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Full text of "Histoire véritable"

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in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/histoirevritabOOmont 


MONTESQUIEU 


HISTOIRE  VÉRITABLE 


PUBLIEE    D  APRES 


UN  NOUVEAU   MANUSCRIT 


AVEC 


UNE  INTRODUCTION  ET  DES  NOTES 


PAR 


L.   DE   BORDES   DE    P^ORTAGE 


BORDEAUX 

G.   GOUNOUILHOU,    IMPRIMEUR-ÉDITEUR 
9-1  I,  rue  Guiraude,  9-1  i 


M.DCCCC  II. 


PUBLICATIONS 


DE   LA 


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SOCIETE  DES   BIBLIOPHILES 

DE    GUYENNE 


MONTESQ.UIEU 


HISTOIRE  VÉRITABLE 


Tous  droits  de  repi-oductlon  et  de  traduction  réservés. 


MONTESQUIEU 


HISTOIRE  VÉRITABLE 


PUBLIEE    D  APRES 


UN   NOUVEAU   MANUSCRIT 


AVEC 


UNE  INTRODUCTION  ET  DES   NOTES 


PAR 


L.   DE   BORDES   DE    PORTAGE 


BORDEAUX 


G.   GOUNOUILHOU,    ï  M  PR  I  M  EUR-ÉDITR  U  R 

9-1  I,  rue  Guiraude,  y- 11 


M.DCCÇ^y*-'"''*^/0^ 


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INTRODUCTION 


Une  rare  bonne  fortune  a  fait  tomber  entre  nos  mains 
un  nouveau  manuscrit  de  VHistoire  véritable  de  Mon- 
tesquieu, dans  le  temps  même  où  la  Société  des  Biblio- 
philes de  Guyenne  publie,  grâce  aux  descendants  de 
l'illustre  écrivain,  les  œuvres  inédites  qui,  jusqu'à  ces 
dernières  années,  étaient  conservées,  avec  un  soin  pieux, 
dans  les  archives  du  château  de  La  Brède.  Déjà  une 
version  de  VHistoire  véritable,  d'après  une  copie  tirée  de 
ces  archives,  a  paru,  dans  le  volume  de  Mélanges  inédits 
publié  par  le  regretté  baron  de  Montesquieu  en  1892; 
elle  occupe,  dans  ce  volume,  les  pages  3 1  à  84,  et  les 
éditeurs  l'ont  fait  suivre  d'une  très  curieuse  critique  du 
roman,  par  J.-J.  Bel. 

Ce  n'est  donc  pas  une  œuvre  absolument  inédite  que 
nous  présentons  au  public;  mais  le  manuscrit  que  nous 
imprimons  aujourd'hui  offre  de  telles  différences  avec  le 
texte  déjà  publié,  il  donne  un  si  grand  nombre  de  variantes 
et  même  de  pages  entièrement  nouvelles,  que  la  Société 
des  Bibliophiles  de  Guyenne  a  pensé  qu'il  méritait  de 
tigurer  dans  la  collection,  déjà  nombreuse,  de  ses  publica- 
tions, et  nous  a  fait  l'honneur  de  nous  charger  de  l'y  intro- 
duire. Une  courte  description  du  nouveau  manuscrit  suffira, 
nous  l'espérons,  pour  faire  apprécier  tout  l'intérêt  qu'il 
présente.  Il  se  compose  de  cinq  cahiers  petit  in-4°  dont  les 
pages,  remplies  au  recto  et  au  verso,  sauf  une  étroite  marge. 


VIll  INTRODUCTION 

par  récriture  très  nette  d'un  copiste,  sont  attachées  avec 
des  rubans  de  soie  verte  et  blanche.  Chacune  d'elles, 
soigneusement  numérotée,  contient  de  x)nze  à  quinze 
lignes.  Le  premier  cahier  compte  trente  et  une  paj>es,  le 
second  trente-cinq,  le  troisième  cinquante-deux,  le  qua- 
trième vingt-huit  et  le  sixième  quarante.  Le  livre  cinq 
manque  en  entier,  comme  il  manque,  sous  une  autre  classi- 
fication, dans  le  texte  imprimé  en  1892.  Nous  savons,  par 
la  critique  de  J.-J.  Bel,  que  ce  livre  perdu,  qu'il  désigne 
comme  le  quatrième  et  qui  portait  primitivement,  en  effet, 
ce  chiffre  dans  notre  copie,  était  rempli  par  une  histoire 
amoureuse  destinée  à  délasser  un  peu  l'esprit  du  lecteur 
au  milieu  de  toutes  les  transmigrations  que  le  récit  faisait 
passer  sous  ses  yeux.  Aucun  indice  ne  nous  permet  de  dire, 
avec  certitude,  ce  qu'a  pu  devenir  cette  histoire  amou- 
reuse, qui  avait  trouvé  grâce  devant  le  sévère  J.-J.  Bel. 
Peut-être  Montesquieu  l'a-t-il  purement  et  simplement 
supprimée;  peut-être  en  a-t-il  fait  plus  tard,  et  quand  il 
eut  définitivement  renoncé  à  publier  V Histoire  véritable, 
le  Temple  de  Guide,  le  Voyage  à  Paphos,  ou  môme,  en  la 
remaniant  et  en  lui  donnant  plus  d'étendue,  son  roman 
d'Arsace  et  Isménie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  à  cette  lacune  près,  notre  manuscrit 
est  parfaitement  complet,  sauf  pourtant  l'épître  dédica- 
toire,  condamnée  par  J.-J.  Bel,  et  qui  ne  figure  pas  non 
plus  dans  celui  de  La  Brède.  Cette  épître  remplissait  deux 
feuillets  ou  au  moins  trois  pages  qui  ont  disparu  de  notre 
premier  cahier,  ainsi  que  l'indiquerait,  à  défaut  des  traces 
de  suppression  encore  visibles,  la  pagination  qui  saute 
brusquement  de  4  à  9.  En  revanche,  l'avis  du  libraire 
pour  lequel  le  critique  ne  s'était  pas  montré  plus  favorable, 
et  que  la  copie  de  La  Brède  ne  contient  pas  davantage, 
figure  tout  au  long  dans  la  nôtre. 

Montesquieu,  avec  la  simplicité  et  la  bonne  foi  du  génie, 
soumettait  ses  productions  à  ses  amis,  surtout  au  conseiller 
J.-J.  Bel  et  au  président  Barbot,  membres,  comme  lui,  de 


INTRODUCTION  IX 

sa  chère  Académie  de  Bordeaux.  Nous  avons  un  curieux 
témoignage  de  la  déférence  de  ce  grand  esprit,  comme  de 
la  sincérité  des  amis  qu'il  consultait,  dans  la  critique 
sévère,  mais  parfois  bien  judicieusement  clairvoyante,  que 
J.-J.  Bel  fit  de  VHistoire  véritable,  dont  le  manuscrit  lui 
avait  été  communiqué  par  l'auteur. 

Montesquieu  se  soumit  au  jugement  de  son  ami.  Il  paraît 
avoir,  à  plusieurs  reprises  et  même  assez  tard,  essayé  de 
remanier  cette  œuvre  de  sa  jeunesse  en  vue  d'une  publica- 
tion ;  puis  il  s'en  détacha  entièrement,  et,  absorbé  par  des 
travaux  d'une  tout  autre  portée,  il  abandonna  définitive- 
ment VHistoire  véritable.  Il  a  surtout  corrigé  et  retouché 
le  livre  troisième  où,  sans  parler  des  changements  de 
détail,  fort  nombreux,  les  pages  9  à  i5  (épisode  de  l'Eunu- 
que) ont  disparu  de  notre  manuscrit,  et  y  sont  remplacées 
par  dix  nouvelles  pages  non  chiffrées,  tout  entières  écrites 
de  sa  main,  lesquelles  n'offrent  guère  de  ressemblance 
avec  la  partie  correspondante  du  texte  imprimé  en  1892. 
Cet  épisode,  le  plus  long  de  tous  ceux  qui  figurent  dans 
VHistoire  véritable  en  l'état  où  elle  nous  est  parvenue, 
a  été  travaillé  d'une  façon  toute  particulière  par  Montes- 
quieu. J.-J.  Bel  en  avait  signalé  l'importance,  et  l'analogie 
frappante  qu'il  présente  avec  certains  passages  des  Lettres 
persanes  ne  lui  avait  point  échappé.  On  le  trouvera  tout 
au  long  et  sous  la  dernière  forme  que  Montesquieu  lui 
donna  de  sa  propre  main,  dans  l'édition  de  VHistoire 
véritable  que  nous  publions  aujourd'hui. 

Il  nous  paraît  superflu  de  mentionner  toutes  les  variantes 
ou  même  toutes  les  différences  capitales  que  présente  le 
texte  de  l'édition  actuelle  avec  celui  de  1892,  auquel  le 
lecteur  peut  recourir  aisément.  Il  nous  suffira  de  dire  que 
chacun  de  nos  cinq  livres  offre,  avec  les  cinq  parties  corres- 
pondantes déjà  publiées,  de  très  nombreuses  et  très  impor- 
tantes dissemblances,  et  que  notre  troisième  livre,  en 
particulier,  donne,  outre  beaucoup  de  corrections,  plusieurs 
pages  nouvelles  écrites  de  la  main  même  de  Montesquieu, 


X  INTRODUCTION 

tandis  que  notre  quatrième  livre  (primitivement  le  cin- 
quième) est  entièrement  inédit. 

En  somme,  moins  les  deux  lacunes  que  nous  avons 
signalées,  c'est  bien  le  roman  complet  et,  sauf  quelques 
retouches  dans  certaines  de  ses  parties,  tel  que  Montes- 
quieu l'écrivit  d'abord,  que  publie  la  Société  des  Biblio- 
philes de  Guyenne,  et  nous  croyons  pouvoir  dire  que,  sous 
cette  nouvelle  forme,  c'est  encore  une  œuvre  à  peu  près 
inédite  qu'elle  offre  aux  amis  et  aux  admirateurs  de  Mon- 
tesquieu. 

Tous  les  lecteurs  de  V Histoire  véritable  et  de  la  critique 
impitoyable,  mais  bien  souvent  fine  et  judicieuse  de  J.-J.  Bel, 
ont  éprouvé  quelque  surprise  en  constatant  que  l'ordre  des 
chapitres  et  des  transmigrations  qui  les  remplissent,  ne 
concorde  guère,  dans  le  texte  de  1892,  avec  cette  critique 
si  détaillée  et  si  complète.  Notre  manuscrit,  au  contraire, 
répond  rigoureusement,  comme  ordonnance  des  chapitres 
et  suite  des  transmigrations,  à  l'étude  de  J.-J.  Bel.  Les 
épisodes  se  succèdent  fidèlement  et  dans  Tordre  même  où 
cette  étude  les  place.  Bien  plus,  les  expressions  relevées 
par  J.-J.  Bel  s'offrent,  dans  notre  copie,  à  la  page  et  à  la 
ligne  même  qu'il  désigne.  Nous  pourrions  multiplier  les 
exemples,  il  nous  suffira  de  citer  les  suivants  :  livre  II,  le 
mot  laquais,  qui  choque  J.-J.  Bel,  figure  à  l'endroit  même 
que  le  critique  signale  expressément  :  page  4,  ligne  14. 
Livre  V,  devenu  livre  IV:  le  censeur  trouve  trop  bas  le  terme 
de  caillettes,  employé,  dit-il,  à  la  ligne  9  de  la  page  2  5, 
et,  en  effet,  le  mot  se  lit  en  toutes  lettres,  page  25,  ligne  9. 
Bref,  l'étude  de  J.-J.  Bel  pourrait  servir  de  table  des  matières 
aux  tableaux  rapides  et  multipliés  tracés,  par  le  Métempsy- 
cosiste,  dans  l'ordre  oi!i  les  présente  notre  manuscrit. 
Il  ne  nous  paraît  donc  pas  téméraire  d'affirmer  que 
cette  copie  est  bien  celle  que  J.-J.  Bel  eut  sous  les  yeux 
et  sur  laquelle  il  rédigea  son  travail.  Nous  avions  un 
instant  eu  la  pensée  de  réimprimer,  en  appendice,  cet 
intéressant  document  qui  fait  désormais,  à  tous  les  titres. 


INTRODUCTION  XI 

partie  intégrante  de  V Histoire  véritable,  mais  le  lecteur 
curieux  de  poursuivre  et  d'approfondir  l'examen  que 
nous  venons  d'esquisser,  pourra  toujours  se  reporter 
facilement  au  volume  de  1892  ou  même  y  joindre  la 
présente  édition,  et  cette  considération  nous  a  fait  renoncer 
à  notre  projet. 

Comment  notre  manuscrit  a-t-il  quitté  les  archives  de 
La  Brède  d'où  il  est  de  toute  évidence  qu'il  provient?  Il 
n'est  peut-être  pas  impossible  de  répondre  à  cette  question. 
On  sait  que,  vers  1829,  les  œuvres  inédites  de  Montesquieu 
furent  remises  à  J.  Laine,  en  vue  d'une  publication  qui, 
pour  des  causes  que  nous  n'avons  pas  à  rechercher  ici,  ne 
put  avoir  lieu  i.  Après  la  mort  de  Laine,  arrivée  en  décem- 
bre 1 83  5,  les  précieux  manuscrits  qui  lui  avaient  été  confiés, 
furent  rendus,  par  ses  héritiers,  à  la  famille  de  Montesquieu. 
Toutefois  plusieurs  s'égarèrent,  et  quelques-uns  restèrent 
enfouis  dans  les  papiers  de  Laine.  Nous  avons  tout  lieu  de 
croire  que  notre  manuscrit  fut  du  nombre  de  ces  derniers, 
car  nous  l'avons  découvert  parmi  une  quantité  considérable 
de  lettres  et  de  documents  dont  la  plupart  provenaient  de 
Laine  lui-même  ou  de  sa  famille. 

Montesquieu  paraît  avoir  composé  V Histoire  véritable 
dont  le  titre  appartient  à  Lucien,  dans  sa  jeunesse,  peu  de 
temps  après  les  Lettres  persattes,  et  peut-être  même  avant 
leur  publication.  Les  allusions  très  claires  aux  affaires  du 
temps  que  contient  l'avis  du  libraire,  et  quelques  autres, 
moins  transparentes,  qu'on  pourrait  relever  dans  le  cours 
du  récit,  ne  se  comprendraient  pas  si  l'œuvre  ne  datait  pas 
de  la  Régence.  Peut-être  même  avons-nous  là  comme  un 
premier  jet  de  la  veine  d'où  allaient  sortir  les  Lettres 
persanes  avec  lesquelles  V Histoire  véritable  offre,  en 
certaines  de  ses  parties  du  moins,  bien  des  ressemblances. 
Cela  seul,  à  défaut  du  mérite  de  l'ouvrage,  et  de  l'intérêt 

I.  Voir,  à  ce  sujet,  l'intéressante  Histoire  des  vtannscrits  inédits  de 
Montesquieu  placée,  par  M.  Céleste,  en  tête  du  volume  de  Mélanges 
inédits,  Bordeaux,   1892,  pp.  xxxv-xl. 


XII  INTRODUCTION 

qui  s'attache  aux  productions  qui  peuvent  éclairer  l'évolu- 
tion des  idées  et  les  progrès  du  talent  chez  les  grands 
écrivains,  suffirait  à  recommander  cet  essai  de  jeunesse 
pour  lequel  Montesquieu  semble  avoir  eu  une  prédilection 
particulière,  puisqu'il  y  fit  plusieurs  retouches  plus  tard, 
et,  probablement  même,  dans  la  pleine  maturité  de  son 
génie.  D'ailleurs,  si  les  Lettres  persanes  gardent  encore 
comme  une  saveur  du  xvir  siècle,  ne  peut-on  pas  affirmer 
qu'avec  VHistoire  véritable,  Montesquieu  inaugure  ce 
roman  ou  plutôt  ce  conte  satirique  et  philosophique  si 
goûté  pendant  toute  la  durée  du  xvill^  siècle,  et  que 
Voltaire  allait  bientôt  porter  à  sa  perfection? 

L'auteur  de  VHistoire  véritable  employait  à  la  lecture 
tous  les  instants  de  loisir  que  lui  laissaient  ses  occupations 
professionnelles,  ses  affaires  et  ses  propres  ouvrages.  Il 
s'intéressait  aux  romans  qui  faisaient  quelque  bruit.  Les 
réflexions  qu'il  a  consignées,  dans  ses  pensées  »,  au  sujet  de 
Manon  Lescaut,  qu'il  lut  au  moment  de  son  apparition,  et 
sur  laquelle  il  formule  déjà  ce  jugement  ferme  et  sûr  qu'il 
portait  sur  toute  chose,  nous  en  donneraient  une  preuve 
certaine,  si  son  goût  pour  les  fictions  ne  se  trahissait  en 
maints  endroits  de  ses  oeuvres,  et  par  un  certain  nombre 
de  ces  œuvres  elles-mêmes.  Il  lut  certainement  les  Mille 
et  une  Ntiits  traduites  ou  plutôt  adaptées  par  Gallands, 
avec  quel  tact  et  quelle  délicatesse,  nous  le  savons  aujour- 
d'hui que  nous  possédons  dans  leur  intégrité  les  récits  de 
la  sultane  Shéhérazade.  Il  lui  en  resta  le  goût  de  l'Orient 
qu'il  conserva  toute  sa  vie,  si  bien  qu'en  ses  derniers 
jours,  c'est  encore  au  fond  de  l'Orient  qu'il  plaçait  les 
aventures  dCArsace.  Nous  savons,  par  une  de  ses  dernières 
lettres  adressée  de  La  Brède,  le  8  décembre  1754,  à  son 
spirituel  correspondant  l'abbé  de  Guasco,  qu'il  s'occupait 

1.  Pensées  et  fragments  inédits,  t.  II,  p.  6i.  Montesquieu  a  pris  soin 
de  mentionner  qu'il  iit  cette  lecture  le  6  avril  1734. 

2.  Leur  publication,  commencée  en  170?,  ne  fut  achevée  qu'en  171  i. 
V.  au  surplus  Pensées,  II,  108. 


INTRODUCTION  XIîT 

encore  à  ce  moment  de  ce  petit  roman  que  son  fils,  J.-B.  de 
Secondât,  devait  publier  seulement  en  1783. 

Il  nous  reste  à  dire  un  mot  de  la  façon  dont  nous  avons 
compris  nos  devoirs  d'éditeur.  Notre  manuscrit  est  fort 
correct,  et  son  orthographe  est  en  tout  conforme  à  celle 
du  temps.  Nous  l'avons  donc  fidèlement  reproduit,  sauf 
quelques  fautes  évidentes  que  nous  avons  dû  corriger.  Par 
contre,  nous  nous  sommes  vu  obligé  à  reconstituer  entiè- 
rement sa  ponctuation,  très  défectueuse,  comme  celle  de 
presque  tous  les  manuscrits  de  l'époque.  Un  très  petit 
nombre  de  notes  donnent,  au  bas  des  pages,  les  variantes 
les  plus  importantes,  les  passages  qui  se  laissent  lire  sous 
les  ratures,  et  signalent  les  quelques  phrases,  débris 
du  naufrage,  que  Montesquieu  a  transportées,  en  les 
modifiant  un  peu,  dans  ses  autres  ouvrages.  D'ailleurs,  en 
dehors  de  ce  que  nous  avons  dit,  dans  cette  introduction, 
nous  n'avions  rien  à  ajouter  au  savant  et  si  judicieux 
commentaire  qui  accompagne  le  texte  de  1892;  le 
lecteur  s'y  reportera  toujours  avec  autant  de  plaisir  que 
de  profit. 

Nous  n'avons  pas  cru  devoir  nous  astreindre  à  suivre 
scrupuleusement  les  dispositions  typographiques  adoptées 
par  la  Société  des  Bibliophiles  de  Guyenne  pour  la  publi- 
cation des  manuscrits  inédits  de  Montesquieu;  non  que 
nous  ayons  la  plus  légère  critique  à  formuler  contre  ces 
dispositions,  mais,  notre  manuscrit  ne  faisant  pas  partie 
des  œuvres  inédites  tirées  des  archives  de  La  Brède,  il 
nous  a  paru  que  nous  n'avions  pas  à  tenir  un  compte 
rigoureux,  pour  sa  publication,  des  règles  suivies  pour 
l'ensemble  de  ces  œuvres. 

Nous  le  répéterons  en  terminant  :  la  Société  des  Biblio- 
philes de  Guyenne,  en  publiant  aujourd'hui  cette  nouvelle 
version  de  V Histoire  véritable  dont  le  volume  de  1892  ne 
donnait  pour  ainsi  dire  que  des  fragments,  fait  connaître 
entièrement  aux  amis  des  lettres  un  essai  de  jeunesse,  à 
peu  près  inédit,  d'un  écrivain  chez  lequel  le  savoir  le  plus 


XIV  INTRODUCTION 

vaste,  la  profondeur  de  la  pensée,  s'alliaient  à  la  finesse 
et  aux  grâces  de  l'esprit,  et  qui,  sans  le  moindre  effort, 
mettait  cette  profondeur  dans  ses  productions  les  plus 
légères,  comme  il  semait  cette  grâce  et  cet  esprit  dans 
ses  œuvres  les  plus  profondes. 

L.  DE  Bordes  de  Portage. 


Bordeaux,  4  juillet  1902. 


LE 


LIBRAIRE  AU  LECTEUR 


Il  y  avoit  longtems  que  je  cherchois  à  impri- 
mer quelque  livre  bon,  médiocre  ou  mauvais 
qui  se  vendît  bien,  afin  de  rétablir  mon  com- 
merce qui  est  un  peu  délabré,  depuis  qu'un 
scavant  du  Mississipi  m'achepta  tout  ce  qu'il  y 
avoit  de  livres  dans  ma  boutique,  et  me  paya  en 
billets  de  banque  qui  ont  péri  entre  mes  mains. 
Dieu  fasse  paix  à  ceux  qui  en  sont  la  cause  !  Un 
illustre  de  mes  amis  est  entré  dans  mes  vues,  et 
m'a  procuré  ce  petit  ouvrage  que  j'ay  l'honneur 
de  présenter  au  public. 

J'aurois  fort  souhaité  que  celuy  qui  l'a  accom- 
modé à  nos  mœurs,  eût  voulu,  à  ses  risques  et 
fortune,  y  insérer  quelque  trait  qui  eût  un  peu 
réfléchi  sur  les  affaires  du  tems.  Le  lecteur  ingé- 
nieux m'entend  bien.  Je  le  supplie  d'examiner  si, 
dans  le  récit  de  toutes  ces  aventures,  il  n'y  auroil 


XVI  LE    LIBRAIRE    AU    LECTEUR 

point  quelque  chose  qui  pût  donner  du  crédit  à 
mon  livre,  et  faire  ma  petite  fortune. 

Ce  n'est  pas  que  je  voulusse  en  mon  particu- 
lier me  brouiller  ouvertement  avec  les  magis- 
trats; je  souhaiterois  que  l'attention  du  public 
fût  réveillée  et  non  pas  la  leur. 

Un  bel  esprit  ^  qui  vient  quelquefois  dans  ma 
boutique  où  nous  Fécoutons  beaucoup,  soutenoit, 
l'autre  jour,  qu'il  n'y  avoit  pas  un  mot  de  vray 
dans  toute  mon  Histoire  véritable.  Ce  qui  luy  a 
fait  prendre  cette  opinion,  c'est  que  mademoi- 
selle de  Scudéry  s'est  servie  d'une  idée  à  peu  près 
pareille  pour  en  orner  un  de  ses  romans. 

D'ailleurs,  les  Aventures  du  mandarin  Fun- 
Hoam  ont  été  regardées  comme  fabuleuses  par 
tous  les  critiques. 

Je  ne  suis  qu'un  pauvre  libraire  et  je  ne  scay 
guère  bien  ce  qui  en  est;  mais  le  public  peut 
achepter  mon  livre  comme  roman,  s'il  ne  juge 
pas  à  propos  de  l'achepter  comme  histoire. 

