  professions  qui  intéressent  les  mœurs  publiques,  la 
sûreté  et, la  santé  des  citoyens  ».  Enfin,  l'arrêté  du  Directoire  du  25  pluviôse 
an  IV  (14  février  1796),  s'appuyant  sur  les  lois  des  2  et  14  août  1793  et  sur 
l'article  précité  de  la  Constitution,  ordonnait  aux  officiers  municipaux  de 
veiller  «  à  ce  (|u'il  ne  soit  représenté...  aucune  pièce  dont  le  contenu  puisse 
servir  de  prétexte  à  la  malveillance  et  occasionner  du  désordre  ».  En  fait,  les 
corrections  ou  interdictions  imposées  furent  surtout  ou  servîtes  ou  puériles. 

Parmi  les  auteurs  et  leurs  œuvres  théâtrales,  je  signalerai,  pour  la  tragé- 
die, Marie-Joseph  Ghénier  et  son  Timoléon  (1794)  avec  des  chœurs  de  Méhul, 
Ducis  avec  Abufar  (1795)  qui  passe  pour  être  sa  meilleure  œuvre  originale, 
VAgamemnon  (1797),  que  les  amateurs  du  genre  jugent  remarquable,  de  Népo- 
niucène  Lemercier,  Oscar  (1796)  et  les  Vénitiens  (1798)  d'Arnault;  pour  la 
comédie,  trois  pièces  en  un  acte  d'Alr^xandre  Duval,  le  Souper  imprévu,  les 
Héritiers  (1796),  les  Projets  de  mariage  (1798),  et  plusieurs  pièces  de  Picard, 
à  la  fois  auteur  et  acteur,  en  particulier  les  Amis  de  collège  (1795),  Médiocre 
et  rampant  (1797),  et  le  Collatéral  (1798);  pour  le  drame  —  la  représentation 
de  Pinto  de  Népomucène  Lemercier  n'ayant  pas  été  autorisée  par  le  Direc- 
toire —  la  Jeunesse  de  Richelieu  d'Alexandre  Duval  (1796),  Falkland  de 
Laya  (1799),  et  Misanthrope  et  repentir,  de  Kotzehue,  traduit  par  Bursay  et 
«  arrangé  à  l'usage  de  la  scène  française  »  par  M""  Mole  (1799).  Notre  plus 
grand  auteur  dramatique  dans  le  dix-huitième  siècle,  au  point  de  vue  social, 
Beaumarchais,  mourait  à  Paris  le  18  mai  1799;  deux  jours  après,  le  20  mai 


220  HISTOIRE     SOCIALISTE 

(1"  i^rairial  an  VII),  naissait  à  Tours  celui  qui  devait,  au  même  point  de  vue, 
être  le  plus  grand  romancier,  le  plus  grand  historien  des  mœurs  du  dix-neu- 
vième siècle,  Balzac. 

Parmi  les  acteurs,  on  peut  citer,  dans  la  tragédie,Talma,  Siint-Prix,  Bou- 
tet  de  Mûnvel,  père  de  M"'  Mars,  Naudel,  M""  Vanhove,  Raucourt  et  Fleury; 
pour  la  comédie,  Mole,  admis  à  l'Institut  dès  sa  fondation,  Fleury,  Dngazon, 
Saint-Phal,  M""  Louise  et  Emilie  Contât  et  Lange.  Au  sujet  de  la  mise  en 
scène,  un  amateur  se  plaignait,  dans  \3.  Décade philosophiqiie{l.  VII),  du  30  bru- 
maire an  IV  (21  novembre  1795),  de  voir  toujours  le  même  village,  le  même 
salon  no  comportant  strictement  que  la  table  ou  les  sièges  utilisés  ;  on  deman- 
dait, d'une  façon  générale,  un  plus  grand  souci  de  la  vérité  et,  en  particulier, 
des  décors  appropriés  aux  pièces.  En  nivôse  an  VII  (décembre  1798),  on  récla- 
mait contre  la  longueur  des  entracte»  {Tableau  général  du  goût,  des  tnodes 
et  costumes  de  Paris,  n°  8).  Les  spectacles  qu'une  ordonnance  de  police 
voulait  faire  commencer  à  six  heures,  ne  commençaient  guère  que  demi- 
heure  plus  tard  et  se  terminaient  vers  dix  heures  et  demie  {Courrier  des 
spectacles  du  13  frimaire  an  VI-3  décembre  1797  cité  dans  le  recueil  d'Aulard, 
t.  IV,  p.  480)  En  outre  des  théâtres,  il  y  avait,  sous  le  nom  de  «  petits 
spectacles  >,  de  nombreux  établissements  ressemblant  à  nos  catés-concerts. 
Les  bals  étaient  toujours  très  courus,  c'est  en  l'an  VII  que  la  valse  allemande 
se  répandit;  tout  aussi  ridicule  en  elle-même,  surtout  chez  l'homme,  que  les 
autres  danses,  elle  dut  sa  vogue  non  au  plaisir  médiocre  de  son  tournoie- 
ment, mais  aux  contacts  qu'elle  permet.  Au  commencement  d'août  1799,  sur 
l'initiative  de  l'ingénieur  américain  Robert  Fulton,  était  ouvert,  boulevard 
Montmartre,  dans  les  environs  de  notre  passage  des  Panoramas,  le  premier 
panorama  construit  ;\  Paris  à  l'exemple  de  celui  qui  existait  depuis  une 
dizaine  d'années  à  Londres  :  il  représentait  la  vue  de  Paris  du  sommet  du 
pavillon  central  des  Tuileries,  exécutée  par  Fontaine,  Prévost  et  Bourgeois. 

En  résumé,  pas  plus  au  théâtre,  à  un  point  de  vue  quelconque,  que  dans 
les  autres  parties  de  la  littérature,  cette  époque  ne  nous  offre  rien  d'original 
ni  dans  le  fond,  ni  dans  la  forme.  L'antiquomanie,  l'anglomanie,  l'allégorisme, 
le  sentimentalisme,  les  gravelures  et  le  calembour  caractérisent  le  goût  domi- 
nant. Et  tout  cela  se  mélangeait  au  point  que  le  calembour  devint  lui  argu- 
ment en  matière  de  symbolisme.  Le  ministre  de  l'Intérieur  désirant  planter 
des  arbres  devant  la  colonnade  du  Louvre,  demanda  officiellement  à  Deslbn- 
taines  et  àThouin  de  lui  indiquer  les  arbres  les  plus  propres  à  servir  de  sym- 
bole  aux  sciences  et  aux  arts  ;  les  deux  professeurs  du  Muséum  désignèrent— 
et  leurs  motifs  se  trouvent  dans  le  Moniteur  du  2  lloréal  an  VII  (21  avril  1799) 
—  le  cèdre  du  Liban  pour  les  sciences  et  le  platane  d'Orient  pour  les  arts; 
consulté,  Andrieux  exclut  le  platane  que  «  son  nom  seul  »,  d'après  lui,  devait 
faire  repousser.  C'est  en  1795,  qu'un  nommé  Eve,  dit  Maillot,  créa  le  type, 
devenu  vite  populaire,  de  M"*  Angot  ou    la  poissarde  parvenue;  on  avait 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


g| 


Ln      *ii  HISTOIRE  SOGIALISTS.    —    THERMIDOR    ET    DIRECTOIRE. 


Liv.  in, 


222  HISTOIRE     SOCIALISTE 

raison  de  ridiculiser,  non  l'élévation  à  une  siiuation  meilleure  de  gens  partis 
de  rien,  mais  le  plagiat  par  ceux-ci  des  habitudes  de  la  classe  qu'ils  supplan- 
taient. L'obstacle,  d'ailleurs,  à  tout  renouvellement  de  l'art  a  été  cette  ten- 
dance simiesque  de  la  bourgeoisie,  ce  snobisme  la  poussant  à  contrefaire  la 
noblesse,  à  adapter  le  présent  à  un  passé  servilement  copié. 

Le  mouvement  de  rétrogradation  de  l'art  vers  l'imitation  de  quelques  an- 
tiques était  né,  sous  l'influence  des  esthéticiens,  avant  1789.  Beaucoup  de  des- 
tructions imputées  au  <>  vandalisme  »  des  révolutionnaires,  n'ont  été  que  le 
résultat  de  l'étroitesse  d'esprit  des  dévots  de  certaines  statues  de  l'antiquité  ; 
un  mauvais  sculpteur,  Espercieux,  ne  proposait-il  pas  [Journal  de  la  Société 
républicaine  des  arts,  n°  6,  du  5  prairial  an  11-24  mai  1794),  en  parlant  des 
tableaux  flamands,  la  proscription  ou,  suivant  son  mot,  «  la  soustraction  de 
ces  peintures  ridicules  »  (p.  333)?  «Je  ne  donnerais  pas,  disait-il,  24  sols  d'un 
table  m  flamand  »  (Ibidem,  p.  330),  où  il  ne  voyait  que  «  des  magots  qui  sont 
à  l'espèce  humaine  ce  que  Polichinelle  est  à  l'Apollon  »  [Ibidem,  p.  333).  Le 
but  de  l'art  n'a  plus  été  l'interprétation  de  la  nature  directement  étudiée, 
mais  le  pastiche  de  ce  que  fut  cette  interprétation  il  y  a  plus  de  deux  mille 
ans.  Ce  qui  est  vrai,  c'est  que  la  plupart  des  hommes  politiques  de  la  fin  du 
dix-huitième  siècle,. avec  leur  marotte  des  républiques  grecque  et  romaine 
provenant  de  l'adaptation  des  idées  nouvelles  au  goût  de  l'antique  né  avant 
la  Révolution,  contribuèrent  à  accélérer  la  réaction  artistique  dont  David  fut 
le  grand  chef  et  dont  son  maître,  Vien,  encore  vivant,  avait  été  un  des  pro- 
moteurs. L'oubli  se  fit  autour  de.  Greuze  et  de  Fragonard;  ils  assistèrent, 
méconnus,  au  triomphe  de  la  nouvelle  école  dans  les  Salons  qui,  redevenus 
annuels  à  partir  de  l'an  IV,  se  tenaient  alors  au  Musée  du  Louvre.  Le  Salon 
de  l'an  IV  et  celui  de  l'an  V  eurent  lieu  au  début  de  l'année  révolutionnaire 
(1795  et  1796)  et  ceux  de  l'an  VI  et  de  l'an  VII  à. la  fin  (1798  et  1799),  de 
sorte  qu'il  n'y  eut  pas  de  Salon  en  1797.  C'est  dès  1795  qu'a  commencé 
l'envahissement  des  Salons  par  le  portrait. 

On  eut  de  David  qui  mettait  heureusement  dans  ses  portraits  la  vie  qu'il 
chassait  de  la  «grande  peinture  »,  divers  portraits— par  exemple  ceux  de  son 
beau- frère  Seriziat  et  de  M°*  Seriziat  —  et  sa  Maraîchère,  en  1795;  il  achevait 
en  1798  [Décade  philosophique  du  30  vendémiaire  an  Vll-21  octobre  1798, 
t.  XIX,  p.  182),  son  tableau  des  Sabines  qui  est,  non  certes  son  chef-d'œuvre,  mais 
son  œuvre  la  plus  systématique  comme  chef  d'école.  De  ses  élèves,  je  citerai  : 
Gérard  avec  son  Bélisaire  (ilQô),  son  Portrait  d'Isabey,  si  remarquable  (1796), 
et  sa  Psyché  et  l'Amour  qui  mit  la  pâleur  à  la  mode  (1798)  ;  Gros  avec  un  de.s- 
sin  du  général  Bonaparte,  en  1796,  et  un  portrait  du  général  Berthier,  en 
1798  ;  Girodet,  avec  une  Danaé  en  1798,  les  Quatre  Saisons,  pour  le  roi  d'Es- 
pagne, et  une  nouvelle  Danaé  peinte  par  vengeance  contre  une  actrice, 
M"'  Lange,  en  1799  ;  Isabey,  avec  ses  miniatures  et,  en  1798,  un  dessin  de  ■ 
genre  intime,  la  Barque. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  223 

J.-B.  Reg:nault,  qui  était  alors  le  rival  académique  de  David,  peignait,  en 
1799,  les  Trois  Grâces  et,  la  même  année,  on  voyait  au  Salon  le  Retour  de  Mar- 
dis Sextus  de  son  élève  Pierre  Guérin.  Le  mulâtre  Lethière  exposa  en  1795 
son  esquisse  de  la  Mort  de  Virr/inir,  en  1798  Philoctète;  Hubert  Robert,  des 
ruines;  François  André  Vincent,  en  1798,  saLepon  de  labourage,  et  sa  femme, 
également  connne  sous  le  nom  di'  M™'  Guyard,  des  portraits;  Prud'hon,  en 
1796,  le  Portrait  du  citoyen  Constantin,  en  1798  sa  gravure  Phrosine  et  Méli- 
dor,  en  1799  un  tableau  disparu  lors  d'un  incendie  (1810)  au  palais  de  Saint- 
Cloud  —  disparition  aussi  allégorique  alors  que  le  sujet  —  La  Sagesse  et  la 
Vérité  descendant  sur  la  terre,  sans  compter  de  nombreux  dessins  oii  se 
retrouve  le  charme  qui  caractérise  toutes  ses  compositions.  Deux  artistes 
émigrés  se  sia:nalèrent  hors  de  France  par  des  œuvres  remarquables,  M°"  Vi- 
gée-Lebrun  et  le  portraitiste  Danloux.  Parmi  ceux  qu'on  est  convenu  d'appe- 
ler les  petits  maîtres,  nous  trouvons  DroUing  et  ses  intérieurs,  Ducreux  et 
ses  portraits,  le  miniaturiste  Jean  Guérin,  Boilly  qui  nous  a  laissé  d'intéres- 
sants tableaux  de  la  vie  parisienne.  Carie  Vernet  qui  a  le  mieux  rendu  les  In- 
croyables, les  Merveilleuses  (1797),  leurs  chevaux,  leurs  cabriolets  —  dont  les 
piétons  se  plaignaient  {Tableau  général  du  goiU...  déjà  cité,  du  1"  vendé- 
miaire an  711-22  septembre  1798)  comme  aujourd'hui  des  automobiles  —  et 
leurs  nombreux  ridicules,  Swebuch,  Taunay  et  leurs  scènes  de  plein  air.  Les 
paysagistes  Georges  Michel,  Bruandet,  Moreau  l'aîné  et  De  Marne  s'inspiraient 
de  la  nature  tout  en  subissant  parfois  l'influence  du  milieu  dans  lequel  ils 
vivaient;  débutèrent  alors  les  futurs  chefs  de  l'école  du  paysage  de  faniaisie, 
Bidault  et  Victor  Berlin,  élève  de  Valenciennes  qui  lui-même  publia,  en  l'an 
VIII,  des  Éléments  de  perspective  pratique  et  enseignait  à  comprendre  le 
paysage  delà  manière  la  plus  fausse;  des  années  allaient  se  passer  avant 
qu'on  en  revint  à  la  réalité. 

Les  graveurs  étaient  pour  la  taille-douce:  Alexandre  Tardieu  dont  la  repro- 
duction des  Derniers  »io»ie/i<A'fi?eLe/)e/é'/zer  eut  le  sort  du  tableau  de  David  perdu 
aujourd'hui,  ou  du  moins  tenu  caché  par  les  héritiers  de  Lepeletier  vexés  de 
descendre  d'un  régicide,  on  n'en  connaît  que  l'exemplaire  de  la  Bibliothèque 
nationale,  il  donna  en  1799  un  portrait  de  Barras  ;  Bervic  qui  acheva  en  1798 
l'Éducation  d'Achille,  d'après  RegnaulU;  Moreau  le  jeune  continuant  ses  belles 
illustrations  ;  Massard  père  et  Massard  fils.  Pour  l'eau-forte  :  Vivant  Denon  qui 
grava  le  Serinent  du  Jeu  de  faiime  ae  David  ei  Dupiessis-iierlaux  avec  ses  Ta- 
bleaux historiques  de  la  Révolution.  Pour  la  gravure  au  pointillé  :  Copia  qui  tra- 
vailla d'après  Prud'hon  et  Boucher-Desnoyers  encore  tout  jeune.  Pour  la  gravure 
au  lavis  et  en  couleurs  :  Debucourt  qui  interpréta  Carie  Vernet,  Sergent  avec 
le  portrait  gravé  en  couleurs  de  son  beau-frère  le  général  Marceau  (1798). 
Pour  la  gravure  sur  bois  :  Duplat  et  Dugourc  qui  a  été  un  artiste  industriel 
txès  varié;  ainsi,  il  s'occupa  dans  notre  période  des  cartes  à  jouer,  des  cristaux 
U  des  porcelaines  {Nouvelles  archives  de  l'Art  français,  1877,  p.  371).  San? 


224  HISTOIRE     SOCIALISTE 

aucune  inipntion  irrévérencieuse  conlre  le  grand  arl,  j'ajouterai  que  c'est  en 
1796  que  Pellerin  créa  l'imagerie  d'Epinal. 

Les  graveurs  en  médailles  étaient  :  Ramberl  Dnmarest,  Gatleaux  père, 
Duvivier  et  Augustin  Dupré  aulenr,  dans  notre  période,  de  l'Hercule  des 
pièces  de  5  francs,  et  précédemment  du  Génie  de?  pièces  de  20  francs,  qui 
étaient  encore  en  1898  les  coins  officiels. 

La  sculpture  ne  produisit  guère  que  des  œuvres  de  circonstance.  Cepen- 
dant de  Houdon  on  eut,  en  1796,  son  marbre  la  Frileuse;  de  Pajou  (1798)  le 
buste  en  marbre  d'un  enfant  ;  de  Clodion  quelques  essais  au  goût  du  jour,  bien 
loin  de  valoir  ses  anciennes  et  gracieuses  productions.  Peuvent  êlre  mention- 
nés, en  outre,  Roland,  Stouf,  Delaistre,  Deseine,  Chaudet,  Cartellier,  Boizot, 
Boichot,  Julien  et  Michallon. 

Dans  son  imitation  de  l'antiquité,  l'architecture  fut  encore  plus  détesta- 
ble que  la  peinture  et  la  sculpture  :  à  l'extérieur,  on  abusa  des  cinq  ordres 
sacrés  de  colonnes,  des  frontons  triangulaires,  des  niches  pour  loger  de  mau- 
vaises statues;  à  l'intérieur,  la  décoration  fut  copiée  sur  les  vases  étrusques 
et  les  fresques  de  Pompéi  ;  les  mêmes  motifs  servaient  pour  les  diverses  sortes 
d'édifices  :  la  décoration  n'était  pas  plus  appropriée  à  la  construction  que 
celle-ci  ne  l'était  à  sa  destination.  Les  architectes  principaux  furent:  Chalgrin, 
Peyre  qui,  en  1795,  proposait  la  réunion  des  Tuileries  et  du  Louvre,  Vignon, 
Brongniart,  Gondouin,  Gisors  chargé  de  la  construction  de  la  salle  du  (>onseil 
des  Cinq-Cents  au  Palais  Bourbon,  Fontaine  et  Percier  qui  aidèrent  Gisors 
dans  son  travail  et  qui  publièrent,  en  1798,  Palais,  maisons  et  autres  édificei 
modernes. 

Pour  l'ameublement,  la  réaction  contre  les  lignes  contournées  du  style 
Louis  XV,  le  retour  à  la  ligne  droite  qui  caractérise  le  style  Louis  XVI,  s'ac- 
centua avec,  en  général,  moins  de  gracieuse  simplicité  que  n'en  avait  celui- 
ci,  surtout  à  ses  débuts,  et  plus  de  froideur  théâtrale.  Les  ébénistes  les  plus 
réputé-;  de  l'époque  furent  Georges  Jacob  et  François-Honoré  Jacob,  dit  Jacob 
Desmalter,  son  flls  et  son  successeur. 

Tandis  qu'on  pataugeait  dans  le  pnsliche  de  l'antiquité,  le  Musée  des  mo- 
numents français  de  Lenoir  était,  pour  des  artistes  et  des  lettrés,  la  révélation 
de  l'art  français  du  moyen  âge  et  de  la  première  Renaissance  ;  il  jetait  dans 
certains  esprits  les  premiers  germes  d'une  r.:action  qui  devait  aboutir  à  l'heu- 
reuse compréhension  de  cet  art  populaire,  mais  aussi,  hélas!  à  la  substitution 
d'un  pastiche  à  un  autre,  du  bric-à-brac  gothique  au  bric-à-brac  romain 
ou  grec. 

La  musique  à  son  tour  se  modifia.  Seulement  ne  pouvant,  avec  la  meil- 
leure volonté  du  monde,  imiter  l'art  musical  de  l'antiquité,  on  prêta  à  cet  arl 
les  qualités  générales  des  œuvres  classiques,  la  clarté  et  l'élévation  de  la  pen- 
sée, la  pureté  de  la  forme,  mais,  parfois,  avec  plus  de  souci  de  celle-ci  que 
fond;  et,  en  cherchant,  sous  prétexte  d'imitation  de  l'antiquité,  à  atteindre 


HISTOIRE     SOCIALISTE  226 

ce  but,  on  avait  accompli  une  heureuse  évolution  qui  n'eut  que  le  défaut 
d'être  trop  courte.  Grétry  donna  bien  quelques  ouvrages,  entre  aLulres  Anacréon 
chez  Polycrate  en  1797  et  Élisca  en  1799;  mais  il  ne  retrouva  pas  avec  eux 
ses  anciens  succès.  Furent  plus  heureux  à  des  degrés  divers  Méhul,  disciple 
de  Gluck  comme  Grétry,  d'une  inspiration  toujours  si  sincère,  avec  Phrosine 
et  Melidor  (1795),  Adrien,  dont  les  chœurs  sont  très  appréciés,  et  Ariodant 
(1799),  Lesueur,  musicien  de  grand  talent  qui  devait  être  le  maître  de  Berlioz, 
avec  Paul  et  Virginie  (1794),  et  Télémaque  (1796),  Cherubini  avec  fî/Jsa  (1794), 
Médée  (1797)  et  l  Hôtellerie  portugaise  (1798),  Berton  avec  Montana  et  Sté- 
phanie (1799),  Dalayrac  avec  Gulnare,  Primerose  (1798),  Adolphe  et  Clara 
(1799),  BoïeMieu  avec  ses  premières  œuvres  et;  en  particulier  Zoraïme  et 
Zulnar  (1798). Enfin  Gossec,  qui  fut  le  créateur  chez  nous  de  la  sym  honie  et, 
au  moins  autant  que  Méhul,  le  compositeur  attitré  de  la  République,  conti- 
nua à  écrire  des  hymnes  pour  les  cérémonies  officielles.  Les  chanteurs  les 
plus  en  renom  de  l'époque  furent  (iarat,  Lays,  Martin,  EUeviou,  Chenard, 
Gavaudan,  M""  Dugazou  et  Siint-Aubin. 

Notre  période  fut  la  période  la  plus  tourmentée  et  la  plus  embrouillée  de 
la  Comédie-Française.  Fermée  le  3  septembre  1793,  à  la  suite  de  l'incarcéra- 
tion de  la  plupart  de  ses  artistes,  elle  jouait  à  cette  époque  sur  l'emplacement 
actuel  de  l'Odéou  sous  le  titre  de  Théâtre  de  laNation.  Les  artistes  qui  n'avaient 
pas  élé  arrêtés,  s'organisèrent  au  théâtre  qui  était  alors  rue  de  la  Loi  —  rue 
Richelieu  aujourd'hui  —  là  oià  est  le  Théâtre  Français,  et  constituèrent  le 
Théâtre  de  la  République  qui,  malgré  son  succès  à  un  moment,  devait  fermer 
en  pluviôse  an  VI  (février  1798). 

Relâchés  après  le  9  thermidor,  les  artistes  emprisonnés  firent  une  courte 
apparition  dans  leur  ancienne  salle  et  passèrent  bientôt  au  Théâtre  Feydeau 
—  n°  19  de  la  rue  Feydeau  —  où  ils  alternèrent  avec  la  troupe  d'opéra-comi- 
que de  Sageret  :  Paris  avait  ainsi  deux  Théâtres  Français.  Mais  celui  de  Fey- 
deau se  divisa.  Les  dissidents  allèrent  jouer  d'abord  au  Théâtre  Louvois  — 
n°  8  rue  Louvois  —  puis  dans  leur  ancienne  salle,  à  l'Odéon,  ce  qui  fit  trois 
Théâtres  Français  avec  des  éclipses  passagères. 

Après  une  tentative  de  concentration  de  toutes  ces  troupes  entre  ses 
mains,  Sageret,  le  directeur  de  Feydeau,  ne  put  résister  :  le  Théâtre  de  la 
République  qu'il  avait  rouvert  avec  la  troupe  de  ce  théâtre  et  celle  prise  déjà 
par  lui  à  Feydeau  fusionnées,  lerma  ses  portes  le  6  pluviôse  an  VII  (25  Janvier 
1799)  ;  la  bande  qui  jouait  à  l'Odéon  et  qui,  un  instant  au  compte  de  Sageret, 
avait  tenté  de  continuer  avec  ses  seules  forces,  fut  mise  sur  le  pavé  par  l'in- 
cendie de  l'Odéon  le  28  ventôse  an  VII  (18  mars  1799).  Les  artistes  tirèrent 
chacun  de  leur  côté  :  il  n'y  eut  plus  de  Théâtre  Français.  Des  négociations 
eurent  lieu  avec  l'aide  du  gouvernement  et,  à  la  suite  de  divers  incid 'Uts  et 
changements  de  domicile,  la  troupe  coupée  d'abord  en  deux,  ensuite  en  trois, 
de  nouveau  en  deux  et  enfin  émiettée,  se  trouva  finalement  réunie  sur  l'eiu 


226  HISTOIRE    SOCIALISTE 


placement  actuçl  où  elle  reprit  le  cours  de  ses  représentations,  le  il  prairial 
an  YIl  (30  mai  1799),  sous  le  nom  de  Théâtre  Français. 

Durant  notre  période,  l'Opéra  occupait  une  salle  à  côté  du  Théâtre  Lou- 
vois  que  je  viens  de  mentionner,  là  où  est  maintenant  le  square  Louvois  ; 
sous  le  nom  de  Théâtre  des  Arts,  il  y  avait  donné  sa  première  représentation 
le  20  thermidor  an  II  (7  août  1794). 

A  la  suite  de  l'incendie  de  l'Odéon,  le  Directoire  s'était  empressé,  par 
un  arrêté  du  1"  germinal  an  VII  (21  mars  1799),  publié  par  le  Moniteur  du  5 
(26  mars),  de  prescrire  aux  directeurs  de  théâtres  diverses  mesures  de  sécu- 
rité et  notamment  une  surveillance  constante  exercée  par  des  pompiers  à 
leur  solde.  C'était  là  une  manifestation  de  ce  zèle  que  nous  voyons  encore 
s'éveiller  le  lendemain  des  catastrophes  et  retomber,  au  bout  de  quelques 
jours,  dans  sa  somnolence  accoutumée. 

§  7.  —  Commerce. 
Au  point  de  vue  du  commerce,  mais  non  des  consommateurs,  la  première 
partie  de  notre  période  fut  préférable  à  la  seconde  partie  et  surtout  à  la  pé- 
riode précédente  :  «  Le  commerce  de  France  offre  aujourd'hui  des  ruines  et 
des  débris  »,  disait  Robert  Lindet  à  la  fin  de  l'an  II  (20  septembre  1794)  dans 
le  rapport  à  la  Convention  mentionné  au  chapitre  n.  Au  début  de  l'an  III  il  y 
eut  véritablement  une  frénésie  de  trafic  ou  plulôt  de  spéculation  que  la  lutte 
pour  l'existence  contribua  beaucoup  à  généraliser  :  d'après  les  rapports  de 
police  (recueil  d'Aulard,  t.  II,  p.  49  et  52),  en  dehors  des  gros  proprié- 
taires, des  voleurs  et  des  filles  publiques,  «  il  n'y  a  que  les  gens  de  com- 
merce et  les  agioteurs  qui  peuvent  maintenant  se  procurer  l'existence  «(rap- 
port du  12  thermidor  an  III-30  Juillet  1795,  Ibid.,  p.  122);  «  on  voit  des  mar- 
chands ci-devant  peu  fortunés  acheter  de  belles  maisons  et  des  terres  en 
campagne  »  (rapport  du  18  fructidor  an  III-4  septembre  1795,  Ibid.,  p.  216). 
Tout  le  monde  s'en  mêlait.  On  lit  dans  la  Vedette  du  29  nivôse  an  111-18  jan- 
vier 1795  [Id.,  t.  pf,  p.  401)  :  «  Depuis  que  les  réquisitions  et  le  maximum 
sont  abolis,  tout  le  monde  fait  le  commerce  ;  ne  croyez  pas  que  ce  soit  chez 
des  marchands  en  gros,  chez  ces  grands  détaillants,  dans  les  grands  maga- 
sins, les  spacieuses  boutiques  que  vous  trouverez  tout  ce  dont  vous  pouvez 
avoir  besoin  ;  montez  dans  presque  toutes  les  maisons,  au  deux,  trois  ou  qua- 
trième étage,  on  vous  montrera  des  comestibles,  des  draps,  toiles  et  autres 
objets  à  vendre  ».  Ainsi  les  marchandises  envahissaient  les  étages  après  avoir 
transformé  les  rez-de-chaussée  en  bazars  où,  côte  à  côte,  se  voyaient  les  pro- 
duits les  plus  divers  (Mercier,  Nouveau  Paris,  chap.  ccx,xi)  .  sucre  et  tabac, 
sel  et  mouchoirs,  suif  et  dentelles,  poivre  et  charbon,  chapeaux  et  diamants, 
montres  et  pain,  livres,  huile,  farine,  tableaux  et  café,  les  mêmes  marchan- 
dises sortaient  d'une  boutique  pour  entrer  dans  une  autre  ;  car  les  transac- 
tions avaient  surtout  lieu  entre  trafiquants  n'appréciant  plus  la  marchandiso 


HISTOIRE    SOCIALISTE  221 

que  comme  instrument  pour  faire  de  l'argent,  sans  souci  de  son  utilité. 
nuel(|ues  coups  de  spéculation  édifiaient  une  fortune,  puis  la  culbuiaient 
(les  Goncourl,  Histoire  de  la  société  française  sous  le  Directoire,  p.  i62) 
seules  restaient  debout,  toujours  plus  grosses,  les  grosses  fortunes  que  leur 
énormilé  rendait  maîtresses  du  marché.  Pour  tous  les  autres,  c'était  la  ruine 
à  brève  échéance,  la  misère  retombant  sur  eux,  parfois  rendue  plus  pénible 
par  quelques  lueurs  d'opulence  entrevues.  Les  restaurants,  rares  avant,  se 
multiplièrent.  Dans  les  divers  genres  de  commerce,  chacun  s'ingénia,  pour 
l'emporter  sur  ses  nombreux  rivaux,  à  provoquer  les  passants  ;  de  là  vinrent 
les  savants  étalages  et  leur  prolongement  au  dehors,  sur  la  rue  ou  sur  les  trot- 
toirs qu'on  commençait,  en  1796,  nous  l'avons  vu  dans  le  §  2,  à  établir  dans 
certaines  rues.  La  voie  publique  était  également  obstruée  par  les  colporteurs 
et  les  marchands  ambulants,  contre  lesquels  protestait,  dans  les  mêmes  termes 
qu'aujourd'hui,  en  faveur  des  marchands  en  boutique,  le  conseil  consultatif 
de  commerce  (archives  du  ministère  du  Commerce),  dans  sa  séance  du  22  ger- 
minal an  V  (11  avril  1797)  ;  quelques  jours  après,  le  bureau  central  de  Paris 
décidait  de  faire  disparaître  les  «boutiques  volantes  »  et,  le  8 prairial  suivant 
(27  mai),  il  signalait  aux  commissaires  de  police  les  «  étalages  abusifs  »  (recueil 
d'Aulard,  t.  IV,  p.  71  et  139). 

L'annonce  commerciale  était  encore  rare  ;  en  l'an  IV  (1796),  d'après  les 
Mémoires  de  M.  Richard  Lenoir  (p.  174),  «  on  ne  connaissait  pas  la  méthode 
des  annonces  ;  un  seul  marchand  à  Paris  se  servait  de  ce  moyen,  c'était 
xMarion.  Nous  suivîmes  son  exemple;  non  seulement  Lenoir  annonça  la  réou- 
verture de  l'ancienne  maison  à  prix  fixe  de  son  père,  mais  il  ajouta  que  l'on 
reprendrait  le  lendemain  les  marchandises  vendues  la  veille,  si  elles  ne  con- 
venaient plus  à  l'acquéreur.  On  ne  saurait  dire  combien  cette  condition  nous 
amena  de  monde.  Nos  linons  partirent  dans  le  mois,  au  prix  de  seize  francs 
la  robe  de  quatre  aunes  »,  soit  4  mètres  75  à  3  fr.  .36  le  mètre.  «  Au  bout  de 
six  mois,  ajoule-t-il  (p.  175),  nos  ventes  montaient  à  quinze  cents  francs  par 
jour  ».  Quant  à  la  réclame  et  à  la  variété  de  ses  procédés  charlatanesques,  l'ini- 
tiative paraît  appartenir  à  Bonaparte  :  «  Bonaparte,  le  premier,  inaugure  l'ins- 
trument »,  a  constaté  M.  Félix  Bouvier  (Bonaparte  en  Italie-i796,  p.  531). 

On  n'a  pas  de  documents  sur  le  chiffre  des  importations  et  des  exporta- 
lions  au  début  de  notre  période.  Mais  [Journal  d'économie  publique,  de  mo- 
rale et  de  politique,  t.  III,  p.  228,  et  Statistique  de  la  France,  de  1838,  volume 
sur  le  commerce  extérieur,  p.  7).  il  fut  importé,  en  l'an  IV  (septembre  1795  à 
septembre  1796),  pour  194  125000  francs;  en  1797,  pour  353158000  francs; 
pour  298 248  000,  en  1798  et  pour  253068000,  en  1799.  En  l'an  IV,  il  lut  exporté 
pour  191718000  francs;  en  1797,  pour  211124000  francs;  pour  253117000, 
en  1798  et  pour  300241842,  en  1799.  En  particulier  (Journal  d'économie..., 
n*  du  20  germinal  an  V-9  avril  1797,  cité  plus  haut),  il  était  importé,  en 
l'an  IV,  pour  38804000  francs  de  matières  brutes  propres  à  l'industrie;  en 


228  HISTOIRE     SOCIALISTE 

1796,  sur  une  consommation  totale  de  117  395  quintaux  métriques  de  tabac 
fabriqué,  dans  lequel  entrait  alors  pour  une  très  forte  part  le  tabac  à  priser, 
un  peu  moins  de  30  000  quintaux,  perdant  un  quart  de  leur  poids  à  la  fabri- 
cation, étaient  importés (Pouchet,  Slatiatiqiie élémentaire  de  UiFrance,  p.315); 
en  l'an  VI,  il  était  importé  78  000  quintaux  métriques  de  sucre,  29000  de 
cafés  et  pour  96  millions  de  francs  de  matières  premières  telles  que  coton,  laine, 
chanvre  et  lin  [Ibid.).  Il  était  exporté,  en  l'an  IV,  pour  93993000  francs  de  pro- 
duits manufacturés  dont  76000000  de  soieries,  lainages  et  toiles,  pour  36000000 
de  vins  et  pour  18000000  d'eaux-de-vie  [Journal  d'économie...)  ;  en  l'an  VII 
(1798-99),  60000  muids  d'eaux-de-vie  et  220000  de  vins  de  Bordeaux  (Peuchet) 
ce  qui,  avec  le  muid  égal  à  268  litres  22,  équivaut  à  161 000  hectolitres  d'eaux- 
de-vie  et  à  590000  hectolitres  de  vins.  Une  des  principales  causes  de  la  pénu- 
rie du  commerce  pendant  l'an  II  est  très  curieuse  et  de  nature  à  établir  que, 
durant  celle  année,  on  n'eut  pas  à  se  plaindre  au  point  de  vue  de  la  consom- 
mation. Dans  le  rapport  rappelé  au  début  de  ce  paragraphe,  Robert  Lindet  a 
écrit:  «  Les  besoins  augmentent,  la  consommation  est  excessive...  L'un  des  plus 
plus  grands  obstacles  qui  s'opposent  au  rétablissement  du  commerce  et  aux 
exportations  est  l'excessive  consommation  qui  se  fait  dans  l'intérieur  de  toutes 
les  productions  du  sol.  Pour  nous  procurer  des  farines  et  des  grains,  il  faut 
donner  en  échange  une  partie  de  nos  vins  ;  le  commerce  de  Bordeaux  ne  peut 
s'en  procurer  la  quantité  nécessaire  à  ses  exportations  ;  on  en  a  livré  une  trop 
grande  quantité  à  la  consommation  ».  Et,  comme  remède,  Robert  Lindet  prê- 
chait tout  particulièrement  «  la  frugalité  »  (Mon(ïeî<r  du  3  vendémiaire  an  III- 
24  septembre  1794). 

On  ne  doit  pas  oublier  que,  pour  l'importation  principalement,  les  chiffres 
donnés  ne  se  rapportent  qu'aux  opérations  commerciales  faites  ouvertement  ; 
or,  le  commerce  de  contrebande  était  considérable  à  cette  époque  ;  il  fut  à  un 
moment  le  seul  commerce  prospère.  Tout  contribuait  à  le  favoriser.  Potter, 
fabricant  de  faïences  à  Chantilly,  se  plaignait,  le  6  fructidor  an  IV  (23  août  1796), 
au  Bureau  consultatif  du  conseil  de  commerce,  de  l'introduction  de  faïences 
anglaises  par  navires  neutres  en  violation  de  laloi  (archives  du  ministère  du  Com- 
merce). Comme  conséquence  de  la  guerre,  une  loi  du  10  brumaire  an  V  (31  oc- 
tobre 1796)  renouvela  et  aggrava  la  prohibition  du  18  vendémiaire  an  II  (9  oc- 
tobre 1793)  d'importer  et  de  vendre  les  produits  anglais,  et  elle  réputait  anglais, 
quelle  que  fût  leur  origine,  certains  produits  importés  de  l'étranger,  énumcrés 
en  dix  articles,  tels  que  diverses  étoffes  de  coton  et  de  laine,  les  boutons,  les 
ouvrages  en  métaux,  les  cuirs  et  peaux,  les  sucres  raffinés  et  la  ftiïence;  seu- 
lement la  tolérance  à  l'égard  des  prises  de  nos  corsaires  qui  redonnaient  à 
Nantes,  lit-on  dans  le  Moniteur  du  3°  jour  complémentaire  de  l'an  VI  (19  sep- 
tembre 1798),  «  l'air  de  la  vie  et  de  l'abondance  »,  fut  un  moyen  commode 
d'éluder  cette  apparence  de  rigueur  et  de  justifier  la  détention  illégale  de 
marchandises  anglaises.  «Celle  mesure  du  gouvernement,  disent  les  Mémoire 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


229 


€tti  M.  Richard  Lenoir  (p.  176),  ne  servait  qu'à  donner  plus  de  prix  aux  tissus 
étrangers.  Nous  en  vendions  considérablement  ». 


<         3 


Le  5  pluviôse  an  III  (24  janvier  1795),  les  comités  de  salut  public,  de  com- 
merce et  de  marine  réunis,  considérant  o  que  les  côtes  de  la  Méditerranée  prin- 
cipalement ne  peuvent  recevoir  aucune  protection  du  gouvernement,  que  les 
navires  français  qui  passent  de  cette  mer  dans  l'Océan,  obligés  de  traverser 

LIV.    422 HISTOIRE    S0CIALI3TK.  —   THERMIDOR  ET  DIHECTOIRB.  LIV.   422. 


230  HISTOIRE    SOCIALISTE 

le  détroit,  sont  exposés  à  des  dangers  certains,  et  qu'enfin  les  assurances  511:. 
se  payent  dans  les  différents  ports  pour  la  navigation  des  navires  français, 
sont  d'un  prix  quadruple  de  celui  qu'il  faudrait  payer  pour  la  navigation  des 
navires  neutres  »,  prenaient  un  arrêté  autorisant  les  armateurs  français  à 
employer  les  bâtiments  neutres  ou  le  pavillon  neutre  pour  leur  commerce. 
La  part  des  navires  français  et  étrangers  dans  le  commerce  maritime  de  la 
France  fut,  en  l'an  IV,  de  91000  tonneaux  pour  les  premiers  et  de  579000  pour 
es  seconds  :  le  tonneau  de  mer  équivalait  alors  à  979  kilos  et  était  compté 
ians  un  navire  autant  de  fois  qu'il  s'y  trouvait  42  pieds  cubes,  soit  environ 
un  mètre  cube  et  demi  (i  me.  440).  La  môme  année,  pour  le  cabotage  d'un 
port  à  l'autre  de  la  France,  le  tonnage  des  navires  français  avait  été  de 
765 i60  tonneaux  et  celui  des  navires  étrangers  de  70225  (n»  23  déjà  cité  du 
Journal  d'économie  publique,  etc.,  de  Rœderer). 

La  loi  du  li  nivôse  an  III  (31  décembre  1794),  en  supprimant  les  privilèges 
de  certains  ports,  substitua  au  système  des  ports  francs,  011  les  marchandises 
étrangères  pouvaient  être  introduites  sans  avoir  à  payer  de  droits,  le  système 
des  entrepôts  accordant  à  ces  marchandises,  après  leur  dépôt  dans  le  port 
d'arrivée,  un  délai  de  18  mois  pour  être  exportées  sans  acquitter  aucun  droit 
de  douane.  Quant  à  la  circulation  des  marchandises,  à  l'intérieur,  dans  les 
deux  lieues  limitrophes  de  nos  frontières,  la  loi  du  12  pluviôse  an  III  (31  jan- 
vier 1795)  l'interdit,  à  moins  que  ces  marchandises,  ne  fussent  munies  d'un 
acquit-à-caution.  Cette  formalité  dans  ces  mêmes  conditions  n'avait  été  exi- 
gée par  la  loi  du  29  septembre  1793,  qui  avait  établi  le  maximum,  que  pour 
les  denrées  ou  marchandises  de  première  nécessité.  Mais  la  loi  du  19  vendé- 
miaire an  VI  (10  octobre  1797)  abrogea  les  dispositions  précédentes  sur  l'ac- 
quit-à-caution  et  en  revint  au  régime  du  passavant,  c'est-à-dire  de  la  simple 
autorisation  de  transport  en  franchise  sans  caution. 

Les  foires  avaient  une  importance  qui  diminue  et  se  localise  de  plus  en 
plus,  et  elles  étaient  très  nombreuses  :  il  ne  se  passait  guère  de  jours  dans 
l'année,  sans  qu'il  y  eût  une  ou  même  plusieurs  foires  sur  le  territoire  de  la 
République.  Mais,  avec  le  ralentissement  des  affaires,  la  plupart  d'entre  elles 
ne  servaient  plus  qu'au  strict  échange  des  productions  locales  contre  les  ar- 
ticles in  lispensables  que  la  région  ne  produisait  pas  à  proximité.  D'après 
Dufort  de  Cheverny  {.Mémoires  sur  les  règnes  de  Louis  XV  et  Louis  XVI  et 
sur  la  Révolution,  t.  II),  à  la  foire  de  Blois,  qui  avait  lieu  .lu  28  août  au 
9septembre,  «  de  mémoire  d'homme  on  n'avait  vu  tant  de  boutiques  et  si  peu 
d'acheteurs  »  (p.  353)  qu'en  l'an  V  (1797)  ;  mais,  en  l'an  VI  (1798),  cette  foire 
«  a  été  beaucoup  plus  considérable  tant  en  marchands  qu'en  acheteurs  « 
(p.  381). 

Pour  donner  une  idée  des  tarifs  de  transport,  je  m'en  tiendrai  à  la  place 
d'impériale  des  diligences  qui  peut  être  regardée  comme  correspondant  à  la 
troisième  classe  de  nos  chemins  de  fer.  En  l'an  III,  on  la  payait  12  sous  par 


HISTOIRE     SOCIALISTE  231 

lieue  de  poste  ou  3933  mètres;  10  sous  en  l'an  V  et  en  l'an  VI.  En  179&-99 
(an  VII),  le  transport  de  Paris  à  Lille  (58  lieues  de  poste  valant  228  kilo- 
mètres) coûtait  —  toujours  sur  l'impériale  —  23  francs  et  le  voyage  durait 
2  jours  ;  de  Paris  à  Nantes  (97  lieues  1/2-3S3  kilora.),  39  fr.,,  durée  4  jours;  de 
Paris  à  Besançon  (100  lieues  1/2-395  kilom.),  40  fr.,  durée  5  jours  ;  de  Paris  à 
Toulouse  (182  lieues-716  kilom.),  72  fr.,  durée  7  jours.  Il  y  avait,  de  Paris, 
un  dépai't  tous  les  deux  jours  pour  Lille  et  pour  Nantes,  et  trois  départs  par 
décade  pour  Besançon  et  pour  Toulouse  ;  la  périodicité  était  la  même  de  ces 
diverses  localités  à  Paris.  En  vertu  de  la  loi  du  10  vendémiaire  an  IV  (2  oc- 
tobre 1795),  nul  ne  pouvait  quitter  le  territoire  de  son  canton  sans  un  passe- 
port délivré  par  l'administration  municipale.  Le  transport  des  choses  coûtait, 
par  lieue,  pour  100  livres  —  un  peu  moins  de  50  kilos  —  en  diligence,  ce  qui 
équivalait  à  notre  grande  vitesse,  6  sous  1/2  en  l'an  III,  5  sous  en  l'an  V,  VI 
et  VII  ;  dans  les  mêmes  conditions,  en  fourgon,  ce  qui  équivalait  à  notre 
petite  vitesse,  5  sous  en  l'an  III,  3  sous  en  l'an  V.  2  sous  en  l'an  VI  et  VII. 
La  navigation  intérieure  était  également  utilisée  pour  le  transport  des  choses 
et  des  personnes.  Fleuves  et  canaux  servaient  même,  pour  de  grandes  dis- 
tances, plus  qu'aujourd'hui,  proportionnellement  au  nomire  total  des  voya- 
geurs. Des  coches  d'eau  partirent,  par  exemple,  de  Paris  pour  Troyes,  Auxerre 
et  Briare  d'un  côté,  pour  Rouen  de  l'autre  ;  le  prix,  jusqu'en  l'an  VII,  fut  en 
moyenne  de  3  sous  par  lieue  soit  pour  une  personne,  soit  pour  100  livres  de 
marchandises;  en  l'an  VII,  il  y  eut  une  légère  diminution  {Almanach  na- 
tional). 

Ce  qui  nuisit  beaucoup  au  commerce  dans  la  seconde  moitié  de  notre 
période,  ce  fut  le  défaut  de  sécurité  provenant  et  du  mauvais  état  des  routes, 
dont  j'ai  déjà  parlé  (§2),  et  surtout  du  brigandage.  Les  attaques  à  main  armée 
furent  chose  trop  fréquente  ;  une  d'elles  est  devenue  une  cause  célèbre,  c'est 
l'assassinat  du  courrier  de  la  malle  de  Lyon,  le  soir  du  8  floréal  an  IV 
(27  avril  1796),  à  trois  kilomètres  environ  de  Lieusainl,  sur  la  route  de  Melun  : 
un  des  deux  condamnés  à  mort  pour  ce  crime,  Lesurques,  exécuté  à  Paris 
le  9  brumaire  an  V  (30  octobre  1796),  a  été,  d'après  l'opinion  publique,  vic- 
time d'une  erreur  judiciaire. 

La  Normandie,  la  Picardie,  l'Ile  de  France,  en  particulier,  furent  trou- 
blées par  les  bandes  des  chauffeurs,  ainsi  nommés  parce  qu'ils  brûlaient  les 
pieds  de  leurs  victimes  pour  les  obliger  à  indiquer  les  cachettes  oîi  était  leur 
argent.  Certains  de  ces  brigands  étaient  des  professionnels  du  royalisme  de 
grande  route  ;  M.  de  la  Sicotière  [Louis  de  Frotté  et  les  insurrections  nor- 
mandes, t.  II,  p.  580-581,  note)  l'a  reconnu  :  «  La  bande  de  chauffeurs,  fléau 
de  l'Eure  et  de  la  Seine-Inférieure  en  1796  et  1797,  et  dont  quatorze  mem- 
bres furent  guillotinés  d'une  fournée  à  Evreux,  le  10  janvier  1798,  comp- 
tait un  certain  nombre  de  chouans  ».  Cependant  je  dois  ajouter  que,  d'après 
lui  {Ibid.,  D.  5791.    «  la  uluoart  des  chauffeurs  étaient  toui  à  fait  étrangers  à 


232  HISTOIRE     SOClALlSTIi 

la  chouannerie  et  n'opéraient  que  pour  leur  propre  compte  ».  La  bande  d'Or- 
gères  (Eure-et-Loir),  une  des  plus  connues,  désola  la  Beauce  et  le  Blésois  de 
la  fin  de  l'an  III  au  début  de  l'anV  (1795 à  1797).  Ces  bandes  élaien!  fréquem- 
ment commandées  par  des  gens  qui  avaient,  en  apparence,  une  situation 
régulière  leur  permettant  à  la  fois  de  détourner  les  soupçons  et  d'obtenir  des 
renseignements  utilisés  ensuite  pour  leurs  expéditions  criminelles;  ils  se 
réunissaient  dans  les  foires  ou  chez  certains  aubergistes  affiliés  à  la  bande^ 
se  déguisaient  fréquemment  soit  en  gardes  nationaux,  soit  en  soldats,  s'im- 
posaient alors  au  nom  de  la  loi  et,  dans  les  lieux  où  ils  craignaient  d'être 
reconnus,  mettaient  un  masque  ou  se  barbouillaient  le  visage  de  suie  et  de 
farine.  Ils  inspiraient  une  telle  terreur  que  fermiers  et  entrepreneurs  de  trans- 
ports en  arrivaient  à  leur  payer  régulièrement  tribut  pour  n'être  pas  déva- 
lisés. Une  loi  spéciale,  la  loi  du  29  nivôse  an  VI  (18  janvier  1798),  fut  votée 
pour  la  répression  de  ces  attentats.  Dans  le  Midi,  spécialement  dans  la  région 
des  Alpes,  il  y  avait  depuis  longtemps  des  bandits  de  même  espèce  appelés- 
les  barbets,  contre  lesquels  avait  déjà  été  dirigée  la  loi  da  20  fructidor  an  III 
(6  septembre  1795). 

Au  défaut  de  sécurité  s'ajoutait  le  défaut  de  numéraire  qui.  du  reste,  se 
fit  sentir  à  l'étranger  comme  en  France  :  à  la  fin  de  février  1797,  la  Banque 
d'Angleterre  était  obligée  de  suspendre  les  payements  en  espèces.  Sur  le  taux 
de  rinlérêt  nous  voyons  Dufort  de  Cheverny  écrire  au  début  de  l'an  VI 
(fin  1797)  :  «  L'intérêt  de  l'argent  monte  au  taux  de  quatre  pour  cent  par 
mois»  [Mémoires...,  t.  II,  p.  368);  et  voici  ce  que,  le  21  thermidor  an  VI 
(8  août  1798),  Bailleul  disait  au  Conseil  des  Cinq -Cents  dans  un  rapport,  sur 
les  moyens  de  relever  le  crédit,  fait  au  nom  de  la  commission  des  finances  : 
«  Il  est  déplorable  de  voir  que  la  Prusse  emprunte  à  4  0/0,  que  les  fonds  an- 
glais ne  donnent  que  60/0  d'intérêt  aux  prêteurs,  que  l'Allemagne  reconstitue 
;i  4  0/0  les  contrats  dont  les  arrérages  étaient  à  5,  et  d'avoir  à  metire  en  con- 
traste avec  ces  faits  constants  le  fait  non  moins  certain  qu'on  ne  trouve  d'ar- 
gent, dans  la  République,  que  sur  le  pied  de  20  à  25  0/0  par  an,  et  que  le  prix 
des  propriétés  s'y  dégrade  en  raison  de  ce  taux  épouvantable,  et  devenu 
cependant  familier  ».  Déjà,  le  28  brumaire  an  V  (18  novembre  1796),  le  mi- 
nistre des  Finances,  Ramel,  avait  écrit  «  aux  citoyens  commerçants  et  négo- 
ciants des  principales  places  de  la  République  »,  pour  les  inviter  à  se  faire- 
représenter  à  «  des  conférences  particulières  »  qui  devaient  s'ouvrir  à  Paris, 
le  19  frimaire  (9  décembre  1796),  sur  «  le  besoin  de  quelques  lois  et  de  quel- 
ques établissements  en  faveur  du  commerce  ».  Ces  conférences  s'ouvrirent  à 
la  date  fixée  et  le  Moniteur  du  26  frimaire  (16  décembre  1796),  en  rendant 
compte  de  cette  première  séance,  donnait  les  noms  de  dix-neuf  des  délégués 
arrivés  ;  dans  son  discours,  le  ministre  des  Finances  avait  déclaré  que  «  la- 
première  idée  qui  se  présente  à  tous  les  bons  esprits,  c'est  une  grande  asso- 
ciation de  fonds  et  de  moyens,  c'est  une  banque,  une  banque,  il  faut  le  répé 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


ter,  indépendante,  dans  son  administration,  du  pouvoir  et  de  l'i[ifluenoe  du 
gouvernement  ».  Une  note  publiée  par  le  Moniteur  du  9  nivôse  an  V  (29  dé- 
cembre 1796)  constatait  que  cette  assemblée  de  commerçants  s'était  séparée 
sans  accepter  un  seul  des  «  quatre  plans  de  banque  qui  lui  ont  été  remis  par 
le  ministre  »,  mais  après  avoir  indiqué  les  bases  qu'elle  proposait  :  défense 
formelle  à  l'Etal  d'intervenir  d'une  manière  quelconque  dans  cette  banque, 
sauf  pour  lui  faire  «  abandon  absolu  de  biens  fonds  ou  de  valeurs  certaines  » 
dont  il  n'aurait  même  pas  le  droit  de  lui  demander  compte.  Cela  prouve 
qu'alors  comme  aujourd'hui,  le  principe  des  capitalistes  en  matière  d'inter- 
vention de  l'Etat  était  :  tout  pour  eux,  rien  contre  eux  ni  pour  les  autres. 
Une  des  revendications  de  cette  impudente  assemblée  fut  «  le  rétablissement 
de  la  contrainte  par  corps  »  ;  nous  avons  vu  §  2  que,  sur  ce  point,  elle  eut 
satisfaction. 

Au  début  de  l'an  VII,  la  situation  de  la  place  de  Paris  était  très  difficile, 
de  nouveau  la  raréfaction  du  numéraire  s'était  accentuée,  les  intérêts  à  payer 
par  ceux  qui  devaient  se  procurer  de  l'argent  étaient  énormes;  le  Moniteur 
du  15  frimaire  an  VII  (5 décembre  1798)  annonçait  la  fondation  «  d'une  caisse 
d'échange  de  papiers  de  portefeuille  qui  doit  suppléer  au  défaut  du  numé- 
raire en  acquittant  l'un  par  l'autre  ».  Pour  faciliter  leurs  transactions,  cer- 
tains gros  négociants  ou  banquiers  avaient  antérieurement  organisé  deux  éta- 
blissements de  crédit  :  en  1796,1a  «caisse  des  comptes  courants»,  société  en 
commandite  qui  escomptait  à  trois  mois  d'échéance  au  plus  les  effets  revêtus 
d'au  moins  trois  signatures,  et  dont  le  directeur  général,  Augustin  Monneron, 
prit  la  fuite,  le  27  brumaire  an  VII  (17  novembre  1798),  laissant,  de  son  propre 
aveu,  un  déficit  de  deux  millions  et  demi  [Moniteur  àyx  1"  frimaire-21  no- 
vembre 1798)  ;  et,  le  4  frimaire  an  VI  (24  novembre  1797),  la  «  caisse  d'escompte 
du  commerce  »  qui  devait  être,  en  germinal  an  XI  (avril  1803),  réunie  à  la 
Banque  de  France.  Cette  caisse  avait  pour  but  d'escompter  leurs  effets  aux 
associés,  d'émettre  les  billets  qui  lui  étaient  fournis  par  les  actionnaires  pour 
la  partie  de  leur  mise  payable  de  la  sorte;  elle  recevait  en  compte  courant  le 
numéraire  et  les  effets  à  recouvrer;  avec  les  sommes  encaissées,  elle  payait 
les  mandats  tirés  sur  elle  par  les  bénéflciaires  de  ces  sommes.  Les  premiers 
actionnaires,  au  nombre  de  douze,  réunissaient  47 actions;  à  la  fin  de  frimaire 
an  VII  (vers  le  15  décembre  1798),  il  y  avait  103  actionnaires  et  551  actions. 
Le  5  floréal  an  VI  (24  avril  1798),  des  négociants  avaient  fondé  à  Rouen  dans 
le  même  but  une  banque  d'escompte  pour  une  durée  de  neuf  années  (Z)/c^2o;i- 
naire  universel  de  commerce,  édité  par  Buisson,  t.  I",  p.  340  et  241). 

Ce  ne  fut  pas  seulement  pour  des  banques  que  les  sociétés  par  actions 
reparurent.  Dès  l'an  III  {Journal  des  arts  et  manufactures,  t.  I",  p.  184- 
188)  on  recommandait  le  placement  en  commandite  qui,  sous  l'ancien  régime, 
avait  été  très  pratiqué,  à  Lyon  par  exemple,  et  qui,  pour  le  moment,  contri- 
buait au  succès  de  la  manufacture  de  Saint-Gobain;  le  prêteur  touchait  une 


234  HISTOIRE     SOCIALISTE 

certaine  pari  du  bénéfice  pour  sa  mise  de  fonds  et  n'était  responsable  que  jus- 
qu'à concurrence  de  celle-ci;  le  directeur  de  l'entreprise  avait,  soit  une  frac- 
tion des  bénéfices,  soit  un  traitement  fixe  avec  une  part  d'intérêt. 

La  loi  du  24  août  1793  avait  supprimé  toutes  les  associations  «  dont  le 
fonds  capital  rejose  sur  des  actions  au  porteur  »  et  décidé  (art.  2)  que,  «  à 
l'avenir,  il  ne  pourra  être  établi,  formé  et  conservé  de  pareilles  associations 
ou  compagnies  sans  une  autorisation  des  Corps  législatifs  <>.  Cette  situation 
fut  encore  aggravée  par  la  loi  du  26  germinal  an  II  (15  avril  1794)  portant 
(art.  I")  :  «  les  compagnies  financières  sont  et  demeurent  supprimées.  Il  est 
défendu  à  tous  banquiers,  négociants  et  autres  personnes  quelconques,  de 
former  aucun  établissement  de  ce  genre,  sous  aucun  prétexte  et  sous  quelque 
dénomination  que  ce  soit  ».  Mais,  en  vertu  de  la  loi  du  30  brumaire  an  IV 
(21  novembre  1795),  «  la  loi  du  26  germinal  de  l'an  II  concernant  les  compa- 
gnies et  associations  commerciales,  est  abrogée  ». 

Forcés  de  s'adresser  à  une  ville  déterminée  pour  un  article  capital,  les 
négociants  avaient  contracté  l'habitude,  afin  de  compléter  leurs  chargements, 
de  prendre  dans  la  même  ville  d'autres  articles  qu'ils  pouvaient  trouver  ail- 
leurs; il  s'était,  en  conséquence,  établi  dans  ces  villes  des  intermédiaires 
entre  les  fabricants  de  divers  articles  et  les  détaillants  du  dehors.  Fabricants 
et  détaillants  se  plaignirent  dans  notre  période  de  l'avidité  de  ces  intermé- 
diaires prélevant,  disait  Le  Coulteux  dans  la  séance  du  Conseil  des  Anciens 
du  2  thermidor  an  YI  (20  juillet  1798),  «  un  intérêt  exorbitant  et  inconnu  jus- 
qu'à nos  jours  ». 

Si  les  commerçants  avaient  raison  de  se  plaindre  d'inconvénients  dont  ils 
n'étaient  pas  seuls  à  souffrir,  le  public  eut,  en  outre  de  ces  inconvénients  qui 
atteignaient  plus  ou  moins  tout  le  monde,  de  trop  légitimes  sujets  de  plaintes 
contre  les  procédés  des  commerçants.  Les  protestations  contre  leurs  fraudes 
sur  la  qualité  et  la  quantité  des  marchandises  furent  si  générales  qu'en  main- 
tes circonstances  on  réclama  l'intervention  en  ces  matières  de  la  loi  et  des 
autorités  ;  une  proposition  en  ce  sens,  visant  les  étoffes  et  les  draps,  fut  no- 
tamment discutée  et  repoussée  par  le  Conseil  des  Anciens,  grâce  surtout  aux 
efforts  de  Le  Coulteux,  appartenant  au  haut  commerce  de  Rouen,  qui  disait 
dans  la  séance  du  troisième  jour  complémentaire  de  l'an  VI  (19  septembre 
1798)  :  «  La  surveillance  ne  peut  s'accorder  avec  la  liberté  qu'autant  qu'elle 
est  invisible;  elle  ne  doit  jamais  s'ingérer  dans  les  formes  que  je  peux  ou  que 
je  veux  donnera  l'œuvre  de  mes  mains  ».  Nous  verrons  dans  le  paragraphe  8 
que  messieurs  les  capitalistes  parlaient  d'une  manière  différente  lorsqu'il  s'agis- 
sait de  la  classe  ouvrière  et  de  la  seule  marchandise  dont  celle-ci  dispose  et 
dont  ils  sont  les  consommateurs,  de  la  force  de  travail.  Mais  je  signalerai  tout 
de  suite  la  conduite  des  boulangers  de  Paris.  Leur  mauvaise  foi,  leur  «  fripon- 
nerie »,  suivant  le  mot  d'un  rapport  de  police  (recueil  d'Aulard,t.  Il,  p.  518) 
du  26  frimaire  an  lY  (17  décembre  1795),  suscitait  depuis  plus  d'un  an  des 


HISTOIRE     SOCIALISTE  '  S^î-S 

réclamations  trop  fondées,  car  ils  étaient,  tout  au  moins  pour  la  plupart,  les 
complices  des  spéculateurs  contre  le  public  ;  le  Directoire  ayant,  par  son 
arrêté  du  19  pluviôse  an  IV  (8  février  1796)  qui  ne  maintenait  la  distribution 
de  pain  que  pour  les  indigents,  décidé  que  le  pain  serait  taxé,  les  boulangers 
s'indignèrent  de  cette  ialervention  de  l'autorité;  or,  en  fructidor  an  II et  ven- 
démiaire an  in  (septembre  et  octobre  1794)  —  nous  l'avons  vu  (fin  du  cha- 
pitre m)  —  ils  avaient  trouvé  excellente  l'intervention  de  la  police  contre  leurs 
ouvriers. 

Une  autre  profession  fut  taxée  :  par  arrêté  du  7  brumaire  an  V  (28  octo- 
bre 1796),  le  «  bureau  central  du  canton  de  Paris  »  déterminait  le  prix  des 
fiacres  stationnant  sur  la  voie  publique;  pendant  le  jour,  la  course  était  fixée 
à  30  sous,  l'heure  à  35  sous  pour  la  première  et  à  30  sous  pour  les  suivantes 
[Ibidem,  t.  III,  p.  571);  l'administration  centrale  du  département  de  la  Seine 
rejeta  les  plaintes  des  loueurs  et,  le 23 pluviôse  an  V-11  février  1797  {Ibidem, 
p.  745),  confirma  cet  arrêté. 

Dans  leur  égoïsme  que  la  perspective  du  moindre  gain  immédiat,  si  ini- 
que qu'il  puisse  être  pour  d'autres,  rend  trop  fréquemment  imprévoyant  à 
leur  propre  point  de  vue,  les  commerçants,  sous  couleur  de  ne  penser  qu'à 
leur  caisse  et  de  ne  pas  faire  de  politique,  étaient,  d'une  façon  générale,  dis- 
posés à  tout  sacriflpr  à  la  cupidité  la  plus  aveugle;  on  lit  dans  le  rapport  du 
13  vendémiaire  an  VI  (4  octobre  1797)  :  «Le  commerce  se  plaint  et,  dans  cette 
classe  très  nombreuse,  on  ne  s'occupe  des  affaires  publiques  qu'autant  qu'elles 
peuvent  influer  sur  les  spéculations  »  [Ibidem,  t.  IV,  p.  370).  Ce  n'étaient  pas 
seulement  les  questions  gouvernementales  qui  laissaient  les  commerçants 
indifférents,  c'étaient  aussi  des  questions  de  nature  à  les  toucher  spéciale- 
ment :  le  tableau  de  la  situation  du  département  de  la  Seine,  à  la  fin  de  l'an 
VI  (août-septembre  1798),  présenté  au  ministre  de  l'Intérieur,  signale  «  l'in- 
souciance qui  a  eu  lieu  pour  la  nomination  des  juges  du  tribunal  de  com- 
merce. Les  assemblées  primaires  pour  le  choix  des  électeurs  qui  devaient 
concourir  à  cette  nomination,  se  sont  formées  très  difficilement  »  [Ibidem, 
t.  V,  p.  101)-  L'inertie  d'aujourd'hui  en  cette  matière  date,  on  le  voit,  de  loin. 
Le  tribunal  de  commerce  de  Paris  siégeait  alors  cloître  Saint-Merri  derrière 
cette  église,  dans  l'ancienne  salle  des  juges-consuls,  dont  le  nom  d'une  rue 
conserve  aujourd'hui  le  souvenir.  En  vertu  de  la  loi  du  21  vendémiaire  an  III 
(12  octobre  1794),  les  faillis  non  complètement  libérés  ne  pouvaient  «  exercer 
aucune  fonction  publique  ». 

§  8.  —  Industrie. 

C'est  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle  qu'a  commencé  la  transformation  de 
l'outillage  industriel  tendant  à  substituer  d'une  manière  générale  le  travail 
mécanique  au  travail  manuel.  Mais  il  ne  faut  pas  confondre  l'invention  d'une 
machine  avec  sa  mise  en  pratique;  d'une  part,  la  cherté  du  nouvel  appareil 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


est  un  obstacle  à  son  emploi;  d'autre  part,  cet  emploi,  à  l'époque  que  nous 
étudions,  exigeait  le  plus  souvent  des  ouvriers  spéciaux  qui  se  recrutaient 
lentement,  et,  par  là,  même  en  admettant  chez  tous  le  désir  de  recourir  aux 
nouveaux  procédés  et  la  possibilité  de  risquer  les  avances  nécessaires,  l'usage 
de  la  machine  devait  forcément  se  trouver  retardé. 

«  On  se  rappelle  qu'en  1790,  disait  Grégoire  à  la  Convention  le  12  vendé- 
miaire an  III  (3  octobre  1794),  il  lallut  autoriser  une  de  nos  manulactures  à 
faire  filer  en  Suisse  vingt  milliers  (environ  9  800  kilogrammes)  de  coton  pour 
ses  fabriques,  parce  qu'on  manquait  de  machines  et  n'ouvriers  propres  à  ce 
travail».  En  mars  1793  (il/o?Jî7eî<r  du  18),  la  Société  d'agriculture  et  de  commerce 
et  des  arts  de  Nantes  offrait  un  prix  pour  le  perfectionnement  de  la  filature 
au  fuseau,  ce  qu'elle  n'aurait  pas  fait  si  la  machine  avait  été  tant  soit  peu 
répandue.  Nous  voyons  Penièresdireàla  Convention  le  16  vendémiaire  an  III 
(7  octobre  1794)  :  «  Presque  partout  on  ignore  l'art  de  préparer  le  chanvre  et 
le  lin.  Le  tour  h  filer  est  inconnu  dans  plusieurs  districts,  les  métiers  des  tis- 
serands sont  ifune  raideur  épouvantable,  ce  qui  rend  le  travail  long  et  péni- 
ble; et  je  puis  faire  la  même  application  à  la  fabrique  des  laines  ».  Cambon 
disait  de  son  côté,  le  7  frimaire  suivant  (27  novembre  1794)  :  «  Il  est  incroya- 
ble que,  sur  24  millions  d'âmes,  la  République  ait  si  peu  de  bras  consacrés 
aux  arts  mécaniques  »;  si  les  Anglais  l'emportent  au  point  de  vue  industriel 
sur  nous,  «  c'est  qu'ils  ont  multiplié  les  m;:chines,  tandis  que  nous  faisons 
lout  avec  la  main-d'œuvre  ».  La  nùson  principale  de  celte  infériorité  trop 
persistante  de  la  France  était  indiquée  par  Chaptal  [De  l'Industrie  française, 
t.  II,  p.  31),  en  1819  :  a  Si  nous  n'avons  pas  donné  une  aussi  grande  étendue 
à  l'application  des  machines  que  l'ont  fait  les  Anglais,  c'est  que  la  main  de 
l'ouvrier  est  moins  chère  chez  nous  ».  Cette  constatation  est  une  nouvelle 
preuve  que  les  bas  salaires,  indice  d'une  civilisation  inférieure,  nuisent  non 
seulement  à  la  classe  ouvrière,  mais  surtout  à  toute  l'évolution  économique, 
au  progrès  général  et  à  la  richesse  d'un  pays. 

Il  faut  cependant  noter  que,  pendant  les  années  de  la  Révolution,  la  situa- 
tion matérielle  des  ouvriers  ne  fut  pas  mauvaise,  grâce  aux  idées  de  cette 
époque  —  cause,  par  exemple,  que,  lors  du  maximum,  les  prix  de  1790  pris 
comme  base,  furent  augmentés  d'un  tiers  pour  les  marchandises,  mais  de 
moitié  pour  les  salaires  {Histoire  socialiste,  t.  IV,  p.  1679  et  1780);  en  outre 
[Ibidem,  p.  1777),  il  semble  que,  jusqu'à  l'arrêté,  du 21  messidor  an  II  (9  juil- 
let 1794),  du  Conseil  général  de  la  Commune,  on  ait  même  laissé  les  ouvriers 
parisiens  établir  leurs  prix  en  dehors  de  toute  tarification,  d'où  leur  mécon- 
tentement, noté  audébutduchap.  II,  lorsque  cet  arrêté  vintréduire  leur  salaire 
à  un  prix  inlérieur  à  celui  qu'ils  pouvaient  obtenir  —  et  grâce  aussi  à  ce  que, 
la  main-d'œuvre  manquant,  ce  qui  "donnait  aux  ouvriers  cette  possibilité,  dont 
je  viens  de  parler,  d'imposer  leurs  prix,  celle  que  laissaient  subsister  les  réquisi- 
tions militaires  était  insuffisante  pour  les  besoins  de  la  production  et  «  chère  ». 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


237 


C'est  que,  je  le  montrerai  plus  loin,  les  ouvriers  pouvaient  alors  poser  leurs 
conditions.  Je  me  bornerai  ici  à  une  citation  qui  prouve  à  la  fois  le  manque 
de  main-d'œuvre  et  le  manque  de  machines  dans  notre  période;  il  s'agit  d'un 
mémoire  envoyé,  le  29  fructidor  an  VI  (15  septembre  1798),  par  une  «  société 
des  sciences  et  des  arts  »  à  l'administration  centrale  du  Lot  (Forestié,  Notice 
historique  sur  la  fabrication  des  draps  à  Montauôan,  p.  38)  et  dans  lequel 
on  lit  :  «  La  main-d'œuvre  étant  très  rare  et  chère,  il  serait  bien  important 
de  provoquer  et  défavoriser  l'invention  de  toutes  les  machines  qui  tendraient 
à  suppléer  l'homme  ».  Enfin,  un  rapport  du  1"  messidor  an  XI  (20  juin  1803) 
établit  que,  même  à  cette  date,  la  grande  usine  n'existait  guère  chez  nous  et 


Vue  de  la  Po.mpk  a  feu  de  Chaillot. 
(D'après  an»  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 

que  le  machinisme  y  était  encore  d'un  usage  très  restreint  {Révolutioii  fran- 
çaise, revue,  numéro  du  14  juillet  1903). 

La  Convention  s'occupa  de  favoriser  les  diverses  industries;  mais,  comme 
c'était  son  devoir  urgent,  elle  développa  surtout  celles  qui  contribuaient  ai- 
rectement  à  la  défense  nationale.  On  se  préoccupa  de  satisfaire  avec  les  pro- 
duits indigènes  à  tous  les  besoins  de  la  marine.  L'extraction  du  salpêtre,  son 
épuration,  la  fabrication  de  la  poudre  flirent  perfectionnées  et  plus  que  décu- 
plées. En  même  temps,  on  découvrait  le  moyen  de  réparer  sur  place  les  lu- 
mières des  canons  évasées  par  un  tir  fréquent.  On  avait  alors  le  canon  à  Âme 
lisse  et  se  chargeant  par  la  bouche  (système  Gribeauval  de  1765)  dont  la  por- 
tée utile  était  au  plus  de  800  mètres,  et  le  fusil  à  pierre  (système  de  1777)  qui 
ne  portait  que  jusqu'à  240  mètres  et  permettait  de  tirer  au  plus  cinq  coups 

LIV     423.    —  HISTOIRE  SOCIALISTE.     —  THERMIDOR   ET  DIRKCTOIRK.  UV.  423. 


238  HISTOIRE     SOCIALISTE 

par  minute  sans  viser.  Au  début  de  l'an  III  (fin  1794),  les  résultats  étaient 
{Essai  sur  l'histoire  des  sciences  pendant  la  Révolution,  de  Biol,  p.  81)  :  15 
fonderies  pour  la  fabrication  des  bouch  'S  à  feu  de  bronze,  fournissant  annuel- 
lement 7  000  pièces;  30  fon<1eries  pour  les  bouches  à  feu  en  fer  donnant  par 
an  13000  canons;  la  multiplication  dans  la  même  proportion  des  usines  pour 
la  fabrication  des  projectiles  et  des  attirails  d'artillerie  :  une  immense  fabri- 
que d'armes  à  feu  créée  à  Paris,  livrant  140  000  fusils  par  année;  l'établisse- 
Ment  d'une  manufacture  de  carabines — la  carabine,  lit-on  dans  le  chap.  xvm 
des  Cours  faits  à  l'Ecole  de  Mars  do  5  fructidor  an  II  (22  août  1794)  au  13  ven 
démiaire  an  III  (4  octobre  1794)  et  imprimés  en  l'an  III  par  orlre  du  comité 
de  salut  public,  diffère  du  fusil  «  en  ce  que  le  canon  est  rayé  dans  l'intérieur 
pour  donner  à  la  balle  une  direction  plus  exacte  et  une  portée  plus  grande  » 
—  dont  la  fabrication  était  nouvelle  en  France;  20  manufactures  d'armes 
blanches  ;  188  aleb'ers  de  réparation  pour  les  arme-;  de  toute  espèce.  Si  l'arse- 
nal de  Paris  et  les  10  autres  existant  en  province  subsistèrent  nominalement 
jusqu'au  commencement  de  1798  (an  VI),  ils  disparurent  à  cette  époque.  Dès 
1797,  il  n'y  avait  plus  que  2  fonderies.  De  37,  les  ateliers  de  construction 
d'artillerie  furent  réduits  à  12  en  1796,  et  à  6  en  1797.  Le  nombre  des  forges, 
des  manufactures  d'armes  à  feu  portatives  et  d'armes  blanches,  des  ateliers 
de  réparation  pour  ces  armes  alla  aussi  en  diminuant  {Revue  d'histoire  rédi- 
gée à  Vétat-major  de  Varmée,  mai  1901,  p.  1135).  Dans  les  établissements 
s' occupant  du  matériel  de  l'armée,  des  fonctionnaires  civils  avaient  été  subs- 
titués, pour  la  surveillance  des  travaux,  aux  officiers  qui  y  avaient  été  déta- 
chés, à  la  fin  de  l'ancien  régime,  sur  l'initiative  de  Gribeauval.  La  compétence 
de  ces  fonctionnaires  semble,  du  moins  dans  notre  période,  avoir  laissé  à 
désirer.  Une  lettre,  du  21  ventôse  an  IV-U  mars  1796  (Chevalier,  Notice 
historique  sur  le  service  des  forges,  p.  8),  d'un  chef  de  brigade  commandant 
l'artillerie  de  l'aile  droite  de  l'armée  de  Rhin-et-Moselle,  se  plaint  «  de  la 
mauvaise  construction  du  matériel  et  de  la  mauvaise  qualité  des  matières 
employées  »,  et  elle  réclame  l'organisation  de  la  surveillance  par  des  officiers 
d'artillerie.  En  tout  cas,  les  inspecteurs  civils  furent,  par  une  décision  de 
pluviôse  an  V  (janvier  1797),  supprimés  à  dater  du  1"  ventôse  suivant  (19  fé- 
vrier 1797),  et  des  officiers  d'artillerie  les  remplacèrent  dans  les  forges  et  les 
fonderies  travaillant  pour  l'armée.  Nous  verrons,  d'ailleurs,  au  début  du  chap. 
xvm  que,  en  admettant  que  les  officiers  eurent  la  compétence,  ils  n'eurent  pas 
toujours  l'honnêtelé  indispensable.  L'ouvrage  que  je  viens  de  citer  contient 
aussi  (p.  10),  relativement  à  une  autre  modification  survenue  dans  le  régime 
de  ces  établissements,  une  note  se  plaignant  «  des  adjudications  au  rabais 
pour  les  fournitures  de  l'artillerie  qui  sont  des  fournitures  de  confiance  et 
sur  lesquelles  un  fripon  trompera  toujours  malgré  la  surveillance  ». 

Au  début,  en  effet,  avait  dominé,  pour  tous  ces  établissements,  le  sys- 
tème de  régie  directe  par  l'Etat;  mais  la  Conveutiou,  après  le  ^  thermidor, 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


el  le  Directoire  avaient  de  plus  en  plus  tendu  à  lui  suh.^tituer  en  tous  ordres 
le  système  de  l'entreprise,  et  cette  substitution  était  à  peu  près  achevée  dès 
le  milieu  de  l'an  VI  (1798).  En  dehors  des  établissements  militaires,  je  citerai 
à  cet  égard,  comme  exemple,  tes  salines  de  l'Est  qui,  exploitées  depuis  plu- 
sieurs années  en  régie,  étaient,  le  28  brumaire  an  VI  (18  novembre  1797),  en 
vertu  d'un  arrêté  du  Directoire  du  22  brumaire  (12  novembre),  et  après  dis- 
cussion, en  l'an  IV  et  en  l'an  V,  favorable  an  projet  au  Conseil  des  Cinq-Cents 
et  hostile  au  Conseil  des  Anciens,  affermées  à  la  société  Catoire,  Duquesnoy 
et  C*.  Je  rappellerai,  en  outre,  que,  par  la  loi  du  9  vendémiaire  an  VI  (30  sep- 
tembre 1797)  signalée  précédemment,  l'entreprise  nationale  des  messageries 
fut  supprimée  (§  1)  et  la  poste  affermée  (§  2). 

«  Pour  chausser  annuellement  nos  armées  »,  disait  Fourcroy,  dans  le 
rapport  lait  à  la  Convention  au  nom  du  comité  de  salut  public,  le  14  nivôse 
an  III  (3  janvier  1795),  on  avait  besoin  de  170 000  peaux  de  bœuf,  100000  peaux 
de  vache,  lOOOOUO  de  peaux  de  veau;  il  était  impossible  d'attendre  plusieurs 
mois,  jusqu'à,  deux  ans,  pour  la  préparation  des  peaux  :  Armand  Séguin  appli- 
qua, en  l'an  III  (17â5),  avec  l'aide  de  la  Convention,  un  procédé  grâce  auquel 
le  tannage  était  achevé  en  moins  d'un  mois;  il  est  juste  d'ajouter  que  ses 
cuirs,  tout  en  ayant  une  bonne  apparence,  laissèrent  à  désirer  sous  le  rapport 
de  la  qualité.  En  outre,  des  instructions  étaient  répandues  pour  vulgariser 
les  récentes  conquêtes  delà  science  au  point  de  vue  industriel;  des  encoura- 
gements, sous  forme  d'avances,  d'indemnités  ou  de  subventions,  étaient  ac- 
cordés à  divers  fabricants,  notamment  200000  livres  par  le  décret  du  7  frimaire 
an  III  (27  novembre  1794)  à  Barneville  pour  une  manufacture  de  mousselines 
superffnes  dont  il  sera  question  plus  loin.  De  même,  sous  le  Directoire,  la  loi 
du  6  messidor  an  IV  (24  juin  1796)  mettait  à  la  disposition  du  ministre  de 
l'Intérieur,  pour  aider  les  fabriques  et  manufactures,  une  somme  de  4  mil- 
lions dont  un  million  particulièment  affecté  à^Lyon. 

C'est  à  la  Convention  que  Besançon  doit  son  industrie  de  l'horlogerie. 
En  1793,  des  habitants  du  Locle  et  d©  la  Ghaux-de-Fonds,  villes  de  la  princi- 
pauté de  Neuchâtel,  alors  à  la  Prusse,  se  faisaient  affilier  en  masse  aux  so- 
ciétés populaires  françaises  des  environs,  surtout  à  celle  de  Morleau.  Tra- 
cassés par  les  magistrats  neuchâtelois,  beaucoup  se  réfugièrent  à  Besançon; 
à  la  suite  de  ces  faits  et  de  conférences  entre  un  habitant  du  Locle,  Laurent 
Mégevand,  et  le  représentant  du  peuple  en  mission  Bassal,  le  comité  de  salut 
public,  par  arrêté  du  25  brumaire  an  11(15  novembre  1793),  approuva  «  l'éta- 
blissement d'une  manufacture  d'horlogerie  dans  la  ville  de  Besançon  »,  avec 
logements  et  secours  pour  les  artistes  étrangers.  Par  un  nouvel  arrêté  du 
13  prairial  an  II  (1"  juin  1794),  il  réglementa  le  fonctionnement  de  la  manu- 
facture transformée  en  établissement  national.  Sur  un  rapport  fait  par  Boissy 
d 'Al  glas  à  la  Convention  au  nom  des  comités  de  salut  public  et  de  finances, 
le  7  messidor  an  III  (25  juin  1795),  fut  décrétée  la  création  d'une  éco^e  d'hor- 


240  HISTOIRE     SOCIALISTE 

logerie,  ouverte  dans  l'ancien  monastère  de  Beaupré,  à  cinq  kilomètres  de 
Besançon,  comprenant  deux  cents  élèves  par  an,  dont  moitié  entretenus  aux 
frais  de  la  République.  Dans  son  rapport  —  où  il  exagérait,  d'ailleurs,  la 
production  de  la  manufacture  —  Boissy  d'Anglas,  après  avoir  dit  :  a  la  ma- 
tière ne  vaut  pas,  dans  une  montre  d'argent,  le  huitième,  et,  dans  une  mon- 
tre d'or,  le  tiers  de  son  prix  »,  évaluait  «  la  montre  d'argent  à  50  livres  et  la 
montre  d'or  à  120  livres  en  espèces  ».  Un  arrêté  du  Directoire  du  24  ventôse 
an  IV  (14  mars  1796)  régla  les  conditions  d'apprentissage  des  élèves,  dont  la 
durée  ne  pouvait  excéder  cinq  ans. 

Malgré  les  subventions  de  l'État,  la  crise  due  au  prix  des  subsistances, 
la  stagnation  du  commerce,  la  mauvaise  administration  et  les  spéculations 
de  Mégevand,  la  contrebande  de  Genève  d'abord,  son  annexion  ensuite  con- 
tribuèrent à  la  décadence  de  la  manufacture  et  de  l'école.  Les  meilleurs 
artistes  avaient  fini  par  travailler  à  leur  compte,  chacun  dans  leur  partie,  en 
se  donnant  mutuellement  du  travail  dans  les  diverses  spécialités.  Cependant, 
d'une  enquête  envoyée  le  15  prairial  an  VI  (3  juin  1798)  au  ministre  de  l'In- 
térieur, il  résulte  que  la  manufacture  comptait  encore  862  artistes  et  ou- 
vriers. D'après  les  bulletins  du  contrôle  {Études  sur  l'horlogerie  en  Franche- 
Comté,  par  Lebon,  p.  128),  la  production  de  Besançon  fut  de  5  734  montres 
en  l'an  II,  de  14  756  en  l'an  III,  de  11307  en  l'an  IV,  de  15  863  en  l'an  V,  de 
15  324  eu  l'an  VI,  de  9  470  en  l'an  VII.  Le  quart  environ  de  cette  production 
est  sorti  de  la  manufacture,  les  trois  quarts  des  ateliers  particuliers;  sur  ces 
72454  montres,  il  y  en  avait  eu  un  peu  moins  de  8  000  en  or.  En  tout  cas  le 
résultat  fut  plus  durable  à  Besançon  qu'à  Versailles.  De  la  tentative,  par  la 
loi  du  7  messidor  an  III  (25  juin  1795),  de  création  dans  cette  dernière  ville 
d'une  manufacture  d'horlogerie  «  mécanique  et  automatique  »,  c'est-à-dire  de 
celle  qui  se  complique  d'airs,  de  mouvements  d'animaux,  etc.,  il  ne  restait 
plus  rien  au  bout  de  quelques  années;  cependant  le  jury  de  l'Exposition  de 
l'an  VI  [Moniteur  du  2  brumaire  an  VII-23  octobre  1798)  signalait  tout  spécia- 
lement les  produits  de  cette  manufacture. 

Ce  serait  une  erreur  de  prendre  ici  les  mots  fabriques  et  manufactures 
dans  le  sens  qu'ils  ont  aujourd'hui.  Peuchet,  que  j'ai  déjà  eu  l'occasion  de 
citer,  nous  apprend  [Statistique  élémentaire  de  la  France,  p.  392)  que  manu- 
factures et  fabriques  ne  différaient  «  ni  par  la  nature  de  la  matière  qu'on  y 
travaille,  ni  par  la  nature  des  opérations  que  cette  matière  y  subit,  mais  seu- 
lement par  la  plus  ou  moins  grande  réunion  de  ces  opérations,  et  la  plus  ou 
moins  grande  quantité  des  objets  qui  en  résultent  ».  La  manufacture,  en  ce 
sens,  était  plus  importante  que  la  fabrique.  Malgré  l'appui  qu'on  leur  don- 
nait, les  manufactures  avaient  de  la  peine  à  durer,  et  le  Journal  des  arts  et 
manufactures,  en  l'an  III  (t.  I",  p.  92),  le  constate  en  expliquant  le  fonction- 
nement de  la  manufacture  d'horlogerie  de  Besançon  dont  je  viens  de  parler. 
Les  chefs  d'ateliers  sérieux,  dit-il,  ayant  leur  amour-propre,  n'aiment  point 


HISTOIRE     SOCIALISTE  24i 

k  travailler  comme  des  espèces  de  manœuvres;  aussi  les  grandes  entreprises 
où  tous  les  genres  de  travaux  étaient  réunis  sous  un  seul  chef,  ne  pouvaient 
guère,  les  hommes  de  talent  refusant  leur  concours,  rassembler  que  des  ou- 
vriers très  ordinaires  et  menaçaient  ruine  dès  l'origine.  Afin  de  ne  pas 
perdre  les  avantages  de  la  concentration  envisagés  surtout  sous  le  rapport  de 
la  quantité  produite,  ce  journal  recommandait  d'avoir  plusieurs  ateliers  cor- 
respondant aux  divers  genres  de  travaux,  indépendants  les  uns  des  autres, 
mais  comptant  chacun  le  plus  d'ouvriers  possible. 

On  voit  que  l'ouvrier  n'était  pas  encore  courbé  sous  le  joug  capitaliste, 
ainsi  qu'il  le  sera  dans  la  période,  non  encore  commencée,  de  la  grande 
industrie.  Ce  fait  est  confirmé  par  des  démarches  de  capitalistes  auxquelles 
je  faisais  allusion  à  la  fin  du  §  7.  Les  entrepreneurs  Mollien,  Périer  et  Sykes, 
des  filatures  mécaniques  de  coton  de  Saint-Lubin,  Saint- Remy  et  Nonancourt, 
dans  les  départements  d'Eure-et-Loir  et  de  l'Eure,  adressent  au  Directoire,  le 
16  messidor  an  IV  (4  juillet  1796),  une  pétition  que  reproduit  le  Journal  des 
arts  et  manufactures  (t.  III,  p.  411).  Ils  se  plaignent  que  les  ouvriers  se  per- 
mettent de  discuter  les  conditions  de  travail  et  de  salaire,  d'agir  en  per- 
sonnes libres  de  travailler  ou  non;  «  la  désertion  appauvrit  leurs  ateliers  », 
Ils  gémissent  sur  «  les  principes  de  découragement»  qui  «  sont  le  résultat  de 
l'insubordination  et  du  vagabondage  des  ouvriers,  et  de  l'absence  des  règle- 
ments (très  conciliables  avec  un  régime  libre)  qui  devraient  les  attacher  à 
leurs  travaux  ».  Ils  demandent  «  qu'il  soit  fait  un  règlement  contre  l'insu- 
bordination et  l'avidité  des  ouvriers,  une  espèce  de  code  industriel  qui  con- 
cilie, avec  les  droits  qui  leur  appartiennent  comme  citoyens  français,  leurs 
devoirs  envers  l'Ëtat  à  qui  ils  doivent  du  travail,  et  envers  les  manufactures 
à  qui  ils  doivent  l'avance  de  l'instruction,  des  matières  et  du  salaire,  qui  les 
font  vivre  par  ce  travail  ».  Cela,  pour  ces  messieurs,  fait  évidemment  partie 
des  devoirs  de  l'homme  et  des  droits  du  capitaliste,  et  c'est  tout  juste  s'ils 
n'exigent  pas  de  remerciements.  Ils  demandent  aussi,  d'ailleurs,  «  que  la 
prohibition  la  plus  sévère  écarte  de  nos  frontières  et  de  nos  ports  toute  mar- 
chandise de  fabrique  étrangère,  sous  quelque  pavillon  qu'elle  se  présente  ». 
De  notre  temps,  ces  gens-là  auraient  souscrit  au  journal  de  M.  Méline.  D'au- 
tre part,  on  lit  dans  le  compte  rendu  de  la  séance  des  Cinq-Cents  du  25  prai- 
rial an  V  (13  juin  1797)  :  «  Des  menuisiers  établis  à  Paris  réclament  contre  la 
conduite  de  leurs  ouvriers  qui,  disent-ils,  exigent  des  sommes  trop  fortes. 
Ils  demandent  l'établissement  d'une  taxe  ».  La  fixation  par  l'État  d'un  maxi- 
mum des  salaires,  tel  était  le  désir  de  ces  patrons.  Si  le  Conseil  passa  à 
l'ordre  du  jour,  nous  verrons  tout  à  l'heure  le  Directoire  intervenir  par  arrê- 
tés contre  les  ouvriers  papetiers  et  chapeliers. 

Qu'on  rapproche  ces  demandes  patronales  des  paroles  de  Le  Coulteux 
citées  à  la  fin  du  §  7  et  on  se  convaincra  que  les  capitalistes  d'il  y  a  cent 
ans  pensaient  comme  ceux  d'aujourd'hui  :  la  réglementaticffi  ait  une  chose 


242  HISTOIRE    SOCIALISTE 

criminelle  lorsqu'elle  tend  à  restreindre  l'exploitation  des  consommateurs  on 
des  ouvriers  par  les  capitalistes  de  l'industrie  et  du  commerce;  elle  devient 
la  cho^e  la  plus  légitime,  une  chose  conforme  à  tous  les  principes,  une  chose 
due,  lorsqu'elle  s'exerce  au  profit  de  ces  capitalistes  et  au  détriment  des 
consommateurs  ou  des  ouvriers.  Ce  que  les  capitalistes,  sauf  de  trop  rares 
exceptions,  ont  toujours  poursuivi  et  poursuivent  toujours  sous  des  appa- 
rences contradictoires,  c'est  la  liberié  d'exploitation,  âe  même  que  l'Église 
poursuit  la  liberté  d'oppression  :  voilà  le  sens  précis  du  mot  liberté  dans  leur 
bouche.  Lorsque,  par  le  simple  jeu  de  leur  force  économique,  les  capitalistes 
sont  à  même  d'imposer  leurs  volontés,  ils  protestent  contre  toute  réglemen- 
tation qui  ne  pourrait  que  restreindre  celles-ci;  mais  lorsque  leur  force  éco- 
nomique n'est  pas  suffisamment  développée  pour  leur  permettre  d'agir  en 
maîtres,  ils  demandent  à  la  loi  de  leur  conférer  ce  pouvoir.  Les  eondiiions 
économiques  ne  suffisaient  pas  encore,  à  la  fin  du  xvm«  siècle,  à  réaliser  la 
pleine  et  entière  domination  patronale;  c'est  pourquoi,  après  les  patrons 
dont  nous  venons  de  parler,  Ghaptal,  dans  son  Essai  sur  le  perfectionnement 
des  arts  chimiques  en  Fraiice,  publié  à  la  fin  de  1799,  se  plaignait  à  son  tour 
que  l'ouvrier  pût  quitter  un  patron  à  son  gré,  profiter  des  circonstances  pour 
exiger  une  augmentation  de  salaire,  ou,  ajoutait-il  pour  la  forme,  être  l'ob- 
jet d'un  renvoi  immédiat.  Il  réclamait  des  «  mesures  sages  et  conservatrices  » 
(p.  57)  ;  «  il  faut  que  les  parties  intéressées  puissent  se  lier  par  un  contrat 
dont  le  gouvernement  seul  peut  assurer  la  garantie  »  (p.  56);  il  voudrait 
enfin  qu'un  ouvrier  ne  ptlt  être  reçu  dans  un  atelier  qu'en  présentant 
«  un  certificat  de  bonne  conduite  déUvré  par  le  propriétaire  de  l'atelier  d'où 
U  sort  »  (p.  56). 

Je  citerai  ici,  et  j'analyserai  malgré  sa  longueur,  un  arrêté  du  Direc- 
toire du  16  fructidor  an  IV  (2  septembre  1796).  Tout  en  ne  visant  que  «  la 
police  des  papeteries  »,  cet  arrêté  fournit,  sur  les  moeurs  ouvrières  de  l'épo- 
que, des  renseignements  que  les  plaintes  précédentes  de  Chaptal,  formulées 
d'une  façon  générale,  nous  autorisent  à  ne  pas  restreindre  aux  travailleurs 
particulièrement  en  cause. 

On  pourra  constater  que  les  babitudes  et  la  force  des  groupements  ou- 
vriers avaient  résisté  aux  tentatives  faites  pour  les  détruire  et  que  l'Etat 
républicain  était  loin  d'avoir,  au  nom  de  la  liberté  nouvelle,  renoncé  à  inter- 
venir entre  salariés  et  patrons  et  à  régler  leurs  rapports  dans  les  mêmes  con- 
ditions que  le  pouvoir  royal  déchu  ;  c'était  un  tort,  devait  déclarer  le  Direc- 
toire, d'avoir  «  présumé  que  les  lois  antérieures  relatives  à  la  police  des  arts 
et  métiers  étaient  totalement  abrogées  »  (arrêté  du  23  messidor  an  V). 

Tandis,  en  effet,  que  les  mesures  particulières  prises  sous  la  Convention 
à  l'égard  des  travailleurs,  tout  en  étant,  conçues  dans  le  même  esprit, —  voir 
la  loi  du  23  nivôse  an  II  (12  janvier  1794)  qui  mettait,  en  réquisition  les  en- 
trepreneurs et  ouyriers  des  manufactures  de  papier  et  jjiterdisait  les  coali-- 


HISTOIRE     S-OCIALISTE  243 


lions  (art.  5),  et  l'arrêté  du  Comité  de  saluL  public  du  11  prairial  an  II  (30 
mai  1794)  qui  concernait  les  journaliers  et  ouvriers  en  réquisition  pour  les 
travaux  de  la  récolte  et  qui  menaçait  (art.  12)  du  Tribunal  révolutionnaïre- 
ceux  qui  se  coaliseraient  —  ne  se  réléraient  point  à  la  loi  des  14-17  juin  1791, 
dite  loi  Chapelier,  tandis  que  le  «  Code  des  comités  de  surveillance  et  révo- 
lutionnaires »  de  l'an  II,  recueil  des  dispositions  légales  à  faire  observer,  ne 
contenait  ni  cette  loi,  ni  la  moindre  disposition  sur  les  coalitions  ouvrières, 
le  Directoire,  dans  son  arrêté  du  16  fructidor  an  IV,  rappelait,  en  même 
temps  que  le  rèi^lement  royal  du  29  janvier  1739  et  que  la  loi  du  23  nivôse 
an  II  citée  plus  haut,  la  loi  du  14  juin  1791.  C&lle-ci  sera  de  nouveau  visée 
dans  l'arrêté  du  Directoire  du  23  messidor  an  V  (11  juillet  1797)  appliquant 
aux  «  ateliers  ou  fabriques  de  chapellerie  »  (recueil  de  M.  Aulard,  t.  IV,  p. 206) 
les  principales  dispositions  sur  les  papeteries  résumées  plus  loin,  et  dans  la 
décision  du  Bureau  central  du  canton  de  Paris  du  18  floréal  an  VI  (7  mai 
1798)  —  voir  chap.  xvn  —  prescrivant  que  les  art.  4,  5,  6,  7  et  8  de  cette  loi 
serai«nt  réimprimés,  affichés  et  publiés  au  son  de  la  caisse  dans  toute  la 
commune  de  Paris  [Ièid.,t.  FV,  p.  648). 

Considérant,  disait  l'arrêté  de  l'an  IV,  que  «les  ouvriers  papetiers  conti- 
nuent d'observer  entre  eui  des  usages  contraires  à  l'ordre  public,  de  chômer 
des  fêtes  de  coteries  ou  de  confréries,  de  s'imposer  mutuellement  des  amendes, 
de  provoquer  la  cessation  absolue  des  travaux  des  ateliers,  d'en  interdire 
rentrée  à  plusieurs  d'entre  eux,  d'exiger  aes  sommes  exorbitantes  des  pro- 
priétaires, entrepreneurs  ou  chefs  de  manufactures  de  papiers,  pour  se  rele- 
ver des  proscriptrons  ©u  interdictions  de  leurs  ateliers  conirmes  sous  le  nom 
de  damnatmns  ;  considérant  qu'il  est  urgent  de  réprimer  ces  désordres»,  soaï 
interdites  les  coalitions  «  pour  pro-voquer  la  cessation  du  travail  »  on  ne 
r  «accorder  qu'à  un  prix  déterminé».  «Néanmoins,  dit  l'art.  2,  ehaque  ou- 
vrier pourra  individuellement  dresser  des  plaintes  et  former  ses  denaandes; 
mais  il  ne  pourra  en  aucun  cas  cesser  le  travail,  sinoTï  pour  cause  de  maladie 
on  infirmités  dûment  constatées  ».  Sont  «punies  comme  simple  vofli»,  «les 
amendes  entre  ouvriers,  celles  mises  par  eux  sur  les  ■entïiepremeiïrs  ».  Sont 
«  regarilées  comme  des  atteintes  portées  à  la  propriété  des  entrepreneurs  », 
les  mises  à  l'index  connues  sous  le  nom  de  éam?i(itions.  Sont  prohibés  «  tous 
attroupenii'nts  composés  d'ouvriers  ou  excités  par  euTt  contre  le  libre  exer- 
cice de-  l'industrie  et  du  travail  ».  On  a  vu  par  l'art.  2,  que  j'ai  reproduit  inté- 
gralement et  qui  n'éïait  que  la  reproduction  textiaelle  de  la  fin  de'1'ar.li.  5  de 
la  loi  du  2S  nivôse  an  II,  de  quelle  façon  ee  «libre  exercice»  était  reconnu 
aux  ouvriers.  Uu'  ouvrierqni  veut  s'en  aller  doit  préveaiir  40)  jouBS  ai  l'avance 
et  nul  entrepreneur  ne  peut  engager  d'otivriier  qui  rie  lui  présente  pas  «le 
congé  par  écrit  du  dernier  fabricant  chez  lequel  il  aura  travaillé,  ou  du  juge 
d  ■  paix  ».  L'entrepreneur' doit  égalenieiU  iiiévenir  l'ouvrier  reriivriyé  40  jours 
à  iavance'...  «sauf  le  cas  de  négligence  ou  inconduite  dûmen*  coinsiatée.»» 


244  HISTOIRE     SOCIALISTE 

se  hâte-l-on  d'ajouter.  Défense  est  faite  aux  fabricants  «  de  débaucher  les 
ouvriers  les  uns  des  autres  en  leur  promettant  des  gages  plus  forts».  Con- 
trairement aux  revendications  des  ouvriers,  les  fabricants  seront  libres  d'em- 
baucher qui  il  leur  conviendra,  de  déterminer  à  leur  gré  le  nombre  et  l'em- 
ploi des  apprentis,  que  ceux-ci  soient  «  fils  d'ouvriers  ou  autres  ».  Le  salaire 
sera  payé  o  par  jour  effectif  de  travail  et  non  sur  des  usages  émanés  de 
l'esprit  de  corporation,  de  coterie  ou  de  confrérie,  réprouvé  par  la  Constitu- 
tion ».  Et  enfin,  pour  contrecarrer  le  désir  des  ouvriers  qui  auraient  voulu 
commencer  leur  travail  à  une  heure  ou  deux  heures  du  matin,  «  afin  d'avoir 
leur  liberté  après  midi  »  (Germain  Martin,  Les  associations  ouvrières  au 
xrav  siècle,  p.  87),  obligation  pour  les  ouvriers  «  de  faire  le  travail  de 
chaque  journée  moitié  avant  midi  et  l'autre  moitié  après  midi»,  sans  qu'ils 
puissent  «  forcer  leur  travail  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  ni  le  quitter 
pendant  le  courant  de  la  journée  ».  «  Défenses  sont  faites  à  tous  ouvriers  de 
commencer  leur  travail,  tant  en  hiver  qu'en  été,  avant  trois  heures  du  matin, 
et  aux  fabricants  de  les  y  admettre  avant  cette  heure,  ni  d'exiger  d'eux  des 
lâches  extraordinaires  ».  C'était  là,  comme  certaines  autres  dispositions  pré- 
cédentes, la  reproduction  du  règlement  royal  du  27  janvier  1739.  L'imitation 
du  passé  dont  les  formes  surannées  inspiraient  encore  trop  souvent  les  reven- 
dications ouvrières,  se  constate  également,  on  le  voit,  chez  les  gouvernants 
et  chez  les  patrons  qui  les  faisaient  agir. 

Le  filage  du  coton  est  l'opération  industrielle  dont  la  transformation  mé- 
canique a  eu  assez  tôt  le  plus  d'extension  en  France  ;  on  y  connaissait  cette 
transformation  sous  les  deux  aspects  du  métier  continu  et  du  mule-jenny. 
Dans  le  premier,  les  trois  fonctions  fondamentales,  l'étirage,  la  torsion  et 
l'envidage  ou  enroulement  du  fil,  ont  lieu  en  même  temps  ;  dans  le  second, 
lenvidage  n'a  lieu  qu'après  qu'une  certaine  longueur  de  fil  a  été  produite  par 
l'étirage  et  la  torsion  de  la  matière.  Le  premier,  exigeant  par  sa  tension  plus 
de  force,  était  souvent  mû  à  l'aide  d'une  chute  d'eau,  d'oii  le  nom  de  fllag» 
hydraulique  ;  pour  le  second,  on  se  contentait  d'un  manège.  Le  premier 
s'appliquait  aux  fibres  longues  mieux  qu'aux  courtes  et  si,  généralement,  son 
tl  était  supérieur  à  celui  du  second  pour  la  résistance,  il  lui  était  inférieur 
pour  l'élasticité.  On  compta  quelques  établissements  importants,  tous  fondés 
sur  le  modèle  des  établissements  similaires  de  l'industrie  anglaise  dont  on 
subissait  l'influence,  ceux  de  Delattre  près  d'Arpajon,  à  la  tête  de  la  filature 
qui  avait  été  la  première  du  système  continu  établie  en  France,  de  Decretot 
à  Louviers,  de  Boyer-Fonfrède  à  Toulouse,  les  mule-jennys  installés  à  Or- 
léans et  à  Amiens.  Le  7  frimaire  an  III  (27  novembre  1794),  la  Convention 
accordait  une  subvention  annuelle  de  10000  fr.,  pendant  dix  ans,  à  Barne- 
ville  pour  constituer  et  exploiter  une  manufacture  de  mousselines  dont  le  fil 
devait  être  produit  avec  une  machine  de  son  invention  donnant  le  n*  61  et 
au-dessus.  Le  numéro  du  fil  de  coton  indique  aujourd'hui,  dans  la  pratique, 


HISTOIRE.    SOCIALISTE 


245 


le  nombre  d'écheveaux  de  mille  mètres  chacun  contenus  dans  un  demi-kilo  : 
plus  le  fil  est  fin,  plus  il  y  a  d'écheveaux  pour  le  môme  poids  et  plus  le  nu- 
méro est  élevé;  jusqu'au  début  du  xi\'  siècle,  le  numéro  indiquait  le  nombre 
d'écheveaux  de  sept  cents  aunes  par  livre  ;  pour  rendre  les  comparaisons 
plus  faciles,  tous  les  numéros  mentionnés  ici  ont  été  établis  d'après  le  mode 
de  calcul  en  usage  actuellement,  en  comptant  l'aune  égale  à  l^.lSSet  lalivre 
à  489  gr.  5. 

En  prônant,  avec  beaucoup  d'illusions,  à  ce  qu'il  semble,  la  machine  Bar- 
neville,  il  était  dit,  dans  la  séance  indiquée  ci-dessus,  que  le  métier  continu 
arrivait  tout  au  plus  au  n°  36  et  que  le  mule-jenny  allait  jusqu'au  n"  48.  En 
tout  cas,  à  l'Exposition  de  l'an  VII  (1798),  un  des  exposants,  Denis  JuUien 


^'-%>- 


Vue  de  la  Pomi-e  a  feu  du  Gros-Caillou. 
(D'après  une  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 


(près  de  Saint-Brice,  Seine-et-Oise)  était  récompensé  pour  son  «  assortiment 
de  coton  de  Cayenne,  Qlé  à  la  mécanique,  échantillons  portés  successivement 
jusqu'au  n»  »  93  {Moniteur  du  2  brumaire  an  VII  -  23  octobre  1798,  procès- 
verbal  du  jury).  Parlant  de  la  manufacture  de  l'Epine,  près  d'Arpajon  (Seine- 
et-Oise),  appartenant  à  Delaître  et  Noël,  une  lettre  insérée  dans  le  Magasin 
enajclopédique  (t.  XXVI,  p.  113-115)  nous  apprend  qu'en  fructidor  an  V  (sep- 
tembre 1797)  on  y  a  constaté  «  un  minimum  et  un  maximum  certains  dans 
le  produit  de  la  filature  d'une  livre  de  coton  brut  ».  Du  minimum  —  «  un 
produit  de  10  écheveaux  de  la  longueur  chacun  de  700  aunes  »  —  allant  du 
n»  8,  au  maximum  —  «  un  produit  de  120  écheveaux  également  de  la  lon- 
gueur chacun  de  700  aunes  »  —  s'élevant  au  n*  103,  il  y  avait  une  «  série, 
sans  lacune,  de  résultats  possibles  à  tous  les  instants».  Une  machine  hydrau- 
lique faisait  «  mouvoir  en  même  temps,  et  les  métiers  de  la  manufacture, 

LIV.  424.  —  HISTOIRE    SOCIALISTE.    —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  "»•    424. 


246  HISTOIRE     SOCIALISTE 

et  ua  moulin...  Elle  avait  96  métiers  et  2  200  broches  en  activité  :  aussi  fai- 
sait-elle vivre  160  ouvriers  dont  le  nombre  devait  être  porté  à  200  ».  Dans  un 
compte  rendu  de  Fourcroy,  conseiller  d'Etat,  en  mission  dans  le  Calvados, 
la  Manche  et  l'Orne  en  floréal  an  IX  (avril  1801),  on  lit  (Rocquain,  Etat  de  la 
France  au  i  8  brumaire,  p.  205):  «  A  Gonneville,  qui  se  trouve  situé  à  trois 
lieues  de  Valognes  et  de  Cherbourg,  il  a  été  établi,  depuis  quatre  ans,  une 
filature  de  coton  par  les  soins  du  citoyen  Dauphin.  Une  roue  à  eau  fait  mou- 
voir 950  broches  pMcées  dans  cinq  étages.  On  fait  140  à  150  livres  de  fil  de  4 
à  8000  aunes  à  la  livre.  Le  fil  est  porté  à  Rouen  et  à  Louviers  où  il  alimente 
d'autres  fabriques.  160  hommes  sont  employés  tous  les  jours  dans  la  filature 
de  Gonneville  ».  Comme  le  résultat  indiqué  équivaudrait  à  dire  qu'on  faisait 
seulement  du  fil  allant  du  n°  5  au  n»  10,  il  est  clair  qu'il  y  a  au  moins  une 
faute  d'impression  ou  plutôt  de  copie  que  le  Publiciste  (p.  3)  du  11  frimaire 
an  IX  (2  décembre  1800),  c'est-à-dire  paru  six  mois  avant  le  rapport  de  Four- 
croy, va  nous  permettre  de  corriger.  D'après  ce  journal  il  y  avait  960  broches 
et  non  950,  les  140  à  150  livres  de  fil  étaient  produites  en  vingt  heures,  le  fil 
allait  de  14  000  à  18  000  aunes  à  la  livre  ancienne,  ou  de  notre  n°  17  au  n°22, 
ce  qui,  sauf  nouvelle  erreur,  n'avait  rien  d'extraordinaire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  plupart  rie  nos  fabricants  se  tenaient,  à  la  fin  du 
xvni"  siècle,  au-dessous  du  n"  51  [Moniteur  du  25  novembre  1806,  rapport  du 
jury  de  l'exposition);  et,  par  les  indications  du  nombre  de  broches  des  ma- 
chines exposées  à  l'exposition  de  1806  [Moniteur  du  4  décembre),  on  voit  que 
les  machines  d'au  moins  100  broches  étaient  rares.  Malgré  le  nombre  relati- 
vement élevé  des  filatures  mécaniques  de  colon  établies  alors  en  France,  le 
succès,  d'après  un  rapport  de  Bardel,  Molard,  etc.,  au  ministre  de  l'Intérieur, 
en  date  du  29  fructidor  an  XI  -  16  septembre  1803  [Bulletin  de  la  société 
d'encouragement  pour  l'industrie  nationale,  p.  137,  t.  III)  est  resté  incertain 
jusqu'à  l'installation  de  la  filature  de  Bauwens  à  Passy,  dans  l'ancien  couvent 
des  Bonshommes  ou  Minimes  de  Chaillol,  qui  était  presque  entièrement  situé 
entre  ce  qui  est  maintenant  le  boulevard  Delessert,  les  rues  Le  Nôtre,  Beetho- 
ven et  Chardin. 

Liévin  Bauwens  était  un  Belge  qui,  après  avoir,  en  1796  et  1797,  parti- 
cipé à  diverses  spéculations  du  Directoire,  bravant  la  sévérité  des  lois  an- 
glaises contre  l'exportation  des  machines,  réussit  à  faire  passer,  démontés  et 
cachés  dans  des  balles  et  des  caisses  de  produits  coloniaux,  les  appareils  né- 
cessaires à  la  création  d'une  filature  au  moyen  du  mule-jenny  ;  il  gagnait  en 
même  temps  quarante  ouvriers  anglais  qui  se  rendirent  sur  le  continent.  Un 
arrêté  du  Directoire  du  25  ventôse  an  VI  (15  mars  1798)  l'avait,  ainsi  que  son 
frère,  autorisé  à  charger  sur  six  petits  navires  danois  «  les  métiers  et  méca- 
niques par  eux  commandés  en  Angleterre  et  à  les  faire  transporter  en 
France...  renfermés  dans  des  denrées' des  Indes  ou  des  colonies  anglaises» 
(.A  rchives  nationales,  A  F*  III 186).  Un  deuxième  et  un  troisième  envoi  échoué- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  247 

rent,  Bauweng  parvint  à  quitter  l'Angleterre,  mais  il  perdit  beaucoup  d'ar- 
gent et  fut  condamné  à  mort  par  contumace. 

Il  ne  chercha  pas  à  monopoliser  ses  machines;  il  les  laissa, au  contraire, 
visiter,  imiter,  et  les  perfectionna  ;  elles  constituaient  un  assortiment  exécutant, 
outre  l'opération  même  du  filage,  les  opérations  antérieures  indispensables 
du  cardage.  On  avait  bien,  depuis  plus  de  dix  ans,  des  machines  cylindriques 
à  carder  le  coton  —  Dauberraesnil,  dans  un  rapport  sur  le  budget  de  l'Inté- 
rieur présenté  aux  Cinq -Cents  le  3  vendémiaire  an  VII  (24  septembre  1798), 
parlait  d'un  cylindre  qui,  «  par  le  concours  de  deux  personnes  »,  faisait  en 
un  jour  «  l'ouvrage  de  80  »  —  mais  elles  laissaient  beaucoup  à  désirer  sous 
le  rapport  de  la  perfection  du  travail.  Toutefois  cet  assortiment  n'existait 
certainement  pas,  avant  la  fin  de  notre  période,  tel  que  lorsqu'il  a  été  récom- 
pensé au  début  du  xix°  siècle;  aussi  n'en  indiquerai-je  pas  les  résultats  et 
me  bornerai-je,  sur  la  productivité  de  la  filature  mécanique  du  colon  à  cette 
époque,  à  un  renseignement  que  j'ai  trouvé  aux  Archives  nationales  (délibé- 
rations du  Directoire,  division  des  finances,  registre  n"  9,  ÂF*mi89). 

Il  y  est  question,  à  la  date  du  16  messidor  an  YII (4 juillet  1799),  de  l'éta- 
blissement «  à  l'instar  des  manufactures  anglaises  »,  créé  dans  l'ancien  grand 
séminaire  de  Bordeaux  par  la  compagnie  Charles  Lachauvetière  (Lacau,  La- 
prée  et  Jalby),  et  dont  trois  machines,  en  particulier, surpassent  «tout  ce  qui 
a  paru  jusqu'à  présent  en  France  dans  ce  genre  »  :  «une  femme  seule  met  en 
mouvement  avec  la  plus  grande  facilité  une  mécanique,  propre  à  filer,  de 
204  fuseaux  filant  par  minute  257  aunes  d'un  fil  aussi  uni  et  aussi  fin  qu'on 
puisse  le  désirer».  C'est-à-dire  que  chaque  fuseau  ou  broche  donnait  par  mi- 
nute 1  m.  50  de  fil.  Il  est  fâcheux  que  le  numéro  du  Dl  n'ait  pas  élé  indiqué 
d'une  manière  précise  ;  les  archives  municipales  de  Bordeaux  et  départemen- 
tales de  la  Gironde  ne  renferment  au  sujet  de  cette  manufacture  que  des  do- 
cuments insignifiants. 

Afin  de  permettre  d'apprécier  le  plus  ou  moins  d'importance  des  ma- 
chines à  cette  époque,  je  signalerai  que,  pour  l'industrie  oii  le  machinisme 
avait  accompli  le  plus  de  progrès,  pour  la  filature  du  coton,  les  trois  quarts 
de  la  consommation  étaient  toujours  produits  à  l'aide  du  rouet.  C'est  là  ce 
que  déclare  M.  Michel  Alcan  [Traité  de  la  filature  du  coton,  2°  édit.,  p.  146) 
qui  semble  avoir  tiré  ce  renseignement  d'un  «  document  adressé  par  la 
Chambre  de  commerce  d'Amiens  au  ministère  de  l'Intérieur  en  1806  et  dé- 
posé au  Conservatoire  des  arts  et  métiers  »  {Ibid.,  p.  140)  où,  recherché  sur 
ma  demande,  il  n'a  pu,  m'a-t-on  dit,  être  retrouvé.  Une  copie  heureusement 
existe  dans  les  archives  de  la  Chambre  de  commerce  d'Amiens.  De  ce  très 
intéressant  document  il  ressort  que,  encore  en  1806,  les  «  colons  sont  cardés 
à  la  main;  ...  ils  sont  ensuite  filés  en  gros  au  rouet  »  et  enfin  préparés  à 
l'aide  «des  mécaniques  anciennes  dites  Jeannettes  de  60 à  100 broches»,  alors 
qu'il  y  avait  à  Amiens  «  la  filature  continue  mise  en  action  par  un  moulin  à 


248  HISTOIRE    SOCIALISTE 

l'eau  »  et  «  la  filature  par  mule-jehny  mise  en  action  »  de  cette  môme  ma- 
nière ou  «  conduite  à  la  main  ».  Le  fabricant  préférait  le  mode  de  prépara- 
tion arriéré,  parce  que  le  coton  lui  revenait  ainsi  un  peu  meilleur  marché 
—  sans  doute  à  cause  des  bas  salaires  qui  sont  un  obstacle  au  progrès  —  que 
le  coton  filé  au  mule-jenny.  Au  contraire,  dans  son  Essai  sur  le  perfection- 
nement  des  arts  chimiques,  cité  tout  à  l'heure  et  publié,  on  le  sait,  à  la  Qn 
de  1799,  en  même  temps  qu'il  se  plaignait  que  l'ouvrier  put  imposer  une 
augmentation  de  salaire  —  ce  qu'il  ne  pouvait  plus  sous  l'Empire,  en  1806  — 
Chaptal  estimait  que  «  l'économie  introduite  dans  les  fabriques  de  coton  par 
l'adoption  des  mécaniques  pour  la  filature...  a  été  constamment  de  10  à  15 
pour  100  »(p.  72).  Le  document  d'Amiens  ajoutait  que,  dans  les  «600  000  kilos 
de  coton  filé»  employés  annuellement  par  les  fabriques  d'Amiens,  «  il  n'entre 
pas  le  quart  de  coton  filé  par  les  grands  établissements  de  filature  ».  < 

Pour  le  filage  des  autres  matières  textiles,  on  était  beaucoup  moins 
avancé  que  pour  le  coton  ;  d'une  manière  générale,  en  1806,  nous  apprend 
le  document  d'Amiens  que  je  viens  de  citer,  «  la  laine,  le  chanvre  et  le  lin  » 
sont  «  encore  aujourd'hui  »  filés  au  rouet.  Voyons,  cependant,  les  tentatives 
faites.  Pour  la  laine,  la  Décade  philosophique {l.W,  p.  335) nous  apprend  que 
Kaiser  avait  imaginé,  en  l'an  III,  un  métier  mû  par  un  poids  descendant  fort 
lentement  et  qu'il  suffisait  de  remonter  lorsqu'il  était  en  bas,  comme  dans  les 
anciens  modèles  d'horloges  et  de  tournebroches.  Lamêmerevue(t.XXI,  p.  496) 
mentionne  un  rapport  du  15  prairial  an  VII  (3juinl799)  sur  un  nouveau  pro- 
cédé de  Kaiser  et  Délié  pour  carder  et  filer  la  laine  d'après  le  système  des 
filatures  anglaises  de  coton.  Un  nommé  Heyer  traita  avec  les  inventeurs  et 
forma  à  l'Isle-Adam  (Seine-et-Oise)  une  manufacture  où  une  livre  de  laine 
était  convertie  en  un  fil  de  18  kilomètres,  tandis  qu'on  n'était  encore  arrivé 
en  France,  pour  celte  même  quantité,  qu'à  7  ou  8  kilomètres,  et  en  Angle- 
terre à  12  environ.  Malgré  cette  tent.itive  et  quelques  autres  de  môme  nature 
négligeant  généralement  trop  la  préparation  de  la  laine  avant  l'opération  du 
filage  proprement  dit,  ce  n'est  qu'avec  Douglas  {Bulletin  de  la  Société  d'en- 
couraç/ement,  ans  XII  et  XIII-1804ell805),  au  début  du  xix«  siècle,  qu'on  eut 
en  France  un  assortiment  de  machines  qui  fit  perdre  du  terrain  à  la  que- 
nouille et  au  rouet  mû  au  pied  ou  même  à  la  main  ;  le  «  rouet  à  compte  » 
indiquait  en  combien  de  tours  de  rouet  était  épuisée  une  livre  de  laine  (Fo- 
restié,  Notice  citée  au  début  du  paragraphe,  p.  43). 

Pour  le  lin,  d'après  Poncelet  dans  son  étude  sur  les  Machines  et  outils 
appliqués  aux  arts  textiles  (rapport  sur  l'Exposition  universelle  de  Londres 
en  1851),  Demaurey  (p.  153),  d'Incarville,  près  de  Louviers,  «  est  regardé 
comme  le  premier  qui,  dès  l'époque  de  1797,  ait  entrepris  d'une  manière  sé- 
rieuse en  France  de  composer  un  système  de  machines  propres  à  »  le  filer. 
Delafontaine  appliqua  ce  système  au  lin  et  au  chanvre  dans  un  établissement 
orme  à  la  Flèche  en  1799.  Le  23  germinal  an  VI  (12  avril  179S),  William 


HISTOIRE     SOCIALISTE  2¥J 

Robinson  avait  obtenu  un  brevet  à  ce  sujet;  mais  on  eut  alors  peu  de  cou- 
flance  dans  les  procédés  mécaniques  appliqués  au  lin  et  au  chanvre,  dont  la 
préparation  et  le  filage  restèrent  une  besogne  des  habitants  de  la  campagne. 

Pour  la  soie  et  son  moulinage  qui  est,  après  le  dévidage  de  la  soie  du 
cocon,  son  doublage  et  sa  torsion  au  degré  voulu,  de  façon  à  transformer 
la  soie  du  cocon  dévidée,  dite  soie  grège,  en  fil  de  telle  ou  telle  qualité,  on 
avait  le  tour  ou  moulin  à  filer  ordinaire  et  le  tour  peu  usité  de  Vaucanson 
auquel  s'ajoutM,  après  le  17  fructidor  an  IV  (3  septembre  1796),  date  du  brevet, 
le  tour  de  Tabarin  destiné,  avec  des  perlectionnements  de  détail,  à  jouir  d'une 
grande  vogue.  D'autre  part,  le  tour  de  Vaucanson  se  répandit  dans  un  plus 
gran  1  nombre  d'ateliers  (De  r Industrie  française,  par  Chaptal,  t.  II,  p.  27). 

Le  tissage  était  déjà  plus  développé  que  le  filage,  aussi  avons-nous  à  cet 
■égard  moins  d'innovations  à  constater.  Généralement,  pour  toutes  les  étoffes 
unies  ou  simplement  rayées,  le  métier  en  usage  était  le  métier  dit  à  marches. 
La  navette  volante,  avec  son  économie  de  matière,  de  temps  et  de  main- 
d'œuvre,  importée  en  France  avant  notre  période  par  John  Macloud,  qui  reçut 
les  encouragements  du  gouvernement,  était  cependant  encore  peu  usitée,  di- 
sait Grégoire  dans  son  discours  à  la  Convention  le  8  vendémiaire  an  III  (29  sep- 
tembre 1794);  elle  se  répandit  davantage  les  années  suivantes  et  Macloud 
apprit,  en  outre,  à  quelques-uns  de  nos  industriels  à  employer  plusieurs  na- 
vettes volantes  pour  le  changement  des  couleurs  dans  le  même  tissu  {L'In- 
dustriel, février  1827,  p  233,  notice  par  Pajol-Descharmes). 

C'est  en  1799  que  François  Richard  et  Lenoir-Dufresne,  enrichis  de  leur 
propre  aveu  par  l'agiotage  sur  les  assignats  et  par  le  commerce  de  contre- 
bande [Mémoires  de  M.  Richard Lenoir,  cités  dans  le  paragraphe  précédent), 
créèrent  à  Paris,  rue  de  Bellefond,  leur  fabrique  de  basins  qu'ils  durent  bien- 
tôt, pour  l'agrandir,  transporter  rue  de  Thorigny  et  enfin  à  Charonne  oii  elle 
devint  célèbre  sous  la  raison  sociale  Richard-Lenoir.  Pour  les  tissus  façonnés, 
on  employait  toujours  le  métier  dit  à  la  tire. 

La  bonneterie  continuait  à  se  servir  du  métier  classique  dit  métier  fran- 
çais, installé  au  château  de  Madrid  (Neuilly-sur-Seine)en  1656,  par  JeanHin- 
dret  qui  l'avait  constitué  de  mémoire  d'après  le  modèle  de  'William  Lee  vu 
par  lui  en  Angleterre.  Ce  métier  que  Poncelet  (étude  déjà  citée,  p.  414)  regar- 
dait comme  «  un  chef-d'œuvre  de  précision  mécanique  supérieur  à  tout  ce 
que  le  moyen  âge  nous  a  légué  en  ce  genre,  si  ce  n'est  la  montre  et  l'hor- 
loge »,  manœuvré  à  la  fois  avec  les  pieds  et  les  mains,  était  très  fatigant.  Il  ne 
fut  apporté  à  ce  métier  que  des  perfectionnements  de  détail  ;  intéressants 
cependant,  ceux-ci  facilitaient  le  tricot  sans  envers,  à  maille  fixe,  les  orne- 
ments à  jour,  les  côtes,  etc.  On  ne  tricotait  que  des  surfaces  planes  qu'on  cou- 
sait ensuite.  Le  premier  brevet  relatif  à  un  métier  circulaire  pris  en  France 
fut  celui  de  Decroix  le  5  ventôse  an  IV  (24  février  1796). 

Toutes  les  machines  dont  il  vient  d'êlrt-  question  étaient  construites 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


principalement  en  bois.  C'était  l'homme  qui  était  le  plus  souvent  le  moteur; 
en  dehors  de  la  force  humaine,  on  avait  recours  dans  des  cas  très  limités 
—  le  fait  s'est  produit,  en  1797,  pour  une  scierie  {Dictionnaire  de  l'industrie, 
par  Duchesne,  an  IX,  t.  VI,  p.  33)  —  au  vent,  plus  fréquemment  au  cheval 
actionnant  un  manège  —  c'était  encore  le  cas  en  1806  pour  la  fabrique  de  ^: 
toile  de  Quévai  à  Fécamp  [Moniteur  du  21  novembre  1806,  3'  page)  —  enfin, 
surtout,  à' la  chute  d'eau  faisant  tourner  la  roue  hydraulique  et  j'en  ai  déjà 
signalé  des  exemples.  Il  y  eut  môme  à  cet  égard  des  abus  auxquels  le  Direc- 
toire chercha  à  remédier  par  un  arrêté  du  19  ventôse  an  VI  (9  mars  1798) 
qui  prescrivait  de  dresser  l'inventaire  des  divers  travaux  exécutés  pour  tirer 
parti  des  cours  d'eau,  d'examiner  les  titres  et  l'utilité  ou  les  inconvénients  de  . 
•  chacun  d'eux  et  de  n'en  plus  laisser  faire  sans  autorisation  préalable.  Le 
13  brumaire  an  VI  (3  novembre  1797),  Joseph  MontgoJfier  et  Argand  pre- 
naient un  brevet  permettant  d'utiliser  les  chutes  d'eau  peu  considérables 
sans  roues  ni  pompes,  à  l'aide  d'un  bélier  hydraulique,  par  lequel  est  trans- 
formée en  travail  utile  la  force  du  choc  que  produit  l'arrêt  brusque  d'une 
masse  liquide  en  mouvement  dans  un  tuyau. 

On  sait  qu'avant  notre  période  existait  déjà  en  France  la  machine  à  ' 
vapeur,  non  seulement  à  simple  effet,  mais  à  double  effet  de  "Watt.  Les 
frère?  Périer  en  avaient  établi  une  de  ce  genre  {Décade  philosophique  du 
30  frimaire  an  V-20  décembre  1796,  t.  XI,  p.  522),  faisant  mouvoir  des  mou- 
lins à  blé  sur  la  partie  actuelle  du  quai  d'Orsay  plantée  d'arbres,  qui  est  en 
face  du  n"  75  et  qui  appartenait  à  celte  époque  à  l'île  des  Cygnes,  d'une 
superficie  alors  d'un  peu  plus  de  neuf  hectares,  en  sus  des  machines  à  simple 
effet  élevant  l'eau  de  Seine  à  l'établissement  de  Chaillot  (au  coin  de  ce  qui 
est  aujourd'hui  le  quai  de  Billy,  la  place  de  l'Aima  et  -l'avenue  du  Troca- 
déro  ;  il  a  été  démoli  à  la  fin  de  1902)  et  au  Gros  Caillou,  dans  le  petit  bâti- 
ment rectangulaire,  légèrement  en  biais,  sur  le  quai  d'Orsay  où  il  porte  le 
n°  67,  de  ce  qui,  au  début  de  1904,  est  encore  pour  peu  de  temps  la  Manufac- 
ture des  tabacs. 

Le  Journal  des  mines  signale  (n°  de  nivôse  an  IV-décembre  1795)  une 
machine  à  vapeur  mettant  en  mouvement  une  machine  soufflante  aux  fon- 
deries du  Creusot,  et  (n°  de  thermidor  an  IV-juillet  1796)  l'installation  toute 
récente  d'une  machine  à  vapeur  à  la  fonderie  de  canons  de  Pout-de-Vaux 
(Ain).  Des  détails  donnés  par  le  Journal  des  mines  sur  la  machine  du 
Creusot  (p.  17),  il  résulte  que  la  pression  utile  était  de  deux  tiers  d'atmo- 
sphère; le  cylindre  avait  1",09  de  diamètre,  la  vitesse  du  piston  était  de 
15  co"ups  à  la  minute.  Cette  machine  qui  envoyait  l'air  à  la  fois  à  deux  hauts 
fourneaux  —  42  mètres  cubes  et  demi  à  chacun  par  minute,  «  c'est-à-dire 
environ  trois  fois  autant  d'air  que  n'en  consomme  un  haut  fourneau  ordi- 
naire alimenté  avec  du  charbon  de  bois  »  —  brûlait  34  quintaux  métriques 
de  houille  en  vingt-quatre  heures.  Le  1"  frimaire  an  V  (21  novembre  1796), 


HISTOIRE    SOGIALiSTiî  251 

ie  Directoire  approuvait  une  convention  avec  les  frères  Périer  qui  s'ença- 
geaient  à  fournir,  pour  43  000  francs  (Archives  nationales,  AF*  lu,  183),  une 
machine  à  vapeur  destinée  à  mouvoir  les  laminoirs  et  les  coupoirs,  et  h 
élever  l'eau  et  la  distribuer  dans  les  différents  ateliers  de  l'Hôtel  des 
Monnaies  de  Paris.  Des  machines  à  vapeur  ayant  fonctionné  à  Anzin  et  à 
Carraaux  avant  notre  époque,  devaient  s'y  trouver  pendant  celle-ci,  et  il 
semble  qu'il  y  en  avait  aussi  à  Aniche.  En  tout  cas,  ces  machines  ne  servaient 
que  pour  les  eaux  ;  le  16  brumaire  an  VIII  (7  novembre  1799),  en  effet,  Périer 
lisait  à  l'Institut  (Mémoires  scientifiques,  t.  V,  p.  360)  un  «  mémoire  sur 
l'application  de  la  machine  à  vapeur  pour  monter  le  charbon  des  mines  », 
qui  débutait  ainsi  :  «  J'ai  pensé  depuis  longtemps  que,  puisqu'il  y  avait  de 
l'économie  à  épuiser  les  eaux  des  mines  de  charbon  de  terre  avec  des 
machines  à  vapeur  ou  pompes  à  feu,  au  lieu  d'y  employer  des  chevaux,  on 
devait  trouver  le  même  avantage  à  monter  le  charbon  »  ;  il  donnait  ensuite 
des  détails  sur  «  la  machine  à  double  eiîet  »  qu'il  avait  construite  dans  ce 
but  et  ajoutait  :  «  cette  machine  est  destinée  pour  l'exploitation  des  mines 
de  Litry,  département  du  Calvados.  Elle  est  montée  dans  mes  ateliers  de 
Chaillot  pour  en  faire  l'expérience».  Le  n°  du  l"  floréal  an  VIII  (21  avril  1800) 
des  Annales  des  arts  et  manufactures  annonçait  l'achèvement  de  cette 
machine  à  vapeur,  la  première  destinée  à  monter  le  minerai  (t.  I",  p.  224), 
opération  qui,  dans  les  mines  d' Anzin,  avait  dit  Périer  dans  son  mémoire, 
exigeait  l'emploi  de  450  chevaux.  Dans  son  Apei'çu  général  des  mines  de 
houille,  publié  en  l'an  X,  Lefebvre  notait  que  cette  même  machine,  utilisée 
pour  la  première  fois,  à  ce  point  de  vue,  en  France  dans  la  mine  de  Litry 
(Calvados)  oîi  elle  économisait  l'emploi  journalier  de  18  chevaux,  le  fut  en 
l'an  IX;  et  seulement  quelque  temps  après,  on  vit,  chez  nous,  à  Rouen,  une 
filature  de  coton  mue  par  une  machine  à  vapeur  {Moniteur  du  13  vendé- 
miaire an  XI-5  octobre  1802,  3«  p.)  ;  il  ne  m'appartient  pas  de  préciser  davantage 
ces  deux  faits  dont  l'énoncé  me  paraît  suffire  à  montrer  oii  en  était  l'emploi 
industriel  de  la  vapeur  dans  notre  pays  à  la  fin  du  xvm°  siècle.  Parlant  des 
machines  à  vapeur,  les  Annales  des  arts  et  manufactures {n°  de  vendéraiiiire 
an  IX-septembre  1800,  t.  II,  p.  100)  disaient  :  «  jusqu'ici  on  en  a  très  peu 
construit  en  France  ».  Cependant,  dès  le  7  frimaire  an  III  (27  novembre  1794), 
l'agence  des  mines  avait  demandé  la  «  prompte  exécution  de  dix  ou  douze 
machines  à  vapeur  qui  diminueront  la  quantité  de  chevaux  dont  on  a 
acluellenienl  besoin  dans  les  exploitations  et  seront  en  même  temps  des 
moyens  d'extension  aux  travaux,  d'économie  pour  les  sociétés  et  de  réduction 
du  prix  pour  la  matière  extraite  »  (Archives  nationales,  F  14, 1301).  Créée  par 
l'arrêté  ou  comité  de  salut  public  du  13  messidor  an  II  (1"  juillet  1794),  et 
organisée  par  l'arrêté  du  18  (6  juillet  1794)  —  Recueil  des  actes  du  comité 
de  salut  public,  t.  XIV,  p.  630  et  750,  —  l'agence  des  mines  devint,  en  vertu 
de  "Ja  loi  du  30  vendémiaire  an  IV  (22  octobre  1795)  sur  les  écoles  de  services 


232  HISTOIRE     SOCIALISTE 


publics  (lilre  6,  art.  I*'),  le  «  Conseil  des  mines  »  placé  sous  l'autorité  du 
ministre' de  l'Intérieur,  de  qui  dépendaient  alors  les  Ira/aux  publics,  et 
chargé  de  lui  donner  «  des  avis  motivés  sur  tout  ce  qui  a  trait  aux  mines  de 
la  République  ». 

Le  mode  d'exploitation  des  mines  a  été  indiqué  par  le  Journal  des  mines 
dans  son  n"  43,  de  germinal  an  VI  (mars  1798).  Pour  la  houille,  exploitée  dès 
le  principe  près  du  jour  par  un  grand  nombre  de  fosses  peu  profondes,  il 
avait  fallu  à  la  fin  pénétrer  plus  profondément.  P  ur  cela,  on  creusait  les 
puits  d'extraction  dans  la  masse  même  et  on  les  menait  jusqu'à  S  mètres 
au-desîous  des  anciens  ouvrages;  une  épaisseur  de  3  mètres  était  laissée  en 
plafond  et  on  établissait  d'abord  une  galerie  principale  de  2  mètres  de  haut 
sur  3  de  large  dans  le  sens  de  la  longueur  de  la  masse;  on  recoupait  ensuite 
la  mine  par  des  traverses  perpendiculaires  à  cette  galerie,  en  laissant  entre 
chacune  un  massif  de  3  mètres,  et  enfin  par  des  traverses  parallèles  à  la 
galerie  principale;  on  formait  ainsi  un  échiquier  de  piliers  de  3  njètres 
carrés  qui  restaient  perdus  dans  la  mine;  l'exploitation  terminée  à  ce  niveau 
de  nouveau  on  descendait  5  mètres  au-dessous.  Cette  exploitation  de  haut 
en  bas,  dont  on  signalait  déjà  les  grands  vices,  était  déclarée  par  les  hommes 
les  plus  compétents  n'être  admissible  que  pour  les  carrières  de  pierres  ou 
d'ardoises.  Il  y  avait  à  Anzin,  à  la  fin  du  xvni*  siècle  (mémoire  de  Ferler 
cité  plus  haut  et  t.  I"',  p.  224  des  Annales  des  arts  et  manufactures)  des 
puits  de  plus  de  200  mètres  de  profondeur. 

Pour  les  mines  de  fer,  on  les  attaquait  à  ciel  ouvert  quand  la  profon- 
deur n'était  pas  grande;  on  en  citait  cependant  une,  dans  la  Haute-Marne, 
exploitée  dans  ces  conditions  à  une  profondeur  de  plus  de  50  mètres.  Lorsque 
le  minerai  de  fer  se  trouvait  plus  profondément,  comme  dans  le  Cher,  la 
Nièvre,  l'Orne,  l'Eure,  les  Ardennes,  etc-,  jn  exploitait  par  fosses  et  gale- 
ries; mais  cette  exploitation  était  faite  sans  plan,  sans  ordre  et  sans  règle. 
«  Voici,  en  général,  dit  le  Journal  des  mines  (n°  43),  quelle  est  cetle  exploi- 
tation vicieuse  :  un  mineur  approfondit  une  fosse  jusqu'à  la  couche  de  mine 
de  fer  ou  jusqu'à  la  partie  riche  de  la  couche.  Au  bas  de  la  fosse,  deux  gale- 
ries en  croix,  menées  en  cintre  et  sans  bois  à  4  ou  5  mètres  du  puits,  sont 
toute  l'excavation  que  fait  le  mineur.  Si  la  mine  est  riche,  si  elle  lui  paraît 
solide  et  s'il  est  hardi,  il  ose  s'avancer  plus  loin;  il  pratique,  au  bout  de  la 
galerie,  d'autres  galeries  perpendiculaires,  et,  sans  bois,  sans  soin  pour 
l'aérage,  il  extrait  ainsi  un  peu  de  mine;  s'il  vient  un  peu  d'eau,  il  l'épuisé. 
Cette  exploitation  grossière  terminée,  le  mineur  va  se  placer  à  quelque  dis- 
lance; il  ouvre  une  nouvelle  fosse  et  exploite  de  la  même  manière.  Souvent 
des  éLoulements  qu'il  devrait  prévoir,  l'oUigent  à  abandonner  tout  son  tra- 
vail, avant  qu'il  ait  poussé  les  petites  g  leries  jusqu'au  terme  ordinaire  de 
4  à  5  mètres.  » 

La  difficulté  et  la  cherté  des  Ira  ,sports  étaient  de  grands  obstacles  il 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


253 


UT.  425.    —  HISTOIRE  SOCIAUSTB.    —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  LIT.   425. 


254  HISTOIRE     SOCIALISTE 

l'utilisation  de  la  houille.  L'extraction  évaluée  (Chaptal,  De  l'Industrie  fran- 
çaise, t.  II,  p.  113)  à  2500  000  quintaux  métriques  en  1794,  montait  cependant, 
en  1795,  à  6440000  (Conservatoire  des  Arts  et  Métiers),  dont  près  du  cin- 
quième dans  les  concessions  de  la  compagnie  d'Anzin,  et,  pour  l'année  sui- 
vante, à  11714  000,  «  par  aperçus  approximatifs  a  (rapport  du  Conseil  des 
mines  mentionné  plus  loin);  les  mines  les  plus  importantes  étaient,  dans  le 
Nord,  celles  d'Anzin  et  d'Aniche  (Nord),  de  Hardinghem  (Pas-de-Calais)  et  de 
Litry  (Calvados);  dans  le  Midi,  c.elle  de  Rive-de-Gier,  etc.,  dans  la  Loire,  de 
la  Grand-Combe  (Gard),  de  Carmaux  (Tarn),  de  Cransac  et  lieux  voisins 
(Aveyron).  Les  mines  d'Anzin  appartenaient  à  une  compagnie  ;  plusieurs  des 
associés  ayant  émigré,  d'autres  intéressés  furent,  en  vertu  de  la  loi  du 
17  frimaire  an  III  (7  décembre  1794),  admis  à  racheter,  à  la  nation  les  parts 
de  propriété  confisquées  pour  cau.se  d'émigration  de  leurs  détenteurs,  et  des 
experts  eurent  à  en  déterminer  la  valeur.  Un  procès-verbal  du  9  pluviôse  an 
III  (28  janvier  1795)  fixa  l'excédent  de  l'actif  total  de  la  compagnie  sur  le 
passif  à  4  205  387  livres,  et  la  valeur  des  parts  confisquées  à  2  418  505  qu'une 
décision  de  l'administration  du  district  de  Valenciennes  du  23  prairial  an  III 
(11  juin  1795)  autorisa  les  nommés  Desandrouin  et  Renard,  qui  s'étaient 
présentés  pour  le  rachat,  à  verser  en  assignats  [Histoire  d'un  centre  ouvrier, 
Anzin,  par  G.  Michel)  :  les  100  livres  en  assignats  valaient  alors  moins  de 
10  francs  en  argent. 

L'extraction  de  la  houille  tomba,  pour  cette  compagnie,  en  1794,  à 
650  000  quintaux  métriques,  ce  fut  le  chiffre  le  plus  bas;  elle  monta  à 
1236000  en  17^,  1386  310  en  1796,  1847  010  en  1797,  2136  400  en  1798, 
2  480  760  en  1799.  Un  arrêté  du  29  ventôse  an  VII  (19  mars  1799)  délimita  les 
concessions  de  la  compagnie  qui  s'étendaient  à  cette  époque  sur  2  073  hec- 
tares à  Fresnes,  2962  à  Vieux-Condé,  4819  à  Raismes  et  11  851  à  Anzia.  D'a- 
près Lefebvre  (.4/ïerf  M  cité  plus  haut),  très  abondantes  et  de  facile  extraction, 
les  mines  de  Cransac  et  lieux  voisins  fournissaient,  en  l'an  III,  plus  de  50  000 
quintaux  métriques  de  houille,  mais  le  prix  du  quintal  n'excédait  pas  0  fr.  50. 
Dans  la  Loire,  les  bateaux  qui  partaient  de  Saint-Rambert  étaient  presque 
exclusivement  consacrés  au  transport  de  la  houille.  D'après  M.  Brossard  {Le 
bassin  houiller  de  la  Loire,  p.  189),  il  fut  expédié,  en  1792,  137880  quintaux 
métriques  par  900  bateaux,  et,  de  1793  à  1801.  1  654  560  par  10  800  bateaux. 
Le  Journal  des  mines  de  frimaire  an  VII  (novembre  1798)  comptait  40J  mines 
de  houille  en  exploitation,  200  susceptibles  d'être  exploitées  et  2  000  établis- 
sements (fourneaux,  forges,  martinets  et  fonderies)  oîi  se  fabriquaient  les 
fers,  les  aciers  et  les  tôles.  Un  rapport  du  Conseil  des  mines  (Archives  na- 
tionales, F  14, 1302)  adressé  au  ministre  de  l'Intérieur  le  7  thermidor  an  IV  (25 
juilletl796),  avait  compté232minesdehouille  exploitées,  1513  hauts-fourneaux, 
forges  et  aciéries  en  activité  produisant  1324  402  quintaux  métriques  de 
fonte,  889296  de  fer  et  95579  d'acier.  Ce  dernier  rapport  mentionnait,  en 


HISTOIRE.    SOCIA.LISTE 


outre,  les  raines  de  cuivre  de  Cliessy  et  de  Saint-Bel  (Rhône),  les  mines  de 
plomb  de  Poullaouen  et  de  Huelgoat  (Finistère)  et  celle  de  Pontpéan  (Ille-et- 
Vilaine),  la  mine  d'argent  d'AUemont  (Isère). 

La  plupart  des  établissemeuts  à  feu,  qui  étaient  loin  d'approcher  des 
établissemenls  similaires  actuels  de  moyenne  importance,  se  servaient  en- 
core de  bois;  nous  voyons,  par  le  Journal  des  mines^W"  de  vendémiaire  et 
brumaire  an  V- septembre  et  octobre  1796),  que  plusieurs  d'entre  eux  chô- 
maient de  deux  à  quatre  mois  par  an  et  parfois  plus,  parce  que  les  bois 
affectés  à  leur  usage  n'étaient  pas  assez  abondants  pour  assurer  leur  activité 
continue;  il  arrivait  à  d'autres  de  chômer  par  suite  du  manque  d'eau. 

Vers  1794,  d'après  Chaplal  [De  l'Industrie  française,  t.  II,  p.  96),  on  ne 
faisait  encore  la  tôle  qu'à  l'aide  du  martinet,  gros  marteau  pesant  au  plus, 
alors,  de  2  à  300  kilos  {Décade  philosophique,  t.  V,  p.  68);  mais  les  laminoirs 
furent  perfectionnés  et  le  Journal  des  mines  de  frimaire  an  VII  (novembre 
1798)  constate  qu'on  a  substitué  leurs  cylindres  au  martelage  et  obtenu  des 
tôles  de  fer  de  dimensions  plus  grandes.  On  savait  que  l'acier  était  une  com- 
binaison de  fer  et  de  carbone;  mais  on  en  était  réduit,  pour  sa  fabrication, 
à  des  procédés  empiriques  plus  ou  moins  défectueux.  Quant  à  l'acier  fondu, 
il  n'y  eut  guère  que  des  essais  jusqu'en  germinal  an  VI  (mars  1798),  époque 
à  laquelle  Glouet  fit  connaître  un  nouveau  procédé  consistant,  d'après  un 
rapport  présenté  à  l'Institut  le  16  messidor  (4  juillet  1798)  et  publié  dans  ses 
Mémoires  scientifiques  (t.  II),  à  fondre  ensemble  trois  parties  de  fer  et  deux 
parties  d'un  mélange  composé  par  moitié  de  carbonate  de  cliaux  (marbre 
blanc)  et  d'argile  cuite  (provenant  d'un  creuset  de  Hesse)  tous  les  deux  pul- 
vérisés. Les  éloges  qui  furent  décernés  à  un  tel  procédé,  prouvent  combien 
on  était  encore  peu  avancé  sous  ce  rapport. 

Voici  quelques  renseignements  —  progrès  effeatués,  conditions  techni- 
ques, résultats  obtenus,  —  sur  l'état  de  diverses  autres  branches  d'industrie. 
La  qualité  supérieure  de  la  plombagine  anglaise  nous  avait  rendus  tribu- 
taires de  l'Angleterre  pour  les  crayons;  après  la  rupture  entre  les  deux  pays. 
Conté  fut  chargé  de  trouver  le  moyen  de  remplacer  les  crayons  anglais.  Le  11 
pluviôse  an  III  (30  janvier  1795),  le  problème  était  résolu  et  Conté  prenait 
un  brevet  pour  des  crayons  fabriqués  avec  une  pâte  homogène  de  son  inven- 
tion. 

Le  papier  pour  les  assignats  fabriqué,  au  début  de  la  Révolution,  dans 
les  deux  manufactures  de  Courtalin  (commune  de  Pommeuse,  canton  de 
Coulommiers)  et  du  Marais  (commune  de  Jouy-sur-Morin,  canton  de  la  Ferté- 
Gaucher)  en  Seine-et-Marne,  le  fut  ensuite  à  Buges  (Loiret)  et  à  Essonnes 
(Seine-et-Oise);  mais  «  en  1794  et  en  1795,  c'est  à  la  papeterie  de  Buges 
qu'était  attribuée  toute  la  fabrication  du  papier-assignats.  »  {La  papeterie  de 
Buges  en  1794,  par  Fernand  Gerbaux,  p.  16).  Cette  très  intéressante  étude 
nous  apprend  qu'à  Buges  (commune  de  Gorquiileroy,  canton  de  Montargis) 


256  HISTOIRE     SOCIALISTE 

il  y  avait,  en  1794,  «  dix-sept  cuves  »  (p.  24).  Le  27  pluviôse  an  II  (15  février 
1794),  «  il  y  avait  dans  celte  manufacture,  pour  le  service  des  17  cuves,  298 
personnes,  dont  150  hommes  et  148  femmes;  en  ajoutant  à  ces  298  personnes 
le  nombre  de  83  enfants,  on  arrive  au  total  de  381  personnes  »  (p.  25). 
M.  Gerbaux  reproduit  (p.  32-35  auxquelles  je  renvoie  les  curieux  de  ces  dé- 
tails) la  description  des  cuves  à  cylindre,  des  cuves  de  fabrication  et  des 
grandes  presses. 

Le  6  nivôse  an  VI  (26  décembre  1797),  Firmin  Didot  faisait  breveter  son 
procédé  de  stéréolypie  ou  de  clichagede  pages  composées  avec  les  caractères 
mobiles  de  l'imprimerie,  et  les  éditions  tirées  sur  ces  clichés.  La  première 

—  et  la  plus  belle  —  de  ces  éditions  fui  le  Virgilem-iS  de  1799.  C'est  Firmin 
Didot  qui  avait  gravé  et  fondu  les  caractères  employés  par  son  frère  aîné, 
Pierre  Didot,  pour  ses  éditions  in-folio,  dites  du  Louvre,  —  l'ancien  local  de 
l'Imprimerie  royale  au  Louvre  ayant  été,  à  titre  d'encouragement,  mis  à  sa 
disposition,  en  1797,  par  le  ministre  de  l'Intérieur,  —  de  Virgile  (1798),  avec 
vignettes  de  Gérard  et  de  Girodet,  et  A' Horace  (1799),  avec  vignettes  de  Per- 
cier,  qui  passent  pour  deux  des  plus  beaux  spécimens  de  la  typographie 
française.  On  en  était  toujours  à  la  presse  typographique  à  bras  construite 
entièrement  ou  presque  entièrement  en  bois.  Une  journée,  disaient  Lacuée 
et  Dupont  (de  Nemours)  aux  Anciens  le  19  prairial  an  V  (7  juin  1797),  don- 
nait 2000  feuilles  d'impression  en  travail  courant  avec  quatre  ouvriers, 
«  tant  compositeurs  que  tireurs  »;  suivant  le  Magasin  encyclopédique  (1797, 
t.  XV,  p.  540),  cette  presse  avec  deux  bons  ouvriers  tireurs  fournissait  à 
peine  250  feuilles  par  heure;  d'après  un  journal  du  19  vendémiaire  an  VI 
(10  qctobre  1797)  cité  dans  le  recueil  de  M.  Aulard  (t.  IV,  p.  385),  le  tirage 
des  journaux  représentait  «  150000  feuilles  de  12  décimètres  et  demi  carrés 
consommées  et  expédiées  journellement  par  la  commune  de  Paris  ».  La 
presse  entièrement  en  fonte  que  fit  exécuter,  en  1795,  lord  Stanhope,  ne  fut 
employée  en  France  que  plusieurs  années  plus  tard.  Du  29  nivôse  an  VII 
(18  janvier  1799)  date  le  brevet  de  Nicolas-Louis  Robert,  employé  à  la  pape- 
terie d'Essonnes,  brevet  qui  contient  le  principe  fondamental  de  la  machine 
à  fabriquer  le  papier  continu,  et  qu'il  devait,  le  7  germinal  an  VIII  (28  mars 
1800)  céder  à  son  patron,  Léger  Didot,  cousin  germain  de  Pierre  et  de  Fir- 
min, pour  60000  francs.  On  trouve  deux  reproductions  de  cette  machine  dans 
le  Rapport  de  la  commission  d'installation  de  la  classe  88  du  musée  rétros- 
pectif à  l'Exposition  de  i  900  (p.  44-45). 

Par  le  Journal  des  mines  de  brumaire  an  V  (octobre  1796)  —  n°  26  —  et 
par  \3.  Décade  philosophique  du  30  nivôse  an  VIII  (20  janvier  1800)  — t.  XXIV 

—  nous  avons  quelques  renseignements  sur  les  verreries  à  bouteilles.  La 
verrerie  du  citoyen  Saget  fournissait  50  000  bouteilles  en  verre  noir  par  mois, 
à  2100  par  fonte.  Chaque  fourneau  avait  quatre  arches  de  recuisson  et  le 
travail  d'une  fonte  remplissait  deux  de  ces  arches.  On  en  relirait  les  bon- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  257 

teilles  après  qu'elles  y  avaient  recuit  pendant  trente-six  heures.  La  fonte 
s'en  faisait  en  onze  ou  douze  heures;  les  creusets  de  terre  étaient  fabriqués 
à.  la  main  et  duraient  de  25  à  28  jours.  Chaque  bouteille  pesait  en  moyenne 
715  grammes.  La  verrerie  ne  marchait  que  pendant  neuf  mois  de  l'année  et 
consommait  près  de  1500  quintaux  métriques  de  houille.  Une  autre  verrerie 
de  l'Allier,  celle  de  Pouzy,  faisait  par  an  400  000  bouteilles  et  consommait 
2  000  cordes  de  bois,  soit  près  de  8  000  stères.  A  propos  de  verrerie,  je  note- 
rai qu'à  l'Exposition  de  l'an  YII  (voir  plus  loin),  une  mention  fut  accordée 
[Moniteur  du  2  brumaire  an  VII -23  octobre  1798)  à  Gérentel,  de  Paris, 
pour  ses  «  feuillets  de  corne  à  lanterne  ramenés  aux  plus  grandes  dimen- 
sions». 

En  l'an  IV  et  en  l'an  V  (1795-1796),  diverses  découvertes  du  graveur  en 
médailles  Droz,  relatives  notamment  au  perfectionnement  du  balancier  et  à 
la  multiplication  des  coins  propres  à  la  fabrication,  furent  appliquées  à  la 
Monnaie  de  Paris.  En  1796,  Fauler  et  Kemph  fondèrent  à  Choisy-le-Roi, 
appelé  alors  Choisy-sur-Seine,  la  première  fabrique  de  maroquin  créée  en 
France.  La  même  année,  Appert,  à  qui  nous  devons  le  procédé  moderne  des 
conserves  alimentaires,  instituait  ses  expériences  pour  la  conservation  des 
substances-animales  et  végétales.  Vers  1797,  Desquinemare  avait  établi  à 
Paris  une  manufacture  de  toiles  absolument  imperméables,  grâce  à  un  en- 
duit de  son  invention  appliqué  sur  les  deux  surfaces;  il  fabriqua  notamment 
des  seaux  à  incendie  qui,  jusque-là,  se  faisaient  en  cuir  {Dictionnaire  uni- 
versel de  commerce,  de  Buisson,  t.  II,  p.  853).  L'isolement  du  chrome,  par 
Yauquelin,  en  1797,  fournit,  avec  un  oxyde  tle  chrome,  un  vert  inaltérable 
très  avantageux  pour  la  décoration  de  la  porcelaine  qui  n'avait  pas  de  vert 
pouvant  soutenir  le  grand  feu.  Etienne  Lenoir  perfectionnait  les  instruments 
de  précision,  pour  l'astronomie  en  particulier.  Le  Moniteur  du  16  brumaire 
an  V  (6  novembre  1796)  annonçait  qu'on  construisait  à  l'Observatoire  de 
Paris  un  télescope  ayant  19°,50  de  long  avec  un  miroir  de  platine  de  l'",95 
de  diamètre.  Bréguet,  par  des  modifications  du  mécanisme  d'échappement 
(brevet  du  19  ventôse  an  VI  -  9  mars  1798),  facilitait  la  réduction  de  l'épais- 
seur des  montres  sans  nuire  à  leur  précision,  et  Japy  (27  ventôse  an  VU  - 
17  mars  1799)  inventait  une  machine  à  fendre  les  dénis  des  petites  roues 
d'horlogerie.  Je  citerai,  en  outre,  à  titre  de  curiosité  pour  l'époque,  d'abord 
deux  brevets  dont  j'ignore  la  valeur,  celui  du  9  prairial  an  VII  (28  mai  1799) 
délivré  à  Rosnay  pour  la  construction  de  ponts  en  fer,  et  celui  du  24  messi- 
dor an  VII  (12  juillet  1799)  délivré  aux  citoyens  Girard  père  et  fils  pour  «  des 
moyens  mécaniques  de  tirer  parti  de  l'ascension  et  de  l'abaissement  des  va- 
gues de  la  mer  comme  forces  motrices  »  ;  puis  le  projet  d'un  bateau  sous- 
marin  dû  à  Fulton  et  proposé  par  lui,  en  l'an  VI  et  en  l'an  VII  (1797  et  1798;, 
aux  ministres  de  la  Marine  Pléville-le  Pelley  et  Bruix.  N'ayant  pu,  malgré 
ses  efforts,  obtenir  d'eux  (Desbrière^  Projets  et  tentatives  de  débarquement 


258  HISTOIRE     SOCIALISTE 

aux  Iles  britamiiques,  t.  II,  p.  255-259,  et  Revue  d'histoire  rédigée  à  l'état- 
major  de  Carmée,  mars  1902,  p.  482)  «  une  commission  assurant  à  ses  ma- 
rins le  traitement  de  belligérants,  en  dépit  du  rapport  très  favorable  de  la 
commission  chargée  de  l'examen  du  projet  »,  il  se  décida  à  le  construire 
sans  être  commissionné;  le  11  messidor  an  VIII  (30  juillet  1800),  ce  sous- 
marin  nommé  Nautilus  fut  lancé  à  Rouen  où  les  essais  réussirent;  il  était  en 
bois  avec  «  une  hélice  manœuvrée  à  bras  «  {Idem,  p.  483,  note).  En  l'an  "VI 
(1798)  également,  un  autre  inventeur  resté  inconnu,  Allemand  probable- 
ment, soumettait  au  Directoire  le  plan  et  le  mémoire  descriptif  d'un  sous- 
marin  en  cuivre  {Idem,  p.  483). 

A  côté  des  établissements  industriels  dont  il  a  été  question  plus  haut,  je 
signalerai  la  manufacture  de  papier  de  Montgolfler,  à  Annonay,  oîi  des 
chutes  d'eau  fournissaient  la  force  motrice;   la  manufacture  de  glaces  de 
Saint-Gobain,  qui,  en  entrepôt  à  Paris,  coûtaient,  en  1798,  193  francs  pour 
1  mètre  carré,  810  pour  2,  1594  pour  3  et  8  437  francs  pour  4  mètres;  la 
cristallerie  du  Greusot,  oîi  elle  avait  été  transportée  de  Sèvres  en  1787  et  où 
elle  subsista  jusqu'en  1827;  la  fabrique  de  porcelaine  de  Diehl  et  Guerhart, 
à  Paris,  décorée  avec  des  couleurs  qui  n'éprouvaient  aucun  changement  dans 
la  cuisson;  la  manufacture  de  faïence  de  Potter,  à  Chantilly;  la  manufac- 
ture d'horlogerie  de  Cluses;  les  fabriques  d'objets  de  toilette,  peignes  en 
bois,  etc.,  et  d'ouvrages  de  tour,  de  Saint-Claude  (Jura),  —  malheureuse- 
ment,  cette  ville  de  4  000  habitants,  entièrement  btUie  en  bois  de  sapin,  fut  ■ 
détruite  par  un  incendie  qui  éclata  le  1"  messidor  an  YII  (19  juin  1799);  les-; 
manufactures  de  draps  de  Louviers  et  de  Sedan  ;  les  fabriques  de  bonneterie ;-'• 
de  Troyes,  de  mouchoirs  de  ChoUet,  qui  avait  à  sa  tête  onze  associés;  les  ta-* 
briques  d'indiennes  qui  prirent  une  sérieuse  extension  à  Bolbec,  de  1792  à'  ■ 
1796  (Bénard-Leduc,  Sur  V histoire  de  Findustrie  des  toiles  peintes,  53°  Con-  ■ 
grès  scientifique  tenu  à  Rouen  en  1865,  pi  175)  ;  la  manufacture  de  toiles 
peintes  d'Oberkampf,  à  Jouy-en-Josas  (Seine-et-Oise),  dans  laquelle  on  em- 
ployait pour  l'impression,  dès  1797,  le  rouleau  ou  cylindre  (Lal'ond,  L'art 
décoratif  et  le  mobilier  sous  la  République  et  V Empire,  p.  134);  mais  \t&. 
gravure  du  cylindre  lui-même  était  longue  et  difficile;  en  1799,  un  pareni^  | 
d'Oberkampf,  S.  Widmer,  réussit  à  construire  une  machine  abrégeant  et  fa-,' 
cilitant  énormément  ce  travail.  Nous  savons  que,  pour  cette  manufacture, 
l'année  1794  fut  déplorable;  il  y  eut,  au  printemps  de  1795,  un  certain  mou- 
vement de  reprise,  mais  la  prospérité  ne  recommença  qu'en  1796;  jamais  la 
fabrication  ne  fut  plus  active  qu'en  1797;  l'année  1798  fut  moins  animée,  et 
l'année  1799  très  mdMVà\iç.{Oberkampf,  par  A.  Labouchère,  p.  114  à  125).  Il  est 
probable  que  ces  fluctuations  ont  été  les  mêmes  pour  d'autres  établissements. 
En  ce  qui  concerne  l'an  II  (1793:94),  où  on  avait  eu  à  redouter  les  consé- 
quences du  manque  des  bras  provenant  des  nécessités  militaires,  Robert 
Lindet,  dans  le  rapport  déjà  cité  (début  du  §  7),  dit  que  les  productions  dans 


HISTOIRE     SOCIALISTE  259 

tous  les  métiers  «  ont  surpassé  ce  que  l'on  pouvait  en  attendre  ;  mais  si  l'on 
a  prouvé  ce  que  l'on  pouvait  faire,  on  ne  s'est  pas  assez  longtemps  soutenu. 
Les  travaux  languissent,  les  besoins  augmentent,  la  consommation  fst  ex- 
cessive »,  reproche  que  nous  lui  avons  déjà  vu  formuler  à  propos  du  corri- 
merce. 

Le  9  fructidor  an  VI  (26  août  1798),  François  (de  Neufchâtean),  ministre 
de  l'Intérieur,  lançait  une  circulaire  relative  à  une  «  exposition  publique  des 
produits  de  l'industrie  française  ».  Ce  fut  l'origine  de  nos  expositions  natio- 
nales. Ouverte  au  Champ-de-Mars,  du  1"  jour  complémentaire  an  VI  au  10 
vendémiaire  an  VII  (17  septembre  a^  i"  octobre  1798),  elle  réunit  110  expo- 
sants; 12,  dont  la  plupart  ont  été  cités  précédemment,  furent  médaillés  et  19 
obtinrent  une  mention.  Parmi  ces  derniers,  je  signalerai  Kutsch,  de  Paris, 
à  propos  de  «  machines  d'une  très  grande  précision  pour  diviser  et  vêrififr 
très  promptement  les  mesures  de  longueur  »,  Patoulet,  Audry  et  Lebeau,  de 
Champlan,  près  de  Longjumeau  (Seine-et-Oise),  pour  leurs  «  couverts  pla- 
qués d'or  et  d'argent  sur  acier  »  ;  Salneuve,  de  Paris,  pour  sa  «  forte  vis  de 
balancier,  presse  à  timbre  sec  »  ;  Roth,  pour  ses  machinés  à  «  fendre  et  di- 
viser les  cuirs  ».  Le  rapport  du  jury  de  l'exposition,  publié  par  le  Moniteur 
du  2  brumaire  an  VII  (23  octobre  1798),  qui,  ainsi  que  les  rapports  des  deux 
expositions  suivantes,  m'a  fourni  un  certain  nombre  des  détails  donnés  plus 
haut,  regrettait  l'absence  de  certains  chefs  d'industrie,  notamment  de  La 
Rochefoucauld-Liancourt,  fondateur  d'une  importante  fabrique  de  coton- 
nades. On  s'était,  en  effet,  un  peu  trop  hâté,  et  cette  exposition  aurait  été 
plus  importante,  si  le  délai  entre  son  annonce  et  son  ouverture  avait  été 
moins  court. 

J'aurais  voulu  terminer  ce  paragraphe  par  quelques  détails  précis  sur 
les  conditions  du  travail  ;  mais  les  renseignements  à  ce  sujet  sont  ceux  qui 
font  le  plus  défaut.  Ainsi,  il  est  très  difficile  de- savoir  exactement  quelle 
était  la  longueur  de  la  journée  de  travail. 

Peu  avant  ma  période,  il  y  eut  le  décret  de  la  Convention  du  6  ventôse 
an  II  (24  février  1794)  :  une  «  imprimerie  des  administrations  nationales  » 
ayant  été  instituée,  le  27  frimaire  précédent  (17  décembre  1793),  par  la 
transformation  d'un  ancien  établissement,  l'imprimerie  de  la  loterie,  —  cette 
imprimerie  devait  recevoir,  le  8  pluviôse  an  III  (27  janvier  1795),  son  nom 
actuel  ù.' Imprimerie  nationale  qui  dura  peu  au  début,  le  décret  du  18  ger- 
minal suivant  (7  avril  1795)  lui  ayant  substitué  celui  de  «  Imprimerie  de  la 
République  »  —  la  Convention  vota,  le  6  ventôse,  un  règlement  en  vertu  du- 
quel (titre  u,  art.  6  et  7)  le  travail  quotidien  de  tous  les  ouvriers  attachés  à 
cet  établissement  devait  durer  de  8  heures  du  matin,  pendant  les  six  pre- 
miers mois  de  l'année  (fin  septembre  à  fin  mars),  de  7  heures,  pendant  les 
six  derniers  mois,  à  1  heure  de  l'après-midi,  et  de  3  heures  à  7  heures  du 
soir,  soit  9  et  10  heures  de  travail  coupées  par  un  repos  de  deux  heures  pour 


260  HISTOIRE     SOCIALISTl': 


le  dîner.  Dans  son  arrêté  du  21  messidor  an  II  (9  Juillet  1794)  flxant  Je 
maximum  pour  les  salaires,  le  Conseil  général  de  la  Commune  de  Paris  se 
bornait  à  dire  pour  la  durée  du  travail  :  «  Art.  6.  —  Les  ouvriers,  ouvrières, 
charretiers  et  autres  seront  tenus  de  se  conformer,  pour  les  heures  de  travail, 
aux  usages  conslarament  suivis  dans  chaque  état  en  1790  ».  Quels  étaient  les 
usages  à  cette  date?  Sans  doule  les  vieux  usages. 

Dans  le  Dictionnaire  des  arts  et  métiers  me'caniqiies  de  rEncyclopédie 
mét/iodiqtie,  on  voit,  pour  les  peintres  en  bâtiment,  que  les  compagnons 
«  commenceront  leur  journée  à  6  heures  du  matin  pour  la  finir  à  7  heures 
du  soir,  en  sorte  qu'elle  soit  de  onze  heures  de  travail  »  (t.  VI,  p.  137),  ce  qui 
comportait  deux  heures  pour  les  repas,  et  ce  règlement  se  retrouve  pour 
d'autres  corporations,  les  imprimeurs  par  exemple.  Dans  les  Métiers  et  cor- 
porations de  la  Ville  de  Paris,  de  René  de  Lespinasse,  on  lit  que  les  compa- 
gnons sculpteurs,  marbriers,  doreurs  et  gens  d'impression  «  doivent  com- 
mencer leurs  journées  en  tous  temps  à  6  heures  précises  du  matin  »,  dé- 
jeuner de  8  heures  à  8  heures  et  demie,  dîner  de  midi  à  une  heure,  et 
«  ne  doivent  finir  leurs  journées  qu'à  7  heures  du  soir  sonnées,  en  sorte 
que  la  journée  soit  de  onze  heures  et  demie  de  travail  »  (t.  II,  p.  220). 
On  trouve  encore  ces  mêmes  heures  pour  certaines  corporations,  on  trouve 
assez  iréquemment  pour  d'autres  de  5  heures  du  matin  à  7  du  soir,  avec 
probablement  une  heure  et  demie  d'arrêt  pour  les  repas  comme  ci-dessus 
—  ia  chose  n'est  pas  toujours  précisée  —  ce  qui  faisait  une  journée  de 
dou/.c  heures  et  demie  de  travail  effectif.  A  une  pétition  du  2  juin  1791 
adressée  à  l'Assemblée  constituante  par  les  maîtres  miréchaux,  les  ou- 
vriers répondirent  en  disant  qu'ils  travaillaient  de  4  heures  du  matin  à 
7  heures  du  soir,  le  temps  des  repas  déduit,  et  ne' gagnaient  que  trente  sous: 
ils  demandaient  la  réduction  de  leur  journée  et  l'augmentation  de  leur  salaire 
(Martin  Saint-Léon, Z,<?  Compagnonnage,  p.  72).  Enfin,  pour  d'autres,  ajour- 
née était  de  seize  heures,  évidemment  y  compris  le  temps  des  repas;  ce  fut 
le  cas  des  ouvriers  relieurs  qui  s'efforcèrent  d'obtenir  la  journée  de  quatorze 
heures  (Germain  Martin,  Les  associations  ouvrières  au  xvm*  siècle,  p.  i43V  De 
ces  exemples  il  résulte  que  la  journée  de  travail  variait  suivant  les  professions 
et  aussi  suivant  les  localités  et  les  époques. 

Pour  ma  période  même,  en  dehors  d'un  mémoire  daté  du  29  thermidor 
an  II  (16  août  1794),  oîi  les  «  administrateurs  du  département  de  Paris  »  ren- 
daient compte  de  la  situation  générale  des  ateliers  de  filature  établis,  en 
vertu  de  la  loi  du  30  mai  1790,  pour  occuper  les  femmes  sans  moyens  d'exis- 
tence et  les  enfants  des  deux  sexes  —  or  il  ne  dut  pas  y  avoir  plus' de  faveur, 
sous  le  rapport  du  temps  de  travail,  dans  ces  ateliers  publics  comparés  aux 
ateliers  privés,  qu'il  n'y  en  eut,  sous  le  rapport  du  salaire,  lorsque,  à  ces 
ateliers  publics,  on  substitua  le  travail  à  domicile  (fin  du  chap.  vu)  —  et  où 
on  lit  :  «  Le  travail  des  ateliers  commence  en  hiver  à  sept  heures  et  en  été 


I 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


L'6i 


à  six  heures  du  matin.  Il  se  termine  à  sept  heures  du  soir  »  [L'Assistance 
publique  à  Paris  pendant  la  Révolution,  par  A.  Tuetey,  t.  IV,  p.  656);  et  en 
dehors  du  traité  —  dont  il  sera  question  plus  loin  —  conclu  avec  le  nommé 
Sykes,  approuvé  par  le  Directoire  le  2  fructidor  an  IV  (19  août  1796-)  et  fixant, 
pour  des  enfants  et  des  jeunes  filles  la  journée  de  travail  à  douze  heures,  je 
n'ai  que  quelques  indications  indirectes  qui,  bien  que  puisées  en  partie  dans 


Moisson. 
(D'après  une  estampe  de  la  Bibliothèque  Nationale.) 


des  publications  postérieures  à  ma  période,  mais  étant  présentées  par  celles-ci 
comme  chose  toute  naturelle,  ne  devaient  pas,  au  moment  où  elles  ont  été 
publiées,  avoir  un  caractère  de  nouveauté. 

Par  exemple,  Chaptal  [De  l'Industrie  française,  t.  II,  p.  15)  suppose  pour 
les  filatures  un  travail  de  300  jours  par  an  et  de  douze  heures  par  jour;  le  rap- 
port de  Bardel,  Molard,  etc.,  déjà  cité,  qu'on  trouve  dans  le  numéro  de  fri- 
maire an  XII  (novembre  1803)  du  Bulletin  de  la  Société  d'encouragement 
pour  l'industrie  nationale,  décrivant  l'assortiment  de  machines  de  Bauwens 

LIV.  426.  —  HISTOIRE    SOCIALISTE,    —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  LIV.   426. 


262  HISTOIRE     SOCIALISTE 

pour  le  coton,  calcule  aussi  par  journée  de  douze  heures;  le  Dictionnaire  uni- 
versel de  commerce,  édité  par  Buisson  en  1805,  parlant  du  procédé  de  fabri- 
cation de  l'acier  dans  les  forges  de  la  Nièvre,  prévoit  encore  un  travail  de  douze 
heures  (t.  I",  p.  33).  D'autre  part,  le  numéro  de  prairial  an  XII  (mai  1804)  du 
Bulletin  de  la  Société  d'encouragement,  à  propos  de  l'assortiment  de  machines 
de  Douglas  pour  la  laine,  table  sur  dix  heures.  On  trouve,  en  revanche,  dans 
le  «rapport  fait  par  ordre  du  comité  de  salut  public  sur  les  fabriques  et  le  com- 
merce de  Lyon  »,  par  Vandermonde,  le  15  brumaire  an  III  (5  novembre  1794), 
cette  phrase  :  «  sans  les  besoins  factices,  on  ne  travaillerait  pas  volontairement 
seize  heures  sur  vingt-quatre  »  (Joitm«^  des  arts  et  manufactures,  t.  \°',  p.  4); 
ou  celte  réflexion  n'a  pas  de  sens,  ou  elle  témoigne  que  certains  ouvriers  tra- 
vaillaient seize  heures  par  jour.  Le  directeur  de  la  fabrique  d'assignats,  dans 
une  lettre  du  15  messidor  an  III-3  juillet  1795  (Stourm,  Les  finances  de  l'an- 
cien régime  et  de  la  Révolution,  t.  II,  p.  307)  an  comité  des  finances,  disait 
que  ses  employés  étaient  «  à  l'ouvrage  depuis  6  heures  du  matin  jusqu'à 
8  heures  du  soir  »;  mais  c'était  là  un  travail  d'une  urgence  spéciale.  En  l'an 
IV  (1796),  l'arrêté  que  j'ai  rapporté  relatif  aux  ouvriers  des  papeteries  semble 
admettre  une  journée  de  travail  assez  longue. 

La  même  année,  il  ne  faut  pas  oublier  la  pétition  d'entrepreneurs  signa- 
lant l'esprit  d'indépendance  des  ouvriers,  qui  n'est  guère  compatible  avec  ces 
longues  journées  acceptées  «  volontairement  »,  il  ne  faut  pas  non  plus  oublier 
les  plaintes  de  Chaptal,  pétition  et  plaintes  résumées  plus  haut,  ni  ce  mot 
à  la  fin  de  l'an  VI  (septembre  1798)  de  Duiorl  de  Gheverny  [Mémoires..., 
t.  II,  p.  386)  :  «  le  peuple  fait  la  loi  pour  son  travail  ».  Et  si,  à  la  fin  de  ventôse 
an  II  (mars  1794),  un  rapport  de  police  parlait  de  «  !a  tyrannie  des  ouvriers  » 
[Histoire  socialiste,  t.  IV,  p.  1778),  il  en  était  encore  ainsi  d'après  le  rapport 
du  1"  messidor  an XI  (20  juin  1803),  que  j'ai  cité  aL.  Jébut  de  ce  paragraphe, 
et  qui  signalait  (revue  la  Révolution  française,  n°  du  14  juillet  1903,  p.  68) 
leur  «  vexatoire  influence  »  et  «  la  dure  dépendance  >  des  fabricants  à  leur 
égard  due  notamment  à  «  l'esprit  de  licence  qui  a  prévalu  depuis  quatorze 
ans  dans  la  société  en  général  ».     . 

S'occupant  de  Paris,  le  Journal  d'économie  publique  de  Rœderer  disait 
dans  son  numéro  du  30  nivôse  an  V  (19  janvier  1797)  :  «  la  classe  ouvrière 
s'est  remise  à  l'ouvrage  à  peu  près  comme  du  passé.  Elle  travaille  un  peu 
moins  peut-être;  mais  tout  ce  qui  la  compose  travaille  également  »  (t.  II, 
p.  278).  On  lit  dans  un  rapport  de  Regnaud  (de  Saint-Jean  d'Augely)  :  «  La 
saison  des  beaux  jours  rendait  au  travail  ce  que  les  longues  nuits  de  l'hiver 
avaient  prêté  au  repos.  Aujourd'hui  ce  n'est  plus  aussi  utilement  pour  le  tra- 
vail que  le  soleil  est  plus  longtemps  à  l'horizon  »  [Moniteur  du  13  germinal 
an  XI-3  avril  1803). 

Voici,  concordant  avec  les  deux  dernières  citations,  des  faits  qui  mon- 
trent les  ouvriers  parisiens  se  préoccupant  de  la  limitation  de  la  journée  de 


HISTOIRE     SOCIALISTE  263 

travail.  Le  rapport  de  police  du  3  thermidor  an  V  (21  juillet  1797)  signale 
des  «  colloques  »  entre  ouvriers  et  croit  que  ces  ouvriers  dont  les  plus  nom- 
breux sont  ot  les  ouvriers  de  forges  et  de  fonderies  »  (recueil  d'Aulard,  t.  IV, 
p.  226)  «  se  concertent  pour  rabattre  d'autorité  encore  une  heure  sur  le  temps 
de  leur  journée  »;  suivant  le  rapport  des  25  et  26  brumaire  an  VI  (15  et  16  no- 
vembre 1797),  «les  ouvriers  charpentiers  se  rassemblent  et  paraissent  établir  une 
lutte  avec  leurs  maîtres,  motivée  sur  une  demi-heure  de  travail  de  plus  que 
ces  derniers  exigent  d'eux  »  [Idem,  t.  IV,  p.  452);  «  des  compagnons  maçons, 
dit  le  rapport  du  23  floréal  suivant  (12  mai  1790),  se  sont  portés  hier,  vers 

6  heures  et  demie,  dans  une  manufacture  de  porcelaine  du  faubourg  Antoine, 
pour  engager  les  ouvriers  de  cette  manufacture  à  quitter  leurs  travaux  à  cette 
heure;  ils  s'y  sont  refusés  »;  d'après  le  rapport  du  lendemain,  24  floréal 
(13  mai),  «  un  grand  nombre  d'ouvriers  de  dillérents  états  se  sont  réunis  dans 
un  cabaret  des  Percherons  pour  fixer  les  heures  du  travail  »  {id.,  p.  658 
et  661). 

Enfin,  tandis  que,  dans  la  Décade  philosophique  du  20  thermidor  an  VI- 

7  août  1798  (t.  XVIII,  n»  32j  on  proteste,  à  propos  de  la  célébration  du  décadi, 
contre  «  les  jours  de  repos  fixes  et  périodiques  »,  et  qu'on  demande  «  une 
fête  par  mois  et  le  travail  tous  les  jours  »  ;  tandis  que  dans  le  Patriote  fran- 
çais du  surlendemain  (22  thermidor-9  août),  on  déclare  qu'une  des  supé- 
riorités du  décadi  sur  le  dimanche,  c'est  de  fournir  «  moins  de  jours  pour 
le  repos  ou  la  paresse  »  (recueil  d'Aulard,  t.  V,  p.  31),  nous  voyons,  par  un 
rapport  de  la  même  époque  (16  thermidor-3  août)  du  bureau  central  du 
canton  de  Paris,  que  tel  n'était  pas  l'avis  des  travailleurs  parisiens  :  «  Si  l'af- 
fluence,  dit,  en  effet,  ce  rapport,  est  moins  sensible  depuis  quelque  temps 
dans  les  temples  catholiques,  elle  n'est  pas  moins  remarquable  sur  la  voie 
publique  les  jours  correspondant  au  dimanche,  qu'une  certaine  classe  du 
peuple  consacre  opiniâtrement  au  repos  sans  aucun  motif  de  religion  » 
(Idem,  t.  V,  p.  25). 

Pour  les  employés  du  gouvernement  «  chargés  de  l'expédition  des  affaires 
par  écrit»,  je  signalerai  l'arrêté  du  Directoire  du  5  vendémiaire  an  VII  (26  sep- 
tembre 1798)  portant  (art.  3)  que  ces  employés  «  seront  tenus  de  se  trouver 
à  leur  poste  pendant  7  heures  au  moins  tous  les  jours  excepté  les  décadis  et 
les  fêtes  nationales»,  et  (art.  4)  que  «  les  heures  de  travail  pour  les  employés 
à  Paris  sont  fixées  depuis  neuf  heures  du  matin  jusqu'à  quatre  après-midi  ». 

L'exploitation  industrielle  de  la  femme,  de  la  jeune  fille  et  de  l'enfant 
existait  déjà  ;  elle  s'était  même  systématisée,  peut-on  dire,  dans  une  certaine 
mesure  et  développée,  à  la  suite  des  levées  en  masse  qui  avaient  diminué 
considérablement  le  nombre  des  ouvriers  disponibles.  A  la  papeterie  de 
Buges,  nous  l'avons  vu  tout  à  l'heure,  en  l'an  II,  il  y  avait  à  peu  près  autant 
de  femmes  que  d'hommes  et,  sur  les  K3  enfants,  il  y  en  avait  quatre  n'ayant 
que  onze  ans  (Gerbaux,  p.  50,  55,  57,  La  papeterie  de  Buges).  Le  Journal 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


du  lycée  des  art&,  inventions  et  découvertes,  de  vendémiaire  an  IV  (sep- 
tembre 1795),  nous  apprend  que,' dans  la  manufacture  de  papiers  peints  de  la 
rue  de  Montreuil,  de  Jacquemard  et  Bénard,  successeurs  de  Réveillon,  des 
femmes  sont  employées  et  que  ce  sont  des  «  petits  enfants  »  qui  exécutenlle 
premier  travail.  11  en  était  de  même  dans  une  autre  manufacture  de  papiers 
peints,  celle  de  Robert,  successeur  d'Arthur  que  les  thermidoriens  avaient 
guillotiné  en  sa  qualité  d'ami  de  Robespierre.  C'étaient  des  enfants  (Ghaptal, 
De  rinduslrie  française,  l.  II,  p.  27)  qui,  dans  les  métiers  à  tisser  à  la  lire, 
tiraient  les  cordes  de  manœuvre.  Le  Journal  des  arts  et  manufactures  nous 
dit  (t.  I,  p.  113)  que  Japy,  dans  sa  manufacture  de  mouvements  d'horlogerie, 
à  Beaucourt,  près  de  Belfort,  employait  des  enfants  et  des  infirmes  et  (t.  III, 
p.  521),  à  propos  de  la  manufacture  de  faïence  de  Potter  à  Chantilly,  que 
chaque  tourneur  ou  modeleur  avait  toujours  avec  lui  un  ou  deux  jeunes  en- 
fants. Dans  les  manufactures  d'épingles  [Dictionnaire  universel  de  commerce, 
de  Buisson,  t.  I",  p.  590),  les  épingles  sont  placées  sur  des  papiers  par  des 
jeunes  filles  ou  des  enfants;  les  habiles  en  plaçaient  jusqu'à  trente  milliers 
par  jour  et  gagnaient  alors  «  quatre  à  cinq  sous  ».  Dans  le  document  que  j'ai 
cité  précédemment  à  propos  de  la  filature  Lachauvetière  à  Bordeaux,  il  élait 
dit  que  la  facilité  de  manœuvrer  les  machines  de  cet  établissement  mettait 
«  à  même  de  n'y  employer  que  des  femmes,  des  enfants  et  des  estropiés  ou 
des  gens  privés  de  la  vue  ». 

A  la  séance  du  5  ventôse  an  III  (23  février  1795),  il  fut  question  d'un 
fabricant  de  toile  à  voiles  établi  à  Bourges,  Butel,  qui  sollicitait  de  la  Con- 
vention l'autorisation  de  «  tirer  des  hospices  de  Paris  ou  des  départements 
4  ou  500  jeunes  filles  âgées  au  moins  de  dix  ans  pour  les  employer  à  la  fila- 
ture »;  la  Convention  accorda  l'autorisation  avec  certaines  garanties  dont 
l'exécution  ne  fut  peut-être  pas  bien  surveillée.  Par  traité  approuvé  le  2  fruc- 
tidor au  IV  (19  août  1796),  le  Directoire  accordait  à  Sykes  —  un  des  signa- 
taires de  la  pétition  du  16  messidor  précédent  (4  juillet)  mentionnée  plus 
haut  —  propriétaire  de  la  filature  mécanique  de  coton  sise  à  Saint-Réray- 
sur-Avre,  près  de  Nonancourt  (Eure-et-Loirj,  100  filles  des  hospices,  dont 
80  de  neuf  à  dix  ans,  et  20  de.quatorze  à  quinze.  Il  devait  les  garder  jusqu'à 
vingt  et  un  ans,  leur  donner  l'instruction  primaire;  les  heures  de  travail  ne 
devaient  pas  excéder  12  par  jour;  «  pour  tenir  lieu  de  salaire  »,  ces  jeunes 
filles  devaient  recevoir  à  leur  majorité,  les  premières  250  francs,  les  secondes 
150  francs,  valeur  métallique  (Archives  nationales,  F14,  1302).  En  fructidor 
an  V  (août  1797).  la  manufacture  Delailre,  à  l'Epine,  près  d'Arpajon,  occupait 
62  jeunes  orphelines  tirées  des  hospices  et  instruites,  selon  leur  âge  et  leur 
capacité,  «  à  tenir  24,  36,  40,  même  48  fils  [Magasin  encyclopédique,  t.  XXVI. 
p.  115).  Une  lettre  de  Delaître,  datée  du  7  vendémiaire  an  VIII  (29  septembre 
1799)  et  publiée  par  la  Décade  philosophique  du  30  ventôse-21  mars  1800 
(t.  XXIV,  p.  520-522),  nous  apprend  qu'il  s'était  mis,  avec  de  bonnes  intea- 


HISTOIRE     SOCIALISTK  265 

lions,  mais  en  préférant  certainement  pour  lui  un  auire  régime,  à  nourrir 
son  personnel  «  d'après  les  procédés  du  comte  de  Ruraford  ».  «  Yankee 
baronnisé,  Benjamin  Thompson,  dit  le  comte  Rumford  »,  lit-on  dans  le 
CajiHal  de  Karl  iVIarx  (édition  française,  t.  !•%  p.  263,  col.  2)  avait  commencé, 
en  1796,  la  publication  à  Londres  d'un  ouvrage,  Essays  political,  economi- 
cal,  etc.,  qui  est  «  un  vrai  livre  de  cuisine;  il  donne  des  recettes  de  toute 
espèce  pour  remplacer  par  des  succédanés  les  aliments  ordinaires  et  trop 
chers  du  travailleur  ».  Avec  «  les  potages  à  la  Rumford  »  —  Delaître  nous 
énumère  tous  les  ingrédients  constituant  celui  de  son  personnel  à  qui  il  son- 
geait à  ne  donner  que  cette  soupe  «  deux  fois  par  jour  »  —  115  personnes 
coûtaient  à  nourrir  11  fr.  16  par  jour;  elles  avaient,  en  outre,  l'avantage  de 
n'avoir  pas  besoin  d'aller  <i  une  station  thermale  pour  se  faire  maigrir. 

Le  Moniteur  du  2  brumaire  an  -VU  (23  octobre  1798),  dans  la  liste  des 
industriels  récompensés  à  l'Exposition,  ajoute,  à  la  suite  du  nom  de  Le  Petit- 
Walle  à  qui  ses  «  rasoirs  fins  »  ont  valu  une  mention  :  «  Cet  artiste  instruit 
et  emploie  des  enfants  tirés  des  hospices  ».  Parmi  d'autres  faits  de  ce  genre, 
en  voici  encore  un  :  d'après  la  Décade  philosophique  du  20  ventôse  an  VI- 
10  mars  1798  (t.  XVI),  «  Boyer-Fonfrèile,  propriétaire  d'une  manufacture 
considérable  à  Toulouse,  vient  d'y  associer  les  hospices  civils  de  Toulouse, 
Montauban,  Carcassonne  et  autres  environnants;  le  gouvernement  l'a  autorisé 
à  y  choisir  500  enfants  pour  les  employer  dans  sa  manufacture,  à  la  charge 
par  lui  de  veiller  à  leurs  mœurs,  de  faire  apprendre  à  lire  et  à  compter  à 
ceux  qui  ne  le  savent  pas,  et  de  les  faire  instruire  dans  les  principes  du  gou- 
vernement républicain».  On  ne  nous  dit  pas  cette  fois  quelle  règle  était  posée 
limitant  le  travail  à  tirer  de  ces  malheureux  enfants. 

Le  compat^nonnage  qui  avait  subsisté,  malgré  l'interdiction  prononcée 
par  Tarrêt  du  Parlement  de  Paris  du  12  novembre  1778,  fut  encore  entravé 
parles  lois  des  2  mars  et  14  juin  1791;  'ses  membres  durent  s'abstenir  de 
toutes  manifestations  extérieures  qui  ne  reparurent  que  sous  le  Consulat, 
avec  le  retour  aux  anciennes  traditions  religieuses.  Un  homme  bien  renseigné, 
Real,  écrivait,  le  22  février  1813,  dans  une  note  officielle  :  «  Ces  coteries  (les 
sociétés  de  compagnons)  neutralisées  pendant  la  période  révolutionnaire,  où 
elles  n'avaient  plus  d'objet,  ont  reparu  depuis  que  les  éléments  du  corps  so- 
cial se  sont  replacés  et  fixés  »  (Martin  Saint-Léon,  Le  Compagnonnage,  p.  78, 
note).  Le  compagnonnage  n'en  persista  pas  moins;  l'admission  de  certaines 
professions  dans  le  compagnonnage  date  même  de  cette  époque;  l'initiation 
des  maréchaux  ferrants  est,  d'après  Perdiguier,  de  1795,  et  l'admission  offi- 
cielle de  la  société  des  plâtriers  «  initiée  en  1703  »  date  de  1797  {Idem). 

Nous  avons  eu  l'occasion  de  voir  (chap.  ni)  pour  la  période  de  la  Conven- 
tion, et  nous  verrons  par  la  suite  (chap.  xni,  xvn  et  xx),  pour  la  période  du 
Directoire,  que  le  gouvernement  intervenait  toujours,  dans  les  mouvements 
les  plus  calmes  relatifs  aux  conditions  du  travail,  contre  les  ouvriers. 


266  HISTOIRE     SOCIALISTE 


§  9.  —  Agriculture. 

Le  morcellement  du  sol  qui  avail  commencé  sous  l'ancien  régime,  con- 
tinué sous  laRévolulion  et  qu'augmentèrent  plus  tard  les  opérations  des  spé- 
culateurs englobés  sous  le  nom  de  «  bande  noire  »,  n'a  jamais  correspondu  à 
la  répartitiou  de  la  propriété  ;  à  n'importe  quelle  époque,  on  a  vu  comme 
maintenant  plusieurs  parcelles  appartenir  au  même  propriétaire  et  le 
nombre  des  propriétaires  être  moindre  que  le  nombre  des  parts  de 
propriété.  Si  la  Révolution  a  cependant  élevé  le  nombre  des  paysans 
propriétaires  —  il  y  eut  fréquemment,  dans  les  achats  des  biens  natio- 
naux, rivalité  entre  acquéreurs  bourgeois  et  paysans;  les  premiers  ont  dû 
être  moins  nombreux  que  les  seconds,  mais  leurs  lots,  principalement  près 
des  villes,  ont  été  beaucoup  plus  considérables  que  ceux  des  autres  —  elle  les 
a  surtout  affranchis  des  charges  qui,  avant  elle,  pesaient  sur  leurs  propriétés. 
Cette  division  et  cette  libération  du  sol  contribuèrent  à  accroître  encore  le 
nombre  de  ceux  qui  se  livraient  à  l'agriculture  et  le  prestige  de  la  propriété 
foncière.  Celleici  prit  une  importance  telle  que  l'intérêt  de  ses  détenteurs  eut 
une  action  prépondérante  sur  le  régime  politique  et  social.  C'est  eux  que  le 
gouvernement  s'efforça  avant  tout  de  rassurer  et  de  proléger;  nous  avons  dit 
dans  le  chapitre  précédent  que  l'article  374  de  la  Constitution  de  l'an  III  leur 
avait  garanti  l'irrévocabililé  des  ventes  des  biens  nationaux.  Ils  se  prononcè- 
rent de  leur  côté  pour  les  gouvernants  qu'ils  jugeaient  capables  de  les  défen- 
dre le  mieux  contre  les  velléités  de  retour  à  l'ancien  ordre  des  choses;  la  con- 
servation de  l'ordre  économique  établi  par  la  Révolution,  quels  que  pussent 
être  les  sacrifices  à  subir  par  ailleurs,  resta  leur  inébranlable  règle  de  con- 
duite :  parlant  des  acquéreurs  des  biens  nationaux  dans  un  rapport  de  l'an  IX 
(1801)  sur  la  Seine  et  les  départements  environnants,  le  général  Lacuée  di- 
sait :  «  leurs  plus  grands  ennemis  sont  les  prêtres  »  (Rocquain,  Etat  de  la 
France  au  i  8  brumaire,  p.  255),  constatant  par  là  implicitement  et  la  poli- 
tique faite  par  les  prêtres  et  la  répudiation  de  cette  politique  par  le  paysan. 

