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MONTESQUIEU
HISTOIRE VÉRITABLE
PUBLIEE D APRES
UN NOUVEAU MANUSCRIT
AVEC
UNE INTRODUCTION ET DES NOTES
PAR
L. DE BORDES DE P^ORTAGE
BORDEAUX
G. GOUNOUILHOU, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
9-1 I, rue Guiraude, 9-1 i
M.DCCCC II.
PUBLICATIONS
DE LA
f f
SOCIETE DES BIBLIOPHILES
DE GUYENNE
MONTESQ.UIEU
HISTOIRE VÉRITABLE
Tous droits de repi-oductlon et de traduction réservés.
MONTESQUIEU
HISTOIRE VÉRITABLE
PUBLIEE D APRES
UN NOUVEAU MANUSCRIT
AVEC
UNE INTRODUCTION ET DES NOTES
PAR
L. DE BORDES DE PORTAGE
BORDEAUX
G. GOUNOUILHOU, ï M PR I M EUR-ÉDITR U R
9-1 I, rue Guiraude, y- 11
M.DCCÇ^y*-'"''*^/0^
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INTRODUCTION
Une rare bonne fortune a fait tomber entre nos mains
un nouveau manuscrit de VHistoire véritable de Mon-
tesquieu, dans le temps même où la Société des Biblio-
philes de Guyenne publie, grâce aux descendants de
l'illustre écrivain, les œuvres inédites qui, jusqu'à ces
dernières années, étaient conservées, avec un soin pieux,
dans les archives du château de La Brède. Déjà une
version de VHistoire véritable, d'après une copie tirée de
ces archives, a paru, dans le volume de Mélanges inédits
publié par le regretté baron de Montesquieu en 1892;
elle occupe, dans ce volume, les pages 3 1 à 84, et les
éditeurs l'ont fait suivre d'une très curieuse critique du
roman, par J.-J. Bel.
Ce n'est donc pas une œuvre absolument inédite que
nous présentons au public; mais le manuscrit que nous
imprimons aujourd'hui offre de telles différences avec le
texte déjà publié, il donne un si grand nombre de variantes
et même de pages entièrement nouvelles, que la Société
des Bibliophiles de Guyenne a pensé qu'il méritait de
tigurer dans la collection, déjà nombreuse, de ses publica-
tions, et nous a fait l'honneur de nous charger de l'y intro-
duire. Une courte description du nouveau manuscrit suffira,
nous l'espérons, pour faire apprécier tout l'intérêt qu'il
présente. Il se compose de cinq cahiers petit in-4° dont les
pages, remplies au recto et au verso, sauf une étroite marge.
VIll INTRODUCTION
par récriture très nette d'un copiste, sont attachées avec
des rubans de soie verte et blanche. Chacune d'elles,
soigneusement numérotée, contient de x)nze à quinze
lignes. Le premier cahier compte trente et une paj>es, le
second trente-cinq, le troisième cinquante-deux, le qua-
trième vingt-huit et le sixième quarante. Le livre cinq
manque en entier, comme il manque, sous une autre classi-
fication, dans le texte imprimé en 1892. Nous savons, par
la critique de J.-J. Bel, que ce livre perdu, qu'il désigne
comme le quatrième et qui portait primitivement, en effet,
ce chiffre dans notre copie, était rempli par une histoire
amoureuse destinée à délasser un peu l'esprit du lecteur
au milieu de toutes les transmigrations que le récit faisait
passer sous ses yeux. Aucun indice ne nous permet de dire,
avec certitude, ce qu'a pu devenir cette histoire amou-
reuse, qui avait trouvé grâce devant le sévère J.-J. Bel.
Peut-être Montesquieu l'a-t-il purement et simplement
supprimée; peut-être en a-t-il fait plus tard, et quand il
eut définitivement renoncé à publier V Histoire véritable,
le Temple de Guide, le Voyage à Paphos, ou môme, en la
remaniant et en lui donnant plus d'étendue, son roman
d'Arsace et Isménie.
Quoi qu'il en soit, à cette lacune près, notre manuscrit
est parfaitement complet, sauf pourtant l'épître dédica-
toire, condamnée par J.-J. Bel, et qui ne figure pas non
plus dans celui de La Brède. Cette épître remplissait deux
feuillets ou au moins trois pages qui ont disparu de notre
premier cahier, ainsi que l'indiquerait, à défaut des traces
de suppression encore visibles, la pagination qui saute
brusquement de 4 à 9. En revanche, l'avis du libraire
pour lequel le critique ne s'était pas montré plus favorable,
et que la copie de La Brède ne contient pas davantage,
figure tout au long dans la nôtre.
Montesquieu, avec la simplicité et la bonne foi du génie,
soumettait ses productions à ses amis, surtout au conseiller
J.-J. Bel et au président Barbot, membres, comme lui, de
INTRODUCTION IX
sa chère Académie de Bordeaux. Nous avons un curieux
témoignage de la déférence de ce grand esprit, comme de
la sincérité des amis qu'il consultait, dans la critique
sévère, mais parfois bien judicieusement clairvoyante, que
J.-J. Bel fit de VHistoire véritable, dont le manuscrit lui
avait été communiqué par l'auteur.
Montesquieu se soumit au jugement de son ami. Il paraît
avoir, à plusieurs reprises et même assez tard, essayé de
remanier cette œuvre de sa jeunesse en vue d'une publica-
tion ; puis il s'en détacha entièrement, et, absorbé par des
travaux d'une tout autre portée, il abandonna définitive-
ment VHistoire véritable. Il a surtout corrigé et retouché
le livre troisième où, sans parler des changements de
détail, fort nombreux, les pages 9 à i5 (épisode de l'Eunu-
que) ont disparu de notre manuscrit, et y sont remplacées
par dix nouvelles pages non chiffrées, tout entières écrites
de sa main, lesquelles n'offrent guère de ressemblance
avec la partie correspondante du texte imprimé en 1892.
Cet épisode, le plus long de tous ceux qui figurent dans
VHistoire véritable en l'état où elle nous est parvenue,
a été travaillé d'une façon toute particulière par Montes-
quieu. J.-J. Bel en avait signalé l'importance, et l'analogie
frappante qu'il présente avec certains passages des Lettres
persanes ne lui avait point échappé. On le trouvera tout
au long et sous la dernière forme que Montesquieu lui
donna de sa propre main, dans l'édition de VHistoire
véritable que nous publions aujourd'hui.
Il nous paraît superflu de mentionner toutes les variantes
ou même toutes les différences capitales que présente le
texte de l'édition actuelle avec celui de 1892, auquel le
lecteur peut recourir aisément. Il nous suffira de dire que
chacun de nos cinq livres offre, avec les cinq parties corres-
pondantes déjà publiées, de très nombreuses et très impor-
tantes dissemblances, et que notre troisième livre, en
particulier, donne, outre beaucoup de corrections, plusieurs
pages nouvelles écrites de la main même de Montesquieu,
X INTRODUCTION
tandis que notre quatrième livre (primitivement le cin-
quième) est entièrement inédit.
En somme, moins les deux lacunes que nous avons
signalées, c'est bien le roman complet et, sauf quelques
retouches dans certaines de ses parties, tel que Montes-
quieu l'écrivit d'abord, que publie la Société des Biblio-
philes de Guyenne, et nous croyons pouvoir dire que, sous
cette nouvelle forme, c'est encore une œuvre à peu près
inédite qu'elle offre aux amis et aux admirateurs de Mon-
tesquieu.
Tous les lecteurs de V Histoire véritable et de la critique
impitoyable, mais bien souvent fine et judicieuse de J.-J. Bel,
ont éprouvé quelque surprise en constatant que l'ordre des
chapitres et des transmigrations qui les remplissent, ne
concorde guère, dans le texte de 1892, avec cette critique
si détaillée et si complète. Notre manuscrit, au contraire,
répond rigoureusement, comme ordonnance des chapitres
et suite des transmigrations, à l'étude de J.-J. Bel. Les
épisodes se succèdent fidèlement et dans Tordre même où
cette étude les place. Bien plus, les expressions relevées
par J.-J. Bel s'offrent, dans notre copie, à la page et à la
ligne même qu'il désigne. Nous pourrions multiplier les
exemples, il nous suffira de citer les suivants : livre II, le
mot laquais, qui choque J.-J. Bel, figure à l'endroit même
que le critique signale expressément : page 4, ligne 14.
Livre V, devenu livre IV: le censeur trouve trop bas le terme
de caillettes, employé, dit-il, à la ligne 9 de la page 2 5,
et, en effet, le mot se lit en toutes lettres, page 25, ligne 9.
Bref, l'étude de J.-J. Bel pourrait servir de table des matières
aux tableaux rapides et multipliés tracés, par le Métempsy-
cosiste, dans l'ordre oi!i les présente notre manuscrit.
Il ne nous paraît donc pas téméraire d'affirmer que
cette copie est bien celle que J.-J. Bel eut sous les yeux
et sur laquelle il rédigea son travail. Nous avions un
instant eu la pensée de réimprimer, en appendice, cet
intéressant document qui fait désormais, à tous les titres.
INTRODUCTION XI
partie intégrante de V Histoire véritable, mais le lecteur
curieux de poursuivre et d'approfondir l'examen que
nous venons d'esquisser, pourra toujours se reporter
facilement au volume de 1892 ou même y joindre la
présente édition, et cette considération nous a fait renoncer
à notre projet.
Comment notre manuscrit a-t-il quitté les archives de
La Brède d'où il est de toute évidence qu'il provient? Il
n'est peut-être pas impossible de répondre à cette question.
On sait que, vers 1829, les œuvres inédites de Montesquieu
furent remises à J. Laine, en vue d'une publication qui,
pour des causes que nous n'avons pas à rechercher ici, ne
put avoir lieu i. Après la mort de Laine, arrivée en décem-
bre 1 83 5, les précieux manuscrits qui lui avaient été confiés,
furent rendus, par ses héritiers, à la famille de Montesquieu.
Toutefois plusieurs s'égarèrent, et quelques-uns restèrent
enfouis dans les papiers de Laine. Nous avons tout lieu de
croire que notre manuscrit fut du nombre de ces derniers,
car nous l'avons découvert parmi une quantité considérable
de lettres et de documents dont la plupart provenaient de
Laine lui-même ou de sa famille.
Montesquieu paraît avoir composé V Histoire véritable
dont le titre appartient à Lucien, dans sa jeunesse, peu de
temps après les Lettres persattes, et peut-être même avant
leur publication. Les allusions très claires aux affaires du
temps que contient l'avis du libraire, et quelques autres,
moins transparentes, qu'on pourrait relever dans le cours
du récit, ne se comprendraient pas si l'œuvre ne datait pas
de la Régence. Peut-être même avons-nous là comme un
premier jet de la veine d'où allaient sortir les Lettres
persanes avec lesquelles V Histoire véritable offre, en
certaines de ses parties du moins, bien des ressemblances.
Cela seul, à défaut du mérite de l'ouvrage, et de l'intérêt
I. Voir, à ce sujet, l'intéressante Histoire des vtannscrits inédits de
Montesquieu placée, par M. Céleste, en tête du volume de Mélanges
inédits, Bordeaux, 1892, pp. xxxv-xl.
XII INTRODUCTION
qui s'attache aux productions qui peuvent éclairer l'évolu-
tion des idées et les progrès du talent chez les grands
écrivains, suffirait à recommander cet essai de jeunesse
pour lequel Montesquieu semble avoir eu une prédilection
particulière, puisqu'il y fit plusieurs retouches plus tard,
et, probablement même, dans la pleine maturité de son
génie. D'ailleurs, si les Lettres persanes gardent encore
comme une saveur du xvir siècle, ne peut-on pas affirmer
qu'avec VHistoire véritable, Montesquieu inaugure ce
roman ou plutôt ce conte satirique et philosophique si
goûté pendant toute la durée du xvill^ siècle, et que
Voltaire allait bientôt porter à sa perfection?
L'auteur de VHistoire véritable employait à la lecture
tous les instants de loisir que lui laissaient ses occupations
professionnelles, ses affaires et ses propres ouvrages. Il
s'intéressait aux romans qui faisaient quelque bruit. Les
réflexions qu'il a consignées, dans ses pensées », au sujet de
Manon Lescaut, qu'il lut au moment de son apparition, et
sur laquelle il formule déjà ce jugement ferme et sûr qu'il
portait sur toute chose, nous en donneraient une preuve
certaine, si son goût pour les fictions ne se trahissait en
maints endroits de ses oeuvres, et par un certain nombre
de ces œuvres elles-mêmes. Il lut certainement les Mille
et une Ntiits traduites ou plutôt adaptées par Gallands,
avec quel tact et quelle délicatesse, nous le savons aujour-
d'hui que nous possédons dans leur intégrité les récits de
la sultane Shéhérazade. Il lui en resta le goût de l'Orient
qu'il conserva toute sa vie, si bien qu'en ses derniers
jours, c'est encore au fond de l'Orient qu'il plaçait les
aventures dCArsace. Nous savons, par une de ses dernières
lettres adressée de La Brède, le 8 décembre 1754, à son
spirituel correspondant l'abbé de Guasco, qu'il s'occupait
1. Pensées et fragments inédits, t. II, p. 6i. Montesquieu a pris soin
de mentionner qu'il iit cette lecture le 6 avril 1734.
2. Leur publication, commencée en 170?, ne fut achevée qu'en 171 i.
V. au surplus Pensées, II, 108.
INTRODUCTION XIîT
encore à ce moment de ce petit roman que son fils, J.-B. de
Secondât, devait publier seulement en 1783.
Il nous reste à dire un mot de la façon dont nous avons
compris nos devoirs d'éditeur. Notre manuscrit est fort
correct, et son orthographe est en tout conforme à celle
du temps. Nous l'avons donc fidèlement reproduit, sauf
quelques fautes évidentes que nous avons dû corriger. Par
contre, nous nous sommes vu obligé à reconstituer entiè-
rement sa ponctuation, très défectueuse, comme celle de
presque tous les manuscrits de l'époque. Un très petit
nombre de notes donnent, au bas des pages, les variantes
les plus importantes, les passages qui se laissent lire sous
les ratures, et signalent les quelques phrases, débris
du naufrage, que Montesquieu a transportées, en les
modifiant un peu, dans ses autres ouvrages. D'ailleurs, en
dehors de ce que nous avons dit, dans cette introduction,
nous n'avions rien à ajouter au savant et si judicieux
commentaire qui accompagne le texte de 1892; le
lecteur s'y reportera toujours avec autant de plaisir que
de profit.
Nous n'avons pas cru devoir nous astreindre à suivre
scrupuleusement les dispositions typographiques adoptées
par la Société des Bibliophiles de Guyenne pour la publi-
cation des manuscrits inédits de Montesquieu; non que
nous ayons la plus légère critique à formuler contre ces
dispositions, mais, notre manuscrit ne faisant pas partie
des œuvres inédites tirées des archives de La Brède, il
nous a paru que nous n'avions pas à tenir un compte
rigoureux, pour sa publication, des règles suivies pour
l'ensemble de ces œuvres.
Nous le répéterons en terminant : la Société des Biblio-
philes de Guyenne, en publiant aujourd'hui cette nouvelle
version de V Histoire véritable dont le volume de 1892 ne
donnait pour ainsi dire que des fragments, fait connaître
entièrement aux amis des lettres un essai de jeunesse, à
peu près inédit, d'un écrivain chez lequel le savoir le plus
XIV INTRODUCTION
vaste, la profondeur de la pensée, s'alliaient à la finesse
et aux grâces de l'esprit, et qui, sans le moindre effort,
mettait cette profondeur dans ses productions les plus
légères, comme il semait cette grâce et cet esprit dans
ses œuvres les plus profondes.
L. DE Bordes de Portage.
Bordeaux, 4 juillet 1902.
LE
LIBRAIRE AU LECTEUR
Il y avoit longtems que je cherchois à impri-
mer quelque livre bon, médiocre ou mauvais
qui se vendît bien, afin de rétablir mon com-
merce qui est un peu délabré, depuis qu'un
scavant du Mississipi m'achepta tout ce qu'il y
avoit de livres dans ma boutique, et me paya en
billets de banque qui ont péri entre mes mains.
Dieu fasse paix à ceux qui en sont la cause ! Un
illustre de mes amis est entré dans mes vues, et
m'a procuré ce petit ouvrage que j'ay l'honneur
de présenter au public.
J'aurois fort souhaité que celuy qui l'a accom-
modé à nos mœurs, eût voulu, à ses risques et
fortune, y insérer quelque trait qui eût un peu
réfléchi sur les affaires du tems. Le lecteur ingé-
nieux m'entend bien. Je le supplie d'examiner si,
dans le récit de toutes ces aventures, il n'y auroil
XVI LE LIBRAIRE AU LECTEUR
point quelque chose qui pût donner du crédit à
mon livre, et faire ma petite fortune.
Ce n'est pas que je voulusse en mon particu-
lier me brouiller ouvertement avec les magis-
trats; je souhaiterois que l'attention du public
fût réveillée et non pas la leur.
Un bel esprit ^ qui vient quelquefois dans ma
boutique où nous Fécoutons beaucoup, soutenoit,
l'autre jour, qu'il n'y avoit pas un mot de vray
dans toute mon Histoire véritable. Ce qui luy a
fait prendre cette opinion, c'est que mademoi-
selle de Scudéry s'est servie d'une idée à peu près
pareille pour en orner un de ses romans.
D'ailleurs, les Aventures du mandarin Fun-
Hoam ont été regardées comme fabuleuses par
tous les critiques.