I.  Le  manuscrit  portait  un  «scavant».  Montesquieu  a  effacé 
le  mot,  et  l'a  remplacé  par  celui  que  nous  imprimons. 


HISTOIRE  VÉRITABLE 


LIVRE    PREMIER 


J'étois,  sans  contredit,  le  plus  grand  fripon  de 
toutes  les  Indes,  et,  de  plus,  valet  d'un  vieux  gym- 
nosophiste,  qui,  depuis  cinquante  ans,  travailloit  à 
se  procurer  une  transmigration  heureuse,  et,  par  ses 
rudes  pénitences,  se  changeoit  en  squelette,  dans 
ce  monde,  pour  n'être  point  transformé  en  quelque 
vil  animal,  dans  l'autre.  Mais  moy,  m'endurcissant 
sur  tout  ce  qui  pourroit  m'arriver,  je  faisois  une 
exécution  terrible  sur  tous  les  animaux  qui  me 
tomboient  entre  les  mains.  Il  est  vray  que  je  ne 
touchois  point  à  quelques  vieilles  poules  qui  étoient 
dans  la  cour  de  mon  maître,  que  j'épargnois  quelques 
oyes  presque  sexagénaires,  et  que  j'avois  grand 
soin  d'une  vieille  vache  ridée,  qui  me  faisoit  enra- 
ger. Elle  n'avoit  plus  de  dents  pour  paître,  et  il 
falloit  presque  que  je  la  portasse,  lorsque  mon 
maître  m'ordonnoit  de  la  mener  promener. 

Je  recevois  les  aumônes,  et  j'acheptois  sous  main 
tout  ce  qu'il  falloit  pour  me  bien  nourrir,  et  mon 
maître  ne  pouvoit  comprendre  comment  un  homme 
dévot  comme  moy  devenoit  si  gras  avec  une  once 
de  riz  et  deux  verres  d'eau  qu'il  me  donnoit  par 
jour,  et  il  attribuoit  cela  à  une  protection  particulière 


4  MONTESQUIEU 

de  son  Dieu,  qui  me  favorisoit  d'un  embonpoint 
qu'avoient  à  peine  les  plus  cruels  mangeurs  d'ani- 
maux. 

Mon  maître,  accablé  de  vieillesse,  se  brûla,  et, 
comme  il  me  regardoit  comme  un  saint,  il  me  laissa, 
par  son  testament,  un  ordre  auquel  je  ne  m'attendois 
pas.  Ce  fut  de  le  suivre  par  la  route  qu'il  avoit  prise. 
Il  me  faisoit  trop  d'honneur,  et  je  parus  d'abord 
bien  embarrassé.  Mais,  pendant  qu'on  me  faisoit  de 
grands  compliments,  je  me  remis  de  mon  désordre, 
et  prenant  un  air  assuré  :  «  Qu'on  me  dresse,  dis-je,  un 
bûcher  tout  à  l'heure,  et  surtout  qu'on  ne  me  fasse 
pas  attendre  !  »  Je  sçavois  bien  qu'il  n'y  avoit  point  de 
bois  dans  la  maison,  car  il  est  très  rare  aux  Indes,  et 
qu'il  falloit  que  la  cérémonie  fût  remise  au  lendemain. 

La  nuit  venue,  je  m'enfuis  à  cinquante  lieues  de 
là.  J'eus  bientôt  dissipé  tout  ce  que  j'avois,  et  il  ne 
me  resta  pour  toute  ressource  que  l'habit  de  mon 
maître,  avec  lequel  je  me  mis  à  jouer  le  saint;  mais 
mon  visage  me  ruinoit. 

Ayant  entrepris  de  grands  jeûnes,  je  n'eus  pas  le 
courage  de  les  finir.  Je  me  fis  fouetter  par  les  rues, 
mais  je  me  comportay  si  mal  que  je  ne  gagnois  pas 
un  sol.  J'avois  plus  la  mine  d'un  criminel  que  d'un 
pénitent;  je  fuyois,  malgré  moi,  sous  les  verges;  je 
n'excitois  pas  la  compassion,  mais  la  risée  publique. 

Cependant  j'enrageois  bien  le  soir  d'avoir  été 
tout  le  jour  étrillé  pour  rien,  et,  pestant  tantôt  contre 
le  métier,  tantôt  contre  moy-même,  je  me  déses- 
pérois  d'avoir  été  si  lâche,  et  je  m'encourageois 
pour  le  lendemain. 


HISTOIRE   VERITABLE  5 

Un  jour,  j*allay  me  poster  près  d'un  vieux  bonze 
qui  tenoit,  depuis  quinze  ans,  les  bras  en  l'air;  à 
peine  eus-je  été  deux  heures  dans  cette  posture  que 
j'y  renonçay. 

Je  voulus  entreprendre  de  regarder  le  soleil;  mais 
je  fermois  les  yeux,  ou  je  tournois  la  tête,  ou  je 
portois  la  main  au  visage,  et  l'on  ne  me  donnoit  rien. 

Je  vis  une  troupe  de  ces  faquirs  qui,  pour  être 
plus  parfaits,  se  rendent  insensibles,  et  attachent  à 
la  partie  la  plus  rebelle  un  poids  qui  puisse  la  vain- 
cre. Je  voulus  rester  parmy  eux.  Ils  m'accablèrent 
d'un  anneau  de  fer  de  huit  livres,  que  je  trainay 
misérablement  pendant  deux  jours. 

M'apercevant  que,  dans  ce  métier,  la  condition  du 
valet  est  meilleure  que  celle  du  maître,  je  me  mis 
encore  une  fois  au  service  d'un  philosophe  célèbre, 
qui  me  fit  le  ministre  en  chef  de  ses  mortifications. 
Nous  n'eûmes  aucun  démêlé  quand  il  ne  fut  ques- 
tion que  de  luy.  Il  trouvoit  en  moy  un  écorcheur 
parfait  et  un  cuisinier  impitoyable. 

Un  jour,  il  s'enferma  dans  un  petit  caveau  où  il 
étoit  obligé  de  se  tenir  couché.  Il  ne  respiroit  que 
par  un  petit  trou,  et  une  lampe  achevoit  de  l'étouffer. 
Il  résolut  d'y  demeurer  six  jours  sans  boire  et  sans 
manger.  Gomme  cette  action  nous  attiroit  des 
aumônes,  je  l'encourageois  cruellement,  et,  quand 
il  étoit  sur  le  point  de  finir  ses  six  jours,  je  lui  dis 
faussement  qu'un  autre  en  devoit  rester  neuf,  et  je 
l'obligeay,  par  mes  mensonges,  mes  exhortations  et 
mes  railleries,  à  se  tenir  dans  son  poste  encore  trois 
jours. 


6  MONTESQUIEU 

Vous  croyés  peut  être,  Ayesda,  que  ce  que  je 
viens  de  vous  dire  s'est  passé  de  nos  jours?  Je  vous 
avertis  qu'il  y  a  quatre  mille  ans  de  cela.  Vous  me 
paroisses  étonné;  laissés  moy  continuer  mon  his- 
toire! Je  vous  assure  que  je  suis  sincère.  Vous 
pouvés  vous  être  aperçu  que  ce  n'est  pas  la  vanité 
qui  me  fait  parler. 

Je  voulus  débaucher  une  jeune  fem.me.  Son  mari 
le  sçut  et  me  tua.  Mon  âme  étoit  toute  neuve  et 
n'avoit  point  animé  d'autres  corps.  Elle  fut  trans- 
portée dans  un  lieu  où  les  philosophes  dévoient  la 
juger.  Toute  ma  vie  fut  pesée,  et  la  balance  tomba 
rudement  du  côté  du  mal.  Je  fus  condamné  à  passer 
dans  les  animaux  les  plus  vils,  et  l'on  me  mit  sous  la 
puissance  de  mon  mauvais  Génie,  qui  étoit  un  petit 
esprit  noir,  brûlé  et  malin,  qui  devoit  me  conduire 
dans  toutes  ces  transmigrations;  mais  moy,  sans 
m^étonner,  sans  m'affliger,  sans  me  plaindre,  je  con- 
servay  ma  gayeté  ordinaire,  et  j'éclatay  de  rire,  en 
voyant  les  autres  ombres  épouvantées.  Un  des  prin- 
cipaux philosophes  admira  mon  courage,  et  me  prit 
en  amitié  :  <  Pour  te  faire  voir,  me  dit -il,  que  j'es- 
time ta  fermeté,  je  vais  t'accorder  le  seul  don  qui 
soit  en  ma  puissance  :  c'est  la  faculté  de  te  ressou- 
venir de  tout  ce  qui  t'arrivera  dans  toutes  les  révo- 
lutions de  ton  être.  » 

Il  me  fallut,  d'abord,  essuyer  sept  ou  huit  cents 
transmigrations  d'insectes  en  insectes.  Pendant  tout 
ce  tems  là,  mes  vies  n'eurent  guère  rien  de  remar- 
quable. Étant  sauterelle,  je  broutay  ma  part  d'un 
pays  de  vingt  lieues;  dans  une  autre  transmigration, 


HISTOIRE   VÉRITABLE  7 

étant  descendu  dans  une  fourmilière,  je  charroyay, 
tout  Tété,  la  provision  comme  un  chameau.  Enfin  je 
tins  mon  rang  dans  un  parti  de  frelons  contre  une 
armée  de  guêpes,  et  j'y  fus  tué  des  premiers. 

Je  nacquis  perroquet;  je  vivois  dans  les  bois,  et  j'y 
passois  agréablement  ma  vie.  On  m^en  tira  pour  me 
mettre  parmy  les  hommes.  J'appris  d'abord  à  parler 
comme  eux;  mais  ils  n'avoient  pas  l'esprit  de  chanter 
comme  moy,  aussi  les  meprisois-je  beaucoup.  On 
m'enferma  dans  une  cage  de  fer,  et  les  premiers  jours 
j'en  fus  très  affligé.  Mais  j'aimois  le  vin,  il  ne  me 
manquoit  pas,  et  j'y  noyay  tous  mes  chagrins. 

Vous  trouvères  dans  tout  cecy,  mon  cher  Ayesda, 
la  clef  de  toutes  les  sympathies  et  de  toutes  les  anti- 
pathies mal  démêlées;  elles  ont  des  causes  que  les 
gens  qui  n'ont  pas  reçu  le  même  don  que  moy  igno- 
reront toujours.  Par  exemple,  le  goût  que  j'ay  pour 
la  musique  ;  je  vous  diray  bien  que  je  le  tiens  un 
peu  de  ce  que  j'ay  été  autrefois  un  petit  rossignol  ; 
et,  si  vous  me  voyés  une  si  grande  facilité  de  m'é- 
noncer,  ne  vous  en  étonnés  pas,  quand  vous  scaurés 
que  j'étois,  il  n'y  a  pas  bien  du  tems,  une  pie  qui 
jasoit  sans  cesse,  et  à  qui  on  avoit  crevé  un  œil. 

Je  fus  bientôt  transformé  en  un  petit  chien.  J'étois 
si  joli  que  ma  maîtresse  m'estropioit  tout  le  jour,  et 
m'étoufifoit  toute  la  nuit.  Elle  me  faisoit  tenir  sur 
les  pattes  de  derrière,  et  ne  me  permettoit  plus 
l'usage  de  celles  de  devant.  Elle  me  secouoit  les 
oreilles;  j'avois  tous  mes  muscles  en  contraction, 
et,  quand  ses  transports  d'amour  redoubloient, 
j'étois  toujours  en  danger  de  ma  vie.  Pour  comble 


8  MONTESQUIEU 

de  malheur,  elle  s'imagina  que  je  serois  plus  aimable 
si  elle  me  faisoit  mourir  de  faim.  J'étois  au  désespoir, 
et  j'enviois  bien  la  condition  d'un  vilain  mâtin  qui 
vivoit  négligé  dans  une  cuisine,  où  il  passoit  sa  vie 
en  philosophe  épicurien.  Après  deux  ans  de  persé- 
cutions, je  mourus,  laissant  un  grand  vuide  dans  la 
vie  de  ma  maîtresse,  dont  je  faisois  toute  l'occu- 
pation. 

Je  touchois  à  l'heure  où  je  devois  être  un  gros 
animal.  Je  devins  loup,  et  le  premier  tour  de  mon 
métier,  fut  de  manger  un  philosophe  ancien  qui 
paissoit,  sous  la  figure  d'un  mouton,  dans  une  prai- 
rie. Après  plusieurs  changements,  je  fus  fait  ours. 
Mais  j'étois  si  las  d'être  bête  que  je  songeay  à  bien 
vivre  et  à  voir  si,  par  ce  moyen,  je  n'obtiendrois 
pas  de  redevenir  homme.  Je  résolus  donc  de  ne  plus 
manger  d'animaux  et  de  paître  tristement  mon 
herbe.  J'avois  si  bien  fait  que  les  moutons  venoient 
bondir  autour  de  moy,  et  j'enrageois  de  bon  cœur. 
Il  me  prenoit  des  envies.  Non!  je  n'ay  jamais  tant 
souffert! 

Mon  Génie  me  trouva  digne  d'être  un  bon  animal; 
je  fus  tué  sanglier,  et  je  nacquis  agneau. 

Je  vous  diray  en  passant  que  je  n'ay  jamais  bien 
compris  pourquoy  les  Dieux,  qui  sçavent  la  mesure 
de  la  félicité  de  tous  les  êtres,  les  ont  soumis  à  tant 
de  transmigrations,  pour  les  récompenser  ou  les 
punir.  Je  ne  me  suis  guère  trouvé  plus  heureux  dans 
une  transmigration  que  dans  une  autre.  Il  est  vray 
que  plus  j'étois  un  animal  bon  et  facile,  plus  l'espé- 
rance de   devenir  homme  augmentoit  en  moy,   et. 


HISTOIRE   VERITABLE  9 

lorsque  j'étois  une  bête  cruelle,  comme  je  n'avois 
pas  une  subsistance  assurée,  j'étois  presque  toujours 
ou  dans  les  tourments  de  la  faim,  ou  dans  ceux  que 
donne  une  trop  abondante  nourriture. 

Il  m'arriva  un  jour  une  aventure  bien  extraor- 
dinaire. J'étois  bœuf  en  Egypte,  et  je  ne  songeois 
qu'à  paître  quelques  mauvais  roseaux,  lorsque  des 
prêtres,  qui  passèrent  auprès  de  mon  pâturage, 
s'écrièrent  que  j'étois  Apis,  m'adorèrent,  et  me 
menèrent,  comme  en  triomphe,  dans  un  magnifique 
temple.  J'ay  souvent,  depuis  que  je  suis  devenu 
homme,  fait  de  grandes  fortunes  sans  l'avoir  plus 
mérité  que  cette  fois  cy. 

Je  n'avois  pas  beaucoup  de  vanité,  et  je  ne  me 
souciois  guère  de  l'encens  qu'on  faisoit  fumer  devant 
moy;  mais  je  n'étois  pas  fâché  qu'une  partie  de  mon 
culte  fut  de  me  bien  nourrir.  Dans  un  mois,  je  fus 
gras  à  pleine  peau,  ce  qui  étoit  regardé  comme  un 
signe  de  la  prospérité  de  l'Etat.  Lorsque  j'étois 
malade,  toute  l'Egypte  étoit  en  pleurs.  Je  riois  dans 
ma  peau,  quand  je  voyois  la  désolation  publique. 
J'étois  malin  comme  un  singe,  et  souvent  je  faisois 
le  malade  pour  voir  pleurer  tout  le  monde.  Mais, 
ayant  entendu  un  vieux  prêtre  qui  disoit  :  «  La  santé 
du  Dieu  est  si  chancelante  qu'il  ne  veut  plus  être 
manifesté  sous  cette  figure,  à  la  première  rechute, 
nous  rirons  noyer  dans  la  fontaine  sacrée,  »  ce 
discours  fit  impression  sur  moy,  et  je  me  portay  très 
bien. 

Vous  sçavés,  mon  cher  Ayesda,  que  tous  les  ani- 
maux  ont  un  attachement  naturel  pour  leur  être. 


lO  MONTESQUIEU 

c'est  pour  cela  que  les  philosophes  défendent  si 
fort  de  les  tuer.  Gomme  chaque  âme  habite  volon- 
tiers le  corps  qui  luy  est  tombé  en  partage,  on  ne 
peut  l'en  déloger  sans  luy  faire  violence. 

Un  jour,  mon  esprit  s'étendit;  je  me  trouvay  un 
gros  philosophe;  j'avois  de  la  raison,  du  sens,  de  la 
prudence,  en  un  mot  j'étois  éléphant.  Un  roi  du 
Thibet  m'achepta  et  me  destina  à  porter  une  des 
reines.  Une  nuit  qu'il  voyageoit  avec  ses  femmes  et 
toute  sa  suite,  je  sentis  ma  charge  augmenter  de 
la  moitié.  Mon  conducteur  étoit  monté  dans  la 
cage  où  étoit  la  reine.  Occupé  de  ses  plaisirs,  il  ne 
songeoit  guère  à  me  guider.  Mais  j'allois  toujours 
mon  train.  A  la  fin,  il  descendit,  et,  pour  faire  voir 
qu'il  étoit  à  terre,  il  se  mit  à  jurer  et  à  me  battre. 
<^  Mon  Dieu!  dis-je  en  moy-même,  les  hommes  sont 
bien  injustes.  Ils  ne  sont  jamais  plus  portés  à  rendre 
les  autres  malheureux,  que  lorsqu'ils  jouissent  de 
quelque  bonheur.  » 

Un  jeune  éléphant  ayant  été  pris  dans  les  bois,  on 
le  donna  à  dresser  à  un  de  mes  camarades  et  à  moy. 
Nous  mîmes  cet  écolier  entre  nous  deux,  et  nous  le 
gourmâmes  si  bien  qu'il  fut  d'abord  instruit,  et  il 
devint  privé  et  obéissant  comme  nous  mêmes.  Je  vis 
que  mon  camarade  prenoit  du  plaisir  à  cet  acte  de 
supériorité.  Je  fis  cette  reflexion  :«  La  liberté  naturelle 
est,  de  tous  côtés,  attaquée.  Ceux  qui  vivent  dans 
l'esclavage  sont  aussi  ennemis  de  la  liberté  des  autres 
que  ceux  qui  commandent  avec  plus  d'empire.» 

Une  des  femmes  du  Roi  ayant  été  surprise  avec 
un  homme,  fut  condamnée  à  être  jetée  et  foulée  sous 


HISTOIRE    VERITABLE  ï  I 

mes  pieds.  Je  dis  en  moy-même  :  «  Voicy  un  homme 
qui  n'a  que  quatre  coudées  comme  les  autres,  et  qui 
est  aussi  à  charge  à  la  Providence  que  si  elle  lui 
avoit  donné  mille  corps.  Combien  d'hommes  se 
rassasieroient  des  mets  que  j'ay  vu  présenter  à  sa 
table?  Nous  qui  sommes  destinés  à  porter  sa  per- 
sonne, pourrions  porter  à  Taise  une  armée,  et  enfin 
il  faut  un  nombre  innombrable  de  femmes  à  ses 
plaisirs  ou  à  ses  dégoûts.  Son  corps  a  peu  de 
besoins,  mais  son  esprit  les  multiplie,  et,  ne  pouvant 
avoir  que  des  plaisirs  très  bornés,  il  s'imagine  qu'il 
jouit  de  tous  ceux  dont  il  prive  les  autres.  Je  vais 
punir  une  femme  pour  avoir  violé  des  loix  qu'on  est 
mille  fois  plus  coupable  d'avoir  faites.  J'obéis,  mais 
c'est  à  regret.  »  Dès  que  j'eus  fait  mon  office,  le  Roi 
vint  me  flatter,  mais  j'étois  si  indigné  contre  lui  que 
je  lui  donnay  un  coup  de  trompe,  et  le  jetay  à  dix 
pas  de  là. 

Tout  d'abord  les  courtisans  m'entourèrent,  et  je  vis 
mille  dards  tournés  contre  moy.  J'allois  périr,  lorsque 
quelqu'un  s'écria:  «Le  Roi  est  mort!»  Soudain, 
chacun  baissa  les  armes,  plusieurs  même  vinrent  me 
caresser,  et,  un  instant  après,  tout  le  monde  disparut. 

Tout  retentit  bientôt  des  cris  et  des  acclamations 
publiques.  On  alla  tirer  l'héritier  présomptif  d'une 
prison  où  il  étoit  enfermé.  Le  corps  du  Roi  défunt 
fut  jeté  dans  un  égout.  On  m'entoura  de  fleurs,  on 
me  mena  par  la  ville,  et  on  me  mit  dans  un  magni- 
fique temple.  «Que  veut  dire  cecy?dis-je  en  moy- 
même.  C'est  la  seule  mauvaise  action  que  j'ay  faite, 
et  d'abord  on  m'élève  des  autels.  » 


T2  MONTESQUIEU 

Indigné  des  bassesses  des  hommes,  je  m'enfuis  et 
me  retiray  dans  les  bois.  Tous  les  animaux  qui 
craignent  les  bêtes  féroces  venoient  paître  autour 
de  moy,  et  regardoient  comme  un  asile  les  lieux 
où  j'étois.  Cela  me  faisoit  plaisir,  et  je  disois  en 
moy-même  :  «  On  donne  au  lion  le  titre  de  Roi  des 
animaux;  il  n'en  est  que  le  tyran,  et  j'en  suis  le 
Roi  I .  > 

I.  Dans  Arsace  et  Isménie,  Montesquieu  prête  à  l'ambassa- 
deur des  Parthes  le  petit  discours  suivant  :  «  Un  tigre  d'Hircanie 
désoloit  la  contrée;  un  éléphant  l'étouffa  sous  ses  pieds.  Un 
jeune  tigre  restoit,  et  il  étoit  déjà  aussi  cruel  que  son  père;  l'élé- 
phant en  délivra  encore  le  pays.  Tous  les  animaux  qui  craignoient 
les  bêtes  féroces  venoient  paître  autour  de  lui.  Il  se  plaisoit 
à  voir  qu'il  étoit  leur  asile,  et  il  disoit  en  lui-même:  «On  dit 
»  que  le  tigre  est  le  Roi  des  animaux;  il  n'en  est  que  le  tyran  et 
2- j'en  suis  le  Roi.  :> 


LIVRE    II 


Il  auroit  été  à  souhaiter,  lorsque  je  devins  homme, 
que  j'eusse  eu  autant  de  vertu  que  lorsque  j'étois 
une  si  grosse  bête.  Mais  je  ne  me  trouvay  plus  la 
même  tranquillité  d'esprit,  ni  cette  liberté  de  raison- 
nement, cette  sagesse  et  cette  prudence  que  j'avois 
eues.  Au  contraire,  j'étois  plein  de  passions,  de 
caprices  et  de  contretems. 

Mon  entrée  dans  le  monde  ne  fut  pas  heureuse, 
car,  à  l'âge  de  dix  huit  ans,  je  fus  pendu.  J'en  dirois 
bien  la  cause,  mais  je  passe  légèrement  sur  cela. 
Suffit  que  je  me  comportay  très  bien,  et  que,  dans 
tout  le  chemin,  on  louoit  beaucoup  ma  contenance. 
*  En  vérité,  dit  un  artisan,  il  a  de  l'honneur  dans  son 
fait  !»  —  «  Je  suis,  disoit  un  autre,  un  homme  d'habi- 
tude. Il  y  a  trente  ans  que  j'assiste  régulièrement 
à  ces  sortes  d'assemblées,  mais  je  n'ay  jamais  vu 
d'homme  qui  s'en  soit  mieux  sorti  que  celui-cy.  » 

Je  vous  dis,  mon  cher  Ayesda,  des  choses  que  je 
pourrois  bien  vous  cacher;  mais  ayant  continuelle- 
ment changé,  je  ne  me  regarde  pas  comme  un 
individu.  J'ay  été  très  souvent  fripon,  assez  rarement 
honnête  homme.  C'est  la  faute  de  l'humanité  plus  que 
la  mienne,  et,  d'ailleurs,  je  crois  ne  devoir  répondre 


F4  MONTESQUIEU 

que  de  ce  qui  se  passe  dans  ma  transmigration  pré- 
sente, et  je  pense  que  vous  ne  doutés  pas  que  je  ne 
sois  actuellement  un  homme  de  bien. 

