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Full text of "Historie véritable publiée d'après un nouveau manuscrit avec une introduction et des notes"

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MONTESQUIEU 

IISTOIRE VÉRITABLE 

UN NOUVEAU MANUSCRIT 

VSt IHTRODVtlTtOtr ET DES .VOFfS 
I. m BORÛKS lu lORTAGE 




BOUDEAUX 



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V 



PUBLICATIONS 



SOCIÉTÉ DES BIBLIOPHILES 

DE GUYENNE 



PUBLICATIONS 

DE LA 

SOCIÉTÉ DES BIBLIOPHILES 

DE GUYENNE 



MONTESQUIEU 



HISTOIRE VÉRITABLE 



XII INTRODUCTION 

qui s'attache aux productions qui peuvent éclairer révolu- 
tion des idées et les progrès du talent chez les grands 
écrivains, suffirait à recommander cet essai de jeunesse 
pour lequel Montesquieu semble avoir eu une prédilection 
particulière, puisqu'il y fit plusieurs retouches plus tard, 
et, probablement même, dans la pleine maturité de son 
génie. D'ailleurs, si les Lettres persanes gardent encbre 
comme une saveur du xvir siècle, ne peut-on pas affirmer 
qu'avec VHistoire véritable^ Montesquieu inaugure ce 
roman ou plutôt ce conte satirique et philosophique si 
goûté pendant toute la durée du xvill* siècle, et que 
Voltaire allait bientôt porter à sa perfection ? 

L'auteur de VHistoire véritable employait à la lecture 
tous les instants de loisir que lui laissaient ses occupations 
professionnelles, ses affaires et ses propres ouvrages. Il 
s'intéressait aux romans qui faisaient quelque bruit. Les 
réflexions qu'il a consignées, dans ses pensées >, au sujet de 
Manon Lescaut, qu'il lut au moment de son apparition, et 
sur laquelle il formule déjà ce jugement ferme et sûr quUl 
portait sur toute chose, nous en donneraient une preuve 
certaine, si son goût pour les fictions ne se trahissait en 
maints endroits de ses œuvres, et par un certain nombre 
de ces œuvres elles-mêmes. Il lut certainement les Mille 
et une Nuits traduites ou plutôt adaptées par Galland^, 
avec quel tact et quelle délicatesse, nous le savons aujour- 
d'hui que nous possédons dans leur intégrité les récits de 
la sultane Shéhérazade. Il lui en resta le goût de l'Orient 
qu'il conserva toute sa vie, si bien qu'en ses derniers 
jours, c'est encore au fond de l'Orient qu'il plaçait les 
aventures diArsace. Nous savons, par une de ses dernières 
lettres adressée de La Brède, le 8 décembre 1754, à son 
spirituel correspondant Tabbé de Guasco, qu'il s'occupait 

1. Pensées ei fragments inédits, t. II, p. 6i. Montesquieu a pris soin 
de mentionner qu'il fit cette lecture le 6 avril 1 734. 

2. Leur publication, commencée en lyoS, ne fut achevée qu'en 171 r. 
V. au surplus Pensées, II, io8. 



\ 



INTRODUCTION XIII 

encore à ce moment de ce petit roman que son fils, J.-B. de 
Secondât, devait publier seulement en 1783. 

Il nous reste à dire un mot de la façon dont nous avons 
compris nos devoirs d'éditeur. Notre manuscrit est fort 
correct, et son orthographe est en tout conforme à celle 
du temps. Nous Pavons donc fidèlement reproduit, sauf 
quelques fautes évidentes que nous avons dû corriger. Par 
contre, nous nous sommes vu obligé à reconstituer entiè- 
rement sa ponctuation, très défectueuse, comme celle de 
presque tous les manuscrits de l'époque. Un très petit 
nombre de notes donnent, au bas des pages, les variantes 
les plus importantes, les passages qui se laissent lire sous 
les ratures, et signalent les quelques phrases, débris 
du naufrage, que Montesquieu a transportées, en les 
modifiant un peu, dans ses autres ouvrages. D'ailleurs, en 
dehors de ce que nous avons dit, dans cette introduction, 
nous n'avions rien à ajouter au savant et si judicieux 
commentaire qui accompagne le texte de 1892; le 
lecteur s'y reportera toujours avec autant de plaisir que 
de profit. 

Nous n'avons pas cru devoir nous astreindre à suivre 
scrupuleusement les dispositions typographiques adoptées 
par la Société des Bibliophiles de Guyenne pour la publi- 
cation des manuscrits inédits de Montesquieu; non que 
nous ayons la plus légère critique à formuler contre cçs 
dispositions, mais, notre manuscrit ne faisant pas partie 
des œuvres inédites tirées des archives de La Brède, il 
nous a paru que nous n'avions pas à tenir un compte 
rigoureux, pour sa publication, des règles suivies pour 
l'ensemble de ces œuvres. 

Nous le répéterons en terminant : la Société des Biblio- 
philes de Guyenne» en publiant aujourd'hui cette nouvelle 
version de V Histoire véritable dont le volume de 1892 ne 
donnait pour ainsi dire que des fragments, fait connaître 
entièrement aux amis des lettres un essai de jeunesse, à 
peu près inédit, d'un écrivain chez lequel le savoir le plus 



V. 



XIV INTRODUCTION 

vaste, la profondeur de la pensée, s^alliaient à la finesse 
et aux grâces de Tesprit, et qui, sans le moindre effort, 
mettait cette profondeur dans ses productions les plus 
légères, comme il semait cette grâce et cet esprit dans 
ses œuvres les plus profondes. 

L. DB Bordes de Portage. 



Bordeaux, 4 juillet 1902. 



LE 



LIBRAIRE AU LECTEUR 



Il y avoit longtems que je cherchois à impri- 
mer quelque livre bon, médiocre ou mauvais 
qui se vendît bien, afin de rétablir mon com- 
merce qui est un peu délabré, depuis qu'un 
scavant du Mississipi m'achepta tout ce qu'il y 
avoit de livres dans ma boutique, et me paya en 
billets de banque qui ont péri entre mes mains. 
Dieu fasse paix à ceux qui en sont la cause ! Un 
illustre de mes amis est entré dans mes vues, et 
m'a procuré ce petit ouvrage que j'ay l'honneur 
de présenter au public. 

J'aurois fort souhaité que celuy qui l'a accom- 
modé à nos mœurs, eût voulu, à ses risques et 
fortune, y insérer quelque trait qui eût un peu 
réfléchi sur les affaires du tems. Le lecteur ingé- 
nieux m'entend bien. Je le supplie d'examiner si, 
dans le récit de toutes ces aventures, il n'y auroit 



XVI LE LIBRAIRE AU LECTEUR 

point quelque chose qui pût donner du crédit à 
mon livre, et faire ma petite fortune. 

Ce n'est pas que je voulusse en mon particu- 
lier me brouiller ouvertement avec les magis- 
trats; je souhaiterois que l'attention du public 
fût réveillée et non pas la leur. 

Un bel esprit* qui vient quelquefois dans ma 
boutique où nous Técoutons beaucoup, soutenoit, 
l'autre jour, qu'il n'y avoit pas un mot de vray 
dans toute mon Histoire véritable. Ce qui luy a 
fait prendre cette opinion, c'est que mademoi- 
selle de Scudéry s'est servie d une idée à peu près 
pareille pour en orner un de ses romans. 

D'ailleurs, les Aventures du mandarin Fun- 
Hoam ont été regardées comme fabuleuses par 
tous les critiques. 

Je ne suis qu'un pauvre libraire et je ne scay 
guère bien ce qui en est; mais le public peut 
achepter mon livre comme roman, s'il ne juge 
pas à propos de l'achepter comme histoire. 

I. Le manuscrit portait un cscavant». Montesquieu a effacé 
le mot, et Ta remplacé par celui que nous imprimons. 




HISTOIRE VÉRITABLE 



LIVRE PREMIER 



J'étois, sans contredit, le plus grand fripon de 
toutes les Indes, et, de plus, valet d'un vieux gym- 
nosophiste, qui, depuis cinquante ans, travailloit à 
se procurer une transmigration heureuse, et, par ses 
rudes pénitences, se changeoit en squelette, dans 
ce monde, pour n'être point transformé en quelque 
vil animal, dans Tautre. Mais moy, m'endurcissant 
sur tout ce qui pourroit m'arriver, je faisois une 
exécution terrible sur tous les animaux qui me 
tomboient entre les mains. Il est vray que je ne 
touchois point à quelques vieilles poules qui étoient 
dans la cour de mon maître, que j'épargnois quelques 
oyes presque sexagénaires, et que j'avois grand 
soin d'une vieille vache ridée, qui me faisoit enra- 
ger. Elle n'avoit plus de dents pour paître, et il 
falloit presque que je la portasse, lorsque mon 
maître m'ordonnoit de la mener promener. 

Je recevois les aumônes, et j'acheptois sous main 
tout ce qu'il falloit pour me bien nourrir, et mon 
maître ne pouvoit comprendre comment un homme 
dévot comme moy devenoit si gras avec une once 
de riz et deux verres d'eau qu'il me donnoit par 
jour, et il attribuoit cela à une protection particulière 



4 MONTESQUIEU 

de son Dieu, qui me favorisoit d'un embonpoint 
qu'avoient à peine les plus cruels mangeurs d'ani- 
maux. 

Mon maître, accablé de vieillesse, se brûla, et, 
comme il me regardoit comme un saint, il me laissa, 
par son testament, un ordre auquel je ne tn'attendois 
pas. Ce fut de le suivre par la route qu'il avoit prise. 
Il me faisoit trop d'honneur, et je parus d'abord 
bien embarrassé. Mais, pendant qu'on me faisoit de 
grands compliments, je me remis de mon désordre, 
et prenant un air assuré : c Qu'on me dresse, dis-je, un 
bûcher tout à l'heure, et surtout qu'on ne me fasse 
pas attendre ! > Je sçavois bien qu'il n'y avoit point de 
bois dans la maison, car il est très rare aux Indes, et 
qu'il falloit que la cérémonie fût remise au lendemain. 

La nuit venue, je m'enfuis à cinquante lieues de 
là. J'eus bientôt dissipé tout ce que j'avois, et il ne 
me resta pour toute ressource que l'habit de mon 
maître, avec lequel je me mis à jouer le saint; mais 
mon visage me ruinoit. 

Ayant entrepris de grands jeûnes, je n'eus pas le 
courage de les finir. Je me fis fouetter par les rues, 
mais je me comportay si mal que je ne gagnois pas 
un sol. J'avois plus la mine d'un criminel que d'un 
pénitent; je fuyois, malgré moi, sous les verges; je 
n'excitois pas la compassion, mais la risée publique. 

Cependant j'enrageois bien le soir d'avoir été 
tout le jour étrillé pour rien, et, pestant tantôt contre 
le métier, tantôt contre moy-même, je me déses- 
pérois d'avoir été si lâche, et je m'encourageois 
pour le lendemain. 



HISTOIRE VÉRITABLE 5 

Un jour, j'allay me poster près d'un vieux bonze 
qui tenoit, depuis quinze ans, les bras en l'air; à 
peine eus-je été deux heures dans cette posture que 
j'y renonçay. 

Je voulus entreprendre de regarder le soleil; mais 
je fermois les yeux, ou je tournois la tête, ou je 
portois la main au visage, et l'on ne me donnoit rien. 

Je vis une troupe de ces faquirs qui, pour être 
plus parfaits, se rendent insensibles, et attachent à 
la partie la plus rebelle un poids qui puisse la vain- 
cre. Je voulus rester parmy eux. Ils m'accablèrent 
d'un anneau de fer de huit livres, que je trainay 
misérablement pendant deux jours. 

M' apercevant que, dans ce métier, la condition du 
valet est meilleure que celle du maître, je me mis 
encore une fois au service d'un philosophe célèbre, 
qui me fit le ministre en chef de ses mortifications. 
Nous n'eûmes aucun démêlé quand il ne fut ques- 
tion que de luy. Il trou voit en moy un écorcheur 
parfait et un cuisinier impitoyable. 

Un jour, il s'enferma dans un petit caveau où il 
étoit obligé de se tenir couché. Il ne respiroit que 
par un petit trou, et une lampe achevoit de l'étouflfer. 
Il résolut d'y demeurer six jours sans boire et sans 
manger. Comme cette action nous attiroit des 
aumônes, je l'encourageois cruellement, et, quand 
il étoit sur le point de finir ses six jours, je lui dis 
faussement qu'un autre en devoit rester neuf, et je 
l'obligeay, par mes mensonges, mes exhortations et 
mes railleries, à se tenir dans son poste encore trois 
jours. 



6 MONTESQUIEU 

Vous croyés peut être, Ayesda, que ce que je 
viens de vous dire s'est passé de nos jours ? Je vous 
avertis qu'il y a quatre mille ans de cela. Vous me 
paroisses étonné; laissés moy continuer mon his- 
toire I Je vous assure que je suis sincère. Vous 
pouvés vous être aperçu que ce n'est pas la vanité 
qui me fait parler. 

Je voulus débaucher une jeune femme. Son mari 
le sçut et me tua. Mon âme étoit toute neuve et 
n'avoit point animé d'autres corps. Elle fut trans- 
portée dans un lieu où les philosophes dévoient la 
juger. Toute ma vie fut pesée, et la balance tomba 
rudement du côté du mal. Je fus condamné à passer 
dans les animaux les plus vils, et l'on me mit sous la 
puissance de mon mauvais Génie, qui étoit un petit 
esprit noir, brûlé et malin, qui devoit me conduire 
dans toutes ces transmigrations; mais moy, sans 
m'étonner, sans m'affliger, sans me plaindre, je con- 
servay ma gayeté ordinaire, et j'éclatay de rire, en 
voyant les autres ombres épouvantées. Un des prin- 
cipaux philosophes admira mon courage, et me prit 
en amitié: cPour te faire voir, me dit -il, que j'es- 
time ta fermeté, je vais t'accorder le seul don qui 
soit en ma puissance : c'est la faculté de te ressou- 
venir de tout ce qui t'arrivera dans toutes les révo- 
lutions de ton être. > 

Il me fallut, d'abord, essuyer sept ou huit cents 
transmigrations d'insectes en insectes. Pendant tout 
ce tems là, mes vies n'eurent guère rien de remar- 
quable. Étant sauterelle, je broutay ma part d'un 
pays de vingt lieues; dans une autre transmigration, 



HISTOIRE VÉRITABLE 7 

• 

étant descendu dans une fourmilière, je charroyay, 
tout l'été, la provision comme un chameau. Enfin je 
tins mon rang dans un parti de frelons contre une 
armée de guêpes, et j'y fus tué des premiers. 

Je nacquis perroquet; je vivois dans les bois, et j'y 
passois agréablement ma vie. On m^en tira pour me 
mettre parmy les hommes. J'appris d'abord à parler 
comme eux ; mais ils n'avoient pas l'esprit de chanter 
comme moy,^ aussi les meprisois-je beaucoup. On 
m'enferma dans une cage de fer, et les premiers jours 
j'en fus très affligé. Mais j'aimois le vin, il ne me 
manquoit pas, et j'y noyay tous mes chagrins. 

Vous trouvères dans tout cecy, mon cher Ayesda, 
la clef de toutes les sympathies et de toutes les anti- 
pathies mal démêlées; elles ont des causes que les 
gens qui n'ont pas reçu le même don que moy igno- 
reront toujours. Par exemple, le goût que j'ay pour 
la musique ; je vous diray bien que je le tiens un 
peu de ce que j'ay été autrefois un petit rossignol ; 
et, si vous me voyés une si grande facilité de m'é- 
noncer, ne vous en étonnés pas, quand vous scaurés 
que j^étois, il n'y a pas bien du tems, une pie qui 
jasoit sans cesse, et à qui on avoit crevé un œil. 

Je fus bientôt transformé en un petit chien. J'étois 
si joli que ma maîtresse m'estropioit tout le jour, et 
m'étouffoit toute la nuit. Elle me faisoit tenir sur 
les pattes de derrière, et ne me permettoit plus 
l'usage de celles de devant. Elle me secouoit les 
oreilles; j'avois tous mes muscles en contraction , 
et, quand ses transports d'amour redoubloient, 
j'étois toujours en danger de ma vie. Pour comble 



8 MONTESQUIEU 

de malheur, elle s'imagina que je serais plus aimable 
si elle me faisoit mourir de faim. J'étois au désespoir, 
et j'enviois bien la condition d'un vilain mâtin qui 
vivoit négligé dans une cuisine, où il passoit sa vie 
en philosophe épicurien. Après deux ans de persé- 
cutions, je mourus, laissant un grand vuide dans la 
vie de ma maîtresse, dont je faisois toute l'occu- 
pation. 

