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j,Goo>^le
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jvGooi^le
HISTORIETTES MORALES.
j,Goo>^le
^- , Paris — TyMTïjhie flp COSSOB , iub du four-ïsim-Otmiain, ^7. \||)
j,Goo>^le
j,Goo>^le. —
jvGooi^lc
PROSE ET POESIE
PARIS
LIBRAIRIE PITTORESQUE DE L* JEUNESSE.
12. Rue Caumarlin
1846.
IJqiBIOb.GoOl^Je
jvGooi^le
HISTORIETTES
MORALES.
PAR MADAME LOUISE COLEÏ.
■ PARIS,
GABRIEL ET MALLET, LIBRAIRES,
Pisfiage du Saumon.
Biob.Gooi^le
jïGooi^le
DEDIMCe A m
chsrs et beaux enfanlsl ô doux oubli du monde!
Charme des jours présents, baume des jours passés!
Quand je baiss à la fois vos têtes brune et blonde ,
Quand je vous tiens tous deux sur mon sein enlacés ,
Si vous me souries . toute douleur s' efface ;
J'entrevois dans vos yeux comme un rsflet du ciel ;
Le siècle et ses clameurs alors n'ont plus de place
Dans mon cœur, tout entier à l'amour maternel.
oyGooi^lc
DÉDICACR A MES F.NFAJNTS,
Je ne pense qu'à vous , je renais , et j'oublie
Que pur moi de la vie arnve le déclm.
A mes jours écoulés votre avenir se lie.
Et je retmuve en îous comme un second destin.
Qu'il m'est doux d'épier avec sollicitude
Le germe à peine éclos de vos jeunes penchants I
Chaque jour, pour mon cœur, quelle ineffable étude
Que vos instincts heureux et vos désirs touchants i
Quel charme de guider votre âme vierçe encore
Dans tes nobles sentiers que vous suivrez un jour,
Aux luttes à venir de former votre aurore
Par des récits naifs et graves tour à touri
Les exemples du bien intéressent l'enfance ,
Suivez-les Pratiquez la morale du Christ :
Plutôt qu'Être offenseurs , sachez subir l'offense.
Soyeî bons : un grand cœur vaut mieux qu'un grand esprit
t,7cob,Goo<^lc
DÉDICACt: A MliS ENFANTS.
Au malin de la vie. enfants, la gloire est belle:
Elle attire , elle enchante , elle ennoblit parfois ;
Hais il ne faut jamais . quand sa voix nous appe!
Lui laisser dans nos cœurs étouffer d'autres von ,
Les voiï de ces vertus plus belles que la gloire :
Le dévouement, l'amour, le respect du malheur.
C'est à ces purs instincts , enfants . qu'il vous faut croire,
Ils rendent l'homme heureux en le rendant meilleur.
oyGooi^lc
jvGooi^le
PIC DE LA MIRANDOLE,
Konvflle bUlorl^BC dn ^olnzl^mc nlèclf.
j,Goo>^le
jvGooi^le
source de gloire et de félicité.
L'histoire que je vais vous conter vous prouveru
oyGooi^lc
H PIC DE LA MIBANDOLE
à quel bonheur gt à quelle renommée pjeut conduire
l'amour de l'étude.
Près de Modène , en .Italie , dans un vieux châ-
teau fortifié , vivait , au quinzième siècle , François
de la Mirandole ^ comte de Concordia.
Ses ancêtres avaient été des princes puissants et
des guerriers célèbres ; ils s'étaient fait redouter de
tous leurs voisins et principalement des Eonacossi,
seigneurs de Mantoue, qui avaient voué une haine
héréditaire aux comtes de la Mirandole. Au mo-
ment où commence notre histoire , cette haine
n'était pas éteinte. Des querelles toujours renais-
santes l'alimentaient , et François de la Mirandole
se tenait constamment sous les armes pour repous-
ser les attaques du seigneur Bonacossi , qui avait
de puissants partisans dans le gouvernement de
Modène. Le comte François avait trois fils : les deux
aînés, partageant son humeur belliqueuse , avaient
embrassé avec joie la carrière des armes; mais le
plus jeune , Jean Pic de la Mirandole , qui n'avait
que dix ans , enfant rêveur et doux , fuyait tous les
exercices bruyants et passait les heures à étudier
auprès de sa mère, qui avait pour lui une tendre
prédilection. Son père contrariait ses goûts paisi-
bles; il le traitait durement et lui disait parfois
qu'il serait la honte d'une famille dont tous les
ovGoo<^lc
I .
Pic delà Mirandole.
i>qi»MbïGoo>^-|e
j,Goo>^le
PIC DE LA MIDANDOLE. 9
ancêtres s'étaient fait un nom dans la guerre, f/en-
fant ne versait pas de larmes à ces reproches, il y
était presque indifférent, car il sentait qu'il avait
en lui de quoi se justifier un jour.
Sa mère, douée d'un esprit éclairé, était heu-
reuse de voir un de ses fils se consacrer à l'étude ;
elle suivait les progrès de cette jeune intelligence,
et elle était étonnée de la voir embrasser sans ef-
fort les diverses branches des sciences et des arts.
A dix ans, il connaissait déjà toute la littérature
ancienne , et il faisait des vers qui étaient admi-
rés par tous ceux qui les entendaient. Sa mère
aimait à les lui faire répéter, et souvent, dans un
transport d'orgueil et de tendresse matenielle, elle
s'écriait : — Jean est un enfant providentiel, des-
tiné à de grandeschoses.
Elle n'avait pu faire partager cette opinion au
comte François , son époux ; mais elle avait enfin
obtenu de lui qu'il laisserait grandir en paix le no-
ble enfant dont il ne devinait pas le génie.
Cependant une nouvelle discussion entre le sei-
gneur Bonacossi et le comte de la Mirandole devint
la cause d'une guerre où les deux familles jurèrent,
en prenant les armes, de ne les quitter qu'après
que l'une d'elles serait anéantie. T-es combats fu-
rent longs et meurtriers; des deux côtés la valeur
oyGooi^lc
tu l'IC DK LA M1RAMH)LF..
était la même , et la victoire ne se serait pas déci-
dée à nombre égal ; mais le comte François , qui
n'était pas aimé, vit se coaliser contre lui plusieurs
princes voisins, et il fut vaincu par Bonacossi; ce-
lui-ci aurait exterminé la race entière du comte si
le gouvernement de Modène n'était intervenu. Les
Mirandole eurent la vie sauve, mais tous leurs biens
furent confisqués et on les exila des États de Modène.
où ils ne pouvaient rentrer sous peine de mort.
Ce fut un jour de grande douleur pour le comte
que celui où il fut chassé avec sa famille du châ-
teau de ses pères, et où il dut aller mendier sur la
oyGooi^lc
ne DB LA MIRAKDOLE. 11
terre étrangère le pain de Thospitalité; il versa des
tannes de rage en passant sous la porte blasonnée
de son manoir féodal , et ses fils aines , forcés de
contenir leur indignation contre le vainqueur ,
poussèrent un cri semblable au rugissement de
jeunes lionceaux. I^ur mère, qui tenait par la main
son plus jeune fils, était accablée d'un inome dé-
sespoir; l'enfant comprit tout ce que sa douleur
muette avait de profond , et il lui dit d'une voix
ferme et pleine de conviction : — Consolez-vous,
ma noble mère, nous reviendrons un jour; nous
ne mourrons pas sur la terre d'exil.
La comtesse de la Mîrandole avait un frère,
prieur d'un couvent près de Bolt^ne; elle résolut
d'aller lui demander asile pour sa famille. Fm Ri-
naldo accueillit les exilés avec tous les égards et tout
l'empressement dus au malheur; il mit à leur dis-
position une petite vitia dépendante du monastère ;
ils y trouvèrent une vie douce et calme.
Mais le comte et ses fils aines , accoutumés au
luxe et au commandement, ne pouvaient se faire à
cette existence obscure. Ils se lièrent d'amitié avec
plusieurs gentilshommes des environs; ils allaient
chasser surleurs terres, prenaient parti dans leurs
querelles et tâchaient ainsi de gagner leur amitié
et de les décider à leur prêter des troupes pour re-
oyGooi^lc
11 PIC DK LA HIRAN1XH.Ë.
conquérir leur patrimoine. Jean ne suivait pas son
père et ses frères dans ces excursicais ; il restait
toujours auprès de sa mère et de sononcle le prieur,
homme sage, plein de science et de bonté, qui avait
pour lui la plus tendre aflection et qui dirigeait ses
études. L'intelligence de l'enfant grandissait cha-
que jour sous un pareil maître, et bientôt il sur-
passa en esprit et en érudition tous les religieux du
monastère. U restait des heures entières enfermé
avec son oncle dans la vaste bibliothèque du cou-
vent; ils apprirent ensemble le latin, le grec, te
chaldéen, l'hébreu et l'arabe, et ils étudièrent
tous les ouvrages écrits dfins ces diverses langues.
Je ne pourrais vous dire , enfants , que de plaisirs
vifs, que de joies complètes , ces études variées fi-
rent goûter au jeune Pic de la Mirandole. U vivait
avec tous les peuples anciens , qui venaient tour à
tour lui parler leurs idiomes et l'entretenir de leurs
gloires.
En cultivant son esprit, son oncle n'avait paftné-
gligé d'éclairer son âme; avant de lui enseigner
les sciences de la terre , Fra Rinaldo l'avait initié à
une science vraiment divine , à celle qui oe nous
apprend pas à connaître Dieu , car Dieu nous est
révélé par un instinct de l'àme et par les œuvres
sublimes de la création , mais qui nous fait distin-
oyGooi^lc
PIC DE LA MIRANDOLE. iS
guer dans les religions la vérité de Terreur et nous
montre combien le christianisme est supérieur aux
autres cultes.
Jean étudia les livres saints avec foi; il en
pénétra les m ' " i que Dieu dérobe
souvent aux t va ou superficiels;
puis , lorsqu'i i les deux grands
codes de nos c et l'Évangile, il lut
les écrits que t les docteurs nous
ont laissés sur t il fut bientôt versé
dans toutes les profondeurs de cette haute science
qu'on appelle la théologie. Cette science était alors
en honneur dans toutes les universités de l'Europe;
chaque année les pins célèbres professeurs faisaient
soutenir des thèses par leurs élèves , et ceux qui
oyGooi^lc
là PIC DE LA MfDANDOLE.
pouvaient résoudre les questions difliciies propo-
sées par leur maître étaient couronnés en public.
Jean , quoique absorbé par le travail et l'étude ,
ne pouvait être indifférent aux chagrins de ses pa-
rents. Bien qu'il ne partageât pas les goûts et les
idées de son père, il admirait avec respect ce vieux
guerrier vaincu , qui brûlait de recouvrer par les
armes les domaines de ses ancêtres et qui se con-
oyGooi^lc
PIC DE LA HIRANDOLE. ir.
sumait en voyant chaque jour s'éloigner aon espé-
rance. Un soir, le comte était rentré avec ses flls
aînés, plus mécontent que de coutume; il arri-
vait d'un château voisin, habité par un seigneur
puissant , qui lui avait promis plus d'une fois le se-
cours de ses armes , et qui , sommé de tenir sa pa-
role , venait de lui faire une réponse évasive. De
retour dans sa modeste habitation , le comte exhala
toute l'amertume de aes pensées, s' écriant qu'il ai-
merait mieux se donner la mort que de vivre plus
longtemps dans l'abaissement où ses revers l'avaient
placé.Ses fiis aînés répétèrent ses paroles, et ils jurè-
rent d'aller se faire tuer dans quelque guerre étran-
gère plutdt que de languir dans l'obscurité. Témoin
de cette douleur violente, la comtesse versa des lar-
mes, et son fils Jean tâcha de calmer le désespoir
de son père et de ses frères. Mais , voyant qu'il ne
pouvait y réussir et qu'on répondait par le sar-
casme à ses paroles de paix , le noble enfant resta
rêveor, réfléchissant s'il ne trouverait pas quelque
moyen de rendre à ses parents le bonheur et la
tranquillité.
Tandis que la famille exilée se livrait à la douleur,
Fra Rinaldo , le prieur du couvent , entra dans
l'appartement où elle était réunie. — Je vous an-
nonce, dit-il. une nouvelle qui sera sans doute foçj
oyGooi^lc
IS PIC m. LA HIRANDOLK.
indifiërente à plusieurs d'entre vous, mais que Jean
ai^rendrâ avec intérêt. — Laquelle? dit avec viva-
cité ie jeune Pic de la Mirandole , accourant vers
son oncie. — L'arrivée du célèbre professeur LuUe :
il vient pour faire soutenir des thèses de théologie
aux élèves de l'Université de Modène. — Oh! que
je voudrais le voir, s'écria l'enfant avec enthou-
siasme; Lulie, le plus grand savant de l'Europe!
Oh! mon oncle, ce doit être un homme bien mer-
veilleux. Puis, s' apercevant que son admiration
naïve excitait l'ironie de ses frères , il se tut ; mais
il prit en silence une grande résolution.
Lorsque le prieur se leva pour sortir, il le suivit,
et, aussitôt qu'il put lui parler sans témoins, il lui
dit : — Mon oncle , je veux aller à Modène , je veux
voir le célèbre professeur Lulle , je veux soutenir
une thèse devant lui et faire honneur au nom de
mon père! Mon oncle, croyez-vous que je serai
vainqueur ou que mon désir soit une illusion de
l'orgueil? — Enfant, répondit Fra Rlnaldo, ta
pensée est noble et grande , et , quoique bien jeune
encore , je te crois assez savant pour soutenir unp
thèse devant Lulle ; mais comment aller à Modène?
ta famille en est proscrite et elle ne peut y rentrer
sous peine de mort; toi-même, malgré ton âge, tu
asété compris dans cette horrible proscription. Ce
DqitizëcibvGoOl^lC
PtC DE LA MIBAM}OL&. 17
serait un acte de démence d'exposer ta vie pour un
vain désir de gloire ! — Oii ! vous ne m'avez pas
compris! s'écria Jean avec douleur; ce n'est point
un désir de gloire qui m'anime , c'est une pensée
meilleure ! Et alors il dit à son oncle ce qui le
poussait à ce périlleux projet; et le religieux, tou-
cha et convaincu par la sagesse de ses paroles et
par la sublimité de son dévouement, lui promit de
le seconder. Il fut résolu qu'on cacherait son voyage
à sa famille, et. que le lendemain il partirait, ac-
compagné d'un frère lai, sous prétexte de se ren-
dre à un couvent voisin , dont le supérieur désirait
le connaître ; mais qu'il prendrait en réalité la route
de Modène, où il arriverait sous le seul nom de
Jean , comme un jeune écolier recommandé au cé-
lèbre Lulle par Fra Rinaldo , qui avait connu autre-
fois ce célèbre professeur.
Après avoir obtenu cette promesse du prieur,
l'enfant tomba à ses genoux et le remercia en pleu-
rant d'avoir consenti à son voyage ; le religieux le
< bénit, puis ils se séparèrent. Jean ne put dormir
de la nuit: tout ce qu'il aurait à dire au professeur
LuUe s'agitait dans son esprit; la crainte d'un
échec le tourmentait, et l'espérance d'un succès
jetait du feu dans ses veines. Quand le jour parut ,
il se leva et courut au monastère chercher son
oyGooi^lc
18 PIC DE LA MIRANDOLE.
oncle ; Fra Binaldo vint à lui , et ils allèrent ensem-
ble auprès de sa mère. Ce fut avec beaucoup de
peine que le prieur obtint de la comtesse que Jean
irait passer quelques jours chez le supérieur d'un
couvent voisin ; la pauvre mère n'avait jamais quitté
son enfant , et elle sentait qu'elle allait se trouver
bien isolée pendant son absence. Cependant , Fra
Rinaido lui ayant représenté que ce voyage aurait
un but d'utilité pour son fils, elle ne s'y opposa
pas, mais elle versa des larmes en.le voyant partir.
Fra Nicolo , frère lai à qui étaient confiés les
embellissements du jardin du monastère et qui
avait une affection particulière pour Jean, fut chargé
de l'accompagner, de l'entourer de ses soins et de
le protéger de son expérience. 11 monta sur une
petite mule blanche qui servait aux frères quêteurs
du couvent, assez fringante pour les mener d'un
bon pas, assez douce pour les conduire sans dan-
ger. Jean , après avoir embrassé ses parents , sauta
en croupe derrière Fra Nicolo , et ils prirent ainsi
la route de Modène.
L'enfant avait caché dans son sein la lettre que
son oncle lui avait donnée pour le docteur Lulle ,
et il avait mis dans un petit sac attaché h sa cein-
ture toutes les thèses de théologie qu'il avait écrites
d'après ses études; il savaitqu'en les relisant at-
oyGooi^lc
PIC DE LA MJHANUOLE. 19
tentiVeiuent avant de soutenir celle qui lui serait
proposée par le docteur, il pourrait en résjoudre
hardiment toutes les questions; car son intelligence
avait épuisé la science de la théologie comme toutes
les autres. Plein de sécurité sur ce qu'il aurait à
répondre au célèbre professeur, il fit son voyage
galment et en se livrant à toutes les distractions
de l'enfance ; car, chose remarquable , il joignait
au plus grand savoir tous les goûts de son âge;
c'est ce qui faisait qu'on l'admirait et qu'on l'aimait
en même temps. Dieu lui avait donné un génie qui
pénétrait tout facilement, et l'enfant, travaillant
sans effort, n'était pas vieilli précocement par l'é-
tude.
Chemin faisant, il se livra à mille joies folles:
souvent , sous prétexte de soulager sa monture , il
mettait pied à terre, et, s' élançant à travers champs,
il allait cueillir des fleurs nouvelles pour son her-
bier ou demander aux vendaiiigeurs quelques-unes
de ces belles grappes du raisin délicieux d'Italie,
dont les ceps se suspendent aux arbres en guirlan-
des de verdure; il rapportait toujours à Fra Nicolo
la moitié des fruits qu'on lui donnait, et il s'amu-
sait à remercier les vendangeurs en arabe ou en
hébreu, ce qui faisait beaucoup rire ces bonnes
gens qui ne le comprenaient pas. D'autres fois, pre-
ovGoo<^lc ■
ia PIC Dl! LA MIKAKDOLE.
nant Tavance sur la mule paresseuse , il courait sur
la route , à perte de vue ; puis , se cachant derrière
un arbre , il se dérobait aux regardsde Fra Nicolo,
qui , pour l'atteindre , avait donné de l'éperon" à sa
pauvre mule. Lorsqu'il avait bien joui de l'embar-
ras de son guide , il reparaissait tout à coup à ses
yeux , et Fra Nicolo , après une douce réprimande ,
l'aidait à sauter sur la monture qui reprenait son
petit trot.
Aussitôt qu'ils furent arrivés à Modène , Jean ,
accompagné de Fra Nicolo , se présenta eliez ledoc-
teur Lulle ; celui-ci prit la lettre du prieur sans re-
oyGooi^lc
PIC DE LA MIIIANDOLË. 31
garder l'enfant qui la lui présentait , et la lecture
de cette lettre le disposa d'abord en sa faveur ; mais
quand ij leva les yeux et qu'il vit cette jeune tête
de treize ans, il crut un instajit que Pra Rinaldo
avait voulu se moquer de lui en lui parlant de
Jean comme de i'écolier le plus célèbre de l'Itaiie ;
cependant, la lettre était si précise, et celui qui la
iui remettait y était recommandé avec de si vives
instances qu'il se décida à lui adresser quelques
questions pour le mettre à l'épreuve. Jean y répon-
dit avec tant de netteté et de profondeur que le
docteur en fut confondu et l'admit tout de suite au
concours ; les candidats devaient soutenir une thèse
de théologie en présence des magistrats de la ville
et de tous les savants de l'Italie.
Ce jour, si vivement attendu par Jean, arriva;
et, au moment où il entra dans l'enceinte où devait
se livrer le docte combat, il sentit une force d'es-
prit surnaturelle : Dieu semblait avoir doublé son
intelligence pour le faire triompher.
Le podestat de Modène , entouré des magistrats
et des princes feudataires de cet État , était assis
sur un fauteuil couvert de pourpre , d'où il domi-
nait toute l'assemblée. Parmi les hauts seigneurs,
Jean reconnut tout à coup Bonacossi , ennemi de
sa famille et cause de sa ruine ; sa présence l'en-
oyGooi^lc ~
•Si PIC DB LA MIttANIXJLK.
flaiîiina d'une nouvelle ardeur, et il résolut de ren-
dre au nom de son père l'éclat dont on l'avait dé-
pouillé.
La salle était remplie ; on se pressait dans les
tribunes livrées au public, et le docteur Lulie, cou-
vert de sa longue robe noire bordée d'hermine ,
était monté dans sa chaire. En face de lui se tenaient
debout les six élèves qu'il allait interroger; ils
étaient aussi vêtus d'une robe noire , mais sans her-
mine, l'armi eux, le jeune Pic de la Mirandole at-
tirait tous les regards et excitait l'étonneinent gé-
néral. C'était en effet un spectacle extraordinaire
que de voir cet enfant à la chevelure blonde , aux
joues roses et fraîches, aux yeux vifs, maispleinsde
candeur, couvert d'une robe de docteur et prêt à
soutenir une thèse de théologie. L'enfant , un peu
embarrassé par tous ces regards qui se fixaient sur
lui , tenait la tête baissée et écoutait attentivement
les réponses que les autres élèves faisaient aux ar-
gumentations du docteur. Quand leur examen fut fmi
et que son tour arriva, enhardi par leur faiblesse,
il leva les yeux avec assurance sur le docteur Lulle
qui l'interrogeait; mais , dans ce mouvement , son
regard se porta involontairement vers une des tri-
bunes publiques , et ii fut près de laisser échapper
un cri en reconnaissant sa mère au milieu, de la
oyGooi^lc
PIC DE LA MIRANDOLE. 13
foule , sa mère qui avait deviné , puis arraché la vé-
rité à Fra Rinaldo Sur l'absence de son fils , et qui
était accourue à Modène pour mourir avec lui , s'il
était reconnu par leur ennemi. Le jeune savant
comprima l'émotion qui l'avait saisi en apercevant
sa mère , et , inspiré par tous les sentiments qui
élèvent l'àme , ii répondit avec une clarté parfaite
et une éloquence entraînante à tous les points de
science posés par le docteur. Celui-ci , étonné d'une
pareille supériorité, tâchait de prendre en défaut
cette haute intelligence; mais il multiplia vaine-
ment les subtilités de la scolastique , l'enfant sem-
blait se jouer de toutes difficultés. Enfin, LuUe,
vaincu par son génie, et entraîné par l'enthou-
siasme de l'assemblée, le déclara digne de la ré-
compense promise par le podesdat de Modène à
celui des six candidats qui soutiendrait sa thèse
avec le plus d'éclat.
Jean , conduit par le docteur , s'avançait vers les
gradins où étaient assis les magistrats et les prin-
ces. Plein de joie , mais sans orgueil , il tenait les
yeux fixés sur sa mère dont l'émotion se trahissait
par des larmes ; tout à coup une voix s'éleva : c'é-
tait celle du seigneur Bonacossi , de l'ennemi de sa
famille. —Le nom! demandez le nom de cet enfant!
criait-il au podestat de Modène: car son regard
oyGooi^lc
îi ne DE LA MIHANDOLE.
haineux venait de reconnailre le fils du comte de
la Mirandole. A ces paroles qu'elle a comprises, la
mère, pleine d'effroi, fend la foule et s'élance au-
près de son fils ; elle l'entoure de ses bras , comme
pour le défendre de tout danger. Mais l'enfant in-
trépide se dégage de l'étreinte maternelle, et, se
plaçant devant le podestat , il lui dit d'une voix
forte : . Je me nomme Jean Pic de la Mirandole ,
fils du seigneur de la Mirandole , comte de Concor-
dia; je sais que ma famille est proscrite et que nui
de nous ne peut rentrer dans ces murs , souspeine
de mort ! Je vous livre ma tête , seigneur Bonacossi ;
mais je vous demande à vous , podestat de Modène ,
la récompense qui m'est due pour mon triomphe
d'aujourd'hui. Vous le savez, le choix de cette ré~ .
compense m'est laissé! Eh bien! accordez-moi la
grâce de ma famille, rendez ses biens, ses honneurs,
sa patrie à mon père, puis faites-moi mourir, si
vous le trouvez juste ! -
Mille voix s'élevèrent pour l'applaudir; tous les
cœurs étaient attendris , des larmes coulaient de
tous les yeux; le podestat lui-même, ne pouvant
contenir son émotion, embrassa le noble enfant
et lui accorda sa grâce et celle de sa famille. Bona-
cossi fut contraint de restituer au comte de la Mi-
randole les domaines de ses ancêtres , et cet héri-
oyGooi^lc
PiC DE LA HIRANUOLt. Si
tage , perdu par les armes , fut reconquis par
l'éloquence d'un enfant.