Etant  né  à  Messène,  je  me  mariay.  Je  pris  une 
femme  jeune,  jolie,  coquette,  et  qui  donnoit  mon 
amitié  à  tous  les  jeunes  gens  qui  entroient  chez  moy. 
Je  devins  jaloux.  Pour  me  guérir,  elle  me  fit  voir,  à 
n'en  pouvoir  plus  douter,  que  j'avois  raison  de  l'être. 
Dès  ce  moment,  je  ne  le  fus  plus,  et  nous  vécûmes 
de  la  meilleure  intelligence  du  monde. 

Devenu  veuf,  je  me  mariay  à  une  femme  qui  avoit 
été  belle,  et  qui  prétendoit  que  je  fusse  amoureux 
d'elle  parce  qu'elle  avoit  eu  autrefois  beaucoup 
d'amans.  Je  pris  une  maîtresse,  et  je  disois  que  je 
l'entretenois  parce  que  je  la  payois  bien.  Mais  je 
trouvay  qu'elle,  de  son  côté,  entretenoit  un  homme 
de  guerre;  cet  homme  de  guerre,  une  prêtresse 
d'Apollon;  cette  prêtresse,  un  joueur  de  flûte;  ce 
joueur  de  flûte,  une  courtisane;  et  cette  courtisane, 
un  laquais.  Je  fis,  d'un  seul  coup,  tomber  tous  ces 
ménages.  Par  le  crédit  de  ma  première  femme, 
j'avois  été  maltôtier  du  Roi  de  Corinthe.  Les  grands 
venoient  manger  chez  moy,  et  j'étois  précisément  de 
l'impertinence  qu'il  leur  falloit.  Je  fis  mal  mes  aff"ai- 
res;  on  me  destitua,  et,  dès  que  je  ne  pus  plus  être 
voleur,  tout  le  monde  se  mit  à  crier  que  j'étois  un 
fripon. 

Une  nouvelle  métamorphose  donna  à  Sicyone  un 
très  mauvais  poëte.  Je  n'ay,  dans  aucune  de  mes 
transmigrations,  porté  un  habit  si  usé  que  dans 
celle  là.  Je  passa}-   ma  misérable  vie  à  mordre  les 


HISTOIRE   VÉRITABLE  l5 

grands,  qui  n'en  sçavoient  rien,  et  les  petits,  qui  ne 
s*en  mettoient  point  en  peine.  J'étois  comme  ces 
vipères  que  l'on  met  dans  des  vases  où  on  les  fait 
jeûner  des  années  entières  :  je  jetois  mon'venin  tout 
autour  de  moy,  et  il  ne  tomboit  sur  personne. 

Dans  une  autre  transmigration,  je  me  fis  courtisan. 
Je  commençay  d'abord  à  faire  paroître  beaucoup  de 
mépris  pour  ma  profession,    et  je  disois  toujours  : 
«  Bon  Dieu!  Qu'est  cecy?  Ne  seray-je  jamais  délivré 
de  cette  servitude  de  Cour?»  Cependant  je  fus  assez 
heureux  pour  pouvoir  faire  deux  ou  trois  mauvaises 
actions.  Quand  il  y  en  avoit  quelqu'une  qui  auroit 
pu  me  déshonorer,  je  la  faisois  faire  par  ma  femme, 
et,  quand  je  voyois  que  quelque  sot,  en  se  livrant 
trop   grossièrement,  avoit  perdu  l'estime  publique, 
je  déclamois  contre  lui  de  la  belle  manière,  et  l'on 
disoit  :  «  Il    ne    peut    pas    souffrir   des    bassesses.  » 
Quand  je  voyois  un  homme  de  bien  dans  le  malheur, 
je  le   trouvois  un   fripon,   et,    quand  je  voyois    un 
fripon   dans  la    prospérité,  je   le    trouvois    homme 
de   bien.  Je    traitois    comme  mes   amis   tous    ceux 
qui  me  méprisoient,  tous  ceux  qui  me  mortifioient, 
tous  ceux  qui  me  désespéroient,   et,   les  gens   qui 
étoient  au  dessous  de  moy,  pourvu  qu'ils  ne  pussent 
pas    me   faire   de  mal,  je   les    traitois   comme    mes 
ennemis.  Je    tirois   en   secret  l'horoscope    de    tous 
les  gens  de  la  Cour.  Si  je  pouvois  prévoir  la  faveur 
de  quelqu'un,  je  commençois  à  m'humilier  devant 
luy.   Si  je    me  trompois    sur   sa    fortune,  je    corri- 
geois   si  bien   mon   erreur,   que  je   ne  le  regardois 
plus. 


l6  MONTESQUIEU 

Je  VOUS  communiqueray,  Ayesda,  une  réflexion 
que  j'ay  faite.  Ayant  vécu  dans  tous  les  états,  dans 
tous  les  lieux  et  dans  tous  les  tems,  j'ay  trouvé  que 
l'honneur  n'a  jamais  dû  m'empêcher  de  faire  une 
mauvaise  action.  Je  me  suis  aperçu  que,  dans  les 
crimes  qui  déshonorent,  il  y  a  toujours  une  manière 
de  les  commettre  qui  ne  déshonore  pas,  et,  avec  ce 
petit  principe,  que  mon  expérience  me  fit  connaître 
dès  ma  seconde  transmigration,  j'ay  violé  et  suivi 
les  loix,  été  honnête  et  malhonnête  homme,  ayant 
toujours,  le  plus  qu'il  m'a  été  possible,  tué,  volé, 
trompé,  de  la  seule  façon  que  Thonneur  me  l'a 
permis. 

Dans  cette  vie  cy,  je  fus  l'homme  de  mon  tems  le 
plus  à  la  mode.  J'étois  un  misérable  officier  d'un  roi 
d'Egypte,  lorsque  l'envie  me  prit  de  laisser  mes 
camarades  sous  leurs  tentes  et  d'aller  à  Thèbes,  où 
je  me  mis  à  jouer.  J'avois,  grâce  à  Dieu,  les  mains 
bonnes,  et,  quand  la  fortune  ne  me  suivoit  pas,  je  la 
traînois  après  moy.  Vous  ne  sçauriés  croire  combien 
j'étois  aimé  des  grands  seigneurs  que  je  ruinois  ;  ils 
m'embtassoient  sans  cesse,  et  me  faisoient  mille 
excuses  de  ce  qu'ils  ne  me  payoient  pas  à  l'échéance 
l'argent  que  je  leur  avois  volé  ;  car,  comme  je  vous 
ay  dit,  je  ne  m'avisois  pas  d'aller  jouer  pour  faire 
des  actions  de  morale.  Cependant  mes  belles  ma- 
nières leur  donnoient  tant  de  goût  pour  moy,  qu'ils 
étoient  au  désespoir  quand  ils  se  trouvoient  obligés 
de  s'ennuyer  à  jouer  avec  quelque  honnête  homme. 
On  me  mettoit  de  toutes  les  parties  de  plaisir,  et  je 
dépouillois  une  société  de  si  bonne  grâce  que  toutes 


HISTOIRE   VÉRITABLE  I7 

les  femmes  me  lorgnoient,  ce  qui  m'étoit  très  souvent 
à  charge,  car  les  distractions  que  cela  me  donnoit 
m'empêchoient  de  bien  jouer  mon  argent.  Quand  on 
m'annonçoit  dans  une  compagnie,  il  se  faisoit  une 
acclamation  générale;  j^étois  un  homme  d'impor- 
tance, quoique  je  n'eusse  ni  employ,  ni  valeur,  ni 
naissance,  ni  esprit,  ni  probité,  ni  sçavoir. 

Je  commençay  une  autre  vie  dans  la  ville  de 
Corinthe.  J'entray  dans  le  monde  avec  une  assez 
belle  figure,  un  air  assuré  et  une  très  grande  liberté 
d'esprit.  Mon  talent  principal  fut  une  facilité  singu- 
lière à  emprunter  de  l'argent.  Je  trouvay  des  gens 
très  complaisans,  mais  un  homme,  qui  avoit  été  de 
mes  amis,  me  devint  insupportable,  car  il  ne  me 
voyoit  jamais  qu'il  ne  me  parlât  de  le  payer.  Il  étoit 
si  sot  que  je  ne  pouvois  le  faire  entrer  dans  mes 
raisons,  et  il  ne  se  prétoit  à  aucun  de  mes  arrange- 
mens.  Il  me  décrioit  dans  toute  la  ville  et  parloit  de 
moy  avec  si  peu  de  ménagement,  qu'à  la  fin,  pour  luy 
fermer  la  bouche,  je  fus  obligé  de  luy  donner  des 
coups  de  bâton.  Il  les  souffrit  patiemment,  ce  qui  me 
piqua  en  quelque  manière,  car,  si  je  Pavois  sçu,  je  les 
lui  aurois  donné  d'abord.  Mes  billets  circulèrent  de 
plus  en  plus  et  se  multiplièrent  au  point  que  je  jugeay 
à  propos  d'en  faire  des  plaisanteries,  et  de  donner  à 
la  chose  un  air  ridicule,  qui  empêchât  qu'on  ne  m'en 
parlât  sérieusement.  Il  m'en  coûta  la  valeur  de  trois 
ou  quatre  bons  mots,  et,  par  là,  je  sortis  d'affaire.  Je 
vous  assure  que,  si  je  n'avois  pas  eu  le  bonheur  d'être 
né  avec  quelque  effronterie,  j'aurois  été  déshonoré 
mille  fois.  Vous  sçavés  que  les  vices   d'un    homme 


l8  MONTESQUIEU 

modeste  sont  toujours  jugés  à  la  rigueur,  et  l'impu- 
dence, qui  est  obligée  de  donner  une  amnistie  à  l'im- 
pudence, a  la  ressource  de  s'élever  contre  la  timidité, 
qui  est  toujours  désarmée.  Sur  ces  entrefaites,  un  de 
mes  parens  mourut,  et  je  recueillis  une  très  riche 
succession.  Je  pris  la  résolution  d'aller  être  honnête 
homme  dans  quelque  autre  société,  et  je  fis  ce  métier 
là  quelque  tems.  C'est  le  sublime  de  la  friponnerie 
de  sçavoir  faire  entrer  la  probité  dans  son  art. 

Je  vous  avoue,  Ayesda,  que,  dans  cette  transmi- 
gration dont  je  vous  parle,  je  chargeay  un  peu  trop 
mon  caractère.  J'ai  remarqué  que  pour  bien  réussir 
dans  le  monde,  il  faut  être  seulement  sot  à  demi  et  à 
demi  fripon.  Par  là  on  s'ajuste  avec  tout  le  monde, 
car  on  aboutit  par  quatre  côtés  aux  sots,  aux  gens 
d'esprit,  aux  fripons  et  aux  honnêtes  gens. 

Dans  ma  vie  suivante,  j'avois  une  taille  médiocre, 
des  cheveux  blonds,  une  figure  mâle  et  de  larges 
épaules.  Je  fus  l'amant  de  cinq  ou  six  vieilles  femmes 
et  d'autant  de  monstres  plus  jeunes.  Dans  le  com- 
mencement de  ma  carrière,  je  la  trouvay  rude.  Mais, 
par  un  prodige  de  l'habitude  et  une  certaine  force 
du  méchanisme,  je  m'accoutumay  à  la  vieillesse  et  à 
la  laideur,  et  je  parvins  au  point  que  la  beauté  même 
auroit  fait  sur  moy  moins  d'impressions;  car  l'idée 
d'une  femme  charmante  ne  réveilloit  plus,  dans  mon 
esprit,  que  celle  de  l'indigence.  Je  ne  me  piquois 
point  de  sentimens;  on  les  admire,  on  les  rend 
même,  mais  on  ne  les  paye  pas.  Au  lieu  que  je  vou- 
lois  qu'une  femme  vît  toujours  dans  mes  équipages, 
dans  mes  habits  et    dans   ma  façon   de  jouer,    des 


HISTOIRE   VÉRITABLE  I9 

marques  de  ses  bons  procédés.  Vous  sériés  étonné  si 
je  vous  disois  mes  prodiges  lorsque  j'entreprenois  de 
hâter  une  libéralité  tardive.  J'avois  toujours  eu  pour 
maxime  de  commencer  par  faire  connoître  ce  que  je 
valois.  Je  n'ignorois  pas  que  les  femmes  sont  trop 
avares  pour  se  ruiner  avec  de  certains  amans,  et 
que,  si  les  hommes  les  quittent  par  caprice,  elles  ne 
quittent  guère  les  hommes  que  par  raison. 

Je  cherchay  donc  à  consoler  le  beau  sexe  de  la 
perte  de  ses  agrémens.  Je  soutins  sa  décadence  et 
j'honoray  ses  rides.  Là  où  les  autres  finissoient  leurs 
hommages,  il  me  vit  commencer  les  miens,  et  je  n*ay 
point  à  me  plaindre  de  sa  reconnaissance,  mais 
seulement  d'une  certaine  équité,  qui  fit  tellement 
dépendre  la  récompense  des  services,  qu'elle  finit 
avec  eux. 

Quand  les  dieux,  mon  cher  Ayesda,  veulent  puri- 
fier une  âme,  ils  la  font  successivement  passer  d'un 
bon  animal  dans  un  meilleur,  et,  lorsqu'elle  est 
enfermée  dans  les  corps  humains,  et  qu'elle  doit 
finir  sa  course,  ils  la  mènent  d'une  vie  où  elle  reçoit 
quelques  impressions  de  la  vertu,  à  une  autre  où  elle 
en  prend  davantage,  et  je  vous  avoue  ingénuement 
que,  si  c'étoit  vers  la  vertu  que  je  tendois  après  tant 
de  voyages,  je  n'étois  guère  avancé. 

Je  nacquis,  et,  dans  mon  enfance,  ma  nourrice 
m'ayant  laissé  endormi  sous  un  arbre,  elle  trouva,  à 
son  retour,  que  des  abeilles  avoient  couvert  mes 
lèvres  de  miel.  On  dit  que  j'avois  de  petites  mains 
douces  comme  du  velours,  des  sourcils  argentés  et 
des  yeux  qui  se  tournoient  tout  doucement  du  côté 


20  MONTESQUIEU 

que  je  voulois.  Dans  les  écoles,  je  ne  fus  jamais 
affligé  des  coups  de  pied  que  me  donnèrent  mes 
camarades,  et  leurs  mépris  ne  troublèrent  point 
l'union  qui  étoit  entre  nous.  Quand  je  pus  former 
un  plan  de  vie,  je  cherchay  quelque  grand  seigneur 
qui  eût  besoin  d'un  admirateur  qui  fût  à  luy,  et  qui 
voulût  troquer  des  services  contre  des  louanges.  Je 
crus  en  avoir  trouvé  un  et  je  m'y  attachay.  J'appuyois 
tous  ses  discours,  et  ma  tête  les  suivoit  si  bien, 
qu'elle  ne  manquoit  pas  de  branler  ou  de  se  baisser, 
suivant  qu'il  plaisoit  à  ce  personnage  d'approuver  ou 
de  rejeter  les  propos  courans.  Je  l'aurois  bien  défié 
de  citer  une  occasion  où  je  l'eusse  contredit,  et  cela, 
quoique  je  n'eusse  guère  sujet  d'être  content  de  luy, 
car  il  étoit  très  avare,  et,  quoiqu'il  sçut  répandre, 
il  ne  sçavoit  jamais  donner.  Mon  bail  étant  fini,  je 
fis  paroître  une  bienveillance  plus  générale,  et  mon 
admiration  s'étendit  beaucoup.  Ce  qui  me  désespe- 
roit,  c'étoit  une  espèce  d'hommes  qu'on  appeloit  gens 
de  mérite,  qui  recevoient  tous  mes  petits  hommages 
comme  des  tributs  ou  comme  des  affronts.  C'étoit 
des  pièces  de  bois  qui  ne  se  laissoient  pas  tailler,  de 
façon  qu'après  avoir  commencé  à  les  orner,  j'étois 
toujours  obligé  de  les  laisser.  Mais,  quand  je  me 
trouvois  avec  ces  gens  que  l'on  regarde,  dans  le 
monde,  comme  des  insectes,  c'est  là  que  j'étois  bien  : 
«  Vous  rampes,  leur  disois-je,  avec  tant  de  grâce, 
que  je  vous  aime  plus  que  tout  ce  qui  vole  dans  les 
airs.  Sçavés  vous  que  vous  avés  une  infinité  de  petits 
pieds,  les  plus  jolis  du  monde?  Vous  n'iriés  pas  loin 
avec  cela,  mais  votre  démarche  est  sûre;  la  plupart 


HISTOIRE   VERITABLE  21 

des  gens  ne  voient  sur  votre  corps  que  de  petites 
écailles,  mais  moy,  qui  vous  regarde  de  plus  près,  et 
qui  vous  connois  mieux,  j'y  aperçois  des  montagnes 
couvertes  de  diamants,  de  perles  et  de  rubis.  » 

Je  suis  fou,  mon  cher  Ayesda,  de  prendre  un  style 
figuré  dans  une  narration  qui  doit  être  simple.  Si  je 
continuois  sur  ce  ton,  vous  auriés  raison  de  dire 
que  je  cours  après  l'esprit. 

Dans  cette  vie  cy,  je  formay  moy -même  mon 
caractère.  J'avois  l'esprit  un  peu  lourd,  mais  je 
remarquay,  comme  par  instinct,  que  les  sots  qui 
avoient  de  la  pesanteur  étoient  toujours  dans  l'ad- 
miration des  sots  qui  avoient  de  la  vivacité,  et  que 
ceux  cy,  au  contraire,  méprisoient  beaucoup  les 
autres.  Gela  me  détermina  à  travailler  à  changer 
d'espèce,  je  fis  des  efforts  continuels  pour  tirer  de 
mon  cerveau  quelque  chose,  et,  n'y  réussissant  pas 
bien,  je  me  contentay  de  parler,  laissant  mes  pen- 
sées bien  loin  à  la  suite  de  mes  paroles.  Il  y  a  même 
des  hazards  heureux,  et  il  n'étoit  pas  possible  que, 
jetant  sans  cesse  mes  propos  comme  trois  dez,  je 
n'amenasse  quelquefois.  Je  donnay  à  ma  machine 
plus  de  mouvement,  et  je  la  transportay  partout  où 
elle  pourroit  être  regardée.  Je  saluois  de  toutes 
parts;  j'embrassois  à  droite  et  à  gauche;  je  tournois 
et  me  précipitois  sur  moy -même,  et  enfin,  j'obtins 
l'étourderie  qui  me  manquoit,  outre  que  je  me 
donnay  de  la  gayeté,  en  faisant  des  éclats  de  rire  à 
chaque  propos  :  ce  qui  en  augmentoit  l'agrément, 
à  peu  près  comme  un  instrument  de  musique  ajoute 
à  la  voix  qui  l'accompagne;  cela  faisoit  un  de  ces 


22  MONTESQUIEU 

caractères  que  l'on  souffre,  parce  que,  s'ils  ne 
divertissent  pas,  ils  aident  à  se  divertir;  quoique, 
en  général,  dans  la  nation  où  je  vivois,  on  ne  fît 
guère  que  deux  classes  d'hommes  :  ceux  qui  amu- 
sent, et  ceux  qui  n'amusent  point;  et,  puisque  nous 
sommes  sur  cette  nation,  je  vous  diray  que  l'on 
avoit  écrit  cette  sentence  au  frontispice  de  chaque 
maison  :  «  N'ennuyés  pas,  et  vous  avés  tout;  ennuyés, 
et  vous  n'avés  rien.  »  Et  l'on  y  répétoit  sans  cesse 
cette  maxime  :  «  Ne  manques  pas  de  plaire  aux 
femmes,  si  vous  voulés  être  estimé  des  hommes,  » 
aussi  bien  que  celle  cy  :  «  A  quatorze  ans,  achevés 
de  vous  polir,  à  soixante,  commencés  à  vous 
former;  »  et  cette  autre,  enfin,  car  cela  ne  finiroit 
point  :  «  Ne  vous  avisés  pas  d'aller  dire  des  choses, 
si  vous  êtes  assez  heureux  pour  sçavoir  dire  des 
riens.  » 

Ne  me  trouvant  pas  assez  de  considération  à  la 
Ville,  j'en  obtins  par  le  moyen  de  la  Cour.  Vous 
sériés  étonné  si  je  vous  disois  pourquoi  j'y  allois  : 
c'étoit  pour  en  revenir.  Quand  j'étois  parmy  les 
bourgeois,  je  leur  portois  tous  les  mépris  que  je 
venois  de  recevoir.  L'on  admiroit  mes  sottises,  quand 
je  parlois,  et  l'on  admiroit  mon  silence,  quand  je  ne 
parlois  pas.  Je  disois  que  le  Prince  s'étoit  levé  ce 
même  matin,  et  que,  le  lendemain,  il  iroit  à  la  chasse. 
Il  s'en  falloit  bien  que  le  philosophe  qui  connoît  le 
mouvement  des  cieux  et  le  cours  des  étoiles,  fût 
aussi  content  de  luy  que  je  l'étois,  lorsque  je  pou- 
vois  prédire  les  éclipses  et  les  apparitions  du  Ministre 
ou  du  Prince. 


HISTOIRE   VÉRITABLE  2  3 

Mais,  quand  on  venoit  me  parler  des  affaires 
publiques,  il  faut  avouer  que  j'étois  dans  mon  fort. 
Je  me  séparois  de  la  compagnie  par  un  air  réservé, 
je  prenois  un  visage  dont  les  plis  servoient  de  bar- 
rière contre  la  curiosité.  Au  lieu  de  cette  abondance 
qui  m'étoit  ordinaire,  je  n'employois  plus  que  quel- 
ques monosyllabes,  et  il  nV  avoit  personne  qui  ne 
comprît  qu'on  ne  pouvoit,  sans  indiscrétion,  inter- 
roger un  homme  comme  moy. 

Étant  né  en  Sicile,  j'y  acquis  une  grande  considé- 
ration. J'entray  dans  le  monde  avec  un  aussi  bon 
estomac  qu'homme  qu'il  y  eût  à  la  Cour  et  à  la 
Ville.  Cette  bonne  qualité  me  donna  la  réputation 
d'homme  aimable  et  me  procura  d'illustres  amis.  Je 
fis  mon  chemin  à  la  guerre;  quand  je  dînois  ou 
soupois,  je  mangeois  toujours  de  la  même  force;  on 
se  doutoit  même  que  j'avois  quelque  esprit,  et  que 
j'aurois  décrié  les  femmes  et  frondé  les  ministres 
tout  comme  les  autres,  si  je  n'avois  pas  été  occupé 
à  couper  ou  à  avaler.  Mon  estomac  s'affaiblit,  et  l'on 
s'aperçut  bientôt  que  je  n'étois  plus  de  si  bonne 
compagnie;  mais  ce  que  je  perdis  du  côté  de  la 
force,  je  le  regagnay  d'ailleurs,  et  je  me  rendis 
célèbre  par  la  délicatesse  de  mon  goût.  Dans  chaque 
maison,  je  faisois  des  dissertations  avec  le  maître 
d'hôtel.  Si  un  ragoût  étoit  mauvais,  je  lui  en  donnois 
la  cause  physique,  et  j'ajoutois  la  raison  pourquoi  il 
n'étoit  pas  si  mauvais.  S'il  étoit  bon,  je  lui  disois 
comment  il  auroit  pu  être  meilleur;  je  le  battois 
dans  tous  ses  subterfuges,  et  je  l'obligeois  à  la  fin 
à  m'approuver.  Quand  je  revenois  avec  les  convives, 


24  MONTESQUIEU 

je  redisois  ce  que  je  venois  de  dire,  ou  je  reprenois 
quelques  vieilles  histoires  ou  certains  propos  fami- 
liers. Je  donnois  des  raisons  du  petit  nombre  de 
gens  aimables  dans  l'âge  présent,  je  comparois  les 
débauchés  anciens  avec  les  débauchés  modernes; 
je  trouvois  les  premiers  plus  forts  et  les  seconds 
plus  affadis  par  la  galanterie;  je  me  plaignois  de 
l'éducation  prise  dans  les  ruelles  et  de  la  pros- 
cription des  cabarets. 