Je touchois à l'heure où je devois être un gros 
animal. Je devins loup, et le premier tour de mon 
métier, fut de manger un philosophe ancien qui 
paissoit, sous la figure d'un mouton, dans une prai- 
rie. Après plusieurs changements, je fus fait ours. 
Mais j'étois si las d'être bête que je songeay à bien 
vivre et à voir si, par ce moyen, je n'obtiendrois 
pas de redevenir homme. Je résolus donc de ne plus 
manger d'animaux et de paître tristement mon 
herbe. J'avois si bien fait que les moutons venoient 
bondir autour de moy, et j'enrageois de bon cœur. 
Il me prenoit des envies. Non! je n'ay jamais tant 
souffert ! 

Mon Génie me trouva digne d'être un bon animal; 
je fus tué sanglier, et je nacquis agneau. 

Je vous diray en passant que je n'ay jamais bien 
compris pourquoy les Dieux, qui sçavent la mesure 
de la félicité de tous les êtres, les ont soumis à tant 
de transmigrations, pour les récompenser ou les 
punir. Je ne me suis guère trouvé plus heureux dans 
une transmigration que dans une autre. Il est vray 
que plus j'étois un animal bon et facile, plus l'espé- 
rance de devenir homme augmentoit en moy, et. 



HISTOIRE VÉRITABLE 9 

lorsque j'étois une bête cruelle, comme je n'avois 
pas une subsistance assurée, j'étois presque toujours 
ou dans les tourments de la faim, ou dans ceux que 
donne une trop abondante nourriture. 

Il m'arriva un jour une aventure bien extraor- 
dinaire. J'étois bœuf en Egypte, et je ne songeois 
qu'à paître quelques mauvais roseaux, lorsque des 
prêtres, qui passèrent auprès de mon pâturage, 
s'écrièrent que j'étois Apis, m'adorèrent, et me 
menèrent, comme en triomphe, dans un magnifique 
temple. J'ay souvent, depuis que je suis devenu 
homme, fait de grandes fortunes sans l'avoir plus 
mérité que cette fois cy. 

Je n'avois pas beaucoup de vanité, et je ne me 
souciois guère de l'encens qu'on faisoit fumer devant 
moy; mais je n'étois pas fâché qu'une partie de mon 
culte fut de me bien nourrir. Dans un mois, je fus 
gras à pleine peau, ce qui étoit regardé comme un 
signe de la prospérité de l'Etat. Lorsque j'étois 
malade, toute l'Egypte étoit en pleurs. Je riois dans 
ma peau, quand je voyois la désolation publique. 
J'étois malin comme un singe, et souvent je faisois 
le malade pour voir pleurer tout le monde. Mais, 
ayant entendu un vieux prêtre qui disoit : c La santé 
du Dieu est si chancelante qu'il ne veut plus être 
manifesté sous cette figure, à la première rechute, 
nous rirons noyer dans la fontaine sacrée, > ce 
discours fit impression sur moy, et je me portay très 
bien. 

Vous sçavés, mon cher Ayesda, que tous les ani- 
maux ont un attachement naturel pour leur être, 



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10 MONTESQUIEU 

^ c'est pour cela que les philosophes défendent si 

l fort de les tuer. Comme chaque âme habite volon- 

tiers le corps qui luy est tombé en partage, on ne 
peut l'en déloger sans luy faire violence. 

Un jour, mon esprit s'étendit; je me trouvay un 
gros philosophe; j'avois de la raison, du sens, de la 
prudence, en un mot j'étois éléphant. Un roi du 
Thibet m'achepta et me destina à porter une des 
reines. Une nuit qu'il voyageoit avec ses femmes et 
toute sa suite, je sentis ma charge augmenter de 
la moitié. Mon conducteur étoit monté dans la 
cage où étoit la reine. Occupé de ses plaisirs, il ne 
songeoit guère à me guider. Mais j'allois toujours 
mon train. A la fin, il descendit, et, pour faire voir 
qu'il étoit à terre, il se mit à jurer et à me battre, 
c Mon Dieu! dis-je en moy-même, les hommes sont 
bien injustes. Ils ne sont jamais plus portés à rendre 
les autres malheureux, que lorsqu'ils jouissent de 
quelque bonheur. > 

Un jeune éléphant ayant été pris dans les bois, on 
le donna à dresser à un de mes camarades et à moy. 
Nous mîmes cet écolier entre nous deux, et nous le 
gourmâmes si bien qu'il fut d'abord instruit, et il 
devint privé et obéissant comme nous mêmes. Je vis 
que mon camarade prenoit du plaisir à cet acte de 
supériorité. Je fis cette reflexion :« La liberté naturelle 
est, de tous côtés, attaquée. Ceux qui vivent dans 
l'esclavage sont aussi ennemis de la liberté des autres 
que ceux qui commandent avec plus d'empire. » 

Une des femmes du Roi ayant été surprise avec 
un homme, fut condamnée à être jetée et foulée sous 



HISTOIRE VÉRITABLE II 

mes pieds. Je dis en moy-même : c Voicy un homme 
qui n'a que quatre coudées comme les autres, et qui 
est aussi à charge à la Providence que si elle lui 
avoit donné mille corps. Combien d'hommes se 
rassasieroient des mets que j'ay vu présenter à sa 
table? Nous qui sommes destinés à porter sa per- 
sonne, pourrions porter à l'aise une armée, et enfin 
il faut un nombre innombrable de femmes à ses 
plaisirs ou à ses dégoûts. Son corps a peu de 
besoins, mais son esprit les multiplie, et, ne pouvant 
avoir que des plaisirs très bornés, il s'imagine qu'il 
jouit de tous ceux dont il prive les autres. Je vais 
punir une femme pour avoir violé des loix qu'on est 
mille fois plus coupable d'avoir faites. J'obéis, mais 
c'est à regret. > Dès que j'eus fait mon office, le Roi 
vint me flatter, mais j'étois si indigné contre lui que 
je lui donnay un coup de trompe, et le jetay à dix 
pas de là. 

Tout d'abord les courtisans m'entourèrent, et je vis 
mille dards tournés contre moy. J'allois périr, lorsque 
quelqu'un s'écria: c Le Roi est mort!» Soudain, 
chacun baissa les armes, plusieurs même vinrent me 
caresser, et, un instant après, tout le monde disparut. 

Tout retentit bientôt des cris et des acclamations 
publiques. On alla tirer l'héritier présomptif d'une 
prison où il étoit enfermé. Le corps du Roi défunt 
fut jeté dans un égout. On m'entoura de fleurs, on 
me mena par la ville, et on me mit dans un magni- 
fique temple. «Que veut dire cecy?dis-je en moy- 
même. C'est la seule mauvaise action que j'ay faite, 
et d'abord on m'élève des autels. » 



T 2 MONTESQUIEU 

Indigné des bassesses des hommes, je m'enfuis et 
me retiray dans les bois. Tous les animaux qui 
craignent les bêtes féroces venoient paître autour 
de moy, et regardoient comme un asile les lieux 
où j'étois. Cela me faisoit plaisir, et je disois en 
moy-même : c On donne au lion le titre de Roi des 
animaux; il n'en est que le tyran, et j'en suis le 
Roi'. » 

I. Dans Arsace et Isménie, Montesquieu prête à l'ambassa- 
deur des Parthes le petit discours suivant : c Un tigre d'Hircanie 
désoloit la contrée; un éléphant l'étouffa sous ses pieds. Un 
jeune tigre restoit, et il étoit déjà aussi cruel que son père ; l'élé- 
phant en délivra encore le pays. Tous les animaux qui craignoient 
les bêtes féroces venoient paître autour de lui. Il se plaisoit 
à voir qu'il étoit leur asile, et il disoit en lui-même: cOn dit 

> que le tigre est le Roi des animaux; il n'en est que le tyran et 

> j'en suis le Roi. » 



LIVRE II 



Il auroit été à souhaiter, lorsque je devins homme, 
que j'eusse eu autant de vertu que lorsque j'étois 
une si grosse bête. Mais je ne me trouvay plus la 
même tranquillité d'esprit, ni cette liberté de raison- 
nement, cette sagesse et cette prudence que j'avois 
eues. Au contraire, j'étois plein de passions, de 
caprices et de contretems. 

Mon entrée dans le monde ne fut pas heureuse, 
car, à l'âge de dix huit ans, je fus pendu. J'en dirois 
bien la cause, mais je passe légèrement sur cela. 
Suffît que je me comportay très bien, et que, dans 
tout le chemin, on louoit beaucoup ma contenance. 
€ En vérité, dit un artisan, il a de l'honneur dans son 
fait ! » -r «Je suis, disoit un autre, un homme d'habi- 
tude. Il y a trente ans que j'assiste régulièrement 
à ces sortes d'assemblées, mais je n'ay jamais vu 
d'homme qui s'en soit mieux sorti que celui-cy. > 

Je vous dis, mon cher Âyesda, des choses que je 
pourrois bien vous cacher; mais ayant continuelle- 
ment changé, je ne me regarde pas comme un 
individu. J'ay été très souvent fripon, assez rarement 
honnête homme. C'est la faute de l'humanité plus que 
la mienne, et, d'ailleurs, je crois ne devoir répondre 



r4 MONTESQUIEU 

que de ce qui se passe dans ma transmigration pré- 
sente, et je pense que vous ne doutés pas que je ne 
sois actuellement un homme de bien. 

Étant né à Messène, je me mariay. Je pris une 
femme jeune, jolie, coquette, et qui donnoit mon 
amitié à tous les jeunes gens qui entroient chez moy. 
Je devins jaloux. Pour me guérir, elle me fit voir, à 
n'en pouvoir plus douter, que j'avois raison de l'être. 
Dès ce moment, je ne le fus plus, et nous vécûmes 
de la meilleure intelligence du monde. 

Devenu veuf, je me mariay à une femme qui avoit 
été belle, et qui prétendoit que je fusse amoureux 
d'elle parce qu'elle avoit eu autrefois beaucoup 
d'amans. Je pris une maîtresse, et je disois que je 
l'entretenois parce que je la payois bien. Mais je 
trouvay qu'elle, de son côté, entretenoit un homme 
de guerre; cet homme de guerre, une prêtresse 
d'Apollon; cette prêtresse, un joueur de flûte; ce 
joueur de flûte, une courtisane; et cette courtisane, 
un laquais. Je fis, d'un seul coup, tomber tous ces 
ménages. Par le crédit de ma première femme, 
j'avois été maltôtier du Roi de Corinthe. Les grands 
venoient manger chez moy, et j'étois précisément de 
l'impertinence qu'il leur falloit. Je fis mal mes affai- 
res ; on me destitua, et, dès que je ne pus plus être 
voleur, tout le monde se mit à crier que j'étois un 
fripon. 

Une nouvelle métamorphose donna à Sicyone un 
très mauvais poète. Je n'ay, dans aucune de mes 
transmigrations, porté un habit si usé que dans 
celle là. Je passay ma misérable vie à mordre les 



HISTOIRE VÉRITABLE l5 

grands, qui n'en sçavoient rien, et les petits, qui ne 
s'en mettoient point en peine. J'étois comme ces 
vipères que l'on met dans des vases où on les fait 
jeûner des années entières : je jetois mon^venin tout 
autour de moy, et il ne tomboit sur personne. 

Dans une autre transmigration, je me fis courtisan. 
Je commençay d'abord à faire paroitre beaucoup de 
mépris pour ma profession, et je disois toujours : 
€ Bon Dieu! Qu'est cecy? Ne seray-je jamais délivré 
de cette servitude de Cour?» Cependant je fus assez 
heureux pour pouvoir faire deux ou trois mauvaises 
actions. Quand il y en avoit quelqu'une qui auroit 
pu me déshonorer, je la faisois faire par ma femme, 
et, quand je voyois que quelque sot, en se livrant 
trop grossièrement, avoit perdu l'estime publique, 
je déclamois contre lui de la belle manière, et Ton 
disoit : € Il ne peut pas souffrir des bassesses. » 
Quand je voyois un homme de bien dans le malheur, 
je le trouvois un fripon, et, quand je voyois un 
fripon dans la prospérité, je le trouvois homme 
de bien. Je traitois comme mes amis tous ceux 
qui me méprisoient, tous ceux qui me mortifioient, 
tous ceux qui me désespérqient, et, les gens qui 
étoient au dessous de moy, pourvu qu'ils ne pussent 
pas me faire de mal, je les traitois comme mes 
ennemis. Je tirois en secret l'horoscope de tous 
les gens de la Cour. Si je pouvois prévoir la faveur 
de quelqu'un, je commençois à m'humilier devant 
luy. Si je me trompois sur sa fortune, je corri- 
geois si bien mon erreur, que je ne le regardois 
plus. 



l6 MONTESQUIEU 

Je VOUS communiqueray, Ayesda, une réflexion 
que j'ay faite. Ayant vécu dans tous les états, dans 
tous les lieux et dans tous les tems, j'ay trouvé que 
riionneur n'a jamais dû m'empêcher de faire une 
mauvaise action. Je me suis aperçu que, dans les 
crimes qui déshonorent, il y a toujours une manière 
de les commettre qui ne déshonore pas, et, avec ce 
petit principe, que mon expérience me fit connaître 
dès ma seconde transmigration^ j'ay violé et suivi 
les loix, été honnête et malhonnête homme, ayant 
toujours, le plus qu^il m'a été possible, tué, volé, 
trompé, de la seule façon que Thonneur me l'a 
permis. 

Dans cette vie cy, je fus l'homme de mon tems le 
plus à la mode. J'étois un misérable officier d'un roi 
d'Egypte, lorsque l'envie me prit de laisser mes 
camarades sous leurs tentes et d'aller à Thèbes, où 
je me mis à jouer. J'avois, grâce à Dieu, les mains 
bonnes, et, quand la fortune ne me suivoit pas. Je la 
traînois après moy. Vous ne sçauriés croire combien 
j'étois aimé des grands seigneurs que je minois ; ils 
m'embrassoient sans cesse, et me faisoient mille 
excuses de ce qu'ils ne me payoient pas à l'échéance 
l'argent que je leur avois volé ; car, comme je vous 
ay dit, je ne m'avisois pas d'aller jouer pour faire 
des actions de morale. Cependant mes belles ma- 
nières leur donnoient tant de goût pour moy, qu'ils 
étoient au désespoir quand ils se trouvoient obligés 
de s'ennuyer à jouer avec quelque honnête homme. 
On me mettoit de toutes les parties de plaisir, et je 
dépouillois une société de si bonne grâce que toutes 



HISTOIRE VÉRITABLE I7 

les femmes me lorgnoient, ce qui m'étoit très souvent 
à charge, car les distractions que cela me donnoit 
m'empêchoient de bien jouer mon argent. Quand on 
m'annonçoit dans une compagnie, il se faisoit une 
acclamation générale; j^étois un homme d'impor- 
tance, quoique je n'eusse ni employ, ni valeur, ni 
naissance, ni esprit, ni probité, ni sçavoir. 

Je commençay une autre vie dans la ville de 
Corinthe. J'entray dans le monde avec une assez 
belle figure, un air assuré et une très grande liberté 
d'esprit. Mon talent principal fut une facilité singu- 
lière à emprunter de l'argent. Je trouvay des gens 
très complaisans, mais un homme, qui avoit été de 
mes amis, me devint insupportable, car il ne me 
voyoit jamais qu'il ne me parlât de le payer. Il étoit 
si sot que je ne pouvois le faire entrer dans mes 
raisons, et il ne se prétoit à aucun de mes arrange- 
mens. Il me décrioit dans toute la ville et parloit de 
moy avec si peu de ménagement, qu'à la fin, pour luy 
fermer la bouche, je fus obligé de luy donner des 
coups de bâton. Il les souffrit patiemment, ce qui me 
piqua en quelque manière, car, si je Pavois sçu, je les 
lui aurois donné d'abord. Mes billets circulèrent de 
plus en plus et se multiplièrent au point que je jugeay 
à propos d'en faire des plaisanteries, et de donner à 
la chose un air ridicule, qui empêchât qu'on ne m'en 
parlât sérieusement. Il m'en coûta la valeur de trois 
ou quatre bons mots, et, par là, je sortis d'affaire. Je 
vous assure que, si je n'avois pas eu le bonheur d'être 
né avec quelque effronterie, j'aurois été déshonoré 
mille fois. Vous sçavés que les vices d'un homme 

3 



1 8 MONTESQUIEU 

modeste sont toujours jugés à la rigueur, et l'impu- 
dence, qui est obligée de donner une amnistie à Tim- 
pudence, a la ressource de s'élever contre la timidité, 
qui est toujours désarmée. Sur ces entrefaites, un de 
mes parens mourut, et je recueillis une très riche 
succession. Je pris la résolution d'aller être honnête 
homme dans quelque autre société, et je fis ce métier 
là quelque tems. C'est le sublime de la friponnerie 
de sçavoir faire entrer la probité dans son art. 

Je vous avoue, Ayesda, que, dans cette transmi- 
gration dont je vous parle, je chargeay un peu trop 
mon caractère. J'ai remarqué que pour bien réussir 
dans le monde, il faut être seulement sot à demi et à 
demi fripon. Par là on s'ajuste avec tout le monde, 
car on aboutit par quatre côtés aux sots, aux gens 
d'esprit, aux fripons et aux honnêtes gens. 