La  possibilité  de  garder  désormais  pour  eux  tout  le  produit  de  leur  pro- 
priété, poussa  les  paysans  à  vouloir  grossir  ce  produit,  à  étendre  leurs  cultures 
habituelles  et,  en  particulier,  la  plus  importante,  celle  des  céréales  (Décade 
philosophique  du  20  frimaire  an  IV- 11  décembre  1795,  t.  VII);  «  jamais  on 
n'avait  cultivé  et  ensemencé  une  si  grande  étendue  de  terre»,  disait,  à  la  Sn 
de  l'an  II,  Robert  Lindet  dans  un  rapport  cité  plus  haut  (début  du  para- 
graphe 7).  Mais  les  paysans  agirent  sans  la  moindre  méthode.  Les>bras  man- 
quant pour  tous  leurs  travaux,  ils  avaient  appelé  les  ouvriers  des  villes,  au 
point  que  le  comité  de  salut  publie  crut  devoir  intervenir  à  l'égard  des  ouvriers 
employés  aux  ateliers  de  l'artillerie  et  des  armes  :  instruit  que  plusieurs 
d'entre  eux,  «  cédant  à  l'appât  du  gain  qui  leur  est  offert  par  les  habitants  ries 
campagnes,  abandonnent  leurs  travaux  pour  se  livrer  à  l'agriculture  »,   le 


HISTOIRE    SOCIALISTE  267 

comilé  décida,  par  arrêté  du  12  thermidor  an  III-30  juillet  1795  {Mo/iUeiir  du 
21  thermidor-8  août  17'j5),  qu'ils  ne  pourraient  dorénavant  les  abandonner 
qu'après  avoir  obtenu  de  leur  directeur  un  congé  visé  par  la  Commission  des 
armes  et  poudres,  et  que  les  particuliers  ne  pourraient  les  employer  sans 
ce  congé. 

La  Décade  philosophique  du  10  prairial  et  du  10  fructidor  an  11-29  mai 
et  27  août  1794  (t.  I",  p.  211  et  t.  11,  p.  201,),  nous  apprend  que,  malgré  la 
campagne  entreprise  depuis  quelques  années  en  faveur  de  la  pratique  des 
prairies  arti.'icielles,  le  moyen  le  plus  usité  de  rendre  au  sol  sa  fertilité,  l'amen- 
dement par  excellence,  était  toujours  l'usage  de  la  jachère  absolue,  c'est-à- 
dire  du  repos  absolu  de  la  terre  laissée  improductive  pendant  un  an.  Dans 
certaines  régions  arriérées,  par  exemple  dans  le  Gers,  la  plupart  des  terres 
n'étaient  semées  qu'une  année  sur  deux  ;  quelques  rares  étaient  «  tiercées  », 
c'est-à-dire  cultivées  comme  il  va  être  dit  (bulletin  du  23  pluviôse  an  VII-11 
février  1799,  de  la  Société  libre  d'agriculture  du  Gers).  Le  mode  de  culture 
le  plus  habituel  à  l'époque  que  nous  étudions,  consistait  à  diviser,  dans  cha- 
que exploitation,  les  terres  labourables  en  trois  portions  à  peu  près  égales; 
chacune  d'elles  était  à  tour  de  rôle  ensemencée,  une  année  en  blé  ou  en  seigle, 
l'année  suivante  en  grains  d'une  autre  espèce,  en  avoine,  par  exemple,  ou  en 
orge,  et  restait,  la  troisième  année,  inoccupée  {Bibliothèque  physico-écono- 
mique de  Parmentier  et  Deyeux,  volume  de  1794,  p.  30).  Il  en  était  ainsi  dans 
le  Cher  qui  n'était  cependant  pas  un  département  mal  c\x\[.\vé,{Journal  des  arts 
et  manufactures,  t.  III,  p.  482).  Les  Annales  de  l'aqriculture,  de  Tessier  et  Rou- 
gier-Labergerie,  admettaient  (t.  III,  p.  36)  qu'il  y  avait  «un  tiers  des  terres  en 
repos  ».  D'après  de  Pradt  [De  l'état  de  la  culture  en  France,  1802,  t.  1",  p. 
139),  trop  communes  en  France,  les  jachères  absolues  «  régnent  sur  presque 
toute  son  étendue  »;  elles  tenaient  un  peu  plus  du  tiers  des  terres  laboura- 
rables  (Ibidem,  p.  170).  De  la  sorte,  tous  les  ans  un  tiers  de  chaque  exploita- 
tion en  moyenne  ne  portait  que  de  mauvaises  herbes,  les  deux  autres  tiers  — 
et  chaque  tiers  pendant  deux  années  consécutives  —  des  céréales.  Cet  arran- 
gement se  reproduisait  sans  la  plus  légère  variété,  &  l'ordre  des  trois  soles  est 
le  sujet  d'une  condition  qni  se  met  presque  toujours  dans  les  baux  de  terres 
labourables  »  {Nouveau  cours  complet  d'agriculture,  d'après  Rozier,  par  les 
membres  de  la  section  d'agriculture  de  l'Institut  de  France,  1809,  t.  II,  p,  172). 
Quoiqu'on  recommandât  alors  (voir  toutes  les  publications  ci-dessus),  à  la 
place  de  ce  procédé  détestable,  de  ne  pas  semer  deux  années  de  suite  dans  la 
même  terre  des  plantes  de  même  nature,  de  renoncer  à  la  jachère  et  d'alter- 
ner la  culture  des  céréales  avec  celle  de  la  pomme  de  terre,  du  turnep  ou  des 
légumineuses  telles  que  le  trèfle,  la  luzerne,  le  sainfoin  et  le  lupin,  François 
(de  Neufchâteau),  ministre  de  l'Intérieur,  écrivait,  le  2  thermidor  an  VI  (20  juil- 
let 1798),  dans  une  circulaire  :  «  Le  trèfle  est  encore  inconnu  dans  une  partie 
de  la  France.  Les  funestes  jachères  stérilisent  encore  un  tiers  de  ce  grand  ter- 


I 


î>68  HISTOIRE     SOCIALISTE 

ritoire  »  (Monileiir,  du  23  thermidor-10  août  1798).  Sauf  dans  le  Nord  et  une 
partie  de  la  Normandie,  la  prairie  arlificielie  est  une  exception,  et  la  culture 
des  légumineuses  est  plus  rare  que  celle  des  prairies  artificielles  (de  Pradt, 
Ibidem,  t.  I",  p.  146). 

Dans  une  intéressante  réponse  (Archives  nationales  F",  1173)  à  une 
circulaire  du  5  vendémiaire  an  V  (26  septembre  1796)  adressée  par  le  ministre 
de  l'Intérieur  aux  administrateurs  du  département  de  l'Eure,  un  citoyen  Cha- 
noine s'occupait  de  la  situation  agricole.  Il  signalait  l'insuffisance,  comme 
moyen  de  féconder  la  terre,  de  la  pratique  des  très  nombreux  labours  prépa- 
ratoires et  des  jachères,  toujours  en  vigueur  dans  l'Eure  et  dans  les  départe- 
ments environnants  ;  il  précoùisait  l'emploi  des  marnes  et  des  engrais,  sur- 
tout l'enfouissement  d'herbages  verts  pratiqué  dans  le  pays  de  Caux,  la  cul- 
ture alternée  des  grains,  des  «  plantes  qui  fournissent  des  prés  artificiels,  et 
des  légumes  surtout  les  espèces  à  graine  ronde  »,  et  l'augmentation  du  bétail. 
A  ses  yeux,  le  mal  résidait  principalement  dans  l'esprit  d'économie  mal  enten- 
due des  propriétaires  se  refusant  à  dépenser  pour  dessécher  les  terres  trop 
humides,  pour  arroser  celles  qui  ne  le  sont  pas  et  qui  pourraient  l'être,  pour 
corriger  les  vices  des  terres  trop  légères  ou  trop  fortes  par  des  mélanges  con- 
venables, dans  la  brièveté  des  baux  de  neuf  ans,  dans  le  droit  de  parcours 
sur  les  terres  dépouillées  de  leurs  récoltes  ou  en  jachère,  dans  le  morcelle- 
ment trop  grand  des  propriétés.  Il  se  hâtait  d'ajouter,  d'ailleurs,  qu'il  n'était 
pas  égalem.ent  facile  de  remédier  à  ces  maux  et  que,  par  exemple  pour  le 
droit  de  parcours,  «  des  usages  qui  touchent  de  si  près  la  partie  la  moins 
aisée  des  habitants  de  la  campagne,  ne  pourraient  se  détruire  sans  une  com- 
motion dangereuse;  il  y  aurait  même  de  l'imprudence  à  retrancher  ces  abus». 
Ce  qu'il  fallait,  d'après  lui,  c'était  rallier  l'opinion  aux  idées  justes,  c'étaient 
«  des  règlements  plus  instructifs  que  prohibitifs  ». 

Au  lieu  d'opérer  l'extension,  par  lui  poursuivie,  de  sa  cuUure  en  suppri- 
mant les  jachères,  le  paysan  la  réalisait  en  défrichant  des  parties  boisées  ou 
en  transformant  des  prairies  naturelles  en  terres  de  labour;  et  ce  mouve- 
ment fut,  tout  au  moins  au  début  de  notre  période,  lavorisé  par  de  nom- 
breuses administrations  municipales  qui,  en  cela,  obéissaient  au  préjugé 
courant.  A  la  consommation  abusive  du  bois,  à  son  gaspillage,  qui  résulta  de 
la  liberté  donnée  au  propriétaire  par  la  loi  du  15  septembre  1791  (art.  6)  de 
disposer  de  ses  bois  à  son  gré,  ^'ajouta  le  déboisement  qui  sacrifiait  de  la 
manière  la  plus  imprévoyante  l'avenir  à  la  convoitise  d'un  gain  immédiat. 
L'administration,  du  reste,  donnait  l'exemple  au  point  que,  quoiqu'il  y  eût 
un  arrêté  du  Directoire  (8  thermidor  an  lV-26  juillet  1796)  interdisant  les 
coupes  extraordinaires  sans  autorisation  spéciale,  Rougier-Labergerie 
[Annales  de  l' agriculture,  t.  I",  p.  54)  regrettait  de  voir  les  forêts  nationales 
dans  les  attributions  du  ministre  des  Finances  «  que  les  besoins  d'argent 
asMègent  sans  cesse  ». 


HFSTOIRE'    SOCIALISTE 


269 


On  critiquait  aussi  le  manque  de  clôtures  (de  Pradt,  ibidem,  1. 1",  p.  190); 
et  le  «  discours  préliminaire  »,  dû  à  la  plume  de  Parmentier,  du  Nouveau 
cours  complet  d'agriculture  cité  tout  à  l'iieure,  se  terminait  ainsi  (t.  I", 
p.  xxvHi)  :  «  Bordez  de  haies  vives  la  lisière  de  vos  héritages  ;  vos  moissons 
seront  plus  en  sûreté  contre  la  fureur  des  vents  et  la  voracité  des  animaux. 
Indépendamment  des  avantages  qui  résulteront  pour  vos  récoltes,  vous  y 
trouverez  le  bois  nécessaire  à  votre  chaufTage,  aux  réparations  de  vos  bâti- 


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(D'après  noe  estampe  de  la  Bibliothèque  Nationale.) 


ments  ou  à  faire  des  instruments  aratoires  :  construisez  peu,  mais  plantes, 
plantez  toujours;  les  fruits  augmenteront  vos  ressources  elles  feuilles  servi- 
ront ou  de  nourriture  pour  les  troupeaux  pendant  l'hiver,  ou  d'engrais  pour 
les  terres.  N'oubliez  jamais  que  les  clôtures  sont,  de  tous  les  perfectionne- 
ments que  puisse  recevoir  l'agriculture,  celui  qui  est  le  plus  favorable  à  sa 
prospérité;  qu'elles  sont  tout  à  la  fois  l'ornement  des  champs  et  l'une  des 
sources  les  plus  fécondes  des  améliorations  dont  le  sol  est  susceptible  ».  Au 
contraire,  Lange,  dont  a  parlé  Jaurès,  voulait  arracher  les  haies  {Histoire 
socialiste,  t.  IV,  p.  1658). 

UV.  427.  —  HISTOIRE   SOCIALISTE.    —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  LTV.  427. 


270  HISTOIRE     SOCIALISTE 

Toute  l'activité  déployée  en  faveur  des  céréales  et  une  série  de  bonnes 
années  aboutirent  à  ce  phénomène  de  la  production  capitaliste  basée  sur  le 
profit  au  lieu  de  l'être  sur  l'utilité,  la  misère  de  producteurs  résultant  de  la 
trop  grande  abondance  des  produits  et  de  l'avilissement  de  leur  prix.  Alors  que 
le  prix  des  grains  avait  été  élevé  à  la  fin  de  i795  {Annales  citées,  t.  I",  p.  11), 
d'un  rapport  sur  les  prévisions  budgétaires  de  l'an  VII  {Mo7iiteur  du  2'  jour 
complémentaire  de  l'an  VI-18  septembre  1798),  il  résulte  que  «  la  baisse 
dans  le  prix  des  produits  agricoles  »  provenait  notamment  «  de  l'abondance 
de  plusieurs  récoltes  »,  et  que  les  100  kilos  de  blé,  qui  valaient  avant  1789  de 
20  à  21  francs,  ne  valaient  pas  au  delà  de  15  à  16  francs  «  dans  la  très  grande 
majorité  des  départements  dont  la  richesse  consiste  en  grains  »  ;  le  rappor- 
teur Arnould  ajoutait  qu'il  fallait  aussi  compter  «  un  cinquième  au  moins 
d'augmentation  dans  les  frais  de  culture  »,  ce  qui  prouve  une  amélioration 
dans  les  salaires  des  travailleurs  agricoles  :  tout  bien  pesé,  ceux-ci,  comme 
les  ouvriers  industriels  —  nous  l'avons  vu  dans  le  paragraphe  précédent  — 
virent  leurs  conditions  de  travail  améliorées  durant  la  période  révolution- 
naire :  «  Les  journées  des  ouvriers  sont  à  un  prix  fou  »,  écrit,  au  début  de 
l'an  VI  (fin  1797),  Dufort  de  Chevern\-  qui  habitait  près  de  Blois  [Mémoires... 
t.  II,  p.  368)  ;  il  ajoute  un  an  après  [Idem,  p.  386)  :  «  pour  les  journaliers  le 
vin  est  à  trois  sols,  le  pain  à  deux,  les  journées  à  trente  ou  quarante  ». 

Voici,  sur  les  prix  de  vente  et  de  revient,  quelques  renseignements 
fournis,  en  prairial  an  V  (milieu  de  1797),  par  les  Annales  de  l'agriculture. 
Des  chiffres  donnés  (t.  I",  p.  150)  il  résulte  que  les  100  kilos  de  froment 
valaient  :  en  1790,  17  fr.  50  —  en  1795,  31  fr.  25  —  en  1796,  26  fr.  65.  Pour 
les  gages  et  salaires  agricoles  {Idem,  p.  156),  «  les  prix  de  1795  sont  à  ceux 
de  1790  comme  39  à  22  »,  soit  une  augmentation  d'un  peu  plus  des  trois 
quarts  ;  «  l'augmentation  de  1796  comparée  à  1790  est  des  trois  quarts,  car 
elle  est  dans  le  rapport  de  38  à  22...  Cette  augmentation  a  été  d'un  seizième 
au  delà  de  celle  du  prix  du  froment  en  le  prenant  sur  le  pied  de  »  31  fr.  25, 
«  prix  le  plus  haut  des  deux  années  de  renchérissement...  Dans  ce  moment 
même,  où  le  froment  ne  vaut  que  »  22  francs  en  moyenne,  «  c'est-à-dire  oîi 
il  n'est  plus  augmenté  que  d'un  quart  sur  1790,  non  seulement  les  domes- 
tiques, les  journaliers  et  les  ouvriers  ne  veulent  pas  servir  au  prix  de  1796, 
mais  ils  demandent  encore  une  augmentation...  En  réunissant  les  prix,  tant 
des  gages  et  salaires,  que  ceux  de  l'entretien  des  chevaux  et  voilures  et  de 
la  valeur  des  ustensiles  et  instruments  dans  les  années  1790  et  1796,  l'aug- 
mentation totale  n'est  pas  tout  à  fait  de  moitié  en  sus  ;  car  elle  est  dans  le 
rapport  de  91  à  52.  C'est  donc  à  cela  que  se  borne  l'augmentation  réelle 
depuis  cinq  ans  »  (irf.,  p.  156-158).  Un  peu  avant,  dans  sonn"  6,  du  30  vendé- 
miaire an  y-21  octobre  1796  (t.  I",  p.  283),  le  Journal  d'économie  publique. 
de  morale  et  de  politique,  de  Rœderer,  disait  :  «  on  est  content  de  retirer 
des  terres  un  produit  de  deux  et  demi  à  trois  pour  cent  ». 


HISTOIRE     SOCIALISTE  271 

Enfin,  «  d'après  un  tableau  officiel...  dressé  par  le  ministère  de  l'agricul- 
ture et  du  commerce  »  (Biollay,  Les  prix  en  i790,  p.  86),  le  prix  moyen  de 
l'hectolitre  de  froment  pour  la  fin  de  notre  période  était  de  16  fr.  48  en  1797; 
17  fr.  07  en  1798;  16  fr.  20  eu  1799;  20  Ir.  34  en  1800.  En  augmentant  d'un 
tiers  chacun  de  ces  prix,  on  aura  le  prix  moyen  un  peu  forcé  des  100  kilos 
suivant  ce  document. 

Souffrirent  surtout  de  cette  situation  les  tout  petits  propriétaires  que 
leur  lambeau  de  propriété  laissa  sans  ressources  ;  décrivant  l'état  de  l'agri- 
culture en  l'an  V  (mai  1797),  Rougier-Labergerie  {Annales  de  ragrkicllure, 
t.  I",  j).  13)  constatait  que  le  morcellement  avait  été  poussé  trop  loin  :  •«  ce 
principe  a  reçu  une  si  grande  extension  dans  l'opinion  et  dans  les  lois  qu'il 
est  devenu  un  mal  positif  ». 

D'après  les  Cours  de  l'Ecole  de  Mars  (chap.  xi)  dont  il  a  été  question  au 
début  du  paragraphe  8,  un  hectare  de  prés  rapportait,  année  commune, 
38  quintaux  métriques  et  un  tiers  de  foin  ;  les  terres  de  blé  moyennes  rap- 
portaient, par  hectare,  15  quintaux  métriques  3/4  de  paille  et  15 hectolitres  1/4 
de  grains.  Le  rendement  des  bonnes  terres  était,  suivant  les  mémei  Annales, 
de  l'an  VI  (t.  III,  p.  36  à  44),  de  15  à  16  hectolitres  de  froment  à  l'hectare, 
l'hectolitre  pesant  en  moyenne  75  kilos  un  quart,  et  loutprèsdeS  hectolitres 
et  demi  ayant  été  employés  par  hectare  pour  ia  semence,  ce  qui,  finalement, 
faisait  un  rapport  de  six  à  sept  contre  un  là  où  la  terre  était  bien  cultivée; 
ce  même  rapport  n'était  que  de  quatre  contre  un  dans  le  Gers  (bulletin  de  la 
Société  d'agriculture  déjà  cité). 

Admis  à  la  barre  de  la  Convention  le  30  germinal  an  III  (19  avril  1795), 
François  (de  Neufchâteau),  alors  membre  du  tribunal  de  cassation,  parlantdu 
blé,  s'exprima  ainsi  au  sujet  des  meilleures  espèces  à  cultiver  : 

«  On  a  déjà  quelques  données  sur  cet  objet  intéressant. 

«  L'auteur  des  Observations  sur  le  ci-devant  Angouniois  dit  que  le  blé 
de  Guiesce  est  le  plus  productif  et  le  meilleur  de  tous  et  qu'il  est  cultivé 
principalement  dans  les  environs  de  Nérac  et  près  de  Montmoreau. 

«  Les  Mémoires  d'agriculture  d'un  citoyen  du  ci-devant  Languedoc  nous 
apprennent  que  les  iroments  du  voisinage  de  Narbonne,  déparlement  de 
l'Aude,  sont  plus  fins  que  tous  ceux  du  reste  du  pays  et  des  pays  environ- 
nants; que  les  grains  en  ont  plus  de  poids  et  sont  plus  savoureux. 

«  Duhamel,  dans  les  six  volumes  de  son  Traité  de  la  culture  des  terres, 
le  répertoire  le  plus  riche  de  faits  agronomiques  qui  existe  en  aucune  langue, 
Duhamel  cite  plusieurs  blés  qu'il  recommande  à  divers  titres  : 

«  i"  Le  blé  de  Smyrne  qui  produit  deux  fois  plus  que  l'autre,  mais  qui 
demande  à  être  enterré  plus  profondément  et  recueilli  avant  sa  parfaite 
maturité  ; 

«  2°  Un  froment  connu  à  Genève  sous  le  nom  de  blé  d'abondance,  et 
qui  n'est  pas  le  blé  de  Smi/rne  ou  de  miracle  dont  je  viens  de  parler  ; 


272  HISTOIRE    SOCIALISTE 

«  3°  Un  blé  d'Espagne  à  grains  1res  durs,  aussi  transparent  que  le  riz  et 
qui  a  peu  de  son  ; 

«  4°  Un  blé  locar  peu  délicat  sur  la  rature  du  terrain,  dont  les  épis 
donnent  des  grains  plus  pesants  et  en  plus  grand  nombre,  cultivé  avec  avan- 
tage auprès  de  Villers-Golterets,  département  de  l'Aisne. 

«  On  voit  dans  les  Mémoires  de  la  ci-devant  Société  d'agriculture  de 
Rouen  qu'on  y  a  essayé  une  espèce  de  blé  venu  de  Silésie,  qui  n'est  point 
sujet  à  la  nielle,  qui  verse  moins  que  l'autre  et  qui  produit  plus  de  farine. 

«  Suivant  le  Sacrale  rustique,  la  Société  de  Zurich,  après  plusieurs 
essais,  a  connu  que  les  grains  les  plus  avantageux  à  cultiver  dans  les  mon- 
tagnes sont  deux  sortes  d'épeautre  {Veinkorn  et  le  mehrkorn)  qu'à  l'exemple 
des  Suisses  on  a  commencé  à  semer  en  France  aux  bords  du  Rhône. 

a  Dans  un  très  bon  éloge,  qu'on  vient  de  publier  par  ordre  du  gouver- 
nement, du  citoyen  Mareschal,  cultivateur,  mort  président  du  district  de 
Breteuil,  département  de  l'Oise,  on  a  eu  soin  de  remarquer  que  c'est  à  ses 
essais,  à  ses  soins  redoublés,  qu'on  doit,  dans  son  canton,  l'heureux  succès 
de  la  culture  du  blé-froment  de  Flandre  et  que  ce  fut  à  ses  dépens  qu'il  en 
fit  arriver  la  première  semence  à  la  ferme  de  Mnuregard. 

«  Enfin,  le  trimestre  d'automne  1787  (vieux  style)  des  Mémoires  d'agri- 
culture publiés  à  Paris  par  la  Société  qui  s'occ  upait  de  cet  objet,  annonce  un 
essai  de  culture  dans  le  ci-devant  Boulonais,  du  blé  de  grâce  ou  à  six  côtes, 
dont  la  paille  est  très  médiocre,  mais  qui  produit  en  grains  souvent  un  tiers  de 
plus  que  le  blé  ordinaire  et  qui  devrait  être  par  là  le  grain  particulier  du  pauvre.» 

Quatre  mois  avant,  dans  un  rapport  lu  à  la  Convention  le  21  frimaire 
an  III  (11  décembre  1794),  Thibaudeau  signalait  que  le  Muséum  d'histoire 
naturelle  avait  reçu  de  Pologne  «  une  espèce  de  blé  qui  fournit  une  récolte 
dans  trois  mois  et  demi  et  peut  se  semer  en  avril  ». 

Au  début  de  l'an  VI  (octobre  1797)  Tessier  publiait,  dans  les  Annales  de 
l'agriculture  (t.  II,  p.  407),  une  étude  où  il  recommandait  un  froment  qui 
lui  avait  été  envoyé  d'Angleterre,  qu'il  appelle  «  froment  à  épis  rouges,  sans 
barbes,  grains  blancs,  tige  creuse  ».  «  Le  froment  dont  il  s'agit,  dit-il,  m'a 
été  envoyé  du  Nord  et  particulièrement  de  l'Angleterre.  D'abord  je  l'ai  semé 
à  Rambouillet  au  milieu  d'un  grand  nombre  d'autres  »,  d'où  «  les  noms  de 
blé  d'Angleterre,  blé  de  Rambouillet,  qui  ne  leur  conviennent  pas  mieux 
que  celui  de  blé  de  tout  autre  pays  ». 

Un  peu  plus  tard,  en  nivôse  an  VI  (décembre  1797),  la  Feuille  du  culti- 
vateur (t.  VII,  n"  27)  annonçait  que,  «  dans  la  ci-devant  Bresse  et  aux  envi- 
rons de  Lyon  »,  on  cultivait  «  le  blé  dit  godelle  »,  froment  barbu,  introduit 
depuis  vingt-cinq  à  trente  ans,  qui  «  n'est  pas  sujet  à  la  carie,  surtout  la 
variété  rouge,  pas  sujet  au  noir  ». 

La  superficie  des  terres  de  labour,  comparée  à  celle  de  tout  le  pâturage 
«  de  quelque  nature  qu'il  soit,  prairies  naturelles,  artificielles,  plantes  légu- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  273 

mineuses  ou  autres  »,  élait,  dit  de  Pradt,  dans  la  proportion  de  trois  et  demi 
de  labourage  contre  un  [De  l'étal  de  la  culture  en  France,  t.  I",  p.  133). 

D'après  le  même  auteur,  plus  de  la  moitié  de  ces  terres  de  labour  était 
ensemencée  non  en  froment,  mais  eu  seigle  ou  même  en  grains  de  qualité 
inférieure  au  seigle  {Idem,  p.  132)  ;  celui-ci  élait  fréquemment  mélangé  au 
froment  dans  la  même  terre  et  le  résultat  de  ce  mélange  était  appelé,  suivant 
sa  proportion,  blé  ramé  ou  méleil  {Diclionuaire  universel  de  cotnmerce,  de 
Buisson,  t.  I",  p.  298)  ;  de  plus,  les  cultivateurs,  on  vient  de  le  voir  et  tous 
les  témoignages  s'accordent  sur  ce  point,  avaient  l'habitude  de  semer  trop 
abondamment,  espérant  de  la  sorte  récolter  davantage.  Dans  le  commerce 
[Idem,  t.  I",  p.  630),  on  considérait  qu'il  fallait  235  kilos  de  blé  pour  produire 
le  sac  de  farine  de  159  kilos,  ce  qui  donnait  un  rendement  de  65  %;  le  pro- 
duit était,  en  fait,  un  peu  moins  faible  et  le  rendement  un  peu  plus  élevé. 
Ainsi  qu'aujourd'hui  on  obtenait,  en  moyenne,  un  kilo  de  pain  par  kilo  de 
blé.  Selon  les  Cours  de  l'Ecole  de  Mars  (chapitre  supplémentaire),  le  pain  de 
l'an  II  était  «  fait  de  farine  de  froment  dont  on  a  ôlé  15  livres  de  son  par 
quintal  »  de  100  livres. 

Au  moins  «  dans  le  sud,  l'est  et  l'ouest  »,  constatait  à  la  Convention 
Penières,  parlant  au  nom  du  comité  d'agriculture  dans  la  séance  du  16  ven- 
démiaire an  III  (7  octobre  1794),  «  on  est  encore  assujetti  aux  antiques  mé- 
thodes, les  outils  aratoires  n'y  ont  été  ni  changés,  ni  perfectionnés».  Comme 
charrue,  on  se  servait  d'une  façon  générale,  dans  le  Midi,  de  l'araire  ou 
charrue  simple  et,  dans  le  Nord,  de  la  charrue  de  Brie,  charrue  à  avant- 
train  ;  une  expérience  fut  faite,  à  la  fin  de  1796,  dans  le  Cher  où  l'araire  était 
employé  ;  elle  démontra  la  supériorité  de  la  charrue  de  Brie  {Feuille  du 
cultivateur  du  27  pluviôse  an  V-15  février  1797,  t.  VII,  p.  70-72). 

Dans  le  Cher  comme  dans  le  Midi,  la  charrue  était  tirée  par  les  bœufs, 
dans  le  Nord  par  les  chevaux.  Pour  séparer  le  grain  de  l'épi  on  avait  recours 
au  fléau,  ou  au  foulage,  ou  à  ces  deux  opérations  combinées.  On  battait  au 
fléau,  soit  aussitôt  la  moisson  faite,  soit  en  grange  l'hiver,  et  c'était  le  cas 
pour  les  départements  où  le  système  d'agriculture  était  le  moins  vicieux.  Les 
départements  méridionaux  faisaient  fouler  les  gerbes  par  des  chevaux  ou 
des  mules,  c'est  ce  qui  s'appelle  dépiquer;  la  paille  et  le  grain  sont  par  cette 
méthode  salis  et  froissés.  La  Décade  philosophique  du  10  fructidor  an  III- 
27  août  1795  (t.  VI,  p.  396)  qui  m'a  fourni  ces  détails,  ajoutait  qu'un  batteur 
pouvait  battre  90  gerbes  de  froment  ou  108  d'avoine  en  11  heures  de  travail, 
et  qu'un  cheval  pouvait  dépiquer  i.ar  jour  de  5  à  600  kilos  de  blé;  presque 
partout  on  nettoyait  le  grain  en  le  jetant  contre  le  vent  avec  une  pelle  de 
bois.  La  môme  revue  (t.  V)  mentionnait,  le  20  germinal  an  III  (9  avril  1795), 
une  machine  à  battre  inventée  par  Cardinet  à  qui,  disait-elle,  on  devait  déjà 
une  brouette  à  moissonner,  et  (t.  XX),  le  20  pluviôse  an  Vil  (8  février  1799), 
un  épuruteur  inventé  par  Fouquet-Desroches  et  perfectionné  par  Molard; 


274  HISTOIRE     SOCIALISTE 

mais  ces  machines  agricoles  et  diverses  autres,  telles  que  semoir,  hache- 
paille,  étaient  alors,  en  dehors  même  de  tout  esprit  de  routine,  généralement 
jugées  trop  imparfaites  et  trop  coûteuses. 

La  pomme  de  terre  s'implanta  durant  notre  période  dans  le  Midi  où  elle 
n'était  guère  utilisée  auparavant  (de  Pradt,  De  l'élat  de  la  culture  en  France^ 
t.  I",  p.  74).  Le  vin  était  très  médiocre  dans  beaucoup  de  régions  qui  culti- 
vaient la  vigne,  et  la  culture  de  celle-ci  se  développa  par  suite  de  l'augmen- 
tation du  prix  des  vins  (bulletin  souvent  cité  déjà  de  la  Société  libre  d'agri- 
culture du  Gers).  L'huile  dont  il  était  fait  une  grande  consommation, 
provenait  dans  le  Midi  de  l'olive,  dans  le  NorJ  du  pavot  et  du  colza.  Les 
plants  de  mûrier  que  le  Midi  soignait  assez  bien  pour  les  vers  à  soie, 
auraient  pu  être  plus  abondants.  Partout  la  production  des  fruits,  du  lin  et 
du  chanvre  aurait  pu  être  beaucoup  plus  étendue  fde  Pradt,  ibid.,  p.  164 
et -165). 

Les  prairies  naturelles  étaient  en  mauvais  état  parce  qu'on  ne  les  labou- 
rait jamais,  alors  que,  dit  de  Pradt  (t.  I",  p.  142),  «  toute  prairie  qui  n'est  pas 
dans  un  très  bon  fonds  ou  susceptible  d'arrosements  réguliers,  doit,  po  ir  se 
soutenir  en  bon  rapport,  être  retournée  tous  les  douze  ans  »,  et  parce  qu'on 
ne  savait  pas  les  irriguer,  les  unes  recevant  trop  d'eau  et  les  autres  pas  assez. 
Généralement  la  culture  était  meilleure  au  Nord  qu'au  Midi,  la  plus  mau- 
vaise était  dans  le  Centre  ;  ce  qui  sauvait  le  Midi,  c'était  l'olivier,  le  mûrier 
et  la  vigne. 

Il  ne  restait  plus  guère,  à  cette  époque,  de  ces  grandes  fermes  de  250  hec- 
tares pour  lesquelles,  suivant  Rozier  [Cours  d'agriculture,  t.  II,  p.  121),  «les 
avances  du  fermier  doivent  être  de  16  à  17  000  livres,  sans  compter  ce  qu'il 
doit  dépenser  avant  de  toucher  un  grain  de  la  première  récolte,  et  ses  dé- 
penses montent  à  plus  de  2  000  livres  ».  Les  fermiers  de  cette  catégorie  ne 
tenaient  pas  la  charrue,  ils  prévoyaient  les  travaux  à  faire,  en  surveillaient 
l'exécution,  s'occupaient  de  l'achat  des  choses  nécessaires  et  de  la  vente  des 
produits.  Après  la  Révolution,  «  des  fermes  de  200,  300,  400  arpents  (environ 
100,  150,  200  hectares)  exploitées  chacune  par  un  fermier,  ont  été  divisées  en 
20,  30,  40  et  60  corps  de  fermes  »  {Annales  de  l'agriculture,  t.  I",  p.  13). 
L'étendue  des  fermes  dépassait  rarement  100  hectares  ;  les  plus  nombreuses 
allaient  de  20  à  25  (Sagnac,  La  législation  civile  de  la  Bévolution  française, 
p.  241,  note).  En  l'an  V  (1797),  d'après  le  Journal  des  arts  et  manufactures 
(t.  III,  p.  483),  il  y  avait  dans  le  Cher  des  métairies  de  50  à  170  hectares.  Le 
maximum  le  plus  ordinaire  de  la  durée  des  baux  était  de  neuf  années  [Décade 
philosophique,  t.  II,  p.  205;  Annales  de  l'agriculture,  t.  III,  p.  283;  de  Pradt, 
t.  I",  p.  174  et  Nouveau  cours  complet  d'agriculture,  d'après  Rozier,  t.  II,  ■ 
p.  177).  La  baisse  des  assignats  avait  été,  pour  les  fermiers  payant  le  prix  de 
leur  fermage  avec  cette  monnaie  dépréciée,  une  source  de  profits  inespérés; 
ce  fut  au  point  qu'on  vit  des  fermiers  payer  leur  fermage  avec  le  papier  que 


I 


HISTOIRE     SOGIALISTK  275 

leur  rapportait  «  la  vente  d'un  porc  ou  d'un  bœuf»  (Sagnac,  Ibid.,  p.  211 
et  212,  note).  Aussi  la  loi  du  2  thermidor  an  III  (20  juillet  1795),  déjà  citée  à 
propos  de  la  contribution  foncière  (§  1"),  décida  (art.  10)  que  les  fermiers 
«  à  prix  d'argent  »  des  biens  ruraux  payeraient  la  moitié  du  prix  du  bail  avec 
la  quantité  de  grains  (froment,  seigle,  orge  ou  avoine)  que  cette  moitié  repré- 
sentait en  1790;  cette  obligation  fut  supprimée  par  l'art.  1"  (voir  chap.  xv) 
de  la  loi  du  18  fructidor  an  IV  '4  septembre  1796).  Pour  les  baux  postérieurs 
à  la  loi  du  4  nivôse  an  III  (24  décembre  1794)  qui  abro  geait  le  maximum,  une 
loi  du  3  brumaire  an  IV  (25  octobre  1795)  avait  expliqué  que  la  quantité  exi- 
gible en  grttins  était  celle  qui  représeat.iit  la  moitié  du  fermage  à  l'époque 
du  bail  et  non  en  1790.  La  baisse  des  assignats  fut  cause,  d'autre  part,  lors 
de  nouveaux  baux,  que  certains  propriétaires,  du  Centre  notamment,  préfé- 
rèrent au  revenu  fixe,  mais  plus  ou  moins  payé  en  monnaie  courante  par  le 
fermier,  le  revenu  variable,  mais  en  nature,  du  métayage;  habituellement 
le  propriétaire  louait  aux  métayers  «  soit  à  moitié  grains  en  leur  rendant  les 
pailles,  soit  au  tiers  franc  en  ne  faisant  point  cette  réserve»  {Nouveau  cours 
complet  d'agriculture,  t.  II,  p.  173)  ;  dans  le  Gers,  le  métayer  ou  «  bordier  » 
recevait  la  moitié  franche  (bulletin  de  la  Société  d'agriculture  précédemment 
cité). 

Ayant  eu  l'occasion  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  minutes  d'une  étude 
de  notaire  du  Sud-Ouest,  de  la  fin  de  l'an  III  au  milieu  de  l'an  VII,  J'ai  trouvé 
dans  cette  période  vingt-six  baux  à  ferme,  1  de  un  an,  2  de  trois  ans,  3  de 
vingt-neuf  ans  et  20  de  six  ans.  En  l'an  III  et  en  l'an  IV,  on  contracte  généra- 
lement à  moitié  fruits  avec  obligation  de  ne  semer  la  même  pièce  de  terre 
que  deux  années  consécutives  sur  trois.  Ensuite,  la  clause  sur  la  jachère  dis- 
paraît et  on  trouve  fréquemment  que  le  payement  consiste  en  la  livraison 
d'un  sac  de  froment  par  journal  de  terre  et  par  an  :  en  ce  pays  le  journal  va- 
lait 22  ares  43  centiares  et  demi,  et  le  sac  83  litres  24;  dans  les  mêmes  con- 
ditions, il  est  parfois  demandé,  suivant  les  terres,  plus  d'un  sac  et  parfois 
moins,  la  nature  du  grain  à  livrer  varie  aussi.  En  l'an  VII,  j'ai  trouvé  40  francs 
par  journal  et  par  an  comme  prix  fixé. 

Le  bétail  était  rare  et  médiocre,  sinon  mauvais.  Son  utilité  pour  l'engrais 
et  sa  valeur  comme  viande  de  boucherie  étaient,  dit  de  Pradt  (t.  I",  p.  148), 
presque  partout  méconnues  ;  la  première  erreur  nuisait  à  sa  quantité  et  la 
seconde  à  sa  qualité.  On  ne  lui  demandait  guère  de  fournir  que  des  bêtes  de 
somme  dont  la  nourriture  était  toute  l'année  le  fourrage  ordinaire  vert  ou 
sec;  dans  les  régions  où  on  ne  faisait  pas  travailler  les  bœufs,  on  les  tuait, 
entre  trois  et  quatre  ans.  Un  des  motifs  allégués  pour  le  maintien  des  ja- 
(  hères  était  la  nécessité  d'avoir  un  pacage  pour  suppléer  au  manque  de  four- 
rage pendant  les  mois  stériles  de  l'année,  comme  si  les  prairies  artificielles 
et  l'usage  des  légumineuses  n'auraient  pas  mieux  atteint  ce  but.  Poui;  expli- 
quer une  diminution  du  bétail  à  celle  époque,  la  Décade  philosophiq^ie  du 


276  HISTOIRE     SOCIALISTE 


20  frimaire  an  IV-H  décembre  1*95  (l.  VIT)  disait  que  ce  qui  l'avait  fait  dis- 
paraître, «  ce  n'est  ni  le  partage,  ni  le  défrichement  des  communaux,  c'est 
uniquement  le  mauvais  usage  qu'on  a  fait  des  portions  défrichées.  On 
s'est  empressé  de  les  cultiver  en  blé  ».  Grêle  et  mal  conformé  dans  le  Nord, 
le  bétail  était,  dans  le  Midi,  d'une  taille  et  d'une  forme  supérieures;  le  plus 
beau  était  celui  de  l'Agenois  et  du  Bordelais  (de  Pradt,  1. 1",  p.  152). 

En  revanche,  les  chevaux  étaient  meilleurs  dans  le  Nord  que  dans  le 
Midi.  Malgré  les  pertes  importantes  subies  par  suite,  au  début  de  la  Révolu- 
tion, des  ventes  aux  Anglais  et  de  l'émigration  des  nobles,  bêtes  et  cavaliers, 
et,  plus  tard,  des  réquisitions  militaires  imposées  par  la  guerre,  la  Normandie 
restait  la  partie  de  la  France  la  plus  recommandable  pour  l'élève  du  cheval 
de  luxe  et  de  guerre  {Diclionnaiie  universel  de  commerce,  de  Buisson,  t.P", 
p.  422).  Venaient  ensuite,  pour  le  cheval  de  trait,  la  Bretagne,  le  Bourbon- 
nais et  la  Franche-Comté  {Idem,  p.  423-426).  Mais,  dans  notre  période,  beau- 
coup de  chevaux  dits  normands  sortaient  d'Allemagne  et  les  bourbonnais  de 
Belgique  (de  Pradt,  1. 1",  p.l54etl55).Les  meilleurs  chevaux  de  selle  provenaient 
du  Limousin  {Dictionnaire  cité  plus  haut,  id.,  p.  424);  presque  tous  étaient 
le  produit  d'un  croisement  avec  les  chevaux  anglais.  Le  Poitou,  élevant  sur- 
tout le  mulet,  avait  été  très  atteint  par  la  guerre  qui  lui  avait  fait  perdre 
ses  débouchés  d'Espagne  et  des  colonies.  Le  Sud-Ouest  possédait  une  race  à 
laquelle  sa  vigueur,  sa  souplesse  et  sa  vivacité  avaient  valu  une  réputation 
méritée  ;  excellente  pour  la  cavalerie  légère,  mais  négligée  par  le  gouverne- 
ment, elle  était  tombée  dans  un  état  de  dégénération  presque  totale.  Dans 
les  vallées  des  Pyrénées,  on  s'était  mis  à  spéculer  sur  la  production  des 
mulets,  inférieurs  à  ceux  du  Poitou,  pour  les  vendre  aux  Espagnols  [Ibid., 
p.  423-424). 

Le  mouton,  grand  au  Nord  (de  Pradt,  t.I",  p.  152),  était  de  petite  espèce 
au  Midi  et  à  l'Est;  le  mouton  du  Berri  qui,  pour  la  laine,  était  le  premier  de 
France,  en  était  peut-être  le  dernier  pour  la  taille  {Ibid.,  p.  153).  Rougier- 
Labergerie,  membre  du  Conseil  d'agriculture,  comptait,  en  1796,  pour  le  ter- 
ritoire de  la  France  actuelle,  24  millions  de  bêtes  à  laine  {Décade  philoso- 
phique du  10  messidor  an  V-28  juin  1797,  t.  XIV). 

Sur  les  habitations  rurales,  nous  avons  le  témoignage  de  Penîères  qui, 
dans  le  discours  à  la  Convention  cité  plus  haut,  disait  :  «  En  parcourant  les 
campagnes  de  quelques  régions  de  la  République,  on  y  voit  les  habitations 
des  citoyens  si  mal  bâties,  si  mal  distribuées,  si  peu  aérées  et  si  malpropres 
que  le  passant  croit  apercevoir  la  plus  profonde  misère,  là  où  n'existent  réel- 
lement que  le  mauvais  goût  et  la  pénurie  d'ouvriers  exercés  et  instruits  de 
leur  métier.  Les  moulins,  les  pressoirs,  les  étables,  les  granges  et  autres 
usines  se  ressentent  nécessairement  de  l'ignorance  des  constructeurs  qui 
souvent  savent  à  peine  se  servir  du  niveau  et  de  l'a  plomb.  Dans  quelques 
pays  on  trouve  quelquefois  sous  ie  même  chaume,  et  sans  aucune  séparation. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


277 


le  lit  du  propriétaire  et,  à  ses  pieds,  la  crèche  de  la  vache  et  le  petit  parc  de 
la  chèvre  ».  Nous  voyons  enfin  de  Pradt  écrire  (t.  I",  p.  135-i36),  à  la  fin  de 
notre  période,  qu'au-dessous  de  la  Loire  les  maisons  des  paysans  sont  de 
vraies  chaumières,  aux  murs  nus,  sans  meubles  ni  propreté,  munies  de  queL 
ques  rares  ustensiles  grossiers,  ce  qu'étaient  encore  davantage  les  aliments 
et  les  vêtements. 

II  me  reste  à  mentionner  les  effort!  que  firent,  pour  améliorer  l'agricul- 


(D'apriis  une  estampe  de  la  Bibliothèque  Nationale.) 


ture,  une  minorité  éclairée  et  le  gouvernement.  Les  sociétés  d'agriculture 
avaient  disparu  avec  la  Révolution.  D'après  les  Annales  de  l'agriculture 
française  (t.  I",  p.  80)  la  première  société  qui  se  constitua  après  cette  dispa- 
rition, fut  celle  de  Meillant  dans  le  Cher  ;  formée,  d'après  le  Magasin  ency- 
clopédique (t.  XIV,  p.  121),  dès  l'an  III,  elle  n'était  en  pleine  activité  que 
depuis  le  16  brumaire  an  V  (6  novembre  1796).  Par  une  lettre  insérée  dans 
la  Décade  philosophique  du  10  pluviôse  an  V-29  janvier  1797  (t.  XII),  nous 
apprenons  que  ce  «  bureau  d'agriculture  et  d'économie  rurale  »  englobaiït 


UV.  428.   —     HISTOIBK    ?Or:iAI.ISTE.   —   THERMIDOR  ET    DIRECTOIRE. 


Liv.  428. 


278  HISTOIRE     SOCIALISTE 

six  cantons  du  Cher  parmi  lesquels  Saint- Amand,  se  réunissnil  une  fois  par 
mois  ;  le  bureau  central  tenait  ses  séances  une  fois  par  décade  à  Meillaat  où 
une  ferme  modèle  était  exploitée  sous  les  yeux  de  la  société,  ainsi  qu'un  en- 
clos de  12  grands  arpents  —  un  peu  plus  de  6 hectares  —  qu'elle  appelait  son 
«champ d'expériences  ».  C'est  là  qu'eut  lieu  l'expérience  des  charrues  signa- 
lée plus  haut.  Le  24  thermidor  an  V  (il  août  1797),  était  réorganisée  la  société 
libre  d'agrlcullure  du  Gers;  puis  vinTent  les  sociétés  de  Châlons-sur-Marne, de 
Bourges  (la  seconde  du  département  du  Cher  qui  était  le  seul  dans  ce  cas),  etc. 
Le  19  prairial  an  VI  (7  juin  1798),  d'anciens  membres  de  la  société  de  Paris  se 
réunirent  et  se  formèrent  en  Société  libre  d'agriculture;  le  16 pluviôse  an YII 
(4  février  1799).  fut  arrêté  le  règlement.  Le  Rédacteur  du  13  floréal  an  YII 
(2  mai  1799)  comptait  en  tout  40  de  ces  sociétés,  dont  35  pour  le  territoire 
actuel  de  la  France. 

Les  diverses  parties  de  l'agriculture  furent  l'objet  de  la  sollicitude  du  gou- 
vernement. La  loi  du  12  fructidor  an  II  (29  août  1794)  permit  «  à  tous  parti- 
culiers d'aller  ramasser  les  glands,  les  faînes  et  autres  fruits  sauvages  dans  les 
forêts  et  bois  qui  appartiennent  à  la  nation».  Furent,  aussi  sous  la  Convention, 
rédigées  et  répandues  en  l'an  III  (1795),  par  les  soins  de  la  commission  de 
l'agriculture  et  des  arts,  des  instructions  sur  la  culture  de  la  betterave,  de  la 
carotte,  des  choux,  de  l'œillette,  du  navet,  du  panais,  sur  la  conservation 
et  l'usage  de  la  pomme  de  terre,  sur  la  culture  et  les  avantages  des  légumi- 
neuses, sur  les  moyens  de  reconnaître  la  bonne  qualité  des  graines  les  plus 
utiles,  etc.  La  loi  du  20  messidor  au  III  (8  juillet  1795),  augmenta  le  nombre 
des  gardes  champêtres,  décidant  qu'il  y  en  aurait  au  moins  un  par  commune 
rurale.  La  loi  du  3  brumaire  an  lY  (25  octobre  1795),  sur  l'organisation  de 
l'instruction  publique,  dans  son  titre  v,  confiait  à  l'Institut  le  soin  de  nom- 
mer «  tous  les  ans  au  concours  vingt  citoyens  chargés  de  voyager  et  de  faire 
des  observations  relatives  à  l'agriculture  >,  et,  dans  son  titre  vi,  établissait, 
le  10  messidor  (fin  juin),  la  fête  annuelle  de  l'Agriculture  dont  l'arrêté  du 
24  prairial  an  IV  (12  juin  1796)  et  surtout  la  circulaire  du  21  ventôse  an  YII 
(11  mars  1799)  firent  une  sorte  de  concours  agricole.  Par  la  loi  du  10  vendé- 
miaire an  IV  (2  octobre  1795),  qui  organisait  les  ministères  conformément  à 
la  Constitution  de  l'an  III,  l'agriculture,  le  commerce  et  l'industrie  étaient, 
avec  les  travaux  publics  et  l'instruction  publique,  placés  dans  les  attributions 
du  ministre  de  l'Intérieur  ;  celui-ci  organisa  trois  conseils  consultatifs,  l'un 
pour  l'agriculture,  l'autre  pour  les  arts  et  manufactures  et  le  troisième  pour 
le  commerce.  Comme  sous  la  Convention,  des  instructions  furent  publiées, 
notamment  sur  la  culture  du  maïs  et  du  blé,  sur  le  vertige  du  cheval  et  la 
clavelée  des  moutons.  Nous  trouvons  des  circulaires  ministérielles,  le  24 plu- 
viôse an  IV  (13  février  1796)  et  le  13  floréal  an  V  (2  mai  1797)  de  Benezech, 
le  20  ventôse  an  YII  (10  mars  1799)  de  François  (de  Neufchàleau),  pour 
l'échenillage  et  la  destruction  des  hannetons  et  des  vere  blancs  ;  le  9  £ruo 


HISTOIRE     SOCIALISTE  279 

tidor  an  V  (26  aùùl  1797)  de  François  (fie  Neufchâteau)  sur  Ivs  précautions  à 
prendre  contre  la  morve  et  autres  maladies  contagieuses  ;  le  22  fructidor  an  V 
(8  septembre  1797)  et  le  25  vendémiaire  an  VIT  (16  octobre  179S)  de  François 
(de  Neufchâteau)  faisant  valoir  l'influence  du  reboisement  sur  l'amélioration 
de  l'agriculture,  engageant  les  administrations  déiiartementales  à  veiller  à 
la  reproduction  des  arbres  et  promettant  des  primes  et  des  médailles  pour 
les  plantations  d'une  certaine  Importance.  En  outre,  la  loi  du  3  frimaire 
an  Vil  (23  novembre  1798),  relative  à  la  contribution  foncière,  accorda  aux 
reboiseurs  des  dégrèvements  allant  (art.  116)  jusqu'aux  trois  quarts  de 
l'impôt. 

Dans  la  séance  du  7  frimaire  an  III  (27  novembre  1794),  la  Convention 
avait  renvoyé  aux  comités  réunis  du  commerce,  des  finances  et  de  l'agricuk 
ture,  une  proposition  portant  que  «  les  cultivateurs  du  Nord,  du  Pas-de-Ca- 
lais, de  la  Somme  et  de  l'Aisne,  qui  se  livreront  à  la  culture  du  lin  et  du 
chanvre,  seront  exempts,  pendant  quatre  années,  d'impositions  terriloriales». 
Cependant  cela  ne  semble  pas  avoir  abouti;  on  lit  dans  un  rapport  de  Ramel, 
du  1"  prairial  an  Vil  (20  mai  1799)  sur  les  dépenses  des  ministères  :  «  le  dé- 
partement de  la  marine  obtiendrait  une  diminution  importante  dans  sa  dé- 
pense, si  l'on  accoriiait  des  primes  d'encouragement  à  ceux  qui  cultiveraient 
en  France  les  chanvres  et  les  lins  ».  Il  y  avait  encore  plus  de  600000  hec- 
tares de  marais  (séance  du  Conseil  des  Anciens  xlu  4  pluviôse  an  VI-23  jan- 
vier 1798)  ;  une  loi  portant  cette  même  date  autorisa  les  propriétaires  à  se 
syndiquer  pour  l'entretien  des  dessèchements  et  défrichements  opérés.  Les 
animaux  destructeurs  tels  que  les  loups  étaient  très  nombreux  et  en  voie 
d'augmentation,  la  loi  du  11  ventôse  an  III  (i^mars  1795)  institua  une  prime 
pour  chacun  de  ces  animaux  tué  ;  la  loi  du  10  messidor  an  V  (28  juin  1797) 
augmenta  la  prime  et  décida  que  les  fonds  accordés  à  cet  effet  aux  adminis- 
trations départementales  seraient  désormais  alloués  au  ministre  de  l'Intérieur. 
En  l'an  V  (1796-97),  avant  cette  dernière  loi,  il  avait  été  tué  1689  bêtes;  on 
en  tua  5351,  après  cette  \o\[Décade  philosophique, '30  tloréal  an  VI-19mai  1798, 
t.  XVII).  Le  26  ventôse  an  IV  (16  mars  1796),  avait  été  votée  une  loi  ordonnant 
l'échenillage  des  arbres  sous  peine  d'amende  ;  mais  on  eut  le  tort  de  ne  pas 
songer  à  assurer  la  protection  des  oiseaux  insectivores;  un  arrêté  du  Direc- 
toire du  28  vendémiaire  an  V  (19  octobre  1796)  interdisant  aux  particuliers 
la  chasse  dans  les  forêts  nationales,  fut  déterminé  par  d'autres  considéra- 
tions et  eût  été,  d'ailleurs,  tout  à  fait  insuffisant  à  ce  point  de  vue. 

Il  y  avait  à  Rambouillet,  depuis  octobre  1786,  un  troupeau  de  moulons 
de  race  mérinos  provenant  d'Espagne.  En  vertu  d'articles  secrets  du  traité  de 
paix  signé  le  4  thermidor  an  III  (22  juillet  1795)  à  Bâle  par  TEspagne  et  la 
France,  celle-ci  obtenait  le  droit  de  tirer  d'Espagne,  chaque  année,  pendant 
cinq  ans,  50  étalons  andalous,  150  juments,  100  béliers  et  1 000  brebis  méri- 
nos. Ces  achats,  par  suite  du  manque  de  fonds,  ne  commencèrent  qu'en  l'an  VI. 


280  HISTOIRE     SOCIALISTK 

En  germinal  an  III  (mars  1795),  avait  eu  lieu  à  Rambouillet  la  première  vente 
publique  ;  en  l'an  IV  (1796),  le  prix  moyen  fut  64  francs  par  bélier  et  52  francs 
par  brebis  ;  en  prairial  an  V  (mai  1797),  193  bêtes  étaient  vendues  au  prix 
moyen  de  71  francs  par  bélier  et  de  107  francs  par  brebis.  Le  troupeau  res- 
tait composé  à  ce  moment  de  546  animaux  et  on  estimait  à  4000  ou  5000  le 
nombre  de  ceux  de  race  pure  mérinos  existant  en  France  chez  divers  culti- 
vateurs [Décade  philosophique,  10  ttiermidor  an  V-28  juillet  1797,  t.  XIV). 
A  la  vente  de  l'an  VII  (1799),  qui  «  a  peu  différé  des  prix  de  l'année  précé- 
dente »,  le  bélier  alla  de  50  francs  fi  105  et  la  brebis  de  60  à  110,  alors  que, 
pour  les  espèces  indigènes,  il  était  rare  que  le  prix  par  tête  dépassât  20 francs 
{Annales  de  V agriculture,  L.  V,  p.  338;. 

Une  loi  du  2  germinal  an  III  (22  mars  1795)  avait  décidé  rétablissfment 
de  sept  dépôts  d'étalons;  en  l'an  VI  (1798),  il  n'existait  encore  que  deux  véri- 
tables haras  avec  étalons  et  juments,  celui  de  Rosières,  près  de  Nancy,  et 
celui  de  Pompadour  dans  la  Corrèze,  et  quatre  dépôts  d'étalons,  au  Pin  (Orne), 
à  Bayeux,  à  Versailles  et  à  Angers  [Annales  de  l'agriculture,  t.  I",  p.  40). 
Un  projet  de  réorganisation  des  haras  fut  présenté,  le  28  fructidor  an  VI 
(14  septembre  1798),  aux  Cinq-Cents  par  Eschasseriaux  jeune. 

Par  un  arrêté  du  27  messidor  an  V  (15  juillet  1797),  était  prescrite  l'exé- 
cution de  mesures  destinées  à  prévenir  la  contagion  des  maladies  épizoc- 
tiques;  on  ordonnait  notamment  la  déclaration  des  cas  de  maladie  et  la  désin- 
fection des  élables.  Enfin,  la  loi  du  19  vendémiaire  an  VI  (10  octobre  1797), 
en  déterminant  le  mode  de  distribution  des  secours  et  indemnités  à  accorier 
à  raison  des  pertes  occasionnées  par  la  guerre  et  autres  accidents  imprévus, 
tels  que  grêle,  incendie,  inondations,  épizooties  —  fonds  provenant  d'une  loi 
du  10  prairial  an  V  (29  mai  1797),  et  partie  des  centimes  additionnels  de  la 
contribution  foncière  qu'une  loi  du  9  germinal  an  V  (29  mars  1797)  avait 
affectée  à  cet  usage  —  fut  le  point  de  départ  d'un  nouveau  système  d'assis- 
tance . 

Pour  l'agriculture  comme  pour  les  divers  sujets  traités  dans  ce  chapitre, 
j'ai,  en  poursuivant  ce  travail,  acquis  la  conviction  qui  deviendra,  je  le  crois, 
celle  de  tout  lecteur  impartial,  que  la  période  de  1794  à  1800  fut,  à  tous 
les  points  de  vue,  une  période  d'élaboration,  réagissant  souvent  contre  les 
principes  de  la  Révolution,  mais  ayant,  en  fin  de  compte,  contribué  dans  une 
très  large  mesure  à  l'organisation  de  la  société  capitaliste  et  préparé  tout  ce 
dont  on  fait  habituellement  honneur  à  Bonaparte.  A  celui-ci,  la  période  de 
1789  à  1799  laissait  «  le  plus  magnifique  ensemble  de  documents  qui  aient 
jamais  été  à  la  disposition  d'un  législateur  «  (Emile  Acollas,  Manuel  de  droit 
civil,  t.  I".  p.  xxxvH,  note);  il  devait  uniquement,  en  utilisant  ces  matériaux, 
les  dénaturer  et  aggraver  encore  l'œuvre  commencée  de  réaction  contre  les 
idées  de  la  grande  période  révolutionnaire. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  281 


CHAPITRE  XII 

LES    DÉBUTS    DU    DIRECTOIRE 

(Brumaire  à  germinal  an  IV- octobre  l79o  à  mars  1796.) 

La  Gonvenlion,  on  l'a  vu  (chap.  x),  avait  décidé  que  le»  deux  tiers  du 
nouveau  Corps  législatif  (Conseil  des  Anciens  et  Conseil  des  Cinq-Cents), 
seraient  pris  parmi  ses  membres;  379  seulement  ayant  été  élus,  ceux-ci,  le 
4  brumaire  (26  octobre),  conformémentau  décret  du  13  fructidor,  désignèrent 
les  104qui,  joints  aux  17 des  colonies  conservés  provisoirement,  devaientcom- 
plélerla  liste  des  500  Conventionnels  maintenus  en  fonction.  Parmi  les  noms 
de  tous  ceux  d'entre  eux  qui  étaient  mariés  ou  veufs  et  âgés  de  plus  de  qua- 
rante ans,  le  sort  désigna  le  lendemain,  en  réunion  plénière,  les  167  appelés 
à  faire  partie  du  Conseil  des  Anciens,  auxquels  on  ajouta,  remplissant  les 
mêmes  conditions,  83  noms  tirés  au  sort  sur  la  liste  des  nouveaux  élus.  Ceux 
dont  le  nom  n'était  pas  sorti  dans  ces  deux  tirages  et  ceux  qui  étaient  céli- 
bataires ou  âgés  de  moins  de  quarante  ans  devaient  former  le  Conseil  des 
Cinq-Cents.  Les  deux  Assemblées  ainsi  réparties  se  réunirent  d'abord  encore 
une  fois  ensemble,  puis  séparément  le  6  brumaire  (28  octobre),  le  Conseil 
des  Anciens  aux  Tuileries,  dans  la  salle  attenant  au  pavillon  de  Marsan,  que 
venait  de  quitter  la  Convention  ;  le  Conseil  des  Cinq-Cents,  en  attendant  que 
le  Palais  Bourbon  fût  en  état  de  le  recevoir,  dans  la  salle  du  Manège,  située 
sur  l'emplacement  de  la  rue  de  Rivoli,  tout  près  de  la  rue  de  Castiglione  — 
elle  devait  disparaître  en  exécution  des  arrêtés  du  17  vendémiaire  an  X 
(9  octobre  1801)  et  du  1"'  floréal  an  X  (21  avril  1802)  relatifs  au  percement  de 
ces  doux  rues  — et  où  avaient  siégé  la  Constituante  depuis  le  9  novembre  1789, 
la  Législative  et  la  Convention  jusqu'au  9  mai  1793  (A.  Brette,  Histoire  des 
édifices  où  ont  siégé  les  Assemblées  de  la  Révolution,  t.  l",  p.  124,  145,  272, 
274,  275  et  292).  Les  présidents  devaient  être  changés  tous  les  mois;  les  pre- 
miers élus  furent  La  RevoUière-Lépeaux  pour  les  Anciens,  Daunou  pour  les 
Cinq-Cents;  ils  représentaient,  comme  la  majorité  des  deux  Conseils,  la  poli- 
tique des  Girondins,  réintégrés  après  Thermidor  ;  dans  les  deux,  la  minorité 
était  surtout  composée  de  royalistes  honteux.  En  outre  des  règles  posées 
dans  une  soixantaine  d'articles  de  la  Constitution  (art.  44  à  109),  la  Conven- 
tion avait  volé,  le  28  fructidor  an  III  (14  septembre  1795),  une  loi  relative 
au  mode  des  délibérations  et  à  la  police  du  Corps  législatif,  qui  fut  appliquée 
pendant  toute  la  durée  du  Directoire  ;  cette  loi  avait  surtout  pour  but  et  eut 
pour  résultat  d'empêcher,  dans  la  salle  des  séances,  le  groupement  des  partis 
en  droite,  centre,  gauche,  et,  par  suite,  de  supprimer  la  possibilité  de  se  con- 
certer, d'arrêter  une  tactique  commune  pour  les  cas  imprévus,  si  fréquents 


282  HISTOIRE     SOCIALISTE 

dans  les  assemblées  et  souven.t  si  importants  :  les  sièges  étaient  «  séparés  les 
uns  des  autres  »,  les  places  tirées  au  sort  chaque  mois,  nul  ne  pouvant  «  en 
aucun  cas  et  sous  aucun  prétexte,  occuper  pendant  le  mois  un  autre  siège 
que  celui  qui  lui  était  échu». 

Les  cinq  membres  du  Directoire  devant  être  choisis  par  les  Anciens  sur 
une  liste  de  50  membres  dressée  parles  Cinq-Cents,  ceux-ci  inscrivirent  entête 
de  leur  liste  La  Revellière,  Reuhell,  Sieyès,  Le  Tourneur,  Barras,  en  queue 
Cambarérèsetau  milieu  44  noms  inconnus.  Les  Anciens,  tout  en  se  plaignant 
d'un  procédé  qui  leur  forçait  la  main,  élirent,  le  10  brumaire  (1"  novembre), 
les  cinq  premiers.  Ce  jeu  recommença  pour  remplacer  Sieyès  qui  avait  motivé 
son  refus  sur  «  la  conviction  intime  et  certaine»,  mais  non  durable, de  n'être 
«  nullement  propre  aux  fonctions  du  Directoire  exécutif  »  ;  des  dix  noms 
proposés  par  les  Cinq-Cents,  tous  étaient  inconnus  sauf  ceux  de  Carnot  et  de 
Cambacérès.  Le  13  (4  novembre),  les  Anciens  nommèrent  Carnot.  Les  direc- 
teurs s'installèrent  au  Luxembourg,  où  la  manie  du  protocole  et  du  panache 
allait  engendrer  un  cérémonial  et  des  costumes  ridicules,  conformes,  d'ail- 
leurs, à  l'esprit  et  à  la  lettre  de  la  Constitution  de  l'an  III. 

D'après  cette  Constitution,  il  devait  y  avoir  de  six  à  huit  ministères;  la  loi 
du  10  vendémiaire  an  IV  (2  octobre  1795)  en  avait  établi  six.  Furent  nommés 
ministres,  le  12  brumaire  (3  novembre),  Merlin  (de  Douai)  à  la  justice,  Bene- 
zech  à  l'intérieur,  Charles  Delacroix  aux  affaires  extérieures,  le  général  Aubert 
du  Bayet  à  la  guerre;  le  lendemain,  Truguet  à  la  marine  et  aux  colonies,  le 
17  brumaire  (8  novembre),  sur  le  refus  de  Gaudin  ,  Faipoult  aux  finances.  Le 
19  pluviôse  (8  février),  le  portefeuille  de  la  guerre  passait  d' Aubert  du  Bayet 
à  Petiet.  Un  septième  ministère,  celui  de  la  police  générale,  fut  créé  par  la 
loi  du  12  nivôse  an  FV  (2  janvier  1796).  Les  directeurs,  le  14  brumaire  (5  no- 
vembre), adressèrent  au  peuple  une  proclamation  dans  laquelle  ils  affirmaient 
leur  «  ferme  volonté  »  de  «  consolider  la  République  »  et  de  «  livrer  une 
guerre  active  au  royalisme  ».  C'était  bien  là  la  politique  à  suivre;  mais  la 
largeur  d'esprit  qu'elle  exigeait  manqua  aux  modérés,  qui  ne  tardèrent  pas  à 
revenir  à  toutes  leurs  étroilesses  de  parti  conservateur  ou  rétrograde  suivant 
les  circonstances. 

Nous  avons  vu  que  les  événements  de  Vendémiaire  avaient  entraîné  la 
libération  des  patriotes.  Parmi  ceux  qui  furent  relâchés  avant  l'amnistie  du 
4  brumaire  était  Babeuf.  Nous  l'avons  laissé  (chap.  vr)  au  moment  de  son 
incarcération  à  Arras,  le  25  ventôse  an  III  (15  mars  1795),  dans  la  maison 
d'arrêt  dite  des  Baudets.  Déjà  à  cette  époque,  il  avait  une  notoriété  qui  poussa 
les  patriotes  détenus  à  entrer  en  relations  avec  lui;  tel  fut  bientôt  le  cas  de 
Charles  Germain,  de  Narbonne,  ancien  lieutenant  de  hussards,  incarcéré  en 
floréal  (avril)  dans  une  autre  prison  d' Arras.  Il  était  cependant  interdit  aux 
détenus  de  communiquer  avec  le  dehors,  et  Babeuf  se  plaignait  de  cette 
interdiction,  le  19  germinal  (8  avril),  à  sori  ami  Fouché  dans  une  lettre  où  il 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


288 


appelait  la  journée  du  12  germinal  «  la  grande  bataille  que  nous  venons  de 
perdre  «  (Advielle,  Histoire  de  Gracchus  Babeuf,  t.  I",  p.  129).  Gependattti 


'i^J'iaA 


(D'après  une  estampe  de  la  BibUoth^ae  Nationale.) 


IfiB iredâtioQS  continuèrent  et  c'est  laque  s'ébaucha  la  Conjuration  des  Egaux, 
doat  toute  l'initiative,  pour  la  théorie  et  pour  l'application,  revient  à  Babeuf, 
kfi  lettres  de  Gernaaia  ne  laissent  aucun  doute  à  cet  égard.  Ecrivant  à  celui-ci 


284  HISTOIRE     SOCIALISTE 


le  10  Ihermidor  (28  juillet),  Babeuf  lui  annonçait  leur  prochaine  mise  en 
liberté,  parce  que,  disait-il,  «  le  royalisme  était  devenu  menaçant  »  {Idem, 
p.  145)  et  que  le  gouvernement  ne  pouvait  trouver  l'appui  dont  il  avait  besoin 
que  «  dans  les  patriotes  caractérisés  »  {idem);  cette  même  lettre  contient  des 
constatations  réellement  socialistes.  Babeuf  remarque  que  le  producteur  ne 
peut  plus  racheter  son  propre  produit  :  les  «  innombrables  mains  desquelles 
tout  est  sorti  ne  peuvent  plus  atteindre  à  rien,  toucher  à  rien  et  les  vrais 
producteurs  sont  voués  au  dénûment  »  [id.,  p.  146);  «  travaille  beaucoup  et 
mange  peu,  ou  tu  n'auras  plus  de  travail  et  tu  ne  mangeras  pas  du  tout  » 
{id.,  p.  147),  voilà  le  langage  qu'on  tient  au  travailleur,  voilà  «la loi  barbare 
dictée  par  les  capitaux  »  {idem).  J'ai  déjà  signalé  (chap.  x),  à  propos  de  la 
Constitution  de  l'an  III  que,  dans  les  deux  lettres  «  à  l'armée  infernale  »  des 
17  et  18  fructidor  (3  et  4  septembre),  il  prolestait  en  faveur  du  suffrage  uni- 
versel {id.  p.  168)  et  qu'il  protestait  aussi  contre  le  système  des  deux  Cham- 
bres, pour  lui  c'e>t  «  le  peuple  qui  sanctionne  les  lois  »,  et  contre  le  projet 
de  supprimer  la  gratuité  de  l'enseignement,  les  instituteurs,  à  son  avis,  de- 
vant toujours  être  «  salariés  par  la  nation  »  (id.,  p.  169).  Le  24  fructidor  (10  sep- 
tembre), Babeuf  quittait  la  prison  d'Arras  pour  rentrer  au  Plessis  à  Paris. 
D'après  sa  lettre  à  Merlin  (de  Douai),  insérée  dans  le  Moniteur  du  2  nivôse 
an  IV  (23  décembre  1795)  et  dans  le  n"  38  du  Tribun  du  peuple,  il  fut  mis  en 
liberté*  quelques  jours  aprè-;  le  13  vendémiaire,  non  pas  par  l'amnistie», 
mais  par  «  un  arrêté  particulier  du  comité  de  sûreté  générale  procédé  d'un 
rapport,  d'un  examen  de  toutes  les  charges  ».  Cet  arrêté,  daté  du  26  vendé- 
miaire (18  octobre),  se  trouve  aux  Archives  nationales  (F7  4278).  M.  Espinas 
(La  Philosophie  du  xviii'  siècle  et  la  Révolution)  s'est  trompé  à  ce  sujet 
(p.  242),  comme  il  s'est  trompé  (p.  219,  note)  en  paraissant  identifier  un  cer- 
tain «  Le  Peletier  de  l'Epine  »  avec  Babeuf  qui  n'assistait  pas  à  la  prise  de  la 
Bastille,  comme  il  s'est  trompé  à  propos  des  incarcérations  de  Babeuf  (p.  218, 
221  et  234),  tout  en  prétendant  à  cet  égard  «  éviter  les  confusions  où  les  bio- 
graphes sont  tombés  »  (p.  237,  note).  Si  M.  Espinas  se  trompe  comme  tout  le 
monde,  il  faut  du  moins  reconnaître  qu'il  est  ferme  dans  ses  erreurs  (p.  40, 
noie). 

La  lettre  de  Babeuf  à  Merlin  (de  Douai)  était  une  réponse  à  un  arrêté  du 
Directoire  (20  frimaire-11  décembre)  au  sujet  de  l'affaire  de  faux.  Qu'était-il 
arrivé  après  le  jugement  du  tribunal  de  Laon  lui  accordant,  le  30  messidor 
an  II  (18  juillet  1794),  sa  mise  en  liberté  sous  caution?  C'est  ce  que  le  dossier 
que  j'ai  retrouvé  et  un  ouvrage  de  M.  Combler,  publié  en  1882  et  mentionné 
cette  même  année  dans  la  Revue  historique  (t.  XX,  p.  387),  sans  que  personne 
à  ma  connaissance  s'en  soll  servi,  la.  Justice  criminelle  à  Laon  pendant  la 
Révolution,  vont  me  permettre  d'exposer;  quant  au  dossier,  le  seul  historien 
à  ma  connaissance  paraissant  ne  l'avoir  pas  tout  à  fait  ignoré  est  M.  A.  Gra- 
nier  de  Cassagnac  qui,  dans  son  Histoire  du  Directoire  publiée  en  1855,  donne 


HISTOIRK     SOCIALISTE 


285 


certains  détails  ne  pouvant  provenir  que  d'une  lecture  de  ce  dossier,  par 
exemple  l'indication  qu'on  avait  d'abord  songé,  pour  la  reclilication  de  l'acte, 
à  un  autre  que  Babeuf  et  qu'on   ne  s'adressa  à  lui  qu'au  dernier  moment 


(t.  II,  p.  446)  :  ceci,  d'ailleurs,  exclut  toute  prémédiialion  de  la  part  de  Babeuf. 
En  outre,  on  trouve  [Idem,  p.  450  à  453),  parmi  des  pièces  justificatives,  un 
bordereau  de  pièces  du  dossier  déposées,  nous  dit  l'auteur,  au  greffe  de  la 
Cour  d'Amiens.  A  côté  de  cela,  il  y  a  des  erreurs  —  en  particulier  (p.  141. 
note,  et  447)  relativement  à  une  prétendue  modification  de  date  faite  par 

LIV.   429.  —    UISTOIRF.    SOCIALISTE.   —    TllKRUlDOR  ET  DIRECTOIRE.  MV.   439. 


28R  HISTOIRE     SOCIALISTE 

•  Babeui'  —  concernant  la  partie  du  riossier  qui  a  été  nécessairement  vue,  et 
il  en  est  d'autres  prouvant  que  toute  la  partie  du  dossier  que  je  vais  ré.-umer 
a  étéitrnorée 

S  il  y  a  eu,  il  y  a  cinquante  ans,  au  greffe  de  la  Cour  d'Amiens,  un  flossier 
Babeuf,  ce  dossier  ne  s'y  trouve  plus,  ainsi  qu'a  bien  voulu  m'en  iflformer, 
par  lettre  du  20  janvier  1904,  le  grellier  en  chef,  qui  n'a  «  pas  même  l'arrêt 
du  trilunal  criminel  d'Amiens  du  23  août  1703».  Mais  contrairement  à  ce  qui 
est  supposé  dans  celte  lettre,  le  dossier  de  Bcauvais  ne  peut  être  celui  qui, 
d'après  M.  Granier  de  Gassagnac,  était,  il  y  a  cinquante  ans,  à  Amiens,  puis- 
que, suivant  une  lettre  qui  -est  aux  Archives  nationales  et  dont  je  parlerai 
plus  loin,  ce  dossier,  après  être  aile  de  Laon  à  Compiègne,  alla  de  Gompi^gne 
à  Beauvais,  où  il  était  le  5  germinal  an  IV  (55  mars  1796);  c'est  après  avoir 
lu  cette  lettre  aux  Archives  que  je  me  rendis,  à  la  fin  d'octobre  1899,  au  greffe 
du  tribunal  de  Beauvais  oîi  je  retrouvai  aussitôt  le  dossier.  Quatre  mois  avant, 
à  la  suite  de  la  lecture  de  l'ouvraize  de  .M.  Combier,  et  après  m'êlre  informé 
de  ce  qu'étaient  devenus  les  documents  de  cette  époque  du  tribunal  de  Com- 
piègne,  j'étais  allé  aux  Archives  départementales  de  l'Oise,  oij  ces  documents 
se  trouvent  en  partie;  mes  recherches  avaient  été  infructueuses.  Quand  j'eus 
lu  aux  Archives  nationales  la  lettre  de  Villemontey  dont  il  sera  encore  question 
tout  à  l'heure  et  qui,  semble-t-il,  n'a  attiré  l'attention  de  personne,  c'est  à 
l'obligeance  de  l'archiviste  de  l'Oise,  M.  Roussel,  que  je  dus,  en  1899,  l'auto- 
risation du  président  et  du  procureur  de  la  République  de  compulser  dans  le 
grenier,  où  elles  se  couvrent  de  poussière,  les  archives  du  greffe  de  Beauvais  ; 
et  c'est  à  l'amabilité  deM.  Vallé,  garde  des  sceaux,  que  je  dois  d'avoir,  en  1903, 
pu  faire  photographier  les  deux  pièces  du  dossier  reproduites  au  début  de  ce 
volume. 

J'ai  dit  (fin  du  chap.  1"),  que  le  tribunal  criminel  de  l'Aisne  avait  résolu 
de  communiquer  à  la  commission  des  administrations  civiles,  police  et  tri- 
bunaux, qu  à  son  avis  Babeuf  ne  pouvait  pas  être  poursuivi  seul  et  que  de- 
vaient être  poursuivis  avec  lui  ceux  qui  avaient  participé  à  l'acte  incriminé. 
Le  16  brumaire  an  III  (6  novembre  1794),  cette  commission  écrivit  à  l'accusa- 
teur public  de  Laon  qu'il  lui  paraissait,  à  elle  aussi,  «  que  c'était  par  l'effet 
d'une  omission  oïl  d'un  défaut  de  rédaction  que  Babeuf  seul  avait  été  renvoyé 
devant  i»lui,  et  qu'elle  transmettait  le  dossier  au  commissaire  près  le  ti-ibunal 
de  cassation,  ce  qu'elle  fit  par  lettre  très  détaillée  contenant  l'historique  de 
l'affaireiet  portant  :  «  La  commission  considère  que  l'acte  d'accusation  à  pré- 
senter contre  Babeuf  parr.lt  véritablement  devoir  envelopper  Devillas,  Jaud- 
huin,  Debraine  et  Leclerc  ».  Le  tribunal  de  cassation  ne  fut  pas  du  même 
avis;  le  27  Irimaire  an  111  (17  décembre  1794),  il  décidait  qu'il  n'y  avait  pa> 
lieu  à  traduire  de  nouveau  les  acquittés  devant  la  justice,  et  les  pièce?  étaient 
renvoyées  par  la  commission  des  administrations  civiles,  police  et  tribunaux 
à  l'accusateur  public  de  Laon  (21  nivôse  an  III-IG  janvier  1795).  Le  i"  plu- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  287 

viôse  (20  janvier),  la  même  commission  lui  écrivait  qu'il  venait  de  lui  être 
demandé,  par  arrêté  du  28  nivôse  (17  janvier)  de  la  commission  de  législa- 
tion, comment  il  se  faisait  que  Babeuf  fût  libre. 

Il  semble  bien  que  l'affaire  ne  fut  reprise  alors  que  sous  l'impulsion  hai- 
neuse de  quelques  thermidoriens.  Babeuf,  on  l'a  vu  (chap.  m),  avait  été 
arrêté  et,  en  annonçant  le  fait  à  la  Convention,  le  5  brumaire  an  III  (26  oc- 
tobre 1794),  Merlin  (de  Thionville)  avait  rappelé  incidemment  la  condamna- 
tion passée  —  et  cassée  ;  il  n'y  avait  donc  pas  oubli,  ce  qui  n'avait  pas  empêché 
de  relâcher  Babeuf  au  bout  de  peu  de  jours.  Le  11  nivôse  (31  décembre),  un 
Conventionnel, Vaugeois,  avait  adressé,  au  sujetde  Babeuf,  àl'accusateurpublic 
de  Laon,  une  lettre  particulière  conçue  dans  le  même  sens  que  la  dernière 
lettre  de  la  commission.  Aussi,  le  21  pluviôse  an  III  (9  février  1795),  les  deux 
citoyens  de  Laon  qui  s'étaient  portés  cautions  lors  de  la  mise  en  liberté  de 
Babeuf,  étaient  sommés  de  le  «  représenter  »  ;  un  mandat  d'amener  était 
bientôt  lancé  contre  lui  à  l'effet  de  le  réintégrer  dans  la  prison  de  Laon  :  une 
lettre  du  28  pluviôse  (16  février)  de  la  commission  des  administrations  civiles, 
police  et  tribunaux  à  l'accusateur  public  de  Laon  annonçait  la  transmission 
de  ce  mandat  au  comité  tie  sûreté  générale.  De  plus,  le  25  ventôse'  (15  mars), 
le  tribunal  de  cassation  annulait  le  jugement  de  mise  en  liberté  du  30  mes- 
sidor (18  juillet)  précédent.  Or  Babeuf,  arrêté  pour  ses  écrits  (chap.  vi),  le 
19  pluviôse  (7  février),  —  ce  que  Urent  valoir  ses  deux  répondants  —  resta 
en  prison  soit  à  Paris,  soit  à  Arras,  jusqu'au  26  vendémiaire  an  IV  (18  octobre 
1795),  sans  qu'on  ait  paru  un  instant  soucieux  de  le  transférer  à  Laon  où,  à 
la  connaissance  cependant  du  comité  de  sûreté  générale,  il  était  réclamé.  A 
cet  ég.ud,  il  n'y  a,  je  le  répète,  jamais  eu  oubli  :  après  la  déclaration  de  Mer- 
lin (de  Thionville),  le  5  brumaire  an  III  (26  octobre  1794),  à  la  Convention, 
rappelée  plus  haut,  nous  avons  vu  (chap.  vi)  qu'à  la  séance  du  20  pluviôse 
(8  lévrier)  Mathieu  avait  traité  Babeuf  de  «  faussaire  »  et  que  le  jugement  de 
condamnation  —  cassé,  nous  le  savons  —  avait  été  placardé  sur  les  murs  de 
Paris,  par  les  soins  de  Fréron,  devait  dire  Babeuf  dans  le  n°  38  du  Tribun  du 
peuple,  où,  parlant  de  cette  aftiche,  il  ajoutait  :  «  J'ai  été  arrêté  peu  après  et 
emprisonné  huit  à  neuf  mois  comme  apôtre  du  terrorisme.  Pourquoi,  pen- 
dant tout  ce  temps,  personne  au  monde  ne  m'inqiiiéta-'t-il  plus  sur  l'autre 
a^(32>e?»  Et  cette  question  eat  décisive.  Ce  n'était  pas  paroublijel'ai  prouvé; 
ce  n'était  évidemment  pas  par  sympathie,  la  haine  pour  Babeuf  était,  au  con- 
traire, trop  évidente;  alors?  Il  semble  que  ses  ennemis  —  et  ils  étaient  nom- 
breux, puissants  et  acharnés, —  désireux  ou  satisfaits  de  le  savoir  enfermé, 
jouaient,  pour  obtenir  ce  résultat,  de  l'affaire  de  faux  lorsqu'il  était  libre  et, 
lorsqu'il  était  prisonnier  pour  un  motif  quelconque,  évitaient  d'aboutir  à  une 
solution  définitive  sur  une  accusation  qui  ne  devait  pas  leur  paraître  bien 
fondée. 

A  peine  avait-il  repris  la  plume  et  exprimé  les  idées  dont  nous  [Parlerons 


288  HISTOIRE     SOCIALISTE 

bientôt,  que  Merlin  (de  Douai),—  celui-là  même  qui,  en  qualité  de  rapporteur 
du  comité  de  législation,  avait,  le  24  floréal  an  11-13  mai  1794  (chap.  i"),  fait 
déférer  le  jugement  de  condamnation  au  tribunal  de  cassation  —  devenu  mi- 
nistre de  la  Justice,  écrivait,  le  2  frimaire  an  lY  (23  novembre  1795),  à  l'accu- 
sateur public  de  Laon  pour  avoir  des  renseignements  sur  les  jugements  rendus 
relativement  à  Babeuf;  et,  le  20  (11  décembre),  paraissait  l'arrêté  du  Directoire 
mentionné  plus  haut,  prescrivant  au  ministre  de  la  Justice,  qui  l'avait  pro- 
bablement inspiré,  «  de  dénoncer  au  commissaire  du  pouvoir  exécutil' près 
le  tribunal  de  cassation  l'état  où  se  trouvent  les  procédures  dont  il  s'agit, 
afin  que,  sur  les  réquisitions  de  ce  commissaire  ,  le  tribunal  de  cassation 
puisse  les  envoyer  devantun  jury,  d'accusation  ».  Le  29  frimaire  (20  décembre), 
le  tribunal  de  cassation  confirmait  son  jugement  du  25  ventôse  (15  mars)  et, 
conformément  à  la  nouvelle  loi  pénale  du  3  brumaire  an  IV  (25  octobre  1795), 
renvoyait  Babeuf  devant  le  directeur  du  jury  d'accusation  de  Compiègne 
«  pour  être  par  lui  donné  un  nouvel  acte  d'accusation,  s'il  y  avait  lieu,  et, 
en  cas  d'admission  de  l'accusalion,  Babeuf  être  traduit  au  tribunal  criminel 
de  l'Oise  ».  Par  deux  lettres  du  8  nivôse  an  lY  (29  décembre  1795),  Merlin 
(de  Douai),  ministre  de  la  Justice,  ordonnait  au  commissaire  près  le  tribunal 
de  l'Aisne  l'expédition  immédiate  du  dossier  au  directeur  du  jury  de  Com- 
piègne et  prévenait  celui-ci.  Le  19  ventôse  (9  mars  1796),  le  jury  d'accusation 
de  Compiègne  déclarait  qu'il  y  avait  lieu  à  accusation,  une  ordonnance  de  prise 
de  corps  était  rendue  contre  Babeuf  et  le  dossier  transmis  au  grelfe  du  tri- 
bunal de  Beauvais  —  lettre  du  commissaire  du  pouvoir  exécutif  près  les  tri- 
bunaux de  l'Oise,  Villemonley,  au  ministre  de  la  police  (Archives  natio- 
nales, F7  7160-6202)  —  où  je  l'ai  trouvé.  Babeuf  lut  arrêté  quelque  temps 
après  pour  sa  conjuration,  et  il  ne  lut  plus  question  le  moins  du  monde  de 
l'autre  procès  :  en  réalité,  au  point  de  vue  juridique,  ce  procès  n'a  été  jugé 
ni  contradictoireraent,  ni  définitivement  au  fond,  et  la  condamnation  par  con- 
tumace a  été  légalement  cassée;  Babeuf  n'est  donc  pas  un  condamné  pour 
faux. 

Avant  de  chercher  à  se  débarrasser  de  Babeuf,  on  avait  tenté  de  l'ama- 
douer. A  peine  libre,  il  s'était  occupé  de  la  réapparition  de  son  journal;  le 
14  brumaire  (5  novembre),  Fouché,  chez  qui  il  s'était  rendu  sur  une  invita- 
tion de  celui-ci,  ayant  pris  connaissance  du  manuscrit  du  premier  numéro, 
insista  pendant  deux  heures  pour  que  Babeuf  consentît  à  retrancher  certains 
passages;  en  sa  qualité  d'ami  et  peut-être  d'agent  de  Barras,  il  offrait  de  lui 
faire  obtenir  «  six  mille  abonnements  du  Directoire  »  (lettre  à  Fouché,  en 
date  du  17  brumaire-8  novembre,  dans  le  n"  35  du  Tribun  du  peuple).  Babeuf 
ne  se  laissa  pas  corrompre  et  c'est  pourquoi  le  Directoire  le  fit  poursuivre 
comme  corrompu.  Le  lendemain  de-sa  visite  à  Fouché  (15  brumaire  an  IV- 
6  novembre  1795),  paraissait  le  n"  34  du  Tribun  du  peuple,  Babeuf  annonçait 
qu'il  reorenait  sa  campagne  contre  les  «  créateurs  d'une  détresse  au  maxi- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  289 

tnum  ».  II  constalidl  que  la  masse  qui,  dans  son  ensemble,  se  préoccupe  plus 
de  la  réalité  que  des  principes,  commençait  à  se  détacher  de  la  République; 
qu'on  pouvait  la  reprendre  en  recourant  à  des  institutions  nouvelles,  à  des 
reformes  lui  donnant  quelque  satisfaction,  «  et  que  ce  n'est  que  le  gouver- 
nement républicain  avec  lequel  il  est  possible  qu'on  y  arrive  ».  Son  contact, 
dans  les  prisons  de  Paris  et  d'Arras,  avec  d'anciens  Jacobins,  l'avait  amené  à 
juger  le  9  thermidor  autrement  qu'il  ne  l'avait  l'ait  :  «  Osons  dire,  continuait- 
il,  que  la  Révolution,  malgré  tous  les  obstacles  et  toutes  les  oppositions,  a 
avancé  jusqu'au  9  thermidor  et  qu'elle  a  reculé  depuis  ».  En  présence  du  dan- 
ger royaliste  et  quoique  les  thermidoriens  eussent  commis  de  grandes  fautes, 
il  approuvait  le  «  ralliement  des  patriotes  à  la  Convention  »  on  vendémiaire; 
mais  cela,  ajoutait-il,  ne  pouvait  durer  qu'à  la  condition  que  le  gouvernement 
n'essayât  pas  de  «  louvoyer  entre  deux  pai'tis,  en  paraissantles  vouloir  compri- 
mer l'un  et  l'autre  et  gouverner  avec  le  seul  appui  de  la  force  militaire  ». 
C'est  en  réclamant  la  Constitution  de  1793  qu'il  terminait  ce  très  clairvoyant 
exposé  dont  l'esprit  politique  peut  nous  servir  de  modèle,  et  qui  a  le  mé- 
rite de  prouver  qu'en  France  la  défense  de  la  forme  républicaine  est  la  véri- 
table tradition  socialiste. 

Le  Directoire,  dont  Babeuf  démasquait  si  justement  les  intentions  secrètes, 
chercha  pendant  les  premiers  temps  à  se  concilier  les  républicains  avancés, 
non  par  des  satisfactions  d'idées  de  nature  à  consolider  la  République  et  à 
affaiblir  ses  adversaires,  mais  exclusivement  par  des  avantages* personnels  : 
distribution  de  secours  à  un  grand  nombre  d'entre  eux  redevenus  libres, 
mais  se  trouvant  sans  ressources,  ce  qui  était  bien  tout  en  étant  insufiisant; 
subventions  à  leurs  journaux  pour  leur  fermer  la  bouche,  ce  qui  était  mal; 
nomination  de  plusieurs  à  des  emplois  vacants  par  l'élimination  des  royalistes 
à  qui  on  avait  dû  retirer  l'administration  après  la  leur  avoir  livrée.  Les  places 
dont  le  Directoire  pouvait  disposer  à  ce  moment  étaient  exceptionnellement 
nombreuses  :  dans  plusieurs  départements,  les  assemblées  primaires  s'étaient 
séparées  sans  avoir  procédé  à  l'élection  de  tous  les  fonctionnaires  et  de  tous 
les  magistrats  qu'elles  étaient  chargées  d'élire;  les  Conseils  confièrent  au 
Directoire  le  soin,  jusqu'aux  élections  de  l'an  V  (l'797),  de  désigner  les 
Ijdministrateurs  et  les  magistrats  non  élus  (loi  du  25  brumaire  an  IV- 16  no- 
vembre 1795),  de  remplacer  les  juges  des  tribunaux  civils  et  les  juges  de 
paix  dont  la  place  était  vacante  par  suite  de  démission  ou  de  décès  (lois  des 
22  et  24  frimaire-13  et  15  décembre),  de  nommer  les  administrations  muni- 
cipales qui  n'avaient  pas  été  formées  (loi  du  25  frimaire- 16  décembre),  de 
choisir,  mais  pour  six  mois  seulement,  les  administrations  municipales  de 
Bordeaux,  Lyon,  Marseille  et  Paris  (loi  du  4  pluviôse  an  lY- 24  janvier  1796) 
qui  auraient  dû  être  élues  par  les  assemblées  primaires  spécialement  convo- 
quées à  cet  effet  (loi  du  19  vendémiaire  an  IV-il  octobre  1795). 

Depuis  l'amnistie, les  anciens  Jacobins  se  réunissaient  dans  divers  cafés. 


290.  HISTOIRE     SOCIALISTE 

notamment  le  café  des  Bains  ch-inois,  au  coin  du  lionlevavd  et  de  la  rue  de  la 
Michodière,  dont  le  i  ropriotaire,  Baudiais  (Révolution  française,  revue, 
l.  XXXIII,  p.  323),  appartenait  à  la  police,  le  café  Chréiien,  rue  Saint-Marc, 
dont  le  patron  était  un  des  chefs  du  parti,  le  café  Cauvin,  rue  du  H.ic,  au 
coin  de  la  rue  de  l'Université.  Dans  ces  divers  endroits,  de  même  que  dans 
les  joiirnMus  des  anciens  Jacobins,  l'article  de  Babeuf  lit  scandale.  «Groupes, 
cafés,  journaux  »,  raconte  Babeuf  dans  son  n"  35  (9  frimaire-30  novembre), 
l'attaquèrent,  sous  l'impulsion,  assure-t-il,  de  Fauché,  parce  qu'il  n'avait 
voulu  Aire  «  ni  soufflé,  ni  corrigé,  ni  soudoyé  ».  En  tout  cas,  loin  d'être 
l'instrument  de  Fouché  (Madelin,  Fauché,  t.  I",  p.  205).  il  s'en  prit  à  lui  : 
«  Tu  as  des  relations  avec  le  pour  et  le  contre;  tu  t'insinues  chez  tous  les 
partis;  tu  ne  t'es  pas  prononcé  dans  les  moments  de  péril»,  écrivit-il  notam- 
ment. Lebois,  son  ancien  codétenu,  étant  allé  jusqu'à  lui  reprocher  d'avoir 
changé  d'opinion  sur  le  9  thermidor,  il  reconnut  qu'il  fut  «abusé  un  nioinriit,» 
à  cet  égard  et  fit  l'éloge  de  Robesjiierre  —  après  avoir  été  thermidorien  avec 
excès  (chap.  n),  il  est  devenu  robespierriste  sans  mesure  et,  sur  ce  i  oint,  sa 
lettre  à  Joseph  Bodson,  du  9  ventôse  an  IV  (28  février  1796),  est  caractéris- 
tique ;  dans  celte  lettre,  dont  Jaurès  a  pnblii''  une  partie  (l.  IV,  p.  1622)  et 
qui  se  trouve  dans  la  Copie  des  pièces  saisies  dans  le  local  que  Balicnf  occu- 
pait lors  de  son  arrestation  (t.  II,  p.  52-55),  il  repoussait,  l-u  outri,  riiéher- 
tisme,  comme  il  l'avait  déjà  fait  dans  le  n"  3  do  son  journal  (chap.  n)  où  il 
était  anlirobespierriste.  —  11  s'étonna  d'avoir  «  choqué  à  la  fois  les  paliiotes 
et  le  million  doré,  le  gouvernement  et  les  ami<  du  roi  ». 

A  l'accusatioa  d'avoir  servi  la  cau^e  royaliste  «  sans  le  vouloir  »,  lui  qui 
l'a  toujours  si  vivement  allaquoe,  il  répliqua  que  ce  qui  faisait  la  force  du 
royalisme,  c'était  «l'horrible  famine  factice»,  la  misère  qui  écrasait  le  peuple 
sous  la  République,  et  il  exposn  qu'il  voulait  «  des  institutions  plébéiennes  ». 
auxquelles  la  constitution  lie  93  «  préparait  les  voies  »,  assurant  «  le  bonheur 
commun,  l'aisance  égale  de  tous  les  co-assoeiés  ».  C'est  donc  «  la  loi  agraire 
que  vous  voulez,  vont,  dit-il,  s'écrier  mille  voix  d'honnêtes  gens?  Non  :  c'est 
pins  que  cela.  Nous  savons  quel  invincible  argument  on  aurait  à.inousy 
opposer.  On  nous  dirait,  avec  raison,  que  la  loi  agraire  ne  peut  durer  qu'un 
jour;  que,  dès  le  lendemain  de  son  établissement,  riuégalité  se  remontrerait». 
Ce  qu'il  faut,  c'est  «  l'égaUté  de  fait  »,  «  la  démocratie  est  l'obligation  de 
remplir,  par  ceux  qui  ont  trop,  tout  ce  qui  manque  à  ceux  qui  n'ont  point 
assez  »;  «  tout  ce  qu'un  membre  du  corps  social  a  ait-dessous  de  la  suffisance 
de  ses  besoins  de  toute  espèce  et  de  tous  les  jours;  est  le  résultat  d'une  spo- 
liation de  sa  propriété  naturelle  individuelle,  faite  par  les  accapareurs  des 
biens  communs  ».  Ce  qu'il  faut,  c'est  «  assurer  à  chacun  et  à  sa  postérité, 
telle  nombreuse  qu'elle  soit,  la  suffisance,  mais  rien  que  la  suffisance  •>.  Aux 
«  anciennes  institutions  barbares  »  il  faut  «  substituer  celles  dictées  par  la 
nature  et  l'éternelle  justice  ».  En  dehors  de  cet  argument,  Babeuf  disant 


HISTOTRl-:     SOCIALISTE  291 

d'une  taçon  trop  absolue  (|ue  «  ce  qui  esl  possible  en  petit  l'est  en  grand  », 
invoquait  uniquement,  à  l'appui  de  son  système,  l'expérience  «  de  nos  douze 
armées  »  et  nullement  les  procédés  révolutionnaires  employés,  par  exemple, 
par  des  représentants  en  mission  :  ceux-ci,  conscients  du  but  à  atteindre, 
sous  le  coup  d'une  impérieuse  nécessité,  prirent  des  mesures  d'un  caractère 
démocratique  très  accentué,  mais  qui  ne  visaient  pas  au  delà  des  besoins  du 
njoment  et  dans  lesquelles,  en  tout  cas,  ni  notre  premier  socialiste  Babeuf, 
ni  personne  à  l'époque  ne  songea  à  voiries  prémices  d'une  méthode  normale 
à  généraliser.  Traité  d'anarchiste  —  ce  mot  qui  ne  devait  servir  que  beaucoup 
plus  tard  à  désigner  un  parti  déterminé,  était  alors  exclusivement  employé 
dans  son  Si'us  primitif  d'horanie  de  désordre  —  Babeuf  répondait,  dans  son 
n»  SQ  (20  frimaire-11  décembre),  que  ceux  qui  se  servaient  de  ce  mol  «  usé 
sous  Louis  XVI  »,  «  devraient  se  souvenir  qu'ils  ne  doivent  d'être  ce  qu'ils 
sont  qu'à  l'avantage  d'avoir  été  aussi  des  anarchistes,  au  jugement  des  rois 
d'avant  eux  ». 

Dans  ce  même  numéro,  il  racontait  —  et  une  lettre  adressée  le  6  pluviôse 
an  IV  (26  janvier  1796)  au  ministre  de  la  police  par  le  bureau  central  confircfie 
ce  récit  (Archives  nationales,  F  7,  7160-6202)  —  que,  la  14  frimaire  (5  dé- 
cembre), un  agent  de  police  avait  voulu  l'arrêter  au  bureau  de  son  journal, 
situé  rue  du  Faubourg-Saiut-Honoré,  au  coin  de  la  rue  des  Champs-Elysées, 
actuellement  rue  Boissy-d'AngLis.  Ayant  réussi  à  s'enfuir,  il  fut  poursuivi 
par  l'agent  Criant  :  au  voleur!  Trois  foi;^,  depuis  le  coin  de  la  rue  de  la  Révo- 
lution —  la  rue  Royale  .ictuelle—  jusqu'à  l'ancien  couvent  de  l'Assomption, 
il  fut  arrêté;  «mais  trois  fois,  dit-il,  il  me  suffit  de  décliner  mon  nom  pour 
être  relâché  par  le  peuple.  Les  braves  forts  de  la  Halle,  employés  au  magasin 
des  subsistances  de  l'Assomption,  furent  ]f^  dern:crs  qui  m'arrêtèrent:  mais 
ils  furent  aussi  ceux  qui  se  conduisirent  le  plus  dignement  à  mon  égard... 
Dès  qu'ils  surent  qui  j'étais,  ils  protégèrent  ma  retraite  ».  C'était  là  le  début 
d'un  j  rocès  de  presse  intenté,  pour  son  n°  35,  à  Babeuf  que  le  ministre  de  la 
Justice  déféra  au  jury  d'accusation  de  la  Seine  en  même  temps  que  deux 
écrivains  royalistes.  Le  10  nivôse  an  IV  (31  décembre  1795),  ce  jury  décidait 
qu'il  n'y  avait  pas  matière  à  accusation;  mais,  le  lendemain  (11  nivôse- 
1"  janvier  1796),  un  arrêté  du  Directoire  déclarait  la  procédure  irrégulière 
et  on  manifestait  l'intention  de  recommencer  le  procès.  Obligé  de  se  cacher, 
Babeuf  n'en  avait  pas  moins  continué  son  journal.  Sou  n°  37(30  fri-riiaire- 
21  décembre)  était  une  réponse  à  l'ancien  membre  de  l'Assemblée  législative, 
Antonelle,  qui  avait  critiqué  certaines  de  ses  opinions.  Antonelle  reconnais- 
sait avec  Babeuf  que  «  l'état  de  communauté  est  le  seul  juste,  le  seul  bon, 
le  seul  conforme  aux  purs  sentiments  de  la  nature  »;  mais,  ajoutait-il,  «  la 
possibilité  éventuelle  du  retour  à  cet  ordre  de  choses  si  simple  et  si  doux 
n'est  qu'une  rêverie  peul-être...  Tout  ce  qu'on  pourrait  espérer  d'atteindre, 
ce  serait  un  degré  supportable  d'inégalité  dans  les  fortunes  ».  C'est  ce  que 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


contesta  amicalement  Babeuf,  avec  des  arguments  qui  n'avaient  et  ne  pou- 
vaient avoir  aucune  valeur  sérieuse,  basés  qu'ils  étaient  forcément  sur  ries 
conceptions  dépourvues  de  réalité.  Le  i3  pluviôse  (2  février  1796),  un  nou- 
veau procès  de  presse  était,  sur  la  plainte  du  ministre  de  la  Justice,  intenté  à 
Babeuf  à  propos  de  son  n°  39  que  j'aurai  à  mentionner  tout  à  l'heure  au 
sujet  de  la  question  financière;  sa  retraite  n'ayant  pas  été  découverte,  au 
grand  désespoir  du  ministre  Merlin  qui  s'en  plaignait  amèrement  au  bureau 
central  du  canton  de  Paris  (Archives  nationales,  F  7,  7160),  oh  arrêtait,  le  16 
(5  février),  sa  femme  et,  pour  se  venger  de  n'avoir  rien  pu  tirer  d'elle,  on  la 
jetait,  sous  prétexte  de  complicité,  à  la  Petite  Force,  rue  Pavée,  en  face  de 
l'entrée  actuelle  de  la  rue  des  Rosiers  qui  n'était  pas  alors  percée  jusque-là. 
Les  patriotes  n'avaient  pas  tardé  à  comprendre  l'insuffisance  des  réunions 
soit  dans  les  jardins  ou  sur  les  places,  soit  dans  les  ca!és  aussi  reconsti- 
tuèrent-ils, à  la  fin  de  brumaire  (novembre),  une  société  populaire  ;  l'organi- 
sation définitive  eut  lieu  le  29  (20  novembre),  sous  le  titre  de  «  Société  de  la 
réunion  des  amis  de  la  République  ».  On  se  réunissait  chez  un  ami,  le  traiteur 
Cardinaux,  locataire  de  lancien  couvent  de  Sainte-Geneviève,  devenu  bien 
national,  dans  la  salle  qui  avait  été  le  réfectoire  des  moines  et  qui  est  aujour- 
d'hui la  chapelle  du  lycée  Henri  IV;  le  nom  habituel  de  cette  société  lui  vint 
du  monument  près  duquel  elle  siégeait  :  on  l'appela  communément  «Société 
du  Panthéon».  Le  nombre  de  ses  membres,  dont  beaucoup  avaient  fait  partie 
des  Jacobins,  augmenta  en  frimaire  et,  dès  la  fin  de  ce  mois  (décembre),  les 
réunions  étaient  très  suivies.  On  y  réclama  presque  aussitôt  l'application  du 
décret  attribuant  des  terres  aux  défenseurs  de  la  patrie  (voir  chip,  met  xvm) 
et,  dans  son  n°  38  (fin  de  nivôse  an  IV-janvier  1796),  Bubeuf  mentionnait  la 
pétition  rédigée  à  cet  effet. 

D'abord  bien  disposés  pour  le  Directoire,  ils  se  retournèrent  contre  lui 
quand  ils  virent  notamment  que  rien  n'était  fait  pour  améliorer  la  situation 
de  la  masse  à  Paris  et  enrayer  les  manœuvres  des  accapareurs.  Trois  quarts 
de  livre  de  pain  par  tête  et  par  jour,  demi-livre  de  viande  tous  les  cinq  jours, 
telle  fut  la  ralion  la  plus  élevée  à  Paris  [Tribun  du  peuple,  n"  40,  et  recueil 
d'Aulard,  t.  II,  p.  691)  jusqu'au  1"  ventôse  an  IV  (20  février  1796),  date  à 
laquelle  les  cartes  qui  donnaient  droit  à  cette  ration,  tout  au  moins  à  prix 
réduit,  ne  furent,  en  vertu  de  l'arrêté  du  19  pluviôse  (8  février),  laissées 
qu'aux  indigents.  Gomme  l'écrivait  Babeuf  dans  son  n"  40  (5  ventôse-24  fé- 
vrier) :  «  Hélas!  tout  le  monde  est  indigent  d'après  ce  régime-ci,  excepté  la 
poignée  d'agioteurs  et  de  coquins  "qu'il  protège  ».  Pour  les  faubourgs,  la 
question  des  subsistances  était  l'unique  question. 

Gomme  je  l'ai  déjà  noté  (milieu  du  chap.  vi),  la  population  ouvrière 
parisienne,  bien  que  peu  portée  à  la  sympathie  pour  Robespierre,  avait  cons- 
taté que  le  régime  de  réaction  politique  ne  lui  était  pas  favorable  ;  elle  en 
vint  à  regretter  celui  qu'elle  n'avait  pas  défendu,  et  ce  regret  est  persistant. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


293 


D'après  le  rapport  de  police  du  4  fructidor  an  III  (21  août  1795),  on  a  entendu 
dire  plusieurs  fois  :  «  on  était  plus  heureux  sous  le  règne  de  Robespierre; 
on  ne  sentait  pas  alors  le  besoin  ».  Le  rapport  du  6  frimaire  an  IV  (27  no- 
vembre 1795)  mentionne  que  «  dans  certains  groupes  on  redemande  le 
régime  de  Robespierre,  parce  qu'alors  on  avait  de  quoi  manger;  d'autres, 
l'ancien  régime  ;  tous,  enfin,  un  régime  où  Von  mange,  c'est  là  le  mot  ».  Un 
rapport  du  5  nivôse  (26  décembre)  au  ministre  de  l'Intérieur  constate  que 
les  citoyens  du  faubourg  Saint-Marceau  «  se  rappellent  le  temps  de  Robes- 
pierre, où  la  République  était  triomphante  et  oii  l'on  vivait  à  un  prix  mo- 


I-ir  .l.-lK,.;,.vK..,„.„. 


J,*,y..^^ 


Anciennes  éolises  Saint-Étienne-du-Mont  et  Sainte-Geneviève. 
(D'après  une  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 


déré  ;  ils  comparent  ce  temps  avec  le  temps  présent,  et  le  gouvernement  ne 
gagne  pas  au  parallèle  ».  Dans  le  rapport  du  17  pluviôse  an  IV  (6  février  1796), 
on  lit  qu'on  entend  répéter  :  «  Il  faut  un  second  Robespierre  pour  faire  exé- 
cuter les  lois,  autrement  c'en  est  fait  de  la  République  ». 

De  celte  question  des  subsistances  ainsi  envisagée  par  la  masse  —  et,  quoi 
qu'on  en  pense,  tant  que  la  masse  restera  sous  le  coup  d'une  situation  jugée 
par  elle  défavorable,  tant  que  ses  besoins  ne  seront  pas  assurés  d'être  satis- 
faits, ses  idées  seront,  de  la  façon  la  plus  immédiate,  déterminées  par  ses 
besoins  et,  lorsque  ceux-ci  ne  recevront  pas  quelque  satisfaction,  elles  le 
seront  par  le  désir,  compréhensible  dans  le  fond,  mais  aveugle  trop  souvent 
dans  la  forme,  de  changer  ce  qui  existe  —  les  patriotes  firent  le  point  de 
départ  de  leur  propagande;  ce  faisant,  ils'avaient  raison  à  un  double  point 
de  vue  :  ils  accomplissaient  d'abord  leur  devoir  en  réclamant  tout  de  suite 
un  soulagement  pour  la  classe  ouvrière  ;  ils  donnaient  ensuite  à  leur  propa 

IIV.   430.    —  HISTOIRE  SOCIALISTE.     —  THERMIDOR   ET  DIRECTOIRE.  LIV.  430 


894  HISTOIRE     SOCIALISTE 

gande  toute  l'efficacité  possible,  en  la  rattachant,  selon  la  vraie  taciique,  aux 
préoccupations  de  ceux  qu'ils  voulaient  convaincre.  Cette  attitude  réussit  au 
point  de  vue  de  la  propaga  nde,  mais  échoua  au  ijoint  de  vue  pratique.  Aussi 
les  patriotes  se  détachèrent-ils  du  gouvernement  qui  ne  lenaitaucun  compte 
de  leurs  réclamations  à  cet  égard,  en  même  temps  que  le  nombre  de  leurs 
partisans  augmentait  ;  et  il  augmentait  non  seulement  parmi  les  ouvriers, 
mais  encore  parmi  les  soldats  que  travaillaient  particulièrement  les  habitués 
du  caté  Chrétien,  rendez-vous  d'anciens  Conventionnels  tels  que  Vadier, 
Léonard  Bourdon,  Ghoudieu,  Javogues,  et  de  l'ancien  général  Rossignol. 

Le  recrutement  de  la  Société  du  Panthéon  dans  le  milieu  populaire  et 
dans  le  milieu  militaire  inquiéta  le  gouvernement  et  ne  fui  pas  étranger  à  la 
création  du  ministère  de  la  police  générale  dont  le  premier  titulaire,  sur  le 
refus  de  Camus,  tut  (14  nivôse-4  janvier)  Merlin  (de  Douai),  remplacé  le 
lendemain  à  la  Justice  par  le  député  Génissieu.  Mais,  le  14  germinal  (3  avril), 
Merlin  revenait  à  la  Justice  et  Cochon  devenait  ministre  de  la  police.  C'était 
surtout  le  ministère  et,  en  particulier,  Benezech  et  Merlin,  que  les  patriotes 
à  ce  moment  attaquaient,  ménageant  encore  le  Directoire.  Les  ministres 
attaqués  se  plaignaient  de  cette  situation,  d'autant  plus  qu'ils  ne  se  trou- 
vaient pas  suffisamment  soutenus  par  ceux  de  leurs  collègues  qui  étaient 
plus  ménagés.  Benezech,  par  exemple,  demanda  à  son  collègue  des  finances, 
Faipoult,  de  faire,  sous  réserve  d'indemnité,  évacuer  par  Cardinaux  le  local 
que  celui-ci  occupait  et  cédait  à  la  Société  du  Panthéon.  On  envoya  bien  à 
Cardinaux,  le  3  Jrimaire  (24  novembre),  une  >onimalion  de  vider  les  lieux 
dans  les  vingt-quatre  heures;  mais  il  ne  bougea  pas  et  fut  laissé  tranquille, 
ce  dont  Benezech  se  plaignait  amèrement  au  Direcloiie  au  début  de  nivôse- 
fin  décembre  1795  {Révolution  française,  revue,  t.  XXXUI,  p.  339-340). 

Le  résultat  de  ces  tracasseries  sans  effet  fut  de  faire  perdre  du  terrain 
aux  modérés  de  la  Société  du  Panthéon  au  profit  des  avancés.  Cependant  le 
moiîidre  acte  du  Directoire  contre  les  royalistes  lui  ramenait  vite  de  nont- 
breuses  sympathies  ;  un  rapprochement  de  ce  genre  venait  de  se  produire, 
l'anniversaire  du  21  janvier  avait  été,  en  vertu  de  la  loi  du  23  nivôse  an  IV 
(13  janvier  1796),  solennellement  fêté  en  commun,  les  membres  des  deux 
Conseils  avaient  dû  «  individuellement  »,  aux  applaudissements  des  patriotes, 
jurer  «  haine  à  la  royauté  »,  quand,  quinze  jours  après,  l'arrestation  ôe  la 
femme  de  Babeuf,  par  l'indignation  qu'elle  excita  parmi  les  patriotes,  permii 
aux  membres  de  la  Société  qui  étaient  les  adversaires  déterminés  du  gouver^ 
nement,  de  reprendre  le  dessus  :  à  la  séance  du  4  ventôse  (23  février  1796), 
une  collecte  était  faite  pour  secourir  la  femme  de  Babeuf  dans  sa  prison,  et, 
le  6  (25  février),  sous  la  présidence  de  Buonarroti,  Darthé  lut  le  n°  40  du 
Tribun  du  peuple.  A  l'instigation,  d'après  Buonarroti  [Conspiration  pour 
l'égalité,  t.  1".  p.  107,  note),  de 'Bonaparte  qui,  par  cette  attitude,  se  propo- 
sait de  gagner  les  bonnes  grâces  de  la  bourgeoisie  riche,  le  gouvernement 


HISTOIRE     SOCIALISTE  295 

trouva  là  le  prétexte  que  quelques-uns  de  ses  membres  cherchaient  depuis 
longtemps,  de  dissoudre  la  Société.  Un  arrêté  du  8  ventôse  (27  février), 
communiqué  par  message  le  lendemain  aux  Cinq-Cents,  ordonna  sa  dissolu- 
tion ;  étaient  lermés  du  même  coup,  par  simulation  d'impartialité,  une 
autre  société  populaire  sans  importance,  trois  petites  sociétés  royalistes  et 
deux  locaux  afïectés,  plus  ou  moins  régulièrement,  à  la  comédie,  un  théâtre  et 
une  église.  Le  jour  môme  du  message,  le  9  ventôse  (28  lévrier),  le  général  en 
chef  de  l'armée  de  l'intérieur,  Bonaparte  en  personne,  procédait,  avec  un  grand 
déploiement  de  troupes,  à  la  clôture  de  la  salle  de  la  Société  du  Panthéon. 

Certains  patriotes  occupaient  encore  des  places;  c'était  le  seul  lien 
rattachant  le  parti  avancé  au  Directoire.  Celui-ci  ayant  rompu  avec  le  parti, 
se  décida  à  rompre  avec  les  membres  du  parti  restés  dans  l'ailminislration; 
on  en  av;iit  déjà  écarté  beaucoup,  car  nous  lisons  dans  un  rapport  de  police 
du  21  nivôse  (11  janvier)  qu'on  se  plaignait  que  «  tous  les  employés  destitués» 
à  la  suite  des  événements  de  Vendémiaire  eussent  été  réintégrés  dans  leurs 
places  (recueil  d'Aulard,  t.  II,  p.  647-648)  :  en  vertu  d'un  arrêté  du  27  ven- 
tôse (17  mars),  des  renseignem  ents  devaient  être  fournis  sur  les  fonction- 
naires publics,  afln  de  procéder  à  une  épuration  écartant  «  et  les  prôneurs 
de  la  Constitution  de  1791,  et  les  partisans  de  celle  de  1793  ».  Les  diverses 
fractions  du  parti  avancé  étaient  toutes  rejetées  dans  l'opposition. 

Passons  ma,intenant  au  parti  royaliste.  Des  cinq  membres  du  Directoire, 
seul  Reubell,  par  suite  d'absence,  n'avait  pas  voté  la  mort  de  Louis  XVI; 
mais,  avant  le  vote,  il  écrivit  de  Mayence  pour  se  plaindre  que  «  Louis 
Capet  »  vécût  encore.  II  est  certain  qu'au  début  du  Directoire  les  cinq  direc- 
teurs étaient  hostiles  aux  royalistes  ;  ils  rêvaient  de  gouverner,  avec  les  mo- 
ilérés  du  centre,  contre  les  patriotes  de  gauche  et  les  royalistes  de  droite. 
T,  dès  qu'on  gouverne  contre  la  gauche,  on  en  arrive  nécessairement,  qu'on 
ca  ail  ou  non  conscience  et  quelles  que  soient  les  apparences,  à  faire  le  jeu 
de  la  droite  ;  et  c'est  toujours  de  là  qu'est  sorti  le  véritable  péril  pour  la 
République.  Contre  les  royalistes  avérés,  on  faisait  fréquemment  preuve 
d'une  faiblesse  qui  n'était  pas  de  nature  à  enrayer  leurs  manœuvres.  Si 
l'agent  royaliste  Lemaître  dont  l'arrestation  a  été  mentionnée  à  la  fin  du 
chapitre  x,  fut,  le  18  brumaire  (9  novembre),  condamné  à  mort  et  fusillé,  on 
ne  sut  ou  on  ne  voulut  pas  dénoncer  la  vérité  à  la  nation,  lui  montrer  que 
ce  n'était  pas  là  une  tenlative  isolée,  que  cette  conspiration,  que  l'insurrec- 
tion de  l'Ouest,  que  l'organisation  de  l'assassinat  dans  le  Midi,  n'étaient  que 
des  actes  divers  d'un  même  plan  de  restauration  monarchique.  Quant  aux 
royalistes  à  faux  nez  constitutionnel,  aux  ralliés  de  l'époque,  on  affectait 
d'être  dupe  de  leur  manège;  ils  avaient  commencé  (chap.  m)  à  se  réunir, 
après  Thermidor,  dans  la  maison  d'un  vieux  royaliste  nommé  Boulin,  dont 
le  jardin  devint  le  jardin  Tivoli,  au  bas  de  la  rue  de  Clichy,  d'oîi  le  nom  de 
«  club  de  Clichy  »  donné  à  cette  réunion  qui   ne  devint   nombreuse  et 


29G  HISTOIRE     SOCIALISTE 

iafluenle  que  sous  le  Directoire,  et  de  «  Clichyens  «  donné  à  ses  membres. 

Les  royalistes  des  deux  Conseils  s'étaient  tout  de  suite  rais  à  leur 
œuvre  de  réaction,  ils  obtenaient,  le  16  brumaire  (7  novembre),  des  modérés 
du  Conseil  des  Cinq-Cents  et,  le  lendemain,  du  Conseil  des  Anciens,  la  mise  en 
liberté  de  Rovère,  Saladin,  Aubry  et  Lomont  arrêtés  pour  avoir  participé  au 
raouveiuent  insurrectionnel  du  13  vendémiaire.  Le  17  (8  novembre),  ils 
étaient  moins  heureux  au  Conseil  des  Cinq-Cents;  leur  proposition  de  rap- 
porter la  loi  du  3  brumaire  précédent  excluant  les  émigrés  et  leurs  parents 
de  toute  fonction  publique,  était  rejetée.  La  même  assemblée,  le  15  nivôse 
{5  janvier  1796),  et  les  Anciens,  le  18  (8  Janvier),  en  vertu  de  cette  loi  et 
après  de  longs  débats,  prononcèrent  l'exclusion  d'un  des  organisateurs  des 
compagnies  de  Jésus,  le  député  J.-J.  Aymé,  et  huit  autres  exclusions  furent 
successivement  prononcées  :  la  vériticatiou  des  pouvoirs  se  faisait  alors 
comiiiy.  l'examen  de  n'importe  quel  projet  de  loi;  les  Cinq-Cents  se  pronon- 
çaient sur  toutes  les  élections  par  voie  de  résolutions  que  les  Anciens  avaient 
ensuite  à  approuver  ou  à  rejeter.  Mais,  lorsqu'il  s'était  agi,  le  17  frimaire 
(8  décembre  1795),  de  sévir  contre  les  auteurs  des  abominables  massacres  de 
Marseille,  la  majorité  du  Conseil  des  Cinq-Cents  avait  jugé  qu'il  n'y  avait 
pas  lieu  à  délibérer.  Les  feuilles  calholiques  et  royalistes,  qui  défendaient 
les  assassins,  accLimèrent  cette  décision  ;  les  muscadins  manifestèrent  dans 
les  théâtres,  au  point  que  le  Directoire  dut  interdire  leurs  chants  séditieux; 
il  prescrivit  en  même  temps  de  jouer,  avant  le  lever  du  rideau,  les  airs  pa- 
triotiques tels  que  la  Marseil/aise  et  le  Chant  du  départ.  L'anniversaire  du 
21  janvier  fut  officiellement  fêté  le  1"  pluviôse  avec  une  grande  solennité  ; 
dans  les  deux  Conseils  tous  les  membres,  nous  l'avons  vu  tout  à  l'heure, 
jurèrent  «  haine  ù  la  royauté  »,  alors  que  beaucoup  d'entre  eux  cherchaient 
déjà  à  la  rétablir  :  l'Eglise  et  le  roi  honorent  ces  faux  serments  et  les 
faussaires. 

Le  28  frimaire  an  IV  (19  décembre  1795),  la  fille  de  Louis  XVI,  Marie- 
Thérèse-Charlotte,  avait  quitté  la  prison  du  Temple  et  Paris  ;  conduite  à 
Bâle,  où  elle  était  arrivée  le  4  nivôse  (25  décembre),  elle  avait  éié,  le  lende- 
main, remise  aux  envoyés  de  l'empereur  d'Autriche,  tandis  que  les  repré- 
sentants Bancal,  Camus,  Lamarque,  Quinette  et  le  ministre  de  la  guerre 
Beurnonville,  livrés  par  Durnouriez,  le  représentant  Dronel  pris  dans  une 
sortie  pendant  le  siège  de  Maubeuge,  les  agents  diplomatiques  Maret  et 
Sémonville  arrêtés  sur  territoire  neutre  par  les  Autrichiens,  tous  prisonniers 
depuis  1793,  étaient  rendus  à  la  liberté.  La  fille  de  Louis  XVI  devait,  le 
10  juin  1799,  épouser  son  cousin  le  duc  d'Angoulême,  fils  du  comte  d'Artois. 
Les  négociations  relativement  à  son  échange  avaient  duré  six  mois. 

Quelques  jours  avant  son  départ,  le  6  frimaire  (27  novembre),  le  comte 
Garletti,  ministre  à  Paris  du  grand-duc  de  Toscane,  pour  qui  elle  était  tou- 
jours une  princesse  royale,  avait  demandé  à  lui  faire  «  une  visite  de  corapli- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  297 

nients  ».  Déjà,  les  6  et  9  messidor  (24  et  27  juin  1795),  il  était  intervenu  en 
sa  faveur  auprès  du  comité  de  salut  public  qui  lui  avait  très  justement 
répondu,  le  17  (5  juillet),  qu'  «  un  objet  qui  concerne  notre  propre  adminis- 
tration ne  peut  être  mis  en  discussion  avec  le  représentant  d'une  puissance 
étrangère  ».  Cette  l'ois,  le  Directoire  se  l'âcha  de  pareille  insistance  et,  par 
arrêté  du  20  frimaire  (11  décembre),  déclara  cesser  tout  rapportavec  Carletti  ; 
officiellement  informé  de  l'incident,  le  grand-duc,  qui  ne  voulait  pas  rompre 
avec  la  France,  désapprouva  Carletti  et  le  remplaça  par  le  prince  Neri  de 
Cors!  ni. 

Nous  avons  (chap.  x)  laissé  le  comte  d'Artois  flans  l'île  d'Yen,  très  résolu 
à  ne  pas  mettre  le  pied  sur  le  continent;  afin  de  se  soustraire  à  l'insistance 
de  mauvais  goût  de  ceux  de  ses  partisans  qui  le  poussaient  à  débarquer,  il 
prit  une  détermination  énergique  et,  le  18  novembre,  fila  secrètement 
vers  l'Angleterre  ;  les  troupes  anglaises  n'évacuèrent  cependant  l'île  d'Yeu 
que  le  26  frimaire  an  IV  (17  décembre  1795).  Cette  expédition  coûta 
18  millions  à  l'Angleterre  qui  en  avait  déjà  dépensé  28  pour  celle  de  Qui- 
beron  (Chassin,  Les  Pacifications  de  l'Oiiesl,  t.  II,  p.  72).  La  poltronnerie 
effrontée  du  comte  d'Artois  jeta  le  découragement  dans  les  rangs  des  insur- 
gés. Hoche  qui,  du  18  vendémiaire  au  8  brumaire- 10  au  30  octobre,  avait  reçu 
des  renforis  venus  de  l'armée  des  Pyrénées  occidentales  sous  les  ordres  du 
généra!  Willot,  procédait  incthodiquement  au  désarmement  des  puysans, 
faisant  saisir,  lorsqu'il  se  heurtait  à  leur  mauvaise  volonté,  grains,  bestiaux, 
charrues,  qui  n'étaient  restitués  que  contre  livraison  des  fusils,  conciliant 
toutefois  sur  la  question  religieuse.  Le  5  nivôse  an  IV  (26  décembre  1795), 
il  recevait  le  commandement  en  chef  de  l'armée  des  côtes  de  l'Océan  formée 
par  la  réunion  des  trois  armées  de  l'Ouest  ;  le  général  Bonnaud  commandait 
provisoirement  l'armée  des  côtes  de  Cherbourg,  depuis  la  nomination  d'Au- 
bert  du  Bayet  au  ministère  de  la  Guerre,  et,  le  21  frimaire  (12  décembre), 
Hédouville  avait  été  mis  à  la  tête  de  l'armée  des  côtes  de  Brest. 

Ne  pouvant  espérer  tromper  une  seconde  fois  les  républicains,  Charetle 
continua  la  lutte;  le  20  vendémiaire  an  IV  (12  octobre  1795),  dans  le  Pertuis 
breton,  non  loin  de  la  Tranche,  il  recevait  encore  armes,  munitions  et  or 
anglais  (Chassin,  idem,  p.  97  et  Bittard  des  Portes,  Charette  et  la  guerre  de 
Vendée,  p.  521).  Slofflet,  lui,  essaya  de  rentrer  en  grâce;  il  eut,  près  de, 
Cholet,  le  21  frimaire  (12  décembre),  une  entrevue  avec  Hoche  qui,  très 
confiant,  ne  se  laissa  néanmoins  pas  duper. 

Aussi,  lorsque  Stofflet  reçut  du  comte  d'Artois,  d'autant  plus  belliqueux 
qu'il  était  plus  éloigné  du  théâtre  de  la  guerre,  l'ordre  de  reprendre  les  hos- 
tilités, il  s'y  conforma  (6  pluviôse  an  IV-26  janvier  1796);  mais  son  appel 
aux  paysans  resta  sans  effet.  Après  plus  de  revers  que  de  succès,  dans  de 
petites  opérations  sans  grande  importance,  il  se  rendit  le  4  ventôse  (23  février) 
à  une  réunion  de  chefs  royalistes  convoquée  par  l'abbé  Bernier  à  la  Saugre 


208  HISTOIRE     SOCIALISTE 

nlère,  petite  ferme  isolée  près  de  Jallais  (Maine-et-Loire).  On  se  sépara  dans 
la  nuit,  en  convenant  de  se  retrouver  de  nouveau,  la  nuit  suivante,  dans  la 
ferme  oîi  Stofilet  resta.  Pendant  son  sommeil,  un  détachement  de  soldats 
républicains  ayant  envahi  la  ferme,  il  lut  fait  prisonnier,  conduit  à  Angers, 
traduit,  le  soir  même,  devant  une  commission  militaire  et  fusillé  le  lende- 
main (6  ventôs  •  an  IV  -  25  février  1796)  avec  quatre  de  ses  compa'j;nons.  Il  a 
plu  à  de  nombrc'ux  écrivains  royalistes  d'accuser,  à  ce  propos,  l'aLbé  Beruier 
de  trahison;  le  dernier,  M.  Bill^irl  des  Portes,  juge  que  son  «  rôle  dans  la 
capture  de  Stofllet  resta  malheureusement  suspect  »  [Charette...,  p.  585);  je 
ne  me  permelirai  pas  de  contester  cette  appréciation  compétente  de  la  valeur 
morale  d'un  dignitaire  de  l'Eglise  ;  Bernier  lut,  en  effet,  évêque  après  le 
Concordat. 

Charette  ne  devait  pas  être  plus  heureux  que  son  rival.  Harcelé  par  les 
colonnes  mobiles  que  Hoche  avait  organisées.  Il  remporta  un  petit  avantage 
le  5  nivôse  {2Q  décembre),  mais  fut  bientôt  complètement  batlu.  Blessé  et 
pris  le  3  germinal  an  IV  (23  mars  1796)  dans  le  bois  de  la  Chabotterie.  can- 
ton actuel  de  Rocheservière  (Vendée),  on  le  mena  le  lendemain  à  Angers, 
puis,  le  6  (26  mars),  à  Nantes;  jugé  par  une  commission  militaire,  il  fut  fu- 
sillé le  9  germinal  an  IV  (29  mars  1796).  La  disparition  de  ces  deux  bons 
Français  qui  combattaient  leur  pays  avec  le  concours  de  l'Angleterre  —  vers 
cette  époque,  «  M.  de  Suzannet  revenait  en  Vendée  portant  des  fonds  consi- 
dérables destinés  à  Charette,  à  Scépeaux  et  même  à  Stofflet  dont  il  ignorait 
la  mort  :  le  gouvernement  anglais  envoyait  aux  généraux  vendéens  un  or 
qui  leur  était  maintenant  inutile  »  (Bittard  des  Portes,  ibid.,  p.  587)  —  allait 
mettre  fin  à  la  deuxième  guerre  de  Vendée.  D'Autichamp  qui  avait  voulu 
reiirendre  la  suite  des  affaires  de  Stofflet,  Scépeaux  qui  prétendait  le  venger, 
firent,  au  bout  de  quelques  semaines,  leur  soumission,  celui-ci  le  23  floréal 
(12  mai),  celui-là  le  5  prairial  (24  mai);  en  messidor  (juin),  Cadoudal  et  d'au- 
tres Chouans  du  Morbihan  les  imitèrent;  à  la  même  époque,  les  Chouans  de 
Normandie  déposèrent  les  armes.  La  deuxième  guerre  de  Vendée  put  être 
considérée  comme  terminée. 

A  la  suite  d'un  «  plan  concerté  avec  Charette  »  (Chassin,  ibid.,  t.  II» 
p.  439),  se  produisit  un  mouvement  insurrectionnel  dans  l'Indre  et  dans  le 
Cher.  Le  mouvement  de  l'Indre,  connu  sous  le  nom  de  «  Vendée  de  Palluau  », 
fut  écrasé  dabord  à  Palluau  (à  une  dizaine  de  kilomètres  à  l'ouest  de  Buzan- 
çais),  puis  dans  cette  dernière  localité,  du  28  ventôse  au  8  germinal  an  IV 
(18  au  28  mars  1796 1.  Dans  le  Cher,  les  rebelles,  ayant  à  leur  tête  le  comte 
de  Phélyppeaux,  entrèrent  à  Sancerre  sans  résistance,  les  autorités  s'étant 
empressées  de  fuir,  le  13  germinal  an  IV  (2  avril  1796),  Averti  des  prépara- 
tifs laits  contre  lui  sous  la  direction  -de  Chérin,  Phélyppeaux  et  sa  bande 
quittaient  Sancerre  le  20  (9  avril);  le  lendemain,  les  insurgés  étaient  battus 
et  dispersés  à  Sens-Beaujeu,  à  12  kilomètres  à  l'ouest  de  Sancerre.  Arrêté  le 


HISTOIRE     SOCIALISTK  209 

25  thermidor  (i2  aoùl)  à  Orléans  el  conduit  à  Bourges,  Phélyppeanx,  dont 
les  amis;  nchclèrent  les  gardiens,  s'évada  le  mois  suivant;  nous  le  retrouve- 
rons plus  tard  (chap.  xix).  Ce  que  M.  Vandal  [L'avènement  de  Bonaparte, 
t.  I''^  \i.  18)  a  appelé  «  le  brij^andage  politique  »  des  royalistes  et  catholir 
ques,  ne  va  plus,  pendant  quelque  temps,  se  maniiesier  que  par  des  atten- 
tats isolés;  cela  va  devenir,  suivant  l'expression  du  même  auteur  (Idem),  «  le 
royalisme  de  grands  chemins  ». 

La  question  financière  fut,  dès  le  début  du  nouveau  gouvernement,  la 
source  des  plus  graves  soucis.  Le  12  brumaire  an  IV  (3  novembre  1793),  nous 
l'avons  vu  (chap.  xi,  début  du  §  !«"■),  100  livres  en  assignats  valaient  moins 
d'unr  livre  en  numéraire,  et  la  livre  n'était  inférieure  au  franc  que  de  un 
centime  et  demi  à  deux  centimes.  Malgré  leur  extrême  dépréciation,  les  assi- 
gnats élaient  la  seule  ressource  immédiate  ;  moins  ils  valaient,  plus  on  mul- 
tipliait les  émissions,  afin  de  compenser  leur  peu  de  valeur  par  leur  quan- 
tité, et  cette  multiplication  contribuait  à  son  tour  à  accroître  la  baisse.  Un 
arrêté  du  18  brumaire  (9  novembre)  consacra  la  papeterie  d'Essonne  à  fournir 
le  papier  nécessaire  à  leur  fabrication;  800  ouvriers  travaillant  sans  relâche 
eurent  de  la  peine  à  suffire  à  la  consommation  ;  «  la  fabrication  des  assignats 
est  moins  rapide  que  la  dépense  »,  écrivait,  le  20  brumaire  (11  novembre), 
le  ministre  Faipoult  (Stourm,  Les  finances  de  l'ancien  régime  et  de  la  Ré- 
volution, t.  Il,  p.  308),  et  on  put  entrevoir  le  moment  où  les  frais  de  fabrica- 
tion des  assignats  seraient  plus  élevés  que  leur  valeur  réelle;  celle-ci  toujbait 
dans  la  dernière  décade  de  brumaire  an  IV  (novembre  1795),  toujours  par  100 
francs,  à  15  sous;  de  frimaire  (décembre)  à  10  sous;  de  nivôse  an  IV  (janvier 
1796)  à  9  sous;  de  pluviôse  (février)  à  7  sous,  tandis  que  la  fabrication  du 
Directoire,  en  quatre  mois,  allait  dépasser  20  milliards  el  monter  exacte- 
ment à  20150930  000  livres.  Avec  la  labrication  de  la  Convention  (chap.  vi), 
soit  21677  425  000  livres,  et  celle  de  la  Constituante  et  de  la  Législative,  soit 
3753  056  618  livres  [Révolution  française,  revue,  t.  XV,  ,p.  528  el  529),  on 
devait  atteindre  le  totid  de  45  581  411 618  livres  donné  par  iRamel  [Des  finances 
de  la  Rfi^publique  française,  p.  18).  D'après  Eschasseriaux  aîné,  dans  le  rap- 
port déposé  aux  Cinq-Cents  le  22  brumaire  an  IV-13  novembre  1795  [Moni- 
teur du  3  frimaire  -  24  novembi-e),  les  ordres  de  fabrication  jusqu'au  8  bru- 
maire au  IV  (30  octobre  1795)  moulaient  à  29  430  481623  livres  ;  mais,  à  cette 
date,  il  restail  sur  cette  somme  à  fabriquer  pour  une  valeur  de  5101110  005 
livres;  il  y  avait,  en  outre,  à  déduire  5  395  907154  pour  assignats  briîlés, 
démonétisés  ou  encore  en  caisse,  et  il  e.stimadt  «  la  circulation  réelle  > ,  au 
15  brumaire  (6  novembre),  égale  h  18  933 464  464  livres. 

On  avait  bien  essayé  d'obtenir  de  l'argent  par  d'autres  moyens  :  la  loi  du 
19  frimaire  an  IV  (10  décembre  1795),  par  exemple,  avait  eu  recours,  comme 
celle  du  20  mai  1793  [Histoire  socialiste,  t.  IV,  p.  1666),  à  un  emprunt  forcé. 
Fixé  à  600  millions,  celui-ci  n'était  autre  chose  qu'un  impôt  sur  les  «  ci- 


300  HISTOIRE     SOCIALISTE 

toyens  aisés  »,  pris  «  clans  le  quart  le  plus  imposé  ou  le  plus  imposable  »  de 
chaque  département,  qui  devaient  le  payer  en  numéraire,  en  matières  d'or 
ou  d'argent,  en  grains  au  cours  de  1790,  ou  en  assignats  reçus  pour  le  cen- 
tième de  leur  valeur  nominale.  Cette  mesure  excila  l'enthousiasme  des  pa- 
triotes à  qui  Babeuf  disait  dans  son  n°  39  (10  pliiviôse-30  janvier)  :  «  comme 
e  riche  tient  dans  sa  main  tous  les  objets  de  consommation,  il  trouvera  tou- 
jours le  moyen  de  se  venger  sur  le  pauvre,  à  moins  que  vous  n'ayez  eu  la 
précaution  de  planter  de^  barrières  que  sa  cupidité  ne  puisse  IVanchir  ». 
Tout  de  suite,  le  Directoire  escompta  le  produit  de  l'emprunt  qui,  après 
plus  d'un  an,  ne  devait  donner,  en  numéraire  ou  en  matières  d'or  ou  d'ar- 
gent, que  moins  de  13  millions.  On  parut  aussi  un  instant  vouloir  s'en  pren- 
dre aux  agioteurs  :  un  arrêté  du  20  frimaire  an  IV  (11  décembre  1795)  an- 
nonça la  fermeture  de  la  Bours-e  de  Paris.  On  déclamait  contre  les  agioteurs, 
mais  on  n'agis-alt,  et  encore  de  loin  en  loin,  que  contre  le  menu  fretin  ;  les 
gros  qui  avaient  des  complices  hauts  placés,  travaillaient  en  paix  et  l'agio- 
tage continua  dans  les  cafés  comme  si  de  rien  n'était.  Aussi,  par  arrêté  du 
18  nivôse  an  IV  (8  janvier  1796),  la  Bourse  était  rouverte  et  installée  dans 
l'église  des  Pelils-Pères;  elle  s'était  tenue,  depuis  le  l"'  prairial  an  III  (20 
mai  1795),  au  Louvre,  dans  une  salle  du  rez-iie-chaussée,  au-dessous. de  la 
galerie  d'Apollon. 

Quand  les  assignats  ne  rapportèrent,  pour  ainsi  dire,  plus  rien,  ou  se 
décida  à  en  finir.  Dès  le  2  nivôse  (23  décembre),  une  loi  parlait  de  l'arrêt 
prochain  de  leur  fabrication,  et,  le  10  pluviôse  (30  janvier  1796),  on  fixait  au 
30  du  même  mois  (19  février)  la  destruction  des  planches  gravées  servant  à 
leur  tirage.  Le  jour  fixé,  sur  la  place  Vendôme,  on  procédait  solennellemenl 
à  cette  opération.  Cinq  jours  avant,  le  25  pluviôse  (14  février),  Faipoult  avait 
été  remplacé  au  ministère  des  Finances,  après  le  refus  de  Camus,  par  Ramel. 
Restait  la  masse  en  circulation  ;  pour  la  retirer,  on  imagina  de  substituer  un 
nouveau  papier-monnaie  à  celui  qui  ne  valait  plus  rien.  La  fabrication  des 
assignats  cessait,  celle  des  mandats  territoriaux  allait  commencer. 

Par  la  loi  du  28  ventôse  an  IV  (18  mars  1796),  était  autorisée  l'émission 
de  ces  mandats  jusqu'à  concurrence  de  2  milliards  400  millions;  ce  jour-là 
les  100  livres  en  assignats  valurent  «  sept  sous  neuf  deniers,  c'est-à-dire  38 
centimes  environ  »  (Ramel,  zôfc?.,p.  24).  On  admettait  l'échange  de  ces  mandats 
contre  les  assignats  à  raison  de  30  en  assignats  valeur  nominale  contre  1  en 
mandats,  ce  qui  était  l'organisation  d'avance  de  la  baisse  du  mandat;  en 
eflet,  si  300  francs  en  assignats  pouvaient  être  échangés  contre  une  valeur 
30  fois  moindre,  autrement  dit  contre  10  francs  en  mandats,  c'était  poser  dès 
l'origine  que  10  francs  en  mandats  ne  vaudraient  pas  plus  que  300  francs  en 
assignats.  Aussi,  le  jour  même  de  leur  apparition,  le  22  germinal  (11  avril), 
les  100  francs  en  mandats  valurent  18  francs  (Ramel,  ibid.,  p;  24)  et  ils  n'al- 
laient pas  larder  à  baisser. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


30i 


Cependant  ces  mandats  avaient  un  avantage  qui  contribua  parfois  à  en 
relever  accidentellement  le  cours;  ils  comportaient  une  délégation  spéciale 
sur  les  biens  nationaux  à  l'exception  des  bâtiments  consacrés  à  un  service 


-./. 


Lks   ASSIONATS   BRÛLÉS  A   PaIIII. 
(D'après  une  estampe  de  la  Bibliothèque  Nationale.) 


^,  ïTiir 


i>ubllc  et  des  bois  de  plus  de  150  hectares.  Une  loi  du  30  brumaire  an  IV  (21 
jiovembre  1795)  avait  suspendu  les  ventes  jusqu'au  i"  prairial  (20  mai  1796). 
p'après  la  loi  du  28  ventôse  complétée  à  cet  égard  par  les  instructions  légis- 
atives  du  6  floréal  suivant  (25  avril  1796),  tout  porteur  de  mandats  put  se 
jffésenter  à  l'administration  du  département  où  était  situé  le  bien  qu'il  vou- 

UV.  431.   —  HISTOIRE  SOCIALISTE.  —  THEBMIDOR  8T  DIRECIOIRB.  .     UT.  i3l. 


802  HISTOIRE     SOCIALISTE 

lait  acquérir,  et  le  contrat  de  \eiUe  lui  en  était  passé  à  condiliuii  d  en  payer 
le  prix  moitié  dans  les  dix  jours,  moitié  dans  les  trois  mois;  la  valeur  du 
bien  était  calculée  àraison  de  vingt-deux  fois  le  revenu  net  en  1790  pour  les 
biens  ruraux,  à  raison  de  dix-huit  fois  ce  revenu  pour  les  maisons,  usines  et 
les  cours  et  jardins  en  dépendant.  A  défaut  de  baux,  le  revenu  net  pour  les 
biens  ruraux  était  déclaré  égal  à  quatre  fois  le  montant  de  la  contribution 
foncière  de  1793,  et,  pour  les  autres  biens,  devait  être  estimé  par  experts. 
C'était  la  suppression,  pour  les  ventes  des  biens  nationaux,  de  la  concur- 
rence et  de  la  publicité  qui  existaient  dans  le  système  de  l'adjudication  em-- 
ployé  précédemment  (voir  Un  du  cbap.  vi).  Mais,  au  plus  grand  nombre,  les" 
mandats  ne  servaient  que  comme  monnaie;  et,  en  leur  donnant  cours  de 
monnaie,  la  loi  du  28  ventôse  ajoutait  que  «  la  vente  des  monnaies  d'or  et 
d'argent  entre  particuliers  »  était  prohibée.  De  même  que  le  Directoire  avait, 
sous  le  nom  de  «  rescriptions  »,  escompté  l'emprunt  forcé  dès  qu'il  avait  été 
voté,  il  mit  aussitôt  en  circulation,  en  attendant  les  mandais,  des  «  pro% 
messes  demandais  »  autorisées  par  la  loi  du  29  ventôse  (19  mars  1796).  G'estî 
sous  celte  forme  qu'on  put  tout  de  suite  apprécier  le  peu  de  succès  du  nou- 
veau papier.  Ou  s'empressa,  par  la  loi  du  7  germinal  an  IV  (27  mars  1796), 
d'édicter  des  peines  sévères  contre  ceux  qui  refuseraient  de  le  recevoir;  de 
plus,  achats,  ventes  ou  transactions  ne  purent  être  désormais  stipulés  ou 
exigés  qu'en  mandats  ;  une  loi  du  15  germinal  suivant  (4  avril  1796)  déter- 
mina le  payement  en  mandata  des  obligations  antérieures  spécifiées  paya?  ^ 
blés  en  assignats  ou  en  valeur  métallique;  mais  resta  payable  en  grains,  conï 
formémeut  à  deux  lois  antérieures  (§  9  du  chapitre  précédent),  la  moitié  de 
certains  fermages  de  biens  ruraux  et  aussi  tout  ce  qui  avait  été  stipulé  paya- 
ble de  la  sorte.' Ces  mesures  furent  impuissantes  à  enrayer  la  baisse. 


CHAPITRE   XIII 

LA    CONJURATION    DES    ÉGAUX 

{Germinal  an  IV  à  prairial  an  V  -  mars  7  796  à  mai  1 797) 

issu  d'une  Constitution  qui  faisait  du  droit  de  participer  aux  affaires 
publiques  un  privilège,  le  Directoire  se  préoccupa  surtout  —l'emprunt  foi 
ayant  été  plus  un  expédient  de  gens  aux  abois  qu'une  exception  —  de  sal 
vegarder  les  intérêts  des  catégories  privilégiées;  dans  les  conflits  entre 
ouvriers  et  patrons,  il  fut  toujours  contre  les  ouvriers.  Certains  de  ceux  qui 
étaient  employés  à  la  fabrication  des  assignats  ayant  cessé  le  travail  (Stourm, 
Les  finances  de  L'ancien  régime  et  de  la  Révolution,  t.  II,  p.  308),  quatre 
d'entre  eus,  Lelandtu, Gabut,  Noël  et  Blanchard,  considérés  comme  meneurs, 
furent  jetés  en   prison  par  déoision   du  Directoire  du  14  brumaire  an  I\ 


I 


HISTOIRE     SOCIALISTE  303 

'  novembre  1795).  Les  difficultés  de  la  vie  suscitèrent  de  nombreuses 
demandes  d'augmentation  de  salaires,  d'autant  plus  justifiées  que  les  chefs 
d'atelier  diminuaient  ceux-ci  lorsque  Ijais^ait  le  prix  des  denrées,  comme 
nous  l'apprend  le  rapport  de  police  du  14  pluviôse  an  IV  (8  février  1790).  Le 
4  frimaire  (25  novembre),  l'augœeiitalion  demandée  ayant  été  refusce  dans 
«  plusii'urs  grands  ateliers  »,  les  ouvriers,  dit  le  rapport,  «  ont  mis  ba>  ». 
M.  Aulard  dans  son  recueil  {Paris  pendant  la  réaction  thermidorienne  et 
sous  le  Directoire)  souvent  signalé  d'oîi  je  tire  ces  renseignements,  paraît 
surpris  de  cette  dernière  expression  qu'il  a  éprouvé  le  besoin  de  signaler 
comme  textuelle  (t.  II,  p.  427);  or  c'est  là  une  expression  ouvrière  que  les 
lyj^ographes,  en  particulier,  emploient  toujours  :  la  mise  bas  est  l'action  de 
déposer  l'outil,  la  cessation  de  travail. 

Le  23  frimaire  (14  décembre),  la  police  surveilla  des  ouvriers  imprimeurs 
qui  s'étaient  rassemblés  dans  un  cabaret  pour  se  concerter  sur  une  augmen- 
tation à  demander.  Le  2  nivôse  (23  décembre),  c'était  le  tour  des  débardeurs 
du  port  Saint-Bernard  qui  s'étaient  réunis  rue  de  Seine,  se  plaignant  de  ne 
plus  pouvoir  vivre.  Le  20  nivôse  (10  janvier  1796),  les  porteurs  de  sacs  de 
grains  employés  au  magasin  de  l'Assomption,  rue  Saint-Honoré,  ayant 
réclamé  une  augmentation  furent  remplacés  par  des  soldats.  Le  lendemain 
(il  janvier),  il  y  eut,  à  l'atelier  où. on  achevait  les  canons,  rue  de  Lille,  un 
refus  des  ouvriers  de  continuer  les  travaux  sans  une  augmentation  ;  le  com- 
missaire de  police  militaire  reçut  l'ordre  de  se  transporter  à  cet  atelier  pour 
faire  cesser  cette  «  mutinerie  ».  En  revanche,  des  rapports  des  20  et  23  nivôse 
(10  et  13  janvier),  il  résulte  que  les  ouvriers  ne  trouvaient  plus  à  s'occuper 
parce  que,  pour  se  venger  de  l'emprunt  forcé,  beaucoup  de  manufacturiers 
fermaient  leurs  établissements,  comptant,  en  accroissant  ainsi  la  misère  de 
leurs  ouvriers  jetés  sur  le  pavé,  les  amener  K  se  soulever,  sans  qu'on  songeM 
à  déranger  un  commissaire  pour  si  peu.  Le  8  prairial  (27  mai),  les  imiprimeurs 
travaillant  à  l'imprimerie  des  lois,  «  prévenus  d'avoir  voulu  exciter  un  mou- 
vemenl  parmi  les  ouvriers  de  cette  imprimerie»,  étaient  arrêtés  par  ordre  du 
Directoire.  Une  quarantaine  d'ouvriers  «  de  l'atelier  du  citoyen  Fouriiier, 
entrepreneur  des  bâtiments  de  la  République  »,  étant  allés  se  plaindre  auprès 
du  juge  de  paix  d'être  insuffisamment  payés,  furent  éconduits  et  menacés 
par  le  jpge,  pour  le  cas  où  ils  se  représenteraient  plus  de  quatre  devant  lui 
(rapport  du  5  messidor  an  IV-23  juin  1796).  Enfin,  le  1"  thermidor  (19  juillet), 
la  troupe  était  envoyée  afin  d'empêcher  un  mouvement  présumé  des  ouvriers 
du  port  Saint-Bernard,  qui  avaient  parlé  «  d'exiger  de  l'augmentation  ».  Le 
payement  des  salaires  en  assignats  ou  en  mandats,  alors  que  les  marchands 
n'acceptaient  que  le  numéraire,  fut  cause  aussi,  dans  cette  même  aunée,  de 
mécontentements  trop  justifiés.  D'après  le  rapport  du  8  messidor  (26  juin), 
des  rassemblements  avaient  eu  lieu  dans  le  faubourg  SainttAntoine,  entre  les 
ouvriers  ébénistes,  chapeliers  et  autres  réclamant  le  payenjent  en  numéraire 


304  HISTOIRE     SOCIALISTE 

et  voulant  «  même  forcer  les  fabricants  à  signer  ces  sortes  de  marchés»;  «on 
fait  surveiller  ces  rassemblements  »,  ajoute  le  rapport.  De  nombreux  ouvriers 
imprimeurs  s'étant  réunis,  le  25  messidor  (13  juillet),  «  à  l'effet  de  délibérer 
sur  leur  payement  qu'ils  ne  veulent  recevoir  qu'en  numéraire  » ,  étaient 
arrêtés  et  «  conduits  dans  différentes  maisons  d'arrêt  ». 

Ce  qui  démontre  combien  le  socialisme  à  cette  époque,  à  ses  débuts, 
était  rudimentaire,  combien  il  négligeait  la  réalité,  c'est  son  indifférence 
absolue  à  l'égard  de  ces  divers  incidents  de  la  lutte  entre  patrons  et  ouvriers. 
Sans  doute,  les  premiers  socialistes  français,  Babeuf  et  ses  amis,  les  Égaux, 
linsi  qu'ils  s'appelaient,  se  sont  indignés  de  la  misère  des  travailleurs  et  en 
ont  poursuivi  la  disparition  ;  mais  ni  eux,  ni  d'autres  d'ailleurs,  ne  se  sont 
alors  doutés  le  moins  du  monde  de  la  portée  théorique  et  pratique  des  con- 
flits, si  modestes  qu'ils  fussent,  éclatant  entre  capitalistes  et  salariés.  S'ils 
ont  eu  le  mérite  de  comprendre  l'importance  de  la  question  économique,  s'ils 
ont,  dès  le  début,  fait  de  celle-ci  le  point  de  départ  du  socialisme,  ils  n'ont 
pas  saisi  le  sens  des  différends  économiques  qui  se  produisaient  sous  leurs 
yeux.  Les  faits  dont  ils  songeaient  à  tenir  compte  étaient  pour  eux  source  de 
mécontentement,  non  d'enseignement.  Au  lieu  de  s'en  inspirer,  ils  préten- 
daient les  mouler  sur  ce  qu'ils  imaginaient  être  a  les  institutions  dictées  par 
la  nature  et  l'éternelle  justice  »  (n»  35  du  Tribun  du  peuple). 

Dans  les  premiers  jours  de  germinal  an  IV  (fin  mars  1796),  Babeuf  et 
deux  de  ses  amis,  Sylvain  Maréchal,  que  son  irréligion  avait  fait  emprisonner 
en  1788,  qui  avait  été  un  des  rédacteurs  du  journal  les  Révolutions  de  Paris, 
que  Babeuf,  on  l'a  vu  chap.  i«',  connaissait  depuis  longtemps,  mais  qui, 
au  début  de  l'an  III,  dans  son  Tableau  historique  des  événements  révolu- 
tionnaires, flétrit  trop  au  goût  du  jour  tous  les  révolutionnaires  vaincus,  y 
compris  Ghaumette,—  et  Félix  Lepeletier,  frère  de  Lepeletier  Saint-Fargeau, 
s'entendaient  pour  constituer  une  organisation  insurrectionnelle.  Ils  s'adjoi- 
gnaient presque  aussitôt  Antonelle  et  prenaient  les  premières  dispositions. 
On  choisit  un  agent  principal  dans  chacun  des  douze  arrondissements  de 
Paris,  et  le  serrurier  Didier,  ancien  juré  du  tribunal  révolutionnaire,  fut 
désigné  comme  intermédiaire  entre  ces  agents  et  le  directoire  secret.  Sur  les 
conseils  de  Didier,  furent  ajoutés  aux  quatre  membres  de  celui-ci  Darthé,  du 
Pas-de-Calais,  grièvement  blessé  à  la  prise  de  la  Bastille,  qui  avait  été,  dans 
la  grande  période  de  la  Révolution,  membre  du  directoire  de  son  départe- 
ment, et  Philippe  Buonarroti,  descendant  de  Michel-Ange,  exilé  de  Toscane, 
h  qui  la  Convention  avait  accordé  le  titre  de  citoyen  français  (27  mai  1793); 
il  devait  être  l'historien  de  la  conjuration,  et  c'est  à  son  ouvrage  {Conspira- 
tion pour  régalité  dite  de  Babeuf)  qu'ont  été  empruntés  la  plupart  des  détails 
de  ce  récit.  Darthé  et  Buonarroti  firent,  à  leur  tour,  admettre  Debon  qui. 
détenu  avec  Babeuf  à  la  prison  du  Plessis,  avait  le  plus  contribué  à  modifier 
ses  opinions  sur  Robespierre.  Ainsi  composé  de  sept  mi  mbres,  le  directoire 


HISTOIRE     SOCIALISTE  305 

ou  comité  secret  se  constituait  définitivement,  le  10  germinal  an  IV  (30  mars 
1796),  chez  Clercx,  tailleur,  10,  rue  Babille  —  petite  rue  presque  au  coin  de 
la  rue  du  Louvre  et  de  la  rue  des  Deux-Ecus,  supprimée  en  1886,  lors  de  la 
transformation  de  la  Halle  au  blé  en  Bourse  du  commerce  — oîi  Babeuf  était 
en  ce  moment  réfugié.  Les  réunions  eurent  lieu  surtout  soit  chez  Clercx,  soit 
chez  Reys,  sellier,  2,  rue  du  Mont-Blanc  —  c'est  aujourd'hui  la  Ghaussée- 
d'Antin,  soit  dans  la  maison  de  Lecœur,  faubourg  Montmartre. 

Le  comité,  aidé  dans  sa  besogne  matérielle  par  un  secrétaire,  Nicolas 
Pillé,  qu'avait  procuré  Lepeletier,  s'occupa  tout  de  suite  de  son  œuvre  de 
propagande  ;  il  avait  institué  à  cet  effet  un  grand  nombre  de  petites  réunions 
inconnues  les  unes  aux  autres,  mais  toutes  dirigées  par  de  vaillants  citoyens 
qui  agissaient  sous  l'inspiration  des  agents  des  douze  arrondissements;  ces 
agents  étaient,  dans  l'ordre  des  arrondissements:  Nicolas  Morel,  Baudement, 
Mennessier,  Bouin,  Guilhera,  Claude  Piquet,  Paris,  Cazin,  Deray,  Pierron, 
Bodson  et  Moroy.  Ils  avaient  aussi  à  répandre  les  écrits  et  les  journaux 
indiqués  par  le  comité.  Le  plus  important  de  ces  écrits  fut  l'Analyse  de  la 
doctrine  de  Babeuf,  tribun  du  peuple,  proscrit  par  le  Directoire  exécutif 
pour  avoir  dit  la  vérité.  Buonarroli  n'en  indique  pas  l'auteur  et,  lors  du 
procès,  Babeuf  dit  à  ce  sujet  :  «  Ce  n'est  pas  moi  qui  suis  l'auteur  de  cet 
ouvrage;  cependant  j'y  ai  donné  mon  approbation  :  c'est  moi  qui  en  ai  permis 
l'impression,  qui  ai  consenti  à  ce  qu'elle  filt  affichée  et  distribuée  »  [Débats 
du  procès  instruit,  par  la  Haute  Cour  de  justice  séante  à  Vendôme,  contre 
Drouet,  Babeuf  et  autres,  recueillis  par  des  sténographes,  t.  II,  p.  371). 
Voici  le  texte  complet  de  ce  placard  distribué  et  affiché  à  profusion  le  20  ger- 
minal (9  avril). 

«  i.  La  nature  a  donné  à  chaque  homme  un  droit  égal  à  la  jouissance 
de  tous  les  biens. 

«  2.  Le  but  de  la  société  est  de  défendre  cette  égalité  souvent  attaquée 
par  le  fort  et  le  méchant  dans  l'état  de  nature,  et  d'augmenter,  par  le  con- 
cours de  tous,  les  jouissances  communes. 

e  3.  La  nature  a  imposé  à  chacun  l'obligation  de  travailler.  Nul  n'a  pu 
sans  crime  se  soustraire  au  travail. 

«  4.  Les  travaux  et  les  jouissances  doivent  être  communs  ài  tous. 

«  5.  Il  y  a  oppression  quand  l'un  s'épuise  par  le  travail  et  manque  de 
tout,  tandis  que  l'autre  nage  dans  l'abondance  sans  rien  faire. 

«  6.  Nul  n'a  pu  sans  crime  s'approprier  exclusivement  les  biens  de  la 
terre  ou  de  l'industrie. 

€  7.  Dans  une  véritable  société,  il  ne  doit  y  avoir  ni  riches  ni  pauvres. 

«  8.  Les  riches  qui  ne  veulent  pas  renoncer  au  superflu  eu  faveur  des 
indigents,  sont  les  ennemis  du  peuple. 

«  9.  Nul  ne  peut,  par  l'accumulation  de  tous  les  moyens,  priver  un 


306  HISTOIRE     SOCIALISTE 

autre  de  riiistruction  nécessaire  pour  son  bonheur;  l'instruction  doit  être 
commune. 

«  10.  Le  but  de  la  révolution  est  de  détruire  l'inégalité  et  de  rétablir  le 
bonheur  de  tous. 

«  11.  La  révolution  n'est  pas  finie,  parce  que  les  riches  absorbent  tous 
les  biens  et  commandent  exclusivement,  tandis  que  les  pauvres  travaillent 
en  véritables  esclaves,  languissent  dans  la  misère  et  ne  sont  rien  dans 
l'Etat. 

«  12.  La  Constitution  de  1793  est  la  véritable  loi  des  Français,  parce  que 
le  peuple  l'a  solennellement  acceptée;  parce  que  la  Convention  n'avait  pas 
le  droit  de  la  changer;  parce  que,  pour  y  parvenir,  elle  a  fait  fusiller  le  peuple 
qui  en  réclamait  l'exécution  ;  parce  qu'elle  a  chassé  et  égorgé  les  députés  qui 
faisaient  leur  devoir  en  la  défendant;  parce  que  la  terreur  contre  le  peuple 
et  l'influence  des  émigrés  ont  présidé  à  la  rédaction  et  à  la  prétendue  accep- 
tation de  la  Constitution  de  1795,  qui  n'a  eu  pour  elle  pas  même  la  quatrième 
partie  des  suffrages  qu'avait  obtenus  celle  de  1793;  parce  que  la  Constitution 
de  1793  a  consacré  les  droits  inaliénables  pour  chaque  citoyen  de  consentir 
les  lois,  d'exercer  les  droits  politiques,  de  s'assembler,  de  réclamer  cp  qu'il 
croit  utile,  de  s'instruire  et  de  ne  pas  mourirde  faim,  droits  que  l'acte  contre- 
révolutionnaire  de  1795  a  ouvertement  et  complètement  violés. 

«  13.  Tout  citoyen  est  tenu  de  rétablir  et  de  défendre,  dans  la  Constitu- 
tion de  1793,  la  volonté  et  le  bonheur  du  peuple. 

«  14.  Tous  les  pouvoirs  émanés  de  la  prétendue  Constitution  de  1795 
sont  illégaux  et  contre-révolutionnaires. 

«  15.  Ceux  qui  ont  porté  la  main  sur  la  Constitution  de  1793  sont  cou- 
pables de  lèse-majesté  populaire.   » 

Dans  un  rapport  du  22  au  23  germinal  (11  au  12  avril)  à  l'état-major  de 
l'armée  de  l'intérieur  (recueil  de  M.  Aulard),  il  est  dit  que  ce  placard  «  a  été 
applaudi  de  la  plupart  de  ceux  qui  l'ont  lu,  notamment  des  ouvriers  ».  Quant 
au  Manifeste  des  Égaux  souvent  cité,  il  ne  fut  connu  que  par  le  procès  et 
Buonarroli  (t.  I",  p.  115,  note)  nous  a  expliqué  pourquoi  :  «  Sylvain  Maré- 
cbal,  a^t-il  écrit,  rédigea  le  fameux  Manifeste  des  Egaux,  auquel  le  direc- 
toire secret  ne  voulut  pas  qu'on  donnât  aucune  publicité,  parce  qu'il  n'ap- 
prouvait ni  l'expression  :  «  Périssent,  s'il  le  faut,  tous  les  arts,  pourvu  qu'il 
«nous  reste  l'égalité  réelle  1  »  ni  l'autre  :  «  Disparaissez  enfin,  révoltante 
«  distinction  de  gouvernants  et  de  gouvernés.  »  Il  «  n'aurait  peut-être  jamais 
vu  le  jour,  sans  la  publicité  qu'a  bien  voulu  lui  donner  le  tribunal  »,  avait 
déjà  dit  Babeuf  dans  sa  défense  (Advielle,  Histoire  de  Gracchus  Babeuf, 
t.  Il,  p^  B2).  Les  journaux  que  faisait  répandre  le  comité  secret,  étaient  le 
Triàtin  du  peuple  elï'Éclaireur  du  peuple  fondé  par  Duplay,  l'ami  de  Robes- 
pierre, et  qui  eut,  du  12  ventôse  (2  mars)  au  8  floréal  (27  avril),  sept  numé- 
ros. Ces  journaux,  du  reste,  ressemblaient  plus  à  des  brochures   d'actualité 


HISTOIRE    SOCIALISTE  307 

qu'à  nos  journaux.  Les  Égaux  eurent  recours  enfin  aux  chansons.  Voici  quatre 
des  onze  couplets,  signés  «  M  »  —  copiés  sur  le  placard  original  des  Archives 
nationales  (W  ^  561,  IS"""  liasse)  —  de  celle  qui  eut  le  plus  de  succès  parmi 
les  ouvriers,  et  dont  l'auteur  fut  Sylvain  Maréchal  (Buonarroti,  t.  II,  p.  230, 
note).  L'air  était  celui  de  :  On  doit  soixante  mille  francs  ou  C'est  ce  qui  me 
désole,  dans  un  opéra-comique  de  1787,  les  Dettes,  de  Ghampeia. 

CHANSON  NOUVELLE  A  L'USAGE  DES  FAUBOURGS 

!"■   COUPLET 

Mourant  de  faim,  mourant  de  froid. 
Peuple'  dépouillé  de  tout  droit. 

Tout  bas  lu  te  désoles  :  (bis) 
Cependant  le  riche  effronté, 
Qu'épargna  jadis  (a  bonlé. 

Tout  haut,  il  se  console,  (bis) 

2°   COUPLET 

Gorgés  d'or,  des  tiommes  nouveaux, 
Sans  peines,  ni  soins,  ni  travaux, 

S'emparent  de  la  ruche  :  (6îs) 
Et  toi,  peup'e  laborieux. 
Mange,  et  digère  si  tu  peux, 

Du  fer,  comme  l'autruche,  (bis) 

9"    COUPLET 

Hélas  I  du  bon  peuple  aux  abois. 
Fiers  comp  i;;nons,  vainqueurs  des  rois, 

Soldats  couverts  de  gloire  !  (bis) 
Las!  on  ne  vous  reconnaît  plus. 
Eh!  quoi!  seriez-vous  devenus 

Les  gardes  du  prétoire?  (bis) 

10°    COUPLET 

Le  peuple  et  le  soldat  unis, 
Ont  bien  su  réduire  en  débris 

Le  trône  el  la  Bastille  :  (bis) 
Tyrans  nouveaux,  hommes  d'État, 
Craignez  le  peuple  et  le  soldat 

Réunis  en  famille,  (bis) 

Le  comité  secret  comptait  surtout  sur  les  ouvriers,  sur  «  le  zèle  des  pro- 
létaires, seuls  vrais  appuis  de  réu:alité  >>,  a  écrit  Buonarroti  (t.  1",  p.  189),  et, 
en  particulier,  sur  les  travailleurs  des  faubourgs  Saint-Marcel  et  Saint- An- 
toine; c'est  sur  eux  qu'il  s'efforça  avant  tout  d'exercer  sa  propagande.  Sa 
circulaire  du  19  germinal  an  IV  (8  avril  1796)  à  ses  agents  principaux  dans 
les  arrondissements,  leur  demandait  de  lui  donner  le  «  compte  des  ateliers 
qui  peuvent  s'y  trouver,  du  .nombre  des  ouvriers  qui  y  sont  employés,  du 
genre  de  leurs  travaux,  de  leur  O'inion  connue,  etc.  ».  {Copie  des  pièces  sai- 
sies dans  le  local  que  Babeuf  oicnj.ait  lors  de  son  arrestation,  t.  II,  p.  173^ 


308  HISTOIRE    SOCIALISTE 

En  résumé,  parmi  les  ouvriers,  il  recherchait  et  devait  trouver  des  adhé- 
sions collectives;  dans  la  petite  bourgeoisie,  il  ne  pouvait  et  ne  devait  avoir 
que  des  adhérents  individuels.  Au  faubourg  Saint-Marcel,  nous  voyons  {Idem, 
t.  I",  p.  278  et  279)  que  Moroy,  l'agent  du  XII'  arrondissement,  signale,  le 
24  germinal  (13  avril),  deux  teintureries,  l'une  ayant  près  de  quatre-vingts 
ouvriers,  l'autre  une  trentaine,  «  tous  sans-culottes  »,  «  une  vingtaine  de 
tanneries  occupant  au  maximum  cinquante  ouvriers,  et  au  minimum  une 
quinzaine,  même  opinion  que  ci-dessus  pour  les  ouvriers,  aucun  entrepre- 
neur ne  vaut  rien»,  «  autant  de  mégisseries  »  dans  les  mêmes  conditions.  La 
propagande  ne  fut  pas  inefficace  puisque,  après  l'arrestation  de  Babeuf,  dans 
une  lettre  du  20  prairial  an  IV  (8  juin  1796)  adressée  au  bureau  central,  on 
lit,  à  propos  des  chantiers  de  la  Grenouillère,  —  c'était  alors  le  nom  de  la 
partie  du  quai  à  gauche  et  à  droite  du  Palais  Bourbon  —  «  les  partisans  de 
la  doctrine  de  Babeuf  paraissent  y  avoir  fait  un  grand  nombre  de  prosélytes» 
(Archives  nationales,  F 7,  71G0-6202). 

Un  des  soucis  du  comité  secret  était  l'armée.  Nous  avons  vu  que,  tandis 
qu'on  la  faisait,  en  Prairial  et  en  Vendémiaire,  intervenir  contre  les  patrio- 
tes et  contre  les  royalistes  dans  la  politique  intérieure,  on  désarmait  suc- 
cessivement les  citoyens;  l'armée  était  devenue  ainsi  la  seule  force  organisée. 
Pour  faire  comprendre  la  transformation  qu'opéra  chez  les  militaires  cet  ac- 
croissement de  puissance  sans  contrepoids,  je  me  bornerai  à  citer,  sans  y 
changer  un  mot,  un  document  qui  n'était  pas  destiné  à  la  publicité,  un  rap- 
port de  police  du  5  frimaire  an  IV  (26  novembre  1795)  ;  il  décrit  dans  le  style 
ampoulé  de  l'époque  ce  que,  le  17  août  1899,  le  général  Roget  devait,  avec 
une  indulgence  caractéristique,  appeler  de  «  petits  travers  »  (Le  Temps,  18 
août  1899)  :  «  De  tous  les  genres  de  fléaux  qui  nous  harcèlent,  la  domination 
militaire  n'est  pas  le  moindre;  l'on  rencontre  partout  Mars  en  habits  de  com- 
bats et  en  partie  de  débauche  ;  tantôt  il  menace  de  mitrailler  les  marchands 
de  comestibles;  tantôt  il  vend  sa  protection  aux  débitantes  frauduleuses  qui 
trompent  impunément  le  public;  partout  on  voit  l'esprit  de  domination  dont 
il  s'arroge  les  avantages  et  dont  il  fait  justement  appréhender  les  suites.  G 
vous  qui  fournissez  à  ses  plaisirs,  ainsi  qu'à  ses  dépenses,  tremblez  de  vous 
livrer  avec  sécurité  aux  désastreux  avantages  d'un  tel  appui  1  II  vend  tou- 
jours cher  ses  services,  et  les  premiers  objets  sacrifiés  à  ses  ressentiments 
sont  toujours  ceux  qui  tentent  de  le  rappeler  aux  devoirs  et  qui  lui  retran- 
chent ses  jouissances  »  (recueil  de  M.  Aulard,  t.  II,  p.  428). 

Pour  essayer  de  réveiller  l'ancien  esprit  démocratique  de  l'armée,  Ba- 
beuf, dans  le  n*  41  du  Tribun  du  peuple  (10  germinal  -  30  mars),  s'adressait 
aux  soldats  :  «  C'est  vous,  leur  disait-il,  qui  êtes  peuple  ;  c'est  vous,  soldatf 
de  la  République,  que  l'on  oppose  à  une  autre  portion  du  peuple  1 . . .  Non  1  vous 
ne  serez  point  les  vils  satellites,  les  instruments  cruels  et  aveugles  des  enne- 
mis du  peuple  et,  par  conséquent,  des  vôtres  ».  Dans  le  n"  5  de  VEclaireur 


^ 


HISTOIRE     SOCIALISTE  309 

que,  devant  la  Haute  Cour,  il  reconnut  avoir  rédigé  [Débats  du  procès, 
t.  II,  p.  365),  Babeuf  s'adressait,  de  nouveau,  à  eux  :  «  Hors  du  service  mili- 
taire, vos  chefs  sont  vos  égaux.  Si  l'un  d'eux  vous  trouvant  occupé  à  lire  ma 
feuille  véridique,  voulait  vous  priver  de  ce  droit,  répondez-lui  :  «  J'ai  monté 
«  ma  garde,  j'ai  fait  mon  service  ;  comme  soldat,  je  t'ai  obéi  pendant  mon 
«  service  militaire;  comme  citoyen  libre,  j'userai  de  mes  droits  et  je  ne  me 
c  soumettrai  jamais  à  l'empire  d'un  individu.  » 

Pour  diriger  la  propagande  auprès  des  soldats,  le  comité  secret  avait 
ajouté  successivement  aux  agents  d'arrondissement  des  agents  militaires  : 


ILS  SONT  ÉGAUX  DANS   LA  SOCIÉTÉ   COMME  DEVANT  LA  NATVRB 

Composition  de  Prudhon  gravée  par  Copia  (Bibliothèque  Nationale.) 

l'ancien  général  Fyon  pour  les  Invalides,  Germain  pour  la  légion  de  police, 
troupe  choi  sie  de  9000  hommes,  Massey  pour  les  détachements  can  tonnés  à  Fran- 
ciade  (nom  révolutionnaire  de  Saint-Denis),  Vaneck,  qui  avait  parlé  à  la 
Convention  au  nom  du  peuple  le  12  germinal  an  III,  pour  les  troupes  en  gé- 
néral, et  Georges  Grisel  pour  le  camp  de  Grenelle.  Désigné  le  26  germinal 
(15  avril),  ce  dernier  avait  élé  présenté  par  Darthé  qui  l'avait  connu  au  café 
des  Bains  chinois  où  il  fréquentait  les  patriotes;  il  était  capitaine  à  la  suite 
dans  le  3'  bataillon  de  la  38°  demi-brigade  de  ligne  campée  à  Grenelle.  Outre 
Germain,  Fyon  et  Grisel  furent,  à  partir  du  11  floréal  (30  avril),  spécialement 
membres  du  comité  militaire  d'insurrection  organisé  à  cette  date,  l'ancien 
adjudant-général  Massart  et  l'ancien  général  Rossignol. 

Inquiet  du  commencement  d'agitation  qui  suivit  toute  cette  propagande 
et,  en  particulier,  l'affichage  et  la  distribution  de  Y  Analyse  de  la  doctrine 

UT.    432.  —    BISTOIBB  SOCIALISTB,    —    THERXIUOR   ET   DIRECTOIRE.  UV.  433. 


310  HISTOiaE    SOOlAiLISTE 

de  Babeuf,  le  Directoire  lança,  le  iû  j^ermioal  (14  avril),  une  proclamation 
aussi  odieuse  que  ridicule,  dénonçant  aux  «  citoyens  de  Paris  »  les  mécon-  ^ 
lents  dont  il  dénaturait  les  inlenlions,  les  accusant  de  vouloir  «  mettre  en  1 
aiilivité  le  code  atroce  et  impraticable  de  93,  opérer  le   prétendu  partage 
égal  de  toutes  les  propriétés,  même  des  ménages  les  plus  simples  et  de  la 
plus  petite  boutique  :  Us  veulent  le  pillage;  ils  veulent,  -en  un  u.ut,  relever 
les  échafauds  et  se  baigner  comme  jadis  dans  votre  sang  pour  se  gorger  de 
vos  richesses  et  du  plus  miace  produit  de  vos  travaux  ».  Presque  aussitôt  un 
message  provoquait  le  vote  d'une  loi  épouvantable.  Par  l'article  1"  de  la  loi 
du  27  germinal  an  IV  (16  avril  1796),  votée  au  Conseil  des  Cinq-Cents,  sans 
que  personne  l'y  eût  ouvertement  combattue,  à  l'unanimité  moins  douze  ; 
voix,  «t  au  Conseil  des  Anciens  à  l'unanimité,  la  peine  de  mort  était  édic- 
té i  contre  «  tous  ceux  qui,  par  leurs  discours  ou  par  leurs  écrits  imprimés,  "^ 
soit  distribués,  soit  affichés,  provoquent  »  au  rétablissement  de  la  royauté 
ou  de  la  Constitution  de  1793,  au  «  partage  des  propriétés  particulières  sous 
le  nom  de  loi  agraire  ou  de  toute  autre  manière  ».  Cette  peine  était  com- 
muée en  déportation  si  le  jury  déclarait  qu'il  y  avait  des  circonstances  atté- 
nuantes. Tar  l'article  5  était  organisée  la  répression  des  «  attroupements  sé- 
ditieux ».  Le  lendemain,  28  germinal  (17  avril),  nouvelle  loi  contre  la  presse;  l_ 
à  cette  loi  qui  fut  la  première  ne  concernant  que  le  régime  de  celle-ci,  a  été  "^ 
due  la  responsabilité  de  l'im-irimeur  :  elle  exigeait,  pour  toutes  les  publica-"" 
lions  périodiques,  le  nom  de  l'auteur,  le  nom  et  la  demeure  de  l'imprimeur;  •• 
elle  interdisait,  sous  peine  de  poursuites,  de  vendre,  distribu  er,  colporter  ou 
afficher  celles  qui  ne  se  conformeraient  pas  à  cette  exigence. 

Le  Directoire  avait  continué  à  traiter  la  liberté  de  presse  et  de  réuniom^, 
comme  les  thermidoriens  (chap.  m)  et,  à  défaut  de  loi,  à  n'écouter  que  sonî 
caprice.  Nous  l'avons  vu,  dans  le  chapitre  précédent,  déférer  le  n°  35  dUf 
Tribun  du  peuple  au  jury  d'accusation  de  la  Seine  41  frimaire-  2  décembre), 
puis  (13  pluviôse-2  février)  le  n°  39.  Tandis  que  la  première  poursuite  aboutis- 
sait à  la  déclaration  du  jury  qu'il  n'y  avait  lieu  à  accusation  ni  contre  Babeuf, 
ni  contre  les  deux  écrivains  royalistes  poursuivis  en  même  temps  que  lui  (10..^ 
nivôse -31  décembre),  la  seconde  était  plus  beureuse  :  le  jury  déclarait  qu'iji' 
y  avait  lieu  à  accusation  contre  Babeuf,  mais  non  contre  les  royalistes  Ri-^' 
cher  de  Serizy  et  Suard  (7  ventôse -26  février).   Le  jury  est  une  excellente    B' 
institution,  à  la  condition  cependant  qu'il  ne  constitue  pas  un  privilège  pour 
certains  au  détriment  des  autres;  c'est  ce  qu'il  est  malheureusement  encore, 
c'est  ce  qu'il  était  alors  en  vertu  des  articles  483  et  485  du  Code  des  délits  et 
des  peines  du  3  brumaire  an  IV  (25  octobre  1795). 

Le  Conseil  des  Cinq-Cents  sollicité  de  régulariser  l'arbitraire  gouverne- 
mental en  cette  matière,  avait  nommé,  le  19  frimaire  (10  décembre),  «  une 
commission  de  cinq  membres  chargée  de  présenter  un  projet  de  loi  pour  ga- 
rantir la  liberté  de  la  presse  des  atteintes  qui  pourraient   lui  être  portées, 


HISTOIRE     SOCIALISTE  311 

pour  classer  et  préciser  les  ditîérents  délits  qui  peuvent  êtt-e  cominis  par 
l'abus  de  cette  liberté,  et  pour  indiquer  les  moyens  qui  peuvent  être  em- 
ployés pour  les  réprimer  ».  Le  30  pluviôse  (19  février)  Roger  Martin  déclarait 
qu'il  était  «  urgent  de  mettre  des  bornes  »  à  la  «  licence  >=  de  la  presse;  le  2 
ventôse  (21  février),  Delaunay  (d'Angers)  réclamait  «  une  loi  prohibitive  », 
et,  le  23  (13  mars),  le  Conseil  abordait  la  discussion;  il  la  clôtura  le  29(19 
mars)  en  passant  à  «  l'ordre  du  jour  sur  toute  proposition  tendant  à  établir 
des  mesures  prohibitives  de  la  liberté  de  la  presse  ».  Nous  venons  de  voir 
qu'en  germinal  (avril)  il  ne  fit  pas  de  mène. 

Le  comité  secret  n'en  continua  pas  moins  son  œuvre;  il  rédigea  un 
«  acte  d'insurrection  »  dont  l'apparition  devait  être  le  signal  du  mouve- 
ment, et  constitua  l'autorité  chargée  d'en  appliquer  les  dispositions.  Pensant 
que  c'est  à  ceux  qui  ont  travaillé  à  «  la  destruction  de  la  tyrannie  »  que  !a 
nation  «  délègue  néce-sairement  le  droit  de  prendre  les  mesures  provisoires 
indispensables  »,  que  c'est,  par  suite,  à  la  minorité  parisienne  insurgée^ 
cette  opinion  devait  devenir  plus  tard  une  des  idées  fondamentales  de  Blan- 
qui  qui  connut,  on  le  sait,  Buonarroti  —  qu'appartenait  le  droit  de  pourvoir 
au  remplacement  du  gouvernement  par  elle  renversé,  il  décida  de  faire 
nommer,  sur  sa  présentation,  par  le  peuple  de  Paris  insurgé,  réuni  à  cet 
effet  place  de  la  Révolution,  une  assemblée  nationale  comprenant  un  démo- 
crate par  département.  Dans  une  des  listes  dressées  pour  cette  présentation 
pav  Biiheuf  {Copie  des  pièces  saisies...,  t.  I",  p.  71)  et  oii  se  retrouvent  les  noms 
des  principaux  conjurés,  je  signalerai,  pour  la  Seine-Inférieure,  Pierre  Doli- 
vier,  ancien  curé  de  Mauchamps,  à  12  kilomètres  d'Etampes,  dont  il  a  été 
question  précédemment  (voir  chap.  xi  §  4)  et  dont  le  nom  se  rencontre  en- 
core deux  fois  dans  les  papiers  de  Babeuf  (Copie  des  pièces  saisies...,  t.  I", 
p.  68  et  75),  avec  un  ixemplaire  de  son  Essai  sitr  la  justice  primitive. 

Dans  r  «  acte  d'insurrection  »,  le  comité  secret,  malgré  les  défauts  qu'il 
trouvait  à  la  Constitution  de  1793,  la  considérant  comme  un  «  acheminement 
à  un  plus  grand  bien»,  c'est-à-dire  rattachantlai-mênieson  œuvre  à  l'œuvre  dé- 
mocratique précédemment  accomplie  qu'il  voulait  seulement  pousser  plu>  loin, 
réclamait  celte  constitution;  puis  il  indiquait  des  mesures  de  nature  à  ral- 
lier la  masse  :  «  des  vivres  de  toute  espèce  seront  portés  au  peuple  sur  les 
places  publiques;...  les  malheureux  de  toute  la  République  seront  immédia- 
tement logés  et  meublés  dans  les  maisons  des  conspirateurs;...  les  effets  ap- 
partenant au  peuple,  déposés  au  Mont-de-piété,  seront  sur-le-champ  gratui- 
tement rendus;...  tous  les  biens  des  émigrés,  des  conspirateurs  et  de  tous 
les  ennemis  du  peuple  seront  distribués  sans  délai  aux  défenseurs  de  la  pa- 
trie et  aux  malheureux  ».  Cette  distribution  n'était  que  la  réalisation  des 
promesses  faites  et  non  encore  tenues;  en  en  faisant  un  article  de  son  pro- 
gramme, le  comité  s'adaptait  aiix  faits;  le  sens  pratique  l'emportait  ici  sur 
le  système  préconçu,  et  Buonarroti  a  beau  s'évertuer  à  démontrer  que  cette 


312  HISTOIRE     SOCIALISTE 

distribution  n'était  pas  «  contraire  à  l'esprit  de  la  communauté  à  laquelle  on 
voulait  arriver  »,  il  n'a  raison  —  étant  donné  que  la  tactique  adoptée  était 
habile  sans  rien  avoir  de  répréhensible  —  que  lorsqu'il  dit:  «  le  grand  point 
était  de  réussir,  et  le  direcLoire  secret...  avait  senti  que,  pour  y  parvenir,  il 
ne  lui  fallait  ni  lro[i  de  réserve,  ce  qui  eût  pu  décourager  ses  vrais  amis,  ni 
trop  de  précipilation,  ce  qui  eût  trop  grossi  le  nombre  de  ses  ennemis  » 
(t.  I",  p.  156).  On  le  voit,  Buonarroti  a  eu  parfaitement  conscience  des  con- 
cessions nécessaires;  il  ne  se  contentait  pas  de  les  accepter  proposées  par 
d'autres,  il  en  prenait  l'initiative;  seulement,  par  suite  de  ce  travers  com- 
mun à  beaucoup  de  révolutionnaires,  il  transigeait  sans  vouloir  en  avoir 
l'air.  C'est  encore  un  défaut  très  répandu  de  confondre  l'adliésion  sans  parti 
pris  à  la  réalisation  progressive  d'une  transformation  sociale  avec  la  résis- 
tance à  celte  transformation;  moins  de  rigorisme  intraitable  dans  les  paroles 
et  plus  d'accord  constant  entre  les  paroles  et  les  actes  contribueraient  à  dis- 
siper cotte  confusion  qui,  par  sa  persistance  et  son  développement,  pourrait 
avoir  dans  la  pratique  des  conséquences  fâcheuses  pour  tous.  Un  article  de 
r  «  acte  d'insurrection  »  portait  :  «  les  propriétés  publiques  et  particulières 
sont  mises  sous  la  sauvegarde  du  peuple  »;  Buonarroti  explique  d'une  façon 
très  judicieuse  que  toutes  les  mesures  prises  auraient  été  exécutées  réguliè- 
rement et  que  toute  tentative  de  pillage  aurait  été  réprimée;  «  c'est  aux  lois 
seules,  dit-il,  à  rétablir  l'égalité  »  (t.  I"',  p.  195,  note),  tandis  que  le  pillage 
ne  pouvait  aboutir  qu'à  de  «  nouvelles  inégalités  ».  Il  est  à  noter  que  le  plan 
d'organisation  de  Babeuf  et  de  ses  amis  comportait  «  l'usage  des  machines 
et  procédés  propres  à  diminuer  la  peine  des  hommes  »  (t.  II,  p.  309). 

Babeuf  se  préoccupait,  du  reste,  d'abréger,  par  l'universalisation  du 
travail,  le  temps  de  travail  quotidien  de  ceux  qui  travaillent  trop;  c'est  ce 
que  constate,  le  28  germinal  an  IV  (17  avril  1796),  sa  Réponse  à  une  lettre 
signée  M...  V...  qui  lui  avait  soumis  diverses  objections  ;  Buonarroti  a  repro- 
duit cette  brochure  dans  son  tome  II  auquel  renvoi  ent  les  citations  suivan- 
tes :  si  c'est  beaucoup  pour  soulager  ceux  qui  sont  «  condamnés  exclusive- 
ment à  la  fatigue  »,  qu'il  voulait  répartir  le  travail  «  sur  tous  les  sociétaires 
(j'ai  déjà  signalé  l'emploi  de  ce  mot  au  début  du  chap.  vi)  valides  »,  c'est 
aussi  pour  augmenter  «  les  richesses  de  la  société  »  (p.  217),  et  il  protestait 
contre  l'accusation  d'aboutir  au  «  dépérissement  des  beaux-arts  »  (p.  218)  ; 
après  avoir  de  nouveau  repoussé  toute  idée  de  partage  —  «  le  système  de 
l'égalité  exclut  tout  partage  »  (p.  215)  —  il  disait  :  «  Que  chacun  travaille 
pour  la  grande  famille  sociale  (par  cette  expression,  Babeuf  ne  semble-t-il  pas 
prévoir  le  mot  socialisme  comme  il  a  prévu  la  chose?),  que  chacun  en  reçoive 
l'existence,  les  plaisirs  et  le  bonheur,  voilà  la  voix  de  la  nature  »  (p.  218)  ; 
il  voulait  que  «  chaque  individu,  avec  la  moindre  peine,  puisse  jouir  de  la 
vie  la  plus  commode  (p.  220)...  Une  très  courte  occupation  journalière  assu- 
rerait à  chacun  une  vie  plus  agréable  et  débarrassée  des  inquiétudes  dont 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


313 


nous  sommes  conlinuellemeot  minés  »  (p.  223).  «  Tous  les  raisonnements 
des  économistes  ne  pourront  jamais  convaincre  les  hommes  de  bon  sens  et 
de  bonne  foi,  qu'il  est  souverainement  juste  que  ceux  qui  ne  font  rien  aient 
tout  et  enchaînent,  avilissent  et  maltraitent  ceux  qui,  faisant  tout,  n'ont 
presque  rien  »  (p.  224).  II  aspirait  à  voir  «  les  hommes  éclairés  et  habitués 
au  travail  par  l'éducation  commune,  aimer  la  patrie  plus  qu'ils  n'aiment  au- 
jourd'hui leurs  familles  »  (p.  225),  et,  à  la  crainte  que  des  troubles  n'accora- 


L'Egalité. 

Allégorie  de  Darcis. 

^D'après  une  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 

pagnassent  le  passage  du  régime  existant  à  celui  de  l'égalité,  il  répondait  : 
«  Le  désordre  et  l'anarchie  existent  réellement  dans  toutes  les  sociétés  ac- 
tuelles de  l'Europe;...  il  vaudra  bien  la  peine  de  courir  le  danger  de  quel- 
ques écarts  momentanés  pour  mettre  fin  à  la  grande  anarchie  organisée  et 
perpétuelle  et  pour  rétablir  un  système  de  bonheur  «  (p.  228). 

Dans  le  43'  et  dernier  n"  du  Tribun  du  peuple  (5  floréal  an  IV -24  avril 
1796),  Babeuf  répondait  aux  calomnies  de  la  proclamation  du  Directoire  du  25 
germinal  (14  avril),  de  vouloir  piller  les  petites  boutiques  et  d'être  payé  par 
«  l'étranger  »,  qui  sont  restées  les  seuls  arguments,  contre  les  socialistes,  des 
souteneurs  du  capitalisme  et  des  stipendiés  de  tous  les  partis  rétrogrades 
trafiquant  du  patriotisme  quand  ils  ne  vendent  pas  leur  patrie  :  «  Comme  si. 


314  HISTOIRE     SOCIALISTE 

au  contraire  rie  vouloir  ce  que  prétend  le  gouvernement,  nous  n'avions  pas 
toîjjours  anrour-é  que  nous  voulions  remonter,  fortifier  les  minces  boutiques 
et  les  pi^tits  ménages,  en  y  faisant  rentrer  au  moins  l'équivalent  de  ce  que 
le  brigandage  légal  en  a  fait  sortir...  Comme  si  nous  n'avions  pas  toujours 
dit  que  nous  ne  voulicms  que  démolir  les  fortunes  colossales  et  améliorer 
toutes  les  autres...  Comme  s'il  n'était  pas  constant  que  le  Directoire  a  voulu 
cous  payer,  lui,  pour  être  son  complice  et  pour  exister  tranquille  et  protégé 
par  lui.  Comme  s'il  n'était  pas  encore  constant  que  nous  avons  préféré,  pour 
arracher  le  peuple  à  sa  barbare  domination,  de  marcher  chaque  jour  à  tra- 
vers la  misère  et  les  périls,  et  de  braver  les  nuées  de  satellites  et  les  écha- 
fauds  ». 