Mon  Génie,  mécontent  de  moy,  me  fit  redevenir 
bête;  il  ne  me  donna  d'abord  qu'un  intestin,  et  je  fus 
un  animal  vorace;  il  voulut  ensuite  que  je  broutasse 
l'herbe,  et  je  nacquis  cheval. 

A  l'âge  de  sept  ans,  je  quittay  la  prairie,  et  j'aiday 
à  traîner  un  char  dans  les  rues  d'Ecbatane.  Chose 
admirable!  Mon  maître  n'avoit  rien  à  faire  depuis  le 
matin  jusqu'au  soir,  et  je  mourois  de  fatigue  à  son 
service.  Il  me  menoit  avec  une  vitesse  incroyable, 
comme  si  toute  la  ville  l'avoit  attendu,  et  il  me 
ramenoit  du  même  train  dans  un  autre  lieu,  où  il 
étoit  tout  aussi  inutile.  Tout  fuyoit  devant  moy,  ceux 
même  qui  m'avoient  évité  avoient  peine  à  le  croire, 
et  mon  étourdi  rioit  de  bon  cœur.  Son  triomphe, 
c'étoit  les  embarras  ;  il  se  rendoit  d'abord  maître  du 
terrain,  et  sa  voix  étoit  si  forte  qu'on  n'entendoit 
que  luy  ;  sa  colère  et  sesjuremens  augmentoient  avec 
les  obstacles,  et,  quand  il  s'étoit  fait  faire  place,  il 
ne  sçavoit  plus  où  il  vouloit  aller. 

Je  n'espérois  de  sortir  de  ses  mains  que  lorsque  je 
lui  aurois  fait  rompre  le  cou.  Mais,  un  beau  jour, 
je  fus  saisi  par  ses  créanciers,  et  un  vieux  usurier 


HISTOIRE   VÉRITABLE  2$ 

me  prit  en  paiement.  Hélas!  que  je  regrettay  la 
folie  de  mon  premier  maître,  quand  j'eus  affaire  à 
la  prudence  de  celui-cy  !  Il  avoit  calculé  ce  qu'il 
falloit  à  un  pauvre  animal  comme  moy  pour  ne 
pas  mourir  de  faim,  et  il  me  faisoit  si  bien  jeûner 
que  je  croyois  tous  les  jours  que  je  jeûnois  pour  la 
dernière  fois. 

J'entendis,  un  jour,  un  vacarme  horrible  dans  la 
maison;  c'étoit  le  vieux  avare  qui  s'emportoit  contre 
ses  domestiques  et  haussoit  si  fort  sa  voix  qu'à  la 
fin  il  la  perdit,  et  qu'il  tenta  vainement  d'exprimer 
sa  rage.  Je  dis  en  moy  même  :  «Je  suis  encore  plus 
heureux  que  cet  homme  cy  :  ma  condition  peut  chan- 
ger, mais  son  mal  est  incurable,  il  est  son  propre 
ennemi;  il  se  tient  et  il  ne  se  lâchera  jamais.  » 

Il  mourut,  et  j'eus  le  bonheur  que  son  héritier  fût 
un  homme  de  bon  sens.  C'étoit  un  grave  magistrat, 
qui  me  faisoit  aller,  avec  le  même  sang  froid,  au  lieu 
où  il  rendoit  la  justice  et  chez  une  ancienne  maî- 
tresse qu'il  avoit.  Je  restois  tous  les  jours  trois  heures, 
ni  plus,  ni  moins,  à  la  porte  de  cette  vieille,  après 
quoi,  je  voyois  descendre  mon  maître,  sans  que  ses 
cheveux,  sa  longue  veste  et  son  attirail  ordinaire 
fussent  le  moins  du  monde  dérangés.  Mon  conduc- 
teur donnoit  un  petit  coup  de  fouet,  je  partois  gra- 
vement, j'arrivois  de  même,  et  j'étois  si  sûr  de  mon 
chemin  qu'étant  devenu  aveugle  personne  ne  s'en 
aperçut.  Mon  maître,  sa  maîtresse  et  moy  mourûmes 
à  peu  près  tous  trois  ensemble,  et  un  vieux  cocher 
aussi.  L'heure  de  notre  mort  sembloit  avoir  été 
prédite  par  un   autre  événement.   Le  carrosse  que 

6 


26  MONTESQUIEU 

j'avois  tant  traîné  avoit  rencontré  une  pierre  et 
s'étoit  démantibulé. 

Je  vous  ay  fait  toutes  ces  histoires,  Ayesda,  avec 
d'autant  plus  de  confiance  que  je  vous  reconnois 
trop  de  sens  pour  douter  du  dogme  sur  lequel  elles 
sont  fondées.  L'Être  Suprême  n'a  pas  moins  produit 
d'abord  tous  les  esprits  que  toute  la  matière.  Un 
grand  agent  comme  luy  a  créé  d'abord  tout  ce  qu'il 
doit  créer  le  lendemain;  le  tems,  un  autre  tems,  sont 
pour  ses  créatures,  et  non  pas  pour  luy. 

Il  a  produit  la  matière  pour  l'unir,  quand  il  veut,  à 
ses  esprits,  mais  il  ne  crée  point  chaque  esprit  pour 
l'unir  à  une  nouvelle  modification  de  la  matière; 
autrement,  il  faudroit  dire  qu'il  seroit  dépendant 
d'une  action  capricieuse  et  souvent  opposée  à  ses 
volontés  mêmes. 

Que  s'il  a  d'abord  créé  tous  les  esprits,  ce  n'est 
point  pour  les  tenir  en  réserve,  mais  pour  en  faire 
usage,  et  les  faire  rouler  dans  les  différens  postes 
qu'il  leur  distribue  dans  l'Univers. 


LIVRE   III 


Je  vous  avoue  que  fus  bien  étonné  quand  je  fus 
femme  pour  la  première  fois,  et,  ce  qui  me  rendit  la 
chose  plus  touchante,  c'est  que  je  commencay  par 
être  une  femme  de  vingt-cinq  ans.  Une  autre  de  cet 
âge  ayant  perdu  l'esprit,  mon  Génie  obligea  mon  âme 
d'aller  remplacer  la  sienne,  et  il  me  fallut  prendre 
ce  corps  là.  J'étois  dans  un  état  de  langueur,  mais, 
peu  à  peu,  mes  forces  revinrent,  et  je  me  ranimay  à 
la  vue  de  quelques  rubans  et  d'un  miroir  que  je  vis 
sur  une  toilette.  Un  jeune  homme,  qui  vint  me  dire 
que  depuis  longtemps  il  m'aimoit,  et  qui  vouloit 
même  me  le  prouver  par  de  certaines  libertés  qu'il 
avoit,  disoit-il,  coutume  de  prendre  avec  moy,  me 
fit  tant  de  plaisir  que  je  n'ay  jamais  été  si  charmée. 

Je  vous  avoue  que  je  ne  laissay  pas  d'être  embar- 
rassée dans  le  rôle  nouveau  que  j'avois  à  jouer.  A 
peine  eus-je  animé  ma  machine  deux  jours,  que  j'en- 
tendis dire  que  j'étois,  depuis  longtemps,  brouillée 
avec  tout  mon  voisinage,  que  j'avois  tenu  de  cer- 
tains discours  de  quelques  femmes,  que  j'avois  eu  de 
mauvais  procédés  avec  d'autres,  et  deux  hommes 
juroient  qu'ils  se  vengeroient  de  moy  et  m'insulte- 
roient  partout  où  ils  me  trouveroient. 


28  MONTESQUIEU 

Mon  mari  vint  de  la  campagne,  et  je  vis  d'abord,  à 
son  air  chagrin  et  grondeur,  que  j'avois  des  fautes 
à  expier;  pour  comble  de  malheur,  il  trouva,  dans  la 
poche  d'un  habit  que  je  ne  sçavois  pas  avoir,  des 
lettres  qui  n'étoient  pas  de  mon  bail;  elles  lui  appre- 
noient  des  choses  que  j'ignorois,  et  qu'il  eût  été  bon 
qu'il  eût  ignorées  aussi.  Il  entra  avec  moy  dans 
d'étranges  eclaircîssemens.  Il  perdoit  l'esprit  lors- 
qu'il entendoit  mes  réponses,  qui,  à  la  vérité,  sur  un 
pareil  sujet,  étoient  très  peu  satisfaisantes  :  «  Gela 
se  peut,  Monsieur,  mais  je  ne  m'en  souviens  pas... 
Mon  cher  ami,  si  cela  est  ainsi,  je  ne  sçay  pas  com- 
ment cela  s'est  pu  faire...  Je  n'ay  rien  à  répondre, 
mais  je  n'aurois  jamais  dit  cela  de  moy.  »  Quand  il 
fut  fatigué  luy-même  de  sa  mauvaise  humeur,  nous 
nous  raccommodâmes;  il  reprit  ses  anciennes  ma- 
nières; mais  il  trouvoit  les  miennes  nouvelles;  il  ne 
concevoit  pas  ce  que  je  pouvois  avoir  fait  de  cette 
négative  éternelle  que  je  mettois  à  la  tête  de  tous 
mes  discours,  et,  encore  moins,  comment  il  étoit 
possible  que  je  voulusse  la  même  chose  tout  un  jour. 
Je  le  déconcertay  bien  davantage  lorsque  je  l'aimay. 
Il  étoit  si  peu  fait  à  entendre  parler  chez  luy  de  sen- 
timens,  qu'il  crut  toujours  que  je  le  jouois,  et  il  fut 
si  malheureux  qu'il  aima  sa  femme  quand  elle  ne 
mérita  point  d'être  aimée,  et  qu'il  cessa  de  l'aimer 
quand  elle  fut  digne  de  son  amour. 

Cecy  vous  dévoile  bien  des  choses,  mon  cher 
Ayesda.  Quand  vous  verres  des  gens  dont  le  caractère 
est  incompatible  avec  leur  caractère  même,  composés 
les  de  deux  âmes,  et  vous  ne  serés  plus  surpris. 


HISTOIRE   VÉRITABLE  29 

Je  nacquis  chez  les  noirs  africains.  A  l'âge  de 
sept  ans,  on  me  fit  cette  cruelle  opération  qui 
ne  laisse  plus  d'espérances,  et  je  fus  vendu  pour 
servir  en  Orient,  dans  le  palais  d'un  grand 
seigneur. 

C'est  là  que  soumis  à  des  loix  inflexibles,  destiné 
à  haïr  mon  devoir  et  à  le  suivre  toujours  sous  les 
châtimens  et  sous  les  menaces,  j'appris  à  cacher  mon 
cœur;  c'est  là  que,  vivant  au  milieu  des  beautés  les 
plus  rares,  je  n'osois  presque  me  dire  à  moy-même 
que  ces  adorables  objets  me  touchoient  encore. 
Il  fut  de  mon  devoir  d'affecter  de  l'insensibilité, 
d'ignorer  que  quelques  sens  me  fussent  restés,  et 
de  faire  un  mystère  de  mon  désespoir  et  de  mes 
regrets. 

Je  montay,  de  degré  en  degré,  au  rang  de  premier 
eunuque;  toutes  ces  femmes  étoient  toujours  devant 
moy  '  ;  leurs  trésors  furent  prodigués  à  ma  vue;  rien 
ne  me  fut  caché  ;  je  fus  témoin  des  moments  les 
plus  secrets;  je  les  voyois  dans  toutes  sortes  d'état-; 
je  n'en  étois  que  plus  désespéré,  je  me  sentois  dédai- 
gné par  la  pudeur  même,  incapable  de  l'alarmer, 
confondu  et  non  pas  heureux. 

Il  y  avoit  longtems  que  parmy  toutes  ces  femmes 
mon  cœur  avoit  choisi.  Une  d'elles,  mais  mon  secret 
ne  m'échappa  jamais,  sçut  me  charmer;  il  falloit, 
pour  lui  plaire,  vanter  sa  beauté  à  son  maître  et  le 
mien;  je  sentois  mon  cœur  se  déchirer;  il  falloit, 

1.  Cette  phrase  de  sept  mots  est  écrite  de  la  main  même  de 
Montesquieu. 

2.  Sept  mots  de  la  main  de  Montesquieu. 


3o  MONTESQUIEU 

par  devoir,  la  mener  dans  ses  bras,  et,  lorsque  je 
la  voyois,  empressée,  ignorer  que  je  la  conduisois, 
et  voler  devant  moy,  quand,  sur  ce  lit  terrible,  je 
Tentendois  murmurer  ses  amours,  je  souffrois  un 
tourment  plus  cruel  que  mille  morts. 

Je  la  tirois  du  lit  pour  la  mener  dans  l'appartement 
des  bains.  O  Dieux!  elle  ne  me  parloit  que  de  ses 
plaisirs. 

Mon  amour  ^  s'indigna  et  ma  jalousie  s'aigrit.  Je  ne 
trouvay  plus  de  plaisir  qu'à  lui  oter  ce  cœur  qui  la 
rendoit  si  vaine.  Je  l'éloignay,  peu  à  peu,  des  yeux 
de  mon  maître.  Je  produisois  sans  cesse  de  nouvelles 
rivales.  Chaque  jour  vit  diminuer  sa  faveur,  et  enfin 
elle  entra  dans  l'oubli.  Ses  plaintes,  ses  prières,  ses 
larmes,  furent  ignorées  par  mes  soins.  Je  n'en  étois 
pas  moins  malheureux,  et,  quand  je  me  demandois 
pourquoy  j'avois  tant  travaillé,  et  si  je  n'étois  pas 
toujours  ce  même  homme,  rejeté  par  l'amour,  mal- 
heureux par  état,  et  destiné  au  mépris  de  tout  ce  qui 
peut  aimer,  je  ne  sçavois  que  me  répondre,  mes 
tristes  succès  et  mes  fausses  joyes  s'évanouissoient 
devant  moy. 

Combien  de  fois,  dans  le  cours  de  mes  intrigues, 
mon  cœur  s'étoit-il  attendri?  Quand  je  la  voyois 
reconnaître  la  main  qui  la  faisoit  descendre,  me 
peindre  ses  ennuis,  me  confier  ses  larmes,  espérer 
tout  de  leur  secours,  mon  esprit  irrésolu  avançoit 
sans  dessein  ou  reculoit  son  ouvrage;  je  balançois 
entre  la  jalousie  et  la  pitié. 

I.  Ici  commencent  les  dix  pages  qui,  dans  le  manuscrit,  sont 
tout  entières  de  la  main  même  de  Montesquieu. 


HISTOIRE   VÉRITABLE  3l 

Un  reste  de  raison  m'éclaira.  Je  cherchay  à  étein- 
dre un  feu  qui  n'avoit  point  de  consistance,  et  je 
commencay  à  jouir  de  mon  état,  et  de  l'avantage  de 
commander,  unique  plaisir  des  gens  qui  ne  sont 
point  aimés  '. 

Je  regarday  toutes  ces  femmes,  et  m'accoutumay, 
peu  à  peu,  à  n'en  distinguer  aucune  ;  à  vivre  avec 
leur  sexe,  et  point  avec  leur  personne;  à  me  jouer 
de  leurs  caprices,  de  leurs  ruses,  de  leur  fausse 
soumission  et  de  leurs  larmes;  à  regarder  leurs  vains 
efforts,  à  les  voir  quand  elles  portoient  leurs  chaînes 
et  quand  elles  paraissoient  s'en  lasser. 

Je  multipliay  les  règles,  j'augmentay  les  devoirs; 
tout  le  monde  fut  coupable  ou  craignit  de  l'être. 
Je  menaçay  peu,  je  ne  pardonnay jamais.  J'employay 
toutes  sortes  de  châtimens,  même  ceux  qui  mettent 
dans  l'humiliation  extrême,  et  qui  ramènent,  pour 
ainsi  dire,  à  l'enfance^. 

Je  saisis  plus  fortement  l'esprit  de  mon  maître  ; 
son  oreille  fut  ouverte  à  moy  seul,  et,  en  excitant  sa 
sévérité  naturelle,  je  me  mis  entre  luy  et  ses  autres 
esclaves,  je  mis  ses  autres  esclaves  entre  ses  femmes 
et  moy. 

O  triste  effet  d'un  impuissant  amour!  Celle  que 
j'avois  adorée  me  voyoit  plus  cruel  encore,  et,  comme 
elle  me  faisoit  plus  vivement  sentir  ma  situation, 
que  ses   mépris    m'étoient   plus    insupportables,   je 

I.  Montesquieu  avait  écrit  d'abord:  «  ...et  je  commencay  à 
jouir  de  mon  état,  et  du  seul  plaisir  des  gens  malheureux,  qui  est 
celuy  de  commander.  » 

1.   V.  Lettres  persanes  :  CLVII,  Zachi  à  Usbek. 


32  MONTESQUIEU 

trouvois  à  la  désespérer  une  satisfaction  plus  exquise; 
un  sentiment  nouveau,  qui  tenoit  du  désespoir, 
de  l'amour  et  de  la  haine,  me  faisoit  chercher  à 
venger  mon  état  sur  celle  qui  l'avoit  rendu  plus 
malheureux. 

J'aimois  à  la  voir  pâlir  à  ma  présence ',  dépendre 
de  mes  regards,  craindre  ou  se  rassurer  sur  les 
mouvemens  de  mon  visage,  flotter  au  gré  de  mes 
caprices  et  n'être  plus  occupée  que  de  ce  qui 
pouvoit  me  déplaire,  ou  de  ce  qui  pouvoit  me 
calmer. 

J'aimois  à  la  voir  dans  les  momens  où,  entre  les 
prières  et  les  excuses,  les  promesses  et  les  larmes, 
le  silence  et  les  soupirs,  elle  tentoit  ma  clémence, 
incertaine  et  confuse  entre  la  grâce  et  les  châtimens. 

J'aimois  à  la  voir,  darts  cette  humiliation  éternelle, 
ne  pouvoir  plus  former  de  pensée  qui  ne  lui  fît 
connaître  sa  dépendance,  réduite  à  envier  le  sort 
de  toutes  ses  rivales  et  peut-être  le  mien-. 

Mais  les  plaisirs  qui  viennent  du  désespoir  y 
ramènent  toujours,  mes  ennuis  renaissoient  et,  ce 
qui  me  les  faisoit  encore  plus  sentir,  j'avois  toujours 
devant  les  yeux  un  homme  heureux^. 

1.  Montesquieu  avait  écrit  d'abord:  «à  mon  approche.» 

2.  Montesquieu  a  biffé  l'alinéa  suivant: 

«J'aimois  à  employer  l'artifice  pour  lui  faire  dévoiler  tout  le 
fonds  de  son  âme;  ses  esclaves  et  ses  compagnes,  que  j'avois 
gagnées,  la  faisoient  parler,  pendant  qu'à  tous  ses  discours 
(un  mot  illisible)  je  prêtois,  du  lieu  où  j'étois  caché,  une  oreille 
attentive.  » 

3.  Ici  se  terminent  les  lo  pages  qui,  dans  le  manuscrit,  sont 
tout  entières  de  la  main  même  de  Montesquieu.  —  V.  Lettres 
persanes  :  ix,  le  premier  eunuque  à  Ibbi. 


HISTOIRE    VERITABLE  33 

Je  disois  en  moy  même  :  «  Tous  ces  esclaves,  ces 
femmes  et  moy,  ne  sommes  que  les  ministres  des 
délices  d'un  seul.  C'est  pour  les  assurer  qu'une 
main  barbare  m'a  mis  dans  l'état  où  je  me  vois.  Je 
suis  tourmenté  pour  qu'il  soit  plus  tranquille;  il 
nage  dans  les  plaisirs,  il  jouit  pour  jouir  encore,  et 
moy,  bien  loin  de  posséder,  je  n'a}^  pas  seulement 
d'idées  que  je  ne  trouve  vaines,  ni  de  désirs  dont  je 
ne  sente  aussitôt  l'illusion.  » 

Mon  Génie,  qui  voulut  me  faire  une  grande  leçon, 
fit  changer  de  demeure  à  mon  âme.  J'animay  le 
corps  de  mon  maître,  et  son  âme  anima  le  mien. 
Mais  j'avoue  que  je  ne  me  trouvay  guère  plus 
heureux  lorsque  j'eus  tout,  que  je  ne  l'avois  été 
lorsque  je  n'avois  rien. 

Je  me  sentis  accablé  de  maladies,  de  lassitudes  et 
de  dégoûts.  La  présence  d'une  femme  ne  me  pro- 
mettoit  plus  qu'une  foiblesse  plus  grande.  Que  vous 
dirai-je  de  ces  amours  commencés  et  finis  par  l'im- 
puissance? Produit  infortuné  de  ce  que  les  sens  qui 
se  secourent  ont  de  plus  recherché!  effort  imbécille 
de  toutes  leurs  tentatives  ensemble  !  situation  étrange, 
où  l'on  est  auprès  du  comble  de  la  félicité,  sans  en 
avoir  l'espérance  '  ! 

Je  revis  celle  que  j'avois  autrefois  adorée.  Si  l'on 
m'avoit  dit,  pour  lors,  qu'il  viendroit  un  jour  où  sa 
beauté  ne  toucheroit  plus  mon  âme,  je  ne  l'aurois 

I.  Cette  dernière  phrase,  de  la  main  de  Montesquieu,  rem- 
place les  deux  lignes  suivantes,  soigneusement  biffées  par  lui  : 
«  lâche  confession  de  la  défaite,  au  milieu  du  champ  préparé  pour 
la  victoire!  » 


34  MONTESQUIEU 

jamais  cru.  Si  cette  âme  avoit  pu  prévoir  que  les 
dieux  feroient  cesser  pour  elle  l'affreux  obstacle 
qu'une  main  barbare  avoit  mis  à  sa  félicité,  elle 
auroit  eu  une  joye  qu'elle  n'a  jamais  sentie.  Mais  la 
présence,  les  regards,  les  caresses  de  la  plus  belle 
personne  du  monde,  rien  de  tout  cela  n'alla  à  mon 
cœur.  Je  me  laissay  aller  dans  ses  bras,  je  n'y  trou- 
vay  que  ^irritation  de  la  langueur  même,  et  j'eus 
tout  sujet  de  me  convaincre  que  l'excès  du  plaisir 
ne  se  trouve  que  dans  la  modération  des  plaisirs. 

J'aurois  bien  voulu  rendre  à  l'âme  de  mon  maître 
une  partie  des  chagrins  qu'il  m'avoit  fait  souffrir, 
mais  un  reste  de  tendresse  pour  mon  ancien  corps 
me  retenoit'. 

Dans  une  autre  transmigration,  je  me  trouvay  être 
du  beau  sexe.  J'étois  de  l'isle  de  Chypre,  et  un  grand 
seigneur  m'épousa.  Il  commença  d'abord  par  manger 
tout  son  bien  :  je  ne  sçaurois  pas  dire  comment,  car 


I .  Cette  phrase  est  encore  tout  entière  de  la  main  de  Montes- 
quieu. Elle  a  été  ajoutée  par  lui  en  remplacement  d'un  assez  long 
passage,  qu'il  a  soigneusement  biffé,  et  que  nous  allons  trans- 
crire intégralement  :  «  Il  arriva  une  circonstance  digne  d'être 
remarquée  :  l'âme  de  mon  maître  n'ayant  pas  été  disciplinée, 
accoutumée  à  ne  se  rien  refuser,  porta  le  corps  qu'elle  animoit 
à  des  entreprises  d'autant  plus  téméraires  qu'elles  étoient  plus 
vaines.  Un  jour  que  le  nouvel  eunuque  conduisoit  une  femme  dans 
mon  lit,  par  un  attentat  inouï  dans  le  sérail,  il  osa  montrer  des 
désirs.  Je  fis  sévèrement  punir  mon  ancien  corps,  sa  nouvelle  âme 
apprit  à  se  contenir,  à  se  tenir  captive  et  à  rester  anéantie. 