Je ne suis qu'un pauvre libraire et je ne scay
guère bien ce qui en est; mais le public peut
achepter mon livre comme roman, s'il ne juge
pas à propos de l'achepter comme histoire.
I. Le manuscrit portait un «scavant». Montesquieu a effacé
le mot, et l'a remplacé par celui que nous imprimons.
HISTOIRE VÉRITABLE
LIVRE PREMIER
J'étois, sans contredit, le plus grand fripon de
toutes les Indes, et, de plus, valet d'un vieux gym-
nosophiste, qui, depuis cinquante ans, travailloit à
se procurer une transmigration heureuse, et, par ses
rudes pénitences, se changeoit en squelette, dans
ce monde, pour n'être point transformé en quelque
vil animal, dans l'autre. Mais moy, m'endurcissant
sur tout ce qui pourroit m'arriver, je faisois une
exécution terrible sur tous les animaux qui me
tomboient entre les mains. Il est vray que je ne
touchois point à quelques vieilles poules qui étoient
dans la cour de mon maître, que j'épargnois quelques
oyes presque sexagénaires, et que j'avois grand
soin d'une vieille vache ridée, qui me faisoit enra-
ger. Elle n'avoit plus de dents pour paître, et il
falloit presque que je la portasse, lorsque mon
maître m'ordonnoit de la mener promener.
Je recevois les aumônes, et j'acheptois sous main
tout ce qu'il falloit pour me bien nourrir, et mon
maître ne pouvoit comprendre comment un homme
dévot comme moy devenoit si gras avec une once
de riz et deux verres d'eau qu'il me donnoit par
jour, et il attribuoit cela à une protection particulière
4 MONTESQUIEU
de son Dieu, qui me favorisoit d'un embonpoint
qu'avoient à peine les plus cruels mangeurs d'ani-
maux.
Mon maître, accablé de vieillesse, se brûla, et,
comme il me regardoit comme un saint, il me laissa,
par son testament, un ordre auquel je ne m'attendois
pas. Ce fut de le suivre par la route qu'il avoit prise.
Il me faisoit trop d'honneur, et je parus d'abord
bien embarrassé. Mais, pendant qu'on me faisoit de
grands compliments, je me remis de mon désordre,
et prenant un air assuré : « Qu'on me dresse, dis-je, un
bûcher tout à l'heure, et surtout qu'on ne me fasse
pas attendre ! » Je sçavois bien qu'il n'y avoit point de
bois dans la maison, car il est très rare aux Indes, et
qu'il falloit que la cérémonie fût remise au lendemain.
La nuit venue, je m'enfuis à cinquante lieues de
là. J'eus bientôt dissipé tout ce que j'avois, et il ne
me resta pour toute ressource que l'habit de mon
maître, avec lequel je me mis à jouer le saint; mais
mon visage me ruinoit.
Ayant entrepris de grands jeûnes, je n'eus pas le
courage de les finir. Je me fis fouetter par les rues,
mais je me comportay si mal que je ne gagnois pas
un sol. J'avois plus la mine d'un criminel que d'un
pénitent; je fuyois, malgré moi, sous les verges; je
n'excitois pas la compassion, mais la risée publique.
Cependant j'enrageois bien le soir d'avoir été
tout le jour étrillé pour rien, et, pestant tantôt contre
le métier, tantôt contre moy-même, je me déses-
pérois d'avoir été si lâche, et je m'encourageois
pour le lendemain.
HISTOIRE VERITABLE 5
Un jour, j*allay me poster près d'un vieux bonze
qui tenoit, depuis quinze ans, les bras en l'air; à
peine eus-je été deux heures dans cette posture que
j'y renonçay.
Je voulus entreprendre de regarder le soleil; mais
je fermois les yeux, ou je tournois la tête, ou je
portois la main au visage, et l'on ne me donnoit rien.
Je vis une troupe de ces faquirs qui, pour être
plus parfaits, se rendent insensibles, et attachent à
la partie la plus rebelle un poids qui puisse la vain-
cre. Je voulus rester parmy eux. Ils m'accablèrent
d'un anneau de fer de huit livres, que je trainay
misérablement pendant deux jours.
M'apercevant que, dans ce métier, la condition du
valet est meilleure que celle du maître, je me mis
encore une fois au service d'un philosophe célèbre,
qui me fit le ministre en chef de ses mortifications.
Nous n'eûmes aucun démêlé quand il ne fut ques-
tion que de luy. Il trouvoit en moy un écorcheur
parfait et un cuisinier impitoyable.
Un jour, il s'enferma dans un petit caveau où il
étoit obligé de se tenir couché. Il ne respiroit que
par un petit trou, et une lampe achevoit de l'étouffer.
Il résolut d'y demeurer six jours sans boire et sans
manger. Gomme cette action nous attiroit des
aumônes, je l'encourageois cruellement, et, quand
il étoit sur le point de finir ses six jours, je lui dis
faussement qu'un autre en devoit rester neuf, et je
l'obligeay, par mes mensonges, mes exhortations et
mes railleries, à se tenir dans son poste encore trois
jours.
6 MONTESQUIEU
Vous croyés peut être, Ayesda, que ce que je
viens de vous dire s'est passé de nos jours? Je vous
avertis qu'il y a quatre mille ans de cela. Vous me
paroisses étonné; laissés moy continuer mon his-
toire! Je vous assure que je suis sincère. Vous
pouvés vous être aperçu que ce n'est pas la vanité
qui me fait parler.
Je voulus débaucher une jeune fem.me. Son mari
le sçut et me tua. Mon âme étoit toute neuve et
n'avoit point animé d'autres corps. Elle fut trans-
portée dans un lieu où les philosophes dévoient la
juger. Toute ma vie fut pesée, et la balance tomba
rudement du côté du mal. Je fus condamné à passer
dans les animaux les plus vils, et l'on me mit sous la
puissance de mon mauvais Génie, qui étoit un petit
esprit noir, brûlé et malin, qui devoit me conduire
dans toutes ces transmigrations; mais moy, sans
m^étonner, sans m'affliger, sans me plaindre, je con-
servay ma gayeté ordinaire, et j'éclatay de rire, en
voyant les autres ombres épouvantées. Un des prin-
cipaux philosophes admira mon courage, et me prit
en amitié : < Pour te faire voir, me dit -il, que j'es-
time ta fermeté, je vais t'accorder le seul don qui
soit en ma puissance : c'est la faculté de te ressou-
venir de tout ce qui t'arrivera dans toutes les révo-
lutions de ton être. »
Il me fallut, d'abord, essuyer sept ou huit cents
transmigrations d'insectes en insectes. Pendant tout
ce tems là, mes vies n'eurent guère rien de remar-
quable. Étant sauterelle, je broutay ma part d'un
pays de vingt lieues; dans une autre transmigration,
HISTOIRE VÉRITABLE 7
étant descendu dans une fourmilière, je charroyay,
tout Tété, la provision comme un chameau. Enfin je
tins mon rang dans un parti de frelons contre une
armée de guêpes, et j'y fus tué des premiers.
Je nacquis perroquet; je vivois dans les bois, et j'y
passois agréablement ma vie. On m^en tira pour me
mettre parmy les hommes. J'appris d'abord à parler
comme eux; mais ils n'avoient pas l'esprit de chanter
comme moy, aussi les meprisois-je beaucoup. On
m'enferma dans une cage de fer, et les premiers jours
j'en fus très affligé. Mais j'aimois le vin, il ne me
manquoit pas, et j'y noyay tous mes chagrins.
Vous trouvères dans tout cecy, mon cher Ayesda,
la clef de toutes les sympathies et de toutes les anti-
pathies mal démêlées; elles ont des causes que les
gens qui n'ont pas reçu le même don que moy igno-
reront toujours. Par exemple, le goût que j'ay pour
la musique ; je vous diray bien que je le tiens un
peu de ce que j'ay été autrefois un petit rossignol ;
et, si vous me voyés une si grande facilité de m'é-
noncer, ne vous en étonnés pas, quand vous scaurés
que j'étois, il n'y a pas bien du tems, une pie qui
jasoit sans cesse, et à qui on avoit crevé un œil.
Je fus bientôt transformé en un petit chien. J'étois
si joli que ma maîtresse m'estropioit tout le jour, et
m'étoufifoit toute la nuit. Elle me faisoit tenir sur
les pattes de derrière, et ne me permettoit plus
l'usage de celles de devant. Elle me secouoit les
oreilles; j'avois tous mes muscles en contraction,
et, quand ses transports d'amour redoubloient,
j'étois toujours en danger de ma vie. Pour comble
8 MONTESQUIEU
de malheur, elle s'imagina que je serois plus aimable
si elle me faisoit mourir de faim. J'étois au désespoir,
et j'enviois bien la condition d'un vilain mâtin qui
vivoit négligé dans une cuisine, où il passoit sa vie
en philosophe épicurien. Après deux ans de persé-
cutions, je mourus, laissant un grand vuide dans la
vie de ma maîtresse, dont je faisois toute l'occu-
pation.
Je touchois à l'heure où je devois être un gros
animal. Je devins loup, et le premier tour de mon
métier, fut de manger un philosophe ancien qui
paissoit, sous la figure d'un mouton, dans une prai-
rie. Après plusieurs changements, je fus fait ours.
Mais j'étois si las d'être bête que je songeay à bien
vivre et à voir si, par ce moyen, je n'obtiendrois
pas de redevenir homme. Je résolus donc de ne plus
manger d'animaux et de paître tristement mon
herbe. J'avois si bien fait que les moutons venoient
bondir autour de moy, et j'enrageois de bon cœur.
Il me prenoit des envies. Non! je n'ay jamais tant
souffert!
Mon Génie me trouva digne d'être un bon animal;
je fus tué sanglier, et je nacquis agneau.
Je vous diray en passant que je n'ay jamais bien
compris pourquoy les Dieux, qui sçavent la mesure
de la félicité de tous les êtres, les ont soumis à tant
de transmigrations, pour les récompenser ou les
punir. Je ne me suis guère trouvé plus heureux dans
une transmigration que dans une autre. Il est vray
que plus j'étois un animal bon et facile, plus l'espé-
rance de devenir homme augmentoit en moy, et.
HISTOIRE VERITABLE 9
lorsque j'étois une bête cruelle, comme je n'avois
pas une subsistance assurée, j'étois presque toujours
ou dans les tourments de la faim, ou dans ceux que
donne une trop abondante nourriture.
Il m'arriva un jour une aventure bien extraor-
dinaire. J'étois bœuf en Egypte, et je ne songeois
qu'à paître quelques mauvais roseaux, lorsque des
prêtres, qui passèrent auprès de mon pâturage,
s'écrièrent que j'étois Apis, m'adorèrent, et me
menèrent, comme en triomphe, dans un magnifique
temple. J'ay souvent, depuis que je suis devenu
homme, fait de grandes fortunes sans l'avoir plus
mérité que cette fois cy.
Je n'avois pas beaucoup de vanité, et je ne me
souciois guère de l'encens qu'on faisoit fumer devant
moy; mais je n'étois pas fâché qu'une partie de mon
culte fut de me bien nourrir. Dans un mois, je fus
gras à pleine peau, ce qui étoit regardé comme un
signe de la prospérité de l'Etat. Lorsque j'étois
malade, toute l'Egypte étoit en pleurs. Je riois dans
ma peau, quand je voyois la désolation publique.
J'étois malin comme un singe, et souvent je faisois
le malade pour voir pleurer tout le monde. Mais,
ayant entendu un vieux prêtre qui disoit : « La santé
du Dieu est si chancelante qu'il ne veut plus être
manifesté sous cette figure, à la première rechute,
nous rirons noyer dans la fontaine sacrée, » ce
discours fit impression sur moy, et je me portay très
bien.
Vous sçavés, mon cher Ayesda, que tous les ani-
maux ont un attachement naturel pour leur être.
lO MONTESQUIEU
c'est pour cela que les philosophes défendent si
fort de les tuer. Gomme chaque âme habite volon-
tiers le corps qui luy est tombé en partage, on ne
peut l'en déloger sans luy faire violence.
Un jour, mon esprit s'étendit; je me trouvay un
gros philosophe; j'avois de la raison, du sens, de la
prudence, en un mot j'étois éléphant. Un roi du
Thibet m'achepta et me destina à porter une des
reines. Une nuit qu'il voyageoit avec ses femmes et
toute sa suite, je sentis ma charge augmenter de
la moitié. Mon conducteur étoit monté dans la
cage où étoit la reine. Occupé de ses plaisirs, il ne
songeoit guère à me guider. Mais j'allois toujours
mon train. A la fin, il descendit, et, pour faire voir
qu'il étoit à terre, il se mit à jurer et à me battre.
<^ Mon Dieu! dis-je en moy-même, les hommes sont
bien injustes. Ils ne sont jamais plus portés à rendre
les autres malheureux, que lorsqu'ils jouissent de
quelque bonheur. »
Un jeune éléphant ayant été pris dans les bois, on
le donna à dresser à un de mes camarades et à moy.
Nous mîmes cet écolier entre nous deux, et nous le
gourmâmes si bien qu'il fut d'abord instruit, et il
devint privé et obéissant comme nous mêmes. Je vis
que mon camarade prenoit du plaisir à cet acte de
supériorité. Je fis cette reflexion :« La liberté naturelle
est, de tous côtés, attaquée. Ceux qui vivent dans
l'esclavage sont aussi ennemis de la liberté des autres
que ceux qui commandent avec plus d'empire.»
Une des femmes du Roi ayant été surprise avec
un homme, fut condamnée à être jetée et foulée sous
HISTOIRE VERITABLE ï I
mes pieds. Je dis en moy-même : « Voicy un homme
qui n'a que quatre coudées comme les autres, et qui
est aussi à charge à la Providence que si elle lui
avoit donné mille corps. Combien d'hommes se
rassasieroient des mets que j'ay vu présenter à sa
table? Nous qui sommes destinés à porter sa per-
sonne, pourrions porter à Taise une armée, et enfin
il faut un nombre innombrable de femmes à ses
plaisirs ou à ses dégoûts. Son corps a peu de
besoins, mais son esprit les multiplie, et, ne pouvant
avoir que des plaisirs très bornés, il s'imagine qu'il
jouit de tous ceux dont il prive les autres. Je vais
punir une femme pour avoir violé des loix qu'on est
mille fois plus coupable d'avoir faites. J'obéis, mais
c'est à regret. » Dès que j'eus fait mon office, le Roi
vint me flatter, mais j'étois si indigné contre lui que
je lui donnay un coup de trompe, et le jetay à dix
pas de là.
Tout d'abord les courtisans m'entourèrent, et je vis
mille dards tournés contre moy. J'allois périr, lorsque
quelqu'un s'écria: «Le Roi est mort!» Soudain,
chacun baissa les armes, plusieurs même vinrent me
caresser, et, un instant après, tout le monde disparut.
Tout retentit bientôt des cris et des acclamations
publiques. On alla tirer l'héritier présomptif d'une
prison où il étoit enfermé. Le corps du Roi défunt
fut jeté dans un égout. On m'entoura de fleurs, on
me mena par la ville, et on me mit dans un magni-
fique temple. «Que veut dire cecy?dis-je en moy-
même. C'est la seule mauvaise action que j'ay faite,
et d'abord on m'élève des autels. »
T2 MONTESQUIEU
Indigné des bassesses des hommes, je m'enfuis et
me retiray dans les bois. Tous les animaux qui
craignent les bêtes féroces venoient paître autour
de moy, et regardoient comme un asile les lieux
où j'étois. Cela me faisoit plaisir, et je disois en
moy-même : « On donne au lion le titre de Roi des
animaux; il n'en est que le tyran, et j'en suis le
Roi I . >
I. Dans Arsace et Isménie, Montesquieu prête à l'ambassa-
deur des Parthes le petit discours suivant : « Un tigre d'Hircanie
désoloit la contrée; un éléphant l'étouffa sous ses pieds. Un
jeune tigre restoit, et il étoit déjà aussi cruel que son père; l'élé-
phant en délivra encore le pays. Tous les animaux qui craignoient
les bêtes féroces venoient paître autour de lui. Il se plaisoit
à voir qu'il étoit leur asile, et il disoit en lui-même: «On dit
» que le tigre est le Roi des animaux; il n'en est que le tyran et
2- j'en suis le Roi. :>
LIVRE II
Il auroit été à souhaiter, lorsque je devins homme,
que j'eusse eu autant de vertu que lorsque j'étois
une si grosse bête. Mais je ne me trouvay plus la
même tranquillité d'esprit, ni cette liberté de raison-
nement, cette sagesse et cette prudence que j'avois
eues. Au contraire, j'étois plein de passions, de
caprices et de contretems.
Mon entrée dans le monde ne fut pas heureuse,
car, à l'âge de dix huit ans, je fus pendu. J'en dirois
bien la cause, mais je passe légèrement sur cela.
Suffit que je me comportay très bien, et que, dans
tout le chemin, on louoit beaucoup ma contenance.
* En vérité, dit un artisan, il a de l'honneur dans son
fait !» — « Je suis, disoit un autre, un homme d'habi-
tude. Il y a trente ans que j'assiste régulièrement
à ces sortes d'assemblées, mais je n'ay jamais vu
d'homme qui s'en soit mieux sorti que celui-cy. »
Je vous dis, mon cher Ayesda, des choses que je
pourrois bien vous cacher; mais ayant continuelle-
ment changé, je ne me regarde pas comme un
individu. J'ay été très souvent fripon, assez rarement
honnête homme. C'est la faute de l'humanité plus que
la mienne, et, d'ailleurs, je crois ne devoir répondre
F4 MONTESQUIEU
que de ce qui se passe dans ma transmigration pré-
sente, et je pense que vous ne doutés pas que je ne
sois actuellement un homme de bien.