Quant  à  l'argent,  on  ne  peut  pas  dire  que  la  seule  somme  qui  vint  d'une 
individualité  non  française  était  un  subside  «  étranger  »  dans  le  sens  coupa- 
ble que  le  Directoire  attribuait  à  ce  mot  et,  par  dessus  le  marché,  (die  ne  fut 
pas  utilisée  :  »  La  plus  forte  somme,  dit  Buonarroti  (t.  ;'=^  p.  166),  que  le  di- 
rectoire secret  eut  à  sa  disposition  fut  celle  de  250  francs  en  numéraire,  en- 
voVée  par  le  ministre  d'une  république  alliée;  elle  fut  saisie  ;ar  les  agents 
de  police...  le  21  floréal  ».  Il  n'y  avait  alors  qu'une  seule  république  «alliée  » 
de  la  République  française,  c'était  la  République  batave;  mais  celle-ci  avait 
deux  ministres  plénipotentiaires  à  Paris  :  Jacques  Blauw  et  Gaspar  Meyer;  or, 
au  sujet  du  premier,  ancien  magistrat  de  la  ville  de  Gouda  et  habitant  rue 
du  Mont-Blanc,  au  coin  de  la  rue  Chantereine  (actuellement  Chausscc-d' An- 
tin,  au  coin  de  la  rue  de  la  Victoire),  cest-à-dire  irès  de  chez  Reys,  sellier, 
'  où  habita  Babeuf  et  oîi  se  réunit  le  comité,  on  lit  dans  les  Mémoires  de  Bar- 
ras, à  la  date  de  prairial  an  IV  (juin  1796)  :  «  Le  ministre  Cochon  vient  faire 
un  rapport  contre  des  ambassadeurs  soupçonnés  de  sympathie  avec  les  opi- 
nions libérales,  particulièrement  contre  M.  Blauw,  ambassadeur  de  Hollande, 
qu'il  dit  lié  avec  les  Jacobins.  Le  Directoire  se  livrant  aux  injustices  du  mi- 
nistre Cochon,  décide  que  l'on  demandera  le  rappel  de  l'estimable  Blauw  » 
(t.  II,  p.  148),  et,  à  la  date  du  11  messidor  (29  juin)  :  «  L'ambassadeur  Blauw 
désirait  rester  à  Paris  pour  sa  santé.  L'estimable  Hollandais  n'est  qu'un  anar- 
chiste, suivant  Le  Tourneur  »  (t.  II,  p.  160).  De  fait,  Blauw  ne  tardait  pas  à 
quitter  Paris,  et  Meyer  resta  seul  pour  représenter  la  République  batave.  11 
est  donc  permis  de  supposer  que  c'est  Blauw  qui  donna  les  250  francs. 

Peu  rassuré  par  l'esprit  d'une  partie  de  la  légion  de  police,  le  gouverne- 
ment voulut,  le  9  floréal  (28  avril),  faire  sortir  de  Paris  les  deux  bataillons 
les  plus  remuants.  Ceux-ci  refusèrent  d'obéir  et  le  comilé  secret  songeait  à 
profiter  de  la  circonstance  lorsque,  le  ^oir  même,  un  décret  de  licenciement, 
qui  satisfit  ces  bataillons,  calma  leur  effervescence.  Le  comité  connaissait, 
depuis  la  fin  de  germinal  (vers  le  15  avril),  l'existence  d'un  autre  comité 
d'insurrection  composé  d'anciens  Conventionnels,  tels  que  Choudieu,  Hu- 
guet,  Javogues,  Ricord,  Amar  et  Laignelot.  Craignant  que,  grâce  à  leur  plus 


HISTOIRE     SOCIALISTE  315 

grande  notoriété,  les  Montagnards  ne  réussissent,  pendant  et  après  l'insur- 
rectioin,  à  prendre  la  tête  du  mouvement,  le  comité  secret,  mal^Té  le  robes- 
pierrisme  rancunier  de  Uebon  (Biionarrotli,  t.  1°',  p.  168  et  170),  consentit  à 
l.iréimion  désirée,  de  son  côté,  par  quelques-uns  des  conjuras,  Pyon  et  Ros- 
signol notamment,  et  proposée,  de  l'antre,  par  Urouet,  Ricord  et  Laignelot; 
cette  réunion  (15  floréal -4  mai)  faillit  aboutir  non  à  l'entente,  mais  à  la 
brouille.  Après  la  victoire,  le  pouvoir  devait  appartenir,  d'après  les  Egaux, 
nous  lîavons  vu,  à  une  assemblée  composée  par  eux  id'un  démocrate  par  dé- 
parlement, et,  d'après  les  Conventionnels,  à  la  partie  proscrite  de  la  Con- 
A'eution  :  dès  la  première  entrevue,  les  Egaux  se  prononcèrent  pour  l'ad- 
jonction de  leur  liste  à  celle  des  anciens  Conventionnels  de  la  Montagne; 
pendant  quarante-huit  heures,  les  Montagnards  repoussèrent  cette  adjonc- 
on  maintenue  par  les  Egaux  ;  fmalerafnt,  grâce  surtout  à  Amar  et  à  Robert 
i.indet,  ils  l'acceptèrenl  (17  floréal -6  mai).  A  propos  de  l'intervention  de 
lloberî  LLndet,  je  signalerai  que,  dans  le  rapport  fait  par  lui,  au  nom  du  co- 
i  :ité  de  salut  public,  à  la.fln  de  l'an  II,  et  dont  il  a  été  plusieurs  fois  ques- 
tion (chap.  II  et  §  7,  8  et  9  du  chap.  xi),  se  trouve  une  phrase  :  «  Les  moyens 
d'instruction  ne  doivent-ils  pas  être  à  portée  de  tout  citoyen,  comme  les 
moyens  de  travail  »,  qui  peut  encore  fort  bien  servir  aujourd'hui  à  résumer 
le  but  direct  du  socialisme.  Peut-être  Robert  Lindet  n'apercevait-il  pas  toutes 
les  conséquences  de  cette  thèse,  et  les  radicaux  actuels  ne  les  aperçoivent 
certainement  pas  plus  que  lui  qui  parlait  avant  la  transformation  des  moyens 
de  travail;  mais  le  fait  seul  de  l'avoir  formulée  dénote  chez  lui  un  état  d'es- 
prit qui  le  prédisposait  à  s'entendre  avec  des  socialistes,  avec  Babeuf  et  les 
Egaux. 

En  résumé,  par  ce  que  nous  avons  dit  tout  à  l'heure  à  propos  de  1'  «  acte 
d'insurrection  »  adhérant  à  la  Constitution  de  1793  et  à  certaines  conces- 
sions, et  par  l'entente  que  nous  venons  de  constater  avec  les  Montagnards, 
nous  voyons  que  Babeuf  et  les  communistes  ses  amis  qui,  dans  le  chapitre 
précédent,  se  sont  montrés  à  nous  comme  les  défenseurs  de  la  forme  répu- 
blicaine, ont,  dès  le  premier  mouvement  socialiste,  accepté  de  collaborer 
çivec  les  idées  et  les  hommes  de  la  démocratie  bourgeoise.  Qu'ils  l'aient  fait 
par  suite  de  la  conscience  plus  ou  moins  nette  de  leur  faiblesse  à  eux  seuls 
et  avec  la  volonté  préconçue  d'aller  plus  loin  que  leurs  alliés,  après  avoir 
triomphé  grâce  à  cette  collaboration;  que,  depuis,  la  possibilité  d'une  telle 
collaboration  n'ait  guère,  jusqu'à  ces  toutes  dernières  années,  été,  en  prin- 
cipe, admise  qu'au  strict  point  de  vue,  je  ne  dirai  pas  révolutionnaire,  ce 
mot  prêtant  trop i  à  l'équivoque,  mais  insurrectionnel  —  ce  qui  a  abouti  à  la 
méthode  blanquiste  de  la  dérivation,  au  profit  du  socialisme,  des  mouve- 
ments populaires  auxquels  le  socialisme  était  tout  d'abord  étranger  —  il  me 
paraît  intéressant  de  remarquer  que,  dès  le  début,  la  collaboration  du  so- 
ciiilisnie  ne, perdant  pas  son  but  de  vue,  avec  la  démocratie  bourgeoise,  n'é- 


316  HISTOIRE     SOCIALISTE 

tait  pas  limitée  à  une  période  de  latte  à  main  armée,  mais  comportait,  en 
outre,  la  participation  au  pouvoir, .après  la  victoire,  des  démocrates  bourgeois 
et  des  socialistes. 

Le  19  floréal  (8  mai),  chez  Drouel,  93,  rue  Saint-Honoré,  près  de  la  place 
Vendôme,  on  s'entendit  définitivement  et  l'acte  d'insurrection  mentionné 
plus  haut  fut  approuvé  par  les  représentants  des  deux  comités  réunis.  A 
peine  venaient-ils  de  se  séparer,  vers  onze  heures  du  soir,  que  le  ministre 
de  la  police  Cochon,  à  la  tète  d'un  détachement  d'infanterie  et  de  cavalerie, 
cernait  la  maison  et  procédait  illégalement  —  Drouet  étant  député  —  à  une 
visite  domiciliaire  infructueuse;  d'après  un  billet  de  Carnot  à  Cochon  (Ar- 
chives nationales,  F7,  4  276),  le  gouvernement  avait  «  manqué  »,  la  veille,  un 
«  coup  »  du  même  genre.  Voici  le  texte  de  ce  billet  : 

«  19  floréal  an  IV.  —  Le  coup  qui  nous  a  manqué  hier  soir,  citoyen  mi- 
nistre, peut  avoir  aujourd'hui  un  plus  grand  succès.  Tous  les  conjurés  doi- 
vent se  réunir  dans  une  même  maison  qui  nous  est  connue.  Faites  tenir 
prêts,  et  le  plus  secrètement  possible,  150  hommes  de  troupes  sûres  pour 
pouvoir  marcher  vers  onze  heures  du  soir.  Je  ferai  en  sorte  que  mon  frère 
puisse  vous  voir  avant,  alin  de  se  concerter  avec  vous.  Salut  et  fraternité.  — 
Carnot.  » 

Du  reste,  dans  sa  déposition,  le  23  ventôse  an  V  (13  mars  1797),  Grisel 
raconta  ce  «  coup  »  [Débats  du  procès,  t.  II,  p.  104).  Il  était  allé,  le  18  flo- 
réal (,7  mai),  prévenir  le  Directoire  qu'une  nouvelle  réunion  des  Egaux  et 
des  anciens  Conventionnels  devait  se  tenir  le  soir,  5,  rue  Saint-Florentin, 
chez  le  citoyen  Ricord  :  «  Le  Directoire  fut  sur  pied  toute  la  nuit  dans  l'at- 
tente de  l'issue  de  cette  affaire.  On  rapporta  qu'on  n'avait  vu  personne, 
qu'on  s'était  présenté,  qu'on  avait  dit  que  le  citoyen  Ricord  n'y  était  pas  et 
qu'alors  la  troupe  s'était  retirée  ». 

Grisel  assistait  à  la  réunion  du  19  chez  Drouet;  il  s'était  montré  là 
comme  toujours,  suivant  l'expression  de  Buonarroti  (t.  I*',  p.  178),  «  le  dé- 
mocrate le  plus  outré  et  le  plus  impatient  »;  il  pressait  ses  collègues,  apla- 
nissait les  difficultés  que  ceux-ci  signalaient  et  avait  raison  de  leurs  hésita- 
tions en  leur  certifiant  le  dévouement  à  leur  cause  des  troupes  du  camp  de 
Grenelle.  Or,  quatre  jours  avant  cette  réunion,  le  15  floréal  (4  mai),  il  avait 
dénoncé  la  conspiration  à  Carnot,  alors  président  du  Directoire,  à  qui,  ainsi 
qu'il  le  raconta  au  procès  [Débats  du  procès,  t.  II,  p.  93),  il  avait  écrit  en  si- 
gnant «  Armand  »,  dès  le  13  (2  mai).  Déjà,  le  gouvernement  se  doutait  de 
quelque  chose;  les  papiers  conservés  aux  Archives  nationales  (W  563)  ne 
permettent  à  cet  égard  aucun  doute.  Une  lettre  du  12  floréal  (1"  mai)  de 
Reubell  au  ministre  de  la  police  et  un  rapport  de  police  du  17  (6  mai),  par 
exemple,  prouvent  que  des  indiscrétions  avaient  été  commises  et  rapportées. 
D'autre  part,  Barras  avait,  le  30  germinal  (19  avril),  provoqué  une  entrevue 
avec  Germain  qui  avait  fait  prévenir  Babeuf  de  la  chose  et  qui  lui  rendit 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


317 


compte  de  l'entretien  dans  une  lettre  saisie  lors  de  l'arrestation  de  Babeuf  et 
actuellement  aux  Arciiives  nationales  (F^  4277).  «  Nous  savons,  avait  dit 
Barras,  que  les  patriotes  préparent  un  mouvement  »;  il  avait  cherché  à  en 
apprendre  davantage  et  lait  à  Gtermain  des  avances  significatives  ;  de  plus,  le 
20  floréal  (9  mai),  pour  tendre  évidemment  un  piège  aux  conjurés,  pour  en- 


Mbmbre  de  la  Haute  Cour  de  Jdstici 
D'après  Simon  (Bibliothèque  Nationale). 


dormir  toute  défiance  de  leur  pari,  sinon  il  se  fût  borné  à  les  provenir  de  la 
découverte  de  leur  conspiration,  il  leur  faisait  offrir  de  se  mettre  à  la  tôte 
de  rinsurrection  ou  de  se  consliluer  en  otage  au  faubourg  Saint-Antoine  : 
cette  offre  venait  le  lendemain  du  jour  (19  floréal -8  mai)  où  le  Directoire 
avait  lancé  un  mandat  d'arrêt  contre  34  des  principaux  conjurés,  et  l'origi- 
nal  de  ce  document,  qui  est  aux  Archives  nationales  (A  F III,  42),  porte  la 
signature  de  Barras. 

«  De  sa  vie,  Barras  n'aura  ma  confiance  »,  avait  écrit  Babeuf  dans  son 

irv.  433.  —  HISTOIRE   SOCIALISTE.    —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  UV.  433. 


3l8  HISTOIRE     SOCIALISTE 

n  '  4i  (iO  germinal  -30  mars)  et,  dans  son  n°  42  (24  germinal  - 13  avril),  après 
avoir  dit  :  «  nous  recevons  dans  nos  rangs  tous  les  hommes  trompés  »,  11 
ajoutait,  faisant  allusion  auxFréron,  aux  Tallien,  aux  Legendre,  aux  Barras: 
«  nous  ne  devons  même  pas  souffrir  que  ces  êtres  odieux  prennent  un  fusil 
et  s'alignent,  comme  simples  soldats,  au  milieu  de  nous  ».  Que  Barras  ait 
eu  des  projets  hostiles  à  ses  collègues  du  Directoire  et  qu'il  ait  cherché  à  se 
servir  des  patriotes,  Montagnards  et  Egaux,  c'est  possible;  mais  il  échoua 
des  deux  côtés  :  Carnot  était  averti  de  ses  intrigues  avant  même  de  connaî- 
tre, par  la  saisie  des  pièces,  la  lettre  de  Germain  à  Babeuf,  et  les  Egaux  refu- 
sèrent de  tirer  les  marrons  du  l'eu  pour  lui;  le  dépit  de  ce  dernier  échec, 
alors  qu'il  ne  se  savait  pas  encore  découvert  par  Carnot,  expliquerait  son 
attitude.  Quoi  qu'il  en  sùit,  le  gouvernement  était  sur  ses  gardes;  mais  c"est 
par  Grisel  qu'il  eut  les  détails  précis. 

Le  comité  secret  attribua  tout  d'abord  la  descente  de  police  chez  Diouet 
à  la  trahison  et  ses  soupçons  se  portèrent  même  un  instant  sur  un  des  plus 
dévoués  de  ses  membres,  sur  Germain,  à  cause  de  son  ;ibsenee  le  19  floréal. 
Grisel  suggéra  à  Darthé  que,  s'il  y  avait  un  traître  parmi  les  conjurés,  la 
police,  au  lieu  de  n'aller  que  chez  Urouet,  se  serait  rendue  en  même  temps 
rue  de  la  Grande-Truanderie  où  Babeuf  était  caché  et  oîi  étaient  les  papiers; 
or,  Grisel  le  déclara  pendant  le  procès,  cela  n'avait  pas  eu  lieu  simplement 
parce  qu'il  ne  savait  «  pas  avec  précision  où  demeurait  Babeuf  t>  {Débats,  t.  II. 
p.  107);  étant  allé,  le  11  floréal  (30  avril),  rue  de  la  Grande-Truanderie,  «je 
crus,  dit-il  [Idem,  p.  92),  remarquer  la  porte  de  la  maison...  je  me  trompai, 
car  je  passai  le  lendemain  dans  la  même  rue;  je  crus  que  cette  porte  était  le 
numéro  27  mais  depuis  j'ai  su  que  c'était  le  numéro  21  »;  il  ne  le  sut  que  le 
21  (10  mai)  dans  la  matinée  {Idem,  p.  114).  Son  raisonnement  frappa  les  con- 
jurés et  dissipa  toutes  leurs  alarmes;  écartant  toute  idée  de  trahison,  ils  ne  vi- 
rent plus  dans  la  démarche  de  la  police  qu'un  efTet  de  sa  surveillance.  Ils  dé- 
cidèrent de  se  réunir  dans  la  journée  du  21  floréal  (10  mai)  chez  Dufour, 
menuisier,  331,  rue  Papillon,  afin  de  prendre  les  dernièfes  mesures. 

Avant  l'heure  fixée  pour  cette  réunion,  Babeuf,  en  train  de  rédiger  le 
numéro  44  de  son  journal,  Buonarroti  et  le  secrétaire  Pillé  étaient  arrêtés 
chez  Tissot,  tailleur,  rue  de  la  Grande-Truanderie,  21  —  la  maison  a  dis- 
paru lors  du  percement  de  la  rue  de  Turbigo  —  par  Dossonville,  inspec"- 
teur  général  adjoint  de  la  police,  qui  dit  dans  son  rapport  (Archives  natio- 
nales, F7,  4  278)  :  «  Je  crus  qu'il  était  prudent  de  faire  semer  le  bruit  que 
c'était  une  bande  de  voleurs  et  d'assassins  qu'on  arrêtait».  Presque  au  même 
moment,  Darthé,  Germain.  Didier,  Drouet,  Ricord  et  Laignelot  étaient  arrê- 
tés chez  Dufour.  Ils  furent  tous  conduits  à  la  prison  de  l'Abbaye,  qui  s'élevait 
sur  l'emplacement  actuel  du  boulevard  Saint-Germain,  à  la  hauteur  du  nu- 
méro 168.  L'armée  de  l'intérieur,  à  la  tête  de  laquelle  Ha  try  avait  succédé  à 
Bonaparte,  était  sous  les  armes  et  le  peuple  ne  protesta  pas.  Cependant,  si  on 


HISTOIUR     SOCIALISTE  319 

;  ipproche  la  phrase  de  Dossonville,  rapportée  plus  haut,  de  ce  qu'écrivait, 
il  uis  un  rapport  au  Directoire,  au  début  de  prairial  an  IV  (fin  mai  1796),  c'est- 
à-ilire  une  quinzaine  de  jours  après  l'arrestation  de  Babeuf,  un  policier  ama- 
tiiir,  Brion,  employé  à  cette  (^■poque  à  la  Trésorerie  nationale:  «  vous  n'igno- 
•  ('■/.  t'as  que,  s'il  y  a  du  pain,  on  ne  pense  à  rien;  s'il  en  m;inque,  c'est  vous 
qui  le  voulez,  et  rien  ne  peut  changer  ce  dicton  chez  le  peuple  à  qui  les  Ba- 
liGufs  ont  trouvé  le  moyen  d'en  faire  espérer.  Dieu  sait  comment!  »  (Archives 
nationales,  F7,  7160-6202)  ;  si  on  se  souvient  des  paroles  de  Quirot,  prési- 
'lent  dos  Cinq-Cents,  qui,  dans  la  séance  du  10  thermidor  an  Vil  (28  juillet 
1799),  à  l'occasion  de  l'anniversaire  du  9  thermidor,  tout  en  attaquant  Babeuf, 
disait  :  «  ses  rêveries  sur  le  «  bonheur  commun  »,  l'absurdité  inconcevable  de 
ce  qu'il  appelait  des  principes,  fixèrent  V attention  générale...  tous  les  regards 
étaient  fixés  sur  Babeuf  »,  on  est  porlé  à  penser  que  l'action  de  Babeuf  ne 
fut  pas  aussi  négligeable  que  la  plupart  des  historiens  veulent  bien  le 
dire. 

Le  jour  même  de  l'arrestation,  le  Directoire  annonçait  la  découverte  d'une 
conspiration  tendant  à  livrer  Paris  "  cà  un  pillage  général  et  aux  plus  affreux 
massacres  »,  et,  sur  sa  demande,  les  deux  Conseils  votiient  une  loi  enjoi- 
gnant de  quitter  le  département  de  la  Seine  dans  les  trois  jours,  sauf  permis- 
sion spéciale,  aux  anciens  Conventionnels  n'exerçant  plus  de  fonctions  publi- 
ques et  qui  n'étaient  pas  domiciliés  à  Paris  avant  leur  nomination,  aux  an- 
ciens fonctionnaires,  aux  militaires  destitués  ou  licenciés,  qui  n'y  étaient  pas 
doiDiciliés  avant  le  1"  janvier  1793,  aux  patriotes  qu'avait  libérés  l'anînistie 
(lu  4  brumaire  an  IV,  aux  étrangers  et  aux  prévenus  d'émigration  non  rayés 
des  listes  d'émigrés.  Le  surlendemain  (23  floréal-12  mai),  Babeuf  adressait  aux 
membres  du  Directoire  une  lettre  par  laquelle,  loin  de  nier  la  conspiration,  il 
la  représentait  plus  puissante,  plus  étendue  qu'elle  n'avait  été;  il  leur  con- 
>ei]|.iit,  en  conséquence,  dans  leur  propre  intérêt  et  dans  «  l'intérêt  de  la 
patrie  »,  d'arrêter  les  poursuites  et  de  «  gouverner  populairement  »,  moyen- 
nant (juoi  ils  auraient  l'appui  de  «  toute  la  démocratie  de  la  République  fran- 
çaise »,  au  lieu  de  l'irriter  et  de  la  retourner  contre  eux  en  agissant  autre- 
ment. Cette  lettre  dénote  chez  Babeuf  de  la  naïveté  et  de  l'orgueil;  l'exagéra- 
tion —  préméditée,  nous  dira-t-il  tout  à  l'heure,  —  de  sa  force,  troubla, 
suivant  l'habitude,  son  jugement,  et,  quel  qu'ait  été  son  but,  l'entraîna  à  une 
démarche  d'une  ingénuité  excessive;  il  n'aboutit  qu'à  fournir  une  pièce  de 
conviction  de  plus  contre  lui. 

Une  lettre  datée  de  la  «  Tour  du  Temple,  26  messidor  de  l'an  IV  »  (14  juil- 
let 1796),  et  adressée  à  Félix  Lepeletier  nous  montre  Babeuf  ne  se  faisant  pas 
illusion  sur  son  sort  prochain,  mais  ayant  conscience  de  son  rôle  historique; 
elle  explique  aussi  son  attitude  depuis  son  arrestation  et  condamne  celle  de 
ces  démocrates  qui,  après  lui  avoir  été  favorables,  s'empressaient,  par  peur, 
de  rompre  bruyamment  toute  solidarité  avec  lui.  Il  prie  d'abord  Lepeletier  de 


3-20  HlSTOlIlE     SOCIALISTE 

veiller  sur  sa  femme  et  sur  ses  enfants  et  lui  fait  part  de  ses  intentions  à  leur 
égard;  puis  il  continue  ainsi    Ad  vielle,  t.  I",  p.  222  à  227)  : 

«  J'en  subordonne  l'exécution  aux  hypothèses  suivantes  :  la  proscription 
ne  te  poursuivra  pas  toujours...  D'un  autre  côté,  il  peut  encore  arriver,  ^os- 
térieurement  à  mon  martyre,  que  le  sort  se  lasse  de  frapper  notre  Patrie  et 
qu'alors  ses  vrais  amis  respirent  en  paix...  S'il  en  est  autrement,  je  dois  per- 
dre tout  espoir  pour  ce  qui  me  survivra...  Tout  est  dit,  je  n'ai  plus  de  souci 
à  prendre  sur  ceux  qui  me  sont  encore  chers;  ma  pensée  les  a  suivis  jusqu'au 
repos  du  néant,  dernier  terme  inévitable  de  tout  ce  qui  existe...  C'est  dans  la 
première  supposition  que  je  poursuis... 

«  Mon  ami!  Je  crois  être  resté  digne  de  l'estime,  de  l'intérêt  des  hommes 
aussi  justes  que  toi.  Je  ne  t'ai  point  vu  dans  les  rangs  de  ces  mauvais  machia- 
vélistes  politiques  qui  centuplèrent  mes  soulfrances  et  anticipèrent  ma  mort... 
Les  traîtres  I  en  faisant  jouer  à  ceux  pour  qui  ils  semblaient  s'intéresser  le 
plus,  un  rôle  lâche  et  honteux,  ils  m'ont  figuré,  moi  dont  tous  les  actes  ren- 
dus publics  témoignent  combien  mes  intentions  étaient  droites,  étaient  puresl 
moi  dont  les  soupirs  et  la  tendresse  pour  la  malheureuse  hunaanité  se  sont 
peints  à  des  traits  non  équivoques!  moi  qui  ai  travaillé  de  si  bon  cœur  et  avec 
tant  de  dévouement  à  l'ailranchissemenl  de  mes  frères!...  ils  m'ont  figuré, 
dis-je,  ou  comme  un  misérable  rêveur  en  délire,  ou  comme  un  secret  instru- 
ment de  la  perfidie  des.  ennemis  du  peuple... 

«  J'avais,  moi,  eu  la  délicatesse  de  ne  compromettre  personne  nommé- 
ment; mais  j'avais  jugé  seulement  bon  de  compromettre  en  total  la  coalition 
des  démocrates  de  la  République  entière,  parce  que  je  croyais  d'abord  utile 
de  frapper  d'épouvante  le  despotisme,  et  parce  que  je  pensais  ensuite  que  ce 
serait  faire  injure  à  tout  démocrate  de  ne  pas  le  présenter  comme  participe 
d'une  entreprise  aussi  obligatoire  pour  lui  que  l'était  celle  du  rétablissement 
de  l'Égalité.  Qu'ont-ils  gagné  ces  faux  frères,  ces  apostats  de  notre  sainte  doc- 
trine? Qu'ont-ils  gagné  avec  ce  mauvais  système  qu'ils  paraissent  avoir  envi- 
sagé comme  le  nec  plus  ultra  de  l'habileté?  Ils  n'ont  gagné  que  de  se  désho- 
norer, de  déconcerter  les  révolutionnaires  et  le  peuple  qui,  nécessairement, 
se  débandent  toujours  à  l'aspect  de  l'abandon  des  chefs;  ils  y  ont  encore 
gagné  d'enhardir  les  ennemis  par  le  spectacle  d'une  telle  faiblesse... 

«  Mon  corps  rendu  à  la  terre,  il  ne  restera  plus  de  moi  qu'une  assez 
grande  quantité  de  projets,  notes  et  ébauches  d'écrits  démocratiques  et  révo- 
lutionnaires, tous  conséquents  au  vaste  but,  au  système  complètement  phi- 
lanthropique pour  lequel  je  tueurs...  Lorsqu'on  en  sera  revenu  à  songer  de 
nouveau  aux  moyens  de  prouver  au  genre  humain  le  bonheur  que  nous  lui 
proposions,  tu  pourras  rechercher  dans  ces  chiflons  et  présenter  à  tous  les 
disciples  de  l'Egalité...  la  collection  mitigée  des  derniers  fragments  qui  con- 
tiennent tout  ce  que  les  corrompus  d'aujourd'hui  appellent  mes  rêves.  » 

M.  Espinas  {La  Philosophie  sociale  du  dix-huitième  siècle  et  la  Révolu- 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


321 


Hon,  p.  315-316)  a  écrit  qu'au  point  de  vue  philosophique,  «  comme  Buonar- 
roti,  quoique  plus  faiblement,  Babeuf  est  spiritualiste ,  il  croit  à  une  vague 
survivance  des  âmes  ».  La  restriction  «  quoique  plus  faiblement  »  est  une  trou- 


Mehbrb  de  i.a  Hauts  Cour  de  Justice. 
D'après  Gillray  (Bibliothèque  Nationale! 


vaille;  mais  il  y  a  tout  de  même  inexactitude.  Babeuf  n'était  ni  spiritualiste, 
ni  déiste,  ni  religieux,  et  le  prouvent  notamment  les  citations  suivantes  :  «  la 
nature  (Dieu  suprême)»  (chap.  i);  «le  républicain  n'est  pas  l'homme  de  l'éter- 
nité... son  paradis  est  cette  terre  »  (chap.  ii);  deux  des  passages  soulignés 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


ei-des8us  sur  «  le  repos  du  néant  »  et  sur  ce  qui  reste;  une  fois  le  «  corps 
rendu  à  la  terre  »  ;  le  passage  de -la  lettre  à  sa  femme  sur  «  la  nuit  éternelle  » 
rapporté  à  la  fin  de  ce  chapitre;  et  ces  deux  citations  :  «prêtres,  c'est-à'-dire 
charlatans,  imposteurs  »  (n»  5,  Journal  de  la  liberté  de  la  presse);  ...  «  les 
hommes  le?  plus  estimables  et  les  plus  distingués  tribuns.  Le  juif  Jésus-Christ 
ne  mérite  que  médiocrement  ce  titre  »  (n°  35,  Tribun  du  peuple). 

Les  démocrates  dont  la  lettre  à  Lepeletier  signalait  l'odieuse  attitude, 
avaient  incontestablement  le  droit  de  ne  pas  partager  les  théories  de  Babeuf, 
ils  avaient  le  droit  de  signaler  les  divergences  d'idées  entre  eux  et  lui;  ils 
n'avaient  pas  le  droit  de  l'insulter  et  de  le  calomnier.  Et  quand  des  hommes 
ont  eu  la  lâcheté  de  commettre  certains  actes,  quels  que  soient  ces  hommes,  ils 
ne  doivent  pas  échapper  à  la  flétrissure  qu'ils  méritent;  tôt  ou  tard,  il  faut  que 
leur  mémoire  porte  le  poids  de  l'infamie  devant  laquelle  ils  n'ont  pas  eu  la 
propreté  de  reculer.  N'ont-ils  pas  été  immondes  les  Louvet,  les  Real,  les  Du- 
bois-Crancé?  Louvet,  en  écrivant  dans  ISi  Sentinelle,  le  23  floréal  an  IV  (12  mai 
i796)  :  «  le  démocrate  Baheuf  n'est  qu'un  royaliste  déguisé  »  ;  le  26  (15  mai)  : 
«  il  fut  jusqu'aux  approches  du  .31  mai  un  aristocrate  furieux  »,  «il est  ...  un 
agent  des  princes  et  de  Vètranrjer.  El  remarquez  bien  que  je  pensais  ainsi  de 
Marat,  d'Hébert  et  de  tous  les  brigands  de  ce  genre  »;  le  2  prairial  (21  mai)  : 
«  déjà  l'on  en  sait  assez  pour  être  convaincu  que  c'était  bien  un  mouvement 
royaliste»  ;— Real,  bientôt,  défenseur  de  quelques  accusés  devant  la  Haute  Cour 
et  futur  serviteur  de  l'Empire,  non  content  d'avoir  dit  de  Babeuf  dans  le 
Journal  des  Patriotes  de  89.  le  29  floréal  (18  mai),  c  son  funeste  génie  » 
et  <c  ses  maximes  immorales  et  exterminatrices  »,  en  approuvant,  le  30  (19 
mai),  Louvet  quand  il  «  démontre  avec  autant  d'esprit,  de  courage  (1)  que  de 
raison  que  Babeuf  est  un  royaliste  »,  en  ajoutant  :  «oui,  Babeuf  est' l'homme 
de  l'étranger;  oui,  c'est  l'homme  des  rois  »  et,  le  8  prairial  (27  mai),  «  voilà 
donc  encore  ce  misérable  qui,  côte  à  côte  de  Carrier,  s'avance  vers  l'immor- 
talité! Babeuf  obtenir  un  nom,  une  mémoire!  Babeuf,  un  grand  coquin!  En 
vérité  cela  seul  devrait  dégoûter  les  brigands  du  crime  I  »  —  Dubois-Crancé, 
en  injuriant  dans  l'Ami  des  lois  du  25  floréal  (14  mai)  et  en  insinuant  :  «  le 
coup  qui  a  frappé  Babeuf  a  retenti  tout  du  long  de  la  chaîne  jusqu'à  Londres, 
et  voilà  encore  quelques  milliers  de  guinées  consommées  en  "pure  perte  ».  Si 
on  excepte  l'hospitalité  donnée  à  la  prose  de  l'ignoble  Méhée  dans  son  numé- 
ro du  2  prairial  (21  mai),  le  Journal  des  hommes  libres  fut  relativement  mo- 
déré dans  sa  réprobation  en  blâmant,  le  27  floréal  (16  mai)  «  les  conceptions 
extravagantes  de  Babeuf»,  en  insérant,  le  29  floréal  (18  mai),  la  lettre  de  l'ad- 
judant général  Pareiii  qui  désavouait  «ce  grand  complot  aussi  absurde  qu'in- 
exécutable sous  tous  les  rapports  »,  et  en  défendant  ses  amis,  sans  que  cela  fût 
exact  pour  tous,  de  complicité  avec  Babeuf. 

Le  gouvernement  tenait  avant  tout  a  éviter,  fût-ce  devant  une  commis- 
sion militaire,  tout  débat  public  à  Paris;  j'en  vois  la  preuve  dans  une  lettre 


HISTOIRE     SOCIALISTE  323 

du  24  floréal  (13  mai)  de  Merlin,  minislre  de  la  Justice,  au  président  du  Direc- 
toire (Archives  nationales,  AF  III,  42),  por  laquelle  il  lui  indiquait  le  moyen 
d'esquiver  le  conseil  militaire,  même  s'il  était  réclamé  par  Germain  qui  était 
officier  :  on  peut,  du  reste,  être  certain  qu'il  n'agissait  pas  ainsi  par  intérêt 
pour  les  inculpés.  L'opinion  de  Merlin,  qui  était  aussi  celle  de  Cochon,  préva- 
lut et  le  directeur  du  jury  d'accusation  de  la  Seine,  Gérard,  fut  saisi  de  l'af- 
faire. Le  22  messidor  an  IV  (10  juillet  1796)  l'acte  d'accusation  était  dressé 
par  lui  et  voici,  à  titre  de  curiosité,  le  signalement  de  Babeuf  d'après  cet  acte 
(Archives  nationales,  W^  566)  :  «  taille  de  cinq  pieds  deux  pouces  —  1"',678 
—  cheveux  et  sourcils  châtains,  yeux  bleus,  front  moyen,  nez  ordinaire, 
bouche  moyenne,  une  espèce  de  cicatrice  à  la  joue  droite  près  la  bouche, 
menton  carré,  visage  ovale  »  ;  on  peut  rapprocher  ce  signalement  de  celui  qui 
figurait  sur  le  passeport  délivré  par  les  autorités  de  Laon,  le  2  thermidor  an 
II  (20  juillet  1794),  à  Babeuf  allant  à  Paris  avec  son  fils  (fin  du  chap.  i"),  et 
qui  portail  (Combler,  La  justice  crimlndle  à  Laon  pendant  la  Révolution,  t. 
II,  p.  93)  :  taille  de  cinq  pieds  deux  pouces,  cheveux  et  sourcils  châtains, 
yeux  bleus,  nez  effilé,  bouche  moyenne,  menton  rond,  front  bas,  visage  ovale 
coloré.  Le  24  messidor  (12  juillet),  le  jury  déclarait  qu'ily  avait  lieu  à  accu- 
sation. 

Un  des  détenus,  Drouet,  un  de  ceux  que  l'échange  avec  la  fille  de  Louis 
XYI  avait  récemment  fait  sortir  des  prisons  autrichiennes,  étant  membre  du 
Conseil  des  Cinq-Cents,  ne  pouvait  (art.  114  et  268  de  la  Consti  tution  de  Tan  III) 
être  traduit  que  devant  une  Haute  Cour  de  ju&tice  siégeant  à  120  kilomètres 
au  moins  du  lieu  où  résidait  le  Corps  législatif.  Le  23  prairial  (11  juin),  |les 
Cinq-Cents  avaient  déclaré  admettre  la  dénonciation  contre  Drouet;  le  2  mes- 
sidor (20  juin),  ils  décidaient  par  320  voix  contre  72  qu'il  y  avait  lieu  à  exa- 
men et,  le  20  (8  juillet),  les  Anciens,  par  141  voix  contre  58,  prononçaient 
l'accusation.  On  en  profita  pour  renvoyer  tous  les  prévenus  devant  la  Haute 
Cour;  et  Drouet,  nous  le  verrons,  s'étant  soustrait  aux  poursuites  avant  l'en- 
trée en  fonction  de  la  Haute  Cour,  celle-ci  n'en  fut  pas  moins  maintenue  pour 
les  autres.  Sa  réunion  à  Vendôme  fut  décidée  le  21  thermidor  an  IV  (8  août 
1796)  par  le  Conseil  des  Cinq-Cents;  le  25  (12  aoûl),  le  tribunal  de  cassation 
choisit  parmises  membres  ceux  de  la  Haute  Cour  qui  fut  ainsi  composée  : 
Gandon,  président;  Pajon,  Gotflnhal,  Moreau,  Audier-Ma?sillon,  juges;  La 
Lande  et  Lodève,  juges  suppléants;  Viellart  et  Bailly,  accusateurs  publics. 
Elle  s'installa  le  14  vendémiaire  an  V  (5  octobre  1796). 

Le  30  thermidor  (17  août),  aveclaeomplicité  d'un  gardien  patriote,  Drouet 
s'était  évadé  «  furtivement  »,  suivant  le  mot  perspicace  du  Directoire  dans  un 
message  aux  Conseils,  de  la  prison  de  l'Abbaye.  Babeuf  et  quelques  autres 
prévenus  n'étaient  restés  qu'une  dizaine  de  jours  à  l'Abbaye  et  avaient  été 
ensuite  enfermés  dans  la  tour  du  Temple  d'où  ils  avaient,  eux  aussi,  failli 
g'évader.  Un  rapport  du  il  thermidor  (29  juillet)  de  Lasne,  gardien  du  Tem- 


324  HISTOIRE     SOCIALISTE 

pie  (Archives  nationales,  W  363j,  explique  ce  qui  fit  échouer  ce  projet  : 
l'urgence  de  réparations  dans  le  local  occupé  par  Buonarroti,  Darthé  et  Didier, 
ayant  obligé  à  déplacer  les  trois  prisonniers,  ceux-ci  demandèrent  avec 
tant  d'insistance  à  occuper  de  nouveau  le  même  local  qu'ils  éveillèrent  les 
soupçons;  de  là,  une  surveillance  plus  active  et  la  découverte,  le  9  thermi- 
dor (27  juillet),  des  préparatifs  d'évasion.  Le  13  fructidor  (30  août),  à  deux 
heures  et  demie  du  matin,  Babeuf  et  seize  de  ses  co-détenus  quittaient  le 
Temple,  dans  des  voitures  grillées  construites  exprès,  pour  être  transférés  à 
Vendôme  où  ils  arrivaient  le  15  (1"  septembre)  à  cinq  heures  et  demie  du 
soir  et  où  déjà  d'autres  prévenus  étaient  arrivés.  C'étaient  les  bâtiments  de 
l'abbaye  de  la  Trinité  —  aujourd'hui  caserne  de  cavalerie  —  qui  devaient 
servir  de  prison  aux  accusés  et  de  local  à  la  Haute  Cour. 

Quelques  jours  après  leur  arrivée  à  Vendôme,  leurs  partisans  tombaient 
à  Paris  dans  un  piège  tendu  par  Barras  pour  détruire  le  parti  avancé.  Une 
certaine  agitation  avait  persisté  à  Paris  après  l'arrestation  des  Egaux;  les 
patriotes  ébauchaient  des  projets  pour  les  sauver;  «  deux  amis  »  de  Barras, 
d'après  Buonarroti  (t.  I",  p.  191,  note),  les  poussèrent  à  se  rendre  au  camp  de 
Grenelle  et  distribuèrent  de  l'argent  aux  soldats,  quelques  officiers  affectèrent 
d'être  disposés  à  marclrer  contre  le  Directoire,  les  patriotes  se  laissè.:'ent  con- 
vaincre. «  Le  rassemblement  des  patriotes  da^a  la  plaine  de  Grenelle,  dit  Bau- 
dot dans  ses  Notes  historiques  (p.  211),  fut  une  machination  du  ministre  de 
la  police,  Cochon  Lapparent,  et  du  directeur  Barras  contre  les  patriotes  mécon- 
tents et  malavisés.  Cochon  et  Barras  employèrent  Méhée  comme  agent  provo- 
cateur ».  Dans  la  soirée  du  23  fructidor  an  IV  (9  septembre  1796),  ils  se  pré- 
sentèrent au  camp  pour  fraterniser  avec  les  soldats  et  se  portèrent,  en  parti- 
culier, vers  la  tente  du  chef  d'escadron  Malo,  commandant  du  21*  régiment 
de  dragons  composé  d'hommes  de  l'ancienne  légion  de  police  :  Malo  qui  était 
censé  favorable  à  leur  dessein,  les  chargea  ;  beaucoup  furent  tués  ou  blessés 
dans  ce  guet-apens,  132  furent  arrêtés.  Quel  avait  été  le  nombre  des  assail- 
lants? «  Environ  200  hommes...  se  portèrent  de  suite  à  la  tente  du  citoyen 
Malo  »,  d'après  le  rapport  de  Cochon,  ministre  de  la  police  ;  le  régiment  de  Malo 
«était  attaqué  et  surpris  par  environ  400  hommes»,  d'après  le  rapport  fait  au 
général  en  chef  de  l'armée  de  l'intérieur  par  le  général  Foissac-Latour  com- 
mandant de  la  l'*  division  ;  on  avait  eu  alTaire  à  «  un  corps  de  brigands  armés 
au  nombre  de  6  à  700  »,  d'après  un  premier  message  du  Directoire  aux  An- 
ciens et  aux  Cinq-Cents;  «  7  ou  800  brigands  viennent  de  se  montrer 
d'après  le  second  message  du  Directoire  aux  Cinq-Cents;  et  ces  documents 
concordants  étaient  tous  les  quatre  datés  du  24  fructidor-10  septembre  (if 
niteur  du  26  et  du  29  fructidor-i2  et  15  septembre). 

Le  gouvernement  ht  opérer  de  nombreuses  arrestations  de  patriotes  et 
une  commission  militaire  siégeant  au  Temple  procéda  par  fournées  :  elle  pro- 
nonça, le  troisième  jour  complémentaire  (19  septembre),  18  condanmations 


HIS'I'OIllK     SOCIALISTE 


325 


èi  mort  dont  une  par  contumace;  le  6  vendémiaire  an  V  (27  septembre  1796), 
4;  le  18  vendémiaire  (9  octobre),  9,  parmi  lesquelles  celles  de  Huguet,  Gusset, 
Javogues,  anciens  Conventionnels,  el  de  Bertrand  ancien  maire  de  Lyon; en- 


■ 


Gracchus  Babeuf 
(D'après  une  estampe  de  la  Bibliothèque  Nationale.) 

fin,  le  28  vendémiaire  (19  octobre),  6  nouvelles  condamnations  capitaKv-  Plu- 
sieurs de  ces  condamnés  se  pourvurent  devant  le  tribunal  de  cassation,  en  vertu 
de  la  loi  du  21  fruclilor  an  IV  (7  septembre  1796)  portant  que  «  le  recours 

LIV.  434.  —  HISTOIRE   SOCIALISTE.    —  THKHMIDOII   l.T   DIRECTOIRE.  LIV.   434. 


32a  HISTOIRE    SOCIALISTE 

en  cassation  contre  les  jugements  des  commissions  militaires  est  admissible 
pour  cause  d'incompétence  »;  le  Directoire  donna  ordre  de  passer  outre  et  ils 
furent  fusillés.  Or,  de  semblables  pourvois  formés  par  des  condamnés  à  d'au- 
tres peines  furent  admis  par  le  tribunal  de  cassation  (Sciout,  Le  Directoire, 
t.  II,  p.  225),  les  2i,  22  et  23  germinal  suivant  (10,  11  et  12  avril  1797). 

«  Pache,  constate  Buonarroti  (t.  II,  p.  11),  fut  le  seul  homme,  hors  de 
prison,  qui  embrassa  ouvertement,  dans  un  écrit  imprimé,  les  opinions  et  la 
cause  des  accusés  ».  Cet  écrit  publié  en  l'an  V  sous  le  titre  Sur  les  factions  et 
les  partis,  les  conspirations  et  les  conjurations ,  et  sur  celles  à  l'ordre  du  jour, 
flétrit  notamment  la  férocité  de  ces  soi-disant  «  honnêtes  gens  »  qui  ne  sont 
modérés  que  pour  le  bien  général  et  dont  on  trouve  de  honteux  spécimens 
à  tous  les  moments  de  réaction.  «  J'ai  vu,  a  écrit  Pache  (§  X),  qu'un  orateur 
royaliste  avait  dit  qu'il  fallait  dans  les  conjurations,  au  défaut  de  faits,  punir 
l'intention.  Cette  proposition  n'est  point  celle  d'un  barbare.  Les  barbares  n'ont 
point  la  politesse  des  hommes  civilisés,  mais  ils  ne  sont  pas  dépourvus  des 
sentiments  de  la  nature,  et  ils  ne  les  atténuent  pas  par  de  vaines  subtilités. 
Elle  est  d'un  de  ces  hommes  dont  les  organes  moraux  sont  à  rebours,  comme 
les  organes  physiques  de  ces  enfants  mous  trueux  qui  ont  l'œsophage  au  fon- 
dement; elle  est  d'un  de  ces  hommes  qui,  ainsi  organisé  contre  nature,  a 
vécu  encore  dans  un  état  contre  nature.  » 

L'accusation,  sous  laquelle  se  trouvaient  Babeuf  et  ses  amis,  visait  le 
fait  de  «  conspiration  contre  la  sûreté  intérieure  de  la  République,  conspi- 
ration tendant  à  la  destruction  du  gouvernement  et  de  la  Constitution  de 
l'an  III  ».  Des  journaux  ayant  raconté  que  les  accusés  se  querellaient,  que  de 
graves  divisions  existaient  entre  eux  au  sujet  de  leur  défense,  ceux-ci 
répondirent,  le  25  pluviôse  an  V  (13  février  1797)  :  «  II  n'y  a  ici  ni  divisions, 
ni  partis,  ni  querelles,  ni  craintes.  Un  seul  sentiment  nous  anime,  une 
même  résolution  nous  unit;  il  n'y  a  qu'un  principe,  celui  de  vivre  et  mourir 
libres,  celui  de  nous  montrer  dignes  de  la  sainte  cause  pour  laquelle  chacun 
de  nous  s'estime  heureux  de  souffrir».  Tous  les  accusés  saur^ix;(Pillé,  Philip, 
Lambert,  Thierry,  Drouin,  Nicole  Martin)  signèrent  cette  lettre  sur  laquelle 
on  est  heureux  de  constater  la  signature  de  tous  les  Egaux  et  de  tous  les  Mon- 
tagnards (Advielle,  1. 1«,  p.  242). 

La  Haute  Cour  consacra  quatre  mois  et  demi  aux  actes  préliminaires  de 
procédure;  c'est  pendant  ce  temps  qu'une  tentative  d'évasion  échoua  :  à  la 
suite  de  coups  sourds  entendus  par  une  sentinelle,  les  gardiens  découvrirent, 
le  29  nivôse  an  V  (iSjanvier  1797),  une  ouverture  déjà  très  avancée.  Le  2 ven- 
tôse (20  février)  les  débats  commencèrent  dans  le  pavillon  de  l'ouest  du  grand 
bâtiment  de  la  caserne  actuelle.  Les  seize  hauts  jurés  titulaires  étaient,  dan^i 
l'ordre  où  ils  furent  appelés  à  siéger  par  le  jugement  de  la  Haute  Cour  du 
2  ventôse  [Débats  du  procès,  t.  I",  p.  21)  —  leurs  noms  sont  écrits  ici  confor- 
mément à  leurs  propres  signatures  (Archives  nationales,  W^559)  —  :  Rey 


HISTÛIUE     SOCIALISTE  327 

Pailhade,  ancien  Constituant,  ancien  président  du  tribunal  du  district  à  Bé- 
ziers,  (Hérault);  Queyroulet  aîné,  ancien  commissaire  près  le  tribunal  du  dis- 
Irict  de  Sainl-Yrieix,  (Haute-Vienne);  Caquet  Jacques,  fermier  des  forges  de 
Longny,  dans  la  partie  de  l'Orne  qui  avoisine  l'Eure-et-Loir,  (Eure-et-Loir); 
Duffau  Jean,  ancien  avocat  au  présidial  de  Condom,  ancien  agent  général  du 
district,  futur  membre  du  Conseil  des  Anciens,  (Gers)  ;  Le  Conte  Michel,  (Orne); 
Le  Prévost,  beau-frère  d'une  des  victimes  de  Prairial,  Du  Roy,  anci-n  admi- 
nistrateur du  district  de  Bernay,  (Eure)  ;  Yver  LaBruchollerie  Jean-Joseph,  la- 
boureur, (Manche);  Oulau,  ancien  administrateur, (Landes);  Biauzat,  de  Cler- 
mont,  plus  connu  ^ous  le  nom  de  Gaultier-Biauzat,  ancien  Constiluant,(Puy-de- 
Dôme);  Rivière,  de  Sariac,  (Hautes-Pyrénées);  Pajot  Pierre-Marie, ancien  pro- 
cureur-syndic du  district  de  Deléiriont,(MonL-Terrible);  Verneilh,  ancien  mem- 
bre de  la  Législative,  ancien  juge  au  tribunal  du  district  de  Nontron,  (Dor- 
dogne)  ;  Benoist  Pierre,  ancien  Constituant,  futur  membre  du  Conseil  des  An- 
ciens, président  du  tribunal  criminel  à  Dijon,  (Côte-d'Or);  Dubois  Michel-Ca- 
simir, ancien  juge  au  tribunal  ilu  district  de  Mamers,  (Sarthe);  Borreldat 
André,  de  Castelnaudary,  (Aude);  Moynier,  d'IUe,  (Pyrénées-Orientales). 

Il  y  avait  47  accusés  présents,  dont  5  femmes,  et  18  contumaces.  D'après 
Buonarroti,  sur  ces  65  accusés,  24  avaient  réellement  trempé  dans  la  conspi- 
ration et  5  indirectement;  sur  ces  29,  Buonarroti  (t.  II,  p. 22)  en  a  noraau'  14 
qui  sont  :  1°  Babeuf,  Darthé,  Antonelle  et  Buonarroti,  membres  du  direc- 
toire secret;  Germain  et  Fyon,  membres  du  comité  militaire;  Cazin,  agent 
pour  le  huitième  arrondissement  ;  Amar  et  Ricord,  anciens  Conventionnels, 
soit  9  accusés  présents  ;  2"  Rossignol,  membre  du  comité  niiUtaire  ;  Bouin, 
agent  pour  le  quatrième  arrondissement;  Claude  Piquet,  agent  pour  le 
sixième;  Robert  Lindet  et  Drouet,  anciens  Conventioiuiels,  soit  5  accusés 
conluraaces.  Les  15  que  n'a  pas  nommés  Buonarroti,  et  parmi  lesquels  se 
trouvent  à  mon  avis  les  5  complices  indirects,  me  paraissent  être  :  1°  comme 
accusés  présents,  Massart,  membre  du  comité  militaire;  Didier,  l'agent  gé- 
néral; Morel,  agent  pour  le  premier  arrondissement  ;  Moroy,  agent  pour  le 
douzième;  Laignelot,  ancien  Conventionnel;  Goulart,  commissaire  de  police 
en  exercice  de  la  section  de  l'Observatoire,  dont  la  participation  est  établie 
par  des  documents  émanant  directement  de  lui  et  dont  un  rapport  ne  Moroy 
dit  :  «  il  est  d'un  zèle  incroyable  »  {Copie  des  pièces  saisies,  1. 1",  p.  250-251); 
Clercx,  chez  qui  s'est  caché  Babeuf  et  s'est  réuni  le  directoire  secret;  PilLé, 
employé  de  ce  tUrectoire;  Duplay  père  et  Duplay  fils,  qui  aidèrent  Babeuf  et 
publièrent  VEclaireur  du  Peuple  (Buonarroti,  l.  I",  p.  113  et  128);  si,  dans 
ces  deux  passages,  il  appelle  Duplay  «  Simon  n,  il  fait  de  même  à  la  p  ge  53 
en  désignant  ceux  qui  se  lièrent  dans  la  prison  du  Plessis  où  Duplay  père 
[Débats  du  procès,  t,  III,  p.  596)  reconnaît  s'être  trouvé  avec  Buonarrailii; 
total,  10;  2°  comme  accusés  contumaces,  Lepeletier,  membre  du  directoire 
secret;  Mennessier,  agent  pour  le  troisième  arrondissement;  Guilhem, ancien 


l 


S2S  HISTOIRE     SOCIALISTE 

courrier  de  la  malle  de  Lyon,  agent  pour  le  cinquième;  Bodson,  agent  pour 
le  onzième  ;  Reys,  chez  qui  a  logé  Babeuf  et  a  délibéré  le  directoire  secret; 
total,  5.  Parmi  ces  15,  les  5  complice-;  indirects  me  semblent  être  Pillé,  Du- 
play  père,  Duplayflls,  Glercx,  présents,  et  Reys,  contumace. 

Plusieurs  de  ces  noms  ne  se  trouvent  pas,  dans  l'ouvrage  de  Buonarroti, 
sous  leur  forme  réelle,  mais  sous  celle  d'anagrammes.  Presque  tous  ceux-ci 
étaient  connus  depuis  longtemps  par  tout  le  monde,  sauf  par  M-  Espinas. 
M.  Gustave  Isambert,  lui,  a  voulu  donner  l'explication  de  tous  dans  le  n°  de  la 
Révolution  française  liu  14  novembre  1899  et  il  a  commis  une  erreur  qu'il 
lui  eût  été  facile  d'éviter.  Il  prétend  gratuitement  (p.  459)  que  l'anagramme 
€  Rerpino  »  a  été  mis  par  faute-  d'impression  pour  «  Rerpina  »  et  qu'il  cache 
l'adju'lanl  général  Parein,  accusé  contunv  ce.  S'il  avrit  remarqué  que  «  Rer- 
pino »  a  été  signalé  par  Buonarroti  (t.  î",  p.  123)  comme  agent  pour  le 
dixième  arrondissement  et  s'il  avait  compara  celte  liste  avec  celle  de  la  Co- 
pie des  pièces  saisies,  il  aurait  constat.  (  .  I",  p.  52)  que  cet  agent  se  nommait 
Pierron,  ce  qui,  transposé,  donne  <•  Rerpino  »  sans  faute  d'impression.  J'ai, 
d'ailleurs,  une  seconde  preuve  qui  a  l'avantage  de  corriger  en  même  temps 
une  autre  erreur  de  M.  Isambert  relativement  à  l'édition  anglaise  de  l'ouvrage 
de  Buonarroti. 

Le  n'ùn  I8ïé\r[er  i&Qo  àe\?i  Petite  Revue  del'éditeur  René  Pincebourde(p.5) 
mentionne  l'existence  A'  «  une  traduction  anglaise  de  la  Conspiration  pour 
l'égalité,  par  Bronterre,  publiée  à  Londres  en  1836  fin-12  de  482  p.)  laquelle 
contient,  à  la  suite  des  pièces  justificatives,  une  lettre  de  Buonarroti  au  tra- 
ducteur, suivie  de  la  clef  des  noms  de  son  livre  envoyée  par  lui...  Cette  lettre 
datée  de  Paris,  3  mai  1836,  est  signée  Philippe  Ruonarroti,  âgé  de  soixante- 
quinze  ans  »  ;  si  la  Petite  Revue  a  eu  le  tort  de  ne  pas  reproduire  la  lettre 
entière,  elle  a  inséré  (p.  6)  la  clef  envoyée  par  Buonarroti  traduisant  tous 
les  anagrammes,  sauf  cinq,  et  indiquant  Pierron  et  non  Parein.  Or,  le  pre- 
mier journal  collectiviste  français,  que  n'ont  pas  le  droit  d'ignorer  ceux  qui 
s'occupent,  à  n'importe  quel  point  de  vue,  de  l'histoire  du  socialisme,  l'Éga- 
lité, dont  le  premier  numéro  commençait,  en  feuilleton,  une  étude  sur  «  la 
Conjuration  des  blgaux  »,  renvoyait,  dans  son  n°  2,  du  25  novembre  1877,  au 
n"  de  la  Petite  Revue  que  je  viens  de  citer. 

Sauf  les  29  accusés  dont  je  me  suis  occupé  —  il  est  à  noter  que  deux 
membres  du  directoire  secret,  Sylvain  Maréchal  et  Debon,  eurent  la  chance 
d'échapper  au  mandat  d'arrêt  lancé,  le  24  floréal  (13  mai),  contre  eux  et  une 
centaine  d'autres  dont  les  noms  avaient  été  pris  dans  les  papiers  de  Babeuf — 
tous  les  autres  étaient  personnellement  étrangers  à  la  conspiration  ;  leur 
crime  consistait  à  être  des  républicains  avancés;  il  y  avait  là  des  citoyens  de 
Cherbourg,  d'Arras,  de  Rochefort,  de  Bourg  et  de  Saintes.  Pour  la  première 
fois,  les  débats  furent  recueillis  par  deux  sténographes. 

Ne  voulant  pas  contribuer  à  accabler  les  moins  compromis,  les  accusés  à 


HISTOIRE     SOCIALISTE  329 

l'exception  d'un  seul,  le  secrétaire  Nicolas  Pillé,  qui,  par  ses  aveux,  se  fit 
l'auxiliaire  de  l'accusation,  nièrent  la  conspiration,  tout  en  en  légitimant 
hypothétiquement  le  but  et  en  en  justifiant  les  principes.  Dans  leurs  essais 
d'explications  vraisemblables  pour  les  documents  découverts  et  les  faits  éta- 
blis, ils  furent  parfois  obligés  de  recourir  à  des  subtilités;  car  Ja  tâche  n'était 
pas  facile  en  présence  des  pièces  saisies  qui  confirmaient  le  récit  de  Grisel. 
Celui-ci  se  vanta  de  n'avoir  pas  agi  par  intérêL;  pour  pareille  chose,  déclara- 
t-il  [Débats  du  procès,  t.  II,  p.  115),  toute  récompense  «serait  ignominieuse». 
L'appréciation  n'était  pas  trop  forte;  mais  (Archives  nationales,  AFIII42),  par 
arrêté  du  Directoire  du  17  floréal  (6  mai),  Cochon,  au  titre  de  «  dépense  se- 
crète »,  versait  à  Grisel  «  dix  mille  livres  assignats  valeur  nominale  »  qui  va- 
laient alors  30  francs  en  or  ;  par  arrêté  du  8  prnirial  (27  mai),  le  Directoire 
lui  accordait  un  sabre  avec  son  ceinturon;  par  arrêté  du  28 messidor (16  juil- 
let), le  Directoire  lui  ociroyait  «  à  litre  de  gratification  pour  les  services  par 
lui  rendus  »,  3000  livres  en  mandais,  valant  à  ce  moment  165  francs,  et  des 
soins  médicaux  aux  frais  de  la  République  :  rignorainic  incontestable  de  Gri- 
sel était  une  ignominie  au  rabais.  Pas  une  minute  il  ne  fut  queslion,  ni  dans 
l'instruction,  ni  durant  les  débats,  de  l'affaire  de  faux  dirigée  contre  Babeuf. 
Cependant,  c'est  en  germinal  an  IV  (fin  mars  1796)  que  Cochon  avait  reçu  la 
lettre  du  commissaire  du  pouvoir  exécutif  Villemontey,  datée  de  Beauvais, 
le  5  germinal  (25  mars),  et  de  nature  à  évoquer  de  nouveau  l'alTaire  (voir 
chap.  xn). 

Les  queslions,  telles  que  la  Haute  Cour  les  posait  tout  d'abord  au  jury, 
ne  visaient  que  le  fait  de  conspiration  tendant  :  1°  à  troubler  la  République 
en  armant  les  citoyens  les  uns  contre  les  autres  ;  2°  en  les  armant  contre  les 
autorités  établies  par  la  Constitution  fie  l'an  III;  3°  à  opérer  la  dissolution  du 
Corps  législatif.  Sur  la  proposition  du  chef  du  jury,  Rey  Pailhade,  soutenu 
malencontreusement  par  le  défenseur  de  Ricord,  Laignelol,  Fyon  et  Anto- 
nelle,  ce  Real,  rédacteur  du  Journal  des  patriotes  de  89  dont  j'ai  parlé  plus 
haut,  et  combattue  par  l'accusateur  public,  Viellart,  qui  trouvait  que  «  cela 
ne  résultait  pas  de  l'acte  d'accusation;  cela  ne  résultait  pas  non  plus  du  dé- 
bat »  [Débats  du  procès,  t.  IV,  p.  91  de  la  dernière  partie),  la  Haute  Cour 
ajouta  aux  trois  séries  précédentes  posées  par  elle  deux  autres  séries  de  ques- 
tions concernant,  la  quatrième  la  provocation  par  discours,  et  la  cinquième 
la  provocation  par  écrits  au  rétablissement  de  la  Constitution  de  93. 

Il  suffisait  de  quatre  jurés  sur  les  seize  votants  pour  absoudre.  Ce  résultat 
fut  atteint  sur  les  trois  premières  séries  relatives  à  la  conspiration;  mais  non 
sur  la  quatrième  relative  à  la  provocation  par  discours  au  rétablissement  de  j 
la  Constitution  de  93;  toutefois,  les  circonstances  atténuantes  étaient  accordées  ! 
aux  sept  déclarés  coupables  :  Babeuf,  Buonarroli,  Germain,  Darthé,  Moroy, 
Cazin,  Blondeau.  Au  lieu  d'en  finir  et  d'interroger  le  jury  sur  la  cinquième 
série  de  questions,  H  y  eut  suspension  du  procès -verbal,  changement,  sous 


330     ,  HISTOIRE     SOCIALISTE 

prétexte  d'indisposition,  du  j.uge  qui  présidait  aux  opéralions  du  jury,  en 
vue  probablement  —  il  n'est  pas  téméraire  de  le  présumer  en  présence  de 
cet  incident  inouï  —  d'une  action  à  exercer  au  moins  sut  un  juré.  Rien  <îe 
plus  vraisemblable,  si  on  songe  à  la  façon  de  recueillir  alors  les  voles  des 
jurés;  la  loi  du  20  thermidor  an  IV  (7  août  1796),  sur  l'organisalion  de  la  Haute 
Cour,  renvoyait  (art.  27),  pour  les  points  non  réglés  par  elle,  au  Code  des  dé- 
lits et  des  peines  du  3  brumaire  an  IV  (25  octobre  1795);  il  en  résultait  que 
les  jurés  avaient  à  se  prononcer  individuellement  «  en  1,'ahsence  les  uns  d<.'S 
autres  »  (art  386)  et  chacun  «  à  haute  voix»  (art.  399),  devant  l'un  des  juges, 
un  accusateur  national  et  le  chef  du  jury  à  qui  il  était  ainsi  bien  facile,  s'ils 
étaient  d'accord,  et  c'étaiL  ici  le  cas,  de  peser  sur  la  déteiminalion  de  tel  ou 
tel  juré.  Dans  le  jugement,  oa  trouve  l'incident  mentionné  en  ces  termes  î 
«  Par  devant  nous,  Charles  Pajon,  l'un  des  juges  de  la  Haut«  Cour,  subrogé 
à  cause  de  l'indisposition  du  citoyen  Cofflnhal  qui  a  commencé  le  présent  S 
procès-verbal,  il  a  été  procédé  à  sa  continuation  en  présence  du  ciloyen  Viel- 
lart,  l'un  des  accusateurs  nationaux  ».  Celte  fois,  sur  la  cinquième  série  des 
questions,  à  la  déclaration  de  culpabilité  de  huit  des  accusés,  Babeuf,  Buo- 
narroti,  Germain,  Darthé,  Moroy,  Cizin,  Bouin,  Mennessier,  s'ajoula  le 
refus  des  circonstances  aiténuantes  à  Babeuf  et  à  Darthé  ;  c'était  la  mort 
pour  ceux-ci. 

Les  accusés,  a  dit  Buonarroti  (l.  II,  p.  13-14),  avaient,  lors  de  la  forma- 
tion du  jury,  usé  de  leur  droit  de  récasalion  «  à  l'aide  des  renseignements 
incomplets  et  souvent  inexacts  recueillis  dans  les  départements  »  ;  paimi  les 
jurés  «  qui  méritaient  une  conflance  entière,  les  uns  furent  exclus  par  le  tri- 
bunal comme  parents  d'émigrés;  d'autres,  sacrifiant  à  la  peur,  feignirent 
d'être  malades  et  furent  excusés;  trois  assistèrent  aux  débats»  et  se  pronoB- 
cèrent  constamment  en  faveur  des  accusés  ;  un  d'entre  eux  a  été  nommé  par 
Buonarroti  (t.  II,  p.  59)  «  parce  que,  dit-il,  nous  savons  qu'il  a  cessé  de  vivre», 
c'est  Gaultier-Biauzat,  du  Puy-de-Dôme.  Cependant,  M.  Francisque  Mège,  dans 
une  volumineuse  biographie  de  ce  dernier  publiée  en  1890,  suppose,  après 
avoir  vanté  la  conscience  de  Biauzat,  que  «  son  vote  ne  dut  pas  être  favorable 
aux  principaux  meneurs  »  (t.  I",  p.  202).  La  conscience  de  Biauzat  était  su- 
périeure à  celle  de  son  biographe  qui,  au  lieu  de  se  livrer  à  des  suppositions 
gratuites,  aurait  pu  et  dû  connaître  et  publier  une  lettre  de  Biauzat  que  j'ai 
trouvée  aux  Archives  nationales  (BB^21).  Le  14  germinal  an  V  (3  avril  1797), 
un  mouchard  signant  «  Campis  »  dénonçait  à  Merlin  quatre  jurés  comme  sus- 
pects de  sympathie  pour  les  accusés  :  a  Le  sort  vous  a  donné  quatre  jurés 
qui  se  trouvent  parfaitement  du  même  sentiment  que  les  conspirateurs  ». 
Le  ministre,  qni  avait  été  le  collègue  de  Biauzat  à  la  Constituante,  crut  ha- 
bile de  communiquer,  le  18  (7  avril),  la  dénonciation  à  celuinci  désigné  :1e 
premier,  et  la  réponse  de  Biauzat,  du  21  (10  avril),  ne  contesta  que  certains 
détails  de  la  dénonciation  sans   souffler  mot  sur  le  fond  ;  du  teste,  Biauzat 


HISTOIRE     SOCIALISTE  331 

devait  être,- en  l'an  VI,  dénoncé  comme  un  des  «  enfants  chéris  de  Babeuf  » 
[Histoire  politique  de  la  Révolution  françeâse,  d'Aiulard,  p.  681,  note)  —  oe 
qui  était  exagéré  —  dans  un  placard  des  modérés  qui,  nous  le  verrons 
(chai),  xvii),  annulèrent  son  élection  le  22  floréal  an  VI  (il  mai  1798).  Cette 
lettre  de  mouchnrd  corroborant,  en  ce  qui  concerne  Biauzat,  l'affirmation  de 
Buonarroti,  permet,  selon  toute  vraisemblance,  de  connaître  les  noms  des  deux 
autres  jurés  qui  m'ont  encore  jamais  été  publiés  :  les  trois  autres  dénoncés 
étaient,  avec  l'orthographe  et  l'indication  suivantes  :  Dubois,  Lepouve,  Mou- 
nier,  des  Pyrénées-Orientales  ;  c'est-à-dire  Dubois,  de  la  Sarthe,  Delepouve, 
homme  de  loi  àArras,  du  Pas-de-Calais,  et  Moynier,  des  Pyrénées-Orientales. 
Or,  Delepouve  ne  fut  que  juré  adjoint  el,  aucun  des  adjoints  ou  des  suppléants 
n'ayant  été  appelé  à  se  prononcer,  les  deux  jurés  qui  restèrent  fermes  jus- 
qu'au bout  avec  Biauzat.  doivent  être  Dubois  et  Moynier. 

Parmi  les  autres,  dont  les  nom-s  ont  été  cités  plus  haut,  il  y  en  eut  un 
au  moins  qui  vota  tantôt  pour  el  tantôt  contre  les  accusés.  Quel  est  celui-là? 
Voici  un  témoignage  qui,  en  nous  donmant  un  nom,  confirme  une  fois  de 
plu'!  ce  que  nous  savons  déjà  au  sujet  de  Biauzat.  On  lit,  dans  les  Mémoires 
sur  les  règnes  de  Louis  XV  et  Louis  XVI  et,  sur  la  Révolution,  de  Dufort  de 
Cheverny  (t,  II,  p.  335)  • 

«  Des  seize  jurés,  on  en  connaissait  douae  honnêtes  et  convaincus  des 
crimes  des  coupables.  Un  treizième  s'était  joint  à  eux,  c'était  le  nommé 
Duffau,  des  Pyrénées,  homme  jouissant,  dit-on,  de  quinzo  mille  livres  de 
rente,  né  hors  de  la  lie  du  peuple  et  qui  s'était  faufilé  dans  la  meilleure  corn 
pagnie  oià  il  se  prononçait  comme  ennemi  des  coquins.  Cependant  des  jurés, 
ses  voisins,  le  désignaient  comme  un  bomme  faux,  versatile  et  dangereux. 
Les  trois  autres  jurés,  dont  Biauzat,  es-député,  était  k  chef,  étaient  reconnus 
p<!iur  des  jacobins  décidés,  Biauzat,  qui  avait  été  un  de:^  acteurs  de  la  Terreur, 
ne  se  masquait  pas  ;  il  aurait  innocenté  les  plus  coupables.  » 

Après  avoir  constaté  la  «  consternation  »  produite  par  le  premier  résultat, 
notre  auteur  qui,  en  bon  réactionnaire,  ne  recule  pas  devant  la  calomnie 
—  on  vient  de  le  voir  pour  Biauzat  dit  «  un  des  acteurs  de  la  Terreur  »  — 
à  l'égard  des  républicains  avancés,  ajoute  :  «  Un  des  jurés  crut  s'apercevoir, 
à  l'embarras  de  Dufflau,  qu'il  était  le  coupable.  Il  le  prit  en  particulier  et  lui 
dit  à  l'oreille  :  «  Vous  êtes  à  mes  yeux  le  dernier  des  hommes.  Il  est  clair 
«  que  c'est  vous  qui  avez  mis  la  boule  blanche;  on  sait  vos  liaisons  intimes 
«  avec  la  Buonarroti  qui  vous  a  séduit;  on  vous  soupçonne,  en  outre,  d'être 
«  payé.  Je  n'entre  pas  dans  toutes  ces  infamies,  mais  je  vous  donne  ma  pa- 
«  rôle  que,  si  vous  continuez,  vous  ne  périrez  que  de  ma  main.  »  Ce  petit 
avertissement  fraternel  fit  son  effet  »  {Idem,  p.  336). 

Or  Dufort  de  Cheverny  était  à  même  d'être  bien  renseigné.  11  était  «extrê- 
mement lié  »  avec  Pajon(t.  II,  p.  309)  ;  étant  allé  à  Vendôme  pendant  le  procès, 
il  avait  déjeuné  avec  lui  et  fréquenté  Gandon,  le  prési'^int,  Lalande,  un  juge 


332  HISTOIRE     SOCIALISTE 


suppléant  qui  n'eut  pas  l'occasion  d'intervenir  officiellement,  Viellart,  un 
des  deux  accusateurs  publics,  et  Rivière,  juré,  que,  probablement  par  simple 
erreur  d'expression,  il  qualifie  de  «  juge  »  {id.,  p.  309  et  312).  Tels  sont  tous 
ceux  que,  à  celte  occasion,  il  nomme;  et  il  est  curieux  que  tous  ceux-là, 
sauf  Lalande  qui  n'eut  personne  à  suppléer,  aient  joué  un  rôle  dans  l'inci- 
dent auquel  donna  lieu,  après  entente  évidemment  avec  Viellart,  la  maladie 
feinte.'de  Cofflnhal,  homme  dévoué  à  tous  les  pouvoirs  et  qui  devait  plus  tard 
se  transformer  en  baron  du  Noyer  de  Noirmont. 

N'est-il  pas  permis  de  supposer,  par  la  connaissance  que  Dufort  de  Ghe- 
verny  assure  avoir  eue  du  fait,  que  le  juré  ayant  cherché  à  influencer  Duffau 
fut  celui  qu'il  nous  dit  avoir  fréquenté  à  Vendôme,  Rivière,  qui,  étantGascon, 
non  seulement  d'origine,  mais  encore  de  caractère,  exagéra  ensuite  les  me- 
naces par  lui  faites  réellement  à  son  compatriote  gascon  DutTau,  menaces  que 
la  proximité  de  leurs  départements  réciproques  était  peut-être  de  nature  à 
rendre  sérieuses  à  certains  égards?  Et,  en  admettant,  dans  son  ensemble, 
l'exactitude  du  récit  de  Dufort  de  Cheverny,  ne  ]ieut-on  supposer  avec  vrai- 
semblance que,  pour  influencer  Duffau,  Cofflnhal  ayant  simulé  une  indis- 
position sur  le  conseil  de  Viellart  qui  l'assistait  et  avait  été  témoin,  à  ce  titre, 
du  vote  de  Duffau,  qui,  en  outre,  étant,  nous  le  savons  par  Dufort  de  Che- 
verny, en  bons  termes  avec  Rivière,  put  mettre  celui-ci  au  courant  et  pro- 
voquer la  scène  entre  lui  et  DulTau,  ne  peut-on  supposer,  dis-je,  que  le  pré- 
sident Gandon  consentit  à  substituer  aux  côtés  de  Viellart,  pour  la  fin  des 
opérations  du  jury,  Pajon  à  Coffinhal  parce  que,  Pajon  étant  connu  comme 
un  ami  de  Rivière,  sa  présence  paraissait  de  nature  à  intimider  Duffau  au 
courant  évidemment  des  relations  de  son  compatriote  et  collègue  du  jury? 

En  tout  cas,  Duffau  qui  donna  malheureusement  dans  une  trop  large  me- 
sure satisfaction  à  l'acharnement  des  réacteurs,  n'osa  pas,  par  scrupule  par- 
tiel de  conscience  sans  doute,  aller  jusqu'au  bout  de  ce  que  ceux-ci  tentaient 
d'exiger  de  lui.  Aussi,  après  l'exécution  de  Babeuf,  ajoute  Dufort  de  Che- 
verny [ibid.,^.  337)  «c'était  dans  la  ville  une  désertion  complète;  les  mauvais 
jurés  étaient  partis  et  l'on  avait  invectivé  Duffau  ». 

A  neuf  heures  et  demie  du  matin,  le  7  prairial  an  V  (26  mai  1797),  le 
jugement  était  prononcé.  Conformément  au  verdict  rendu  dans  les  conditions 
que  nous  venons  d'indiquer,  étaient  condamnés  :  à  mort,  Babeuf  et  Darthé; 
à  la  déportation,  Buonarroti,  Germain,  Moroy,  Cazin,  reconnus  coupables 
comme  eux  sur  la  4'  et  la  5"  séries,  Blondeau  déclaré  coupable  sur  la  4*  seu- 
lement, Bouin  et  Mennessier  sur  la  5',  mais  tous  les  sept  avec  circonstances 
atténuantes;  les  deux  derniers  étaient  condamnés  par  contumace. 

Ce  jugement  était  à  peine  prononcé  que,  à  l'exemple  des  vaincus  de  prai- 
rial an  m,  Babeuf  et  Darthé  se  frappaient  d'un  stylet.  Le  ministre  de  la  Jus- 
tice, Merlin,  avait  envoyé  à  Vendôme,  en  qualité  de  «  concierge  de  la  maison 
de  justice  »,  un  homme  de  confiance  nommé  Daude  qui,  pendant  toute  la 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


333 


durée  de  la  Haute  Cour,  lui  adressa  personnellement  un  rapport  journalier- 
il  me  paraît  intéressant  d'emprunter  à  cet  adversaire,  croyant  n'écrire  que 


0  .2 


pour  son  chef,  le  récit  inédit  (Archives  nationales  BB'  20)  de  la  fin  des  deux 
condamnés.  Je  rectifierai  ainsi  une  erreur  de  l'Histoire  parlementaire,  de 
Bûchez  et  Roux,  où  on  lit  (t.XXXVlI,  p.  276)  :  «  Le  rapport  du  concierge  de 

LIV.  433.   —  HISTOIRE    SOCIALISTE,    —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  LIV.   435       ■ 


334  HISTOIRE     SOCIALISTE 

la  prison  n'est  pas  d'accord  avec  le  récit  de  Buonarroti;  il  dit  qu'ils  se  frap- 
pèrent, mais  ne  se  blessèrent  pas  ».  Ces  auteurs  s'en  sont  tenus  à  un  mot  de 
la  lettre  du  concierge  du  7  praii-ial  (26  mai),  publiée  dans  le  Moniteur  du  12 
(31  mai);  or  voici  le  texte  complet  de  sa  lettre  du  9  (28  mai)  : 

«  L'exécution  du  jugement  de  la  Haute  Cour  de  justice  relatif  à  Babeufet 
à  Darthé  n'a  point  eu  lieu  le  7  prairial;  l'instrument  du  supplice  qu'on  avait 
envoyé  chercher  à  Blois,  n'arriva  que  le  soir  à  dix  heures;  une  grande  partie 
des  prévenus  acquittés  obtint  la  liberté  dans  cette  journée,  les  deux  con- 
damnés la  passèrent  dans  les  parloirs  :  Babeuf  s'était  enibncé  dans  le  ventre 
une  pointe  de  fer  de  cinq  pouces  de  longueur;  cette  pointe  y  était  restée. 
L'officier  de  santé  lui  proposa  de  l'extraire;  Babeuf  refusa  l'opération,  ce  qui 
lui  occa.sionna  des  souffrances  telles  qu'on  craignit  pour  la  vie  pendant  les 
vingt  heures  qu'il  a  vécu  après  la  condamnation.  Le  8,  à  cinq  heures  et  demie 
du  matin,  l'exécuteur  se  présenta  pour  remplir  ses  fonctions:  Daiihé  s'y 
refusa.  On  fut  obligé  d'employer  la  force  :  il  avait  essayé  de  rouvrir  .sa  plaie 
et  le  sang  coulait  avec  abondance;  il  se  fit  porter  jusqu'à  l'échafaud  qui 
n'était  qu'à  quelques  pas  de  la  maison  de  justice.  Babeuf  fut  soumis  e;  mit 
plus  de  courage  dans  sa  contenance.  Aussitôt  que  l'exécution  a  été  terminée, 
on  a  mis  en  liberté  le  reste  des  accusés.  L  e  reste  du  jour  s'est  passé  dans  une 
tranquillité  parfaite.  » 

L'exécution  eut  lieu  sur  la  place  d'Armes  ;  la  seule  porte  extérieure  delà 
ci-devant  abbaye  se  trouvait  sous  un  porche  occupant  l'emplacement  du  bout 
de  rue  qui  sépare  aujourd'hui  les  deux  parties  des  anciens  greniers  du  cou- 
vent; les  maisons  adossées  à  la  plus  grande  de  ces  parties  et  formant  main- 
tenant l'un  des  côtés  de  la  plaee  d'Armes  n'existaient  pas  alors.  L'exécuteur 
était  Sanson  «  le  fils  aîné  de  celui  de  Paris  »,  nous  dit  Dufort  de  Cheverny 
[Mi-moires,  t.  II,  p.  336),  qui  ajoute  :  «  Pour  Babeui,  il  monta  courageuse- 
ment à  l'échafau  1  ». 

La  veille  de  sa  condamnation,  Babeuf  qui  ne  s'illusionnait  pas  sur  son 
sort,  écrivit  à  sa  femme  et  à  ses  enfants  une  lettre  dont  voici  quelques  pas- 
sages :  0  Je  suis  prêt  à  m'envelopper  dans  la  nuit  éternelle...  J'ignore  com- 
ment ma  mémoire  sera  appréciée,  quoique  je  croie  m'être  conduit  de  la  ma- 
nière la  plus  irréprochable...  Mourir  pour  la  patrie,  quitter  une  famille,  des 
enfants,  une  épouse  chérie,  seraient  plus  supportables,  si  je  ne  voyais  pas  au 
bout  la  liberté  perdue  et  tout  ce  qui  appartient  aux  sincères  républicains  en- 
veloppé dans  la  plus  horrible  proscription!  Ah!  mes  tendres  enfants,  que 
devien  :rez-vous?...  Ne  croyez  pas  que  j'éprouve  du  regret  de  m'être  sacrifie 
pour  la  plus  belle  des  causes,  quand  même  tous  mes  efforts  seraient  inutile» 
pour  elle;  j'ai  rempli  ma  lâche...  Je  ne  concevais  pas  d'autre  manière  de  vous 
rendre  heureux  que  par  le  bonheur  commun.  J'ai  échoué;  je  me  suis  sacrifié; 
c'est  aussi  pour  vous  que  je  meurs  »  (Buonarroti,  t.  II,  p.  320). 

Les  condamnés  à  la  déportation  auxquels,  malgré  son  acquittement,  on 


HISTOIRE     SOCIALISTE  335 

joignit  Vailier,  —  il  avait  été  arrêté  le  15  prairial  an  IV  (3  juin  1796)  à  Tou- 
louse —  parce  que  sa  déportation  avait  été  ordonnée  par  la  Convention  le 
12  germinal  an  III  (chap.  vu),  alors  que,  le  7  floréal  an  IV  (26  avril  1796),  sans 
viser  ce  décret,  le  Directoire  s'était  borné  à  lui  enjoindre  «  de  quitter  Paris 
dans  trois  jours  »  après  l'y  avoir  laissé  habiter  librement,  furent  conduits  au 
fort  de  l'île  Pelée  près  de  Cherbourg.  Vadier  devait  être  remis  en  liberté  le 
28  fructidor  an  VI  (14  septembre  1798).  Les  autres,  à  l'exception  de  Cazin  qui 
semble  s'être  isolé,  réclamèrent  inutilement,  le  26  messidor  an  VII  (14  juillet 
1799)  et  le  24  pluviôse  an  VIII  (13  février  1800),  la  revision  de  leur  procès 
(Archives  nationales  BB'  21).  Par  arrêté  des  consuls  du  23  ventôse  an  VIII 
(14  mars  1800),  ils  furent  placés  sous  la  surveillance  de  la  police  à  l'île 
d'Oléron.  Nouveau  changement  en  vertu  de  l'arrêté  du  16  frimaire  an  XI 
(7  décembre  1802),  et,  le  6  mai  1806,  Buonarroti  obtenait  de  se  fixer  à  Genève, 
tout  en  restant  toujours  sous  la  surveillance  de  la  police.  La  dernière  élude 
biographique  sur  lui  est  celle  de  M.  Georges  Weill  [Revue  historique, 
t.  LXXVI,  p.  241  à  275).  Quant  à  Grisel,  le  récit  dramatique  qui  le  représente 
provoqué  et  tué  en  due!  parle  fils  de  Babeuf,  est  faux;  on  en  trouve  la  preuve 
dans  l'Histoire  du  Directoire  de  M.  A.  Granier  de  Cassagniic,  qui  a  publié 
(t.  II,  p.  455  et  456)  un  extrait  de  ses  états  jle  service  provenant  des  Archives 
de  la  Guerre  et  une  pièce  établissant  qu'il  mourut  tranquillement  à  Nantes 
le  22  juin  1812. 

Sachant  que,  même  avant  la  trahison  de  Grisel,  le  Directoire  soupçonnait 
quelque  chose  et  devait,  dès  lors,  être  sur  ses  gardes,  sachant  que  les  Egaux, 
trompés  par  Grisel,  s'exagéraient  beaucoup  les  concours  qu'ils  espéraient  de 
Tarniée,  il  est  bien  difficile  de  croire  que,  sans  la  trahison,  leur  coup  de 
main  eût  pu  réussir.  Qui  l'aurait  appuyé?  La  masse  paysanne  était  satisfaite 
au  fond;  la  masse  ouvrière  de  Paris,  mécontente,  sympathique  au  mouve- 
ment, mais  rendue  apathique  par  les  fatigues  du  passé  et  l'absence  de  ses 
meilleurs  éléments  qui  avaient  été,  presque  tous,  ou  pris  par  les  armées,  ou 
supprimés  par  les  répressions,  ne  songeait  plus,  dans  son  ensemble,  à  lutter. 
D'ailleurs,  en  supposant,  contre  toute  vraisemblance,  que  le  coup  de  main 
des  Egaux  etit  réussi,  leur  tentative  de  «  communaulé  nationale  »  eût  sûre- 
ment échoué  devant  l'insuffisance  des  choses  et  la  protestation  des  gens.  Ils 
avaient  beau  ne  pas  vouloir  l'imposer,  ils  ne  pouvaient  suppléer  à  l'étroi- 
tesse  des  ressources  économiques  de  leur  époque  et  en  étaient  réduits  au 
rêve,  pour  la  consommation,  d'une  réglementation  parcimonieuse  et,  pour  la 
production,  d'un  autoritarisme  inacceptable  et  inapplicable.  Ce  n'est  pas  la 
Conjuration  des  Egaux  en  elle-même  qui  a  été  importante,  ce  sont  les  idéea 
qui  l'ont  inspirée  et  qui  font  d'elle  la  première  tentative  socialiste. 


336 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


CHAPITRE   XIV 

CAMPAGNES    d'aLLEMAGNE    ET    D'iTALIE 

(brumaire  an  IV  à  rendise  an  V  —  novembre  1793  à  février  1797.) 

Nous  avons  vu  (chap.  ix)  que  Jourdan  avait  été  obligé  de  revenir  sur  la 
rive  gauche  du  Rhin,  que  Mayence  avait  été  débloquée  et  que  les  troupes 
laissées  par  Pichegru  aux  environs  de  Mannheim  avaient  dû  s'éloiçner.  Le 
21brumairean  IV(12  novembre  1795),  Desaix  élailbaltuù  Frankcnthal; toute 
l'armée  de  Rhin-et-Moselle  devait  se  replier  jusque  sous  Landau  (25  brumaire- 
16  novembre),  et  la  garnison  de  Mannheim  capitulait  le  30  (21  novembre). 
Quoique  l'ensemble  des  opérations  fût,  malgré  quelques  reveis,  favorable  aux 
Aulrichiens,  ceux-ci,  ayant  perdu  beaucoup  d'honmies  et  latigués  parle  mau- 
vais temps,  firent  olTrir  de  suspendre  les  hostilités;  un  armistice  ne  devant 
piendre  fin  qu'après  averlitsemenl  donné  dix  jours  à  l'avance,  l'ut  signé  le 
10  nivôse  an  IV  (31  décembre  1795). 

En  Lalie,  Scherer,  malgré  le  renfort  des  troupes  venues  des  Pyrénées- 
Orientales,  se  trouvait  en  facii  d'un  ennemi  supérieur  en  nombre  et  occupant, 
sous  les  ordres  du  général  Dewins,  de  Loano  aux  montagnes  voisines  du 
Tanaro,  de  très  fortes  positions.  Le  2  frimaire  an  IV  (23  novembre  1795),  il 
l'attaqua;  les  divers  combats  connus  sous  le  nom  de  bataille  de  Loano,  se 
terminèrent,  le  4  (25  novembre),  grâce  à  Massona,  par  la  déroule  complète 
des  Austro-Sardes.  Presque  aussitôt  on  occupa  Garessio,  et  le  général  pié- 
monl.iis  Colli  fut  poursuivi  jusque  sous  Ceva  où  il  se  réfugia.  Contrairement 
à  s  s  instructions,  Scherer  ne  marcha  pas  sur  Ceva.  Il  est  vrai  que  son  armée 
était  dans  des  conditions  maiérielles  déplorables,  sans  ressources  pour  y  re- 
nié lier,  et  cela  en  partie  parce  que  «  toutes  les  administrations...  volent 
impudemment  la  Répulilique  »  (lellre  de  Scherer  à  Le  Tourneur,  du  3  fri- 
maire an  IV-24  novembie  1795,  citée  par  G.  Fabry,  Histoire  de  Farméc  d'Ita- 
lie, 1795-96,  t.  I",  p.  32).  Se  basant  là-dessus,  Scherer,  au  lieu  d'aller  de 
l'avant,  arrêta  les  O]  érations  et  prit  ses  quarliers  d'hiver;  par  suite,  Keller- 
mann,  à  l'armée  des  Alpes,  dut  se  décider  à  l'imiter.  Après  s'être  convaincue 
qu'elle  n'avait  plus  à  redouter  une  attaque,  l'armée  sarde  en  fit  auianl.  Les 
Français  étaient  échelonnés  entre  le  col  de  Tende  et  Savone,  les  Sardes  entre 
Ceva  et  Asti,  les  Autrichiens  entre  Asti  et  Torlona. 

Quoique  avec  regiet,  le  Directoire  accepta  la  situation  due  à  l'irrésolu- 
tion de  Scherer,  qui  allait  entiaîner  pour  les  troupes  un  accroissement  de 
souffrances  sans  la  moindre  compensalion.  Manquant,  pendant  les  mois  d'hi- 
ver, des  vivres  et  des  effets  les  j.lus  nécessaires,  les  soldats  se  laissèrent  sou- 
vent aller  au  désordre,  h  la  dcsrit:on,  au  pillage;  et  le  Directoire  ne  pouvant 


,^. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  337 

procurer  à  Schererles  secours  jugés  indis;iensables  par  celui-ci,  comprenant, 
d"autre  pari,  rinconvénienl  de  laisseï-  inacLive  une  armée  en  proie  à  la  mi- 
sère el  il  la  maladie,  îe  pressa  de  rouvrir  la  campagne  (lettre  du  2  pluviôs 
an  lV-22  janvier  1796,  Fabry,  lde)ii,  t.  II,  p.  418)  à  une  date  où  Scherer,  au 
courant  des  intrigues  de  Bonaparte  pour  le  supplanter  {id.,  p.  403),  se  mon- 
irait  plutôt  disposé  à  ré^igner  son  commandement.  La  diminution  des  effec- 
tifs, dont  on  a  pu  se  rendre  compte  par  les  chiffres  donnés  (cliap.  ix)  pour 
Ihermidor  an  II  et  pour  brumaire  an  IV,  nécessita  une  réorganisation  de 
l'armée  qui,  en  verlii  de  l'arrêté  du  18  nivôse  an  IV  (8  janvier  1796),  fut  opé- 
rée en  pluviôse  et  ventôse  (février  el  mars)  :  dans  l'infanterie,  par  exemple, 
le  nombre  des  demi-brigades  fut  diminué  par  la  fusion  de  plusieurs  d'entre 
elles.  Cette  fusion  laissait  un  excédent  de  sous-officiers  et  d'officiers;  aussi, 
à  la  suite  de  chaque  demi-brigade  et  de  chaque  ngiincnt  de  cavalerie  fut 
constituée  une  compagnie  auxiliaire  formée  des  sous-officiers  en  excédent  el 
commandée  par  trois  des  officiers  placés  en  dehors  des  nouveaux  cadres  ré- 
glementaires. Ceux  de  ces  officiers  qui  n'étaient  pas  admis  dans  ces  compa- 
gnies, pouvaient  rentrer  dans  leurs  l'oycrs,  où  iis  restaient,  d'ailleurs,  à  la. 
disposition  du  ministre,  en  touchant  le  tiers  ou  la  moitié  de  leur  solde,  selon 
qu'ils  avaient  dix  ou  quinze  ans  de  services.  Cette  réserve  d'officiers  devait 
plus  tard  favoriser  l'accroissement  des  forces  militaires  par  Bonaparte.  Au 
même  moment,  avait  lieu  uue  tentative  d'arrangement  avec  le  roi  de  Sar- 
daigne;  elle  n'aboutit  pas,  et  il  faut  reconnaître  que  les  exigences  du  Direc- 
toire étaient  telles  que  le  roi  de  Sardaigne  n'avait  aucun  intérêt  à  traiter  à 
ce  prix.  Le  19  ventôse  an  lY  (9  mars  1796),  le  Directoire  interdisait  toute  né- 
gociation avec  lui. 

L'empereur  François  II  fut  un  moment  très  embarrassé.  Malgré  l'arran- 
gement intervenu  le  24  octobre,  en  Pologne,  il  se  méfiait  beaucoup  de  la 
Prusse,  non  sans  raison  :  il  avait  vu,  en  effet,  le  roi  de  Prusse,  prince  de 
l'Empire,  traiter  seul  avec  la  France  (chap.  ix);  il  devait  bientôt  le  voir  pro- 
fiter de  la  situation  difficile  des  pays  d'Empire  qui  allaient  continuer  la  guerre, 
pour  tenter  des  annexions  en  Franconie,  au  moyen  de  chambres  de  réunion 
inslallées,  sur  le  modèle  de  celles  de  Louis  XIV,  à  Ansbach  et  à  Baireuth, 
alors  prussiens.  Or,  en  même  temps  que,  par  méfiance  de  la  Prusse,  il  im- 
mobilisait des  forces  sur  la  frontière  prussienne,  la  crainte  de  la  défection 
du  roi  de  Sardaigne,  avec  lequel  l'entente  laissait  à  désirer,  surtout  depuis 
la  défaite  de  Loano,  le  poussait  à  renforcer  son  armée  d'Italie;  d'autre  part, 
il  était  en  discussion  avec  l'Angleterre  au  sujet  du  secours  financier  promis 
parcelle-ci;  aussi  menaçait-il,  si  ce  secours  ne  lui  était  pas  donné,  de  retirer 
ses  troupes  du  Rhin  pour  ne  continuer  la  guerre  qu'en  Italie.  Les  difficultés 
ayant  été  aplanies  avec  l'Angleterre,  l'empereur  s'engagea  à  ne  pas  diminuer 
son  armée  du  Rhin,  où,  le  6  févrii-r,  son  frère,  l'archiduc  Charles,  était 
nommé  à  la  place  de  Clerfayl.    Pour  renforcer  celle  d'Italie,  il  fut  avisé  que 


33S  HISTOIRE    SOCIALISTE 

le  roi  de  Naples  se  décidait  à  lui  envoyer  le  corps  auxiliaire  qu'il  s'était  de- 
puis longtemps  engagé  à  fournir;  mais  ce  corps  ne  pouvait  rejoindre  qu'en 
passant  par  la  Toscane,  ce  que  le  grand-duc  refusa  d'autoriser,  et  l'empereur 
n'insista  pas,  ne  voulant  pas  compromettre  ce  dernier. 

Avant  la  conclusion  de  l'armistice  avec  l' Autriche  sur  le  Rhin,  Pichegru, 
dont  on  était  mécontent,  apprit  qu'il  était  menacé  de  destitution  —  il  écri- 
vait dès  le  23  frimaire  (14  décembre)  à  Moreau  (Ernest  Daudet,  Conjuration 
de  Pichegru,  p.  192)  :  «  Je  ne  l'ai  pas  encore,  mais  je  suis  prévenu  qu'elle  ne 
peut  me  manquer.  Peut-être  seulement  y  mettra-t-on  des  formes  ».  — Aussi 
donnait-il  sa  démission,  qui  était  acceptée  le  25  ventôse  (15  mars).  Le 
Directoire  lui  offrit,  le  14  germinal  (3  avril),  l'ambassade  de  Suède,  qu'il 
refusa.  Il  était  remplacé,  dans  le  commandement  de  l'arnaée  de  Rhin-el- 
Moselle,  par  Moreau  qui  avait  lui-même  pour  successeur,  à  la  tète  de  l'armée 
du  Nord  cantonnée  en  Hollande,  l'ancien  ministre  de  la  guerre  Beurnonville; 
l'armée  de  Sambre-ct-Meuse  conservait  son  général  en  chef  Jourdan;  le  com- 
mandement de  l'armée  d'Italie  avait  été  donné  à  Bonaparte.  Des  tentatives 
de  négociations  pour  la  paix  avaient  été  faites,  à  la  fin  de  la  Convention  (ven- 
démiaire an  IV-octobre  1795),  et  au  début  du  Directoire  (nivôse  an  IV-décembre 
4795),  par  l'ancien  marquis  de  Polerat  auprès  du  gouvernement  impérial  de 
Vienne.  Celui-ci  ayant  décliné  les  propositions  d'arrangement,  d'abord  parce 
qu'il  ne  voulait  pas  traiter  en  dehors  d€  l'Angleterre,  ensuite  parce  qu'on  no 
lui  offrait  rien  qu'il  ne  pût  obtenir  sans  l'appui  de  la  France,  le  Directoire 
décida  de  rentrer  en  campagne,  dès  le  printemps,  avec  plus  d'activité  que 
jamais  et  ordonna,  d'après  un  plan  de  Carnot,  l'invasion  de  l'Allemagne  et  de 
la  Haute-Italie  et  la  marche  sur  Vienne  par  les  vallées  du  Mein,  du  Danube 
et  du  Pô.  La  défense  nationale  n'était  plus  en  jeu;  on  prenait  l'offensive, 
parce  que  la  guerre  devenait  une  affaire  non  seulement  politique,  mais  en- 
core financière;  dans  toutes  les  opérations  militaires  ou  diploniatiques,  l'ar- 
gent va  désormais  jouer  un  rôle  prépondérant.  Conquêtes  et  rapines,  tel  est 
maintenant  le  but  poursuivi,  à  la  fois  pour  en  tirer  un  bénéfice  direct  et  pour 
conserver  l'appui  usuraire  des  fournisseurs.  L'armistice  avec  l'Autriche  fut 
dénoncé  le  i"'  prairial  an  IV  (20  mai  1796),  de  façon  à  reprendre  les  hostilités 
le  12  (31  mai);  Jourdan  et  Moreau  devaient  franchir  le  Rhin,  le  premier  à 
Diisseldorf,  le  second  près  de  Strasbourg.  Le  généralissime  des  troupes  impé- 
riales était,  à  partir  du  18  juin,  date  du  départ  de  Wurmser  pour  l'Italie^ 
l'archiduc  Charles  qui  avait  pour  lieutenants  La  Tour  et  Wartensleben. 

Suivant  les  indications  reçues,  Kleber,  qui  commandait  l'aile  gauche  de 
l'armée  de  Sambre-et-Meuse,  était,  dès  le  13  prairial  (1"'  juin),  sur  la  rive 
droite  du  Rhin  oîi  il  battait  l'ennemi,  notamment  à  Altenkirchen  (16  prairial- 
4  juin).  A  son  tour,  Jourdan  franchissait  le  fleuve  à  Neuwied.  Mais,  attaquéà 
Wetzlar  par  l'archiduc,  il  fut  vaincu  (27  prairial-15  juin),  dut  battre  en  retraite 
et  revenir  sur  la  rive  gauche.  Par  celte  opération  manquée,  Jourdan,  en  at- 


IIISTOIUE     SOCIALISTE  339 


tirant  sur  lui  l'attention  de  lennemi,  dégagea  Moreaa  qui,  le  6  messidor 
(24  juin),  passait  le  Rhin  à  Strasbourg  et  s'emparait  du  fort  de  Kehl;  le  11 
'29  juin),  il  avait  réuni  toutes  ses  divisions  sur  la  rive  droite.  Se  conformant 
à  un  ordre  de  Garnot  {La  Défense  nationale  dans  le 'Nord  de  i792  à  1802, 
P.  Foucart  et  J.  Finot.  l.  II,  p.  702),  daté  du  10  messidor  (28  juin),  .lourdan 
opéra  de  nouveau,  le  15  (3  juillet),  le  passage  du  fleuve  à  Neuwied,  et  les 
deux  armées  —  trop  éloignées  l'une  de  l'autre  —  allaient  s'avancer  en  Aile- 
luagne,  celle  de  Jourdan  par  la  vallée  du  Mein  et  celle  de  Moreau  par  les  val- 
lies  du  Neckaret  du  Danube. 

,  L'armée  de  Sambre-et-Meuse  franchissait  la  Lahn  le  21  (9  juillet).  Kleber, 
repoussant  Wartensleben,  arriva  le  24  (12  juillet)  devantFrancl'ort,  où  Jourdan 
entra  le  28  (16  juillet^;  Wûrzburg  se  rendit  le  7  thermidor  (25  juillet)  et,  le 
17  (4  août),  Kleber  se  trouvait  à  Bamberg.  A  Nuremberg  le  24  (11  août),  et 
après  un  succès  à  Sulzbach,  Jourdan,  sans  s'occuper  de  Moreau,  parvenait 
sur  la  rive  droite  de  la  Naab  dont  1rs  Impériaux  o^;cupaient  la  rive  gauche. 
Pendant  ce  temps,  Moreau  battait  La  Tour  à  Rastatt  le  16  messidor  (4  juil- 
let), remportait  un  nouveau  succès  à  Ettlingen  le  21  (9  juillet)  et  forç:iit  le 
passage  de  Pforzheim  ;  Gouvion  Saint-Gyr  et  Desaix  qui,  depuis  la  réunion 
de  l'armée  de  Rhin-et-Moselle  sur  la  rive  droite  du  Rhin,  commandaient, 
Saint-Gyr  le  centre,  et  Desaix  l'aile  gauche,  étaient,  le  premier,  à  Stuttgart  le 
oO  messidor  (18  juillet),  et  le  second  à  Ludwigsburg  le  4  thermidor  (22  juil- 
let), l/archiduc  Charles  voulait  battre  séparément  les  deux  armées  de  Jourdan 
et  de  Moreau;  il  attaqua  celui-ci,  le  24  thermidor  (11  août),  à  Neresheim; 
après  une  bataille  acharnée,  -malgré  un  échec  éprouvé  par  son  aile  droite, 
Moreau  était  vainqueur,  mais  restait  inactif.  L'armée  impériale  se  retirait,  le 
26  (13  a'oût),  derrière  le  Danube  que  Moreau  passait,  le  2  fructidor  (19  août), 
à  Dillingen,  actuellement  Tullingen. 

Tous  les  princes  de  l'Allemagne  du  Sud  qui  étaient  restés  inféodés  à  la 
loalition  contre  la  France,  demandaient  les  uns  après  les  autres  à  traiter. 
due  trêve  fut  accordée  au  duc  de  Wiirttemberg  le  29  messidor  (17  juillet), au 
margrave  de  Bade  le  7  thermidor  (25  juillet),  aux  autres  Etats  du  cercle  de 
Souabe  le  9  (27  juillet),  à  la  condition  dft  rester  neutres,  de  s'engager  à  con- 
clure séparément  la  paix  avec  la  France,  de  payer  d'assez  fortes  sommes  et 
de  livrer  des  chevaux.  Un  traité  de  paix  fut  signé  à  Paris,  le  20  thermidor 
(7  août),  avec  le  duc  de  Wûrltemberg,— c'est  ce  traité  qui  réunit  à  la  France 
la  petite  principauté  de  Montbéliard  et  la  seigneurie  d'Héricourt  — le  5  fruc- 
tidor (22  août)  avec  le  margrave  de  Bade. 

Voyant  les  deux  généraux  français  opérer  sans  s'occuper  l'un  de  l'autre, 
l'archiduc  Charles  laissa  La  Tour  devant  Moreau  avec  une  trentaine  de  mille 
hommes,  et  porta  le  reste  de  ses  forces  au  secours  de  Wartensleben,  afin 
d'écraser  Jourdan  qui,  vaincu  à  Amberg  le  6  fructidor  (23  aoûl),  fut  obligé  de 
rétrograder.    L'avant-garde   autrichienne  occupait  "V\'ûrzburg  le  15  (1"  sep- 


340 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


tembre)  et,  après  une  lutte- inégale,  Jourdan  était  de  nouveiu  battu,  le  17 
(3  septembre),  aux  environs  de  celte  ville.  Durant  le  mouvement  de  retraite 
de  son  armée,  Marceau  tomba  mortellement  blessé,  le 3°  jour  complémentaire 
de  l'an  IV  (19  septembre  1796),  à  Hcrschbacb,  près  d'Altenkirchen;  il  mourut 
le  surlendemain,  il  avait  27  ans.  La  conduite  des  généraux  autrichiens  en 
cette  circonstance  fut  digne  d'éloges;  ils  rendirent  un  hommage  mérité  au 
jeune  général  républicain.  Le  4°  jour  complémentaire  (20  septembre),  la  divi- 
sion de  .Marceau  repassait  le  Uhin  à  Bonn  et  le  reste  de  l'armée  de  Sanibre- 
el-Mcuse  franchissait  la  Sieg.  Le  3  vendémiaire  an  V  (24  septembre  1790), 
Beurnonville  était  chargé  de  remplacer,  à  la  tôle  de  l'armée^  Jourdan  démis- 
sionnaire. Une  tentative  des  Impériaux  contre  le  pont  de  Neuwied,  fortifié 
par  les  Français,  échoua  les  29  et  30  vendémiaiie  (20  et  21  octobre)  et  une 
longue  période  d'inaction  allait  commencer. 

De  son  côté,  Moreau  avait  continué  à  avancer  sans  connaître  le  départ  de 
l'archiduc;  lorsqu'il  l'apprit,  il  était  bien  lard  i)0ur  o|^érerune  diversion  favo- 
rable à  Jourdan,  avec  lequel,  d'ailleurs,  Moreau  ne  s'entendait  pas.  Le  7  fruc- 
tidor (24  août),  l'armée  de  celui-ci  traversait  le  Lech,  et  la  plus  grande  partie, 
rassemblée  vers  Augsburg,  défit  La  Tour  à  Friedberg.  Mais  Moreau,  sans  nou- 
velles de  la  France  et  de  l'armée  de  Sambrc-et-Meuse,  craignit  que  l'archiduc, 
qui  était  décidé  à  ne  se  retourner  contre  lui  qu'après  avoir  chas?é  Jourdan, 
ne  manœuvrât  sur  ses  derrières;  il  crut  prudent  de  regagner  le  Rhin  et  com- 
mença sa  retraite  suivi  par  les  Impériaux  de  La  Tour,  inférieurs  en  nombre. 
Ceux-ci  le  serrant  de  trop  près,  il  se  décida  enfin  à  les  attaquer,  le  11  vendé- 
miaire (2  octobre),  à  Biberach  et  remporta  une  victoire  complète.  Il  pénétra 
par  le  Val  d'Enfer  dans  la  Forêt-Noire  ;le  21  (12  oclobre),  Saint-Cyr,  etbienlôi 
le  reste  de  l'armée,  entra  dans  Fribourg.  A  la  suite  de  plusieurs  combats,  De- 
saix  repassa  le  Rhin  à  Vieux-Brisach,ce  que  faisait  à  son  tour  Moreau.  le  5  bru- 
maire (26  octobre),  par  le  pont  deHuningue.  A  la  fin  d'octobre,  la  communi- 
cation était  rétablie  avec  l'armée  de  Sambre-el-Meuse.  Les  Autrichiens  assié- 
gèrent le  forl  de  Kehl  et  Huningue.  Défendu  par  Desaix,  le  fort  de  Ketil  céda, 
le  20  nivôse  an  V  (9  janvier  1797),  ^près  deux  mois  de  tranchée  ouverte,  la 
garnison  emportant  tout,  même  les  palissades,  et  ne  laissant  que  des  décom- 
bres, au  point  que  les  Autrichiens  demandèrent  où  était  le  fort.  Huningue 
fut  livré  dans  les  mêmes  conditions,  le  17  pluviôse  (5  février),  après  conven- 
tion conclue  le  13  (1"  février)  :  «  La  garnison,  a  dit  Jomini  (t.  IX,  p.  221),  se 
retira  couverte  de  gloire,  ne  laissant  aux  assiégeants  que  des  monceaux  de 
terre».  Cet  événement  termina  la  campagne  sur  le  Rhin,  l'Allemagne  était 
évacuée.  Le  15  nivôse  an  V  (4  jan\ier  1797),  il  était  décidé  que  Moreau  join- 
drait, au  commandement  en  chef  de  l'armée  de  Rhin-el-Mosel'e,  celui  de 
l'armée  de  Sambre-el-Meuse;  Beurnonville  retournait  à  la  lêle  de  l'armée  du 
Nord. 

C'est  le  12  ventôse  an  IV  (2  mars  1796)  que  fut  acceptée  la  démission  ûe 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


3U 


Scherer  et  signée  la  nomination  de  Bonaparte  au  commandement  en  chef  de 
l'arriiée  ci'Ualie.  Commandant  de  l'armée  de  l'intérieur,  il  avait  composé 


d'hommes  à  sa  dévotion  la  garde  du  Corps  législatif  et  du  Directoire,  n'en 
feisaitqu'à  sa  tète,  cherchait  déjà  à  s'imposer  à  tous  et  partout,  à  flirter 
•vec  toutes  les  factions  politiques,  faisait  même  des  avances  aux  roya- 
listes,  admettant  dans  son  état-major  des  émigrés,  des  offlciers  rebelles,  ré- 

UV.  436.  -    HISTOIRE   SOCIALISTB.  -  THERMIDOR  ET   DIRECTOiaB.  uv.   436 


342  HISTOIRE     SOCIALISTE 

pondant,  aux  observations  qui  lui  étaient  faites  à  ce  sujet,  que  c'était  pour 
déjouer  leurs  desseins  et  «  les  tromper  tous  »  {Mfîmoires  de  Barras,  t.  II,  p.  30),  et 
devenait  enfin  le  familier  des  fournisseurs,  les  Lanchère,  les  Collot,  les  Gerfbeer, 
les  Haller,  des  trois  associés  Flachat,  Laporte  et  Caslelin,  qui  lievaient  être  un 
peu  plus  tard  poursuivis  pour  concussion.  Sa  nomination  fut  due  à  la  fois  à 
la  pression  de  ceux-ci  flairant  de  bonnes  affaires,  et  an  désir  de  se  débarrasser, 
sans  lui  déplaire,  d'un  personnage  devenu  gênant.  Quelques  jours  après  sa 
nomination,  le  19  ventôse  (9  mars),  il  épousait,  à  la  mairie  du  deuxième  ar- 
rondissement, actuellement  le  n*  3  de  la  rue  d'Antin,  en  se  servant  de  l'acte 
de  naissance  de  son  frère  Joseph,  pour  se  vieillir  'le  dix-huit  mois,  tandis 
que,  par  le  même  procédé,  sa  femme  se  rajeunissait  de  quatre  ans,  Marie- 
Joséphine-Rose  Tascher  de  la  Pagerie  qui,  née  lo  23  juin  1763  et  veuve  alors, 
avait,  par  son  dévergondage,  obligé,  plusieurs  années  auparavant,  son  mari, 
Alexandre  de  Bpauharnais,  à  se  séparer  d'elle;  elle  avait  été  la  maîtresse  de 
Barras,  de  Hoche,  du  palefrenier  de  Hoche,  Vanakre,  et  d'une  kyrielle  d'au- 
tres (Idem,  p.  54).  A  son  prénom  habituel  qui  était  Rose.  Bonaparte  substitua 
celui  de  Joséphine,  afin  qu'il  y  eût  au  moins  quelque  chose  d'à  peu  près  neuf 
dans  cette  femme  qui  avait  tant  servi  et  qui,  du  reste,  allait  continuer  à  ser- 
vir à  d'autres  que  son  nouveau  mari.  Le  21  ventôse  (11  mars)  Bonaparte  quit- 
tait Paris  pour  rejoindre  son  poste,  il  arrivait  le  6  germinal  (26  mars)  à  Nice, 
au  quartier-général,  qui  était  transféré,  le  15  (4  avril),  à  Albenga.  C'est  au 
moment  d'entrer  en  Italie  que,  pour  la  première  fois,  il  francisa  son  nom 
jusque-là  écrit  «  N  ipolione  Buonaparte  ». 

Avant  d'entamer  le  récit  de  sa  campagne  de  1796,  je  noterai  qu'un  écri- 
vain militaire  contemporain,  le  général  Pierron,  dans  une  brochure  publiée 
en  1889,  sous  le  titre  Comment  s'est  formé  le  génie  militaire  de  Napolcon  I", 
a  établi  combien  était  erronée  l'opinion  de  ceux  qui  voyaient  en  Bonaparte 
un  homme  n'ayant  rien  dû  aux  autres,  un  <f  génie  inné  »,  opinion,  écrivait-ii, 
«  très  répandue  dans  l'armée  française  à  laquelle  elle  a  porté  un  coup  plus 
funeste  que  la  perte  de  cent  batailles,  car  elle  y  a  amené  le  dédain  de  l'ins- 
truction ».  Après  avoir  démontré  que  Bonaparte  a  connu  les  Mémoires  du 
maréchal  de  Maillebois  sur  ses  campagnes  en  Italie  en  1745  et  1746,  et  un 
manuscrit  du  lieutenant-général  de  Bourcet  sur  les  Principes  de  la  guerre  de 
montagnes  {I77b),  le  général  Pierron  déclare  :  «  Le  plan  de  la  campagne  d'Italie 
en  1796  a  été  emprunté  par  Napoléon  au  maréchal  de  Maillebois  ».  Dans  une 
autre  brochure  anonyme,  portant  le  même  titre,  on  a  essayé  de  répondre  à 
celle  du  général  Pierron;  mais  l'auteur  chicane  beaucoup  pour  arriver  fina- 
lement à  dire  que  ce  sont  peut-être  «  d'autres  documi^nts  »  qiii  ont  servi  à 
Bonaparte  et  que  son  «  génie  militaire  s'est  formé  par  des  études  approfon- 
dies sur  toutes  les  questions  militaires,  sur  l'histoire  des  campagnes  de  tous 
les  grands  capitaines  ».  Sans  partager  cette  dernière  affirmation  prise  à  ta 
lettre,  le  capitaine  J.  Colin  a  écrit  :  «  Plus  on  a[>]^Toionàil<\e&  Principes  de  la 


HISTOIRE     SOCIALISTE  343 

guerre  de  montac/nes,  plus  on  y  découvre  une  étroite  analogie  avec  les  pro- 
cédés de  Bonaparte  et  notamment  avec  ceux  qu'il  a  employés  en  1794  et  1796  » 
{l'Éducation  militaire  de  Napoléon,  p.  95),  et,  plus  loin  (p.  142),  il  conclut 
que  Bonaparte  «  s'est  formé  à  l'école  de  du  Teil,  de  Guibert  et  de  Bourcet  »• 
On  6st  dCinc  d'accord  pour  condamner  et  la  thèse  du  Bonaparte  tirant  tout  de 
lui-même  et  les  partisans  de  cette  thèsOi  ces  officiera  supérieurs  auxquels  a 
fait  allusion  le  général  Pierron,  lorsqu'il  a  flétri  «  la  paresse  d'esprit  ou  l'im- 
pudence d'ambitieux-  ignorants  qui  se  disent  qu'après  tout  ils  trouveront 
peut-être,  au  moment  voulu,  l'inspiration  soi-disant  suffisante  pour  diriger 
d'une  main  sûre  les  mouvements  compliquées  de  masses  d'un  million 
d'hommes  ». 

Quant  à  la  façon  deprocéder  caractéristique  de  Bonaparte,  il  l'exposa  lui- 
mêraeià  son  retour  d'Egypte,  dans  une  conversation  avec  Moreau  rapportée 
par  Gohier  dans  ses  Mémoires  (t.  I",  p.  204).  A  son  avis,  «  c'est  toujours  le 
grand  nombre  qui  bat  le  petit»  ;  Gohier  objectant  que,  avec  de  petites  armées, 
il  en  avait  battu  de  plus  considérables,  «  dans  ce  cas -là  même,  répliqua-t-il, 
c'était  toujours  le  petit  nombre  qui  était  battu  pur  le  grand  »  et  il  ajoula  : 
«  Lorsque,  avec  de' moindres  forces,  j'étais  en^  présence  d'une  grande  armée, 
groupant  avec  rapidité  la  mienne,  je  tombais  comme  la  foudre  sur  l'une  de 
ses  ailes  et  je  la  culbutais.  Je  profitais  ensuite  du  désordre  que  cette  ma- 
noeuvre ne  manquait  jamais  de  mettre  dans  l'armée  ennemie,  pour  l'attaquer 
dans  une  autre  partie,  toujours  avec  toutes  mes  forces.  Je  la  battais  ainsi  en 
détail  ;  et  la  Victoire  qui  en  était  le  résultat,  était  toujours,  comme  vous  le 
voyez,  le  triomphe  du  grand  nombre  sur  le  petit  ». 

A  la  fin  de  mars,  le  commandement  de  l'armée  impériale  avait  été  pris  par 
le  vieux  général  Beaulieu  ;  cette  armée,  dont  l'aile  droite  était  sous  les  ordres 
d'Arj^enteau,  se  trouvait  échelonnée  de  Dego  à  Voltri.  Le  général  piémontais 
CoUi  couvrait  Guni  et  Geva.  Le  corps  autrichien  auxiliaire  de  Provera  gardait 
Gairo  et  Millesimo,  et,  subordonné  à  GoUi,  servait  de  trait  d'union  entre  les 
troupes  de  celui-ci  eli  le  corps  d'Argenteau.Un  corps  piémontais,  commandé 
par  le  prince  de  Garignan,  surveillait  tous  les  passages  des  Alpes.  A  la  suite 
de  mouvements  de  divisions  françaises  ayant  pour- but  d'amener  Beaulieu  à 
démunir  son  centre,  afin  de  pénétrer  entre  les  Aulrichiens  et  les  Piémontais 
et  de  les  battre  séparément,  celui-ci  qui,  le  22  germinal  (11  avril),  était  à 
Voltri  d'où  les  Français  avaient  été  expulsés  la  veille,  donnait  des  ordres  pour 
les  chasser  de  Savone.  Mais,  grâce  à  la  vaillante  défense  de  Fornésy  (Bouvier, 
Bonaparte  en  Italie,  i  796,  p.  229-230),  le  22  germinal  (11  avril),  à  Monte- 
Negino,  position  au-dessus  de  Savone,  et  à  l'arrivée,  le  23  (12  avril),  de  ren- 
forts, Argenteau  était  défait  ce  jour-là  à  Montenotle.  Le  lendemain,  Provera 
était  battu  à  Millesimo  et,  le  25  (14  avril),  il  élait,  avec  ses  troupes,  réduit  à 
se  rendre;  ce  même  joui-,  les  Aulrichiens  éprouvaient  à  Dego  une  nouvelle 
défaite  après  laquelle  les  excès  de  toute  sorte  des  Français  (Wewj,  p.  305) leur' 


344  HISTOIRE     SOCIALISTE 

facilitèrent,  le  lendemain  malin,  une  revanche  momentanée  :  dans  la  soirée 
même  du  26  (15  avril),  ils  devaient  battre  en  retraite  et  se  retiraient  à  Acqui 
Bien  qu'ayant,  le  27  (16  avril),  repoussé  avec  succès  un  assaut,  Colli,  que  la 
capilulation  de  Provera  isolait  df^  Tar  née  aulricliienne,  se  retira  bientôt  vers 
Mondovi  où  il  était  vaincu  le  2  floréal  (21  avril).  Dès  le  4  (23  avril),  il  propo- 
sait de  suspendre  les  hostilités.  Bonaparte  répondait  que  les  négociations 
pour  la  paix  étaient  réservées  au  Directoire  ;  mais  qu'en  attendant,  il  serait 
dispesé  à  accorder  un  armistice  si,  comme  gage  de  sincérité,  le  roi  de  Sar- 
daigne  lui  livrait  «  deux  des  trois  forteresses  de  Goiii,  de  Tortona  et  d'Alexan- 
drie »  {Idem,  p.  413)  et,  continuant  à  avancer,  Masséna  s'emparait  de  Cherasco 
le  6  (25  avril),  et  Augereau  d'Alba  le  7  (26  avril).  Le  8  (27  avril),  les  pourpar- 
lers commençaient  avec  Colli  et,  finalement,  la  cour  de  Turin  acceptait  les 
conditions  de  Bonaparte  qui,  aussitôt,  exigea  les  trois  forteresses  au  lieu  de 
deux  ;  l'armistice  était  signé,  le  9  (28  avril),  à  Cherasco. 

Ce  faisant,  Bonaparte  empiétait  sur  les  attributions  du  Directoire;  pour 
en  obtenir  la  ratification  de  cet  acte,  il  le  prit  par  son  faible  et  lui  promit  des 
millions.  Le  26  floréal  (15  mai),  un  traité  de  paix  avec  la  Sardaigne,  signé  à 
Paris,  cédait  à  la  Fiance  la  Savoie  et  Nice  sans  prévoir  de  compensation  pour 
le  roi  ;  en  le  dédommageant  en  Italie  au  détriment  de  l'Autriche,  on  l'au- 
rait gagné;  en  stipulant  des  garanties  pour  les  populations  qui  seraient  pas- 
sées sous  fon  gouvernement,  en  obtenant  pour  elles  les  réformes  par  elles 
revendiquées,  on  aurait  gagné  les  populations.  Au  lieu  de  cela,  du  roi,  en 
l'humiliant,  on  se  fit  un  ennemi  n'attendant  qu'une  occasion  favorable  pour 
reprendre  les  ;irmes,  et  on  allait  s'aliéner  le  peuple  en  ne  tenant  compte  de 
lui  que  pour  le  pressurer.  L'odieux  cabotinage  de  Bonaparte  se  manifesta 
dans  toutes  les  circonstances.  En  entrant  en  campagne,  il  déchaîna  la  cupi- 
dité des  officiers  et  des  soldats  et  leur  montra  l'Italie  comme  une  riche  proie 
à  partager  ;  lorsqu'ils  appliquèrent  ses  cyniques  leçons,  il  affecta  une  indi- 
gnation provisoire  et,  le  5  floréal  (24  avril),  il  écrivait  au  Directoire  que  les 
officiers,  s  jUs-officiers  et  soldats,  coupables  d'avoir  pris  ses  excitations  au 
pied  de  la  lettre,  se  livraient  «  à  des  excès  de  fureur  qui  font  rougir  d'être 
homme  »  [Correspondance  de  Napoléon  I",  t.  11,  p.  208).  Il  s'était  concilié 
les  soldats  en  se  montrant  sévère  à  l'égard  des  employés  des  fournisseurs  ; 
mais  son  austérité  hypocrite  qui  sut  amasser  rapidement  une  grosse  fortune, 
—  après  avoir  rappelé  que  Bonaparte  prétendait  à  Sainte -Hélène  être  rentré 
de  sa  campagne  d'Italie  avec  moins  de  trois  cent  mille  francs,  un  historien 
bonapartiste,  M.  Frédéric  Masson,  a  écrit  :  «  11  est  très  vraisemblable  que, 
dans  ses  souvenirs,  il  s'est  trompé  d'un  zéro...  il  avait  sans  doute  plutôt 
trois  millions  que  trois  cent  mille  francs.  »  (  Napoléon  et  sa  famille,  t.  1", 
p.  211)  —  protégeait  les  fournisseurs  contre  la  concurrence  des  soldats  qui 
pillaient  ce  que  les  autres  tenaient  à.accaparer  et,  s'il  fit  quelques  exemples, 
Une  frappa  que  des  petits.  Il  y  aaux  Archives  nationales  (AF  III,  114)  une  lettre 


HISTOIRE    SOCIALISTE  345 

du  contrôleur  des  dépenses  de  l'armée  d'Italie  écrivant  déjà  le  7  germinal 
an  IV  (27  mars  1796)  :  «  Je  regarde  dès  h  présent  la  caisse  comme  étant  à  la 
discrétion  du  général  en  chef».  «  Menacé  par  le  général  d'être  fusillé  suf-le- 
champ  s'il  apportait  aucune  entrave  à  ses  mesures,  il  n'insista  plus  sur  le 
maintien  des  principes  »,  lit-on  dans  un  autre  rapport  qui  ajoute  :  «  la  vo- 
lonté du  général  a  remplacé  la  Constitution  »  (AF III 185). 

L'armistice  conclu  avec  le  Piémont,  Bonaparte  s'était  tourné  contre  les 
Autrichiens  restés  seuls  et  qui,  le  13  floréal  (2  mai),  étaient  passés  sur  la  rive 
gauche  du  Pô,  en  avant  de  Pavie.  Après  s'être  par  la  peur  assuré  de  la  neu- 
tralité du  duc  de  Parme,  il  ordonnait  une  marche  forcée,  qui  portail,  le  18 
(7  mai),  son  armée  à  Plaisance  où,  à  son  tour,  elle  passait  le  Pô.  Le  20(9  mai) 
Beaulieu  voulant  se  retrancher  derrière  l'Adda,  arrivait  à  Lodi.  Le21(10mai), 
le  pont  de  Lodi  qui  allait  donner  lieu  à  des  récits  invraisemblables  et  à  des 
boniments  hyperboliques  (Bouvier,  Idem,  p.  530-532),  était  enlevé;  l'ennemi 
se  repliait  sur  le  Mincio.  Les  petits  princes  italiens  ne  songeant  qu'à  traiter, 
Bonaparte  avait  signé,  le  20  (9  mai),  une  suspension  d'armes  par  laquelle  le 
duc  de  Parme  s'engageait  à  payer  deux  millions  et  à  fournir  des  approvision- 
nements. Le  duc  de  Modène  s'était  enfui  à  Venise  ;  il  envoya  un  plénipoten- 
tiaire qui  traitait,  le  28  (17 mai),  moyennant  sept  millions  et  demi  en  espèces, 
deux  millions  et  demi  de  munitions  et  denrées  diverses  et  vingt  tableaux  au 
choix. 

Ce  que  Bonaparte  voulait  par  dessus  tout,  c'était  s'imposer  à  l'opinion 
publique  ;  de  là,  ses  bulletins  répétés  et  ronflants  où  il  se  faisait  toujours  va- 
loir, souvent  aux  dépens  des  autres,  les  vingt  et  un  drapeaux  ennemis  por- 
tés à  Paris  par  Junot,  les  noms  des  grenadiers  qui  avaient  passé  le  pont  de 
Lodi  directement  transmis  aux  départements  dont  ils  étaient  originaires. 
Cette  audacieuse  réclame  eut  les  résultats  espérés.  En  France  on  ne  parla 
plus  que  de  lui,  et  le  Directoire  n'osa  pas  réagir  contre  cet  enthousiasme  ha- 
bilement entretenu.  Il  organisa  au  Champ  de  Mars,  le  10  prairial  (29  mai),  la 
fête  de  la  Victoire  votée  le  17  floréal  (6  mai)  par  les  Cinq-Cents  et  le  lende- 
main par  les  Anciens  ;  il  ratifia  tout  ce  que  Bonaparte  avait  fait  contrairement 
à  ses  instructions;  il  essaya  cependant  de  réfréner  son  excessive  et  inquié- 
tante indépendance.  Tout  en  le  félicitant,  il  repoussa  son  plan  de  pénétrer 
dans  le  Tirol  et  l'avisa,  par  lettre  expédiée  le  18  floréal  (7  mai)  et  reçue  le  24 
(13  mai),  que  l'armée  d'Italie  était  divisée  en  deux  corps  .  l'un,  sous  ses  or- 
dres, devait  agir  contre  Livourne,  le  pape  et  Naples  ;  l'autre,  confié  à  Keller- 
mann,  opérerait  en  Lombardie  ;  Saliceti,  commissaire  du  gouvernement,  au- 
rait à  conduire  les  négociations  diplomatiques.  Ce  dernier  avait  été  mis,  dès 
le  début,  près  de  Bonaparte,  parce  qu'on  savait  qu'après  avoir  été  son  protec- 
teur, il  était  devenu,  pour  des  raisons  de  ménage,  paraît-il,  son  adversaire  ; 
on  comptait  qu'il  le  surveillerait.  C'était,  d'ailleurs,  d'après  Baudot  {Notes 
historiques  sur  la  Convention,  p.  9)  «  une  espèce  de  Bonaparte  en  petit,  un 


346  HISTOIRE     SOCIALISTE 

sacripant».  Mais  Bonaparte  sut  vite  regagner  sa  confiance  en  le  flattant,  en  lui 
demandant  d'exercer  plein  pouv.oir  en  matière  financière,  de  sorte  que,  tant 
qu'il  ne  se  jug-ea  pas-  assez  fort,  au  lieu  d'un  surveillant  scrupuleux,  il  eut 
dans  Saliceti  un  panégyriste  enthousiaste.  Le  25  floréal  (14  mai),  il  répondait 
de  Lodi  à  l'avis  du  Directoire;  dans  une  lettre  d'une  roublardise  consommée, 
il  refusait  d'accepler  la  nouvelle  combinaison  et  offrait  de  se  retirer.  Le  Di- 
rectoire, craignant  que  ce  ne  lût  sérieux,  n'osa  pas  affronter  le  départ,  au 
milieu  de  ses  succès,  d'un  général  si  populaire  ;  il  annula,  le  2  prairial 
(21  mai),  la  décision  prise;  en  réalité,  Bonaparte  devenait  le  maître. 

Du  reste,  sans  attendre  la  réponse  du  Directoire,  il  avait  continué  à  agir 
comme  si  de  rien  n'était.  Le  26  floréal  (15  mai),  il  entrait  en  triomphateur  à 
Milan  i^ont  une  garnison  autrichienne  tenait  encore  la  citadelle,  et  —  spec- 
tacle édifiant  de  la  valeur  des  interventions  religieuse  et  divine  —  «  l'arche- 
vêque qui,  naguère,  appelait  sur  les  Français,  étrangers  et  impies,  les  foudres 
du  la  Providence,  célébra,  dans  la  victoire  de  ces  mêmes  Français,  le  décret 
éternel  de  cette  même  Providence  »  (A.  Sorel,  L'Europe  et  la  Révolution  fran- 
çaise, (t.  V,  p.  78).  Dans  une  proclamation  du  7  floréal  (26  avril),  Bonaparte 
disait  :  «  Peuples  de  l'Italie,  l'armée  française  vient  pour  rompre  vos  chaînes, 
le  ppuple  français  est  l'ami  do  tous  les  peuples;  venez  avec  confiance  au-de- 
vant d'elle,  vos  jiropriétés,  votre  religion  et  vos  usages  seront  respectés.  Nous 
faisons  la  guerre  en  ennemis  généreux,  et  nous  n'en  voulons  qu'aux  tyrans 
qui  vous  asservissent  «.Telles  étaient  les  paroles. Voici  les  actes:  le30(19mai), 
il  imposait  à  Milan  et  à  la  Lombardie  une  contribution  de  vingt  millions,  sans 
compter  les  réquisitions,  et  on  commença  à  enlever  les  œuvres  d'art  ;  l'argent 
devait  être  partagé  entre  la  caisse  de  l'armée  et  le  Directoire.  En  outre,  «  au 
Mont-de-piété  où  étaient  entassées  des  richesses  considérables,  Fesch,  le  futur 
cardinal,  jet  le  fournisseur  GoUot,  dérobèrent  une  quantité  énorme  de  vais- 
selle d'or,  d'argent,  de  joyaux,  de  pierres  précieuses  et  de  bijoux  »  (Bouvier, 
Bonaparte  en  Italie,  1796,  pi  590-591). 

Miais  les  fournisseurs,  notamment  les  Flachat,  Laporte  et  Gastelin,  qui 
avaient  contribué  à  sa  fortune,  les  commissaires  du  gouvernement,  Saliceti, 
en  particulier,  qui  avait  été  pour  lui  un  auxiliaire  précieux  auprès  des  direc- 
teurs et  de  l'opinion,  étaient  encore  trop  les  maîtres  à  son  gré  au  point  de 
vue  financier.  Aussi,  vers  le  milieu  de  prairial  (début  de  juin),  il  commençait 
à  faire  entendre  des  récriminations  vagues;  peuàpeuJes  insinuations  se  pré- 
cisaient et  il  en  vint  bientôt,  même  contre  Saliceti,  son  ancien  protecteur  et 
son  futur  protégé,  à  des  accusations  formelles.  Ge  qu'il  voulait,  c'était  se  dé- 
barrasser de  toute  apparence  de  contrôle  et  d'une  concurrence  ellective.  Il  y 
réussit  et  on  n'allait  pas  tarder  à  voir  cet  homme  qui,  régulièrement,  n'await. 
que  ses  appointements,  qui  posait  pour  le  désintéressement  et  la  simplicité, 
mener  un  train  royal,  donner  de  l'argent  à.  sa  famille,  tout  en  achetant  de* 
terres  et  en  faisant  des  dépôts  de  fonds  et  des  placements  [Mémoires  et  Cor- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  347 

respondance  politique  et  militaire  du  roi  Joseph,,  l.  I"",  p.  170,  186-187,  188). 
«  Il  faut,  écrivait-il  le  3  messidor  an  IV  (21  juin  1796)  au  DiTectoire,  larlout 
se  trouver  en  force.  Il  faut  donc  une  unité  de  pensée,  militaire,  diplomalique 
et  financière  »  {Correspondance  de  Napoléon  I",  t.I",  p.  519);  il  avail  raison. 
Mais  cette  unilé  nécessaire,  c'est  le  pouvoir  central,  c'est  le  gouvernement 
qui  doit  l'assurer;  un  commandant  d'armée  n'a  qu'à  s'occuper  le  mieux  pos- 
sible de  ses  opérations  'militaires. 

En  Lombardie,  il  fit  organiser  des  municipalités  provisoires;  seul,  le  Con- 
grès d'Etat  réduit  de  treize  membres  à  quatre  fut  conservé,  seulement  il  ne 
pouvait  rien  faire  sans  l'approbation,  dans  les  premiers  temps,  de  trois  agents 
militaires,  puis  du  génçral  commandant  lu  LombaTdie;  en  fait,  c'était  Bona- 
par'te  qui  exeTçait  la  souveraineté.  Tout  en  renversant  l'ancien  régime,  il  allait 
chercher  à  gagner  les  bonnes  grâces  de  ceu\  qui  étaient  le  plus  atteints  p.ir 
les  nouvelles  inStitufions,  des  nobles  et  ne?  prêtres.  Si  lourdes  fusseiil-elles, 
d'une  façon  plus  ou  moins  générale,  contributions,  réquisitions  et  rélormes 
n'étaient  rien  à  côté  des  extorsions  et  des  excès  de  toate  nature  auxquels  se 
livraient  les  vainqueurs.  Aussi,  à  peine  avait-il  quitté  Milan  (4  piairial-23mai) 
pour  reprendre  l'offensive  contre  les  Autrichiens,  qu'une  révolte  éclatait  der- 
rière lui.  Prévenu  de  ce  fait,  il  revenait  sur  ses  pas  et  la  réprimait  impitoyable- 
ment à  Milan,  à  Pavie;  devaient  être  rcprimées  de  la  même  manière  d'autres 
tentatives  de  révolte  également  dues  aux  spoliations  et  aux  abus  de  toute 
sorte. 

En  se  retirant  entre  Trente  et  Roveredo,  Beaulieu  avait  jeté  une  forte 
garnison  dans  Aiantoue.  Le  22  floréal  (11  mai),  malgré  la  neutralité  de  Venise, 
Bonaparte  avait  fait  occuper  Crema  qui  cependant,  la  veille,  avait  fermé  ses 
portes  à  Beaulieu;  le  '6  prairial  (25  mai),  il  faisait  occuper  Brescia  autre 
ville  •yënflienne  ;  le  passage  du  Mincio  était  forcé  à  Borghetto,  au  sud  du  lac 
de  Garde,  le  11  (30  mai),  et  l'armée  autrichienne  repassait  l'Adige  en  rompant 
les  ponts.  Quoique  ce  lût  encore  une  ville  vénitienne  et  sous  le  prétexte —  il 
oubliait  qu'il  avait  pris  l'initiative  à  Crema  et  à  Brescia  — que  Beaulieu  était 
passé  par  PeschieM,  ville  vénitienne,  Bonaparte  faisait  occuper  Vérone,  oîi  le 
quartiergénérral  était  transféré  le  15  prairial  (3  juin).  Il  emplO'3a'nne  partie 
de  ses  forces  à  bloquer  Muntoue  et,  s'apercevant  que  son  plan  par  le  Tirol 
était  chimérique  dans  les  conditions  ot  il  se  trouvait,  toute  retraite  pouvant 
lui  être  coupée  s'il  éprouvait  un  revers,  il  songea  à  se  retourner  contre  le 
pape  avec  qui  la  rupture  était  complète  depuis  l'assassinat  à  Rome  du  secré- 
taire de  la  légation  française  Bassville  (13  janvier  1793).  Le  ©irectoire  et  lui 
allaient  chercher,  d'ailleurs,  à  imposer  leurs  volontés  aux  divers  Etals  de 
ntalie. 

Au  lieu  de  persister  à  fournir  des  renforts  à  l'Autriche,  et  avec  l'assenti- 
ment du  cabinet  anglais,  la  Cour  de  Naples,  effrayée  des  succès  des  troupes 
françaises,  s'efforça,  dès  la  fin  de  floréal  (,17  mai  1796),  de  s'entendre  avec  la 


348  HISTOIRE     SOCIALISTE 

France;  mais  son  plénipolenliaire  ne  put  rejoindre  Bonaparte  que  le  13  prai- 
rial (1"  juin)  à  Peschiera.  L'armistice  dont  on  commença  aussitôt  à  discuter 
'  les  conditions,  fut  conclu  le  17  (5  juin)  à  Brescia  et  signé  le  lendemain  à  Mi- 
lan {Rome,  Naples  et  le  Directoire,  par  Juseph  du  Teil,  p.  119).  Le  roi  des 
Deux-Siciles  fermait  ses  ports  aux  Anglais  et  s'engageait  à  négocier  un  traité 
de  paix  avec  la  République.  A  cette  même  époque,  Bonaparte  cherchait  à  en- 
traîner Venise  contre  l'Autriche;  le  gouvernement  vénitien  dont  on  commen- 
çait à  exploiter  indignement  la  faiblesse,  en  attendant  de  faire  pis,  consentit 
bien  à  laisser  occuper  ses  places  fortes  et  à  fournir  des  vivres  et  des  appro- 
visionnements de  guerre  à  crédit,  mais  il  décidait  de  persister  dans  sa  neutra- 
lité désarmée.  Sur  la  demande  de  Delacroix,  ministre  des  relations  extérieures, 
il  avait  fait  signifier,  le  14  avril,  au  futur  Louis  XVIII  d'avoir  à  quitter  Vé- 
rone. 

Le  pape  que  la  nouvelle  attitude  de  Ferdinand  IV  livrait  à  un  isolement 
dépourvu  de  splendeur,  avait  bien  songé  à  imiter  celui-ci;  mais  ses  velléités 
d'accommodement  n'avaient  pas  été  admises  :  on  voulait  lui  tirer  plus  qu'il 
n'aurait  vraisemblablement  accordé.  Bonaparte  se  rendait,  le  29  prairial  (17 
Juin),  à  Modène  et  l'armée  pénétrait  dans  les  Etats  ijontiâcaux;  Perrare  ou- 
vrait ses  portes  à  Augereau  qui,  le  l"  messidor  (19  juin),  entrait  à  Bologne  où 
Bonaparte  arrivait  le  soir.  Pie  VI  en  passa  par  ses  conditions  et  un  armistice 
était  conclu,  le  6(24  juin),  à  Bologne,  où  les  troupes  françaises  restaient  ainsi 
qu'àFerrare;  le  pape  s'engageait  à  payer  21  millions,  dont  15  et  demi  en 
espèces,  &t  à  livrer  500  manuscrits  et  100  tableaux  ou  objets  d'art  au  choix  ; 
parmi  les  derniers,  le  futur  César,  toujours  cabotin,  faisait  mentionner  le 
buste  du  «  patriote  Marcus  Brutus  ».  Le  9  (27  juin),  une  division  dont  on 
avait  annoncé  au  gouvernement  toscan,  allié  de  la  France,  la  marche  sur 
Rome  par  Sienne,  se  rabattait  brusquement,  après  avoir  passé  l'Arno,  sur  Li 
tourne  où  elle  entrait  sans  opposition;  les  vaisseaux  anglais  qu'on  comptait 
capturer,  avaient  quitté  le  port,  mais  on  saisit  pour  plusieurs  millions  de 
marchandises;  cette  opération  sur  territoire  neutre  était  une  coupable 
violation  du  droit  des  gens.  Par  représailles,  les  Anglais,  le  9  juillet,  s'instal- 
laient à  Porto-Ferrajo,  dans  l'île  d'Elbe.  Lors  d'une  entrevue  que  Bonaparte 
eut,  le  12  messidor  (30  juin),  à  Florence  avec  le  grand-duc,  celui-ci  contre 
mauvaise  fortune  fit  bonne  figure.  C'est  à  Florence  que  Bonaparte  reçut  la 
nouvelle  de  la  capitulation  de  la  citadelle  de  Milan  (11  messidor-29  juin).  Mais 
il  allait  avoir  à  soutenir  le  deuxième  assaut  de  l'Autriche. 

Wurmser  qui  avait  quitté,  le  18  juin,  l'Allemagne  pour  remplacer  Beau- 
lieu  en  Italie,  ne  commença  ses  opérations  que  le  22  messidor  (10  juillet).  Les 
troupes  qu'il  avait  réunies  dans  le  Tirol,  descendirent  les  deux  rives  du  lac  de 
Garde  et,  après  avoir  battu  deux  divisions  françaises,  elles  se  portèrent,  les 
unes  (18000  hommes)  avec  Quosdanovich,  à  l'ouest  du  lac,  sur  Brescia  où 
elles  pénétrèrent,  les  autres  (32  000  hommes),  à  l'est,  sur  Peschiera  et  Vérone 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


349 


(Capril  une  estampe  de  la  Bibliothèque  Nationale.1 


OÙ  Wurmser  arriva  le  i2  thermidor  (30  juillet).  Ainsi  que  le  constate  le  géné- 
ral Pierron  dans  la  brochure  citée  plus  haut,  Bonapai  ic  n'ayant,  pour  le  gui- 
en  cette  circonstance,  ni  Maillebois,  ni  Bourcel,  fut  «  loul  d'abord  décon- 


LIV.  437.   —  HISTOIRE  SOCIALISTE.    —  THEBMIDOB  ET  DIRECTOIRE. 


LIV.  437- 


350  HISTOIRE     SOCIALISTE 

tenancé  »  ;  sans  Augereau,  il  aurait  battu  en  retraite.  Le  13  (31  juillet),  il  levait 
le  siège  de  Mantoue,  abandonnant  tout  son  matériel,  et,  avec  toutes  ses  forces, 
marchait  à  l'ennemi.  Quosdanovich  et  Wurmser  défaits  à  Lonalo  et  à  Gasti- 
glione  (16  et  18  thermidor-3  et  5  août)  regagnaient  le  Tirol,  et  le  blocus  de 
Mantoue  recommençait  le  20  (7  aotit).  Après  quelques  jours  de  repos,  Bona- 
parte s'apprêtait  à  pénétrer  dans  le  Tirol  au  moment  oîi  Wurmser,  reprenant 
l'offensive,  allait  de  nouveau  en  descendre  le  long  de  la  Brenta,  et  qu'à  droite 
son  lieutenant  Davidovich  devait  manœuvrer  pour  couper  la  retraite  à  nos 
troupes.  Mais,  le  18  fructidor  (4  septembre).  Davidovich  était  vaincu  à  Rove- 
redo  et  à  Calliano,  localité  située  entre  la  jirécédente  et  Trente  où  Bonaparte 
arrivait  le  lendemain.  Apprenant  le  départ  de  Wurmser  et  comprenant  que 
celui-ci  voulait  profiter  de  cette  pointe  dans  le  Nord  pour  redescendre  dans 
la  Lombardie  et  y  opérer  librement,  il  se  mettait  sans  tarder  à  sa  poursuite, 
le  rejoignait  à  Bassano  oîi,  le  22  fructidor  '8  septembre),  il  l'écrasait.  Le  27 
(13  septembre),  Wurmser  se  rélugiait  dans  Mantoue  et,  le  29  (15  septembre), 
ayant  voulu  tenter  une  sortie,  il  perdait  la  bataille  de  Saint-Georges  sous  les 
murs  de  la  ville. 

Bonaparte  dont  nous  avons  commencé  à  voir  la  manière  plus  ou  moins 
dissimulée  d'agir  à  l'égard  de  divers  Etats  de  la  péninsule,  continua  ses 
manœuvres. 

Au  Sénat  de  Gènes  qui  était,  il  est  vrai,  mal  disposé  en  notre  faveur,  il 
avait  déjà,  à  la  fin  de  prairial  an  IV  (juin  1796),  expédié  Murât  pour  formuler 
des  réclamations  comminatoires  relatives  au  massacre,  le  15  prairial  (3  juin)^ 
de  quelques-uns  de  nos  soldats,  aux  environs  de  Novi,  sur  le  territoire  de 
petits  fiefs  relevant  de  l'Empire,  occupés  à  ce  titre  par  des  détachements  fran- 
çais et  dont  plusieurs  appartenaient  à  des  nobles  génois;  il  n'obtint  que  par- 
tiellement satisfaction.  De  nouveaux  incidents  se  produisirent  et,  tandis  qu'il 
projetait  d'employer  la  force  (M.  R.  Guyot,  Révolution,  française,  revue, 
mai  1903,  p.  429)  contre  Gênes,  des  négociations  aboutissaient  à  la  signature 
à  Paris,  le  18  vendémiaire  an  V  (9  octi^brr  1796),  d'une  convention  en  vertu 
de  laquelle,  si  son  territoire  était  garanti  à  la  République  de  Gênes,  celle-ci 
devait  interdire  l'entrée  de  ses  ports  aux  vaisseaux  anglais,  rappeler  les  Gé- 
nois, partisans  de  la  France,  bannis;  elle  reconnaissait  à  la  France  le  droit 
d'occuper  militairement  sur  la  côte  les  postes  où  elle-même  n'entretiendrait 
pas  de  troupes,  elle  lui  payait  deux  raillions  et  lui  en  prêtait  deux  autres. 
Mais  la  fraction,  hostile  à  la  France,  restée  au  pouvoir  allait  faire  preuve  d'une 
extrême  mauvaise  volonté  dans  l'exécution  des  clauses  de  cette  convention. 

Sous  prétexte  que  le  duc  de  Modène  était  en  retard  de  quelques  centaines 
de  mille  francs  sur  les  versements  qu'il  s'était  engagé  à  effectuer,  Bonaparte, 
sans  attendre  le  consentement  du  Directoire,  lançait,  le  13  vendémiaire  (4  octo- 
bre), un  manifeste  déclarant  l'armistice  rompu  et  mettant  les  populations  de 
Modène  et  de  Reggio  sous  la  protection  de  l'armée  française.  Le  25  (16  octobre). 


HISTOIRE    SOCIALISTE  351 

un  congrès  des  délégués  de  Modène,  de  Reggio,  de  Bologne  et  de  Ferrare  abo- 
lissait la  féodalité,  décrétait  l'égalité  civile  et  décidait  de  convoquer  une  nou- 
velle assemhlée  de  délégués  qui  se  réunit  le  27  décembre  pour  voler  la  cons- 
titution de  la  République  «  cispadane»,  c'est-à-dire  en  deçà  du  Pô  par  rapport 
h  Rome.  Pendant  ce  temps,  des  traités  étaient  signés  à  Paris,  le  19  vendé- 
miaire (10  octobre)  avec  le  roi  des  Deux-Siciles,  le  15  brumaire  (5  novembre) 
avec  le  duc  de  Parme,  conformément  aux  armistices  du  20  floréal  (9  mai)  et  du 
17  prairial  (5  juin).  Par  un  article  secret  de  son  traité  qui  n'avait  abouti 
qu'après  de  laborieuses  négociations,  le  roi  des  Deux-Siciles  dont  l'armistice 
de  Brescia  n'avait  pas  tiré  d'argent,  s'engageait  k  fournir  dans  l'espace  d'un 
an  la  valeur  de  8  millions  de  livres  en  denrées.  D'autre  part,  tandis  que  Bona- 
parte songeait  à  reprendre  la  Corse,  l'île  se  soulevait  et  les  Anglais  l'évacuaient 
(30  vendémiaire  an  V-21  octobre  1796). 

Pour  la  troisième  fois,  l'Autriche  faisait  de  grands  préparatifs  que  lui 
permettaient  les  succès  de  l'archiduc  Charles  en  Allemagne  contre  Jourdan  et 
Moreau.  Après  Beaulieu  et  Wurmser,  elle  conflail  sa  nouvelle  armée  à  Allvinczi 
qui  prenait  le  commandement  à  la  lin  d'octobre.  Tandis  que  Davidovich  opé- 
rerait contre  Trente,  Roveredo  et  Rivoli  et  que  Wurmser  sortirait  de  Mantoue, 
Allvinczi  devait  se  porter  sur  liassano  et  Vérone. 

Il  franchissait  la  Piave  le  12  brumaire  (2  novembre)  et  marchait  sur  la 
Brenta.  Dès  qu'il  eut  connaissance  de  ce  mouvement,  Bonaparte  faisait  replier 
les  forces  qui  étaient  à  Bassano  et,  ses  troupes  concentrées  en  arrière,  il 
entrait  en  ligne  le  16  (6  novembre).  Mais  les  premières  tentatives  de  l'armée 
française  échouèrent,  elle  dut  reculer  partout.  Repoussé  à  Caldiero  —  village 
à  15  kilomètres  à  l'est  de  Vérone  —  le  22(12  novembre),  Bonaparte  manœuvra 
pour  tourner  son  adversaire.  Malgré  une  vigoureuse  résistance,  après  trois 
jours  de  combats  acharnés  qui  constituent  la  bataille  d'Arcole  (25,  26  et  27 
brumaire-15, 16 et  17 novembre),  Allvinczi  dut  battre  en  retraite;  Davidovich, 
à  son  tour,  après  un  petit  succès  contre  la  division  Vaubois,  regagna  les 
montagnes  du  Tirol.  L'Autriche  se  hâta  de  remettre  son  armée  en  état,  et 
Allvinczi  put  bientôt  tenter  un  nouvel  effort  pour  délivrer  Mantoue.  Les 
Impériaux  entrèrent  en  mouvement  le  18  nivôse  an  V  (7  janvier  1797);  tandis 
que  Provera  s'avançait  vers  Legnago,  Allvinczi  opérait  sa  jonction  avec 
Davidovich  près  de  Roveredo.  Bonaparte  arrivait  le  23  (12  janvier)  à  Vérone; 
le  lendemain,  la  division  du  Tirol,  à  la  tête  de  laquelle  Joubert  avait  rem- 
placé Vaubois,  devait  rétrograder  jusqu'à  Rivoli  oii,  le  25  (14  janvier), 
Allvinczi  était  accablé.  Dès  le  26  (15  janvier)  au  matin,  Masséna  marchait 
contre  Provera,  qui  avait  réussi  à  passer  l'Adige,  et  il  parvenait  le  soir  sous 
les  murs  de  Mantoue.  Les  troupes  de  Masséna  avaient  combattu  le  24  (13jan- 
vier)  près  de  Vérone,  fait  ensuite  huit  lieues  pour  atteindre  Rivoli  oii  elles  se 
battaient  le  25  (14  janvier);  elles  repartaient  dans  la  matinée  du  26  (15  jan- 
vier) et  allaient  encore  se  battre  le  27  (16  janvier)  devant  Mantoue.  Ce  sont 


352  iiistoirl;   socialiste 

de  tels  soldais  que  Bonaparte  ivaiteu  l'audace  charlatanesque,  pour  se  gran- 
dir aux  dépens  des  autres,  d'appeler,  dans  sa  lettre  du  3  messidor  an  IV 
(21  juin  1796)  déjà  citée,  «une  armée  médiocre»  [Corresi-ondance,  t.  I", 
p.  519)!  Le  27  nivôse  (16  janvier),  malgré  une  sortie  de  Wurmser,  bientôt 
obligé  de  rentrer  dans  la  place,  Provera,  cerné  à  la  Favorite,  sous  les  murs 
de  Manloue,  devait,  pour  la  seconde  fois  dans  eslte  campagne,  se  rendre  avec 
un  corps  de  plus  de  6  000  hommes.  Le  9  pluviôse  (28  janvier),  Joubert  refou- 
lait de  son  côté  les  Aulrichiens  à  Trente  et  les  forçait  à  l'évacuer.  L'armée 
d'Allvinczi  dispersée,  Manloue  ne  pouvait  tenir  longtemps;  la  capitulation 
fut  signée  le  14  pluviôse  an  V  (2  février  1797). 

A  la  suite  de  l'armistice  de  Bologne  (6  messidor-24  juin),  des  négocia- 
tions avaient  eu  lieu  en  vue  de  conclure  avec  le  pape  un  arrangement  déG- 
nilif.  Sans  doute  pour  amadouer  le  Directoire,  le  pape,  par  un  bref  date  du 
5  juillet  1796,  exhorta  les  catholiques  français  à  se  soumettre  «  aux  autorités 
constituées  »  (Joseph  du  Teil,  Rome,  Naples  et  le  Directoire,  p.  236).  L'au- 
thenlicilé  de  cette  pièce,  qui  a  été  contestée,  est  établie  dans  1  ouvrage  pré- 
cédent (p.  246)  d'une  manière  irréfutable.  Entamées  sans  succès  à  Paris,  les 
négociations  continuèrent  à  Florence  et  aboutirent,  le  23  fructidor  an  IV 
(9  septembre  1796),  à  une  note  que  les  commissaires  de  la  République  remi- 
rent au  plénipotentiaire  du  pape  et  par  laquelle  on  donnait  à  celui-ci  six 
jours  pour  accepter  les  conditions  du  Directoire  [Idem,  p.  350);  comportant 
le  désaveu  des  écrits,  bulles  ou  autres,  consacrés  depuis  1789  aux  affiiires  de 
France  et  hostiles  au  nouveau  régime.  Le  14  septembre,  le  pape  répcnoit  par 
un  refus  et  les  choses  allaient  r'^sler  en  l'état;  les  clauses  de  l'aimislice 
n'étaient  toujours  pas  exécutées,  et  le  la^e  songeait  à  recourir  aux  armes 
avec  l'aide  du  roi  de  Naples,  — celui-ci  devait  fournir  dos  soldais,  l'Anele- 
terre  de  l'argent  et  le  pape  «  du  fanatisme  à  tout  le  peuple  »  [Idem,  p.  370), 
—  lorsqu'on  apprit  la  signature  à  Paris  du  traité  entre  la  France  et  le  royaume 
des  Deux-Siciles. 

A  la  Un  de  vendémiaire  an  V,  vers  le  18  ou  20  octobre  [Id.,  p.  384),  le 
Directoire  se  déciJa  à  donner  pleins  pouvoirs  à  Bonaparte  pour  trailer. 
Averti,  le  7  brumaire  ;in  V  (28  octobre  1796),  à  Vérone,  ce  dernier  écrivit 
aussitôt  à  notre  représentant  à  Rome,  Cacault,  de  voir  le  pape  :  «Vous  pouvez 
l'assurer  de  vive  voix  que  j'ai  toujours  été  contraire  au  traité  qu'on  lui  a 
proposé,  et  surtout  à  la  manière  de  négocier;  que  c'est  en  conséquence  de 
mes  instances  particulières  et  réitérées  que  le  Directoire  m'a  chargé  d'ouvrir 
la  route  d'une  nouvelle  négociation.  J'ambitionne  bien  plus  le  titre  de  sau- 
veur que  celui  de  destructeur  du  Saint-Siège;....  si  l'on  veut  élre  sage  à 
Rome,  nous  en  profilerons  pour  donner  la  paix  à  cette  belle  partie  du  monde  > 
{Correspondance  de  Napoléon  /",  t.  H,  p.  100).  Quatre  jours  avant  [Id.,  p.  87), 
parlant  du  pape  au  même  Cacault,  il  lui  recommandait  de  i>  tromper  ce  vieux 
renard  »  ;  mais,  sous  sa  fourberie,  persistait  son  intention  bien  arrêtée  de  ne 


HISTOIRE     SOCIALISTE  "Ô3 


se  brouiller  avec  le  Siinl-Siè.Lîe  que  s'il  ne  lui  était  pas  possible  de  faire 
aulremont  :  il  voulait  la  paix  et  l'ar^'Oiit. 

C'est  un  lort  souvent  de  vuir  daus  i;es  avances  conciliantes  un  indice  de 
frayeur  ou  de  faiblesse;  les  diplom:iles,  en  particulier,  ne  savent  guère  admet- 
tre que  les  choses  qui  les  occupent  soient  parfois  très  simples;  ils  supposent 
toujours  des  dessous  compliqués,  croyant  faire  ainsi  preuve  d'une  finesse  qui 
esc  mise  précisément  en  défaut  par  le  trop  fréquent  désir  de  se  prouver.  Ce 
fut,  en  la  circonstance,  le  tort  du  pape.  D'autre  part,  au  courant  de  la  nou- 
velle entrée  en  ligne  de  l'Autriche  sous  la  direction  d'AUvinczi,  il  se  trouva 
par  là  confirmé  dans  son  idée  que  la  crainte  seule  avait  motivé  les  bonnes 
intentions  de  Bonapnrte,  et  il  fit  des  prépaiatifs  guerriers,  escomptant  le 
succès  de  l'Autriche  et  l'appui  de  Dieu.  Aussi,  immédiatement  après  l'écrase- 
ment d'AUvinczi,  Bonaparte  songeait  à  se  retourner  contre  le  pape.  Le  3  plu- 
viôse an  V  (22janvier  1797),  il  mandait  à  Cacault  de  quitter  Rome  «  six  heures 
nprès  la  réception  »(7rfi°;»,p.338)  de  sa  lettre.  Cacault  la  recevait  le  7  (26  jan- 
vier) et  parlait  aussitôt. 

Dès  le  28  nivôse  (17  janvier),  Bonaparte  avait  de  Vérone  ordonné  des 
l'rt'paratifs  sous  les  ordres  du  général  Victor.  Celui-ci  franchissait  le  Pô  le 
2  pluviôse  (21  janvier),  séjournait  le  3  (22  janvier)  à  Ferrare,  se  dirigeait  le 
lendemain  sur  Bologne  et,  le  13  (1"  février),  quittait  cette  ville  et  arrivait  de 
vaut  Imola,  première  ville,  en  ce  moment,  sous  la  domination  du  pape. 

.Après  avoir  culbuté  les  soldats  du  pape  commandés  par  Colli,  «  préparés 
par  de  saints  exercices  à  monter  au  ciel  »  (Gaflarel,  Bonaparte  et  les  républi- 
ques italiemies,  p.  210),  mais  paraissant  peu  empres-és  à  effectuer  celle 
ascension,  il  entrait  dans  Faenza  sans  avoir  pu,  malgré  ses  efforts,  rattraper 
la  cavalerie  papale,  qui  détalait  comme  si  les  volailles  célestes  lui  avaient 
prêté  leurs  ailes;  il  occupait  Ancône  le  21  (9  février);  les  troupes  du  pape 
n'avaient  pas  essayé  de  se  défendre.  Bonaparte  se  livra  à  son  cabotinage 
habituel  :  il  manda  moines  et  prêtres,  les  rassura,  les  exhorta  à  avoir  con- 
limce  en  lui;  entre  comédiens  on  se  comprit  vite,  et  l'entente  fut  aisée  pour 
éviter  les  sacrifices  essentiels.  Le  24  (12  février),  le  pape  demandait  à  traiter 
et,  le  1"  ventôse  (19  février),  la  paix  était  signée  à  Tolentino.  Le  jour  même, 
Bonaparte  écrivait  à  Pie  VI  :  «  J'envoie  mon  aide  de  camp  chef  de  brigade 
pour  exprimer  à  votre  Sainteté  l'estime  et  la  vénération  parfaite  que  j'ai 
pour  sa  personne  »  [Correspondance  de  Napoléon  !•",  l.  II,  p.  450).  L'avant- 
veille  (29  pluviôse-17  février),  il  avait  écrit  au  général  Joubert  :  «  L'armée 
est  à  trois  jours  de  Rome.  Je  suis  k  traiter  avec  cette  prètraille  »  (fdem, 
p.  437).  Ce  rapprochement  permet  de  juger  l'homme. 

Par  le  traité  de  Tolentino,  que  le  Directoire  ratifia  le  12  germinal  an  V 
(1"  avril  1797),  le  pape  abandonnait  toutes  prétentions  sur  Avignon  et  sur  le 
comlat  Venaissin,  depuis  longtemps  englobés  sans  son  autorisation  dans  le 
département  de  Vaucluse;  il  renonçait  aux  territoires  de  Bologne,  de  Ferrare, 


354  HiSTOIRE     SOCIALISTE 

et  à  la  Romagne  qui  allait  être  adjointe  à  la  République  cispadane;  il  s'en- 
gageait à  exécuter  dans  leur  intégralité  les  clauses  de  l'armistice  de  Bologne, 
à  payer  en  outre  15  millions  de  livres,  à  indemniser  ia  famille  du  secrétaire 
de  légation  Bassville  et  à  laisser  rétablir  l'école  française  des  arts  a  Rome. 
Ce  qu'il  faut  noter,  c'est  que  Bonaparte,  pouvant  parler  en  maître,  diminua 
bien  le  territoire  du  pape,  mais  laissa  subsister  son  pouvoir  temporel  et  la 
propriété  ecclésiastique  qui  est  un  si  puissant  moyen  d'action  contre  la  société 
moderne  issue  de  la  Révolution. 


CHAPITRE   XV 

INTRIGUES    ROYALISTES  —   ÉLECTIONS    DE   l'aN   V 
{(jTridnal  an  IV  à  prairial  an  V-avril  1796  à  juin  1797.) 

La  rupture  du  Directoire  avec  les  patriotes,  qui  avait  suivi  la  dissolution 
de  la  Société  du  Panthéon  et  qu'avaient  aggravée  les  mesures  prises  contre 
Babeuf,  les  Egaux  et  le  parti  montagnard,  amena  un  rapprochement  avec  les 
modérés  et  avec  les  royalistes  déguisés  en  constitutionnels,  habitués  pour  la 
plupart,  les  uns  et  les  autres,  du  «  club  de  Clichy  ».  Les  directeurs,  donnant 
un  exemple  que  nous  avons  vu  suivre  depuis  par  ceux  qui  ne  font,  plus  ou 
moins  habilement,  que  de  la  politique  personnelle,  changèrent  leur  fusil 
d'épaule.  Alors  comme  aujourd'hui,  on  vit  attaquer  la  République  sous  le 
masque  républicain.  Tandis  que  les  partis  avancés  disent  ce  qu'ils  veulent, 
les  partis  de  réaction  osent  rarement  avouer  leur  but  et  dire  ce  qu'ils  sont; 
leur  arme  de  prédilection,  c'est  le  mensonge,  c'est  le  faux.  Prétendus  consti- 
tutionnels ou  ralliés  n'étaient,  ne  sont,  suivant  l'expression  de  MalletduPan, 
que  des  «  royalistes  bâtards  »  [Correspondance  inédite  avec  la  cour  de  Vienne, 
t.  II,  p.  96).  Le  Directoire  se  tournant  à  droite,  ils  ne  manquèrent  pas  d'en 
profiter  pour  réitérer  le  mouvement  de  réaclion  que  Vendémiaire  avait  ar- 
rêté. Ils  daignèrent  accepter  les  invitations  des  directeurs;  ceux-ci  ne  purent 
faire  moins,  par  reconnaissance,  que  de  livrer  aux  faux  républicains  les  places 
qu'ils  enlevaient  aux  vrais.  Carnot,  qui  ne  croyait  pas  «  impossible  d'amener 
une  réconciliation  des  esprits  qu\me  hostilité  radicale  ne  séparait  pas  de  la 
République  y  {Mémoires  sur  Carnot  par  son  fils,  t.  II,  p.  109)  et  qui,  seul  des 
directeurs,  «  comprenait  bien  notre  sysième  »  {Souvenirs  du  lieutenant- 
général  comte  Mathieu  Dumas  de  J770  à  i836,  pu //liés  par  son  fils,  t.  III, 
p.  82),  servit  habituellement  d'intermédiaire  pour  ces  marchandages,  qui 
n'allèrent  pas  sans  quelques  petites  per.fldies  de  part  et  d'autre  ^Lebon,  L'An- 
gleterre et  l'émigration,  p.  212).  Nous  avons  déjà  vu  Cchap.  xn)  que  de  nom- 
breux fonctionnaires  royalistes  avaient  été  réintégrés  dans  leurs  fonctions,  et 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


qu'un  arrêlé  du  27  ventôse  an  IV  (17  mars  1706]  avait,  ordonné  une  enquête 
pour  écarter  les  patriotes  restés  dans  l'adniinistratioa.  Après  l'arrestation  de 
Babeuf,  nouvelle  hécatombe;  un  rapport  reproluit  dans  le  recueil  souvent 
cité  de  M.  Aulard  (t.  IV,  p.  231)  le  prouve,  et  l'hislorien  royaliste  et  catho- 
lique, M.  Sciout,  l'avoue  en  disant  que  la  découverte  de  la  conjuration  avait 
décidé  le  Directoire  «  à  destituer  un  certain  nombre  de  Jacobins  et  à  ménager 
un  peu  les  modérés»  qui  «  s'efforcèrent  d'en  tirer  le  meilleur  parti  possible» 
[Le  Directoire,  t.  II.  p.  256  et  257).  Ce  sont  les  protégés  des  modérés  et  des 
ralliés  ou  soi-disant  consliluiionnels  qui  occupaient,  par  conséquent,  la  plu- 
part des  postes  en  1796(anlV-an  V),  année  pendant  laquelle  M.  Sdout  n'a  pas 
eu  de  peine  à  découvrir  une  quantité  de  faits  d'incurie,  de  gaspillage  et  de 
concussion.  Les  tribunaux,  en  parliculier,  devait  dire  Briot,  dans  la  siance 
du  Conseil  des  Ginq-Conts  du  21  brumaire  an  VII  (11  novembre  1798),  avaient 
été  «  peuplés  de  complices  des  prêtres  et  des  émigrés  »;  «  la  plupart  lie  ceux 
qui  composent  les  bureaux  sont  les  mêmes  que  ceux  qui  les  cOiiipù--aii'ni  en 
Vendémiaire  »,  lit-on  dans  le  rapport  de  police  du  3  germinal  an  V-23  mars 
1707  (recueil  d'Aulard,  t.  IV,  p.  18]. 

Non  contents  de  mettre  la  main  sur  les  places,  ceux  qui  dissimulaient 
leurs  véritables  sentiments  derrière  des  opinions  de  parade,  et  qui  n'étaient 
républicains  que  dans  ki  uiesui'e  ou  ils  ;jouvaienL  exploiter  la  République, 
se  préoccupèrent  unique  n  ent  de  favoriseï' la  politique  de  l'éaction.  Un  nommé 
Vaublanc,  royaliste  élu  député,  avait  été  traduit  devant  des  juges  que  sa 
qualité  rendait  incompétents,  et  condamné  à  mort  par  contumace  pour  les 
événements  de  Vendémiaire;  le  13  fructidor  an  IV  (30  août  1796),  le  Conseil 
des  Cinq-Cents  et,  le  15  fructidor  (1"  septembre),  le  Conseil  des  Anciens  an- 
nulèrent la  condamnation;  mais,  sans  le  renvoyer  devant  le  tribunal  compé- 
tent, ils  l'admirent  à  siéger.  Par  les  lois  du  12  prairial  (31  mai)  et  du  28  fruc- 
tidor an  IV  (14  septembre  1796),  ils  interprétaient  dans  un  sens  favorable  au\ 
ecclésiastiques  réfractaires  certaines  dispositions  de  lois  précédentes.  Ils  reve- 
naient deux  fois  à  la  charge  contre  la  loi  du  3  brumaire  an  IV  (25  octobre  1795) 
visant  les  émigrés  et  les  prêtres  réfractaires.  En  cette  circonstance,  des  mo- 
dérés firent  le  jeu  des  royalistes  travestis  en  constitutionnels  :  ils  sont  restés 
nombreux  dans  leurs  rangs  ceux  qui  réservent  toute  leur  acrimonie  pour  les 
républicains  sincères  et  ont  des  trésors  d'indulgence  pour  les  ennemis  de  la 
République.  Le  résultat  fut,  après  une  vive  discussion,  la  résolution  des  Cinq- 
Cents,  du  16  brumaire  an  V  (6  novembre  1706),  devenue,  par  son  adoption  au 
Conseil  des  Anciens,  la  loi  du  14  frimaire  an  V  (4  décembre  1706);  son  ar- 
ticle 1"  accordait  le  bénéfice  de  l'amnistie  du  4  brumaire  an  IV  (26  octobre 
i7y5]  aux  actes  commis  par  les  royalistes  en  Vendémiaire  et  le  refusait  aux 
Conventionnels  tels  que  Barère  «  contre  lesquels  la  déportation  a  été  nomi- 
nativement prononcée  par  les  décrets  du  12  germinal  an  III  ->  (1"  avril  1795); 
les  art.  2,  3,  4  et  5  étendaient  l'exclusion  des  diverses  fonctions  publiques 


356  HISTOIRE     SOCIALISTE 

jusqu'à  la  paix  générale,  prononcée  contre  les  émigrés  et  leurs  parents  pir 
les  six  premiers  articles  de  la  loi  du  3  brumaire  an  IV  (fin  du  chap.  x),  à  tous 
les  amnistiés  du  4  brumaire,  c'est-à-dire  qu'étaient  frappés,  en  sus  dcsvendé- 
miairistes,  pour  lesquels  il  n'y  avait  de  la  sorte  rien  de  changé,  tous  les  pa- 
triotes que  l'amnistie  avait  libérés;  l'étaient  également  les  chefs  vendéens  ou 
chouans  et  les  anciens  Gonvetitionnels  montagnards  «  décrétés  d'accusation 
ou  d'arreslation  »,  que  le  décret  du  5  fructidor  an  III  (22  août  1705)  nvait 
seulement  déclarés  inéligibles  au  Corps  législatif;  l'art.  6  abrogeait,  à  l'excep- 
tion des  six  premiers,  tous  les  articles  de  la  loi  du  3  brumaire  an  IV  concer- 
nant, notamment,  l'exécution  des  lois  de  1792  et  de  1793  contre  les  prêtres 
réfractaires.  Los  royalistes  n'obtenaient  pas  tout  ce  qu'ils  désiraient;  en  re- 
vanche, on  frappait  les  victimes  de  Germiual  et  de  Prairial,  ce  qui  était  une 
étrange  façon  de  contrebalancer  la  faiblesse  dont  bénéficiaient,  après  Vau- 
blanc,  les  antirépublicains  de  Vendémiaire. 

En  approchant  de  l'époque  du  renouvellement  partiel  du  Corps  législa- 
tif, fixé  par  la  Constitution  au  mois  dé  germinal  an  V  (m  .rs-avril  1797),  le 
Directoire  ressentit  cependant  des  inquiétudes  que  les  républicains  sincères 
et  perspicaces  éprouvaient  depuis  longtemps.  Ainsi  Hoche,  écrivant  le  28  fruc- 
tidor an  IV  (14  septembre  1796)  aux  directeurs  pour  leur  signaler  une  ma- 
nœuvre, dont  il  sera  parlé  dns  le  chapitre  suivant,  du  royaliste  Louis  de 
Frotté,  ajoutait  {Les  Pacifications  de  l'Oicest,  de  Chassin,  I.  II,  p.  605)  :  «  Trop 
de  vos  amis  vous  ont  abandonnés;  ouvrez  les  yeux,  n'attendez  pas  que  le 
reste  se  livre  au  désespoir  et  se  perde  en  voulant  sauver  illégalement  la 
République  ébranlée  jusque  dans  ses  fondements.  Que  yiendra-t-on  parler  de 
terroristes?  Où  sont-ils?  Où  est  leur  armée?  Celle  des  chouans  est  partout  ». 
Par  ses  complaisances,  par  sa  complicité,  le  Directoire  avait  fortifié  le  parii 
dont  maintenant  il  commençait  à  redouter  la  force.  Il  ne  vit  de  remède  — et 
son  exemple  devait  par  la  suite  trouver  d'innombrables  imitateurs  —  que 
dans  une  loi  contre  la  presse;  un  message  du  9  brumaire  an  V  (30  octobre 
1796)  demanda  aux  Cinq-Cents  de  voler  des  mesures  répre.-sives.  On  avait  eu 
r.ison  des  principaux  journaux  avancés  par  l'arrestation  de  leurs  rédacteurs 
plus  ou  moins  impliqués  dans  des  poursuites  dont  le  procès  de  Babeuf  avait 
été  le  signal;  c'était,  dès  lors,  contre  les  excès  des  feuilles  royalistes  qu'était 
surtout  réclamée  une  nouvelle  loi.  Aussi,  députés  modérés  et  royalistes,  qui 
n'avaient  jamais  protesté  au  nom  des  principes  lorsqu'on  frappait  les  répu- 
blicains avancés,  se  posèrent  en  partisans  farouches  de  la  liberté,  de  leur 
liberté,  car  nous  aurons  l'occasion  de  x'oir  tout  à  l'heure  comment  les  roya- 
listes la  comprenaient  pour  leurs  adversaires.  Tout  cela  n'aboutit  qu'à  des 
tentatives  de  surélévation  du  port  des  journaux  qui  échouèrent,  et  à  la  loi  du 
5  nivôse  an  V  (25  décembre  1796)  défendant  d'annoncer  publiquement  les 
journaux  et  les  actes  des  autorités  autrement  que  par  leur  titre.  Une  autre 
proposition  de   loi   lut  bien    votée  en   cette  matière  par  les  Cmq-Cenls,  le 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


357 


30  pluviôse  an  V  (18  février  1797),  après  un  long  examen  de  plusieurs  pro- 
jets; mais  elle  devait  être  rejetée  par  les  Anciens,  le  9  floréal  (28  avril). 


BT  NE  NOS  INDUCAS  IN  TENTATIONEM  SED  LIBERA  NOS  A  MALO 

(D'après  une  estampe  de  la  Bibliotbèqae  Nationale-)  -''  '~ 

Si  la  répression  de  la  presse  ne  pouvait  être  un  remède  efficace,  que 
penser,  à  ce  point  de  vue,  de  la  loi  du  18  nivôse  an  V  (7  janvier  1797)  ordon- 

LIV.  438.    —  HISTOIRE  SOCIALISTE.   —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  LIT.  438. 


35£  HISTOIRE     SOCIALISTE 

nant,  pour  le  2  pluviôse,  la  célébration  de  l'anniversaire  du  21  janvier  et  1« 
serment  solennel,  par  les  membres  du  Corps  législatif,  de  haine  à  la  royauté, 
ainsi  qu'on  l'avait  déjà  fait  l'année  précédente  (chap.  xn)?  Puisqu'on  avait 
Tandace  de  contrarier  les  royalistes  —  cette  loi  n'allait  pas  plus  loin  —  un 
dfes  Girondins  qui  avaient  été  réintégrés  (chap.  m)  le  18  frimaire  an  III  (8  dé- 
cembre 1794),  Philippe  Delleville,  voulut  à  son  tour  ennuyer  les  républicains 
avancés,  qualiiiés  alors  d'anarchistes,  et,  dans  la  séance  des  Cinq-Cents  du 
22  nivôse  (11  janvier  1797),  il  proposa  d'ajouter,  au  serment  de  haine  à  la 
roj'auté,  celui  de  haine  à  l'anarchie,  parce  que,  dit-il,  «  en  jurant  simplement 
haine  à  la  royauté,  nous  ne  jurerions  rien  que  Marat,  Robespierre  et  leurs  suc- 
cesseurs et  sicaires  anarchiques  n'aient  juré  et  ne  jurent  encore  volontiers  ». 
Cet  aveu  ne  permet  aucun  doute  sur  l'infamie  de  ces  modérés  que  nous  avons 
déjà  vus,  et  que  nous  aurons  encore  l'occasion  de  voir,  en  d'autres  circons- 
tances, traiter  d'agents  royalistes  Marat,  Robespierre  et  les  républicains 
avancés,  comme  ceux  d'aujourd'hui  traitent  les  socialistes  de  «  sans-patrie  ». 
La  proposition  de  Delleville  fut  acceptée  et  devint  la  loi  du  24  nivôse  an  V 
(13  janvier  1797). 

Avant  de  parler  de  l'action  extra-légale  des  royalistes  avoués,  je  dirai  un 
mot  de  la  question  financière  qui  ne  cessa  pas  d'être,  pour  le  Corps  législatif 
et  surtout  pour  le  Directoire,  le  sujet  de  graves  préoccupations.  En  l'an  V,  on 
essaya  pour  la  première  fois  d'établir  un  ensemble  des  dépenses  et  des  re- 
cettes. Les  faits  furent  loin  de  correspondre  aux  prévisions  ;  cependant  la  ten- 
tative mérite  d'être  signalée.  Selon  le  système  proposé  par  Ramel,  la  loi  du 
16  brumaire  an  V  (6  novembre  1796)  distingua,  pour  le  budget  de  l'année  en 
cours,  les  dépenses  fixes  des  dépenses  extraordinaires.  Les  premières  devaient 
être  prises  en  entier  sur  le  produit  des  contributions  de  l'an  V  même  ;  il  devait 
être  pourvu  aux  secondes  à  l'aide  de  la  rentrée  des  contributions  arriérées,  des 
revenus  des  biens  nationaux  et,  pour  le  complément,  de  la  v«nte  d'une  quan- 
tité suffisante  de  ces  biens.  D  •;  uis  la  loi  du  20  fructidor  an  IV  (6  septembre 
1796),  on  en  était  revenu,  pour  cette  vente,  à  la  mise  aux  enchères  appliquée 
—  voir  fin  du  chap.  vi  — jusqu'à  la  loi  du  28  ventôse  an  IV  (18  mars  1796)  relative 
aux  mandats  territoriaux  —voir  fin  du  chap.  xu.  D'après  la  loi  du  16  brumaire 
sur  les  dépenses  de  l'an  V,  dont  je  viens  de  parler,  les  enchères  étaient  ouvertes 
devant  les  administrations  de  département  dans  les  formes  prescrites  par  les 
lois  antérieures  à  celle  du  28  \>  niôse  an  IV,  «  sur  une  première  offre  égale  aux 
trois  quarts  du  principal  de  l'évaluation  des  biens  estimés  en  vertu  des  lois 
précédentes  ».  Quant  aux  bifus  non  estimés,  le  revenu  était  fixé  par  experts, 
et  les  «nchères  étaient  ouverti  s  sur  l'offre  de  quinze  fois  ce  revenu.  Le  prix 
était  payable  :  un  dixième  en  numéraire,  moitié  de  ce  dixième  dans  les  dix 
jours  et  avant  la  prise  de  possession,  moitié  dans  les  six  mois;  quatre  dixièmes 
en  quatre  annuités,  produisant  5  0/0  d'intérêts  par  an;  les  cinq  dixièmes  ces- 
tanl  pouvaient  être  acquittés  eu  papier. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  359 

On  acceptait  toute  espèce  de  papiers.  Assig^nats  et  mandats  n'avaient  pas 
été  les  seuls  instruments  à  faire  de  l'argent.  Souvent  on  avait  opéré  par  voie 
de  réquisition,  d'oîi  les  bons  de  réquisition;  dès  le  début,  le  Directoire  avait 
commencé  à  manger  son  blé  en  herbe,  anticipant  sur  toutes  les  recettes 
éventuelles,  d'où  de  nouveaux  bons;  d'autres  bons  encore  avaient  servi  à 
acquitter  fies  indemnités  dues  en  certaines  circonstances  ;  pour  les  règlements 
des  fournitures,  les  ministres  signaient  des  ordonnances;  la  loi  du  8  prairial 
an  III  (fm  liu  chap.  vi)  avait  imaginé  des  bons  au  porteur  gagnés  en  loterie; 
lors  de  la  Iiaisse  des  assignats,  certains  fournisseurs  avaient  fait  régler  leurs 
mémoires  par  l'inscription  de  six  fois,  dix  fois,  quinze  fois  leur  montant  sur 
le  Grand-Livre  de  la  dette  publique;  tons  ces  papiers  étaient  admis  pour  les 
cinq  dixièmes  du  payement  :  les  inscriptions  sur  le  Grand-Livre  correspon- 
dant à  ces  capitaux  scandaleusement  multiidié;-.  sous  prétexte  de  dépréciation 
des  fonds  publics,  étaient  reçues  à  cet  effiH,  jusqu'au  1*"  messidor  suivant 
(19  juin  1797)  seulement,  «  sur  le  pied  de  vingt  fois  la  rente  »l  Calculées  de 
la  sorte,  ces  inscriptions  furent  même  reçues  sans  limitation  de  délai,  et  pour 
le  prix  entier  (loi  du  9  germina!  an  V-29  mars  1797)  des  «  bâtiments  natio- 
naux »,  qui  étaient,  par  cette  loi,  tous  mis  au>-  enchères,  à  l'exception  de 
ceux  faisant  partie  de  propriétés  rurales  ou  d'usines,  de  ceux  réservés  aux 
services  publics,  et  des  églises  ou  temples  dort  p-  uvaient  disposer  les  com- 
munes par  application  de  la  loi  du  11  prairie;  an  III  (30  mai  1795)  mention- 
née au  chapitre  vi.  Les  gens  qui  avaient  p'-ofllé  de  la  faculté  d'acquisition 
d'immeubles  nationaux  attachée  aux  mandats  par  la  loi  du  28  ventôse  an  IV, 
avaient  été  intéressés  à  la  baisse  du  nouveau  papier- ro on naie,  afin  de  l'obte- 
nir à  meilleur  compte;  aussi  avaient-ils  agi  en  conséquence,  et  la  débauche 
de  papiers  à  laquelle  on  s'était  livré  n'avait  pu  que  leur  faciliter  la  tâche.  Les 
biens  nationaux  ainsi  obtenus  par  les  spéculateurs  à  vil  prix,  les  ressources 
sur  lesquelles  le  gouvernement  avait  compté  lui  avaient  échappé.  C'est  pour- 
quoi la  loi  du  20  fructidor  an  IV  (6  septembre  1796)  citée  tout  à  l'heure, 
avait  établi  que  les  biens  nationaux  non  vendus  ne  le  seraient  désormais  que 
par  enchère.  Il  y  avait  eu,  jusqu'au  10  fructidor  (27  aoiit),  dans  le  département 
de  la  Seine,  un  de  ceux  oti  la  moyenne  de  consignation  par  vente  fut  le  plus 
élevée,  2  783  soumissions,  pour  lesquelles  les  soumissionnaires  avaient 
consigné  la  valeur  de  16  557  609  Ir.  (Archives  nationales,  AF  IV  399). 

Bon  gré,  mal  gré,  la  législation,  qui  avait  été  impuissante  à  maintenir  le 
cours  du  papier-monnaie,  dut  s'ailapter  au  fait  de  sa  dépréciation.  On  avait 
déjà  officiellement  consacré  la  réduction  de  valeur  des  assignats,  par  exemple 
dans  la  loi  du  19  frimaire  an  IV  sur  l'emprunt  forcé  (chap.  xn).  La  loi  du 
15  germinal  an  IV  (4  avril  1796)  réduisit  dans  des  proportions  diverses,  sui- 
vant leurs  dates,  le  montant  des  obligations  ou  conventions  exprimé  en  assi- 
gnats, tout  en  imposant  (fin  du  chap.  xii)  d'effectuer  tous  les  payements  en 
mandats  valeur  nominale  :  c'était  encore  la  circulation  forcée  des  assignats 


3o0  HISTOIRE     SOCIALISTE       " 

valeur  réduite,  c'était  celle  des  mandats  valeur  intégrale.  La  loi  du  4  prai- 
rial an  IV  (23  mai  1796)  limita  au  25  prairial  (13  juin)  pour  le  département 
de  la  Seine,  au  10  messidor  (28  juin)  pour  les  autres  départements,  le  délai 
pendant  lequel  les  assignats  pourraient  être,  conformément  à  la  loi  du 
28  ventôse  (18  mars),  échangés  contre  des  mandats  ou  des  promesses  de  man- 
dats, à  raison,  valeur  nominale,  de  30  contre  i;  à  l'expiration  de  ce  délai,  les 
assignats  au-dessus  de  100  livres  devaient  cesser  d'avoir  cours  de  monnaie. 

En  prorogeant  ce  délai  au  30  messidor  (18  juillet)  pour  les  départements 
autres  que  la  Seine,  la  loi  du  9  messidor  an  IV  (27  juin  1796)  déclarait  qu'après 
re  dernier  délai  les  assignats  au-dessus  de  100  livres  ne  seraient  plus  échangés 
h  aucun  taux.  Par  la  loi  du  29  messidor  an  IV  (17  juillet  1796),  fut  supprimée 
l'obligation,  édictée  par  la  loi  du  15  germinal  précédent  (4  avril  1796),  d'opérer 
tous  les  payements  en  mandats  valeur  nominale,  et  c'est  au  jour  de  la  publi- 
cation de  cette  loi  que  la  cessation  de  la  circulation  forcée  du  papier-monnaie 
valeur  nominale,  qui  en  était  la  conséquence,  resta  plus  tard  fixée  (loi  du 
5  messidor  an  V-23  juin  1797). 

La  loi  du  5  thermidor  an  IV  (23  juillet  1796),  qui  a  été  déjà  mentionnée 
dans  le  §  2  du  chap.  xi  à  propos  du  taux  de  l'intérêt,  déclarait  (art.  1")  : 
"  A  dater  de  la  promulgation  de  la  présente  loi,  chaque  citoyen  sera  libre  de 
contracter  comme  bon  lui  semblera;  les  obligations  qu'il  aura  souscrites 
seront  exécutées  dans  les  termes  et  valeurs  stipulés  ».  Toutefois  (art.  2), 
«  nul  ne  pourra  refuser  son  payement  en  mandats  au  cours  du  jour  et  du 
lieu  où  le  payement  sera  effectué  »  :  c'était  l'admission  légale  de  la  déprécia- 
tion des  mandats  avec  le  maintien  de  leur  circulation  forcée.  La  loi  du 
13  thermidor  an  IV  (31  juillet  1796)  décida  que  les  mandats  donnés  en  paye- 
ment des  biens  nationaux  seraient  pris,  non  plus  à  leur  valeur  nominale, 
mais  au  cours  moyen  arrêté  tous  les  cinq  jours;  100  livres  en  mandats 
valaient  à  cette  date  4  livres.  Firent  de  même  la  loi  du  22  thermidor  an  IV 
(9  août  1796),  d'abord  pour  toutes  les  contriliulions  qui,  à  partir  du  1"  fruc- 
tidor suivant  (18  août),  —  une  loi  du  10  fructidor  (27  août  1796)  reporta  le 
point  de  départ  de  ce  nouveau  régime  aux  premiers  jours  de  vendémiaire 
(fin  septembre)  —  durent  être  payées  en  argent  ou  en  mandats  au  cours,  puis 
pour  les  fermages  pendant  le  moi?  de  fructidor,  et  la  loi  du  18  fructidor  an  IV 
(4  septembre  1796),  qui  étendit  (art.  2)  l'obligation  de  l'emploi  du  numéraire 
ou  des  mandats  au  cours  à  «  tous  les  payements  restant  à  faire  »  sur  le  prix 
de?  baux  des  biens  ruraux.  Enfin  la  loi  du  16  pluviôse  an  V  (4  février  1797) 
supprima  entre  particuliers  la  circulation  forcée  des  mandats  dont  les  100  li- 
vres valaient  alors  1  livre;  ils  continuaient,  pour  divers  payements,  à  être 
acceptés  jusqu  au  1"  germinal  suivant  (21  mars)  dans  les  caisses  publiques, 
au  prix  de  100  fr.  valeur  nominale  pour  1  fr.  Passé  ce  délai,  ils  ne  devaient 
plus  être  reçus  —  toujours  à  ce  dernier  prix  —  qu'en  payement  des  biens 
nationaux,  après  avoir  été  préalablement  échangés  contre  des  récépissés  de 


HISTOIRE   .SOCIALISTE  361 

la  Trésorerie  nationale.  Cette  loi,  qui  retirait  les  mandats  de  la  circulation, 
fut  étendue,  par  la  loi  du  22  pluviôse  an  V  (tO  février  1707),  aux  assignats 
de  100  livres  et  au-dessous,  assimilés  aux  mandats  «  sur  le  pied  du  trentième 
de  leur  valeur  nominale  »,  ce  qui  revenait  à  accepter  3  000  livres  en  assignats 
pour  20  sous. 

On  avait  précédemment  réglé,  après  d'interminables  débats,  la  question 
des  payements  entre  particuliers  :  la  loi  du  15  pluviôse  an  V  (3  février  1797) 
portait  que  toutes  les  rentes,  pensions  et  capitaux  fondés  sur  des  titres  anté- 
rieurs au  1"  juillet  1790,  échus  soit  à  cette  époque,  soit  depuis  le  1"  vendé- 
maire  an  V  (22  septembre  1796),  ou  échéant  après  le  15  pluviôse,  date  de  la 
loi,  pourraient  être  exigés  en  «  numéraire  raélallique  ».  Pour  tous  les  litres 
de  la  période  intermédiaire,  ne  seraient  exigibles  en  numéraire  que  los  dettes 
expressément  stipulées  payables  ainsi.  EnQn  la  loi  du  5  messidor  an  V 
(23  juin  1797),  déjà  citée  tout  à  l'heure,  ordonnait,  afin  de  faciliter  le  règle- 
ment des  transactions  passées  entre  particuliers  pendant  la  période  du 
papier-monnaie,  que  des  tableaux  de  ses  valeurs  successives  seraient  dressés 
dans  chaque  déparlement,  et  j'ai  déjà  mentionné  (fin  du  chap.  vi)  la  Collec- 
tion générale  de  ces  tableaux  d'après  laquelle  (p.  330,  x  et  xi)  voici,  pour  la 
dernière  dtcade  des  mois  révolutionnaires,  ce  que  valaient  100  livres  en 
assignats  de  ventôse  à  prairial  an  IV,  en  mandats  de  germind  an  IV  à  ni- 
vôse an  V  :  pour  les  assignats,  8  sous  en  ventôse  et  en  germinal  an  IV  (mars 
et  avril  1796),  6  sous  en  floréal  (mai)  et  3  sous  el  demi  en  prairial  (juin); 
pour  les  mandats,  17  livres  il  sous  en  germinal  an  IV  (avril  1796),  11  livres 
11  sous  en  floréal  (mai),  8  livres  7  sous  en  prairial  (juin),  5  livres  10  sous  en 
messidor  (juillet),  3  livres  8  sous  en  thermidor  (août),  4  livres  10  sous  en 
fructidor  (septembre),  4  livres  3  sous  en  vendémiaire  an  V  (octobre),  3  livres 
4  sous  en  brumaire  (novembre),  2  livres  8  sous  en  frimaire  (décembre),  2  li- 
vres 2  sous  en  nivôse  (janvier  1797). 