«  Vous  vous  imagines  bien,  Ayesda,  que  dans  ces  changemens 
d'âme  entre  deux  personnes,  chacune  retient  plus  ou  moins  de 
son  ancien  caractère,  selon  qu'elle  se  trouve  avoir  plus  d'empire 
sur  le  nouveau  corps,  ou  que  son  nouveau  corps  a  plus  d'empire 
sur  elle.  » 


HISTOIRE   VÉRITABLE  35 

il  étoit  ruiné  que  personne  ne  s'en  étoit  aperçu.  Dans 
cet  état,  je  me  servis  des  ressources  que  peuvent 
donner  à  une  femme  des  accès  à  la  Cour.  Je  me 
mêlay  des  affaires  de  ceux  que  la  fortune  avoit 
éloignés  des  grâces  du  Prince.  Je  connoissois  les 
favoris  et  les  ministres,  et  je  les  voyois  souvent;  et, 
pour  vous  dire  le  caractère  de  ces  gens  là,  leur 
vanité  étoit  flattée  quand  ils  pouvoient  faire  quel- 
que mauvais  compliment  aux  hommes,  et  elle  étoit 
flattée  quand  ils  faisoient  des  politesses  aux  femmes  : 
avec  les  hommes  ils  vouloient  faire  voir  qu'ils  étoient 
grands,  et,  avec  nous,  ils  vouloient  montrer  qu'ils 
étoient  aimables.  Pour  revenir  à  moy,  j'aimois  à 
demander,  mais  j'aimois  aussi  à  obtenir.  Quelque 
chose  que  Ton  me  dît,  j'allois  toujours  mon  train,  et, 
pour  les  raisons  qu'on  pouvoit  me  donner,  je  n'étois 
pas  bête  au  point  de  me  piquer  de  les  entendre.  Au 
contraire,  après  qu'on  avoit  bien  travaillé  à  m'expli- 
quer  l'impossibilité  de  la  chose,  on  étoit  tout  étonné 
que  je  recommençois  à  la  demander.  Me  parloit-on 
de  maximes  et  de  règles,  je  parlois  de  bienséances 
et  d'égards,  et,  si  l'on  venoit  me  dire  que  la  chose 
étoit  sans  exemple,  je  ne  pouvois  revenir  de  mon 
étonnement  de  ce  qu'on  ne  vouloit  pas  faire  un 
exemple  pour  moy. 

Voilà  comment  je  travaillois  à  corriger  la  pédan- 
terie des  hommes  publics,  et,  sans  cela,  de  quoy 
serions  nous  devenus  '  ?  Vous  pouvés  compter  qu'une 
femme  qui  n'est  que  femme,  ruine  un  mari  par  son 

I.  Tournure  gasconne  qui  paraît  avoir  été  familière  à  Montes- 
quieu, car  on  la  retrouve  assez  souvent  dans  ses  premiers  écrits. 


36  MONTESQUIEU 

état,  si  elle  ne  le  ruine  pas  par  ses  mœurs;  au  lieu 
qu'une  autre  qui  sçait  se  retourner,  rétablit,  par  ses 
mœurs,  une  maison  qu'elle  ruineroit  par  son  état. 

Voicy  une  reflexion,  mon  cher  Ayesda,  que  vous 
prendrés  peut  être  pour  une  digression  :  c'est  qu'il 
ne  faut  pas  s'étonner  que  tant  de  gens  courent 
après  la  Fortune;  il  y  a  très  peu  d'hommes  qui  ayent 
de  bonnes  raisons  pour  se  juger  exclus  de  ses  faveurs. 
Êtes-vous  né  avec  de  l'impertinence?  tant  mieux  ; 
il  ne  vous  faut  qu'un  saut  pour  aller  à  l'importance, 
d'où  vous  volés  à  l'impudence,  et  vous  parvenés. 
Êtes-vous  né  avec  de  la  sottise  ?  vous  voilà  bien  ;  on 
vous  mettra  dans  une  grande  place  pour  que  vous 
n'en  occupiés  que  le  devant,  et  que  le  fond  en  soit 
toujours  vuide.  Parlés-vous  à  tort  et  à  travers?  vous 
êtes  trop  heureux;  vous  plaises  par  là  à  la  moitié 
du  monde,  et  sûrement  à  plus  des  trois  quarts  de 
l'autre.  Votre  stupidité  vous  rend-elle  taciturne? 
cela  est  bon;  vous  serés propre  à  recevoir  le  masque 
d'un  homme  de  bon  sens.  Allons  notre  chemin!  mar- 
chons! on  ne  sçauroit  nous  montrer  une  route  que 
les  fils  de  la  Fortune  n'ayent  battue  avant  nous. 

Dans  la  suite,  je  me  trouvay  une  très  jolie  créa- 
ture. Je  ne  sçavois  pas  encore  ce  que  c'étoit  que 
Tamour,  et  je  cherchois  à  l'inspirer.  A  l'âge  de  douze 
ans,  j'imaginois;  à  treize,  je  me  faisois  séduire.  Déjà 
j'accordois  ce  que  je  refusois,  je  hâtois  ce  que  je 
dififérois,  et  je  promettois  ce  que  j'exigeois;  d'inno- 
cente, je  devenois  timide,  je  me  laissois  rassurer,  et 
tout  finissoit  par  des  traits  d'une  très  grande  har- 
diesse. Après  quinze  ans  d'aventures  à  Athènes,  trop 


HISTOIRE    VÉRITABLE  Sy 

longues  à  vous  raconter,  je  m'en  allay  a  Ephèse,  et, 
pendant  trois  mois,  je  fus  si  modeste  qu'un  jeune 
homme  me  conjura  de  l'épouser.  J'obtins  sur  son 
impatience  quinze  jours  pour  me  préparer  à  la  virgi- 
nité :  j'y  réussis  très  mal,  mais  je  fus  assez  heureuse 
pour  donner  de  la  surprise  à  mon  mari,  sans  luy 
donner  de  la  méfiance.  Quand  il  eut  passé  ses  pre- 
miers feux,  il  sentit  qu'il  étoit  pauvre,  et  il  agréa  que 
je  me  misse  à  la  tête  de  ses  affaires.  Je  repris  donc 
mon  premier  train  de  vie,  mais  j'étois  peu  considérée, 
car  je  n'avois  encore  eu  pour  amans  que  des  bour- 
geois; mais,  ayant  eu  le  bonheur  de  plaire  à  un  grand 
seigneur,  et  ensuite  à  un  homme  riche,  je  fus  tout  à 
coup  à  la  mode,  tout  le  monde  vouloit  m'avoir,  et 
moy,  je  faisois  l'importante,  j'avois  de  grands  airs 
qui  augmentoient  tous  les  jours,  et  je  devenois  plus 
chère  à  mesure  que  je  valois  moins. 

Ma  fortune  étant  faite,  je  crus  ne  devoir  plus 
aimer  que  pour  mes  plaisirs.  Mais  je  m'y  pris  si  tard 
que  je  ne  pus  guère  dire  que  ce  fut  aussi  pour  le 
plaisir  des  autres.  Je  ne  laissay  pas  de  retenir  le  titre 
de  belle.  A  l'âge  de  soixante  ans,  je  me  présentois 
encore  comme  une  nymphe.  L'air  de  satisfaction 
qu'on  me  trouvoit  et  l'ignorance  profonde  de  la 
perte  de  mes  charmes,  firent  que  l'on  continua  à  me 
dire  les  mêmes  choses,  et,  comme  je  ne  connus  point 
le  moment  où  l'on  finissoit  de  me  dire  vray  et  où 
l'on  commençoit  à  me  parler  faux,  je  continuay  à  me 
croire  toujours  aimable.  Enfin  mes  amans  prirent 
avec  moy  de  si  grands  airs,  et  ils  m'escroquèrent  tant 
d'argent,  qu'ils  m'ouvrirent  les  yeux  et  m'apprirent 


38  MONTESQUIEU 

un  secret  que  je  n'aurois  jamais  trouvé  de  moy  même. 
Je  fus  si  heureuse  que  je  ne  sentis  presque  la  néces- 
sité de  vieillir,  que  lorsque  j'éprouvay  celle  de  cesser 
de  vivre. 

J'ay  été  si  souvent  femme  et  si  souvent  homme, 
Ayesda,  que  je  suis  plus  en  état  que  Tyrésie  '  de 
dire  lequel  des  deux  sexes  a  l'avantage.  Je  connois 
au  juste  le  fort  et  le  foible  de  l'un  et  de  l'autre. 
Je  vous  diray  seulement  que,  lorsque  j'étois  femme, 
je  m'imaginois  que  j'étois  née  pour  faire  le  bonheur 
de  tous  les  hommes  que  je  voyois;  il  me  sembloit 
que  j'animois  toute  la  nature,  et  qu'on  recevoit  à  la 
ronde  des  impressions  de  moy.  Enfin  je  croyois  que 
les  Dieux  avoient  mis  tous  leurs  trésors  et  toutes 
leurs  perfections  entre  mes  rideaux.  J'avois  le  sou- 
verain plaisir  que  donne  la  vanité,  avec  celuy  que 
je  partageois. 

Je  fus  femme  encore,  et,  ayant  plu  à  beaucoup  de 
monde,  j'eus  tant  d'aventures  et  de  tant  de  façons, 
que  la  famille  de  mon  mari,  qui  étoit  des  plus  obs- 
cures, commença  à  être  connue.  Je  ne  puis  pas  dire 
que  j'eusse  donné  à  mon  mari  l'estime  publique, 
mais  seulement  une  espèce  de  considération  que  je 
ne  sçaurois  bien  vous  définir,  car  elle  semble  être 
opposée  à  la  considération  même.  Ma  mère,  qui 
m'aimoit  beaucoup,  me  disoit  toujours  :  «  Ma  chère 
enfant,  laissés  les  parler,  mettes  vous  bien  dans 
l'esprit  que  l'obscurité  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  pis 
dans  ce  monde  cy;  fuyés  la;  quand  on  n'en  peut  pas 

I.  Tyrésias.  V.  Ovid.^  Métam.  III,  5,  6. 


HISTOIRE   VÉRITABLE  Scj 

sortir  par  des  vertus,  il  faut  en  sortir  par  de  certains 
vices,  où,  au  moins,  par  de  certains  ridicules. 
Sçachés  que  le  dernier  degré  de  bassesse  est  d'être 
d'une  famille  où  personne  n'a  seulement  été  en 
état  de  recevoir  des  mépris  distingués  de  la  part 
du  public.  » 

Dans  une  autre  vie,  je  fus  à  un  financier;  c'est-à- 
dire  que  je  fus  à  luy  après  avoir  été  à  beaucoup 
d'autres.  Cet  homme,  qui  n'avoit  aucun  usage  du 
monde,  me  demanda  d'abord,  de  la  façon  la  plus 
grossière  et  la  plus  plate,  si  j'avois....  il  vouloit 
parler  de  cette  fleur  que  le  peuple  cherche,  et  que 
les  honnêtes  gens  supposent  toujours.  —  «  Monsieur, 
lui  dis-je,  je  ne  sçaurois  répondre  à  cette  question. 
Mais  je  vous  supplie  de  voir  combien  je  rougis;  un 
homme  aussi  aimable  que  vous  mérite  bien  d'avoir, 
d'une  femme,  sa  première  faveur  et  sa  dernière,  mais 
vos  doutes  m'offensent  au  point  que  je  crois  que,  si  je 
ne  vous  aimois  pas,  je  vous  renverrois  tous  les  présens 
que  vous  m'avés  faits,  et  serois  inexorable  sur  tous 
ceux  que  vous  voulés  me  faire.  Je  les  ay  reçus  comme 
des  marques  d'une  belle  passion,  et,  pour  cela, 
il  a  fallu  que  je  prisse  beaucoup  sur  ma  délicatesse. 
J'ay  trahi  mes  sentimens  de  générosité  pour  faire 
paroître  avec  éclat  tous  les  vôtres  ;  si  j'avois  agi 
autrement,  et  que  j'eusse  refusé  vos  dons,  je  me  serois 
épargné  la  douleur  de  m'entendre  faire  une  ques- 
tion si  dure!  »  — En  finissant  ces  mots,  je  fis  couler 
quelques  larmes,  et  mon  gros  homme  les  crut.  Il  se 
félicita  d'avoir  été  l'écueil  contre  lequel  s'étoit  brisé 
ma  vertu,  et  sa  vanité  augmenta  à  un  tel  point  son 


40  MONTESQUIEU 

amour,  qu'il  me  combla  de  biens.  J'attendis  tran- 
quillement le  moment  où  je  devois  le  renvoyer, 
c'est-à-dire  celuy  oii  il  me  donneroit  moins.  Ce 
moment  arrivé,  je  luy  parus  convaincue  qu'il  ne 
m'aimoit  plus.  Je  me  piquay,  je  m'offensay,  je  me 
brouillay  avec  luy,  et  j'en  pris  un  autre.  G'étoit  un 
bon  gentilhomme,  qui  m'épousa  et  fit  revenir  l'hon- 
neur sur  toute  ma  vie  passée.  La  modestie  n'est  pas 
proprement  la  vertu,  mais  elle  la  représente,  et, 
comme  vous  sçavés,  toute  cette  affaire  est  pleine  de 
fictions.  Je  montray  de  la  retenue  ;  je  ne  me  rendis 
qu^après  de  belles  défenses,  et  je  mis  dans  ma  con- 
duite toutes  les  obscurités  nécessaires.  Mon  mari, 
après  avoir  vécu  quinze  ans  avec  moy,  mourut  et 
me  laissa  de  grands  biens.  Dans  cette  nouvelle 
situation,  j*examinay  mes  charmes,  et,  les  ayant 
trouvés  considérablement  diminués,  j'eus  le  bon 
esprit  de  devenir  prude.  Ce  nouveau  tour  me  réus- 
sit, car  mes  amans  ne  me  demandèrent  plus  de 
beauté,  et,  en  effet,  je  n'étois  point  obligée  d'en 
avoir,  m^étant  si  bien  exécutée.  On  ne  devoit  plus 
être  frappé  que  d'une  certaine  dignité  que  je  faisois 
paroître,  et  d'une  espèce  de  respect  que  j'avois  pris 
pour  moy-même,  en  en  manquant  à  tous  les  autres. 
Vous  sçavés  que  tout  gît  dans  les  obstacles  que  les 
hommes  ont  le  plaisir  de  vaincre.  Triompher,  auprès 
d^une  jeune  personne,  des  difficultés  de  l'innocence 
et  de  l'éducation,  ou  triompher,  auprès  d'une  prude, 
des  difficultés  de  la  raison  et  de  la  décence,  n'est-ce 
pas  toujours  la  même  chose?  Devenue  plus  vieille, 
je  m'amusay  du  culte  des  Dieux,  et  je  m'attachay  à 


HISTOIRE    VÉRITABLE  41 

leurs  ministres.  Ils  n'étoient  point  agréables  comme 
nos  jeunes  gens,  mais  ils  n'étoient  ni  si  suffisans 
ni  si  foibles,  ils  n'étoient  ni  si  contens  d'eux-mêmes, 
ni  si  peu  de  nous.  Je  les  haïssois  bien,  ces  jeunes 
gens,  avec  leur  impertinente  frisure!  Je  les  haïssois 
bien,  avec  leurs  sots  discours!  Que  vous  diray-je?  Je 
tombay  dans  l'imbécillité,  et  ce  fut  le  seul  rôle  vray 
que  j'eusse  joué  de  ma  vie. 

Mon  âme  avoit  été  tellement  affectée  dans  toutes 
ces  vies,  qu'elle  n'étoit  plus  propre  qu'à  mouvoir  les 
organes  d'une  femme.  Aussi,  dans  mes  transmigra- 
tions suivantes,  me  trouvay-je  une  foiblesse  incon- 
cevable dans  le  caractère. 

Dans  la  première,  on  disoit  que  j'étois  beau,  mais 
excessivement  fade.  Je  prenois  un  soin  extraor- 
dinaire de  ma  chevelure  et  de  mon  teint,  et  j'aimois 
beaucoup  ma  figure.  J'avois  de  petits  gestes  et  de 
certaines  façons;  on  voyoit  quelque  chose  de  lan- 
guissant dans  ma  démarche  et  mes  yeux;  je  m'éva- 
nouissois  à  tout  propos,  et  il  falloit  que  des  flacons 
me  fissent  continuellement  renoître.  J'avois  peur  de 
tout,  et  je  n'étois  rassuré  que  par  les  devins;  ma  vie 
c'étoit  d'être  regardé,  et  je  ne  paroissois  guère  que 
dans  les  lieux  où  je  pouvois  bien  l'être.  Avec  les 
femmes  il  ne  me  vint  jamais  dans  l'esprit  d'aimer  ni 
d'être  aimé;  il  m'auroit  suffi  d'en  être  admiré.  Quand 
j'étois  avec  quelqu'une  d'elles,  on  disoit  que  nous 
donnions  un  spectacle  singulier;  on  ne  nous  auroit 
jamais  pris  pour  deux  amans,  mais  pour  deux 
rivaux;  c'étoit  un  combat  où  personne  ne  cherchoit 
à  attaquer,  où  l'un  et  l'autre  paroissoit  se  défendre, 

8 


4^  MONTESQUIEU 

et  OÙ  les  deux   champions   sembloient    n'être   pas 
convenus  des  loix  du  duel. 

Je  viens  de  vous  parler  d'une  vie  où  je  n'étois 
proprement  rien.  Dans  celle  cy,  j'étois  peut  être 
quelque  chose  de  plus.  Il  y  avoit  des  gens  qui  me 
croyoient  un  fat;  outre  ma  figure,  mes  équipages  et 
mes  habits,  j'admirois  beaucoup  mon  esprit;  ce 
dernier  article  augmentoit  mes  torts  et  me  rendoit 
plus  incommode. 

Vous  remarquerés  que,  dans  ces  deux  transmi- 
grations, j'étois  d'un  assez  bon  naturel;  et  comment 
aurois-je  été  méchant?  Quand  on  s'admire  sans  cesse, 
on  ne  peut  être  irrité  contre  personne. 

Je  nacquis  à  Athènes  pour  être  encore  un  joli 
homme.  Les  grâces  qui  président  à  la  naissance  des 
petits-maîtres  se  trouvèrent  à  la  mienne  :  l'imper- 
tinence, la  folie  et  le  mépris  des  choses  louables. 
A  Page  de  quinze  ans,  je  fis  l'homme  de  qualité,  et 
j'y  réussis  assez  bien.  Je  crus  devoir  faire  aussi 
l'homme  d'esprit,  et  cela  me  fut  encore  plus  aisé. 
Toute  la  difiiculté  étoit  de  faire  l'homme  riche,  et  je 
crus  que  les  femmes  m'aideroient  à  cela.  Mais,  cinq 
ou  six  rubans  qu'elles  me  donnèrent,  me  coûtèrent 
le  peu  de  bien  que  j'avois.  Pour  lors  tous  mes  amis 
m'abandonnèrent.  Mais  m'étant  mis  à  jouer,  je  rega- 
gnay  mon  bien  et  mes  amis. 

Cependant  mes  cheveux  tombèrent,  mes  traits 
vieillirent  et  ma  taille  s'épaissit.  Je  me  crus  perdu 
auprès  des  femmes;  mais  la  réputation  d'avoir  été 
aimable  et  d'avoir  été  aimé  me  soutint  auprès  de 
quelques-unes    et    sembla    me    rendre    ma    figure 


HISTOIRE   VÉRITABLE  48 

passée.  Aussi  garday-je  mes  premiers  airs;  je  parus 
toujours  sûr  de  moy-même,  je  ne  doutay  de  rien.  Il 
couroit  dans  le  monde  des  histoires  de  mes  aven- 
tures; elles  parloient  pour  moy;  il  est  vray  qu'une 
femme  n'avoit  pas  longtems  la  tête  tournée,  et  que, 
lorsqu'elle  avoit  bien  reconnu  le  terrain,  elle  aimoit 
autant  travailler  à  établir  la  réputation  de  quel- 
qu'autre,  que  jouir  de  la  mienne. 

Mon  Génie,  voyant  qu'il  m'avoit  manqué  trois  fois, 
jugea  qu'il  n'y  avoit  pas  moyen  de  faire  un  homme  de 
moy.  Je  fus  donc  encore  enveloppé  dans  les  organes 
d'une  femme. 

Je  me  mariay  en  Macédoine.  Le  Roi  ayant  déclaré 
la  guerre  à  un  de  ses  voisins,  nos  maris  partirent,  et 
nous  crûmes  qu'il  étoit  du  bon  air  de  nous  affliger. 
Des  gens  disoient  :  «  En  vérité,  c'est  une  chose  bien 
nécessaire  que  des  hommes  à  ces  femmes  là!  Mais 
comment  ces  gens,  si  regrettés  pendant  la  guerre, 
étoient-ils  si  ennuyeux  pendant  la  paix?»  Mais  moy 
je  sçay  bien  que  celuy  que  je  regrettois  ne  m'en- 
nuyoit  point.  C'étoit  un  jeune  homme  très  joli, 
neveu  d'un  vieux  mari  à  moy,  et  je  lui  avois  déjà 
donné  la  succession  de  l'oncle,  car  le  bonhomme 
jouissoit  très  peu  de  son  bien.  Le  petit  garçon,  en 
partant,  m'avoit  fait  les  adieux  du  monde  les  plus 
propres  à  le  faire  regretter.  Jugés  si  j'étois  affligée, 
surtout  quand  on  a  un  bon  cœur  !  Mon  mari  revint, 
mais  le  jeune  homme  n'étoit  pas  encore  arrivé.  Le 
pauvre  garçon,  il  avoit  tant  souffert!  La  joye  rentra 
dans  la  maison,  et  mon  mari,  qui  avoit  pris  ma  tris- 
tesse pour  des  froideurs,  prit  ma  vivacité  pour  un 


44  MONTESQUIEU 

feu  du  mariage.  Il  voulut  redoubler  ses  caresses;  je 
vous  assure  que  ce  qui  est  établi  est  bien  établi,  et 
que,  si  les  hommes  n'avoient  pas  cette  vanité  ou 
cette  sottise  qui  fait  qu'ils  se  trompent  eux-mêmes 
ou  qu'ils  sont  trompés,  ils  seroient  bien  malheureux. 

A  chaque  histoire  que  je  vous  fais,  mon  cher 
Ayesda,  je  me  transporte  si  bien  dans  la  situation 
où  j'ay  été,  qu'il  me  semble  que  j'y  suis  encore. 
Il  est  très  difficile  que,  dans  nos  transmigrations, 
nous  nous  dégagions  tout  à  fait  de  nos  premières 
manières  d'être.  Je  pourrois  me  comparer,  dans 
toutes  mes  vies,  à  ces  insectes  qui  semblent  naître 
et  mourir  plusieurs  fois,  quoiqu'ils  ne  fassent  que  se 
dépouiller  successivement  de  leurs  enveloppes. 

Je  me  trouvay  encore  du  beau  sexe;  ma  figure 
étoit  passable,  et  je  me  serois  fait  épouser  sans  un 
défaut  :  c'est  que  j'étois  la  plus  extravagante  créa- 
ture qui  fût  au  monde.  J'avois  beau  présenter  des 
petits  paniers  d'osier  à  Diane  pour  qu'elle  me 
donnât  un  mari,  le  mari  ne  venoit  point.  Enfin,  je 
m'adressay  à  Vénus,  car,  au  bout  du  compte,  j'aimois 
mieux  qu'on  dît  que  je  ne  me  mariois  point  parce 
que  je  n'étois  pas  chaste,  que  parce  que  je  n'étois 
pas  jolie.  Je  fus  une  très  bonne  fortune  pour  un 
amant  fort  laid.  Il  m'aima,  me  prit  pour  sa  maî- 
tresse, et  je  fus  obligée  de  vivre  avec  luy,  toujours 
suspendue  entre  mon  amour  général  pour  les 
hommes  et  ma  haine  particulière  pour  celui -cy,  et 
je  passay  ma  vie  à  me  satisfaire  sans  goût  et  à  calmer 
mes  sens  sans  plaisir. 