Dans ma vie suivante, j'avois une taille médiocre, 
des cheveux blonds, une figure mâle et de larges 
épaules. Je fus l'amant de cinq ou six vieilles femmes 
et d'autant de monstres plus jeunes. Dans le com- 
mencement de ma carrière, je la trouvay rude. Mais, 
par un prodige de l'habitude et une certaine force 
du méchanisme, je m'accoutumay à la vieillesse et à 
la laideur, et je parvins au point que la beauté même 
auroit fait sur moy moins d'impressions; car l'idée 
d'une femme charmante ne réveilloit plus, dans mon 
esprit, que celle de l'indigence. Je ne mV^piquois 
point de sentimens; on les admire, on les rend 
même, mais on ne les paye pas. Au lieu que je vou- 
lois qu'une femme vît toujours dans mes équipages, 
dans mes habits et dans ma façon de jouer, des 



HISTOIRE VÉRITABLE I9 

marques de ses bons procédés. Vous sériés étonné si 
je vous disois mes prodiges lorsque j'entreprenois de 
hâter une libéralité tardive. J'avois toujours eu pour 
maxime de commencer par faire connoître ce que je 
valois. Je n'ignorois pas que les femmes sont trop 
avares pour se ruiner avec de certains amans, et 
que, si les hommes les quittent par caprice, elles ne 
quittent guère les hommes que par raison. 

Je cherchay donc à consoler le beau sexe de la 
perte de ses agrémens. Je soutins sa décadence et 
j'honoray ses rides. Là où les autres finissoient leurs 
hommages, il me vit commencer les miens, et je n'ay 
point à me plaindre de sa reconnaissance, mais 
seulement d'une certaine équité, qui fit tellement 
dépendre la récompense des services, , qu'elle finit 
avec eux. 

Quand les dieux, mon cher Ayesda, veulent puri- 
fier une âme, ils la font successivement passer d'un 
bon animal dans un meilleur, et, lorsqu'elle est 
enfermée dans les corps humains, et qu'elle doit 
finir sa course, ils la mènent d'une vie où elle reçoit 
quelques impressions de la vertu, à une autre où elle 
en prend davantage, et je vous avoue ingénuement 
que, si c'étoit vers la vertu que je tendois après tant 
de voyages, je n'étois guère avancé. 

Je nacquis, et, dans mon enfance, ma nourrice 
m'ayant laissé endormi sous un arbre, elle trouva, à 
son retour, que des abeilles avoient couvert mes 
lèvres de miel. On dit que j'avois de petites mains 
douces comme du velours, des sourcils argentés et 
des yeux qui se tournoient tout doucement du côté 



20 MONTESQUIEU 

que je voulois. Dans les écoles, je ne fus jamais 
affligé des coups de pied que me donnèrent mes 
camarades, et leurs mépris ne troublèrent point 
Punion qui étoit entre nous. Quand je pus former 
un plan de vie, je cherchay quelque grand seigneur 
qui eût besoin d'un admirateur qui fût à luy, et qui 
voulût troquer des services contre des louanges. Je 
crus en avoir trouvé un et je m^y attachay . J'appuyois 
tous ses discours, et ma tête les suivoit si bien, 
qu'elle ne manquoit pas de branler ou de se baisser, 
suivant qu'il plaisoit à ce personnage d'approuver ou 
de rejeter les propos courans. Je l'aurois bien défié 
de citer une occasion où je l'eusse contredit, et cela, 
quoique je n'eusse guère sujet d'être content de luy, 
car il étoit très avare, et, quoiqu'il sçut répandre, 
il ne sçavoit jamais donner. Mon bail étant fini, je 
fis paroitre une bienveillance plus générale, et mon 
admiration s'étendit beaucoup. Ce qui me désespe- 
roit, c'étoit une espèce d'hommes qu'on appeloit gens 
de mérite, qui recevoient tous mes petits hommages 
comme des tributs ou comme des afifronts. C'étoit 
des pièces de bois qui ne se laissoient pas tailler, de 
façon qu'après avoir commencé à les orner, j'étois 
toujours obligé de les laisser. Mais, quand je me 
trouvois avec ces gens que l'on regarde, dans le 
monde, comme des insectes, c'est là que j'étois bien : 
€ Vous rampes, leur disois-je, avec tant de grâce, 
que je vous aime plus que tout ce qui vole dans les 
airs. Sçavés vous que vous avés une infinité de petits 
pieds, les plus jolis du monde? Vous n'iriés pas loin 
avec cela, mais votre démarche est sûre ; la plupart 



HISTOIRE VÉRITABLE 21 

des gens ne voient sur votre corps que de petites 
écailles, mais moy, qui vous regarde de plus près, et 
qui vous connois mieux, j'y aperçois des montagnes 
couvertes de diamants, de perles et de rubis. » 

Je suis fou, mon cher Ayesda, de prendre un style 
figuré dans une narration qui doit être simple. Si je 
continuois sur ce ton, vous auriés raison de dire 
que je cours après l'esprit. 

Dans cette vie cy, je formay moy -même mon 
caractère. J'avois Pesprit un peu lourd, mais je 
remarquay, comme par instinct, que les sots qui 
avoient de la pesanteur étoient toujours dans l'ad- 
miration des sots qui avoient de la vivacité, et que 
ceux cy, au contraire, méprisoient beaucoup les 
autres. Cela me détermina à travailler à changer 
d'espèce, je fis des efforts continuels pour tirer de 
mon cerveau quelque chose, et, n'y réussissant pas 
bien, je^ me contentay de parler, laissant mes pen- 
sées bien loin à la suite de mes paroles. Il y a même 
des hazards heureux, et il n'étoit pas possible que, 
jetant sans cesse mes propos comme trois dez, je 
n'amenasse quelquefois. Je donnay à ma machine 
plus de mouvement, et je la transportay partout où 
elle pourroit être regardée. Je saluois de toutes 
parts ; j'embrassois à droite et à gauche ; je tournois 
et me précipitois sur moy -même, et enfin, j'obtins 
l'étourderie qui me manquoit, outre que je me 
donnay de la gayeté, en faisant des éclats de rire à 
chaque propos : ce qui en augmentoit l'agrément, 
à peu près comme un instrument de musique ajoute 
à la voix qui l'accompagne; cela faisoit un de ces 



22 MONTESQUIEU 

caractères que l'on souffre, parce que, s'ils ne 
divertissent pas, ils aident à se divertir; quoique, 
en général, dans la nation où je vivois, on ne fît 
guère que deux classes d'hommes : ceux qui amu- 
sent, et ceux qui n'amusent point; et, puisque nous 
sommes sur cette nation, je vous diray que Ton 
avoit écrit cette sentence au frontispice de chaque 
maison : c N'ennuyés pas, et vous avés tout ; ennuyés, 
et vous n'avés rien. » Et l'on y répétoit sans cesse 
cette maxime : «Ne manques pas de plaire aux 
femmes, si vous voulés être estimé des hommes, > 
aussi bien que celle cy : c A quatorze ans, achevés 
de vous polir, à soixante, commencés à vous 
former;» et cette autre, enfin, car cela ne finiroit 
point : € Ne vous avisés pas d'aller dire des choses, 
si vous êtes assez heureux pour sçavoir dire des 
riens. > 

Ne me trouvant pas assez de considération à la 
Ville, j'en obtins par le moyen de la Cour. Vous 
sériés étonné si je vous disois pourquoi j'y allois : 
c'étoit pour en revenir. Quand j'étois parmy les 
bourgeois, je leur portois tous les mépris que je 
venois de recevoir. L'on admiroit mes sottises, quand 
je parlois, et l'on admiroit mon silence, quand je ne 
parlois pas. Je disois que le Prince s'étoit levé ce 
même matin, et que, le lendemain, il iroit à la chasse. 
Il s'en falloit bien que le philosophe qui connoît le 
mouvement des cieux et le cours des étoiles, fût 
aussi content de luy que je l'étois, lorsque je pou- 
vois prédire les éclipses et les apparitions du Ministre 
ou du Prince. 



HISTOIRB VÉRITABLE 23 

Mais, quand on venoit me parler des affaires 
publiques, il faut avouer que j'étois dans mon fort. 
Je me séparois de la compagnie par un air réservé, 
je prenois un visage dont les plis servoient de bar- 
rière contre la curiosité. Au lieu de cette abondance 
qui m'étoit ordinaire, je n'employois plus que quel- 
que monosyllabes, et il n'y avoit personne qui ne 
comprît qu'on ne pouvoit, sans indiscrétion, inter- 
roger un homme comme moy. 

Étant né en Sicile, j'y acquis une grande considé- 
ration. Jentray dans le monde avec un aussi bon 
estomac qu'homme qu'il y eût à la Cour et à la 
Ville. Cette bonne qualité me donna la réputation 
d'homme aimable et me procura d'illustres amis. Je 
fis mon chemin à la guerre; quand je dînois ou 
soupois, je mangeois toujours de la même force; on 
se doutoit même que j'avois quelque esprit, et que 
j'aurois décrie les femmes et frondé les ministres 
tout comme les autres, si je n'avois pas été occupé 
à couper ou à avaler. Mon estomac s'aSsiiblit, et l'on 
s'aperçut bientôt que je n'étois plus de si bonne 
compagnie; mais ce que je perdis du côté de la 
force, je le regagnay d'ailleurs, et je me rendis 
célèbre par la délicatesse de mon goût. Dans chaque 
maison, je faisois des dissertations avec le maître 
d'hôtel. Si un ragoût étoit mauvais, je lui en donnois 
la cause physique, et j'ajoutois la raison pourquoi il 
n'étoit pas si mauvais. S'il étoit bon, je lui disois 
comment il auroit pu être meilleur; je le battois 
dans tous ses subterfuges, et je l'obligeois à la fin 
à m'approuver. Quand je revenois avec les convives, 



24 MONTESQUIEU 

je redisois ce que je venois de dire, ou je reprenois 
quelques vieilles histoires ou certains propos fami- 
liers. Je donnois des raisons du petit nombre de 
gens aimables dans l'âge présent, je comparois les 
débauchés anciens avec les débauchés moderne|; 
je trouvois les premiers plus forts et les seconds 
plus affadis par la galanterie; je me plaignoi^|^e 
l'éducation prise dans les ruelles et de la pros- 
cription des cabarets. 

Mon Génie, mécontent de moy, me fit redevenir 
bête; il ne me donna d'abord qu'un intestin, et je fus 
un animal vorace ; il voulut ensuite que je broutasse 
l'herbe, et je nacquis cheval. 

A l'âge de sept ans, je quittay la prairie, et j'aiday 
à traîner un char dans les rues d'Ecbatane. Chose 
admirable ! Mon maître n'avoit rien à faire depuis le 
matin jusqu'au soir, et je mourois de fatigue à son 
service. U me menoit avec une vitesse incroyable, 
comme si toute la ville l'avoit attendu, et il me 
ramenoit du même train dans un autre lieu, où il 
étoit tout aussi inutile. Tout fuyoit devant moy, ceux 
même qui m'avoient évité avoient peine à le croire, 
et mon étourdi rioit de bon cœur. Son triomphe, 
c'étoit les embarras ; il se rendoit d'abord maître du 
terrain, et sa voix étoit si forte qu'on n'entendoit 
que luy ; sa colère et ses juremens augmentoient avec 
les obstacles, et, quand il s'étoit fait faire place, il 
ne sçavoit plus où il vouloit aller. 

Je n'espérois de sortir de ses mains que lorsque je 
lui aurois fait rompre le cou. Mais, un beau jour, 
je fus saisi par ses créanciers, et un vieux usurier 



HISTOIRE VÉRITABLE 25 

me prit en paiement. Hélas! que je regrettay la 
folie de mon premier maître, quand j*eus affaire à 
la prudence de celui-cy! Il avoit calculé ce qu'il 
falloit à un pauvre animal comme moy pour ne 
pas mourir de faim, et il me faisoit si bien jeûner 
que je croyois tous les jours que je jeûnois pour la 
dernière fois. 

J'entendis, un jour, un vacarme horrible dans la 
maison; c'étoit le vieux avare qui s'emportoit contre 
ses domestiques et haussoit si fort sa voix qu'à la 
fin il la perdit, et qu'il tenta vainement d'exprimer 
sa rage. Je dis en moy même : c Je suis encore plus 
heureux que cet homme cy : ma condition peut chan- 
ger, mais son mal est incurable, il est son propre 
ennemi; il se tient et il ne se lâchera jamais. » 

Il mourut, et j'eus le bonheur que son héritier fût 
un homme de bon sens. C'étoit un grave magistrat, 
qui me faisoit aller, avec le même sang froid, au lieu 
où il rendoit la justice et chez une ancienne mai- 
tresse qu^il avoit. Je restois tous les jours trois heures, 
ni plus, ni moins, à la porte de cette vieille, après 
quoi, je voyois descendre mon maître, sans que ses 
cheveux, sa longue veste et son attirail ordinaire 
fussent le moins du monde dérangés. Mon conduc- 
teur donnoit un petit coup de fouet, je partois gra- 
vement, j'arrivois de même, et j'étois si sûr de mon 
chemin qu'étant devenu aveugle personne ne s'en 
aperçut. Mon maître, sa maîtresse et moy mourûmes 
à peu près tous trois ensemble, et un vieux cocher 
aussi. L'heure de notre mort sembloit avoir été 
prédite par un autre événement. Le carrosse que 

6 



26 MONTESQUIEU 

j'avois ^tant traîné avoit rencontré une pierre et 
s'étoit démantibulé. 

Je vous ay fait toutes ces histoires, Ayesda, avec 
d'autant plus de confiance que je vous reconnois 
trop de sens pour douter du dogme sur lequel elles 
sont fondées. L'Être Suprême n'a pas moins produit 
d'abord tous les esprits que toute la matière. Un 
grand agent comme luy a créé d'abord tout ce qu'il 
doit créer le lendemain; le tems, un autre tems, sont 
pour ses créatures, et non pas pour luy. 

Il a produit la matière pour l'unir, quand il veut, à 
ses esprits, mais il ne crée point chaque esprit pour 
l'unir à une nouvelle modification de la matière; 
autrement, il faudroit dire qu'il seroit dépendant 
d'une action capricieuse et souvent opposée à ses 
volontés mêmes. 

Que s'il a d'abord créé tous les esprits, ce n'est 
point pour les tenir en réserve, mais pour en faire 
usage, et les faire rouler dans les dififérens postes 
qu'il leur distribue dans l'Univers. 



LIVRE III 



Je vous avoue que fus bien étonné quand je fus 
femme pour la première fois, et, ce qui me rendit la 
chose plus touchante, c'est que je commencay par 
être une femme de vingt-cinc} ans. Une autre de cet 
âge ayant perdu l'esprit, mon Génie obligea mon âme 
d'aller remplacer la sienne, et il me fallut prendre 
ce corps là. J'étois dans un état de langueur, mais, 
peu à peu, mes forces revinrent, et je me ranimay à 
la vue de quelques rubans et d'un miroir que je vis 
sur une toilette. Un jeune homme, qui vint me dire 
que depuis longtemps il m'aimoit, et qui vouloit 
même me le prouver par de certaines libertés qu'il 
avoit, disoit-il, coutume de prendre avec moy, me 
fit tant de plaisir que je n'ay jamais été si charmée. 

Je vous avoue que je ne laissay pas d'être embar- 
rassée dans le rôle nouveau que j'avois à jouer. A 
peine eus-je animé ma machine deux jours, que j'en- 
tendis dire que j'étois, depuis longtemps, brouillée 
avec tout mon voisinage, que j'avois tenu de cer- 
tains discours de quelques femmes, que j'avois eu de 
mauvais procédés avec d'autres, et deux hommes 
juroient qu'ils se vengeroient de moy et mMnsulte- 
roient partout où ils me trouveroient. 



28 MONTESQUIEU 

Mon mari vint de la campagne, et je vis d'abord, à 
son air chagrin et grondeur, que j'avois des fautes 
à expier; pour comble de malheur, il trouva, dans la 
poche d'un habit que je ne sçavois pas avoir, des 
lettres qui n'étoient pas de mon bail; elles lui appre- 
noient des choses que j'ignorois, et qu'il eût été bon 
qu'il eût ignorées aussi. Il entra avec moy dans 
d'étranges eclaircissemens. Il perdoit l'esprit lors- 
qu'il entendoit mes réponses, qui, à la vérité, sur un 
pareil sujet, étoient très peu satisfaisantes : c Cela 
se peut. Monsieur, mais je ne m'en souviens pas.c. 
Mon cher ami, si cela est ainsi, je ne sçay pas com- 
ment cela s'est pu faire... Je n'ay rien à. répondre, 
mais je n'aurois jamais dit cela de moy. » Quand il 
fut fatigué luy-même de sa mauvaise humeur, nous 
nous raccommodâmes; il reprit ses anciennes ma- 
nières; mais il trou voit les miennes nouvelles; il ne 
concevoit pas ce que je pouvois avoir fait de cette 
négative étemelle que je mettois à la tête de tous 
mes discours, et, encore moins, comment il étoit 
possible que je voulusse la même chose tout un jour. 
Je le déconcertay bien davantage lorsque je l'aimay. 
Il étoit si peu fait à entendre parler chez luy de sen- 
timens, qu'il crut toujours que je le jouois, et il fut 
si malheureux qu'il aima sa femme quand elle ne 
mérita point d'être aimée, et qu'il cessa de l'aimer 
quand elle fut digne de son amour. 

