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Full text of "Historiettes morales"

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HISTORIETTES MORALES. 



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^- , Paris — TyMTïjhie flp COSSOB , iub du four-ïsim-Otmiain, ^7. \||) 



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j,Goo>^le. — 



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PROSE ET POESIE 



PARIS 

LIBRAIRIE PITTORESQUE DE L* JEUNESSE. 

12. Rue Caumarlin 

1846. 

IJqiBIOb.GoOl^Je 




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HISTORIETTES 

MORALES. 

PAR MADAME LOUISE COLEÏ. 



■ PARIS, 



GABRIEL ET MALLET, LIBRAIRES, 

Pisfiage du Saumon. 



Biob.Gooi^le 



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DEDIMCe A m 



chsrs et beaux enfanlsl ô doux oubli du monde! 
Charme des jours présents, baume des jours passés! 
Quand je baiss à la fois vos têtes brune et blonde , 
Quand je vous tiens tous deux sur mon sein enlacés , 



Si vous me souries . toute douleur s' efface ; 
J'entrevois dans vos yeux comme un rsflet du ciel ; 
Le siècle et ses clameurs alors n'ont plus de place 
Dans mon cœur, tout entier à l'amour maternel. 



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DÉDICACR A MES F.NFAJNTS, 

Je ne pense qu'à vous , je renais , et j'oublie 
Que pur moi de la vie arnve le déclm. 
A mes jours écoulés votre avenir se lie. 
Et je retmuve en îous comme un second destin. 



Qu'il m'est doux d'épier avec sollicitude 
Le germe à peine éclos de vos jeunes penchants I 
Chaque jour, pour mon cœur, quelle ineffable étude 
Que vos instincts heureux et vos désirs touchants i 



Quel charme de guider votre âme vierçe encore 
Dans tes nobles sentiers que vous suivrez un jour, 
Aux luttes à venir de former votre aurore 
Par des récits naifs et graves tour à touri 



Les exemples du bien intéressent l'enfance , 
Suivez-les Pratiquez la morale du Christ : 
Plutôt qu'Être offenseurs , sachez subir l'offense. 
Soyeî bons : un grand cœur vaut mieux qu'un grand esprit 



t,7cob,Goo<^lc 



DÉDICACt: A MliS ENFANTS. 

Au malin de la vie. enfants, la gloire est belle: 
Elle attire , elle enchante , elle ennoblit parfois ; 
Hais il ne faut jamais . quand sa voix nous appe! 
Lui laisser dans nos cœurs étouffer d'autres von , 



Les voiï de ces vertus plus belles que la gloire : 
Le dévouement, l'amour, le respect du malheur. 
C'est à ces purs instincts , enfants . qu'il vous faut croire, 
Ils rendent l'homme heureux en le rendant meilleur. 



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PIC DE LA MIRANDOLE, 



Konvflle bUlorl^BC dn ^olnzl^mc nlèclf. 



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source de gloire et de félicité. 

L'histoire que je vais vous conter vous prouveru 



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H PIC DE LA MIBANDOLE 

à quel bonheur gt à quelle renommée pjeut conduire 
l'amour de l'étude. 

Près de Modène , en .Italie , dans un vieux châ- 
teau fortifié , vivait , au quinzième siècle , François 
de la Mirandole ^ comte de Concordia. 

Ses ancêtres avaient été des princes puissants et 
des guerriers célèbres ; ils s'étaient fait redouter de 
tous leurs voisins et principalement des Eonacossi, 
seigneurs de Mantoue, qui avaient voué une haine 
héréditaire aux comtes de la Mirandole. Au mo- 
ment où commence notre histoire , cette haine 
n'était pas éteinte. Des querelles toujours renais- 
santes l'alimentaient , et François de la Mirandole 
se tenait constamment sous les armes pour repous- 
ser les attaques du seigneur Bonacossi , qui avait 
de puissants partisans dans le gouvernement de 
Modène. Le comte François avait trois fils : les deux 
aînés, partageant son humeur belliqueuse , avaient 
embrassé avec joie la carrière des armes; mais le 
plus jeune , Jean Pic de la Mirandole , qui n'avait 
que dix ans , enfant rêveur et doux , fuyait tous les 
exercices bruyants et passait les heures à étudier 
auprès de sa mère, qui avait pour lui une tendre 
prédilection. Son père contrariait ses goûts paisi- 
bles; il le traitait durement et lui disait parfois 
qu'il serait la honte d'une famille dont tous les 



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I . 



Pic delà Mirandole. 

i>qi»MbïGoo>^-|e 



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PIC DE LA MIDANDOLE. 9 

ancêtres s'étaient fait un nom dans la guerre, f/en- 
fant ne versait pas de larmes à ces reproches, il y 
était presque indifférent, car il sentait qu'il avait 
en lui de quoi se justifier un jour. 

Sa mère, douée d'un esprit éclairé, était heu- 
reuse de voir un de ses fils se consacrer à l'étude ; 
elle suivait les progrès de cette jeune intelligence, 
et elle était étonnée de la voir embrasser sans ef- 
fort les diverses branches des sciences et des arts. 

A dix ans, il connaissait déjà toute la littérature 
ancienne , et il faisait des vers qui étaient admi- 
rés par tous ceux qui les entendaient. Sa mère 
aimait à les lui faire répéter, et souvent, dans un 
transport d'orgueil et de tendresse matenielle, elle 
s'écriait : — Jean est un enfant providentiel, des- 
tiné à de grandeschoses. 

Elle n'avait pu faire partager cette opinion au 
comte François , son époux ; mais elle avait enfin 
obtenu de lui qu'il laisserait grandir en paix le no- 
ble enfant dont il ne devinait pas le génie. 

Cependant une nouvelle discussion entre le sei- 
gneur Bonacossi et le comte de la Mirandole devint 
la cause d'une guerre où les deux familles jurèrent, 
en prenant les armes, de ne les quitter qu'après 
que l'une d'elles serait anéantie. T-es combats fu- 
rent longs et meurtriers; des deux côtés la valeur 



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tu l'IC DK LA M1RAMH)LF.. 

était la même , et la victoire ne se serait pas déci- 
dée à nombre égal ; mais le comte François , qui 
n'était pas aimé, vit se coaliser contre lui plusieurs 
princes voisins, et il fut vaincu par Bonacossi; ce- 
lui-ci aurait exterminé la race entière du comte si 
le gouvernement de Modène n'était intervenu. Les 
Mirandole eurent la vie sauve, mais tous leurs biens 
furent confisqués et on les exila des États de Modène. 
où ils ne pouvaient rentrer sous peine de mort. 

Ce fut un jour de grande douleur pour le comte 
que celui où il fut chassé avec sa famille du châ- 



teau de ses pères, et où il dut aller mendier sur la 



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ne DB LA MIRAKDOLE. 11 

terre étrangère le pain de Thospitalité; il versa des 
tannes de rage en passant sous la porte blasonnée 
de son manoir féodal , et ses fils aines , forcés de 
contenir leur indignation contre le vainqueur , 
poussèrent un cri semblable au rugissement de 
jeunes lionceaux. I^ur mère, qui tenait par la main 
son plus jeune fils, était accablée d'un inome dé- 
sespoir; l'enfant comprit tout ce que sa douleur 
muette avait de profond , et il lui dit d'une voix 
ferme et pleine de conviction : — Consolez-vous, 
ma noble mère, nous reviendrons un jour; nous 
ne mourrons pas sur la terre d'exil. 

La comtesse de la Mîrandole avait un frère, 
prieur d'un couvent près de Bolt^ne; elle résolut 
d'aller lui demander asile pour sa famille. Fm Ri- 
naldo accueillit les exilés avec tous les égards et tout 
l'empressement dus au malheur; il mit à leur dis- 
position une petite vitia dépendante du monastère ; 
ils y trouvèrent une vie douce et calme. 

Mais le comte et ses fils aines , accoutumés au 
luxe et au commandement, ne pouvaient se faire à 
cette existence obscure. Ils se lièrent d'amitié avec 
plusieurs gentilshommes des environs; ils allaient 
chasser surleurs terres, prenaient parti dans leurs 
querelles et tâchaient ainsi de gagner leur amitié 
et de les décider à leur prêter des troupes pour re- 



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11 PIC DK LA HIRAN1XH.Ë. 

conquérir leur patrimoine. Jean ne suivait pas son 
père et ses frères dans ces excursicais ; il restait 
toujours auprès de sa mère et de sononcle le prieur, 
homme sage, plein de science et de bonté, qui avait 
pour lui la plus tendre aflection et qui dirigeait ses 
études. L'intelligence de l'enfant grandissait cha- 
que jour sous un pareil maître, et bientôt il sur- 
passa en esprit et en érudition tous les religieux du 
monastère. U restait des heures entières enfermé 
avec son oncle dans la vaste bibliothèque du cou- 
vent; ils apprirent ensemble le latin, le grec, te 
chaldéen, l'hébreu et l'arabe, et ils étudièrent 
tous les ouvrages écrits dfins ces diverses langues. 

Je ne pourrais vous dire , enfants , que de plaisirs 
vifs, que de joies complètes , ces études variées fi- 
rent goûter au jeune Pic de la Mirandole. U vivait 
avec tous les peuples anciens , qui venaient tour à 
tour lui parler leurs idiomes et l'entretenir de leurs 
gloires. 

En cultivant son esprit, son oncle n'avait paftné- 
gligé d'éclairer son âme; avant de lui enseigner 
les sciences de la terre , Fra Rinaldo l'avait initié à 
une science vraiment divine , à celle qui oe nous 
apprend pas à connaître Dieu , car Dieu nous est 
révélé par un instinct de l'àme et par les œuvres 
sublimes de la création , mais qui nous fait distin- 



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PIC DE LA MIRANDOLE. iS 

guer dans les religions la vérité de Terreur et nous 
montre combien le christianisme est supérieur aux 
autres cultes. 



Jean étudia les livres saints avec foi; il en 
pénétra les m ' " i que Dieu dérobe 

souvent aux t va ou superficiels; 

puis , lorsqu'i i les deux grands 

codes de nos c et l'Évangile, il lut 

les écrits que t les docteurs nous 

ont laissés sur t il fut bientôt versé 

dans toutes les profondeurs de cette haute science 
qu'on appelle la théologie. Cette science était alors 
en honneur dans toutes les universités de l'Europe; 
chaque année les pins célèbres professeurs faisaient 
soutenir des thèses par leurs élèves , et ceux qui 



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là PIC DE LA MfDANDOLE. 

pouvaient résoudre les questions difliciies propo- 
sées par leur maître étaient couronnés en public. 
Jean , quoique absorbé par le travail et l'étude , 
ne pouvait être indifférent aux chagrins de ses pa- 
rents. Bien qu'il ne partageât pas les goûts et les 
idées de son père, il admirait avec respect ce vieux 



guerrier vaincu , qui brûlait de recouvrer par les 
armes les domaines de ses ancêtres et qui se con- 



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PIC DE LA HIRANDOLE. ir. 

sumait en voyant chaque jour s'éloigner aon espé- 
rance. Un soir, le comte était rentré avec ses flls 
aînés, plus mécontent que de coutume; il arri- 
vait d'un château voisin, habité par un seigneur 
puissant , qui lui avait promis plus d'une fois le se- 
cours de ses armes , et qui , sommé de tenir sa pa- 
role , venait de lui faire une réponse évasive. De 
retour dans sa modeste habitation , le comte exhala 
toute l'amertume de aes pensées, s' écriant qu'il ai- 
merait mieux se donner la mort que de vivre plus 
longtemps dans l'abaissement où ses revers l'avaient 
placé.Ses fiis aînés répétèrent ses paroles, et ils jurè- 
rent d'aller se faire tuer dans quelque guerre étran- 
gère plutdt que de languir dans l'obscurité. Témoin 
de cette douleur violente, la comtesse versa des lar- 
mes, et son fils Jean tâcha de calmer le désespoir 
de son père et de ses frères. Mais , voyant qu'il ne 
pouvait y réussir et qu'on répondait par le sar- 
casme à ses paroles de paix , le noble enfant resta 
rêveor, réfléchissant s'il ne trouverait pas quelque 
moyen de rendre à ses parents le bonheur et la 
tranquillité. 

Tandis que la famille exilée se livrait à la douleur, 
Fra Rinaldo , le prieur du couvent , entra dans 
l'appartement où elle était réunie. — Je vous an- 
nonce, dit-il. une nouvelle qui sera sans doute foçj 



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IS PIC m. LA HIRANDOLK. 

indifiërente à plusieurs d'entre vous, mais que Jean 
ai^rendrâ avec intérêt. — Laquelle? dit avec viva- 
cité ie jeune Pic de la Mirandole , accourant vers 
son oncie. — L'arrivée du célèbre professeur LuUe : 
il vient pour faire soutenir des thèses de théologie 
aux élèves de l'Université de Modène. — Oh! que 
je voudrais le voir, s'écria l'enfant avec enthou- 
siasme; Lulie, le plus grand savant de l'Europe! 
Oh! mon oncle, ce doit être un homme bien mer- 
veilleux. Puis, s' apercevant que son admiration 
naïve excitait l'ironie de ses frères , il se tut ; mais 
il prit en silence une grande résolution. 

Lorsque le prieur se leva pour sortir, il le suivit, 
et, aussitôt qu'il put lui parler sans témoins, il lui 
dit : — Mon oncle , je veux aller à Modène , je veux 
voir le célèbre professeur Lulle , je veux soutenir 
une thèse devant lui et faire honneur au nom de 
mon père! Mon oncle, croyez-vous que je serai 
vainqueur ou que mon désir soit une illusion de 
l'orgueil? — Enfant, répondit Fra Rlnaldo, ta 
pensée est noble et grande , et , quoique bien jeune 
encore , je te crois assez savant pour soutenir unp 
thèse devant Lulle ; mais comment aller à Modène? 
ta famille en est proscrite et elle ne peut y rentrer 
sous peine de mort; toi-même, malgré ton âge, tu 
asété compris dans cette horrible proscription. Ce 



DqitizëcibvGoOl^lC 



PtC DE LA MIBAM}OL&. 17 

serait un acte de démence d'exposer ta vie pour un 
vain désir de gloire ! — Oii ! vous ne m'avez pas 
compris! s'écria Jean avec douleur; ce n'est point 
un désir de gloire qui m'anime , c'est une pensée 
meilleure ! Et alors il dit à son oncle ce qui le 
poussait à ce périlleux projet; et le religieux, tou- 
cha et convaincu par la sagesse de ses paroles et 
par la sublimité de son dévouement, lui promit de 
le seconder. Il fut résolu qu'on cacherait son voyage 
à sa famille, et. que le lendemain il partirait, ac- 
compagné d'un frère lai, sous prétexte de se ren- 
dre à un couvent voisin , dont le supérieur désirait 
le connaître ; mais qu'il prendrait en réalité la route 
de Modène, où il arriverait sous le seul nom de 
Jean , comme un jeune écolier recommandé au cé- 
lèbre Lulle par Fra Rinaldo , qui avait connu autre- 
fois ce célèbre professeur. 

Après avoir obtenu cette promesse du prieur, 
l'enfant tomba à ses genoux et le remercia en pleu- 
rant d'avoir consenti à son voyage ; le religieux le 
< bénit, puis ils se séparèrent. Jean ne put dormir 
de la nuit: tout ce qu'il aurait à dire au professeur 
LuUe s'agitait dans son esprit; la crainte d'un 
échec le tourmentait, et l'espérance d'un succès 
jetait du feu dans ses veines. Quand le jour parut , 
il se leva et courut au monastère chercher son 



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18 PIC DE LA MIRANDOLE. 

oncle ; Fra Binaldo vint à lui , et ils allèrent ensem- 
ble auprès de sa mère. Ce fut avec beaucoup de 
peine que le prieur obtint de la comtesse que Jean 
irait passer quelques jours chez le supérieur d'un 
couvent voisin ; la pauvre mère n'avait jamais quitté 
son enfant , et elle sentait qu'elle allait se trouver 
bien isolée pendant son absence. Cependant , Fra 
Rinaido lui ayant représenté que ce voyage aurait 
un but d'utilité pour son fils, elle ne s'y opposa 
pas, mais elle versa des larmes en.le voyant partir. 

Fra Nicolo , frère lai à qui étaient confiés les 
embellissements du jardin du monastère et qui 
avait une affection particulière pour Jean, fut chargé 
de l'accompagner, de l'entourer de ses soins et de 
le protéger de son expérience. 11 monta sur une 
petite mule blanche qui servait aux frères quêteurs 
du couvent, assez fringante pour les mener d'un 
bon pas, assez douce pour les conduire sans dan- 
ger. Jean , après avoir embrassé ses parents , sauta 
en croupe derrière Fra Nicolo , et ils prirent ainsi 
la route de Modène. 

L'enfant avait caché dans son sein la lettre que 
son oncle lui avait donnée pour le docteur Lulle , 
et il avait mis dans un petit sac attaché h sa cein- 
ture toutes les thèses de théologie qu'il avait écrites 
d'après ses études; il savaitqu'en les relisant at- 



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PIC DE LA MJHANUOLE. 19 

tentiVeiuent avant de soutenir celle qui lui serait 
proposée par le docteur, il pourrait en résjoudre 
hardiment toutes les questions; car son intelligence 
avait épuisé la science de la théologie comme toutes 
les autres. Plein de sécurité sur ce qu'il aurait à 
répondre au célèbre professeur, il fit son voyage 
galment et en se livrant à toutes les distractions 
de l'enfance ; car, chose remarquable , il joignait 
au plus grand savoir tous les goûts de son âge; 
c'est ce qui faisait qu'on l'admirait et qu'on l'aimait 
en même temps. Dieu lui avait donné un génie qui 
pénétrait tout facilement, et l'enfant, travaillant 
sans effort, n'était pas vieilli précocement par l'é- 
tude. 

Chemin faisant, il se livra à mille joies folles: 
souvent , sous prétexte de soulager sa monture , il 
mettait pied à terre, et, s' élançant à travers champs, 
il allait cueillir des fleurs nouvelles pour son her- 
bier ou demander aux vendaiiigeurs quelques-unes 
de ces belles grappes du raisin délicieux d'Italie, 
dont les ceps se suspendent aux arbres en guirlan- 
des de verdure; il rapportait toujours à Fra Nicolo 
la moitié des fruits qu'on lui donnait, et il s'amu- 
sait à remercier les vendangeurs en arabe ou en 
hébreu, ce qui faisait beaucoup rire ces bonnes 
gens qui ne le comprenaient pas. D'autres fois, pre- 



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ia PIC Dl! LA MIKAKDOLE. 

nant Tavance sur la mule paresseuse , il courait sur 
la route , à perte de vue ; puis , se cachant derrière 
un arbre , il se dérobait aux regardsde Fra Nicolo, 
qui , pour l'atteindre , avait donné de l'éperon" à sa 
pauvre mule. Lorsqu'il avait bien joui de l'embar- 
ras de son guide , il reparaissait tout à coup à ses 
yeux , et Fra Nicolo , après une douce réprimande , 
l'aidait à sauter sur la monture qui reprenait son 
petit trot. 



Aussitôt qu'ils furent arrivés à Modène , Jean , 
accompagné de Fra Nicolo , se présenta eliez ledoc- 
teur Lulle ; celui-ci prit la lettre du prieur sans re- 



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PIC DE LA MIIIANDOLË. 31 

garder l'enfant qui la lui présentait , et la lecture 
de cette lettre le disposa d'abord en sa faveur ; mais 
quand ij leva les yeux et qu'il vit cette jeune tête 
de treize ans, il crut un instajit que Pra Rinaldo 
avait voulu se moquer de lui en lui parlant de 
Jean comme de i'écolier le plus célèbre de l'Itaiie ; 
cependant, la lettre était si précise, et celui qui la 
iui remettait y était recommandé avec de si vives 
instances qu'il se décida à lui adresser quelques 
questions pour le mettre à l'épreuve. Jean y répon- 
dit avec tant de netteté et de profondeur que le 
docteur en fut confondu et l'admit tout de suite au 
concours ; les candidats devaient soutenir une thèse 
de théologie en présence des magistrats de la ville 
et de tous les savants de l'Italie. 

Ce jour, si vivement attendu par Jean, arriva; 
et, au moment où il entra dans l'enceinte où devait 
se livrer le docte combat, il sentit une force d'es- 
prit surnaturelle : Dieu semblait avoir doublé son 
intelligence pour le faire triompher. 

Le podestat de Modène , entouré des magistrats 
et des princes feudataires de cet État , était assis 
sur un fauteuil couvert de pourpre , d'où il domi- 
nait toute l'assemblée. Parmi les hauts seigneurs, 
Jean reconnut tout à coup Bonacossi , ennemi de 
sa famille et cause de sa ruine ; sa présence l'en- 



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•Si PIC DB LA MIttANIXJLK. 

flaiîiina d'une nouvelle ardeur, et il résolut de ren- 
dre au nom de son père l'éclat dont on l'avait dé- 
pouillé. 

La salle était remplie ; on se pressait dans les 
tribunes livrées au public, et le docteur Lulie, cou- 
vert de sa longue robe noire bordée d'hermine , 
était monté dans sa chaire. En face de lui se tenaient 
debout les six élèves qu'il allait interroger; ils 
étaient aussi vêtus d'une robe noire , mais sans her- 
mine, l'armi eux, le jeune Pic de la Mirandole at- 
tirait tous les regards et excitait l'étonneinent gé- 
néral. C'était en effet un spectacle extraordinaire 
que de voir cet enfant à la chevelure blonde , aux 
joues roses et fraîches, aux yeux vifs, maispleinsde 
candeur, couvert d'une robe de docteur et prêt à 
soutenir une thèse de théologie. L'enfant , un peu 
embarrassé par tous ces regards qui se fixaient sur 
lui , tenait la tête baissée et écoutait attentivement 
les réponses que les autres élèves faisaient aux ar- 
gumentations du docteur. Quand leur examen fut fmi 
et que son tour arriva, enhardi par leur faiblesse, 
il leva les yeux avec assurance sur le docteur Lulle 
qui l'interrogeait; mais , dans ce mouvement , son 
regard se porta involontairement vers une des tri- 
bunes publiques , et ii fut près de laisser échapper 
un cri en reconnaissant sa mère au milieu, de la 



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PIC DE LA MIRANDOLE. 13 

foule , sa mère qui avait deviné , puis arraché la vé- 
rité à Fra Rinaldo Sur l'absence de son fils , et qui 
était accourue à Modène pour mourir avec lui , s'il 
était reconnu par leur ennemi. Le jeune savant 
comprima l'émotion qui l'avait saisi en apercevant 
sa mère , et , inspiré par tous les sentiments qui 
élèvent l'àme , ii répondit avec une clarté parfaite 
et une éloquence entraînante à tous les points de 
science posés par le docteur. Celui-ci , étonné d'une 
pareille supériorité, tâchait de prendre en défaut 
cette haute intelligence; mais il multiplia vaine- 
ment les subtilités de la scolastique , l'enfant sem- 
blait se jouer de toutes difficultés. Enfin, LuUe, 
vaincu par son génie, et entraîné par l'enthou- 
siasme de l'assemblée, le déclara digne de la ré- 
compense promise par le podesdat de Modène à 
celui des six candidats qui soutiendrait sa thèse 
avec le plus d'éclat. 

Jean , conduit par le docteur , s'avançait vers les 
gradins où étaient assis les magistrats et les prin- 
ces. Plein de joie , mais sans orgueil , il tenait les 
yeux fixés sur sa mère dont l'émotion se trahissait 
par des larmes ; tout à coup une voix s'éleva : c'é- 
tait celle du seigneur Bonacossi , de l'ennemi de sa 
famille. —Le nom! demandez le nom de cet enfant! 
criait-il au podestat de Modène: car son regard 



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îi ne DE LA MIHANDOLE. 

haineux venait de reconnailre le fils du comte de 
la Mirandole. A ces paroles qu'elle a comprises, la 
mère, pleine d'effroi, fend la foule et s'élance au- 
près de son fils ; elle l'entoure de ses bras , comme 
pour le défendre de tout danger. Mais l'enfant in- 
trépide se dégage de l'étreinte maternelle, et, se 
plaçant devant le podestat , il lui dit d'une voix 
forte : . Je me nomme Jean Pic de la Mirandole , 
fils du seigneur de la Mirandole , comte de Concor- 
dia; je sais que ma famille est proscrite et que nui 
de nous ne peut rentrer dans ces murs , souspeine 
de mort ! Je vous livre ma tête , seigneur Bonacossi ; 
mais je vous demande à vous , podestat de Modène , 
la récompense qui m'est due pour mon triomphe 
d'aujourd'hui. Vous le savez, le choix de cette ré~ . 
compense m'est laissé! Eh bien! accordez-moi la 
grâce de ma famille, rendez ses biens, ses honneurs, 
sa patrie à mon père, puis faites-moi mourir, si 
vous le trouvez juste ! - 

Mille voix s'élevèrent pour l'applaudir; tous les 
cœurs étaient attendris , des larmes coulaient de 
tous les yeux; le podestat lui-même, ne pouvant 
contenir son émotion, embrassa le noble enfant 
et lui accorda sa grâce et celle de sa famille. Bona- 
cossi fut contraint de restituer au comte de la Mi- 
randole les domaines de ses ancêtres , et cet héri- 



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PiC DE LA HIRANUOLt. Si 

tage , perdu par les armes , fut reconquis par 
l'éloquence d'un enfant. 

Pic de la Mirandole devint r,honune le plus sa- 
vant de son siècle ; il voyagea dans toute l'Europe ; 
les universités les plus célèbres retentirent de son 
éloquence; celle de Paris iui accorda de grands 
honneurs, et Charles VIII, qui régnait alors en 
France , l'appela son ami. 