Pic de la Mirandole devint r,honune le plus sa-
vant de son siècle ; il voyagea dans toute l'Europe ;
les universités les plus célèbres retentirent de son
éloquence; celle de Paris iui accorda de grands
honneurs, et Charles VIII, qui régnait alors en
France , l'appela son ami.
ovGoo^lc
j,Goo>^le
L'IMPRUDENCE.
Enfants , ne jouez )>as si près de la rivière ,
four vous mirer dans l'eau n'inclinez pas vos fronts ,
Votre pied imprudent peut glisser sur la pierre ;
Vous êtes tout petits et les flots sont profonds!
Mais vous n'écoutez pas ma voix qui vous appelle :
Aux poissons eiïrayés vous lancez des cailloux ,
Vous allez du pécheur démarrer la nacelle ,
oyGooi^lc
2» L-IHPBUDENCE.
Et, penchés sur les bords, vous l'attirez vers vous;
Puis, livrant au courant un rameau qu'il entraîne,
Pour le ravir encor vous accourez plus bas-,
Quand la main d'un géant pourrait l'atteindre à peine ,
Vous voulez le saisir avec vos petits bras I . . .
Venez vers moi , venez , avant que je vous gronde ;
Enfants , de ces plaisirs je vous prive à regret .
Mais on ne revient pas au-dessus de cette onde ,
Et si vous y tombiez , votre mère en mourrait ! . . .
A mes sages avis vous ne voulez pas croire ;
Venez, je vais vous dire une tragique histoire.
C'était dans le printemps , quand la terre verdit ,
Alors qu'abandonnant le foyer de famille ,
Vous allez, à l'abri de la verte charmille,
Recommencer les jeux que l'biver suspendit ;
Alors que le soleil apparaît sans nuage ,
Qu'une neige de fleurs couvre les églantiers.
Que chaque arbre vous offre un nid à mettre en cage ,
Et que des fruits vermeils brillent aux cerisiers.
Un matin, parcourant I» campagne nouvelle,
Une mère jouait avec ses deux enfants ;
Mère comme la vAtre , aUssi bonne , aussi belle ,
Le bonheur se peignait dans ses yeux triomphants!...
H Venez , ntes chef* petits , courons dans la prairie , »
Disait-elle en fuyant ;«t, redoublant leurs pas.
oyGooi^lc
rimprudence .
Dq.zMbïGoOl^lC
j,Goo>^le
L'IMPRUDENCE.
Derrière elle aecouniient Léopold et Marie ;
Et leur mère riait en lenr tendant les bras ,
Et tops deux s'y jetaient ; puis , s'élançant plus vite ,
I|s voulaient à leur tour parvenir jusqu'au but ;
Le premier qui du champ atteignait la limite
D'un baiser maternel recevait le tribut :
Jeux d'amour qu'avec vous fait encor votre mère ,
Doux ébats, ce jour-là , souvent recommencés ! , . .
Le soleil mesura deux heures sur lu terre
Avant que les enfants eussent dit : c'est asseï ;
Puis , le cœur haletant , sur la mousse ils s'assirent ,
Ils cueillirent des fleurs sur les bords du chemin ,
Et , formant des bouquets qu'à leur mère ils offrirent ,
Joyeux, ils s'écriaient : «Nous reviendrons demain. ■
" — Oui , demain mes amis , si vous êtes bien sages ,
» Sur le gazon fleuri nous reviendrons sauter ;
» Maintenant la chaleur a mouillé vos visages ,
" Reposez-vous encor, c'est l'heure du gotlter. »
Alors vous eussiez vu cette mère attentive
Donner à ses enfants des'fruits et des gâteaux ;
Et tous deux bondissant , tant leur joie était vive ,
Oublièrent soudain le besoin du repos :
" Vois-tu la belle fleur, lÂ-bas, vers cette pierre?
>' Dit Marie à son frère, en montrant un iris;
- Viens , courons , paresseux ; j'y serai la première ,
» Et maman d'un baiser m'accordera le prix. «
Léopold la suivit dans sa course légère ,
Leur mère ne vit point où s'égaraient leurs pas ;
ovGoo<^le
30 L'IHPRUDENCIi.
Tout entière aux pensers que le bonheur suggère ,
Elle s'occupait d'eux... et ne les suivait pas,
Sur le gaion asase , elle restait rêveuse ,
Dans le recueillement, elle baissait les yeux ;
Bienldt son jeune époux (ob ! qu'elle était heureuse !)
De ses enfants aussi partagerait les jeux I
Il allait revenir après un long voyage ,
Il allait ressentir tout ce qu'elle éprouvait ;
Déjà de ses transports elle se peint l'image ,
Et ses enranis fuyaient tandis qu'elle rêvait. . .
* J'ai la fleur, » dit Marie , et sa main triomphante
Agita dans les airs un iris arraché ;
« Vois-tu comme il est beau I maman sera contente ,
i> N'est-ce pas?viens le voir... Mais , tu parais fâché?
» Viens, le vent du midi Ta couvert de poussière,
H La chaleur a plié ses beaux panaches bleus ,
» Viens , allons le baigner aux eaux de la rivière ;
I) Viens, ne sois plus jaloux, il sej'a pour nous deux.
» J'ai bien soif! dans nos mains nous boirons l'eau limpide ,
» Il n'est point de dangers, ne sms' pas si timide ;
» Écoute, Léopold! — Oh non, répond l'enfant,
<i N'approche pas, ma sœur, maman nous le défend!
•> — Ne crains rien , dit Marie , en détournant la tète ,
» Maman ne nous voit pas; maintenant elle dort;
n Viens voir comme dans l'euu ma robe se reflète I
» Viens voir ces beaux poissons k la nageoire d'or ! »
Et la jeune étourdie, en se penchant sur l'onde ,
Puisait l'eau dans ses mains, mouillait la fleuc d'amr,
ovGoo<^lc
L'IMPRUDENCE.
Dans les Ilots transparenU mirait sa tAte blonde,
Et sur la grève humide avançait d'un pas sûr.
Près d'elle elle a cru voir un poisson qui frétille.
Dans l'eau , pour le saisir, son bras s'est enfoncé ;
Tout i coup on entend la pauvre jeune lille
Pousser un cri d'eflroi... Son pied avait glissé!...
Le courant l'entratna. . . Sa malheureuse mère
Accourut à sa voix , hélas ! c'était trop tard ! . . .
Elle voulait mourir dans sa douleur amére.
Et sur les flots profonds fixait un œil hagard.
Dans sa triste demeure on l'emporta mourante;
Léopold la suivait en appelant sa sœur ,
Sa sœur, que rejeta la vague indifférente
Aux filets du pécheur !
On recueillit son corps qu'avait souillé la fange ;
Son Ame s'envola sur les ailes d'un ange
Vers ce monde où Jésus rend les enfants heureux ;
Mais, hélas I son bonheur n'y fut pas sans mélange :
Elle voyait sa mère, et pleurait dans les deux !
Elle la vit longtemps ici-bas, désolée,
Traîner ses tristes jours, puis descendre au cercueil :
Un prêtre la coucha dans un froid mausolée,
Près du prêtre priait un oq^elin en deuil.
Léopold n'avait plus ni sa sœur, ni sa mère ;
Le malheur le frappa dans ses jours les plus beaux;
oyGooi^lc —
31 L'IMPRUDENCE.
Et lorsqu'à son foyer revint son pauvre père,
Il le retrouva seul, seul... entre deux tombeaux!
Voyez que de douleurs attire l'imprudence!
Elle change en chagrins les plaisirs les plus doux;
Enfants, obéissez, pour que la Providence
Veille toujours sur vous.
Et maintenant allez sauter sur la pelouse,
Evitez les dangers qui mènent aux malheurs ;
De vos charmes, enfants, la mort semble jalouse,
Comme l'Aquilon l'est des fleurs l
ovGoo<^lc
i>qii.iMbïGoo>^le
Le DevoueniETil filial
j,Goo>^le
LE DËVOUENENT FILIAL
^1 KivDANT l'année
/' 1805 , lin élève
' du lycée Napo-
léon se faisait
remarquer par
[i sa bonne con-
i; duite et sonap-
' pUcation à l'é-
tude; il se nom-
mait Anatole
Dermont. Son
père, capitaine
. les armées de l'empereur, s'était trouvé à
ovGoo<^lc
n LE DËVOCBMEN'T HLIAL.
toutes les brillantes campagnes de cette époque
mémorable; il n'avait pu voir son enfant depuis
deux ans, mais il lui témoignait sa tendresse dans
ses lettres de chaque mois. Anatole était fils uni-
que , et M. Dermont , ayant perdu sa femme , avait
concentré sur lui toutes ses affections. Son avan-
cement militaire et le bonheur de son fils étaient
ses seules préoccupations. Il n'avait que sa solde
pour toute fortune, mais elle lui suffisait, et il trou-
vait même le moyen de faire de petites économies
et d'envoyer à son fils quelque argent pour acheter
des livres et pour satisfaire aux fantaisies de son
âge. L'éducation d'Anatole ne lui coûtait rien; il
^tait, comme fils de militaire, élevé aux frais de
l'État dans le collège impérial. 11 avait pour son
père le respect le plus profond et l'amour le plus
dévoué; terminer ses études, être reçu à l'École
polytechnique , et plus tard dans les rangs de l'ar-
mée , aller combattre à côté de son père et ne plus
s'en séparer, tels étaient les désirs qui inspiraient
au jeune Anatole l'ardeur qu'il mettait ^ l'étude.
A quatorze ans, il avait presque terminé ses études,
et il parlait à merveille les langues étrangères mo-
dernes : souvent les Italiens et les Anglais qui eau
saient avec lui le prenaient pour un compatriote ;
enfin, il n'avait rien négligé pour acquérir toutes
oyGooi^lc
LE ^ËVOUEHE^T MLIAU 35
les connaissances qui élèvent et forment l'esprit.
Anatole joignait à une intelligence remarquable un
cœur si bon, que, malgré sa supériorité, il était
très aimé de ses camarades. Aux heures de récréa-
tion on s'empressait autour de lui; il avait presque
autant d'amis que de condisciples. Un jour les élè-
ves étaient dispersés dans le jardin du collège,
Anatole n'était pas parmi eux , il se tenait à l'écart
et paraissait fort triste ; un de ses amis lui demanda
la cause de son abattement , et Anatole ne put re~
tenir ses larmes en lui parlant de son père : 1 1 1 m' é-
crivait tous les mois, lui dit-il, je m'étais fait à
cette douce habitude , et voilà bientôt un trimestre
écoulé sans que j'aie reçu de ses nouvelles; il lui
est arrivé malheur, oh! j'en suis sûr (et ses san-
glots l'étouffaient ) ; dans sa dernière lettre, il ex-
primait l'espérance que nous serions bientôt réu-
nis, son Régiment venait d'être mandé au camp de
Boulogne, et il sollicitait un congé pour venir
m'embrasser. Revoir mon père après une sépara-
tion de deux ans, oh! combien ma joie eût été
grande !... Mais je ne dois plus l'espérer, quelque
chose me dit que nous sommes séparés pour long-
temps, pour toujours peut-être! — Qu'est-ce qui
vous donne cette triste pensée, mon cher Anatole?
lui dit son ami, — La nouvelle que je viens d'ap-
oyGooi^lc
M LE DËVOUEMEXT MLIAL.
prendre que plusieurs vaisseaux français ont été
capturés près des côtes par les Anglais. Mon père
avait dû s'embarquer sur un de ces bâtiments de
guerre , pour donner la chasse à l'escadre anglaise,
et il sera tombé entre les mains de nos ennemis. »
A cette idée , qui avait frappé son cœur , les lar-
mes d'Anatole coulèrent avec abondance, et son
ami ne pouvait retenir les siennes tout en essayant
de le consoler. Comme ils s'entretenaient ainsi, un
de leurs professeurs vint à eux et dit à Anatole
qu'il avait à lui parler; celui-ci s'élança, mais avec
tristesse, car il présageait une mauvaise nouvelle.
. J'ai à vous reinettre une lettre de votre père , lui
dit son maître, mais armez-vous de courage pour
la lire , mon cher enfant ; votre père est malheu-
reux, et, je le sais, votre bon cœur souffrira de ses
souffrances. —Mon père est prisonnier, s'écria Ana-
tole, oh! je l'avais deviné! ■ En effet, M. Dermont écri-
vait à son fils que depuis deux mois il était au pou-
voir des Anglais, prisonnier sur un ponton, respi-
rant un air infect , en butte à la dureté de ses gar-
diens, et accablé par la pensée que sa captivité ne
finirait peut-être jamais. Sa lettre se terminait
ainsi :.c Je connais ton noble cœur, sois fort, ne te
laisse pas abattre par le malheur de ton père, achève
tes études, ouvre-toi une carrière dans les armes.
oyGooi^lc
LE DÉVOUISMENT FILIAL. 37
l'empereur le protégera ; et si je ne puis te guider
et veiller sur toi , Dieu ne t'abandonuera pas , je le
prie chaque jour pour mon iils. • Cette lettre, où
respirait tant de tristesse et de résignation , brisa
le cœur d'Anatole, et, pour comprendre son déses-
poir, il faut que vous sachiez, mes jeunes lecteurs,
qu'un ponton est un vaisseau sans mâture, tou-
jours à l'ancre près des ports , prjson horrible où
tes Anglais retenaient captifs tes marins et les mi-
litaires français que le hasard de la guerre met-
tait en leur pouvoir. Là, les prisonniers étaient
mal nourris et respiraient ces exhalaisons impu-
res que la mer répand toujours près d'un rivage
habité; ils étaient enfin traités comme des es-
ovGoo<^lc
3S LE DËVOUEUËNT FILIAL.
claves, et n'avaient pas l'espoir de recouvrer leur
liberté ; la surveillance qu'on exerçait sur ces pau-
vres prisonniers était si active et si soupçonneuse
qu'on ne leur permettait pas même d'apprendre
leur sort à leurs parents, et qu'il y avait peine de
mort contre les gardiens qui auraient favorisé une
évasion. Le père d'Anatole n'était parvenu à lui
donner de ses nouvelles qu'en touchant le cœur
d'un vieux matelot anglais, qu'il avait connu en
Egypte : le matelot avait promis de faciliter la cor-
respondance entre le père et le fils, et M. Dermont
donnait à ce sujet à Anatole des renseignements
nécessaires pour qu'il pût répondre à sa lettre
sous le couvert de ce généreux marin, qui se nom-
mait James et demeurait à Portsmouth.
Après avoir lu la lettre de son père, Ana-
tole sécha ses larmes comme un homme qui a
pris tout à coup une forte résolution , mais il fut
pendant quelques jours plongé dans une tristesse
si profonde que ses professeurs l'entouraient de
soins et d'amitié pour adoucir sa peine. Il profita
de l'intérêt qu'on lui témoignait pour demander à
aller passer quelques jours chez un ami de son père,
qui habitait Paris et qui le faisait sortir du collège
les jours de congé. On lui accorda facilement cette
permission , pensant que la distraction serait salu-
oyGooi^lc
LE DÉVOUEMENT HLIAL. 3»
taire à sa douleur. Aussitôt qu'Anatole fut libre , il
se hâta d'échanger son uniforme de collège contre
un costume de matelot, et, muni des petites épar-
gnes qu'il avait faites sur l'argent que lui envoyait
son père, il prit la route de Boulogne. Arrivé dans
cette ville, il ne se mêla point au mouvement du
port , mais il se promena pendant plusieurs jours
sur les plages les plus désertes, où étaient amar-
rées quelques barques de pêcheurs. Un soir que le
oyGooi^lc —
48 l,K DÉVOUEMRPiT HLIAL.
cie! était très sombre, il parvint à s'élancer sans
être vu dans une de ces liarques , et il gagna la
pleine uier. Où allait-il ainsi, ce noble enfant, sans
craindre la tempête qui s'amoncelait dans le ciel ,
sans redouter les vagues qui soulevaient sa frète
embarcation , sans songer au danger, à la mort?...
11 n'avait qu'une pensée, celle du malheur de son
père; qu'une espérance, celle de le revoir et de le
sauver peut-être! Son but était d'atteindre un vais-
seau de l'escadre anglaise, qui louvoyait dans la
Manche; après plusieurs heures de navigation, il
se trouva à portée d'un bâtiment de guerre anglais
qui le héla. — 11 répondit en anglais qu'il était un
compatriote , un prisonnier des Français qui était
parvenu à s'échapper. Aussitôt on le fit monter à
bord, on lui demanda oîi il désirait être conduit,
il répondit avec assurance; . A Portsmouth, près
de mon ami James , un vieux matelot , qui me con-
naît bien , car j'ai été mousse à son bord quand je
n'avais que dix ans. » James , qui avait fait plusieurs
campagnes sur mer , était justement connu du ca-
pitaine de vaisseau qui questionnait Anatole , de
sorte que tous ses soupçons se dissipèrent en en-
tendant nommer par l'enfant ce vieux et brave ma-
telot.
Peu de jours après, Anatole débarquait à Ports-
ovGoo<^lc
LE DEVOUEMENT FlUAL. hl
mouth ; quand la nuit fut venue, il alla frapper à
la demeure de James: le matelot était chez lui, ce
n'était pas sa semaine de garde aux pontons.
— Eh! comment va le père James? s'écria le
mousse anglais {carlejemie Dermont en avait alors
toute l'apparence) en embrassant avec effusion le
vieux marin. Eh quoi ! ne reconnaissez-vous pas un
des petits mousses qui vous ont suivi en Egypte? —
Anatole profitait avec adresse du récit de son père,
sans trop s'aventurer, i^e vieillard donna prise à sa
fable : — Serais-tu ce petit John si effronté, ou le
petit William si bon enfant? — Je suis William,
oyGooi^lc —
4) LE DRVOUEMRNT filial.
dit Anatole avec vivacité. — Oh ! en ce cas, sois le
bienvenu, répondit le matelot; mais tu as tant
grandi, tant changé, que je ne t'aurais pas recon-
nu; puis ma vue baisse; oh! c'est l'effet de l'âge,
tu en viendras là aussi ; mais qu'es-tu devenu de-
puis quatre ans? — Maître, voilà dix-huit mois, dit
l'enfant, que j'ai été fait prisonnier par ces coquins
de Français, et je crois que je le serais encore sans
un petit gentleman qui m'a donné sa bourse pour
faciliter mon évasion, et tout cela à la seule condi-
tion que je me chargerais d'une lettre pour son
père, qui se trouve aussi pour le moment prison-
nier chez nous. Ce qu'il y a de plus drôle, père Ja-
mes, c'est que cette lettre vous était justement
adressée ; quand il me l'a remise, j'ai bondi de joie.
Oh ! nous voilà en pays de connaissance, me suis-
je écrié, ce brave matelot a été mon maître, et je
lui remettrai fidèlement tout ce que vous voudrez!
Et alors le pauvre petit monsieur, tout en larmes,
me dit de vous supplier d'avoir soin de son père,
et de me permettre de le voir, pour lui donner de
ses nouvelles.
Anatole avait fait ce récit avec tant de hardiesse,
il s'était exprimé en si bon anglais que le vieux
marin n'eut pas un instant de doute sur sa véra-
cité. Il prit de ses mains sa lettre pour M. Der-
ovGoo<^lc
LE DÉVOUF.MENT FILIAL. i3
mont, en lui disant qu'elle lui serait remise avant
peu de Jours. Quant à te conduire auprès de lui ,
ce sera plus difficile, mon petit William, car per-
sonne ne peut at)order sur lespontons s'il n'y est
de service, et je ne pense pas que tu veuilles deve-
nir gardien sur ces bâtiments qui ne bougent pas ;
Cela est bon pour de vieux requins comme nous
qui , après avoir vu les grandes eaux, désirent se
reposer près du port. — Ma foi j'aurais besoin de
me refaire aussi dans le calme avant d'entreprendre
quelque campagne, dit vivement le jeune Dermont.
Eh bien! en ce cas nous verrons, répondit James,
je parlerai de toi au commandant des pontons; en
attendant tu peux demeurer ici et te reposer de tes
fetigues.
Anatole fut plusieurs jours sans oser reparler de
M. Dermont au vieux matelot ; il craignait de lui
donner des soupçons. Un soir, îames venait d'être de
garde aux pontons; il dit à l'enfant qu'ail avait remis
la lettre au capitaine français, et qu'il n'avait pu
s'empêcher d'être ému à la vue des larmes de joie
que ce bon père avait versées en recevant des nou-
velles de son enfant. Ce brave homme m^a vive-
ment demandé à te voir, ajouta James,- et si tu
persistes toujours dans ta résolution , je pourrai
te proposer comme gardien à notre commraidant.
ovGoogIc — .
iè, LE DEVOUEMENT FILIAL.
— Ma foi je ne demande pas mieux, dit Anatole,
car il me tarde dé faire quelque chose, et je ne se-
rais pas fâché de rendre à ces chiens de Français
tout le mai que j'en ai reçu. J'en excepte ce bon
M. Dermont, dont le fils m'a secouru.
Tout s'arrangea selon ses désirs, et une semaine
après Anatole fut envoyé comme gardien à bord du
ponton où le capitaine Dermont était prisonnier.
Lorsqu' il se trouva en face de son père, il sentit ses ge-
noux fléchir et ses larmes inonder son visage. M. Der-
mont, saisi par la même émotion, mais s'eiforçant
de la dissimuler, se précipita dans les bras de son fils
en disant au vieux marin : « James, il faut que
j'embrasse celui qui a vu mon enfant et qui m'ap-
porte de ses nouvelles. -> Us restèrent longtemps
dans les bras l'un de l'autre, et dans cette étreinte
paternelle et filiale ils se dirent bien des choses,
malgré la contrainte' du silence qui leur était im-
posé. La santé de M. D^mont était fort altérée par
l'air insalubre des pontons ; mais aussitôt qu'il sen-
tit son fils auprès de lui , son âme et son corps se
ranimèrent à la fois, et il lui sembla presque qu'il
était libre ; parfois il se reprochait comme un
égoïsme le bonlieur qu'il éprouvait à vivre près de
son enfant, il se disait que ce dévouement filial
arrêtait la carrière du noMe jeune homme , et il
oyGooi^lc
LE DÉVOUEMENT FILIAL. 4S
eût voulu lui ordonner de s'en retourner en France,
mais il n'en avait pas le courage.
Anatole supportait avec joie toutes les privations
et toutes les fatigues qu'il s'était imposées; cette
vie de peine et de travail lui paraissait douce au-
ovGoo<^lc
40 LE DEVOUEMENT FILIAL..
près de son père ; et quand il avait pu le voir un
instant en secret, recevoir sur son front un de ses
baisers, lui procurer quelque léger adoucissement
à son sort, ie noble enfant était satisfait de sa rude
destinée. Souvent U passait plusieurs jours sans
pouvoir parler à M. Dermont; mais alors, par un
regard, par un sourire, il savait encore lui expri-
mer sa tendresse. Une espérance qu'il n'avait osé
confier à son père, de peur que ce ne fût qu'une
illusion, une espérance ardente et toute-puissante
le soutenait : il voulait briser les fers de son père et
prendre la fuite avec lui.
Depuis six mois qu'il était de garde sur le pon-
ton, il employait plusieurs heuresde lanuitàcreu-
ser au fond du bâtiment une issue secrète qui con-
duirait à la mer ; ce travail avait heureusement
échappé à tous les regards ; si on l'avait soupçonné,
il eut été puni de mort. Son audacieuse entreprise
était terminée, il avait pratiqué une ouverture au
moyen de laquelle il pouvait, en plongeant dans les
flots, disparaître avec son père sans être aperçu par
les gardes. Il savait qu'il jouait sa vie, mais sa vie
n'était rien pour lui , c'était celle de son père à la-
quelle il pensait. Quand tout fut disposé pour leur
fuite, il avertit son père, mais il ne pwrvint qu'a-
vec peine à le décider à s'évader ; M. Dermont crai-
oyGooi^lc
LE DÉVOUEMENT FILIAL. 1,1
gnait pour les jours de son enfaut, et il aurait pré-
féré une captivité éternelle au mallieur de le per-
dre. Cependant il ne put résister aux instances d'A-
natole et peut-être aussi au souvenir de la patrie.
Entraîné par son fds, il se glissa jusqu'à la se-
crète issue, et quand il eut plongé dans la nier, il
sentit un bras fort qui le soutenait, c'était celui
d'Anatole qui, excellent plongeur, aidait "son père
à se maintenir entre deux eaux ; ils gagnèrent ainsi
le large sans bruit et presque sans mouvement :
rien n'avait donné l'éveil aux gardes du ponton ,
Anatole se dirigeait vers l'est, où il avait la veille
conduit une barque, et comme la mer était fort
calme, il espérait l'y retrouver encore ; en effet, il
l'aperçut bientôt sur les flots comme un point
noir, et il fut assez heureux pour l'atteindre. Alors
oyGooi^lc —
m LE DÉVOUEMENT FILIAL.
le père et l'enfant s'embrassèrent, et ils se mirent à
genoux pour remercier Dieu de leur délivrance;
ils ramèrent toute la nuit, et, quand l'aube parut,
ils virent blanchir à l'Orient les côtes de France.