«  Il  faut  observer  d'ailleurs,  disait  Crassous  à  la  séance  des  Cinq-Cents 
du  4  frimaire  an  IV  (25  novembre  1795),  que  l'or  et  le  blé  sont  constamment 
restés  avec  les  assignats  dans  une  tout  autre  proportion  que  le  reste  des 
denrées;  car  ces  marchandises  sont  à  l'assignat  comme  un  est  à  cent  cin- 
quante; tandis  que  d'autres  objets,  la  viande  par  exemple,  n'est  encore  à 
l'assignat  que  comme  un  est  à  quarante.  » 

A  la  fin  du  chap.  vi,  j'ai  rapproché,  des  variations  du  papier-monnaie  par 
rapport  au  numéraire,  les  variations  du  prix  d'une  marchandise  — un  abon- 
nement trimestriel  au  Moniteur  — pendant  l'an  III.  Voici,  pour  achever  la 
comparaison,  quelles  furent  les  variations  de  cet  abonnement  en  l'an  IV. 
Désormais  le  même  pour  Paris  et  les  départements,  son  prix  était  de  250  li- 
vres, à  partir  du  i"  brumaire  (23  octobre  1795);  de  500  livres  à  partir  du 
1"  frimaire  (22  novembre  1795);  de  1  000  livres,  à  partir  du  1"  nivôse  (22  dé- 
cembre 1795),  et  de  18  livres  seulement  pour  ceux  «  qui  préféreront  payer 


362  HISTOIRE    SOCIALISTE 

l'abonneinent  en  numéraire»  ;  de  1  250  livres  en  assignats  ou  de  30  en  numé- 
raire, à  partir  du  15  nivôse  (5  janvier  1796)  —  il  y  avait  là  une  augmentation 
particulière  de  105  livres  environ  en  assignais  due  à  rélévation,  par  la  loi  du 
6  nivôse  an  IV  (27  décembre  1795),  du  port  des  journaux,  ce  qui  motivait 
aussi  le  prix  ue  30  fr.  en  numéraire;  cette  augmentation  devait  être  atté- 
nuée par  la  loi  du  6  messidor  an  IV  (24  juin  1796);  de  la  note  du  Moniteur 
du  15  nivôse,  il  résulte  qu'il  prenait-  dès  cette  époque  les  100  livres  en  assi- 
gnats pour  1  franc  valeur  métallique  — ;  de  1800  livres  en  assignats,  à 
partir  du  1"  prairial  (20  mai  1796),  ce  qui  équivalait  à  environ  cent  fois  le 
prix  du  début;  enfin,  à  partir  du  1'"  messidor  (19  juin  1796),  le  prix  ne  pou- 
vait plus  être  payé  qu'en  numéraire  et  était  de  20  livres;  quant  à  ceux  qui, 
d'après  le  dernier  prix  en  assignats,  avaient  versé  1800  livres,  ils  étaient 
prévenus  que  cette  somme  compterait,  non  plus  pour  trois  mois,  mais  seule- 
ment pour  un  mois  et  demi,  ce  qui,  contre  la  marchandise  citée,  mettait  en- 
core les  100  livres  en  assignats  à  près  de  0  fr.  60;  elles  valaient  presque  dix 
fois  moins  contre  du  numéraire. 

Le  parti  de  la  réaction  comprenait,  ainsi  qu'on  a  pu  le  voir  par  le  début 
de  ce  chapitre,  a  côté  de  ces  républicains  modérés  ne  songeant  à  «  chercher 
leurs  adversaires,  suivant  l'expression  de  M.  Waldeck-Rousseau,  qui  fera 
bien  lui-même  de  ne  pas  trop  l'oublier,  que  dans  les  rangs  de  ceux  qui  com- 
battent pour  la  République  »  (séance  de  la  Chambre  du  16  novembre  1899, 
p.  1852  de  l'Officiel),  des  royalistes  déguisés  en  constitutionnels,  ne  se  disant 
républicains  que  pour  mieux  trahir  la  République,  et  des  r  oyalistes  déclarés 
agissant  presque  tous  sous  l'influence  directe  du  prétendant  ou  de  son  frère, 
qui  ne  rêvait  que  plaies  et  bosses  dès  qu'il  était  à  l'abri.  Celte  influence 
s'exerçait  au  moyen  d'agents  dont  les  principaux  étaient  ceux  qui  consti- 
tuaient l'agence  de  Paris  déjà  menlionnée  (chap.  vm)  ;  si  Lemaît're  s  était 
laissé  prendre,  il  restait  Brolhier,  La  Ville-Heurnois,  Duverne  de  Praile  et 
des  Pomelles.  L'argent  continuail  à  être  patriotiquement  accepté  des  mains 
du  ministre  plénipotentiaire  anglais  en  Suisse,  Wickham  ;  une  lettre  de 
celui-ci  à  son  ministre  Grenville,  le  26  janvier  1796,  nous  apprend,  par  exem- 
ple, qu'il  venait  d'envoyer  à  l'abbé  Brothier  (Lebon,  L'Angleterre  et  l'émigra- 
tion, p.  171)  «  1800  livres  sterling  »,  soit  45000  fr.,  tant  pour  acquitter  les 
frais  d'espionnage  que  pour  encourager  les  insurrections. 

Une  évolution  s'était  cependant  effectuée  dans  l'esprit  d'un  grand  nomb 
de  royalistes  connus  jusque-là  pour  leur  intransigeance.  Louis  de  Frotté,  q 
s'intitulait  «  général  en  chef  de  Normandie»,  avait  écrit,  par  exemple, 
1"  août  1796,  à  son  «  major  général  »,  le  vicomte  de  Chambray  {Les  Paci 
cations  de  l'Ouest,  de  Chassin,  t.  II,  p.  594),  que,  puur  le  moment,  il  s'agissa 
avant  tout  «  d'influer  sur  les  élections  »;  «  pour  cela,  disait-il,  il  faut  que  le» 
meilleurs  royalistes  se  dévouent  et  fassent  le  sacrifice  apparent  de  leur  opi- 
nion, pour  se  mettre  plus  à  même  de  la  servir  avec  fruit  ».  On  voit  qu'il  y  a 


HISTOIUE  .  SOdALISTE  363 

longtemps  que  le  parti  royaliste  pratique  la  dissimulation  de  son  but  réel 
derrière  des  opinions  de  circonstance;  et  c'est  être  sa  dupe  que  de  voir  la 
parade  qui  lui  sert  d'amorce,  et  non  l'hameçon  que,  par  fraude,  il  cherche  à 
faire  avaler.  D'autre  part,  après  avoir  prêché  le  retour  pur  et  simple  â  l'ancien 
régime,  l'abbé  Brolbier  avait,  sous  la  pression  ûes  faits,  fini  par  comprendre 
que  la  restauration  de  la  monarchie  ne  serait  possible  qu'avec  certaines  con- 
cessions aux  idées  nouvelles  ;  aussi  crut-il  de  son  devoir  d'écrire  en  ce  sens 
au  prétendant,  que  les  princes  de  l'Europe  appelaient  alors  le  comte  de  Lille, 
et  que,  pour  la  commodité  du  récit,  je  désignerai  par  son  surnom  anticipé 
de  Louis  XVIIl.  Ce  monarque  en  expectative,  bien  qu^il  reçût  de  divers  côtés 
des  avertissements  identiques,  se  refusa  à  y  ajouter  îoi,  s'imaginant  qu'ils 
étaient  inspirés  non  par  la  conscience  de  la  réalité,  mais  par  la  contagion  du 
mauvais  exemple  ;  en  conséquence,  il  répondait  à  Brothier,  lé  11  juillet  1796, 
que  ce  qu'il  proposait  était  «  entièrement  inadmissible  »  (Lebon,  ide?n, 
p.  198).  On  a  vu  dans  le  chapitre  précédent  que  le  gouvernement  vénitien 
l'avait,  le  14  avril,  mis  en  demeure  de  sortir  de  Vérone;  parti  le  21,  en  se 
déguisant  par  crainte  de  ses  créanciers,  il  était  arrivé,  le  28,  sur  le  territoire 
du  margrave  de  Bade,  à  Riegel,  oîi  Condé  avait  établi  son  quartier  général. 
Il  le  quitta  le  14  ifuîHet  et,  lors  de  la  retraite,  devant  Moreau,  de  l'armée  autri- 
chienne dont  le  corps  de  Condé  faisait  patriotiquement  partie,  il  s'arêta 
quelques  jours  à  Dillingen;  le  19  juillet,  un  coup  de  pistolet  fut  tiré  sur  lui 
et  le  manqua,  tandis  qu'il  se  tenait  à  l'une  des  croisées  de  son  hôtel.  L'au- 
teur de  celte  tentative  criminelle  qui.  si  elle  avait  réussi,  aurait,  suivant  le 
mot  de  Louis  XVIII  (Ernest  Daudet,  Les  Bourbons  et  la  Rnssie,  p.  66),  profité 
à  son  frère,  resta  inconnu.  Peu  après,  Louis  XVIÏI  gagna  Blankenburg,  dans 
le  duché  de  Brunswick,  oii  il  devait  rester  dix-huit  mois. 

D'autre  part,  le  traître  Pichegru,  venu  tout  au  commencement  d'avril 
1796  (milieu  de  germinal  an  IV)  à  Paris,  d'où,  après  avoir,  sur  les  conseils, 
paralL-il,  de  Wickham,  refusé  l'ambassade  de  Suède  (Lebon,  idem,  p.  175),  il 
alla  s'installer  à  Strasbourg  pour  continuer  ses  intrigues,  s'aperçut  que,  con- 
trairement à  ses  désirs,  sa  sortie  de  l'armée  n'avait  produit  aucune  efferves- 
cence; or  il  venait  de  constaterqu'àParisles  royalistes  influents  étaient,  pour  la 
plupart,  partisans  nond'un  retour  à  l'ancien  régime,  maisd'une  monarchie  cons- 
titutionnelle. Aussi,  tout  en  restant  en  correspondance  avec  Carnet  (Lebon,  id., 
p.  205),  il  faisait  conseiller  à  Louis  XVilI  de  se  départir  de  son  attitude  in- 
transigeante. L'obstination  de  celui-ci,  persuadé  de  la  possibilité  de  réussir 
sans  ce  sacrifice  d'amour-propre,  était  cause  qu'à  Paris  d'assez  nombreux 
monarchistes  se  retournaient  du  côté  du  duc  d'Orléans  qui  n'avaît  pas  cessé 
d'avoir  quelques  partisans;  ainsi  le  marquis  de  Rivière  avait  écrit,  le  12  juiÏÏet 
1795  :  «  Je  ne  dois  pas  dissimuler  qu'il  existe  un  parti  d'Orléans,  soutemu 
dans  l'intérieur  par  Boissy  d'Anglas,  l'abbé  Sieyès,  Cochon  et  Arnaud,  et,  'à 
l'extérieur,  par   Barthélémy,    ministre  à  Bâle;   Montesquieu,    Dumouriez, 


364  HISTOIRE     SOCIALISTE 

Necker,  etc.,  en  font  partie.  Les  agents  de  ce  parti  sont,  à  Paris,  M""  de  Staël 
et  de  Montholon,  à  qui  le  Danemark,  la  Suède  et  le  prince  Henri  de  Prusse 
ont  fourni  quelque  numéraire  »  [L'armée  et  la  Révolution  :  Duèois-Crancé, 
par  lung,  t.  II,  p.  229).  De  son  côté,  Pichegru  regrettait  son  commandement 
et  les  facilités  qu"il  lui  donnait;  voulant  surtout  travailler  pour  son  propre 
compte,  il  songeait  à  se  ménager  l'appui  des  Autrichiens.  D'accord  pour  ren- 
verser le  régime  républicain,  les  adversaires  de  la  République  étaient  donc 
divisés  entre  eux  ;  et  la  campagne  commune  menée  par  eux  n'empêchait  pas 
les  rivalités  inquiètes  de  leurs  diverses  fractions,  chacune  aspirant  à  accaparer 
le  bénéfice  de  l'œuvre  réactionnaire  à  laquelle  tous  concouraient.  «  La  réu- 
nion de  Clichy  en  l'an  V  avait  pour  but  le  renversement  du  gouvernement 
de  l'an  III  ;  personne  n'en  doute.  Elle  aurait  vraisemblablement  réussi  dans 
ses  projets,  si  elle  avait  pu  s'entendre  sur  le  gouvernant  qu'elle  voulait 
substituer  au  Directoire,  et  surtout  si  elle  avait  mis  dans  ses  intérêts  le  gé- 
néral qui  commandait  l'armée  d'Italie;  mais  elle  était  divisée  en  trois  partis 
qui  ne  voulaient  rien  céder  de  leurs  prétentions  réciproques  »  (J.  M.  Savary, 
Mon  examen  de  conscience  sur  le  1 8  brumaire,  p.  6). 

Pendant  que  les  royalistes  dits  constitutionnels  préparaient  les  élections, 
l'agence  de  Paris,  obéissant  aux  instructions  de  l'entourage  du  prétendant^ 
—  elle  avait  «  réellement  des  pouvoirs  de  Louis  XVIIl  donnés  à  Vérone  le 
26  février  1796  »  (Sciout,  Le  Directoire,  t.  II,  p.  272)  —  cherchait  par  un  coup 
de  main  à  obtenir  un  succès  plus  rapide;  de  là,  le  complot  de  Brothier.  Il  y 
avait  à  cette  époque  un  homme  bien  vu  par  tous  les  antirépublicains,  c'était 
un  ancien  moine  mendiant,  le  chef  d'escadron  de  dragons  Malo  qui,  d'après 
Thibaudeau  (Mémoires,  t.  II,  p.  87),  «  n'était  pas  très  difficile  sur  les  moyens 
de  faire  son  chemin  »  :  tous  le  louaient  de  son  attitude  scélérate  contre  les 
patriotes,  lors  de  l'affaire  du  camp  de  Grenelle,  le  '23  fructidor  (9  septembre). 
Un  individu  aussi  dénué  de  scrupule  inspira  confiance  à  Biolhier  qui  noua 
des  relations  avec  lui,  pendant  qu'un  autre  agent  royaliste,  l'Allemand  Poly. 
s'abouchait  avec  le  commandant  du  Corps  législatif,  Ramel.  Ces  deux  ofSciers 
eurent-ils  un  instant  l'idée  de  marcher  avec  le?  royalistes,  avant  d'agir  à  leur 
égard  comme  Grisel  contre  Babeuf?  C'est  possible.  "  Peut-être,  a  écrit  l'his- 
torien royaliste,  M.  Sciout  {Le  Directoire,  t.  II,  p.  271),  ont-ils  d'abord  voulu 
entrer  dans  le  complot  ;  puis,  craignant  que  le  Directoire  n'en  fût  informé, 
ont-ils  cru  plus  sûr  de  le  révéler  ».  Quoi  qu'il  en  soit.  Malo,  dans  une  entre- 
vue, le  9  pluviôse  an  V  (28  janvier  1797),  avec  ceux  que  M.  Sciout  appelle 
«  les  commissaires  royaux  »  (Idem),  demanda  à  connaître  les  pouvoirs  qu'ils 
tenaient  de  Louis  XVIII  et  le  plan  préparé;  ils  acceptèrent  de  lui  en  donner 
communication  le  surlendemain,  et  aussitôt  Malo  prévint  le  ministre  de  la 
police.  Le  11  pluviôse  (30  janvier),  Brothier,  La  Ville-Heurnois,  Duverne  de 
Praile,  qui  se  faisait  alors  appeler  Dunan,  se  rendirent  dans  le  logement  que 
Malo  occupait  à  l'Ecole  militaire;  des  agents  étaient  cachés  qui  s'emparèrent 


flISTOIRK     SOCIALISTE 


365 


des  trois  conspiraleurs  et  saisirent  les  pièces  qu'ils  avaient  apportées.  On 
alla  ensuite  perquisitionner  à  leur  domicile;  mais,  dit  M.  Sciout,  «  un  de 
leurs  affldés  sauva  habilement  une  grande  partie  de  leurs  papiers  »  [Idem, 
p.  271);  on  arrêta  Poly  et  quelques  comparses. 

Avec  des  instructions  et  une  proclamation  de  Louis  XVIII  et  une  liste  de 
nominations  aux  principales  fondions  de  l'Etat,  on  découvrit  un  «plan  d'exé- 
cution »  qui  fut  publié  notamment  dans  le  Moniteur  des  17  et  20  pluviôse 
(5  et  8  février  1797).  En  voici  le  résumé  :  «  On  devait  poser  des  gens  sûrs  à 


'i  A 


Les  Incroyables. 
(D'après  une  estampe  de  Carie  Vernet.î 


toutes  les  barrières,  s'emparer  des  postes,  des  télégraphes,  des  maisons  des 
ministres,  du  Luxembourg,  etc.,  établir  une  batterie  à  Monlmarlre  pour  con- 
tenir Paris,  mettre  la  tête  des  directeurs  à  prix  s'ils  ne  cédaient  pas  devant 
une  promesse  d'amnistie,  empêcher  la  réunion  des  membres  des  Conseils, 
s'assurer  des  Jacobins,  rétablir  la  juridiction  prévôtale  et  les  anciens  suppli- 
ces, brûler  les  presses  des  journaux  ennemis,  arrêter  leurs  auteurs,  lancer 
une  proclamation  honorable  pour  les  armées  et  amicale  pour  les  puissances 
étrangères,  faire  un  approvisionnement  de  grenades,  ce  qui  est  le  meilleur 
moyen  de  dissiper  les  attroupements,  et  proclamer  l'indulgence  au  nom  du 
roi  ».  Gomme  je  l'ai  annoncé  plus  haut,  on  voit  par  ce  programme  alléchant 
qui  n'était  pas  destiné  à  la  publicité,  de  quelle  manière  les  royalistes  enten- 
daient pratiquer  la  liberté  de  la  presse;  quant  à  leur  indulgence,  elle  compor- 

UV.  439.  —  HISTOIRE    SOCIALISTE.    —  TBEBUIDOR  ET  DIRECTOIRE.  UV.  439. 


366  HISTOIRE     SOCIALISTE 

tait  l'usage  préalable  du  canon,  des  grenades  et  des  anciens  supplices  :  la 
cruauté  catholique  et  royale  n'y  perdait  rien  et  le  jésuitisme  était  satisfait. 
Par  un  arrêté  du  14  pluviôse  (2  février),  le  Directoire  déféra  les  accusés 
à  la  justice  militaire.  Celte  décision  était  aussi  peu  régulière  au  pnint  de  vue 
de  l'équité  que  celle  relative  à  l'affaire  du  camp  de  Grenelle  i^chap.  xni). 
Mais,  tandis  que,  pour  les  républicains  avancés,  pour  les  patriotes,  les  con- 
damnations avaient  été  prononcées  malgré  tout  sans  désemparer,  et  que  les 
exécutions  inimédi  .les  avaient  suivi  les  condamnations  à  mort,  le  souci  delà 
justice  s'éveilla  subitement,  en  faveur  des  royalistes,  chez  des  gens  qui 
ii'avaient  pas  protesté  lorsqu'il  s'agissait  des  premiers.  Il  y  eut  même  à  *et 
égard  conflit  entre  le  Directoire  et  le  tribunal  de  cassation.  Le  2S  venlùse 
(18  mars),  les  défenseurs,  après  avoir  demandé  au  conseil  de  se  déclarer  in- 
compétent, et  celui-ci  ayant  résolu  de  joindre  sa  décision  sur  ce  point  à  celle 
sur  le  îond,  avaient  dénoncé  cette  résolution  aux  Cinq-Cents  et  au  tribunal 
de  cassation.  Le  lendemain,  après  l'audition  d'une  lettre  du  ministre  de  la 
Justice  portant  [Moniteur  du  2  germinal  an  V-22  mars  1797)  que  «  si  les  con- 
seils de  guerre  s'arrêtaient  aux  incidents  élevés,  il  en  résulterait  des  lon- 
gueurs dont  la  discipline  militaire  aurait  beaucoup  à  souffrir  »,  le  conseil  de 
guerre  passait  outre  aux  débats  malgré  l'avis  que  la  question  d'incompétence 
avait  été' renvoyée  par  le  tribunal  de  cassation  à  l'examen  d'une  de  ses  sec- 
tions. Le  même  jour,  29  ventôse  (19  mars),  les  Cinq-Cents  entendaient  la  lec- 
ture de  la  réclamation  des  détenseurs,  et  chargeaient  une  commission  d'étu- 
dier la  question;  le  30  (20  mars),  ils  recevaient  connaissance  d'un  message 
du  Directoire  demandant  «  si  les  jugements  des  conseils  de  guerre  perma- 
nents sont  sujets  à  revision  »,  et  du  rapport  de  la  commission  soutenant  que, 
pour  ces  jugements,  il  n'y  avait  pas  possibilité  de  recours  en  cassation. 
Ajournée  ce  joui-là,  la  discussion  reprit  les  1",  2  et  3  germinal  (21,  22 et 
23  mars);  à  cette  dernière  séance,  les  Cinq-Cents  eurent  communication  d'un 
message  du  Directoire  qui  leur  transmettait  un  arrêté  de  ce  jour  même  an- 
nulant une  décision  par  laquelle,  la  veille,  le  tribunal  de  cassation  avait  or- 
donné que  les  pièces  de  la  procédure  instruite  par  le  conseil  de  guerre  lui 
seraient  apportées,  et,  après  un  très  vif  débat,  ils  votaient,  conformément  à 
la  proposition  de  la  commission,  l'ordre  du  jour  sur  la  pétition  des  défen- 
seurs. Le  8  germinal-28  mars  [Moniteur  du  11-31  mars),  le  tribunal  de  cassa- 
tion, toutes  sections  réunies,  constatait  qu'il  «  n'avait  aucun  moyen  coercitif 
pour  exécuter  lui-même  ses  jugements  »,  et  .ninoncait  qu'il  allait  rendre 
compte  au  Corps  législatif  de  l'obstacle  auquel  se  heurtait  sou  premier  juge- 
ment; la  lettre  du  tribunal  fut,  le  10  germinal  (30  mars),  lue  aux  Cinq-Cents 
qui,  à  une  grande  majorité,  passèrent  à  l'ordre  du  jour.  Si,  le  19  germinal 
an  V  (8  avril  1797),  à  une  heure  et  demie  du  matin,  le  conseil  de  guerre,  de- 
vant lequel  les  débals  s'étaient  pour?ui\is  au  milieu  de  tous  ces  incidents 
depuis  le  22  ventôse  (12  mars),   condamnait  Brothier,  Uuverne  de  Praile, 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


P"ly  et  La  Ville-Heurnois  à  mort,  il  commuait  séance  tenante  cette  peine  en 
dix  ans  de  réclusion  pour  Brulhier  et  Duverne,  cinq  ans  jour  Poly  et  un  an 
jiour  La  Ville-Heurnois. 

L'échec  de  Brothier  fut  très  sensible  à  Louis  XVIil  qui  avait  compté  sur 
sa  réussite.  Le  10  mars  1797,  il  rédigeait  un  nouveau  manifeste  {Paris  pen- 
dant la  réaction  thermidorienne  et  sous  le  Directoire,  d'Aulard,  t.  IV,  p.  52 
it  53)  où,  redoutant  l'effet  des  papiers  saisis,  il  cherchait  hypocritement  à 
l'atténuer  et  désavouait  par  la  même  occasion  un  manifeste  dans  lequel,  le 
1"  janvier  1797,  Puisaye  préconisait  l'attitude  intransigeante  {Moniteur,  dans 
le  compte  rendu  de  la  séance  du  Conseil  des  Anciens  du  30  pluviôse  an  V- 
18  février  1797)  :  s'il  voulait  restaurer  l'ancienne  autorité  de  l'Eglise  et  de  la 
monarchie,  il  se  disait  prêt  à  la  perfectionner  et  à  en  réformer  les  abus,  s'ef- 
forçait d'apaiser  les  craintes  et  de  stimuler  les  appétits,  et  poussait  à  agir 
sur  les  électeurs.  Les  royalistes  intransigeants  ne  furent  pas  satisfaits  de  ce 
changement  de  front  qui  était  un  succès  pour  les  soi-disant  constitutionnels. 

Un  de  ces  derniers,  des  Pomelles,  avait  eu  la  chance  de  n'être  pas  englobé 
dans  les  poursuites;  il  fut  chargé  de  reconstituer  l'agence  de  Paris  et  de 
s'occuper,  c'est-à-dire  «  de  s'emparer  des  élections  »  prochaines,  suivant  un 
mot  de  Frotté  (Chassin,  Les  Pacifications  de  l'Ouest,  t.  III,  p.  25);  comme 
en  thermidor  an  111  (juillet-août  1795),  c'était  de  nouveau  par  elles  qu'on 
songeait  à  reprendre  le  pouvoir.  Des  Pomelles  imagina  pour  cela  une  orga- 
nisation copiée,  sauf  la  publicité,  sur  l'ancienne  société  des  Jacobins;  ce  fut 
«  l'Institut  philanthropique  »  (Chassin,  idem,  t.  III,  p.  24  et  25).  Il  devait  y 
avoir  un  institut  dans  chaque  canton,  sous  la  direction  centrale  de  celui  de 
Paris.  Le  but  de  ces  «  philanthropes  »  étai!  e  «  seconder  le  gouvernement, 
être  son  œil  et  sa  sentinelle,  dans  tous  les  temps,  sur  les  anarchistes;  être 
son  corps  de  réserve  dans  les  circonstances  critiques  ».  On  appelait  «  anar- 
chistes »  les  républicains  avancés  de  l'époque;  or  tels  étaient  pour  les  roya- 
listes, d'après  ce  document  destine  par  eux  à  rester  secret,  leurs  plus  dange- 
reux adversaires,  tandis  qu'ils  pensaient  pouvoir  lier  avantageusement  partie 
avec  certains  modérés,  et  il  en  est  exactement  de  même  aujourd'hui  :  nom- 
breux sont  les  modérés  assez  aveugles  pour  faire  le  jeu  des  royalistes  et  des 
cléricaux  jusqu'au  jour  où  ils  sont  menacés  d'être  mangés  par  eux;  contre 
ceux-ci  il  n'y  a  de  résistance  redoutée  par  eux  et  solide  que  de  la  part  des 
républicains  avancés  ou  socialistes. 

De  son  côté,  Wickham  se  rallia,  après  l'arrestation  de  Brothier,  au  sys- 
tème de  ropposition  légale;  ses  correspondants  furent  ,  à  Paris,  les  nommés 
d'André,  ancien  Constituant  et  futur  ministre  de  la  police  de  Louis  XVIII, 
et  Berger,  auxquels,  pour  la  préparation  des  élections,  11  versa  des  sommes 
considérables.  Il  écrivait,  le  1"  avril  1797,  à  Grenville  :  «  Le  plan  que  suivent 
ces  messieurs  est  vaste  et  sera  coûteux,  car  il  s'étend...  à  toute  la  France. 
Je  n'ai  cependant  pas  hésité  à  l'encourager  dans  son  ensemble.  J'avoue  cer- 


368  HISTOIRE     SOCIALISTE 

lainement  que  c'est  la  première  fois  que  je  dispose  des  londs  publics  avec  une 
pleine  satisfaction  pour  moi-même  »  (Lebon,  L'Angleterre  et  l'émiriration, 
p.  224).  Berger,  an  nom  du  club  de  Clichy,  s'entendit  avec  des  Pi  melles, 
l'agent  de  Louis  XVIII.  L'union  se  fil  entre  les  diverses  faclion»  réactionnai- 
res, toutes  appelées  à  bénéficier  patriotiquement  de  l'or  anglais  répandu  à 
profusion  [Idem,  p.  231). 

Avecl'or  anglais,  les  voix  d'un  très  grand  nombre  d'émigrés  allaienlpeser 
sur  les  élections.  Dans  ses  Mémoires,  Thibeaudeau  avoue  «  que  de  véritables 
émigrés  s'étaient  introduits  en  France;  que  la  complaisance,  la  commiséra- 
tion, 'a  cupidité  et  l'esprit  de  parti  concouraient  à  fournir  à  un  soldat  de 
l'armée  de  Condé  les  pièces  nécessaires  pour  le  faire  rayer  comme  cultiva- 
teur «  (t.  II,  p.  78);  par  ces  derniers  mots,  Thibaudeau  faisait  allusion  à  la 
loi  du  22  nivôse  an  III  menlionnéa  précédemmeut  (chap.  vi).  Dans  son  His- 
toire générale  des  émigrés,  Forncron  écrit  (t.  II,  p.  2o5)  :  «  Un  commerce 
savant  s'organise  en  quelques  jours  pour  vendre  de  laux  certificats  de  rési- 
dence, attestés  par  de  faux  témoins;  pour  quelques  louis,  l'émigré  obtient  un 
dossier  qui  lui  permet  de  prouver  qu'il  n'a  jamais  quitté  son  pays  ni  cessé 
d'exercer  ses  droits  de  citoyen  français.  Les  résidents  étrangers  organisent 
également  un  commerce  depassepoits  ».  Dans  le  rapport  de  police  du  20  ven- 
démiaire an  Y  (il  octobre  1796),  on  raconte  avoir  entendu  deux  citoyens 
s'entretenant  d'«un  de  leurs  amis  émigré,  qu'ils  avaient  rencontré,  non  sans 
surprise,  et  lequel  leur  fil  la  confidence  qu'avec  cent  louis  il  avait  eu  tous  les 
papier-:,  nécessaires  pour  paraître  en  règle.  Depuis  quelque  temps  on  dit  assez 
hautement  que  l'on  trafique  dans  les  bureaux  de  ces  rentrées,  et  que  le  gou- 
vernement, qui  en  lire  un  grand  produit,  ferme  les  yeux  sur  ces  prévarica- 
tions »  (recueil  d'Aulard,  t.  III,  p.  510);  dans  le  rapport  du  30  ventôse  an  V 
(20  mars  1797),  on  lil  :  «  Il  s'est  dit  dans  un  café  que  les  émigrés  rentraient 
tous  les  jours  moyennant  cinquante  louis.  On  cite  quelquefois  un  particulier 
qui,  actuellement  en  Frunce,  était  autrefois  en  Angleterre  »  [Idem,  I.  IV, 
p.  14).  La  décision  en  deinier  ressort  appartenait  bien  au  Directoire,  mais  on 
sait  que  Barras  se  faisait  payer  pour  opérer  la  ladiation,  qui  profitait, 
d'ailleurs,  aux  adversaires  du  gouvernement  :  électeurs  ou  non,  émigrés  et 
prêtres  étaient  pour  eux  des  agents  électoraux  très  actifs. 

Le  Directoire  essaya  à  son  tour  d'influer  sur  les  élections.  Il  chercha 
surtout  à  s'appuyer  sur  les  acquéreurs  des  biens  nationaux,  inaugura  les 
landidalures  officielles  et  se  fit  accorder  des  fonds  secrets  pour  les  soutenir. 
Au  lieu  de  recourir  à  des  procédés  toujours  odieux,  et  parfois  ridicules,  les 
gouvernants,  que  le  danger  monarchique  seul  faisait  de  nouveau  pencher  à 
gauche,  auraient  plus  efficacement  agi  en  faveur  de  la  République,  en  ne  se 
livrant  pas  au  jeu  de  bascule  qui  consistait  à  écraser  ses  partisans  à  l'aide 
de  ses  adversaires  plus  ou  moins  masq.ués,  jusqu'au  jour  où,  contre  ceux-ci 
devenus  trop  forts,  on  se  retournait,  pour  se  défendre,  du  côté  des  autres  ré- 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


3cy 


duils  à  une  idée  et  à  fies  soldais  qu'on  avait  soi-même  contribué  à.  discrù- 
diler  et  à  affaiblir. 

Lorsque,  nous  venons  de  le  voir,  des  émigrés  avaient  pu  rentrer  en  foule 
impunément,  obtenir  la  restitnlinn  de  leurs  biens  non  vendus  el  même  l'ins- 
criplion  de  leur  nom  sur  les  listes  des  «  défenseurs  de  la  patrie  »,  ce  qui  leur 
permettait  ensuite  de.  dénoncer,  comme  bien  plus  nombreuses  qu'elles 
n'étaient  en  réalité,  les  erreurs  de  la  liste  des  émigrés  et  de  se  Faire  rayer  de 
cette  liste,  le  Directoire  s'im:igiiia  les  atteindre  par  un  arrêté  du  7  ventôse 


S^       \ 


Les  MERVEiLLEnsES. 
(D'après  une  estampe  de  Carie  Vernet.j 


an  V  (25  février  1797)  sanctionnant  un  rapport  de  Merlin,  ministre  de  la  Jus- 
tice, et  interdisant  l'exercice  des  droits  politiques  dans  les  assemblées  pri- 
maires aux  personnes  portées  sur  des  listes  d'émigration.  L'émotion  que 
causa  cet  arrêté,  et  qui  aboutit  quinze  jours  après  à  son  annihilation  à  peu 
près  complète  par  la  loi  du  22  ventôse  (12  mars),  prouve  tout  au  moins  que 
ces  personnes  avaient  pu  participer  au  vote  lors  des  élections  de  l'an  IV.  A  un 
parti  qui  a  dans  le  sang  la  passion  du  mensonge  et  du  faux  —  la  citation  que 
je  viens  de  faire  du  réactionnaire  Forneron  en  est,  après  tant  d'autres  faits, 
une  nouvelle  preuve  —  on  opposait  la  puérile  loi  du  30  ventôse  (20  mars), 
prescrivant  à  chaque  électeur  de  déclarer  à  haute  voix  :  «  Je  promets  atta- 
chement et  fidélité  à  la  République  et  à  la  Constitution  de  l'an  III.  Je  m'en- 
gage à  les  défendre  de  tout  mon  pouvoir  contre  les  attaques  de  la  royauté  et 


370  HISTOIRE     SOCIALISTE 

de  Tanarchie  ».  Finalement  on  chercha  à  exploiter  la  tentative  d'assassinat 
dont  fut  victime  Sieyès  de  la  part  d'un  abbc  détraqué,  son  compatriote  Poulie 
(22  germinal-ll  avril).  L'or  anglais,  dans  ces  conditions,  n'eut  pas  de  peine 
à  l'emporter  sur  rarg:ent  du  Directoire  (750  000  francs,  d'après  Thibaudeau, 
Mémoires  sur  la  Convention  et  le  Dii'ectoii'e,  t.  II,  p.  153).  Il  ne  faut  pas  non 
plus  oublier,  surtout  au  point  de  vue  fles  élections  parisiennes,  le  mécon- 
tentement des  rentiers,  très  mal  payés  alors,  et  dont  beaucoup  étaient  véri- 
tablement réduits  à  la  misère.  Le  rapport  de  police  du  13  germinal  (2  avril) 
dit  que  «  les  plaintes  des  rentiers  sont  extrêmement  vives  à  raison  des  paye- 
ments qui  sont  effectués  avec  des  rescript  ions  qui  perdent  91  pour  100  ». 
Aussi  les  élections  de  germinal  an  V  (mars-avril  1797)  devaient  être  un 
triomphe  pour  la  réaction.  Ce  fut  une  période  de  bon  temps  pour  le  parti 
royaliste  et  pour  les  burlesques  échantillons  de  sa  jeunesse,  les  Incroyables 
et  les  Merveilleuses,  qui  mirent  dans  leurs  costumes  et  dans  leurs  manières 
tout  le  ridicule  de  leurs  idées.  Après  son  échec,  le  Directoire  devait,  dans 
son  message  du  28  germinal  (17  avril  1797),  demander  le  moyen  de  ne  pas 
laisser  impunis  les  procédés  de  corruption  employés  et,  dans  un  rapport  aux 
Cinq-Cents,  en  réponse  à  ce  message  du  Directoire,  Dumolard  dénonçait  à 
son  tour,  le  10  floréal  an  V  (29  avril  1797),  "  ce  Iraflc  honteux  des  suffrages, 
dont  le  résultat  nécessaire  est  de  mettre  à  l'encan  les  droits  et  la  liberté  du 
peuple  »;  mais  cela  n'eut  pas  de  suite. 

Il  y  eut  renouvellement  d'un  tiers  des  deux  Conseils,  c'est-à-dire  que,  sur 
les  deux  tiers  composés  à  l'origine  de  Conventionnels,  la  moitié  devait  cesser 
ses  fonctions.  Le  tirage  au  sort  pour  la  désignation  des  Conventionnels  sor- 
tants avait  été  opéré  le  15  ventôse  (5  mars).  On  garda  le  second  tiers  complet, 
les  sièges  vacants  par  suite  de  démission  où  de  décès  lurent  comptés  dans  le 
tiers  à  renouveler  et  216  anciens  Conventionnels  sortirent,  145  des  Cinq- 
Cents  et  71  des  Anciens.  Or,  sur  ces  216,  11  seulement  furent  élus.  Les  rap- 
ports de  police  nous  apprennent  qu'à  Paris  la  plupart  des  membres  des  bu- 
reaux des  assemblées  primaires  étaient  «  les  mêmes  que  ceux  qui  les  com- 
posaient en  Vendémiaire  »  (rapport  du  3  germinal  -23  mars),  et  que,  croyant 
avoir  encore  le  droit  de  voter,  des  ouvriers  s'y  présentèrent  «  en  assez  grand 
nombre»  (rapport  du  5-25  mars).  La  bourgeoisie  parisienne  nomma  des  roya- 
listes constitutionnels;  Lyon,  des  royalistes  avérés  :  Imbert-Golomès  et  Camille 
Jordan  ;  Marseille,  le  général  Willot,  qui  (Chassin,  Les  Pacifications  de  l'Ouest, 
t.  II,  p.  157)  s'était  traîtreusement,  pendant  le  séjour  du  comte  d'Artois  à  l'ile 
d'Yen,  mis  en  relations  avec  les  émigrés  et  avec  les  chefs  vendéens  tels  que 
les  de  Béjarry  [Idem,  p.  174),  qui  avait  cherché  à  enlever  son  commande- 
ment à  Hoche  [Idem,  p.  175  et  176),  et  qui,  envoyé  en  thermidor  an  IS  (aoûL 
1796)  à  Marseille,  put  y  protéger  à  son  aise,  grâce  (Chassin,  Idem,  t.  III,  p.29- 
30)  à  l'appui  de  Carnot,  les  compagnons  de  Jésus  et  du  Soleil;  le  Jura  élit 
Pichegru.  De  l'autre  côté,  on  trouvait  le  général  Jourdan,  élu  par  la  Haute- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  ?!7l 

Vienne,  et  Barère  par  les  Hautes-Pyrénées.  Il  fallait  égalen^'ent,  d'après  la 
Conslilntion,  qu'un  membre  du  Directoire  sortît;  le  30  floréal  (19  mai),  con- 
formément à  la  loi  du  25  (14  mai),  l'î  sort  désigna  Le  Tourneur. 

Au  sujet  de  ce  tirage  au  sort,  on  a  prétendu  —  et  le  mùme  bruit  devait 
courir  pour  les  tirages  suivants  —  qu'il  y  avait  eu  fraude  ou  arrangement 
préalable  :  «  Ce  tirage  n'est  qu'une  façon  de  parler  dont  le  peuple  même 
n'est  guère  plus  la  dupe  »,  lit-on  dans  la  Correspondance  diplomatique  du 
baron  de  Staël-Holstciiiet  du  baron  Z>/m/<:ma?î7i,parLéouzon  LeDuc(p.  283). 
La  cliose  a  été  démentie,  du  moins  pour  Le  Tourneur,  dans  les  Mémoires 
sur  Carnot  par  son  fils  (t.  II,  p.  97)  :  «  Le  nom  de  Le  Tourneur  sortit  de 
l'urne.  On  a  dit  que  ce  fut  le  résultat  d'un  arrangement.  Carnot  ne  s'y  serait 
pas  prêté...  Le  tirage  fut  sincère  »;  vient  ensuite  une  anecdote  démontrant 
que  lleubell  avait  très  peur  d'être  désigné  par  le  sort  ;  cette  peur  n'aurait 
pa-;  on  de  raison  d'èlre  s'il  y  avait  ou  arrangement.  Entln  l'auteur  ajoute 
(p.  98)  :  «  Un  arrangement  avait  bien  éié  conclu  depuis  longtemps  entre  les 
directeurs,  mais  dans  un  autre  objet  :  celui  des  cinq  qui,  le  premier,  serait 
éliminé  parle  sort,  n'ayant  exercé  qu'un  an  ses  fonctions,  devait  recevoir  de 
cliacu!!  de  ses  collègues  une  somme  de  dix  mille  francs...  Aprts  fructidor, 
le  nouveau  Directoire  chargea  le  trésor  public  de  payer  désormais  cette  dette, 
qu'il  porta  à  cent  mille  francs  ». 

Le  i"  prairial  (20  m:ii),  eut  lieu  la  première  séance  des  Conseils  renou- 
vel >s.  Le  président  fut,  aux  Cinq-Cents,  Pichegru;  aux  Anciens,  Barbé-Mar- 
bois.  Nous  savons  (chap.  xn)  que,  pour  la  vérification  des  pouvoirs,  les  Cinq- 
Cents  proposaient  d'abord  l'admission  ou  l'ex-clusion  des  divers  élus  dans  les 
d  .'ax  Conseils,  et  (jue  les  Anciens  ensuite  ratifiaient  ou  rejetaient  ces  résolu- 
tions. Ce  fut  ainsi  que  IJarère  fut,  dès  le  premier  jour,  exclu  comme  con- 
damné à  la  déportation,  tandis  qu'étaient  abrogées  les  décisions  votées  en 
nivôse  an  IV  (janvier  1796)  excluant  J.-J.  Aymé  et  quelques  autres  (chap.  xn). 
Le  24  mai  1797,  dans  une  lettre  à  Grenville,  'Wickhara  se  félicitait  de  «  l'heu- 
reux choix  que  l'on  vient  de  faire  des  nouveaux  députés  et  de  celui  que  l'on 
va  faire  d'un  nouveau  directeur.  Ce  choix,  malgré  tous  les  efforts  du  Direc- 
toire, portera  sur  M.  Barthélémy  et,  vu  les  circonstances,  il  est  impossible  de 
trouver  mieux.  J'ai  exhorté  tous  ceux  avec  qui  je  suis  en  correspondance  à 
tout  faire  pour  emporter  ce  point  »  (Lebon,  L'Angleterre  et  l'émigration, 
p.  232).  Le  même  jour  où'Wickham  écrivait  cette  lettre  de  Suisse,  1.  majorité 
royaliste  des  Cinq-Cents  inscrivait  docilement  Bartliélemy  en  tète  de  la  liste 
d.-  dix  noms  à  présenter  aux  Anciens  pour  la  nomination  du  nouveau  direc- 
teur (5  prairial-24  mai),  et  le  surlendemain  (7  prairial-26  mai),  les  royalistes 
du 'Conseil  des  Anciens  s'inclinaient  patriotiquement  devant  la  volonté  de 
l'agent  anglais  et  nommaient  Barthélémy  qui  fut  installé  le  18  prairial  (Ojiiin). 
Celui-ci,  ambassadeur  de  la  République  en  Suisse,  n'avait  jamais  été  qu'un 
ûe  ces  républicains  d'apparence  gardant  au  fond  du  cœur,  tant  qu'elles  p.en- 


372  HISTOIRE     SOCIALISTE 

vent  leur  nuire,  leurs  préférences  monarchiques.  Dès  son  arrivée  à  Paris,  il 
se  hâtait  de  renouer  des  relations  avec  d'anciennes  connaissances  royalistes, 
et  allait  jusqu'à  gémir  sur  les  «  conseils  peu  judicieux  qui  avaient  été  donnés 
au  roi  »  (lettre  de  Wickham  à  Grenville  du  27  juin  1797,  idem,  p.  235).  Ce  fut 
le  9  prairial  (28  mai)  que  l'on  connut  à  Paris  la  condamnation  de  Babeuf  et 
de  Darthé  (cliap.  xni);  ce  jugement,  dit  le  rapport  de  police  du  11  (30  mai) 
«  est  un  sujet  très  vif  d'entretiens  publics  »,  et  l'exécution  indigna  les  répu- 
blicains avancés. 


CHAPITRE  XYI 

OPÉRATIONS    MILITAIRES    ET    DIPLOMATIQUES 

[thermidor  an  IV  à  foréal  an  Vl-août  1796  à  mai  179S.) 
g  1er  —  Turquie,  Prusse,  Espagne,  Angleterre. 

Nous  savons  que  la  politique  du  Directoire  à  l'intérieur  était  une  poli- 
tique sans  principes,  une  politique  d'intérêt  personnel  aboutissant  à  un  jeu  de 
bascule,  à  un  «  système  de  balance  »,  devait  dire  Français  aux  Cinq-Genls,  le 
8  prairial  an  Vil  (27  mai  1799),  déplorable  pour  l'affermissement  des  institu- 
tions républicaines.  A  l'extérieur,  il  en  arriva  à  faire  la  guerre  de  conquête 
et  de  rapine,  la  guerre  d'affaires  dans  le  plus  mauvais  sens  du  mot,  et  n'eut 
d'autre  politique  que  le  trafic  des  territoires  et  le  brocantage  des  populations. 
Après  avoir  vu  la  guerre  épuiser  ses  ressources  —  elle  avait  aussi,  d'ailleurs, 
été  dure  pour  ses  adversaires  :  la  Banque  d'Angleterre,  par  exemple,  dut  à 
son  tour,  à  la  fin  de  février  1797,  suspendre  les  payements  en  espèces  —  il 
recourut  à  la  guerre  pour  s'en  procurer,  et  sa  diplomatie,  même  lorsqu'elle 
parla  au  nom  de  «  l'indépendance  des  peuples  »  {Moniteur  du  13  pluviôse 
an  III-l"  février  1795,  discours  déjà  signalé  de  Boissy  d'Anglas),  obéit  à  une 
arrière-pensée  de  lucre;  elle  s'inspira  toujours  de  la  théorie  monarchique  que 
les  peuples  ne  s'appartiennent  pas,  qu'un  gouvernement  qui  a  la  force  peut 
disposer  d'eux  sans  les  consulter  et  leur  imposer,  contrairement  à  leur  vo- 
lonté, un  régime  de  son  choix.  En  dehors  de  la  poursuite  du  bénéfice  immédiat, 
l'idée  dominante  fut  de  pousser  la  France  jusqu'au  Rhin,  alors  qu'il  eût  été 
bien  préférable  de  laisser  les  provinces  rhénanes  se  constituer  en  république 
indépendante.  Je  ne  reviendrai  pas  sur  la  politique  des  «  frontières  nalu- 
turelles  »,  appréciée  chapitre  ix;  mais  je  constaterai  que  ses  partisans  com- 
prenaient fort  bien  que  l'Angleterre  n'accepterait  jamais  de  bon  gré  pa- 
reil agrandissement  et  qu'une  coalition  continentale  serait  nécessaire  pour 
avoir  raison  de  sa  résistance.  Aussi  avait-on  essayé  depuis  longtemps  d'ébau- 
cher cette  coalition  avec  les  Étals  secondaires  tels  que  la  Suède,  le  Dane- 
mark, la  Turquie;  ce  projet  ne  put  aboutir. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


373 


Mécontente  de  ne  pas  toucher  les  subsides  qu'elle  avait  mendiés,  la  Suèd» 
—  où  le  jeune  roi  Gustave  IV  Adolphe  devait  gouverner  lui-même  à  partir 
du  l^'  novembre  1796  —  avait  menaré  de  se  tourner  du  c6té  de  la  Rui^sie  et 
irrilo  par  lu  le  Directoire  qui,  le  18  thermidor  an  IV  (5  août  1796),  prit  un 
arrêté  équivalunt  à  l'expulsion  de  M.  de  Rehausen,  successeur  désigne  de 
M.  (!e  Staël,  el  rappelant  notre  chargé  d'affaires  en  Suède.  Les  relations  étaient 


r 


J'etpére,  Citoyen,  m'en  sauver  par  l'agiotage  (Chacun  son  tour).  Avous,  Milord,  les  papillottet. 
(D'après  une  estampe  de  la  Bibliothèque  Nationale.) 

presque  aussi  tendues  avec  le  Danemark  qui,  en  nivôse  an  IV  (janvier  1796), 
relardait  encore  la  reconnaissance  de  notre  envoyé.  Le  ministre  danois, 
M.  de  Bernslorff,  finit  par  se  décider  à  le  reconnaître,  tout  en  le  faisant  d'as- 
sez mauvaise  grâce.  En  1797,  la  Turquie  renouait  tout  à  fait  avec  la  Répu- 
blique française,  et  désignait,  pour  la  première  fois,  un  ambassadeur  perma- 
nent, Esseid  AliEffendi.qui  arriva  à  Paris  le  25  messidor  anV  (13  juilletl797). 
Il  fut  reçu  officiellement  par  le  Directoire,  le  10  thermidor  (28  juillet);  mais  tout 
lebénéfice  de  cette  ambassade  allail  revenir  aux  entrepreneurs  de  fêtes  publi- 
ques et  aux  marchandes  de  modes  qui  transformerait  le  représentant  de  la 

LIV.  440.  —  HISTOUK    SOCIALISTE,    —  THERaiDOa  ET  DIHECT9IRB.  LIV.   440. 


374  HISTOIRE     SOCIALISTE 

Sublime  Porte  en  article  de  réclame  pendant  à  peu  près  deux  moi».  Le  pre- 
mier drogman,  ou  interprète  officiel,  de  la  nouvelle  ambassade  était  un  Grec 
qui  s'appilait  Panagiolis  Koiirikas,  nom  qu'il  changea  en  Codrika  vers  1815 
(voir  Georges  Avenel,  Lundis  révolutionnaires,  p.  133-136). 

Notre  ambassadeur  auprès  de  la  Porte  était  alors  le  général  Aubert  du 
Bayet  nommé,  le  19  pluviôse  an  IV  (8  février  1796),  en  remplacement  de 
Verninac  (chap.  ix),  et  arrivé,  le  11  vendémiaire  an  V  (2  octobre  1796),  à  Cons- 
tantinople,  oîi  il  devait  mourir  le  27  frimaire  an  VI  (17  décembre  17'.i7).  Après 
le  rappel  du  premier  secrétaire,  Gara  Saint-Cyr  (arrêté  du  6  veniôse  an  VI- 
24  février  1798),  l'ambassade  fut  gérée  par  Rulûn  qui,  dans  une  lettre  du 
12  nivôse  an  VI  (1"  janvier  1798),  signalait  la  mauvaise  impression  éprouvée 
par  Id  Porte  à  la  nouvelle  des  tendances  de  Bonaparte  à  exciter  chez  les  Grecs 
ce  qu'il  appelait  «  le  fanatisme  de  la  liberté  »  (lettre  du  29  thermidor  an  V- 
16  août  1797,  dans  la  Correspondance  de  Napoléon  /",  t.  111,  p.  313).  Un 
autre  événement  n'allait  pas  tarder  à  émouvoir  le  sultan  et  s  n  ambassadeur. 
Ce  fut  le  discours  qu'Eschasseriaux  aîné  prononça  au  Conseil  des  Cinq-Cents, 
le  23  germinal  (12  avril),  trois  semaines  avant  le  départ  de  Bonaparte  pour 
l'expédition  d'iigypte,  et  dont  il  sera  question  dans  le  chapiire  suivant  à 
pro;!OS  de  la  préparation  de  cette  expédition.  Si  Esseid  Ali  renonça  au  projet 
qu'il  avait  aussitôt  conçu  de  faire  s  ecrètement  surveiller  les  mouvements  de 
la  flotte  organisée  à  Toulon,  s'il  se  laissa  convaincre  et  s'il  écrivii  à  Conslan- 
tinople  —  oii,  un  peu  plus  tard,  le  \"  messidor  (19  juin)  Rulfin  s'attachait 
à  enlever  toute  autorité  à  ce  discours  présenté  comme  la  simpln  opinion 
personnelle  de  son  auteur  —  que  le  but  de  l'expédilion  était  la  Sicile,  ce  fut 
grâce  aux  manœuvres  de  son  drogman  Kodrikas,  qui  savait  tout,  cafhait  la 
vérité  à  l'ambassadeur,  trahissant  le  gouvernement  turc  et  rêvant  de  l'éman- 
cipation de  la  Grèce,  cause  qu'il  devait,  d'ailleurs,  trahir  plus  tanl,  à  l'époque 
oîi  il  modifia  son  nom.  Lors  de  la  rupture  des  relations  di  Jomatiques,  les 
tentatives  d'Esseid  Ali  pour  obtenir  ses  passeports  (frimaire  an  Vll-i  écembre 
•1798)  restèrent  sans  résultat,  par  suite  de  l'arrestation  du  personnel  de  l'am- 
bassade française  opérée  sur  l'ordre  du  sultan  (chap.  xix,  §2).  Esseid  Ali  conti- 
nua donc  d'habiter  Paris  jusqu'en  1802,  surveillé,  mais  sans  gène  réelle;  lors- 
qu'il partit,  Kodrikas  eut  bien  soin  de  ne  pas  l'accompagner  à  Constanti- 
nople. 

Je  m'étais  proposé  tout  d'abord  de  dire  ici  un  mot  de  la  façon  dont  le 
Directoire  avait  envisagé  la  question  du  protectorat  parla  France  des  établis- 
sements religieux  catholiques  au  Levant.  Mais,  en  présence  de  l'opinion  sou- 
tenue, le  24  novembre  1903,  à  la  Chambre  des  députés,  que  la  politique  «  du 
Directoire  concernant  nos  missions  au  Levant  est  la  même  que  celle  du  comité 
de  salut  public  au  temps  où  la  puissante  intelligence  politique  de  Danton 
l'Inspirait»  [Journal  officiel,  p.  28C0,  1"  colonne),  et  que  cette  politique  est 
identique  à  la  politique  traditionnelle,  on  mepardonnera,  je  pense,  d'insister 


HISTOIRE     SOCIALISTE  .^75 

plus  que  je  ne  complais  le  faire  et  de  reveiiii-  un  peu  en  rleçà   de  ma  période. 

On  a  parlé  à  la  Chambro  de  Desconhes.  J'ai  consullé  aux  archives  du 
raini>tère  des  affaires  étrangères  les  instructions  donmes  à  De.-corches  lors- 
que, en  j.iiivier  1793,  il  (ut  nommé  envoyé  extraordinaire  a  Conslantinople. 
Dans  le  vnliiine  Turquie,  supplément,  22,  se  trouvent,  au  lolio  233,  des  ins- 
Irufilions  particulières  où,  envisageant  les  conditions  d'une  alliance,  on  dit  : 
a  Conflrinalion  des  anciennes  capitulations  passées  entre  la  France  et  l'em- 
pire ottOMian  |our  tout  ce  qui  concerne  les  intérêts  de  notre  commeroe,  les 
privilèges,  exceptions,  droits  et  prérogatives  qui  y  sont  énoncés  »  (folio  240). 
Les  développpinenls  qui  suivent  cette  formule  générale  n. outrent  que  ce  (lui 
préoccupait  le  plus  la  diplomatie  révolutionnaire,  c'était  notre  intérêt  poli- 
tique, nos  intériHs  et  prérogatives  en  matière  de  commerce,  de  navigalion  et 
de  juridiction.  E4  enfln  ;ihordé  le  côté  religieux  (folio  245-246)  el  je  donne 
intégralement  le  passage  qui  le  concerne  et  qui  n'a  guère  été  reproduit, 
quoiqu'il  précise  seul  le  véritable  sens  de  la  formule  générale  trop  exclusive- 
ment mise  jusqu'ici  en  vedette. 

«  On  attachait  autrefois  beaucoup  d'importance  à  la  religion  romaine, 
tant  à  Conslantinople  que  dans  les  Etats  dépendant  du  grand  Seigneur; 
l'ambassaileur  de  France  jouissait  à  cel  égard  de  la  plus  haule  considération; 
mais,  depuis  que  la  République  française  s'est  émancipée  et  que  le  bi  nnet  de 
la  liberié  s'est  élevé  au-dessus  de  la  tiare  du  pontife,  toutes  les  querelles  re- 
ligieuses [)e  doivent  nous  intéresser  que  faiblement.  L'ambassadeur  de  la 
République  se  bornera  donc  à  conserver  les  prérogatives  de  sa  chapelle,  il 
empêchera  soigneusement  qu'aucun  Français  ne  se  mêle  de  disputes  Ihéolo- 
giqnes  qui  pourraient  s'élever  entre  les  différentes  sectes  chrétiennes  tolé- 
rées dans  l'empire  ottoman.  Il  existe  à  Conslantinople  un  couvent  de  capu- 
cins attenant,  pour  ainsi  dire,  à  la  maison  de  l'ambassade.  Comme  ces  reli- 
gieux t'ont  le  service  de  la  chapelle  et  que  leur  maison  est  sous  la  protection 
de  la  République,  il  sera  indispensable  que  ces  religieux  se  conlorment  aux 
décrets  relatifs  à  la  constitution  civile  du  clergé  tant  [  our  ce  qui  concerne  le 
serment  (|ue  par  rapport  au  décret  qui  prononce  la  dissolution  des  ordres 
monastiques  et  la  suppression  de  l'habit  de  Saint-François.  M.  Marie  Descor- 
ches  voudra  bien  pressentir  ces  bons  pères  sur  cette  nécessité,  et  faire  passer 
au  ministre  des  affaires  étrangères  le  résultat  de  ses  ob.servations  ainsi  que 
les  renseignements  qu'il  se  sera  procurés  sur  le  régime  de  cette  maison  et 
868  propriétés.  Au  reste,  M.  Descorches,  .sans  attacher  précisément  trop  d'im- 
portance à  l'exercice  du  culte  chrétien,  aura  soin  de  maintenir  la  décence  et 
d'écarter  toute  espèce  de  tracasseries  qui  pourrait  scandaliser  les  musul- 
mans. » 

La  lecture  de  ce  passage  suffît,  sang  qu'il  y  ait  lieu  d'insister,  pour  prou- 
ver que  ceux  qui  embauchent  Danton  au  service  de  leur  cause  sont  plus  ac- 
commodants pour  le  passé  que  pour  le  présent;  je  connais  des  adversaires 


376  HISTOIRE     SOCIALISTE 

du  protectorat  religieux  qui  se  rallieraient  volontiers  à  la  fnçon  dont  le  com- 
prenait la  République  de  1793,  en  le  mettant  d'accord,  et  non  en  contradic- 
tion, avec  sa  législation  intérieure. 

Il  n'est  pas  niable  qu'en  cette  matière  comme  en  loules  les  autres,  il  y 
eut,  dans  la  période  que  j'étudie,  de  la  part  de  nombreux  fonctionnaires,  des 
tentatives  de  réaction  contre  les  idées  qui  avaient  prévalu  durant  la  grande 
période  révolutionnaire;  et  le  rapport  du  ministre  des  relations  extérieures, 
Delacroix,  dont  je  vais  parler,  découle  incontestablement  d'une  autre  inspi- 
ration que  celle  qui  a  présidé  à  l'élaboration  du  passage  cité  plus  haut.  Mais 
il  ne  faudrait  cependant  pas  exagérer  la  divergence  que  je  suis  le  premier  à 
reconnaître;  il  ne  faudrait  pas  surtout,  pour  le  plaisir  d'avoir  un  argument 
historique,  commettre  la  faute  d'assimiler  deux  situations  tout  à.  fait  diffé- 
rentes. 

Le  28  avril  1796,  nous  apprend  Delacroix  dans  son  rapport  au  Directoire 
(archives  des  affaires  étrangères,  Turquie,  supplément,  23,  folio  43  à  48),  le 
roi  d'Espngne  demandait,  par  ujie  note  de  Godoy,  prince  de  la  Paix,  que  le 
gouvernement  français  lui  cédât  la  protection  des  établissements  religieux  au 
Levant;  celte  note  étant  restée  sans  réponse,  par  une  seconde  note  du  25 jan- 
vier 1797,  qu'adressait  au  ministre,  le  \2  pluviôse  an  V  (31  janvier  1797), 
notre  ambassadeur  à  Madrid,  Godoy  renouvelait  sa  demande  et,  pour  rallier 
le  Directoire  à  sa  propre  opinion,  Delacroix  rédigeait  le  rapport  en  question, 
daté  du  mois  suivant  (ventôse  an  V),  qui  concluait  à  un  refus.  Le  véri- 
table motif  de  cette  demande,  «  c'est  de  faire  recueillir  à  l'Espagne  tous  les 
avantages  politiques  et  commerciaux  »  résultant  alors  de  celte  protection,  tel 
est  le  fond  du  rapport.  Au  ])oint  de  vue  politique,  nous  n'aurions  plus  l'in- 
fluence reposant  sur  «  les  fréquentes  occasions  que  la  protection  donne  aux 
agents  français  de  faire  preuve  d'égards  pour  les  usages,  de  respect  pour  les 
lois  du  pays,  la  certitude  où  sont  tant  le  Divan  que  le  peuple,  que  la  protec- 
tion de  la  République  française  sur  les  établissements  religieux  se  dirigera 
constamment,  et  plus  encore  dans  l'iivenir  que  dans  le  passé,  d'après  les  an- 
ciennes maximes,  c'est-à-dire  dans  le  sens  du  gouvernement  turc  »;  autre- 
ment dit,  Delacroix  voyait  dans  le  jirotectorat  une  facilité  plus  grande  d'être 
agréable  à  la  Turquie  et  il  en  escomptait  le  bénéfice  politique.  Au  point  de 
vue  commercial,  «  les  instances  du  prince  de  la  Paix  coïncident  avec  les  ren- 
seignements que  le  ministre  reçoit  des  agents  de  la  République  sur  les  efforts 
que  fait  l'Espagne  pour  se  rendre  maîtresse  du  commerce  avec  les  Turcs  ». 

Voici  enlin  l'alinéa oîi  Delacroix  résume  les  effets  du  protectorat  dans  les 
dernières  années  :  «  Le  ministre  fera  observer  au  Directoire  exécutif  que, 
pendant  le  séjour  du  citoyen  Verninac  à  Gonstantinople,  il  s'est  offert  des 
occasions  de  professer  les  maximes  énoncées  dans  ce  rapport,  que  cet  agent 
de  la  République,  ainsi  que  ses  préd^^cesseurs,  a  manifesté  la  nécessité  de 
protéger  les  élablissements  religieux  contre  la  cupidité  de  certaii^s  pailicu- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  377 

liers.  Que  le  ministre  l'a  chargé,  au  mois  de  nivôse  an  IV,  de  faire  annuler 
des  ventes  illicites  faites  au  préjudice  de  ces  établissements  ;  que  le  citoyen 
Aubert  du  Bayet  jouit  maintenant  du  plein  droit  de  protection  sur  les  étar 
blissenients  religieux  par  l'intervention  de  la  Porte  et  que  la  confiance  dans 
les  agents  de  la  République  se  montre  parmi  les  protégés,  tandis  que  la  con- 
sidération pour  le  gouvernement  français  fait  les  plus  rapides  progrès  dans 
l'opinion  publique  ». 

En  somme,  disait  Deiacroi.s,  «  si  vous  romiiez  un  lien  principal,  une 
infinité  d'autres  se  trouveront  en  même  temps  brisés,  surtout  dans  un  pays 
oîi  les  usages,  l'habitude,  les  formes  anciennes  sont  respectés  comme  des 
principes  ».  On  ne  voulait  alors  rien  changer  à  ce  qui  était  de  nature  à  assu- 
rer la  prépondérance  de  la  France  en  matière  politique  et  en  matière  com- 
merciale. Or,  aujourd'hui,  nous  nous  trouvons  en  face  d'autres  nations  ayant 
conclu  des  traités  semblables  à  ceux  qui  nous  assuraient  autrefois  un  mono- 
pole avantageux;  ce  monopole  a  disparu  et  avec  lui  ont  disparu  les  avantages 
de  notre  position;  lesfails  sont  tels  que,  de  noire  protectorat,  il  ne  nous  reste 
plus  que  les  charge-.  C'est  pourtjuoi  le  t:aditionnulisme  de  Delacroix  ne  sau- 
rait êlre  à  notre  époque  un  argument  sérieux  pour  le  maintien  d'une  tradi- 
tion dont  les  événements  n'ont  pis  laissé  subsister  la  moindre   raison  d'être. 

D'autre  part,  le  Directoire  a  eu,  tout  au  moins  à  une  certaine  époque, 
d'autres  idées  que  son  ministre  sur  le  sort  de  notre  protectorat  :  il  ne  voulait 
peut-être  pas  l'abandonner  gratuitement,  mais  il  consentait  à  en  trafiquer,  puis- 
que, le  13  floréal  an  IV  (2  mai  1796),  c'est-à-dire  au  moment  même  oii  l'Es- 
pagne lançait  la  première  note  dont  il  vient  d'être  question,  il  offrait  à  cette 
puissance  d'échanger  la  Louisiane,  qu'elle  possédait  alors,  contre  notre  pro- 
tectorat d'Orient  (/?eyMe  d'histoire  moderne  et  contemporaine,  15  février  1904, 
dans  VÉtiide  critique  de  MM.  R.  Guyot  et  P.  Muret,  p.  313). 

Ce  qui  aurait  pu  avoir  des  conséquences  graves,  ce  fut  le  dissentiment 
avec  la  Prusse.  Le  traité  de  Bâle  du  16  germinal  an  lit  (5  avril  1795)  n'avait 
pas  résolu  les  difficultés,  il  les  avait  ajournées  en  se  bornant  à  dire  que  si, 
lors  de  la  paix  générale,  la  France  obtenait  la  rive  gauche  du  Rhin,  la  Prusse 
serait  indemnisée  :  ce  qui,  dans  l'esprit  du  gouvernement  français,  impli- 
quait la  certitude  de  l'acquisition  convoitée,  comporta  pour  le  roi  de  Prusse 
l'espoir  que  cette  acquisition  ne  se  réaliserait  pas.  Furieux,  par  la  suite,  de 
voir  que  les  gouvernants  français  ne  renonçaient  pas  à  ce  qui  était,  à  leurs 
yeux,  plus  qu'une  espérance,  mais  toujours  irrité  contre  l'Autriche,  qui  ne 
voulait  pas  lui  permettre  de  s'agrandir  et  dont  il  redoutait  le  propre  agran- 
dissement, Frédéric-Guillaume  II  n'osait  ni  prendre  parti  contre  l'Autriche, 
ainsi  que  le  désirait  le  Directoire,  ni  s'unir  de  nouveau  à  l'Autriche  contre 
la  République.  Ses  incertitudes  furent  finalement  dissipées  par  les  succès  de 
Jourdan  et  de  Moreau  en  messidor  et  thermidor  an  IV  (juillet  1796)  :  le  18 
thermidor  (5  août),  un  traité  était  signé  avec  la  France  à  Berlin. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


L'Allpniai:ne  était  une  fédération  d'Etals  avec  un  souverain  désigné  par 
un  roll(''t:c  éli^doral,  remi^ereur,  r-t  une  assemblée,  la  Diète,  compo-ée  des 
envoyés  des  Et  ils  de  l'Rlmpire  ;  telle  était  du  moins  l'apparence,  car,  en  fait, 
la  dignité  impériale  était,  depuis  I  nmtemps,  régulièrement  ortroyée  an  chef 
de  la  maison  d'Autriche,  tout  en  ayant  beaucoup  perdu  de  son  autorité  sur 
les  États:  plusieurs  de  ces  Étals  avaient  pour  princes  des  archevêques  ou 
des  évêi|ues.  I.e  Directoire  poursuivait  la  «  séculaiisalion  »  de  ces  princiiau- 
tés  ecclésiasli(iucs  dont  il  entendait  se  servir  pour  dédommager  les  [irinces 
laïques  déiios-édés  sur  la  rive  gauche  du  Rhin  et,  dans  le  traité  de  Berlin, 
la  Prusse  a  héra  éventuellement  à  ce  plan.  Par  les  articles  secrets  <lu  traité, 
la  Pru'^se  di'clarail  que  si,  lors  de  la  paix  avec  l'Empire,  la  rive  gauche  du 
Rhin  était  cédée  à  la  France,  elle  ne  ferait  aucune  opposilion  à  i  elte  ces- 
sion ;  la  plus  grande  partie  de  l'évêché  de  Munster  devait,  en  ce  cas,  être 
pour  elle  1'  o  indemnisation  tprriloriale  »  de  la  perte  de  ses  provinces  sur  la 
rive  gauche  du  Rhin.  Cependant,  même  après  le  traité,  l'enlenie  fut  loin 
d'être  comjdète  entre  les  deux  gouvernements  :  la  Prusse  ne  se  trouvait  pas 
sufflsararaent  avantagée  et,  tout  en  aspirant  à  substituer  en  Allemagi  e  sa 
prépondérance  à  celle  de  l'Autriche,  elle  ne  se  laissera  pas,  malgré  les  i  fforts 
réitérés  et  les  promesses  plus  ou  moins  sincères  du  Directoire,  entraîner  à 
lui  déclarer  la  guerre.  Frédéric-(iuil]aume  II  étant  mort  le  16  novembre  1797, 
eut  pour  successeur  Frédéric-Guillaume  III. 

La  ville  libre  de  Hambourg,  comme  les  villes  hanséatiqnes  Brème  et  Lii- 
berk,  f  lisait  partie  de  Tlimpire.  L'importance  de  son  commerce  et  sa  situa- 
tion de  ville  libre  l'avaient  transformée  en  lieu  de  rendez-vous  pour  une  foule 
d'étrangers,  agents  politiques  ou  autres,  de  toutes  les  nationalités;  les  émi- 
grés trançai-!  s'y  étaient  rendus  en  masse  et  le  Sénat  de  Hambourg,  qui  cher- 
chait à  rester  en  bons  termes  avec  !out  le  monde,  manifestait  publiquement 
une  froideur,  d'ailleurs  sincère,  à  l'égard  des  gouvernants  français,  tout  en 
leur  accordant  sous  main  certaines  satisfactions  telles  qu'avances  de  fonds 
(messidor  an  IV-juin  1796;,  entraves  apportées  au  commerce  de  faux  cerlifi- 
cats  et  de  faux  papiers  facilitant  la  rentrée  en  France  de  nombreux  émigrés, 
et  même  au  séjour  de  ceux-ci  (frimaire  anV-novembre  1796  et  pluviôse  an  VI- 
février  1708).  Plus  tard,  encore  préoccupé  de  gagner  la  Prusse  qui,  à  ce  mo- 
ment, ne  devait  pas  succomber  à  la  tentation,  le  Directoire  devait  lui  offrir 
Hambourg  (trimaire  an  Vll-novembre  1798}.  • 

Il  che  cha  également  à  gagner  l'Espagne  à  sa  cause.  Entre  la  France  et 
l'Angleterre  lui  demandant  toutes  les  deux  son  concours,  il  n'était  pas  facile 
à  la  cour  espagnole  de  rester  complètement  neutre.  L'alliance  anglaise,  c'était 
le  commerce  anglais  admis  dans  les  colonies  espagnoles  et  la  perspective  d'une 
concurrence  ruineuse;  c'était  également  la  possibilité  d'une  invasion  des 
troupes  républicaines,  avec  le  danger  accru  de  la  contagion  des  principes 
révolutionnaires.  L'alliance  française,  c'était  le  désagrément  de  concessions  à 


HISTOIRE     SOCIALISTE  379 


un  réfiime  abhorré  ;  c'était  aussi  le  risque  de  perdre  non  plus  le  bénéfice 
(les  colonies,  mais  les  colonies  elles-mômes.  Le  ministre  Godoy  finit  néan- 
moins par  s'allier  à  la  France,  et  le  général  Pérignon  qui,  nommé  ambassa- 
deur de  France  en  Espas^ne  le  5  frimaire  an  IV  (26  novembre  1795),  n'était  ar- 
rivé à  Madrid  que  le  22  germinal  an  IV  (11  avril  1796),  signait  un  traité  avec 
lui,  le  2  fructidor  an  IV  (19  août  1796),  à  San  Ildefonso,  non  loin  de  Ségovie. 

Il  y  avait  entre  les  deux  pays  alliance  offensive  et  défensive;  chacun 
d'eux  devait,  dans  les  trois  mois  où  il  en  serait  requis,  tenir  à  la  disposition 
de  l'autre  25  navires  et  un  contingent  d'environ 24.000 hommes;  l'Angleterre 
seule  éiait  immédiatement  visée  ;  un  article  secret  prévoyait  l'intervention 
de  l'Espagne  pour  amener  le  Portugal  à  fermer  ses  ports  aux  Anglais.  Le  8 
octobre,  la,  guerre  était  officiellement  déclarée  par  l'Espagne  à  l'Angleterre; 
quatre  mois  après  (14  lévrier  1797),  la  flotte  espaïnolo  complètement  battue 
par  l'amiral  anglais  Jerwis  à  la  hauteur  du  cap  Saint-Vincent,  se  réfugiait  à 
Cadix  où  elle  était  bientôt  bloquée.  Si,  d'autre  part,  l'île  de  la  Trinité,  dans 
les  Antilles,  fui,  le  18  lévrier  1797,  prise  par  les  Anglais,  ceux-ci,  en  avril, 
échouèrent  contre  Pucrto-Rico,  et  Nelson,  qui  avait  mission  de  s'eaiparerdes 
îles  Canaries,  ne  put  réussir,  le  20  et  le  24  juillet  1797,  dans  sa  tentative 
contre  S  inta-Cruz,  capitale  de  l'île  de  Ti^nerife;  il  reçut  là  une  blessure  qui 
nécessita  l'amputation  du  bras  droit,  il  avait  déjà  perdu  un  œil  pend;int  le 
siège  de  Galvi  en  juillet  1794.  Toutefois,  le  désastre  de  la  flotte  et,  ajjrès  les 
élections  de  l'an  V,  l'espoir  d'une  prochaine  réaction  en  France  avaient  rendu 
Godoy  moins  coulant  à  l'égard  du  Directoire;  j'ai  parlé,  à  propos  de  Ii  Tur- 
quie, de  sa  demande  infructueus';  relativement  à  notre  protectorat  religieux 
dans  le  Levant;  je  n'y  reviendrai  pas.  A  la  suite  de  l'attitude  récabitrante  de 
Godoy,  Truguet  qui,  nommé  en  remplacement  de  Pérignon  (29  vendémiaire 
an  VI-20  octobre  1797),  prit  ses  fonctions  en  pluviôse  (février  1798),  travailla  à 
le  faire  renvoyer  du  ministère,  ce  qu'il  obtint  du  roi  le  28  mars.  Malgré  une 
ré>istance  comique,  il  fut  à  son  tour  remplacé,  en  prairial  an  VI  (mai  1798), 
par  Guillemardel  qui  remit  ses  lettres  de  créance  le  20  messidor  (8  juillet). 

Sans  participer  effectivement  aux  hostilités,  le  Portugal  ne  rompait  pas 
avec  l'Angleterre.  Il  y  eut  bien,  le  23  thermidor  an  V  (10  août  1797),  un 
traité  conclu  à  Paris  entre  Delacroix,  ministre  des  relations  extérieures,  et 
le  ministre  du  Portugal  en  Hollande,  d'Araujo,  accordant  à  la  France  une 
'extension  en  Guyane;  mais  le  fils  de  la  reine,  qui  exerçait  les  fonctions  de 
régent,  refusa  de  le  ratifier  et  le  Directoire  furieux,  déclara,  par  arrêté  du 
5biumiire  an  VI  (26  octobre  1797).  le  traité  «  non  avenu  ».  Après  une  dé- 
marche de  l'Esiiagne,  le  Portugal  revenait  sur  sa  première  décision;  le  1"  dé- 
cembre, il  se  déclarait  favorable  à  la  ratification  et  chargeait  d'Araujo  d'à-' 
madouer  le  Directoire  à  l'aide  d'espèces  sonnantes;  la  chose  s'étant  ébruitée,  ; 
le  Directoire,  pour  faire  preuve  d'incorruptibilité,  fit  enfermer  d'Araujo  au 
Temple   du  8  nivôse  au  8  germinal  an  VI    (28  décembre   1797  au  28  mars 


380  HISTOIRE     SOCIALISTE 

1798).  Après  des  projets  belliqueux  de  part  etd'autre—  le  Directoire,  en  par- 
ticulier, devait  offrir  sans  succès,  en  floréal  an  VI  (mai  1798),  à  l'Espagne  de 
mettre  30.000  hommes  à  sa  disposition  afin  de  Taider  à  conquérir  le  Portugal; 
la  France  aurait  reçu  en  compensation  la  Louisiane  (Guyot  et  Muret,  Revue 
d'histoire  moderne  et  contemporaine,  n°  du  15  février  1904,  p.  314)  pour  la- 
quelle, nous  l'avons  vu  au  début  de  ce  chapitre,  elle  avait,  deux  ans  aupara- 
vant, offert  à  l'Espagne  le  protectorat  catholique  du  Levant —  on  négocia  de 
nouveau  sans  résultat  au  début  de  l'an  VII  (fin  septembre  1798);  reprises 
pour  la  troisième  fois  vers  le  milieu  de  l'an  VII  (mars  1799),  les  négociations 
navaient  pas  encore  abouti  lorsque  le  Directoire  fut  renversé. 

La  lutte  contre  l'Angleterre  était  à  cette  époque  la  pensée  maîtresse  de 
la  diplomatie  française,  et  il  ne  pouvait  en  être  autrement  —  même  si  le  gou- 
vernement de  Pitt  n'avait  pas  pris  si  violemment  parti  contre  la  République 
en  soutenant  ses  ennemis  au  dehors  et  les  royalistes  au  dedans  —  avec  le 
système  des  «  frontières  naturelles  »  (voir  chap.  ix).  Nous  avons  ici  un 
exemple  de  la  puissance  désastreuse  d'une  idée  fausse  ancrée  dans  les  cer- 
veaux de  la  masse  :  la  France  jusqu'au  Rhin*  c'était  devenu  un  dogme  ;  pres- 
que aucun  républicain  ne  songeait  à  une  autre  règle  de  politique  extérieure, 
aucun  n'aurait  peut-être  osé  prendre  la  responsabilité  d'une  autre,  après  les 
victoires  d'une  guerre  'l'abord  défensive  et  malgré  le  désir  général  de  paix. 
Or  de  là  ressortaient  logiquementles  principaux  événements  qui  ont  ramené 
la  France  à  ses  anciennes  limites,  et  dont  l'ambition  d'un  honmie  n'a  fait 
qu'aggraver  les  déplorables  conséquences.  Il  ne  suffisait  pas,  en  effet,  d'oc- 
cuper la  rive  gauche  du  Rhin;  la  paix  n'était  possible  que  si  l'Europe 
acquiesçait  à  cette  occupation.  Le  consentement  de  la  Prusse,  des  princes 
allemands  et  de  l'Autriche,  intéressés  dans  la  question,  on  avait,  dès  le  dé- 
but, compté,  non  sans  raison,  l'obtenir  ou  l'arracher  en  satisfaisant  plus  ou 
moins  leur  cupidité.  Restait  l'Angleterre  :  celle-ci,  qui  subordonnait  ouver- 
tement sa  politique  aux  intérêts  de  son  commerce,  surtout  avec  un  ministre 
aussi  conscient  de  ces  intérêts  que  Pitt,  ne  consentirait  jamais  de  bon  gré, 
on  le  savait,  à  l'annexion  de  la  Belgique,  à  la  possession  d'Anvers  par  la 
France.  Pour  triompher  de  sa  résistance  inspirée  par  le  souci  de  son  com- 
merc:e,  c'était  dans  son  commerce  qu'il  fallait  l'atteindre,  a  de  sorte,  a  très 
justement  écrit  M.  Albert  Sorel,  que  la  paix  qu'elle  refuse  par  intérêt,  lui 
devienne  une  nécessité  d'intérêt  »  [L'Europe  et  la  Révolution  française, 
4~  partie,  p.  388). 

Étant  donnée  sa  position  géographique,  l'Angleterre  ne  pouvait  être 
réduite  commercialement  que  de  deux  façons,  par  une  descente  portant  la 
guerre  chez  elle,  ou  par  un  blocus  l'isolant  du  continent.  La  descente,  nous 
en  verrons  tout  à  l'heure  les  tentatives  ;  le  blocus,  lui,  exigeait  l'accord  de 
l'Europe  continentale  contre  l'Angleterre  et  avec  la  France  ;  d'où  la  nécessité 
de  continuer  la  guerre  pour  imposer  cet  accord  à  qui  se  refusait  à  l'accepter. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


381 


et  cette  continuation  à  elle  seule  de  la  guerre  menait  tout  droit  à  la 
prépondérance  de  l'élément  militaire  et  d'un  général;  c'est  pourquoi  mili- 
taristes et  césariens  de  tous  les  temps  ont  toujours  poussé  à  la  haine  de  leur 


y 


.^' 


S' 


1.^  ()  V         !M  T  '!' 


{D'après  une  estampe  du  Mosrie  Carnavalet.) 

nation  contre  telle  ou  telle  autre,  afin  d'aboutir  à  une  guerre  qui  leur  per- 
mît de  ramasser  ou  de  conserver  le  pouvoir.  Avec  la  politique  blâmable, 
mais  admise  et  pratiquée  sans  vergogne,  du  trafic  des  territoires  au  détri- 
ment des  petits  Etals,  l'accord  continental  pouvait  être  conçu  de   manière 

LIV      441.  —    BISTOIRE    SOCIALISTE.. —   THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  LIV.   441. 


8'S2  HISTOIRE     SOCIALISTE 


à  être  réellement  proQtable  à  tous  les  États  importants,  ce  qui  en  aurait  as- 
suré la  durée.  Au  contraire,  établi  sur  des  bases  jugées  insuffisantes  par  les 
appétits  en  cause  maîtrisés  et  non  apaisés,  il  manquait  de  solidité,  tout  en 
ayant  l'inconvénient  d'agrandir,  de  fortifier  —  moins  qu'ils  ne  l'auraient 
youlu,  d'où  leurs  rancunes,  mais  enfin  d'agrandir,  de  fortifier  —  les  adver- 
saires de  la  France,  mis  ainsi  par  elle  à  môme  de  retourner  plus  tard  contre 
elle  des  forces  accrues.  Or,  le  Directoire  d'abord,  et  Bonaparte  ensuite,  s'a- 
charnèrent à  trop  obtenir  pour  eux-mêmes  ;  satisfaisant  mal  les  appétits 
étrangers,  non  par  scrupule  de  conscience,  mais  par  avidité  personnelle,  ils 
préparèrent  des  mécontentements,  de  nouvelles  hostilités  et  la  ruine  de  leur 
système  dont  l'unique  bénéfice  fut  d'avoir  contribué  à  balayer  dans  divers 
pays  les  vieilles  institutions  ;  ce  dernier  résultat  aurait  pu  être  atteint 
autrement.  x 

Tandis  que,  par  toutes  les  spéculations  qu'elle  suscitait,  la  guerre  pro- 
fitait aux  financiers  anglais,  les  classes  populaires,  écrasées  sous  les  taxes,  — 
«ur  la  discussion  au  Parlement  anglais  de  certaines  réformes  à  cet  égard,  voirie 
tome  III  de  l'Histoire  socialiste,  p.  696,  702,  708  —  désiraient  la  paix.  Devant 
les  manifestations  de  l'opinion  publique,  Pitt  parut  céder.  Il  exprima  l'inten- 
tion de  négocier  la  paix  et,  au  début  de  vendémiaire  an  V(fln  de  septembre 
1796),  le  Directoire  se  déclarait  prêt  à  recevoir  un  commissaire  anglais  ;  ce- 
lui-ci, lord  Malmesbury,  connu  comme  très  hostile  à  la  France,  arriva  à  Pa- 
ris le  1*  brumaire  (22  octobre).  Si  Pitt  et  le  Directoire  tenaient  tous  les 
deux  à  montrer  qu'ils  voulaient  la  paix,  ni  l'un  ni  l'autre  ne  voulaient  ce 
qui  aurait  i  ermis  de  la  conclure.  Les  gouvernants  français  et  anglais  (voir 
les  paroles  de  Boissy-d'Anglas  et  de  Pitt,  chap.  ix,  et  voir  aussi  certains  pas- 
sages du  rapport  de  Merlin  (de  Douai)  au  nom  du  comité  de  salut  public  sur 
l'annexion  de  la  Belgique  dans  le  Moniteur  du  12  vendémiaire  au  IV-4  octo- 
bre 1795),  bien  résolus  à  ne  rien  lâcher  sur  le  point  essentiel,  ne  pouvaient 
respectivement  avoir  aucune  illusion  sur  leurs  dispositions  réciproques  à  ce 
sujet.  Du  reste,  le  8  mars  1796,  Wickhara  ayant,  par  une  note  remise  a  Bar- 
thélémy à  Bâle,  demandé  quelles  seraient  les  conditions  de  la  France  pour 
la  conclusion  de  la  paix,  Barthélémy  avait  répondu,  le  26  mars,  qu'il  ne  sau- 
rait être  question  de  «  restitution  de  quelqu'un  des  pays  dont  la  réunio  i  à 
la  France  a  été  décidée  »  (Sorel,  L'Europe  et  la  Résolution  frança'w;,  t.  V, 
p.  41).  Dans  ces  conditions,  quand,  à  la  suite  de  pour,.arlers  plus  ou  moins 
longs,  il  serait  bien  constaté  que  la  France  se  refusait  à  abandonner  la  Bel- 
gique et  que  l'Angleterre,  affectant  en  cela  de  défendre  les  intérêts  de  l'Au- 
triche son  alliée,  s'opposait  à  ce  qu'elle  la  gardât,  la  rupture,  malgié  les 
concessions  qu'on  offrirait  de  faire  ailleurs,  devait  se  produire  et  c'est  ce  qui 
eut  lieu.  Le  29  frimaire  an  V  (19  décembre  1796),  le  Directoire  décidait  de 
suspendre  les  négociations  et  invitait  Malmesbury  à  quitter  Paris  dans  les 
vingt-quatre  heures. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  383 

Ni  à  cette  tentative,  ni  à  celle  dont  il  sera  question  plus  loin,  je  ne  puis, 
quant  à  moi,  attacher  l'importance  que  leur  accordent  MM.  Guyot  et  Muret 
dans  une  étude  déjà  citée  de  la  Revue  d'histoire  moderne  et  contemporaine  ; 
une  citation  de  Grenville  faite  par  ces  auteurs  (n»  du  15  janvier  1904,  p.  258, 
note  1)  et  les  citations  que  je  viens  de  rappeler,  dénotent  un  état  d'esprit  qui 
ne  permettait  pas  à  ces  tentatives  de  réussir.  Si  le  Directoire  et  Pitt  ont  cru 
pouvoir  conclure  la  paix  en  cédant  sur  d'autres  points  que  sur  la  Belgique, 
c'est  qu'ils  ont  été  tous  les  deux  victimes  de  l'illusion  qui  fait  croire  une 
chose  possible  parce  qu'on  la  désire;  même  s'ils  se  sont  flattés  réciproque- 
ment de  soutirer  à  l'autre  la  concession  que  chacun  d'eux  ne  songeait  à  ad- 
mettre pour  son  propre  compte  qu'à  la  dernière  extrémité,  cela  ne  saurait 
rendre  très  importantes  au  fond  des  négociations  qui,  quelles  qu'aient  été 
leurs  apparences,  étaient  condamnées  d'avance  à  ne  pas  aboutir  par  suite  de 
l'entêlemenl  indéniable  de  chaaue  partie  sur  ce  qui  était  pour  chacune  le 
point  essentiel. 

Après  avoir  songé  à  jeter  quelques  troupes  en  Angleterre  pour  y  orga- 
niser une  sorte  de  «  chouannerie  »,  le  Directoire  s'était  résolu  à  agir  en  Ir- 
lande oii  un  soulèvement  paraissait  être  prochain.  L'Irlande  avait  été  traitée 
par  l'Angleterre  en  pays  conquis  ;  la  population  catholique  avait  été  dépouillée 
dji  sol,  opprimée,  persécutée,  ce  qui  prouve  que  les  religions  valent  morale- 
ment aussi  peu  les  unes  que  les  autres  :  soi-disant  libéral  là  ofi  il  est  en  mino- 
rité, le  protestantisme  dans  son  ensemble  s'est  montré,  quand  il  a  été  le 
maître,  aussi  malfaisant  exploiteur  et  despote  implacable  que  le  catholi- 
cisme. En  1792,  l'Angleterre  avait  bien  accordé  quelques  réformes;  mais  elles 
étaient  impuissantes  à  satisfaire  des  revendications  allant  d'autant  plus  loin 
que  devenait  plus  grand  l'espoir  donné  par  le  succès  de  la  Révolution  fran- 
çaise. En  octobre  1791,  avait  été  fondée  à  Belfast  une  société  qui  ne  devait 
pas  tarder  à  acquérir  une  grande  influence,  la  société  des  Irlandais-Unis. 
Cette  société,  dont  un  des  principaux  fondateurs  fut  l'avocat  Théobabl  Wolt 
Tone,  d'origine  protestante,  poursuivait  au  début  la  réforme  parlementaire 
et  l'émancipation  des  catholiques;  mais,  en  1795,  elle  tendait  à  la  séparation 
de  l'Irlande  et  à  son  indépendance.  Après  un  séjour  aux  Etats-Unis,  Wolf 
Tone  débarquait  le  2  février  1796  au  Havre.  Il  se  rendait  à  Paris  oîi  il  nouait 
bientôt  des  relations  avec  des  membres  du  gouvernement  et  oti  il  avait,  le 
24  messidor  an  IV  (12  juillet),  avec  Hoche  une  entrevue  à  la  suite  de  laquelle 
un  plan  d'expédition  en  Irlande  était  adopté;  par  arrêté  du  2  thermidor  an  IV 
(20  juillet  1796),  Hoche  était  nommé  «  général  en  chef  de  l'armée  destinée  à 
opérer  la  révolution  d'Irlande  ».  Il  devait  d'abord,  Jusqu'au  moment  de  son 
embarquement,  garder  le  commandement  de  l'armée  des  côtes  de  l'Océan  ; 
mais,  par  arrêté  du  8  fructidor  (25  aotit),  celle-ci  cessa  d'exister  le  1"  vendé- 
miaire an  V  (22  septembre  1796)  et  les  départements  de  l'Ouest  furent  sous  le 
régime  commun. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


Tout  fut  mis  en  œuvre  pour  faire  échouer  cette  expédilion,  à  propos  de 
laquelle  il  faut  remarquer  que  Hoche  parlait  aux  soldats  un  autre  langage 
que  Bonaparte  :  «  Je  ne  veux  point  avec  moi,  disait-il  à  des  soldats  mécon- 
tents, des  hommes  qui  n'ont  de  mobile  que  l'or  »  (A.  Rousselin,  Vie  de  La- 
zare  Hoche,  t.  1",  p.  302).  De  Paris,  Hoche  ne  recevait  pas  l'argent  néces- 
saire :  le  cabinet  anglais  c  a  des  complices  à  la  Trésorerie,  qui  refusent  les 
fonds  et  rassurent  Pilt  »  {Bonaparte  et  Hoche  en  1  797,  par  M.  Albert  Sorel, 
p.  264).  A  Brest,  il  se  heurtait  au  mauvais  vouloir  du  vice  amiral  Villaret- 
Joyeuse  et  de  nombreux  officiers  réactionnaires  comme  leur  chef;  un  seul 
parmi  ceux  qui  étaient  en  fonction,  Bruix,  directeur  général  des  mouvements 
du  port,  se  montrait  réellement  dévoué  et  plein  d'un  zèle  que  l'hostilité  de 
Yillaret  annihilait  le  plus  souvent.  L'amiral,  en  cette  circonstance,  obéissait 
à  diverses  considérations  dont  aucune  n'était  à  son  honneur.  Un  projet  d'ex- 
pédition dans  l'Inde,  dont  il  avait  déjà  été  question  [Les  généraux  Aubert  du 
Bayet,  etc.,  par  de  Fazi  du  Bayet,  p.  94  et  101)  en  germinal  an  III  (mars- 
avril  1795)  et  l'espoir  de  capturer  les  riches  cargaisons  des  navires  marchands 
avaient  ses  préférences  ;  en  outre,  après  avoir,  lors  du  séjour  du  comte  d'Ar- 
tois à  l'île  d'Yen,  envoyé  un  officier  lui  dévoiler  le  plan  de  Hoche  pour  l'en- 
lever (Chassin,  Les  Pacificationb  de  l'Ouest,  t.  II,  p.  196),  il  songeait  à  être 
candidat  dans  le  Morbihan,  lors  des  élections  de  l'an  Y,  avec  l'appui  des  roya- 
listes. Or  ceux-ci,  pour  plaire  au  gouvernement  anglais  qui  les  payait,  pré- 
ludaient au  nationalisme  de  leur  digne  progéniture  en  cherchant  patriotique- 
ment  de  toutes  les  façon?  à  empêcher  Hoche  de  partir.  Ils  tentaient  d'abord, 
soit  de  le  gagner,  soit  de  le  rendre  suspect  :  un  de  leurs  chefs.  Frotté,  invo- 
quait des  motifs  graves  pour  lui  demander,  le  27  fructidor  an  IV  (13  septem- 
bre 1796),  un  entretien  particulier  ;  Hoche  répondit  immédiatement  :  «  II  n'est 
si  grand  intérêt  qu'on  ne  puisse  traiter  par  écrit»  {Idem,  p.  604),  et  avertit, 
le  lendemain,  le  Directoire  par  une  lettre  dont  il  a  été  cité  un  passage  dans 
le  chapitre  précédent.  Ils  tentaient  ensuite  de  l'assassiner,  mais  manquaient 
leur  coup  le  26  vendémiaire  an  V(17  octobre)  à  Rennes  [Idem,  p.  608),  et 
peut-être  y  avait-il  un  peu  plus  tard  à  Brest  une  tentative  d'empoisonnement 
(Idem,  p.  613).  La  conduite  de  Villaret  fut  telle  qu'il  fallut  le  révoquer  (15 bru- 
maire an  V-5  novembre  i79t5).  Le  vice-amiral  Morard  de  Galles  le  remplaça  dans 
le  commandement  des  forces  navales  de  Brest  et,  parle  même  arrêté,  Bruix 
fut  nommé  major  général  de  la  flotte  expéditionnaire  qui,  le  25  frimaire  an 
V  (15  décembre  1796),  put  enfin  partir  au  moment  où  le  Directoire  décidait 
de  renoncer  à  l'expédition. 

Hoche  était  sur  la  Fraternité  avec  Morard  de  Galles  ;  l'avanl-garde  se 
trouvait  sous  les  ordres  du  contre-amiral  Bouvet  qui  était  sur  VImmortalité 
avec  le  commandant  en  second  des  forces  de  terre,  le  général  Grouchy.  Par 
suite  de  mauvais  temps,  vent  et  brume,  la  Fraternité  fut  séparée  du  reste  de 
la  flotte  qui,  s'étant  rejoint,  fut  dirigé  par  Bouvet  vers  la  baie  de  Bantry, 


HISTOIRE    SOCIALISTE  385 

lieu  de  débarquement  indiqué,  où,  une  erreur  de  route  ayant  été  commise, 
une  partie  seulement  entra  le  2  nivôse  (22  décembre).  Au  bout  de  quelques 
jours  d'indécision  injustiQable  —  «  c'est  le  général  Grouchy  qui  semble  en 
être  principalement  responsable  »  (Desbrière,  Projets  et  tentatives  de  débar- 
quement aux  Iles  Brita7miques,  t.  1",  p.  202,  note).  —  Bouvet  repartit  pour 
Brest  où  11  arriva  le  12  nivôse  (i"  janvier  1797).  Assaillie  par  la  tempête,  la 
Fraternité  dut,  en  outre,  le  6  nivôse  (26  décembre),  échapper  à  un  vaisseau 
anglais;  lorsqu'elle  put  de  nouveau  approcher  des  côtes  d'Irlande,  le  9  (29 
décembre),  elle  rencontra  un  navire  de  l'escadre  qui  lui  apprit  le  départ  de 
celle-ci;  elle  reprit  à  son  tour  la  route  de  France  et  atteignit,  le  25  (14  jan- 
vier), le  mouillage  de  l'île  d'Aix.  Le  seul  combat  auquel  donna  lieu  celte 
expédition  fut  celui  que  le  vaisseau  les  Droits  de  l'Homme  commandé  par 
Lacrosse  eut,  le  24  nivôse  an  Y  (13  janvier  1797),  à  soutenir  contre  deux 
vaisseaux  anglais  VIndefatigable  et  ry4wv«zon,  combat  héroïque  qui  se  ter- 
mina par  le  naufrage  de  V Amazon  et  des  Droits  de  l'Homme  dans  la  baie 
d'Audierne.  Bouvet  fut  suspendu  le  20  nivôse  (9  janvier)  et  Hoche  nomniié. 
le  5  pluviôse  an  V  (24  janvier  1797),  général  en  chef  de  l'armée  de  Sambre-et- 
Meuse  en  remplacement  de  Mureau  qui  conservait  l'armée  de  Rhin-et-Mo- 
selle.  Pour  se  venger  du  danger  couru,  l'autorité  militaire  anglaise  exerça  en 
Irlande  de  terribles  représailles:  les  dirigeants  anglais  furent  impitoyables, 
ayant  dépensé  toute  leur  pitié  en  faveur  de  nos  Chouans. 

Quelques  incidenis  avaient  eu  lieu  sur  mer  avant  l'expédition  d'Ir- 
lande. Nous  avons  vu  (chap.  ix)  la  division  de  Richery  entrer  à  Cadix 
avec  de  nombreuses  prises,  le  21  vendémiaire  an  IV  (13  octobre  1795).  Au 
commencement  de  venlôse  (fln  de  février  1796),  les  matelots,  se  plaignant 
de  n'avoir  pas  reçu  leur  part  des  prises,  se  révoltèrent;  mais,  le  5  germinal 
(25  mars),  tout  était  rentré  dans  l'ordre.  Après  de  longues  difflcultés.  pour 
compléter  ses  approvisionnements,  Richery  put  appareiller;  escorté  par  l'es- 
cadre espagnole  de  crainte  d'une  attaque  de  l'escadre  anglaise,  il  sortit  de 
Cadix  le  17  thermidor  an  IV  (4  août  1796)  et  fît  route  vers  l'Amérique  du 
Nord.  Sa  division  détruisit  plusieurs  établissements  anglais  sur  les  côtes  de 
Terre-Neuve  et  du  Labrador,  s'empara  d'une  centaine  de  navires  marchands 
et  arriva  à  l'île  d'Aix  le  15  brumaire  an  V  (5  novembre  1796);  le  22  frimaire 
(12  décembre),  elle  était  à  Brest  pour  renforcer  l'expédition  de  Hoche  en  Ir- 
lande. De  son  côté,  le  contre-amiral  Sercey  était  parti,  le  14  ventôse  an  IV 
(4  mars  1796),  de  Rochefort  avec  mission  de  capturer  les  bâtiments  de  com- 
merce anglais  et  de  défendre  l'île  de  France  (Maurice)  et  l'île  de  la  Réunion. 
Le  24  fructidor  (10  septembre),  non  loin  de  Madras,  dans  une  rencontre 
avec  deux  navires  anglais,  V Arrogant  et  le  Victorious,  il  les  obligea  à  s'éloi- 
gner; mais  ses  six  frégates  devaient  être  successivement  prises  parles  Anglais. 
Le  15  avril  1797,  les  équipages  anglais  qui  se  plaignaient  du  régime  au- 
quel ils  étaient  soumis,  se  révoltèrent  à  Portsmouth;  à  cette  nouvelle,  l'es- 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


cadre  de  Plymouth.  s'insurgea  à  son  tour;  le  20  mai,  révolte  de  l'escadre  de 
la  mer  du  Nord  qui  aurait  pu  avoir  de  graves  conséquences  si  la  flotte  fran- 
çaise et  la  flotte  hollandaise,  son  alliée,  avaient  su  proflter  de  cette  occasion. 
La  situation  n'apparaissait  pas  brillante  pour  l'Angleterre  :  à  la  fin  de  février 
1797,  nous  le  savons,  la  Banque  d'Angleterre  avait  dû  suspendre  ses  paye- 
ments en  espèces  ;  l'Autriche,  nous  allons  le  voir,  s'apprêtait  à  conclure  la 
*paix.  Aussi,  le  13  prairial  an  V  (i"  juin),  Pitt  offrit  au  Directoire  de  renouer 
les  négociations  rompues  ;  on  se  mit  d'accord  pour  reprendre  les  pourpar- 
lers à  Lille,  où  Malmesbury  arriva  le  16  messidor  (4  Juillet).  Cette  fois,  on  ne 
parla  pas  franchement  de  l'annexion  de  la  Belgique,  l'Angleterre  ne  pouvait 
plus  affecter  de  défendre  les  intérêts  de  l'Autriche  qui  traitait  séj  arément 
avec  la  France;  mais  la  question  n'en  domina  pas  moins  les  préoccupations 
d'une  manière  détournée.  L'  Angleterre  voulait  qu'un  article  du  nouveau 
traité  reconnut  pleine  vigueur  à  toutes  les  clauses  des  traités  antérieurs 
qu'il  ne  modifierait  pas  formellement;  or  la  Belgique  ayant  été  cédée  à  l'Au- 
triche par  le  traité  d'Utrecht(i713),  le  silence  gardé,  dans  le  nouveau  traité 
avec  l'Angleterre,  sur  sa  réunion  à  la  France,  aurait  permis  au  gouvernement 
anglais  d'en  contester  à  celle-ci  la  possession  le  jour  où  il  aurait  eu  la  possi- 
bilité de  le  faire  avantageusement.  La  France,  de  son  côté,  réclamait  la  re- 
nonciation de  l'Angleterre  à  toute  hypothèque  à  elle  donnée  par  l'Autriche 
sur  la  Belgique  en  garantie  de  ses  subsides.  Dans  les  «  instructions  »  rédi- 
gées par  Talleyrand  pour  Treilhard  et  Bonnier,  le  25  fructidor  an  V  (11  sep- 
tembre 1797),  où  sont  indiquées  les  diverses  conditions  de  paix  et  notamment 
«  l'abandon  de  l'hypothèque  sur  la  ci-devant  Belgique  »,  on  lit  :  «  Le  Direc- 
toire n'entend  pas  se  départir  de  »  cette  condition  (Pallain,  Le  ministère  de 
Talleyrand  sous  le  Directoire,  p.  41).  Là  était  l'obstacle  ;  ne  voulant  ni 
l'aborder  franchement,  ni  transiger  sans  arrière-pensée,  on  se  montra  intran- 
sigeant sur  des  points  dont  on  se  souciait  beaucoup  moins.  Nos  plénipoten- 
tiaires, qui  étaient,  au  début,  Le  Tourneur,  Maret  et  Pléville-Le  Pelley  qu'on 
devait,  pendant  les  négociations  (voir  le  chapitre  suivant)  nommer  minisire 
de  la  marine  sans  le  remplacer  à  Lille,  étaient,  à  la  fin,  Treilhard  et  Bonnier. 
La  rupture  se  produisit  comme  à  Paris,  le  2°"  jour  complémentaire  de  l'an  V 
(18  septembre  1797),  Malmesbury  quitta  Lille  où  les  plénipotentiaires  français 
restèrent,  sans  le  voir  revenir,  jusqu'au  25  vendémiaire  an  VI  (16  octobre  1797). 
Peu  de  temps  .iprès,  la  flotte  hollandaise  de  l'amiral  de  'Winter,  mouil- 
lée dans  les  eaux  du  Texel,  leva  l'ancre  pour  tenter  une  descente  en  Angle- 
terre. L'escadre  anglaise  de  l'amiral  Duncan  chargée  de  surveiller  les  mou- 
vements de  celle  flotte,  se  porta  au-devant  d'elle,  l'atteignit  non  loin  d'Eg- 
mond,  à  la  hauteur  du  village  de  Gamperdwin  (11  octobre  1797);  ce  fut  un  dé- 
sastre pour  les  Hollandais.  C'était  le  moment  où  le  manque  d'argent  décidait  le 
Directoire  (commencement  de  vendémiaire  an  Yl-fin  septembre)  à  désar- 
mer un  certain  nombre  de  navires   français  et  à  en  céder  d'autres  au  com. 


HISTOIUE     SOCIALISTE 


merce  pour  les  transformer  en  corsaires.  Le  18  floréal  (7  mai  1798),  une  pe- 
tilp  expédition  partait  de  la  Hougue,  afin  de  reconquérir,  à  l'aide  de  bateaux 
plats  adoptés  par  le  Directoire  en  germinal  an  IV  (fin  mars  1796)  et  à  peu 
près  conformes  à  ceux  qu'avait  inventés  le  vice-amiral  suédois  Chapnian,  les 
îlots  Saint-Marcouf  près  du  littoral  normand  :  pour  effectuer  le  débarque- 
ment et  enlever  les  îles,  il  ne  manqua  ce  jour-là  à  certains  de  ces  bateaux 
que  d'être  mieux  soutenus  par  les  autres  (Desbrière,  Projets  et  tentatives  de 
débarquement  aux  Iles-Britanniques,  t.  1"",  p.  72  note  et  341).  Le  30  floréal 
{19  mai),  2,000  Anglais  environ  débarquèrent  près  d'Ostende;  mais,  le  len- 
demain, à  la  suite  d'un  combat  où  ils  perdirent  200  hommes,  ils  dorent  se 
rendre. 

La  loi  du  26  ventôse  an  IV  (16  mars  1796),  relative  à  l'échange  des  Fran- 
çais prisonniers  en  Angleterre,  avait  abrogé  celle  du  25  mai  1793  qui,  en 
vertu  du  principe  de  l'égalité  des  hommes,  prescrivait  l'échange  homme 
pour  homme,  grade  contre  grade,  et  elle  en  était  revenue  à  la  pratique  an- 
cienne de  l'échange  d'un  officier  contre  plusieurs  hommes. 

La  République  batave  était,  au  début,  une  fédération  de  provinces  au- 
tonomes ;  mais,  à  côté  des  partisans  de  ce  régime  et  de  ceux,  les  orangistes, 
qui  regrettaient  le  sLathouder,  il  y  avait  un  parti  tendant  à  l'unité.  Soutenu 
par  le  gouvernement  français,  ce  parti  finit  par  obtenir  la  convocation  d'une 
Convention  investie  du  pouvoir  d'organiser  la  République.  Cette  assemblée 
tint  sa  première  séance  à  la  Haye  le  1"  mars  1796  et  vit,  au  bout  de  17 
mois,  le  8  août  1797,  son  projet  repoussé  par  le  peuple.  Une  nouvelle  assem- 
blée nationale  se  réunit  le  1"  septembre  suivant  et,  après  un  coup  d'Etat 
qui  la  débarrassa  de  la  plupart  des  opposants,  jiroiionça,  le  22  janvier  1798, 
l'abolition  des  souverainetés  provinciales.  Une  constitution  unitaire,  copiée 
sur  la  constitution  française  de  l'an  III,  était  achevée  le  17  mars  et  approu- 
vée par  le  peuple  le  23  avril.  L'assemblée  bataVe  poussa  l'imitation  de  la 
Convention  française  jusqu'à  décider  que  ses  membres  seraient  répartis  en- 
tre les  deux  Chambres  du  nouveau  Corps  législatif  et  que  le  peuple  n'aurait 
à  élire  qu'un  tiers  de  celui-ci.  Les  hommes  qui  s'assuraient  le  pouvoir  par 
cette  usurpation  appelèrent  aux  diverses  fonctions  leurs  créatures,  notam- 
ment les  catholiques  qui  en  étaient  exclus  depuis  longtemps  et  dont  le  fa- 
natisme indisposa  l'opinion.  Aussi,  la  nation  applaudit-elle  lorsque,  le  12 
juin,  le  général  Daendels,  par  un  coup  d'Etal  militaire  opéré  avec  la  compli- 
cité du  Directoire  français,  renversa  ce  gouvernement,  et  nomma-t-elle  un 
Corps  .législatif  qui,  installé  le  31  juillet  1798,  ratifia  ce  qui  venait  de  se  pas- 
ser. La  Constitution  put,  après  cet  accroc,  fonctionner  régulièrement.  Un 
traité  avait  été  conclu  à  la  Haye,  le  23  germinal  an  VI  (12  avril  1798),  entre 
la  République  batave  et  la  République  fraaçaise,  par  lequel  la  première  s'en- 
gageait à  payer  tous  les  frais  d'entretien  en  Hollande  de  25,000  soldats  fran- 
çais. 


388  HISTOIRE    SOCIALISTE 


§  2,  —  Autriclie,  Italie,  Suisse,  Etats-Unis. 

Après  Beaulieu,  après  Wurmser,  après  Allvinczi,  l'Autriche  avait  appelé 
en  Italie  l'archiduc  Charles.  Des  troupes  françaises  de  renfort,  sous  les  ordres 
des  généraux  Bernadotte  et  Delmas,  élant  parvenues  sur  l'Adige,  Bonaparte 
en  profita  pour  reprendre  les  hostilités,  sans  attendre  le  concours  en  Alle- 
magne des  armées  de  Hoche  et  de  Moreau  :  il  tenait  à  avoir  seul  le  bénéfice 
delà  défaite  de  l'Autriche  et  de  la  conclusion  de  la  paix.  Son  but  était  de 
menacer  Vienne;  il  lui  fallait  pour  cela  franchir  la  chaîne  des  Alpes,  dont  les 
deux  points  principaux  étaient  les  cols  de  Toblach  et  de  Tarvis,  de  façon  à  « 
aboutir  à  Villach.  Joubert  commandait  la  gauche,  dans  le  Tirol  ;  Masséna,le  ^, 
centre,  et  Bernadotte,  sous  l'action  Immédiate  de  Bonaparte,  était  à  l'aile  S 
droite.  Le  20  ventôse  an  V  (10  mars  1797),  on  traversait  la  Piave;  l'archiduc 
Charles  avait  réuni  le  gros  de  ses  forces  sur  la  rive  gauche  du  Tagliamento, 
oîi  l'armée  française  arrivait  le  26  (16  mars),  battant  les  Autrichiens  réduits  5 
à  une  retraite  précipitée.  Tandis  que  Bernadotte  passait  la  Torre  le28(18mars),  '' 
se  portait  sur  Gradisca,  dont  la  capitulation  livrait  le  passage  de  l'Isonzo, 
occupait  Trieste  le  3  germinal  (23  mars)  et  se  dirigeait  surLaibach,  Masséna, 
chargé  d'entraver  les  communications  entre  la  gauche  de  l'armée  autrichienne 
du  Tirol  et  la  droite  de  l'archiduc,  quittait  Bassano  le  20  ventôse  (10  mars), 
arrivait  le  21  (11  mars)  à  Feltre,  à  la  poursuite  du  corps  de  Lusignan  placé 
entre  ces  deux  armées,  le  battait  le  24  (14  mars)  àLongarone,  et,  après  l'avoir 
repoussé  au-delà  de  Pieve  di  Cadore,  revenait  sur  ses  pas  jusqu'à  Bellune, 
pour  aller  appuyer  les  troupes  engagées  sur  le  Tagliamento;  mais  le  mauvais 
état  des  chemins  ne  lui  permit  d'être  là  que  le  lendemain  du  combat  de  ce 
nom.  A  Spilembergo  le  27  (17  mars),  à  San  Daniele  le  28  (18  mars),  il  re- 
montait le  cours  du  Tagliamento,  atteignait  Gemona  le  29  (19  mars),  entrait, 
le  1"  germinal  (21  mars),  à  Pontebba  et  poursuivait  l'ennemi  jusqu'au  delà 
de  Tarvis  que  les  Autrichiens  cherchaient  aussitôt  à  reprendre;  mais,  refoulés 
le  2  (22  mars),  ils  éprouvaient  des  pertes  considérables.  Pendant  que  les 
Français  prenaient  position  à  Villach,  sur  les  bords  de  la  Drave  (7germinal- 
27  mars),  l'archiduc  ralliait  ses  troupes  àKlagenfurt;  elles  étaient  délogées 
de  là  le  8  (28  mars),  et  de  Saint- Veit  le  10  (30  mars). 

De  son  côté,  Joubert  qui  était,  le  29  ventôse  (19  mars),  vers  Trente,  se 
trouvait,  à  la  suite  de  plusieurs  succès,  à  Bozen  le  2  germinal  (22  mars),  et, 
le  3  (23  mars),  à  Brixen,  oii,  après  une  pointe  heureuse  jusqu'à  Sterzing,  non 
loin  du  Brenner,  sans  nouvelles  du  reste  de  l'armée,  craignant  de  s'isoler 
dans  une  contrée  en  insurrection,  il  jugea  prudent  de  revenir.  Il  se  trouvait 
assez  menacé  par  les  Autrichiens  qui  reprenaient  l'offensive,  lorsqu'il  fut,  le 
14  (3  avril),  informé  que  l'armée  française  était  victorieuse  et  marchait  en 
avant;  il  rassembla  ses  troupes  le  15  et  le  16  (4  et  5  avril)  pour  opérer  sa 
jonction  avec  elle,  remonta  la  Rienz,  atteignit  le  col  de  Toblach,  puis,  côtoyant 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


389 


la  Drave,  continua  sur  Villach.  Bouaparte,  qui  en  était  parti  quand  Joubert  y 
arriva  le  19  (8  avril),  avait  écrit  de  Klagenfurt,  le  11  germinal  (31  mars),  une 


lettre  hypocrite  à  l'arcliiduc  pour  l'inviter  à  faire  la  paix;  mais  celui-ci  ayant 
répondu  qu'il  n'avait  pas  d'ordres  à  cet  égard,  l'armée  française  se  remit  en 
mouvement.  Masséna  était  victorieux  les  12  et  13  (1"  et  2  avril)  et,  le  15 
(4  avril),  l'archiduc  était  contraint  d'abandonner  Judenburg,  où  Bonaparte 

UT.  442,  —  HISTOIRE    SOCIALISTE.    —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  LIV.  442. 


«90  HISTOIRE     SOCIALISTE 

transportait  son  quartier  général  le  16  (5  avril);  c'est  là  que,  le  18  (7  avril),  se 
présentèrent  deux  généraux  chargés  de  négocier  par  l'empereur,  qui  avait 
peur  pour  sa  capitale;  on  convint  d'une  suspension  d'armes  de  cinq  jours, 
prolongée  ensuite  jusqu'au  i"  floréal  (20  avril).  Des  conférences  commencè- 
rent aussitôt  et  un  traité  préliminaire  de  paix  fut  signé  le  29  germinal  an  V 
(18  avril  1797),  dans  un  château  près  de  Leoben.  L'empereur  renonçait  à  tous 
ses  droits  sur  la  Belgique  et  acceptait  «  les  limites  de  la  France  décrétées  par 
les  lois  de  la  République  »,  sous  réserve  qu'il  lui  serait  fourni,  lors  de  la  paix 
définitive,  un  dédommagement  à  sa  convenance.  Il  y  avait  des  articles  secrets 
concernant,  notamment,  la  renonciation  de  l'empereur  à  une  partie  de  la 
Lombardie,  qui  devait  être  constituée  en  République  indé|jendante,  avec 
compensation,  aux  dépens  de  la  République  vénitienne,  en  Italie,  en  Islrie 
et  en  Dalmatie.  Agissant  en  maître,  Bonaparte  faisait  directement  expédier 
par  Berthier  une  lettre  à  Hoche  et  à  Moreau  afin  d'arrêter  leurs  opérations. 
Les  Autrichiensavaient  été  trop  absorbés  en  Italie  pour  son2;er  à  prendre 
l'offensive  en  Allemagne;  ils  n'avaient  cherché  qu'à  conserver  leurs  positions 
sur  la  rive  droite  du  Rhin;  aussi,  au  milieu  de. germinal  (début  d'avril  1797), 
on  se  bornait  encore  à  s'observer.  Moreau  commandait  à  celte  époque  l'armée 
de  Rhin-et-Moselle  et  Hoche  l'arrace  de  Sambre-et-Meuse,  oh  il  était  arrivé 
le  6  ventôse  (24  février).  D'après  ses  instructions,  Championnet,  qui  dirigeait 
l'aile  gauche,  passait  la  Sieg   et  emportait  la  position  d'Altenkirchen  (28  et 

29  gerininal-17  et  18  avril);  le  29  (18  avril).  Hoche  traversait  le  Rhin  à  Neu- 
wied,  battait  les  Autrichiens  à  Driedorf;  ceux-ci  étaient  de  nouveau  battus  le 

30  (19  avril),  et  l'aile  droite,  sous  les  ordres  de  Lefebvre,  entrait  dans  Lim- 
burg,  tandis  que  le  centre  s'installait  à  Weilburg  et  que  la  gauche  prenait 
position  en  arrière  de  Herborn.  Chassant  toujours  sur  tous  les  points  les 
Impériaux,  le  2  floréal  (21  avril),  Lefebvre  se  portait  sur  Kœnig^tein,  une 
division  du  centre  occupait  Welzlar,  et  Championnet  gagnait  Giessen.  Toute 
l'armée  de  Sambre-et-Meuse  marchait  sur  Francfort;  Lefebvre  en  atteignait 
les  portes  (3  floréal-22  avril),  lorsque  survint  le  courrier  de  Bonaparte  annon- 
çant la  signature  des  préliminaires  de  paix. 

A  son  tour,  Moreau  était  parvenu,  les  1"  et  2  floréal  (20  et  21  avril),  à 
franchir  le  Rhin  près  de  Strasbourg,  après  de  longues  heures  de  combat, 
notamment  à  Kehl,  qui  était  repris;  la  droite  marcha  sur  Ettenheim,  le 
centre  sur  Freudenstadt,  la  gauche  força  le  passage  de  Renchen  et  poursuivit 
les  Autrichiens  jusqu'à  Lichtenau  sur  la  Sauer  (3  floréal-22  avril);  mais  l'ar- 
rivée du  courrier  de  Bonaparte  mit  fin  aux  hostilités. 

C'est  à  la  réquisition  militaire  en  vue  de  cette  campagne,  que  fut  due  la 
rentrée  dans  l'armée  de  La  Tour  d'Auvergne,  qui  avait  pris  sa  retraite  quelque 
temps  après  les  opérations  de  l'armée- des  Pyrénées  occidentales  où  nous 
avons  signalé  sa  présence  (chap.  iv)  :  un  de  ses  amis  de  Bretagne,  Jacques 
Le  Brigant,  après  avoir  eu  plusieurs  enfants,  restait  seul  avec  le  plus  jeune. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  391 

lorsqiip  la  réquisition  le  lui  eiiUîva  pour  l'expédier  à  l'armée  de  Sambre-et- 
Meuse.  Agé  de  76  ans,  le  père  pria  La  Tour  d'Auvergne  de  solliciter  le  retour 
de  son  fils.  C'est  alors  que  l'ancien  canitriine  —  il  était  dans  sa  54=  an- 
née —  écrivit,  le  10  germinal  an  V  (30  mars  1797),  au  ministre  de  la  guerre 
pour  lui  demander  d'être  autorisé  à  remplacer  le  jeune  homme,  ce  qu'il  finit 
par  obtenir. 

Les  préliminaires  de  Lsoben,  où  Bonaparte  paraissait  plus  soucieux  de 
l'Italie  que  de  la  limite  du  Rhin,  ne  correspondaient  pas  aux  vues  du  Dir"c- 
loire;  mais  il  semble  que  l'opinion  publique,  surtout  désireuse  de  la  paix, 
fut  satisfaite  dans  son  ensemble.  C'est  ce  qui  ressort  de  rapports  du  13  et  du 
14  floréal  an  V  (2  et  3  mai  1797);  d'après  le  premier,  les  conditions  des  préli- 
minaires sont  «  universellement  goûtées,  exception  faite  de  quelques  contra- 
dicteurs qui  les  trouvent  trop  modérées,  et  qui  sont  surtout  mécontents  de 
voir  qui^  les  limites  de  la  République  française  n'aient  pas  été  stipulées, 
surtout  le  cours  inférieur  du  Rhin»  (recueil  d'Aulard,  t.  IV,  p.  91)  ;  d'après 
Ife  second,  «  quelques  personnes  trouvent  mauvais  qu'étant  victorieux  on  ne 
garde  pas  ce  que  l'on  a  conquis  jusqu'au  Rhin,  mais  le  plus  grand  nombre 
est  si  satisfait  d'avoir  un  ennemi  de  moins  et  de  concevoir  l'espérance  d'une 
pacification  générale,  qu'il  approuve  beaucoup  ces  nouvelles  conditions» 
{idem,  p.  93).  Saciiant  très  bien  qu'il  ne  contentait  pas  le  Directoire,  Bona- 
parte, en  lui  écrivant,  le  30  germinal  (19  avril),  pour  lui  faire  accepter  les 
comlitions  arrêtées  à  Leoben,  usa  de  son  procédé  habituel  :  il  afiecta  de 
donner  sa  démission  et  de  demander  un  congé  sous  pïétexte  de  revenir  en 
France;  il  n'en  continua  pas  moins  à  se  conduire  comme  s'il  n'avait  pas  dé- 
missionné, en  homme  qui  comptait  bien  être  invité  à  rester  au  poste  qu'il 
tenait  à  conserver.  Déjà,  le  26  brumaire  an  V  (16  novembre  1796),  le  Direc- 
toire qui,  tout  en  étant  irrité  d'avoir  à  plier  devant  lui,  n'osait  cependant  pas 
sévir  contre  son  envahissante  personnalité,  avait  essayé  de  garder  la  haute 
main  sur  les  négociations  en  envoyant  à  cet  effet  en  Italie  le  général  Cl  irke. 
Le  9  frimaire  (29  novembre),  celui-ci  était  à  Milan;  trois  jours  après,  Bona- 
parte connaissait  la  mission  qu'il  venait  remplir  et  n'en  persistait  que  da- 
vantage à  mettre  le  Directoire  en  face  de  faits  accomplis. 

Le  ministre  autric'nien  Thugut,  qui  comptait  à  celle  époque  sur  le  succès 
d'Allvinezi,  refusa  de  recevoir  Glarke  à  Vienne.  L'envoyé  français  ne  put  né- 
gocier, comme  il  l'aurait  voulu,  avec  le  gouvernement  impérial,  le  troc  de 
la  Belgique  et  de  la  rive  gauche  du  Rhin  contre  une  extension  en  Italie,  dont 
le  Directoire  ne  songeait  alors  à  faire,  suivant  le  mot  de  M.  Albert  Sorel 
(Bonaparte  et  Hoche,  p.  5),  qu'  «  un  marché  à  échanges  diplot  tiques,  après 
en  avoir  fait  un  champ  à  réquisitions  ».  11  se  borna  à  négocier  avec  le  roi  de 
Sardaik^ne.  Victor-Amédée  III  était  mort  le  16  octobre  1796,  et  avait  pour  suc- 
cesseur son  fils  Charles- Emmanuel  IV.  Clarke,  subissant  l'influence  de  Bona- 
parte, signait  à  Bologne,  le  7  ventôse  an  V  (25  février  1797),   un  pr.eiaier 


392  HISTOIRE     SOCIALISTE 

traité  ne  comportant  aucun  échange  de  territoires,  coiilrairement  aux  ins- 
tructions du  Directoire  qui  désirait  obtenir  la  Sardaigne  contre  une  compen- 
sation en  Italie,  et  qui  refusa  de  ratifier  ce  traité  (Guyot  et  Muret,  Revue 
d'histoire  inoderne  et  contemporaine,  15  février  1904,  p.  319).  Les  négocia- 
tions recommencèrent  et,  par  une  convention  préliminaire  secrète  conclue  à 
Turin  le  15  germinal  an  Y  (4  avril  1797j,  le  roi  de  Sardaigne  s'engageait  à  céder 
à  la  France,  lors  de  la  paix  générale,  l'île  de  Sardaigne,  à  la  condition  de  re- 
cevoir sur  le  continent  italien  un  territoire  à  sa  convenance  de  naiure  à  le 
dédommager  de  cette  cession  et  à  lui  procurer  un  titre  équivalant  à  celui  de 
roi  de  Sardaigne.  Par  le  traité  public  signé  le  lendemain,  IGgerminal  (5  avril), 
une  alliance  offensive  et  défensive  était  conclue  entre  les  deux  parties  con- 
tractantes contre  l'empereur  et,  jusqu'à  la  paix,  à  partir  de  laquelle  l'alliance 
deviendrait  purement  défensive,  le  roi  de  Sardaigne  devait  fournir  à  la  France 
un  contingent  de  9000  hommes. 

Ainsi  que  nous  l'avons  déjà  vu  (cbap.  xiv),  Venise  avait  persisté  à  ne 
pas  s'allier  à  la  France  contre  l'Autriche;  mais  Bonaparte  ayant  continué  à 
ne  tenir  aucun  compte  de  sa  neutralité  et  à  lui  chercher  querelle,  le  gouver- 
nement vénitien,  poussé  à  bout,  serait  très  probablement  entré  en  ligne 
contre  la  France  si  l'archiduc  Charles  avait  été  victorieux.  Dans  l'Étal  véni- 
tien, comme  dans  les  autres.  Etats  de  l'Italie,  existait  à  ce  moment  un  parti 
démocratique  en  opposition  avec  l'aristocratie  dirigeante.  Tandis  que  ce  parti, 
encouragé  par  les  agents  français^,  se  soulevait  en  certains  endroits,  par 
exemple,  à  Bergame  le  22  ventôse  (12  mars),  le  27  et  le  28  (17  et  18  mars)  à 
Brescia,  on  fabriquait,  le  2  germinal  (22  mars),  un  manifeste  faussement  signé 
des  autorités  vénitiennes,  excitant  la  population  à  se  débarrasser  des  Fran- 
çais. Or  c'était  à  l'instigation  de  Bonaparte  que  cette  «  imposture  infamante» 
(Edmond  Bonnal,  Chute  d'une  République,  Venise,^.  144-146)  avait  été  com- 
mise, que  ce  «  manifeste  frauduleux  »  avait  été  rédigé  et  répandu  :  de  même 
que  les  traditions  cléricales  et  monarchiques  —  nous  en  avons  rencontré  de 
fréquents  exemples  —  la  tradition  napoléonienne  prédispose  donc  ses  fidèles 
à  la  pratique  ignominieuse  du  faux  et  à  sa  scandaleuse  glorification.  C'est  que 
Bonaparte,  sachant  ou  pressentant  que  l'Autriche  convoitait  les  territoires 
vénitiens,  songeait  à  la  dédommager  de  ce  côté  de  ce  qui  lui  serait  enlevé 
ailleurs;  ne  pouvant,  dans  un  traité  public,  disposer  de  ce  qui  ne  lui  appar- 
tenait pas,  il  s'attachait  à  faire  naître  une  occasion  lui  permettant  d'abord  de 
le  prendre  pour  en  disposer  ensuite;  il  avait  besoin  que  Venise  fût  coupable, 
seulement  Venise  se  dérobait  à  cette  culpabilité  désirée  en  lui  cédant  tou- 
jours, et  cela  se  reproduisit  encore  lorsque,  s'appuyant  sur  le  document  apo- 
cryphe, il  fit  lire,  le  20  germinal  (9  avrilj,  par  Junot,  au  doge  et  à  son  conseil, 
une  lettre  d'insolente  provocation. 

En  lançant  le  faux  qui  appelait  le,  peuple  aux  armes  contre  les  Français, 
il  se  supposait  assez  fort  pour  empêcher  ces  excitations  de  se  traduire  en 


HlSTUlRli     SOGIALISTb;  3^ 

actes;  nialheureusemeiil,  le  lundi  de  Pâques  (28  germinal-17  avril),  dans 
l'après-midi,  la  population  de  Vérone  se  jeta  sur  les  Français;  hommes, 
femmes,  enfanls,  malades  lurent  cruellement  frappés,  et  près  de  400  suc- 
combèrent. D'autre  part,  le  1"  floréal  (20  avril),  un  corsaire  français  ayant 
jelé  l'ancre,  quoique  ce  lût  défendu  à  tout  bâtiment  armé,  dans  le  port  du 
Lido,  dont  le  barrage  naturel  sépare  les  lagunes  de  Venise  de  la  pleine  mer, 
émit  la  prétention  de  pénétrer  dans  les  lagunes,  les  forts  le  canonnèrent;  le 
capitaine  et  des  hommes  de  l'équipage  furent  tués.  Se  refusant  à  admettre 
les  excuses  et  les  réparalions  ofl'ertes,  Bonaparte  exploita  impudemment  ces 
deux  faits.  Le  8  floréal  (27  avril),  les  Français  étaient  revenus  en  vainqueurs 
à  Vérone,  et  ils  s'y  conduisaient  d'une  manière  odieuse;  «  à  la  barbarie  des 
mouvements  populaires,  succédait  la  barbarie  de  Bonaparte»  (Donnai,  Idem, 
p.  175).  Le  13  (2  mai),  il  déclarait  ouvertement  la  guerre  au  gouvernement 
vénitien,  du  ton,  son  tour  de  coquin  ayant  réussi,  dont  Robert  Macaire  de- 
vait s'écrier  :  Enfin  nous  avons  fait  faillite  1  Ce  gouvernement  avait  déjà  con- 
senti à  modifier  sa  constitution,  lorsqu'éclata,  le  23  (12  mail,  une  insurrec- 
tion populaire  secondée  par  le  secrétaire  de  la  légalion  française,  Villetard, 
devant  laquelle  1'  antique  gouvernement  aristocratique  abdiqua.  Un  détache- 
ment français  pénétrait,  dès  le  26  (15  mai),  dans  la  ville;  le  lendemain,  le 
général  Baraguey  d'Hiliiers  faisait  son  entrée,  et  une  municipalité  provisoire 
était  installée.  Ce  même  jour,  Bonaparte  signait  à  Milan,  avec  trois  délégués 
de  l'ancien  gouvernement  ignorant  la  chute  de  celui-ci,  un  traité  qu'il  allait 
regarder  conime  valable  pour  dépouiller  Venise,  et  comme  nul,  les  pouvoirs 
des  délégués  disparaissant  avec  le  gouvernement  qui  les  avait  mandatés, 
lorsqu'il  s'agirait  de  tenir  ses  propres  engagements.  Toujours  fourbe,  il 
écrivait,  le  7  prairial  (26  mai),  à  la  nouvelle  municipalité,  qu'il  désirait  voir 
«  se  consolider»  la  liberté  de  Venise  {Correspondance  de  Napoléon  1",  t.  III, 
p.  91)  et,  le  8  (27  mai),  au  Directoire,  qu'il  avait  proposé  à  l'Autriche  de  lui 
donner,  non  seulement  une  partie  du  territoire  vénitien,  mais  la  ville  même 
de  Venise,  à  litre  d'indemnité  {Idem,  p.  96  et  97).  Plus  tard,  il  prétendra  que 
c'est  le  massacre  de  Vérone  qui  l'a  poussé  à  livrer  Venise,  alors  que  ce  mas- 
sacre est  du  28  germinal  (17  avril)  et  que,  le  27  (16  avril),  il  écrivait  au  Di- 
rectoire avoir  soumis  au  choix  des  plénipotentiaires  autrichiens  trois  projets 
de  la  rédaction  desquels  il  résulte  que  dans  l'un,  le  troisième,  l'indépendance 
de  Venise  était  sacrifiée  (Idem,  t.  II,  p.  640).  La  nouvelle  République  véni- 
tienne, malgré  tous  ses  efforts  pour  satisfaire  aux  exigences  de  Bonaparte, 
malgré  les  cadeaux  somptueux  que  Joséphine  —  comme  M""  Chamberlain,  le 
31  janvier  1903,  à  Kimberley  —  fut  cyniquement  chargée  d'aller  se  faire  of- 
frir, n'avait  pas  longtemps  à  vivre. 

Dans  sa  lettre  déjà  citée  du  7  prairial  (26  mai)  à  la  municipalité,  Bona- 
parte lui  proposait  de  l'aider  à  maintenir  la  suprématie  de  Venise  sur  les  lies 
Ioniennes;  pour  cela,  il  lui  offrait  d'expédier  de  concert  des  navires  français 


3f)4  HISTOIRE    SOCIALISTE 


et  vénitiens  qui  protégeraient  ce?  îles.  La  municipalité,  dupe  de  ces  avances, 
fournit  de  l'argent  pour  une  expédition  qui  allait  la  dépouiller.  Parti  avec 
3500  hommes,  le  25  prairial  (13  juin),  le  général  Gentili  débarquait  à  Corfou, 
le  11  messidor  (29  juin),  sans  rencontrer  de  résistance,  grâce  aux  Vénitiens 
qui  l'accompagnaient.  Une  lois  dans  la  place,  il  agit  en  maître,  suivant  ses 
instructions,  jusqu'au  moment  oii  le  traité  de  Campo-Formio  régularisa  la 
prise  de  possession  accomplie.  Un  arrêté  de  Bonaparte  du  17  brumaire  an  VI 
(7  novembrcl797)  organisa  en  trois  départements  Cerigo  (l'ancienne  Cylhère) 
au  sud  de  la  Grèce,  les  îles  Ioniennes,  dont  les  principales  sont  Gorlou, 
Leucade  ou  Sainie-Maure,  Céphallénie,  Thiaki  (l'ancienne  Ithaque)  et  Zante, 
et  les  établissements  véniiiens  des  côtes  d'Albanie.  Sur  ces  côtes,  par  celte 
acquisition,  la  France  devenait  voisine  d'Ali  de  Tebelen,  qui  s'était  taillé  une 
sorte  de  vice-royauté  dans  l'Albanie  comme  pacha  de  Yanimi.  Il  a\ait  écrite 
Bonaparte,  le  1"  juin,  lui  manifestant  son  admiration  et  lui  demandant 
l'envoi  de  deux  maîtres  canonniers  pour  instruire  ses  soldats;  quoique  sa 
perfidie  fût  connue,  Bonaparte  se  laissa  prendre  à  ses  flatteries,  lui  envoya 
les  deux  canonniers  et  prescrivit  à  Gentili  d'entretenir  de  bonnes  relations 
avec  lui,  ce  dont  on  ne  devait  pas  tarder  à  se  repentir.  Le  30  frimaire  an  YI 
(20  décembre  1797),  le  général  Chabot  remplaçait  à  Corfou  Gentili  qui  était 
malade  et  qui  mourut  pendant  son  voyage  de  retour.  Nos  agents  eurent 
pour  mandat  d'engager  les  populations  grecques  à  secouer  le  joug  de  la  do- 
mination turque  dont,  dans  une  lettre  du  29  thermidor  an  V  (16  août  1707), 
Bonaparte  annonçait  la  chute  prochaine  (chap.  xvii). 

Au  moment  on  Bonaparte  allait  enlever  les  îles  Ioniennes  à  Venise,  les 
Autrichiens,  en  vertu  des  articles  secrets  de  Leoben,  envahissaient  les  terri- 
toires vénitiens  en  Istrie  et  en  Dalmatie,  où  ils  avaient  pénétré  le  10  juin. 
Malgré  ses  inquiétudes  en  face  de  ces  envahissements,  Venise  ne  soupçonnait 
peut-être  pas  encore  toute  l'étendue  de  son  malheur.  Une  des  conséquences 
de  l'occupation  de  Venise-  par  les  troupes  franc  uses  fut  le  départ,  dans  la 
matinée  du  16  mai,  sous  la  protection  de  la  légation  russe,  de  l'intrigant 
royaliste  d'Antraigues,  dont  il  a  été  (juestion  dans  le  chapitre  vni;  mais  il  fut 
arrêté,  leSprairial  (22 mai),  parBernadotLe,  àTrieste,  eton  saisit  d'importants 
papiers  dans  son  portefeuille.  Conduit  à  Milan  où  on  l'interrogea,  il  s'évadait 
le  8  fructidor  (25  août). 

Nous  avons  vu  (chap.  xiv)  que  la  République  de  Gênes  avait  traité  avec 
la  France;  cependant  ses  rapports  avec  l'envoyé  français  Faipoult,  qui  était 
à  Gênes  depuis  le  mois  de  germinal  an  IV  (avril  1796),  n'en  furent  pas  amé- 
liorés. Le  3  prairial  an  V  (22  mai  1797) éclata  une  insurrection  dans  laquelle, 
malgré  certaines  affirmations,  Faipoult,  qui,  contrairement  à  ses  prédéces- 
seurs ne  se  mêlait  pas  d'encourager  le  parti  révolutionnaire,  ne  fut  pour 
rien,  ainsi  que  l'a  démontré  M.  R.  Guyol  {Révolution  française,  revue,  du 
14  juin  1903,  p.  524,  note,  et  suiv.).    Durant  la   lutte,  quelques   Français 


HISTOIRE    SOCIALISTE  395 


furent  lues  et  d'autres  maltraités,  et  le  gouvernement  génois  accentua  son 
hostilité  à  l'égard  de  notre  représentant.  Averti,  Bonaparte  qui  regrettait 
que  le  traité  Mu  18  vendémiaire  an  V  (9  octobre  1796)  l'eût  empêché 
d'em;  loyer  la  force  contre  Gênes,  et  qui  n'attendait  qu'une  occasion  de  le 
faire,  profita  de  ces  circonstances;  il  envoya,  le  8  prairial  (27  mai),  son  aide 
de  camp,  Lavallelte,  porteur  d'une  leltre  offensante  dont,  le  10  (29  mai),  cet 
officier  donna  lecture  devant  le  doge  qui,  après  avoir  cherché  à  gagner  du 
temps,  se  déciiiait,  le  13  (1"  juin),  à  négocier  avec  Bonaparte.  Ses  délégués 
arrivèrent  le  16  (4  juin)  à  Mombello,  où  se  trouvait  ce  dernier,  et  souscrivaient, 
le  lendemain  et  le  surlendemain,  à  une  convention  en  vertu  de  laquelli-  la  cons- 
titution aristocraliiue  de  Gênes  était  modifiée;  un  gouvernement  provisoire 
de  vingt-deux  membres  désignés  j  ar  Bonaparte  entra  en  fonction  le  26 
(14  juin).  Celte  transformation  se  heurta  bientôt  à  des  résistances;  quelques 
jours  avant  la  date  fixée  pour  la  ratification  populaire  de  la  constitution  de 
la  nouvelle  République  ligurienne  (14  septembre),  une  révolte  de  paysans 
excités  par  les  nobles  et  les  prêtres  éclata  (18  fructidor-4  septembie).  Le 
général  Duphot  l'écrasa  sans  pitié  et,  par  ordre  de  Bonaparte,  Lannes  vint 
occuper  Gênes  militairement.  Les  meneurs,  craignant  pour  leurpays  le  sort 
de  Venise,  acceptèrent  la  constitution  dont  Bonaparte  leur  envoya  le  plan,  le 
21  brumaire  an  VI  (11  novembre  1797),  dans  une  lettre  d'une  prétentieuse 
phraséologie  {Correspondance  de  Napoléon  I",  t.  III,  p.  558-562)  :  la  répu- 
blique ligurienne  était  dotée  d'un  directoire  de  cinq  membres  et  de  deux 
conseils  :  celui  des  Anciens,  de  30  membres,  et  celui  des  Jeunes,  de  60;  cette 
constitution  devait  être  soumise  au  vote  du  peuple  qui,  le  18  frimaire  an  VI 
(8  décembre  1797),  la  ratifia. 

Après  Leoben,  Bonaparte  s'était,  en  floréal  (mai  1797),  établi  k  Mombello, 
aux  environs  de  Monza,  dans  un  magnifique  palais  :  domestiques  en  livrée, 
voitures  de  gala,  aides  de  camp  chamarrés,  étiquette  sévère,  vie  fastueuse, 
tout  donnait  l'impression  d'une  cour  royale  où  Joséphine  était  venue  trôner. 
Il  avait  déjà  (chap.  xiv)  créé  la  petite  République  cispadane  et  il  songeait  à 
faire  de  la  Lombardie  une  république  autonome  sous  le  nom  de  République 
transpadane.  Les  populations  intéressées  se  prononcèrent  avec  tant  de  force 
pour  l'union  sous  le  nom  de  République  italienne,  qu'il  ne  s'opposa  pas  à  la 
fusion  des  ueux  républiques;  mais,  ne  voulant  pas  trop  inquiéter  les  souve- 
rains italiens,  il  appela  la  république  unique  «  République  cisalpine  ».  Sa 
proclamation  du  11  messidor  an  V  (29  juin  1797)  consacra  ce  changement.  Il 
organisa  le  nouvel  Etat  sur  le  modèle  de  la  République  française,  le  divisa 
en  déparlements,  mit  à  la  tête  un  directoire  exécutif  et  deux  conseils;  seule- 
ment, pour  la  première  fois,  il  se  réserva  la  nomination  de  leurs  membres, 
et,  tout  en  détruisant  l'ancien  régime,  s'attacha  à  gagner  les  classes  qui  en 
bénéficiaient  le  plus,  la  noblesse  et  le  clergé.  Le  21  messidor  (9  juillet),  fut 
célébrée  en  grande  pompe  l'inauguration  de  la  République  cisalpine  que  le 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


traité  de  Gampo-Formio  devait  agrandir  aux  dépens  de  Venise  en  la  portant 
jusqu'au  lac  de  Garde;  quelque  temps  avant  ce  traité,  les  paysans  delà  Yal- 
teline,  sujets  des  Grisons  et  désireux  d'être  indépendants,  s'étaient  laissés 
aller  à  accepter  la  médiation  de  Bonaparte  qui,  le  19  vendémiaire  an  YI  (10  oc- 
tobre 1797),  les  enlevait  aux  Grisons,  mais  pour  les  annexer  à  la  République 
cisalpine.  Le  3  ventôse  an  Yl  (21  lévrier  1798),  à  Paris,  était  signé  avec  cette 
république  un  traité,  que  ratifiait  pour  la  France  la  loi  du  27  ventôse  suivant 
(17  mars).  La  Cisalpine  était  reconnue  «  comme  puissance  libre  et  indépen- 
dante »;  cependant  il  dépendait  de  la  République  française  de  l'engager  à 
son  gré  dans  une  guerre  (art.  3),  et  la  réciprocité  n'existait  pas,  les  troupes 
françaises,  maintenues  chez  elle  à  ses  frais,  pouvant  être  retirées  à  volonté 
par  le  gouvernement  français  (art.  7), 

La  formation  de  la  Lombardie  en  État  indépendant  avait  permis  au  Direc- 
toire de  tourner  un  article  delaGon?titution.  Dès  le  début  de  l'an  Y  (octobre 
1796),  des  Polonais  avaient  demandé  à  servir  dans  les  armées  françaises; 
mais  l'art.  287  de  la  Constitution  de  l'an  III  portait  :  «  Aucun  étranger  qui 
n'a  point  acquis  les  droits  de  citoyen  français  ne  peut  être  admis  dans  les 
armées  françaises,  à  moins  qu'il  n'ait  fait  une  ou  plusieurs  campagnes  pour 
l'établissement  de  la  République  ».  C'est  ce  que  le  ministre  de  la  guerre, 
Petiet,  répondit  au  général  polonais  Dombrowski,  le  9  brumaire  an  V  (30  oc- 
tobre 1796),  et  il  l'invita  à  s'adresser  à  la  Lombardie.  Le  9  janvier  1797,  une 
convention  était  conclue  entre  l'administration  générale  de  celle-ci  et  Dom- 
browski qui,  le  20,  lançait  une  proclamation  pour  appeler  ses  compatriotes. 
Le  9  février,  la  première  légion  polonaise  était  constituée  à  Milan,  elle  comp- 
tait 1127  hommes  divisés  en  2  bataillons  (Dufourcq,  Le  régime  jacobin  en 
Italie,  p.  329,  note).  Dès  la  fin  de  1797,  cette  légion  se  dédoublait  et,  vers  le 
20  novembre  1798,  l'une  des  nouvelles  légions  comptait  2 957  hommes  et 
l'autre  2700  {Revue  d'histoire  rédigée  à  l'état-major  de  l'armée,  numéro  de 
juillet  1903,  p.  83). 

Le  Directoire  avait  été  surpris  par  la  signature  du  traité  préliminaire  de 
Lcoben  au  moment  où  il  allait  s'entendre  avec  Venise;  si  deux  de  ses  mem- 
bres, Garnol,  le  protecteur  de  Bonaparte,  et  Le  Tourneur  étaient  hostiles  à 
Venise,  deux  autres,  La  Revellière  et  Reubell,  lui  étaient  favorables;  le  cin- 
quième. Barras,  offrit  à  l'ambassadeur  vénitien  à  Paris,  Querini,  de  lui  vendre 
son  vote.  Ce  honteux  marché,  qui  pouvait  sauver  Venise,  venait  d'être  conclu 
et  approuvé  par  le  gouvernement  vénitien  (20  avril  1797),  lorsque  parvint  la 
nouvelle  de  la  convention  de  Leoben  qui  compliqua  d'autant  plus  la  situation 
que  le  Directoire  tenait  à  ménager  à  la  fois  l'auteur  de  la  convention,  Bona- 
parte, et  l'opinion  publique,  réfractaire  à  toute  violation  du  droit  de  Venise. 
Après  quelques  hésitations,  le  Direc-toire  se  décida  cependant  à  approuver, 
par  une  lettre  du  25  messidor  (13  juillet),  la  conduite  de  Bonaparte  «  notam- 
ment à  l'égard  de  Venise  et  de  Gênes  »  {Moniteur  du  1"  thermidor-19  juillet). 


i 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


397 


"il    -5 


Os    3 


Les  négociotions  pour  le  traité  définitif  de  paix,  prévu  par  les  préliminaires 
de  Leoben,  traînèrent  en  longueur.  Ni  l'une  ni  l'autre  des  parties  en.  cause 

LIV.  443.  — HISPOIRE  SOCIALISTE.  —  THEKjnDOB  ET  DIRECTOIRE.  LIV.   443. 


398  HISTOIRE     SOCIALISTE 

ne  pensaient  à  se  conformer  strictement  à  ces  préliminaires,  chacune  d'elles 
tendant  à  obtenir  de  l'autre  des  concessions  plus  importantes.  Le  Direcloire 
songeait  toujours  à  la  rive  gauche  du  Rhin  ;  mais  les  succès  obtenus  en  Italie 
le  poussaient  aussi  maintenant  à  vouloir  en  éloigner  l'empereur  et  à  ne  le 
dédommager  qu'en  Allemagne.  Le  gouvernement  autrichien  tenait  par-dessus 
tout  à  Venise,  et  relativement  moins  à  s'agrandir  en  Allemagne,  par  crainte 
que  laJ>russe  n'y  réclamât  à  son  tour  un  agrandissement  équivalent.  Bona- 
parte, lui,  aspirait  à  recueillir  les  bénéflces  politiques  d'une  paix  qui  appa- 
raîtrait comme  son  œuvre;  persuadé  que  l'Autriche  ne  céderait  qu'en  obte- 
lenant  Venise,  il  était  prêt  à  la  lui  livrer,  malgré  l'opposition  réitérée  du 
Directoire  à  l'égard  durjuel  il  usa  de  ses  procédés  habituels  de  pression  :  la 
menace  de  sa  démission  et  l'envoi  d'argent.  Il  y  eut  des  lenteurs  calculées  de 
la  part  de  la  cour  d'Autriche  qui,  après  les  élections  de  l'an  V,  escomptait  la 
prise  du  pouvoir  par  les  royalistes  et  qu'  entretenait  en  cette  illusion  la  cor- 
respondance de  Mallet  du  Pan.  Ccpen  dant  elle  s'était  décifiée,  le  19  septembre, 
sur  la  demande  du  Directoire,  à  rendre  la  liberté  à  La  Fayette,  LUour-Mau- 
hourg  et  Bureaux  de  Pusy  arrêtés,  le  20  août  1792,  par  les  avant  postes  en- 
nemis lorsqu'ils  fuyaient  la  France  débarrassée  du  roi  (t.  II  de  l  Bisloire  so- 
cialiste, p.  1309),  enterraés  d'abord  à  M;'gdebourg,  remis  ensuite  par  la  Prusse 
à  l'Autriche  et  jetés  par  celle-ci  dans  les  cachots  d'Olmillz.  Ses  espérances 
ayant  été  déçues,  elle  se  hâta  d'envoyer  à  Udine,  oîi  il  arriva  le  5  vendémiaire 
an  VI  (26  septembre  1797),  son  diplomate  le  plus  renommé,  le  comte  de 
Cobenzl;  Bonaparte  était  inslallé,  depuis  le  10  fructidor  (27  août),  à  Passa- 
riano,  aune  douzaine  de  kilomètres  à  l'ouo^td'Udine,  elles  conféren''i's  avaient 
lieu  alternativement  dans  ces  deux  villes.  Après  des  pourparlers  où  Gobenzl  et 
Bonaparte  firent  preuve  d'une  égale  mauvaise  foi,  fut  signé,  daté  du  26  ven- 
démiaire (17  octobre),  le  traité  de  Campo-Formio,  petite  localité  entre  Udine 
et  Passariano.  Une  heure  après  la  signature  du  traité,  le  27  (18  octobre),  à 
deux  heures  du  matin,  Mon^^e  et  Berlhier  partaient  en  poste  pour  le  porter 
h  Paris. 

Par  le  traité  ostensible,  la  France  obtenait  la  Belgique,  les  îles  Ioniennes, 
Cerigo  et  les  établissements  vénitiens  en  Albanie.  L'Autriche  recevait  l'Is- 
Irie,  la  Dalmatie,  les  Iles  vénitiennes  de  l'Adriatique  et  Venise  elle-même, 
dont  le  territoire,  en  Italie,  était  partagé  entre  l'Autriche  et  la  République 
cisalpine.  Un  congrès  devait  être  réuni  à  Rastatt,  dans  le  délai  d'un  mois, 
pour  déterminer  les  conditions  de  paix  avec  l'Empire.  Par  les  articles  se- 
crets, l'Empire  était  bouleversé  :  l'empereur  acceptait  que  la  Fr.mce  eût  le 
Rhin  pour  frontière,  de  Bâle  à  Andernach,  sauf  règlement  ultérieur  avec  les 
princes  de  l'Empire  dépossédés,  et  la  France  consentait  à  ce  que  rera;iereur 
prit  l'archevêché  de  Salzburg  et  une  portion  de  la  Bavière,  sans  avantage 
correspondant  pour  la  Prusse.  Ce  traité  ne  satisfit  que  Bonaparte  qui  ne  se 
souciait  nullement  dune  paix  durable.  Si  le  Directoire  trouvait  qu'elle  Tétait 


HISTOIRE     SOCIALISTE  399 

trop,  l'Autriche,  malgré  Venise,  ne  se  jugeait  pas  suffisamment  indemnisée; 
en  port.ml  atteinte  à  l'intégrité  de  l'Empire,  par  elle,  jusque  là,  posée  en 
principe,  en  se  privant  de  l'appui  des  principautés  ecclésiastiques  destinées, 
comme  l'archevêché  de  Salzburg  qu'elle  s'attribuait,  à  disparaître  sous  la 
forme  de  compensations  aux  princes  laïques  expropriés  sur  la  rive  gauche  du 
Rhin,  elle  risquait  de  perdre  la  prédominance  en  Allemagne,  sans  recevoir 
assez  pour  l'acquérir  en  Italie.  La  Prusse  se  méfiant  de  conventions  qu'on  ne 
lui  c  immuniquait  pas  en  entier,  était  inquiète  et  mal  disposée;  elle  redou- 
tail,  non  sans  raison,  l'annexion  de  la  Bavière  par  l'Autriche  et  celle  des 
provinces  rhén;ines  par  la  France.  Enfin,  l'empereur  de  Russie,  Paul  I", 
qui,  depuis  son  avènement  après  la  mort  de  sa  mère,  Catherine  II,  était 
resté  à  l'écarf,  mais  qui  n'avait  pas  intérêt  à  voir  de  grands  Etats  prendre 
sur  sa  frontière  (!e  l'Ouest  la  place  d'une  confédération  de  petits,  et  qu'avait 
mécontenté  l'atlitudi^  de  la  France  à  l'égard  des  Polonais,  se  souvenait  que, 
d'nprès  le  traité  de  Teschen  ùu  13  mai  1779,  il  était  garant  de  l'Empire  ger- 
manique. En  Italie,  le  roi  de  Sardaigne  et  le  roi  de  Naples  qui  avaient  con- 
voité, le  premier  une  partie  de  la  Lombardic.le  second  les  îles  Ioniennes, 
étaient  mécontents.  En  provoquant  toutes  ces  déceptions,  le  traité  de  Campo- 
Forraio  préparait  une  nouvelle  coalition  contre  la  France. 

Ce  fut  dans  la  nuit  du  4  au  5  brumaire  (25  au  26  octobre)  que  Monge  et 
Berthier  arrivèrent  à  Paris.  Le  Directoire  fut  très  irrité  de  voir  que  ses  in- 
structions n'jivaient  pas  été  suivies;  mais,  ne  pouvant  assumer  la  responsa- 
bilité d'une  rupture,  il  ratiQa  le  traité.  «  Concentrons  toute  notre  activité 
du  côté  de  la  m  irine  et  détruisons  l'Angleterre.  Cela  f;iit,  l'Europe  est  à  nos 
pieds  »,  avait  écrit  Bonaparte  au  minir^tre  des  relations  extérieures,  le  27 
vendémiaire  (18  octobre),  en  cherchant  à  justifier  son  attitude  {Correspon- 
dance de  Napolf'on  I'\  L  III,  p.  520).  Le  Directoire  le  prit  au  mot  et,  le  jour 
môme  (5  liniraaire  an  VI-26  octobre  1797).  ordonna  la  formation,  à  l'aide  des 
troupes  cantonnées  sur  les  côtes  de  l'Ouest,  d'une  armée  dite  «  armée  d'An- 
gleterre »  dont  le  général  en  chef  devait  être  Bonaparte  et,  provisoirement, 
Desaix,  Bonaparte  étant  désigné  comme  premier  plénipotentiaire  au  congrès 
de  Rastatt. 

Bonaparte  arriva  à  Rastatt  le  5  frimaire  (25  novembre)  et  Gobenzl  le  8 
(28  novembre).  De  Melternich  et  Lehrbach  étaient  les  deux  autres  plénipo- 
tentiaires de  l'empereur.  L'occupation  de  la  Vénétiepar  les  Autrichiens  avait 
été  subordonnée  àl'entrée  préalable  des  Français  dans  Mayence;  après  s'être, 
le  11  (1"  décembre),  secrèliraent  entendu  avec  Cobenzl  à  cet  égard,  Bona- 
parte parlait  pour  Paris  oii  il  était  le  15  (5  décembre),  ne  s'étaiit  arrêté  qu'à 
Nancy  pour  assister  aune  fête  donnée  par  la  loge  maçonnique  en  .son  honneur. 

Conformément  à  l'entente  établio  avec  le  diplomate  autrichien,  les  délé- 
gués de  l'Empire  au  Congrès,  qui  ne  connaissaient  pas  les  articles  secrets 
du  traité  de  Carapo-Formio  et  oui  avaient  pour  mandat  de  maintenir  l'inté- 


400  HISTOIRE    SOCIALISTE 

grité  (le  l'Empire,  apprirent  avec  épouvante,  le  9  décembre,  que  l'empereur 
retirait  ses  troupes  de  Maycnce,  ce  qui  équivalait  à  l'abandon  de  cette  partie 
de  l'Empire  à  l'armée  française;  celle-ci,  en  effet,  cernait  la  ville  le  26  fri- 
maire (16  décembre)  et  prenait  possession  de  la  citadelle  le  10  nivôse  (30  dé- 
cembre). D'autre  part,  les  plénipotentiaires  français,  Treilhard  et  Bonnier, 
ayant  protesté  contre  le  mandat  limité  des  délégués  de  l'Empire,  k  Diète  de 
Ratisbonne  déclara,  le  8  janvier  1798,  que  les  pouvoirs  de  ses  délégués  se- 
raient illimités;  l'empereur  sanctionna  cette  décision  le  11  ;  les  négociations 
pouvaient  commencer.  Pendant  ce  temps,  les  Français,  avant  de  la  livrer, 
pillaient  littéralement  Venise  (Gaffarel,  Bonaparte  et  les  républiques  italien- 
nes, p.  184-186)  que  les  Autrichiens  occupaient  le  29  nivôse  (18  janvier).  Deux 
mois  après  la  constitution  délinitive  du  congrès  de  Rastatt,  le  ^9  ventôse  (9 
mars),  le  Directoire  se  voyait  accorder  la  rive  gauche  du  Rhin;  manquait 
seulement  le  consentement  de  l'empereur  qui  cherchait  encore  à  se  faire 
donner  en  Italie  des  dédommagements  que  le  liirectoire  s'obstinait  à  ne  lui  * 
octroyer  qu'en  Allemagne.  Nous  savons  que,  pour  indemniser  les  princes  la'i- 
ques  dépossédés,  il  voulait  recourir  à  la  sécularisation  de  toutes  les  princi- 
pautés ecclésiastiques,  et,  le  15  germinal  (4  avril),  le  principe  de  celte  sécu- 
larisation était  agrc-é  par  le  Congrès.  ^ 

Restait  à  apfjliquer  ce  principe;  or,  sur  ce  chapitre,  la  Prusse  et  l'Au- 
triche ne  s'entendaient  pas,  chacune  d'elles  craignant  et  combattant  l'agran- 
dissement de  l'autre.  Déjà,  avant  l'adoption  du  principe,  elles  avaient  négocié 
entre  elles  sur  ce  point  délicat,  sans  parvenir  à  s'entendre;  mais  la  Prusse,  ^ 
le  19 mars,  admettait  en  cette  matière  la  médiation,  à  elle  offerte,  le  8,  par  y, 
l'Autriche,  du  tsar  Paul  P^  Celui-ci  accepta  avec  empressement,  à  la  prière  .'f. 
de  Thugut,  le  rôle  de  médiateur  entre  la  Prusse  et  l'Autriche  dins  la  ques- 
tion des  indemnités  territoriales,  et  envoya  à  Berlin,  pour  conférer  avec  les 
ministres  prussiens  et  le  prince  de  Reuss,  délégué  de  l'Autriche,  le  comte 
Repnin.  Ces  conférences  s'ouvrirent  le  21  mai  1798;  d'après  l'avis  du  tsar, 
qui  cherchait  à  sauvegarder  la  constitution  de  l'Empire,  la  Prusse  et  l'Autri- 
che devaient  renoncer  à  toute  indemnité  en  Allemagne  :  la  Prusse  refusa  de 
souscrire  à  cette  renonciation  si  l'Autiiche  restait  libre  de  s'agrandir  en 
Italie,  et  l'Autriche  ne  voulut  se  lier  pour  l'Italie  par  aucun  engagement; 
d'où  l'échec  de  ces  conférences  à  la  fin  de  juin.  Paul  1",  tout  en  détestant  la 
Révolution,  s'était  d'abord  montré  pacifique.  Des  pourparlers  pour  un  rap- 
prochement avaient  même  eu  lieu  à  Berlin  entre  l'ambassadeur  français- 
Gaillard  et  l'ambassadeur  russe,  Kolytchef  d'abord,  puis  le  comte  Nicétas 
Panin  (juillet-août  1797)  ;  assez  difficiles,  ces  pourparlers,  pendant  lesquels 
Panin  faisait  espérer  un  changement  de  régime  en  France,  aboutirent,  vers 
l'époque  même  du  18  fructidor,  \^  23  (9  septembre),  à  un  projet  de  traité 
sur  lequel  on  ne  s'entendit  bientôt  plus.  [G.  Grosjean,  La  France  et  la  Russie 
pendant  le  Directoire,  p.  61  à  78). 


HISTOIRE     SOCIALISTE  401 

Le  tsar  voyait  de  mauvais  œil,  nous  l'avons  dit,  les  sympathies  du  Di- 
rectoire pour  les  réfugiés  polonais  et  devait  en  arriver,  sous  l'impulsion  de 
Thugut,  à  soupçonner  le  gouvernement  français  de  tendre  à  la  reconstitu- 
tion de  la  Pologne.  Aussi,  à  la  fin  de  1797,  un  an  après  son  avènement,  il 
prenait  à  sa  solde  Gondé  et  l'arraéeûdes  nobles  émigrés,  si  étrangement  pa- 
triotes et  nationalistes,  abandonnés  par  l'Autriche  après  Leoben  ;  au  début 
de  1798,  il  donnait  asile  à  Louis  XVIII  et  peu  à  peu  manifestait  contre  la 
France  des  sentiments  d'une  hostilité  plus  agissante;  ce  faisant,  il  obéissait 
surtout  aux  habiles  suggestions  des  agents  anglais  qui,  nous  le  verrons  dans 
le  chapitre  xix,  §  1",  obtinrent,  pour  l'Angleterre,  le  22  avril  1798,  l'appui 
de  la  marine  russe. 

Le  frère  aîné  de  Bonaparte,  Joseph,  avait  été  nommé,  le  26  floréal  an  V 
(15  mai  1797),  ambassadeur  de  la  République  française  à  Rome.  Le  8  nivôse 
an  YI  (28  décembre  1797),  sous  prétexte  d'un  rassemblement  populaire  que 
des  agents  provocateurs  avaient  contribué  à  former  afin  de  fournir  aux  au- 
torités papales  le  moyen  de  frapper  les  démocrates  romains,  les  soldats  du 
pape  tirèrent  sur  une  foule  désarmée  :  «  l'attitude  du  gouvernement  romain 
demeure  injustifiable;  elle  ne  peut  s'expliquer  que  par  la  trahison  ou  la  fai- 
blesse, par  toutes  les  deux  peut-être  ».  (Ernouf,  Nouvelles  études  sur  la  Ré- 
volution française,  année  1798,  p.  188).  Le  général  Duphot  qui  se  trouvait  à  S 
Rome  auprès  de  sa  fiancée,  la  belle-sœur  de  Joseph  Bonaparte,  fut  tue  et 
son  cadavre  dépouillé;  le  curé  de  la  paroisse,  en  particulier,  s'adjugea  la 
montre  (Gaffarel,  Idem,  p.  231^  Ses  réclamations  étant  restées  sans  réponse, 
Joseph  Bonaparte  quitta  la  ville  le  lendemain.  Les  troupes  françaises,  sous 
les  ordres  de  Berthier  qui,  nommé  le  19  frimaire  an  VI  (9  décembre  1797), 
général  en  chef  de  l'armée  d'Italie,  avait,  le  2  nivôse  (22  décembrej,  pris  le 
commandement  des  mains  de  Kilmaine  chargé  de  l'intérim  depuis  le  départ 
de  Bonaparte,  marchaient  bientôt  sur  Rome  devant  laquelle  elles  arrivaient 
le  21  pluviôse  (9  février),  sans  avoir  rencontré  de  résistance.  Le  27  (15  fé- 
vrier), la  population  proclamait  la  République.  Le  pape  Pie  VI  eut  beau 
multiplier  les  processions  et  annoncer  des  miracles,  il  n'en  fut  pas  moins 
installé,  le  lendemain  de  l'arrivée  de  Masséna  (2  venlôse-20  février),  dans  ■ 
une  cliaise  de  poste  et  conduit  d'abord  au  couvent  des  Augustins  à  Sienne  ; 
il  devait  être  plus  tard  (26  messidor  an  VII-14  juillet  1799)  interné  en  France, 
à  Valence,  oîi  il  mourut  le  mois  suivant  (29  août)  dans  sa  quatre-vingt- 
deuxième  année.  Le  conclave  pour  la  nomination  de  son  successeur  ne  devait 
s'ouvrir  qu'après  le  18  brumaire,  le  30  novembre  1799. 

La  constitution  des  Etats  du  pape  en  République  romaine,  sur  le  mo- 
dèle de  la  République  française,  n'empêcha  pas  Rome  d'être  exploitée  comme 
l'avaient  été  les  autres  cités  italiennes.  Le  pillage  auquel  participèrent  tout 
spécialement  deux  protégés  de  -Bonaparte,  l'administrateur  général  de  l'ar- 
mée d'Italie  Haller  et  le  commissaire  ordonnateur  en  chef  Villemanzy,  avait 


402  HISTOIRE     SOCIALISTE 

commencé  dès  le  23  pliiviôse-11  février  (Gichot,  Histoire  militaire  de  Mas- 
séna,  la  première  campagne  d'Italie,  p.  314  noie  et  p.  326).  Mais  si  on  ra- 
massa de  l'argent,  on  ne  paya  pas  la  solde  arriérée  des  troupes.  Le  contraste 
entre  les  rapines  des  uns  et  le  dénùment  fies  autres  suscita  chez  ceux-ci  un 
mécontentement  qui  ne  tarda  pas  à  éclater.  Un  arrêté  du  Directoire  du  15 
pluviôst»  (3  février)  avait  nommé  commandant  en  chef  des  troupes  détachées 
de  l'armée  d'Italie  pour  occuper  les  Etats  du  pape,  Masséna,  qui  arriva  à 
Rome  le  1«'  ventôse  (19  février).  Berthier,  toujours  commandant  en  chef  de 
l'armée  d'Italie,  décida  que  Masséna  prendrait  son  commandement  le  5  (23 
février).  Par  ces  dates,  il  est  évident  qu'en  la  circonstance  Masséna  n'eut  au- 
cune responsabilité  dans  les  faits  dont  se  plaignaient  les  troupes;  mais  il 
avait  existé  une  vive  animosité  entre  les  officiers  de  la  division  de  Masséna 
et  ceux  de  la  division  de  Bernadotte  pendant  la  dernière  campagne  contre 
l'archiduc  Charles  —  certains  même  s'étaient  battus  le  3  prairial  (22  mai)  à 
Gorizia;  — or,  trois  demi-brigades  de  la  division  de  Bernadotte  figuraient 
dans  le  corps  d'occupation  de  Rome,  et  la  nomination  de  Masséna  dont  ils 
ne  voulaient  pas,  l'ut,  d'après  M.  Gachot  [Idem,  p.  331),  la  goutte  qui  lit  dé- 
border le  vase.  Le  6  ventôse  (24  février)  deux  ou  trois  cents  officiers  subal- 
ternes, depuis  les  sous-lieutenants  jusqu'aux  capitaines,  se  réunirent  au 
Panthéon  et  rédigèrent  une  pétition  que  Masséna  refusa  de  recevoir,  ne  pou- 
vant, disait-il,  écouter  que  des  plaintes  individuelles.  Ce  refus  envenima  les 
choses  et  Masséna  se  trouva  en  butte  à  de  telles  menaces  que,  le  7  (25  fé- 
vrier), il  quitta  Rome. 

Le  clergé  voulut  aussitôt  profiter  de  la  situation  et,  faisant  répandre  le 
bruit  que  «  les  madones  pleuraient  »,  il  réussit  à  provoquer  ce  même  jour,  7 
veniôse-25  février,  aux  cris  de  «  Viva  Maria!  »  [Méjnoires  du  maréchal  Gou- 
vion  Sainl-Cyr,  t.  I",  p.  32  et  33),  un  soulèvement  des  Transtévérins,  c'est-à- 
dire  des  habitants  de  la  rive  droite  du  Tibre.  Ce  mouvement  de  malheureuses 
victimes  de  l'abêtissement  catholique  fut  vite  réprimé;  une  nouvelle  tenta- 
tive, le  23  germinal  (12  avril),  ne  devait  pas  avoir  plus  de  succès. 

Berthier  dont,  sans  compter  sa  condescendance  à  l'égard  du  pape,  tout 
le  rôle  dans  cette  alTaire  paraît  t?ès  louche,  quitta  Rome  le  8  ventôse  (26  fé- 
vrier), en  confiant  momentanément  1e  commandement  de  la  place  au  général 
Dallemagne.  Une  partie  de  l'arriéré  de  la  solde  fut  payée  et,  le  23  ventôse  (13 
mars),  Masséna  put  rentrer  à  Rome  sans  incident.  Mais  une  proclamation  ^ 
imprimée  dans  la  nuit  et  affichée  le  lendemain  matin,  qu'il  terminait  en  par-  '■4^ 
lant  des  «  mesures  que  les  circonstances  pourraient  exiger  »,  décliaîna,  par  '^j 

la  crainte  de  représailles,  une  nouvelle  rébellion,  et  les  officiers  déléguèrent, 
le  25  (15  mars),  quatre  des  leurs  auprès  du  Directoire.  Ils  étaient  partis  lors- 
que, le  28  (18  mars),  les  commissaires  civils  de  la  République  française  au- 
près de  l'Etat  romain,  Monge,  Daunou-,  Florent  et  Faipoult,  qui  s'étaient, 
d'ailleurs,  montrés  hostiles  à  Mas-éna,  lui  signifièrent  qu-un  arrêté  du  Di- 


1^ 


HISTOIRE     SOCIALISTE  'i'J3 

rectoire  du  18  ventôse  (8  mars)  lui  ordonnait  de  se  rendre  immédiatement  à 
Gênes  et  d'y  attendre  des  ordres;  il  avait  pour  successeur  Gouvion  Saint- 
Cyr  qui  arriva  à  Rome  le  6  germinal  (26  mars),  et  l'armée  de  Rome  allait  re- 
devenir —  jusqu'à  la  nomination  de  Championnel  —  une  simple  division  de 
l'armée  d'Italie.  Les  troupes  reçurent  satisfaction  ;  toutefois,  les  quatre  délé- 
gués et  d'aulres  officiers  furent  arrêtés:  traduits  devant  un  conseil  de  guerre 
siégeant  à  Briançon,  ils  furent  acquittés  le  19  thermidor  an  VI  (6aoiit  1798). 
Quant  à  Masséna,  de  Gênes  il  dut  se  rendre  à  Antibes  ;  après  une  inactivité 
de  près  de  cinq  mois,  il  fut  informé  de  son  envoi  à  l'armée  de  Mayence  d'où 
une  décision  du  29  frimaire  an  VII  (19  décembre  1798)  le  fit  passer  à  l'armée 
d'Helvélie.  A  la  suite  d'un  différend  avec  lés  consuls  et  les  commissaires  ci- 
vils, Gouvion  Saint-Cyr  devait  à  son  tour,  par  arrêlé  du  27  me-sidor  an  VI 
(15  juillet,  1798),  quitter  Rome  où  Macdonald  le  remplaçaiL 

Les  Treize  Cantons  suisses  confédérés  étaient,  sous  l'étiquette  républi- 
caine, un  assemblage  de  gouvernements  aristocratiques  ayant  et  des  p^ys 
alliés  comme  les  villes  de  Mulhouse  et  de  Sienne,  et  des  pays  sujets,  soit  de 
plusieurs  cantons,  comme  c'était  le  cas  pour  l'Argovie,  la  Thurgovie  et  le 
Tessin,  soit  d'un  seul  comme  le  pays  de  Vaud  soumis  aux  Bernois.  Par  suite 
de  leur  situation  iiilérieur.',  des  réformes  réclamées  en  vain  par  une  majo- 
rité sujette  à  une  minorité  souveraine,  les  cantons  suisses  et  leurs  dépen- 
dances étaient  le  théâtre  d'agitations  locales  dont  le  Directoire  français  ne 
fut  nullement  cause,  tout  en  ayant  été  certainement  heureux  de  les  voir  se 
produire.  Le  résultat  devait  être  que  Bâle,  Soleure  et  Lucerne  en  janvier 
1798,  Zurich  et  SchafThouse  en  février,  réformèrent  leurs  constitutions  dans 
un  sens  démocratique;  à  celte  même  époque,  de  sujets  (le  certains  cantons, 
la  Thurgovie  et  le  Tessin  devinrent  leurs  égaux  en  droits. 

Considérant  un  peu  arbitrairement  la  France  comme  représentant  les 
ducs  de  Savoie  qui,  au  xvi»  siècle,  en  cédant  à  Berne  le  pays  de  Vaud,  avaient 
stipulé  en  sa  faveur  le  maintien  de  certains  privilèges,  le  Directoire  prêta 
complaisamment  l'oreille  aux  plaintes  des  Vaudois  et,  en  vertu  d'un  arrêté 
du  8  nivôse  an  VI  (28  décembre  1797),  son  chargé  d'affaires  Mengaud  décla- 
rait à  Berne,  le  14  (3  janvier  1798),  que  la  République  française  entendait 
garantir  les  ancien'^  droits  de  ceux-ci.  Les  autorités  bernoises, ayant  jugé 
opportun  d'(-\iger  que  le  pays  de  Vaud  leur  renouvelât  le  serment  de  fidélité, 
se  heurtèrent  à  des  refus  et,  le  15  janvier,  à  un  commencement  d'insurrec- 
tion; le  24  janvier,  le  pays  vaudois  proclamait  son  indépendance. 

Le  général  Ménard  qui  se  trouvait  à  proximité  à  la  tête  d'une  division 
de  l'armée  d'Italie,  —  et  cette  prëcaution  démontre  l'arrière-pensée  du  Di- 
rectoire, d'accord  en  cela  avec  Bonaparte,  alléché  par  le  trésor  de  Berne  et 
empressé  à  profiter  des  événements,  —  prit  prétexte  d'une  agression  dirigée, 
le  6  pluviôse  (25  janvier),  contre  un  parlementaire  qu'il  avait  envoyé  avec  une 
petite  escorte  au  quartier  général  bernois  à  Yverdon,  et  passa  la  frontière  le 


404  HISTOIRE     SOCIALISTE 

lendemain.  Tandis  que  Brune  remplaçait  Ménard,  une  division  de  l'armée 
du  Rhin,  commandée  par  le  général  Schauenbourg,  se  concentrait  dans  îe 
Nord  aux  environs  de  Bienne  occupée  le  22  (10  février).  Pendant  ce  temps, 
les  négociations  de  Mengaud  à  Berne  aboutissaient  à  un  armistice  de 
quinze  jours  devant  expirer  le  11  veniôse  (1"  mars).  Le  26  février,  avant 
même  d'avoir  reçu  l'ultimatum  du  Directoire,  le  gouvernement  bernois  se 
prononçait  pour  la  guerre  et  le  général  bernois  d'Erlach  faisait  notifier,  le 
1"  mars,  à  nos  avant-postes  de  Bienne  l'ouverture  des  hostilités  (Ernouf, 
Nouvelles  études  sur  la  Révolution  française,  année  1798,  p.  104).  Nos  trou- 
pes divisées  en  deux  corps  dirigés  l'un  par  Brune,  l'autre  par  Schauenbourg, 
entraient  aussitôt  en  campagne. 

Le  12  ventôse  (2  mars),  Schauenbourg  faisait  capituler  Soleure  et  Brune 
enlevait  Fribourg.  Le  colonel  Grafenried,  de  l'armée  bernoise,  battait  inuti- 
lement, le  15  (5  mars),  deux  brigades  de  Brune  à  Laupen  et  à  Neuenegg; 
car,  le  même  jour,  Berne  était  occupée  par  Schauenbourg  etBiune  y  arrivait 
le  lendemain  matin.  On  prit  au  trésor  de  Berne  7  millions  en  numéraire  et 
on  allait  tirer  une  douzaine  de  millions  aux  villes  suisses.  Une  partie  de  cet 
argent  enrichit  les  fonctionnaires  qui  participèrent  à  ces  spoliations  et  dont 
l'un,  commissaire  civil  et  parent  par  alliance  de  Reubell,  s'appelait,  par  une  ^1 
ironie  trop  symbolique,  Rapinat,  d'où  le  quatrain  suivant,  dû,  d'après  Barras 
(Mémoires,  t.  III,  p.  2361.  à  Alexandre  Rousselin  de  Saint-Albin  : 

Un  bon  Suisse  que  l'on  ruine. 
Voudrait  bien  que  l'on  décidât 
^i  Itapinat  vient  de  rapine, 
Ou  rapine  de  Rapinal. 

Je  dois  ajouter  que,  d'après  une  note  de  la  revue  la  Révolution  fran- 
çaise (n"  du  14  juillet  1903,  p.  89),  «  la  plupart  des  faits  reprochés  à  Rapinat 
sont  le  fait  de  l'ordonnateur  Rouhière,  etc.  ».  Rapinat  devait  succéder,  le  14 
floréal  (3  mni),  au  commissaire  civil  L':-  Garlier. 

Nous  voyons,  par  le  Mojiiteur  des  24  et  30  pluviôse  an  VI  (12  et  18  fé- 
vrier 1798),  que,  dès  les  premiers  jours  de  février,  le  pays  de  Vaud  s'était 
transformé  en  «  République  lémanique  »  ou  «  lémane  ».  Le  26  veniôse  (16 
mars),  un  arrêté  de  Brune  convoquait  à  Lausanne  les  représentants  du  Lé- 
man (ancien  pays  de  Vaud),  du  canton  de  Fribourg,  de  l'Oberland,  du  Valais, 
du  Tessin,  pour  constituer  la  «  République  rhodanique  »  {Moniteur  du  9  ger- 
minal-29  mars).  D'autres  cantons,  Schafîhouse,  Appenzell,  Lucerne,  Zurich, 
Berne,  Soleure  etBâle  étaient,  le 29  ventôse(19mars),  convoquésàAarau  pour 
former  une  seconde  République,  la  «  République  helvétique  »,  et  les  cantons  de 
Schwitz,  Uri,  Unterwalden,  Zug  et  Claris  étaient  provisoirement  laissés  de 
côté,  peut-être  pour  une  troisième.  Mais,  à  la  suite  d'une  lettre  du  Directo'  re 
du  25  ventôse  (15  mars),  un  arrêté  du  2  germinal  (22  mars)  de  Brune  d^'^cida 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


que  l'Helvélie,  au  lieu  d'être  séparée  en  deux  ou  trois  républiques,  devenait  la 
«  République  helvétique,  une  et  indivisible  »  dont  les  délégués  furent,  par 
le  commissaire  du  Directoire  Le  Garlie-',  convoqués  tous  à  Aaiau  pour  le  10 
germinal  (30  mars). 

Sans  attendre  la  soumission  de  toute  la  Suisse,  l'assemblée  de  députés 
tenue  à  Aarau  substitua  à  l'ancienne  Confédération  une  République  dérao- 


ouiiclcr    ftrnic' ior  dt-ia  c/oicUt     nouj  -acat^tra   l'tayptc 


'm 


Pressoir  directorial. 
(D'après  une  estampe  de  la  Bibliothèque  Nationale.) 


cratique  et  unitaire,  dotée  d'une  GonsliLution  calquée  sur  la  Constitution 
de  l'an  III,  et  dans  laquelle  toutes  les  parties  du  pays  et  tous  les  citoyens 
jouissaient  de  droits  égau.x.  La  proclamation  de  celte  constitutio;i  eut  lieu 
à  Aarau  le  23  germinal  (12  avril).  L'existence  de  la  nouvelle  république  fut 
troublée  par  de  nombreuses  révoltes  que  réprimèrent  les  troupes  françaises 
commandées  en  chef  par  Schauenbourg,  un  arrêté  du  18  ventôse  an  VI  (8  mars 
1798)  ayant  mis  Rrune  à  la  tête  de  l'armée  d'Italie  en  remplacement  de  Ber- 
thier.  Le  2  fructidor  an  VI  (19  août  1798),  un  traité  d'alliance  ofTensive  et 
Liv.  444.  —  nisToiBE  sociali-te.  —  tiieiuiii-SE  rî  tiiagcic:RB.  liv.  444. 


40fi  HISTOIRE     SOCIALISTE 


défensive  f;it  signé  à  Paris  entre  la  République  helvétique  et  la  République 
française. 

Mulhouse  était  une  république  indépendante,  alliée,  jel'ai  dit  plus  haut, 
de  la  Confédération  suisse.  Enclavée  dans  la  France  dont  la  douane  entravait 
son  commerce,  elle  avait  obtenu,  en  mars  1794,  du  comité  de  salut  public, 
non  la  libre  communication  pour  tous  les  produits,  qu'elle  demandait,  mais 
un  régime  de  faveur  pour  certaines  marchandises  déterminées;  ce  régime 
dura  jusqu'à  la  fin  de  1796.  Mulhouse  négocia  alors  pour  la  conclusion  d'un 
traité  de  commerce  ou,  tout  au  moins,  pour  la  continuation  du  re'gime  qui 
venait  de  prendre  fin.  Elle  se  heurta,  de  la  part  du  Directoire,  à  un  refus 
formel  et  comprit  que  toutes  ses  démarches,  sauf  celles  qui  viseraient  sa 
réunion  à  la  France,  seraient  inutile?.  Dans  ses  Études  statistiques  sur  l'in- 
dustrie de  l'Alsace,  M.  Charles  Grad  a  reconnu  ici  l'influence  prédominante 
des  conditions  économiques,  et  écrit  (p.  179)  que  Mulhouse  «  demanda  à  être 
réunie  à  la  France  en  1798,  afin  de  s'affranchir  des  droits  de  douanes  qui 
gênaient  son  commerce  ».  Le  principe  de  cette  réunion  fut  acceptée  par  un 
vote,  le  3  janvier  1798  et,  les  c;  ntons  helvétiques  ayant  autorisé  Mulhouse  à 
reprendre  sa  liberté,  un  traité  conforme  à  ce  vote  fut  signé  avec  la  France  k 
Mulhouse  même,  le  9  pluviôse  (28  janvier);  ce  traité  fut  raliQé  le  lendemain 
par  la  bourgeoisie  de  Mulhouse  el,  le  11  ventôse  (1"  mars),  par  les  Conseils 
des  Cinq-Cents  et  des  Anciens;  la  réunion  fut  célébrée  le  25  (15  mars).  Genève 
était  aussi  une  république  indépendante,  alliée  d"  la  Confédération  suisse; 
les  Français  entrèrent  dans  la  ville  le  26  germinal  an  VI  (15  avril  1798);  son 
territoire  fut  annexé  à  la  France  en  vertu  d'un  Irailé  signé  à  Genève  le  7  flo- 
réal (26  avril),  et  la  loi  du  8  fructidor  an  VI  (25  août  1798)  en  forma  le  dépar- 
tement du  Léman. 

Je  terminerai  cet  exposé  des  relations  extérieures  de  la  France  parla 
mention  des  difficultés  qui  s'élevèrent  entre  le  Directoire  et  les  États-Unis 
d'Amérique.  Leur  ambassadeur,  James  Monroe,  qui  avait  remis  ses  lettres 
de  créance  à  la  Convention  le  28  thermidor  an  II  (15  août  1794),  était  très 
bien  vu  dans  le  milieu  gouvernemental  français;  mais,  rappelé  par  son  gou- 
vernement, il  remit  ses  lettres  de  rappel  au  Directoire  le  10  nivô-e  an  V 
(30  décembre  1796),  au  moment  oiiles  relations  entre  les  deux  pays  commen-  < 
çaient  à  être  tendues.  Un  traité  avait  été,  le  19  novembre  1794,  signé  à  Lon- 
dres par  le  représentant  des  Etats-Unis  ;  il  accordait  de  tels  avantages  à 
l'Angleterre  que  sa  ratification  rencontra  certaines  résistances  en  A.mérique. 
Cependant,  après  quelques  modifications,  les  ratifications  définitives  finirent 
par  être  échangées  à  Londres  le  28  octobre  1795,  et  Washington,  président 
des  Etats-Unis,  publia  et  promulgua,  le  29  février  1796,  ce  traité  qui  recon- 
naissait, en  particulier,  à  TAngleterre'le  droit  de  saisir  sur  les  vaisseaux 
américains  ce  qui  appartenait  ou  ce  qui  était  destiné  à  une  puissance  avec 
laquelle  elle  était  en  guerre.  Quoiqu'un  autre  article  portât  qu'aucune  de 


HtSTOIRR     SÛCIAIJSTE  407 


ses  cliiuses  ne  devait  être  entendue  dans  un  sens  contraire  aux  conventions 
des  traités  publics  existant  déjà  avec  d'autres  Etats,  le  Directoire  vit  dans 
ce  Imité  une  violation  de  celui  conclu  à  Paris,  le  6  février  1T78,  entre  la 
France  et  les  Etats-Unis,  qui  reconnaissait  aux  deux  pays  contractants, 
alors  même  que  l'un  d'eux  serait  en  guerre  avec  un  troisième,  la  liberté  de 
transport  des  marchandises  sous  pavillon  neutre,  hors  le  cas  de  conlrebande; 
il  voulut  rétablir  l'é^-'alilé  de  traitement,  violée  d'après  lui  au  profit  de  l'An- 
gleterre, et  déclara,  dans  un  arrêté  du  14  messidor  an  IV  (2  juillet  1796),  pu- 
blié seulement  [Moniteur  du  8  messidor  an  V-26  juin  1797)  le  2  frimaire  an  V 
(22  novembre  1796),  que  les  navires  français  en  useraient  envers  les  bâti- 
ments neutres  comme  les  puissances  neutres  souffraient  que  les  Anglais  en 
usassent  à  leur  égard. 

Le  19  frimaire  an  V  (0  décembre  1796),  arrivait  à  Paris  le  successeur  de 
Monroe,  Charles  Pinckney,  qui  appartenait  au  parti  fédéraliste,  tandis  que 
Monroe  était  du  parti  dit  républicain,  c'est-à-dire,  d'après  la  terminologie 
politique  des  Etats-Unis,  centraliste.  Par  arrêté  du  25  frimaire  (15  décembre), 
le  Directoire  annonça  que  toute  relation  entre  les  deux  gouvernements  serait 
suspendue  jusqu'à  ce  que  les  Etats-Unis  eussent  réparéles  torts  dont  la  Répu- 
blique française  avait  à  se  plaindre  et  que,  en  conséquence,  Pinckney  ne 
serait  pas  admis  à  présenter  ses  lettres  de  créance;  il  avertit  même  ce  der- 
nier, le  14  pluviôse  an  V  (2  février  1797),  qu'il  serait  sage  de  sa  part  de  quitter 
Paris,  et  Pinckney  se  retira  en  Hollande. 

Un  mois  après,  un  long  arrêté  du  12  ventôse  (2  mars)  décidait  que  les 
bâtiments  de  guerre  et  les  corsaires  français  pourraient  arrêter  les  navires 
neutres  et  saisir  les  marchandises  appartenant  à  l'ennemi,  sans  qu'il  ftit  fait 
exception  pour  les  bâtiments  des  Etats-Unis.  Un  nouvel  arrêté  du  21  germi- 
nal (10  avril)  portait  :  «  Les  passeports  délivrés  par  des  ministres  et  envoyés 
diplomatiques  des  Etats-Unis  d'Amérique,  ou  visés  par  eux,  ne  seront  ad- 
mis ni  reconnus  par  aucune  autorité  ».  Malgré  l'état  d'esprit  que  ces  mesures 
dénotaient,  le  successeur  de  Washington  à  la  présidence,  John  Adams,  ne 
renonça  pas  à  un  arrangement;  il  adjoignit  à  Pinckney  deux  plénipoten- 
tiaires, Marshall,  fédéraliste,  et  Gerry  qui  flottait  entre  les  deux  parti-;  ;  ils 
arrivèrent  à  Paris  au  début  de  l'an  YI  (octobre  1797).  Talleyrand,  ministre 
des  relations  extérieures,  ne  les  reçut  pas  sous  divers  prétextes;  mais  ils  eu- 
rent la  visite  de  trois  intermédiaires  olflcieux,  Hottinguer,  llellamy  et  Hau- 
teval,  qui  leur  laissèrent  entendre  que  les  conditions  préalables  d'un  accord 
étaient  un  prêt  de  60  millions  au  gouvernement  et  le  versement  d'une  gra- 
tification d'un  million  à  Talleyrand.  Surpris  d'une  semblable  demande,  ils 
ne  lui  opposèrent  cependant  pas  tout  de  suite  un  refus  formel  et,  une  entre- 
vue ayant  éié  ménagée  par  Hauteval  entre  Talleyrand  et  Gerry,  celui-ci  acquit 
la  conviction  que  c'était  bien  au  nom  du  ministre  qu'on  leur  avait  parlé.  Ne 
voyant  plus  rien  venir,  au  bout  de  trois  mois  (janvier  1798),  ils  firent  rédiger  par 


408  HISTOIRE     SOCIALISTE 

Marshall  un  mémoire  de  leurs  demandes  auquel,  en  mars  seulement,  Talleyrand 
répondit  qu'il  préférait  n'avoir  affaire  qu'à  Gerry  ;  nouveau  mémoire  (avril),  de 
protestation  celte  fois,  de  Marshallet  dePinckney  qui  insistèrent  pour  obtenir 
leurs  passeports  ;  Talleyrand  les  leur  envoya  après  s'être  assuré  que  Gerry 
resterait  à  Paris  pour  continuer  les  négociations  si  étr.mgement  entamées. 
Gerry  quitta  la  France  en  août  1798,  lorsque  les  choses  se  gâtèrent  après  la 
publication,  aux  Etats-Unis,  de  la  démarche  faite  par  les  agents  de  Talley- 
rand qui  essaya  alors  de  tourner  l'affaire  en  ridicule  et  de  représenter  les 
délégués  américains  comme  s'étant  laissé  duper  par  des  intrigants. 

Des  mesures  furent  prises  dans  les  deux  pays:  les  Etats-Unis  armèrent 
navires  et  soldats;  des  Français  capturèrent  des  bâtiments  de  commerce 
américains.  Il  y  eut  même  quelques  petits  faits  de  guerre  :  la  prise  d'une 
frégate  française  (21  pluviôse  an  VII-9  février  1799)  dans  la  mer  des  Antilles 
par  une  frégate  américaine  fut,  aux  Etats-Unis,  le  motif  d'un  enthousiasme 
immodéré.  Toutefois,  quelque  temps  après,  le  président  des  Etals-Unis,  John 
Adams,  sachant  qu'une  nouvelle  mission  serait  cette  fois  bien  accueillie  en 
France  et  résistant  aux  velléités  belliqueuses  de  quelques-uns  de  ses  minis- 
tres, donna  à  cette  mission  l'ordre  de  partir  (16  octobre  1799)  lour  entamer 
des  négociations  qui  n'aboutirent  qu'en  octobre  1800. 


CHAPITRE  XVII 

LE    18    FRUCTIDOR   AN    V.    —   LE    22    FLORÉAL    AN    VI. 

{Messidor  an   V  à  fructidor  an  VI  ■  juin   1797  à  août  179S.) 
%  l".  —  Le  Coup  d'État  du  18  fructidor  an  V.  —  La  répression. 

A  l'entrée  en  scène  du  Corps  législatif  renouvelé,  une  joie  impudente 
avait  éclaté  chez  tous  les  adversaires  de  la  République;  c'était  pour  les 
Incroyables  et  les  Merveilleuses  une  fête  ininterrompue.  En  dépit  de  la  loi, 
on  revit  grouiller  dans  leur  costume  de  carnaval  les  prêtres  insoumis.  Voici 
trois  citations  de  journaux  prises  dans  le  recueil  de  M.  Aulard,  Paris  pendant 
la  réaction  thermidorienne  et  sous  le  Directoire  (t.  IV)  :  Miroir  du  5  prairial 
(24  mai)  :  «  Il  y  a  dans  la  rue  de  la  Lune...  deux  réunions  religieuses,  l'une, 
très  nombreuse,  dans  l'ancienne  église  Notre-Dame  de  Bonne-Nouvelle,  diri- 
gée par  des  prêtres  non  assermentés,  et  l'autre  beaucoup  moins,  dans  une 
maison  voisine,  sous  la  direction  de  prêtres  dits  constitutionnels  »  (p.  134), 
et  ceci  confirme  ce  qui  a  été  dit  vers  la  fin  du  §  3  du  chapitre  xi  sur  les  sen- 
timents de  la  masse  catholique;  Ami  des  lois  du  7  prairial  (26  mai)  :  «  Par- 
tout où  les  prêtres  réfraclaires  sont  admis,  l'opinion  publique  est  corrompue 
et  la  République  abhorrée;  déjà,  ils  rentrent  en  foule  depuis  l'installation  des 


tf^, 


HISTOIRK     SOCIALISTE  409 

nouveaux  administrateurs;  ils  chassent  des  presbytères  ceux  qui  les  ont  léga- 
lement acquis  »  (p.  138);  Sentinelle  du  1"  messidor  (19  juin)  :  «  Les  prêtres 
se  disposaient  jeudi,  vieux  style,  à  faire  la  procession  du  Saint-Sacrement  » 
(P-  177). 