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L'IMPRUDENCE. 



Enfants , ne jouez )>as si près de la rivière , 
four vous mirer dans l'eau n'inclinez pas vos fronts , 
Votre pied imprudent peut glisser sur la pierre ; 
Vous êtes tout petits et les flots sont profonds! 
Mais vous n'écoutez pas ma voix qui vous appelle : 
Aux poissons eiïrayés vous lancez des cailloux , 
Vous allez du pécheur démarrer la nacelle , 



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2» L-IHPBUDENCE. 

Et, penchés sur les bords, vous l'attirez vers vous; 
Puis, livrant au courant un rameau qu'il entraîne, 
Pour le ravir encor vous accourez plus bas-, 
Quand la main d'un géant pourrait l'atteindre à peine , 
Vous voulez le saisir avec vos petits bras I . . . 
Venez vers moi , venez , avant que je vous gronde ; 
Enfants , de ces plaisirs je vous prive à regret . 
Mais on ne revient pas au-dessus de cette onde , 
Et si vous y tombiez , votre mère en mourrait ! . . . 
A mes sages avis vous ne voulez pas croire ; 
Venez, je vais vous dire une tragique histoire. 

C'était dans le printemps , quand la terre verdit , 
Alors qu'abandonnant le foyer de famille , 
Vous allez, à l'abri de la verte charmille, 
Recommencer les jeux que l'biver suspendit ; 
Alors que le soleil apparaît sans nuage , 
Qu'une neige de fleurs couvre les églantiers. 
Que chaque arbre vous offre un nid à mettre en cage , 
Et que des fruits vermeils brillent aux cerisiers. 

Un matin, parcourant I» campagne nouvelle, 

Une mère jouait avec ses deux enfants ; 

Mère comme la vAtre , aUssi bonne , aussi belle , 

Le bonheur se peignait dans ses yeux triomphants!... 

H Venez , ntes chef* petits , courons dans la prairie , » 

Disait-elle en fuyant ;«t, redoublant leurs pas. 



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rimprudence . 

Dq.zMbïGoOl^lC 



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L'IMPRUDENCE. 
Derrière elle aecouniient Léopold et Marie ; 
Et leur mère riait en lenr tendant les bras , 
Et tops deux s'y jetaient ; puis , s'élançant plus vite , 
I|s voulaient à leur tour parvenir jusqu'au but ; 
Le premier qui du champ atteignait la limite 
D'un baiser maternel recevait le tribut : 
Jeux d'amour qu'avec vous fait encor votre mère , 
Doux ébats, ce jour-là , souvent recommencés ! , . . 
Le soleil mesura deux heures sur lu terre 
Avant que les enfants eussent dit : c'est asseï ; 
Puis , le cœur haletant , sur la mousse ils s'assirent , 
Ils cueillirent des fleurs sur les bords du chemin , 
Et , formant des bouquets qu'à leur mère ils offrirent , 
Joyeux, ils s'écriaient : «Nous reviendrons demain. ■ 
" — Oui , demain mes amis , si vous êtes bien sages , 
» Sur le gazon fleuri nous reviendrons sauter ; 
» Maintenant la chaleur a mouillé vos visages , 
" Reposez-vous encor, c'est l'heure du gotlter. » 
Alors vous eussiez vu cette mère attentive 
Donner à ses enfants des'fruits et des gâteaux ; 
Et tous deux bondissant , tant leur joie était vive , 
Oublièrent soudain le besoin du repos : 
" Vois-tu la belle fleur, lÂ-bas, vers cette pierre? 
>' Dit Marie à son frère, en montrant un iris; 
- Viens , courons , paresseux ; j'y serai la première , 
» Et maman d'un baiser m'accordera le prix. « 
Léopold la suivit dans sa course légère , 
Leur mère ne vit point où s'égaraient leurs pas ; 



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30 L'IHPRUDENCIi. 

Tout entière aux pensers que le bonheur suggère , 

Elle s'occupait d'eux... et ne les suivait pas, 

Sur le gaion asase , elle restait rêveuse , 

Dans le recueillement, elle baissait les yeux ; 

Bienldt son jeune époux (ob ! qu'elle était heureuse !) 

De ses enfants aussi partagerait les jeux I 

Il allait revenir après un long voyage , 

Il allait ressentir tout ce qu'elle éprouvait ; 

Déjà de ses transports elle se peint l'image , 

Et ses enranis fuyaient tandis qu'elle rêvait. . . 

* J'ai la fleur, » dit Marie , et sa main triomphante 

Agita dans les airs un iris arraché ; 

« Vois-tu comme il est beau I maman sera contente , 

i> N'est-ce pas?viens le voir... Mais , tu parais fâché? 

» Viens, le vent du midi Ta couvert de poussière, 

H La chaleur a plié ses beaux panaches bleus , 

» Viens , allons le baigner aux eaux de la rivière ; 

I) Viens, ne sois plus jaloux, il sej'a pour nous deux. 

» J'ai bien soif! dans nos mains nous boirons l'eau limpide , 

» Il n'est point de dangers, ne sms' pas si timide ; 

» Écoute, Léopold! — Oh non, répond l'enfant, 

<i N'approche pas, ma sœur, maman nous le défend! 

•> — Ne crains rien , dit Marie , en détournant la tète , 

» Maman ne nous voit pas; maintenant elle dort; 

n Viens voir comme dans l'euu ma robe se reflète I 

» Viens voir ces beaux poissons k la nageoire d'or ! » 

Et la jeune étourdie, en se penchant sur l'onde , 

Puisait l'eau dans ses mains, mouillait la fleuc d'amr, 



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L'IMPRUDENCE. 
Dans les Ilots transparenU mirait sa tAte blonde, 
Et sur la grève humide avançait d'un pas sûr. 
Près d'elle elle a cru voir un poisson qui frétille. 
Dans l'eau , pour le saisir, son bras s'est enfoncé ; 
Tout i coup on entend la pauvre jeune lille 
Pousser un cri d'eflroi... Son pied avait glissé!... 
Le courant l'entratna. . . Sa malheureuse mère 
Accourut à sa voix , hélas ! c'était trop tard ! . . . 
Elle voulait mourir dans sa douleur amére. 
Et sur les flots profonds fixait un œil hagard. 
Dans sa triste demeure on l'emporta mourante; 
Léopold la suivait en appelant sa sœur , 
Sa sœur, que rejeta la vague indifférente 
Aux filets du pécheur ! 

On recueillit son corps qu'avait souillé la fange ; 

Son Ame s'envola sur les ailes d'un ange 

Vers ce monde où Jésus rend les enfants heureux ; 

Mais, hélas I son bonheur n'y fut pas sans mélange : 

Elle voyait sa mère, et pleurait dans les deux ! 

Elle la vit longtemps ici-bas, désolée, 

Traîner ses tristes jours, puis descendre au cercueil : 

Un prêtre la coucha dans un froid mausolée, 

Près du prêtre priait un oq^elin en deuil. 

Léopold n'avait plus ni sa sœur, ni sa mère ; 

Le malheur le frappa dans ses jours les plus beaux; 



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31 L'IMPRUDENCE. 

Et lorsqu'à son foyer revint son pauvre père, 
Il le retrouva seul, seul... entre deux tombeaux! 

Voyez que de douleurs attire l'imprudence! 
Elle change en chagrins les plaisirs les plus doux; 
Enfants, obéissez, pour que la Providence 
Veille toujours sur vous. 

Et maintenant allez sauter sur la pelouse, 
Evitez les dangers qui mènent aux malheurs ; 
De vos charmes, enfants, la mort semble jalouse, 
Comme l'Aquilon l'est des fleurs l 



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i>qii.iMbïGoo>^le 



Le DevoueniETil filial 



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LE DËVOUENENT FILIAL 



^1 KivDANT l'année 

/' 1805 , lin élève 
' du lycée Napo- 
léon se faisait 
remarquer par 
[i sa bonne con- 
i; duite et sonap- 
' pUcation à l'é- 
tude; il se nom- 
mait Anatole 
Dermont. Son 
père, capitaine 
. les armées de l'empereur, s'était trouvé à 



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n LE DËVOCBMEN'T HLIAL. 

toutes les brillantes campagnes de cette époque 
mémorable; il n'avait pu voir son enfant depuis 
deux ans, mais il lui témoignait sa tendresse dans 
ses lettres de chaque mois. Anatole était fils uni- 
que , et M. Dermont , ayant perdu sa femme , avait 
concentré sur lui toutes ses affections. Son avan- 
cement militaire et le bonheur de son fils étaient 
ses seules préoccupations. Il n'avait que sa solde 
pour toute fortune, mais elle lui suffisait, et il trou- 
vait même le moyen de faire de petites économies 
et d'envoyer à son fils quelque argent pour acheter 
des livres et pour satisfaire aux fantaisies de son 
âge. L'éducation d'Anatole ne lui coûtait rien; il 
^tait, comme fils de militaire, élevé aux frais de 
l'État dans le collège impérial. 11 avait pour son 
père le respect le plus profond et l'amour le plus 
dévoué; terminer ses études, être reçu à l'École 
polytechnique , et plus tard dans les rangs de l'ar- 
mée , aller combattre à côté de son père et ne plus 
s'en séparer, tels étaient les désirs qui inspiraient 
au jeune Anatole l'ardeur qu'il mettait ^ l'étude. 
A quatorze ans, il avait presque terminé ses études, 
et il parlait à merveille les langues étrangères mo- 
dernes : souvent les Italiens et les Anglais qui eau 
saient avec lui le prenaient pour un compatriote ; 
enfin, il n'avait rien négligé pour acquérir toutes 



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LE ^ËVOUEHE^T MLIAU 35 

les connaissances qui élèvent et forment l'esprit. 
Anatole joignait à une intelligence remarquable un 
cœur si bon, que, malgré sa supériorité, il était 
très aimé de ses camarades. Aux heures de récréa- 
tion on s'empressait autour de lui; il avait presque 
autant d'amis que de condisciples. Un jour les élè- 
ves étaient dispersés dans le jardin du collège, 
Anatole n'était pas parmi eux , il se tenait à l'écart 
et paraissait fort triste ; un de ses amis lui demanda 
la cause de son abattement , et Anatole ne put re~ 
tenir ses larmes en lui parlant de son père : 1 1 1 m' é- 
crivait tous les mois, lui dit-il, je m'étais fait à 
cette douce habitude , et voilà bientôt un trimestre 
écoulé sans que j'aie reçu de ses nouvelles; il lui 
est arrivé malheur, oh! j'en suis sûr (et ses san- 
glots l'étouffaient ) ; dans sa dernière lettre, il ex- 
primait l'espérance que nous serions bientôt réu- 
nis, son Régiment venait d'être mandé au camp de 
Boulogne, et il sollicitait un congé pour venir 
m'embrasser. Revoir mon père après une sépara- 
tion de deux ans, oh! combien ma joie eût été 
grande !... Mais je ne dois plus l'espérer, quelque 
chose me dit que nous sommes séparés pour long- 
temps, pour toujours peut-être! — Qu'est-ce qui 
vous donne cette triste pensée, mon cher Anatole? 
lui dit son ami, — La nouvelle que je viens d'ap- 



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M LE DËVOUEMEXT MLIAL. 

prendre que plusieurs vaisseaux français ont été 
capturés près des côtes par les Anglais. Mon père 
avait dû s'embarquer sur un de ces bâtiments de 
guerre , pour donner la chasse à l'escadre anglaise, 
et il sera tombé entre les mains de nos ennemis. » 
A cette idée , qui avait frappé son cœur , les lar- 
mes d'Anatole coulèrent avec abondance, et son 
ami ne pouvait retenir les siennes tout en essayant 
de le consoler. Comme ils s'entretenaient ainsi, un 
de leurs professeurs vint à eux et dit à Anatole 
qu'il avait à lui parler; celui-ci s'élança, mais avec 
tristesse, car il présageait une mauvaise nouvelle. 
. J'ai à vous reinettre une lettre de votre père , lui 
dit son maître, mais armez-vous de courage pour 
la lire , mon cher enfant ; votre père est malheu- 
reux, et, je le sais, votre bon cœur souffrira de ses 
souffrances. —Mon père est prisonnier, s'écria Ana- 
tole, oh! je l'avais deviné! ■ En effet, M. Dermont écri- 
vait à son fils que depuis deux mois il était au pou- 
voir des Anglais, prisonnier sur un ponton, respi- 
rant un air infect , en butte à la dureté de ses gar- 
diens, et accablé par la pensée que sa captivité ne 
finirait peut-être jamais. Sa lettre se terminait 
ainsi :.c Je connais ton noble cœur, sois fort, ne te 
laisse pas abattre par le malheur de ton père, achève 
tes études, ouvre-toi une carrière dans les armes. 



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LE DÉVOUISMENT FILIAL. 37 

l'empereur le protégera ; et si je ne puis te guider 
et veiller sur toi , Dieu ne t'abandonuera pas , je le 
prie chaque jour pour mon iils. • Cette lettre, où 
respirait tant de tristesse et de résignation , brisa 
le cœur d'Anatole, et, pour comprendre son déses- 
poir, il faut que vous sachiez, mes jeunes lecteurs, 
qu'un ponton est un vaisseau sans mâture, tou- 
jours à l'ancre près des ports , prjson horrible où 



tes Anglais retenaient captifs tes marins et les mi- 
litaires français que le hasard de la guerre met- 
tait en leur pouvoir. Là, les prisonniers étaient 
mal nourris et respiraient ces exhalaisons impu- 
res que la mer répand toujours près d'un rivage 
habité; ils étaient enfin traités comme des es- 



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3S LE DËVOUEUËNT FILIAL. 

claves, et n'avaient pas l'espoir de recouvrer leur 
liberté ; la surveillance qu'on exerçait sur ces pau- 
vres prisonniers était si active et si soupçonneuse 
qu'on ne leur permettait pas même d'apprendre 
leur sort à leurs parents, et qu'il y avait peine de 
mort contre les gardiens qui auraient favorisé une 
évasion. Le père d'Anatole n'était parvenu à lui 
donner de ses nouvelles qu'en touchant le cœur 
d'un vieux matelot anglais, qu'il avait connu en 
Egypte : le matelot avait promis de faciliter la cor- 
respondance entre le père et le fils, et M. Dermont 
donnait à ce sujet à Anatole des renseignements 
nécessaires pour qu'il pût répondre à sa lettre 
sous le couvert de ce généreux marin, qui se nom- 
mait James et demeurait à Portsmouth. 

Après avoir lu la lettre de son père, Ana- 
tole sécha ses larmes comme un homme qui a 
pris tout à coup une forte résolution , mais il fut 
pendant quelques jours plongé dans une tristesse 
si profonde que ses professeurs l'entouraient de 
soins et d'amitié pour adoucir sa peine. Il profita 
de l'intérêt qu'on lui témoignait pour demander à 
aller passer quelques jours chez un ami de son père, 
qui habitait Paris et qui le faisait sortir du collège 
les jours de congé. On lui accorda facilement cette 
permission , pensant que la distraction serait salu- 



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LE DÉVOUEMENT HLIAL. 3» 

taire à sa douleur. Aussitôt qu'Anatole fut libre , il 
se hâta d'échanger son uniforme de collège contre 
un costume de matelot, et, muni des petites épar- 
gnes qu'il avait faites sur l'argent que lui envoyait 
son père, il prit la route de Boulogne. Arrivé dans 



cette ville, il ne se mêla point au mouvement du 
port , mais il se promena pendant plusieurs jours 
sur les plages les plus désertes, où étaient amar- 
rées quelques barques de pêcheurs. Un soir que le 



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48 l,K DÉVOUEMRPiT HLIAL. 

cie! était très sombre, il parvint à s'élancer sans 
être vu dans une de ces liarques , et il gagna la 
pleine uier. Où allait-il ainsi, ce noble enfant, sans 
craindre la tempête qui s'amoncelait dans le ciel , 
sans redouter les vagues qui soulevaient sa frète 
embarcation , sans songer au danger, à la mort?... 
11 n'avait qu'une pensée, celle du malheur de son 
père; qu'une espérance, celle de le revoir et de le 
sauver peut-être! Son but était d'atteindre un vais- 
seau de l'escadre anglaise, qui louvoyait dans la 
Manche; après plusieurs heures de navigation, il 
se trouva à portée d'un bâtiment de guerre anglais 
qui le héla. — 11 répondit en anglais qu'il était un 
compatriote , un prisonnier des Français qui était 
parvenu à s'échapper. Aussitôt on le fit monter à 
bord, on lui demanda oîi il désirait être conduit, 
il répondit avec assurance; . A Portsmouth, près 
de mon ami James , un vieux matelot , qui me con- 
naît bien , car j'ai été mousse à son bord quand je 
n'avais que dix ans. » James , qui avait fait plusieurs 
campagnes sur mer , était justement connu du ca- 
pitaine de vaisseau qui questionnait Anatole , de 
sorte que tous ses soupçons se dissipèrent en en- 
tendant nommer par l'enfant ce vieux et brave ma- 
telot. 
Peu de jours après, Anatole débarquait à Ports- 



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LE DEVOUEMENT FlUAL. hl 

mouth ; quand la nuit fut venue, il alla frapper à 
la demeure de James: le matelot était chez lui, ce 
n'était pas sa semaine de garde aux pontons. 



— Eh! comment va le père James? s'écria le 
mousse anglais {carlejemie Dermont en avait alors 
toute l'apparence) en embrassant avec effusion le 
vieux marin. Eh quoi ! ne reconnaissez-vous pas un 
des petits mousses qui vous ont suivi en Egypte? — 
Anatole profitait avec adresse du récit de son père, 
sans trop s'aventurer, i^e vieillard donna prise à sa 
fable : — Serais-tu ce petit John si effronté, ou le 
petit William si bon enfant? — Je suis William, 



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4) LE DRVOUEMRNT filial. 

dit Anatole avec vivacité. — Oh ! en ce cas, sois le 
bienvenu, répondit le matelot; mais tu as tant 
grandi, tant changé, que je ne t'aurais pas recon- 
nu; puis ma vue baisse; oh! c'est l'effet de l'âge, 
tu en viendras là aussi ; mais qu'es-tu devenu de- 
puis quatre ans? — Maître, voilà dix-huit mois, dit 
l'enfant, que j'ai été fait prisonnier par ces coquins 
de Français, et je crois que je le serais encore sans 
un petit gentleman qui m'a donné sa bourse pour 
faciliter mon évasion, et tout cela à la seule condi- 
tion que je me chargerais d'une lettre pour son 
père, qui se trouve aussi pour le moment prison- 
nier chez nous. Ce qu'il y a de plus drôle, père Ja- 
mes, c'est que cette lettre vous était justement 
adressée ; quand il me l'a remise, j'ai bondi de joie. 
Oh ! nous voilà en pays de connaissance, me suis- 
je écrié, ce brave matelot a été mon maître, et je 
lui remettrai fidèlement tout ce que vous voudrez! 
Et alors le pauvre petit monsieur, tout en larmes, 
me dit de vous supplier d'avoir soin de son père, 
et de me permettre de le voir, pour lui donner de 
ses nouvelles. 

Anatole avait fait ce récit avec tant de hardiesse, 
il s'était exprimé en si bon anglais que le vieux 
marin n'eut pas un instant de doute sur sa véra- 
cité. Il prit de ses mains sa lettre pour M. Der- 



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LE DÉVOUF.MENT FILIAL. i3 

mont, en lui disant qu'elle lui serait remise avant 
peu de Jours. Quant à te conduire auprès de lui , 
ce sera plus difficile, mon petit William, car per- 
sonne ne peut at)order sur lespontons s'il n'y est 
de service, et je ne pense pas que tu veuilles deve- 
nir gardien sur ces bâtiments qui ne bougent pas ; 
Cela est bon pour de vieux requins comme nous 
qui , après avoir vu les grandes eaux, désirent se 
reposer près du port. — Ma foi j'aurais besoin de 
me refaire aussi dans le calme avant d'entreprendre 
quelque campagne, dit vivement le jeune Dermont. 
Eh bien! en ce cas nous verrons, répondit James, 
je parlerai de toi au commandant des pontons; en 
attendant tu peux demeurer ici et te reposer de tes 
fetigues. 

Anatole fut plusieurs jours sans oser reparler de 
M. Dermont au vieux matelot ; il craignait de lui 
donner des soupçons. Un soir, îames venait d'être de 
garde aux pontons; il dit à l'enfant qu'ail avait remis 
la lettre au capitaine français, et qu'il n'avait pu 
s'empêcher d'être ému à la vue des larmes de joie 
que ce bon père avait versées en recevant des nou- 
velles de son enfant. Ce brave homme m^a vive- 
ment demandé à te voir, ajouta James,- et si tu 
persistes toujours dans ta résolution , je pourrai 
te proposer comme gardien à notre commraidant. 



ovGoogIc — . 



iè, LE DEVOUEMENT FILIAL. 

— Ma foi je ne demande pas mieux, dit Anatole, 
car il me tarde dé faire quelque chose, et je ne se- 
rais pas fâché de rendre à ces chiens de Français 
tout le mai que j'en ai reçu. J'en excepte ce bon 
M. Dermont, dont le fils m'a secouru. 

Tout s'arrangea selon ses désirs, et une semaine 
après Anatole fut envoyé comme gardien à bord du 
ponton où le capitaine Dermont était prisonnier. 
Lorsqu' il se trouva en face de son père, il sentit ses ge- 
noux fléchir et ses larmes inonder son visage. M. Der- 
mont, saisi par la même émotion, mais s'eiforçant 
de la dissimuler, se précipita dans les bras de son fils 
en disant au vieux marin : « James, il faut que 
j'embrasse celui qui a vu mon enfant et qui m'ap- 
porte de ses nouvelles. -> Us restèrent longtemps 
dans les bras l'un de l'autre, et dans cette étreinte 
paternelle et filiale ils se dirent bien des choses, 
malgré la contrainte' du silence qui leur était im- 
posé. La santé de M. D^mont était fort altérée par 
l'air insalubre des pontons ; mais aussitôt qu'il sen- 
tit son fils auprès de lui , son âme et son corps se 
ranimèrent à la fois, et il lui sembla presque qu'il 
était libre ; parfois il se reprochait comme un 
égoïsme le bonlieur qu'il éprouvait à vivre près de 
son enfant, il se disait que ce dévouement filial 
arrêtait la carrière du noMe jeune homme , et il 



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LE DÉVOUEMENT FILIAL. 4S 

eût voulu lui ordonner de s'en retourner en France, 
mais il n'en avait pas le courage. 



Anatole supportait avec joie toutes les privations 
et toutes les fatigues qu'il s'était imposées; cette 
vie de peine et de travail lui paraissait douce au- 



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40 LE DEVOUEMENT FILIAL.. 

près de son père ; et quand il avait pu le voir un 
instant en secret, recevoir sur son front un de ses 
baisers, lui procurer quelque léger adoucissement 
à son sort, ie noble enfant était satisfait de sa rude 
destinée. Souvent U passait plusieurs jours sans 
pouvoir parler à M. Dermont; mais alors, par un 
regard, par un sourire, il savait encore lui expri- 
mer sa tendresse. Une espérance qu'il n'avait osé 
confier à son père, de peur que ce ne fût qu'une 
illusion, une espérance ardente et toute-puissante 
le soutenait : il voulait briser les fers de son père et 
prendre la fuite avec lui. 

Depuis six mois qu'il était de garde sur le pon- 
ton, il employait plusieurs heuresde lanuitàcreu- 
ser au fond du bâtiment une issue secrète qui con- 
duirait à la mer ; ce travail avait heureusement 
échappé à tous les regards ; si on l'avait soupçonné, 
il eut été puni de mort. Son audacieuse entreprise 
était terminée, il avait pratiqué une ouverture au 
moyen de laquelle il pouvait, en plongeant dans les 
flots, disparaître avec son père sans être aperçu par 
les gardes. Il savait qu'il jouait sa vie, mais sa vie 
n'était rien pour lui , c'était celle de son père à la- 
quelle il pensait. Quand tout fut disposé pour leur 
fuite, il avertit son père, mais il ne pwrvint qu'a- 
vec peine à le décider à s'évader ; M. Dermont crai- 



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LE DÉVOUEMENT FILIAL. 1,1 

gnait pour les jours de son enfaut, et il aurait pré- 
féré une captivité éternelle au mallieur de le per- 
dre. Cependant il ne put résister aux instances d'A- 
natole et peut-être aussi au souvenir de la patrie. 
Entraîné par son fds, il se glissa jusqu'à la se- 
crète issue, et quand il eut plongé dans la nier, il 
sentit un bras fort qui le soutenait, c'était celui 
d'Anatole qui, excellent plongeur, aidait "son père 
à se maintenir entre deux eaux ; ils gagnèrent ainsi 
le large sans bruit et presque sans mouvement : 
rien n'avait donné l'éveil aux gardes du ponton , 
Anatole se dirigeait vers l'est, où il avait la veille 
conduit une barque, et comme la mer était fort 
calme, il espérait l'y retrouver encore ; en effet, il 
l'aperçut bientôt sur les flots comme un point 



noir, et il fut assez heureux pour l'atteindre. Alors 



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m LE DÉVOUEMENT FILIAL. 

le père et l'enfant s'embrassèrent, et ils se mirent à 
genoux pour remercier Dieu de leur délivrance; 
ils ramèrent toute la nuit, et, quand l'aube parut, 
ils virent blanchir à l'Orient les côtes de France. 
Des larmes de bonheur mouillèrent leurs yeux, ils 
redoublèrent d'eiîorts, et bientôt ils s'élancèrent 
sur le rivage. 