Des larmes de bonheur mouillèrent leurs yeux, ils
redoublèrent d'eiîorts, et bientôt ils s'élancèrent
sur le rivage.
L'empereur, en apprenant l'héroïsme filial du
jeune Anatole Dermont, lui accorda la croix d'hon-
neur, quoiqu'il ne fût encore qu'un adolescent;
peu de mois après, il fut reçu à l'École polytech-
nique, et, trois ans plus tard, il combattait à Wa-
gram à côté de son père.
ovGoot^lc
LA RANÇON DO GÉNIE,
COHÏDIE EK UN ACTE.
j,Goo>^le
PERSONNAGES.
FRANCESCOLIPPI. mélayer des environs de FJorence, père de Fili|ipo.
BITA, temme de Francesco.
FILIPPO UPPl. Ie«r fils, eRhat de du ans.
STELLA, sa sœur.
BRUTACCIO, chef de brigands.
BDONAVITA, brigand.
Thouf
ovGoo<^lc
j,Goo>^le
La Rançon èi Génie
j,Goo>^le
sciNE nmmi
FRANCESCO et RITA.
FRANCESCO , eiilraiit loul liulftani.
Femme, me voici de retour de la ville. Je suis
accablé de fatigue.
oyGooi^lc
51 LA RANÇON DU GfiNlE.
RITA.
Apportes-tu du moins quelque bdnne nouvelle?
FBANCESCO.
Eh ! non , une bonne nouvelle m'aurait fait ou-
blier la marche , et je ne me plaindrais pas.
IHTA.
Que t'ont dit ces messieurs du tribunal?
Ce qu'ils disent quelquefois au pauvre quand il
demande justice: qu'il faut d'abord déposer de
l'argent pour les premiers frais, et puis qu'on fera
des poursuites.
C'est une horreur ! déposer de l'argent iwur
qu'on arrête ces brigands qui dévastent le pays ,
qui enlèvent nos bestiaux et nous dépouillent des
fruits de nos sueurs !... Francesco, à qui nous
adresserons-nous, sil'autorité ne nous protège pas?
11 faudra fuir ce canton, abandonner le pauvre hé-
ritage de ton père et aller chercher à vivre ail-
leurs.
oyGooi^lc
LA RANœN DU GBNIK.
J'ai dit tout cela à ces messieurs de la justice. Je
leur ai raconté comment l'autre jour , tandis que
notre petit Filippo gardait le troupeau au pied des
Apennins , des brigands fondirent tout à coup sur
la plaine , et profitèrent du moment où l'enfant s'é-
tait éloigné -pour s'emparer de nos plus beaux
agneaux et de nos jeunes chevreaux. Heureusement
les mères étaient à la bergerie, sans cela nous
étions entièrement ruinés.
Bien plus heureusement encore, Francesco, no-
tre fils, n'était pas là ; car il serait tombé entre les
mains des brigands , et peut-être l'auraient-ils tué. . .
]^ sainte madone l'a protégé.
FRANCESCO.
Voilà comment tu excuses toujours sa paresse ,
Rita. Si Filippo n'avait pas quitté le troupeau, il
aurait appelé au secours en voyant venir les bri-
gands ; je serais accouru , et nous n'aurions rien
perdu.
srTA.
Je l'ai grondé comme toi, Francesco, je lui ai
oyGooi^lc
H LA RANÇON RU GÊNIK.
recommandé d'être plus attentif. Mais, tu le vois,
notre flls ne peut se soumettre à garder les bes-
tiaux , à labourer la terre ; il aime à être seul , et
aussitôt qu'il pense qu'on ne le voit pas , il s'amuse
à tracer sur la terre des figures d'hommes, des ar-
bres, des moutons. Peut-être notre enfant est-il
destiné à une autre vie que la nôtre.
Tu es folle , Eita. Voilà bien les mères; toujours
des idées d'ambition pwur leurs enfants... Et à quoi
veux-tu que nous destinions notre flls? Avons-nous
de l'argent pour pouvoir lui faire donner de l'édu-
cation ? et est-ce au moment où nous sommes dans
la misère que tu dois l'encouragera être fainéant?..
Mêle-toi de ta filie et laisse-moi faire de Filippo un
bon métayer.
RITA.
Calme-toi, mon ami, et confions-nous à Dieu.
» Aide-toi et le Ciel t'aidera. » Femme , il faut
que nous et nos enfants redoublions de travail et
d'activité pour éloigner la misère. Mais, où est
Filippo? Je parie qu'il est encore cwjché.
oyGooi^lc
LA RANÇON DU GËNIE. 55
HITA.
Non, il est dans l'étable , à donner du fourrage
aux vaches.
PRANCESGO, appelant.
Filippo! Fiiippo!
SCMK II.
Lbs mêmes , FILIPPO , entrant avec un
charbon à la main, puis STELLA.
FILIPPO.
Mon père. . .
FRANCESCO.
Que faisiez-vous dans l'étable ?
FHilPPO, rougÏMant el baiwant la Ute.
Mon père, je., je...
FRANCESCO.
Ah ! vous allez mentu'... que faisieà-vousî
oyGooi^lc
LA RANÇON DU GËNIE.
Eh bien ! je cherchais à reproduire sur le mur la
grande vache noire.
Et à quoi cela te mènera-t-il, paresseux?
(Kilippo baisse lu léle et ne répond rie
Ma oière , ma mère , venez voir ; nous avons
deus vaches noires maintenant, Filippo en a fait
une seconde, elle marche près du mur de l'étable,
elle mange au râtelier... Venez ! venez!
FRANCGSCO.
Allons , taisez-vous ; c'est assez de foiie ! Femme ,
sers-nous à déjeuner, puis nous irons tous au tra-
vail.
(Ils semetl«ntâ Ubie.)
Elle est hien belle la vache de Filippo. Mon père,
pourquoi ne voulez-vous pas la voir ?
Chut ! mange tes coalitures et tais-toi.
oyGooi^lc
LA «ANÇON DU GÉNIE.
Qu'il est bon ce raisiné! Pourquoi ne fais-tu
pas comme moi, Filippo? Vois, je nettoie mon
assiette avec de la mie de pain. Il n'en reste pas de
trace. .
FILIPPO, dessinant sur md assiette avec la pointe de son couteau.
Regarde cela, Stella.
STELLA.
Oh ! c'est notre petit chat roux. Le voilà sur le
buffet. (Filippo contiDne à dessiner.) II se gratte l'oreiUe
avec sa pâte.
RITA.
Je n'oserai jamais laver cette assiette. C'est tout-
à-fait le portrait de notre chat; vois, Francesco.
FRANCESCO, n^ardant et riant.
Oh 1 c'est bien ça ; je te permets cet amusement
pendant les repas , Filippo ; mais je ne veux pas que
tu y songes en gardant les troupeaux.
FILIPPO.
Mon père , c'est malgré moi.
G oo<^ le
LA RANÇON DU GËNIE.
Tout cela est bel et bon, mais il faut penser à
gagner ton pain. Allons, pars avec ta sœur et ne
vous élo^nez pas trop de la ferme. Vous mènerez
paître les vaches et les chèvres, là-bas daps cette
prairie qai est auprès du bois; et si vous voyez
venir quelqu'un , vous m'appellerez tout de suite ;
je vais au labour.
(Les enrants sortent.)
Dane la c&mp&gne.
STELLA et FiLIPPO, menant les troupenux.
Mais comment fais-tu, mon frère, pour créer
d^aussi jolies cbose» avec tes doigts?
Je n'en sais rien , Stella; je ne comprends pas ce
qui me donne le pouvoir de retracer tout ce que je
vois, comme l'eau retrace notre visage quand nous
^qitizecibvGoOl^lc
LA RANÇON DU GËNIE. M
nous y regardons, mais je suis poussé par un désir
invincible à reproduire sans cesse les images qui
sont devant moi , soit avec la pointe de mon cou-
teau sur la pierre , soit avec un charbon sur les
murs, soit même avec le bout de mon bAton sur le
sable. Oti ! si je pouvais avoir une de ces grandes
feuilles de papier sur lesquelles écrit notre curé ,
il me semble que je ferais une madone belle
comme celle qui est sur l'autel de l'église du vil-
lage.
Elle semble vivante, cette madone; on dirait
qu'elle marche et qu'elle, va parler.
Elle te ressemble un peu , Stella. Mais nous voici
arrivés à la lisière du bois. Garde le troupeau,
moi je vais chercher une de ces pierres molles où
mon couteau s'enfonce facilement; puis je revien-
drai dessiner ton portrait.
Tu désobéis à notre père : ne t'a-t-il pas dit de ne
t' occuper que de nos bestiaux?
oyGooi^lc
LA RANÇON DU GtXiiE.
Ne seraMu pas contente, ma petite Stella, de
voir ton portrait sur une pierre, comme tu as vu
tout à l'heure celui de notre chat sur mon assiette?
STELLA.
Oh ! oui , cela me fera plaisir.
HLIPPO.
Eh bien ! attends , je vais revenir. N'aie pas peur
et garde bien le troupeau.
■ STELLA.
Ne reste pas longtemps.
(Filippo s'eafoDce dans le bois, ramasse une
pierre, s'assied, et >e met k destiner.)
mu tv.
FlLlPPO. seul.
Qu'il est beau ce paysage qui se déroule devant
moi! Dans le fond les hautes montagnes, puis les
bois, puis le village.
oyGooi^lc
LA RANÇW DU GËNIE. 61
m% V.
STELLA, HLIPPO.
STELLA, de la prairie.
Au secours, mon frère , au secours l
FILIPPO, accoarant.
Qu'y à-t-il , ma sœur, ma bonne Stella ? Je cours
te défendre.
SCfiNE VL
Les précédents, BRUTACCIO et la ti'oupe de brig&ods.
BRtlTACCIO, lui fermant la bouche.
Halte-là , mon brave ; vos troupeaux sont à nous ,
votre sœur est notre prisonnière, et vous allez
nous suivre aussi : vous vous ferez à la vie des mon-
tagnes, et vous finirez par faire partie de notre
bande , si vos parents ne sont pas assez riches pour
payer une forte rançon.
FILIPPO,
Vivre parmi vous , jamais !
oyGooi^lc
«s LA RANQCW DU GËNIE.
BHUTACCIO, l'emptchaot de crier.
Point de mutinerie ; autrement ton dos sentira
le bois de ma carabine. (Filippo fait ud geste menaçant:) .
Allons, qu'on s'empare de ce drôle. (Piuweure brigands
s'euipareDi de Filippo qui se démène entre leurs bras.) Toî , Buo-
navita , chai^e-toi de la sœur. -
BUONAVlTA.ïSleUa.
Petite bergère , n'ayez pas peur. Vous garderez
nos vaches dans nos rochers, vous ferez des fro-
mages, vous préparerez nos repas, et en retour vous
serez bien traitée.
STELLA.
Ma mère ! ma mère I
(Ils disparaissent tous dans les Apennins.
SCM Tll.
Sur un plateau dee Apennins, devant l'entrée de la aavemp
des brigandE.
FILIPPO , STELLA, puis BUONAVITA.
FILIPPO.
Ma pauvre Stella , tu pleures donctoujoursî
ovGoo<^lc
LA RANÇON DU GÉNIE.
Ils sont si laids, ces brigands, si méchants.... Si
je ne les sers pas tout de suite quand ils me deman-
dent à boire, ils menacent de me frapper. Oh! Fi-
' tippo , comme nous avons souffert depuis huit jours
que nous sommes ici ! et penser que cela durera
toujours I... Et nos pauvres parents, ils doivent se
désespérer de nepasnousToirrevenir... Si nous ne
les revoyions jamais....
{E\h sang1otj<.;
Ne pleure pas ainsi , Stella ; Dieu veillera sur
nous.
Ohl mon frère, tu es moins malheureux que
moi. Les premiers jours, tu étais bien triste aussi;
mais à présent tu reprends courage et tu semblés
consolé. Tu recommences à dessiner sur les pierres
et sur le sable ; cela te distrait.
C'est vrai , Stella , ce plaisir me suit partout ; les
brigands n'ont pu me le ravir.
<Ejitre BuonaTiu.)
o;Goo<^lc
M LA RANÇON DU GÉNIE.
BUONAVITA.
Pourquoi vous tourmentez-vous ainsi, Stella?
N'êtes-vous pas contente dans notre compagnie?
Soyez attentive, faites bien notre cuisine , et nous
vous donnerons un beau bonnet à dentelles d'ar- .
gent.
STELLA.
Gardez vos cadeaux, M. Buonavita. Mais si vous
n'êtes pas méchant , faites ce que je vous ai de-
mandé.
FILIPPO.
Qu'as-tu demandé, Stella?
STELLA.
J'ai demandé que M. Buonavita obtînt notre li-
berté du seigneur Brutaccio ; car je ne puis vivre
ici ,- mon frère.
BUONAVITA.
J'ai fait votre commission.
HLIPPO.
Et que vous a dit votre chef?
BUONAVITA.
H m'a dit que vous ne sortiriez jamais d'entre ses
oyGooi^lc
LA RANÇON DU GËiVlE. «5
mains si vos parents ne lui payaient une forte ran-
çon. -
riLippo.
Ils sont trop pauvres pour cela.
Votre maître est bien cruel ; mais vous , ne pour-
riez-vous pas nous rendre la liberté?
Si je le pouvais, je ie ferais à l'instant, mes en-
fants; car puisque notre compagnie vous déplaît,
je ne vois pas pourquoi nous vous garderions de
force.
Vous êtes bon : comment , sans y être contraint ,
pouvez-vous vivre parmi des brigands?
Ma foi , l'habitude fait tout. J'ai été orphelin de
bonne heure. Mon oncle Brutaccio,lechef de notre
troupe, m'emmena dans ces montagnes, et je de-
vins brigand sans m'en douter ; mais je vous le
jure , ma petite Stella , je n.'ai jamais tué personne. ■
Boire, rire, chanter, être libre et ne rien faire la
oyGooi^lc ..^
06 LA RANOO» DU GÉM^
{dupart du tempe , telle est ma vie, ma bonne vie
dont j'ai tiré mon nom. Je ne vous l'offre pas pour
exemple, mes enfants ; mais je vous la raconte pour
que vous n'ayez pas peur de moi. .
FILIPPO.
Eh bien ! vous pouvez me faire un grand plaisir,
puisque vous êtes bon.
BUONAVITA.
Lequel?
FH-IPPO.
Buonavita, je vous en prie, donnez-moi une de
ces belles planches de bois blanc qui recouvrent les
caisses qui sont dans la caverne.
Tr^ volontiers, (il entre dïDs la caverne et revient à 1
avec la planche.) Mais que voulez-vous en faire?
VoUSr allez voir, (il tire un charbon de sa poche et se met ï
dessiner un ariwe et des moulons qui sont devant lui , puis le fond du
pajsage.)-
BUONAVITA.
Oh I VOUS avez un fier talent , mou ami ; voilà
oyGooi^lc
LA RANÇON DU GËNIB. 67
l'arbre qui grandit sous vos inains , le troupeau qui
se forme et s'anime, les rochers qui se dressent...
Hais qui est-ce qui vous a appris tout cela?
Personne. Est-ce que cela s'apprend? Depuis
que je pense , je reproduis ainsi ce que je voie sans
savoir par quel moyen. Mais ce qui me tourmente,
c'est de ne pouvoir donner des couleurs à mon ou-
vrage , ces belles couleurs de'la madone de notre
église.
BUONAVETA.
Des couleurs! ah! si vous en désirez, je puis
vous satisfaire. U y a quelque temps, nous arrê-
tâmes sur la route de Florence un peintre qui allait
à Rome. Nous croyions avoir fait une riche capture
en nous emparant d'une cassette hermétiquement
fermée qu'il gardait auprès de lui. Quand nous
l'ouvrîmes, nous n'y trouvâmes que des couleurs
et des pinceaux.
riLippo.
Qu'est-ce cela, des pinceaux?
C'est ce qui sert à appliquer les couleurs sur ufi
dessin.
oyGooi^lc
LA RANÇON U(I GÉNIE.
Oh! donnez-moi cette précieuse cassette, et je
vous aimerai bien.
BOONAVITA.
Je vais la chercher.
riLlPPO, aiecjoie,
Stella, je vais avoir des couleurs !... .
Je ne comprends pas ton bonheur , Filippo ; moi ,
je ne serai contente qu'en revoyant nos parents.
Voilà mon ami. Stella , si vous ne voulez pas être
grondée par Brutaccio , allez vous occuper du dî-
ner ; car notre chef ne tardera pas à revenir de sa
tournée.
(Siella entre <tiii)s lu cuterne.)
, Oh! Buonavita, que ces couleurs sont belles I ce
sont bien celles de la nature. Mais qui nous appren-
dra le secret de les préparer et de les étendre en
couche sur le dessin ?
t,7cob,Goo<^lc
LA RANÇON DU GËNIE UO
BUONAVITA, Urant une pulelle de la caisse.
11 faut d'abord les disposer sur cette petite plan-
che , après les avoir fondues avec un peu d'huile
que vous prendrez dans cette fiole , puis vous les
appliquerez sur votre dessin.
FILJPPO, aveceiilhonsiasme.
Et comment savez-vous cela, Buonavita? qui
vous a révélé ce mystère ? Vous êtes donc sorcier?
Je ne suis pas plus sorcier que savant; mais j'ai
eu le bonheur de voir peindre le plus grand homme
de l'Italie!
FILIPPO.
Le plus grand homme de l'Italie!
Oui , Michel-Ange ! Michel-Ange qui a retracé les
tourments des damnés dans la plus belle église de
Rome; Michei-Ange, peintre célèbre, dont le nom
est au-dessus de celui de tous les rois de l'Europe.
Et vous avez-vu cet homme, ce peintre qui est
plus renommé (ju'un prince?
ovGooi^lc
70 LA RANÇON ÙV GËNIK,
fillONAVITA.
Oui, je l'ai VU. Je vais vous raconter comment,
etvous m'entendrez avec intérêt, Filippo; car vous
aussi vous êtes destiné à la gloire.
FlLIPPO.
Je vais, en vous écoutant, essayer ces couleurs.
Les voilà préparées comme vous me l'avez dit.
(Il se met il peindre.) Parlez, Buonavita, parlez-moi de
ce grand Michel-Ange.
oyGooi^lc
LA RANÇON DU GËME.
Il faut VOUS dire d'abord que mon oncle, désirant
réunir sa troupe à une bande de brigands qui dé-
vastait les environs de Terracine, m'avait envoyé
près de leur chef pour lui proposer cette alliance.
Quand je me fus acquitté de ma mission, me trou-
vant tout près de Rome, je ne pus résister au désir
d'aller voir cette grande ville. En arrivant, je cou-
rus visiter l'église de Saint-Pierre, l'une des mer-
veilles du monde. Bien que ce ne fût ni l'heure de
la messe, ni celle de nulle autre prière publique,
une foule immense s'y pressait et se dirigeait vers
une seule chapelle. Agile et preste, je me glissai au
milieu de ce peuple, et je me trouvai bientôt aux
premiers rangs. Alors je vis ce qui attirait la mul-
titude, et je fus près de laisser échapper un cri d'ef-
froi, moi brigand, moi qui n'ai jamais eu peur de
ma vie. Sur les mursàdemiéc)airés de la chapelle,
se détachaient des hommes torturés par la douleur:
leurs traits étaient pâles et amaigris , leurs yeux
versaient des larmes de sang, leurs dents grinçaient,
leurs corps décharnés se tordaient, et je croyais
leur entendre pousser des cris déchirants. J'enten-
dis la foule qui criait : Vive Michel-Ange ! et, passant
de la terreur à l'admiration pour cet homme qui
oyGooi^lc
72 LA RANÇON DU GÉNIE.
avait eu ie |)ouvoir de m' épouvanter, je m'écriai à
mon tour: ViveMiche!-Ange!MicheI-Ange, qui était
devant nous, continuai! à peindre et jouissait de sa
ftloire.
FILIPPO.
Buonavita, je veux aller à Rome ; je veux voir
Michel- Ange, devenir son élève et un jour son rivai.
BUONAVITA.
C'est une noble ambition, mon ami.
Kiuppa
Voyez si j'en suis digne.
(Il lui montre l'e qu'il virnl de peindre.)
BUONAVITA.
Mon portrait!., mais cela tient du prodige. Quoi,
oyGooi^lc
LA RANÇON DU G^nE. 78
si vite! pendant que je vous parlais, vous l'avez
tracé, vous lui avez donné la vie et le coloris! Voilà
bien mou regard, ma moustache noire, ma résille
rouge sur mes cheveux bruns... Par saint Pierre
de Rome ! vous serez un ^rand homme !
mï. VIII.
Les précédents ; BRIITACCIO avec sa troupe.
BtJONAVITA.
Venez voir ceci , Brutaccio ; cet enfant est pré-
destiné; nous ne pouvons le retenir plus long-
temps prisonnier.
BRUTACCIO.
Quoi! c'est lui qui a peint ta face de brigand?
Oui, lui-même. Un instant lui a suffi pour finir
ce portrait ; sans avoir rien appris, il a deviné le
plus grand des arts, celui qui fait revivre la nature
sur une toile inanimée !
(Les brigands se rangent auiour du porlmitde Buonaviia.)
TOUS, admirant le portrait.
C'est un miracle... Vivele petit Fil jppol...
oyGooi^lc —
LA RANÇON DU GËNIEl.
Vous le voyez, mon ami ; on crie déjà : Vive Fi-
lippo , comme le peuple criait à Rome : Vive Mi-
chel-Ange. C'est d'un heureux présage.
i\ liT MMMt
RÉcÉDE^Ts, RITA, iicrouiant éperdue, puis FRAN-
CESCO, armé d'une fourche et d'un pieu.
KITA.
Rendez-nous nos enfants, nos pauvres enfants.
oyGooi^lc
LA RANÇON DU GËNIE. n
Nous errons depuis huit jours dans ces monta-
gnes. . . Enfin nous avons découvert votre retraite. . .
Ayez pitié d'une mère... Rendez-moi mes enfants...
(A|iercevaiit Filippo.) Mon cher Ûis ! (ICIle le presse siir son cœur.)
Mais où est ta sœur, ma douce Stella, ma fille bien-
aimée?
STELLA, accourant.
Ma mère, ma bonne mère !
(Elle se jette dans ses bras.)
FRANCESCO, arrivaDt et brandissant son pieu.
De par te ciel ! si vous ne me rendez mes en-
fants, je brise la tête au premier qui s'approche
de moi.
BRUT ACCIO, riant.
Désarmez cet homme, et amenez-le moi. (Les bri-
gands désannent Fraucesco et le conduisent devant Brutaccîa. )
Vous ne pouvez rien pour délivrer vos enfants;
vous êtes devenu vous-même mon prisonnier; vos
troupeaux sont à moi, demain je puis dévaster vo-
tre maison et ne pas y laisser pierre sur pierre...
Eh bien ! Brutaccio le brigand n'en fera rien. Je
vous rends la liberté, car votre fils a payé votre
oyGooi^lc —
76 LA RANÇON DU GÉNIE.
rançon à tous par son g^iie. Emmenez vos bes-
tiaux et prenez cette bourse, Francesco. Mais ne
contraignez plus votre noble enfant à être pâtre
ou laboureur: Dieu l'a créé peintre, il sera la
^oire et la fortune de votre fainille. Envoyez-le à
Rome auprès du grand Michel-Ange ; cet or paiera
son voyage.
Soyez béni !
On ne bénit pas un brigand, mon aini , mais
on peut lui faire une promesse en retour d'un bien-
fait.
FILIPPO.
Laquelle? j'y souscris d'avance.
Promettez-moi , lorsque vous serez- un peintre
célèbre, de faire un tableau de la scène que nous
venons de mettre en action.
oyGooi^lc
LA RANÇON DU GÉNI&
FlLIPPa
Je VOUS le jure!
BUONAVITA.
Ce tableau s'appellera la Rançon du génie.
jnvrî-bvCoOi^lc
j,Goo>^le
j,Goo>^le
Ui-finii^UKtC* '
Les Orphelins.
Dqil.zMbïG00>^le
LES ORPHELINS.
Un honnête procureur de la ville d'Aix , nommé
M. Picot, passait habituellement ses vacances dans
une petite bastide ' qu'il avait acquise auprès de
Salon. Salon, berceau de Nostradamus , jardin de
la Provence , est une riante et jolie ville , renommée
pour ses pêches et ses perdreaux succulents.