Dans  une  autre  transmigration,  je  fus,  sans  mérite, 


HISTOIRE   VÉRITABLE  46 

une  femme  assez  sage.  Je  n'étois  point  jolie,  et  une 
chose  me  mettoit  au  désespoir  contre  les  hommes  : 
c'étoit  la  manière  équivoque  avec  laquelle  ils  me 
disoient  des  douceurs,  car  je  ne  sçavois  jamais  dis- 
tinguer ce  qui  avoit  été  dit  en  faveur  de  mon  sexe, 
d'avec  ce  qui  étoit  dit  en  faveur  de  ma  personne; 
de  manière,  qu'après  mille  protestations,  je  restois 
incertaine.  Mais  ce  qui  achevoit  de  me  désoler, 
c'est  qu'on  me  donnoit,  dans  le  monde,  toutes  les 
aventures  que  j'enrageois  de  n'avoir  pas  eues. 

Cela  me  fit  résoudre  à  m'attacher  à  mon  mari. 
Ainsi  je  le  désolois  depuis  le  matin  jusqu'au  soir. 
J^avois  pour  luy  tant  d'attentions  que  je  ne  luy  lais- 
sois  pas  un  quart  d'heure  de  relâche,  et  je  portois  si 
loin,  de  mon  côté,  la  cérémonie  du  mariage,  qu'il 
étoit  impossible  que,  du  sien,  il  en  négligeât  l'essen- 
tiel. 

Dans  cette  vie  cy,  j'étois  si  semblable  à  ce  que 
j'avois  été  dans  la  précédente,  que  mon  Génie,  en 
riant,  disoit  que  j'étois  ma  propre  sœur.  Mon  carac- 
tère étoit  celuy  d'une  assez  bonne  femme;  mais 
j'avois  un  ton  de  voix  si  aigre  et  si  sec,  que  je  ne 
donnois  jamais  le  bonjour  à  quelqu'un  qu'il  ne  fût 
tenté  de  croire  que  je  luy  disois  des  injures.  Je 
décourageois  de  me  parler;  ceux  que  ma  voix  appe- 
loit,  elle  les  repoussoit,  et,  quelque  chose  que  je 
disse,  on  examinoit  d'abord  si  elle  pouvoit  être  prise 
en  mauvaise  part.  Cela  m'attiroit  souvent  des  répon- 
ses un  peu  dures,  et  moy,  faisant  des  efforts  pour 
m'excuser,  je  sentois  ma  voix  s'aigrir  insensible- 
ment, ce  qui  formoit  une  dispute  fort  extraordinaire, 


46  MONTESQUIEU 

dans  laquelle  mon  malheureux  fausset  avoit  à  com- 
battre toute  la  mauvaise  humeur  des  autres.  Or, 
comme  quand  je  parlois,  il  sembloit  que  je  disputois, 
aussi,  lorsque  je  disputois,  il  sembloit  que  je  déci- 
dois,  et,  à  dire  le  vray,  il  m'eût  été  très  facile  de 
n'être  jamais  de  Tavis  des  autres,  car  personne  ne 
vouloit  être  du  mien.  Les  choses  étant  dans  cet  état, 
vous  jugés  bien  que  j'attrapay  aisément  des  ridicu- 
les; que,  quand  ils  étoient  sur  moy,  ils  y  tenoient 
bien,  et  que  personne  ne  venoit  les  en  ôter.  Ma 
mère,  qui  avoit  beaucoup  d'esprit,  disoit  toujours  : 
«  Je  connois  bien  ma  fille,  elle  a  un  très  bon  naturel, 
mais  vous  pouvés  compter  que  personne  n'en  sçaura 
jamais  rien.  » 


LIVRE    IV 


Dans  cette  vie  cy,  je  me  plaignis  tant  et  si  long- 
tems  de  mon  sort,  que  mon  Génie,  perdant  patience, 
m'apparut  et  me  dit  :  —  «  Il  y  a  longtems  que  tu 
m'importunes.  Veux-tu  que,  selon  le  pouvoir  que 
j'en  ay  reçu  du  destin,  je  te  métamorphose  tout  à 
l'heure  en  quelque  autre  homme? — C'est  selon 
l'homme,  répondis-je  tout  étonné. —  Eh  bien!  veux 
tu  être  Achéménidas,  le  Roi  de  ton  pays? — Ah! 
Divin  Génie,  il  est  si  décrépit  que  je  n'aurois  pas 
deux  mois  à  vivre!  —  Veux- tu  être  le  jeune  Cléon  ? 

—  Non!  il  est  trop  sot!  —  Veux-tu  donc  être  Eucrate  ? 

—  C'est  le  plus  ridicule  de  tous  les  hommes  !  — 
Damasippe? — Encore  moins!  —  Tu  seras  donc  le 
riche  Démostrate? —  C'est  un  avare,  répondis-je,  qui 
se  laisse  mourir  de  faim.  —  Nomme  moy  donc  quel- 
qu'un; mais  prends  garde  à  ce  que  tu  diras,  car  je  te 
transformeray  sans  miséricorde.  —  Attendes,  dis -je, 
un  moment,  s'il  vous  plaît!  —  Le  philosophe  Anthis- 
tène? — Non,  c'est  un  homme  chagrin!  —  Anthis- 
tène,  soit!  repartit  le  génie  en  haussant  la  voix.  — ■ 
Un  instant,    repris-je,   laissés  moy  penser  encore! 

I.  Ce  livre  était  tout  d'abord  le  cinquième;  mais  ce  dernier 
mot  a  été  biffé  et  remplacé  par  le  chiffre  4. 


48  MONTESQUIEU 

Androclide...  mais  sa  femme  le  fait  enrager;  il 
a  d'ailleurs  la  goutte.  Lysimaque...  il  est  trop 
ennuyeux  quand  il  raconte  son  ambassade  à  Thè- 
bes...  >  — Je  ne  sçavois  ce  que  cela  vouloit  dire,  je 
ne  me  trouvois  point  heureux,  et  cependant  je  ne 
pouvois  consentir  à  changer  ma  personne  contre 
celle  de  qui  que  ce  fût.  —  «  Il  y  a  quelque  chose  là 
dessous,  dis-je  en  moy-même!  »  —  Et,  après  y  avoir 
bien  refléchi,  je  découvris  un  grand  secret  :  c'est  que 
les  Dieux  donnent  à  chaque  homme  un  amour  domi- 
nant pour  sa  propre  personne  et  pour  la  condition 
des  autres,  et  avec  cela  ils  gouvernent  l'univers. 

Gomme  les  idées  des  choses  que  je  vous  raconte, 
Ayesda,  n'ont  point  été  liées  aux  traces  du  cerveau 
que  j'ay  présentement,  mais  sont,  par  la  volonté  des 
Dieux,  présentes  à  mon  âme,  sans  moyen,  je  m'en 
souviens  à  merveille,  pendant  que  j'ay  la  mémoire 
du  monde  la  plus  malheureuse  sur  les  choses  qui, 
par  la  voie  des  organes,  affectent  mon  âme  dans 
cette  transmigration  cy. 

Dans  ma  vie  suivante,  je  négligeay  extrêmement 
mes  affaires,  et,  ce  qui  vous  surprendra,  je  les  négli- 
geay pour  les  affaires  publiques.  Vous  vous  imagi- 
nerés  peut-être  que  j'étois  ministre  de  quelque 
Prince.  Non!  et,  si  je  l'avois  été,  je  ne  me  serois  pas 
tant  donné  de  soins.  Je  n'avois  ni  charge  ni  employ, 
mais  je  sçavois  m'occuper.  Je  vivois  en  Egypte  dans 
une  connoissance  profonde  des  intérêts  des  divers 
états  dont  elle  étoit  composée.  J'étudiois  les  vues 
des  Princes,  et  aucun  de  leurs  desseins  ne  m'échap- 
poit.  Cecy,  comme  vous  croyés  bien,  ne  pouvoit  se 


HISTOIRE   VÉRITABLE  49 

faire  sans  des  raisonnemens  infinis,  outre  que  cela 
devenoit,  en  quelque  façon,  une  affaire  de  cœur  : 
car  il  y  avoit  de  certains  Rois  pour  la  prospérité 
desquels  j'aurois  donné  ma  vie,  et  il  y  en  avoit 
d'autres  pour  qui  j'étois  une  de  ces  comètes  qui 
menacent  toujours  de  quelque  malheur.  Je  voudrois 
pouvoir  vous  faire  connoître  les  douceurs  que  je 
goûtay,  dans  cette  vie,  où,  dans  une  grande  tran- 
quillité pour  moy  même,  j'avois  mon  âme  attachée 
à  la  destinée  des  Rois  pour  lesquels,  au  lieu  de  tant 
de  vœux,  j'aurois  dû  faire  celuy  qu'ils  eussent  pu 
être  aussi  heureux  que  moy. 

Vous  trouvères  peut-être,  Ayesda,  que,  dans  mes 
différentes  transmigrations,  j'ay  été  souvent  bien 
ridicule.  J'en  conviendray  un  peu,  pourvu  que  vous 
vouliés  faire  avec  moy  cette  reflexion  :  que  le  ridi- 
cule n'étant  que  ce  qui  choque  les  manières  de 
chaque  pays,  comme  les  vices  sont  ce  qui  en  choque 
les  mœurs,  ce  qui  vous  paroît  ridicule  icy,  ne  l'étoit 
peut  être  pas  tant,  dans  les  pays  où  je  vivois,  et  je 
le  croiray  bien. 

Je  fus  un  pauvre  Africain,  chef  d'un  petit  peuple 
sauvage.  Un  Egyptien  étant  venu  dans  notre  contrée, 
je  m'entretenois  quelquefois  avec  luy.  Mais  il  parloir, 
et  moy  je  pensois.  —  «  Vous  êtes  bien  cruels,  me 
dit-il  un  jour:  vous  mangés  les  prisonniers  que  vous 
avés  faits  à  la  guerre.  —  Et  que  faites-vous  des  vôtres  ? 
luy  répondis-je.  — Ah!  nous  les  tuons,  dit-il,  mais, 
quand  ils  sont  morts,  nous  ne  les  mangeons  pas.  » 

Je  croyois,  Ayesda,  qu'il  ne  valoit  pas  la  peine, 
pour  si  peu  de  chose,  de  tant  se  distinguer  de  nous, 

y 


6o  MONTESQUIEU 

et  qu'il  falloit  nous  regarder  comme  sauvages  parce 
que  nous  étions  cruels,  au  lieu  de  nous  regarder 
comme  des  gens  cruels  parce  que  nous  étions  des 


sauvages. 


Mais  on  n^est  ordinairement  frappé  que  des  cir- 
constances des  choses;  le  crime,  devant  les  Dieux, 
est  l'action;  le  crime,  devant  les  hommes,  est  la 
manière  de  le  commettre. 

Je  fus  revêtu  d'un  autre  corps,  et  le  sort  voulut 
que  je  fusse  le  mari  de  la  plus  belle  femme  qu'il  y 
eût  à  Sybaris.  Il  sembloit  que,  dans  la  ville,  tout  le 
monde  se  fût  chargé  de  la  rendre  impertinente; 
cependant  elle  l'étoit  déjà  bien.  Si  vous  aviés  vu 
avec  quel  art  elle  préparoit  ma  disgrâce,  comment 
elle  assaisonnoit  les  affronts  qu'elle  me  faisoit  pré- 
voir, quel  compte  il  lui  falloit  tenir  de  chaque 
moment  qu'elle  vouloit  bien  les  reculer,  quelle 
vanité  elle  tiroit  de  mes  peines  !  Je  ne  sçache  pas 
avoir  été,  dans  aucune  de  mes  transmigrations,  si 
sot;  enfin,  je  me  dégoutay  de  ses  charmes  sans 
pouvoir  cesser  de  prendre  part  à  sa  conduite.  Quel 
sort,  mon  cher  Ayesda!  Vous  pouvés  compter, 
qu'après  le  malheur  de  perdre  ce  qu'on  aime,  il  n'y 
en  a  pas  de  plus  cruel  que  d'être  obligé  de  chercher 
toujours  des  expédiens  afin  de  se  conserver  ce 
qu'on  méprise. 

Dans  une  vie  suivante,  je  nacquis  de  parens  très 
pauvres,  et  j'ay  ouï  dire  que,  d'abord,  je  paroissois 
un  peu  stupide.  Mais  à  l'âge  de  quinze  ans,  ayant 
eu  le  bonheur  d'avoir  une  maladie  qui  me  troubla 
le  cerveau,  je  sortis  de  la  misère,  et  j'eus  l'honneur 


HISTOIRE   VÉRITABLE  5l 

d'être  fou  d'un  Roi  tributaire  de  Perse.  Ce  Prince 
m'aimoit  beaucoup,  et,  quoique  il  eût  toujours 
autour  de  luy  des  gens  très  sensés,  néanmoins,  à 
cause  de  sa  dignité,  il  ne  parloit  qu'à  moy,  car  j'étois 
véritablement  fou,  et,  cependant  si  sage,  que  je 
ne  luy  cassay  jamais  la  tête  ni  ne  l'étranglay. 

J'ay  tant  de  choses  à  raconter,  qae  je  suis  obligé 
de  passer  rapidement  sur  tout  ce  qui  se  présente 
à  mon  esprit.  Vous  y  perdes  beaucoup,  mais  soyés 
sûr  que  c'est  malgré  moy  que  j'en  agis  ainsi. 

Étant  né  à  Ecbatane,  je  fus  vendu  pour  servir 
dans  le  palais  d'un  grand  seigneur.  J'étois  étourdi  et 
distrait  au  point  d'être  incapable  de  quelque  chose 
que  ce  fût  au  monde.  Un  jour  que  je  présentois 
du  sorbek  à  mon  maître,  je  m'inclinay  trop  bas, 
et  j'en  laissay  tomber  six  tasses  qui  se  brisèrent  à 
ses  pieds.  Je  voulus  me  relever,  je  me  jetay  un  peu 
trop  en  arrière,  et  je  tombay  à  la  renverse,  entraî- 
nant avec  moy  une  table  sur  laquelle  il  y  avoit  quel- 
ques vases.  Cela  fit  beaucoup  rire  mon  maître,  et  je 
m'aperçus,  le  soir,  par  les  caresses  de  mes  camarades, 
que  j'avois  beaucoup  plus  de  considération  dans  la 
maison.  Depuis  ce  tems,  mon  maître  m'aima  toujours; 
il  me  faisoit  copier  des  livres  de  Zoroastre.  Quand 
je  réussissois,  il  ne  me  disoit  rien;  mais,  quand 
j'écrivois  quelque  extravagance,  il  travailloit  à  me 
faire  voir  ma  sottise;  il  se  tourmentoit  pour  m'en 
convaincre;  il  rioit,  et  me  faisoit  donner  deux  tasses 
de  sorbek. 

Je  m'acquittois  bien  mal  des  commissions  qu'il 
me  donnoit;  je  ne  rencontrois  jamais  ce  qu'il  m'avoit 


52  MONTESQUIEU 

ordonné  de  dire  à  ses  femmes,  ni  ce  qu'elles  avoient 
répondu;  de  façon,  qu'après  bien  des  allées  et  des 
venues,  il  falloit  toujours  qu'il  s'éclaircît  par  luy 
même,  et  elles  s'en  trouvoient  fort  bien. 

J'étois  si  propre  à  distraire  du  sérieux  de  l'obéis- 
sance et  du  commandement,  que  tout  le  monde 
m'aimoit,  et  ces  concubines,  qui  ne  cessoient  de 
se  chamailler  sur  toute  autre  chose,  étoient  toujours 
d'accord  sur  mon  sujet. 

Un  jour,  que  j'étois  malade,  je  vis  que  toutes  ces 
femmes  pleuroient,  et  mon  maître  en  fut  si  chagrin, 
qu'il  fit  donner,  pour  rien,  cinquante  coups  de  bâton 
à  deux  de  ses  plus  fidèles  esclaves,  et  il  robroua.  (sic) 
si  bien  deux  officiers  subalternes  qui,  par  malheur, 
eurent  à  faire  à  luy  ce  jour  là,  qu'ils  se  crurent 
perdus. 

Dans  une  autre  transmigration,  mon  visage  étoit 
difforme  et  mon  corps  contrefait.  Ces  malheurs 
n'étoient  pas  grands,  ils  le  devinrent.  J'épousay  une 
femme  très  jolie.  Je  l'aimois  et  un  million  de  défauts 
ne  pouvoient  la  rendre  désagréable  à  mes  yeux.  Un 
jour,  je  la  surpris  avec  un  de  ses  amans,  dans  l'infi- 
délité la  plus  marquée.  Ils  restèrent  tous  deux  dans 
l'étonnement  et  dans  le  silence,  et  moy  aussi.  Le  len- 
demain, comme  j'ouvris  la  bouche  pour  luy  parler  : 
«  Voilà  comme  vous  êtes,  me  dit-elle;  si  l'on  a 
tort  un  jour  avec  vous,  c'en  est  assez  pour  vous 
faire  oublier  les  complaisances  de  toute  une  vie.  Ne 
voulés  vous  pas  encore  me  parler  de  l'affront  que 
vous  me  fîtes  hier?  Tenés,  monsieur,  il  ne  tiendroit 
qu'à  vous  de  me  trouver  une  femme  adorable,  si  vous 


HISTOIRE  VÉRITABLE  53 

senties  mes  bons  procédés.  Soyés  sûr  que  ce  que 
j'accorde  n'est  rien  en  comparaison  de  ce  que  je 
refuse  tous  les  jours.  Vous  êtes  attaqué  à  chaque 
instant,  mais,  à  quelques  échecs  près,  l'avantage 
vous  reste.  —  Nitocris,  luy  répondis -je,  ce  que 
vous  dites  m'est  toujours  cent  fois  plus  insupportable 
que  ce  que  vous  faites.  Je  pourrois  pardonner  vos 
crimes,  mais  comment  vous  passer  vos  justifications? 

—  Eh  bien!  dit-elle,  j'avoue  que  j'ay  tort  de  vous 
parler  ainsy,  et  je  vois  qu'il  convient  mieux  que  je 
vous  dise  ingénuement  la  cause  de  votre  malheur. 
L'amour  que  j'ay  conçu  pour...  —  Vous  n'avés 
point,  luy  dis-je,  conçu  d'amour.  Vous  avés  trop 
d'amans  pour  qu'ils  puissent  si  fort  vous  plaire  plus 
que  moy.  C'est  votre  vanité  que  j'ay  à  combattre  et 
non  pas  votre  goût;  un  tel  mal  est  sans  remèdes.  » 

—  Il  me  vint  dans  l'esprit  mille  partis  violens;  mais 
ma  rage  étoit  moindre  que  mon  désespoir,  et  je  pas- 
sois  de  la  fureur  à  la  foiblesse:  je  tombay  dans  une 
maladie  de  langueur,  et  mes  douleurs,  devenant  tous 
les  jours  non  pas  plus  vives  mais  plus  profondes, 
mon  âme  sembla  mourir  et  s'éteindre  elle-même, 
dans  cette  misérable  transmigration. 

Suze  acquit  en  moy  un  nouveau  citoyen.  Mon 
père  étoit  d'Athènes,  et  se  tenoit,  tout  le  long  du 
jour,  sur  un  petit  théâtre,  au  port  de  Pirée,  où  il 
mangeoit  du  feu  pour  le  plaisir  du  public,  et  arra- 
choit  des  dents  pour  son  utilité.  Dégoûté  d'Athènes, 
il  voyagea  et  pénétrajusqu'à  la  capitale  d'un  royaume 
des  Indes.  Une  fluxion  qu'eut  le  Roi  le  fit  appeler 
dans  le  sérail.  Par  bonheur  pour  luy,  aucune  Reine 


54  MONTESQUIEU 

n'eût  mal  aux  dents,  ce  qui  fit  qu'il  en  sortit  sans 
avoir  reçu  aucun  sujet  de  chagrin.  Il  se  maria,  et 
je  vins  au  monde.  La  fortune  me  fit  naître  nain,  et 
elle  me  fit  naître  muet.  Ces  deux  qualités,  jointes 
ensemble,  me  procurèrent  une  place  auprès  du  Roi. 
Il  me  parloit  continuellement  par  signes,  et  il  rioit 
lorsque  je  l'entendois,  et  lorsque  je  ne  l'entendois 
pas.  Il  se  servoit  de  moy  pour  étrangler  tous  ceux 
qui  lui  déplaisoient,  et  j'étois  si  bien  au  fait,  qu'il  ne 
m'arriva  presque  jamais  de  prendre  quelqu'un  pour 
un  autre.  J'avois  un  frère  aussi  petit  que  moy,  mais 
on  n'en  fît  jamais  de  cas,  car  il  avoit  le  malheur 
d'entendre  ce  qu'on  luy  disoit,  et  d'exprimer,  par  la 
parole,  ce  qu'il  pouvoit  concevoir.  Cependant,  le 
hazard  fît  que  je  fus  un  petit  homme  encore  plus 
considérable  que  jen'avois  été;  voicy  comment.  Un 
eunuque  africain,  en  qualité  du  plus  laid  homme  de 
l'empire,  obtint  le  titre  de  gardien  des  vierges  et  de 
chef  des  eunuques  noirs.  Ce  haut  rang  lui  fut  long- 
temps disputé,  mais  il  l'emporta,  et  un  autre,  qui  osa 
se  montrer,  eût  si  peu  de  succès  contre  luy,  que, 
bien  loin  d'obtenir  ce  poste,  il  fut  sifflé,  et  resta  un 
misérable  jardinier  du  sérail.  Pendant  que  la  dispute 
étoit  la  plus  échauffée,  je  fis  remarquer  au  Roi  que 
le  nouveau  champion  avoit  une  dent  très  blanche, 
et  que,  de  loin,  il  ne  paraissoit  pas  si  contrefait  que 
de  près.  Ce  service  que  je  rendis  au  chef  des  eunu- 
ques ne  fut  pas  sans  récompense,  car  il  se  piquoit 
de  n'oublier  jamais  ses  créatures.  Il  prit  soin  de  ma 
fortune,  j'entray  dans  toutes  les  intrigues  du  sérail, 
et  mes  signes  devinrent  des  loix  pour  tout  l'empire. 


HISTOIRE    VÉRITABLE  55 

Je  vais  vous  parler  d'une  vie  où  je  fus  bien  mal- 
heureux. J'étois  médecin  d'un  empereur  des  Indes; 
l'étiquette  de  la  cour  me  défendoit  de  luy  survivre, 
et  il  falloit  que,  le  jour  de  ses  funérailles,  je  fusse 
mis  sur  son  bûcher.  Je  me  portois  bien,  moy,  mais  il 
étoit  très  souvent  malade,  et  il  ne  passoit  jamais  huit 
jours  sans  avoir  quelque  foiblesse  capable  de  nous 
emporter.  D'ailleurs,  il  n'était  pas  possible  que  nous 
puissions  résister  à  la  vie  qu'il  menoit.  Je  luy  disois 
toujours  qu'il  perdoit  sa  santé  avec  ses  femmes,  et 
il  me  répondoit  froidement  qu'il  aimeroit  autant 
ne  pas  vivre  que  de  se  refuser  le  moindre  plaisir. 
Il  restoit  à  table  tout  le  long  du  jour,  et,  ce  qu'il  y 
avoit  de  singulier,  c'est  qu'il  vouloit  que  cela  me 
divertît.  Ah!  que  j'enrageois  bien,  surtout,  lors- 
qu'avec  un  visage  pasle,  il  venoit  se  vanter  à  moy  de 
ses  excès.  Mais,  quand  je  luy  faisois  des  représen- 
tations :  «  L'heure  de  notre  mort  est  écrite  là  haut, 
me  disoit-il,  nous  ne  sçaurions  la  reculer.  —  J'ay 
bien  peur,  luy  disois-je.  Seigneur,  que  toutes  ces 
créatures  là  ne  feront  pas  que  vous  mourrés,  mais 
que  vous  vous  tuerés!  »  —  Tout  cela  ne  faisoit  rien. 
C'est  une  espèce  bien  singulière  qu'un  homme  à  qui 
tous  ses  cinq  sens  ont  toujours  dit  qu'il  étoit  tout, 
et  que  les  autres  ne  sont  rien'.  Celui-cy  croyoit  que 
je  devois  être  bien  fâché  de  sa  mort,  et  point  du  tout 
de  la  mienne.  Aussi,  dans  nos  périls  communs,  ne 
luy  parlois-je  jamais  de  moy.  Remarqués  bien  que 
tous  les  efforts  que  la  tyrannie  fait  en  sa  faveur,  ne 

I.  Cette  dernière   phrase  est  légèrement  biffée  dans  le  ma- 
nuscrit. 


56  MONTESQUIEU 

manquent  jamais  de  tourner  contre  elle  ^  Dans  la 
dernière  maladie  de  ce  Prince,  j'avois  le  cerveau  si 
troublé  que  je  ne  sçavois  plus  ce  que  je  faisois,  et  je 
ne  doute  point  que  je  ne  luy  aye  fait  passer  le  pas 
deux  mois  trop  tôt. 