L'empereur, en apprenant l'héroïsme filial du 
jeune Anatole Dermont, lui accorda la croix d'hon- 
neur, quoiqu'il ne fût encore qu'un adolescent; 
peu de mois après, il fut reçu à l'École polytech- 
nique, et, trois ans plus tard, il combattait à Wa- 
gram à côté de son père. 



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LA RANÇON DO GÉNIE, 



COHÏDIE EK UN ACTE. 



j,Goo>^le 



PERSONNAGES. 

FRANCESCOLIPPI. mélayer des environs de FJorence, père de Fili|ipo. 

BITA, temme de Francesco. 

FILIPPO UPPl. Ie«r fils, eRhat de du ans. 

STELLA, sa sœur. 

BRUTACCIO, chef de brigands. 

BDONAVITA, brigand. 

Thouf 



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j,Goo>^le 



La Rançon èi Génie 



j,Goo>^le 



sciNE nmmi 



FRANCESCO et RITA. 
FRANCESCO , eiilraiit loul liulftani. 

Femme, me voici de retour de la ville. Je suis 
accablé de fatigue. 



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51 LA RANÇON DU GfiNlE. 

RITA. 

Apportes-tu du moins quelque bdnne nouvelle? 

FBANCESCO. 

Eh ! non , une bonne nouvelle m'aurait fait ou- 
blier la marche , et je ne me plaindrais pas. 

IHTA. 

Que t'ont dit ces messieurs du tribunal? 



Ce qu'ils disent quelquefois au pauvre quand il 
demande justice: qu'il faut d'abord déposer de 
l'argent pour les premiers frais, et puis qu'on fera 
des poursuites. 



C'est une horreur ! déposer de l'argent iwur 
qu'on arrête ces brigands qui dévastent le pays , 
qui enlèvent nos bestiaux et nous dépouillent des 
fruits de nos sueurs !... Francesco, à qui nous 
adresserons-nous, sil'autorité ne nous protège pas? 
11 faudra fuir ce canton, abandonner le pauvre hé- 
ritage de ton père et aller chercher à vivre ail- 
leurs. 



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LA RANœN DU GBNIK. 



J'ai dit tout cela à ces messieurs de la justice. Je 
leur ai raconté comment l'autre jour , tandis que 
notre petit Filippo gardait le troupeau au pied des 
Apennins , des brigands fondirent tout à coup sur 
la plaine , et profitèrent du moment où l'enfant s'é- 
tait éloigné -pour s'emparer de nos plus beaux 
agneaux et de nos jeunes chevreaux. Heureusement 
les mères étaient à la bergerie, sans cela nous 
étions entièrement ruinés. 



Bien plus heureusement encore, Francesco, no- 
tre fils, n'était pas là ; car il serait tombé entre les 
mains des brigands , et peut-être l'auraient-ils tué. . . 
]^ sainte madone l'a protégé. 

FRANCESCO. 

Voilà comment tu excuses toujours sa paresse , 
Rita. Si Filippo n'avait pas quitté le troupeau, il 
aurait appelé au secours en voyant venir les bri- 
gands ; je serais accouru , et nous n'aurions rien 
perdu. 

srTA. 

Je l'ai grondé comme toi, Francesco, je lui ai 



oyGooi^lc 



H LA RANÇON RU GÊNIK. 

recommandé d'être plus attentif. Mais, tu le vois, 
notre flls ne peut se soumettre à garder les bes- 
tiaux , à labourer la terre ; il aime à être seul , et 
aussitôt qu'il pense qu'on ne le voit pas , il s'amuse 
à tracer sur la terre des figures d'hommes, des ar- 
bres, des moutons. Peut-être notre enfant est-il 
destiné à une autre vie que la nôtre. 



Tu es folle , Eita. Voilà bien les mères; toujours 
des idées d'ambition pwur leurs enfants... Et à quoi 
veux-tu que nous destinions notre flls? Avons-nous 
de l'argent pour pouvoir lui faire donner de l'édu- 
cation ? et est-ce au moment où nous sommes dans 
la misère que tu dois l'encouragera être fainéant?.. 
Mêle-toi de ta filie et laisse-moi faire de Filippo un 
bon métayer. 

RITA. 

Calme-toi, mon ami, et confions-nous à Dieu. 



» Aide-toi et le Ciel t'aidera. » Femme , il faut 
que nous et nos enfants redoublions de travail et 
d'activité pour éloigner la misère. Mais, où est 
Filippo? Je parie qu'il est encore cwjché. 



oyGooi^lc 



LA RANÇON DU GËNIE. 55 

HITA. 

Non, il est dans l'étable , à donner du fourrage 
aux vaches. 

PRANCESGO, appelant. 

Filippo! Fiiippo! 

SCMK II. 



Lbs mêmes , FILIPPO , entrant avec un 

charbon à la main, puis STELLA. 

FILIPPO. 

Mon père. . . 

FRANCESCO. 

Que faisiez-vous dans l'étable ? 

FHilPPO, rougÏMant el baiwant la Ute. 

Mon père, je., je... 

FRANCESCO. 

Ah ! vous allez mentu'... que faisieà-vousî 



oyGooi^lc 



LA RANÇON DU GËNIE. 



Eh bien ! je cherchais à reproduire sur le mur la 
grande vache noire. 



Et à quoi cela te mènera-t-il, paresseux? 

(Kilippo baisse lu léle et ne répond rie 



Ma oière , ma mère , venez voir ; nous avons 
deus vaches noires maintenant, Filippo en a fait 
une seconde, elle marche près du mur de l'étable, 
elle mange au râtelier... Venez ! venez! 

FRANCGSCO. 

Allons , taisez-vous ; c'est assez de foiie ! Femme , 
sers-nous à déjeuner, puis nous irons tous au tra- 
vail. 

(Ils semetl«ntâ Ubie.) 



Elle est hien belle la vache de Filippo. Mon père, 
pourquoi ne voulez-vous pas la voir ? 



Chut ! mange tes coalitures et tais-toi. 



oyGooi^lc 



LA «ANÇON DU GÉNIE. 



Qu'il est bon ce raisiné! Pourquoi ne fais-tu 
pas comme moi, Filippo? Vois, je nettoie mon 
assiette avec de la mie de pain. Il n'en reste pas de 
trace. . 

FILIPPO, dessinant sur md assiette avec la pointe de son couteau. 

Regarde cela, Stella. 

STELLA. 

Oh ! c'est notre petit chat roux. Le voilà sur le 
buffet. (Filippo contiDne à dessiner.) II se gratte l'oreiUe 
avec sa pâte. 

RITA. 

Je n'oserai jamais laver cette assiette. C'est tout- 
à-fait le portrait de notre chat; vois, Francesco. 

FRANCESCO, n^ardant et riant. 

Oh 1 c'est bien ça ; je te permets cet amusement 
pendant les repas , Filippo ; mais je ne veux pas que 
tu y songes en gardant les troupeaux. 

FILIPPO. 

Mon père , c'est malgré moi. 




G oo<^ le 



LA RANÇON DU GËNIE. 



Tout cela est bel et bon, mais il faut penser à 
gagner ton pain. Allons, pars avec ta sœur et ne 
vous élo^nez pas trop de la ferme. Vous mènerez 
paître les vaches et les chèvres, là-bas daps cette 
prairie qai est auprès du bois; et si vous voyez 
venir quelqu'un , vous m'appellerez tout de suite ; 
je vais au labour. 

(Les enrants sortent.) 



Dane la c&mp&gne. 
STELLA et FiLIPPO, menant les troupenux. 



Mais comment fais-tu, mon frère, pour créer 
d^aussi jolies cbose» avec tes doigts? 



Je n'en sais rien , Stella; je ne comprends pas ce 
qui me donne le pouvoir de retracer tout ce que je 
vois, comme l'eau retrace notre visage quand nous 



^qitizecibvGoOl^lc 



LA RANÇON DU GËNIE. M 

nous y regardons, mais je suis poussé par un désir 
invincible à reproduire sans cesse les images qui 
sont devant moi , soit avec la pointe de mon cou- 
teau sur la pierre , soit avec un charbon sur les 
murs, soit même avec le bout de mon bAton sur le 
sable. Oti ! si je pouvais avoir une de ces grandes 
feuilles de papier sur lesquelles écrit notre curé , 
il me semble que je ferais une madone belle 
comme celle qui est sur l'autel de l'église du vil- 
lage. 



Elle semble vivante, cette madone; on dirait 
qu'elle marche et qu'elle, va parler. 



Elle te ressemble un peu , Stella. Mais nous voici 
arrivés à la lisière du bois. Garde le troupeau, 
moi je vais chercher une de ces pierres molles où 
mon couteau s'enfonce facilement; puis je revien- 
drai dessiner ton portrait. 



Tu désobéis à notre père : ne t'a-t-il pas dit de ne 
t' occuper que de nos bestiaux? 



oyGooi^lc 



LA RANÇON DU GtXiiE. 



Ne seraMu pas contente, ma petite Stella, de 
voir ton portrait sur une pierre, comme tu as vu 
tout à l'heure celui de notre chat sur mon assiette? 

STELLA. 

Oh ! oui , cela me fera plaisir. 

HLIPPO. 

Eh bien ! attends , je vais revenir. N'aie pas peur 
et garde bien le troupeau. 

■ STELLA. 

Ne reste pas longtemps. 

(Filippo s'eafoDce dans le bois, ramasse une 
pierre, s'assied, et >e met k destiner.) 



mu tv. 



FlLlPPO. seul. 



Qu'il est beau ce paysage qui se déroule devant 
moi! Dans le fond les hautes montagnes, puis les 
bois, puis le village. 



oyGooi^lc 



LA RANÇW DU GËNIE. 61 

m% V. 

STELLA, HLIPPO. 

STELLA, de la prairie. 

Au secours, mon frère , au secours l 

FILIPPO, accoarant. 

Qu'y à-t-il , ma sœur, ma bonne Stella ? Je cours 
te défendre. 

SCfiNE VL 

Les précédents, BRUTACCIO et la ti'oupe de brig&ods. 
BRtlTACCIO, lui fermant la bouche. 

Halte-là , mon brave ; vos troupeaux sont à nous , 
votre sœur est notre prisonnière, et vous allez 
nous suivre aussi : vous vous ferez à la vie des mon- 
tagnes, et vous finirez par faire partie de notre 
bande , si vos parents ne sont pas assez riches pour 
payer une forte rançon. 

FILIPPO, 

Vivre parmi vous , jamais ! 



oyGooi^lc 



«s LA RANQCW DU GËNIE. 

BHUTACCIO, l'emptchaot de crier. 

Point de mutinerie ; autrement ton dos sentira 

le bois de ma carabine. (Filippo fait ud geste menaçant:) . 

Allons, qu'on s'empare de ce drôle. (Piuweure brigands 

s'euipareDi de Filippo qui se démène entre leurs bras.) Toî , Buo- 

navita , chai^e-toi de la sœur. - 

BUONAVlTA.ïSleUa. 

Petite bergère , n'ayez pas peur. Vous garderez 
nos vaches dans nos rochers, vous ferez des fro- 
mages, vous préparerez nos repas, et en retour vous 
serez bien traitée. 

STELLA. 

Ma mère ! ma mère I 

(Ils disparaissent tous dans les Apennins. 

SCM Tll. 

Sur un plateau dee Apennins, devant l'entrée de la aavemp 
des brigandE. 

FILIPPO , STELLA, puis BUONAVITA. 
FILIPPO. 

Ma pauvre Stella , tu pleures donctoujoursî 



ovGoo<^lc 



LA RANÇON DU GÉNIE. 



Ils sont si laids, ces brigands, si méchants.... Si 
je ne les sers pas tout de suite quand ils me deman- 
dent à boire, ils menacent de me frapper. Oh! Fi- 
' tippo , comme nous avons souffert depuis huit jours 
que nous sommes ici ! et penser que cela durera 
toujours I... Et nos pauvres parents, ils doivent se 
désespérer de nepasnousToirrevenir... Si nous ne 
les revoyions jamais.... 

{E\h sang1otj<.; 



Ne pleure pas ainsi , Stella ; Dieu veillera sur 
nous. 



Ohl mon frère, tu es moins malheureux que 
moi. Les premiers jours, tu étais bien triste aussi; 
mais à présent tu reprends courage et tu semblés 
consolé. Tu recommences à dessiner sur les pierres 
et sur le sable ; cela te distrait. 



C'est vrai , Stella , ce plaisir me suit partout ; les 
brigands n'ont pu me le ravir. 

<Ejitre BuonaTiu.) 



o;Goo<^lc 



M LA RANÇON DU GÉNIE. 

BUONAVITA. 

Pourquoi vous tourmentez-vous ainsi, Stella? 
N'êtes-vous pas contente dans notre compagnie? 
Soyez attentive, faites bien notre cuisine , et nous 
vous donnerons un beau bonnet à dentelles d'ar- . 
gent. 

STELLA. 

Gardez vos cadeaux, M. Buonavita. Mais si vous 
n'êtes pas méchant , faites ce que je vous ai de- 
mandé. 

FILIPPO. 

Qu'as-tu demandé, Stella? 

STELLA. 

J'ai demandé que M. Buonavita obtînt notre li- 
berté du seigneur Brutaccio ; car je ne puis vivre 
ici ,- mon frère. 

BUONAVITA. 

J'ai fait votre commission. 

HLIPPO. 

Et que vous a dit votre chef? 

BUONAVITA. 

H m'a dit que vous ne sortiriez jamais d'entre ses 



oyGooi^lc 



LA RANÇON DU GËiVlE. «5 

mains si vos parents ne lui payaient une forte ran- 
çon. - 

riLippo. 



Ils sont trop pauvres pour cela. 



Votre maître est bien cruel ; mais vous , ne pour- 
riez-vous pas nous rendre la liberté? 



Si je le pouvais, je ie ferais à l'instant, mes en- 
fants; car puisque notre compagnie vous déplaît, 
je ne vois pas pourquoi nous vous garderions de 
force. 



Vous êtes bon : comment , sans y être contraint , 
pouvez-vous vivre parmi des brigands? 



Ma foi , l'habitude fait tout. J'ai été orphelin de 
bonne heure. Mon oncle Brutaccio,lechef de notre 
troupe, m'emmena dans ces montagnes, et je de- 
vins brigand sans m'en douter ; mais je vous le 
jure , ma petite Stella , je n.'ai jamais tué personne. ■ 
Boire, rire, chanter, être libre et ne rien faire la 



oyGooi^lc ..^ 



06 LA RANOO» DU GÉM^ 

{dupart du tempe , telle est ma vie, ma bonne vie 

dont j'ai tiré mon nom. Je ne vous l'offre pas pour 
exemple, mes enfants ; mais je vous la raconte pour 
que vous n'ayez pas peur de moi. . 

FILIPPO. 

Eh bien ! vous pouvez me faire un grand plaisir, 
puisque vous êtes bon. 

BUONAVITA. 

Lequel? 

FH-IPPO. 

Buonavita, je vous en prie, donnez-moi une de 
ces belles planches de bois blanc qui recouvrent les 
caisses qui sont dans la caverne. 



Tr^ volontiers, (il entre dïDs la caverne et revient à 1 

avec la planche.) Mais que voulez-vous en faire? 



VoUSr allez voir, (il tire un charbon de sa poche et se met ï 
dessiner un ariwe et des moulons qui sont devant lui , puis le fond du 

pajsage.)- 

BUONAVITA. 

Oh I VOUS avez un fier talent , mou ami ; voilà 



oyGooi^lc 



LA RANÇON DU GËNIB. 67 

l'arbre qui grandit sous vos inains , le troupeau qui 
se forme et s'anime, les rochers qui se dressent... 
Hais qui est-ce qui vous a appris tout cela? 



Personne. Est-ce que cela s'apprend? Depuis 
que je pense , je reproduis ainsi ce que je voie sans 
savoir par quel moyen. Mais ce qui me tourmente, 
c'est de ne pouvoir donner des couleurs à mon ou- 
vrage , ces belles couleurs de'la madone de notre 
église. 

BUONAVETA. 

Des couleurs! ah! si vous en désirez, je puis 
vous satisfaire. U y a quelque temps, nous arrê- 
tâmes sur la route de Florence un peintre qui allait 
à Rome. Nous croyions avoir fait une riche capture 
en nous emparant d'une cassette hermétiquement 
fermée qu'il gardait auprès de lui. Quand nous 
l'ouvrîmes, nous n'y trouvâmes que des couleurs 
et des pinceaux. 

riLippo. 



Qu'est-ce cela, des pinceaux? 



C'est ce qui sert à appliquer les couleurs sur ufi 
dessin. 



oyGooi^lc 



LA RANÇON U(I GÉNIE. 



Oh! donnez-moi cette précieuse cassette, et je 
vous aimerai bien. 

BOONAVITA. 

Je vais la chercher. 

riLlPPO, aiecjoie, 

Stella, je vais avoir des couleurs !... . 



Je ne comprends pas ton bonheur , Filippo ; moi , 
je ne serai contente qu'en revoyant nos parents. 



Voilà mon ami. Stella , si vous ne voulez pas être 
grondée par Brutaccio , allez vous occuper du dî- 
ner ; car notre chef ne tardera pas à revenir de sa 
tournée. 

(Siella entre <tiii)s lu cuterne.) 



, Oh! Buonavita, que ces couleurs sont belles I ce 
sont bien celles de la nature. Mais qui nous appren- 
dra le secret de les préparer et de les étendre en 
couche sur le dessin ? 



t,7cob,Goo<^lc 



LA RANÇON DU GËNIE UO 

BUONAVITA, Urant une pulelle de la caisse. 

11 faut d'abord les disposer sur cette petite plan- 
che , après les avoir fondues avec un peu d'huile 
que vous prendrez dans cette fiole , puis vous les 
appliquerez sur votre dessin. 

FILJPPO, aveceiilhonsiasme. 

Et comment savez-vous cela, Buonavita? qui 
vous a révélé ce mystère ? Vous êtes donc sorcier? 



Je ne suis pas plus sorcier que savant; mais j'ai 
eu le bonheur de voir peindre le plus grand homme 
de l'Italie! 

FILIPPO. 



Le plus grand homme de l'Italie! 



Oui , Michel-Ange ! Michel-Ange qui a retracé les 
tourments des damnés dans la plus belle église de 
Rome; Michei-Ange, peintre célèbre, dont le nom 
est au-dessus de celui de tous les rois de l'Europe. 



Et vous avez-vu cet homme, ce peintre qui est 
plus renommé (ju'un prince? 



ovGooi^lc 



70 LA RANÇON ÙV GËNIK, 

fillONAVITA. 

Oui, je l'ai VU. Je vais vous raconter comment, 
etvous m'entendrez avec intérêt, Filippo; car vous 
aussi vous êtes destiné à la gloire. 

FlLIPPO. 

Je vais, en vous écoutant, essayer ces couleurs. 
Les voilà préparées comme vous me l'avez dit. 
(Il se met il peindre.) Parlez, Buonavita, parlez-moi de 



ce grand Michel-Ange. 



oyGooi^lc 



LA RANÇON DU GËME. 



Il faut VOUS dire d'abord que mon oncle, désirant 
réunir sa troupe à une bande de brigands qui dé- 
vastait les environs de Terracine, m'avait envoyé 
près de leur chef pour lui proposer cette alliance. 
Quand je me fus acquitté de ma mission, me trou- 
vant tout près de Rome, je ne pus résister au désir 
d'aller voir cette grande ville. En arrivant, je cou- 
rus visiter l'église de Saint-Pierre, l'une des mer- 
veilles du monde. Bien que ce ne fût ni l'heure de 
la messe, ni celle de nulle autre prière publique, 
une foule immense s'y pressait et se dirigeait vers 
une seule chapelle. Agile et preste, je me glissai au 
milieu de ce peuple, et je me trouvai bientôt aux 
premiers rangs. Alors je vis ce qui attirait la mul- 
titude, et je fus près de laisser échapper un cri d'ef- 
froi, moi brigand, moi qui n'ai jamais eu peur de 
ma vie. Sur les mursàdemiéc)airés de la chapelle, 
se détachaient des hommes torturés par la douleur: 
leurs traits étaient pâles et amaigris , leurs yeux 
versaient des larmes de sang, leurs dents grinçaient, 
leurs corps décharnés se tordaient, et je croyais 
leur entendre pousser des cris déchirants. J'enten- 
dis la foule qui criait : Vive Michel-Ange ! et, passant 
de la terreur à l'admiration pour cet homme qui 



oyGooi^lc 



72 LA RANÇON DU GÉNIE. 

avait eu ie |)ouvoir de m' épouvanter, je m'écriai à 
mon tour: ViveMiche!-Ange!MicheI-Ange, qui était 
devant nous, continuai! à peindre et jouissait de sa 
ftloire. 

FILIPPO. 

Buonavita, je veux aller à Rome ; je veux voir 
Michel- Ange, devenir son élève et un jour son rivai. 

BUONAVITA. 

C'est une noble ambition, mon ami. 

Kiuppa 
Voyez si j'en suis digne. 

(Il lui montre l'e qu'il virnl de peindre.) 



BUONAVITA. 

Mon portrait!., mais cela tient du prodige. Quoi, 



oyGooi^lc 



LA RANÇON DU G^nE. 78 

si vite! pendant que je vous parlais, vous l'avez 
tracé, vous lui avez donné la vie et le coloris! Voilà 
bien mou regard, ma moustache noire, ma résille 
rouge sur mes cheveux bruns... Par saint Pierre 
de Rome ! vous serez un ^rand homme ! 

mï. VIII. 

Les précédents ; BRIITACCIO avec sa troupe. 

BtJONAVITA. 

Venez voir ceci , Brutaccio ; cet enfant est pré- 
destiné; nous ne pouvons le retenir plus long- 
temps prisonnier. 

BRUTACCIO. 

Quoi! c'est lui qui a peint ta face de brigand? 



Oui, lui-même. Un instant lui a suffi pour finir 
ce portrait ; sans avoir rien appris, il a deviné le 
plus grand des arts, celui qui fait revivre la nature 
sur une toile inanimée ! 

(Les brigands se rangent auiour du porlmitde Buonaviia.) 
TOUS, admirant le portrait. 

C'est un miracle... Vivele petit Fil jppol... 



oyGooi^lc — 



LA RANÇON DU GËNIEl. 



Vous le voyez, mon ami ; on crie déjà : Vive Fi- 
lippo , comme le peuple criait à Rome : Vive Mi- 
chel-Ange. C'est d'un heureux présage. 



i\ liT MMMt 



RÉcÉDE^Ts, RITA, iicrouiant éperdue, puis FRAN- 
CESCO, armé d'une fourche et d'un pieu. 



KITA. 

Rendez-nous nos enfants, nos pauvres enfants. 



oyGooi^lc 



LA RANÇON DU GËNIE. n 

Nous errons depuis huit jours dans ces monta- 
gnes. . . Enfin nous avons découvert votre retraite. . . 
Ayez pitié d'une mère... Rendez-moi mes enfants... 

(A|iercevaiit Filippo.) Mon cher Ûis ! (ICIle le presse siir son cœur.) 

Mais où est ta sœur, ma douce Stella, ma fille bien- 
aimée? 

STELLA, accourant. 

Ma mère, ma bonne mère ! 

(Elle se jette dans ses bras.) 
FRANCESCO, arrivaDt et brandissant son pieu. 

De par te ciel ! si vous ne me rendez mes en- 
fants, je brise la tête au premier qui s'approche 
de moi. 

BRUT ACCIO, riant. 

Désarmez cet homme, et amenez-le moi. (Les bri- 
gands désannent Fraucesco et le conduisent devant Brutaccîa. ) 

Vous ne pouvez rien pour délivrer vos enfants; 
vous êtes devenu vous-même mon prisonnier; vos 
troupeaux sont à moi, demain je puis dévaster vo- 
tre maison et ne pas y laisser pierre sur pierre... 
Eh bien ! Brutaccio le brigand n'en fera rien. Je 
vous rends la liberté, car votre fils a payé votre 



oyGooi^lc — 



76 LA RANÇON DU GÉNIE. 

rançon à tous par son g^iie. Emmenez vos bes- 
tiaux et prenez cette bourse, Francesco. Mais ne 
contraignez plus votre noble enfant à être pâtre 
ou laboureur: Dieu l'a créé peintre, il sera la 
^oire et la fortune de votre fainille. Envoyez-le à 
Rome auprès du grand Michel-Ange ; cet or paiera 
son voyage. 



Soyez béni ! 



On ne bénit pas un brigand, mon aini , mais 
on peut lui faire une promesse en retour d'un bien- 
fait. 

FILIPPO. 

Laquelle? j'y souscris d'avance. 



Promettez-moi , lorsque vous serez- un peintre 
célèbre, de faire un tableau de la scène que nous 
venons de mettre en action. 



oyGooi^lc 



LA RANÇON DU GÉNI& 
FlLIPPa 

Je VOUS le jure! 

BUONAVITA. 

Ce tableau s'appellera la Rançon du génie. 




jnvrî-bvCoOi^lc 



j,Goo>^le 



j,Goo>^le 



Ui-finii^UKtC* ' 



Les Orphelins. 

Dqil.zMbïG00>^le 



LES ORPHELINS. 



Un honnête procureur de la ville d'Aix , nommé 
M. Picot, passait habituellement ses vacances dans 
une petite bastide ' qu'il avait acquise auprès de 
Salon. Salon, berceau de Nostradamus , jardin de 
la Provence , est une riante et jolie ville , renommée 
pour ses pêches et ses perdreaux succulents. 