Les vacances venaient de finir, et M. Picot s'en
retournait un jour vers la ville antique fondée par
' Maison <]e ::a'inpagnp de la Proveiicti.
oyGooi^lc —
80 LES ORPHELINS.
Seïtius '. 11 conduisait lui-même sa modeste voi-
ture, lorsque des cris partis d'un champ voisin
détournèrent ses regards de la ligne droite du che-
min , où il les tenait constamment fixés , pour éviter
les dangers de la route fort mauvaise en cet endroit.
A peine eut-il tourné les yeux vers la direction
d'où partaient ces cris, qu'il descendit prompte-
ment de voiture et s'élança à travers la campagne
vers une chaumière qui était la proie des flammes.
Cette maisonnette incendiée était bâtie sur une
lande inculte et éloignée de toute autre demeure ;
de sorte que M. Picot avait seul entendu , en passant
sur la route , la voix de ceux qui demandaient du
secours.
C'étaient deux enfants , une petite fille de douze
ans et un petit garçon de onze. Ils se désolaient au-
près du seuil de la porte , d'où sortaient de grandes
lames de feu , qui se perdaient en fumée noire dans
le bleu du ciel. Quand ils virent M. Picot, ils ac-
coururent vers lui en le suppliant de sauver leur
grand'mère , leur pauvre grand'mère paralytique ,
que les flammes consumaient dans son lit.
M. Picot , en homme que son cœur emporte è
une bonne action , sans se donner le temps de pen-
ovGoo<^lc
LES ORPHELINS. »i
ser au danger, se précipita dans la chambre unique
de cette pauvre habitation , saisit dans ses bras le
corps de la paralytique, et revint avec son fardeau
auprès des enfants qui l'attendaient devant la porte
et priaient Dieu à genoux de veiller sur leur bien-
faiteur. En le voyant reparaître , ils exprimèrent ■
leur joie par des exclamations; mais bientôt c^tte
joie ût place aux lannes , car leur grand'mère ne ré-
pondait point à leurs paroles ; ils comprirent qu'ils
l'avaient perdue pour toujours , et ils pleurèrent
amèrement.
M. Picot , pour les arracher à ce triste spectacle ,
après avoir déposé le corps de la pauvre femme au
pied d'un arbre et l'avoir couvert de son manteau.
t,7cob,GoC)i;^lc
fi LES ORPHELINS.
fit monter les enfants dans sa voiture et retourna
vers Salon. Enyarrîvant, il alla communiquer aux
magistrats le triste événement dont il venait d'être
le témoin , et bientôt on en parla dans toute la pe-
tite ville. Alors ce fut un intérêt profond pour ces
deux orphelins déjà connus dans la classe des pau-
vres; on raconta à M. Picot comment , ayant perdu
leur père et lem- mère , ils étaient restés seuls avec
leur aïeule, qu'ils nourrissaient du fruit de leur
travail; car, pour ces malheureux orphelins, avait
déjà commencé cette vie de labeur et de peine que
vous, enfants heureux qui me lirez, ne connaîtrez
peut-être jamais.
Plusieurs familles indigentes offrirent de leur
donner asile et de partager avec eux le pain de
chaque jour. Mais M. Picot savait que le pauvre , gé-
néreux par penchant, est souvent forcé par la mi-
'sère à renoncer à la douceur de faire du bien ; et il
se chargea de pourvoir à l'avenir des deux orphe-
lins. Quelques heures après il se remit en route,
emmenant avec lui les deux pauvres .enfants qu'il
venait d'adopter. La bonté parfaite du caractère de
M. Picot les enhardit , et bientôt ils lui témoignè-
rent leur reconnaissance par des paroles simples,
mais touchantes , qui émurent et surprirent leur
bienfaiteur; il comprit que sous ces haillons res-
oyGooi^lc
LES ORPHELINS, 88
piraient deux belles âmes , et que Dieu les lui avait
sans doute fait reconnaître pour qu'il les guidât
dans le monde et leur fît un sort heureux.
Pierre et Rose , tels étaient les noms des deux or-
phelins; Pierre savait bien lire et un peu écrire,
et Rose commençaitàépelerdans la Bible, età com-
prendre les sublimes beautés des livres saints. Le
bon procureur se dit qu'en mettant Pierre au col-
lège un an ou deux , il pourrait en faire plus tard
un clerc dans son étude; et que la petite Rose,
déjà intelligente , deviendrait bien vite une bonne
ménagère , qui s'associerait aux travaux d'intérieur
de madame Picot et serait une compagne et une
amie pour sa fille. Tout en arrangeant ainsi l'ave-
nir de ces deux enfants, M. Picot approchait de la
ville , joyeux comme on l'est toujours lorsqu'on a
fait une bonne action. Mais, quand il débouclia
dans la rue oii se trouvait sa maison , une pensée,
qui ne lui était pas venue d'abord , l'attrista tout à
coup : il se demanda si madame Picot approuverait
ce qu'il venait de faire, et si elle témoignerait aux
deux orphelins la tendresse qu'il sentait déjà lui-
même pour eux.
Madame Picot était une bonne femme ; on la di-
sait une excellente mère, quoiqu'elle élevât fort
mal ses entants , en se soumettant avec faiblesse h
oyGooi^lc
S^ LES ORPHELINS.
tous leurs caprices ; elle avait pour eu\ une ten-
dresse exclusive , et il était à craindre qu'elle n'ac-
cordât aucun intérêt à Pierre et à Rose. M, Picot,
comme tous les êtres parfaitement bons , était ti-
mide dans ses volontés , et avait peur avant tout de
mécontenter sa femme : cependant il s'arma de
courage, il en avait toujours pour faire le bien.
11 trouva madame Picot peu disposée à être de
son avis. L'heure à laquelle son mari arrivait habi-
tuellement était passée ; elle était en peine et de
mauvaise humeur; et, lorsqu'il lui expliqua les
motifs de ce retard et qu'il lui présenta les deux
orphelins , elle lui exprima tout haut son mécon-
tentement, ajoutant que leur fortune n'était pas
assez considérable pour se charger de deux petits
étrangers qui seraient peut-être des ingrats. En en-
tendant ces paroles. Rose et Pierre pleurèrent avec
angoisse; ils sentirent combien le pain qu'on doit
à autrui est amer, et Us étaient prêts à repous-
ser l'asile que leur avait offert M. Picot; mais
celui-ci mit tant de bonté et de délicatesse à leur
faire oublier la dureté de sa femme , qu'ils crai-
gnirent de lui paraître déjà ingrats s'ils repous-
saient ses bienfaits^ Us les acceptèrent &n se pro-
mettant de les reconnaître un jour ; et cette résolu-
tion , en entrant dans leur jeune cœur, y jeta le
oyGooi^lc
LES Oni<Hi(LlNS. S9
genne de toutes les vertus , la reconnaissaace , lii
noble ambition d'une vie indépendante et honorée,
et la foi dans le bien qui donne la force de suppor-
ter le malheur.
M. Picot obtint de sa femme, après quelques
jours de contestation, que la petite Ro^ resterait
auprès d'elle et qu'elle lui donnerait une partie
des soins qu'elle prodiguait à sa fille. Quant à
Pierre, il fut conduit dès le lendemain au collège
où était Alfred, le fils de M. Picot. Alfred, enfant
de dis ans, était né avec les plus heureuses quali-
tés : il avait un cœur excellent et une vive intelli-
gence; on aurait pu, en dirigeant sa bonté et son
esprit, en faire un aimable enfant et plus tard un
homme remarquable; mais sa mère, par une ten-
dresse mal entendue , avait gâté tous ces dons du
ciel; en ne mettant aucun frein à la vivacité d'Al-
fred , elle en avait fait un enfant turbulent et très
paresseux pour l'étude, au lieu d'un être actif et
appliqué à ses devoirs. Quant à la bonté de son
cœur, étouffée par les caprices impérieux de son
caractère, elle ne. servait qu'à lui faire pardonner
ses colères dont il se repentait avec larmes, mais
dont il ne se corrigeait point. Adéline, sa sœur,
avait le même défaut, fruit d'une éducation mau-
vaise, et elle avait de plus un esprit de dédain
oyGooi^lc
68 LES OHPHBLINS.
pour tout ce qui n'était pas élégant et joli , qu'elle
exerça sur la pauvre petite paysanne que son père
venait de lui donner pour compagne.
Rose était malheureuse de ces airs orgueil-
leux et froids; mais elle avait tant de douceur
dans le caractère qu'elle ne faisait point connaître
qu'elle en fût blessée. EUesouftraiten silence, s'afK
pliquaiit à contenter madame Picot, raccommodant
le linge du ménage et aidant les domestiques. Elle
trouvait toujours quelques heures dans la journée
à donner à l'étude , et en peu d'années elle acquit
une instruction solide et tous les talents d'une
bonne ménagère et d'une femme aimable. Elle
oyGooi^lc
LES ORPHELINS. H?
était si gracieuse et si jolie, qu'on ne pouvait la
voir sans plaisir et sans intérêt. Les marques de
bienveillance qu'on iui donnait augmentaient en-
core la jalousie qu'elle inspirait à Adélins, et pour-
tant la pauvre enfant cherchait toujours à s'efifacer
devant la fille de son bienfaiteur. Ainsi grandissait
Rose , chérie et admirée de tous, mais affligée de
la froideur et de l'indifférence qu'avait pour elle
madame Picot, et des sentiments hostiles que lui
témoignait Adéline.
Pierre grandissait aussi au collège : plein d'ému-
lation et de bonne volonté, il cherchait à répondre
aux vues de M. Picot et faisait en un an les classes
que ses condisciples avaient beaucoup de peine à
achever en deux. Bientôt il fut cité comme un mo-
dèle à tous les écoliers; son intelligence, dévelop-
pée par l'étude, étonnait ses maîtres; M. Picot, en
voyant ses progrès, devina qu'il était destiné à une
brillante carrière, et, ne se bornant pas à lui faire
donner une éducation secondaire, comme il en
avait d'abord eu le projet, il lui laissa terminer ses
classes, puis lui fit faire son cours de droit. Pierre
devint avocat, et aux premières causes qu'il plaida
on comprit qu'il se ferait un nom dans le barreau.
Alfred, à qui son père aurait voulu faire suivre
la même profession, avait tant de dissipation et de
oyGooi^lc —
HH LES ORPHELINS.
légèreté, que M. Picot vit bientôt avec douleur
qu'il ne pourrait jamais lui succéder dans les af-
faires , et que son ûls adoptif lui donnerait plus
de consolations dans sa vieillesse que son vérita-
ble fils.
Travaillant sans relâche, M. Picot voyait sa santé
s'affaiblir, et un malheur imprévu la rendit bien-
tôt tout-à-fait chancelante. Madame Picot mourut
presque subitement. Son mari sentit profondément
ce coup, et ses enfants en furent vivement affligés;
mais ils étaient dans l'âge où toutes les impressions,
même celles de la douleur, sont légères ; aux lar-
mes du cœur succédèrent pour eux les distractions
qui les effacent; leur père pleura moins et ne se
consola pas.
Après la mort de sa mère, les petites tyrannies
dont Adéline accablait Rose augmentèrent encore.
Souvent la pauvre orpheline pleurait en secret, et,
sans l'attachement et la reconnaissance qu'elle avait
voués à M. Picot, elle aurait fui de cette maison ,
où elle n'avait qu'une vie de servitude. Les souf-
frances de son bienfaiteur la retenaient ; elle l'en-
tourait de ses soins et tâchait d'adoucir le chagrin
qui le minait, tandis que Pierre le déchargeait du
fardeau de ses affaires, et employait toute sa capa-
cité h les conduire aver habilet*^. Adéline et Alfred
oyGooi^lc
I.EK ORl'HELI^S. 8<J
vivaient oisifs: l'une cherchait avec ses compagnes
des distractions puériles; l'autre ne songeait qu'à
des parties de chasse, de cheval, et aux amuse-
ments d'une tête folle , qui ne voit dans la vie que
des plaisirs et pas de devoirs. L'année suivante
M. Picot s'éteignit en bénissant ses quatre enfants
et en leur recommandant de s'aimer et d'être unis ;
ces paroles d'un mourant lirent une grande im-
pression sur Pierre et sur Rose ; Alfred et Adéline
en furent aussi vivement touchés. Pendant quelques
mois la douleur confondit ces âmes en une seule
pensée, celle de respecter la volonté de leur père
en s'aimant et s'aidant entre eux. Ils vécurent ainsi
en paix tant que les images de deuil ne furent pas
effacées dans le cœur d'Alfred et d' Adéline par les
distractions du monde, du monde qui enlève sou-
vent à l'âme ses plus touchantes vertus pour ne
lui laisser que ses mauvais penchants. Lorsque la
douleur se fut affaiblie, la vanité d' Adéline reparut,
elle chercha de nouveau à humilier la pauvre Rose;
et Alfred devint si brusque et si impertinent envers
Pierre, à qui il devait la conservation de la fortune
de son père, que le noble orgueil du jeune homme
se révolta ; il savait qu'il pouvait assurer avec in-
dépendance son avenir et celui de sa sœur, et il
s'éloigna avec elle de la maison de son bienfaiteur,
oyGooi^lc ■
00 LES ORPHELINS.
dont les enfants n'étaient plus pour eux que des
êtres hostiles.
En mourant, l'honnête procureur avait légué
aux deux orphelins une somme d'argent et la petite
bastide qu'il possédait auprès de Salon. Pierre et
Rose n'acceptèrent point ce legs ; seulement , ils ■
demandèrent aux enfants de M. Picot de devenir
acquéreurs de cette modeste campagne. Leur prière
fut accueillie , et Pierre put bientôt payer cette ha-
bitation avec le fruit de son travail. Avocat distin-
gué, il acquit en peu de temps une grande répu-
tation et une petite fortune. Pendant les vacances,
Pierre, à l'exemple de son bienfaiteur, allait se
recueillir dans les champs : là , son âme se repo-
sait et s'élevait en face de la nature. Il aimait à par-
ler avec Rose de leur père adoptif , et ils se disaient
qu'ils le reverraient un jour dans une vie nouvelle,
où tout ce qui est bon doit se retrouver. Ces pen-
sées de religion et de paix leur causaient de douces
émotions et adoucissaient le souvenir pénible de
leur rupture avec Alfred et Adéline ; les orphelins
leur gardaient les sentiments les plus tendres, et
ils n'attendaient qu'un appel de leur cœur pour
voler auprès d'eux et les entourer de leur amitié.
Ils savaient qu'ils n'étaient pas heureux ; on ne l'est
jamais lorsqu'on ne suit pas dans la vie la route sé-
oyGooi^lc
LES ORPHELINS. <I1
vère et droite que le devoir nous indique. Adéline .
ne trouvant du bonheur que dans les fêtes, se dé-
goûta bientôt de tous les plaisirs, car elle les avait
épuisés trop vite. Elle livrait les soins du ménage à
des domestiques qui la trompaient , et par sa né-
gligence elle aidait à dissiper en détail la fortune
oyGooi^lc
91 LES ORPHELINS.
de son père, qui s'annulait chaque jour entre les
mains du prodif^ue Alfred. Celui-ci, dédaignant de
s'initier aux affaires, annonça, après le départ de
Pierre, qu'il avait le projet de vendre l'étude de
son père: un homme de mauvaise foi se présenta
et lui fit des ofires brillantes , Alfred les accepta avec
empressement. Le marché fut conclu de telle sorte
que le rusé procureur trompa l'innocent Alfred , et
qu'après lui avoir compté une légère somme , il se
trouva quitte envers lui avec des apparences léga-
les. Alfred, qui ne recevait pas les sommes promi-
ses, entrevoyait la misère pour lui et sa sœur, et
ne trouvait aucun moyen de s'y soustraire. Une
pensée lui venait parfois: s'il s'adressait à Pierre?
à Pierre qui aurait assez de courage pour prendre
sa défense, et assez d'éloquence pour gagner sa
cause.... Mais comment oserait-il recourir à lui,
après l'avoir humilié et repoussé? Non, il ne le pou-
vait pas. Abandonnés dans leur mauvaise fortune,
sans espérance d'en sortir , faibles dans leur mal-
heur et incapables de le vaincre, Alfred et Adéline
se lamentaient, un soir, dans le modeste appar-
tement auquel ils se voyaient réduits. Des larmes
amères coulaient de leurs yeux , et des réflexions
sages, mais trop tardives, leur venaient sur leur
fol orgueil et sur les torts qu'ils avaient eus en-
ovGot^i^lc
LR8 ORPHEUNS. 93
vers les orphelins, envers ces nobles cœurs qu'ils
avaient blessés et qui devaient leur être, hélas! à ja-
mais fermés. Comme ils pensaient ainsi , un léger
coup fut frappé à la porte ; ils ouvrent , et poussent
un cri de surprise et de bonheur en apercevant
Pierre et Rose qui se précipitent dans ieurs bras.
Ils avaient appris leur malheur, et le passé avait été
oublié : Pierre accourait pour offrir l'aide de son
talent à celui qu'il nommait encore son frère. Al-
fred répondit par des larmes à sa générosité, et, l'é-
treignant dans ses bras, il lui jura une amitié éter-
nelle. Rose et Adéline eurent aussi de touchantes
ex|>ansion8 , et cette heure qui les réunit fut une
des plus heureuses de leur vie. Dès le lendemain
Pierre attaqua avec l'audace de la vertu celui qui
avait dépouillé avec l'astuce de la fraude le Gis de
son bienfaiteur. Un procès s'ensuivit, et le noble
jeune homme démontra , avec une clarté qui con-
vainquit les juges et avec une éloquence qui les
entraîna , l'iniquité de son adversaire. 11 le couvrit
de honte et le fit condamner à restituer à Alfred
une fortune si honorablement acquise par son père
et dont il l'avait frauduleusement dépouillé; Al-
fred et Pierre , Rose et Adéline , ne formèrent plus
qu'une seule famille.
Pierre inspira à Alfred l'amour du travail et di-
oyGooi^lc
n LES ORPHELINS.
rigea sa vive intelligence vers un but utile. Rose fit
comprendre au cœur d'Adéline qu'une jeune fille
ne peut être heureuse qu'en étant modeste et en
remplissant avec bonheur les devoirs imposés aux
femmes.
oyGooi^lc
PREIIERS EXPLOITS
D'CN GRAND CAPITAINE,
comedib; en trois tableaux.
oyGooi^lc —
Le comie DUGUESCLIN.
La comlesse DCGUESCLIN.
BERTRAND i
OLIVIER ! leun Sis.
JEAN J
Le chevalier DE LA MOTHE, leur oncle,
La châtelaine DE LA MOTHE , leur lanlc.
RACHBL, remme juive, nourrice de Bertrand Diiguescltn,
a «c^ne ne pbhm iTabard an cbai«an dn rtrr de DotncacIlD, pDla
ovGoo<^lc
j,Goo>^le
la Jeunesse de Du^esclm.
, Gooi^le
jïGooi^le
LES PREMIERS EXPLOITS
Vous mentez encore, Bachel, pour l'excuser.
Je suis sûre que vous l'avez surpris derechef se
battant ou luttant avec les enfants des paysans du
village.
Oh! oui, maman, il aime mieux ces petits vi-
lins que nous.
Il dit que nous ne sommes p^ assez forts ; nous
sommes trop sages pour lui.
Ainsi, vous accusez votre frère absent; c'est bien
mal.
LA COMTESSE.
Et VOUS, nourrice , vous le justifiez toujours.
RACHEI..
Madame...
Enfin, où est-il?
oyGooi^lc
D'DN GRAND CAPITAINE. 9B
RACHEL.
Madame, il s'exerce à la fronde daas la cour du
cbAleau.
OLIVIER, M ICTaDt et t'approefaBat d'une fenèlre.
Voyons si c'est vrai. . . Oh ! le voici qui ren,tre, le
visage en sang , les habits décliirés.
JEAN , s'approchanl i son tour di: la (ei)£tre.
Oh I il est aussi laid qu'un petit diable.
Méchant enfant ! il ne me donnera jamais que
du chagrin !
BERTRAND, nrinut.
J'en ai vaincu trois .. Et maintenant j'ai bien
faim.
LA COMTESSE.
Et VOUS, ne mangerez pas, et vous serez au pain
et à l'eau, et vous sortirez d'ici pour aller avec
mes laquais. Vous êtes la honte de ma famille,
difforme , méchant , sans esprit. . .
BERTRAND.
J'ai de la force.
oyGooi^lc
LES PREMIERS EXPLOITS
LA COMTESSE.
Le chapelain ne peut rien faire de vous ; vous ne
savez pas lire encore.
Dois-je me faire moine ou écrivain, pour passer
mon temps à l'étude ? Est-ce avec une plume que
je pourrais un jour chasser les Anglais de la France ?
Voyez, madame, quelle grande pensée il y a dans
cette jeune tête.
11 n'y a rien de grand en lui , car il oublie la
noblesse de ses parents, et il se mêle à nos serfs.
Les Anglais sont nos serfs aussi, et, si je bats
aujourd'hui nos petits paysans, cela me donne
l'espérance que je battrai un jour nos ennemis.
Mais, ma mère, j'ai bien faim! laissez-moi me
mettre à table.
LA COMTESSE.
Non , sortez d'ici.
ïflbyGoOl^lc
D'UN GRAND CAPITAINE.
Moi, l'atné de vos enfants, je serai chassé de
votre table , et mes frères y resteront ; non , par
Dieu!
Oh ! madame , un peu de bonté pour lui ; cet
enfant est destiné à de grandes choses.
n est destiné à faire le malheur de sa mère.
C'est la gène et la contrainte qui me rendent
ainsi : le fruit qui ne peut pas mûrir est mauvais.
LA COMTESSE.
Votre esprit ne mûrira jamais.
Laissez-moi vous dire son avenir, madame; vous
savez que je suis un peu devineresse.
BERTRAND. ^
V
N'est-ce pas que je serai un grand guerrier?
ovGoo<^lc
m LES PREMIERS EXPLOITS
HACHEL.
Donne-moi ta main.
LA COUTESSB.
Je crois que vous êtes folle , nourrice.
RACHEL.
Oh! madame, cette petite main est un grand
livre où je lis bien des choses.
Et qu'y lisez-vous?
Laissez-moi me recueillir. (Elle tient la main de Ber-
trand et l'examine atuntivement.) Yoyez , madame, ces li-
gnes sont belles! voilà le courage, la force, l'hé-
roïsme, le désintéressement. Toutes les grandeurs,
toutes tes vertus , seront dans l'âme de votre fils ;
il illustrera sa famille et sa patrie. Je vois Bertrand
se montrer dans les tournois et vaincre les cheva-
liers les plus valeureux. Les Anglais ravagent la
France , mais Bertrand grandira , et il chassera les
Anglais. Bertrand deviendra le sauveur et l'ami de
son r^ il sera fait connétable. Sa vie sera une
longue suite de prouesses; il obtiendra le respect
oyGooi^lc
D'UN GRAND CAPITAINE. 103
et l'admiration de ses eoDemis mêmes ; et , quand
sa belle carrière sera remplie, il ira reposer à
Saint-Denis parmi les tombes des rois de France ,
qui le salueront comme leur égal. Oui, madame ,
cet enfant disgracié, cet enfant qui vous paraît si
ovGoo<^lc
101 LES PRfiHEI» EXPLOITS
grossier, deviendra le plus renommé et le plus
brillant chevalier du monde.
Oh! oui, je serai fort et brave, je le jure par
tous les seiints.
LA COMTESSE,
Tu n'es qu'une insensée, nourrice ; par tes folles
flatteries , tu le rends encore plus indocile. Allons,
je veux être obéie ; emmenez-le;
Ma mère [ ma mère ! laissez-moi m' asseoir à vo-
tre table, à la place qui m'est due.
LA COMTESSE.
La place qui vous est due est un chenil. Sortez.
BERTRAND, furieux.
Eh bien! oui, je sortirai, mais mes frères sor-
tiront aussi. Si je suis laid , je suis fort , et je vais
vous le prouver.
<ll se jelte sous ta table , la renverse et pousse
brusquement ses firèiei.)
ovGooi^lc
D'UN GRAND CAPITAINE. 105
LA COMTESSE.
Misérable enfant! il a brisé toute ma vaisselle...
Holà ! qu'on appelle son père pour le c|iâtier ! . .
BERTRAND.
Oh ! je m'en vais maintenant; les paysans que
j'ai vaincus ne me refuseront pas du pain.
(Ilsori; ttachellesuil.)
LK COMTE , LA COMTESSE , OLIVIER , JEAN.
Mais quel est ce vacarme ? qui a renversé cette
table et brisé cette vaisselle?
LA COMTESSE.
C'est encore une fureur de Bertrand.
LE COMTE.
11 faut user de châtiments sévères. Je mettrai
une bride de fer à ce caractère que rien ne peut
dompter. Je le dois : sans cela il s'aviserait peut-
être un jour de me manquer de respect... Où
est-il?
oyGooi^lc
lUfl LES MtEMlERS EXPLOITS
LA COMTESSE.