Cecy vous dévoile bien des choses, mon cher 
Ayesda. Quand vous verres des gens dont le caractère 
est incompatible avec leur caractère même, composés 
les de deux âmes, et vous ne serés plus surpris. 



HISTOIRE VÉRITABLE 29 

Je nacquis chez les noirs africains. A l'âge de 
sept ans, on me fit cette cruelle opération iqui 
ne laisse plus d'espérances, et je fus vendu pour 
servir en Orient, dans le palais d'un grand 
seigneur. 

C'est là que soumis à des loix inflexibles, destiné 
à hair mon devoir et à le suivre toujours sous les 
châtimens et sous les menaces, j'appris à cacher mon 
cœur; c'est là que, vivant au milieu des beautés les 
plus rares, je n'osois presque me dire à moy-même 
que ces adorables objets me touchoient encore. 
Il fut de mon devoir d'affecter de l'insensibilité, 
d'ignorer que quelques sens me fussent restés, et 
de faire un mystère de mon désespoir et de mes 
regrets. 

Je montay, de degré en degré, au rang de premier 
eunuque; toutes ces femmes étoient toujours devant 
moy I ; leurs trésors furent prodigués à ma vue; rien 
ne me fut caché ; je fus témoin des moments les 
plus secrets; je les voyois dans toutes sortes d'état 2; 
je n'en étois que plus désespéré, je me sentois dédai- 
gné par la pudeur même, incapable de l'alarmer, 
confondu et non pas heureux. 

Il y avoit longtems que parmy toutes ces femmes 
mon cœur avoit choisi. Une d'elles, mais mon secret 
ne m'échappa jamais, sçut me charmer; il falloit, 
pour lui plaire, vanter sa beauté à son maître et le 
mien; je sentois mon cœur se déchirer; il falloit, 

1 . Cette phrase de sept mots est écrite de la main même de 

Montesquieu. '' 

2. Sept mots de la main de Montesquieu. Hf 



% 



3o MONTESQUIEU 

par devoir, la mener dans ses bras, et, lorsque je 
la voyois, empressée, ignorer que je la conduisois, 
et voler devant moy, quand, sur ce lit terrible, je 
l'entendois murmurer ses amours, je souffrois un 
tourment plus cruel que mille morts. 
% M Je la tirois du lit pour la mener dans l'appartement 

des bains. O Dieux! elle ne me parloit que de ses 
plaisirs. 

Mon amour > s'indigna et ma jalousie s'aigrit. Je ne 
trouvay plus de plaisir qu'à lui oter ce cœur qui la 
rendoit si vaine. Je l'éloignay, peu à peu, des yeux 
de mon maître. Je produisois sans cesse de nouvelles 
rivales. Chaque jour vit diminuer sa faveur, et enfin 
elle entra dans l'oubli. Ses plaintes, ses prières, ses 
larmes, furent ignorées par mes soins. Je n'en étois 
pas moins malheureux, et, quand je me demandois 
pourquoy j'avois tant travaillé, et si je n'étois pas 
toujours ce même homme, rejeté par l'amour, mal- 
heureux par état, et destiné au mépris de tout ce qui 
"^eut aimer, je ne sçavois que me répondre, mes 
tristes succès et mes fausses joyes s'évanouissoient 
devant moy. 

Combien de fois, dans le cours de mes intrigues, 
mon cœur s'étoit-il attendri? Quand je la voyois 
reconnaître la main qui la faisoit descendre, me 
peindre ses ennuis, me confier ses larmes, espérer 
tout de leur secours, mon esprit irrésolu avançoit 
sans dessein ou reculoit son ouvrage; je balançois 
entre la jalousie et la pitié. 

I. Ici commencent les dix pages qui, dans le manuscrit, sont 
tout entières de la main même de Montesquieu. 



HISTOIRE VÉRITABLE 3l 

Un reste de raison m'éclaira. Je cherchay à étein- 
dre un feu qui n'avoit point de consistance, et je 
commencay à jouir de mon état, et de l'avantage de 
commander, unique plaisir des gens qui ne sont 
point aimés'. 

Je regarday toutes ces femmes, et m'accoutumay, 4|kr# 

peu à peu, à n'en distinguer aucune ; à vivre avec ^ 

leur sexe, et point avec leur personne; à me jouer 
de leurs caprices, de leurs ruses, de leur fausse 
soumission et de leurs larmes; à regarder leurs vains 
efforts, à les voir quand elles portoient leurs chaînes 
et quand elles paraissoient s'en lasser. 

Je multipliay les règles, j'augmentay les devoirs; 
tout le monde fut coupable ou craignit de l'être. 
Je menaçay peu, je ne pardonnay jamais. J'employay 
toutes sortes de châtimens, même ceux qui mettent 
dans l'humiliation extrême, et qui ramènent, pour 
ainsi dire, à l'enfance 2. 

Je saisis plus fortement l'esprit de mon maître; 
son oreille fut ouverte à moy seul, et, en excitant sa 
sévérité naturelle, je me mis entre luy et ses autres 
esclaves, je mis ses autres esclaves entre ses femmes 
et moy. 

O triste effet d'un impuissant amour! Celle que 
j'avçis adorée me voyoit plus cruel encore, et, comme 
elle me faisoit plus vivement sentir ma situation, 
que ses mépris m'étoient plus insupportables, je 

1. Montesquieu avait écrit d'abord : c ...et je commencay à 
jouir de mon état, et du seul plaisir des gens malheureux, qui est 
celuy de commander. » 

2. V. Lettres persanes : CLVli, Zacbi à Usbek. 



32 MONTESQUIEU 

trouvois à la désespérer une satisfaction plus exquise; 
un sentiment nouveau, qui tenoit du désespoir, 
de l'amour et de la haine, me faisoit chercher à 
venger mon état sur celle qui l'avoit rendu plus 
, malheureux. 

JE J'aimois à la voir pâlir à ma présence', dépendre 

* de mes regards, craindre ou se rassurer sur les 

mouvemens de mon visage, flotter au gré de mes 
caprices et n'être plus occupée que de ce qui 
pouvoit me déplaire, ou de ce qui pouvoit me 
calmer. 

J'aimois à la voir dans les momens où, entre les 
prières et les excuses, les promesses et les larmes, 
le silence et les soupirs, elle tentoit ma clémence, 
incertaine et confuse entre la grâce et les châtimens. 

J'aimois à la voir, dans cette humiliation étemelle, 
ne pouvoir plus former de pensée qui ne lui fit 
connaître sa dépendance, réduite à envier le sort 
de toutes ses rivales et peut-être le mien^. 

Mais les plaisirs qui viennent du désespoir y 
ramènent toujours, mes ennuis renaissoient et, ce 
qui me les faisoit encore plus sentir, j'avois toujours 
devant les yeux un homme heureux^. 

1 . Montesquieu avait écrit d'abord : c à mon approche. » 

2. Montesquieu a biffé l'alinéa suivant : 

«J'aimois à employer l'artifice pour lui faire dévoiler tout le 
fonds de son âme; ses esclaves et ses compagnes, que j'avois 
gagnées, la faisoient parler, pendant qu'à tous ses discours 
(un mot illisible) je prêtois, du lieu où j'étois caché, une oreille 
attentive. > 

3. Ici se terminent les lo pages qui, dans le manuscrit, sont 
tout entières de la main même de Montesquieu. — V. Lettres 
persanes: IX, le premier eunuque à Ibbi. 



HISTOIRE VÉRITABLE 33 

Je disois en moy même : c Tous ces esclaves, ces 
femmes et moy, ne sommes que les ministres des 
délices d'un seul. C'est pour les assurer qu'une 
main, barbare m'a mis dans l'état où je me vois. Je 
suis tourmenté pour qu'il soit plus tranquille; il 
nage dans les plaisirs, il jouit pour jouir encore, et 
moy, bien loin de posséder, je n'ay pas seulement 
d'idées que je ne trouve vaines, ni de désirs dont je 
ne sente aussitôt l'illusion. > 

Mon Génie, qui voulut me faire une grande leçon, 
fit changer de demeure à mon âme. J'animay le 
corps de mon maître, et son âme anima le mien. 
Mais j'avoue que je ne me trouvay guère plus 
heureux lorsque j'eus tout, que je ne l'avois été 
lorsque je n'avois rien. 

Je nie sentis accablé de maladies, de lassitudes et 
de dégoûts. La présence d'une femme ne me pro- 
mettoit plus qu'une foiblesse plus grande. Que vous 
dirai-je de ces amours commencés et finis par l'im- 
puissance ? Produit infortuné de ce que les sens qui 
se secourent ont de plus recherché ! effort imbécille 
de toutes leurs tentatives ensemble ! situation étrange, 
où l'on est auprès du comble de la félicité, sans en 
avoir l'espérance > ! 

Je revis celle que j'avois autrefois adorée. Si l'on 
m'avoit dit, pour lors, qu'il viendroit un jour où sa 
beauté ne toucheroit plus mon âme, je ne l'aurois 

I. Cette dernière phrase, de la main de Montesquieu, rem- 
place les deux lignes suivantes, soigneusement biffées par lui : 
< lâche confession de la défaite , au milieu du champ préparé pour 
la victoire l> 



34 MONTESQUIEU 

jamais cru. Si cette âme avoit pu prévoir que les 
dieux feroient cesser pour elle l'affreux obstacle 
qu'une main barbare avoit mis à sa félicité, elle 
auroit eu une joye qu'elle n^a jamais sentie. Mais la 
présence, les regards, les caresses de la plus belle 
personne du monde, rien de tout cela n'alla à mon 
cœur. Je me laissay aller dans ses bras, je n'y trou- 
vay que l'irritation de la langueur même, et j'eus 
tout sujet de me convaincre que l'excès du plaisir 
ne se trouve que dans la modération des plaisirs. 

J'aurois bien voulu rendre à l'âme de mon maître 
une partie des chagrins qu'il m'avoit fait souffrir, 
mais un reste de tendresse pour mon ancien corps 
me retenoiti. 

Dans une autre transmigration, je me trouvay être 
du beau sexe. J'étois de l'isle de Chypre, et un grand 
seigneur m'épousa. Il commença d'abord par manger 
tout son bien : je ne sçaurois pas dire comment, car 



I . Cette phrase est encore tout entière de la main de Montes- 
quieu. £lle a été ajoutée par lui en remplacement d'un assez long 
passage, qu'il a soigneusement biffé, et que nous allons trans- 
crire intégralement : c II arriva ime circonstance digne d'être 
remarquée : l'âme de mon maître n'ayant pas été disciplinée, 
accoutumée à ne se rien refuser, porta le corps qu'elle animoit 
à des entreprises d'autant plus téméraires qu'elles étoient plus 
vaines. Un jour que le nouvel eunuque conduisoit une femme dans 
mon lit, par un attentat inouï dans le sérail, il osa montrer des 
désirs. Je fis sévèrement punir mon ancien corps, sa nouvelle âme 
apprit à se contenir, à se tenir captive et à rester anéantie. 

€ Vous vous imagines bien, Ayesda, que dans ces changemens 
d'âme entre deux personnes, chacune retient plus ou moins de 
son ancien caractère, selon qu'elle se trouve avoir plus d'empire 
sur le nouveau corps, ou que son nouveau corps a plus d'empire 
sur elle. » 



HISTOIRE VÉRITABLE 35 

il étoit ruiné que personne ne s'en étoit aperçu. Dans 
cet état, je me servis des ressources que peuvent 
donner à une femme des accès à la Cour. Je me 
mêlay des affaires de ceux que la fortune avoit 
éloignés des grâces du Prince. Je connoissois les 
favoris et les ministres, et je les voyois souvent; et, 
pour vous dire le caractère de ces gens là, leur 
vanité étoit flattée quand ils pouvoient faire quel- 
que mauvais compliment aux hommes, et elle étoit 
flattée quand ils faisoient des politesses aux femmes : 
avec les hommes ils vouloient faire voir qu'ils étoient 
grands, et, avec nous, ils vouloient montrer qu'ils 
étoient aimables. Pour revenir à moy, j'aimois à 
demander, mais j'aimois aussi à obtenir. Quelque 
chose que l'on me dît, j'allois toujours mon train, et, 
pour les raisons qu^on pouvoit me donner, je n'étois 
pas bête au point de me piquer de les entendre. Au 
contraire, après qu'on avoit bien travaillé à m'expli- 
quer l'impossibilité de la chose, on étoit tout étonné 
que je recommençois à la demander. Me parloit-on 
de maximes et de règles, je parlois de bienséances 
et d'égards, et, si l'on venoit me dire que la chose 
étoit sans exemple, je ne pouvois revenir de mon 
étonnement de ce qu'on ne vouloit pas faire un 
exemple pour moy. 

Voilà comment je travaillois à corriger la pédan- 
terie des hommes publics, et, sans cela, de quoy 
serions nous devenus < ? Vous pouvés compter qu'une 
femme qui n'est que femme, ruine un mari par son 

I . Tournure gasconne qui paraît avoir été familière à Montes- 
quieu, car on la retrouve assez souvent dans ses premiers écrits. 



36 MONTESQUIEU 

état, si elle ne le ruine pas par ses mœurs; au lieu 
qu'une autre qui sçait se retourner, rétablit, par ses 
mœurs, une maison qu'elle ruineroit par son état. 

Voicy une reflexion, mon cher Âyesda, que vous 
prendrés peut être pour une digression : c'est qu'il 
ne faut pas s'étonner que tant de gens courent 
après la Fortune ; il y a très peu d'hommes qui ayent 
de bonnes raisons pour se juger exclus de ses faveurs. 
Êtes-vous né avec de l'impertinence r tant mieux; 
il ne vous faut qu'un saut pour aller à l'importance, 
d'où vous volés à l'impudence, et vous parvenés. 
Êtes-vous né avec de la sottise ? vous voilà bien ; on 
vous mettra dans une grande place pour que vous 
n'en occupiés que le devant, et que le fond en soit 
toujours vuide. Parlés-vous à tort et à travers ? vous 
êtes trop heureux; vous plaises par là à la moitié 
du monde, et sûrement à plus des trois quarts de 
l'autre. Votre stupidité vous rend-elle taciturne? 
cela est bon; vous serés propre à recevoir le masque 
d'un homme de bon sens. Allons notre chemin! mar- 
chons! on né sçauroit nous montrer une route que 
les fils de la Fortune n'ayent battue avant nous. 

Dans la suite, je me trouvay une très jolie créa- 
ture. Je ne sçavois pas encore ce que c'étoit que 
l'amour, et je cherchois à l'inspirer. A l'âge de douze 
ans, j'imaginois; à treize, je me faisois séduire. Déjà 
j'accordois ce que je refusois, je hâtois ce que je 
différois, et je promettois ce que j'exigeois; d'inno- 
cente, je devenois timide, je me laissois rassurer, et 
tout finissoit par des traits d'une très grande har- 
diesse. Après quinze ans d'aventures à Athènes, trop 



HISTOIRE VÉRITABLE ij 

longues à vous raconter, je m'en allay a Ephèse, et, 
pendant trois mois, je fus si modeste qu'un jeune 
homme me conjura de l'épouser. J'obtins sur son 
impatience quinze jours pour me préparer à la virgi- 
nité: j'y réussis très mal, mais je fus assez heureuse 
pour donner de la surprise à mon mari, sans luy 
donner de la méfiance. Quand il eut passé ses pre- 
miers feux, il sentit qu'il étoit pauvre, et il agréa que 
je me misse à la tête de ses affaires. Je repris donc 
mon premier train de vie, mais j'étois peu considérée, 
car je n avois encore eu pour amans que des bour- 
geois; mais, ayant eu le bonheur de plaire à un grand 
seigneur, et ensuite à un homme riche, je fus tout à 
coup à la mode, tout le monde vouloit m'avoir, et 
inoy, je faisois l'importante, j'avois de grands airs 
qui augmentoient tous les jours, et je devenois plus 
chère à mesure que je valois moins. 