Les vacances venaient de finir, et M. Picot s'en 
retournait un jour vers la ville antique fondée par 

' Maison <]e ::a'inpagnp de la Proveiicti. 



oyGooi^lc — 



80 LES ORPHELINS. 

Seïtius '. 11 conduisait lui-même sa modeste voi- 
ture, lorsque des cris partis d'un champ voisin 
détournèrent ses regards de la ligne droite du che- 
min , où il les tenait constamment fixés , pour éviter 
les dangers de la route fort mauvaise en cet endroit. 

A peine eut-il tourné les yeux vers la direction 
d'où partaient ces cris, qu'il descendit prompte- 
ment de voiture et s'élança à travers la campagne 
vers une chaumière qui était la proie des flammes. 
Cette maisonnette incendiée était bâtie sur une 
lande inculte et éloignée de toute autre demeure ; 
de sorte que M. Picot avait seul entendu , en passant 
sur la route , la voix de ceux qui demandaient du 
secours. 

C'étaient deux enfants , une petite fille de douze 
ans et un petit garçon de onze. Ils se désolaient au- 
près du seuil de la porte , d'où sortaient de grandes 
lames de feu , qui se perdaient en fumée noire dans 
le bleu du ciel. Quand ils virent M. Picot, ils ac- 
coururent vers lui en le suppliant de sauver leur 
grand'mère , leur pauvre grand'mère paralytique , 
que les flammes consumaient dans son lit. 

M. Picot , en homme que son cœur emporte è 
une bonne action , sans se donner le temps de pen- 



ovGoo<^lc 



LES ORPHELINS. »i 

ser au danger, se précipita dans la chambre unique 
de cette pauvre habitation , saisit dans ses bras le 
corps de la paralytique, et revint avec son fardeau 
auprès des enfants qui l'attendaient devant la porte 



et priaient Dieu à genoux de veiller sur leur bien- 
faiteur. En le voyant reparaître , ils exprimèrent ■ 
leur joie par des exclamations; mais bientôt c^tte 
joie ût place aux lannes , car leur grand'mère ne ré- 
pondait point à leurs paroles ; ils comprirent qu'ils 
l'avaient perdue pour toujours , et ils pleurèrent 
amèrement. 

M. Picot , pour les arracher à ce triste spectacle , 
après avoir déposé le corps de la pauvre femme au 
pied d'un arbre et l'avoir couvert de son manteau. 



t,7cob,GoC)i;^lc 



fi LES ORPHELINS. 

fit monter les enfants dans sa voiture et retourna 
vers Salon. Enyarrîvant, il alla communiquer aux 
magistrats le triste événement dont il venait d'être 
le témoin , et bientôt on en parla dans toute la pe- 
tite ville. Alors ce fut un intérêt profond pour ces 
deux orphelins déjà connus dans la classe des pau- 
vres; on raconta à M. Picot comment , ayant perdu 
leur père et lem- mère , ils étaient restés seuls avec 
leur aïeule, qu'ils nourrissaient du fruit de leur 
travail; car, pour ces malheureux orphelins, avait 
déjà commencé cette vie de labeur et de peine que 
vous, enfants heureux qui me lirez, ne connaîtrez 
peut-être jamais. 

Plusieurs familles indigentes offrirent de leur 
donner asile et de partager avec eux le pain de 
chaque jour. Mais M. Picot savait que le pauvre , gé- 
néreux par penchant, est souvent forcé par la mi- 
'sère à renoncer à la douceur de faire du bien ; et il 
se chargea de pourvoir à l'avenir des deux orphe- 
lins. Quelques heures après il se remit en route, 
emmenant avec lui les deux pauvres .enfants qu'il 
venait d'adopter. La bonté parfaite du caractère de 
M. Picot les enhardit , et bientôt ils lui témoignè- 
rent leur reconnaissance par des paroles simples, 
mais touchantes , qui émurent et surprirent leur 
bienfaiteur; il comprit que sous ces haillons res- 



oyGooi^lc 



LES ORPHELINS, 88 

piraient deux belles âmes , et que Dieu les lui avait 
sans doute fait reconnaître pour qu'il les guidât 
dans le monde et leur fît un sort heureux. 

Pierre et Rose , tels étaient les noms des deux or- 
phelins; Pierre savait bien lire et un peu écrire, 
et Rose commençaitàépelerdans la Bible, età com- 
prendre les sublimes beautés des livres saints. Le 
bon procureur se dit qu'en mettant Pierre au col- 
lège un an ou deux , il pourrait en faire plus tard 
un clerc dans son étude; et que la petite Rose, 
déjà intelligente , deviendrait bien vite une bonne 
ménagère , qui s'associerait aux travaux d'intérieur 
de madame Picot et serait une compagne et une 
amie pour sa fille. Tout en arrangeant ainsi l'ave- 
nir de ces deux enfants, M. Picot approchait de la 
ville , joyeux comme on l'est toujours lorsqu'on a 
fait une bonne action. Mais, quand il débouclia 
dans la rue oii se trouvait sa maison , une pensée, 
qui ne lui était pas venue d'abord , l'attrista tout à 
coup : il se demanda si madame Picot approuverait 
ce qu'il venait de faire, et si elle témoignerait aux 
deux orphelins la tendresse qu'il sentait déjà lui- 
même pour eux. 

Madame Picot était une bonne femme ; on la di- 
sait une excellente mère, quoiqu'elle élevât fort 
mal ses entants , en se soumettant avec faiblesse h 



oyGooi^lc 



S^ LES ORPHELINS. 

tous leurs caprices ; elle avait pour eu\ une ten- 
dresse exclusive , et il était à craindre qu'elle n'ac- 
cordât aucun intérêt à Pierre et à Rose. M, Picot, 
comme tous les êtres parfaitement bons , était ti- 
mide dans ses volontés , et avait peur avant tout de 
mécontenter sa femme : cependant il s'arma de 
courage, il en avait toujours pour faire le bien. 

11 trouva madame Picot peu disposée à être de 
son avis. L'heure à laquelle son mari arrivait habi- 
tuellement était passée ; elle était en peine et de 
mauvaise humeur; et, lorsqu'il lui expliqua les 
motifs de ce retard et qu'il lui présenta les deux 
orphelins , elle lui exprima tout haut son mécon- 
tentement, ajoutant que leur fortune n'était pas 
assez considérable pour se charger de deux petits 
étrangers qui seraient peut-être des ingrats. En en- 
tendant ces paroles. Rose et Pierre pleurèrent avec 
angoisse; ils sentirent combien le pain qu'on doit 
à autrui est amer, et Us étaient prêts à repous- 
ser l'asile que leur avait offert M. Picot; mais 
celui-ci mit tant de bonté et de délicatesse à leur 
faire oublier la dureté de sa femme , qu'ils crai- 
gnirent de lui paraître déjà ingrats s'ils repous- 
saient ses bienfaits^ Us les acceptèrent &n se pro- 
mettant de les reconnaître un jour ; et cette résolu- 
tion , en entrant dans leur jeune cœur, y jeta le 



oyGooi^lc 



LES Oni<Hi(LlNS. S9 

genne de toutes les vertus , la reconnaissaace , lii 
noble ambition d'une vie indépendante et honorée, 
et la foi dans le bien qui donne la force de suppor- 
ter le malheur. 

M. Picot obtint de sa femme, après quelques 
jours de contestation, que la petite Ro^ resterait 
auprès d'elle et qu'elle lui donnerait une partie 
des soins qu'elle prodiguait à sa fille. Quant à 
Pierre, il fut conduit dès le lendemain au collège 
où était Alfred, le fils de M. Picot. Alfred, enfant 
de dis ans, était né avec les plus heureuses quali- 
tés : il avait un cœur excellent et une vive intelli- 
gence; on aurait pu, en dirigeant sa bonté et son 
esprit, en faire un aimable enfant et plus tard un 
homme remarquable; mais sa mère, par une ten- 
dresse mal entendue , avait gâté tous ces dons du 
ciel; en ne mettant aucun frein à la vivacité d'Al- 
fred , elle en avait fait un enfant turbulent et très 
paresseux pour l'étude, au lieu d'un être actif et 
appliqué à ses devoirs. Quant à la bonté de son 
cœur, étouffée par les caprices impérieux de son 
caractère, elle ne. servait qu'à lui faire pardonner 
ses colères dont il se repentait avec larmes, mais 
dont il ne se corrigeait point. Adéline, sa sœur, 
avait le même défaut, fruit d'une éducation mau- 
vaise, et elle avait de plus un esprit de dédain 



oyGooi^lc 



68 LES OHPHBLINS. 

pour tout ce qui n'était pas élégant et joli , qu'elle 
exerça sur la pauvre petite paysanne que son père 
venait de lui donner pour compagne. 

Rose était malheureuse de ces airs orgueil- 
leux et froids; mais elle avait tant de douceur 
dans le caractère qu'elle ne faisait point connaître 
qu'elle en fût blessée. EUesouftraiten silence, s'afK 



pliquaiit à contenter madame Picot, raccommodant 
le linge du ménage et aidant les domestiques. Elle 
trouvait toujours quelques heures dans la journée 
à donner à l'étude , et en peu d'années elle acquit 
une instruction solide et tous les talents d'une 
bonne ménagère et d'une femme aimable. Elle 



oyGooi^lc 



LES ORPHELINS. H? 

était si gracieuse et si jolie, qu'on ne pouvait la 
voir sans plaisir et sans intérêt. Les marques de 
bienveillance qu'on iui donnait augmentaient en- 
core la jalousie qu'elle inspirait à Adélins, et pour- 
tant la pauvre enfant cherchait toujours à s'efifacer 
devant la fille de son bienfaiteur. Ainsi grandissait 
Rose , chérie et admirée de tous, mais affligée de 
la froideur et de l'indifférence qu'avait pour elle 
madame Picot, et des sentiments hostiles que lui 
témoignait Adéline. 

Pierre grandissait aussi au collège : plein d'ému- 
lation et de bonne volonté, il cherchait à répondre 
aux vues de M. Picot et faisait en un an les classes 
que ses condisciples avaient beaucoup de peine à 
achever en deux. Bientôt il fut cité comme un mo- 
dèle à tous les écoliers; son intelligence, dévelop- 
pée par l'étude, étonnait ses maîtres; M. Picot, en 
voyant ses progrès, devina qu'il était destiné à une 
brillante carrière, et, ne se bornant pas à lui faire 
donner une éducation secondaire, comme il en 
avait d'abord eu le projet, il lui laissa terminer ses 
classes, puis lui fit faire son cours de droit. Pierre 
devint avocat, et aux premières causes qu'il plaida 
on comprit qu'il se ferait un nom dans le barreau. 

Alfred, à qui son père aurait voulu faire suivre 
la même profession, avait tant de dissipation et de 



oyGooi^lc — 



HH LES ORPHELINS. 

légèreté, que M. Picot vit bientôt avec douleur 
qu'il ne pourrait jamais lui succéder dans les af- 
faires , et que son ûls adoptif lui donnerait plus 
de consolations dans sa vieillesse que son vérita- 
ble fils. 

Travaillant sans relâche, M. Picot voyait sa santé 
s'affaiblir, et un malheur imprévu la rendit bien- 
tôt tout-à-fait chancelante. Madame Picot mourut 
presque subitement. Son mari sentit profondément 
ce coup, et ses enfants en furent vivement affligés; 
mais ils étaient dans l'âge où toutes les impressions, 
même celles de la douleur, sont légères ; aux lar- 
mes du cœur succédèrent pour eux les distractions 
qui les effacent; leur père pleura moins et ne se 
consola pas. 

Après la mort de sa mère, les petites tyrannies 
dont Adéline accablait Rose augmentèrent encore. 
Souvent la pauvre orpheline pleurait en secret, et, 
sans l'attachement et la reconnaissance qu'elle avait 
voués à M. Picot, elle aurait fui de cette maison , 
où elle n'avait qu'une vie de servitude. Les souf- 
frances de son bienfaiteur la retenaient ; elle l'en- 
tourait de ses soins et tâchait d'adoucir le chagrin 
qui le minait, tandis que Pierre le déchargeait du 
fardeau de ses affaires, et employait toute sa capa- 
cité h les conduire aver habilet*^. Adéline et Alfred 



oyGooi^lc 



I.EK ORl'HELI^S. 8<J 

vivaient oisifs: l'une cherchait avec ses compagnes 
des distractions puériles; l'autre ne songeait qu'à 
des parties de chasse, de cheval, et aux amuse- 
ments d'une tête folle , qui ne voit dans la vie que 
des plaisirs et pas de devoirs. L'année suivante 
M. Picot s'éteignit en bénissant ses quatre enfants 
et en leur recommandant de s'aimer et d'être unis ; 
ces paroles d'un mourant lirent une grande im- 
pression sur Pierre et sur Rose ; Alfred et Adéline 
en furent aussi vivement touchés. Pendant quelques 
mois la douleur confondit ces âmes en une seule 
pensée, celle de respecter la volonté de leur père 
en s'aimant et s'aidant entre eux. Ils vécurent ainsi 
en paix tant que les images de deuil ne furent pas 
effacées dans le cœur d'Alfred et d' Adéline par les 
distractions du monde, du monde qui enlève sou- 
vent à l'âme ses plus touchantes vertus pour ne 
lui laisser que ses mauvais penchants. Lorsque la 
douleur se fut affaiblie, la vanité d' Adéline reparut, 
elle chercha de nouveau à humilier la pauvre Rose; 
et Alfred devint si brusque et si impertinent envers 
Pierre, à qui il devait la conservation de la fortune 
de son père, que le noble orgueil du jeune homme 
se révolta ; il savait qu'il pouvait assurer avec in- 
dépendance son avenir et celui de sa sœur, et il 
s'éloigna avec elle de la maison de son bienfaiteur, 



oyGooi^lc ■ 



00 LES ORPHELINS. 

dont les enfants n'étaient plus pour eux que des 
êtres hostiles. 

En mourant, l'honnête procureur avait légué 
aux deux orphelins une somme d'argent et la petite 
bastide qu'il possédait auprès de Salon. Pierre et 
Rose n'acceptèrent point ce legs ; seulement , ils ■ 
demandèrent aux enfants de M. Picot de devenir 
acquéreurs de cette modeste campagne. Leur prière 
fut accueillie , et Pierre put bientôt payer cette ha- 
bitation avec le fruit de son travail. Avocat distin- 
gué, il acquit en peu de temps une grande répu- 
tation et une petite fortune. Pendant les vacances, 
Pierre, à l'exemple de son bienfaiteur, allait se 
recueillir dans les champs : là , son âme se repo- 
sait et s'élevait en face de la nature. Il aimait à par- 
ler avec Rose de leur père adoptif , et ils se disaient 
qu'ils le reverraient un jour dans une vie nouvelle, 
où tout ce qui est bon doit se retrouver. Ces pen- 
sées de religion et de paix leur causaient de douces 
émotions et adoucissaient le souvenir pénible de 
leur rupture avec Alfred et Adéline ; les orphelins 
leur gardaient les sentiments les plus tendres, et 
ils n'attendaient qu'un appel de leur cœur pour 
voler auprès d'eux et les entourer de leur amitié. 
Ils savaient qu'ils n'étaient pas heureux ; on ne l'est 
jamais lorsqu'on ne suit pas dans la vie la route sé- 



oyGooi^lc 



LES ORPHELINS. <I1 

vère et droite que le devoir nous indique. Adéline . 
ne trouvant du bonheur que dans les fêtes, se dé- 



goûta bientôt de tous les plaisirs, car elle les avait 
épuisés trop vite. Elle livrait les soins du ménage à 
des domestiques qui la trompaient , et par sa né- 
gligence elle aidait à dissiper en détail la fortune 



oyGooi^lc 



91 LES ORPHELINS. 

de son père, qui s'annulait chaque jour entre les 
mains du prodif^ue Alfred. Celui-ci, dédaignant de 
s'initier aux affaires, annonça, après le départ de 
Pierre, qu'il avait le projet de vendre l'étude de 
son père: un homme de mauvaise foi se présenta 
et lui fit des ofires brillantes , Alfred les accepta avec 
empressement. Le marché fut conclu de telle sorte 
que le rusé procureur trompa l'innocent Alfred , et 
qu'après lui avoir compté une légère somme , il se 
trouva quitte envers lui avec des apparences léga- 
les. Alfred, qui ne recevait pas les sommes promi- 
ses, entrevoyait la misère pour lui et sa sœur, et 
ne trouvait aucun moyen de s'y soustraire. Une 
pensée lui venait parfois: s'il s'adressait à Pierre? 
à Pierre qui aurait assez de courage pour prendre 
sa défense, et assez d'éloquence pour gagner sa 
cause.... Mais comment oserait-il recourir à lui, 
après l'avoir humilié et repoussé? Non, il ne le pou- 
vait pas. Abandonnés dans leur mauvaise fortune, 
sans espérance d'en sortir , faibles dans leur mal- 
heur et incapables de le vaincre, Alfred et Adéline 
se lamentaient, un soir, dans le modeste appar- 
tement auquel ils se voyaient réduits. Des larmes 
amères coulaient de leurs yeux , et des réflexions 
sages, mais trop tardives, leur venaient sur leur 
fol orgueil et sur les torts qu'ils avaient eus en- 



ovGot^i^lc 



LR8 ORPHEUNS. 93 

vers les orphelins, envers ces nobles cœurs qu'ils 
avaient blessés et qui devaient leur être, hélas! à ja- 
mais fermés. Comme ils pensaient ainsi , un léger 
coup fut frappé à la porte ; ils ouvrent , et poussent 
un cri de surprise et de bonheur en apercevant 
Pierre et Rose qui se précipitent dans ieurs bras. 
Ils avaient appris leur malheur, et le passé avait été 
oublié : Pierre accourait pour offrir l'aide de son 
talent à celui qu'il nommait encore son frère. Al- 
fred répondit par des larmes à sa générosité, et, l'é- 
treignant dans ses bras, il lui jura une amitié éter- 
nelle. Rose et Adéline eurent aussi de touchantes 
ex|>ansion8 , et cette heure qui les réunit fut une 
des plus heureuses de leur vie. Dès le lendemain 
Pierre attaqua avec l'audace de la vertu celui qui 
avait dépouillé avec l'astuce de la fraude le Gis de 
son bienfaiteur. Un procès s'ensuivit, et le noble 
jeune homme démontra , avec une clarté qui con- 
vainquit les juges et avec une éloquence qui les 
entraîna , l'iniquité de son adversaire. 11 le couvrit 
de honte et le fit condamner à restituer à Alfred 
une fortune si honorablement acquise par son père 
et dont il l'avait frauduleusement dépouillé; Al- 
fred et Pierre , Rose et Adéline , ne formèrent plus 
qu'une seule famille. 

Pierre inspira à Alfred l'amour du travail et di- 



oyGooi^lc 



n LES ORPHELINS. 

rigea sa vive intelligence vers un but utile. Rose fit 
comprendre au cœur d'Adéline qu'une jeune fille 
ne peut être heureuse qu'en étant modeste et en 
remplissant avec bonheur les devoirs imposés aux 
femmes. 



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PREIIERS EXPLOITS 

D'CN GRAND CAPITAINE, 

comedib; en trois tableaux. 



oyGooi^lc — 



Le comie DUGUESCLIN. 

La comlesse DCGUESCLIN. 

BERTRAND i 

OLIVIER ! leun Sis. 

JEAN J 

Le chevalier DE LA MOTHE, leur oncle, 

La châtelaine DE LA MOTHE , leur lanlc. 

RACHBL, remme juive, nourrice de Bertrand Diiguescltn, 



a «c^ne ne pbhm iTabard an cbai«an dn rtrr de DotncacIlD, pDla 



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j,Goo>^le 



la Jeunesse de Du^esclm. 



, Gooi^le 



jïGooi^le 



LES PREMIERS EXPLOITS 



Vous mentez encore, Bachel, pour l'excuser. 
Je suis sûre que vous l'avez surpris derechef se 
battant ou luttant avec les enfants des paysans du 
village. 



Oh! oui, maman, il aime mieux ces petits vi- 
lins que nous. 



Il dit que nous ne sommes p^ assez forts ; nous 
sommes trop sages pour lui. 



Ainsi, vous accusez votre frère absent; c'est bien 
mal. 

LA COMTESSE. 

Et VOUS, nourrice , vous le justifiez toujours. 

RACHEI.. 

Madame... 



Enfin, où est-il? 



oyGooi^lc 



D'DN GRAND CAPITAINE. 9B 

RACHEL. 

Madame, il s'exerce à la fronde daas la cour du 
cbAleau. 

OLIVIER, M ICTaDt et t'approefaBat d'une fenèlre. 

Voyons si c'est vrai. . . Oh ! le voici qui ren,tre, le 
visage en sang , les habits décliirés. 

JEAN , s'approchanl i son tour di: la (ei)£tre. 

Oh I il est aussi laid qu'un petit diable. 



Méchant enfant ! il ne me donnera jamais que 
du chagrin ! 

BERTRAND, nrinut. 

J'en ai vaincu trois .. Et maintenant j'ai bien 
faim. 

LA COMTESSE. 

Et VOUS, ne mangerez pas, et vous serez au pain 
et à l'eau, et vous sortirez d'ici pour aller avec 
mes laquais. Vous êtes la honte de ma famille, 
difforme , méchant , sans esprit. . . 

BERTRAND. 

J'ai de la force. 



oyGooi^lc 



LES PREMIERS EXPLOITS 
LA COMTESSE. 



Le chapelain ne peut rien faire de vous ; vous ne 
savez pas lire encore. 



Dois-je me faire moine ou écrivain, pour passer 
mon temps à l'étude ? Est-ce avec une plume que 
je pourrais un jour chasser les Anglais de la France ? 



Voyez, madame, quelle grande pensée il y a dans 
cette jeune tête. 



11 n'y a rien de grand en lui , car il oublie la 
noblesse de ses parents, et il se mêle à nos serfs. 



Les Anglais sont nos serfs aussi, et, si je bats 
aujourd'hui nos petits paysans, cela me donne 
l'espérance que je battrai un jour nos ennemis. 
Mais, ma mère, j'ai bien faim! laissez-moi me 
mettre à table. 

LA COMTESSE. 

Non , sortez d'ici. 



ïflbyGoOl^lc 



D'UN GRAND CAPITAINE. 



Moi, l'atné de vos enfants, je serai chassé de 
votre table , et mes frères y resteront ; non , par 
Dieu! 



Oh ! madame , un peu de bonté pour lui ; cet 
enfant est destiné à de grandes choses. 



n est destiné à faire le malheur de sa mère. 



C'est la gène et la contrainte qui me rendent 
ainsi : le fruit qui ne peut pas mûrir est mauvais. 



LA COMTESSE. 

Votre esprit ne mûrira jamais. 



Laissez-moi vous dire son avenir, madame; vous 
savez que je suis un peu devineresse. 

BERTRAND. ^ 

V 
N'est-ce pas que je serai un grand guerrier? 



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m LES PREMIERS EXPLOITS 

HACHEL. 

Donne-moi ta main. 

LA COUTESSB. 

Je crois que vous êtes folle , nourrice. 

RACHEL. 

Oh! madame, cette petite main est un grand 
livre où je lis bien des choses. 



Et qu'y lisez-vous? 



Laissez-moi me recueillir. (Elle tient la main de Ber- 
trand et l'examine atuntivement.) Yoyez , madame, ces li- 
gnes sont belles! voilà le courage, la force, l'hé- 
roïsme, le désintéressement. Toutes les grandeurs, 
toutes tes vertus , seront dans l'âme de votre fils ; 
il illustrera sa famille et sa patrie. Je vois Bertrand 
se montrer dans les tournois et vaincre les cheva- 
liers les plus valeureux. Les Anglais ravagent la 
France , mais Bertrand grandira , et il chassera les 
Anglais. Bertrand deviendra le sauveur et l'ami de 
son r^ il sera fait connétable. Sa vie sera une 
longue suite de prouesses; il obtiendra le respect 



oyGooi^lc 



D'UN GRAND CAPITAINE. 103 

et l'admiration de ses eoDemis mêmes ; et , quand 
sa belle carrière sera remplie, il ira reposer à 
Saint-Denis parmi les tombes des rois de France , 
qui le salueront comme leur égal. Oui, madame , 



cet enfant disgracié, cet enfant qui vous paraît si 



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101 LES PRfiHEI» EXPLOITS 

grossier, deviendra le plus renommé et le plus 
brillant chevalier du monde. 



Oh! oui, je serai fort et brave, je le jure par 
tous les seiints. 

LA COMTESSE, 

Tu n'es qu'une insensée, nourrice ; par tes folles 
flatteries , tu le rends encore plus indocile. Allons, 
je veux être obéie ; emmenez-le; 



Ma mère [ ma mère ! laissez-moi m' asseoir à vo- 
tre table, à la place qui m'est due. 

LA COMTESSE. 

La place qui vous est due est un chenil. Sortez. 

BERTRAND, furieux. 

Eh bien! oui, je sortirai, mais mes frères sor- 
tiront aussi. Si je suis laid , je suis fort , et je vais 
vous le prouver. 

<ll se jelte sous ta table , la renverse et pousse 
brusquement ses firèiei.) 



ovGooi^lc 



D'UN GRAND CAPITAINE. 105 

LA COMTESSE. 

Misérable enfant! il a brisé toute ma vaisselle... 
Holà ! qu'on appelle son père pour le c|iâtier ! . . 

BERTRAND. 

Oh ! je m'en vais maintenant; les paysans que 
j'ai vaincus ne me refuseront pas du pain. 

(Ilsori; ttachellesuil.) 



LK COMTE , LA COMTESSE , OLIVIER , JEAN. 