De  leur  côté,  les  émigrés  rêve  naient  en  foule,  Dufort  de  Cheverny  l'avoue 
dans  ses  Mémoires  :  Dossonville  «  me  confia  qu'il  rentrait,  à  la  connaissance 
de  la  police,  et  surtout  à  la  sienne,  une  quantité  immense  d'émigrés  »  (t.  H, 
p.  352).  Les  Chouans  se  rendaient  à  Paris  (Ch.-L.  Ghassin,  Les  Pacifications 
de  l'Ouest,  t.  III,  p.  45  et  46).  Les  décerveleurs  du  temps  rentraient  en  acti- 
vité. Au  milieu  des  plus  insolentes  bravades  tolérées,  sinon  applaudies,  par  des 
administrations  complices,  partout  des  soulèvements  se  préparaient;  l'assas- 
sinat des  républicains  recommençait;  Bailleul  s'écriait  à  la  séance  des  Cinq- 
Cents  du  24  messidor  (12  juillet)  :  «  Le  sang  des  républicains  coule  partout  à 
grands  flots...  il  coule  à  Lyon,  il  coule  à  Marseille,  il  coule  dans  le  Midi,  dans 
l'Ouest,  dans  le  Calvados  ».  Furieuse,  la  majorité  lui  retira  la  parole. 

Les  Conseils  agissaient  de  leur  côté  :  une  loi  du  9  messidor  an  V  (27juin 
i797)  déclarait  non  avenus  les  six  premiers  articles  de  la  loi  du  3  brumaire 
an  IV  (fin  du  chap.  x)  excluant  des  fonctions  publiques  les  émigrés  et  leurs 
parents,  et  abrogeait  les  ait.  2,  3,  4  et  5  de  la  loi  du  14  frimaire  an  V  (début 
du  chap.  xv).  De  la  loi  du  3  brumaire,  il  ne  restait  rien;  de  la  loi  du  14  fri- 
maire, ne  subsistaient  que  l'extension  de  la  loi  d'amnistie  du  4  brumaire  an  IV 
aux  royalistes  et  l'excepUon  mettant  hors  du  bénéfice  de  cette  amnistie  les 
condamnés  à  la  déportation  de  Germinal  an  III.  Une  loi  du  10  messidor  an  V 
(28  juin  1797)  leva  le  séquestre  des  biens  du  prince  deConti  et  de  laducliesse 
d'Orléans,  mère  du  futur  Louis-Philippe  l",  grâce  surtout,  pour  cette  dernière, 
au  consolateur  de  son  veuvage,  le  député  Rouzet,  futur  comte  de  Folmon 
[Le  Temps  du  i"  mai  1900);  le  26  messidor  (14juillet),  nouvelle  loi  restituant 
également  ses  biens  à  une  autre  princesse  d'Orléans,  femme  séparée  du  flls 
du  prince  de  Condé,  le  duc  de  Bourbon,  et  mère  du  duc  d'Enghien. 

Une  autre  loi  favorable  à  des  émigrés  fut  celle  du  15  thermidor  (2 août); 
cette  loi  se  rapportait  à  une  affaire  qui  dura,  peut-on  dire,  pendant  tout  le 
Directoire,  celle  des  naufragés  de  Calais,  sur  laquelle  je  donnerai  ici  tous  les 
détails  essentiels.  Le  23  brumaire  an  lY  (14  novembre  1795),  trois  navires 
anglais  sous  pavillon  danois  étaient  poussés  à  la  côte  et  faisaient  naufrage; 
ils  portaient  un  corps  de  cavaliers  composé  partie  d'émigrés,  partie  d'étran- 
gers. Parmi  ceux  qui  purent  se  sauver,  il  y  eut  53  Français  émigrés,  entre  autres 
le  duc  de  Choiseul,  le  chevalier  Thibaut  de  Montmorency  et  le  marquis  de 
Vibraye;  on  les  arrêta  et  on  les  traduisit  devant  une  commission  militaire  à 
Saint-Omer,  puis  à  Calais,  en  vertu  de  la  loi  du  25  brumaire  an  III  (15  no- 
vembre 1794)  sur  les  émigrés  (art.  7  du  titre  V).  Ces  commissions,  et  la  der- 
nière, le  9  messidor  an  IV  (27  juin  1796),  se  déclarèrent  incompétentes.  Celle 
de  Calais  jugea  que  les  prévenus,  n'ayant  pas  été  pris,  mais  étant  naufragés, 


410  HISTOIRE     SOCIALISTE 

ne  relevaient  pas  de  sa  compètpnce  et  di^vaieat  être  renvoyés  devant  les  tri- 
bunaux criminels  de  leurs  domiciles  respectifs.  Le  Directoire,  après  un  re- 
cours infructueux  au  tribunal  de  cassation,  finit  par  se  décider  à  taire  un 
essai  en  ce  sens,  et  cinq  des  prévenus  originaires  du  département  du  Nord 
furent  renvoyés  devant  le  tribunal  criuiiiit»!  de  Douai  d'abord,  puis,  à  la  suite 
de  nombreux  incidents  de  procédure  vt  d'une  nouvelle  intervention  du  tri- 
bunal de  cassation,  devant  le  tribunal  ciiminel  du  Pas-de-Calais.  Cilui-ci 
ayant  ju^'é,  le^26  prairial  an  V  (14  juin  1707),  qu'il  lui  appartenait  de  prononcer 
sur  le  sort  de  tous  les  prévenus,  le  con  missaire  du  Directoire  exécutif  près  de 
ce  tribunal  se  pourvut  en  cassation.  L'aiïaire  en  était  là  lorsque  intervint  la 
résolution  du  30  messidor  (18  juillet),  votée  par  les  Anciens  et  devenue  loi 
le  15  thermidor  (2  août),  portant  que  los  émigrés  naufr  âgés  seraient  «  inces- 
samment et  sous  le  plus  bref  délai  réembarqués  et  rendus  en  pays  neutre  ». 
S'appuyant  sur  cette  loi,  le  tribunal  de  cassation  déclara,  le  11  fructidor 
(28  août),  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  à  délibérer  sur  -le  pourvoi.  Les  naulragés 
n'en  devaient  pas  moins  rester  en  prison.  Après  le  18  fructidor  an  V  (4  sep- 
tembre 1797),  la  question  fut  de  savoir  si  l'article  19  de  la  loi  du  19  fructidor 
,5  septembre)  ordonnant  —  voir  plus  loin  —  la  déporlalion  des  émigrés  dé- 
lenus  en  France,  s'appliquait  aux  naufragés  de  Calais.  Le  Directoire  consulta 
à  diverses  reprises  le  Corps  législatif  ;  li'  Conseil  des  Cinq-Cents,  à  son  tour, 
réel  iraa  les  pièces  dont  «  la  plupart  se  trouvèrent  égarées  et  détournées  par 
des  intéressés  »,  fut-il  dit  à  la  séance  du  18  nivôse  an  YII  (7  janvier  1799). 
Finalement,  le  12  floréal  an  VII  (i"  mai  1799),  les  Cinq-Cents  volaient  une 
résolution  abrogeant  la  loi  du  15  thermidor  an  V  (2  août  1797)  et  réclamant 
contre  certains  des  naufragés  des  mesures  plus  rigoureuses  que  celles  de  la 
loi  du  19  fructidor  an  V  (5  septembre  1797).  Mais,  le  11  fructidor  an  VII 
(28  août  1799),  le  Conseil  des  Anciens  rejetait  cette  résolution  et  semblait 
d'avis  que  c'était  la  loi  du  19  fructidor  qui  était  applica  ble  d'une  façon  gé- 
nérale. Les  naufragés  de  Calais  ne  devaient  être  relâchés  que  par  Bonaparte 
au  début  de  1800. 

Enfin,  revenant  à  l'œuvre  entreprise  par  les  réactionnaires  des  nouveaux 
Conseils,  le  27  messidor  (15  juillet),  les  Cinq-Cents  votaient  une  résolution 
rapportant  toutes  les  dispositions  légales  qui  prononçaient  la  peine  de  la 
déportation  ou  de  la  réclusion  contre  les  prêtres  réfractaires  et  assimilaient 
les  prêtres  déportés  aux  émigrés  :  tous  pouvaient  rentrer  dans  leurs  droits 
de  citoyens  français.  Cette  résolution  devenait  loi  le  7  fructidor  (24  août)  par 
l'approbation  du  Conseil  des  Anciens. 

Il  devait  y  avoir,  en  faveur  des  émigrés  ou  de  leurs  parents,  d'autres 
projets  que  la  journée  du  18  fructidor  (4  septembre)  empêcha  d'aboutir  :  par 
exemple,  le  23  thermidor  (10  août),  une  proposition,  sur  le  rapport  dePavie, 
qui,  ajournée  ce  jour-là  par  le  Conseil  des  Cinq-Cents,  ne  reparut  pas  à  son 
ordre  du  jour  et  ne  fut  doncpas  votée  par  lui,  contrairement  à  ce  que  dilChassin 


HISTOIRE    SOCIALISTE  Ml 

{Les  Pacifications  de  l'Ouest,  L  III,  p.  51),  et,  le  27  Lhermiiloi-  (14  août),  une 
résolution,  votée  celle-là  piir  l  s  Cinq-Cents,  dont  le  texte  a  élé  placé  à  tort 
par  le  Moniteur  dans  le  compte  rendu  de  la  séance  du  30  thermidor  (17  août) 
et  qui  ne  vint  pas  à  l'ordre  du  jour  du  Conseil  des  Anciens. 

Malgré  cette  audace  des  royalistes,  dans  le  discours  qu'il  prononça  le 
26  messidor,  jour  anniversaire  du  14  juillet,  Carnot,  qui  était  alors  président 
du  Directoire,  flétrissait  ridiculement  «  l'alliance  entre  Louis  XVIII  et  l'ombre 
de  Marat  »  —  voir  dans  le  chap.  xv  les  citations  faites  de  Pliilippe  Delle- 
ville  et  de  «  l'Institut  philanthropique  »,  —  mais  se  ralliait,  en  somme,  à  la 
politique  des  soi-disant  constitutionnels  touten  prétend  .ni,  pour  se  délendre 
de  taire  de  la  réaction,  que  «  ce  n'est  point  une  marche  rétrograde  que  le 
retour  nécessaire  vers  uu  but  qui  avait  été  outrepassé  ».  En  réprouvant  les 
monarchistes,  il  consentait  à  favoriser  le  Jeu  de  ces  constitutionnels  qui 
n'étaient  que  les  fourriers  de  la  monarchie.  Dans  la  séance  du  Directoire  du 
28  messidor  (16  juillet),  appuyé  par  Barthélémy,  il  s-e  fil  leur  interprète  et 
demanda  le  renvoi  des  ministres  antipathiques  à  la  nouvelle  majorité,  et  sur 
lesquels  celle-ci  n'avait  constitulionnellement  aucune  action  directe.  Il  se 
heurta  à  l'opposition  attendue  de  La  Revellière  et  de  Reubell,  et  à  celle, 
restée  jusque-là  secrète,  de  Barras  qui,  capable  de  tout,  mais  jugeant  cette 
attitude  plus  conforme  à  ses  intérêts,  se  pron  onça,  en  dépit  des  ouvertures 
qui  lui  avaient  été  faites,  contre  les  réacteurs. 

Avant  les  élections.  Barras  avait  été  violemment  pris  à  partie  par  les  jour- 
naux royalistes,  notamment  p^r  celui  de  Fex-abbé  Poncelin,  propriétaire  du 
Courrier  républicain,  qui  se  plaignit  à  celte  occasion  d'avoir  été,  le  10  plu- 
viôse an  V  (29  janyier  1797),  attiré  dans  un  guet-apenset  fustigépar  les  valets  de 
Barras.  Dans  le  numéro  des  ^c/esrfe.s  apôtres  et  des  martyrs  An  17  pluviôse  an  V 
(5  févi  ier  1797),  le  royaliste  Barruel-Beauvert  l'attaquait  à  propos  de  son  en- 
trevue avec  Germain,  racontée  par  celui-ci  à  Babeuf,  le  30  germinal  an  IV- 
19  avril  1796  (chap.  xni),  et  où  il  s'était  montré  hostile  aux  royalistes.  Son 
attitude  allait  lui  valoir  de  nouvelles  attaques.  Ainsi  Willot,  dans  la  séance 
des  Cinq-Cents  du  5  thermidor  an  V(23  juillet  1797),  fit  décider  qu'un  message 
serait  adressé  au  Directoire  pour  savoir  si,  au  moment  où  il  fut  élu  directeur, 
Barras  avait  l'âge  requis  par  la  Constitution  ;  le  surlendemain  (25  juillet),  le 
Directoire  répondait  que,  d'après  les  renseignements  pris  dans  les  bureaux 
de  la  guerre  et  de  la  marine,  Barras  était  né  le  30  juin  1755  et  avait  donc  plus 
de  quarante  ans  lors  de  son  élection  le  10  brumaire  an  IV  (1"  novembre 
1795). 

La  majorité  que  Barras  contribua  ouvertement,  le  28  messidor,  à  former 
dans  le  Directoire,  procéda  bien  au  changement  de  certains  ministres,  mais 
dans  le  sens  contraire  à  celui  qu'avait  indiqué  Carnot.  Furent  conservés: 
Merlin  (de  Douai),  à  la  justice,  et  Ramel,  aux  finances.  Furent  remplacés: 
Delacroix,  aux  relations  extérieures,  parTalleyrand-Périgord,  l'ancien  évêque 


1 

I 


412  HISTOIRE     SOCIALISTE 


l'Autun,  dont,  le  18  l'ruclidor  an  III  (4  septembre  1795),  la  Convention  avait 
autorisé  la  rentrée  en  France,  et  que  protégeait  actuellement  Barras  à  qui 
l'avaient  chaudement  recommandé  pour  ce  poste  M°"  de  Staël  et  Benjamin 
Constant;  Coction,  à  la  police,  par  Lenoir-Laroche,  auquel  succédait  le  8  ther- 
midor (26  juillet)  Solin,  le  25  pluviôse  an  VI  (13  février  1798)  Dondeau  et,  le 
27  floréal  (16  mai),  Le  Carlier;  Benezech,  à  l'intérieur,  par  François  (de  Neuf-  ,.,' 
château);  Truguet,  à  la  marine,  par  Pléville-Le  Pelley  qui,  démissionnaire,  - 
avait,  le  8  floréal  an  VI  (27  avril  1798),  Bruix  pour  successeur;  Petiet,  à  la 
guerre,  par  Hoche.  Ce  dernier  n'avait  pas  encore  l'âge  de  trente  ans  exigé 
par  la  Constitution;  si  on  passa  outre,  quitte  à  revenir  sur  cette  nomination, 
c'est  qu'on  en  escompta  l'effet  moral  :  à  elle  seule,  elle  prouvait  à  tous  que 
Carnot  avait  perdu  son  influence.  Hoche  étant  connu  pour  être  hostile  aux 
modérés  et  pour  détester  Carnot  «  qui  l'avait  fait  destituer  et  enfermer  au 
temps  de  la  Terreur  «  (Sorel,  Bonaparte  et  Hoche  en  1797 ,  p.  287;  voir  aussi 
lung,  Bonaparte  et  son  temps,  t.  II,  p.  422). 

Les  deux  partis  en  présence  en  étaient  arrivés  à  ne  plus  compter  que  sur 
la  force  armée.  Le  premier  projet  des  réacteurs  avait  été  de  s'assurer  par  la 
corruption  la  majorité  dans  le  Directoire,  pour  «  adapter  la  Constitution  de 
l'an  III  à  la  monarchie  »  (Sciout,  Le  Directoire,  t.  11,  p.  479);  ils  avaient 
cherché  un  appui  auprès  du  pape  et  sollicité,  comme  on  Ta  fait  depuis,  l'in- 
tervention de  cet  étranger  dans  les  affaires  intérieures  de  la  France.  M.  Du- 
fourcq  (Le  Régime  jacobin  en  Italie)  reconnaît  les  rapports  entre  «  les 
députés  catholiques  des  Conseils  et  la  papauté  romaine  »  (p.  54),  et  donne,  à 
la  page  suivante,  le  texte  inédit  d'une  lettre  du  royaliste  Camille  Jordan 
suppliant,  encore  le  29  juillet  1797,  Pie  VI  d'ordonner  aux  ppêlres  de  se  rallier 
à  la  République  pour  le  plus  grand  profit  de  la  religion,  du  Saint-Siège  et, 
ajouterai-je,  des  monarchistes.  En  constatant  que,  décidément,  Barras  qu'ils 
estimaient  avec  raison  tout  à  fait  digne  de  s'entendre  avec  eux,  leur  échap- 
pait, ils  perdirent  leur  espoir  de  réussir  en  conservant  les  apparences  de  la 
légalité.  Si  les  deux  partis  se  préparaient  à  employer  la  violence,  chacun 
d'eux  attendait  que  l'autre  lui  fournît  un  prétexte  à  cet  emploi.  Des  deux 
côtés,  c'était  d'un  général  qu'on  attendait,  en  fin  de  compte,  le  salut  ;  les 
réacteurs  se  confiaient  à  Pichegru,  et,  à  en  croire  les  Souvenirs  du  lieutenant 
général  comte  Mathieic  Dumas,  de  4770  à  I  836,  publiés  par  son  fils,  K\eber 
se  serait  offert  pour  ce  rôle  (t.  III,  p.  115)  ;  la  majorité  du  Directoire  songea 
d'abord  à  Hoche  qui  n'était  pas  dangereux  pour  l'avenir,  comme  le  paraissait 
Bonaparte  dont  on  connaissait  l'ambition  ;  dans  Mon  examen  de  conscience 
sur  le  i8  brumaire,  J.-M.  Savary  raconte  (p.  6-7)  que  Bonaparte,  «  en  en- 
voyant au  Directoire  les  drapeaux  de  la  garnison  de  Mantoue,  au  mois  de 
yentôse  an  V,  avait  chargé  confidentiellement  celui  qui  devait  les  présenter, 
de  diriger  le  mouvement,  de  s'en  rendre  maître  et  de  l'appeler,  s'il  était  pos- 
sible, au  Directoire.  Il  devait,  en  tout  cas,  faire  nommer  B...  (Berthier)  qui 


HISTOIRE    socialistl; 


413 


lui  était  dévoué  ».  Ainsi,  avant  les  éleclions  de  l'an  V,  dès  l'an  IV,  dit  Savary 
ailleurs  (p.  42),  Bonaparlesongeait  à  arriver  au  pouvoir  et,  quoique  incapable 
de  bien  remplir  une  pareille  mission,  Augereau  ne  saurait  être  rendu  res- 
ponsable d'un  échec  que  les  élections  trop  royalistes  auraient,  de  toute  laçon, 
imposé.  Malgré  les  avances  de  Bonaparte  avant  son  départ  pour  l'Italie,  les 
royalistes,  en  effet,  dans  leur  ensemble,  lui  gardaient  encore  trop  rancune 


Promenade  du  boulevard  Italien. 
(D'après  une  estampe  de  la  Bibliothèque  Natiooale.) 


Un  13  vendémiaire  pour  se  confler  à  lui.  Par  leurs  attaques,  ils  contribuèrent 
à  retourner  tout  à  fait  contre  eux  un  homme  qui,  d'ailleurs,  tout  disposé 
qu'il  fut  à  se  servir  d'eux,  n'aurait  jamais  consenti  à  se  borner  à  les  servir. 
Par  exemple,  les  Actes  des  apôtres  et  des  martyrs  du  10  pluviôse  an  V 
{29  janvier  1797)  dénigraient  celui  qu'ils  appelaient  toujours  «  Buonaparte  »; 
le  17  pluviôse  (5  février),  ils  disaient  (p.  148)  :  «  Les  succès  de  Buonaparte 
enivrent  les  troupes  qui  font  toute  sa  gloire,  au  point  que  des  soldats  disent 
publiquement  :  il  sera  notre  roi  »;  le  8  ventôse  (26  février),  ils  revenaient  à 
la  charge.  Au  même  moment,  à  la  cérémonie  de  la  remise  des  soixante  dra- 

LIV.  445.  —    HISTOIRE   SOCIALISTE. THERMIDOR    ET    DIRECTOIRE.  LIV.   443. 


414  HISTOIRE     SOCIALISTE 

peaux  pris  à  Mantoue,  le  10  ventôse  (28  février),  l'envoyé  de  Bonaparte,  Au- 
gereau,  au  nom  de  l'armée  d'Italie,  se  prononçait  eontne  les  royalistes  en  se 
déclarant  «  le  garant  de  son  inviolable  attachement  à  la  Constitution  de  l'a^n  III  » . 
Le  5  messidor  (23  juin),  c'était  le  clichyen  Dumolard  qui,  non  sans  raison, 
du  reste,  critiquait,  à  la  tribune  des  Cinq-Cents,  sa  politique  en  Italie;  et 
Bonaparte  ripostalL  par  l'offre  de  sa  démission  dans  une  lettre  au  Directoire, 
présumée  être,  dit  une  note  de  sa  Correspondance  (t.  III,  p.  205),  du  12  mes- 
sidor (30  juin)  :  «  J'ai  besoin,  prétendait-il  jésuitïquement,  de  vivre  tranquille. 
si  les  poignards  de  Clichy  veulent  me  laisser  vivre  ».Dans  une  nouvelle  lettre 
du  27  messidor  (15  juillet),  il  dit  aux  directeurs  :  «  Je  vois  que  le  club  de 
Clichy  veut  marcher  sur  mon  cadavre  pour  arriver  à  la  destruction  de  la 
République.  N'esl-il  donc  plus  en  France  de  républicains?...  Si  vous  avez 
besoin  de  force,  appelez  les  armées  »  [Idem,  p.  243). 

Le  Directoire  n'avait  pas  attendu  ce  conseil  pour  agir  en  ce  sens. 

Après  les  préliminaires  de  Leoben,  Hoche  s'était  remis  à  préparer  une 
expédition  en  Irlande  et,  le  S  messidor  (26  juin),  il  s'était  rendu  en  secret  à 
La  Haye  pour  y  conférer  sur  la  participation  de  la  flotte  batave  à  cette  opé- 
ration. Comment  l'entente  se  flt-eUe  entre  Hoche  et  la  majorité  du  Directoire 
pour  une  intervention  militaire?  On  l'ignore  actuellement;  mais  le  fait  de 
cette  entente  ne  semble  pas  douteux.  Dans  son  Histoire  secrète  du  Directoire 
(t.  III,  p.  95),  Fabre  (de  l'Aude)  dit  que  Barras  «  dépêcha  »  vers  Hoche  un 
certain  R...,  son  «  âme  damnée  »,  et  que  celui-ci,  «  en  s'embrouillant  à  des- 
sein dans  un  flux  de  paroles,  tourna  si  bien  Hoche,  qu'il  le  décida  à  servir  le 
Directoire  contre  les  Conseils  ».  Peut-être  s'agit-il  du  futur  biographe  de  Hoche, 
d'Alexandre  Rousselin  de  Saint-All)in,  «  un  jeune  homme  de  mes  amis  >--,  a 
écrit  Barras  (Mémoires,  t.  III,  p.  236),  qui  avait  fréquenté  le  général  Chérin, 
le  chef  d'état-major  de  Hoche,  envoyé  un  peu  plus  tard  à  Paris  par  celui-ci 
pour  s'entendre  avec  Barras  et  participer  au  mouvement. 

La  Revellièrea  depuis  prétendu,  dans  ses  Mémoires  {L  II,  p.  121),  qu'il  ne 
savait  rien,  et  il  a  dit  que  «  c'était  un  tripotage  de  Barras  >>  qui  aurait  abusé  '^^ 
auprès  de  Hoche  du  nom  de  ses  collègues;  alors  qu'un  fait  de  cette  gravité, 
dans  un  moment  pareil,  aurait  dû  éloigner  et  non  rapprocher  La  Revellière 
de  Barras,  on  vit  La  Revellière  marcher  d'accord  presque  aussitôt  après  avec 
Barras  pour  une  action  identique  à  celle  dont  il  n'aurait  pas  connu  le«  tripo- 
tage »  avec  Hoche.  L'expédition  d'Irlande,  dont  Hoche,  s'occupait  véritablement, 
parut  de  nature  à  justifier  des  mouvements  de  troupes  motivés  par  la  situa- 
tion intérieure.  Ordre  fut  donné  de  rassembler  à  Brest  9  000  hommes  tirés  de 
l'armée  de  Sambre-et-Meuse  ;  or,  lorsque  les  troupes  partirent,  à  partir  du 
15  messidor  (3  juillet),  elles  savaient  parfaitement  qu'en  réalité  elles  allaient 
à  Paris  (Sorel,  Bonaparte  et  Boche,  p.  290). 

Hoche  passait  par  Metz  pour 'voir  sa  femme  et  était,  le  l"  thermidor 
(19  juillet),  à  Châlons-sur-Marne;  au  même  moment,  on  annonçait  la  très 


5^ 


HISTOIRE    SOCIALrSTE  415 

pronhaine  arrivée  d'une  partie  des  troupes  à  la  Ferté-Alais,  c'est-à-dire  à 
moins  de  60  Icilomètres  de  Paris,  dans  le  rayon  que,  d'après  la  Constitution, 
•'^les  ne  pouvaient  franchir  qu'avec  l'autorisation  du  Corps  législatif.  Le 
ionsei!  des  Cinq-Cents  s'émut  (2  thermidor-20  juillet),  demanda  des  explica- 
tions et  le  Directoire  répondit  que  ce  n'était  que  le  résultat  d'une  inadver- 
tance. Hoche,  arrivé  à  Paris  ce  môme  jour,  se  retrancha  derrière  l'expédition 
d'Irlande.  Le  lendemain,  il  trouvait  les  directeurs  faisant  tous  semblant  de 
ne  rien  savoir;  il  déclarait,  le  4  thermidor  (22  juillet),  que,  n'ayant  pas  l'âge 
légal,  il  ne  pouvait  accepter  le  ministère,  oîi  il  avait,  le  5  (23  juillet),  pour 
successeur  Scherer,  et,  malade,  mécontent  de  se  voir  lâché  par  tout  le  monde, 
il  quittait  Paris  et  ne  tardait  pas  à  regagner  son  quartier  général. 

Il  monrut  à  Wetzlar,  ayant  à  peine  commencé  sa  trentième  année,  le 
troisième  jour  complémentaire  de  l'an  V  (19  septembre  1797),  d'un  refroidisse- 
ment qui  vint  aggraver  sa  maladie  de  poitrine.  Le  journal  de  l'Irlandais  Wolf 
Tone,  ûîi  se  trouve  relaté,  à  la  date  du  13  et  du  17  septembre,  son  état  alar- 
mant (Sorel,  Bonaparte  et  Hoche,  p.  331),  ne  permet  aucun  doute  sur  la 
cause  de  sa  mort.  11  est  intéressant  de  noter  que,  dans  sa  dernière  lettre  à 
Barras,  il  prévoyait  que  Bonaparte  serait  dangereux  pour  la  République.  Voici 
comment  Barras  raconte  le  fait  (Mémoires,  t.  III,  p.  57)  :  «  Hoche  expirant  a 
chargé  Debello  [général  qui  était  son  beau-frère]  de  me  dire  que  Bonaparte 
devait  être  surveillé;  qu'il  avait  beaucoup  d'argent  et  beaucoup  de  puissance; 
que,  sans  avoir  des  preuves  matérielles  qu'il  visât  à  l'indépendance  et  peut- 
être  à  la  tyrannie,  il  avait  assez  d'observations  et  de  données  pour  me  préve- 
nir à  cet  égard.  Une  lettre  de  Hoche  écrite  seulement  à  moitié,  peu  d'instants 
avant  son  dernier  soupir,  permet  déjà  bien  des  soupçons  sur  ce  Bonaparte 
que  je  croyais  mon  ami  ». 

Quant  à  Hoche,  très  sincèrement  républicain,  en  consentant  à  intervenir 
contre  les  royalistes  des  Conseils,  il  n'obéissait  à  aucune  arrière-pensée  césa- 
rienne: «La  chose  sur  laquelle  on  l'eatendait,  dans  toutes  ses  conversations, 
témoigner  son  inquiétude,  dont  il  avait  autant  d'horreur  que  de  la  royauté 
même,  c'était  le  pouvoir  militaire  «.  (Rousselin,  Vie  de  Hoche,  t.  I,  p.  380.) 
«  Je  vaincrai,  ajoutail-il,  les  contre-révolutionnaires  et,  quand  j'aurai  sauvé 
la  patrie,  je  briserai  mon  épée  »  [Idem,  p.  383).  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est 
préférable  de  ne  pas  s'exposer  à  des  sauvetages  de  cette  espèce. 

N'ayant  plus  Hoche,  les  trois  directeurs  devaient  se  rejeter  sur  Bona- 
parte. Un  des  nouveaux  ministres,  Talleyrand,  pressentant  en  lui  un  homme 
dont  l'ambition  ne  reculait  devant  rien,  lui  avait  écrit  le  6  thermidor 
(24  juillet);  sous  l'apparence  de  lui  faire  part  de  sa  nomination  [Bonaparte  et 
Hoche,  p.  156),  il  le  flagorna,  et  Bonaparte,  toujours  sensible  aux  flatteries, 
le  fut  en  cette  circonstance  d'autant  plus  qu'elles  venaient  d'un  ancien  grand 
seigneur.  Des  rapports  s'établirent  entre  eux;  TaUeyrand  servit  Bonaparte 
auprès  du  Directoire,  le  prôna  .dans  les  salons  et  le  tint  au  courant  de  la 


416  HISTOIRE     SOCIALISTE 

silualion  poliliqup.  Bonaparte,  imilé  en  cela  comme  en  toutes  ses  ignominies 
par  certains  grands  chefs  nationalistes  de  nos  jours,  n'aimait  aucune  des 
fractions  royalistes,  non  par  amour  de  la  République  à  l'exemple  de  Hoche, 
mais  par  ambition  personnelle,  parce  que  leur  succès,  en  ramenant  un  roi, 
lui  aurait  enlevé  la  première  place  qu'il  convoitait  pour  lui-même;  de  plus, 
des  royalistes,  nous  venons  de  le  voir,  l'avaient  attaqué.  Aussi,  dans  le  conflit 
qui  se  préparait,  était-il  disposé  à  se  prononcer  de  parli  pris  en  faveur  du 
Directoire.  Il  profita,  de  l'anniversaire  du  14  juillet  pour  jurer,  dans  une  pro- 
clamation retentissante  adressée  aux  soldats,  «  guerre  implacable  aux  ennemis 
de  la  République  et  de  la  Constitution  de  l'an  III  »  [Correspondance  de  Na- 
poléon ]",  t.  III,  p.  240),  qu'il  devait  un  peu  plus  tard  renverser  l'une  après- 
l'autre.  I!  avait  déjà  fait  partir  pour  Paris  son  aide  de  camp  Lavalletle  qui, 
chargé  d'édifier  Barras  sur  ses  intentions  et  de  surveiller  les  événements, 
était  arrivé  à  Paris  en  prairial-mai  [Mémoires  et  souvenirs  dtc  comte  de  La- 
valletle, t.  I",  p.  223). 

Conseillé  par  Lavallclte,  il  comprit  que  la  victoire  qu'il  était  nécessaire 
de  remporter  sur  les  royalistes  provoquerait  de  longs  mécontentements;  que 
le  Directoire,  après  s'être  de  nouveau  appuyé  sur  les  républicains  avancés 
par  peur  des  royalistes,  se  retournerait  une  fois  ne  plus  contre  eux  dès  que 
les  royalistes  auraient  été  abattus.  Il  chercha,  en  con>équence,  à  assurer  le 
triomphe  du  Directoire  sans  accomplir  personnellement  la  besogne;  il  tenait 
à  n'hériter  que  des  avantages  de  la  situation,  à  voir  le  terrain  déblayé  par 
d'autres,  de  façon  à  pouvoir  plus  tard  rallier  autour  de  lui  tous  les  mécon- 
tents. Sous  prétexte  qu'Augereau,  bon  soldat  mais  piètre  cervelle,  avait 
besoin  de  se  rendre  à  Paris  pour  alîaires  personnelles,  il  le  reexpédia  au  Di- 
rectoire auquel  il  écrivit,  le  9  thermidor  (27  juillet)  :  «  Il  vous  fera  connaître 
de  vive  vc-ix  le  dévouement  absolu  des  soldats  d'Italie  à  la  Constitution  de 
l'an  III  et  au  Directoire  exéculif  »  [Correspondance  de  Napoléon  /",  t.  III, 
p.  266).  Enchanté,  celui-ci,  le  21  thermidor  (8  août),  nommait,  en  remplace- 
ment du  général  Hatry,  Augereau  commandant  de  la  17'  division  militaire 
qui  comprenait  Paris  et  les  départements  environnants;  l'armée  de  l'intérieur 
(chap.  X,  xn  et  xm)  était  supprimée  (arrêté  du  8  fructidor  an  IY-25  août  1796) 
depuis  le  1"  vendémiaire  an  V  (22  septembre  1796). 

D'après  les  Souvenirs  du  baron  de  Barante  (l.'I",  p.  45  et  46,  noie), 
Bonaparte  qui  avait  déjà,  nous  l'avons  vu  tout  à  l'heure,  avant  les  élections 
de  l'an  V,  chargé  Augereau  de  lui  faciliter  l'accès  du  pouvoir,  aurait  de  nou- 
veau compté  sur  lui  pour  ôlre  nommé  membre  du  Directoire  dès  la  réussite 
de  l'opération  en  train  :  «  Son  projet  était,  aussitôt  la  paix  signée,  de  s'en 
faire  élire  membre.  Comme  il  n'avait  que  vingt-huit  ans  et  que  la  Constitu- 
tion exigeait  quarante  ans  d'âge  pour  être  nommé  directeur,  on  devait  pro- 
poser au  Conseil  des  Cinq-Cents  de  déclarer  éligible,  par  exception,  le  vain- 
queur d'Italie,  le  pacificaleur.  Le  général  Bonaparte  peu  en  peine,  une  fois 


I 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


117 


parvenu  au  pouvoir,  de  s'y.établir  en  maître,  u'endemandait  pas  davantage... 
Tout  son  plan  se  trouva  bouleversé  par  la  sottise  d'Âugereau  qui,  au  lien  de 
rester  dans  la  mesure  prescrite  par  son  général,  se  fil  l'homme  du  Direc- 
toire ».  Tel  e>t  le  récit  que  M.  de  Barante  tenait  de  Regnaud  (de  Saint-Jean 
d'Angély).  S'il  est  exact,  c'esl-il  bieii  par  «  sollisp  »- que  pécha  Augereau  ? 


Lazare  Hoche. 
(D'après  le  dessin  original  d'Ursule  Bozo,  Bibliothèque  de  Versailles) 


Dès  floréal  an  VI  (avril  1798),  Carnot,  dans  sa  Réponse...  au  rapport  fait  par 
Bailleid  sur  le  18  fructidor,  avait  ilit  (p.  153)  :  «  En  fructidor,  on  fit  espérer 
à  Augereau  une  place  de  membre  du  Directoire  pour  le  prix  de  son  zèle  >. 

Malgré  les  dénégations  d'historiens  royalistes,  les  adversaires  du  Direc- 
toire préparaient,  je  l'ai  dit,  un  coup  de  force  ;  ce  qui  est  vrai,  c'est  que  cha- 
cun des  deux  partis  atlendait  un  acte  décisif  de  l'autre  avant  de  se  risquer; 
mais  le  recours  au  coup  d'État  était  admis  par  tous  les  deux.  On  en  trouve 
les  preuves  surabondaïUes  dans  la  correspondance  de  Mallet  du  Pan  {Corres- 


418  HISTOIRE     SOCIALISTE 

pondance  inédite  avec  la  cour  de  Vienne).  Sa  lettre  du  30  juillet  (p.  303) 
nous  apprend  que  «  l'un  des  membres  les  plus  importants  du  Conseil  des 
Cinq-Cents  »  lui  mandait,  en  date  du  23,  que  Pichegru  avait  dit  à  Carnot,  à 
propos  de  fon  impuissance  à  constituer  une  majorité  lavorable  dans  le  Direc- 
toire :  «  Eh  bien!  nous  monterons  à  cheval;  votre  Luxembourg  n'est  pas  une 
Bastille,  dans  un  quart  d'heure  il  sera  réduit  ».  Dans  la  lellre  du  13  août 
(p.  315),  il  écrit  ;  «  Les  deux  partis  travaillent  les  troupes  qui  commencent  à 
se  diviser  ».  Dans  la  lettre  du  10  septembre  (p.  330),  ignorant  encore  les 
événements  de  Paris,  il  raconte  qu'on  devait  «  attaquer  le  Directoire  de  vive 
force  »  du  15  au  20  août;  ce  projet,  élaboré  par  un  comité  secret  de  vingt 
membres,  «  on  le  commumijua  à  Cai-not  qui,  pour  prix  de  sa  complicité, 
exigea  qu'on  lui  laissât  la  nomination  des  trois  nouveaux  directeurs.  Le  relus 
fut  positif,  et  le  sien  ébranla  quelques  membres  du  comité  »,  d'où  ajourne- 
ment. D'après  M.  Sciout  (Le  Directoire,  t.  II,  p.  631),  k  "Willot  et  plusieurs 
députés  énergiques  avaient  lait  venirà  Paris  un  certain  nombre  de  royalistes 
résolus  »;  si  les  royalistes  avaient,  en  effet,  des  généraux,  Willot  et  Piche- 
gi'U,  ils  manquaient  de  soldais. 

Pour  s'en  procurer,  ils  s'occupèrent  de  réorganiser  et  d'armer  la  garde 
nationale,  devenue  une  force  exclusivement  bourgeoise.  Chargé  du  rapport, 
l^ichegru  le  déposa  le  2  thermidor  (20  juillet);  un  extrait  de  ce  document  fut 
imprimé  et  aftiché  en  forme  d'adresse  aux  troupes.  Il  y  avait  là  une  telle 
provocation  à  renverser  le  Directoire,  que  Rœdei'er,  dans  son  Journa'  d'éco- 
nomie publique,  de  morale  et  de  politique  (n°  du  20  thermiJor  an  V-7  août 
1797,  t.  IV,  p.  384),  disait  :  «  C'est  menacer  de  la  force  des  armes,  oii  il  ne 
lallail  que  celle  des  lois.  Quand  César  annonce  qu'il  passe  le  Rubicon,  il  est 
bon  que  Pompée  soit  là;  m;iis  il  ne  faut  pas  qu'il  ait  dit  d'avance  :  me  voi<:i»\ 
celui  qui  faisait  cette  constatation,  Rœderer,  était  le  partisan  el,  dans  ce 
même  numéro,  l'apologiste  de  Pichegru;  il  devait  être  un  des  complices  du 
«  César»  de  Brumaire.  L'armée  était  caressée  par  les  deux  partis,mais  en  grande 
majorité  hostile  à  la  réaction,  si  on  en  juge  d'après  les  véhémentes  adresses 
qui  se  multiplièrent  alors  dans  ses  rangs,  quoique  l'art.  275  de  la  Constitution 
portât  :  «  La  lorce  publique  est  essentiellement  obéissante  :  nul  corps  armé 
ne  petit  délibérer  ». 

Les  adversaires  du  Directoire  ne  comptaient  pas  sur  la  classe  ouvrière; 
aussi  avaient-ils  cherché  à  la  mater  au  moyen  de  deux  des  libertés  les  plus 
chères  aux  soi-disant  libéraux  d'alors  et  d'aujourd'hui  :  la  liberté  pour  le 
patron  de  contraindre  ses  ouvriers  à  penser  comme  lui  sous  peine  de  n'avoir 
ni  travail,  ni  pain  ;  la  liberté  pour  l'ouvrier  de  mourir  de  faim,  dès  qu'il  lui 
plaît  de  penser  à  sa  guise.  Nous  apprenons,  en  effet,  par  un  journal  cité  dans 
le  recueil  de  M.  Aulard  (t.  IV,  p.  220),  qu'on  avait  vu  «  les  marchands  et  les 
manufacturiers  fermer  leurs  magasins  et  refuser  de  l'ouvrage  aux  pauvres 
ouvriers,  pour  les  forcer  d'aller  à  la  messe  des  prêtres  royaux  ».  Ce  procédé 


ilISTOIRi']     SOCIALISTE  419 

très  orlhodoxe  du  libéralisme  catholique  n'avait  cependant  pas  eu  le  succès 
qu'on  en  avilit  attenrlii. 

On  se  rabattit  sur  les  émigrés.  Ceux-ci,  nous  l'avons  vu  vers  la  lin  du 
chapitre  xv  et  au  début  de  ce  chapitre,  rentraient  en  masse,  et  ils  n'avaien 
p  is  cessé  de  recourir  aux  procédés  de  corruption  et  de  falsiflcation  déjà  me* 
tiennes.  «  L'opinion,  lit-on  dans  le  rapport  de  police  du  21  floréal  an  V-10  m* 
1797  [Idem,  p.  104),  se  maintient  la  même  sur  les  émigrés.  Ce  sont  des  opi- 
nions assez  répandues  qu'ils  rentrent  iacilement  en  France,  et  qu'avec  de 
l'or  ils  finissent  par  obtenir  leur  radiation  ».  Chassin  a  constaté,  d'après  les 
procès-verbaux  des  délibérations  du  Directoire,  que  celui-ci,  qui  prononçait 
les  radiations  en  dernier  ressort,  «en  expédie  un  très  grand  nombre  au  cours 
lie  l'an  V,  n'en  re'usant  que  fort  peu,  une  sur  vingt  à  peine  »  [Les  Pacifica- 
(etir:i  de  l'Ouest,  t.  III,  p.  51).  Baillenl,  dans  son  rapport  «  sur  la  conjuration 
(lu  18  fructidor  an  V  »,  citera  à  son  tour  [Moniteur  du  8  et  du  9  germinal 
an  VI-28  et  29  mars  1798)  des  faits  de  commerce  fuauduleux  de  passeports  et 
de  certificats  de  résidence  ;  il  indiquera  les  rentrées  des  émigrés,  leurs  intri- 
gues, leur  propagande,  leurs  menaces  et  leurs  attentats;  il  signalera,  en 
particulier,  leur  préoccupation  d'entrer  dans  les  rangs  de  la  garde  nationale 
réorganisée. 

Aux  émigrés  s'ajoutaient,  nous  le  savons,  les  Chouans  (voir  le  début  de 
ce  chapitre)  se  rendant,  eux  aussi,  à  Paris;  on  comptait  enfiin  sur  les  chels 
royalistes  restés  dans  l'Ouest,  oîi  était  projetée  une  nouvelle  insurrection 
pour  laquelle  l'un  d'eux,  Georges  Cadoudal,  celui  qui  avait  fait  élire  Villarel- 
Joyeuse  dans  le  Morbihan,  recevait  palriotiquement  de  Londres  1000  livres 
sterling  (25  000  fr.)  par  mois  [Les  Pacifications  de  l'Ouest,  t.  III,  p.  45). 

Le  Directoire  chercha  à  son  tour  un  appui  du  côté  des  anciens  Jacobins. 
Il  laissa  s'organiser  les  sociétés  populaires,  que  le  royaliste  Camille  Jordan 
dénonçait  aux  Cinq-Cents  dans  la  séance  du  30  messidor  (18  juillet);  le 
6  thermidor  (24  juillet),  les  Cinq-Cents  votaient  que  «  toute  société  particu- 
lière s'occupant  de  questions  politiques  est  provisoirement  défendue  »,  et  les 
Anciens  ratifiaient  cette  résolution  le  lendemain.  Cette  loi  arrêta  une  tenta- 
tive de  reconstitution  de  la  Société  des  Jacobins  et  aboutit  à  la  fermeture  du 
«  Cercle  constitutionnel  »,  que  des  républicains  partisans  de  la  majorité  du 
Directoire  avaient  organisé,  dès  la  fin  de  prairial  (16  juin),  dans  l'ancien  hôtel 
'de  Salm,  aujourd'hui  le  palais  de  la  Légion  d'honneur,  et  qu'ils  avaient  dû 
bientôt  transporter  «  au  ci-devant  hôtel  de  Montmorency,  faubourg  Saint- 
Germain  »  (recueil  d'Aulard,  t.  IV,  p.  201),  probablement  vers  le  i\°  82  actuel 
de  la  rue  de  Lille;  contre  les  royalistes,  les  patriotes  eurent  recours  aux 
placards  et  aux  brochures.  L'une  de  celles-ci,  due  à  Bailleul,  fut  violemment 
dénoncée  à  la  tribune  des  Cinq-Cents,  le  13  fructidor  (30  août),  par  le  réac- 
teur Duprat;  mais  la  discussion  dévia  et,  après  quelques  platitudes  de 
Tallien,  mis  accidentellement  en  cause,  le  Conseil  passa  à  l'ordre  du  jour. 


4-0  HISTOIRE     SOCIALISTE 


De  part  et  d'aulre,  les  préparatils  continuaient;  nous  avons  vu,  parla 
dernière  citation  de  Mallet  du  Pan,  que  les  royalistes  avaient  combiné  une 
attaque  vers  le  15  août.  Pendant  ce  temps,  si  le  Directoire  avait  fait  rétro- 
grader les  régiments  de  Sambre-et-Meuse  hors  de  la  limite  constitutionnelle, 
les  mouvements  de  troupes  avaient  persisté;  l'armée,  à  une  petite  distance 
de  cette  limite  enveloppait  Paris,  où  était  arrivé  le  chef  d'état-major  et  le 
confident  de  Hoche,  Chérin,  que  deux  arrêtes  du  11  fructidor  (28  août)  nom- 
maient, l'un  général  de  division,  l'autre  commandant  en  chef  de  la  garde 
constitutionnelle  du  Directoire,  poste  qu'il  garda  jusqu'au  28  (14  septembre). 
Une  enquête  était  faite  sur  les  fonctionnaires;  des  administrations  entières, 
départementales  et  municipales,  furent  révoquées,  et  le  Directoire  remplaça 
leurs  membres  élus,  mais  hostiles,  par  des  hommes  nommés  par  lui  et  plus 
siîrs.  En  même  temps,  Carnot,  qui  achevait  ses  trois  mois  de  présidence  le 
7  fructidor  (24  aoiît),  avait  pour  successeur,  à  la  tête  du  Directoire,  un  ad- 
versaire des  royalistes,  La  Revellière.  Chacun  des  deux  partis  connaissait  les 
intentions  de  l'autre;  ainsi  que  cela  s'est  toujours  produit  eu  pareille  circons- 
tance, il  y  avait  eu  des  indiscrétions  prématurées,  et  lincrédulité  ou  le  dé- 
dain à  leur  égard  n'ont  jamais  été  des  remèdes  suffisants.  Depuis  plus  d'un 
mois,  on  s'était  méfié  d'un  coup  d'Etat,  on  l'avait  attendu  tous  les  jours;  à 
force  de  voir  les  faits  infliger  chaque  jour  un  nouveau  démenti  à  leurs  soup- 
çons ou  à  leurs  informations,  les  meneurs  royalistes  en  étaient  venus  à 
douter  du  danger  au  moment  où  il  était  le  plus  grand. 

Dans  l'après-midi  du  17  fructidor  (3  septembre),  les  inspecteurs  de  la 
salle,  nous  dirions  aujourd'hui  les  questeurs,  du  Conseil  des  Cinq-Cents  con- 
venaientque,  le  lendemain,  l'un  d'eux,  Vaublanc,  lirait  un  rapport  concluant 
à  la  mise  en  accusation  de  la  majorité  du  Directoire.  Prévenue,  celle-ci  prit 
aussitôt  ses  dispositions;  dans  une  riunion,  sous  la  présilence  de  La  Revel- 
lière, à  laquelle  ne  furent  convoqués  ni  Carnot,  ni  Barthélémy,  Augereau 
reçut  mission  d'occuper  dans  la  nuit  les  locaux  où  siégeaient  les  Conseils  ;  des 
arrestations  furent  résolues,  une  proclamation  préparée.  Avertis  à  leur  tour, 
certains  meneurs  royalistes  n'ajoutèrent  pas  foi  à  des  renseignements  dans 
le  genre  de  ceux  qu'on  leur  avait  déjà  donnés  et  qui  ne  s'étaient  pas  réalisés; 
d'autres,  moins  sceptiques,  furent  satisfaits  d'apprendre  que  les  trois  direc- 
teurs songeaient,  pour  se  défendre,  à  recourir  à  l'offensive  et  décidèrent  qu'à 
la  première  menace  contre  le  Corps  législatif,  Pichegru  et  Willot,  en  perma- 
nence cette  nuit-là  aux  Tuileries,  marcheraient,  avec  la  garde  des  Conseils  et 
les  Chouans  installés  à  Paris,  sur  le  Luxembourg.  Seulement,  lorsqu'ils  furent 
convaincus  qu'il  y  avait  réellement  des  mouvements  de  troupes  et  qu'ils  s'ap- 
prêtèrent à  agir,  il  était  trop  tard,  les  Tuileries  étaient  cernées;  des  soldats 
de  la  garde  des  Conseils  ouvrirent  eux-mêmes  les  grilles,  une  vingtaine  de 
députés  qui  se  trouvaient  avec  Pichegru  furent  arrêtés  et  conduits  au  Temple. 
Barthélémy  avait   déjà  été   arrêté;   Cainol,  prévenu,   s'était  enfui.  Après 


HISTOIRE     SOGlALiSTE 


421 


prairial  an  III  et  vendémiaire  an  IV,  le  gouvernement  devait,  pour  la  troi- 
sième fois,  en  fructidor  an  V,  son  salut  à  l'armée,  dont  on  habituait  les  chefs  à 
intervenir  dans  les  affaires  de  l'Etat.  A  huit  heures  du  matin,  le  18  fructidor 


an  V  (4  septembre  1797),  tout,  peut-on  dire,  était  terminé.  D'après  un  journal 
cité  par  M.  Aulard  (Paris  pendatit  la  réaction  thermidorienne  et  sous  le  Di- 
rectoire, t.  IV,  p.  334),  ce  jour-là  «  les  faubourgs  Saint-Antoine  et  Saint-Mar- 
ceau sont  venus  en  armes  offrir  leurs  bras  et  leurs  secours  au  Corps  législatif 
et  au  Directoire.  C'est  le  seul  mouvement  populaire  qui  ait  eu  lieu.  Il  s'est 
fait  avec  ordre  ».  Or  les  ouvriers  avaient  eu,  encore  le  mois  précédent,  à  se 
plaindre  de  ces  gouvernants  qu'ils  étaient  prêts  à  protéger  contre  le  parti 

LIV.   446.  —    aiSTOlBE    socialiste.   — ^   THERMIDOR  ET  DIRECTOinE.  UV.   446. 


422  HISTOIRE     SOCIALISTE 


réactionnaire  :  le  2  thermidor  (20  juillet),  nous  apprend  un  rapport  de  police, 
«  5  à  600  ouvriers  s'étaient  rassemblés  dans  un  cabaret  de  la  Courlille  à  l'effet 
de  s'arranger  pour  avoir  une  augm  entalion  de  salaires  des  manufacturiers 
qui  les  font  travailler-  La  garde  les  a  cernés;  les  instigateurs  ont  été  con- 
duits en  assez  grand  nombre  au  Bureau  central  «;  ce  n'était,  du  reste,  pas  là 
—  on  le  verra  plus  loin  (§  2)  —  une  mesure  exceptionnelle  et  il  faut  noter  que, 
le  4  thermidor  (22  juillet),  le  journal  le  plus  avancé  de  l'époque.  Le  Journal 
des  hommes  libres,  avait  approuvé  ces  arrestations  en  disant  :  «  C'est  une 
espèce  de  tyrannie  sur  le  commerce  qu'une  coalition  pareille  ». 

Le  Directoire  n'aurait  pas  été  acculé  à  un  coup  d'Etat,  à  ce  moyen  détes- 
table d'avoir  raison  des  dangereuses  manœuvres  monarchiques,  si  sa  cou- 
pable politique  d'intérêt  personnel  écrasant,  stupidement  au  point  de  vue  gé- 
néral, le  parti  républicain  avancé  qui  renfermait  les  plus  sérieux  éléments 
de  résistance  aux  intrigues  des  royalistes,  ne  leur  avait  pas  permis  d'obtenir 
artificiellement  la  majorité  électorale,  alors  qu'ils  étaient  en  fait  le  plus  im- 
populaire de  tous  les  partis. 

Une  tentative  d'opposition  faite  dans  la  matinée  par  quelques  membres 
des  deux  Conseils,  n'aboutit  qu'à  leur  arrestation.  Un  arrêté  du  Directoire 
convoquait  les  membres  laissés  libres  des  Cinq-Cents  à  l'Odéon  et  ceux  des 
Anciens  à  l'Ecole  de  médecine.  Les  Cinq-Cents,  réunis  à  onze  heures  sous 
la  présidence  de  Laraarque,  les  Anciens  à  une  heure  sous  celle  de  Roger 
Ducos,  votèrent,  dès  le  18  (4  septembre),  une  loi  ainsi  conçue  :  «  Le  Direc- 
toire exécutif  est  autorisé  à  faire  entrer  sans  délai,  dans  le  rayon  fixé  par 
l'art.  69  de  la  Constitution,  et  de  faire  arriver  à  Paris  le  plus  tôt  possible, 
les  corps  de  troupes  qu'il  jugera  nécessaires  pour  défendre  la  République  et 
la  Constitution  de  l'an  III  contre  les  attaques  des  agents  du  royalisme  et  de 
l'anarchie,  maintenir  la  tranquillité  publique  et  le  respect  dii  aux  personnes 
et  aux  propriétés  ».  Le  lendemain,  furent  adoptées,  avec  quelque  hésitation 
de  la  part  des  Anciens,  diverses  mesures  qui  constituent  la  loi  du  19  fructi- 
dor an  "V  (5  septembre  1797)  etfdont  les  principales  avaient  pour  but  :  l'an- 
nulation de  toutes  les  opérations  électorales  de  49  départements  qui  avaient 
nommé  le  plus  de  royalistes  :  cela  livrait  au  Directoire  la  nomination,  aux 
places  rendues  ainsi  vacantes,  d'un  grand  nombre  de  fonctionnaires  de  tout 
ordre  et  le  débarrassait  de  136  députés;  la  condamnation  à  la  déportation  de 
65  personnes  parmi  lesquelles  deux  directeurs,  Carnot  et  Barthélémy,  53  dé- 
putés —  il  membres  des  Anciens  et  42  des  Cinq-Cents  —  dont  41  n'appar- 
tenaient pas  aux  départements  visés  plus  haut;  le  rétablissement  des  six 
premiers  articles  de  la  loi  du  3  brumaire  an  IV  qu'avait  abrogés,  nous  l'a- 
vons vu  au  début  même  de  ce  chapitre,  la  loi  du  9  messidor  an  V;  le  bannis- 
sement des  émigrés  qui  n'avaient  pas  obtenu  leur  radiation  déflnitive  (art. 
15);  la  déportation  des  «  émigrés  actuellement  détenus  »  (art.  19);  le  droit 
exorbitant,  pour  le  Directoire,  agissant  de  sa  seule  autorité,  «  de  déporter, 


HISTOIRE     SOCIALISTE  423 

par  des, arrêtés  individuels  motivés,  les  prêtres  qui  troubleraient  dans  l'inté- 
rieur la  tranquillité  publique  »  (art.  24),  et  la  modification  (art.  25)  de  la 
formule  du  serment  imposé  aux  prêtres  (chap.  xi  §  3);  la  mise  «  pendant  un 
an  sous  l'inspection  de  la  police,  qui  pourra  les  prohiber  »,  des  journaux  ou 
autres  feuilles  périodiques  et  des  presses  d'imprimeries  (art.  35);  l'abroga- 
tion de  la  loi  du  7  thermidor  an  V  contre  les  sociétés  politiques,  autorisées  à 
se  rouvrir  à  la  condition  de  ne  pas  professer  de  principes  contraires  à  la 
Constitution  de  l'an  III  (art.  36  et  37). 

En  remplacement  de  Barthélémy,  les  Anciens  élurent,  le  22  fructidor 
(8  septembre)  Merlin  (de  Douai)  et,  le  23  (9  septembre),  en  remplacement  de 
Carnot,  François  (de  Neul'château).  Augereau  avait  bien  été  porté  les  deux 
fois  par  les  Cinq-Cents  sur  la  liste  décuple  dressée  par  eux  ;  la  première  fois, 
il  eut  195  suffrages  sur  263  votants  et  192  sur  238  la  seconde  ;  mais,  au  Con- 
seil des  Anciens,  il  n'obtenait  qu'une  voix  la  première  fois  sur  139  votants 
et  guère  plus  la  seconde  sur  .146.  Les  nouveaux  directeurs  eurent  pour  suc- 
cesseurs au  ministère,  Letourneux  à  l'Intérieur  (28  fructidor  an  V-14  sep- 
tembre 1797)  et  Lambrechts  à  la  Justice  (3  vendémiaire  an  VI-24  septembre 
1797). 

La  répression  fut  excessive  et  maladroite,  et  le  furent  autant  les  récri- 
minations du  parti  vaincu.  42  journaux  réactionnaires  furent  supprimés; 
mais  nous  avons  vu,  à  propos  du  complot  de  Brothier  (chap.  xv),  comment  les 
royalistes  entendaient  la  liberté  de  la  presse.  Sur  les  65  condamnés  à  la 
déportation,  48  s'échappèrent,  15  furent,  le  23  fructidor  (9  septembre),  trans- 
[lortés  à  Rochefort  «  dans  les  trois  voitures  qui  avaient  servi  à  amener  de 
Paris  la  compagnie  Babeuf  au  tribunal  de  Vendôme  >>  (Dufort  de  Cheverny, 
Mémoires,  t.  II,  p.  356)  et  ils  récriminèrent  contre  ces  voitures  grillées; 
mais  les  royalie-tes  avaient  trouvé  fort  bien  que  ce  traitement  fût  infligé  à 
Babeuf  et  à  ses  amis,  et  Pichegru  ne  disait-il  pas  à  un  de  ses  co-délenus  qui 
se  plaignait  pendant  le  voyage  :  «  Ils  nous  font  ce  que  nous  leur  aurions 
fait  »  (Victor  Pierre,  1 S  Fructidor,  p.  134)?  Appliquée  aux  royalistes,  la  dé- 
portation à  la  Guyane  a  été  qualifiée  de  «  guillotine  sèche  »,  et  ïemot  serait, 
paraît-il,  d'un  des  condamnés,  Tronson  du  Coudray;  mais  les  royalistes  n'a- 
vaient pas  songé  à  la  stigmatiser  de  la  sorte  lorsqu'ils  avaient  contribué  à 
en  frapper  (chap.  vu),  sans  parler  d'autres  républicains,  Billaud-Varenne  et 
GoUot  d'Herbois  qui  mourut  à  Cayenne. 

Embarqués  à  Rochefort  le  1"  vendémiaire  an  VI  (22  septembre  1797), 
les  15  auxquels  il  faut  ajouter  un  nommé  Le  Tellier,  domestique  de  Barthé- 
lémy, qui  avait  demandé  à  le  suivre,  arrivèrent  à  Cayenne  le  22  brumaire 
an  VI  (12  novembre  1797)  et  furent  ensuite,  comme  cela  avait  eu  lieu  pour 
Billaud-Varenne  et  CoUot  d'Herbois,  conduits  à  Sinnamary;  c'était  Barthé- 
lémy, directeur,  Barbé-Marbois,  Laffon  de  Ladébat,  Murinais-Dauberjon, 
Rovère,  Tronson  du  Coudray,  du  Conseil  des  Anciens,  Aubry,  Bourdon  (de 


424  HISTOIRE     SOCIALISTE 

l'Oise),  de  la  Rue,  Pichegru,  Willot,  du  Conseil  des  Cinq-Cents,  Ramel,  qui 
commandait  la  garde  du  Corps  législatif,  Dossonville,  le  policier  devenu  le 
«  directeur  de  la  police  secrète  »  des  conjurés  des  deux  Conseils  [Histoire 
secrète  du  Directoire  de  Fabre  (de  l'Aude),  t.  III,  p.  211),  et  les  conspirateurs 
royalistes  Brothier  et  La  Ville-Heurnois.  Devaient  y  être  transportés  par  la 
suite  Gibert-Desmolières  arrêté  le  25  fructidor  an  V  (11  septembre  1797)  et  j 
J.  J.  Aymé  arrêté  seulement  le  16  nivôse  an  VI  (5  janvier  1798),  tous  les  deux 
des  Cinq-Cents.  Le  15  prairial  an  VI  (3  juin  1798)  sept  déportés  et  le  do- 
mestique de  Barthélémy,  évadés,  avaient  gagné  le  territoire  de  la  Guyane 
hollandaise  ;  Aubry  et  le  domestique  moururent  peu  après  l'évasion;  les  six 
autres,  Pichegru,  de  la  Rue,  Ramel,  Dossonville,  Willot  et  Barthélémy 
débarquaient  en  Angleterre,  les  quatre  premiers  le  21  septembre  1798,  les 
deux  autres  plus  tard.  Barbé-Marbois  et  Laffon  de  Ladébat  devaient  être 
graciés  le  6  fructidor  an  VII  (23  août  1799)  et  Aymé  s'évada  le  2  brumaire 
an  VIII  (24  octobre  1799),  ce  qui  démontre  que  neuf  survécurent  à  leur 
déportation,  alors  que  M.  Taine,  dont  on  vante  tant  la  documentation,  n'en 
compte  que  deux  dans  ce  cas  (Pierre,  ï 8  Fructidor,  p.  xxn). 

Des  commissions  militaires  avaient  été  instituées  pour  juger  les  émigrés 
trouvés  sur  le  territoire  français  après  un  délai  déterminé.  «  Du  mois  d'oc- 
tobre 1797  au  mois  de  mars  1799,  c'est-à-dire  dans  l'espace  de  18  mois,  les 
commissions  militaires  ont  siégé,  en  outre  de  Paris,  dans  31  villes  et  pro- 
noncé environ  160  condamnations  à  mort  »  (Pierre,  idem,  p.  xxiv);  sur  ce 
nombre,  on  compte  41  ecclésiastiques  »  (Id.  p.  xxxiv).  Quant  aux  prêtres 
français  déportés,  il  y  en  eut  (Sciout,  Le  Directoire,  t.  III,  p.  154)  1448  en 
l'an  VI  et  209  en  l'an  VII.  Tels  sont  les  résultats  de  la  répression,  d'après 
deux  historiens  favorables  aux  royalistes  et  aux  catholiques. 

Pour  justifier  son  coup  d'Etat,  approuvé  sur  le  moment  par  des  modérés 
tels  que  Benjamin  Constant  et  M"°  de  Staël,  —  elle  devait  trouver  plus  tard 
qu'on  était  allé  trop  loin;  dans  ses  Considérations  sur  les  principaux  événe- 
ments de  la  Révolution  française,  elle  a  écrit  (t.  II,  p.  182)  :  «  Le  change- 
ment de  ministère  et  les  adresses  des  armées  suffisaient  pour  contenir  le 
parti  royaliste,  et  le  Directoire  se  perdit  en  poussant  trop  loin  son  triomphe  >>; 
suivant  le  mot  de  Lavallette  [Mémoires  et  souvenirs,  t.  I",  p.  235),  «  elle  n'a- 
vait pas  prévu  les  proscriptions  cruelles  qui  accablèrent  le  parti  vaincu,  mais 
je  n'ai  jamais  vu  une  telle  chaleur  à  les  poursuivre  »,  —  le  Directoire  dé- 
nonça la  conspiration  royaliste  et  publia,  à  l'appui  de  sa  dénonciation,  divers  Çp 
documents  provenant  notamment  de  d'Anlraigues.  Moreau  avait  de  son  côté, 
le  2  floréal  an  V  (21  avril  1797),  après  avoir  culbuté  l'ennemi  lors  de  son  pas- 
sage du  Rhin,  saisi  dans  un  fourgon  de  l'émigré  de  Klinglin  devenu  général 
de  l'armée  autrichienne,  une  volumineuse  correspondance  de  Pichegru  et 
autres  avec  le  prince  de  Condé,  Wickhgm,  etc.  Ami  de  Pichegru,  il  ne  l'avait 
pas  communiquée  au  Directoire  dont  les  adversaires  modérés  avaient,  d'ail- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  425 


leurs,  ses  sympathies;  dans  une  lettre  que  lui  adressait,  le  17  thermidor 
(4  août),  Mathieu  Dumas,  membre  du  Conseil  des  Anciens,  on  Ut  :  «  Piche- 
gru,  avec  lequel  nous  marchons  parfaitement  d'accord,  m'a  chargé  hier  de 
vous  dire  mille  amitiés  »  (Pierre,  /S  Fructidor,  p.  38).  Le  Directoire,  qui  se 
méDait  de  Moreau  dont  l'armée  n'avait  pas  manifesté  sa  haine  des  royalistes 
comme  l'armée  d'Italie  à  l'anniversaire  du  14  juillet  et  l'armée  de  Sambre-et- 
Meiise  à  celui  du  10  août,  l'avait,  le  16  fructidor  (2  septembre),  appelé  h 
Paris,  en  confiant  par  intérim  le  commandement  de  l'armée  de  Rhin-et-Mo- 
selle  à  Hoche  déjà  commandant  de  l'armée  de  Sambre-et-Meuse.  Moreau  qui 
pressentait  le  choc  entre  les  royalistes  des  Conseils  et  la  majorité  du  Direc- 
toire, s'avisa,  afin  d'être  à  peu  près  couvert  si  le  Directoire  venait  à  l'empor- 
ter, d'écrire,  le  19  fructidor  (5  septembre),  ignorant  encore  les  événements 
de  la  veille,  à  Barthélémy  (Bûchez  et  Roux,  Histoire  parlementaire  de  la  Ré- 
volution française,  t.  XXXVII,  p.  451)  [lour  lui  demander  en  apparence  un 
conseil  sur  la  conduite  à  tenir,  pour  signaler  en  fait  à  un  des  directeurs 
l'existence  des  documents  qu'il  détenait  et  dont  il  disait  avoir  déjà  parlé  à 
Barthélémy  lorsque  celui-ci  était  encore  ambassadeur  à  Bàle;  cela,  du  reste, 
n'innocentait  pas  Moreau,  mais  inculpait  Barthélémy. 

En  quittant,  le  23  fructidor  (9  septembre),  son  armée,  conformément  à 
l'ordre  reçu,  et  connaissant  depuis  la  veille  le  coup  d'Etat  du  18,  il  jugea 
opportun,  dans  une  proclamation  aux  soldats,  de  reporter  au  17  (3  sep- 
tembre), veille  du  coup  d'Etat,  la  date  de  la  lettre  écrite  seulement  le  lende- 
main 19  (5  septembre)  à  Barthélémy;  ayant  soin  de  ne  pas  mentionner  le 
nom  de  celui-ci,  il  disait  :  «  Il  n'est  que  trop  vrai  que  Pichegru  a  trahi  la 
confiance  de  la  France  entière;  j'ai  instruit  un  des  membres  du  Directoire  le 
17  de  ce  mois  qu'il  m'était  tombé  entre  les  mains  une  correspondance  avec 
Condé  et  d'autres  agents  du  prétendant,  qui  ne  me  laissait  aucun  doute  sur 
cette  trahison  «  [Journal  d'économie  publique,  de  morale  et  de  politique,  de 
Rœderer,  t.  V,  p.  204).  Le  Directoire  reçut  la  lettre  destinée  à  Barthélémy, 
déjà  en  roule  pour  Rochefort,  et  s'empressa  de  laisser  Moreau  sans  emploi; 
il  devait  le  laisser  ainsi  jusqu'au  29  fructidor  an  VI  (15  septembre  1798)  où  il 
le  nomma  inspecteur  général  de  l'infanterie  de  l'armée  d'Italie.  A  la  mort  de 
Hoche,  Augereau  fut  nommé  (2  vendémiaire  an  VI-23  septembre  1797)  au 
commandement  des  deux  armées  qui,  jusque-là  réunies  provisoirement,  fu- 
rent fusionnées,  par  arrêté  du  8  vendémiaire  (29  septembre),  sous  la  déno- 
mination d'  «  armée  d'Allemagne  »,  à  laquelle,  le  7  brumaire  (28  octobre), 
était  jointe  l'armée  du  Nord  où  Beurnonville  cessait  ses  fonctions.  Mais,  le 
19  frimaire  (9  décembre),  l'armée  d'Allemagne  était  divisée  en  deux  armées 
l'armée  du  Rhin,  sous  le  commandement  d'Augereau,  et  l'armée  de  Mayence, 
sous  celui  de  Hatry  remplacé,  le  23  messidor  an  VI  (il  juillet  1798),  par  Jou- 
berl  qu'il  remplaçait  lui-même  à  la  tête  des  troupes  stationnées  en  Hollande; 
celles-ci,  depuis  le  19  frimaire  (9  décembre  1797),  ne  relevaient  plus  que  du 


426  HISTOIRE     SOCIALISTE 

divisionnaire  qui  les  commandait.  Eiiiiii  \in  arrêté  du  9  pluviôse  (28  jan- 
vier 1798)  supprima  cette  armée  du  Rliin  qui  avait  été  la  deuxième  de  ce  nom. 

Les  documents  de  Moreau  fournissaient  des  armes  contre  Wickham  ; 
aussi,  dès  le  29  fructidor  (15  septembre),  le  Directoire  réclamait  du  gouver- 
nement de  Berne  l'expulsion  de  l'agent  anglais  qui,  pendant  les  pourparlers 
à  ce  sujet,  s'éloignait  de  lui-même  le  8  novembre.  Le  2  décembre,  arrivaient 
des  instructions  de  Grenville,  datées  du  3  novembre,  approuvant  la  conduite 
de  Wickham,  mais  l'invitant,  ainsi  que  tout  le  personnel  de  la  légation,  h 
retourner  sans  éclat  à  Londres  (Lebon,  L'Angleterre  et  l'émigration,  p.  253). 
Sur  une  plainte  identique  du  Directoire  au  roi  de  Prusse,  celui-ci  engagea 
le  duc  de  Brunswick  à  ne  plus  laisser  Louis  XVIII  séjourner  à  Blankenburg. 
Le  prétendant  dut  partir,  le  10  février  1798,  et  il  arriva  le  13  mars  à  Milau, 
en  Courlande,  où  le  Uar  lui  offrait  asile  ;  déjà,  à  la  fin  de  1797,  à  la  suite  des 
négociations  de  paix  entre  la  République  et  l'Autriche,  l'armée  de  Condé 
était  passée  au  service  du  tsar. 

A  l'intérieur,  le  Directoire  destitua  des  'fonctionnaires,  tout  en  conser- 
vant encore  beaucoup  d'antirépublicains  (rapport  de  police  du  16  vendé- 
miaire-? octobre  1797)  ;  il  eut  à  réprimer  en  province  quelques  tentatives 
d'insurrection  royaliste  dont  la  plus  sérieuse  fut  celle  que  dirigeaient  dans 
la  Lozère,  le  Gard,  l'Ardèche  et  la  Haute-Loire,  Dominique  Allier  et  le  mar- 
qdis  de  Surville;  déjà  réduits  à  l'impuissance,  ils  furent  pris  lé  16  fructidor 
an  VI-2  septembre  1798  {Moniteur  du  l^jour  complémentaire- 17  septembre 
1798)  et  bientôt  après  exécutés. 

§  2.  —  Bonaparte  et  l'Egypte.  —  Bernadette  à  Vienne. 
La  loi  du  22  floréal  an  VI. 

Les  Conseils  se  bornèrent,  peut-on  dire,  à  enregistrer  les  volontés  du 
Directoire.  Cependant  ayant  demandé  aux  Cinq-Cents,  par  message  du  19 
vendémiaire  an  VI  (10  octobre  179T),  la  création  d'un  huitième  ministère 
qui  aurait  été  chargé  «  des  domaines  nationaux  »,  et  bien  que  le  rapporteur 
eût,  le  14  frimaire  (4  décembre),  conclu  en  faveur  d'un  «  ministère  des  tra- 
vaux publics  et  domaines  nationaux  »,  il  vit  sa  demande  rejetée,  le  27  ni- 
vôse an  VI  (16  janvier  1798),  à  la  suite  d'un  débat  où  Renault  (de  l'Orne)  et 
Portiez  (de  l'Oise)  exprimèrent  leurs  préférences,  le  cas  écbéant,  pour  la 
création  d'un  «  ministère  de  l'instruction  publique  ». 

Il  fallut  tout  de  suite  s'occuper  dje  la  situation  financière.  Il  y  avait  bien 
près  d'un  an  (n»  du  30  vendémiaire  an  V-21  octobre  .1796)  que  le  Journal  d'é- 
conomie publique  de  Rœderer  avait  avoué  à  contre-coeur  :  «  Tout  le  monde 
s'attend,  on  regarde  même  comme  juste  et  nécessaire  une  revision  de  la 
portion  de  dette  constituée  qui  a  été  -donnée  en  payement  à  des  fournisseurs 
de  la  République.  Au  lieu  de  les  payer  en  assignats,  il  leur  a  été  délivré H 


% 


HISTOIRE     S.0C1AL1STB  48^ 


millions  800  mille  livres  de  renie  sur  le  Grand-Livre,  qui,  aujourd'hui,  fe- 
raient un  capital  de  236  millions  valeur  réelle,  tandis  que  la  valeur  origi- 
naire n'est  peut-être  pas  le  vingtième  de  cette  somme  »  (t.  I",  p.  284). 

Par  la  loi  du  9  vendémiaire  an  VI  (30  septembre  1797)  que  compléta, 
pour  l'organisation  du  mode  de  remboursem^entv celle  du  24  frimaire  (14  dé^ 
cembre  1797),  les  deux  tiers  de  chaque  inscription  de  rentes  furent  rayés  du 
Grand-Livre.  Les  porteurs  de  rente  perpétuelle  devaient  recevoir,  à  la  place, 
des  «  bons  au  porteur  délivrés  par  la  Trésorerie  nationale  »  et  admis,  pour 
une  valeur  20  fois  plus  grande  que  le  montant  en  rentes  de  ces  deux  tiers, 
en  payement  des  5/10  du  prix  des  biens  nationaux  payables,  «  conformément 
aux  lois  subsistantes  »,  avec  la  dette  publique  (voir  première  moitié  du  cha-: 
pitre  xv);  de  plus,  le  tiers  de  l'inscription  conservé  au  Grand-Livre' était 
admis  en  payement  des  5/10  payables  en  numéraire.  Ces  bons  n'exprimaient 
que  le  chiffre  des  deUx  tiers  de  rentes  qu'ils  remplaçaient  et  étaient  échan- 
geables contre  des  biens  nationaux  à  raison  de  20  fois  ce  chiffre;  dès  lors, 
quand  on  constate  que  leur  cours  était,  en  nivôse  an  VI  (décembre  1797-jan- 
vier  1798),  2  livres  16  sous^  et,  en  germinal  an  VI  (mars-avril  1798),  1  livre 
18  sous  pour  100,  cela  signilie  que  telle  était  la  dépréciation-,  non  du  capital', 
mais  du  revenu  ou,  en  d'autres  termes,  du  vingtième  dU' capital.  Si  cela  n'en 
dissimulait  pas  moins  fort  mal  une  banqueroute  très  réelle  pour  toutes  les 
inscriptions  autres  que  celles  si  impudemment  exagérées  au  profit  des  four- 
nisseurs, il  ne  faut  cependant  pas  oublier  que,  tandis  que  l'ancien  fonds  clô- 
turait, le  17  nivôse  an  VI  (6  janvier  1798),  en  légère  hausse,  à  un  peu  moins 
de  7  fr.,  le  nouveau  ouvrait  à  la  Bourse  du  21  nivôse  (10  janvier)  à  17  Ir., 
c'est-à-dire  avec  une  hausse  de  10  fr.  après  la  réduction  des  deux  tiers  et, 
le  surlendemain,  il  dépassait  le  cours  de  24  fr.  Ge  tiers  restant  prit  le  nom' 
de  «  tiers  consolidé  »,  avec  lequel  la  loi  du  8  nivôse  an  VI  (2s  décembre 
1797)  constitua  un  nouveau  Grand-Livre.  L'article  110  de  la  loi  du  9  vendé- 
miaire voulut  au  moins  garantir  le  payement  des  rentes  réduites  et  des  pen- 
sions en  leur  réservant  certaines  recettes  :  «  Le  produit  net  des  contribu- 
tions administrées  par  la  régie  de  l'enregistrement,  et  subsidiairement  les 
autres  contributions  indirectes,  sont  et  demeurent  spécialement  affectés,  jus- 
qu'à due  concurrence,  au  payement  des  rentes  conservées  et  pensions  ». 

Mais  ce  devait  être  pour  les  rentiers  une  garantie  plus  nominale  que 
réelle,  comme  cela  avait  déjà  été  le  cas  avec  la  loi  du  15  vendémiaire  an  V 
(6  octobre  1796),  qui  avait  ordonné  «  la  distraction  du  sixième  riet  de  toutes 
les  sommes  qui  proviendront  de  la  perception  des  revenus  et  contributions 
ordinaires,  pour  l'employer  au  payement  des  arrérages  de  rentes  et  pen- 
sions ».  J'ai  déjà  signalé  la  misère  des  rentiers  (fin  du  chap.  xv).  Ces  malheu- 
reux, après  avoir  été  payés  en  assignats,  puis  en  mandats,  avaient  pu  espérer, 
en  vertu  de  la  loi  du  5°  jour  complémentaire  de  l'an  IV  (21  septembre  1796), 
toucher  un  quart  de  leurs  rentes  en  «  numéraire  effectif».  Hélas!  la  loi  du 


428  HISTOIRE    SOCIALISTE 

2  ventôse  an  Y  (20  février  1797),  sous  couleur  d'accorder  aux  rentiers  un 
avantage  dont  je  parlerai  tout  à  l'heure,  aboutissait  à  opérer  le  payeïnentdes 
rentes  et  pensions  au  moyen  de  deux  récépissés,  l'un  équivalant  au  quart 
payable  en  numéraire  et  l'autre  équivalant  aux  trois  autres  quarts.  Ces  deux 
sortes  de  bons  au  porteur  étaient  admis —  c'était  l'avantage  —  en  payement 
des  biens  nationaux,  la  première  sorte  pour  la  partie  du  prix  payable  en  nu- 
méraire, la  seconde  pour  la  partie  payable  en  papiers.  Une  loi  du  10  floréal 
au  V  (29  avril  1797)  conféra  à  de  nouveaux  bons,  —  nominatifs  ceux-là,  mais, 
sauf  sur  ce  point,  semblables  à  ceux  de  la  première  sorte  et,  comme  ceux-ci, 
tenant  lieu  du  quart  des  rentes  dû  en  numéraire  — la  possibilité  d'être  reçus 
par  les  percepteurs  et  receveurs  en  payement  des  contributions  foncières  ou 
somptuaires  des  rentiers  et  pensionnaires.  Ceux  qui  n'avaient  ni  domaines 
à  acheter,  ni  à  payer  un  chiffre  de  contributions  égal  au  montant  de  leurs 
bons,  les  livraient,  avec  un  rabais  énorme,  à  des  spéculateurs;  les  bons  dits 
des  trois  quarts  furent  les  plus  dépréciés. 

Voici  quelle  a  été  la  situation  financière  pendant  l'an  V,  d'après  le  résumé 
de  Ch.  Ganilh  (Essai  politique  sur  le  revenu  public,  t.  II,  p.  152-154)  :  «  Les 
dépenses  de  cet  exercice,  fixées  d'abord  par  aperçu  à  568  raillions,  non  com- 
pris la  dette  publique,  ensuite  restreintes  parles  crédits  ouverts  aux  ordonna- 
teurs à  562,297,226  livres,  toujours  sans  y  comprendre  la  dette  publique,  s'éle- 
vèrent définitivement,  en  y  comprenant  la  dette  publique  conservée  par  les 
lois  des  19  vendémiaire  et  24  frimaire,  à  657,369,522  livres  ».  Or  les  recouvre- 
ments opérés  dans  le  cours  de  l'an  V,  et  employés  à  l'acquit  de  ces  dépenses, 
n'atteignirent  que  442  millions.  Aussi  la  loi  du  9  vendémiaire  an  "VI  (30  sep- 
tembre 1797),  mentionnée  à  plusieurs  reprises  dans  le  §  i"  du  chapitre  xi, 
essaya-t-elle  d'accroître  les  recettes  en  rétablissant  la  loterie  d'Étal,  les  droits 
sur  les  cartes  à  jouer,  en  établissant  le  timbre  des  affichés  et  des  journaux, 
l'impôt  sur  les  moyens  de  transport  public,  et  en  élevant  certains  droits  exis- 
tants. 

Les  clubs  s'étaient  rouverts;  mais,  à  la  joie  de  la  défaite  des  royalistes, 
succéda  bientôt  le  mécontentement  provenant  de  l'accroissement  des  charges 
et  de  l'absence  de  toute  réforme  démocratique.  On  comprit  que  le  Directoire 
n'avait  agi  que  dans  son  propre  intérêt  et  on  lui  reprocha  sa  politique  de 
profit  personnel.  Ces  critiques  et  les  progrès,  à  Paris  et  dans  les  grands  cen- 
tres, des  républicains  avancés  englobés  sous  le  nom  de  Jacobins,  inquiétèrent 
les  modérés  du  Directoire,  mal  venus  désormais  à  prétendre  imposer  aux 
autres  le  fétichisme  d'une  Constitution  qu'ils  avaient  eux-mêmes  violée. 
Aussi,  débarrassés  du  péril  de  droite,  revinrent-ils  à  leur  ancienne  thèse  du 
péril  à  gauche,  et,  pour  enrayer  le  mouvement  démocratique,  ils  allaient  en 
arriver  bientôt  à  la  fermeture,  à  Paris  et  en  province,  des  clubs  ou  «  cercles 
constitutionnels  »,  selon  l'expression  du  moment,  et  à  la  suppression  de  jour- 
naux républicains.  Les  cercles  furent  fermés  à  Perpignan  (2  ventôse-20  février), 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


429 


à  Paris,  celui  de  la  rue  du  Bac,  à  Blois,  à  Vendôme  et  au   Mans  (15  ven- 


I,  l^c•l'<)^  \iîi  I      (  iii  /  ^  "• 


^'après  Tine'estampe  de  la  Bibliothèque  Nationale.? 

tôse-5  mars),  à  Strasbourg  (19  venlôse-9  mars),  à  Clermont-FLrrand,  à  Riom, 
à  Issoire,   à  Périgueux   (22  ventôse-12  mars);  enfin  un  arrêté  du  24  ven- 

UV.  Vkl.  —  HISTOIRE    SOCIALISTE.    —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  LIV.   447. 


4B0  HISTOIRE     SOCIALISTE 

tôse  (14  mars)  ordonnait  la  fermeture  de  toute  société  ou  cercle  «  qui  fera 
collectivement  un  acte  quelconque  ».  Le  22  germinal  (11  avril),  étaient  sup- 
primés le  Journal  des  hommes  libres  et  Y  Ami  de  la  pairie.  Ces  persécutions 
venant  de  gouvernants  que  tous  détestaient  et  dont  quelques-uns,  suspects 
de  trafics  honteux,  étaient  méprisés,  contribuèrent  beaucoup,  d'ailleurs,  à  la 
popularité  des  démocrates. 

Sans  que  ceux-ci  songeassent  à  protester,  les  vexations  contre  la  classe 
ouvrière,  dont  il  a  été  donné  un  exemple  un  peu  plus  haut  (§  1"))  continuaient 
à  l'occasion  comme  par  le  passé.  Les  ouvriers  charpentiers  qui,  je  l'ai  signalé 
vers  la  fin  du  §  8  du  chap.  xi,  d'après  le  rapport  de  police  des  25  et  26  bru- 
maire an  VI  (15  et  16  novembre  1797),  résistaient  à  la  prétention  de  leurs 
patrons  de  leur  imposer  une  demi-heure  de  travail  de  plus,  étaient  traités  de 
«  perturbateurs  »,  contre  lesquels  des  mesures  de  répression  étaient  annon- 
cées (recueil  de  M.  Aulard,  t.  IV,  p.  452).  D'après  le  rapport  du  21  germinal 
an  VI  (10  avril  1798).  des  ouvriers  s'étant  rassemblés  dans  l'île  Louviers  — 
elle  correspondait  à  ce  qui  est  aujourd'hui  entre  le  boulevard  Morland  et  le 
quai  Henri  IV —  et  ayant  eu  l'audace  grande  de  se  plaindre  «  entre  eux  de  ne 
pas  gagner  assez,  ont  été  amenés  au  Bureau  central  »  [idem,  p.  601).  Enfin, 
à  la  date  du  18  floréal  an  VI  (7  mai  1798),  nous  trouvons  [idem,  p.  648)  la 
décision,  déjà  mentionnée  chap.  xi  §  8,  du  Bureau  central  du  canton  de  Paris 
sur  les  rassemblements  d'ouvriers.  Ce  Bureau,  «  informé  que  des  ouvriers  de 
diverses  professions  se  réunissent  en  très  grand  nombre,  se  coalisent,  au 
lieu  d'employer  leur  temps  au  travail,  délibèrent  et  font  des  arrêtés  par  les- 
quels ils  taxent  arbitrairement  le  prix  de  leurs  journées  »,  annulait  les 
c  arrêtés  »  pris  par  les  travailleurs,  défendait  «  à  tous  ouvriers  d'en  prendre 
à  l'avenir  de  semblables  »,  et  déclarait  «  que  le  prix  "du  travail  des  ouvriers 
doit  être  fixé  de  gré  à  gré  avec  ceux  qui  les  emploient  ». 

On  pouvait,  dans  les  premiers  mois  de  l'an  VI,  diagnostiquer  un  péril 
qui  menaçait  la  République;  ce  n'était  pas  le  péril  jacobin  ou  soi-disant  tel, 
c'était  le  péril  militaire  incarné  à  cette  heure  dans  Bonaparte.  Depuis  la  mort 
de  Hoche,  tous  les  regards  étaient  tou  rnés  vers  lui.  A  droite  comme  à  gauche, 
on  soupçonnait  son  ambition  de  se  saisir  du  pouvoir. 

Les  royalistes  qui  le  détestaient  avant  le  18  fructidor  an  V-4  septembre 
1797  (voir  au  début  de  ce  chapitre),  n'avaient  pas  lardé,  peut-être  grâce  aux 
manœuvres  de  Talleyrand,  à  renoncer  à  leurs  préventions  à  son  égard.  Ce 
revirement  s'était  opéré  avant  môme  sa  rentrée  à  Paris  (15  frimaire  an  VI- 
5  décembre  1797)  à  la  suite  du  traité  de  Campo-Formio.  Dans  le  recueil  de 
M.  Aulard  (t.  IV,  p.  474-475),  nous  lisons,  à  la  date  du  11  frimaire  an  VI 
(i"  décembre  1797)  :  «  L'opinion  d'un  café  ferme  en  royalisme  vient  de  revi- 
rer d'une  manière  prompte  et  frappante  sur  le  compte  du  général  Buonaparte  : 
haï  dans  cet  endroit  jusqu'à  ce  jour,  traité  d'ambitieux,  de  Jacobin,  de  terro- 
riste, il  est  aujourd'hui  considéré  comme  un  homme  essentiel,  sur  le  cou- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  431 

rage  duquel  les  «  honnêtes  gens  »  (on  sent  toute  la  portée  de  cette  qualifica- 
tion) doivent  compter  pour  purger  les  premières  autorités  des  brigands  qui 
s'y  trouvent,  faire  rapporter  les  décrets  sur  les  nobles  et  autres, enfin  opérer, 
toujours  dans  le  même  sens,  les  changements  les  plus  surprenants  ».  Et  un 
peu  plus  tard  [Idem,  p.  483),  à  la  date  du  17  frimaire  (7  décembre)  :  «  Il  est 
certain  que  les  hommes  reconnus  publiquement  pour  ennemis  jurés  de  la 
République,  disent  du  général  Buonaparte  un  bien  infini,  avéré  sans  doute 
dans  la  bouche  de  tous  les  patriotes,  mais  suspect  dans  la  leur;  que  ces 
mêmes  hommes  ne  supposent  le  général  Buonaparte  à  Paris  que  pour  opérer 
un  grand  changement  dans  le  gouvernement  ». 

D"autre  part,  M.  A.  Mathiez  a  reproduit  dans  la  Révolution  française 
(n"  du  14  mars  190.3J  une  brochure  publiée  en  frimaire  an  VI  sous  le  titre 
Correction  à  la  gloire  de  Bonaparte.  Lettre  à  ce  général,  et  signée  «  P.  S.  M. 
l'H.  S.  D.  »,  ce  qui  signifie  :  Pierre  Sylvain  Maréchal,  l'homme  sans  Dieu. 
Après  avoir  reproché  à  Bonaparte  de  n'avoir  pas  continué  la  guerre  en 
faisant  la  guerre  de  «  l'indépendance  »  du  monde  (p.  251)  en  général  et  de 
la  Pologne  en  particulier,  après  lui  avoir  fait  grief  des  précautions  qu'il  prend 
à  l'égard  de  la  religion,  après  avoir  dénoncé  son  luxe  de  «  satrape  »  ^p.  253), 
l'ancien  collaborateur  de  Babeuf  lui  disait  :  «  Quoique  tu  sois  le  Dieu  des 
combats,  il  te  sied  mal,  Bonaparte,  de  trancher  du  souverain  avec  des  na- 
tions entières,  car  enfin,  si  tu  te  permets  ce  style  en  Italie  en  t'adressant  au 
Directoire  cisalpin,  je  ne  vois  pas  ce  qui  pourrait  t'empêcher  d'user  du  même 
style  un  jour,  en  apostrophant  le  Directoire  français.  Je  ne  vois  rien  qui  me 
donne  l'assurance  qu'en  germinal  prochain,  lors  de  nos  assemblées  primaires, 
tu  ne  répètes  du  fond  de  tes  appartements  du  palais  du  Luxembourg  :  Peuple 
de  France!  Je  vous  composerai  un  Corps  législatif  et  im  Directoire  exécutif.'» 
(p.  253).  Il  ajoutait  :  «  Jusqu'à  ce  jour,  les  bons  esprits  n'ont  pu  voir  en  ta 
personne  que  le  plus  habile  de  nos  ambitieux  modernes  »  (p.  254)  et  concluait 
cependant,  au  moment  oîi  Bonaparte  allait  se  rendre  au  congrès  de  Rastatt, 
par  le  conseil  de  se  racheter  aux  yeux  des  républicains  en  contribuant  à  orga- 
niser dans  l'Europe  centrale  «  une  république  universelle  et  fédérative  dont 
la  France  serait  le  chef-lieu  et  le  principal  boulevard  »  (p.  255).  Si  nous 
avons  dans  cette  brochure  une  nouvelle  et  forte  preuve  de  la  propension  de 
son  auteur  à  l'utopie,  nous  y  avons  aussi  la  constatation  formelle  que  les  vi- 
sées dictatoriales  de  Bonaparte  n'étaient  plus  un  secret  ;  de  tous  les  côtés,  on 
se  doutait  de  ses  intentions. 

Rentré  à  Paris,  venant  de  Rastatt,  on  l'a  vu  dans  le  chapitre  précédent, 
le  15  frimaire  an  VI  (5  riécembre  1797),  il  s'installait  dans  l'hôtel  qu'habitait 
sa  femme,  rue  Chantereine,  rue  à  laquelle  l'administration  du  département 
de  la  Seine  allait,  le  9  nivôse  (29  décembre),  donner  son  nom  actuel  de  rue 
de  la  Victoire.  Le  Directoire  avait,  du  reste,  été  le  premier  à  se  livrer  aux 
plus  plates  a     .ationsà  l'égard    'un  homme  dont  il  connaissait  la  désinvol- 


432  HISTOIRE     SOCIALISTE 

ture  et  dont,  instruit  par  le  passé,  il  redoutait  les  machinations;  mais, 
n'ayant  d'autre  appui  que  la  force  armée,  il  était  condamné  à  ménager  celui 
qui  était  devenu  le  représentant  le  plus  populaire  de  cette  force.  Le  20  fri- 
maire (10  décembre),  Bonaparte  reçu  solennellement  au  Luxembourg,  en- 
censé par  Barras,  président  du  Directoire,  et  par  Talleyrand,  termina  son 
discours  en  disant  :  «  Lorsque  le  bonheur  du  peuple  français  sera  assis  sur 
les  meilleures  lois  organiques,  l'Europe  entière  deviendra  libre  ».  Les  direc- 
teurs ne  relevèrent  pas  cette  fanfaronnade  qui  renfermait  une  désapprobation 
de  la  Constitution  de  l'an  III,  et  Bonaparte  profita  de  l'engouement  dont  il 
était  l'objet  pour  se  constituer  un  parti,  affectant  de  fréquenter  de  préférence 
les  littérateurs  et  les  savants  sans  se  préoccuper  de  leurs  opinions  politiques, 
et  ayant  soin  de  ne  pas  se  prononcer  sur  les  questions  qui  divisaient  les  es- 
prits. Elu,  le  5  nivôse  (25  décembre),  membre  de  l'Institut  en  remplacement 
de  Carnot  qui  avait  été  son  protecteur,  il  écrivait  jésuitiquement  le  lendemain  : 
«  les  vraies  conquêtes,  les  seules  qui  ne  donnent  aucun  regret,  sont  celles 
que  l'on  fait  sur  l'ignorance  »  [Moniteur  du  9  nivôse-29  décembre). 

Le  désir  de  se  débarrasser  de  Bonaparte  qu'il  redoutait  de  plus  en  plus, 
contribua  à  faire  accepter  par  le  Directoire  l'expédition  d'Egypte  dont  il 
n'était  pas  tout  d'abord  partisan.  Quelle  que  soit  la  façon  de  l'apprécier,  l'ini- 
tiative de  Bonaparte  à  cet  égard  ne  me  paraît  pas  douteuse  :  de  Milan,  le 
29  thermidor  an  V  (16  août  1797),  il  écrivait  au  Directoire  :  «  Les  temps  ne 
sont  pas  éloignés  où  nous  sentirons  que,  pour  détruire  véritablement  l'An- 
gleterre, il  faut  nous  emparer  de  l'Egypte  »  ;  écrivant  le  même  jour  à  son 
nouvel  ami  Talleyrand,  il  pronostiquait  la  chute  prochaine  de  la  Turquie 
[Correspondance  de  Napoléon  I",  t.  III,  p.  311  et  313);  de  Passariano,  le 
27  fructidor  an  V  (13  septembre  1797),  dans  une  lettre  a  Talleyrand  [Idem, 
p.  391  et  392),  il  proposait  de  s'emparer  de  Malte  et  de  l'Egypte;  et,  le  2  ven- 
démiaire an  VI  (23  septembre  1797),  Talleyrand,  en  l'approuvant,  ne  faisait 
que  lui  répondre.  Etant  données  ces  lettres  de  Milan  et  de  Passariano,  il  est 
permis  d'ajouter  foi  aux  témoignages  simplement  conformes  de  Marmont 
[Mémoires,  t.  I",  p.  295  et  347)  et  de  Bourrienne  [Mémoires,  édition  de 
Désiré  Lacroix,  t.  I",  p.  221)  qui  nous  montrent  Bonaparte  préoccupé  d'une 
telle  expédition  avant  le  mémoire  du  25  pluviôse  an  YI  (13  février  1798) 
adressé  par  Talleyrand  au  Directoire  sur  cette  question.  Que  Bonaparte  en  la 
circonstance  se  soit  borné,  comme  lorsqu'il  projetait  de  soulever  la  Grèce,  à. 
revêtir  d'une  forme  précise  des  idées  vagues  qui  avaient  déjà  cours  dans 
certains  milieux,  la  chose  est  fort  possible  ;  de  même  qu'il  est  possible  que 
Talleyrand,  en  particulier,  ait  partagé  ces  idées  avant  la  lettre  de  Bonaparte. 
Mais  ce  qui  est  certain,  c'est  que  Bonaparte  n'a  pas  eu  besoin  de  Talleyrand 
pour  s'engager  dans  cette  voie. 

Nommé  (chap.  xvi),  le  5  brumaire  (26  octobre),  général  en  chef  de  l'ar- 
mée d'Angleterre,  confirmé  dans  ce  poste  le  19  frimaire  (9  décembre),  Bona- 


HISTOIRli     SOCIALISTE  433 

parte  et  son  remplaçant  ofQciel  par  intérim,  Desaix,  avaient,  le  5  germinal 
(25  mars),  comme  successeur,  à  la  tête  des  troupes  de  l'Ouest  baptisées  «  ar- 
mée d'Angleterre  »,  le  général  Kilmaine.  Si  Bonaparte  était,  par  arrêté  du 
11  germinal  an  VI  (31  mars  1798),  chargé  de  se  rendre  à  Brest  pour  prendre  le 
commandement  de  l'armée  d'Angleterre ,  cet  arrêté  n'avait  d'autre  but  que  de 
donner  le  change  à  cette  puissance  :  en  effet,  l'expédition  d'Egypte  était  secrè- 
tement décidée  depuis  vingt-cinq  jours,  lorsque  ce  dernier  arrêté  fut  signé. 
Bonaparte  avait  commencé  par  feindre  de  s'occuper  de  la  descente  en  Angle- 
terre, tout  en  «ne  s'occupant  effectivement  que  de  l'armée  d'Orient»,  suivant 
ce  qu'à  Sainte-Hélène  il  dicta  au  général  Berlvànd  {Catnparpies  d'Egypte  et  de 
Syrie,  t.  I",  p.  3)  ;  il  avait,  le  20  pluviôse  (8  février),  quitté  Paris  pour  visiter 
la  côte  «  depuis  Calais  jusqu'à  Ostende  »  {Moniteur  du  6  venlôse-24  février), 
et,  dès  le  surlendemain  de  son  retour,  le  5  ventôse  (23  février),  il  signalait 
dans  un  rapport  les  difficultés  de  l'entreprise- et  suggérait  notamment  de  lui 
substituer  »  une  expédition  clans  le  Levant  ».  Cette  dernière  expédition  était 
décidée  dix  jours  après,  le  15  ventôse  (5  mars).  Berthier,  remplacé  trois 
jours  après  (18  ventôse-8  mars)  par  Brune  à  la  tête  de  l'armée  d'Italie,  était 
rappelé  en  qualité  de  chef  d'état-major  de  l'armée  d'Angleterre,  dit-on,  mais 
en  réalité  de  l'armée  d'Orient. 

Le  23  germinal  (12  avril),  Eschasseriaux  aîné  faisant,  au  Conseil  des  Cinq- 
Cents,  un  rapport  sur  un  ouvrage  relatif  à  la  colonisation,  prononçait  un  dis- 
cours auquel  il  a  déjà  été  fait  allusion  (chap.  xvi)  à  propos  de  nos  rapports 
avec  la  Turquie.  Après  des  considérations  générales  sur  l'opportunité  de  la 
fondation  des  colonies,  il  posait  la  question  :  «  la  République  Française  est-elle 
dans  une  situation  à  avoir  besoin  de  nouvelles  colonies?  »  et  il  répondait  que 
«  le  génie  de  la  nation  et  la  politique  doivent  l'appeler  à  de  nouveaux  établis- 
sements... Mais  quelles  seront  ces  nouvelles  colonies?»  Il  se  livrait  à  ce  sujet 
à  une  description  qu'il  terminait  par  ces  mots  :  «  c'est  nommer  l'Egypte  ».  Il 
faisait  ensuite  valoir  les  avantages  d'une  pareille  colonie,  prévoyait  «  la  jonc- 
tion de  la  Méditerranée  à  la  mer  Rouge  par  l'isthme  de  Suez  »,  et  concluait  : 
Le  gouvernement,  en  réfléchissant  sur  ce  qui  est  utile  à  la  nation,  sentira  qu'il 
est  de  l'intérêt  Ue  la  République  de  songer  de  bonne  heure  à  se  fixer  dans 
celte  partie  du  monde.  Si  elle  ne  s'en  empare,  d'autres  puissances  saisiront 
le  moment  de  s'en  rendre  maîtresses  ». 

Or,  le  jour  même  de  ce  discours,  le  23  germinal  (12  avril)  seulement,  alors 
que  la  chose  était  déjà  en  partie  exécutée,  le  Directoire  prenait  un  arrêté  di- 
sant :  «  Il  sera  formé  une  armée  qui  portera  le  nom  d'armée  d'Orient  »  et 
désignant  Bonaparte  pour  le  commandement  en  chef. 

Ce  que  son  monstrueux  cerveau  de  conquérant  insatiable  voyait  surtout 
dans  cette  expédition  d'Egypte,  c'était,  paraît-il  (lettre  de  Joseph  Bonaparte 
dans  les  Mémoires  de  Bourrienne,  édition  D.  Lacroix,  t.  I",  p.  411;  Sainte- 
Hélène,  journal  inédit  du  général  Gourgaud,  t.  II,  p.  161;  Bonaparte  en 


^ 

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434  lUSTOlRK     SnCIALlSTE 

Egypte,  par  Désiré  Lacroix,  p.  6  et.  249-250),  l'attaque  de  la  puissance  an- 
glaise dans  IHindoustan,  en  opérant  de  concert  avec  Tippoo-Sahib,  le  sul- 
tan de  Maïsour  (Mysore),  ancien  allié  de  la  France;  ce  fut  aussi  plus  tard  la 
ruine  de  l'empire  ottoman  en  Europe,  à  l'aide  d'un  soulèvement  des  popula- 
tions chrétiennes  et  grecques.  Mais,  au  milieu  de  ces  chimères  qu'il  n'était 
pas  le  seul  à  caresser  à  celte  époque,  son  but  très  réel,  en  présence  de  la  diffi- 
culté, vu  son  âge,  de  se  faire  élire  membre  du  Directoire,  fut,  tout  en  frap- 
pant l'imagination,  en  jetant  de  la  poudre  aux  yeux,  de  s'éloigner  jusqu'à  ce 
que  de  prochaines  difficultés  extérieure?,  faciles  à  prévoir  —  «  tout  annon- 
çait la  guerre  »,  d'après  son  aveu  à  Bertrand  (t.  ÎI,  p.  178)  —  eussent  abouti 
en  son  absence  à  des  revers  qui  lui  fourniraient  l'occasion  et  la  force  de  s'im- 
poser à  tous  comme  l'homme  nécessaire,  le  sauveur  prédestiné,  dont  une  ré- 
clame habile  aurait  pendant  ce  temps  favorisé  les  desseins.  Un  journal  ami 
cité  par  M.  Aulard  dans  son  recueil  (t.  IV,  p.  759),  le  Co7iservateur  du  12  mes- 
sidor an  YI  (30  juin  1798),  disait  :  «  on  voit  depuis  trois  jours  l'éloge  de  Bo- 
naparte placardé  sur  tous  les  murs  de  Paris  ». 

Pour  les  frais  de  la  «descente  en  Angleterre»,  le  commerce  de  Paris  avait 
proposé  l'ouverture  d'un  emprunt  de  80  millions  qu'une  loi  du  16  nivôse  an 
VI  (5  janvier  1798)  autorisa;  les  souscriptions  étant  restées  assez  rares  et  le 
but  de  l'expédition  ayant  été  changé,  une  loi  du  3  nivôse  an  VII  (23  décembre 
1798)  clôtura  cet  emprunt;  les  sommes  versées  furent  tenues  à  la  disposition 
des  souscripteurs.  Les  préparatifs  de  l'expédition  d'Egypte,  d'abord  retardés 
par  le  manque  d'argent,  purent  s'achever  grâce  au  numéraire  provenant  du 
trésor  de  Berne  (chap.  xvi).  Juste  au  moment  où  ils  s'achevaient,  l'expédition 
faillit  être  arrêtée  par  la  menace  d'une  guerre  ave#  l'Autriche.  Bernadotte  nom- 
mé ambassadeur  à  Vienne  le  22  nivôse  an  VI  (11  janvier  1798)  et  arrivé  dans 
cette  ville  le  8  février,  sans  que  les  usages  diplomatiques  eussent  été  obser- 
vés, fut  reçu,  mais  assez  froidement,  et  désirait  s'en  aller.  Or,  tandis  que 
jamais  les  ambassadeurs  à  Vienne  n'arboraient  le  drapeau  de  leur  pays,  il 
choisit  l'époque  oîi  la  population  s'apprêtait  à  fêter  l'anniversaire  de  la  levée 
en  masse  décidée  l'année  précédente  lors  de  la  marche  de  Bonaparte  sur 
Vienne,  pour  déployer,  le  24  germinal  (13  avril),  vers  les  six  «heures  du  soir, 
un  immense  drapeau  tricolore  au  balcon  de  l'ambassade.  La  foule  se  rassem- 
bla, vit  dans  cet  acte  une  provocation,  cassa  les  vitres,  lacéra  le  drapeau, 
enfonça  la  porte,  envahit  l'hôtel  où  elle  commit  quelques  dégâts  ;  ce  ne  fut  que 
vers  minuit  qu'elle  fut  dispersée  par  la  troupe.  Le  gouvernement  impérial 
exprima  des  regrets  de  ce  qui  s'était  passé  ;  néanmoins  Bernadotte  persista  à 
réclamer  ses  passeports  ;  il  partait  le  26  (15  avril)  et,  le  4  floréal  (23  avril),  il 
était  à  Rastatt  où  délibérait  le  Congrès  dont  nous  avons  parlé  (chap.  xvi).  Ce 
même  jour  (4  floréal),  le  Directoire  recevait  la  nouvelle  de  l'émeute  de  Vienne. 

On  redouta  un  instant  la  guerre;  on" parvint  cependant  à  se  mettre  d'ac- 
cord pour  entrer  en  pourparlers.  Il  fut  convenu  que  des  conférences  auraient 


HISTOIRE     SOCIALISTE  435 

lieu  dans  une  petite  ville  d'Alsace,  Seltz,  située  à  peu  de  distance  de  Rastatt, 
entre  François  (de  Neufchâteau)  et  Cobenzl,  tant  sur  les  satisfactions  à  accor- 
der relativement  à  l'incident  de  Vienne,  que  sur  l'objet  des  négociations  de 
Rastatt  qui  traînaient  en  longueur.  L'Autriche  se  plaignait,  en  efi'et,  des 
modifications  apportées,  d'après  elle,  au  traité  de  Campo-Forraio  par  la 
dépossession  du  pape  et  par  la  translormation  de  la  Suisse  :  c'étaient  des 
événements  qui  lui  portaient  préjudice,  disait-elle,  et  pour  lesquels  elle  ré- 
clamait une  compensation  en  Italie.  Entamées  en  prairial  (juin),  les  confé- 
rences de  Seltz  cessèrent  le  18  messidor  (6  juillet),  sans  qu'il  y  eût  ni  entente, 
ni  rupture  ouverte,  immédiatement  du  moins,  car  l'Autriche  s'en  allait  dé- 
cidée à  recommencer  les  hostilités  aussitôt  qu'elle  le  pourrait,  et  Cobenzl,  au 
lieu  de  retourner  à  Rastatt,  avait  l'ordre  de  se  diriger  par  Berlin  vers  Saint- 
Pétersbourg.  Dès  que  la  crainte  de  la  guerre  avait  été  dissipée,  Bonaparte 
qu'il  avait  été  un  instant  question  d'envoyer  à  Rastatt,  quittait  Paris  (14  flo- 
réal-3  mai)  pour  Toulon  où  il  arrivait  le  20  (9  mai  1798). 

Par  un  arrêté  du  20  nivôse  an  YI  (9  janvier  1798),  le  Directoire  avait  or- 
donné que,  le  2  pluviôse  (21  janvier],  serait  célébré  l'anniversaire  de  l'exécu- 
tion de  Louis  XVI;  à  cette  dernière  date,  le  Conseil  des  Cinq-Cents  innugura 
la  salle  qu'on  venait  d'achever  pour  lui  au  Palais  Bourbon;  trois  jours  avant 
(29  nivôse-18  janvier),  il  avait  décidé  que  celte  salle  serait  dédiée  ^  à  la  sou- 
veraineté du  peuple  français  ».  Gela  c'était  l'apparence,  le  décor  sous  lequel 
on  cherchait  à  dissimuler  le  frelalage  de  celte  même  souveraineté  dont,  alors 
comme  aujourd'hui,  se  réclamaient  en  paroles  emphatiques  ceux  qui  ne  vi- 
saient qu'à  l'escamoter.  La  réalité,  c'était  la  résolution  volée  par  les  Cinq- 
Cents  le  12  frimaire  (2  décembre)  précédent,  à  la  suite  d'un  message  du  Di- 
rectoire qui,  à  mesure  que  les  élections  approchaient,  redoutait  de  plus  en 
plus  le  triomphe  des  républicains  avancés.  Cette  résolulion,  devenue  loi  le 
12  pluviôse  (31  janvier)  par  l'approbation  des  Anciens,  livrait  la  vérification 
des  pouvoirs  et  la  validation  des  nouveaux  députés  au  Corps  législatif  en  fonc- 
tion avant  le  renouvellement  à  opérer,  et  domestiqué  par  le  Directoire  après 
l'épuration  du  18  fructidor.  Au  moment  où  les  modérés  prenaient  ainsi  leurs 
précautions  contre  le  succès  possible  des  républicains  d'une  nuance  plus  ac- 
centuée, ils  affectaient  encore  de  ménager  ceux-ci.  Le  16  frimaire  (6  décem- 
bre), Lamarque  réclamait  aux  Cinq-Cents  qui  la  votaient,  une  indemnité  de 
1.200  fr.  pour  chacun  des  acquittés  de  la  Haute  Cour  de  Vendôme,  «  qu'il 
n'a  pas  tenu  au  royalisme  et  à  la  malveillance  la  plus  insigne  de  conduire  à 
l'échafaud  »  put  dire,  le  26  nivôse  (15  janvier),  au  Conseil  des  Anciens,  La- 
combe  Saint-Michel;  il  rappela,  en  outre,  le  souvenir  de  Soubrany,  Goujon 
et  Bourbotte,  «  ces  vertueux  représentants  du  peuple  ».  L'impression  de  ce 
discours  fut  demandée  ;  mais  les  Anciens  rejetèrent  et  cette  demande  et  la 
résolution  relative  à  l'indemnité. 

Il  y  avait,  fin  germinal  an  VI  (avril  1798),  à  remplacer  à  la  fois  le  tiers 


436  HISTOIRE     SOCIALISTE 

sortant  du  Corps  législatif  et  les  députés  expulsés  ou  déportés  en  fructidor, 
en  tout  437  députés  dont  298  pour  les  Cinq-Cents  et  139  pour  les  Anciens. 
Une  loi  du  28  pluviôse  an  VI  (16  T  vrier  1798),  sur  la  façon  de  procéder  aux 
élections,  abrogeant  le  mode  institué  par  le  titre  3  de  la  loi  du  25  fructidor 
an  IlMl  septembre  1795  (voir  chap.  x),  abolit  «  le  scrutin  de  réduction  ou 
de  rejet  »  et  en  revint  au  régime  delà  loi  du  22  décembre  1789  dont  l'art.  25 
portait  que  l'élection  avait  lieu  «  au  scrutin  individuel  et  à  la  pluralité  ab- 
solue des  suffrages  »  pour  les  deux  premiers  tours  et,  si  celle-ci  n'était  pas 
atteinte,  à  la  majorité  relative  pour  le  troisième. 

Le  Directoire   usa  de  tous  les  moyens  d'exercer  une  pression  sur  les 
électeurs.  Par  une  note  du  mois  de  nivôse  (janvier  1798)  publiée  dans  le  re-  ^ 

cueil  de  M.  Aulard  (t.  IV  p.  534)  il  chercha  à  «  diriger  l'esprit  public  »  en  in- 
diquant à  neuf  journaux  les  articles  à  faire.  11  avait  à  cet  effet  des  hommes 
à  sa  solde,  écrivant  brochures  et  articles,  et  il  subventionnait  les  journaux 
qui  les  inséraient  (voir  l'élude  sur  «  le  bureau  politique  du  Directoire  »  pu- 
bliée par  M.  A.  Mathiez  dans  la  Revue  historique,  t.  LXXXI,  p.  52-55).  Un 
arrêté  du  28  pluviôse  (16  février)  prescrivit,  pour  le  30  venlôse  (20  mars), 
veille  de  la  réunion  des  assemblées  primaires,  une  fêle  dite  de  la  «  souve- 
raineté du  peuple  »,  oîi  devait  être  lue  solennellement  une  «  proclamation 
aux  Français  relative  aux  élections  »  dans  laquelle  le  Directoire  se  couvrait 
de  fleurs  et  osait  transformer  les  républicains  avancés  en  agents  de  la  royauté. 
Il  revint  à  la  charge,  le  9  venlôse  (27  février),  dans  une  proclamation  «  rela- 
tive aux  assemblées  primaires  »  et,  le  2  germinal  (22  mars),  dans  une 
«  adresse  aux  électeurs  ».  D'après  la  loi  du  19  fructidor  an  V  (5  septembre 
1797),  chaque  membre  des  assemblées  primaires  et  électorales  devait,  non 
plus  comme  avant  (chap.  xv)  faire  une  simple  déclaration,  mais  prêter  «  le 
serment  individuel  de  haine  à  la  royauté  et  à  l'anarchie,  de  fidélilé  et  atta- 
chement à  la  République  et  à  la  C'  nstitution  de  l'an  III  »;  nous  savons  que, 
par  cette  même  loi,  étaient  rcdeveiius  inéligibles  pendant  un  certain  temps 
les  émigrés  et  leurs  parents;  furent  de  plus  exclus  des  assemblées  primaires 
et  de  toute  fonction  publique,  par  une  loi  du  9  frimaire  an  VI  (29  novembre 
1797),  les  nobles  et  anoblis,  sauf  certaines  exceptions,  et,  par  celle  du  5  ven- 
tôse an  VI  (23  lévrier  1798),  ceux  qui  avaient  rempli  des  fonctions  civiles  ou 
militaires  parmi  des  rebelles  cherchant  à  renverser  le  gouvernement  répu- 
blicain; ces  mesures  étaient  dirigées  contre  les  royalistes.  Contre  les  pa- 
triotes, on  eut  recours  à  d'autres  moyens,  on  les  représenta  comme  un  dan- 
ger pour  la  propriété,  que  Benjamin  Constant  se  donna  le  ridicule  de  dé- 
fendre niaisement,  le  9  ventôse  (27  février),  au  cercle  constitutionnel  {Moni- 
teur du  21  ventôse- 11  mars).  Mais,  gens  payés  parcourant  les  diverses 
régions  en  répandant  argent  et  calomnies,  candidature  officielle  (Barras  a 
publié  dans  ses  Mémoirei<,  t.  III,  p.  195198,  l'état  nominatif  des  fonction- 
naires ayant  reçu  des  fonds  pour  les  élections),  intimidation,   suppression  de 


-iU 


HISTOIRE  •  SOCIALISTE 


437 


}ouTnsiaK,âuJoitr7ial  des  hommes  libres,  notamment,  le2à  germinal  (11  avril), 
tout  cela  n'empêcha  pas  de  nombreuses  assemblées  primaires  de  choisir  pour 
électeurs  des  démocrates  avérés. 


FETE  DONNEE  A  BONAPARTE  AU  PALAIS  NATIONAL   BU  DIRECIOIRB 
APRÈS  LE   TRAITÉ  DE   CAMPO-FORMIO 

le  20  Frimaire  An  6  de  la  République. 
(D'après  une  estampe  de  la  Biblioihè<in6  Nationale.) 

Mécontent  de  ces  choix,  le  Directoire  lança  une  nouvelle  proclamatioD 
^9  germinal-29  mars).  Comme  les  démocrates  s'étaient  prononcés  pour  la  re- 

IIV.  448.  —  HISTOIRE    SOCIALISTE.    —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  UV.  448. 


438  HISTOIRE     SOCIALISTE 


vision  des  scandaleux  trafics  des /ournisseurs,  les  modérés  du  Directoire 
attaquèrent  ces  Tévolutionnaires  qui,  «  par  leurs  menaces  et  leurs  projets 
qu'ils  ne  dissimulent  même  pas,  cherchent  à  frapper  les  citoyens  d'une  ter- 
reur telle  qu'elle  leur  fasse  naître  l'idée  de  réaliser  leur  fortune  pour  l'em- 
porter au  dehors  »  et,  ajoutèrent-ils,  le  Corps  législatif  «  saura  bien  écarter 
ceux  qu'on  voudrait  y  faire  rentrer  ».  Une  chose  toutefois  parut  plus  efficace, 
ce  fut  de  pousser  les  partisans  du  Directoire,  là  où  ils  étaient  en  minorité,  à 
faire  scission,  c'est-à-dire  à  quitter  l'assemblée-mère,  à  se  séparer  de  la  ma- 
jorité des  électeurs  et  à  procéder  seuls,  dans  une  autre  assemblée,  à  des  élec- 
tions agréables  au  gouvernement  ;  il  y  aurait  ainsi  deux  sortes  d'élus,  ceux 
de  la  majorité  et  ceux  de  la  minorité,  entre  lesquels,  en  vertu  de  la  loi  sur 
la  validation,  on  aurait  soin  de  se  prononcer  sans  impartialité  et  sans  respect 
pour  cette  souveraineté  du  peuple  dont  on  avait  tant  parlé. 

Malgré  tout,  les  élections  furent  peu  favorables  au  Directoire.  Sauf  les 
cas  de  provocation  et  d'irrégularité  de  la  part  de  la  majorité,  il  semble  que, 
partout  où  il  y  avait  eu  scission,  c'était  le  candidat  de  la  majorité  qui  aurait 
dû  être  admis.  C'aurait  été  un  tort  d'annuler  toutes  les  élections  où  une  scis- 
sion s'était  produite  ;  on  aurait,  en  effet,  donné  par  là  à  la  minorité  la  possi- 
bilité d'empêcher  toute  élection.  Le  Directoire,  lui,  poussa  à  admettre  les 
élus  qui  lui  paraissaient  bons,  même  s'ils  étaient  les  élus  de  la  minorité, -et 
à  exclure  les  autres  :  «  vous  marquerez  du  sceau  de  la  réprobation  ces  choix 
infâmes...  les  agents  de  Robespierre  et...  les  affldés  de  Babeuf  »,  disait  sans 
vergogne  son  message  du  13  floréal  (2  mai).  Et  c'est  ce  plan  monstrueux  que 
le  Corps  législatif  adopta  dans  une  certaine  mesure,  sous  prétexte,  dit  le 
rapporteur  Bailleul,  qu'il  fallait  écarter  les  deux  «  aristocraties  »,  «  l'une  à 
cocarde  blanche  et  l'autre  à  bonnet  rouge  ».  Le  général  Jourdan  et  quelques, 
autres  défendirent  au  Conseil  des  Cinq-Cents  les  droits  des  électeurs.  Mais 
la  majorité  modérée  s'arrogea  le  droit  d'éliminer,  au  .gré  de  ses  convenances, 
les  manifestations  d'une  souveraineté  déjà  restreinte  par  le  cens  (19  floréàl- 
8  mai).  Les  Anciens  transformèrent  cette  résolution  en  loi  le  22  floréal 
(11  mai).  En  fin  de  compte  48  députés,  parmi  lesquels  le  frère  de  Barôïe, 
Robert  Llndet  et  son  frère,  furent  individuellement  exclus  en  sus  de  ceux 
qu'élimina,  dans  23  départements,  le  choix  arbitraire  entre  les  fractlonssBcis- 
sionnaires  des  assemblées  électorales  ;  le  furent  notamment  de  la  sorte,  flans 
la  Seine,  Gaultier-Biauzat,  Gohier  et  le  général  Moulin  ;  cependant  toute 
l'opposition  ne  disparaissait  pas. 

Ce  qu'on  appelle  le  coup  d'Etat  du  22  floréal  fut,  en  fait,  moins  un  coup 
d'Etat,  qu'une  scélératesse  sous  des  formes  légales,  maladroite  au  point  de 
vue  môme  de  ceux  qui  la  commettaient  :  en  ne  faisant  aucun  cas  de  la  vo- 
lonté du  pays,  en  lui  substituant  leur  propre  volonté,  ils  contribuèrent  à 
augmenter  le  nombre  des  dévots  du  sabre.  Ainsi  que  le  Directoire  le  recon- 
naissait dans  sa  proclamation  du  9  ventôse  (27  février),  lorsque  les  élections 


HISTOIRE     SOCIALISTE  /.H9 

ne  sont  pas,  aux  yeux  du  peuple,  «  la  sauvegarde  de  son  indépendance  »,  il 
s'en  dégoûte  et  «  ce  dégoût  »  est  «  le  premier  pas  »  vers  "  les  magistratures 
à  vie  »  et  le  «  despotisme  ».  Pour  J.-M.  Savary,  étudiant  dans  Mon  examen 
de  conscience  sur  le  i  8  brumaire  (p.  42)  «  les  causes  du  renversement  du 
gouvernement  »  à  cette  dernière  date,  «  la  principale...  doit  se  rattacher 
aux  élections  de  commande  qui  ont  eu  lieu  en  l'an  VI,  et  aux  mutilations 
qu'on  leur  a.  fait  subir  ensuite.  Le  vœu  de  la  nation  a  été  méconnu  :  elle  s'est 
séparée  du  gouvernement  dont  la  chute  ne  devait  plus,  dès  ce  moment,  for- 
mer un  problème  ». 

Une  loi  du  15  ventôse  (5  mars)  avait  fixé  dorénavant  au  20  floréal  (9  mai) 
au  lieu  du  30,  lo  tirage  au  sort  du  directeur  à  remplacer,  de  façon  que  la 
nomination  échappât  au  nouveau  corps  législatif,  qui  se  réunissait  de  droit 
le  1"  prairial  (20  mai).  Désigné  par  le  sort,  François  (de  Neul'château)  eut 
pour  successeur,  le  26  floréal  an  VI  (15  mai  1798),  Treilhard.  Or  ce  dernier, 
ancien  membre  de  la  Constituante  et  de  la  Convention,  n'était  sorti  du 
Conseil  des  Cinq-Cents  que  le  1"  prairial  an  V  (20  mai  1797)  et  l'art.  136  de 
la  Constitution  de  l'an  III  portait  :  «  A  compter  du  premier  jour  de  l'an  V  de 
la  République  (22  septemijre  1796),  les  membres  du  Corps  législatif  ne  pour- 
ront être  élus  membres  du  Directoire,  ni  ministres,  soit  pendant  la  durée  de 
leurs  fonctions  législatives,  soit  pendant  la  prenlière  année  après  l'expiration 
de  ces  mêmes  fonctions  ».  La  nomination  de  Treilhard  était  donc,  en  dépit 
de  toutes  les  subtilités,  faite  en  violation  de  la  Constitution.  Quant  à  son 
prédécesseur,  François  (de  Neufchâteau),  notre  plénipotentiaire  d'abord, 
nous  l'avons  vu  plus  haut,  à  la  conférence  de  Seltz,  il  reprit  le  portefeuille 
de  l'Intérieur  que  lui  avait  rendu,  pendant  sa  délégation  diplomatique,  un 
arrêté  du  29  prairial  an  VI  (17  juin  1798). 

Parmi  les  nouveaux  députés  au  Conseil  des  Cinq-Cents,  dont  son  frère 
Joseph  faisait  aussi  partie,  se  trouva  Lucien  Bonaparte,  élu  par  le  départe- 
ment du  Liamone,  chef-lieu  Ajaccio,  un  des  deux  départements  que  la  Corse 
comptait  alors.  Tandis  que  les  élections  régulières  étaient  invalidées,  il  fut 
validé,  le  29  floréal  (18  mai),  bien  qu'élu  sans  avoir  25  ans  —  il  était  né  en 
1775  —  par  un  département  qui  n'avait  pas  de  député  à  nommer  1  Tripoteur 
émérite,  prêt  aux  revirements  les  plus  indécents,  ne  reculant  devant  aucun 
moyen  pourvu  que  le  résultat  lui  fût  favorable,  il  allait  devenir  un  des  ins- 
truments de  la  fortune  politique  de  son  frère  Napoléon.  A  propos  de  celui-ci, 
je  signalerai,  à  titre  de  curiosité,  d'après  M.  Sciout  {Le  Directoire,  t.  III, 
p.  468-464)  la  scission  des  Landes;  il  y  eut  dans  ce  département  trois  assem- 
blées électorales;  tandis  que  l'assemblée-mère  compta  176  votants,  les  deux 
scissionnaireseni  eurent  respectivement  21  et  22,  et  ces  deux  dernières  choi- 
sirent le  général  Bonaparte,  l'une  pour  un  an,  l'autre  pour  trois  ans.  On  voit 
par  les  chiffres  combien  il  est  risqué  de  prétendre  qu'il  fut  élu  député;  en 
fait,  il  ne  lut  à  aucun  moment  considéré  comme  élu,  et  l'art.  44  de  la  loi  du 


440  HISTOIRE     SOCIALISTE 


22  floréal  décida  :  «les  opérations  de  toutes  les  fractions  de  l'assemblée  élec- 
torale du  département  des  Landes  sont  déclarées  nulles  ». 

Une  fois  validé  illégalement  par  le  parti  directorial  de  l'ancien  Conseil, 
Lucien  Bonaparte  fut  de  l'opposition  dans  le  nouveau  avec  la  moitié  environ 
du  Corps  législatif.  Car,  malgré  l'épuration  du  22  floréal,  l'esprit  des  deux 
Conseils  se  trouva  modifié;  à  leur  subordination  au  Directoire  qui  avait  été  la 
caractéristique  de  la  période  comprise  entre  le  18  fructidor  an  V  (4  septembre 
1797)  et  le  1"  prairial  an  VI  (20  mai  1798),  jour  d'entrée  en  fonction  des  nou- 
veaux élus,  succéda,  surtout  en  matière  budgétaire,  une  tendance  très  ac- 
centuée à  l'indépendance  et  à  l'opposition.  Toutefois,  il  n'y  eut,  d'une  façon 
générale,  de  majorité  bien  arrêtée  ni  pour  ni  contre  le  Directoire. 

Cette  majorité  exista  pour  essayer  de  traduire  en  actes  le  mécontentement 
de  la  masse  électorale  au  sujet  des  spéculations  et  des  dilapidations  des  fonds 
publics.  Si  elles  n'étaient  certes  pas  nouvelles,  celles-ci  paraissaient  être, 
depuis  la  période  d'omnipotence  du  Directoire,  devenues  plus  effrontées  et 
plus  fréquentes;  on  voyait  là  un  rapport  de  cause  à  effet,  alors  que  ce  n'était 
probablement  que  la  conséquence  toute' naturelle  de  l'absence  continue  de 
répression  due  à  la  simple  persistance  de  certaines  complicités  d'ancienne 
date.  Les  députés  se  firent  les  interprètes  de  l'indignation  publique;  il  y  eut 
de  bonnes  paroles  dites  et  ce  fut  tout.  La  commission  spéciale  que,  le  19  ther- 
midor an  "VI  (6  août  1798j,  les  Cinq-Cents  décidèrent  de  nommer  dans  le  but 
de  prévenir  les  dilapidations,  et  les  promesses  faites  ne  devaient  rien  chan- 
ger au  fond  des  choses.  En  revanche,  le  gouvernement  obtenait,  par  la  loi  du 
18  messidor  an  VI  (6  juillet  1798),  l'autorisation  de  procéder  pendant  un  mois 
à  des  visites  domiciliaires  pour  l'arrestation  des  émigrés  rentrés,  des  agents 
de  l'Angleterre,  des  prêtres  sujets  à  la  déportation  rentrés,  et  des  Chouans 
ayant  repris  les  armes.  Il  eut  aussi  la  majorité,  le  8  fructidor  an  VI  (25  août 
1798),  aux  Cinq-Cents,  et,  le  9  (26  août),  aux  Anciens,  pour  la  prorogation, 
pendant  un  an  au  maximum,  de  l'art.  35  de  la  loi  du  19  fructidor  an  V 
(5  septembre  1797)  qui  avait,  pour  un  an  seulement,  mis  les  journaux  à  la 
discrétion  de  la  police  ;  il  est  vrai  —  et  ce  n'est  pas  une  excuse  —  que  le  pré- 
texte était  d'armer  le  gouvernement  contre  les  royalistes.  La  guerre  contre 
les  royalistes  et  les  cléricaux  est  une  chose  excellente  ;  mais  il  y  a,  et  la  res- 
triction de  la  liberté  de  la  presse  est  du  nombre,  des  armes  dangereuses 
pour  ceux  qui  les  emploient  :  de  telles  mesures,  aussi  mauvaises  au  point 
de  vue  pratique  qu'au  point  de  vue  théorique,  se  retournent  souvent  contre 
ceux  qui  ont  eu  —  en  dehors  de  toute  autre  considération  —  la  maladresse 
de  les  voter.  Le  Directoire  s'empressa,  du  reste,  d"user  de  la  loi  pour  sup- 
primer des  journaux  républicains  :  par  exemple,  le  26  fructidor  (12  septembre), 
le  Journal  des  Francs  — c'était,  après /e  Persévérant  et  le  Bcpuàlicain,  la  suite 
du  Journal  des  hommes  Hàres,  supprimé,  nous  le  savons,  le  22  germinal  — 
et,  le  i"  jour  complémentaire  an  VI  (17  septembre  1798),  le  Révélateur.    . 


HISTOIRE    SOCIALISTE  44i 

Ce  qui  nuisit  le  plus  aux  Conseils  dans  l'esprit  public,  ce  fut  la  loi  du 
20  thermidor  an  VI  (16  août  1798),  par  laquelle  leurs  membres  s'attribuèrent 
un  supplément  mensuel  d'indemnité  de  330  francs;  leur  traitement  se  trou- 
vait ainsi  porté  à  un  peu  plus  de  mille  francs  par  mois.  Cette  façon  de  faire 
des  économies  au  moment  oîi  ils  criaient  contre  les  dilapidations  et  où  les 
ditScultés  financières  étaient  grandes,  provoqua  très  justement  de  vives  criti- 
ques (voir  le  début  du  chap.  vu). 


CHAPITRE  XVIIl 

Spéculateurs  et  dilapidateurs. 
{an  IV  à  prairial  an  VII —  i796  à  mai  /799). 

Je  vais  essayer  dans  ce  chapitre  de  donner  une  idée  de  ce  que  firent  les 
brasseurs  d'affaires  sous  le  Directoire.  Après  avoir  montré  les  exploiteurs 
du  pays  favorisés  par  les  pouvoirs  publics,  j'examinerai  comment  furent  te- 
nues par  ceux-ci  les  promesses  failes  aux  défenseurs  de  la  patrie.  Le  capita- 
liste se  révélait  déjà  tel  que  nous  le  connaissons:  «  il  n'a  point  de  pairie  », 
disait.  Mercier  dans  le  chapitre  clxui  de  son  Nouveau  Paris  (1"  éd.,  t.  III, 
p.  226).  C'était  vrai  surtout  pour  ceux  qui,  sous  prétexte  d'approvisionner 
les  armées,  ne  se  préoccupaient  que  de  s'enrichir.  «  On  trouve  parmi  eux, 
d'après  Mercier  (chap.  clx),  des  hommes  de  chicane,  d'anciens  procureurs, 
des  juifs,  des  laquais  et  autres  gens  de  cette  farine,  qui  ayant  su  prévoir  de 
loin  le  discrédit  du  papier-monnaie,  l'ont  reçu  de  toutes  mains  dans  la  vi- 
gueur de  sa  jeunesse;  puis,  avec  ce  papier-monnaie^  ont  accaparé  toutes  les 
marchandises;  puis,  par  le  jeu  savant  de  la  hausse  et  de  la  baisse,  ont  fait  la 
rafle  des  écus  et  des  louis;  puis,  fiers  de  leurs  nouvelles  richesses,  ont  for- 
mé des  associations,  se  sont  présentés  par  devant  les  ministres  et  leur  ont 
proposé  l'entreprise  du  service  des  différentes  armées  de  la  République.  Ils 
n'ont  pas  eu  de  peine  à  se  procurer  des  marchés  en  y  intéressant  certains  dé- 
putés, certains  chefs  de  bureau  à  langue  dorée  ». 

Ces  gens-là  trompaient  impudemment,  et  sur  la  quantité,  et  sur  la  qua- 
lité des  marchandises.  Ils  livraient  aux  soldats,  ajoutait  Mercier  (Idem)  «  des 
souliers  dont  les  semelles  étaient  faites  de  carton  ».  «  En  général,  on  évalue 
la  quantité  des  denrées  qui  se  consomment  dans  les  magasins,  à  la  moitié 
seulement  de  celles  que  paye  la  République  >,  écrivait  Reboul,  en  l'an  IV 
(1796)  dans  un  mémoire  au  Directoire  cité  par  M.  Gachot  {La  première  cam- 
pagne d'Italie,  1795  à  1798,  p.  49).  Le  8  prairial  an  IV  (27  mai  1796). 
Haussmann,  commissaire  du  gouvernement  près  de  l'armée  de  Rhin-et-Mo- 
selle,  signalait  au  Directoire  un  fournisseur  «  qui  venait  de  recevoir 
■400000  francs  en  or  pour  des  grains  qu'il  livrait  à  24  francs  le  quinlal  [de  cent 


442  HISTOIRE     SOCIALISTE 


livres],  tandis  q^u"il  ne  valait  dans  le  pays  que  10  à  11  francs  »  {Revue  mili- 
taire, Archives  historiques,  n°  de  juin  1899,  p.  144).  Une  compagnie  Gaillard 
(séance  des  Cinq-Cents  du  26  floréal  an  V-15  mai  1797)  vendait  au  ministère 
de  la  marine  du  blé  à  42  fr.  34  les  100  kilos,  taadis  qu'à  Paris  et  dans 
la  Beauce,  ils  coûtaient  30  Ir.  24.  Un  nn  avant  (messidor  aiiIV-juin  1796),  ce 
même  ministère  les  avaient  payés  26  fr.  71  (Archives  nationales,  F"  1173). 
D'après  un  mémoire  du  ministère  de  la  guerre  au  Directoire  (Archives  na- 
tionals,  AF  m  543),  les  entrepreneurs  Jovin  et  Dubouchet,  de  la  manufacture 
d'armes  de  Saint-Etienne,  se  taisaient,  «  par  une  coupable  connivence  avec 
les  officiers  d'artillerie  chargés  de  la  surveillance  des  ateliers  et  les  commis 
des  bureaux  de  la  guerre  »,  délivrer,  en  abondance  et  à  vil  prix,  comme  étant- 
de  rebut,  des  matières  premières  ou  confectionnées;  n'ayant,  par  ces  escro- 
queries, aucune  concurrence  à  redouter,  ils  obtenaient  les  commandes  non 
seulement  du  gouvernement  français,  mais  des  républiques  alliées  ;  avec  les 
matières  escroquées,  dit  le  rapport,  ils  font  ce  établir  pour  le  gouvernement 
les  fusils  qu'ils  sont  chargés  de  lui  fournir,  de  manière  qulils  vont  lui  ven- 
dre 30  fr.  ce  qu'ils  ont  acheté  de  lui  pour  3.  On  prétend  que  cette  dilapida- 
tion extraordinaire  leur  vaut  près  d'un  million...  Ces  messieurs  les  entrepre- 
neurs fournissent  au  gouvernement  ligurien  une  grande  quantité  d'armes  ; 
ils  ont  pris  dans  les  magasins  de  la  République  à  Saint-Etienne  les  canons, 
platines,  garnitures,  le  tout  prêt  et  achevé  ;  Us  en  foni  de  beaux  et  bons  fu- 
sils, sur  lesquels  ils  font  des  bénéfices  aussi  grands  que  sur  ceux  qu'ils  four- 
nissent au  gouvernement.  Ajoutez  à  ces  abus  qu'ils  songent  plus  à  leurs 
fournitures  pour  Gênes  qu'à  celles  qu'ils  doivent  faire  à  la  République  frau  - 
çaise  »;  par  arrêté  du  29  fructidor  an  YI  (15  septembre  1798),  le  Directoire 
autorisa  aussitôt  l'apposition  des  scellés  sur  la  manufacture  d'armes.  Des  di- 
lapidations semblables  étaient,  au  même  moment,  signalées  à  Charleville.  Au 
début  de  l'an  VII  (fin^  1798)  Amelot  dénonçait  la  compagnie  FeUce  pour  ses 
mauvais  habits,  la  compagnie  Monneron  pour  les  mauvais  chevaux  fournis 
à  la  cavalerie,  etc.  {Revue  d'histoire  rédigée  à  l'état-major  de  l'armée,  n»  de 
juillet  1903.  p.  90).  Une  compagnie  Musset,  d'après  une  plainte  du  général 
Schauenhourg  du  20  germinal  an  VII  (9  avril  1799)  fournissait  des  habits  ri- 
diculement petits,  même  pour  les  hommes  les  plus  petits  (Sciout,  Le  Direc- 
toire, t.  IV,  p.  137,  note).  Et  voici  les.  paroles  de  Dubois-Dubais  au  Conseil 
des  Anciens  le  6  prairial  an  VII  (25  mai  1799)  :  «  A  qui  persuadera-t-on,  par 
exemple,  qu'il  faut  que  le  gouvernement  paye  les  chevaux  350  fr.  à  des  four- 
nisseurs, quand  ceux-ci  se  les  font  donner  à  240  fr.  et  même  à  moindre  prix? 
qu'il  faut  qu'il  paye  les  bottes  17  et  18  fr.,  quand  l'ouvrier  les  fait  pour  8  et 
9  fr.  ?  qu'il  faut  qu'il  paye  les.  farines  49  fr.  le  sac,  quand  on  lui  a  ofi'ert  d'en 
fournir  à  37  fr.?  et  ainsi  de  toutes  les  autres  fournitures  dans  lesquelles  on 
comprend  des  choses  qui  n'ont  Jamais  été  livrées  ».  Gq:  n'est  pas  surpris  à  ce 
compte  qu'ils  aient  pu  s'enrichir,  même  en  faisantsur  leurs  ordonnances  des 


HISTOIRE     SOCIALISTE  443 

remises  allant  jusqu'à  40  °/o;  comme  il  était  difficile,  en  elîet,  de  tirer.de  l'ar- 
gent du  Directoire,  ils  avaient  recours  à  des  intermédiaires  puissants  qui, 
après  leur  avoir  payé  leurs  ordonnances  avec  une  forte  remise,  parvenaieut 
à  décrocher  des  «  visas  d'urgence  »  et  à  se  les  faire  rembourser  par  lejTré- 
sor  public  intégralement. 

Souvent,  quand  ils  devaient,  ils  ne  payaient  pas.  Ainsi  Amelol,  commis- 
saire civil,  écrivait  d'Italie,  le  26  brumaire  an  VU  (16  novembre  17t>8)  :  «Jus- 
qu'ici, les  entrepreneurs  de  subsistances  et  de  fournitures  sont  les  principauoc 
acquéreurs  des  biens  nationaux  conquis,  il  en  est  qui  les  ont  gardés  elîron- 
tément  sans  payer  leurs  créanciers  »  (Sciout,  Idem.,  p.  22).  D'autres  fois  ils 
ne  fournissaient  rien  pour  les  approvisionnements  qui  leur  étaient  payés  :  la 
compagnie  Lanchère  «  qui  avait  si  bien  servi  jusqu'ici  à  affamer  nos  armées  », 
disait,  le  7  nivôse  an  IV  (28  décembre  1795),  dans  un  rapport,  le  commissaire 
du  gouvernement  près  l'armée  d'Italie,  Ritter,  «  ne  remplit  pas  le  millième 
des  conditions  de  son  manhé  »  (Fabry,  Histoire  de  l'armée  d'Italie,  1795-96, 
t.  1",  p.  377  et  385).  La  compagnie  Bodin,  qui  avait  reçu  en  l'an  VI  et  en 
l'an  VII  (4797-1798),  en  quinze  mois,  tantà  Paris  qu'en  Italie,  près  de  .22  rail- 
lions pour  les  approvisionnements  de  llarmée,  ne  faisait  pas  son  service. 
Cette  «  compagnie  Bodin  couvre  l'Italie  d'employés  et  ne  fournit  point;  mais 
.elle  se  fait  des  pièces  comptables  ;  voilà  l'argot  de  cette  bande  »,  lit-on  dans 
une  lettre  particulière  du  13  germinal  an  VII  (2  avril  1799),  publiée  dans  les 
Mémoires  de  La  Revellière-Lépeaux(t.  III,  p.  357).  On  s'en  prenait  non  à  elle, 
mais  aux  habitants  sur  qui  cela  retombait  sous  forme  de  réquisitions  odieuses. 
Un  des  plus  cyniques  filous  de  l'armée  d'Italie  avait  été  Joseph  Fesch,  oncle 
de  Bonaparte,  devenu  depuis  cardinal  (chap.  xiv).  De  Suisse,  notre  ministre 
Perrochel  écrivait,  le  15  ventôse  an  VII  (5  mars  1799),  à  La  Revellière  :  «  Il 
faudrait  un  juge  et  des  potences  dans  chaque  armée  pour  assurer  le  service 
des  subsistances.  Ce  que  nos  pauvres  soldats  ont  souffert  cet  hiver  ne  se  con- 
çoit pas  »  (Sciout,  Le  Directoire,  t.  IV,  p.  136,  note).  Il  est  vrai  que  «  la  mi- 
sère de  la  troupe  contrastait  avec  le  luxe  et  l'éclat  auxquels  s'étaient  habitués 
la  plupart  des  généraux  »  [Revue  d'histoire  rédigée  à  l'état-major  de  l'ar 
mée,  mai  1901,  p.  1142). 

Les  ordonnances  des  fournisseurs,  nous  l'avons  vu  (chap.  xv),  avaient 
été  admises  en  payement  des  biens  nationaux;  d'autres  enfin  avaient  été  ré- 
glées par  des  inscriptions  sur  le  Grand-Livre.  Nous  lisons  dans  le  rapport  de 
poUce  du  6  fructidor  an  IV  (23  août  1796)  :  «  On  cite  des  individus  qui  sont 
portés  sur  le  Grand-Livre  et  qui  sont  porteurs  d'inscriptions  de  100  000  livres 
qui  produisent  5000  livres  et  qulTi'ont  pas  fourni  un  capital  réel  de  3000  li- 
vres ».  Il  est  vrai  que  la  rente  de  5  000  livres  était  plus  nominale  que  réelle; 
mais  le  fait  n'en  reste  pas  moins  exorbitant.  Suivant  la  remarque  de  Génis- 
sieu  au  Conseil  des  Cinq-Cents,  le  19  thermidor  an  VI  (6  août  1798)  :  «  Quand 
on  dit  que  les  marchés  sont  onéreux  parce  que  le  Trésor  est  vide,  on  prend 


444  HISTOIRE     SOCIALISTE 

la  majeure  pour  la  mineure.  U  faudrait  dire  :  le  Trésor  est  vide  parce  que 
les  marchés  sont  onéreux  ».  A  la  même  séance,  Ghabert  avait  dit  avant  •  «  Il 
est  facile  de  vous  prouver  que  les  sommes  que  reçoivent  les  fournis- 
seurs sont  plus  que  suffisantes  pour  satisfaire  à  leurs  fournitures.  Ne  tou- 
chassent-ils que  le  quart,  leurs  bénéfices  seraient  encore  considérables,  puis- 
que leurs  marchés  outrepassent  toujours  les  trois  quarts  de  la  valeur,  et  que 
la  plupart  d'entre  eux  étaient  dans  la  détresse  avant  d'être  admis  dans  la 
bande  des  fournisseurs  et  que,  peu  de  temps  après,  ils  sont  devenus  million- 
naires, et  la  République  leur  doit  encore  des  sommes  énormes  ». 

De  nombreux  traités  conclus  avec  les  financiers  de  l'époque  avaient  pour 
but  de  procurer  du  numéraire  au  Trésor.  Tels  furent  les  traités  du  16  ven- 
démiaire an  V  (7  octobre  1796)  avec  Warnet,  Klein,  Perrotin  et  G'*  et,  du 
4«  jour  complémentaire  an  VI  (20  septembre  1798),  avec  Vaulenbergh  etC'';  pour 
ce  dernier,  le  diamant  le  Régent  devait  être  déposé  en  nantissement;  Vau- 
lenbergh sut  si  bien  prêter  au  Trésor  l'argent  qu'il  lui  soutirait,  qu'il  y 
gagna  tout  le  quartier  Beaujon.  D'autres  traités  de  ce  genre  avaient  été  con- 
clus, d'après  le  premier  compte  rendu  imprimé  de  Ramel  sur  les  finances 
avant  l'an  V,  avec  Magon  de  la  Ballue,  Devinck,  Lang,  Hupais,  Gelot  et  C's 
Tourton,  Ravel,  Ghevremont,  Sadler.  Aux  nommés  Gobert,  Moïse  Isaac  etC'% 
«  munitionnaires  généraux  des  vivres-viandes  del'armée  de  Rhin-et-Moselle  », 
on  abandonnait,  le  3  frimaire  an  V  (23  novembre  1796),  pour  leurs  ordon- 
nances, des  quantités  de  fer,  de  cuivre,  de  houille,  etc.  Dix  jours  après,  le 
13  frimaire  (3décembre),  aune  compagnie  Ragueneau,  qui  s'engageait  à  livrer 
en  numéraire  20  000  francs  par  jour  pendant  un  mois,  soit  600  000  francs,  et 

3  millions  en  lettres  de  change  dans  divers  délais,  on  accordait  une  remise 
de  3  0/0  sur  les  3  millions  600  mille  francs  plus,  jusqu'à  concurrence  de  cette 
dernière  somme  intégrale,  le  produit  de  la  vente  des  coupes  de  bois  pour 
l'an  V  dans  17  départements;  elle  avait  enfin  le  droit  d'acquitter  les  3  mil- 
lions soit  avec  des  fournitures,  soit  avec  le  montant  des  créances  de  ceux  qui 
les  auraient  faites  :  chaque  ordonnance  de  fournisseur  livrée  par  elle  ac- 
quittée devait  être  reçue  au  comptant  par  la  Trésorerie.  Toutes  ces  transfor- 
mations, toutes  ces  complications  servaient  à  accroître  les  bénéfices  des  spé- 
culateurs au  préjudice  du  Trésor  public  (Archives  nationales,  AP*  ni  183  et 
186).  D'après  un  rapport  de  Camus  présenté  le  5  germinal  an  V  (25  mars  1797) 
au  Conseil  des  Cinq-Cents  siégeant  en  comité  secret,  le  nommé  Paulet,  auto- 
risé, le  8  frimaire  an  V  (28  novembre  1796),  à  prendre  pour  16  raillions  de 
biens  nationaux  en  Belgique,  sans  enchères  et  sans  le  moindre  payement  en 
numéraire,  en  avait,  le  28  pluviôse  suivant  (16  février  1797),  acquis  pour 

4  millions  contre  diverses  valeurs  représentant  seulement  579  451  francs. 

L'affaire  de  ce  genre  qui  fit  le  plus  de  bruit,  fut  celle  de  la  compagnie 
Dijon.  Sous  le  nom  de  J. -B.Dijon  et  G"  se  cachaient,  parprudence  sans  doute, 
la  pudeur  n'étant  pas  à  leur  portée,  deux  chevaliers  d'industrie,  Hainguerlot 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


445 


et  Sainl-Didier.  Cette  association  s'était  engagée  par  traité,  le  18  frimaire 
an  V  (8  décembre  1796),  à  verser  au  Trésor  public  «  deux  raillions  et  demi  en 
écus,  sans  commission  ni  intérêt,  contre  des  mandats  au  cours  moyen  de  la 
place  de  Paris,  le  jour  du  prêt  ». 

Ce  traité  était  ratifié,  le  21  frimaire  (11  décembre),  par  le  Directoire,  et 
il  fut  convenu  qu'on  réglerait  sur  le  pied  de  100  fr.  en  mandats  pour  2  fr.  50 
en  numéraire,  ce  qui  faisait  100  millions  de  mandats  pour  la  compagnie.  Le 


De  perruquier  fournisseur. 
(D'après  une  estampe  de  la  Bibliothèque  NatioDale.) 

29  frimaire  (19  décembre),  celle-ci  n'avait  versé  qu'un  million  et  demi;  elle 
avait  reçu  de  la  Trésorerie  60  millions  en  mandats  et  était  autorisée,  pour  le 
complément,  à  prendre  tous  les  mandats  qui  se  trouveraient  dans  les  caisses 
de  6  départements  désignés,  en  s'obligeant  à  remettre  l'excédent  de  40  mil- 
lions. Elle  usa  si  bien  de  cette  délégation  sur  ces  caisses,  que,  le  3  nivôse  an 
V  (23  décembre  1796),  elle  avait  touché  plus  de  69  millions  et  demi  au  lieu 
des  40  millions  convenus.  Ce  n'était  pas  mal;  cela  ne  lui  suflit  pas.  Sans 
avoir  rien  versé  de  nouveau,  en  vertu  d'une  convention  —  sur  le  mode  de 
conclusion  de  laquelle  je  reviendrai  —  signée,  le  5  nivôse  (25  décembre  1796), 

w.f.   4»».  —   niSTOIRE    SOCIALISTE.   —   THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  UV,  449, 


418  HISTOIRE     SOCIALISTE 


avec  Declerck,  Desretz  et  Savaletle,  elle  se  faisait  autoriser,  sous  prétexte 
d'  «  accélérer  l'exéculion  ^)  d'un  traité  dont  elle  venait  d'excéder  les  clauses 
à  son  profit,  à  prendre  pendant  quarante  jours  les  mandats  existant  en  caisse 
dans  40  autres  départements  ;  et  elle  allait  ainsi  récolter  «  plus  de  600  mil- 
lions mandats  qui,  au  cours  de  la  date  de  ses  récépissés,  valaient  plus  de 
9  millions,  après  les  avoir  vendus  vraisemblablement  plus  avantageusement  », 
alors  que  «  le  Trésor  public  ne  recevait  pas  7  millions  de  la  compagnie  ■» 
(Conseil  des  Cinq  Cents,  séance  du  26  floréal  an  V-15  mai  1797).  Déjà,  dansla 
séance  du  18  germinal  précédent  (7  avril  1797),  Camus  avait  dit,  dans  un 
rapport  sur  ce  scandale  :  «  11  est  évident  que  la  République  a  perdu  2600  000 
francs,  tandis  que  les  personnes  avec  lesquelles  elle  a  traité  n'ont  pas  pu  gagner 
moins  de  2  700  000  fr.  (et  ont  pu  gagner  beaucoup  davantage)  en  quatre  mois 
de  temps,  sans  courir  le  plus  léger  risque  ».  Dans  la  séance  du  26  floréal  (15 
mai  1797),  un  autre  fait  était  cité  par  Camus  :  la  Trésorerie  nationale  devait 
une  somme  de  750  000  livres  à  divers  créanciers;  elle  s'entendit  avec  la  com- 
pagnie Dijon  qui  s'engagea  à  acquitter  cette  dette  à  l'échéance  ;  ce  jour-là, 
au  lieu  de  livrer  les  fonds,  la  compagnie  offrit  des  traites  à  90  jours;  plu- 
sieurs créanciers  acceptèrent  et,  quelques  instants  après,  une  autre  compa- 
gnie, qui  n'était  que  la  compagnie  Dijon  sous  un  autre  nom,  payait  immé- 
diatement les  traites  avec  40  %  de  rabais  (Defermon,  même  séance). 

Je  ne  puis  énumérer  toutes  les  opérations  de  ce  genre  scandaleusement 
fructueuses,  toutes  les  «  escroqueries  »  —  comme  il  fut  dit  au  Conseil  des 
Anciens,  le  11  vendémiaire  an  VI  (2  octobre  1797)  —  des  sieurs  Hainguerlot, 
Saint-Didier  et  autres  ;  mais  je  signalerai  que  le  rapport  fait  par  xMontpellier 
(de  l'Aude)  aux  Cinq-Cents,  le  24  messidor  an  'VU  (12  juillet  1799),  et  sur- 
tout celui  de  Housset,  fait  le  12  thermidor  suivant  (30  juillet),  qui  dénonce 
«  l'existence  d'une  corporation  de  voleurs  publics  »,  contiennent  une  foule 
de  faits  de  dilapidations  de  toute  espèce.  S'il  est,  à  ce  propos,  parfaitement 
juste  d'incriminer  le  Directoire  et,  en  particulier,  Barras,  il  y  avait  d'autres 
grands  coupables;  c'étaient  les  commissaires  mêmes  de  la  Trésorerie,  que  la 
Constitution  (chap.  x)  chargeait  de  la  surveillance  des  recettes  et  des  dé- 
penses; j'ai  déjà  eu  l'occasion,  à  propos  de  la  tentative  de  Hoche  en  Irlande 
(chap.  XVI  §  1"),  d'indiquer  l'odieuse  conduite  de  ces  fonctionnaires.  Les 
cinq  réactionnaires  qui  avaient  réussi  à  se  faire  élire  à  ce  poste  par  le  Corps 
législatif  et  qui  étaient  alors  les  nommés  Gombault,  Desrets,  Declerck,  Le- 
monnier  et  Savaletle,  avaient  conclu,  le  5  nivôse  an  V  (25  décembre  1796), 
avec  la  compagnie  Dijon,  sans  la  participation  ni  de  la  commission  de  sur- 
veillance de  la  Trésorerie,  ni  du  Directoire,  la  convention  à  laquelle  je  faisais 
allusion  tout  à  l'heure,  convention  qui,  tenue  d'abord  secrète  tellement  elle 
était  désastreuse  pour  l'Etal,  autorisa  le  général  Antoine  Marbot,  le  14  bru- 
maire an  VI  (4  novembre  1797),  à  les  accuser  devant  le  Conseil  des  Anciens 
de  «  malversations  »,  enTegrettanl  que  leurs  fonctions  ne  lussent  pas  cou- 


HISTOiriE     SOCIALISTE  447 

fiées  à  de  francs  républicains.  Voici,  en  outre,  un  fait  qui,  à  Luus  les  poinls 
de  vue,  témoigne  contre  la  Trésorerie,  coupable  ou  d'une  négligence  inex- 
cusable ou  de  complicité.  Le  10  fructidor  an  V  (27  août  1797),  le  général 
Jourdaii  disait  aux  Cinq-Cents  :  «  Pendant  deux  ans,  j'ai  cummandé  150000 
hommes  ;  eh  bienl  je  n'ai  jamais  reçu  plus  de  10  000  rations  par  jour.  J'étais 
forcé  de  procurer  le  reste  à  l'armée  sur  le  pays  où  elle  vivait,  et  cependant, 
la  Trésorerie  a  constamment  payé  les  150000  rations.  Entre  les  mains  de  qui, 
passaient-elles?  entre  les  mains  des  sangsues  publiques,  des  vampires  qui 
dévorent  la  substance  du  peuple  et  dont  les  fortunes  excessives  et  le  luxe 
scandaleux  attestent  l'infamie  ».  Près  d'un  an  après,  le  19  thermidor  an  VI 
(6  août  1798),  un  autre  député,  Chabert,  s'écriait  :  «  Le  quartier  général  deS' 
fripons  est  dans  les  bureaux  de  la  Trésorerie  ».  D'autre  part,  d'après  J.-M. 
Savary,  les  auteurs  du  coup  d'Etat  du  18  brumaire  devaient  être  «  puissam- 
ment secondés  par  les  manœuvres  de  la  Trésorerie  »  (Mon  examen  de  con- 
science sur  le  i8  brumaire,  p.  42). 

Les  commissaires  de  la  Trésorerie  sont  des  réactionnaires;  que  sont  les 
érainents  capitalistes  que  nous  venons  de  voira  l'œuvre?  Un  petit. volume 
de  l'an  VI,  Y  Histoire  curieuse  et  véritable  des  enrichis  de  la  Révolution,  nous 
répond  que  tous  ces  individus  «  maudissent  le  gguvernement  aux  dépens 
duquel  ils  se  sont  gorgés  de  richesses  »  ;  il  nous  dépeint  celui-ci  *  assez:  payé 
pour  être  patriote  »  (p.  22)  et  qui  est  royaliste,  celui-là  entretenant  «  des 
intelligences  avec  les  conspirateurs  royaux  »  (p.  23),  un  troisième  ayant  «  volé 
plus  d'un  million  à  favoriser  les  traîtres  et  les  ennemis  de  la  République  «• 
(p.  24).  On  conçoit  combien  tous  ces  spéculateurs  de  haut  vol  qui,  d'après  un 
autre  témoignage,  celui  de  Joubert  (de  l'Hérault),  à  la  séance  des  Cinq-Cents 
du  19  thermidor  an  VI  (6  août  1798),  affichaient  «  le  luxe  le  plus  effréné  et 
l'esprit  le  plus  contre-révolutionnaire»,  tenaient  à  la  guerre,  source  pour  eux. 
de  tant  d&  profits.  Quant  à  ceux  qui  couraient  tous  les  risques  de  la  guerre, 
nous  allons  voir  ce  qui  fut  fait  en  leur  faveur. 

Une  loi  du  21  février  1793  (art.  5)  avait  affecté  les  biens  des  émigrés, 
jusqu'à  concurrence  de  400  millions,  au  payement  des  pensions  et  gratifica- 
tions dues  aux  militaires;  le  27  juin  1793,  la  Convention  portait  à 600  millions 
«  les  récompenses  territoriales  »  réservées  sur  les  biens  des  émigrés.  La  loi 
du  5  nivôse  an  II  (25  décembre  1793),  qui  ordonnait  le  prompt  jugement  des 
officiers  prévenus  de  complicité  avec  Dumouriez  et  Gustine,  disait  (art.  3)  : 
«  Les  secours  et  récompenses  accordés  par  les  décrets  précédents  aux  défen- 
seurs de  la  patrie  blessés  en  combattant  pour  elle,  ou  à  leurs  veuves  et  à 
leurs  enfants,  sont  augmentés  d'un  tiers».  Gela  faisait  donc  800  millions.  Un 
rapport  d'Eschasseriaux  aîné,  fait  au  Conseil  des  Cinq-Cents  le  22  brumaire  an  IV 
(13  novembre  1795),  mentionnait  {Moniteur  du  3  frimaire-24  novembre)  «  le 
milliard  destiné  pour  les  défenseurs  de  la  patrie  ».  Grassous  reparlait  de  ce 
«  milliard  »  dans  la  séance  du  4  frimaire  (25  novembre)  et,  le  lendemain,  le 


448  HISTOIRE     SOCIALISTE 

Conseil  des  Cinq-Cents  votait  qu'un  milliard,  valeur  métallique,  serait  dis- 
trait de  la  masse  des  biens  nationaux,  pour  être,  sous  forme  de  cédules  hy- 
pothécaires, distribué  aux  défenseurs  de  la  patrie.  Seulement,  le  i4  frimaire. 
(5  décembre),  le  Conseil  des  Anciens  rejetait  cette  résolution.  Cependant, 
comme  Jourdan  devait  le  constater  le  28  frimaire  an  VI  (18  décembre  1797), 
dans  le  rapport  dont  il  sera  question  plus  bas,  «  le  sentiment  plus  puissant 
que  la  loi  n'a  pu  s'arrêter  là;  il  a  plus  d'une  fois  à  cette  tribune  proclamé  un 
milliard  »,  et  ce  chiffre  fut  sanctionné  par  la  loi  du  28  ventôse  an  IV  (18 
mars  1796)  sur  les  mandats  territoriaux,  cette  loi  décidant  (art,  17)  que  «  la 
commission  présentera  sans  délai  le  mode  d'exécution  de  la  loi  qui  réserve 
un  milliard  aux  défenseurs  de  la  patrie  ». 

Ces  dispositions  légales  étaient  particulièrement  chères  à  une  partie  de 
la  population  (voir  chap.  ni  et  xu).  Aussi,  de  loin  en  loin,  un  député  rappe- 
lait la  promesse  faite,  demandait  que  la  commission  chargée  de  rédiger  un 
projet  pour  sa  réalisation  déposât  à  brève  échéance  son  rapport,  la  majorité 
approuvait  et  la  commission  ne  bougeait  pas.  Le  9  brumaire  anV  (30  octobre 
1796),  Dubois  (des  Vosges)  rappelait  le  dernier  vote  :  «  Vous  avez  promis  un 
milliard  aux  défenseurs  de  la  patrie,  vous  tiendrez  vos  engagements  »,  et 
Lecointe  ajoutait  ;  «  Ce  n'est  point  un  milliard  en  écus  que  vous  avez  promis 
à  nos  braves  défenseurs.  Vous  avez  promis  de  leur  distribuer  des  terres  pour 
une  valeur  égale  à  celle  d'un  milliard.  Une  commission  est  chargée  d'un 
travail  à  ce  sujet.  Je  demande  qu'elle  le  présente  incessamment,  je  sais  qu'il 
est  très  avancé  ».  Le  13  nivôse  an  V  (2  janvier  1797),  Dubois-Crancé  réclamait: 
on  l'adjoignait  à  la  commission.  Le  4  fructidor  suivant  (21  août  1797),  récla- 
mation de  Bentabole;  il  constatait  que  les  biens  des  émigrés  mis  en  réserve 
avaient  été  rendus  à  leurs  parents,  mais  que  la  promesse  faite  aux  défenseurs 
de  la  patrie  n'en  devait  pas  moins  être  tenue. 

Enfin,  le  28  frimaire  an  VI  (18  décembre  1797),  Jourdan  présentait  aux 
Cinq-Cents  le  rapport  si  longtemps  attendu.  La  commission  substituait  au 
partage  de  terres,  primitivement  prévu,  une  pension  viagère  qui  serait  servie 
à  dater  du  premier  jour  de  la  paix  générale;  cette  pension,  dont  le  montant 
devait  être  tout  d'abord  fixé  à  raison  du  nombre  des  années  de  campagne, 
sans  distinction  de  grade,  augmentait  tous  les  ans  par  la  distribution  de  la 
part  des  décédés  aux  survivants,  jusqu'au  maximum  de  1  500  fr.  pour  chacun; 
elle  ne  pouvait  être  ni  cédée,  ni  saisie.  Après  un  nouvel  ajournement,  cett& 
proposition,  votée  par  les  Cinq-Cents  le  4  pluviôse  (23  janvier),  était,  sur  le 
rapport  d'Antoine  Marbot,  approuvée  par  les  Anciens  le  1"  ventôse  an  VI 
(19  février  1798).  Il  est  évident  que,  malgré  toutes  les  explications  justifica- 
tives des  deux  rapporteurs,  la  loi  votée  était  une  atténuation  de  la  promesse 
faite  ;  si  encore  elle  avait  été  appliquée  ! 

Pour  l'appliquer,  on  devait  commencer  par  établir  la  liste  des  bénéfi- 
ciaires. Or,  de  nombreuses  municipalités  composées  de  ces  modérés  toujours 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


449 


empressés  à  servir  les  partis  cléricaux,  avaient  depuis  longtemps  usé  d'un 
procédé  commode  pour  permettre  à  des  émigrés  de  rentrer  et  d'obtenir  sans 


I  ^ 


flifficulté  leur  radiation  des  listes  d'émigration  :  elles  inscrivaient  frauduleu- 
sement leurs  noms  sur  les  listes  d'enrôlements  volontaires  ou  d'inscription 
militaire.  Gay-Vernon  signalait  à  la  tribune  des  Cinq-Cents,  le  il  vendé- 
miaire an  VI  (2  octobre  1797)',  des  faits  prouvant  que  «  ce  beau  litre  de  dé- 


450  HISTOIRE     SOCIALISTE 


fenseur  de  la  patrie,  le  titre  de  soldat  français...  est  usurpé  par  la  lie,  oui,  la 
lie  de  l'Europe,  par  les  émigrés  ».  Le  6  floréal  (25  avril  1798),  il  revenait  à  la 
charge  et  dénonçait  «  l'impudente  audace  des  émigrés  qui,  après  avoir  trahi 
et  ensanglanté  l«ur  pays,  avaient  tiouvé  le  secret,  pendant  l'exécrable  réaction, 
de  se  faire  inscrire  sur  les  registres  de  contrôle  des  bataillons,  et  de  faire 
substituer  leurs  noms  infâmes  aux  noms  glorieux  des  héros  morts  pour  la 
patrie.  Celte  manœuvre  souleva  votre  indignation  et  excita  le  zèle  du  Direc- 
toire. Il  donna  des  ordres...  Malgré  la  vigilance  du  gouvernement,  des  indi- 
vidus notoirement  émigrés  se  servent  encore  avec  succès  du  même  moyen  ». 

Par  ce  procédé,  on  contribuait  en  premier  lieu  à  restituer  leurs  droits 
à  des  traîtres  venant  continuer  en  France  l'œuvre  de  trahison  entamée  à  l'é- 
tranger; en  second  lieu,  à  discréditer  les  listes  d'émigration  en  ajoutant  à 
des  erreurs  réelles  à  peu  près  inévitables,  mais  faciles  à  vérifier  et  à  corriger, 
un  nombre  considérable  d'erreurs  apparentes  dont  elles  s'ingéniaient  à  em- 
pêcher le  contrôle  ;  en  troisième  lieu,  à  exciter  l'indignation  publique  contre 
les  patriotes  apparaissant  coupables  d'avoir  inscrit  sur  les  listes  d'émigration 
ces  honnêtes  gens  que  des  faux,  l'arme  de  prédilection  du  cléricalisme  et  de 
ses  alliés,  avaient  transformés,  de  stipendiés  de  l'Angleterre  et  de  l'Autriche, 
en  défenseurs  de  la  patrie.  L'espèce  de  ces  modérément  républicains,  tou- 
jours complices  des  ennemis  de  la  République,  n'est  malheureusement  pas 
éteinte  ;  aujourd'hui  comme  alors,  la  plupart  d'entre  eux  sont  prêts  à  toutes 
les  infamies  pour  quelques  basses  satisfactions  d'intérêt  personnel. 

De  la  sorte,  les  rôles  furent  sciemment  renversés:  le  royaliste  tmître 
devint  la  victime  et  le  patriote  l'imposteur.  La  situation  embrouillée  à  des- 
sein, la  divulgation  de  confusions  involontaires  ou  préméditées,  servirent  de 
prétexte  pour  retarder  la  répartition  à  établir  d'après  la  loi  du  1"  ventôse 
an  VI  qui,  malgré  tout,  avait  éveillé  de  grands  espoirs  parmi  les  intéressés. 
Après  plus  d'un  an,  un  arrêté  du  Directoire  du  3  floréal  an  VII  (22  avril  1799) 
décida  que  des  agents  spéciaux  seraient  chargés  de  surveiller  et  d'activer 
«  la  confection  des  habits  et  effets  d'équipement  »,  dont  la  distribution  avait 
été  décidée  précédemment  pour  leur  faire  prendre  patience,  et,  au  mois  de 
thermidor  (juillet),  des  affiches  invitèrent  les  défenseurs  de  la  patrie  à  aller 
chercher  au  ministère  de  la  guerre  ce  qu'on  daignait  leur  offrir.  Or,  comme 
l'avait  dit  Duplantier,  le  2  fructidor  an  VI  (19  août  1798),  au  Conseil  des 
Cinq-Cents,  la  bureaucratie  était  «  devenue,  pour  ainsi  dire,  un  pouvoir  qui 
brave  souvent  l'autorité  suprême  du  gouvernement  »  ;  aussi  ces  citoyens,  cou- 
pables d'avoir  vaillamment  accompli  leur  devoir,  furent-ils  traités  avec  mé- 
pris par  les  réactionnaires  embusqués  dans  les  bureaux,  à  l'affût  des  pots-de- 
vin qui  les  rendaient  complaisants  pour  les  fournisseurs  escrocs. 

Leur  altitude  fut  si  odieuse  que  Bernadotte,  alors  ministre  de  la  guerre, 
dut,  sur  une  plainte  formulée  le  1"  thermidor  (19  juillet)  par  la  société  de 
patriotes  siégeant  à  la  salle  du  Manège  (chap.  xxi),  intervenir  ;  dans  une  lettre 


HISTOIRE     SOCIALISTE  4Ôi 

{Mo?nteitT  du  8  thermidor  an  YII-26  juillet  1799)  adressée  aux  chefs  de  di-vi- 
sion  de  son  déparlement,  il  disait:  «  Vous  voudrez  bien  sur-le-champ  recher- 
cher les  auteurs  de  ces  traitements  indignes  et  me  les  faire  connaître  aussi- 
tôt...  La  République  n'entend  point  prodiguer  les  aisances  de  la  fortune  à 
ceux  qui  se  montrent  aussi  dénaturés  ».  Un  arrêté  du  25  thermidor  (12  août), 
en  attendant  «  la  jouissance  de  la  pension  »,  accorda  aux  veuves  et  aux  en- 
fants des  défenseurs  de  la  patrie  un  secours  mensuel  provisoire  de  5  fr.  pour 
les  veuves  de  soldats  ou  sous-offlciers,  de  10  fr.  pour  les  veuves  d'officiers 
et  de  25  fr.  pour  les  veuves  de  généraux.  Ce  fut  là  tout  ce  que  reçurent  les 
défenseurs  de  la  patrie  et  leurs  familles.  Le  Directoire  qui,  par  suite  de 
ses  embarras  financiers,  avait  intentionnellement  traîné  les  choses  en  lon- 
gueur, était  renversé  trois  mois  après  et,  à  partir  du  18  brumaire,  il  ne  fut 
plus  parlé  de  ce  qui  leur  avait  été  promis. 

L'augmentation  des  impôts  dont  il  a  été  question  dans  le  chapitre  pré- 
cédent ne  parvint  pas  à  sufflre  aux  dépenses;  comment  n'y  aurait-il  pas  eu 
d(  flcit  avec  les  procédés  du  gouvernement  et  de  ses  agents?  Le  gouvernement 
entamait  les  diverses  ressources  par  anticipation  ;  avec  son  système  de  délé- 
gations sur  les  revenus  arriérés,  présents  ou  futurs,  les  impôts  qui  rentraient 
n'étaient  que  partiellement  touchés  par  lui,  et  toutes  les  prévisions  budgé- 
taires se  trouvaient  en  défaut.  Dans  les  derniers  jours  de  fructidor  an  IV 
(septembre  1796),  les  produits  de  coupes  de  bois  sont  cédés  à  la  compagnie 
Rousseau,  chargée  de  l'entreprise  générale  des  fourrages  de  l'armée  de  Rhin-et- 
Moselle,  à  CoUot,  Gaillard  et  C'«,  «munitionnaires  généraux  des  vivres- viandes 
des  armées  des  Alpes  et  d'Italie  »,  à  Goovy  pour  des  fournitures  de  viandes 
salées  à  l'armée  des  côtes  de  l'Océan,  et  à  d'autres  encore.  Dans  ces  traités  on 
rencontre  la  formule  suivante  (Archives  nationales,  A  F*  m  18.3):  «jusqu'à 
concurrence  d'une  somme  de  150  000  fr.  ou  environ  »,  «  jusqu'à  concurrence 
de  600000  fr.  eiTectifs  ou  environ  »,  qui  en  dit  long  à  elle  seule  sur  la  tolé- 
rance du  gouvernement  à  l'égard  des  spéculateurs,  surtout  lorsqu'on  songe 
que  ceux-ci  n'avaient  souvent  fourni  que  pour  la  moitié  ou  même  le  tiers  de 
la  somme  qu'on  leur  attribuait. 

Le  11  frimaire  an  V  (l"'  décembre  1796),  le  Directoire  approuve  un  traité 
qui  cède  à  Gobert,  Lanoue,  Barillon  et  C'°,  entrepreneurs  généraux  des 
fourrages  de  l'armée  du  Nord,  «  le  produit  des  coupes  ordinaires  de  bois  qui 
seront  adjugées  »  dans  douze  départements  ;  s'ils  se  rendent  eux-mêmes 
adjudicataires,  ils  pourront  donner  leurs  ordonnances  en  payement;  total  : 
zéro  pour  le  Trésor.  J'ai  mentionné  précédemment,  comme  moyen  de  se  pro- 
curer du  numéraire,  la  cession  à  la  compagnie  Ragueneau,  le  13  frimaire 
(3  décembre),  du  produit  de  la  vente  des  coupes  de  bois,  en  l'an  V,  dans 
dix-sept  départements.  Au  début  de  l'an  VI,  le  29  vendémiaire  (20  octobre 
1797),  le  produit  des  coupes  de  bois  ordinaires  de  l'an  VI  dans  seize  départe- 
ments est  délégué,  jusqu'à  concurrence  de  A  raillions  800000  fr.,  à  l'entre" 


452  HISTOIRE     SOCIALISTE 

prise  des  transports,  pendant  celle  même  année,  de  l'artillerie  de  l'armée 
d'Allemagne;  le  27  frimaire  (17  décembre  1797),  une  cession  semblable  était 
consenlie  pour  neuf  départemenls.  La  même  opéralion  fui  faite  d'une  ma. 
nière  encore  plus  complète  pour  l'an  VII,  au  bénéQce,  le  1"  brumaire  (22  oc- 
tobre 1798)  de  la  compagnie  Tliierry,  le  27  brumaire  (17  novembre)  de 
Blanchard  aîné,  le  19  frimaire  (9  décembre)  de  la  compagnie  Moïse  Mayer 
(Archives  nationales,  A  F*  m,  183  et  186). 

En  sus  d'une  cession  de  coupes  de  bois,  Woullers,  Delannoy  et  G'*, 
«  munitionnaires  des  vivres-viandes  des  armées  du  Nord  et  de  Sambre-el- 
Meuse  »,  obtenaient,  par  traité  ralifié  le  3  frimaire  an  V  (23  novembre  1796), 
une  délégation  sur  les  recettes  du  receveur  des  domaines  de  la  République 
française  en  Hollande.  Le  7  prairial  an  VI  (26  mai  1798),  Delamarre,  commis- 
saire pour  les  approvisionnements  de  la  marine  à  Copenhague,  était  autorisé 
à  toucher  et  à  garder,  jusqu'à  concurrence  de  600000  fr.,  en  payement  de 
fournitures,  ce  qui  pouirait  être  dû  à  la  République  dans  le  Nord.  On  ne  se 
contentait  pas  d'agirainsi  pourles  coupes  de  bois  et  pour  diverses  recettes  spé- 
ciales, nous  allons  voir  qu'on  agissait  de  même  pour  les  contributions  {Idem). 

Par  traité  du  27  brumaire  an  VII  (17  novembre  1798),  Carrié  et  Bezard, 
banquiers  à  Paris,  recevaient  une  délégation  sur  le  produit  des  conlribulions 
arriérées  de  l'an  V  et  de  l'an  VI.  Le  27  ventôse  an  VII  (17  mars  1799),  traité 
avec  Mar  tigny  s'obligeant  à  verser  12  millions,  dont  8  en  valeurs  disponibles 
et  4  en  ordonnances  de  l'an  V  qui,  cerlainement,  ne  coûtaient  cher  qu'au 
Trésor;  en  revanche,  «  tout  ce  qui  reste  à  recouvrer  sur  les  contributions 
directes  de  l'an  V  et  années  antérieures  demeure  affecté  au  remboursement 
de  cette  somme  ;  le  déficit,  s'il  y  en  a,  sera  rapporté  subsidiairement  sur  les 
contributions  de  l'an  VI  et  enfin  sur  celles  de  l'an  VII  ».  La  contribution  fon- 
cière de  l'an  VU  dans  un  département  avait  été,  le  7  pluviôse  an  VII  (26  jan- 
vier 1799),  déléguée  à  Félix,  entrepreneur  de  la  manufacture  d'armes  de 
Maubeuge,  jusqu'à  concurrence  de  1  million  800000  fr.  Une  délégation  de 
6  millions  sur  la  contribution  de  l'an  VII  fut  donnée,  le  25  prairial  an  Vil 
(13  juin  1799),  à  la  compagnie  Rochefort.  D'autres  traités  de  ce  genre  profi- 
tèrent à  Fulchiron  et  C",  J.  Récamier,  Geyler,  Jordan  et  G'",  Doyen,  Durieux 
et  G'«,  Dallarde  et  G»',  Germain,  Gh.  Davillier,  Hamelin  {Idem,  A  F*  m,  186 
et  190),  enfin,  et  je  ne  signale  que  les  principaux,  à  Ouvrard  dont,  sous  Louis 
XVIII,  le  comle  de  Rochechouart  épousa  l'argent  et  la  fille.  C'est  Ouvrard  qui, 
au  début  du  Directoire,  répondait  «  sérieusement  »  à  Barras  invoquant  le 
patriotisme  :  «  Cela  n'est  pas  dans  le  cahier  des  charges  »  [Histoire  secrète 
du  Directoire,  de  Fabre  (de  l'Aude),  1. 1",  p.  113);  il  était,  du  reste,  loin  de  se 
.  montrer,  pour  Je  cahier  des  charges,  aussi  respectueux  que  ce  mot  paraî- 
trait l'indiquer,  «  calculant  combien  de  soldats  devaient  mourir  de  faim  pour 
que  certains  marchés  lui  rapportassent  un  gros  gain,  avec  autant  de  sang- 
froid  que  s'il  se  fût  agi  de  l'achat  d'une  terre  »  [Idem,  t.  II,  p.  36). 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


453 


Quarante  ans  plus  lard,  en  1838,  Bûchez  et  Roux,  qui  avaient  recueilli 
les  témoignages  des  contemporains  de  ces  gens,  écrivaient  dans  leur  Histoire 
parlementaire  de  la  Révolution  (t.  XXXVIII,  p.  17)  :  «  Ces  hommes  apportè- 
rent dans  l'usage  de  leurs  richesses  le  caractère  même  qui  les  leur  avait  fait 


i   5 
s    n 


n    a 

3 


acquérir.  Ils  furent  sans  moralité  et  sans  pudeur,  tellement  sales,  tellement 
grossiers,  que  le  nom  de  la  période  o\i  ils  ont  brillé  a  été  sans  pareil  dans 
l'histoire  moderne.  L'orgie  fut  à  l'ordre  du  jour  parmi  ces  gens;  ils  prirent 
de  l'ancien  régime  tout  ce  qu'il  avait  eu  de  ridicule  ou  de  corrompu,  et  ils  y 
ajoutèrent;  ils  remirent  à  la  mode,  outre  le  parler  des  anciens  marquis,  les 

UV.  450.  —  HISTOIRE    SOCIALISTE.  —    IHERUIDOR   ET    DIREGTOIRB.  UV.  4S0. 


454  HISTTOJBE    SCXGaiAliïSTE 

liais,  les  mascarades,  le?  jours  gras  et  jusqu'à  la  promenade  de  liongchamp. 
Les  femmes,  qui  imitent  toujours -et  qui  exagèrent  tout,  furent  sans  pudeur 
comme  eux  ».  On  lit  dans  le  rapport  du  Bureau  central  de  Paris  un  24  plu- 
viôse an  VU  (12  février  1799)  :  «  certaines  feuilles  dégénèrent  depuis  quelque 
temps  en  véritables  entremetteuses  »,  et  dans  celui  du  2  ventôse  (20  février): 
«  on  est  forcé  de  remarquer  que  les  demandes  et  annonces  les  plus  immorales 
deviennent  de  jour  en  jour  plus  fréquentes  dans  les  affiches»  [Paris pendant 
la  réaction  thermidorienne  et  sous  le  Directoire,  t.  V,  p.  375  et  391). 

A  côté  de  ceux  qui  volaient  le  pays,  il  y  avait  ceux  qui  volaient  les  par- 
ticuliers. Les  «  agences  d'affaires  »  pullulaient  et  usaient  de  la  réclame  dans 
les  journaux  pour  augmenter  le  nombre  de  leurs  dupes.  La  plus  connue  de 
ces  agences  fut  celle  que  fonda  un  certain  Gaston  Rosnay  sous  le  titre  ce 
«  Gymnase  de  bienfaisance  ».  Il  avait  un  journal  le  Journal  du  Gymnase  de 
bienfaisance,  où  il  déclarait  mettre  «  l'opulence  à  portée  de  tout  leanonde  » 
(n°  13  du  l"  thermidor  an  IV-19  juillet  1796).  Au  temps  des  assignats,  il  avait 
créé  des  actions  de  800  livres  qui  devaient  rapporter  à  leurs  propriétaires, 
dits  «  coopérateurs  »,  de  2400  à  18  800  livres.  Son  but  était  l'exploitation  des 
gogos  par  l'annonce  de  découvertes  étonnantes  qui  ne  reposaient  que  sur 
son  idée  très  arrêtée  de  remplir  ses  poches  ;  une  de  ces  découvertes,  chimé- 
rique alors,  malgré  la  construction,  en  1770,  de  la  voiture  à  vapeur  de 
Gugnot,  qui  est  au  Conservatoire  des  Arts-et-Métiers,  était  tout  simplement 
la  voilure  automobile  «  sans  coursier  ni  sans  guide  »  {idem);  il  recomman- 
dait, en  outre,  des  poêles  en  «  carton  préparé  et  rendu  incombustible  »  {idem). 
Après  la  chute  des  assignats,  Rosnay  avait  émis  de  nouvelles  actinns  en  nu- 
méraire dont  les  porteurs  le  poursuivirent  en  brumaire  an  V  (novembre  1796). 
Prévenu  d'escroquerie,  il  s'en  tira,  le  17  nivôse  an  V  (6  janvier  1797),  avec 
50  fr.  d'amende,  dix  jours  de  prison  et  la  fermeture  du  «  Gymnase  ».  C'était 
pour  rien. 

Quant  aux  agents  du  gouvernement,  le  commissaire  du  gouvernement 
auprès  de  l'armée  d'Italie  avant  Saliceti,  Ritter,  écrivait  à  Le  Tourneur,  le 
4  nivôse  an  IV  (25  décembre  1795),  à  propos  des  «  administrations  de  l'ar- 
mée »  :  «  Toutes  les  administrations  sont  composées,  en  majeure  partie,  de 
lâches  déserteurs  du  drapeau  de  la  République  et  de  jeunes  gens  de  la  ré- 
quisition... Le  luxe  que  ces  messieurs  étalent  est  scandaleux.  Il  dépose  irré- 
fragablement  de  leur  friponnerie»  {G.aiChoi,  La  première  campagne  d'Italie, 
1795  à  1798,  p.  48).  Vers  la  même  époque,  un  lieulenanl  de  la  20"  demi-bri- 
gade écrivait  au  Directoire  pour  signaler  l'esprit  antirépublicain  et  le  luxe 
impudent  des  «  magasiniers,  vivriers,  inspecteurs,  commissaires  des  guerres, 
etc.  »  (G.  Fabry,  Histoire  de  l'armée  d'Italie  ^795-1796,  t.  II,  p.  244). 
'  Voici  ce  que  relatait  le  rapport  de'  police  du  28  pluviôse  an  V  (16  février 
1797)  :  B  Un  seul  fait  d'administration  publique  était  agité  parmi  quelques 
citoyens  qui  ont  paru  en  parler  avec  connaissance  de  cause  :  c'est  l'infidélité 


HISTOmE     SOCIALISTE  4B& 

cites- préposés  à  la  foumitune  des  fourrage»  dans  leur  manutention;  on  afflr- 
mait  que  les  bottes  de  foin  et  de  paille  qui  devaient  être  livrées  au  compte 
du  gouvernement  du  poids  de  10  livres,  n'en  comportaient  jamais  que  de  6  à  7, 
en  sorte  que  le  bénéfice  des  préposés  ou  de  leurs  agents  secondaires  devait 
être  considérable  ».  Dans  un  discours  déjà  cité,  Duplantier  disait,  le  2  fruc- 
tidor an  Vi  (19  août  1798),  aa  Conseil  des  Ginq-Gents  :  «  On  a  vu  la  plupart 
«le  ceux  qui  doivent  surveiller  les  entrepreneurs  de  fournitures  de  nos  ar- 
mées, associés  avec  eux,  ou  faire  préférer  par  l'autorité  publique  ceux  qui 
leur  offraient  la  somme  la  plus  considérable,  quelque  désavantageuse  que 
fût  l'entreprise  aux.  intérêts  de  la  République  ».  Une  circulaire  (26  brumaire 
an  YII-16  novembre  1798)  du  ministre  des  Finances  RameL  constatait  que 
l'arriéré  des  contributions  devait  «  être  plutôt  imputé  au  divertissement  des- 
deniers publics,  à  l'infidéliié  des  percepteurs,  à.  l'insouciance  des  préposés,- 
à  la  torpeur  des  receveurs,  qu'aux  contribuables  »  [Moniteur  du  8  frimaire- 
28  novembre).  Pour  les  douanes,  le  gouvernement  était  le  premier  à  favoriser 
des  intérêts  particuliers  au  détriment  de  certains  autres  et  du  Trésor  public. 
A  la  tribune  des  Cinq-Cents,  le  24  thermidor  an  V  (11  août  1797),  on  dénon- 
çait l'entrée  par  les  ports  de  Rouen,  le  Havre  et  Dieppe,  em  franchise  de  tous 
droits,  au  profit  d'une  compagnie  privée,  de  3  600  quintaux  d'étoSes  de 
laine  anglaises.  On  prétexta,  sans  preuves  d'ailleurs,  que  c'était  pour  ha- 
biller nos  soldats  ;  était-ce  une  raison  «  d'exempter  une  compagnie  de  payer 
les  droits?...  Il  arriverait  de  ce  privilège  que  nos  manufactures  ne  pourraient 
soutenir  la  concurrence  avec  cette  compagnie  ».  Les  employés  faisaient  des 
remises  comme  le  gouvernement.  Voici  ce  qui  était  dit,  le  12  prairial  an 
VI  (31 -mai  1798),  à  la  séance  des  Cinq-Cents  :  «  Toutes  les  fois  qu'un  né- 
gociant, soit  républicain,  soit  étranger,  veut  faire  venir  ou  expédier  des 
marchandises  en  France,  il  trouve  à  la  frontière  deux  hommes  ;  le  premier, 
le  receveur  de  la  douane,  qui  lui  dit  :  vous  me  donnerez  30  %  .de  vos  mar- 
chandises pour  les  laisser  entrer  ;  et  l'autre,  qui  est  l'entrepreneur  de  la  con- 
trebande, qui  lui  dit  :  moi,  je  ne  demande  que  10  •/<>  Pour  les  introduire, 
en  vous  répondant  de  leur  valeur...  II  est  certain  d'introduiTe  95  convois 
sur  100  ». 

Nous  avons  vu  tout  à  l'heure  comment  agissaient  les  officiers  d'a^illerie 
chargés  de  la  surveillance  à  Saint-Etienne.  Nos  divers  agents  écrivaient  dlta- 
lie  (Sciout,  Le  Directoire,  t.  IV)  :  «  rien  n'est  comparable  aux  abus  qui  nais- 
sent des  franchises  illimitées  que  s'arroge  tout  individu  qui  tient  à  l'armée  » 
(p.  20,  noie);  ces  abus  venaient  <c  de  la  part  des  chefs  et  deï  chefs  spéciale- 
ment »  (p.  28);  l'état-major  ayant  conclu  un  marché  important,  «  250  000  li- 
vres ont  été  distribuées  par  les  entrepreneurs  pour  témoignage  de  leur  re- 
connaissance »  (p.  20)  ;  «  la  corruption  est  si  grande  dans  cette  armée  qu'on 
voit  des  généraux  vous  proposer  de  faire  payer  des  ordonnances  d'arriéré 
parce  qu'ils  en  auront   la  moitié  »  (p.  23).  «  Plusieurs  officiers  supérieurs 


456  HISTOIRE     SOCIALISTE 

avaient  des  intérêts  considérables  dans  cette  compagnie  »  Bodin  (Ernouf, 
Nouvelles  études  sur  la  Révolution  française,  année  1799,  p.  14,  note),  sur- 
tout préoccupée,  nous  l'avons  vu  plus  haut,  de  fabriquer  des  pièces  compta- 
bles. Le  général  Foissac-Latour,  qui  commandait  le  camp  de  Grenelle  lors 
du  massacre  des  patriotes  (cbap.  xm)  en  fructidor  an  IV  (septembre  1796', 
commandant  de  la  place  de  Mantoue  où  il  devait  capituler  (chap.  xix),  en 
thermidor  an  VII  (juillet  1799),  lorsqu'il  aurait  pu  encore  tenir,  «  s'était  per- 
mis d'affermer  à  son  profit  la  pêche  du  lac  »  [Idem,  p.  11).  Dans  les  Mé- 
moires de  La  Revellière,  nous  voyons  dénoncer,  dans  l'Etat  romain,  «  le  des- 
potisme, le  brigandage  et  l'effronterie  des  états-majors  et  des  fournisseurs  » 
(t.  II,  p.  324);  ailleurs  ces  dernier,-  «  ont  donné  de  force,  pour  être  payés, 
25  »/o  au  général  Bélair,  4  à  son  état-major,  11  au  préposé  du  payeur  géné- 
ral de  l'armée  de  Naples  à  Ancône  »  [Idem,  t.  III,  p.  355);  et  une  lettre  de 
Daunou  signale  (t.  III,  p.  395)  «  les  officiers  supérieurs  »  dont  on  a  dû  ar- 
rêter «  les  extorsions  ».  Une  citation  faite  par  Ernouf  (ouvrage  cité  plus 
haut,  p.  15)  confirme  que  «  les  malédictions  publiques  poursuivaient  sur 
leurs  chars  brillants  et  jusque  dans  leurs  palais  tous  les  chefs  principaux, 
militaires  ou  civils,  et,  pour  parler  le  langage  populaire,  tous  les  hommes 
c  broderie,  fléaux  tout  à  la  fois  de  l'Italie  et  de  l'armée  française  ». 

Nous  lisons  dans  les  rapports  publiés  par  M.  Rocquain  [Etat  de  la 
France  au  18  brumaire)  que  «  les  subalternes  bien  instruits  que  leurs  supé- 
rieurs puisent  dans  le  Trésor  public,  leur  font  la  loi  pour  avoir  part  au  bu- 
tin »  (p.  81,  rapport  de  Barbé-Marbois),  et  que,  dans  les  administrations 
civiles  comme  dans  les  administrations  militaires  visées  par  la  citation  pré- 
cédente, «  les  comptables  les  moins  en  règle  ont  le  plus  grand  nombre  d'a- 
mis, sont  gens  de  bonne  compagnie  et  ont  une  bonne  maison  »  (p.  88);  «  il 
y  a  des  percepteurs  de  P.iris...  qui  sont  en  exercice  depuis  1786  »  (p.  230, 
rapport  du  général  Lacuée),  ils  ont  accumulé  les  irrégularités  et  les  désor- 
dres (p.  231)  et  ceux  d'origine  plus  récente  les  ont  imités.  On  fera  difficile- 
ment passer  pour  des  révolutionnaires  les  gens  que  le  royaliste  Barbé-Mar- 
bois jugeait  <  de  bonne  compagnie  »,  ou  qui  étaient  en  fonction  «  de- 
puis 1786  ». 

Que  touchait  l'Etat  dans  ces  conditions?  D'après  «  le  compte  rendu  de 
Ramel  pour  l'an  VI  »  (Stourm,  Les  finances  de  l'ancien  régime  et  de  la  Ré- 
volution, t.  II,  p.  435),  on  s'était  trouvé,  pour  le  recouvrement  des  impôts 
directs,  en  face  d'un  retard  de  198  millions  sur  les  années  antérieures  à 
l'an  V,  de  266  millions  sur  l'an  V  et  de  324  millions  sur  l'an  VI,  total  789 
millions  de  retard.  Sur  ces  arriérés,  on  avait  pu  recouvrer,  en  l'an  VI,  515 
millions  dont  276  furent  payés  en  papiers  sans  valeur.  Les  créclits  ouverts 
aux  différents  ministères  pendant  l'an  VI  montèrent  à  612  956 196  livres,  sur 
lesquelles  401  442  390  seulement  purent  être  payées,  soit  211  millions  au  bas 
mot   en  moins;  mais  Ramel  ajoutait  qu'il  ne  pourrait  assurer  que  cette 


HISTOIRE     SOCIALISTE  457 

somme  fût  suffisante  pour  acquitter  toutes  les  dépenses  de  l'exercice.  Dans 
une  pareille  situation,  il  était  impossible  de  s'occuper  de  l'équilibre  des  re- 
cettes et  des  dépenses;  l'Etat  vivotait  au  jour  le  jour.  Les  dépenses  de  l'exer- 
cice de  l'an  VII  étaient  fixées  (Ganilh,  Essai  politique  sur  le  revenu  public, 
t.  II,  p.  173)  à  600300060  francs;  mais  les  receltes  prévues  étaient  loin  d'at- 
teindre ce  chiffre  et  les  crédits  ouverts  montaient  bientôt  à  740936 r>o7  fr.  ; 
il  y  avait  donc  en  perspective  une  augmentation  considérable  du  déficit. 
Pour  essayer  d'atténuer  celui-ci,  on  avait  eu  recours  à  de  nouveaux  impôts; 
comme  cela  a  déjà  été  mentionné  dans  le  §  !•'  du  chapitre  xi ,  c'est  de  cette 
époque  que  datent  la  contribution  des  portes  et  fenêtres  (loi  du  4  frimaire 
an  YII-24  novembre  1798),  le  rétablissement  de  l'octroi  à  Paris  (loi  du  27 
vendémiaire  an  VII-18  octobre  1798)  et  dans  d'autres  villes  (loi  du  11  fri- 
maire an  VII-1"  décembre  1798);  une  loi  du  22  brumaire  an  VII  (12  novem- 
bre 1798)  ajouta  au  droit  d'entrée  sur  le  tabac  un  droit  de  fabrication. 