Ma fortune étant faite, je crus ne devoir plus 
aimer que pour mes plaisirs. Mais je m'y pris si tard 
que je ne pus guère dire que ce fut aussi pour le 
plaisir des autres. Je ne laissay pas de retenir le titre 
de belle. A l'âge de soixante ans, je me présentois 
encore comme une nymphe. L'air de satisfaction 
qu'on me trouvoit et l'ignorance profonde de la 
perte de mes charmes, firent que l'on continua à me 
dire les mêmes choses, et, comme je ne connus point 
le moment où l'on finissoit de me dire vray et où 
l'on commençoit à me parler faux, je continuay àme 
croire toujours aimable. Enfin mes amans prirent 
avec moy de si grands airs, et ils m'escroquèrent tant 
d'argent, qu'ils m'ouvrirent les yeux et m'apprirent 



38 MONTESQUIEU 

un secret que je n'aurois jamais trouvé de moy même. 
Je fus si heureuse que je ne sentis presque la néces- 
sité de vieillir, que lorsque j'éprouvay celle de cesser 
de vivre. 

Jay été si souvent femme et si souvent homme, 
Ayesda, que je suis plus en état que Tyrésie ^ de 
dire lequel des deux sexes a l'avantage. Je connois 
au juste le fort et le foible de l'un et de l'autre. 
Je vous diray seulement que, lorsque j'étois femme, 
je m'imaginois que j'étois née pour faire le bonheur 
de tous les hommes que je voyois; il me sembloit 
que j'animois toute la nature, et qu'on recevoit à la 
ronde des impressions de moy. Enfin je croyois que 
les Dieux avoient mis tous leurs trésors et toutes 
leurs perfections entre mes rideaux. J'avois le sou- 
verain plaisir que donne la vanité, avec celuy que 
je partageois. 

Je fus femme encore, et, ayant plu à beaucoup de 
monde, j'eus tant d'aventures et de tant de façons, 
que la famille de mon mari, qui étoit des plus obs- 
cures, commença à être connue. Je ne puis pas dire 
que j'eusse donné à mon mari l'estime publique, 
mais seulement une espèce de considération que je 
ne sçaurois bien vous définir, car elle semble être 
opposée à la considération même. Ma mère, qui 
m'aimoit beaucoup, me disoit toujours : « Ma chère 
enfant, laissés les parler, mettes vous bien dans 
l'esprit que l'obscurité est tout ce qu'il y a de pis 
dans ce monde cy; fuyés la; quand on n'en peut pas 

I. Tyrésias. V. Ovid,^ Métam, III, 5, 6. 



HISTOIRE VÉRITABLE 3g 

sortir par des vertus, il faut en sortir par de certains 
vices, où, au moins, par de certains ridicules. 
Sçachés que le dernier degré de bassesse est d'être 
d'une famille où personne n'a seulement été en 
état de recevoir des mépris distingués de la part 
du public. > 

Dans une autre vie, je fus à un financier ; c'est-à- 
dire que je fus à luy après avoir été à beaucoup 
d'autres. Cet homme, qui n'avoit aucun usage du 
monde, me demanda d'abord, de la façon la plus 
grossière et la plus plate, si j'avois.... il vouloit 
parler de cette fleur que le peuple cherche, et que 
les honnêtes gens supposent toujours. — « Monsieur, 
lui dis-je, je ne sçaurois répondre à cette question. 
Mais je vous supplie de voir combien je rougis; un 
homme aussi aimable quç vous mérite bien d'avoir, 
d'une femme, sa première faveur et sa dernière, mais 
vos doutes m'offensent au point que je crois que, si je 
ne vous aimois pas, je vous renverrois tous les présens 
que vous m'avés faits, et serois inexorable sur tous 
ceux que vous voulés me faire. Je les ay reçus comme 
des marques d'une belle passion, et, pour cela, 
il a fallu que je prisse beaucoup sur ma délicatesse. 
J'ay trahi mes sentimens de générosité pour faire 
paroitre avec éclat tous les vôtres; si j'avois agi 
autrement, et que j'eusse refusé vos dons, je me serois 
épargné la douleur de m'entendre faire une ques- 
tion si dure! > — En finissant ces mots, je fis couler 
quelques larmes, et mon gros homme les crut. Il se 
félicita d'avoir été Técueil contre lequel s'étoit brisé 
ma vertu, et sa vanité augmenta à un tel point son 



40 MONTESQUIEU 

amour, qu'il me combla de biens. J'attendis tran- 
quillement le moment où je devois le renvoyer, 
c'est-à-dire celuy où il me donneroit moins. Ce 
moment arrivé, je luy parus convaincue qu'il ne 
m'aimoit plus. Je me piquay, je m'ofifensay, je me 
brouillay avec luy, et j'en pris un autre. C'étoit un 
bon gentilhomme, qui m'épousa et fit revenir l'hon- 
neur sur toute ma vie passée. La modestie n'est pas 
proprement la vertu, mais elle la représente, et, 
comme vous sçavés, toute cette affaire est pleine de 
fictions. Je montray de la retenue ; je ne me rendis 
qu^après de belles défenses, et je mis dans ma con- 
duite toutes les obscurités nécessaires. Mon mari, 
après avoir vécu quinze ans avec moy, mourut et 
me laissa de grands biens. Dans cette nouvelle 
situation, j'examinay me| charmes, et, les ayant 
trouvés considérablement diminués, j^eus le bon 
esprit de devenir prude. Ce nouveau tour me réus- 
sit, car mes amans ne me demandèrent plus de 
beauté, et, en effet, je n'étois point obligée d'en 
avoir, m'étant si bien exécutée. On ne devoit plus 
être frappé que d'une certaine dignité que je faisois 
paroître, et d'une espèce de respect que j'avois pris 
pour moy-même, en en manquant à tous les autres. 
Vous sçavés que tout gît dans les obstacles que les 
hommes ont le plaisir de vaincre. Triompher, auprès 
d'une jeune personne, des difficultés de l'innocence 
et de l'éducation, ou triompher, auprès d'une prude, 
des difficultés de la raison et de la décence, n'est-ce 
pas toujours la même chose ? Devenue plus vieille, 
je m'amusay du culte des Dieux, et je m'attachay à 



HISTOIRE VÉRITABLE 41 

leurs ministres. Us n'étoient point agréables comme 
nos jeunes gens, mais ils n'étoient ni si suffisans 
ni si foibles, ils n'étoient ni si contens d'eux-mêmes, 
ni si peu de nous. Je les haïssois bien, ces jeunes 
gens, avec leur impertinente frisure ! Je les haïssois 
bien, avec leurs sots discours ! Que vous diray-je ? Je 
tombay dans l'imbécillité, et ce fut le seul rôle vray 
que j'eusse joué de ma vie. t 

Mon âme avoit été tellement affectée dans toutes 
ces vies, qu'elle n'étoit plus propre qu'à mouvoir les 
organes d'une femme. Aussi, dans mes* transmigra- 
tions suivantes, me trouvay-je une foiblesse incon- 
cevable dans le caractère. 

Dans la première, on disoit que j'étois beau, mais 
excessivement fade. Je prenois un soin extraor- 
dinaire de ma chevelure ^t de mon teint, et j'aimois 
beaucoup ma figure. J'avois de petits gestes et de 
certaines façons; on voyoit quelque chose de lan- 
guissant dans ma démarche et mes yeux; je m'éva- 
nouissois à tout propos, et il falloit que des flacons 
me fissent continuellement renoitre. J'avois peur de 
tout, et je n'étois rassuré que par les devins ; ma vie 
c'étoit d'être regardé, et je ne paroissois guère que 
dans les lieux où je pouvois bien l'être. Avec les 
femmes il ne me vint jamais dans l'esprit d'aimer ni 
d'être aimé; il m'auroit suffi d'en être admiré. Quand 
j'étois avec quelqu'une d'elles, on disoit que nous 
donnions un spectacle singulier; on ne nous auroit 
jamais pris pour deux amans, mais pour deux 
rivaux; c'étoit un combat où personne ne cherchoit 
à attaquer, où l'un et l'autre paroissoit se défendre, 

8 



42 MONTESQUIEU 

et où les deux champions sembloient n'être pas 
convenus des loix du duel. 

Je viens de vous parler d^une vie où je n'étois 
proprement rien. Dans celle cy, j'étois peut être 
quelque chose de plus. Il y avoit des gens qui me 
croyoient un fat; outre ma figure, mes équipages et 
mes habits, j'admirois beaucoup mon esprit; ce 
dernier article augmentoit mes torts et me rendoit 
plus incommode. 

Vous remarquerés que, dans ces deux transmi- 
grations, j'étois d'un assez bon naturel; et comment 
aurois-je été méchant? Quand on s'admire sans cesse, 
on ne peut être irrité contre personne. 

Je nacquis à Athènes pour être encore un joli 
homme. Les grâces qui président à la naissance des 
petits -maîtres se trouvèrent à la mienne : l'imper- 
tinence, la folie et le mépris des choses louables. 
A l'âge de quinze ans, je fis l'homme de qualité, et 
j'y réussis assez bien. Je crus devoir faire aussi 
l'homme d'esprit, et cela me fut encore plus aisé. 
Toute la difficulté étoit de faire l'homme riche, et je 
crus que les femmes m'aideroient à cela. Mais, cinq 
ou six rubans qu'elles me donnèrent, me coûtèrent 
le peu de bien que j'avois. Pour lors tous mes amis 
m'abandonnèrent. Mais m'étant mis à jouer, je rega- 
gnay mon bien et mes amis. 

Cependant mes cheveux tombèrent, mes traits 
vieillirent et ma taille s'épaissit. Je me crus perdu 
auprès des femmes; mais la réputation d'avoir été 
aimable et d'avoir été aimé me soutint auprès de 
quelques-unes et sembla me rendre ma figure 



HISTOIRE VÉRITABLE 43 

passée. Aussi garday-je mes premiers airs; je parus 
toujours sûr de moy-même, je ne doutay de rien. Il 
couroit dans le monde des histoires de mes aven- 
tures ; «lies parloient pour moy ; il est vray qu'une 
femme n'avoit pas longtems la tête tournée, et que, 
lorsqu'elle avoit bien reconnu le terrain, elle aimoit 
autant travailler à établir la réputation de quel- 
qu'autre, que jouir de la mienne. 

Mon Génie, voyant qu'il m'avoit manqué trois fois, 
jugea qu'il n'y avoit pas moyen de faire un homme de 
moy. Je fus donc encore enveloppé dans les organes 
d'une femme. 

Je me mariay en Macédoine. Le Roi ayant déclaré 
la guerre à un de ses voisins, nos maris partirent, et 
nous crûmes qu'il étoit du bon air de nous affliger. 
Des gens disoient : c En vérité, c'est une chose bien 
nécessaire que des hommes à ces femmes là! Mais 
comment ces gens, si regrettés pendant la guerre, 
étoient-ils si ennuyeux pendant la paix?» Mais moy 
je sçay bien que celuy que je regrettois ne m'en- 
nuyoit point. C'étoit un jeune homme très joli, 
neveu d'un vieux mari à moy, et je lui avois déjà 
donné la succession de l'oncle, car le bonhomme 
jouissoit très peu de son bien. Le petit garçon, en 
partant, m'avoit fait les adieux du monde les plus 
propres à le faire regretter. Jugés si j'étois affligée, 
surtout quand on a un bon cœur I Mon mari revint, 
mais le jeune homme n'étoit pas encore arrivé. Le 
pauvre garçon, il avoit tant souffert! La joye rentra 
dans la maison, et mon mari, qui avoit pris ma tris- 
tesse pour des froideurs, prit ma vivacité pour un 



44 MONTBSQUIBU 

feu du mariage. Il voulut redoubler ses caresses; je 
vous assure que ce qui est établi est bien établi, et 
que, si les hommes n'avoient pas cette vanité ou 
cette sottise qui fait qu'ils se trompent eux-mêmes 
ou qu'ils sont trompés, ils seroient bien malheureux. 

 chaque histoire que je vous fais, mon cher 
Ayesda, je me transporte si bien dans la situation 
où j'ay été, qu^il me semble que j'y suis encore. 
Il est très difficile que, dans nos transmigrations, 
nous nous dégagions tout à fait de nos premières 
manières d'être. Je pourrois me comparer, dans 
toutes mes vies, à ces insectes qui semblent naître 
et mourir plusieurs fois, quoiqu'ils ne fassent que se 
dépouiller successivement de leurs enveloppes. 

Je me trouvay encore du beau sexe; ma figure 
étoit passable, et je me serois fait épouser sans un 
défaut : c'est que j'étois la plus extravagante créa- 
ture qui fût au monde. J'avois beau présenter des 
petits paniers d'osier à Diane pour qu'elle me 
donnât un mari, le mari ne venoit point. Enfin, je 
m'adressay à Vénus, car, au bout du compte, j'aimois 
mieux qu'on dît que je ne me mariois point parce 
que je n'étois pas chaste, que parce que je n'étois 
pas jolie. Je fus une très bonne fortune pour un 
amant fort laid. Il m'aima, me prit pour sa maî- 
tresse, et je fus obligée de vivre avec luy, toujours 
suspendue entre mon amour général pour les 
hommes et ma haine particulière pour celui -cy, et 
je passay ma vie à me satisfaire sans goût et à calmer 
mes sens sans plaisir. 

Dans une autre transmigration, je fus, sans mérite. 



HISTOIRE VÉRITABLE 45 

une femme assez sage. Je n*étois point jolie, et une 
chose me mettoit au désespoir contre les hommes : 
c'étoit la manière équivoque avec laquelle ils me 
disoient des douceurs, car je ne sçavois jamais dis- 
tinguer ce qui avoit été dit en faveur de mon sexe, 
d'avec ce qui étoit dit en faveur de ma personne; 
de manière, qu'après mille protestations, je restois 
incertaine. Mais ce qui achevoit de me désoler, 
c'est qu'on me donnoit, dans le monde, toutes les 
aventures que j'enrageois de n'avoir pas eues. 

Cela me fit résoudre à m'attacher à mon mari. 
Ainsi je le désolois depuis le matin jusqu'au soir. 
J'avois pour luy tant d'attentions que je ne luy lais- 
sois pas un quart d'heure de relâche, et je portois si 
loin, de mon côté, la cérémonie du mariage, qu'il 
étoit impossible que, du sien, il en négligeât l'essen- 
tiel. 

Dans cette vie cy, j'étois si semblable à ce que 
j'avois été dans la précédente, que mon Génie, en 
riant, disoit que j'étois'ma propre sœur. Mon carac- 
tère étoit celuy d'une assez bonne femme; mais 
j'avois un ton de voix si aigre et si sec, que je ne 
donnois jamais le bonjour à quelqu'un qu'il ne fût 
tenté de croire que je luy disois des injures. Je 
décourageois de me parler; ceux que ma voix appe- 
loit, elle les repoussoit, et, quelque chose que je 
disse, on examinoit d'abord si elle pouvoit être prise 
en mauvaise part. Cela m'attiroit souvent des répon- 
ses un peu dures, et moy, faisant des efforts pour 
m'excuser, je sentois ma voix s'aigrir insensible- 
ment, ce qui formoit une dispute fort extraordinaire. 



46 MONTESQUIEU 

dans laquelle mon malheureux fausset avoit à com- 
battre toute la mauvaise humeur des autres. Or, 
comme quand je parlois, il sembloit que je disputois, 
aussi, lorsque je disputois, il sembloit que je déci- 
dois, et, à dire le vray, il m'eût été très facile de 
n'être jamais de l'avis des autres, car personne ne 
vouloit être du mien. Les choses étant dans cet état, 
vous jugés bien que j'attrapay aisément des ridicu- 
les ; que, quand ils étoient sur moy, ils y tenoient 
bien, et que personne ne venoit les en ôter. Ma 
mère, qui avoit beaucoup d'esprit, disoit toujours : 
€ Je connois bien ma fille, elle a un très bon naturel, 
mais vous pouvés compter que personne n'en sçaura 
jamais rien.» 



LIVRE IV • 



Dans cette vie cy, je me plaignis tant et si long- 
tems de mon sort, que mon Génie, perdant patience, 
m'apparut et me dit : — c II y a longtems que tu 
m'importunes. Veux- tu que, selon le pouvoir que 
j'en ay reçu du destin, je te métamorphose tout à 
l'heure en quelque autre homme ? — C'est selon 
l'homme, répondis-je tout étonné. — Eh bien! veux 
tu être Âchéménidas, le Roi de ton pays ? — Âh I 
Divin Génie, il est si décrépit que je n'aurois pas 
deux mois à vivre! — ^ Veux- tu être le jeune Cléon ? 

— Non ! il est trop sot ! — Veux-tu donc être Eucrate ? 

— C'est le plus ridicule de tous les hommes ! — 
Damasippe ? — Encore moins ! — Tu seras donc le 
riche Démostrate? — C'est un avare, répondis-je, qui 
se laisse mourir de faim. — Nomme moy donc quel- 
qu'un ; mais prends garde à ce que tu diras, car je te 
transformeray sans miséricorde. — Attendes, dis -je, 
un moment, s'il vous plaît! — Le philosophe Ânthis- 
tène? — Non, c'est un homme chagrin! — Ânthis- 
tène, soit! repartit le génie en haussant la voix. — 
Un instant, repris-je, laissés moy penser encore! 