Mais quel est ce vacarme ? qui a renversé cette 
table et brisé cette vaisselle? 

LA COMTESSE. 

C'est encore une fureur de Bertrand. 

LE COMTE. 

11 faut user de châtiments sévères. Je mettrai 
une bride de fer à ce caractère que rien ne peut 
dompter. Je le dois : sans cela il s'aviserait peut- 
être un jour de me manquer de respect... Où 
est-il? 



oyGooi^lc 



lUfl LES MtEMlERS EXPLOITS 

LA COMTESSE. 

Encore avec les petits paysans. 

LE t;OMTE. 

Je vais le chercher. 

OLIVIER rt JEAN. 

Mon père, nous allons avec vous. 

(Ilssorlenl.) 

S(^E III. 

LA COMTESSE, seule. 
LA COMTESSE. 

Mon Dieu! est-ce comme un châtiment que vous 
m'avez donné cet enfant ! Est-ce pour humilier 
mon orgueil de mère que vous l'avez fait si dif- 
forme , si brusque , si peu digne de ma tendresse? 
Mais son âme est-elle aussi disgraciée que son corps? 
Il a souvent des mouvements généreus...- Chan- 
gera-t-il? Dois-je croire à la prédiction de sa nour- 
rice? Oh! mon Dieu! faites qu'elle se réalise, et 
mon cœur de mère lui sera rendu!.. Mais voici 
non père qui le ramène, 



ovGoo<^lc 



DtlN GRAND CAPITAINE. 107 

SCÈNE IV. 

LA COMTESSE, I.E COMTE, BERTRAND, 
LE COMTTî. 

' 0|i ! celte fois-ci je ne pardonnerai plus. 

BERTRAND. 

Il faut bien que j'apprenne à me battre. 

LE COMTE, 

Apprenez d'abord à obéir. (A h comtesse.) Croiriez- 
vous que je l'ai trouvé près du pont-levis, à moi- 
tié nu , luttant avec le fils d'un bouvier ; tenez , il 
porte les marques de cet indigne combat. 

LA COMTESSE. 

Mon (ils, vous oubliez que votre père est un 
gentilhomme. 

LE COMTE. 

Je le lui rappellerai ; et cette fois la leçon sera 
forte : quatre mois de prison dans la tour. 

BERTRAND. 

Je me repentirais plutôt si vous me pardon- 
niez. 



108 LES PREMIERS EXPLOITS D'UN GRAND CAPITAINE. 
LA COMTESSE. 

Essayons. 

LE COMn:, 

Non , je ne veux pas que mon fils soit un malo- 
tru et déshonore son rang. Je vais l'enfermer dans 
le donjon, et, à moins qu'il n'ait des ailes, il ne 
m'échappera plus. 

BERTRAND. 

La tour fût-elle aussi haute que celles de Notre- 
Dame de Paris, je- trouverai bien le moyen d'en 
sortir. Je veux être libre. 



ovGoo<^lc 



DEUXIEME TABLEAU. 

Le thêâlre repreùeMe l'ir.têrie.'jr d'ur.e r..î)s^in. a Rennaj. 

SCÈNE PREMIÈIIE. 

1,E CHEVALIER , LA CHATELAINE, assise et brodant. 

LE CHEVALIER, lisanl. 

Cette missive est de votre sœur, la comtesse 
DuguescUu. Elle vous écrit que son fils aîné l'a- 
breuve de chagrins ; il a fui de la maison pater- 
• nelle. 

LA CHATELAINE. 

Petit misérable! ils n'en feront jamais rieii. 



oyGooi^lc 



LES PItKMIERS EXPLOITS 



LB CHEVALIEH. 



Ma foi, ils eu auraient pu faire un bon soldai: 
cela vaudrait mieux que d'en faire un vagabond. 

LA CHATELAINE. 

Vous blâmez donc ma sœur de sa sévérité? 

LE CHEVALIER. 

Cerlainenieiit, et si Bertrand était mon fils, 
j'aurais cherché à diriger son caractère au lieu de 
le faire plier. 

LA CHATELAINE. 

Vous lui auriez inspiré votre passion pour les 
armes, cette passion qui vous conduit à la gloire, 
mais qui fait le malheur de ceux qui vousaiment. 
Voilà ce que redoute sa mère, et moi je le re- 
doute comme elle , et j'approuve sa sévérité. 

LE CHEVALIEH. 

Et si Bertrand vous demandait asile, vous ne 
le recevriez pas? 

LA CHATELAINE. 

^on, je le renverrais à son père et à sa mère; 
ce sont eux qui doivent gouverner sa conduite. 



ovGoo<^lc 



D'UN GIIATSD CAPITaTNE, 



BERTRA^D, LA CHATKLAINK, I.K CHEVAI.IKR. 
BERTRAND, du •lehora. 

Je VOUS dis que j'entrerai ; quoique j'aie de iné- 
cliants liabits, je suis noble, et je ne souffrirai pas 
que des valets me barrent le chemin. 

(Il brandit un biiton et s'éhnrc ilnns H chambre.) 
LA CHATR1.A1NE. 

Quoi! le fils de ma sœur dans cet état! Quel 
déshonneur pour sa famille ! 

LE CHEVALIER. 

Oh ! c'est toi , mon petit diable de neveu , tou- 
jours le mfime , toujours ferrailleur. 

BERTRAND. 

Mon oncle, je viens vous demander asile. 

LA CHATELAINE. 

Asile, quand vous faites mourir votre mère de 
douleur! Non, sortez d'ici, et allez demander ))ar- 
don à vos iMu-ents. 



oyGoOi^lc 



11! LES PREMIERS EXPLOITS 

BERTRAND. 

Vous voulez donc que j'aille m'héberger chez 
des étrangers? 

LE CHEVALIER. 

Non , ma maison ne te sera point fermée. Mais 
pourquoi et comment as-tu quitté le château de 
ton père? 

BERTRAND. 

Pourquoi? Parce qu'on m'y retenait prisonnier 
depuis deux mois au pain et à i'eau, que j'avais 
besoin d'air, de mouvement et d'une nourriture 
plus substantielle. Comment ? C'est assez drôle ; 
cela va vous faire rire. Au Heu de m'envoyer mon 
pain et mon eau par ma bonne nourrice Rachel , 
qui m'aurait consolé en me contant des histoires 
guerrières, on me les faisait apporter par une 
vieille et méchante ménagère qui ne manquait ja- 
mais de fermer en entrant la porte du donjon, 
dont ia clé était suspendue à sa ceinture. Un jour 
je me dis que je serais bien assez fort pour lui en- 
lever cette clé, et je résolus de le faire. Je savais 
que mon père et ma mère étaient absents, et, 
lorsque la vieille entra , je m'élançai sur elle , je 
l'assis , sans lui faire de mal , sur la paille qui me 



ovGoot^lc 



DVK OItAND CAPITAI^E. - US 

servait de lit ; je l'enchaînai avec mon drap contre 
un des barreaux de la fenêtre, et, pour l'empê- 



cher de crier, je lui mis , en guise de bâillon , ma 
ceinture sur la bouche. Puis , lui dérobant la clé , 
j'ouvris la porte , je franchis l'escalier comme une 
flèche , et me voilà dans les champs. 

1.P, CHCVALIER, rinnl. 

Ha! ha!.. 

LA CHATELAmK. 

Quel scandale ! 



oyGooi^lc — 



LES PREMIRRS EXPLOITS 



Ce n'est pas tout. Pour fuir il me fallait une 
monture : j'aperçois dans la campagne un labou- 
reur de mon père ; je cours à la charrue, j'en dé- 
telle une jument, je la monte, je pique des deux, 
malgré les cris et les lamentations du pauvre 
paysan ébahi, auquel je réponds par des éclats de 
rire, et, sans selle ni bride, j'ai galopé jusqu'à 
Rennes. Maintenant , hébergez-moi , je vous en 
prie; j'ai grand appétit et je suis bien fatigué. 

LE CHEVALIER. 

Ma foi, je comprends que tu aies besoin de repos 
et de nourriture. Viens changer d'habits et te met- 
tre à table ; puis nous parlerons de ce que tu as à 
faire: je te donnerai des conseils. 

BERTRAND. 

Oh! merci, mon bon oncle! N'est-ce pas que 
vous m'apprendrez à faire des armes? 

LA CHATELAINE. 

Votre indulgence achèvera de le perdre. 



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D'UN GRAND CAI'ITAINI!. 



Bh:RTRA>D, seul. 



Coimiie mou oncle est bon pour moi I 11 m'a 
montré ses chevaux et ses armes. Oh ! ses armes , 
qu'elles sont belles ! Je serai heureux ici. Ma tante 
me gêne bien ..un peu ; c'est égal , je lui obéirai 
pour vivre auprès de mon oncle. Mais quel est ce 
grand écriteau qu'on a planté là? Je regrette de 
ne pas savoir lire. Une épée et un beau chapeau 
à plumes et à galon d'argent le couronnent ; c'est 
sans doute quelque prix d'armes. Voilà un enfant 
(|ui passe, il saura peut-être ce que cela veut dire. 
(L'appelant.) Mon ami , qu'y a-t-il sur cet écriteau? 



Il y a qu'aujourd'hui, dans une heure, com- 
mencera sur cette place une grande lutte, et que 
le prix du vainqueur sera cette belle épée et ce 
' chapeau à plumes. 



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116 LUS PHEMIKttS i:\l>LOITt 



Oli! si je pouvais les gagner ! 



Vous êtes trep jeune pour lutter. 



Trop jeune! je suis plus fort que tous les Ren- 
nois ! (Se parlant i lui-même.) Mais Comment faire pour 
" échapper à ma tante? Elle va m'appeler pour l'ac- 
compagner à vêpres , et avant une heure la lutte 
commence.... Je ne serai pas là.... Un autre aura 
le prix!... Mon Dieu! mon Dieu! c'est bien cruel 
pourtant de renoncer à cette épée qui est là bril- 




lante sur ma tête.... Je suis sûr que je l'aurais 
gagnée! 



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D'UN GRAND CAPITAINE. 



BERTRAND, LA CHATKLAINE DE LA MOTHE. 



LA CHATELAINE, de U porLe de su maison. 

Bertrand! Bertrand! toujours dansla rue!.. Que 
faites-vous là? 

BERTRAND. 

Ma tante , je regardais cette épée ; voyez , elle 
semble me regarder aussi. 

La CHATELAINE. 

Vous ne pensez jamais qu'aux armes et aux com- 
bats. C'est aujourd'hui le saint jour du dimanche, 
venez à l'église avec moi , et priez Dieu qu'il vous 
change. 

RERTRAND.àpart 

Oh ! oui , je vais le prier vivement de me don- 
ner le prix de la lutte. 

LA CHATELAINE. 

Portez mon livre et suivez-moi. 



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itlt LES PBEMIliHS EXPLOITS 

BERTIIANU, dans l'élise. 

Ma tante , laissez-moi vous attendre ici , près 
de la porte, 

r.A CHATELAINE. 

Non, venez vous agenouiller à côté de moi. 

BERTRAND, à pari. 

Oh ! je le vois , je ne pourrai pas m'écliapper. 

LA FOULE , du deluirB. 

Là lutte, la lutte commence; accourez, lut- 
teurs. 

BERTRAND, 

Comment prier en entendant ces cris? 

LA FOULE. 

La lutte, la'lutte commence; accourez, lut- 
teurs. 



Je n'y tiens plus,.. Ma tante baisse la tête.. 
Profitons... 



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D'UN GRAND CAWTAINE. 



LE CHEVALIER, LA CHATELAINK. 

LB CHEVALIER. 

Calmez-vous, ce sont des traits de jeunesse, 
mais son cœur est bon. 

LA CHATELAINE. 

C'est un rebelle, un ingrat, un petit misérable. 
S'échapper de l'église pour aller lutter avec la po- 
pulace!... Fi donc! 

LE CHEVALIER. 

Un peu d'indulgence , et songeons d'abord à sa 
voir ce qu'il est devenu. 



Les mêmes, un domestique, puis BERTRAND porté 
par deux serviteurs. 



UN DOMESnOUE. 

Messire Bertrand a été blessé dans la lutle. 



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J20 LES PREMIERS EXPLOITS 

LE CHEVALIER. 

Pauvre enfant! 

LA CHATELAINE. 

Voilà le fruit de ses sottises. 

(Bertranrl paraît.) 
LE CHEVALIER. 

Eii bien! te voilà tout éclopé; il t'est arrivé 
malheur? 

BERTRAND. 

Dites bonheur ! Je les ai tous terrassés. Ma bles- 
sure guérira , mais les prix de ma victoire me res- 
teront. Voyez le beau chapeau , la belle épée. 

(Il bran<)it le l'happaii i U pointe He l'épée.) 
LE CHEVALIER.- 

Est-il heureux ! 

LA CHATELAINE. 

Qu'il aille se faire soigner où il voudra. 

LE CHEVALIER. 

Voyez comme il souffre! 



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D'UN GRAND CAPITAINE. 111 

LA CHATELAINE. 

11 faut pourtant qu'il soit puni de sa désobéis- 
sance. 

LE CHEVALIER. 

Eh ÏBCB ! je vais lui inf%er une grande puni- 
tion : dans huit jours c'est te tournoi de Rennes ; 
il sera privé d'y assister. 

BERTRAND. 

Oh ! mon oncle , vous êtes bien cruel. 



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TROISIÈME TABLEAU. 

Grsnde plscn publique t Rennes; les maisonE sont, lenduee d.i 

lapiEEeneE, las fenêtres anoombréeB de sfwctateure ; des 

gradinB Entourent la pUoe. On aperçoit eut une 

SEtrade toute la famille des Do Juesohn. 

SCÈNE PREMIÈRE. 

La COMTESSE, le comte DUGUESCUN, OLIVIER et JEAN, 

leurs fils, la chAtelaloe de LA MOTHE, RACHEL, 

pais BERTRAND, la foule. 



&h] maman, quel plaisir nous allons avoir! le 
tournoi va commencer. 



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m LES PBEHiKRS EXPLOITS 

JEAN. 

J'aperçois mon père sur son beau cheval blanc. 

RACHEL, It la cooilesse. 

Comme mon pauvre Bertrand serait joyeux s'il 
était ici!., et vous l'avez encore privé de ce plai- 
sir... Oh! madame, vous êtes bien sévère. 

LA COMTESSE. 

Ma bonne Rachel, tu juges mal mon cœur de 
mère ; je désirerais revoir Tenfant prodigue , mais 
sa tante m'a appris qu'il était incorrigible. 

LA CHATELAINE. 

Oui ; vous n'en obtiendrez jamais rien par la 
douceur. 

RACHEL. 

Faites-lui grâce, laissez-lui voir ce tournoi, et 
il changera. 

LA COMTESSE. 

En songeant à ce qu'il doit souffrir, je voudrais 
lui pardonner. 

LA CHATELAINE. 

Il n'est plus temps; le tournoi commence. 



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D'UN GRAND CAPITAINE. 



LES HËRAUTS D'ARMES. 



Le tournei s'ouvre ; trompes» sonnez; bannières, 
déployez-vous. 

JEAN: 

Voilà mon père qui s'élance un des premiers. 



Voilà aussi mon oncle de la Mothe qui se range 
de son côté. 

LA CHATELAINE. 

Mais quel est ce chevalier disgracieux qui vient 
de franchir la barrière ? 

OLIVIER. 

Comme il est mal équipé ! 



Quelle méchante haquenée il monte ! 

RACHEL, ï |larl. . 

Eh! mon Dieu! peut-être ses parents n'ont-ils 
pas voulu lui donner des habits et une bonne mon- 
ture ; cela me rappelle mon pauvre Bertrand. 



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LES PREMIERS EXPLOITS 



DES VOIX, dam la limle. 



Faites sortir du .champclos ce discourtois che- 
valier. 

BERTRAND. (Il eil monté sur un Tilain cheTsI et couiert d'une 

Moi, sortir! non, jamais! Oh! quelle humilia- 
tion ! . . Mais mon oncle est bon , il aura pitié de ma 
détresse , il me pardonnera de lui avoir désobéi. 
Je vais me faire connaître à lui. 

LA FOULE. 

Qu'il sorte ! qu'il sorte ! 

BERTRAND, «'approchant de son oncle. 

Noble chevaiier... 

LE CHEVALIER. 

Quoi ! c'est toi , Bertrand ! tu es vraiment un 
diable incamé. 



Oh ! mon bon oncle , ayez pitié de moi ! je n'ai 
pu y tenir ; je me suis échappé par une fenêtre. ' 



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D'UN GRAND CAPITAINE. 117 

LE CHEVALIER. 

Quoi ! au péril de ta vie? 

BERTRAND. 

Eh! que m'importe la vie? c'est la gloire qu'il 
me faut... Vous voyez qu'on veut me chasser, mon 
oiïcie , ne me refusez pas un de vos chevaux et une 
de vos cuirasses. Songez qu'un Duguesciin ne doit 
pas sortir d'un tournoi sans avoir rompu une lance 
avec honneur. 

LE CHEVALIER. 

Mais on ne te connaît pas. 

BERTRAND. 

On apprendra à me connattreaujourd'hui. 

LE CHEVALIER. 

Eh bien! qu'il soit comme lu le désires. (AppeUiii 
un ècujei.) Armez brillamment ce jeune homme, 

BERTRAND. 

Soyez béni. 

LE COUTE, s'approchatil du clievalicr. 

Quel est ce combattant? 



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LES PRBUIERS EXPLOITS 
LE CHEVALIER. 



Je rignore; mais il a l'air plein de bravoure, et 
je viens d'ordonner qu'on lui donne un autre équi- 
pement. 

(Bertrand reparaît brillainmenl armé.) 



LA FOÛLR. 

Bravo! bravo! 



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D'UN GRAND CAPITAINE. laD 

LE HÉRAUT. 

Fermez la barrière , le tournoi commence. 

BERTRAND. 

Oh ! je serai un des premiers. 

(Il met la lanreen «rr^tet atlaque un chevalier.) 
LE CHEVALIER. 

Quel démon! le voilà aux prises avec le plus 
brave! 

LA COMTESSE, du gradin où elle est assise avec u (hinjlle. 

Quelle intrépidité a ce jeune chevalier! 

RACHEL. 

Madame, c'est le même qui tout à l'heure était 
si mal vêtu. 

OLIVIEB. 

Quels coups de lance il donne ! 



Comme il est beau à présent! comme il se sert 
bien de ses armes 1 

LA CHATELAINE. 

Sans doute il ne veut pas être connu, il garde 
tt)UJours sa visière baissée. 



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130 LES PREMIERS EXPLOITS 

LE CHEVALIER. 

Courage, chevalier inconnu! la victoire est à 
toi : le cheval de ton antagoniste est blessé à mort. 

LA COMTESSE. 

Quel valeureux champion ! 

LA FOULE. 
Bravo ! bravo ! (Bertrand renverse k clievilier qu'il combil , 



après avoir tué son ciievai.) Gloire au Vainqueur! qu'il 
lève sa visière et salue les dames. 



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D'UN GRAND CAPITAINE. 131 

LES HÉflAUTS. 

Non, ce jeune chevalier veut combattre encore 
et désire demeurer inconnu. 

LA FOULE. 

Qu'il combatte ! qu'il combatte ! 

LE CHEVALIER, à pari. 

Oh ! je brûle de t'embcasser, mon brave neveu ! 

BERTHAND, bas. 

Mon oncle, c'est le plus beau jour de ma vie! 

LE COMTE. 

Jeune chevalier, recevez mes compliments. 

BERTRAND. 

Quelle voix ! c'est celle de mon père ; oui , c'est 
lui , je le reconnais à ses armes; je dois le fuir jus- 
qu'à ce que le tournoi soit terminé. 

LE COMTE. 

Je voudrais bien rompre une lance avec vous. 

BERTRAND. 

Je ne puis. 



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13! LB8 PREMIERS EXPLOITS 

LE CHEVALIER. 

Excusez-le , il est peut-être blessé. 

LE COMTE. 

Non , tout chevalier qui est encore sur ses 
étriers ne doit pas refuser le combat. Je le défie , 
je l'attaque , il faudra bien quMl me réponde. 

(Il poursuii BKrtrand , qui cherche & fuir.) 
RERTRAND. 

Être attaqué en plein tournoi et ne pouvoir se 
défendre!... Mais non, je ne dois pas me battre 
contre mon père. 

LA FOULE. 

S'il refuse le combat , honte à lui! 

BERTRAND. 

Oui, je le refuse. 

LA FOULE. 

Honte à lui ! honte à lui ! 

LE CHEVALIER. 

Il vient de vous prouver pourtant qu'il avait du 
courage. 



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D'UN GRAND CAPlTAINIi:. 133 

BERTRAND. ~ 

Et je saurai le leur prouver encore. Défendez- 
vous, chevalier. 

(Il MUiquAiu cbevulier qui entre <lans la Ike.) 
LE COMTE. 

Mais pourquoi m'a-t-il refusé le combat? 

LE CHEVALIER. 

Nous le saurons quand il se fera connaître. 

BERTRAND. 

Rendez-vous, chevalier! 

(Il renverse stin adversaiie dans la poussière.) 
LA FOULE. 

Honneur ! honneur à l'inconnu ! 

LA COMTESSE, de sa |)lace. 

Oui , oui , qu'il vienne recevoir le prix du cou- 
rage ! 

BERTRAND. 

Oh ! ma mère m'applaudit aussi sans me con- 



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131 LES PREHEERS EXPLOITS 

naître! C'est devant elle que je vais lever ma vi- 
sière; elle ne pourra nie repousser. Quelle joie si 

elle me pardonne! (Ils'approcbedugradina&esisamère.le 
comte Duguesctin et le chevalier de la Uotbe l« suivent ; il s'incline.) 

Noble comtesse Duguesclin , c'est pour vous que 
j'ai combattu, daignerez-vous m'avoir en grâce? 

<11 se découvre.) 
LA COMTESSE. 

Bertrand!., mon fils!.. 

RACHEL. 

Mon enfant bien-aimé!.. 



Oh! je comprends maintenant pourquoi me il 
refusait le combat. Viens que je t'embrasse, mon 
noble fils ! 



LE CHEVALIER. 

1) sera l'orgueil de votre race. 



Et celui de la France entière , (-royez-en la devi- 
neresse. 



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D'UN GRAND CAPITAINE. 
TOUS. 

Oh ! nous n'en doutons plus. 



Ma bonne mère, pardonnez-moi les chagrins 
que je vous ai donnés. 

LA COMTESSE. 

Je suis trop heureuse pour m'en souvenir ! 

LE HÉRAUT. 

Le prix du tournoi est à Bertrand Duguesclin. 



Ce ne sera pas le dernier prix de valeur que tu 
obtiendras , mon fils ! mais , en avançant dans la 
vie, ton âme bonne et généreuse sentira que l'hé- 
roïsme et le courage doivent s'allier à la soumis- 
sion ; tu comprendras que les plus grands guer- 
riers, avant de devenir des conquérants, ont su se 
maîtriser eux-mêmes. ïu liras les héros de Plu- 
tarque, tu voudras les imiter dans leurs vertus 



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136 LES PREMIERS EXPLOITS D'UN GRAND CAPITAINE. 

comme dans leurs exploits, et j'espère, mon fils, 
que tu seras un jour pour la France ce qu'ils ont 
été pour leur pays, un exemple cité de génération 
en génération. 



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LA VOIX D'UNE MÈRE. 



Etirant qui seras femme , 
N'ouvre jamais Ion àme 
Qu'aux modestes vertus ; 
Que tu charité s;iintv 
Berce et calmt; la plainte 
\)e& esprits abiillus! 



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LA VOIX D'UNE m£RE. 
Que ta pure espérance 
Belève la soulTrance ; 
Que ton bymne de foi , 
Gomme une chnste offretide , 
Mont« au ciel et répande 
La paix autour de toi. 

Sois Tange qui console; 
De ta douce parole 
Prodigue le secours; 
Au malheur tends l'oreille, 
Prés du malade veille , 
Et prés du pauvre accours. 

D'une mère qui t'aime 
Dieu voulut te bénir, 
Laissc-la pour toi-même 
Disposer l'avenir 

Travaille , prie et chante ! 
Le travaille t'ennoblit, 
La foi te rend touchante, 
Laga1tét'»nbellit! 

Et si Dieu t'a douée 
D'un esprit noble -et grand , 
Sois humble et dévouée , 
.Sois belle en l'ignorant. 



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LA VOIX D'UNE MÈRIi. 
Laisse à l'Iiommi- la gloire , 
Les Iriompfaes, le bruit; 
Pour nous , aimer et croire 
Au bonheur nous conduit . 

Coule une vie obscure 
Que le devoir remplit: 
L'onde à l'ombre est plus pure, 
Rien ne trouble son lit. 



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jïGoo>^le 



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Jacqelme Pascal. 



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JACQUELINE PASCAL. 



C'est un des privilèges des hommes de génie de 
faire participer leurs ancêtres et leurs descendants à 
l'intérêt qu'ils inspirent ; on aime à remonter aux 
sources de ces grandes intelligences et à pressentir 
leur venue. Puis on se plaît à en suivre pour ainsi 
dire le courant , à savoir si les 01s ont dignement con- 
tinué le père ou si rien de vivant n'est resté de ces 
races célèbres d'écrivains et de héros. La famille 
contemporaine des hommes illustres éveille surtout 
la curiosité de notre esprit : nous voulons connaî- 
tre le père et la mère de l'enfant prédestiné ; il nous 
est doux dcQous initier au\ scènes de sa jeunesse. 