Etant né à Messène, je me mariay. Je pris une
femme jeune, jolie, coquette, et qui donnoit mon
amitié à tous les jeunes gens qui entroient chez moy.
Je devins jaloux. Pour me guérir, elle me fit voir, à
n'en pouvoir plus douter, que j'avois raison de l'être.
Dès ce moment, je ne le fus plus, et nous vécûmes
de la meilleure intelligence du monde.
Devenu veuf, je me mariay à une femme qui avoit
été belle, et qui prétendoit que je fusse amoureux
d'elle parce qu'elle avoit eu autrefois beaucoup
d'amans. Je pris une maîtresse, et je disois que je
l'entretenois parce que je la payois bien. Mais je
trouvay qu'elle, de son côté, entretenoit un homme
de guerre; cet homme de guerre, une prêtresse
d'Apollon; cette prêtresse, un joueur de flûte; ce
joueur de flûte, une courtisane; et cette courtisane,
un laquais. Je fis, d'un seul coup, tomber tous ces
ménages. Par le crédit de ma première femme,
j'avois été maltôtier du Roi de Corinthe. Les grands
venoient manger chez moy, et j'étois précisément de
l'impertinence qu'il leur falloit. Je fis mal mes aff"ai-
res; on me destitua, et, dès que je ne pus plus être
voleur, tout le monde se mit à crier que j'étois un
fripon.
Une nouvelle métamorphose donna à Sicyone un
très mauvais poëte. Je n'ay, dans aucune de mes
transmigrations, porté un habit si usé que dans
celle là. Je passa}- ma misérable vie à mordre les
HISTOIRE VÉRITABLE l5
grands, qui n'en sçavoient rien, et les petits, qui ne
s*en mettoient point en peine. J'étois comme ces
vipères que l'on met dans des vases où on les fait
jeûner des années entières : je jetois mon'venin tout
autour de moy, et il ne tomboit sur personne.
Dans une autre transmigration, je me fis courtisan.
Je commençay d'abord à faire paroître beaucoup de
mépris pour ma profession, et je disois toujours :
« Bon Dieu! Qu'est cecy? Ne seray-je jamais délivré
de cette servitude de Cour?» Cependant je fus assez
heureux pour pouvoir faire deux ou trois mauvaises
actions. Quand il y en avoit quelqu'une qui auroit
pu me déshonorer, je la faisois faire par ma femme,
et, quand je voyois que quelque sot, en se livrant
trop grossièrement, avoit perdu l'estime publique,
je déclamois contre lui de la belle manière, et l'on
disoit : « Il ne peut pas souffrir des bassesses. »
Quand je voyois un homme de bien dans le malheur,
je le trouvois un fripon, et, quand je voyois un
fripon dans la prospérité, je le trouvois homme
de bien. Je traitois comme mes amis tous ceux
qui me méprisoient, tous ceux qui me mortifioient,
tous ceux qui me désespéroient, et, les gens qui
étoient au dessous de moy, pourvu qu'ils ne pussent
pas me faire de mal, je les traitois comme mes
ennemis. Je tirois en secret l'horoscope de tous
les gens de la Cour. Si je pouvois prévoir la faveur
de quelqu'un, je commençois à m'humilier devant
luy. Si je me trompois sur sa fortune, je corri-
geois si bien mon erreur, que je ne le regardois
plus.
l6 MONTESQUIEU
Je VOUS communiqueray, Ayesda, une réflexion
que j'ay faite. Ayant vécu dans tous les états, dans
tous les lieux et dans tous les tems, j'ay trouvé que
l'honneur n'a jamais dû m'empêcher de faire une
mauvaise action. Je me suis aperçu que, dans les
crimes qui déshonorent, il y a toujours une manière
de les commettre qui ne déshonore pas, et, avec ce
petit principe, que mon expérience me fit connaître
dès ma seconde transmigration, j'ay violé et suivi
les loix, été honnête et malhonnête homme, ayant
toujours, le plus qu'il m'a été possible, tué, volé,
trompé, de la seule façon que Thonneur me l'a
permis.
Dans cette vie cy, je fus l'homme de mon tems le
plus à la mode. J'étois un misérable officier d'un roi
d'Egypte, lorsque l'envie me prit de laisser mes
camarades sous leurs tentes et d'aller à Thèbes, où
je me mis à jouer. J'avois, grâce à Dieu, les mains
bonnes, et, quand la fortune ne me suivoit pas, je la
traînois après moy. Vous ne sçauriés croire combien
j'étois aimé des grands seigneurs que je ruinois ; ils
m'embtassoient sans cesse, et me faisoient mille
excuses de ce qu'ils ne me payoient pas à l'échéance
l'argent que je leur avois volé ; car, comme je vous
ay dit, je ne m'avisois pas d'aller jouer pour faire
des actions de morale. Cependant mes belles ma-
nières leur donnoient tant de goût pour moy, qu'ils
étoient au désespoir quand ils se trouvoient obligés
de s'ennuyer à jouer avec quelque honnête homme.
On me mettoit de toutes les parties de plaisir, et je
dépouillois une société de si bonne grâce que toutes
HISTOIRE VÉRITABLE I7
les femmes me lorgnoient, ce qui m'étoit très souvent
à charge, car les distractions que cela me donnoit
m'empêchoient de bien jouer mon argent. Quand on
m'annonçoit dans une compagnie, il se faisoit une
acclamation générale; j^étois un homme d'impor-
tance, quoique je n'eusse ni employ, ni valeur, ni
naissance, ni esprit, ni probité, ni sçavoir.
Je commençay une autre vie dans la ville de
Corinthe. J'entray dans le monde avec une assez
belle figure, un air assuré et une très grande liberté
d'esprit. Mon talent principal fut une facilité singu-
lière à emprunter de l'argent. Je trouvay des gens
très complaisans, mais un homme, qui avoit été de
mes amis, me devint insupportable, car il ne me
voyoit jamais qu'il ne me parlât de le payer. Il étoit
si sot que je ne pouvois le faire entrer dans mes
raisons, et il ne se prétoit à aucun de mes arrange-
mens. Il me décrioit dans toute la ville et parloit de
moy avec si peu de ménagement, qu'à la fin, pour luy
fermer la bouche, je fus obligé de luy donner des
coups de bâton. Il les souffrit patiemment, ce qui me
piqua en quelque manière, car, si je Pavois sçu, je les
lui aurois donné d'abord. Mes billets circulèrent de
plus en plus et se multiplièrent au point que je jugeay
à propos d'en faire des plaisanteries, et de donner à
la chose un air ridicule, qui empêchât qu'on ne m'en
parlât sérieusement. Il m'en coûta la valeur de trois
ou quatre bons mots, et, par là, je sortis d'affaire. Je
vous assure que, si je n'avois pas eu le bonheur d'être
né avec quelque effronterie, j'aurois été déshonoré
mille fois. Vous sçavés que les vices d'un homme
l8 MONTESQUIEU
modeste sont toujours jugés à la rigueur, et l'impu-
dence, qui est obligée de donner une amnistie à l'im-
pudence, a la ressource de s'élever contre la timidité,
qui est toujours désarmée. Sur ces entrefaites, un de
mes parens mourut, et je recueillis une très riche
succession. Je pris la résolution d'aller être honnête
homme dans quelque autre société, et je fis ce métier
là quelque tems. C'est le sublime de la friponnerie
de sçavoir faire entrer la probité dans son art.
Je vous avoue, Ayesda, que, dans cette transmi-
gration dont je vous parle, je chargeay un peu trop
mon caractère. J'ai remarqué que pour bien réussir
dans le monde, il faut être seulement sot à demi et à
demi fripon. Par là on s'ajuste avec tout le monde,
car on aboutit par quatre côtés aux sots, aux gens
d'esprit, aux fripons et aux honnêtes gens.
Dans ma vie suivante, j'avois une taille médiocre,
des cheveux blonds, une figure mâle et de larges
épaules. Je fus l'amant de cinq ou six vieilles femmes
et d'autant de monstres plus jeunes. Dans le com-
mencement de ma carrière, je la trouvay rude. Mais,
par un prodige de l'habitude et une certaine force
du méchanisme, je m'accoutumay à la vieillesse et à
la laideur, et je parvins au point que la beauté même
auroit fait sur moy moins d'impressions; car l'idée
d'une femme charmante ne réveilloit plus, dans mon
esprit, que celle de l'indigence. Je ne me piquois
point de sentimens; on les admire, on les rend
même, mais on ne les paye pas. Au lieu que je vou-
lois qu'une femme vît toujours dans mes équipages,
dans mes habits et dans ma façon de jouer, des
HISTOIRE VÉRITABLE I9
marques de ses bons procédés. Vous sériés étonné si
je vous disois mes prodiges lorsque j'entreprenois de
hâter une libéralité tardive. J'avois toujours eu pour
maxime de commencer par faire connoître ce que je
valois. Je n'ignorois pas que les femmes sont trop
avares pour se ruiner avec de certains amans, et
que, si les hommes les quittent par caprice, elles ne
quittent guère les hommes que par raison.
Je cherchay donc à consoler le beau sexe de la
perte de ses agrémens. Je soutins sa décadence et
j'honoray ses rides. Là où les autres finissoient leurs
hommages, il me vit commencer les miens, et je n*ay
point à me plaindre de sa reconnaissance, mais
seulement d'une certaine équité, qui fit tellement
dépendre la récompense des services, qu'elle finit
avec eux.
Quand les dieux, mon cher Ayesda, veulent puri-
fier une âme, ils la font successivement passer d'un
bon animal dans un meilleur, et, lorsqu'elle est
enfermée dans les corps humains, et qu'elle doit
finir sa course, ils la mènent d'une vie où elle reçoit
quelques impressions de la vertu, à une autre où elle
en prend davantage, et je vous avoue ingénuement
que, si c'étoit vers la vertu que je tendois après tant
de voyages, je n'étois guère avancé.
Je nacquis, et, dans mon enfance, ma nourrice
m'ayant laissé endormi sous un arbre, elle trouva, à
son retour, que des abeilles avoient couvert mes
lèvres de miel. On dit que j'avois de petites mains
douces comme du velours, des sourcils argentés et
des yeux qui se tournoient tout doucement du côté
20 MONTESQUIEU
que je voulois. Dans les écoles, je ne fus jamais
affligé des coups de pied que me donnèrent mes
camarades, et leurs mépris ne troublèrent point
l'union qui étoit entre nous. Quand je pus former
un plan de vie, je cherchay quelque grand seigneur
qui eût besoin d'un admirateur qui fût à luy, et qui
voulût troquer des services contre des louanges. Je
crus en avoir trouvé un et je m'y attachay. J'appuyois
tous ses discours, et ma tête les suivoit si bien,
qu'elle ne manquoit pas de branler ou de se baisser,
suivant qu'il plaisoit à ce personnage d'approuver ou
de rejeter les propos courans. Je l'aurois bien défié
de citer une occasion où je l'eusse contredit, et cela,
quoique je n'eusse guère sujet d'être content de luy,
car il étoit très avare, et, quoiqu'il sçut répandre,
il ne sçavoit jamais donner. Mon bail étant fini, je
fis paroître une bienveillance plus générale, et mon
admiration s'étendit beaucoup. Ce qui me désespe-
roit, c'étoit une espèce d'hommes qu'on appeloit gens
de mérite, qui recevoient tous mes petits hommages
comme des tributs ou comme des affronts. C'étoit
des pièces de bois qui ne se laissoient pas tailler, de
façon qu'après avoir commencé à les orner, j'étois
toujours obligé de les laisser. Mais, quand je me
trouvois avec ces gens que l'on regarde, dans le
monde, comme des insectes, c'est là que j'étois bien :
« Vous rampes, leur disois-je, avec tant de grâce,
que je vous aime plus que tout ce qui vole dans les
airs. Sçavés vous que vous avés une infinité de petits
pieds, les plus jolis du monde? Vous n'iriés pas loin
avec cela, mais votre démarche est sûre; la plupart
HISTOIRE VERITABLE 21
des gens ne voient sur votre corps que de petites
écailles, mais moy, qui vous regarde de plus près, et
qui vous connois mieux, j'y aperçois des montagnes
couvertes de diamants, de perles et de rubis. »
Je suis fou, mon cher Ayesda, de prendre un style
figuré dans une narration qui doit être simple. Si je
continuois sur ce ton, vous auriés raison de dire
que je cours après l'esprit.
Dans cette vie cy, je formay moy -même mon
caractère. J'avois l'esprit un peu lourd, mais je
remarquay, comme par instinct, que les sots qui
avoient de la pesanteur étoient toujours dans l'ad-
miration des sots qui avoient de la vivacité, et que
ceux cy, au contraire, méprisoient beaucoup les
autres. Gela me détermina à travailler à changer
d'espèce, je fis des efforts continuels pour tirer de
mon cerveau quelque chose, et, n'y réussissant pas
bien, je me contentay de parler, laissant mes pen-
sées bien loin à la suite de mes paroles. Il y a même
des hazards heureux, et il n'étoit pas possible que,
jetant sans cesse mes propos comme trois dez, je
n'amenasse quelquefois. Je donnay à ma machine
plus de mouvement, et je la transportay partout où
elle pourroit être regardée. Je saluois de toutes
parts; j'embrassois à droite et à gauche; je tournois
et me précipitois sur moy -même, et enfin, j'obtins
l'étourderie qui me manquoit, outre que je me
donnay de la gayeté, en faisant des éclats de rire à
chaque propos : ce qui en augmentoit l'agrément,
à peu près comme un instrument de musique ajoute
à la voix qui l'accompagne; cela faisoit un de ces
22 MONTESQUIEU
caractères que l'on souffre, parce que, s'ils ne
divertissent pas, ils aident à se divertir; quoique,
en général, dans la nation où je vivois, on ne fît
guère que deux classes d'hommes : ceux qui amu-
sent, et ceux qui n'amusent point; et, puisque nous
sommes sur cette nation, je vous diray que l'on
avoit écrit cette sentence au frontispice de chaque
maison : « N'ennuyés pas, et vous avés tout; ennuyés,
et vous n'avés rien. » Et l'on y répétoit sans cesse
cette maxime : « Ne manques pas de plaire aux
femmes, si vous voulés être estimé des hommes, »
aussi bien que celle cy : « A quatorze ans, achevés
de vous polir, à soixante, commencés à vous
former; » et cette autre, enfin, car cela ne finiroit
point : « Ne vous avisés pas d'aller dire des choses,
si vous êtes assez heureux pour sçavoir dire des
riens. »
Ne me trouvant pas assez de considération à la
Ville, j'en obtins par le moyen de la Cour. Vous
sériés étonné si je vous disois pourquoi j'y allois :
c'étoit pour en revenir. Quand j'étois parmy les
bourgeois, je leur portois tous les mépris que je
venois de recevoir. L'on admiroit mes sottises, quand
je parlois, et l'on admiroit mon silence, quand je ne
parlois pas. Je disois que le Prince s'étoit levé ce
même matin, et que, le lendemain, il iroit à la chasse.
Il s'en falloit bien que le philosophe qui connoît le
mouvement des cieux et le cours des étoiles, fût
aussi content de luy que je l'étois, lorsque je pou-
vois prédire les éclipses et les apparitions du Ministre
ou du Prince.
HISTOIRE VÉRITABLE 2 3
Mais, quand on venoit me parler des affaires
publiques, il faut avouer que j'étois dans mon fort.
Je me séparois de la compagnie par un air réservé,
je prenois un visage dont les plis servoient de bar-
rière contre la curiosité. Au lieu de cette abondance
qui m'étoit ordinaire, je n'employois plus que quel-
ques monosyllabes, et il nV avoit personne qui ne
comprît qu'on ne pouvoit, sans indiscrétion, inter-
roger un homme comme moy.
Étant né en Sicile, j'y acquis une grande considé-
ration. J'entray dans le monde avec un aussi bon
estomac qu'homme qu'il y eût à la Cour et à la
Ville. Cette bonne qualité me donna la réputation
d'homme aimable et me procura d'illustres amis. Je
fis mon chemin à la guerre; quand je dînois ou
soupois, je mangeois toujours de la même force; on
se doutoit même que j'avois quelque esprit, et que
j'aurois décrié les femmes et frondé les ministres
tout comme les autres, si je n'avois pas été occupé
à couper ou à avaler. Mon estomac s'affaiblit, et l'on
s'aperçut bientôt que je n'étois plus de si bonne
compagnie; mais ce que je perdis du côté de la
force, je le regagnay d'ailleurs, et je me rendis
célèbre par la délicatesse de mon goût. Dans chaque
maison, je faisois des dissertations avec le maître
d'hôtel. Si un ragoût étoit mauvais, je lui en donnois
la cause physique, et j'ajoutois la raison pourquoi il
n'étoit pas si mauvais. S'il étoit bon, je lui disois
comment il auroit pu être meilleur; je le battois
dans tous ses subterfuges, et je l'obligeois à la fin
à m'approuver. Quand je revenois avec les convives,
24 MONTESQUIEU
je redisois ce que je venois de dire, ou je reprenois
quelques vieilles histoires ou certains propos fami-
liers. Je donnois des raisons du petit nombre de
gens aimables dans l'âge présent, je comparois les
débauchés anciens avec les débauchés modernes;
je trouvois les premiers plus forts et les seconds
plus affadis par la galanterie; je me plaignois de
l'éducation prise dans les ruelles et de la pros-
cription des cabarets.