Encore avec les petits paysans.
LE t;OMTE.
Je vais le chercher.
OLIVIER rt JEAN.
Mon père, nous allons avec vous.
(Ilssorlenl.)
S(^E III.
LA COMTESSE, seule.
LA COMTESSE.
Mon Dieu! est-ce comme un châtiment que vous
m'avez donné cet enfant ! Est-ce pour humilier
mon orgueil de mère que vous l'avez fait si dif-
forme , si brusque , si peu digne de ma tendresse?
Mais son âme est-elle aussi disgraciée que son corps?
Il a souvent des mouvements généreus...- Chan-
gera-t-il? Dois-je croire à la prédiction de sa nour-
rice? Oh! mon Dieu! faites qu'elle se réalise, et
mon cœur de mère lui sera rendu!.. Mais voici
non père qui le ramène,
ovGoo<^lc
DtlN GRAND CAPITAINE. 107
SCÈNE IV.
LA COMTESSE, I.E COMTE, BERTRAND,
LE COMTTî.
' 0|i ! celte fois-ci je ne pardonnerai plus.
BERTRAND.
Il faut bien que j'apprenne à me battre.
LE COMTE,
Apprenez d'abord à obéir. (A h comtesse.) Croiriez-
vous que je l'ai trouvé près du pont-levis, à moi-
tié nu , luttant avec le fils d'un bouvier ; tenez , il
porte les marques de cet indigne combat.
LA COMTESSE.
Mon (ils, vous oubliez que votre père est un
gentilhomme.
LE COMTE.
Je le lui rappellerai ; et cette fois la leçon sera
forte : quatre mois de prison dans la tour.
BERTRAND.
Je me repentirais plutôt si vous me pardon-
niez.
108 LES PREMIERS EXPLOITS D'UN GRAND CAPITAINE.
LA COMTESSE.
Essayons.
LE COMn:,
Non , je ne veux pas que mon fils soit un malo-
tru et déshonore son rang. Je vais l'enfermer dans
le donjon, et, à moins qu'il n'ait des ailes, il ne
m'échappera plus.
BERTRAND.
La tour fût-elle aussi haute que celles de Notre-
Dame de Paris, je- trouverai bien le moyen d'en
sortir. Je veux être libre.
ovGoo<^lc
DEUXIEME TABLEAU.
Le thêâlre repreùeMe l'ir.têrie.'jr d'ur.e r..î)s^in. a Rennaj.
SCÈNE PREMIÈIIE.
1,E CHEVALIER , LA CHATELAINE, assise et brodant.
LE CHEVALIER, lisanl.
Cette missive est de votre sœur, la comtesse
DuguescUu. Elle vous écrit que son fils aîné l'a-
breuve de chagrins ; il a fui de la maison pater-
• nelle.
LA CHATELAINE.
Petit misérable! ils n'en feront jamais rieii.
oyGooi^lc
LES PItKMIERS EXPLOITS
LB CHEVALIEH.
Ma foi, ils eu auraient pu faire un bon soldai:
cela vaudrait mieux que d'en faire un vagabond.
LA CHATELAINE.
Vous blâmez donc ma sœur de sa sévérité?
LE CHEVALIER.
Cerlainenieiit, et si Bertrand était mon fils,
j'aurais cherché à diriger son caractère au lieu de
le faire plier.
LA CHATELAINE.
Vous lui auriez inspiré votre passion pour les
armes, cette passion qui vous conduit à la gloire,
mais qui fait le malheur de ceux qui vousaiment.
Voilà ce que redoute sa mère, et moi je le re-
doute comme elle , et j'approuve sa sévérité.
LE CHEVALIEH.
Et si Bertrand vous demandait asile, vous ne
le recevriez pas?
LA CHATELAINE.
^on, je le renverrais à son père et à sa mère;
ce sont eux qui doivent gouverner sa conduite.
ovGoo<^lc
D'UN GIIATSD CAPITaTNE,
BERTRA^D, LA CHATKLAINK, I.K CHEVAI.IKR.
BERTRAND, du •lehora.
Je VOUS dis que j'entrerai ; quoique j'aie de iné-
cliants liabits, je suis noble, et je ne souffrirai pas
que des valets me barrent le chemin.
(Il brandit un biiton et s'éhnrc ilnns H chambre.)
LA CHATR1.A1NE.
Quoi! le fils de ma sœur dans cet état! Quel
déshonneur pour sa famille !
LE CHEVALIER.
Oh ! c'est toi , mon petit diable de neveu , tou-
jours le mfime , toujours ferrailleur.
BERTRAND.
Mon oncle, je viens vous demander asile.
LA CHATELAINE.
Asile, quand vous faites mourir votre mère de
douleur! Non, sortez d'ici, et allez demander ))ar-
don à vos iMu-ents.
oyGoOi^lc
11! LES PREMIERS EXPLOITS
BERTRAND.
Vous voulez donc que j'aille m'héberger chez
des étrangers?
LE CHEVALIER.
Non , ma maison ne te sera point fermée. Mais
pourquoi et comment as-tu quitté le château de
ton père?
BERTRAND.
Pourquoi? Parce qu'on m'y retenait prisonnier
depuis deux mois au pain et à i'eau, que j'avais
besoin d'air, de mouvement et d'une nourriture
plus substantielle. Comment ? C'est assez drôle ;
cela va vous faire rire. Au Heu de m'envoyer mon
pain et mon eau par ma bonne nourrice Rachel ,
qui m'aurait consolé en me contant des histoires
guerrières, on me les faisait apporter par une
vieille et méchante ménagère qui ne manquait ja-
mais de fermer en entrant la porte du donjon,
dont ia clé était suspendue à sa ceinture. Un jour
je me dis que je serais bien assez fort pour lui en-
lever cette clé, et je résolus de le faire. Je savais
que mon père et ma mère étaient absents, et,
lorsque la vieille entra , je m'élançai sur elle , je
l'assis , sans lui faire de mal , sur la paille qui me
ovGoot^lc
DVK OItAND CAPITAI^E. - US
servait de lit ; je l'enchaînai avec mon drap contre
un des barreaux de la fenêtre, et, pour l'empê-
cher de crier, je lui mis , en guise de bâillon , ma
ceinture sur la bouche. Puis , lui dérobant la clé ,
j'ouvris la porte , je franchis l'escalier comme une
flèche , et me voilà dans les champs.
1.P, CHCVALIER, rinnl.
Ha! ha!..
LA CHATELAmK.
Quel scandale !
oyGooi^lc —
LES PREMIRRS EXPLOITS
Ce n'est pas tout. Pour fuir il me fallait une
monture : j'aperçois dans la campagne un labou-
reur de mon père ; je cours à la charrue, j'en dé-
telle une jument, je la monte, je pique des deux,
malgré les cris et les lamentations du pauvre
paysan ébahi, auquel je réponds par des éclats de
rire, et, sans selle ni bride, j'ai galopé jusqu'à
Rennes. Maintenant , hébergez-moi , je vous en
prie; j'ai grand appétit et je suis bien fatigué.
LE CHEVALIER.
Ma foi, je comprends que tu aies besoin de repos
et de nourriture. Viens changer d'habits et te met-
tre à table ; puis nous parlerons de ce que tu as à
faire: je te donnerai des conseils.
BERTRAND.
Oh! merci, mon bon oncle! N'est-ce pas que
vous m'apprendrez à faire des armes?
LA CHATELAINE.
Votre indulgence achèvera de le perdre.
ovGoo<^lc
i
D'UN GRAND CAI'ITAINI!.
Bh:RTRA>D, seul.
Coimiie mou oncle est bon pour moi I 11 m'a
montré ses chevaux et ses armes. Oh ! ses armes ,
qu'elles sont belles ! Je serai heureux ici. Ma tante
me gêne bien ..un peu ; c'est égal , je lui obéirai
pour vivre auprès de mon oncle. Mais quel est ce
grand écriteau qu'on a planté là? Je regrette de
ne pas savoir lire. Une épée et un beau chapeau
à plumes et à galon d'argent le couronnent ; c'est
sans doute quelque prix d'armes. Voilà un enfant
(|ui passe, il saura peut-être ce que cela veut dire.
(L'appelant.) Mon ami , qu'y a-t-il sur cet écriteau?
Il y a qu'aujourd'hui, dans une heure, com-
mencera sur cette place une grande lutte, et que
le prix du vainqueur sera cette belle épée et ce
' chapeau à plumes.
oyGooi^lc
116 LUS PHEMIKttS i:\l>LOITt
Oli! si je pouvais les gagner !
Vous êtes trep jeune pour lutter.
Trop jeune! je suis plus fort que tous les Ren-
nois ! (Se parlant i lui-même.) Mais Comment faire pour
" échapper à ma tante? Elle va m'appeler pour l'ac-
compagner à vêpres , et avant une heure la lutte
commence.... Je ne serai pas là.... Un autre aura
le prix!... Mon Dieu! mon Dieu! c'est bien cruel
pourtant de renoncer à cette épée qui est là bril-
lante sur ma tête.... Je suis sûr que je l'aurais
gagnée!
oyGooi^lc
D'UN GRAND CAPITAINE.
BERTRAND, LA CHATKLAINE DE LA MOTHE.
LA CHATELAINE, de U porLe de su maison.
Bertrand! Bertrand! toujours dansla rue!.. Que
faites-vous là?
BERTRAND.
Ma tante , je regardais cette épée ; voyez , elle
semble me regarder aussi.
La CHATELAINE.
Vous ne pensez jamais qu'aux armes et aux com-
bats. C'est aujourd'hui le saint jour du dimanche,
venez à l'église avec moi , et priez Dieu qu'il vous
change.
RERTRAND.àpart
Oh ! oui , je vais le prier vivement de me don-
ner le prix de la lutte.
LA CHATELAINE.
Portez mon livre et suivez-moi.
oyGooi^lc
itlt LES PBEMIliHS EXPLOITS
BERTIIANU, dans l'élise.
Ma tante , laissez-moi vous attendre ici , près
de la porte,
r.A CHATELAINE.
Non, venez vous agenouiller à côté de moi.
BERTRAND, à pari.
Oh ! je le vois , je ne pourrai pas m'écliapper.
LA FOULE , du deluirB.
Là lutte, la lutte commence; accourez, lut-
teurs.
BERTRAND,
Comment prier en entendant ces cris?
LA FOULE.
La lutte, la'lutte commence; accourez, lut-
teurs.
Je n'y tiens plus,.. Ma tante baisse la tête..
Profitons...
oyGooi^lc
D'UN GRAND CAWTAINE.
LE CHEVALIER, LA CHATELAINK.
LB CHEVALIER.
Calmez-vous, ce sont des traits de jeunesse,
mais son cœur est bon.
LA CHATELAINE.
C'est un rebelle, un ingrat, un petit misérable.
S'échapper de l'église pour aller lutter avec la po-
pulace!... Fi donc!
LE CHEVALIER.
Un peu d'indulgence , et songeons d'abord à sa
voir ce qu'il est devenu.
Les mêmes, un domestique, puis BERTRAND porté
par deux serviteurs.
UN DOMESnOUE.
Messire Bertrand a été blessé dans la lutle.
oyGooi^lc ■ "■
J20 LES PREMIERS EXPLOITS
LE CHEVALIER.
Pauvre enfant!
LA CHATELAINE.
Voilà le fruit de ses sottises.
(Bertranrl paraît.)
LE CHEVALIER.
Eii bien! te voilà tout éclopé; il t'est arrivé
malheur?
BERTRAND.
Dites bonheur ! Je les ai tous terrassés. Ma bles-
sure guérira , mais les prix de ma victoire me res-
teront. Voyez le beau chapeau , la belle épée.
(Il bran<)it le l'happaii i U pointe He l'épée.)
LE CHEVALIER.-
Est-il heureux !
LA CHATELAINE.
Qu'il aille se faire soigner où il voudra.
LE CHEVALIER.
Voyez comme il souffre!
oyGooi^lc
D'UN GRAND CAPITAINE. 111
LA CHATELAINE.
11 faut pourtant qu'il soit puni de sa désobéis-
sance.
LE CHEVALIER.
Eh ÏBCB ! je vais lui inf%er une grande puni-
tion : dans huit jours c'est te tournoi de Rennes ;
il sera privé d'y assister.
BERTRAND.
Oh ! mon oncle , vous êtes bien cruel.
oyGooi^lc —
j,Goo>^le
TROISIÈME TABLEAU.
Grsnde plscn publique t Rennes; les maisonE sont, lenduee d.i
lapiEEeneE, las fenêtres anoombréeB de sfwctateure ; des
gradinB Entourent la pUoe. On aperçoit eut une
SEtrade toute la famille des Do Juesohn.
SCÈNE PREMIÈRE.
La COMTESSE, le comte DUGUESCUN, OLIVIER et JEAN,
leurs fils, la chAtelaloe de LA MOTHE, RACHEL,
pais BERTRAND, la foule.
&h] maman, quel plaisir nous allons avoir! le
tournoi va commencer.
oyGooi^lc —
m LES PBEHiKRS EXPLOITS
JEAN.
J'aperçois mon père sur son beau cheval blanc.
RACHEL, It la cooilesse.
Comme mon pauvre Bertrand serait joyeux s'il
était ici!., et vous l'avez encore privé de ce plai-
sir... Oh! madame, vous êtes bien sévère.
LA COMTESSE.
Ma bonne Rachel, tu juges mal mon cœur de
mère ; je désirerais revoir Tenfant prodigue , mais
sa tante m'a appris qu'il était incorrigible.
LA CHATELAINE.
Oui ; vous n'en obtiendrez jamais rien par la
douceur.
RACHEL.
Faites-lui grâce, laissez-lui voir ce tournoi, et
il changera.
LA COMTESSE.
En songeant à ce qu'il doit souffrir, je voudrais
lui pardonner.
LA CHATELAINE.
Il n'est plus temps; le tournoi commence.
oyGooi^lc
D'UN GRAND CAPITAINE.
LES HËRAUTS D'ARMES.
Le tournei s'ouvre ; trompes» sonnez; bannières,
déployez-vous.
JEAN:
Voilà mon père qui s'élance un des premiers.
Voilà aussi mon oncle de la Mothe qui se range
de son côté.
LA CHATELAINE.
Mais quel est ce chevalier disgracieux qui vient
de franchir la barrière ?
OLIVIER.
Comme il est mal équipé !
Quelle méchante haquenée il monte !
RACHEL, ï |larl. .
Eh! mon Dieu! peut-être ses parents n'ont-ils
pas voulu lui donner des habits et une bonne mon-
ture ; cela me rappelle mon pauvre Bertrand.
ovGoo<^lc
LES PREMIERS EXPLOITS
DES VOIX, dam la limle.
Faites sortir du .champclos ce discourtois che-
valier.
BERTRAND. (Il eil monté sur un Tilain cheTsI et couiert d'une
Moi, sortir! non, jamais! Oh! quelle humilia-
tion ! . . Mais mon oncle est bon , il aura pitié de ma
détresse , il me pardonnera de lui avoir désobéi.
Je vais me faire connaître à lui.
LA FOULE.
Qu'il sorte ! qu'il sorte !
BERTRAND, «'approchant de son oncle.
Noble chevaiier...
LE CHEVALIER.
Quoi ! c'est toi , Bertrand ! tu es vraiment un
diable incamé.
Oh ! mon bon oncle , ayez pitié de moi ! je n'ai
pu y tenir ; je me suis échappé par une fenêtre. '
ovGoo<^lc
D'UN GRAND CAPITAINE. 117
LE CHEVALIER.
Quoi ! au péril de ta vie?
BERTRAND.
Eh! que m'importe la vie? c'est la gloire qu'il
me faut... Vous voyez qu'on veut me chasser, mon
oiïcie , ne me refusez pas un de vos chevaux et une
de vos cuirasses. Songez qu'un Duguesciin ne doit
pas sortir d'un tournoi sans avoir rompu une lance
avec honneur.
LE CHEVALIER.
Mais on ne te connaît pas.
BERTRAND.
On apprendra à me connattreaujourd'hui.
LE CHEVALIER.
Eh bien! qu'il soit comme lu le désires. (AppeUiii
un ècujei.) Armez brillamment ce jeune homme,
BERTRAND.
Soyez béni.
LE COUTE, s'approchatil du clievalicr.
Quel est ce combattant?
oyGooi^lc —
LES PRBUIERS EXPLOITS
LE CHEVALIER.
Je rignore; mais il a l'air plein de bravoure, et
je viens d'ordonner qu'on lui donne un autre équi-
pement.
(Bertrand reparaît brillainmenl armé.)
LA FOÛLR.
Bravo! bravo!
ovGoo<^lc
D'UN GRAND CAPITAINE. laD
LE HÉRAUT.
Fermez la barrière , le tournoi commence.
BERTRAND.
Oh ! je serai un des premiers.
(Il met la lanreen «rr^tet atlaque un chevalier.)
LE CHEVALIER.
Quel démon! le voilà aux prises avec le plus
brave!
LA COMTESSE, du gradin où elle est assise avec u (hinjlle.
Quelle intrépidité a ce jeune chevalier!
RACHEL.
Madame, c'est le même qui tout à l'heure était
si mal vêtu.
OLIVIEB.
Quels coups de lance il donne !
Comme il est beau à présent! comme il se sert
bien de ses armes 1
LA CHATELAINE.
Sans doute il ne veut pas être connu, il garde
tt)UJours sa visière baissée.
oyGooi^lc
130 LES PREMIERS EXPLOITS
LE CHEVALIER.
Courage, chevalier inconnu! la victoire est à
toi : le cheval de ton antagoniste est blessé à mort.
LA COMTESSE.
Quel valeureux champion !
LA FOULE.
Bravo ! bravo ! (Bertrand renverse k clievilier qu'il combil ,
après avoir tué son ciievai.) Gloire au Vainqueur! qu'il
lève sa visière et salue les dames.
oyGooi^lc
D'UN GRAND CAPITAINE. 131
LES HÉflAUTS.
Non, ce jeune chevalier veut combattre encore
et désire demeurer inconnu.
LA FOULE.
Qu'il combatte ! qu'il combatte !
LE CHEVALIER, à pari.
Oh ! je brûle de t'embcasser, mon brave neveu !
BERTHAND, bas.
Mon oncle, c'est le plus beau jour de ma vie!
LE COMTE.
Jeune chevalier, recevez mes compliments.
BERTRAND.
Quelle voix ! c'est celle de mon père ; oui , c'est
lui , je le reconnais à ses armes; je dois le fuir jus-
qu'à ce que le tournoi soit terminé.
LE COMTE.
Je voudrais bien rompre une lance avec vous.
BERTRAND.
Je ne puis.
oyGooi^lc —
13! LB8 PREMIERS EXPLOITS
LE CHEVALIER.
Excusez-le , il est peut-être blessé.
LE COMTE.
Non , tout chevalier qui est encore sur ses
étriers ne doit pas refuser le combat. Je le défie ,
je l'attaque , il faudra bien quMl me réponde.
(Il poursuii BKrtrand , qui cherche & fuir.)
RERTRAND.
Être attaqué en plein tournoi et ne pouvoir se
défendre!... Mais non, je ne dois pas me battre
contre mon père.
LA FOULE.
S'il refuse le combat , honte à lui!
BERTRAND.
Oui, je le refuse.
LA FOULE.
Honte à lui ! honte à lui !
LE CHEVALIER.
Il vient de vous prouver pourtant qu'il avait du
courage.
oyGooi^lc
D'UN GRAND CAPlTAINIi:. 133
BERTRAND. ~
Et je saurai le leur prouver encore. Défendez-
vous, chevalier.
(Il MUiquAiu cbevulier qui entre <lans la Ike.)
LE COMTE.
Mais pourquoi m'a-t-il refusé le combat?
LE CHEVALIER.
Nous le saurons quand il se fera connaître.
BERTRAND.
Rendez-vous, chevalier!
(Il renverse stin adversaiie dans la poussière.)
LA FOULE.
Honneur ! honneur à l'inconnu !
LA COMTESSE, de sa |)lace.
Oui , oui , qu'il vienne recevoir le prix du cou-
rage !
BERTRAND.
Oh ! ma mère m'applaudit aussi sans me con-
oyGooi^lç _
131 LES PREHEERS EXPLOITS
naître! C'est devant elle que je vais lever ma vi-
sière; elle ne pourra nie repousser. Quelle joie si
elle me pardonne! (Ils'approcbedugradina&esisamère.le
comte Duguesctin et le chevalier de la Uotbe l« suivent ; il s'incline.)
Noble comtesse Duguesclin , c'est pour vous que
j'ai combattu, daignerez-vous m'avoir en grâce?
<11 se découvre.)
LA COMTESSE.
Bertrand!., mon fils!..
RACHEL.
Mon enfant bien-aimé!..
Oh! je comprends maintenant pourquoi me il
refusait le combat. Viens que je t'embrasse, mon
noble fils !
LE CHEVALIER.
1) sera l'orgueil de votre race.
Et celui de la France entière , (-royez-en la devi-
neresse.
oyGooi^lc
D'UN GRAND CAPITAINE.
TOUS.
Oh ! nous n'en doutons plus.
Ma bonne mère, pardonnez-moi les chagrins
que je vous ai donnés.
LA COMTESSE.
Je suis trop heureuse pour m'en souvenir !
LE HÉRAUT.
Le prix du tournoi est à Bertrand Duguesclin.
Ce ne sera pas le dernier prix de valeur que tu
obtiendras , mon fils ! mais , en avançant dans la
vie, ton âme bonne et généreuse sentira que l'hé-
roïsme et le courage doivent s'allier à la soumis-
sion ; tu comprendras que les plus grands guer-
riers, avant de devenir des conquérants, ont su se
maîtriser eux-mêmes. ïu liras les héros de Plu-
tarque, tu voudras les imiter dans leurs vertus
oyGooi^lc
136 LES PREMIERS EXPLOITS D'UN GRAND CAPITAINE.
comme dans leurs exploits, et j'espère, mon fils,
que tu seras un jour pour la France ce qu'ils ont
été pour leur pays, un exemple cité de génération
en génération.
oyGooi^lc
LA VOIX D'UNE MÈRE.
Etirant qui seras femme ,
N'ouvre jamais Ion àme
Qu'aux modestes vertus ;
Que tu charité s;iintv
Berce et calmt; la plainte
\)e& esprits abiillus!
oyGooi^lc
LA VOIX D'UNE m£RE.
Que ta pure espérance
Belève la soulTrance ;
Que ton bymne de foi ,
Gomme une chnste offretide ,
Mont« au ciel et répande
La paix autour de toi.
Sois Tange qui console;
De ta douce parole
Prodigue le secours;
Au malheur tends l'oreille,
Prés du malade veille ,
Et prés du pauvre accours.
D'une mère qui t'aime
Dieu voulut te bénir,
Laissc-la pour toi-même
Disposer l'avenir
Travaille , prie et chante !
Le travaille t'ennoblit,
La foi te rend touchante,
Laga1tét'»nbellit!
Et si Dieu t'a douée
D'un esprit noble -et grand ,
Sois humble et dévouée ,
.Sois belle en l'ignorant.
oyGooi^lc
LA VOIX D'UNE MÈRIi.
Laisse à l'Iiommi- la gloire ,
Les Iriompfaes, le bruit;
Pour nous , aimer et croire
Au bonheur nous conduit .
Coule une vie obscure
Que le devoir remplit:
L'onde à l'ombre est plus pure,
Rien ne trouble son lit.
ovGoo<^lc
jïGoo>^le
jvGooi^le
Jacqelme Pascal.
j,Goo>^le
JACQUELINE PASCAL.
C'est un des privilèges des hommes de génie de
faire participer leurs ancêtres et leurs descendants à
l'intérêt qu'ils inspirent ; on aime à remonter aux
sources de ces grandes intelligences et à pressentir
leur venue. Puis on se plaît à en suivre pour ainsi
dire le courant , à savoir si les 01s ont dignement con-
tinué le père ou si rien de vivant n'est resté de ces
races célèbres d'écrivains et de héros. La famille
contemporaine des hommes illustres éveille surtout
la curiosité de notre esprit : nous voulons connaî-
tre le père et la mère de l'enfant prédestiné ; il nous
est doux dcQous initier au\ scènes de sa jeunesse.
o;GpOi^lc
Uî JACQUELIJ<IË PASCAL.
de le voir aiuié par une douce sœur ou par quel-
((ue frère tendre el dévoué, et nous donnons nous-
mêmes aux parents qui le chérissent et l'admirent
une piu't de notre admiration et de notice sympathie.