I . Ce livre était tout d'abord le cinquième ; mais ce dernier 
mot a été bififé et remplacé par le chiffre 4. 



48 MONTESQUIEU 

Ândroclide... mais sa femme le fait enrager; il 
a d'ailleurs la goutte. Lysimaque... il est trop 
ennuyeux quand il raconte son ambassade à Thè- 
bes... > — Je ne sçavois ce que cela vouloit dire, je 
ne me trouvois point heureux, et cependant je ne 
pouvois consentir à changer ma personne contre 
celle de qui que ce fût. — < Il y a quelque chose là 
dessous, dis-je en moy-même ! » — Et, après y avoir 
bien refléchi, je découvris un grand secret : c'est que 
les Dieux donnent à chaque homme un amour domi* 
nant pour sa propre personne et pour la condition 
des autres, et avec cela ils gouvernent l'univers. 

Comme les idées des choses que je vous raconte, 
Âyesda, n'ont point été liées aux traces du cerveau 
que j'ay présentement, mais sont, par la volonté des 
Dieux, présentes à mon âme, sans moyen, je m'en 
souviens à merveille, pendant que j'ay la mémoire 
du monde la plus malheureuse sur les choses qui, 
par la voie des organes, affectent mon âme dans 
cette transmigration cy. 

Dans ma vie suivante, je négligeay extrêmement 
mes affaires, et, ce qui vous surprendra, je les négli- 
geay pour les affaires publiques. Vous vous imagi- 
nerés peut-être que j'étois ministre de quelque 
Prince. Non! et, si je l'avois été, je ne me serois pas 
tant donné de soins. Je n'avois ni charge ni employ, 
mais je sçavois m'occuper. Je vivois en Egypte dans 
une connoissance profonde des intérêts des divers 
états dont elle étoit composée. J'étudiois les vues 
des Princes, et aucun de leurs desseins ne m'échap- 
poit. Cecy, comme vous croyés bien, ne pouvoit se 



HISTOIRE VÉRITABLE 49 

faire sans des raisonnemens infinis, outre que cela 
devenoit, en quelque façon, une affaire de cœur : 
car il y avoit de certains Rois pour la prospérité 
desquels j'aurois donné ma vie, et il y en avoit 
d'autres pour qui j'étois une de ces comètes qui 
menacent toujours de quelque malheur. Je voudrois 
pouvoir vous faire connoître les douceurs que je 
goûtay, dans cette vie, où, dans une grande tran- 
quillité pour moy même, j'avois mon âme attachée 
à la destinée des Rois pour lesquels, au lieu de tant 
de vœux, j'aurois dû faire celuy qu*ils eussent pu 
être aussi heureux que moy. 

Vous trouvères peut-être, Âyesda, que, dans mes 
différentes transmigrations, j'ay été souvent bien 
ridicule. J'en conviendray un peu, pourvu que vous 
vouliés faire avec moy cette reflexion : que le ridi- 
cule n'étant que ce qui choque les manières de 
chaque pays, comme les vices sont ce qui en choque 
les mœurs, ce qui vous paroît ridicule icy, ne l'étoit 
peut être pas tant, dans les pays où je vivois, et je 
le croiray bien. 

Je fus un pauvre Africain^ chef d'un petit peuple 
sauvage. Un Égyptien étant venu dans notre contrée, 
je m'entretenois quelquefois avec luy. Mais il parloit, 
et moy je pensois. — c Vous êtes bien cruels, me 
dit-il un jour : vous mangés les prisonniers que vous 
avés faits à la guerre. — Et que faites-vous des vôtres ? 
luy répondis-je. — Ah! nous les tuons, dit-il, mais, 
quand ils sont morts, nous ne les mangeons pas. » 

Je croyois, Ayesda, qu^il ne valoit pas la peine, 
pour si peu de chose, de tant se distinguer de nous, 

9 



et qu'il falloit nous regarder comme sauvages parce 
que nous étions cruels, au lieu de nous regarder 
comme des gens cruels parce que nous étions des 
sauvages. 

Mais on n'est ordinairement frappé que des cir- 
constances des choses; le crime, devant les Dieux, 
est l'action; le crime, devant les hommes, est la 
manière de le commettre. 

Je fus revêtu d'un autre corps, et le sort voulut 
que je fusse le mari de la plus belle femme qu'il y 
eût à Sybaris. Il sembloit que, dans la ville, tout le 
monde se fût chargé de la rendre impertinente; 
cependant elle l'étoit déjà bien. Si vous aviés vu 
avec quel art elle préparoit ma disgrâce, comment 
elle assaisonnoit les affronts qu'elle me faisoit pré- 
voir, quel compte il lui falloit tenir de chaque 
moment qu'elle vouloit bien les reculer, quelle 
vanité elle tiroit de mes peines! Je ne sçache pas 
avoir été, dans aucune de mes transmigrations, si 
sot; enfin, je me dégoutay de ses charmes sans 
pouvoir cesser de prendre part à sa conduite. Quel 
sort, mon cher Âyesda! Vous pouvés compter, 
qu'après le malheur de perdre ce qu'on aime, il n'y 
en a pas de plus cruel que d'être obligé de chercher 
toujours des expédiens afin de se conserver ce 
qu'on méprise. 

Dans une vie suivante, je nacquis de parens très 
pauvres, et j'ay ouï dire que, d'abord, je paroissois 
un peu stupide. Mais à l'âge de quinze ans, ayant 
eu le bonheur d'avoir une maladie qui me troubla 
le cerveau, je sortis de la misère, et j'eus l'honneur 



HISTOIRE VÉRITABLE 5l 

d'être fou d'an Roi tributaire de Perse. Ce Prince 
m'aimoit beaucoup, et, quoique il eût toujours 
autour de luy des gens très sensés, néanmoins, à 
cause de sa dignité, il ne parloit qu'à moy, car j'étois 
véritablement fou, et, cependant si sage, que je 
ne luy cassay jamais la tête ni ne l'étranglay. 

J'ay tant de choses à raconter, que je suis obligé 
de passer rapidement sur tout ce qui se présente 
à mon esprit. Vous y perdes beaucoup, mais soyés 
sûr que c'est malgré moy que j'en agis ainsi. 

Étant né à Ecbatane, je fus vendu pour servir 
dans le palais d'un grand seigneur. J'étois étourdi et 
distrait au point d'être incapable de quelque chose 
que ce fût au moûde. Un jour que je présentois 
du sorbek à mon maître, je m'inclinay trop bas, 
et j'en laissay tomber six tasses qui se brisèrent à 
ses pieds. Je voulus me relever, je me jetay un peu 
trop en arrière, et je tombay à la renverse, entraî- 
nant avec moy une table sur laquelle il y avoit quel- 
ques vases. Cela fit beaucoup rire mon maître, et je 
m'aperçus, le soir, par les caresses de mes camarades, 
que j'avois beaucoup plus de considération dans la 
maison. Depuis ce tems, mon maître m'aima toujours; 
il me faisoit copier des livres de Zoroastre. Quand 
je réussissois, il ne me disoit rien; mais, quand 
j'écrivois quelque extravagance, il travailloit à me 
faire voir ma sottise; il se tourmentoit pour m'en 
convaincre ; il rioit, et me faisoit donner deux tasses 
de sorbek. 

Je m'acquittois bien mal des commissions qu'il 
me donnoit; je ne rencontrois jamais ce qu'il m'a voit 



52 MONTESQUIEU 

ordonné de dire à ses femmes, ni ce qu'elles avoient 
répondu; de façon, qu'après bien des allées et des 
venues, il falloit toujours qu'il s'éclaircît par luy 
même, et elles s'en trouvoient fort bien. 

J'étois si propre à distraire du sérieux de l'obéis- 
sance et du commandement, que tout le monde 
m'aimoit, et ces concubines, qui ne cessoient de 
se chamailler sur toute autre chose, étoient toujours 
d'accord sur mon sujet. 

Un jour, que j'étois malade, je vis que toutes ces 
femmes pleuroient, et mon maître en fut si chagrin, 
qu'il fit donner, pour rien, cinquante coups de bâton 
à deux de ses plus fidèles esclaves, et il rebroua (sic) 
si bien deux officiers subalternes qui, par malheur, 
eurent à faire à luy ce jour là, qu'ils se crurent 
perdus. 

Dans une autre transmigration, mon visage étoit 
difforme et mon corps contrefait. Ces malheurs 
n'étoient pas grands, ils le devinrent. J'épousay une 
femme très jolie. Je l'aimois et un million de défauts 
ne pouvoient la rendre désagréable à mes yeux. Un 
jour, je la surpris avec un de ses amans, dans l'infi- 
délité la plus marquée. Ils restèrent tous deux dans 
l'étonnement et dans le silence, et moy aussi. Le len- 
demain, comme j'ouvris la bouche pour luy parler : 
c Voilà comme vous êtes, me dit-elle; si l'on a 
tort un jour avec vous, c'en est assez pour vous 
faire oublier les complaisances de toute une vie. Ne 
voulés vous pas encore me parler de l'affront que 
vous me fîtes hier ? Tenés, monsieur, il ne tiendroit 
qu'à vous de me trouver une femme adorable, si vous 



HISTOIRE VÉRITABLE 53 

senties mes bons procédés. Soyés sûr que ce que 
j'accorde n'est rien en comparaison de ce que je 
refuse tous les jours. Vous êtes attaqué à chaque 
instant, mais, à quelques échecs près, l'avantage 
vous reste. — Nitocris, luy répondis -je, ce que 
vous dites m'est toujours cent fois plus insupportable 
que ce que vous faites. Je pourrois pardonner vos 
crimes, mais comment vous passer vos justifications ? 

— Eh bien! dit-elle, j'avoue que j'ay tort de vous 
parler ainsy, et je vois qu'il convient mieux que je 
vous dise ingénuement la cause de votre malheur. 
L'amour que j'ay conçu pour... — Vous n'avés 
point, luy dis -je, conçu d'amour. Vous avés trop 
d'amans pour qu'ils puissent si fort vous plaire plus 
que moy. C'est votre vanité que j'ay à combattre et 
non pas votre goût; un tel mal est sans remèdes. > 

— Il me vint dans l'esprit mille partis violens; mais 
ma rage étoit moindre que motfllésespoir, et je pas- 
sois de la fureur à la foiblesserjé tombay dans une 
maladie de langueur, et mes douleurs, devenant tous 
les jours non pas plus vives mais plus profondes, 
mon âme sembla mourir et s'éteindre elle-même, 
dans cette misérable transmigration. 

Suze acquit en moy un nouveau citoyen. Mon 
père étoit d'Athènes, et se tenoit, tout le long du 
jour, sur un petit théâtre, au port de Pirée, où il 
mangeoit du feu pour le plaisir du public, et arra- 
choit des dents pour son utilité. Dégoûté d'Athènes, 
il voyagea et pénétrajusqu'à la capitale d'un royaume 
des Indes. Une fluxion qu'eut le Roi le fit appeler 
dans le sérail. Par bonheur pour luy, aucune Reine ^ 



*K- 



54 MONTESQUIEU 

n*eût mal aux dents, ce qui fit qu'il en sortit sans 
avoir reçu aucun sujet de chagrin. Il se maria, et 
je vins au monde. La fortune me fit naître nain, et 
elle me fit naître muet. Ces deux qualités, jointes 
ensemble, me procurèrent une place auprès du Roi. 
Il me parloit continuellement par signes, et il rioit 
lorsque je l'entendois, et lorsque je ne l'entendois 
pas. Il se servoit de moy pour étrangler tous ceux 
qui lui déplaisoient, et j'étois si bien au fait, qu'il ne 
m'arriva presque jamais de prendre quelqu'un pour 
un autre. J'avois un frère aussi petit que moy, mais 
on n'en fit jamais» de cas, car il avoit le malheur 
d'entendre ce qu'on luy disoit, et d'exprimer, par la 
parole, ce qu'il pouvoit concevoir. Cependant, le 
hazard fit que je fus un petit homme encore plus 
considérable que je n'avois été ; voicy comment. Un 
eunuque africain, en qualité du plus laid homme de 
l'empire, obtint le titre de gardien des vierges et de 
chef des eunuques noirs. Ce haut rang lui fut long- 
temps disputé, mais il l'emporta, et un autre, qui osa 
se montrer, eût si peu de succès contre luy, que, 
bien loin d'obtenir ce poste, il fut sifflé, et resta un 
misérable jardinier du sérail. Pendant que la dispute 
étoit la plus échauffée, je fis remarquer au Roi que 
le nouveau champion avoit une dent très blanche, 
et que, de loin, il ne paraissoit pas si contrefait que 
de près. Ce service que je rendis au chef des eunu- 
ques ne fut pas sans récompense, car il se piquoit 
de n'oublier jamais ses créatures. Il prit soin de ma 
fortune, j'entray dans toutes les intrigues du sérail, 
et mes signes devinrent des loix pour tout l'empire. 



HISTOIRE VÉRITABLE 55 

Je vais vous parler d'une vie où je fiis bien mal- 
heureux. J'étois médecin d'un empereur des Indes ; 
l'étiquette de la cour me défendoit de luy survivre, 
et il falloit que, le jour de ses funérailles, je fusse 
mis sur son bûcher. Je me portois bien, moy, mais il 
étoit très souvent malade, et il ne passoit jamais huit 
jours sans avoir quelque foiblesse capable de nous 
emporter. D'ailleurs, il n'était pas possible que nous 
puissions résister à la vie qu'il menoit. Je luy disois 
toujours qu'il perdoit sa santé avec ses femmes, et 
il me répondoit froidement qu'il aimeroit autant 
ne pas vivre que de se refuser le moindre plaisir, 
n restoit à table tout le long du jour, et, ce qu'il y 
avoit de singulier, c'est qu'il vouloit que cela me 
divertit. Ah! que j'enrageois bien, surtout, lors- 
qu'avec un visage pasle, il venoit se vanter à moy de 
ses excès. Mais, quand je luy faisois des représen- 
tations : c L'heure de notre mort est écrite là haut, 
me disoit-il, nous ne sçaurions la reculer. — J'ay 
bien peur, luy disois-je. Seigneur, que toutes ces 
créatures là ne feront pas que vous mourrés, mais 
que vous vous tuerés! > — Tout cela ne faisoit rien. 
C'est une espèce bien singulière qu'un homme à qui 
tous ses cinq sens ont toujours dit qu'il étoit tout, 
et que les autres ne sont rien'. Celui-cy croyoit que 
je devois être bien fâché de sa mort, et point du tout 
de la mienne. Aussi, dans nos périls communs, ne 
luy parlois-je jamais de moy. Remarqués bien que 
tous les efforts que la tyrannie fait en sa faveur, ne 

I. Cette dernière phrase est légèrement biffée dans le ma- 
nuscrit. 



56 MONTESQUIEU 

manquent jamais de tourner contre elle'. Dans la 
dernière maladie de ce Prince, j'avois le cerveau si 
troublé que je ne sçavois plus ce que je faisois, et je 
ne doute point que je ne luy aye fait passer le pas 
deux mois trop tôt. 

U n'est rien dont je ne me sois avisé dans toutes 
ces différentes vies. Dans celle-cy, je fis un livre; 
mon ouvrage eut un grand succès, et non pas moy. 
J'avois de l'esprit, et, avant cela, on me jugeoit 
propre à tout; mais lorsque j'eus fixé le jugement 
du public sur un talent particulier, on ne me jugea 
plus propre à rien. 

J'avois été jusque là ami de tout le monde. Mais 
bientôt j'eus une infinité de rivaux et d'ennemis qui 
ne m'avoient jamais vu, et que je n'avois jamais vus 
aussi, n me fut impossible de me réconcilier avec 
tous ces gens là. 

On vouloit m'avoir dans les sociétés, et on me 
donnoit l'employ d'y être agréable, ce qui m'affligeoit 
beaucoup. On ne vouloit jamais que je disse une 
sottise, quoique tous ceux qui étoient autour de moy 
prissent d'étranges libertés à cet égard. 

D'un autre côté, il y avoit des caillettes qui 
disoient qu'elles me fuyoient, parce que j'étois un 
bel esprit. Elles vouloient, par là, faire entendre que 
j'avois de l'affectation et elles du naturel, et qu'elles 
auroient eu plus d'esprit que moy, si elles avoient 
voulu en avoir. 

Des gens soutenoient que je n'avois pas fait mon 

I . La phrase est encore légèrement biffée. 



HISTOIRE VÉRITABLE Sy 

livre ; Tenvie est si sotte qu'elle ne comprenoit pas 
qu'elle ne gagnoit rien par là ; si ce n'étoit pas moy 
qui l'avoit fait, il falloit bien que ce fût un autre. 

Enfin, ce malheureux ouvrage me tourmenta toute 
ma vie, et, soit qu'on le louât, soit qu'on le blâmât, 
j'en fus toujours embarrassé. 