Il  n'est  rien  dont  je  ne  me  sois  avisé  dans  toutes 
ces  différentes  vies.  Dans  celle-cy,  je  fis  un  livre; 
mon  ouvrage  eut  un  grand  succès,  et  non  pas  moy. 
J'avois  de  l'esprit,  et,  avant  cela,  on  me  jugeoit 
propre  à  tout;  mais  lorsque  j'eus  fixé  le  jugement 
du  public  sur  un  talent  particulier,  on  ne  me  jugea 
plus  propre  à  rien. 

J'avois  été  jusque  là  ami  de  tout  le  monde.  Mais 
bientôt  j'eus  une  infinité  de  rivaux  et  d^ennemis  qui 
ne  m'avoient  jamais  vu,  et  que  je  n'avois  jamais  vus 
aussi.  Il  me  fut  impossible  de  me  réconcilier  avec 
tous  ces  gens  là. 

On  vouloit  m'avoir  dans  les  sociétés,  et  on  me 
donnoit  l'employ  d'y  être  agréable,  ce  qui  m'afifligeoit 
beaucoup.  On  ne  vouloit  jamais  que  je  disse  une 
sottise,  quoique  tous  ceux  qui  étoient  autour  de  moy 
prissent  d'étranges  libertés  à  cet  égard. 

D'un  autre  côté,  il  y  avoit  des  caillettes  qui 
disoient  qu'elles  me  fuyoient,  parce  que  j'étois  un 
bel  esprit.  Elles  vouloient,  par  là,  faire  entendre  que 
j'avois  de  l'affectation  et  elles  du  naturel,  et  qu'elles 
auroient  eu  plus  d'esprit  que  moy,  si  elles  avoient 
voulu  en  avoir. 

Des  gens  soutenoient  que  je  n'avois  pas  fait  mon 

I.  La  phrase  est  encore  légèrement  biffée. 


HISTOIRE    VÉRITABLE  b'] 

livre;  Tenvie  est  si  sotte  qu'elle  ne  comprenoit  pas 
qu'elle  ne  gagnoit  rien  par  là;  si  ce  n'étoit  pas  moy 
qui  l'avoit  fait,  il  falloit  bien  que  ce  fût  un  autre. 

Enfin,  ce  malheureux  ouvrage  me  tourmenta  toute 
ma  vie,  et,  soit  qu'on  le  louât,  soit  qu'on  le  blâmât, 
j'en  fus  toujours  embarrassé. 

Je  ne  vous  parleray  point,  Ayesda,  de  toutes  les 
autres  transmigrations  que  j'ay  essuiées.  Vous  déro- 
bés aux  affaires  publiques  le  tems  que  vous  employés 
à  m'écouter,  et  moy  je  ne  sçaurois  guère  décrire 
exactement  des  vies  qui  ont  plus  duré  que  sept  ou 
huit  empires.  Il  s'est  passé  bien  des  siècles  depuis  le 
temps  que  je  fus  valet  de  bonze,  aux  Indes,  jusques 
à  la  révolution  présente  que  je  me  trouve  à  Tarente 
un  pauvre  barbier.  Je  vous  diray  seulement  que  cette 
transmigration-cy  ne  me  plaît  point  du  tout.  J'ay  une 
femme  qui  se  donne  de  grands  airs,  et  qui  a  de 
l'impertinence  pour  une  Reine.  Elle  me  fait  sans 
cesse  enrager;  elle  m'a  donné  quatre  enfans  dont  il 
y  en  a  plus  de  la  moitié  où  je  jurerois  que  je  ne 
suis  pour  rien.  Je  suis  si  malheureux  que,  pour  me 
dédommager  de  cette  vie-cy,  les  Dieux,  qui  sont 
justes,  ne  peuvent  guère  s'empêcher  de  me  faire 
bientôt  naître  Roi  de  quelque  pays.  Si  cela  arrive, 
et  que  mon  âme  fasse  fortune,  je  vous  promets  que 
j'auray  soin  de  vous,  si  vous  êtes  en  vie,  ou  au  moins 
de  vos  descendans.  Aussi  bien,  est-ce  là  le  seul 
moyen  que  j'aye  de  m'acquitter  de  l'argent  que  vous 
m'avés  généreusement  prêté.  Quoique  je  sois  pau- 
vre, Ayesda,  je  me  pique  d'être  honnête  homme,  et 
vous  pouvés  compter  sur  moy  dans  l'occasion. 


lO 


LIVRE   VI 


Vous  prêtâtes  hier  tant  d'attention  à  mes  discours, 
mon  cher  Ayesda,  et  j'ay,  de  mon  côté,  un  tel  foible 
pour  ceux  qui  m'écoutent,  qu'il  faut  que  je  vous 
dise  tout,  et  que  je  vous  révèle  des  choses  mer- 
veilleuses parmy  les  merveilles. 

Vous  sçaurés  qu'il  y  a  environ  deux  mille  ans  que 
mon  Génie  jugea  à  propos,  je  ne  sçay  par  quelle 
raison,  de  m'habiller  simplement  d'un  corps  aérien, 
de  maaière  que  je  passay  cinquante  ans  hors  de 
cette  croûte  épaisse  où  les  âmes  sont  enfermées. 

Je  fus  d'abord  au  service  d'un  petit  incube  très 
libertin,  qui,  la  nuit,  couroit  toutes  les  ruelles  de  la 
ville.  Le  pauvre  petit  Dieu  prenoit  plus  de  peine,  il 
se  tracassoit  tant,  et  cependant  je  ne  voyois  pas  qu'il 
eut  de  grands  plaisirs 2.  Il  étoit,  tous  les  matins, 
de  la  plus  mauvaise  humeur  du  monde;  il  trouvoit 
à  redire  à  tout  ce  qu'il  avoit  vu,  et  en  faisoit  une 
récapitulation  très  triste.  Un  jour  qu'il  se  plaignoit 
à  moy  des  dégoûts  qui  avoient  suivi  une  nuit  qu'il 
avoit  passée  avec  une  femme  que  tous  les  poètes 

1.  Le  livre  V  manque.  Voir  l'introduction. 

2.  Nous  donnons  cette  phrase  telle  qu'elle  est  dans  le 
manuscrit. 


60  MONTESQUIEU 

de  la  ville  juroient  être  belle  comme  un  astre,  moy, 
qui  me  souvenois  de  quelques  vieilles  maximes  que 
j'avois  autrefois  apprises  dans  le  monde,  je  luy  dis  : 
«  Monseigneur,  vous  n'êtes  pas  au  fait.  Sitôt  que 
vous  entendes  parler  d'une  femme,  vous  vous  fourrés 
dans  son  lit;  ce  n'est  pas  le  moyen  de  la  trouver 
belle.  Commencés  par  la  trouver  belle,  et  mettes 
vous  dans  son  lit.  » 

Pendant  que  nous  étions  occupés  du  courant,  il 
nous  vint  une  affaire  extraordinaire.  On  envoya  à 
l'incube  un  ordre  précis  de  l'Olympe  de  travailler 
à  la  formation  d'un  héros.  Il  obéit  en  rechignant, 
car  pourquoi  soumettre  à  un  ordre  absolu  des 
choses  si  volontaires?  Nous  allâmes  chercher  par- 
tout une  Princesse  propre  à  produire  cette  espèce 
d'homme  qu'on  nous  demandoit.  Nous  nous  fixâmes 
sur  une  Reine  de  Scythie,  que  nous  trouvâmes 
couchée  sur  une  peau  d'ours,  ayant  son  arc  et  son 
carquois  au  chevet  de  son  lit.  La  fière  Reine  revoit  à 
des  combats  et  à  une  ville  dont  les  murailles  étoient 
teintes  de  sang.  Mon  maître  se  glissa  dans  son  lit  et 
commença  d'abord  par  lui  donner  une  oppression  de 
poitrine.  Nous  la  tourmentâmes  toute  la  nuit,  mais 
nous  nous  y  prîmes  si  mal,  qu'après  bien  des  peines, 
nous  manquâmes  le  héros  et  ne  fîmes  qu'un  tyran. 

Vous  me  demanderés  peut  être  pourquoi  les  Dieux 
emploient  les  incubes  à  la  formation  des  hommes 
extraordinaires.  C'est  que  les  héros  sont  destinés 
à  être  les  instrumens  de  la  vengeance  divine,  et, 
s'ils  avoient  une  origine  humaine,  ils  ne  seroient  pas 
assez  inexorables. 


HISTOIRE    VÉRITABLE  6l 

Je  fus  envoyé  dans  une  ville  des  Indes  pour  servir 
un  génie  qui  rendoit  des  oracles.  Les  peuples  por- 
toient  sans  cesse  de  l'or  et  de  l'argent  dans  notre 
temple,  ce  qui  mettoit  mon  petit  Dieu  au  désespoir. 
«A  moy!  de  l'or,  disoit-il,  à  moy!  Ils  me  croyent 
donc  bien  avare!  Sçais  tu  bien  ce  qui  arrive?  C'est 
que,  lorsque  quelque  Prince  sacrilège  vient  pour 
enlever  ces  trésors,  il  m'en  coûte  toujours  la  façon 
d'un  prodige.»  Aussitôt  il  entra  dans  son  tuyau  et 
dit  :  «  Mortels,  apprenés  que  vous  ne  pouvés  offrir 
aux  Dieux  vos  trésors,  sans  leur  faire  voir  le  cas  que 
vous  faites  d'une  chose  qu'ils  veulent  que  vous 
méprisiés.  » 

Ce  qui  me  charmoit,  dans  le  Génie  que  je  servois, 
c'est  qu'il  n'étoit  ni  ambigu,  ni  obscur,  et  qu'il  disoit 
franchement  tout  ce  qu'il  sçavoit.  «  Que  faut-il  que  je 
fasse  pour  devenir  heureux? — lui  dit  un  suppliant. 

—  Rien,   mon  ami,    répondit-il.  —  Comment  rien? 

—  Rien!  vous  dis-je.  —  Vous  croyés  donc  que  je  suis 
heureux? — Non!  je  crois,  au  contraire,  que  vous 
l'êtes  très  peu.  —  Pourquoi  ne  voulés  vous  donc 
pas  que  je  travaille  à  le  devenir? — C'est  qu'on 
peut  l'être,   et  qu'on  ne  peut  pas  le  devenir.  » 

Je  fus  envoyé  pour  servir  un  Génie  appelé  Plu  tus, 
qui  est  le  dieu  des  richesses  chez  les  Grecs.  Comme 
il  permettoit  que  je  lui  parlasse  librement,  je  lui  dis  : 
«  Monseigneur,  il  me  semble  que  vous  ne  faites 
guère  d'attention  au  mérite  des  personnes.  Vous 
accordés  et  vous  refusés  sans  raison.  Il  n'y  a  pas  de 
métier  plus  facile  à  faire  que  le  vôtre  :  il  ne  vous  en 
coûte  pas,   dans  la  journée,   un  quart   d'heure   de 


02  MONTESQUIEU 

reflexion. —  Mon  ami,  me  dit -il,  je  préside  aux 
richesses,  et  la  Fortune  distribue  les  dignités.  Nous 
donnons  sans  choix  et  sans  égard,  parce  que  ce  sont 
des  choses  qui  ne  peuvent  pas  faire  le  bonheur 
de  ceux  qui  les  reçoivent. —  Et  pourquoi  cela? 
répondis-je.  —  C'est  que  Jupiter  n'a  pas  voulu 
mettre  la  félicité  dans  les  choses  que  tout  le  monde 
ne  peut  pas  avoir;  les  richesses  d'un  homme  suppo- 
sent la  pauvreté  d'un  nombre  infini  d'autres,  et  la 
grandeur  d'un  mortel,  l'abaissement  de  tous  ceux 
qui  lui  obéissent.  —  Qu'est-ce  qui  peut  donc  ren- 
dre les  hommes  heureux?  repris-je.  —  Ce  sont  les 
biens  réels,  qui  sont  dans  eux-mêmes,  et  ne  sont 
fondés  ni  sur  la  misère,  ni  sur  l'humiliation  d'au- 
truy  :  la  vertu,  la  santé,  la  paix,  le  bon  esprit,  la 
tranquilité  domestique,  la  crainte  des  Dieux.  — 
Mais  les  honneurs  et  les  richesses  ne  sont  pas 
incompatibles  avec  ces  sortes  de  biens,  repris-je. 
—  Ils  le  sont  presque  toujours,  car  les  Dieux, 
lassés  des  importunités  des  mortels,  qui  leur  deman- 
doient  tous  ce  que  très  peu  pouvoient  obtenir,  vou- 
lurent avilir  ces  sortes  de  biens;  ils  y  joignirent  la 
tristesse,  les  soins  cuisans,  les  veilles,  les  maladies, 
les  désirs,  les  dégoûts,  la  pâleur,  la  crainte,  et 
cependant,  ô  étrange  manie  !  les  hommes  ne  nous 
les  demandent  pas  moins.  —  Mais  les  pauvres, 
lui  répliquay-je,  sont- ils  plus  heureux  ?— Pour 
lors,  il  me  dit  ces  grandes  paroles:  «les  Dieux  ont 
fait  une  classe  de  gens  plus  malheureux  encore  que 
les  riches,  ce  sont  les  pauvres  qui  désirent  les 
richesses.  > 


HISTOIRE   VÉRITABLE  63 

Je  fus,  dans  la  suite,  attaché  à  un  Dieu  domestique, 
qui  avoit  l'œil  sur  une  des  maisons  les  plus  opu- 
lentes de  la  ville  où  nous  étions.  Je  ne  vous  feray 
pas  l'histoire  de  ceux  qui  l'habitoient,  mais  vous 
pouvés  bien  compter  que,  s'ils  avoient  conçu  quelque 
mauvaise  action,  ils  la  venoient  toujours  faire  devant 
nous.  Le  maître  de  la  maison  étoit  un  grave  magis- 
trat, et,  quand  il  se  montroit  au  public,  je  l'entendois 
parler  comme  auroit  pu  faire  la  justice  même;  mais, 
quand  il  avoit  quitté  sa  robe,  je  n'ay  jamais  vu  un  si 
malhonnête  homme.  Il  est  vray  que  sa  femme  le  trai- 
toit  comme  il  traitoit  le  public;  elle  tenoit,  devant 
luy,  les  discours  du  monde  les  plus  chastes,  mais,  dans 
son  absence,  c'étoit  un  mari  bien  ajusté;  et  la  petite 
fille  était  un  modèle  de  vertu,  devant  sa  mère;  mais 
elle  devint  grosse  à  quinze  ans.  Si  vous  aviés  vu  le 
vacarme  qu'ils  luy  firent,  et  combien  de  fois  par  jour 
ils  luy  reprochoient  d'avoir  déshonoré  sa  famille  !  — 
«Ah!  les  grands  fripons!  disoit  mon  maître,  ils  ne 
se  seroient  point  souciés  de  l'action,  s'il  n'y  avoit 
eu  que  nous  qui  l'eussions  sçue.  » 

Pendant  que  j'étois  parmy  les  Génies,  il  arriva  un 
grand  malheur  à  un  petit  incube  de  nos  amis.  Il 
perdit  son  chapeau,  et  un  homme  le  trouva.  Cela 
mit  la  prospérité  dans  ses  affaires,  car  le  pauvre  Dieu 
étoit  obligé  de  le  servir.  C'étoit  bien  le  plus  malheu- 
reux petit  Génie  qu'il  y  eût.  Son  maître,  qui  jouoit 
depuis  le  matin  jusqu'au  soir,  ne  luy  laissoit  pas  un 
moment  de  relâche.  11  luy  falloit  passer  dans  le  cornet, 
y  être  ballotté,  diriger  les  dez,  les  suivre  sur  la  table, 
et  encore,  la  plupart  du  tems,  juroit-on  contre  luy. 


64  MONTESQUIEU 

11  est  vray  qu'il  ne  s'en  mettoit  point  en  peine;  il 
connaissoit  l'injustice  générale  des  hommes,  qui  ne 
manquent  pas  d'attribuer  à  leur  grande  prudence 
tout  le  bien  qui  leur  arrive,  et  tout  le  mal,  à  la 
jalousie  des  êtres  qui  sont  au  dessus  d'eux. 

Je  servis  un  Génie  qui  fut  envoyé  pour  animer  la 
statue  de  Pygmalion.  J'entendis  que  quelqu'un  disoit 
à  ce  sculpteur  :  «  Il  falloit  que  vous  fussiés  fou  d'ai- 
mer une  de  vos  statues.  —  Mon  ami,  répondit-il,  tu 
es  un  poëte,  et  ce  n'est  point  à  toi  à  me  reprocher 
d'être  amoureux  de  mes  ouvrages;  tu  es  enchanté 
des  tiens,  mais  Apollon  ne  leur  a  pas  donné  la  force 
et  la  vie. » 

Je  me  souviens  du  jour  que  les  Dieux  signalèrent 
ainsi  leur  puissance.  Pygmalion  voyoit  sa  statue 
vivante  et  il  craignoit  de  se  tromper.  —  «  Ah!  dit-il, 
vous  vives,  et  je  seray  le  plus  heureux  des  mortels.  » 
Elle  le  regarda  languissamment.  Pygmalion  parut 
ravi  de  joye.  «Je  vous  aimois,  et,  bien  loin  que  vous 
fussiés  sensible  à  mon  amour,  vous  ne  pouviés  pas 
seulement  le  connoître;  mais,  à  présent,  vous  sçaurés 
que  j'ay  fait  des  vœux  téméraires  pour  vous,  et 
qu'il  n'y  a  que  la  grandeur  de  mon  amour  qui  ait  pu 
toucher  les  Dieux.  » 

Mon  Génie  recommença  à  me  faire  circuler  dans 
les  corps  humains.  Je  passe  un  grand  nombre  de 
transmigrations,  pour  vous  parler  de  celle-cy,  dont 
l'idée  me  flatte  encore. 

j'étois  Grec,  et,  à  l'exemple  de  plusieurs  philoso- 
phes, je  parcourus  divers  pays.  Je  m'arrêtay  quelque 
tems  en  Egypte,  et  j'y  acquis  de  la  réputation.  Le 


HISTOIRE   VÉRITABLE  65 

Roi  étant  sur  le  point  de  partir  pour  une  expédition, 
un  prodige  heureux  arriva  à  Memphis,  et  on  en 
rapporta  un  autre  de  Sais  qui  fut  jugé  malheureux. 
Dans  cette  incertitude,  on  consulta  divers  oracles,  et 
ils  se  trouvèrent  aussi  peu  d'accord  que  les  prodiges. 
On  interrogea  les  prêtres,  et,  chacun  d'eux  faisant 
valoir  son  opinion,  ils  jetèrent  le  Roi  dans  une  per- 
plexité plus  grande.  Jugés-en,  puisqu'il  eut  recours 
à  moy  qui  étois  étranger.  «  Seigneur,  luy  dis -je, 
les  hommes  ne  sont  point  faits  pour  connoître  les 
volontés  particulières  des  Dieux,  mais  pour  sçavoir 
leurs  volontés  générales.  Ils  désirent  que  vous  ne 
fassiés  point  de  guerre  injuste,  et  que  vous  n'em- 
ployiés  la  puissance  qu'ils  vous  ont  donnée  que 
comme  ils  feroient  eux-mêmes,  s'ils  l'avoient  rete- 
nue. —  Mais  les  entreprises  les  plus  justes,  dit  le 
Roi,  peuvent  ne  pas  réussir,  et  un  oracle  reçu  à 
propos  peut  nous  en  détourner.  —  Si  les  Dieux, 
répondis -je,  vouloient  vous  détruire,  ils  seroient 
insensés  de  vous  révéler  leurs  desseins.  Ils  sont 
assez  prudens  pour  garder  leurs  secrets.  C'est  vous 
qui  vous  asservisses  à  ce  que  vous  appelés  des  pro- 
diges, et  non  pas  eux.  »  —  Comme  il  ne  sortoit  pas  de 
son  incertitude,  j'ajoutay  :  «  L'irrésolution  a  tous  les 
effets  de  la  timidité,  et  elle  en  a  d'ailleurs  de  pires. 
Les  Dieux  vous  ont  donné  des  armées,  et  vous  avés, 
sans  doute,  de  la  prudence  et  du  courage;  ce  sont 
les  oracles  qu'il  faut  consulter.  » 

Les  anciens  Rois  avoient  accablé  leurs  peuples  par 
la  construction  de  leurs  pyramides.  Celui-cy  voulut 
suivre   leur  exemple.   Je    lui   dis  :  «  Seigneur,   une 

1 1 


66  MONTESQUIEU 

courtisane  de  Nocretis  fit,  autrefois,  bâtir  une  pyra- 
mide. Elle  avoit  raison  :  elle  laissoit  un  monument 
de  sa  beauté.  Mais  je  ne  vois  pas  ce  que  celle  que 
vous  voulés  élever  prouvera  à  la  postérité,  en  votre 
faveur.  —  Elle  prouvera  ma  puissance,  dit  le  Roi. 
—  Et  qui  est-ce  qui  doutera  jamais  de  la  puis- 
sance d'un  Roi  d'Egypte?  Il  y  a  apparence  que 
les  folies  de  vos  successeurs  la  prouveront  assez, 
sans  que  vous  vous  en  mêliés.  La  véritable  grandeur 
seroit  de  vous  distinguer,  par  vos  vertus,  de  ceux 
qui  seront  aussi  puissants  que  vous.  — Vous  n'êtes 
point,  me  dit  le  Roi,  instruit  de  la  religion  des 
Égyptiens  :  nous  croyons  que  nous  devons  vivre 
dans  les  tombeaux,  et  nous  autres  Rois,  toujours 
exposés  à  la  fureur  du  peuple,  qui  craignons, 
qu^après  notre  mort,  il  ne  la  porte  sur  nos  mânes 
sacrés,  bâtissons  des  pyramides  qui  puissent  nous 
en  garantir.  —  N'avés  vous,  luy  dis -je,  que  cette 
ressource  pour  jouir  de  l'immortalité?  L'amour  de 
vos  sujets  ne  vous  défendroit-il  pas  mieux  que  vos 
pyramides?  Le  corps  du  Roi  Osiris  est  depuis  si 
longtems  exposé  sans  défense  devant  tout  le  peuple; 
voyés  si  quelque  Égyptien  a  été  encore  assez  sacri- 
lège pour  l'insulter.  On  aime  mieux  l'adorer  comme 
un  Dieu  que  de  ne  pas  assez  l'honorer  comme  un 
homme.  Seigneur,  on  est  porté  à  aimer  son  Roi, 
comme  on  est  porté  à  aimer  sa  patrie;  comptés  que 
pour  qu'un  Prince  parvienne  à  se  faire  haïr  de  ses 
sujets,  il  faut  qu'il  prenne  la  peine  de  détruire 
dans  leur  cœur  le  sentiment  du  monde  le  plus 
naturel.  » 


HISTOIRE    VÉRITABLE  Gy 

Un  jour  le  Roi  me  dit  :  «  Je  suis  transporté  de  joye  ; 
on  vient  de  m'apprendre  le  lieu  où  sont  cachés  les 
trésors  du  Roi  Athotis.  »  Et  se  tournant  vers  ses 
ministres:  «Allés,  coures,  ayés  moy  des  ouvriers! 
Ou*on  me  renverse  les  montagnes!  »  Je  haussay  les 
épaules:  «Eh!  Seigneur,  luy  dis-je,  le  maître  du 
monde  peut-il  s'enrichir?  —  Oui!  car  j'auray  tous  les 
trésors  des  Rois  de  Thèbes;  je  les  feray  transporter 
à  Memphis,  et  je  les  garderay  pour  mes  besoins.  — 
Je  vous  entends  :  à  présent  vous  pouvés  devenir  plus 
avare,  si  vous  ne  pouvés  pas  devenir  plus  riche.  » 

Une  autre  fois,  je  le  trouvay  dans  une  furieuse 
colère  :  «  Je  suis  indigné  contre  ceux  de  Memphis  : 
ils  se  révoltent  contre  moy  en  plein  théâtre;  j'ay  du 
penchant  pour  un  acteur,  et  ils  applaudissent  tou- 
jours à  un  autre.  —  Seigneur,  luy  dis-je,  vous  avés 
ôté  au  peuple  la  connoissance  des  affaires,  et  vous 
luy  avés  donné,  pour  occupation,  les  plaisirs  du 
spectacle  ;  ces  choses,  vaines  autrefois,  sont  devenues 
importantes  pour  luy.  Vous  venés,  aujourd'hui,  le 
gêner  dans  ces  choses  mêmes.  Vous  choqués  son 
goût,  ce  goût  qui  est  sa  liberté.  Seigneur,  un  peuple 
corrompu  s'occupe  de  ce  dont  un  peuple  vertueux 
s'amuse.  Voudriés  vous  qu'il  employât  son  tems  à 
vous  demander  compte  de  tout  le  sang  que  vous 
avés  versé?  » 

Des  discours  si  brusques  firent  qu'on  ne  me  garda 
pas  longtemps  à  la  Cour.  Je  quittay  l'Egypte  et  je 
retournay  à  Gorinthe,  ma  patrie,  résolu  de  ne  la 
quitter  jamais. 