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Uî JACQUELIJ<IË PASCAL. 

de le voir aiuié par une douce sœur ou par quel- 
((ue frère tendre el dévoué, et nous donnons nous- 
mêmes aux parents qui le chérissent et l'admirent 
une piu't de notre admiration et de notice sympathie. 
Pascal, ce sublime penseur, ce grandécrivainqui fixa 



la langue de la prose française dans les Prmmc'mtes, 



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JACQUELINE PASCAL. IftS 

comme Corneille fixa celle de la poésie dans te Gd, 
Pascal eut une famille digne de lui : ses deux sœurs 
furent des femmes supérieures; leur intelligence 
tenait de celle de leur frère. L'atnée , qui se nom- 
mait Gilberté , devint madame Périer, bien connue 
par une vie de son frère qui a été publiée en tête 
de plusieurs éditions des Pensées. La cadette , née 
en 1625, nommée Jacqueline, montra de bonne 
heure la plus heureuse vivacité d'esprit et un rare 
talent pour la poésie. Elle dut à ce talent la grâce 
de son père Etienne Pascal , injustement soupçonné 
d'avoir pris part à des troubles, et obligé de fuir la 
colère du cardinal de Richelieu. I^ duchesse d'Ai- 
guillon , nièce de ce redoutable ministre, voulant 
procurer un divertissement à son oncle en faisant 
représenter devant lui par de jeunes filles l'Amour 
tyratmique, tragi-comédie de Scudéry, invita les 
jeunes Pascal , déjà connues par les grâces de leur 
esprit, à remplir un rôle dans cette pièce. L'aînée, 
Gilberté, qui, depuis la mort de leur mère et dans 
l'absence de leur père , était le chef de la famille , 
quoiqu'elle n'eût guère plus de seize ans, répondit 
fièrement : Monsieur te cardinal ne nous donne pas assez 
de plmsir poUr que nous pensions à lui en faire. .. La 
duchesse insista et fit même entendre que le rap- 
pel de leur père pouvait en dépendre. Les amis de 



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144 JACQUELINE PASCAL. 

la famille décidèrent alors que Jacqueline accepte- 
rait le rôle qui lui était proposé. Le spectacle eut 
lieu le 3 avril 1639. Jacqueline, qui n'avait que 
treize ans , mit dans son jeu une gentillesse qui 
charma tous les spectateurs et surtout Richelieu , 
qui ne cessa pas de l'applaudir; elle profita de ce 
moment d'enthousiasme pour obtenir du cardinal 
la grâce de son père. Elle fait elle-même le récit 
de cette soirée dans une lettre adressée à son père 
et restée jusqu'ici inédite. Nous ia donnons d'après 
le manuscrit de la Bibliothèque-Royale , comme un 
monument curieux de ce qu'était déjà à cet âge la 
sœur de Pascal : 

. Monsieur mon père, 

" Il y a longtemps que je vous ai promis de ne 
point vous écrire si je ne vous envoyais des vers, 
et, n'ayant pas eu le loisir d'en faire (à cause de 
cette comédie dont je vous ai parlé), je ne vous ai 
point écrit il y a longtemps. A présent que j'en ai 
fait , je vous écris pour vous les envoyer et pour vous 
faire le récit de l'affaire qui se passa hier à l'hôtel 
de Richelieu, où nous représentâmes l'Amour ty- 
nmniijue devant M. le cardinal. Je m'en vais vous 
raconter de point en point tout ce qui s'est passé. 



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JACQIJt£LI»Ë PASCAL. lis 

Preniif!remcut , M. de Montdoi7 entretint M. le 
cardinal depuis trois heures jusqu'à sept heUres, 
et lui parla presque toujours de vous , de sa part et 
non pas de la vôtre , c'est-à-dire qu'il lui dit qu'il 
vous connaissait, lui parla fort avantageusement 
de votre vertu , de votre science et de vos autres 
bonnes qualités. Il parla aussi de cette aflaire dés 
rentes et lui dit que les choses ne s'étaient pas pas- 
sées comme on avait fait croire, et que vous vous 
étiez seulement trouvé une fois chez M. le chance- 
lier, et encore que c'était pour ai)aiser le tumulte; 
et, i)our preuve de cela, il lui conta que vous aviea 

prié M. Fayet d'avertir M Il lui dit aussi 

que je lui parlerais après la' comédie. Enfin, il lui 
dit tant de choses qu'il obligea M. le cardinal à lui 
dire : » Je vous promets de lui accorder tout ce 
qu'elle me demandera. » M. de Montdory dit lii 
même chose à madame d'Aiguillon , laquelle lui 
dit que cela lui faisait grande pitié et qu'elle.y ap- 
porterait tout ce qu'elle pourrait de son côté. Voilà 
tout ce qui se passa devant la comédie. Quant à la 
représentation, M. le cardinal parut y prendre grand 
plaisir; mais principalement lorsque je parlais, il 
se riiettait à rire , comme aussi tout le monde de 
la salle. 
» Ués que la comédie fut jouée, je descendis du 



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UA JACQUELINE PASCAL. 

théâtreavecdessein déparier à madame d'Aiguillon. 
Mais M. le cardinal s'en allait, ce qui fut cause que 
je m'avançai tout droit à lui , de peur de perdre 
cette occasion-là , en allant faire la révérence à ma- 
dame d'Aiguillon ; outre cela , M. de Montdory me ' 
pressait extrêmement d'aller parler à M. le cardi- 
nal. J'y allai donc et lui récitai les vers que je vous 
envoie, qu'il reçut avec une extrême affection et 
des caresses si extraordinaires que cela n'était pas 
imaginable. Car premièrement dès qu'il me vit ve- 
nir à lui , il s'écria : . Voilà la petite Pascal , « et 
puisilm'embrassaitet me baisait, et, pendant que 
je disais mes vers, il me tenait toujours entre ses 
bras et me baisait à tous moments avec une grande 
satisfaction, et puis, quand je les eus dits, il me 
dit : « Allez , je vous accorde tout ce que vous me 
demandez ; écrivez à votre père qu'il revienne en 
toute sûreté. » Là-dessus madame d'Aiguillon s'ap- 
procha, qui dit à M. le cardinal : i Vraiment, mon- 
sieur, il faut que vous fassiez quelque chose pour 
cet homme-là; j'en ai ouï parler, c'est un fort hon- 
nête homme et fort savant ; c'est dommage qu'il 
demeure inutile. Il a un fils qui est fort savant en 
mathématiques, qui n'a pourtant que quinze ans. 
Là-dessus, M. le cardinal dit encore une fois que 
je vous mandasse que vous revinssiez en toute su- , 



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JACQUELINE PASCAL. 147 

reté. Gomme je le vis en si bonne humeur, je lui 
demandai s'il trouverait bon que vous lui fissiez la 
révérence; il me dit que vous seriez le bienvenu, 
et puis, parmi d'autres discours, il me dit: Dites à 
votre père, quand il sera revenu, qu'il me vienne 
voir, et me répéta cela trois ou quatre fois. Après 
cela, comme madame d'Aiguillon s'en allait, ma 
sœurl'alla saluer, à qui elle fit beaucoup de cares- 
ses et lui demanda où était mon frère, et dit qu'elle 
eût bien voulu le voir. Cela fut cause que ma sœur 
le lui mena ; elle lui fit encore grands compliments 



et lui donna beaucoup de louanges sur sa science. 



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H8 JACQUELINE PASCAL. » 

On nous mena ensuite dans une salle, où il y eut 
une collation magnifique de confitures sèches, de 
fruits, limonade et choses semblables. En cet en- 
droit-là elle me fit des caresses qui ne sont pas 
croyables. Enfin, je ne puis pas vous dire combien 
j'y ai reçu d'honneur; car jene vous écris que le 

plus succinctement qu'il m'est possible de ' 

Je m'en ressens extrêmement obligée à M. de 
Monldory. rpii a pris un soin étrange. Je vous prie 
de prendre la peine de lui écrire par le premier 
ordinaire pour le remercier ; car il le mérite bien. 
l*our moi , je m'estime extrêmement heureuse d'a- 
voir aidé en quelque façon à une affaire qui peut 
vous donner du contentement. C'est ce qu'a tou- 
jours souhaité avec une extrême passion, 

' Monsieur mon père , 

■ Voire très humble et 1res obéissante fille 
« et servante, 

» PASCAL. 

- DeParLd, eeâaïriH8.ÎB. . 

Voici quels étaient les vers adressés à Riche- 
< Quelqaes mots sont elB«^s rlans l'original. 



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JACQURUNE PASCAL. liV 

lieu et joints à la lettre que nous venons de ci- 



Ne vous étonnez pas , incomparable Armand , 

Si j'ai mal contenté vos yeux el vos oreilles : 

Mon esprit , agité tic frayeurs sans pareilles , 

Inlerilit à mon corps et voix et mouvement. 

Mais pour me rendre ici capable de vous plaire , . 

Rappelez de l'exil mon misérable père : 

C'est le bien quej'attends d'une insigne bonté; 

Sauvez un innocent d'un péril manifeste. 

Ainsi vous me rendrez l'entière liberté 

De l'esprit et du corps, delà voix et du geste. 

En recevant ces heureuses nouvelles, Etienne 
Pascal se hâta de revenir à Paris; il se présenta, 
avec ses trois enfants , à Ruel , chez le cardinal qui 
lui fit l'accueil le plus flatteur. Je connais loui voire 
mérite, lui dit Richelieu; je mus rends ù vos enfants et 
je vous les recommande; j'en veux faire quelque chose 
de grand. 

Deux ans après, ^tienne Pascal fut nommé à l'in- 
tendance de Rouen, et il alla s'établir dans celte 
ville avec sa famille. La jeune Jacqueline, qui n'a- 
vait cessé de s'exercer à faire des vers , obtint le 
prix de poésie qui se décernait chaque année ù 



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150 JACQUFXINE PASCAL. 

Rouen à la fête de la Conception de la Vierge, qui 
était le sujet même du concours. Quoique ces vers 
ne méritent pas d'être cités aujourd'hui, ils eurent 
alors un prodigieux succès. Le prix fu.t remis à Jac- 
queline en grande pompe, et Corneille, qui habitait 
alors Rouen et qui était présent à cette solennité, 
fit un impromptu pour célébrer la jeune Muse. 
Dèslors le monde la rechercha, et elle aima le monde. 
Elle y plaisait par deux qualités rarement unies, une 
modestie parfaite et un esprit supérieur. Elle fut 
plusieurs fois demandée en mariage, mais ces pro- 
jjositions ne convinrent point à sa famille ; pour 
elle, l'étude et les succès qu'elle avait dans le monde 
suffisaient à son cœur. Quoiqu'elle fût d'une taille 
peu élevée, elle avait de la grâce et une figure char- 
mante, mais la petite vérole vint lui enlever ses agré- 
ments. Elle s'y résigna de la meilleure grâce du 
monde, et composa sur ce douloureux accident 
des vers où elle offrait à Dieu le sacrifice de sa 
beauté. 

Lorsqu'en 1647 Pascal éprouva les premières 
vivacités de son zèle religieux, il communiqua ses 
sentiments à sa sœur Jacqueline. L'âme de la jeune 
fille s'exalta par degrés, et lorsque sa famiUe quitta 
Rouen pour revenir habiter Paris, Jacqueline en- 
tra en relation ■ avec Port-Royal et résolut de se 



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lACXHiELmE PASCAL. ISI 

vouer entièrement à Dieu dans ce monastère. Cette 
vocation fut longtemps et vivement combattue par 
son père et même par son frère, qui, tout en approu- 
vant et en partageant sa piété, auraient voulu la re- 
tenir auprès d'eux. Elle eut à soutenir à cet 
égard des luttes pénibles, dont nous trouvons la 
trace dans quelques-unes de ses lettres. Un jour 
elle écrivait à son père: «Je vous conjure par -tout 
«ce qu'il y a de plus saintde vous ressouvenir de la 

• prompte obéissance que je vous ai rendue sur la 
■ chose du monde qui me touche le plus et dont je 
» souhaite raccomplissement avec le plus d'ardeur. 
' Vous n'avez pas oublié sans doute cette soumission 
"Si exacte, vous en parûtes trop satisfait pwur 

• qu'elle soit sitôt sortie de votre esprit. Dieu m'est 
» témoin que je crois avoir fait mon devoir d'en user 

• ainsi.... ii me fait la grâce d'augmenter de jouren 
•jour l'efTet de la vocation qu'il lui a plu de me 

• donner et que vous m'avez permis de conserver, 
» qui est le désir de l'accomplir aussitôt qu'il m'aura 
«fait connaître sa volonté par la vôtre... Ce désir 
» m'augmente de jour en jour, et je ne vois rien sur 

• la terre qui me pût empêcher de l'accomplir si 

• vous le vouliez. * 

Etienne Pascal ne céda point aux vœux de sa 
fille , son cœur de père ne pouvait se décider à 



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151 JA'COUËLlMi l'ASCAL. 

cette séparation. Il eninienu Juct|iieliae en Auver- 
gne; elle y demeura dix mois dans la retraite, 
uniquement occupée à la prière et à des œuvres de 
charité. Sa sœur, madame Périer, habitait aussi 
Clermont; elle partageait les sentiments chrétiens 
de Jacqueline, et, de concert avec elle, elle les inspi- 
rait^ sa jeune famille. 

Jacqueline quitta l'Auvergne pour suivre son 
père à Paris, et peu de temps après (en 1051 ) elle 
eut la douleur de le perdre. 

Alors rien ne put la retenir dans le monde, et 
malgré les efforts de son frère elle résista et prit le 
voile à Port-Royal, où elle fit profession sous le 
nom de sœur Jacqueline de Sainte- Euphéinie. Pas- 
cal s'irrita de cette résolution : après avoir ressenti 
durant quelque temps une ardeur religieuse qu'il 
avait lui-même inspirée à sa sœur , il était revenu 
insensiblement au monde , il aimait le luxe, le jeu, 
avait des chevaux, un grand train, et, sans tomber 
tout-à-fait dans le dérèglement, il était bien loin 
de ces idées de retraite et de vie chrétienne dont 
le premier il avait donné le goût à sa sœur Jacque- 
line. Triste de cette opposition, elle lui écrivit : 
« J'ai besoin de votre consentement et de votre 
n aveu que je demande de toute l'afFection de mon 
» cœur, non pas pour pouvoir accomplir la chose, 



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JACQUELIXE PASCAL. 153 

• puisqu'ils n'y sont pas nécessaires, mais pour 

• pouvoir raccomplir avec joie, avec repos d'esprit, 

• avec tranquillité; car sans cela je ferais la plus 
- grande, la plus glorieuse et la plus heureuse ac- 
« tion de ma vie avec une joie extrême mêlée d'une 

• extrême douleur et dans une agitation d'esprit 
» indigne d'une telle grâce. Je ne crois pas que 

• vous soyez assez insensible pour vous pouvoir ré- 
» soudre à me causer un si grand mal. C'est pour 
» votre considération que je ne suis pas à Port- 

• Royal depuis plus de six mois; il est juste que les 
» autres se fassent un peu de violence pour me 
» payer de celle que je me suis faite depuis quatre 

• ans. Faites de bonne grâce ce qu'il faut que vous 
» fassiez, c'est-à-dire en esprit de charité, et ne me 

• donnez point de déplaisir, car il me semble que 
» je ne vous en ai point donné. • Chose pénible à 
constater quand il s'agit d'un aussi grand esprit, 
un des motifs de l'opposition de Pascal à ia voca- 
tion de sa sœur était la contrariété qu'il éprouvait 
d'être obligé de lui compter une dot. Il finit par 
s'y déterminer ; mais la mère Angélique, supérieure 
du couvent de Port-Royal, qui n'avait jamais voulu 
qu'on le pressât à ce sujet, lui fit dire et lui déclara 
elle-même : qu^il sondât son cœur pour ne point aiftr 
par un principe tout humain, et qu'elle mmail mieux 



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4GA JACQUELINE PASCAL. 

qu'il ne donnât rien que de ne point le faire par l'esprit 
de Dieu. Pascal fut frappé de ce désintéressement 
vraiment chrétien, et, plus tard, qui mieux que lui 
sut le mettre en pratique? Quoi de plus touchant 
que les dernières années de sa vie, lorsque, se dé- 
pouillant lui-même, il répandait en bienfaits sur 
les pauvres cette fortune auquel le monde l'avait 
autrefois momentanément attaché I La religion, en 
s'emparant souveramement de cette âme, lui in- 
spira une charité divine. C'est alors qu'il traça ces 
touchantes paroles ; « J'aime la pauvreté parce que 
■ Jésus-Christ l'a aimée; j'aime les biens parce 
» qu'ils donnent moyen d'en assister les miséra- 
• blés. » Les visites que Pascal fit à sa sœur Jac- 
queline le détachèrent insensiblement du monde , 
et bientôt il l'abandonna entièrement pour aller 
vivre dans la compagnie de ces grands solitaires de 
Port-Royal, qui étaient alors l'exemple du monde 
chrétien. Elle lui écrivit à ce sujet ; •> Mon très 
« cher frère, j'ai autant de joie à vous trouver gai 
" dans la solitude que j'avais de douleur quand je 
» voyais que vous l'étiez dans le monde. Je ne sais 
n comment M. de Sacy (le traducteur de la Bible, 
» supérieur à Port-Royal de la communauté des 
» hommes) s'accommode d'un pénitent aussi ré- 
» joui, et qui prétend satisfaire aux vaines joies et 



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JACQUEUNE PASCAL. 155 

« aux vanités du moode par des joies un peu plus 
• raisonnables et par des jeux d'esprit plus permis, 
» au lieu de les expier par des larmes conti- 
» nuelles. Pour moi, je trouve que c'est unepéni- 
« tence bien douce; il n'y a guère de gens qui n'en 
" voulusseDtfaireautant.«£tplusloin: <cj'ai éprouvé 
■ ta première que la santé dépend plus de Jésus- 
» Christ que d'Hippocrate, et que le régime de 
" l'âme guérit le corps. " 

11 n'entre point dans le cadre de cet article de 
dire tout ce que ût depuis Pascal pour cette com- 
munauté religieuse, à laquelle (sans pourtant en- 
trer dans les ordres ) il s'était attaché. Quand Port- 
Royal fut attaqué par les jésuites , Pascal écrivit 
pour le défendre ses fameuses Lettres provinciales , 
et il fut jusqu'à sa mort le champion le plus ardent 
de ce monastère et le plus ferme appui de la reb- 
gion. Revenons à Jacqueline Pascal, ou plutôt à 
sœur Euphémie, ainsi qu'on la nommait au cou- 
vent ; sa sœur, madame Périer, lui avait confié ses 
deux filles, qui entrèrent à Port-Royal comme 
pensionnaires en 1653. La cadette, nommée Mar- 
got ( abréviation de Marguerite ) , était affectée 
d'une fistule à l'œil qui avait gagné le nez et qui 
menaçait d'envahir tout le visage. Le mal avait 
fait de tels progris que sœur Jacqueline écrivit à 



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IfiA JACQUELINE PASCAL. 

madame Périer, dans la matinée du 24 mars 1656, 
que les médecins avaient décidé qu'il faudrait 
faire Topération du feu à la pauvre enfant avant 
la fin du printemps; mais le vingt-neuf du même 
mois Jacqueline annonce à sa sœur la guérison su- 
bite et complète de sa nièce, opérée par un mi- 
racle. 

Laissons-la parler : « Quoique je vous aie écrit 
«vendredi dernier, ma chère sœur, je le fais en- 
»core cependant aujourd'hui. Vous aurez sans 
» doute de la joie d'apprendre que votre aînée doit 
,«étre confirmée et faire sa première communion 
» dimanche deux avril. Elle me l'a dit ce matin en 
' se recommandant à mes prières, avec tant de sen- 
» timent qu'elle en pleurait. Voilà une bonne nou- 
« velle ; mais j'en ai encore une autre qui n'est pas 
«en effet meilleure, mais plus étonnante. Pour 
» vous la dire telle qu'elle est, sans rien accroître 
ini diminuer, il faut vous raconter simplement 
«comment la chose s'est passée. Vendredi, vingt- 

• quatre mars 1656 (le même jour où elle avait écrit 

• à sa sœnr que les médecins se décidaient à l'opé- 

■ ration du feu), M. de la Potherie, ecclésiastique, 
" envoya céans à nos mères un fort beau reliquaire 
"OÙ est enchâssé, dans un petit soleil de vermeil 

■ doré, un éclat d'une épine de la sainte couronne. 



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JACQUBLINB PASCAL. 1S7 

- Afin que toute notre communauté eût ta consola- 
X tion de le voir avant que de le rendre . on le mit 
• sur un petit autel dans le choeur avec beaucoup 
-de respect, et toutes les sœurs l'allèrent baiser à 
» genoux après avoir chanté une îmtienne en l'hon- 



• neur de la sainte couronne; après quoi tous les 
» enfants y allèrent-l'un après l'autre. Ma sœur Ha- 



ovGoo<^lc . — 



158 JACQUELINE PASCAL. 

• vie, leur maîtresse, voyant approcher Margot 
» (Marguerite), qui en était tout proche, lui fit signe 
■ de faire toucher son œil, et elle-même prit la 
' sainte relique et l'y appliqua sans réflexion. Cha- 
icun s' étant retiré, on la rendit à M. de la Po- 
" therie. 

"Sur le soir ma sœur Flavie, qui ne pensait plus 
» à ce qu'elle avait fait, entendit Margot qui disait 
» à une de ses petites sœurs : Mon œil est f/uéri, il ne 
-me/ait plus de mal. Ce ne fut pas une petite sur- 
» prise pour elle : elle s'approcha et trouva que 
«cette enflure du coin, qui était le matin grosse 
>• comme le bout du doigt, fort longue et fort dure, 

• n'y était plus du tout, et que son œil, qui faisait 
» peine à voir avant l'attouchement de la relique, 
» parce qu'il était fort pleureux, paraissait aussi 
»sain que l'autre, sans qu'il fût possible d'y 
«remarquer aucune différence; elle le pressa, et 
» au lieu qu'auparavant il en sortait toujours de la 
» boue ou du moins de l'eau bien épaisse, il n'en 
» sortait rien, non plus que du sien propre : j e voik 
" laisse à penser dans quel étonnement cela la mit. 
" Elle ne s'en promit rien néanmoins et se contenta 
» de dire à la mère Agnès ce qui en était , attendant 
» que lé temps fit paraître si la guérison est aussi 
» véritable qu'elle paraît. 



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JACQUEUINP. PASCAL. ISe 

» La mère Agnès eut la bonté de me le dire le 
"lendemain matin, et comme on n'osait espérer 
' qu'une si grande merveille se fût faite en si peu 
"de temps, elle me dit que si la petite continuait 
"à se bien porter et qu'il y eût apparence que, 

■ Dieu la voulût guérir par cette voie , elle prierait 
"bien volontiers M. de la Potherie de nous refaire 
K la même faveur qu'il nous avait faite, en prêtant 
» la relique pour achever le miracle. Mais jusqu'ici 
"il n'a pas été nécessaire, car, encore qu'il y ait 
' huit jours que cela soit passé, parce que je n'ai 
• pu achever cette lettre mardi dernier, il n'y a pas 

■ en elle la moindre trace de son mal, et il faut à 
" présent, sans comparaison, plus de foi à ceux qui 
» ne l'ont pas vue pour croire qu'elle l'a eu qu'il 
" n'en faut à ceux qui l'ont vue pour croire qu'elle 
"n'en peut avoir été guérie en un moment que 
" par un miracle aussi grand et aussi visible que de 
" rendre la vue à un aveugle. Elle avait , outre son 
» œil , plusieurs autres incommodités qui en procé- 
" daient : elle ne pouvait presque plus dormir de la 
"douleur qu'il lui faisait; elle avait deux endroits 
" à la tête oîi on ne la pouvait presque peigner, 

■ parce que cela répondait là. Il n'y a guère que 
«deux jours que moi-même regardant son mal, il 
" me fit venir la larme à l'œil , et je trouvai qu'il 



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leo JACQUELINE PASCAL. 

• commençait à sentir mauvais ; présentement il n'y 

• a rien de tout cela, non plus que s'il n'y avait 
» rien eu. » 

L'auteur d'Aihalie, le grand Racine, dans son 
histoire de Port' Royal, écrite d'une prose harmo- 
nieuse et pure qui rappelle la beauté de ses vers, 
parle avec détail de ce miracle de la sainte épine, 
Toute la France en fut émue : les plus célèbres mé- 
decins du temps, parmi lesquels on doit citer Félix, 
premier chirurgien, et Bouvard, premier médecin 
du roi, le constatèrent par des certificats, et les 
ennemis mêmes de Port-Royal n'osèrent le nier. 
Sœur Jacqueline, qui depuis sa profession avait re- 
noncé à la poésie, crut devoir célébrer dans des 
vers cette faveur divine. Nous allons citer des frag- 
ments de cette longue pièce, qui a pour titre : 
Glmre à Jésm au Smni-Sacrement de t'auiei. On sent 
dès le début une inspiration qui vient du ciel et 
qui tend à remonter vers sa source : 

Invisible soutien Je l'esprit languissant , 
Secret consolateur de l'âme qui t'implore. 
Espoir de l'affligé, juge de l'innocent , 
Dieu caché sous le voi^e où l'Église l'adore , 
Jésus , de ton autel , jette les ^eux sur mot ; 
Fais-en sortir ce feu qui change tout en foi , 



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JACQUELINE PASCAL. 1S4 

Qu'il vienne beureuMOieatsallumer dans mon âme. 
Afin que cet esprit qui forma l'univers 
Montre, en rejaillissant de mon cœur dans mes vers, 
Qu'il donne encore aux siens-une langue de flamme. . . 