Je ne vous parleray point, Âyesda, de toutes les 
autres transmigrations que j'ay essuiées. Vous déro- 
bés aux affaires publiques le tems que vous employés 
à m'écouter, et moy je ne sçaurois guère décrire 
exactement des vies qui ont plus duré que sept ou 
huit empires. Il s'est passé bien des siècles depuis le 
temps que je fus valet de bonze, aux Indes, jusques 
à la révolution présente que je me trouve à Tarente 
un pauvre barbier. Je vous diray seulement que cette 
transmigration-cy ne me plaît point du tout. J'ay une 
femme qui se donne de grands airs, et qui a de 
l'impertinence pour une Reine. Elle me fait sans 
cesse enrager ; elle m'a donné quatre enfans dont il 
y en a plus de la moitié où je jurerois que je ne 
suis pour rien. Je suis si malheureux que, pour me 
dédommager de cette vie-cy, les Dieux, qui sont 
justes, ne peuvent guère s'empêcher de me faire 
bientôt naître Roi de quelque pays. Si cela arrive, 
et que mon âme fasse fortune, je vous promets que 
j'auray soin de vous, si vous êtes en vie, ou au moins 
de vos descendans. Aussi bien, est-ce là le seul 
moyen que j'aye de m'acquitter de l'argent que vous 
m'avés généreusement prêté. Quoique je sois pau- 
vre, Âyesda, je me pique d'être honnête homme, et 
vous pouvés compter sur moy dans l'occasion. 



lO 



LIVRE VI' 



Vous prêtâtes hier tant d'attention à mes discours, 
mon cher Ayesdai et j'ay, de mon côté, un tel foible 
pour ceux qui m'écoutent, qu'il faut que je vous 
dise tout, et que je vous révèle des choses mer- 
veilleuses parmy les merveilles. 

Vous sçaurés qu'il y a environ deux mille ans que 
mon Génie jugea à propos, je ne sçay par quelle 
raison, de m'habiller simplement d'un corps aérien, 
de manière que je passay cinquante ans hors de 
cette croûte épaisse où les âmes sont enfermées. 

Je fus d'abord au service d'un petit incube très 
libertin, qui, la nuit, couroit toutes les ruelles de la 
ville. Le pauvre petit Dieu prenoit plus de peine, il 
se tracassoit tant, et cependant je ne voyois pas qu'il 
eut de grands plaisirs 3. Il étoit, tous les matins, 
de la plus mauvaise humeur du monde ; il trouvoit 
à redire à tout ce qu'il avoit vu, et en faisoit une 
récapitulation très triste. Un jour qu'il se plaignoit 
à moy des dégoûts qui avoient suivi une nuit qu'il 
avoit passée avec une femme que tous les poètes 

1. Le livre V manque. Voir l'introduction. 

2. Nous donnons cette phrase telle qu'elle est dans le 
manuscrit. 



6o MONTESQUIEU 

de la ville juroient être belle comme un astre, moy, 
qui me souvenois de quelques vieilles maximes que 
j'avois autrefois apprises dans le monde, je luy dis : 
€ Monseigneur, vous n'êtes pas au fait. Sitôt que 
vous entendes parler d'une femme, vous vous fourrés 
dans son lit; ce n'est pas le moyen de la trouver 
belle. Commencés par la trouver belle, et mettes 
vous dans son lit. » 

Pendant que nous étions occupés du courant, il 
nous vint une affaire extraordinaire. On envoya à 
l'incube un ordre précis de l'Olympe de travailler 
à la formation d'un héros. Il obéit en rechignant, 
car pourquoi soumettre à un ordre absolu des 
choses si volontaires ? Nous allâmes chercher par- 
tout une Princesse propre à produire cette espèce 
d'homme qu'on nous demandoit. Nous nous fixâmes 
sur une Reine de Scythie, que nous trouvâmes 
couchée sur une peau d'ours, ayant son arc et son 
carquois au chevet de son lit. La fière Reine revoit à 
des combats et à une ville dont les murailles étoient 
teintes de sang. Mon maître se glissa dans son lit et 
commença d'abord par lui donner une oppression de 
poitrine. Nous la tourmentâmes toute la nuit, mais 
nous nous y prîmes si mal, qu'après bien des peines, 
nous manquâmes le héros et ne fîmes qu'un tyran. 

Vous me demanderés peut être pourquoi les Dieux 
emploient les incubes à la formation des hommes 
extraordinaires. C'est que les héros sont destinés 
à être les instrumens de la vengeance divine, et, 
s'ils avoient une origine humaine, ils ne seroient pas 
assez inexorables. 



HISTOIRB VÉRITABLB 6l 

Je fus envoyé dans une ville des Indes pour servir 
un génie qui rendoit des oracles. Les peuples por- 
toient sans cesse de Por et de l'argent dans notre 
temple, ce qui mettoit mon petit Dieu au désespoir. 
€ A moy! de l'or, disoit-il, à moy! Us me croyent 
donc bien avare ! Sçais tu bien ce qui arrive ? C'est 
que, lorsque quelque Prince sacrilège vient pour 
enlever ces trésors, il m'en coûte toujours la façon 
d'un prodige. » Aussitôt il entra dans son tuyau et 
dit : € Mortels, apprenés que vous ne pouvés offrir 
aux Dieux vos trésors, sans leur faire voir le cas que 
vous faites d'une chose qu'ils veulent que vous 
méprisiés. » 

Ce qui me charmoit, dans le Génie que je servois, 
c'est qu'il n^étoit ni ambigu, ni obscur, et qu'il disoit 
franchement tout ce qu'il sçavoit. c Que faut-il que je 
fasse pour devenir heureux? — lui dit un suppliant. 

— Rien, mon ami, répondit-il. — Comment rien? 

— Rien! vous dis-je. — Vous croyés donc que je suis 
heureux? — Non! je crois, au contraire, que vous 
l'êtes très peu. — Pourquoi ne voulés vous donc 
pas que je travaille à le devenir? — C'est qu'on 
peut l'être, et qu'on ne peut pas le devenir. » 

Je fus envoyé pour servir un Génie appelé Plu tus, 
qui est le dieu des richesses chez les Grecs. Comme 
il permettoit que je lui parlasse librement, je lui dis : 
€ Monseigneur, il me semble que vous ne faites 
guère d'attention au mérite des personnes. Vous 
accordés et vous refusés sans raison. Il n'y a pas de 
métier plus facile à faire que le vôtre : il ne vous en 
coûte pas, dans la journée, un quart d'heure de 






02 MONTBSQUIBU 

réflexion. — Mon ami, me dit -il, je préside aux 
richesses, et la Fortune distribue les dignités. Nous 
donnons sans choix et sans égard, parce que ce sont 
des choses qui ne peuvent pas faire le bonheur 
de ceux qui les reçoivent. — Et pourquoi cela ? 
répondis-je. — C'est que Jupiter n'a pas voulu 
mettre la félicité dans les choses que tout le monde 
ne peut pas avoir; les richesses d'un homme suppo- 
sent la pauvreté d'un nombre infini d'autres, et la 
grandeur d'un mortel, l'abaissement de tous ceux 
qui lui obéissent. — Qu'est-ce qui peut donc ren- 
dre les hommes heureux? repris-je. — Ce sont les 
biens réels, qui sont dans eux-mêmes, et ne sont 
fondés ni sur la misère, ni sur l'humiliation d'au- 
truy: la vertu, la santé, la paix, le bon esprit, la 
tranquilité^ domestique, la craiûte des Dieux. — 
Mais les honneurs et les richesses ne sont pas 
incompatibles avec ces sortes de biens, repris-je. 
— Us le sont presque toujours, car les Dieux, 
lassés des importunités des mortels, qui leur deman- 
doient tous ce que très peu pouvoient obtenir, vou- 
lurent avilir ces sortes de biens; ils y joignirent la 
tristesse, les soins cuisans, les veilles, les maladies, 
les désirs, les dégoûts, la pâleur, la crainte, et 
cependant, ô étrange manie! les hommes ne nous 
les demandent pas moins. — Mais les pauvres, 
lui répliquay-je, sont- ils plus heureux? — Pour 
lors, il me dit ces grandes paroles : c les Dieux ont 
fait une classe de gens plus malheureux encore que 
les riches, ce sont les pauvres qui désirent les 
richesses. » 






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HISTOIRB VÉRITABLE 63 

Je fus, dans la suite, attaché à un Dieu domestique, 
qui avoit l'œil sur une des maisons les plus opu- 
lentes de la ville où nous étions. Je ne vous feray 
pas l'histoire de ceux qui Thabitoient, mais vous 
pouvés bien compter que, s'ils avoient conçu quelque 
mauvaise action, ils la venoient toujours faire devant 
nous. Le maître de la maison étoit un grave magis- 
trat, et, quand il se montroit au public, je l'entendois 
parler comme auroit pu faire la justice même; mais, 
quand il avoit quitté sa robe, je n'ay jamais vu un si 
malhonnête homme. Il est vray que sa femme le trai- 
toit comme il traitoit le public; elle tenoit, devant 
luy, les discours du monde les plus chastes, mais, dans 
son absence, c'étoit un mari bien ajusté ; et la petite 
fille était un modèle de vertu, devant sa mère; mais 
elle devint grosse à quinze ans. Si vous aviés vu le 
vacarme qu'ils luy firent, et combien de fois par jour 
ils luy reprochoient d'avoir déshonoré sa famille ! — 
€ Ah ! les grands fripons ! disoit mon maître, ils ne 
se seroient point souciés de l'action, s'il n'y avoit 
eu que nous qui l'eussions sçue. > 

Pendant que j'étois parmy les Génies, il arriva un 
grand malheur à un petit incube de nos amis. Il 
perdit son chapeau, et un homme le trouva. Cela 
mit la prospérité dans ses affaires, car le pauvre Dieu 
étoit obligé de le servir. C'étoit bien le plus malheu- 
reux petit Génie qu'il y eût. Son maître, qui jouoit 
depuis le matin jusqu'au soir, ne luy laissoit pas un 
moment de relâche. Il luy falloit passer dans le cornet, 
y être ballotté, diriger les dez, les suivre sur la table, 
et encore, la plupart du tems, juroit-on contre luy. 



64 MONTESQUIEU 

Il est vray qu'il ne s'en mettoit point en peine; il 
connaissoit l'injustice générale des hommes, qui ne 
manquent pas d'attribuer à leur grande prudence 
tout le bien qui leur arrive, et tout le mal, à la 
jalousie des êtres qui sont au dessus d'eux. 

Je servis un Génie qui fut envoyé pour animer la 
statue de Pygmalion. J'entendis que quelqu'un disoit 
à ce sculpteur : c II falloit que vous fussiés fou d'ai- 
mer une de vos statues. — Mon ami, répondit-il, tu 
es un poète, et ce n'est point à toi à me reprocher 
d'être amoureux de mes ouvrages; tu es enchanté 
des tiens, mais Apollon ne leur a pas donné la force 
et la vie. » 

Je me souviens du jour que les Dieux signalèrent 
ainsi leur puissance. Pygmalion voyoit sa statue 
vivante et il craignoit de se tromper. — c Ah ! dit-il, 
vous vives, et je seray le plus heureux des mortels. » 
Elle le regarda languissamment. Pygmalion parut 
ravi de joye. c Je vous aimois, et, bien loin que vous 
fussiés sensible à mon amour, vous ne pouviés pas 
seulement le connoître ; mais, à présent, vous sçaurés 
que j'ay fait des vœux téméraires pour vous, et 
qu'il n'y a que la grandeur de mon amour qui ait pu 
toucher les Dieux. » 

Mon Génie recommença à me faire circuler dans 
les corps humains. Je passe un grand nombre de 
transmigrations, pour vous parler de celle-cy, dont 
l'idée me flatte encore. 

J'étois Grec, et, à l'exemple de plusieurs philoso- 
phes, je parcourus divers pays. Je m'arrêtay quelque 
tems en Egypte, et j'y acquis de la réputation. Le 



HISTOIRE VÉRITABLE 65 

Roi étant sur le point de partir pour une expédition, 
un prodige heureux arriva à Memphis, et on en 
rapporta un autre de Saïs qui fut jugé malheureux. 
Dans cette incertitude, on consulta divers oracles, et 
ils se trouvèrent aussi peu d'accord que les prodiges. 
On interrogea les prêtres, et, chacun d'eux faisant 
valoir son opinion, ils jetèrent le Roi dans une per- 
plexité plus grande. Jugés-en, puisqu'il eut recours 
à moy qui étois étranger, c Seigneur, luy dis -je, 
les hommes ne sont point faits pour connoître les 
volontés particulières des Dieux, mais pour sçavoir 
leurs volontés générales. Ils désirent que vous ne 
fassiés point de guerre injuste, et que vous n'em- 
ployiés la puissance qu'ils vous ont donnée que 
comme ils feroient eux-mêmes, s'ils l'avoient rete- 
nue. — Mais les entreprises les plus justes, dit le 
Roi, peuvent ne pas réussir, et un oracle reçu à 
propos peut nous en détourner. — Si les Dieux, 
répondis -je, vouloient vous détruire, ils seroient 
insensés de vous révéler leurs desseins. Ils sont 
assez prudens pour garder leurs secrets. C'est vous 
qui vous asservisses à ce que vous appelés des pro- 
diges, et non pas eux. » — Comme il ne sortoit pas de 
son incertitude, j'ajoutay : « L'irrésolution a tous les 
effets de la timidité, et elle en a d'ailleurs de pires. 
Les Dieux vous ont donné des armées, et vous avés, 
sans doute, de la prudence et du courage; ce sont 
les oracles qu'il faut consulter.» 

Les anciens Rois avoient accablé leurs peuples par 
la construction de leurs pyramides. Celui-cy voulut 
suivre leur exemple. Je lui dis : c Seigneur, une 

II 



66 MONTESQUIEU 

courtisane de Nocretis fit, autrefois, bâtir une pyra- 
mide. Elle avoit raison : elle laissoit un monument 
de sa beauté. Mais je ne vois pas ce que celle que 
vous voulés élever prouvera à la postérité, en votre 
faveur. — Elle prouvera ma puissance, dit le Roi. 
— Et qui est-ce qui doutera jamais de la puis- 
sance d'un Roi d'Egypte? Il y a apparence que 
les folies de vos successeurs la prouveront assez, 
sans que vous vous en mêliés. La véritable grandeur 
seroit de vous distinguer, par vos vertus, de ceux 
qui seront aussi puissants que vous. — Vous n'êtes 
point, me dit le Roi, instruit de la religion des 
Égyptiens : nous croyons que nous devons vivre 
dans les tombeaux, et nous autres Rois, toujours 
exposés à la fureur du peuple, qui craignons, 
qu'après notre mort, il ne la porte sur nos mânes 
sacrés, bâtissons des pyramides qui puissent nous 
en garantir. — N'avés vous, luy dis -je, que cette 
ressource pour jouir de l'immortalité? L'amour de 
vos sujets ne vous défendroit-il pas mieux que vos 
pyramides? Le corps du Roi Osiris est depuis si 
longtems exposé sans défense devant tout le peuple; 
voyés si quelque Égyptien a été encore assez sacri- 
lège pour l'insulter. On aime mieux l'adorer comme 
un Dieu que de ne pas assez l'honorer comme un 
homme. Seigneur, on est porté à aimer son Roi, 
comme on est porté à aimer sa patrie ; comptés que 
pour qu'un Prince parvienne à se faire haïr de ses 
sujets, il faut qu'il prenne la peine de détruire 
dans leur cœur le sentiment du monde le plus 
naturel. » 



HISTOIRE VÉRITABLE 67 

Un jour le Roi me dit : c Je suis transporté de joye ; 
on vient de m'apprendre le lieu où sont cachés les 
trésors du Roi Athotis. » Et se tournant vers ses 
ministres : t Allés, coures, ayés moy des ouvriers I 
Qu'on me renverse les montagnes! > Je haussay les 
épaules: cEh! Seigneur, luy dis-je, le maître du 
monde peut-il s'enrichir? — Oui! car j'auray tous les 
trésors des Rois de Thèbes ; je les feray transporter 
à Memphis, et je les garderay pour mes besoins. — 
Je vous entends : à présent vous pouvés devenir plus 
avare, si vous ne pouvés pas devenir plus riche. > 

Une autre fois, je le trouvay dans une furieuse 
colère : € Je suis indigné contre ceux de Memphis : 
ils se révoltent contre moy en plein théâtre ; j'ay du 
penchant pour un acteur, et ils applaudissent tou- 
jours à un autre. — Seigneur, luy dis-je, vous avés 
ôté au peuple la connoissance des affaires, et vous 
luy avés donné, pour occupation, les plaisirs du 
spectacle ; ces choses, vaines autrefois, sont devenues 
importantes pour luy. Vous venés, aujourd'hui, le 
gêner dans ces choses mêmes. Vous choqués son 
goût, ce goût qui est sa liberté. Seigneur, un peuple 
corrompu s'occupe de ce dont un peuple vertueux 
s'amuse. Voudriés vous qu'il employât son tems à 
vous demander compte de tout le sang que vous 
avés versé?» 