Mon Génie, mécontent de moy, me fit redevenir
bête; il ne me donna d'abord qu'un intestin, et je fus
un animal vorace; il voulut ensuite que je broutasse
l'herbe, et je nacquis cheval.
A l'âge de sept ans, je quittay la prairie, et j'aiday
à traîner un char dans les rues d'Ecbatane. Chose
admirable! Mon maître n'avoit rien à faire depuis le
matin jusqu'au soir, et je mourois de fatigue à son
service. Il me menoit avec une vitesse incroyable,
comme si toute la ville l'avoit attendu, et il me
ramenoit du même train dans un autre lieu, où il
étoit tout aussi inutile. Tout fuyoit devant moy, ceux
même qui m'avoient évité avoient peine à le croire,
et mon étourdi rioit de bon cœur. Son triomphe,
c'étoit les embarras ; il se rendoit d'abord maître du
terrain, et sa voix étoit si forte qu'on n'entendoit
que luy ; sa colère et sesjuremens augmentoient avec
les obstacles, et, quand il s'étoit fait faire place, il
ne sçavoit plus où il vouloit aller.
Je n'espérois de sortir de ses mains que lorsque je
lui aurois fait rompre le cou. Mais, un beau jour,
je fus saisi par ses créanciers, et un vieux usurier
HISTOIRE VÉRITABLE 2$
me prit en paiement. Hélas! que je regrettay la
folie de mon premier maître, quand j'eus affaire à
la prudence de celui-cy ! Il avoit calculé ce qu'il
falloit à un pauvre animal comme moy pour ne
pas mourir de faim, et il me faisoit si bien jeûner
que je croyois tous les jours que je jeûnois pour la
dernière fois.
J'entendis, un jour, un vacarme horrible dans la
maison; c'étoit le vieux avare qui s'emportoit contre
ses domestiques et haussoit si fort sa voix qu'à la
fin il la perdit, et qu'il tenta vainement d'exprimer
sa rage. Je dis en moy même : «Je suis encore plus
heureux que cet homme cy : ma condition peut chan-
ger, mais son mal est incurable, il est son propre
ennemi; il se tient et il ne se lâchera jamais. »
Il mourut, et j'eus le bonheur que son héritier fût
un homme de bon sens. C'étoit un grave magistrat,
qui me faisoit aller, avec le même sang froid, au lieu
où il rendoit la justice et chez une ancienne maî-
tresse qu'il avoit. Je restois tous les jours trois heures,
ni plus, ni moins, à la porte de cette vieille, après
quoi, je voyois descendre mon maître, sans que ses
cheveux, sa longue veste et son attirail ordinaire
fussent le moins du monde dérangés. Mon conduc-
teur donnoit un petit coup de fouet, je partois gra-
vement, j'arrivois de même, et j'étois si sûr de mon
chemin qu'étant devenu aveugle personne ne s'en
aperçut. Mon maître, sa maîtresse et moy mourûmes
à peu près tous trois ensemble, et un vieux cocher
aussi. L'heure de notre mort sembloit avoir été
prédite par un autre événement. Le carrosse que
6
26 MONTESQUIEU
j'avois tant traîné avoit rencontré une pierre et
s'étoit démantibulé.
Je vous ay fait toutes ces histoires, Ayesda, avec
d'autant plus de confiance que je vous reconnois
trop de sens pour douter du dogme sur lequel elles
sont fondées. L'Être Suprême n'a pas moins produit
d'abord tous les esprits que toute la matière. Un
grand agent comme luy a créé d'abord tout ce qu'il
doit créer le lendemain; le tems, un autre tems, sont
pour ses créatures, et non pas pour luy.
Il a produit la matière pour l'unir, quand il veut, à
ses esprits, mais il ne crée point chaque esprit pour
l'unir à une nouvelle modification de la matière;
autrement, il faudroit dire qu'il seroit dépendant
d'une action capricieuse et souvent opposée à ses
volontés mêmes.
Que s'il a d'abord créé tous les esprits, ce n'est
point pour les tenir en réserve, mais pour en faire
usage, et les faire rouler dans les différens postes
qu'il leur distribue dans l'Univers.
LIVRE III
Je vous avoue que fus bien étonné quand je fus
femme pour la première fois, et, ce qui me rendit la
chose plus touchante, c'est que je commencay par
être une femme de vingt-cinq ans. Une autre de cet
âge ayant perdu l'esprit, mon Génie obligea mon âme
d'aller remplacer la sienne, et il me fallut prendre
ce corps là. J'étois dans un état de langueur, mais,
peu à peu, mes forces revinrent, et je me ranimay à
la vue de quelques rubans et d'un miroir que je vis
sur une toilette. Un jeune homme, qui vint me dire
que depuis longtemps il m'aimoit, et qui vouloit
même me le prouver par de certaines libertés qu'il
avoit, disoit-il, coutume de prendre avec moy, me
fit tant de plaisir que je n'ay jamais été si charmée.
Je vous avoue que je ne laissay pas d'être embar-
rassée dans le rôle nouveau que j'avois à jouer. A
peine eus-je animé ma machine deux jours, que j'en-
tendis dire que j'étois, depuis longtemps, brouillée
avec tout mon voisinage, que j'avois tenu de cer-
tains discours de quelques femmes, que j'avois eu de
mauvais procédés avec d'autres, et deux hommes
juroient qu'ils se vengeroient de moy et m'insulte-
roient partout où ils me trouveroient.
28 MONTESQUIEU
Mon mari vint de la campagne, et je vis d'abord, à
son air chagrin et grondeur, que j'avois des fautes
à expier; pour comble de malheur, il trouva, dans la
poche d'un habit que je ne sçavois pas avoir, des
lettres qui n'étoient pas de mon bail; elles lui appre-
noient des choses que j'ignorois, et qu'il eût été bon
qu'il eût ignorées aussi. Il entra avec moy dans
d'étranges eclaircîssemens. Il perdoit l'esprit lors-
qu'il entendoit mes réponses, qui, à la vérité, sur un
pareil sujet, étoient très peu satisfaisantes : « Gela
se peut, Monsieur, mais je ne m'en souviens pas...
Mon cher ami, si cela est ainsi, je ne sçay pas com-
ment cela s'est pu faire... Je n'ay rien à répondre,
mais je n'aurois jamais dit cela de moy. » Quand il
fut fatigué luy-même de sa mauvaise humeur, nous
nous raccommodâmes; il reprit ses anciennes ma-
nières; mais il trouvoit les miennes nouvelles; il ne
concevoit pas ce que je pouvois avoir fait de cette
négative éternelle que je mettois à la tête de tous
mes discours, et, encore moins, comment il étoit
possible que je voulusse la même chose tout un jour.
Je le déconcertay bien davantage lorsque je l'aimay.
Il étoit si peu fait à entendre parler chez luy de sen-
timens, qu'il crut toujours que je le jouois, et il fut
si malheureux qu'il aima sa femme quand elle ne
mérita point d'être aimée, et qu'il cessa de l'aimer
quand elle fut digne de son amour.
Cecy vous dévoile bien des choses, mon cher
Ayesda. Quand vous verres des gens dont le caractère
est incompatible avec leur caractère même, composés
les de deux âmes, et vous ne serés plus surpris.
HISTOIRE VÉRITABLE 29
Je nacquis chez les noirs africains. A l'âge de
sept ans, on me fit cette cruelle opération qui
ne laisse plus d'espérances, et je fus vendu pour
servir en Orient, dans le palais d'un grand
seigneur.
C'est là que soumis à des loix inflexibles, destiné
à haïr mon devoir et à le suivre toujours sous les
châtimens et sous les menaces, j'appris à cacher mon
cœur; c'est là que, vivant au milieu des beautés les
plus rares, je n'osois presque me dire à moy-même
que ces adorables objets me touchoient encore.
Il fut de mon devoir d'affecter de l'insensibilité,
d'ignorer que quelques sens me fussent restés, et
de faire un mystère de mon désespoir et de mes
regrets.
Je montay, de degré en degré, au rang de premier
eunuque; toutes ces femmes étoient toujours devant
moy ' ; leurs trésors furent prodigués à ma vue; rien
ne me fut caché ; je fus témoin des moments les
plus secrets; je les voyois dans toutes sortes d'état-;
je n'en étois que plus désespéré, je me sentois dédai-
gné par la pudeur même, incapable de l'alarmer,
confondu et non pas heureux.
Il y avoit longtems que parmy toutes ces femmes
mon cœur avoit choisi. Une d'elles, mais mon secret
ne m'échappa jamais, sçut me charmer; il falloit,
pour lui plaire, vanter sa beauté à son maître et le
mien; je sentois mon cœur se déchirer; il falloit,
1. Cette phrase de sept mots est écrite de la main même de
Montesquieu.
2. Sept mots de la main de Montesquieu.
3o MONTESQUIEU
par devoir, la mener dans ses bras, et, lorsque je
la voyois, empressée, ignorer que je la conduisois,
et voler devant moy, quand, sur ce lit terrible, je
Tentendois murmurer ses amours, je souffrois un
tourment plus cruel que mille morts.
Je la tirois du lit pour la mener dans l'appartement
des bains. O Dieux! elle ne me parloit que de ses
plaisirs.
Mon amour ^ s'indigna et ma jalousie s'aigrit. Je ne
trouvay plus de plaisir qu'à lui oter ce cœur qui la
rendoit si vaine. Je l'éloignay, peu à peu, des yeux
de mon maître. Je produisois sans cesse de nouvelles
rivales. Chaque jour vit diminuer sa faveur, et enfin
elle entra dans l'oubli. Ses plaintes, ses prières, ses
larmes, furent ignorées par mes soins. Je n'en étois
pas moins malheureux, et, quand je me demandois
pourquoy j'avois tant travaillé, et si je n'étois pas
toujours ce même homme, rejeté par l'amour, mal-
heureux par état, et destiné au mépris de tout ce qui
peut aimer, je ne sçavois que me répondre, mes
tristes succès et mes fausses joyes s'évanouissoient
devant moy.
Combien de fois, dans le cours de mes intrigues,
mon cœur s'étoit-il attendri? Quand je la voyois
reconnaître la main qui la faisoit descendre, me
peindre ses ennuis, me confier ses larmes, espérer
tout de leur secours, mon esprit irrésolu avançoit
sans dessein ou reculoit son ouvrage; je balançois
entre la jalousie et la pitié.
I. Ici commencent les dix pages qui, dans le manuscrit, sont
tout entières de la main même de Montesquieu.
HISTOIRE VÉRITABLE 3l
Un reste de raison m'éclaira. Je cherchay à étein-
dre un feu qui n'avoit point de consistance, et je
commencay à jouir de mon état, et de l'avantage de
commander, unique plaisir des gens qui ne sont
point aimés '.
Je regarday toutes ces femmes, et m'accoutumay,
peu à peu, à n'en distinguer aucune ; à vivre avec
leur sexe, et point avec leur personne; à me jouer
de leurs caprices, de leurs ruses, de leur fausse
soumission et de leurs larmes; à regarder leurs vains
efforts, à les voir quand elles portoient leurs chaînes
et quand elles paraissoient s'en lasser.
Je multipliay les règles, j'augmentay les devoirs;
tout le monde fut coupable ou craignit de l'être.
Je menaçay peu, je ne pardonnay jamais. J'employay
toutes sortes de châtimens, même ceux qui mettent
dans l'humiliation extrême, et qui ramènent, pour
ainsi dire, à l'enfance^.
Je saisis plus fortement l'esprit de mon maître ;
son oreille fut ouverte à moy seul, et, en excitant sa
sévérité naturelle, je me mis entre luy et ses autres
esclaves, je mis ses autres esclaves entre ses femmes
et moy.
O triste effet d'un impuissant amour! Celle que
j'avois adorée me voyoit plus cruel encore, et, comme
elle me faisoit plus vivement sentir ma situation,
que ses mépris m'étoient plus insupportables, je
I. Montesquieu avait écrit d'abord: « ...et je commencay à
jouir de mon état, et du seul plaisir des gens malheureux, qui est
celuy de commander. »
1. V. Lettres persanes : CLVII, Zachi à Usbek.
32 MONTESQUIEU
trouvois à la désespérer une satisfaction plus exquise;
un sentiment nouveau, qui tenoit du désespoir,
de l'amour et de la haine, me faisoit chercher à
venger mon état sur celle qui l'avoit rendu plus
malheureux.
J'aimois à la voir pâlir à ma présence ', dépendre
de mes regards, craindre ou se rassurer sur les
mouvemens de mon visage, flotter au gré de mes
caprices et n'être plus occupée que de ce qui
pouvoit me déplaire, ou de ce qui pouvoit me
calmer.
J'aimois à la voir dans les momens où, entre les
prières et les excuses, les promesses et les larmes,
le silence et les soupirs, elle tentoit ma clémence,
incertaine et confuse entre la grâce et les châtimens.
J'aimois à la voir, darts cette humiliation éternelle,
ne pouvoir plus former de pensée qui ne lui fît
connaître sa dépendance, réduite à envier le sort
de toutes ses rivales et peut-être le mien-.
Mais les plaisirs qui viennent du désespoir y
ramènent toujours, mes ennuis renaissoient et, ce
qui me les faisoit encore plus sentir, j'avois toujours
devant les yeux un homme heureux^.
1. Montesquieu avait écrit d'abord: «à mon approche.»
2. Montesquieu a biffé l'alinéa suivant:
«J'aimois à employer l'artifice pour lui faire dévoiler tout le
fonds de son âme; ses esclaves et ses compagnes, que j'avois
gagnées, la faisoient parler, pendant qu'à tous ses discours
(un mot illisible) je prêtois, du lieu où j'étois caché, une oreille
attentive. »
3. Ici se terminent les lo pages qui, dans le manuscrit, sont
tout entières de la main même de Montesquieu. — V. Lettres
persanes : ix, le premier eunuque à Ibbi.
HISTOIRE VERITABLE 33
Je disois en moy même : « Tous ces esclaves, ces
femmes et moy, ne sommes que les ministres des
délices d'un seul. C'est pour les assurer qu'une
main barbare m'a mis dans l'état où je me vois. Je
suis tourmenté pour qu'il soit plus tranquille; il
nage dans les plaisirs, il jouit pour jouir encore, et
moy, bien loin de posséder, je n'a}^ pas seulement
d'idées que je ne trouve vaines, ni de désirs dont je
ne sente aussitôt l'illusion. »
Mon Génie, qui voulut me faire une grande leçon,
fit changer de demeure à mon âme. J'animay le
corps de mon maître, et son âme anima le mien.
Mais j'avoue que je ne me trouvay guère plus
heureux lorsque j'eus tout, que je ne l'avois été
lorsque je n'avois rien.
Je me sentis accablé de maladies, de lassitudes et
de dégoûts. La présence d'une femme ne me pro-
mettoit plus qu'une foiblesse plus grande. Que vous
dirai-je de ces amours commencés et finis par l'im-
puissance? Produit infortuné de ce que les sens qui
se secourent ont de plus recherché! effort imbécille
de toutes leurs tentatives ensemble ! situation étrange,
où l'on est auprès du comble de la félicité, sans en
avoir l'espérance ' !
Je revis celle que j'avois autrefois adorée. Si l'on
m'avoit dit, pour lors, qu'il viendroit un jour où sa
beauté ne toucheroit plus mon âme, je ne l'aurois
I. Cette dernière phrase, de la main de Montesquieu, rem-
place les deux lignes suivantes, soigneusement biffées par lui :
« lâche confession de la défaite, au milieu du champ préparé pour
la victoire! »
34 MONTESQUIEU
jamais cru. Si cette âme avoit pu prévoir que les
dieux feroient cesser pour elle l'affreux obstacle
qu'une main barbare avoit mis à sa félicité, elle
auroit eu une joye qu'elle n'a jamais sentie. Mais la
présence, les regards, les caresses de la plus belle
personne du monde, rien de tout cela n'alla à mon
cœur. Je me laissay aller dans ses bras, je n'y trou-
vay que ^irritation de la langueur même, et j'eus
tout sujet de me convaincre que l'excès du plaisir
ne se trouve que dans la modération des plaisirs.
J'aurois bien voulu rendre à l'âme de mon maître
une partie des chagrins qu'il m'avoit fait souffrir,
mais un reste de tendresse pour mon ancien corps
me retenoit'.
Dans une autre transmigration, je me trouvay être
du beau sexe. J'étois de l'isle de Chypre, et un grand
seigneur m'épousa. Il commença d'abord par manger
tout son bien : je ne sçaurois pas dire comment, car
I . Cette phrase est encore tout entière de la main de Montes-
quieu. Elle a été ajoutée par lui en remplacement d'un assez long
passage, qu'il a soigneusement biffé, et que nous allons trans-
crire intégralement : « Il arriva une circonstance digne d'être
remarquée : l'âme de mon maître n'ayant pas été disciplinée,
accoutumée à ne se rien refuser, porta le corps qu'elle animoit
à des entreprises d'autant plus téméraires qu'elles étoient plus
vaines. Un jour que le nouvel eunuque conduisoit une femme dans
mon lit, par un attentat inouï dans le sérail, il osa montrer des
désirs. Je fis sévèrement punir mon ancien corps, sa nouvelle âme
apprit à se contenir, à se tenir captive et à rester anéantie.