Par  une  loi  du  3  nivôse  an  VU  (23  décembre  1798)  fut  prescrite  sur  tous 
les  salaires,  traitements  et  remises  de  «  tous  fonctionnaires  publics,  em- 
ployés, commis  et  autres  salariés  des  deniers  publics  »,  une  retenue  d'un 
vingtième  (cinq  centimes  par  franc).  Il  est  vrai  que  l'impôt  sur  le  sel  dont 
les  Cinq -Cents  votèrent  le  rétablissement  les  17  et  24  pluviôse  an  Vil 
(5  et  12  février  1799),  fut  repoussé  le  4  ventôse  (22  février)  par  les  Anciens. 
Mais  la  contribution  des  portes  et  fenêtres,  établie  depuis  trois  mois  et  demi, 
fut  doublée  par  une  loi  du  18  ventôse  an  VII  (8  mars  1799)  et  quadruplée 
par  une  loi  du  6  prairial  (25  mai  1799).  A  cette  même  date,  par  suite  des 
complications  extérieures  dont  il  sera  question  dans  le  chapitre  suivant, 
trois  autres  lois  augmentèrent  divers  impôts  «  à  titre  de  subvention  extraor- 
dinaire de  guerre  »  :  d'un  décime  par  franc,  autrement  dit  du  dixième  pour 
chaque  contribuable,  1*  le  principal  de  la  cote  foncière,  2°  les  droits  de 
timbre,  d'enregistrement,  d'hypothèque,  de  voitures  publiques,  de  garantie 
sur  les  matières  d'or  et  d'argent,  de  douane,  3°  le  principal  de  la  cote  per- 
sonnelle; de  0  fr.  50  par  franc  le  principal  des  cotes  mobilières  jusqu'à  25 
francs,  de  0  fr.  75  par  franc  celles  de  25  à  50  fr.,  et  d'un  franc  par  franc  les 
cotes  au-dessus  de  50  fr.  ;  les  taxes  somptuaires  progressives  sur  les  domesti- 
ques au-dessous  de  60  ans  attachés  à  la  personne  ou  au  ménage,  sur  les  che- 
vaux, mulets  et  voitures  de  luxe,  furent  doublées. 

L'affectation,  faite  par  l'art.  liO  de  la  loi  du  9  vendémiaire  an  VI-30  sep- 
tembre 1797  (chap.  xvii  S  2),  de  certaines  recettes  au  payement  des  rentes, 
était  restée  sans  effet  et  n'avait  pu,  dès  lors,  remédier  à  la  situation  fâcheuse 
des  rentiers;  aussi  la  loi  du  28  vendémiaire  an  VII  (19  octobre  1798)  e;saya- 
t-elle  de  procéder  par  voie  de  délégations  ;  son  article  2  décida  qu'à  compter 
du  1"  vendémiaire  an  VII  (22  septembre  1798)  les  intérêts  de  la  dette  publique 
seraient  «  acquittés  avec  des  bons  au  porteur,  ou  délégations  applicables  tant 
aux  contributions  directes  qu'aux  patentes,  quel  qu'en  soit  le  porteur;  sont 


458  HISTOIRE     SOCIALISTE 

exceptés  toutefois  les  sous  additionnels  applicables  aux  dépenses  administra- 
tives ».  La  loi  du  22  floréal  an  Vil  (11  mai  1799)  confirma  cette  façon  de  pro- 
céder. Ces  nouveaux  bons  perdirent  au  moins  un  quart  de  leur  valeur  et  ne 
parvinrent  guère  à  améliorer  le  sort  des  rentiers. 

Pour  obvier  à  l'insuffisance  des  recettes,  pour  faire  de  l'argent,  on  eut 
recours  aussi  à  la  vente  des  biens  nationaux.  Après  avoir  songé  un  instant  à 
suspendre  cette  vente  jusqu'au  !"■  nivôse  suivant  (21  décembre  1798),  sauf 
pour  «  les  usines,  les  maisons  et  les  bâtiments  servant  uniquement  à  l'habi- 
tation et  non  dépendants  de  fonds  de  terre  »  —  un  considérant  de  la  loi  du 
29  fructidor  an  VI  (15  septembre  1798),  faite  à  cet  effet,  nous  apprend  qu'il 
restait  «  plus  de  68  000  comptes  à  régler  sur  les  ventes  consommées  antérieu- 
rement à  la  loi  du  28  ventôse  an  IV,  plus  de  11000  sur  celles  qui  ont  été 
consenties  en  exécution  de  cette  dernière  loi  »  —  on  s'était  empressé  de  dé- 
cider (loi  du  26  vendémiaire  an  Vn-17  octobre  1798)  qu'il  en  serait  vendu  aux 
enchères  une  quantité  suffisante  pour  fournir  en  numéraire  125  millions  des- 
tinés à  subvenir  aux  dépenses  de  l'armée  et  delà  marine.  J'ai  résumé  (chap  vi 
fin,  xn  fin,  xv  première  moitié,  xvn  s  2)  les  modes  d'achat  et  de  payement  des 
biens  nationaux  suivant  les  époques.  D'après  la  loi  du  26  vendémiaire  an  VII, 
que  je  viens  de  citer,  les  formes  à  observer  étaient  celles  prescrites  par  la  loi 
du  16  brumaire  an  V  (voir  première  moitié  du  chap.  xv).  La  première  mise  à 
prix  des  biens  ruraux  devait  être  l'équivalent  de  huit  fois  le  revenu  annuel; 
celle  des  maisons,  bâtiments  et  usines  non  dépendants  de  fonds  de  terre,  de 
six  fois  ce  revenu  évalué  d'une  façon  générale  d'après  les  prix  de  1790.  Cette 
loi  distinguait,  au  point  de  vue  du  payement  (à  opérer  entièrement  en  nu- 
méraire métallique)  le  montant  de  la  première  mise  à  prix  et  le  montant  de 
ce  que  les  enchères  ajoutaient  à  celle-ci.  Pour  le  premier,  on  avait  18  mois  : 
un  douzième  était  payable  dans  les  dix  jours  de  l'adjudication,  un  autre 
douzième  3  mois  après  et  le  surplus,  par  deux  douzièmes  à  la  fois,  de  3  mois 
en  3  mois.  Pour  le  second,  on  avait  de  nouveau  18  mois  :  trois  obligations 
qui  avaient  dû  être  souscrites  dans  les  dix  jours  de  l'adjudication,  venaient 
à  échéance  de  6  mois  en  6  mois,  la  première  6  mois  après  le  payement  des 
derniers  deux  douzièmes  précédents,  avec  intérêts  à  5  0/0  par  an.  Quant  à 
ceux  qui,  en  exécution  de  la  loi  du  9  vendémiaire  an  VI  (chap.  xvir,  s  2), 
avaient  voulu  utiliser  les  bons  de  remboursement  des  deux  tiers  de  la  dette 
publique,  la  loi  du  27 brumaire  an  VII  (17  novembre  1798)  admit  «  les  acqué- 
reurs de  domaines  nationaux  »  qui  n'avaient  pas  achevé  de  payer,  à  se  libérer 
en  numéraire  h  un  taux  allant  de  1  fr.  90  à  2  francs  par  100  francs  dus  en 
bons  de  remboursement  des  deux  tiers  ou  en  effets  équivalents.  Ces  divers 
papiers  étaient  encore  admis  pendant  cinquante  jours  après  la  publication  de 
cette  loi  pour  la  partie  du  prix  d'acquisition  payable  précédemment  de  cette 
manière;  passé  ce  délai,  la  totalité  du  montant  des  ventes  était  exigé  en  nu- 
méraire, un  sixième  dans  les  3  premiers  mois  et  avant  l'entrée  en  possession. 


HISTOIRE  •  SOCIALISTE  459 

les  cinq  autres  de  3  mois  en  3  mois.  Cependant  (art.  S)  pour  les  «  usines, 
maisons  et  bâtiments  servant  uniquement  à  J'habitation  et  non  dépendants 
de  fonds  de  terre  »,  le  prix  ne  pouvait  être  payé  qu'en  hons  de  remboursement 
sur  une  mise  à  prix  «  de  deux  fois  l'estimatioii  en  numéraire  à  vingt  fois  le 
revenu  annuel  ». 

A  propos  des  biens  nationaux  dont  je  n'aurai  plus  à  parler,  voici  des 
chiffres  résumant  l'ensemble  des  opérations  faites  depuis  le  17  mai  1790  jus- 
qu'au 30  frimaire  an  IX  (21  décembre  1800).  Les  ventes  ont  porté  sur  1052899 
articles  (857  034  du  17  mai  1790  au  30  brumaire  an  IV-21  novembre  1795, 
156  634  entre  cette  époque  et  le  23  vendémiaire  an  Vll-14  octobre  1798,  et 
39  231  à  parlir  de  cette  dernière  date)  et  ont  produit  nominalement  16  mil- 
liards. Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  la  possibilité  de  s'acquitter  avec  des 
papiers  avilis  faisait  monter  le  prix  des  adjudications  à  un  chiffre  nominal 
beaucoup  plus  élevé  qu'il  n'était  en  réalité.  A  quelle  valeur  réelle,  à  quelle 
valeur  en  or,  cela  a-t-il  correspondu  pour  l'Etat,  c'est  ce  qu'il -serait  très  dif- 
ficile d'évaluer  exactement,  étant  donnée  la  diversité  des  papiers  admis  en 
payement  et  la  diversité,  suivant  les  époques,  des  taux  de  chacun  d'eiïx  :.il 
faudrait  examiner  les  ventes  une  à  une.  .\près  avoir  cité  les  chiffres  donnés 
plus  haut  et  empruntés  à  l'ancien  ministre  des  finances  Ramel  {Des  finances 
de  la  République  française,  p.  38  à  46),  M.  Stourm,  dans  son  ouvrage  Les 
finances  de  l'ancien  régime  et  de  la  Révolution,  détaille  ainsi  «  la  vraie 
valeur  des  propriétés  sur  lesquelles  la  Révolution  mit  la  .main  »  :  «  3  mil- 
liards pour  les  biens  du  clergé  et  de  la  Couronne  »,  «2  milliards  et  demi 
pour  les  biens  des  émigrés,  des  condamnés  et  de  divers  particuliers  », 
250  millions  pour  les  objets  mobiliers  de  toute  origine  et  de  toute  nature, 
soit  «  un  total  de  5  milliards  750  millions  »  (t.  II,  p.  461  et  471). 

Pour  les  ventes  de  Paris,  les  sommiers  des  Archives  de  la  Seine  n'indi- 
quent pas  toujours  la  profession  des  acquéreurs.  Parmi  les  professions  indi- 
quées, j'ai  relevé  les  suivantes  :  apothicaire,  architecte,  aubergiste,  bijoutier, 
boucher,  boulanger,  brasseur,  carreleur,  charpentier,  charron,  cordonnier, 
couverturier,  député,  employé,  entrepreneur  de  bâtiments,  épicier,  fabricant  de 
chapeaux,  fabricant  de  tabac,  ferblantier,  ferrailleur,  fondeur,  fripier,  frui- 
tier, fumiste,  homme  de  loi,  horloger,  jardinier,  joaillier,  libraire,  limonadier, 
maçon,  marbrier,  maréchal,  marchand  de  bois,  marchand  de  couvertures, 
marchand  d'estampes,  marchand  de  vins,  mécanicien,  médecin,  menuisier, 
mercier,  négociant,  opticien,  orfèvre,  papetier,  parfumeur,  pâtissier,  peintre, 
plombier,  quincaillier,  rentier,  sculpteur,  sellier,  serrurier,  tablelier,  tail- 
leur, tanneur,  tapissier,  toiseur,  traiteur.  Les  professions  qui  semblent  reve- 
nir plus  souvent  que  les  autres  sont  :  marchand  de  vins,  boulanger,  archi- 
tecte, entrepreneur  do  bâtiments,  serrurier,  menuisier.  Un  des  menuisiers 
tut  l'ami  de  Robespierre,  Duplay,  qui,  locataire  principal  avant  la  Révolu- 
tion pour  le  prix  de  1 800  livres  d'une  maison  appartenant  aux  Dames  de  la 


460  HISTOIRE    SOCIALISTE 

Conception  et  portant  alors  le  n"  60  de  la  rue  Saint-Honoré,  —  sur  l'emplace- 
ment de  laquelle  se  trouve  aujourd'hui  le  n"  398  [Bulletin  de  la  Société  de 
l'histoire  de  Paris,  1899,  p.  45,  article  de  M.  Ernest  Coyecque)  —  l'acheta,  le 
22  prairial  an  IV  (10  juin  1796),  moyennant  32  888  francs.  A  son  exemple,  les 
acheteurs  des  bâtiments  nationaux  de  Paris  étaient  souvent  des  locataires  des 
maisons  achetées.  Un  des  architectes  fut  Vignon  —  à  qui  on  devra  plus  tard 
l'église  de  la  Madeleine  ;  il  acheta,  le  19  et  le  23  ventôse  an  III  (9  et  13  mars 
1795),  deux  maisons  de  la  rue  du  Jour  pour  552300  francs. 

Parmi  les  capitalistes  que  j'ai  eu  l'occasion  de  nommer,  j'aperçois,  dans 
ma  période,  au  nombre  des  acheteurs  des  bâtiments  nationaux  de  Paris, 
Devinck  (an  IV),  pour  deux  maisons  rue  Saint-Honoré;  Gobert  (an  IV),  pour 
une  maison  rue  de  Provence;  Claude  Périer  (an  V),  pour  deux  maisons  rue 
Saint-Honoré  provenant  des  religieux  feuillants;  Lanchère  (an  V),  pour  deux 
maisons  rue  Saint-Benoît  et  rue  de  l'Egout,  aujourd'hui  supprimée;  Rous- 
seau qui,  entre  autres  achats,  fut,  le  1"  fructidor  an  V(18  août  1797),  avec  les 
nommés  Morel,  Lachaise  et  Gauthier,  acquéreur,  moyennant  180  100  franc?, 
de  l'abbaye  de  Cluny  cédée  ensuite  par  eux  à  Colin,  notaire;  Gerfbeer  (an  V 
et  an  VI),  pour  trois  maisons  rue  du  Mont-Blanc  (chaussée  d'Antin),  dont 
l'une  moyennant  801  300  francs  ;  Musset  (an  VI),  pour  une  maison  rue  des 
Bernardins.  L'agent  d'affaires  plein  d'imagination,  Gaston  Rosnay,  dont  il  a 
été  question  plus  haut,  obtenait,  le  3  vendémiaire  an  V  (24  septembre  1796), 
pour  79528  francs,  une  maison,  dite  hôtel  de  Toulouse,  appartenant  aux  car- 
mes déchaussés  et  servant  aujourd'hui  au  conseil  de  guerre. 

Comme  députés,  je  vois  notamment  Laffon  de  Ladébat  qui  acheta,  le 
1"  prairial  an  V  (20  mai  1797),  pour  273  400  francs,  le  couvent  des  Filles  de  la 
Providence,  rue  de  l'Arbalète,  et  Le  Coulteux  (de  Canteleu)  acquéreur,  le 
i"  fructidor  an  V  ('18  août  1797),  pour  228000  francs,  d'une  maison  des  carmes 
déchaussés,  rue  Cassette.  Tous  les  rentiers  n'étaient  pas  ruinés;  c'est  un  ren- 
tier, Gechter,  qui  acquit,  le  1"  brumaire  an  VI  (22  octobre  1797),  moyennant 
1650  700  francs,  quatre  lots  du  couvent  des  Grands-Augustins,  dont  l'église 
et  du  terrain  avaient  déjà  été  vendus  le  13  ventôse  an  V  (3  mars  1797) .  Si  les 
médecins  et  employés  des  hôpitaux  subissaient  pour  leurs  appointements 
des  relards  considérables,  cela  n'empêchait  pas  un  certain  Momet,  régisseur 
général  des  hôpitaux,  d'acheter  pour  un  million,  rue  du  Regard,  le  23  fri- 
maire an  VII  (13  décembre  1798),  une  maison  et  deux  jardins  provenant  des 
carmes  déchaussés. 

Voici  quelques  ventes  concernant,  soit  des  édifices  connus,  soit  des  ter- 
rains déjà  mentionnés  (chap.  xi),  à  propos  des  travaux  de  voirie.  Le  28  ven- 
démiaire an  V  (19  octobre  1796)  le  couvent  des  sœurs  de  la  Charité  de  Saint- 
Lazare,  dites  sœurs  grises,  était  vendu  t47083  fr.  à  un  nommé  Serange,  et 
plusieurs  bâtiments  dépendant  de  ce  couvent  étaient  vendus  un  peu  plus 
tard  pour  une  somme  à  peu  près  égale  ;  l'église  Saint-Paul,  alors  rue  Saint- 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


401 


Paul,  était  vendue  43200  fr.,  le  6  nivôse  an  V  (26  décembre  1796),  à  Susse, 
marchand  de  bois;  le  1"  ventôse  an  V  (19  février  1797),  l'hôtel  des  archevê- 
ques de  Sens,  rue  du  Figuier,  était  vendu  166700  francs  à  un  nommé  Lepe- 
tit  ;  le  8  prairial  an  V  (27  mai  1797),  cinq  maisons  et  partie  du  couvent  des 
Blancs-Manteaux  étaient  vendues  125200  fr.  à  Dubetier,  qui  en  passait  la 
moitié  à  Rousseau  ;  le  8  thermidor  an  V  (26  juillet  1797)  le  couvent  des  car- 
mélites  était  vendu  598 100  fr.  à  Denis,  architecte  ;  le  21  thermidor  an  V  (8  août 
1797),  un  nommé  Foreson  achetait  1 041 000  fr.  le  couvent  et  l'église  des  carmes 
déchaussés,  rue  de  Vaugirard,  au  coin  de  la  rue  Cassette,  où  est  aujourd'hui 
l'Institut  catholique;  le  14  vendémiaire  an  VI  (5  octobre  1797),  était  vendu  à 
la  Compagnie  de  la  Caisse  des  rentiers,  pour  4720000  fr.,  le  couvent  des 
Filles-Dieu  et  dépendances  ;  le  9  ventôse  an  VI  (27  février  1798),  vente  du 


HûTEL    DE    ClUNI. 

(D'après  ud«  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 

couvent  des  ursulines  en  sept  lots  pour  3606600  fr.  ;  le  29  ventôse  an  VI 
(19  mars  1798),  le  palais  de  l'Elysée  passait,  moyennant  10300000  fr.,  entre 
les  mains  de  Havyn,  entrepreneur  de  divertissements  publics,  et  de  trois 
autres  spéculateurs,  Mangin,  Bonalide  et  Laroche  que  Havyn  devait  rembour- 
ser par  la  suite;  si  cette  vente  rapporta  une  valeur  réelle  de  300000  fr.  à 
l'Etat,  ce  fut  tout  ;  un  terrain  dépendant  du  couvent  des  religieuses  du  Cher- 
che-Midi avait  été  vendu,  le  25  pluviôse  an  VI  (13  février  1798),  au  nommé 
Larue-Sauviac,  le  couvent  lui-même  était  vendu  en  deux  lots,  pour  un  total 
de  754700  fr.,  le  6  germinal  et  le  29  prairial  an  YI  (26  mars  et  17  juin  1798), 
à  un  médecin,  Albert  ;  l'église  Saint-Louis-en-l'Ile  était,  les  11  et  13  thermi- 
dor an  VI  (29  et  31  juillet  1798),  adjugée  à  un  certain  Etienne  Bouvet,  qui 
la  passait  le  14  (1"  août  1798)  à  Fontaine,  homme  de  loi,  pour  1050000  fr. 
,  On  procédait  aussi  par  voie  d'échange  :  ainsi  une  loi  du  28  nivôse  an  VI 
(17  janvier  1798)  accordait  à  une  citoyenne  Madeleine  Jouvencel,  veuve  Gé- 

UV.  4SI.  —  HISTOIRE    SOCIALISTE.    —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  LIV.   431, 


462  HISTOIRE     SOCIALISTE 

rard  Sémonin,  en  échange  de  maisons  sises  à  Versailles  et  estimées 
292  499  fr.  17,  le  domaine  national,  ancien  bien  de  la  Couronne,  appelé  ferme 
de  Velizy  (Seine-et-Oise),  estimé  262357  fr.  60  ;  un  contrat  conforme  était 
passé  par  devant  notaire  le  23  floréal  an  VI  (12  mai  1798);  l'Etat  avait  à  payer 
une  soulte  de  30141  fr.  57.  D'autre  part,  un  arrêté  du  Directoire  du  1"  mes- 
sidor an  VII  (19  juin  1799)  approuvait  l'échange  de  cette  ferme  de  Velizy  ap- 
partenant à  la  citoyenne  Sémonin  et  estimée  cette  fois  292499  fr.  17  —  c'est- 
à-dire  à  sa  valeur  précédente  plus  la  soulte  due  par  l'Etat  —  contre  six  des 
lots  de  la  division  faite  de  l'enclos  des  Filles  Saint-Thomas  à  Paris  —  sur 
l'emplacement  duquel  se  trouvent  aujourd'hui  la  Bourse,  la  place  de  la 
Bourse  et,  sauf  au  midi,  presque  toutes  les  maisons  environnantes  — lots 
estimés  302763  fr.  64,  d'où  une  soulte  de  10264  fr.  47  à  payer  cette  fois  à 
l'Etat  ;  la  citoyenne  Sémonin  devait,  en  outre,  souffrir  sans  indemnité  le 
percement  des  deux  rues  Bonnier  et  Roberjot  englobées  depuis  dans  la  place 
de  la  Bourse.  Une  autre  loi  du  23  fructidor  an  VII  (9  septembre  1799)  consa- 
cra un  autre  échange  qu'avait  décidé  la  Convention,  le  7  brumaire  an  II 
(28  octobre  1793),  en  déclarant  domaine  national  «  la  maison  du  Jeu  de 
paume  de  Versailles  où  l'Assemblée  constituante  a  prononcé  le  serment  du 
20  juin  1789  »  :  le  Directoire  était  autorisé  à  céder  aux  anciens  propriétaires 
pour  une  valeur  de  73500  fr.  de  biens  nationaux. 

Des  noms  d'acquéreurs  reparaissent  plusieurs  fois  ;  en  sus  des  cas  d'a- 
chats multiples  déjà  cités,  j'ai  retenu  à  ce  point  de  vue  les  nommés  Bourson. 
Cheradame,  Dubetier,  Godard,  Molard,  Tinancourt.  Parfois  l'achat  fait  sous 
un  nom  est  aussitôt  inscrit  au  profit  d'un  autre;  parmi  les  bénéficiaires 
ayant  acheté  de  la  sorte,  j'ai  remarqué  le  nom  du  banquier  Mallet.  Si  les  ac- 
quéreurs des  bâtiments  nationaux  de  Paris  me  semblent  cependant  avoir  été 
surtout  des  Parisiens  de  la  petite  et  de  la  moyenne  bourgeoisie,  il  y  eut 
aussi  des  étrangers,  des  citoyens  américains  par  exemple,  et  des  provinciaux  : 
l'église  —  l'église  actuelle  des  Blancs-Manteaux  —  et  une  partie  du  couvent 
des  Blancs-Manteaux,  avec  une  maison  ayant  appartenu  à  ce  couvent,  furent 
achetées  pour  72  000  fr.,  le  12  vendémiaire  an  V  (3  octobre  1796),  par  un 
nommé  Fesneau,  demeurant  à  Saint-Didier  (Haute-Loire). 

Je  noterai  enfin  qu'en  vertu  de  la  loi  du  29  germinal  an  III  (fin  du 
chap.  vi),  il  y  eut  à  Paris  un  assez  grand  nombre  de  maisons  acquises  par 
voie  de  loterie.  Ce  fut,  par  exemple  le  tirage  du  12  fructidor  an  III  (29  août 
1795),  qui  attribua  la  maison  où  était  mort  Turgot  et  que  ses  héritiers  avaient 
vendue  160  OUO  livres  au  marquis  d'Autichamp  plus  tard  émigré  —  actuelle- 
ment lOS,  rue  de  l'Université,  elle  allait  jusqu'à  la  rue  de  Lille,  n*  121  —  à  un 
négociant  de  Bruxelles,  Goessens.  Dans  le  même  tirage,  une  maison  conliguë 

—  sur  l'emplacement  de  laquelle  a  été  bâti  le  n"  119  actuel  de  la  rue  de  Lille 

—  dite  «  hôtel  La  Fayette  »,  fut'gagnée  par  un  négociant  de  New-Yoric, 
William  Rogers. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  463 

D'ailleurs,  les  restitutions  d'immeubles  parisiens  nationalisés  ont  été 
nombreuses  dès  l'an  III  ;  je  signalerai  l'arrêté  du  bureau  du  domaine  du 
i9  ventôse  (9. mars  1795)  rendant  plusieurs  maisojis  au  fils  de  l'émigré  d'A- 
ligre,  ancien  premier  président  du  parlement  de  Paris  et  encore  vivant  à 
cette  époque  ;  celui  du  2  germinal  (22  mars)  rendant  une  maison  de  la  rue 
des  Bons-Enfants  aux  héritiers  de  Lavoisier  —  les  héritiers  d'autres  anciens 
fermiers  généraux  obtinrent  la  même  faveur;  celui  du  6  messidor  (24  juin) 
rendant  une  demi-douzaine  de  maisons  au  moins  à  la  veuve  d'Ànisson-Dupé- 
ron,  ancien  directeur  de  l'imprimerie  royale  ;  celui  du  7  messidor  (25  juin) 
rendant  une  maison  de  la  rue  Gaumartin  à  la  veuve  Leclerc  de  Buffon,  fils 
de  l'illustre  écrivain;  celui  du  11  messidor  (29  juin)  rendant  plusieurs  mai- 
sons aux  héritiers  de  Bochard  de  Baron,  ancien  premier  président  du  parle- 
ment de  Paris;  celui  du  6  fructidor  (23 août  1795)  rendant  plusieurs  maisons 
également  aux  héritiers  de  Marbeuf,  l'ancien  gouverneur  de  la  Corse  mort 
avant  la  Révolution.  Au  nombre  des  restitutions  opérées  après  l'an  III,  se 
trouve  celle  d'une  maison,  rue  Basse-du-Rempart,  —  rue  incorporée  aujour- 
d'hui au  côté  nord  du  boulevard  de  la  Madeleine  —  à  Necker  par  arrêté  du 
13  thermidor  an  VI  (31  juillet  1798). 

Dans  ce  qui  fait  aujourd'hui  partie  de  Paris  et  qui  était  alors  la  banlieue, 
comme  dans  la  banlieue  actuelle,  les  terrains  nationalisés  furent  mis  en 
vente  en  lots  très  morcelés,  représentant  fréquemment  moins  de  1,000  mètres 
carrés.  Ici  encore  c'est  la  petite  bourgeoisie  qui  me  paraît  fournir  la  plupart 
des  acquéreurs;  mais  à  côté  de  ses  achats  représentant,  le  plus  souvent  en 
plusieurs  lots,  moins  de  35  ares  chacun,  on  relève  des  achats  à  la  fois  plus 
rares  et  plus  importants  de  la  moyenne  bourgeoisie  ou  même  d'anciens 
nobles.  Ainsi,  pour  les  terrains  de  Montmartre  provenant  de  la  ci-devant  fa- 
brique, adjugés  le  24  et  le  29  fructidor  an  II  (10  et  15  septembre  1794),  il  y  a, 
dans  le  premier  cas,  5  cultivateurs,  2  meuniers,  1  plâtrier,  1  épicier,  1  agent 
national,  ne  prenant  guère  à  eux  dix  qu'une  fois  et  demie  ce  que  prit  à  lui 
seul  un  entrepreneur  de  bâtiments  ;  si  deux  des  cultivateurs  et  un  des  meu- 
niers précédents  firent  de  nouvelles  petites  acquisitions,  le  9  vendémiaire 
an  III  (30  septembre  1794),  à  Bains-sur-Seine  (Saint-Ouen),  le  même  entre- 
preneur acheta  de  nouveau  à  Franciade  (Saint-Denis),  le  13  pluviôse  an  III 
(1"  février  1795),  et  à  Aubervilliers  le  6  prairial  suivant  (25  mai).  A  Auteuil, 
le  18  pluviôse  et  le  7  ventôse  an  III  (6  et  25  février  1795),  le  duc  Antoine  Cé- 
sar de  Choiseul-Prasl-in  faisait  acheter  par  un  homme  de  loi,  près  de  la  route 
de  Versailles,  8  arpents  et  demi  (un  peu  plus  de  4  hectares  en  comptant  l'ar- 
pent égal  à  5107  mètres  carrés)  provenant  de  l'abbaye  de  Sainte-Genoviève 
de  Paris,  pour  64000  livres.  Je  ne  me  dissimule^  pas  l'insuffisance  de  ces 
détails  puisés  aux  sources  mêmes  et  complètement  omis  jusqu'ici  dans  les 
histoires  générales  de  la  Révolution  ;  à  mesure  que  se  multiplieront  les  pu- 
blications de  documents  sur  le  mouvement  de  la  propriété  en  France  à  la  fia 


464  HISTOIRE    SOCIALISTE 

du  xvm*  siècle,  encore  en  si  petit  nombre,  —  et  grâce  à  la  résolution  votée 
par  la  Chambre  le  27  novembre  1903,  sur  l'initiative  de  Jaurès,  on  peut  espé- 
rer que  ces  publications  ne  tarderont  plus  trop  à  être  faites  méthodique* 
ment  —  les  constatations  d'ensemble  deviendront  plus  précises. 


CHAPITRE  XIX. 

EXPÉDITION  d'Egypte.  —  deuxième  coaution. 

{Floréal  an  VI  à  nivôse  an  VIII  —  Mai  1798  à  décembre  1799). 

§  1.  —  Egypte  et  Syrie. 

Nous  avons  déjà  vu  (chap.  x)  que  Bonaparte  ne  se  considérait  pas  comme 
Français.  En  1798,  au  moment  de  quitter  Paris  pour  se  rendre  en  Egypte,  il 
disait  encore  à  Fabre  (de  l'Aude),  un  de  ses  intimes  et  un  de  ses  admirateurs 
{Histoire  secrète  du  Directoire,  t.  III,  p.  374)  :  «  La  patrie  1  oîi  est-elle?.... 
Entre  nous  soit  dit,  la  mienne  est-elle  ici  ou  dans  la  Corse?  »  Arrivé  à  Tou- 
lon (chap.  xvii,  S  2)  le  20  floréal  an  VI  (9  mai  1798),  ce  Corse  irrédentiste,  si  cher 
à  nos  nationalistes  à  qui  il  a  appris  à  exploiter  la  patrie  française,  parla  aux 
soldats,  au  début  de  la  nouvelle  expédition,  le  même  langage  qu'en  l'an  IV 
(1796)  ;  «II  y  a  deux  ans,  rappelait -il,  que  je  vins  vous  commander...  Je  vous 
promis  de  faire  cesser  vos  misères.  Je  vous  conduisis  en  Italie;  là,  tout  vous 
fut  accordé...  Je  promets  à  chaque  soldat  qu'au  retour  de  cette  expédition,  il 
aura  à  sa  disposition  de  quoi  acheter  six  arpents  de  terre  ».  On  a  depuis  con- 
testé ce  texte,  et  en  particulier  cette  dernière  phrase,  dont  l'authenticité 
résulte  incontestablement  des  documents  fournis  par  M.  C.  de  La  Jonquière 
{l'Expédition  d'Egypte,  t.  I",  p.  464).  Il  avait  désigné  à  son  gré  officiers  et 
soldats;  à  des  généraux  qu'il  avait  commandés  en  Italie,  il  joignit  deux  des 
chefs  les  plus  populaires,  Kleber  et  Desaix;  il  ne  prit,  nous  dit  son  confident 
Fabre  (de  l'Aude),  «  que  36.000  hommes  choisis,  il  est  vrai,  parmi  l'élite  de 
l'armée  d'Italie  »  {Histoire  secrète  du  Directoire,  t.  III,  p.  384)  ;  ce  qui  ne 
l'avait  pas  empêché  à  un  autre  moment,  je  l'ai  signalé  (chap.  xiv),  de  dé- 
nigrer cette  armée  pour  se  grandir.  Il  emmenait  avec  lui  des  savants  tels 
que  Etienne  Geoffroy  Saint-Hilaire,  BerthoUet,  Monge,  Fourier.  La  flotte  en- 
tière, composée  de  15  vaisseaux  de  ligne,  13  frégates,  27  bâtiments  légers  et 
environ  300  transports  avec  16.000  marins  ou  canonniers,  était  sous  les  ordres 
du  vice-amiral  Brueys.  Le  départ  de  la  partie  principale  eut  lieu  de  Toulon 
le  30  floréal  (19  mai);  elle  devait  recueillir  en  route  des  convois  de  Corse,  de 
Gênes,  de  Civita-Vecchia. 

Les  navires  français  se  dirigèrent  vers  Malte,  devant  laquelle  ils  se  trou- 
vèrent tous  réunis  le  21  prairial  (9  juin).  L'île  était  alors  sous  la  domination 


HISTOIRE    S0CIALIST8  465 

de  l'ordre  religieux  et  militaire  des  chevaliers  de  Saint-Jean  de  Jérusalem, 
habituellement  désignés  sous  le  nom  de  chevaliers  de  Malte.  L'importance 
de  rile  dans  le  bassin  de  la  Méditerranée  avait,  pendant  son  séjour  en  Italie, 
attiré  l'attention  de  Bonaparte  qui,  depuis  lors,  rêvait  de  s'en  rendre  maître 
et  s'était  ménagé  certaines  intelligences  dans  la  place.  Les  troupes  descen- 
dirent le  22  (10  juin)  à  terre  et  parvinrent  rapidement  devant  La  Valette, 
capitale  de  l'île;  le  24  (12  juin),  les  représentants  de  l'ordre  capitulaient  et 
transféraient  à  la  République  la  souveraineté  sur  les  îles  de  Malte  et  de  Gozzo. 
Laissant  à  Malte  le  général  Vaubois  avec  une  petite  garnison,  Bonaparte 
repartit  le  1"  messidor  (19juin).  Le  13  messidor  an  VI  (!•'  juillet  1798),  dans 
la  nuit,  une  partie  de  l'armée  française  débarqua  près  d'Alexandrie  dont,  le 


HOTSL  Di  Sknb  a  Pakis. 
(D'aprèi  am«  astaoïp*  da  Maib*  Carmandet) 

leademain,  les  habitants  se  soumirent  après  quelques  velléités  de  résistance  ; 
le  soir  même,  Bonaparte  adressait  aux  Égyptiens  une  longue  proclamation 
publiée  en  arabe,  oîi  éclatent  tout  son  charlatanisme  et  toute  sa  fourberie. 
Sous  la  souveraineté  nominale  de  la  Turquie,  l'Egypte  appartenait  en  fait  à 
la  caste  militaire  des  Mameluks.  C'était  un  corps  de  cavalerie  se  recrutant 
surtout  au  moyen  d'esclaves  achetés  en  particulier  dans  la  Turquie  d'Asie  ; 
ils  étaient  environ  8.000,  sous  les  ordres  d'une  vingtaine  de  beys,  dont  les 
deux  principaux  étaient  à  notre  époque  Mourad  et  Ibrahim.  Bonaparte  pré- 
tendait, sans  porter  préjudice  à  la  puissance  du  sultan,  arracher  l'Égypto  à 
la  tyrannie  des  beys  ;  il  disait  :  «  nous  sommes  amis  des  vrais  musulmans  », 
et  ajoutait  :  «  gloire  au  sultan!  gloire  à  l'armée  française  son  amie!  »  Mais  si 
les  Coptes  et  les  fellahs,  descendants  les  uns  et  les  autres  delà  race  indigène, 
—  les  seconds  devenus  musulmans  s'étant,  il  est  vrai,  plus  modifiés  par  les 
croisements  que  les  premiers  restés  chrétiens,  —  et  les  Arabes,  descendaaU 


466  HISTOIRE     SOCIALISTE 

des  envahisseurs,  étaient  victimes  des  Mameluks,  ils  n'étaient  nullement 
disposés  à  se  soulever  en  faveur  de  gens  dont,  malgré  tout,  ils  suspectaient 
les  intentions,  et  qui  purent  les  intimider,  non  les  séduire;  Bonaparte  en  fut 
pour  ses  frais  d'éloquence  hypocrite. 

Kleber,  qui  avait  été  blessé  au  moment  de  l'escalade  de  la  muraille,  resta 
à  Alexandrie  avec  3.000  hommes,  et  Bonaparte,  qu'avait  précédé  la  division 
Desaix,  marcha,  le  19  messidor  (7  juillet),  sur  le  Caire  par  le  désert  de 
Damanhour,  dans  la  traversée  duquel  les  soldats  eurent  beaucoup  à  souffrir 
du  manque  d'ombre  et  d'eau.  Ils  atteignirent  enfin  Ramanieh,  presque  en 
face  de  Damanhour,  sur  le  Nil  de  Rosette,  oîi  ils  furent  ravitaillés  par  une 
flottille  qui,  chargée  de  vivres  et  de  munitions,  avait  remonté  le  fleuve  et 
devait  continuer  à  le  remonter.  Après  deux  combats  sans  importance  contre 
les  Mameluks,  le  22  messidor  (10  juillet)  à  Ramanieh  et  le  25  (13  juillet)  un 
peu  plus  loin,  à  Chobrakhit  ou  Chebreis,  ils  continuèrent  à  remonter  le  Nil  ; 
le  3  thermidor  (21  juillet),  ils  arrivèrent,  non  sans  avoir  éprouvé  de  rudes 
fatigues,  près  du  village  d'Embabeh,  non  loin  du  Caire,  où  Mourad  s'était 
établi;  au  loin  se  dressaient  les  Pyramides  de  Gizeh  dont  on  donna  le  nom  à 
la  bataille  du  3  thermidor.  Formés  en  carrés,  nos  soldats  résistèrent  aux  opi- 
niâtres attaques  des  cavaliers  turcs  qu'ils  assaillirent  à  leur  tour  et  décimè- 
rent; 1  500  à  2  000  Mameluks  furent  tués  ou  se  noyèrent  dans  le  Nil.  Comme 
ils  avaient  de  très  belles  armes  et  des  pièces  d'or  dan«  les  ceintures,  les  sol- 
dats firent  un  grand  butin  :  «  L'armée  commença  alors  à  se  réconcilier  avec 
rÉgyi  te  »  {général  GouTgauâ,  Mémoires  pour  servira  l'histoire  de  France 
sot/s  Napoléon,  t.  II,  p.  242-243).  Le  4  thermidor  (22  juillet),  dans  la  soirée, 
les  troupes  entraient  au  Caire.  Mourad  s'était  enfui  dans  la  Haute  Egypte  où 
Desaix  allait  bientôt  le  poursuivre.  Ibrahim  battit  en  retraite  du  côté  de  la 
Syrie  et  s'établit  vers  Belbeis,  à  une  vingtaine  de  kiloraèli^s  au  sud  de  Sa- 
gasig;  Bonaparte  se  porta  au  devant  de  lui,  et  c'est  à  plus  de  cinquante  kilo- 
mètres au  nord-est  de  cette  dernière  ville,  au  delà  de  Salihieh,  où  il  le  bat- 
tit, qu'il  le  fit  reculer  (24  thermidor-11  aoûl).  L'Egypte  paraissait  conquise; 
triomphant,  Bonaparte,  en  route  pour  rentrer  au  Caire  (26  thermidor-13 
août),  apprenait  le  désastre  naval  d'Aboukir. 

L'Angleterre  avait  naturellement  connu  les  armements  de  la  France  en 
vue  d'une  descente  sur  ses  côtes;  aussi  avait-elle  tout  d'abord  rappelé  ses 
vaisseaux  dans  l'Océan,  n'immobilisant  devant  Brest  et  Cadix  que  les  forces 
suffisantes  pour  bloquer  la  flotte  française  et  la  flotte  espagnole  ;  les  navires 
anglais  avaient  disparu  de  la  Méditerranée;  l'île  d'Elbe  était  évacuée  depuis 
un  an  (18  mars  1797).  Ignorant  cependant  le  but  immédiat  des  préparatifs 
faits  à  Toulon,  l'amiral  Jerwis  détacha,  de  Cadix,  le  2  mai,  Nelson  chargé, 
avec  trois  vaisseaux  et  quatre  frégates,  de  surveiller  l'escadre  française.  Eloi- 
gné des  côtes  de  Provence  le  19  mai  par  un  coup  de  vent,  Nelson,  après 
avoir  réparé  ses  avaries  près  des  côtes  de  Sardaigne,  apprit  que  l'escadre 


HISTUIRE     SOCIALISTE  40/ 

Irançaise  avait  quitté  Toulon  et  reçut,  le  7  juin,  un  renlorl  de  dix  vaisseaux  : 
le  gouvernement  anglais  avait  sollicité,  le  3  avril,  le  secours  de  la  marine 
russe  et,  le  22,  Paul  I"'  répondait  favorablement,  promettant  dix  vaisseaux 
et  cinq  frégates  pour  protéger  les  côtes  de  la  Grande-Bretagne,  ce  qui  avait 
permis  d'augmenter  les  forces  anglaises  de  la  Méditerranée .  A  tout  hasard, 
Nelson,  informé  par  un  brick  rencontré  sur  sa  route  du  départ  des  Français 
de  Malte,  se  dirigea  vers  l'Egypte;  suivant  le  litloral  africain,  il  arriva,  le  28 
juin,  à  Alexandrie  d'oîi,  n'ayant  rien  appris  sur  la  flotte  française,  il  reparlit 
le  jour  môme  dans  la  direction  du  Levant,  revint  sur  la  Crète  et  sur  la  Sicile 
et  entra  dans  le  port  de  Syracuse  le  20  juillet,  sans  avoir  pu  savoir  où  cette 
flotte  était  passée.  Le  gouvernement  napolitain  hésita  en  apparence  et  con- 
sentit en  réalité  à  le  laisser  se  ravitailler;  le  Moniteur  du  23  juillet  1800 
(p.  936)  a  publié  un  codicille  du  testament  de  Nelson  oîi  il  est  dit  :  «  nous  en- 
trâmes à  Syracuse,  nous  y  trouvâmes  des  provisions  »  sans  lesquelles  la 
flotte  «  n'aurait  pu  retourner  une  seconde  fois  en  Egypte  ».  Le  25  juillet,  il 
quilia  Syracuse,  se  portant  vers  l'Archipel;  puis,  sur  un  renseignement 
fourni  par  des  navires  marchands,  il  retourna  en  hâte  à  Alexandrie  et,  ie 
1"  août,  aperçut  enfin  la  flotte  française  près  de  cette  ville. 

Les  trois  alternatives  prévues  par  Bonaparte  pour  la  flotte,  —  qu'il  te- 
nait à  garder  à  sa  disposition,  désirant  rentrer  en  France  à  l'automne  (de  La 
Jonquière,  t.  II,  p.  89)  —  étaient,  dans  l'ordre  de  ses  préférences,  l'entrée 
dans  le  port  d'Alexandrie,  le  mouillage  à  Aboukir,  le  départ  pour  Corfou. 
Par  crainte  des  bas-fonds  d'Alexandrie,  la  deuxième  solution  l'emporta,  avec 
l'assentiment  de  Bonaparte,  et  l'escadre  atteignit,  le  19  messidor  (7  juillet), 
la  rade  d'Aboukir  oia  elle  occupa  une  position  défavorable  en  cas  d'attaque. 
Le  1"  août  môme  (14  thermidor),  dans  la  soirée,  Nelson  engagea  la  bataille. 
Le  lendemain  matin,  la  flotte  française  était  ou  détruite  ou  capturée;  si  Nel- 
son fut  blessé,  Brueys  fut  tué  à  son  poste;  incendié,  le  vaisseau  amiral, 
l'Orient,  sauta  avec  son  commandant  Casablanca  blessé  et  le  fils  de  celui-ci, 
brave  enfant  de  dix  ans  qui  refusa  d'abandonner  son  père  ;  deux  vaisseaux  et 
deux  frégates  de  l'arrière-garde,  sous  les  ordres  du  contre-amiral  Villeneuve, 
purent  seuls  échapper  et  gagner  Malte.  Bonaparte  a  essayé  depuis  de  rejeter 
la  responsabilité  de  ce  désastre  sur  Brueys  «  coupable  d'avoir  désobéi  ».  Ce 
reproche  semble  tout  à  fait  injustifié  (voir  de  La  Joaquière,  t.  II,  p.  86-92, 
321-323,  422-432). 

Après  avoir  réparé  ses  avaries,  Nelson  partit,  le  19  août,  pour  Naples  où 
il  arriva  le  22  septembre,  il  laissait  seulement  trois  vaisseaux  et  trois  fré- 
gates pour  surveiller  la  mer  et  bloquer  les  ports  d'Egypte.  La  France,  elle, 
n'avait  plus  de  flotte  dans  la  Méditerranée;  Bonaparte  se  trouvait  enfermé 
dans  sa  conquête  au  moment  où,  en  annonçant  son  entrée  au  Caire,  le  Direc- 
toire se  décidait  à  s'expliquer  officiellement  sur  son  expédition.  D'après  le 
message  lu  au  Conseil  des  Cinq-Cents,  le  28  fructidor  an  VI  (14  septembre 


4C«  HISTOIRE     SOCIALISTE 

i798),  les  causes  de  l'expédition  auraient  été  les  «  exactions  extraordinaires» 
des  beys  et,  en  particulier,  de  Mourad,  <  soudoyés  par  le  cabinet  de  Saint- 
James  »,  contre  les  négociants  français.  Après  avoir  allégué  des  faits  qui, 
même  exacts,  n'en  étaient  pas  moins,  en  la  circonstance,  des  prétextes  hypo- 
crites, le  Directoire  essayait  de  défendre  sa  conduite  :  «  Qu'on  ne  dise  pas 
qu'aucune  déclaration  de  guerre  n'a  précédé  cette  expédition.  Et  à  qui  donc 
eût-elle  été  faite?  à  la  Porte  ottomane?  Nous  étions  loin  de  vouloir  attaquer 
cette  ancienne  alliée  de  la  France  et  de  lui  imputer  une  oppression  dont  elle 
était  la  première  victime;  au  gouvernement  isolé  des  beys?  une  telle  auto- 
rité n'était  et  ne  pouvait  pas  être  reconnue.  On  châtie  des  brigands,  on  ne 
leur  déclare  pas  la  guerre.  Et  aussi,  en  attaquant  les  beys,  n'était-ce  donc 
pas  l'Angleterre  que  nous  allions  réellement  combattre?  «  Tout  cela  était 
factice,  jésuitique  ;  la  preuve  en  est  dans  la  lettre  adressée  par  Talleyrand, 
le  16  thermidor  (3  août)  précédent,  à  notre  chargé  d'affaires  à  Constantinople 
(Herbette,  Une  ambassade  turque  sous  le  Directoire,^.  237),  et  dans  laquelle 
notre  ministre  ne  se  faisait  guère  d'illusions  sur  les  sentiments  que  pouvait 
éprouver  la  Porte  dupée  à  notre  égard.  Mais  le  procédé  a  paru  bon  depuis 
aux  gouvernants  d'humeur  conquérante,  n'admettant  que  pour  les  autres  le 
respect  des  règles  constitutionnelles,  engageant  leur  nation  dans  une  guerre 
sans  la  consulter,  soucieux  seulement  de  rendre  inévitable  le  conflit  qu'ils 
recherchent  sans  oser  l'avouer.  Dans  ces  conditions,  les  «  brigands  »,  les 
«  exactions  »,  les  incidents,  ne  font  jamais  défaut;  leur  réalité,  leur  gravité 
importent  peu,  quand  il  y  a  volonté  préconçue  de  conquête,  ou  d'impé- 
rialisme, suivant  l'expression  du  jour. 

Bonaparte  avait  caressé  l'espoir  d'amener  le  sultan  à  consentir  à  l'occu- 
pation de  l'Egypte  par  la  France,  soit  sous  forme  de  protectorat,  comme 
nous  dirions  aujourd'hui,  soit  même  sous  forme  de  cession;  et  c'est  par 
Talleyrand  qu'il  aurait  voulu  voir  remplir  cette  mission  à  Constantinople, 
tandis  que  Kodrikas  à  Paris  (début  du  chap.  xvi)  agirait  sur  l'envoyé  dm  sul- 
tan. Malgré  la  défaite  d'Aboukir,  il  mit  du  temps  à  renoncer  à  ce  rêve  et, 
en  attendant  les  événements,  s'appliqua  à  compléter  l'organisation  provisoire 
déjà  entamée  du  pays. 

Le  5  fructidor  an  VI  (22  août  1798),  il  fondait  l'Institut  d'Egypte,  composé 
de  48  membres  divisés  en  quatre  sections.  Savants  et  artistes  attachés  à  l'ex- 
pédition étudiaient  la  contrée  —  qui,  dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances 
des  premiers  âges  de  l'humanité,  resterait  le  centre  le  plus  ancien  d'une 
réelle  civilisation,  alors  même  que  sa  culture  serait  d'origine  asiatique,  — 
explorant  le  pays,  a  dressant,  comme  l'a  écrit  M.  Maspéro  dans  sa  si  inté- 
ressante petite  Histoire  de  l'Orient  (p.  68),  la  carte,  levant  le  plan  des  ruines, 
copiant  les  bas-reliefs  et  les  inscriptions;  le  tout  forma  plus  tard  cette  admi- 
rable Description  de  l'Egypte,  qui  n'a-  pas  encore  été  surpassée  ni  même 
égalée  ».  En  fructidor  an  VII  (août  1799;,  un  officier  du  génie,  Bouchard, 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


469 


trouva  près  de  Rosette  un  bloc  de  pierre,  aujourd'hui  au  British  Muséum 
[Description  de  l'Egypte,  mémoires,  t.  II,  p.  143,  et  Allas,  t.  V,  planclies  52, 
^,54,  qui  donnent  la  reproduction  des  trois  parties  en  grandeur  nalureJ'je), 


portant  un  texte  gravé  en  trois  écritures,  l'écriture  liiéroglyphique,  composée 
de  signes  représentant  des  hommes,  des  animaux,  des  objets  matériels,  —  l'é- 
criture démolique,  écriture  cursive,  représentant  d'une  façon  très  abrégée 
les  signes  hiéroglyphiques,  —  et  l'écriture  grecque.  On  avait  ainsi  la  tra- 
duction authentique  en  une  langue  connue,  la  langue  grecque,  d'un  texte 
égyptien,  malheureusement  incomplet,  sous   deux  formes  dont  on  devait 

IJV.  452.    —  HISTOIRE  SOCIALISTE.     —  THERMIDOH  ET  DIRECTOIRE.  UV.  452. 


470  HISTOIRE     SOCIALISTE 

plus  tard  réussir,  grâce  à  cette  circonstance,  à  opérer  le  déchifCrement.  On 
étudia  le  tracé  de  l'ancien  canal  qui  avait  indirectement  uni  la  mer  Rouge 
à  la  Méditerranée  ;  mais,  par  suite  d'erreur  dans  les  calculs,  ce  ne  fut  pas  un 
canal  direct  entre  les  deux  mers  qu'on  projeta,  ce  fut  un  canal  allant  de  Suez 
au  Caire,  qui  n'aurait  pu  servir  de  mer  à  mer  que  pendant  les  hautes  eaux 
du  Nil.  Sur  l'initiative  de  Larrey,  chirurgien  en  chef,  et  de  Desgenettes, 
médecin  en  chef,  des  mesures  d'hygiène  étaient  prises;  un  «  bureau  de 
santé  et  de  salubrité  »,  pour  essayer  d'arrêter  la  propagation  des  maladies 
contagieuses  rapportées  tous  les  ans  de  la  Mecque,  fut  institué  au  Caire  le 
9  vendémiaire  an  Yil  (30  septembre  1798).  Quelques  jours  avant,  avait  été 
fêté  solennellement  le  premier  jour  de  l'an  républicain  {!"  vendémiaire  an 
VII-22  septembre  1798),  et,  dans  son  n"  8,  le  Cotirrier  de  l'Egypte,  journal 
créé  par  Bonaparte,  nous  apprend  qu'à  celte  occasion,  celui-ci  porta  un  toast 
«  à  l'an  300  de  la  République  française  »  I 

Une  escadre  portugaise  composée  de  six  navires  rejoignit  devant  Alexan- 
drie, le  12  fructidor  an  YI  (29  août  1798),  l'escadre  laissée  par  les  Anglais 
pour  bloquer  cette  ville;  mais  elle  reprit  bientôt  le  large;  une  tentative  pour 
approcher  d'Aboukir  échoua  le  14  (31  août).  Certaines  mesures  administra- 
tives et  financières  de  Bonaparte,  les  exactions  des  militaires  (de  La  Jonquière, 
t.  Il,  p.  559  et  suiv.l,  les  manœuvres  des  agents  des  Mameluks,  et  les  nou- 
velles de  Constantinople  soulevèrent  en  différents  endroits  la  population 
musulmane.  La  Turquie,  nous  le  verrons  tout  à  l'heure,  avait  officiellement 
déclaré  la  guerre  à  la  France,  le  9  septembre  1798  et,  le  28  vendémiaire 
(19  octobre),  deux  frégates  turques,  reniorcées  le  surlendemain  par  une  quin- 
zaine de  navires,  dont  deux  russes,  apparurent  devant  Alexandrie;  mais  les 
attaques  tentées,  le  3  brumaire  (24  octobre)  et  les  jours  suivants,  du  côté 
d'Aboukir  n'eurent  pas  de  succès.  La  plus  grave  de  ces  insurrections  éclata, 
le  30  vendémiaire  an  Y[\  (21  octobre  1798),  au  Caire,  dont  le  commandant 
militaire,  le  général  Dupuy  —  l'ancien  chef  de  la  célèbre  32'  demi-brigade  — 
fut  tué.  Bonaparte  eut  vite  raison  de  la  révolte  qu'il  réprima  rigoureusement; 
4  000  insurgés  environ  périrent. 

Dansla  partie  orientale  de  la  Basse  Egypte,  après  la  défaite  d'Ibrahim  àSa- 
lihieh,  le  général  Dugua,  qui  commandait  à  Mansourah,  avait  mission  d'établir 
une  possibilité  de  communication  entre  Mansouraàet  Beltieis,  Mansourah  et Sa- 
lihieh,  de  réprimer  les  tentatives  de  rébellion  et  de  détruire  les  bandes  arabes 
qui  circulaient  entre  le  Caire  et  Damiette,  ce  qui  occasionna  quelques  petits 
combats  en  fructidor  an  VI  et  vendémiaire  an  VII  (août,  septembre  et  oc 
tobre  1798).  Le  17  frimaire  (7  décembre),  Suez  était  occupé.  Bonaparte  partit 
du  Caire  le  4  nivôse  (24  décembre),  séjourna  à  Suez  ou  aux  environs,  du  6 
au  10(26  au  30  décembre),  et  c'est  à  ce  moment  que  furent  reconnues  les  traces 
de  l'ancien  canal;  le  17  nivôse  an  Vn  (6  janvier  1799),  il  rentrait  au  Caire. 
£d  somme,  sauf  quelques  émeutes  de  villages  et  des  opérations  peu  îm- 


HISTOIRE     S.OCIALISTE  471 

portantes,   l'hiver   se   passa    assez   tranquillement   dans    la   Basse   Egypte. 

Diins  la  Haute  Egypte,  Desaix,  chargé  de  la  poursuite  de  Mourad,  quit- 
tait, le  8  fructidor  an  VI  (25  août  1798),  sa  position  en  avant  de  Gizeh  et  re- 
montait le  Nil;  il  était,  le  29  (15  septembre),  à  Siout  ou  Assioul.  Des  pointes 
poussées  à  la  recherche  des  Mameluks  ayant  été  rendues  inutiles  par  la  mo- 
bilité de  l'ennemi,  Desaix  reprit  la  direction  du  nord.  Le  i2  vendémiaire 
n  VII  (3  octobre  1798),  il  rencontra  enfin  les  Mameluks;  de  petites  escar- 
mouches préludèrent  à  la  bataille  du  16  (7  octobre)  :  Mourad  fut  complète- 
ment défait  ce  jour-li  à  Sediman,  à  25  kilomètres  environ  au  sud  de  Medinet 
el-Fayoum,  chef-lieu  de  la  province,  où  Desaix  arrivait  le  22  (13  octobre). 
Informé  que  les  Mameluks  compiaienf  se  rassembler  dans  les  parages  de 
Siout,  Desaix,  parti  de  Medinet  le  30  brumaire  (20  novembre),  était  le  sur- 
lendemain à  Beni-Souef,  oii  il  commença  à  organiser  une  nouvelle  expédi- 
tion. Du  11  au  19  frimaire  (1"  au  9  décembre),  il  s'absentait  pour  aller  au 
Caire  hâter  l'envoi  de  la  cavalerie  nécessaire  et,  le  26  (16  décembre),  il  se 
mettait  en  route.  Le  9  nivôse  (29  décembre),  il  se  trouvait,  sans  avoir  pu 
prendre  contact  avec  les  Mameluks,  à  Girgeh,  où  il  dut  attendre  jusqu'au  30 
(19  janvier  1799)  l'arrivée  de  la  flottille  qui  remontait  le  Nil.  Il  quitta  Girgeh 
le  2  pluviôse  (21  janvier)  et,  après  un  combat  heureux,  le  lendemain,  à  une 
vingtaine  de  kilomètres  au  sud  de  cette  ville,  à  Samhoud,  il  continua  sa 
marche  sur  la  rive  gauche  du  fleuve.  L'avant-garde  parvint,  le  13  pluviôse 
1"  février),  à  Assouan  ou  Syène;  les  Mameluks  en  étaient  sortis  la  veille. 
Desaix  y  laissa  Belliard  et  redescendit  le  Nil  jusqu'à  Esneh. 

Le  2  ventôse  an  VII  (20  février  1799),  Belliard  se  rendait  dans  l'île  de 
Philae,  en  amont  de  la  première  cataracte;  mais,  apprenant  que  Mourad  se 
proposait  de  retourner  par  le  désert  vers  Girgeh  ou  vers  Siout,  il  évacua  As- 
souan dans  la  nuit  du  6  au  7  ventôse  (24  au  25  février),  et  atteignit  Esneh  le 
10  (28  février);  il  n'avait  malheureusement  pu  aller  aussi  vite  qu'il  l'aurait 
voulu  et  les  Mameluks  le  précédaient. 

De  retour  à  Esneh,  Desaix  avait  pris  des  dispositions  contre  des  bandes 
arabes  qui  s'étaient  montrées  aux  environs  de  Keneh  et  une  attaque  de 
celles-ci  était  repoussée  le  25  pluviôse  (13  février);  il  s'établit  ensuite  àKous, 
entre  Louqsor  et  Keneh,  d'où,  se  substituant  à  Belliard,  chargé  par  lui  de  la 
surveillance  de  la  région,  il  partit,  le  12  ventôse  (2  mars),  à  la  poursuite  des 
Mameluks  en  se  dirigeant  vers  Siout,  où  il  était,  le  18  (8  mars);  sur  le  point 
d'être  atteint,  Mourad  se  rejeta  dans  le  désert  et  Desaix  rentrait  à  Keneh  le 
7  germinal  (27  mars). 

La  flottille  que  Desaix  avait  laissée  en  arrière  en  s'éloignant  de  Kous  était, 
le  13  ventôse  (3  mars),  attaquée  et  détruite  par  les  Arabes  que,  le  13  germi-. 
aal  (2  avril),  Desaix  battait  à  une  douzaine  de  kilomètres  au  sud  de  Keneh; 
et,  comme  ils  se  ravitaillaient  par  Kosseïr,  port  sur  la  rner  Rouge,  il  invita 
Belliard  à  préparer  une  expédition  de  ce  côté.  Après  avoir  envoyé  un  déta- 


472  HISTOIRE    SOCIALISTE 

chement  disperser  au  sud  d'Assouan  des  Mameluks  revenus  sur  ce  point,, 
celui-ci,  parti  de  Keneh  le  7  prairial  (,26  mai),  entrait,  le  10  (29  mai),  à  Kos- 
séïr  sans  résistance;  il  y  installa  le  général  Donzelot  et,  le  16  prairial  (4  juin),, 
il  avait  regagné  Keneh.  La  conquête  de  la  Haute  Egypte  était  achevée. 

Averti  qu'une  armée  turque  s'avançait  vers  l'Egypte  par  la  Syrie,  Bona- 
parte se  disposa,  à  la  lin  de  pluviôse  an  VII  (premiers  jours  de  février  1799J, 
à  aller  au-devant  d'elle  avec  13 000  hommes  formant  quatre  divisions  d'infan- 
terie sous  les  ordres  de  Kleber,  Reynier,  Bon  et  Lannes,  et  une  de  cavalerie 
commandée  par  Murât.  Il  rejoignait,  le  29  (17  février),  son  avant- garde  qui, 
commandée  par  Kleber,  était,  après  une  marche  pénible  à  travers  le  désert, 
parvenue,  le  24  (12 février),  sur  la  frontière  de  Syrie,  à  El  Arich  dont,  depuis 
deux  jours,  le  général  Reynier  tenait  la  garnison  bloquée  dans  la  citadelle. 
Des  troupes  turques  ayant  essayé  de  la  secourir  furent  mises  en  déroute  le  27 
(15  février),  et  le  fort  bombardé  capitula  le  3  ventôse  (21  février).  Bonaparte 
laissa  la  garnison  en  liberté  sur  le  serment  de  ne  plus  servir  contre  les  Fran- 
çais ;  le  6  (24  février),  il  entrait  en  Palestine,  prenait,  le  lendemain.  Gaza 
après  une  faible  résistance,  occupait  ensuite  Ramleh  (il  yenlôse-1"  mars) 
et  trouvait  dans  ces  deux  villes  d'énormes  approvisionnements.  Le  14  (4  mars), 
commençaient  les  préparatifs  pour  le  siège  de  Jaffa  ;  le  17  (7  mars),  la  ville 
était  emportée  d'assaut  et  la  population  égorgée;  la  tuerie  fut  horrible, 
2000  hommes  périrent;  3000  autres  environ  {Revue  d'histoire  rédigée  à 
l'étal-major  de  l'armée,  n°  de  novembre  1903,  p.  312,  d'après  G.  de  La  Jon- 
quière)  déposèrent  les  armes  et,  sur  l'ordre  formel  de  Bonaparte,  eut  lieu 
l'odieux  massacre  de  2500  environ  d'entre  eux  {Idem,  p.  317)  fusillés  les  18, 
19  et  20  ventôse  (8,  9  et  10  mars)  sous  prétexte  qu'il  y  avait  en  grand  nombre 
dans  leurs  rangs  des  soldats  d'El  Arich  qui  avaient  violé  leur  serment,  en 
réalité  pour  se  débarrasser  de  prisonniers  trop  nombreux  :  «  Il  ne  pouvait  y 
avoir  plus  de  400  à  500  soldats  d'El  Arich  sur  les  2  400  à  2500  prisonniers  qui 
furent  passés  par  les  armes  »  {Idem,  p.  316,  note).  Après  quelques  jours  de 
repos,  on  marcha  (24  ventôse-14  mars)  sur  Saint-Jeau-d'Acre  ou  Akka,  l'an- 
cienne Ptolémaïs,  la  place  la  plus  importante  de  la  Syrie,  devant  laquelle 
Bonaparte  se  trouvait  le  28  (18  mars).  Mais,  le  24  (14  mars),  le  commandant 
de  la  garnison  turque,  Djezzar-Pacha,  avait  vu  arriver,  pour  lui  prêter  un 
précieux  appui,  le  commodore  Sidney  Smith  —  celui  qui,  le  18  décembre  1793, 
avait  incendié  l'arsenal  et  la  flotte  de  Toulon  —  à  la  tête  de  deux  vaisseaux 
de  ligne  et  d'une  frégate,  avec  lesquels  il  allait  contribuer  à  ravitailler  les 
assiégés  en  hommes  et  en  munitions. 

Sidney  Smith,  monté  sur  le  Diaiyiond,  s'était,  le  29  germinal  an  IV 
(18  avril  1796),  en  rade  du  Havre,  emparé  d'un  navire  français,  le  Vengeur  ; 
mais  le  vent  et  la  marée  le  poussèrent  malgré  lui  en  Seine  où  il  fut  pris  avec 
le  lieutenant  anglais  Wright  et  l'émig'ré  français  de  Tromelin  qu'il  fit  pas- 
ser pour  son  domestique.  Les  trois  prisonniers  ayant  été  bientôt  envoyés  à 


HISTOIRE     SOCIALISTE  473 


Paris  furent,  après  un  court  séjour  à  l'Abbaye,  enfermés,  le  15  messidor 
(3  juillet),  au  Temple.  Tromelin,  dont  on  flnit  par  se  méfier  simplement 
comme  serviteur  pouvant  favoriser  l'évasion  de  son  maître,  fut  expulsé  et 
embarqué,  le  4  thermidor  an  V  (22  juillet  1797),  pour  l'Angleterre.  Il  en 
revint  secrètement  et,  avec  l'aide  de  certains  royalistes',  notamment  Le 
Picard  de  Phelyppeaux,  un  complot  fut  organisé  ;  un  faux  ordre  de  transfert 
présenté  par  deux  faux  officiers  leur  livra,  le  5  floréal  an  VI  (24  avril  1798), 
les  deux  prisonniers  anglais  qui  réussirent  à  gagner  Londres.  Phelyppeaux 
était  un  ancien  condisciple  de  Bonaparte  à  l'Ecole  Militaire  ;  ayant  patrioti- 
quement  accepté  l'uniforme  et  les  gros  appointements  de  colonel  du  génie 
anglais,  il  avait  accompagné  devant  Acre,  avec  son  ami  de  Tromelin,  le 
Commodore  Sidney  Smith;  et  ces  royalistes,  ces  catholiques,  aussi  bons  ser- 
viteurs de  la  patrie  française  que  leurs  coreligionnaires,  allaient  diriger 
les  travaux  de  la  défense  contre  l'armée  française  au  profit  de  l'Angleterre; 
M.  de  Tromelin,  d'ailleurs,  dont  le  patriotisme  et  le  royalisme  s'adaptaient 
complaisamment  à  ses  intérêts,  devait  plus  tard,  sur  sa  demande,  être 
nommé  par  Bonaparte,  devenu  empereur,  capitaine  et  puis  général;  quanta 
Phelyppeaux,  il  mourut  d'un  coup  de  soleil,  le  1"  mai,  avant  la  levée  du 
siège  d'Acre. 

Les  opérations  du  siège  commençaient  le  30  ventôse  (20  mars)  avec  de 
petits  canons,  la  grosse  artillerie  transportée  de  Damiette  par  mer  ayant  été 
capturée  l'avant-veille  par  les  Anglais.  Un  assaut  tenté  le  8  germinal  (28  mars) 
échoua.  On  apprit,  en  outre,  par  le  fils  d'un  cheik  ami,  l'approche  de  deux 
corps  turcs  venant  l'un  de  la  région  de  Naplouse  et  l'autre  de  Damas.  Bona- 
parte expédia  dans  ces  deux  directions  Murât  et  Junot  à  la  tête  chacun  d'une 
petite  colonne.  Celle  de  Murât  atteignit  d'abord  Safed,  puis  poussa  jusqu'au 
pont  d'Yakoub,  sur  le  Jourdain,  un  peu  au  sud  du  lac  de  Houleh  ;  mais,  l'en- 
nemi restant  très  éloigné,  elle  revint  sur  ses  pas  et,  le  15  germinal  (4  avril), 
était  de  retour  devant  Saint-Jean-d'Acre.  Celle  de  Junot,  après  avoir  été  bien 
accueillie  à  Nazareth  et  s'être  avancée  vers  le  lac  de  Tibériade  (l'ancienne 
mer  de  Galilée),  eut  à  lutter,  le  19  germinal  (8  avril),  à  Loubia,  village  à 
l'ouest  du  lac,  contre  des  forces  très  supérieures  en  nombre;  elle  parvint 
cependant  à  résister  et  à  regagner  Nazareth  dont  le  nom  allait  être  donné  au 
combat  qu'elle  venait  de  soutenir  :  «  Celte  désignation  quelque  peu  arbitraire 
paraît  avoir  été  choisie  par  Bonaparte  pour  frapper  les  imaginations  »(fieyi<e 
d'histoire  rédigée  à  l'état-major  dt  l'armée,  n."  de  janvier  1904,  p.  64,  note, 
étude  de  C.  de  La  Jonquière). 

Bonaparte  ordonna  le  lendemain  (20  germinal-9  avril)  à  Kleber  de  se  por- 
ter au  secours  de  Junot.  L'avant-garde  était  le  soir  même  à  Nazareth,  où 
Kleber  arriva  le  lendemain.  Le  22  (11  avril),  il  se  porta  au-devant  de  l'en- 
nemi installé  à  Chagarah,  position  entre  le  lac  de  Tibériade  et  Gana  qui  est 
un  village  au  nord-est  peu  éloigné  de  .Nazareth;  il  le  repoussa  vers  le  Jour- 


474  HISTOIRE     SOCIALISTE 

dain  et  revint  à  Nazareth  et  à  Safoureh,  localité  au  nord-ouest  de  la  pre- 
mière. Par  charlatanisme  comme  tout  à  l'heure,  «  par  un  motif  semblable 
à  celui  qui  avait  fait  préférer  Nazareth  à  Loulna,  Bonaparte  dénomma  l'af- 
faire du  11  avril  :  combat  de  Gana  »  [Idem,  p.  73,  note). 

Informé  à  ce  moment  que  la  cavalerie  ennemie  avait  passé  le  pont  d'Ya- 
koub  et  menaçait  Safed,  Bonaparte  renvoya  de  ce  côté  Murât  qui,  parti  de 
Saint-Jean-d'Acre  dans  la  nuit  du  24  au  25  germinal  (13  au  14  avril),  déga- 
geait, le  26  (15  avril),  Safed,  rejetait  l'ennemi  au  delà  du  Jourdain  et  entrait, 
le  28  (17  avril),  à  Tabariyeh  ou  Tibériade,  vers  le  milieu  de  la  rive  occiden- 
tale du  lac  de  ce  nom,  où  il  trouvait  de  grands  approvisionnements.  Pen- 
dant ce  temps,  des  rassemblements  ennemis  se  formant  au  sud  de  Nazareth, 
Kleber,  qui  avait  reçu  des  renforts  à  Safoureh,  résolut  de  les  disperser  et 
Bonaparte,  prévenu  de  la  grande  supériorité  numérique  de  l'ennemi,  se  dé- 
cida, le  26  (15  avril),  à  aller  lui-même  l'appuyer.  Le  27  (16  avril),  en  débou- 
chant en  vue  de  la  plaine  d'Esdraelon,  à  l'ouest  du  mont  Tabor,  il  aperçut 
la  division  Kleber  formée  en  deux  carrés  aux  prises  avec  les  Turcs;  il  prit 
ses  dispositions  pour  opérer  un  mouvement  tournant  à  la  suite  duquel 
l'ennemi,  abandonnant  son  camp,  dut  s'enfuir  en  désordre  ayant  éprouvé 
d'énormes  pertes.  Après  cette  victoire,  dite  du  mont  Tabor,  Kleber  fut  laissé 
en  observation  sur  le  Jourdain  et  Bonaparte  était  de  retour  devant  Saint- 
Jean-d'Acre  dans  la  soirée  du  28  germinal-17  avril  {Idem,  p.  101). 

La  veille  (27  germinal-16  avril),  avait  eu  lieu  l'arrivée  dans  le  port  de 
Jaffa  de  la  petite  division  du  contre-amiral  Perrée  apportant  d'Alexandrie  un 
matériel  de  siège  et  des  munitions  devenus  indispensables.  Sans  tarder, 
Perrée  commença  une  croisière  afln  d'essayer  de  capturer  des  vaisseaux 
marchands  anglais  ;  mais,  bientôt  réduit,  pour  échapper  à  Sidney  Smith,  à 
faire  voile  vers  l'Europe,  il  devait  être,  le  30  prairial  (18  juin),  pris  avec 
toute  sa  division  par  l'escadre  anglaise  de  Keith,  à  une  vingtaine  de  lieues 
de  Toulon. 

L'armée  turque  dispersée,  ainsi  que  nous  venons  de  l'indiquer,  Bona- 
parte s'obstina  à  poursuivre  le  siège  d'Acre  ;  contre  toute  évidence,  par  or- 
gueil, il  ne  voulut  pas  renoncer  à  avoir  raison  d'un  ennemi  qui  réparait 
aisément  ses  pertes,  avec  une  armée  que,  sans  espoir  de  renforts,  il  voyait 
diminuer  tous  les  jours.  Les  assauts  du  12  germinal  (1"  avril)  et  du  20 
(9  avril)  coûtèrent  inutilement  beaucoup  de  sang.  Pendant  le  dernier,  le 
général  Caffarelli  (du  Falga),  commandant  du  génie,  eut  dans  la  tranchée 
le  coude  gauche  fracassé  et,  à  la  suite  de  l'amputation,  il  mourut  le  8  floréal 
(27  avril).  Il  avait  eu,  environ  quatre  années  avant,  la  jambe  gauche  emportée 
par  un  boulet.  C'était  un  républicain  à  tendances  socialistes  qui,  admirable- 
ment conscient  du  problème  social,  di.sait,  dans  une  discussion  sur  le  navire 
qui  le  transportait  en  Egypte  :  «  Ne  pourrait-on  pas  régler  le  droit  de  pro- 
priété, puisque  propiiété  il  y  a,  de  manière  à  ce  que  tous  les  membres  de  la 


HISTOIRE    SOCIALISTE  475 

société  fussent  appelés  à  en  jouir,  je  ne  dis  pas  éveniuellement,  fortuitement, 
mais  certainement,  mais  infailliblement  »  (Arnault,  Souvenirs  d'un  sexagé- 
naire, t.  IV,  p.  111). 

Après  deux  nouveaux  assauts  (18  et  21  floréal-7et  10  mai)  infructueux 
malgré  l'héroïsme  des  soldats  qui,  les  deux  fois,  pénétrèrent  dans  la  place, 
la  nouvelle,  d'une  part,  du  prochain  embarquement  à  Rhodes  d'une  armée 
turque  de  18 000 hommes  destinée  à  l'Egypte;  d'autre  part,  d'un  soulèvement 
dans  la  Basse  Egypte,  triompha  de  son  orgueilleuse  et  folle  obstination  ;  il  se 
résolut,  le  28  (17  mai),  à  lever  le  siège.  Plus  tard,  songeant  à  son  rêve  de  do- 
mination orientale  ou  d'empire  méditerranéen,  il  devait  répéter  souvent 
(voir  notamment  le  Mémorial  de  Sainte-Hélène,  à  la  date  des  30  et  31  mars 
1816)  qu'il  avait  manqué  sa  fortune  à  Saint-Jean-d'Acre.  Au  même  moment, 
Tippoo-Sahib  sur  le  concours  duquel  il  avait  compté  pour  son  œuvre  chimé- 
rique, était  vaincu  et  tué  par  les  Anglais  (4  mai  1799)  à  Seringapatam,  à  une 
quinzaine  de  kilomètres  au  nord  de  Maïsour. 

Dans  la  nuit  du  1"  prairial  (20  mai),  Bonaparte  reprit  la  route  de  JaCTa, 
oii  il  arriva  le  5  (24  mai).  La  peste  qui  avait  débuté  pendant  le  premier  sé- 
jour à  Jaffa  —  «  les  Pères  de  la  Terre  Sainte  s'enfermèrent  et  ne  voulurent 
plus  communiquer  avec  les  malades  »  (Désiré  Lacroix,  Bonaparte  en  Egypte, 
p.  278)  —  faisait  de  terribles  ravages,  le  moral  des  troupes  était  très  abattu. 
Desgenettes-chercha,  pour  rassurer  les  soldats,  à  cacher  la  nature  de  la  mala- 
die et  à  en  nier  la  contagion  ;  mais  il  ne  s'inocula  pas  le  mal,  ainsi  que  le 
prétend  une  légende  que,  par  la  suite,  il  a  laissé  s'accréditer  [Histoire  médi-  , 
cale  de  l'armée  d'Orient,  p.  87);  seulement,  d'après  Larrey  [Dominique 
Larrey  et  les  campagnes  de  la  Révolution  et  de  l'Empire,  par  M.  PaulTriaire, 
p.  249,  note),  «  il  en  a  fait  le  simulacre  en  essuyant  une  lancette  imprégnée 
de  pus  sur  son  bras  ».  Dans  son  Histoire  que  je  viens  de  citer,  Desgenettes 
raconte  (p.  245)  que,  le  27  floréal  (16  mai),  Bonaparte  le  fit  appeler  et  l'en- 
gagea à  terminer  les  souffrances  des  pestiférés  «en  leur  donnant  de  l'opium»; 
il  refusa  et  il  ajoute  (p.  246)  qu'à  sa  connaissance  ce  n'est  qu'au  retour  à 
Jalîa  «  que  je  puisse  attester  que  l'on  donna  à  des  pestiférés,  au  nombre  de 
25  à  30,  une  forte  dose  de  laudanum  ».  Larrey  (Paul  Triaire,  Idem,  p.  257) 
a  sur  ce  point  écrit  :  «  Le  récit  de  Desgenettes,  confirmé  par  Napoléon,  est 
exact.  Bonaparte  lui  proposa  réellement  d'empoisonner  les  malades  qu'il  lais- 
serait à  Jaffa  ». 

L'armée  quitta  Jaffa  le  9  prairial  (28  mai),  et  l'arrière-garde  avec  Kleber 
le  lendemain.  Pendant  la  retraite,  Bonaparte  dévasta  systématiquement  le 
pays  parcouru,  afin  d'entraver  toute  poursuite.  Après  de  grandes  fatigues^ 
on  campa  à  El  Arich  le  14  (2  juin)  et,  le  26  (14  juin),  Bonaparte  rentrait  au 
Caire.  Aux  petites  révoltes  de  villages,  s'était  ajouté,  pendant  son  absence, 
un  soulèvement  fomenté  par  un  imposteur  qui,  en  se  donnant  pour  «madhi», 
«'est-à-dire  pour  un  envoyé  de  Dieu,  avait  fanatisé  quelques  milliers  d'Arabes 


476  HISTOIRE     SOCIALISTE 

et  surpris  Damanhour  le  6  floréal  (25  avril)  ;  mais  cette  ville  avait  été  reprise 
le  21  (10  mai),  et  le  madhi  vaincu  et  mortellement  blessé  le  l"  prairial 
(20  mai). 

La  flotte  anglo-turque,  portant  l'armée  organisée  à  Rhodes,  fut  aperçue 
dès  le  23  messidor  (11  juillet),  et  Marmont  ne  put  empêcher  le  débarquement 
d'avoir  lieu,  le  26  (14  juillet),  dans  la  presqu'île  d'Aboukir  ;  le  village,  le  27 
(15  juillet),  et  le  fort,  le  29  (17  juillet),  tombèrent  au  pouvoir  des  Turcs;  ils 
s'y  fortifièrent  en  attendant  l'arrivée  de  Mourad  qui,  de  l'intérieur,  devait 
marcher  à  leur  rencontre  ;  celui-ci  s'était,  vers  le  22  (10  juillet),  avancé  jus- 
qu'au lac  Natron  ;  mais  il  se  fit  battre  par  Murât,  ce  qui  empêcha  cette  jonc- 
tion. Le  7  thermidor  (25  juillet),  Bonaparte,  ayant  réuni  ses  forces,  attaqua 
les  Turcs.  Celte  bataille  d'Aboukir  sur  terre  eut  une  issue  plus  heureuse  que 
celle  du  même  nom  sur  mer  :  l'armée  turque  fut  écrasée  et  son  général, 
Mustapha,  fait  prisonnier;  plus  de  2000  hommes,  réfugies  dans  le  fort 
d'Aboukir,  durent  se  rendre  le  15  (2  août).  C'est  après  sa  si  complète 
victoire  du  7  thermidor  (23  juillet  1799),  après  le  15  (2  août),  précise  l'ou- 
vrage déjà  cité  du  général  Bertrand  (t.  II,  p.  141),  que  Bonaparte,  ayan^ 
envoyé  un  parlementaire  à  bord  de  la  flotte  anglaise  pour  traiter  de  l'échange 
de  prisonniers,  reçut  de  Sidney  Smith  im  paquet  de  journaux  anglais  etfranc- 
fortois  allant  jusqu'au  22  prairial  (10  juin). 

Ici  se  pose  la  question  de  savoir  si  Bonaparte,  pendant  son  séjour  en 
Egypte,  fut  suffisamment  informé  des  affaires  de  Fiance. 

M.  Boulay  de  la  Meurlhe,  dans  son  ouvrage  Le  Directoire  et  l'expédition 
d'Egypte,  a  très  consciencieusement  cherché  à  établir  la  liste  des  courriers 
expédiés  et  parvenus  à  destination  de  part  et  d'autre.  De  son  exposé,  il  ressort 
que  Bonaparte  a  eu  par  le  courrier  Lesimple,  arrivé  au  Caire  le  23  fructidor 
an  YI-9  septembre  1798  (p.  225),  des  nouvelles  allant  jusqu'au  commencement 
de  thermidor  (fin  de  juillet);  que  les  communications  ont  été  possibles  jus- 
qu'au milieu  de  pluviôse  an  VII  (fin  de  janvier  1799)  par  Tunis  et  Tripoli 
(p.  232);  que,  le  7  pluviôse  (26  janvier),  parvenait  à  Alexandrie  un  bateau  ra- 
gusais  ayant  à  son  bord  deux  Français  porteurs  de  journaux  du  11  brumaire 
(1"  novembre)  pris  en  passant  à  Ancône;  ces  deux  Français,  Hamelin  et  Li- 
vron,  causèrent  avec  Bonaparte,  le  20  pluviôse  (8  février),  avant  son  départ 
pour  la  Syrie  (p.  229)  ;  que,  le  5  germinal  (25  mars),  Bonaparte  recevait  devant 
Saint-Jean-d'Acre  les  nouvelles  apportées  par  un  nommé  Mourveau  parti  de 
Paris  le  iO  nivôse  (30  décembre)  et  qui,  le  7  pluviôse  (26  Janvier),  en  s'embar 
quant  à  Gênes,  avait  reçu  de  notre  consul  Belleville  des  «  instructions  et  plu 
sieurs  caisses  de  journaux  »  (p.  233).  Bonaparte,  dans  les  premiers  jours  de  ger- 
minal an  "VU  (fin  de  mars  1799),  connaissait  donc  ce  qui  s'était  passé  en  Eu- 
rope jusque  vers  la  fin  de  nivôse  (milieu  de  janvier).  Nous  avons  vu  qu'au 
milieu  de  thermidor  (début  d'août),  il  avait  été  renseigné  par  les  journaux  de 
Sidney  Smith  jusqu'au  22  prairial  (10  juin);  enfin,  le  19  thermidor  an  VII  (0 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


477 


août  1799),  abordait  à  Alexandrie  un  autre  bateau  ragusais,  le 5an Mco/o,  et, 
dit  M.  Boulay  de  la  Meurthe  (p.  229)  :  «  l^s  nouvelles  qu'il  put  donner  étaient 
sans  intérêt  au  prix  des  journaux  remis  quelques  jours  avant  par  S.  Smith  ». 


£^^S 


Mameluk  au  combat. 
D'après  Carie  Voroet  (Bibliolhique  Nationale),  f  ' 

C'est  possible  ;  mais  le  contraire  est  possible  également,  dès  llnstant  qu'on  na 
peut  pas  préciser  la  nature  de  ces  nouvelles. 

En  outre,  dans  le  tome  III  de  son  ouvrage  (p.  393),  M.  de  La  Jonquière  si- 
gnale, d'après  le  numéro  i7  du  Courrier  de  l'Egypte,  daté  du  30  brumaire 
an  YII  (20  novembre  1798),  l'arrivée,  dans  les  derniers  jours  de  brumaire 

LIV.  4S3.     —  HISTOIRE   SOCIALISTE.  —  THBRMIDOR   BT   DIRECTOIRI.  tlV.   453. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


(milieu  de  novembre),  de  nouvelles  d'Europe  allant  jusqu'au  milieu  de 
fructidor  (9n  d'aoùl):  «  M.  Boulay  de  la  Meurthe,  dit-il,  n'en  fait  pas  mention 
dans  son  étude  si  complète  ».  L'importance  de  cette  constatation  est  grande, 
à  mon  sens,  non  à  cause  de  la  réception  même  de  ces  nouvelles,  mais  parce 
que,  le  lendemain  du  jour  où  avait  paru  le  numéro  17  du  Couturier  de  l'Egypte 
qui  ne  permet  pas  de  nier  leur  arrivée,  Bonaparte  écrivait  (1"  frimaire  an  VII- 
21  novembre  1798)  au  Directoire  qu'il  n'avait  «  aucune  nouvelle  de  l'Europe 
depuis  Lesimple,  c'est-à-dire  depuis  le  18  messidor.  Cela  fait  quatre  à  cinq 
mois  »  [Correspondance  de  Napoléon  1",  t.  V,  p.  195).  Ce  disant,  Bonaparte 
mentait  et,  s'il  mentait  aussi  effrontément,  c'est  que  les  nouvelles  par  lui 
communiquées  en  ce  mois  de  brumaire  (novembre)  à  son  journal  lui  venaient 
d'une  source  ou  par  une  voie  qu'il  ne  tenait  pas  à  faire  connaître  au  Direc- 
toire. Or,  ce  qui  s'est  produit  là  une  lois,  d'une  façon  indéniable,  a  pu  se 
reproduire  sans  qu'il  nous  soii  possible  aujourd'hui  de  le  constater. 

Alors  que  ce  n'est  qu'après  le  7  thermidor,  date  de  la  bataille  d'Aboukir, 
que  Bonaparte  eut  les  journaux  de  Sidney  Smith,  Jacques  Miot,  dans  des 
Mémoires  pour  servir  à  l'histoire  des  expéditions  en  Egypte  et  en  Syrie, 
publiés  en  l'an  XII-i80i,  a  écrit  (p.  258)  :  «  Le  6  thermidor...  dans  la  nuit, 
Bonaparte  fit  appeler  le  général  Murât;  ils  s'entretinrent  du  combat  qui 
devait  se  donner  le  lendemain  et,  dans  cette  conversation,  Bonaparte  s'écria  : 
«Cette  bataille  va  décider  du  sort  du  monde».  Le  général  Murât,  étonné.. .,  etc.» 
Et  Miot  ajoute  un  peu  plus  loin  (p.  258-259)  :  «  Il  est  évident,  d'après  cette 
anecdote,  que  le  général  en  chef  songeait  déjà  à  son  départ.  Il  avait  sans  doute 
reçu  des  lettres  qui  lui  faisaient  sentir  la  nécessité  de  son  retour  en  France  ». 
L'impossibilité  de  recevoir  des  lettres  de  France  n'existait  donc  pas  pour  Miot. 

Quoi  qu'il  en  soit,  aussitôt  tout  au  moins  après  la  lecture  des  journaux  de 
Sidney  Smith,  Bonaparte  qui  avait,  dès  son  départ  de  Syrie,  résolu  de  rentrer 
le  plus  tôt  possible  en  France  —  ce  que  confirment  le  Moniteur  du  26  vendé- 
miaire an  VIII  (18  octobre  1799)  disant  :  «  il  en  prit  la  résolution  devant  Acre  », 
le  général  Bertrand  (t.  II,  p.  103),  et  un  «  ordre  secret  »  mentionné  par  M.  Bou- 
lay de  la  Meurthe  (p.  211)  —  mais  qui  tenait  à  y  reparaître  avec  l'éclat  de  la 
victoire,  manifesta  sa  volonté  de  partir  en  toute  hâte  à  son  chef  d'état-major, 
Berthier,  à  son  ancien  condisciple,  alors  son  secrétaire,  Bourrienne,  et  à  Gan- 
teaume  chargé  d'apprêter  rapidement  et  secrètement  les  navires  nécessaires. 
Il  écrivit  le  5  fructidor  (22  août)  à  Kleber  de  se  trouver  le  7  (24  août)  à  Ro- 
sette où  il  avait,  disait-il,  des  communications  urgentes  à  lui  faire.  Sans 
l'attendre,  se  bornant  à  laisser  à  celui  qu'il  chargeait  du  commandement  de 
l'armée  des  instructions  écrites,  il  s'embarquait  en  cachette  et  quittait 
l'Egypte,  dans  la  matinée  du  6  (23  août),  amenant  avec  lui  Berthier,  Lannes, 
Murât,  Marmont,  Monge,  Berthollet  et  quelques  autres,  décidé  à  se  mettre 
«  à  la  tête  du  gouvernement  »  (général  Bertrand,  t.  II,  p.  172). 

Dans  ses  instructions  à  Kleber,  il  a  écrit  :  «  J'abandonne,  avec  le  plus 


HISTOIRE    SOCIALISTE  479 

grand  regret,  l'Égyple.  L'intérêt  de  la  patrie,  sa  gloire,  l'obéissance,  les  évé- 
nements extraordinaires  qui  viennent  de  s'y  passer,  me  décident  seuls  ».(Cor- 
respondance  de  Napoléon  i",  l.  V,  p.  738).  Que  signifierait  ce  mot  «  obéis- 
sance »,  si  Bonaparte  n'avait  rien  reçu  en  dehors  des  journaux  de  Sidney 
Smith?  Ce  mot  à  lui  seul  me  parait  prouver  que  Bonaparte  eut  connaissance, 
directement  ou  indirectement,  par  le  SanNicolo  ou  par  une  autre  voie,  delà 
décision  du  Directoire  de  le  rappeler  en  France,  décision  formulée  par  celui- 
ci  dans  une  lettre  du  7  prairial  an  VII  (26  mai  1799)  adressée  à  Bruix,  et  dont 
nous  savons  aujourd'hui  que  les  frères  de  Bonaparte  eurent  vent  à  la  Sn  de 
mai  (Boulay  de  la  Meurthe,  p.  128).  Ce  qui  confirme  l'opinion  que  Bonaparte 
fut,  avant  son  départ,  particulièrement  renseigné  sur  les  affaires  de  France, 
c'est  le  mot  dit  par  lui,  en  1803,  à  M"=  de  Rémusat  et  rapporté  par  celle-ci 
dans  ses  Mémoires  (t.  I,  p.  274)  :  <<  Je  reçus  des  lettres  de  France;  je  vis  qu'il 
n'y  avait  pas  un  instant  à  perdre  ».  Et  dans  quel  état  laissait-il  l'Egypte,  c'est 
ce  que  va  nous  apprendre  le  rapport  de  Kleber  adressé  le  4  vendémiaire 
an  VIII  (26  septembre  1799)  au  Directoire,  mais  malbeureusement  saisi  par  les 
Anglais  qui  le  gardèrent  pendant  quatre  mois,  afin  de  ne  pas  nuire  à  Bona-  "^  t,<c 
parte,  parce  qu'ils  pensaient  qu'il  allait  rétablir  les  Bourbons.  Déçus  dans  cet 
espoir,  ils  livrèrent  le  rapport;  c'était  alors  trop  tard  pour  qu'il  eût  un  effet 
utile.  L'armée,  écrivait  Kleber,  «est  réduite  de  moitié...  Le  dénùment  d'armes, 
de  poudre  de  guerre,  de  fer  coulé  et  de  plomb  présente  un  tableau  aussi  alar- 
mant... Les  troupes  sont  nues...  Bon-parte,  à  son  départ,  n'a  pas  laissé  un 
sou  en  caisse,  ni  aucun  objet  équivalent.  Il  a  laissé,  au  contraire,  un  arriéré 
de  près  de  douze  millions  »  {Mémoires  de  Bourrienne,  édition  D.  Lacroix,  t.  Il, 
p.  210). 

§  2.  —  Sur  mer. 

Nous  avons  dit  (cbap.  xvi  §  1")  que  les  Anglais  réprimèrent  avec  cruauté 
les  velléités  d'indépendance  de  l'Irlande.  Aussi  une  nouvelle  insurrection  fut 
complotée  et  on  comptait  sur  le  Directoire  pour  la  soutenir;  mais  ce  fut  après 
que  Bonaparte  eût  fait  renoncer  à  la  descente  projetée  en  Angleterre,  au  mo- 
ment où  la  désorganisation  de  l'armée  et  de  la  flotte  par  l'expédition  d'É^jypte 
et  le  manque  de  fonds  rendaient  plus  difficiles  les  préparatifs  de  la  France, 
que  la  révolte  provoquée,  peut-on  dire,  par  des  rigueurs  systématiques,  éclata 
en  Irlande  (23  mai)  sans  cohésion  suffisante;  elle  y  était  facilement  étouffée 
et  les  dernières  bandes  insurgées  étaient  anéanties  le  14  juillet  1798.  Pour 
répondre  à  l'appel,  daté  du  16  juin  (Desbrière,  Projets  et  tentatives  de 
débarquement  aux  lies  britanniques,  t.  II,  p.  40),  des  Irlandais  insurgés,  le 
Directoire  se  décida  à  organiser  de  petites  expéditions  à  Brest,  Rochefort, 
Dunkerque  et  au  Texel.  La  première  expédition  prête,  celle  de  Rochefort,  ne 
partit  que  le  19  thermidor  (6  août)  avec  1019  soldats  montés  sur  trois  fré- 
gates et  commandés  par  le- général  Humbert.  Cette  poignée  d'hommes  débar- 


480  HISTOIRE    SOCIALISTE 

quait,  le  5  fructidor  (22  août),  dans  la  baie  de  Killala,  au  nord-ouest  de  l'Ir- 
lande, occupait  le  lendemain  Ballina  et,  s'avançant  témérairement  dans  un 
pays  pacifié,  faisait  fuir  6000  hommes  des  milices  à  Castlebar  (10  fructidor- 
27  août)  où  Humbert  proclamait  la  République  irlandaise.  Le  18  (4  septembre), 
il  quittait  Castlebar  avec  l'intention,  pour  dérouter  l'ennemi,  de  marcher 
d'abord  vers  le  nord  dans  la  direction  de  Sligo  et  de  se  porter  ensuite  vers 
l'est  du  côté  de  Dublin;  il  battiit  les  miliciens  non  loin  de  Collooney  le  19  (5 
septembre);  puis,  après  avoir  pendant  quelques  heures  continué  sa  roule  vers 
le  nord-est,  il  tournait  brusquement  à  droite,  traversait,  le  21  (7  septembre), 
le  Shannon  au  sud  du  lac  Allen  et  ne  tardait  pas  à  être  attaqué  par  15000 
hommes  à  l'est  de  ce  lac,  à  Ballinarauck,  bourg  situé  à  une  vingtaine  de  kilo- 
mètres au  nord  de  Longford  (22  fructidor-8  septembre).  Obligé  de  capituler, 
il  était  conduit  avec  ses  compagnons  à  Dublin;  ils  furent  bien  traités  et  échan- 
gés bientôt  après  :  Humberl  rentra  en  France  le  5  brumaire  (26  octobre). 
L'expédition  de  Brest  ne  parvint  à  sortir  que  le  .30  fructidor  (16  septembre); 
mais,  assaillie  le  20  vendémiaire  (11  octobre)  dans  la  baie  de  Donegal  par  la 
flolte  de  Warren,  le  vaisseau  le  Hoche  et  six  frégates  sur  huit  furent  capturés, 
certaines  d'entre  elles,  comme  la  Loire  du  vaillant  capitaine  Segond,  après 
avoir  soutenu  plusieurs  combats;  les  deux  qui  échappèrent  eurent  aussi  à 
lutter;  c'est  sur  l'une  d'elles  que  le  général  Ménage  fut  blessé  à  mort  (29  ven- 
démiaire-20  octobre).  Parmi  les  prisonniers  se  trouvèrent  le  chef  de  division 
Bompart,  le  général  Hardy,  l'adjudant-général  Smith,  autrement  dit  l'Irlan- 
dais Wolf  Tone  qui,  pour  échapper  à  la  pendaison,  se  coupa  la  gorge  avec 
un  petit  canif  le  12  novembre;  il  mourut  sept  jours  après.  Ce  désastre  fit 
renoncer  à  une  expédition  plus  importante  qu'on  préparait  à  Brest.  Un  brick 
quitta  Dunkerque  le  18  fructidor  (4  septembre),  aborda  en  Irlande  le  30  (16 
septembre)  et,  à  la  nouvelle  de  la  capitulation  d'Humbert,  se  réfugia  en  Nor- 
vège. Les  trois  frégates  qui,  sous  les  ordres  de  Savary,  avaient  transporté 
l'expédition  d'Humberl,  étaient  rentrées  en  France  le  23  fructidor  (9  sep-.- 
tembre);  reparties  de  La  Rochelle  le  21  vendémiaire  (12  octobre),  elles  purent, 
après  avoir  atterri  à  Killala  le  6  brumaire  (27  octobre),  regagner  la  France.  Les 
deux  frégates  sorties,  le  3  brumaire  an  VII  (24  octobre  1798),  du  Texel,  se 
firent  prendre  presque  aussitôt  et  ainsi  se  terminèrent  les  projets  sur  l'Ir- 
lande. 

Les  navires  de  l'Angleterre  et  ceux  que  la  Russie  avait,  nous  l'avons  vu 
au  début  de  ce  chapitre,  mis  à  sa  disposition,  étaient  «  en  partie  équipés  par 
des  individus  étrangers  »;  aussi  le  Directoire  prit-il,  le  7  brumaire  an  VII 
(28  octobre  1798),  un  arrêté  déclarant  pirate  et  ordonnant  de  traiter  comme 
tel  tout  individu  appartenant  à  un  pays  ami,  allié  ou  neutre  et  faisant  partie 
des  équipages  des  bâtiments  ennemis,  «  sans  qu'il  puisse,  dans  aucun  cas,  allé- 
guer qu'il  y  a  été  forcé  par  violence,  menaces  ou  autrement  ».  Ceci  était 
exorbitant;  mais  il  faut  ajouter  qu'un  nouvel  arrêté  du  24  brumaire  (14  no- 


HISTOIRE    SOCIALISTE  48i 

vembre  1798)  annula  implicitement  le  précédent  en  renvoyant  l'époque  de 
son  exécution  à  «  un  arrêté  subséquent  »  qui  ne  fut  pas  pris. 

Le  débarquement  des  Français  en  Egypte  avait  décidé  le  sultan  Sélira  III, 
déjà  mécontent  de  leurs  opérations  dans  les  îles  Ioniennes,  à  accepter  contre 
eux  les  secours  du  tsar,  et  le  désastre  naval  d'Aboukir  (1"  août  1798)  ne  pouvait 
que  le  pousser  à  la  guerre  ;  le  20  août,  il  signait  avec  Paul  I"  une  convention 
en  vertu  de  laquelle  l'amiral  russe  Ouchakov  entrait,  le  5  septembre,  dans  le 
Bosphore  à  la  tête  de  seize  navires  qui  venaient  se  joindre  à  la  flotte  turque 
placée  sous  les  ordres  de  Kadir-bey;  il  déclarait  officielleraent  la  guerre  à  la 
France  le  9  septembre  (23  fructidor);  dès  le  2  septembre,  il  avait  fait  arrêter 
le  personnel  de  l'ambassade,  puis  notre  consul  général  à  Smypoe,  l'ancien 
conventionnel  Jeanbon  Saint-  André.  Nous  n'avions  à  Constantinople  (chap.  xvi, 
S  1")  qu'un  chargé  d'affaires,  Ruffln,  et  les  événements  allaient  empêcher 
Descorches,  désigné  de  nouveau  (voir  fin  du  chap.  ix)  comme  ambassadeur^ 
le  16  fructidor  an  "V'I  (2  septembre  1798),  de  rejoindre  son  poste.  Une  partie 
de  la  flotte  russo-turque  se  prés  entait,  le  16  vendémiaire  an  Vil  (7  octobre 
1798),  devant  Gerigo;  après  bombardement,  une  cinquantaine  de  Français 
commandés  par  le  capitaine  Michel  oblin  rent(21  vendémiaire-12  octobre),  sur 
menace  de  se  faire  sauter,  de  garder  leurs  armes,  d'être  rapatriés  aux  frais 
des  alliés  et  — souci  qui  les  honore  —  la  promesse  qu'aucune  vengeance  ne 
serait  exercée  contre  les  habitants  de  l'île.  L'autre  partie  de  la  flotte  était,  le 
2  brumaire  (23  octobre),  devant  Zante;  il  y  avait  là  400  hommes,  mais  leur 
chef  n'eut  pas  la  superbe  altitude  de  Michel  et  fut  traité  plus  durement 
(4  brumaire-25  octobre).  Les  alliés  passaient  ensuite  à  Céphallénie,  où  la  pe- 
tite garnison  se  rendit;  à  Thiaki,  dont  le  détachement  de  25  hommes,  sous 
les  ordres  d'un  capitaine,  put,  grâce  aux  habitants,  s'embarquer  et  atteindre 
Corfou  le  8  (29  octobre);  à  Sainte-Maure  qui,  après  une  résistance  de  quinze 
jours,  capitula  le  26  (16  novembre)  ;  à  Corfou,  devant  laquelle  toute  la  flotte 
se  trouvait  réunie  le  30  (20  novembre).  Quelques  vaisseaux  avaient  entamé  le 
blocus  dès  le  15  (5 novembre);  mais  la  garnison  allait  résister  héroïquement. 

Chabot  se  battit  sur  terre;  la  frégate  le  Généreux,  que  commandait  le 
chef  de  division  Le  Joysle,  se  battit  sur  mer.  Le  17  pluviôse  (5  février  1799), 
les  assiégés  manquant  de  tout,  cette  frégate  fut  chargée  d'aller  chercher  des 
secours  et  réussit,  après  combat,  à  traverser  la  flotte  ennemie;  mais,  quand 
elle  fut  prête  à  repartir  d'Ancône  (12  germinal-1"  avril),  tout  était  terminé  : 
réduite  à  la  dernière  extrémité,  la  garnison  avait  capitulé,  le  13  ventôse 
(3  mars),  obtenant  leshonneurs  delà  guerre,  son  rapatriement  sous  promesse 
de  ne  pas  servir  pendant  dix-huit  mois,  et  l'amnistie  pour  les  habitants  de 
l'Ile,  remise  provisoirement  aux  Turcs.  Le  Joysle  voulant  que  les  préparatifs 
faits  servissent  à  quelque  chose,  se  dirigea  sur  Brindi^i,  canonna  le  fort,  et, 
après  quelque  résistance,  la  ville  se  rendit  (20  germinal  an  VII-9  avril  1799); 
malheureusement  un  des  derniers  boulets  tirés  de  celle-ci  blessa  mortelle- 


482  HISTOIRE    SOCIA.LISTE 

méat  Le  Joysle,  «  véritable  officier  républicaiu  »,  a  dit  M.  Charles  Rouvier 
[Histoire  des  marins  français  sous  la  République,  p.  370),  dont  les  «  dernières 
paroles  furent  des  vœux  pour  la  République,  des  encouragements  à  son  équi- 
page »  [Idem,  p.  399).  Au  début  des  hostilités,  Ali  de  Tebelen  qui,  en  flat- 
tant Bonaparte,  avait  gagné  sa  confiance,  s'élait  emparé  de  Prevesa,  ville  que 
nous  détenions  sur  les  côtes  d'Albanie,  et  avait  fait  écraser,  le  2  brumaire 
(23  octobre),  àNikopolis,  700  de  nos  soldats  par  4000  fantassins  et  3000  cava- 
liers; la  plupart  des  prisonniers  furent  martyrisés.  En  mai  1799,  la  flotte 
russo-turque  proposition  devant  Ancône;  levé  provisoii'ement  le  20  prairial 
(8  juin),  le  blocus  fut  repris  à  la  fin  de  juillet  :  le  général  Monnier,  que  les 
troupes  autrichiennes  cernaient  sur  terre,  ne  capitula  qu'à  bout  de  ressources 
(21  brumaire  an  vm-12  novembre  1799). 

La  Porte  travaillait  en  même  temps  à  soulever  contre  la  France  les  Etats 
barbaresques.  Si  l'envoyé  impérial  ne  réussit  pas  auprès  deMouley-Soliman, 
sultan  du  Maroc,  plus  indépendant  que  les  trois  régences,  le  dey  d'Alger, 
Mustapha,  faisait  arrêter,  le  29  frimaire  an  VII  (19  décembre  1798),  le  consul 
français  et  lançait,  le  8  nivôse  (28  décembre),  six  corsaires  algériens  sur  les 
côtes  de  France  ;  avec  moins  de  passion,  le  bey  de  Tunis,  Hamoudah,  n'en 
ordonnait  pas  moins,  le  15  nivôse  (4  janvier  1799),  l'arrestation  de  notre  agent 
consulaire  et  la  séquestration  de  quelques  bateaux;  le  pacha  de  Tripoli, 
Yousouf,  agissait  dans  le  même  sens,  le  10  pluviôse  (29  janvier),  mais  avec 
encore  plus  de  mollesse,  malgré  les  manoeuvres  des  Anglais.  A  son  tour,  le 
Directoire  prenait  contre  les  tiois  régences  des  mesures  coercitives  et,  le 
27  pluviôse  an  YII  (15  février  1799),  autorisait  la  course  contre  elles  et  la 
saisie  de  leurs  marchandises  même  sous  pavillon  neutre.  Il  aurait  été  pré- 
férable de  s'arranger  avec  elles,  ce  qu'on  aurait  pu  l'aire  assez  vite  si  on 
avait  eu  de  l'argent  en  caisse  :  des  cadeaux  et  la  restitution  de  sept  raillions 
que  la  France  leur  devait  en  vertu  d'anciens  comptes  —  le  dey  d'Alger,  no- 
tamment, avait,  le  11  messidor  an  IV  (29  juin  1796),  prêté  pour  deux  ans 
200000  piastres  fortes,  soit  un  peu  plus  d'un  million  de  francs  (Archives  na- 
tionales, AF  m,  dossier  1940)  —  auraient  sans  doute  assuré  la  sécurité  de 
nos  côtes  et  permis  de  ravitailler  Malte. 

Nelson,  nous  l'avons  vu,  s'était  éloigné  de  l'Egypte,  le  19  août  1798,  pour  se 
rendre  dans  la  baie  de  Naples.  Reçu  en  triomphateur  par  la  cour,  il  devint  l'amant, 
la  chose,  d'une  aventurière,  Emma  Harte,  femme  de  l'ambassadeur  anglais  i. 
Naples,  William  Hamilton,  et  favorite,  dans  le  sens  le  plus  ignominieux,  de 
la  reine  Marie-Caroline,  qui  associait  sans  effort  les  pratiqnes  de  fa  dévotion 
à  celles  de  toutes  les  débauches.  Les  Maltais  s'étant,  un  mois  après  Aboukir 
(16  fructidor-2  septembre),  soulevés  contre  les  Français,  avaient  été  appuyés 
par  des  vaisseaux  porluijais,  retour  d'Egypte,  et  anglais.  Nelson  s'arracha 
des  bras  de  lady  Hamillon  —  parlant,  dans  une  lettre  à  lord  Spencer,  de 
cette  femme,  de  son  mar'  et  de  lui-même,  U  disait  :  «  à  nous  trois  nous  ne 


HISTOIRE     SOCIALISTE  iS3 

faisons  qu'un  »  (ErnouT,  Nouvelles  études  sur  la  Révolution  française,  an- 
née 1799,  p.  45,  noie)  —  et  rejoignit  l'escadre  combinée,  le  3  brumaire  (24  oc- 
tobre), devant  l'île  de  Gozzo,  qui  se  rendit  le  8  (29  octobre).  Vaubois  fut 
bientôt  étroitement  bloqué  dans  Malle,  oij  il  allait  vaillamment  tenir  pen- 
dant vingt-deux  mois.  D'un  autre  côté,  les  Anglais,  par  la  prise  de  Port- 
Mahon,  dont  le  gouverneur  espagnol  capitula  sans  résistance  sérieuse  le 
15  novembre  1798,  devinrent  maîtres  de  Minorque.  Dans  ces  conditions,  vou- 
lant aller  au  secours  de  l'armée  d'Egypte,  le  Directoire  fui  naturellement 
conduit  à  renoncer  à  toute  action  dans  le  nord,  aQn  de  pouvoir  concentrer 
toutes  ses  forces  dans  la  Méditerranée  qui,  on  le  sait,  lui  échappait  de  plus 
en  plus.  Sur  un  rapport  du  vice-amiral  Bruix,  ministre  de  la  inarine,  le  Direc- 
toire décidait,  le  29  frimaire  an  Vil  (19  décembre  1798),  d'armer  à  Brest 
24  vaisseaux  de  ligne.  Bruix  nommé,  le  24  ventôse  (14  mars  1799),  «  général 
en  chef  de  l'armée  navale  de  Brest  »,  avec  mission  de  pénétrer  dans  la  Médi- 
terranée, vint  activer  les  préparatifs;  l'intérim  du  ministère  de  la  marine 
fut  confié  d'abord  à  Lambrechts,  puis  à  Talleyrand. 

Profitant  d'un  brouillard  épais  qui  avait  obligé  l'escadre  anglaise  deBrid- 
port,  chargée  de  surveiller  Brest,  à  s'éloigner,  Bruix  put  sortir,  le  7  floréal 
(26  avril).  Informe  de  cette  sortie  le  lendemain,  Bridport  crut  à  une  nouvelle 
expédition  en  Irlande  et  se  lança  vers  le  nord,  tandis  que  Bruix,  marchant 
vers  le  sud,  arrivait,  le  15  (4  mai),  non  loin  de  Cadix,  oii  Keith  maintenait  le 
blocus  de  l'escadre  espagnole.  Au  moment  oii  les  deux  flot  les  anglaise  et 
française  s'apprêtaient  à  combattre,  elles  eurent  à  lutter  contre  une  terrible 
tempête;  le  lendemain  matin,  les  vaisseaux  anglais  n'étaient  plus  là.  Bruix 
franchissait  le  détroit  de  Gibraltar  sans  encombre  et,  le  25  (14  mai),  il  jetait 
l'ancre  à  Toulon.  Keith,  pendant  ce  temps,  recevait  Tordre  de  se  porter  vers 
Minorque,  où  se  concentraient  les  forces  anglaises.  Cet  éloignement  de  l'es- 
cadre de  blocus  rendit  sa  liberté  à  la  flotte  espagnole  enfermée  depuis  deux 
ans  à  Cadix.  L'amiral  Mazarredo,  à  la  lêle  de  17  vaisseaux,  se  dirigea  vers 
Port-Mahon;  mais,  par  suite  d'avaries,  il  relâcha  à  Carthagène  (20  mai). 

Après  avoir  assuré  l'entrée,  dans  le  port  de  Gênes,  d'un  convoi  de  blé  des- 
tiné à  l'approvisionnement  de  l'armée  d'Italie,  Bruix  mouillait,  le  16  prairial 
(4  juin),  dans  la  baie  de  Vado,  près  de  Savone.  Là  il  recevait,  le  18  (6  juin),  la 
lettre  du  Directoire  du  7  prairial  (26  mai),  mentionnée  plus  haut  à  propos  de 
Bonaparte  et  de  son  départ  d'Egypte,  lui  prescrivant  de  joindre  la  flotte  espa- 
gnole, de  secourir  Malte  et  d'aller  chercher  Bonaparte;  il  apprenait  presque 
en  même  temps  que  Keith  approchait  avec  une  flotte  àe  22  vaisseaux.  Hâtant 
ses  préparatifs  de  départ,  Bruix  sortait  de  Vado  le  20  (8  juin),  esquivait  par 
une  manœuvre  habile  la  flotte  anglaise  et  entrait,  le  10  messidor  (28  juin), 
dans  le  port  de  Carthagène.  Ne  pouvant  entraîner  Mazarredo  vers  Malte,  et 
espérant  avoir  raison  de  sa  résistance,  il  consentit  à  partir  avec  lui,  le  11 
129  juin),  pour  Cadix,  où  les  deux  flottes  se  trouvaient  le  22  (10  juillet).  Bruix 


484  HISTOIRE    SOCIALISTE 


y  reçut  bientôt  des  lettres  de  Paris  du  13  et  du  16  (1"  et  4  juillet);  elles  n'in- 
sistaient plus  sur  la  mission  qui  lui  avait  été  précédemment  confiée,  ne 
lui  imposaient  cependant  pas  un  nouveau  plan  et  paraissaient  favorables  à 
son  retour  dans  l'Atlantique.  Aussi  Bruix  levait  l'ancre  le  9  thermidor  (27  juil- 
let); il  était  un  peu  plus  tard  suivi  par  Mazarredo,  qui  avait  été  d'abord  très 
irrésolu,  et  leurs  -40  vaisseaux  atteignaient  Brest  le  21  (8  août). 

Keith  ne  s'était  pas  douté  de  la  manœuvre  de  Bruix  à  la  sortie  de  Vado; 
il  avait,  durant  plusieurs  jours,  croisé  à  sa  recherche  entre  la  Corse  et  les 
Baléares,  et  ce  fut  ainsi  qu'il  captura,  le  30  prairial  (18  juin),  la  division  du 
contre-amîrâl  Perrée  qui,  après  être  allée  aux  environs  de  Saint-Jean  d'Acre, 
avait  fait  voile  vers  l'Europe.  Ayant  relâché  à  Port-Mahon,  Keith  apprenait 
la  jonction  des  deux  flottes  espagnole  et  française  et  se  jetait  à  leur  poursuite; 
à  la  tête  de  31  vaisseaux,  il  passait  le  détroit  de  Gibraltar  (30  juillet)  et  n'était 
plus  très  loin  d'elles  lorsqu'elles  entrèrent  à  Brest  où,  étroitement  bloquées, 
elles  devaient  rester  jusqu'à  la  fin  de  la  guerre.  Parmi  les  quelques  combats 
isolés  qui  eurent  lieu  sur  mer  vers  cette  époque,  je  signalerai  celui  du  24  fri- 
maire an  VII  (14  décembre  1798),  de  la  corvette  la  Bayonnaise,  revenant  de 
Cayenne  et  se  rendant  à  Rochefort,  contre  la  frégate  anglaise  Ambuscade, 
ancien  navire  français  pris  et  remis  en  état  par  les  Anglais;  après  une 
lutte  héroïque,  la  corvette  s'empara  de  la  frégate,  mais  fut  si  gravement 
atteinte  qu'elle  dut  rentrer  dans  la  rade  de  l'île  d'Aix  remorquée  par  sa 
prise. 

A  Saint-Domingue,  nous  étions  en  train  d'être  évincés  par  Toussaint 
Louverture.  Le  Directoire,  autorisé  par  la  loi  du  5  pluviôse  an  IV  (25  janvier 
1796),  à  envoyer  des  agents  dans  les  colonies,  avait  chargé  les  citoyens 
Roume,  Raymond,  Leblanc,  Giraud  et  Sonthonax,  désigné  comme  président 
de  cette  commission,  de  se  rendre  à  Saint-Domingue.  Sonthonax,  qui  avait 
vu,  en  effet,  le  3  brumaire  an  IV  (25  octobre  1795),  sa  mise  en  liberté  provi- 
soire (chap.  ix)  déclarée  définitive  et  les  accusations  formulées  contre  lui  par 
les  propriétaires  d'esclaves  ou  leurs  amis  réduites  à  néant,  arrivait  dans  l'île 
le  22  floréal  an  IV  (11  mai  1796).  Quelque  temps  avant,  le  30  ventôse  (20  mars 
1796),  le  gouverneur  intérimaire  Laveaux  avait  été  pris  et  emprisonné  par 
une  bande  de  mulâtres  ;  bientôt  relâché  et  réintégré  dans  ses  fonctions,  grâce 
à  l'intervention  de  Toussaint,  il  avait,  par  reconnaissance,  nommé  celui-ci 
«  lieutenant  au  gouvernement  général  de  la  colonie  ».  Un  décret  de  la  Con- 
vention du  5  thermidor  an  III  (23  juillet  1795)  —  précédemment  mentionné 
(S  2  du  chap.  xi)  à  propos  du  régime  colonial  —  l'avait  déjà  nommé  général 
de  brigade,  ainsi  que  le  mulâtre  Rigaud,  en  même  temps  que  Laveaux  était 
fait  général  de  division.  Enfin  ce  dernier  grade  ayant  été  bientôt  accordé  à 
Toussaint  par  les  agents  du  Directoire,  lui  était  reconnu  par  celui-ci  le 
30  thermidor  an  IV  (17  août  1796),  et  tout  contribuait  de  la  sorte  à  accroître 
son  autorité. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


Voulanl  éliminer  Laveaux  et  Sonthonax,  Toussaint  usa  de  toute  son 
Influence  pour  faire  élire,  à  la  fin  de  fructidor  an  IV  (septembre  1796),  le  pre- 
mier au  Conseil  des  Anciens  elle  second  aux  Cinq-Cents;  annulées  par  la  loi 


du  10  germinal  an  V  (30  mars  1797),  ces  élections  devaient  être  validées  par 
celle  du  2"  jour  complémenlaire  de  l'an  V  (18  septembre  1797).  Laveaux  partit 
le  28  vendémiaire  an  >  (19  octobre  1796),  ce  dont  Toussaint  lui  sut  toujours 
gré;  malgré  son  élection,  Sonthonax  resta.  Cela  ne  faisait  pas  l'affaire  de 

LrV.  454.  —  HISTOIRE    SOClALIâTK.  —   THKBMIDOK   ET   DIRECTOIRE.  LIV.  454. 


4«6  HISTOIRE     SOCIALISTE 

Toussaint  qui,  fatigué  de  ,=a  présence,  allait,  après  la  ruse,  employer  la  force, 
lorsque  Sonthonax  s'en  alla  secrètement  le  7  fructidor  an  V  (24  août  1797).  A 
cette  date,  les  Anglais  ne  tenaient  plus  dans  l'Ile  que  Port-au-Prince,  le  Môle 
Saint-Nicolas  et  deux  ou  trois  autres  points  sans  grande  importance;  la  colo- 
nie était  entre  les  mains  de  deux  véritables  proconsuls,  le  nègre  Toussaint  dans 
le  nord  et  l'ouest,  le  mulâtre  Rigaud  dans  le  sud.  Le  Directoire  approuva  en 
apparence  la  conduite  de  Toussaint;  mais,  se  méfiant  de  ses  intentions,  il 
envoya  le  général  Hédouville  qui,  parti  de  Brest  le  30  pluviôse  an  VI  (18  fé- 
vrier 1798),  arriva  dans  l'île  le  18  germinal  (7  avril).  Toussaint  affecta  de  traiter 
sans  lui  avec  les  Anglais  qui  signèrent,  le  15  mai,  la  capitulation  de  Port-au- 
Prince  et,  le  31  août,  une  convention  secrète  en  vertu  de  laquelle  les  quel- 
ques points  encore  occupés  par  eux  et,  en  dernier  lieu,  le  Môle  Saint-NMcolas 
(1"  octobre),  furent  évacués  :  il  ne  restait  plus  de  soldats  anglais  à  Saint- 
Domingue.  Les  dissentiments  allèrent  croissant  entre  Toussaint  et  Hédou- 
ville; dans  la  nuit  du  30  vendémaire  an  VII  (21  octobre  1798),  le  chef  nègre, 
à  la  tête  d'une  douzaine  de  raille  hommes,  cernait  inopinément  la  ville  du 
Cap  et  s'emparait  des  forts.  N'ayant  pas  assez  de  troupes  à  sa  disposition, 
impuissant,  Hédouville  se  rendit  avec  sa  suite  à  bord  des  frégates  et  fit  voile 
pour  la  France  (1"  brumaire-22  octobre);  il  entra  en  rade  de  Lorient  le  27  fri- 
maire (17  décembre  1798).  Toussaint  écoutait  trop  les  prêtres:  quelques  jours 
avant  cette  algarade,  le  19  vendémiaire  (10  octobre),  une  de  ses  proclama- 
tions portait  que  «  les  chefs  de  corps  sont  chargés  de  faire  dire  aux  troupes 
la  prière,  le  matin  ou  le  soir,  selon  que  le  service  le  permettra  »  {Moniteur 
du  7  nivôse  an  VII-27  décembre  1798).  Le  commissaire  français  Roume  était 
resté  dans  la  colonie,  oîi  il  subissait  influence  de  Toussaint,  qu'il  appelait 
dans  un  discours,  le  16  pluviôse  an  VII  (4  février  1799),  le  «  vertueux  général 
en  chef  Toussaint  Louverture  »  {Moniteur  du  25  prairial-13  juin),  et  qui 
devenait  de  plus  en  plus  le  maître,  tout  en  écrivant,  le  25  floréal  (14  mai 
1799),  à  son  aide  de  camp  à  Paris,  le  citoyen  Case  {Moniteur  du  25  thermidor- 
12  août),  que  c'était  le  calomnier  que  de  lui  supposer  «  le  projet  insensé 
d'indépendance  »  et  qu'  «  un  jour  on  reconnaîtra  que  la  République  n'a  pas 
de  plus  zélé  défenseur  que  lui  ». 

Le  jour  même  de  son  départ,  Hédouville  avait  écrit  à  Rigaud  pour  le  dé- 
gager de  toute  obéissance  à  l'égard  de  Toussaint;  il  eut  par  là  une  grande 
part  de  responsabilité  dans  la  guerre  qui  ne  tarda  pas  à  éclater  entre  les  deux 
chefs,  après  la  publication  de  cette  lettre  par  Rigaud  le  15  juin  1799.  D'atroces 
hostilités  durèrent  jusqu'au  départ  pour  Paris,  le  29  juillet  1800,  de  Rigaud 

vaincu. 

§  3.  —  Sur  le  continent.  Premiers  conflits. 

Sur  terre  les  choses  n'allaient  pas  mieux  que  sur  mer.  Ce  fut  la  cour  de 
Naples  qui  recommença  les  hostilités;  eUe  s'était  prépa^rée  en  conséquence 
bien  avant  le  désastre  d'Aboukir  :  le  19  mai  1798,  elle  avait  conclu  avec  l'Au- 


HISTOIRE    SOCIALISTE  4S7 

triche  à  Vienae  un  traité  d'alliance  défensive  suivi  d'une  augmentation  de 
son  armée;  le  11  juin,  convention  secrète  avec  l'Angleterre  suivie  d'une  nou- 
velle augmentation.  Le  parti  de  la  guerre  immédiate,  à  la  têle  duquel  étaient  la 
reine  et  sa  favorite  Emma  Hamillon,  profita  de  la  victoire  navale  d'Aboukir, 
puis  de  la  présence  du  vainqueur  à  Naples  avant  et  après  la  prise  de  l'Ile  de 
Gozzo,  pour  triompher  des  dernières  hésitations  du  roi,  qu'avait  rendu  indé- 
cis la  résolution  de  l'Autriche  de  ne  pas  encore  entrer  en  campagne.  Si  la 
cour  de  Vienne  se  refusait  pour  l'instant  à  prendre  l'offensive,  elle  voulut  au 
moins  contribuer  à  assurer  le  succès  de  l'armée  napolitaine  en  metlant  à  la 
disposition  de  Ferdinand  IV  le  général  Mack.  Avec  les  60000  hommes  envi- 
ron placés  sous  ses  ordres,  ce  dernier  prépara  l'envahissement  du  territoire 
de  kl  République  romaine  défendu  effectivement  par  19000  Français.  A  la 
nouvelle  des  rassemblements  que  les  Napolitains  opéraient  sur  la  frontière 
romaine,  le  Directoire,  à  la  fin  de  vendémiaire  (milieu  d'octobre),  sur  le 
conseil  de  Joubert  sous  les  ordres  duquel  il  était  à  l'armée  de  Mayence,  dé- 
signa pour  le  commandement  de  l'armée  de  Rome,  reconstituée  comme  ar- 
mée à  part  et  qui  allait  devenir  l'armée  de  Naples,  Championnet,  arrivé  à 
Rome  le  28  brumaire  an  Vil  (18  novembre  1798).  Le  3  frimaire  (23  novem- 
bre), l'Etat  romain  était  envahi  par  les  Napolitains  qui,  tout  en  déclarant 
n'en  vouloir  qu'aux  sujets  du  pape  insurgés  contre  leur  souverain,  ajou- 
taient que  la  résistance  des  Français  serait  considérée  comme  une  dé- 
cktralion  de  guerre.  Macdonald,  qui  avait  succédé  à  Rome  à  Gouvion  Salnt- 
Gyr  (chap.  xvi,  §  2),  avait  appris  avec  mauvaise  humeur  la  nomination 
de  Championnet.  On  trouve  dans  la  Revue  d'histoire  rédigée  à  l'état-major 
de  l'armée  la  preuve  de  sa  «  susceptibilité  jalouse  »,  «  des  bruits  calomnieux  » 
lancés  contre  Championnet,  de  son  «  dépit  >  (février  1903,  p.  336,  338,  354), 
de  son  «  plan  »  pour  le  «  supplanter  »  [Idem,  avril  1903,  p.  724)  ;  et  dans 
«  le  procès  pendant  jusqu'aujourd'hui  entre  ces  deux  hommes  »  {Idem,  p. 
727),  il  me  paraît  que  les  torts  ont  été  du  côté  de  Macdonald.  A  l'actif  de 
Championnet,  je  rappellerai  son  bel  ordre  du  jour  du  19  frimaire  (9  décem- 
bre) :  a  Le  général  en  chef...  malgré  les. horreurs  commises  par  les  Napoli- 
tains envers  nos  prisonniers  et  nos  blessés,  arrête  .  art.  1".  —  Tous  les  pri- 
sonniers napolitains  seront  traités  avec  toute  l'humanité  que  l'on  doit  à  un 
ennemi  vaincu  ou  désarmé...  »  {Idem,  p.  735). 

Le  5  frimaire  (25  novembre),  ne  laissant  que  800  hommes  dans  le 
château  Saint-Ange,  il  faisait  évacuer  Rome  et  se  repliait  sur  Civita  Castellana, 
petite  place  fortifiée  au  sud-est  de  Viterbe  ;  le  9  frimaire  (29  novembre),  Fer- 
dinand IV  entrait  à  Rome  en  triomphateur,  les  partisans  de  la  République 
étaient  outragés  et  emprisonnés,  les  restes  de  Duphot  outragés  et  le  pape 
invité  à  revenir  «  sur  les  ailes  des  chérubins  »  (Revue  d'histoire  rédigée  à 
r étal-major  de  l'armée,  février  1902,  p.  320);  mais  la  sainte  horreur  des  pelles 
existait  déjà  et  ce  voyage  sensationnel  n'eut  pas  lieu.  Les  Napolitains  avan- 


488  HISTOIRE    SOCIALISTE 

çaient  sur  cinq  colonnes  :  celle  de  droite  par  Ascoli,  Fermo,  Macerata,  Foligno; 
celle  de  gauche  par  Fondi,  Terracina,  Velletri,  Albano;  à  côté  de  celle-ci,  la 
colonne  principale  allait  vers  Rome  par  Frosinone;  entre  cette  dernière  co- 
lonne et  la  colonne  de  droite,  deux  autres  colonnes  marchaient,  l'une  dans 
la  direction  d'Otricoli,  situé  sur  la  rive  gauche  du  Tibre,  un  peu  au-dessous 
du  confluent  de  ce  fleuve  et  de  la  Nera,  l'autre  vers  Rieti  et  Terni.  Le  général 
Lemoine  battait  cette  colonne  à  Terni  le  7  frimaire  (27  novembre).  Le  8 
(28  novembre),  la  colonne  de  droite  était  battue  par  les  troupes  du  général 
Casablanca  non  loin  de  Fermo.  Le  li  (1°"'  décembre),  c'était  le  tour  de  la  co- 
lonne du  centre,  qui  avait  pris  la  direction  d'Otricoli,  et  d'une  brigade  de  la 
colonne  de  droite  :  Macdonald  les  délogeait  de  Magliano,  posiiion  au  sud 
d'Otricoli.  Enfin,  le  14  (4  décembre),  Kellermann,  près  de  Civita  Caslellana, 
au  sud-ouest  de  Magliano,  infligeait  une  défaite  à  une  partie  de  la  colonne  de 
gauche  et,  le  19  (9  décembre),  la  brigade  de  la  colonne  de  droite,  que  Macdo- 
nald avait  battue  le  11  (1"  décembre),  était  obligée  de  se  rendre.  Cet  échec 
décida  Mack,  qui  projetait  une  attaque  contre  Terni  avec  la  colonne  princi- 
pale, à  rétrograder.  Il  commençait,  le  22  (12  décembre),  son  mouvement  de 
retraite  et,  le  lendemain  matin,  il  était  à  Albano;  le  roi  avait  déjà  filé  furti- 
vement de  Rome  et,  d'une  seule  traite,  il  avait  gagné  Naples.  Un  détachement 
d'arrière-garde  n'ayant  atteint  Rome  que  dans  la  nuit  du  24  (14  décembre), 
dut  se  retirer  vers  Orbetello  oii,  le  29  (19  décembre),  après  l'avoir  battu, 
Kellermann  lui  permit  de  s'embarquer  pour  Naples;  son  chef  était  le  comte 
Roger  de  Damas,  émigré  français  dont  le  patriotisme  et  le  nationalisme  con- 
sistaient à  commander  le  feu  contre  des  troupes  françaises  au  profit  -d'un 
monarque  étranger.  De  retour  dans  sa  capitale,  ce  roi  invita  se?  sujets  à  se 
battre  pour  lui,  fil  emballer  pour  plus  de  60  millions  de  numéraire  et  d'objets 
précieux,  s'installa,  le  22  décembre,  avec  ses  colis  et  sa  cour  sur  les  navires 
de  Nelson  et  débarqua,  le  26,  à  Palerme,  laissant  au  prince  Pignalelli  le  soin 
de  le  représenter  à  Naples. 

Le  24  frimaire  (14  décembre),  les  Français  étaient  rentrés  à  Rome  et, 
allant  bientôt  de  l'avant,  ils  obtenaient,  le  11  nivôse  (31  décembre  1798),  la 
soumission  de  Gaëte.  Mack  avait  concentré  ses  troupes  sous  les  murs  de 
Capoue;  Macdonald  tenta  maladroitement  d'enlever  cette  ville,  le  14  nivôse 
(3  janvier  1799),  et  échoua  au  moment  où  l'armée  se  trouvait  par  derrière, 
du  côté,  notamment,  de  Fondi,  Itri  et  Sessa,  en  butte  aux  attaques  des  habi- 
tants des  campagnes  qui  avaient  entrepris  une  guerre  de  partisans  sous  l'ac- 
tion du  fanatisme  religieux  et  aussi,  il  faut  le  reconnaître,  du  sentiment 
louable  de  défense  du  sol  natal  contre  des  en  vahisseurs.  Le  développement 
de  Tinsurreclion  paysanne  et  l'inconvénient  de  n'avoir  pu  opérer  sa  liaison 
avec  les  troupes  qui  manœuvraient  à  l'est,  où  Pescara  avait  été  occupée  par 
elles  le  4  nivôse  (24  décembre),  déterminèrent  Championnet  à  accepter  la 
proposition  d'un  armistice  formulée,  le.21  (10  janvier),  au  nom  de  Pignatelli; 


HISTOIRE     SOCIALISTE  489 

cet  armistice,  signé  le  22  (11  janvier),  lui  livra  Capoue  qu'il  fit  occuper  le  25 
(14  janvier),  et  lui  promit  le  payement,  dans  le  délai  de  quinze  jours,  d'une 
contribution  de  dix  millions.  A  celle  nouvelle,  le  26  (15  janvier),  les  lazaronl, 
population  paresseuse  et  mendiante  de  Naples,  s'insurgèrent;  la  ville  fut 
pendant  trois  jours  livrée  à  toutes  leurs  fantaisies,  Pignatelli  imila  le  roi  et 
partit  pour  la  Sicile,  le  général  Mack  se  réfugia  dans  le  camp  français  (27  ni- 
vôse-16  janvier);  non  seulement  la  petite  fraction  révolutionnaire,  mais  la 
bourgeoisie  elle-même  sollicita  l'intervention  de  Championnet  qui,  dès  le 
1"  pluviôse  (20  janvier),  avait  fait  avancer  ses  troupes  sous  les  murs  de  la 
ville.  Le  lendemain  l'attaque  commençait  et,  après  de  furieux  combats,  se  ter- 
minait le  4  (23  janvier).  Maître  de  Naples,  Championnet  fit  désarmer  les  laza- 
roni,  abolit  la  royauté  et  institua  la  «  République  napolitaine  »  comme  il  fut 
dit  à  la  séance  des  Cinq-Cents,  le  19  pluviôse-7  février  [Moniteur  du  24-12 
février),  et  dans  le  document  officiel  inséré  dans  le  Moniteur  du  4  ventôse 
(22  février),  et  que,  depuis,  publicistes  et  historiens  ont,  pour  l'amour  du 
grec,  appelée  «  parlhénopéenne  »  du  premier  nom  de  Naples,  Parlhénopé; 
déjà  le  Moniteur  du  9  germinal  an  VII  (29  mars  1799)  parle  de  «  la  nouvelle 
république  napolitaine  ou  parthénopéenne  ». 

C'était  dans  la  nuit  du  15  au  16  frimaire  an  YII  (5  au  6  décembre  1798) 
que  le  Directoire  avait  appris  l'agression  des  Napolitains  contre  la  République 
romaine  et,  dans  son  court  message  t'u  16  (6  décembre)  aux  Cinq-Cents  et  aux 
Anciens,  après  avoir  signalé  «l'insolente  attaque  »  de  la  cour  de  Naples,  pas- 
sant au  roi  de  Sardaigne  contre  lequel  il  agissait  en  dessous  depuis  assez 
longtemps,  il  ajoutait  :  «  Le  Directoire  exécutif  croit  aussi  devoir  vous  dé- 
clarer que  la  cour  de  Turin,  également  perfide,  fait  cause  commune  avec 
nos  ennemis  et  couronne  ainsi  une  longue  suite  de  forfaits  envers  la  Répu- 
blique française  ».  Il  proposait ,  en  conséquence  —  proposition  votée  par  les 
Cinq-Cents  et  approuvée  par  les  Anciens  le  jour  même  —  «  de  déclarer  la 
guerre  au  roi  de  Naples  et  au  roi  de  Sardaigne  ».  Celui-ci  n'aurait  certaine- 
ment pas  demandé  mieux  que  d'être  débarrassé  des  Français,  vœu  très  com- 
préhensible de  sa  part,  étant  données  les  exigences  réitérées  et  les  manœuvres 
aggravantes  de  leurs  agents  ou  de  ceux  des  Répubhques  ligurienne  et  cisal- 
pine, qui  ne  furent  pas  étrangères  à  certaines  révoltes,  d'ailleurs  cruelle- 
ment réprimées.  Contrairement  à  leurs  instructions,  d'après  MM.  Guyot  et 
Muret  {Revue  d'histoire  moderne  et  contemporaine,  15  février  1904,  p.  320), 
notre  ambassadeur  à  Turin,  Ginguené,  et  le  général  Brune  en  arrivèrent  à 
réclamer  qu'une  garnison  française  occupât  la  citadelle  de  Turin,  et  le  roi 
avait  fini  par  céder;  à  la  suite  d'une  convention  signée  le  10  messidor  an  VI 
(28  juin  1798),  nos  troupes  avaient  pris  possession  de  cette  citadelle  le  15 
(3  juillet).  Sous  l'influence  croissante  de  l'élément  militaire,  c'était  de  la  part 
de  notre  ambassadeur  et  du  Directoire  qui  ratifia  sa  conduite  après  coup,  la 
continuation  de  la  politique   d'envahissement,  peu  faite  pour  rassurer  les 


490  HISTOIRE     SOCIALISTE 

paissaaces  et  pour  consolider  la  paix  :  les  ministres  de  Russie,  de  Portugal 
et  d'Angleterre  à  Turin  demandèrent  leurs  passeports;  et  si  le  roi  avait  cru 
désarmer  ainsi  ses  vainqueurs,  il  dut  s'apercevoir  bientôt  qu'il  s'était  trompé. 
Les  incidents  fâcheux  s'étaient  multipliés  de  telle  sorte  que,-lors  de  l'attaque 
du  roi  de  Naples,  on  put  craindre  de  voir  Charles-Emmanuel  IV  imiter  son 
exemple;  aussi  proûta-t-on  de  l'occasion  pour  se  défaire  de  lui. 

On  n'avait  pas  de  prétexte,  on  en  créa  un  :  on  imagina  de  lui  adresser  de 
nouvelles  demandes  de  nature,  dans  l'esprit  du  général  Joubert,  à  provo- 
quer un  refus  ou,  tout  au  moins,  une  hésitation  dont  il  ne  manquerait  pas 
de  profiler.  En  conséquence,  le  9  frimaire  (29  novembre),  on  lui  réclama 
d'approvisionner  les  places  pour  quatre  mois,  de  fournir  sur-le-champ  le  con- 
tingent de  9  000  hommes  prévu  par  le  traité  du  16  germinal  an  Y  (5  avril 
1797  (chap.  xvi,  §  2),  et  de  laisser  prendre  les  armes  de  l'arsenal  de  Turin;  cette 
dernière  demande  avait  élé  ajoutée  de  son  autorilé  privée  par  Joubert  (Revue 
d'histoire  rédigée  à  l'état-major  de  l'armée,  février  1902,  p.  324).  Le  roi  ac- 
céda aux  deux  premières  demandes,  sous  réserve  du  plus  bref  délai  possible, 
il  répondit  négalivemeni  à  la  troisième.  Aussitôt,  le  coup  prémédité  entrait 
dans  la  phase  d'exécution.  Joubert  qui,  depuis  le  11  brumaire  (1" novembre), 
commandait  l'armée  d'Italie,  à  la  tête  de  laquelle  il  avait  succédé  à  Brune  — 
on  le  verra  plus  loin  —  donnait,  le  13  frimaire  (3  décembre),  les  derniers 
ordres  et,  le  16  (6  décembre),  grâce  à  un  subterfuge,  les  soldats  français 
occupaient  Chivasso,  Alexandrie,  Goni,  Suse,  Novare.  Turin,  dont  on  tenailla 
citadelle,  se  trouvait  en  quelque  sorte  cerné;  toute  résistance  était  impos- 
sible :  le  18  frimaire  an  YII  (8  décembre  1798),  le  roi  signait  une  renoncia- 
tion à  ses  droits  sur  le  Piémont,  et  partait  dans  la  nuit  du  9  au  10  décembre 
Le  jour  même  du  départ,  Joubert,  démissionnaire,  confiait  le  commandement 
de  l'armée  à  Moreau  (19  frimaire-9  décembre). 

Après  être  resté  quelque  temps  dans  le  grand-duché  de  Toscane,  le  roi 
s'embarqua  à  Livourne,  le  14  février  1799,  pour  la  Sardaigne.  Un  gouverne- 
ment provisoire  fut  constitué  qui,  entrant  dans  les  vues  du  Directoire,  pro- 
nonça l'annexion  —  ratifiée  ensuite  par  un  vote  —  du  Piémont  à  la  France 
et  cessa  ses  fonctions  le  21  germinal  (10  avril).  Or,  dans  son  message  du 
23  frimaire  (13  décembre)  au  Corps  législatif,  aussi  long  que  celui  du  16 
(6  décembre)  était  bref,  le  Directoire,  tout  en  s'eflorçant  de  dresser  un  acte 
d'accusation  catégorique  aussi  bien  contre  le  roi  de  Sardaigne  que  contre  le 
roi  de  Naples,  affirmait  en  terminant  qu'  «  aucune  vue  ambitieuse  ne  se  mê- 
lera à  la  pureté  des  motife  qui  lui  ont  fait  reprendre  les  armes  ». 

Le  Piémont  n'avait  pas  été  le  seul  pays  d'Italie  en  butte  à  la  politique 
hypocrite  d'empiétements  et  d'exploitation. 

Dans  la  République  cisalpine  on  n'était  pas  plus  favorisé  Le  traité  du 
3  ventôse  an  VI -21  février  1798  (chap.  xyi,  §  2)  par  lequel,  suivant  l'expres- 
sion de  Talleyrand  Pallain,  Le  ministère  de  Talleyrand  sous  le  Directoire, 


HISTOIRE    SOCIALISTE  491 


p.  324,  note),  on  avait  «  bridé  les  Cisalpins  »,  n'avait  été  que  difficilement 
ratifié,  les  12  et  20  mars,  par  les  Conseils  de  la  jeune  Piépublique.  Aussi, 
Brune,  après  avoir, pris,  le  14  germinal  (3  avril),  le  commaDdement  de  l'ar- 
mée d'Italie  (clxap.  xvi,  §  2),  cherchait  à  briser  la  résistance  que  les  débats 
relatifs  à  ce  traité  avaient  révélée.  Le  24  germinal  (13  avril),  conformément 
aux  instruclioQs  du  Directoire  (Sciout,  Le  Directoire,  t.  III,  p.  252),  il  exigeait 
l'exclusion  de  deux  directeurs  et  de  neuf  députés.  A  ces  abus  d'autorité 
s'ajoutaient  d'autres  vexations.  Dans  une  lettre  du  8  germinal  an  VI  (28  mars 
1798)  au  Directoire,  Scherer,  ministre  de  la  guerre,  avouait  que,  à  la  date  du 
30  ventôse  (20  mars),  la  Cisalpine  payait  73  000  rations,  alors  que  l'armée 
complète  d'Italie  ne  comptait  que  30  000  hommes  [Idem,  t.  IV,  p.  3, 
note).  Ces  procédés,  ces  charges  et  peut-être  aussi  le  mécontentement  de  ne 
pouvoir,  par  suite  du  traité  de  Paris,  satisfaire  des  velléités  d'agrandisse- 
ment, occasionnèrent  des  plaintes  qui,  venant  en  même  temps  que  des  rap- 
ports de  quelques-uns  de  nos  agents,  par  exemple  Daunou  et  FaipouU  alors 
commissaires  près  de  la  république  romaine,  où  étaient  dénoncés  les  abus 
de  l'autorité  militaire,  et  que  certaines  incitations  de  politiciens  milanais 
cherchant  à  mettre  le  Directoire  français  au  service  de  leur  politique  parti- 
culière, poussèrent  celui-ci  à  vouloir  réfréner  l'autorité  militaire  et  fortifier 
le  pouvoir  exécutif  local.  Trouvé  nommé,  le  15  pluviôse  (3  février),  ambassa- 
deur à  Milan  oîi  il  n'arrivait  que  le  26  floréal  (15  mai),  eut  mission  d'opérer 
la  réforme  constitutionnelle  en  ce  sens,  mais,  afin  de  ne  pas  éveiller  les  sus- 
ceptibilités de  l'Autriche  déjà  trop  portée  à  suspecter  la  réalité  de  l'indépen- 
dance de  la  Cisalpine  à  l'égard  de  la  France,  en  sauvegardant  les  apparences, 
de  façon  à  ce  que  l'initiative  semblât  venir  des  Cisalpins;  il  était  accompa,- 
gné  de  Faipoult  chargé  d'établir  un  plan  de  finances. 

Les  choses  traînèrent  d'abord  en  longueur,  à  cause  de  la  résistance  du 
général  Brune  qui  eut  un  écho  à  la  tribune  des  Cinq-Cents.  A  la  séance  du 
3  fructidor  an  VI  (20  août  1798),  Lucien  Bonaparte  demanda  la  parole  pour 
une  motion  d'ordre  et  stigmatisa  le  coup  d'Etat  projeté  contre  la  Constitution 
cisalpine,  calquée  sur  la  Constitution  de  l'an  III  :  «  On  vous  écrit  qu'une 
atteinte  à  la  Constitution  cisalpine  ne  serait  qu'un  essai  sur  la  nôtre;  mais 
avant  qu'une  telle  atteinte  soit  portée  à  notre  pacte  social,  je  le  déclare  et 
j'en  jure,  il  faudra  se  résoudre  à  passer  sur  le  corps  de  plus  d'un  représen- 
tant du  peuple....  C'est  le  système  qui  a  fondé  la  tyrannie  de  César..,. 
Proclamons  donc  que  la  Constitution  de  l'an  III  est  la  volonté  inébranlable 
du  peuple,  que  la  revision  ne  peut  s'obtenir  que  par  les  moyens  constitution- 
nels, que  la  préparer  par  d'autres  moyens  est  un  attentat».  Quatorze  mois 
et  demi  plus  tard  (chap.  xxii),  il  prouvait  la  sincérité  de  son  amour  pour  la 
Constitution  en  contribuant  à  la  briser.  Le  Conseil  des  Cinq-Cents  passa  à 
l'ordre  du  jour  et,  le  13  fructidor  (30  aolit),  le  coup  d'Etat  fut  opéré  à  Milan  : 
les  troupes  françaises  gardèrent  les  suites  des  conseils;  ne  furent  admis  que 


492  HISTOIRE     SOCIALISTE 

les  députés  munis  d'une  lettre  de  convocation  spéciale  ;  Trouvé  prit  la  parole 
devant  eux  et,  sous  prétexte  d'améliorer  la  situation  financière,  conseill?, 
«  au  nom  de  la  République  française  et  par  ordre  de  son  gouvernement  » 
{Moniteur  du  25  fructidor- 11  septembre)  de  supprimer  la  moitié  du  Corps 
législatif,  soit  au  grand  conseil  80  membres,  aux  Anciens  40,  de  subordon- 
ner rexercice  des  droits  de  citoyen  au  payement  de  l'impôt  et  de  laisser, 
toujours  pour  la  première  fois,  au  gouvernement  français  la  nomination  des 
directeurs,  dont  trois  sur  cinq  furent  conservés.  Les  députés  présents  approu- 
vèrent tout,  mais  avec  la  remarque  expresse  qu'ils  agissaient  par  ordre,  tan- 
dis que  Trouvé  aurait  dû  dissimuler  la  nature  de  son  intervention.  Cette 
maladresse  et  le  désaccord  croissant  entre  Brune  et  Trouvé  amenèrent  le 
Directoire  à  remplacer  ce  dernier  par  Fouché  (4  vendémiaire  an  YII-25  sep- 
tembre 1798),  Du  coup.  Brune  crut  pouvoir  démolir  l'œuvre  de  son  adver- 
saire et,  dès  que  Trouvé  eut  quitté  ses  fonctions,  dans  la  nuit  du  27  au 
28  vendémiaire  an  VII  (18  au  19  octobre  1798),  il  changea  certains  directeur^, 
certains  députés  et  certains  fonctionnaires  et  convoqua  les  assemblées  pri- 
maires pour  se  prononcer  sur  le  retour  à  la  Constitution  de  1797  légèrement 
amendée.  Bientôt  (3  brumaire-24  octobre)  une  proclamation  du  Corps  légis- 
latif cisalpin  annonça  que  les  transformations  de  Brune  étaient  adoptées  ;  le 
30  vendémiaire  (21  octobre),  Fouché,  qui  était  là  depuis  huit  jours  et  qui 
n'avait  pas  encore  bougé,  présentait  ses  lettres  de  créance  au  nouveau  direc 
toire.  Or,  à  la  date  du  coup  d'Etat  de  Brune,  il  y  avait  quatre  jours  (arrêté 
du  Directoire  du  23  vendémiaire -14  octobre)  que  ce  général  était  remplacé  à 
la  tête  de  l'armée  d'Italie  par  Joubert,  qui  avait  Jourdan  pour  successeur  à  la 
tète  de  l'armée  de  Mayence.  Brune  allait  succéder  en  Hollande  à  Hatry  qui, 
à  son  tour,  devait  bientôt  prendre  le  commandement  de  la  division  de  ré- 
serve à  l'armée  d'Italie. 

Un  arrêté  du  Directoire  de  Paris,  du  4  brumaire  an  VII  (25  octobre  1798), 
connu  à  Milan  le  16  (6  novembre),  annula  les  décisions  de  Brune.  Par  un 
nouvel  arrêté  du  17  (7  novembre),  il  était  ordonné  à  Fouché  de  cesser  toutes 
relations  avec  le  directoire  cisalpin  jusqu'à  ce  que  les  autorités  eussent  été 
reconstituées  comme  elles  étaient  avant  le  28  vendémiaire  (19  octobre)  et  de 
convoquer  les  assemblées  primaires  pour  voter  sur  la  constitution  présentée 
par  Trouvé.  Mais  Fouché  qui  avait  laissé  faire  Brune  et,  d'accord  avec  Jou- 
bert arrivé  à  Milan  le  12  brumaire  (2  novembre),  avait  promis  au  directoire 
cisalpin  installé  par  Brune  de  le  maintenir,  mit  si  peu  d'empressement  à 
exécuter  ces  arrêtés  que  le  Directoire,  le  4  frimaire  (24  novembre),  lui  substi- 
tua Rivaud.  Celui-ci,  qui  était  à  Milan  le  16  frimaire  (6  décembre),  dut 
mettre  Fouché  sous  le  coup  d'une  menace  d'arrestation  pour  lui  faire 
quitter  l'Italie.  Le  nouvel  ambassadeur  ayant  réclamé  à  Joubert  le  concours 
de  la  force  armée  pour  l'exécution  des  arrêtés  du  Directoire,  le  général  se 
soumit;  mais,  aussitôt  que  son  œuvre  fut  terminée  en  Piémont,  il  envoya 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


493 


(19  frimaire  -9  décembre)  sa  démission  ;  connue  à  Paris  le  24  (14  décembre), 
elle  devait  être  refusée.  Le  18  frimaire  (8  décembre),  le  troisième  cou^ 
d'Etat  était  accompli  par  Rivaud  pour  annuler  celui  de  Brune  dont,  cepen- 
dant, il  ratifia  quelques  nominations. 


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(D'après  BonneTille,  Bibliothèque  aationale). 

En  Toscane,  la  conduite  tenue  à  l'égard  du  grand-duc  Ferdinand  III, 
soit  à  propos  du  séjour  du  pape  dans  ses  Etats,  soit  au  sujet  de  réclamations 
financières,  n'était  pas  de  nature  à  augmenter  sa  sympathie  fort  restreinte 
pour  la  République,  Pendant  que  l'armée  de  Naples  envahissait  la  Répu- 
blique romaine,  l'escadre  anglaise  avait  conduit  et  débarqué  sur  le  territoire 
du  grand-duc,  à  Livourne,  avec  menace  de  bombarder  la  ville  dans  le  cas  de 

LIV.   455,  —   BISTOIBE   SOCIALISTE.  —   THERUIDOR  ET  DIREOTOIHK.  LIV.  455. 


494  HISTOIRE     SOCIALISTE 

résistance,  3000  soldats  napolitains  (28  novembre  1798).  Nouveau- débarque- 
ment le  i"  décembre,  et  le  gouvernement  toscan  s'était  borné,  en  la  circoa- 
stance,  à  adresser  une  circulaire  à  tous  les  ministres  étrangers  à  Florence 
pour  dégage  sa  responsabilité  et  promettre  qu'il  n'y  aurait  aucun  acte  d'hos- 
tilité, sauf  s'il  était  nécessaire  de  se  défendre.  En  apprenant,  le  19  frimaire 
;in  VII  (9  décembre  1798),  roccupation  de  Livourne  par  les  Napolitains,  le 
Directoire  écrivit  d'abord  à  Joubert  d'agir,  à  l'égard  de  la  Toscane  et  aussi 
de  la  République  de  Lucques,  comme  il  le  jugerait  utile  {Revue  d'histoire 
rédigée  à  Vétat-major  de  Farmée,  juin  1903,  p.  1261),  et  celui-ci  chargea 
Sérurier  d'entrer  en  Toscane;  mais,  dans  la  nuit  du  10  au  11  nivôse  (30  au 
31  décembre),  il  recevait  une  lettre  du  4  (24  décembre)  par  laquelle  le  Direc- 
toire lui  prescrivait  de  suspendre  seulement  l'expédition  contre  la  Toscane 
{Idem,  p.  1265-1266).  A  ce  même  moment,  il  se  plaignait,  en  effet,  —  nous 
le  verrons  tout  à  l'heure  —  de  la  marche  d'une  armée  russe  sur  le  territoire 
de  l'Empire,  et,  ne  se  sentant  pas  suffisamment  préparé  à  une  reprise  géné- 
rale des  hostilités,  il  craignait  de  donner  barre  sur  lui  en  se  prêtant,  à  son 
tour,  à  une  violation  de  territoire.  En  conséquence,  les  troupes  de  Sérurier 
rétrogradèrent.  Seule,  la  marche  sur  Lucques,  qui  avait  été  ordonnée  en  même 
temps  que  l'entrée  en  Toscane,  continua.  Sérurier  était  sans  peine  maître  de 
Lucques  le  15  nivôse  an  VII  (4  janvier  1799).  Le  6  pluviôse  (25  janvier),  une 
nouvelle   constitution,  calquée  sur  la  Constitution  de  l'an  III,  était  procla- 
mée et  les  nouvelles  autorités  allaient  entrer  en  fonction  le  27  (15  février). 
Sur  ces  entrefaites,  par  une  lettre  du  21  nivôse  (10  janvier),  le  Direc- 
toire rendait  à  Joubert  toute  liberté  en  Toscane;  mais,  effrayé  par  la  pre- 
mière entrée  en  campagne  des  Français,  le  grand-duc  avait  supplié  le  com- 
mandant des  troupes  napolitaines  d'évacuer  Livourne  et  leur  embarquement 
avait  eu  lieu  les  4  et  9  janvier.  Toute  excuse  pour  son  expédition  lui  étant 
ainsi  enlevée  à  l'heure  oti  il  lui  était  permis  de  l'entreprendre,  Joubert  ré- 
clama au  grand-duc  2  millions  afin  d'indemniser  la  France  des  préparatifs 
qu'elle  avait  dû  faire  ;  le  22  nivôse  (11  janvier),  le  gouvernement  toscan  con- 
sentait à  payer  un  million.  Cela  ne  devait  pas  le  sauver  :  après  de  nouvelles 
réclamations,  sous  prétexte  cette  fois  d'indemniser  les  Français  victimes  de 
l'occupation  de  Livourne,  on  allait  l'obliger  à  quitter  ses  Etats.  Le  l"  nivôse 
(21  décembre),  Joubert  avait  connu  le  refus  de  sa  démission  par  le  Direbtoire 
et  avait  consenti  à  la  retirer.  Mais  il  tenait  à  garder  son  chef  d'état-major 
Suchet  qui,  ancien  chef  d'état-major  de  Brune,  avait  été,  par  nos  agents  ci- 
vils, rendu  responsable  des  abus  militaires.  En  apprenant  qu'un  arrêté  du 
7  nivôse  (27  décembre)  destituait  Suchet,  Joubert,  le  16  nivôse  (5  janvier),  re- 
donnait sa  démission  que  le  Directoire  acceptait  le  4  pluviôse  (23  janvier)  j 
ayant  reçu  avis  de  celte  acceptation  le' 12  (31  janvier),  Joubert  p-<rlait  le  len- 
demain en  laissant  le  commandement  provisoire  au  général  Delmas,  le   plus 
ancien  en  jrrade. 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


L'échec  des  conférences  deSellz,  suspendues  le  18  messidor  an  "VI-6  juil- 
let 170S  (chap.  xvn,  §  2),  ne  devait  pas,  tout  en  indisposant  définitivement 
l'Autriche  désireuse  de  s'étendre  en  Italie,  empêcher  la  continuation  du 
Congrès  de  Rastatt.  Nous  avons  vu  (chap.  xvi,  §  2)  que,  le  15  germinal  (4 
avril),  avait  été  admis  le  principe  de  la  sécularisation  des  principautés  ecclé- 
siastiques. Mais  l'Autriche,  devant  les  résistances  du  Directoire  à  ses  ambi- 
tions en  Italie,  commençait  dès  cette  époque  à  se  désintéresser  des  travaux 
du  Congrès  et  poursuivait  avec  la  Prusse  et  la  Russie  ses  négociations  parti- 
culières. Son  principal  délégué,  Cobenzl,  avait  été  rappelé,  le  12  avril,  à 
Vienne  où  Thugut,  tout  en  conservant  la  haute  direction  des  affaires,  lui  cé- 
dait le  ministère  des  affaires  étrangères.  A  la  suite  de  l'incident  de  Berna- 
dotte,  il  était  reparti,  le  8  mai,  pour  Rastatt  et  de  là  pour  Seltz.  Ce  même  in- 
cident fut  cause  —  l'émotion  qu'il  souleva  n'ayant  pas  besoin  d'être  accrue 
par  des  demandes  excessives  —  que  les  plénipotentiaires  français  Treilhard 
et  Bonnier  ne  communiquèrent  que  le  14  floréal  (3  mai)  au  Congrès  une  note 
de  Talleyrand  du  23  germinal  (12  avril),  parvenue  le  28  (17  avril),  et  récla- 
mant certains  points  sur  la  rive  droite,  toutes  les  îles  du  Rhin,  la  démolition 
de  la  forteresse  d'Ehrenbreitstein  et  le  transfert  aux  Etals  de  la  rive  droite 
des  dettes  des  pays  cédés  sur  la  rive  gauche.  Ces  prétentions,  et  en  particu- 
lier celle  de  s'installer  sur  la  rive  droite,  dénotaient  la  plus  coupable,  la  plus 
folle  et  aussi  la  plus  dangereuse  avidité;  le  général  Le  Michaud  d'Arçon  cité 
par  la  Revue  d'histoire  rédigée  à  tétat-major  de  l'armée  (aotit  1903,  p.  340) 
a  constaté  qu'elle  «  n'est  pas  seulement  contraire  au  but  d'une  politique  pré- 
voyante, mais,  à  ne  la  considérer  que  sous  les  rapports  d'utilité  militaire, 
on  jugera  qu'une  attitude  toujours  menaçante  et  qui,  par  conséquent,  tien- 
dra l'ennemi  dans  une  attente  continuelle,  nous  priverait  des  avantages  in- 
calculables de  nos  soudaines  irruptions  ».  Le  25  floréal  (14  mai)  une  note 
allemande  opposait  un  refus  en  termes  modérés.  Quelques  jours  après  (fln 
du  chap.  xvn),  Treilhard  était  élu  directeur;  il  quitta,  le  30  floréal  (19  mai), 
Rastatt  où,  nommé  la  veille  à  sa  place,  Jean  De  Bry  arrivait  le  24  prairial 
(12  juin).  Le  8  (27  mai),  le  Directoire  avait  adjoint  Roberjot  à  De  Bry  et  à 
Bonnier.  Pendant  plus  de  six  mois,  le  Congrès  devait  discuter  sur  les  préten- 
tions précédentes  que  le  Directoire  atténua  cependant  un  peu.  Enfin,  le  19 
frimaire  an  YII  (9  décembre  1798)  après  un  ultimatum  remis  le  16  (6  dé- 
cembre) par  les  plénipotentiaires  français  ayant,  encore  seuls,  connaissance 
de  l'agression  napolitaine  [Idem,  février  1902,  p.  358)  et  menaçant  de  rom- 
pre les  négociations  si,  dans  les  six  jours,  une  réponse  catégorique  n'était 
pas  donnée,  le  Congrès  de  nouveau  cédait. 

3Le  succès  du  Directoire  était  plus  apparent  que  sérieux  et  durable.  En 
effet,  les  négociations  particulières  engagées  entre  les  gouvernements  fran- 
çais et  autrichien  par  la  voie  d'intermédiaires  c'.wers  (ambassadeurs  espa- 
gnol, toscan  et  cisalpin)  devaient  échouer.  Pour  l'Autriche,  déjà  en  pourpar- 


496  HISTOIRE     SOCIALISTE 

1ers  en  vue  d'une  nouvelle  coalition,  l'unique  but  de  ces  négociations  — 
étant  donné  qu'elle  savait  désormais  ne  pouvoir  tirer  du  Directoire  l'a- 
grandissement en  Italie  qu'elle  tenait  avant  tout  à  acquérir  —  était,  par  la  dis- 
simulation de  ses  véritables  projets,  de  gagner  du  temps  pour  obtenir,  dans 
la  coalition  qu'elle  préparait,  les  meilleures  conditions  possibles;  et,  pendant 
que  ces  négociations  traînaient,  le  cabinet  de  Vienne  s'entendait  avec  le  tsar 
contre  la  France.  Paul  l",  dont  les  envahissements  du  Directoire  à  Rome,  en- 
Suisse  et  enfin  h  Malte  avaient  encore  renforcé  les  mauvaises  dispositions 
(chap.  XVI,  §  2),  se  décidait,  le  24  juillet,  à  fournir  aux  Autrichiens  une  armée 
auxiliaire;  il  ordonnait  bientôt  de  grands  préparatifs,  et  ce  fut  peu  après 
que  la  flotte  de  l'amiral  Ouchakov  s'apprêta  à  aller  agir  de  concert  avec  la 
flotte  turque.  Dès  l'instant  qu'il  voulait  la  guerre,  le  tsar  la  voulait  tout  de 
suite;  l'Autriche,  ne  pensant  qu'à  ses  intérêts  propres  et  à  arracher  des  sub- 
sides à  l'Angleterre,  montrait  moins  d'impatience  et  ne  se  jugeait  pas  encore 
suffisamment  soutenue.  Un  corps  russe  était  cependant  en  marche  et  péné- 
trait dans  la  Galicie  en  octobre,  tandis  que  la  flotte  russo-turque  opérait 
contre  les  îles  Ioniennes.  D'autre  part,  les  Grisons  refusant  leur  réunion  à  la 
République  helvétique  et  ayant  appelé  l'Autriche  à  leur  secours,  une  demi- 
brigade  autrichienne  était  entrée,  dans  la  nuit  du  18  au  19  octobre,  sur  leur 
territoire;  un  peu  plus  tôt,  le  9  octobre,  le  gênerai  autrichien,  Mack,  avait 
pris  le  commandement  de  l'armée  napolitaine. 

Le  Directoire  n'avait  pas  attendu  que  tous  ces  événements  fussent 
accomplis  pour  comprendre  que  la  France  était  menacée  de  nouveaux  périls. 
A  la  fin  de  Tan  YI,  il  était  évident  que  la  guerre  pouvait  recommencer  d'un 
moment  à  l'autre.  En  fructidor  (septembre  1798)  était  constitué,  auprès  du 
Directoire,  un  «  Bureau  militaire  »  chargé  de  préparer  les  plans  de  cam- 
pagne, et  pour  les  détails  duquel  je  renvoie  aux  Études  sur  la  campagne  de 
i799,  en  cours  de  publication  dans  la  Revue  d' histoire  rédigée  à  V état-major 
de  /'armée  •(  décembre  1903,  p.  484).  Ce  «  Bureau  »  devait  être  supprimé 
moins  d'un  an  après  {Moniteur  du  2  messidor  an  VII -20  juin  1799).  Précé- 
demment, une  loi  du  3  fructidor  an  VI  (20  août  1798)  avait  décidé,  pour 
l'an  VII,  le  maintien  de  l'armée  sur  le  pied  de  guerre.  Mais  nous  n'avions 
plus,  pour  défendre  nos  frontières,  que  des  squelettes  d'armées.  Sur  !e 
rapport  de  Jourdan,  le  Conseil  des  Cinq-Cents  organisa  la  «  conscription  » 
que  consacra  une  loi  du  19  fructidor  an  VI-5  septembre  1798  (chap.  xi,  §  2). 
Une  loi  du  3  vendémiaire  an  VII  (24  septembre  1798)  mil  aussitôt  en  activité 
de  service  200000  conscrits,  et  une  autre  —  l'argent  manquant  encore  plus 
que  les  hommes  —  du  26  vendémiaire  (17  octobre)  décida  que  les  fonds 
nécessaires  pour  leur  équipement  et  le  service  de  la  marine  seraient  obtenus 
par  la  vente  aux  enchères  de  125  millions  de  biens  nationaux.  Cette  levée 
d'hommes  fut  cause  de  troubles  dans-  certains  endroits  et,  par  suite  «  de 
nombreuses  et  révoltantes  exemptions  »  des   jurys  municipaux,    disait  le 


HISTOIRE     SOCIALISTE  497 

ministre  de  la  guerre  Scherer,  en  frimaire-décembre  (Sciout,  Le  Directoire, 
t.  IV,  p.  36),  par  suite  aussi  de  nombreuses  désertions  (circulaires  de  Scherer 
des  13,  15  et  19  nivôse  an  VII -2,  4  et  8  janvier  1799,  dans  le  Moniteur  des 
26  et  28  nivôse-15  et  17  janvier),  elle  ne  fournit  pas  le  nombre  décrété. 

Pour  essayer  de  contrebalancer  le  revirement  du  tsar, Sieyès avait  été.Ie 
19  floréal  an  VI  (8  mai  1798),  en  remplacement  de'Caillard,  nommé  ambassadeur 
à  Berlin,  où  il  était  arrivé  le  11  messidor  (29  juin),  avec  l'intention  et  la  préten- 
tion d'amener  Frédéric-Guillaume  III  à,  une  alliance  offensive  et  défensive 
(voir  Guyol  et  Muret,  Revue  d'histoire  moderne  et  contemporaine,  janvier 
1904,  p.  253-254).  Mais  le  choix  de  Sieyès,  qui  n'avait  pas  été  agréable  au  roi, 
n'était  pas  fait  pour  faciliter  la  tâche.  Sieyès  était  un  de  ces  hommes  politi- 
ques ayant  avnnt  tout  la  prétention  d'être  pratiques,  mais  n'estimant  d'avance 
pratique  que  ce  qui  concorde  avec  leurs  opinions,  leurs  intérêts  ou  leurs 
appétits,  se  laissant  alors  égarer  avec  une  facilité  déconcertante  par  de  vieilles 
apparences,  par  l'absolu  d'idées  fixes,  par  la  rage  de  convoitises  personnelles, 
sur  le  véritable  sens  de  la  réalité.  C'est  peu  de  temps  après  son  arrivée  à 
Berlin,  qu'il  devait  émettre  l'idée  de  réduire  l'Angleterre  au  moyen  du  blocus 
continental  (voir  de  Barante  {Histoire  du  Directoire  de  la  République  fran- 
çaise, t.  III,  p.  244  et  Sieyès  d'AIbéric  Neton,  p.  340).  Il  fallut  vite  renoncer 
à  l'espoir  caressé  et  s'estimer  heureux  de  la  neutralité  du  roi  de  Prusse  qui  se 
méfiait  delà  France  et  de  l'Autriche,  s'enlendant  au  moins  pour  lui  cacher  les 
articles  secrets  du  traité  de  Campo-Formio,  et  que  l'Autriche  et  la  Russie 
s'efforçaient  aussi  d'entraîner  de  leur  côté.  Dans  la  crainte,  inspirée  par  la 
marche  des  Russes,  d'une  guerre  immédiate,  le  Directoire,  qui  était  alors 
loin  d'être  prêt,  avait,  le  11  brumaire  an  VII  (1"  novembre  179S),  écrit  direc- 
tement à  Vienne,  à  l'empereur,  ofl'rant  l'évacuation  et  la  neutralisation  des 
Républiques  romaine  et  helvétique  s'il  consentait  à  renvoyer  aussitôt  les 
troupes  russes,  et  se  déclarant  disposé  à  entrer  tout  de  suite  en  négociation 
avec  l'Angleterre  et  la  Porte  en  vue  de  la  pacification  générale.  La  lettre 
parvint  le  10  novembre  à  Vienne  et  fut  communiquée  le  lendemain  à  Tam- 
bassadeur  de  la  Grande-Bretagne.  Thugut  et  lui  étaient  partisans  de  la 
guerre;  mais,  toujours  pour  gagner  du  temps,  on  répondit,  le  12,  que  la  ré- 
ponse définitive  serait  donnée  lorsque  le  cabinet  de  Londres,  avisé,  aurait 
fait  connaître  sa  décision  {Mé7noires  tirés  des  papiers  d'un  homme  d'État 
[HardenbergJ,  t.  VI,  p.  384  à  386)  qui,  en  l'état  des  choses,  n'était  pas  dou- 
teuse. 

Les  Russes,  en  effet,  avançaient  pendant  qu'au  Congrès  de  Raslatt  on 
continuait  à  amonceler  les  paperasses  diplomatiques  et  que  les  choses  y  pre- 
naient en  apparence  une  tournure  satisfaisante;  le  16  décembre,  ils  étaient 
à  Brtinn.  Aussi,  au  moment  où  les  petits  princes  de  l'Empire  attendaient 
avec  une  avide  impatience  le  règlement  de  la  question  des  indemnités,  le 
13  nivôse  an  VII  (2  janvier  1799),  les  plénipotentiaires  français,  conformément 


498  HISTOIRE     SOCIALISTE 

à  une  note  de  Talleyrand  du  4  nivôse  an  VII  (24  décembre  1798),  signifiaient 
à  leurs  collègues  que,  si  la  diète  de  Ratisbonne  ne  s'opposait  pas  à  la  marche 
des  Russes  à  travers  l'Empire,  le  Directoire  regarderait  cette  abstention 
comme  une  violation  de  neutralité  équivalant  à  une  déclaration  de  guerre. 
N'ayant  pas  reçu  de  réponse  nette  de  l'Autriche,  ils  refusèrent  toute  note 
sur  un  point  quelconque  des  négociations  tant  qu'il  n'aurait  pas  été  répondu 
à  l'ultimatum  du  2  janvier.  Ils  ajoutèrent,  le  12  pluviôse  (31  janvier),  que  si, 
dans  un  délai  de  quinze  jours,  Terapereur  n'avait  pas  éloigné  les  troupes 
russes  de  l'Autriche  et  des  autres  États  de  l'Empire,  il  y  aurait  reprise  des 
hostilités.  C'était  en  fait  la  fin  du  Congrès  que  l'empereur  cherchait  depuis 
longtemps  à  acculer  à  l'impuissance,  sans  vouloir  prendre  l'initiative  de  le 
dissoudre  officiellement.  Le  27  pluviôse  (15  février),  n'ayant  rien  reçu  de 
l'Autriche,  le  Directoire  envoyait  à  ses  armées  l'ordre  d'opérer  un  mouve- 
ment; il  y  eut  un  retard  de  quelques  jours  dû  à  l'insuffisance  des  préparatifs 
et  à  la  rigueur  de  la  saison.  Cependant,  sur  un  nouvel  ordre  du  Directoire 
du  2  ventôse  (20  février),  les  opérations  commencèrent  avant  que  le  Corps 
législatif  eût  été  appelé  à  se  prononcer;  ce  ne  fut  que  le  22  ventôse  an  VII 
(12  mars  1799)  qu'il  vota,  sans  opposition,  la  déclaration  de  guerre  à  l'Autriche 
et  à  la  Toscane,  des  manœuvres  hostiles  de  laquelle  il  venait  seulement, 
disait-il,  «  d'acquérir  la  preuve  ».  Le  Directoire  semble  avoir  cru  jusqu'au 
bout  qu'au  dernier  moment  l'Autriche  finirait  par  céder.  Le  4  pluviôse 
(23  janvier)  avait  été  signée  la  capitulation  du  fort  d'Ehrenbreitstein,  sur  la 
rive  droite  du  Rhin,  oîi  tenaient  seules  les  troupes  de  l'archevêque  de  Trêves, 
prince-électeur  de  l'Empire,  depuis  le  départ  des  troupes  autrichiennes,  le 
15  décembre  1797.  Commencé  presque  aussitôt  après  (nivôse  an  VI)  par  les 
troupes  françaises,  le  blocus  avait  continué  avec  des  alternatives  de  rigueur 
et  de  relâchement.  Deux  bataillons  français  l'occupaient  le  8  pluviôse  an  VII 
(27  janvier  1799). 

Divers  traités  avaient  consacré  la  deuxième  coalition  des  puissances  eu- 
ropéennes contre  la  France:  traité  de  Saint-Pétersbourg  du  29  novembre  1798, 
entre  le  tsar  et  le  roi  de  Naples,  qui  en  concluait  un  autre  à  Naples,  le  1"  dé- 
cembre, avec  l'Angleterre,  et  un  troisième,  le  21  janvier  1799,  à  Constanti- 
nople,  avec  le  sultan  ;  traité  de  Saint-Pétersbourg  du  29  décembre  1798  et 
convention  complémentaire  du  14  janvier  1799  entre  l'Angleterre  et  le  tsar, 
auquel  le  gouvernement  anglais  payait  son  concours  de  45000  hommes 
opérant  en  Allemagne,  par  d'importants  subsides  :  225000  livres  sterling 
(5625000  fr.)  tout  de  suite  et  75000  livres  (1875000  fr.)  par  mois;  traités 
approuvés  par  le  sultan  à  Constantinople,  le  23  décembre  avec  la  Russie, 
et  le  5  janvier  avec  l'Angleterre. 

Cette  dernière  puissance  rêvait  de  coaliser  contre  la  France  la  Russie, 
l'Autriche  et  la  Prusse.  Malgré  le  refroidissement  de  celle-ci  pour  la  France, 
malgré  les  nombreuses  tentatives  faites  auprès  d'elle  par  la  Russie  et  l'Angle- 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


terre  et,  en  dernier  lieu,  par  Panin,  en  janvier  1799,  et  par  Tliomas  GrenvLLle, 
fin  février,  tout  ce  qu'elle  consentit  finalement  à  accepter,  ce  fut  une  alliance 
défensive  pour  toucher  les  subsides  offerts  par  l'Angleterre.  Mais  le  cabinet 
anglais  ne  voulant  payer  qu'une  alliance  offensive,  l'entenle  ne  put  aboutir; 
en  avril,  à  la  suite  d'une  nouvelle  démarche  du  tsar  restée  infructueuse,  les 
négociations  étaient  définitivement  rompues.  La  Prusse  gardait  la  neutralité 
par  crainte  de  l'infériorité  qui  pouvait  '  résulter  pour  elle  du  triomphe  de 
l'Autriche  surtout  et  aussi  de  la  Russie. 

Paul  I"  avait  été  irrité  des  lenteurs  de  l'Autriche  traînant  les  choses  en 
longueur  pour  se  faire  payer  plus  cher  sa  participation  à  une  guerre  qu'elle 
désirait;  il  lui  en  avait  voulu,  en  outre,  de  n'avoir  pas  secouru  le  roi  de 
Naples  et  en  était  arrivé  à  la  soupçonner  de  chercher  sérieusement  à  s'en- 
tendre avec  la  France.  Pour  l'apaiser,  le  gouvernement  autrichien  se  montra, 
à  la  fin  de  décembre,  très  aimable  pour  les  troupes  russes,  des  gratifications 
furent  distribuées,  l'empereur  les  passa  en  revue  et  écrivit,  le  6  janvier  1799, 
une  lettre  de  félicitations  au  tsar,  à  qui,  un  peu  plus  tard,  le  31  janvier, 
il  faisait  demander,  par  flatterie,  d'autoriser  Souvorov  à  prendre  le  comman- 
dement supérieur  de  l'armée  autrichienne  sur  i'Adige;  le  tsar  rassuré  avait 
consenti,  et  Souvorov  était  parti  pour  Vienne  le  l^'  mars. 

Avant  de  nous  occuper  des  détails  de  la  campagne,  voyons  comment  les 
choses  se  terminèrent  à  Rastatt.  Malgré  la  déclaration  de  guerre,  les  envoyés 
français,  allemands  et  auiri chiens  étaient  restés  dans  cette  ville.  La  peur  des 
armées  autrichiennes  et  russes  pouvait  seule  contrebalancer  chez  les  petits 
jrinces  allemands  leur  ardeur  à  saisir  la  riche  proie  que  devaient  leur  assu- 
rer la  sécularisation  et  le  partage  des  principautés  ecclésiastiques;  mais,  le 
7  avril,  l'envoyé  autrichien  Metternich annonçait  son  départ  qui  avait  lieu  le 
13;  or,  d'après  les  règles  en  vigueur,  il  était  l'intermédiaire  obligé  entre  les 
envoyés  du  Directoire  et  la  députation  de  l'Empire.  Son  départ  équivalait 
véritablement,  dès  lors,  à  la  dissolution  du  Congrès,  ainsi  que  le  constatèrent 
dans  une  dernière  séance,  le  23  avril,  les  quelques  délégués  encore  présents. 
Tout  en  protestant  le  surlendemain  contre  cette  solution,  les  plénipotentiaires 
français  déclarèrent  qu'ils  partiraient  le  9  floréal  28  avril).  A  celte  époque, 
un  corps  d'armée  autrichien,  sous  les  ordres  du  feld-maréchal-lieutenant  von 
Kospoth,  couvrait,  du  côté  de  la  Forêt-Noire,  l'armée  de  l'archiduc  Charles 
cantonnée  dans  les  environs  de  Stockach  ;  l'avant-garde  de  ce  corps,  confiée  au 
général-major  von  Merveldt,  avait  son  aile  droite  autour  de  Rastatt;  celle-ci, 
commandée  par  le  général  von  Gôrger,  comprenait,  en  particulier,  des  hussards 
autrichiens,  colonel  von  Barbaczy,  et  des  hussards  émigrés  français,  patrio- 
tiquement  à  la  solde  de  l'Autriche,  colonel  von  Egger.  Ce  même  jour,  28  avril, 
le  colonel  Barbaczy  ordonnait  au  capitaine  Burkhard  d'occuper  Rastatt  avec 
un  détachement  et  de  signifier  aux  trois  envoyés  du  Directoire  qu'en  état  de 
guerre  leur  présence  ne  pouvait  être  tolérée  plus  longtemps  dans  un  pays  où 


500  HISTOIRE     SOCIALISTE 


se  trouvait  l'armée  autrichienne;  ils  devaient  quitter  la  ville  dans  les  vingt- 
quatre  heures.  Après  divers  incidents  qui  n'indiquaient  pas  de  bonnes  inten- 
tions de  la  part  des  Autrichiens,  les  plénipotentiaires  purent  sortir  de  Ras- 
tatt,  le  28  avril  1799  (9  floréal  an  Vil),  à  dix  heures  du  soir.  Leurs  voilures 
avaient  à  peine  dépassé  les  portes  de  la  ville  qu'elles  étaient  arrêtées  par  des 
hussards  qui,  n'en  voulant  qu'aux  ministres  français,  frappèrent  successive- 
ment Jean  De  Brj-,  Bonnier  et  Roberjot  à  coups  de  sabre,  sous  les  yeux  de 
leurs  femmes  et  de  leurs  enfants.  Seul,  DeBrynefut  pas  atteint  mortellement. 

Parmi  les  réactionnaires  de  l'époque,  il  se  trouva  des  gens  pour  accuser 
le  Directoire  et  Jean  De  Bry  de  ces  assassinats  ;  sans  les  approuver  ouverte- 
ment, le  clérical  M.  Sciout  {Le  Directoire,  t.  IV,  p.  185),  répèle  avec  complai- 
sance ces  odieuses  accusations  et  ce  qui  lui  paraît  de  nature  à  les  étayer;  un 
peu  plus  loin  (p.  190),  il  s'évertue  à  démontrer  en  faveur  des  Autrichiens 
qu'  «  aucun  homme  de  quelque  importance  n'a  commandé  ce  crime,  ni  même 
donné  des  ordres  mal  interprétés  ».  Or  d'une  lettre  confidentielle  adressée, 
le  18  mai  1799,  par  l'archiduc  Charles  à  son  frère  l'empereur  {Rastatt  — 
L'assassinat  des  mi7iistres  français,  par  le  capitaine  Oscar  Criste,  p.  180-181 
de  la  traduction  Irançaise),  il  résulte  que  des  instructions  avaient  été  don- 
nées au  commandant  de  l'avant-garde,  Merveldt,  par  le  lieutenant-colonel 
Mayer  von  Heldenfeld,  chef  d'élat-major  de  Kospoth,  à  la  suite  d'une  lettre 
que  lui  avait  écrite  le  général-major  von  Schmidt,  chef  d'état-niajor  général 
de  l'archiduc;  Schmidt  n'exprimait  que  «  ses  sentiments  personnels  »,  aux- 
quels Mayer  aurait  eu  le  tort  de  donner  «  une  signiflcalion  particulière  et,  de 
cette  manière,  l'affaire  s'est  envenimée.  Chacun  des  subalternes  y  ajoutant 
un  peu  du  sien,  il  en  est  résulté  fatalement  ce  malheureux  événement.  Le 
général  Schmidt  reconnaît  avoir  commis  une  grosse  faute...  Je  consi  ière  la 
faute  du  général  Schmidt  comme  une  étourderie,  comme  la  manifestation 
inopportune  de  sa  haine  violente  pour  les  Français  ».  Et  ce  prince  qui  avait 
annoncé,  le  2  mai,  à  Masséna  que  les  coupables,  s'ils  étaient  sous  ses  ordres, 
seraient  punis,  ne  se  préoccupait,  dans  sa  lettre  du  18,  que  d'assurer  l'impu- 
nité au  principal  coupable  dont  il  sollicitait  «  instamment  »  le  pardon  comme 
«  une  faveur»  personnelle.  A  cette  lettre,  écrite  par  l'archiduc  dix  jours  après 
que  la  commission  d'enquête  réunie  pour  se  prononcer  sur  la  culpabilité  d'une 
trentaine  de  hussards  autrichiens  avait  commencé  ses  travaux,  il  faut  joindre 
une  nouvelle  lettre  du  2  septembre  adressée  par  l'archiduc  à  l'empereur  au 
moment  oii,  d'après  le  capitaine  autrichien  Criste  [Idem,  p.  397),  l'enquête 
allait  être  close  sans  résultat.  Il  n'y  avait,  à  son  avis,  que  deux  façons  d'en 
Dnir  avec  cette  affaire  ;  ou  dire  la  vérité  ou  la  cacher  [Idem,  p.  382-384). 

«  Si  l'on  adopte  le  premier  moyen,  il  convient  de  considérer  que  l'on  sera 
obligé  de  lui  donner  la  sanction  qu'il  comporte.  On  ne  saurait,  en  effet,  punir 
les  hussards  qui  n'ont  fait  qu'exécuter  des  ordres  reçus.  Il  faudrait  donc  re- 
monter jusqu'à  ceux  qui  les  ont  dunnés  et  atteindre  la  personne  ou,  pour 


HISTUIRE    S0GIA.L1STE 


501 


mieux  dire,  les  trois  personnes  entre  les  mains  desquelles  tout  a  passé,  à 
savoir  :  le  général  Schraidt,  le  lieutenant-colonel  Mayer,  le  général  comte 
Merveldt  et  peut-être  au  besoin  le  général  Gôrger.  Or,  je  dois  franchement 
faire  connaître  à  Votre  Majesté  qu'en  choisissant  cette  voie  il  me  semble 
impossible  d'éviter  certaines  communications  de  nature  à  compromettre  la 
cour  et  le  service  de  Votre  Majesté...  La  majorité  des  Français  a,  dès  le  début, 

l'achiile  aux  pieds  légers 


Mack  se  rendant  au  camp  français. 
(D'après  une  estampe  de  la  Bibliothèque  National».) 

accueilli  la  nouvelle  du  crime  avec  une  assez  grande  indifférence  et  a  soup- 
çonné les  délenteurs  du  pouvoir.  Cette  manière  devoir  commence  éprendre 
actuellement  racine  en  Allemagne...  On  perdrait  d'un  coup  et  bien  inutile- 
ment tout  le  terrain  qu'on  a  gagné  dans  l'opinion  publique  si  l'on  se  décidait 
Il  représenter  les  choses  absolument  telles  qu'elles  se  sont  passées.  Ceux  qui 
détiennent  actuellement  le  pouvoir  en  France  ne  manqueraient  pas,  dans 
les  circonstances  présentes,  de  tirer  parti  de  cet  aveu  et,  de  toute  façon,  on  se 
trouverait  forcément  compromis...  Plus  je  réfléchis  sur  toute  l'affaire,  plus 
je  suis  intimement  convaincu  qu'il  convient  plus  que  jamais  de  lui  donner 
la  tournure  et  l'aspect  le  plus  favorable,  et  de  montrer  que  nos  soldats  ne  sont 

LIT.  43C,  —  HISTOIRE   SOCIALISTE.   —  THERUIDOR  ET  DIRECTOIRS.  tIT.  456. 


50Q'  HleTlQPRsE    SOCrAiEIS'T'H: 

pas  les  auteurs  da  criTue..,  Il  faut  toutefois  reconnaître  que.  l'on:  n'y  pan- 
\iendra' pas  sans  dîfSicaUé'.  Mais  il  est  hors  devdouiei' que;  poiury  araiiven,  il. 
Importe^  sans  parler' des  efforts  d'intelligence' qa'ik  y  aura!  li^eu  de  faire, 
d'exiger  de'tous  ceux  qui.  sareiii  qu'clque  chose 'de  l'affaiire,  qu'ils  :Co.njtinup.nt 
à 'garderie' silence  qu'ils  ont  observé  jusqu'ici.  » 

,  Eîi>  pnéseirce'  de'  ces  deux  luttres  dant  l'anthentieité  est  iacoittestable  et 
incontestée,  qui  n'étaient  destinées  qu'à  l'empereur,  on  est,  sans  avoir  le 
moindre  parti  pris,  fondé  à  faire  retomber  la  responsabilité  de  l'assassinat 
sur  des  officiers  autrichiens.  Malgré  notre  ignorance  des  détails  de  l'affaire 
et  des  ordres  mêmes  donnés  par  les  principaux  coupables,  les  affirmations 
confidentielles  de  l'archiduc,  d'un  homme  bien  placé  pour  savoir  la  vérité, 
que  ce  qu'il  se  voit  forcé  de  reconnaître  affecte  péniblement,  qui,  ne  cher- 
chant qu'à  sauver  Schmidt  en  transmettant  ses  aveux,  est  évidemment  plus 
porté  à  atténuer  la  culpabilité  qu'il  signale  qu'à  l'aggraver,  ses  affirmations, 
dis-je,  ne  sauraient  être  infirmées  que  par  des  preuves  décisives.  Au  lieu  de 
ces  preuves,  le  capitaine  Grisle  apporte  ses  convictions  intimes,  c'est  insuffi- 
sant. Il  ne  nie  ni  la  lettre  de  Schmidt  à  Mayer,  ni  les  instructions  de  Mayer 
à  Merveldt,  ni  les  dispositions  prises  en  conséquence  par  Merveldt  et  le  chef 
de  son  aile  droite  Gôrger,  mais  il  interprète  ces  documents  capitaux  d'une 
manière  favorable  à  sa  thèse;  seulement,  par  un  malheureux  hasard,  «  il  a 
été  impossible  de  retrouver  »  les  documents  par  lui  interprétés  sans  les  avoir 
vus  (p.  48).  Cet  auteur  si  fécond  en  interprétations  et  en  suppositions  dépour- 
vues de  tout  contrôle,  reproche  à  l'archiduc  de  s'en  être  tenu  à  des  «  appré- 
ftiations  »  (p.  183).  Cependant,  dans  la  lettre  du  18  mai,  l'arcliiduc  renvoie  à 
«  l'annexe  n°  i  »  relative  à  1'  «  idée»  émise  par  Schmidt;  or,  avec  une  régu- 
larité vraiment  fâcheuse  pour  ses  interprétations,  M.  Crisle  nous  apprend 
(note  de  la  p.  180)  qu'il  a  été  impossible  de  retrouver  cette  annexe.  Enfin, 
très  difficile  pour  les  autres  et  content  de  peu  pour  lui-même,  M.  Criste 
triomphe  parce  que,  «  en  1819,  vingtans  après  l'attentat  »,  dans  une  histoire 
de  sa  campagne  de  1799  destinée  à  être  publiée,  l'archiduc  Charles  a  écrit  : 
«  On  ignore  jusqu'à  ce  jour  quels  ont  été  les  auteurs  de  ce  crime.  Il  appar- 
tient à  la  postérité  de  découvrir  et  de  dévoiler  ce  secret  »  (p.  406).  Je  me 
boEoerai  à. faire  remarquer  que  cette  attitude  est.toat  à  fait  conlJoraie:à  celLe. 
quLapfévahi.  et  que.  l'archiduc  conseillait,  confidentiellemenit  à  l'empereur. 
dafl&  la  lettre  du  2  septembre,,  où.  il  se  montrait  si  pr.éoccu.pé  d'établir  «  aux 
yeux  du  monde  l'honneur  et  la  dignité  du  gouvernement  impérial  ».(p..384);, 
cela,  prouve  que  l'archiduc  avait  d«  la  suite  dans  les- idées  et  pas  autre  chose. 
A  l'occasion  de  ces  assassinats-,  uni  rapport  sur  let  mois  de  floréal  aaVIl 
(avril-mai  1799),  meationaé  par.  M.  Roequain.  (X'e'to^  rfe  la  France,  au.  1.S  èrw- 
maire,,T^di7St),.  signale  «  les  démoastEatàons  d'une,  joie,  im^ie  quîûnli  faii  pa^ 
raitre.  les.  royaliales  de  quelques  déparleretenls  (Cher,,  Rhône,  Alpes-Mari- 
times, etc.)  au  récit  de  nos  revers^  »..  Braves  patriotes!  Dignes  pcécuBseurs 


HISTOIRE    SOCIALISTE  903 

du  nationalisme!  Dans  tin  sentiment  opposfé,  l'administration  municipale  de 
Nancy,  nous  apprend  le  Monitewr  du  13  prairial  (1"  juin  1799),  avait  cru 
'deyoir  consigner  au  quartier  les  oïficiers  et  soldats  autrichiens  prisonniers 
d«  guerre  ;  ayant  été  instruit  par  elle  •  de  -cette  mesure,  le  mirristre  de  la 
'guerre  lui  avait  rëpandu,")e  5  prairiar(24  mai), -en  l'invitant  «à  en  user 
cotame  par  le  passé  vis'^à-'vis  de  ces  étrangers,  c'est-à-dire  à  allier  la  plus 
stricte  surveillance  aux  procédés  que  réclament  le  malheur  et  rhumanité  ». 
Dne  telle  lettre  fait  honneur  à  son  signataire  Milet-Murean. 

§  4.  —  Terrible  assant  des  coalisés. 