Pascal, ce sublime penseur, ce grandécrivainqui fixa
la langue de la prose française dans les Prmmc'mtes,
oyGooi^lc
JACQUELINE PASCAL. IftS
comme Corneille fixa celle de la poésie dans te Gd,
Pascal eut une famille digne de lui : ses deux sœurs
furent des femmes supérieures; leur intelligence
tenait de celle de leur frère. L'atnée , qui se nom-
mait Gilberté , devint madame Périer, bien connue
par une vie de son frère qui a été publiée en tête
de plusieurs éditions des Pensées. La cadette , née
en 1625, nommée Jacqueline, montra de bonne
heure la plus heureuse vivacité d'esprit et un rare
talent pour la poésie. Elle dut à ce talent la grâce
de son père Etienne Pascal , injustement soupçonné
d'avoir pris part à des troubles, et obligé de fuir la
colère du cardinal de Richelieu. I^ duchesse d'Ai-
guillon , nièce de ce redoutable ministre, voulant
procurer un divertissement à son oncle en faisant
représenter devant lui par de jeunes filles l'Amour
tyratmique, tragi-comédie de Scudéry, invita les
jeunes Pascal , déjà connues par les grâces de leur
esprit, à remplir un rôle dans cette pièce. L'aînée,
Gilberté, qui, depuis la mort de leur mère et dans
l'absence de leur père , était le chef de la famille ,
quoiqu'elle n'eût guère plus de seize ans, répondit
fièrement : Monsieur te cardinal ne nous donne pas assez
de plmsir poUr que nous pensions à lui en faire. .. La
duchesse insista et fit même entendre que le rap-
pel de leur père pouvait en dépendre. Les amis de
oyGooi^lc — ^
144 JACQUELINE PASCAL.
la famille décidèrent alors que Jacqueline accepte-
rait le rôle qui lui était proposé. Le spectacle eut
lieu le 3 avril 1639. Jacqueline, qui n'avait que
treize ans , mit dans son jeu une gentillesse qui
charma tous les spectateurs et surtout Richelieu ,
qui ne cessa pas de l'applaudir; elle profita de ce
moment d'enthousiasme pour obtenir du cardinal
la grâce de son père. Elle fait elle-même le récit
de cette soirée dans une lettre adressée à son père
et restée jusqu'ici inédite. Nous ia donnons d'après
le manuscrit de la Bibliothèque-Royale , comme un
monument curieux de ce qu'était déjà à cet âge la
sœur de Pascal :
. Monsieur mon père,
" Il y a longtemps que je vous ai promis de ne
point vous écrire si je ne vous envoyais des vers,
et, n'ayant pas eu le loisir d'en faire (à cause de
cette comédie dont je vous ai parlé), je ne vous ai
point écrit il y a longtemps. A présent que j'en ai
fait , je vous écris pour vous les envoyer et pour vous
faire le récit de l'affaire qui se passa hier à l'hôtel
de Richelieu, où nous représentâmes l'Amour ty-
nmniijue devant M. le cardinal. Je m'en vais vous
raconter de point en point tout ce qui s'est passé.
ovGoo<^lc
JACQIJt£LI»Ë PASCAL. lis
Preniif!remcut , M. de Montdoi7 entretint M. le
cardinal depuis trois heures jusqu'à sept heUres,
et lui parla presque toujours de vous , de sa part et
non pas de la vôtre , c'est-à-dire qu'il lui dit qu'il
vous connaissait, lui parla fort avantageusement
de votre vertu , de votre science et de vos autres
bonnes qualités. Il parla aussi de cette aflaire dés
rentes et lui dit que les choses ne s'étaient pas pas-
sées comme on avait fait croire, et que vous vous
étiez seulement trouvé une fois chez M. le chance-
lier, et encore que c'était pour ai)aiser le tumulte;
et, i)our preuve de cela, il lui conta que vous aviea
prié M. Fayet d'avertir M Il lui dit aussi
que je lui parlerais après la' comédie. Enfin, il lui
dit tant de choses qu'il obligea M. le cardinal à lui
dire : » Je vous promets de lui accorder tout ce
qu'elle me demandera. » M. de Montdory dit lii
même chose à madame d'Aiguillon , laquelle lui
dit que cela lui faisait grande pitié et qu'elle.y ap-
porterait tout ce qu'elle pourrait de son côté. Voilà
tout ce qui se passa devant la comédie. Quant à la
représentation, M. le cardinal parut y prendre grand
plaisir; mais principalement lorsque je parlais, il
se riiettait à rire , comme aussi tout le monde de
la salle.
» Ués que la comédie fut jouée, je descendis du
ovGoo<^lc
UA JACQUELINE PASCAL.
théâtreavecdessein déparier à madame d'Aiguillon.
Mais M. le cardinal s'en allait, ce qui fut cause que
je m'avançai tout droit à lui , de peur de perdre
cette occasion-là , en allant faire la révérence à ma-
dame d'Aiguillon ; outre cela , M. de Montdory me '
pressait extrêmement d'aller parler à M. le cardi-
nal. J'y allai donc et lui récitai les vers que je vous
envoie, qu'il reçut avec une extrême affection et
des caresses si extraordinaires que cela n'était pas
imaginable. Car premièrement dès qu'il me vit ve-
nir à lui , il s'écria : . Voilà la petite Pascal , « et
puisilm'embrassaitet me baisait, et, pendant que
je disais mes vers, il me tenait toujours entre ses
bras et me baisait à tous moments avec une grande
satisfaction, et puis, quand je les eus dits, il me
dit : « Allez , je vous accorde tout ce que vous me
demandez ; écrivez à votre père qu'il revienne en
toute sûreté. » Là-dessus madame d'Aiguillon s'ap-
procha, qui dit à M. le cardinal : i Vraiment, mon-
sieur, il faut que vous fassiez quelque chose pour
cet homme-là; j'en ai ouï parler, c'est un fort hon-
nête homme et fort savant ; c'est dommage qu'il
demeure inutile. Il a un fils qui est fort savant en
mathématiques, qui n'a pourtant que quinze ans.
Là-dessus, M. le cardinal dit encore une fois que
je vous mandasse que vous revinssiez en toute su- ,
ovGoo<^lc
JACQUELINE PASCAL. 147
reté. Gomme je le vis en si bonne humeur, je lui
demandai s'il trouverait bon que vous lui fissiez la
révérence; il me dit que vous seriez le bienvenu,
et puis, parmi d'autres discours, il me dit: Dites à
votre père, quand il sera revenu, qu'il me vienne
voir, et me répéta cela trois ou quatre fois. Après
cela, comme madame d'Aiguillon s'en allait, ma
sœurl'alla saluer, à qui elle fit beaucoup de cares-
ses et lui demanda où était mon frère, et dit qu'elle
eût bien voulu le voir. Cela fut cause que ma sœur
le lui mena ; elle lui fit encore grands compliments
et lui donna beaucoup de louanges sur sa science.
oyGooi^lc —
H8 JACQUELINE PASCAL. »
On nous mena ensuite dans une salle, où il y eut
une collation magnifique de confitures sèches, de
fruits, limonade et choses semblables. En cet en-
droit-là elle me fit des caresses qui ne sont pas
croyables. Enfin, je ne puis pas vous dire combien
j'y ai reçu d'honneur; car jene vous écris que le
plus succinctement qu'il m'est possible de '
Je m'en ressens extrêmement obligée à M. de
Monldory. rpii a pris un soin étrange. Je vous prie
de prendre la peine de lui écrire par le premier
ordinaire pour le remercier ; car il le mérite bien.
l*our moi , je m'estime extrêmement heureuse d'a-
voir aidé en quelque façon à une affaire qui peut
vous donner du contentement. C'est ce qu'a tou-
jours souhaité avec une extrême passion,
' Monsieur mon père ,
■ Voire très humble et 1res obéissante fille
« et servante,
» PASCAL.
- DeParLd, eeâaïriH8.ÎB. .
Voici quels étaient les vers adressés à Riche-
< Quelqaes mots sont elB«^s rlans l'original.
oyGooi^lc
JACQURUNE PASCAL. liV
lieu et joints à la lettre que nous venons de ci-
Ne vous étonnez pas , incomparable Armand ,
Si j'ai mal contenté vos yeux el vos oreilles :
Mon esprit , agité tic frayeurs sans pareilles ,
Inlerilit à mon corps et voix et mouvement.
Mais pour me rendre ici capable de vous plaire , .
Rappelez de l'exil mon misérable père :
C'est le bien quej'attends d'une insigne bonté;
Sauvez un innocent d'un péril manifeste.
Ainsi vous me rendrez l'entière liberté
De l'esprit et du corps, delà voix et du geste.
En recevant ces heureuses nouvelles, Etienne
Pascal se hâta de revenir à Paris; il se présenta,
avec ses trois enfants , à Ruel , chez le cardinal qui
lui fit l'accueil le plus flatteur. Je connais loui voire
mérite, lui dit Richelieu; je mus rends ù vos enfants et
je vous les recommande; j'en veux faire quelque chose
de grand.
Deux ans après, ^tienne Pascal fut nommé à l'in-
tendance de Rouen, et il alla s'établir dans celte
ville avec sa famille. La jeune Jacqueline, qui n'a-
vait cessé de s'exercer à faire des vers , obtint le
prix de poésie qui se décernait chaque année ù
oyGooi^lc
150 JACQUFXINE PASCAL.
Rouen à la fête de la Conception de la Vierge, qui
était le sujet même du concours. Quoique ces vers
ne méritent pas d'être cités aujourd'hui, ils eurent
alors un prodigieux succès. Le prix fu.t remis à Jac-
queline en grande pompe, et Corneille, qui habitait
alors Rouen et qui était présent à cette solennité,
fit un impromptu pour célébrer la jeune Muse.
Dèslors le monde la rechercha, et elle aima le monde.
Elle y plaisait par deux qualités rarement unies, une
modestie parfaite et un esprit supérieur. Elle fut
plusieurs fois demandée en mariage, mais ces pro-
jjositions ne convinrent point à sa famille ; pour
elle, l'étude et les succès qu'elle avait dans le monde
suffisaient à son cœur. Quoiqu'elle fût d'une taille
peu élevée, elle avait de la grâce et une figure char-
mante, mais la petite vérole vint lui enlever ses agré-
ments. Elle s'y résigna de la meilleure grâce du
monde, et composa sur ce douloureux accident
des vers où elle offrait à Dieu le sacrifice de sa
beauté.
Lorsqu'en 1647 Pascal éprouva les premières
vivacités de son zèle religieux, il communiqua ses
sentiments à sa sœur Jacqueline. L'âme de la jeune
fille s'exalta par degrés, et lorsque sa famiUe quitta
Rouen pour revenir habiter Paris, Jacqueline en-
tra en relation ■ avec Port-Royal et résolut de se
ovGoo<^lc
lACXHiELmE PASCAL. ISI
vouer entièrement à Dieu dans ce monastère. Cette
vocation fut longtemps et vivement combattue par
son père et même par son frère, qui, tout en approu-
vant et en partageant sa piété, auraient voulu la re-
tenir auprès d'eux. Elle eut à soutenir à cet
égard des luttes pénibles, dont nous trouvons la
trace dans quelques-unes de ses lettres. Un jour
elle écrivait à son père: «Je vous conjure par -tout
«ce qu'il y a de plus saintde vous ressouvenir de la
• prompte obéissance que je vous ai rendue sur la
■ chose du monde qui me touche le plus et dont je
» souhaite raccomplissement avec le plus d'ardeur.
' Vous n'avez pas oublié sans doute cette soumission
"Si exacte, vous en parûtes trop satisfait pwur
• qu'elle soit sitôt sortie de votre esprit. Dieu m'est
» témoin que je crois avoir fait mon devoir d'en user
• ainsi.... ii me fait la grâce d'augmenter de jouren
•jour l'efTet de la vocation qu'il lui a plu de me
• donner et que vous m'avez permis de conserver,
» qui est le désir de l'accomplir aussitôt qu'il m'aura
«fait connaître sa volonté par la vôtre... Ce désir
» m'augmente de jour en jour, et je ne vois rien sur
• la terre qui me pût empêcher de l'accomplir si
• vous le vouliez. *
Etienne Pascal ne céda point aux vœux de sa
fille , son cœur de père ne pouvait se décider à
oyGooi^lc
151 JA'COUËLlMi l'ASCAL.
cette séparation. Il eninienu Juct|iieliae en Auver-
gne; elle y demeura dix mois dans la retraite,
uniquement occupée à la prière et à des œuvres de
charité. Sa sœur, madame Périer, habitait aussi
Clermont; elle partageait les sentiments chrétiens
de Jacqueline, et, de concert avec elle, elle les inspi-
rait^ sa jeune famille.
Jacqueline quitta l'Auvergne pour suivre son
père à Paris, et peu de temps après (en 1051 ) elle
eut la douleur de le perdre.
Alors rien ne put la retenir dans le monde, et
malgré les efforts de son frère elle résista et prit le
voile à Port-Royal, où elle fit profession sous le
nom de sœur Jacqueline de Sainte- Euphéinie. Pas-
cal s'irrita de cette résolution : après avoir ressenti
durant quelque temps une ardeur religieuse qu'il
avait lui-même inspirée à sa sœur , il était revenu
insensiblement au monde , il aimait le luxe, le jeu,
avait des chevaux, un grand train, et, sans tomber
tout-à-fait dans le dérèglement, il était bien loin
de ces idées de retraite et de vie chrétienne dont
le premier il avait donné le goût à sa sœur Jacque-
line. Triste de cette opposition, elle lui écrivit :
« J'ai besoin de votre consentement et de votre
n aveu que je demande de toute l'afFection de mon
» cœur, non pas pour pouvoir accomplir la chose,
ovGoo<^lc
JACQUELIXE PASCAL. 153
• puisqu'ils n'y sont pas nécessaires, mais pour
• pouvoir raccomplir avec joie, avec repos d'esprit,
• avec tranquillité; car sans cela je ferais la plus
- grande, la plus glorieuse et la plus heureuse ac-
« tion de ma vie avec une joie extrême mêlée d'une
• extrême douleur et dans une agitation d'esprit
» indigne d'une telle grâce. Je ne crois pas que
• vous soyez assez insensible pour vous pouvoir ré-
» soudre à me causer un si grand mal. C'est pour
» votre considération que je ne suis pas à Port-
• Royal depuis plus de six mois; il est juste que les
» autres se fassent un peu de violence pour me
» payer de celle que je me suis faite depuis quatre
• ans. Faites de bonne grâce ce qu'il faut que vous
» fassiez, c'est-à-dire en esprit de charité, et ne me
• donnez point de déplaisir, car il me semble que
» je ne vous en ai point donné. • Chose pénible à
constater quand il s'agit d'un aussi grand esprit,
un des motifs de l'opposition de Pascal à ia voca-
tion de sa sœur était la contrariété qu'il éprouvait
d'être obligé de lui compter une dot. Il finit par
s'y déterminer ; mais la mère Angélique, supérieure
du couvent de Port-Royal, qui n'avait jamais voulu
qu'on le pressât à ce sujet, lui fit dire et lui déclara
elle-même : qu^il sondât son cœur pour ne point aiftr
par un principe tout humain, et qu'elle mmail mieux
oyGooi^lc
4GA JACQUELINE PASCAL.
qu'il ne donnât rien que de ne point le faire par l'esprit
de Dieu. Pascal fut frappé de ce désintéressement
vraiment chrétien, et, plus tard, qui mieux que lui
sut le mettre en pratique? Quoi de plus touchant
que les dernières années de sa vie, lorsque, se dé-
pouillant lui-même, il répandait en bienfaits sur
les pauvres cette fortune auquel le monde l'avait
autrefois momentanément attaché I La religion, en
s'emparant souveramement de cette âme, lui in-
spira une charité divine. C'est alors qu'il traça ces
touchantes paroles ; « J'aime la pauvreté parce que
■ Jésus-Christ l'a aimée; j'aime les biens parce
» qu'ils donnent moyen d'en assister les miséra-
• blés. » Les visites que Pascal fit à sa sœur Jac-
queline le détachèrent insensiblement du monde ,
et bientôt il l'abandonna entièrement pour aller
vivre dans la compagnie de ces grands solitaires de
Port-Royal, qui étaient alors l'exemple du monde
chrétien. Elle lui écrivit à ce sujet ; •> Mon très
« cher frère, j'ai autant de joie à vous trouver gai
" dans la solitude que j'avais de douleur quand je
» voyais que vous l'étiez dans le monde. Je ne sais
n comment M. de Sacy (le traducteur de la Bible,
» supérieur à Port-Royal de la communauté des
» hommes) s'accommode d'un pénitent aussi ré-
» joui, et qui prétend satisfaire aux vaines joies et
oyGoOi^lc
JACQUEUNE PASCAL. 155
« aux vanités du moode par des joies un peu plus
• raisonnables et par des jeux d'esprit plus permis,
» au lieu de les expier par des larmes conti-
» nuelles. Pour moi, je trouve que c'est unepéni-
« tence bien douce; il n'y a guère de gens qui n'en
" voulusseDtfaireautant.«£tplusloin: <cj'ai éprouvé
■ ta première que la santé dépend plus de Jésus-
» Christ que d'Hippocrate, et que le régime de
" l'âme guérit le corps. "
11 n'entre point dans le cadre de cet article de
dire tout ce que ût depuis Pascal pour cette com-
munauté religieuse, à laquelle (sans pourtant en-
trer dans les ordres ) il s'était attaché. Quand Port-
Royal fut attaqué par les jésuites , Pascal écrivit
pour le défendre ses fameuses Lettres provinciales ,
et il fut jusqu'à sa mort le champion le plus ardent
de ce monastère et le plus ferme appui de la reb-
gion. Revenons à Jacqueline Pascal, ou plutôt à
sœur Euphémie, ainsi qu'on la nommait au cou-
vent ; sa sœur, madame Périer, lui avait confié ses
deux filles, qui entrèrent à Port-Royal comme
pensionnaires en 1653. La cadette, nommée Mar-
got ( abréviation de Marguerite ) , était affectée
d'une fistule à l'œil qui avait gagné le nez et qui
menaçait d'envahir tout le visage. Le mal avait
fait de tels progris que sœur Jacqueline écrivit à
oyGooi^lc
IfiA JACQUELINE PASCAL.
madame Périer, dans la matinée du 24 mars 1656,
que les médecins avaient décidé qu'il faudrait
faire Topération du feu à la pauvre enfant avant
la fin du printemps; mais le vingt-neuf du même
mois Jacqueline annonce à sa sœur la guérison su-
bite et complète de sa nièce, opérée par un mi-
racle.
Laissons-la parler : « Quoique je vous aie écrit
«vendredi dernier, ma chère sœur, je le fais en-
»core cependant aujourd'hui. Vous aurez sans
» doute de la joie d'apprendre que votre aînée doit
,«étre confirmée et faire sa première communion
» dimanche deux avril. Elle me l'a dit ce matin en
' se recommandant à mes prières, avec tant de sen-
» timent qu'elle en pleurait. Voilà une bonne nou-
« velle ; mais j'en ai encore une autre qui n'est pas
«en effet meilleure, mais plus étonnante. Pour
» vous la dire telle qu'elle est, sans rien accroître
ini diminuer, il faut vous raconter simplement
«comment la chose s'est passée. Vendredi, vingt-
• quatre mars 1656 (le même jour où elle avait écrit
• à sa sœnr que les médecins se décidaient à l'opé-
■ ration du feu), M. de la Potherie, ecclésiastique,
" envoya céans à nos mères un fort beau reliquaire
"OÙ est enchâssé, dans un petit soleil de vermeil
■ doré, un éclat d'une épine de la sainte couronne.
oyGooi^lc
JACQUBLINB PASCAL. 1S7
- Afin que toute notre communauté eût ta consola-
X tion de le voir avant que de le rendre . on le mit
• sur un petit autel dans le choeur avec beaucoup
-de respect, et toutes les sœurs l'allèrent baiser à
» genoux après avoir chanté une îmtienne en l'hon-
• neur de la sainte couronne; après quoi tous les
» enfants y allèrent-l'un après l'autre. Ma sœur Ha-
ovGoo<^lc . —
158 JACQUELINE PASCAL.
• vie, leur maîtresse, voyant approcher Margot
» (Marguerite), qui en était tout proche, lui fit signe
■ de faire toucher son œil, et elle-même prit la
' sainte relique et l'y appliqua sans réflexion. Cha-
icun s' étant retiré, on la rendit à M. de la Po-
" therie.
"Sur le soir ma sœur Flavie, qui ne pensait plus
» à ce qu'elle avait fait, entendit Margot qui disait
» à une de ses petites sœurs : Mon œil est f/uéri, il ne
-me/ait plus de mal. Ce ne fut pas une petite sur-
» prise pour elle : elle s'approcha et trouva que
«cette enflure du coin, qui était le matin grosse
>• comme le bout du doigt, fort longue et fort dure,
• n'y était plus du tout, et que son œil, qui faisait
» peine à voir avant l'attouchement de la relique,
» parce qu'il était fort pleureux, paraissait aussi
»sain que l'autre, sans qu'il fût possible d'y
«remarquer aucune différence; elle le pressa, et
» au lieu qu'auparavant il en sortait toujours de la
» boue ou du moins de l'eau bien épaisse, il n'en
» sortait rien, non plus que du sien propre : j e voik
" laisse à penser dans quel étonnement cela la mit.
" Elle ne s'en promit rien néanmoins et se contenta
» de dire à la mère Agnès ce qui en était , attendant
» que lé temps fit paraître si la guérison est aussi
» véritable qu'elle paraît.
oyGooi^lc
JACQUEUINP. PASCAL. ISe
» La mère Agnès eut la bonté de me le dire le
"lendemain matin, et comme on n'osait espérer
' qu'une si grande merveille se fût faite en si peu
"de temps, elle me dit que si la petite continuait
"à se bien porter et qu'il y eût apparence que,
■ Dieu la voulût guérir par cette voie , elle prierait
"bien volontiers M. de la Potherie de nous refaire
K la même faveur qu'il nous avait faite, en prêtant
» la relique pour achever le miracle. Mais jusqu'ici
"il n'a pas été nécessaire, car, encore qu'il y ait
' huit jours que cela soit passé, parce que je n'ai
• pu achever cette lettre mardi dernier, il n'y a pas
■ en elle la moindre trace de son mal, et il faut à
" présent, sans comparaison, plus de foi à ceux qui
» ne l'ont pas vue pour croire qu'elle l'a eu qu'il
" n'en faut à ceux qui l'ont vue pour croire qu'elle
"n'en peut avoir été guérie en un moment que
" par un miracle aussi grand et aussi visible que de
" rendre la vue à un aveugle. Elle avait , outre son
» œil , plusieurs autres incommodités qui en procé-
" daient : elle ne pouvait presque plus dormir de la
"douleur qu'il lui faisait; elle avait deux endroits
" à la tête oîi on ne la pouvait presque peigner,
■ parce que cela répondait là. Il n'y a guère que
«deux jours que moi-même regardant son mal, il
" me fit venir la larme à l'œil , et je trouvai qu'il
oyGooi^lc
leo JACQUELINE PASCAL.
• commençait à sentir mauvais ; présentement il n'y
• a rien de tout cela, non plus que s'il n'y avait
» rien eu. »
L'auteur d'Aihalie, le grand Racine, dans son
histoire de Port' Royal, écrite d'une prose harmo-
nieuse et pure qui rappelle la beauté de ses vers,
parle avec détail de ce miracle de la sainte épine,
Toute la France en fut émue : les plus célèbres mé-
decins du temps, parmi lesquels on doit citer Félix,
premier chirurgien, et Bouvard, premier médecin
du roi, le constatèrent par des certificats, et les
ennemis mêmes de Port-Royal n'osèrent le nier.
Sœur Jacqueline, qui depuis sa profession avait re-
noncé à la poésie, crut devoir célébrer dans des
vers cette faveur divine. Nous allons citer des frag-
ments de cette longue pièce, qui a pour titre :
Glmre à Jésm au Smni-Sacrement de t'auiei. On sent
dès le début une inspiration qui vient du ciel et
qui tend à remonter vers sa source :
Invisible soutien Je l'esprit languissant ,
Secret consolateur de l'âme qui t'implore.
Espoir de l'affligé, juge de l'innocent ,
Dieu caché sous le voi^e où l'Église l'adore ,
Jésus , de ton autel , jette les ^eux sur mot ;
Fais-en sortir ce feu qui change tout en foi ,
ovGoo<^lc
JACQUELINE PASCAL. 1S4
Qu'il vienne beureuMOieatsallumer dans mon âme.
Afin que cet esprit qui forma l'univers
Montre, en rejaillissant de mon cœur dans mes vers,
Qu'il donne encore aux siens-une langue de flamme. . .
Suit la peinture détaillée du mal de la jeune
Marguerite ; description trop longue et parfois re-
poussante , dont nous ne donnerons que quelques
vers :
Son teint défiguré , son œil horrible à voir.
Son odorat perdu , sa parole aiTaiblie,
Faisaient à son abord aisément concevoir
La grandeur du péiil qui mennçait sa vie ;
Même les médecins , consultés de nouveau ,
Soubaitaienl , par pitié , de la voir au tombeau ,
N'etpérant prcisque plus en la science humaine ;
Il \m follait neuf fois faire sentir le ha ,
Sans peut-être pouvoir empêcher que dans peu
Ce mal ne la rongeât ainsi qu'une gangrène.