« Vous vous imagines bien, Ayesda, que dans ces changemens
d'âme entre deux personnes, chacune retient plus ou moins de
son ancien caractère, selon qu'elle se trouve avoir plus d'empire
sur le nouveau corps, ou que son nouveau corps a plus d'empire
sur elle. »
HISTOIRE VÉRITABLE 35
il étoit ruiné que personne ne s'en étoit aperçu. Dans
cet état, je me servis des ressources que peuvent
donner à une femme des accès à la Cour. Je me
mêlay des affaires de ceux que la fortune avoit
éloignés des grâces du Prince. Je connoissois les
favoris et les ministres, et je les voyois souvent; et,
pour vous dire le caractère de ces gens là, leur
vanité étoit flattée quand ils pouvoient faire quel-
que mauvais compliment aux hommes, et elle étoit
flattée quand ils faisoient des politesses aux femmes :
avec les hommes ils vouloient faire voir qu'ils étoient
grands, et, avec nous, ils vouloient montrer qu'ils
étoient aimables. Pour revenir à moy, j'aimois à
demander, mais j'aimois aussi à obtenir. Quelque
chose que Ton me dît, j'allois toujours mon train, et,
pour les raisons qu'on pouvoit me donner, je n'étois
pas bête au point de me piquer de les entendre. Au
contraire, après qu'on avoit bien travaillé à m'expli-
quer l'impossibilité de la chose, on étoit tout étonné
que je recommençois à la demander. Me parloit-on
de maximes et de règles, je parlois de bienséances
et d'égards, et, si l'on venoit me dire que la chose
étoit sans exemple, je ne pouvois revenir de mon
étonnement de ce qu'on ne vouloit pas faire un
exemple pour moy.
Voilà comment je travaillois à corriger la pédan-
terie des hommes publics, et, sans cela, de quoy
serions nous devenus ' ? Vous pouvés compter qu'une
femme qui n'est que femme, ruine un mari par son
I. Tournure gasconne qui paraît avoir été familière à Montes-
quieu, car on la retrouve assez souvent dans ses premiers écrits.
36 MONTESQUIEU
état, si elle ne le ruine pas par ses mœurs; au lieu
qu'une autre qui sçait se retourner, rétablit, par ses
mœurs, une maison qu'elle ruineroit par son état.
Voicy une reflexion, mon cher Ayesda, que vous
prendrés peut être pour une digression : c'est qu'il
ne faut pas s'étonner que tant de gens courent
après la Fortune; il y a très peu d'hommes qui ayent
de bonnes raisons pour se juger exclus de ses faveurs.
Êtes-vous né avec de l'impertinence? tant mieux ;
il ne vous faut qu'un saut pour aller à l'importance,
d'où vous volés à l'impudence, et vous parvenés.
Êtes-vous né avec de la sottise ? vous voilà bien ; on
vous mettra dans une grande place pour que vous
n'en occupiés que le devant, et que le fond en soit
toujours vuide. Parlés-vous à tort et à travers? vous
êtes trop heureux; vous plaises par là à la moitié
du monde, et sûrement à plus des trois quarts de
l'autre. Votre stupidité vous rend-elle taciturne?
cela est bon; vous serés propre à recevoir le masque
d'un homme de bon sens. Allons notre chemin! mar-
chons! on ne sçauroit nous montrer une route que
les fils de la Fortune n'ayent battue avant nous.
Dans la suite, je me trouvay une très jolie créa-
ture. Je ne sçavois pas encore ce que c'étoit que
Tamour, et je cherchois à l'inspirer. A l'âge de douze
ans, j'imaginois; à treize, je me faisois séduire. Déjà
j'accordois ce que je refusois, je hâtois ce que je
dififérois, et je promettois ce que j'exigeois; d'inno-
cente, je devenois timide, je me laissois rassurer, et
tout finissoit par des traits d'une très grande har-
diesse. Après quinze ans d'aventures à Athènes, trop
HISTOIRE VÉRITABLE Sy
longues à vous raconter, je m'en allay a Ephèse, et,
pendant trois mois, je fus si modeste qu'un jeune
homme me conjura de l'épouser. J'obtins sur son
impatience quinze jours pour me préparer à la virgi-
nité : j'y réussis très mal, mais je fus assez heureuse
pour donner de la surprise à mon mari, sans luy
donner de la méfiance. Quand il eut passé ses pre-
miers feux, il sentit qu'il étoit pauvre, et il agréa que
je me misse à la tête de ses affaires. Je repris donc
mon premier train de vie, mais j'étois peu considérée,
car je n'avois encore eu pour amans que des bour-
geois; mais, ayant eu le bonheur de plaire à un grand
seigneur, et ensuite à un homme riche, je fus tout à
coup à la mode, tout le monde vouloit m'avoir, et
moy, je faisois l'importante, j'avois de grands airs
qui augmentoient tous les jours, et je devenois plus
chère à mesure que je valois moins.
Ma fortune étant faite, je crus ne devoir plus
aimer que pour mes plaisirs. Mais je m'y pris si tard
que je ne pus guère dire que ce fut aussi pour le
plaisir des autres. Je ne laissay pas de retenir le titre
de belle. A l'âge de soixante ans, je me présentois
encore comme une nymphe. L'air de satisfaction
qu'on me trouvoit et l'ignorance profonde de la
perte de mes charmes, firent que l'on continua à me
dire les mêmes choses, et, comme je ne connus point
le moment où l'on finissoit de me dire vray et où
l'on commençoit à me parler faux, je continuay à me
croire toujours aimable. Enfin mes amans prirent
avec moy de si grands airs, et ils m'escroquèrent tant
d'argent, qu'ils m'ouvrirent les yeux et m'apprirent
38 MONTESQUIEU
un secret que je n'aurois jamais trouvé de moy même.
Je fus si heureuse que je ne sentis presque la néces-
sité de vieillir, que lorsque j'éprouvay celle de cesser
de vivre.
J'ay été si souvent femme et si souvent homme,
Ayesda, que je suis plus en état que Tyrésie ' de
dire lequel des deux sexes a l'avantage. Je connois
au juste le fort et le foible de l'un et de l'autre.
Je vous diray seulement que, lorsque j'étois femme,
je m'imaginois que j'étois née pour faire le bonheur
de tous les hommes que je voyois; il me sembloit
que j'animois toute la nature, et qu'on recevoit à la
ronde des impressions de moy. Enfin je croyois que
les Dieux avoient mis tous leurs trésors et toutes
leurs perfections entre mes rideaux. J'avois le sou-
verain plaisir que donne la vanité, avec celuy que
je partageois.
Je fus femme encore, et, ayant plu à beaucoup de
monde, j'eus tant d'aventures et de tant de façons,
que la famille de mon mari, qui étoit des plus obs-
cures, commença à être connue. Je ne puis pas dire
que j'eusse donné à mon mari l'estime publique,
mais seulement une espèce de considération que je
ne sçaurois bien vous définir, car elle semble être
opposée à la considération même. Ma mère, qui
m'aimoit beaucoup, me disoit toujours : « Ma chère
enfant, laissés les parler, mettes vous bien dans
l'esprit que l'obscurité est tout ce qu'il y a de pis
dans ce monde cy; fuyés la; quand on n'en peut pas
I. Tyrésias. V. Ovid.^ Métam. III, 5, 6.
HISTOIRE VÉRITABLE Scj
sortir par des vertus, il faut en sortir par de certains
vices, où, au moins, par de certains ridicules.
Sçachés que le dernier degré de bassesse est d'être
d'une famille où personne n'a seulement été en
état de recevoir des mépris distingués de la part
du public. »
Dans une autre vie, je fus à un financier; c'est-à-
dire que je fus à luy après avoir été à beaucoup
d'autres. Cet homme, qui n'avoit aucun usage du
monde, me demanda d'abord, de la façon la plus
grossière et la plus plate, si j'avois.... il vouloit
parler de cette fleur que le peuple cherche, et que
les honnêtes gens supposent toujours. — « Monsieur,
lui dis-je, je ne sçaurois répondre à cette question.
Mais je vous supplie de voir combien je rougis; un
homme aussi aimable que vous mérite bien d'avoir,
d'une femme, sa première faveur et sa dernière, mais
vos doutes m'offensent au point que je crois que, si je
ne vous aimois pas, je vous renverrois tous les présens
que vous m'avés faits, et serois inexorable sur tous
ceux que vous voulés me faire. Je les ay reçus comme
des marques d'une belle passion, et, pour cela,
il a fallu que je prisse beaucoup sur ma délicatesse.
J'ay trahi mes sentimens de générosité pour faire
paroître avec éclat tous les vôtres ; si j'avois agi
autrement, et que j'eusse refusé vos dons, je me serois
épargné la douleur de m'entendre faire une ques-
tion si dure! » — En finissant ces mots, je fis couler
quelques larmes, et mon gros homme les crut. Il se
félicita d'avoir été l'écueil contre lequel s'étoit brisé
ma vertu, et sa vanité augmenta à un tel point son
40 MONTESQUIEU
amour, qu'il me combla de biens. J'attendis tran-
quillement le moment où je devois le renvoyer,
c'est-à-dire celuy oii il me donneroit moins. Ce
moment arrivé, je luy parus convaincue qu'il ne
m'aimoit plus. Je me piquay, je m'offensay, je me
brouillay avec luy, et j'en pris un autre. G'étoit un
bon gentilhomme, qui m'épousa et fit revenir l'hon-
neur sur toute ma vie passée. La modestie n'est pas
proprement la vertu, mais elle la représente, et,
comme vous sçavés, toute cette affaire est pleine de
fictions. Je montray de la retenue ; je ne me rendis
qu^après de belles défenses, et je mis dans ma con-
duite toutes les obscurités nécessaires. Mon mari,
après avoir vécu quinze ans avec moy, mourut et
me laissa de grands biens. Dans cette nouvelle
situation, j*examinay mes charmes, et, les ayant
trouvés considérablement diminués, j'eus le bon
esprit de devenir prude. Ce nouveau tour me réus-
sit, car mes amans ne me demandèrent plus de
beauté, et, en effet, je n'étois point obligée d'en
avoir, m^étant si bien exécutée. On ne devoit plus
être frappé que d'une certaine dignité que je faisois
paroître, et d'une espèce de respect que j'avois pris
pour moy-même, en en manquant à tous les autres.
Vous sçavés que tout gît dans les obstacles que les
hommes ont le plaisir de vaincre. Triompher, auprès
d^une jeune personne, des difficultés de l'innocence
et de l'éducation, ou triompher, auprès d'une prude,
des difficultés de la raison et de la décence, n'est-ce
pas toujours la même chose? Devenue plus vieille,
je m'amusay du culte des Dieux, et je m'attachay à
HISTOIRE VÉRITABLE 41
leurs ministres. Ils n'étoient point agréables comme
nos jeunes gens, mais ils n'étoient ni si suffisans
ni si foibles, ils n'étoient ni si contens d'eux-mêmes,
ni si peu de nous. Je les haïssois bien, ces jeunes
gens, avec leur impertinente frisure! Je les haïssois
bien, avec leurs sots discours! Que vous diray-je? Je
tombay dans l'imbécillité, et ce fut le seul rôle vray
que j'eusse joué de ma vie.
Mon âme avoit été tellement affectée dans toutes
ces vies, qu'elle n'étoit plus propre qu'à mouvoir les
organes d'une femme. Aussi, dans mes transmigra-
tions suivantes, me trouvay-je une foiblesse incon-
cevable dans le caractère.
Dans la première, on disoit que j'étois beau, mais
excessivement fade. Je prenois un soin extraor-
dinaire de ma chevelure et de mon teint, et j'aimois
beaucoup ma figure. J'avois de petits gestes et de
certaines façons; on voyoit quelque chose de lan-
guissant dans ma démarche et mes yeux; je m'éva-
nouissois à tout propos, et il falloit que des flacons
me fissent continuellement renoître. J'avois peur de
tout, et je n'étois rassuré que par les devins; ma vie
c'étoit d'être regardé, et je ne paroissois guère que
dans les lieux où je pouvois bien l'être. Avec les
femmes il ne me vint jamais dans l'esprit d'aimer ni
d'être aimé; il m'auroit suffi d'en être admiré. Quand
j'étois avec quelqu'une d'elles, on disoit que nous
donnions un spectacle singulier; on ne nous auroit
jamais pris pour deux amans, mais pour deux
rivaux; c'étoit un combat où personne ne cherchoit
à attaquer, où l'un et l'autre paroissoit se défendre,
8
4^ MONTESQUIEU
et OÙ les deux champions sembloient n'être pas
convenus des loix du duel.
Je viens de vous parler d'une vie où je n'étois
proprement rien. Dans celle cy, j'étois peut être
quelque chose de plus. Il y avoit des gens qui me
croyoient un fat; outre ma figure, mes équipages et
mes habits, j'admirois beaucoup mon esprit; ce
dernier article augmentoit mes torts et me rendoit
plus incommode.
Vous remarquerés que, dans ces deux transmi-
grations, j'étois d'un assez bon naturel; et comment
aurois-je été méchant? Quand on s'admire sans cesse,
on ne peut être irrité contre personne.
Je nacquis à Athènes pour être encore un joli
homme. Les grâces qui président à la naissance des
petits-maîtres se trouvèrent à la mienne : l'imper-
tinence, la folie et le mépris des choses louables.
A Page de quinze ans, je fis l'homme de qualité, et
j'y réussis assez bien. Je crus devoir faire aussi
l'homme d'esprit, et cela me fut encore plus aisé.
Toute la difiiculté étoit de faire l'homme riche, et je
crus que les femmes m'aideroient à cela. Mais, cinq
ou six rubans qu'elles me donnèrent, me coûtèrent
le peu de bien que j'avois. Pour lors tous mes amis
m'abandonnèrent. Mais m'étant mis à jouer, je rega-
gnay mon bien et mes amis.
Cependant mes cheveux tombèrent, mes traits
vieillirent et ma taille s'épaissit. Je me crus perdu
auprès des femmes; mais la réputation d'avoir été
aimable et d'avoir été aimé me soutint auprès de
quelques-unes et sembla me rendre ma figure
HISTOIRE VÉRITABLE 48
passée. Aussi garday-je mes premiers airs; je parus
toujours sûr de moy-même, je ne doutay de rien. Il
couroit dans le monde des histoires de mes aven-
tures; elles parloient pour moy; il est vray qu'une
femme n'avoit pas longtems la tête tournée, et que,
lorsqu'elle avoit bien reconnu le terrain, elle aimoit
autant travailler à établir la réputation de quel-
qu'autre, que jouir de la mienne.
Mon Génie, voyant qu'il m'avoit manqué trois fois,
jugea qu'il n'y avoit pas moyen de faire un homme de
moy. Je fus donc encore enveloppé dans les organes
d'une femme.
Je me mariay en Macédoine. Le Roi ayant déclaré
la guerre à un de ses voisins, nos maris partirent, et
nous crûmes qu'il étoit du bon air de nous affliger.
Des gens disoient : « En vérité, c'est une chose bien
nécessaire que des hommes à ces femmes là! Mais
comment ces gens, si regrettés pendant la guerre,
étoient-ils si ennuyeux pendant la paix?» Mais moy
je sçay bien que celuy que je regrettois ne m'en-
nuyoit point. C'étoit un jeune homme très joli,
neveu d'un vieux mari à moy, et je lui avois déjà
donné la succession de l'oncle, car le bonhomme
jouissoit très peu de son bien. Le petit garçon, en
partant, m'avoit fait les adieux du monde les plus
propres à le faire regretter. Jugés si j'étois affligée,
surtout quand on a un bon cœur ! Mon mari revint,
mais le jeune homme n'étoit pas encore arrivé. Le
pauvre garçon, il avoit tant souffert! La joye rentra
dans la maison, et mon mari, qui avoit pris ma tris-
tesse pour des froideurs, prit ma vivacité pour un
44 MONTESQUIEU
feu du mariage. Il voulut redoubler ses caresses; je
vous assure que ce qui est établi est bien établi, et
que, si les hommes n'avoient pas cette vanité ou
cette sottise qui fait qu'ils se trompent eux-mêmes
ou qu'ils sont trompés, ils seroient bien malheureux.
A chaque histoire que je vous fais, mon cher
Ayesda, je me transporte si bien dans la situation
où j'ay été, qu'il me semble que j'y suis encore.
Il est très difficile que, dans nos transmigrations,
nous nous dégagions tout à fait de nos premières
manières d'être. Je pourrois me comparer, dans
toutes mes vies, à ces insectes qui semblent naître
et mourir plusieurs fois, quoiqu'ils ne fassent que se
dépouiller successivement de leurs enveloppes.
Je me trouvay encore du beau sexe; ma figure
étoit passable, et je me serois fait épouser sans un
défaut : c'est que j'étois la plus extravagante créa-
ture qui fût au monde. J'avois beau présenter des
petits paniers d'osier à Diane pour qu'elle me
donnât un mari, le mari ne venoit point. Enfin, je
m'adressay à Vénus, car, au bout du compte, j'aimois
mieux qu'on dît que je ne me mariois point parce
que je n'étois pas chaste, que parce que je n'étois
pas jolie. Je fus une très bonne fortune pour un
amant fort laid. Il m'aima, me prit pour sa maî-
tresse, et je fus obligée de vivre avec luy, toujours
suspendue entre mon amour général pour les
hommes et ma haine particulière pour celui -cy, et
je passay ma vie à me satisfaire sans goût et à calmer
mes sens sans plaisir.