Là,  je  vécus  parmy  mes  concitoyens;  je  quittay 


(38  MONTESQUIEU 

mes  manières  austères.  J'avois  senti  qu'il  ne  suffisoit 
pas  de  faire  admirer  la  vertu,  et  qu'il  falloit  la  faire 
aimer. 

Mon  principal  soin  fut  d'accoutumer  mon  esprit  à 
prendre  toujours  les  choses  en  bonne  part,  et  à  y 
chercher  le  bien,  lorsqu'elles  en  étoient  susceptibles. 

Quand  j'entendois  crier  que  ceux  qui  gouvernoient 
l'état  étoient  des  gens  pervers,  je  disois  en  moy- 
même  :  «  Voilà  une  opinion  qu'il  seroit  à  souhaiter 
qu'on  n'eût  pas,  et  cependant,  elle  peut  avoir  son 
utilité;  les  gens  qui  ont  du  pouvoir  se  tiendront 
mieux  sur  leurs  gardes;  ils  n'ont  déjà  que  trop  de 
flatteurs;  il  est  bon  qu'ils  sçachent  qu'ils  ont  à  faire 
à  des  juges  non  seulement  sévères,  mais  aussi 
prévenus.  » 

Quand  on  me  disoit  que  les  ministres  aimoient  le 
bien  public,  le  tendre  sentiment  que  j'avois  pour  la 
nature  humaine  se  trouvoit  flatté.  Je  sentois  du 
plaisir  à  entendre  ce  discours;  je  l'acceptois  comme 
une  vérité,  ou  comme  un  heureux  présage  de  ce  qui 
devoit  être  quelque  jour. 

Quand  on  soutenoit  que  nous  avions  un  com- 
merce florissant,  je  bénissois  le  destin  de  notre  ville 
qui  avoit  permis  qu'elle  devînt  grande  sans  qu'elle 
eût  besoin  de  travailler  à  la  destruction  des  autres 
peuples. 

J'avois  l'esprit  vraiment  patriote  ;  j'aimois  mon 
pays  non  seulement  parce  que  j'y  étois  né,  mais 
encore  parce  qu'il  étoit  une  portion  de  cette  grande 
patrie  qui  est  l'univers. 

Ayant  été  obligé  de  faire  un  voyage  à  Athènes, 


HISTOIRE   VÉRITABLE  69 

je  vis  les  nouveaux  bâtimens  qu'on  y  élevoit.  Je 
sentois  que  je  m'y  intéressois,  et  que  j'étois  bien 
aise  que  les  hommes  eussent  une  si  belle  demeure 
de  plus. 

Un  homme  qui  revenoit  d'Asie,  me  parloit  de  la 
magnificence  de  Persépolis.  Les  idées  riantes,  gran- 
des et  belles  que  j'en  prenois,  produisoient  une 
sensation  agréable  dans  mon  âme.  J'étois  bien  aise 
que  ce  beau  lieu  subsistât  sur  la  terre  ;  sans  que  je 
l'eusse  vu,  il  m'avoit  déjà  fait  passer  des  momens 
heureux. 

Comme  les  Dieux  habitent  les  temples  et  chéris- 
sent ces  demeures  sans  perdre  leur  amour  pour  le 
reste  de  l'univers,  je  croyois  que  les  hommes,  attachés 
à  leur  patrie,  dévoient  étendre  leur  bienveillance 
sur  toutes  les  créatures  qui  peuvent  connoître,  et  qui 
sont  capables  d'aimer. 

Si  j'avois  sçu  quelque  chose  qui  m'eût  été  utile,  et 
qui  eût  été  préjudiciable  à  ma  famille,  je  l'aurois 
rejeté  de  mon  esprit;  si  j'avois  sçu  quelque  chose, 
utile  à  ma  famille,  et  qui  ne  l'eût  pas  été  à  ma  patrie, 
j'aurois  cherché  à  l'oublier;  si  j'avois  sçu  quelque 
chose,  utile  à  ma  patrie,  et  qui  eût  été  préjudiciable 
à  l'Europe,  ou  qui  eût  été  utile  à  l'Europe,  et  préju- 
diciable au  genre  humain,  je  l'aurois  regardée  comme 
un  crimes 

I.  Cette  phrase,  insérée  presque  sans  changement  par 
Montesquieu  dans  ses  Pensées,  a.  été  publiée,  sous  la  dernière 
forme  que  lui  avoit  donnée  son  auteur  dans  l'édition  Laboulaye. 
L'édition  bien  plus  complète  des  Pensées  publiée  par  la 
Société  des  bibliophiles  de  Guyenne,  en  donne  deux  versions 
écrites  à  des  dates  différentes.  (T.  I,  p.  i5.) 


70  MONTESQUIEU 

Voyant  que  tous  mes  concitoyens  cherchoient  à 
augmenter  leur  patrimoine  par  leurs  soins,  je  crus 
devoir  faire  comme  eux.  Je  devins  bientôt  riche.  Un 
homme,  anxieux  de  ce  petit  bonheur,  me  le  reprocha. 
«  Mon  ami,  luy  dis-je,  je  ne  suis  point,  comme  toi, 
sorti  d'une  famille  considérable  dans  notre  ville  ; 
mais  j'ay  quelque  bien  ;  je  l'acquérois  par  mon  tra- 
vail, pendant  que  tu  employois  ton  tems  à  te  plaindre 
de  la  fortune. 

y>  Quels  que  soient  mes  trésors,  je  puis  t^assurer 
que  je  n'en  fais  pas  tant  de  cas  que  tu  penses,  et, 
si  tu  peux  me  faire  voir  que  tu  en  es  digne,  je  veux 
bien  les  partager  avec  toi. 

»  Mais  j'avoue  que  tes  reproches  m'affligent;  se 
peut-il,  qu'à  la  réserve  de  quelques  misérables 
richesses,  tu  ne  trouves  rien  en  moy  que  tu  puisses 
envier?» 

Mon  Génie,  qui  me  vit  dans  un  si  haut  degré  de 
vertu,  voulut  m'éprouver  et  il  me  rajeunit.  Dans  ce 
changement  mon  âme  fut  étonnée;  mille  passions 
nacquirent  dans  mon  cœur;  je  ne  fus  plus  en  état 
de  me  conduire.  «  O  Dieux!  m'écriai-je,  de  quoy 
vais-je  devenir  ^  ?  Faudra-t-il  que  pour  me  rendre 
ma  raison,  vous  me  rendiés  ma  foiblesse?  * 

Mon  âme  ne  s'étant  pas  trouvée  d'une  trempe 
assez  bonne,  je  fus  rejeté  dans  d'autres  transmigra- 
tions. Mais  au  lieu  d'acquérir  de  nouveaux  degrés 
de  perfection,  je  déchus  insensiblement;  je  fus 
toujours  inférieur  à  moy-même,  et  enfin  je  parvins 

I .  Même  tournure  gasconne  que  précédemment. 


HISTOIRE    VÉRITABLE  7I 

aux  deux  vies  qui  ont  précédé  celle  où  je  suis  actuel- 
lement, et  ont  préparé,  je  crois,  mon  caractère. 

Je  nacquis  à  Naples,  et  le  Génie  qui  présidoit  à  ma 
naissance  ayant  examiné  les  fibres  de  ma  langue  et 
de  mon  cerveau,  jugea  que  je  serois  quelque  jour 
infatigable  dans  la  conversation.  Dans  mon  enfance, 
ma  mère,  qui  m'entendoit  jaser  sans  cesse,  s'épa- 
nouissoit  de  trouver  en  moy  sa  parfaite  image,  et 
elle  passoit  sa  vie  à  faire  comprendre  à  tous  les  gens 
qui  vouloient  l'écouter  que  tout  ce  que  je  disois  étoit 
très  plaisant'.  On  dit  qu'étant  en  rhétorique,  j'attra- 
pay  si  bien  cette  science,  que  je  parlois  toujours. 
Dès  que  j*eus  quitté  les  écoles,  je  me  fis  avocat. 
J'excellois  surtout  à  étendre  mes  raisons,  et,  quand 
j'en  faisois  valoir  une,  j'étois  comme  ces  ouvriers  qui 
font  d'un  petit  lingot  d'or  un  fil  de  deux  cents  lieues 
de  long,  ou  une  superficie  qui  peut  couvrir  tout  un 
pays.  Ayant  eu  une  fluxion  de  poitrine,  je  quittay  le 
barreau  et  me  fit  médecin.  Je  continuay  à  jouir  de 
mon  talent  naturel.  Je  ne  soufirois  point  que  mes 
malades  me  parlassent  de  leur  mal,  car,  quoique  je 
leur  fisse  des  questions,  je  répondois  toujours  pour 
eux.  Je  n'étois  pas  fort  scavant,  et,  pendant  que  mes 
collègues  alloient  faire  leurs  sacrifices  à  Esculape, 
moy  je  faisois  les  miens  au  Dieu  du  hazard;  et  quand 
l'accident  de  quelque  homme  connu,  dont  j'avois  un 
peu  précipité  la  vie,  faisoit  murmurer  contre  moy, 
j'avois  la  ressource  de  multiplier  mes  paroles,  ce  qui 
me  rendoit  l'estime  publique.  Dans  ma  vieillesse,  je 

I .  Montesquieu  avait  écrit  d'abord  :  «  Que  j'étois  le  plus 
aimable  petit  enfant  qu'il  y  eût  au  monde.  » 


72  MONTESQUIEU 

fis  un  livre  qui,  par  la  réputation  qu'il  me  donna, 
mit  la  vie  de  tous  mes  concitoyens  entre  mes  mains. 
J'examinois  si,  dans  la  bonne  manière  d'opérer,  il 
falloit  que  la  nature  aidât  Tart,  ou  que  l'art  aidât  la 
nature.  Je  m'enrichis  ;  ma  réputation  augmentoit  mes 
richesses,  et  mes  richesses  ma  réputation.  Tout  le 
monde  vouloit  m'avoir,  et  il  étoit  du  bon  air  de 
mourir  de  mon  ordonnance  i. 

Etant  né  en  Macédoine,  je  servis  trente  ans  dans 
la  phalange.  Ayant  reçu  plusieurs  blessures,  je  me 
retiray  avec  une  petite  marque  d'honneur,  et  devins 
un  honnête  citoyen  de  Pella.  Comme  j'étois  très  au 
fait  de  toutes  les  choses  qui  s'étoient  passées  dans  le 
corps  où  je  servois,  j'en  faisois  part  à  bien  du  monde, 
et  je  ne  vous  dissinmleray  pas  qu'il  se  répandit  un 
faux  bruit,  dans  mon  quartier,  que  j'étois  un  peu 
ennuyeux.  Gela  me  porta  un  tel  préjudice,  que, 
lorsque  je  parlois,  personne  n'écoutoit,  et  celuy 
devant  qui  je  commençois  un  conte,  ne  l'entendoit 
jamais  finir.  A  peine  m'étois-je  procuré  un  cercle 
qu'il  se  rompoit  de  luy-même,  et,  lorsqu'il  ne  me 
restoit  plus  que  deux  ou  trois  hommes:  «  Monsieur, 
me  disoit  l'un,  avec  un  air  distrait  et  la  tête  en  haut, 
j'ay  une  affaire.  »  —  «  Monsieur,  me  disoit  l'autre, 
excusés,  voilà  une  dame  qui  passe,  je  vais  luy  parler.  » 
Et  moy  je  ne  parlois  plus.  Tout  cela  venoit  du  bruit 
que  des  gens  mal  intentionnés  avoient,  comme  je 
vous  ay  dit,  semé  contre  moy.  Pour  le  détruire,  je 
résolus  de  prendre  les  gens  l'un  après  l'autre,  et  de 

I.  Montesquieu  avait  écrit  d'abord  :  «  et,  quand  on  mouroit  de 
l'ordonnance  d'un  autre,  on  n'étoit  pas  du  bel  air.  » 


HISTOIRE   VÉRITABLE  73 

leur  faire  voir,  tour  à  tour,  que  je  n'étois  pas  si 
ennuyeux  qu'on  le  disoit.  Un  jour,  dans  le  torrent 
d'une  histoire,  que  ma  main  suivoit  ma  voix,  je 
secouay,  quoique  doucement,  un  homme  assez 
chagrin  :  «  Ah!  monsieur,  me  dit -il,  je  sçavois  bien 
que  l'histoire  devoit  m'ennuyer;  mais  que  l'historien 
m'estropie,  cela  est  trop!  »  — Le  feu  me  monta  au 
visage:  «Vous  tenés,  dis -je,  un  discours  fort  sot, 
et  vous  m'en  ferés  raison.  — Eh  bien,  me  dit- il, 
soit  !  car  aussi  bien  j'aime  mieux  me  battre  avec  vous 
que  de  vous  écouter.  »  Nous  nous  battîmes;  je  luy 
donnay  un  coup  d'épée  au  visage  et  un  autre  au 
bras.  —  «  Monsieur,  me  dit-il,  nous  n'avés  fait  que 
me  blesser,  mais  vous  m'auriés  fait  mourir,  si  vous 
aviés  achevé  votre  histoire.  —  Vous  voulés  sans  doute 
recommencer,  luy  dis-je,  puisque  vous  m'insultes 
encore.  »  —  Nous  nous  rebattîmes;  je  le  désarmay. 
—  «  Demandés  moy  la  vie.  —  Eh  bien,  je  vous  la 
demande,  mais  à  condition  que  vous  ne  me  ferés 
plus  d'histoire.  »  — Je  vis  que  cet  homme  étoit  fou, 
et  je  le  laissay  là. 

Deux  jours  après,  j'allay  dans  une  maison  où  il  y 
avoit  plusieurs  tables  de  jeu.  Je  me  mis  dans  un 
coin,  avec  deux  ou  trois  personnes  à  quije  commen- 
çay  à  conter  le  fameux  siège  d'Amphipolis'.  Comme 
je  traitois  la  chose  en  détail,  ce  qui  faisoit  que  je 
n'avançois  guère  plus  que  le  siège,  j'entendis  derrière 
moy  une  voix  qui  dit:  «  Monsieur,  souvenés  vous  de 
nos  conventions!  »  — Je  tournay  la  tête,  c'étoit  mon 

I.  Colonie  athénienne  assiégée  et  prise  par  Philippe  de  Macé- 
doine en  357. 


74  MONTESQUIEU 

impertinent  qui,  avec  une  grande  emplâtre  (sic)  sur 
le  visage,  jouoit  derrière  moy.  Je  restay  immobile, 
et,  voyant  qu'il  n'étoit  pas  possible  de  vivre  avec  un 
tel  homme,  je  résolus  de  ne  jamais  ouvrir  la  bouche 
devant  luy,  si  bien  que  je  quittay  mon  siège  et  m'en 
allay. 

Depuis  ce  temps,  je  consentis  à  abréger  mes 
conversations;  cela  fit  que  je  me  privay  des  trois 
quarts  du  plaisir  que  j'y  avois.  Je  coupois  toutes  les 
circonstances  de  mes  contes  qui  ressembloient  à  un 
arbre  qu'on  avoit  émondé.  J'avoue  que  je  ne  compre- 
nois  pas  que  ce  style  raccourci,  ni  ces  récits  secs  et 
décharnés  pussent  plaire,  et,  si  un  conte  est  amusant, 
j'aurois  voulu  qu'il  amusât  longtems;  c'est-à-dire 
que  j'étois,  dans  cette  transmigration  là,  tel  que  je 
suis  dans  celle  cy  :  franc,  naïf,  ouvert  et  toujours 
prêt  à  faire  part  aux  autres  de  ce  que  je  sçay.  Mais 
je  vous  prie  de  m'excuser,  j'arrive  à  ma  transmi- 
gration actuelle,  et  je  suis  obligé  de  finir. 

Je  puis  vous  dire,  sans  compliment,  Ayesda,  que 
vous  êtes  un  auditeur  adorable.  Vous  ne  m'avés 
jamais  interrompu;  je  voyois  sur  votre  visage  tous 
les  effets  du  plaisir,  de  l'admiration  et  de  la  surprise. 

Peut-être  ne  pourries  vous  pas  retenir  tant  de 
choses;  je  recommenceray,  si  vous  voulés,  demain. 
Je  suis  si  exact,  que  je  suis  sûr  que  vous  n'y  perdrés 
pas  la  moindre  circonstance'. 

I.  Première  rédaction;  c  Comme  vous  ne  pourries  pas  retenir 
tant  de  choses,  je  mettray  par  écrit  cette  conversation  cy.  Je  suis 
si  exact,  dans  tout  ce  que  je  fais,  que  vous  n'y  perdrés  pas  la 
moindre  circonstance.  » 


OEUVRES    INÉDITES 

DE  MONTESQUIEU 

PUBLIÉES  PAR 

LA  SOCIÉTÉ  DES  BIBLIOPHILES  DE  GUYENNE 


I.  Deux  opuscules  de  Montesquieu,  publiés  par  le  baron 
de  Montesquieu,  avec  une  vue  du  château  de  La  Brède 
(eau-forte  de  Léo  Drouyn).  Bordeaux,  1891,  vii-84  pp.  : 
Réflexions  sur  la  monarchie  universelle  en  Europe. — 
De  la  considération  et  de  la  réputation.  —  Appendice  : 
Maisons  habitées  par  Montesquieu  à  Bordeaux  (avec 
plans). —  Montesquieu  à  l'Académie  de  Bordeaux.  —  Mon- 
tesquieu et  le  commerce  bordelais. —  Les  descendants  de 
Montesquieu.  —  Notes,  etc. 

n.  Mélanges  inédits  de  Montesquieu,  publiés  par  le 
baron  de  Montesquieu,  1892,  LVill-3o2  pp.  :  Histoire  des 
manuscrits  inédits  de  Montesquieu. —  Description  des 
manuscrits.  —  Discotcrs  sur  Cicéron.  —  Éloge  de  la  Sin- 
cérité,—  Histoire  véritable,  suivie  de  la  critique  de  cet 
écrit  par  J.-J.  Bel.  —  Dialogue  de  Xantippe  et  de  Xéno- 
crate. —  Essai  sur  les  causes  qui  peuvent  affecter  les 
esprits  et  les  caractères .  —  De  la  politique.  —  Réflexions 
sur  le  caractère  de  quelques  princes  et  sur  quelques 
événements  de  leur  vie.  —  Lettres  de  Xénocrate  à  Phérès. 
—  Remarques  sur  certaines  objections  que  m,' a  faites  un 
homme  qui  m,' a  traduit  mes  Romains  en  Angleterre. — 
Mémoire  sur  la  Constitution.  —  Mémoire  sur  les  dettes 
de    l'État.  —  Mémoire    contre    V arrêt    du    Conseil,    du 


i>7  février  i^SSi  portant  défense  de  faire  des  plantations 
nouvelles  en  vignes  dans  la  généralité  de  Guyenne.  — 
Notes,  index  alphabétique,  table. 

III.  Voyages  de  Montesquieu,  publiés  par  le  baron 
Albert  de  Montesquieu,  1894.- 1896,  avec  un  fac-similé 
de  l'écriture  de  Montesquieu.  2  vol.  :  le  premier  de  LII- 
375  pages,  le  second  de  xix-5  20  pages. —  Préface,  descrip- 
tion des  manuscrits.  —  Voyages  en  Aîitriche,  en  Italie,  en 
Allemagne,  en  Hollande. —  Mémoire  sur  les  fnines. — 
Lettre  descriptive  sur  Gênes.  —  Descriptions  â.e  Florence 
et  de  la  galerie  du  grand-duc.  —  Réflexions  sur  la 
manière  gothique,  sur  les  habitants  de  Rome.  —  Souve- 
nirs de  la  cour  de  Stanislas  Leczinski.  —  Notes,  index 
des  voyages  de  Montesquieu,  table,  etc. 

IV.  Pensées  et  fragments  inédits  de  Montesquieu.,  publiés 
par  le  baron  Gaston  de  Montesquieu,  1 899-1 900,  2  vol.  :  le 
premier  de  xxxiv-541  pages,  le  second  de  655  pages.  Ces 
deux  volumes  se  composent  de  plus  de  2,200  morceaux 
classés  dans  l'ordre  suivant  :  Montesquieu.  —  Œuvres 
connues  de  Montesquieu.  —  Œuvres  et  fragments  d^ œu- 
vres inédites.  —  Science  et  industrie.  —  Lettres  et  arts. 
—  Psychologie.  —  Histoire.  —  Educatio7i,  politique  et 
économie  politique.  —  Philosophie.  —  Religion.  —  Aver- 
tissement, préface  et  description  des  manuscrits,  notes, 
table  des  matières.  —  Une  table  de  concordance  permet, 
en  outre,  de  reconstituer  exactement  la  place  de  chacune 
des  pensées  inscrites  par  l'auteur  ou  ses  secrétaires  sur  les 
cahiers  publiés,  Montesquieu  ne  s'étant  préoccupé  d'aucun 
classement. 

En  préparation  : 

Correspondance  de  Montesquieu  (près  de  3 00  lettres 
inédites). 

Les  Correspondants  de  Montesquieu  :  M"^®^  du  Defïand, 
Geofïrin,  de  Tencin;  Helvétius,  le  président  Hénault,  le 
prince  Charles-Edouard,  etc. 


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TABLE 


Pages. 

Introduction vu 

Le  Libraire  au  Lecteur xv 


HISTOIRE  VÉRITABLE 

Livre  premier 3 

Livre  II i3 


Livre  III 


OT 


Livre  IV 47 

Livre  VI 5q 


ACHEVE    D  IMPRIMER 
PAR 

G.   GOUNOUILHOU,  a   Bordeaux 

LE   IV   DÉCEMBRE    M.DCCCC.II. 


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U  Bibliothèque 

liniversifé  d'Offowa 

Echéonce 

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