Suit la peinture détaillée du mal de la jeune 
Marguerite ; description trop longue et parfois re- 
poussante , dont nous ne donnerons que quelques 
vers : 

Son teint défiguré , son œil horrible à voir. 
Son odorat perdu , sa parole aiTaiblie, 
Faisaient à son abord aisément concevoir 
La grandeur du péiil qui mennçait sa vie ; 
Même les médecins , consultés de nouveau , 
Soubaitaienl , par pitié , de la voir au tombeau , 
N'etpérant prcisque plus en la science humaine ; 
Il \m follait neuf fois faire sentir le ha , 
Sans peut-être pouvoir empêcher que dans peu 
Ce mal ne la rongeât ainsi qu'une gangrène. 

Et ici sa poésie reprend quelque inspiration ; 

Dans ce mois que Jésus mourant pour notre amour 
A voulu consacrer de son sang adorable , 
A l'heure de midi de ce céleste jour 



;ci&vG00l^lC 



16S JACOOELWE PASCAL. 

Que son dernier festin naus rend si mémoraMe ^ 

Ce mal , qui surpassait tout ce qu'on en peut croire 
Par le pouvoir secret d'un saint attouchement , 
Se trouve anéanti dans le même moment , 
Sans qu'il en reste rien que la seule mémoire. 
Qui n'a senti , Seigneur, dans cet événement , 
Cette sainte frayeur qu'excite ta présence? 
Qui s'est pu garantir d'un secret Iremblemenl, 
Te voyant dans l'rifet de ta toute- puissance? 
Que s'il est vrai qu'ici , dans l'ombre de la foi , 
Ta présence secrète imprime tant d'effroi , 
Lorsque tune parais que pour être propice. 
Que sera-ce , Seigneur, alors qu'au dernier jour. 
Couvrant de ta fureur l'excès de ton amour. 
Tu ne te feras voir que pour faire justice? . 

M. de la Potherie, cet" ecclésiastique qui avait 
prêté aux religieuses le reliquaire de la sainte 
épine, en fit don au monastère, et au mois d'oc- 
tobre de la même année on célébra une messe pu- 
blique d'action de grâces dans l'église de Port- Royal 
pour remercier Dieu du miracle qu'il avait opéré. 
Laissons encore la sœur Jacqueline raconter à ma- 
dame Périer cette fête toute chrétienne ; 

• On nous fit commencer la solennité dès la 
• veille, et nous chantâmes vêpres de la sainte cou- 



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JACQUELINE PASCAL 163 

«ronne, de laquelle dous fimes office double le 
' vendredi, en chantant toutes les heures , les 
» chantres tenant le chœur comme aux grandes so- 
"lennités. Afin que rien n'y manquât, ma petite 
■ sœur Marguerite était au chœur parmi les novi- 
" ces, parce que c'était sa fête (car les pensionnaires 
«n'y viennent pas d'ordinaire). 
» Le lendemain dès le grand matin il se trouva 

• à l'église quantité de monde, quoiqu'il plùtbeau- 
»coup. On dressa dans notre chœur un petit autel 

• contre la. grille, qui demeura ouverte, paré die 
"blanc et couvert d'un beau voile de calice, sur 
«quoi notre mère posa le reliquaire de la sainte 
' épine, environné de quantité de lumières. M. le 
» gi-and-vicaire, qui " faisait la cérémonie, le vint 
X prendre avec la croix, accompagné de seize dia- 
" cres qui tenaient des cierges allumés , et il le 
» porta couvert du dais, comme à la procession du 
-Saint-Sacrement, jusqu'à l'autel, deux diacres 

. • l'encensant continuellement, et il le posa sur un 
» petit tabernacle bien paré qu'on avait fait exprès. 
« Cependant toutes les sœurs, ayant leurs grands 
» voiles baissés, chantèrent à genoux devant la grille 
1 l'hymne Exile filiœ Sion et l'antienne corona. 
■ Elles avaient des cierges allumés aussi bien que 

• la. petite guérie, qui était devant notre chœur. 



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IH»- JACQOELINE PASCAL. 

'■ tout devant la grille, habillée en séculière fort 

• proprement mais fort modestement avec une 
»robe grise et une coiffe, et à genoux sur deux 
» grands carreaux, afin qu'elle f&t assez haut pour 

• être vue d'une foule de peuple qui grimpait où il 

• pouvait pour la voir. 

• On ôta ensuite le petit autel, et M. le grand- 
< vicaire dit la sainte messe, qui fut chantée avec 

• beaucoup de solennité. Pendant quoi le milieu 

• de la grille demeura ouvert, afin que le peuple 

■ eût la consolation de voir la petite , qui en était 

• proche sur un prie-Dieu couvert d'un tapis; et il 

• y avait un cierçe allumé devant elle, et derrière 
>une chaise pour s'asseoir quand elle en aurait 

• besoin. Elle demeura là avec autant d'assurartce 

• que si c'eût été sa place ordinaire, se levant et 
t s' agenouillant quand il le fallait avec autant de 

• modestie que si elle eût été bien dévote, et d'aussi 

• bonne grâce que si on lui eût bien fait étudier. 

» La messe étant achevée, on ouvrit la grille en- 

• tière, on remit le prie-Dieu, et nous descendîmes 

■ toutes dans les chaises des novices, avec des cier- 

■ ges allumés. Le Te Deum fut chanté, pendant 

• quoi le célébrant , après avoir encensé la sainte 

• épine, l'adora le premier, puis la donna à baiser à 
o tous les ministres de l'autel Je n'î^i ni 



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JACQOEUMB PASCAL. ISS 

• le t^oaps ni le pouvoir de vous dire mes senti- 

• ments sur ce sujet : je crois que vous en jugerez 
» par les vôtres. Tout ce qui regarde Dieu est inef- 

> fable et s'entend beaucoup mieux par l'expérience 

• que par des paroles. Prions Dieu seulement qu'il 

> nous fasse avoir toujours présente au cœur une 

> aussi grande merveille , et que le temps ne la 

• fasse pas vieillir à notre égard. . . Je ne vois plus 

> goutte que pour vous dire que madame d' Aumont, 

> qui a beaucoup de bontés pour nous, vous envole 
*le portrait de ma petite sœur Marguerite en 
■ taille douce, ne doutant point que vous n'ayez 
» bien envie de l'avoir. On l'a fait toucher par la 
" sainte épine, " 

Cette sur qui s'était opéré ce miracle , la jeune 
Marguerite, consacra toute sa vie à Dieu et aux 
bonnes œuvres; elle mourut à Clermont, k l'âge 
de quatre-vingt-sept ans. 

Les jours de sœur Jacqueline furent moins longs. 
Depuis le miracle de la sainte épioe jusqu'à sa 
mort , nous ne rencontrcms aucun événement bien 
saillant dans cette vie régulière et cachée dont les 
saintes années se déroulaient sans laisser d'autres 
traces que celles qu'elles impriment à l'àme, traces 
intérieures à jamais ignorées du monde. 

Nommée sous-prieure et maîtresse des novices , 



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IM JACQUELINE PASCAL. 

sœur Jacqueline écrivit sur l'éducation des liUes 
des règlements qui approchent, comme pureté et 
affection évangélique, des pages que Fénélon nous 
a laissées stlr le même sujet. Si aucun événement 
particulier ne marqua les dernières années de 
Jacqueline, elles furent pourtant troublées par 
la persécution qui frappa le monastère de Port- 
Boyal. 

Nous n'entrerons pas ici dans les détails de ces 
jours malheureux, auxquels la sœur de Pascal ne 
survécut point ; forcée par des ordres supérieurs 
de signer le formulaire , acte de foi par lequel les 
religieuses déclaraient adhérer à un point de 
discussion théologique que réprouvait pourtant 
leur conscience, Jacqueline s'écria, après avoir 
signé : 

— Je serai la première victime de mon obéis- 
sance. 

En effet, peu de jours après, elle tomba malade, 
et expira, âgée de trente-six ans, le ft octobre 
1664. Toute la communauté fut en larmes ; M. Sin- 
glin, directeur de Port-Royal, prononça d'elle un 
touchant éloge: elle ne laissa pas un nom glo- 
rieux selon la terre, elle avait cherché mieux que 
cela. 

Par la supériorité de son esprit , elle aurait pu 



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JACQUELINE PASCAL. 167 

briller dans le monde , elle préféra la solitude , le 
renoncement et l'oubli du cloître. Celles qui, douées 
comme elle, ont choisi une route opposée, ont 
pensé peut-être bien des fois que la voie de Jacque- 
line Pascal était encore la meilleure. 



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j,Goo>^le 



Son geste, son accent, son céleste sourire 



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70 CÉCILE, 

l'eignaieat des sentiments que l'art ne peut décrire , 
Et qui de son récit jaillissaient au hasard. 

Elle avait une sœur, vierge candide et pure, 
Qui tenait plus de Dieu q^e dé la créature, 
Ange qu'à sou amour ravit un prompt trépas, 
Qui glissa sur la terre et qui n'y toucha pas. 
Jamais esprit plus pur, jamais Tormcs plus belles ; 
Elle avait tout d'un ange , âme et corps, moins les ailes. 
Les ailes qu'en venant vers nous elle quilla 
Pour les reprendre aux deux lorsqu'elle y remonta- 
Elle est morte à quinze ans , dans une paix profonde , 
Avant d'avoir ouvert son ftme chaste au monde) 
Mortfi ne connaissant que le toit paternel , 
Que l'église des champs dont elle ornait i'autel , 
Que les pauvres venant recevoir lu dimanche 
L'aum6ne qui tombait de sa main frêle et blanche, 
Et qiie la croix de pierre , au coteau se penchant, 
Qui la voyait prier chaque soleil couchant. 
Cécile, ce doux nom, ce nom plein d'harmonie 
D'une femme qui fut sainte par le génie, 
Qui , sentant dans son sein des art^ le noble feu, 
Y consumait son àme et Télcvait vers Dieu 
Dans des chanis qu'écoutait la terre recueillie ; 
Mais qu'elle dérobait au monde où tout s'oublie. 
Pour aller dans les lieux au Seigneur consacrés 
Épancher son génie en des hymnes sacrés; 
Cécile était son nom, et, comme sa patronne. 



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CËCILK. 
Kllc savait des chants pour Uieu, pour la Madone, 
Pour les saints du hameau qu'on ihAmait chaque mo 
Et quaud prés de l'autel elle élevait la voix, 
Aux accents échappés de cette Ame angélique. 
Qui peignaient sa candeur dans un pieux cantique, 
Les naïfs habitants du village, à genoux, 
Disaient : « Un séraphin est venu parmi nous! •> 
tille rie savait pas que cette voix si belle 
Attirait tous les yeus et tous les cœurs vers elle ; 
Klle ne savait pas que son âme et son corps 
Avaient reçu du ciel de magiques trésors. 
Et que dans les cités, en voyant lant de grâces, 
Les hommes épenlus auraient suivi ses traces. 
Apportant a ses pieds et richesse et grandeur 
Pour obtenir l'amour d'un ange de candeur; 
Mon, elle s'ignorait, et, simple jeune Tille, 
Pour elle l'univers était dans sa famille, 
Dans ce cercle borné qui suHit à nos jours 
Lorsque les passions n'en troublent pas le cours. 
Ainsi , comme lu source errante et diaphane 
Qui ceint de ses (lots purs le vallon de Servanne 
Sans refléter jamais la fange où la cité , 
Ainsi coulait sa vie, onde de pureté. 

Un jour, prés du foyer qui chaque soir rassemble. 
Et l'aïeule, et la mère, et les deux sœurs ensemble , 
D'un tissu précieux nuançant les couleurs, 
Cécile sous ses doigts faisait natire des fleurs, 



oyGooi^lc 



Et, les regards baissés, en guidant son aiguille, 
Rêveuse, elle écoutait discourir sa famille. 



-A 



"'S.)=tl)t,^,,,J, 



Assise au coin du feu dans l'antique fauteuil. 
L'aïeule aux cheveux blancs disait avec orgueil 
Onnuient son noble époux , au passage d'un prince, 
Présidait les États de toute la province, 
Et comment, de son siège, il avait fièrement 
Réprimandé le prince au nom du parlement. 



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CÉCILE. 

H Ob! je fus, ce jour-là , reine de la Provence! 
Mats ma vie est finie et le trépas s'avance; 
Je n'ai plus, disait-elle, espoir dans l'avenir. 
Je ne vis désormais que par le souvenir. » 
— • La mort I chassez bien loin cette pensée amère , 
S'écriait Hennette (Henriette, ma mère!} , 
Dans vos petits enfanls ne renaissez- vous pas? 
L'an passéj lorsqu'au bal vous suivîtes mes pas. 
Ne vous ai-je pas vue heureuse et rajeunie ? 
Quand , pour ouvrir la fête offerte à son génie , 
Cet homme au\ traits hideux, mais à l'esprit si beau , 
Que vous nommez , je crois , comte de Mirabeau , 
Pour danser avec lui tout à coup m'a choisie , 
Chaque femme en devint pAle de jalousie; 
Vous seule me suiviez d'un regard triomphant 
Et partagiez l'orgueil de votre heureuse enfant. • 
Et l'aïeule charmée embrassait Henriette , 
Dont l'âme s'éveillait innocente et coquette , 
Et qui brodait, rieuse, une robe de bal , 
Rêvant fête et succès dans son cœur virginal . 



Cécile . à cdté d'elle , écoutait sans comprendre 
Les projets d'un plaisir qu'elle n'eût osé prendre ; 
Le monde était pour elle encore sans douceur : 
Lorsque dans une fête on conduisait sa s<eur. 
Résistant aux désirs mondains de son aïeule , 
Aux champs, près de sa mère, elle demeurait seule, 



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17S CÉCILE. 

Et sa main répandait sur le |)auvrc oublié 
L'argent qu'à se parer elle aurait employé. 
C'est que son âme pure , ineflable mystère , 
Sentait qu'elle n'avait qu'à passer sur I» terre , 
Et que l'exil commun, pour elle raccourci , 
Rapide, en peu de jours devait finir ici. 
On voyait , au souris de sa lèvre si pâle , 
'A son («int transparent l't blanc commi; l'opale , 
A la veine d'azur qui cernait ses doux yeux , 
Qu'elle devait bientôt s'en retourner aux deux. 
Ce soir-là, l'incarnalse jouait sur sa joue 
Comme un rayon pourpréquisurlondesejoue, 
Et,'sur son chaste front de cheveux blonds voilé , 
Répandait mollement son rellet ondulé; 
Quelquefois s'échappait de sa poitrine frêle 
La toux qui la tuait et la rendait plus belle ; 
Quand vers sa joue alors son sang se refoulait. 
Sa mère lui tendait une lasse de lait, 
Et la vierge y trempait sa lèvre pure et rose; 
Puis , reprenant la Heur sur son ouvrage éclose . 
Ignorante d'un mal dont on meurt sans soulTrir, 
Elle laissait gaimcnt son aiguille courir. 
Ce n'était point l'écharpe ou la robe émaillée 
Qu'elle voulait ce soir finir dans la veillée , 
C'était le voile blanc du calice divin 
Où le prêtre en sang pur transformera le vin. 
Cachant le corps du Christ sous l'éclat du ciboire,. 
Et le vase sacré sous les plis de lu moire. 



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CËCILE. 
Artiste consacré» à l'uutel du Seigneur, 
Surpassant la peinture en rflief, en fraîcheur, 
Cécile avait brodé sur l'étofle onduleuse 
L'agneau pascal portant la croix miraculeuse ; 
Des goutles d'un sang pur s'échappaient de son sein 
Et tombaient sur des fleurs à l'entour du dessin, 
Puis, de ses ailes d'or couronnant ce symbole, 
La colombe au tableau formait une auréoU. 

La vierge , avec amour soignant chaque détait , 

Avait presque achevé son patient travail. 

Il ne lui restait plus à broder qu'une feuille 

Des roses où le sang rédempteur se recueille ; 

Mais , pour la terminer, le Til vert et soyeux 

A manqué tout à coup à ses doigts gmcicux , 

La bpbine d'émail , de soie est dépouillée , 

Il ne lui reste pas une seule aiguillé '. 

Comment faire? fl est tard , le village est lointain . 

Son ouvrage à l'église est attendu demain ; 

Demain , jour de Noël , elle a fait la prom<'Ssc 

De l'offrir à l'autel ù l'bcure de la messe , 

Et voilà qu'arrivée ti la dernière fleur, 

La soie est épuisée. Alors, daos sa douleur, 

Cécile regardait en pleurant son ouvrage , 

Et sa sœur souriait : n Enfant, reprends courage, 

1 Viens , je crois avoir vu de la soie !i broder 

» Dans te bahut gothique; allons sans plus tarder, » 

Et les deux jeunes sœurs s'élancent , et , joyeuses , 



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i7fl CfiCILK. 

Traversent un grenier aux murailles poudreuses. 

Dans un angle, une caisse, en cuir noir damassé, 

S' (étalait au milieu des. débris du passé, 

De ces meubles vieillis qu'une mode nouvelle 

Jclte au rebut après un service fidèle : 

Ainsi nous délaissons nos parents, nos amis, 

Qui sont auprès de nous dans la tombe endormis. 

Pourlanl ce cofire aniique à couverture noire 

Au cliAteau rappelait une touchante histoire : 

Une enfant du hameau, mariée au Brésil, 

N'avait trouvé là-bas qu'une terre d'exil. 

Quand la mort amena sa dernière journée, 

» Je veux dormir, dit-elle, aux lieux ou je suis néeT o 

Et ses filles en pleurs jurèrent qu'au hameau. 

Auprès de sa famille, elleaurait un tombeau. 

Pour accomplir ce vœu, traversant l'onde amère, 

Klles vinrent en France ensevelir leur mère; 

Mon aïeule au château les reçut, et leurs jours 

Sous ce toit protecteur achevèrent leur cours. 

A leur mort, ma grand'mèrc entendit les créoles 

Lui murmurer tout bas quelques vagues paroles : 

« De notre gratitude acceptez ce tribut, » 

Disaient-elles, du geste indiquant te bahut ; 

Puis leur mourante voix manquant à leur pensée 

S'éteignit sans linir la phrase commencée. 

Et lorsque dans ce meuble on voulut regarder. 

On découvrit an fond de la soie â broder 

Sur mille pelotons de couleurs variées ; 



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CËCILB. 
Puis des flèches, des arcs, des aigrettes ployées, 
Des pannes de sauvage, et ces objets divers. 
Reconnus sans valeur, Turent livrés aux vers ; 
Et roi) avait laissé dormir la vieille caisse 
Jusqu'au jour où les sœurs vinrent dans leur détresse 
Chercher le fil soyeux nécessaire à finir 
Ce voile qu'à l'autel demain on doit hènir. 
Parmi les pelotons la nuance est trouvée ; 
La première aiguillée est d'abord enlevée, 
Et la soie apparaît dans toute sa fralchenr. 
Tandis qu'on la dévide, 6 surprise, bonheur! 
Un petit lingot d'or, caché sous la pelote, 
S'échappantdelasoieà mesure qu'on l'ôle, 
Retombe sur le sol et bondit hru jamment. 
Les soeurs restent sans voix dans leur élonnement : 
Dans chaque peloton un lingot se recèle , 
A leurs pieds leur trésor grossit cl s'amoncéle ; 
Alors, Tormant tout haut mille vœux difTérenls, 
Elles courent porter cet or à leurs parents. 
L'aïeule, présidant un conseil de Tamille, 
En fit deux lots pareils pour chaque jeune lille ; 
Et Cécile au village alla le lendemain 
Distribuer sa part aux pauvres du chemin. 

Mais lorsque du bahut elle conta l'histoire, 
A son naïfrécit on ne voulut pas croire , 
On criait au miracle en voyant ce trésor ; 
On disait qu'elle avait changé la soie en or. 



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t78 ceaLE. 

Qu'elle était un Baînte i<û-bas descendue, 
Et que bientôt au ciel elle serait rendue. 

On dit.vraî ; c-ar un an à peine s'écoula 
Qu'en souriant, vers Dieu Cécile s'envola. 



Géoile distnbusntEapsnauï pauvres. 



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SODVENIRS DE JEUNESSE. 



Biob.Gooi^le 



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Souvenirs d'Miiice 

Dqil.zMbïG00>^le 



MVEIRS DE JEUN». 



Oh I que ne piiis-je encore habiter Unis ton aile , 
Dans la maison des champs , la chambre malernclle 
Prés de loi que ne puis-je y dormir chaque nuit , 
Jusqu'à l'heure où renaît la lumière et le hrutt . 
Jusqu'à l'heure où , toujours la première levée , 



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18S SOUVENIR DE JEUNESSE. 

Tu venais en riant , d'une voix élevée , 

M'éveiller et fÏDir ces rèïes orageux 

Qui , pour moi , de l'enrance empoisonnaient les jeux. 

Ces rêves , dont j'étais jour et nuit poursuivie , 

Qui formaient, dans ma viCfune seconde vie 

Idéale, sublime , et qui tue à jamais 

L'existence réelle! Et toi , toi qui m'aimais : 

« Enfant , me disais-tu , laisse tout penser grave 

A l'âme des vieillards. L'atmosphère est suave , 

Viens voir du jour naissant les secrètes beautés ; 

Que de naïfs plaisirs ton cœur n'a pas goâtés ! 

Du luxe et des grandeurs l'Ame se rAssasie; 

Mais il est une intime et simple poésie 

Que pour toi Dieu sema dans les champs d'alentour : 

Viens , tu feras des vers sur le lever du jour , 

Et ton chant virginal, ainsi qu'une prière 

Montera vers le ciel d'où descend la lumière. » 

Et, de ma coudie alors levant le blanc rideau , 
Mamèr«, tu semblais soulever le fardeau 
Qui pesait sur mon cœur ; et , soudain éveillée , 
Puis par tes douces mains avec soin habillée , 
Après avoir prié pour mon père et pour toi 
Le ciel, où maintenant vous priez Dieu pour moi 
Après avoir reçu de ta lèvre adorée 
Ce baiser du matin dont la mort m'a sevrée , 
Plus calme , et ranimant mon cœur à ton amour . 
Je te suivais aux champs pour voir lever le jour. 



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30UVENlt1S DE JEUNESSE. 
Et d'abord, sous cet orme à l'ombre séculaire , 
Qui sur la grande cour dresse un toit circulaire , 
Gomme pour abriter, avecson vert manteau, 
Du soleil du midi les murs blancs du château ; 
Sous cet orme où l'oiseau pose son nid de mouss(^ 
Où le roq matinal chante, où la poule glousse. 
Où le paon fait briller son plumage étoile , 
D'abord tu t'arrêtais en égrenant du blé ; 
Et la poule et le coq à la crête écarlatc 
Accouraient en frappant ie gazon de leur pâte ; 
Et le paon , déployant sa queue en tournesol , 
Leur disputait le grain qui tombait sur le sol ; 
Et les oiseaux dans l'air jetaient mille ramages , 
Et le soleil jouait dans leurs brillants plumages. 



Je rëviais en voyant ta sublime bonté 
Embrasser la nature en son immensité , 
Se répandre , depuis les douleurs du génie 
Jusqu'à l'agneau bêlant, en tendresse infinie , 
Et donner h tout être , hélas ! qu'on foule au pié , 
Une part de ton cœur , tout amour et pitié. 
Je révais en voyant tout ce que l'homme blesse , 
Misère, probité, génie, amour, faiblesse , 
Dans ton Ame si grande et si simple à la fois 
Trouver un sentiment , des larmes, une voix. 
Cette troupe d'oiseaux . à tes pieds accourue , 
Peignait la pauvreté , qui , par toi secourue , 
Venait à la même heure , au bord de ton chemin , 




I8i SOUVENIRS OE, JEUNESSE. 

Recevoir chaque jour l'aiiinADe de ta main. 
La mère qu'accablait le poids de ses entrailles 
Voyait doubler par toi le froment des semailles ; 
Tu cacbais sous l'épi , dans nos moioons- glané , 
La layette de lin pour l'enfant nouveau-né; 
Puis tu disais, avec un sourire céleste : 
« La pauvre femme assise à son foyer modeste , 
Ce soir , en déliant les gerbes du faisceau , 
De ce fils qu'elle attend trouvera le trousseau ; 
Et l'enfant , qui déjà pressentait la misère , 
Tressaillera joyeux dans le sein de sa mère. " 

La cbarité. l'amour , ces divines vertus 

Dont pour nous ennoblir Dieu nous a revêtus ; 

La chanté, ce mot du céleste idiome 

Qu'un ange è son l>erceau dut enseigner à l 'homme , 

La charité du Christ , qui fit naître la foi , 

O ma mère , elle était inépuisable en toi 1 

Sur les douleurs du corps , sur les tourments de l'âme , 

Sur tout ce qui souffrait tu versais ton dictame : 

Oui , l'amour qui console et guérit , tu l'avais. 

Voilà pourquoi, marchant près de toi, je rêvais, 

Pourquoi , quand je sondais ma pensée orgueilleuse , 

Qui demandait aux arts une gloire douteuse,' 

Je me sentais rougir de désirer si peu : 

Au lieu de tes vertus , la gloire. . . Oh I non , mon Dieu I 

La gloire, écho qui meurt, terre un jour éboulée , 

Source qui se dessèche après s'être écoulée ; 



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SOUVENIRS DE JEUNESSE. 
La {{lotre qui n'a pas un ami près de soi , 
Celte gloire , o moa Dicul détournez-la de moi , 
Et faites-moi chercher la charité féconde 
Dont ma mère, reçut la couronne en ce monde , 
Et qui vint se pencher riante à son chevet , 
Tx jour où Son exil ici-bas s'achevait. 