Et ici sa poésie reprend quelque inspiration ;
Dans ce mois que Jésus mourant pour notre amour
A voulu consacrer de son sang adorable ,
A l'heure de midi de ce céleste jour
;ci&vG00l^lC
16S JACOOELWE PASCAL.
Que son dernier festin naus rend si mémoraMe ^
Ce mal , qui surpassait tout ce qu'on en peut croire
Par le pouvoir secret d'un saint attouchement ,
Se trouve anéanti dans le même moment ,
Sans qu'il en reste rien que la seule mémoire.
Qui n'a senti , Seigneur, dans cet événement ,
Cette sainte frayeur qu'excite ta présence?
Qui s'est pu garantir d'un secret Iremblemenl,
Te voyant dans l'rifet de ta toute- puissance?
Que s'il est vrai qu'ici , dans l'ombre de la foi ,
Ta présence secrète imprime tant d'effroi ,
Lorsque tune parais que pour être propice.
Que sera-ce , Seigneur, alors qu'au dernier jour.
Couvrant de ta fureur l'excès de ton amour.
Tu ne te feras voir que pour faire justice? .
M. de la Potherie, cet" ecclésiastique qui avait
prêté aux religieuses le reliquaire de la sainte
épine, en fit don au monastère, et au mois d'oc-
tobre de la même année on célébra une messe pu-
blique d'action de grâces dans l'église de Port- Royal
pour remercier Dieu du miracle qu'il avait opéré.
Laissons encore la sœur Jacqueline raconter à ma-
dame Périer cette fête toute chrétienne ;
• On nous fit commencer la solennité dès la
• veille, et nous chantâmes vêpres de la sainte cou-
ovGoo<^lc
JACQUELINE PASCAL 163
«ronne, de laquelle dous fimes office double le
' vendredi, en chantant toutes les heures , les
» chantres tenant le chœur comme aux grandes so-
"lennités. Afin que rien n'y manquât, ma petite
■ sœur Marguerite était au chœur parmi les novi-
" ces, parce que c'était sa fête (car les pensionnaires
«n'y viennent pas d'ordinaire).
» Le lendemain dès le grand matin il se trouva
• à l'église quantité de monde, quoiqu'il plùtbeau-
»coup. On dressa dans notre chœur un petit autel
• contre la. grille, qui demeura ouverte, paré die
"blanc et couvert d'un beau voile de calice, sur
«quoi notre mère posa le reliquaire de la sainte
' épine, environné de quantité de lumières. M. le
» gi-and-vicaire, qui " faisait la cérémonie, le vint
X prendre avec la croix, accompagné de seize dia-
" cres qui tenaient des cierges allumés , et il le
» porta couvert du dais, comme à la procession du
-Saint-Sacrement, jusqu'à l'autel, deux diacres
. • l'encensant continuellement, et il le posa sur un
» petit tabernacle bien paré qu'on avait fait exprès.
« Cependant toutes les sœurs, ayant leurs grands
» voiles baissés, chantèrent à genoux devant la grille
1 l'hymne Exile filiœ Sion et l'antienne corona.
■ Elles avaient des cierges allumés aussi bien que
• la. petite guérie, qui était devant notre chœur.
oyGooi^lc
IH»- JACQOELINE PASCAL.
'■ tout devant la grille, habillée en séculière fort
• proprement mais fort modestement avec une
»robe grise et une coiffe, et à genoux sur deux
» grands carreaux, afin qu'elle f&t assez haut pour
• être vue d'une foule de peuple qui grimpait où il
• pouvait pour la voir.
• On ôta ensuite le petit autel, et M. le grand-
< vicaire dit la sainte messe, qui fut chantée avec
• beaucoup de solennité. Pendant quoi le milieu
• de la grille demeura ouvert, afin que le peuple
■ eût la consolation de voir la petite , qui en était
• proche sur un prie-Dieu couvert d'un tapis; et il
• y avait un cierçe allumé devant elle, et derrière
>une chaise pour s'asseoir quand elle en aurait
• besoin. Elle demeura là avec autant d'assurartce
• que si c'eût été sa place ordinaire, se levant et
t s' agenouillant quand il le fallait avec autant de
• modestie que si elle eût été bien dévote, et d'aussi
• bonne grâce que si on lui eût bien fait étudier.
» La messe étant achevée, on ouvrit la grille en-
• tière, on remit le prie-Dieu, et nous descendîmes
■ toutes dans les chaises des novices, avec des cier-
■ ges allumés. Le Te Deum fut chanté, pendant
• quoi le célébrant , après avoir encensé la sainte
• épine, l'adora le premier, puis la donna à baiser à
o tous les ministres de l'autel Je n'î^i ni
oyGooi^lc
JACQOEUMB PASCAL. ISS
• le t^oaps ni le pouvoir de vous dire mes senti-
• ments sur ce sujet : je crois que vous en jugerez
» par les vôtres. Tout ce qui regarde Dieu est inef-
> fable et s'entend beaucoup mieux par l'expérience
• que par des paroles. Prions Dieu seulement qu'il
> nous fasse avoir toujours présente au cœur une
> aussi grande merveille , et que le temps ne la
• fasse pas vieillir à notre égard. . . Je ne vois plus
> goutte que pour vous dire que madame d' Aumont,
> qui a beaucoup de bontés pour nous, vous envole
*le portrait de ma petite sœur Marguerite en
■ taille douce, ne doutant point que vous n'ayez
» bien envie de l'avoir. On l'a fait toucher par la
" sainte épine, "
Cette sur qui s'était opéré ce miracle , la jeune
Marguerite, consacra toute sa vie à Dieu et aux
bonnes œuvres; elle mourut à Clermont, k l'âge
de quatre-vingt-sept ans.
Les jours de sœur Jacqueline furent moins longs.
Depuis le miracle de la sainte épioe jusqu'à sa
mort , nous ne rencontrcms aucun événement bien
saillant dans cette vie régulière et cachée dont les
saintes années se déroulaient sans laisser d'autres
traces que celles qu'elles impriment à l'àme, traces
intérieures à jamais ignorées du monde.
Nommée sous-prieure et maîtresse des novices ,
oyGooi^lc
IM JACQUELINE PASCAL.
sœur Jacqueline écrivit sur l'éducation des liUes
des règlements qui approchent, comme pureté et
affection évangélique, des pages que Fénélon nous
a laissées stlr le même sujet. Si aucun événement
particulier ne marqua les dernières années de
Jacqueline, elles furent pourtant troublées par
la persécution qui frappa le monastère de Port-
Boyal.
Nous n'entrerons pas ici dans les détails de ces
jours malheureux, auxquels la sœur de Pascal ne
survécut point ; forcée par des ordres supérieurs
de signer le formulaire , acte de foi par lequel les
religieuses déclaraient adhérer à un point de
discussion théologique que réprouvait pourtant
leur conscience, Jacqueline s'écria, après avoir
signé :
— Je serai la première victime de mon obéis-
sance.
En effet, peu de jours après, elle tomba malade,
et expira, âgée de trente-six ans, le ft octobre
1664. Toute la communauté fut en larmes ; M. Sin-
glin, directeur de Port-Royal, prononça d'elle un
touchant éloge: elle ne laissa pas un nom glo-
rieux selon la terre, elle avait cherché mieux que
cela.
Par la supériorité de son esprit , elle aurait pu
oyGooi^lc
JACQUELINE PASCAL. 167
briller dans le monde , elle préféra la solitude , le
renoncement et l'oubli du cloître. Celles qui, douées
comme elle, ont choisi une route opposée, ont
pensé peut-être bien des fois que la voie de Jacque-
line Pascal était encore la meilleure.
ovGoo<^lc
j,Goo>^le
Son geste, son accent, son céleste sourire
oyGooi^lc
70 CÉCILE,
l'eignaieat des sentiments que l'art ne peut décrire ,
Et qui de son récit jaillissaient au hasard.
Elle avait une sœur, vierge candide et pure,
Qui tenait plus de Dieu q^e dé la créature,
Ange qu'à sou amour ravit un prompt trépas,
Qui glissa sur la terre et qui n'y toucha pas.
Jamais esprit plus pur, jamais Tormcs plus belles ;
Elle avait tout d'un ange , âme et corps, moins les ailes.
Les ailes qu'en venant vers nous elle quilla
Pour les reprendre aux deux lorsqu'elle y remonta-
Elle est morte à quinze ans , dans une paix profonde ,
Avant d'avoir ouvert son ftme chaste au monde)
Mortfi ne connaissant que le toit paternel ,
Que l'église des champs dont elle ornait i'autel ,
Que les pauvres venant recevoir lu dimanche
L'aum6ne qui tombait de sa main frêle et blanche,
Et qiie la croix de pierre , au coteau se penchant,
Qui la voyait prier chaque soleil couchant.
Cécile, ce doux nom, ce nom plein d'harmonie
D'une femme qui fut sainte par le génie,
Qui , sentant dans son sein des art^ le noble feu,
Y consumait son àme et Télcvait vers Dieu
Dans des chanis qu'écoutait la terre recueillie ;
Mais qu'elle dérobait au monde où tout s'oublie.
Pour aller dans les lieux au Seigneur consacrés
Épancher son génie en des hymnes sacrés;
Cécile était son nom, et, comme sa patronne.
oyGooi^lc
CËCILK.
Kllc savait des chants pour Uieu, pour la Madone,
Pour les saints du hameau qu'on ihAmait chaque mo
Et quaud prés de l'autel elle élevait la voix,
Aux accents échappés de cette Ame angélique.
Qui peignaient sa candeur dans un pieux cantique,
Les naïfs habitants du village, à genoux,
Disaient : « Un séraphin est venu parmi nous! •>
tille rie savait pas que cette voix si belle
Attirait tous les yeus et tous les cœurs vers elle ;
Klle ne savait pas que son âme et son corps
Avaient reçu du ciel de magiques trésors.
Et que dans les cités, en voyant lant de grâces,
Les hommes épenlus auraient suivi ses traces.
Apportant a ses pieds et richesse et grandeur
Pour obtenir l'amour d'un ange de candeur;
Mon, elle s'ignorait, et, simple jeune Tille,
Pour elle l'univers était dans sa famille,
Dans ce cercle borné qui suHit à nos jours
Lorsque les passions n'en troublent pas le cours.
Ainsi , comme lu source errante et diaphane
Qui ceint de ses (lots purs le vallon de Servanne
Sans refléter jamais la fange où la cité ,
Ainsi coulait sa vie, onde de pureté.
Un jour, prés du foyer qui chaque soir rassemble.
Et l'aïeule, et la mère, et les deux sœurs ensemble ,
D'un tissu précieux nuançant les couleurs,
Cécile sous ses doigts faisait natire des fleurs,
oyGooi^lc
Et, les regards baissés, en guidant son aiguille,
Rêveuse, elle écoutait discourir sa famille.
-A
"'S.)=tl)t,^,,,J,
Assise au coin du feu dans l'antique fauteuil.
L'aïeule aux cheveux blancs disait avec orgueil
Onnuient son noble époux , au passage d'un prince,
Présidait les États de toute la province,
Et comment, de son siège, il avait fièrement
Réprimandé le prince au nom du parlement.
ovGoo<^lc
CÉCILE.
H Ob! je fus, ce jour-là , reine de la Provence!
Mats ma vie est finie et le trépas s'avance;
Je n'ai plus, disait-elle, espoir dans l'avenir.
Je ne vis désormais que par le souvenir. »
— • La mort I chassez bien loin cette pensée amère ,
S'écriait Hennette (Henriette, ma mère!} ,
Dans vos petits enfanls ne renaissez- vous pas?
L'an passéj lorsqu'au bal vous suivîtes mes pas.
Ne vous ai-je pas vue heureuse et rajeunie ?
Quand , pour ouvrir la fête offerte à son génie ,
Cet homme au\ traits hideux, mais à l'esprit si beau ,
Que vous nommez , je crois , comte de Mirabeau ,
Pour danser avec lui tout à coup m'a choisie ,
Chaque femme en devint pAle de jalousie;
Vous seule me suiviez d'un regard triomphant
Et partagiez l'orgueil de votre heureuse enfant. •
Et l'aïeule charmée embrassait Henriette ,
Dont l'âme s'éveillait innocente et coquette ,
Et qui brodait, rieuse, une robe de bal ,
Rêvant fête et succès dans son cœur virginal .
Cécile . à cdté d'elle , écoutait sans comprendre
Les projets d'un plaisir qu'elle n'eût osé prendre ;
Le monde était pour elle encore sans douceur :
Lorsque dans une fête on conduisait sa s<eur.
Résistant aux désirs mondains de son aïeule ,
Aux champs, près de sa mère, elle demeurait seule,
ovGooi^lc
17S CÉCILE.
Et sa main répandait sur le |)auvrc oublié
L'argent qu'à se parer elle aurait employé.
C'est que son âme pure , ineflable mystère ,
Sentait qu'elle n'avait qu'à passer sur I» terre ,
Et que l'exil commun, pour elle raccourci ,
Rapide, en peu de jours devait finir ici.
On voyait , au souris de sa lèvre si pâle ,
'A son («int transparent l't blanc commi; l'opale ,
A la veine d'azur qui cernait ses doux yeux ,
Qu'elle devait bientôt s'en retourner aux deux.
Ce soir-là, l'incarnalse jouait sur sa joue
Comme un rayon pourpréquisurlondesejoue,
Et,'sur son chaste front de cheveux blonds voilé ,
Répandait mollement son rellet ondulé;
Quelquefois s'échappait de sa poitrine frêle
La toux qui la tuait et la rendait plus belle ;
Quand vers sa joue alors son sang se refoulait.
Sa mère lui tendait une lasse de lait,
Et la vierge y trempait sa lèvre pure et rose;
Puis , reprenant la Heur sur son ouvrage éclose .
Ignorante d'un mal dont on meurt sans soulTrir,
Elle laissait gaimcnt son aiguille courir.
Ce n'était point l'écharpe ou la robe émaillée
Qu'elle voulait ce soir finir dans la veillée ,
C'était le voile blanc du calice divin
Où le prêtre en sang pur transformera le vin.
Cachant le corps du Christ sous l'éclat du ciboire,.
Et le vase sacré sous les plis de lu moire.
oyGooi^lc
CËCILE.
Artiste consacré» à l'uutel du Seigneur,
Surpassant la peinture en rflief, en fraîcheur,
Cécile avait brodé sur l'étofle onduleuse
L'agneau pascal portant la croix miraculeuse ;
Des goutles d'un sang pur s'échappaient de son sein
Et tombaient sur des fleurs à l'entour du dessin,
Puis, de ses ailes d'or couronnant ce symbole,
La colombe au tableau formait une auréoU.
La vierge , avec amour soignant chaque détait ,
Avait presque achevé son patient travail.
Il ne lui restait plus à broder qu'une feuille
Des roses où le sang rédempteur se recueille ;
Mais , pour la terminer, le Til vert et soyeux
A manqué tout à coup à ses doigts gmcicux ,
La bpbine d'émail , de soie est dépouillée ,
Il ne lui reste pas une seule aiguillé '.
Comment faire? fl est tard , le village est lointain .
Son ouvrage à l'église est attendu demain ;
Demain , jour de Noël , elle a fait la prom<'Ssc
De l'offrir à l'autel ù l'bcure de la messe ,
Et voilà qu'arrivée ti la dernière fleur,
La soie est épuisée. Alors, daos sa douleur,
Cécile regardait en pleurant son ouvrage ,
Et sa sœur souriait : n Enfant, reprends courage,
1 Viens , je crois avoir vu de la soie !i broder
» Dans te bahut gothique; allons sans plus tarder, »
Et les deux jeunes sœurs s'élancent , et , joyeuses ,
oyGooi^lc —
i7fl CfiCILK.
Traversent un grenier aux murailles poudreuses.
Dans un angle, une caisse, en cuir noir damassé,
S' (étalait au milieu des. débris du passé,
De ces meubles vieillis qu'une mode nouvelle
Jclte au rebut après un service fidèle :
Ainsi nous délaissons nos parents, nos amis,
Qui sont auprès de nous dans la tombe endormis.
Pourlanl ce cofire aniique à couverture noire
Au cliAteau rappelait une touchante histoire :
Une enfant du hameau, mariée au Brésil,
N'avait trouvé là-bas qu'une terre d'exil.
Quand la mort amena sa dernière journée,
» Je veux dormir, dit-elle, aux lieux ou je suis néeT o
Et ses filles en pleurs jurèrent qu'au hameau.
Auprès de sa famille, elleaurait un tombeau.
Pour accomplir ce vœu, traversant l'onde amère,
Klles vinrent en France ensevelir leur mère;
Mon aïeule au château les reçut, et leurs jours
Sous ce toit protecteur achevèrent leur cours.
A leur mort, ma grand'mèrc entendit les créoles
Lui murmurer tout bas quelques vagues paroles :
« De notre gratitude acceptez ce tribut, »
Disaient-elles, du geste indiquant te bahut ;
Puis leur mourante voix manquant à leur pensée
S'éteignit sans linir la phrase commencée.
Et lorsque dans ce meuble on voulut regarder.
On découvrit an fond de la soie â broder
Sur mille pelotons de couleurs variées ;
oyGooi^lc
CËCILB.
Puis des flèches, des arcs, des aigrettes ployées,
Des pannes de sauvage, et ces objets divers.
Reconnus sans valeur, Turent livrés aux vers ;
Et roi) avait laissé dormir la vieille caisse
Jusqu'au jour où les sœurs vinrent dans leur détresse
Chercher le fil soyeux nécessaire à finir
Ce voile qu'à l'autel demain on doit hènir.
Parmi les pelotons la nuance est trouvée ;
La première aiguillée est d'abord enlevée,
Et la soie apparaît dans toute sa fralchenr.
Tandis qu'on la dévide, 6 surprise, bonheur!
Un petit lingot d'or, caché sous la pelote,
S'échappantdelasoieà mesure qu'on l'ôle,
Retombe sur le sol et bondit hru jamment.
Les soeurs restent sans voix dans leur élonnement :
Dans chaque peloton un lingot se recèle ,
A leurs pieds leur trésor grossit cl s'amoncéle ;
Alors, Tormant tout haut mille vœux difTérenls,
Elles courent porter cet or à leurs parents.
L'aïeule, présidant un conseil de Tamille,
En fit deux lots pareils pour chaque jeune lille ;
Et Cécile au village alla le lendemain
Distribuer sa part aux pauvres du chemin.
Mais lorsque du bahut elle conta l'histoire,
A son naïfrécit on ne voulut pas croire ,
On criait au miracle en voyant ce trésor ;
On disait qu'elle avait changé la soie en or.
ovGoo<^lc
t78 ceaLE.
Qu'elle était un Baînte i<û-bas descendue,
Et que bientôt au ciel elle serait rendue.
On dit.vraî ; c-ar un an à peine s'écoula
Qu'en souriant, vers Dieu Cécile s'envola.
Géoile distnbusntEapsnauï pauvres.
jvGooi^le
SODVENIRS DE JEUNESSE.
Biob.Gooi^le
j,Goo>^le
j,Goo>^le '"
Souvenirs d'Miiice
Dqil.zMbïG00>^le
MVEIRS DE JEUN».
Oh I que ne piiis-je encore habiter Unis ton aile ,
Dans la maison des champs , la chambre malernclle
Prés de loi que ne puis-je y dormir chaque nuit ,
Jusqu'à l'heure où renaît la lumière et le hrutt .
Jusqu'à l'heure où , toujours la première levée ,
ovGoo<^lc
18S SOUVENIR DE JEUNESSE.
Tu venais en riant , d'une voix élevée ,
M'éveiller et fÏDir ces rèïes orageux
Qui , pour moi , de l'enrance empoisonnaient les jeux.
Ces rêves , dont j'étais jour et nuit poursuivie ,
Qui formaient, dans ma viCfune seconde vie
Idéale, sublime , et qui tue à jamais
L'existence réelle! Et toi , toi qui m'aimais :
« Enfant , me disais-tu , laisse tout penser grave
A l'âme des vieillards. L'atmosphère est suave ,
Viens voir du jour naissant les secrètes beautés ;
Que de naïfs plaisirs ton cœur n'a pas goâtés !
Du luxe et des grandeurs l'Ame se rAssasie;
Mais il est une intime et simple poésie
Que pour toi Dieu sema dans les champs d'alentour :
Viens , tu feras des vers sur le lever du jour ,
Et ton chant virginal, ainsi qu'une prière
Montera vers le ciel d'où descend la lumière. »
Et, de ma coudie alors levant le blanc rideau ,
Mamèr«, tu semblais soulever le fardeau
Qui pesait sur mon cœur ; et , soudain éveillée ,
Puis par tes douces mains avec soin habillée ,
Après avoir prié pour mon père et pour toi
Le ciel, où maintenant vous priez Dieu pour moi
Après avoir reçu de ta lèvre adorée
Ce baiser du matin dont la mort m'a sevrée ,
Plus calme , et ranimant mon cœur à ton amour .
Je te suivais aux champs pour voir lever le jour.
oyGooi^lc
30UVENlt1S DE JEUNESSE.
Et d'abord, sous cet orme à l'ombre séculaire ,
Qui sur la grande cour dresse un toit circulaire ,
Gomme pour abriter, avecson vert manteau,
Du soleil du midi les murs blancs du château ;
Sous cet orme où l'oiseau pose son nid de mouss(^
Où le roq matinal chante, où la poule glousse.
Où le paon fait briller son plumage étoile ,
D'abord tu t'arrêtais en égrenant du blé ;
Et la poule et le coq à la crête écarlatc
Accouraient en frappant ie gazon de leur pâte ;
Et le paon , déployant sa queue en tournesol ,
Leur disputait le grain qui tombait sur le sol ;
Et les oiseaux dans l'air jetaient mille ramages ,
Et le soleil jouait dans leurs brillants plumages.
Je rëviais en voyant ta sublime bonté
Embrasser la nature en son immensité ,
Se répandre , depuis les douleurs du génie
Jusqu'à l'agneau bêlant, en tendresse infinie ,
Et donner h tout être , hélas ! qu'on foule au pié ,
Une part de ton cœur , tout amour et pitié.
Je révais en voyant tout ce que l'homme blesse ,
Misère, probité, génie, amour, faiblesse ,
Dans ton Ame si grande et si simple à la fois
Trouver un sentiment , des larmes, une voix.
Cette troupe d'oiseaux . à tes pieds accourue ,
Peignait la pauvreté , qui , par toi secourue ,
Venait à la même heure , au bord de ton chemin ,
I8i SOUVENIRS OE, JEUNESSE.
Recevoir chaque jour l'aiiinADe de ta main.
La mère qu'accablait le poids de ses entrailles
Voyait doubler par toi le froment des semailles ;
Tu cacbais sous l'épi , dans nos moioons- glané ,
La layette de lin pour l'enfant nouveau-né;
Puis tu disais, avec un sourire céleste :
« La pauvre femme assise à son foyer modeste ,
Ce soir , en déliant les gerbes du faisceau ,
De ce fils qu'elle attend trouvera le trousseau ;
Et l'enfant , qui déjà pressentait la misère ,
Tressaillera joyeux dans le sein de sa mère. "
La cbarité. l'amour , ces divines vertus
Dont pour nous ennoblir Dieu nous a revêtus ;
La chanté, ce mot du céleste idiome
Qu'un ange è son l>erceau dut enseigner à l 'homme ,
La charité du Christ , qui fit naître la foi ,
O ma mère , elle était inépuisable en toi 1
Sur les douleurs du corps , sur les tourments de l'âme ,
Sur tout ce qui souffrait tu versais ton dictame :
Oui , l'amour qui console et guérit , tu l'avais.
Voilà pourquoi, marchant près de toi, je rêvais,
Pourquoi , quand je sondais ma pensée orgueilleuse ,
Qui demandait aux arts une gloire douteuse,'
Je me sentais rougir de désirer si peu :
Au lieu de tes vertus , la gloire. . . Oh I non , mon Dieu I
La gloire, écho qui meurt, terre un jour éboulée ,
Source qui se dessèche après s'être écoulée ;
oyGooi^lc
SOUVENIRS DE JEUNESSE.
La {{lotre qui n'a pas un ami près de soi ,
Celte gloire , o moa Dicul détournez-la de moi ,
Et faites-moi chercher la charité féconde
Dont ma mère, reçut la couronne en ce monde ,
Et qui vint se pencher riante à son chevet ,
Tx jour où Son exil ici-bas s'achevait.
oyGooi^lc
j,Goo>^le
SABINE DE VILLEMANE.
jvGooi^le
j,Goo>^le
SABINE DE VILLEMANE.