Quelles  étaient,  au  début  de  la  campagne,  les  positions  occupées  départ 
-et  d'autre?. Le. Directoire  iavait  six  armées  disséminées  sur  :ume  ligne  s'éten- 
dant  du  Helder  au  Vésuve.  .L'armée  de  Hollande,  di  177  hommes  {Revue .d'his- 
toire rédigée  à  l'état-major  de  l'armée,  décembre  1903,  p.  584),  étalit  icom- 
mandée  par  Brune  depuis  frimaire  (lin  de  novembre  1798).  L'arn^ée  dite  de 
Mayence,  qui  comprenait  (chap.  xvn,  fin  du  §  1")  depuis  le  9  pluviôse. an  VI 
(28  janvier  1798)  toutes  nos  forces  sur  le  Rhin,  mise,  le  23  vendémiaire. an  VII 
(14  octobre  1798),  sous  des  ;ardres  de  Jourdan,,  fut  bienlâl  divisée  de  nouveau 
en  deux  parties  ;:  l'une,  dite  armée  .d'obBervation,  ,28 394  jhommes  {Idem, 
p. -584),  confiée  le  12  ^pluviôse  an  VII  (31  janvier  i799):à  Bernadolte,  l'autre, 
dite  armée  du.Danube,  comiptant  39  347  hommes  (irfew)  sous  l'action  immé- 
diate de  Jourdan.  Le  commandement  de  la  quatrième  armée,  celle  d'Helvétie, 
26  339  hommes  {Idem),  restait  (chap.  xvi,  §  2)  entre  les  mains  de  Masséna, 
(quîun .arrêté  idu  12  ventôse  :an  Vil  (2  mars  1799)  maintint,  ainsi  que  Berna- 
;dolte,  soiîs.laisubordinalion  de  Jourdan.  Le.3;ventôsean  VII  (21  févrierlTgS), 
Scherer,  nommé  général  en  chef  des  armées  idltalie  et  de  Naples,  quittait  île 
ministère  de  la  guerre,  où  /Malet^Mureau  lui  succédait;  il  devait,  avec  l'aide 
;de  Moreau  en  remplacement  de  Joubert  démissionnaire,  mener  directement 
les  opérations  de  l'armée  d'Italie  proprementdite,  comprenant  60'901  hommes 
{Idem,)^.  584),  plus  37  641  immobilisés  dans  les  garnisons  du  Piémontet  des 
iRépubliques  cisalpine  et  ligucienne  {Idem,'p.  584);  les  25870  hommes  de  l'ar- 
JiBée:deNapleB(Mem)  eurentàleuTitête,  à  parbirde  ventôse  an  Vll,(ma'rs  1799), 
Macdonald  substitué  à  Cha-urpioimet,  disgracié  à  la  suite  d'un  ditTérend  avec 
le  commissaire  civJl  ,du)Direcloire'P;iipoult  et  traduit,  par  arrêté  du  7  ventô-e 
(25  février),  devant  umconeeil  d«  guerre. 

Au  milieu  de  mars,  l'Autriche  possédait  trois  armées  bien  org-ùnisées, 
l'une 'de  78  000  hommes,  derrière  le  Lech,  en  Bavière,  dirigée  par  l'archiduc 
Charles  qui  avait, -en  outre,  sous  ses  ordres,  un  corps  de. 26  000  hommes  com- 
mandé par  Hotze  et  cantonné  damsle  Vorarlberg  et  sur  la  frontière  des  fâri- 
isons;  l'autre,  doiïtlcohef  était  iBellegarde,  de  47  00G  hommes,  dans  la  vallée 
de  l'Inn  ;et  le  Tirol,  y  compris  les  5  600  hommes  d'Auffenberg  détachés  en 


504  HISTOIRE    SOCIALISTE 

partie  à  Coire;  la  troisième,  de  75  000  hommes,  en  Italie,  entre  le  Taglia- 
mento  et  l'Adige,  sous  le  commandement  provisoire  de  Kray  {Idem,  p.  543). 
Divers  corps  russes,  en  tout  30  000  hommes,  étaient  attendus.  De  plus,  Russes 
et  Anglais  devaient  agir  de  concert  en  Hollande  et  dans  le  royaume  deNaples. 
Les  coalisés  prétendaient  envahir  le  territoire  même  de  la  France  et  restaurer 
la  monarchie.  Contre  ce  terrible  assaut,  les  troupes  françaises  avaient  le 
double  désavantage  d'élre  inférieures  en  nombre  à  leurs  adversaires  et  — 
par  suite  d'une  fausse  conception  tactique  encore  en  vogue  —  morcelées 
quand  ils  étaient  concentrés.  Les  armées  de  Jourdan,  de  Bernadolte,  de 
Masséna  n'en  reçurent  pas  moins  du  Directoire  l'ordre  de  prendre  l'offensive. 

Jourdan  devait,  dès  que  son  armée  serait  arrivée  au  Danube,  occuper 
les  sources  de  ce  fleuve  et  du  Neckar;  Masséna  avait  à  se  concerter  avec  lui 
pour  envahir  les  Grisons,  en  même  temps  que  Jourdan  pénétrerait  en  Souabe; 
l'armée  d'observation,  après  s'être  portée  entre  le  Neckar  et  le  Main,  soutien- 
drait l'armée  de  Mayence,  et  les  troupes  de  l'armée  d'Italie  stationnées  dans 
la  Valteline  seconderaient  l'armée  d'Helvétie  [Revue  d'histoire  rédigée  à  l'é- 
tat-major  de  l'armée,  décembre  1903,  p.  537  et  583).  Le  6  ventôse  an  VII  (24 
février  1799),  l'armée  de  Mayence  commençait  à  se  concentrer  en  vue  du  pas- 
sage du  Rhin  que  Jourdan  annonça  à  Masséna  et  à  Bernadotte  pour  le  11  (1" 
mars).  De  son  côté,  l'archiduc  Charles,  suivant  les  prescriptions  de  l'empe- 
reur, en  date  du  23  février  [Idem,  p.  535),  avait  à  couvrir  la  Souabe  et  la 
Franconie,  et,  en  cas  de  victoire,  à  chasser  les  Français  de  la  Suisse.  Il  avait 
reçu  des  renforts  du  31  janvier  au  19  février  et  décidait  de  franchir  le  Lech 
le  3  mars. 

Dans  la  nuit  du  11  au  12  ventôse  (!•' au  2  mars),  Bernadotte  passait  le 
Rhin  près  de  Spire  ;  une  brigade  se  portait  sur  Mannheim  dont  elle  s'empa- 
rait sans  résistance;  un  petit  corps  était  laissé  devant  Philippsburg  et  le  reste 
de  l'armée  s'avançait  jusqu'à  Heilbronn.  Le  11  ventôse  (1"  mars)  également, 
l'armée  de  Jourdan  franchissait  le  Rhin  à  Bàle  et  à  Kehl  ;  elle  marchait  vers 
Rottweil  et  Tuttlingen,  et  devenait  l'armée  du  Danube.  De  son  côté,  l'armée 
de  l'archiduc  Charles  traversait  le  Lech  à  Augsburg.  Landsberg  et  Schongau, 
et  se  dirigeait  vers  Biberach  et  Ravensburg.  Pendant  que  l'archiduc  et  Jour- 
dan se  rapprochaient  lentement,  les  hostilités  commençaient  dans  les  Gri- 
sons :  roj)ération  principale  consistait  â  s'emparer  du  massif  des  Alpes  cen- 
trales pour  isoler  les  armées  de  l'archiduc  et  de  Kray  occupés  de  leur  côté. 
Masséna,  après  avoir,  le  15  (5  mars),  rassemblé  les  troupes  du  centre  de 
l'armée  d'Helvétie,  opérait,  le  lendemain,  le  passage  du  Rhin  au-dessus  et 
au-dessous  de  Coire,  et  obligeait  Auiïenberg,  qui  s'était  replié  sur  les  hau- 
teurs de  cette  ville,  à  se  rendre  (17  ventôse-7  mars)  avec  3000  hommes.  Au 
même  moment,  Oudinot,  avec  une  brigade  de  l'aile  gauche,  passait  le  Rhin 
non  loin  de  Vaduz  et  s'établissait  sur  la  route  de  Feldkirch;  à  la  tête  de  la 
partie  extrême  de  l'aile  droite,  Lecourbe  quittait  Bellinzona  le  17  (7  mars). 


HISTOIRE     SOCIALISTE  505 

arrivait  à  Thusis  d'oîi  ses  troupes,  entrant  dans  l'Engadine,  gagnaient,  après 
la  vallée  de  l'Inn,  celle  de  l'Adige.  Tandis  que  Lecourbe,  infligeant  de  rudes 
pertes  à  un  corps  de  l'armée  de  Bellegarde,  atteignait  la  Reschen  et  poussait, 
au  commencement  de  germinal  (fin  de  mars),  son  avant-garde  sur  la  route 
de  Landeck,  Loison,  avec  l'autre  brigade  de  l'aile  droite,  dépassait  Disentis, 
mais  était  contraint  ensuite  à  reculer,  et  le  général  Dessoles,  détaché  avec 
5000  hommes  de  l'armée  d'Italie  dans  la  Valteline  pour  lier  cette  armée  à 
l'armée  d'Helvétie,  parvenait  à  Bormio  le  27  (17  mars)  et,  après  un  combat 
heureux,  à  Glurns  dont  il  s'emparait.  Dans  une  lettre  de  Masséna  datée  de 
Coire,  24  ventôse  (14  mars),  et  publiée  pour  la  première  fois  par  M.  Jean  Ser- 
vien  dans  le  Petit  Marseillais  du  2  janvier  1904,  on  lit  :  «  Au  moment  où  je 
vous  écris,  le  pays  grison  est  entièrement  occupé  par  nous  et  même  une  par- 
tie du  territoire  autrichien.  Sans  des  considérations  politiques,  nous  aurions 
ajouté  à  nos  conquêtes.  J'ai  peine  à  maîtriser  l'ardeur  du  soldat  qui  voudrait 
aller  en  avant  ».  Si,  à  la  suite  des  manœuvres  qui  viennent  d'èlre  résumées, 
Bellegarde  se  trouvait  séparé  de  Hotze,  celui-ci  était  fortement  installé  àFeld- 
kirch.  Le  29  venlôse  (19  mars),  Masséna  était  invité  par  Jourdan  à  s'emparer 
de  cette  place  et  à  marcher  sur  Bregenz  où  il  comptait  se  porter.  Mécontent 
de  lui  êlre  subordonné,  et  peut-être  est-ce  à  cela  que  la  lettre  que  je  viens 
de  citer  faisait  allusion,  Masséna  envoyait  ?a  démission  et  ne  bougeait  pas; 
mais,  le  2  germinal  (22  mars),  Oudinot  était  attaqué  par  la  garnison  de  Feld- 
kirch,  qu'il  repoussait. 

A  la  nouvelle  des  premiers  succès  de  Masséna  dans  les  Grisons,  Jourdan 
s'était  porté  en  avant.  Le  23  venlôse  (13  mars),  il  franchissait  le  Danube  et, 
continuant  à  avancer,  il  s'établissait  le  27  (17  mars)  de  Mengen  au  lac  de 
Constance,  ayant  son  centre  à  PfuUendorf  ;  le  30  (20  mars),  son  avant-garde 
était  à  Ostrach.  L'archiduc  Charles  avait  marché  à  son  tour  et  concentré,  le 
29  (19  mars),  le  gros  de  son  armée  entre  Saulgau  et  Altshausen;  le  1"  germi- 
nal (21  mars),  à  la  pointe  du  jour,  il  attaquait  et  battait  Jourdan  qui  dut 
évacuer  Ostrach,  rallier  ses  divisions  malheureusement  disséminées  et  se 
retirer,  dans  la  nuit  suivante,  un  peu  en  arrière  de  Stockach.  Le  4(24  mars), 
l'archiduc  se  dirigeait  sur  ce  point,  où  Jourdan,  qui  avait  atteint  Engen,  s'a- 
vançait et  lui  livrait  bataille  le  lendemain.  Les  Autrichiens,  d'abord  repous- 
sés, écrasèrent  finalement  l'armée  française  grâce  à  l'arrivée  de  leurs  ré- 
serves. Sans  être  inquiété,  Jourdan  battit  en  retraite  vers  l'Alsace  ;  tout 
espoir  de  jonction  de  l'armée  du  Danube  et  de  l'armée  d'Helvétie  était  perdu. 
Le  14  (3  avril),  ayant  atteint  les  défilés  de  la  Forêt-Noire,  Jourdan  rentrait  à 
Paris  sous  prétexte  de  maladie.  Il  laissait  le  commandement  à  son  chef  d'é- 
tal-major Ernouf  qui  ramenait  l'armée  sur  la  rive  gauche  du  Rhin,  une  par- 
tie par  Vieux-Brisach  le  16  (5  avril)  et  le  reste,  le  lendemain,  par  le  pont  de 
Kehl  ;  quant  à  Jourdan,  il  allait  à  Paris  remettre  sa  démission.  Cette  retraite 
entraînait  celle  de  l'armée  d'observation  qui  abandonna  le  siège  de  Phi- 


«06  HIST'01:R.E     SOCIALISTE 

iippsbturgetj  sauf  iffline  garnison  laissée  à  Maniiheira,  repassa  le  RMn;  .d^, 
■lel*'  g-enrainal  (2i  mars),  BiirnadoUe  avait  allégué  des  raisons  de  sanlé  .pour 
denmiiiier  un  coagé.  Massôna  avait  appris,  le  2  germinal  (22  macs),  l'échec 
éprouvé  la  vaille  par  Jourdan.  Il  se  décida  ailors , -à  cattaquer  Feldkinoh,  ;  sa 
teœlative  n'aboutit  pas  (3  gerniinal-23  mars)  ;  averti  •oe  la  retraite  de  Jourdain 
■le  7  (27  mars),  il  retira  sa  démission  et  :8e  résolut  à  rélrogœader.  Le  7  (27 
mars),  l'aiimée  d'observation  siupprimée  devenait  une  aile.de  l'arxnée  du  Dia- 
nuibeet,  le  23  germinal  (12  avril),  Masséûaiétaitinommé  général  en  chef  des 
larmées  du  Danube  et  d'Helvétie. 

On  se  rappelie  que  le  Directoire  avait  déclaré  la  guerre  non  seutement  à 
l'Autriche,  mais  encore  à  la  Toscane.  Pour  effectuer  la  conquête  bien  inutile 
de  ce  dernier  p«ys,  la  division  GiiutUiier,  iforle  de  fiiOOO  hommes,  fut  distraite 
des  50(M)0  caniÈattanls  âoot  Schenea"  pouvait  avec  peime  disposer,  isur. la  ligne 
du  Miiicio.  Le  '6  germinal  (26  mars),  nos  troupes  entraient  dans  Florence 
sans  diiiculté  et,  le  surlendemain,  le  grand-duc  Ferdinand  III  guillait  la 
^ïlle  se  rendant  à  Vienne.  Une  colonne  marchait  par  Pise  sur  Livouroe  qui 
élait  occupée  le  28  (17  avril). 

'Après  avoir  passé  le  Mincio.Sdierer  tenant  à  prendre  l'offensive  avant 
farrivée  ées'Rasses  avait,  le  5  (25  mars),  étcibll  stm  camp  en  face  des  lAutri- 
cbiens.'Iie'6  (26  mars),  iliies  attaquait;  mais  si  «a  gaociie  iprès  du  lac  de 
'Gai'de 'et «on  centre  sous  Vérone  l'emportaient,  sa  droite  était  battue  vers 
Lejinago;  le  lendemain,  les  Autrichiens  rentraient  dans  Vérone  où  Kray 
concentrait  ses  trompes.  Soherer,  lui,  perdit  son  temps  à  éparpiller  les  siennes 
'dans  des  allées  et  venues  indécises.  Un  échec  d'une  de  ses  divisd'Oiis,  le  iO 
'(80  mars),- non  loin  de  Vierone,  précéda  son  éAec  du  1)6  (5 /avril)  an •  sud  de 
cette  ville,  à'Magnano.  Comme  à  Stocdiach,  au  'diébut  de  la  journée,  la  vic- 
toire pencha  de  notre  côté,  pTids  l'apparition  Btiibite  de  renforts  considécabies 
transforma  la  victoire  «ntrevue  en  déroute.  Sans  même  chercher  :à  disputer 
la  ligne  du  Mincio 'ou  celle  de  l'Oglio^  sains  être  poursuivi  par  Kray  qui,  ne 
commandant  que  par  intérim,  voulut  laisser  -ce  soin  à  son  chef  Mêlas  et 
l'attendit  dans  le  camp  de  Villafranca  où  celui-cî  arriva  te  20  (9  avril),  Sehe- 
rer  s'obstina  tians  une  Tetrait'e  'peu  'glorieuse.  Il  ne  's'arrêta  que  derrière 
ï'Adda  (2  floréal-21  avril),  après  avoir  conseillé  à'MaodonaW  de  préparer  l'é- 
vacuation du  royaume  de  Waples.  En  vertu  'd'un  arrêté  du  Directoire  du  2 
'Boréal  (2"!  avril)  déchargeant  Scherer,  sur  sa  demande,  du  coTnman dément 
des  armées  d'Italie  et  de  'Naples  donné  à  Moreau,  oe  dernier  prit  ce  commaai- 
dement  le  7  (26  avril).  Le  25  germinal  (14  avrî'!),  rarntée  auttrichienae,  'qiui 
s'était  bornée  à  investir  Peschiera  -et  Mant'oue,  avait  été  rejointe  sur  le  ivrin- 
cio  par  20  000  Russes;  le  commandement  en  c'hef  était  passé  à  "Soavorov  'gé- 
néralissime des  forces  coalisées. 

Sur  l'ordre  du  Directoire,  Macdonakl  quitta  Naples  le  18  floréal  (7  mai) 
et  se  dirigea  vers  le  nord;  il  eut  le  tort  de  vouloir renlorcer  les  garnisons  de 


HESTOmE     SOCIALISTE  505 


certaines  places  et  ée:  dimirraer  ainsi  soneffecliL  San  départ  fiadlita  la.tâiiha 
desi  pactisains  dn;  rei  ea  insurrection  coniFe  la  Républlqiiie'.  napolitaine  et 
contre  les  Français.  A  l^abni.en  Sicile,  FeiràiBatid' I¥  avait*  le  25  jaaviep, 
nonanié  «■  vioad#e:  géiiérail  àw  royaiiime  »,  emi  toi  éélég^iaaiîttoua  les»  pouvoirs^, 
UB  certain  cardinal  Rufîo  àqui,  dit  Jomini  (t.  XI,  p.  3a7)„«  Pie  VI  avait  danaié 
le  chaipeau  paoniiT' se  débarrasser  d'un  trésorier  infidèle». 

Le'  8  février,  Rulîo  pénétrait  en  Gaiabre  et  bientôt  lies  populations  se 
soulevaient  à  son  appel;  fin  avril,  il  en  était  maître  et  entamait  la  BasiMeate. 
Il-avait  réani  une:  Tingliainieidemiille  hoinmes,  paarmd  lesquels  se,  trouvaient 
certain®  moines,  ailanï  alternalivement  de  l'escroijuerie  religieuse  au  brigam- 
dage  de  grartde  rœnte.;  D'tm  autre  côté,  en  mai,  le  chevalier  Antonio  Micher 
roBX,  ayamt  obtemi  d'Ouchakofw  Tappui  de  détachenaents  russes,  entrait  à 
Bmri  le  14^àiBarie^taJ  le  16^  à  Fog-gia  le  21.  Les  baMes  de  Riaffo  et  de  Miche- 
TQun  approchaient  bientôt  de  î<Iaplies,  le  9  juin  à  AvellÙM)'  le  il  à.  Noila,  le  13 
à  P-orlici,  et  ce  même  jour  les  républicains  éprouvaient  une:  défaite^  à)  la' 
suite  de  laquelle,  les  14.  i.j  et  lêjuiinvles  ém^eutifins;  de  la.  réactiQm-cathioliqïte' 
et  royale  commirent  à  Naples  des  atrocités.  .\près  de  longs  pourparlers,  une' 
rapllnlaition  était  siignéo  le  4iraessidor  (22.  juin),  comportant  l'évacuation  des 
forts  par  les  républicain?,  mais  le  maintien,  au  fort  Saint-Elme,  de  quatre 
otages  qui  de'vaient  être  garants  de  l'exécution  de  la  convention  en  vertu  de 
laquelle  les  fo'rts  seraient  livrés  dès  l'arrivée  des  transports  chargés  de  con- 
duire leurs  garnisons  à  Toulon;  les  soldats  napolitains  qui  s'y  trouvaient 
et  qui  préféreraient,  rester  à  Naples,  ne  devaient  pasi  être  inquiétés  [Revue 
historique,  t.  LXXXIII,  p.  256  à  260,  La  fin  de  la  Répuàliqtie  napoliiaine,  par 
H.  Huefîer). 

Tout  était  entendu,  l'exécution  de  )a.  capitulation  étai  t  commencée,  qnand, 
l'eiscaitlre  anglaise,  sous  les  ordres  d'Emma  HamiUon  et  de  Nelson,  aborda, 
dans  la  baie  de  Naples;  ce' couple  raaniifesta  aussitôt  (24  juin)  l'intention,  et 
bientôt,  autorisé  par  Fignohle  reine  (25  juin),  ordonuiiia  de  ne  tenir  aucun 
compte,  de  ce  qui  avait  été  convenu  (28  j  uin).  Nelson  prit  rinitia)tive  desf  crimes 
les:  plus  odieux;  assassinats  et  incendies  eurent  raison  des  républicains 
napolitains.  Cet  homme,  qui  est  encore  en  Angleterre  l'objet  d'une  dévotion 
véritablement  excessive  et  qu'un  lion  si  grotesque  pleure  dians  la  cathédirale 
dei  Saint-Paul  à  Londres,  a,  d'après  Joraini  (t.  X,  p.  199),  «  terni  sa  gloire  à 
Naples  par  des  cruautés  dégoûtantes  ».  Le  commandant  français  dui  fort 
Saint-Elnîe,  Méjean,  eut  le  triste  courage  d'assister,  sansrisquer  une  protes- 
tation^ à  ces  ignominies;  il  ne  gêna  en  rien  les  préparatifs  desiège  faits  autour 
de  son  fort  et,  à  la  première  attaque,  il  signa  une  nouvelle  capitulation  li- 
vrant, à.  leurs,  bourreaux  les  Napolitains  réfugiés  auprès  de  lui  et  restituant  les 
otages.  Capoue  capitulait  le  10  thermidor  (28  juillet)  et  Gaëte  lell  (29  juillet) 
Le  7  vendémiaire  an  VIII  (29  septembre  1799),  les  garnisons  françaises  d» 
château  Saint-Ange  à  Rome,  de  Civitrir-Vecchia  et  de  Corneto,  que  hloquaieDt 


508  HISTOIRE     SOCIALISTE 

les  Napolitains,  les  campagnards  insurgés  et  les  vaisseaux  anglais,  convinrent 
de  rendre,  huit  jours  après,  Rome  aux  Napolitains  et  les  deux  autres  places 
aux  Anglais;  avec  Ancône  dont  j'ai  déjà  parlé,  c'étaient,  en  dehors  de  la 
région  des  Alpes,  les  seules  villes  d'Italie  où  les  troupes  françaises  tinssent 
encore;  les  alliés  s'engagèrent  à  transporter,  avec  armes  et  bagages,  les  trois 
garnisons  à  Marseille,  où  elles  débarquèrent,  en  effet,  le  5  brumaire  (27  oc- 
tobre), et  à  ne  pas  inquiéter  les  républicains  romains,  mais  ce  dernier  enga- 
gement fut  scélératement  violé. 

Général  en  chef  des  armées  du  Danube  et  d'Helvétie,  Masséna  comman- 
dait à  100  000  hommes  environ.  La  droite  allait  de  l'Engadine  au  lac  de 
Constance  ;  le  centre  tenait  la  rive  gauche  du  Rhin,  du  lac  de  Cons- 
tance à  Rheinfelden  ;  la  gauche,  dont  une  partie  était  constituée  par  l'an- 
cienne armée  d'observation,  montait  de  Bâle  au  delà  de  Mannheim  en  un 
mince  cordon  ressemblant,  suivant  le  mot  de  Jomini  (t.  XI,  p.  209),  à  «  une 
ligne  de  douaniers  ».  Par  un  arrêté  du  2  floréal  (21  avril)  supprimant  l'ar- 
mée d'Helvétie,  toutes  ces  troupes  ne  formèrent  plus  qu'une  armée  dite  du 
Danube. 

Si,  pendant  le  mois  d'avril,  l'armée  de  l'archiduc  Charles  resta  dans  ses 
cantonnements,  immobilisée  par  les  ordres  de  Vienne  où  on  persistait  à  la 
maintenir  en  Allemagne  en  attendant  les  renforts  russes,  l'armée  de  Belle- 
garde  marcha,  dès  le  début  de  ce  mois,  contre  Lecourbe  et  Dessoles,  dont 
les  succès  étaient  rendus  inutiles  par  la  retraite  de  Jourdan,  et  qui,  n'ayant 
à  compter  sur  aucun  appui,  rétrogradèrent  devant  des  forces  très  supérieures. 
Ils  se  rejoignirent  à  Zernetz,  sur  la  rive  droite  de  l'Inn,  à  une  quarantaine 
de  kilomètres  au  sud-est  de  Coire,  d'où  Dessoles  descendit  à  Tirano;  là, 
rappelé  en  Italie,  il  laissa  le  commandement  de  ses  troupes  au  général  Loi- 
son.  Satisfait  de  ce  double  recul,  Bellegarde  employa  tout  le  reste  du  mois 
d'avril  à  combiner  avec  Hotze  une  entreprise  contre  la  droite  de  Masséna  et 
ne  se  remit  en  mouvement  que  le  11  floréal  (30  avril). 

Lecourbe,  tout  en  luttant  avec  succès,  dut  alors  se  replier  sur  les  som- 
mités de  l'Albula,  en  laissant  un  fort  détachement  à  Davos.  Puis,  afin 
d'arrêter  les  troupes  envoyées  par  Souvorov  pour  s'emparer  du  Saint- 
Gothard,  il  se  porta  sur  Bellinzona,  tandis  que  Loison,  ayant  évacué  Tirano 
le  16  (5  mai),  arrivait  au  Spliigen  ;  il  atteignit,  le  24  (13  mai),  une  brigade 
détachée  par  Souvorov  à  Lugano  et  dont  l'avant-garde  se  trouvait  déjà  à  une 
quinzaine  de  kilomètres  au  nord,  au  mont  Cenere;  le  chef  de  cette  bri- 
gade était  le  prince  de  Rohan,  émigré  français  que  le  sentiment  nationaliste 
et  patriotique,  si  développé  chez  les  royalistes,  avait  irrésistiblement  poussé 
à  combattre  la  France  à  la  solde  de  l'Autriche.  Lecourbe  le  battit  complè- 
tement, le  rejeta  au  fond  de  la  vallée  d'Agno  et  vint  prendre  position  au 
Saint-Golhard.  Pendant  ce  temps,  le  25  (14  mai),  commençait  une  nouvelle 
manœuvre  combinée  de  Hotze  et  de  Bellegarde.  Le  premier,  à  qui  l'archiduc 


■it', 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


509 


Charles  avait  expédié  un  renfort  d'une  douzaine  de  mille  hommes,  s'empa- 
rait de  Coire,  le  second  de  Davos,  et  les  Grisons  nous  étaient  enlevés. 

L'archiduc  qui,  depuis  les  premiers  jours  de  mai,  avait  multiplié  les 
démonstrations  sur  le  Rhin,  afin  d'empêcher  Masséna  de  secourir  sa  droite,' 


UAItiMA. 

O'aprta  BcnneTilIe  (Bibliothèqas  National*). 


pouvait  maintenant  se  joindre  à  Hotze  et  à  Bellegarde  pour  l'écraser.  Auss^ 
modifiant  sa  ligne  de  défense,  Masséna  s'établit  en  arrière  d'une  façon  plus 
solide;  ses  adversaires  lui  rendaient  le  service  de  lui  imposer  la  concentra- 
tion de  ses  forces.  Le  1"  et  le  2  prairial  (20  et  21  mai),  les  bords  du  Rhia 
furent  évacués  jusqu'à  l'embouchure  de  l'Aar;  la  gauche  garda  le  Rhin  de 

LIV.  457.  —  HISTOIRE   SOCIALISTE.    —  THERMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  LTV.  437. 


510  'HISTOIRE     SOCIALISTE 

Waldshutà  Bâle;  le  centre  s'installa  à  l'ouest  de  Wintertliur,  -entre  la  Tôss 
et.  la  Glalt  —  rivière  allant,  du  lacGreifen,  se  jeter  dans  lei  Rhin. au-dessus 
de  Kaiserstuhl —  et  à  l'est  du  lac  de'  Zurich,  à  Utznach  et  à  remboiictiure  de 
laLinth;  Lecourbe,' qui  recevait  l'ordre  de  quitter  le  Saiint-Gothard  et  de>se 
replier  avec  la  droite  par  la  vallée  de  la  Reuss  en  se  rapprochant  du  centre, 
arriva  à  Altdorf  à  la  fin  de  mai.  Au  moment  où  Masséna  s'attachait  à  couvrir 
principalement  Zurich,  il  avait  la  chance  que  la  cour  de  Vienne  rassurée  sur 
le  sort  du  Tirolet  du  Vorarlberg  par  la  reprise  des  Grisons,  s'intéressant  peu, 
dès  lors,  aux  opérations  de  la  Suisse  et  désireuse  de  frapper  un  coup  décisif 
en  Italie,  ordonnât  à  Bellegarde  de  joindre  son  armée  à  celle  de  Souvorov  en 
laissant  10000  hommes  pour  s'emparer  du  Saint-Gothard  et  garder  la  Valte- 
line.  Le  général  autrichien  se  dirigea  aussitôt  par  le  Splûgen  sur  Chiavenna, 
où  il  était  le  2  prairial  (21  mai),  et  de  là  sur  Côme,  où  il  réunissait  ses  forces 
le  9  (28  mai). 

A  la  suite  de  la  retraite  de  Masséna,  Hotze,  passant  le  Rhin,  avait  occupé 
Saint-Gall  le  4  prairial  (23  mai).  Ce  même  jour,  l'archiduc  Charles  qui  tenait 
à  pénétrer  en  Suisse  faisait  aussi  passer  le  Rhin  à  son  armée  concentrée  aux 
environs  de  Singen;  dès  le  2  (21  mai),  son  avant-garde  avait  franchi  le  fleuve 
à  Stein  et  poussé  jusqu'à  Frauenfeld.  Si  Masséna  remporta,  le  5  et  le  6  (24  et 
25  mai),  à  Frauenfeld  et  à  Andelfingen  des  succès  qui  firent  éprouver 
aux  Autrichiens  des  pertes  sensibles,  il  ne  put  empêcher  la  jonction  des 
corps  de  Hotze  et  de  l'archiduc,  le  7  (26  mai),  sur  la  rive  droite  de  la 
Thur.  Le  8  (27  mai),  les  Autrichiens  arrivaient  sur  la  Tôss  et  s'emparaient  de 
la  ville  de  ce  nom;  le  lendemain,  ils  marchaient  sur  la  Glalt,  et  Hotze  enle- 
vait le  pont  de  Dùbendorf;  les  aimées  ennemies,  groupées  aux  environs  de 
Zurich,  n'éfaient  plus  séparées  que  par  la  Glalt.  Le  16  (4  juin),  après  une 
journée  meurtrière  pour  eux,  les  Autrichiens  passaient  sur  la  rive  gauche  de 
celle  rivière  et  la  gardaient.  Larchiduc  préparait  pour  le  18  (6  juin)  une 
nouvelle  attaque  contre  Masséna,  lorsque  celui-ci,  dans  la  nuit  du  17  au  18 
(5  au  6  juin),  évacua  son  camp  retranché  de  Zurich,  se  retira  sur  la  rive 
gauche  de  la  Limmat  et  prit  de  nouvelles  positions  sur  les  hauteurs  de  l'Uetli- 
Berg.  Il  avait  une  bonne  ligne  de  défense,  communiquant  à  droite  avec 
Lecourbe  qui  tenait  Lucerue,  à  gauche  avec  les  troupes  qui  défendaient  le 
Rhin  de  Waldshut  à  Bâle,  dans  laquelle  il  se  décida  à  attendre  des  renforts. 
Le  18  (6  juin),  l'archiduc  Charles  entrait  dans  Zurich. 

Nous  avons  laissé  l'armée  d'Italie  derrière  l'Adda.  Quand  Moreau  en  prit 
le  commandement,  affaiblie  par  les  pertes  subies  et  par  les  garnisons  laissées 
dans  certaines  places,  elle  ne  comptait  plus  que  28  000  hommes  disséminés, 
par  Scherer,  de  Lecco,  où  Séruric-r  était  à  la  pointe  orientale  du  lac  de  Côme, 
à.Lodi,  où  se  tenait- Victor.  Grenier  conîmandait- au  centre,  à  Cassano,  sur  la 
.•rive  gauche  de  llAdda.  L'armée  austro-russe  s'était i avancée  vers  l'ouest;  si 
son.  avant-garde,  sous  les  ordres  de  Bagration,  avait  vu,  le  ô  floréal  (25  avril), 


HISTOIRE    SOCIALISTE  5ii 

une  attaque  du  pont  de  Lecco  repoussée  par  la  division  de  Sérurier,  l'armée 
elle-même  parvenue,  lé  7  (26  avril),  sur  la  rive  gauche  de  lAdda,  franchissait 
cette  rivière  de  telle  façon  que  la  ligne  des  Français  se  trouvait  coupée  en 
deux  endroits,  battait,  le  8  (27  avril )i  à  Cas&ano,  Grenier  qui  eut,  avec 
11000  hommes,  à  soutenir  le  choc  de  25  000,  et  forçait  Moreau  à  la  retraite. 
Au  lieu  (le  se  replier  sur  Plaisance,  afin  de  rester  en  communication  avec 
l'armée  de  Naples  qu'il  attendait,  celui-ci  se  retira  sur  Milan,  puis  sur  Turin; 
à  peine  à  Milan,  en  effet,  il  avait  fait  évacuer  la  ville  en  laissant  dans  le  châ- 
teau 2  400  soldats;  ces  derniers,  de  même  que  les  3000'  laissés  un  peu  plus 
tard  dans  la  citadelle  de  Turin,  auraient  pu  être  mieux  employés.  Le  9 
(28  avril),  Sérurier,  cerné,  était,  malgré  une  vigoureuse  résistance,  contraint 
à  capituler  et,  le  même  jour,  Souvorov  faisait  à  Milan  une  entrée  aussi' 
triomphale  que  l'avait  été  celle  de  Bonaparte.  La  République  cisalpine  était 
livrée  aux  alliés;  une  insun-ection  avait  éclaté  en ■  Lombardie,  comme,  du 
reste,  dans  les  autres  régions  de  l'Italie  que  les  Français  avaient  occupées  et 
pressurées. 

Moreau,  revenant  sur  ses  pas,  avait,  le  18  (7  mai),  établi  Grenier  entre  le 
Pô  et  le  Tanaro,  non  loin  d'Alexandrie,  Victor  entre  Alexandrie  et  les  sources 
de  la  Bormida,  et  il  avait  chargé  Pérignon,  récemment  arrivé  à  Gênes,  de 
commander  les  troupes  stationnées  en  Ligurie  et  de  garder  les  débouchés  sur 
cette  ville.  A  cette  même  époque,  les  places  que  nous  tenions  encore  dans  la 
région  du  nord  commençaient  à  tomber  entre  les  mains  de  l'ennemi;  c'était 
le  cas  pour  Peschiera,  Pizzighetlone,  au  confluent  de  l'Adda  et  du  Serio,  et 
la  ville  de  Tortone  (20  floréal-9  mai)  dont  la  citadelle  nous  restait.  Un  corps 
russe  étant  passé,  le  23  (12  mai),  sur  la  rive  droite  du  Pô,  à  Bassignano,  loca- 
lité au  confluent  du  Pô  et  du  Tanaro,  Moreau  le  culbuta  après  un  combat 
sanglant;  mais  les  alliés,  le  26  (15  mai),  étaient  à  Novi;  la  route  d'Alexandrie 
à  Gênes  se  trouvait  coupée;  Moreau  échoua,  le  27  (16  mai),  dans  une  tentative 
du  côté  de  Marengo  et  dut  regagner  la  rive  gauche  de  la  Bormida.  Voulant  à 
tout  prix  rester  en  communication  avec  Gènes,  le  28  (17  mai),  il  envoya,  par 
Acqui  et  Dego,  Victor  qui,  le  30  (19  mai),  communiqua  avec  Pérignon  ins- 
tallé un  peu  au  nord  de  Gênes,  au  col  de  la  Bocchetta,  et  lui-même,  laissant 
3000  hommes  à  Alexandrie,  se  porta  par  Asti  et  Savigliano  au-dessus  de 
Savone.  Souvorov,  que  le  succès  de  Lecourbe  sur  le  prince  de  Rohan,  le  24 
(13  mai),  du  côté  de  Lugano,  avait  inquiété,  aurait  volontiers  envahi  la 
Suisse  ;  mais  un  ordre  de  l'empereur  l'immobilisait  en  Italie  tant  que  Mantoue 
et  les  autres  places  blocjuées  ne  se  seraient  pas  rendues.  Ayant  appris  la  re- 
traite de  Moreau,  il  dirigea,  le  2  prairial  (21  mai),  des  forces  par  Chivas-so  sur 
Turin  où,  à  l'exception  de  la  citadelle,  elles  entraient  le  7  (26  mai),  tandis 
que  d'autres  investissaient  le  fort  de  Tortone  et  Alexandrie;  sauf  la  citadelle, 
celte  dernière  ville  était  en  leur  pouvoir  le  10  (29  m«i).  Les  Piémontais  sont 
dans  la  joie.  «  Mais,  les  lampions  éteints,  ils  s'aperçoivent  vite  que  les  char- 


512  HISTOIRE    SOCÎaLISTB 

ges  sont  aussi  lourdes  et  emportent  plus  de  brutalité,  plus  d'humiliation 
surtout,  que  du  temps  des  Français.  Les  insurrections  excitées  par  Souvorov 
tournent  au  brigandage;  des  bandes,  menées  par  des  moines,  parcourent  le* 
villages,  arrachent  les  arbres  de  la  liberté,  les  remplacent  par  des  croix,  vont 
faire  leurs  dévotions  à  l'église,  envahissent  les  maisons  des  suspects,  qui  se 
trouvent  toujours  être  les  riches,  pillent,  tuent,  violent,  brûlent,  et  s'en 
vont.  »  (A.  Sorel,  L'Europe  et  la  Révolution  française,  5*  partie,  p.  411). 

Partie,  le  18  et  le  19  floréal  (7  et  8  mai),  de  Naples  et  ayant  presque  partout 
à  lutter  sur  son  passage  contre  des  insurgés,  l'armée  de  Macdonald  arrivait 
le  27  et  le  28  (16  et  17  mai)  à  Rome,  le  6  prairial  (25  mai)  à  Florence  et  le  10 
(29  mai)  à  Lucques.  C'est  de  là  que  le  plan  de  jonction  put  être  combiné 
avec  Moreau. 

Il  fut  convenu  que  Macdonald  marcherait  par  Modène,  Parme  et  Plai- 
sance vers  Tortone  que  Moreau  atteindrait  par  Gavi  et  Novi.  Ils  n'avaient 
quelque  chance  de  réussir  qu'en  faisant  vite.  Macdonald  resta  dix  jours  dans 
l'inaction  en  Toscane,  alors  qu'il  ne  fallait  pas  tout  ce  temps  pour  reposer 
ses  troupes;  le  21  (9  juin)  seulement,  il  se  remettait  en  route  et  remportait, 
le  24  (12  juin),  un  succès  à.  Modène.  "Victor  venant  de  Pontremoli  descendait 
en  même  temps  à  Borgo  San-Donnino  oîi  l'avant-garde  de  Macdonald  le  rejoi- 
gnait le  26  (14  juin).  Continuant  sa  marche  sur  Plaisance  où  elle  entrait  le 
28  (16  juin),  l'armée  refoulait  un  corps  autrichien  et  s'établissait  sur  la  rive 
gauche  de  la  Trebbia. 

Souvorov  qui,  à  la  nouvelle  de  la  marche  de  Macdonald,  avait  à  tout  ha- 
sard rassemblé  ses  forces  entre  Alexandrie  et  TorLone,  jugea  que,  pour  em- 
pêcher la  jonction  avec  Moreau,  il  lui  fallait  aller  sans  perdre  de  temps  à  la 
rencontre  de  Macdonald  et,  le  29  (17  juin),  il  arrivait  à  propos  au  secours 
des  Autrichiens  de  nouveau  assaillis  par  les  troupes  françaises  et  sur  le 
point  de  céder.  Attaqué  le  30  (18  juin),  Macdonald  dut  passer  sur  la  rive 
droite  de  la  Trebbia;  de  pari  et  d'autre,  on  lutta  toute  la  journée  et  toute 
celle  du  lendemain  avec  un  acharnement  qui  fut  surtout  extraordinaire 
entre  les  Polonais  au  service  de  la  France  el  les  Russes.  Le  soir  du  1"  mes- 
sidor (19  juin),  les  armées  ennemies  se  trouvèrent  toujours  séparées  par  le 
lit  de  la  Trebbia;  ne  recevant  pas  de  renforts  comme  Souvorov,  Macdonald 
ne  voulut  pas  risquer  avec  des  soldats  épuisés  une  quatrième  journée  de 
combat  et,  dans  la  nuit  du  1"  au  2  (19  au  20  juin),  il  battit  en  retraite  par 
le  chemin  qu'il  avait  suivi  pour  venir.  Le  2  (20  juin),  la  division  Victor  fut 
écrasée  sur  la  Nure,  torrent  coulant  à  l'est  de  la  Trebbia,  parallèlement  à 
celte  rivière.  Souvorov,  ayant  éprouvé  de  grandes  pertes  et  craignant  l'arrivée 
de  Moreau,  ne  fit  pas  poursuivre  davantage  Macdonald  qui  put  réorganiser 
un  peu  ses  troupes,  le  4  (22  juin),  à  Reggio,  et  atteindre,  le  29  (17  juillet), 
Gênes  où  elles  parvinrent  dans  un  état  déplorable. 

Le  28  prairial  (16  juin),  Moreau  s'était  dirigé  vers  Gavi  d'où  malheureu- 


HISTOIRE    SOCIALISTE  513 

sèment  il  déboucha  un  pftu  tard;   le  l"  messidor  (19  juin),  il  se  portait  sur 
Tortone  où  le  blocus  du  fort  venait  d'être  levé,  battait,  le  2  (îO  juin),  près  de 
,    Marengo,  à  Cassina  Grossa,  Bellegarde  que  nous  avons  vu  arriver  à  la  fin  de 
>    mai  à  Gôme,  d'où  il  avait  gagné  les  environs  d'Alexandrie.  A  cette  date,  la 
»    bataille  de  la  Trebbia  était  perdue,  et  ce  fut  là  une  victoire  inutile.  Au  mo- 
ment où  Moreau  allait  marcher  vers  Plaisance,  il  apprenait  la  défaite  de 
Macdonald  et  la  reddition  de  la  citadelle  de  Turin  qui  avait  eu  lieu  le  2  (20 
juin).  Il  ne  pouvait  plus  songer  à  la  jonction  projetée;  aussi,  prévenu  de 
l'approche  de  Souvorov  qui,  parti  le  5  (23  juin)  de  la  rive  droite  de  la  Nure, 
prenait  position,  le  7  (25  juin),  à  Gastelnuovo,  il  avait  évacué  la  plaine  de 
Tortone  dont  Souvorov  faisait  de  nouveau  bloquer  le  fort,  réoccupé  les  hau- 
teurs de  Gavi,  puis  les  postes  où  il  était  installé  avant  cette  expédition;  ce 
fut  du  côté  de  Gênes  que  l'armée  de  Naples  mutilée  fut  rejointe  en  messidor 
(juillet)  par  l'armée  d'Italie. 

A  la  suite  des  événements  du  30  prairial  (18  juin)  dont  il  sera  question 
dans  le  chapitre  suivant,  le  Directoire  modifié  appelait,  le  14  messidor  (2 
juillet),  au  ministère  de  la  guerre,  en  remplacement  de  Milet-Mureau,  Berna- 
dotte  et,  en  même  temps  qu'on  prenait  diverses  mesures  relatives  à  une 
prompte  levée  de  conscrits  et  à  leur  rapide  instruction,  divers  changements 
étaient  opérés  dans  les  armées.  On  décida  la  reconstitution  d'une  «  armée 
des  Alpes  »  à  Chambéry  et  d'une  «  armée  du  Rhin  »  qui  devait  être  la  troi- 
sième de  ce  nom.  L'armée  des  Alpes  reçut,  le  17  messidor  (5  juillet),  pour 
commandant  direct  placé  sous  les  ordres  du  général  en  chef  de  l'armée  d'Ita- 
lie, Championnet,  remis  en  activité  par  le  nouveau  Directoire  dont  un  arrélé 
du  5  messidor  (23  juin)  avait  rapporté  celui  du  7  ventôse  (25  février);  Macdo- 
nald dont  les  troupes  renlraient  dans  l'armée  d'Ilalie,  était  rappelé  ;  Joubert 
était  nommé  général  en  chef  des  armées  d'Italie  et  des  Alpes;  Moreau  rece- 
vait le  commandement  en  chef  de  l'armée  du  Rhin  et  de  l'année  du  Danube 
laissée  à  Masséna.  Celui-ci  ayant  alors  offert  sa  démis^sion,  on  la  refusa;  on 
lui  écrivit,  le  30  thermidor  (17  août),  que  l'arrêté  qui  l'avait  motivée  était 
rapporté  en  ce  qui  concernait  la  subordination  de  l'armée  du  Danube  et  de 
son  chef  à  un  autre  général;  mais  on  persista  à  lorraer  l'armée  du  Rhin 
dont  le  commandement  provisoire  lut  donné  au  général  MuUer. 

Quand  cela  n'aurait  été  que  dans  le  but  de  procurer  à  son  armée  les  ap- 
provisionnements indispensables  que  les  croisières  des  navires  anglais  dans 
la  Méditerranée  ne  lui  permettaient  pas  de  recevoir  par  mer,  Moreau  aurait 
eu  l'idée  de  reprendre  l'offensive  en  Italie;  cependant,  il  préféra  attendre 
pour  cela  son  successeur.  De  son  côté,  Souvorov  qui  venait  de  recevoir  un 
renfort  de  8  000  Russes,  aurait  voulu  profiter  de  sa  supériorité  pour  écraser 
Moreau;  mais  une  lettre  autographe  de  l'empereur,  du  10  juillet,  tout  en  le 
félicitant  de  fa  victoire  de  la  Trebbia,  lui  enjoignit  de  ne  rien  entreprendre 
ni  en  Suisse,  ni  m  Ligurie,  avant  la  prise  de  Manloue  et  des  citadelles 


514  HISTOIRE     SOCIALISTE 

d'Alexandrie  et  de  Tortone.  Furieux,  Souvorov  néanmoins  obéit;  il  aug- 
menta l'eflectif  des  troupes  chargées  de  ces  sièges  et  campa  près  de  la 
Bormida. 

La  Russie  et  l'Angleterre  estimaient,  comme  Souvorov,  que  l'Autriche 
se  préoccupait  trop  exclusivement  de  ses  intérêts  particuliers;  elles  n'étaient 
nullement  disposées  à  réduire  leur  coalition  au  rôh;  d'instrument  de  la  do- 
mination autrichienne  en  Italie.  Aussi  réglèrent-elles,  le  22  juin,  en  dehors 
de  TAutriche,  leur  descente  en  Hollande. 

De  plus,  sur  l'initiative  de  l'Angleterre  et  avec  le  consentement  du  tsar, 
lés  ambassadeurs  de  Russie  et  d'Angleterre  à  Vienne  arrêtèrent,  en  juillet, 
avec  le  cabinet  autrichien  un  nouveau  plan  en  vertu  duquel  l'Autriche  agi- 
rait seule  en  Italie;  Souvorov  et  les  divers  corps  russes  se  porteraient  en 
Suisse  que  l'archiduc  Charles  abandonnerait,  dès  l'arrivée  des  troupes 
russes,  pour  se  diriger  sur  le  Rhin,  vers  Mayence  et  l'ancienne  frontière  de 
la  Belgique,  et  soutenir  les  Anglo-Russes  en  Hollande,  puis  dans  ce  dernier 
pays.  Les  ordres  furent  expédiés  le  31  juillet  à  l'archiduc  et  le  lendemain  à 
Souvorov. 

Pendant  que  s'élaborait  cette  combinnison  tendant  à  l'invasion  de  la 
France,  la  citadelle  d'Alexandrie  capitulait  (3  thermidor-21  juillet);  Mantoue, 
où  le  j;énéral  Foissac-Latour  aurait  encore  [lU  tenir,  en  faisait  autant  le  12 
(30  juillet)  et,  du  coup,  Kray  pouvait  aller  avec  une  vingtaine  de  raille  hom^ 
mes  renforcer  Souvorov  sur  la  Bormila.  D'autre  part,  le  17  (4  août),  Joubert 
prenait  possession  de  son  commandement;  il  était  entendu  que  Moreau  reste- 
rait quelques  jours  avec  lui.  Ignorant  la  reddition  de  Mantoue  et  pressé,  pour 
plaire  au  gouvernement  et,  en  particulier,  à  Sieyès,  de  remporter  une  vic- 
toire, Joubert  se  hâta  d'entrer  en  campagne.  Le  27  (14  août),  après  des  escar- 
mouches heureuses,  l'armée  française  campait  sur  les  hauteurs  de  Novi,  en 
face  des  alliés  concentrés  par  Souvorov  au  sud  d'Alexandrie;  Joubert  appre- 
nait alors  la  capitulation  de  Mantoue  et  l'arrivée  du  corps  de  Kray,  qui  le 
mettaient  dans  une  infériorité  sur  laquelle  il  n'avait  pas  compté.  Le  soir 
même,  il  réunissait  un  conseil  de  guerre,  paraissait  d'accord  avec  ses  géné- 
raux, tous  d'avis  de  regagner  les  anciennes  positions;  mais,  lorsqu'il  aurait 
dû  suivre  cet  avis  sans  tarder,  il  remettait  la  décision  définitive  au  lendemain. 
Or,  à  la  pointe  du  jour,  le  28  (15  août),  Souvorov  engageait  l'action.  Le  choc 
fut  rude  et  déconcerta  tout  d'abord  nos  soldats;  Joubert  se  précipita  brave- 
ment pour  les  encourager  et  fut  tué  un  des  premiers.  Sa  mort  augmentait 
déjà  la  confusion,  quand  Moreau  qui  se  trouvait  là  assuma  la  responsabilité 
du  commandement  et  parvint  à  rallier  les  troupes.  Si  les  premières  tentatives 
des  alliés  furent  repoussées,  il  fallut,  devant  la  supériorité  de  .leurs  forces, 
après  une  douzaine  d'heures  d'une  lutte  acharnée,  battre  en  retraite  sur 
Gênes. 

Comme  complément  de  cette  victoire  qui  affermissait  la  domination  des 


HISTOIRE     SGCJALtSTE  515 

alliés  en  Italie,  le.  général  autrichien  Klenaii  voulut,  le  4  fructidor  (21  août) 
tenter  un  coup  de  main  sur  cette  dernière,  ville.  Il  réussit  à  nous  enlevé? 
Ghiavari,  sur  la  côte  orientale  dugolfd  de  Gênes  ornais,  -le  9  (-26  août),  ilei 
était  uhassé,  «ans  avoir  été  soutenu  par  Sohvopov,'  qui  tne  parut  nullement 
tenir  à  ce  que  Gênes  tombât  entre  'les  mains  de  l'Autriche;  quant  à  lai,  le  3 
(aOaoûl),  il  avait  campé  à  Asti,  oîi  il  reçut  officiellement  connaissance,  le 
25  aoûtj  du  nouveau  plan  concerté  entre  les  alliés  et  dont  il  a  été  parlé  plus 
haut.  Les  colonnes  de  Championnet  sur  les  Alpes  eurent  quelques  petits 
succès;  celleide  gauche  emportait,  le  23  thermidor  (10  août),  le  peste  retran- 
ché de  la  Thuile,  près  du  col  du  Petit  Saint-Bernard,  celle  du  centre,  le 
14  fructidor  (31  août),  enlevait  PigneroU  celle  de  droite,  le'9  (26  août),  pous- 
sait au  dcl'i  dui  fort  de  Démonte,  dans  la  direction  de  Coni,  et  arrivait  sous 
les  murs  de  celle  place  le  16  (2  septembre).  Mais  ces  mouvements  ne  pou- 
vaient être  que  très  restreints,  et  Souvorov  ne  les  jugea  pas  de  nature  à 
retarder  «on  départ  pour  la  Suisse,  après  la  capitulation  conditionnelle  du 
fort  de  Tortone  dont  le  comnaandatit  s'engagea,  île  8  (23  août),  à'  le' rendre  le 
25  (11  'septembre),  s'il  n'était;pas  secouru  avant  cettei  date.  Souvorov  remit 
le  commandement  de  l'armée  autrichienne'  àiMélas'St,  Je  22  (8' septembre), 
se  dirigea  vers  tasale.  Averti  en  route  que  Moreau  allait  profiter  de  son  dé- 
part pour  tenter  de  secourir  Tortoue  avant  le  25  (11  septembre),  il  revint  sur 
ses  pas  et,  le  24  (10  septembre),  son  armée  reparaissait  dans  les  environs  de 
Novi.  Devant  ce  déploiement  de  forces;  Moreau  renonça  à;  son  projet;  ie  lende- 
main, le  fort  dei  Tortone  était  livrée  aux  alliés  et  Souvorov  reprenail'Sa  marche 
vers  Lugano.  Nous  allons  voir  combien  ce  retard  de  trois  jours  eut  pournous 
d'heureuses  conséquences. 

Aussitôt  après  son  entrée  à  Zurich  (18  prairial-6  juin),  l'archiduo  Charles 
établissait  le  gros  de  son  armée  sur  la  chaîne  de  collines  qui  sépare  la  Glatt 
de  la  Limmat.  Jusqu'au  27  (15  juin),  il  y  eut  de  petits  combats  à  la  suite  des- 
quels les  Français  reprirent  quelques  postes  qu'ils  avaient  perdus;  en  re- 
vanche, Jellachich,  envoyé  contre  Lecourbe,  arriva  à  Utxnach;  lé'20.(8  jtrin), 
et  occupa,  sans  rencontrer  de  résistance,  Glaris  etSchwyz.  Puis  commença 
une  période  pendant  laquelle  l'archiduc  attendant  l'arrivée  du  corps  auxiliaire 
russe  de  Korsakov,  et  Masséna  les  renforts  annoncés  par  le  gouvernement, 
se  bornèrent  à-  s'observer.  L'archiduc  essaya  d'attirer  l'attention  de  Masséna 
vers  l'Alsace  en  faisant,  le  5  et  le  7  messidor  {2i  et  25  juin),  attaquer  par  ie 
général  Starray  nos  postes  du  Basi-Rhin.  Ceux-ci  durent  se  replier,  abandon- 
nant toutes  leurs  positions  de  laTivé  droite;  mais;  Je  18  (6  juillet),  certaines 
d'entre  elles  étaient  reprises,  et' Masséna,  sans  se  laisser .  troubler  par  ces 
démonstrations,  ne  bougea  pas  de  la  Suisse.  Ce  fut  après  ces  incidents  que 
le  gouvernement  décida,  ainsi  qu'il  a  été  dit  tout  à  l'heure,  la  formation 
d'une  «  armée  du  Rhin  >  qui  eut  au  début. son  quartier  général  à  Tiirkheim, 
non  loin  de  Colmar. 


516  HISTOIRE    SOCIALISTE 

Pressé  par  le  Direcloire  de  prendre  l'offensive,  Masséna,  avant  d'engager 
une  action  générale,  chargea  Lecourbe  d'opérer  contre  quatre  corps  autri- 
chiens placés  dans  les  montagnes  et  éloignés  les  uns  des  autres  :  les  27,  28 
et  29  thermidor  (14,  15  et  16  août),  ils  furent  tous  les  quatre  attaqués  avec 
succès  :  le  prince  de  Rohan,  ce  digne  échantillon  du  patriotisme  des  roya- 
listes français,  au  pied  du  Simplon,  du  côté  de  l'Italie,  fut  refoulé  vers  Domo 
d'Ossola;  Strauch,  qui  tenait  le  Grimsel,  dut  se  retirer  vers  Bellinzona; 
Simbschen,  qui  gardait  dans  la  vallée  de  la  Reuss  la  route  du  Gothard,  fut 
réduit  à  se  replier  sur  Ilanz  et  nous  reprîmes  le  Saint-Gothard  ;  enfin  Jella- 
chich,  entre  le  lac  des  Quatre-Cantons  et  celui  de  Zurich,  fut  repoussé  der- 
rière la  Linth,  et  la  ville  de  Schwyz  fut  prise.  Ces  mouvements  des  troupes 
françaises  et  l'arrivée  des  30  000  Russes  de  Korsakov  et  de  Derfelden  poussè- 
rent l'archiduc  à  tenter,  le  30  (17  août),  entre  l'embouchure  de  la  Limmat  et 
le  Rhin,  le  passage  de  l'Aar  qu'il  méditait  depuis  quelque  temps,  lan.lis  que 
Hotze  agirait  contre  notre  division  de  droite,  alors  installée  sur  la  rive  gauche 
de  la  Linth.  Finalement,  ces  deux  tentatives  échouèrent.  L'archiduc  avait 
reçu,  conformément  au  plan  arrêté  entre  les  puissances  alliées  et  à  lui  expé- 
dié le  31  juillet,  l'ordre  de  quitter  la  Suisse  aussitôt  après  l'arrivée  des  trou- 
pes russes.  Désapprouvant  cette  mesure  qui  lui  paraissait  dangereuse,  excu- 
sant, dès  lors,  jusqu'à  un  certain  point,  le  mécontentement  furibond  de  Kor- 
sakov à  cette  nouvelle,  il  résolut  de  lui  laisser,  en  attendant  Souvorov,  les 
20  000  hommes  de  Hotze.  Informé  qu'un  corps  d'armée  français  avait  fait,  le 
9  fructidor  (26  août),  irruption  sur  le  Rhin,  il  ne  crut  pas  pouvoir  rester  per- 
sonnellement plus  longtemps  en  Suisse  qu'il  quitta  le  15  (1"  septembre). 

Muller  qui  commandait  sur  le  Rhin  avait  été,  en  effet,  invité  à  opérer 
une  diversion  en  faveur  de  l'armée  du  Danube.  En  conséquence,  le  9  fruc- 
tidor (26  août),  il  avait  passé  le  Rhin  à  Mmnheim  avec  une  douzaine  de  mille 
hommes,  marché  sur  Philippsburg,  qui  était  investi  le  lendemain,  et  dirigé 
deux  colonnes,  l'une  vers  Karlsruhe,  l'autre  vers  Heilbronn.  Les  Autrichiens 
s'étaient  ralliés  au  sud  de  cette  dernière  ville,  àLaulîen  età  Pforzheim.  L'ar- 
chiduc avait  d'abord  projeté  d'attendre  les  événements  à  Donaueschingen  ; 
mais,  craignant  que  les  Français  ne  fussent  plus  nombreux  qu'ils  ne  l'étaient 
en  réalité,  il  marcha  lui-même,  le  19  (5  septembre),  à  leur  rencontre  afin 
d'arrêter  leurs  succès.  Muller,  qui  avait  fait  entamer,  le  20  (6  septembre),  le 
bombardement  de  Philippsburg,  et  qui  était  trop  faible  pour  lutter  contre  les 
forces  de  l'archiduc,  se  replia,  le  25  (11  septembre),  sur  cette  place  très 
éprouvée,  en  leva  le  siège  et  se  retira  sur  Mannheim^  où  il  arriva  le  28 
(14  septembre).  La  petite  armée  du  Rhin,  dit  Jornini,  «  avait  rempli  son  objet 
au  delà  de  toute  espérance  »  (t.  XII,  p.  24);  Muller  n'eut  qu'un  tort,  ce  fut, 
lorsqu'il  repassa  le  Rhin,  le  29  (15  septembre),  de  maintenir  à  Mannheim  des 
troupes  que  l'archiduc,  le  2°  jour  complémentaire  de  l'an  VII  (18  septembre), 
écrasa.  Pendant  ce  temps,  Masséna  prenait  ses  dispositions  pour  une  attaque 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


517 


générale.  La  partie  nepouvait  être  gagnée  qu'en  concentrant  le  plus  d'hommes 


at.ont. 


UN  MALHErjREUX   RENTIER. 

(D'après  une  estampe  de  la  Bibliothèque  Nationale.) 


possible;  peu  importait  de  découvrir  pour  cela  certains  endroits  qui,  même 
restant  couverts,  n'en  devraient  pas  moins  être  abandonnés  dans  le  cas  d'une 

LIV.    458.  —    HISTOIRE  SOGIAUSIB.    —    THERMIDOR    ET   DIRECTOIRE.  LIV.   458. 


518  HISTOIRE    SOCIALISTE 


défaite;  peu  importait  que  Souvorov  réussît  à  déboucher  du  Saint-Gothard, 
si  la  déroute  préalable  de  ses  lieutenants  le  laissait  seul  en  face  de 
Massé  lia. 

Il  ne  fallai  pas  que  l'ennemi  eût  vent  de  ce  qui  se  préparait;  «  les  ordres 
du  général  en  chef,  dit  Jomini,  furent  suivis  avec  un  secret  et  une  précision 
que  l'on  ne  saurait  trop  admirer  »  [Idem,  p.  250).  Dans  la  matinée  du  3  ven- 
démaire  an  VIII  (25  septembre  1799),  la  Limmat  était  franchie  sui'  un  pont 
de  bateaux  et,  pendant  que  des  démonstrations  sur  divers  points  occupaient 
certains  corps  de  Korsakov,  le  gros  de  ses  forces  campé  en  avant  de  Zurich 
était  obligé  de  se  réfugier  sous  les  remparts  de  cette  place.  Le  4  (26  sep- 
tembre), sur  le  point  d'être  cerné,  Korsakov  attaqua  avec  impétuosité  pour 
s'ouvrir  un  passage  vers  le  nord.  L'avant-garde  passa,  le  reste  éprouva  des 
pertes  considérables.  Par  Biilach,  les  débris  de  l'armée  russe  gagnèrent  en 
désordre  la  rive  droite  du  Rhin.  En  même  temps  que  la  bataille  de  Zurich 
nous  rendait  la  lignfi  de  la  Limmat  et  Zurich,  Soult  attaquait  Hotze  sur  la 
ligne  de  la  Linth.  Dès  les  premiers  coups  de  feu,  le  3  (25  septembre),  Hotze 
était  tué;  son  armée,  complètement  battue,  se  retirait,  après  une  tentative 
infructueuse,  le  4  (26  septembre),  d'abord  derrière  la  Thur,  dans  sa  partie 
supérieure,  puis,  par  Sain  f-Gall,  sur  le  Rhin,  qu'elle  traversait  à  Rheineck. 
Le  corps  de  Jellachich  était  à  son  tour  repous-é  à  Nâfels  sur  la  Linth,  rétro- 
gradait vers  "Walenstatt  et  continuait,  le  6  (28  septembre),  son  mouvement 
de  retraite  par  Sargans  et  Ragatz. 

Retenu,  nous  le  savons,  jusqu'au  25  fructidor  (11  septembre)  en  Italie, 
Souvorov  atteignait  Airolo  le  l"'  vendémiaire  an  VIII  (23  septembre),  et  Alt- 
dorf  le  3  (25  septembre),  après  avoir  dû  arracher  pied  à  pied  le  Gothard  aux 
troupes  de  Lecourbe,  que  celui-ci  rassembla  sur  la  rive  gauche  de  la  Reuss; 
Ij,  il  apprit  qu'il  était  envoyé  à  l'armée  du  Rhin,  en  remplacement  de  MuUer 
chargé  d'un  autre  poste.  D'Altdorf,  oh  il  reçut  «  la  bénédiction  du  curé  » 
{Moniteur  du  20  et  du  22  vendémiaire-12  et  14  octobre),  Souvorov  se  porta, 
le  5  (27  septembre),  vers  Schwyz;  c'est  durant  cette  marche,  lorsqu'il  comp- 
tait être  rejoint  par  Jellachich,  à  qui  il  avait  donné  rendez-vous  en  ces  lieux, 
et  tomber  avec  lui  sur  l'armée  de  Masséna  rejetée,  suivant  ses  instructions, 
de  son  côté  par  Hotze  et  Korsakov,  qu'il  apprit  le  désastre  de  ses  lieutenants. 
Arrivé  trois  ou  quatre  jours  trop  tard  pour  les  soutenir,  il  avait  à  lutter  non 
plus  pour  achever  une  victoire,  mais  pour  échapper  à  l'anéantissement. 
Impossible  de  revenir  sur  ses  pas  ou  de  continuer  sur  Sehwyz;  à  sa  droite, 
il  n'y  avait  que  la  brigade  Molitor;  aussi,  le  8  (30  septembre),  il  marcha  contre 
elle  et  l'obligea  à  reculer  jusqu'à  Nâfels;  mais  là,  le  9  (1"  octobre),  malgré 
tous  ses  efforts,  il  ne  put  l'entamer;  ce  même  jour,  son  lieutenant  Rosenberg 
remportait  un  succès  sur  Masséna.  Néanmoins,  le  lendemain,  en  dépit  de  son 
orgueil  démesuré,  de  sa  rage  folle,  de  ses  ridicules  invocations  à  la  Provi- 
dence et  à  «  la  Sainte  Vierge  »  (Costa  de  Beauregard,   Un  homme  d'autre- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  Bi9 

fois,  p.  454),  et  de  son  assorliiuenl  de  bénédictions,  l'horrible  bourreau  de 
Varsovie  dut  se  résoudre  à  la  retraite. 

Le'15  (7  octobre),  il  arrivait  à  Cbire,  oii  une  partie  fle  ses  troupes  ra\ait 
précédé  et  oîi'le  reste  le  rejoignit  après  avoir  éprouvé  des  souïïrances  inouïes. 
Le  19  (11  octobre),  son  armée,  réduite  de  moitié,  s'établissait  à  Feldkirch. 
Masséna  avait  sauvé  la  France  d'une  invasion  :  le  nationalisme  et  le  patrio- 
tisme des  cléricaux  et  des  royalistes  français  tombèrent  dans  le  marasme; 
'dans  une  dépêche  du  '12  octobre  1799,  de  Précy  appelle  la  première  victoire 
•fle  iMasséna  «  l'a  malheureuse  affaire  du  25  »,  et  d'An  tiré  écrit  à  Louis  XVIII 
que  «  tout  est' remis  en  question  »CZ)?<6oïVC?'a«c^,  par  lung,  t.  II,  p.  313), 
quand,  pour  la  France,  cela  se  termine  bien. 

Au  nord  de  la  Suisse,  Korsakov,  ignorant  encore  ie  sort  de  son  chef',  fit 
une  tentative  pour  lui  porter  secours.  Il  avait  avec  lui  le  corps  d'émigrés  de 
iCondé,  à  la  solde  de  la  Russie.  Le  15  vendémiaire  (7  octobre),  il  déboucha  de 
Busini^^en,  près  de  Schaffhouse,  culbuta  d'abord  les  Français,  mais  fut  bientôt 
repoussé.  Le  même  jour,  nos  troupes  enlevèrent  la  ville  de  Constance  aux 
émigrés  de  Coudé,  qui  frappèrent'patrlotiquemerttà  coups  de  sabre  le  «  petit 
soldat»  de  l'époque;  leurs  descendailts  exploitent  tout  aussipatriotiqueraent 
celui  d'aujourd'hui  au  cri  de  «vive  l'armée  ».  A  la  nouvelle  de  la  victoire  de 
Masséna  à  Zurich,  l'archiduc  Charles  était  accouru  à  Donauesehiiigen,  d'où 
il  chercha  à  combiner  avec  Souvorov  un  nouveau  [  lan  d'attaque.  Les  deux 
généraux  ne  purent  se  mettre  d'accord,  les  Russes  étant  plus  disposés  à  récri- 
miner contre  les  Autrichiens,  qu'ils  accusaient  d'avoir  tout  compromis  par 
leur  hâte  à  évacuer  la  Suisse,  qu'à  se  concerter  avec  eux.  Souvorov  écrivit, 
le  22  octobre,  à  l'archiduc  que  ses  troupes  prenaient  leurs  quartiers  d'hiver 
et,  le  30,  l'armée  russe  s'installait  eu  Souabe,  eiitie  l'iller  et  le  Lech.  C'était 
une  rupture  autorisée  par  le  tjar,  déjà  très  mécontent  des  prétentions  de 
l'Autriche  en  Italie.  Dans  le  sud,  Loison,  qui  avait  pris  le  <  ommandement  du 
corps  de  Lecourbe,  chassa,  le  18  vendémiaire  (10  octobre),  les  Autrichiens 
sur  la  rive  droite  du  Rhin,  à  l'exception  de  quelques  postes  qui  furent  enlevés 
en  brumaire  (début  de  novembre).  La  Suisse  entière  était  délivrée.  Le  Rhin, 
dès  lors,  servit  de  démarcation  comme  à  l'ouverture  de  la  campagne. 

Par  le  traité  du  22  juin  mentionné  précédemment,  l'Angleterre  et  la 
Russie  avaient  réglé  les  conditions  de  leur  descente  en  Hollande;  l'Angleterre 
devait  fournir  30  000  soldats  et  subvenir  à  la  dépense  des  17  000  hommes  que 
la  Russie  consentait  à  leur  adjoindre.  Le  but  avoué  était  le  rétablissement 
du  stathoudérat  et  de  la  maison  d'Orange.  Le  but  secret  de  l'Angleterre  était 
moins  désintéressé  :  elle  poursuivait,  avec  sa  persistance  habituelle,  son  plan 
de  soustraire  la  Hollande  et  la  Belgique  dont  l'invasion  était  projetée  après  U 
conquête  de  la  première,  à  l'influence  de  la  France.  Des  préparatifs  immenses 
furent  faits  et,  le  3  fructidor  (20  août  1799),  l'avant-garde  de  l'expédition  étail 
en  vue  des  côtes;  mais,  par  suite  d'une  tempête,  le  débarquement  ne  put  com- 


620  HISTOIRE     SOCIALISTE 

mencer  que  le  10  (27  août),  près  du  Helder.  Le  13  (30  août),  l'escacire  anglaise 
se  portait  au  Texel  où  se  trouvait  ce  qui  restait  de  la  flotte  batave;  les  équi- 
pages de  celle-ci,  travaillés  depuis  longtemps  par  les  agents  du  slathouder, 
arborèrent  ses  couleurs  et,  le  14  (31  août),  les  Anglais  prenaient  possession 
de  cette  flotte  :  ce  sera  là  pour  eux,  et  il  n'était  pas  à  dédaigner,  tout  le  béné- 
fice de  leur  expédition.  Brune  avait  tout  de  suite  ordonné  la  concentration 
de  ses  forces  dans  la  province  de  Hollande-Nord  et,  le  18  (4  septembre),  il 
arrivait  à  Alkroaar.  Ayant  essayé  vainement,  le  24  (10  septembre),  de  forcer 
le  camp  des  Anglais,  il  comprenait  qu'il  lui  fallait  renoncer  à  l'idée  de  s'op- 
poser au  débarquement  des  autres  divisions  et  se  borner  à  les  empêcher  de 
pénétrer  plus  avant. 

Du  25  au  29  (11  au  15  septembre),  abordaient  les  flottes  transportant  le 
corps  russe  et  la  deuxième  division  anglaise,  le  duc  d'York,  commandant  en 
chef  des  troupes  alliées,  débarquait  le  26  (12  septembre);  mais  toutes  les 
troupes  ne  furent  en  ligne  que  le  2»  jour  complémentaire  de  l'an  VII  (18  sep- 
tembre). Le  lendemain,  Brune  attaqué  résistait  victorieusement  à  Bergen, 
village  à  cinq  kilomètres  au  nord  d'Alkmaar.  Le  10  vendémiaire  an  VIII 
(2  octobre),  nouvelle  attaque  et,  cette  fois,  à  Egmond,  à  l'nuest  d'Alkmaar,  les 
alliés  obtenaient  un  succès  qui  ne  devait  pas  les  mener  bien  loin  ;  Brune  éva- 
cuait Alkmaar  et  s'établissait  dans  une  forte  position  à  Castricum,  bourg 
situé  à  huit  kilomètres  au  sud  d'Alkmaar,  d'où  les  alliés  ne  purent,  le  14 
(6  octobre),  parvenir  à  le  déloger.  Cet  échec,  les  pertes  énormes  qu'ils  avaient 
éprouvées,  l'épuisement  de  leurs  ressources,  peut-être  aussi  la  nouvelle  de  la 
victoire  de  Masséna  à  Zurich,  firent  craindre  au  duc  d'York  d'en  être  réduit 
soit  à  déposer  les  armes,  soit  à  se  rembarquer  sous  le  feu  des  Français.  Il 
entra  en  négociation  avec  Brune  pour  l'évacuation  de  la  Hollande  et,  le  26 
(18  octobre),  fut  signée  à  Alkmaar  une  convention  en  vertu  le  laquelle  les 
alliés  devaient  quitter  la  Hollande  au  plus  tard  le  9  frimaire  (SO  novembre), 
rétablir  les  ouvrages  et  l'artillerie  du  Helder  tels  qu'ils  étaient  avant  leur 
invasion,  renvoyer,  sans  échange,  8000  prisonniers  français  ou  bataves  faits 
par  l'Angleterre  dans  de  précédentes  campagnes,  et  libérer  l'amiral  deWinter, 
le  vaincu  de  Camperdwin.  Le  duc  d'York  s'en  alla  à  la  fin  d'octobre  et  les 
dernières  troupes  des  alliés  partirent  le  28  brumaire  (19  novembre).  Ce  même 
jour,  les  républicains  rentraient  au  Helder. 

A  l'armée  du  Rhin,  vers  la  fin  d'octobre  (vendémiaire -brumaire), 
Lecourbe,  qui  en  avait  pris  le  commandement  le  17  vendémiaire  (9  octobre), 
remporta  quelques  succès  sans  conséquences.  Philippsburg  fut  plusieurs 
fois  bloqué  et  débloqué;  après  nous  être  avancés  sur  la  rive  droite  du  Rhin, 
nous  dûmes  revenir  sur  la  rive  gauche  en  frimaire  an  VIII  (premiers  jours 
de  décembre  1799).  Quant  à  l'armée  du  Danube,  elle  ne  songea  plus  à 
pénétrer  en  Souabe  et  une  partie  se  rapprocha  de  Bâle  et  de  la  Forêt-Noire; 
ae  part  et  d'autre,  on  s'apprêti  à  entrer  en  quartiers  d'hiver.   Un  arrêté 


HISTOIRE    SOCIALISTE  521 

du  3  frimaire  (24  novembre)  décida  la  réunion  de  l'armée  du  Rliin  et  de 
l'armée  du  Danube  sous  le  nom  d'armée  du  Rhin ,  avec  Moreau  comme 
général  en  chef.  Lecourbe  était  mis  sous  ses  ordres  pour  commander  spécia- 
lement les  troupes  cantonnées  en  Suisse.  Masséna  était  envoyé  en  Italie* 
Le  g  néral  en  chef  qui  avait  succédé  à  Souvorov  dans  cette  dernière  région» 
Mêlas,  avait,  le  30  Tructidor  (16  septembre),  concentré  les  forces  autrichiennes 
à  Bra  dans  l'intention  de  bloquer  étroitement  Coni.  Les  troupes  françaises, 
que  Championnet  avait  rassemblées  devant  cette  ville,  furent  repoussées  le 
1"  jour  complémentaire  (17  septembre)  et  contraintes  à  abandonner  Savi- 
gliano  et  Fossano.  Championnet  voulut  revenir  à  la  charge,  mais  il  eut  le 
tort  d'opérer  de  plusieurs  côtés  par  petites  colonnes  :  le  1"  vendémiaire 
(23  septembre)  Saluées,  le  2  (24  septembre)  Pignerol,  le  3  (25  septembre) 
Suse,  nous  étaient  enlevés.  Le  Q"  jour  complémentaire  (22  septembre),  il 
avait  pris  le  commandement  des  armées  des  Alpes  et  d'Italie  fusionnées  de 
nouveau  sous  le  nom  d'armée  d'Italie,  et  Moreau  parlait  pour  Paris  avant 
de  se  rendre  à  l'armée  du  Rhin  où  il  ne  devait  arriver  que  le  23  frimaire 
(14  décembre). 

Durant  le  faiois  de  vendémi.iire  (octobre),  eurent  lieu  plusieurs  combats 
sms  grande  imporlaiice;  les  deux  partis  attendaient  une  action  décisive.  Les 
Autrichiens,  en  ce  moment  en  recul,  étaient  établis  entre  Fossano  et  Savi- 
gliano  lorsqu'ils  battirent  finalement,  les  13  et  14  brumaire  (4  et  5  novembre), 
dans  la  série  d'affaires  meurtrières  connues  sous  le  nom  de  bataille  de  la  Ge- 
nola,  les  troupes  françaises  qui  durent  se  replier.  Elles  perdirent,  le  24  (15  no- 
vembre), le  col  de  Tende  ;  le  quartier  général  autrichien  fut  transféré  à  Borgo 
San-Dalmazzo,  petite  localité  au  sud  de  Coni,  eî,  le  27  (18  novembre),  l'inves- 
tissement de  cette  dernière  place  était  achevé;  elle  se  rendit  le  13  frimaire 
(4  décembre).  Du  côté  de  Gênes,  les  Français  furent  rejetés,  le  15  (6  décembre), 
sur  le  col  de  la  Bocchetta;  le  général  Klenuu  s'avança,  le  23  (14  décembre), 
vers  Gènes,  par  le  littoral  ;  mais  il  ne  fut  pas  plus  heureux  que  le  4  fructidor 
(21  août)  et  se  fit  repousser  jusqu'à  Sestri-Levante.  A  la  fin  de  1799,  la  gauche 
de  l'armée  d'Italie  gardait  le  Petit  Saint-Bernard,  le  Mont-Cenis  et  les  débou- 
chés des  Alpes  en  France;  le  centre  occupait  le  littoral  jusqu'à  Savone  ;  la 
droite  couvrait  Savone,  Gênes  et  la  Ligurie  à  l'est.  Les  soldats  souiïrirent 
beaucoup  en  hiver;  manquant  de  tout,  —  Ouvrard  était  un  des  fournisseurs 
de  l'armée  —  malades,  ils  finirent  par  déserter  en  masse.  Championnet,  qui 
avait  donné  sa  démission  —  sous  la  date  du  23  brumaire  (14  novembre),  le 
Moniteur  du  lendemain  disait  :  «  un  courrier  a  apporté  la  démission  donnée 
par  Championnet  du  commandement  de  l'armée  d'Italie.  Le  consulat  a 
accepté  cette  démission.  »  —  et  qui  attendait  son  successeur,  mourut  à  Nice, 
le  19  nivôse  an  VIII  (9  janvier  1800),  âgé  de  37  ans.  Masséna,  nommé  général 
en  chef  de  l'armée  d'Italie,  prit  le  commandement  à  Antibes  le  26  nivôse 
(16  janvier).  Malgré  nos  insuccès  en  Italie,  la  vérité  est  que,  avant  le  retour 


,522  HISTOIRE     SOCIALISTE 

de  Bonaparte,  la  France  avait  échappé  au  terrible  danger  que  lui  avait  fait 
courir  la  deuxième  coalition. 

CHAPITRE  XX 

Le  30  PRAIRIAL  AN  YII.  —  Insurrections  royalistes. 
(Vendémiaire  an  VU  à  vendémiaire  an  VIII- septembre  il 98  à  octobre  1799.) 

Le  i"  vendémiaire  an  VU  (22  septembre  1798),  les  Cinq-Cents  célébraient 
l'anniversaire  de  la  République  ;  au  cri  unanime  de  :  Vive  la  Rrpubliqiie !  un 
député,  Destrem,  ajouta  :  Vive  la  Constitution  de  l'an  111!  Lucien  Bonaparte 
«  se  levant  précipitamment  et  le  bras  tendu  »,  raconte  le  Moniteur,  s'écria 
alors  :  «  Oui,  vive  la  Constitution  de  l'an  111!  Jurons  de  mourir  pour  elle  !  » 
Le  3  fructidor  an  VI  (20  août  1798),  dans  un  discours  cité  (chap.  xix,  §  3)  à 
propos  de  la  République  cisalpine,  il  avait  déjà  fait  en  termes  burlesques  l'é- 
loge de  la  Constitution  de  l'an  lll  :  «  Dans  celle  Constitution  sainte,  avait-il 
dit  notamment,  repose  notre  garantie  sociale.  Hors  d'elle,  je  ne  vois  plus  de 
terre  ferme  où  nous  puissions  asseoir  le  fondement  de  nos  institutions  répu- 
blicaines. Je  ne  vois  que  le  sable  mouvant  du  despotisme  ou  la  terre  de  feu 
de  la  guerre  civile.  Quels  sont  les  êtres  qui  ont  pu  croire  qu'il  était  arrivé, 
le  moment  oîi  la  France  devait  sortir  de  l'asile  salutaire  oii  elle  est  entrée 
après  de  si  longs  orages  ».  Le  29  thermidor  précédent  (16  août  1798),  il  avait 
tonné  contre  les  fournisseurs  escrocs  et  réclamé  leur  châtiment,  ce  qui  ne 
l'empêchait  pas  de  faire  des  affaires  (Vandal,  L'avènement  de  Bonaparte, 
p.  lOi).  Le  13  pluviôse  an  YII  (1"  février  1799),  combattant  l'injpôt  sur  le 
sel,  il  se  refusait  à  «  renoncer  au  principe  sacré  qui  veut  que,  dans  un  pays 
libre,  ceux  qui  possèdent  supportent  seuls  les  frais  de  l'Etat».  Nous  ver- 
rons à  l'œuvre  ce  constitutionnel,  ce  justicier  et  ce  démocrate;  mais,  tandis 
que  son  altitude  rendait  le  nom  de  Bonaparte  sympathique  dans  le  milieu 
véritablement  républicain,  des  gens,  tels  que  Talleyrand,  contribuaient  à 
persuader  au  monde  des  salons  que  Bonaparte  était  le  seul  homme  capable 
de  ramener  le  roi,  et  à  effacer  le  souvenir  du  13  vendémiaire. 

Le  9  prairial  (28  mai),  au  Conseil  des  Anciens,  Garât  devait  présen- 
ter la  première  livraison  d'un  ouvrage  de  réclame  en  faveur  de  Bonaparte, 
«  ce  héros  que  nous  ne  voyons  plus,  mais  dont  nous  nous  entretenons  lou- 
jours  »;  cherchant  à  dissiper  certaines  craintes  déjà  éveillées  par  toutes  ces 
menées,  il  ajoutera,  avec  cet  air  de  supériorité  sceptique  qu'ont  toujours 
aftecté  avant  l'événement  les  complices  inconscients  (voir  chap.  xxii)  des 
coups  d'Etat  :  «  Le  despotisme  militaire  dont  on  vous  menace,  représentants 
du  peuple,  vous  n'en  prendrez  pas  un  grand  effroi  ».  Il  faisait  allusion  évi- 
demment à  ce  mot,  dit  à  la  séance  du  7  (26  mai)  par  Reubell  sorti  du  Direc- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  52T 

(oice,  nous-  allons  le  voir,  le  20  floréal  (9  mai),  et  élu  au  Conseil  des  Anciens  r 
w  l'engouement  pourles  généraux  a  été  de  tout 'temps  la'  source  du  de^o- 
tisme  militaire  ». 

Pendant  que  ces  intrigues  commençaient  à  se  nouer,  la  deuxième  coali- 
tion se  formait,  la  reprise  des  hoslililés  apparaissait  imminente  et  la  loi  du 
3  vendémiaire  (24  septembre)  appelait,  nous  l'avons  vu,  200000  conscrits  sous 
les  drapeaux.  Cette  mesure,  qui  occasionna  des  troubles  sur  divers  points 
du  territoire,  fut  la  cause  d'un  soulèvement  général  en  Belgique.  Dans  ce 
pays  annexé,  les  prêtres  étaient  très  puissants;  on  le  savait  et  on  les  savait 
aussi  à  l'affût  île  tous  les  prétextes  pour  accroître  l'agitation  qu'ils  s'atta- 
chaient depuis  longtemps  à  entretenir.  Il  eût  été  sage,  dans  ces  conditions, 
d'étendre  à  la  Belgique  l'exception  qu'on  consentit  à  faire,  en  vertu  de  l'art. 
11  de  la  loi  du  23  fructidor  an  VI  (9  septembre  1798)  sur  les  mesures  pour 
la  réquisition,  «  dans  les  départements  de  l'Ouest  »,  au  nombre  de  neuf 
(Vendée,  Loire-Inférieure,  Maine-et-Loire,  Sarthe,  Mayenne,  Ille-et- "Vilaine, 
Morbihan,  Côles-du-Nord,  Finistère),  et  de  ne  pas  plus  appliquer  dans  la 
première  que  dans  la  seconde  de  ces  régions  la  loi  sur  la  levée  des  conscrits. 
C'est  ce  qu'avaient  conseillé,  mais  en  vain,  les  autorités  républicaines  locales. 
Du  21  vendémiaire  au  15  frimaire  (12  octobre  au  5  décembre)  éclatèrent  dans 
toute  la  Belgique  des  insurrections  parfois  triomphantes;  ce  qui  décelait  l'o- 
rigine cléricale  de  la  révolte,  c'était  l'empressement  des  insurgés  à  rétablir 
pirlout  les  croix,  les  signes  extérieurs  du  culte  catholique  et  les  prêtres  fao^ 
lieux.  On  eut  raison  de  toutes  ces  émeutes  qu'on  aurait  pu  prévenir,  et  la 
répression  fut  impitoyable.  Le  clergé  avait  incontestablement  été  l'instiga- 
teur du  mouvement;  il  fut  rigoureusement  frappé.  Un  arrêté  du  Directoire 
du  14  brumaire  an  VII  (4  novembre  1798)  substitua  aux  arrêtés  individuels 
prévus  par  l'article  24  de  la  loi  du  19  fructidor  an  V  (chap.  xvii,  §  1")  la 
proscription  en  masse  du  clergé  belge  séculier  et  régulier.  D'après  l'historien 
clérical  du  Directoire,  M.  Sciout  (t.  IV,  p.  359-360),  résumant  les  mesures 
prises  contre  les  prêtres  en  Beltiique  ilepuis  le  18  fructidor  an  V,  «  le  nom- 
bre total  des  proscrits  par  le  seul  arrêté  du  14  brumaire  s'élève  à  7428,  en 
outre  près  de  900  furent  frappés  à  différentes  époques  par  des  arrêtés  parti- 
culiers. Sans  doute,  on  ne  put  arrêter  tous  ces  proscrits,  le  plus  grand  nom- 
bre réussit  à  se  réfugier  à  l'étranger  ou  à  se  cacher  ». 

On  songea  aussi  à  frapper  les  fructidorisés  qui  avaient  esquivé  la  dépor- 
tation et  ceux  qui  s'étaient  évadés  (chap.  xvii,  fin  du§l").  Une  loi  du 
19  brumaire  an  VII  (9  novembre  1798)  les  assimila  aux  émigrés. 

Les  patriotes  qui  avaient  été  expulsés  du  Corps  législatif  en  floréal  an  VI 
(mai  1798)  et  leurs  partisans  avaient  continué  une  propagande  à  laquelle  les 
fautes  du  Directoire,  par  eux  dénoncées,  les  dilapidations  de  ses  agents,  les 
escroqueries  tout  au  moins  tolérées  de  ses  fournisseurs,  l'incurie  de  se»- 
fonctionnaires  dont  le  plus  attaqué  était  peut-être  l'ancien  ministre  Scherer, 


524  HISTOIRE     SOCIALISTE 

le  désordre  de  ses  finances,  l'état  de  crise  des  affaires,  donnaient  une  trèa 
grande  force.  En  dehors  de  la  tourbe  des  gens  en  place  et  des  spéculateurs  de 
tout  acabit  qui  se  moquaient  plus  ou  moins  ouvertement  de  la  République, 
tout  le  monde  était  mécontent.  Nombreux  étaient  ceux  qui,  effarés  i  ar  les 
revirements  du  Directoire  frappant  tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche,  avaient 
peur  de  se  compromettre.  Cette  crainte  développée  par  la  versatilité  du  Di- 
rectoire, combinée  avec  la  tendance  de  celui-ci  à  tout  mener  au  gré  de  ses 
intérêts,  à  commander  seul  partout,  avait  peu  à  peu  abouti  à  une  centralisa- 
lion  administrative  de  fait.  Les  commissaires  du  Directoire  près  des  admi- 
nistrations municipales  et  départementales,  et  principalement  ces  derniers 
qui  correspondaient  directement  avec  le  ministre  de  l'Intérieur,  s'étaient, 
après  être  devenus,  en  leur  qualité  d'agents  du  pouvoir  exécutif,  les  vérita- 
bles maîtres  dans  leur  ressort,  transformés  en  simples  exécuteurs  des  vo- 
lontés de  l'administration  centrale  à  laquelle  ils  avaient  de  plus  en  plus  pris 
l'habitude  de  soumettre  toutes  les  affaires. 

Déjà,  à  la  suite  des  atrocités  cléricales  et  royalistes  delà  Terreur  blanche 
(chap.  vm),  l'affaiblissement  qui  en  était  résulté  pour  le  parti  démocratique 
par  l'assassinat  des  chefs  locaux,  c'est-à-dire  des  hommes  d'initiative,  et  par 
la  peur  du  même  traitement  contribuant  à  supprimer  chez  les  autres  toute 
velléité  d'action,  avait  été  cause  que,  dès  le  début  du  Directoire,  s'était  mani- 
festée une  répulsion  très  marquée  à  participer  aux  affaires  publiques.  Dans 
un  rapport  au  ministre  de  l'Intérieur  de  fin  brumaire  an  IV  (novembre  179.5), 
on  lit  :  et  l'organisation  des  administrations  municipales  devient  de  plus  en 
plus  difficile.  Les  agents  élus  refusent  d'accepter  et  ceux  qui  avaient  accepté 
donnent  leur  démission  »  (recueil  d'Aulard,  t.  II,  p.  392).  Un  rapport  «  con- 
temporain des  commencements  du  Directoire  »  (Rocquain,  L'état  de  la 
France  au  i  8  brumaire,  p.  357,  note)  dit  :  «  Les  administrations  municipales 
ne  s'organisent  qu'avec  peine.  Dès  qu'elles  sont  formées,  la  plupart  des  agents 
donnent  leurs  démissions,  et  on  peut  dire  que  l'écharpe  tricolore  ne  paraît 
plus  qu'un  fardeau  repoussé  même  avec  dédain.  Cependant,  c'est  sur  ces  ad- 
ministrations municipales  que  s'élèvent  et  reposent  les  administrations  su- 
périeures... Il  serait  bien  affligeant  d'être  réduit  à  penser  que  le  défaut  de 
traitement  accordé  aux  agents  nationaux  soit  une  des  causes  de  la  difficulté 
qu'éprouve  l'établissement  des  administrations  municipales.  En  1790,  1791  et 
1792,  nous  avons  vu  nos  concitoyens  briguer  à  l'envi  ces  fonctions  gratuites 
et  même  s'enorgueillir  du  désintéressement  que  la  loi  leur  prescrivait  »(7c?e»j, 
p.  368-359,  362).  Dans  un  «  tableau  de  la  situation  politique  de  la  République 
dans  l'intérieur  »,  probablement  «  rédigé  dans  les  premiers  temps  du  Direc- 
toire »,  on  remarque  que  1'  «  éloignement  pour  les  fonctions  publiques...  se 
retrouve  dans  beaucoup  de  points  deJa  République»  {Idem,  p.  367,  note,  et 
358).  Pour  les  municipalités,  en  particulier,  l'accroissement  d'un  travail  sans 
rémunération,  résultant  de  leur  organisation  cantonale  par  la  Constitution  de 


HISTOIRE    SOCIALISTE  525 


l'an  III,  venait  s'ajou'oraux  motifs  d'abstention  indiqués  plus  haut.  «Presque 
personne  ne  vou.ait  assumer  les  responsabilités  du  pouvoir.  C'est  un  spectacle 
curieux  de  voir,  en  certaines  localités,  les  élus  s'obstiner  à  refuser  les  charges 
dont  on  les  investit  »  (Camille  Bloch,  revue  la  Révolution  française,  février 
1904,  p.  157).  Cet  état  de  choses  avait  persisté,  comme  le  prouve  la  citation 
suivante  faite  pour  l'an  VI  :  «  Les  administrations  sont  d'autant  plus  diffi- 
ciles à  renouveler  que,  parmi  les  patriotes  eux-mêmes,  beaucoup  sont  las, 
désillusionnés,  et  s'écartent  des  fonctions  publiques.  Il  en  est  aussi  qui  les 
acceptent  sans  les  remplir  ou  les  déconsidèrent  en  soignant  trop  visiblement 


I      (//.n;,/  .    -,  /./,w//,  r/     •:.  ,■'  ,,.  /.v/V// 


Caricature  contre  Scherer 
(D'après  uûe  estampe  du  Musée  Carnavalet.) 

leurs  intérêts  personnels»  (Ghassin,  Les  Pacifications  de  l'Ouest,  t.  III, p.  235). 
Si  on  trouvait  difficilement  des  citoyens  acceptant  les  fonctions  électives  dans 
les  municipalités  ou  dans  les  tribunaux,  là  même  où  il  y  avait  des  élus,  pour 
un  motif  ou  pour  un  autre,  aussi  variable  que  sa  politique,  le  gouvernement 
substituait  assez  souvent  à  ceux-ci  des  agents  de  son  choix. 

Au  dégoût  chez  certains  d'une  action  électorale  vaine,  de  la  participa- 
lion,  en  général,  à  la  vie  publique,  que  la  centralisation  contribua  à  déve- 
lopper, dégotit  et  centralisation  qui  allaient  bientôt  faciliter  l'œuvre  de  Bona- 
parte, s'ajoutaient  pour  beaucoup  les  souffrances  résultant  d'une  situation 
matérielle  mauvaise.  J'ai  déjà  eu  l'occasion  de  signaler  la  malheureuse  posi- 
tion de  la  plupart  des  rentiers  (fin  du  chap.  xv,  chap.  xvii  §  2  et  chap.  xvm); 
ayant  placé  toute  leur  fortune,  petite  ou  grosse,  en  rentes  sur  l'État,  ils  ne 
touchaient,  et  encore  avec  d'énormes  arriérés  venant  aggraver  la  réduction 
subie,  que  des  bons  dépréciés;  ce  papier  avili  ne  leur  donnait  pas  de  quoi 
Liv.  459.  —  histoire;  socialiste.  —  thermidor  et  dibectoire.  liv.  459. 


526  mSTOïft'E    SOCÏAUISTE 


vivre.  Voici,  puisé  dans  le  remarquable  recueil  documentaire  de  M.  Aulard, 
Paris  -pendant  la  réaction  thermidorienne  et  sous  le  Directoire,  que  j'ai  si 
souvent  cité  (t.  V,  p.  271)  l'extrait  d'un  rapport  adressé  au  ministre  de  l'In- 
térieur sur  la  situation  du  département  de  la  Seine  en  frimaire  an  YII  (no- 
vembre-décembre 1798)  :  <r  Une  grande  partie  de  la  population  de  Paris  se 
compose  d'individus  qui  ont  autrefois  placé  leurs  fonds  sur  l'Etat,  c'est-à- 
dire  des  rentiers.  Ces  gens,  qui  sont  ruinés,  qui  n'ont  pas  reçu  une  éducation 
assez  industrieuse  pour  pouvoir  aujourd'hui  exercer  aucun  métier,  ni  assez 
libérale  pour  être  sensibles  aux  droits  que  la  Révolution  leur  a  restitués, 
forment  un  foyer  de  mécontentement  dont  l'influence  s'étend  dans  toutes  les 
familles  et  fait  une  foule  d'ennemis  à  la  République.  Qu'on  paye  les  rentiers  ». 

Les  ouvriers,  eux,  se  heurtaient  toujours  au  même  parti  pris  (chap.  m,  xin 
et  xvu§§l  et2),  ainsi  que  le  prouve  le  compte  rendu  des  opérations  du  Bureau 
central  du  canton  de  Paris,  du  1"  au  10  brumaire  an  VII  (22  au  31  octobre 
1798)  :  «  Informé  que  les  ouvriers  travaillant  ordinairement  sur  le  port  de  la 
Râpée  se  proposaient  d'empêcher,  le  1"  brumaire,  leurs  camarades  ou  d'au- 
tres ouvriers  de  travailler  sur  ce  port  pour  un  prix  inférieur  à  celui  qu'ils 
se  proposaient  de  demander,  voulant  que  leur  main-d'œuvre  fût  augmentée, 
le  Bureau  central  a  fait  part  au  commandant  de  la  place  et  l'a  invité  à  en- 
voyer le  dit  jour,  1"  brumaire,  dès  cinq  heures  du  malin,  un  fort  détache- 
ment de  cavalerie  du.  côté  de  la  barrière  {Idem,  p.  188).  Ayant  appris,  nous 
dit  le  rapport  du  9  prairial  an  VII  (28  mai  1799),  que  des  ouvriers  «  doivent  se 
coaliser  pour  exiger  un  salaire  plus  fort  que  celui  qui  leur  est  offert  »,  le 
Bureau  central  chargeait  le  commissaire  de  police  de  faire  connaître  nomi- 
nativement ceux  des  ouvriers  qui  exciteraient  les  autres  à  une  coupable  in- 
subordination »  {Idem,  p.  538).  Malgré  cela  et  malgré  un  chômage  assez  dur, 
les  ouvriers,  qui  n'avaient  plus  à  voler,  ne  sortirent  pas  de  leur  apathie  au 
point  de  vue  politique.  Dans  le  rapport  au  ministre  de  l'Intérieur  de  nivôse 
an  YII  (décembre  1798-janvier  1799),  on  lit  {Idem,  p.  324)  :  ;<  Le  commerce, 
les  arts,  l'industrie  souffrent».  D'après  le  rapport  de  pluviôse  (janvier-février) 
la  classe  ouvrière,  en  général,  est  jiaisible ;  malgré  la  dureté  de  la  saison,  le 
manque  d'ouvrage,  il  ne  s'est  rien  passé  parmi  elle  qui  ait  pu  alarmer  la 
tranquillité  publique  »  {Idem,  p.  387). 

Le  Directoire  était  loin  d'avoir  la  force  qu'il  possédait  l'année  précédente; 
11  ne  tenait  plus  le  Corps  législatif,  malgré  l'épuration  de  floréal  an  VI,  aussi 
redoutait-il  davantage  les  effets  d'un  mécontentement  dont  il  avait  parfaitement 
conscience.  Pour  échapper  au  danger  qui  le  menaçait,  il  songea  à  atténuer 
non  les  motifs  de  ce  mécontentement,  mais  la  sincérité  des  élections  qui  de- 
vaient en  être  la  conséquence  et  qui  portaient  sur  315  sièges,  dont  105  au 
Conseil  des  Anciens  et  210  au  Conseil  des  Cinq-Cents.  Ce  ne  fut  pas  dans  un 
changement  de  politique  qu'il  chercha  le  moyen  d'enrayer  l'hostilité  consta- 
tée; il  ne  tenta  aucune  réforme  administrative  et  compta  sur  ce  qui  lui  restait 


HISTOIRE     SOCIALISTE  WJT 

d'autonité  et  sur  le  zèle  de  ses  agents  pour  avoir  raison  d'un  état  d'esprit  qu'il 
attribuait  plus  à  la  propagande  de  ses  adversaires  qu'à  sa  propre  conduite. 
Pour  entraver  ceKte  propagande,  le  ministre  de  la  police,  par  une  circulaire: 
due  nivôse  an  vn-26  décembre  1798  {Révolution  française,  revue,  t.  XXVI, 
p.  464),  défendit  à  la  poste  de  transporter  un  certain,  nombœ  de  journaux  de^ 
l'opposition;  or  des  arrêtés  du2;nivôsa  anVI  (22.  décembre  1/707)  et  du  7fruc'- 
tidor  (24  août  1798)  interdisaient  la  circulation  des  journaas  par  nne  autre 
voie  que  celle  de  la  poste  aux  lettres,  et  cette  interdiction  fut  confirmée  par 
l'arrêté  du  26  ventôse  an  VII  (19  niiu-s   1799j. 

Les  républicains  quiattaquaieut  le  Directoire  furent  en  butte  aux  calom- 
nies les  plus  odieuses.  Le  23  pluviôse  an  VII  (11  février  1790)^  il  lançait  contre 
eux.  une  proclamation  oîi  il  spéculait  surlapaur;  dans  un langagje  grotesque, 
il  engageait  les  ci  tayens  à  se  bien  pénétrer  «des  principes  tutélaires  et  con- 
servateurs »  qui  devaient  diriger  leurs  choix,  et  à  élire  des  hommes  éloignés 
«  de  cette  exagération  sulfureuse  dont  le  poison...  unit  par  dévorer  la  chose 
publique...  vos  biens,  vos  personnes».  Le  17  ventôse  (7  mars),  nouvelle  pro- 
clamation assimilant,  suivant  un  procédé  malhonnête  qui  n'est  pas  passé  de 
mode,  l'opposition  républicaine  avancée  à  l'opposition  royaliste,  «  c'est,  disait- 
elle,  la  même  main  qui  les  paye  et  qui  les  dirige'  »,  et  recommandant  d'écarter 
«  tous  ceux  qui  ont  figuré  dans  la  réaction  royale  et  dans  l'atroce  régime 
révolutionnaire  ».  Quelques  jours  avant,  le  14  ventôse  ao  VII  (4  mars  1799), 
le  ministre  de  l'Intérieur  avait  adressé  une  circulaire  aux  commissaires  du 
Directoire  près  les  administrations  départementales  pour  leur  ordonner  de 
combattre  les  candidatures  désagréables  au  gouvernement  :  «  Les  élections 
de:  l'an:  V  furent  dirigées  par  le  royalisme  dans  plusieurs  départements,  et. 
l'anarchie,  gémissaitril,  s'esti  emparée  de  celles  da  l'année  dernière  ».  Afin 
d'obtenir  cette  fois  ua  meilleur  résultat,  ces  commissaires  doivent  éclairer 
«  les  Français  sur  les  projets,  sur  les  complots  ourdis  par  une  faction  scélé- 
rate, et  audacieuse  »;  pour  les  éclairer,  ils  doivent  épouvanter  industriels, 
négociants,  littérateurs,  soldats,  fonctionnaires,  en  leur  montrant  leur  situa- 
tion menacés  par  les  «  suivants  de  Robespierre  et  de  Marat  »  [Moniteur  des 
28  pluviôse. 20  et  23  ventôse-16  février,  10  et  13  mars).  Par  contre,  les  faiblesses 
à  l'égard  des  émigrés  avaient  recommencé.  A  ce  sujet,  Dufort  de  Gheverny 
{Mémoires...,  t.  II,  p.  409),  écrit  le  4. avril  1799  ;  «  On  m'assure  qu'il  existe 
autant  d'émigrés  à  Paris  qu'avant  le  18  fructidor  »,  et  le  9  avril,  en  parlant 
de  Duval,  un  des  22  Girondins  (voir  fia  du  chap.  m),  qui,  depuis  le  8  bru- 
maire an  Vil  (29  octobre  1793),  avait  remplace  L'3  Cariier  au  ministère  de  la 
police  :  «  Depuis  qu'il  est  en  place,  les  radiations  montent  à  plus  de  quinze 
par  décade  ». 

En  outre  de  cette  cynique  pression  élector;de,  les  agents  du  Directoire 
essayèrent  de  recourir,  de  même  qu'en  l'an  VI,  an  procédé  des  scissions;  oa. 
en  vil,  dans  le  Gers,  ainsi  que  cela  l'ut  dénoncé  à  la  tribune  des  Ginq-Gents  le 


528  HISTOIRE     SOCIALISTE 

22  floréal  an  VII  (Il  mai  1799),  s'efforcer  de  faire  certifier  par  les  administra- 
tions municipales  de  plusieurs  cantons  qu'il  y  avait  eu  scission  dans  des  as- 
semblées primaires ,  alors  que  c'était  faux,  et,  sur  leur  refus,  le  certifier 
eux-mêmes.  Mais  toutes  ces  manœuvres  furent  ïnutiles  :  le  1"  germinal 
(21  mars),  les  assemblées  primaires  et,  le  20  (9  avril),  les  assemblées  électo- 
rales se  prononcèrent  en  masse  pour  les  adversaires  républicains  du  Direc- 
toire. Celui-ci  n'avait  plus  la  ressource  d'opérer  contre  eux  par  voie  d'exclu- 
sion, comme  il  l'avait  fait  en  floréal  an  VI  (mai  1798);  car  il  ne  disposait  plus 
d'une  façon  certaine  de  la  majorité  dans  les  Conseils.  On  en  eut  la  preuve 
lors  de  l'examen  des  opérations  électorales;  le  système  des  scissions  fut  con- 
damné, même  par  certains  de  ceux  qui  l'avaient  approuvé  l'année  précé- 
dente, et,  pour  la  première  fois,  les  Cinq-Cents  se  préoccupèrent  de  faire 
triompher  les  «  choix  libres  faits  par  les  majorités  »  (séance  des  Cinq-Cents 
du  13  floréal  an  VII-2  mai  1799). 

Le  20  floréal  (9  mai),  le  Directoire  procéda  à  la  désignation,  par  voie  de 
tirage  au  sort,  du  directeur  sortant;  ce  fut  Reubell  qui  se  trouva  exclu  :  les 
Cinq-Cents  n'achevèrent  que  le  24  floréal  (13  mai),  après  trois  tours  de  scru- 
tin, de  dresser  la  liste  des  dix  noms  parmi  lesquels  les  Anciens  auraient  à 
choisir  le  nouveau  directeur;  cette  liste  comprenait  plusieurs  opposants;  le 
27  (16  mai),  les  Ancietis  élurent  Sieyès  par  118  voix,  tandis  que  le  candidat 
le  plus  agréable  au  Directoire,  Duval,  le  ministre  de  la  police,  n'en  obtenait 
que  74.  Sieyès  était  à  ce  moment  ambassadeur  à  Berlin.  On  le  savait  partisan 
obstiné  de  la  revision  d'une  Constitution  dont  il  n'était  pas  l'auteur;  ne  vou- 
lant pas  participer  au  fonctionnement  de  cette  Constitution,  il  avait  refusé, 
en  brumaire  an  IV-novembre  1795  (chap.  xn),  de  faire  partie  du  Directoire; 
son  acceptation  en  1799  signifia  pour  tous  qu'on  allait  s'acheminer  vers  une 
modification  de  la  loi  constitutionnelle.  A  peine  arrivé  à  Paris,  il  fut  installé 
(20  prairial-8  juin);  tout  de  suite  il  se  montra  aussi  froid  pour  ses  collègues 
que  cordial  à  l'égard  de  certains  députés  de  l'opposition,  de  Lucien  Bona- 
parte en  particulier,  et  il  commença  à  manœuvrer  pour  s'assurer,  dans  le 
gouvernement  de  la  France,  la  place  prépondérante  qu'il  ambitionnait  et  que 
Bonaparte,  en  brumaire,  devait  lui  souffler.  Les  modérés  qui,  en  grand 
nombre,  avaient  été  heureux  de  sa  nomination,  se  rallièrent  autour  de  lui. 

A  eux  seuls,  en  effet,  les  républicains  avancés,  auxquels  surtout  était 
appliqué  à  cette  époque,  nous  le  savons,  le  nom  de  «  patriotes  »,  n'avaient 
pas  la  majorité  dans  les  Conseils;  mais  ils  ne  constituaient  pas  non  plus  toute 
l'opposition  républicaine.  On  y  trouvait  à  côté  d'eux  une  fraclion  importante 
de  modérés  qui,  alors  sincèrement  républicains  pour  la  plupart,  avaient  com- 
pris le  mal  que  faisait  à  la  République  un  gouvernement  plus  ou  moins  sciem- 
ment complice  des  plus  scandaleuses  dilapidations.  Ces  modérés  finirent  par 
s'apercevoir  que  le  Directoire,  tel  qu'il  se  trouvait  composé,  n'avait  pu  et  ne 
pourrait  se  maintenir  qu'en  opposant  les  républicains  les  uns  aux  autres,  et 


HISTOIRE     SOCIALISTE  529 

par  se  convaincre  que  leur  accord  contre  lui  avec  tous  les  républicains  avan- 
cés valait  mieux  que  leur  division  avec  ceux-ci  à  son  profit.  Dans  ces  condi- 
tions, il  ne  restait  au  Directoire  qu'une  chance  de  conserverie  pouvoir,  c'était 
de  vaincre  les  ennemis  extérieurs.  Les  défaites  éprouvées  en  germinal  (mars 
et  avril)  par  l'armée  du  Danube  et  par  l'arméo  d'Italie,  l'amenèrent  à  penser 
qu'un  seul  homme,  Bonaparte,  était  capable  de  remporler  les  victoires 
nécessaires  et  de  le  sauver.  On  le  connaissait  ambitieux,  envahissant,  dési- 
reux d'être  partout  le  maître  ;  on  savait  que,  si  on  avait  recours  à  lui,  il  fau- 
drait se  résoudre  à  lui  accorder  une  part  dans  le  gouvernement,  et  d'abord 
on  hésita.  Quand  les  choses  se  gâtèrent  décidément  pour  le  Directoire,  entre 
les  deux  maux  il  choisit  Bonaparte;  de  là  la  lettre  du  7  prairial  (26  mai)  à 
Bruix,  lui  prescrivant  d'aller  le  chercher  en  Egypte.  Nous  savons  (chap.  xix, 
§  2)  que  Bruix  ne  put  accomplir  cette  mission. 

Le  1"  prairial  (20  mai),  les  Conseils  renouvelés  étaient  entrés  en  fonc- 
tion, et  le  Directoire  fut  tout  de  suite  l'objet  des  récriminations  les  plus 
vives.  Le  6  (25  mai),  au  Conseil  des  Anciens,  Ûubois-Dubais  dénonçait  la 
«  coalition  des  fripons  »  qui  ruinait  le  Trésor  public,  et  il  accusait  formelle- 
ment Scherer,  ancien  ministre  de  la  guerre.  Le  8  (27  mai),  au  Conseil  des 
Cinq-Cents,  Français  (de  Nantes)  flétrissait  l'impunité  dont  jouissaient  les 
royalistes  assassins  dans  l'Ouest  et  dans  le  Midi:  «Quelle  est  donc,  s'écriait-il 
très  justement,  la  cause  de  la  continuité  de  tant  de  crimes?  Elle  est  dans.... 
la  compression  de  tous  les  républicains  énergiques,  adoptée  d'abord  comme 
un  système  et  suivie  comme  habitude;  elle  est  dans  la  destitution  de  plu- 
sieurs milliers  de  fonctionnaires  publics  ;  elle  est  dans  la  tiédeur,  dans  l'inertie 
de  tant  d'êtres  hermaphrodites  appelés  dans  les  places  par  l'autorité  trompée, 
et  qui  n'ont  d'autre  mérite  que  de  n'avoir  pas  ouvertement  conspiré  la  ruine 
de  la  République;....  elle  est  dans  ce  système  de  balance....  qui  consiste  à 
faire  hausser  ou  baissera  volonté  le  parti  des  républicains,  espèce  d'escarpo- 
lette politique  qui,  laissant  toujours  la  victoire  indécise,  alimente  la  fluctua- 
tion des  partis,  échauffe  la  résistance  et  éternise  les  réactions;  elle  est  dans 
l'interdiction  faite  à  tous  les  citoyens  français  du  plus  beau  droit  que  leur 
assure  la  Constitution  et  qui  est  parmi  eux  le  garant  de  tous  les  autres,  le 
droit  de  se  réunir  et  de  manifester  publiquement  ce  qu'il  y  a  de  plus  libre 
dans  le  monde,  je  veux  dire  la  pensée;  elle  est  dans  la  métamorphose  faite, 
comme  par  un  coup  de  baguette  magique,  de  tous  les  républicains  vigoureux 
en  anarchistes  et  de  tous  les  êtres  nuls  en  seuls  gens  de  bien  ». 

A  ces  constatations  sur  le  personnel  administratif  de  l'époque,  il  faut 
ajouter  celles  de  PouUain-Grandprey  visant  les  commissaires  de  la  Trésorerie 
nationale  et  leurs  subordonnés.  Dans  un  rapport  lu  le  3  prairial  (22  mai)  aux 
Cinq-Cents,  il  établissait  qu'à  la  date  du  9  fructidor  an  VI  (26  août  1798), 
douze  payeurs  généraux  n'avaient  pas  encore  fourni  l'état  de  situation  de 
l'an  V,  onze  autres  n'en  avaient  fourni  que  de  partiels,  et  «  de  tels  hommes 


530  HISTOIRE     SOCIALISTE 

sont  encore  en  place  »  ;  avec  la  même  impunité,  tous  les  comptables  ont  pu 
se  transformer  «en  autant  de  spéculateurs  sur  les  fonds  dont  ils  ne  devraient 
être  que  les  dépositaires  passifs  ».  Enfin,  le  17  prairial  (5  juin),  en  même 
temps  que,  par  message,  ils  demandaient  au  Directoire  des  renseignements 
sur  la  situation  de  la  République,  les  Cinq-Cents  adoptaient  un  projet  d'a- 
dresse au  peuple  présenté  par  Français  (de  Nantes)  et  où  on  lisait  :  «  Des 
plaintes  nombreuses  se  sont  élevées  sur  la  conduite  de  plusieurs  agents  du 
Directoire  exécutif  accusés  de  dilapidations  et  de  rapines,  tant  dans  l'intérieur 
que  chez  les  Républiques  alliées.  La  loi  metlrales  coupables  sous  la  main  de 
la  justice...  La  responsabilité  des  agents  exécutifs  sera  organisée;  les  comptes 
des  ministres  seront  solennellement  publiés  et  sévèrement  examinés;  la  plus 
rigoureuse  économie  sera  apportée  dans  la  fixation  des  dépenses  ;  la  liberté 
des  personnes  et  des  opinions  sera  garantie  par  des  lois  sévères  ».  Sur  ce 
dernier  point,  dès  le 27  prairial  (15  juin),  les  Cinq-Cents  votaient  l'abrogation 
de  la  loi  du  9  fructidor  an  VI  (26 août  1798)  prorogeant  pendant  un  an  l'art.  35 
de  la  loi  du  19  fructidor  an  V  (5'septembre  1797),  qui  livrait  les  journaux  à 
l'arbitraire  policier  (chap.  xvn,  §§  ]  et  2)  ;  cette  mesure  constituait  l'art.  1" 
d'une  résolution  sur  la  presse,  dite  projet  Berlier,  qui  lut  entièrement  votée 
le  29  prairial  (17  juin).  Cette  résolution  en  41  articles,  tout  en  maintenant  en 
particulier  l'art.  1"  de  la  loi  du  27  germinal  an  I V-16  avril  1796  (  voir  chap.  xui), 
constituait  un  progrès  ;  elle  fut  repoussée  par  lés  Anciens  le  4  thermidor 
(22  juillet);  le  surlendemain,  les  Cinq-Cents  votaient  une  nouvelle  résolution 
ne  comportant  que  l'abrogation  qui  formait  l'art.  1"  de  la  précédente,  et, 
sous  cette  forme  restreinte,  elle  était  acceptée  par  les  Anciens  le  14  ther- 
midor (!''  août);  elle  ne  devait  pas  empêcher,  d'ailleurs,  le  Directoire  de 
lancer  des  mandats  d'arrêt  contre  des  journalistes. 

Dans  la  séance  du  28  prairial  (16  juin),  Poulain-Grandpré  fit  voter  par  les 
Cinq-Cents,  le  Directoire  n'ayant  pas  répondu  à  leur  message  du  17  (5  juin), 
«  de  rester  en  permanence  jusqu'à  l'arrivée  de  la  réponse  »  à  un  nouveau 
message;  et  les  Anciens,  prévenus,  se  déclarèrent  également  en  permanence. 
Deux  heures  après  le  nouveau  message  des  Cinq-Cents,  le  Directoire  leur 
annonça  qu'il  leur  enverrait  le  lendemain  les  renseignements  demandés  et 
qu'il  se  constituait  lui-même  en  permanence.  Le  même  soir,  les  Cinq-Cents 
cassèrent  comme  inconstitutionnelle  —  ce  qui  était  rigoureusement  exact 
(chap.  xvii,  §  2),  mais  un  peu  tardif  —  l'élection,  le  26  floréal  an  VI  (15  mai 
1798),  de  Treilhard  au  Directoire,  et  décidèrent  qu'il  devait  sur-le-champ 
cesser  ses  fonctions  ;  à  deux  heures  du  matin,  les  Anciens  ratifièrent  cette 
résolution.  La  Revellière,  soutenu  par  Merlin,  engagea  de  toutes  ses  forces, 
comme  il  l'a  dit  {Mémoires,  t.  II,  p.  3yl),  Treilhard  à  ne  pas  se  soumettre; 
Barras  prétend  même  {Mémoires,  t.  III,  p.  359)  qu'il  alla  jusqu'à  parler  de 
recourir  à  la  force  armée,  et  que  ce  n'est  que  grâce  à  lui  Barras  et  à  Sieyès, 
qu'il  n'y  eut  pas  de  résistance.  A  la  suite  de  la  lecture,  le  29  prairial  (17  juin). 


HISTOIRE     SOCIALISTE  531 

du  message  du  Dii-ecloire  annoncé  la  veille,  qui  ne  contenait  pas  le  moindre 
renseignement  et  se  bornait  à  réclamer  le  vote  de  crédits  urgents,  les  Cinq- 
Cents  maintinrent  leur  permanence  et  dressèrent  la  liste  de  dix  noms  pour 
le  remplacement  de  Treilhard,;  le  soir,  Gohier.fut  élujkar  les, Anciens;  c'était 
un  ancien  membre  de  la  Législative,  honnête  homme  et  républicain  sincère. 

Par  cette  mesure  habile,  la  coalition  des  opposants  avait  pour  elle  deux 
directeurs  :  Gohier  el  Sieyôs;  deux  autres,  La  Revellière-Lépeaax  et  Merlin 
(de  Douai),  étaient  contre  elle;  le  cinquième, , Barras,  ne  pensait  qu'à  dé- 
fendre sa  situation  personnelle  en  se  mettant  du  côté  des  ,plus  forts.  Il  dé- 
pendait de  lui  de  donner.la  majorité  dans  le  Directoire  àiin  parti  ou. à  l'autre, 
fit  il  se  peut  qu'il  ait  un  instant  songé  à  renouveler  contre  le  CflJfps  législatif 
le  coup  du  18  fructidor.  C'est  ce  que  prétend  Cambacérès  dans  aes  iEc/aircis- 
sements  inédits  cités  par  M.  Albert  Vandal  [L'avènement  de  Bonaparte, 
p.  73,  note). 

La  Correspondance  diplotnatique  du  baron  de  Staël- Holslein  et  du  ba- 
ron Brinkman,  par  Léouzon  Le  Duc,  dit  que  .le  Directoire  «  fut  doublement 
embarrassé  à  choisir  ses  moyens  de  défense.  Le  plus  simple  lui  parut  un 
coup  de  main  pour  mutiler  encore  une  fois  le  Corps  législatif  ;, mais,  comime 
Barras,  leur  seul  et  véritable  chef  en  Fructidor,  ne  s'y  prêta,  cette  fois-ci,  que 
pour  ai  profondir  leurs  desseins,  tous  leurs  projets  restèrent  sans  exécution 
et  Sieyès  arriva,  heureusement  pour  son  parti,  assez  à  temps  pour  aiimeltre 
Barras  à  des  dOlibérations  plus  précises  et  pour  surveiller  les  mesures  de  ses 
autres  collègues  »  (p.  285).  D'autre  part,  dans  les  Répanses  de  La  Reveilière 
aux  dénonciations  portées  au  Corps  législatif  contre  lui  et  ses  anciens  coUè 
gués  (15  thermidor  an  VII-2  août  1799)  et  insérées  à  la  suite  de  ses  Mémodves 
(t.  111,  p.  165),  on  lit  au  sujet  de  l'accusation  d'avoir  voulu  faire  contre  la 
représentation  nationale  un  coup  d'Etat  militaire  :  <>  Quant  à  moi,  je  déclare 
formellement  que  je  n'ai  ni  fait  ni  entendu  faire,  à  quelque  militaire  que  ce 
soit,  la  proposition  dont  on  parle,  que  je  n'en  ai  aucune  connaissance  et  que 
je  n'ai  jamais  eu  l'intention  de  la  faire  ».  Quoi  qu'il  en  soit,  Bairras  s'aperçut 
[Mémoires,  t.  III,  p.  361)  que  «  militaires  et  députés  parlaient  de  prêter  main 
forte  au  parti  qui  voulait  décidément  l'expulsion  de  Merlin  et  de  La  Revei- 
lière^); les  soldats,  en  effet,  étaient  les  premiers  à  prolester  contre  l'adrai- 
nislratlon  de  l'ancien  Directoire  et  les  escroqueries  des  fournisseurs  dont  ils 
avaient  souffert;  aussi  estima-t-il  plus  prudent  d'entrer  dans  le  jeu  de  Sieyès 
contre  les  deux  autres.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  y  eut  des  velléités  de 
coup  d'Etat  de  >la  .part  des  modérés  inclinant  à  droite,  qui  avai-ent  été  vic- 
times du  18  fructidor.  Dans  la  Correspondatice  inédite  de  La  Fayette,  précé- 
dée d'une  étude  par  M.  Jules  Thomas,  on  lit  (p.  ,177)  :  «  Qnelqnes  io\irsava?it 
le  30  prairial,  des  propositions  lui  [à  La  Fayette]  avaient  été  faites  au  nom 
de  Garnot  par  un  officier  envoyé  d'AmstiTdara  qu'il  rencontra  à  Utrecht  et, 
trop  défiant  encore  ou  mal  informé  des  chances  du  coup  d'Etat,  il  avait  fait 


532  HISTOIRE     SOCIALISTE 

le  difficile  »  ;  et  (p.  377)  se  trouve  une  lettre  de  La  Fayette  à  Louis  Romeuf, 
du  7  brumaire  an  "VIII  (29  octobre  1799),  dans  laquelle  il  regrettait  son  atti- 
tude en  cette  occasion. 

Le  30  prairial  (18  juin),  aux  Cinq-Cents,  Bertrand  (du  Calvados)  répondit 
au  message  du  Directoire  lu  la  veille;  il  s'indigna  de  voir  les  directeurs 
s'efforcer  de  rejeter  sur  le  Corps  législatif  la  responsabilité  du  manque  de 
ressources  qui  provenait  de  ce  qu'elles  avaient  été  gaspillées  et  non  de  ce 
qu'elles  n'avaient  pas  été  votées  :  «  des  compagnies  privilégiées  ont  été  ad- 
mises à  faire  des  services,  ont  reçu  des  avances,  n'ont  rien  fourni  et  ont  rem- 
boursé les  écus  avec  des  valeurs  qui  perdaient  60  "/o.  et  l'on  ose  entreprendre 
de  détourner  votre  attention,  celle  du  peuple,  de  ces  crimes  pour  rejeter  sur 
vous  la  faute  de  notre  silualion  »,  et  il  ajoutait  qu'on  portait,  en  vendémiaire 
an  VU,  «  l'effectif  de  nos  armées  à  437000  hommes,  tandis  qu'il  ne  s'élevait 
pas  à  300  000,  et  l'on  ose  se  plaindre  de  la  pénurie  du  Trésor  public!  »  Il 
termina  en  invitant  La  Revellière  et  Merlin  à  se  retirer.  Un  autre  député, 
Boulay  (de  la  Meurthe),  insista  sur  ce  point  :  «  il  faut,  dit-il,  que  ces  deux 
hommes  sortent  du  Directoire  »,  et  il  fit  voter  la  nomination  d'une  commis- 
sion de  onze  membres  chargée  de  rechercher  les  mesures  à  prendre.  Puis, 
soit  tous  l'inspiration  des  leçons  du  passé,  soit  grâce  à  l'avertissement  que 
leur  aurait  donné,  d'après  certains  (Aulard,  Histoire  politique  de  la  Révolu- 
tion française,  p.  685),  Barias,  sur  les  velléités  de  coup  d'Etat  des  directeurs 
menacés,  les  Cinq- Cents  votaient  une  résolution,  aussitôt  approuvée  par  les 
Anciens,  mettant  hors  la  loi  tous  ceux  qui  donneraient  ou  exécuteraient 
l'ordre  d'attenter  «  à  la  sûreté  ou  à  la  liberté  du  Corps  législatif  ou  de  quel- 
ques-uns de  ses  membres  ». 

Pendant  ce  temi  s,  les  modérés  cherchaient  à  obtenir  la  démission  de  La 
Revellière  et  de  Merlin.  Après  une  longue  résistance,  ceux-ci  finirent  par  cé- 
der. Un  membre  venait  de  demander  la  mise  en  accusation  de  Merlin,  lors- 
qu'un message  du  Directoire  annonça  aux  Cinq-Cents  sa  démission  et  celle 
de  La  Revellière.  C'est  là  ce  qu'on  a  appelé  à  tort  le  coup  d'Etat  du  30  prai- 
rial ;  en  fait,  ni  le  22  floréal  an  VI,  ni  le  30  prairial  an  VII  n'ont  été  des  coups 
d'Etat.  Dans  cette  dernière  journée,  il  y  a  eu  une  très  forte  pression  morale 
exercée  sur  la  volonté  de  deux  hommes;  mais  nul  détenteur  de  la  force  pu- 
blique n'est  sorti  de  la  légalité.  Le  1'^  messidor  (19  juin),  les  Anciens  élurent 
Roger  Ducos  à  la  place  de  Merlin  et,  le  2  (20  juin),  le  général  Moulin  à  la 
place  de  La  Revellière.  Le  premier  était  un  ancien  Conventionnel  qui  avait 
été  du  parti  de  Danton  et  un  ancien  membre  du  Conseil  des  Anciens  qu'il 
avait  présidé  le  18  fructidor  an  V;  le  second  passait  pour  Jacobin,  il  avait 
par  intérim  remplacé  Kilmaine,  malade,  à  la  tête  de  l'armée  dite  d'Angle- 
terre, le  10  nivôse  an  VII  (30  décembre  1798),  et  il  était  arrivé  à  Paris,  avec 
l'autorisation  du  ministre  de  la  guerre,  le  lendemain  du  30  prairial,  pour  se 
concerter  avec  le  gouvernement  sur  la  silualion  de  l'Ouest. 


HISTOIRE     SOGIALISTIL 


533 


Sur  les  trois  nouveaux  directeurs,  il  semble  bien  que  deux  au  moins 
n'étaient  pas  du  goût  de  Sieyès.  La  Revellière  raconte  dans  ses  Mémoires 
(t.  II,  p.  418)  tenir  de  Talleyrand  qu'au  lieu  de  Gohier,  Ducos  et  Moulin,  il 
aurait  voulu  voir  élire  Talleyrand,  Marescot  et  Caflarelli  (du  Falga),  le  frère 


'du  général  mort  devant  Acre  (chap.  xix,  g  1").  D'après  Sandoz-Rollin  (Neton, 
Sieyès,  p.  361),  il  aurait  désiré  la  nomination  de  Marescot  à  la  place  de 
Moulin.  A  en  croire  Barras  (Mémoires,  t.  III,  p.  366),  il  aurait  été  satisfait  du 
choix  de  Roger  Ducos. 

Après  avoir,  le  9  messidor  (27  juin),  voté,  sur  la  proposition  de  la  com- 
mission des  onze,  la  mise  en  activité  de  service  des  conscrits  de  toutes  les 
classes  qui  n'avaient  pas  encore  été  appelés,  et  l'affectation  à  la  dépense  en- 
traînée par  celte  mesure  d'une  somme  de  cent  millions  demandée  à  un  em- 

UV.    460.  —   HI3TÛIBÏ    30CIALISTB,  —  THERMIDOR  ET  DIRECIOIRB.  LIV,  460. 


534  HISTOIRE    SOCIALISTE 

prunt  dont  la  souscriplion  à  caractère  progressif  serait  imposée  à  «  la  classe 
aisée  des  citoyens  »,  le  Conseil  des  Cinq-Cents  leva  la  permanence  établie  le 
28  prairial  (16  juin).  Approuvées  le  lendemain  par  le  Conseil  des  Anciens, 
dont  la  permanence  cessa  également  ce  même  jour,  ces  résolutions  devin- 
rent la  loi  du  10  messidor  an  VII  (28  juin  1799)^ 

Le  mode  d'exécution  des  mesures  formulées  dans  cette  dernière  loi 
fit  l'objet  de  lois  nouvelles.  Ce  fut  une  loi  du  14  messidor  (2  juillet)  au 
point  de  vue  militaire,  et  une  loi  du  19  thermidor  (6  août)  au  point  de  vue 
financier,  qui  déterminèrent  les  détails  d'exécution.  La  première  complétée 
.  bientôt  par  d'autres  ne  donna  tous  ses  effets  utiles  que  quelques  mois  après, 
et  Bonaparte  devait  en  recueillir  les  bénéfices.  La  seconde  était  une  réédi- 
tion des  lois  du  20  mai  1793  et  du  19  frimaire  an  IV-10  décembre  1795  (chap. 
xn);  elle  portait  :  «  tous  les  citoyens  aisés  sont  assujettis  à  l'emprunt  de 
cent  millions  dans  une  proportion  progressive  de  la  fortune  dont  ils  jouis- 
sent »;  étaient  dispensés  ceux  qui  payaient  moins  de  300  francs  en  principal 
à  la  contribution  foncière  ou  de  100  francs  à  la  contribution  mobilière.  Les 
traitements  et  salaires  payés  par  l'Etat,  qu'une  loi  du  1"  thermidor  (19  juil- 
let) venait  de  réduire,  n'entraient  pas  en  compte;  les  dettes  justifiées  par  ti- 
tres authentiques  étaient  déduites.  Pour  les  diverses  évaluations,  la  loi  cons- 
liluait  un  jury  «  composé  de  l'administration  centrale  et  de  six  citoyens  au 
moins  ou  de  dix  au  plus  pris  parmi  les  contribuables  de  son  arrondissement 
non  atteints  par  l'emprunt,  dont  la  probité,  le  patriotisme  et  l'attachement  à 
la  Constitution  de  l'an  III  garantissent  la  fidélité  ».  En  outre  de  ce  jury  de 
taxation,  la  loi  prévoyait  un  jury  de  revision  «  composé  de  douze  contribua- 
bles non  atteints  par  l'emprunt  ». 

Une  résolution  du  Conseil  des  Cinq-Cents,  du  17  messidor  an  VII  (5  juil- 
let 1799),  qui  suspendait,  jusqu'à  la  conclusion  de  la  paix  définitive,  le  paye- 
ment du  supplément  mensuel  de  330  francs  que  les  députés  s'étaient  octroyé 
(voir  fin  du  chap.  xvii,  §  2),  devait  être  une  manifestation  sans  résultat. 

Les  ministres  de  l'ancien  Directoire  ne  pouvaient  évidemment  pas  être 
gardés  par  le  nouveau.  Avaient  été  remplacés  le  4  messidor  (22  juin),  à  l'in- 
térieur, François  (de  Neufchâteau)  par  Quinette  ;  le  lendemain,  5  (23  juin),  à 
la  police,  Duval  par  Bourguignon;  le  11  messidor  (29  juin),  à  la  marine, 
Bruix  qui,  à  la  tète  de  la  flotte  française,  n'était  ministre  que  de  nom  (chapi- 
tre xix,§  2)  par  Bourdon;  le  14  messidor  (2  juillet),  à  la  guerre,  Milet-Murean 
par  Bernadotle;  enfin,  le  2  thermidor  (20  juillet),  à  la  justice,  Lambrechls 
par  Cambacérès  ;  aux  relations  extérieures,  Talleyrand  par  Reinhard;  aux 
finances,  Ramel  par  Robert  Lindet  ;  et,  le  même  jour,  à  la  police,  Bourgui- 
gaOK,  installé  depuis  moins  d'un  mois,  par  Fouché. 

Le  parti  royaliste  vit,  dans  l'application  de  la  loi  sur  la  conscription,  un 
moyen  de  recruter  des  adhérents.  Ceux  que  le  peuple  app  elait  «  des  aristo- 
bêtes,  des  aristocruches  »  (Dufort  de  Gheverny,  Mémoires..,,  t.  II,  p.  Aiô), 


HISTOIRE     SOCIALISTE  535 

«  n'espéraient  tien  que  du  désespoir  de  la  France,  de  l'épée  d'un  général  fac- 
tieux, de  l'intervention  des  armées  étrangères,  en  un  mot,  du  désastre  natio- 
nal et  de  la  force»  [SoveX,  L'Europe  et  la  Révolution  française,  5*  partie,  p.  5). 
«  Beaucoup  de  prêtres  rentrés  continuèrent  d'obéir  aux  directions  politiques 
des  évoques  émigrés,  de  prendre  le  mot  d'ordre  à  l'étranger  ;  ils  prêchaient 
la  désobéissance  aux  lois,  excitaient  les  conscrits  à  la  désertion,  demeuraient 
agents  de  réaction  royaliste  et  maintenaient  l'étal  de  guerre  »  (Vandal,  L'avè- 
nement de  Bonaparte,  p.  34). 

C'est  que  les  défaites  éprouvées  par  l'armée  française  avaient  réveillé  les 
patriotiques  espérances  du  parti  royaliste  et  clérical.  Comme  aujourd'hui,  il 
comptait  sur  la  guerre  extérieure  pour  triompher  ;  mais,  tandis  qu'aujourd'hui 
il  lui  faut  d'abord  fomenter  cette  guerre,  il  n'avait  alors  qu'à  attendre  la  con- 
tinuation des  succès  de  Souvorov.  D'après  le  résumé  des  comptes  rendus  au 
ministre  de  l'intérieur  pendant  le  mois  de  floréal  an  VII  (avril-mai  1799)  pu- 
blié dans  l'ouvrage  de  M.  Rocquain  {L'état  de  la  France  au  18  brumaire), 
les  ancêtres  de  nos  militaristes  faisaient  de  «  puissants  efforts...  pour  empê- 
cher l'exécution  de  la  loi  salutaire  de  la  conscription  »  (p.  378).  Les  «  progrès 
de  l'ennemi  qu'on  affectait  chaque  jour  d'annoncer  pénétrant  sur  le  territoire 
français  »,  causaient  aux  royalistes  et  cléricaux  «  une  joie  impie  »  (p.  379). 
«  A  Lyon,  on  criait  aussi  dernièrement  dans  le  faubourg  Georges  :  «  Vive 
«  LouisXVIII  I  Le  prince  Charles  arrive  !  »(p.380).  Dans  le  recueil  de  Schmidt 
(Tableaux  de  la  Révolution  française,  t.  III,  p.  428-429),  on  trouve  un  rap- 
port de  Vesoul  daté  du  6  fructidor  (23  août)  oîi  on  lit  :  «  Les  succès  momen- 
tanés de  la  coalition  ont  relevé  l'espoir  des  royalistes  et  accru  leur  audace  ». 

Le  brigandage  royaliste  et  l'assassinat  religieux  n'avaient  jamais  com- 
plètement cessé  ;  partout,  mais  en  pariiculier  dans  l'Ouest  et  dans  le  Sud-Est, 
on  constata  leur  recrudescence  dès  que  la  reprise  des  hostilités  eût  nécessité 
l'envoi  sur  les  frontières  de  presque  toutes  les  troupes  disponibles.  Les  atten- 
tats contre  la  personne  et  la  propriété  des  républicains,  meurtres  et  incen- 
dies, se  multiplièrent  de  telle  sorte  que,  pour  tâcher  d'y  mettre  un  terme,  les 
Conseils  votèrent  la  loi  du  24  messidor  an  VII  (12  juillet  1799)  :  dans  les  dé- 
partements, cantons  et  communes  déclarés  en  état  de  troubles  par  les  Con- 
seils sur  la.  demande  du  Directoire,  les  anciens  nobles ,  sauf  certaines  excep- 
tions indiquées,  les  parents  et  alliés  d'émigrés,  les  aïeuls,  aïeules,  pères  et 
mères  des  «individus  qui,  sans  être  ex-nobles  ni  parents  d'émigrés,  sont  no- 
toirement connus  pour  faire  partie  des  rassemblements  ou  bandes  d'assas- 
sins, sont  personnellement  et  civilement  responsables  des  assassinats  et  des 
brigandages  commis  dans  l'intérieur  en  haine  de  la  République  »;  les  adminis- 
trations centrales  avaient  le  droit  de  prendre  des  otages  dans  les  catégories 
ci-dessus  et,  pour  chaque  assassinat  commis  «  sur  un  citoyen  ayant  été 
depuis  la  Révolution  ou  étant  actuellement  fonctionnaire  public,  ou  défen- 
seur de  la  patrie,  ou  acquéreur  ou  possesseur  de  domaines  nationaux  »,  le  Di- 


536  HISTOIRE     SOCIALISTE 

rectoire  pouvait,  dans  les  vingt  jours,  déporter  quatre  des  otages.  Cette  loi, 
dite  des  otages,  que  le  détestable  excès  de  sa  rigueur  rendait  inexécutable, 
ne  servit  à  rien.  Persuadés  que  la  République  dégarnie  de  troupes  ne  pour- 
rait résister  à  une  action  d'ensemble,  les  royalistes  s'occupèrent  d'organisé^ 
celle-ci  et  une  vaste  conspiralion  s'étendit  à  la  France  entière. 

Le  Sud-Ouest  fut  tout  spécialement  travaillé;  dans  toute  cette  région, de 
Perpignan  à  Rayonne,  il  n'y  avait  pas  plus  de  4000  soldats;  on  jugea  le  mo- 
ment propice.  Des  émigrés,  des  prêtres  rentrés  en  cachette  parcoururent  le 
pays,  déblatérant  contre  l'armée  républicaine,  recrutant  leurs  partisans  parmi 
les  conscrits  réfractaires,  parmi  ceux  qui  la  fuyaient,  distribuant  de  l'argent. 
Dans  le  nombre  de  ces  agitateurs  royalistes,  on  cite  un  Rornier  qui  ne  disait 
pas  celui-là  .'«France...  d'abord  I  »  un  Villèle,  un  Puybusque:  à  chacun  ils  pro- 
mettaient ce  qu'il  désirait,  sans  souci  des  promesses  contradictoires,  tablant, 
comme  les  nationalistes  de  nos  jours  et  les  cléricaux  de  tous  les  temps,  sur 
la  sottise  de  leurs  dupes.  Le  25  thermidor  an  VIT  (12  août  1799),  le  commis- 
saire du  Directoire  à  Pau  écrivait  aux  ministres  de  l'intérieur  et  de  la  police 
que  les  bandes  royales  étaient  prêtes  à  entrer  en  mouvement  dans  toute  la 
région,  qu'à  l'exception  d'un  citoyen,  l'administration  centrale  des  Dasses- 
Pyrénées  était  dévouée  aux  conspirateurs,  que  les  prêtres  réfractaires  étaient 
rentrés  en  grand  nombre,  que  Dagnères-de-Rigorre  était  rempli  d'étrangers 
fort  suspects,  qu'on  disait  hautement  qu'avant  i  eu  on  aurait  un  roi,  et  que 
le  massacre  des  républicains  était  fixé  à  la  Saint-Barthélémy  (Lavigne,  L'in- 
surrection royaliste  en  l'an  VII,  p.  215). 

Dans  la  nuit  du  18  au  19  thermidor  (5  au  6  août),  des  soulèvements 
eurent  lieu  dans  plusieurs  communes  de  la  Haute- Garonne,  du  Gers,  de 
l'Ariège,  de  l'Aude,  du  Tarn,  du  Lot-et-Garonne,  aux  cris  de  :  «Vive  la  reli- 
gion !  Vive  le  roi  1  ».  Victorieux  au  début,  les  insurgés  étaient  bientôt  au 
nombre  d'une  vingtaine  de  mille,  mais  heureusement  sans  discipline.  Le 
21  thermidor  (8  août),  ils  étaient  maîtres  de  plus  de  vingt  cantons  et, 
en  dehors  de  quelques  bandes  éparses,  ils  formaient,  au  sud  de  Toulouse 
dont  ils  voulaient  s'emparer,  un  arc  de  cercle  avec  leur  droite  à  Garaman, 
leur  centre  à  Muret  et  leur  gauche  à  l'Isle- Jourdain.  L'administration  muni- 
cipale de  Toulouse  et  l'administration  centrale  de  la  Haute-Garonne  prirent 
des  mesures  pour  garder  Toulouse  et  y  conce  ntrer  les  forces  disponibles  ;  en 
divers  endroits,  la  population  républicaine  se  leva  d'elle-même.  Ce  furent, 
par  exemple,  les  républicains  du  Tarn  qui,  le  23  thermidor  (10  août),  enle- 
vèrent Garaman  aux  insurgés  et  empêchèrent  ainsi  l'extension  de  l'insurrec- 
tion de  ce  côté. 

La  veille,  le  général  de  brigade  Aubugeois,  sorti  de  Toulouse  avec  les 
troupes  qui  y  étaient  réunies,  avait  battu  les  insurgés  à  l'extrémité  du  fau- 
bourg Saint-Michel;  Ie23(i0août)  il  les  battait  de  nouveau  et,  le  24  (11  août), 
après  un  nouveau  succès,  il  entrait  à  l'Isle-Jourdain,  coupant  par  là  les  com- 


HISTOIRE    SOCIALISTE  537 

munications  entre  les  insurgés  de  la  Haute-Garonne  et  ceux  du  Gers.  Battus 
aussi  dans  l'Ariège  où  fut  distribuée  une  proclamation  de  Souvorov  aux  Fran- 
çais, les  insurgés  l'étaient  également  à  Beaumont-de-Lomagne,  le  3  fructidor 
(20  août).  Ce  même  jour,  les  insurgés  concentrés  en  masse  à  Montréjeau 
étaient  attaqués  à  la  fois,  du  oôté  de  Lannemezan,  par  un  petit  corps  que 
l'aclminislration  centrale  des  Hautes-Pyrénées  y  avait  judicieusement  et  ra- 
pidement réuni,  et,  du  côté  de  Saint -Gaudens,  par  des  troupes  qui  venaient 
de  reprendre  Saint-Martory  où,  quelques  jours  avant,  les  insurgés  avaient 
obtenu  un  succès.  Les  royalistes  furent  complètement  écrasés;  ceux  qui 
purent  échapper  gagnèrent  l'Espagne  par  Bagnères-de-Luchon  et  le  val 
d'Aran.  Ce  fut  la  fin  de  l'insurrection  dont  les  principaux  chefs  avaient  été  : 
Rougé  de  Paulo,  Gallias,  Lamothe-Vedel,  Labarrère,  d'Espouy,  de  Palaminy, 
de  Sainte- Gemme j  de  Valcabrère  [L'insurrection  royaliste  en  l'an  VIL  par 
Lavigne).  Quand  le  général  Frégeville,  envoyé  le  26  thermidor  (13  août)  par 
le  Directoire,  arriva  à  Toulouse,  tout  était  terminé  grâce  aux  courageux 
efforts  de  quelques  municipalités  réijublicaines .  Parmi  celles  qui  firent 
preuve  d'initiative  intelligente  et  énergique,  il  faut  citer  Gimont  dans  le 
Gers,  Grenade,  l'Isle-en-Dodon  et  SainL-Béat  dans  la  Haute-Garonne.  Les 
femmes  de  certaines  localités,  de  Marciac  notamment,  se  montrèrent  très 
vaillantes  contre  les  bandits  du  roi  et  du  clergé.  La  répression  n'eut  rien  de 
rigoureux  :  du  26  fructidor  an  VII  (12  septembre  1799)  au  30  vendémiaire 
an  VllI  (22  octobre  1799),  il  fut  prononcé  32  condamnations,  dont  11  à  mort 
furent  exécutées  dans  les  vingt-quatre  heures. 

Si  ce  fut  là  la  tentative  la  plus  grave,  il  y  eut  des  troubles  dans  plusieurs 
autres  parties  de  la  France;  dans  le  Sud-Est,  en  particulier  dans  les  Alpes- 
Maritimes,  les  Barbets,  dans  l'Ouest  les  Chouans  redevinrent  nombreux. 
Déjà,  le  9  février  1798,  dans  une  lettre  écrite  au  moment  de  quitter  Blanken- 
burg,  Louis  XVIII  donnait  des  instructions  pour  chercher  à  gagner  le  général 
Berthier  à  la  cause  royaliste  :  «  un  mouvement  dans  le  Jura,  le  Lyonnais  et 
les  provinces  méridionales  lui  fournirait  le  prétexte  de  marcher  en  apparence 
sur  les  rebelles  avec  la  meilleure  partie  de  son  armée,  mais,  dans  le  fait,  pour 
s'unir  à  eux»  [Nouvelle  revue  rétrospective,  n"  du  10  février  1902,  p.  121).  Vers 
la  même  époque  (mai  1798),  les  royalistes  qui  dirigeaient  l'Institut  philanthro- 
pique de  Paris,  notamment  l'archéologue  Quatremère  de  Quiney  et  Royer- 
Collard,  un  de  nos  plus  remarquables  collets  montés,  s'étaient  assuré,  dans 
la  garde  des  directeurs,  «  des  hommes  de  main  pour  frapper  un  grand  coup» 
et  sollicitaient  un  million  de  l'Angleterre  pour  «  faire  main  basse  sur  les 
membres  du  Directoire  »,  autrement  dit  pour  les  assassiner  (Ch.-L.  Chassin, 
les  Pacifications  de  l'Ouest,  t.  III,  p.  210);  mais  Cnnning  et  Grenville  refusè- 
rent de  se  rendre  complices  d'un  pareil  attentat.  Enfin,  pendant  toute  cette 
année  1798,  Georges  Cadoudal  chercha  d'Angleterre  à  provoquer  une  reprise 
d'armes  générale  [Idem).  L'or  anglais  n'était  pas  seulement  convoité  par  lea 


5S8  HISTOIRE     SOCIALISTE 

royalistes,  il  l'était  aussi  par  le  roi  lui-même.  Louis  XVIII  reçoit  du  tsar  à 
Mitau,  outre  le  logement,  «  six  cent  mille  francs  par  an.  Mais  cette  somme  ne 
représente  qu'une  partie  de  ce  que  les  émigrés  coûtent  au  Trésor  russe. 
L'armée  de  Gondé,  les  cent  gardes  du  corps  attachés  à  la  personne  du  roi 
sont  à  la  solde  de  la  Russie  y<  (Ernest  Daudet,  Les  Bourbons  et  la  Russie  pen- 
dant la  Révolution  française,  p.  179).  Cette  pension  se  grossit  «  d'un  revenu 
de  quatre-vingt-dix  mille  francs  servi  annuellement  par  l'Espagne,  d'une 
autre  rente  que  la  cour  de  Madrid  fait  à  la  reine  et  dont,  quand  celle-ci  vit 
près  de  son  époux,  elle  lui  abandonne  la  presque  totalité  »  (Idem,  p.  180). 
Malgré  cela,  Louis  XYIIl  mendiait,  le  8  avril  1799,  un  supplément  à  la  fois 
auprès  du  tsar  Paul  I"  et  auprès  de  Georges  III,  roi  d'Angleterre.  Il  écrivait 
à  ce  dernier  :  «  La  générosité  de  Votre  Majesté  est  trop  connue,  mes  sujets 
malheureux  et  fidèles  en  ont  trop  ressenti  les  effets,  je  les  ai  trop  éprouvés  moi- 
même  pour  que  j'hésite  à  y  recourir  de  no  iveau  »  [Idem,  p.  355).  D'après 
un  royaliste  du  temps  (Hyde  de  Neuville,  Mémoires  et  souvenirs,  t.  I,  p.  243), 
«  le  roi  usait  de  son  droit  le  plus  légitime  en  recourant  à  l'argent  de  l'Angle- 
terre pour  remonter  sur  son  trône.  C'est  l'emprunt  que  des  souverains  exer- 
cent entre  eux,  et  qui  ne  peut  frapper  d'aucun  impôt  leur  indépendance  »... 
de  cœur,  doit-on  ajouter,  pour  être  exact  ;  il  est  vrai  toutefois  que  le  natio- 
nalisme du  comte  d'Artois  consentait  à  dédommager  les  Anglais  en  leur  li- 
vrant Cherbourg  (Chassin,  Idem,  t.  III,  p.  303).  Avec  la  même  délicatesse  de 
sentiment,  les  royalistes  de  nos  jours  attaquent  l'Angleterre,  «  l'ennemie  hé- 
réditaire »,  comme  l'appelle  leur  chef  après  que  lui  ou  les  siens  en  ont  ac- 
cepté l'argent  et  l'hospilalilù  [Le  Temps  du  28  février  1900,  4»  page). 

Au  moment  de  nos  défaites,  fut  répandue  une  proclamation  «  aux  braves 
royalistes  de  Bretagne  ».  Signée  «  Béhague  »,  successeur,  depuis  le  9  mai 
1798,  de  Puisaye,  parti  pour  le  Canada  sur  le  refus  opiniâtre  du  comte  d'Ar- 
tois de  se  mettre  en  personne  à  la  tête  d'une  nouvelle  insurrection  royaliste, 
cette  proclamation  disait  :  «  péjà  il  [Dieu]  a  brisé  le  sceptre  de  fer  dont  ils 
[les  soldats  français]  avaient  frappé  l'Allemagne,  l'Italie,  le  Piémont,  la  Savoie, 
au  nom  de  la  philosophie,  de  la  liberté  et  de  l'égalité.  Les  armées  triomphantes 
des  alliés  ont  rendu  aux  peuples  leur  religion,  leurs  lois,  leurs  souverains 
légitimes,  la  paix  et  la  tranquillité.  Elles  s'approchent  de  nos  frontières  pour 
nous  offrir  le  même  bonheur»  (Chassin,  les  Pacifications  de  l'Ouest,  t.  III. 
p.  264).  Les  royalistes  ont  de  tout  temps  crié  :  «  Vive  l'armée  !  »  Seulement,  sui- 
vant les  intérêts  de  leurs  décavés  toujours  en  quête  d'une  riche  proie,  l'armée 
ttagornée  par  eux  a  été  tantôt  une  armée  ennemie  et  tantôt  l'armée  française. 
Qu'on  ne  vienne  pas  objecter  à  la  décharge  des  royalistes  de  la  fin  du  xvni* 
siècle  que,  pour  eux,  la  France,  la  patrie,  étaient  là  où  était  le  roi.  Getta  thèse 
a  pu  être  vraie  à  une  certaine  époque  lointaine,  elle  ne  l'est  pas,  malgré  les 
trésors  d'atténuations  indulgentes  qu'ont  au  profit  de  ce  parti  des  gens  si 
férocement  impitoyables  quand  il  s'agit  de  républicains,  pour   la  période 


HISTOIRE   SOCIALISTE  539 

qui   nous  occupe;   ce  sonl  des   royalistes  qui  vont  en  fournir  la  preuve. 

Dans  l'ouvrage  cité  plus  haut  de  M.  Ch.-L.  Chassin  (t.  II,  p.  478)  se  trouve, 
à  la  date  du  29  thermidor  an  IV  (16  août  1796),  une  supplique  d'un  émigré 
de  marque,  le  comte  de  Bourmont,  demandant  à  rentrer,  préférant  «  la  mort 
sur  la  terre  de  France  »  à  la  vie  à  l'étranger  et,  en  faveur  de  sa  demande, 
invoquant  la  «  patrie  ».  Que  ce  fût  un  sentiment  affecté  par  hypocrisie  inté- 
ressée, cela  ne  paraît  pas  douteux;  mais  l'affectation  même  de  ce  sentiment 
en  impliquait  la  connaissance.  Un  autre  royaliste  insurgé,  nommé  Duviquet, 
condamnée  mort  le  1°""  messidor  an  VI  (19  juin  1798),  faisant  des  aveux  avant 
son  exécution  qui  eut  lieu  le  jour  même,  disait  :  «  Je  suis  décidé  à  être  utile 
à  ma  patrie  »  [Idem,  t.  III,  p.  170);  pour  celui-là  encore,  il  y  avait  donc  autre 
chose  que  le  roi.  Enfin,  le  général  commandant  la  place  de  Besançon  ayant 
consenti,  d'après  une  communication  faite  à  Louis  XVIII  le  19  mai  1799  (Er- 
nest Daudet,  les  Emigrés  et  la  seconde  coalition,  p.  359),  à  livrer  cette  place 
à  l'armée  ennemie  pour  le  compte  du  roi,  ajoutait  que,  du  reste,  «  quand  il 
serait  aussi  patriote  qu'il  est  dévoué  au  roi,  il  ne  pourrait  tenir  que  vingt- 
quatre  heures  ».  En  voilà  encore  un  qui  distinguait  très  nettement  l'amour 
de  la  patrie  de  l'amour  du  roi  et  ne  péchait  pas  par  ignorance  on  fausse 
conception.  Ces  gens-là  ont  été  des  traîtres.  Sans  doute,  on  ne  doit  pas  repro- 
cher aux  fils  les  crimes  des  pères;  mais  ce  qui  condamne  leurs  descendants, 
les  charlatanesques  exploiteurs  actuellement  d'un  patriotisme  dont  ils  n'ont 
pas  reçu  la  tradition,  c'est  qu'au  lieu  de  garder  le  silence,  ils  s'évertuent  à 
justifier,  que  dis-je,  à  glorifier  ceux  qui  ont  fait  sciemment  tous  leurs  efforts 
pour  livrer  leur  pays  aux  armées  étrangères  et  en  l'honneur  desquels  de 
cyniques  monuments  ont  pu  être  dressés  sur  le  sol  de  la  France  ! 

Tandis  que  les  armées  républicaines  étaient  vaincues,  les  royalistes  exul- 
taient, multipliaient  les  intrigues  et  les  infamies;  tous  les  appétits  grouil- 
laient, prêts  à  se  jeter  sur  la  France  dès  qu'elle  serait  envahie.  Louis  XVIII 
négociait  à  cet  effet  avec  les  coalisés,  avec  Dumouriez,  par  l'intermédiaire 
duquel  il  semble  qu'un  rapprochement  se  soit  opéré  à  cette  époque  entre  lui 
et  les  d'Orléans  (voir  lettre  du  17  août  1799,  p.  277,  t.  II,  Dubois-Crancé,  par 
lung),  avec  Pichegru,  qui  devait  pénétrer  dans  l'Est,  avec  Willot,  qui  se 
chargeait  du  Midi  ;  faut-il  ajouter  avec  Barras?  Je  ne  le  pense  pas,  malgré 
l'ignominie  du  personnage,  malgré  les  «  lettres  patentes  »  [Méjnoires  de  Bar- 
ras, t.  III,  p.  501)  dont  on  a  si  souvent  parlé,  pièce  sans  date  qu'avait  écrite 
Louis  XVIII  lui-même  à  la  fin  de  1798,  qui  fut  ensuite  datée  du  10  mai  J799,  et 
par  laquelle  il  promettait  à  Barras,  si  celui-ci  contribuait  à  le  mettre  sur  le 
trône,  dix  millions  en  espèces  et  l'oubli  du  passé.  Il  semble  n'y  avoir  eu  là 
qu'un  projet  en  l'air,  conçu  sans  l'intervention  de  Barras,  par  des  agents 
royalistes  désireux  de  se  faire  valoir  et  accepté  sans  sérieuses  informations 
par  l'entourage  crédule  de  Louis  XVIII.  En  tout  cas,  lorsque  Fauche-Borel, 
signant  «  Frédéric  Boully  »,  écrivit  de  Wesel  directement  à  Barras  en  sep 


540  HISTOIRE     SOCIALISTE 

tembre  1799,  lui  demandant  l'envoi  d'un  personnage  muni  de  ses  pleins  pou- 
voirs pour  une  communication  importante,  Barras  se  borna  à  avertir  le  Di- 
rectoire. Un  conseil  royal  contrai  fonctionnait  à  Paris;  composé  de  trois 
membres  et  d'un  secrétaire,  d'André  (voir  chap.  xv),  qui  avait  voix  délibéra- 
tive,  il  était  chargé  «  de  faire  aux  officiers  civils  et  militaires  telles  promesses 
qui  seront  nécessaires....  sauf  pour  les  einplois  de  cour  »  (p.  280,  t.  11,  Du- 
bois-Crancé,  par  lung). 

Peu  à  peu,  sur  les  excitations  des  émigrés  rentrés  et  des  prêtres  réfrac- 
taires,  grâce  aux  formidables  crédits  de  l'Angleterre,  «  l'ennemi  héréditaire» 
et  le  caissier  patriotiquement  choyé,  —  d'après  sa  propre  comptabilité,  Louis 
de  Frotté  aurait  reçu,  de  juillet  1799  à  septembre,  1494  livres  sterling 
(37350  fr.);  et,  de  septembre  1799  au  1"  août  1800,  l'insurrection  royaliste 
«aurait  été  subventionnée  de  309939  livres  (7748475  fr.),  dont  297939 
(7  448475  fr.)dépensés»  (Chassin,  les  Pacifications  de  l'Ouest,  t.  III,  p.  358), 
—  les  bandes  se  multiplièrent  et  les  divers  rassemblements  corùplèrent  un 
nombre  de  plus  en  plus  grand  de  partisans.  Cependant,  ce  qui  faisait  la  gra- 
vité de  la  situation,  c'était  surtout  l'insuffisance  des  forces  qu'avait  à  sa  dis- 
position le  remplaçant  de  Moulin  qui  fut,  Kilmaine  ne  se  rétablissant  pas  — 
11  mourut  le  20  frimaire  an  YIII  (11  décembre  1799)  —  d'abord  provisoirement 
Dembarrère,  puis  Michaud.  Si,  de  la  part  des  royalistes  catholiques,  le» 
assassinats,  les  actes  de  dévastation  et  de  brigandage,  qui  n'avaient  jamais 
complètement  cessé,  étaient  devenus  plus  étendus  et  plus  fréquents,  il  n'y 
eut  pas  de  faits  de  guerre  véritable  jusqu'au  mois  de  septembre.  Le  30  août, 
des  «  bases  générales  de  conduite  »  (Idem)  étaient  arrêtées  à  Edimbourg,  en 
présence  du  comte  d'Artois,  par  les  principaux  chefs  royalistes  qui,  à  l'excep- 
tion de  Frotté,  rentré  seulement  le  23  septembre,  se  concertèrent  de  nouveau 
en  France,  le  15  de  ce  mois,  au  château  de  la  Jonchère,  près  de  Pouancé 
(Maine-et-Loire),  et  résolurent  de  s'attaquer  aux  principales  villes.  Ils  avaient 
spécialement  à  agir,  Georges  Cadoudal  dans  le  Morbihan,  d'Autichamp  en 
Vendée,  le  comte  de  Châtillon  dans  l'Anjou,  le  comte  de  Bonrmont  dans  le 
Maine,  Louis  de  Frotté  en  Normandie. 

Si  ce  dernier  rentra  plus  tard  que  les  autres,  c'est  qu'il  avait  compté  sur 
la  trahison  pour  susciter  une  insurrection  en  Belgique.  Le  général  Jacques- 
Louis-François  de  Tilly,  à  qui  était  confiée  la  sécurité  de  ce  territoire  réuni 
à  la  France,  avait  consenti,  sur  la  demande  du  comte  de  Semallé,  envoyé  par 
de  Frotté,  à  fomenter  une  insurrection  belge  au  moment  oii  les  Anglo-Russe» 
descendraient  en  Hollande;  il  avait  seulement  posé  comme  condition  que  le 
comte  d'Artois  débarquerait  en  Belgique.  Notre  vaillante  altesse  royale  ne  se 
pressa  pas,  malgré  l'insistance  du  comte  de  Frotté,  qui  dut  renoncer  à  son 
projet,  Brune  ayant,  sur  ces  entrefaites,  eu  raison  des  envahisseurs  [Idem^ 
p.  361-362). 

Avant  le  soulèvement  général  de  l'Ouest  fixé,  dans  la  réunion  de  la 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


5il 


Jonchère,  au  23  vendémaire  (I5octobre),  ily  eut  quelques  petites  affaires  qui 
lurent  les  débuts  delà  troisième  guerre  des  Chouans.  La  plupart  du  temps,  les 
soldats  républicains  eurent  l'avantage;  toutefois  ils  éprouvèrent  des  échecs, 
le  deuxième  jour  complémentaire  de  l'an  VII  (18  septembre),  dans  la  Manche, 
à  Pontorson,  et,  le  troisième  jour  complémentaire  (19  septembre),  dans  la 
Loire-Inférieure,  du  côté  d'Ancenis.  Quelques  jours  avant,  d'après  un  rapport 
du  ministre  de  la  police  au  Directoire  sur  le  mois  de  fructidor  (août-septembre) 


ffr.YJ'^XM 


La  Liberté  de  la  presse. 
(D'après  un  document  du  Musée  Carnavalet.) 

(Aulard,  L'état  de  la  France  en  Van  Vlll  et  en  l'an  IX,  p.  3),  les  Chouans 
avaient  «  pillé  le  produit  des  manufactures  de  Cholet  et  brisé  les  métiers  »  ; 
ils  avaient  menacé,  le  20  vendémiaire  (12  octobre),  une  autre  localité  de 
l'Anjou,  Chalonnes,  et  s'étaient  fait  battre.  Dans  le  Maine,  Bourmont  occupa 
le  Mans  le  23  (15  octobre),  à  trois  heures  du  matin;  ses  hommes  tuèrent, 
probablement  par  amour  de  l'état-major,  le  général  Simon  qui  commandait 
dans  cette  ville,  s'emparèrent  des  caisses,  pillèrent  un  peu  partout,  mais 
renoncèrent  à  se  maintenir  dans  la  ville.  Le  28  (20  octobre),  les  royalistes 
tentèrent  de  surprendre  Nantes  de  la  même  façon;  mais  ils  durent  s'enfuir 
sans  avoir  pu  enlever  ni  armes  ni  argent.  Dans,  le  IVlorbihan,  Cadoudal  cher- 
cha, le  4  brumaire  (26  octobre),  à  prendre  Vannes;  il  fut  repoussé.  En  re- 

LIV.   461.     —  HISTOIRE   SOCIALISTE.   —   THERMIDOR    ET    DIRECTOIRE.  LIV.    401. 


5-12  HISTOIRE    SOCIALISTE 


vanche,  le  premier  Mercier  dit.  La  Yendée — il  nousélait  réservé  de  connaître 
le  second  —  surprenait  Sainl-Brieuc  le  5  (27  octobre);  il  avait  déjà  sous  ses 
ordres  les  surnommés  Justice,  César  et  Pierrot  (Chassin,  les  Pacifications 
de  l'Ouest,  t.  III,  p.  406);  ils  n'eurent  pas  le  temps  de  vider' les  caisses,  mais 
assassinèrent  le  commissaire  du  Directoire  près  l'administration  municipale, 
Poulain-Corliion,  qui  refusa  de  crier  :  «  vive  le  roi  »,  le  capitaine  de  gendar- 
merie, trois  gendarmes,  trois  autres  militaires;  on  ne  dit  pas  si  ce  fui  au 
cri  de  :  Vive  l'armée !!,&  19  (10  novembre),  dans  l'Ille-et-Yllaine,  Redon  était 
pris  et  évacué  après  pillage.  Dans  le  Calvados,  Frotté  échoua  le  5  (27  octobre), 
à  Yire.  Dans  les  Deux-Sèvres,  d'Autichamp  fut  mis  en  déroute,  le  13  (4  no- 
vembre), aux  Aubiers,  village  entre  Châtillon  et  Argenton,  à  égale  distance 
de  ces  deux  villes.  Malgré  les  développements  de  l'insurrection  dans  la 
Mayenne  et  en  Normandie,  et  malgré  les  subsides  reçus  des  Anglais  du  1"  au 
5  novembre,  les  royalistes  n'eurent  pas  de  succès  durable.  Le  général  Hé- 
douville,  nommé  le  30  vendémiaire  an  YII  (22  octobre  1799),  général  en 
chef  de  l'armée  d'Angleterre  à  la  place  de  Michaud,  entrait  en  fonction,  le 
12  brumaire  (3  novembre),  à  Angers,  sans  se  préoccuper  de  Michaud,  qui  était 
à  Rennes  et  ne  sut  que  le  20  (il  novembre)  qu'il  était  remplacé  [Revue  his- 
torique, t.  LXXMII,  p.  299  et  300).  Hédouville,  qui  tenait  du  Directoire  les 
pouvoirs  qu'avait  eusHocbe,  venait  d'entamer,non  des  opérations  militaires, 
mais  des  négociations  dans  des  conditions  assez  louches  avec  une  royaliste, 
M™  Turpin  de  Crissé,  et  Frotté,  Bourmont,  Châtillon,  d'Andigné,  lorsque 
Bonaparte  fit  son  coup  d'État  du  18  brumaire. 


CHAPITRE  XXI 

MOUVEMENT    JACOBIN    —   MENÉES    RÉACTIONNAIRES    DES   MODÉRÉS 

(messidor  an  VII  à  vendémiaire  an  YlII-juin  à  octobre  1799.) 

i,es  diiïérences  de  situation  après  une  défaite  et  après  une  victoire  étant 
plus  tranchées  pour  les  partis  extrêmes,  surtout  pour  les  partis  d'avant-garde, 
que  pour  les  autres,  le  parti  qui  jarul  le  plus  triompher  après  le  30  prairial, 
fut  le  paru  jacobin.  Si,  depuis  la  réaction  thermir'orienne,  ce  nom  et  celui 
d'anarchiste  servaient  à  designer,  quelles  que  fussent  leurs  nuances,  les  répu- 
blicains sincères,  les  partisans  d'une  République  démocratique,  c'était  bien 
l'esprit  jacobin  —  on  peut  dire,  je  crois,  l'esprit  jacobin,  comme  on  dit  au- 
jourd'hui l'esprit  radical  et  radical-socialiste,  malgré  des  divergences  d'Mées 
entre  membres  de  ces  partis  assez  assimilables,  d'ailleurs,  en  masse  —  qui 
dominait  dans  le  Conseil  des  Cinq-Cents  au  début  de  la  nouvelle  législature; . 
c  était  cet  esprit  qui  avait  inspiré  les  lois  de  l'emprunt  forcé  et  des  otages. 


HISTOIRE     SOCIALISTE  543 

Mais  les  chefs  de  ce  mouvement  n'étaient  plus  que  les  serviles  imitateurs 
de  la  grande  période  révolutionnaire,  croyant  agir  parce  qu'ils  répétaient  les 
formules  de  cette  période  et  impuissants  à  concevoir  l'action  que  les  circons- 
tances exigeaient.  Dans  la  situation  grave  où  le  pays  se  trouvait.  leur  plus 
grande  préoccupation  fut  d'obtenir  la  mise  en  jugement  des  direcleurs  évin- 
cés. Incontestablement,  au  point  de  vue  général,  ceux-ci,  avec  leur  politique 
de  bascule,  démoralisante  dans  tous  les  sens  du  mot,  avaient  été  très  nuisi- 
bles. Michelet  [Histoire  du  dix-neuvième  siècle,  t.  II,  p.  330  et  331)  a  beau 
défendre  avec  chaleur  La  Revellière-Lépeaux,  il  ne  suffit  pas  de  n'avoir  pas 
retiré  personnellement  d'illégitimes  avantages  pécuniaires  de  l'exercice  du 
pouvoir  pour  échapper  à  toute  culpabilité.  Se  laissant  à  tort  accaparer  par 
une  animosilé  justifiée  contre  les  anciens  directeurs,  dans  tous  les  actes  de 
ceux-ci  les  Jacobins  cherchèrent  des  motifs  d'accusation;  ils  en  arrivèrent  à 
faire  inconsciemment  le  jeu  de  Bonaparte,  en  contribuant  à  accréditer  la 
légende  que  l'expédition  d'Egypte  n'avait  été  qu'une  machination  des  mem- 
bres du  Directoire  contre  lui.  Déjà  en  brumaire  an  Vll-fln  octobre  1798 
[Paris pendarit  la  réaction  therjnidorieime  et  sous  le  Directoire,  t.  V,  p.  179), 
ils  avaient  présenté  l'expédition  d'Egypte  comme  un  exil  de  Bonaparte;  cela 
avait  pris  et,  dans  le  compte  des  opérations  du  Bureau  central  de  Paris,  en 
messidor  an  VII  (juin-juillet  1799),  on  lit  :  «  De  tous  côtés,  Buonaparte, 
dans  sa  mission,  a  été  considéré  comme  exilé;  on  a  dit  même  que  cette 
seule  expédition  suffirait  pour  motiver  la  mise  en  jugement  de  ceux  qui 
l'avaient  ordonnée  «  [Idem,  p.  633).  C'est  ainsi  que  le  prétendu  «  héros  » 
fut  transformé  en  victime  d'un  «coup  de  politique»  [Idem, p.  324)  de  gouver- 
nants détestés,  accusés  d'avoir,  pour  obéir  à  Pitt,  ordonné  «  la  déportation» 
(discours  de  Briot  aux  Cinq-Cents,  le  12  fructidor-29  août)  du  meilleur  servi- 
teur de  la  République,  du  général  le  plus  capable  de  lui  assurer  la  victoire, 
d'où  résulta  pour  celui-ci  un  accroissement  de  popularité. 

L'acharnement  des  Jacobins  à  réclamer  la  mise  en  jugement  des  anciens 
directeurs,  de  leur  ancien  ministre  Schereretde  leurs  créatures,  illogique  dès 
l'instant  qu'ils  n'avaient  pas  renversé  Barras,  inquiéta  celui-ci,  trèsjustement 
porté  à  craindre,  s'il  y  avait  procès,  d'être  bon  gré  mal  gré  impliqué  dans  les 
poursuites.  Eloigné  par  là  des  deux  membres  avancés  du  Directoire,  Gohier 
et  Moulin,  il  se  trouva  rejeté  du  côté  des  deux  modérés,  Roger  Ducos  et 
Sieyès,  au  moment  où,  pour  avoir  la  majorité  dans  le  Directoire,  ce  dernier, 
tout  en  ne  l'aimant  guère,  avait  besoin  de  s'entendre  avec  lui.  Tandis  que 
Sieyès  se  préparait  à  éliminer  les  Jacobins,  qui  n'étaient  plus  diriges  par  des 
capacités  influentes,  et  que,  à  peu  près  sûr  des  Anciens,  il  entamait  des 
pourparlers  avec  certains  députés  en  vue  des  Cinq-Cents,  tels  que  les  frères 
de  Bonaparte,  le  parti  jacobin,  s'exagérant  sa  force  réelle,  se  mit  à  faire  plus 
de  bruit  pour  des  puérilités  que  de  besogne  adaptée  aux  nécessités  immé- 
diates. Il  n'avait  plus  à  sa  tête  que  la  petite  monnaie  de  ses  anciens  chefs  et. 


544  HISTOIRE     SOCIALISTE 

ce  qui  est  encore  plus  grave  pour  un  parti  dans  cette  situation,  il  n'avait  pas 
conscience  de  cette  infériorité;  il  ne  chercha  pas,  dès  lors,  à  la  corriger.  C'est, 
a  écrit  Cabet  dans  son  Histoire  populaire  de  la  Révolution  française  (t.  IV, 
p.  232),  «  une  fatnle  erreur  de  dire  que  les  principes  sont  tout  et  les  hommes 
rien.  Comme  si  les  principes  marchaient  sans  des  hommes  qui  les  fassent 
marcher!  comme  si  la  question  n'était  pas  toujours  de  bien  distinguer  quel 
est  le  véritable  principe  applicable  dans  la  circonstance!  comme  si  les  thermi- 
doriens, les  aiistocrales,  les  contre-révolutionnaires,  n'invoquaient  pas  sans 
cesse  les  principes  pour  perdre  les  principes!  »  Ces  réflexions  de  Cabet  sont 
toujours  vraies,  quoi  qu'en  disent  ceux  qui,  envieux  de  certains  hommes, 
cherchent  à  les  atteindre  en  se  faisant  contre  eux  les  défenseurs  dogmatiques 
de  formules  vides  ou  les  serviles  courtisans  de  collectivités  jalouses. 

Les  Jacobins  ressuscites  s'étaient  réunis  dans  la  salle  du  Manège,  local 
dépendant  du  palais  des  Tuileries  réservé  au  Conseil  des  Anciens,  à  partir 
du  17  messidor  an  VII  (5  juillet  1799)  d'après  le  recueil  d'Aulard,  Paris  pen- 
dant la  réaction  thermidorienne  et  sons  le  Directoire  (t.  V.  p,  609),  citant  le 
Journal  du  soir  des  frères  Chaignieau  qui,  sous  la  date  du  «  19  messidor  » 
(7  juillet),  dit  :  «  avant-hier  »  ;  à  partir  du  18  messidor  (6  juillet),  d'après  le 
Mo?2?7eM?'du  21  (9  juillet)  qui,  sous  la  date  de  la  veille,  dit  également:  «avant- 
hier  »,  et  aussi  d'après  La  Société  des  Jacobins  d'Aulard  (t.  I",  p.  en)  et  la 
revue  la  Révolution  française  (t.  XXVI,  p.  389).  Les  Jacobins  n'avaient  ce- 
pendant pas  osé  reprendre  leur  ancien  titre  et  s'étaient  appelés  «  réunion 
d'amis  de  la  liberté  et  de  l'égalité  ».  On  était  encore  tout  près  du  moment  oii 
Jacobins  et  modérés  de  gauche  avaient  agi  de  concert;  aussi,  comme  pour  la 
presse,  le  gouvernement  laissa  faire.  D'ailleurs,  afln  de  lui  laciliter  la  tilche 
et  de  n'avoir  pas  l'air  de  violer  ouvertement  les  dispositions  légales  (art.  362 
de  la  Constitution),  on  eut  recours  à  d'étonnantes  chinoiseries.  Il  n'y  eut  ni 
président,  ni  secrétaires,  mais  un  «  régulateur  »  et  des  «  annotateurs  »;  on 
ne  rédigea  pas  des  pétitions  collectives,  mais  des  adresses;  il  n'y  eut  pas 
deux  catégories  de  membres,  mais  une  «  commission  d'instruction  publique», 
qui  fut,  en  réalité,  une  commission  executive;  il  n'y  eut  pas,  en  province, 
organisation  de  sociétés  affiliées,  mais  constitution  spontanée  dans  la  plupart 
des  grandes  villes  de  réunions  identiques.  M.  Aulard  admet  (revue  la  Révo- 
lution française,  idem)  que  les  membres  de  la  réunion  du  Manège  furent 
bientôt  au  nombre  de  3  000,  dont  250  membres  du  Conseil  des  Cinq-Cents. 
Le  Journal  des  hommes  libres,  qui  reparaissait  sous  ce  titre  depuis  le 
1"  messidor  an  VII  (19  juin  1799),  et  où  Antonelle  avait  ordre  d'être  prudent, 
était  leur  organe  officieux.  Parmi  les  inspirateurs,  on  remarquait  Drouet, 
Félix  Lepeletier,  Bouchotte,  Xavier  Audouin,  gendre  de  Pache,  le  général 
Laveaux,  Augereau,  Prieur  (de  la  Marne);  parmi  les  membres,  se  trouvaient 
d'anciens  Egaux  tels  que  Bodson,  Bouin,  que  la  Haute  Cour  de  Vendôme 
avait  condamné  par  contumace,  Didier,  Tissot,  Vaneck.  La  jeunesse  royaliste 


HISTOIRE     SOCIALISTE  545 


essaya  de  recommencer  ce  qui  avait  réussi  contre  les  premiers  Jacol)ins,  elle 
cerna  la  salle  le  23  messidor  (H  juillet),  jetant  des  pierres,  sifflant,  hurlant  : 
«  A  bas  les  Jacobins  I  »  D'après  le  Moniteur  du  25  (13  juillet),  ceux-ci  «  sont 
sortis  en  criant  :  Mort  aux  chouans!  et  ont  repoussé  les  assaillants  »  qui 
n'osèrent  pas  recommencer. 

Le  30  messidor  (18  juillet),  un  médecin  originaire  de  l'Aveyron,  Victor 
Bach,  prononça  un  discours  où,  après  avoir  poussé  à  réclamer  avec  insis- 
tance le  châtiment  des  ex-directeurs,  il  demanda,  entre  autres  réformes, 
l'impôt  progressif.  Après  avoir  rappelé  les  «  ombres  illustres  des  victimes  de 
Vendôme  »,  il  laissa  entendre,  au  point  de  vue  immédiat,  avec  un  oubli 
malheureux  de  la  tactique  plus  intelligente  de  Babeuf  et  de  ses  amis  (chap. 
xm),  qu'il  y  avait  lieu  «  d'examiner  si,  dans  un  moment  oîi  tous  les  citoyens 
doivent  prendre  les  armes  pour  la  défense  du  territoire  de  la  République,  il 
n'est  pas  juste  de  les  en  reconnaître  tous  co-propriétaires  ». 

Les  amis  directs  de  Babeuf  paraissent  n'avoir  pas  commis  la  même 
faute  de  tactique  que  Bach,  faute  que  commettent  ceux  qui  n'ont  pas  le  sens 
de  la  réalité,  ceux  qui  ne  savent  pas,  lorsque  la  réalité  ne  cadre  pas  avec 
leur  idée,  quelle  que  soit  la  valeur  de  celle-ci,  voir  les  choses  et  les  gens 
tels  qu'ils  sont.  En  politique,  au  moins  autant  qu'en  n'importe  quelle  ma- 
tière, on  doit  s'attacher  à  connaître,  le  plus  exactement  possible,  les  condi- 
tions du  milieu,  et  l'idée  arrêtée  d'un  but  à  atteindre  ne  saurait  dispenser 
de  s'adapter  à  ces  conditions,  bien  au  contraire.  Parmi  ces  amis  je  citerai 
Félix  Lepeletier  et  Pierre  Dolivier. 

Le  premier,  qui  fut  un  des  trois  fondateurs  du  directoire  secret  des  Egaux 
(voir  chap.  xm),  rédigea,  en  l'an  VII,  une  sorte  de  programme  immédiat 
adopté,  le  18  thermidor  (5  août  1799),  par  la  réunion  des  Jacobins  siégeant 
alors  rue  du  Bac.  Voici  le  texte  de  ce  programme  (revue  la  Révolution  fran- 
çaise, t.  XXVI,  p.  404-405)  : 

«  Rétablir  dans  le  gouvernement  l'esprit  démocratique; 

«  Assurer  la  garantie  et  la  liberté  des  sociétés  politiques; 

«  Rapporter  toutes  les  lois  contraires  à  la  Constitution; 

«  Etablir  une  éducation  égale  et  commune; 

«  Donner  des  propriétés  aux  défenseurs  de  la  patrie; 

«  Ouvrir  des  ateliers  publics  pour  détruire  la  mendicité; 

«  Etablir  une  chambre  de  justice  qui  fasse  rendre  gorge  aux  voleurs; 

«  Faire  une  fédération  générale; 

«  Réprimer  les  monstrueux  abus  qui  naissent  des  arrêtés  du  Direc- 
toire ». 

Quelque  opinion  qu'on  ait  des  divers  articles  de  ce  programme,  on  doit 
avouer  qu'il  n'était  pas  de  nature  à  susciter  la  même  émotion  que  celui  de 
Bach. 

Le  second,  choisi  par  Babeuf  pour  représenter  la  Seine-Inférieure  (chap. 


/avwV-    f^°^' 


540  HISTOIRE     SOCIALISTE 

xm)  et  prolesseur  d'histoire  à  l'école  centrale  de  Versailles  (chap.  xi,  §  4), 
publia  tout  au  début  de  l'an  VIII  une  brochure  «  Sur  les  mojjens  d' arracher 
la  République  à  ses  puissants  dangers  et  d^écarter  les  obstacles  qui  s'oppo- 
sent à  raffermissement  de  ses  destinées^;  il  n'avait  rien  abandonné  des  idées 
qui  font  de  lui  un  des  précurseurs  du  socialisme,  et  il  écrivait  (p.  10)  : 

«  Pour  un  droit  vrai  de  propriété,  seul  avoué  par  l'immuable  justice, 
combien  de  criantes  usurpations,  combien  d'audacieuse?,  de  sacrilèges  vio- 
lations de  ce  droit  n'empruntent  pas  son  nom  pour  le  dépouiller  lui-même 
de  son  caractère  sacré  et  s'en  revêtir  exclusivement...  Qu'il  suffise  d'avoir 
fait  sentir  à  tout  esprit  juste  et  sensé  que  le  culte  que  l'on  rend  à  la  pro- 
priété est,  en  général,  un  culte  faux,  idolâtre,  et  que  ceux  qui  la  défendent 
avec  tant  de  chaleur,  qui  s'en  rendent  les  apologistes  avec  un  zèle  si  outré, 
qui,  au  moindre  mot  qui  les  choque,  sonnent  aussitôt  l'alarme  et  crient  à 
raqrairisme,  à  l'attentat  contre  la  propriété,  ne  sont  rien  moins  que  les  plus 
grands  ennemis  du  vrai  droit  de  propriété,  c'est-à-dire  de  celte  justice  natu- 
relle dont  il  émane.  Consentons  néanmoins  d'user  de  ménagement  à  leur 
égard  ;  ne  laisons  pas  trop  briller  à  leurs  yeux  cette  justice  qui  les  offusque 
et  les  irrite,  et  contentons-nous  de  la  leur  montrer  dans  un  assez  grand  éloi- 
gnement  pour  qu'ils  puissent  la  supporter.  En  conséquence,  ne  prenons  que 
les  moyens  qui  nous  sont  devenus  indispensablement  nécessaires...  pour 
asseoir  enfin  la  République  sur  de  solides  et  désirables  bases  ». 

Quelle  différence  avec  Bach  qui  croit  immédiatement  et  intégralement 
réalisable  ce  qui  lui  semble  vrai!  Dolivier,  lui,  aussi  communiste  que  Bach 
pouvait  l'être,  a  conscience  des  difficultés  pratiques  ;  pour  l'instant,  d'ailleurs, 
il  voit  avant  tout  le  danger  que  court  la  République,  vaincue  au  dehors  au 
moment  où  il  écrivait,  menacée  au  dedans  par  le  désordre  des  finances,  etc., 
et  c'est  la  République  qu'il  veut  d'abord  sauver.  Que  tous  les  moyens  qu'il 
indique  à  cet  effet  fussent  d'une  application  possible,  cela  je  ne  le  pense  pas; 
mais  il  ne  me  paraît  pas  niable  qu'il  avait  un  tout  autre  esprit  politique  que 
Bach. 

Telle  est  la  constatation  que  je  tenais  à  faire  pour  deux  des  principaux 
amis  directs  de  Babeuf.  Cependant,  avant  d'en  revenir  au  discours  de  Bach 
et  à  la  suite  de  mon  récit,  j'achèverai  ici  de  dire  ce  que  je  sais  au  sujet  de 
Dolivier.  L'excuse  de  cette  digression  est  que  ces  détails  bien  insuffisants 
n'ont  encore  été,  je  crois,  donnés  nulle  part. 

Dans  la  brochure  signalée  plus  haut,  Dolivier  a  pu  se  tromper  sur  la  va- 
leur de  certains  des  moyens  qu'il  préconise,  il  s'est  certainement  trompé 
sur  la  valeur  de  l'homme  en  qui  il  avait  confiance.  Cet  homme,  c'est  Sieyès. 
Dolivier  connaît  les  «  desseins  désastreux  pour  la  liberté  »  (p.  29)  qu'on  lui 
attribue,  les  accusations  dont  il  est  l'oljjet,  notamment  l'intrigue  qu'on  lui 
prête  avec  le  roi  de  Prusse  (p.  33  et  -50),  et  dont  je  reparlerai  dans  le  cha- 
pitre suivant.  «  l'expiilsjon  de  la  réunion  formée  au  Manège,  et  ensuite  sa 


HISTOIRE    SOCIALISTE  Ç47 

clissolulion  dans  la  rue  du  Bac;  après,  tout  nouvellement,  la  deslUulion  de 
plusieurs  républicains  recomraandables  »  (p.  32),  faits  dont,  je  parlerai  plus 
loin;  mais  il  juge  «  qu'on  doit,  pardonner  beaucoup  aux  circonstances  diffi- 
ciles »  oîi  se  trouve  Sieyès  (p.  54)  dont  il  fait  un  grand  éloge;  je  mentionne- 
rai, à  litre  de  curiositc-,  que,  dans  une  étude  publiée  en  1790  sous  le  titre  : 
«  Première  suite  du  vœu  national  »  Dolivier  considérait  déjà.  «  M.  l'abbé 
Sieyès  »  comme  «  un  de  nos  plus  profonds  penseurs  »  (p.  17).  Si,  par  suite 
de  sympathies,  de  relations  peut-être,  d'ancienne  date,  il  se  trompe  sur 
Sieyès  qui  voulait  mettre  un  général  dans  son  jeu,  son  erreur  est  du  moins 
tout  à  fait  désintéressée  :  «  Je  ne  te  demande,  lui  dit-il  (p.  54),  ni  ne  veux 
rien,  sinon  que  tu  emploies  tous  tes  moyens  pour  sauver  ton  pays  et  pour 
faire  triompher  la  République  ».  D'autre  part,  pour  l'intérieur,  ce  n'est  pas 
de  l'emploi  de  la  force  militaire  qu'il  attend  le  salut;  il  semble,  au  contraire, 
se  méfier  d'elle  et  voudrait  qu'on  organisât  «  une  force  civile  sous  la  direc- 
tion immédiate  du  ministre  de  l'intérieur  ». 

Comme  renseignements  biographiques,  voici  tout  ce  que  je  connais  à 
son  sujet.  Né,  le  21  octobre  174G,  a  Neschers  (canton  de  Champeix,  arrondis- 
sement d'Issoire,  département  du  Puy-de-Dôme),  de  Jacques  Dolivier,  notaire 
en  cette  localité,  et  de  Marie  Meyiami,  Pierre  Dolivier  était,  en  1777,  u  sim- 
ple vicaire  de  campagne  »  dans  «  une  petite  paroisse  située  dans  les  monts 
d'Auvergne  »  (p.  6  d'une  brochure  publiée  par  lui  en  1791  sous  le  titre  : 
Serment  patriotique  de  Pierre  D'Olivier,  curé  de  Mcnichanips  près  Etampes, 
auteur  du  «  Discours  sur  l'abus  des  dévotions  popidaires  et  du  Vœu  natio- 
nal »).  Là,  il  fit,  dit-il  {Idem,  p.  7),  «  un  discours  sur  l'abus  des  dévotions 
populaires  qui  m'attira  l'honorable  persécution  de  mon  évoque  et  d'une 
grande  partie  du  clergé,  discours  qui  a  été  imprimé  en  17s8  ».  Forcé  de 
quitter  le  diocèse  et  «  après  avoir  été  le  jouet  de  divers  événements  »  qu'il 
ne  précise  pas,  on  le  trouve,  à  la  suite  d'  «  une  circonstance  heureuse  » 
[Idem,  p.  G),  à  Mauchamps,  village  près  de  Chamarande  (Seine-et-Oise).  Les 
archives  de  cette  commune  montrent  que,  le  24  octobre  1784,  c'est  un  autre 
que  lui  qui  signe  comme  curé  un  acte  de  décès;  le  16  novembre,  c'est  lui 
qui  signe  comme  «  prêtre  »;  le  23  novembre  1784  et  le  17  octobre  1785,  il  signe 
comme  «  desservant  »;  le  17  novembre  1785,  il  signe  comme  «  curé  ».  Il  y  a 
de  lui,  à  la  Bibliothèque  nationale,  de  1788,  une  brochure*  La  voix  d'un  ci- 
toyen sur  la  manière  de  former  les  États  généraux;  de  mars  il^Q,  Lettre 
d'un  curé  du  bailliage  d'Étampes  à  ses  confrères;  de  1789,  Exposé  des  sen- 
timents que  j'ai  manifestés  dans  l'assemhlée  du  bailliage  d'Étampes,  adressé 
à  tous  les  curés  du  royaume;  du  texte  de  cette  dernière  brochure,  il  résulte 
qu'il  n'était  pas  nohle,  quoiqu'il  laissât  imprimer  souvent  «  D'Olivier  ».  Il 
était,  en  outre,  en  1789,  l'auteur  d'un  «  Manifeste  de  quatorze  curés  du  bail- 
liage d'Etampes  ».  Eu  1790,  il  écrivit  Le  vœu  national  ou  système  politique 
et  Première  suite  du  vœu  national  (déjà  cité);  en  1791,  le  Serment patrio- 


548  HISTOIRE     SOCIALISTE 

liqtie  ci  lé  plus  haut;  en  1792,  un  Discours  de  Pierre  Dolivier,  curé  de  Mau- 
champs,  à  ses  paroissiens  pour  leur  annoncer  son  mariage,  prononcé  le  di- 
manche 2j  octobre  l'an  1"  de  la  République,  à  l'issue  des  vêpi'cs. 

Le  12  novembre  de  cette  dernière  année,  étant  toujours  curé  de  Mau- 
champs,  il  se  mariait  dans  celte  localité  avec  Marie  Chausson  née,  le  19  jan- 
vier 1766,  à  Sainl-AIban-du-Rhône  (Isère),  et,  dit  l'acte  de  mariage,  «  demeu- 
rant depuis  deux  ans  avec  »  lui.  Trois  des  témoins  étaient  des  curés.  Dans  le 
même  acte,  «  les  deux  présents  époux  ont  déclaré  qu'ils  avaient  un  fils 
nommé  Pierre  Camille,  né  à  Paris,  le  5  février  de  la  présente  année,  sur  la 
paroisse  Saint-André-des-Arls  et  baptisé  sous  leurs  noms  dans  l'église  de 
ladite  paroisse,  parrain  Pierre  Gibergues,  prêtre,  député  à  l'Assemblée  natio- 
nale du  département  du  Puy-de-Dôme,  marraine  Angélique  Victoire  Daubi- 
gny  ».  C'est  évidemment  de  lui  qu'il  est  question  dans  La  société  des  Jaco- 
bins, d'Aulard  (t.  IV,  p.  503,  note).  Jaurès  a  parlé  de  lui  à  propos  d'une  péli- 
lion  dont  il  lut  l'auleur,  contre  Simoneau,  maire  d'Elampes,  et  que 
Robespierre  reproduisit  dans  son  journal  [Histoire  socialiste,  t.  II,  p.  1098- 
1102),  et  à  propos  de  son  ouvrage  Essai  sur  la  justice  primitive  paru  en  1793 
[Idem,  t.  IV,  p.  1646-1658).  Une  Adresse  au  comité  de  sûreté  générale  parue 
en  1793,  avant  l'Essai  précédent,  et  la  brochure  de  l'an  VIII  mentionnée  plus 
haut  complètent  la  série  de  ses  écrits  à  la  Bibliothèque  nationale;  il  est  vrai 
cependant  que  le  Catalogue  de  l'Histoire  de  France  (Table  des  auteurs,  p.  583, 
col.  1),  inscrit  encore  sous  son  nom  trois  autres  brochures  et  un  journal 
publiés  après  le  9  thermidor,  dirigés  contre  les  Jacobins  et  signés  «  Olivier  »  ; 
c'est  là  une  attribution  manifestement  erronée. 