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SABINE DE VILLEMANE. 



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SABINE DE VILLEMANE. 



La Provence n'a pas toujours de ces doux hivers 
durant lesquels les amandiers verdissent et étalent 
sur les collines la neige de leurs fleurs au lieu de 
cette neige de frimas qui couvre les coteaux des 
pays du nord. Dans cette partie de la France trop 
souvent vantée , et dont le ciel ni le sol ne valent 



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190 SABINE DE VILLEMANE. 

leur réputation, il y a de rudes hivers Tdes froids 
dévastateurs que le mistral rend plus pénétrants 
et plus aigus; parfois l'hiver semble se venger de 
sa mansuétude ordinaire, et, comme un homme 
habituellement doux et calme , devient terrible 
quand il se met en colère. Ainsi, lorsque l'hiver se 
déchïifne sous ce ciel si bleu, si transparent, où 
le soleil brille par les plus grands froids , il agit 
avec une violence inattendue. Il ne s'assombrit 
point, ne s'enveloppe pas de brouillards, ne se fond 
pas en pluie comme les hivers du Nord : il s'avance 
splendide et radieux, armé d'un beau soleil qui se 
mire dans ses neiges et ses glaces dures comme du 
fer, et qui semble , au lieu de les amollir, les dur- 
cir encore sous ses rayons ; car le ciel souffle sur 
la terre des bises sèches et mordantes qui conden- 
sent les gelées. Alors le sol est brûlé par ce froid 
dévastateur comme par un incendie ; les feuilles des 
orangers se tordent et jonchent la terre ; la sève des 
oliviers se tarit , et chaque rameau se noircit et se 
dessèche comme au toucher des flammes; les her- 
bes jaunissent et meiu-ent , et à peine le houx vi- 
vace résiste-t-il à ces atteintes foudroyantes. 

C'était dans le mois de janvier 1809; or, depuis 
1799, jamais l'hiver provençal ne s'était montré 
plus violent et plus resplendissant à la fois.ie ciel 



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SABINE DE VILLEMANE. 191 

avait été toute la journée d'un bleu vif plein d'é- 
rlat ; le soleil , qui ne s'était pas voilé , avait semé 
des gerbes d'or sur des champs couverts de neige 
glacée , et s'était couché triomphant dans des nua- 
ges de pourpre ; la nuit était venue toute brillante 
d'étoiles et étalant comme une ceinture ondoyante 
la voie lactée : on eût dit un magnifique ciel de 
printemps , et pourtant l'intensité du froid était 
telle que presque toutes les rues de la ville de *** 
demeuraient désertes ; les maisons restaient her- 
métiquement closes , les foyers étaient ardents , et 
chaque tuyau de cheminée projetait sur le ciel une 
épaisse colonne de fumée. Vers neuf heures il se 
lit un grand mouvement dans le quartier de la no- 
blesse , et les rues où sont situés les plus riches 
hôtels semblèrent sortir de leur solitude et de leur 
repos ; on vit passer et repasser les porteurs de 
chaises, transportant dans ces espèces de cages 
dorées l'élite du beau monde. Toute cette noblesse 
du vieux temps se rendait à une fête magnifique 
donnée par M. Brunn, riche négociant de New- 
York. M. Brunn était venu en France pour s'éclai- 
rer sur de grandes entreprises industrielles qu'il 
voulait fonder aux États-Unis ; ses affaires étaient 
tenninées , et il s'était rendu en Provence pçur y 
chercher un climat plus doux , plus semblable à 



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SABINE DE VILLEMANE. IDS 

celui d'Amérique. La saison lui avait fait défaut, et 
il attendait la fin de cet hiver rigoureux pour s'em- 
barquer dans le port voisin. Les affaires manquant 
à son esprit actif, M. Brunn se décida , pour éviter 
les ennuis d'une vie oisive, à dépenser une cen- 
taine de mille francs dans des fêtes qui mirent en 
émoi et éblouirent toute la province. 

Veuf depuis quelques années, M. Brunn avait 
deux filles , l'une âgée de huit ans , l'autre de dix ; 
son immense fortune devait être partagée entre ces 
deux enfants ; il veillait sur elles avec une tendresse 
pleine de sollicitude, et pour rien au monde il 
n'eût consenti à s'en séparer. Voulant faire choix 
. pour elles d'une institutrice habile, il se disposait 
à aller à Genève avant de quitter l'Europe (on sait 
que Genève est une pépinière d'institutrices) ; de- 
vant partir dans peu de jours , il donnait ce soir- 
là son bal d'adieu. Les deux reines de la soirée , 
celles qui étaient le plus fêtées , le plus admi- 
rées , c'étaient les demoiselles de Villemane , sœurs 
jumelles de vingt ans, également touchantes de 
grâce , de fraîcheur et de cette candeur virginale 
qui ajoutait au charme de leur esprit et de leur 
beauté. Sabine et Marie (tels étaient les noms des 
jeunes filles} n'avaient pas cette identité de visage , 
de taille, et cette conformité dans les |)enchants 



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3AB1ME DE VILLEMANE 



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ARIB DE ViLl,EMAKK 



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196 SABINE DE VILLEMANE. 

qu'on remarque toujours entre les enfants ju- 
meaux ; si leure traits étaient les mêmes , l'expres- 
sion en différait tellement qu'elle en faisait oublier 
la ressemblance, Sabine avait un esprit énergique, 
une imagination brillante , une instruction supé- 
rieure , un cœur qui sentait profondément , et qui, 
dans les luttes de la vie , devait toujours accepter 
le côté de la souffrance et de la grandeur. Marie 
était d'une nature timide et tendre, pleine de dou- 
ceur et de passive bonté , créée pour un bonheur 
sans orage , pour une vie facile et heureuse qu'on 
lui faisait sans qu'elle s'en mêlât. L'une était faite 
pour le dévouement, l'autre pour la reconnais- 
sance ; l'une aurait su combattre le malheur, l'autre 
y aurait cédé soumise et abattue. 

Madame de Villemane, l'heureuse mère de Sa- 
bine et de Marie , était devenue veuve fort jeune ; 
elle avait consacré sa vie entière à ses filles, son 
seul amour , la seule passion qui lui restât. Seule 
elle voulait veiller sur ses filles; mais, dans son 
humilité maternelle , elle douta d'elle-même et 
craignit de ne pouvoir orner leur esprit de cette 
instruction facile et de ces talents d'agrément qiy 
ajoutent aux grâces naturelles des femmes. Elle 
alla séjourner à Paris pour diriger l'éducation de 
ses lilies, et, sous ses yeux, les maîtres les plus 



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SABINE DE VILLEUANK. 497 

habiles donnèrent un brillant développement à ces 
jeunes intelligences. 

Aussi, quand madame de Villemane revint en 
Provence , toute la petite ville qu'elle habitait s'é- 
mut d'admiration à la vue de ses charmantes filles, 
et l'on vit bientôt s'empresser auprès d'elles les 
jeunes gens de haut rang qui songeaient à se ma- 
rier. Les demoiselles de Villemane avaient ce qu'on 
appelle encore en province une belle fortune : cent 
mille francs en dot et cinquante mille francs de 
plus après la mort de leur mère ; elles jouissaient 
ainsi dans la maison maternelle d'un revenu de 
quinze mille francs , revenu regardé comme très 
beau dans une petite ville. Ces quinze mille francs 
étaient le produit annuel d'une ferme de modeste 
apparence , mais entourée de riches et vastes ter- 
res plantées d'oliviers. A la place de cette ferme 
on voyait autrefois le château de Villemane ; la ré- 
volution l'avait rasé, etle père de Sabine et de Marie 
avait pensé sagement qu'il lui convenait mieux 
de faire valoir ses terres, qui étaient d'un revenu 
assuré , que de reconstruire par vanité une habi- 
tation qui ne produirait rien. 

Madame de Villemane songeait à marier ses flUes, 
et déjà , dans la ville , on regardait comme décidée 
l'union de Marie de Villemane avec Alfred de Bel- 



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19H SABINt: DE Vll.LEMANR. 

fond, bon et noble jeune homme qui convenait 
en tous points à la douce jeune fille , décidée par 
le choix de sa mère, heureuse de pressentir qu'elle 
serait aimée , et s'abandonnant confiante à toutes 
les émotions qui précèdent le bonhenr. 

Marie était depuis quelques jours la fiancée 
d'Alfred de Belfond. Au ba! donné par M. Brunn, 
elle dansait, rieuse et tendre, avec, lui, et lui par- 
lait à mi-voix sans qu'on y trouvât rien à dire ; car 
on savait que ces deux jeunes gens , si beaux , si 
naturellement heureux, n'auraient bientôt plus 
qu'une même destinée et qu'un même nom. Ma- 
dame de Villemane aurait voulu marier Sabine le 
même jour que Marie ; ellç avait pensé pour elle 
au comte d'Urène, héritier d'un des plus grands 
noms de la Provence, plein d'esprit et d'imagina- 
tion, et qui saurait apprécier, pensait^elle , l'in- 
telligence éclairée et l'âme noble de Sabine ; mais 
la jeune fille , pleine de défiance dans l'attente du 
bonheur, comme tous les cœurs qui sentent pro- 
fondément et qui demandent trop à la vie, ne cé- 
da pas aussi vite que sa sœur au désir de sa mère. 
Elle avait appris que le comte d'Urène, avant de 
la demander en mariage, s'était enquis de sa dot, 
et la pensée que, elle si fière, si désintéressée 
dans ses sentiments , elle aurait pu être marchan- 



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SABINE DB VILLEHANE. l!iu 

dée, l'avait blessée vivement; mais depuis que le 
comte l'avait vue, il s'était efforcé, par. son em- 
pressement et seS' soins respectueux, par toutes 
les grâces d'un esprit supérieur, d'effacea" une im- 
pression défavorable, et, à son insu, Sabine avait 
insensiblement cédé au bonheur de se croire ai- 
mée par un homme doué d'une vive intelligence , 
qui avait vite et habilement compris la nature de 
cette noble jeune fille, et était parvenu à paraître 
auprès d'elle un homme de cœur. Le comte d'U- 
rène avait une physionomie mobile et aussi ex- 
pressive pour le mensonge que pour la vérité. Sa- 
bine se crutsincèrement aimée, eten ceci nousn'ac- 
cuseronspîis son esprit d'avoir étéen défaut, car la 
véritable grandeur, la plus incontestable supério- 
rité" morale , ce n'est pas de douter du bien , c'est 
d'y croire parce qu'on le sent en soi. Elle se crut 
donc aimée, et elle embrassa ardemment ce rêve, 
elle qui d'abord l'avait repoussé ; elle y crut len- 
tement, mais elle y crut enfin avec toute la viva- 
cité de son âme , et le soir de cette fête , tandis 
que sa sœur se montrait naïvement heureuse aux 
yeux de tous , Sabine dérobait son bonheur aux 
regards , mais elle était heureuse aussi. Jamais le 
comte d'Urène n'avait été plus aimable , plus na- 
turellement bon et spirituel. 11 avait dissipé les 



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>00 SABINE DB VILLEMANE. 

derniers doutes de Sabine , car ce soir-là , en la 
voyant si belle, si supérieure aux autres femmes, 
il la pressa, avec un entraînement qu'il ressen- 
tait en effet, de confirmer le consentement qu'il 
avait obtenu de sa mère. Sabine , pleine de foi en 
cet amour qu'elle partageait, consentit d'un re- 
gard et dit avec émotion : 

— Demain on signe le contrat de mariage de 
ma sœur, venez assister à celte fête de famille. 

— On y signera aussi ie nôtre! s'écria avec 
amour le comte d'Urène. 

— J'y consens, dit Sabine sans hésiter, car je 
crois que vous m'aimez. 

Et ce bal , qui d'abord s'offrait à son imagina- 
tion comme un plaisir vague , devint une fête de 
bonheur. Elle cueillit les blanches fleurs de l'o- 
ranger aux vases qui ornaient les salles , et , sans 
parler , elle en partagea avec celui qu'elle aimait 
une branche dont ils gardèrent chacun la moitié ; 
puis , échappant au bonheur pour en savourer l'i- 
mage , elle se réfugia dans les bras de sa mère et 
lui dit en pleurant : 

— Je suis heureuse, heureuse comme Marie. 
Sa mère la comprit, et rayonnante elle sortit du 

btd avec ses deux filles. En descendant le vaste 
escalier, elle les pressa sur son cœur en pleurant 



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SABINE DE VILLEHANE. 301 

de joie. Aucune pensée pénible ne vint troubler 
le cœur des jeunes filles; elles s'endorroireut , 
après avoir épuisé ces pures et intimes confiden- 
ces qu'elles avaient à se faire , et l'image du len- 
demain passa dans leurs rêves comme iwur leur 
faire pressentir des joies inconnues. Au réveil, 
elles parlèrent encore de leur amour, elles échan- 
gèrent encore leurs touchantes et naïves pensées, 
puis elles sentirent le besoin d'aller répéter à leur 
mère ce qu'elles s'étaient dit entre elles. 

Elles éprouvèrent une triste surprise en ne 
trouvant pas madame de Villemane dans sa 
chambre. 

— Madame est partie pour la ferme au point du 
jour, répondit une vieille gouvernante à leurs in- 
quiètes questions. 

— Ma mère est à la ferme par ce temps si froid ! 
s'écria Sabine. 

— C'est justement cette terrible gelée qui l'a 
fait partir, répondit la gouvernante. On craint 
que le froid de cette nuit ait tué les oliviers, 
et madame votre mère a voulu s'assurer de la 
vérité. 

— Je vais la rejoindre , dit vivement Sabine ; 
reste, Marie , ta présence est nécessaire ici. 

Et , sans écouter les objections de sa sœur, elle 



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iU! SABINE DE VILLEMANE. 

disparut et se lit conduire à !a ferme , située dans 
les environs de ***. 

Elle trouva sa mère dans les champs dévastés 
par le froid: elle explorait courageusement, avec 
les cultivateurs les plus expérimentés , ces beaux 
vergers d'oliviers , hier encore si pleins de sève et 
de vie, aujourd'hui desséchés, tués par la gelée; 
car le malheur était réel : une nuit avait suffi pour 
anéantir les revenus de madame de Villemane et 
de ses filles. A l'air morne et désespéréde sa mère, 
Sabine devina toute l'étendue de cette perte ; elle 
savait qu'après une mortalité d'oliviers les pro- 
priétaires ne peuvent espérer avant dix ans aucun 
revenu de leurs terres ; elle comprit que sa sœur 
et elle n'avaient plus de dot , et qu'à la perte de 
leur fortune viendrait se joindre la perte de leur 
bonheur; mais elle cacha sa douleur pour ne pas 
augmenter celle de sa mère.' 

En voyant son courage et sa résignation, ma- 
dame de Villemane regarda sa fille avec une ten- 
dresse mêlée d'admiration, et, comme pour de- 
mander courage à cette âme plus forte que la 
sienne : 

— .Que faire ? dit-elle avec abattement et en ver- 
sant des larmes. 

— Pxrire à l'instant, répondit Sabine, au no- 



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SABliSE DK VILLEMANE. 30,1 

taire qui devait passer ce soir notre contrat de 
mariage , lui déclarer que nous sommes ruinées , 
lui dire d'en répandre la nouvelle dans la ville, de 
la faire parvenir au comte d'Urène et au fiancé de 
ma sœur, et attendre leiu* décision. Si le change- 
ment de notre fortune les éloigne de nous, nous 
n'aurons pas à les regretter, ma mère , et nous 
saurons, pour lutter contre le sort, mettre à 
profit les talents que vous nous avez donnés. 
Si, au contraire, ils nous aiment assez pour 
nous épouser sans dot, oh! alors, vous le sen- 
tez bien, ma mère, nous serons plus heureuses 
qu'hier. 

Et la noble jeune fille écrivit elle-même à 
l'homme d'afiàires de sa mère les détails du dé- 
sastre qui les ruinait. La nouvelle s'en répandit 
bientôt dans la ville, et, quand madame deVille- 
mane et sa fdle y arrivèrent , tout le monde en 
était instruit. Marie se jeta dans les bras de sa 
mère et de sa sœur, mais ce fut sans douleur. 

— 11 n'est pas changé, s'écria-t-elle rayon- 
nante; il est venu me le dire lui-même, et ce 
soir, ma mère, il veut signer le contrat, comme 
c'était décidé. 

— Je le savais , dit madame de Villemane; Al- 
fred de Belfond est un noble jeune homme! 



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soi SABINE DP, VILLEMANE. 

— Et lui, n'a-t-il pas paru? demanda Sabine 
d'une voix tremblante. 

Le silence que garda sa sœur lui fit comprendre 
que le comte d'Urène ne s'était pas présenté ; elle 
pâlit, mais rien ne trahit l'amertume de ses pensées. 

Le soir, à l'heure où l'on devait signer le contrat 
de mariage des deux sœurs, Alfred de Belfond, le 
fiancé de Marie, arriva avec sa famille. Il était heu- 
reux comme un homme qui fait une bonne action. 
Tous les parents, tous les amis étaient rassemblés ; 
mais le comte d'Urène, le fiancé de Sabine, n'ar- 
rivait pas. Madame de Villemane regardait sa fille 
avec une sorte d'efl'roi. Sabine restait morne et si- 
lencieuse en face du bonheur de sa sœur et parais- 
sait absorbée dans une méditation accablante. Sa 
mère voulut la rappeler à ce qui se passait autour 
d'elle par des paroles affectueuses, mais elle ne 
répondit point. On essaya de l'éloigner pour lui 
épargner le spectacle de la félicité de sa sœur; elle 
ne parut pas comprendre; mais lorsqu'on fit la 
lecture du contrat de Marie , au moment où les 
jeunes époux allaient y apposer leur signature, Sa- 
bine se leva : 

— Moi aussi, dit-elle, j'ai ce soir un contrat à 
signer; attendez-moi, mon absence ne sera pas 
longue. 



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SABINE DE V1LI.BMANE. lOS 

Et elle s'élauça pour sortir; sa mère se précipita 
sur ses pas. 

— Où vas-tu, ma pauvre enfant? s'écria-t-elle 
avec désespoir; la douleur te fait oublier l'orgueil 
qui doit soutenir notre infortune. 

— Oh I ma laère, dit la jeune fille d'un ton dou- 
loureux, vous ne me devinez pas? laissez-moi ac- 
complir mon dessein. 

Et , se dégageant des bras de sa mère , elle fran- 
chit l'escalier et sortit. 

On entoura madame de Villemane , elle ne put 
suivre sa fille ; on envoya à la recherche d^ Sabine, 
et chacun demeurait dans l'attente et l'anxiété, 
lorsque tout à coup elle reparut , non plus triste , 
abattue, mais le regard inspiré, le visage rayon- 
nant d'exaltation, et plus belle du reflet de ses 
nobles pensées. 

— Ma mère, dit-elle d'une voix ferme, j'ai aussi 
un contrat à passer; permettez-moi d'en finir avant 
ma sœur ; la personne qui doit le signer avec moi 
est là, dans la salle à côté; je vais lui dire d'en- 
trer. 

— Quoi ! le comte d'Urène? murmurèrent quel- 
ques voix. 

Sabine jeta autour d'elle un regard plein de 
fierté , puis elle sortit , et après quelques minutes 



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iOe SABINt; DB V]|.LEMA^E. 

elle rentra dans le salon avec M. Brunn. Ce fut un 
mouvement de surprise générale ; personne ne de- 
vinait ce qui allait se passer. 

— Écrivez, dit Sabine au notaire d'un ton d'au- 
torité : 

« Entre les soussignés, M. Brunn, négociant à 
» New- York, et mademoiselle Sabine de Villemane, 
" a été convenu ce qui suit : mademoiselle de Ville- 
» mane s'engage à demeurer dis ans dans la maison 
» de M. Brunn , en qualité d'institutrice de ses fil- 
>• les , dont l'éducation lui est confiée dès ce jour, 

- et M. Bi;unn s'engage , de son côté , à payer à ma- 
» demoiselle de Villemane une pension annuelle de 
" douze mille francs. " 

— Et maintenant , dit-elle au notaire , ajoutez 
. ce que je vais dicter au contrat de ma sœur ; 

> Je désire que ma bien-aimée Marie accepte 
■ comme souvenir de moi une pension de cinq mille 
» francs , qui remplacera le revenu de la dot qu'une 
» nuit de désastre lui a fait perdre. Que ma bonne 

- mère me donne la même preuve d'affection , les 
" deux mille francs qui me resteront suffiront à mes 
«besoins. « 

— Ma fUle ! s'écria madame de Villemane tout 
en larmes, j'ai pu supporter la perte de ma fortune; 
mais si je te perdais, je mourrais! 



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SABINE DE VILLEMANi:. 307 

— Eh! puis-je vivre ici? lui dit tout bas la noble 
fiHe;vous oubliez donc qu'il n'est plus, de repos 
pour moi que dans l'éloignement et l'oubli î C'est 
trop de douleur, o ma mère! n'ébranlez pas ma ré- 
solution. 

Et, pleine de force d'âme, elle signa son engage- 
ment avec M. Brunn et l'acte de la donation qu'elle 
faisait à sa mère et à sa sœur; puis, comme épui- 
sée par tant d'émotions , elle tomba sans connais- 
sance. Quand elle revint à elle, elle avait enseveli 
sa profonde douleur , elle était calme et inébranla- 
btement affermie dans sa 'résolution. Elle passa 
quelques jours encore auprès de sa mère ; elle fut 
témoin du bonheur de sa seeur , et se rappela tris- 
tement cette dernière nuit de bal où le même bon- 
heur lui était promis ; mais elle ne montra pas un 
regret pour ses illusions perdues. Elle ne revit plus 
le comte d'Urène et ne prononça jamais son nom. 
Elle présenta son absence à sa mère comme une 
nécessité. 

— Ici, disait-elle, j'aurais troublé par ma pré- 
sence le bonheur de ma sœur et votre repos; là- 
bas je vivrai pour vous dans l'espérance de vous 
revoir un jour. Je reviendrai, ajoutait-elle en sou- 
riant tristement, quand je serai vieille fille, et alors 
je serai l'institutrice des enfants de ma sœur. 



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SOS SABINF. DE VILLEMANF.. 

Ce fut ainsi. Elle partit, et durant dix ans elle 
vécut d'une vie de dévouement et de labeurs 
sur cette terre d'Amérique , où tout lui était 
étranger. — Elle vit s'épuiser tristement sa jeu- 
nesse, sentant au coeiu* cette blessure toujours 
saignante d'un amour brusquement détrompé, 
d'une illusion arrachée sans pitié, perdue sans es- 
poir. Ce qui répandait un peu de calme sur ses 
souffrances, c'était la pensée du bonheur de sa 
sœur et de la vie tranquille et honorable qu'elle 
avait assurée à sa mère par son sacrifice. Le temps 
n'effaça pas les tristes'souveuirs de son âme , mais 
il se mêla à sa tristesse une gravité douce et ferme 
à la fois. M. Brunn ne pouvait pas comprendre 
toute la sujïériorité d'esprit de mademoiselle de 
Villemane , mais il sut apprécier ia bonté de son 
cœur et sa grandeur d'âme , et, lorsqu'elle eut ter- 
miné l'éducation de ses filles, il lui offrit avec res- 
pect de devenir leur mère et de partager sa fortune 
et son nom. Sabine refusa. lSop engagement était 
rempli : elle voulait revoir sa mère et sa sœur. 
Après dix ans de lutte, de privation, de travail; 
après les dix plus belles années de sa vie si triste- 
ment dépouillées des joies de la famille , des char- 
mes de la patrie , de toutes ces vives illusions du 
cœur si hâtivement étouffées pour elle; après ces 



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SABlIiF. DE VILLEMANF,. SOO 

dix ans passés dans l'isolement de l'âme, le plus 
cmei de tous, elle revint parmi les siens et fut 
bénie comme une providence qu'on respecte et 
qu'on aime. Elle acheva ses jours en vivant pour 
autrui et en cherchant à s'oublier elle-même pour 



ne pas trop souffrir. Combien de nobles et jeunes 
vies se traînent ainsi! combien d'âmes faites pour 
sentir et donner le bonheur auxquelles le bonheur 
a failli ! combien de cœurs dont tes sentiments 
sont refoulés! combien, dans ces jeunes femmes 



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SIO SABINE DE VILLEHANt. 

d'élite, dans ces institutrices pai' dévouement, de 
vives intelligences, d'esprits supérieurs, de ta- 
lents vrais asservis à cette difficile carrière qu'elles 
suivent honorablement , pleines de foi et de vertu, 
et cachant au monde les qualités brillantes aux- 
quelles le monde aurait applaudi ! 



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A MA FILLE. 



Ces récits dédiés à vous deux,o malîile, 

Ne sont plus que pour toi, mon seul bien aujourd'hui; 

Ton Trére n'est plus là ; de mes bras il a fui , 

Il est auprès de Dieu l'ange de sa famille. 

Désormais il n'a plus besoin de nos leçons ; 
Il pénétre là-haut la sagesse profonde ; 
Il sait ce que jamais nul ne sut dans ce monde , 
Où , déçus par l'orgueil , ignorants nous passons. 

Quand tu me vois pleurer de ces larmes de mère 
Dont la source étemelle est dans un souvenir, 
Tu me dis , dans ta douce et riante chimère : 
« Il est allé voir Dieu , mais il va revenir f » 



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m A MA FILLE. 

]l ne reviendra pas, o ma pure rolomlie; 
Mais un jour, iorsqu'ici j'aurai lixé ton sorl , 
J'irai le retrouver, et, pleurant sur ma tombe. 
Alors tu romprendras ce que c'est que la mori ! 



7 juillet 1844 



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