La Provence n'a pas toujours de ces doux hivers
durant lesquels les amandiers verdissent et étalent
sur les collines la neige de leurs fleurs au lieu de
cette neige de frimas qui couvre les coteaux des
pays du nord. Dans cette partie de la France trop
souvent vantée , et dont le ciel ni le sol ne valent
ovGoo<^lc
190 SABINE DE VILLEMANE.
leur réputation, il y a de rudes hivers Tdes froids
dévastateurs que le mistral rend plus pénétrants
et plus aigus; parfois l'hiver semble se venger de
sa mansuétude ordinaire, et, comme un homme
habituellement doux et calme , devient terrible
quand il se met en colère. Ainsi, lorsque l'hiver se
déchïifne sous ce ciel si bleu, si transparent, où
le soleil brille par les plus grands froids , il agit
avec une violence inattendue. Il ne s'assombrit
point, ne s'enveloppe pas de brouillards, ne se fond
pas en pluie comme les hivers du Nord : il s'avance
splendide et radieux, armé d'un beau soleil qui se
mire dans ses neiges et ses glaces dures comme du
fer, et qui semble , au lieu de les amollir, les dur-
cir encore sous ses rayons ; car le ciel souffle sur
la terre des bises sèches et mordantes qui conden-
sent les gelées. Alors le sol est brûlé par ce froid
dévastateur comme par un incendie ; les feuilles des
orangers se tordent et jonchent la terre ; la sève des
oliviers se tarit , et chaque rameau se noircit et se
dessèche comme au toucher des flammes; les her-
bes jaunissent et meiu-ent , et à peine le houx vi-
vace résiste-t-il à ces atteintes foudroyantes.
C'était dans le mois de janvier 1809; or, depuis
1799, jamais l'hiver provençal ne s'était montré
plus violent et plus resplendissant à la fois.ie ciel
oyGooi^lc
i
SABINE DE VILLEMANE. 191
avait été toute la journée d'un bleu vif plein d'é-
rlat ; le soleil , qui ne s'était pas voilé , avait semé
des gerbes d'or sur des champs couverts de neige
glacée , et s'était couché triomphant dans des nua-
ges de pourpre ; la nuit était venue toute brillante
d'étoiles et étalant comme une ceinture ondoyante
la voie lactée : on eût dit un magnifique ciel de
printemps , et pourtant l'intensité du froid était
telle que presque toutes les rues de la ville de ***
demeuraient désertes ; les maisons restaient her-
métiquement closes , les foyers étaient ardents , et
chaque tuyau de cheminée projetait sur le ciel une
épaisse colonne de fumée. Vers neuf heures il se
lit un grand mouvement dans le quartier de la no-
blesse , et les rues où sont situés les plus riches
hôtels semblèrent sortir de leur solitude et de leur
repos ; on vit passer et repasser les porteurs de
chaises, transportant dans ces espèces de cages
dorées l'élite du beau monde. Toute cette noblesse
du vieux temps se rendait à une fête magnifique
donnée par M. Brunn, riche négociant de New-
York. M. Brunn était venu en France pour s'éclai-
rer sur de grandes entreprises industrielles qu'il
voulait fonder aux États-Unis ; ses affaires étaient
tenninées , et il s'était rendu en Provence pçur y
chercher un climat plus doux , plus semblable à
oyGooi^lc
jvGooi^le
SABINE DE VILLEMANE. IDS
celui d'Amérique. La saison lui avait fait défaut, et
il attendait la fin de cet hiver rigoureux pour s'em-
barquer dans le port voisin. Les affaires manquant
à son esprit actif, M. Brunn se décida , pour éviter
les ennuis d'une vie oisive, à dépenser une cen-
taine de mille francs dans des fêtes qui mirent en
émoi et éblouirent toute la province.
Veuf depuis quelques années, M. Brunn avait
deux filles , l'une âgée de huit ans , l'autre de dix ;
son immense fortune devait être partagée entre ces
deux enfants ; il veillait sur elles avec une tendresse
pleine de sollicitude, et pour rien au monde il
n'eût consenti à s'en séparer. Voulant faire choix
. pour elles d'une institutrice habile, il se disposait
à aller à Genève avant de quitter l'Europe (on sait
que Genève est une pépinière d'institutrices) ; de-
vant partir dans peu de jours , il donnait ce soir-
là son bal d'adieu. Les deux reines de la soirée ,
celles qui étaient le plus fêtées , le plus admi-
rées , c'étaient les demoiselles de Villemane , sœurs
jumelles de vingt ans, également touchantes de
grâce , de fraîcheur et de cette candeur virginale
qui ajoutait au charme de leur esprit et de leur
beauté. Sabine et Marie (tels étaient les noms des
jeunes filles} n'avaient pas cette identité de visage ,
de taille, et cette conformité dans les |)enchants
oyGooi^lc
3AB1ME DE VILLEMANE
oyGooi^lc
ARIB DE ViLl,EMAKK
oyGooi^lc
196 SABINE DE VILLEMANE.
qu'on remarque toujours entre les enfants ju-
meaux ; si leure traits étaient les mêmes , l'expres-
sion en différait tellement qu'elle en faisait oublier
la ressemblance, Sabine avait un esprit énergique,
une imagination brillante , une instruction supé-
rieure , un cœur qui sentait profondément , et qui,
dans les luttes de la vie , devait toujours accepter
le côté de la souffrance et de la grandeur. Marie
était d'une nature timide et tendre, pleine de dou-
ceur et de passive bonté , créée pour un bonheur
sans orage , pour une vie facile et heureuse qu'on
lui faisait sans qu'elle s'en mêlât. L'une était faite
pour le dévouement, l'autre pour la reconnais-
sance ; l'une aurait su combattre le malheur, l'autre
y aurait cédé soumise et abattue.
Madame de Villemane, l'heureuse mère de Sa-
bine et de Marie , était devenue veuve fort jeune ;
elle avait consacré sa vie entière à ses filles, son
seul amour , la seule passion qui lui restât. Seule
elle voulait veiller sur ses filles; mais, dans son
humilité maternelle , elle douta d'elle-même et
craignit de ne pouvoir orner leur esprit de cette
instruction facile et de ces talents d'agrément qiy
ajoutent aux grâces naturelles des femmes. Elle
alla séjourner à Paris pour diriger l'éducation de
ses lilies, et, sous ses yeux, les maîtres les plus
oyGooi^lc
SABINE DE VILLEUANK. 497
habiles donnèrent un brillant développement à ces
jeunes intelligences.
Aussi, quand madame de Villemane revint en
Provence , toute la petite ville qu'elle habitait s'é-
mut d'admiration à la vue de ses charmantes filles,
et l'on vit bientôt s'empresser auprès d'elles les
jeunes gens de haut rang qui songeaient à se ma-
rier. Les demoiselles de Villemane avaient ce qu'on
appelle encore en province une belle fortune : cent
mille francs en dot et cinquante mille francs de
plus après la mort de leur mère ; elles jouissaient
ainsi dans la maison maternelle d'un revenu de
quinze mille francs , revenu regardé comme très
beau dans une petite ville. Ces quinze mille francs
étaient le produit annuel d'une ferme de modeste
apparence , mais entourée de riches et vastes ter-
res plantées d'oliviers. A la place de cette ferme
on voyait autrefois le château de Villemane ; la ré-
volution l'avait rasé, etle père de Sabine et de Marie
avait pensé sagement qu'il lui convenait mieux
de faire valoir ses terres, qui étaient d'un revenu
assuré , que de reconstruire par vanité une habi-
tation qui ne produirait rien.
Madame de Villemane songeait à marier ses flUes,
et déjà , dans la ville , on regardait comme décidée
l'union de Marie de Villemane avec Alfred de Bel-
ovGoOi^lc
19H SABINt: DE Vll.LEMANR.
fond, bon et noble jeune homme qui convenait
en tous points à la douce jeune fille , décidée par
le choix de sa mère, heureuse de pressentir qu'elle
serait aimée , et s'abandonnant confiante à toutes
les émotions qui précèdent le bonhenr.
Marie était depuis quelques jours la fiancée
d'Alfred de Belfond. Au ba! donné par M. Brunn,
elle dansait, rieuse et tendre, avec, lui, et lui par-
lait à mi-voix sans qu'on y trouvât rien à dire ; car
on savait que ces deux jeunes gens , si beaux , si
naturellement heureux, n'auraient bientôt plus
qu'une même destinée et qu'un même nom. Ma-
dame de Villemane aurait voulu marier Sabine le
même jour que Marie ; ellç avait pensé pour elle
au comte d'Urène, héritier d'un des plus grands
noms de la Provence, plein d'esprit et d'imagina-
tion, et qui saurait apprécier, pensait^elle , l'in-
telligence éclairée et l'âme noble de Sabine ; mais
la jeune fille , pleine de défiance dans l'attente du
bonheur, comme tous les cœurs qui sentent pro-
fondément et qui demandent trop à la vie, ne cé-
da pas aussi vite que sa sœur au désir de sa mère.
Elle avait appris que le comte d'Urène, avant de
la demander en mariage, s'était enquis de sa dot,
et la pensée que, elle si fière, si désintéressée
dans ses sentiments , elle aurait pu être marchan-
ovGoo<^lc
SABINE DB VILLEHANE. l!iu
dée, l'avait blessée vivement; mais depuis que le
comte l'avait vue, il s'était efforcé, par. son em-
pressement et seS' soins respectueux, par toutes
les grâces d'un esprit supérieur, d'effacea" une im-
pression défavorable, et, à son insu, Sabine avait
insensiblement cédé au bonheur de se croire ai-
mée par un homme doué d'une vive intelligence ,
qui avait vite et habilement compris la nature de
cette noble jeune fille, et était parvenu à paraître
auprès d'elle un homme de cœur. Le comte d'U-
rène avait une physionomie mobile et aussi ex-
pressive pour le mensonge que pour la vérité. Sa-
bine se crutsincèrement aimée, eten ceci nousn'ac-
cuseronspîis son esprit d'avoir étéen défaut, car la
véritable grandeur, la plus incontestable supério-
rité" morale , ce n'est pas de douter du bien , c'est
d'y croire parce qu'on le sent en soi. Elle se crut
donc aimée, et elle embrassa ardemment ce rêve,
elle qui d'abord l'avait repoussé ; elle y crut len-
tement, mais elle y crut enfin avec toute la viva-
cité de son âme , et le soir de cette fête , tandis
que sa sœur se montrait naïvement heureuse aux
yeux de tous , Sabine dérobait son bonheur aux
regards , mais elle était heureuse aussi. Jamais le
comte d'Urène n'avait été plus aimable , plus na-
turellement bon et spirituel. 11 avait dissipé les
ovGoo<^lc
>00 SABINE DB VILLEMANE.
derniers doutes de Sabine , car ce soir-là , en la
voyant si belle, si supérieure aux autres femmes,
il la pressa, avec un entraînement qu'il ressen-
tait en effet, de confirmer le consentement qu'il
avait obtenu de sa mère. Sabine , pleine de foi en
cet amour qu'elle partageait, consentit d'un re-
gard et dit avec émotion :
— Demain on signe le contrat de mariage de
ma sœur, venez assister à celte fête de famille.
— On y signera aussi ie nôtre! s'écria avec
amour le comte d'Urène.
— J'y consens, dit Sabine sans hésiter, car je
crois que vous m'aimez.
Et ce bal , qui d'abord s'offrait à son imagina-
tion comme un plaisir vague , devint une fête de
bonheur. Elle cueillit les blanches fleurs de l'o-
ranger aux vases qui ornaient les salles , et , sans
parler , elle en partagea avec celui qu'elle aimait
une branche dont ils gardèrent chacun la moitié ;
puis , échappant au bonheur pour en savourer l'i-
mage , elle se réfugia dans les bras de sa mère et
lui dit en pleurant :
— Je suis heureuse, heureuse comme Marie.
Sa mère la comprit, et rayonnante elle sortit du
btd avec ses deux filles. En descendant le vaste
escalier, elle les pressa sur son cœur en pleurant
oyGooi^lc
SABINE DE VILLEHANE. 301
de joie. Aucune pensée pénible ne vint troubler
le cœur des jeunes filles; elles s'endorroireut ,
après avoir épuisé ces pures et intimes confiden-
ces qu'elles avaient à se faire , et l'image du len-
demain passa dans leurs rêves comme iwur leur
faire pressentir des joies inconnues. Au réveil,
elles parlèrent encore de leur amour, elles échan-
gèrent encore leurs touchantes et naïves pensées,
puis elles sentirent le besoin d'aller répéter à leur
mère ce qu'elles s'étaient dit entre elles.
Elles éprouvèrent une triste surprise en ne
trouvant pas madame de Villemane dans sa
chambre.
— Madame est partie pour la ferme au point du
jour, répondit une vieille gouvernante à leurs in-
quiètes questions.
— Ma mère est à la ferme par ce temps si froid !
s'écria Sabine.
— C'est justement cette terrible gelée qui l'a
fait partir, répondit la gouvernante. On craint
que le froid de cette nuit ait tué les oliviers,
et madame votre mère a voulu s'assurer de la
vérité.
— Je vais la rejoindre , dit vivement Sabine ;
reste, Marie , ta présence est nécessaire ici.
Et , sans écouter les objections de sa sœur, elle
oyGooi^lc
iU! SABINE DE VILLEMANE.
disparut et se lit conduire à !a ferme , située dans
les environs de ***.
Elle trouva sa mère dans les champs dévastés
par le froid: elle explorait courageusement, avec
les cultivateurs les plus expérimentés , ces beaux
vergers d'oliviers , hier encore si pleins de sève et
de vie, aujourd'hui desséchés, tués par la gelée;
car le malheur était réel : une nuit avait suffi pour
anéantir les revenus de madame de Villemane et
de ses filles. A l'air morne et désespéréde sa mère,
Sabine devina toute l'étendue de cette perte ; elle
savait qu'après une mortalité d'oliviers les pro-
priétaires ne peuvent espérer avant dix ans aucun
revenu de leurs terres ; elle comprit que sa sœur
et elle n'avaient plus de dot , et qu'à la perte de
leur fortune viendrait se joindre la perte de leur
bonheur; mais elle cacha sa douleur pour ne pas
augmenter celle de sa mère.'
En voyant son courage et sa résignation, ma-
dame de Villemane regarda sa fille avec une ten-
dresse mêlée d'admiration, et, comme pour de-
mander courage à cette âme plus forte que la
sienne :
— .Que faire ? dit-elle avec abattement et en ver-
sant des larmes.
— Pxrire à l'instant, répondit Sabine, au no-
oyGooi^lc
SABliSE DK VILLEMANE. 30,1
taire qui devait passer ce soir notre contrat de
mariage , lui déclarer que nous sommes ruinées ,
lui dire d'en répandre la nouvelle dans la ville, de
la faire parvenir au comte d'Urène et au fiancé de
ma sœur, et attendre leiu* décision. Si le change-
ment de notre fortune les éloigne de nous, nous
n'aurons pas à les regretter, ma mère , et nous
saurons, pour lutter contre le sort, mettre à
profit les talents que vous nous avez donnés.
Si, au contraire, ils nous aiment assez pour
nous épouser sans dot, oh! alors, vous le sen-
tez bien, ma mère, nous serons plus heureuses
qu'hier.
Et la noble jeune fille écrivit elle-même à
l'homme d'afiàires de sa mère les détails du dé-
sastre qui les ruinait. La nouvelle s'en répandit
bientôt dans la ville, et, quand madame deVille-
mane et sa fdle y arrivèrent , tout le monde en
était instruit. Marie se jeta dans les bras de sa
mère et de sa sœur, mais ce fut sans douleur.
— 11 n'est pas changé, s'écria-t-elle rayon-
nante; il est venu me le dire lui-même, et ce
soir, ma mère, il veut signer le contrat, comme
c'était décidé.
— Je le savais , dit madame de Villemane; Al-
fred de Belfond est un noble jeune homme!
oyGooi^lc
soi SABINE DP, VILLEMANE.
— Et lui, n'a-t-il pas paru? demanda Sabine
d'une voix tremblante.
Le silence que garda sa sœur lui fit comprendre
que le comte d'Urène ne s'était pas présenté ; elle
pâlit, mais rien ne trahit l'amertume de ses pensées.
Le soir, à l'heure où l'on devait signer le contrat
de mariage des deux sœurs, Alfred de Belfond, le
fiancé de Marie, arriva avec sa famille. Il était heu-
reux comme un homme qui fait une bonne action.
Tous les parents, tous les amis étaient rassemblés ;
mais le comte d'Urène, le fiancé de Sabine, n'ar-
rivait pas. Madame de Villemane regardait sa fille
avec une sorte d'efl'roi. Sabine restait morne et si-
lencieuse en face du bonheur de sa sœur et parais-
sait absorbée dans une méditation accablante. Sa
mère voulut la rappeler à ce qui se passait autour
d'elle par des paroles affectueuses, mais elle ne
répondit point. On essaya de l'éloigner pour lui
épargner le spectacle de la félicité de sa sœur; elle
ne parut pas comprendre; mais lorsqu'on fit la
lecture du contrat de Marie , au moment où les
jeunes époux allaient y apposer leur signature, Sa-
bine se leva :
— Moi aussi, dit-elle, j'ai ce soir un contrat à
signer; attendez-moi, mon absence ne sera pas
longue.
oyGooi^lc
SABINE DE V1LI.BMANE. lOS
Et elle s'élauça pour sortir; sa mère se précipita
sur ses pas.
— Où vas-tu, ma pauvre enfant? s'écria-t-elle
avec désespoir; la douleur te fait oublier l'orgueil
qui doit soutenir notre infortune.
— Oh I ma laère, dit la jeune fille d'un ton dou-
loureux, vous ne me devinez pas? laissez-moi ac-
complir mon dessein.
Et , se dégageant des bras de sa mère , elle fran-
chit l'escalier et sortit.
On entoura madame de Villemane , elle ne put
suivre sa fille ; on envoya à la recherche d^ Sabine,
et chacun demeurait dans l'attente et l'anxiété,
lorsque tout à coup elle reparut , non plus triste ,
abattue, mais le regard inspiré, le visage rayon-
nant d'exaltation, et plus belle du reflet de ses
nobles pensées.
— Ma mère, dit-elle d'une voix ferme, j'ai aussi
un contrat à passer; permettez-moi d'en finir avant
ma sœur ; la personne qui doit le signer avec moi
est là, dans la salle à côté; je vais lui dire d'en-
trer.
— Quoi ! le comte d'Urène? murmurèrent quel-
ques voix.
Sabine jeta autour d'elle un regard plein de
fierté , puis elle sortit , et après quelques minutes
oyGooi^lc
iOe SABINt; DB V]|.LEMA^E.
elle rentra dans le salon avec M. Brunn. Ce fut un
mouvement de surprise générale ; personne ne de-
vinait ce qui allait se passer.
— Écrivez, dit Sabine au notaire d'un ton d'au-
torité :
« Entre les soussignés, M. Brunn, négociant à
» New- York, et mademoiselle Sabine de Villemane,
" a été convenu ce qui suit : mademoiselle de Ville-
» mane s'engage à demeurer dis ans dans la maison
» de M. Brunn , en qualité d'institutrice de ses fil-
>• les , dont l'éducation lui est confiée dès ce jour,
- et M. Bi;unn s'engage , de son côté , à payer à ma-
» demoiselle de Villemane une pension annuelle de
" douze mille francs. "
— Et maintenant , dit-elle au notaire , ajoutez
. ce que je vais dicter au contrat de ma sœur ;
> Je désire que ma bien-aimée Marie accepte
■ comme souvenir de moi une pension de cinq mille
» francs , qui remplacera le revenu de la dot qu'une
» nuit de désastre lui a fait perdre. Que ma bonne
- mère me donne la même preuve d'affection , les
" deux mille francs qui me resteront suffiront à mes
«besoins. «
— Ma fUle ! s'écria madame de Villemane tout
en larmes, j'ai pu supporter la perte de ma fortune;
mais si je te perdais, je mourrais!
oyGooi^lc
SABINE DE VILLEMANi:. 307
— Eh! puis-je vivre ici? lui dit tout bas la noble
fiHe;vous oubliez donc qu'il n'est plus, de repos
pour moi que dans l'éloignement et l'oubli î C'est
trop de douleur, o ma mère! n'ébranlez pas ma ré-
solution.
Et, pleine de force d'âme, elle signa son engage-
ment avec M. Brunn et l'acte de la donation qu'elle
faisait à sa mère et à sa sœur; puis, comme épui-
sée par tant d'émotions , elle tomba sans connais-
sance. Quand elle revint à elle, elle avait enseveli
sa profonde douleur , elle était calme et inébranla-
btement affermie dans sa 'résolution. Elle passa
quelques jours encore auprès de sa mère ; elle fut
témoin du bonheur de sa seeur , et se rappela tris-
tement cette dernière nuit de bal où le même bon-
heur lui était promis ; mais elle ne montra pas un
regret pour ses illusions perdues. Elle ne revit plus
le comte d'Urène et ne prononça jamais son nom.
Elle présenta son absence à sa mère comme une
nécessité.
— Ici, disait-elle, j'aurais troublé par ma pré-
sence le bonheur de ma sœur et votre repos; là-
bas je vivrai pour vous dans l'espérance de vous
revoir un jour. Je reviendrai, ajoutait-elle en sou-
riant tristement, quand je serai vieille fille, et alors
je serai l'institutrice des enfants de ma sœur.
oyGooi^lc
SOS SABINF. DE VILLEMANF..
Ce fut ainsi. Elle partit, et durant dix ans elle
vécut d'une vie de dévouement et de labeurs
sur cette terre d'Amérique , où tout lui était
étranger. — Elle vit s'épuiser tristement sa jeu-
nesse, sentant au coeiu* cette blessure toujours
saignante d'un amour brusquement détrompé,
d'une illusion arrachée sans pitié, perdue sans es-
poir. Ce qui répandait un peu de calme sur ses
souffrances, c'était la pensée du bonheur de sa
sœur et de la vie tranquille et honorable qu'elle
avait assurée à sa mère par son sacrifice. Le temps
n'effaça pas les tristes'souveuirs de son âme , mais
il se mêla à sa tristesse une gravité douce et ferme
à la fois. M. Brunn ne pouvait pas comprendre
toute la sujïériorité d'esprit de mademoiselle de
Villemane , mais il sut apprécier ia bonté de son
cœur et sa grandeur d'âme , et, lorsqu'elle eut ter-
miné l'éducation de ses filles, il lui offrit avec res-
pect de devenir leur mère et de partager sa fortune
et son nom. Sabine refusa. lSop engagement était
rempli : elle voulait revoir sa mère et sa sœur.
Après dix ans de lutte, de privation, de travail;
après les dix plus belles années de sa vie si triste-
ment dépouillées des joies de la famille , des char-
mes de la patrie , de toutes ces vives illusions du
cœur si hâtivement étouffées pour elle; après ces
oyGooi^lc
SABlIiF. DE VILLEMANF,. SOO
dix ans passés dans l'isolement de l'âme, le plus
cmei de tous, elle revint parmi les siens et fut
bénie comme une providence qu'on respecte et
qu'on aime. Elle acheva ses jours en vivant pour
autrui et en cherchant à s'oublier elle-même pour
ne pas trop souffrir. Combien de nobles et jeunes
vies se traînent ainsi! combien d'âmes faites pour
sentir et donner le bonheur auxquelles le bonheur
a failli ! combien de cœurs dont tes sentiments
sont refoulés! combien, dans ces jeunes femmes
oyGooi^lc —
SIO SABINE DE VILLEHANt.
d'élite, dans ces institutrices pai' dévouement, de
vives intelligences, d'esprits supérieurs, de ta-
lents vrais asservis à cette difficile carrière qu'elles
suivent honorablement , pleines de foi et de vertu,
et cachant au monde les qualités brillantes aux-
quelles le monde aurait applaudi !
oyGooi^lc
A MA FILLE.
Ces récits dédiés à vous deux,o malîile,
Ne sont plus que pour toi, mon seul bien aujourd'hui;
Ton Trére n'est plus là ; de mes bras il a fui ,
Il est auprès de Dieu l'ange de sa famille.
Désormais il n'a plus besoin de nos leçons ;
Il pénétre là-haut la sagesse profonde ;
Il sait ce que jamais nul ne sut dans ce monde ,
Où , déçus par l'orgueil , ignorants nous passons.
Quand tu me vois pleurer de ces larmes de mère
Dont la source étemelle est dans un souvenir,
Tu me dis , dans ta douce et riante chimère :
« Il est allé voir Dieu , mais il va revenir f »
ovGoo<^lc
m A MA FILLE.
]l ne reviendra pas, o ma pure rolomlie;
Mais un jour, iorsqu'ici j'aurai lixé ton sorl ,
J'irai le retrouver, et, pleurant sur ma tombe.
Alors tu romprendras ce que c'est que la mori !
7 juillet 1844
55645408
Dqil.zMbïG00>^le
jïGoo>^le —
j,Goo>^le