Dans une autre transmigration, je fus, sans mérite,
HISTOIRE VÉRITABLE 46
une femme assez sage. Je n'étois point jolie, et une
chose me mettoit au désespoir contre les hommes :
c'étoit la manière équivoque avec laquelle ils me
disoient des douceurs, car je ne sçavois jamais dis-
tinguer ce qui avoit été dit en faveur de mon sexe,
d'avec ce qui étoit dit en faveur de ma personne;
de manière, qu'après mille protestations, je restois
incertaine. Mais ce qui achevoit de me désoler,
c'est qu'on me donnoit, dans le monde, toutes les
aventures que j'enrageois de n'avoir pas eues.
Cela me fit résoudre à m'attacher à mon mari.
Ainsi je le désolois depuis le matin jusqu'au soir.
J^avois pour luy tant d'attentions que je ne luy lais-
sois pas un quart d'heure de relâche, et je portois si
loin, de mon côté, la cérémonie du mariage, qu'il
étoit impossible que, du sien, il en négligeât l'essen-
tiel.
Dans cette vie cy, j'étois si semblable à ce que
j'avois été dans la précédente, que mon Génie, en
riant, disoit que j'étois ma propre sœur. Mon carac-
tère étoit celuy d'une assez bonne femme; mais
j'avois un ton de voix si aigre et si sec, que je ne
donnois jamais le bonjour à quelqu'un qu'il ne fût
tenté de croire que je luy disois des injures. Je
décourageois de me parler; ceux que ma voix appe-
loit, elle les repoussoit, et, quelque chose que je
disse, on examinoit d'abord si elle pouvoit être prise
en mauvaise part. Cela m'attiroit souvent des répon-
ses un peu dures, et moy, faisant des efforts pour
m'excuser, je sentois ma voix s'aigrir insensible-
ment, ce qui formoit une dispute fort extraordinaire,
46 MONTESQUIEU
dans laquelle mon malheureux fausset avoit à com-
battre toute la mauvaise humeur des autres. Or,
comme quand je parlois, il sembloit que je disputois,
aussi, lorsque je disputois, il sembloit que je déci-
dois, et, à dire le vray, il m'eût été très facile de
n'être jamais de Tavis des autres, car personne ne
vouloit être du mien. Les choses étant dans cet état,
vous jugés bien que j'attrapay aisément des ridicu-
les; que, quand ils étoient sur moy, ils y tenoient
bien, et que personne ne venoit les en ôter. Ma
mère, qui avoit beaucoup d'esprit, disoit toujours :
« Je connois bien ma fille, elle a un très bon naturel,
mais vous pouvés compter que personne n'en sçaura
jamais rien. »
LIVRE IV
Dans cette vie cy, je me plaignis tant et si long-
tems de mon sort, que mon Génie, perdant patience,
m'apparut et me dit : — « Il y a longtems que tu
m'importunes. Veux-tu que, selon le pouvoir que
j'en ay reçu du destin, je te métamorphose tout à
l'heure en quelque autre homme? — C'est selon
l'homme, répondis-je tout étonné. — Eh bien! veux
tu être Achéménidas, le Roi de ton pays? — Ah!
Divin Génie, il est si décrépit que je n'aurois pas
deux mois à vivre! — Veux- tu être le jeune Cléon ?
— Non! il est trop sot! — Veux-tu donc être Eucrate ?
— C'est le plus ridicule de tous les hommes ! —
Damasippe? — Encore moins! — Tu seras donc le
riche Démostrate? — C'est un avare, répondis-je, qui
se laisse mourir de faim. — Nomme moy donc quel-
qu'un; mais prends garde à ce que tu diras, car je te
transformeray sans miséricorde. — Attendes, dis -je,
un moment, s'il vous plaît! — Le philosophe Anthis-
tène? — Non, c'est un homme chagrin! — Anthis-
tène, soit! repartit le génie en haussant la voix. — ■
Un instant, repris-je, laissés moy penser encore!
I. Ce livre était tout d'abord le cinquième; mais ce dernier
mot a été biffé et remplacé par le chiffre 4.
48 MONTESQUIEU
Androclide... mais sa femme le fait enrager; il
a d'ailleurs la goutte. Lysimaque... il est trop
ennuyeux quand il raconte son ambassade à Thè-
bes... > — Je ne sçavois ce que cela vouloit dire, je
ne me trouvois point heureux, et cependant je ne
pouvois consentir à changer ma personne contre
celle de qui que ce fût. — « Il y a quelque chose là
dessous, dis-je en moy-même! » — Et, après y avoir
bien refléchi, je découvris un grand secret : c'est que
les Dieux donnent à chaque homme un amour domi-
nant pour sa propre personne et pour la condition
des autres, et avec cela ils gouvernent l'univers.
Gomme les idées des choses que je vous raconte,
Ayesda, n'ont point été liées aux traces du cerveau
que j'ay présentement, mais sont, par la volonté des
Dieux, présentes à mon âme, sans moyen, je m'en
souviens à merveille, pendant que j'ay la mémoire
du monde la plus malheureuse sur les choses qui,
par la voie des organes, affectent mon âme dans
cette transmigration cy.
Dans ma vie suivante, je négligeay extrêmement
mes affaires, et, ce qui vous surprendra, je les négli-
geay pour les affaires publiques. Vous vous imagi-
nerés peut-être que j'étois ministre de quelque
Prince. Non! et, si je l'avois été, je ne me serois pas
tant donné de soins. Je n'avois ni charge ni employ,
mais je sçavois m'occuper. Je vivois en Egypte dans
une connoissance profonde des intérêts des divers
états dont elle étoit composée. J'étudiois les vues
des Princes, et aucun de leurs desseins ne m'échap-
poit. Cecy, comme vous croyés bien, ne pouvoit se
HISTOIRE VÉRITABLE 49
faire sans des raisonnemens infinis, outre que cela
devenoit, en quelque façon, une affaire de cœur :
car il y avoit de certains Rois pour la prospérité
desquels j'aurois donné ma vie, et il y en avoit
d'autres pour qui j'étois une de ces comètes qui
menacent toujours de quelque malheur. Je voudrois
pouvoir vous faire connoître les douceurs que je
goûtay, dans cette vie, où, dans une grande tran-
quillité pour moy même, j'avois mon âme attachée
à la destinée des Rois pour lesquels, au lieu de tant
de vœux, j'aurois dû faire celuy qu'ils eussent pu
être aussi heureux que moy.
Vous trouvères peut-être, Ayesda, que, dans mes
différentes transmigrations, j'ay été souvent bien
ridicule. J'en conviendray un peu, pourvu que vous
vouliés faire avec moy cette reflexion : que le ridi-
cule n'étant que ce qui choque les manières de
chaque pays, comme les vices sont ce qui en choque
les mœurs, ce qui vous paroît ridicule icy, ne l'étoit
peut être pas tant, dans les pays où je vivois, et je
le croiray bien.
Je fus un pauvre Africain, chef d'un petit peuple
sauvage. Un Egyptien étant venu dans notre contrée,
je m'entretenois quelquefois avec luy. Mais il parloir,
et moy je pensois. — « Vous êtes bien cruels, me
dit-il un jour: vous mangés les prisonniers que vous
avés faits à la guerre. — Et que faites-vous des vôtres ?
luy répondis-je. — Ah! nous les tuons, dit-il, mais,
quand ils sont morts, nous ne les mangeons pas. »
Je croyois, Ayesda, qu'il ne valoit pas la peine,
pour si peu de chose, de tant se distinguer de nous,
y
6o MONTESQUIEU
et qu'il falloit nous regarder comme sauvages parce
que nous étions cruels, au lieu de nous regarder
comme des gens cruels parce que nous étions des
sauvages.
Mais on n^est ordinairement frappé que des cir-
constances des choses; le crime, devant les Dieux,
est l'action; le crime, devant les hommes, est la
manière de le commettre.
Je fus revêtu d'un autre corps, et le sort voulut
que je fusse le mari de la plus belle femme qu'il y
eût à Sybaris. Il sembloit que, dans la ville, tout le
monde se fût chargé de la rendre impertinente;
cependant elle l'étoit déjà bien. Si vous aviés vu
avec quel art elle préparoit ma disgrâce, comment
elle assaisonnoit les affronts qu'elle me faisoit pré-
voir, quel compte il lui falloit tenir de chaque
moment qu'elle vouloit bien les reculer, quelle
vanité elle tiroit de mes peines ! Je ne sçache pas
avoir été, dans aucune de mes transmigrations, si
sot; enfin, je me dégoutay de ses charmes sans
pouvoir cesser de prendre part à sa conduite. Quel
sort, mon cher Ayesda! Vous pouvés compter,
qu'après le malheur de perdre ce qu'on aime, il n'y
en a pas de plus cruel que d'être obligé de chercher
toujours des expédiens afin de se conserver ce
qu'on méprise.
Dans une vie suivante, je nacquis de parens très
pauvres, et j'ay ouï dire que, d'abord, je paroissois
un peu stupide. Mais à l'âge de quinze ans, ayant
eu le bonheur d'avoir une maladie qui me troubla
le cerveau, je sortis de la misère, et j'eus l'honneur
HISTOIRE VÉRITABLE 5l
d'être fou d'un Roi tributaire de Perse. Ce Prince
m'aimoit beaucoup, et, quoique il eût toujours
autour de luy des gens très sensés, néanmoins, à
cause de sa dignité, il ne parloit qu'à moy, car j'étois
véritablement fou, et, cependant si sage, que je
ne luy cassay jamais la tête ni ne l'étranglay.
J'ay tant de choses à raconter, qae je suis obligé
de passer rapidement sur tout ce qui se présente
à mon esprit. Vous y perdes beaucoup, mais soyés
sûr que c'est malgré moy que j'en agis ainsi.
Étant né à Ecbatane, je fus vendu pour servir
dans le palais d'un grand seigneur. J'étois étourdi et
distrait au point d'être incapable de quelque chose
que ce fût au monde. Un jour que je présentois
du sorbek à mon maître, je m'inclinay trop bas,
et j'en laissay tomber six tasses qui se brisèrent à
ses pieds. Je voulus me relever, je me jetay un peu
trop en arrière, et je tombay à la renverse, entraî-
nant avec moy une table sur laquelle il y avoit quel-
ques vases. Cela fit beaucoup rire mon maître, et je
m'aperçus, le soir, par les caresses de mes camarades,
que j'avois beaucoup plus de considération dans la
maison. Depuis ce tems, mon maître m'aima toujours;
il me faisoit copier des livres de Zoroastre. Quand
je réussissois, il ne me disoit rien; mais, quand
j'écrivois quelque extravagance, il travailloit à me
faire voir ma sottise; il se tourmentoit pour m'en
convaincre; il rioit, et me faisoit donner deux tasses
de sorbek.
Je m'acquittois bien mal des commissions qu'il
me donnoit; je ne rencontrois jamais ce qu'il m'avoit
52 MONTESQUIEU
ordonné de dire à ses femmes, ni ce qu'elles avoient
répondu; de façon, qu'après bien des allées et des
venues, il falloit toujours qu'il s'éclaircît par luy
même, et elles s'en trouvoient fort bien.
J'étois si propre à distraire du sérieux de l'obéis-
sance et du commandement, que tout le monde
m'aimoit, et ces concubines, qui ne cessoient de
se chamailler sur toute autre chose, étoient toujours
d'accord sur mon sujet.
Un jour, que j'étois malade, je vis que toutes ces
femmes pleuroient, et mon maître en fut si chagrin,
qu'il fit donner, pour rien, cinquante coups de bâton
à deux de ses plus fidèles esclaves, et il robroua. (sic)
si bien deux officiers subalternes qui, par malheur,
eurent à faire à luy ce jour là, qu'ils se crurent
perdus.
Dans une autre transmigration, mon visage étoit
difforme et mon corps contrefait. Ces malheurs
n'étoient pas grands, ils le devinrent. J'épousay une
femme très jolie. Je l'aimois et un million de défauts
ne pouvoient la rendre désagréable à mes yeux. Un
jour, je la surpris avec un de ses amans, dans l'infi-
délité la plus marquée. Ils restèrent tous deux dans
l'étonnement et dans le silence, et moy aussi. Le len-
demain, comme j'ouvris la bouche pour luy parler :
« Voilà comme vous êtes, me dit-elle; si l'on a
tort un jour avec vous, c'en est assez pour vous
faire oublier les complaisances de toute une vie. Ne
voulés vous pas encore me parler de l'affront que
vous me fîtes hier? Tenés, monsieur, il ne tiendroit
qu'à vous de me trouver une femme adorable, si vous
HISTOIRE VÉRITABLE 53
senties mes bons procédés. Soyés sûr que ce que
j'accorde n'est rien en comparaison de ce que je
refuse tous les jours. Vous êtes attaqué à chaque
instant, mais, à quelques échecs près, l'avantage
vous reste. — Nitocris, luy répondis -je, ce que
vous dites m'est toujours cent fois plus insupportable
que ce que vous faites. Je pourrois pardonner vos
crimes, mais comment vous passer vos justifications?
— Eh bien! dit-elle, j'avoue que j'ay tort de vous
parler ainsy, et je vois qu'il convient mieux que je
vous dise ingénuement la cause de votre malheur.
L'amour que j'ay conçu pour... — Vous n'avés
point, luy dis-je, conçu d'amour. Vous avés trop
d'amans pour qu'ils puissent si fort vous plaire plus
que moy. C'est votre vanité que j'ay à combattre et
non pas votre goût; un tel mal est sans remèdes. »
— Il me vint dans l'esprit mille partis violens; mais
ma rage étoit moindre que mon désespoir, et je pas-
sois de la fureur à la foiblesse: je tombay dans une
maladie de langueur, et mes douleurs, devenant tous
les jours non pas plus vives mais plus profondes,
mon âme sembla mourir et s'éteindre elle-même,
dans cette misérable transmigration.
Suze acquit en moy un nouveau citoyen. Mon
père étoit d'Athènes, et se tenoit, tout le long du
jour, sur un petit théâtre, au port de Pirée, où il
mangeoit du feu pour le plaisir du public, et arra-
choit des dents pour son utilité. Dégoûté d'Athènes,
il voyagea et pénétrajusqu'à la capitale d'un royaume
des Indes. Une fluxion qu'eut le Roi le fit appeler
dans le sérail. Par bonheur pour luy, aucune Reine
54 MONTESQUIEU
n'eût mal aux dents, ce qui fit qu'il en sortit sans
avoir reçu aucun sujet de chagrin. Il se maria, et
je vins au monde. La fortune me fit naître nain, et
elle me fit naître muet. Ces deux qualités, jointes
ensemble, me procurèrent une place auprès du Roi.
Il me parloit continuellement par signes, et il rioit
lorsque je l'entendois, et lorsque je ne l'entendois
pas. Il se servoit de moy pour étrangler tous ceux
qui lui déplaisoient, et j'étois si bien au fait, qu'il ne
m'arriva presque jamais de prendre quelqu'un pour
un autre. J'avois un frère aussi petit que moy, mais
on n'en fît jamais de cas, car il avoit le malheur
d'entendre ce qu'on luy disoit, et d'exprimer, par la
parole, ce qu'il pouvoit concevoir. Cependant, le
hazard fît que je fus un petit homme encore plus
considérable que jen'avois été; voicy comment. Un
eunuque africain, en qualité du plus laid homme de
l'empire, obtint le titre de gardien des vierges et de
chef des eunuques noirs. Ce haut rang lui fut long-
temps disputé, mais il l'emporta, et un autre, qui osa
se montrer, eût si peu de succès contre luy, que,
bien loin d'obtenir ce poste, il fut sifflé, et resta un
misérable jardinier du sérail. Pendant que la dispute
étoit la plus échauffée, je fis remarquer au Roi que
le nouveau champion avoit une dent très blanche,
et que, de loin, il ne paraissoit pas si contrefait que
de près. Ce service que je rendis au chef des eunu-
ques ne fut pas sans récompense, car il se piquoit
de n'oublier jamais ses créatures. Il prit soin de ma
fortune, j'entray dans toutes les intrigues du sérail,
et mes signes devinrent des loix pour tout l'empire.
HISTOIRE VÉRITABLE 55
Je vais vous parler d'une vie où je fus bien mal-
heureux. J'étois médecin d'un empereur des Indes;
l'étiquette de la cour me défendoit de luy survivre,
et il falloit que, le jour de ses funérailles, je fusse
mis sur son bûcher. Je me portois bien, moy, mais il
étoit très souvent malade, et il ne passoit jamais huit
jours sans avoir quelque foiblesse capable de nous
emporter. D'ailleurs, il n'était pas possible que nous
puissions résister à la vie qu'il menoit. Je luy disois
toujours qu'il perdoit sa santé avec ses femmes, et
il me répondoit froidement qu'il aimeroit autant
ne pas vivre que de se refuser le moindre plaisir.
Il restoit à table tout le long du jour, et, ce qu'il y
avoit de singulier, c'est qu'il vouloit que cela me
divertît. Ah! que j'enrageois bien, surtout, lors-
qu'avec un visage pasle, il venoit se vanter à moy de
ses excès. Mais, quand je luy faisois des représen-
tations : « L'heure de notre mort est écrite là haut,
me disoit-il, nous ne sçaurions la reculer. — J'ay
bien peur, luy disois-je. Seigneur, que toutes ces
créatures là ne feront pas que vous mourrés, mais
que vous vous tuerés! » — Tout cela ne faisoit rien.