Des discours si brusques firent qu'on ne me garda 
pas longtemps à la Cour. Je quittay l'Egypte et je 
retoumay à Corinthe, ma patrie, résolu de ne la 
quitter jamais. 

Là, je vécus parmy mes concitoyens; je quittay 



68 MONTESQUIEU 

mes manières austères. J'avois senti qu'il ne suffisoit 
pas de faire admirer la vertu, et qu'il falloit la faire 
aimer. 

Mon principal soin fut d'accoutumer mon esprit à 
prendre toujours les choses en bonne part, et à y 
chercher le bien, lorsqu'elles en étoient susceptibles. 

Quand j'entendois crier que ceux qui gouvemoient 
l'état étoient des gens pervers, je disois en moy- 
même : € Voilà une opinion qu'il seroit à souhaiter 
qu'on n'eût pas, et cependant, elle peut avoir son 
utilité; les gens qui ont du pouvoir se tiendront 
mieux sur leurs gardes; ils n'ont déjà que trop de 
flatteurs ; il est bon qu'ils sçachent qu'ils ont à faire 
à des juges non seulement sévères, mais aussi 
prévenus. > 

Quand on me disoit que les ministres aimoient le 
bien public, le tendre sentiment que j'avois pour la 
nature humaine se trouvoit flatté. Je sentois du 
plaisir à entendre ce discours ; je l'acceptois comme 
une vérité, ou comme un heureux présage de ce qui 
devoit être quelque jour. 

Quand on soutenoit que nous avions un com- 
merce florissant, je bénissois le destin de notre ville 
qui avoit permis qu'elle devînt grande sans qu'elle 
eût besoin de travailler à la destruction des autres 
peuples. 

J'avois l'esprit vraiment patriote; j'aimois mon 
pays non seulement parce que j'y étois né, mais 
encore parce qu'il étoit une portion de cette grande 
patrie qui est l'univers. 

Ayant été obligé de faire un voyage à Athènes, 



HISTOIRE VÉRITABLB 69 

je vis les nouveaux bâtimens qu'on y élevoit. Je 
sentois que je m'y intéressois, et que j'étois bien 
aise que les hommes eussent une si belle demeure 
de plus. 

Un homme qui revenoit d^Asie, me parloit de la 
magnificence de Persépolis. Les idées riantes, gran- 
des et belles que j'en prenois, produisoient une 
sensation agréable dans mon âme. J'étois bien aise 
que ce beau lieu subsistât sur la terre ; sans que je 
l'eusse vû| il m'avoit déjà fait passer des momens 
heureux. 

Comme les Dieux habitent les temples et chéris- 
sent ces demeures sans perdre leur amour pour le 
reste de l'univers, je croyois que les hommes, attachés 
à leur patrie, dévoient étendre leur bienveillance 
sur toutes les créatures qui peuvent connoître, et qui 
sont capables d'aimer. 

Si j'avois sçu quelque chose qui m'eût été utile, et 
qui eût été préjudiciable à ma famille, je l'aurois 
rejeté de mon esprit ; si j'avois sçu quelque chose, 
utile à ma famille, et qui ne l'eût pas été à ma patrie, 
j'aurois cherché à l'oublier ; si j'avois sçu quelque 
chose, utile à ma patrie, et qui eût été préjudiciable 
à l'Europe, ou qui eût été utile à l'Europe, et préju- 
diciable au genre humain, je l'aurois regardée comme 
un crime'. 

I. Cette phrase, insérée presque sans changement par 
Montesquieu dans ses Pensées y a été publiée, sous la dernière 
forme que lui avoit donnée son auteur dans l'édition Laboulaye. 
L'édition bien plus complète des Pensées publiée par la 
Société des bibliophiles de Guyenne^ en donne deux versions 
écrites à des dates différentes. (T. I, p. i5.) 



70 MONTESQUIEU 

Voyant que tous mes concitoyens cherchoient à 
augmenter leur patrimoine par leurs soins, je crus 
devoir faire comme eux. Je devins bientôt riche. Un 
homme, anxieux de ce petit bonheur, me le reprocha. 
« Mon ami, luy dis-je, je ne suis point, comme toi, 
sorti d'une famille considérable dans notre ville; 
mais j'ay quelque bien ; je Facquérois par mon tra- 
vail, pendant que tu employois ton tems à te plaindre 
de la fortune. 

» Quels que soient mes trésors, je puis t'assurer 
que je n'en fais pas tant de cas que tu penses, et, 
si tu peux me faire voir que tu en es digne, je veux 
bien les partager avec toi. 

» Mais j'avoue que tes reproches m'affligent ; se 
peut-il, qu'à la réserve de quelques misérables 
richesses, tu ne trouves rien en moy que tu puisses 
envier?» 

Mon Génie, qui me vit dans un si haut degré de 
vertu, voulut m'éprouver et il me rajeunit. Dans ce 
changement mon âme fut étonnée; mille passions 
nacquirent dans mon cœur; je ne fus plus en état 
de me conduire, c O Dieux! m'écriai-je, de quoy 
vais-je devenir > ? Faudra-t-il que pour me rendre 
ma raison, vous me rendiés ma foiblesse ? > 

Mon âme ne s'étant pas trouvée d'une trempe 
assez bonne, je fus rejeté dans d'autres transmigra* 
tions. Mais au lieu d'acquérir de nouveaux degrés 
de perfection, je déchus insensiblement; je fus 
toujours inférieur à moy-même, et enfin je parvins 

I . Même tournure gasconne que précédemment. 



i 



HISTOIRB VÉRITABLE 7I 

aux deux vies qui ont précédé celle où je suis actuel- 
lement, et ont préparé, je crois, mon caractère. 

Je nacquis à Naples, et le Génie qui présidoit à ma 
naissance ayant examiné les fibres de ma langue et 
de mon cerveau, jugea que je serois quelque jour 
infatigable dans la conversation. Dans mon enfance, 
ma mère, qui m'entendoit jaser sans cesse, s'épa- 
nouissoit de trouver en moy sa parfaite image, .et 
elle passoit sa vie à faire comprendre à tous les gens 
qui vouloient l'écouter que tout ce que je disois étoit 
très plaisant'. On dit qu'étant en rhétorique, j'attra- 
pay si bien cette science, que je parlois toujours. 
Dès que j'eus quitté les écoles, je me fis avocat. 
J'excellois surtout à étendre mes raisons, et, quand 
j'en faisois valoir une, j'étois comme ces ouvriers qui 
font d'un petit lingot d'or un fil de deux cents lieues 
de long, ou une superficie qui peut couvrir tout un 
pays. Ayant eu une fluxion de poitrine, je quittay le 
barreau et me fit médecin. Je continuay à jouir de 
mon talent naturel. Je ne souffrois point que mes 
malades me parlassent de leur mal, car, quoique je 
leur fisse des questions, je répondois toujours pour 
eux. Je n'étois pas fort scavant, et, pendant que mes 
collègues alloient faire leurs sacrifices à Esculape, 
moy je faisois les miens au Dieu du hazard ; et quand 
l'accident de quelque homme connu, dont j'avois un 
peu précipité la vie, faisoit murmurer contre moy, 
j'avois la ressource de multiplier mes paroles, ce qui 
me rendoit l'estime publique. Dans ma vieillesse, je 

I . Montesquieu avait écrit d'abord : c Que j'étois le plus 
aimable petit enfant qu'il y eût au monde. » 



72 MONTESQUIEU 

fis un livre qui, par la réputation qu'il me donna, 
mit la vie de tous mes concitoyens entre mes mains. 
J'examinois si, dans la bonne manière d'opérer, il 
falloit que la nature aidât Tart, ou que l'art aidât la 
nature. Je m'enrichis ; ma réputation augmentoit mes 
richesses, et mes richesses ma réputation. Tout le 
monde vouloit m'avoir, et il étoit du bon air de 
mourir de mon ordonnance'. 

Étant né en Macédoine, je servis trente ans dans 
la phalange. Ayant reçu plusieurs blessures, je me 
retiray avec une petite marque d'honneur, et devins 
un honnête citoyen de Pella. Comme j'étois très au 
fait de toutes les choses qui s'étoient passées dans le 
corps où je servois, j'en faisois part à bien du monde, 
et je ne vous dissinmleray pas qu'il se répandit un 
faux bruit, dans mon quartier, que j'étois un peu 
ennuyeux. Cela me^ porta un tel préjudice, que, 
lorsque je parlois, personne n'écoutoit, et celuy 
devant qui je commençois un conte, ne l'entendoit 
jamais finir. A peine m'étois-je procuré un cercle 
qu'il se rompoit de luy-même, et, lorsqu'il ne me 
restoit plus que deux ou trois hommes: c Monsieur, 
me disoit l'un, avec un air distrait et la tête en haut, 
j'ay une affaire. > — t Monsieur, me disoit l'autre, 
excusés, voilà une dame qui passe, je vais luy parler. » 
Et moy je ne parlois plus. Tout cela venoit du bruit 
que des gens mal intentionnés avoient, comme je 
vous ay dit, semé contre moy. Pour le détruire, je 
résolus de prendre les gens l'un après l'autre, et de 

I . Montesquieu avait écrit d'abord : € et, quand on mouroit de 
Pordoimance d'un autre, on n'étoit pas du bel air. » 



HISTOIRB VÉRITABLE 73 

leur faire voir, tour à tour, que je n'étois pas si 
ennuyeux qu'on le disoit. Un jour, dans le torrent 
d'une histoire, que ma main suivoit ma voix, je 
secouay, quoique doucement, un homme assez 
chagrin : c Ah! monsieur, me dit-il, je sçavois bien 
que l'histoire devoit m'ennuyer; mais que l'historien 
m'estropie, cela est trop ! > — Le feu me monta au 
visage : c Vous tenés, dis -je, un discours fort sot, 
et vous m'en ferés raison. — Eh bien, me dit- il, 
soit ! car aussi bien j'aime mieux me battre avec vous 
que de vous écouter. > Nous nous battîmes; je luy 
donnay un coup d'épée au visage et un autre au 
bras. — c Monsieur, me dit-il, nous n^avés fait que 
me blesser, mais vous m'auriés fait mourir, si vous 
aviés achevé votre histoire. — Vous voulés sans doute 
recommencer, luy dis-je, puisque vous m'insultes 



encore. > — Nous nous rebattîmes; je le désarmay. 
— c Demandés moy la vie. — Eh bien, je vous la 
demande, mais à condition que vous ne me ferés 
plus d'histoire. > — Je vis que cet homme étoit fou, 
et je le laissay là. 

Deux jours après, j'allay dans une maison où il y 
avoit plusieurs tables de jeu. Je me mis dans un 
t:oin, avec deux ou trois j^ersonnes à qui je commen- 
çay à conter le fameux siège d'Âmphipolis < . Comme 
je traitois la chose en détail, ce qui faisoit que je 
n'avançois guère plus que le siège, j'entendis derrière 
moy une voix qui dit : c Monsieur, souvenés vous de 
nos conventions! > — Je toumay la tête, c'étoit mon 

I. Colonie athénienne assiégée et prise par Philippe de Macé- 
doine en 357. 

13 



74 MONTESQUIEU 

impertinent qui, avec une grande emplâtre (sic) sur 
le visage, jouoit derrière moy. Je restay immobile, 
et, voyant qu'il n'étoit pas possible de vivre avec un 
tel homme, je résolus de ne jamais ouvrir la bouche 
devant luy, si bien que je quittay mon siège et m'en 
allay. 

Depuis ce temps, je consentis à abréger mes 
conversations; cela fit que je me privay des trois 
quarts du plaisir que j'y avois. Je coupois toutes les 
circonstances de mes contes qui ressembloient à un 
arbre qu'on avoit émondé. J'avoue que je ne compre- 
nois pas que ce style raccourci, ni ces récits secs et 
décharnés pussent plaire, et, si un conte est amusant, 
j'aurois voulu qu^il amusât longtems; c'est-à-dire 
que j'étois, dans cette transmigration là, tel que je 
suis dans celle cy : franc, naïf, ouvert et toujours 
prêt à faire part aux autres de ce que je sçay. Mais 
je vous prie de m'excuser, j'arrive à ma transmi- 
gration actuelle, et je suis obligé de finir. 

Je puis vous dire, sans compliment, Âyesda, que. 
vous êtes un auditeur adorable. Vous ne m'avés 
jamais interrompu ; je voyois sur votre visage tous 
les effets du plaisir, de l'admiration et de la surprise. 

Peut-être ne pourries vous pas retenir tant de* 
choses; je recommenceray, si vous voulés, demain. 
Je suis si exact, que je suis sûr que vous n'y perdrés 
pas la moindre circonstance > . 

I. Première rédaction : c Comme vous ne pourries pas retenir 
tant de choses, je mettray par écrit cette conversation cy. Je suis 
si exact, dans tout ce que je fais, que vous n*y perdrés pas la 
moindre circonstance. > 



ŒUVRES INÉDITES 

DE MONTESQUIEU 

PUBLIÉES PAR 

LA SOCIÉTÉ DES BIBLIOPHILES DE GUYENNE 



I. Deux opuscules de Montesquieu, publiés par le baron 
de Montesquieu, avec une vue du château de La Brède 
(eau-forte de Léo Drouyn). Bordeaux, 1891, vu -84 pp. : 
Réflexions sur la monarchie universelle en Europe, — 
De la considération et de la réputation, — Appendice : 
Maisons habitées par Montesquieu à Bordeaux (avec 
plans). — Montesquieu à PAcadémie de Bordeaux. — Mon- 
tesquieu et le commerce bordelais. — Les descendants de 
Montesquieu. — Notes, etc. 

II. Mélanges inédits de Montesquieu^ publiés par le 
baron de Montesquieu, 1892, LVili-3o2 pp. : Histoire des 
manuscrits inédits de Montesquieu. — Description des 
manuscrits. — Discours sur Cicéron. — Éloge de la SifP- 
cérité, — Histoire véritable, suivie de la critique de cet 
écrit par J.-J. Bel. — Dialogue de Xantippe et de Xéno» 
crate. — Essai sur les causes qui peuvent affecter les 
esprits et les caractères. — De la politique, — Réflexions 
sur le caractère de quelques princes et sur quelques 
événements de leur vie. — Lettres de Xénocrate à Phérès, 
— Remarques sur certaines objections que m'a faites un 
homme qui m* a traduit mes Romains en Angleterre. — 
Mémoire sur la Constitution. — Mémoire sur les dettes 
de VÈtat. — Mémoire contre l'arrêt du Conseil, du 



2^ février iJSS» portant défense de faire des plantations 
nouvelles en vignes dans la généralité de Guyenne. — 
Notes, index alphabétique, table. 

III. Voyages de Montesquieu, publiés par le baron 
Albert de Montesquieu, 1894- 1896, avec un fac-similé 
de récriture de Montesquieu. 2 vol. : le premier de Lil- 
3/3 pages, le second de xix-5 20 pages. — Préface, descrip- 
tion des manuscrits. — Voyages en Autriche, en Italie, en 
Allemagne, en Hollande. — Mémoire sur les mines.-- 
Lettre descriptive sur Gênes. — Descriptions de Florence 
et de la galerie du grand-duc. — Réflexions sur la 
manière gothique, sur les hcUntants de Rome. — Souve- 
nirs de la cour de Stanislas Leczinski. — Notes, index 
des voyages de Montesquieu, table, etc. 

IV. Pensées etfragments inédits de Montesquieu^ publiés 
par le baron Gaston de Montesquieu, 1899-1900, 2 vol. : le 
premier de XXXIV-541 pages, le second de 655 pages. Ces 
deux volumes se composent de plus de 2,200 morceaux 
classés dans l'ordre suivant : Montesquieu. — Œuvres 
connues de Montesquieu. — Œuvres et fragments d* œu- 
vres inédites. — Science et industrie. — Lettres et arts. 
— Psychologie. — Histoire. — Éducation, politique et 
économie politique. — Philosophie. — Religion. — Aver- 
tissement, préface et description des manuscrits, notes, 
table des matières. — Une table de concordance permet, 
en outre, de reconstituer exactement la place de chacune 
des pensées inscrites par Fauteur ou ses secrétaires sur les 
cahiers publiés, Montesquieu ne s'étant préoccupé d'aucun 
classement. 

En préparation: 

Correspondance de Montesquieu (près de 3oo lettres 
inédites). 

Les Correspondants de Montesquieu : W^^ du Deffitnd, 
Geoffirin, de Tencin; Helvétius, le président Hénault, le 
prince Charles-Edouard, etc. 



TABLE 



Introduction vu 

Lb Libraire au Lbctbur xv 



HISTOIRE VÉRITABLE 

Livre premier 3 

Livre II i3 

Livre HI 27 

Livre IV 47 

Livre VI Sq 



^ ACHBVB D'mPRIMBR 

PàM. 

G. GOUNOUILHOU, a Bordeaux 

L« IV BicBMBKB ll.DCCCC.il.