Son  Adresse  au  comité  de  siireté  générale  concernait  son  oncle,  «  le  ci- 
toyen Meyrand,  curé  de  Meilleray,  département  de  la  Sarthe  »,  arrêté,  vic- 
time de  Delahaye  de  Launay,  ancien  Constituant  et  futur  membre  des  Cinq- 
Cenls.  Dans  sa  séance  du  7  septembre  1793,  le  comité  de  sûreté  générale 
(Archives  nationales,  AF  ii*  286)  ordonnait  la  mise  en  liberté  de  MeyramJ, 
c  sous  le  cautionnement  de  D'Olivier,  curé  de  Mauchamps  ».  Quatre  jours 
après,  dans  la  séance  du  11  septembre  [Idem),  était  pris  l'arrêté  suivant  signé 
Lavicomterie,  Alguier  et  Garnier  :  «  Le  comité  arrête  qu'il  sera  écrit  au  mi- 
nistre de  l'intérieur  relativement  au  citoyen  D'Olivier,  curé  de  Mauchamps, 
qui  est  marié  depuis  peu  de  temps  et  a  été  chargé  par  le  comité  d'une  mis- 
sion patriotique  dans  le  département  de  la  Sarthe.  Le  comité  invite  en  con- 
séquence le  ministre  de  l'intérieur  à  fixer  les  indemnités  du  citoyen  D'Oli- 
vier et  à  lui  accorder  les  avances  dont  il  a  besoin.  Ce  citoyen  qui  n'est 
employé  que  sur  la  certitude  de  son  patriotisme  et  de  ses  principes,  paraît 
devoir  obtenir  le  même  traitement  que  celui  fixé  par  [pourj  les  commissaires 
du  pouvoir  exécutif  ». 

Le  24  floréal  an  IV  (13  mai  1796),  son  nom  ayant  été  trouvé  dans  les  pa- 
piers de  Babeuf  (chap.  xiii)  orlhographié  «  D'Olivier  de  Beauchamps  »,  uu 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


549 


maiiiiat  d'arrêt  où  il  élail  ainsi  désigné  (Archives  nationales,  AF  m  42  et  F 
4  276)  élail  lancé  contre  lui.  Peul-êire  échappa-l-il  aux  recherches  policières 
par  suite  de  cette  désignation  dél'eclueuse  ;  en  tout  cas,  moins  d'un  mois 
après,  le  18  prairial  (6  juin),  il  était  choisi  comme  professeur  d'histoire  à  l'é- 
cole cenlrale  de  Versailles  (chap.  xi,  §  4).  Le  7  vendémiaire  an  V  (28  septem- 
bre 1796),  il  devenait  acquéreur  de  son  ancien  presbytère  de  Mauchamps, 
bien  national,  pour  la  somme  de  1350  t'r.,  c'est-à-dire  (voir  fin  du  chap.  xn) 


Salle  des  anciens. 
iD'après  UL  documoDt  do  la  Bibliothèque  Nationale.! 

le  revenu  annuel  eslimé,  d'après  les  i-rix  de  i7U0,  75  Ir.,  muUiplié  par  18;  il 
en  relirait  80  ir.  de  location  en  l'an  IX  (1801).  L'acte  de  vente  le  porle  de- 
meurant à  Paris,  rue  Cassette,  b°  823;  un  peu  plus  tard,  il  habitait  au  châ- 
teau de  Versailles,  où  étaient  logés  l'école  centrale  et  ses  professeurs,  et  il 
devait  y  rester  jusqu'à  la  fin  de  l'école  (fructidor  an  Xll-août  1804).  Dans  1  in- 
tervalle, il  publia,  au  début  de  l'an  VllI,  sa  brochure  Sur  les  îuoyens  d'arra- 
cher la  République...  dont  j'ai  parlé  plus  haut,  et  il  participa  au  plébiscite 
sur  la  Constitu'àon  de  l'an  VIII.  J'ai  eu  le  regret  de  constater  que,  sur  le  ca- 
hier d'acceptation  «  ouvert  au  secrétariat  de  l'administration  centrale  le  26 
frimaire»  (17  décembre  1799),  il  vota  pour  celte  Conslilulion.  alors  qu'un 

UV.  462.  —  HISTOIRE    SOCIALISTE.   —    TUEBUIDOR    ET    DIREGT01B.K.  LIV.   462. 


550  HISTOIRE     SOCIALISTE 

simple  commis  votait  contre  (Archives  nationales,  Bii,  421)  et  que,  sur  le  ca- 
hier de  l'ailministration  municipale  (fdem),  Félix  Lepeletier  votait  également 
contre. 

Lors  de  la  transformation  de  l'école  centrale  de  Versailles  en  lycée,  que 
devint  DoHvier  qui  n'y  fut  pas  gardé  comme  professeur?  Je  n'ai  trouvé  à  cet 
égard  qu\in  renseignement  donné  par  un  acte  de  vente  de  l'ancien  presbytère 
ùe  Mauchamps  dont  on  vient  de  voir  qu'il  s'était  rendu  acquéreur.  Le  23  dé- 
cembre 1806,  à  Arpajon,  par  devant  M=  Gidoln,  notaire  (aujourd'hui  étude 
Letessier),  cet  immeuble,  démoli  depuis,  était  vendu  à  un  sieur  Prot  par 
Dolivier  et  sa  femme  «  demeurant  à  Machecoul  (Loire-Iaférieure)  ».  Tai  écrit 
à  l'archiviste  de  la  Loire-Inférieure  et  à  celui  de  Machecou'  qui  m'ont  ré- 
pondu n"avoir  trouvé  «  aucune  trace  du  nom  D'Olivier  ou  Dolivier  ».  Dans 
les  Archives  de  Seine-et-Oise  (série  V),  il  y  a,  à  la  date  du  25  septembre 
l&il,  un  reçu  de  son  extrait  de  naissance  en  communication,  si^né  par  lui 
«  D'Olivier  »  ;  et  c'est  tout  ce  que  j'ai  pu  savoir  sur  son  compte.  Un  de  ses  fils, 
Pierre  Camille  François,  né  à  Versailles,  photographe,  d'apn^s  son  acte  de 
décès  (Archives  de  la  Seine),  est  mort  à  Paris,  18,  rue  de  la  Pépinière,  le  27 
juin  1857,  à  l'âge  de  58  ans. 

Un  journal  modéré,  très  répandu,  V Ami  des  lois,  de  Po.uUier,  dans  son 
n»  du  3  thermidor  (21  juillet),  conclut  du  discours  de  Bach,,  dont  la  réunion 
avait  voté  l'impression,  que  les  Jacobins  caressaient  l'idée  d'un  nouveau  par- 
tage des  terres,  ce  qui,  en  l'espèce,  était  assez  sot,  et  d'une  atteinte  à  la  pro- 
priété acquise  des  biens  nationaux,  ce  qui  était  plus. exact.  Bach  protesta; 
mais  il  eut  beau  protester  contre  cette  interprétation,  il  put  juger  de  l'incon- 
vénient  qu'il  y  avait  à  parler  d'appliquer,  sans  tenir  compte,  des  fail;s,  une 
théorie  que  la  réalité  était  fort  loin  d'imposer  et  que  tous,  sauf  une  minorité 
infime,  repoussaient.  Une  transformation  générale  du  régime  de  la  propriété 
n'est  possible,  n'est  surtout  durable  qu'avec  l'assentiment  de  la  grande  masse 
de  la  population;  tant  que  cet  assentiment  n'est  pas  obtenu,  une  pareille  trans- 
formation, si  justifiée  qu'elle  soit  en  principe,  ne  peut  être  opérée  que  par 
étapes  dont  la  graduation  dépend  de  la  volonté,  non  de  théoriciens  ou  d'a- 
deptes plus  ou  moins  entiers,  mais  de  la  majorité  du  pays.  Malgré  la  protes- 
tation de  Bach,  et  avec,  à  certains  égards,  il  faut  le  reconnaître,  une  forte 
apparence  de  raison  qui  facilitait  la  calomnie,  ses  paroles,  reproduites  plus 
haut  d'après  sa  propre  brochure,  furent  exploitées  par  le  parti  modéré,  de 
façon  à  pousser  la  masse  possédante,  les  détenteurs  des  biens  nationaux, 
qui  s'étaient  portés  aux  élections  de  l'an  VI  et  de  l'an  VIT  vers  les  républi- 
cains convaincus,  à  s'éloigner  de  ceux-ci,  par  la  peur,  ridicule  en  la  circons- 
tance, d'une  dépossession,  et  à  accepter  n'importe  quelle  solution  paraissant 
les  mettre  à  l'abri  d'un  tel  péril. 

Seulement  si,  au  lieu  de  rechercher  ce  qui,  plus  ou  moins  logiquement, 
aurait  pu  être,  on  se  borne  à  étudier  ce  qui  a  été,  on  s'aperçoit  combien  il 


HISTOIRE    SOCIALISTE  551 


est  faux  de  dire,  avec  Michelet,  que  «  la  terreur  de  Babeuf  fit  Bonaparte  au- 
tant que  ses  victoires,  c'esl-à-dire  que  le  socialisme  naissant,  par  sa  panique, 
a  fait  le  triomphe  du  militarisme  »  {Histoire  du  XIX"  siècle,  t.  I,  p.  x). 
D'abord,  il  faut  vraiment  être  aveuglé  par  une  idée  préconçue  pour  mettre  en 
avant  «  la  terreur  de  Babeuf  »,  alors  que,  après  Babeuf,  après  le  rappel  fu- 
rieux de  son  nom  et  de  ses  idées  par  les  modérés  contre  le  urs  adversaires 
dénoncés,  en  l'an  VI,  comme  lesennemis  de  la  propriété  (fin  du  chap.  xvn),  le 
pays  électoral,  dont  étaient  exclus  les  non  possédants,  avait,  en  l'an  VI  et  surtout 
en  l'an  VII,  donné  la  majorité  à  de  nombreux  républicains  ainsi  dénoncés  et, 
comme  manifestation  de  la  terreur  qu'ils  inspiraient,  cela  laisse  plutôt  à  dé- 
sirer. Ensuite,  la  réaction  modérée  avait  commencé  avant  la  première  expres- 
sion du  socialisme  de  Babeuf,  et  on  ne  trouve  pas  un  seul  l'ail  imputable  à 
ce  dernier  dans  les  diverses  causes  de  croissance  du  militarisme,  qui  ont  été, 
à  l'extérieur,  la  guerre  de  conquêtes  et  de  rapines,  la  guerre  d'affaires,  subs- 
tituée à  la  guerre  défensive;  à  l'intérieur,  la  prépondérance  donnée  àl'élément 
militaire  par  le  rôle  décisif  qu'il  eut  à  jouer,  au  point  de  vue  politique,  le 
13  vendémiaire  et,  principalement,  le  18  fructidor.  Or  si,  dans  ces  deux  cir- 
constances, le  pouvoir  civil  des  républicains  modérés  dut  demander  son 
salut  à  la  force  armée,  ce  fut  pour  avoir  raison  du  parti  royaliste,  auquel  ils 
avaient,  en  s'appuyant  sur  les  soi-disant  ralliés  de  l'époque  et  en  les  favori- 
sant par  haine  de  tout  ce  qui  amoindrissait  tant  soit  peu  les  avantages  per- 
sonnels de  leur  coterie,  criminellement  permis  de  se  fortifier  aux  dépens  de 
la  République.  «  Fructidor,  a  dit  M.  Méline,  le  21  avril  1900  {Le  Temps  du 
23),  sera  toujours  la  préface  de  Brumaire  »  ;  c'est  faux  sous  cette  forme  abso- 
lue et  baroque.  «  Fructidor,  a  dit  plus  correctement  dans  la  forme  et  dans  le 
fond  M.  Paul  Deschanel,  rendant,  le  22  décembre  1901  {Le  Tetnps  du  23), 
hommage  à  Alphonse  Baudin,  Fructidor  avait  préparé  Brumaire  »;  mais, 
venant  de  dire  «  que  tous  les  coups  de  la  force...  sont  des  effets,  non  des 
causes  »,  il  n'aurait  pas  dû  se  borner  à  expliquer  le  coup  de  force  de  Bru- 
maire par  le  coup  de  force  de  Fructidor,  il  aurait  dû  —  et  c'est  là  le  point 
important—  rechercher  ce  qui  avait  piéparé  celui-ci  ;  il  aurait  vu  que  ce  qui 
avait  imposé  le  18  fructidor  à  des  modérés  eux-môaies,  tels  que  Benjamin 
Constant  (chap.  xvn,  §  1"),  c'avait  été  un  gouvernement  à  la  Méline  s'acoqui- 
nant  à  servir  les  partis  de  droite  et,  plus  ou  moins  sciemment,  leur  livrant  la 
Ropul)lique  qu'il  avait  fallu  eusuile,  par  le  seul  moyen  à  la  portée  des  mo- 
dérés, soustraire  aux  scélérates  entreprises  de  ceux  dont  ces  modérés  avaient 
fait  la  puissance  :  si  les  généraux  éunent  passés  au  premier  plan,  c'est  que 
les  modérés,  par  leur  politique  intérieure  et  extérieure,  avaient  contribué  a 
les  y  mettre  à  un  moment  où  les  iiommes  politiques  capables  et  influents 
avaient  disparu. 

D'autre  part,  cette  attitude  maladroite  de  Bach   et  des  Jacobins  a  certai- 
nement pu  faciliter  l'adhésion  de  certaines    catégories  sociales  importantes 


552  HISTOIRE    SOCIALISTE 


au  coup  d'Etat  de  Bonaparte  une  fois  qu'il  a  été  accompli,  et  participer  ainsi 
à  la  vie  d'un  régime  qui  devait  aboutir  à  la  chute  de  la  République;  elle  n'a 
sûrement  été  pour  rien  ni  dans  l'éclosion  de  l'idée  de  la  tentative  —  avant 
son  départ  pour  l'Egypte,  Bonaparte  songeait  déjà  à  prendre  le  pouvoir,  il  y 
songeait,  et  dans  tous  les  partis  on  le  savait,  dès  l'an  V  (voir  début  du  cha- 
pitre xvn)  —  ni  dans  la  tentative  elle-même,  quiauraiteu  lieu  de  toute  façon, 
Bonaparte  étant  parti  d'Egypte  pour  cela  (Thibaudeau,  Le  Consulat  et  l'Em- 
pire, t.  1",  p.  10)  —  au  moment  où  il  la  quittait,  «  le  général  Menou  était  le 
dernier  auquel  Napoléon  eût  parlé  sur  le  rivage,  et  l'on  a  su  plus  tard  qu'il 
lui  avait  dit  :  «  Mon  cher,  tenez-vous  bien,  vous  autres  ici;  si  j'ai  le  bonheur 
de  mettre  le  pied  en  France,  le  règne  du  bavardage  est  fini  »  [Mémorial  de 
Sainte-Hélène,  29  août  1816)  ;  à  un  autre,  avant  de  partir,  il  avait  tenu  le 
même  langage  :  «  J'arriverai  à  Paris,  je  chasserai  ce  tas  d'avocats  qui  se  mo- 
quent de  nous  et  qui  sont  incapables  de  gouverner  la  République;  je  me 
mettrai  à  la  tête  du  gouvernement  »  (général  Bertrand,  Campagnes  d'Egypte 
et  de  Syrie,  t.  II,  p.  171-172), —  ni  dans  le  concours  de  circonstances  auquel, 
nous  le  verrons  (chap.  xxii),  a  été  due  la  réussite. 

Au  moment  où  Bach  prononçait  son  discours,  les  Jacobins  jouissaient 
d'une  influence  incontestable.  Ainsi,  le  2  thermidor  (20  juillet),  ils  demandè- 
rent que  les  mots  :  «  haine  à  l'anarchie  »  qui  les  visaient  injustement  dans 
la  formule  légale  du  serment  civique  (chap.  xv  et  xvn  §  2),  fussent  effacés  ; 
les  Cinq-Cents  votèrent  une  résolution  en  ce  sens  le  8  thermidor  (26  juillet), 
et  les  Anciens  la  ratifièrent  le  12  (30  juillet);  à  l'ancienne  formule  fut  subs- 
tituée celle-ci:  «Je  jure  fidélité  à  la  République  et  à  la  Constitulioiidel'an  III. 
Je  jure  dem'opposer  de  tout  mon  pouvoir  au  rétablissement  de  la  royauté  en 
France  et  à  celui  de  toute  espèce  de  tyrannie  ».  Cependant,  cinq  jours  avant, 
le  7  thermidor  (25  juillet),  les  inspecteurs  de  la  salle  ou,  suivant  l'expression 
actuelle,  les  questeurs  du  Conseil  des  Anciens  les  avaient  invités  à  quitter 
leur  local  du  Manège,  et  ils  avaient  refusé.  Aussi  le  8  (26  juillet),  au  nom  des 
inspecteurs,  Cornet  proposait  aux  Anciens  d'interdire  la  réunion  de  toute 
a  société  particulière  s'occupant  de  questions  politiques  »  dans  l'enceinte  qui 
leur  était  affectée;  cette  proposition  fut  adoptée. 

Aussitôt  après,  dans  un  discours  ridicule.  Courtois,  le  tripatouilleur  des 
papiers  de  Robespierre  ell'associédu  banquier  Fulchiron,  dénonçant  une  pré- 
tendue conspiration  des  Jacobins,  s'écria  :  «Les  Hébert,  les  Ronsin,  les  Chau- 
mette,  les  Robespierre  viennent  de  renaître  de  leurs  cendres.  Le  tribunal  de 
Vendôme  a  tué  Babeuf,  mais  Babeuf  a  laissé  des  héritiers.  Le  maître  est  mort; 
ses  exemples  et  ses  plans  respirent  »;  et,  à  propos  des  idées  émises  surla  pro- 
priété, il  ajouta  :  «  ce  n'est  point  posséder  aujourd'hui  que  de  craindre  de  ne 
plus  posséder  demain  ».  Savary  répondit  :  «  Je  ne  suis  point  initié  dans  les 
mystères  d'iniquité  qu'il  a  dévoilés.  S'il  eût  dit  :  j'ai  été  témoin  des  faits,  j'en 
ai  des  preuve.-,  je  dirais:  il  faut  nous  occuper  de  l'objet  dont    il  nous  a  entre* 


HISTOIRE     SOCIALISTE  653 


tenus,  il  faut  que  le  gouvernement  en  soit  instruit  par  un  message  ;  mais  je 
crois  qu'il  est  toujours  extrêmement  imprudent  de  venir  apporter  de  pareilles 
dénonciations  contre  une  réunion  d'individus,  quand  on  n'a  pas  de  preuves 
écrites;  je  n'aime  pas  qu'on  les  confonde  sous  la  dénomination  de  buveurs 
de  sang  ».  Et,  dans  sa  brochure  Mon  examen  de  conscience  sur  le  18  bru- 
maire, Savary  a  écrit  (p.  19)  :  «  Cette  séance  fit  naître  des  soupçons  sur 
l'existence  d'un  parti  tout  prêt  à  abjurer  la  Constitution,  en  criant  que  d'au* 
très  voulaient  la  détruire  ».  Une  commission  fut  cependant  chargée  de  véri- 
fier les  allégations  de  Courtois.  Les  Jacobins  ripostèrent  qu'on  cherchait  une 
diversion  pour  sauver  les  anciens  directeurs  et,  pour  le  présent  immédiat, 
ils  avaient  raison  ;  mais  on  cherchait  aussi,  et  surtout,  autre  chose  pour  un 
avenir  prochain,  et  Savary  a  vu  juste.  Comme  la  résolution  relative  à  leur 
local  ne  devait  être  notiflée  que  le  lendemain,  les  Jacobins  siégèrent  encore 
le  soir  au  Manège,  et  un  incident  de  cette  séance  prouva  l'intérêt  qu'avaient 
les  modérés  à  ce  qu'il  y  eût  des  exagérations  de  langage  et  d'action  :  un  cer- 
tain Lavalette  ayant  trop  forcé  la  note  et  appelé  les  Jacobins  à  prendre  les 
armes,  sa  violence  parut  suspecte  aux  plus  farouches;  on  l'empoigna,  on  le 
fouilla  et  on  trouva  sur  lui  la  preuve  qu'il  avait  été  agent  au  service  du  minis- 
tre de  la  police  Cochon  ;  «  on  assure,  lit-on  dans  le  Moniteur  du  12  (30  juillet), 
que  l'individu  nommé  Lavalelte  qui  a  été  arrêté,  le  8,  au  Manège,  a  joué  un 
rôle  à  l'affaire  de  Grenelle  »  (chap.  xm). 

A  partir  du  9  thermidor  (27  juillet),  la  société  se  réunit  rue  du  Bac,  dans 
l'église  d'un  ancien  couvent  des  jacobins  qui  s'étendait  jusqu'à  cette  rue  — 
aujourd'hui  l'église  Saint-Thomas  d'Aquin  —  édifice  national  mis  à  sa  dispo- 
sition par  l'administration  municipale  de  ce  qui  était  alors  le  X'  arrondisse- 
ment. Mais  la  campagne  menée  par  les  modérés  n'allait  pas  tarder  à  porter 
ses  fruits;  les  assistants  devenaient  moins  nombreux,  un  membre  s'en  plai- 
gnit dans  la  séance  du  15  (2  août).  Un  député  des  Cinq-Cents,  Garrau,  essaya, 
à  la  tribune  du  Conseil,  le  11  thermidor  (29  juillet),  de  réagir  contre  les  atta- 
ques dont  les  Jacobins  étaient  devenus  l'objet.  «  Ceux-là  mêmes,  dit-il,  qui, 
dans  leurs  discours  hypocritement  humains,  cherchent  à  épouvanter  les  es- 
prits faibles...  n'y  croient  pas...;  mais  ils  ont  d'autres  vues,  un  autre  but.  Ils 
parlent  de  93,  pour  qu'on  ne  pense  pas  à  91.  Us  parlent  des  excès  de  l'anar- 
chie, pour  qu'on  oublie  les  fureurs  de  la  réaction.  Ils  parlent  d'une  conspira- 
tion imaginaire,  pour  qu'on  perde  de  vue  celle  qui  existe  réellement.  Ils 
veulent  surtout,  en  égarant  l'opinion,  en  divisant  les  républicains,  arracher 
à  la  vindicte  nationale  cette  corporation  de  vampires  qui,  depuis  cinq  ans, 
profite  des  malheurs  publics  ».  Cela  n'empêcha  pas,  le  13  thermidor  (31  juil- 
let). Cornet,  dans  un  rapport  fait  aux  Anciens  au  nom  de  la  commission  éta- 
blie le  8  (26  juillet),  d'accuser  les  Jacobins  de  connivence  avec  les  royalistes 
qui,  nous  le  savons,  s'agitaient  alors  beaucoup,  et  de  conclure  à  l'envoi  au 
Directoire  d'un  message  réclamant  des  renseignements  sur  l'inexécution  â«8 


554  HISTOIRE    SOCIALISTE 

articles  860  à  864  de  la  CousUlulion  lelallfs  aux  sociétés  politiques;  cette 
proposition  fut  adoptée.  Le  Directoire  répondit  par  la  communication,  le 
17  Ihtrrnidor  (4  août),  d'un  rapport  du  ministre  de  la  police  «  sur  les  sociétés 
s'Occupnnt  de  questions  politiques  ».  Prenant  une  initiative  que  lui  refusait 
la  Constitution,  le  Conseil  des  Anciens  vota  le  renvoi  de  ce  rapport  au  Con- 
seil des  Cinq-Cents,  qui  le  reçut  le  jour  même,  mais  dont  la  majorité,  jugeant 
le  procédé  anticonstitutionnel,  passait,  le  lendemain,  h  l'ordre  du  jour. 

La  manœuvre  des  Anciens  était  une  invitation  à  sévir  contre  les  Jaco- 
bins, très  piobablcment  concertée  avec  Sieyès  qui,  ayant  tiré  tout  le  profit 
possible  de  son  alliance  momentanée  avec  eux,  à  même,  g-râce  à  b  ur  mala- 
dresse, de  les  discréditer  dans  l'opinion  publique,  avec  quelque  apparence 
de  raison  —  mais  il  n'est  pas  douteux  que,  les  Jacobins  n'eussent-ils  pas  été 
maladroits,  Sieyès,  conformément  à  la  tradition  thermidorienne  etdirectoriale 
dont  j'ai  cité  tant  d'exemples,  aurait  agi  de  même  —  n'aspirait  qu'à  les  dis- 
soudfe;  Roger  Ducos,  par  nullité,  était  sa  chose,  et  Barras,  par  intérêt,  ap- 
prouvait. Ce  que  voulait  Sieyès,  ce  n'était  pas  seulement  une  fraction  du 
pouvoir,  c'était  le  pouvoir  souverain.  Pour  y  parvenir,  il  s'était  allié  aux 
Jacobins  contre  ses  collègues  du  Directoire,  Treilhud,  Merlin,  La  Revellière. 
Mais  les  événements  du  30  prairial  (18  juin)  n'ayant  pas  abouti  à  l'élection  dé 
ses  candidats  préférés  (chap.  xx),  il  «  n'avait  obtenu  de  cette  journée  rien  de 
ce  qu'il  avait  espéré  »(La  Revellière,  Mrmoires,  t.  II,  p.  418).  Après  avoir 
reconnu  en  termes  louangeurs  que  «  le  parti  modéré  »  avait  triomphé  en  la 
personne  de  Sieyès,  *(  àrae  de  ce  parti  qui  réunissait  l'adresse  au  talent  », 
Tliibaudeau(Le  Consulat  et  l'Empire,  t.  P^p.  11)  constate  qu'  «il  était  notoire 
que  Sieyès  méditait  une  réforme  dans  l'Etat  »  [Idem,  p.  1415).  Or,  cette  ré- 
forme qui  consistait  essentiellement  à  fortifier  le  pouvoir  executif  au  détri- 
ment du  pouvoir  législatif,  la  présence  de  Gohier  el  de  Moulin  au  Directoire 
et  la  composition  du  Conseil  des  Cinq-Cents  ne  lui  permettaient  plus  de  l'at- 
teindre d'une  façon  à  peu  près  régulière;  dès  l'abord,  il  songea  à  un  coup 
d'Etat  militaire  (de  tarante,  Histoire  dû  birectoire,  t.  III,  p.  450-451),  comme 
Carnot  y  avait  songé,  avant  le  30  ptaîrial,  avec  l'aide  de  La  Fayette  (voir 
chap.  XX  ). 

Selon  un  extrait  des  Mémoires  de  Jourdan,  publié,  en  février  1901,  par 
le  Carnet  historique  et  littéraire  (t.  \II,  p.  161-1'Î2),  dans  une  conférence 
que,  peu  après  le  3Ô  prairial,  Bernadolle,  Jouberl  et  Jourdan  eurent  «  avec 
Sieyès,  président  du  Directoire,  il  laissa  percer,  à  travers  son  langage  obscur, 
l'opiniun  de  donner  à  la  France  de  nouvelles  institutions  et  plus  de  pouvoir 
au  Gouvernement  »  (p.  162).  C'est  un  arrêté  du  21  messidor  (9  juillet)  qui,  en 
désignant  Marbol  comme  successeur  de  Joubert  à  la  tète  de  la  IT'  division 
militaire  (Paris),  que  celui-ci  commandait  depuis  le  30  prairial  (18  juin),  an- 
nonçait sa  nominalion  au  commandement  en  chef  dèî'armèè  d'Italie  d'où,  sui- 
vant le  souiiait  de  Sieyès,  il  devait  revenir  victorieux  pouf  opérer  le  Coup 


M 


HISTOIRE     SOCIALISTE  555 

d'Etat.  C'est  par  lettres  du  13  et  du  16  messidor  (1=''  et  4  juillet)  que  Bruix  l'ut 
averti  à  Cadix  (ch;ip.  xix,§  2)  que  le  Directoire  n'insistait  plus  pour  qu'il  allùt 
chercher  Bonaparte  en  !'"gyple,  comme  l'avait  décidé  (chap.  xix,  fin  du  S  1") 
la  lettre  du  7  prairial  (20  mai),  avant  la  rentrée  à  Paris  de  Sieyùs  élu  direc- 
teur; car,  aux  yeux  de  Sieyès,  Bonaparte  était  avant  tout  le  rival  à  écarter, 
et  quand  on  en  [i.irlaiL  devant  lui  pour  eiïectuer  le  coup  d'Etat,  objet  de  ses 
désirs  à  la  condition  d'en  être  le  bénéficiaire,  il  «  répondait  dédaigneuse- 
ment :  —  Le  remède  serait  pire  que  le  mal  »  (de  Barante,  Idem,  p.  495).  D'oîi 
il  résulte  qu'au  plus  tard  dans  la  première  quinzaine  de  messidor  (fin  juin), 
intentions  et  plan  de  Sieyès  étaient  arrêtés,  tandis  que  la  société  du  Manège 
ne  débuta  qu'après.  S'il  avait  vécu,  Joubert  se  serait-il  prêté  au  désir  de 
Sieyès?  Gohier  dans  ses  Mémoires  (t.  I",  p.  53)  raconte  que  ce  général  avant 
de  partir  pour  l'Italie,  lui  dit  :  «  à  la  manière  dont  votre  collègue  Sieyès  s'est 
exprimé  avec  moi  sur  notre  Constitution,  à  l'étrange  langage  qu'il  m'a  tenu, 
j*ai  vu  qu'il  n'était  pas  fait  pour  entendre  le  mien  ».  Il  remit  à  Gohier  un 
«  mémoire  »  que  celui-ci  publie  (Idem,  p.  364  et  suiv.),  et  dans  lequel  Jou- 
bert semble  avoir  désiré  conserver  «  les  formes  constitutionnelles))  (eW,  p.369). 
On  y  trouve  sur  le  penchant  des  modérés  vers  la  droite  cette  appréciation 
trop  souvent  exacte  :  «  Des  républicains  qui  croient  l'être  aujourd'hui,  dans 
le  moment  d'une  crise  fatale,  se  trouveront,  sans  y  penser,  tout  bonnement 
rangés  parmi  les  royalistes,  et  ceux-là  sont  tous  les  modérés  «  [Idem,  p.  369). 
La  mauvaise  tactique  des  Jacobins  ne  fut  donc  pour  rien  dans  l'idée  des 
modérés  de  recourir  à  un  coup  d'Etat  ;  elle  fut  le  prétexte,  elle  ne  fut  pas  la 
cause  de  la  nouvelle  orientation  à  droite  qui  devait  préparer  celui-ci  :  une 
politique  de  réaction  préalable  est,  en  effet,  la  condition  essentielle  de  réus- 
site pour  un  coup  d'Etat;  ce  n'est  qu'après  avoir  fortifié  les  réactionnaires 
aux  dépens  des  vrais  républicains,  ce  n'est  qu'après  leur  avoir  cédé  les  ave- 
nues du  pouvoir,  qu'un  coup  d'Etal  peut  le  leur  livrer  tout  entier.  Telle  est  la 
règle  sans  exception  de  notre  histoire,  où  la  logique  des  faits  a  toujours  dé- 
menti de  la  manière  la  plus  catégorique  les  assertions  intéressées  des  modé- 
rés rabâchant  hors  de  tout  propos  la  thèse  contraire,  afin  d'essayer  de  détour- 
ner sur  d'autres  les  soupçons  qui  ne  sont  justifiés  que  pour  eux-mêmes.  Un 
exemple  réjouissant  de  cette  petite  rouerie  des  modérés  est  dû  à  M.  Plichon. 
Tenant  plus  à  manifester  ses  mauvaises  intentions  envers  nous  que  sa  con- 
naissance raisonnée  de  l'histoire,  il  nous  criait  de  son  air  le  plus  sérieux,  au 
sujet  —  et  ici  la  chose  devient  tout  à  fait  comique  —  de  la  proposition  de 
loi  enlevant  simplement  aux  fabriqués  le  monopole  des  inhumations  :  «  C'est 
vous  qui  préparez  Brumaire  en  ce  moment  »  (séance  de  la  Chambre  du  29  dé- 
cembre 1903,  Journal  officiel  du  30,  p.  3439).  Non,  M.  Plichon,  non,  on  n'a 
jamais  vu  un  coup  d'Etat  réussir  durant  les  périodes  de  progrès  républicains 
et  d'infériorité,  par  conséquent,  au  point  de  vue  de  l'influence  politique,  des 
hommes  de  votre  espèce;  c'est,  au  contraire,  la  condescendance  plus  ou  moins 


556  HISTOIRE    SOCIALISTE 

avouée  à  leur  égard  qui  a  rendu  le  terrain  favorable  à  l'éclosion  d'un  coup 
d'Etat.  Et  Sieyès  le  savait  bien.  Aussitôt  après  avoir  utilisé  les  Jacobins,  il 
prépara  ce  que  M.  Sorel  [L'Europe  et  la  Révolution  française,  5*  partie, 
p.  429)  a  appelé  «  un  mouvement  tournant  »;  la  maladresse  des  Jacobins,  je 
le  répète,  lui  fournit  le  prétexte  qu'il  aurait  au  besoin  inventé,  non  l'idée. 

Voulant  aiguiller  à  droite,  Sieyès,  sur  la  proposition  de  Fouché,  nouvel- 
lement nommé  ministre  de  la  police,  essaya  de  donner  le  change  sur  ses 
intentions  en  participant  d'abord  à  une  opération  de  surenchère  à  gauche, 
tactique  que  nous  voyons  encore  appliquer  de  nos  jours.  Le  7  thermidor 
(25  juillet),'un  arrêté  du  Directoire  décidait  qu'à  l'égard  de  31  condamnés  à  la 
déportation  [en  vertu  de  la  loi  du  19  fructidor  an  V-5  septembre  1797  (cha- 
pitre xvii,  §  1")  et,  parmi  eux,  Carnot,  Vaublanc,  Cadroy,  Henri  Larivière, 
Camille  Jordan,  J.  Cb.  G.  Delahaye,  M.  Dumas,  Imbert-Golomès,  Quatremère 
de  Quincy,  il  serait  procédé  suivant  la  loi  du  19  brumaire  an  YII-9  novembre 
1798  (chap.  xx),  applicable  aux  individus  s'étant  soustraits  à  la  déportation 
et  les  assimilant  aux  émigrés  [Moniteur  du  17  thermidor-4  aoijt).  Ayant 
ainsi  al'Qrmé  son  républicanisme,  Sieyès,  qui  était  président  du  Directoire,  en 
profita  pour  prononcer,  le  jour  anniversaire  du  10  août,  le  23  thermidor,  un 
véritable  réquisitoire  contre  les  Jacobins  et  se  déclarer  prêt  à  les  frapper 
inflexiblement.  «  Entendre  Sieyès  parler  avec  cette  hardiesse,  lui  qui  avait 
montré  une  soumission  silencieuse  pendant  toute  la  Terreur,  c'était  un  signe 
certain  de  l'impuissance  du  parti  démagogique  et  du  peu  d'appui  qu'il  trou- 
vait dans  l'opinion  publique  »  (de  Barante,  Histoire  du  Directoire,  t.  III,  p.  460). 
Cette  appréciation  de  M.  de  Barante,  peu  suspect  de  sympathie  jacobine, 
confirme  ma  façon  de  voir  et  contredit  celle  qui  joue,  en  la  circonstance,  du 
péril  jacobin. 

De  môme  que,  précédemment,  le  recours  à  la  Terreur  (voir  début  du 
chap.  1"),  le  recours  au  coup  d'Etat  mililaire  était,  du  reste,  à  cette  époque, 
une  idée  acceptée  dans  les  divers  partis.  D'après  l'extrait  des  Mémoires  de 
Jourdan  (p.  163)  cité  plus  haut,  Jourdan  et  ses  amis  auraient  songé,  eux 
aussi,  à  ce  procédé  pour  avoir  raison  des  résistances  auxquelles  ils  se  heur- 
taient et  des  manœuvres  réactionnaires  de  Sieyès.  Ce  serait  la  condition  posée 
par  Bernadette,  sur  lequel  ils  comptaient  en  tant  que  ministre  —  sa  démis- 
sion préalable  —  et  aussi  le  sentiment  «  qu'une  révolution  opérée  par  ce 
moyen  ne  pourrait  se  soutenir  que  par  la  violence  et  nous  conduirait  au 
despotisme  militaire  »,  qui  auraient  empêché  leur  tentative  de  recours  à  la 
force  armée;  à  celle-ci,  ils  substituèrent  alors  l'idée  d'une  sorte  de  coup 
d'Etat  par  la  voie  parlementaire  :  ils  rêvèrent  d'obtenir,  à  l'aide  de  la  décla- 
ration de  la  patrie  en  danger,  la  susp&nsion  des  pouvoirs  organisés  par  la 
Constitution  de  l'an  III,  auxquels  aurait  succédé  la  dictature  d'un  nouveau 
comité  de  salut  public.  Le  25  thermidor  (12  août),  la  société  de  la  rue  du  Bac 
décidait  de  demander  au  Corps  législatif  la  proclamation   de  la  patrie   en 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


357 


danger.  Ce  devait  êlre  sa  dernière  séance.  Par  un  message,  le  Directoire  an- 
nonçait le  lendemain,  26  thermidor  (13  août),  qu'il  avait  ordonné  la  clôture 
de  la  salle,  sur  la  porte  de  laquelle  les  scellés  furent,  en  effet,  apposés  dans 


Salle  des  Cinq-cents. 
(Bibliothèque  do  la  Chambre  des  disputes.) 

la  journée.  Des  sociétés  de  même  genre  restèrent  néanmoins  ouvertes  dans 
certains  endroits,  notamment  à  Versailles,  à  Toulouse,  à  Marseille,  à  Metz; 
et  ce  fut  là  que  s'ébauchèrent,  sans  trouver  l'appui  nécessaire  dans  la  popu- 
lation, quelques  tentatives  de  résistance  au  coup  d'Etat  de  Brumaire  (Au- 
lard,  revue  la  Révolution  française,  t.  XXYI,  p.  406). 

Conformément  à  l'intention  que  je  viens  d'indiquer  d'après  Jourdan  et 

tIV.    463.  —    BISTOIBE    SOCULISTE     —   TIIKRMIDOR  ET  DIRECTOIRE.  "V.   463. 


5â3  HISTOIRE     SOCIALISTE 

à  l'avis  émis  par  les  Jacobins  dans  leur  dernière  séance,  un  député  de  leur 
parti,  Chamoux,  se  basant  sur  la  gravité  de  la  situation,  réclama  au  Conseil 
des  Cinq-Cents,  le  26  thermidor  (13  août),  la  formalion  d'une  commission  de 
sept  membres  chargée  de  présenter  des  mesures  de  salut  public.  C'était  là,  à 
leurs  yeux,  sous  l'action  réelle  de  leur  plan  de  poliLlque  intérieure,  sous 
l'action  apparente  du  péril  extérieur,  le  début  du  plagiat  complet  du  système 
gouvernemental  que  ce  péril  avait  inspiré  à  la  Convention.  Les  modérés  du 
Conseil,  anciens  ou  nouveaux,  tels  que  Lucien  Bonaparte,  le  comprirent  tout 
de  suite  et,  pouvant  justement  craindre  de  n'avoir  pas  la  majorité  dans  les 
Cinq-Cents  sur  la  question  de  fond,  par  une  tactique  habile,  ils  ne  combalti- 
renl  pas  le  principe  même  de  la  proposition,  concentrèrent  tous  leurs  efforts 
sur  le  mode  de  nomination  de  cette  commission  et  obtinrent  qu'elle  serait 
nommée  par  le  Conseil  lui-même,  alors  que,  d'habitude,  les  commissions 
étaient  formées  par  le  bureau  des  Cinq-Cents  d'après  des  inscriptions  préala- 
bles sur  un  registre  spécialement  institué  à  cet  effet  le  27  thermidor  an  IV 
(14  août  1796).  D'une  question  d'idées  oîi  les  opinions  pour  ou  contre  ont  à 
s'affirmer  nettement,  ils  tairaient  ainsi  une  question  de  personnes  où  les 
sympathies  et  antipathies  individuelles  ont  libre  jeu  et  aboutissent  à  des 
concessions  inavouées.  Sur  sept  membres,  ils  firent  passer  quatre  des  leurs, 
Chénier,  Daunou,  Lucien  Bonaparte,  Eschasseriaux  aîné;  les  trois  autres 
étaient  Boulay  (de  la  Meurlhe),  Berlier  et  Lamarque.  Les  modérés  de  droite 
avaient  la  majorité  et,  de  la  sorte,  la  commission  était  d'avance  annihilée. 

Au  même  moment,  le  parti  Sieyès,  préoccupé  de  rendre  son  grand 
homme  intéressant,  s'efforçait  d'accréditer  le  bruit  que,  le  23,  lors  de  la  fêle 
commémorative  du  10  août,  il  avait  miraculeusement  échappé  à  une  tenta- 
tive d'attentat.  Voici  coumienl  s'exprimait  le  Moniteur  du  27  thermidor 
(14  août)  :  «  On  a  répandu  depuis  deux  jours  un  bruit  que  nous  ne  pouvions 
croire,  mais  qui  se  conDrme  à  chaque  instant;  c'est  que  le  23,  lors  du  combat 
simulé  qui  eut  lieu  au  Champ-cle-Mais,  il  fut  tiré  deux  coups  de  fusil  à 
balles.  Elles  ont  percé,  dit-on,  ia  décoration  contre  laquelle  étaient  assis  les 
membres  du  Directoire  et,  précisément,  au-dessus  de  leurs  têtes  ».  Or  le  rap- 
port du  Bureau  central  du  25  thermidor  (12  août)  dit  (recueil  d'Aulard,  t.  V, 
p.  67C)  :  «  On  a  su  que  de  légers  accidents  y  avaient  eu  lieu.  Le  royalisme 
avait  d'abord  essayé  de  les  interpréter  :  ses  efforts  ont  été  entièrement  inu- 
tiles »;  et  Fabre  (de  l'Aude),  dans  son  Histoire  secrète  du  Directoire  (t.  IV, 
p.  249),  confirme  :  «  Aucun  accident  pareil  n'arriva  ».  Naturellement,  on 
accusa  les  Jacobins  et  on  en  profita  pour  prendre  une  mesure  de  réaction. 
Le  lendemain  même  de  la  fête,  le  24  thermidor,  11  s.ovi\.  —  [Moniteur  An  26-13 
août),  le  ministre  de  la  guerre  Bernadolle  écrivait  par  ordre  à  Marbot  :  «  Il 
est  onze  heures  du  soir,  et  je  vous  transmets  de  suite  l'arrêté  du  Directoire 
exécutif  que  je  viens  de  recevoir  à  l'instant...  Le  général  Lefebvre  est 
nomme  pour  vous  remplacer  dans  le  commandement  de  la  17°  division  ». 


HISTOIRE     SOCIALISTE  559 


Tandis  que  l"échec  subi  le  27  thermidor  (14  août)  au  Conseil  des  Cinq- 
Cents  par  les  Jacobins  parlementaires  allait  entraîner  dans  leurs  rangs  cer- 
taines défeclions,  les  modérés,  qui  ne  venaient  de  tiiompher  que  grâce  aux 
voix  des  partisans  des  anciens  directeurs,  se  trouvèrent  intéressés  ii  ménager 
ceux  qu'ils  avaient  contribué  à  renverser  le  30  prairial.  Ils  en  arrivèrent  tout 
naturellement  alors  à  défendre  contre  leurs  récents  alliés  les  actes  et  les 
personnes  qu'avec  eux  ils  avaient  dénoncés.  Le  résultat  fut,  après  de  nom- 
breuses séances  en  comité  général,  ou  comité  secret  suivant  l'expression 
actuelle,  le  rejet  par  le  Conseil  des  Cinq-Cents,  le  l"  et  le  2  fructidor  (18  et 
19  août),  des  demandes  en  accu.sation  formulées  contre  les  anciens  direc- 
teurs; celle  qui  réunit  le  plus  de  suffrages  fut  repoussée  par  217  voix  contre 
214;  ce  vote,  comme  alors  tous  ceux  qui  n'avaient  pas  lieu  par  assis  et  levé, 
fut  secret,  et  ce  mode  de  scrutin  a  toujours  favorisé  les  trahisons  de  ceux 
qui  n'affichent  certaines  opinions  que  par  intérêt  personnel. 

Les  journaux  jacobins,  à  la  suite  de  ce  rejet,  redoublèrent  leurs  attaques 
contre  Sieyès  qui  inspirait  et  dirigeait  le  mouvement  de  réaction  et  qui  aus- 
sitôt fit  adresser  aux  Cinq-Cents  par  le  Directoire  un  message  réclamant  une 
loi  contre  la  presse  (4  fructidor-21  août);  le  Conseil  ne  parut  pas  pressé  de 
lui  donner  satisfaction  sur  ce  point.  N'obtenant  pas  cette  loi,  le  Directoire 
passa  outre;  après  lui  avoir,  par  un  premier  arrêté  du  16  fructidor  an  VIT 
(2  septembre  1799),  fait  ordonner  la  déportation  à  l'île  d'Oléron  d'une  soixan- 
taine de  propriétaires,  entrepreneurs,  directeur?,  auteurs,  rédacteurs  de  35 
journaux  royalistes  de  Paris  ou  de  la  province  qui  avaient  été  frappés  en 
fructidor  an  V  en  vertu  de  la  loi  du  19  de  ce  mois  (chap.  xvii,  §  l"-),  Sieyès 
lui  fit,  par  un  second  arrêté  du  17  fructidor  an  Vil  (3  septembre  .1799),  or- 
donner, sous  prétexte  de  conspiration,  l'arrestation  des  «  propriétaires,  entre- 
preneurs, directeurs,  auteurs,  rédacteurs  »  de  onze  journaux  royalistes  ou 
pHtriotes,  au  nombre  desquels  était  le  Journal  des  Hommes  libres  —  le 
Directoire  avait  déjà  prescrit  des  poursuites  contre  celui-ci  par  arrêté  du 
l"  fructidor  (18  août)  —  et  l'apposition  des  scellés  «  sur  li  urs  effets,  papiers 
et  presses  ».  Un  message  justificatif,  lu  le  même  jour  aux  Cinq-Cent-,  fut  ac- 
cueilli par  des  murmures;  M.  Vandil  a  dit  à  tort  [L'avènement,  de  Bona- 
parte, p.  219)  qu'il  était  dirigé  «  exclusivement  contre  le  péril  de  droite  ».  Il 
attaquait  k  la  fois,  au  contraire,  royalistes  et  jacobins,  les  «conspirateurs  de 
toutes  les  livrées  »  et  dénonçait  «l'abus  de  la  liberté  de  la  presse  »  commis, 
d'après  lui,  par  ces  deux  partis  qu'il  alTectait  d'assimiler.  Le  député  Briot 
répliqua  que  l'arrêté  du  Directoire  était  «un  acte  de  la  tyrannie  la  plus  indé- 
cente ».  Tandis  qu'on  frappait  à  la  fois  à  gauche  et  à  droite  pour  mater  les 
patriotes  et  les  royalistes  jugés  irréductibles,  Fouché,  qui  avait  conseillé  cet 
équilibre  dans  la  répression  de  nature  déjà  à  impressionner  les  naïfs,  avait 
recours  à  d'autres  moyens  pour  recruter  des  partisans  en  haut  et  en  bas.  D'un 
côté,  en  fructidor  et  en  vendémiaire,  il  faisaii  opérer  de  nombreuses  radia- 


560  HISTOIRE    SOCIALISTE 

lions  sur  la  liste  des  émigrés  el  se  monlrail  plein  d'égards  pour  des  nobles 
et  des  prêtres  (Madelin,  Foiiché,  t.  I",  p.  256);  de  l'autre,  il  s'efforçait  de 
plaire  aux  ouvriers:  dans  une  lettre  du  25  thermidor  (12  août)  —  veille  de  la 
fermeture  de  la  salle  de  la  rue  du  Bac  —  adressée  à  l'adujinistration  munici- 
pale du  H'  arrondissement  [Idem,  p.  257)  il  ordonnait,  afin  d'obvier  à  la  mi- 
sère résultant  du  chômage,  «  une  enquête  destinée  à  désigner  les  chefs  d'ate- 
lier qui  pouvaient  encore,  grâce  à  un  prêt  à  longue  échéance  ou  à  un  secours 
gratuit,  tenir  ouverts  tous  leurs  ateliers  el  nourrir  ainsi  leurs  ouvriers,  et, 
d'autre  part,  les  ouvriers  travaillant  en  chambre,  dignes  des  secours  immé- 
diats du  gouverneuient  ».  On  ignore  si  celte  mesure  fut  générale  ;  en  tout 
cas,  elle  n'eut  pas  grand  effet  pour  les  ouvriers;  car,  à  la  séance  des  Cinq- 
Cents  du  4  vendémiaire  an  YIII  (26  septembre  1799),  on  voit  un  ami  de 
Bonai  arle,  Fabre  (de  l'Aude),  signaler  de  nouveau  la  misère  des  ouvriers, 
réclamer  l'organisation  de  travaux  el  dénoncer  les  arrière-pensées  de  cer- 
tains patrons  cherchant  à  exciter  le  mécontentement  de  la  classe  ouvrière 
pour  peser  sur  le  gouvernement  :  «  Un  objet,  dit-il,  qu'il  est  impossible 
d'ajourner,  parce  qu'il  peut  influer  sur  la  tranquillité  publique,  c'est  l'état 
déplorable  où  se  trouvent  un  grand  nombre  d'ouvriers  que  le  défaut  de 
moyens,  la  peur  d'une  trop  forte  taxe  dans  l'emprunt  de  cent  millions,  ou 
peut-être  la  malveillance,  ont  fait  renvoyer  des  ateliers  ».  Une  commission 
fut  chargée  d'étudier  la  question. 

Une  excellente  résolution  volée  par  les  Cinq-Cents,  le  13  Iructidor  an  Vil 
(30  août  1799),  fut  celle  qui  rapportait  la  loi  du  18  fructidor  an  V  (4  septem- 
bre 1707)  aulori>ant  (chap.  xvu,  §  1")  l'enlrée  ou  le  maintien  des  troupes  à 
Paris  et  dans  les  environs;  mais  elle  était  rejelée  par  les  An(  iens  le  2""  jour 
complémentaire  (18  septembre).  Le  parti  jacobin  tenta  de  prendre  sa  revanche 
de  son  échec  au  sujet  des  demandes  en  accusation;  el  le  général  Jonrdan, 
qui  marchait  avec  lui,  défendit,  le  27  fructidor  (13  septembre),  devant  le 
Conseil  des  Cinq-Cents,  la  décision  votée  par  la  société  de  la  rue  du'Bac  le 
25  thermidor  (12  août)  :  il  lui  demandait  directement  de  déclarer  «  que  la 
patrie  est  en  danger,  que  sa  liberté,  sa  constitution,  sont  menacées  par  des 
ennemis  inlérieurs  et  extérieurs  ».  La  séance  fui  une  des  plus  orageuses  qu'il 
y  eût  encore  eu;  Lucien  Bonaparte  préconisa  «  une  marche  ferme  et  cons- 
tante clans  le  sentier  constitutionnel  »,  et  combattit  la  proposition;  le  prési- 
dent eut  l'habileté  de  faire  prononcer  l'ajournement  de  la  discussion  au  len- 
demain. Les  modérés  profilèrent  de  ce  délai  pour  rallier  les  indécis  et,  le  28 
(14  septembre),  Jourdan  fut  battu  par  245  voix  contre  171;  les  modérés 
l'emportaient  définitivement.  Alors  que,  le  mois  précédent,  un  rapport  lu 
Bureau  central  de  Paris  signalait  que  les  ouvriers,  malgré  la  situation  écono- 
mique déplorable  dont  ils  se  plaignaient  beaucoup,  —  «  les  manufactures 
grandes  et  petites,  sont  presque  désertes;  la  maçonnerie  surtout  est  sans 
occupation»  —    s'inquiétaient  peu  «de  questions   politiques»   (recueil   de 


IIISTOlllE     SOCIALISTE  501 

M.  Aulard,  t.  V,  p.  653),  il  faut  constater  que  ce  vote  l'ut  la  cause  d'attroupe- 
ments assez  nombreux  qui  manifestèrent  leur  mécontentement  aux  cris  de: 
«  A  bas  les  voleurs,  les  Chouans,  les  traîlresl  A  bas  Sieyf'S  et  Barras!  Nous 
n'avons  que  171  bons  représenlants!  »  {Idem,  p.  730).  Le  journal  jacobin, 
L'ennemi  des  oppresseurs  de  tous  les  temps,  chercha  bien  alors  à  prouver  que 
Sieyès  se  trouvait  dans  le  même  cas  que  Treilhard  (chap.  xvii,  §  2,  et  chap.  xx); 
en  fait,  il  n'y  avait  là  qu'une  mauvaise  chicane  qui  n'aboutit  pas. 

Le  même  jour  (14  septembre)  avait  été  ext^cutée  une  décision  prise  la 
veille,  en  cachette  de  Gohier  et  de  Moulin,  par  les  trois  autres  membres  du 
Directoire  :  Bernadolle  qui  soutenait  les  républicains  avancés,  à  qui  sa  fonc- 
tion, en  outre  de  son  nom,  donnait  de  l'influence  sur  l'armée,  mais  qui 
n'avait  pas  l'esprit  de  décision  que  lui  supposait  Sieyès,  te  voyait  enlever  le 
ministère  de  la  Guerre  confié  par  intérim  —  cela  devait  durer  dix  jours  —  à 
l'ancien  minisire  Milet-Mureau.  L'émotion  qu'excita  ce  procédé  fut  si  vive 
que  Sieyès  comprit  qu'en  voulant  être  trop  adroit,  il  avait  commis  une  ma- 
ladresse. Afin  de  l'atlénuer,  il  accepia,  pour  successeur  de  Bernadotte,  un 
républicain  de  même  nuance,  Dubois-Crancé.  Cet  ancien  Conventionnel,  ca- 
lomniateur de  Babeuf  (chap.  xni),  reilevei  ait  ainsi  le  collègue  de  Robert 
Lindel  que,  le  9  prairial  an  III  (28  mai  1795),  il  avait,  étant  alors  un  féroce 
thermidorien,  contribué  à  faire  décréter  d'arreslalion  (chap.  vu).  Comme,  à 
la  fin  Te  la  séance  du  28  (14  septembre)  en  apprenant  la  révocation  de  Ber- 
nadotte, on  parlait  aux  Cinq-Ceuts  de  «  coup  d'Élal  »,  Lucien  Bonaparte,  qui 
complotait  déjà  avec  Sieyès,  s'écria,  pour  calmer  les  soupçons  :  «  Si  une 
main  sacrilège  voulait  se  porter  sur  les  rep;ésenlants  du  peuple,  il  faudrait 
penser  à  leur  donner  à  tous  la  mcrt  avant  que  de  violer  le  caractère  d'un 
seul  »,  et  il  rappela  qu'un  texte  légal  mettait  <■  hors  la  loi  quiconque  porte- 
rail  atteinte  à  la  sûreté  de  la  représentation  nationale  »  ;  il  devait,  avant  deux 
mois,  avoir  l'occasion  de  prouver  toute  la  loyauté  de  cette  altitude. 

A  peine  le  principe  de  l'emprunt  forcé  avait-il  c'é  établi  par  la  loi  du  10 
messidor  an  VII  (28juin  1799),  que  le  mii.istre  des  linances  convoquait  un  cer- 
tain nombre  de  gros  banquiers  et  de  gros  négociants,  entre  autres  Perrégaux, 
Fulchiroii,  Malltt,  Germain,  Sévennes,  Sabathier,  Marmet,  Thibon,  [iour  se  con- 
certer avec  eux  sur  les  moyens  de  suppléer  à  l'épuisement  du  Trésor  public. 
Les  crédits  ouverts  pour  l'exercice  de  l'an  VII  avaient  atteint  7-35  millions, 
tandis  que  les  recettes  n'étaient  montées  qu'à  448195118  francs (Ganilh,  Essai 
politique  sur  le  revenu  public,  t.  II,  p.  179).  On  cunxii  t,  après  plusieurs  réu- 
nions, de  constituer  un  syndicat  qui,  le  19  thermidor  (6  août),  le  jour  même 
où  fut  votée  la  loi  réglant  le  mode  de  perception  de  l'imprunl,  rail  à  la  dis- 
position du  gouvernement  30  millions  de  bons  ou  biliei.s,  de  20  jours  à  120 
jours  de  date,  à  valoir  sur  les  recettes  futures  [Moniteur  des  19  et  20  ther- 
midor-6  et  7  août).  Une  commission,  composée  des  quinze  principaux  sous- 
cripteurs, devait,  d'accord  avec  le  ministre,  surveiller  l'émission  et  la  ren- 


562  HISTOIRE     SOCIALISTE 

trée  de  ces  billels  qui,  malgré  loul,  perduieiU  bientôt  près  d'un  quart  à  vingt 
jours  de  date.  Le  produit  de  l'emprunt  ne  semblait  pas  devoir  atteindre  au 
montant  de  ces  engagements  anticipés,  le  déficit  était  énorme,  et  les  Con- 
seils n'avaient  pas  encore  pris  de  résolutions  définitives  sur  les  moyens  d'as- 
surer le  service  de  l'an  VIII,  lorsque  eut  lieu  le  coup  d'État. 

Nous  avons  vu  (chap.  xx)  que  le  parti  qui  triompha  aux  élections  de 
l'an  YII  manifesta,  avant  le  30  prairial,  le  souci  d'obvier  aux  dilapidations, 
aux  spéculations,  au  désordre  des  finances.  Ses  orateurs  revinrent  fréquem- 
ment sur  ces  sujets,  ce  fut  notamment  le  cas  de  Poullain-Grandprey  au 
Conseil  des  Cinq-Cents.  Le  14  vendémiaire  an  VIII  (6  octobre  1799),  il  préco- 
nise des  mesures  de  nature  à  assurer  la  régularité,  le  contrôle  et  la  rapidité 
de  la  comptabilité  publique.  Le  23  (15  octobre),  il  propose  une  réforme  qui 
a  été  accomplie  depuis:  aux  contribuables  en  retard,  on  imposait  alors  le  lo- 
gement et  l'entretien,  pendant  un  certain  délai,  d'un  individu  qui  était  le 
garnisaire  :  «  Qui  ne  sait,  dit-il,  que  les  frais  de  garuisaires  s'élèvent  à  plus 
de  25  millions  et  que  cette  énorme  charge  ne  i  èse  que  sur  les  citoyens  les 
moins  aisés?  Nous  vous  proposons  d'abolir  celte  méthode  ruineuse,  et  d'y 
substituer  des  saisies  qui  n'auront  lieu  qu'après  plusieurs  avertissements  et 
qui  ne  pourront  coûter  au  contribuable  au  delà  de  3  fr.  »  Ses  propositions 
de.  réformes  financières  n'étaient,  du  reste,  pas  toujours  aussi  heureuses. 
Le  11  et  le  29  \endénjiaire  (3  et  21  octobre),  il  développait  un  nouveau 
mode  de  recouvrement  des  contributions  et,  pour  réaliser  des  économies,  il 
proposait  de  supprimer  les  agents  de  l'Élat,  à  l'exception  des  receveurs  gé- 
néraux, et  d'adjuger  au  rabais  la  perception  des  contributions  directes  avec 
obligation,  pour  l'adjudicataire,  de  fournir  un  cautionnement  en  immeubles. 
Dans  la  même  séance  oîi  il  réclamait  la  suppression  des  garnisaires,  il  s'oc- 
cupait du  régime  des  salines  apiarlenant  à  l'État.  Il  a  été  dit  précédemment 
(début  du  §  8,  chap.  m)  que  les  salines  de  l'Est,  après  avoir  été  exploitées  en 
régie,  avaient  été,  en  brumaire  an  VI  (novembre  1797),  affermées  à  une  so- 
ciété privée;  or  Poullain-Grandprey,  combattant  à  la  fois  la  régie  et  l'affer- 
mage, demanda  la  vente  des  «  s  dines  nationales  de  l'Est  »,  des  «  marais 
salants  nationaux  »  et  des  «  salins  connus  sous  le  nom  de  salins  de  Peccais  », 
village  du  Gard,  sur  la  Méditerranée,  au  sud  d'Aigues-Morles,  tout  cela  au 
nom  des  avantages  très  exagérés  de  la  concurrence.  Comme  certains  radi- 
caux de  nos  jours,  la  plupart  des  Jacobins  associaient  plus  aisément  que  ra- 
tionnellement l'individualisme  économique  à  l'étatisme  politique. 

Une  loi  du  12  vendémiaire  an  VIII  (4  octobre  1799)  visa  aussi  à  rétablir 
l'ordre  dans  les  comptes  des  diverses  administrations.  Une  autre  loi  du 
même  jour  ordonnait  à  tout  entrepreneur,  fournisseur,  soumissionnaire,  de 
rendre  «  un  compte  général  et  définitif,  appuyé  de  pièces  justificatives,  du 
service  dont  il  a  été  chai'gé  »,  et  prévoyait  le  cas  de  restitution.  «  La  loi  ne 
fut  pas  exécutée  »,  constate  M.  Stourm  [Les  finances  de  l'ancien  régime  et 


HISTOIRE    SOCIALISTl':  50:^, 


de  la  Révolution,  t.  II,  p.  352).  Il  n'ajoute  pas  que,  Irenle-six  jours  après  le 
vote  de  cette  loi,  Bonaparte  était  le  maître;  la  faute  signalée  par  lui  incombe, 
dés  lors,  tout  entière  à  ce  gouvernement  qui,  à  l'en  croire  {Idem,  p.  498), 
«  rompit  absolument  avec  les  errements  de  la  Révolution  ». 


CHAPITRE  XXII 

COUP   d'état    du    18    BRUMAIRE    AN    VUI 

(vendémiaire  à  brumaire  an  VIII  —  octobre  à  novembre  1799). 

L'ancien  Directoire  avait  songé,  le  7  prairial  (26  mai),  à  rappeler  Bona- 
parte en  France  (chap.  xix  §  1"  et  chap.  xx);  trois  mois  et  demi  après,  le  nou- 
veau Directoire  revenait  à  cette  idée.  Le  mode  d'exécution  seul  changeait; 
ce  n'était  plus  sur  Bruix  et  sur  la  flotte  qu'on  comptait  pour  opérer  ce  re- 
tour, c'était  sur  des  négociations  avec  la  Porte,  en  vue  de  l'évacuation  de 
l'Egypte,  par  l'intermédiaire  de  M.  de  Bouligny,  ministre  d'Espagne  à  Cons- 
tantinople.  Le  Directoire  écrivait  à  Bonaparte,  le  2«jour  complémentaire 
de  l'an  VII  (18  septembre  1799),  pour  le  mettre  au  courant  de  la  situation 
et  ajoutait  :  «  Le  Directoire  exécutif,  général,  vous  attend,  vous  et  les  braves 
gens  qui  sont  avec  vous.  Il  ne  veut  pas  que  vous  vous  reposiez  exclusive- 
ment sur  la  négocialion  de  M.  de  Bouligny;  il  vous  autorise  à  prendre,  pour 
hâter  et  assurer  votre  retour,  toutes  les  mesures  militaires  et  politiques  que 
votre  génie  et  les  événements  vous  suggéreront  »  (Boulay  de  la  Meurlhc. 
Le  Directoire  et  l'expcdition  d'Egypte,  p.  316). 

A  ce  moment,  les  armées  de  la  coalition  étaient  victorieuses;  le  Direc- 
toire connaissait,  par  les  journaux  anglais,  la  levée  du  siège  de  Sainl-Jean- 
d'Acre,  et  c'était  tout;  il  en  était  réduit  à  présumer  que  Bonaparte  était  re- 
tourné en  Egypte.  Le  13  vendémiaire  an  VIII  (5  octobre  1799),  il  pouvait 
communiquer  au  Corps  législatif  une  lettre  de  Bonaparte  du  10  thermidor 
(28  juillet)  qui  annonçait  la  défaite  des  Turcs  à  Aboukir;  d'autre  pari,  le  18 
(10  octobre),  un  message  était  lu  aux  Cinq-Cenls  et  aux  Anciens  annonçant 
le  succès  de  Brune  et  la  déroute  définitive  de  Souvorov  connue  la  veille  par 
dépêche. 

Du  coup,  le  gouvernement  français  fut  moins  pressé  de  traiter  avec  la 
Porte  battue  et  de  faire  rentrer  Bonaparte;  il  allait,  en  conséquence,  lui 
donner  des  pouvoirs  illimités  pour  négocier  seul  avec  la  Porte  et  ne  pensait 
I  as  le  revoir  avant  le  printemps  prochain,  lorsqu'on  apprit  tout  à  coup  —  le 
Directoire  le  sut  le  21  vendémiaire  (13  octobre)  à  cinq  heures  du  soir  — que, 
le  17  vendémiaire  (9  octobre),  il  avait  débarqué  dans  la  baie  de  Saint-Raphaël 
près  de  Fréjus,  oîi  —  ce  qui  n'aurait  probablement  pas  été  possible  à  Toulon 
par  exemple  —  il  échappa  à   l'application   des  règlements   sanitaires   qui 


564  HISTOIRE     SOCIALISTE 

exigeaient,  pour  empêcher  la  propagation  de  la  peste,  un  séjour  dans  un 
lazaret.  Parti,  nous  l'avons  vu  (chap.  xix,  fin  du  §  i"),  le  6  fructidor  an  YII 
(23  août  1799),  il  était  arrivé  le  8  vendémiaire  an  "VIII  (30  septembre  1799)  à 
Ajaccio  où  le  mauvais  temps  le  retint  sept  jours  et  il  en  était  reparti  le 
15  vendémiaire  (7  oclobre).  «  Il  fut  question,  dit-on,  de  fuire  arrêler  Bona- 
parte pour  avoir  abandonné  l'armée  et  surtout  pour  avoir  violé  les  lois  sani- 
taires »  (Thibaudeau,  Le  Consulat  et  l'Empire,  t.  I",  p.  5);  mais,  si  on  eut 
cette  idée,  on  n'osa  pas  l'exécuter. 

Bourrienne  lui-même  avoue  que  ce  fut  grâce  à  la  non  applic.tlion  des 
règlements  sanitaires  que  Bonaparte  put  devenir  chef  du  gouvernement 
avant  l'arrivée  des  dénonciations  envoyées  d'Egypte  contre  lui.  «  C'était  un 
chorus  général  de  plaintes  et  d'accusations.  Il  faut  en  convenir,  ces  aci-usa- 
tions  et  ces  plaintes  n'étaient,  pour  la  plupart,  que  tro,>  fondées  »;  s'il  avait 
été  retenu  par  la  quarantaine,  ces  lettres  auraient  été  connues  avant  qu'il 
fût  au  pouvoir,  «  elles  devenaient  de  puissantes  armes  contre  Bonaparte.  Sa 
mise  en  accusation  devenait  possible  »  [MéDioires,  édition  Lacroix,  t.  II, 
p.  119).  En  traversant  la  France,  Bonaparte  dont  on  venait  d'ap.  rendre  le 
succès  à  Aboukir,  dont  on  était  précisément  en  train  de  lire  les  derniers 
rapports  reçus,  fut  accu /illi  avec  un  enthousiasme  à  peu  près  général;  le 
24  vendémiaire  (16  oclobre)  il  arrivait  à  Paris.  Le  jour  même,  il  se  rendait 
chez  Gohier  qui  était,  depuis  le  1"  vendémiaire  (23  septembre),  président  du 
Directoire  et  qu'il  connaissait  particulièrement;  le  lendemain,  le  Directoire 
le  recevait.  <-  Bonaparte,  nous  dit  Bourrienne  {Idem,  t.  II,  p.  28)  confirmant 
par  là  le  récit  de  Gohier  {Mémoires,  t.  I",  p.  206-208),  pensait  déjà,  dans  ce 
moment,  à  se  fuire  élire  njen.bre  du  Directoire  »;  il  y  avait  même  pensé 
beaucoup  plus  tôt.  J.  M.  Savar}',  que  j'ai  cité  à  ce  sujet  (chap.  xvn  §  l")  pour 
l'an  V,  nous  l'apprend  encore  pour  l'an  YI  :  «  L'aîné  des  frères  (Joseph)  de- 
venu mon  collègue  au  Conseil  des  Cinq-Cents,  à  son  retour  de  Rome,  au 
mois  de  pluviôse  an  VI  (23  jinvier  1798),  m'avait  témoigné  le  désir  de  voir 
le  général  appelé  au  Directoire  comme  une  récompense  due  à  ses  services  » 
{Mon  examen  de  co/iscicnce  sur  le  i  S  brumaire,  p.  7).  11  sonda  à  cet  égard 
Gohier;  celui-ci  lui  objecta  qu'il  n'avait  pas  l'âge  exigé  par  la  Constitution, 
refusa  formellement  de  se  prêter  à  la  moindre  atteinte  au  texte  constitu- 
tionnel et  lui  offrit  un  commandement  militaire  {Mémoires,  t.  I",  p.  218). 
Le  jour  de  sa  réception  par  le  Directoire,  on  l'invita  à  désigner  l'armée  qu'il 
préférait  commander;  sous  prétexte  de  repos,  il  déclina  cette  invitation. 
C'était  le  pouvoir  qu'il  convoitait.  Il  comprenait  que,  pour  avoir  la  certitude 
de  le  prendre,  il  avait  be.-oiii  d'un  appui  dans  le  Directoire.  Par  suite,  après 
avoir  voulu  éliminer  Sieyès  avec  l'appui  de  Gohier,  il  devait,  cet  appui  lui 
échappant,  Barras,  à  qui  il  avait  dû  songer,  lui  paraissant  «  coulé  », 
suivant  l'expression  de  Le  Coulteux  (de  Canteleu,  dans  ses  Souvenirs,  (t.  H, 
p  216  des  Mé?)ioires  sur  les  journées  révolutionnaires  et  les  coups   d'État, 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


5G5 


de  1789  à  1799,  publiés  par  M.  de  Lescure),  n'ayant  plus  le  choix,  être  amené 
à  s'associer  à  Sieyès  qui,  s'il  rencontrait  de  l'opposition  dans  le  Conseil  des 
Cinq-Cents,  disposait  de  la  majorité  dans  le  Conseil  des  Aaciens. 

Depuis  qu'il  était  directeur,  Sieyès  guettait  l'inslaiit  propice  pour  impo- 
ser à  la  France  une  constitution  de  son  cru  par  laquelle  il  s'attribuerait  le 


Membre  du  Conseil  des  Anciens. 
D'après  Simon  (Bibliothèque  NatioDale). 

premier  rôle  (chap.  xxi).  Que,  devant  la  persistance  de  nos  revers,  surtout 
préoccupé  de  sa  situation  personnelle  et  ne  voulant  pas  tout  perdre,  il  ait,  à 
an  moment,  songé  à  échapper  aux  conséquences  d'une  invasion  en  acceptant, 
pour  obtenir  la  conclusion  de  la  paix,  de  ramener  la  France  à  ses  anciennes 
limites  et  île  rélablir  la  royauté  constitutionnelle  au  profit  du  duc  d'Orléans 
selon  les  uns,  d'un  prince  allemand,  suivant  d'autres,  dont  les  racontars  me 
paraissent  peu  sérieux,  c'est  ce  dont  il  fut  soupçonné  de  divers  côtés  :  une 

LIV.  464.   —  BISTOIBK    SOCIALISTE.    —  TilEnUIDOn   ET  DIRIXTOIBE.  LIV.  464. 


566  HISTOIRE     SOCIALISTE 

citation  faite  plus  haut  (chap.  xv)  montrait  Sieyès  disposé  à  sVniendre  avec 
le  parti  d'Orléans,  et  icd  Cambacérès,  dans  ses  Eclaircissemmts  (ciié>  par 
M.  Vandal,  L'avènement  de  Bonaparle,  p.  119-lgO),  croit  à  l'inlrigue  urléa^ 
nisle;  Dolivier,  dans  la  brochure  citée  précédemment  (chap.  xxi),  reprodui- 
sait sans  y  ajouter  foi,  les  rumeurs  publiques  relatives  à  une  iniriiçue  prus- 
sienne (p.  33  et  50)  et  Jourdan,  dans  ses  Mi-moires  [Le  carnet  historique  et  lit- 
téraire, t.  VII,  p.  162),  rappelle  l'accusation  relative  à  «un  prince  étranger». 
Mais,  une  fois  le  danger  écarté  par  la  victoire.  Sieyès  reprit  certainement  sa 
première  idée  de  devenir  le  maître  du  gouvernement.  C'était  d'un  général 
qu'il  attendailla  réalisation  de  son  dessein  analogue  à  l'opération  du  18  Fruc- 
tidor; suivant  son  mot,  il  était  la  «  têle  »  et  il  lui  fallait  «  un  sabre  »  (Fabre 
[de  l'Aude],  Histoire  secrète  du  Directoire,  t.  IV,  p.  234).  Il  avait  pt^nsé  à 
Joubert  (chap.  xxi);  mais,  au  lieu  de  la  victoire  espérée,  Joubert  av  it  trouvé 
la  mort  en  Italie  (chap.  xix,  §  4).  Il  avait  pensé  à  Moreau  (Hyde  de  Neuville, 
Mémoires  et  souvenirs,  t.  I",  p.  487)  qu'il  avait  appelé  à  Paris,  oii  sa  présence 
était  signalée  le  32  vendémiaire  (14  octobre),  au  lieu  de  lui  laisser  rejoindre 
l'aruée  du  Rhin.  L'invasion  du  territoire  n'était  plus  à  redouter;  Bonaparte, 
dont  on  n'avait  plus,  dès  lors,  besoin,  et  en  qui  il  sentait  un  concurret)t  dan- 
gereux, allait  —  on  arrangeait  la  chose  —  se  trouver  retenu  en  Egypte  jus- 
qu'au printemps;  il  comptait  bien  être,  avant  son  retour,  avec  l'aide  de 
Moreau  ou  d'un  autre,  devenu  lemaîire;  et  voilà  que  Bonaparte  apparaissait 
tout  à  coup,  renversant  parce  retour  subit  les  plans  de  l'ancien  abbé  Talley- 
rand  et  Fouché  qui  étaient  favorables  aux  projets  de  Sieyès,  dont  les  adver- 
saires eux-mêmes  avaient  eu  vent  —  c'était  à  ces  projets  que  faisaient  allu- 
sion ceux  qui  entrevoyaient  el  dénonçaient  la  préparation  d'un  coup  d'Etat 
—  comprirent  tout  de  suite  que  la  réussite  n'était  plus  possibl.^  sans  l'union 
de  Bonaparte  et  de  Sieyès,  et,  dans  les  derniers  jours  de  vendémiaire,  ils 
manœuvrèrent  en  conséquence. 

Bonaparte.versquis'étaient  tournés,aécritGohier(iWe'mo(>es,  t.I",  p.211), 
«  tous  les  hommes  sans  place.  Ions  les  mécontenis  »,  plaisait  alors  à  tous. 
Nous  avons  vu  (chap.  xvn,  §  2)  que  les  royalistes,  qui  le  détestaient  avant  le 
18  frui  tidor,  l'avaient  porté  aux  nues  aussitôt  après.  Goiuni'^  l'a  dit  Dufort  de 
Cheverny  {Mémoires...,  t.  II,  p.  419),  «  sans  savoir  ni  pouvoir  deviner  s'il  a 
une  arrière-pensée  »,  les  royalistes  le  soutenaient.  Les  modérés  do  droite 
espéraient  également  en  lui  (Jules  Thomas,  Correspondance  inédite  de 
La  Fayette,  p.  379)  et,  voulant  le  faire  «  président  »  de  la  Républiijue,  aspi- 
raient à  renverser  la  Constitution  de  la  seule  façon  à  leur  portée,  par  un  coup 
d'Etat.  La  plupart  des  Jacobins,  à  leur  leur,  ne  le  voyaient  pas  de  mauvais 
œil.  Briot  avait  dit  à  la  tribune  des  Cinq- Cents  le  22  vendémiaire  an  VIII 
(14  ortobre  1799)  :  «  Il  revient  fidèle  à  sa  destinée...  bientôt  il  combattra  de 
nouveau  pour  la  pairie  ;  c'est  assez  dire  qu'encore  une  fois  il  méritera  sa  recon- 
naissance ».  Allant  encore  i-lus  loin,  certains  membres  de  la  fraction  avancée 


HISTOIRE     SOCIALISTE  567 

du  Conseil,  pour  échapper  au  «  coup  d'Etat  »  qu'avec  raison  ils  accusaièttt 
Sieyès  de  piV^parer,  et  dont  Briol  avait  parlé  à  la  tribune  dès  le  17  fruciidor 
(3  i^eplembi'c),  étaient  tout  disposés  à  favoriser  un  coup  d'Elai  de  Bon.iparte 
au  profit  de  leiits  Idées.  C'est  ce  qu'a  avoué  le  gêné  rai  Jourdan,  dans  l'extrait 
de  ses  Mémoires  sûr  le  18  brumaire  dé,à  cité  {Le  carnet  historique  et  litté- 
raire, t.  VII,  p.  164-165). 

La  Notice  sur  le  f  8  bricmaire  par  un  témoin,  parue  en  1814,  et  qu'on 
s'accorde  à  attribuer  à  un  ancien  membre  des  Cinq-Cents,  Combes-Dounous, 
parle  d'un  «  complot  de  Jacobins  s  (p.  17-18)  devant  éclater  dans  la  nuit  du 
IG  au  17  brumaire  (7  au  8  novembre).  On  en  donne  comme  preuve  un  mot  de 
Biiot  qui,  se  trouvant  à  dîn.T,  le  IG  brumaire  (7  novembre),  avec  son  collè- 
gue Jacqueminot,  lui  dit,  à  propos  d'un  débat  entamé  devant  le  Conseil,  que 
la  discussion  serait  close  le  lendemain  «à  moins  que  nous  n'ayons  du  nouveau 
cette  nuit  ».  On  assuré  que  sur  ce  mot,  imn  édialement  rapporté  par  Jacque- 
minot à  Sieyès,  celui-ci  prévint  Bonaparte  et  que  des  précautions  furent 
prises.  En  tout  cas,  les  prétendus  conjurés  ne  pouv.iient  avoir  deviné  cet  Inci- 
dent et  l'auteur  reconnaît  cependant  qu'il  n'y  eut  absolument  rien,  que  «  la 
nuit  fut  tranquille  >;.  Qu'il  y  ait  eu  des  conciliabules  de  Jacobins,  que  le  mot 
de  Briot  ait  été  dit,  c'est  fort  possible;  mais  tout  cela  ne  devait  évidemment 
se  rapporter  qu'aux  velléités  d'action  concertée  avec  Bonaparte;  on  verra 
plus  loin  que  c'est  à  l'heure  même  où  Briot  s'exprimait  ainsi,  le  16  brumaire 
(7  novembre),  que  Bonaparte  déclarait  à  Jourdan  ne  pouvoir  agir  avec  lui  et 
ses  amis,  c'est-à-dire  avec  les  Jacobins,  parce  qu'ils  n'avaient  pas  la  majorité. 
Briot  qui  ignorait  encore  celte  conversation  pouvait  tout  naturellement  croire 
au  contraire  que  tout  allait  bien  à  son  point  de  vue  et  était  prêt,  parce  que, 
nous  le  constaterons  plus  loin  par  une  citation  d'Arnault,  l'aifaire  avait  été 
lixée  d'abord  au  16  (7  novembre).  De  plus,  ni  Arnault,  ni  aucun  des  amis  de 
Bonaparte  n'a  signalé  cette  alerte,  ce  qu'ils  n'auraient  pas  manqué  de  faire 
si  Bonaparte  avait  pris  au  sérieux  laveriissenient  de  Jacqueminot  à  Sieyès, 
puisqu'il  y  aurait  eu  là  pour  eux  un  argument  en  faveur  de  la  réalité  de  la 
conspîi'ation  jacobine  imaginée  par  eux.  En  fait,  il  n'y  eut,  et  il  est  triste  que 
pareille  chose  ait  pu  se  produire,  que  des  pourparlers  de  certains  Jacobins 
avec  Bonaparte  puur  une  action  commune. 

Si,  le  18  brumaire  (9  novembre),  on  devait  arguer  d'un  complot  imagi- 
naire des  Jacobins,  c'est  qu'on  n'avait  rien  de  vrai  à  leur  reprocher  efficace- 
ment, c'est  que  rnéme  les  fautes  commises  par  eux,  et  que  j'ai  signalées» 
n'aVaieht  pas  sur  l'opittiori  publique  l'influence  qui  leur  a  été  attribuée  de- 
puis. La  preuve,  urte  {ireuve  formelle,  est  fournie  par  un  rapport  du  ministre 
de  la  policé,  Fôuché,  remis  par  lui  au  Directoire  le  12  vendémiaire  an  Vliï 
(4  octobre  HQQ).  Dans  ce  rapport,  Pouché  signale  les  manœuvres  des  ageiits 
de  la  réaction  pour  agir  sur  le  pays  :  «  l'inactivité  du  commerce,  la  pénurie 
du  numéraire,  le  poids  de  l'impôt  et  l'appel  des  conscrits,  voilà  leurs  grand» 


568  HISTOIRE     SOCIALISTE 

moyens  de  séduction  »  [Votai  de  la  France  en  Van  VIll  et  en  l'an  IX,  d'Au- 
lard,  p.  2).  Si  tels  étaient  les  procédés  de  propagande  pour  détacher  de  la 
République  la  masse  de  la  population,  c'est  qu'évidemment  seuls  ces  sujets 
répondaient  à  ses  inquiétudes  da  moment.  Depuis  le  9  thermidor  an  II  (27 
juillet  1794),  la  réaction  avait  su  assez  jouer  du  péril  jacobin,  pour  ne  point 
le  négliger  à  cette  heure  s'il  avait  pu  la  servir.  Le  rapport  de  Fouché  est,  du 
reste,  confirmé  sur  ce  point  par  la  citation  de  M.  de  Barante  faite  dans  le 
chaiilre  préccilent  à  propos  de  l'anniversaire  du  10  aoiit,  et  qui  conslale  l'ina- 
nité, à  cette  époque,  du  parti  jacobin  dans  les  préoccupations  publiques. 

«  Je  rallierai  tous  1rs  partis  »,  disait  Bonaparte  avant  de  quitter  l'Egyple 
(général  Bertrand,  Campagnes  d'Egypte  et  de  Syrie,  t.  II,  p.  172).  «  Je  rece- 
vais les  cher-:  i!es  Jacobins,  les  agents  des  Bourbons;  je  ne  refusais  de  con- 
seils à  personne,  mais  je  n'en  donnais  que  dans  l'intérêt  de  mes  plans...  Cha- 
cun s'enferrait  dans  mes  lacs,  et,  quand  je  devins  le  chef  de  l'Etat,  il  n'exis- 
tait point  en  France  un  parti  qui  ne  plaçât  quelque  espoir  sur  mon  succès  », 
disait-il  i  lus  tard  à  M"'  de  Rémusat,  qui  l'a  rapporté  dans  ses  Mémoire:; 
(t.  I,  p.  275).  «Tous  les  partis,  écrit  à  son  tour  M^^Reinhard  dans  ses  Lettres 
(p.  106),  cherchèrent  à  circonvenir  le  nouvel  arrivant...  De  tous  côtés,  on 
intrvint  afin  d'amener  un  rapprochement  entre  lui  et  Sieyès,  dans  la  crainte 
de  le  voir  lier  parlie  avec  Barras  ou  prêter  l'oreille  aux  propositions  des 
Jacobins.  Mais  Bonaparte  ne  fut  pas  long  à  s'apercevoir  qu'une  entente  avec 
un  homme  universellement  méprisé,  comme  létail  Barras,  ne  serait  pas  aji- 
prouvée  par  l'opinion  j  ublique  et  lui  serait  nuisible  à  lui-même.  Talleyraml- 
sut  adroitement  profiter  de  ses  hésitations,  il  devint  le  pivot  de  toutes  les 
intrigues  et  l'inlermédiaire  entre  les  hommes  influents  de  tous  les  partis  et 
le  général;  il  démontra  à  celui-ci  que  le  nom  de  Sieyès  seul  était  synonyme 
de  vertu  et  d'honneur,  et  qu'en  l'ayant  pour  allié,  on  rallierait  à  sa  cause 
tous  les  honnêtes  i;ens  ». 

Bonaparte  avait,  tout  d'abord,  manifesté  du  dédain  à  l'égard  de  Sieyès; 
lorsqu'il  s'aperçut  qu'au  lieu  de  le  combattre,  il  était  nécessaire  de  s'entendre 
avec  lui,  il  n'hésita  pas,  consentit  à  faire  les  avances  et  lui  promit  «  l'exécu- 
tion de  sa  verbeuse  constitution  »  (M"»  de  Rémusat.  Mémoires,  t.  I",  p.  275). 
D'autre  part,  Sieyès,  tout  désolé  qu'il  fût  de  la  perspective  d'avoir  à  partager 
avec  un  autre  ce  qu'il  s'était  attribué  à  lui  seul,  vit  bien  que  son  accord  avec 
Bonaparte  était  son  unique  chance  de  n'être  pas  supplanté.  D'ailleurs,  nous 
apprend  M""  Reinhard  {Lettres,  p.  114),  il  «  s'obstinait  à  voir  dans  Bonaparte  un 
auxiliaire  que  le  parti  modéré  saurait  contenir  à  volonté  ».  Et  cela  a  toujours 
été  la  chimérique  prétention  du  parti  modéré  :  il  s'est  toujours  flatté,  malgré 
les  constants  démentis  infligés  par  la  réalité,  de  maîtriser  à  son  gré  les  mou- 
vements de  réaction  niaisement  ou  criminellement  sortis  de  ses  complai- 
sances pour  les  hommes  des  partis  monarchiques  et  cléricaux.  Dès  le  8  bru- 
maire (30  octobre),  l'entente  élait  établie  entre  les  deux  rivaux.  Par  là,  Bona- 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


569 


parte  avait  dans  le  Directoire  deux  alliés,  Sieyès  et  Roger  Ducos,  et  deux 
adversaires,  Gohier  et  Moulin,  «  républicains  de  bonne  foi...,  mais  l'un  était 
très  faible  et  l'autre  très  incapable  d'action.  C'est  comme  s'ils  n'avaient  pas 
été  »  (Baudot,  Notes  historiques  sur  la  Convention,  p.  148).  C'était  du  cin- 


/■)<,■^.  ■/,//:  r 


Lbs  Mbubkbi  DD  CON8BIL  D9I  Anoikmb. 

D'après  QiUra;  (Bibliothèque  National».) 


quième.  Barras,  qu'il  dépendait  de  donner  la  majorité  aux    uns  ou  aux 
autres. 

«  Déconsidéré,  dépopularisé  »  auprès  des  républicains  sincères,  comme 
il  l'a  reconnu  lui-même  {Mémoires,  t.  IV,  p.  105),  ne  croyant  pas  à  leur  succès, 
n'ayant,  d'ailleurs,  rien  à  gagner  avec  eux,  menacé,  au  contraire,  s'ils  de*»- 


570  HISTOtRK     SOCIALISTE 

naient  les  maîtres,  de'se  trouver  plus  ou  moins  directement  compromis  dans 
les  poursuites  dirigées  contre  les  dilapiduteurs,  Barras  s'était  déjà  rangé,  nous 
le  savons,  du  côté  opposé.  Grâce  à  lui ,  Sieyès  avait  eu  la  majorité,  avait  pu 
agir  contre  les  Jacobins,  écarter  du  ministère  Bernadotle  qui  devait  se  mon- 
trer si  indécis  pendant  la  crise,  confier  à  ses  créatures  des  postes  importants. 
Dans  ces  coniiitions.  Barras,  que  guidait  exclusivement  l'intérêt  jiersonnel, 
n'avait  certainement  aucun  avantage  à  retirer  d'une  alliance  avec  Gohier  et 
Moulin.  Cependant,  il  ne  prit  parti  pour  Bonapirte  que  d'une  manière  pas- 
sive, en  s'abslenant  de  le  contrecarrer.  Or,  il  connaissait  lo  projet  de  coup 
d'Etat,  ce  n'est  pas  douteux.  Ouvrard,  dans  &esMémoi7'es{l.  P'.  p.41),a  écrit  : 
Le  16  brumaire  (7  novembre),  «  les  généraux  Beurnonville  et  Macdonald  me 
prièrent  de  prévenir  Barras  que  Bmiaparte  leur  faisait  des  propositions;  qu'ils 
désiraient  savoir  s'il  en  était  informé  et  ce  qu'ils  devaient  faire;  mais  Bar- 
ras me  répondit  d'un  ton  d'imp.iliiiire  ;  »  Qu'ils  prennent  les  ordres  de  Bo- 
«  naparle  ». 

D'autre  part,  des  Éclaircissements  de  Cambacérès  cités  par  M.  Vandal 
{L'avènement  de  Bonaparte,  p.  262-263),  il  résulte  que  Barras,  au  courant 
(ies  projets  de  Bonaparte,  avait  été  persuadé  par  les  amis  de  celui-ci  qu'il 
serait  averti  avant  l'exécution.  Cela  explique  et  sa  mauvaise  humeur  de  se 
voir  négligé  pendant  les' préparatifs,  et  son  silence  complice:  s'exagéranl  va- 
niteusement le  prix  de  son  concours,  il  s'imagina  évidemment  qu'à  la  der- 
nière heure  il  aurait  toute  facilité  pour  profiter,  bon  gré  mal  gré,  des  circons- 
tances et  imposer  sa  volonté»  quand  cela  ne  serait  qu'en  menaçant,  par 
exemple,  Bonaparte  d'ouvrir  les  yeux  à  Gohier  et  de  se  mettre  de  son  côté. 
En  tout  cas,  lorsque  l'événement  se  produisit,  il  su^iposait  avoir  encore  trois 
ou  quatre  jours  devant  lui;  il  ne  l'attendait  pas,  a-t-il  écrit  {Mémoires,  t.  IV, 
p.  76),  «  avant  le  22  »  (13  novembre).  Qu'aurait-il  fait  pendant  ces  trois  ou 
quatre  jours,  si  ses  prévisions  s'étaient  réalisées,  il  ne  l'a  pas  dit  ;  ce  qui  est  cer- 
tain, c'est  qu'il  n'essaya  nullement  d'empêcher  l'attentat,  c'est  qu'il  ne  détourna 
pas  de  suivre  Bonaparte  les  généraux  qui  le  faisaient  prévenir,  c'est  qu'il 
n'informa  pas  le  président  du  Directoire  des  faits  parvenus  à  sa  connaissance. 
Bonaparte,  à  son  tour,  estima  qu'il  était  suffisant  d'endormir  Barras  avant, 
parce  que,  après,-  il  saurait  l'annihiler.  Le  10  brumaire  (1"  novembre),  eut 
lieu  la  cérémonie  de  la  présentation  des  drapeaux  conquis  par  l'armée  du 
Danube  et  que  Masséna  veinaU  d'envoyer  au iDirectoir©  :  parmi  les  drapeaux 
autrichiens  et  russes,  on  remarquait  lei  drapeau  blanc  de  Condé  et  des  pères 
de  nos  royalistes  qui  cherchent  aujourd'hui  à  vivre  politiquement  aux  dépens 
dm idrapeau  (tricolore.  Certainement  par  jalousie  des  succès  des  autres  et  aussi 
peut-être  par  tactique,  Bonaparte  n'assisti  ni  à  ia  cérémonie,  ni  au  dîner  offl- 
cial  donné  ce.  jpur-làpar.  Barras  qui  avait  invité  tou.s  les  généraux  (recueil 
dAulard,.,t.  Vi  P..781). 

Il  y  avait  des  C9ncours  utiles  à  obtenir.  Bonaparte  voyait  des  généraux, 


HISTOIRE     SOC  I A  LIST!':  571 


des  financiers.  «  Il  est  cçrLaiu  que  de  l'iugéiil  fui  répandu  ;  d'où  \enait-il? 
Bonapacle  avait  rapporté  d'Italie  plusieurs  raHllons  »,  écri.l  {L'avènement  de 
Bonanarte,  p.  282^283)  M.VaDdal  qui  oublie  de  nous  dire  si  ces  millions  pro- 
veDai-'.iit  d'économies  réalisées  sur  ses  appointements  par  ce  général  désinté- 
ressé, et  qui  ajoute  d'après  un  «  renseignemeal  particulier  »  {Idem  p.  283- 
284)  :  «  Uonaparle  ne  dédaignuit  pas  de  mettre  lui-même  la  main  aux  négo- 
ciations. Un  soir,  il  s'en  fut  mystérieusement  dîner  chez  le  banifuier  Noiiler, 
dans  sa  maison  de  Sèvres,  et  en  revint  très  content  ;  le  plaisir  d'UQe  villégia- 
ture automnale  ne  sulflt  pas  à  expliquer  citte  t-alisfactio.u...  La  connivence 
des  capitaux  mobiliers  l'ut  acquise  ».  Divers  Joutnisseurs  firentdes  avances. 
Collot  '<  donna  cinq  cent  mille  francs  en  or  »  (Baurrienne,  édition  Lacroix, 
t.  11,  p.  79).  «  Le  nerf  de  tout,  l'argent,  était  fourni  par  CoJlol  et  consorts  qui 
avaient  ramassé  des  millions  en  Italie.  Collot,  accusé  d'avoir  puisé  dans  la 
caisse  del'aruiée,  avançâtes  fonds;  il  av^it  loué  une  maison  à  Sainl-Cloud 
où  se  rénuirent.les  meneurs  du  coup  d'Eiai  peadant  la  journée  du  19.  Tout 
ceci  fut  vite  divulgué  »  {Lettres  de  M'"'  Reinliardà  sa  mère,  p.  107,  et  Bour- 
rienne.  Idem,  p.  320).  Le  matin  du  18  brumaire,  Ouviard  offrait  des  fonds 
(lettre  publiée  dans  le  Temps  du  5  mai  1900;. 

En  dehors  des  relations  personnelles  de  Bonaparte  avec  divers  fournis- 
seurs, ceux-ci  eurent,  paraît-il,  un  intérêt  immédiat  aie  soutenir.  Delbrel, 
membre  du  Conseil  des  Cinq-Cents,  raconte,  en  effet,  qu'à  la  lin  de  vendé- 
miaire il  proposa  à  une  commission  de  ce  Conseil  de  «  suspendre,  pour  un 
temps  limité,  le  cours  et  l'effet  des  délégations  que  le  Directoire  exécutif 
avait  déliviées,  pour  des  sommes  énormes  et  par  anticipation,  à  des  fournis- 
seurs qui  ne  firent  aucun  ou  presque  aucun  service  et  qui,  d'après  la  l'écla- 
ration  écrite  du  ministre  de  la  Guerre,  avaient  cessé  depuis  quaire  mois 
toute  espèce  de  fourniture,  en  telle  sorte  que  les  armées  ne  subsistaient  plus 
que  par  des  réquisitions  faites  dans  les  pays  occupés  par  elles  et  dans  les  dé- 
partements français.  Cependant,  les  entrepreneurs  généraux  et  leurs  agents, 
au  moyen  des  délégations  dont  ils  étaient  porteurs,  continuaient  d'absorber 
tous  les  fonds  qui  rentraient  journellement  dans  les  caisses  des  receveurs 
d€s  départements...  En  conséquence,  Destrem,  l'un  des  membres  de  la  com- 
mission, fut  chargé  de  présenter  au  Conseil  des  C^nq-Cents  un  projet  de  réso- 
lution en  vertu  duquel  la  Trésorerie  nationale  était  autorisée  à  prélever,  par 
forme  d'emprunt,  une  somme  de  cinqu  inte  millions  sur  les  contributions 
ariiérces  dont  le  produit  avait  été  spécialement  affecté  et  destiné  au  taye- 
œent  des  délégations.  Pour  parer  le  coup  dont  ils  étaient  menacés,  les  finan- 
ciers porteurs  de  délégations  s'agitèrent  beaucoup  ;  ils  firent  imprimer  et  dis- 
tribuer des  mémoires  pour  empêcher  l'adoption  de  cette  mesure.  On  était 
même  parvenu  à  en  changer  ou  xnoditier  la  rédaction.  Mais,  sur  une  rccla- 
maàon  et  les  développements  que  je  donnai  en  comité  secret,  la  résolution 
tut  déllnitiveraent  adoptée  dans  la  séance  d;i  7  br  :niiire  an  VIII.   Klle  fut 


672  HISTOIRE    SOCIALISTE 

envoyée  au  Conseil  des  Anciens  qui  nomma  pour  l'examiner  et  en  faire  un 
rapport  une  commission  dont  M.  Lebrun  fut  membre  et  rapporteur...  La  ré- 
solution blessait,  non  les  droits,  maisles  intérêts  des  compagnies  financières... 
Sans  doute,  elles  ne  prêtèrent  leur  concours  qu'à  la  condition  que  la  résolu- 
tion par  moi  provoquée  et  adoptée  par  le  Conseil  des  Cinq -Cents,  serait 
rejelée  par  celui  des  Anciens  »  (revue  la  Révolution  française,  t.  XXV, 
p.  184  et  185). 

De  fait,  les  Cinq-Cents ,  dans  la  séance  du  5  brumaire  an  VIII  (27  octo- 
bre 1799),  adoptèrent,  sauf  rédaction ,  un  projet  de  résolution  présenté  «  au 
nom  de  la  commission  des  fonds  pour  le  service  de  l'an  VIII  »  et  «  tendant  à 
déterminer  qu'il  sera  prélevé  provisoirement,  par  forme  d'emprunt,  sur  les 
contributions  arriérées,  la  somme  de  cinquante  millions  pour  assurer  le  ser- 
vice de  Tan  VIII  »;  la  rédaction  était  adoptée  le  lendemain  et  portait  que  la 
retenue  sur  les  recettes  de  l'an  VIII  pour  rembourser  ce  prélèvement  aurait 
lieu  à  raison  de  cinq  millions  par  mois  pendant  les  dix  derniers  mois,  donc  pas 
de  retenue  sur  les  deux  premiers.  Une  modification  eut  lieu  le  7  brumaire 
(29  octobre),  en  vertu  de  laquelle  la  retenue  des  cinq  millions  devait  être 
opérée  tout  de  suite.  Le  8  brumaire  (30  octobre),  les  Anciens  recevaient  la 
résolution;  à  la  fin  de  leur  séance  du  matin,  le  18  brumaire  (9  novembre), 
«  comme  s'il  eût  voulu  mener  de  front  la  réforme  de  l'Etat  et  la  satisfaction 
de  la  finance  »  (Vandal,  L'avènement  de  Bonaparte,  p.  334),  le  président  an- 
nonçait :  a  L'ordre  du  jour  demain  à  midi,  à  Saint-Cloud,  sera  un  rapport  de 
Lebrun  sur  les  finances  «  et,  au  début  de  la  séance  du  soir,  le  19  (10  novem- 
bre), la  parole  donnée  aux  fournisseurs  était  tenue;  sur  le  rapport  de  Lebrun, 
les  Anciens,  en  majorité  compo-és  de  modérés,  rejetaient  la  résolution  des 
Cinq-Cents  relative  au  prélèvement  de  cinquante  millions;  et,  dans  ce  vote, 
«  on  peut  soupçonner  l'indice  d'une  espèce  de  pacte  passé  entre  les  faiseurs 
du  coup  d'Etat  et  les  compagnies  de  finance  »  (Vandal,  Idem,  p.  398). 

La  masse,  elle,  tenait  toujours  à  la  République;  mais  son  plus  vif  désir 
à  cette  époque  était  la  conclusion  de  la  paix.  M""  Reinhard,  qui  accompagna 
son  mari  venant  prendre  possession  du  ministère  des  Affaires  étrangères, 
écrivait,  le  lendemain  de  son  arrivée  à  Paris  (11  fructidor  an  VII- 
28  août  1799),  (jue,  dans  leur  voyage,  des  artisans  et  paysans  ayant  appris 
la  qualité  de  Reinhard  «s'écriaient  tous:  «Donnez-nous  la  paix,  citoyen 
«  ministre,  dites  qu'il  nous  faut  la  paix  1  »  Ce  mot  était  sur  toutes  les 
lèvres  »  {Lettres,  p.  84).  On  exploita  ce  double  sentiment  de  la  masse  ;  on 
répandit  en  quantité  chansons  et  placards  dans  lesquels  était  glorifié  le 
«héros»,  l'homme  qui  allait  travailler  à  «  l'affermissement  de  la  constitution 
républicaine  »  (recueil  d'Aulard,  t.  V,  p.  761,  et  Moniteur  du  19  brumaire, 
p.  190).  Parmi  les  auteurs  de  ces  écrits  étaient  Rœderer  et  Arnaull  {Souve- 
nirs d'un  sexagénaire,  t.  IV,  p.  350)  j  en  même  temps,  Bonaparte  élail  repré- 
senté comme  voulant  la  paix,  comme  étant  le  seul  en  état  de  la  faire  et  de  la 


HISTOIRE    SOCIALISTE 


573 


maintenir.  C'est  en  s'abrilant  hypocritement  derrière  la  République  et  la  paix, 
qu'on  prépara  la  chute  de  la  République  et  la  permanence  de  la  guerre.Voici 
comment  une  note  puisée  dans  les  Archives  de  la  guerre  par  M.  Vandal 
(Uavènement  de  Bonaparte,  p.  277)  dépeignait  l'état  de  Paris  :  «  Paris  est 
calme,  les  ouvriers,  surtout  au  faubourg  Antoine,  se  plaignent  de  rester 


Membre  do  (Ion'Seil  des  Cinq  Cents. 
D'après  Simuu  ^Bibliutlio.jue  narionale). 


sans  ouvrage,  mais  les  bruits  de  paix  généralement  répandus  parais- 
sent avoir  sur  l'esprit  public  une  influence  très  favorable  ».  Encore  après 
le  18  brumaire,  les  récits  apologétiques  de  cette  journée  avaient  bien  soin 
de  promettre  que,  grâce  à  Bonaparte,  le  pays  jouirait  prochainement  d'une 
paix  définitive.  C'est  le  cas,  notamment,  de  deux  brochures,  l'une,  Causes 
secrètes  du  i8  brumaire,  signée  Collignon,  et  l'autre,  Ls  4  8  brumaire  ou 
Tableau  des  événements  qui  ont  amené  cette  journée,  anorv.me. 

LIV.  kW      —  HISTOIBE  SOCIALISTE.     —  TDEHlllDOB    H  DIHECTOIRf  LIV .   405. 


674  HISTOIRE     SOCIALISTE 

Pour  plaire  à  ce  général  que  tous,  plus  ou  moins  naïvement,  voulaient 
mettre  dans  leur  jeu,  les  Cinq-Cents,  le  1"  brumaire  (23  octobre),  par  220 
voix  sur  306  votants,  nommaient  président  son  l'rère  Lucien  qui,  même  à 
cette  époque,  n'avait  pas  encore  vingt-cinq  ans;  et  Bourrienne  a  écrit  (édi- 
tion Lacroix,  t.  II,  p.  40)  que  «c'est  incontestablement  à  cette  nomination  et 
à  la  conduite  de  Lucien,  que  fut  dû  le  succès  de  la  journée  du  19  brumaire». 
Aux  Anciens,  la  majorité  était,  nous  le  savons,  acquise  à  Sieyès  ;  aussi  re- 
poussail-elle,  le  2  brumaire  (24  octobre),  la  résolution  votée,  le  2  vendémiaire 
(24  septembre),  par  les  Cinq-Cents  et  visant  les  projets,  qu'on  lui  prêtait, 
de  ramener  la  France  à  ses  anciennes  frontières  pour  conclure  la  paix  :  «  Sont 
déclarés  traîtres  à  la  patrie  et  seront  punis  de  mort  tous  négociateurs,  mi- 
nistres, généraux,  directeurs,  représentants  du  peuple  et  tous  citoyens  fran- 
çais qui  proposeraient,  recevraient,  appuieraient  ou  signeraient  un  traité 
portant  atteinte  à  la  Constitution  de  l'an  III  et  à  l'intégralité  du  territoire 
de  la  République  tel  qu'il  est  réglé  par  les  lois  ». 

De  nombreux  députés  des  deux  Conseils  offrirent  un  banquet  par  souscrip- 
tion à  Bonaparte  et  à  Moreau,  le  15  brumaire  (6  novembre),  dans  l'église 
Saint-Sulpice,  transformée  en  Temple  de  la  Victoire  par  l'arrêté  du  24  ven- 
démiaire an  VII  (15  octobre  1798)  de  l'administration  centrale  de  la  Seine,  qui 
avait  débaptisé  les  quinze  églises  rendues  au  culte  (§  3,  chap,  xi).  Il  y  eut  là, 
sous  la  présidence  de  Gohier,  750  convives  environ  qui,  tous  au  courant  des 
bruits  de  conspiration,  maie  ne  sachant  pour  la  plupart  rien  de  précis,  se  sur- 
veillaient embarrassés  et  silencieux;  si  Briot  et  Destrem  furent  présents,  on 
remarqua  l'absence  de  Jourdaa  et  d'Augereau.  Bonaparte  qui,  par  méfiance, 
«  avait  fait  apporter  un  pain  et  une  demi-Louteille  de  vin  »  dans  sa  voilure 
(Lavalletle,  Mémoires  cl  Sotcvenirs,  t.  I",  p.  345),  but  «  à  l'union  de  tous  les 
Français  »  ;  il  se  relira  de  boime  heure  après  avoir,  a  raconté  Gohier,  adressé 
en  particulier  «  aux  députés  les  plus  marquants,  des  choses  flatteuses  ana- 
logues aux  senlimenls  qu'il  leur  connaît  »  [Mémoires,  t.  I'"',  p.  226). 

Une  des  causes  incontestables  de  mécontentement  à  eetle  époque  était 
l'emprunt  forcé.  On  n'avait  pas  besoin  d'un  coap  d'Etat  pour  s'en  apercevoir 
ni  pour  chercher  à  corriger  ce  que  les  dispositions  votées  pouvaient  avoir  de 
défectueux.  Une  proposition  fut  faite  en  ce  sens  au  Conseil  des  Cinq-Cents, 
et  une  commission  nommée  pour  l'étudier.  D'après  un  rapport  du  ministre 
des  finances,  Robert  Lindet,  «  le  plus  habile  administrateur  de  ces  derniers 
temps  »  (Baudot,  Notes  historiques  sur  la  Convention,  p.  156),  adressé  a« 
Corps  législatif  le  14  brumaire-5  novembre  (Montier,  Robert  Lindet,  p.  372), 
«  les  répartitions  de  l'emprunt  forcé  s'élevaient  jusqu'à  ce  jour  à  70  800  000 
francs,  et  le  recouvrement,  tant  en  .bons  qu'en  numéraire,  à  10  184  000 
francs  ».  A  la  séance  du  surlendemain  (7  novembre),  Thibault,  qui  avait 
déjà  parlé  le  9  brumaire  (31  octobre)  au  nom  de  la  commi.-sion,  demandait 
aux  Cinq-Cents  de  supprimer  le  jury  taxateur  et  la  progressivité  et  «  de  régu- 


HISTOIRE    SOCIALISTE  57R 

Iftriser  l'emprunt  de  100  millions  en  le  soumcllant  à  une  réparlilion  jusle  et 
constilulionnelle  ».  A  cet  effet,  il  proposait  de  le  remplacer  par  l'imposition 
dô  cinq  décimes  par  franc  aux  cotes  de  la  contribution  foncière,  de  la  con 
tribulion  personnelle,  mobilière  et  somptu'aire,  à  l'exception  de  celles  «  qui 
n'excèdent  pas  le  prix  de  trois  journée?  de  travail  »,  de  la  contribulien  des 
patentes  à  l'exception  de  celles  «  de  40  francs  et  au-dessous  ».  Il  paiaii-salt 
disposé  au  besoin  à  réduire  cette  imposilion  de  tinq  décimes  par  franc,  c'est- 
à-dire  de  moitié,  à  trois  décimes. 

Le  17  brumaire  (8  novembre),  un  député  du  Lot,  Soulhié,  prononçait 
dans  celle  discussion  un  très  intéressant  discours  qu'on  a  l'habitude  de  pas- 
ser sous  silence  et  qui  dévoilait  les  manœuvres  «  patriotiques  »  des  modérés 
pour  laisser  généreiisement  aux  autres  l'honneur  de  contribuer  à  la  défense 
nationale  à  la  fois  de  leur  bourse  el  de  IrUi*  Vie.  «  La  seule  proposition,  dll-il, 
de  rapporter  la  loi  du  10  messidor  a  produit  dans  la  République  un  effet  si 
afillgeaiit  que  vous  ne  l'adopterez  pas  sans  les  jilus  mûres  réflexions.  La  loi 
du  10  messidor  doit  ôlre  envisagée  soUs  le  raj  porl  des  circonslances  au  sein 
desquelles  elle  est  née...  La  loi  sur  l'emprunt  lorcé  fut  la  suite  de  la  péril- 
leuse nécessité  où  nous  avait  plongés  lin  gouvernement  déprédateur  dont 
l'influence  liôerticidp,  un  moment  détruite  par  un  événement,  avouée  de  la 
nation  entière,  parait  vouloir  renaître  aujourd'hui  et  préparer  de  nouvelles 
catastrophes...  Je  ne  reconnais  que  trop  l'existence  de  tous  les  maux  qui 
nous  assiègent;  mais  je  ne  les  attribue  pas  uniquement  à  l'emprunt  forcé. 
Dans  l'état  où  nous  sommes,  toute  autre  mesure  aurait  produit  les  mômes 
effets.  La  paix  est  dans  tous  les  cœurs,  tout  le  monde  la  désire;  on  doit  re- 
connaître qu'un  dernier  sacrifice  est  néi:essaire  pour  l'obtenir.  Tout  le  niai 
que  pouvait  produire  l'emprunt  est  fait;  on  a  pris  tous  les  masques,  supposé 
toutes  les  privations  pour  vous  faire  croire  la  loi  inexéCulable  ;  persévérez, 
et  elle  sera'  exécutée.  La  loi,  dit-on,  a  peu  produit  de  rentrées.  Je  le  crois; 
certains  journaux  derai-offlciels  ne  cessent  de  l'attaquer;  car  aujourd'hui  il 
est  plus  facile  de  provoquer  à  la  désobéissance  d'Une  loi  que  de  railler  un 
magistrat;  des  représentants  du  peuple,  journalistes,  ont  écrit  contre  elle, 
des  fonctionnaires,  connus  par  leur  opposition  à  cette  loi,  ont  été  chargés  de 
son  exécution...  Que  le  pouvoir  exécutif  vous  seconde,  et  la  loi  sera  exécu- 
tée... Les  bons  citoyens  sont  punis  de  leur  empressement  à  payer,  les  mau- 
vais, récompensés  de  leur  né.;^ligence  ou  de  leur  refus.  Enfin  qu'on  me  pré- 
sente à  la  place  de  l'emprunt  une  mesure  qui  nit  ses  résultats  productifs  et 
non  ses  dangers,  je  l'adopte  ».  Le  Conseil  renvoya  la  suite  de  la  discussion 
au  lendemain;  mais,  le  lendemain,  ce  devait  être  le  coup  d'Etat. 

Suivant  Arnault  (Souvenirs  d'un  sexagénaire^  t.  IV,  p.  o53),  «l'affaire 
qui  avait  été  plusieurs  fois  remise,  semblait  devoir  éclater  définitivement  le 
16  brumaire;  tout  était  prêt  le  15  au  soir  ».  Ce  soir-là,  après  le  bahquel  de 
Saint  Sulpiee,  il  y  eut  réunion  chez  Bonaparte;  on  y  vit  Gohier,  Fouché, 


B76  HISTOIRE     SOCIALISTE 

«  des  Jacobins,  des  Glichyens  ».  Interrogé  par  Gohier  sur  ce  qu'il  y  avait  de 
neuf,  Fouché,  ministre  de  la  police,  répondit:  «  Toujours  les  mêmes  bavar- 
dages... toujours  la  conspiration!...  Mais  je  sais  à  quoi  m'en  tenir...  Fiez- 
vous  à  moi  ».  Kt  Gohier,  honnête  homme  d'une  crédulité  vraiment  exces- 
sive, eut  la  bonhomie  de  rassurer  Joséphine  troublée  par  cette  conversa- 
tion :  «  Faites  comme  le  gouvernement,  lui  dit-il,  ne  vous  inquiétez  pas  de 
ces  bruits-là;  dormez  tranquille»  [Idem,  p.  355).  A  l'issue  de  la  réunion, 
Arnault,  venu  aux  nouvelles,  apprend  de  Bonaparte  que  «  la  chose  est 
remise  au  18.  —  Au  18,  général  ?  —  Au  18.  —  Quand  l'aftaire  est  éve  ntée  !  Ne 
voyez-vous  pas  que  tout  le  monde  en  parle?  —  Tout  le  monde  en  parle  et 
personne  n'y  croit.  D'ailleurs,  il  y  a  nécessité.  Ces  imbéciles  du  Conseil  des 
Anciens  n'ont-ils  pas  des  scrupules?  ils  m'ont  demandé  vingt-quatre  heures 
pour  faire  leurs  réflexions  »  [Idem,  p.  356).  Il  ne  faut  pas  ajouter  foi,  comme 
l'a  fait  M.  Léonce  Pingaud  {Bernadotle,  Napoléon  et  les  Bourbons,  p.  44),  à 
ce  qu'a  raconté  Michaud  jeune  dans  la  biographie  de  Lachevardière  (t.  XXII, 
p.  357);  celui-ci,  en  effet,  n'était  déjà  plus  membre  de  l'administration  dé- 
partementale de  la  Seine  lors  du  débarquement  de  Bonaparte  en  France; 
victime  du  mouvement  réactionnaire  de  Sieyès  et  des  modérés  (Gohier,  Mé- 
moires, t.  I",  p.  145),  il  ne  pouvait,  dès  lors,  user  d'un  pouvoir  qu'il  n'avait 
plus  —  le  Moniteur  du  !«'  jour  complémentaire  de  l'an  VII  (17  septembre 
1799)  annonce  qu'il  a  cessé  ses  fonctions  —  pour  s'opposer  à  ses  projets  ou 
pour  procéder  à  son  arrestation  si  Gohier  et  Moulin  y  avaient  consenti;  et  le 
récit  d'Arnault  est  plus  vraisemblable. 

"Voici  quel  était  le  plan.  Le  prétexte  serait  une  conspiration  des  Jacobins 
prêts,  selon  les  termes  qu'emploiera  Cornet  au  Conseil  des  Anciens  dans  la  ma- 
tinée du  18  (9  novembre),  à  «  lever  leurs  poignards  sur  des  représentants  de  la 
nation,  sur  des  membres  des  premières  autorités  de  la  République  ».  La  fable 
des  «  poignards  »  dont  Lucien  fera  le  19  brumaire  (10  novembre)  une  appli- 
cation effrontée,  était  donc  imaginée  dès  le  début.  Qu'on  se  rappelle  que,  déjà 
en  l'an  V,  Bonaparte  écrivant  d'Italie  au  Directoire  (voir  chap.  xvii,  §  1") 
avait  parlé  de  poignards,  «  les  poignards  de  Clichy  »,  qui  le  menaçaient.  Pour 
échapper  à  ce  prétendu  danger,  le  Conseil  des  Anciens,  convoqué  d'urgence 
dans  la  matinée  du  18  brumaire  (9  novembre),  devait  être  appelé  à  user  de 
son  droit  constitutionnel  de  transférer  le  siège  du  Corps  législatif  dans  une 
autre  commune  et  —  ce  qui  était  de  toute  manière  contraire  à  la  Constilu- 
tion  réservant  au  Directoire  cett»  nomination  —  à  nommer  Bonaparte  au 
commandement  des  troupes  de  la  17*  division  mililaire  qui  comprenait,  on 
le  sait,  Paris  et  les  environs.  Cela  fait,  Sieyès  et  Roger  Ducos  donnaient  leur 
démission  et  on  obtenait  celle  des  trois  autres  directeurs  par  une  intimida- 
tion plus  ou  moins  formelle.  Le  Directoire  ainsi  dissous,  on  se  flattait  d'ame- 
ner les  Conseils  à  se  proroger  après  avoir  installé  trois  consuls  provisoires  et 
nommé  deux  commissions  législatives. 


HIST0IR1<:     SOCIALISTE 


[.77 


Ces  idées  avaient  été  émises  et  examinées  depuis  plusieurs  jours  et 
cependant,  le  16  brumaire  (7  novembre),  dans  une  réunion  cliez  Lemercier, 
président  du  Conseil  des  Anciens,  discutant  encore  sur  la  tactique  à  suivre, 
on  ne  réussit  pas  à  s'entendre  et  on  ne  se  mit  d'accord,  sur  les  instances  de 


Les  Membres  du  Consbil  db3  Cinq  Cents. 
D'après  Gillray  (Bibliothèque  Nationale). 


Lucien  Bonaparte,  que  pour  décider  une  nouvelle  réunion  le  lendemain. 
«  Elle  eut  lieu  chez  le  représentant  Lahary  à  sept  heures  du  matin.  Toutes 
les  mesures  à  prendre  pour  opérer  la  translation  des  Conseils  y  furent  arrê- 
tées »  (Thibaudeau,  Le  Cuîisidat  et  l'Empire,  t,  I",  p.  22  et  23).  Quoiqu'on 
put  compter  sur  la  majorité  des  Anciens,  on  pensa  que,  même  venant  d'une 


578  HISTOIRE     SOCIALISTE 

minorité,  une  opposition  en  pareille  circonstance  risquerait  d'être  nuisible 
et  on  n'adressa  pas  la  convoculion  à  la  séance  extraordinaire,  fixée  au  18 
(9  novembre),  à  ceux  dont  on  se  méfiait. 

Un  des  inspecteurs  de  la  salle,  Cornet,  a,  tout  en  essayant  de  l'amoindrir, 
avoué  le  l'ait  dans  sa  Notice  historique  sur  le  i  8  brumaire  (p.  9)  :  «  Ju  passai 
la  nuit,  dit-il,  à  la  Commission  des  inspecteurs  du  Conseil  des  Anciens  :  con- 
trevents et  rideaux  furent  fermés,  pour  qu'on  ne  s'aperçut  pas  qu'on  travail- 
lait dans  les  bureaux;  nous  savions  que  nous  étions  observés.  On  expédia  des 
lettres  de  convocation  pour  les  membres  du  Conseil,  mais  on  en  retint  une 
douzaine  qui  étaient  destinées  à  ceux  dont  on  redoutait  l'audace;  celles-ci  ne 
furent  envoyées  qu'après  que  le  décret  fut  rendu  ».  C'était,  du  reste,  là, 
semble-t-il,  le  résultat  d'une  manœuvre  préméditée  depuis  longtemps.  A  la 
séance  des  Cinq-Cents  du  9  vendémiaire  (1"  octobre)  précédent,  Destrem 
posait  une  question  au  sujet  de  lettres  de  convocation  pour  une  séance  extra- 
ordinaire commandées  par  le  secrétaire  général  delà  commission  des  inspec- 
teurs; de  l'audition  de  celui-ci  il  résulta  que  Lucien  Bonaparte  n'était  pas 
étranger  à  cette  initiative,  que  vingt  jours  avant  pareil  modèle  de  convoca- 
tion avait  été  fait  pour  les  Anciens  et  que  ce  n'était  pas  une  mesure  habi- 
tuelle. Le  Conseil  passa  à  «  l'ordre  du  jour  sur  la  conspiration  des  circulai- 
res »,  selon  le  mol  d'un  interrupteur  qui  provoqua  les  rires  tie  l'assemblée; 
le  mois  suivant  elle  ne  riait  plus. 

Quant  à  la  superbe  conliance  de  celte  buse  de  Gohier,  président  du  Direc- 
toire, elle  ne  se  démentit  pas;  n'afflrme-t-il  pas  dans  ses  Mémoires  (t.  I,  p.  228) 
qu'il  avait  le  droit  d'être  tranquille  parce  que  Bonaparte  s'était  engagé  à  dîner, 
chez  lui,  «  avec  sa  famille,  le  18  brumaire  »  !  De  son  côté,  dans  l'ouvrage  déjà 
cité,'Savary  écrit  (p.  22)  :  «  On  s'attendait  à  une  explosion  prochaine;  on 
avait  dit  aux  deux  directeurs  qui  n'étaient  pas  dans  le  secret  :  La  barrière  qui 
vous  sépare  de  la  peste  a  été  franchie  arbilrairement,  c'est  un  crime  à  punir... 
Agissez  promplement,  ou  vous  êtes  perdus,  et  avec  vous  la  République...  — 
Quelle  apparence,  répondit  l'un  d'eux?  Une  lettre  du  général  m'annonce  qu'il 
viendra  me  demander  à  dîner  tel  jour  sans  cérémonie  ».  En  politique,  les 
imbéciles,  si  honnêtes  qu'ils  soient,  et  dont,  par  suite  justement  de  leur 
honnêteté,  on  ne  se  méfie  pas,  sont  au  moins  aussi  dangereux  que  les  co- 
quins les  plus  habiles.  Dans  ses  Mémoires  (t.  I",  p.  227),  Gohier  gémit  .  Ah  ! 
s'il  n'y  avait  pas  eu  Fouché  à  la  police,  si  on  avait  gardé  Bernadotte  à  la 
guerre,  Marbot  à  la  tête  de  la  17«  division...,  etc.;  c'est-à-dire  :  si  je  n'avais 
])as  laissé  faire  son  œuvre  réactionnaire  à  Sieyès!  Dr,  plus  haut  {Idem,  p. 
131),  il  raconte  avoir  connu  à  temps  les, pensées  secrètes  de  Sieyès  et  il 
ajoute  :  «  Je  gardai  le  silence  lorsque  j'aurais  dû  parler  ».  Il  est  malheureux 
qu'il  s'en  soit  aperçu  si  laid. 

La  réunion  du  Conseil  des  Anciens,  convoquée  pour  le  18  brumaire 
(^  novembre)  avec  les  précautions  que  je  viens  d'indiquer  et  en  cachette  du 


HISTOIRE     SOCIALISTE  (5^) 


président  du  Directoire,  eut  lieu  à  huit  Ixeupes  du  matin.  Le  piocès-vcrlial 
porte  :  «  Le  citoyen  Lemercier,  président,  occupe  le  fauteuil.  Les  citoyei.s 
Chabot  et  Delneufcourt,  secrétaires,  sont  au  bureau;  les  citoyens  Dclecloy  et 
Lejourdan,  ex-secrétaires,  occupent  les  places  des  deux  secrétaires  absents  ». 
A  l'ouverture  de  la  séance.  Cornet  déclama  en  termes  aussi  impudents  que 
grotesques  sur  la  nécessité  de  prendre  des  mesures  immédiates  pour  sous- 
traire la  République  au  péril  de  la  prétendue  conspiration  des  Jacobins  armés 
de  poignards;  il  invita  les  Anciens  à  transférer  le  siège  du  Corps  législatif  ;i 
Saint-Cloud,  où  les  deux  Conseils  se  réuniraient  à  midi  le  lendemain  10 
(10  novembre),  et  à  charger  Bonaparte  «  de  l'exécution  »  en  plaçant  à  cet  effet 
sous  ses  ordres  toutes  les  troupes  de  la  17°  division  militaire.  En  prévision 
de  celte  mesure,  Bonaparte  avait  fait,  le  17(8  novembre),  convoquer  chez  lui, 
rue  de  la  Victoire,  pour  le  lendemain  à  sept  heures  du  matin,  les  généraux  de 
la  garnison  de  Paris  et  de  nombreux  officiers,  tandis  que,  grâce  à  la  ccniplicité 
de  Sebastiani  et  de  Murât,  de  nombreuses  troupes  de  cavalerie  occuperaient  les 
Champs-Elysées  et  le  jardin  des  Tuileries,  tout  cela  afin  de  mettre  ses  actes 
d'accord  avec  ses  paroles,  afin  de  «  donner  l'exemple  du  respect  pour  les 
magistrats  et  de  l'aversion  pour  le  régime  militaire  qui  a  détruit  tant  de 
républiques  et  perdu  plusieurs  Etats  »  [Correspondance  de  Napoléon  /", 
t.  III,  p.  497,  lettre  du  19  vendémiaire  an  VI-IO  octobre  1797  au  Directoire). 
Il  avait,  en  outre,  fait  remettre  très  tard  dans  la  soirée  à  Gohier,  qui  en  a 
publié  le  fac-similé  en  tèle  de  ses  Mémoires,  une  lettre  de  Joséphine  l'invi- 
tant avec  sa  femme  à  déjeuner  chez  elle  le  lendemain  18  (9  novembre)  «  à 
huit  heures  du  matin  ».  Bonaparte  comptait  que  l'état-major  réuni  autour  de 
lui  intimiderait  le  président  du  Directoire  qui  se  laisserait,  dès  lors,  arracher 
son  adhésion  ou,  tout  au  moins,  sa  démission.  Mais  Gohier,  malgré  sa  can- 
deur, fut  si  surpris  de  l'étrange  invitation  de  Joséphine  qu'il  se  borna  à 
envoyer  sa  femme;  celte  méfiance  tardive  ne  devait  pas  le  sauver. 

Le  président  des  Anciens,  Lemercier,  avait  rapidement  mis  aux  voix  le 
projet  de  décret  de  Cornet,  suivi  d'une  «  proclamation  aux  Français  »;  ce  vote 
enlevé,  deux  des  inspecteurs.  Cornet  tt  Baraillon,  s'étaient  rendus  auprès  de 
Bonaparte  afin  de  le  prévenir  de  la  nomination  qu'il  attendait  et  de  lui  annon- 
cer que  le  Conseil  des  Anciens,  sans  se  préoccuper  de  la  promulgation  de  sa 
résolution  par  le  Directoire,  le  mandait  à  sa  barre  pour  recevoir  son  sennent. 
Aussitôt  après  leur  visite,  Bonaparte  montait  à  cheval  et,  escorté  par  les 
généraux  et  les  officiers  qui  se  trouvaient  auprès  de  lui  et  qu'il  avait  gagnés 
à  sa  cause,  il  se  rendait  aux  Tuileries.  Devant  les  Anciens,  vers  les  neuf  heu- 
res, 11  éluda  la  formule  de  serment  à  la  Constitution  et  un  homme  que  nous 
avons  vu  enthousiaste  de  Bonaparte  (début  du  chap.  xx),  mais  qui  n'était 
pas  du  complot.  Garât,  ayant  commencé  à  en  faire  l'observation,  le  prési- 
dent lui  retira  la  parole  parce  que  la  Constitution  interdisait,  le  décret  de 
translation  une  fois  rendu,  de  délibérer  à  Paris;  or  ce  strict  observateur  de 


680  HISTOIRE     SOCIALISTE 


la  légalité  venait  de  la  -violer  et,  par  cela  seul,  avait  été  opéré  un  co.Uf 
d'État  :  l'expression  courante  «  coup  d'Etat  du  18  brumaire  »  est  donc  par- 
faitement justifiée. 

La  décision  des  Anciens  était  prise,  portait-elle,  «  en  vertu  des  articles 
102,  103,  104  de  la  Constitution  »,  et  ces  articles  ainsi  invoqués  avec  apparat 
devaient  continuer  à  l'être  dans  diverses  proclamaiions,  afin  de  donner  le 
change  aux  citoyens  et  de  paraître  agir  légalement,  alors  qu'on  violait  outra- 
geusement la  Constitution  :  l'article  102  donnait  bien  aux  Anciens  le  droit  de 
changer  la  résidence  du  Corps  législatif  ;  l'article  103  interdisait,  après  le  vole 
de  ce  changement,  tout  fonctionnement  des  Conseils — même,  par  conséquent, 
de  la  commission  des  inspecteurs  de  l'un  d'eux  —  dans  l'ancien  Jieu  de  rési- 
dence; et  l'article  104  prescrivait  aux  membres  du  Directoire  de  «  sceller, 
promulguer  et  envoyer  le  décret  de  translation  »  sans  retard.  Mais  l'article  le 
plus  important  de  la  décision  des  Anciens,  l'article  3,  disait  : 

«  Le  général  Bonaparte  est  chargé  de  l'exécution  du  présent  décret.  Il 
prendra  toutes  les  mesures  nécessaires  pour  la  sûreté  de  la  représentaiion 
nationale.  —  Le  général  commandant  la  17'  division  militaire,  la  garde  du 
Corps  législatif,  les  gardes  nationales  sédentaires,  les  troupes  de  ligne  qui  se 
trouvent  dans  la  commune  de  Paris  et  dans  l'arrondissement  constitutionnel, 
et  dans  toute  l'étendue  de  l'arrondissement  de  la  17'  division,  sont  mis  immé- 
diatement sous  ses  ordres  et  tenus  de  le  reconnaître  en  cette  qualité.  —  Tous 
les  citoyens  lui  prêteront  main-forte  à  sa  première  réquisition  ». 

Or  cet  article  constituait  une  violation  flagrante  de  laConslilullon,  c'est- 
à-dire  un  coup  d'État.  11  disposait  de  la  garde  du  Cor]. s  législatif,  tandis  que, 
d'après  l'article  71,  c'était  au  Corps  législatif  tout  entier,  et  non  au  Conseil  des 
Anciens  seul,  à  régler  ce  qui  concernait  cette  garde;  il  disposait  de  troupes 
de  ligne  et  de  gardes  nationales,  tandis  que,  d'après  l'article  144,  c'était  au 
Directoire  à  disposer  de  la  force  armée  ;  il  nommait  Bonaparte  général  en  chef, 
tandis  que,  d'après  l'arlicle  146,  une  nomination  de  ce  genre  n'appartenait 
qu'au  Directoire. 

Les  Cinq-Cents  reçurent  simplement  à  midi  communication  du  décret 
rendu  par  les  Anciens  ;  le  président,  Lucien  Bonaparte,  ferma  la  bouche  de 
ceux  qui  réclamaient  des  explications,  en  invoquant  le  prétexte  légal  allégué 
le  matin  contre  Garât  et  en  levant  la  séance. 

Bonaparte,  vers  onze  heures,  passa  les  troupes  en  revue  dans  le  jardin 
des  Tuileries  et  procéda  à  des  nominations  :  Lefebvre,  commandant  régulier 
de  la  place  de  Paris,  devenait  son  premier  lieutenant  et  était  remplacé,  dans 
le  commandement  de  Paris,  par  Morand;  Murât  était  mis  à  la  tête  de  la  cava- 
lerie et  Marmont  de  l'artillerie;  Macdonald  était  envoyé  à  Versailles,  Sérurier 
à  Saint-Cloud;  Moreau  était  chargé  du  palais  du  Luxembourg.  Arnault  a  par- 
ticulièrement loué  Bonaparte  {Souveîurs  d'un  sexagénaire,  t.  II,  p.  375)  de 
r  «  opération  habile  par  laquelle  il  convertissait  Moreau  en  geôlier  et  presque 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


3!?1 


en  prisonnier,  tout  en  paraissant  lui  donner  une  preuve  de  confiance  ». 
Les  Parisiens  lurent,  sans  y  rien  comprendre,  des  alficlics  de  Bonaparte 
el  de  Fouché,  apposées  entre  onze  heures  et  midi,  parlant  à'nn  grand  danger 
auquel  la  République  venait  d'éi-happer  par  rapplicatioii  de  la  loi,  puis  d'au- 
tres affiches  particulières  portant  Bonaparte  aux  nues,  et  ne  se  mêlèrent  de 
rien.  «  A  côté  du  décret  des  Anciens  et  des  proclamations  de  Bonaparte  affi- 


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chées  avant  midi  sur  tous  les  murs  de  Paris,  on  lisait  des  écrits  anonyme» 
qui  invitaient  le  peuple  à  se  rattacher  à  la  fortune  du  héros  dont  le  nom,  la 
gtoire,  le  génie,  l'existence  pouvaient  assurer  l'existence  de  la  République  » 
{Bûchez  et  Roux,  Histoire  parlementaire  de  Révolution  française,  t.  XXXVIH, 
p.  176). 

Cornet  a  malheureusement  eu  raison  lorsqu'il  a  écrit  que  les  républicai»s 
étaient  «  sans  bras  et  sans  tête  »  (p.  14);  mais  c'est  certnineraent  «  la  tête  » 

UV.    466.  —   HISTOIRE    SOCIALISTE.  —  THEBIIIDOR   ET  BlRECrolRE  .  Uv,  4S(«  . 


582  HISTOIRE     SOCIALISTE 

qui  a  le  plus  manqué.  Nous  avons  dit  couiioenl  les  partisans  de  Bonaparte 
avaient  ngi  sur  la  masse  ;  or,  dans  le  parti  avancé,  on  avait  laissé  faire  parce 
que  certains  de  ses  membres  avaiint  rêvé  de  se  servir  rlf  Bonaparte.  D'après 
l'extrait  des  Mémoires  de  Jourdan  que  j'ai  déjà  cité,  au  retour  d'Egypte,  ses 
amis  et  lui  qui  avaient  un  moment  songé  à  Bernadotte  (cliap.  xxt)  se  concer- 
tèrent chez  ce  dernier  «  sur  la  conduite  à  tenir  avec  Bonaparte.  Je  pro|!Osai 
de  nous  présenter  chez  lui  et  de  lui  déclare i-  que  nous  étions  disposés  à  le 
placer  à  la  tête  du  pouvoir  exécutif,  pourvu  que  le  gouvernement  représen- 
tatif et  la  liberté  publique  lussent  garantis  par  de  bonnes  institutions  »  {Le 
carnet  historique  et  littéraire,  t.  VU,  p.  164).  Cette  proposition  fut  adoptée 
et,  «  vers  le  10  brumaire  »  [Idem,  p.  165),  Jourdan  se  rendit  chez  Bonaparte 
qu'il  ne  rencontra  pas,  mais  qui  1'  «  inviti  à  diner  pour  le  16  »  [Idem).  C'est 
à  ce  dîner  que  Bonaparte  lui  dit  :  «  Je  ne  puis  rien  faire  avec  vous  et  vos 
amis,  vous  n'avez  pas  la  majorité  {Idem)...  Au  reste,  soyez  sans  inquiétude, 
tout  sera  fait  dans  Tintérèl  de  la  Republique  »  [Idem,  p.  166).  Jourdan  et  ses 
amis  eurent  peut-être  confiance  en  cette  parole,  mais  ils  redoutaient  surtout 
de  sauver  des  gouvernants  exécrés.  «  Il  nous  répugnait,  a  écrit  Jourdan  [Idem, 
p.  167)  de  défeniire  un  gouvernement  qui  avait  conduit  l'Etat  au  bord  du 
précipice  et  des  institutions  dont  nous  reconnaissions  l'insuffisance.  Notre 
premier  mouvement  l'ut  de  rester  paisibles  spectateurs  des  événements».  On 
avait  cherché  niaisement  à  accaparer  Bonaparte  el  non  ti  l'entraver;  leur 
hâte  de  renve^rser  ce  qui  était,  empêcha  nombre  de  Jacobins  de  comprendre  à 
temps  le  danger  de  ce  qui  allait  être. 

Que  faisaient  les  directeurs? 

Le  président  du  Directoire,  Gohier,  était,  vers  les  neuf  heures  du  matin, 
prévenu  par  Fouché  de  la  translation  à  Saint-Cloud  du  Corps  législatif. 
Etonné  qu'une  décision  jareille  eiit  été  prise  à  son  insu,  il  avertissait  immé- 
diatement ses  collègues.  Moulin  se  mit  à  sa  disposition;  Sieyès  et  Roger 
Ducos  étaient  absents,  et  il  trouva  Barras  en  train  de  prendre  un  bain  : 
«  Comptez  sur  moi  ».  lui  dit  celui-ci  [Mémoires  de  Gohier,  t.  I'^  p.  239)  qui 
lui  parut  déterminé  à  la  résistance.  Dès  que  Gohier  fût  parti,  liarras  appela 
Bottot,  lui  «  recommanda  de  courir  aux  Tuileries  voir  ce  qui  s'y  passait  » 
(Fabre  [de  FAude]  Histoire  secrète  du  Directoire,  t.  IV,  p.  367)  et  se  mit  à 
s'habiller.  Presque  aussitôt  après,  Gohier  recevait  une  lettre  des  inspecteurs 
de  la  salle  des  Anciens  l'informant  du  vote  de  la  translation  du  Corps  légis- 
latif et  ajoutant  :  «  le  décret  va  vous  être  expédié...  nous  vous  invitons  à 
venir  à  la  commission  des  inspecteurs  des  Anciens,  vous  y  trouverez  vos  col- 
lègues Sieyès  et  Ducos  «(Gohier,  Mémoires^  p.  237). 

Dans  la  salle  des  séances'du  Directoire,  Gohier  el  Moulin  attendirent  en  vain 
Barras.  Las  d'attendre,  Gohier  retourna  auprès  de  son  collègue;  mais  il  lui 
l'ijt. ,«  impossible  de  parvenir  jusqu'à  lui  »  [Idem,  p.  240).  Le  coup  prémédité 
contre  Gohier,  i'ipvilaiiou  de  Joséphine,  ayant  échoué  etFabslentiou  d'uu 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


troisième  ilirecteur  étant  nécessaire  pour  empêcher  légalement  le  Directoire 
de  di^libérer,  Bruix  et  Talleyrand  étaient  allés  vers  les  onze  heures  du  matin, 
c'est-à-dire  entre  les  deux  visites  de  Gohier,  trouver  Barras  de  la  part  de 
Bonaparte  et  lui  demander  sa  démission.  Barras  consentit  à  signer  le  lexte 
qu'on  lui  présenta,  «  la  minute  même  qui  est  de  la  main  du  jeune  Rœderer  » 
à  qui  son  père  avait  dicté  cette  démission,  lematin  môme,  sur  la  demande  de 
Talleyrand  [Œuvres,  du  comte  P.  L.  Rœderer  publiées:  par  son  fils,  t.  III, 
p.  301).  Qu'il  y  ail  eu  ofi're  d'argent  ou  menaces,  le  résultat  fut  la  soumission 
apparente  de  Barras  qui  partit  dans  la  journée  pour  sa  propriété  de  Gros- 
Bois,  en  Seine-et-Oise,  près  de  Boissy  Saint-L^ger 

Botlot  était  arrivé  aux  Tuileries,  envoyé  par  Barras  avant  que  celui-ci 
eût  signé  sa  démission.  «  Bonaparte  ayant  aperçu  Bottot,  secrétaire  de  Barras, 
et  s'attendant  à  quelques  propositions  de  sa  part,  fut  k  lui,  l'enlntint  un 
instant  en  particulier  et,  voyant  qu'il  s'était  trompé,  éleva  tout  à  coup  la 
voix  »  (Gohier,  Mémoires,  t.  1",  p.  253).  Déçu  précisément  parce  que  la  dé- 
mission qu'il  attendait  ne  lui  était  pas  remise,  il  manifesta  sa  colère  en  résu- 
mant au  malheureux  Bottot,  qui  n'y  comprenait  rien,  une  adresse  du  club 
jacobin  de  Grenoble  publiée  par  le  journal  l'Entiemi  des  oppresseurs  dans  son 
n°  du  4  brumaire-26  octobre  (Vandal,  L'avènement  de  Bonaparte,  p.  316-317 
et  5831. 

N'étant  que  deux,  les  candides  cruches  Gohier  et  Moulin  n'avaient  pas 
bougé  et,  seulement  après  la  levée  de  la  séance  des  Cinq-Cents,  renarque 
avec  amertume  Gohier  [Mémoires,  p.  245)  ,sans  avoir  rien  tenté  pour  justiQer 
cette  précaution  de  ses  adversaires,  un  second  message  leur  apporta  «  enfin 
l'expédition  officielle  du, fameux  décret»  [id.,  p.  243) avec  «  une  copie  officielle 
de  la  lettre  de  Barras  »  (io?.,  p.  255).  La  réception  de  ce  message  eut  lieu. au 
plus  tôt  après  midi;  or,  à  cette  heure,  le  décret  était. déjà. affiché.  Tandis  que 
les  autres  n'ont  pas  le  moindre  souci  de  sa  promulgation  mais  agis?ent,  Go- 
hier et  Moulin,  poussés  par  leur  vénération  de  la  forme,  se  résohenl  à  entrer 
en  mouvement  :  gravement,  ils  se  rendent  «  vers  trois  heures  »  (Buchoz  et 
Roux,  Idem,  p.  178)  aux  Tuileries  auprès  de  Sieyès  et  de  Roger  Di:^;os  afin, 
leur  dirent-ils  en  les  abordant,  de  «joindre  nos  signatures  aux  vôtres  pour 
proclamer  constitutionnellement  la  disposition  du  décret  qui  transfère  les 
séances  du  Corps  législatif  à  Saint-Glotid  »  (Gohier,  id.,  p.  255-256);  Gohieir 
laissait  ainsi  entendre  qu'il  ne  signerait  pas  la  partie  illégale  concernant  Bo- 
naparte. A  quoi  bieyès.  répliqua,  au  risque  de  porter  à  son  comble  l'ahurisse- 
ment du  légaliste  Gohier  :  «  le  décret  tout  entier  est  proclamé  »(?'f/.,  p.  256; 
voir  aussi  Thibaudeau,  Le  Consulat  et  V Empire,  t.  I^',  p.  32),  et,  sans  doute 
■par  suite  de  la  réserve  qu'il  venait  de  faire  et  de  la  réponse  de  Sieyès,  Gohier, 
contrairement  à  ce  qu'on  affirme,  nous  allons  le  voir,  ne  signa  rien.  Bona- 
parte, étant  arrivé,  se  donna  des  airs  terribles,  menaça  de  faire  fusiller  San- 
terre  s'il  remuait  au  faubourg  Saint-Antoine  et  conclut  [id.,  p.  258)  :  «,11 


584  HISTOIRE     SOCIALISTE 

n'y  a  plus  de  Directoire...  Sieyès  et  Ducos  donnent  leur  démission,  Barras  a 
^  envoyé  la  sienne;  abandonnés  tous  les  deux  à  votre  isolement,  vous  ne  re- 
fuserez pas  la  vôtre  !  »  Ces  niais  étaient  courageux  et  honnêtes,  ils  la  refu- 
I    sèrenl  et  retournèrent  tranquillement  chez  eux. 

Par  qui  fut  signé  l'acte  de  promulgation?  M-  Albert  Vandal  s'est  à  cet 
égard  exprimé  de  la  manière  suivante  :  «D'après  la  Constitution,  aucune  loi 
ne  pouvait  être  publiée  qu'en  vertu  d'une  ordonnance  de  promulgation  rendue 
par  le  Directoire  et  signée  de  son  j  résident,  lequel  avait  en  outre  à  y  faire 
apposer  le  sceau  de  la  République  dont  il  était  détenteur...  On  avait  bien  le 
sceau,  le  secrétaire  Lagarde  l'ayant  escamoté  »  [L'avènement  de  Bonaparte, 
p.  328).  Après  avoir  raconté  que  Cambacérès,  ministre  de  la  justice,  venait, 
en  l'absence  du  président  du  Directoire,  Gohier,  de  faire  signer  Sieyès 
«  qui  avait  présidé  le  Directoire  pendant  le  trimestre  antérieur  »,  M.  Vandal 
continue  :  «  Sieyès  venait  de  s'exécuter  quand  Gohier  et  Moulin  parurent... 
Gohier  ne  refusa  pas  de  s'eniendre  avec  Cambacérès  pour  établir  et  signer  un 
nouvel  a'te  de  promtf/(/alio?i  parfaitement  régulier.  Il  y  était  astreint,  d'ail- 
leurs, à  [eine  d'al tentât,  les  Anciens  n'ayant  fait  qu'user  de  leur  initiative 
souveraine.  A  la  vérité,  il  eût  pu  et  même  dû  discuter  sur  l'article  qui  créait 
un  commandant  supérieur  des  troupes,  la  Constitution  n'ayant  pas  prévu  ce 
cas.  Il  passa  outre;  la  raison  de  cette  condescendance  doit  se  trouver  dans  la 
persuasion  où  il  était  toujours  qu  'on  en  voulait  uniquement  à  Barras,  et  que 
le  Directoire,  allégé  de  ce  poids  compromettant,  pourrait  se  remettre  à  flot  » 
(Idem,  p.  329).  Plus  loin  (p.  584),  M.  Yandal  ajoute  :  «  Sur  l'affaire  de  la  pu- 
blication et  du  i-ccau,  nous  avons  suivi  le  récit  inédit  de  Cambacérès  et  nous 
lui  avons  emprunté  nos  citations.  Il  existait  un  précédent  en  vertu  duquel 
Sieyès  pouvait  faire  fonctions  de  président.  Le  30  prairial,  après  la  démiss-ion 
de  Merlin,  alors  président,  son  prédécesseur  Barras  avait  repris  provisoire- 
ment la  présidence  ».  Seulement  Gohier,  lui,  n'était  pas  démissionnaire  et 
c'est  une  petite  différence  appréciable. 

A  propos  des  Éclaircissements  de  Cambacérès  don  t  M.  Vandal  s'est  beau- 
coup servi,  il  pense  que  ce  récit  «  porte  un  caractère  évident  de  sérieux  et 
de  gravité  »  [Idem,  p.  580).  Je  vais  établir  que  Cambacérès  montra,  au  con- 
traire, pour  le  faux  un  manque  de  répugnance  qui  doit  nous  rendre  méfiants. 
La  pièce  originale  existe,  elle  appartient  au  carton  A  F  m  637  des  Archives 
nationales  et,  pour  l'instant,  figure  au  musée  des  Archives  sous  le  n*  1481.  On 
remarque  d'abord  que  le  décret  suivi  de  la  «  proclamation  aux  Français  »  n'est 
pas  signé  par  Lemercier  qui  présidait,  je  l'ai  dit,  la  séance  des  Anciens;  les 
signataires  .'■ont  :  <■  Cornet,  ex-président;  Delneufcourt,  secrétaire;  Chabot, 
secrétaire;  Bouieville,  ex-secrétaire».  Et  voici  exactement  tout  ce  qui  suit  ces 
signatures  : 

<'  Le  Directoire  exécutil'  ordonne  que  le  décret  ci-dessus  sera  publié, 
exécuté  et  qu'il  sera  muni  du  sceau  de  la  République. 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


585 


«  Fait  au  Palais  national  du  Directoire  exécutif  le  dix-huit  brumaire  aa 
huit  de  la  République  française  une  et  indivisible. 

(Signé)  «  SiEYÈs,  Roger  Dlco%  Moulin. 


u  z 

<     ® 


"'J^^ 


«  Du  18  brumaire  an  VIII. 
«4  Le  décret  du  Conseil  des  Anciens  du  18  brunuaire  relatif  à  1 1  transla- 
tion de  résidence  du  Corps  législatif  et  l'adresse  aux  Français  qui  en  fait 
partie  ayant  été  munis  du  sceau  de  la  République,  le  Direcloire  exécutif  or 
donne  au  ministre  de  la  Justice  de  les  faire  imprimer,  afficher  et  promulguer 
dans  toute  l'étendue  de  la  République. 

(Signé)  «  Moulin,  Rogeu  Ulcos.  b^iRYiî;.  ■• 


586  HISTOIRE    SOCIALISTE 

Il  est  probable  que  Moulin,  venu  aux  Tuileries  pour  la  promulfralion,  la 
signa  aussitôt  pendant  que  Gohier  discutait  avec  Sieyès;  tamiis  que  les  pa- 
roles é'  hangéts  avec  Sieyôs  d'abord,  avec  Bonaparte  ensuite,  détournèrent 
Gohier  d  en  faire  autant;  mais  Carabacérès,  jugeant  que  la  signaiure  du  pré- 
sident du  Directoire  avait  plus  de  poids,  n"en  attribua  pas  moii  s  la  piomul- 
gatioii  à  celui-ci. 

«  A  peine  fûnies-nous'  rentrés  au  L'i-xembourg,  raconte  Gohi'  t{M'-moires, 
p. 261;,  que  notre  garde  nous  l'ut  enlevée;  que.!ul)é,  qui  la  coninianduit,  leçut 
de  Bonaparte  l'ordre  de  la  conduire  aux  Tuileries  et  fut  as.-ez  faible  pour  y 
.déférer.  »  Ils  ne  lardèrent  pas  à  s'apercevoir  qu'ils  étaient  prisonniers  dans 
leur  palais;  «  ne  pouvant,  a  écrit  Gohier  {id.  p.  263),  nous  dissimuler  qu'on 
attentait  à  notre  liberté  »,  —  cela,  en  effet,  devenait  dilficile;  cependant  la 
leçon  n'a  pas  servi  et  nous  devions  revoir  en  seniM.ible  circonstance  le  scep- 
ticisme soi-disant  élégant,  sinon  complice,  des  uns  et  la  couûance  obtuse 
des  autres  —  ils  rédigèrent  un  message  adressé  au  Corps  legiblatif  {Idem, 
p.  264). 

«  Un  grand  attentat  vient  d'être  coujniis,  disaient-ils,  et  ce  n'est  sans 
doute  que  le  prélude  d'attentats  plus  gruuus  encore.  Le  palais  directorial  est 
livré  à  la  force  armée.  Les  magi,-tiat=  du  peuple  à  qui  vous  avez  confié  la 
puissance  executive  sont  en  ce  moment  gardés  à  vue  par  ceux-là  mêmes  que 
seuls  ils  ont  le  droit  de  com  mander. 

«  Leur  crime  est  d'avoir  constamment  persisté  dans  l'inébranlable  réso- 
luiion  de  remplir  les  devoirs  sacrés  que  leur  impose  votre  confiance;  d'avoir 
rejeté  avec  indignation  la  proposition  d'abandonner  les  rênes  de  l'Etat  qu'on 
veut  arracher  à  leurs  mains;  d'avoir  refusé  de  donner  leur  démission, 

«  C'est  aujourd'hui,  représentants  du  peuple  français,  qu'il  faut  procla- 
mer la  République  en  danger,  qu'il  faut  la  défendre.  Quel  que  soit  le  sort 
que  SCS  i  nncmis  nous  réservent,  nous  lui  jurons  fidélité  :  fidélité  à  la  Cons- 
titution de  l'an  III,  à  la  Représentation  nationale  dans  son  intégrité. 

«  Puissent  nos  serments  n'être  pas  les  derniers  cris  de  la  liberté  expi- 
rante ! 

«  Les  deux  directeurs  prisonniers  dans  leur  palais, 

«  Moulin,  Gohier.  » 

Ce  message  honnête  et  digne^  qu'ils  essayèrent  de  faire  porter  hors  du 
Luxembourg,  lut  intercepté  et  on  les  sépara.  Le  soir,  Bonaparte,  Sieyès, 
Roger  Ducos  convinrent  avec  leurs  amis  de  se  faire  nommer  consuls  provi- 
soires en  attendant  l'adoption  d'une  nouvelle  constitution;  mais  Bonaparte 
ne  consentit  pas  à  prendre  d'emblée  le  projet  de  Sieyès,  qui  dut  se  résigner 
à  admettre  que  cette  constitution  serait  l'œuvre  de  commissions  législatives 
tirées  des  Conseils  épurés,  et  put  se  coujraincre  qu'il  avait,  lui  aussi,  trouvé 
son  maître.  Pour  conserver  une  apparence  légale,  il  fallait  que  le  Corps  légis- 


HISTOIRE'  SOrilALISTK 


latif  donnât  son  assentiment  à  cette  combinaison,  et  certain?  dp=  conjurés  se 
rendaient  parfaitement'corapte  de  la  difficulté  de  l'obtenir  :  le  soir  di  ISbru- 
maire,  les  membres  du  Conseil  des  Anciens  étaient  plus  hésiianls  que  la 
veille;  Cornet  assure  {Notice  historique  sur  le  1 8  bnmiaire,  p.  12)  que  «  les 
trois  quarts  de  ceux  qui  av.aient  concouru  à  l'événement  du  matin  auraient 
voulu  pouvoir  reculer  ». 

La  réunion  des  Conseils  à  Saint-Cloud  était  lixée  à  midi.  Les  préparatifs 
pour  l'aménagement  des  locaux  la  retardèrent,  du  moins  pour  les  Cinq- 
Cents,  jusque  vers  deux  heurts.  On  avait  destiné  aux  Anciens  la  galerie 
d'Apollon  que  précédait  le  salon  de  Mars;  ces  deux  salles  tenaient  tout  le 
premier  étage  de  l'aile  du  palais  qu'on  avait  à  sa  droite  en  tournunl  le  dos  à 
la  Seine.  Les  Cinq-Cents  étaient  relégués  à  l'Orangerie  du  château,  qui  était 
la  prolongation  de  celte  aile  du  côte  nés  jardins,  elle  a  été  démolie  en  1862  ; 
quant  au  château,  iacendié  le  13  octobre  1870,  il  a  complètement  disparu  en 
1891.  lionaparle  était  arrivé  à  la  tête  de  son  état-major  avant  l'ouverlure  e(, 
depuis  le  matin,  la  petite  ville  était  occupée  militairement.  Dans  cette  mati- 
née du  19(10  novembre),  Savar}'  fui  prévenu  [Mon  examen...,  p.  26;  «qu'une 
partie  seulement  de  la  garde  se  rendait  à  Saint-Cloud,  que  l'on  avait  choisi  i  our 
former  ce  détachement  les  honmies  les  plus  disposés  à  une  obéissance  pas- 
sive, qu'on  avait  eu  soin  de  les  bien  régaler...  La  cour  était  un  véritable  camp; 
infanterie,  cavalerie,  artillerie,  état-aifijor  nombreux,  rien  ne  manquait  à 
l'altirail  militaire.  On  peul  dire  que  si  la  représentation  natiouyle  était 
menacée,  coumie  on  l'avait  annoncé  avec  lanl  d'emphase,  elle  se  trouvait, 
dans  le  n;oment,  bien  gardée,  puisqu'elle  était  cernée  de  tous  les  côtés». 

L'organe  de  l'opposition  jacobine ,  le  Journal  des  hommes  libres  qui, 
supprimé  par  l'arrêté  du  17  fructidor-3  septembre  (fin  du  chap.  xx),  avait 
aussitôt  reparu  sous  le  titre  l'Ennemi  des  oppresseurs  de  tous  les  temps,  et 
qui,  depuis  le  5  brumaire  (27  octobre),  était  \i\i\[.\x\é  Journal  des  hommes, 
donnait,  dans  le  compte  rendu  du  Corps  législatif  de  son  n"  du  19  brumaire, 
sous  la  rubrique  «  Révolution  »,  un  simple  récit  des  faits  sans  le  moindre 
commentaire;  à  la  quatrième  page,  il  publiait  les  proclamations  de  Bonaparte 
aux  soldat*  et  à  la  garde  nationale,  et,  aussi  mal  renseigné  que  peu  perspi- 
cace, se  bornait  .à  ajouter  :  «  L'on  annonce  la  démission  des  directeurs 
Moulin,,  Gohier  et  Barras,  .et  l'on  indique  aux  députés  qui  se  réuniront  de- 
main à  Saint-Cloud,  Talleyrand-Périgord,  Marescot  et  Berthier  pour  les  rem- 
placer ».  Mais  les  conversations  entre  députés  des  deux  Conseils  qui  eurent 
lieu  dans  la  matinée  du  19  (10  novembre)  à  Saint-Cloud,  en  attendant  que 
les  locaux  fussent  prêts,  avaient,  comme  celles  de  la  veille  au  soir,  à  Paris, 
contribué  a  ébranler  la  majorité  des  Anciens  et  à  accroître  l'hostilité  de  celle 
des  Cinq-Cents.  A  aucun  de  ceux  qui  avaient  cru  ou  fait  semblant  de  croire 
à  la  conspiration, jacobine,  il  n'était  passible  dfalléguer  un  fait  à  l'appui  de 
cette  croyance;  aux  questions  de  plus  en  plus  pressantes,  ils  ne  pouvaient 


SSS  HISTOIRE     SOCIALISTE 

opposer  qu'un  silence  embarrassé  qui  les  prédisposait  mal  à  prendre  quel- 
que initiative  hardie.  D'autre  part,  les  députés  avancés  qui  avaient  eu  la  sot- 
tise de  compter  un  instant  sur  Bonaparte  devaient  savoir  maintenant  à  quoi 
s'en  tenir.  «  Après  de  mûres  réflexions,  nous  dit  Jourdan  [Le  carnet  histori- 
que et  littéraire,  t.  VII,  p.  167),  nous  nous  rendîmes  à  Saint-Cloud  dans  la 
ferme  intention  de  combattre  les  propositions  contraires  aux  principes  que 
nous  professions;  nous  arrivâmes  sur  les  4 heures  après-midi  «.Les  réflexions 
avaient  éle  bien  longues. 

Aux  Cinq-Cents,  on  cria:  «Point  de  dictature  !  Vive  la  République  1  Vive 
la  Constitution  !  »  Mais  on  perdit  sottement  le  temps  à  décider  que  tous  les 
députés  renouvelleraient  leur  serment  de  fidélité  à  la  Constitution  et  à  prê- 
ter ce  serment  par  appel  nominal.  Pendant  cette  opération,  Lucien,  pour 
s'entendre  sans  doute  avec  son  frère,  quitta  le  fauteuil  de  la  présidence  où 
il  fut  remplacé  par  Chazal.  Aux  Anciens,  la  minorité  avait  réclamé  des  expli- 
cations sur  le  relard  de  certaines  convocations  et  des  renseignements  sur  b> 
péril  jacobin  dénoncé  la  veille.  Puis  un  complice,  Cornudet,  fit  voter  l'envoi 
d'un  message  pour  savoir  si  le  Directoire  était  réuni  en  majorité  à  Saint- 
Cloud.  La  réponse  —  mensongère  —  faite  par  le  secrétaire  général,  Lagarde, 
futur  baron  de  l'Empire,  fut  que  «  quatre  •>  directeurs  avaient  démissionné 
et  que  le  cinquième  avait  été  «  rais  en  surveillance  »  ;  on  venait  de  pronon- 
cer l'envoi  de  cette  lettre  aux  Cinq -Cents  en  vue  du  remplacement  des  dé- 
missionnaires et  de  suspendre  la  séance,  lorsque,  vers  quatre  heures  et  demie, 
Bonaparte,  averti  de  l'aniraosité  des  Cinq-Cents  et  de  l'indécision  des  Anciens, 

—  «  chaque  instant  de  retard,  a  écrit  Thibaudeau,  ébranlait  la  confiance  des 
conjurés  dans  le  succès  de  la  journée  »  {Le  Consulat  et  l'Empire,  t.  1'% 
p.  41)  —  pénétra  dans  la  salle.   En  un  langage  incohérent  et  boursouflé, 

—  «  ses  paroles  ne  pouvaient  sortir  qu'avec  un  extrême  désordre  »  [Mémoires 
et  souvenirs  du  comte  de  Lavallette,  1. 1",  p.  351)  —  il  se  défendit  de  vouloir 
«  établir  un  gouvernement  militaire  » ,  répéta  le  mensonge  du  secrétaire  gé- 
néral du  Directoire,  attaqua  la  Conslitulion,  réclama  une  nouvelle  organisa- 
tion politique,  fut  incapable  de  justifier  tant  soit  peu  le  péril  prétexté  par  lui 
et  ses  complices,  s'en  prit  aux  Cinq-Cents,  insinua  qu'on  préparait  un  mou- 
vement à  Paris  et  termina  par  un  appel  aux  soldats  dont,  conclut-il,  «j'aper- 
çois les  baïonnettes  ».  Tandis  que  les  Anciens  qui,  durant  ce  discours,  avaient 
mis  fin  à  la  suspension  de  séance,  écoutaient,  mal  impressionnés,  la  lecture 
d'un  message  des  Cinq-Cents  annonçant  leur  réunion,  Bonaparte  se  dirigeait 
du  côté  de  l'Orangerie. 

Le  Conseil  des  Cinq-Cents  venait  de  recevoir  communication  de  la  lettre 
de  démission  de  Barras  seul  et  discutait  à  ce  propos,  lorsque  Bonaparte  parut 
tuivi  de  quelques  grenadiers.  Les  députés  ne  lui  laissèrent  pas  le  temps  de 
parler,  ils  crièrent  :  «  A  bas  le  dictateur  !  Hors  la  loi  !  »  et  plusieurs  se  pré- 
eipilèrent  pour  le  repousser    Déconcerté,  pileux,  sur  le  point  de  défaillir, 


HISTOIRE     SOCIALISTE 


589 


Bonaparte  sortit  de  la  salle  sans  avoir  prononcé  un  mot,  pendant  que  la 
grande  majorité  des  députés  réclamait  sa  mise  hors  la  loi;  «  cette  retraite 
fut  une  véritable  déroute  »  (Thibaudeau,  Le  Consulat  et  l'Empire,  t.  I", 
p.  49).  Savary,  membre  du  Conseil  des  Anciens  {Mon  examen  de  conscience 
sur  le  i8  brumaire),  alla  voir  ce  qui  se  passait  aux  Cinq-Cents  :  «  J'arrivai, 
raconte-t-il  (p.  32),  à  la  porte  de  l'Orangerie  au  moment  de  la  plus  grande 


BONAI'ARTB 

Desân  à  la  plume,  de  Gros. 
(D'après  an  document  du  Musée  du  Louvre.) 

rumeur.  On  criait  de  tous  côtés  hors  la  loi...  Je  vis  que  l'on  n'avait  pas  oublié 
la  remarque  imprudente  de  Lucien  dans  la  séance  du  28  fructidor  précédent 
(voir  chap.  xx)...  C'était  bien  ici  le  cas  de  l'application.  L'agitation  était  très 
vive  et  j'attendais  le  résultat  de  cette  crise,  lorsque  j'aperçus  le  général  sou- 
tenu par  deux  grenadiers.  Il  était  pâle,  morne,  la  tête  un  peu  penchée  .. 

Après  la  sortie  du  général,  Bigonnet,  membre  des  Cinq -Cents,  se  rendit 
pendant  le  tumulte  auprès  de  Lucien  revenu  «  comme  par  enchantement  > 
{Combes -Dounous,  p.  37,  Notice  sur  le  i8  brumaire  par  un  témoin),  pour 

UV.  467.     —  HISTOIRE   SOCIALISTE.    -   THERMIDOR    ET   DIREfiTOlRE.  LIV.   467. 


590  HISTOIRE     SOCIALISTE 

lui  témoigner  sa  surprise  d'une  telle  démarche  ;  il  rapporte  ainsi  la  réponse 
de  Lucien  •  «  Non,  me  dit-il,  avec  la  plus  grande  émotion,  l'on  se  trompe;  mon 
frère  n'a  que  des  desseins  généreux  et  favorables  à  la  liberté.  J'ai  même  tout 
lieu  de  croire  qu'il  ne  se  présentait  au  Conseil  que  pour  reoiettre  des  pou- 
voirs dont  il  a  dû  déjà  sentir  la  surcharge  ;  et  si  je  pouvais,  ajouta-t-il,  parve- 
nir à  me  faire  entendre,  il  me  serait  facile  de  rendre  à  l'assemblée  le  calme 
que  réclament  les  grands  intérêts  de  la  patrie  »  {Coup  d'État  du  i  8  bru- 
maire, p.  26). 

«  Le  mouvement  qui  vient  d'avoir  lieu  au  sein  du  Conseil,  déclara  Lu- 
cien Bonaparte  lorsque  l'agitation  fut  un  peu  calmée,  —  et  à  elles  seules  ces 
paroles  suffisent  à  établir  qu'il  n'y  avait  eu  ni  menace  d'assassinat,  ni  coups, 
et  c'est  ce  que  remarque  Bigonnet  [Idem,  p.  31)  :  «  Pei-sonne  n'avait  pu 
mieux  observer  que  lui  ce  qui  venait  de  se  passer;  et,  certes,  ce  ne  sont  pas 
de  timides  explications  qu'il  eût  essayé  de  faire  entendre,  s'il  avait  vu  les 
jours  de  son  frère  aussi  dangereusement  menacés  »  —  prouve  ce  que  tout 
le  monde  a  dans  le  cœur,  ce  que  moi-même  j'ai  dans  le  mien  ».  Il  s'efforça 
ensuite  d'expliquer  la  démarche  de  son  frère.  Devant  l'allitude  du  Conseil 
qui, malheureusement,  s'agitait  sans  traduire  en  actes  décisifs  sa  très  sincère 
indignation,  Lucien  recommença  sa  tentative  de  justification  et  proposa  de 
le  faire  appeler  pour  l'eu  tendre.  Interrompu  à  chaque  mot,  persuadé  que  ses 
efforts  étaient  inutiles  et  que  la  mise  hors  la  loi  allait  être  votée,  «  suffoqué 
par  les  larmes  »  (Gabet,  Histoire  populaire  de  la  Révolution,  t.  lY,  p.  439), 
il  déclarait  démissionner  de  ses  fonctions  de  président  et  déposait  ses  in- 
signes sur  la  tribune  lorsqu'un  peloton  de  grenadiers,  sous  les  ordres  d'un 
lieutenant,  entra  dans  la  salle  et  l'entraîna  au  dehors  en  criant  :  «  C'tsL  par 
ordre  du  général  ».  II  eut  un  moment  de  frayeur,  ayant  cru  d'abord  qu'on 
venait  l'arrêter  [Le  Propagateur  du  20  brumaire  cité  par  M.  Vandal  dans 
Lavènement  de  Bonaparte,  p.  589,  et  Bûchez  et  Roux,  Histoire  parlemen- 
taire de  la  Révolution  française,  t.  XXXVIII,  p.  214).  Voici  ce  qui,  dehors, 
était  arrivé.  Extrêmement  troublé  depuis  sa  sortie  de  l'Orangerie,  «  revenu 
de  l'élourdissement  que  lui  avait  causé  la  scène  du  Conseil  des  Cinq -Cents  » 
(Thibaudeau,  Le  Consulat  et  l'Einpire,  t.  I",  p.  51),  Bonaparte,  en  passant 
sur  le  front  des  troupes  pour  les  rallier  à  sa  cause,  avait  eu  une  défaillance 
et  était  tombé  de  cheval  ;  c'est  ce  que  raconte,  en  le  soulignant,  Cabet  [Idem, 
t.  lY,  p.  440)  qui  avait  recueilli  les  récits  de  témoins,  c'est  ce  que  racontent 
aussi  Bûchez  et  Roux  [Histoire  parlementaire...,  t.  XXXVIII,  p.  217).  Le  gé- 
néral Lefebvre  avait  commandé  aussitôt  à  un  officier  d'aller  chercher  Lucien 
et  de  le  ramener  coûte  que  coûte. 

C'est  alors  que  Lucien  songea  à  utiliser  la  fable  des  «  poignards  »  imagi- 
née dès  le  début  pour  motiver  la  demande  de  translation  des  Conseils,  et  dont 
Cornet  s'était  servi  à  la  tribune  des  Anciens.  Avec  une  résolution  qui  fit  com- 
plètement défaut  à  son  frère,  il  monta  à  cheval,  harangua  les  troupes,  leur  ra- 


HISTOIRE     SOCIALISTE  591 

conta  que  des  députés  avaient  Lente  d'assassiner  leur  général;  puis,  séparant 
du  titre  de  président  qu'il  venait  d'abdiquer  à  la  tribune,  il  leur  ordonna  de 
ne  reconnaître  pour  «  législateurs  de  la  France  »  que  ceux  qui  se  rendraient 
auprès  de  lui,  il  requit  l'expulsion  par  la  force  des  autres  qu'il  appela  «  les 
représentants  du  poignard  ».  Quelques  instants  après,  les  grenadiers  enva- 
hirent l'Orangerie  et,  au  roulement  des  tambours,  en  chassèrent  les  mem- 
bres du  Conseil  des  Cinq-Cents.  Avant  cinq  heures  et  demie,  l'opération  était 
terminée. 

Quant  à  l'histoire  des  poignards,  démentie  par  Dupont  (de  l'Eure),  Sa- 
vary,  Bigonnet,  etc.,  et  dont  la  complète  fausseté  a  été  établie  de  la  façon  la 
plus  cert;iine  (Aulard,  Etudes  et  Leçons  sur  la  Eévolulion  française,  3*  série, 
p.  275),  elle  devait  avoir  d'heureuses  conséquences  pour  les  dèu\  grenadiers, 
Thomas  Thomé  et  Edme- Jean- Baptiste  Pourée,  transformés,  à  leur  très 
agréable  stupéfaction,  en  sauveurs  de  Bonaparte.  Le  premier,  dit  Savary  [Idem, 
p.  37),  racontait  le  lendemain  ou  le  surlendemain,  «  d'une  manière  fort  plai- 
sante, qu'il  avait  été  mandé  chez  le  général;  que  là,  il  avait  appris  qu'il  avait 
sauvé  la  vie  au  général  en  recevant  le  coup  de  poignard  qui  lui  était  destiné; 
qu'il  méritait  une  récompense;  que  madame  lui  avait  d'abord  fait  le  cadeau 
d'une  belle  bague;  qu'on  allait  lui  donner  une  pension;  qu'il  serait  fait 
officier,  et  qu'il  fallait  qu'il  se  disposât  à  partir. . .  Il  ajoutait,  en  riant, 
qu'il  était  fort  heureux  pour  lui  d'avoir  déchiré  la  manche  de  son  habit 
en  passant  auprès  d'une  porte  ».  Déjà,  dans  le  premier  numéro  du  Journal 
des  Républicains,  daté  du  22  brumaire  an  VIII  (13  novembre  1799),  et  qui 
était  la  suite  du  Journal  des  Hommes,  on  lisait  :  «  Le  général  Bonaparte  n'a 
point  été  blessé  comme  on  avait  cru  utile  de  le  répandre  ».  La  «  fable  offi- 
cielle», du  moins  dans  sa  forme  la  plus  exagérée,  fut  donc  tout  de  suite  dé- 
mentie. 

Après  la  dispersion  des  Cinq-Cents,  le  Conseil  des  Anciens,  ne  sachant 
trop  ce  qu'il  devait  faire,  n'avait  pas  tardé  à  se  former  en  comité  secret. 
Informé  du  commencement  d'hésitation  qui  s'était  produit  dans  ce  Conseil, 
Lucien  se  rendait  à  cette  réunion  à  laquelle  il  n'avait  aucun  droit  d'assister, 
et  ramenait  à  lui  les  indécis.  La  majorité,  désormais  prête  à  tout,  votait  à  elle 
seule,  «  attendu  la  retraite  du  Conseil  des  Cinq-Cents  »,  disait-elle,  les  me- 
sures que  les  auteurs  du  coup  d'Etat  avaient  décidé  de  faire  voter  par  les 
deux  Conseils  et,  vers  les  sept  heures,  elle  renvoyait  à  neuf  la  nomination 
des  commissions  prévues  dans  son  décret.  A  la  reprise  de  la  séance,  elle  allait 
procéder  à  cette  nomination,  lorsqu'elle  fut  avertie  que  Lucien  «avait  trouvé 
un  Conseil  des  Cinq-Cents  »  (Gohier,  Mémoires,  t.  I",  p.  320);  elle  discuta 
le  rapport  de  Lebrun  sur  les  finances,  dont  il  a  été  question  plus  haut,  et 
attendit  les  résolutions  des  «  25  ou  30  »  membres  du  Conseil  des  Cinq-Cents 
—  c'est  le  chiffre  indiqué  par  Cornet  lui-même  [Notice  historique  sur  le  1  8 
brumaire,  p.  16)  —  que,  vers  les  neuf  heures,  Lucien  était  parvenu  à  réa- 


592  HISTOIRE     SOCIALISTE 

nir  dans  l'Orangerie.  II  leur  fil  voter  qu'il  n'y  avait  plus  de  Directoire, 
que  61  députés,  parmi  lesquels  Briot,  Destrem  et  le  général  Jourdan, 
étaient  exclus  de  la  représentation  nationale,  qu'il  était  créé  «  provisoi- 
rement une  commission  consulaire  executive  »,  composée  de  Sieyès,  Roger 
Ducos  et  le  général  Bonaparte,  «  investie  de  la  plénitude  du  pouvoir  directo- 
rial »,  que  le  Corps  législatif  s'ajournait  au  1"  ventôse  anVIII  (20  février  1800). 
et  qu'avant  de  se  séparer  chaque  Conseil  nommerait  parmi  ses  membres  une 
commission  de  25  membres  siégeant  à  Paris  et  chargées,  à  elles  deux,  celle 
des  Cinq-Cents  exerçant  «l'initiative»  et  celle  des  Anciens  «l'approbation», 
de  préparer  «  les  changements  à  apporter  aux  dispositions  organiques  ». 
Cette  besogne  était  terminé  à  minuit.  Les  Anciens  rentrèrent  aussitôt  dans 
leur  rôle  de  simples  approbateurs;  ils  ratifièrent  les  décisions  précédentes 
du  Conseils  des  Cinq-Cents  et  rapportèrent  le  décret  rendu  avant  sept  heures 
lorsqu'ils  avaient  appris  l'expulsion  de  ce  Conseil.  A  deux  heures  du  matin, 
les  trois  consuls  provisoires  vinrent  devant  ce  qui  représentait  les  Cinq-Cents 
prêter  le  serment,  effronté  et  bouffon  api^s  ce  qui  venait  de  se  passer,  de 
«  fidélité  à  la  République  une  et  indivisible,  à  la  liberté,  à  l'égalité,  au  sys- 
tème représentatif»;  ils  allèrent  ensuite  accomplir  la  même  cérémonie  au 
Conseil  des  Anciens;  puis  les  débris  des  deux  Conseils  procédèrent  à  la  no- 
mination des  deux  commission  législatives  et  se  séparèrent  entre  quatre  et 
cinq  heures  du  matin  r  l'hypocrisie  légaliste  était  satisfaite  à  peu  de  frais 
et  le  coup  d'Etat  consommé  à  la  grande  joie  des  spéculateurs. 

Intéressé,  nous  le  savons,  dans  l'affaire,  le  fournisseur  et  banquier  CoUot, 
représentant  de  la  finance  la  plus  malpropre  et  digne  complice  de  Bonaparte, 
resta  jusqu'au  dernier  moment  pour  surveiller  l'opération  (  Bourrienne,  édi- 
tion Lacroix,  t.  II,  p.  329  à  334)  :  le  tiers  consolidé  qui  était  à  11  fr.  38  le 
17  brumaire  (8  novembre),  clôturait,  le  18  (9  novembre),  sur  la  nouvelle  du 
transfert  des  Conseils  à  Saint-Cloud  et  de  la  nomination  de  Bonaparte,  à 
13  francs  ;  le  19  (10  novembre),  avant  le  dénoûment,  à  14  fr.  83,  et  la  hausse 
allait  continuer;  Goliol  et  G'°  purent  largement  rattraper  à  la  Bourse  leurs 
avances  de  fonds.  Une  partie  en  avait  été  distribuée  aux  soldats  pour  faciliter 
ieur  ralliement  au  sinistre  cabotin  dont  Rœderer  et  quelques  autres  «  s'effor- 
cèrent de  recoudre  les  phrases  incohérentes  »  (Sorel,  L'Europe  et  la  Révolu- 
tion française,  5*  partie,  p.  486),  afin  d'essayer,  par  les  journaux,  de  donner. 
le  change  sur  son  véritable  rôle  au  pays  et  à  l'histoire. 

Gabriel  DEVILLli. 


E  R  R  ATA 

Page  3,  légende  de   la  gravure,  lire  :  Fain,  au  lieu  de  :  Faix. 

Page  36,  42me  ligne,  lire  ;  se,  au  lieu  de  :  le. 

Page  '18,  'i2i>ie  ligne,  avant  de  fermer  la  parenthèse,  ajouter  :  voir  aussi  le  rap- 
port de  Bailleul  aux  Cinq-Cents,  le  26  ventôse  an  VI-16  mars  1798,  dans  le  Moniteur  du 
2  gerniinal-22  mars. 

Page  79,  41nie  ligne,  la  suspension  de  la  vente  des  biens  nationaux  n'eut  lieu  que 
pour  Paris;  voir  sur  cette  question  l'arlicle  de  M;  Aulard  dans  la  Révolution  française 
du  11  juin  1904.  page  514. 

Page  80,  Ire  ligne,  conformément  à  l'observation  précédente,  la  loi  du  19  vendé- 
miaire an  III  ne  s'appliquait  qu'à  Paris. 

Page  81,  40me  ligne,  l'arrêté  du  10  messidor  an  II  (28  juin  1794),  se  trouve  dans  1» 
Moniteur  du  26  messidor  an  II  (14  juillet  1794)  et  porte  :  «  9°  L'aliénation  des  immeu- 
bles nationaux  situés  dans  Paris  est  suspendue  provisoirement  ». 

Page  82,  remplacer  leg  2=,  3«  et  4"  lignes  par  :  les  administrations  de  districts;  le* 
prix  était  payable  en  assignats.  Mais,  pour  les  ventes  aux  particuliers,  le  système  de 
payement  de  la  loi  du  14  mai  1790  (12  à  30  0/0  suivant  la  nature  des  biens  aussitôt  après 
la  vente  et  le  surplus  en  douze  annuités  égales)  avait  été  modifié  par  la  loi  du  4  nivôse 
an  II  (24  décembre  1793);  celle-ci,  en  effet,  avait  rendu  l'article  31  de  la  section  IV  de 
la  loi  du  25  juillet  1793  sur  la  vente  des  biens  des  émigrés  —  section  qui  était  la  repro- 
duction intégrale  d'une  loi  du  3  juin  1793  —  applicable  à  tous  les  biens  nationaux  à  partir 
du  12  nivôse  an  II  (l"  janvier  1794).  En  vertu  de  cet  article  31  qui,  jusqu'à  cette  der- 
nière date,  n'avait,  je  le  répète,  concerné  que  les  biens  des  émigrés,  le  prix  de  n  tous  les 
biens  nationaux  sans  aucune  distinction  »  s'était  «  acquitté  en  dix  termes  et  payements 
égaux  ».  Ce  mode  de  dix  annuités  fut  lui-même  modifié  par  la  loi  du  6  ventôse  an  III 

Page  82,  19ine  ligne,  après  les  mots  ;  le  projet  Balland  ,  ajouter  :  la  vente  aux 
enchères  était  supprimée; 

Page  91,  24'ne  ligne,  après  les  mots  :  Claude  Piquet  »,  ajouter  :  que  nous  retrouve- 
rons dans  la  Conjuration  des  Égaux  (chap.  XIII). 

Page  98,  2nie  ligne,  lire  :  vomis,  au  lieu  de  :  vomi. 

Page  98,  33me  ligne,  lire  :  leur,  au  lieu  de  :  leurs. 

Page  111,  22me  ligne,  l'indication  bibliographique  qui  constitue  celle-ci  doit  venir 
après  la    17'ne  ligne. 

Page  128,  lime  ligne,  lire  :  germinal,  au  lieu  de  :   floréal. 

Page  154,  42™e  ligne,  après  le  mot  :  considérable,  ajouter  :  (recueil  d'Aulard,  t.V,  p.  275). 

Page  159,  22me  ligne,  après  le  mot  ;  procédure,  ajouter  :  Pour  l'organisation  du 
notariat,  il  y  eut  la  résolution  en  127  articles  adoptée  par  les  Cinq-Cents  le  24  fructidor 
an  VII  (10  septembre  1799)  et  le  6  vendémiaire  an  VIII  (28  septembre  1799);  elle  n'eut 
pas  le  temps  d'être  examinée  par  les  Anciens  qui  eu  avaient  déjà  rejeté  une  semblable 
le  28  prairial  an  VII  (16  juin  1799). 

Page  159,  27™e  ligne,  lire  :  Poullain-Grandprey,  au  lieu  de  :  Poulain-Grandpré. 

Page  167,  38nie  ligne,  lire  :  (p.  248-250  ;  1805),  au  lieu  de  :  (1805). 

Page  167,  même  ligne,  après  les  mots  ;  La  Population  française,  ajouter  :  (t.  1", 
page  298-299). 

Page  168,  Sme  ligne,  après  le  mot  :  législatives,  lire  :  (t.  XVI  des  Procès-Verbaux  du 
Conseil  des  Cinq-Cents). 

Page  169,  40nie  ligne,  lire  :  juin,  au  lieu  de  :  juillet  (il  s'agit  de  l'arrêté  mentionné 
ci-dessus  au  sujet  de  la  page  81). 

Pao-e  170,  4nie  ligne,  après  le  mot  :  nationaux,  ajouter  :  (chap.  VI)  qui  avait  été  sus- 
pendue dans  la  capitale. 

Page  172,  entre  la  37me  et  la  SS'i»-'  ligne,  ajouter  :  Il  est  juste  et  il  est  bon  de  consta- 
ter que  l'existence  de  ceux-ci  n'était  prévue  par  la  première  de  ces  lois  que  «  jusqu'à  la 
paix  »  (art.  1"^). 

Page  173,  remplacer  la  légende  de  la  gravure  par  :  Les  Théophilanthropes. 

Page  184.  22in'-  ligne,  avant  le  point,  ajouter  ;  (voir  début  du  chap.  XVII). 

Page  186,  lime  ligne,  après  le  point,  ajouter  celte  phrase  :  Je  rappelle,  en  outre,  la 
citation  de  Guillon  de  Montléon  au  début  de  ce  même  chapitre,  sur  a  le  grade  maçon- 
nique »  d'un  des  chefs  de  la  compagnie  du  Soleil. 


594  HISTOIRE   SOCIALISTE 


Page  199,  3me  ligae,  lire  :  à  peu  prè",  au  lieu  de  :  peu  à  peu. 

Page  216,  eatre  la  34me  et  la  35nie  ligne,  intercaler  le  paragraphe  suivant  :  Un 
«  Mémoire  sur  les  anciennes  sépultures  nationales  »,  lu  à  l'Institut,  le  1  ventôse  an  VII 
(25  février  1799),  par  l'érudit  Legrand  d'Aussy  aurait  évité  bien  des  erreurs  au  sujet  des 
dolmens  et  des  menhirs,  s'il  avait  été  pris  en  considération. 

Page  22*;,  9™''  ligne,  lire  :  (25  mars),  au  lieu  de  :  (26  mars). 

Page  251,  23'ne  ligne,  après  les  mots  :   Lefebvre  notait,  ajouter  :  |p.  23). 

Page  254,  20'ne  ligne,  après  le  mot  :  Anzin,  ajouter  :  p.  68. 

Page  254,  28n>e  ligne,  après  les  mots  :  cité  plus  haut,  ajouter  :  p.  17. 

Page  257,   41™"  ligne,  lire  :    Pléville-Le   Pelley,     au   lieu    de  :   Pléville-lePelley. 

Page  263,  9mo  ligue,  lire  :  (12  mai  1798),  au  lieu  de  :  (12  mai  1790). 

Page  264,  39me  ligne,  après  le  mot  :  fils,  fermer  les  guillemets. 

Page  265,  38me  ligne,  après  le  mot  :  Idem,  ajouter  :  p.  94. 

Page  267,  23ine  ligne,  lire  :  481,  au  lieu  de  :  482. 

Page  272,  34™e  ligne,  lire  :  lui,  au  lieu  de  ;  leur. 

Page  272,  40me  ligne,  lire  :  variété  rouge,...  pas  sujet  au  noir,  au  lieu  de  :  variété 
rouge,  pas  sujet  au  noir. 

Page  282,  9me  ligne,  lire  :   élurent,  au  lieu  de  :  élirent. 

Page  286,  lOme  ligne,  après  le  mot:  lettre,  ajouter  :  signée  «  Villemontey  » 

Page  299,   16™e  ligne,  lire  :  Essonnes,  au  lieu  de  :  Essonne. 

Page  302,  lO™"  ligne,  après  le  point,  ajouter  le  passage  suivant  :  Une  loi  du  13  ther- 
midor an  IV  (31  juillet  1796)  dont  il  sera  reparlé  (chap.  .\V)  au  sujet  de  la  valeur  modi- 
fiée des  mandats,  devait  changer  aussi  les  époques  de  payement  qui  viennent  d'être  indi- 
quées. Pour  les  domaines  nationaux  déjà  soumissionnés,  le  prix  du  dernier  quart  devait 
être  acquitté  en  six  payements  égaux,  le  premier  dans  le  mois  à  dater  de  la  publication 
de  cette  loi,  les  autres  de  trois  mois  en  trois  mois,  .<  de  manière  que  le  tout  soit  acquitté 
dans  seize  mois  »  (art.  5).  Pour  les  soumissions  nouvelles,  les  délais  étaient  organisés 
(art.  12)  de  façon  que  les  trois  quarts  du  prix  se  trouveraient  versés  à  l'expiration  du  pre- 
mier mois  et  le  tout  en  16  mois.  Il  y  avait  une  remise  en  faveur  des  payements  anticipés. 

Page  356,  21n><^  ligne,  après:  p.  605,  ajouter  :  et  aussi  p.  596. 

Page  357,  remplacer  la  légende  de  la  gravure  par  :  A  propos  de  la  trahison  de  Malo. 

Page  373,  remplacer  la  légende  de  la  gravure  par  :  A  propos  des  embarras  financiers 
de  la  Banque  d'Angleterre. 

Page  434,  6<nc  ligne,  après  les  mots  :  à  cette  époque,  ajouter  :  (voir,  par  exemple, 
dans  le  Moniteur  du  1er  frimaire  an  VII-21  novembre  1798,  l'article  de  Volney.  et,  dans 
le  no  du  9  messidor  an  VlI-27  juin  1799,  celui  signé  «  David  »,  commençant  par  se  faire 
l'écho  d'un  bruit  d'après  lequel  Bonaparte  aurait  été  à  cette  époque  «  à  85  lieues  de 
Coi.stantinople  »|. 

Page  441,  S^c  ligne,  après  le  mot  :  francs,  ajouter  :  (recueil  d'Aulard,  t.  V,  p.  165). 

Page  448,  3"»'!  ligne,  après  le  mot  :  hypothécaires,  ajouter  :  conformément  à  la  loi 
du  9  messidor  an  III  (voir  début  du  §  2,  chap.  XI), 

Page  450,   14'n"  ligne,  lire  :  les  municipalités  coupables,  au  lieu  de  :  elles. 

Page  456,  6116  ligne,  après  :  chap.  XIX,  ajouter  :  §  4. 

Page  467,  22'>ie  ligne,  après  le  mot  :  Corfou,  ajouter  :  Le  gouvernement  avait  pres- 
crit cette  dernière  solution  (Pallain,  Le  ministère  de  Talleyrand  sous  le  Directoire, 
p.  374-377,  note).  "    • 

Page  468,  ISmi^  ligne,  après  l'ouverture  de  la  parenthèse,  ajouter  :  Pallain,  Le  minis- 
tère de  Talleyrand  sous  le  Directoire,  p.  374-377,  note  ; 

Page  524,  37me  ligne,  lire  :  358,  au  lieu  de  :  368. 

Page  524,  41me  ligne,  lire  :  368,  au  lieu  de  :  358. 

Page  526,  31ma  ligne,  ouvrir  les  guillemets  en  tête  de  la  ligne. 

Page  530,  27iae  ligne,  lire  :  Poullain-Grandprey,  au  lieu  de  :  Poulain-Grandpré. 

Page  537,  35™6  ligne, après  les  mots:  collets  montés,  ajouter  :  (voir,  pour  l'areu  des 
relations  de  Royer-Collard  avec  Louis  XVIII,  le  journal  la  Résolution  de  1830,  no*  du 
19  et  du  21  janvier  1831,  d'après  la  Tribune  et  le  Journal  des  Débats). 

Page  564,  41™»  ligne,  après  :  de  Canteleu,  fermer  la  parenthèse. 


Thermidor  et  Directoire 


TABLE 


I.  —  Signification  du  g  Thermidor  an  II.  Babeuf i 

II.   —  Indécision  des  Thermidoriens aa 

(Thermidor  an  II  à  vendémiaire  an  III.  —  Juillet  à  octobre  1794). 

III.  ■ —  Commencement  de  la  Réaction Sa 

(Vendémiaire  à  frimaire  an  III.  —  Octobre  à  décembre  1794). 

IV .  —  Les  Armées  et  les.  Flottes 44 

(Thermidor  an  II  à  ventôse  an  HI.  —  Juillet  1794  à  mars  1795). 

V.   —  Vendéens  et  Chouans 56 

(Thermidor  an  ÎI  à  floréal  an  lll.  —  Juillet  1794  à  mai  1795). 

VI.   —  Triomphe  de  l'Agiotage .■ 66 

(Nivôse  à  fructidor  an  III.  —  Janvier  à  août  i7y5). 

VII.  —  Les  Émeutes  de  la  Faim.  —  Le  i""  Prairial  an  III. 84 

(Nivôse  à  fructidor  an  III.  —  Janvier  à  août  1795). 

VIII.   —  Royalistes  au  dedans  et  au  dehors.  —  Quiberon 98 

(Nivôse  à  fructidor  an  III.  —  Janvier  à  août  1795). 

IX.   —  Guerre  et  Diplomatie ii4 

(Ventôse  an  III  à  brumaire  an  IV.  —  Mars  à  octobre  1796). 

X.  —  Le  i3  Vendémiaire  an  IV.  —  Fin  de  la  Convention 138 

(Messidor  an  III  à  brumaire  an  IV.  —  Juin  à  octobre  1795). 

XI.   —  État  de  la  France  de  1794  a  1800 i5o 

(Thermidor  an  II  à  brumaire  an  VIII.  —  Juillet  1794  à  novembre  1799). 

Si.   —  Législation  financière i5o 

Sa."  —  Législations  et  administrations  diverses i55 

S  3.   —  Cultes 177 

S  4.   —  Enseignement 186 

S  5.   —  Institutions  scientifiques,  littéraires  et  artistiques 207 

S  6.  —  Sciences,  lettres  et  arts 2i4 

S  7.  —  Commerce 236 

S  8.  —  Industrie 235 

S  9.   —  Agriculture 266 

XII.  —  Les  Débuts  du  Directoire 281 

(Brumaire  à  germinal  an  IV.  —  Octobre  1796  à  mars  1796). 

XIII.  —  La  Conjuration  des  Égaux 3oa 

(Germinal  an  IV  à  prairial  an  V.  —  Mars  1796  à  mai  1797). 

XIV.  —  Campagnes  d'Allemagne  et  d'Italie 336 

(Brumaire  an  IV  à  ventôse  an  V.  —  Novembre  1795  à  février  1797). 

XV.  —  Intrigues  royalistes.  —  Élections  de  l'an  V '  35.4 

(Germinal  an  IV  à  prairial  an  V.  —  Avril  1796  à  juin  1797). 


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596  HISTOIRE     SOCIALISTE 


XVI.  —  Opérations  MILITAIRES  ET  DIPLOMATIQUES 873 

(Thermidor  an  IV  à  floréal  an  VI.  —  Août  1796  à  mai  1798). 

Si.  —  Turquie,  Prusse,   Espagne,  Angleterre 872 

S  2 .  —  Autriche,  Italie,  Suisse,  Etats-Unis 388 

XVII.  —  Le  18  Fructidor  an  V.  —  Le  22  Floréal  an  VI 4o8 

(Messidor  an  V  à  fructidor  an  VI.  —  Juin  1797  à  août  1798). 
Si.  —  Le  Coup  d'État  du  18  Fructidor  an  V.  —  La  répression  .  .  .     4o8 
Sa.  —  Bonaparte  et  l'Egypte.  —  Bernadotte  à  Vienne.  —  La  loi  du 

33  floréal  an  VI ». 4^6 

XVIII.  —  Spéculateurs  et  Dilapidateurs 44i 

(An  IV  à  prairial  an  VII.  —  1796  à  mai  1799). 

XIX.  —  Expédition  d'Egypte.  —  Deuxième  Coalition 464 

(Floréal  an  VI  à  nivôse  an  VIII.  —  Mai  1798  à  décembre  1799). 

Si.—  Egypte  et  Syrie 464 

Sa.  —  Sur  mer 479 

S  3.  —  Sur  le  continent.  Premiers  conflits 486 

,     S  4.   —  Terrible  assaut  des  coalisés 5o3 

XX.  —  Le  3o  Prairial  AN  VII .  — Insurrections  royalistes 623 

(Vendémiaire  an  VII  à  vendémiaire  an  VIII.  —  Septembre  1798  à 
octobre  1799). 

XXI .  —  Mouvement  jacobin.  —  Menées  réactionnaires  des  Modérés 542 

(Messidor  an  VII  à  vendémiaire  an  VIII.  —  Juin  à  octobre  1799)- 

XXII,   —  Coup  d'État  du  18  Brumaire  an  VIII 563 

(Vendémiaire  à  brumaire  an  VIII.  —  Octobre  à  novembre  1799). 
Err.ata 593 


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