C'est une espèce bien singulière qu'un homme à qui
tous ses cinq sens ont toujours dit qu'il étoit tout,
et que les autres ne sont rien'. Celui-cy croyoit que
je devois être bien fâché de sa mort, et point du tout
de la mienne. Aussi, dans nos périls communs, ne
luy parlois-je jamais de moy. Remarqués bien que
tous les efforts que la tyrannie fait en sa faveur, ne
I. Cette dernière phrase est légèrement biffée dans le ma-
nuscrit.
56 MONTESQUIEU
manquent jamais de tourner contre elle ^ Dans la
dernière maladie de ce Prince, j'avois le cerveau si
troublé que je ne sçavois plus ce que je faisois, et je
ne doute point que je ne luy aye fait passer le pas
deux mois trop tôt.
Il n'est rien dont je ne me sois avisé dans toutes
ces différentes vies. Dans celle-cy, je fis un livre;
mon ouvrage eut un grand succès, et non pas moy.
J'avois de l'esprit, et, avant cela, on me jugeoit
propre à tout; mais lorsque j'eus fixé le jugement
du public sur un talent particulier, on ne me jugea
plus propre à rien.
J'avois été jusque là ami de tout le monde. Mais
bientôt j'eus une infinité de rivaux et d^ennemis qui
ne m'avoient jamais vu, et que je n'avois jamais vus
aussi. Il me fut impossible de me réconcilier avec
tous ces gens là.
On vouloit m'avoir dans les sociétés, et on me
donnoit l'employ d'y être agréable, ce qui m'afifligeoit
beaucoup. On ne vouloit jamais que je disse une
sottise, quoique tous ceux qui étoient autour de moy
prissent d'étranges libertés à cet égard.
D'un autre côté, il y avoit des caillettes qui
disoient qu'elles me fuyoient, parce que j'étois un
bel esprit. Elles vouloient, par là, faire entendre que
j'avois de l'affectation et elles du naturel, et qu'elles
auroient eu plus d'esprit que moy, si elles avoient
voulu en avoir.
Des gens soutenoient que je n'avois pas fait mon
I. La phrase est encore légèrement biffée.
HISTOIRE VÉRITABLE b']
livre; Tenvie est si sotte qu'elle ne comprenoit pas
qu'elle ne gagnoit rien par là; si ce n'étoit pas moy
qui l'avoit fait, il falloit bien que ce fût un autre.
Enfin, ce malheureux ouvrage me tourmenta toute
ma vie, et, soit qu'on le louât, soit qu'on le blâmât,
j'en fus toujours embarrassé.
Je ne vous parleray point, Ayesda, de toutes les
autres transmigrations que j'ay essuiées. Vous déro-
bés aux affaires publiques le tems que vous employés
à m'écouter, et moy je ne sçaurois guère décrire
exactement des vies qui ont plus duré que sept ou
huit empires. Il s'est passé bien des siècles depuis le
temps que je fus valet de bonze, aux Indes, jusques
à la révolution présente que je me trouve à Tarente
un pauvre barbier. Je vous diray seulement que cette
transmigration-cy ne me plaît point du tout. J'ay une
femme qui se donne de grands airs, et qui a de
l'impertinence pour une Reine. Elle me fait sans
cesse enrager; elle m'a donné quatre enfans dont il
y en a plus de la moitié où je jurerois que je ne
suis pour rien. Je suis si malheureux que, pour me
dédommager de cette vie-cy, les Dieux, qui sont
justes, ne peuvent guère s'empêcher de me faire
bientôt naître Roi de quelque pays. Si cela arrive,
et que mon âme fasse fortune, je vous promets que
j'auray soin de vous, si vous êtes en vie, ou au moins
de vos descendans. Aussi bien, est-ce là le seul
moyen que j'aye de m'acquitter de l'argent que vous
m'avés généreusement prêté. Quoique je sois pau-
vre, Ayesda, je me pique d'être honnête homme, et
vous pouvés compter sur moy dans l'occasion.
lO
LIVRE VI
Vous prêtâtes hier tant d'attention à mes discours,
mon cher Ayesda, et j'ay, de mon côté, un tel foible
pour ceux qui m'écoutent, qu'il faut que je vous
dise tout, et que je vous révèle des choses mer-
veilleuses parmy les merveilles.
Vous sçaurés qu'il y a environ deux mille ans que
mon Génie jugea à propos, je ne sçay par quelle
raison, de m'habiller simplement d'un corps aérien,
de maaière que je passay cinquante ans hors de
cette croûte épaisse où les âmes sont enfermées.
Je fus d'abord au service d'un petit incube très
libertin, qui, la nuit, couroit toutes les ruelles de la
ville. Le pauvre petit Dieu prenoit plus de peine, il
se tracassoit tant, et cependant je ne voyois pas qu'il
eut de grands plaisirs 2. Il étoit, tous les matins,
de la plus mauvaise humeur du monde; il trouvoit
à redire à tout ce qu'il avoit vu, et en faisoit une
récapitulation très triste. Un jour qu'il se plaignoit
à moy des dégoûts qui avoient suivi une nuit qu'il
avoit passée avec une femme que tous les poètes
1. Le livre V manque. Voir l'introduction.
2. Nous donnons cette phrase telle qu'elle est dans le
manuscrit.
60 MONTESQUIEU
de la ville juroient être belle comme un astre, moy,
qui me souvenois de quelques vieilles maximes que
j'avois autrefois apprises dans le monde, je luy dis :
« Monseigneur, vous n'êtes pas au fait. Sitôt que
vous entendes parler d'une femme, vous vous fourrés
dans son lit; ce n'est pas le moyen de la trouver
belle. Commencés par la trouver belle, et mettes
vous dans son lit. »
Pendant que nous étions occupés du courant, il
nous vint une affaire extraordinaire. On envoya à
l'incube un ordre précis de l'Olympe de travailler
à la formation d'un héros. Il obéit en rechignant,
car pourquoi soumettre à un ordre absolu des
choses si volontaires? Nous allâmes chercher par-
tout une Princesse propre à produire cette espèce
d'homme qu'on nous demandoit. Nous nous fixâmes
sur une Reine de Scythie, que nous trouvâmes
couchée sur une peau d'ours, ayant son arc et son
carquois au chevet de son lit. La fière Reine revoit à
des combats et à une ville dont les murailles étoient
teintes de sang. Mon maître se glissa dans son lit et
commença d'abord par lui donner une oppression de
poitrine. Nous la tourmentâmes toute la nuit, mais
nous nous y prîmes si mal, qu'après bien des peines,
nous manquâmes le héros et ne fîmes qu'un tyran.
Vous me demanderés peut être pourquoi les Dieux
emploient les incubes à la formation des hommes
extraordinaires. C'est que les héros sont destinés
à être les instrumens de la vengeance divine, et,
s'ils avoient une origine humaine, ils ne seroient pas
assez inexorables.
HISTOIRE VÉRITABLE 6l
Je fus envoyé dans une ville des Indes pour servir
un génie qui rendoit des oracles. Les peuples por-
toient sans cesse de l'or et de l'argent dans notre
temple, ce qui mettoit mon petit Dieu au désespoir.
«A moy! de l'or, disoit-il, à moy! Ils me croyent
donc bien avare! Sçais tu bien ce qui arrive? C'est
que, lorsque quelque Prince sacrilège vient pour
enlever ces trésors, il m'en coûte toujours la façon
d'un prodige.» Aussitôt il entra dans son tuyau et
dit : « Mortels, apprenés que vous ne pouvés offrir
aux Dieux vos trésors, sans leur faire voir le cas que
vous faites d'une chose qu'ils veulent que vous
méprisiés. »
Ce qui me charmoit, dans le Génie que je servois,
c'est qu'il n'étoit ni ambigu, ni obscur, et qu'il disoit
franchement tout ce qu'il sçavoit. « Que faut-il que je
fasse pour devenir heureux? — lui dit un suppliant.
— Rien, mon ami, répondit-il. — Comment rien?
— Rien! vous dis-je. — Vous croyés donc que je suis
heureux? — Non! je crois, au contraire, que vous
l'êtes très peu. — Pourquoi ne voulés vous donc
pas que je travaille à le devenir? — C'est qu'on
peut l'être, et qu'on ne peut pas le devenir. »
Je fus envoyé pour servir un Génie appelé Plu tus,
qui est le dieu des richesses chez les Grecs. Comme
il permettoit que je lui parlasse librement, je lui dis :
« Monseigneur, il me semble que vous ne faites
guère d'attention au mérite des personnes. Vous
accordés et vous refusés sans raison. Il n'y a pas de
métier plus facile à faire que le vôtre : il ne vous en
coûte pas, dans la journée, un quart d'heure de
02 MONTESQUIEU
reflexion. — Mon ami, me dit -il, je préside aux
richesses, et la Fortune distribue les dignités. Nous
donnons sans choix et sans égard, parce que ce sont
des choses qui ne peuvent pas faire le bonheur
de ceux qui les reçoivent. — Et pourquoi cela?
répondis-je. — C'est que Jupiter n'a pas voulu
mettre la félicité dans les choses que tout le monde
ne peut pas avoir; les richesses d'un homme suppo-
sent la pauvreté d'un nombre infini d'autres, et la
grandeur d'un mortel, l'abaissement de tous ceux
qui lui obéissent. — Qu'est-ce qui peut donc ren-
dre les hommes heureux? repris-je. — Ce sont les
biens réels, qui sont dans eux-mêmes, et ne sont
fondés ni sur la misère, ni sur l'humiliation d'au-
truy : la vertu, la santé, la paix, le bon esprit, la
tranquilité domestique, la crainte des Dieux. —
Mais les honneurs et les richesses ne sont pas
incompatibles avec ces sortes de biens, repris-je.
— Ils le sont presque toujours, car les Dieux,
lassés des importunités des mortels, qui leur deman-
doient tous ce que très peu pouvoient obtenir, vou-
lurent avilir ces sortes de biens; ils y joignirent la
tristesse, les soins cuisans, les veilles, les maladies,
les désirs, les dégoûts, la pâleur, la crainte, et
cependant, ô étrange manie ! les hommes ne nous
les demandent pas moins. — Mais les pauvres,
lui répliquay-je, sont- ils plus heureux ?— Pour
lors, il me dit ces grandes paroles: «les Dieux ont
fait une classe de gens plus malheureux encore que
les riches, ce sont les pauvres qui désirent les
richesses. >
HISTOIRE VÉRITABLE 63
Je fus, dans la suite, attaché à un Dieu domestique,
qui avoit l'œil sur une des maisons les plus opu-
lentes de la ville où nous étions. Je ne vous feray
pas l'histoire de ceux qui l'habitoient, mais vous
pouvés bien compter que, s'ils avoient conçu quelque
mauvaise action, ils la venoient toujours faire devant
nous. Le maître de la maison étoit un grave magis-
trat, et, quand il se montroit au public, je l'entendois
parler comme auroit pu faire la justice même; mais,
quand il avoit quitté sa robe, je n'ay jamais vu un si
malhonnête homme. Il est vray que sa femme le trai-
toit comme il traitoit le public; elle tenoit, devant
luy, les discours du monde les plus chastes, mais, dans
son absence, c'étoit un mari bien ajusté; et la petite
fille était un modèle de vertu, devant sa mère; mais
elle devint grosse à quinze ans. Si vous aviés vu le
vacarme qu'ils luy firent, et combien de fois par jour
ils luy reprochoient d'avoir déshonoré sa famille ! —
«Ah! les grands fripons! disoit mon maître, ils ne
se seroient point souciés de l'action, s'il n'y avoit
eu que nous qui l'eussions sçue. »
Pendant que j'étois parmy les Génies, il arriva un
grand malheur à un petit incube de nos amis. Il
perdit son chapeau, et un homme le trouva. Cela
mit la prospérité dans ses affaires, car le pauvre Dieu
étoit obligé de le servir. C'étoit bien le plus malheu-
reux petit Génie qu'il y eût. Son maître, qui jouoit
depuis le matin jusqu'au soir, ne luy laissoit pas un
moment de relâche. 11 luy falloit passer dans le cornet,
y être ballotté, diriger les dez, les suivre sur la table,
et encore, la plupart du tems, juroit-on contre luy.
64 MONTESQUIEU
11 est vray qu'il ne s'en mettoit point en peine; il
connaissoit l'injustice générale des hommes, qui ne
manquent pas d'attribuer à leur grande prudence
tout le bien qui leur arrive, et tout le mal, à la
jalousie des êtres qui sont au dessus d'eux.
Je servis un Génie qui fut envoyé pour animer la
statue de Pygmalion. J'entendis que quelqu'un disoit
à ce sculpteur : « Il falloit que vous fussiés fou d'ai-
mer une de vos statues. — Mon ami, répondit-il, tu
es un poëte, et ce n'est point à toi à me reprocher
d'être amoureux de mes ouvrages; tu es enchanté
des tiens, mais Apollon ne leur a pas donné la force
et la vie. »
Je me souviens du jour que les Dieux signalèrent
ainsi leur puissance. Pygmalion voyoit sa statue
vivante et il craignoit de se tromper. — « Ah! dit-il,
vous vives, et je seray le plus heureux des mortels. »
Elle le regarda languissamment. Pygmalion parut
ravi de joye. «Je vous aimois, et, bien loin que vous
fussiés sensible à mon amour, vous ne pouviés pas
seulement le connoître; mais, à présent, vous sçaurés
que j'ay fait des vœux téméraires pour vous, et
qu'il n'y a que la grandeur de mon amour qui ait pu
toucher les Dieux. »
Mon Génie recommença à me faire circuler dans
les corps humains. Je passe un grand nombre de
transmigrations, pour vous parler de celle-cy, dont
l'idée me flatte encore.
j'étois Grec, et, à l'exemple de plusieurs philoso-
phes, je parcourus divers pays. Je m'arrêtay quelque
tems en Egypte, et j'y acquis de la réputation. Le
HISTOIRE VÉRITABLE 65
Roi étant sur le point de partir pour une expédition,
un prodige heureux arriva à Memphis, et on en
rapporta un autre de Sais qui fut jugé malheureux.
Dans cette incertitude, on consulta divers oracles, et
ils se trouvèrent aussi peu d'accord que les prodiges.
On interrogea les prêtres, et, chacun d'eux faisant
valoir son opinion, ils jetèrent le Roi dans une per-
plexité plus grande. Jugés-en, puisqu'il eut recours
à moy qui étois étranger. « Seigneur, luy dis -je,
les hommes ne sont point faits pour connoître les
volontés particulières des Dieux, mais pour sçavoir
leurs volontés générales. Ils désirent que vous ne
fassiés point de guerre injuste, et que vous n'em-
ployiés la puissance qu'ils vous ont donnée que
comme ils feroient eux-mêmes, s'ils l'avoient rete-
nue. — Mais les entreprises les plus justes, dit le
Roi, peuvent ne pas réussir, et un oracle reçu à
propos peut nous en détourner. — Si les Dieux,
répondis -je, vouloient vous détruire, ils seroient
insensés de vous révéler leurs desseins. Ils sont
assez prudens pour garder leurs secrets. C'est vous
qui vous asservisses à ce que vous appelés des pro-
diges, et non pas eux. » — Comme il ne sortoit pas de
son incertitude, j'ajoutay : « L'irrésolution a tous les
effets de la timidité, et elle en a d'ailleurs de pires.
Les Dieux vous ont donné des armées, et vous avés,
sans doute, de la prudence et du courage; ce sont
les oracles qu'il faut consulter. »
Les anciens Rois avoient accablé leurs peuples par
la construction de leurs pyramides. Celui-cy voulut
suivre leur exemple. Je lui dis : « Seigneur, une
1 1
66 MONTESQUIEU
courtisane de Nocretis fit, autrefois, bâtir une pyra-
mide. Elle avoit raison : elle laissoit un monument
de sa beauté. Mais je ne vois pas ce que celle que
vous voulés élever prouvera à la postérité, en votre
faveur. — Elle prouvera ma puissance, dit le Roi.
— Et qui est-ce qui doutera jamais de la puis-
sance d'un Roi d'Egypte? Il y a apparence que
les folies de vos successeurs la prouveront assez,
sans que vous vous en mêliés. La véritable grandeur
seroit de vous distinguer, par vos vertus, de ceux
qui seront aussi puissants que vous. — Vous n'êtes
point, me dit le Roi, instruit de la religion des
Égyptiens : nous croyons que nous devons vivre
dans les tombeaux, et nous autres Rois, toujours
exposés à la fureur du peuple, qui craignons,
qu^après notre mort, il ne la porte sur nos mânes
sacrés, bâtissons des pyramides qui puissent nous
en garantir. — N'avés vous, luy dis -je, que cette
ressource pour jouir de l'immortalité? L'amour de
vos sujets ne vous défendroit-il pas mieux que vos
pyramides? Le corps du Roi Osiris est depuis si
longtems exposé sans défense devant tout le peuple;
voyés si quelque Égyptien a été encore assez sacri-
lège pour l'insulter. On aime mieux l'adorer comme
un Dieu que de ne pas assez l'honorer comme un
homme. Seigneur, on est porté à aimer son Roi,
comme on est porté à aimer sa patrie; comptés que
pour qu'un Prince parvienne à se faire haïr de ses
sujets, il faut qu'il prenne la peine de détruire
dans leur cœur le sentiment du monde le plus
naturel. »
HISTOIRE VÉRITABLE Gy
Un jour le Roi me dit : « Je suis transporté de joye ;
on vient de m'apprendre le lieu où sont cachés les
trésors du Roi Athotis. » Et se tournant vers ses
ministres: «Allés, coures, ayés moy des ouvriers!
Ou*on me renverse les montagnes! » Je haussay les
épaules: «Eh! Seigneur, luy dis-je, le maître du
monde peut-il s'enrichir? — Oui! car j'auray tous les
trésors des Rois de Thèbes; je les feray transporter
à Memphis, et je les garderay pour mes besoins. —
Je vous entends : à présent vous pouvés devenir plus
avare, si vous ne pouvés pas devenir plus riche. »
Une autre fois, je le trouvay dans une furieuse
colère : « Je suis indigné contre ceux de Memphis :
ils se révoltent contre moy en plein théâtre; j'ay du
penchant pour un acteur, et ils applaudissent tou-
jours à un autre. — Seigneur, luy dis-je, vous avés
ôté au peuple la connoissance des affaires, et vous
luy avés donné, pour occupation, les plaisirs du
spectacle ; ces choses, vaines autrefois, sont devenues
importantes pour luy. Vous venés, aujourd'hui, le
gêner dans ces choses mêmes. Vous choqués son
goût, ce goût qui est sa liberté. Seigneur, un peuple
corrompu s'occupe de ce dont un peuple vertueux
s'amuse. Voudriés vous qu'il employât son tems à
vous demander compte de tout le sang que vous
avés versé? »
Des discours si brusques firent qu'on ne me garda
pas longtemps à la Cour. Je quittay l'Egypte et je
retournay à Gorinthe, ma patrie, résolu de ne la
quitter jamais.
Là, je vécus parmy mes concitoyens; je quittay
(38 MONTESQUIEU
mes manières austères. J'avois senti qu'il ne suffisoit
pas de faire admirer la vertu, et qu'il falloit la faire
aimer.
Mon principal soin fut d'accoutumer mon esprit à
prendre toujours les choses en bonne part, et à y
chercher le bien, lorsqu'elles en étoient susceptibles.
Quand j'entendois crier que ceux qui gouvernoient
l'état étoient des gens pervers, je disois en moy-
même : « Voilà une opinion qu'il seroit à souhaiter
qu'on n'eût pas, et cependant, elle peut avoir son
utilité; les gens qui ont du pouvoir se tiendront
mieux sur leurs gardes; ils n'ont déjà que trop de
flatteurs; il est bon qu'ils sçachent qu'ils ont à faire
à des juges non seulement sévères, mais aussi
prévenus. »
Quand on me disoit que les ministres aimoient le
bien public, le tendre sentiment que j'avois pour la
nature humaine se trouvoit flatté. Je sentois du
plaisir à entendre ce discours; je l'acceptois comme
une vérité, ou comme un heureux présage de ce qui
devoit être quelque jour.
Quand on soutenoit que nous avions un com-
merce florissant, je bénissois le destin de notre ville
qui avoit permis qu'elle devînt grande sans qu'elle
eût besoin de travailler à la destruction des autres
peuples.
J'avois l'esprit vraiment patriote ; j'aimois mon
pays non seulement parce que j'y étois né, mais
encore parce qu'il étoit une portion de cette grande
patrie qui est l'univers.
Ayant été obligé de faire un voyage à Athènes,
HISTOIRE VÉRITABLE 69
je vis les nouveaux bâtimens qu'on y élevoit. Je
sentois que je m'y intéressois, et que j'étois bien
aise que les hommes eussent une si belle demeure
de plus.
Un homme qui revenoit d'Asie, me parloit de la
magnificence de Persépolis. Les idées riantes, gran-
des et belles que j'en prenois, produisoient une
sensation agréable dans mon âme. J'étois bien aise
que ce beau lieu subsistât sur la terre ; sans que je
l'eusse vu, il m'avoit déjà fait passer des momens
heureux.
Comme les Dieux habitent les temples et chéris-
sent ces demeures sans perdre leur amour pour le
reste de l'univers, je croyois que les hommes, attachés
à leur patrie, dévoient étendre leur bienveillance
sur toutes les créatures qui peuvent connoître, et qui
sont capables d'aimer.
Si j'avois sçu quelque chose qui m'eût été utile, et
qui eût été préjudiciable à ma famille, je l'aurois
rejeté de mon esprit; si j'avois sçu quelque chose,
utile à ma famille, et qui ne l'eût pas été à ma patrie,
j'aurois cherché à l'oublier; si j'avois sçu quelque
chose, utile à ma patrie, et qui eût été préjudiciable
à l'Europe, ou qui eût été utile à l'Europe, et préju-
diciable au genre humain, je l'aurois regardée comme
un crimes
I. Cette phrase, insérée presque sans changement par
Montesquieu dans ses Pensées, a. été publiée, sous la dernière
forme que lui avoit donnée son auteur dans l'édition Laboulaye.
L'édition bien plus complète des Pensées publiée par la
Société des bibliophiles de Guyenne, en donne deux versions
écrites à des dates différentes. (T. I, p. i5.)
70 MONTESQUIEU
Voyant que tous mes concitoyens cherchoient à
augmenter leur patrimoine par leurs soins, je crus
devoir faire comme eux. Je devins bientôt riche. Un
homme, anxieux de ce petit bonheur, me le reprocha.
« Mon ami, luy dis-je, je ne suis point, comme toi,
sorti d'une famille considérable dans notre ville ;
mais j'ay quelque bien ; je l'acquérois par mon tra-
vail, pendant que tu employois ton tems à te plaindre
de la fortune.
y> Quels que soient mes trésors, je puis t^assurer
que je n'en fais pas tant de cas que tu penses, et,
si tu peux me faire voir que tu en es digne, je veux
bien les partager avec toi.
» Mais j'avoue que tes reproches m'affligent; se
peut-il, qu'à la réserve de quelques misérables
richesses, tu ne trouves rien en moy que tu puisses
envier?»
Mon Génie, qui me vit dans un si haut degré de
vertu, voulut m'éprouver et il me rajeunit. Dans ce
changement mon âme fut étonnée; mille passions
nacquirent dans mon cœur; je ne fus plus en état
de me conduire. « O Dieux! m'écriai-je, de quoy
vais-je devenir ^ ? Faudra-t-il que pour me rendre
ma raison, vous me rendiés ma foiblesse? *
Mon âme ne s'étant pas trouvée d'une trempe
assez bonne, je fus rejeté dans d'autres transmigra-
tions. Mais au lieu d'acquérir de nouveaux degrés
de perfection, je déchus insensiblement; je fus
toujours inférieur à moy-même, et enfin je parvins
I . Même tournure gasconne que précédemment.
HISTOIRE VÉRITABLE 7I
aux deux vies qui ont précédé celle où je suis actuel-
lement, et ont préparé, je crois, mon caractère.
Je nacquis à Naples, et le Génie qui présidoit à ma
naissance ayant examiné les fibres de ma langue et
de mon cerveau, jugea que je serois quelque jour
infatigable dans la conversation. Dans mon enfance,
ma mère, qui m'entendoit jaser sans cesse, s'épa-
nouissoit de trouver en moy sa parfaite image, et
elle passoit sa vie à faire comprendre à tous les gens
qui vouloient l'écouter que tout ce que je disois étoit
très plaisant'. On dit qu'étant en rhétorique, j'attra-
pay si bien cette science, que je parlois toujours.
Dès que j*eus quitté les écoles, je me fis avocat.
J'excellois surtout à étendre mes raisons, et, quand
j'en faisois valoir une, j'étois comme ces ouvriers qui
font d'un petit lingot d'or un fil de deux cents lieues
de long, ou une superficie qui peut couvrir tout un
pays. Ayant eu une fluxion de poitrine, je quittay le
barreau et me fit médecin. Je continuay à jouir de
mon talent naturel. Je ne soufirois point que mes
malades me parlassent de leur mal, car, quoique je
leur fisse des questions, je répondois toujours pour
eux. Je n'étois pas fort scavant, et, pendant que mes
collègues alloient faire leurs sacrifices à Esculape,
moy je faisois les miens au Dieu du hazard; et quand
l'accident de quelque homme connu, dont j'avois un
peu précipité la vie, faisoit murmurer contre moy,
j'avois la ressource de multiplier mes paroles, ce qui
me rendoit l'estime publique. Dans ma vieillesse, je
I . Montesquieu avait écrit d'abord : « Que j'étois le plus
aimable petit enfant qu'il y eût au monde. »
72 MONTESQUIEU
fis un livre qui, par la réputation qu'il me donna,
mit la vie de tous mes concitoyens entre mes mains.
J'examinois si, dans la bonne manière d'opérer, il
falloit que la nature aidât Tart, ou que l'art aidât la
nature. Je m'enrichis ; ma réputation augmentoit mes
richesses, et mes richesses ma réputation. Tout le
monde vouloit m'avoir, et il étoit du bon air de
mourir de mon ordonnance i.
Etant né en Macédoine, je servis trente ans dans
la phalange. Ayant reçu plusieurs blessures, je me
retiray avec une petite marque d'honneur, et devins
un honnête citoyen de Pella. Comme j'étois très au
fait de toutes les choses qui s'étoient passées dans le
corps où je servois, j'en faisois part à bien du monde,
et je ne vous dissinmleray pas qu'il se répandit un
faux bruit, dans mon quartier, que j'étois un peu
ennuyeux. Gela me porta un tel préjudice, que,
lorsque je parlois, personne n'écoutoit, et celuy
devant qui je commençois un conte, ne l'entendoit
jamais finir. A peine m'étois-je procuré un cercle
qu'il se rompoit de luy-même, et, lorsqu'il ne me
restoit plus que deux ou trois hommes: « Monsieur,
me disoit l'un, avec un air distrait et la tête en haut,
j'ay une affaire. » — « Monsieur, me disoit l'autre,
excusés, voilà une dame qui passe, je vais luy parler. »
Et moy je ne parlois plus. Tout cela venoit du bruit
que des gens mal intentionnés avoient, comme je
vous ay dit, semé contre moy. Pour le détruire, je
résolus de prendre les gens l'un après l'autre, et de
I. Montesquieu avait écrit d'abord : « et, quand on mouroit de
l'ordonnance d'un autre, on n'étoit pas du bel air. »
HISTOIRE VÉRITABLE 73
leur faire voir, tour à tour, que je n'étois pas si
ennuyeux qu'on le disoit. Un jour, dans le torrent
d'une histoire, que ma main suivoit ma voix, je
secouay, quoique doucement, un homme assez
chagrin : « Ah! monsieur, me dit -il, je sçavois bien
que l'histoire devoit m'ennuyer; mais que l'historien
m'estropie, cela est trop! » — Le feu me monta au
visage: «Vous tenés, dis -je, un discours fort sot,
et vous m'en ferés raison. — Eh bien, me dit- il,
soit ! car aussi bien j'aime mieux me battre avec vous
que de vous écouter. » Nous nous battîmes; je luy
donnay un coup d'épée au visage et un autre au
bras. — « Monsieur, me dit-il, nous n'avés fait que
me blesser, mais vous m'auriés fait mourir, si vous
aviés achevé votre histoire. — Vous voulés sans doute
recommencer, luy dis-je, puisque vous m'insultes
encore. » — Nous nous rebattîmes; je le désarmay.
— « Demandés moy la vie. — Eh bien, je vous la
demande, mais à condition que vous ne me ferés
plus d'histoire. » — Je vis que cet homme étoit fou,
et je le laissay là.
Deux jours après, j'allay dans une maison où il y
avoit plusieurs tables de jeu. Je me mis dans un
coin, avec deux ou trois personnes à quije commen-
çay à conter le fameux siège d'Amphipolis'. Comme
je traitois la chose en détail, ce qui faisoit que je
n'avançois guère plus que le siège, j'entendis derrière
moy une voix qui dit: « Monsieur, souvenés vous de
nos conventions! » — Je tournay la tête, c'étoit mon
I. Colonie athénienne assiégée et prise par Philippe de Macé-
doine en 357.
74 MONTESQUIEU
impertinent qui, avec une grande emplâtre (sic) sur
le visage, jouoit derrière moy. Je restay immobile,
et, voyant qu'il n'étoit pas possible de vivre avec un
tel homme, je résolus de ne jamais ouvrir la bouche
devant luy, si bien que je quittay mon siège et m'en
allay.
Depuis ce temps, je consentis à abréger mes
conversations; cela fit que je me privay des trois
quarts du plaisir que j'y avois. Je coupois toutes les
circonstances de mes contes qui ressembloient à un
arbre qu'on avoit émondé. J'avoue que je ne compre-
nois pas que ce style raccourci, ni ces récits secs et
décharnés pussent plaire, et, si un conte est amusant,
j'aurois voulu qu'il amusât longtems; c'est-à-dire
que j'étois, dans cette transmigration là, tel que je
suis dans celle cy : franc, naïf, ouvert et toujours
prêt à faire part aux autres de ce que je sçay. Mais
je vous prie de m'excuser, j'arrive à ma transmi-
gration actuelle, et je suis obligé de finir.
Je puis vous dire, sans compliment, Ayesda, que
vous êtes un auditeur adorable. Vous ne m'avés
jamais interrompu; je voyois sur votre visage tous
les effets du plaisir, de l'admiration et de la surprise.
Peut-être ne pourries vous pas retenir tant de
choses; je recommenceray, si vous voulés, demain.
Je suis si exact, que je suis sûr que vous n'y perdrés
pas la moindre circonstance'.
I. Première rédaction; c Comme vous ne pourries pas retenir
tant de choses, je mettray par écrit cette conversation cy. Je suis
si exact, dans tout ce que je fais, que vous n'y perdrés pas la
moindre circonstance. »
OEUVRES INÉDITES
DE MONTESQUIEU
PUBLIÉES PAR
LA SOCIÉTÉ DES BIBLIOPHILES DE GUYENNE
I. Deux opuscules de Montesquieu, publiés par le baron
de Montesquieu, avec une vue du château de La Brède
(eau-forte de Léo Drouyn). Bordeaux, 1891, vii-84 pp. :
Réflexions sur la monarchie universelle en Europe. —
De la considération et de la réputation. — Appendice :
Maisons habitées par Montesquieu à Bordeaux (avec
plans). — Montesquieu à l'Académie de Bordeaux. — Mon-
tesquieu et le commerce bordelais. — Les descendants de
Montesquieu. — Notes, etc.
n. Mélanges inédits de Montesquieu, publiés par le
baron de Montesquieu, 1892, LVill-3o2 pp. : Histoire des
manuscrits inédits de Montesquieu. — Description des
manuscrits. — Discotcrs sur Cicéron. — Éloge de la Sin-
cérité,— Histoire véritable, suivie de la critique de cet
écrit par J.-J. Bel. — Dialogue de Xantippe et de Xéno-
crate. — Essai sur les causes qui peuvent affecter les
esprits et les caractères . — De la politique. — Réflexions
sur le caractère de quelques princes et sur quelques
événements de leur vie. — Lettres de Xénocrate à Phérès.
— Remarques sur certaines objections que m,' a faites un
homme qui m,' a traduit mes Romains en Angleterre. —
Mémoire sur la Constitution. — Mémoire sur les dettes
de l'État. — Mémoire contre V arrêt du Conseil, du
i>7 février i^SSi portant défense de faire des plantations
nouvelles en vignes dans la généralité de Guyenne. —
Notes, index alphabétique, table.
III. Voyages de Montesquieu, publiés par le baron
Albert de Montesquieu, 1894.- 1896, avec un fac-similé
de l'écriture de Montesquieu. 2 vol. : le premier de LII-
375 pages, le second de xix-5 20 pages. — Préface, descrip-
tion des manuscrits. — Voyages en Aîitriche, en Italie, en
Allemagne, en Hollande. — Mémoire sur les fnines. —
Lettre descriptive sur Gênes. — Descriptions â.e Florence
et de la galerie du grand-duc. — Réflexions sur la
manière gothique, sur les habitants de Rome. — Souve-
nirs de la cour de Stanislas Leczinski. — Notes, index
des voyages de Montesquieu, table, etc.
IV. Pensées et fragments inédits de Montesquieu., publiés
par le baron Gaston de Montesquieu, 1 899-1 900, 2 vol. : le
premier de xxxiv-541 pages, le second de 655 pages. Ces
deux volumes se composent de plus de 2,200 morceaux
classés dans l'ordre suivant : Montesquieu. — Œuvres
connues de Montesquieu. — Œuvres et fragments d^ œu-
vres inédites. — Science et industrie. — Lettres et arts.
— Psychologie. — Histoire. — Educatio7i, politique et
économie politique. — Philosophie. — Religion. — Aver-
tissement, préface et description des manuscrits, notes,
table des matières. — Une table de concordance permet,
en outre, de reconstituer exactement la place de chacune
des pensées inscrites par l'auteur ou ses secrétaires sur les
cahiers publiés, Montesquieu ne s'étant préoccupé d'aucun
classement.
En préparation :
Correspondance de Montesquieu (près de 3 00 lettres
inédites).
Les Correspondants de Montesquieu : M"^®^ du Defïand,
Geofïrin, de Tencin; Helvétius, le président Hénault, le
prince Charles-Edouard, etc.
^..%^?r3Ît2*
TABLE
Pages.
Introduction vu
Le Libraire au Lecteur xv
HISTOIRE VÉRITABLE
Livre premier 3
Livre II i3
Livre III
OT
Livre IV 47
Livre VI 5q
ACHEVE D IMPRIMER
PAR
G. GOUNOUILHOU, a Bordeaux
LE IV DÉCEMBRE M.DCCCC.II.
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U Bibliothèque
liniversifé d'Offowa
Echéonce
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